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Full text of "Fragments de philosophie du moyen âge"

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University  of  Toronto 


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FRAGMENTS 

PHILOSOPHIQUES 


PHILOSOPHIE   DU    MOYEN    AGE 


OEUVRES   DE   M.  VICTOR  COUSIN 

Ille  SÉRIE 

FRAGMENTS    PHILOSOPHIQUES 

5  vol.  in-1  2  à  3  fr.  50  c. 

CeUe  coUeclion    comprend  -. 

FRAGMENTS    DE     PHILOSOPHIE    ANCIENNE    :      Xénophane—  Zenon    dEtée— 
Socrate—I'laton — Ennaj>r — Proclus — Olympiodore,  1  vol.  in-12. 

FRAGMENTS  DE  PHILOSOPHIE    DE   MOYEN  AGE    :    Abélard —Guillaume   de 
Champeaux — Bernard  de  Chartres — Saint  Anselme,  elc.  I  vol.  in— 12. 

FRAGMENTS  DE  PHILOSOPHIE  CARTESIENNE  :  Fanini— Le  Cardinal  de  Retz 
—  Malebranche  et  Mairan — Leibnitz,  etc.  1  vol.  in-12. 

FRAGMENTS    DE    PHILOSOPHIE     MODERNE:    Lettres    inédites    de  Descaries, 

Malebranche,  Spinoza- — Correspondance   de    Leibnitz  el  de  Vabbé  Niçoise — 
Le  l'ère  André,  1  vol.  in-12. 

FRAGMENTS  DE  PHILOSOPHIE  CONTEMPORAINE  :  Dugald-Slewart-Buhle— 
Tennemann — Laromignière — Degérando  —  Maine  de  Biran,  etc.    1  v.  in-12. 


PARIS.—  IMPRIME    CHEZ     HONAVENTIRE    ET    DDCESSOIS, 
55,    QUAI    DES  GRANDS-ACfiDSTINS. 


FRAGMENTS 


DE 


PHILOSOPHIE 


DU  MOYEN  AGE 


M.   VICTOR  COUSIN 


iloubrlle  édition. 


ABELARD 

Guillaume  de  Champeaux. 

Bernard  de  Chartres.  — .Gerbert. 

Guillaume  de  Conches. — Saint  Anselme, etc. 


PARIS 

DIDIER,     LIERAI  R  E      É DITE  U R 

35  ,    QUAI    DBS    AI  GUS1  INS. 

Droit  d«  traduction  réservé, 

1855 


^-90? 


FRAGMENTS 

PHILOSOPHIQUES 


PHILOSOPHIE  SCHOLASTIQUE. 


ABÉLARD. 

J'ai  fixé  ailleurs  *  le  caractère  général,  marqué  les  pé- 
riodes, signalé  les  grands  noms,  esquissé  les  principaux 
systèmes  de  la  philosophie  scholastique.  J'ajoute  ici  que 
la  scholastique  appartient  à  la  France,  qui  produisit, 
forma  ou  attira  les  docteurs  les  plus  illustres.  L'université 
de  Paris  est  au  moyen  âge  la  grande  école  de  l'Europe. 
Or,  l'homme  qui  par  ses  qualités  et  par  ses  défauts,  par 
la  hardiesse  de  ses  opinions,  l'éclat  de  sa  vie,  la  passion 
innée  de  la  polémique  et  le  plus  rare  talent  d'enseigne- 
ment, concourut  le  plus  à  accroître  et  a  répandre  le  goût 
des  études  et  ce  mouvement  intellectuel  d'où  est  sortie  au 
treizième  siècle  l'université  de  Paris,  cet  homme  est  Pierre 
Ahélard. 

Ce  nom  est  assurément  un  des  noms  les  plus  célèbres  ; 
et  la  gloire  n'a  jamais  tort  :  il  ne  s'agit  que  d'en  retrou- 
ver les  titres. 

Ahélard,  de  Palais,  près  de  Nantes,  après  avoir  fait  ses 
premières  éludes  philosophiques  en  son  pays,  et  parcouru 

\.  Cours  de  l'histoire  do  lu  philosophie  moderne,  11e  série,  t.  n,  le» 
<;mi  ixc,  Philosophie  scholastique. 

II.  \ 


2  PHILOSOPIIIE   SCIIOLASTIQUE. 

les  écoles  de  plusieurs  provinces  pour  y  augmenter  son 
instruction,  vint  se  perfectionner  à  Paris,  où  d'élève  il  de- 
vint bientôt  le  rival  et  le  vainqueur  de  tout  ce  qu'il  y  avait 
de  maîtres  renommés  :  il  régna  en  quelque  sorte  dans  la 
dialectique.  Plus  tard,  quand  il  mêla  la  théologie  à  la  philo- 
sophie, il  attira  une  si  grande  multitude  d'auditeurs  de 
toutes  les  parties  de  la  France  et  même  de  l'Europe  que, 
comme  il  le  dit  lui-même,  les  hôtelleries  ne  suffisaient  plus 
à  les  contenir  ni  la  terre  à  les  nourrir1.  Partout  où  il  allait, 
il  semblait  porter  avec  lui  le  bruit  et  la  foule  ;  le  désert  où 
ilse  retirait  devenait  peu  a  peu  un  auditoire  immense2.  En 
philosophie,  il  intervint  dans  la  plus  grande  querelle  du 
temps,  celle  du  réalisme  et  du  nominalisme,  et  il  créa  uu 
système  intermédiaire.  En  théologie,  il  mit  de  côté  la 
vieille  école  d'Anselme  de  Laon 3,  qui  exposait  sans  expli- 
quer, et  fonda  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  le  rationa- 
lisme. Et  il  ne  brilla  pas  seulement  dans  l'école;  il  émut 
l'Eglise  et  l'État,  il  occupa  deux  grands  conciles  4;  il  eut 
pour  adversaire  saint  Bernard,  et  un  de  ses  disciples  et 
de  ses  amis  fut  Arnauld  de  Brescia  5.  Enfin,  pour  que  rieu 

J.  Abœlard.  opp.  éd.  Anib.,  llist.  Calamil.,  p.  19  :  «  Ut  nec  locus  hos- 
pitiis  nec  terra  sufûceret  aliiuentis.  »  Voyez  aussi  la  lettre  de  Foulques  à 
Abélard.  Ibid.,  p.  218  :  «  Roma  suos  tibi  docendos  transruittebat  aluui- 

nos Kulla  terraruni  spatia,  nulla  montium  caeuruina,  nulla  concava 

vallium  ,  nulla  via  difticili  licet  obsita  periculo  et  latrone ,  quominus  ad  te 
properarent ,  retincbat.  Anglorum  turbam  juvenum  mare  interjacens  et 

undarum  terribilis  procella  non  terrebat Remota  Britannia Ande- 

gavcnses Pictavi,  Vascones  et  Hibcri;  Normania,  Flandria,  Theuto- 

nicus  et  Suevus...  Praetereo  cunctos  rarisiorum  civitatem  habitantes...» 

2.  Ibid.,  p.  28  :  «  Oratoriuni  quoddam ex  calamis  et  culino  priinum 

construxi Scbolares  cœperunt  undique  concurrere,  et  relictis  civita- 

tibns  et  castellis  solitudinem  inbabitare. 

3.  Hist.  littéraire  de  la  France,  t.  x ,  p.  170. 

A  Le  concile  de  Soissons  en  \  121 ,  et  celui  de  Sens  en  li-ïO. 
5.  Condamné  au  concile  de  Sens  avec  Abélard. 


ABÉLARD.  3 

ne  manquât  à  la  singularité  de  sa  vie  et  a  la  popularité 
de  son  nom ,  ce  dialecticien  qui  avait  éclipsé  Roscelin  et 
Guillaume  de  Champeaux,  ce  théologien  contre  lequel  se 
leva  le  Bossuet  du  douzième  siècle,  était  beau,  poète  et 
musicien  ;  il  faisait  en  langue  vulgaire  des  chansons  qui 
amusaient  les  écoliers  et  les  dames1  ;  et,  chanoine  de  la 
cathédrale,  professeur  du  cloître,  il  fut  aimé  jusqu'au  plus 
absolu  dévouement  par  cette  noble  créature  qui  aima 
comme  sainte  Thérèse,  écrivit  quelquefois  comme  Sénè- 
que,  et  dont  la  grâce  devait  être  irrésistible  puisqu'elle 
charma  saiut  Bernard  lui-même  2.  Héros  de  roman 
dans  l'Eglise,  bel  esprit  dans  un  temps  barbare,  chef 
d'école  et  presque  martyr  d'une  opinion,  tout  concou- 
rut à  faire  d'Àbélard  un  personnage  extraordinaire. 
Mais  de  tous  ses  titres,  celui  qui  se  rapporte  à  notre 
objet,  et  qui  lui  donne  une  place  à  part  dans  l'his- 
toire de  l'esprit  humain,  c'est  l'invention  d'un  nouveau 
système  philosophique  et  l'application  de  ce  système  et 
en  général  de  la  philosopbie  à  la  théologie.  Sans  doute 
avant  Abélard  on  trouverait  quelques  rares  exemples  de 

4.  Hist.  littéraire  de  la  France,  t.  ix,  p.  173;  t.  xn,p.  133.  — Abael. 
opp.  Epist.  Helois. ,  p.  46  :  «  Duo  auteni ,  fateor,  tibi  spccialiter  inerant 
quilms  fœminarum  quarumlibet  aninios  statini  allicere  poteras,  dictaudi 

videlicet  et  cantandi  gratia amatorio  nictro  vcl  rhythuio  composita  rc- 

liquisti  carniina  quae,  prœ  nimia  suavitate  taui  dictaminis  quam  canins 
sœpius  frequentata,  tuuni  in  ore  omnium  nomen  inccssanter  tcnebant.  » 

2.  Hist.  littéraire  de  la  France,  t.  xn,  p.  G42  ,  article  Héloïse:  «  Les 
plus  grands  hommes  de  son  temps  se  firent  une  gloire  d'être  en  relation 

avec  elle Saint  Bernard,  depuis  sa  rupture  avec  Aliélard,  ne  cessa 

point  d'estimer  Héloïse ,  malgré  rattachement  inviolable  qu'il  lui  con- 
naissait pour  son  époux.  Elle,  réciproquement,  consena  toujours  les 
mêmes  sentiments  de  vénération  pour  l'abbé  de  Clairv  au\.  Bagues  Metel , 
autre  adversaire  d'Abélard,  ne  fut  pas  moins  zélé  partisan  de  i'ubbesse  du 
Paraclet.  »  Voyez  les  deux  lettres  de  Metel,  citées  daus  cet  article,  et  la 
lettre  de  Pierre  le  Vénérable. 


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7 


nz\ 


4  PHILOSOPHIE   SCBOLASTIQGB. 

celte  application  périlleuse,  nais  utile  dans  ses 
■Abcs  aux  progrès  de  la  raison  ;  mais      -       .lard  qui 

.  1  principe  :  c'est  doae  lui  qui  contribua  le  plus 
à  fonJer  la  scholastique.  car  la  scholastique  u'est  pas 
autre  chose.  Depuis  Cbarleimgne.  et  même  auparavant, 
on  enseignait  daus  beaucoup  de  lieux  un  peu  de  mam- 
maire et  de  logi  jue  :  en  même  temps  un  enseigueineut 

-  eux  ne  manquait  pas:   mais  cet  euseiguemeut  se 

réduisait  a  une  exposition  plus  ou  moins  régulière  des 

s  -  icrvs  :  il  pouvait  suffire  a  la  foi ,  il  ne  fécondait 

I  intelligence.  L'introduction  de  la  dialectique  dans 
la  tbc  -  .uvait  seule  amener  cet  esprit  de  contro- 
verse qui  est  et  le  vice  et  l'honneur  de  la  scholastique. 
Abélard  est  le  principal  auteur  de  cette  introduction  :  il  est 
donc  le  principal  fondateur  de  la  philosophie  du  moyen 
de  sorte  que  la  France  a  donné  a  la  fois  a  l'Europe  la 
scholastique  au  douzième  siècle,  par  Abélard.  et  au  com- 
mencement du  dix-septième,  dans  Descartes,  le  destruc- 
teur de  cette  même  scholastique  et  le  père  de  la  philoso- 
phie moderne.  Et  il  n'y  a  point  là  d'inconséquence:  car  le 
même  esprit  qui  avait  élevé  l'enseignement  religieux  or- 
dinaire a  cette  forme  systématique  et  rationnelle  qu'on 
appelle  la  scholastique.  pouvait  seul  surpasser  cette  forme 
même  et  produire  la  philosophie  proprement  dite.  Le 
même  pays  a  donc  très-bien  pu  porter,  à  quelques  s  - 
clés  de  distance,  Abélard  et  Descartes:  aussi  remarque- 
t-on  entre  ces  deux  hommes  une  similitude  frappan: 
travers  bien  des  différences.  Abélard  a  essayé  de  se  ren- 
dre compte  de  la  seule  chose  quon  pût  étudier  de  son 
temps,  la  théologie  ;  Descartes  s'est  rendu  compte  de  ce 
qu'il  était  enfin  permis  d'étudier  du  sien,  l'homme  et  la 


AEÉLARD.  5 

nature.  Celui-ci  n'a  reconnu  d'autre  autorité  que  celle  de 
la  raison;  celui-là  a  entrepris  de  transporter  la  raisou 
dans  l'autorité.  Tous  deux,  ils  doutent  et  ils  cherchent; 
ils  veulent  comprendre  le  plus  possible  et  ne  se  reposer 
que  dans  l'évidence  :  c'est  là  le  trait  commun  qu'ils  em- 
pruntent à  l'esprit  français,  et  ce  trait  fondamental  de 
ressemblance  en  amène  beaucoup  d'autres  ;  par  exemple, 
cette  clarté  de  langage  qui  nait  spontanément  de  la  net- 
teté et  de  la  précision  des  idées.  Ajoutez  qa'Àbélard  et 
Descartes  ne  sont  pas  seulement  Français,  mais  qu'ils  ap- 
partiennent à  la  même  province,  à  cette  Bretagne  dout  les 
habitants  se  distinguent  par  un  si  vif  sentiment  d'indé- 
pendance et  une  si  forte  personnalité.  De  là,  dans  les  deux 
illustres  compatriotes,  avec  leur  originalité  uaturelle,  une 
certaine  disposition  à  médiocrement  admirer  ce  qui  s'é- 
tait fait  avant  eux  et  ce  qui  se  faisait  de  leur  temps,  l'in- 
dépendance poussée  souvent  jusqu'à  l'esprit  de  querelle, 
la  conflancedans  leurs  forces  et  le  mépris  de  leurs  adver- 
saires ',  plus  de  vigueur  dans  la  trempe  de  l'esprit  et  du 
caractère  que  d'étendue  et  de  profondeur  dans  la  pensée, 
plus  d'invention  que  de  sens  commun  ;  abondant  dans 
leur  sens  propre  plutôt  que  s'élevant  a  la  raison  univer- 
selle, opiniâtres,  aventureux,  novateurs,  révolutionnaires. 
Abélard  et  Descartes  sont  incontestablement  les  deux 
plus  grands  philosophes  qu'ait  produits  la  France,  l'un  au 
moyen  âge,  l'autre  dans  les  temps  modernes;  et  cepen- 

t.  Pour  Descartes,  voyez  le  Discours  sur  la  Méthode  et  toute  sa  corres- 
pondance; pour  Abélard,  la  fameuse  lettre,  Bist.  Calamil.,  où  il  s'ac- 
cuse lui-même  d'arrogance,  et  tous  ses  ouvrages.  Othon  de  Freisingen  , 
son  contemporain,  qui  l'avait  connu  personnellement,  s'en  exprime 
ainsi ,  De  Gestis  Friderici ,  lib  i ,  cap.  47  .  <v  Tam  arrogans  suoque  tantuni 
ingenio  confidens.  ut  vis  ad  audiendos  magistros  ab  altitudiue  mentis  sua1 
humiliatus  deseenderet.  » 

I. 


6  PHILOSOPHIE  SCHOLASTIQUE. 

dant,  il  y  a  douze  années,  la  France  n'avait  point  une 
édition  complète  de  Descartes,  et  elle  attend  encore  une 
édition  complète  d'Abélard.  Le  volume  donne  en  -1616 
parle  conseiller  d'État  François  d'Amboise1,  contient  toute 
l'Histoire  des  rapports  d'Abélard  avec  Héloïse,  le  Com- 
mentaire sur  l'épitre  de  saint  Paul  aux  Romains,  et  l'In- 
troduction à  la  Théologie;  mais  les  pièces  si  précieuses  de 
ce  recueil  sont  publiées  sans  aucun  ordre,  je  pourrais 
dire  sans  aucun  soin.  Quelques  autres  écrits  d'Abélard 
sont  épars  et  presque  perdus  dans  les  collections  bénédic- 
tines 2.  Un  bon  nombre  d'ouvrages  jadis  célèbres  sont  en- 
core ensevelis  dans  la  poussière  des  bibliothèques  de  la 
France  et  de  l'Europe  3.  J'appelle  de  tous  mes  vœux,  je 
seconderais  de  tous  les  moyens  qui  sont  en  moi  une  édi- 
tion des  œuvres  de  Pierre  Abélard.  Si  j'étais  plus  jeune , 
je  n'hésiterais  point  à  l'entreprendre,  et  je  signale  ce 
travail  a  la  fois  patriotique  et  philosophique  a  quelqu'un 
de  ces  jeunes  professeurs,  pleins  de  zèle  et  de  talent,  aux- 
quels j'ai  ouvert  la  carrière  et  que  j'y  suis  avec  tant  d'in- 
térêt4. Je  veux  du  moins  me  charger  d'une  partie  de  cette 
tâche,  en  publiant  et  en  faisant  connaître  ici  quelques  ou- 


\.  Pétri  Abœlardi  opéra,  in-4,  avec  des  notes  de  Duchesne. 

2.  La  Theoloyia  Chrisliana  et  ÏHexameron,  dans  le  Thésaurus  no- 
vus  anecdotorum  deMartenne  et  Durand,  1717,  t.  \;VElhica  seu  liber 
Scito  le  ipsum,  dans  le  Thésaurus  anecdolorum  novusinms  de  B.  Pez, 
1721  ,  t.  m,  p.  626-C88. 

5.  M.  Rheinwald  a  publié  à  Berlin  ,  en  1831 ,  le  Dialogus  inler  philo- 
sophum,  Judœum  et  Chrislianum. 

4.  Nul  ne  se  présentant,  j'ai  moi-même  entrepris  cette  tâche,  assisté  de 
mes  deux  jeunes  amis,  M.  Jourdain  et  M.  Despois.  Deux  volumes  in— i  pa- 
raîtront bientôt,  qui  comprendront  fous  les  ouvrages  d'Abélard  ,  à  l'excep- 
tion de  ceux  que  je  fais  connaître  ici  et  que  j'ai  déjà  publiés  sous  ce  titre: 
Ouvrages  inCdils  d'Abélard,  \  vol.  in-4,  imprimerie  royale,  1836. 


ABELARD.  7 

vragcs  jusqu'alors  inédits  de  ce  Descartes  du  douzième 
siècle. 

C'est  l'application  régulière  et  systématique  de  la  dia- 
lectique a  la  théologie  qui  est  peut-être  le  titre  historique 
le  plus  éclatant  d'Abélard  ;  c'est  par  la  qu'il  exerça  une 
action  si  vive  sur  les  hommes  de  son  temps.  Mais  l'instru- 
ment de  celte  action  était  la  philosophie  d'alors ,  la  dia- 
lectique, et  il  n'appartenait  qu'au  plus  grand  dialecti- 
cien de  son  siècle  d'appliquer  avec  un  pareil  succès  la 
dialectique  a  la  théologie.  Le  dialecticien  est  en  quelque 
sorte  dans  Abélard  le  père  du  théologien  ;  c'est  le  génie 
de  l'un  qui  a  fait  la  gloire,  les  erreurs  et  les  infortunes  de 
l'autre.  La  dialectique  était  l'étude  chérie  d'Abélard,  son 
goût  dominant,  son  talent  suprême  ;  elle  avait  fait  l'oc- 
cupation de  sa  jeunesse  et  rempli  de  ses  luttes  pacifi- 
ques toute  la  première  moitié  si  brillante  et  si  heureuse 
de  sa  vie. 

Quelle  était  donc  la  dialectique  d'Abélard,  sa  philoso- 
phie proprement  dite?  11  est  impossible  de  supposer  qu'il 
n'ait  été  que  professeur  :  il  avait  beaucoup  écrit.  Dans  le 
prologue  de  X Introduclio  ad  Theologiam,  il  dit  lui- 
même  :  «  Cùm  enim  a  nobis  plurima  de  philosophicis 
«  studiis  et  sa:cularium  litterarum  scriptis  studiose  legis- 
«  sent,  ac  eis  admodum  lecta  placuissent...  *.  »  Voilà  des 
écrits  et  même  des  écrits  nombreux  de  philosophie,  plu- 
rima, avoués  par  leur  auteur.  Plus  bas,  dans  cette  même 
Introduction ,  Abélard  cite  son  traité  de  la  Quantité  : 
«  Sicut  de  Quantitate  tractantes  ostendimus,  cùm  gram- 
«  inaticam  scriberemus  2.  n  Dans  le  quatrième  livre  de  la 

1.  Abœl.  opp.,  p.  1 12:>. 

2.  Ibid. 


8  PHILOSOPHIE   SCUOLASTIQUE. 

Theologia  Christiana  ',  il  cite  encore  sa  grammaire: 
«  Sed  de  hoc  diligentem,  ut  arbitror,  tractatum  in  relrac- 
«  tatione  prœdicamentorura  nostra  continet  gramma- 
«  tica.  »  Eulin,  au  même  livre  de  cette  môme  Théologie, 
à  l'occasion  d'une  règle  de  dialectique,  il  s'exprime 
ainsi  :  «  Sed  de  qualibus  qu'idem  argumentationibus 
«  in  dialectica  nostra  latins  persecuti  sumus  2.  »  Ces 
témoignages  sont  irrécusables.  Abélard  avait  composé 
plusieurs  ouvrages  philosophiques  ,  entre  autres  un 
traité  de  dialectique;  et  il  paraît  que  Duchesne  avait 
entre  les  mains  ce  traité,  puisqu'il  promet  de  le  publier  \ 
Malheureusement,  il  n'a  pas  accompli  son  dessein,  et  l'on 
ne  sait  ni  ce  qu'est  devenu  le  manuscrit  qu'il  possédait, 
ni  d'où  il  l'avait  tiré;  de  sorte  que  le  public  ne  connaît 
pas  aujourd'hui  le  plus  petit  écrit  philosophique  de 
l'homme  qui  a  rempli  de  sa  dialectique  tout  le  douzième 
siècle,  et  que,  pour  se  faire  une  idée  de  son  système,  on 
est  réduit  à  quelques  indications  rares  et  obscures,  éparses 
dans  ses  autres  ouvrages,  ou  a  des  témoignages  étrangers 
d'une  fidélité  très-douteuse.  Nous  nous  sommes  donc 
adressé  à  la  Bibliothèque  royale  de  Paris,  et  nous  avons 
recherché  si,  parmi  les  monuments  de  philosophie  scho- 
lastique  dont  elle  abonde,  elle  ne  possédait  pas  la  dialec- 
tique d' Abélard  signalée  par  Duchesne  et  dont  la  trace  a 
disparu,  ou  quelque  autre  ouvrage  du  même  genre. 

Nous  avons  trouvé  à  la  Bibliothèque  royale  trois  ma- 
nuscrits inédits  d' Abélard,  qui  ont  traita  la  dialectique, 


\.  Thés.  Anecd.,  t.  v,  p.  13  il. 

2.  Ibhl.,  p.  1507. 

3.  Et  haec  dialectica,  sive  logica  propediem   in  philosophie  candidato- 
rum  gratiam  favente  Dco  seorsim  edetur.  Ahad.  opp.  uol.,  p.  1 160. 


ABELARD.  9 

ce  sont  :  -1°  le  manuscrit  du  fonds  du  roi,  n°  7193; 
2°  un  manuscrit  du  fonds  de  Saint-Germain,  n°  -1310; 
3°  un  manuscrit  du  fonds  de  Saint-Victor,  n°  844.  Voici 
les  résultats  de  l'étude  attentive  et  scrupuleuse  que  nous 
avons  faite  de  ces  trois  manuscrits. 


Description  du  manuscrit  du  roi ,  no  7-593. 

Le  manuscrit  n°  7493  est  un  in-4°  en  parchemin,  aux 
armes  de  France  et  au  chiffre  de  Charles  IX,  comprenant 
cent  quatre-vingt-trois  feuillets  numérotés  au  recto  sans 
aucune  interruption,  mais  écrits  de  différentes  mains  et 
à  diverses  époques. 

11  contient  d'abord  le  traité  de  Grammaire  de  Dio- 
mède,  et  une  table  de  notes  Tyroniennes.  Ces  deux  mor- 
ceaux sont  d'une  main  très-ancienne  et  comprennent  dans 
le  manuscrit  jusqu'au  feuillet  ^7.  Les  seize  autres 
feuillets  sont  d'une  toute  autre  main,  écrits  sur  deux  co- 
lonnes avec  de  nombreuses  abréviations,  mais  en  lettres 
parfaitement  tracées  et  qui  présentent  tous  les  caractères  de 
l'écriture  du  treizième  siècle.  L'ouvrage  qu'ils  renferment 
est  intitulé  :  Pétri  Abailardi  super  Topica  glosœ  inci- 
piunlur  felici  omine.  L'Histoire  littéraire  de  la  France  ', 
dans  la  notice  sur  les  ouvrages  inédits  d'Àbélard,  indique 
ce  manuscrit  comme  étant  un  commentaire  sur  les  Topi- 
ques d'Àristote.  Il  n'en  est  rien.  En  parcourant  ce  ma- 
nuscrit, on  reconnaît  d'abord  que  c'est  tout  simplement 
un  commentaire  sur  le  traité  de  Boëce  :  De  differentiis 
iopicis  2.  Ce  commentaire,  comme  le  litre  l'indique,  est 


\.  Tom.  xii,  p.  t29. 

2.  1  Mit.  lias.,  in-fol.,  4570,  p.  857. 


40  PHILOSOPHIE  SCHOLASTIQUE. 

une  glose  où,  après  un  assez  court  préambule  sur  le  but, 
la  forme  et  l'utilité  de  l'ouvrage  de  Boëce,  l'auteur  s'atta- 
che a  son  texte,  le  suit  pas  à  pas,  et  explique  plus  ou 
moins  longuement  chaque  phrase,  et  souvent  même  cha- 
que mot.  Cette  glose  est  incomplète,  et  comprend  seule- 
ment le  premier  livre  et  le  commencement  du  second 
livre  du  traité  de  Boëce,  lequel  est  divisé  en  quatre  li- 
vres :  il  manque  donc  près  des  trois  quarts  de  cette  glose. 
Mais  cet  écrit  est-il  d'Abélard,  et  quelle  en  est  la  va- 
leur? Je  répondrai  a  la  dernière  question  qu'un  pareil 
écrit  ne  pouvait  servir  qu'à  des  écoliers,  auxquels  il  faci- 
litait l'intelligence  littérale  du  texte  de  Boëce,  Bien  d'a- 
lambiqué  ni  de  subtil,  mais  en  revanche  rien  d'intéressant. 
La  diction  eu  est  assez  claire  et  assez  correcte,  mais  de  la 
plus  grande  sécheresse.  Quant  a  savoir  si  cette  glose  est 
d'Abélard,  le  titre,  qui  est  ancien  et  du  treizième  siècle, 
comme  le  reste  du  manuscrit,  le  dit  positivement  ;  et  dans 
le  corps  de  l'ouvrage,  s'il  n'y  a  rien  qui  confirme  cette 
inscription,  il  n'y  a  rien  non  plus  qui  la  démente.  Pour 
les  preuves  internes,  outre  qu'il  faut  être  fort  réservé  sur 
ce  genre  de  preuves,  ici  le  défaut  absolu  d'ouvrages  ana- 
logues d'Abélard,  nous  ôtant  toute  comparaison,  rend 
toute  induction  très-difficile.  Le  peu  de  valeur  de  cette 
glose,  prise  en  elle-même,  n'est  point  une  raison  pour  en 
révoquer  en  doute  l'authenticité.  Le  genre  de  la  glose 
admis,  il  fallait  bien  s'y  conformer,  et,  précisément  pour 
être  un  bon  glossateur,  se  borner  à  expliquer  littéralement 
le  texte  pour  des  commençants  qu'on  suppose  n'avoir 
aucune  connaissance  ni  du  sujet  ni  de  l'ouvrage.  C'est 
d'ailleurs  un  éloge  que  Jean  de  Salisbury,  dans  le  Mela- 
logicus,  fait  de  la  manière  d'Abélard,  que  dans  son  eusei- 


ABÉLARD.  41 

gnement  il  s'attachait  avant  tout  a  être  compris,  qu'il  se 
mettait  a  la  portée  de  ses  auditeurs,  et  que,  malgré  l'usage 
contraire  de  la  plupart  des  professeurs  de  son  temps,  il 
évitait  dans  ses  leçons  une  profondeur  déplacée,  et  s'en 
tenait  aux  explications  les  plus  simples,  a  des  explications 
presque  verbales  *.  Si  telle  était  la  manière  d'Abélard 
dans  le  commentaire  et  la  glose,  au  rapport  de  J.  de 
Salisbury,  qui  l'avait  entendu  lui-même,  cette  glose, 
quelque  simple  qu'elle  soit,  peut  très-bien  appartenir  à 
Abélard  ;  et  nous  avons  cru  devoir  en  publier  le  prologue 2, 
qui  en  est  la  partie  la  moins  aride.  Mais  assurément  ce 
n'est  pas  ce  manuscrit  qui  nous  donnera  les  lumières  que 
nous  cherchons  sur  la  dialectique  d'Abélard  :  tout  au 
plus  y  apprendrons-nous  ce  que  pouvaient  être  ses  leçons 
h  ses  plus  faibles  écoliers.  Nous  serons  plus  heureux  avec 
les  deux  autres  manuscrits. 

Voici  ce  que  disent  de  ces  deux  manuscrits  les  auteurs 
de  l'Histoire  littéraire  de  la  France  : 

«  11  y  a  quatre  ouvrages  d'Abélard  conservés  dans  la 
«  bibliothèque  de  Saint-Victor,  dont  le  premier  est  in- 
«  titulé  :  Pétri  Peripaietici  libri  quatuor  Caicrjoria- 
«  rum,  sive  super  Prœdicamenta  Aristotelis.  Le  second  : 
«  Pétri  Peripaietici  Analyticorum  liber  prinnis  et 


\.  Joh.  Salisb.,  Metalogicus,  lib.  ni,  cap.  i.  «  Quomodo  Porphyriuir 
lcgi  oporteat  et  alios  auctores.  —  Equidem  ex  animi  mei  sententia  sic 
omiieni  librum  lcgi  oportet  ut  cpaam  facillime  potest  eorum  quœ  scribun- 
lur  bnbeatur  cognitio.  Tvon  cnim  nccasio  quœrenda  est  ingerendoo  difDcul- 
tatis,  sed  ubique  facilitas  generanda.  Qoem  niorem  secutiiiii  recolo  Pe- 
ripateticum  Palatinum...  malens  iustruerc  et  proniovere  suos  in  puerilibus 
quam  in  gravitate  pliilosophornin  esse  obscurior;  faciebat  enini  gtndiosis- 
sirae  quod  in  omnibus  prœcipit  ficri  Augustinus,  id  est  icrum  intellectui 
serriebat.  » 
2.  Ouvrages  inédits  d'Abélard,  p.  003. 


12  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

((  sccundus.  Le  troisième  :  Pétri  Peripatetici  liber 
«  Divisionum  (ce  même  livre  se  trouve  dans  la  biblio- 
«  thèque  de  Saint-Germain-des-Prés).  Le  quatrième  : 
«  Pétri  Peripatetici  liber  definitionum .  » 

Description  du  manuscrit  de  Saint-Germain,  no  -1510. 

Commençons  par  examiner  dans  ce  peu  de  lignes  ce 
qui  se  rapporte  au  manuscrit  de  Saint-Germain-des-Prés. 

11  semblerait  que  ce  manuscrit  renferme  un  seul  ou- 
vrage d'Abélard  :  Pétri  Peripatetici  liber  Divisionum. 
On  va  voir  que  rien  n'est  plus  inexact. 

Oudin  {de  Scriptoribus  ecclesiasticis,  t.  I,  p.  -1 172) 
fait  beaucoup  mieux  connaître  ce  manuscrit. 

D'abord  Oudin  fait  mention  d'un  manuscrit  de  la  bi- 
bliothèque de  Fleury,  qui  contiendrait  la  logique  d'Abé- 
lard avec  celle  de  Raban-Maur.  «  In  bibliotlieca  floria- 
«  censi,  littera  A.  4.  exstat  logica  Pétri  Abœlardi,  una 
«  cum  logica  Rhabani.  »  Puis  arrivant  au  manuscrit  de 
Saint-Germain,  il  avoue  qu'il  ne  l'a  pas  eu  entre  les 
mains.  «  In  bibliotlieca  Sancti-Germani  de  Pratis,  co- 
«  dice  633 ,  Pétri  Abœlardi  divini  Peripatetici  dia- 
«  lectica.  Paucis  autem  post  titulum  carie  exesis  :  In- 
«  tentio  de  propositione  calegorica  una  apta  categorico 
«  syllogismo  regulari.  »  Nous  allons  donner  une  des- 
cription fidèle  de  ce  manuscrit  de  Saint-Germain  qui  est 
à  la  Bibliothèque  du  Roi,  manuscrit  dont  parle  si  négli- 
gemment l'Histoire  littéraire,  et  dont  Oudin  rapporte  le 
titre  et  la  première  ligne. 

Le  manuscrit  de  Saint-Germain  est  un  petit  in-4°  en 
parchemin,  écrit  de  plusieurs  mains,  presque  toujours  a 
deux  colonnes.  L'écriture  est  du  treizième  siècle.  Il  a  au- 


ABÉLARD.  43 

jourd'hui  pour  numéro  1310;  sur  la  première  page  est 
l'inscription  :  Sancti  Germani  à  Pratis  numéro  4310, 
«  olim  635.  »  C'est  donc  bien  évidemment  le  manuscrit 
de  Saint-Germaiu  cité  par  Oudin.  De  plus,  sur  le  reclo  du 
9e  feuillet,  dans  l'intervalle  des  deux  colonnes,  est  écrit, 
il  est  vrai  d'une  main  récente  :  «  Bibliotheca  Floria- 
censis  »  ;  et  en  effet  nous  montrerons  tout  à  l'heure  que 
ce  manuscrit  contient  un  écrit  de  logique  de  Raban-Maur, 
avec  divers  écrits  du  même  genre  d'Abélard ,  comme 
Oudin  le  dit  du  manuscrit  de  Fleury. 

Notre  manuscrit  renferme,  -1°  la  règle  de  saint  Au- 
gustin; 2°  une  collection  de  sentences  et  de  décisions 
ecclésiastiques;  3°  le  dialogue  de  saint  Augustin  :  de  Qua- 
Utate  et  Quantitate  animai;  A°  des  lettres  et  extraits  de 
saint  Augustin,  de  saint  Basile,  de  saint  Jérôme  et  autres 
Pères  :  après  ces  divers  écrits  vient  un  traité  de  logique 
d'Abélard  dont  le  titre  est  a  moitié  effacé  :  Pétri  Abœ... 

summi  Peripalctici    ed ,    puis,    a   la  ligne,    en 

lettres  ordinaires  :  intentio  A.  est de  proposilione 

cat/tegor...  una  a cathegorico  silloyismo  regu- 

lari,  etc.  C'est  le  titre  et  le  début  cités  par  Oudin,  qui 
donne  par  erreur  divini  au  lieu  de  summi,  et  qui  ajoute 
gratuitement  dialeclica,  titre  qui  n'est  pas  dans  le  ma- 
nuscrit. En  parcourant  ce  traité,  on  se  convainc  facile- 
ment que  c'est  un  commentaire  spécial  sur  le  traité 
d'Aristote  de  V Interprétation.  Le  litre  à  demi  effacé  doit 
avoir  été  :  «  Pétri  Abœlardi  junioris  Palatini  summi 
«  Peripatetici  fditio  super  Aristotelem  de  Interpreta- 
«  tione  » ,  et  le  début  :  «  Intentio  Arislotelis  est  in  lioc 
«  opère  Iraclare  de  propositione  catégories,  una  ac  de 
«  calegorico  syllogisme  regularj.  »  Ce  traité  d'Abélard  est 
II.  2 


4  4  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

une  véritable  glose  du  môme  genre  que  celle  du  manu- 
scrit du  Roi  7493  sur  le  traité  de  Boëcc  :  De  differentiis 
topicis.  Il  y  a  d'abord  un  polit  prologue,  puis  la  citation 
des  diverses  phrases  d'Aristotc  avec  une  explication  lit- 
térale. Cette  glose  n'est  pas  achevée. 

Au  feuillet  \  8  est  une  lacune,  et  au  \  9  recto  commence 
un  nouveau  traité  d'Abélard  dont  le  titre,  écrit  en  encre 
rouge,  est  parfaitement  lisible  :  Pétri  Abœlardi  junioris 
Palatini  summi  Peripatetici  de  Divisionibus  in- 
cipit.  Et  cet  écrit  est  évidemment  celui  que  citent  les 
auteurs  de  YHistoire  littéraire,  lesquels  dans  ce  ma- 
nuscrit n'auront  fait  attention  qu'à  ce  traité,  parce  que 
celui-ci  y  est  en  effet  plus  facile  à  discerner  que  tous  les 
autres.  L'inscription  complète  du  traité  de  Divisionibus 
nous  a  permis  de  rétablir  avec  certitude  celle  de  l'ou- 
vrage précédent;  et  nous  verrons  que  partout  dans  ce 
manuscrit  Abélard  est  désigné  sous  le  nom  de  junioris 
Palatini  summi  Peripatetici,  c'est-à-dire  Abélard  le 
grand  péripafélicien  moderne  de  Palais,  ou  plutôt  Abé- 
lard le  jeune  de  Palais.  Car  Abélard  nous  apprend  lui- 
même  qu'il  avait  cédé  à  ses  frères  son  droit  d'aînesse  '  ; 
il  était  donc  volontairement  devenu  junior.  Voici  la  pre- 
mière phrase  de  ce  commentaire  :  «  Intentio  Boethii  est 
«  in  hoc  opère  agere  de  divisionibus  et  dare  prœceptiones 
«  ad  componendum  divisiones.  » 

Cette  glose  est  semblable  a  la  précédente;  seulement 
elle  est  complète  et  s'étend  jusqu'au  feuillet  29  recto,  où 
se  rencontre  un  autre  traité  d'Abélard  :  «  Pétri  Àbœ- 
«  lardij.  (junioris)  p.  (palatini)  5.  (summi)/?.  (peripa- 
«  tetici)  editio  super  Porphyrium  incipit.  —  Intentio 

1.  Atœl.  opp.  Hist.  Calamit.,  p.  U. 


ABÉLARD.  4  5 

«  Porpbyrii  est  iu  hoc  opère  tractare  de  sex  vocibus  et  de 
«  génère  et  de  specie  et  de  differenlia  et  de  proprio  et 
«  de  accidenti  et  de  individuo  et  de  signifleatis  eorum.  » 
C'est  encore  une  glose,  mais  incomplète,  qui  s'étend  jus- 
qu'au feuillet  35  verso,  où  se  présente  une  nouvelle 
lacune.  On  pouvait  espérer  de  trouver  dans  ce  commen- 
taire quelques  renseignements  sur  l'opinion  d'Abélard 
touebant  les  universaux.  Loin  de  là,  l'auteur  se  borne 
encore  à  l'explication  littérale  du  texte.  On  ne  peut  s'em- 
pêcher de  penser,  en  lisant  cette  glose,  que  c'est  après 
l'avoir  entendue  que  Jean  de  Salisbury  a  tracé  le  modèle 
d'une  interprétation  de  Porphyre,  et  qu'il  fait  allusion  a 
cette  glose  lorsqu'il  vante  la  manière  simple,  brève  et 
appropriée  a  l'enfance  (puerilem)  qu'Àbélard  employait 
dans  ses  leçons  aux  commençants.  Le  passage  du  Meta- 
logicus  que  nous  avons  cité  ',  si  bien  d'accord  avec  le 
caractère  du  commentaire  que  nous  avons  sous  les  yeux, 
démontre  l'authenticité  de  ce  dernier;  et  en  même  temps 
la  parfaite  conformité  de  manière  de  cette  glose  avec  les 
précédentes  et  avec  celles  que  nous  allons  rencontrer  est 
une  démonstration  de  l'authenticité  de  toutes  et  même  de 
la  glose  sur  les  Topiques  de  Boëce,  indépendamment  de 
la  preuve  extrinsèque  qui  se  lire  des  inscriptions  de  la 
plupart  de  ces  traités.  Mais  poursuivons  la  description  de 
notre  manuscrit. 

Le  feuillet  36  est  en  blanc:  au  recto  du  feuillet  37, 
sans  aucun  litre,  commence  brusquement  un  autre  ou- 
vrage :  Propterca  ita  determinandum  est ;  et  ce 

nouvel  ouvrage ,  de  la  même  écriture  que  les  précédents, 
s'étend  jusqu'au  feuillet  M  ;  en  le  lisant,  on  reconnaît 

1.  Voyez  plus  haut,  p.  M. 


16  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

que  c'est  un  fragment  d'une  glose  sur  les  Catégories.  Elle 
a  le  même  caractère  que  les  gloses  précédentes.  Il  est  donc 
très  permis  de  supposer  qu'elle  est  également  d'Àbélard. 

Au  feuillet  41  recto  commence,  avec  une  autre  écri- 
ture et  sans  aucun  titre,  un  morceau  d'un  genre  tout 
différent.  Ici  la  forme  aride  de  la  glose  disparaît  et  fait 
place  a  une  manière  plus  libre  et  plus  heureuse.  11  y  est 
traité  du  tout  et  des  parties,  du  genre ,  de  l'espèce  et  des 
individus;  et,  a  cette  occasion,  la  question  des  univer- 
saux  est  vivement  controversée.  Ce  fragment  est  incontes- 
tablement d'Abélard,  car  l'auteur  y  parle  de  Guillaume 
de  Champeaux  comme  de  son  maître  ;  il  combat  a  la  fois 
les  réalistes  et  les  nominaux,  et  expose  cette  opinion  in- 
termédiaire qui  depuis  a  été  appelée  le  conceptualisme. 

Ce  morceau  important  s'étend  du  feuillet  h\  recto  au 
feuillet  48  verso;  au  milieu  de  la  première  colonne  est 
un  petit  intervalle,  indice  d'une  solution  de  continuité. 
Ici  se  rencontre  un  nouveau  morceau  sans  titre  sur  les 
propositions  modales,  lequel  va  jusqu'au  recto  du  feuillet 
50,  à  la  fin  de  la  première  colonne.  Ce  fragment  a  le 
même  caractère  de  style  que  le  précédent,  mais  il  n'a  pas 
Je  moindre  intérêt.  Il  n'y  a  pas  de  raison  pour  ne  pas  le 
considérer  comme  appartenant  aussi  a  Abélard. 

A  la  deuxième  colonne  du  recto  du  feuillet  50,  l'écri- 
ture ou  plutôt  l'encre  change,  et  on  tombe  dans  un  mor- 
ceau assez  insignifiant  où  il  est  encore  question  de  la  dif- 
férence, de  l'espèce,  du  genre  et  de  l'accident,  avec  des 
citations  de  Porphyre. 

Au  verso  du  feuillet  52  vient  encore  une  encre  nou- 
velle et  un  fragment  nouveau,  comprenant  les  deux  co- 
lonnes de  ce  verso,  et  se  rapporlant  au  commencement 


ABÉLARD.  M 

du  traité  de  l'Interprétation.  Aux  trois  quarts  de  la  2e  co- 
lonne de  ce  verso  est  une  lacune,  et  au  feuillet  53  recto, 
sans  aucun  titre,  on  trouve  une  écriture  nouvelle, d'une 
finesse  extrême,  remplie  d'abréviations  et  presque  illi- 
sible; elle  s'étend  jusqu'au  feuillet  57;  c'est  encore  un 
fragment  d'une  glose  assez  étendue  sur  ce  même  traité  de 
l'Interprétation. 

Avant  le  feuillet  57,  au  recto  du  feuillet  56  ,  est  encore 
une  assez  forte  lacune.  Au  feuillet  57  l'écriture  change  de 
nouveau  jusqu'au  feuillet  63,  où  se  présente  une  lacune 
nouvelle.  Ces  six  feuillets  contiennent  la  fin  d'une  glose 
sur  les  Catégories ,  sans  nom  d'auteur.  Ce  fragment  com- 
mence avec  le  commencement  des  Post-prœdicawenta 
et  finit  à  la  fin  du  chapitre  de  motu.  Il  manque  donc  la 
glose  sur  le  dernier  chapitre  de  habere,  et  le  dernier 
fragment  est  terminé  par  ces  mots  :  Finis  laboris. 

Au  feuillet  63  se  rencontre  une  glose,  toujours  sans 
nom  d'auteur,  mais  complète,  sur  le  traité  des  divisions 
de  Boëce.  Elle  commence  ainsi,  f°  63,  2e  colonne  :  «  In- 
«  tentio  Boethii  est  in  hoc  opère  de  regularibus  divisioni- 
«  bus  disputare  »,  et  au  verso  du  feuillet  66,  Ve  co- 
lonne ,  on  lit  :  Expliciunt  glossœ. 

Le  reste  du  verso  est  rempli  par  des  règles  et  des 
exemples  de  syllogismes  hypothétiques,  également  em- 
pruntés a  Boëce. 

Au  feuillet  67,  Ve  colonne,  recommence  une  glose 
nouvelle,  continue  et  complète  sur  les  Catégories  d'Aris- 
tole ,  sans  nom  d'auteur,  avec  un  prologue  et  les  titres 
des  divers  chapitres  du  texte,  y  compris  les  Post-prœdi- 
cumenta.  Ve  ligne  du  prologue  :  «  Inlentio  Arislotelis  est 
«  in  hoc  opère  de  primis  vocibus  prima  rcrum  gênera 


18  PHILOSOPHIE  SCHOLASTIQUE. 

«  significantibus  disputace.  »  Et  feuillet  81  verso,  co- 
lonne 2  :  «  Explicit  de  prœdicamentis.  »  Viennent  en- 
suite les  Post-prœdicamenta,  et  feuillet  85  verso:  Ex- 
plicit. Maintenant  de  qui  est  celle  glose?  on  ne  peut 
guère  supposer  qu'Abélard  ait  fait  deux  gloses  sur  le  même 
ouvrage,  et  le  premier  fragment  de  celle  que  nous  avons 
rencontrée  précédemment  semble  bien  lui  appartenir; 
mais  il  serait  possible  qu'il  y  eut  plusieurs  cahiers  diffé- 
rents de  la  même  glose,  comme  nous  croyons  avoir 
prouvé  ailleurs  1  qu'il  y  a  plusieurs  rédactions  diffé- 
rentes du  commentaire  d'Olympiodore  sur  le  Pbédon.  11 
serait  possible  encore  qu'il  y  eût  dans  cette  collection  des 
morceaux  de  différents  auteurs  mêlés  a  des  écrits  d'Abé- 
lard  ;  car  ce  volume  paraît  être  une  collection  de  gloses 
dialectiques. 

En  effet,  après  les  écrits  dont  nous  venons  de  parler, 
vient  une  glose  de  Rabau-Maur,  sur  l'introduction  de 
Porphyre  ;  elle  porte  le  titre  de  Rhabanus  super  Por- 
phyrium,  et  commence  ainsi  :  «  Intentio  Porpbyrii  est 
«  in  hoc  opère  facilem  intellectumadPrœdicamentaprœ- 
«  parare,  tractando  de  quinque  rébus  vel  vocibus,  etc.  » 
Le  prologue  s'étend  depuis  le  feuillet  86,  -lre  colonne, 
jusqu'au  feuillet  87  verso,  au  milieu  de  la  2e  colonne; 
suit  la  glose  avec  un  titre  a  chaque  nouveau  chapitre. 
Cette  glose  n'est  pas  complète,  et  elle  s'arrête  au  folio  93 
verso. 

Au  feuillet  94  recto,  l,e  colonne,  on  trouve  un  frag- 
ment sans  nom  d'auteur  sur  le  traité  de  Boëce,  De  diffe- 
rentiis  topicis. 

Enfin,  au  feuillet  95  recto,  2e  colonne,  nous  relrou- 

I.  T.  i  de  cette  me  série,  pliilosophie  ancienne. 


ABÉLARD.  49 

vons  une  glose  de  Raban-Maur,  sur  le  traité  de  l'Inter- 
prétation, avec  ce  titre  :  Rhabanus  super  terencivaa 
(sic),  et  commençant  ainsi  :  «  Intentio  Aristotelis  est  in 
«  hoc  opère  de  simplici  enuntiativa  interpretatione  et  de 
«  ejus  démentis,  nomine  siiicet  alque  verbo,  gratia  ip- 
«  sius  simplicis  enuntiativœ  interpretationis  pertractare.  » 
Cette  glose  s'étend  jusqu'au  feuillet  -100  verso,  et  ne  pa- 
raît pas  achevée. 

Elle  est  suivie  d'un  commentaire  anonyme  sur  les  psau- 
mes, qui  termine  le  manuscrit. 

Pour  résumer  cette  longue  et  minutieuse  description . 
nous  croyons  avoir  établi  que  notre  manuscrit  1310  est 
bien  l'ancien  manuscrit  de  Saint-Germain,  mentionné 
par  Oudin  et  l'Histoire  littéraire;  que  ce  manuscrit  ne 
renferme  pas  seulement,  comme  l'Histoire  littéraire  sem- 
ble le  dire,  un  traité d'Àbélard  sur  les  Divisions,  mais 
bien  divers  écrits  dialectiques  d'Àbélard,  eu  totalité  ou  en 
fragment,  avec  ou  sans  nom  d'auteur,  tantôtsous  la  forme 
de  glose,  tantôt  sous  une  forme  plus  libre  et  plus  déve- 
loppée. Tout  ce  qui  est  glose  ne  renferme  rien  d'impor- 
tant; on  y  trouve  seulement  la  confirmation  de  ce  que 
J.  de  Salisbury  nous  apprend  de  la  manière  d'enseigner 
d'Abélard.  Il  nous  a  donc  paru  suffisant  de  publier  quel- 
ques pages  de  chacune  de  ces  gloses,  et  nous  avons  cru 
devoir  placer  ces  différents  morceaux,  non  dans  l'ordre 
qu'ils  occupent  en  ce  manuscrit ,  mais  dans  celui  qui  est 
le  plus  naturel,  et  que  suivait  probablement  Abélard  dans 
son  enseignement,  à  savoir  :  l°la  glose  sur  l'Introduction 
de  Porpbyre  '  ;  2°  la  glose  sur  les  Catégories  2;  3°  la 

1.  Ouvr.inéd.  d'Abélard,  p.  o'oô. 

2.  lbid.,  p.  579. 


20  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

glose  sur  le  traité  tic  l'Interprétation  '.  Quanta  la  glose 
sur  le  traité  des  Divisions  de  Boëce ,  et  quant  au  fragment 
de  celle  sur  le  traité  De  differentiis  topicis ,  du  même 
auteur,  nous  croyons  d'autant  moins  les  devoir  repro- 
duire, que,  pour  donner  une  idée  du  manuscrit  du  Roi 
7493,  nous  publions2  le  prologue  de  la  glose  que  ce  ma- 
nuscrit renferme  sur  ce  même  traité  De  differentiis  to- 
picis, et  qu'il  attribue  positivement  à  Abélard. 

La  plupart  de  ces  publications  n'auront  guère  d'autre 
avantage  que  de  faire  connaître  la  forme  de  l'enseigne- 
ment d'Abélard  ,  et  encore  de  la  partie  de  son  enseigne- 
ment qui  s'adressait  aux  commençants.  Il  n'en  est  point 
ainsi  du  fragment  sur  les  genres  et  les  espèces.  Nous  le 
publierons  en  entier  3,  avec  la  conviction  que  nous  ne 
possédons  rien  de  plus  important  sur  la  philosophie  de 
cette  époque,  et  qu'une  fois  mis  en  lumière  et  livré  aux 
historiens  de  la  philosophie,  ce  fragment  sera  désormais 
la  pièce  la  plus  intéressante  du  grand  procès  du  noniina- 
lisme  et  du  réalisme,  dans  le  siècle  d'Abélard. 

Description  du  manuscrit  de  Saint-Victor,  no  844. 

Passons  maintenant  au  manuscrit  de  Saint-Victor.  Ce 
manuscrit  contiendrait,  selon  l'Histoire  littéraire  delà 
France,  quatre  ouvrages  :  -1°  Pétri  Peripatetici  libri 
quatuor  Categoriarum,  sive  super  Prœdicamenta  Aris- 
totelis;  2°  Pétri  Peripatetici  Anahjticorum  liber  pri- 
mus  et  secundus;  3°  Pétri  Peripatetici  liber  Divisio- 
num  ,  4°  Pétri  Peripatetici  liber  Definitionum.  Il  est 

1.  Ouvr.  inê.L,  p.  597. 

2.  ll'hl.,  p.  G05. 

5.  lbitl.,  p.  507-oàO. 


ABÉLARD.  21 

vraiment  inconcevable  que  les  auteurs  de  l'Histoire  litté- 
raire aient  donné  une  description  aussi  superficielle  et 
presque  toujours  aussi  fausse  du  manuscrit  de  Saint-Vic- 
tor, et  cela  quand  ils  avaient  sous  les  yeux  la  description 
détaillée  qu'Oudin  a  faite  de  ce  manuscrit,  qu'il  déclare 
avoir  vu  et  examiné  lui-même.  Nous  allons  reproduire  la 
description  d'Oudin  : 

«  In  Victorina  canonicorum  regularium  divi  Auguslini, 
«  codex  eximius  notatus  m.  m.  m.  c,  ubi  omnia  fere  plii- 
«  losopbica  Pétri  Abœlardi  Palatini  Peripaletici.  In 
«  hoc  itaque  ms.  codice  Logicalia  dicti  Abœlardi  or- 
«  dinc  isto  procedunt  : 

«  Super  Prœdicamenta  Aristotelis ,  folio  -117,  Com- 
mentarius  incipit  :  Union  vero  universaliter  in  generi- 
bus  substantiarum  accipiendum  esl ,  etc.  » 

«  Ejusdem  de  modis  significandi ,  folio  127.  Evolu- 
tus  super ius  textus  ad  discretionem  significationis 
nominum  et  rerum,  naturas  quœ  vocibus  désignait- 
tur,  diligenter  secundum  distinctionem  decem  Prœdi- 
camentorurn  apcruit.  » 

«  Ibid.,  folio  132.  Pétri  Abœlardi  Palatini  Peripa- 
tetici  Analyticorum  priorum  liber  primus.  Incipit  : 
Justa  et  débita  série  textus  exigente,  post  tractation 
singularum  dictionion,  etc.  » 

«  Folio  137.  Explicit  liber  primus,  incipit  secundus 
eorumdem ,  hoc  est  Caiegoricorum  :  Categoricanon 
igitur  proposilionum  partibus  sex  membris  guibus  ipsœ 
coinponunlur,  diligenter  pertractatis.  » 

«Folio  143.  Explicit  secundus,  incipit  tertius  : 
Quoniam  aulem  propositionum  naturas  in  his  cnun- 
liationibus  oslendimus,  etc.  » 


22  PHILOSOPHIE  SCHOLASTIQUE. 

«Folio  449.  Pétri  Abœlardi  Palatini  Peripatetici 
Topicorum  primus.  Sicutante  categoricorum  syllogis- 
morum  constitutionem  ipsorum  materiam  in  catégo- 
riels propositionibus  oportuit  prœparari,  etc.  » 

«  Folio  \  83.  Pétri  Abœlardi  Palatini  Peripatetici 
Topicorum  liber  explicit.  Pétri  Abœlardi  Palatini 
Peripatetici  Analyticorum  posteriorum  primus.  No- 
vam  accusationis  calumniam  advenus  me  de  arte  dia- 
lectica  scriptitantem  œmuli  mei  novissime  excogita- 
verunl ,  affirmantes  quidem  de  his  quœ  ad  fidem  non 
pertinent  christiano  tractare  non  licere,  etc.  » 

«  Folio  -187.  Explicit  primus  hypotheticorum,  inci- 
pit  secundus.  Omnium  autem  hypotheticarum  propo- 
sitionum  natura  diligenter  pertractata,  ad  earum 
syllogismos  discedamus,  etc.  » 

«  Folio  -191.  Pétri  Abœlardi  Palatini  Peripatetici 
Analyticorum  posteriorum  secundus  liber  explicit. 
Pétri  Abœlardi  Palatini  Peripatetici  de  Divisionibus. 
Dividendi  seu  diffiniendi  peritiam  non  solum  ipsa 
doctrinœ  nécessitas  commendat.  » 

«  Folio  J99.  Ejusdem  de  Difûuitionibus.  Hactenus 
quidem  de  Divisionibus  tractation  hafaiimus,  de  qui- 
lus  satis  est  disputasse;  nunc  vero  consequens  est  ut 
ad  definitiones  nos  convertamus ,  quia,  sicut  dictum 
est,  ex  divisionibus  nascuntur.  » 

Il  est  évident  que  le  manuscrit  que  vient  de  décrire 
Oudin  est  bien  le  nôtre,  celui  qui  est  inscrit  a  la  Biblio- 
thèque royale  au  n°  844,  fonds  de  Saint-Victor.  Il  porte 
a  l'extérieur  les  armes  de  l'abbaye  de  Saint-Victor,  et  à 
l'intérieur,  sur  le  verso  delà  feuille  qui  sert  de  couverture, 
le  numéro  m.  m.  m.  c.;  qui  était  celui  de  ce  manuscrit  a  la 


ABÉLARD.  23 

Bibliothèque  de  Saint-Victor,  et  le  numéro  même  cité  par 
Oudin.  C'est  un  petit  in-folio  en  parchemin,  à  une  seule 
colonne,  composé  de  deux  parties  bien  distinctes,  et  de 
deux  mains  différentes.  La  première  partie  est  un  recueil 
de  lettres  de  divers  papes  ;  la  seconde,  une  collection  d'é- 
crits logiques  d'Abélard.  Cette  seconde  partie  comprend 
depuis  le  feuillet  -1-17  recto  jusqu'au  feuillet  202  verso. 
Le  feuillet  -H  7  porte  un  titre  qu'Oudin  n'a  pas  fidèlement 
transcrit.  11  y  a  dans  notre  manuscrit  :  Saripta  super 
Prœdicamenta  Aristotelis;  et  ce  titre  qui  devait  s'appli- 
quer à  l'ensemble  de  la  collection  (scripta),  est  très- 
inexact,  puisque  cette  collection  embrasse  beaucoup  plus 
que  les  Catégories  d'Aristote.  Mais  le  premier  écrit  qui  s'y 
rencontre  roule  en  effet  sur  les  Catégories.  Le  commence- 
ment manque,  et  en  supposant  que  cet  écrit  suivît  l'ordre 
des  chapitres  d'Aristote,  le  commentaire  des  deux  premiers 
chapitres  aurait  péri,  et  notre  manuscrit  tomberait  sur  le 
troisième  de  ces  chapitres,  intitulé  :  De  la  substance. 
Oudin  a  mal  cité  la  première  ligne  ;  il  faut  lire  :  Undenon 
uhivermliter ,  etc.  Ce  premier  ouvrage  s'étend  jusqu'au 
feuillet  127,  où  se  rencontre  non  pas  un  autre  écrit  d'A- 
bélard, mais  la  suite  du  même  écrit  sous  le  titre  :  De 
modis  significandi.  Ce  titre  couvre  une  sorte  de  com- 
mentaire sur  le  livre  de  l'Interprétation.  Au  verso  du 
feuillet  128  estime  lacune  apparente  et  non  réelle;  car 
le  feuillet  129  est  une  continuation  de  ce  qui  précède,  et 
ce  commentaire  se  poursuit  jusqu'au  feuillet  -132  verso, 
où  pour  la  première  fois  paraît  le  nom  d'Abélard,  dans  le 
titre  suivant  :  Pétri  Abwlardi  Palatin  i  Peripalclici  Ana- 
lyticorum  priorum  primus.  Ici  on  peut  se  demander  si 
les  deux  écrits  qui  précèdent  sur  les  Catégories  et  sur  Pin- 


24  PHILOSOPHIE    SCUOLASTIQITE. 

lerprélalion  appartiennent  aussi  a  Abélard,  dont  le  nom 
ne  se  trouve  dans  aucun  des  titres  que  nous  avons  rap- 
portés. Tout  doute  disparaît  quand  on  entre  un  peu  dans 
le  contenu  de  ces  deux  écrits.  D'abord  ils  sont  intimement 
liés  a  ceux  qui  les  suivent,  lesquels  portent  le  nom  d'A- 
bélard,  de  sorte  que  l'auteur  des  derniers  est  nécessaire- 
ment celui  des  premiers.  Ensuite,  dans  le  traité  sur  les 
Catégories,  qui  par  parenthèse  n'est  nullement  divisé  en 
quatre  livres,  comme  le  dit,  on  ne  sait  pourquoi,  l'Histoire 
littéraire  de  la  France,  et  aussi  dans  le  traité  sur  l'Inter- 
prétation, l'auteur  parle  sans  cesse,  comme  dans  les  trai- 
tés qui  suivent,  de  Guillaume  de  Charapeaux  comme  de 
son  maître.  H  y  a  plus  :  il  se  nomme  lui-même,  et  à  l'oc- 
casion de  l'imposition  des  noms  et  du  rapport  des  mots  a 
la  nature  des  choses,  il  dit  (fol.  127,  v°  *•:)  «  Eas  igilur 
a  solas  oportet  exequi  (voces),  quae  ad  placitum  signifi- 
«  cant,  hoc  est  secundum  volunlatemimponenlis,  qaaevi- 
«  delicet,  prout  libuit  ab  hominibus  formatée,  ad  huma- 
«  nas  loculiones  constituendas  sunt  repertœ  et  ad  res  de- 
«  signandas  impositae,  ut  hoc  vocabulum  Abœlardus  mihi 
«  in  eo  collocatum  est,  ut  per  ipsuni  de  substantia  mea 
«  agatur.  » 

Au  verso  du  feuillet  -132  se  trouve,  comme  le  dit  Ou- 
din,  expressément  attribué  a  Abélard,  un  ouvrage  inti- 
tulé :  Analylica  priora,  ouvrage  divisé  en  trois  livres, 
et  qui  s'étend  jusqu'au  feuillet  449,  verso.  Mais  ces  pre- 
miers Analytiques  forment  la  suite  des  deux  écrits  qui 
précèdent,  comme  le  commentaire  sur  l'Interprétation 
était  la  suite  du  commentaire  sur  les  Catégories.  Le  début 

\.  Ouvr.  inéd.,  p.  212. 


ABELARD.  zo 

de  chacun  de  ces  écrits  résume  l'écrit  précédent,  et  mar- 
que la  continuité  du  tout. 

Au  verso  du  feuillet  ^9  commence  encore,  sous  le 
nom  d'Abélard,  et  toujours  avec  la  désignation  de  Pala- 
tini  Peripatetici,  un  traité  des  Topiques  en  un  seul  livre, 
quoique  le  titre,  fidèlement  cité  par  Oudin  (Topicorum 
primus),  semblât  annoncer  plusieurs  livres.  Ce  traité,  où 
les  ouvrages  qui  précèdent  sont  rappelés  et  les  suivants 
indiqués  d'avance,  forme  un  tout  parfaitement  complet 
qui  comprend  jusqu'au  feuillet  -183  recto,  où  revient, 
toujours  sous  le  nom  d'Abélard ,  la  deuxième  partie  des 
Analytiques,  les  seconds  Analytiques  divisés  en  deux  li- 
vres, et  qui  vont  jusqu'au  feuillet  4  91  recto. 

La  commence  un  traité  îles  Divisions  et  des  Définitions, 
intitulé  seulement  Divisionum.  Le  traité  des  Divisions 
proprement  dit  s'étend  jusqu'au  feuillet  199  verso,  où  se 
trouve  sans  aucun  titre  particulier  le  traité  des  Défini- 
tions, qui  comprend  jusqu'au  feuillet  202  recto,  et  ter- 
mine le  manuscrit.  S'il  pouvait  rester  le  moindre  doute 
sur  l'authenticité  de  ce  traité  des  Divisions  et  des  Défini- 
tions, il  serait  entièrement  levé  par  une  phrase  où  l'au- 
teur, parlant  des  noms  propres,  se  désigne  lui-même  :  Ut 
Abaclardus  quod  mihi  uni  adhuc  convenire  videlur 
(fol.  -197,  recto)  '. 

J'ai  déjà  fait  remarquer  que  les  divers  ouvrages  de  dia- 
lectique que  contient  ce  manuscrit,  et  qui  appartiennent 
incontestablement  à  Abélard,  se  lient  les  uns  aux  autres, 
et  forment  un  seul  et  même  corps,  un  ouvrage  unique. 
C'est  ce  que  n'a  pas  vu  Oudin  ,  et  ce  que  démontre  un 
examen  attentif  de  notre  manuscrit.  Au  lieu  de  gloses  sé- 

).  Ouur.  inéd.,  p.  480. 

il.  3 


26  PHILOSOPHIE   SCnOLASTIQUE. 

paréos  sur  les  diverses  parties  de  la  logique  d'Aristote, 
nous  avons  ici  un  traité  de  logique  parfaitement  régulier 
et  méthodique,  où  l'auteur  parle  en  son  nom  et  pour  son 
propre  compte,  mais  en  s'appuyant  sur  Aristote  et  sur 
Boëce,  et  en  adoptant  les  formes  et  les  titres  des  princi- 
paux écrits  dont  se  compose  l'Organum.  Voici  le  plan  de 
l'ouvrage  entier,  tel  que  nous  le  tirons  de  l'étude  appro- 
fondie du  manuscrit  de  Saint-Victor. 

Plan  de  l'ouvrage  de  dialectique  renfermé  dans  le  manuscrit 
de  Saint-Victor. 

La  logique  commence  par  constater  et  classer  les  élé- 
ments les  plus  simples  de  la  pensée,  lesquels,  exprimés 
en  paroles,  deviennent  les  éléments  mêmes,  les  parties  du 
discours.  Telle  est  la  première  partie  de  toute  logique,  et 
de  la  logique  d'Abélard.  Elle  s'appelait  le  livre  des  par- 
lies,  liber  Partium ,  parce  qu'elle  roulait  sur  les  par- 
ties du  discours.  Ce  liber  Partium  se  divisait  en  trois 
livres  ;  un  premier,  qui  correspondait  très-probable- 
ment à  l'Introduction  de  Porphyre,  et  exposait  les  élé- 
ments les  plus  simples  de  la  pensée  et  du  discours;  un 
second  livre,  correspondant  aux  catégories  d'Aristote,  où 
ces  éléments  de  la  pensée  et  du  discours  étaient  plus  am- 
plement éclaircis  et  développés;  enfin  un  troisième  livre 
où  ces  éléments  étaient  considérés  sous  un  point  de  vue 
grammatical ,  correspondant  à  celui  de  l'Interpréta- 
tion. C'est  ce  qui  résulte  évidemment  de  divers  passages 
de  notre  manuscrit.  Ainsi,  au  fol.  Hl  32  verso  ',  avant  les 
Analytiques,  Abélard  s'exprime  ainsi  :  «  Hactenus  qui- 

4.  Omit,  inéd.,  p.22G. 


ABÉLARD.  27 

«  dem...de  partibus  orationis  quas  dictiones  appellamus, 
«  sermonein  texuiinus;  quaruin  tractatum  tribus  volu- 
«  miDibus  compreliendinius.  Primam  namque  parteni 
«  libri  Partiura  ante  Prœdicamenta  posuimus;  debinc 
«  autem  Prœdicanienta  submisirnus,  denique  vero  Prœ- 
«  dicameûta  novissime  adjecimus,  in  quibus  Partium 
«  textuni  complevimus.  »  Rien  de  plus  clair.  Le  livre  des 
parties  en  comprenait  trois  autres,  et  nous  possédons  le 
troisième,  appelé  ici  Postprœdicamenta,  expression  qui 
ne  doit  pas  rappeler  les  Postprœdicamenta  d'Aristote  ; 
car  les  Postprœdicamenta  d'Aristote  sont  ici  renfermés 
dans  le  second  livre  ou  Prœdicamenta ,  et  ce  second  li- 
vre, ces  Prœdicamenta ,  nous  les  possédons  aussi  ;  seu- 
lement le  commencement  nous  manque.  Mais  ce  qui  nous 
manque  entièrement,  c'est  ce  qu'Abélard  appelle  primam 
partem  libri  Partium.  Cette  prima  pars,  ce  premier 
livre  du  livre  total  des  parties,  devait  traiter  du  geure, 
de  l'espèce,  du  propre,  de  la  différence,  de  l'accident. 
C'était  le  livre  essentiel,  et,  à  proprement  parler,  c'était 
tout  le  livre  des  parties.  Aussi  Abélard,  en  y  renvoyant 
souvent,  l'appelle-t-il  plus  d'une  fois  le  livre  des  Parties, 
comme  si  à  lui  seul  celui-là  renfermait  tous  les  autres. 
Par  exemple,  au  fol.  ^23  recto  ',  où  il  parle  incidemment 
de  l'espèce  et  de  l'individu ,  il  renvoie  aux  développe- 
ments qu'il  a  donnés,  dit-il,  dans  le  livre  des  Parties  : 
«  Neque  enim  substantia  specierum  diversa  est  ab  essen- 
«  tia  individuorum,  sicut  in  libro  Partium  ostendimus.  » 
Et  plus  bas  :  «  Si  quae  vero  de  speciei  aut  individuorum 
«  natura  bic  minus  dicta  sunt,  in  libro  Partium  requi- 

1.  Ouvr.  inèd.,  p.  20-!. 


28  PHILOSOPHIE   SCUOLASTIQUE. 

«  ranlur  * .  »   On  eu  pourrait  citer  beaucoup  d'autres 
exemples. 

Après  les  parties  du  discours  doit  venir  et  vient  ici  en 
effet  le  discours  ou  la  proposition  elle-même,  et  avec  la 
proposition  le  syllogisme ,  qui  est  composé  de  proposi- 
tions ,  comme  les  propositions  sont  composées  de  leurs 
parties,  ou  idées  simples.  Les  propositions  se  divisent  en 
catégoriques  et  hypothétiques;  les  syllogismes  se  divisent 
de  même.  De  Ta  deux  traités  distincts,  l'un  sur  les  propo- 
sitions et  syllogismes  catégoriques,  qui  doit  suivre  immé- 
diatement le  traité  des  parties  de  la  proposition;  l'autre 
qui  doit  venir  après,  et  qui  renferme  les  propositions  et 
les  syllogismes  hypothétiques.  C'est  ce  qui  est  parfaite- 
ment exposé  dans  le  début  des  premiers  Analytiques, 
fol.  4  32  verso  2  :  «  Justa  et  débita  série  texlus  exigente, 
«  post  tractatum  singularum  dictionum  occurrit  compa- 
ct ratio  orationum.  Oporluit  enim  materiam  in  partibus 
«  prreparari,  ac  demum  ex  ea  totius  perfectionem  con- 
«  jungi.  Sicut  ergo  partes  natura  priores  erant,  ita  quo- 
«  que  in  tractatu  procedere  debueraut,  atque  ad  ipsas 
«  compositionem  totius  subsequi  decebat.  Non  autem 
«  quarumlibet  orationum  constructionem  exequimur,  sed 
«  in  bis  tanlum  opéra  consumenda  est  quœ  veritatem  seu 
«  falsitatem  continent,  in  quarum  inquisitione  dialecti- 
«  cam  maxime  desudare  meminimus.  Unde  cùm  inter 
«  propositiones  qua?dam  earum  simplices  sint  et  natura 
«  priores,  ut  categorica?,  quaîdam  vero  compositœ  ac  pos- 
«  teriores,  ut  qute  ex  categoricis  junguntur  hypothetieae, 
«  bas  quidem  qucc  simplices  sunt  prius  esse  tractandas 

1.  Ouvr.  inéd.,  p.  205. 

2.  lbid.,  p.  205. 


ABÉLARD.  29 

«  ex  supra  posita  causa,  unaque  carum  syllogismos  ex 
«  ipsis  componendos  esse  apparet.  »  En  conséquence 
AbéJard  traite  d'abord  des  propositions  catégoriques  et 
des  syllogismes  qui  s'en  forment.  Cette  partie  de  sa  logi- 
que eu  est  en  quelque  sorte  la  seconde,  qu'il  appelle  les 
premiers  Analytiques,  divisés  en  trois  livres,  ainsi  ter- 
minés (fol.  H 49  verso)  '  :  «  Hœc  de  catégoriels  tam  pro- 
«  positionibus  quani  syllogismis  dicta  doctrinae  suffi- 
«  ciant.  o 

Après  les  premiers  Analytiques  devaient  venir  nalu- 
rellement  les  seconds,  destinés  à  traiter  des  propositions 
hypothétiques  et  des  syllogismes  auxquels  elles  donnent 
lieu.  Mais  tout  syllogisme  hypothétique,  comme  toute 
proposition  hypothétique,  suppose  quelque  chose  d'ac- 
cordé, sans  quoi  la  conséquence  ne  serait  pas  solide, 
quelque  chose  de  général,  des  axiomes,  des  principes  qui 
constituent  la  force  cachée  de  l'argumentation.  Il  ne  se- 
rait donc  pas  rigoureux  de  traiter  de  l'argumentation,  du 
syllogisme  et  de  la  proposition  hypothétique  avant  de 
s'être  expliqué  sur  le  compte  de  ces  axiomes,  de  ces  prin- 
cipes appelés  ordinairement  lieux  communs.  De  la  la 
nécessité  de  faire  intervenir  un  traité  des  Topiques  entre 
les  premiers  Analytiques  et  les  seconds,  pour  ne  laisser 
aucune  lacune  dans  la  dialectique.  Ahélard  explique  fort 
bien  (fol.  \  '«9  verso)2  l'introduction  de  cette  nouvelle 
partie  :  «  Sicut,  ante  categoricorum  syllogismorum  con- 
«  stitutionem,  ipsorum  materiam  in  catégoriels  proposi- 
«  tionibus  oporluit  praeparari,  ita  étante  hypolheticorum 
«  compositionem  connu  propositiones  hypothelicas,  undc 

1.  Oltvr.  inéd. ,  [i.  S23. 

2.  lbid.,  ik  ôdi. 


30  PHILOSOPHIE  SCHOLASTIQUE. 

«  et  ipsi  noniinantur,  necesse  est  tractari.  Nullœ  autem 
«  idoneœ  propositiones  ia  constitutione  syllogismi  su- 
«  muiitur,  uisi  quibus  auditor  conseusit,  boc  est  quas  pro 
«  veris  recipit,  sicut  ex  difOuitione  syllogismi  quam  iu 
«  extrema  parte  Catcgoricorum  posuimus,  manifestum 
«  est.  Quoniam  ergo  bypotbeticœ  enuntialiones  qua- 
«  runi  seusus  sub  consecutionis  conditione  proponitur, 
«  inferentiae  siue  sedem  ac  veritatis  evidentiam  ex  locis 
«  quammaxime  tenent,  ante  ipsas  rursus  bypotbeticas 
«  propositiones  Topicoruin  tractatum  ordinari  convenit , 
«  ex  quo  maxime  bypotbeticarum  propositionum  verilas 
«  seu  falsitas  dignoscitur.  »  Viennent  ensuite  les  seconds 
Analytiques,  exactement  sur  le  même  plan  que  les  premiers 
(fol.  -183  verso)  '.  «  Sicut,  ante  ipsorum  catcgoricorum 
«  (syllogismorum)  complexiones ,  categoricas  proposi- 
«  tiones  oportuit  tractari,  ex  quibus  ipsi  materiam  pariter 
«  et  nomen  cœperunt,  sic  et  Hypotheticorum  tractatus 
«  prius  est  in  bypotbeticis  propositionibus  eadem  causa 
«  consumendus.  »  Ces  seconds  Analytiques  comprennent 
deux  livres  dans  lesquels  sont  exposées  en  détail  les  rè- 
gles des  syllogismes  bypotbétiques. 

Eufin,  un  traité  de  logique  n'eût  pas  été  complet  s'il 
n'eût  fini  par  l'exposition  des  règles  de  la  définition  ;  et  la 
déûnitiou  supposant  la  division ,  cette  dernière  partie 
de  la  dialectique  d'Abélard  devait  comprendre  la  divi- 
sion et  la  définition  dans  un  seul  et  même  livre  où  la  di- 
vision précède  et  où  la  définition  termine.  «  Quoniam 
«  vero  (f°-!91  recto)2  divisiones  difûnilionibus  natu- 
«  raliter  priores  suut,   quippe  ex  ipsis   conslitutionis 

\.  Ouvr.  inéd.,  p.  437. 
2.  lbid.,  p.  -550. 


ABÉLARD.  31 

«  suœ  originem  ducunt,  ut  posterius  apparebit ,  in 
«  ipso  quoque  tractatu  divisiones  merito  priorem  lo- 
ti cum  obtinebunt,  diffinitiones  vero  posteriorem.  Quœ 
«  etiarn  qualiter  divisionibus  ipsis  nécessaire  sint  non 
«  prœlermiltemus ,  quibus  ita  quoque  adjunctœ  suut,  ut 
«  eosdem  terminos  participent  atque  in  eadem  materia 
«  consistant  ;  unde  et  recte  earum  tractatus  conjunxinius, 
«  de  quibus  deinceps  disserenduni  est.  » 

Tel  est  l'ouvrage  que  renferme  le  manuscrit  de  Saint- 
Victor.  On  voit  qu'il  se  divise  de  lui-même  en  cinq 
parties,  l'une  qui  traite  des  éléments  ou  parties  de  la  pro- 
position; la  seconde,  des  propositions  simples,  dites  pro- 
positions catégoriques,  et  des  syllogismes  qui  en  dérivent; 
la  troisième,  des  lieux  communs  ou  principes  de  toute 
argumentation;  la  quatrième,  des  propositions  et  syllo- 
gismes hypothétiques  ;  la  cinquième ,  de  la  division  et  de 
la  définition.  L'auteur,  sans  distinguer  aussi  expressé- 
ment ces  parties  que  nous  le  faisons  ici,  les  indique  clai- 
rement, marque  et  sans  cesse  rappelle  leur  enchaînement 
dans  l'économie  de  la  composition  générale.  Lui-même, 
au  commencement  des  premiers  Analytiques  (fol.  1 32 
verso)  ',  dans  un  passage  du  plus  grand  intérêt  pour  l'his- 
toire, et  sur  lequel  nous  reviendrons  plus  tard,  en  faisant 
mention  des  ouvrages  qu'il  a  employés  dans  la  composi- 
tion du  sien  ,  nous  révèle  tout  le  plan  de  sa  dialectique, 
et  ses  diverses  parties  :  «  Sunt  autcm  très  quorum  septem 
«  codicibus  omnis  in  bac  arte  eloquentia  latina  armatur. 
«  Aristotelis  enim  duos  tantum,  Pnedicamenlorum  scili- 
«  cet  et  Péri  ermenias  libros  usus  adliuc  latinorum  co- 
ït guovit  ;  Porphyrii  vero  unuin,  qui  videlicet  quinque 

I.  Ouvr.inéd.,  p. 228-229. 


32  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

«  vocibus  conscriptus,  génère  scilicet,  specie,  differentia, 
«  proprio  et  accidente,  iutroducliouem  ad  ipsa  praeparat 
«  Prœdicamenta.  Boethii  antem  quatuor  in  consuetudi- 
«  nem  duximus  libros,  videlicet  Divisionum  et  Topiconim 
«  cum  syllogismis  lam  catégoriels  quam  liypothelicis. 
«  Quorum  omnium  summam  nostrœ  dialecticœ  textus 
«  plenissime  concludet  et  in  lucem  usumque  legenlium 
«  ponct,  si  nostrœ  Creator  vitre  tempora  pauca  concesse- 
«  rit,  et  nostris  livor  operibus  frena  quandoque  laxave- 
«  rit.  » 

Que  cet  ouvrage  est  probablement  la  Dialectique  d'Abélard. 

Ce  passage  résume  l'ouvrage  entier  et  montre  la  haute 
importance  qu'y  attachait  Abélard.  11  y  avait  employé 
toutes  les  ressources  de  sou  érudition,  et  il  nous  est  per- 
mis de  supposer  que  nous  possédons  ici  sa  fameuse  Dia- 
lectique. Celte  conjecture  paraît  bien  vraisemblable  quand 
on  rapproche  de  plusieurs  passages  de  notre  manuscrit 
celui  de  la  Theoloyia  christiana,  où  Abélard  cite  lui- 
même  sa  Dialectique.  Ce  passage  que  nous  avons  cité  plus 
haut1,  pour  démontrer  qu' Abélard  avait  en  effet  com- 
posé un  traité  de  dialectique,  renvoie  à  une  exposition 
étendue  de  la  règle  célèbre  :  Tout  ce  qui  s'affirme  de 
l'attribut,  s'affirme  du  sujet,  avec  les  distinctions  qu'elle 
admet  et  les  exemples  dont  elle  a  besoin.  Or,  celte  règle 
est  exposée  tout  au  lougdans  noire  manuscrit,  feuillet  163 
verso  2  sous  ce  titre  :  a  prœdicato  vel  subjecto.  H  y  a 
quelque  chose  eucore  sur  cette  matière,  feuillet  \  35  verso D 

\.  Page  8. 

2.  Ouïr.  inéd. ,  p.  580. 

3.  IbuL,  p   2  JG. 


ABÉLARD.  33 

sous  le  litre  de  prœdicato.  Mais  c'est  surtout  au  feuil- 
let H 43  recto  ',  sous  ce  titre  :  De  unis  et  multiplicibns 
seu  compositis  et  simplicibus  propositionibus ,  qu'on 
trouve  développée  la  relation,  portée  quelquefois  jusqu'à 
l'identité  par  la  disposition  des  mots,  du  sujet  et  de  l'at- 
tribut, avec  les  mêmes  exemples  qu'apporte  la  Theologia 
christiana.  On  pourrait  établir  d'autres  rapprochements 
encore;  on  pourrait  même  retrouver  dans  notre  manu- 
scrit cet  autre  ouvrage  cité  dans  les  deux  autres  passages 
que  nous  avons  mentionnés  2,  l'un  de  V Introduclio  ad 
theologiam ,  l'autre  de  la  Theologia  christiana,  ou- 
vrage qu'Abélard  appelle  lui-même  sa  grammaire.  Du- 
chesne,  qui  a  connu  et  rapporté  le  premier  passage,  celui 
de  V Introductio ,  propose  d'y  lire  5  dialecticam  au  lieu 
de  grammatical», ,  parce  qu'il  s'agit  d'un  sujet  de  lo- 
gique, la  quantité,  laquelle  est  en  effet  une  des  catégo- 
ries d'Aristote.  Mais  à  ce  compte,  dans  l'autre  passage 
de  la  Theologia  christiana,  il  faudrait  donc  introduire 
le  même  changement,  et  lire  aussi  dialectica  au  lieu  de 
grammatica,  car  il  s'agit  aussi  de  logique  et  d'une  sorte 
de  commentaire  ou  révision  des  Catégories,  in  retracta- 
tione  Prœdicamentorum.  Ces  changements  ne  sont  point 
nécessaires.  D'abord,  en  principe,  les  deux  copistes  n'ont 
pu  s'entendre  pour  faire  tous  deux  la  même  faute  dans 
deux  ouvrages  différents,  et  l'identité  des  deux  leçons  est 
une  preuve  de  leur  commune  authenticité.  Ensuite  la 
logique  et  la  grammaire,  surtout  la  grammaire  générale 
dont  il  est  question,  se  ressemblent  fort,  et  Abélard  a  très- 

\.  Ouvr.  inéd.,  p.  29  s. 

2.  Pages  7  ei  8. 

5.  Aliœl.  opp.,  i>.  Il2"i,  IICO. 


34  PHILOSOPHIE  SCHOLASTIQUE. 

bien  pu  appeler  grammaire  la  première  partie  de  sa 
logique ,  celle  qui  traitait  des  parties  de  la  peusée  et  du 
discours ,  de  partibus  orationis ,  et  qui  contient  dans 
notre  manuscrit  les  commentaires  sur  Porphyre,  sur  les 
Catégories  d'Aristote  ,  et  sur  l'Interprétation.  Celte  hypo- 
thèse semble  se  vérifier  quand  on  rencontre  dans  notre 
commentaire  sur  les  Catégories  un  traité  de  la  quantité, 
de  Quantitate  (  feuillet  \M  verso)  ',  ce  qui  est  le  titre 
de  l'ouvrage  cité  par  X Introductio ,  et  dans  ce  môme 
commentaire  encore  un  traité  des  relations ,  de  Relalivis 
(fol.  -122  recto)  2,  où  les  relations  sont  démontrées 
n'avoir  d'existence  que  dans  leurs  sujets ,  ce  qui  est  la 
thèse  même  du  passage  de  la  Theologia  christiana.  On 
y  retrouve  précisément  le  même  exemple  à  la  fois  logique 
et  théologique.  De  tout  cela  on  pourrait  induire  l'identité 
de  la  Grammaire  d'Abélard  et  de  sa  Dialectique  ,  et  sur- 
tout on  peut  en  conclure  que  sa  Dialectique  est  bien  en 
effet  l'ouvrage  contenu  dans  notre  manuscrit. 

Mais  quelque  plausibles  que  nous  paraissent  a  nous- 
même  ces  conjectures,  n'oublions  pas  que  ce  ne  sont  que 
des  conjectures.  Après  tout,  il  serait  possible  qu'Abélard, 
qui  avait  beaucoup  écrit  sur  la  dialectique,  pliirima, 
comme  il  le  dit  lui-même,  eût  fait  un  traité  de  grammaire 
différent  de  sou  traité  de  dialectique ,  bien  que  ces  deux 
écrits  dussent  avoir  plus  d'un  trait  de  ressemblance  et 
plus  d'une  matière  commune;  et  il  serait  possible  encore 
que  le  manuscrit  de  Saint-Victor  ne  fût  ni  l'un  ni  l'autre 
de  ces  deux  écrits.  Faute  d'un  témoignage  positif  et  irré- 
cusable, il  vaut  mieux  nous  en  tenir  ace  que  nous  avons; 

1.  Ouvr.  inéd. ,  p.  178. 

2.  ibid.,?.  201. 


ABÉLAUD.  35 

et,  soit  que  notre  manuscrit  renferme  ou  non  l'ou- 
vrage auquel  la  Théologie  chrétienne  fait  allusion  et  le 
traité  de  dialectique  que  paraît  avoir  possédé  Duchesne , 
nous  pouvons  affirmer  du  moins  avec  la  plus  entière  cer- 
titude qu'il  contient  un  monument  de  dialectique  d'une 
vaste  étendue,  parfaitement  ordonné,  composé  avec  le 
plus  grand  soin,  qui  peut  représenter  a  nos  yeux  les  au- 
tres écrits  d'Àbélard  sur  les  mêmes  matières,  et  qui  nous 
donne  une  idée  exacte  et  complète  de  ses  idées  et  de  ses 
travaux  dialectiques.  Nous  publions  donc  presque  inté- 
gralement cet  important  ouvrage  '. 

Il  n'est  pas  très-facile  de  déterminer  l'époque  où  il  a 
pu  être  composé.  Nous  n'avons  trouvé  dans  le  texte  au- 
cun fait,  aucune  donnée  positive  qui  nous  permette  de 
prétendre  ici  à  un  résultat  certain. 

Date  probable  de  la  composition  de  ce  traité  de  dialectique. 

Les  gloses  du  manuscrit  de  Saint-Germain  ont  été  très- 
probablement  composées  pendant  le  cours  de  l'enseigne- 
ment d'Abélard  ,  qu'elles  reproduisent;  mais  ce  ne  sont 
point  ici  des  gloses ,  ce  n'est  pas  même  un  commentaire, 
a  proprement  parler;  c'est  un  ouvrage  original  où  Abé- 
lard  a  libremeut  employé  et  mis  a  profit  tous  les  auteurs 
qui  faisaient  autorité  sur  la  matière.  Ce  ne  sont  plus  des 
cahiers  de  professeur,  rédigés  avec  négligence,  c'est  un 
livre  travaillé  avec  soin.  Il  est  adressé  à  un  frère  de  l'au- 
teur. On  sait  par  Abélard  lui-même  2  qu'il  avait  plusieurs 

\.  Ottvr.inM.,?.  ^3-503. 

2.  Abwl.  opp.  Histor.  Calam.,  p.  4.  Abélard  était  certainement  l'aîné 
de  ses  frères.  Cela  résulte  de  la  phrase  :  Sic  itaijue  primogenlttm  snum 
quauto  cariorem  habebat  (pater),  tunlo  diïtgentlus  erudiri  cwavii. 


26  PHILOSOPHIE    SCIIÔLASTIQUE. 

frères  auxquels  il  avait  cédé  son  droit  d'aînesse.  On  sait 
encore,  par  le  registre  du  Paraclet  cité  par  Duchesne  ' , 
qu'un  de  ses  frères  se  nommait  Raoul,  Radulphus.  Ce- 
lui auquel  ce  livre  est  adressé  y  est  appelé  Dagobert, 
Dagoberius.  Abélard  en  parle  avec  tendresse;  il  a  com- 
posé ce  livre  à  sa  prière,  pour  l'instruction  de  ses  ne- 
veux :  (Fol  ^2  v°)  -  «  Cumvoluminis  quantitatem  men- 
«  tis  imaginatione  collustro,  et  simul  quae  facla  sunt  res- 
«  picio  et  quœ  facienda  sunt  penso,  pœnitet,  frater 
«  Dagoberte,  petilionibus  tuis  assensum  prœstitisse,  ac 
«  tanlum  agendi  negotium  prœsurnpisse.  Sed  ciun  lasso 
«  mihi  jam  et  scribendo  fatigato  lua3  memoria  caritalis  ac 
«  nepolum  disciplinée  desiderium  occurrit,  vestri  statim 
«  coutemplatione  mibi  blandiente,  languoromnis  mentis 
«  discedit;  et  animatur  virlus  ex  amore,  quae  pigrafue- 
«  rat  ex  labore ,  ac  quasi  jam  rejectum  onus  in  humeros 
«  rursus  caritas  tollit,  et  corroboralur  ex  desiderio  quae 
«  languebat  ex  fastidio.  »  Cependant,  quoique  Abélard 
ait  parliculièrement  destiné  cet  ouvrage  a  sa  famille,  il 
avait  aussi  en  vue  le  public  et  l'utilité  commune  :  (Fol. 
-191  verso) 3  «  Ad  tuam,  frater,  imo  ad  commun em  om- 
«  nium  utilitatem.  »  Partout,  dans  cet  ouvrage,  respire 
une  fierté  qui  va  souvent  jusqu'à  l'orgueil  et  qui  éclate  à 
travers  une  mélancolie  profonde.  Souvent  Abélard  parle 
de  ses  ennemis  et  de  ses  malheurs  en  homme  découragé 


La  phrase  qui  suit,  bien  entendue,  loin  de  conlrcdirc  la  première,  la  con- 
firme :  Tanlo  earum  ( litterarum )  amore  illectus  sum,  ut  mililaris  glo- 
rice pompam  cum  hœreditale  et  preeror/ativa  primogenitorum  meo- 
rwn  fralribus  derelhiquens,  etc.  Lisez  meis  au  lieu  de  inconnu. 

\.  AbcTl.  opp.  Noix,  p.  \  \\i. 

2.  Ouvr.  indtl.,  p.  220. 

5.  Ibid. ,  p.  430. 


ABÉLARD.  37 

et  abattu  ;  mais  souvent  aussi  le  sentiment  de  son  génie  et 
la  grandeur  de  ses  desseins  le  relèvent,  et  ce  dialecticien 
du  douzième  siècle  s'exprime  quelquefois  comme  plus 
tard  auraient  pu  le  faire  Roger  Bacon  ou  Galilée.  Je  ci- 
terai pour  exemple  le  début  des  premiers  Analytiques, 
fol.  -132  verso1  :  «  Necpropter  œmulorum  detractationes 
«  obliquasque  invidorumcorrusiones,  nostro  decrevimus 
«  proposito  cedendum ,  nec  a  communi  doclrinœ  usu 
«  desistendum.  Etsi  enim  invidia  nostrœ  tempore  vitœ 
«  scriptis  nostris  doctrinal  viam  obstruât,  studiique  exer- 
«  cilium  apud  nos  non  permittat,  tum  sallem  eis  habenas 
«  remitti  non  despero,  cum  invidiam  cum  vita  nostra  su- 
«  premus  dies  terminaverit,  et  in  bis  quisque  quod  doc- 
«  trinae  necessarium  sit  inveniet...  Post  omnes  tamen  ad 
«  perfectionem  doclrinœ  locum  studio  nostro  reservaluni 
«  non  ignoro...  Conlido  autem  in  ea  quœ  mini  largius 
«est  ingenii  ahundantia,  ipso  coopérante  scientiaruni 
«  dispensatore,  non  pauciora  vel  minora  me  prœstiturum 
«  eloquentiœ  Peripaleticœ  munirnenta  quam  illi  prestite- 
«  runtquoslatinorum  célébrât  studiosadoctrina.  »  Ce  lan- 
gage, à  la  fois  superbe  et  inquiet,  trahit  un  homme  plein  du 
sentiment  de  ses  forces  et  de  la  beauté  de  son  entreprise, 
mais  qui  a  déjà  éprouvé  ce  qu'il  en  coûte  d'oser  appli- 
quer la  dialectique  à  la  théologie ,  et  cet  écrit  suppose  in- 
contestablement pour  nous  la  première  condamnation 
d'Abélard  au  concile  deSoissonsen  \\2\  ;car  auparavant 
il  n'aurait  pu  dire,  comme  il  le  fait  ici ,  qu'on  lui  a  in- 
terdit d'enseigner  et  d'écrire. 

Il  y  a  même  un  autre  passage  qui  pourrait  faire  placer 
cet  écrit  après  le  concile  de  Sens.  On  sait  qu'à  ce  dernier 

l.  Ouvr.  inéd.,  p.  227. 

il.  4 


38  PHILOSOPHIE  SCIIOLASTIQUE. 

concile  une  des  principales  accusations  intentées  contre 
Abélard  fut  de  trop  imiter  Platon  et  de  défigurer  l'idée  du 
Saint-Esprit  en  le  considérant  comme  l'aine  du  monde. 
En  effet,  cette  analogie  est  tout  au  long  développée  par 
Abélard  dans  l'Introduction  et  dans  la  Théologie.  Inlrod., 
lib.  I,  pag.  -J0I5.  «  Bene  autem  Spiritum  Sanctum  ani- 
«  mam  mundi  quasi  vitam  universitatis  posuit....  Quod 
«  dicit  vero  Deum  excogitasse  terlium  animoo  genus,  quod 
«  animam  mundi  dicimus,  laie  est  ac  si  tertiam  a  Deo  et 
«  vow  personam  adstruat  esse  Spiritum  Sanctum  in  illa 
«  spirituali  divina  subslantia.  »  Theol.  christ.,  lib.  I , 
pag.  -H86  :  «  Nunc  autem  illa  Platonis  verba  de  anima 
«  mundi  diligenter  discutiamus,  ut  in  eis  Spiritum  Sanc- 
«  tuni  integerrime  designatum  esse  agnoscamus.  »  Sur 
quoi  saint  Bernard  s'était  écrié  :  «  Dum  multum  sudat 
«  quomodo  Platonem  faciat  ebristianum,  se  probat  ethni- 
«  cum  »  [Epist.  ad pap.  Innoc).  Ici,  au  contraire, 
Abélard  combat  celte  même  doctrine  qu'il  a  professée  dans 
l'Introduction  et  la  Théologie.  Ce  morceau  est  trop  im- 
portant pour  ne  pas  être  rapporté  tout  entier  (fol.  -195 
verso  ')  :  «  Sunt  autem  nonnulli  catholicorum  qui,  alle- 
«  goriœ  nimis  adhœrentes,  Sanctœ  Trinitatis  fidemin  bac 
«  consideratione  conantur  ascrihere,  cum  videlicet  ex 
«  summo  Deo  queni  Tagaion  appellant,  Noi  naturam 
«  intellexerunt  quasi  filium  ex  pâtre  genitum  ;  ex  Noi 
«  vero  animam  mundi  esse  quasi  ex  filio  Spiritum  Sanc- 
«  tum  procedere.  Qui  quidem  spiritus  cum  lotus  ubique 
«  diffusus  omnia  contineat,  quorumdam  tamen  fidelium 
«  cordibus  per  inhabilantem  gratiam  sua  largitur  charis- 
«  mata  quœ  vivificare  dicilur  suscitando  in  eis  virtutes  7 

\.  Ouv.  inéd.,  p.  47». 


ABÉLARD.  39 

«  in  quibusdara  vero  dona  ipsius  vacare  videulur  quoj 
«  sua  digna  habilatione  non  invenit,  cum  tanien  et  ipsis 
«  prœsentia  ejus  non  desit,  sed  virtutuni  exercitium.  Sed 
«  bœc  quideni  fldes  Platonica  ex  eo  erronea  esse  convin- 
«  citur  quod  illam  quam  inundi  auiniam  vocat,  non  co- 
«  œlernain  Deo  sed  a  Deo ,  more  creaturarum ,  originem 
«  babere  concedit.  Spiritus  enim  Sanctus  ita  in  perfec- 
«  tione  divina)  Trinitatis  consistit,  ut  tam  patri  quam 
«  filio  consubstantialis  et  coœqualis  et  coœternus  esse  a 
«  nullo  fidelium  dubitetur  ;  unde  nullo  modo  tenori  ca- 
«  tholicœ  fîdei  adscribendum  est  quod  de  anima  inundi 
«  Platoni  visum  est  constare.  »  Cet  avis  s'adresse  à  quel- 
qu'un des  pbilosopbes  platoniciens  du  douzième  siècle,  et 
vraisemblablement  a  Bernard  de  Chartres1  ;  mais  il  peut 
aussi  fort  bien  s'appliquer  à  Abélard.  C'est  un  désaveu  in- 
direct très-positif,  et  Saint  Bernard  lui-même  aurait  dû 
s'en  tenir  pour  satisfait.  Il  semblerait  donc  impossible  de 
ne  pas  admettre  que  ce  morceau ,  de  la  plus  rigoureuse 
orthodoxie,  a  du  suivre  et  non  pas  précéder  le  concile 
de  Sens.  En  ce  cas ,  il  faudrait  supposer  que  l'ouvrage 
que  nous  examinons  a  été  composé  après  -H  40,  dans  les 
dernières  années  de  la  vie  d'Âbélard,  lorsque  après  sa  der- 
nière condamnation  il  était  retiré  à  Cluny,  auprès  de 
Pierre  le  Vénérable.  Dans  cet  asile,  il  écrivait  et  travail- 
lait encore,  comme  nous  l'apprend  la  lettre  de  Pierre  le 
Vénérable  à  Héloïse  2.  «  Nec  momenlum  aliquod  prsc- 
«  terea  sinebat  quin  simper  aut  orarct  aut  legeret  aut 
«  scriberet  aut  diclaret....  antiqua  sua  revocans  studia, 
«  libris  semper  incunibcbat.  »  A  l'appui  de  celte  bypo- 

1.  Voyez  l'Histoire  littéraire  de  la  France,  t.  xn,  p.  271. 

2.  Abœl.  opp.  epist.  23,  p.  341. 


40  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

thèse,  on  pourrait  dire  encore  qu'excepté  quelques  échap- 
pées d'amertume  et  de  fierté  douloureuse ,  il  règne  en 
général  dans  cet  écrit  un  ton  assez  calme  sur  les  hommes 
et  sur  les  choses.  Dans  VHistoria  calamitatum  écrite  à 
Saint-Gildas  entre  ses  deux  condamnations,  Ahélard  s'ex- 
prime sur  son  maître  Guillaume  de  Champeaux  avec  irri- 
tation et  dédain.  Ici  il  le  critique  quelquefois,  plus  sou- 
vent il  le  défend ,  toujours  il  le  traite  avec  une  considé- 
ration marquée.  A  l'égard  de  Roscelin,  la  violence  de  la 
lettre  a  févêque  de  Paris  qui  se  trouve  dans  la  collection 
ded'Amboise1  contraste  singulièrement  avec  le  langage 
exempt  de  passion  du  manuscrit  de  Saint-Victor.  La  doc- 
trine de  Roscelin  y  est  censurée  sévèrement ,  mais  sans 
aucun  fiel.  Il  semble  même  que  toutes  ces  querelles  dia- 
lectiques sont  déjà  bien  loin  d'Abélard  ,  car  il  en  parle 
comme  de  souvenirs  d'un  autre  âge....  memini....  di- 
cere  solebam....  Ces  formules  reviennent  sans  cesse.  A 
ce  propos,  il  faut  remarquer  que  le  fragment  de  Saint- 
Germain  est  d'un  ton  bien  différent.  C'est  une  polémique 
serrée,  vigoureuse,  incisive,  on  y  sent  une  âme  encore 
tout  engagée  dans  les  luttes  de  l'école.  Il  serait  donc  pos- 
sible que  ce  fragment  appartînt  à  une  époque  de  la  vie 
d'Abélard  plus  voisine  de  sa  jeunesse,  tandis  que  le  tran- 
quille, l'orthodoxe,  le  mélancolique  ouvrage  que  nous  a 
conservé  notre  manuscrit,  semble  avoir  été  composé 
dans  la  dernière  partie  de  la  vie  d'Abélard ,  après  sa 
seconde  condamnation  ,  dans  la  paisible  et  laborieuse  so- 
litude où  cet  ardent  génie  est  allé  s'éteindre. 

Mais  une  grave  difficulté  s'oppose  à  cette  conclusion. 
Si  le  traité  que  renferme  le  manuscrit  de  Saint-Victor  est 

I.  Abxl.  opp.  epist.  23,  p.  334. 


ABÉLARD.  41 

en  effet  postérieur  à  la  seconde  condamnation  d'Abélard, 
il  s'ensuit  qu'il  n'a  pu  être  cité  dans  la  Theologia  ehris- 
tiana,  et  que  par  conséquent  il  n'est  pas  la  célèbre  dia- 
lectique a  laquelle  la  Theologia  christiana  fait  allusion. 
Ou  si  Ton  persiste  à  reconnaître  la  dialectique  dans  le 
manuscrit  de  Saint-Victor,  il  faut  alors  renoncer  à  sou- 
tenir que  notre  traité  ait  été  composé  dans  les  dernières 
années  de  la  vie  d'Abélard.  Quelle  que  soit  donc  la  véri- 
table date  de  la  composition  de  cet  écrit ,  nous  allons  le 
considérer  et  l'étudier  en  lui-même,  et  le  réunissant  au 
fragment  de  Saint-Germain  sur  les  genres  et  les  espèces, 
ainsi  qu'aux  diverses  gloses  du  même  manuscrit,  recher- 
cher ce  que  ces  anciens  monuments,  publiés  pour  la  pre- 
mière fois  et  rassemblés  daus  ce  volume,  peuvent  nous 
fournir  de  lumières  nouvelles  sur  Abélard,  sur  sa  philo- 
sophie et  sur  celle  de  son  siècle. 

Des  ouvrages  d'Abélard  jusqu'alors  inconnus,  qu'indiquent 
nos  manuscrits. 

I.  Une  des  premières  questions  que  la  curiosité  adresse 
à  tout  ouvrage  d'un  auteur  célèbre,  qui  voit  le  jour  pour 
la  première  fois,  est  celle-ci  :  Ce  monument,  jusqu'alors 
inconnu,  ne  nous  en  révélerait-il  pas  d'autres  encore  du 
même  auteur?  Puisque  Abélard  avait  fait  tant  d'ouvrages 
de  philosopbie ,  la  découverte  de  l'un  d'eux  pourrait  con- 
duire ii  celle  de  quelques  antres;  ainsi  c'est  YIntroductio 
ad  Theologia///  et  la  Theologia  christiana  qui  nous  ont 
appris  qu' Abélard  avait  composé  un  traité  de  dialectique, 
traité  que  nous  croyons  avoir  retrouvé  dans  celui  que  nous 
publions.  Celui-ci,  à  son  tour,  ne  pourrait-il  nous  mettre 
sur  la  trace  de  quelque  autre  écrit,  aujourd'hui  perdu  ou 

4. 


42  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

peut-être  encore  enseveli  dans  la  poussière  d'une  biblio- 
thèque ,  comme  le  nôtre  l'était  il  y  a  si  peu  de  temps? 
A  cet  égard ,  le  manuscrit  de  Saint-Victor  nous  fournit 
plus  d'un  document  précieux.  D'abord ,  comme  nous 
l'avons  déjà  dit,  il  nous  apprend,  par  plus  d'un  passage, 
que  la  Dialectique  commençait  par  un  livre  qui ,  dans 
l'économie  générale  de  ce  grand  traité,  occupait  la  place 
de  l'Introduction  de  Porphyre  dans  l' Organum ,  et  vrai- 
semblablement roulait  sur  les  mêmes  matières.  Ce  livre, 
appelé  le  livre  des  Parties,  liber  Parlium,  manque  dans 
notre  manuscrit,  et  probablement  il  est  à  jamais  perdu 
pour  nous  ;  car  le  manuscrit  de  Saint-Victor  paraît  unique 
en  Europe.  C'est  dans  ce  liber  Partium  que  devaient  se 
trouver  les  questions  les  plus  curieuses  et  les  plus  impor- 
tantes de  la  dialectique,  et,  à  en  juger  par  le  reste  de 
l'ouvrage  dont  il  formait  le  commencement ,  il  devait 
cire  aussi  étendu  et  aussi  développé  que  la  glose  sur  l'In- 
troduction de  Porphyre  est  brève  et  aride.  A  défaut  du 
livre  lui-même,  du  moins  en  avons-nous  quelques  frag- 
ments dans  les  allusions  nombreuses  qu'Abélard  fait  à  son 
propre  ouvrage.  Ces  allusions  recueillies  feraient  suffisam- 
ment connaître  ce  premier  livre  de  la  Dialectique  '  ;  mais 
ce  n'est  pas  là  le  seul  document  que  contienne  le  manu- 
scrit de  Saint-Victor.  Il  nous  révèle  encore  l'existence  d'un 
autre  ouvrage  d'Abélard  que  rien  jusqu'ici  ne  pouvait 
nous  faire  soupçonner.  Il  parait  qu'outre  ses  gloses  sur 
Porphyre,  sur  Aristote  et  sur  Boëce,  et  notre  grand  traité 
de  dialectique  ,  Abélard  avait  aussi  composé  un  autre 
traité  de  dialectique  beaucoup  plus  élémentaire  que  le 

\.  Elles  sont  dans  les  Ouv.  inéd.,  aux  pages  20î,  205,  227,  537,  400, 
4-17,  etc. 


ABÉLAKD.  43 

noire,  à  l'usage  des  commençants.  Voici,  en  effet,  ce 
que  nous  trouvons,  fol.  4  37  recto  '  :  «  Quaj  autcm  in— 
«  viccm  contraria;  propositions  vel  contradictoriœ,  quae 
«  etiam  subalterne  vel  subcontraria)  dicantur  aut  quas 
«  ad  invicem  inferentias  vel  differentias  qualesque  con- 
a  versiones  habeant ,  in  his  introductiouibus  diligenter 
«  patefecimus  quas  ad  tenerorom  dialecticorum  erudi- 
«  tionem  conscripsimus.  »  Et  ailleurs,  fol.  -147  recto2: 
«  Quam  etiam  diffinitionem  (  syllogismi)  Boethius  in  se- 
«  cundo  Categoricorum  suorum  commémorât  ac  diligen- 
«  ter  singulas  expediondo  differentias  pertractat ,  sicut  in 
«  illa  altercatione  de  loco  et  argumeutatione  monstravi- 
«  mus  quam  ad  simplicem  dialecticorum  institutionem 
«  conscripsimus.»  Ailleurs  encore,  fol.  \  51  verso 3  :  «  Non 
«  est  autem  prœtermittenda  ad  cognilionem  loci  diffe- 
«  reuliœ  doctrina  introductionum  nostrarum  quas  ad 
«  primam  tenerorum  institutionem  conscripsimus,  in 
«  quibus....  »  Il  semble  bien  que  cette  introduction  élé- 
mentaire a  la  dialectique  portait  le  nom  d'Introduction  , 
lntroductiones ;  car  ce  nom,  que  nous  avons  déjà  ren- 
contré deux  fois,  revient  constamment.  (Fol.  \  67  verso)  ''. 
«  Non  est  autem  prajtereunduni  illas  determinationes 
«  cassas  et  inutiles  esse  quœ  a  quibusdam  minus  eruditis 
«  maximis  proposilionibus  apponunlur  superflue  ,  quasi 
«  integris  vestimentis  panniculi  quidam  assuantur;  quas 
«  quidem  in  his  introductiouibus  quas  ad  parvulorum 
«  institutionem  conscripsimus  nos  posuissc  meminimus.  » 

\.  Ouvr.  inëd,,  p.  2:.  i. 

2.  Ibid.,  p.  332. 

3.  Ibid.,  pages  303,  300. 

4.  Ibid.,  p.  366. 


ii  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

Il  résulte  de  celte  dernière  citation  que  ces  Introrluctiones 
avaient  été  composées  par  Abélard  à  une  époque  déjà  éloi- 
gnée de  lui  et  probablement  dans  sa  jeunesse  :  on  pour- 
rait même  supposer  que  leur  vrai  titre  n'était  pas  seule- 
ment lnlroductiones,  mais Introductionesparvulorum; 
car  on  trouve  cette  formule,  fol.  163  verso  '  :  «  Sicut  in 
introduclionibus  parvulorum  ostendimus  ;  »  et  encore, 
fol.  \  85  verso  2  :  «  Unde  me  introductfonibus  parvulorum 
«  confirmasse  memini  lalium  consequentiarum  conver- 
«  siones.  »  Toutes  ces  citations  ne  peuvent  donc  laisser 
aucun  doute  sur  l'existence  d'un  ouvrage  élémentaire  de 
dialectique  composé  par  Abélard  dans  sa  jeunesse,  et  qui 
avait  pour  titre  :  Introductionesparvulorum. 

Faut-il  voir  encore  l'indication  d'un  ouvrage  nouveau 
dans  cette  phrase  où,  a  propos  d'un  sophisme  de  dialec- 
tique, Abélard  dit,  fol.  -180  recto  3  :  «  Hujus  autem  supra 
«  posita;  argumentationis  sophisticee  solutionem  primus 
«  fantasiarum  nostrarum  liber  plene  continet.  »  Le  ma- 
nuscrit donne  bien  fantasiarum  ;  mais  ce  mot  nous  est 
fort  suspect.  Abélard  a-t-il  pu  faire  et  publier  un  ou- 
vrage sous  ce  titre  :  Mes  rêveries,  Mes  caprices?  Mais 
nous  ne  sommes  pas  encore  au  temps  où  les  écrivains 
traitent  assez  familièrement  le  public  pour  lui  adresser 
leurs  fantaisies.  Ou  bien  fantasiœ  désignerait-il  d'avance 
les  quodlibeta  du  quatorzième  et  du  quinzième  siècle?  On 
lit  encore,  fol.  \tf  recto  4,  à  l'occasion  des  diverses  pro- 
positions du  syllogisme  et  de  leurs  rapports  :  «  Sed  de  bis 


\.  Ouvr.  inéd.,  p.  581. 

2.  Ibid.,  p.  -i  10. 

3.  //;;</.,  p.  12A. 
-$.  Ibid.,,  p.  308. 


ABÉLARD.  45 

«  quidemquaeulroque  termino  participant  in  secundo  Poi- 
«  clierii  nostri  satis  dictum  esse  arbitror.  »  Le  manuscrit 
donne  bien  poicherii  comme  il  donnait/an  tasiarum.  Mais 
Poicherii  n'a  pas  de  sens  ;  c'est  évidemment  une  leçon 
corrompue.  Ce  mot  caclie-t-il  un  opuscule  inconnu 
d'Abélard,  ou  faut-il  y  voir  seulement  la  citation  alté- 
rée d'un  ouvrage  déjà  connu?  Eu  tout  cas,  il  s'agit 
toujours  du  même  sujet;  de  sorte  que  nous  serions 
tenté  de  retrouver  encore  ici  les  Introductiones,  et,  par 
exemple,  au  lieu  de  poicherii ,  de  lire  enchiridii,  ou 
tout  autre  mot  qui  désignerait  le  manuel  déjà  mentionné. 
Sans  doute  il  ne  faut  pas  tourmenter  les  textes  pour  les 
ramener  a  une  hypothèse;  mais  il  ne  faut  pas  non  plus 
être  esclave  des  fautes  d'un  copiste,  et,  sur  de  trom- 
peuses apparences,  multiplier  sans  nécessité  les  écrits 
d'un  auteur.  Nous  nous  garderons  donc  de  conclure  des 
deux  phrases  que  nous  venons  deciterqu'Àbélard,  outre  les 
Introductiones  parvulorum,  avait  composé  deux  autres 
écrits  de  dialectique,  l'un  nommé  Poicherium  ,  l'autre 
Fantasias  ;  nous  nous  contenterons  de  tirer  avec  certi- 
tude, des  nombreuses  citations  que  nous  avons  mises  sous 
les  yeux  du  lecteur,  l'existence  incontestable  de  ces  In- 
troductiones parvulorum >,,  Introduction  à  la  dialectique 
à  l'usage  des  commençants;  puis  ramenant  l'inconnu  au 
connu,  l'absurde  au  raisonnable,  nous  pourrions  propo- 
ser de  réduire  les  deux  autres  écrits  que  désignent  les 
deux  phrases  en  question,  à  des  altérations  diverses  du 
titre  du  même  ouvrage  authentique  ,  tant  de  fois  cité  par 
notre  manuscrit. 

Ainsi  l'existence  d'un  traité  élémentaire  de  dialectique, 
que  n'indiquait  aucun  catalogue,  que  rien  ne  permettait 
de  soupçonner,  pas  même  la  plus  légère  allusion  ou  d'Abé- 


46  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

lard  ou  de  quelqu'un  de  ses  contemporains ,  tel  est  le 
premier  renseignement  que  fournit  cette  nouvelle  pu- 
blication à  l'histoire  de  la  philosophie  du  douzième  siècle. 
Ce  renseignement  n'est  point  à  dédaigner;  en  voici  un 
autre  plus  important. 

Que  Roscelin  a  été  le  maître  d'Abélard. 

II.  C'est  un  problème  longtemps  agité  et  non  encore 
résolu  parmi  les  historiens  de  la  philosophie,  si  Ahélard  a 
eu  Roscelin  pour  maître  :  Abélard  lui-môme  ,  dans  YHis- 
toria  calamitatum ,  raconte  en  détail  ses  études  sous 
Guillaume  de  Champeaux,  leurs  querelles  et  sa  victoire; 
et  nos  manuscrits  disent  sans  cesse  :  magister  noster  V. 
et  W.  Mais  Roscelin  a-t-il  été  aussi  le  maître  d'Abélard? 
Àventinus,  Annal.  Boior.,  lib.  VI,  dit  positivement  : 
«  Ilisce  quoque  temporibus  fuisse  reperio  Rucelinum , 
«  magistrum  Pétri  Abaelardi.  »  Aventinus  a  évidemment 
emprunté  cette  opinion  a  Othon  de  Freisingen ,  contem- 
porain d'Abélard,  De  Gestis  Friderici,  lib.  I,  cap.  xlii  : 
«  Habuit  tamen  primum  prœceptorem  Rocelinum  quem- 
«  dam,  qui  primus  nostris  jtemporibus  in  logica  senten- 
«  tiam  vocum  instituit.  »  L'autorité  de  ce  deruier  témoi- 
gnage est  telle  qu'elle  semble  devoir  emporter  tout  le 
reste  ;  cependant  on  y  a  résisté ,  et  par  des  raisons  qui 
ont  leur  poids.  La  première  est  que ,  dans  celte  hypo- 
thèse, il  est  impossible  de  comprendre  comment  Abélard, 
qui,  dans  YHistoria  calamitatum,  nous  raconte  toute 
sa  vie  et  nous  entretient  de  ses  rapports  avec  Guillaume 
de  Champeaux,  aurait  oublié  un  maître  aussi  célèbre  que 
Roscelin  ;  la  seconde  est  que ,  s'il  avait  eu  Roscelin  pour 
maître ,  il  l'aurait  un  peu  plus  ménagé  dans  sa  lettre  à 


ABÉLARD.  47 

l'évoque  de  Paris.  Mais  la  raison  la  plus  solide  est  l'ex- 
tréme  difficulté  de  trouver  l'époque  de  la  vie  d'Abé- 
lard  où  il  aurait  pu  étudier  sous  Roscelin.  Abélard  est 
mort  en  1442,  à  l'âge  de  soixante-trois  ans,  quelque 
temps  après  sa  condamnation  au  concile  de  Sens,  en  1  MO. 
D'un  autre  côté ,  il  semble  bien  que  Roscelin  n'a  pu  en- 
seigner, soit  à  Compiègne ,  soit  a  Paris,  soit  ailleurs, 
qu'avant  sa  condamnation  au  concile  deSoissons,  en  \  092  ; 
car,  depuis,  il  vécut  dans  l'exil  en  Angleterre;  et  quand, 
exilé  aussi  d'Angleterre  ,  il  revint  en  France ,  il  dut  y 
être  trop  en  disgrâce  pour  qu'il  lui  fût  permis  d'ensei- 
gner. Or,  en  4  092,  Abélard  n'avait  pas  plus  de  treize  ans. 
Ces  raisons  sont  si  fortes,  qu'elles  ont  entraîné  presque 
tout  le  monde,  et  les  auteurs  de  V Histoire  littéraire  ', 
et  Meiners  2,  et  en  dernier  lieu  Tennemann  3.  Cepen- 
dant voici  un  passage  qui  met  au  néant  toutes  ces  raisons. 
Fol.  194  verso  ',  Abélard  dit  lui-même  :  «  Fuit  autem,  me- 
<(  mini,  magistri  nostri  Ros.  (évidemment  Roscelini)  tam 
a  insana  sentenlia,  ut  nullam  rem  partibus  constare  vel- 
«  let,  sed  sicut  solis  vocibus  species,  ita  et  partes  adscri- 
«  bebat.  »  Ainsi  nous  n'avons  plus  seulement  le  témoi- 
gnage d'Olbon  de  Freisingen,  nous  avons  celui  d' Abélard, 
qui  n'a  pas  pu  se  tromper  sur  un  pareil  point.  Si  donc 
il  est  certain  que  Roscelin  a  été  le  maître  d' Abélard  ,  il 
faut  bien  que  la  ebose  ait  été  possible.  Aventinus  dit  que 
Roscelin  était  de  Bretagne  comme  Abélard  ;  Otbon,  qu'il 
fut  le  premier  maître  d' Abélard  ;  et  celui-ci  nous  apprend 

\.  Tome  ix,  art.  Iioscelin. 

2.  Comm.  Goit.,  tome  xi.  De  Nominaliutn  ac  Realium  iniliis,  etc., 
p.  29. 
5.  Tome  vm,  ire  part.,  p,  170. 
■*.  Ouvr.  inéd.,  p.  ni. 


48  PHILOSOPHIE   SCIIOLASTIQUE. 

lui-même  que  de  très-bonne  heure  il  eut  la  passion  des 
lettres  et  de  la  dialectique.  Il  n'est  donc  pas  impossible 
que,  vers  l'âge  de  treize  ans,  ou  môme  un  peu  plus  tard, 
car  on  place  aussi  le  premier  concile  de  Soissons  vers 
-1093,  Abélard  ait  eu  pour  premier  maître  en  Bretagne 
dans  sa  première  jeunesse  son  compatriote  Roscelin.  Mais 
il  est  plus  vraisemblable  qu'à  son  retour  en  France,  Ros- 
celin, sans  enseigner  en  public,  aura  fait  quelques  leçons 
dans  l'ombre ,  et  qu'Abélard  avant  de  se  fixer  à  Paris  , 
l'aura  entendu  ou  en  Bretagne  ou  a  Compiègne  ,  dans  les 
dernières  années  du  onzième  siècle  ou  dans  les  premières 
du  douzième,  c'est-à-dire  vers  l'âge  de  vingt  ans.  Ce 
premier  enseignement  lui  aurait  inculqué  de  bonne  heure 
le  nominalismc,  dont  il  ne  rejeta  que  les  extravagances, 
et  expliquerait  comment,   en  arrivant  dans  l'école   de 
Guillaume  de  Champeaux  ,  il  s'y  trouva  tout  formé,  en 
quelque  sorte  ,  pour  résister  au  réalisme.  Si  Abélard  ne 
parle  pas  de   Roscelin   dans  YHistoria  calamitatum , 
c'est  qu'alors  sous  le  poids  d'une  condamnation,  et  ayant 
eu  gravement  à  se  plaindre  de  Roscelin  ,  il  ne  pouvait  lui 
convenir  sous  aucun  rapport  de  rappeler  ce  qu'il  lui  de- 
vait; et  il  était  encore  bien  moins  tenté  de  le  faire  dans 
sa  lettre  a  l'évêque  de  Paris,  où,  attaqué  par  Roscelin,  il 
se  défend  avec  l'amertume  et  l'emportement  de  sa  situa- 
tion et  de  son  caractère.  D'ailleurs,  tout  cède  à  l'autorité 
du  témoignage   d'Abélard  lui-même  :  et  ce  témoignage 
décisif,  qui  met  fin  à  toute  discussion ,  nous  le  devons  à 
notre  manuscrit. 

Qu'Abélard  <Hait  tri's-ignoraut  en  mathématiques. 

III.  Le  savoir  d'Abélard,  l'étendue  et  les  limites  de  ce 


ABÉLARD.  49 

savoir,  forment  un  problème  qui  a  bien  plus  d'impor- 
tance encore  que  le  précédent.  En  effet ,  il  ne  s'agit  plus 
seulement  d'Abélard,  mais  de  son  siècle  entier  :  car  il  est 
bien  vraisemblable  qu'Abélard  savait  tout  ce  qu'on  savait 
de  son  temps .  et  les  bornes  de  ses  connaissances  peuvent 
être  considérées  à  peu  près  comme  celles  des  connais- 
sances mêmes  du  douzième  siècle.  Si  l'on  en  croit  dom 
Gervaise,  Abélard  n'aurait  rien  ignoré  '.  L'auteur  de  l'ar- 
ticle Abélard ,  dans  V Histoire  littéraire  de  la  France, 
dom  Clément,  a  fort  réduit  le  catalogue  des  connaissances 
d'Abélard,  mais  sans  apporter  plus  de  preuves  de  ses 
jugements,  sévères  quelquefois  jusqu'à  l'injustice,  que 
dom  Gervaise  n'en  donnait  de  ses  éloges  exagérés.  Parmi 
les  connaissances  que  celui-ci  attribue  à  notre  auteur, 
sont  les  matbématiques  et  l'astronomie.  V Histoire  lit- 
téraire remarque  que  «  la  géométrie ,  l'aritbmétique  et 
«  l'astronomie  étaient  des  sciences  aussi  communes  que 
a  peu  approfondies  au  douzième  siècle  ;  qu'on  se  conten- 
«  tait  alors  d'en  apprendre  les  éléments,  et  qu'il  ne  pa- 
«  raît  pas  qu'Abélard  ait  porté  ses  recliercbes  plus  loin  2.  » 
Ces  assertions  avaient  au  moins  besoin  de  preuves.  Le 
manuscrit  de  Saint-Victor  nous  les  fournit.  Abélard,  qui 
nulle  part  n'exagère  la  modestie  ,  y  avoue  lui-même  son 
entière  ignorance  en  mathématiques.  Déjà  on  avait  très- 
bien  senti,  d'après  lloëce,  la  difficulté  de  tirer  le  solide 
du  point  qui,  considéré  rigoureusement,  est  ou  semble 
une  abstraction.  Dans  cet  embarras,  Abélard  déclare 
adopter  l'opinion  de  son  maitreGuillaumede  Champeaux, 
qui  dérivait  la  ligne  du  point,  et  en  général  le  composé 

t.  Vied'AbèL,  t.  n,  p.  207. 

2.  Histoire  littéraire,  i.  m,  i>.  U8. 

II.  5 


50  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

du  simple,  folio  117  verso,  an  chapitre  :  De  puncto  et 
guœ  ex  eo  nascuntur  quant itatibus,  linea,  superficie, 
corpore;  insuper  de  loco  * .  «  Affermit  quoque  advenus 
«  liane  constilutionem  linea1  quae  de  punctis  est,  quod  in 
«  arilhmetica  Boethins  ponit .  cnm  scilicel  ait  :  Si  punc- 
«  tum  puncto  supraponis ,  nihil  eftîcies,  tanquam  si  ni- 
«  liiluni  niliilo  jungas.  Cujus  quidem  solutionis  et  si  mul- 
«  tas  ab  aritlimeticis  solutiones  audierim  ,  iiullam  tamen 
«  a  me  praeferendam  judico,  quia  ejns  artis  îgnarum 
o  omnino  me  cognosco.  Talem  aulem,  memini,  rationem 
«  magistri  nostri  sententia  praeteudebat,  »  etc....  Il  est 
donc  certain  qu'Abélard  était  dépourvue  de  toute  con- 
naissance mathématique.  La  citation  qu'il  fait  de  Boëce 
prouve  qu'il  connaissait  son  traité  d'arithmétique  ;  il  est 
probable  qu'il  connaissait  aussi  le  peu  de  pages  insigni- 
fiantes que  Boëce  a  laissées  sur  la  géométrie,  mais  il  ne 
connaissait  rien  au  delà  ;  et  nul  en  France,  ni  même  en 
Europe,  n'en  savait  davantage  au  douzième  siècle,  excepté 
peut-être  ceux  qui,  comme  Adékird,  de  Bath,  et  avant  lui 
Constantin  et  Gerbert,  avaient  voyagé  en  Espagne  ou  en 
Orient,  et  puisé  à  des  sources  arabes  un  savoir  plus 
étendu. 

Qu'il  ne  savait  pas  le  grec. 

Maintenant.  Abélard  savait-il  le  grec?  Jusqu'ici  la  cri- 
tique n'avait  guère  le  droit  d'aller  au  delà  du  doute.  11 
était  même  naturel  de  supposer  qu'Abélard  savait  le  grec, 
puisqu'il  en  cite  très-souvent  des  mots,  il  est  vrai  isolés, 
et  que  ces  mots  sont  écrits  en  grec  dans  l'édition  de 
d'Amboise.  Ensuite,  dans  la  lettre  qu'il  écrit  aux  reli- 

•i.  Ouvr.  inéd.,  p.  iso. 


ABÉLARO.  51 

gieuses  du  Paraclet,  de  Studio  litterarum  ',  il  leur  re- 
commande d'étudier  non-seulement  le  latin ,  mais  le  grec 
et  l'hébreu.  Il  insiste  sur  l'utilité  et  la  nécessité  de  savoir 
ces  deux  langues ,  pour  lire  dans  l'original  le  Nouveau 
Testament;  il  propose  aux  religieuses  du  Paraclet  l'exem- 
ple de  leur  abbesse  Héloïse,  qui  sait  a  la  fois  ,  dit-il ,  le 
latin ,  l'hébreu  et  le  grec  :  «  Magisterium  liabetis  in  matre. . . 
«  quai  non  solum  latinte,  verum  eliam  tam  hebraicae 
«  quam  grœcœ  non  expers  littérature ,  sola  hoc  tempore 
«  illam  trium  linguarum  adepla  peritiam  vidclur.  »  Il 
n'est  guère  vraisemblable  que  le  maître  n'en  sût  pas  au- 
tant que  f écolière.  Enfin,  on  se  rappelle  la  lettre  d'Abé- 
lard  a  saint  Bernard,  sur  \epanem  supersubstantialem*, 
qu'Abélard  avait  persuadé  aux  religieuses  du  Paraclet  de 
substituer,  dans  l'oraison  dominicale,  a  panent  quoti- 
dianum,  sur  divers  motifs,  et  d'après  l'autorité  de  l'Église 
grecque  qui  dit  :  tot  âprov  t\\ûùs  rôv  êmoûaiov.  On  peut  très- 
bien  préférer  la  leçon  grecque  à  la  leçon  latine,  dans  ce 
cas  comme  en  d'autres.  Pour  réfuter  les  hérétiques  dans 
la  question  de  la  Trinité  n'a-t-on  pas  eu  recours  à  un  mot 
grec  qui  rend  parfaitement  les  rapports  des  trois  per- 
sonnes entre  elles,  a  savoir  le  mot  5(aooô«ov?  Toute  cette 
érudition  semble  attester  une  connaissance  même  assez 
grande  de  la  langue  grecque;  et  cependant  il  n'en  est 
rien.  Le  manuscrit  de  Saint-Victor  contient  plusieurs  pas- 
sages qui  démontrent  qu'Abélard  ne  savait  pas  le  grec. 
Nous  allons  rapporter  ici  intégralement  ces  divers  pas- 
sages. 


■i .  Abœl  opp.,  p.  2-i -S , 
2.  Ibid.,  p.  2-SO. 


52  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

Premier  passage,  fol.  121  verso  '  :  «  De  bis  quidem 
«  prœdicainenlis  [quando,  ubi,  situ,  habere)  difficile  est 
«  perlractare  quorum  doctrinam  ex  auctoritate  non  ha- 
«  hemus,  sed  numerum  tantum.  Ipse  enim  Aristotdes , 
«  iu  tola  prœdicamentorum  série,  sui  sludii  operam  non 
«  nisi  quatuor  prœdicamenlis  adhibuit,  subslantiaj  scili- 
«  cet,  quantitati,  ad  aliquid  ,  qualitati  ;  de  facere  aulcm 
«  vel  pati  niliil  aliud  docuit,  nisi  quod  contrarietatem  ac 
«  comparatiouemsusciperent.  De  quibus  quidem,  Boetliio 
«  teste ,  ipse  in  aliis  operibus  suis  plene  perfecteque 
«  tractaverat.  De  reliquis  aulem  quatuor,  quaudo  scili- 
«  cet,  ubi,  situ,  babere,  eo  quod  manifesta  sunt ,  nibit 
«  prœter  exempla  posuit.  Manifesta  autem  bœc  quatuor 
«  vel  iudedixil  quod  ex  aliis  innascantur,  vel  ex  eo  quod 
«  in  aliis  operibus  suis  de  bis  satis  traclalum  sit.  De  ubi 
«  quidem  ac  quando,  ipso  quoque  attestante  Boelbio,  in 
«  Pbysicis,  de  omnibusque  altius  subliliusque  in  bis  libris 
«  quos  Metapbysica  vocat,  exequitur.  Quœ  quidem  opéra 
«  ipsius  nullus  adhuc  translator  latinae  linguœ  aptavit  ; 
«  ideoque  minus  natura  borum  nobis  est  cognita.  » 

Deuxième  passage.  Au  cbapitre  sur  le  relatif,  de  Re- 
lalivis,  fol.  123  verso  2,  après  avoir  examiné  la  défini- 
tion de  Platon  et  celle  d'Aristote,  et  avoir  pris  parti  pour 
celte  dernière  ,  il  dit  :  «  Hœc  quidem  de  relativis  Arislo- 
«  telem  plurimum  sequentes  diximus,  eo  scilicet  quod  ex 
«  ejus  operibus  latina  eloquentia  maxime  sit  a r mata,  ejus- 
«  que  scripta  anlecessores  nostri  de  grœca  in  banc  lin— 
«  guam  transtulerint.  Qui  fortassc  si  etiam  scripta  ma- 
«  gistri  ejus  Plalonis  in  bac  arte  novissemus,  uti(jue  et  ea 

1.  Ouvr.  inéd.,  p.  200. 

2.  lbid.,  pages  205,  20G. 


ABÉLARD.  53 

a  recipercmus .  nec  forsitan  calomnia  discipuli  de  difii- 
«  nitioue  magislri  recta  videretur.  Novimus  etiara  ipsum 
«  Aristotelem  et  in  aliis  locis  adversus  eunideni  magis- 
«  trum  suum  et  primum  totius  philosophie  ducem ,  ex 
«  fomite  fortassis  invidia?  aut  ex  avaritia  oominis  ,  ex 
«  manifest  itione  scientiœ  insnrrexisse,  quibusdara  et  so- 
«  phisticis  argumeutationibus  adversus  ejus  senlentias 
«  inhiantern  (lirnicassse,  ut  iu  eo  quod  de  uiotu  animœ 
«  llacrobius  meminit  ...  Sed  quouiaui  Platonis  scripta 
«  iu  hac  arle  uondum  cogaovit  latinitas  nostra,  eum  de- 
«  fendere  iu  his  quae  ignorâmes  non  prœsumamus.  » 

Troisième  passage,  fol.  132  verso  '  :  i  Sunt  autem  très 
«  quorum  septem  eodicibos  omnis  in  hac  arte  eloquentia 
«  latina  armatur.  Aristotelis  enim  duos  tautum,  Praedica- 
«  mentorum  scilicet  et  Péri  ermenias  libres,  usus  adbuc 
«  latiuurum  cognovit  ;  Porphyrii  vero  uiuim,  quividelicet 
«  dequinque  vocibus  coDseriptus,  génère  scilicet,  specie, 
«  differentia,  proprio  et  accidente,  introductionem  ad 
«  ipsa  préparât  Pnedicamenla.  Boethii  autem  quatuor  in 
«  consuetudiuem  duximus  libros,  videlicet  Divisionum 
«  et  Topicoruni  cum  syllogismis  tam  catégoriels  quam 
«  hypolheticis.  Quorum  omnium  snmmam  nostra?  dialee- 
«  ticae  textus  plenissime  concludet ,  et  in  locem  usumque 
«  legeutium  ponet...  » 

Quatrième  passage,  fol.  168  verso9:  «De  contra  - 
«  rietaie  autem  in  vi  prœdicamentorum  nihil  omniao  in 
«  textu  Pnedicamenloruni  quem  habemus  déterminait, 
«  horum  scilicet  :  quando,  ubi ,  situs ,  uabere.  Nec  uns 
«  qoidem  quod  aoetoritas  indeterminatum  reliquil  de- 

)    Ouvr.  mid.,  [>.  228,  220. 
2.  lbtd,\>.  390. 

6. 


54  PHILOSOPHIE  SCHOLASTIQUE. 

«  terrninare  prœsumemus,  ne  forte  aliisejus  operibus  quœ 
«  latina  non  novit  eloquentia  contrarii  reperiamur.  » 

De  ces  quatre  passages  jusqu'ici  entièrement  inconnus, 
et  qui  s'éclairent  et  se  développent  l'un  l'autre,  nous 
allons  tirer  une  suite  de  conséquences  certaines,  qui  met- 
tront dans  une  lumière  manifeste  le  véritable  état  de 
l'érudition  philosophique  d'Abélard  et  de  son  siècle. 

La  première  de  ces  conséquences  résout  la  question  si 
Abélard  savait  le  grec.  Il  ne  le  savait  pas  ;  il  en  convient 
lui-même  quatre  fois  dans  le  manuscrit  de  Saint-Victor, 
puisqu'il  y  convient  quatre  fois  qu'il  est  condamné  à 
ignorer  tout  ce  qui  n'est  pas  écrit  en  latin.  Cette  preuve 
de  fait  est  au-dessus  de  toutes  les  apparences  contraires, 
et  une  fois  admise  elle  les  explique  facilement.  D'abord , 
il  a  plu  a  d'Amboise  d'écrire  en  grec  les  mots  grecs  que 
cite  de  loin  en  loin  Abélard  ;  mais  il  est  probable  que , 
dans  les  manuscrits  de  d'Amboise  ,  ils  étaient  écrits  en 
latin  :  car  ceux  qui  se  rencontrent  dans  la  Theologia 
christiana  sont  écrits  en  latin  ,  et  l'habile  éditeur  s'est 
bien  gardé  de  leur  restituer  leur  vraie  forme  ;  il  l'a  ré- 
servée pour  les  notes.  Il  en  est  de  même  de  nos  manu- 
scrits et  de  notre  édition.  D'ailleurs,  quand  Abélard  au- 
rait écrit  lui-même  dans  leur  forme  véritable  quelques 
mots  grecs  ,  cela  ne  prouverait  nullement  qu'il  sût  le 
grec  ;  car  presque  tous  ces  mots  sont  déjà  dans  plusieurs 
Pères  latins,  par  exemple,  dans  saint  Jérôme  ;  et  nous  ne 
voulons  pas  dire  qu' Abélard  ignorait  le  grec  au  point  de 
ne  pouvoir  se  rendre  compte  de  quelques  mots  isolés  dont 
il  avait  sous  les  yeux  la  traduction.  Il  est  possible  qu'il  eût 
quelque  teinture  des  éléments  de  la  grammaire  grecque; 
mais  il  ne  savait  pas  véritablement  le  grec  ,  et  il  ne  pou- 


ABÉLARD.  55 

vait  mettre  à  proGt  les  Pères  et  les  auteurs  grecs  en  très- 
petit  nombre  qu'on  possédait  a  cette  époque.  Et  môme  , 
quoi  qu'il  en  dise  ,  ou  plutôt ,  sans  excéder  ses  propres 
paroles,  nous  soupçonnons  fort  que  l'habileté  d'Héloïse 
en  ce  genre  se  bornait  a  ne  pas  être  étrangère  à  la  langue 
grecque,  grœcœ...,  non  expers  littératures,  etàen  con- 
naître les  éléments  comme  Abélard  pouvait  les  connaître 
lui-même  :  car  elle,  qui  sans  aucune  pédanterie  se  com- 
plaît à  citer  tant  d'auteurs  latins,  comment  aurait-elle 
mauqué  a  citer  aussi  quelques  passages  d'auteurs  grecs 
alors  non  traduits,  si  l'un  et  l'autre  avaient  pu  lire  ces 
auteurs? 

Si  donc  Abélard  ne  savait  pas  le  grec,  il  est  clair,  et  il 
le  dit  lui-même,  qu'il  ne  pouvait  connaître  de  l'antiquité 
philosophique  que  ce  qui  en  avait  été  traduit  en  latin  ;  et 
ici  on  se  demande  quels  étaient  les  auteurs  grecs,  j'en- 
tends les  philosophes,  dont  il  existait  des  traductions  la- 
tines au  douzième  siècle  ?  Par  exemple  ,  existait-il  a  celle 
époque  une  traduction  latine  de  Platon  ou  du  moins  de 
quelques-uns  de  ses  dialogues  ? 

Qu' Abélard  ae  connaissait  tout  au  plus,  de  Platon,  que  le  Tiniée  dans  la 
version  de  Chalcidius. 

Il  semble,  au  premier  coup  d'oeil,  qu'Abélard  était  très- 
familier  avec  Platon.  Loin  de  là  ;  il  y  a  dans  Ylntroduc- 
tio  ad  thcologiam  et  dans  la  Tkeoloyia  christiana  des 
citations  du  Tiniée  qui  prouvent  qu'Abélard  possédait  seu- 
lement leTimée  de  Chalcidius;  il  est  certain  qu'il  ne  con- 
naissait véritablement  aucun  autre  dialogue  du  maître 
d'Arislole.  Dans  un  des  passages  que  nous  avons  tirés  du 
manuscrit  de  Saint-Victor,  Abélard  dit  lui-même  qu'il  ne 


S6  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

connaît  pas  les  ouvrages  de  Platon  ,  parce  que  ces  ouvrages 
n'ont  pas  été  traduits  en  latin  :  «  Si  etiam  scripta  ma- 

«  gistri  ejns  Platonis  in  bac  arte  novissemus ;  sed 

«  qnoniam  Platonis  scripta  in  hac  arte  nondiira  cognovit 
«  latinilas  nostra,  eum  defendere  in  lus  quœ  ignoramus 
«  non  prsesumamus....  »  El  il  ne  faut  pas  être  dupe  de 
la  restriction  apparente  cachée  dans  les  mots  in  hac  arle\ 
car  cette  restriction,  prise  a  la  lettre,  n'irait  pas  a  moins 
qu'a  attribuer  à  Abélard  la  connaissance  de  tous  les  ou- 
vrages de  Platon  qui  ne  sont  pas  consacrés  a  la  dialectique. 
Mais  il  ne  peut  être  question  pour  ces  ouvrages,  le  Timée 
excepté,  que  d'une  certaine  connaissance  vague  et  très- 
générale  ,  d'après  des  témoignages  étrangers  ,  tels  que 
ceux  de  Cicéron ,  de  Macrobe,  de Cbalcidius  ;  tandis  que, 
pour  la  théorie  dialectique  de  Platon  ,  ces  auteurs  n'en 
disant  absolument  rien  ,  tous  les  témoignages  latins  man- 
quent ;  par  conséquent ,  Abélard  en  est  réduit  à  ce  qu'en 
dit  Arislote  ,  et  n'en  peut  porter  aucun  jugement  assuré. 
Tel  est,  selon  nous,  le  seul  sens  raisonnable  de  la  phrase 
de  notre  manuscrit. 

Qu'Abélard  ne  connaissait  d'Aristotc  que  VOrganum,  et  de  VOrganum 
que  les  trois  premières  parties  traduites  par  Boèce. 

Du  moins  cette  phrase  même  semble- t-elle  indiquer 
qu'à  défaut  des  ouvrages  de  Platon,  ceux  d'Aristole  étaient 
alors  traduits  en  latin,  et  qu'ils  étaient  connus  d'Abélard. 
Mais  M.  Jourdain  a  soutenu  et  démontré  '  que  la  plupart 
des  grands  ouvrages  d'Aristotc  étaient  inconnus  en  Eu- 
rope et  en  France  avant  le  treizième  siècle  ;  qu'on  ne  pos- 

1.  Recherches  critiques  sur  l'âge  et  sur  l'origine  des  traductions  latines 
d'Aristotc.  1 819. 


ABÉLARD.  57 

sède  aucun  manuscrit  d'une  traduction  latine  de  la  Phy- 
sique et  de  la  Métaphysique  antérieure  a  cette  époque  ;  et 
que  jusque-là  nul  philosophe  sciiolastique  ne  parle  de  ces 
deux  ouvrages  comme  les  ayant  véritablement  lus.  Le 
premier  passage  d'Abélard,  que  nous  avons  emprunté  au 
manuscrit  de  Saint-Victor,  est  péremptoire  :  «  Qua3  qui- 
«  dem  opéra  (la  Physique  et  la  Métaphysique)  ipsius  nul- 
«  lus  adhuc  translator  latinae  linguce  aptavit,  ideoque  mi- 
«  nus  nalura  horum  nobis  est  cognila.  »  Toutes  les  re- 
cherches de  M.  Jourdain  aboutissent  à  cette  phrase  ,  qui 
les  confirme  et  les  résume. 

Il  est  donc  établi  qu'Ahélard  et  ses  contemporains 
n'avaient  point  de  version  latine  de  Platon,  et  que  d'Aris- 
tote  ils  ne  possédaient  que  la  logique,  ce  qu'on  appelle 
YOrganum,  à  savoir  :  les  Catégories  avec  l'Introduction 
de  Porphyre,  l'Interprétation,  les  Analytiques,  les  Topi- 
ques et  le  Traité  des  arguments  sophistiques,  dans  la  tra- 
duction et  avec  les  commentaires  de  Boëce.  C'est  à  quoi 
les  critiques  les  plus  sévères  ont  réduit  l'érudition  philo- 
sophique avant  le  treizième  siècle.  C'est  là  l'opinion  au- 
jourd'hui régnante.  Cette  opinion  nous  paraît  trop  in- 
dulgente encore.  Selon  nous ,  il  faut  réduire  encore  la 
part  déjà  si  faible  du  douzième  siècle,  ou  du  moins  de 
la  première  moitié  du  douzième  siècle.  Abélard  ne  con- 
naissait pas  même  tout  YOrganum  ,  mais  seulement  ses 
trois  premières  parties  :  l'Introduction  de  Porphyre  ,  les 
Catégories  et  l'Interprétation  dans  la  traducti  on  de  Boëce  ; 
quant  à  celle  des  trois  dernières  parties  de  YOrganum  , 
à  savoir  :  les  Topiques,  les  Analytiques  et  les  Arguments 
sophistiques,  elle  existait  sans  doute  quelque  part,  mais 
elle  était  encore  à  peu  près  inconnue.  Plusieurs  passages 


58  PHILOSOPHIE  SCHOLASTIQUE. 

authentiques  du  manuscrit  de  Saint-Victor  placent  cette 
opinion,  en  ce  qui  regarde  Abélard,  au-dessus  de  toute 
contestation. 

M.  Jourdain  (Recherches,  etc.,  page  32)  fait  observer 
que  les  œuvres  d' Abélard  offrent  des  citations  de  l'Intro- 
duction de  Porphyre,  des  Catégories,  de  l'Interprétation, 
des  Topiques  et  des  Arguments  sophistiques,  et  que  plu- 
sieurs contemporains  d' Abélard  citeut  les  Analytiques; 
mais  la  question  est  de  savoir  si  ces  citations  sont  de  pre- 
mière ou  de  seconde  main.  Nul  doute  qu'au  douzième 
siècle  on  ne  sût  parfaitement  qu'Aristote  avait  écrit  tous 
les  ouvrages  dont  se  compose  YOrganum  ,  comme  on 
savait  que  Platon  avait  composé  la  République;  mais  il 
s'agit  de  savoir  si  on  possédait  ces  ouvrages  mêmes  tra- 
duits en  latin.  Incontestablement  Abélard  connaissait 
l'Introduction  de  Porphyre,  les  Catégories  et  l'Interpré- 
tation :  notre  publication  le  démontre,  puisqu'elle  con- 
tient des  gloses  détaillées  d' Abélard  sur  ces  trois  ouvrages. 
Ces  gloses  portent  sur  la  traduction  latine  de  Boëce,  et 
elles  témoignent  d'une  connaissance  entière  des  commen- 
taires de  Boëce  sur  ces  trois  premières  parties  de  YOrga- 
num. Il  est  encore  manifeste  qu' Abélard  connaissait,  car 
il  les  cite  sans  cesse,  les  Topiques  de  Boëce,  ses  deux 
traités  des  syllogismes  catégoriques  et  des  syllogismes  hy- 
pothétiques ,  et  son  Traité,  de  la  Division  ;  mais  il  igno- 
rait sa  traduction  des  Analytiques ,  des  Topiques  et  des 
Arguments  sophistiques  d'Aristote.  Remarquez  que  dans 
cette  multitude  de  gloses  dialectiques  d' Abélard ,  que 
contient  le  manuscrit  de  Saint-Germain,  il  n'y  en  a 
pas  une  seule  sur  aucun  de  ces  trois  traités,  qui  certes 
en  avaient  grand  besoin,  et  qu'Abclard  aurait  étudiés  et 


ABÉLARD.  59 

commentés  s'il  les  avait  eus.  Quant  au  livre  des  Argu- 
ments sophistiques,  Abélard  ne  le  cite  qu'une  fois,  et  cette 
unique  citation,  que  rapporte  M.  Jourdain,  prouve  seu- 
lement qu' Abélard  n'ignorait  pas  qu'Aristote  avait  com- 
posé un  traité  sous  ce  titre;  mais  elle  ne  prouve  nulle- 
ment qu'il  connût  ce  traité.  Voici  cette  citation,  Abeel. 
opp.,  p.  239-240  :  «  Unde  et  a  scriploribus  diatecticae 
«  nec  hujus  arlis  tractatus  est  prœtermissus,  cum  ipse 
«  Peripateticorum  princeps,  Aristoteles,  hanc  quoque  tra- 
«  diderit,  elenchos  scribens  sophisticos.  »  Dans  le  long 
traité  de  dialectique  que  contient  le  manuscrit  de  Saint- 
Victor,  les  citations  que  nous  rencontrons  des  Arguments 
sophistiques  ne  sont  guère  plus  significatives.  Ainsi , 
fol.  4  38  verso  '  :  «  Sex  autem  sophismatum  gênera  Aris- 
«  tolelem  in  sophisticis  elenchissuis  posuisse  Boethius  in 
«  secunda  editioue  Péri  ermenias  commémorât.  »  Peut- 
on  admettre  qu' Abélard  eût  cité  de  cette  façon  les  Argu- 
ments sophistiques,  s'il  les  eût  connus  directement  et 
par  lui-même?  Jean  de  Salisbury  donne  sans  doute  des 
Topiques  et  des  Analytiques  une  analyse  2  qui  atteste 
une  vraie  connaissance  de  ces  deux  ouvrages  dans  la  tra- 
duction de  Boëce  :  mais  Jean  de  Salisbury  est  déjà  posté- 
rieur à  Abélard.  Pour  ce  dernier,  tous  les  doutes  doivent 
céder  au  passage  péremploirc  que  nous  avons  tiré  du 
manuscrit  de  Saint  -  Victor.  Abélard  dit  positivement 
qu'il  n'y  avait,  de  son  temps,  que  sept  ouvrages  de  dia- 
lectique écrits  en  latin  :  deux  d'Arislole ,  les  Catégories 
et  l'Interprétation;  un  de  Porphyre,  l'Introduction;  et 
quatre  de  Boëce  (outre  ses  commentaires  sur  les  trois 

i.  Onvr.  inêd.,  p.  2:;s. 

2.  Melalofjicus ,  libl>.  m  etiv. 


60  PniLOSOPIIïE   SCIIOLASTIQl'E. 

précédents  ouvrages),  savoir,  le  Traité  des  divisions,  le 
Traité  des  Topiques  (c'est-à-dire  de  Différent  ris  topi- 
cis),  et  les  deux  traités  des  Syllogismes  catégoriques  et 
des  Syllogismes  hypothétiques.  Abélard  déclare  qu'il  n'a 
connu  et  employé  que  ces  sept  ouvrages.  Le  passage  est  for- 
mel :  «  Aristotelis  euim  duos  tantura,  Prsedicameutorum 
«  scilicet  et  Péri  ermennis  libres  usus  ad  hue  lalinorum 
«  cognovit.  »  On  ne  peut  pas  s'expliquer  plus  nettement. 
Ce  passage  authentique,  écrit  au  milieu  du  douzième 
siècle,  renverse  toutes  les  objections  et  toutes  les  appa- 
rences contraires;  et  nous  regardons  désormais,  sur  l'au- 
torité irréfragable  d'Abélard  lui-même,  comme  un  point 
démontré  et  acquis  a  la  critique,  qu'Abélard  ne  connais- 
sait de  YOrganum  q'.:e  l'Introduction  de  Porphyre,  les 
Catégories  et  l'Interprétation  dans  la  traduction  de  Boëce; 
qu'il  n'avait  aucune  traduction  ni  des  Topiques,  ni  des 
Analytiques,  ni  des  Arguments  sophistiques;  qu'aucune 
traduction  latine  de  ces  trois  ouvrages  n'était  répandue 
de  son  temps;  et  qu'outre  les  trois  écrits  ci-dessus  men- 
tionnés de  Porphyre  et  d'Aristote,  il  n'avait  à  sa  dis- 
position d'autres  ouvrages  de  l'ancienne  dialectique  que 
ceux  de  Boëce. 

Si  ces  conclusions,  déduites  des  passages  précédem- 
ment cités  du  manuscrit  de  Saint-Victor,  sont  incontes- 
tables, on  est  frappé  et  comme  effrayé  de  la  pénurie  des 
ressources  philosophiques  de  celte  époque.  Quatre  écrits 
de  Boëce,  commentateur  clair  et  méthodique,  mais  sans 
profondeur;  d'Aristote  lui-même,  l'Interprétation,  c'est- 
à-dire  un  traité  de  grammaire,  et  les  Catégories,  qui, 
n'étant  plus  rattachées  b  la  Métaphysique  et  à  la  Physique, 
n'offrent  guère  qu'une  classification  dont  on  n'aperçoit 


ABÉLARD.  G1 

pas  tonte  la  portée;  enfin  l'Introduction  de  Porphyre, 
évidemment  destinée  à  des  commençants,  et  où  l'auteur 
évite  à  dessein  toutes  les  grandes  questions  et  s'arrête  a 
la  surface  des  choses  :  tels  sont  les  seuls  matériaux  que 
possédaient  Abélard  et  ses  contemporains,  .le  dis  ses  con- 
temporains; car  il  n'est  pas  vraisemblable  qu'Abélard,  si 
curieux  de  philosophie,  si  passionné  pour  Platon  et  pour 
Aristote,  n'ait  pas  recherché  avec  le  plus  grand  soin  toutes 
les  traductions  connues  des  écrits  de  ces  deux  grands 
hommes.  Ses  contemporains  n'étaient  donc  pas  plus 
riches  que  lui  ;  évidemment  ses  deux  maîtres  de  la  fin  du 
onzième  siècle  et  du  commencement  du  douzième,  Ros- 
celin  et  Guillaume  de  Charapeaux,  devaient  être  tout 
aussi  dépourvus  que  leur  disciple.  Il  n'y  a  pas  non  plus 
de  raison  pour  que  le  neuvième  et  le  dixième  siècle  aient 
connu  des  traductions  qui  auraient  disparu  au  onzième. 
Nous  nous  sommes  engagés  dans  la  lecture  des  diverses 
gloses  de  Raban-Maur  que  contient  le  manuscrit  de  Saint- 
Germain  '.  Sur  quoi  portent  ces  gloses?  sur  l'Introduc- 
tion de  Porphyre,  dont  la  fin  manque,  sur  l'Interpréta- 
tion, et  sur  les  Topiques  de  Boëce.  La  traduction  de  Por- 
phyre et  d'Aristote  sur  laquelle  sont  établies  ces  gloses, 
est  celle  de  Boëce.  Il  n'y  a  de  gloses  ni  des  Topiques 
d'Aristote  ni  des  Analytiques  ni  des  Arguments  sophis- 
tiques. Dans  tout  le  manuscrit,  il  n'y  a  pas  un  seul  mol 
qui  puisse  faire  soupçonner  que  Raban  connût  ces  ou- 
vrages, et  il  y  a  un  passage  qui  prouve  formellement 
qu'il  n'avait  jamais  eu  entre  les  mains  les  Analytiques. 
«  Volunl  enim  quemdam  libium  esse  qui  vocelur  liber 

i.  Kabanut  super  Porphyrlum, fol  80  recto,  col.  i,  jusqu'au  fol.  100 
verso,  col.  2. 

H.  0 


C2  PHILOSOPHIE   SCIIOLASTIQUE. 

(i  demonstrationum,  qui  apud  nos  in  usa  non  est'.  » 
Ainsi  Boëce,  et  sa  traduction  des  trois  premières  parties 
de  YOrganum,  voilà  le  point  de  départ  de  l'esprit  hu- 
main au  moyen  âge,  voilà  le  cercle  dans  lequel  il  se  meut 
en  talonnant  pendant  plusieurs  siècles. 

Ici  on  se  demande  naturellement  ce  qu'on  a  pu  faire 
avec  de  si  faibles  ressources;  et  après  avoir  recueilli  les 
divers  documents  que  contenaient  nos  manuscrits  pour 
l'histoire  extérieure  de  la  philosophie  dans  le  siècle  d'Abé- 
lard,  nous  allons  instituer,  avec  leur  secours,  des  re- 
cherches d'un  ordre  différent  et  entrer,  pour  ainsi  dire, 
dans  les  entrailles  mômes  de  la  scholastique. 

Que  la  philosophie  scholastique  est  sortie  d'une  phrase  de  Porphyre , 
traduite  par  Boëce. 

Nous  l'avons  vu  :  Boëce  peut  être  considéré  au  moyen 
âge  comme  le  lien  entre  le  passé  et  les  temps  nouveaux. 
Chrétien  et  latin,  il  traduit  de  la  philosophie  grecque  et 
païenne  ce  qui  pouvait  servir  à  polir  et  à  façonner  un 
peu  la  rude  enfance  du  christianisme  barbare.  Remar- 
quez que  la  grammaire  et  la  logique  péripatéticienne  con- 
venaient admirablement  à  celte  éducation  ;  car  YOrga- 
num n'est  pas  plus  païen  que  chrétien  :  il  formait  l'esprit 
sans  compromettre  la  foi.  Aussi  l'étude  de  Boëce  devint- 
elle  aisément  universelle,  et  elle  fut  longtemps  utile  pour 
aiguiser,  assouplir,  fortifier  la  pensée  et  lui  imprimer 
l'habitude  de  la  rigueur  et  de  la  précision  ;  mais  tombant 
uniquement  sur  la  forme,  elle  eût  fini,  trop  prolongée, 
par  épuiser  l'esprit  humain  en  le  retenant  dans  une  dia- 
lectique aride.  Heureusement  dès  le  début  de  YOrga- 

1 .  Fol.  86  verso ,  col.  2. 


ABÉLARD.  63 

num,  dans  l'Introduction  de  Porphyre,  se  rencontrait 
une  phrase  d'un  tout  autre  caractère,  une  phrase  qui 
n'était  plus  seulement  logique  et  grammaticale,  et  qui, 
au  lieu  d'imposer  une  théorie,  présentait  un  problème 
avec  l'alternative  de  deux  solutions  opposées,  entre  les- 
quelles on  pouvait  choisir  sans  compromettre  sa  loyauté 
envers  Porphyre,  qui  posait  le  problème  et  ne  le  résol- 
vait pas,  ni  envers  Aristole,  qui  ne  l'abordait  pas  direc- 
tement, ni  môme  envers  Boëce,  qui  n'avait  pas  l'air  d'y 
attacher  une  grande  importance.  Plusieurs  siècles  de 
gloses  et  de  commentaires  passèrent  sur  ce  problème  sans 
en  apercevoir  la  portée;  on  ne  l'entrevit  guère  qu'au  mi- 
lieu du  onzième  siècle.  Mais  a  peine  livré  à  l'examen, 
les  deux  solutions  contraires  qu'il  présentait  se  parta- 
gèrent les  esprits;  et  bientôt  agité  en  tous  sens,  et  fé- 
condé à  la  fois  par  la  témérité  et  par  la  sagesse,  il  en 
sortit  à  la  fln  du  onzième  siècle,  et  surtout  au  commen- 
cement du  douzième,  la  philosophie  scholastique  dans 
toute  son  originalité  et  sa  grandeur. 

Quel  était  donc  le  problème  qui  contenait  un  pareil 
avenir?  C'était  un  débris  de  la  philosophie  antique;  non 
de  celle  qu'avait  commentée  Doëce,  à  l'usage  des  contem- 
porains de  Théodoric,  mais  de  cette  grande  philosophie 
qui  avait  rempli  douze  siècles  de  ses  admirables  dévelop- 
pements. Ce  problème,  aujourd'hui  glacé  et  comme  pé- 
trifié sous  le  latin  de  Boëce,  avait  été  vivant  jadis  dans 
un  autre  monde;  il  avait  occupé  Platon  et  Aristote,  il 
avait  provoqué  des  luttes  immortelles  et  enfanté  des  sys- 
tèmes qui  s'étaient  longtemps  maintenus  debout  l'un 
contre  l'autre.  Ces  luttes  avaient  cessé;  celte  noble  phi- 
losophie était  éteinte;  la  société  qu'elle  éclairait  était  à 


65  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

jamais  ensevelie;  la  langue  même  dans  laquelle  toutes  ces 
grandes  choses  avaient  été  pensées  et  écrites,  avait  fait 
place  à  une  autre  langue,  qui  elle-même  n'était  qu'uue 
transition  à  une  langue  nouvelle.  Ainsi  marche  l'huma- 
nité; elle  n'avance  que  sur  des  débris.  La  mort  est  la 
condition  de  la  vie;  mais  pour  que  la  vie  sorte  de  la 
mort,  il  faut  que  la  mort  n'ait  pas  été  entière.  Si  dans 
les  orages  de  l'humanité  le  passé  disparaissait  tout  en- 
tier, il  faudrait  que  l'humanité  recommençât  a  frais  nou- 
veaux sa  pénible  carrière.  Le  travail  des  pères  serait 
perdu  pour  les  enfants;  il  n'y  aurait  plus  de  famille  hu- 
maine; y  aurait  solution  de  continuité  entre  les  généra- 
tions et  les  siècles.  Et  d'un  autre  côté,  si  le  monde,  qui 
doit  faire  place  à  un  monde  nouveau,  laissait  un  trop 
riche  héritage,  il  empêcherait  que  le  nouveau  ne  s'établît. 
Il  faut  que  quelque  chose  subsiste  du  passé,  ni  trop  ni 
trop  peu,  qui  devienne  le  fondement  de  l'avenir  et  main- 
tienne, à  travers  les  renouvellements  nécessaires,  la  tra- 
dition et  l'unité  du  genre  humain.  Ainsi ,  la  plupart  des 
langues  de  l'Europe  moderne  ont  leur  germe  primitif 
dans  la  langue  latine,  qu'elles  supposent  et  dont  elles 
s'écartent.  Otez  le  roman,  il  n'y  aurait  pas  eu  de  fran- 
çais, et  le  roman  est  une  ruine  du  latin.  Cette  ruine  est 
devenue  peu  a  peu  le  plus  admirable  édifice.  11  est  prouvé 
aujourd'hui  qu'un  certain  nombre  de  procédés  de  l'art 
antique  n'avaient  pas  entièrement  péri  au  moyen  âge,  et 
que  ces  procé  dés  ont  puissamment  servi  à  l'art  nouveau. 
Dans  l'architecture,  ce  premier  de  tous  les  arts,  entre  les 
deux  extrémités  du  style  grec  et  du  style  gothique  est  l'in- 
termédiaire du  style  byzantin.  En  poésie,  le  Dante  assu- 
rément ne  vient  pas  de  Virgile;  mais  lui-même  n'eût  ja- 


ABÉLARD.  65 

mais  été  sans  une  certaine  culture  latine  qui  guiderait, 
sans  l'altérer,  l'inspiration  de  la  muse  chrétienne.  Tant 
qu'il  ignore  absolument  l'antiquité,  le  moyen  âge  de- 
meure barbare.  Dès  qu'il  connaît  assez  l'antiquité  pour 
qu'elle  le  polisse,  sans  la  connaître  assez  pour  qu'elle  le 
subjugue,  alors  il  porte  avec  une  fécondité  admirable  les 
plus  belles  choses,  que  le  monde  n'avait  pas  encore  vues. 
Avant  ce  point,  tout  est  barbarie;  passé  ce  point,  et 
quand  plus  tard  l'antiquité  sort  de  son  tombeau  et  repa- 
raît tout  entière  a  la  lumière,  dans  cet  âge  qu'on  célèbre 
tant  sous  le  nom  de  renaissance,  il  n'y  a  plus  guère  en 
tout  genre  qu'un  commencement  d'imitation  ,  qui  tue 
peu  à  peu  l'inspiration  et  produit  l'abâtardissement,  et 
par  suite  encore  la  manière,  la  petitesse  ou  le  faux  gran- 
diose. 11  en  devait  être  de  même,  et  il  en  a  été  de  même 
eu  philosophie.  De  Charlemagne  jusqu'à  la  fiu  du  on- 
zième siècle  est  la  barbarie  de  la  pensée,  le  règne  de  la 
glose  et  du  commentaire  verbal.  Au  milieu  du  onzième 
siècle,  une  ère  nouvelle  commence.  L'antiquité,  un  peu 
mieux  connue,  fait  éclore  un  mouvement  intellectuel 
d'abord  très-faible,  mais  qui,  s' accroissant  par  degrés, 
éclate  au  douzième  siècle,  et  jusqu'à  la  fin  du  quinzième 
produit  sans  relâche  des  chefs-d'œuvre  originaux.  Le 
point  de  départ  de  ce  grand  mouvement  a  été  la  philoso- 
phie ancienne  et  VOrgamim  de  boëce.  Otez  ce  premier 
mobile,  et  le  mouvement  n'aurait  pas  eu  lieu  ;  mais  une 
fois  né,  il  s'est  soutenu  par  sa  propre  force  et  s'est  déve- 
loppé par  ses  effets  mêmes  :  les  pensées  heureuses  ont 
suscité  d'autres  pensées  dignes  d'elles;  les  chefs-d'œuvre 
ont  enfanté  des  chefs-d'œuvre  et  les  grands  hommes  des 
grands  hommes.  On  était  parti  des  plus  faibles  restes  de 

G 


66  PHILOSOPHIE  SCHOLASTIQUE. 

la  philosophie  ancienne,  et  on  est  arrivé  au  développe- 
ment le  plus  original  dans  sa  substance  et  même  dans  ses 
formes,  a  part  un  peu  de  pédanterie.  Cependant,  à  la  fin 
du  quinzième  siècle,  la  philosophie  ancienne  reparaît 
presque  tout  entière.  On  possède  enfin  tout  Aristote;  on 
acquiert  Platon  ;  on  lit  dans  leur  langue  ces  deux  grands 
esprits;  on  s'enchante,  on  s'enivre  de  cette  merveilleuse 
antiquité;  on  devient  platonicien,  péripatéticien,  pytha- 
goricien, épicurien,  stoïcien,  académicien,  alexandrin; 
on  n'est  presque  plus  chrétien  et  assez  peu  philosophe. 
On  est  savant  avec  plus  ou  moins  d'imagination  et  d'en- 
thousiasme; on  imite  à  tromper  les  plus  habiles;  on  est 
plein  d'esprit;  on  a  peu  de  génie.  Le  seizième  siècle  tout 
entier  n'a  pas  produit  un  seul  grand  homme  en  philosophie, 
Toute  l'utilité,  lamission  '  de  ce  siècle  n'a  guère  été  que  d'ef- 
facer et  de  détruire  le  moyen  âge  sous  l'imitation  artificielle 
de  l'antique,  jusqu'à  ce  qu'enfin,  au  dix-septième  siècle, 
un  homme  de  génie,  assurément  très-cultivé  mais  sans  au- 
cune érudition,  Descartes,  enfante  la  philosophie  mo- 
derne avec  ses  immenses  destinées.  Entre  la  philosophie 
ancienne  et  la  vraie  philosophie  moderne  est  la  philoso- 
phie du  moyen  âge,  la  scholastique.  Elle  est  née  d'une 
certaine  connaissance  de  l'antiquité,  viviflant  le  génie  et 
vivifiée  par  lui;  elle  est  morte  a  la  fin  du  quinzième 
siècle,  a  la  renaissance  de  l'antiquité,  dans  une  érudi- 
tion sans  critique,  animée  et  gâtée  par  l'imagination.  Le 
théâtre  de  la  philosophie  du  moyen  âge  a  sans  doute  été 
toute  l'Europe  chrétienne  ;  car  l'Europe  était  une  alors 
par  la  religion,  comme  aujourd'hui  elle  tend  a  le  deve- 

\.  ne  série,  t.  n,  leç.  se,  et  Fragments  de  philosophie  cartésienne, 
art.  Vanini  oo  la  puilosophie  avant  Descautes. 


ABÉLARD.  67 

nir  par  les  mœurs  et  le  gouvernement  représentatif; 
mais  dans  cette  forte  unité  se  détache  la  France,  qui  crée 
la  philosophie  scholastique  et  demeure  jusqu'à  la  6n  le 
foyer  où  elle  prend  sans  cesse  de  nouvelles  forces  et  d'où 
elle  se  répand  sur  l'Europe  entière.  On  peut  dire  que  la 
philosophie  scholastique  est  née  à  Paris  et  qu'elle  y  est 
morte.  Une  phrase  de  Porphyre,  un  rayon  dérobé  à  l'an- 
tiquité, la  produisit;  l'antiquité  tout  entière  l'étouffa. 

Du  problème  de  la  nature  des  genres  et  des  espèces ,  tel  qu'il  est  posé 
dans  la  plirase  de  Porphyre. 

Voici  cette  phrase  de  Porphyre,  telle  que  la  rencontra 
le  moyen  âge  dans  le  latin  de  Boëce,  avec  ce  qui  la  pré- 
cède et  ce  qui  la  suit  immédiatement  :  «  Cum  sit  necessa- 
«  rium ,  Chrysaori,  et  ad  eam  quae  est  apud  Aristotelem 
«  Prœdicamentorum  doctrinam,  nosse  quid  sit  genus, 
«  quid  differentia,  quid  species,  quid  proprium,  et  quid 
«  accidens ,  et  ad  difflnitionum  assignalionem,  et  om- 
«  nino  ad  ea  quœ  in  divisione  et  in  demonstratione  sunt, 
«  utili  istarum  rerum  speculatione,  compendiosam  tibi 
«  traditionena  faciens,  tentabo  breviter,  velut  introduc- 
«  tionis  modo,  ea  quœ  ab  antiquis  dicta  sunt,  aggredi  : 
«  ab  altioribus  quidcm  quœstiouibus  abstinens,  simpli- 
«  ciores  vero  mediocriter  conjectans.  Mox  de  (jeneribus 
«  et  speciebus  illud  quidcm  sire  subsistant  sive  in  so- 
it lis  midis  intellectibus  posita  sint,  sive  subsistcntia 
«  corporalia  sint  an  incorporalia,  et  utrum  separata 
«  a  sensibilibus  an  in  sensibilibus  posita  et  eirca  hœc 
«  consislentia ,  dicere  recusabo.  Allissimum  enim  nc- 
«  gotium  est  hujusmodi,  et  majoris  egens  inquisitionis. 
«  Hoc  vero  queniadmodum  de  his  ac  de  proposilis  proba- 


08  PHILOSOPUIE   SCUOLASTIQUE. 

«  Mliler  antiqui  traclaverunt,  et  horum  maxime  Peripa— 
«  letici,  libi  mine  tentabo  monslrare.  i 

«  Chrysaore,  puisqu'il  est  nécessaire  pour  comprendre 
«  la  doctrine  des  catégories  d'Aristote  de  savoir  ce  que 
«  c'est  que  le  genre,  la  différence,  l'espèce,  le  propre  et 
«  l'accident,  et  puisque  cette  connaissance  est  utile  pour 
«  la  définition,  et  en  général  pour  la  division  et  la  dé- 
«  monstralion,  je  vais  essayer,  dans  un  abrégé  succinct 
«  et  en  forme  d'introduction,  de  parcourir  ce  que  nos 
«  devanciers  ont  dit  a  cet  égard,  m'abstenant  des  ques- 
«  lions  Irop  profondes  et  m'arrèlaut  même  assez  peu  sur 
«  les  plus  faciles.  Par  exemple,  je  ne  rechercherai  point 
«  si  les  genres  et  les  espices  existent  par  eux-mêmes 
«  ou  seulement  dans  l  intelligence,  ni,  dans  le  cas  où 
i  ils  existeraient  par  eux-mêmes,  s'ils  sont  corporels 
«  ou  incorporels,  ni  s'ils  existent  séparés  des  objets 
«  sensibles  ou  dans  ces  objets  et  en  faisant  partie;  ce 
«  problème  est  trop  difficile  et  demanderait  des  recherches 
«  plus  étendues.  Je  me  bornerai  a  indiquer  ce  que  les  an- 
«  ciens,  et  parmi  eux  surtout  les  Péripatéticiens,  ont  dit 
«  de  plus  raisonnable  sur  ce  point  et  sur  les  précédents.  » 

Il  faut  mettre  aussi  sous  les  yeux  du  lecteur  le  grec 
même  de  Porphyre  : 

Aùrixa  jrepi  yÉvwvte  /.%'.  ÉtoMV,  to  \j.vi  eits  txps<mpccv  Etre  kcu  vi 
umWkC,  y.'i.vl',  i~'.-/'.:.y.:ç  xeitcu,  cÏtï  xcù  ù<pE<mBU>ra  Gwu.arâ  ectIv  y 
âaâfuaa,  ruù  TroTepov  captera  r,  i-i  t„T;  aiabitrûç  v.x:  srepi  raûra 
ûœEoxwTa  Tïaoairnaofuu  XÉyeiv  PaOuratTTjç  '.!/T/.:  ttiç  tgioûtyk  "f27" 
aaTEtaç,  /.ai  xXÂY);  u.iiZvir,:  Bîcj.iir,;  ïii-y.ïi&z. 

A  ce  langage  barmonieux ,  a  celle  manière  de  s'expri- 
mer nette  et  précise  et  en  même  temps  gracieuse  encore; 
il  est  impossible  de  ne  pas  oublier  un  moment  le  moyen 


ADÉLARD.  69 

âge,  pour  reporter  sa  pensée  vers  l'ancien  monde,  et 
songer  aux  deux  grandes  écoles  et  aux  deux  grands 
hommes  qui  y  représentent  la  philosophie.  Platon  et 
Aristote  sont  évidemment  les  deux  termes  opposés  de  l'al- 
ternative que  renferme  la  phrase  de  Porphyre.  Pour  Pla- 
ton, les  espèces  et  les  genres,  c'est-à-dire  les  Idées,  sont 
l'essence  même  des  choses;  non-seulement  elles  existent, 
mais  elles  existent  seules  d'une  existence  permanente, 
tandis  que  les  individus,  les  choses  particulières,  sont 
dans  un  mouvement  perpétuel  et  paraissent  et  disparais- 
sent tour  à  tour.  Les  Idées  ne  sont  pas  de  simples  con- 
ceptions de  l'esprit,  des  notions  abstraites  purement  sub- 
jectives, comme  on  dirait  dans  la  langue  de  la  philosophie 
moderne  (et  c'est  là  le  vrai  sens  de  ÇiXaT;  È«iv«atç,  que 
Boëce  traduit  d'une  manière  presque  inintelligible  par 
nudis  intellectibus);  elles  ont  une  valeur  indépendante 
de  l'esprit  même  qui  les  conçoit,  une  réalité  objective, 
6çs'(m»cev.  Selon  Platon,  les  Idées  n'ont  rien  de  corporel; 
et  alors  même  qu'elles  feraient  leur  apparition  dans  les 
objets  sensibles,  elles  n'en  font  point  partie,  elles  ne  s'y 
rapportent  point  comme  la  partie  an  tout,  la  qualité  au 
sujet,  l'accident  a  la  substance;  mais  elles  en  sont  sinon 
séparées,  xuptorâ,  du  moins  séparables.  Aristote,  au  con- 
traire, sans  adopter  absolument  la  thèse  opposée,  y  in- 
cline; il  a  bien  l'air  de  réduire  les  espèces  et  les  genres  à 
de  simples  notious  générales,  et  de  ne  leur  accorder 
qu'une  valeur  psychologique  et  logique;  du  moins  il  se 
prononce  sans  cesse  et  avec  la  plus  grande  force  contre 
leur  indépendance  des  objets  particuliers  ;  il  tient  pour 
des  chimères  les  Idées  hors  des  choses,  et  les  genres  et 
les  espèces  sont  pour  lui  dans  les  individus  eux-mêmes, 


70  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

dans  les  objets  sensibles  :  èv  t«ç  sùoônroïç  /.?/.  ttssI  Taùra 
û<pE5TWTa.  Or,  Platou  est  tout  entier  dans  la  théorie  des 
Idées,  et  l'on  peut  dire  avec  une  rigueur  parfaite  que  la 
Métaphysique  d'Aristote  est  une  polémique  perpétuelle 
contre  cette  théorie  '.  Ce  n'est  pas  là  une  querelle  de  dé- 
tail, c'est  toute  la  différence  qui  sépare  ces  deux  grands 
hommes,  car  c'est  Ta  le  problème  même  de  la  philoso- 
phie. Les  expressions  de  ce  problème  varient  suivant  les 
diverses  époques  de  la  philosopbie  et  de  la  civilisation. 
Les  données  en  sont  plus  ou  moins  nettement  posées,  les 
conséquences  plus  ou  moins  rigoureusement  tirées; 
mais  le  problème  est  toujours  celui  qui  à  toutes  les 
époques  tourmente  et  féconde  l'esprit  humain ',  et,  par 
les  diverses  solutions  qu'il  soulève,  engendre  toutes  les 
écoles.  Il  se  teint  en  quelque  sorte  de  toutes  les  couleurs 
du  temps  où  il  se  développe;  mais  partout  il  est  le  fond 
duquel  partent  ou  auquel  aboutissent  les  recherches  phi- 
losophiques. Il  a  l'air  de  n'être  guère  qu'un  problème  de 
psychologie  et  de  logique,  et  en  réalité  il  domine  toutes 
les  parties  de  la  philosophie  ;  car  il  n'y  a  pas  une  seule 
question  qui  dans  son  sein  ne  contienne  celle-ci  :  tout 
cela  n'est-il  qu'une  combinaison  de  notre  esprit  faite 
par  nous  a  notre  usage,  ou  tout  cela  a-t-il  en  effet  sou 
fondement  dans  la  nature  des  choses?  La  théorie  plato- 
nicienne des  Idées  a  donné  son  nom  a  tout  un  côté  de  la 
philosophie,  l'idéalisme,  et  l'idéalisme  a  survécu  a  Pla- 

\.  Voyez  dans  notre  écrit  intitulé  :  De  la  Métaphysique  d'Aristote,  notre 
opinion  sur  la  vraie  nature  des  idées  platoniciennes,  p.  48,  et  la  note  où 
sont  indiqués  tous  les  passages  d'Aristote  relatifs  à  la  Théorie  des  Idées. 
Voyez  aussi  ire  série  ,  t.  n,  leç.  vu  et  vm,  et  leç.  ix  et  x,  t.  iv,  leç.  xxi  et 
leç.  xxn;ne  série,  t.  ii,  leç.  vu;  et  dans  cette  me  série,  t.  1er,  De  la  phi- 
losophie ancienne ,  Largos  de  la  théorie  des  idées. 


ABÉLARD.  71 

ton  ;  il  a  traversé  les  âges,  il  vit  et  vivra  autant  que  l'es- 
prit humain  et  la  philosophie.  En  revanche,  la  théorie 
contraire  n'est  pas  moins  vivace.  La  longue  rivalité  des 
deux  écoles  platonicienne  et  péripatéticienne  est  le  com- 
bat des  deux  solutions  opposées,  et  la  phrase  de  Porphyre, 
au  troisième  siècle,  est  le  résumé  de  ce  grand  différend. 
Ce  résumé  lui-même  n'est  qu'un  point  de  départ  pour 
l'école  d'Alexandrie.  Au  quatrième  siècle,  le  plus  grand 
représentant  de  cette  école,  Proclus,  a  composé  sur  le 
Parménide  de  Platon  un  commentaire  qui  n'est  pas  autre 
chose  qu'un  nouvel  et  dernier  examen  du  fatal  problème, 
envisagé  sous  toutes  ses  faces  et  poursuivi  dans  tous  ses 
développements.  Cetimmensecommentaire,  achevé  etcom- 
plélé  au  sixième  siècle  parDamascius,  est  comme  le  dernier 
mot  de  la  philosophie  ancienne  :  c'est  une  longue  et  ré- 
gulière apologie  des  Idées.  La  question  de  Porphyre  y  est 
reprise  en  sous-œuvre,  et  la  solution  platonicienne  enri- 
chie de  toutes  les  nouvelles  lumières,  et  fortifiée  de  tout 
le  progrès  de  l'esprit  humain  pendant  plus  de  huit  siècles. 
Porphyre  avait  décomposé  en  trois  questions  précises  la 
question  générale;  Proclus  retranche  judicieusement  la 
seconde  question  de  Porphyre,  et  divise  les  deux  autres 
en  quatre  questions  :  1°  si  les  Idées  sont;  2°  de  quelles 
choses  il  y  a  des  Idées;  3°  quelle  est  la  nature  des  Idées; 
4°  comment  les  choses  sensibles,  les  objets  particuliers, 
les  individus,  participent  des  idées  '.  Il  n'y  a  pas  une  de 
ces  quatre  questions  qui  ne  se  décompose  elle-même  en 

\.  Procius,  Comtn.  in  Parmenidem  Platonis,  liv.  m,  p.  A  et  5  du 

t.  v  de  notre  édition  :  TeTTOtpaN  roîviw  Svtwv  bi  -.'j:.'.~iy.  :wv  iSeâs 
Çnnnaeat  TvpoëXY)|/.aT<t>v  ,  7rptûTou  u.sv,  v.  fan  rà  etîm  '  t!  "yi:  co  t-.; 
■/.i.\  77=:':    a!»TÔ)v  i-'.n/.ïysr.',  u.t,  toûtc  »TpOO{/.oXo")poa«U4voÇ  ;   SWrspou 


7'2  PHILOSOPHIE  SCHOLASTIQUE. 

un  certain  nombre  d'autres  questions  dont  les  dévelop- 
pements embrassent  les  sept  livres  du  commentaire 
alexandrin  et  toute  la  philosophie  ancienne. 

Mais  il  faut  supposer  le  monde  ancien  détruit,  la  phi- 
losophie ancienne  ensevelie  avec  la  civilisation  dont  elle 
faisait  partie,  et  la  longue  et  brillante  polémique  qui  avait 
fait  la  vie  même  de  cette  philosophie,  réduite  à  la  phrase 
de  Porphyre  dans  la  traduction  latine  de  Boëce.  C'est  sur 
cette  phrase  et  autour  d'elle  que  va  peu  a  peu  se  reformer 
une  philosophie  nouvelle.  Les  commencements  de  cette 
philosophie  seront  bien  faibles,  il  est  vrai,  et  se  ressenti- 
ront de  la  profonde  barbarie  du  temps  ;  mais  une  fois  née, 
la  puissance  de  l'éternel  problème  la  développera  et  lui 
ouvrira  une  carrière  immense. 

La  scholastique  a  trois  époques  :  1°  du  onzième  siècle 
jusqu'au  treizième  et  jusqu'à  l'organisation  de  l'Université 
de  Paris  ;  c'est  l'enfance  de  la  scholastique  ;  2°  du  trei- 
zième siècle  jusqu'au  quinzième;  c'est  l'âge  de  sa  virilité, 
où  toutes  les  grandes  universités  de  l'Europe,  les  grands 
ordres  religieux  fleurissent;  3°  du  quinzième  siècle  jus- 
qu'au milieu  du  seizième;  c'est  le  temps  de  son  déclin,  où 
elle  languit  et  s'éteint  peu  à  peu  dans  la  décadence  du 
moyen  âge,  sous  les  premiers  essais  de  réforme  en  tout 
genre,  aux  approches  d'une  langue  nouvelle,  d'un  esprit 
nouveau,  d'une  nouvelle  époque  de  l'humanité.  Et  si 
dans  la  scholastique  on  écarte  la  théologie  pour  considé- 
rer seulement  la  philosophie  proprement  dite,  cette  phi- 

Ss ,  Tivûv  s'oti  xat  tivwv  tùx  é'an  Ta  eïJyi  ■  xaï  -yàp  toùto  iroXXàç 
ëyei  ^tajAcptaëriTiiiffÊi;  •  Tp Jtgu  Se. ,  oiuoïa  <5ti  Ttvâ  èoti  xà  e'$yi  ,  xal 
tî;  r,  î&OTiiç  ftûriûv  '  TETflcpTcu  Sk ,  ttw;  jj.srfy_£7at  iash  twv  i"i8zf  xa» 


ABÉLARD.  73 

losophie  est  tout  entière  dans  la  querelle  du  nominalisme 
et  du  réalisme,  et  cette  querelle  peut  se  diviser  aussi  en 
trois  époques  :  \°  elle  naît  à  l'occasion  de  la  phrase  de 
Porphyre,  et  sa  naissance  est  celle  de  la  philosophie  scho- 
lastique;  2°  aux  luttes  vives  et  passionnées  de  cette  pre- 
mière époque  succède  le  règne  au  moins  apparent  de 
l'une  des  deux  opinions  rivales  ;  3°  l'opinion  vaincue  dans 
la  première  époque  et  condamnée  au  silence  dans  la  se- 
conde reparaît  dans  la  troisième  et  finit  par  triompher, 
et  son  triomphe  est  le  tombeau  de  la  scholastique.  De  ces 
trois  époques,  la  seconde  et  la  troisième  sont  assez  con- 
nues, surtout  la  seconde,  qui  forme,  pour  ainsi  dire, 
les  beaux  jours  de  la  philosophie  du  moyen  âge.  C'est  le 
temps  des  dominicains  Albert  le  Grand,  saint  Thomas 
d'Aquin,  Vincent  de  Beauvais  ;  des  franciscains  Alexandre 
de  Haies,  saint  Bonaventure,  Duns  Scot,  Roger  Bacon.  Les 
ouvrages  de  ces  illustres  personnages  ont  été  depuis  long- 
temps, pour  la  plupart,  recueillis  et  appréciés.  Mais, 
comme  toutes  les  origines,  celles  de  la  philosophie  scho- 
lastique sont  couvertes  de  profondes  ténèbres.  Les  deux 
opinions  qui  commencent  a  se  montrer  dans  la  première 
époque  ont  par  leurs  luttes  réveillé  l'esprit  humain,  c'est 
là  leur  gloire  ;  mais  elles  étaient  trop  faibles  encore  pour 
produire  aucun  monument  durable.  L'opinion  vaincue  a 
presque  entièrement  péri  dans  sa  défaite  ;  et  on  est  ré- 
duit à  en  rechercher  quelques  lambeaux  dans  les  rares 
écrits  des  vainqueurs.  C'est  celte  première  époque  si  in- 
téressante à  la  fois  et  si  obscure  que  nous  allons  parcou- 
rir et  éclairer,  s'il  est  possible,  a  L'aide  de  nos  manu- 
scrits, car  celte  époque  est  clic  que  représente  et  couronno 
Abélard. 

ii.  7 


74  PHILOSOPHIE  SCHOL ASTIQUE, 

Point  do  départ  de  la  philosophie  [scholastique  :  opinion  de  Boéce  sur  le 
problème  des  espèces  et  des  genres. 

Pour  voir  clair  dans  la  naissance  et  les  commencements 
de  la  philosophie  scholastique,  il  faut  se  reporter  au  point 
de  départ  du  grand  débat  dont  elle  est  sortie,  c'est-à-dire 
à  Boëce,  et  se  rappeler  que  Boëce  n'avait  pas  seulement 
traduit  la  phrase  de  Porphyre,  mais  qu'il  l'avait  aussi 
commentée,  et  qu'il  s'était  expliqué  sur  les  deux  solutions 
contraires  du  problème  posé  par  le  philosophe  alexandrin. 

11  y  a  deux  commentaires  de  Boëce  sur  l'Introduction 
de  Porphyre. 

Le  premier  est  présenté  sous  la  forme  du  dialogue,  et 
il  est  beaucoup  plus  court  que  le  second.  Boëce  examine 
les  trois  questions  sur  les  genres  et  les  espèces  :  s'ils  exis- 
tent par  eux-mêmes  ou  s'ils  ne  sont  que  des  conceptions 
de  l'esprit  ;  s'ils  sont  corporels  ou  incorporels;  s'ils  exis- 
tent seulement  dans  les  objets  sensibles  ou  s'ils  en  sont 
séparés;  et  il  applique  ces  questions  non-seulement  au 
genre  et  à  l'espèce,  mais  aussi  a  la  différence,  au  propre 
et  à  l'accident.  Sur  la  première  question,  qui  peut  nous 
tenir  lieu  des  deux  autres,  Boëce  déclare  positivement 
que  le  genre,  l'espèce,  la  différence,  le  propre,  l'accident 
existent  réellement;  et  la  raison  qu'il  en  donne  est  que 
sans  eux  rien  ne  serait ,  puisqu'il  n'y  aurait  ni  accident 
ni  propriété,  ni  différence  ni  genre  '.  Ici,  il  est  évident 
que  Boëce  n'a  pas  compris  la  question  de  Porphyre.  Por- 

I.  Boeth.  opp.  edit.  Bas.  -loTO,  p.  S.«Scicnda  enim  sunt  ntrum  vere  sint, 
nec  esset  de  lus  disputalio  coDsideratioque  si  non  sint.  Sed  si  rerura  \e- 
ritatem  atquc  integritatem  perpcndas,non  est  dubium  quic  vere  sint. Nam 
cum  res  omnes  quœ  vere  suni,  sine  his  quinque  esse  non  possent ,  bas 
ipsas  quinque  rcs  vere  intellcctas  esse  non  dubites,  Sunt  autem  in  reluis 


ABÉLAKD.  75 

phyre  n'a  jamais  demandé  si  la  différence,  l'accident,  le 
propre  existent  par  eux-mêmes  ;  car  il  suffit  de  poser  la 
question  pour  la  résoudre  négativement.  Porphyre  n'a 
pas  non  plus  mis  en  question  la  réalité  ou  la  non-réalité 
du  genre  et  de  l'espèce  considérés  abstractivement  ;  car  il 
serait  trop  clair  aussi  que  ce  ne  sont  que  des  conceptions 
de  l'esprit,  des  généralisations  commodes  pour  la  pensée 
et  pour  le  langage.  Porphyre  se  demande  si  les  genres  et 
les  espèces,  et  non  pas  l'espèce  et  le  genre,  existent  réelle- 
ment :  par  exemple,  si  tel  genre  déterminé,  à  savoir  l'hu- 
manité, existe  indépendamment  des  individus  qui  le 
composent  ;  ou  bien,  si  ces  individus  seuls  existent,  et  si 
le  genre  humanité  n'est  pas  une  pure  abstraction.  Sans 
doute  Porphyre,  dans  son  Introduction,  traite  du  genre 
et  de  l'espèce,  de  la  différence,  du  propre  et  de  l'acci- 
dent, d'une  manière  abstraite,  logique  et  grammaticale, 
puisque  sou  Introduction  est  une  préparation  aux  Catégo- 
ries, lesquelles,  avec  l'Interprétation,  forment  un  traité 
de  grammaire  et  de  logique.  Mais  à  l'occasion  de  ces  cinq 
notions  abstraites  sans  lesquelles  il  n'y  a  ni  pensées  ni 
paroles,  et  qui  sont  par  conséquent  le  fondement  de  toute 
logique  et  de  toute  grammaire,  et  particulièrement  à 
l'occasion  des  notions  du  genre  et  de  l'espèce,  févoç,  eT£oç, 
Porphyre  se  fait  une  question  d'une  tout  autre  nature  ; 
il  se  demande  si  les  genres  et  les  espèces,  -pwv  -t  wù  e?£wv, 

omnibus  eonglntinatae  et  quodam  modo  conjunctœ  atquc  compacta;.  Cur 
enirn  Aristoteles  de  pi  inu-  decem  sermonibuB  gênera  rerum  significantibus 
disputaret,  \  oi  connu  différencias  propriaque  coUigerel  el  principaliter  de 
accidentibus  dissereret,  nisi  hœc  Lu  rébus  intimata  e(  quodam  modo  adu- 
nala  vidisset?  Qnod  bi  ita  es! ,  non  esl  dubiotn  qnin  vere  sint  et  eerta 
aniini  consideratione  teneantur,  quodipeius  quoque  Porpbyrii  probatur 
assensu.  » 


7(5  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

existent  ou  n'existent  pas  réellement.  C'est  là,  pour  ainsi 
dire,  un  regard  détourné  sur  un  problème  d'un  tout  autre 
ordre  que  Porphyre  pose  et  abandonne  en  même  temps, 
pour  revenir  au  sujet  de  son  Introduction.  Boêce  n'a  pas 
compris  cela,  et  il  a  converti  la  grande  et  légitime  ques- 
tion de  la  réalité  des  genres  et  des  espèces,  en  la  question 
insensée,  et  qui  n'en  fut  jamais  une,  de  la  réalité  du 
genre,  de  l'espèce,  de  la  différence,  du  propre  et  de  l'ac- 
cident. Cette  confusion  placée  dans  l'ouvrage  du  maître  a 
produit  un  malentendu  perpétuel  dans  toute  la  polémique 
qui  a  suivi.  Encore  une  fois,  Porphyre  n'a  fait  qu'une 
Introduction  a  la  logique  et  à  la  grammaire  ;  et  le  titre 
de  son  ouvrage  le  dit  assez  :  De  quinque  vocibus,  rapi  tûv 
wsvte  cpwvwv ,  des  cinq  voix  ou  mois.  Il  ne  traitait  donc  que 
d'abstractions  verbales;  mais  parce  qu'a  cette  occasion  et 
pour  déterminer  avec  plus  de  précision  son  sujet  même, 
il  indique,  pour  l'écarter,  une  question  de  haute  méta- 
physique, la  question  de  la  réalité  ou  de  la  non-réalité  des 
espèces  et  des  genres,  voilà  Boêce,  le  péripatéticien  Boëce, 
qui,  brouillant  tout,  confondant  tout,  réalise  les  cinq 
noms,  et  ouvre  par  là  la  porte  à  ce  double  danger  :  si  on 
le  suit,  de  réaliser  toutes  les  abstractions,  ce  qui  n'est 
plus  difficile  dès  qu'on  a  réalisé  cinq  abstractions  aussi 
manifestes  que  les  cinq  noms  dont  il  s'agit,  et  de  se  jeter 
ainsi  dans  un  réalisme  absurde  ;  ou  bien,  si  on  lui  résiste, 
si  on  s'aperçoit  que  le  genre,  l'espèce,  la  différence,  le 
propre,  l'accident,  ne  sont  que  des  notions  abstraites  et 
des  noms,  de  confondre  avec  ces  abstractions  et  ces 
noms  les  genres  et  les  espèces,  qui  peut-être  ne  sont  pas 
de  purs  noms,  et,  par  l'exagération  même,  d'une  vérité 
utile,  de  se  précipiter  dans  un  nominalisme  universel. 


ABÉLARD.  77 

Nous  croyons  signaler  ici  la  source  première  et  la  racine 
historique  de  la  querelle  que  nous  avons  à  raconter. 

Ainsi,  dans  son  premier  commentaire,  Boëce,  au 
moyen  d'une  confusion  ridicule,  est  plus  platonicien  que 
Platon  lui-même  et  que  tous  les  alexandrins  ;  il  est  réaliste 
absurde,  et  il  prétend  donner  son  opinion  pour  celle  d'A- 
ristote  et  de  Porphyre.  Maintenant,  dans  le  second  com- 
mentaire '  nous  allons  trouver  un  tout  autre  Boëce,  avec 
une  opinion  diamétralement  opposée  à  celle  que  nous 
venons  de  rapporter.  l£t  ici  Boëce  nomme  quelquefois  les 
genres  et  les  espèces  universalia,  expression  empruntée 
à  la  philosophie  antique,  xà  xaô'  SXou,  et  que  plus  tard  on 
a  traduite  en  français  par  celle  des  universaux,  et  selon 
nous  avec  beaucoup  de  raison  ;  car  par  la  on  laisse  indé- 
cise la  question  de  leur  réalité.  Au  contraire,  traduit-on 
par  idées,  et  prend-on  le  mot  idées  dans  le  sens  platoni- 
cien ?  on  est  réaliste  ;  ou  prend-on  le  mot  idées  dans  son 
sens  ordinaire,  celui  de  notions  et  de  conceptions  ?  on 
fait  évidemment  des  idées  de  simples  abstractions  dont  il 
est  trop  facile  de  démontrer  ensuite  la  non-réalité.  11  faut 
donc  s'en  tenir  au  mol  universaux  :  c'est  la  formule  de  la 
scholastique:  et  il  importe  de  prendre  la  langue  du  siècle 
que  l'on  veut  faire  connaître  ;  autrement,  on  confond  les 
siècles  en  confondant  les  langages.  La  nouvelle  opinion 
de  Boëce  sur  la  nature  des  universitaux,  des  genres  et  des 
espèces,  est  que  les  genres  et  les  espèces  ne  peuvent  avoir 
d'existence  réelle.  Il  en  donne  les  arguments  suivants  : 

-1°  Tout  ce  qui  est,  est  nécessairement  un  ;  or,  le  genre 
est  commun  à  plusieurs  objets,  donc  il  n'a  pas  d'unité, 
donc  il  n'est  pas.  Cet  argument,  dont  Boëce  n'indique 

I,  lîoctli.  opp.  p.  oi.  «  Oiunc  quod  commune  est  uno  tempore  plu- 

7. 


78  PHILOSOPHIE  SCUOLASÏIQUE. 

pas  la  source,  appartient  à  Aristote  dans  la  polémique 
contre  la  réalité  de  l'idée  platonicienne,  Métaphysique, 
Iiv.  m  *  et  livre  vu  2.  Comme  Boëce  n'en  cite  pas  l'au- 
teur, on  le  lui  a  attribué  jusqu'au  treizième  siècle,  où  la 
Métaphysique  d'Aristote  commença  a  être  connue.  C'est 
un  des  arguments  constamment  employés  contre  la  réa- 
lité des  universaux. 

2°  Si  le  genre  n'est  pas  un,  dira-t-on  qu'il  est  multiple, 
et  que  c'est  encore  la  une  manière  d'exister  ?  Mais  s'il  est 
multiple,  il  faut  un  genre  supérieur  qui  comprenne  cette 
multitude,  et  ainsi  à  l'infini,  ce  qui  est  absurde  3.  Ce  se- 
cond argument  est  encore  d'Aristote,  qui  l'a  présenté  lui- 
même  sous  des  formes  diverses  ;  c'est  l'argument  si  célè- 
bre dans  l'antiquité  sous  le  nom  d'argument  du  troisième 

rilms,  id  in  se  unuoi  esse  non  poterit.  Multorum  enirn  est  quod  com- 
mune est,  prœsertim  cum  una  atque  eadem  res  in  multis  uno  tempore 
tota  sit.  Quantsecumque  enim  sunt  spccies,  in  omnibus  genus  unum 
est,  non  quod  de  eo  siugulae  species  quasi  partes  aliquas  carpant ,  sed 
singulae  uno  tempore  totum  genus  habeant  :  quo  fit  ut  tolum  genus  in 
pluribus  singulis  uno  tempore  positum,  unum  esse  non  possit.  Neque 
enim  fieri  potest  ut,  cum  in  pluribus  totum  uno  sit  tempore,  in  semet- 
ipso  sit  unum  numéro.  Quod  si  ita  est,  unum  quiddam  genus  esse  non 
poterit,  quo  fit  ut  omnino  nihil  sit;  omne  enim  quod  est,  idcirco  est  quia 
unum  est.  Et  de  specie  idem  convenit  dici.  » 

1.  Ed.  Brand.,  p.  62. 

2.  Ibid.,v-  458  et  174. 

5.  Boeth.  opp.  ibid.  «  Quod  si  est  quidem  genus  ac  species,  sed  multi- 
plex ,  neque  unum  numéro,  non  crit  ultimum  genus,  sed  babebit  aliud 
super  se  positum  genus  ,  quod  illam  multiplicitatem  unius  sui  nominis  vo- 
cabulo  concludat.  Ut  enim  plura  animalia,  quoniam  habent  quiddam  si- 
mile,  eadem  tamen  non  sunt,  et  idcirco  eorum  gênera  perquirunt:  ita 
quoque  quoniam  genus  quod  in  pluribus  est ,  atque  ideo  multiplex,  habet 
sui  similitudinem  quod  genus  est ,  non  est  vero  unum  quoniam  in  pluribus 
est  :  ejus  generis  quoque  genus  aliud  quxrendum  est,  cunique  fucrit  in- 
ventum  eadem  ratione  çpise  superius  dicta  est,  rursus  genus  tertium  ves- 
tigatur  ;  itaque  in  infinitum  ratio  procédât  necesse  est,  cum  nullus  disci- 
plinai terminus  occurrat.  » 


ABELAHI».  79 

homme  *.  Si  l'iiomme  est  multiple,  il  lui  faut  un  geure 
supérieur,  un  homme  universel,  lequel  ne  pouvant  être 
un  à  cause  du  premier  argument,  et  condamné  a  être  mul- 
tiple, suppose  de  nouveau  un  autre  homme  plus  univer- 
sel, et  toujours  ainsi  sans  fin.  Cet  argument,  longtemps 
rapporté  à  Boëce,  comme  le  premier,  a  été  aussi  un  des 
arguments  favoris  du  nominalisme. 

La  conséquence  est  donc  que  l'universel  n'étant  ni  un 
ni  plusieurs  n'a  pas  de  réalité  et  n'existe  que  dans  l'in- 
telligence. 

Boëce  s'explique  ensuite  sur  la  nature  et  l'origine  des 
universaux  considérés  comme  simples  conceptions  de 
l'esprit. 

Toute  conception  a  un  sujet,  subjecta  res ,  nous  di- 
rions aujourd'hui  un  objet,  auquel  elle  se  rapporte.  Cette 
conception  est  telle  ou  elle  n'est  pas  telle  que  son  objet. 
Dans  le  premier  cas,  c'est-à-dire  si  la  conception  générale 
était  telle  que  l'objet  de  celte  conception,  l'universel  au- 
rait une  véritable  réalité  et  serait  ailleurs  que  dans  l'in- 
telligence; hypothèse  écartée  par  la  précédente  démons- 
tration. Dans  le  second  cas,  le  seul  admissible,  si  la 
conception  n'est  pas  telle  que  sou  objet,  celle  conception 
est  vaine.  Mais  il  faut  distinguer  :  il  n'y  a  erreur  et  faus- 
seté que  dans  la  réunion  de  ce  qui  est  séparé  dans  la  na- 
ture ;  il  n'y  en  a  pas  dans  la  division  ou  abstraction.  La 
conception  d'un  abstrait,  pour  n'être  pas  conforme  à  la 
réalité,  ut  sese  rcs  habet,  n'est  pas  fausse  pour  cela  ;  par 
exemple,  l'idée  abstraite  de  la  ligne  n'est  pas  une  idée 
fausse,  quoique  la  ligne  n'ait  d'existence  réelle  que  dans 
un  corps.  I. 'esprit  peut  donc  séparer  dans  la  nature  l'in- 
i.  Voyez  notre  écrit  déjà  cité  De  la  Métaphysique  d'Aristote , p.  ioî. 


80  PHILOSOPHIE  SCHOL ASTIQUE. 

corporel  du  corporel,  et  en  cela  il  n'y  a  pas  d'erreur. 
Les  universaux  se  forment  de  la  manière  suivante  : 
L'intelligence  recueillant  dans  plusieurs  individus  une 
ressemblance,  la  contemplant  et  l'examinant  dans  sa  vé- 
rité, cette  ressemblance  devient  une  espèce,  et  la  ressem- 
blance des  espèces  devient  à  son  tour  un  genre  *.  Les 
universaux  existent  donc  en  tant  que  pensées  ;  et  il  ne 
faut  entendre  par  espèce  qu'une  pensée  recueillie  en  vertu 
d'une  ressemblance  substantielle  en  une  multitude  d'in- 
dividus dissemblables2.  Dans  le  particulier,  cette  ressem- 
blance est  sensible;  dans  l'universel,  elle  est  intelligible; 
et  réciproquement,  sensible  elle  demeure  dans  le  parti- 
culier; conçue,  elle  devient  universelle  3.  Le  sujet  de  l'u- 
niversalité et  de  la  particularité  est  donc  le  même,  mais 
considéré  sous  deux  points  de  vue.  11  est  universel  dans  la 
conception,  particulier  pour  les  sens  4. 

La  conclusion  dernière  de  Boëce,  par  rapport  aux  trois 
questions  renfermées  dans  la  phrase  de  Porphyre,  est 
que  :  1°  les  genres  et  les  espèces  dans  un  sens  existent  par 

1.  Boeth.  opp.,  p.  56.  «  Cum  gênera  et  species  cogitantur,  tune  ex  sin- 
gulis  in  quibus  sunt  eorum  similitude-  colligilur,  ut  ex  singulis  bominibus 
inter  se  dissimilibus  liumanitatis  similitude);  quœ  similitude)  cogitata 
animo  veraciterque  perspecta  fit  species;  quarum  specierum  rursus  diver- 
saruni  considerata  similitude.,  qua>  nisi  in  ipsis  speciebus  aut  in  earum 
individuis  esse  non  potest,  effieit  genus.  » 

2.  lbid.  «  Cogitantur  vero  universalia  nihilque  aliud  species  esse  pu- 
tanda  est  nisi  cogitatio  collecta  ex  indi\  iduorum  dissimilium  numéro 
substantiali  similitudiue  ;  genus  vero  cogitatio  collecta  ex  specierum  sinii- 
litudine.  » 

5.  Ibid.  «  Ha>c  similitudo  cum  in  singularibus  est,  fit  sensibilis;  cum 
in  universalibus ,  fit  intelligibilis,  eodemque  modo ,  cum  sensibilis  est,  in 
singularibus  permanet;  cum  intelligitur,  fit  uuiversalis.  Subsistunt  ergfl 
circa  sensibilia  ,  infclliguntur  autem  pra'ler  corpora.  » 

A.  lbid,  «  Singulaiitati  et  universalitati  unum  quidem  subjectum  est, 
sed  alio  modo  universale  est  cum  cogilatur,  alio  singulaxc  cum  sentitur.  >\ 


ABÉLABD.  31 

eux-mêmes,  et  dans  un  autre  n'existent  que  dans  l'esprit  ; 
2"  ils  sont  incorporels,  mais  ils  n'existent  que  dans  les 
choses  corporelles  et  sensibles;  3°  quoiqu'ils  n'aient 
d'existence  réelle  que  dans  un  objet  particulier  et  sensi- 
ble, on  peut  les  concevoir  à  part  du  sensible  et  du  parti- 
culier comme  quelque  chose  d'incorporel  et  de  subsistant 
par  soi-même  '.  Selon  Platon,  dit  Boëce,  les  genres  et  les 
espèces,  les  universaux,  n'existent  pas  seulement  en  tant 
que  conçus,  mais  en  eux-mêmes  et  hors  des  corps;  selou 
Aristote,  ils  n'ont  d'existence  réelle  que  dans  les  objets 
sensibles,  et  ils  ne  sont  universels  et  immatériels  que  dans 
l'intelligence 2.  Au  reste,  Boëce  ne  prétend  pas  se  pronon- 
cer entre  l'un  et  l'autre  :  la  décision  de  ce  débat  appar- 
tient à  une  branche  plus  haute  de  la  philosophie.  S'il  a 
exposé  de  préférence  l'opinion  d'Aristote,  ce  n'est  pas 
qu'il  l'approuve  plus  que  celle  de  Platon  ;  c'est  que  le 
livre  qu'il  commente  est  une  introduction  a  celui  des 
Catégories,  dont  l'auteur  est  Aristote  3. 

On  voit  par  cet  exposé  fidèle  que  si ,  dans  son  premier 
commentaire,  Boëce  a  l'air  de  favoriser  sans  mesure  et 
fort  peu  judicieusement  l'opinion  platonicienne,  dans  le 
second,  sans  avoir  une  opinion  qui  lui  soit  propre  sur  la 

\.  Ibid.  «  Gênera  et  species  subsistunt  quidem  alio  modo,  intelliguntur 
vero  alio  modo  :  et  sunt  incorporalia,  sed  sensibilibus  juncta  subsistunt 
in  sensibilibus  ;  intelliguntur  vero  prster  eorpora  ut  persemetipsa  subsis- 
tentla,  ac  non  in  aliis  esse  suuni  babentia.  » 

2.  Ibid.  «  Plato  gênera  et  speeies  cteteraiiue  non  modo  intelligi  univer- 
salia,  verum  etiam  esse  atque  prseter  eorpora  subslsterc  putat;  Aristoteles 
vero  intelligi  ([iiidem  incorporalia  atfjue  universalia,  sed  subsistere  in 
sensibilibus  putat.  » 

3.  Ibid.  «  Quorum  dijudicare  sentcntias  aptiim  non  du\i  ;  altioris  cnim 
est  puilosophiae.  ldcirco  vero  studiosius  Aristotelis  senlcntiam  exsecuti 
sumus,  non  quod  cam  maxime  prnbaremus ,  sed  quod  bic  liber  ad  Pnedi- 
cainenta  consciiptus  est ,  quorum  Aristoteles  auctor  est.  » 


82  PHILOSOPHIE   SCIIOLASTIQUE. 

nature  des  universaux,  en  sa  qualité  de  traducteur  et  de 
commentateur  d'Aristote,  il  adopte  l'opinion  péripatéti- 
cienne, l'expose  assez  clairement,  et  la  développe  avec 
quelque  étendue,  tandis  qu'il  accorde  une  seule  ligne  à 
l'opinion  de  Platon  ;  de  sorte  que  des  deux  grandes  écoles 
qui  avaient  partagé  l'antiquité,  une  seule,  celle  d'Aristote, 
était  un  peu  connue,  et  présentait  sur  le  problème  de 
Porphyre  une  doctrine  plus  ou  moins  satisfaisante,  mais 
du  moins  nette  et  bien  arrêtée.  Ajoutez  à  cela  que  l'Intro- 
duction de  Porphyre  et  les  deux  ouvrages  d'Aristole  tra- 
duits par  Boëce  sont  des  ouvrages  de  logique  et  de  gram- 
maire ;  qu'ils  étaient  seuls  étudiés  et  commentés,  toujours 
d'après  Boëce;  et  que  de  cette  étude  exclusive  il  ne  pou- 
vait guère  sortir  que  des  tendances  et  des  habitudes  in- 
tellectuelles entièrement  opposées  au  réalisme.  Mais,  d'un 
autre  côté,  Aristote  et  Boëce  avaient  un  puissant  rival,  et 
ce  rival  était  le  christianisme.  En  effet  la  religion  chré- 
tienne est  une  religion  essentiellement  idéaliste,  qui  porte 
l'âme  et  l'esprit  au  culte  et  à  la  foi  de  l'invisible,  com- 
mande le  sacrilice  des  sens,  et  adore  le  Verbe  incréé 
comme  le  01s  de  Dieu  et  Dieu  même.  Le  christianisme  est 
né  et  s'est  formé  sous  le  règne  de  la  doctrine  platoni- 
cienne ;  les  Pères  grecs  sont  en  général  platoniciens,  et 
saint  Augustin ,  le  représentant  et  l'oracle  de  l'église  la- 
tine, saint  Augustin  est  enthousiaste  de  Platon,  et  tous 
ses  écrits  respirent  et  répandent  l'idéalisme.  L'esprit 
chrétien  était  donc  pour  Platon,  et  toutes  les  habitudes 
d'école,  toute  l'éducation  savante  étaient  pour  Aristote. 
Aussi  dans  la  scholastique,  en  apparence,  tout  est  péripa- 
téticien,  et  la  méthode  et  le  langage  ;  car  on  n'avait  pas 
d'autres  ouvrages  philosophiques  que  ceux  d' Aristote; 


ABÉLARD.  83 

mais,  en  réalité,  (ont  est  platonicien  ;  et  on  pourrait, 
avec  une  parfaite  vérité,  défiait'  la  philosophie  du  moyen 
âge,  la  lutte  du  fond  chrétien  avec  une  forme  étrangère, 
que  le  fond  décompose  quelquefois  et  refait  a  son  usage, 
et  qui,  à  son  tour,  réagit  souvent  sur  le  fond,  règle  son 
développement,  et  quelquefois  aussi  l'entrave  ou  l'égaré. 

Voila  donc  au  sixième  siècle,  grâce  à  Boëce,  la  solution 
péripatéticienne  du  problème  de  Porphyre. déposée  dans 
le  monde  chrétien,  comme  le  dernier  résultat  de  la  sa- 
gesse du  monde  antique.  Voyons  ce  que  va  devenir 
ce  germe  semé  dans  toutes  les  écoles  et  sans  cesse  favorisé 
par  la  culture  assidue  de  la  grammaire  et  de  la  logique 
péripatéticienne. 

Nous  savons  par  des  témoignages  certains  que,  dans 
toute  l'étendue  delà  première  époque  de  la  scholastique, 
Boëce,  avec  les  parties  de  Porphyre  et  d'Arislote  qu'il 
nous  a  conservées,  partagea  d'abord,  pour  la  dialectique, 
le  sceptre  de  l'école  avec  Martien  Capella  et  Cassiodore, 
et  finit  par  les  remplacer.  VOrganum  devait  donc  pré- 
sider à  l'enseignement  de  la  dialectique  dans  toutes  les 
grandes  écoles.  On  devait  y  commenter  sans  cesse  et  Por- 
phyre et  Aristote,  à  l'aide  de  Boëce.  Que  sont  devenues 
tant  de  gloses,  tant  de  commentaires,  qui  retentissaient 
d'un  bout  de  l'Europe  a  l'autre?  Chose  admirable  !  pen- 
dant six  siècles  on  n'a  connu,  on  n'a  expliqué  que  VOr- 
ganum, et  de  tout  ce  travail  il  ne  reste  rien,  ou  du  moins 
rien  n'a  vu  le  jour.  De  Boëce  jusqu'à  Albert,  du  sixième 
jusqu'au  treizième  siècle,  on  ne  possède  aucun  commen- 
taire de  cet  Organum  tant  commenté,  pas  même  la  moin- 
dre glose.  Notre  publication  interrompt  seule  ce  long  si- 
lence ;  elle  met  en  lumière  pour  la  première  fois  des 


84  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

gloses  du  douzième  siècle,  sur  Boëce,  sur  Porphyre  et 
sur  Aristote.  Pourquoi  n'existerait-il  pas  de  semblables 
monuments  du  même  siècle  ou  des  siècles  antérieurs? 
Heureusement  dans  le  môme  manuscrit  de  Saint-Germain 
où  nous  avons  trouvé  plusieurs  gloses  dialectiques  d'Abé- 
lard,  se  rencontrent  aussi  d'autres  gloses  sur  YOrganum 
que  ce  manuscrit  attribue  à  Raban-Maur,  le  pins  célèbre 
disciple  d'Alcuin.  Nous  avons  déjà  dit  un  mot  de  celte 
partie  du  manuscrit  de  Saint-Germain  ;  nous  croyons  de- 
voir en  parler  ici  avec  un  peu  plus  d'étendue,  puisque 
c'est  le  seul  monument  qui  nous  fournisse  quelques  ren- 
seignements sur  l'état  de  la  question  qui  nous  occupe,  au 
neuvième  siècle. 

Opinion  de  Raban-Maur  au  ix.e  siècle. 

Rodolphe,  élève  de  Raban,  qui  a  laissé  une  vie  de  son 
maître,  y  donne  un  long  catalogue  de  tous  ses  écrits  ', 
parmi  lesquels  un  assez  bon  nombre  ne  sont  pas  arrivés 
jusqu'à  nous.  Dans  celte  liste,  il  n'y  en  a  aucun  qui  se  rap- 
porte directement  ou  indirectement  à  la  dialectique  ;  et 
pourtant  nous  trouvons  dans  notre  manuscrit  une  glose 
sur  l'Introduction  de  Porphyre,  intitulée  :  Rabanus  su- 
per Porphyrium.  Cette  glose  n'est  pas  achevée  ;  elle  est 
suivie  d'un  fragment  de  quelques  feuilles  sur  le  De  dif- 
ferentiis  lopicis  de  Boëce;  le  commencement  manque, 
ce  qui  explique  le  défaut  d'inscription  ;  mais  l'identité  de 
la  manière  et  du  style,  et  la  place  de  ce  fragment  après 
une  glose  positivement  attribuée  à  Raban  et  avant  une 
autre  qui  lui  est  également,  attribuée,  ne  permettent  guère 

\.  Opp.  Raban.,  t.  i,  p.  8. 


ABÉLARD.  85 

de  douter  que  ce  court  morceau  n'appartienne  au  même 
auteur.  Vient  ensuite  un  autre  écrit  intitulé  :  Rabanus 
super  Terencivaa  :  ce  dernier  mot  n'a  pas  de  sens,  et 
c'est  probablement  une  corruption  de  Rabanus  super 
Péri  ermenias,  car  cet  écrit  est  un  commentaire  sur  le 
traité  de  l'Interprétation.  Ces  gloses  du  neuvième  siècle 
prouvent  qu'alors  on  possédait  et  on  commentait  dans  les 
écoles  et  l'Introduction  de  Porphyre  et  l'Interprétation 
d'Aristote,  ainsi  que  les  Catégories,  auxquelles  se  rattache 
l'Introduction,  et  les  Topiques  de  Boëce,  et  Boëce  tout 
entier.  En  effet,  une  étude  attentive  de  ces  gloses  nous 
permet  d'aflirmer  1°  que  la  traduction  de  l'Introduction  et 
de  l'Interprétation  qui  y  est  employée,  est  la  traduction 
même  de  Boëce;  2°  que,  pour  l'Introduction,  l'écrit  de 
Baban  est  une  pure  glose  extraite  des  deux  commentaires 
de  Boëce,  et  que,  pour  l'Interprétation,  ce  n'est  plus  une 
glose,  mais  un  commentaire,  avec  d'assez  longs  dévelop- 
pements, mais  toujours  d'après  Boëce;  3°  que  non-seu- 
lement on  se  servait  alors  des  commentaires  de  Boëce 
pour  commenter  Àristote,  mais  que  Boëce  lui-même  était 
une  grande  autorité;  et  qu'on  le  commentait  à  défaut 
d'Aristote,  ainsi  que  le  prouve  la  glose  sur  le  traité  De 
differentiis  topicis;  4°  que  les  formes  de  cette  glose  et 
de  ce  commentaire  du  neuvième  siècle  sont  à  peu  près  les 
formes  des  gloses  et  du  commentaire  d'Abélard  au  dou- 
zième siècle,  ce  qui  établit  une  tradition  non  interrompue 
dans  la  forme  de  l'enseignement  dialectique  ;  5°  qu'on 
possédait  au  neuvième  siècle  ni  plus  ni  moins  les  mêmes 
ressources  qu'au  douzième,  c'est-à-dire  tout  Boëce  et  rien 
que  Boëce. 

Nous  avons  déjà  donné  le  commencement  du  commen- 
ii.  8 


86  PHILOSOPHIE    SCHOLASTIQUE. 

Inire  de  Rabau  sur  Porphyre  :  «  Intcntio  Porpliyrii  est  in 
«  hoc  opère  facilem  inlelleclum  ad  Prœdicamenla  prapa- 
«  rare,  tractando  de  quinque  rébus  vel  vocibus,  génère 
«  seilicet,  specie,  differentia,  proprio  et  accidente,  quo- 
«  rum  cognitio  valet  ad  Prœdicamentorum  cognitio- 
«  nera.  »  On  voit  par  ces  mots,  «  tractando  de  quinque 
«  rebus  vel  vocibus,  »  que  Raban  avait  eu  la  sagesse  de 
mettre  en  doute  si  dans  celte  Introduction  Porphyre  veut 
parler  de  choses  réellement  existantes  ou  simplement  de 
noms.  En  avançant  dans  ce  commentaire,  on  s'aperçoit 
que  ce  doute  n'est  pas  particulier  à  l'auteur  ;  on  apprend 
qu'il  y  avait  déjà  deux  partis  sur  celte  question  et  comme 
deux  écoles  constituées,  et  que  l'une  de  ces  écoles  préten- 
dait que  Porphyre  ne  considère  dans  cette  Introduction 
le  genre,  l'espèce,  la  différence,  le  propre,  l'accident, 
qu'abstraclivement  el  comme  des  noms.  Rabau  nous  fait 
connaître  les  arguments  de  cette  école;  il  en  énumère 
deux  qui  depuis  ont  été  souvent  employés  par  l'école  no- 
minaliste,  et  que  nous  trouvons  ici  dès  le  neuvième  siècle  : 
-1°  Le  genre  dont  parle  Porphyre  ne  peut  pas  être  le  genre 
en  soi,  mais  la  notion,  le  mot  de  genre,  puisqu'il  le  dé- 
finit :  le  genre  est  ce  qui  se  dit  de,  etc.  :  or,  Cire  dit  s'en- 
tend des  noms  et  non  des  choses,  car  une  chose  n'est  pas 
dite,  énoncée,  proférée,  2°  L'introduction  de  Porphyre 
aux  Catégories  d'Àristole  doit  être  de  même  nature  que 
l'ouvrage  auquel  elle  conduit  :  or,  dans  les  Catégories, 
Aristote  ne  traite  pas  de  choses,  mais  de  mots  ;  et  c'est  la 
l'opinion  de  Boëce,  qui  dans  son  premier  commentaire 
sur  les  Catégories  appelle  ces  catégories  des  noms  1. 

1.  Manuscrit  de  Saint-Germain,  1510,  fol.  86  recto,  col.  I.  «  Quorum- 
dam  tamen  sententia  est  Porpliyrii  intentionem  fuisse  iu  hoc  opère  non 


ABÉLAKD.  87 

Raban  ne  fait  pas  connaître  les  arguments  de  l'école 
opposée;  il  dit  seulement  qu'elle  peut  aussi  invoquer 
l'autorité  de  Boëce,  qui,  dans  le  traité  de  la  Division,  dé- 
clare que  la  division  du  genre  est  relative  a  la  nature  et 
par  conséquent  aux  choses  '. 

Quoique  llaban  se  contente  de  rapporter  les  opinions 
des  deux  écoles  opposées,  a  la  complaisance  avec  laquelle 
il  fait  valoir  les  arguments  de  la  première,  il  est  aisé  de 
voir  qu'il  appartient  a  cette  école. 

Quand  il  arrive  au  problème  de  la  réalité  ou  de  la  non- 
réalité  des  genres  et  des  espèces,  il  suit  Boëce  pas  à  pas  , 
ou  plutôt  il  le  transcrit  mot  pour  mot;  il  adopte  en  tiè- 


de quinque  rébus  sed  de  quinque  vocilius  tractarc,  id  est  Porphyrium  in- 
tcndere  naturam  generis  ostendere,  generis  dico  in  vocuni  designationem 
accepti.  Dicunt  eliam  quod  si  Porphyrius  in  designatione  rerum  tractât  de 
génère  et  de  cœteris,  non  liene  diffinit  :  genus  est  quod  prœdicatur,  etc.; 
res  enim  non  prœdicatur;  quod  hoc  modo  probant  :  si  res  prœdicatur,  res 
dicitur;  si  res  dicitur,  res  enuntiatur;  si  res  enuntiatur,  res  profcrlur. 
Sed  res  proferri  non  potest.  Nibil  enim  profertur  nisi  vox  neque  enim 
aliud  est  prolatio  quam  aeris  plectro  linguœ  percussio  ;  aeris  autem 
plectro  linguae  percussio  nibil  aliud  est  quam  vos.  Si  igitur  Porphyrius 
de  génère  in  rerum  assignatione  tractaret,  maie  generis  difûnitionem 
dedisset  dicendo  :  si  genus  est  quod  prœdicatur,  etc.,  cum  genus  in 
rerum  designatioue  acceptum  nullatenus  prœdicatur.  Ejus  igitur  inten- 
tioncm  dicunt  esse  de  génère,  non  in  rerum  sed  in  vocuni  designatioue 
tractarc.  Adhuc  alia  ratio  cur  Porphyrius  tractet  de  génère  accepto 
non  in  rerum  sed  in  vocuni  designatione.  Cum  enim  tractatus  istc 
introductorius  sit  ad  Aristotelis  Categorias,  et  Aristoteles  in  Categoi  iis  de 
vocibus  principaliter  agere  intendat,  convenions  non  eum  esset  de  rébus 
agcre  (|iii  ad  liluuin  dejvOCibOS  principaliter  tractarc  intendebat...  Prœter- 
ca  i\  lioi'lliii  autoritatc  in  primo  super  Categorias  comiuento  confiiniatiir 
gênera  et  species  voces  significare.  Oicit  enim  i I la  nomina  novein  esse  ; 
quod  si  voces  non  signilicarent,  nullo  modo  nomina  novem  esse  possent.  » 
\.  Ibitl.,  fol.  86  verso,  c.  i.  «  Non  tamen  genus  in  rerum  designatione 
aceipi  posse  oeganf  (je  lirais  volontiers  negandum  ou  potest  ne  tari  ); 
dicit  enim  Boethius  in  libro  Dlvislonum  generis  divisionem  esse  ad  nota- 
rain  ,  id  est  ad  les  (  le  manuscrit  :  ajiml  o)li)ies  )  ;  per  quod  demonetratur 
Boethius  non  in  vocuni  sed  iu  rerum  designatione  genus  aceepisse.  » 


00  PHILOSOPHIE   SCIIOLASTIQUE. 

rement  son  opinion  ,  et  celte  opinion  est  la  non-réalité 
des  espèces  et  des  genres,  la  réalité  renfermée  dans  les 
objets  particuliers,  dans  l'individu,  les  universaux  con- 
çus seulement  comme  des  points  de  vue  des  choses  indi- 
viduelles, et  les  genres  et  les  espèces  comme  de  simples 
ressemblances,  abstractivement  considérées  '. 

11  termine  en  citant  d'après  Boëce  l'opinion  d'Aristole 
et  celle  de  Platon  2. 

L'ouvrage  dont  nous  venons  de  rendre  compte,  peut 
nous  représenter  l'enseignement  dialectique  de  l'école  de 
Tours  que  dirigeait  Alcuin  et  où  Raban  fut  élevé,  et  celui 
de  l'école  de  Fulde  qu'il  dirigea  lui-même  avant  de  pas- 
ser au  siège  archiépiscopal  de  Mayence.  Le  commentaire 
de  Raban  reproduit  a  peu  près  celui  de  Boëce;  il  est  pour 
la  solution  péripatéticienne  du  problème  de  Porphyre  : 
et  il  n'en  pouvait  guère  être  autrement.  Boëce  restait  seul 
debout  sur  les  ruines  de  l'antiquité,  et  dans  la  nuit  pro- 
fonde où  dormait  alors  l'esprit  humain  ,  son  opinion, 
quelle  qu'elle  fut,  devait  être  la  lumière  du  temps  et  l'au- 
torité souveraine  en  matière  de  philosophie. 


4.  Mari,  de  Saint. -Germ.  1510,  fol.  87  verso,  c.  i.  «  Nihil  aliud  est  genus 
quani  substantialis  similitudo  ex  diversis  speeiebus  in  cogitatione  col- 
lecta. »  Plus  bas  :  «  Alio  naruque  modo  universalis  est  (  substantia  eadem  ) 
cum  cogitatur,  alio  singularis  cum  sentitur.  Hic  innuit  nobis  Boethius 
quod  eadem  rcsindividuum  et  species  et  genus  est,  et  non  esse  universalia 
individuis  quasi  quiddam  diversum ,  ut  quidam  dicunt,  scilicet  specieni 
nihil  esse  quani  genus  informatum,  et  individuum  nihil  aliud  esse  quain 
speciem  informatam.  Aliter  autem  non  diceretur  universalitas  et  singu- 
laritas  eideru  subjecto  accidere.  lis  ita  determinatis,  ut  dicit  Boelbius, 
supradicta  quœstio  soluta  est.  » 

2.  Ibid.  u  Haec  enim,  ut  dicit  Boethius,  sententia  est  Aristotelis  ;  Plato  vero 
gênera  et  species  non  tantummodo  intelligi  universalia  sed  etiani  prêter 
individua  subsistere  putavit.  Quorum ,  ut  ipse  dicit ,  Boethius  in  corn" 
niento  sententias  dijudicare  noluit,  etc.  » 


ABÉLARD.  89 

Opinion  d'un  anonyme  du  xe  siècle. 

Si  au  neuvième  siècle,  comme  il  vient  d'être  démon- 
tré, on  connaissait  et  on  commentait  les  trois  premières 
parties  de  YOrganum  avec  les  commentaires  de  Boëce, 
il  n'y  a  aucune  raison  de  supposer  qu'il  n'en  ait  pas  été 
de  même  au  dixième  siècle,  et  que  le  travail  des  écoles 
carlovingiennes  se  soit  arrêté  ou  ralenti.  Malheureuse- 
ment ou  ne  possède  aucun  monument  dialectique  de  cette 
époque,  excepté  la  petite  dissertation  de  Gerbert,  depuis 
le  pape  Sylvestre  II,  adressée  a  l'empereur  Othon  III  sur 
une  difficulté  que  cet  empereur  avait  rencontrée  dans 
1'Inlroduclion  de  Porphyre.  L'explication  de  Gerbert  est 
aussi  vaine  que  la  difficulté  de  l'empereur  Othon;  mais 
ce  petit  écrit  *  nous  apprend  au  moins  qu'au  dixième 
siècle  on  continuait  à  s'occuper  avec  zèle  de  YOrganum, 
puisqu'un  jeune  empereur ,  au  milieu  des  soucis  d'une 
guerre  périlleuse,  proposait  à  Gerbert  et  aux  savants  de 
sa  cour  des  difficultés  sur  Porphyre.  Il  est  donc  plus  que 
vraisemblable  qu'il   doit  exister  des  commentaires  du 
dixième  siècle  sur  YOrganum.  Mabillon 2  et,  d'après  lui, 
Y  Histoire  littéraire  de  la  France  nous  signalent  l'exis- 
tence d'un  commentaire  inédit  de  ce  temps  sur  la  dialec- 
tique et  les  Prédicaments  dans  le  manuscrit  de  Saint- 
Germain  n°  613.  Nous  nous  sommes  empressé  de  recher- 
cher ce  manuscrit  dans  le  fonds  de  Saint-Germain  de  la 
Bibliothèque  royale.  Mais  le  catalogue  particulier   des 
manuscrits  de  ce  fonds  indique  comme  perdu  le  manu- 


\.  Thcsaur.  Anecd.  noviss.,  tom.  u,  part,  n  ,  pag.  131. 
2.  Jfouveau  traite  de  diplomatique , tom.  m,  pag.  3o'J;  Wst.litt., 
toni.  xn,  pag  -ici. 

8. 


90  PHILOSOPHIE  SCHOLASTIQUE. 

scrit  coté  autrefois  sous  le  u°  613  :  613  deest  ;  et  nous 
désespérions  de  le  retrouver,  lorsqu'en  examinant  divers 
livres  du  même  fonds  et  a  peu  près  du  même  siècle,  nous 
avons  rencontré  l'ouvrage  que  déjà  nous  ne  cherchions 
plus ,  dans  un  manuscrit  de  Saint-Germain  coté  aujour- 
d'hui \  108  et  autrefois  442.  La  démonstration  sans  ré- 
plique que  ce  manuscrit  est  bien  celui  de  Mabillon ,  c'est 
qu'il  renferme  la  note  célèbre  sur  l'existence  des  antipodes 
que  le  savant  bénédictin  a  tirée  du  manuscrit  613  et  que 
rapporte  l'Histoire  littéraire.  C'est  une  note  marginale  au 
feuillet  30  verso.  Elle  fait  partie  d'une  glose  sur  le  traité 
des  Catégories  attribué  a  saint  Augustin,  et  qui  est  précédé 
dans  le  manuscrit  par  la  Dialectique  également  attribuée 
au  même  Père  ' .  Les  éditeurs  des  œuvres  de  saint  Augustin 
avaient  sous  les  yeux  ce  même  manuscrit  en  imprimant  le 
traité  des  Catégories  dont  nous  venons  de  parler,  et  sans 
indication  de  numéro  ni  de  siècle  ils  l'appellent  «  Codex 
sangermanensis  pervetustus.  »  Ils  en  ont  tiré  un  prologue 
envers  d'Alcuin.  Cet  ancien  manuscrit,  qui  est  impor- 
tant à  plus  d'un  égard,  contient,  parmi  beaucoup  d'au- 
tres opuscules,  l'Introduction  de  Porphyre,  l'extrait  des 
Catégories  attribué  à  saint  Augustin  ,  et  l'Interprétation 
d'Aristote,  avec  des  gloses  interlinéaires  et  marginales 
sans  nom  d'auteur.  La  traduction  latine  de  l'Introduction 
et  de  l'Interprétation  est  toujours  celle  de  Boëce,  et  c'est 
encore  à  Boëce  que  ces  gloses  sont  empruntées.  Nous  en 
extrairons  seulement  ce  qui  se  rapporte  au  problème  de 
Porphyre. 

L'opinion  de  ce  dialecticien  anonyme  du  dixième  siècle 

I.  August,  opp.,  tom.  s,  Append. 


ABÉLARD.  9J 

ne  diffère  guère  de  celle  de  Raban  et  de  Boëce  ;  quelque- 
fois elle  va  plus  loin  dans  le  même  sens. 

Selon  noire  auteur,  les  genres  et  les  espèces  ont  un  seul 
et  même  sujet,  a  savoir,  telle  ou  telle  chose.  Sous  le  point 
de  vue  de  l'existence,  cette  chose  est  individuelle,  sen- 
sible, matérielle  ;  mais  le  point  de  vue  de  la  conception 
est  tout  différent.  Eu  effet,  l'intelligence  conçoit  un  genre 
comme  étant  commun  à  plusieurs  choses  individuelles  , 
et  pnr  conséquent  comme  n'étant  pas  exclusivement  ren- 
fermé dans  l'une  d'elles  :  eu  ce  cas  les  genres  sont  con- 
çus comme  universels  et  incorporels.  Le  caractère  du  sys- 
tème de  Platou  est  de  ne  pas  admettre  seulement  la  no- 
tion des  universaux  dans  l'intelligence,  mais  leur  existence 
indépendante  en  dehors  des  choses  individuelles  et  cor- 
porelles1. 

Arrivant  aux  trois  questions  dans  lesquelles  se  décom- 
pose le  problème  général  de  Porphyre ,  sur  la  première 
question  ,  si  les  genres  et  les  espèces  ont  une  existence 
réelle,  l'anonyme  répond  avec  Boëce,  daus  son  pre- 
mier commentaire  ,  qu'assurément  ils  existent ,  puisque 
sans  eux  rien  ne  serait;  et  il  n'a  pas  l'air  de  se  douter 
plus  que  Boëce  que  cette  réponse,  sérieusement  examinée, 
ne  serait  pas  très-facile  a  concilier  avec  l'opinion  formel- 
lement exprimée  dans  le  passage  précédent 2. 

1.  Fol. -56  recto.  «  fienora  et  species,  id  est  universalc  et  singulare  , 
unum  quidem  subjectum  babent.  .Subsistunt  vero  alio  modo,  intelliguntur 
alio. Et  suntineorporalia;  scdsensibilibus  juncta subsistunt  inscnsibilibus, 
et  tune  est  singulare  ;  intelliguntur  ut  ipsa  substantia,  ut  non  in  aliis 
esse  suum  habentia,  et  tune  est  universalc.  Sed  Plato  gênera  et  species 
non  modo  intelligi  universalia,  verum  etiam  esse  atquc  prœter  corpora 
subsistera  putat  » 

2.  lllud  quidem  sive  subsistant.  Prima  qnsstio  est  utrum  gênera  et 
species  verc  sint.  Sed  scicudum  est  quod  non  esset  disputatio  de  cis  si  non 


92  ,  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

Sur  la  seconde  question ,  si  les  genres  et  les  espèces 
sont  matériels  ou  immatériels,  notre  anonyme  s'explique 
plus  nettement  que  Raban-Maur.  Les  genres,  dit-il ,  sont 
matériels  ou  immatériels  selon  le  point  de  vue  sous  le- 
quel on  les  considère.  Sous  le  point  de  vue  de  l'existence, 
comme  ils  n'existent  substantiellement  que  dans  les  choses 
sensibles  et  matérielles,  on  peut  dire  qu'ils  ne  sont  point 
immatériels;  mais  ils  le  sont  si  on  les  considère  sous  cet 
autre  point  de  vue,  que  le  genre  est  commun  a  plusieurs 
espèces  ,  comprend  sous  lui  plusieurs  espèces.  A  ce  titre, 
l'espèce  aussi  est  incorporelle,  l'espèce  homme,  par  exem- 
ple, si  on  ne  la  considère  que  par  cet  endroit  qu'elle  est 
comprise  sous  le  genre,  car  pouvoir  être  compris  sous  un 
genre  n'est  rien  de  matériel  ;  et  a  ce  titre  encore,  la  dif- 
férence est  immatérielle;  par  exemple,  le  quadrupède,  si 
ou  le  considère  non  pas  en  lui-même,  mais  en  tant  que 
différent  du  bipède,  et  ainsi  du  reste  :  c'est-à-dire,  en 
d'autres  termes,  que  les  genres  comme  les  espèces  et  les 
variétés  n'existent  que  comme  des  abstractions  de  l'esprit, 
et  que  c'est  en  cela  seul  que  consiste  leur  immatérialité  *. 

Sur  la  troisième  question ,  si  les  genres  existent  hors 
des  choses  ou  dans  les  choses ,  l'auteur  se  prononce  moins 
directement  que  sur  la  question  précédente.   En  tant 

vere  subsistèrent;  nam  res  omnes  quac  vere  sunt,  sine  eis  non  esse  pos- 

Mllll,    » 

-I.  «  An  corporalia  ista  sint  an  incorporalia.  Quoi!  dnobus  niodis  ac- 
cipitur.  Nam  genus  si  in  eo  quod  genus  sit,  non  quod  res  natura  constat 
consideralur,  seiuper  incorporale  est;  verbi  gratia,  si  substantia  non  con- 
sideratur  in  eo  quod  substantia  est,  sed  in  eo  quod  sub  se  species  liabet, 
incorporalis  est.  Item  si  species  quoe  est  homo  consideratur  tantummodo 
in  eo  quod  sub  génère  est,  est  incorporalis  et  ipsa;  eodem  modo  et  diffe- 
rentia  quadrupes  non  respicitur  quod  sit  quadrupes  differentia ,  sed  unde 
a  bipède  differl,  ac  per  hoc  et  ipsa  incorporalis  est.  Similiter  de  ca?teris 
accipiendum  est.  » 


ABÉLAftD.  93 

qu'immatériels,  les  genres  peuvent  exister  hors  des  cho- 
ses, mais  cela  n'empêche  pas  qu'ils  ne  puissent  aussi 
exister  dans  les  choses,  comme  L'âme  dans  le  corps,  de 
telle  sorte  qu'ils  soient  à  la  fois  inséparables  des  corps 
sans  cesser  d'appartenir  aux  êtres  immatériels.  Comme 
existant  dans  les  choses,  on  peut  les  comparera  ces  di- 
mensions des  corps  qui  sont  immatérielles,  puisqu'elles 
ne  tombent  pas  sous  les  sens ,  et  qui  pourtaul  n'abandon- 
nent jamais  les  corps;  et  d'un  autre  côté,  on  peut  aussi 
les  comparer  à  l'âme  qui  vit  dans  le  corps  sans  y  être 
nécessairement  attachée  :  question  ardue  sur  laquelle 
Porphyre  déclare  qu'il  veut  garder  le  silence1. 

Un  autre  passage  confirme  ce  que  nous  avous  déjà  vu 
dans  le  commentaire  de  Raban-Maur,  qu'il  y  avait  a  cette 
époque  des  philosophes,  plus  platoniciens  que  Raban  et 
notre  auteur,  qui  n'admettaient  point  cette  solution  équi- 
voque, que  les  genres  sont  à  la  fois  corporels  et  incorpo- 
rels, et  qui  pensaient  qu'ils  sont  seulement  incorporels. 
Cette  autre  école  s'appuyait  aussi  sur  Porphyre  et  es- 
sayait de  le  mettre  de  son  côté  2. 


\.  «  Aeceptio  (  le  manuscrit  :  exceptio  )  itaquo  incorporalitatis  génère 
fit  quod  et  prêter  corpora  separatum  esse  possit  et  corporibus  jungi  pa- 
tiatur,  ut  anima,  sed  ita  ut,  si  corporibus  juncta  fuerint,  inseparabitia 
sint  a  corporibus  neque  ab  ineorporalilms  separentur,  et  utrasque  in  se 
contineant  potestates.  Nam  si  corporalibus  junguntur,  talia  sunt  qualis 
illa  prima  versus  terminos  incorporalitas  quœ  nunquam  discedit  a  cor- 
porc.  Si  vero  incorporalibus,  talia  sunt  qualis  est  animas  quf  nunquam 
corpori  copulatur.  nie  se  Porpbyrius  tacere  poUicetur.  » 

2.  «  Hi  qui  penus  et  speciem  iucorporalia  solummodo  dicunt,  iioc  pro- 
bare  videntur  Porptiyrii  ipsius  sententia,  qui,  veluti  jam  probato  quod 
incorporca  sint,  ita  ait:  eluirwn  separala  an  Ipsis  sensibilibus  juncta. 
Quod  et  si  ha'c  aliquando  corporalia  exlilissent,  ahsurdum  esset  quaerere 
utrum  (le  manuscrit  :  utrum  iucorporalia  sej.)  sejuncta  essent  a  sensibi- 
libus, au  juncta,  cum  sensibilia  ipsa  sint  corpora.  » 


94  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

L'auteur  revient  encore  sur  sa  comparaison  de  l'imma- 
térialité des  genres  avec  celle  des  dimensions  du  corps. 
Les  dimensions  d'un  corps  n'existent  que  daus  ce  corps, 
et  cependant  on  les  conçoit  comme  étant  immatérielles , 
par  exemple,  la  surface  ;  et  c'est  là  le  premier  degré  de 
l'immatérialité  ,  la  première  transition  du  corporel  à  l'in- 
corporel. On  peut  comparer  à  cette  immatérialité  celle  du 
genre  et  de  l'espèce.  L'animal  et  l'homme  conçus  abs- 
tracti veinent  sont  immatériels ,  mais  ils  sont  corporels 
dans  les  individus  dans  lesquels  seuls  ils  existent  *, 

La  conclusion  de  l'anonyme  est  exactement  celle  de 
Boëce  que  déjà  Raban  avait  adoptée  :  le  genre  n'est  pas 
autre  chose  qu'une  conception  formée  de  la  ressemblance 
de  plusieurs  espèces  comparées  entre  elles  2. 

Il  résulte  de  ces  différents  passages,  qu'au  dixième  siècle 
comme  au  neuvième,  les  premières  parties  de  VOrganum 
étaient  connues  et  étudiées  daus  la  traduction  de  Boëce, 
et  commentées  à  l'aide  des  commentaires  de  ce  même 
Boëce  ;  que  le  problème  posé  par  Porphyre  dans  les  pre- 
mières lignes  de  l'Introduction  excitait  déjà  quelque  at- 
tention ;  que  la  solution  péripatéticienne  répandue  par 
Boëce  prévalait  généralement ,  mais  qu'il  y  avait  pour- 
tant à  côté  de  celle-là  une  solution  différente ,  qui ,  sans 
être  aussi  accréditée,  avait  aussi  ses  partisans.  Voilà  donc 

\.  «  ...  Termini  cum  sint  semper  circa  corpora  quorum  termini  sunt, 
incorporel  tamen  intelliguntur,  sicut  est  epiphania  (sTTttpâvcta)  ;  et  haec 
prima  incorporalitas,  primus  transitus  a  corporibus  ad  incorporea... 
Huic  ergo  incorporalitati  assimilatur  generis  et  speciei  incorporalitas. 
Nam,  verbi  gratia,  animal  et  hoiuo,  licet  per  se  intellecta  incorporalia 
sint,  in  individuis  tamen  quibus  subslaut  corporalia  sunt.  » 

2.  «  Geuus  est  cogitatio  collecta  ex  singularum  similitudine  spe- 
cierum.  » 


ABELARD.  9o 

deux  doctrines,  deux  écoles  eu  présence  au  neuvième  et 
au  dixième  siècle.  Mais  il  ne  suffit  pas  que  deux  opinions 
soient  déjà  dans  un  temps  pour  appartenir  à  l'histoire. 
Le  réalisme  et  le  nominal  isme  étaient  sans  doute  en  germe, 
et  dans  la  phrase  de  Porphyre  et  dans  le  commentaire  de 
Boëce  et  dans  celui  de  Raban-Maur  et  dans  les  notes  mar- 
ginales de  notre  anonyme;  mais  leurs  vrais  principes 
avec  leurs  nécessaires  conséquences  étaient  profondé- 
ment ignorés ,  leur  rapport  à  toutes  les  grandes  ques- 
tions religieuses  et  politiques  n'était  pas  môme  soupçonné. 
Ce  n'étaient  encore  que  deux  manières  différentes  d'in- 
terpréter une  phrase  de  Porphyre,  qui  restaient  inaper- 
çues dans  l'obscurité  de  l'école  et  vivaient  assez  bien  en- 
semble sous  la  foi  de  leur  insignifiance  commune  ;  mais 
en  se  connaissant  mieux  ,  en  grandissant  et  en  se  déve- 
loppant, ces  deux  interprétations  étaient  appelées  à  sou- 
lever des  discussions  mémorables ,  à  troubler  l'Église  et 
l'Etat,  et  à  prendre  ainsi  leur  rang  dans  l'histoire. 

Comment  s'est  opérée  celte  métamorphose?  comment 
le  péripalélisme  indécis  de  Boëce,  de  Raban-Maur  et  de 
l'anonyme  est-il  devenu  cette  doctrine  altière  qui  rompit 
d'abord  en  visière  avec  toutes  les  doctrines  et  toutes  les 
puissances  du  temps?  C'est  le  onzième  siècle  qui  a  mis 
au  monde  le  nominal  isme.  Tout  était  préparé  pour  cet 
enfantement.  L'esprit  humain,  formé  pendant  plusieurs 
siècles  dans  les  écoles  fondées  par  Charlemagnc,  sous  la 
discipline  de  la  dialectique  péripatéticienne  et  d'une 
théologie  sublime,  était  mûr  pour  les  questious  sérieuses. 
Les  événements  de  ce  siècle  disent  assez  quel  était  son  es- 
prit. La  lutte  naissante  du  sacerdoce  et  de  l'empire,  de 
Henri  IV  et  de  Grégoire  VII,  annonçait  les  luttes  morales 


96  PHILOSOPHIE    SCHOLASTIQUË. 

qui  se  préparaient  dans  l'intérieur  même  du  moyen 
âge,  et  le  siècle  de  Bérenger  pouvait  bien  être  celui  de 
Roscelin. 

Nominalisme  de  Roscelin. 

Du  Boulay  a  le  premier  cité,  et,  d'après  lui,  la  plupart 
des  historiens  de  la  philosophie  répètent  cette  phrase 
d'une  vieille  chronique,  qui  raconte  les  faits  écoulés  de- 
puis le  roi  Robert  jusqu'à  la  mort  de  Philippe  Ier  :  «  In 
«  dialectica  ni  potentes  extiterunt  sophistae  :  Joannes,  qui 
«  eaindem  arlem  sophisticam  vocalem  esse  disseruit;  Ro- 
«  bertus  Parisiacensis,  Roscelinus  Compendiensis.  Arnul- 
«  fus  Laudunensis.  Hi  Joannis  fuerunt  sectatores,  qui 
«  eliam  quam  plures  habuerunt  auditores  '.  »  L'auteur 
du  nominalisme  serait  donc  un  certain  Jean,  qui  aurait 
eu  un  bon  nombre  d'élèves,  parmi  lesquels  aurait  été 
Roscelin.  Ce  fait,  s'il  était  bien  certain,  n'aurait  rien  d'é- 
trange au  onzième  siècle,  puisque  déjà  au  neuvième  et  au 
dixième  nous  trouvons  le  principe  du  nominalisme,  et 
que  ce  principe  était  dans  Boëce  lui-même.  Selon  Du  Bou- 
lay, Jean,  dont  il  est  ici  question,  avait  été  le  médecin  du 
roi  Henri  Ier.  Il  était  de  Chartres,  et  il  fut  appelé  Surdus, 
à  cause  de  sa  grande  surdité.  Ainsi  Roscelin  n'aurait  pas, 
à  proprement  parler,  inventé  le  nominalisme  ;  mais  en- 
core une  fois,  pour  l'histoire,  l'auteur  d'une  opinion  n'est 
pas  celui  qui  la  soupçonne  le  premier,  mais  celui  qui  lui 
donne  son  vrai  caractère  en  l'appuyant  sur  des  preuves 
nouvelles,  en  eu  tirant  des  développements  nouveaux, 
surtout  eu  la  répandant  parmi  les  hommes.  Or,  à  tous 

\.  Du  Boulay,  Histor.  Univ.  Par.,  t.  i,  p.  -J43. 


ABliLARD.  97 

ces  titres,  on  ne  peut  mettre  en  doute  que  Roscelin  ne 
soit  l'auteur  du  nomiualisrae. 

Si  Roscelin  s'était  contenté  de  choisir  dans  les  deux  so- 
lutions indiquées  par  Porphyre  du  problème  philoso- 
phique la  solution  péripatéticienne;  s'il  eût  répété  Boëce 
et  Rahan-Maur,  ou  même  si,  comme  son  maître  Jean,  les 
universaux  ayant  été  réduits  par  ses  devanciers  à  de  sim- 
ples conceptions  de  l'esprit,  il  eût  réduit  à  son  tour  ces 
conceptions  a  des  produits  du  langage,  a  des  mots,  il 
n'eût  été  peut-être  ni  plus  célèbre  ni  plus  persécuté  que 
Jean  son  maître  et  ses  autres  condisciples  ;  mais  ce  qui 
lit  sa  réputation  et  ses  malheurs,  c'est  la  hardiesse  mer- 
veilleuse avec  laquelle  cet  homme  du  onzième  siècle  alla 
d'abord  presque  aussi  loin  qu'Occam  au  quatorzième  siè- 
cle. En  effet,  Roscelin  a  fait  ces  trois  choses  :  1°  en  phi- 
losophie il  a  établi  le  nominalisme;  2°  il  a  transporté  le 
nominalisme  dans  la  théologie,  et  attaqué  le  dogme  de  la 
Trinité,  sur  lequel  repose  le  christianisme;  3°  enfin,  pas- 
sant de  la  philosophie  et  de  la  théologie  à  la  politique,  il 
a  attaqué  la  plus  grande  puissance  du  temps,  la  puissance 
ecclésiastique,  dans  un  de  ses  abus  les  plus  répandus  et 
les  plus  choquants. 

Il  n'est  pas  facile  de  se  faire  une  idée  nette  de  l'opinion 
philosophique  de  Roscelin.  Othon  de  Freisingen  dit  seu- 
lement :  «  Roscellinum  quemdam  qui  primus  nostris  tem- 
«  poribus  sententiam  vocum  inslituil  '.  »  Jean  de  Salis- 
bury,  dans  les  deux  endroits  où  il  parle  de  Roscelin,  ne 
nous  en  apprend  guère  davantage.  «  Alius  2ergo  consislit 
«  in  vocibus,  liect  lucc  opinio  cum  Roscelino  suo  fere 

i.  Voyez  plus  haut ,  p.  46. 
2.  Metitlogicus,  m,  <7. 


98  PHILOSOPHIE   PCIIOLASTIQUE. 

«  omnino  jam  evanuerit.  »  «  Puerunt  et  qui  voces  ipsas 
«  gênera  dicerent  et  spccies,  sed  eorum  jam  explosa  sen- 
«  tentia  est,  et  facile  cum  autore  suo  evanuit  '.  »  Ainsi 
Roscelin  soutenait  que  les  genres  et  les  espèces  ne  sont 
que  des  mots  :  mais  comment  le  soutenait-il?  Quel  était 
l'ouvrage  où  il  avait  déposé  son  opinion?  Etait-ce  un 
traité  spécial  de  dialectique?  était-ce  un  simple  commen- 
taire de  Porphyre?  Tous  les  monuments  se  taisent  à  cet 
égard,  et  nous  en  sommes  réduits  sur  la  doctrine  de  Ros- 
celin à  deux  documents  très-peu  sûrs,  la  réfutation  qu'en 
a  donnée  saint  Anselme,  réfutation  beaucoup  plus  théolo- 
gique que  philosophique,  dans  le  Defide  Trinitatis  sive 
Jncarnatione  Verbi,  contra  blasphemias  Roscellini,  et 
la  lettre  d'Abélard  à  l'évêque  de  Paris.  C'est  là  qu'il 
nous  faut  chercher  avec  une  extrême  précaution  quelque 
ombre  du  principe  philosophique  qui  a  conduit  Roscelin 
à  ses  doctrines  théologiques. 

Saint  Anselme  se  plaint  de  la  mauvaise  philosophie  qui, 
^introduisant  de  son  temps  dans  la  théologie,  y  mine  les 
grandes  vérités  du  christianisme.  Il  s'élève  contre  ces  dia- 
lecticiens, hérétiques  même  en  dialectique,  qui  préten- 
dent que  les  universaux  ne  sont  que  des  paroles 2.  Ce  qu'il 
ajoute  nous  fait  pénétrer  davantage  dans  l'opinion  de 
Roscelin.  Ces  dialecticiens,  dit-il,  admettent  bien  l'exis- 
tence du  corps  coloré,  mais  non  pas  celle  de  la  couleur  ; 
et  par  la  sagesse  d'un  homme,  ils  n'entendent  pas  autre 
chose  que  l'âme  de  cet  homme3.  Leur  raison  est  tellement 

1.  Polycraticus  ,  vu,  12. 

2.  Anselm.  opp.  éd.  Gcrl>eron,  p.  -SI.  «  Illi  ulique  nostrl  temporis  dia- 
leclici,  imo  dialecticc  haerelici,  qui  non  nisi  flalum  vocis  putant  esse  uni- 
versales  substantias.  » 

5.  «  Qui  colorem  non  aliud  queunt  intclligere  quam  corpus ,  nec  sa- 
pientiam  hominis  aliud  quam  animàm.  » 


ARÉLARD.  99 

enveloppée  dans  des  imaginations  corporelles,  qu'elle  n'en 
peut  sortir  et  distinguer  les  objets  qu'elle  seule  peut  aper- 
cevoir '.  Or,  dès  qu'on  ne  reconnaît  d'autres  réalités  que 
celles  qui  tombent  sous  les  sens  ;  quand  on  ne  peut  pas 
distinguer  l'existence  de  la  couleur  d'un  cheval  de  celle 
du  cheval  lui-même;  quand  on  n'admet  comme  existant 
que  ce  qui  est  individuel  ;  quand  on  ne  peut  pas  com- 
prendre que  plusieurs  hommes  individuels  contiennent 
eu  eux  quelque  autre  chose  encore  que  ce  qui  les  distin- 
gue, et  que,  dans  ces  différents  hommes,  il  y  a  une  seule 
et  même  humanité,  comment  pourrait-on  comprendre 
que  les  trois  personnes  de  la  Trinité ,  dont  chacune  est 
Dieu,  ne  constituent  qu'une  seule  et  même  divinité  2?  11 
suit  de  ce  passage  important  que  Roscelin  n'admettait  de 
réalité  que  daus  les  individus,  et  que,  selon  lui,  tout  ce 
qui  n'était  pas  l'individu  lui-même,  n'existait  pas,  était 
un  pur  nom.  Et  il  résulte  encore  de  ce  même  passage  qu'il 
n'attaquait  pas  seulement  les  universaux,  mais  qu'il  s'en 
prenait  aussi  aux  qualités  des  corps,  par  exemple ,  à  la 
couleur  :  il  ne  l'admettait  pas  en  elle-même,  il  admettait 
seulement  le  corps  coloré  ;  et  ceci  doit  nous  aider  à  com- 
prendre cette  autre  opinion  qu'on  lui  attribue,  qu'il  niait 
la  réalité  des  parties  et  les  regardait  aussi  comme  de  purs 

\ ,  «  In  corum  çroippe  animabus  ratio,  quoc  et  princeps  et  judex  omnium 
débet  esse  quae  sunt  in  homine,  sic  est  in  imaginationibus  corporalibus 
Obvoluta  ut  ex  eis  se  non  possit  evolvere,  nec  ab  ipsis  ea  quœ  ipsa  »ola  et 
pura  eomtemplari  débet,  \aleat  iliscernere.  » 

2.  «  Qui  enim  nondum  Lntelligltquomodo  plures  homines  in  specie  sint 
bomo  unus,  qualiter  in  il  la  secretissima  natura  comprehendet  quomodo 
plures  personœ,  quarum  singula  quœque  est  perfectus  Deus,  sint  Deus 
unus?  Et  cujus  mens  obscura  est  ad  discernenduni  Infer  equum  suuin  et 
colorem  ejns ,  qualiter  discerne!  inter  unum  Deum  et  plures  relationes  ? 
Denique  qui  non  potest  IntelUgere  aliud  esse  hominem,  nisi  indivldumn, 
nullulcims  inteUiget  hominem  nisi  uumanam  personam.  » 


100  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQIE. 

mois.  C'est  du  moins  ce  qu'on  peut  inférer  de  la  lettre 
d'Àbélard  à  l'évoque  de  Paris  :  «  Aussi  faux  dialecticien 
que  faux  chrétien,  dit  Abélard,  il  soutient  dans  sa  dialec- 
tique que  nulle  chose  n'a  de  parties,  et  corrompt  par  là  le 
sens  des  saintes  Écritures;  car,  a  ce  compte,  dans  l'en- 
droit où  l'Ecriture  rapporte  que  Jésus  mangea  une  partie 
d'un  poisson,  il  devrait  dire  qu'il  s'agit  seulement  d'une 
partie  du  mot  poisson,  et  non  pas  d'une  partie  de  la  chose 
elle-même  '.  » 

Voilà  les  seuls  documents  qui  subsistent  sur  le  noinina- 
lisme  de  Roscelin.  Cette  disette  extrême  de  témoignages 
donne  le  plus  grand  prix  aux  moindres  renseignements 
nouveaux  qui  nous  peuvent  survenir,  et  par  conséquent  à 
un  passage  du  manuscrit  de  Saint-Victor,  où  Abélard 
nous  fait  connaître  l'opinion  de  Roscelin  avec  brièveté, 
mais  non  pas  sans  précision.  Livre  de  la  Division  et  de  la 
Définition,  fol.  4  99  verso  2  :  «  Fuit  autem,  memini,  ma- 
«  gistri  nostri  Roscelini  tam  insana  sententia,  ut  nullani 
«  rem  partibus  constare  vellet  ;  sed  sicut  solis  vocibus 
«  species,  ita  et  partes  adscribebat.  »  Ce  passage  confirme 
pleinement  celui  de  la  lettre  à  l'évêque  de  Paris.  Roscelin 
ne  se  contentait  pas  de  réduire  les  universaux  à  des  abs- 
tractions verbales;  en  vertu  du  même  principe,  sicut,  il 
prétendait  que  les  parties  n'ont  point  d'existence.  Abé- 
lard ne  s'en  tient  pas  la  :  il  nous  fait  connaître  l'argumen- 
tation même  sur  laquelle  s'appuyait  Roscelin  ;  et  comme 

1.  Absel.  opp.,  p.  334.  «Hic  sicul  pseudo-dialccticus,  ita  et  pseudo- 
christianus ,  cum  in  dialectica  sua  nullani  rem  partes  uabere  sestimat,  ita 
divinara  paginant  impudeuter  pervertit,  ut  eo  loco  quo  dicitur  Dominus 
partem  piscis  coniedisse,  partent  hujus  vocis,  quœ  est  piscis  ,  non  parlem 
ici  intelligerc  cogatur.  » 

2.  Ouvr.  inéd.  in-4,  p.  -J9I. 


ABÉLARD.  101 

nous  avons  démontre  qu'il  avait  eu  Roscelin  pour  maître 
et  avait  suivi  ses  leçons,  c'est  de  sa  bouche  même  qu'il 
avait  dû  recueillir  cette  argumentation  ;  elle  mérite  donc 
toute  notre  confiance. 

Roscelin  faisait  deux  arguments  pour  prouver  que  les 
parties  n'ont  pas  d'existence  réelle  :  1°  Dire  qu'une  partie 
d'une  chose  est  aussi  réelle  que  cette  chose,  c'est  dire 
qu'elle  fait  partie  d'elle-même,  car  une  chose  n'est  ce 
qu'elle  est  qu'avec  toutes  ses  parties;  2°  la  partie  d'un 
tout  devrait  précéder  ce  tout;  car  les  composants  doivent 
précéder  le  composé;  mais  la  partie  d'un  tout  fait  partie 
du  tout  lui-même;  donc  la  partie  devrait  se  précéder  elle- 
même,  ce  qui  est  ahsurde.  Citons  textuellement  cette  ar- 
gumentation :  «  Si  quelqu'un  disait  que  cette  chose,  qui 
est  une  maison,  consiste  en  d'autres  choses,  a  savoir  les 
murs  et  les  fondements,  Roscelin  lui  opposait  ce  raison- 
nement :  Si  cette  chose  qui  est  un  mur  est  une  partie  de 
cette  chose  qui  est  une  maison ,  comme  la  maison  n'est 
rien  que  le  mur  lui-même,  le  toit,  le  fondement,  etc.,  il 
en  résulte  que  le  mur  sera  une  partie  de  lui-même  et  du 
reste;  or,  comment  pourrait  il  être  une  partie  de  lui- 
même?  De  plus,  toute  partie  précède  naturellement  son 
tout;  or,  comment  le  mur  peut-il  se  précéder  lui-même 
et  le  reste,  puisque  rien  ne  peut  en  aucune  manière  se 
précéder  soi-même?  »  «  Si  quis  autem  rem  illam  quai 
«  domus  est ,  rébus  aliis,  paricte  scilicet  et  fundamento 
«  conslare  dicèret,  tali  ipsum  argninentalione  impugna- 
«  hal  :  si  res  illa  quœ  est  paries,  rei  illius  quœ  domus  est, 
«  pars  sit,  cum  ipsa  domus  nihil  aliud  sit  quam  ipse  pa- 
ît ries  et  lectuni  et  fundainenlimi ,  profecto  paries  suî  ip- 
«  sius  cl  exterorum  pars  ciit.  At  vero  quomodo  suî  ipsius 


102  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

«  pars  fuerit?  Amplius  :  omnis  pars  naturaliter  prior  est 
«  suo  loto.  Quoinodo  autem  paries  prior  se  etaliis  dice- 
«  tur,  cuin  se  uullo  modo  prior  sit  ?  '  » 

Voilà  donc  en  quoi  consistait  le  nominalisme  de  Ros- 
celin  :  il  soutenait  que  les  universaux,  à  savoir  les  genres 
et  les  espèces,  ne  sont  que  des  mots  ;  et  que  de  même, 
les  parties  d'une  chose  n'existant  que  dans  cette  chose, 
dès  qu'on  les  en  sépare  on  n'a  plus  aussi  que  des  mots. 
On  peut  supposer  qu'il  en  disait  autant  des  qualités  par 
rapport  à  leur  sujet.  Le  principe  commun  de  ces  diverses 
théories  est  qu'en  réalité  il  n'existe  que  des  individus, 
des  choses  particulières,  et  que  hors  de  la  il  n'y  a  que 
des  conceptions  et  abstractions  de  l'esprit,  et  par  consé- 
quent des  mots.  Le  principe  admis,  la  conséquence  sem- 
ble irréprochable.  Eu  effet,  si  les  genres  et  les  espèces,  si 
les  universaux  existent  autre  part  que  dans  l'entende- 
ment de  l'homme,  s'ils  sont  autre  chose  que  des  con- 
ceptions et  abstractions  de  notre  esprit,  il  est  impossible 
de  les  réduire  a  des  noms  ;  mais  si  les  universaux  ne  sont 
que  des  notions  abstraites,  évidemment  alors  toute  la 
réalité  appartient  ou  aux  choses  individuelles  auxquelles 
ces  notions  sont  empruntées  ou  à  l'esprit  qui  a  la  puis- 
sance de  former  de  pareilles  abstractions;  et  ces  abstrac- 
tions en  elles-mêmes  sont  de  purs  mots.  La  conséquence 
est  légitime;  elle  est  même  fort  naturelle.  Mais  le  génie 
consiste  souvent  à  tirer  une  conséquence  nouvelle,  à  dé- 
couvrir une  face  nouvelle  d'un  principe  déjà  connu.  Or, 
on  ne  peut  nier  qu'avant  Roscelin  ou  son  maître  Jean, 
au  onzième  siècle,  personne  n'avait  songé  a  tirer  cette 
conséquence  de  la  doctrine  que  tout  le  monde  enseignait. 

i.  Ouv.  inéd.,y.  -491. 


ABÉLARD.  4  03 

Raban-Maur  et  notre  anonyme  enseignaient  aussi  que  les 
genres  et  les  espèces,  les  universaux,  sont  des  concep- 
tions de  l' esprit,  et  qu'ils  n'ont  de  réalité  que  dans  les 
individus  où  l'esprit  les  recueille  par  voie  de  comparaison 
et  d'abstraction.  De  là  à  conclure  que  les  universaux  ne 
sont  que  des  mots,  il  n'y  avait  qu'un  pas;  mais  ce  pas, 
ni  Raban,  ni  l'anonyme  ne  l'ont  fait;  Boëce  non  plus 
n'avait  pas  été  jusque-là.  Dans  l'Introduction  de  Por- 
phyre, cette  expression,  les  cinq  mots,  ne  s'applique, 
comme  nous  l'avons  déjà  dit,  qu'aux  Prœdicabilia,  aux 
abstractions  évidemment  verbales,  à  savoir,  le  genre, 
l'espèce,  la  différence,  le  propre,  l'accident,  et  nulle- 
ment aux  universaux  proprement  dits,  les  genres  et  les 
espèces.  Porphyre,  dans  la  double  solution  qu'il  énonce 
du  problème  de  la  nature  des  universaux,  n'indique  en 
opposition  à  la  solution  platonicienne  que  la  solution 
péripatéticienne,  et  celle-ci  n'allait  pas  jusqu'au  nomina- 
lisme.  Dans  toute  l'antiquité,  le  péripatétisme,  développé 
et  commenté  par  tant  d'esprits  pénétrants  et  rigoureux, 
et  dans  une  indépendance  philosophique  illimitée,  ne 
produisit  jamais  une  telle  conséquence,  ou  du  moins  cette 
conséquence  n'y  eut  jamais  le  rang  et  la  dignité  d'une 
doctrine.  Si  donc  le  nominalisme  n'est  qu'une  consé- 
quence du  péripatétisme,  et  si  par  là  il  se  rattache  à  la 
philosophie  ancienne,  il  faut  reconnaître  que  c'en  est 
une  conséquence  nouvelle,  inconnue,  inouïe;  c'est  un 
fruit  tout  a  fait  nouveau,  éclos  à  la  On  du  onzième  siècle, 
et  donné  à  la  philosophie  moderne  par  la  scholastique 
et  par  un  Français.  Or,  une  époque  philosophique,  reli- 
gieuse ou  politique,  n'existe  qu'à  une  condition  :  qu'elle 
possède  un  principe  nouveau,  qui  devienne  le  fondement 


104  PHILOSOPHIE    SCIIOLASTIQUE. 

d'un  grand  déliât  et  produise  un  grand  mouvement.  Ce 
grand  mouvement,  ce  grand  débat  est  ici  la  lutte  du  no- 
minalisme  et  du  réalisme;  et  cette  lutte  ne  pouvait  pren- 
dre de  l'importance  et  de  la  grandeur  qu'autant  que  s'élè- 
verait une  opinion  nouvelle,  nette  et  précise,  qui,  allant 
droit  a  toutes  ses  conséquences  éclaircît  d'abord  l'hori- 
zon nébuleux  du  péripatélisme  indécis  légué  par  Boëce 
aux  écoles  carlovingiennes.  La  scholastique,  comme  épo- 
que originale  de  l'histoire  de  la  philosophie,  commence 
avec  la  querelle  du  nominalisme  et  du  réalisme  :  c'est  le 
nominalisme  qui  a  engagé  cette  querelle;  c'est  donc  lui 
qui  l'a  produite  ,  et  avec  elle  la  philosophie  scholas- 
tique. 

Dès  qu'un  principe  nouveau  est  déposé  dans  le  monde, 
s'il  a  de  la  vie  et  de  la  force,  il  le  fait  voir,  en  se  déve- 
loppant, par  la  variété  et  l'importance  de  ses  applica- 
tions. Le  nominalisme,  a  peine  né,  s'appliqua  d'abord  à 
la  théologie,  qui  était  la  grande  affaire,  l'intérêt  vivant 
de  l'époque.  Roscelin  transporta   dans  la  théologie  le 
même  esprit  d'indépendance   et  de  conséquence   qu'il 
avait  montré  en  dialectique.  Ici  nous  possédons  ses  pro- 
pres paroles,  rapportées  par  saint  Anselme.  Jusque-là  la 
théologie  consistait  dans  l'exposition  plus  ou  moins  régu- 
lière des   dogmes  sacrés;   Roscelin  essaya  d'introduire 
une  méthode  nouvelle.    «  Les  païens,  dit-il,   défendent 
«  leur  religion,  les  juifs  défendent  la  leur;  nous  aussi, 
«  chrétiens,  il  faut  que  nous  défendions  noire  foi.  »  «  Pa- 
«  gani  défendrait  legem  suam,  judaei  defendunt  legein 
«  suam;  igitur  et  nos  chrisliani  debemus  defendere  fidem 
«  nostram  '.  »  Ici  défendre  voulait  dire  expliquer  :  niais 

I.  Ansclra.  opp.  De  fide  Trinilalis ,  p.  43. 


ABÉLARD.  105 

les  premières  explications  ne  furent  pas  heureuses;  celles 
de  Roscelin  détruisaient  le  christianisme  dans  le  dogme 
de  la  Trinité.  En  effet,  si  les  parties,  les  qualités  et  les 
rapports  n'existent  pas  et  ne  sont  que  des  mots,  les  rap- 
ports des  trois  personnes  divines  entre  elles  s'évanouis- 
sent, et  il  n'y  a  plus  ou  qu'un  seul  Dieu  sans  trinité  de 
personnes,  ou  trois  personnes,  ou  plutôt  trois  êtres,  trois 
Dieux,  sans  unité;  car  l'unité  qui  n'est  pas  celle  de  l'in- 
dividu est  pour  le  nominalisme  un  pur  mot.  De  la  le  di- 
lemme de  Roscelin  :  Ou  les  trois  personnes  de  Dieu  ne 
sont  pas  seulement  trois  personnes,  mais  trois  choses  qui 
existent  chacune  individuellement  et  séparément,  comme 
existent  trois  anges  ou  trois  âmes,  et  n'ayant  de  commun 
entre  elles  que  la  ressemblance  ou  l'identité  de  volonté 
et  de  puissance;  ou  bien  les  trois  personnes  ne  font 
qu'un  seul  Dieu,  et  dans  ce  cas  ce  Dieu  seul  existe  sans 
distinction  de  personnes;  il  agit  tout  entier  quand  il  agit; 
et  par  conséquent  il  faudrait  dire  que  le  Père  et  le  Saint- 
Esprit  ont  dû  s'incarner  quand  le  Fils  s'est  incarné.  Or, 
cette  dernière  hypothèse  est  absurde  :  donc  il  faut  adop- 
ter la  première,  et  admettre  que  les  trois  personnes  sont 
en  effet  trois  êtres  distincts,  et  pour  ainsi  dire  trois 
Dieux.  Telle  est  l'opinion  renfermée  dans  trois  passages 
dont  la  ressemblance  atteste  assez  qu'ici  encore  nous  pos- 
sédons les  paroles  mêmes  de  Roscelin.  Le  premier  de  ces 
passages  est  la  lettre  d'un  nommé  Jean  a  saint  Anselme, 
pour  lui  demander  son  avis  sur  la  question  soulevée  par 
Roscelin  :  «  liane  enim  indc  quastionem  Roscelinus  de 
«  Compendio  movet.  Si  très  personœ  sunt  una  lanlum 
«  res  et  non  sunt  tics  res  per  se,  sicut  très  angeli  aut 
«  1res  anima»,  ila  tamen  ut  voluntate  et  potenlia  omnino 


106  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

«  sint  idem  ;  ergo  Pater  et  Spiritus  Sanctus  cum  Filio  in- 
«  carnatus  est  '.  »  C'est  après  avoir  reçu  cette  lettre  que 
saint  Anselme,  encore  abbé  du  Bec,  écrivit  a  Fulcon, 
évoque  de  Beauvais  :  «  Audio...  quia  Roscelious  clericus 
«  dicit  in  Deo  très  personas  esse  très  res  ad  indicem  se- 
«  paratas,  sicut  sunt  très  augeli,  ita  tamen  ut  una  sil  vo- 
«  luntas  et  potestas  ;  aut  Patrem  et  Spiritum  Sauctum 
«  esse  incarnatum,  et  très  Deos  vere  posse  dici,  si  usus 
«  admitteret 2.  »  Le  dernier  passage  est  celui  du  De  fide 
Trinitatis,  écrit  plus  tard,  et  qui  ne  porte  plus  sur  de 
simples  bruits.  «  Si  in  Deo  très  persouœ  sunt  una  tantuni 
«  res,  et  non  sunt  très  res,  unaquœque  per  se  separatim, 
«  sicut  très  augeli  aut  très  anima?,  ita  tamen  ut  voluntate 
«  et  potentia  omnino  siut  idem,  ergo  Pater  et  Spiritus 
«  Sanctus  cum  Filio  incarnatus  est.  »  Encore  une  fois, 
c'est  là  ou  la  non-distinction  des  personnes  de  la  Tri- 
nité et  leur  confusion  dans  un  seul  être  réel,  ou  bien  la 
substitution  de  trois  substances  réelles  à  la  simple  dis- 
tinction de  personnes.  Cette  dernière  opinion  est  celle 
de  Roscelin  :  c'est  le  trithéisme  ;  il  dérive  ici  du  prin- 
cipe métaphysique  qu'il  n'y  a  de  réalité  que  dans  les 
individus  et  dans  les  choses  particulières,  et  cette  mé- 
taphysique était  absolument  incompatible  avec  le  chris- 
tianisme. 

Arrivé  a  cette  nouvelle  conséquence,  le  nominalisme 
ne  pouvait  manquer  de  soulever  contre  lui  l'esprit  du 
temps  et  l'autorité  ecclésiastique.  Roscelin,  né  peut-être 
en  Bretagne  3,  et  qui  était  chanoine  de  Compiègne 4,  et 

\.  Baluze,  Miscell.,  tom.  iv,  pag.  <57S,  i79. 

2.  Ansclm.  opp.,  epislol-  lil>.  n,  epist  -'.! ,  p.  337. 

3.  Aventinus,  Annal.  Boior.  lib.  vi,  pag.  193. 

A.  Passim.  Uisloire  littéraire,  tome  ix,  pag.  539. 


ABÉLARD.  1 07 

probablement  y  enseignait,  fut  traduit  devant  un  con- 
cile, celui  de  Soissons,  en  H  092  ou  eu  1 093.  Il  parait 
qu'il  essaya  de  se  mettre  a  l'abri  sous  l'autorité  de  Lan- 
franc  et  de  saint  Anselme,  auxquels  il  attribua  son  opi- 
nion; mais  hautement  désavoué  par  ce  dernier,  il  fut 
obligé  d'abjurer,  non  par  conviction,  mais  dans  la  crainte 
d'être  massacré  par  le  peuple  '.  Il  ne  fut  pas  moins  con- 
damné, forcé  de  quitter  la  France  et  de  se  réfugier  en 
Angleterre  2.  La  leçon  était  sévère  ;  elle  fut  inutile  :  en 
Angleterre,  Roscelin  déclara  qu'il  persistait  dans  son  opi- 
sion  3,  et  il  la  répandit  même  en  secret;  c'est  alors  que 
saint  Anselme  ,  qui  de  l'abbaye  du  Bec  était  passé  à  l'ar- 
chevêché de  Cantorbéry,  se  décida  a  publier  contre  lui 
son  traité  de  la  Trinité  et  de  l'Incarnation. 

Mais  ni  sa  première  condamnation  ni  la  nouvelle  accu- 
sation que  lançait  contre  lui  le  puissant  et  vénéré  arche- 
vêque de  Cantorbéry,  ne  corrigèrent  Roscelin.  En  philo- 
sophie, il  avait  troublé  l'école  avec  le  nominalisme  ;  en 
théologie,  il  avait  attaqué  le  dogme  fondamental  du  chris- 
tianisme :  il  ne  lui  manquait  plus,  pour  combler  ses  mal- 
heurs et  pousser  jusqu'au  bout  son  rôle  de  novateur,  que 
de  s'attaquer  a  la  puissance  ecclésiastique  elle-même.  On 
sait  qu'à  celte  époque  les  mœurs  du  clergé  anglais  étaient 
fort  relâchées;  beaucoup  de  prêtres  avaient  des  concu- 
bines; souvent  même  ils  étaient  mariés;  leurs  enfants 
entraient  dans  l'Église  ,  et  par  la  protection  de  leurs  pè- 
res envahissaient  les  bénéfices.  Roscelin  s'éleva  contre 

\.  Ansplm.  opp  De  fide  Trinltatis,  pag.  12.  «  ...  Audivi  prœfatœ  novi- 
tatis  auctorem...  dlcere  se  non  ob  allud  abjurasse  nlsi  quod  dicebat  quod 
a  populo  interfici  timebat.  » 
2.  AIp.tI.  opp.  pag.  53  ; ,  335,  a  ...  hœrcsis...  exillo  punila.  » 
5.  Ansciin.  opp.  ibid.  «  in  sua  persewantem  sententia.  » 


4  08  ttULOSOPIUE   SCnOLASTIQUE. 

cet  abus.  Un  Français  qui  était  comme  lui  en  Angleterre, 
et  enseignait  a  Oxford,  Thibault  d'Etampes,  prit  la  dé- 
fense du  clergé  anglais  dans  une  lettre  adressée  à  Rosce- 
lin; et,  en  réfutant  ses  arguments,  il  nous  les  a  con- 
servés '.  «  Roscellino  Compendioso  magistro  Theobaldus 
«  Stampensis  magister  Oxfordiœ  :  ïNon  plus  sapere  quam 
«  oportet,  sed  sapere  ad  sobrietatem.  »  Roscelin  préten- 
dait 1°  que  les  enfants  de  prêtres,  nés  en  dehors  d'un  lé- 
gitime mariage,  sont  hors  de  la  loi,  exleges,  et  qu'il  était 
injuste  de  les  préférer  a  ceux  qui  n'avaient  pas  contre  eux 
une  pareille  origine  ;  2°  que  le  baptême  de  ces  enfants 
effaçait  leurs  péchés,  mais  sans  changer  leur  condition; 
3°  qu'en  ne  les  recevant  pas  dans  les  ordres,  on  empêche- 
rait le  scandale  d'enfants  de  prêtres  élevés  aux  dignités 
ecclésiastiques.  Sans  doute,  Roscelin  exagérait ,  et  ce  qu'il 
demandait  était  injuste  relativement  a  des  enfants  qui  ne 
devaient  pas  être  punis  des  fautes  de  leurs  pères;  mais 
il  est  certain  qu'en  admettant  trop  facilement  dans  l'Eglise 
de  pareils  candidats,  on  ouvrait  la  porte  à  mille  abus,  on 
laissait  impunie  une  licence  coupable,  et  on  avait  l'air  de 
l'autoriser.  Aussi  l'Eglise  elle-même  prit-elle  a  cet  égard 
de  sages  mesures,  à  la  fois  éloignées  d'une  injuste  rigueur 
et  d'une  scandaleuse  indulgence  -.  Mais  le  clergé  d'An- 
gleterre trouva  plus  commode  de  persécuter  Roscelin  que 
de  réformer  ses  mœurs,  et  il  s'éleva  contre  notre  pauvre 
compatriote  un  tel  orage,  qu'il  courut  risque  de  la  vie 
et  fut  contraint  de  quitter  l'Angleterre3  et  de  venir  rc- 

1.  Dachery,  SpicUégium,  t.  m,  p.  I  !2. 

2.  Au  concile  de  Clernionl,  il  fut  décidé  que  les  fils  de  piètres  n'entre- 
raient dans  les  ordres  qu'avec  une  dispense  spéciale. 

5.  Al>a?l.  opp.  ibid.a  AL  utroque  reguo  in  quo  conyersalus  est,  (aiu  An- 


ABELARD.  109 

demander  un  asile  à  la  France.  11  parait  qu'il  dut  faire 
une  rude  pénitence  et  subir  de  sévères  corrections,  <.  ut 
«  aiunt,  a  canonicis  verberatus,  sans  pouvoir  rentrer 
dans  ses  droits  et  dans  ses  fonctions  de  chanoine  '.  Dans 
sa  détresse.  Roscelin  s'adressa  à  Yves,  évêqoe  de  Char- 
tres, et  lui  demanda  une  place  dans  son  église.  Mais  la 
réputation  île  Roscelin  était  si  mauvaise  .  qu'Yves  n'osa 
point  le  recevoir  :  et  dans  une  lettre  qui  nous  est  parve- 
nue, le  prélat  motive  son  refus  sur  la  crainte  de  se  rendre 
suspect  lui-même  en  accueillant  Roscelin  .  et  que  son 
arrivée  a  Chartres  n'y  soit  l'occasion  de  graves  désor- 
dres :  il  va  nume  jusqu'il  dire  qu'on  pourrait  bien  le  la- 
pider 2.  D'ailleurs,  il  reconnaît  qu'on  l'a  injustement 
dépouillé  \  Mais  il  se  plaint  qu'après  sa  condamnation  il 
ait  recommencé  à  répandre  sa  doctrine  et  d'autres  tout 
aussi  mauvaises.  Il  lui  insinue  qu'il  doute  de  la  sincérité 
de  ?a  conversion  actuelle,  et  l'engage  à  publier  une  i<  - 
tractation  formelle  :  à  ce  prix,  il  lui  promet  sa  protection. 
le  pardon  de  1  Éiilise  et  un  bénéfice  \  Roscelin  ne  suivit 
pas  ce  conseil.  Est-ce  alors  ou  auparavant  qu'il  écrivit 
une  lettre  contre  le  bienheureux  Robert  d'Arbrisselle , 

glorum  scilicet  quam  Francorum,  cum   summo  dedecore  etpulsus  rat... 
ut  a  1  .  imperium  ab  Ançlia  turpiter  impudens  ejns  contumacia 

sit  éjecta  et  \i*  tom  cura  \ita  evraa 

I.  lb  .  -  • .  cujus  pndore  canonicus  dicitnr.  beati  Martini  ec- 

elesia,  nunquam,  ut  ainnt ,  a  canouicis  \erbtratu>.  more  m  solituiu  >er- 
Taver 

■  arnot  opp.  epislol.  Tit.  «  ...  Et  audito  nomine  tuo  et  pristina 
conver-atione  tna .  more  suo  solito,  ad  lapides  contolarent  et  lapidum 
aggere  praefocar. 

3.  Ibid.  i  Si...  te  affliiit  et  rébus  tuis  te  nnda\it  quorumdani   violento- 
rnm  râpai  a\arr. 

4.  \btd.  «  Restât  içitar  ut  palinodiam  scril'  -  ..eticûs  poterU 
amplian.  » 

II.  to 


410  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

qui  allait  faisaut  partout  des  prédications  ardentes,  des 
conversions  et  des  miracles?  Abélard  appelle  cette  lettre 
insolente:  «  Contumacemausus estepistolamconfingere  '.d 
Roscelin  reparait  dans  l'histoire  vers  H  21,  pour  dénon- 
cera l'évêque  de  Paris,  Guillaume,  Geoffroy  ou  un  autre2, 
le  livre  d' Abélard  sur  la  Trinité.  On  ne  voit  pas  bien  quel 
avait  pu  être  son  motif,  mais  il  trouva  dans  Abélard  un 
adversaire  impitoyable.  Celui-ci  écrivit  a  l'évêque  de 
Paris  une  lettre  où,  en  repoussant  la  dénonciation  de 
Roscelin,  il  l'accable  sous  l'histoire  de  sa  vie,  el  lui  pro- 
digue les  plus  durs  sarcasmes.  Depuis,  Roscelin  disparaît 
entièrement,  et  on  ne  sait  comment  il  a  fini;  mais  il 
n'y  a  pas  un  seul  texte  véritablement  applicable  à  Ros- 
celin d'où  on  puisse  conclure  qu'il  se  soit  rendu  et  qu'il 
ait  fait  ses  soumissions5. 

Telle  fut  la  destinée  du  père  du  nominalisme.  Il  souf- 
frit toute  sa  vie  pour  la  même  cause  pour  laquelle  souf- 
frit aussi,  300  ans  plus  tard,  l'Anglais  Occam,  qui,  sous 
tous  les  rapports,  a  tant  de  ressemblance  avec  Roscelin. 
Tous  deux  sont  comme  les  héros  du  nominalisme,  et  ils 
en  ont  presque  été  les  martyrs.  Mais  Occam,  au  quator- 
zième siècle,  devançait  a  peine  son  temps  :  même  dans 
ses  attaques  contre  l'autorité  papale,  il  avait  de  son  côté 
la  moitié  de  son  siècle,  et  il  s'appuyait  sur  un  roi  et  sur 
un  empereur.  A  la  fin  du  onzième  siècle,  Roscelin  com- 
battit et  souffrit  sans  espérance.  Il  a  laissé  à  la  philoso- 
phie moderne  ces  deux  grands  principes  H °  il  ne  faut 


1.  Ahœl.  opp.  ibid. 

2.  Ibid. 

5.  Il  n'est  pas  possible  d'admettre  à  ee  sujet  les  hypothèses  de  Mabillon 
ni  des  autres  auteurs.  Histoire  littéraire,  t.  ix,  p.  365. 


ABÉLARD.  1 1 1 

pas  réaliser  des  abstractions;  2°  la  puissance  de  l'esprit 
humain  et  le  secret  de  son  développement  sont  en  grande 
partie  dans  le  langage.  Roscelin  est  le  précurseur  de 
l'école  empirique.  Sans  doute  cette  école  est  bien  faible 
encore  dans  Roscelin;  mais  elle  commence  avec  lui  pour 
ne  plus  finir.  Il  paraît  qu'indépendamment  de  la  témé- 
rité de  ses  opinions,  l'inquiétude  et  l'opiniâtreté  de  son 
caractère  ajoutèrent  à  ses  malheurs;  mais  il  ne  faut  pas 
oublier  d'abord  que  nous  le  connaissons  seulement  par 
ses  adversaires;  ensuite  que  les  opinions  hardies  et  les 
innovations  prématurées  veulent  de  pareils  caractères,  et 
que  ce  n'est  pas  la  parfaite  sagesse  qui  entreprend  et  achève 
les  révolutions  même  les  plus  utiles.  EnGn,  on  ne  peut 
pas  du  moins  lui  refuser  uue  constance  qui  ne  s'est  ja- 
mais démentie.  A  tous  ces  titres,  Roscelin  a  sa  place  dans 
l'histoire  de  l'esprit  humain.  Le  nominalisme  du  quin- 
zième et  du  seizième  siècle  le  désavoua,  par  calcul  peut- 
être;  celui  du  dix-huitième  siècle  ne  s'est  pas  même  sou- 
venu de  lui,  et  c'est  un  adversaire  déclaré  de  l'école  à 
laquelle  il  appartient  qui  le  premier  en  France  lui  rend 
ce  juste  et  tardif  hommage  ". 

.Nous  avons  raconté  les  orages  que  souleva  le  nomina- 
lisme de  Koscelin.  L'anathème qui  accabla  les  conséquen- 
ces remonta  jusqu'au  principe.  En  voyant  où  conduisait 
la  solution  péripatéticienne  du  problème  de  Porphyre,  on 
devait  être  naturellement  tenté  de  se  rejeter  a  l'extrémité 
opposée  et  dans  la  solution  platonicienne,  plus  conforme 


I.  il  y  a  en  Allemagne  un  écrit  assez  insigniGant  sur  Roscelin  :  Chla- 
(lciiii  dissertatio  historien  de  vila  et  bœresl  Rosceilini  ;  Erlang.  1 7:i0. 
Réimprimé  dans  le  Thésaurus  Biographies  ti  lUbliographicus  de  Wul- 
dau;  Cnemnitz,  1792. 


*H2  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

et  plus  favorable  à  l'esprit  du  christianisme.  La  première 
solution  avait  jusqu'alors  prévalu  et  régné  presque  sans 
partage,  dans  la  parfaite  ignorance  des  résultats  qu'elle 
contenait  :  le  marlyr  Boëce  et  le  bienheureux  Raban- 
Maur  sont  péripatéticiens.  C'est  dans  la  résistance  au 
nominalisme  naissant  que  renaît  à  son  tour  et  commence 
à  se  montrer  sur  la  scène  la  solution  platonicienne;  car 
une  opinion  fortement  prononcée  a  toujours  pour  effet 
de  susciter  une  opinion  contraire  d'une  égale  énergie. 
Ainsi  s'engage  la  lutte,  et  par  la  lutte  marche  l'esprit  hu- 
main. 

Le  premier  adversaire  de  Roscelin  est,  ainsi  que  nous 
l'avons  vu,  et  devait  être  un  prêtre  orthodoxe. 

Réalisme  théologique   de  Saint-Anselme. 

Anselme,  Italien,  que  l'Église  a  canonisé  pour  ses  ver- 
tus et  aussi  pour  son  dévouement  a  la  cause  de  l'autorité 
ecclésiastique,  était  élève  de  son  compatriote  Lanfranc, 
l'adversaire  de  Bérenger,  et  sortait  de  la  célèbre  école  du 
Bec.  Né  avec  le  génie  de  la  méditation,  dans  un  autre  siè- 
cle il  eût  été  peut-être  un  grand  métaphysicien  ;  au  on- 
zième siècle,  il  concentra  toutes  ses  forces  sur  la  théolo- 
gie, et  avec  un  esprit  naturellement  vigoureux  et  élevé, 
il  arriva  a  cette  philosophie  chrétienne  qui  lui  a  dicté  le 
Monologhtm,  le  Proslogium  elle  Dialogus de  Veri/ate. 
Sa  méthode,  car  il  en  a  une1,  est  de  partir  des  dogmes, 
consacrés,  et  sans  s'écarter  jamais  de  ces  dogmes,  en  les 
prenant  tels  que  les  donne  l'autorité,  mais  en  les  fécon- 
dant par  une  réflexion  profonde,  de  s'élever,  pour  ainsi 

4.  Sur  saint  Anselme,  i;e  série,  t.  u,  leçon  ix«. 


ABÉLARD.  113 

dire,  des  ténèbres  visibles  de  la  foi  a  la  pure  lumière  de 
la  philosophie  :  fides  quœrens  intelleclum  *.  Dans  le 
Monologium  el  le  Proslogium  il  a  dérobé  a  Descartes  la 
preuve  fameuse  de  l'existence  réelle  de  Dieu,  par  la  seule 
conception  d'un  idéal  de  grandeur  et  de  perfection  abso- 
lue, sur  lequel  nous  mesurons  toutes  les  perfections  et  les 
grandeurs  relatives.  Dans  le  Dialogue  sur  la  Vérité, 
avec  une  simplicité  qui  n'ôte  rien  à  la  rigueur,  il  a  dé- 
montré que  la  vérité  est  le  fond  et  l'essence  môme  des 
choses;  que  par  conséquent  ce  qui  est  faux  n'est  pas,  et 
que  par  conséquent  encore  tout  ce  qui  est  est  bien,  le 
vrai  et  le  bien  étant  la  même  chose  ;  d'où  il  suit  que  le 
mal  lui-même  a  sa  raison  légitime,  qu'il  doit  être  à  la  fois 
et  qu'il  ne  doit  pas  être  ;  il  ne  doit  pas  être,  car  c'est  une 
infraction  de  la  volonté  humaine  a  l'éternelle  loi  du  bien, 
et  il  doit  être,  car  celte  infraction,  qui  témoigne  de  la 
liberté  de  la  volonté,  témoigne  par  là  de  la  bonté  du  sys- 
tème général  dont  cette  liberté  fait  partie  2.  Enfin,  comme 
toutes  les  grandeurs  supposent  une  grandeur  absolue,  de 
même  toutes  les  vérités  supposent  une  vérité  unique. 
Saint  Anselme  compare  la  vérité  au  temps.  Quand  on  parle 
de  la  durée  de  telle  ou  telle  chose,  il  ne  faut  pas  entendre 
que  c'est  telle  ou  telle  chose  qui  dure  par  elle-même  el 
qui  contient  intégralement  la  durée;  loin  de  là,  c'est  la 
durée  qui,  dans  son  sein  ,  comprend  toutes  choses  et  la 
succession  mobile  des  événements  qui  la  mesurent  et  ne 

1.  Anselin.  opp  ,  p.  29. 

2.  Anselm.  opp.,  Dial.  de  Ver.,  c.  vu,  p.  IM.«Est  ijritur  veritas  in 
omnium  quae  sunt  essenfla...  quod  falso  est  non  est.  .  omne  quod  est , 
recto  est.  .  Débet  enim  esse  et  non  esse  (malum) ,  quia  bene  et  sapienter 
ab  eo  quo  non  permttiente  fleri  non  posset,  permittitur;  et  non  débet  esse 
quantum  ad  illuni  eujus  iniqua  voluntate  concipitur.  » 

10. 


114  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

la  constituent  pas.  De  même,  quand  on  parle  de  la  vérité 
de  telle  ou  telle  chose,  ce  n'est  pas  que  la  vérité  appar- 
tienne à  ces  choses,  ce  sont  bien  plutôt  ces  choses  qui 
appartiennent  à  la  vérité,  car  la  vérité  n'appartient  qu'a 
elle-même  \  Saint  Anselme  se  soutient  à  cette  hauteur 
tant  qu'il  reste  dans  les  régions  de  la  métaphysique  chré- 
tienne; mais  il  retombe  dans  la  barbarie  de  son  temps 
dès  qu'il  abandonne  le  christianisme  et  aborde  la  philoso- 
phie d'alors,  la  dialectique scholastique.  Ainsi  le  dialogue  2 
de  Grammatica,  qui  est  malheureusement  de  lui,  roule 
sur  une  misérable  difficulté  du  livre  d'Aristote  de  V Inter- 
prétation ;  et  il  est  tout  aussi  vain  et  tout  aussi  insigni- 
fiant que  le  morceau  de  Gerbert,  adressé  à  l'empereur 
Otbon,  sur  une  difficulté  de  l'Introduction  de  Porphyre. 
Ce  n'est  pas  là  qu'il  faut  chercher  saint  Anselme  ;  c'est 
dans  les  trois  ouvrages  que  nous  avons  cités,  ainsi  que 
dans  ses  grands  traités  de  théologie,  et  particulièrement 
dans  le  traité  :  Defide  Trinitatis,  composé  contre  Ros- 
celin. 

Ce  traité  est  exclusivement  théologique.  Saint  Anselme 
n'était  plus  alors  écolàtre  et  prieur  du  Bec,  mais  archevê- 
que de  Cantorbéry  ;  et  dans  la  haute  et  périlleuse  situation 
où  il  se  trouvait,  il  avait  mis  la  plume  à  la  main,  non 
dans  l'intérêt  de  telle  ou  telle  théorie  philosophique, 
mais  pour  défendre  le  dogme  sur  lequel  repose  le  chris- 
tianisme, et  que  Roscelin  avait  attaqué;  c'est  donc  seule- 

1.  Anselm.  opp.,  Dial.  de  Ver.,  c.  xm.  «  Quod  una  sit  veritas  in  onini- 
lius  veris.  Sicut  tenipus  per  se  consideratum  non  dicitur  tenipus  alicujus, 
sed  cum  res  qiiac  in  illo  sunt  consideramus,  dicimus  tenipus  hujus  vel 
illius  rei ,  ita  suinina  veritas  per  se  subsistons  nullius  rei  est;  sed  eu  ni  ali- 
quid  secundum  illani  est,  tune  ejus  dicitur  veritas  seu  rectitude  » 

2.  Anselm.  opp.  Dial.  de  Ver.,  c.  xm,  p.  iôi. 


ABÉLAKD.  115 

ment  d'une  manière  indirecte  qu'il  réfute  l'opinion  de 
Roscelin  sur  la  nature  des  universaux,  et  qu'il  lui  échappe 
quelques  mots  dont  on  peut  tirer  une  sorte  de  théorie. 
Nous  nous  sommes  déjà  servi  de  ce  passage,  et  nous 
allons  le  reproduire  intégralement  :  «  ï  11  i  utique  nostri 
«  temporis  dialectici,  imo  dialectice  haeretici,  qui  non  nisi 
«  flatum  vocis  putant  esse  universales  substantias,  et  qui 
«  coloremnon  aliud  queuntintelligerequam  corpus,  nec 
«  sapientiam  hominis  aliud  quam  animam,  prorsus  a  spi- 
«  ritualium  quaesliouum  disputatione  sunt  exsufflandi.  In 
«  eorum  quippe  animahus  ralio,  quœ  et  princeps  et  judex 
«  omnium  débet  esse  quae  sunt  in  homine,  sic  est  in  iraa- 
«  ginationibus  corporalibus  obvoluta  ut  ex  eis  se  non 
«  possit  evolvere,  nec  ab  ipsis  ea  quœ  ipsa  sola  et  pura 
«  conlemplari  débet,  valeat  discernere.  Qui  enin  nondum 
«  inlelligit  quomodo  plures  homines  in  specic  sint  unus 
«  homo  ;  qualiter  in  il!a  secretissima  et  altissima  nalura 
«  comprehendel  quomodo  plures  personœ,  quarum  sin- 
«  gula  quœque  est  perfectus  deus,  sint  unus  deus?  Et 
«  cujus  mens  obscura  est  ad  discernendum  inter  equum 
«  suum  et  colorera  ejus,  qualiter  discernel  inter  iinum 
«  deum  et  plures  relationes  ejus?  Denique  qui  non  potest 
o  intellïgerealiquidessehominem,  nisi  individuum,nulla- 
«  tenus  intelliget  hominem,  nisi,  humanam  personam.  » 
Ce  passage  fait  naître  les  observations  suivantes  : 
-1°  Saint  Anselme  appelle  les  universaux,  substantiels 
universales,  expression  évidemment  réaliste. 

2"  Il  rattache  le  nominalisme  à  l'empirisme,  rapport 
que  l'histoire  entière  démontre,  mais  qu'au  moyen  âge 
saint  Anselme  a  le  premier  signalé;  et  il  rattache  le  réa- 
lisme à  cette  autre  philosophie  qui  admet  au  dessus  des 


416  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

sens  et  des  facultés  qui  en  dérivent,  un  moyen  spécial  de 
connaître,  une  faculté  propre  et  indépendante,  l'intelli- 
gence, la  raison.  Selon  l'empirisme,  comme  on  ne  peu1 
ni  voir  ni  toucher  les  universaux,  et  pas  davantage  se  les 
représenter  «  sic  est  in  imagination  ibus,  corporalibus  ob- 
«  voluta  ut  ex  eis  se  non  possit  evolvere  »,  on  en  conclut 
fort  naturellement  que  ce  sont  de  vains  mots.  On  arrive 
à  un  tout  autre  résultat  avec  la  philosophie  qui  admet  la 
raison  comme  distincte  des  sens  et  de  l'imagination, 
comme  étant  la  faculté  de  connaître  par  excellence,  «  ra- 
«  tio  quoe  princeps  et  judex  omnium  débet  esse ,  »  et 
comme  ayant  des  objets  qui  lui  sont  propres,  et  de  la 
réalité  desquels  elle  est  seule  juge  compétente,  «  ea  qme 
«  ipsa  sola  contemplari  débet.  »  Ce  langage  est  à  peu  près 
celui  que  Platon  adresse  à  Protagoras,  les  Alexandrinsaux 
Péripatéliciens,  et  l'idéalisme  moderne  à  Hobbes,  à  Gas- 
sendi et  a  Condillac,  qui  sont  nécessairement  et  ouverte- 
ment nominalistes,  parce  que  pour  eux  la  raison  n'est 
point  une  faculté  spéciale  et  indépendante,  et  que  toutes 
nos  facultés  viennent  de  la  sensibilité,  pour  laquelle  assu- 
rément les  universaux  sont  des  chimères. 

3°  Saint  Anselme  reproche  au  nominalisme  de  ne  re- 
connaître d'autre  réalité  que  les  choses  particulières,  dans 
l'homme,  par  exemple,  que  l'individu  :  «  non  potest  in- 
«  telligere  aliquid  esse  hominem,  tiisi  individuum,  etc.  » 
Donc,  en  attribuant  à  saint  Anselme  la  doctrine  contraire 
à  celle  qu'il  réfute,  nous  croyons  pouvoir  légitimement 
conclure  de  ce  qui  précède  que,  selon  saint  Anselme, 
l'homme  n'est  pas  tout  entier  dans  l'individu.  Il  accuse 
le  nominalisme  de  ne  pas  comprendre  comment  plusieurs 
hommes  particuliers  ue  sont  qu'un  seul  et  même  homme, 


ABÉLARD.  117 

«  nondum  intelligit  quomodo  plures  horaines  in  specie 
«  sint  unus  horao;  »  donc  il  pensait  que  non-seulement 
il  y  a  des  individus  humains,  mais  qu'il  y  a  en  outre  le 
genre  humain,  l'humanité,  qui  est  une,  comme  il  admet- 
tait qu'il  y  a  un  temps  absolu  que  les  durées  particulières 
manifestent  sans  le  constituer,  une  vérité  une  et  subsis- 
tante par  elle-même ,  un  type  absolu  du  bien  ,  que  tous 
les  biens  particuliers  supposent  et  réfléchissent  plus  ou 
moins  imparfaitement,  selon  la  doctrine  du  Monologium, 
du  Proslogium  et  du  Dialogus  de  veritate.  Et  ici  nous 
ne  pouvons  nous  empêcher  de  donner  raison  à  saint  An- 
selme contre  Roscelin,  au  réalisme  contre  le  nominalisme, 
et  en  général  à  l'idéalisme  contre  l'empirisme.  Il  nous  est 
impossible  de  ne  pas  croire  avec  le  sens  commun  et  le 
vulgaire,  qu'il  y  a  en  effet  un  genre  très-réel,  appelé  le 
genre  humain,  composé  de  mille  et  mille  individus,  tous 
très-différents  entre  eux,  mais  qui  tous  aussi  ont  quelque 
chose  de  commun.  Or,  ce  quelque  chose  qui  leur  est  com- 
mun a  tous,  au  milieu  de  toutes  les  différences  qui  les 
séparent,  ce  quelque  chose  de  commun  ne  peut  pas  être 
individuel  aussi  ;  car  tout  ce  qui  est  individuel  et  particu- 
lier est  nécessairement  dissemblable.  Il  faut  donc  bien 
que  ce  quelque  chose  de  commun  à  tous  les  êtres  hu- 
mains, individuels  et  dissemblables,  soit  quelque  chose 
d'universel  et  d'un,  qui  constitue  ce  qu'on  appelle  le 
genre  humain.  Ainsi  le  genre  humain  n'est  pas  un  mot, 
ou  bien  il  faut  prétendre  qu'il  n'y  a  réellement  rien  de 
commun  et  d'identique  dans  tous  les  hommes,  que  la  fra- 
ternité et  l'égalité  de  la  famille  humaine  sont  de  pures 
abstractions,  et  que  la  seule  réalité  étant  l'individualité, 
la  seule  réalité  est  par  conséquent  la  différence,  c'est-à- 


418  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

dire  l'inimitié  et  la  guerre,  sans  autre  droit  que  la  force, 
sans  autre  devoir  que  l'intérêt,  sans  autre  remède  que  la 
tyrannie  ;  tristes  mais  nécessaires  conséquences  que  la  lo- 
gique et  l'histoire  imposent  au  nominalisme  et  à  l'empi- 
risme, et  qui  soulèvent  contre  eux,  avec  le  christianisme, 
le  sens  commun  et  la  conscience  du  genre  humain. 

4°  Jusqu'ici  le  réalisme  de  saint  Anselme  a  raison  contre 
le  nominalisme  de  Roscelin  ;  mais  le  réalisme  devait  avoir 
aussi  ses  exagérations  pour  que  la  querelle,  qui  devait 
être  si  utile  a  l'esprit  humain,  pût  être  continuée  ;  car 
c'est  par  leurs  erreurs  que  les  systèmes  se  combattent,  et 
c'est  par  leurs  combats  qu'ils  se  développent  et  se  per- 
fectionnent. Voici  le  point  sur  lequel  le  réalisme  perd 
ses  avantages,  prête  le  flanc  aux  attaques  du  nominalisme, 
et  par  la  le  rend  nécessaire  et  le  légitime. 

Oui,  sans  doute,  il  y  a  dans  les  êtres,  sous  leurs  élé- 
ments particuliers  et  individuels,  quelque  chose  de  com- 
mun et  de  général  qui  nous  permet  de  les  ranger  en  di- 
verses classes,  dont  chacune  a  son  unité  :  cet  élément  gé- 
néral, pris  en  lui-même,  a  sa  réalité  et  n'est  point  un  pur 
mot;  mais  il  ne  s'ensuit  nullement  qu'on  puisse  prendre 
au  hasard  dans  une  chose,  au  lieu  de  son  attribut  fonda- 
mental et  générique,  telle  ou  telle  qualité  accidentelle 
pour  la  considérer  séparément,  et  s'imaginer  alors  que 
celte  réalité  accidentelle  possède  en  effet  quelque  réalité 
hors  du  sujet  individuel  où  elle  a  été  prise  ou  hors  de 
l'esprit  qui  la  considère  :  ce  serait  réaliser  des  abstrac- 
tions. C'est  la  la  pente  et  recueil  du  réalisme;  c'est  donc 
là  le  point  d'attaque  et  le  triomphe  du  nominalisme, 
Saint  Anselme  admet  très-légitimement  la  réalité  du  genre 
humain  distincte  de  la  réalité  des  individus  dont  il  se 


ABÉLABD.  1 1 9 

compose.  A  la  bonne  heure;  mais,  la  carrière  une  fois  ou- 
verte à  l'abstraction,  le  platonicien  saint  Anselme  y 
commence  cette  longue  suite  de  faux  pas  et  d'erreurs  qui 
vont  à  leur  tour  décrier  le  réalisme.  Il  reproche  a  Rosce- 
lin  de  ne  pas  savoir  distinguer  la  sagesse  d'un  homme  de 
l'àme  dans  laquelle  cette  sagesse  réside,  «  non...  queunt 
«  inlelligere...  sapienliam  hominisaliudquamanimam.  » 
Il  y  aurait  ici  bien  des  explications  à  demander.  Mais  saint 
Anselme  va  plus  loin;  il  reproche  à  Roscelin  de  ne  pas 
savoir  distinguer  la  couleur  d'un  corps  de  ce  corps,  «  co- 
«  lorem  non  aliud  queunt  inlelligere  quam  corpus;  »  et 
plus  bas  :  «  cujus  mens  obscura  est  ad  discernendum  inter 
«  equum  suum  et  colorera  ejus.  »  Entendons-nous.  Rosce- 
lin n'avait  pu  nier  que  l'esprit  de  l'homme  a  la  faculté 
déconsidérer  une  qualité  à  part  de  son  sujet;  mais  il 
avait  nié  qu'une  qualité  ainsi  abstraite  de  son  sujet  eût 
aucune  réalité.  C'est  la  réalité  de  celte  abstraction  et  non 
pas  sa  possibilité  qui  était  en  cause;  et,  ou  le  reproche 
que  saint  Anselme  adresse  au  nominalisme  n'a  pas  de 
sens,  ou  il  en  faut  conclure  que  saint  Anselme  admettait 
que  la  couleur  a  de  la  réalité  hors  du  corps  coloré, 
comme  le  genre  humain  a  sa  réalité  indépendamment  des 
individus  qui  le  composent.  Or,  cette  assimilation  du  pré- 
tendu universel,  la  couleur,  avec  les  vrais  et  légitimes 
universaux.  n'est  passoutenable.  Le  nominalisme  pouvait 
répondre  à  saint  Anselme,  et  aujourd'hui  toute  saine 
philosophie  répondrait  que  la  couleur  est  à  la  fois  une 
sensation  de  l'âme  et  une  modilicalion  des  corps,  qu'une 
sensation  n'existe  que  dans  l'âme  qui  l'éprouve,  et  une 
modilicalion  dans  le  sujet  modifié;  que,  dans  cette  modi- 
licalion, les  seuls  éléments  réels  sont,  d'une  part,  la  lu- 
mière, de  l'autre,  le  corps  avec  ses  formes  el  ses  proprié- 


120  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

tés,  et  que  c'est  la  combinaison  de  ces  éléments  qui  pro- 
duit l'accident  appelé  la  couleur,  On  peut  bien  dire  que 
cet  accident  a  sa  réalité  comme  accident,  mais  rien  de 
plus;  et  il  n'y  a  point  la  d'universel.  Sans  trop  insister, 
car  il  nous  faut  bien  subordonner  la  discussion  philoso- 
phique a  l'histoire,  on  voit  poindre  déjà  une  de  ces  abs- 
tractions réalisées,  une  de  ces  entités  imaginaires  qui  ont 
fait  si  beau  jeu  a  l'école  nominaliste  et  ont  tant  nui  à  la 
réputation  des  universaux  et  aux  véritables  réalités  '. 

Nous  venons  de  reconnaître  pour  ainsi  dire  le  champ 
de  bataille  de  la  scholastique  naissante,  le  caractère,  les 
prétentions,  les  vices  et  les  avantages  des  deux  écoles  qui 
la  constituent  en  la  divisant.  L'école  réaliste  admet  la  réa- 
lité des  universaux,  c'est-à-dire  des  espèces  et  des  genres, 
du  genre  humain  par  e\emple,  et  cet  exemple,  qui  re- 
monte à  Arislote,  une  fois  mis  en  circulation  par  Boëce, 
et  accepté  par  saint  Anselme,  comme  il  l'avait  été  très- 
probableraenl  par  Roscelin,  devient  l'exemple  sur  lequel 
les  deux  partis  se  donnent  rendez-vous.  Dans  ces  limites, 
l'école  réaliste  a  raison  ;  mais  elle  en  sort,  et,  confondant 
avec  les  vrais  uuiversaux,  avec  les  vrais  genres,  de  pures 
abstractions  comme  la  couleur  séparée  du  corps  coloré, 
elle  tombe  dans  le  vice  célèbre  de  réaliser  des  abstrac- 
tions. D'un  autre  côté  le  nominalisme  montre  l'illusion 
des  abslractions  réalisées,  et  il  en  donne  le  secret;  ce  se- 
cret c'est  la  puissance  du  langage,  qui  réalise  en  quelque 
sorte  les  conceptions  de  l'esprit  en  les  revêtant  d'une 
forme  à  laquelle  ensuite  on  s'arrête,  comme  si  elle  avait 
une  réalité  intrinsèque.  Le  nominalisme  a  donc  raison  à 
son  tour,  et  il  est  utile  en  signalant  le  danger  des  abs- 

1.  Sur  ce  point  capital,  voyez  ire  série,  t.  îv,  leçon  xxie,  p.  457--S61,  et 
ne  série,  t.  m,  leçon  xx,  p.  215-217. 


ABÉLARD.  421 

tractions  réalisées  et  en  appelant  l'attention  sur  la  mer- 
veille du  langage;  mais  il  a  tort,  et  il  est  lui-même  pro- 
fondément dangereux,  lorsqu'il  réduit  des  attributs 
essentiels  à  des  qualités  accidentelles,  et  confond  avec  des 
conceptions  purement  verbales  des  existences  immaté- 
rielles, il  est  vrai,  mais  réelles ,  qui  sans  doute  sont  des 
conceptions  dans  la  pensée  de  l'homme  et  des  mots  dans 
le  langage,  mais  qui  sont  indépendantes  des  conceptions 
que  l'homme  s'en  forme  et  des  mots  dont  il  les  revêt; 
des  existences  sans  lesquelles  les  conceptions  que  nous 
nous  en  formons,  et  toute  conception  générale,  et  par 
conséquent  le  langage  lui-même,  serait  impossible;  des 
existences  enfin  dont  la  réalité  détruite  emporte  avec  elle 
celle  de  toutes  nos  sciences  avec  leurs  classifications,  et 
les  réduit  a  des  arrangements  conventionnels  dépourvus 
de  vérité  et  indigues  d'occuper  un  seul  jour  un  homme 
sérieux.  Ne  voir  partout  que  des  conceptions  abstraites 
empruntées  aux  données  sensibles  et  réalisées  par  des 
mots,  c'est  la  tendance  du  nominalisme  et  de  l'école  dont 
il  est  l'expression  extrême  mais  fidèle,  à  savoir,  l'école 
empirique  ;  et  réaliser  des  abstractions  est  la  tendance  de 
l'école  opposée  et  la  pente  fatale  où  la  pousse  le  génie  de 
l'idéalisme.  Telles  sont  les  deux  écoles  que  représenîent, 
a  la  fin  du  onzième  siècle  et  au  commencement  du  dou- 
zième, Roscelin  et  saint  Anselme.  Nous  allons  les  voir  en 
se  développant  manifester  leurs  qualités  et  leurs  défauts, 
et  par  les  uns  comme  par  les  autres  servir  presque  éga- 
lement à  leur  insu  la  véritable  philosophie. 

Réalisme  plus  scientiO<[ue  de  Guillaume  de  Champeaux. 

Le  traité  de  la  Trinité,  composé  quelque  temps  après 
h.  M 


122  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

le  concile  de  Soissons,  peut  être  considéré  comme  le  ma- 
nifeste du  christianisme  contre  le  nominalisme.  Dans  la 
polémique  que  nous  venons  de  retracer,  saint  Anselme 
représente  l'Eglise  ;  Guillaume  de  Champeaux  est  en  quel- 
que sorte  le  représentant  de  la  science.  L'archevêque  de 
Cantorhéry  n'avait  touché  la  philosophie  de  Roscelin  que 
pour  arriver  à  sa  théologie;  Guillaume  de  Champeaux 
paraît  s'être  attaqué  spécialement  a  la  partie  philosophi- 
que du  nominalisme.  Saint  Anselme  est  réaliste  presque 
sans  le  savoir  et  sans  le  vouloir  :  Guillaume  Test,  le  sa- 
chant et  le  voulant,  et  c'est  sans  doute  pour  cela  que  les 
historiens  de  la  philosophie  le  considèrent  comme  le  fon- 
dateur de  l'école  réaliste  et  le  véritable  adversaire  de 
Roscelin. 

Guillaume  de  Champeaux  est  ainsi  appelé  du  village  de 
Champeaux  en  Brie,  près  de  Melmi,  où  il  était  né  vers  le 
milieu  du  onzième  siècle.  La  date  précise  de  sa  naissance 
est  inconnue,  ainsi  que  les  événements  de  sa  jeunesse. 
L'histoire  ne  le  rencontre  que  dans  les  premières  années 
du  douzième  siècle,  à  Paris,  archidiacre  de  Notre-Dame, 
et  enseignant  lui-même  dans  l'école  delà  cathédrale, avec 
le  plus  grand  succès.  C'est  dans  cette  position  que  nous  le 
fait  voir,  en  -1 103,  la  chronique  de  Landulphe  '.  Guil- 
laume continua  son  enseignement,  à  Notre-Dame  ,  jus- 
qu'en 1 108,  où  il  quitta  l'école  du  cloître  et  sa  vie  de  sa- 
vant et  de  professeur  pour  se  faire  moine.  Il  se  retira  dans 
un  faubourg  de  Paris,  auprès  de  la  chapelle  de  Saint- 
Victor.  Mais  il  ne  put  échapper  a  sa  renommée  et  résister 
longtemps  aux  sollicitations  de  ses  amis  et  de  ses  élèves, 
qui  le  supplièrent  de  reprendre  ses -leçons.  Il  le  lit  gra- 

\.  Muratori,  Rer.  Italie  ,  t.  v,  p.  '<8b. 


ABÉLABD.  123 

tuilement  pendant  cinq  années,  et  c'est  ainsi  que  s'éta- 
blirent l'abbaye  et  l'école  de  Saint-Victor.  Il  faut  donc 
reconnaître  que  Guillaume  de  Cbampeaux  est  le  fondateur 
de  cette  grande  école  de  Saint-Victor  de  Paris,  qui  jeta 
depuis  un  si  grand  éclat  sous  Hugues  et  sous  Richard; 
comme  il  est  le  premier  maître  célèbre  del'écoledela  cathé- 
drale, où  professèrent  après  lui  Abélard  et  Pierre  le  Lom- 
bard. C'est  le  talent  de  Guillaume  qui  donna  du  lustre  à 
l'école  du  cloître,  et  c'est  sa  retraite  qui  donna  naissance 
â  l'école  de  Saint-Victor.  Eu  il  13,  il  fut  nommé  évoque 
de  Châlons-sur-Marne.  Il  se  consacra  tout  entier  à  ses 
nouvelles  fondions,  se  lia  intimement  avec  saint  Bernard, 
et  fui  l'âme  de  plusieurs  conciles.  Il  mourut  au  commen- 
cement de  H  21 . 

Voila  les  fails  certains,  dégagés  des  anecdotes,  des  in- 
terprétations, et  du  commérage  des  contemporains  qui  a 
passé  jusque  dans  l'histoire,  sur  la  foi  de  YHUtoria  ca- 
lamitatum.  Les  ennemis  de  Guillaume  prétendent  '  qu'il 
ne  se  fit  moine  que  par  ambition ,  pour  se  faire  une  ré- 
putation de  sainteté  et  arriver  a  l'épiscopat;  mais  c'est 
une  accusation  gratuite  ;  car  il  est  attesté 2  que  Guillaume 
refusa  trois  fois  l'épiscopat,  et  ne  l'accepta  que  malgré 
lui.  Si  d'ailleurs  il  s'opposa  à  ce  qu'Abélard  lui  succédât 
immédiatement  dans  l'école  de  la  cathédrale,  et  même  â 
ce  qu'il  enseignât  dans  Paris3,  il  ne  fit  que  rendre  â 
Abélard  guerre  pour  guerre;  car  celui-ci  l'avait  attaqué  , 
à  Notre-Dame  et  â  Saint-Victor,  avec  une  violence  et  un 
acharnement  qui  avait  bien  pu  blesser  Guillaume  et  chan- 

t.  Abael.  opp.,  Uist.  ittlam.,  p.  s. 

2.  Voyez  la  Chronique  de  Ruiiert ,  Ilisl.  littéraire ,  t.  g ,  p.  510. 

3.  Abœl.  opp.,  Uist.  calam.,  p.  6. 


124  PHILOSOPHIE   SCHOLÀSTIQUE. 

gersa  première  affection  pour  Abclard  en  des  sentiments 
contraires.  Mais  toutes  ces  misères  n'appartiennent  point 
à  l'histoire.  Ce  qui  importe  à  l'histoire,  c'est  de  savoir  ce 
qu'enseignait  Guillaume  de  Champeaux  à  Saint-Victor  et 
à  Notre-Dame,  et  en  quoi  consistait  le  réalisme  qu'on  lui 
attribue.  Malheureusement  il  n'a  été  publié  de  notre  au- 
teur que  deux  opuscules  théologiques,  très-probablement 
de  la  Go  de  sa  vie;  l'un ,  qui  est  un  fragment  sur  l'Eu- 
charistie*; l'autre,  un  petit  traité  sur  l'origine  de 
l'âme2.  La  bibliothèque  du  Roi,  fonds  de  Notre-Dame , 
possède  un  autre  écrit  de  Guillaume,  intitulé  les  Sen- 
tences, qu'on  a  donné  3  pour  un  abrégé  de  théologie,  et 
comme  l'antécédent  du  fameux  livre  des  Sentences  de 
Pierre  le  Lombard.  Mais  c'est  une  erreur;  nous  avons 
examiné  avec  soin  le  manuscrit  de  Notre-Dame4,  et  c'est 
tout  simplement  un  recueil  d'explications  sur  certains 
points  de  doctrine,  sur  des  vertus  et  des  vices,  ainsi  que 
sur  des  passages  de  l'Écriture  sainte.  Quant  aux  nom- 
breux ouvrages  philosophiques  que  Guillaume  avait  com- 
posés, quibus ,  dit  de  Wisch  5,  realium  doctrinam  non 
parum  illustravit,  il  n'en  reste  pas  un  seul,  qui  soit  ins- 
crit du  moins  dans  aucun  catalogue;  on  n'a  même  con- 
servé le  titre  d'aucun  d'eux,  et  Guillaume  de  Champeaux 
n'est  plus  qu'un  nom  célèbre. 

Nous  savons  qu'il  avait  délini  l'invention  en  dialectique, 
la  science  de  trouver  le  moyen  terme;  et  Jean  de  Salis- 
bury,  sans  donner  cette  définition  comme  parfaite,  la 

t.  Mabillon,  Annal.,  t.  y;  Hist.  lilt.,  t.  x  ,  p.  312. 

2.  Martenne  ,  Thesaiir.  nov.  anecdot.,  t.  v,  p.  884 . 

3.  L'abbé  Lebœuf,  Dissert.,  t.  II,  p.  t30. 

4.  Coté  no  220  ,  d'une  écriture  du  treizième  siècle. 

5.  Biblioih.  cisterc,  p.  433. 


ABÉLARD.  425 

trouve  au  moins  excellente,  et  déclare  qu'il  ne  connaît 
rien  de  plus  propre  a  faire  découvrir  la  vérité  '.  En  effet, 
l'invention  en  dialectique  ne  consiste  pas  à  construire 
des  majeures,  des  axiomes  généraux  d'une  abstraction 
très-souvent  stérile,  mais  a  trouver  des  mineures  ,  c'est- 
à-dire  ces  propositions  plus  voisines  des  faits,  qui  rap- 
prochent par  leur  intermédiaire  efticace  les  généralités  de 
la  majeure  de  la  conclusion  spéciale  à  laquelle  le  raison- 
nement aspire.  Mais ,  faute  de  renseignements  ,  on  ne 
peut  savoir  quelle  était  la  portée  de  cette  définition  dans 
l'esprit  de  son  auteur.  Nos  manuscrits  ne  nous  fournis- 
sent a  ce  sujet  aucun  éclaircissement.  Ils  renferment 
d'ailleurs  plus  d'un  document  intéressant  sur  la  dialec- 
tique deGuillaunie  de  Champeaux.  On  trouve  dans  le  manu- 
scrit de  Saint-Victor  et  dans  le  fragment  de  Saint  Germain 
un  assez  grand  nombre  de  passages 2  où,  plus  juste  envers 
sou  ancien  maître,  Abélard  se  plaît  à  rappeler  les  argu- 
ments que ,  dans  leur  première  liaison  ,  il  faisait  valoir 
en  faveur  des  opinions  du  professeur  de  Notre-Dame.  Il 
n'y  a  pas  une  des  parties  du  manuscrit  de  Saint-Victor 
où  ne  se  rencontre  quelque  allusion  a  l'enseignement  de 
Guillaume  de  Champeaux.  Pour  ne  pas  trop  multiplier 
les  citations,  nous  nous  contenterons  de  signaler  le 
fol.  4  17  verso3  du  Commentaire  sur  les  Catégories;  les 

1.  Meialogicus ,  lit»,  m,  c.  ix.  a  Venator  in  his  inventionls  materia 
qiunn  liiiiiiis  mémorise  Gulieiraus  de  Campellis,  postmodum  Catalaunensis 
episcopus,  delinivit,  etsi  non  perfecte,  esse  scieutiam  reperiendl  médium 
terminera  ,  et  inde  eliciendi  argumentant.  Cam  enim  du  inhœrentia  dubi- 
tatur,  necessarium  est  aliquod  inquiri  médium ,  eujus  inlerventu  copu- 
lentur  extrema  :  qua  speculatione  an  aliqua  subtilior  et  ad  rem  efficacior 
tnerit ,  non  facile  dixerim.  » 

2.  Par  exemple  ,  manuscrit  de  Saint-Victor,  fol.  (3(  verso  et  13C  verso  ; 
Ouv.  inéd.,  p.  2-2-i  etp.  2S1. 

5.   Ibid.,  p.   179-201. 

41. 


126  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

fol.  127  verso  »,  128  recto2,  121)  verso  3,  J 3 1  verso  4 
du  commentaire  sur  l'Interprétation  ;  les  fol.  -136  recto  5 
et  140  verso6  des  Analytiques,  le  fol.  152  recto  7  des 
Topiques;  peut-être  même  le  chapitre  qui  termine  le 
livre  des  Divisions  et  des  Définitions,  fol.  202  recto  8.  Tant 
de  citations  qui  se  rapportent  aux  questions  soulevées  par 
les  diverses  parties  de  la  logique  d'Aristote  semblent  bien 
attester  un  commentaire  sur  l'Organum.  Mais  ce  n'est  pas 
là  seulement  une  conjecture.  Dans  le  manuscrit  de  Saint- 
Victor,  fol.  132  recto <J,  à  propos  d'une  opinion  de  Guil- 
laume de  Champeaux,  il  est  fait  mention  d'un  de  ses  ou- 
vrages ,  et  cet  ouvrage  est  une  glose  sur  le  livre  de  l'In- 
terprétation :  In  (jlossulis  ejus  svper  Péri  ermenias 
inverties.  Voilà  donc  enfin  le  litre  certain  d'un  écrit  dia- 
lectique de  Guillaume.  Or,  s'il  avait  commenté  l'Interpré- 
tation, il  n'y  a  pas  de  raison  pour  qu'il  n'eût  pas  aussi 
commenté  l'Introduction  et  les  Catégories. 

Ces  renseignements  ne  sont  pas  sans  intérêt  ;  mais  nous 
attachons  un  bien  autre  prix  a  ceux  qui  peuvent  éclairer 
la  grande  querelle  qui  nous  occupe,  celle  du  réalisme  et 
du  nominalisine.  C'est  le  rôle  de  Guillaume  de  Champeaux 
dans  cette  querelle  qui  a  sauvé  son  nom  de  l'oubli  :  c'est 
donc  sur  ce  point  qu'il  importe  de  recueillir  soigneuse- 


1.  lbid.,  y.  210. 

2.  lbid„p.  2U. 
5.  lbid.,  p.  219. 
4.  lbid.,  p.  224. 
:;.  lbid.,  p.  250. 

C.  lbid.,  p.  2W-27Î. 

7.  lbid.,  p.  555. 

s.  lbid.,  p.  495.  si  le  nom  de  GuiUaume  de  Champeaux  n'est  pas  cité 
dans  ce  passage,  son  école  y  est  clairement  indiquée. 

0.  Ouv.  inéd.,  p.  225. 


ASÉLAU).  4  27 

ment  tontes  les  lumières  que  nous  pouvons  tirer  de  nos 
manuscrits. 

Jusqu'ici  on  ne  possédait  qu'un  seul  document  sur  le 
réalisme  de  Guillaume  de  Champeaos,  le  passage  célèbre 
de  VHûtoria  calamitatum.  Tous  les  historiens  de  la 
philosophie  ont  cité  ce  passage,  et  nous  le  citerons  à  leur 
exemple.  Abélard  y  raconte  comment ,  après  avoir  fait  à 
Guillaume ,  à  l'école  de  Notre-Dame,  beaucoup  d'objec- 
tions oui  l'avaient  embarrassé ,  il  l'avait  de  nouveau  at- 
taqué à  Saint- Victor  sur  la  question  des  nniversaus,  et 
avait  Uni  par  le  forcer  à  chauger  d'opinion.  •  Inter  ese- 
«  tera  disputationum  nostrarum  conamina,  antiqnam 
t  ejus  de  universalibus  sententiam  paleutissimis  argu- 
■  mentatiooum  disputalionibus  ipsnm  commutare ,  imo 

•  destruere  compuli.  Erat  autem  in  ea  sententia  de  com- 

•  munitate  uoiversalium,  ut  eamdem  essentialiter   rem 

•  totam  siraul  singulis  suis  inesse  adstrueret  individuis  : 
<f  quorum  qu'idem  nulla  esset  in  essentia  diversitas,  sed 

•  sola  mullitudine  aecîdentium  varietas.  Sic  autem  islam 
«  suam  corre\it  sententiam,  ut  deiuceps  rem  eamdem 
t  non  essentialiter,  sed  individualiterdiceret.  Et  quoniam 

•  de  universalibus  in  hoc  ipso  pracipua  semper  est  apud 
t  dialectieos  qmestio,  ac  tanta  ut  eam  Porphyrius  quo- 

•  que  in  11  g  gis  rais,  oum  de  universalibus  scriberel , 
«  difiinire  non  pra?sumeret.  dicens  :  altissimum  enii: 

•  bojnsmodi  ne.otium:  cum  hanc  ille  co;  imo 
«  coactus  dimisisset  sententiam,  in  tantam  lectio  ejusde- 
«  voluta  est  negligentiam  uljamad  dialeclica*  lectionem 

•  vu  admitteretur  :  quasi  in  hac  scilicel  de  univers^ 

•  sententia  Iota  hujus  '  summa  '.  a  La 


128  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

conclusions  immédiates  a  tirer  de  ce  passage  sont  :  \°  Que 
la  question  des  universaux  était  alors  plus  que  jamais  la 
question  fondamentale  de  la  dialectique;  2°  que  toute  la 
philosophie  de  Guillaume  de  Champeaux  était  dans  sa 
doctrine  des  universaux,  puisque  cette  doctrine  renver- 
sée ou  modifiée  avait  détruit  sa  réputation  ;  3°  qu'il  pro- 
fessait depuis  longtemps  cette  doctrine,  «  antiquam  ejus 
«  de  universalihus  sententiam,  »  c'est-à-dire  non-seule- 
ment h  Saint-Victor,  mais  à  l'école  du  cloître,  au  com- 
mencement du  douzième  siècle  et  probablement  aussi  a 
la  fin  du  onzième,  à  l'époque  où  le  nominalisme  de  Ros- 
celin  faisait  le  plus  de  bruit  ;  4°  enfin  que  cette  doctrine 
avait  fini  par  subir,  sous  les  attaques  d'Abélard,  une  mo- 
dification importante,  et  que  Guillaume,  aux  deux  extré- 
mités de  sa  carrière  ,  avait  eu  deux  opinions  différentes 
sur  la  nature  des  universaux.  Ce  sont  ces  deux  opinions 
en  elles-mêmes,  et  dans  leur  rapport,  dont  il  s'agit  de 
nous  bien  rendre  compte. 

Quelle  était  la  première  opinion  de  Guillaume  de  Cham- 
peaux sur  les  universaux  ?  Abélard  l'exprime  en  peu  de 
mots,  mais  avec  la  plus  parfaite  précision.  L'universel, 
selon  Guillaume  de  Champeaux,  c'est-à-dire  le  genre,  est 
quelque  chose  de  réel,  rem,  qui  est  identique,  eamdem  , 
essentiellement,  es  senti  aliter,  intégralement  et  siinullané- 
ment,  totam  simul,  dans  tous  les  individus  qui  en  partici- 
pent et  composent  le  genre;  de  sorte  que  ces  individus  ne 
diffèrent  aucunement  dans  leur  essence,  quorum  quidem 
nulla  esset  in  essentiel  diversitas,  mais  seulement  dans 
leurs  éléments  accidentels ,  sed  sola  multitudine  acci- 
dentium  varietas.  Rien  de  plus  net  que  celte  théorie  : 
c'est  le  réalisme  dans  toute  sa  rigueur,  à  savoir,  l'es- 


ABÉLARD.  129 

sence  des  choses  attribuée  aux  universaux  et  aux  genres, 
et  l'individu  réduit  à  un  simple  accident.  Mais  il  n'est  pas 
aisé  de  se  faire  une  idée  aussi  claire  de  l'autre  théorie, 
celle  a  laquelle,  selon  le  passage  en  question,  Guillaume 
deChampeaux  aurait  été  poussé  par  son  antagoniste.  Elle 
est  tout  entière  dans  cette  ligne  :  rem  eamdem  non  essen- 
tialiter  sed  individualiter.  Les  historiens  de  la  philoso- 
phie, Tennemann  entre  autres ,  reproduisent  l'un  après 
l'autre  cette  ligne  sans  aucune  remarque ,  comme  si  elle 
portait  son  évidence  avec  elle-même  Meiners  '  s'est  le  pre- 
mier avisé  de  mettre  en  doute  sa  signification.  En  effet, 
elle  ne  signifie  absolument  rien  ,  ou  même  elle  renferme 
une  absurdité  :  «  Une  chose  est  la  même  qu'une  autre, 
«  non  par  son  essence,  mais  par  son  individualité.  »  C'est 
bien  là  le  contraire,  il  est  vrai ,  de  la  première  théorie 
de  Guillaume  de  Champeaux  :  qu'un  individu  est  iden- 
tique à  un  autre,  non  par  ses  côtés  individuels  et  acci- 
dentels, mais  par  son  essence  ;  mais  cette  nouvelle  théo- 
rie est  en  elle-même  absurde  et  intolérable  ;  car  il  est 
trop  évident  qu'une  chose  ne  peut  pas  être  identique  a 
une  autre  par  son  individualité,  l'individualité  d'une 
chose  étant  précisément  ce  qui  la  sépare  d'une  autre. 
Aussi  l'édition  de  d'Amboise  donne-t-elle  la  variante  in- 
dif/erenter  au  lieu  de  individualiter.  M.  Baumgarten- 
Krusius9  approuve  cette  variante,  et  pense  qu'elle  va 
mieux  au  sens  :  sensus  certe  expedilior  :  non  numéro 
eadem  sed  naturel  lamen.  Nous  adoptons  aussi  la  va- 
riante des  manuscrits  de  d'Amboise;  mais  nous  l'enten- 

4.  De  nominalium  ac  realium  initiis,  Comment.  Gottlng.,  n,  p.  3o. 

2.  De  veto   scholasiicorum    realium  et  nomtnalium   discrimine, 
Annal.  Aead.  Jcncnsis,  t.  î,  p.  528. 


130  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

dons  tout  autrement  que  M.  Bamugarten  et  de  la  manière 
suivante.  L'identité  des  individus  d'un  même  genre  ne 
vient  pas  de  leur  essenee  même,  car  cette  essence  est  dif- 
férente en  chacun  d'eux,  mais  de  certains  éléments  qui  se 
retrouvent  dans  tous  ces  individus  sans  aucune  diffé- 
rence, indiffèrent er.  Cette  nouvelle  théorie  diffère  de  la 
première  en  ce  que  les  universaux  ne  sont  plus  l'essence 
de  l'être,  la  suhstance  même  des  choses  ;  mais  elle  s'en 
rapproche  en  ce  que  les  universaux  existent  réellement, 
et  qu'existant  dans  plusieurs  individus  sans  différence, 
ils  forment  leur  identité  et  par  là  leur  genre.  La  diffé- 
rence des  deux  théories  est  grande,  il  est  vrai ,  mais  elle 
ne  va  pas  jusqu'à  mettre  en  cause  la  réalité  des  univer- 
saux. Celle-ci  subsiste  dans  l'une  et  l'autre  théorie.  Passer 
de  l'une  a  l'autre  ,  c'était  changer  sans  doute,  mais  ce 
n'était  pas  abandonner  le  réalisme  ,  et  la  seule  consé- 
quence qu'il  faut  tirer  de  la  phrase  d'Àbélard,  c'est  que, 
dans  son  premier  enseignement  à  Notre-Dame,  Guillaume 
de  Champeaux  faisait  des  universaux  l'essence  même  des 
individus  du  même  genre,  et  que,  dans  son  second  ensei- 
gnement à  Saint-Victor,  il  finit  par  les  considérer  non 
plus  comme  constituant  l'essence  des  individus  d'une 
même  classe,  mais  comme  formant  leur  identité,  parce 
que  dans  tous  ces  individus,  différents  d'ailleurs,  ils  se 
retrouvent  sans  différence. 

Ces  inductions,  qu'autoriserait  déjà  la  seule  variante 
donnée  par  d'Amboise,  nos  manuscrits  les  convertissent 
en  démonstrations  historiques. 

Le  manuscrit  de  Saint-Victor  renferme  deux  passages 
où  il  est  fait  allusion  a  l'opinion  de  Guillaume  de  Cham- 
peaux sur  la  nature  des  universaux  :  le  premier ,  dans 


ABÉLARD.  131 

le  commentaire  sur  les  Catégories,  fol.  119  recto1;  le 
deuxième  ,  au  livre  des  Définitions  et  des  Divisions,  fol. 
-192  verso2.  Ce  dernier  passage  mérite  d'être  cité  ;  il  re- 
produit deux  points  de  doctrine  entièrement  conformes  à 
la  première  théorie  réaliste  que  VHistoria  calamitaium 
attribue  a  Guillaume  de  Champeaux  :  1°  les  différences 
vont  quelquefois  jusqu'à  constituer  une  espèce  ;  il  faut 
alors  les  prendre  substantivement,  de  sorte  que  raison- 
nable ait  la  valeur  d'animal  raisonnable,  et  animé  celle 
d'être  animé;  2°  d'ailleurs  les  différences  sont  de  purs 
accidents,  a  Quœ  (differentia?)  a  quibusdam  sumi  dicun- 
«  tur  in  offlcio  specialium  nominum  ac  pro  speciebus 
«  designandis  usurpari,  ut  tantumdem  rationale  valeat 
«  quantum  rationale  animal ,  et  tantumdem  animatum 
«  quantum  animatum  corpus,  ut  non  solum  formae  signi- 
«  Gcatio,  verum  etiam  materia?  teneatur  in  nominibus 
«  differenliarum.  Quœ  quidem  sentenlia  W.  magistro 
a  nostro  praevalere  visa  est.  Volebat  enim,  memini,  tan- 
«  tam  abusionem  in  vocibus  lieri,  ut  cum  nomen  dif- 
«  ferentia?  in  divisionegeneris  prospecie  poneretur,  non 
«  sumptum  esset  a  differentia,  sed  substantivum  speciei 
«  nomen  poneretur.  Alioquin  subjecti  in  accidentia  di- 
«  visio  dici  polest  secundum  ipsius  sentenliam,  qui  diffe- 
«  rentias  generis  per  accidens  inesse  volebat.  Per  nomen 
«  itaque  differentia?  speciem  ipsam  volebat  accipere.  » 

Mais  c'est  surtout  le  fragment  de  Saint-Germain  qui 
nous  fournit  des  documents  précieux.  Ce  fragment  est 
encore  tout  plein  de  l'ardeur  de  la  grande  querelle  dans 
laquelle  intervint  Abélard,  et  il  contient  sur  toutes  les 

i .  Ouv.  inéd.,  p.  190. 
2.  Ibid.,  p.  -«35. 


132  PHILOSOPHIE   SCHOLÀSTIQUE. 

écoles  contemporaines  d'abondants  renseignements,  mê- 
lés a  la  polémique  dirigée  contre  ces  écoles.  Plus  tard  , 
nous  ferons  amplement  usage  de  cette  pièce  ;  ici  nous  de- 
vons nous  en  servir  avec  une  extrême  circonspection, 
parce  que  les  diverses  écoles  y  sont  attaquées  sans  dési- 
gnation d'aucun  nom  propre.  La  longue  discussion  d'Àbé- 
lard  contre  le  réalisme  doit  renfermer  bien  des  traits  re- 
latifs a  Guillaume  de  Champeaux,  qui  était  le  grand  réa- 
liste de  ce  temps,  Mais,  pour  éviter  toute  erreur  et  toute 
confusion,  nous  ne  détacherons  de  cette  vive  polémique 
que  ce  qu'il  est  impossible  à  la  critique  la  plus  scrupu- 
leuse de  ne  pas  rapporter  a  Guillaume  de  Champeaux, 
bien  qu'il  ne  soit  pas  nommé,  et  ce  qui  confirme,  éclair- 
cit  et  développe  la  phrase  de  YHistoria  calamitatum. 

Dans  les  premières  pages,  et  comme  à  l'entrée  du  frag- 
ment de  Saint-Germain,  se  rencontre  une  discussion  sur 
le  tout  et  les  parties,  qui  a  une  relation  étroite  avec  la 
discussion  qui  suit,  sur  les  genres  et  les  espèces  ;  car  on 
peut  dire  que  les  espèces  sont  par  rapport  au  genre  ce 
que  sont  les  parties  par  rapport  au  tout.  Aussi  Roscelin 
embrassait-il  ces  deux  questions.  L'exemple  sur  lequel 
opère  Guillaume  de  Champeaux  (fol.  h\  recto  c.  \)  '  est 
toujours  celui  de  la  maison,  exemple  emprunté  à  un  pas- 
sage de  l'Interprétation ,  plusieurs  fois  reproduit  par 
Boëce,  et  que  nous  avons  vu  employé  par  Roscelin,  aussi 
usuel,  à  ce  qu'il  paraît,  dans  la  question  du  tout  et  des 
parties  que  l'exemple  de  l'humanité  dans  celle  des  uni- 
versaux.  La  discussion  sur  le  tout  et  les  parties  conduit 
bientôt  l'auteur  aux  genres  et  aux  espèces.  Ici  Abélard 
distingue  nettement  dans  l'école  réaliste  deux  théories 

\.  Ouv.  inéd.,  p.  b07-555. 


ABÉLARD.  133 

qui  rappellent  de  la  manière  la  plus  frappante  celles 
que  VHisloria  calamitatum  attribue  a  Guillaume  de 
Cliampeaux. 

Citons  d'abord  les  passages  qui  se  rapportent  à  la  pre- 
mière opinion  de  Guillaume  :  «  Il  est  des  philosophes, 
«  dit  Àbélard,  qui  font  des  genres  et  des  espèces  des  es- 
«  sences  universelles,  qu'ils  croient  exister  intégralement 
«  et  essentiellement  dans  chacun  des  individus.  »  «  Alii 
«  vero  quasdam  essentias  universales  fingunt  quas  in  sin- 
«  gulis  individuis  tolas  essentialiter  esse  credunt  » 
(fol.  41  recto  c.  2)  '.  Cette  théorie  est  bien  évidemment 
celle  de  Guillaume.  Les  explications  qui  suivent  la  mettent 
dans  tout  son  jour.  «  L'homme  est  une  espèce,  une  chose 
«  essentiellement  une,  à  laquelle  adviennent  accidentel- 
«  lement  certaines  formes  qui  font  Socrate.  Cette  chose, 
«  tout  en  restant  la  même  essentiellement,  reçoit  de  la 
a  même  manière  d'autres  formes  qui  font  Platon  et  les 
«  autres  individus  de  l'espèce  homme  ;  et  à  part  les  for- 
et mes  qui  s'appliquent  à  celte  matière  pour  faire  Socrate, 
«  il  n'y  a  rien  dans  Socrate  qui  ne  soit  le  même  en  même 
«  temps  dans  Platon,  mais  sous  les  formes  de  Platon. 
«  C'est  ainsi  que  ces  philosophes  entendent  le  rapport  des 
«  espèces  aux  individus,  et  des  genres  aux  espèces.  » 
«  Homo  quaedam  species  est,  res  una  essentialiter,  cui 
«  adveniunt  formac  quaedam  et  cfliciunt  Socratem  :  illam 
«  eamdem  essentialiter  eodem  modo  informant  forma' 
«  facientes  Platonem  et  caetera  individua  hominis  ;  nec 
«  aliquid  est  in  Socrate,  praeter  illas  formas  informantes 
«  illam materiam  ad  faciendum  Socrafcm,  quih  Lf lue]  idem 
«  eodem  tempore  in  Plalone  informaturà  sit  l'ormis  Pla- 

\.  ouv.  i7iéd,  p.  :>(8. 

n.  12 


434  PHILOSOPHIE    SCHOLASTIQUE. 

«  tonis.  Et  hoc  intelligunt  de  singulis  speciebus  ad  indi- 
«  vidua  et  de  generibus  ad  species.  »  Un  peu  plus  bas  : 
«  Suivant  cette  école,  lors  même  que  la  rationalité  ne  se- 
rait pas  en  quelque  individu,  elle  n'en  subsisterait  pas 
moins  réellement.  »  «  Secundum  eos,  etsi  rationalitas 
«  non  esset  in  aliquo,  tamen  in  natura  renia neret.  » 

Voici  maintenant  des  passages  qui  se  rapportent  a  la 
seconde  opinion  de  Guillaume  de  Champeaux.  La  preuve 
manifeste  que  dans  l' Hisloria  calamitatum  il  faut  lire 
indifferenier  et  non  pas  individualité)',  c'est  que  nous 
retrouvons  dans  le  fragment  de  Saint-Germain  cette 
expression,  élevée  à  l'importance  d'une  théorie,  la  théo- 
rie de  la  non-différence  ;  et  il  paraît  que  c'était  un  nom 
reçu,  qui  avait  cours  dans  la  classification  des  opinions 
et  des  écoles  du  temps  :  «  Nunc  illam  quœ  de  indifferen- 
«  lia  est  sentenliam  ;  »  et  plus  bas  :  «  Ipsi  tamen  ad  in- 
«  differentiam  currentes,  »  pour  dire  les  partisans  de 
la  non-différence.  Les  mots  d'indifferens  et  d'indiffe- 
rentia  sont  prodigués  dans  tout  ce  morceau.  Nous  tenons 
donc  la  variante  de  d'Amboise  pour  incontestable,  et  nous 
regardons  comme  définitivement  résolu  par  nos  manu- 
scrits ce  point  de  critique  si  souvent  controversé.  Il  y  a 
plus:  on  pouvait  supposer,  d'après  la  seule  phrase  que 
l'on  possédât,  que  l'opinion  a  laquelle  Guillaume  avait  été 
réduit  était  celle  d'Abélard,  et  comme  nous  n'avions  pas 
jusqu'ici  un  seul  mot  d'Abélard  sur  sa  propre  doctrine, 
cette  conjecture  était  fort  spécieuse.  Mais  nos  manuscrits 
la  renversent  entièrement;  car,  au  lieu  de  s'arrêter  à  la 
théorie  de  la  non-indifférence  comme  fondement  de 
l'identité  des  individus  d'un  même  genre,  Abélard  l'atta- 
que avec  tout  autant  de  vivacité  que  celle  qui  fait  des 


ABÉLARD.  135 

universaux  l'essence  des  êtres.  Il  l'attaque  et  avec  l'auto- 
rité et  avec  la  raison  ;  ce  qui  a  bien  l'air  de  prouver  que 
cette  seconde  opinion  de  Guillaume  n'avait  pas  été  aussi 
mal  accueillie  du  public  que  le  prétend  VHistoria  cala- 
mitatum.  Àbélard  l'expose  avant  de  la  combattre,  comme 
il  a  t'ait  pour  la  première  opinion.  Le  principe  de  la  nou- 
velle théorie  est  que  l'essence  de  chaque  chose  est  leur 
individualité,  que  les  individus  seuls  existent,  et  qu'il  n'y 
a  point  en  dehors  des  individus  d'essences  appelées  les 
universaux,  les  espèces  et  les  genres  ;  mais  que  l'individu 
lui-môme  contient  tout  cela,  selon  les  divers  point  de  vue 
sous  lesquels  on  le  considère.  Ainsi  Socrate,  pris  en  ce 
qui  le  fait  être  Socrate,  est  un  individu,  parce  qu'il  est 
ce  dont  la  propriété  ne  se  retrouverait  jamais  tout  en- 
tière en  un  autre  ;  car  il  y  a  d'autres  hommes,  mais  il  n'y 
en  a  pas  d'autres  que  Socrate  où  soit  la  soeratité.  Mais  on 
peut  négliger  la  soeratité  pour  ne  considérer  dans  Socrate 
que  l'homme,  c'est-à-dire  l'animal  raisonnable  et  mor- 
tel ;  et  voila  l'espèce.  Si  on  néglige  encore  la  rationalité 
et  la  mortalité,  pour  ne  considérer  que  l'animal,  voilà  le 
genre.  Si  enfin,  négligeant  toutes  les  formes,  on  ne  con- 
sidère dans  Socrate  que  ce  qu'exprime  le  mot  substance, 
c'est  ce  qu'il  y  a  de  plus  général.  On  peut  en  dire  autant 
de  Platon  sous  tous  ces  rapports.  Socrate,  en  tant  que 
Socrate,  n'a  que  des  éléments  de  différence.  Il  n'a  rien 
de  non-différent  qui  puisse  ainsi  se  retrouver  en  un  autre; 
mais,  en  tant  qu'homme,  il  a  des  éléments  non-différents 
qui  se  retrouvent  en  Platon  et  en  d'autres  individus;  car 
Platon  est  un  homme  comme  Socrate  est  un  homme, 
quoiqu'il  ne  soit  pas  essentiellement  le  même  homme  que 
Socrate.  Et  il  en  est  de  môme  de  l'animal  et  de  la  sub- 


136  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

slance.  (Fol.  43  recto  c.  2)  '  :  «  Nilnl  omnino  est  prseter 
«  individuum,  sed  et  illnd  aliter  et  aliter  attentum  ,  spe- 
«  cies  et  genus  et  gênera lissimum  est.  Itaque  Socrates  in 
«  ea  natura  in  qua  subjectus  est  seusibus,  secundum 
«  illam  naturam  quam  signiûcat  adesse  Socrati,  indivi- 
«  duum  est  ideo  quia  laie  est,  proprietas  cujus  nunquam 
«  tota  reperitur  in  alio.  Est  enim  alter  homo,  sed  socrati- 
«  tate  nullus  liomo  prteter  Socratem.  De  eodeni  Socrate 
«  quandoque  habetur  intellectus  non  concipiens  quidquid 
«  notât  hœc  xox Socrates;  sed  socratitatis  oblitus,  id  tan- 
«  tum  perspicit  de  Socrate  quod  notât  idem  homo,  id  est 
«  animal  rationale  mortale,  et  secundum  hoc  species  est; 
«  est  enim  prœdicabilis  de  pluribus  in  quid  de  eodem 
«  statu.  Si  intellectus  postponat  ralionalitatem  et  morta- 
«  litatem,  et  id  tantum  sibi  subjiciat  quod  notât  hœc  vox 
«  animât,  in  hoc  statu  genus  est.  Quod  si,  relictis  oinui- 
«  bus  formis,  in  hoc  tantum  consideremus  Socratem  quod 
«  notât  substantia,  generalissimum  est.  Idem  de  Plalone 
«  dicas  per  omnia.  Quod  si  quis  dicat  proprietatem  So- 
ft cratis  in  eo  quod  est  homo  non  magis  esse  in  pluribus 
«  quam  ejusdem  Socratis  in  quantum  est  Socrates  ;  œque 
«  enim  homo  qui  est  socralicus  in  nullo  alio  est  nisi  in 
«  Socrate,  sicut  ipse  Socrates;  verum,  quod  concedunt; 
«  iia  tamen  determinandum  pu  tant  :  Socrates  in  quan- 
ti tum  est  Socrates  nullum  prorsus  indifferens  habet  quod 
«  in  alio  inveniatur;  sed  in  quantum  est  homo,  plura 
«  habet  indifferentia  quœ  in  Platone  et  in  aliis  inveniun- 
«  tur.  Nam  et  Plato  similiter  homo  est,  ut  Socrates, 
o  quamvis  non  silidem  homo  essentialiter  qui  est  Socra- 
«  tes.  Idem  de  animali  et  substantia.  » 

I.  Ouv.  inéd.,  p.  SI8. 


ABÉLARD.  137 

Grâce  à  nos  manuscrits,  nous  avons  restitué  pour  la 
première  fois  la  seconde  opinion  de  Guillaume  de  Cliam- 
peaux ,  el  nous  pensons  que  cette  opinion  appartenait 
encore  au  réalisme  ;  mais  nous  convenons  avec  Àbélard 
que  la  substitution  de  cette  opinion  à  la  première  dut  pa- 
raître et  est  en  effet  une  concession  à  l'école  nominaliste. 
C'est  la  première  théorie  qui  contient  véritablement  le 
réalisme  de  Guillaume  de  Cliampeaux;  c'est  celle-là  qui 
lit  sa  réputation  de  son  vivant  et  à  laquelle  son  nom  de- 
meure attaché  dans  l'histoire.  Elle  est  juste  le  contre- 
pied  de  la  théorie  de  Roscelin.  Pour  Rosceliu,  les  indivi- 
dus seuls  existent  et  constituent  l'essence  des  choses  ;  le 
reste  n'est  qu'abstraction  de  l'esprit  et  jeu  du  langage. 
Au  contraire,  pour  Guillaume  de  Cliampeaux,  l'essence 
des  individus  est  dans  le  genre  auquel  ils  se  rapportent; 
en  tant  qu'individus  ils  ne  sont  que  des  accidents.  Il  y 
avait  bien  quelque  chose  de  cette  doctrine  au  fond  de  la 
théologie  de  saint  Anselme;  mais  Guillaume  est  le  pre- 
mier qui  l'ait  dégagée  et  élevée  à  une  formule  nette  et 
précise,  diamétralement  opposée  à  celle  de  Roscelin,  et 
capable  a  son  tour  de  porter  et  de  soutenir  toute  une 
école.  Aussi  est-ce  de  Guillaume  de  Cliampeaux  que  date 
l'écoie  réaliste,  comme  l'école  nominaliste  date  de  Rosce- 
lin. Une  fois  érigé  en  doctrine  philosophique,  le  réalisme 
fleurit  à  l'ombre  du  christianisme,  qu'il  servit  et  qui  le 
protégea.  La  vie  de  Guillaume  de  Cliampeaux  fut  aussi 
heureuse  que  celle  de  Roscelin  avait  été  agitée.  Sa  philo- 
Sophie  était  selon  l'esprit  du  temps,  c'est-à-dire  selon 
l'esprit  de  l'Eglise;  et  l'esprit  du  temps  l'en  récompensa 
en  lui  donnant  de  longs  succès,  une  belle  renommée, 
une  dignité  émincnte,  et  l'amitié  de  saint  Bernard. 

«2. 


138  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

Développements  du  réalisme.  Odon  de  Cambray  et  Bernard  de  Chartres. 

Sous  les  auspices  de  saint  Anselme  et  de  Guillaume  de 
Cliampeaux,  le  réalisme  ne  pouvait  manquer  de  nom- 
breux parlisaus  :  parmi  les  plus  remarquables  sont  Odon, 
a  la  On  du  onzième  siècle,  et  surtout  Bernard  de  Chartres, 
dans  la  première  moitié  du  douzième. 

C'est  une  vieille  chronique  du  douzième  siècle,  l'his- 
toire du  monastère  de  Saint-Martin  de  Tournay,  qui  nous 
fait  connaître  Odon  '.  Il  était  d'Orléans;  il  enseigna  d'a- 
bord à  Toul,  puisa  Tournay;  fonda  ou  releva  en  1092  le 
monastère  de  Saint-Martin,  près  de  cette  ville,  embrassa 
définitivement  l'état  monastique  en  1 095,  et  devint  évêcjue 
de  Cambray  en  1 106.  C'était  à  la  fois  un  dialecticien,  un 
mathématicien  et  un  poète.  Il  avait  écrit  plusieurs  ouvra- 
ges qui  ne  se  trouvent  plus;  l'un  intitulé  le  Sophiste, 
l'autre  le  livre  des  Complexions,  le  troisième  de  la  Chose 
et  de  l'Être.  Tant  qu'il  fut  a  la  tête  de  l'école  de  Tour- 
nay, c'est-à-dire  avant  1 092,  il  y  enseigna  le  réalisme, 
pendant  qu'a  Lille  un  nommé  Raimbert  enseignait  la  nou- 
velle doctrine  de  Roscelin.  Mais  de  ces  deux  écoles,  soit 
à  cause  de  la  supériorité  d'Odon,  soit  à  cause  de  la  dé- 
faveur que  les  opinions  théologiques  de  Roscelin  répan- 
dirent sur  sa  philosophie,  l'école  de  Tournay  effaça  bien- 
tôt celle  de  Lille.  Nous  ne  savons  en  quoi  consistait 
précisément  le  réalisme  de  maître  Odon.  la  chronique  dit 
seulement  qu'il  n'enseignait  pas  la  dialectique  d'après  les 
nouveaux  professeurs  nominalistes,  mais  à  la  manière  de 

I.  Dachery,  Spicilegium,  t.  u,  p.  888;  Histoire  littéraire,  t.  u, 
p.  585. 


ABÉLARD.  139 

Boëce  et  des  anciens  doelems  réalistes  '.  Or,  nous  avons 
vu  quel  était  le  réalisme  de  Boëce,  au  moins  dans  son  se- 
coud  commentaire  sur  l'Introduction  de  Porphyre.  Ce 
n'était  guère  qu'un  péripatétisme  équivoque,  plus  voi- 
sin du  nominalisme  que  de  la  doctrine  de  Guillaume  de 
Champeaux. 

Le  réalisme  de  Bernard  de  Chartres  nous  est  beaucoup 
mieux  connu,  et  il  est  tout  autrement  prononcé.  Bernard 
enseigna  très-longtemps  avec  le  plus  grand  succès  a 
Chartres,  dans  l'école  illustrée  par  Fulbert.  Contemporain 
de  Guillaume  de  Champeaux,  il  lui  survécut  et  poussa  sa 
carrière  jusqu'au  milieu  du  douzième  siècle  *.  L'auteur 
du  Metalogicus  nous  apprend  que  Bernard  avait  formé 
l'entreprise  difficile  de  concilier  Aristote  et  Platon  3.  Mais 
il  penchait  du  côté  de  ce  dernier.  Il  adoptait  la  théorie 
des  idées,  qu'il  identifiait  avec  les  genres  et  les  espèces  4. 
Il  admettait  l'éternité  des  idées  5;  mais  il  n'osait  pas  les 
dire  coéternelles  à  Dieu,  la  coéternité  ne  pouvant  exister 
qu'entre  ce  qui  a  même  pouvoir  et  même  dignité,  par 
exemple  entre  les  trois  personnes  de  la  Trinité.  L'idée 

1.  Dachery,  ibid.  «  Sciendum  (amen  de  eodem  magistro  quud  eamdeni 
dialeelicam  non  juxta  quosdain  niodernos  in  voce ,  sed  more  Boethii  an- 
tiquorumque  doctorum  in  re  discipulis  legebat.  Unde  et  magister  Raini- 
bertus  qui  eodem  tempore  in  oppido  insulensi,  dialeelicam  clericis  suis  in 
voce  legebat...  » 

2    Histoire  littéraire,  t.  xn,  p.  2G3. 

3.  Metalogicus  ,  lib.  n,  c.  17.  «  Egerunt  operosius  lïernardus  Carnoten- 
sis  et  ejus  sectaloies  ut  composèrent  inter  Aristotelem  et  Platonem,  sed 
eos  tarde  venisse  arbitror  et  laborasse  in  vanum  ut  rcconciliarentmortuos 
qui,  qnamdiu  in  vita  licuit,  dissenserunt.  » 

k  Ibid.,  lit),  iv,  c.  55  «  llle  ideas  ponit,  Platonem  eemulatus  et  imitans 
Bernardum  Carnotensem ,  et  nibil  prœter  cas  genus  dicit  esse  vel  spe- 
Cicm.  » 

5.  ibid.  «  Ideam  vero  œternam  esse  consentiebat,  admittens  eeternitatem 
Providentiie.  » 


440  PHILOSOPHIE    SCHOL  ASTIQUE. 

est  donc  postérieure  à  Dieu  ,  comme  l'effet  est  pos- 
térieur à  la  cause;  mais,  pour  être,  elle  n'a  besoin  que 
de  Dieu  et  ne  relève  d'aucune  cause  extérieure  '.  Ber- 
nard avait  développé  cette  doctrine  dans  une  exposition 
de  Porphyre  que  nous  n'avons  plus  2.  Il  l'avait  aussi 
développée  dans  un  poème  dont  .lean  de  Salisbury  nous 
a  conservé  quelques  vers  3.  En  effet,  Bernard  de 
Chartres  était  poêle  aussi  bien  que  philosophe,  et  la 
Bibliothèque  royale  possède  plusieurs  exemplaires  d'un 
traité  de  cet  auteur,  divisé  en  deux  parties,  le  grand 
monde  et  le  petit  monde,  Megacosmus  et  Microscomus, 
ouvrai:»1  mêlé  de  prose  et  de  vers,  a  l'imitation  de  Boèce. 
C'est  un  système  de  l'univers  à  la  manière  de  Platon,  et 
qui  atteste  un  esprit  nourri  de  Macrobe  et  peut-être 
même  du  Timée.  L Histoire  littéraire  a  fait  connaître 
cette  composition  singulière  et  en  a  donné  quelques 
extraits.  Nous  l'avons  étudiée  à  notre  tour,  dans  le  beau 
manuscrit  du  fonds  du  Boi,  nu  04  13,  et  nous  en  tirerons 
un  petit  nombre  de  passages  relatifs  à  notre  sujet.  Selon 
Bernard  de  Chartres,  les  deux  éléments  primitifs  et  éter- 
nels sont  la  matière  et  l'idée.  La  Providence  applique 
l'idée  à  la  matière,  et  la  matière  s'anime  et  prend  une 
forme  4.  Dans  l'intelligence  divine  étaient  d'avance  les 
exemplaires  de  la  vie,  les  notions  éternelles,  le  monde 

1.  Metalogicus,  lib.  n,  c.  17.  «  Idoam  vero,  quia  ad  hanc  parilitatem 
non  consurgit,  sed  quodammodo  natura  posterior  est,  et  ^elut  quidam 
effectus,  manens  in  arcano  consilii,  extrinseca  causa  non  indigens,  sicul 
ii'ternain  audebat  dicere,  sic  coa>ternam  esse  uegabat.  » 

2.  lbid.  a  Ut  enim  ait  in  expositione  Porphyrli  ..» 

3.  lbid.  «  liernardus  quoque  Carnotensis  perfectissimus  inler  Platonicos 
saeculi  nostri,  banc  fere  senlentiam  métro  complexus  est.  » 

■i.  Yle  (GÀr, )  cœcitatis  sub  veterno  quas  jacuerat  obvoluta  vullus  ves- 
tivit  alios  idaearum  signaeulis  eircuniscripta.  » 


ABÉLARD.  \ 41 

intelligible  et  la  prescience  des  choses  qui  doivent  arriver 
un  jour.  Or,  ce  qui  est  dans  l'intelligence  suprême  lui  est 
conforme,  et  l'idée  est  divine  de  sa  nature  '.  Daus  la  for- 
mation des  choses  la  Providence  a  été  des  genres  aux  es- 
pèces, des  espèces  aux  individus,  et  des  individus  elle 
revient  a  leurs  principes  dans  un  cercle  perpétuel.  Le 
monde  est  éternel  ;  il  ne  connaît  ni  vieillesse  ni  décrépi- 
tude. Du  monde  intelligible  est  sorti  le  monde  sensible, 
production  parfaite  d'un  principe  parfait.  Celui  qui  a 
produit  était  plein,  et  sa  plénitude  devait  produire  la 
plénitude.  Le  monde  est  complet  parce  que  Dieu  l'est.  Il 
est  beau  parce  que  Dieu  est  beau  ;  il  est  éternel  dans  son 
exemplaire  éternel.  Le  temps  a  sa  racine  dans  l'éternité 
et  il  retourne  dans  le  sein  de  l'éternité.  C'est  le  temps 
qui  de  l'unité  tire  le  nombre  et  de  la  stabilité  le  mouve- 
ment. Le  temps  est  le  mouvement  même  de  l'éternité.  Le 
monde  est  gouverné  par  le  temps,  mais  le  temps  est 
gouverné  par  l'ordre.  Tout  ce  qui  parait  est  l'enfantement 
de  la  volonté  divine  et  des  exemplaires  éternels  qu'elle 
porte  dans  son  sein  2. 

i.  b  In  qua  vite  viventis  imagines ,  notiones  œterna?,  mundus  intelli- 
gibles, rerum  cognitio  praefiuita.  Erat  igitur  videre  velut  in  speculo  ter- 
siore  quicquid  operi  Dei  scerctior  destinaret  affeclus.  11  lie  in  génère,  in 
specie,  in  individuali  singularitatc  conscripta  quicquid  vie,  quicquid 
mundus,  quicquid  parturiunt  elementa;  illic  exarata  supremi  digito  dis- 
punctoris  texlus  temporis,  fatalis  séries,  dispositio  sa:culorum;  illic  la— 
crymœ  panpenun ,  fortnnaqne  renun ;  illic  potentia  militaris;  illic  pbi- 
losophorum  felicior  disciplina;  illic  quicquid  aogelus,  quicquid  ratio 
comprehendit  humana;  illic  quicquid  cœluin  sua  complcctitur  cunatura. 
Qnod  igitor  taie  est,  illnd  œternitati  contiguum,  idem  natura  cinn  Deo, 
nec  suh>tantia  est  disparaturu.  » 

2.  «  Sic  igitur  Providentia  de  generibus  ad  species,  de  speciebus  ad  in- 
dividus, de  individuis  ad  sua  rnrsus  priocipta  repetitis  anfractibos  rernm 
origineni  retorquebat.  .  Mundus  nec  invalida  seneetnte  decrepitus  nec  su- 
premo  estobitu  dissohendus...  Ex  mundo  intelligibili   mundus  sensibilis 


142  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

Ces  extraits,  que  nous  aurions  pu  multiplier,  prouvent 
quel  essor  avait  prisle  réalismeau  commencement  du  dou- 
zième siècle.  Obscur  encore  et  indécis  dans  saint  Anselme, 
il  se  dessine  nettement  dans  Guillaume  de  Champeaux  ; 
et  dans  Bernard  il  va  jusqu'à  un  platonisme  où  sont  même 
d'assez  fortes  teintes  alexandrines1.  L'imagination  s'y  mêle 
à  la  raison,  une  poésie  barbare  colore  le  style  et  la  pensée, 
et  dans  ce  professeur  de  Chartres  il  y  a  quelque  chose  de 
Jordano  Bruno.  Le  commencement  du  douzième  siècle  est 
donc  le  moment  le  plus  brillant  de  l'école  réaliste  dans  la  pre- 
mière époque  de  la  philosophie  scholastique.  A  peine  alors 

perfectus  natus  estes  perfecto.  Pleriuseratquigenuit,plenumqucconstituit 
plenitudo.  Sicut  enim  integrascit  ex  integro,  pulchrescit  ex  pulchro,  sic 
cxemplari  suosternatur  œterno.  Ab  œternitate  tempus  initians,  in  aeterni- 
tatisresolvitur  gremium,  longiore  cireuitu  fatigatum.  De  unitate  ad  nume- 
rnm,  de  stabilitate  digreditur  ad  momentum...  Has  itaque  vias  itu  semper 
redituque  continuât,  cumque  easdem  totiens  totiensque  itineribus  œterni- 
tatis  evolverit,  ab  illis  nitens  et  promovens  ,  nec  digreditur  nec  recedit... 
Ea  ipsa  in  se  revertendi  neeessitate  et  tempus  in  œternitate  consistere  et 
aternitas  in  tempore  visa  est  commoveri.  Suum  temporis  est  qiiod  move- 
tur.  .Eternitas  est  ex  qua  nasci ,  in  quam  et  resolvi  habet;  quod  in  ini- 
mensuin  porrigitur.  Si  Oeri  possit  ne  décidât  in  numéros  ,  ne  defluat  in 
momentum,  idem  tempus  est  quod  œternum.  Solis  successionum  domini- 
bus  variatur,  quod  ab  a;vo  nec  continuatis  nec  essentia  separatur.  JEter- 
nitas  igitur  ,  sed  et  œternitatis  imago  tempus,  in  moderando  mundo 
curam  et  operam  parliuntur.  Mundus  igitur  tempore,  sed  tempus  or- 
dine  dispensatur.  Sicut  enim  divinœ  semper  voluntatis  est  prœgnans, 
sic  exemplis  aeternarum  quas  gestat  imaginum  Noys  Endelychyam,  Ende- 
lychia  Naturam,  Noys  Ymarmenem,'  quid  mundo  debeat  informavit. 
Substantiam  animis  Endelychia  subministrat;  habitaculum  anima:  corpus 
artifex  natura  de  initiorum  materiis  et  qualitate  componit;  coutinuatio 
temporis  ymarmenem,  çruœ  coutinuatio  temporis  est,  sed  ad  ordinem 
constituta  disponit,  texit  et  retexit  quae  complcctitur  universa.  » 

\.  Dans  un  manuscrit  de  la  Bibliothèque  royale,  fonds  de  Sorbonne , 
n°  326  A  (olim  R  580  c.),  parmi  un  grand  nombre  d'opuscules  de  toute 
espèce,  se  trouve  un  ouvrage  de  Bernard  de  Chartres  dont  nul  auteur  et 
nul  catalogue  ne  font  mention  ;  c'est  un  commentaire  sur  l'Énëide,  où 
l'esprit  alexandrin  est  plus  manifeste  encore  que  dans  le  Mégacosme. 
Tout  y  est  présenté  sous  un  point  de  vue  allégorique. 


ABÉLARD.  <U3 

rencnntre-t-on  quelques  traces  de  l'école  nominaliste. 
Roscelin  l'avait  sans  doute  élevée  très-haut  ;  mais  il  l'avait 
précipitée  bien  vite,  en  faisant  tomber  sur  elle  le  poids  de 
sa  propre  condamnation.  Après  le  concile  de  Soissons  en 
1 092  ou  \  093,  le  nominalisme  demeura  longtemps  abattu. 
Jean  de  Salisbury  nous  dit  que  de  son  temps  il  était  presque 
[fere]  '  éteint,  et  qu'après  Roscelin  ,  ceux  qui  restaient 
attachés  a  cette  doctrine  désavouaient  son  auteur,  et  n'o- 
saient pas  aller  jusqu'au  bout  de  leur  opinion  2.  L'école 
nominaliste  subsistait  donc,  mais  dans  l'ombre  et  presque 
entièrement  éclipsée,  et  l'école  opposée  était  à  peu  près 
maîtresse  du  champ  de  bataille.  Mais  cette  école  restée 
seule  se  fût  perdue  dans  son  triomphe,  si  la  lutte  à  la- 
quelle elle  devait  sa  naissance  se  fût  arrêtée.  La  victoire 
absolue,  c'est  la  mort  en  philosophie  :  un  système  rival 
est  nécessaire  au  meilleur  système,  et  la  critique  est  la  vie 
de  la  science.  Il  fallait  donc  au  réalisme,  dans  son  intérêt 
même,  une  contradiction  puissante  :  il  la  trouva  dans  son 
propre  sein.  Le  nominalisme,  battu  et  flétri  sous  son  nom 
propre,  s'amenda  dans  sa  défaite,  se  métamorphosa,  s'in- 
sinua dans  le  cœur  même  du  réalisme,  et  y  fomenta  des 
dissensions  qui  éclatèrent  bientôt  par  de  nouveaux  com- 
bats. Déjà  cette  lutte  intérieure  du  réalisme  victorieux  se 
trahit  dans  la  modification  que  Guillaume  de  Champeaux 
dut  apporter  a  sa  doctrine.  Ce  premier  succès  était  le  si- 
gnal d'une  école  nouvelle  qui,  sortie  du  nominalisme, 
tout  en  l'abandonnant  dans  ses  conclusions  extrêmes, 
prétendait  retenir  ce  qu'il  pouvait  avoir  de  sain  et  de 
bon,  et   en   adoptant  le  réalisme  n'en  pas  épouser  les 

1.  Metalogicus ,  Lil).  u,  c.  17. 

2.  Polycraticus,  lib.  vu,  c.  12. 


144  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

exagérations,  et  qui ,  participant  ainsi  et  s' écartant  de 
l'un  et  de  l'autre,  aspirait  à  les  comprendre  et  a  les 
surpasser  tous  les  deux  :  cette  école  nouvelle  est  celle 
d'Abélard. 

Entreprise  d'Abélard. 

Telle  est  la  place  d'Abélard  dans  la  philosophie  du  dou- 
zième siècle.  Formé  d'abord,  nous  l'avons  démontré,  à  l'é- 
cole deRoscelin,  il  assiste  ensuite  au  premier  enseignement 
de  Guillaume  de  Champeaux  a  l'école  de  Notre-Dame;  il  y 
étudie  et  y  reçoit  la  doctrine  réaliste.  Il  était  donc  en  pos- 
session des  deux  doctrines  contraires.  Il  pouvait  les  com- 
parer, les  critiquer  l'une  par  l'autre,  et  il  n'était  pas 
homme  à  y  manquer.  S'il  commence  par  se  montrer  dis- 
ciple docile  et  même  zélé  de  son  nouveau  maître,  il  n'ou- 
blie pas  pour  cela  les  leçons  de  l'ancien  ;  car,  encore  élève 
à  I\"otre-Dame,  il  propose  déjà  contre  la  doctrine  enseignée 
des  objections,  probablement  empruntées  au  nominalisme, 
qui  embarrassent  le  célèbre  professeur;  et  dans  le  second 
enseignement  de  Guillaume,  a  l'école  de  Saint- Victor, 
l'écolier  n'embarrasse  plus  seulement  le  maître,  il  le  fait 
reculer,  il  lui  arrache  une  concession  importante,  et  lève 
enfin  un  nouvel  étendard.  Cet  étendard  nouveau  appelle 
la  foule,  et  au  bout  de  quelque  temps  le  nouveau  système 
est  victorieux  a  son  tour  ;  il  prend  possession  de  l'école 
du  cloître;  et  à  travers  les  fortunes  les  plus  diverses, 
tantôt  dans  la  gloire  et  tantôt  dans  la  persécution,  par  ses 
principes  et  par  ses  conséquences,  par  ses  erreurs  comme 
par  ses  vérités,  surtout  à  l'aide  de  l'esprit  d'indépendance 
ei  de  critique  qu'elle  représente  et  qu'elle  propage,  l'école 
d'Abélard  éclipse  toutes  les  autres  écoles  à  Paris  et  dans 


ABELARD.  \ 45 

toute  la  France, pendant  la  première  moitié  du  douzième  siè- 
cle, et,  parses  disciples  et  ses  adversaires ,  prolongesou  in- 
fluence à  travers  la  seconde  moilié  de  ce  siècle,  jusqu'à  la 
fin  de  la  première  époque  de  la  philosophie  schoiastique. 
Il  y  a  trois  choses  dans  l'entreprise  d'Abélard  :  1°  une 
polémique  contre  les  deux  écoles  qui  l'avaient  précédé; 
2°  l'établissement  d'une  école  nouvelle;  3°  l'applicatiou 
de  la  nouvelle  philosophie  a  la  théologie,  application  qui 
faisait  alors  l'intérêt  et  l'éclat  d'un  système,  comme  le 
font  aujourd'hui  son  caractère  social  et  ses  conséquences 
politiques.  Or,  de  ces  trois  points,  jusqu'ici  un  seul  nous 
est  bien  connu,  la  théologie  d'Abélard;  mais  sur  le  pre- 
mier et  sur  le  second,  c'est-à-dire  sur  le  fond  même  de 
l'entreprise,  tout  nous  manque,  et  nous  ne  possédons 
d'Abélard  que  la  phrase  toute  négative  de  Y Historia  ca- 
lamitatum.  Lb,  il  nous  apprend  qu'il  attaqua  et  renversa 
le  réalisme  de  Guillaume  de  Champeaux,  «  patenlissimis 
«  argumentorum  disputationibus.  »  Mais  quels  étaient  ces 
arguments  évidents?  il  ne  nous  en  dit  pas  un  mot;  pas 
un  mot  non  plus  de  son  opinion  sur  l'école  nomiualiste; 
pas  la  moindre  mention  du  système  qu'il  établissait  sur 
les  ruines  des  deux  écoles  rivales;  et  nous  en  sommes  ré- 
duits sur  tout  cela  à  une  tradition  incertaine  et  au  té- 
moignage équivoque  de  Jean  de  Salisbury.  Grâce  à  Dieu, 
nos  manuscrits  nous  permettent  aujourd'hui  de  combler 
toutes  ces  lacunes,  de  reproduire  la  polémique  de  notre 
philosophe  contre  les  deux  écoles  qu'il  voulait  remplacer, 
et  de  faire  connaître  pleinement  et  d'après  lui-même  son 
propre  système.   Nous  allons  établir  et  développer   ces 
deux  points  essentiels  de  l'entreprise  d'Abélard  avec  tout 
le  soin  et  toute  l'étendue  qu'ils  réclament. 

II.  4  3 


4  46  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

I.    POLÉMIQUE    d'aBÉLARD   CONTRE   LES   DEUX    ÉCOLES 
RÉALISTE   ET  NOMINALISTE. 

Réfutation  du  réalisme. 

Abélartl  lui-môme,  dans  le  fragmeut  du  manuscrit  de 
Saint-Germain ,  signale  et  décrit  les  deux  écoles  qu'il 
trouva  aux  prises  l'une  contre  l'autre.  La  première  était 
l'école  nominalisle,  qui  prétendait  que  les  genres  et  les 
espèces  ne  sont  que  des  mots  pris  dans  un  sons  universel 
ou  dans  un  sens  particulier,  et  qu'il  n'y  a  en  réalité  ni 
genres  ni  espèces;  la  seconde  était  l'école  réaliste,  qui 
soutenait  que  les  genres  et  les  espèces  existent  réellement. 
Mais  cette  dernière  école  se  divisait  elle-même  en  deux 
écoles  :  l'une  qui  imaginait  certaines  essences  universelles 
qu'elle  considérait  comme  étant  essentiellement  et  inté- 
gralement dans  cliaque  individu;  l'autre,  d'après  laquelle 
les  espèces  et  les  genres,  les  plus  élevés  comme  les  plus 
inférieurs,  sont  les  individus  eux-mêmes,  considérés  sous 
divers  points  de  vue.  (Fol.  42  recto  c.  2-42  verso  c.  -1  )  \ 
o  De  generilms  et  speciebus  diversi  diversa  sentiunt.  Alii 
«  namque  voces  solas  gênera  et  species  universales  et  sin- 
«  gulares  esse  affirmant,  in  rébus  vero  nihil  liorum  assi- 
o  gnant.  Alii  vero  res  générales  et  spéciales  universales  et 
«  singulares  esse  dicunt  ;  sed  et  ipsi  inter  se  diversa  sen- 
«  liunt.  Quidam  en  ira  dicunt  singularia  individua  esse 
«  species  et  gênera,  subalterna  et  generalissima,  alio  et 
«  alio  modo  attenta.  Alii  vero  quasdam  essentias  univer- 
«  sales  fingunt,  quas  in  singulis  individuis  tolas  essenlia- 
«  liter  esse  credunt.  » 

1.  Oav.  inéd.,  p.  513. 


ABÉLARD.  147 

La  première  école  que  combat  Abélard  dans  notre  ma- 
nuscrit n'est  pas  l'école  nominalisle ;  c'est  l'école  réaliste, 
et  dans  celle-ci  l'école  particulière  a  laquelle  se  rapporte 
la  première  doctrine  de  Guillaume  de  Cliarupeaux,  qui  est 
en  effet  l'expression  la  plus  rigoureuse  et  la  plus  élevée 
du  réalisme. 

Cette  polémique  est  fort  étendue  :  on  sent  qu'Abélard 
a  devant  lui  une  école  puissante  et  nombreuse.  Aussi, 
tout  en  rapportant  précédemment  à  Guillaume  de  Cbam- 
peaux  quelques  traits  de  la  doctrine  ici  combattue,  lors- 
que des  indications  positives  nous  y  autorisaient,  nous 
n'avons  pas  osé  lui  attribuer  cette  doctrine  dans  sa  tota- 
lité; car  Abélard  ne  cite  aucun  nom,  et  il  y  a  un  passage 
qui  évidemment  ne  s'applique  pas  a  Guillaume  de  Cham- 
peaux,  mais  a  Bernard  de  Chartres*.  C'est  donc  l'école 
réaliste  elle-même,  non  pas  dans  tel  ou  tel  de  ses  repré- 
sentants, mais  dans  ses  principes  les  plus  généraux  et 
dans  ses  arguments  les  plus  accrédités,  qu'Abélard  entre- 
prend de  réfuter,  et  qu'il  nous  fait  connaître  en  la  réfu- 
taut.  Sous  ce  rapport  nous  répétons  que  le  fragment  de 
Saint-Germain  est  du  plus  grand  prix.  Mais  c'est  surtout 
l'argumentation  d' Abélard  qui  doit  nous  occuper. 

Avant  d'attaquer  l'école  réaliste,  il  rappelle  d'abord  la 
thèse  qu'elle  soutenait  :  «  L'humanité  est  une  chose  es- 
«  sentiellement  une,  qui  ne  possède  pas  en  elle-même 
«  mais  à  laquelle  adviennent  certaines  formes  qui  font 
«  Socrate.  Cette  chose,  en  restant  essentiellement  la  même, 
«  reçoit  de  la  môme  manière  d'autres  formes  qui  font  Pla- 
«  ton  et  les  autres  individus  de  l'espèce  homme;  et  hormis 
«  ces  formes  qui  s'appliquent  à  celte  matière  pour  faire 

(.  Voyez  plus  bas,  p.  ISO. 


148  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

«  Socrate,  il  n'y  a  rien  en  Socrate  qui  ne  soit  le  même 
«  en  même  temps  dans  Platon  ,  mais  sous  la  forme  de 
«  Platon.  »   La   polémique  d'Abélard  contre  cette  doc- 
trine est  longue  et  serrée,  et  il  est  bien  diflicile  d'en  déta- 
cher quelques  anneaux;  mais  les  divers  arguments  dont 
elle  se  compose  tiennent  à  un  premier  et  fondamental 
argument,  qui  la  représente  presque  tout  entière,  et  dont 
les  autres  ne  sont  guère  que  des  développements.  Cet  ar- 
gument est  en  quelque  sorte  la  protestation  du  sens  com- 
mun contre  le  réalisme,  et,  comme  tout  argument  tiré 
du  sens  commun,  il  attaque  par  le  ridicule  et  il  a  l'air 
irrésistible.  Aussi  Abélard  le  présente-t-il  avec  la  plus 
grande  confiance  :  il  déclare  que  nulle  réplique  n'est  pos- 
sible.  Le  voici,  dans  sa  plus  simple  expression  :  Si  le 
genre  est  l'essence  de  l'individu,  et  s'il  est  tout  entier 
dans  chaque  individu,  de  sorte  que  la  substance  entière 
de  Socrate  est  en  même  temps  la  substance  entière  de 
Platon,  il  s'ensuit  que,  quand  Platon  est  à  Rome  et  So- 
crate à  Athènes,  la  substance  de  l'un  et  de  l'autre  est  en 
même  temps  à  Rome  et  à  Athènes,  et  par  conséquent  en 
deux  lieux  à  la  fois.  Autre  forme  de  l'argument  :  La  sub- 
stance  de  Socrate,   l'homme   universel    dans  Socrate, 
l'homme  devenu  Socrate,  c'est  l'homme  socratique,   ou 
en  d'autres  termes  Socrate  lui  même  :  or,  l'homme  uni- 
versel, en  revêtant  la  forme  de  Socrale,  l'a  admise  tout 
entière  dans  son  essence,  et  la  transporte  partout  où  il 
est;  donc,  quand  l'homme  universel  dans  Platon  et  dans 
Socrate  est  à  Rome  et  à  Athènes,  l'homme  socratique, 
c'est-à-dire  Socrale,  est  a  la  fois  a  Athènes  et  à  Rome;  et 
de  même  pour  Platon,  et  pour  les  autres  hommes.  «  S'il 
«  en  est  ainsi,  dit  Abélard,  comment  pourra-t-on  nier 


ABÉLARD.  419 

«  que  Socrate  ne  soit  dans  le  même  femps  à  Rome  et  à 
«  Athènes?  En  effet,  là  où  est  Socrate,  là  est  aussi 
«  l'homme  universel,  qui  a  dans  toute  sa  quantité  revêtu 
«  la  forme  de  la  socratité;  car  tout  ce  que  prend  l'uni- 
«  versel,  il  le  prend  en  toute  sa  quantité.  Si  donc  l'uni- 
«  versel  qui  est  tout  entier  affecté  de  la  socratité  est  a 
«  Rome  dans  le  même  temps  tout  entier  dans  Platon,  il 
«  est  impossible  qu'en  même  temps  et  au  même  lieu  ne 
«  se  trouve  pas  la  socratilé  qui  contenait  cette  essence 
«  tout  entière.  Or,  partout  où  la  socratilé  est  dans  un 
«  homme,  là  est  Socrate;  car  Socrate  est  l'homme  socra- 
«  tique.  A  cela  un  esprit  raisonnable  n'a  rien  a  répon- 
«  die.  »  (Fol.  42  verso,  c.  I)  '.  «  Quod  si  ita  est,  quis 
«  polest  solvere  quiu  Socrates  eodem  tempore  Roinaj  sil 
a  et  Athenis?  Ubi  enim  Socrates  est,  et  homo  universalis 
«  ibi  est,  secundum  totam  sua  m  quantitatem  in  forma  tus 
«  socratilate.  Quicquid  enim  res  universalis  suscipit,  tota 
«  sui  quanti  ta  le  retinet.  Si  ergo  res  universalis,  tota  so- 
ft cralitate  affecta,  eodem  tempore  et  Ronue  est  in  Platone 
«  tola,  impossibile  est  quin  ibi  etiam  eodem  tempore  sit 
«  socratitas,  qnae  totam  illam  essenliam  continebat.  Ubi- 
«  cumque  aulem  socratitas  est  in  hoinine,  ibi  Socrates 
«  est;  Socrates  enim  homo  socraticus  est.  Quid  contra 
«  hoc  dicere  possit,  rationabile  ingenium  non  habet.  » 

Peut-être  cet  argument  n'est— il  point  aussi  irrésistible 
que  le  ci  oit  Abélard,  et  un  esprit  raisonnable  pourrait  y 
faire  plus  d'une  réponse  solide.  Toute  la  force  de  cet  ar- 
gument repose  sur  la  confusion,  dans  Socrate,  du  genre 
et  de  l'individu,  de  l'homme  universel  et  de  l'homme 
particulier,  de  l'humanité  et  de  Socrate.  Mais  cette  confu- 

i.  Ouv.  inéd.,  p.  513. 

13. 


150  PHILOSOPHIE  SCHOLASTIQUE. 

sion,  c'est  Abélard  qui  l'impose  gratuitement  à  l'école 
réaliste,  dont  le  principe  au  contraire  est  la  distinction 
en  chaque  chose  d'un  élément  général  et  d'un  élément 
particulier.  Ici,  les  deux  extrémités  également  fausses 
sont  ces  deux  hypothèses  :  ou  la  distinction  de  l'élément 
général  et  de  l'élément  particulier  portée  jusqu'à  leur  sé- 
paration, ou  leur  non  séparation  portée  jusqu'à  l'aboli- 
tion de  leur  différence;  et  la  vérité  est  que  ces  deux  élé- 
ments sont  à  la  fois  essentiellement  distincts  et  insépa- 
rablement unis.  Toute  réalité  est  double  :  le  lien  de  cette 
dualité  est  l'organisation,  et  son  résultat  la  vie.  Abélard 
suppose  toujours  qu'un  universel,  pour  parler  ce  langage, 
ne  peut  prendre  une  forme  sans  la  retenir  constamment 
dans  toute  sa  quantité  :  «  quicquid  res  universalis  susci- 
«  pit,  lola  sui  quantitate  relinet,  »  proposition  très-équi- 
voque qui  implique  que,  quand  le  genre  humanité  a  pris 
la  forme  de  Socrate  et  qu'il  vient  à  prendre  une  autre 
forme,  celle  de  Platon,  il  garde  la  première,  ce  qui  est 
absurde;  et  qu'une  substance  ne  peut  prendre  successi- 
vement plusieurs  formes  et  rester  identiquement  la 
même,  ce  qui  pourtant  est  incontestable.  Prenons  l'exem- 
ple le  plus  évident  et  le  plus  voisin  de  nous,  à  savoir, 
nous-mêmes.  Ce  moi  identique  et  un  que  nous  sommes, 
est  essentiellement  tout  entier  dans  chacune  de  ses  ma- 
nifestations. C'est  essentiellement  et  intégralement  le 
même  moi  qui  raisonne,  qui  se  ressouvient,  qui  veut, 
qui  pense,  etc.  Le  sens  commun  le  dit  et  la  conscience 
l'atteste1;  le  moi  ne  change  ni  ne  s'altère,  ne  diminue  ni 
ne  s'agrandit  dans  la  diversité  et  la  mobilité  de  ses  ma- 
nifestations; nulle  d'elles  ne  l'épuisé  et  n'est  absolument 

1.  ire  série,  1. 1",  leç.  xix-xxn,  etc.,  et  passim. 


ABÉLARD.  151 

adéquate  a  sou  essence;  il  ne  preud  aucune  forme  pour 
la  garder  à  toujours  et  dans  tout  son  développement;  car 
il  est  essentiellement  distinct  de  chacun  de  ses  actes, 
même  de  chacune  de  ses  facultés,  quoiqu'il  n'en  soit  pas 
séparé.  Le  genre  humain  soutient  le  même  rapport  avec 
les  individus  qui  le  composent;  ils  ne  le  constituent  pas  : 
c'est  lui  au  contraire  qui  les  constitue.  L'humanité  est 
essentiellement  tout  entière  et  en  même  temps  dans  cha- 
cun de  nous,  comme  nous  sommes  essentiellement,  inté- 
gralement et  simultanément  dans  nos  différents  actes  et 
nos  différentes  facultés.  L'humanité  n'existe  que  dans  les 
individus  et  par  les  individus;  mais,  en  retour,  les  indi- 
vidus n'existent,  ne  se  ressemblent  et  ne  forment  un 
genre  que  par  l'unité  de  l'humanité,  qui  est  en  chacun 
d'eux.  Voici  donc  la  réponse  que  nous  ferions  au  pro- 
blème  de  Porphyre,  mfrepoN  x«p»nù  [f&m)  r,  §»«?«  7.i<jH-oU- 
distincts,  oui;  séparés,  non;  séparantes,  peut-être;  mais 
alors  nous  sortons  des  limites  de  ce  monde  et  de  la  réa- 
lité actuelle.  Dans  le  véritable  réalisme,  le  genre  n'ab- 
sorbe pas  plus  l'individu  que  l'individu  n'absorbe  le 
genre;  il  n'y  a  donc  pas  de  contradiction  a  prétendre 
que  le  même  genre  est  à  la  fois  tout  entier  dans  deux 
individus  qui  demeurent  l'un  a  Athènes  et  l'autre  à  Rome; 
car  deux  individus  qui  participent  du  même  genre,  delà 
même  essence,  ne  forment  pas  pour  cela  un  seul  et  même 
individu  ;  et  par  conséquent  il  ne  faut  pas  dire  que  cet  in- 
dividu existe  en  deux  lieux  à  la  fois,  quand  les  deux  indi- 
vidus sont  loin  l'un  de  l'autre.  S'il  y  a  en  effet  du  ridicule 
à  supposer  que  Socrale  suit  en  même  temps  en  deux  lieux 
différents,  c'est  Abélard  qui  tombe  dans  ce  ridicule,  puis- 
qu'il confond  dans  Sociale  l'espèce  et  l'individu.  Ou  si, 


152 


PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 


en  se  moquant  de  l'homme  universel,  il  n'admet  dans 
l'individu  que  l'individu  même,  alors  il  tombe  dans  un 
bien  autre  ridicule,  celui  de  faire  des  individus  qui  n'ap- 
partiendraient a  aucune  espèce,  et,  par  exemple,  un  So- 
crate  et  un  Platon  qui,  comme  individus,  étant  absolu- 
ment différents,  et  habitant  d'ailleurs  des  lieux  différents, 
n'auraient  rien  d'identique  entre  eux,  et  seulement  quel- 
ques ressemblances  qui  se  perdent  sous  mille  différences. 
Nous  lui  demanderons  si  c'est  bien  là  l'humanité,  si,  a 
ces  traits,  le  genre  humain  se  reconnaît,  et  si  l'adversaire 
de  Guillaume  de  Champeaux  n'a  pas  à  son  tour  contre 
lui  l'argument  du  ridicule  et  le  sens  commun  de  l'espèce 
humaine. 

Nous  avons  insisté  sur  le  premier  argument  d'Abélard 
contre  l'école  réaliste,  parce  que  cet  argument  est  celui 
qui  revient  sans  cesse  dans  le  cours  de  la  discussion. 
Ainsi  ce  qu'Abélard  a  dit  tout  à  l'heure  du  rapport  de 
l'individu  Socratc  et  de  l'individu  Platon  au  genre  hu- 
main, il  le  dit  de  la  saolé  et  de  la  maladie  par  rapport  à 
l'animal,  et  du  blanc  et  du  noir  par  rapport  au  corps. 
Nous  nous  contenterons  de  traduire  presque  littérale- 
ment ce  morceau  ;  on  y  pourra  juger  de  la  manière  d'Abé- 
lard. 

«  Si  '  l'animal  qui  existe  tout  entier  en  Socrate  est 
«  affecté  de  maladie,  il  l'est  tout  entier,  puisque  tout  ce 

I.  Fol.  42  verso,  c.  )  ;  page  51-i  de  notre  édition.  «  Quod  si  animal  to- 
«  tum  existens  in  Socrate  languore  afficitur,  et  totum,  quia  quicquid 
«  suscipit,  tota  sui  quantitate  suscipit,  eodem  et  moniento  nusquam  est 
«•sine  languore,  est  autem  in  Platone  totum  illud  idem;  ergo  etiam  ibi 
«  langueret;  sed  ibi  non  languet.  Idem  de  albedine  et  nigredine  circà  cor- 
«  pus.  Ad  haec  enini  non  réfugiant  ut  dicant  ita  :  Socratem  languere,  am- 
ie mal  non  languere;  si  enim  Socratem;  et  animal  conecdunt  in  infe- 
«  riori.  » 


ABÉLARD.  153 

«  qu'il  prend,  il  le  prend  dans  loule  sa  quantité,  et  dans 
«  le  même  moment  il  n'est  nulle  part  sans  maladie;  or 
«  ce  même  animal  universel  est  tout  entier  dans  Platon; 
«  il  devrait  donc  y  être  malade  aussi;  mais  il  n'y  est  pas 
«  malade.  Il  en  est  de  même  pour  la  blancheur  et  la  noir- 
ci ceur,  relativement  au  corps.  Que  nos  adversaires  ne 
«  pensent  pas  échapper  en  disant  :  Socrate  est  malade, 
«  mais  non  pas  l'animal  ;  car  s'ils  accordent  que  Socrate 
«  est  malade,  ils  accordent  que  l'animal  est  malade  aussi 
«  dans  l'individu...  S'ils  s'imaginent  '  que  l'animal  uni- 
«  versel  n'est  point  malade  quand  l'individu  l'est,  ils  se 
«  trompent  bien  ;  car  l'animal  universel  et  l'animal  indi- 
«  viducl  sont  identiques.  Ils  ajoutent  :  l'animal  universel 
«  est  malade,  mais  non  pas  en  tant  qu'universel.  Plaise 
«  à  Dieu  qu'ils  s'entendent  eux-mêmes  !  S'ils  veulent  dire: 
«  l'animal  n'est  pas  malade  en  tant  qu'universel,  c'est-à- 

t.  Fol.  42  verso,  c.  2;  page  51  i  de  notre  édition.  «  Si  attendant  animal 
«  in  universalitate,  id  est  animal  unhcrsale,  non  langnere,  falsi  sunt, 
«  eum  langueat  in  inferiori,  cum  idem  si t  animal  universalc  et  ipsum  in 
«  inferiori.  Addunt  :  animal  universalc  languet,  sed  non  in  quantum  est 
«  universalc  l'tinam  se  videant!  si  enim  id  intelligunt  :  animal  non  lan- 
ce guet  in  quantum  est  universale  ,  id  est,  hoc  quod  est  uni\ersale,  non 
«  confert  illi  languerc,  idem  dicant  :  in  quantum  est  singulare  non  lan- 
«  guet,  quia  hoc  quod  est  singulare  non  confert.  Si  id  dicant  :  in  quantum 
«est  universalc  non  languet,  id  est  hoc  quod  est  universalc  auferl , 
«  nunquam  languet,  quia  semper  est  universale,  similiter  hoc  et  sin- 
«  gulare  auferl  in  quantum  est  singulare,  quod  niilliiin  singulare  lan- 
«  guet  in  quantum  est  singulare,  et  ita  his  hahemus  in  quantum,  ita  : 
«  in  quantum  est  universale  non  languet  in  quantum  est  universale.  Si  ad 
«  status  se  transférant,  dicentes  :  animal  in  quantum  est  universalc  non 
«  languet  in  univcrsali  statu;  respondeant  de  quo  velinl  agere  per  has 
«  voecs  :  in  stala  universa.lt?  utrum  de  snbstantia  an  accidenti?  si  de 
«  accidenti,  concedimus  nihil  languerc  in  illo  accidenti.  Si  de  snbstantia 
«  agilur,  aut  de  animait,  aut  de  alia  Si  de  alia  ,  et  hoc  quoque  concedi- 
«  mus  quod  animal  in  suhslantia  alia  a  se  non  languet.  Si  de  animali  agi- 
«  tur,  falsum  est  animal  in  universali  statu  non  langnere;  id  est  animal 
«  in  se  languorem  cum  habeat.  Ncc  enim  hoc  vidoo  illis  refuginm.  » 


154  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

«  dire  que  ce  n'est  pas  de  son  universalité  qu'il  tient 
«  d'être  malade,  qu'ils  disent  donc  aussi  :  il  n'est  pas 
«  malade  en  tant  qu'individu,  puisqu'il  ne  tient  pas  de 
«  son  individualité  d'être  malade.  S'ils  disent  :  il  n'est 
«  pas  malade  en  tant  qu'universel,  c'est  à-dire  que  son 
«  universalité  l'empêche  d'êlre  malade  ;  il  ne  sera  jamais 
y  malade,  puisqu'il  est  toujours  universel.  Et  semblable- 
«  ment  son  individualité  l'empêche  d'êlre  malade,  puis- 
«  qu'aucun  individu  n'est  malade  en  tant  qu'individu... 
«  S'ils  ont  recours  à  l'expression  d'état  {status),  et  qu'ils 
«  disent  :  l'animal  en  tant  qu'universel,  n'est  pas  malade 
«  dans  l'état  universel,  qu'ils  nous  expliquent  ce  qu'ils 
«  veulent  dire  par  ces  mots  :  dans  l'état  universel.  S'agit- 
«  il  d'une  substance  ou  d'un  accident?  Si  c'est  d'un  acci- 
«  dent,  nous  accordons  que  rien  n'est  malade  dans  l'ac- 
a  cidenl  ;  si  d'une  substance,  c'est  de  la  substance  animal 
«  ou  de  quelque  autre  substance.  Si  c'est  d'une  autre, 
a  nous  accordons  encore  que  l'animal  n'est  pas  malade 
«  dans  une  substance  autre  que  la  sienne.  Si  enfin 
a  il  s'agit  de  l'animal,  il  est  faux  que  l'animal  ne  soit  pas 
«  malade  dans  l'état  universel ,  c'est-à-dire  que  l'animal 
«  en  soi  ne  soit  pas  malade  quand  l'animal  est  malade.  Je 
«  ne  vois  pas  qu'il  y  ait  ici  moyen  d'échapper.  » 

Vient  ensuite  une  argumentation  à  peu  près  semblable 
sur  le  rapport  des  espèces  aux  genres.  Il  s'agit  de  savoir 
si  la  différence  qui  en  s'ajoutant  au  genre  fait  l'espèce,  a 
ou  non  son  fondement  dans  le  genre,  et  plus  particuliè- 
rement quel  rôle  joue  dans  l'homme  la  raison,  la  ratio- 
nalité. «  Toute  '  différence  qui  advient  au  genre  prochain 

1.  Fol.  42  verso ,  c.  2 ;  -53  recto,  c.  1.  Ouv.  inéd.,p.  515-3)7.  «  Item 


ABÉLARD.  155 

«  fait  une  espèce,  comme  par  exemple  la  rationalité  dans 
«  l'animal.  En  effet,  dès  que  la  rationalité  touche  cette 
m  nature,  à  savoir  l'animal,  aussitôt  se  forme  une  espèce 
«  où  la  rationalité  trouve  son  fondement.  Elle  donne  donc 
«  sa  forme  a  l'animal  tout  entier;  car  tout  ce  que  prend 
«  le  genre,  il  le  prend  en  toute  sa  quantité.  Mais,  de  la 
«  même  manière,  l'irrationalité  donne  sa  forme  dans  le 
«  même  temps  à  l'animal  tout  entier.  On  a  donc  deux 
«  opposés  en  un  même  sujet  et  relativement  à  la  même 
«  chose.  Et  que  nos  adversaires  ne  disent  point  qu'il  n'y 
«  a  pas  d'ahsurdilé  a  admettre  deux  opposés  en  un  même 
«  universel;  car  Porphyre  réclame  et  nie  qu'en  un  même 
«  universel  se  trouvent  deux  opposés.  «  L'animal  (dit-il 
«  en  parlant  du  genre)  n'a  point  les  différences  opposées; 
«  car  on  aurait  alors  des  opposés  en  une  même  chose  (a).  » 
«  Puis  il  ajoute  :  «  Rien  ne  se  fait  de  ce  qui  n'est  pas,  et 
«  des  opposés  ne  se  rencontrent  pas  dans  le  même  (b).  » 
«  Qu'ils  ne  croient  pas  échapper  en  disant  que  Porphyre 
«  ne  voit  pas  d'absurdité  a  ce  que  deux  opposés  se  ren- 
<i  contrent  dans  le  même,  pourvu  qu'ils  ne  soient  pas 

omnis  differenlia  vcniens  in  proxintum  gcnus  spccieni  facit  ut  rationalitas 
in  animal!.  Qùara  statim  enim  rationalitas  illam  naturam  tangit ,  seilicet 
animal,  tam  statim  species  eflicilur,  et  in  ca  rationalitas  fundatur.  Illa 
ei'Ro  totum  informat  animal.  Quic([uid  enim  gcnus  suscipit,  tota  sui  quan- 
tilatc  suscipit.  Sed  eodcm  modo  irrationalités  totum  animal  informât 
codcm  (empote.  Ita  duo  opposita  sont  in  codent  sectinduni  idem.  Nec  hoc 
dicant  :  non  est  Inconvenicns  duo  opposita  esse  in  codcm  univcrsali , 
quia  ad  hœc  réclamât  Porphyrius  negans  in  codent  univcrsali  esse  oppo 
sit.t  :  <<  neqne  enim  opposita  babcl;  nam  in  eodeni  slfttul  habeltlt  oppo- 
sita; »  atque  in  solationo  hac  sic  :  "  nequc  ex  his  quai  non  sunt,  aliquid 
flet,  nec  opposita  circa  idem  sunl ,  »  cnin  de  génère  loqttitur.  Nec  ad  hoc 
réfugiant,  ut  dicant  l'oiphyrium   i )>i  non  haherc  pro   inconvciiienti  duo 

(a)  l'orplnr.  Uagog.,  c    m,  éd.  Jluhle,  I    i,  p,   381. 
{b)  Ibid. 


156  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

«  dans  la  constitution  du  sujet  où  ils  se  rencontrent,  car 
«  alors  il  n'y  aurait  pas  d'absurdité  à  ce  que  dans  le  môme 
«  sujet  se  trouvassent  ensemble  la  blancheur  et  la  noir- 
ci ceur,  parce  qu'elles  ne  le  constituent  pas.  Il  est  donc 
«  [ilus  simple  de  dire,  comme  le  font  quelques-uns,  que 
«  les  différences  adviennent  au  genre,  mais  qu'elles  n'ont 
«  pas  leur  fondement  dans  le  genre;  et  c'est  pour  cela 
«  que  le  genre  est  dit  être  par  lui-même,  parce  qu'il  est 
«  à  lui-même  son  propre  sujet.  Mais  je  dis  :  l'espèce  est 
«  faite  du  genre  et  de  la  différence  substantielle;  et  comme 
«  dans  une  statue  l'airain  est  la  matière  et  la  figure  est  la 
«  forme,  de  même  le  genre  est  la  matière  de  l'espèce,  et 
«  la  différence  en  est  la  forme.  La  matière  est  ce  qui 
«  prend  la  forme.  Ainsi,  dès  que  l'espèce  est  constituée, 
«  elle  y  sert  de  substrat  à  la  forme;  car  dès  qu'elle  est 
«  constituée,  elle  est  composée  de  matière  et  de  forme, 
«  c'est-à-dire  de  genre  et  de  différence,  et  nous  voilà 
«  ramenés  à  cette  proposition  que  la  différence  elle-même 
«  est  fondée  dans  le  genre.  A  cela  nos  adversaires  répon- 
«  dent  :  la  rationalité  a  son  fondement  dans  le  corps,  dans 
«  la  chair  qui  est  un  genre  en  dehors  de  l'espèce,  mais 
«  non  pas  dans  l'espèce  elle-même.  Ils  admettent  ainsi 
«  deux  impossibilités;  la  première,  que  le  genre  est  en 


opposita  esse  ineodem,  dum  non  sint  in  actu  constitutionis  illius  in 
quo  sunt;  alioquin  non  est  inennveniens  alliediacm  et  nigredinem  esse  in 
eodem,  quœ  non  hoc  constiluunt.  Ulud  ergo  majoris  simplicilalis  quod 
dicunt  quidam,  quia  différend»  quideni  advoniunt  generis  sed  in  génère 
non  fundantur.  Unde  et  per  se  dicitur  quia  sibi  ipsi  facit  subjectum,  sed 
dico  :  facta  est  speeies  ex  génère  et  substantiafi  differentia,  et  sicut  in 
statua  a>s  est  niateria ,  forma  autem  figura,  similiter  genus  est  materia 
speciei,  forma  iiutcin  differentia.  Materia  est  quœ  suscipit  forniam.  Ita 
genus  in  ipsa  specie  constituta  formam  sustinet.  Nam  et  postquam  consti- 
tutaest,  ex  malcria  et  forma  constat,  id  est  ex  génère  et  differentia.  Et 


ABÉLARD.  157 

«  dehors  de  l'espèce  et  de  ses  individus,  tandis  que  Boëce 
«  dit  :  le  genre  (a)  résulte  de  la  ressemblance  d'espèces 
«  différentes,  laquelle  ressemblance  ne  peut  se  trouver 
«  que  dans  des  espèces  et  dans  leurs  individus  ;  la  seconde, 
«  qu'il  y  a  dans  l'espèce  quelque  cliose  qui  est  identique 
«  dans  le  même  moment  avec  le  genre  eu  dehors  de  l'es- 
«  pèce,  et  qui  pourtant  n'est  pas  le  genre.  Ensuite,  si  la 
«  forme  a  son  fondement  dans  l'espèce,  elle  a  son  fonde- 
«  ment  en  une  chose  qui  est  constituée  par  elle-même  et 
«  par  le  genre;  de  sorte  que  ce  qu'elle  constitue  lui  sert 
«  de  fondement.  L'intelligence  pourrait  alors  séparer  le 
«  fondement  et  la  forme;  car  c'est  le  pouvoir  de  l'esprit 
«  d'unir  ce  qui  est  séparé  et  de  séparer  ce  qui  est  uni. 
«  Mais  quel  est  l'esprit  qui  pourrait  séparer  de  l'homme 
«  la  rationalité?  De  plus,  si  la  rationalité  est  quelque 
«  chose ,  elle  doit  être  contenue  dans  quelqu'un  des 
«  membres  de  cette  division  d'Aristole  :  une  chose  se  dit 
«  d'un  sujet  et  n'est  pas  en  un  sujet,  ou  bien  elle  est  en 
«  un  sujet  et  ne  se  dit  pas  d'un  sujet,  ou  elle  se  dit  d'un 


ita  redimus  ad  idem,  quia  ipsa  differentia  in  génère  fnndatur.  Sed  dicunt  : 
rationalitas  quidem  fuudatur  in  carne  quai  extra  speciem  genus  est,  sed 
non  in  ipsa  specie,  et  sic  duo  impossibilia  concedunt,  alterum ,  quod  ge- 
nus extra  speciem  sit  et  ejus  individua,  cuni  dicat  Boetbius  :  «  speeierum 
<(  diversaruni  siniilitudo,  quai  nisi  in  speciebua  et  individuis  carum  esse 
«  non  potest ,  eflicit  genus;  »  alterum  vero,  quia  concedunt  quiddamesse 
existens  in  specie  illam  rem  quai  eodem  momento  est  genus  extra  spe- 
ciem, et  illud  piimuni  tantum  non  esse  genus.  item  si  forma  fnndatur  in 
ipei lie,  (undatur  in  constituto  ex  se  et  génère ,  et  ita  ipsuni  constitutum 
est  ei  fundainentum;  undc  et  intellcctu  posset  disjungi  fundamentum  et 
forma.  Animi  enim  potestas  bœc  est,  et  disjuncla  conjungere  ,  et  con- 
juncta  dtojungerc.  Sed  quis  aniiuus  rationalitatem  disjungeret  ab  bomine, 

[a)  Boetli.  opp.,  p.  5C. 

H.  14 


4  58  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

«  sujet  et  elle  est  en  un  sujet,  ou  elle  n'est  pas  en  un  sujet 
«  ni  ne  se  dit  d'un  sujet  (a).  On  la  rangera,  je  pense, 
a  parmi  les  choses  qui  se  disent  d'un  sujet  et  sont  en 
«  un  sujet;  car  la  rationalité  s'affirme  d'un  sujet  qui  est 
«  telle  ou  telle  rationalité,  et  elle  est  en  un  sujet  qui  est 
«  l'homme.  Si  elle  est  dans  l'homme  comme  en  un  sujet, 
«  elle  n'y  est  pas  comme  une  partie,  mais  elle  ne  peut 
«  jamais  en  être  séparée;  car  c'est  la  la  définition  que 
«  donne  Arislote  de  ce  qui  est  en  un  sujet;  cependant 
«  elle  est  une  partie  formelle  de  l'homme,  et  par  là  elle 
«  est  une  partie;  il  faut  donc  lui  chercher  un  autre  sujet 
«  dont  elle  ne  soit  pas  une  partie.  Nos  adversaires  diront  : 
«  la  rationalité  est  dans  l'homme  comme  en  un  sujet;  elle 
«  n'y  est  point  comme  partie  intégrante;  et  c'est  tout  ce 
«  que  demande  Arislote.  Mais  je  nie  que  l'animal  puisse 
«  être  dans  l'homme  comme  en  un  sujet  sans  y  être 
«  comme  partie  intégrante.  S'ils  disent  que  la  dernière 
«  partie  de  la  définition,  ce  qui  ne  peut  jamais  être  séparé 
«  de  ce  en  quoi  il  est,  ne  convient  pas  a  l'animal,  parce 
«  que  l'animal  peut  être  sans  l'homme  et  sans  aucune  des 

cum  in  homine  claudatur  rationalitas  ?  llem  cum  rationalitas  aliquid  sit, 
sub  aliquo  membro  Arislotelicœ  divisionis  continebitur,  hujus  scilicet  : 
«  dicitur  de  subjecto  et  non  est  in  subjecto,  etc.  »  Credo,  buie  aptabunt  : 
<c  quod  dicitur  de  subjecto  et  est  in  subjecto.  »  Kam  rationalitas  de  sub- 
jecto dicitur  bac  rationalitate.  In  subjecto  auteni  est  homine.  Quod  si  est 
in  homine  aut  in  subjecto,  non  est  ibi  sieut  quœdam  pars,  etc.;  sic  enim 
diflinilur  ibidem  esse  in  subjecto;  sed  hominis  est  pars  formalis,  et  sic 
est  pars  ;  querendum  ergo  est  illi  aliud  subjcctuin  cujus  ipsa  non  sit  pars. 
Sed  dicent  :  rationalitas  est  in  homine  ut  in  subjecto,  ncc  in  eo  est  ut  pars 
integralis,  quod  solum  negavit  Aristoteles;  et  hoc  contradico.  Animal  in 
homine  est  ut  in  subjecto,  nec  est  ibi  sicut  pars  integralis.  Quod  si  dicant 

(a)  Aristot.,  Categ.,  éd.  13.,  p.  Wt, 


ABÉLARD.  4  59 

«  espèces  inférieures,  en  prenant  être  clans  un  sens  large 
«  et  non  dans  le  sens  de  l'existence  actuelle,  j'en  dirai 
«  autant  de  la  rationalité;  car,  suivant  eux,  lors  même 
«  que  la  rationalité  ne  serait  pas  en  quelque  individu, 
«  elle  n'en  subsisterait  pas  moins  réellement...  » 

Voici  maintenant  un  autre  argument  qui ,  comme  le 
premier  dont  nous  avons  rendu  compte ,  a  été  depuis 
mille  fois  répété.  Il  est  ici  principalement  dirigé  contre 
Bernard  de  Chartres.  Celui-ci  avait  ramené  les  espèces  et 
les  genres  aux  Idées  de  Platon  ;  or  les  Idées  sont  éternelles; 
elles  semblent  donc  de  la  même  nature  que  Dieu  ;  et  c'est 
pour  prévenir  cette  objection  ou  y  répondre  que  Bernard, 
selon  le  témoignage  déjà  cité  de  Jean  de  Salisbury  dans 
le  Melalogicus ,  avait  admis  l'éternité  des  Idées,  mais 
non  pas  leur  coéternité  avec  Dieu  '.  Dans  un  autre  en- 
droit du  même  ouvrage  2,  Jean  de  Salisbury,  sans  nom- 
mer Bernard,  combat  sa  doctrine  et  rappelle  un  dilemme 
qu'on  opposait  alors  à  la  théorie  des  Idées  :  tout  ce  qui 
est,  est  ou  créateur  ou  créature.  Ces  diverses  indications 
sont  éclaircies  et  développées  par  le  passage  suivant 
d'Àbélard  :  «  Les  3  genres  et  les  espèces  sont  ou  créateur 
a  ou  créature.  S'ils  sont  créature  ,  le  créateur  a  dû  être 
«  avant  sa  créature.  Ainsi  Dieu  a  été  avant  la  justice  et 
«  la  force,  que  quelques-uns  n'hésitent  pas  à  considérer 

quia  ultima  pars  diffinitionis  illi  non  convenit  :  «  Quod  enim  impossibile 
est  esse,  etc.  "Nain  possibilc  esl esse  animal  sine  homineetsinealiis  inferio- 
ribus,  esse  large,  non  actunliter;  scdidemdicas  derationalitate.  Nani,secun- 
dumeos,  clsi  ratiunalilas  nonessetin  aliquo,  tanicn  in  natura  remaneret.  » 

1.  Voyez  plus  haut,  p.  159. 

2.  Melalog.,  lib.  iv,  c.  37. 

3.  Fol.  -iô  recto,  c.  2;  Ouv.  inéd.,  p.  !H7.  m  Item  gênera  et  species  aut 
creator  sunt  aut  creatura.  Si  créature  sunt,  ante  fuit  suus  creator  quain 


160  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

«  comme  étant  en  Dieu,  et  comme  quelque  chose  de  clif- 
«  férent  de  Dieu  ;  de  sorte  que  Dieu  aurait  été  avant  d'être 
«  juste  ou  fort.  Mais  il  y  en  a  qui  ne  considèrent  pas 
«  comme  suffisante  cette  division  :  tout  ce  qui  est,  est 
a  créateur  ou  créature,  et  qui  voudraient  y  substituer 
«  celle-ci  :  tout  ce  qui  est,  est  ou  engendré  ou  inengen- 
«  dré.  Or,  on  appelle  les  universaux  inengendrés;  par 
«  conséquent,  il  faudrait  les  appel*  r  coéternels  ;  de  sorte 
«  que,  suivant  ceux  qui  avancent  cette  proposition,  l'âme 
«  (ce  qu'on  ne  peut  dire  sans  sacrilège)  n'est  soumise  en 
<(  rien  à  Dieu  puisqu'elle  a  toujours  été  avec  Dieu,  et  ne 
«  tire  son  origine  que  d'elle-même.  Et  Dieu  n'a  fait  au- 
«  cune  cliose,  car  Socrate  est  composé  de  deux  choses 
«  coéternelles  à  Dieu.  11  n'y  a  donc  rien  eu  de  nouveau 
«  qu'une  réunion  ;  il  n'y  a  pas  eu  de  création  (a)  :  car  la 
«  forme  est  universelle  comme  la  matière,  et  comme  elle 
«  coéternelle  a  Dieu.  Combien  cela  est  loin  du  vrai,  c'est 

«  ce  qu'il  est  facile  de  voir » 

Telle  est  l'argumentation  d'Abélard  contre  cette  partie 
de  l'école  réaliste  qu'on  pourrait  appeler  la  branche  pla- 


ipsa  creatura.  Ita  ante  fuit  Dcus  quam  justitia  et  fortitudo,  quas  quidam 
esse  in  Deo  non  dubitant  et  aliud  a  Deo.  Itaque  ante  fuit  Deus  quam  esset 
justus  vel  fortis.  Sunt  autem  qui  negant  illam  divisionem  esse  sufficien- 
tem  :  quicquid  est,  aut  est  ereator  aut  creatura  :  sed  sic  faciendam  esse 
dicunt  :  quicquid  est,  aut  genitum  est  aut  ingenilum  Vniversalia  autem 
ingenita  dicuntur  et  ideo  coaetema,  et  sic  secundum  eos  qui  hoc  dicunt, 
aninius,  quod  nefas  est  dictu,  in  nullo  est  obnoxius  Deo,  qui  semper  fuit 
cumDeo  nec  ab  alio  incœpit ,  nec  Deus  aliquorum  factor  est.  Nam  Soera- 
tes  ex  duobus  Deo  coaternis  conjunctus  Nova  ergo  prima  fuit  conjunctio, 
non  aliqua  nova  creatio.  Nam  œqtie  ut  materia,  ita  et  forma  universalis 
est  et  ita  Deo  concerna,  quod  quantum  a  vero  deviet,  palam  est,  » 

(a)  Voyez  plus  baut,  l'extrait  du  Megacosmus,  p   <-S0. 


ABÉLARD.  161 

tonicienne  do  cette  école.  Il  nous  reste  à  foire  connaître 
les  combats  qu'il  a  livrés  à  l'autre  branche  de  la  même 
école,  celle  qu'on  en  pourrait  appeler  la  branche  péripa- 
téticienne, par  opposition  a  la  première,  et  qui  considé- 
rait les  espèces  et  les  genres  comme  de*  manières  d'être 
des  individus,  lesquelles  manières  d'être  n'ayant  aucune 
différence  entre  elles  dans  les  différents  individus  y  consti- 
tuent les  universaux  ;  d'où  la  théorie  delà  non-différence, 
indiffère ntia.  Cette  école  nous  est  comme  révélée  par  le 
fragment  du  manuscrit  de  Saint -Germain.  Le  seul  ves- 
tige qu'on  en  pouvait  trouver  avant  notre  publication  est 
la  variante  in  diffère  nier  pour  individualiter  dans  la 
phrase  de  VHistoria  calamitatum.  Voici  comment  Àbé- 
lard  expose  cette  théorie  avant  de  la  discuter  : 

«  Examinons  maintenant,  dit-il  ',  la  théorie  de  la 
«  non-différence,  qui  met  en  avant  la  thèse  suivante  : 
«  Il  n'y  a  rien  autre  chose  que  l'individu  ;  l'individu, 
«  considéré  sous  différents  points  de  vue,  devient  l'es- 
«  pèce ,  le  genre,  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  général.  Ainsi 
«  Socrate  est  un  individu,  parce  qu'il  est  une  chose  dont 
«  la  propriété  ne  se  retrouverait  jamais  tout  entière  en 
«  une  autre;  car,  s'il  y  a  d'autres  hommes,  il  n'y  en  a 


I.  Fol.  -53  recto,  c.  2,  i3  verso,  c.  I.  Ouv.  inéd  ,  p.  S 18.  «  Nunc  itaque 
illain  quœ  Je  imiifferentia  est  sententiam  perquiramus.  Cujus  liœc  est  po- 
silio  :  Nihil  omnino  csl  prœlcr  individuum  ;  sed  et  illud  aliter  et  aliter  at- 
tentuni  specics  et  genus  et  generallssimum  est.  Itaque  Socratcs  in  ea  na- 
tura  in  qua  subjectus  est  sensiluis,  seeundum  illani  naturam  quani  signi- 
ficat  adesse  Socrati ,  iodlvidaum  est  Ideo  quia  taie  est  propriétés  eu j as 
nunquam  tota  reperitur  in  alio.  Kst  enim  aller  homo,  sed  socratitate  nul- 
lus  homo  prœter  Socratem.  De eodem Socrate  quandoque  habetur  intellec- 
tus  non  concipiens  qulcquid  notât  h»c  vox  Socrates;  sed  socratitatis  olili- 
tus,  id  tantum  perspicit  de  Socrate  quod  nolat  idem  homo,  id  est  animal 

44 


462  PHILOSOPHIE    SCHOLASTIQUE. 

«  pas  d'autre  que  Socrate  où  se  trouve  la  socratité.  Mais 
«  on  peut  quelquefois  peuser  a  Socrate  sans  penser  a  tout 
«  ce  que  désigne  ce  mot  de  Socrate;  on  peut  négliger  la 

«  socratité  pour  ne  considérer  dans  Socrate  que  ce  que 

«  signifie  le  mot  homme,  c'est-à-dire  l'animal  raison- 

«  nable  mortel,  et  sous  ce  rapport  il  est  espèce;  car  il  peut 

«  s'affirmer  comme  essence  de  plusieurs  choses.  Si  on 

o  abstrait  encore  la  rationalité  et  la  mortalité,  pour  ne 

«  considérer  que  ce  qu'exprime  le  mot  animal,  à  ce 

«  nouvel  état  c'est  le  genre.  Si  enfin,  négligeant  toutes 

«  les  formes,  on  ne  considère  Socrate  que  dans  ce  qu'ex- 

«  prime  le  mot  substance,  c'est  ce  qu'il  y  a  de  plus  gé- 

«  néral.  Ou  peut  en  dire  autant  de  Platon  sous  tous  ces 

«  rapports.  Si  on  oppose  que  la  propriété  de  Socrate,  en 

«  tant  qu'homme,  n'est  pas  plus  en  plusieurs  choses  que 

o  la  propriété  de  Socrate  en  tant  que  Socrate,  attendu 

«  que  l'homme  socratique  n'est  en  aucun  autre  homme 

c  que  Socrate,  pas  plus  que  Socrate  lui-même,  ils  l'accor- 

«  dent,  mais  avec  l'explication  suivante  :  Socrate,  en  tant 

«  que  Socrate,  n'a  rien  en  soi  qui  se  retrouve  en  un 

«  autre  sans  aucune  différence;  mais  en  tant  qu'homme, 


rationale  morfale,  etsecundum  hoc  species  est;  est  enim  pradicabilis  de 
pluribus  iu  quid  de  eodem  statu.  Si  intcllectus  postponat  rationalitatem  et 
înortalitatem,  et  id  tantuiu  sibi  subjiciat  quotl  notât  hœc  vox  animal,  in 
hoc  statu  genus  est. Quod  si,  relietis  omnibus  forinis,  in  boc  tantum  con- 
sideremus  Socratem  quod  notât  substantiel,  gcncralissimum  est.  Idem  de 
Platone  dicas  per  omnia.  Quod  si  quis  dicat  proprietateni  Socratis  in  eo 
quod  est  liomo  non  magis  esse  in  pluribus  quam  ejusdem  Socratis  in 
quantum  est  .Socrates;  se  que  enim  bomo  qui  est  socraticus  in  nullo  alio  est 
nisi  in  Socrate,  sicut  ipse  Socrates;  verum  quod  concedunt;  ita  tamen 
determinandum  putant  :  Socrates  in  quantum  est  Socrates  nullum  prorsus 
indifférons  habet  quod  in  alio  inveniatur:  sed  in  quantum  est  homo  plura 


ABÉLARD.  163 

«  il  a  plusieurs  qualités  qui  se  retrouvent  non  différentes 
«  en  Platon  ou  en  d'autres  individus.  Car  Platon  est  un 
«  homme  comme  Socrate  est  un  homme,  quoiqu'il  ne 
a  soit  pas  essentiellement  le  même  homme  que  Socrate. 
«  Le  même  raisonnement  s'appliquera  a  l'animal  et  a  la 
«  substance.  » 

Abélard  divise  en  deux  parties  son  argumentation  contre 
cette  théorie.  Il  l'attaque  1°  par  l'autorité,  2°  par  le  rai- 
sonnement. 

1°  '  «  Porphyre  dit  :  «  Il  y  a  («)  dix  genres;  les  espèces 
«  sont  en  un  certain  nombre,  mais  qui  n'est  pas  infini; 
«  les  individus  sont  en  nombre  infini.  »  Au  contraire, 
«  dans  l'hypothèse  que  nous  examinons,  tous  les  indi- 
«  vidas,  par  cela  seul  qu'ils  existent,  sont  des  genres; 
«  d'où  il  suit  que  les  genres  sont  aussi  nombreux  que  les 
«  individus.  Nos  adversaires  se  tirent  de  cette  difficulté 
«  en  disant  :  que  les  genres  sont,  il  est  vrai,  infinis  en 
«  nombre  sous  le  rapport  de  l'essence,  mais  qu'ils  ne  sont 
«  que  dix  sous  celui  de  la  non-différence.  Car  autant  d'in- 
«  dividus  existants,  autant  d'essences  générales:  mais  tous 
«  ces  genres  ne  forment  qu'un  seul  et  unique  genre,  parce 
«  qu'ils  sont  non-différents  entre  eux.  En  effet,  Socrate, 


habct  indifferentia  qun  in  Platonc  et  In  aliis  inveniunlur.  Nain  et  Plato  si- 
militer  lionm  est,  ut  Sociales,  quamvls  non  sit  idem  hoino  esscntia'.iter 
qui  est  Sociales.  Idem  île  animal!  et  substantia.  » 

l.  Fol  15  verso,  c.  I,  45  verso,  c.  2.  Oiwr.  Inêd.,  p.  5i9-r>20.  «  Porpby- 
riiis  dicit  :  «  decem  quidem  ccncralissiina  ;  specialissima  quittent   in  nu 
mei  ci  qnodam,  non  tamen  indeflnito;  individus  vero  infinita  sunt.  »  Po- 
sitio  vero  lutjus  gententiœ  hoc  habei  :  singnla  Individus  substantise ,  in 
quanluni  sunt  substantia,  généralissime,  esse,  itaque  non  putius  individus 

(a)  Porph.  Isagog.,  cd.  R  ,  p.  581 . 


164  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

«  en  tant  que  substance,  n'est  pas  différent  a  l'égard  de 
«  toute  substance  en  tant  que  substance.  Porphyre  ajoute 
«  un  peu  après  (a)  :  «  L'espèce  rassemble  plusieurs  choses 
«  en  une  seule  et  même  nature,  et  le  genre  encore  plus 
«  que  l'espèce.  »  C'est  ce  qu'on  ne  peut  pas  raisonna- 
it Moment  dire  de  Socrate;  car  Socrate  ne  communique 
«  pas  a  Platon  quelque  nature  qui  soit  en  lui,  puisque  ni 
«  l'homme  qui  est  Socrate,  ni  l'animal  qui  est  en  lui  ne 
«  sont  en  aucun  autre  qu'en  Socrate.  Cependant  ils  re- 
«  courent  a  leur  non-différence,  et  disent  que  Socrate  en 
«  tant  qu'homme  réunit  Platon  et  tous  les  hommes;  d'où 
«  il  suit  que,  l'essence  n'étant  pas  différente  dans  l'homme, 
«  Socrate  est  Platon.  Porphyre  dit  encore  (b)  :  «  Le  genre 
«  est  ce  qui  s'affirme,  relativement  a  l'essence,  de  plu- 
o  sieurs  choses  différentes  d'espèce;  l'espèce,  ce  qui  s'af- 
«  firme  de  plusieurs  choses  numériquement  différentes.  » 
«  Si  donc  Socrate  en  tant  qu'animal  est  un  genre ,  il  se 

infinita  sunt  quam  generalissima.  Solvunt  tamen  il  1  i  dicentes  :  generalis- 
sima  quidein  infinita  esse  essenlialiter,  sed  per  indifferentiam  decem  tan- 
tum;quot  cnim  individus  substantia;,  tôt  et  sunt  generalissima;  sub- 
stantia;. Omuia  tamen  illa  generalissima  géneralissinmm  unum  dicuntur, 
quia  indifferentia  sunt.  Socrates  enim  in  eo  quod  est  substantia,  indiffé- 
rons est  cum  qualibet  subslantia  in  eo  statu  quod  substantia  est.  Item 
paulo  post  dicit  Porphyrius  :  «  collectivum  enim  multorum  in  unam  natu- 
ram  species  est,  et  magis  id  quod  genus  est;  quod  de  Socrate  rationabi- 
liter  dici  non  posset.  JN'eque  enim  Socrates  aliquam  nalurara  quam  babeat 
Platoni  communicat,  quia  neque  homo  qui  Socralis  est  neque  animal  in 
aliquo  extra  Socratem  est.  I psi  tamen  ad  indifferentiam  currentes,  di- 
cunt  quia  Socrates  in  eo  quod  est  homo  colligit  Platonem  et  singulos  bo- 
mines,  proinde  quia  indifferens  essentia  homini,  socrates  est  Plato. 
Item  Porphyrius  :  «  genus  est  quod  prœdicatur  de  plurihus  différente 
bus  specie  in  eo  quod  quid  sit,  species  quidem  de  plurihus  differentibus 

(a)  Porph.  lsagog.,  éd.  B.,  p.  582. 
(6)  Porph  ,  lsagog.,  éd.  B  ,  p.  375. 


ABÉLARD.  165 

«  trouve  en  plusieurs  choses  d'espèces  différentes;  si  en 
«  tant  qu'homme  il  est  une  espèce,  il  s'affirme  de  plu- 
«  sieurs  choses  numériquement  différentes;  ce  qui  est 
«  absolument  faux,  car  ni  l'animal  ni  l'homme  qui  est 
«  Sociale  n'est  en  un  autre  qu'en  Socrate.  Mais  nos  gens 
«  répondent  :  Socrate  eu  aucun  état  n'est  essentiellement 
«  en  un  autre  qu'en  lui-même:  mais  à  l'état  d'homme  il 
«  est  dit  être  en  plusieurs  individus,  parce  que  ces  indi- 
«  vidus  sont  des  hommes  qui  ne  diffèrent  pas  de  lui;  et  il 
«  en  est  de  même  pour  l'animalité.  Boëce  réfute  en  plu- 
«  sieurs  endroits  l'opinion  que  nous  attaquons  ici  :  «  On 
«  ne  doit,  dit-il  (a),  entendre  autre  chose  par  espèce 
«  qu'une  conception  collective,  qui  se  forme  en  vertu 
«  d'une  ressemblance  substantielle  sur  des  individus  dif- 
«  férents  en  nombre.  »  Ce  qui  ne  s'accorde  pas  avec 
«  l'opinion  que  Socrate  en  tant  qu'homme  serait  une  es- 
«  pèce  ;  car  on  ne  peut  le  recueillir  en  tant  qu'espèce  en 
«  plusieurs  individus,  s'il  n'est  pas  en  plusieurs.  Cepen- 

numero.  »  Si  ergo  Socrates  in  statu  animalis  genus  est,  pluribus  diffe- 
rentibus  speciebus  inbasret;  si  in  statu  Uominis  spccics  est,  pluribus  dif- 
ferentibus  numéro.  Ouod  minime  est  verum  ;  neque  c-nim  vel  animal  vel 
lioinn  qui  Socrates  est,  alii  quam  Sncrati  inest.  Sed  et  hi  dicunt  :  Soerates 
in  nullo  statu  alicni  inlueret  uisi  sibi  essentialier  ;  sed  in  statu  hominis 
pluribus  dicitur  inhœrere ,  quia  alii  sibi  indifferentcr  inhsereot;  eodem 
modo  in  statu  animalis.  Boethius  quoque  huic  sententiœ  multis  refraga- 
tur  locis.  In  secundo  commentario  super  Porphyr  uni  sic  ail  :  »  Nibilque 
aliud  species  putanda  est,  nisi  cogitatio  collecta  ex  individunrum  dissi- 
milium  numéro,  substantiali  siniililudine;  gcnus  vero  est  cogitatio  ex 
specierum  similitndine.  »  Ouod  in  liac  scntenlia  non  convenu  :  Sociales, 
in  quantum  homo  est,  species  est ,  qui  tamen  nullo  modo  de  pluribus  col- 
ligitur,  quia  in  plnribus  non  est.  Quod  tamen  ipsi  ad  indifferentiam  refe- 
rentes,  dicunt  ita  :  Sociales,  in  quantum  est  liomo,  de  se  colligitur  et  de 

(a)  Boeth.  opp.,  p.  56. 


166  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

«  liant,  ils  rapportent  encore  cela  a  leur  non-différence, 
«  et  disent  :  Socrate  en  tant  qu'homme  se  recueille  en 
«  lui-même,  en  Platon,  et  en  tous  les  autres  hommes;  tout 
«  individu  en  tant  qu'homme  peut  être  recueilli  de  lui- 
<(  même.  Il  est  facile  de  voir  comhien  celte  explication  est 
«  ridicule,  si  l'on  remarque  que  de  toute  chose  on  pour- 
«  rait  dire  également  qu'elle  est  un  homme,  par  cela  seul 
«  qu'elle  contient  quelque  chose  de  non -différent  à  l'égard 
«  de  l'homme.  Nous  lisons  aussi  dans  le  commentaire  sur 
«  les  Catégories  :  «  Les  (a)  genres  et  les  espèces  ne  ré- 
«  sultent  pas  île  la  considération  d'un  seul  individu;  ce 
«  sont  des  conceptions  que  l'esprit  recueille  en  tous  les 
«  individus  pris  ensemhle.  »  Boëce  déclare  formellement 
«  dans  ce  passage,  que  le  mot  homme  exprime  une  essence 
«  qui  n'est  pas  tirée  de  Socrate  tout  seul,  mais  recueillie 
«  en  tous  les  hommes.  Or,  ceux  qui  disent  que  Socrate  en 
«  tant  qu'homme  est  une  espèce,  tirent  l'espèce  d'un  seul 
»  individu.  Il  serait  fatigant  d'accumuler  toutes  les  au- 
«  torités  qui  sont  contraires  a  cette  opinion.  » 
2°  '  «  Dans  ce  système,  chaque  individu  humain,  en 

Platone  ca'terisque;  nnumquodque  individuum  in  quantum  est  honio  do 
se  colligitur.  Quod  quant  ridiculum  sit ,  inde  patet  quod  codera  modo  dici 
polest  de  quolibet  et  quod  ipse  fuit  honio  quia  quoddam  indifferens  illi 
ibi  est.  Item  in  commentario  super  Categorias  :  «  gênera  et  species  non 
ex  uno  singulo  intellecta  gant,  sed  ex  omnibus  singulis  mentis  ratione 
collecta  vel  concepta.  »  Hic  plane  confirmât  homo  unam  esseutiam ,  sieut 
hominem  non  ex  solo  Socrate  collcctum,  sed  quod  ex  omnibus  colligitur. 
Qui  veio  Socratem  in  eo  quod  est  homo  esse  speclem  dicunt,  ex  solo  in- 
dividuo  colligunt  speciem.  Omnes  apponere  auctoritates  qute  hanc  sen- 
tentiam  abnuunt,  gravaremur.  » 

1.  Fol.  iô  verso,  c.  2  ;  4-ï  recto,  c.  t.  Ouv.  inéd.,  p.  520-522.  «  Sed  nunc 

(a).  Boeth.  opp.,  p.  129. 


ABÉLARD.  167 

«  tant  qu'homme ,  est  une  espèce.  D'où  il  suit  que  l'on 
«  pourrait  dire  de  Sociale  :  cet  homme  est  une  espèce.  11 
«  est  certain  que  Socrate  est  cet  homme;  donc  on  peut 
«  conclure  avec  toute  raison,  suivant  les  règles  de  la  troi- 
«  sième  figure  du  syllogisme  :  Socrate  est  une  espèce.  Car 
«  si  une  chose  s'affirme  d'une  autre,  et  qu'il  y  ait  encore 
«  un  autre  sujet  au  sujet ,  le  sujet  du  sujet  sert  de  sujet 
«  au  prédicat  du  prédicat  :  c'est  ce  que  personne  ne  peut 
«  raisonnablement  nier. 

«  Je  poursuis.  Si  Socrate  est  une  espèce,  Socrate  est  un 
«  universel ,  et  s'il  est  universel,  il  n'est  pas  singulier; 
«  d'où  cette  conséquence  :  il  n'est  point  Socrate.  Ils  se 
«  refusent  à  cette  conséquence  :  s'il  est  universel,  il  n'est 
«  pas  singulier;  car,  dans  leur  système,  tout  universel  est 
«  singulier,  et  tout  singulier  est  universel  sous  des  rap- 
«  ports  différents.  Cependant,  lorsqu'on  dit  :  toute  sub- 
«  stauce  est  universelle  ou  singulière,  personne,  je  pense, 
«  ne  niera  qu'une  division  semblable  ne  soit  une  divi- 
«  sion  par  l'accident,  comme  dit  Boéce,  dans  le  livre 
«  des  Divisions  :  «  La  règle  commune  à  foutes  les  divi- 


ut  rationi  sit  consentanea  videamus.  Unumquodque  individmim  bominis, 
in  quantum  est  homo,spcciem  esse  Iutc  sententia  asserit.  Inde  verc  pos- 
ait dici  de  Socrate  :  hic  homo  est  species;  sed  Socrales  est  hic  homo  vere 
dicitur;  i  laque  secundum  modum  prima;  figura;  rationaliiliter  tond  ml  i  tu  r: 
Socrates  est  species.  Si  enini  aliquid  prœdicator  de  aliquo  et  aliud  subji- 
ciatur  subjecto,  subjectum  subjecti  subjicitur  prœdicato  prffidicaii.  Iloc 
nemo  nitionabiliter  denegabit.  Procède  Si  Socrates  est  species  ,  Soeratcs 
est  univcrsale;  et  si  est  universale,  non  est  singulare;  unde  se(|uitur  : 
non  est  Socrates.  Ncgant  banc  consequentiani  :  si  est  universale  non  est 
singulare.  Naui  impositione  sas  sententiœ  habelur  :  omne  universale  est 
singulare,  et  omne  singulare  est  universale  diversis  respectibus.  At  contra 
cum  dicitur  :  substantia  alla  universalis,  alia  singularis,  talem  divisio- 
Dcm,  credo,  nemo  negat  esse  secundum  accidens.  Sed,   ut  dicit  lioctbius 


168  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

«  sions  (le  cette  nature  (a),  c'est  qu'elles  se  partagent  en 
«  opposés.  »  Ainsi,  si  nous  partagions  un  sujet  en  ses  ac- 
«  cidents,  nous  ne  dirions  pas  :  les  corps  sont  ou  blancs 
«  ou  doux,  car  ce  ne  sont  pas  la  des  opposés;  mais  bien  : 
«  les  corps  sont  ou  blancs  ou  noirs  ,  ou  ni  blancs  ni 
«  noirs.  Il  faut  de  même  considérer  comme  selon  l'acci- 
«  dent  celle  division  :  car  universel  et  singulier  sont  plus 
«  opposés  que  blanc  et  doux.  Ils  répondent  que  Boëce  n'a 
«  pas  voulu  parler  de  toutes  les  divisions  par  l'accident  ; 
«  mais  seulement  de  celles  qui  sont  régulières.  Si  vous 
«  leur  demandez  quelles  sont  celles  qui  sont  régulières, 
«  ils  répondent  :  celles  auxquelles  cela  s'applique.  Voyez 
«  quelle  impudence!  ce  que  l'autorité  aftirme  d'une  ma- 
«  nière  si  explicite,  lorsqu'en  parlant  des  divisions  par 
«  l'accident,  elle  dit  :  c'est  la  la  règle  commune  de  toutes 
«  ces  divisions,  ils  nient,  contre  toute  évidence,  que  ce 
«  soit  un  précepte  universel.  Mais  ils  ne  pourront  tenir 
«  dans  celle  position  ;  car  l'autorité  s'exprime  d'une  ma- 
«  nière  formelle  sur  l'universel  et  le  singulier  :  Aucun 


in  libro  Divisionum  :  «  harum  commune  est  prœceptum  :  quicquid  eorum 
dividitur  in  opposita  segregari;  »  ut  si  subjcctum  in  accidentia  separe- 
mus,  non  dicamus  :  corporum  alia  sunt  allia,  alia  dulcia,  quae  non  op- 
posita sunt,  sed  :  corporum  alia  sunt  alba,  alia  nigra,  alia  neutra.  Ecce 
eodem  modo  negare  possumus  liane  non  esse  divisioneni  seeundum  acci- 
dens  :  subslantia  alia  universalis  ,  alia  singularis  ;  hœc  enim  magis  oppo- 
sita sunt,  universale  et  singulare,  quam  album  et  dulce.  Dicunt  illi  non 
esse  dictum  de  omnibus  divisionibus  seeundum  accidens,  sed  de  regula- 
ribus.  Si  quœras  quae  sunt  regulares,  aiunt  :  quibus  illud  convenit.  Videte 
quantœ  impudentiae  sint!  quod  tani  plane  dicit  auctoritas,  cum  de  divisio- 
nibus seeundum  accidens  loqueretur,  «  harum  omnium  commune  prtecep- 
tum  est ,  etc.,  »  non  dictum   universaliter  mentiuutur.  Sed  in  hoc  non 

{a).  Boeth.  opp.,  p.  638.  sqq. 


ABÉLARD.  4  69 

«  universel  n'est  singulier,  et  aucun  singulier  n'est  uni- 
«  versel.  En  effet,  Boëce,  dans  son  commentaire  sur  les 
«  Catégories,  dit,  en  parlant  de  cette  division  (a)  :  «  Toute 
«  substance  est  universelle  ou  singulière.  Il  est  impossible 
«  qu'un  accident  prenne  la  nature  d'une  substance,  ou 
«  une  substance  la  nature  d'un  accident.  Or,  la  parlicu- 
«  larité  et  l'universalité  ne  s'impliquent  pas,  car  l'uni- 
«  versalité  peut  bien  s'affirmer  de  la  particularité,  comme, 
«  par  exemple,  l'animal  de  Socrate  ou  de  Platon,  et  la 
«  particularité  reçoit  l'universalité  comme  son  prédicat; 
«  mais  il  est  impossible  que  l'universalité  soit  particula- 
«  rite  .  ni  que  ce  qui  est  particularité  devienne  univer- 
«  salité.  »  Universalité  et  particularité  sont  pris  ici  pour 
h  universel  et  particulier  ;  c'est  ce  que  prouvent  les  exem- 
«  pies  qui  sont  donnés  ensuite,  comme  l'animal  dans  son 
«  rapport  à  Socrate. 

«  À  cela  on  ne  peut  faire  aucune  réponse  raisonnable. 
«  Cependant  ceux  à  qui  nous  avons  à  faire  ne  se  tiennent 
«  pas  eu  repos.  Ils  disent  :  Aucun  singulier,  en  tant  que 

consistent.  Nam  de  his  specialiter,  id  est  universali  et  singulari,  negat 
auctoritas  :  nuIUim  universale  est  singulare,  et  nulluni  singulare  est  uni- 
versalc.  Boethius  enini  in  Commentario  super  Categorias,  cuin  de  hac  di- 
visione  loqaeretur;  substantia  alia  universalis,  alia  singularis,  ait  :  «  nt 
autcni  accidens  in  naturam  substantia  transeat  esse  non  potest,  vel  ut 
substantia  in  naturam  accidentis  transeat  liabcri  non  potest.  At  vero  nec 
particolaritas  nec  universalités  in  se  transeunt.  Namque  universalitas 
potest  praedicari  de  particularitate,  ut  animal  de  socrate  vel  Platone, 
et  particularitas  suscipit  prœdicationem  univcrsalitatis;  sed  non  ut 
universalitas  sit  particularitas ,  nec  quod  particulare  est  universalitas 
fiât.  »  Universalitas  et  particularitas  hase  nomina  pro  universali  et 
particulari  accipi  notant  exempta,  ut  animal  de  Socrate.  Contra  hoc 
rationabilitcr  nibil  dici  potest.  Illi  tanien  non  quiescunt,  sed,  dicùnt  : 
uni  loin  singulare  in  quantum  est  singulare,  est  universale,  et  e  con- 
versojet  cuni  universale  est,  singulare  est  universale,  et  e  converso 

(a)  Boclh.  opp.,  p.  120. 

I.  18 


170  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

«  singulier,  n'est  universel ,  et  réciproquement  ;  mais  pris 
«  c-imme  universel,  le  singulier  est  universel,  et  récipro- 
«  quement.  À  quoi  je  réponds  :  Ces  mots:  «  aucun  singulier 
«  eu  tant  que  singulier  »  semblent  vouloir  dire  :  aucun 
o  singulier  demeurant  singulier  n'est  un  universel  demeu- 
«  rant  un  universel  :  ce  qui  est  certainement  faux  ;  car  So- 
o  crate,  tout  en  demeurant  Socrate,  est  un  homme  qui  de- 
o  meurehomme.il  se  pourrait  encore  que  l'on  voulût  dire  : 
«  L'universel  ne  dérive,  dans  aucun  singulier,  de  sa  sin- 
«  gularité,  ou  bien  c'est  la  singularité  qui  interdit  l'uni- 
«  versalité  a  l'homme  singulier;  ce  qui  est  absolument 
«  faux,  dès  que  l'on  considère  le  rapport  de  Socrate  et  de 
«  l'homme;  car,  dans  Socrate,  cela  même  qui  est  Socrate 
«  exige  la  présence  de  l'homme.  Et  d'ailleurs  rien  n'em- 
«  pèche  aucun  singulier  d'être  universel,  s'il  est  vrai, 
«  comme  ils  le  prétendent,  que  tout  singulier  est  uni- 
«  versel.  De  même,  s'ils  disent:  Socrate,  en  tant  que 
«  Socrate  ,  c'est-à-dire  dans  toute  la  propriété  qui  est 
«  désignée  par  ce  mot  de  Socrate,  n'est  pas  un  homme 
«  en   tant  qu'homme,   c'est-a-dire  dans  la  propriété 


Contra  quod  dieo  verba  ista  :  nulliini  singulare  in  quantum  est  singulare 
hune  sensum  vhletur  habere  :  nullum  singulare,  manens  singulare,  est 
universale  manens  universale;  quod  utique  falsum  est.  Nam  Socrates  ma- 
nens  Socrates  est  homo  manens  homo.  item  hune  sensum  habere  posset  : 
nulli  singulari  eonfeit  hoc  quod  est  singulare  esse  universale;  vcl  homini 
singulari  aufert  hoc  quod  est  singulare  esse  universale,  quod  totum  fallit 
inter  Socratem  et  homineni.  Nam  in  Socrate  hoc  quod  est  Socrates  exigit 
hominem  ,  et  nulli  singulari  aufert  aliquid  esse  unhersale  ;  nam  secun- 
dum  eos  omne  singulare  est  universale.  Item  si  dicant  :  Socrates  in  quan- 
tum est  Socrates,  id  est  in  tota  illa  proprietate  in  qua  notatur  al)  hac  voce 
quae  est  Sacrales,  non  est  homo  in  quantum  est  homo,  id  est  in  illa  pro- 
prietate in  qna  notatur  ah  hac  voce  •  homo  est  ;  hoc  quoque  falsum  est. 
Nain  Socrates  notât  hominem  socraticum,  in  quo  et  hominem  ,  quod  sci- 
licet  notât  homo.  » 


ABÉLARD.  171 

«  qu'exprime  le  mot  ft  homme  /cela  est  encore  faux  ;  car 
«  Socrate  désigne  l'homme  socratique  et  par  conséquent 
«  l'homme....  » 

Avant  de  quitter  la  polémique  du  manuscrit  de  Saint- 
Germain  contre  l'école  réaliste,  peut-être  conviendrait-il 
de  rechercher  aussi  dans  le  manuscrit  de  Saint-Victor  et 
de  reproduire  tous  les  passages  qui  se  rapportent  a  cette 
polémique.  Dans  l'impuissance  d'accumuler  tant  de  cita- 
tions, nous  voulons  du  moins  signaler  les  fol.  \  93  recto  ', 
195  verso  et  196  recto2,  198  verso  3,  surtout  le  fol.  168 
verso4  et  le  chapitre  entier  du  livre  de  la  Division  sur  le 
tout  et  les  parties 5.  Ces  documents  réunis  font  connaître 
suffisamment  l'opinion  d'Ahélard  sur  l'école  réaliste, 
considérée  dans  ses  deux  grandes  divisions  .  et  nous 
croyons  pouvoir  passer  a  l'argumentation  de  notre  au- 
teur contre  l'école  nominaliste.  Nous  remprunterons 
encore  au  manuscrit  de  Saint-Germain. 

Réfutation  du  nominalisme. 

Cette  argumentation  est  bien  plus  brève  que  celle  dont 
nous  venons  de  rendre  compte  ;  on  s'aperçoit  qu'elle  est 
dirigée  contre  une  école  qui  est  loin  d'avoir  la  même 
puissance  et  le  même  crédit  que  la  première.  Toutefois, 
la  formule  qui  revient  sans  cesse  :  Exponunt —  dictait... 
ipsi  qui  hanc  sentent  iam  tenent ,  etc.,  fait  assez  voir 
que  cette  école  n'était  pas  tout  entière  dans  Iloscelin  ;  et 


1.  Ouv.  inéd,,  p.  458. 

2.  Ibid.,  p.  477-478. 

3.  Ibid.,  p.  -S85  sqi[. 
A.  Ibid.,  p.  399  sqq. 
5.  Ibid. ,  p.  -'.60-479. 


172  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

c'est  ce  qui  nous  a  empêché ,  en  parlant  de  ce  dernier, 
de  lui  attribuer  toutes  les  propositions  nominalistes  ici 
mentionnées;  mais  il  est  probable  que  la  plupart  lui  ap- 
partiennent, et  certainement  le  fond  de  toutes  lui  appar- 
tient. On  y  reconnaît  l'esprit  d'indépendance  qui  carac- 
térise l'école  nominaliste.  Elle  ne  craignait  pas  d'affirmer 
que,  si  Arislote  etBoëce  ne  sont  point  allés  jusqu'au  no- 
minalisme,  c'est  que,  par  dissimulation  et  par  mensonge, 
ils  n'ont  pas  osé  proclamer  cette  conséquence  de  leur 
doctrine;  et  elle  soutenait  que  toutes  les  expressions 
d'Aristote  et  de  Boëce  qui  ont  une  apparence  réaliste  ne 
sont  que  des  figures  sous  lesquelles  est  véritablement  ren- 
fermé le  nominalisme.  Voici  ce  morceau  dans  sou  inté- 
grité : 

«  Examinons  '  cette  opinion  suivant  laquelle  les  genres 
«  et  les  espèces  ne  sont  pas  des  choses,  mais  des  mots, 
«  universels  et  particuliers,  pris  comme  prédicats  et 
«  comme  sujets.  » 

«  L'autorité  affirme  que  les  genres  et  les  espèces  sont 
«  des  choses.  Boëce  dit  dans  son  second  commentaire  sur 
a  Porphyre  (a)  :  «  On  ne  doit  entendre  par  espèce  qu'une 
«  conception  recueillie  en  vertu  d'une  ressemblance  sub- 

1.  Mss.  de  Saint-Germain,  fol.  44  recto,  c.  2;  44  verso,  c.\.  Ouvr. 
inéd.,  p.  522-52  4.  u  Nunc  illam  sententiam  quœ  voces  solas  gênera  et  spe- 
cies  universales  et  particulares  prœdicatas  et  subjectas  asserit  et  non  res, 
insistanius.  » 

«  Res  quidcm  gênera  et  species  esse  auctoritas  affirmât  et  Boethius  qui 
in  secundo  commentario  super  Porphyrium  :  «  Nihil  aliud  species  esse 
putanda  est,  nisi  cogitatio  collecta  ex  individuorum  dissimilium  numéro 
substantiali  similitudine;  genus  vero  collecta  cogitatio  ex  specicrum  si- 
inilitudine.  »  Quod  autem  has  similitudines  res  appellet,  paulo  superius 
aperte  denionstrat  :  «  sunt  igitur  hujusmodi  res  in  corporalibus  atque  in 

(a)  Boeth.  in  rorphyr.,  pag.  56. 


ABÉLARD.  1 73 

«  stantielle  sur  une  multitude  d'individus  dissemblables  ; 
«  par  genre,  une  conception  qui  résulte  de  la  ressem- 
«  blance  des  espèces.  »  Que  ces  ressemblances  soient 
«  appelées  par  lui  des  choses,  c'est  ce  que  démontre 
«  clairement  un  passage  qui  se  trouve  un  peu  plus  haut  : 
«  «  Il  y  a  donc  des  choses  de  cette  nature  dans  les  objets 
«  corporels  et  sensibles,  mais  elles  sont  conçues  indé- 
«  pendamment  des  objets  sensible?.  »  Le  même  Boëce  dit 
«  encore  dans  son  commentaire  sur  les  Catégories  (a)  : 
«  «  Puisqu'il  y  a  dix  premiers  genres  des  choses,  il  fallait 
«  qu'il  y  eût  aussi  dix  mots  simples  que  l'on  pût  appli- 
«  quei' aux  choses  simples.  »  Mais  nos  adversaires  enten- 
«  dent  par  genres  des  manières  de  parler  (b).  Cependant 
«  Àristote,  dans  l'Interprétation  (c),  reconnaît  des  choses 
«  universelles  :  «  Parmi  les  choses,  les  unes  sont  univer- 
«  selles,  les  autres  sont  singulières.  »  Mais  ils  expliquent 
«  choses  par  mots.  Nous  lisons  encore  dans  le  commen- 
«  taire  de  Boëce  sur  les  Catégories  (d)  :  «  Quand  je  dis 


sensibilibus.  Intelliguntur  autem  prœter  sensibilia.  »  Item  idem  Boetbius, 
in  eommentario  super  Categorias,  dicit  :  «  quoniani  rorum  deeem  gênera 
sunt  prima,  necesse  fuit  deeem  tiuoque  esse  simplices  voces  çruœ  de  sim- 
plieibus  rébus  dieerentur.  »  Hi  tamen  exponunt  gênera,  id  est  manerias. 
Quasdam  autem  res  universales  ait  Aristoteles  in  Péri  ermenias  :  «  rcrum 
aii.-c  sunt  universales,  ali;e  sunt  singularcs.  »  Hi  tamen  exponunt  reruiu, 
id  est  vocimi.  Boetbius  quoque  in  eommentario  super  Categorias  :  «  cum 
dico  animal,  talem  substantiam  significo  quœ  de  pluribus  prœdicatur.  » 

(a)  Boctb.  in  Pr.-edicam.,  pag.  tl". 

(b)  «  Hi  lamen  exponunt  gênera,  id  est  manerias.  »  Faute  de  passages 
analogues,  il  est  très-difficile  de  déterminer  avec  certitude  le  sens  du  mot 
manerias,  et  nous  ne  donnons  notre  Interprétation  que  comme  une  con- 
jecture. 

(c)  Aristot.  edit   R.,  t.  ii,  de  Interpret.,  pag.  23. 
[d,  Boeth.  in  Prsdicam.,  pag.  131. 

15. 


<74  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

«  animal,  je  désigne  une  subslance  qui  s'affirme  de  j>lu- 
«  sieurs.  »  Celle  autorité  affirme  donc  qu'il  y  a  des 
«  universaux,  puisqu'elle  parle  d'une  ciose  affirmée  de 
«  plusieurs;  ce  qui  est  la  définition  de  l'universel.  Que 
«  ce  soient  aussi  des  choses  que  l'on  prend  pour  prédi- 
«  cats  et  pour  sujets,  c'est  ce  que  Boëce  atteste  en  ces 
«  termes,  dans  les  Hypothétiques  (a)  :  «  La  proposition  ca- 
«  tégorique  énonce  que  la  chose  dont  elle  fait  le  sujet, 
«  prend  le  nom  de  celle  qui  est  le  prédicat.  »  Ne  pouvant 
«  donc  nier  avec  quelque  raison  des  autorités  si  for- 
«  nielles,  ou  bien  on  accuse  l'autorité  de  mensonge,  ou 
«  bien  en  s'efforçant  de  l'expliquer  on  lui  fait  violence  et 
«  ou  i'écorche.  » 

«  Les  mots  ne  sont  ni  des  genres  ni  des  espèces,  ni 
«  universels  ni  singuliers,  ni  prédicats  ni  sujets,  puisqu'ils 
«  ne  sont  aucunement  ;  car  ce  qui  est  purement  successif 
«  ne  forme  pas  un  tout  réel  ;  nos  adversaires  sont  d'ac- 
«  tord  avec  nous  sur  ce  point.  Si  donc  les  mots  ne  sont 
«  pas,  ils  ne  sont  ni  genres  ni  espèces,  ni  universels  ni 

Hœc  auctoritas  res  esse  universales  asserit,  cum  dicat  :  de  pluribus  pr»- 
dicari,  quœ  est  diffinitio  universalis.  Quod  aiitern  res  et  prœdicata;  et 
subjectœ  sint,  dicit  Roethius  in  Hypotheticis,  his  verbis  :  »  Itaque  prœdi- 
cativa  rem  quam  subjicit  praedicatse  ici  nomen  suscipere  deelarat.  »  His 
autem  tam  apertis  auctoritatibus  rationabiliter  obviarc  non  valeotes  ,  aut 
dicunt  auctoritates  mentiri,  aut  exponere  l^borantes,  quia  excoriare  nes- 
ciunt,  pellem  incidunt.  » 

«  Item  voies  nec  gênera  sunt  nec  species  nec  universales  nec  singulares 
nec  prœdieatœ  nec  subjectœ,  quia  omnino  non  sunt.  Kam  ex  bis  quac  per 
successionem  fiunt,  nullum  omnino  totum  constare  ipsi  qui  banc  senten- 
tiam  tenent,  nobisemn  credunt.  Si  ergo  non  sunt  nec  gênera  nec  species 
nec  universales  nec  singulares  nec  prœdicata;  nec  subjectœ,  et  in  omnibus 


(a)  Boeth.  de  Syllog.  hypoth.,  pag.  607. 


ABÉLARD.  175 

«  singuliers,  ni  prédicats  ni  sujets.  Mais  ils  disent  qu'en 
«  tout  cela  l'autorité  ne  s'est  pas  trompée,  mais  qu'elle  a 
«  menti.  En  outre,  de  même  que  la  statue  est  composée 
«  d'airain,  qui  en  est  la  matière,  et  d'une  figure,  qui  en 
«  est  la  forme,  de  même  l'espèce  a  pour  matière  le  genre 
«  et  la  différence  pour  forme  :  ce  qu'on  ne  peut  dire  de 
«  simples  mots  ;  car  l'animal  est  bien  le  genre  de  l'homme, 
«  mais  il  n'y  a  point  de  mot  qui  soit  la  matière  d'un 
«  autre  mot;  l'un  ne  pouvant  être  dans  l'autre  ni  être 
«  fait  de  l'autre.  Le  mot  homme  n'est  pas  fait  du  mot 
«  (mimai,  et  n'est  pas  eu  ce  mot.  Mais  ils  disent  que  toute 
«  cette  locution  n'est  qu'une  figure:  que  cette  proposi- 
«  tion  :  le  genre  est  la  matière  de  l'espèce,  ne  veut  rien 
«  dire  autre  chose  sinon  :  ce  qui  signifie  le  genre  est  la 
«  matière  de  ce  qui  est  signifié  par  l'espèce;  mais  cela, 
«  suivant  eux-mêmes,  est  insoutenable  (a).  En  effet,  puis- 
«  que,  suivant  eux,  il  n'y  a  rien  que  des  individus,  et  que 
«  cependant  ces  individus  sont  exprimés  tant  par  des  mots 
«  universels  que    par  des  mots  singuliers,   animal    et 

hisdicunt  auctoritatem  mentitam,sednon  deceptani  esse.  Amplius  :  quem- 
admodum  statua  constat  ex  are  niateria,  forma  auteni  figura ,  sic  spc- 
cies  ex  génère  niateria,  forma  autem  diffcrentia,  quod  assignare  in  voci- 
hus  impossibile  est.  Nam  cuni  animal  genus  sit  hominis,  vox  vocis  nullo 
modo  est  altéra  altcrius  niateria;  nam  neque  in  qua  sit  neque  de  qua  sit. 
Nam  de  hac  voce  animal  non  fit  licec  \ox  homo,  neque  in  ea.  Sed  aiunt 
liguram  totam  esse  loculionem  :  genus  est  niateria  speciei.  id  est  :  signi- 
licutiun  generia  niateria  est  siguificati  speciei.  Sed  hoc  secunduni  eos 
stabile  est.  Nam  cuni  liabeat  eorum  sententia  niliil  esse  pnater  individua, 
et  hœc  tanicn  signilîcari  a  vocibus  tain  univcrsalibus  quom  singuluribus, 
idem  prorsus  signilicabil  animal  et  homo  ;  unde  hoc  e  converso  vcre  dici 
potest  :  signilicaluui  speciei  esse  materiam  significati  generis    Quod  si 

(a)  Le  manuscrit  :  Sed  hoc  secunduni  eos  stabile  est.  Lisez  :  non  sia- 
bile  est. 


176  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

«  homme  signifieront  absolument  la  même  chose;  d'où 
«  il  suit  que  l'on  pourra  renverser  la  proposition  énon- 
«  cée  plus  haut,  et  diie  :  que  ce  qui  est  signifié  par  l'es- 
u  pèce  est  la  matière  de  ce  qui  est  signilié  par  le  genre. 
«  S'ils  l'accordent,  et  ils  ne  pourront  raisonnablement  s'y 
a  refuser,  ils  sont  contredits  par  Boëce,  qui,  au  traité  des 
«  Divisions,  donne  pour  marque  de  la  différence  du  genre 
«  et  du  tout  (a),  que  le  genre  est  la  matière  des  espèces, 
«  tandis  que  le  tout  a  pour  matière  les  parties.  Or,  si  les 
«  espèces  sont  la  matière  des  genres,  comme  les  parues 
«  le  sont  du  tout,  il  n'y  a  plus  la  différence  :  il  y  a  iden- 
«  tité.  De  plus,  ce  que  signifie  le  genre  ne  peut  être  la 
«  matière  de  ce  que  signifie  l'espèce,  si  le  genre  et  l'espèce 
«  ont  le  même  sens,  ce  que  l'on  a  appelé  non-différence; 
«  car  ce  n'est  pas  la  même  chose  qui  se  constitue  elle— 
«  même  en  prenant  la  forme.  «Mais,  nous  dit  Boëce  (6), 
«  le  genre,  en  prenant  la  différence,  passe  à  l'espèce.  » 
«  Une  même  chose  n'est  pas  partie  d'elle-même;  car  si 
«  la  même  chose  était  à  elle-même  tout  et  partie,   le 


ipsi  concédant ,  cum  rationabiliter  ncgare  non  possint,  lœdunlur  a  Boe- 
thio  in  Divisionibus,  qui  in  hoc  osteudit  differentiam  divisionis  generis 
et  totius,  quod  genus  materia  est  speciebus,  totius  vero  materia  sunt  par- 
tes. Quod  si  œque  ut  partes  totius,  ita  speeies  sunt  materia  generum,  non 
utique  in  hoc  differunt ,  imo  conveniunt.  Amplius  :  signilicatum  generis 
signiûcati  speciei  materia  esse  non  potest,  cum  prorsus  idem  sint  in  sen- 
tentia,  quod  indifferentia  dictum  est.  Nam  idem  formam  non  suscipit  ad 
se  ipsurn  constituendum  ;  sed,  ait  Bocthlus ,  «  genus  accepta  differentia 
transit  in  speciem.  »  Nec  idem  est  pars  sui  ipsius.  Nam  si  idem  sibi  esset 
totum  et  pars,  idem  esset  sibi  oppositum  :  et  de  bis  haclenus.  » 


(a)  Boelh.  de  Divis.,  pag.  640. 

[b)  Boeth.  ibid. 


ABÉLARD.  177 

«  même  serait  opposé  à  lui-même.  En  voilà  assez  sur 
«  celte  opinion.  » 

Ces  dernières  lignes  sur  le  tout  et  les  parties  nous  rap- 
pellent l'argumentation  de  Roscelin  que  nous  a  eoDservée 
le  manuscrit  de  Saint-Victor.  Nous  avons  déjà  cité  cette 
argumentation  *,  et  nous  la  reproduisons  ici,  en  y  joi- 
gnant la  réfutation  d'Abélard. 

«  Mon  maître  Roscelin,  dit-il,  professait  celte  opinion 
«  insensée,  qu'aucune  chose  n'est  formée  de  parties;  il 
«  réduisait  a  de  purs  mots  les  parties,  comme  il  faisait 
«  les  espèces. 

«  Si  quelqu'un  disait  que  cette  chose,  qui  est  une  mai- 
«  son,  consiste  en  d'autres  choses,  savoir  les  murs  et  les 
«  fondements,  il  lui  opposait  celte  argumentation  :  Si 
«  celle  cho-e  qui  est  un  mur  est  une  partie  de  cette  chose 
«  qui  est  une  maison,  comme  la  maison  n'est  rien  que  le 
«  mur  lui-même,  le  toit  et  le  fondement,  il  en  résulte 
«  que  le  mur  sera  une  partie  de  lui-même  et  du  reste. 
«  Or,  comment  pourrait-il  être  une  partie  de  lui-même? 
«  De  plus,  toute  partie  précède  naturellement  son  tout. 
«  Or,  comment  le  mur  peut- il  se  précéder  lui-même  et 
«  le  reste,  puisque  rien  ne  peut  en  aucune  manière  se 
«  précéder  soi-même?  » 

Abélard  réfute  Roscelin  en  ces  termes  : 

«  On  peut  dire  du  mur  qu'il  fait  partie  de  lui-même  et 
«  du  reste,  mais  en  tant  que  réunis  et  pris  ensemble. 
«  Lorsqu'on  dit  que  la  maison  est  ces  trois  choses,  le 
«  mur,  le  toit  et  le  fondement,  on  ne  veut  pas  dire  qu'elle 
«  est  chacune  d'elles  prise  à  pari,  mais  toutes  trois  unies 
«  et  prises  ensemble  ;  de  même  le  mur  est  une  partie  de 

I.  \'<>><>z  plus  haut,  p.  100. 


178  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

«  lui-même  et  du  reste  réunis,  c'esl-a-dire  de  la  maison 
«  entière,  mois  non  pas  de  lui-même  tout  seul  :  il  pré- 
«  cède  lui  et  le  reste  réunis,  mais  il  ue  se  précède  pas 
«  pour  cela  lui-même,  car  le  mur  a  été  avant  d'être 
«  réuni  au  reste.  Il  faut  semblablement  que  cliaque  par- 
«  tic  existe  avant  de  former  la  collection  où  elle  sera 
«  comprise.  » 

II.    EXPOSITION   DU   SYSTÈME    d'abÉLARD. 

Conceptualismc  d'Abélard. 

Nous  pouvons  maintenant  nous  faire  une  idée  exacte 
de  la  polémique  d'Abélard  contre  les  deux  écoles  qu'il 
rencontra  au  commencement  du  douzième  siècle  :  sa  tac- 
tique est  de  les  combattre  l'une  par  l'autre.  Au  nomina- 
lisme,  il  emprunte  son  principe  fondamental,  que  rien 
n'existe  que  le  particulier  et  l'individu,  et  ce  priueipe  il 
l'oppose  au  réalisme.  La  première  division  du  réalisme, 
l'école  de  Guillaume  de  Cham peaux,  disait  :  L'universel, 
le  genre  et  l'espèce  sont  l'essence  de  l'individu,  et  l'indi- 
vidu, la  forme  ;  la  différence  n'est  qu'un  accident.  Abé- 
lard  répond  avec  le  nominalisme  qu'au  contraire  l'indi- 
vidu est  sa  propre  substance  a  lui-même.  La  seconde 
division  de  l'école  réaliste,  la  doctrine  de  la  non-diffé- 
rence, en  acceptant  le  principe  que  rien  n'existe  que  l'in- 
dividu, trouvait  dans  l'individu  même  l'espèce,  le  genre, 
l'universel,  comme  états  divers  de  l'individu,  lesquels 
étals  étant  absolument  les  mêmes  au  sein  de  toutes  les 
différences,  sont  les  fondements  des  espèces  ou  des  gen- 
res. Abélard  répond  encore  avec  le  nominalisme  que  dans 
l'individu  tout  est  individuel,  et  qu'il  n'y  a  point  d'état 


ABÉLARD.  \  79 

universel  dans  aucune  chose  particulière.  Ainsi  l'espèce, 
le  genre,  l'universel  ne  sont  pas  l'essence  des  individus, 
et  ils  n'en  sont  pas  non  plus  des  états,  des  éléments  inté- 
grants. D'un  autre  côté,  sont-ce  de  purs  mots,  comme  le 
veut  l'école  nominaliste?  Ici  Abélard,  après  avoir  tourné 
les  principes  du  nominalisme  contre  le  réalisme,  invoque 
les  arguments  de  celui-ci  contre  celui-là;  il  soutient  que 
les  universaux  ne  sont  pas  non  plus  de  purs  mois,  car  de 
purs  mots  ne  sont  rien,  et  assurément  les  universaux  sout 
quelque  cliose.  Voilà  pour  le  raisonnement.  Quant  aux 
autorités,  il  oppose  au  platonisme  traditionnel  de  l'école 
réaliste  les  inductions  qui  se  tirent  de  YOrganum  d'Aris- 
tote  et  les  explications  positives  de  Boëce  ;  et  contre  le 
péripatétisme  de  l'école  nominaliste,  il  s'arme  encore  de 
ce  même  Arislole,  et  de  son  interprète  Boéce,  qui,  tu 
effet,  n'a  jamais  dit  que  les  universaux  ne  sont  que  des 
mots.  Mais  entre  ces  deux  écoles  qui  se  réfutent  et  se  dé- 
truisent réciproquement,  quel  système  élèvera  donc  Abé- 
lard ?  Un  seul  est  possible  encore.  Si  les  universaux  ne 
sont  ni  des  choses  ni  des  mots,  il  reste  qu'ils  soient  des 
conceptions  de  l'esprit.  C'est  la  toute  leur  réalité  ;  mais 
celle  réalité  est  suffisante.  Il  n'existe  que  des  individus , 
et  nul  de  ces  individus  n'est  en  soi  ni  genre  ni  espèce  ; 
mais  ces  individus  ont  des  ressemblances  que  l'esprit  peut 
apercevoir,  et  ces  ressemblances,  considérées  seules  et 
abstraction  faite  des  différences,  forment  des  classes  plus 
ou  moins  compréhensives  qu'on  appelle  des  espèces  ou 
des  genres.  Les  espèces  et  les  genres  sont  donc  des  pro- 
duits réels  de  l'esprit  :  ce  ne  sont  ni  des  mois,  quoique 
des  mots  les  expriment,  ni  des  choses  en  dehors  ou  en 
dedans  des  individus;  ce  sont  des  conceptions.  De  la  ce 


180  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

système  intermédiaire  qu'on  a  nommé  le  conceptua- 
lisme. 

Tout  ce  que  les  historiens  de  la  philosophie  ont  avancé 
sur  le  conceplualisme  d'Abélard  est  emprunté  aux  témoi- 
gnages plus  ou  moins  fidèles  d'écrivains  postérieurs; 
mais  jusqu'à  présent  nous  ne  possédions  pas  une  seule  li- 
gne d'Abélard  lui-même  sur  son  propre  système,  et  le 
fragment  de  Saint-Germain  est  à  cet  égard  un  monument 
unique.  Nous  sommes  presque  embarrassé  de  l'abon- 
dance des  documents  qu'il  nous  fournit.  Et  ici  encore,  il 
n'est  pas  facile  d'abréger;  car  notre  manuscrit  ne  con- 
tient pas  une  simple  exposition,  mais  toujours  une  polé- 
mique, non  plus  contre  le  nominalisme  et  le  réalisme  en 
eux-mêmes,  mais  contre  les  objections  que  ces  deux 
écoles  opposaient  a  la  nouvelle  doctrine.  Ces  objections 
et  les  réponses  d'Abélard  forment  une  longue  discussion 
dont,  sans  doute,  toutes  les  parties  n'ont  pas  pour  le  dix- 
neuvième  siècle  la  même  clarté  et  la  même  importance, 
mais  on  n'en  peut  retrancher  aucune  sans  nuire  à  la  vé- 
rité de  l'ensemble  et  sans  affaiblir  la  fidélité  historique  du 
tableau  de  cette  grande  controverse.  Au  risque  donc  de 
fatiguer  quelquefois  le  lecteur,  nous  donnerons  ce  mor- 
ceau presque  en  entier,  et  nous  laisserons  le  plus  possible 
Abélard  s'expliquer  lui-même,  comme  il  l'a  fait  pour  ses 
contemporains,  pour  ses  partisans  et  ses  adversaires. 
Nous  abrégerons  quelquefois,  nous  traduirons  presque 
toujours,  et  nous  nous  effacerons  nous-même  pour  faire 
assister  directement  le  lecteur  à  une  polémique  des  écoles 
de  Paris  au  douzième  siècle. 

Commençons  par  dégager  l'opinion  d'Abélard  :  cette 
opinion  fait  de  l'espèce  et  du  genre  une  simple  notion 


ABELARD.  181 

collective  qui  se  forme  par  comparaison,  et  par  abstrac- 
tion. 

«  Puisque  '  nous  avons  réfuté  par  le  raisonnement  et 
«  par  l'autorité  les  doctrines  dont  il  a  été  question  jus- 
ci  qu'ici,  il  nous  reste  a  exposer,  avec  l'aide  de  Dieu, 
«  l'opinion  que  nous  croyons  devoir  adopter. 

«  Tout  individu  est  composé  de  forme  et  de  matière. 
«  Socrate  a  pour  matière  l'homme  et  pour  forme  la  socra- 
«  tilé.  Platon  est  composé  d'une  matière  semblable  qui 
«  est  l'homme,  et  d'une  forme  différente  qui  est  la  pla- 
«  tonité,  et  ainsi  des  autres  hommes.  Et  de  même  que  la 
a  socratité,  qui  constitue  formellement  Socrate,  n'est 
«  nulle  part  bois  de  Socrate,  de  même  celte  essence 
«  d'homme  qui  est,  en  Socrate,  le  substrat  de  la  socra- 
«  tité,  n'est  nulle  part  ailleurs  qu'en  Socrate;  et  ainsi  des 
«  autres  individus.  J'entends  donc  par  espèce,  non  pas 
«  cette  seule  essence  d'homme  qui  est  en  Socrate  ou  en 
«  quelque  autre  individu,  mais  toute  la  collection  formée 
«  de  tous  les  individus  de  celte  nature.  Toute  celte  col- 
ci  leclion,  quoique  essentiellement  multiple,  les  autorités 

\.  Fol.  AA  verso,  c.  \.  Onvr.  itléd.,  p.  524.  «  Quoniam  supradiclas  sen- 
tentias  rationilnis  et  auctoritatiluis  coufutavimus ,  quid  noliis  potins  te- 
uendnm  rideator  de  bis,  Deo  annuente,  modo  ostendemus. 

«  Unumquodqnc  individnum  ex  materia  et  forma  compositam  est,  ut 
Socralcs  ex  honiinc  materia  et  socratitate  forma  ;  sic  Plato  ex  simili  ma- 
teria, sciliect  bouline,  et  forma  divorsa,  scilicet  platonitate,  componitur  ; 
sic  et  singuli  boulines.  Et  sicut  socratitas,  qiue  formaliter  constituit  So- 
cratem,  nus<iuam  est  extra  Socratem,  sic  illa  bominis  essentia,  qnae  soera- 
litatem  sustiiiel  in  Socrate,  nusquani  est  nisi  in  Socrate.  lta  de  singulis. 
Speciem  igitur  dico  esse  non  illam  essentiam  hominis  solum  quas  est  in 
Socrate,  ?el  quas  est  in  aliquo  alio  individuoruin ,  sed  totam  illam  COllec- 
tionem  ex  singulis  aliis  bujus  natnrœ  cODJnnctam.  Quœ  tota  collectio, 
quanivis  essentialiter  niulta  sit,  ab  aiutoritalibus  tamen  una  species, 

II.  46 


4  82  PHILOSOPHIE   SCIIOLASTIQUE. 

((  l'appellent  uue  espèce,  un  universel,  une  nature,  de 
«  môme  qu'un  peuple,  quoique  compose  de  plusieurs 
«  personnes,  est  appelé  un.  Ensuite  chaque  essence  par- 
ci  ticulière  de  cette  collection  que  l'on  appelle  humanité 
«  est  composée  de  forme  et  de  matière;  la  matière  est 
«  l'animal  ;  la  forme  n'est  pas  une,  mais  plusieurs;  c'est 
«  la  rationalité,  la  mortalité,  la  bipédalité,  et  tous  les 
«  autres  attributs  substantiels  de  l'homme.  Et  ce  que" 
«  nous  avons  dit  de  l'homme,  savoir,  que  cette  portion 
«  d'homme  qui  est  le  sujet  de  la  socratité  n'est  pas  essen- 
«  tiellement  celui  de  la  platonité,  cela  s'applique  égale- 
«  ment  à  l'animal.  Car  cet  animal,  qui  est  le  substrat  de 
«  la  forme  d'humanité  qui  est  en  moi,  ne  peut  être  essen- 
a  tiellement  ailleurs...  » 

Vient  ensuite  la  discussion  proprement  dite;  elle  est 
divisée  en  deux  parties,  l'une  au  nom  du  raisonnement, 
l'autre  au  nom  de  l'autorité. 

Dans  la  première  partie  de  celte  discussion,  Abélard  a 
bien  l'air  de  répondre  la  plupart  du  temps,  non  pas  à  des 
objections  qu'il  se  fait  à  lui-môme,  mais  aux  objections 
que  lui  faisaient  ses  adversaires,  et  surtout  l'école  réa- 
liste, qui  paraît  jouer  le  plus  grand  rôle  dans  ce  débat. 

La  doctrine  d'Abélard  était  que  l'espèce,  l'humanité 

timmi  universale,  una  natura  appellatur,  sicut  populus,  quamvis  e\  îmillis 
personis  collectus  sit,  unus  dicitur.  Item  unaquseqac  essentia  liujus  col- 
lectionis  quœ  humanitas  appellatur,  ex  materia  et  forma  constat,  seilicet 
ex  animali  materia,  forma  autem  non  una,  sed  pluribus,  rationalitatc  et 
mortalitate  et  bipcdalitale,  et  si  quœ  sunt  ci  ali;e  substantiales.  i:t  sicut 
de  homine  dictum  est,  silicet  quod  illud  hominis  quod  sustinet  socratila- 
tem,  illud  essentialiter  non  sustinet  platonitatem,  ita  de  animali.  Nam  il- 
lud animal  quod  formant  humanitafis  quœ  in  me  est,  sustinet,  illud 
essentialiter  alibi  non  est.  » 


ABÉLARD.  1 83 

par  exemple,  est  une  collection  d'individus  semblables 
entre  eux.  Or,  disait  l'école  réaliste,  l'espèce  est  la  ma- 
tière des  individus  ;  d'où  il  suit  que,  la  matière  étant  ce 
qui  prend  la  forme,  c'est  l'espèce  homme  qui  prend  la 
forme  de  la  socratité;  argument  qui  tend  à  réduire  la  so- 
cratité, c'est-à-dire  l'individu,  à  une  accidence  et  qui 
réserve  la  substanlialité  à  l'espèce.  Mais  Abélard  nie  la 
conséquence.  «  Ce  qui  prend  la  forme  de  la  socratité, 
«  dit-il  '  ce  n'est  pas  l'humanité  en  soi,  mais  ce  qu'il  y  a 
«  d'humanité  en  Socrate.  Or,  l'espèce  n'est  pas  cette  por- 
«  lion  seule  d'humanité,  mais  son  rapport,  sa  réunion 
:<  avec  toutes  les  humanités  semblables.  Faites  attention. 
«  Toute  espèce  est  la  matière  de  son  individu  et  en  prend 
«  la  forme  ;  oui  :  mais  ce  n'est  pas  que  tous  les  individus 
«  de  cette  espèce  prennent  cette  forme.  Un  seul  la  prend  ; 
«  mais  comme  il  est  semblable  par  sa  composition  a  tous 
«  les  autres  individus  de  cette  nature,  les  auteurs  veulent 
«  que  tout  ce  qu'il  prend  soit  pris  en  même  temps  par 
«  toute  la  collection  qui  se  compose  de  cet  individu  et 
«  des  autres.  Ils  n'ont  pas  considéré  cet  individu  qui  fait 
«  partie  de  la  collection  comme  différent  de  la  collection 
«  elle-même;  ils  les  ont  pris  comme  identiques,  non  pas 


\.  Fol  A4  verso,  c.  2.  Omit,  inéd.,  p.  S26.  <c  Ulud  lantum  humanitatis 
informateur  socratitate  quod  in  Socrate  est.  Ipsum  auteni  species  non  est, 
scd  illud  quod  ck  ipsa  et  cœteris  similibus  essentiis  conficitur.  Attende. 
Materia  est  omnis  species  sni  individui  et  ejus  formant  snseipit,  non  ita 
scilicet  quod  sinpula1  cssentia;  illius  sneciei  informentur  illa  forma,  scd 
una  tantuni,  quae  lumen  quia  similis  est  compositionis,  prorsus  cum  om- 
niUis  aliis  ejusdem  nature  essentiis,  quod  ipsa  snseipit  compaetnm,  ev 
ipsa  et  ca'teris  suscipere  auctores  voluerunt.  Neque  enim  diversum  judi- 
eaverunt  unam  essentiam  illins  concollectionis  a  tota  concolleclionc,  scd 
idem,  non  quod  hoc  esset  illud,  scd  quia  similis  crcalionis  in  materia  et 


484  philosophie  scholastique. 

«  que  l'un  soit  l'autre,  mais  parce  que  l'un  et  l'autre  sont 
«  de  même  nature  pour  la  forme  comme  pour  la  matière. 
«  Le  langage  commun  prouve  encore  qu'il  en  est  ainsi. 
«  Lorsque  nous  voyons  une  masse  de  fer  dont  on  doit 
«  fabriquer  un  couteau  et  un  stylet,  nous  disons  :  ceci 
«  sera  la  matière  d'un  couteau  et  d'un  stylet,  quoique  la 
«  masse  ne  doive  pas  prendre  tout  entière  chaque  forme, 
«  mais  une  partie  celle  du  stylet,  et  l'autre  celle  d'un 
«  couteau. 

«  Nouvelle  objection  '  :  L'espèce  est  ce  qui  s'afGrme  de 
«  plusieurs  choses,  selon  leur  caractère  fondamental. 
«  S'affirmer  d'une  chose,  c'est  être  en  elle;  mais  la  col- 
«  Iection  qui  fait  l'espèce  n'est  pas  en  Socrate  ;  car  de 
«  toute  cette  collection  ,  il  n'y  a  qu'une  seule  esseuce 
«  particulière  qui  touche  Socrate.  Écoutez  et  faites  atten- 
«  lion.  On  dit  qu'être  affirmé  d'une  chose,  c'est  être  en 
«  elle.  Je  sais  que  cette  proposition  est  en  usage,  mais  je 
«  ne  l'ai  point  trouvée  dans  les  autorités  :  je  l'admets 
«  cependant;  mais,  tout  en  accordant  que  l'humanité  est 
«  en  Socrate,  je  n'accorde  pas  qu'elle  soit  épuisée  en 
«  Socrate;  il  n'y  en  a  qu'une  partie  qui  prenne  la  forme 
«  de  la  socratilé.  Ainsi  on  dit  queje  touche  a  un  mur  sans 

forma  hoc  crat  cum  illo.  Sic  autem  esse  et  usus  loqucndi  approbat.  Nani 
niassani  aliquam  ferream  de  qua  faciendi  sunt  cultcllus  et  stylus,  videntes, 
dicimus  :  hoc  futurum  materia  cultelli  et  styli,  cum  tamen  nunquam  tota 
suscipiat  alterutrius,  sed  pars  styli,  pars  cultelli.  » 

t.  Ibid.  «  Item  species  est  quœ  de  plurihus  in  quid  prœdieatur.  Prtcdi- 
cari  autem  est  inhœrere;  sed  il  la  nmltitudo  Socrati  non  inhecret;  Socra- 
tem  enim  non  tangit  nisi  una  essentia illins  multitudinis.  Audi  et  attende. 
Prœdicari  quidem  inhœrere  dicunt.  Osus  quidem  hoc  liahet  ;  sed  ex  aucto- 
ritate  non  inveni;  concedo  tamen  :  inhœrere  autem  dico  humanitatem  So- 
crati, non  quod  tota  consumalur  in  Socrate,  sed  una  tantum  ejsis  pars  so- 
cratitatc  iniormahir.  Hoc  enim  dicor  tangerc  parictem,  non  quod  singula) 


ABÉLARD.  185 

«  qne  pour  cela  toutes  les  parties  de  mon  corps  soient 
«  appliquées  à  ce  mur,  pourvu  que  j'y  touche  seulement 
a  du  bout  du  doigt  ;  de  même  on  dit  d'une  armée  qu'elle 
«  touche  a  un  mur  ou  à  un  endroit  quelconque,  sans  que 
«  tous  les  individus  de  cette  armée  y  touchent;  il  suffit 
«  d'un  seul.  Il  en  est  de  même  pour  l'espèce,  quoique 
«  l'identité  soit  plus  grande  entre  un  être  de  la  collection 
«  et  la  collection  totale  qu'entre  l'armée  et  une  personne 
«  de  l'armée;  car  chaque  être  de  la  collection  est  iden- 
«  tique  avec  son  tout,  tandis  qu'il  n'en  est  pas  de  même 
«  pour  l'armée. 

«  On  ajoute  '  :  L'espèce  s'affirme  de  l'individu  selon 
«  son  caractère  fondamental.  Or,  s'affirmer  selon  le  carac- 
«  tère  fondamental,  c'est  s'affirmer  selon  l'essence;  et 
«  s'affirmer  selon  l'essence,  c'est  être  identique.  Lors 
«  donc  que  l'on  dit  :  Socrate  est  un  homme,  l'espèce  s'af- 
o  firmant  ici  de  Socrate  selon  l'essence,  le  sens  de  cette 
«  proposition  est  :  Socrate  est  cette  multitude  d'êtres;  ce 
«  qui  est  absolument  faux.  Et  nous  retombons  dans  la 
«  même  absurdité  que  les  autres  doctrines  :  le  singulier 
«  est  universel.  Car  Socrate  étant  homme,  est  cette  raul- 


partes  mei  paricti  hœreant,  scd  forsilan  sola  summitas  digiti ,  qua  hœ- 
rente,  diçor  tangerc.  Eodem  quelque  modo  cxorcilus  aliquis  dicilur  bsrere 
muro  vel  alicui  loco  ,  non  quod  singulœ  personœ  exercilus  illi  hœre.int, 
sed  aliquis  de  exercita.  Simillter  de  specie,  quamvis  major  sit  identitas 
alieujns  essentia  illius  coileclionis  ad  tolum  quam  alicujus  persona;  ad 
exercitum  ;  illud  enim  idem  est  cum  suo  loto,  hoc  vero  dhersum.  » 

i  Fol.  -Ji  verso,  c.  2.  Ouv.  itléd.,  p.  527.  «  Item  specics  in  quid  prffidi- 
catur  de  individuo;  pradicari  antem  in  quid,  ut  aiunt,  est  pradicari  in 
essenlia;  prœdicari  autem  in  essentia  est  hoc  esse  illud.  (".uni  ergo  dici- 
tur  :  Socratcs  est  1 »,  cura  hic  specics  pradicetur  de  Socralc  in  essen- 
tia ,  liic  est  sensus  :  Socratcs  est  illoc  mulla;  csscnliae;  quod  jilanc  falsum 

u. 


186  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

<t  titude  :  or  l'homme  est  une  espèce  ;  d'où  il  suit  que  le 
«  singulier  est  universel.  Ecoutez  bien  :  s'affirmer  selon 
«le  caractère  fondamental,  c'est,  dit-on,  s'affirmer 
«  selon  l'essence.  Je  le  veux  bien,  mais  je  nie  que  l'iden- 
«  tité  en  suive.  Car,  selon,  Boëce  (a),  s'affirmer  selon 
«  l'essence,  c'est  s'affirmer  d'un  sujet;  or  ce  qui  s'af- 
«  firme  d'un  sujet  c'est  ce  qui  s'affirme  d'une  chose 
«  qu'il  contient  et  dont  il  est  l'essence.  Cela  est  com- 
«  mun  aux  genres ,  aux  espèces  et  aux  différences  sub- 
«  stantielles,  a  l'égard  des  choses  qui  en  tiennent  leur 
«  essence.  Car  l'homme  et  la  rationalité  s'affirment  éga- 
«  lement  de  Socrate  selon  l'essence  et  comme  d'un  sujet. 
«  On  ne  dit  pas  pour  cela  :  Socrate  est  rationalité,  mais 
«  Socrate  est  raisonnable,  c'est-à-dire  qu'il  est  uue  chose 
«  en  laquelle  est  la  rationalité.  De  même  encore  l'espèce 
«  homme  s'affirme  de  Socrate  :  on  dit  Socrate  est  un 
«  homme,  c'est-à-dire  Socrate  est  une  chose  où  l'huma- 
«  nité  est  en  substance  ;  et  l'on  ne  dit  pas  pour  cela  : 

est.  Et  habebimus  illud  idem  inconveniens  quod  in  aliis  sententiis,  scili- 
cet  :  singularc  est  universale.  Nam  Socrates  homo  est  illa  multitude», 
homo  autem  species;  quare  singularc  est  universale.  Audi  vigilanter. 
Prœdicari,  inquiunt,  est  prasdieari  in  essentia.  Hoc  consentio  pradicari 
in  essentia  dicere,  hoc  esse  illud  nego.  Nam  proedicari  in  substantia  dicit 
Boethius  idem  esse  cum  prsedicari  de  subjecto;  prœdicari  autem  de  sub- 
jecto  dici  de  inferiori  cujus  sit  essentia.  Hoc  commune  est  generibus  et 
speciebus  et  substantialibus  differentiis  ,  respectu  illorum  quibus  confe- 
runt  essentiam.  Nam  et  homo  et  rationalitas  œque  pra?dicantur  de  So- 
crate, ut  de  subjecto  et  in  substantia.  Nec  tamen  dicitur  :  Socrates  est  ra- 
tionalitas, sed  Socrates  est  rationalis,  id  est  res  in  qua  est  rationalitas. 
Eodem  modo  homo  species  prsedicatur  de  :  Socrates  est  rationalis,  id  est 
res  in  qua  est  rationalitas  in  substantia.  Nec  tamen  dicitur  :  Socrates  est 
homo  illa  species,  sed  Socrates  est  unum  de  his  quibus  inhaeret  illa 
species.  » 

(a)  Boeth.  in  Prœdicam.,p.  12-i. 


ABELARD.  187 

«  Socrate  est  l'espèce  homme,  mais  bien  :  Socrate  est  un 
«  des  individus  où  se  trouve  cette  espèce. 

«  À  cela  ou  répoud  '  ;  la  comparaison  n'est  pas  légitime, 
«  car  raisonnable  est  le  nom  d'une  chose  a  laquelle  il 
«  est  imposé,  c'est-à-dire  de  l'animal,  et  il  y  a  une  autre 
«  chose  qu'il  exprime  par  son  sens  principal,  savoir  la 
«  rationalité,  dont  il  fait  un  prédicat  et  un  sujet.  Mais 
«  ['homme  n'exprime  et  ne  signifie  autre  chose  que  l'es- 
«  pèce  homme.  Ce  raisonnement  est  inadmissible;  non- 
«  seulement  raisonnable  et  homme,  mais  tout  universel, 
«  est  le  nom  substantif  d'une  chose  a  laquelle  s'applique 
«  ce  qu'il  exprime  principalement.  Par  exemple,  les  noms 
«  de  raisonnable  ou  blanc  ont  été  donnés  à  Socrate,  ou 
«  à  un  objet  sensible  quelconque,  par  rapport  aux  formes 
«  que  ces  mots  expriment  principalement;  de  la  môme 
«  manière,  le  nom  d'homme  a  été  donné  à  tout  être  ma- 
«  tériellcmeut  constitué  par  l'homme,  pour  le  désigner 
«  par  rapport  à  sa  malière,  c'est-à-dire  par  rapport  à 
«  l'espèce  que  ce  nom  désigne  principalement.  Lors  donc 
«  que  l'on  dit  :  Socrate  est  un  homme,  le  sens  est  :  So- 

i.  Fol.  A'6  recto,  c.  I.  Ouv-  inéd.,  p.  327.  «  Sed,  dicunt,  similitudo  non 
procedit.  Nam  rationale  alterius  nomen  est,  pro  impositione  scilieet  ani- 
malis,  ctaliud  est  quod  principaliter  significat,  scilieet  rationalitas  quam 
prœdicatet  subjicit;  bomo  yero  nihil  aliud  vel  norainat  velsigniflcat  quam 
iUam  specieïn.  Absit  hoc;  imo  sicut  rationale  et  homo,  sic  et  quodlibet 
al î ii il  aniveraale  substantivum  alterins  nomen  est,  per  impositionem 
quidem  cjus  quod  principaliter  significat.  Verbi  gratia  :  rationale  \elai- 
bnm  impositura  fait  Socrati  vel  alicui  sensibilium  ad  nominandum  propter 
foi  mas,  id  est  ralionalitatem  et  albedinem ,  qnas  principaliter  signiQcant. 
Eodeni  modo  bomo  impositum  fuit  cuilibef  materialiter  constituto  ex  lio- 
mine  ad  nom inandum,  propter  eorum  materiam ,  scilieet  speciem  quam 
principaliter  signiflearet.  Itaque  cum  dicitnr  :  Socrates  est  homo,  bic  est 
sensus  :  Socrates  est  unus  de  materialiter  constitutis  ab  lioniine,  vel,  ut 


4S8  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

«  craie  est  un  des  individus  qui  ont  l'homme  pour  ma- 
«  lière,  et  pour  ainsi  parler,  Socrate  est  un  des  humains. 
«  De  même  quand  on  dit  :  Socrate  est  raisonnable,  cela 
«  ne  veut  pas  dire:  le  sujet  est  le  prédicat,  mais  bien  : 
«  Socrate  est  un  des  sujets  de  celte  forme  qui  est  la  ra- 
«  tionalité.  Que  le  nom  d'homme  ait  été  imposé  a  ceux 
a  qui  sont  matériellement  constitués  par  l'homme,  c' est- 
ci  a-dire  aux  individus  et  non  pas  a  l'espèce,  c'est  ce  que 
«  dit  Boëce  dans  ce  passage  du  commentaire  sur  les  Ca- 
«  tégories  (a)  :  «  Celui  qui  le  premier  a  dit  homme  n'avait 
«  pas  en  pensée  l'homme  qui  résulle  de  la  collection  des 
«  individus,  mais  un  homme  individuel  et  singulier  au- 
«  quel  il  voulait  donner  ce  nom  d'homme.  »  Et  notez 
«  qu'on  appelle  substantifs  ces  noms-la  seuls  qui  sont 
«  donnés  à  quelqu'un  pour  le  désigner,  soit  par  rapport 
«  à  sa  matière,  comme  homme  et  tous  les  autres  subslan- 
«  tifs  universels,  soit  par  rapport  à  son  essence  expresse, 
«  comme  Socrale;  car  Socrate  désigne  une  chose  une  et 
<i  identique,  le  composé  de  l'homme  et  de  la  socratité. 
«  On  appelle  adjectifs  les  noms  qui  sont  donnés  à  quel- 
«  que  chose  à  cause  de  la  forme  qu'ils  désignent  princi- 
«  paiement;  ainsi  raisonnable  et  blanc  nomment  les 
«  choses  où  se  trouvent  la  rationalité  et  la  blancheur. 
«  Car  de  dire,  comme  on  le  fait  ordinairement,  que  l'ad- 

ita  dicam  ,  Socrates  est  iinus  de  lnimanis.  Sieut  cum  dicitur  :  Socratcs  est 
rationalis,  non  iste  est  sensus  :  res  snbjecla  est  rcs  pra-dicata,  sed  So- 
crates est  unus  de  sulijectis  liuic  forniae  çruœ  est  rationalitas.  Quod  autem 
homo  impositum  sit  liis  quai  materialiter  constiluuntur  al)  liomine,  id  est 
individuis,  et  non  speciei,  dicit  Boefbius  in  commentario  super  Cafcgo- 
rias,  his  vernis  :  «  qui  enini  primas  hominem  dixit,  non  illum  qui  ex  sin- 
gulis  conficitur  in  mente  haïrait,  sed  hune  individuum  atque  singularcra 

(a)  Boelii.  in  Prxdicam. ,  p.  129. 


ABÉLARD.  189 

«  jcclif  est  ce  qui  signiOe  l'accident,  et  le  substantif  ce 
«  qui  signifie  l'essence,  c'est  une  définition  ridicule  ou 

«  même  dépourvue  de  sens 

«  On  objecte  encore*  :  Si  l'homme,  qui  est  le  nom  des 
«  individus,  désigne  dans  son  sens  principal  l'espèce, 
a  et  si  l'espèce  n'est  autre  chose  qu'une  collection  d'in- 
«  dividus,  l'homme  exprime  une  multitude;  l'esprit  de 
«  celui  qui  entend  ce  mot  d'homme  embrasse  donc  dans 
«  sa  conception  cette  multitude,  et  ainsi  il  conçoit  ou  un 
«  seul  individu  de  cette  collection  ou  plusieurs,  ou  il  en 
«  conçoit  la  totalité  :  toutes  hypothèses  également  fausses; 
a  car  celui  qui  entend  dire  homme  ne  descend  pas  par 
«  la  pensée  à  aucun  individu  de  la  collection  que  ce  mot 
«  exprime.  Cela  est  vrai,  je  l'avoue;  car  souvent  nous 
«  avons  la  conception  d'une  multitude  d'hommes  que 
«  nous  voyons  de  loin,  sans  en  connaître  aucun  indi- 
«  vida.  Nous  ne  descendons  pas  pour  cela  par  la  pensée 
«  a  un  individu  ou  a  plusieurs  ou  à  tous,  et  cependant 


cui  nomon  hominis  imponeret.  »  Et  nota  quod  nonrina  î lia  tantum  dicun- 
tur  substantiva  quœ  imponuntur  ad  nominandum  aliquem  propter  ejus 
materiam,  ut  homo  et  caetera  universalia  substantiva,  vel  propter  expres- 
sam  esscotiam  ,  ut  Socrates;  idem  eniin  nominat  et  significat,  scilicet 
compositum  ex  humanitate  et  socratitate  ;  adjectiva  vero  illa  dicuntur  quai 
imponuntur  alicui  propter  formam  quam  principaliter  significat,  ut  ra- 
tionale  et  album  res  illas  nominant  in  quibus  inveniuntur  ralionalitas  et 
albedo.  Nain  quod  diei  solet  adjeclivum  esse  quod  significat  accidens, 
secunduin  quod  adjacet,  et  sul)stantivum  quod  significat  essentiam ,  ut 
essentiam,  ridicnlum  est  vcl  sine  intcilectu.  » 

1.  Fol.  A'6  recto,  c.  2;  43  verso,  c  î.  Ouv.  inCd  ,  p.  529-550.  «  Item 
opponitur  :  si  liomo,  ciim  nomon  sit  inferiorum  ,  principaliter  significat 
spccicin  ,  species  autem  nihil  aliud  sit  quam  illa  essentiarum  collectio, 
homo  autem  illam  maltitudinem  significat;  et  sic  anima  alicujus  audiens 
liane  vocem  homo,  conciplendo  operatur  iu  illa  muHitudinc,  et  ita  vcl 
unam  tantum  essentiam  illius  collectionis  vcl  plures  vcl  omnes  concipit; 


190  PHILOSOPHIE  SCHOLASTIQUE. 

«  notre  pensée  se  porte  sur  la  multitude  entière.  Ainsi 
«  nous  voyons  souvent  un  monceau,  sans  diriger  notre 
«  esprit  sur  aucune  partie  de  ce  monceau.  C'est  là,  ce  me 
«  semble,  ce  que  Boëce  a  voulu  dire  dans  ce  passage  de 
«  son  second  commentaire  sur  l'Interprétation  [a)  :  «  Lors- 
«  que  nous  considérons  quelque  chose  de  ce  genre,  notre 
«  pensée  ne  se  promène  pas  sur  chaque  personne,  mais, 
a  sous  ce  nom  d'homme,  elle  embrasse  tous  les  indivi— 
«  dus  qui  participent  à  la  définition  de  l'humanité.  »  Et 
«  ailleurs  [b)  :  «  L'humanité,  recueillie  dans  les  natures 
«  des  différents  individus,  se  résume  en  une  seule  et 
«  même  conception,  en  une  seule  et  même  nature.  » 
«  On  nous  fait  encore  l'objection  suivante  '  :  Si  l'es- 

qute  singula  falsa  sunt.  Audicns  enim  homo,  in  millam  cssentiam  illias 
collectionis  auditor  per  hoc  nomen  descendit.  Verum  quidem  istud  con- 
cède-. Nam  saepe  intellectuni  habemus  de  aliqua  hominum  multitudina 
quam  a  longe  videmus  cujus  forte  nnllum  cognosciiuus,  et  neque  tamen 
in  unum  vel  in  plures  vel  in  omnes  cogitatione  descendimus,  et  tamen  in 
tota  nmltitudine  cogitando  laboramus,  ut  de  aliquo  acervo  quem  aliquando 
videmus,  neque  tamen  ad  aliquara  cssentiam  illius  acervi  animum  diri- 
gimus.  Hoc  autem  voluisse  mihi  plane  videtur  Boethius  in  secundo  com- 
mentario  super  Péri  ermeuias,  his  verbis  :  «  cum  enim  taie  aliquid  animo 
speculamur,  non  in  uuamquamque  personam  mentis  cogitatione  deduci- 
mur,  sed  per  hoc  nomen  quod  est  homo,  scilicet  in  omnes  quicumque 
diffînitioiicm  huinanitatis  participant;  »  et  alibi  :  «  humanitas  ex  singulo- 
rum  hominum  collecta  naturis  in  unam  quodam  modo  redigitur  intelli- 
gentiam  atque  naturam.  » 

I.  Fol.  45  verso,  c.  I.  Ouv.  inéd.,  p.  550-55I  «  Item  coutra  dicitur  :  si 
nihil  aliud  est  species  quam  illud  quod  confleitur  ex  multis  essentiis , 
quotiens  et  illud  mutabitur,  mutabitur  etiam  species.  Illud  autem  singulis 
horis  mutatur.  Verbi  gratia  :  ponamus  humanitatem  constarc  tantum  ex 
deceni  existentiis,  in  momento  nascetur  aliquis  homo,  et  jam  conficietur 
alia  humanitas.  Non  est  idem  acervus  conslans  ex  undecim  existentiis,  et 
deceni  et,  ut  plus  dicam  ,  siugulœ  essentias  humanitatis  quœ  illam  spe- 

(a)  Bocth.  opp.,  p.  559. 

(b)  Ibid.,  p.  5-iO. 


ABÉLARD.  191 

«  pèce  n'est  autre  chose  qu'un  composé  de  plusieurs  in- 
«  dividus,  toutes  les  fois  que  le  composé  changera,  l'es- 
«  pèce  changera  aussi  :  or  ce  composé  change  à  toute 
«  heure.  Par  exemple,  supposons  que  l'humanité  soit 
«  constituée  par  dix  hommes  seulement,  qu'un  homme 
«  vienne  à  naître,  voilà  une  autre  humanité;  car  dix  in- 
<i  dividus  et  onze  individus  ne  constituent  pas  la  même 
«  collection.  Bien  plus  :  les  individus  humains  qui  avaient 
«  formé  l'espèce  homme  ont  certainement  péri  tous,  il  y 
a  a  plus  de  mille  ans,  et  de  nouveaux  ont  paru,  dont  est 
«  formée  l'espèce  actuelle  de  l'humanité.  Par  conséquent, 
«  si  l'on  ne  change  à  tout  instant  le  sens  du  mot  homme, 
«  on  ne  peut  pas  dire  deux  fois  de  suite  :  Socrate  est  un 
«  homme;  en  effet,  lorsqu'on  le  dit  pour  la  seconde  fois, 
«  si  l'on  parle  de  l'humanité  dont  il  était  question  aupa- 
«  rayant,  on  émet  une  proposition  fausse;  car  cette  hu- 
it inanité  n'est  déjà  plus.  Faites  attention.  Il  est  vrai  que 
«  cette  humanité  qui  existait  il  y  a  mille  ans  ou  même 
«  hier  n'est  pas  celle  qui  existe  aujourd'hui,  mais  elle  est 
«  identique  avec  elle,  c'est-à-dire  d'une  nature  sembla- 
it ble;  car  tout  ce  qui  est  identique  avec  une  chose  n'est 
«  pas  pour  cela  cette  chose  même  :  ainsi  l'homme  et  l'âne 

cicm  confecemnt,  anlc  mille  annos  modo  prorsus  perleront, et  no\œ  suli- 
crèveront  quœ  humanitatem  qua  liodie  specios  est,  conficiunt. I  laque  nisi 
singulis  înomentis  signifleatio  najas  vocis  hotno  matetur,  non  l'Olest  vere 
dici  bis  :  Socrales  est  homo.  Ram  eura  iterum  dixerls  :  Socratcs  est 
homo,  si  dicas  esse  de  hnoianitate  qnara  piîiis  dixeris,  falsum  est  ;  nain 
ill.i  jam  non  est  Attende.  Verom  est  quod  illa  linmanltas  qnx  ante  mille 
annos  fuit  vel  quœ  lie  ri,  non  est  ill.i  quœ  hodie  est  ;  sed  tamen  est  eadem 
euin  illa  ,  id  est  crealionis  non  dissimilis.  Non  enim  qnicquid  idem  est 
fcnm  alio,  idem  est  illud;  homo  enim  et  asinus  idem  sunt  in  génère,  nec 
tamen  hoc  est  illud.  Socratcs  qnoque  c\  plnribus  atomis  constat  \  Ir  qnam 
puer,  et  tamen  idem  est.  Vocis  qnoque  signifleatio  non  mutatur  quaiuws 


192  PHILOSOPHIE   SCIIOLASTIQUE. 

«  sont  identiques  dans  le  genre,  et  l'un  n'est  pourtant 
«  pas  l'autre.  Socrale  homme  fait  est  composé  de  plus 
«  d'atomes  que  Socrate  enfant,  et  cependant  il  est  le 
«  même.  La  signification  du  mot  ne  change  pas  non  plus 
«  parce  que  le  sujet  change  :  ainsi  César  désigne  encore 
«  la  même  chose  après  que  César  est  mort,  quoiqu'il  ne 
«  soit  plus  vrai  de  dire  :  César  est  César.  Lorsqu'on  dit 
«  aujourd'hui  :  César  a  vaincu  Pompée,  on  pense  à  la 
«  même  chose  qu'on  l'eût  pu  faire  du  vivant  de  César,  et 
«  cependant  César  aujourd'hui  n'est  plus  César.  Sem- 
«  hlahlement  le  mot  homme  nomme  quelque  chose  qui  a 
«  pour  matière  l'homme,  c'est-à-dire  l'humanité  ;  mais 
«  ce  mot  n'exprime  pas  par  lui-même  si  c'est  une  hurna- 
«  nité  formée  de  dix  individus  ou  de  plusieurs.  11  sera 
«  donc  vrai  de  dire  :  Socrate  est  un  homme,  aussi  long- 
ci  temps  qu'il  aura  sa  matière  dans  L'humanité,  de  quel- 
«  que  nomhre  d'individus  humains  qu'elle  soit  com- 
«  posée. 

«  En  outre  '  :  l'espèce  est  ce  qui  s'affirme  de  plusieurs 
«  choses  différentes  en  nomhre,  selon  leur  caractère  fon- 
«  damental;  en  d'autres  termes,  c'est  ce  qui  est  matériel- 

hoc  non  sit  illud,  ut  patet  in  hac  voce  Ccesar  quœ  idem  signiOcat  mortuo 
Cœsare,  quamvis  non  sit  veruin  diccre  :  Cœsar  est  Cœsar;  cum  enini  dici- 
tur  hodie  :  Cœsar  vieil  Pompeiuni ,  de  eadem  re  habetur  intelleclus  de 
qua  vivente  Cœsare  ;  hodie  tanicn  Cœsar  non  est  Cœsar.  Similiter  liomo 
nominal  aliquid  materiatum  ab  homine,  scillcet  humanitate;  sed  non  ex 
vocis  signiCcatione  est  utrum  ex  humanitate  constante  ex  decem  sive  ex 
amplioribus.  Taindiu  ergo  verum  est  dicere  :  Socrates  est  homo,  quanidiu 
est  materiatum  ab  humanitate ,  ex  quantislihet  essentiis  humanitatis 
constante.  » 

i.  Fol.  kV>  verso,  et,  c.  2.  Ouv.  inéd.,  p.  531-553.  «  Amplius  :  species 
est  quœ  dcplurihus  differentihus  numéro  in  eo  quod  quid  est,  prœdicatur, 
id  est  quœ  plurihus  inhœret  materialiter.  Quod  si  verum  est  etiam  di- 
cere quod  oiune  quod  sic  prœdicatur,  sit  species,  non  una  tantuni  crit 


ABÉLARD.  1  93 

«  lement  en  plusieurs  choses.  Or,  s'il  est  vrai  que  tout 
«  ce  qui  s'affirme  de  cette  manière  est  une  espèce,  l'hu- 
«  manité  ne  sera  pas  une  seule  espèce,  mais  plusieurs. 
«  Supposons,  en  effet,  que  dix  individus  humains  con- 
«  stituent  l'humanité,  je  dis  que  cinq  de  ces  iudividus 
«  formeront  une  espèce,  et  les  cinq  autres  une  seconde. 
«  Car  celte  collection  de  cinq  s'affirme  de  plusieurs,  c'est- 
«  à-dire  est  comme  matière  en  plusieurs,  en  cinq  indi- 
«  vidus  qu'elle  constitue  matériellement;  et  il  en  est  de 
«  même  de  l'autre  collection  de  cinq.  Mais  vous  devez 
«  savoir  que  l'autorité  ne  dit  nulle  part  clairement  ce  que 
«  c'est  que  s'affirmer  d'une  chose.  Car  de  dire  que  s'af- 
«  firmer  d'une  chose  c'est  être  en  elle  ,  c'est  une  défi- 
«  nilion  usuelle,  mais  qui  ne  procède  d'aucune  autorité. 
«  Pour  moi  il  me  semble  que  s'affirmer  d'une  chose,  c'est 
«  être  la  signification  principale  du  mot  qui  sert  de  pré- 
«  dicat;  et  qu'être  sujet,  c'est  être  la  signification  priu- 

«  cipale  du  mol  qui  sert  de  sujet Revenons,  et 

«  voyons  si  cetlc  simple  collection  de  cinq  individus  s'af- 
«  Arme,  comme  on  l'a  dit,  de  plusieurs  choses  selon  le 

spccics  bumanitas,  scd  malts.  Ponamus  cnini  dcccm  tantum  csscntias 
esse  humanitatis  quea  illam  speciem  confieront,  Dico  quod  quinque  i lia— 
rum  crunt  unu  species  et  quinque  alia.  Nain  illud  cunfectuin  ex  quinque 
prsdicalur,  hoc  est  inhaeret  materialiler  pluribus,  id  est  quinque  indivi- 
duis  ab  cis  matérialité!*  constitutis,  et  eodein  modo  illud  quod  ex  aliis 
quinque  efficltur  misse  debes  quod  nusquam  quidsit  prœdicari  plane  dicit 
aucloritas.  Nam  quod  solet  dici  quod  praedicari  est  inhœrere,  usus  est  ex 
nulla  auctorltate  procedens.  Mihi  autem  vldetur  quod  praedicari  est  prin- 
cipaliter  slgnificari  per  voeem  prœdicatam,  subjici  >ero  signilicari  prin- 
cipalitcr  per  vocem  SUbjectam,  et  hoc  quodaminodo  vidcor  habere  a 
i'risciano,  quod  in  traclatu  orationis  ante  nomen  dicit  prœpositiones  et 
conjuncliones  syncategoreumala ,  id  est  consiguiGcantla.  Sclmns  autem 
syn  apud  graxos  cum  prœpositlonem  signihearc,  caleqorare  autem 
pricdicari;  unde  catégories  prœdicamenla  dicuntur.  Si  ergo  idem  est 

H.  M 


194  PHILOSOPHIE    SCHOLASTIQUE. 

«  caractère  fondamental.  Lorsque  l'on  dit  :  Socrate  est 
«  un  homme,  on  n'af firme  de  lui  que  ce  qui  est  constitué 
«  par  tous  les  individus  réunis  de  l'humanité;  car  le  nom 
«  d'homme  n'a  pour  signification  principale  que  celte 
«  collection  tout  entière  ;  il  ne  désigne  pas  d'une  manière 
«  actuelle  un  seul  individu  pris  à  part  ou  une  collection 
«  partielle  d'un  certain  nombre  de  ces  individus.  Il  ne 
«  faut  pas,  du  reste,  dans  la  définition  de  l'espèce,  prendre 
«  à  la  rigueur  cette  expression  :  s 'affirmer  actuellement ; 
«  autrement,  si  personne  ne  parlait,  il  n'y  aurait  plus 
«  d'espèce,  C3r  rien  alors  ne  serait  expressément  signifié  : 
«  il  faut  entendre  par  là  être  en  état  d'être  affirmé  d'une 
«  chose,  c'est-à-dire,  d'être  la  signification  principale  du 
«  prédicat;  ce  qui  ne  peut  s'appliquer  a  une  collection  de 
«  cinq  individus.  En  effet,  on  ne  pourrait  imaginer  deux 
«  noms  dont  l'un  signifiât  l'une  des  deux  collections,  et 
«  l'autre  la  seconde;  car  on  ne  pourrait  concevoir  aucune 
«  diversité  de  matière,  ni  de  forme,  ni  même  d'effets;  et 
«  les  deux  mots  ne  produiraient  qu'une  seule  et  même 
«  conception  ,  comme  glaive  et  épée.  On  peut  nous  dire 

calegoreumata  quod  slgnificantia,  idem  erit  prœdlcari  quod  signifiearl 
principaUter,  quani  solam  significafionem  reeepit  Aristoleles  *,  juxta 
illud  :  «  album  nil  signifient,  nisi  qualitatcm.  »  Cum  enim  album  subjec- 
tuni  albedinis  nominando  significet,  illam  solam  signiDcationcm  nolavit 
Aristoleles,  in  qua  intellectus  constituitur  per  vocem.  Revertamur  ergo  et 
videamus  an  illud  constitufum  tantum  quinque  essentiis,  pradicetnr  in 
quid  de  pluribus,  ut  diclum  est.  Cum  enim  dicitur  :  Socrates  est  homo 
non  praedicatur  nisi  qnod  ex  singulis  humanitatis  essentiis  eonsliluitur. 
Neque  enim  principaliter  aliud  significatur  per  hoc  nomen  homo  quod 
est  homo,  quani  tota  multilndo,  née  aliqua  una  essenlia  nec  aliquid  con- 
stitutum  ex  pluribus  essentiis  illius  multitlidinis,  juxta  illud  Boethii  quod 
dictum  est  «  bumanitas,  etc.,  »   utique   actualiter  signilieatur.  Nec  ita 

*Aristot.  Categ.,  P.  -*S0. 


ABÉLARD.  195 

«  aussi  :  Cette  collection  de  cinq  individus  est  en  état  d'être 
«  affirmée  de  plusieurs  choses;  demain  peut-être  elle  le 
«  sera  sous  le  nom  d'homme  :  car  il  peut  arriver  que  l'hu- 
«  inanité,  qui  est  formée  aujourd'hui  de  dix  individus,  le 
«  soit  demain  de  cinq  seulement.  Il  n'en  est  rien.  Celte 
«  collection  de  cinq  individus,  si  elle  fait  partie  de  l'en- 
«  semble  d'une  humanité  constituée  par  un  nombre  d'iu- 
«  dividus  plus  considérable,  n'est  pas  en  état  de  former 
«  une  conception  unique  ,  quoiqu'elle  doive  en  former 
«  une  dès  que  l'humanité  sera  réduite  au  nombre  de  cinq 
«  individus.  Comme  un  mot,  avant  d'avoir  reçu  son  ap- 
«  plication,  a  la  puissance  de  signifier,  mais  n'est  pas  pour 
«  cela  en  état  de  le  faire;  et  comme  une  plume  a  la  puis- 
«  sauce  d'écrire  avant  d'être  taillée,  et  n'est  cependant 
«  pas  encore  en  état  de  le  faire,  de  même  la  collection  de 
«  cinq  individus,  tant  qu'elle  fait  partie  d'une  humanité 

accipiendum  est  in  difunitione  speciei  pra-dicari  actualiter;  alioquin 
omnibus  tacentibus  nulla  species  esset;  nain  nil  significaretur;  sed  aptum 
ad  prœdicandum  ,  id  est  ad  prineipaliter  signilieandum  per  voccru  prœdi- 
catuni,  qraod  convenit  collecto  ex  quinque  essentiis.  Possent  enim  duo 
nomina  poni  quorum  alterum  daret  intelleetum  de  uno  collecto,  et  alte- 
rum  de  altero;  hoc  falsum  est ,  per  nullum  enim  nomen  talis  haberetur 
intellectus  de  illo  conjuncto  discernens  ab  alio  conjuncto.  Non  enim  con- 
ciperct  vel  diversam  materiam  vcl  diversam  formam  vel  rcs  diversorum 
effectuum  ,  quod  quale  sit  post  dicetur,  sed  sicut  ensis  et  gladius  eumdem 
générant  intelleetum,  ita  iUa  duo  nomina  faccrent.  Item  opponi  potest: 
illud  constitutum  ex  quinque  essentiis  aptum  est  preedicari  de  plurilus; 
quarc  cras  forsan  prœdicabitur  per  hoc  nomen  homo.  Contingere  enim 
potest  ut  humanitas  quas  bodie  ex  decem  essentiis  constat,  ex  quinque 
tantum  essentiis  cras  constituatur  ;  falsum  est.  illud  constitutum  ex  quin- 
quo  essentiis ,  dum  sit  in  constitutione  humanitatis  constitutae  ex  amplio- 
ribus,  non  est  aptum  ut  de  ea  habeatur  intellectus,  quamvis  paulo  post 
habebitur,  cum  ad  nuinerum  quinque  essentiarum  bumanitas  redigetur. 
Sicut  enim  vox  aliqua  ante  imposilionein  potest  quidem  signilicare ,  sed 
tamen  non  est  apta  ad  signilicanduiu ,  licet  post  inipositionein  signiflcet, 


196  PHILOSOPHIE   SCIIOLASTIQUE. 

«  constituée  par  un  plus  grand  nombre,  a  la  puissance, 
«  il  est  vrai ,  d'être  signifiée  par  le  mot  humanité,  mais 
«  n'est  pas  encore  en  état  de  l'être.  Que  si  l'on  prend  être 
v  affirmé  d'une  chose  pour  être  en  cette  chose,  ce  que 
«  nous  admettons,  car  nous  ne  voulons  pas  abolir  un  bon 
«  usage,  il  faut  s'exprimer  ainsi  :  Toute  nature  qui  est 
«  matériellement  en  plusieurs  individus  est  une  espèce.  » 
«  Si  l'on  vous  oppose  '  que  la  collection  de  cinq  indi- 
«  vidus  est  une  espèce,  puisqu'elle  est  matériellement  en 
«  plusieurs  individus,  répondez  seulement  :  cela  ne  fait 
«  rien  à  l'affaire,  parce  que  ce  n'est  pas  une  nature;  or 
«  il  ne  s'agit  ici  que  de  natures.  Vous  me  demanderez  ce 
«  que  j'entends  par  nature;  écoutez  :  j'appelle  nature  toute 
«  chose  essentiellement  différente  de  tout  ce  qui  n'est  pas 
«  cette  chose  ou  ne  se  rapporte  pas  a  cette  chose,  qu'elle 
«  soit  du  reste  un  seul  individu  ou  plusieurs;  ainsi,  So- 
«  crate  est  une  chose  essentiellement  différente  de  tout  ce 
«  qui  n'est  pas  Socrate.  De  même  l'espèce  homme  est  une 
«  chose  essentiellement  différente  de  toutes  les  choses  qui 
«  ne  sont  pas  cette  espèce  ou  quelque  individu  de  celte 

et  sicut  penna  potens  est  ut  per  eam  scribatur  ante  ineisionem  ,  nec  tamen 
apta  est,  sic  illud  conslitutum  ex  quinque  essentiis,  dum  manet  pars 
humanitatis  ex  pluribus  constitua,  potens  quidem  est  signiûcari  per  vo- 
cem  ,  sed  non  est  aptum ,  dum  sit  pars  humanitatis  ex  pluribus  eonstitutae. 
Quod  si  prfedicari  quidem  pro  inhœrere  accipiatur,  quod  et  nos  concedi- 
nms,  neque  enim  bonum  usum  abolerc  volumus  ,  sic  dicendum  est: 
omnis  natura  qusc  pluribus  inhœret  individuis  matcrialiter,  species  est.  » 
1.  Fol.  4G  recto.  Ouvr.  irtéd.,  p.  533.  «  Quod  si  quis  opponat  :  ergo  con- 
stitiitum  ex  quinque  essentiis  species  est;  Ipsum  enim  pluribus  inhaeret 
matcrialiter;  respondc  modo  :  nil  ad  rem,  quia  non  est  natura;  hic  autem 
tantum  agitur  de  naturis.  Si  autem  quœras  quid  appellem  naturam,  exaudi  : 
naluram  dico  quidquid  dissimilis  creationis  est  ab  omnibus  qua?  non  sunt 
vel  illud  vel  de  illo,  sive  una  essentia  sit  sive  plures,  ut  Socrates  dissimi- 
lis creationis  ah  omnibus  quœ  non  sunt  Socrates.  Similiter  et  homo  spe- 


ABÉLARD.  197 

«  espèce;  ce  qui  n'est  pas  vrai  d'une  collection  quelcon- 
«  que,  d'un  nombre  quelconque  d'individus  de  l'huma- 
«  nité.  Mais  celte  collection  partielle  n'est  pas  une  chose 
«  essentiellement  différente  des  autres  individus  compris 
«  dans  l'espèce. 

«  On  demande  '  encore  si  cette  propriété  de  s'affirmer 
«  de  plusieurs  choses ,  selon  leur  caractère  fondamen- 
«  lai,  s'applique  à  toute  espèce.  Si  nous  répondons  affir- 
«  malivement,  on  objecte  que  cela  s'applique  pourtant 
«  au  phénix,  qui  n'est  pas  le  résultat  de  la  collection  de 
«  plusieurs  individus,  mais  bien  un  seul  et  unique  indi- 
«  vidu,  et  qui  ne  peut  être  en  plusieurs  choses,  ni  être 
«  une  signification  principale  comme  matière  de  plusieurs 
o  sujets,  puisque  étant  une  seule  essence  indivisible,  il  ne 
«  peut  se  trouver  dans  le  même  temps  en  plusieurs  in- 
«  dividus.  Nous  répondons  avec  Boêce  (a)  :  «  il  y  a  beau- 
«  coup  de  choses  qui  sont  en  essence  sans  être  en  acte  :  » 
«  ainsi,  quoique  le  phénix  ne  s'affirme  pas  actuellement 
«  de  plusieurs  individus,  cependant  il  est  en  état  d'eu 
«  être  affirmé;  ce  que  je  n'entends  pas,  à  moins  que  l'on 

cies  est  dissimilis  creationis  al>  omnibus  reluis  quso  non  sunt  illa  species 
vel  aliqua  essentia  illius  specici  ;  quod  non  eonvenit  cuilibet  collecto  ex 
aliiiuot  essentiis  humanitotis.  Nam  illud  non  est  dissimilis  creationis  a 
reliquiis  essentiis  quai  In  illa  specie  sunt.  » 

1.  Ihid.  «  Amplius  trmerltur  utruin  omni  spceiei  conveniat  pradicari  in 
quid,  etc.  Quod  si  coneedatur,  dicunt  quod  eonvenit  phœnici  qu;e  ex  plu- 
ribus  essentiis  collecta  non  est,  sed  una  taiilum  est  essentia,  sed  ista  nec 
pluribus  est  apta  inluererc  nec  priiuipaliter  gigniflcarl,  pluribus  cxislen- 
tibus  subjectis  quorum  sit  materia,  quia,  cum  una  indivisibilis  essentia 
sit,  pluribus  codem  temiiore  esse  non  polest.  nespondemus  :  Boctbins 
Lanc  facit  oppositionem ,   et  sohit  quia  illa  difQnitio  non  eonvenit  omni 

(fl)lioc(h.  in  Prœdicam.]  p.  71. 

47. 


198  PHILOSOPHIE  SCHOLASTIQUE. 

«  ne  dise  :  cette  matière  qui  est  le  sujet  de  la  forme  de  ce 
«  phénix  peut  la  perdre,  et,  eu  prenant  une  autre  forme, 
«  constituer  un  autre  individu  ;  et  de  la  sorte,  la  même 
«  matière,  qui  n'est  autre  chose  que  l'espèce,  peut,  mais 
«  dans  différents  temps  et  non  pas  dans  le  même  temps, 
«  être  en  plusieurs  individus.  Voici  donc  comment  il  faut 
«  prendre  la  définition  en  question  :  l'espèce  est  cette  na- 
«  ture  qui  peut  être  affirmée  de  plusieurs  individus,  etc., 
«  soit  dans  le  même  temps,  soit  en  des  temps  différents. 
«  On  dira  peut-être  :  puisque  la  matière  du  phénix  est 
«  une  seule  et  unique  essence,  ce  phénix  pourrait  être 
«  considéré  avec  raison  comme  sa  matière  à  lui-même  ; 
«  ce  qui  ne  peut  se  dire  des  individus  humains  et  de  l'es- 
«  pèce,  c'est-à-dire  de  l'homme;  Socrate  n'est  pas  ces 
«  différents  individus  qui  sont  l'espèce.  Mais  je  le  nie; 
«  autrement  nous  tomberions  dans  cette  contradiction 
«  que  le  singulier  serait  l'universel,  par  le  raisonnement 
«  que  voici  :  ce  phénix  est  sa  matière  même  ;  or,  cette 
«  matière  est  un  universel,  donc  ce  phénix  est  un  uni- 
«  versel.  Au  contraire,  nous  disons  d'une  manière  géné- 

specici,  sed  a  majori  parte  data  est.  Sed  aliter  solvit.  Multa  dicuntur  se- 
cundum  naturam  quœ  non  sunt  secundum  actum,  itaphœnix,  quanivis 
actualHer  non  prœdicetur  guident  de  pluribus,  apta  est  tanien  prœdi- 
cari,  quod  qualiter  veruni  sit  non  video,  nisi  dicatur  :  i  lia  materia  quœ 
sustinet  formant  hujns  phœnicis,  potest  illani  amillcre  et ,  alia  accepta 
forma,  aliud  individuum  constituera  ;  et  sic  eadeni  materia  quœ  species 
est,  diversis  temporibus  et  non  codem  pluribus  potest  inhœrere.  Ita  ergo 
intelligenda  est  difflnitio  :  species  est  illa  natura  quœ  de  pluribus  apta  est 
prœdicari,  etc.,  sive  codem  temporc  sive  diverso.  Forsitan  dicciur  :  ciini 
una  tantuin  essentia  sit  phœnicis  materia,  poterit  vere  dici  ba'c  phœnil 
sua  materia,  quod  non  poterit  dici  inter  individua  homiuis  et  speciem, 
llomlnem  scilicet  ;  neque  Socrates  est  illœ  multa;  essenliœ  quœ  sunt  spe- 
cies. Hoc  negamusj  alioquin  haberemus  inconveniens,  quod  siugulare  est 


ABELARD. 

«  raie  que  toute  matière  est  opposée  à  ce  dont  elle  est  la 
«  matière,  de  sorte  que  l'une  u'est  pas  l'autre.  » 

«  Ou  dira  encore  '  :  cette  essence  d'homme  qui  est  en 
a  moi  est  quelque  chose  ou  rien  ;  si  elle  est  quelque  chose, 
«  elle  est  substance  ou  accident  ;  si  elle  est  substance,  elle 
«  est  substance  première  ou  seconde;  substance  pre- 
«  inière,  elle  est  individu;  substance  seconde,  elle  est 
«  genre  ou  espèce.  Nous  répondons  que  cette  sorte  d'es- 
«  sence  n'a  pas  reçu  de  nom  ni  d'une  manière  directe,  ni 
«  par  métaphore.  Car  les  autreurs  n'ont  donné  de  uoms 
«  qu'aux  natures  véritables  ;  or,  nous  avons  montré  que 
«  cette  essence  n'est  pas  une  nature.  On  ne  peut  donc 
«  dire  proprement  que  ce  soit  quelque  chose  ni  que  ce 
«  soit  une  substance.  Si  cela  semble  absurde,  nous  accor- 
«  derons  que  ce  soit  quelque  chose,  une  substance,  mais 
<i  nous  n'accordons  pas  que,  si  elle  est  une  substance,  elle 
«  est  une  substance  première  ou  une  substance  seconde  ; 
«  car  cette  division  n'a  été  faite  que  pour  les  natures  vé- 
«  ritables.  Et  si  en  effet  nous  nous  y  soumettions  ici,  nous 
«  tomberions  dans  cette  difûculté  de  faire  de  l'essence 
«  dont  nous  parlons,  on  bien  un  individu,  ou  bien  un 

univcrsaie,  hoc  modo;  base  phœnix  est  phœnix  sua  niateria  ;  secl  il  la  est 
univcrsalc  ;  ergo  ha?c  phœnix  est  nniversalis.  Generalitcr  autem  dicimus 
omneni  materiam  oppositam  esse  suo  materiato,  ita  scilicet  ut  hoc  non  sit 
illud.  » 

1.  Fol.  40  recto,  c.  I,  c.  2.  Ouvr.  inêd  ,  p.  33  i.  «  Amplius  opponetur  : 
iii.i  essenlia  hominis  quœ  in  me  est,  aliquid  est  aut  nihil  ;  si  aliquid  est, 
iiut  sul)6tantia  aut  acoidens;  si  substanlia,  aut  prima  aut  secunda;  si 
prima,  indivlduum  est;  si  secunda,  aut  genus  aut  species.  Respondemus 
tali  essenlia'  niiiiiim  aomen  esse  datum,  nec  per  impositionem  nec  per 
translationem.  Nequc  ciiim  auctorcs  dederunt  nomiua  nisi  naturls  ;  liane 
autem  ostensura  est  non  esse  naturam.  ltaque  nce  aliiiuid  nec  substanlia 
potest  appellari  proprie.  Quod  si  absurdum  Yideatur,  coacedimus  aliquid 


200  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

«  genre  ou  une  espèce;  car  les  secondes  substances  sont 
«  les  espèces  et  leurs  genres,  comme  dit  Aristote  (a).  Et 
«  que  Ton  ne  s'étonne  pas  de  nous  voir  avancer  que 
«  toute  substance  n'est  pas  nécessairement  première  ou 
«  seconde;  d'autres  font  de  même,  lorsqu'ils  disent 
«  qu'homme  blanc  est  une  substance  et  n'est  pourtant  ni 
«  une  substance  première  ni  une  substance  seconde.  » 

Après  avoir  ainsi  parcouru  les  objections  de  ses  adver- 
saires et  opposé  à  ces  objections  les  réponses  que  nous 
venons  de  rapporter,  Abélard  passe  a  l'autre  partie  de  la 
discussion,  l'examen  des  autorités.  Comme  il  y  a  un  peu 
de  tout  dans  Boëce,  les  adversaires  d'Ahélard  avaient 
essayé  de  tourner  contre  lui  plusieurs  passages  de  Boëce, 
qu'il  s'attache  a  expliquer  ici  dans  un  sens  favorable  à  sa 
doctrine.  Nous  traduirons  encore  ce  morceau,  parce  qu'il 
est  court  et  que  cette  partie  de  la  discussion  avait,  au 
xnc  siècle,  une  importance  égale  ou  supérieure  même  a 
la  première. 

«  Boëce  '  dit  dans  son  second  commentaire  sur  Por- 
«  pbyre  (b)  :  «  Quelque  nombreuses  que  soient  les  es- 
«  pèces,  il  y  a  en  toutes  un  seul  et  unique  genre  :  non 


vel  substantiaru  esse.  Sed  hoc  non  conecdinius  :  si  est  substantia  vel 
prima  vel  seeuuda,  haec  divislo  non  est  faeta  nisi  de  naturis.  Qnam  si 
concederemus,  duccremur  in  arctuni,  scilicet  ut  vel  individuum  esset  vel 
genus  vel  species.  Secundae  eniin  substantia;  sunt  species  et  earum  gê- 
nera, ut  ait  Aristoteles.  Nec  cui  mirum  videalur  nos  concedere  non  esse 
omnem  substantiani  vel  primamvel  secundani  ;  hoc  idem  alii  faciunt; 
concedunt  enim  homincm  album  esse  substantiam,  nec  tamen  primant 
vel  secundam.  » 

1.  Fol.  46  recto,  c.  2  ;   46  verso,  c.  I  ,  c.   2.  Ouvr.  illéd.,  p.  *635-o37. 

(n)  Catcg.,  p.  45). 

(b)  Boeth.  in  Porph.,  p.  54. 


ABELABD. 

«  pas  que  chaque  espèce  eu  prenne  une  partie,  mais  de 
«  telle  sorte  que  chacune  le  contient  tout  entier  dans  le 
«  môme  temps.  »  Ici  il  semble  nier  formellement  ce  que 
«  nous  disons.  Car  dans  notre  opinion  une  partie  des 
«  individus  qui  constituent  le  genre  animal ,  prend  la 
a  forme  de  la  rationalité  pour  constituer  l'homme;  une 
«  autre  partie  prend  celle  de  l'irrationalité  pour  consti- 
«  tuer  l'âne,  et  jamais  la  quantité  totale  n'est  dans  quel- 
«  qu'une  des  espèces.  Or,  Boëce  dit  tout  au  contraire  que 
o  ce  n'est  jamais  la  partie,  mais  le  tout  qui  est  en  eba- 
«  cune.  Voici  notre  solution:  Boëce  s'exprime  ainsi  dans 
«  le  traité  où  il  prouve  que  les  genres  et  les  espèces  ne 
«  sont  pas;  ce  qui  ne  pouvait  se  prouver  que  par  un 
«  sophisme.  Nous  soutenons  donc  que  ce  qu'il  dit  est 
«  faux  ;  et  il  n'y  a  rien  d'impossible  à  ce  qu'en  faisant  un 
«  sophisme  il  glisse  une  proposition  fausse;  car  on  ne 
«  peut  prouver  l'absurde  que  par  le  faux.  On  peut  dire 
«  encore  :  lorsque  Boëce  nie  que  les  espèces  prennent  des 
«  parties  du  genre,  il  ne  parle  pas  des  individus  qui  com- 
«  posent  la  collection,  mais  des  parties  de  la  définition. 
«  Par  exemple,  l'animal,  qui  est  un  genre,  est  composé 
«  d'un  corps  qui  en  est  la  matière  et  delà  sensibilité  qui 

«  Boethius  in  secundo  eommentario  super  rorphyrium  dieit  :  «  quanta1- 
cumi|uc  enini  sint  species,  in  omnilms  genus  unum  est;  non  quod  de  co 
■...i  ■  ui.r  species  quasi  partes  aliquas  carpant,  sed  quod  singulx  uno  tera- 
porc  totiim  gênas  hahent.  »  Mie  plane  videtur  negare  quod  dicimus;  hoc 
enim  hahet  nostra  sentciilia  quod  pars  essentiarum  aninialis  quœ  illud 
genus  faciant,  infornratur  rationalitate  ad  faciendum  Imminent  ;  pars 
vero  Irrationalitate  ad  faciendum  asinum,  et  nunquam  î  11  a  tota  quantitas 
in  aliqua  specierum  est.  Boethius  autein  c  contra  dicli  nuniquani  parlent, 
sed  totum  esse  in  singulis.  Hoc  sohimus.  Boethius  dieit  hoc  in  eo  trac- 
tilu  obi  proli.it  gênera  et  species  non  esse  ;  quod  si  non  sophismate 
prohari  non  poterat.  Dicimus  ergo  illud  esse  falsuni  quod  dieit;  nec  est 


202  PHILOSOPHIE  SCHOLASTIQUE. 

a  en  est  la  forme.  Lors  donc  qu'il  passe  dans  les  espèces, 
«  une  des  espèces  ne  prend  pas  la  matière  sans  la  forme, 
«  et  l'autre  la  forme  sans  la  matière;  mais  dans  chacune 
«  des  espèces  est  la  forme  et  la  matière  du  genre.  De 
a  même  dans  le  traité  de  la  différence,  à  propos  de  ce 
«  passage  :  «  La  différence  (a)  est  ce  par  quoi  L'espèce 
«  surpasse  le  genre.  »  Boëce  dit  (6)  :  «  En  effet,  il  n'en 
«  est  pas  du  genre  comme  d'un  corps,  où  une  partie  est 
«  blanche  et  une  autre  noire;  car  le  genre,  considéré  en 
«  lui-même,  n'a  point  de  parties,  si  ou  ne  le  rapporte 
«  aux  espèces.  Ainsi  tout  ce  qu'il  possède ,  il  le  possède 
«  en  toute  sa  graudeur,  c'est-à-dire  en  toute  sa  quan- 
«  tité.  »  Cela  semble  contre  nous;  car,  selon  nous,  L'a n b- 
«  mal,  qui  est  le  genre,  prend  en  une  partie  de  lui-même 
«  la  rationalité  et  en  une  autre  l'irrationalité,  et  il  est 
«  impossible  que  la  partie  affectée  de  la  rationalité  prenne 

ineonveniens  si ,  dum  sophisma  facit,  falsum  interserit.  Inconveniens 
enim  nisi  per  falsum  probari  non  potest.  Potest  et  aliter  dici  :  cura  negat 
Boethius  species  partes  generis  carpere,  non  de  essentiis  illnm  multitu- 
dihem  conjungentibus  agebat,  sed  de  partibus  diffinilhis.  Verbi  gratia, 
animal  genus  ex  corpore  constat  materia  ,  ex  sensibilitate  forma.  Cum 
ergo  per  partes  sua-  quantitatis  transit  in  species,  non  arripit  una  de 
speciebus  materiam  et  non  formant,  et  alia  materiam  et  non  formant, 
sed  in  singulis  speciebus  materia  et  forma  generis  est.  Item  in  tractalu 
differentiae  super  hune  locum  :  «  Differentia  est  quae  abundat  species  a 
génère  »  sic  ait  Boethius  :  «  neque  enim  sicut  in  corpore  solet  esse  alia 
pars  alba,  alia  nigra,  ita  fieri  in  génère  potest.  Genus  enim  per  se  consi- 
dération partes  non  habet,  nisi  ad  species  referatur.  Quicquid  igitur  ha- 
bet ,  non  partibus  sed  tota  sui  magnitudine  »  quantitatc  «  relinebit.  » 
Et  hoc  esse  contra  nos  videtur.  Hoc  enim  habet  nostra  sententia,  quod 
animal  illud  genus  in  parle  sui  suscipit  rationalitatem  et  in  parte  ir- 
rationalitatem.  Kcc   aliquo  modo  pars   illa   quœ  rationalitate  tangitur, 

(a)  Porphyr.  Jsag.,  p.  391. 

(b)  Boeth.  in  Porph.,  p.  87. 


ABÉLARD.  203 

ft  l'irrationalité;  car  c'est  par  la  que  nous  échappons  a 
«  l'absurdité  d'admettre  des  opposés  en  une  même  chose; 
«  absurdité  que  ne  peuvent  éviter  ceux  qui  tiennent  pour 
«  la  doctrine  que  nous  combattons.  Voici  notre  solution  : 
«  Bocce  dit  cela  dans  un  passage  où  il  prouve  que  les  dif- 
«  férénces  ne  sont  rien  ,  ou  bien  que  deux  opposés  se 
«  rencontrent  en  une  même  chose  ;  ce  qui  est  faux  et  ne 
«  peut  être  prouvé  que  par  un  sophisme.  Il  a  donc  glissé 
«  dans  son  argumentation  cette  proposition  fausse,  et  il 
«  n'est  pas  pour  cela  dans  l'erreur;  car  il  voyait  bien  la 
«  fausseté  de  sa  proposition,  mais  il  ne  l'en  a  pas  moins 
«  avancée  pour  mener  a  fin  son  sophisme.  Vous  pourriez 
«  dire  encore  qu'il  n'appelle  pas  quantité  celle  qui  est 
(i  formée  des  individus  qui  composent  le  genre,  mais  celle 
«  qui  est  constituée  par  les  parties  de  la  définition  ;  et 
«  sous  ce  rapport  on  pourrait  dire  :  chaque  individu  de 
«  ce  genre  a  la  quantité  du  genre.  Quant  à  celle  proposi- 
«  lion,  que  le  genre  et  l'espèce  ne  sont  pas  composés 
«  de  parties  intégrantes,  nous  la  déclarons  absolument 
«  fausse  ;  à  moins  que  l'on  ne  veuille  admettre  que  les 
«  auteurs  n'ont  appelé  parties  intégrantes  que  celles  qui 
«  sont  de  nature  différente  :  et  dans  ce  cas  ils  n'auraient 
«  pu  appeler  parties  les  individus  dont  se  composent  les 

irrnl'omlifale  cfficilur  ,  vel  c  converse  Hoc  enim  per  quod  vitamos 
tin o  opposita  non  esse  in  eodeni ,  quod  scilicet  inconveniens  effugerc 
non  possunt  qui  grandis  asini  sentenfiam  tenent.  Solvlmus  hoc  :  hoc 
fflcil  Bocfhlns  in  eo  loco  in  quo  probat  aut  ditfercnlias  nil  esse  an t  duo 
opposita  esse  in  eodeon,  quod  utique  falsttm  est,  nec  si  non  sophts- 
matc  prohari  potest.  In  bac  ergo  probatione  falsurn  hoc  intersoril,  et 
tamen  non  fallitnr.  Sciebaf  enim  falsum  esse,  inter  serait  tanien,  ut  ad 
finem  suum  sophisma  perdneeret.  Vel  dicas  eum  qnantitatem  appellera 
non  illam  qu;u  essenliis  genus  illud  eonjungeutibus  conficitur,  sed  illaiu 


204  PHILOSOPHIE    SCHOLASTIQUE. 

«  genres  ou  les  espèces;  car  ces  individus  sont  de  nature 
«  tout  à  fait  semblable.  Boëce  dit  encore  dans  le  même 
«  commentaire  (a)  :  «  De  môme  que  la  même  ligne  est 
«  convexe  et  concave,  de  même  c'est  une  même  chose 
«  qui  est  le  sujet  de  l'universalité  et  de  la  particularité.  » 
«  Boëce  semble  vouloir  dire  que  le  singulier  est  univcr- 
«  sel.  Mais  au  fond  nous  ne  sommes  pas  en  contradiction 
«  avec  lui;  il  suffit  de  se  rendre  compte  de  ses  paroles. 
«  11  n'a  pas  pris  particulier  pour  singulier,  comme  on  se 
«  l'imagine,  mais  pour  espèce;  car  il  a  dit  :  Les  genres 
«  et  les  espèces,  c'est-à-dire  l'universalité  et  la  parlicu- 
«  larité,  ont  même  sujet.  Il  a  donc  entendu  par  univer- 
«  salité  le  genre,  et  par  particularité  l'espèce  de  genre. 
«  Voici  donc  quel  est  le  sens  de  ce  passage  :  de  même 
«  qu'une  seule  et  même  ligne  est  le  sujet  de  lu  concavité 
«  et  de  la  convexité,  considérées  comme  ses  accidents,  de 
«  même  Socrate  est  le  sujet  du  genre  et  de  l'espèce,  de 

qu»  ex  difflnitivis  partlbus.  L't  secunduin  hoc  dici  possit  :  unaqua?quc 
cssentia  illius  gcneris  quantitatem  generis  habet.  Quod  autcm  dicitur  ge- 
nus et  species  ex  partibus  iutegralibus  non  constare,  plane  falsum  esse 
dieimus,  nisi  hoc  concedanuis  quia  auctores  partes  intégrales  non  appel- 
laverunt,  nisi  essent  dissimilis  creationis  ;  unde  essenlias  genus  vel  spe- 
cies  confleientes  recte  partes  appellare  non  potuerunt;  ipsa?  enim  sont 
similis  prorsus  creationis.  Item  in  eodem  conimentario  dicit  13oethius  : 
«  queraadniodum  eadem  linca  curva  et  cava  est,  ita  et  univcrsalitati  et 
particularitati  idem  subjeelum  est.  »  Hoc  videtur  Boctbius  voluisse,  sin- 
gulare  esse  universale.  Sed  nulla  est  oppositio;  tantum  vide  quod  dixerit. 
Non  enira  accepit  particulare  pro  singulari,  ut  œstimant,  sed  pro  specic  ; 
dixit  enim  :  «  generibus  et  speciebus  ,  id  est  universalitati  et  particula- 
ritati, idem  subjectum  est;  »  per  universalitatem  genus  et  parlicularila- 
tem  speciem  generis.  Sic  ergo  intelligendum  est  :  quemadmodum  cavitati 
et  eurvitati  eadem  linea  subjecta  est ,  ut  accidentibus,  sic  idem  Sociales 
generi  et  speciei,  scilicet  homini  et  animali,  subjeetum  est  ut  prœdicatis. 

(a)  Boeth.,  p.  56. 


ABÉLARD.  20^ 

u  l'homme  el  de  l'animal,  considérés  comme  ses  prédi- 
(i  dicats.  Ou  Lien  autrement  :  la  matière  de  ce  phénix  et 
«  l'individu  sont  même  chose,  c'est-à-dire  ne  diffèrent 
«  pas  substantiellement.  Mais  la  matière  est  le  sujet  de 
«  l'universalité,  et  l'individu  de  la  singularité;  et  cepen- 
<i  dant  le  singulier  n'est  pas  l'universel  ;  quoique  l'un 
«  soit  identique  avec  l'autre,  ainsi  qu'il  a  été  dit  plus  haut. 
«  Voila  les  autorités  qui  semblent  le  plus  contraires  a 
«  notre  opinion.  Mais  il  serait  fastidieux  d'énumérer 
«  toutes  celles  qui  l'appuient.  Citons-en  seulement  quel- 
«  ques-unes.  Porphyre  dit(a)  :  L'espèce  estee  qui  exprime 
«  la  collection  de  plusieurs  choses  en  une  même  nature, 
«  et  le  genre  encore  davantage.  »  Boëce  dit  dans  son  se- 
«  cond  commentaire  sur  Porphyre  {b)  :  «  Lorsque  l'on 
«  pense  aux  genres  et  aux  espèces,  on  en  recueille  la  res- 
«  semblance  dans  les  individus  où  ils  se  trouvent,  et  ainsi 
«  d'hommes  dissemblables  entre  eux  se  forme  la  ressem- 
«  blance  de  l'humanité.  Celte  ressemblance,  envisagée  et 
«  achevée  par  l'esprit,  devient  l'espèce.  De  la  ressem- 
«  blance  de  ces  espèces,  qui  ne  peut  se  trouver  que  dans 
«  les  espèces  elles-mêmes  ou  dans  leurs  individus,  résulte 

Vol  aliter  :  materia  hujus  pbœnic's  et  ipsum  individuum  idem  sunt ,  id 
est  non  sulistantialiter  differunt.  Materia  vero  suhjecta  est  universalitati, 
individuum  singularitati  sul'jcctum  est.  Nec  tamen  singulare  est  univer- 
sale,  quamvis  hoc  sit  idem  enm  illo,  sicut  supra  dictum  est. 

«  Et  ha;  guidera  sunt  aoctoritates  cruœ  maxime  huic  sententiœ  videntur 
contraria,  nias  autem  omnes  enumerare  qua>  ipsi  firmamentum  confe- 
runt,  gravaremur.  liicamus  modo  aliquas  de  multis  quaj  hanc  confirmant. 
Videamus  :  Porphyrius  dicit  :  «  collectivum  in  unam  naturam  species 
est  et  niagis  id  quod  genns.  »  Collectionem  vero  in  alia  sentenlia  non  re- 
peries.  Iioelbins  in  secundo  commentario  super  Porphyriuin  :  ic  Cum  gc- 

(a)  Porph.  lsag.,p.  382. 

[b)  Boeth.  in  Porph.,  p.  56. 

u.  48 


206  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

o  a  son  tour  le  genre.  Il  ne  faut  voir  dans  l'espèce  autre 
«  chose  qu'une  conception  qui  résulte,  en  vertu  d'une 
«  ressemblance  substantielle,  d'une  multitude  d'individus 
«  dissemblables.  »  De  même  dans  le  commentaire  sur  les 
«  Catégories  (a)  :  «  Les  genres  et  les  espèces  ne  résultent 
«  pas  de  la  considération  d'un  seul  individu  ;  l'intelligence 
«  les  tire  de  la  collection  de  tous.  »  Cela  est  évidemment 
«  contre  la  doctrine  de  la  non- différence.  Nous  lisons 
«  encore  dans  le  même  ouvrage  :  «  Celui  (b)  qui  le  pre- 
«  mier  dit  homme  n'avait  pas  en  pensée  l'homme  géné- 
«  rai,  qui  se  forme  de  tous  les  individus,  mais  tel  ou  tel 
«  individu  particulier  auquel  il  voulait  donner  ce  nom 
«  d'homme.  »  Ainsi  dans  le  second  commentaire  sur  le 
«  traité  de  l'Interprétation  (c)  :  «  Le  nom  d'homme  ne 
«  promène  pas  notre  pensée  sur  chaque  homme  en  par- 
«  ticulier,  mais  sur  tous  ceux  en  général  qui  participent 
«  a  la  définition  de  l'humanité.  »  Et  dans  le  même  com- 
«  mentaire  [d)  :  «  L'humanité,  recueillie  dans  les  natures 
«  différentes  des  différents  hommes,  est  résumée  en  quel- 

ncra  et  species  cogitandtr,  tune  ex  singulis  in  quibus  sunt,  eorum  simi- 
litude- colligitur,  ut  ex  singulis  hominibus  inter  se  dissiruilibus  liumani- 
tatis  similitude-.  Qua3  similitude-  cogitata  anime-  veraciterque  perfecta  lit 
species.  Quarum  specierum  diversarum  rursus  simililudo  considerata, 
qua;  nisi  in  speciebus  aut  earum  individuis  esse  non  polest,  eiQcit  genus. 
Kilnlque  aliud  species  esse  putanda  est,  nisi  cogitatio  collecta  ex  indivi- 
duornm  dissimilium  numéro,  similitudine  subslanliali.  Genus  vero  col- 
lecta cogitatio  ex  specierum  similitudine.  »  Item  in  commentario  super 
categorias  :  «  gênera  et  species  non  ex  uno  singulo  intellects  sunt,  sed  ex 
omnibus  singulis  mentis  ratione  coneepta.  »  Hoc  plane  est  contra  senten- 

(rt)  Boetb.  in  Prœdicam.,p.  123. 
(fc)  Ibid. 

(t)  lioeth.  in  Prœdicam.,  pag.  539. 
[cl)  Ibid.,  pag,  3-50. 


ABÉLARD.  207 

«  que  sorte  en  une  même  conception,  en  une  même  na- 
«  tare.  »  On  pourrait  a  peine  compter  toutes  les  autori- 
«  tes  que  l'on  trouverait  à  l'appui  de  notre  opinion  en 
«  feuilletant  attentivement  les  traités  de  logique.  » 

Il  semble  que  la  discussion  pourrait  être  considérée 
comme  épuisée,  mais  Abélard  a  réservé  pour  la  un  l'ob- 
jection la  plus  épineuse,  qui  transforme  eu  quelque  sorte 
la  question  des  universaux,  et  lui  donne  une  face  nou- 
velle. La  doctrine  d'Abélard  repose  sur  ce  principe  qu'il 
n'existe  que  des  individus  et  dans  l'individu  rien  que  d'in- 
dividuel. Dans  l'individu  Socrate  il  n'y  a  pas  autre  chose 
que  la  forme  qui  le  fait  être  Socrate,  la  socratité  ;  et  le  su- 
jet de  cette  forme,  n'est  pas  l'humanité  en  soi,  mais  ce 
quelque  chose  de  la  nature  humaine  qui  est  la  nature  de 
Socrate.  La  matière  dans  l'individu  Socrate  est  donc  tout 
aussi  individuelle  que  sa  forme.  Or,  cette  conséquence 
soulève  l'objection  suivante  :  mais  est-il  possible  que  dans 
ce  composé  qu'on  appelle  l'individu  il  n'y  ait  rien  que 
d'individuel,  et  ne  reste-t-il  pas  à  chercher  d'où  viennent 
et  cette  forme  et  cette  matière  tout  individuelles  auxquelles 
l'analyse  s'est  arrêtée?  11  y  a  dans  tout  composé  des  élé- 
ments antérieurs  à  ce  composé;  par  exemple  le  feu,  la 

tiam  de  indifferentia.  Itom  in  eodcm  :  «  qui  primus  hominem  dixit  ,  non 
illuni  qui  ex  singulis  conficitur  in  mente  tiabuit,  sed  hune  individuuni 
atquc  singularem  cui  nomen  hominis  imponeret.  »  Aliquem  voluit  confici 
ex  singulis.  Item  in  secundo  comnientario  super  Péri  ermenias  :  «  Cum 
taie  aliquid  animo  speculamnr,  non  in  unam  quamquo  personam  mentis 
cogitatione  deducimur  per  lioc  nomen  quia"  est  homo  ,  sed  in  oiunes  qui- 
cuniqtie  huraanitatis  diffinitionc  participant.  »  Item  in  comnientario 
eodcm  :  «  Humanitas  ex  singulorum  hominum  collecta  naluris  in  unam 
quodam  modo  reducitur  intelligentiam  atque  naturam. «  Vix  numéro  com- 
prehendi  poterunl  lirmamenta  sententirc  hujus  qua?  diligens  logicorum 
scriptorum  inquisilor  inveniet.  » 


208  PHILOSOPHIE  SCHOL ASTIQUE. 

terre,  l'eau,  l'air,  ou  bien  le  sec,  l'humide,  elc.  Ces  élé- 
raenls  eux-mêmes  supposent  un  sujet,  un  sujet  corporel 
ou  incorporel.  Et  si,  au  terme  de  l'analyse,  on  est  forcé 
de  supposer  quelque  chose  de  simple  au  delà  de  quoi  il 
n'y  a  plus  rien  a  chercher,  ce  quelque  chose  de  simple, 
cette  substance,  cette  essence  pure  est  alors  le  fondement 
de  tout  le  reste,  le  substratum  de  tous  les  accidents  ulté- 
rieurs et  de  toutes  les  formes,  le  sujet  véritable  dans  le- 
quel s'opérera  plus  tard  la  merveille  de  l'individualité; 
or,  ce  sujet  dans  cet  état  n'est-ce  pas  l'universel  ?  Ainsi 
la  doctrine  des  éléments  appliquée  à  la  question  des  uni- 
versaux,  conduit  Abélard  a  la  question  de  l'origine  et  de  la 
formation  des  individus. 

«  C'est  là  ',  dit-il,  une  dure  question  dont  aucun  de 
«  nos  maîtres  (a),  a  mon  sens,  n'a  donné  une  solution 
«  raisonnable.  Voici  cependant  ce  qui  me  semble  le  plus 
«  vrai.  Los  physiciens,  faisant  de  la  nature  l'objet  de  leurs 
«  recherches,  s'occupèrent  primitivement  des  objets  visi- 
«  blés  qui  tombaient  sous  leurs  sens.  Mais  il  leur  élait 
«  impossible  de  connaître  la  nature  de  ces  composés  sans 
«  connaître  les  propriétés  des  parties.  Ils  s'attachèrent 
a  donc  a  subdiviser  les  parties  composantes,  jusqu'à  ce 


\.  Fol.  4G  verso,  c.  2;  47  recto,  c.  1,2.  Onu.  im'd.,  p.  538-b-il.  «  Dura  est 
hœc  provincia,  nec  ab  ullo  magistromm  nostrorum  anfchac,  ut  intellexi, 
dissoltita  rationabiliter.  Tamen  quod  mihi  venus  videtur  hoc  est.  Physici, 
rerum  naturas  investiganles,  visibiles  res  quas  subjeclas  sensil)iis  babc- 
bant,  primitus  inquisicrunt.  Eornm  vero  naturani  ntpotc  intcgraliler  cniii- 
positorum  cognoscere  non  poterant  plane ,  nisi  ipsoruin  componentium 
proprietatem  cognovissent.  lnsliterunt  ergo  ipsas  partes  componentes 
subdividendo,  usque  dum  ad  illam  parleni  niinutissimam  intelleclu  veni- 

(a)  Ici  Abélard  reconnaît  qu'il  a  eu  plusieurs  maîtres. 


ABÉLARD.  209 

«  qu'ils  fussent  parvenus  a  la  partie  la  plus  petite  qu'il  fût 
«  possible  de  concevoir,  et  qui  ne  fût  plus  divisible  en 
«  parties  intégrantes.  Le  terme  de  la  division  des  parties 
s  intégrantes  une  fois  atteint,  ils  se  mirent  à  cherclier  si 
«  un  pareil  petit  être  était  composé  de  forme  et  de  ma- 
«  tière,  ou  s'il  était  absolument  simple.  Le  raisonnement 
«  trouva  que  c'était  un  corps  chaud  ou  froid,  ou  de  toute 
«  autre  forme;  car  c'est  là,  je  pense,  ce  que  Platon  a 
«  nommé  les  éléments.  Laissant  donc  la  forme,  il  se  de- 
«  manda  si  la  matière  du  moins  était  simple.  11  trouva 
«  que  c'était  un  corps,  et  que  par  conséquent  elle  était 
«  constituée  par  la  corporéité  et  par  la  substance.  Pour 
«  la  substance,  il  la  trouva  encore  constituée  par  une 
«  forme,  la  faculté  de  recevoir  les  contraires,  et  par  une 
«  matière ,  l'essence  pure.  En  considérant  celle  matière 
«  de  tous  les  côtés,  on  la  trouva  absolument  simple,  et 
«  non  plus  constituée  par  une  forme  et  une  matière 
«  Celle  essence  pure,  avec  tous  les  autres  sujets  essentiels 
«  des  formes  sensibles,  on  l'appela  universel,  c'est-à-dire 
a  sans  forme,  non  qu'elle  ne  soit  pas  le  sujet  des  formes, 


rent,  quai  in  partes  intégrales  dividi  non  poferat.  Integralium  vero  par- 
tiuni  déficiente  divisione,  investigare  cœperunt  an  talis  essentiola  es  ma- 
teria  cunstarct  et  forma,  an  oninino  simplex  esset.  Invenit  itaque  ratio 
illa  corpus  esse  calidumvel  frigidum  vel  altérais  formée.  Hujus  modi  enini 
pnto  a  PI  atone  appellata  esse  pura  éléments,  r.elicta  itaque  forma,  consi- 
dérant materiam,  an  et  illa  simples  esset.  Invenit  cam  corpus,  et  il  a 
constarc  ex  corporeitatc  et  substaulia.  Relicta  Harpie  forma  consideravit 
materiam  ,  sed  et  ipsam  invenit  constarc  ex  susceptibilitate  contrariera  m 
forma,  malcria  autem  mera  essentia.  Quani  item  materiam  undique  spé- 
culantes simpliciter  omnino  invenerunt,  nec  omnino  ex  aliqua  matei'ia 
vel  forma  constantem.  liane  itaque  nieram  essentiam  cura  aliis  qute  esseu- 
tialitcr  rcrum  sensiliuni  formas  sustinebant ,  univcrsalc  appellavit,  id 
est  informe,  non  sciliect  quod  formas  non  sustinet ,  sed  cruod  ex  forniis 

«8. 


£40  PHILOSOPHIE  S CHOL ASTIQUE. 

«  mais  parce  qu'elle  n'est  pas  constituée  par  des  formes. 
«  Vous  direz  peut-être  :  l'âme  est  doue  constituée  par  un 
«  universel  ;  si  en  effet  elle  est  constituée  par  une  sub- 
«  stance,  constituée  elle-même  par  l'essence  pure  que  l'on 
«  appelle  universel,  il  faut  bien  qu'elle  soit  constituée 
«  par  un  universel. 

«  Si  vous  voulez  savoir  comment  se  fait  la  constitution 
«  des  choses  corporelles,  faites  attention...  Prenons  pour 
«  exemple  Socrate,  afin  que  ce  que  le  raisonnement  nous 
«  fera  découvrir  en  lui,  nous  n'hésitions  pas  a  l'appliquer 
«  a  d'autres.  Il  y  a  dans  Socrate  une  pure  essence  que 
«  l'on  appelle  universelle...  Il  faut  de  plus  la  faculté  de 
«  recevoir  les  contraires,  qui  donne  la  forme,  et  il  en 
«  résulte  alors  une  essence  réelle.  Mais  la  faculté  de  re- 
«  ceYoir  les  contraires,  qui  advient  à  toute  l'essence, 
«  advient  aussi  à  chacune  de  ses  parties.  Ensuite  ce  ré- 
«  sullat  de  l'essence  pure  qui  est  en  Socrate  et  de  la  fa- 
«  culte  de  recevoir  les  contraires,  prenant  la  forme  de  la 
«  corporéité,  il  s'en  fait  une  certaine  essence  de  corps. 


non  constaret.  Sed  dices  :  constatât  itaque  anima  ex  universali.  Si  enim 
materialiter  constat  ex  substantia,  quae  niaterialiter  constaret  ex  ruera  essen- 
tia,  quai  universale  appellatur,  ex  universali  constare  necesse  est.  Quic- 
quid  enim  materialiter  constat,  ex  materiato  et  ex  ejus  inateria,  ut  ani- 
mal, quia  materialiter  constat  ex  corpore  et  ex  substantia.  At  contra,  qui 
sic  opponit,  non  intellexit  quod  dixeram.  Neque  enim  universale  appel- 
lata  est  tota  illa  collcctio  essentiarum  omnium  quœ,  susceptibilitate  con- 
trariorum  informata,  parlim  distribuitur  in  corpus,  partial  in  spiritum, 
sed  illud  tantum  de  illa  multitudine  quod  susceptibilitate  contrariorum  in- 
formante csscntialiter  sustinet  corporeitatom  ;  in  quo  essentia  non  com- 
municat  spiritus. 

«  Nec  adhuc  cessât  opposilio.  Dicetur  enim  :  impossibile  est  parti  illius 
multitudinis  imposituin  esse  nonien  et  nonalii  parti  quœ  ei  indifférons  est. 
sicui  supra  in  speciem  diclum  est  ;  sed  contra  verum  quidem  est  nullum 


ABÉLARD.  211 

«  Mais  dès  l'instant  où  le  tout  est  affecté  de  la  corporéité, 
«  toutes  les  différentes  parties  de  ce  tout  sont  affectées 
«  de  corporéités  particulières,  et  forment  des  êtres  cor- 
«  porcls.  L'animation  advient  à  ce  tout  de  la  môme  ma- 
«  nière,  et  donne  une  essence  de  corps  animé.  Mais  l'ani- 
«  mation  n'advient  pas  pour  cela  a  toutes  les  parties  de 
«  ce  tout,  mais  bien  son  contraire,  l'inanimation  ;  car, 
«  tandis  que  le  tout  est  animé,  ses  parties  sont  animées. 
«  De  môme  advient  au  tout  la  sensibilité,  qui  donne  une 
«  essence  d'animal,  et  aux  parties  d'autres  formes  qui 
«  donnent  des  essencee  d'espèces,  dont  les  noms  ne  me 

dari  illi  nomen  dans  intcllectum  rem  dissimilis  creationis  concipientem  ab 
illa  quac  illi  est  indifférons  ;  hoc  autem  dietnm  est  in  tractatu  specici.  Ilhid 
vero  nemo  poterit  cogère  hujus  vocabuli  irupositionem  œque  in  animo 
habuisse  essentias  çpiffi  informanlur  in  spiritum  ,  ut  illas  çpaœ  infornianda) 
erant  in  corpus;  neque  enim  ab  insensibilibus  ascendit  ad  intellectualia, 
sed  ab  sensibilihus  tantuui.  Illi  ergo  materis  tantum,  quam  essentialiter 
offendit  cogitatio  nieans  a  sensibilibus  ad  intellectualia,  physicus  nomen 
imposuil,  et  non  cuilibet  quod  erat  indifferens  cum  illa,  quod  forsan  vel 
non  cogitavitvcl  non  curavit.  Neque  enim  officium  ejus  est  simulare  vel 
dissimulare,  ut  dialectici;  unde  et  Plato  de  hac  ante  teinpus  suum  nul- 
lum  egisse  dicit.  Ut  igitur  clare  appareat  qualiter  incorporalium  reruin 
constitulione  suboriantur  elementa,  quanivis  omnia  ex  generali  et  speciali 
constent  materia  vel  forma,  sic  attende.  TJnumquodque  individuuni  cor- 
poris  quantum  est,  tantum  in  se  habet  fructum  ;  habiles  formée  enim  su- 
pervenientes  quantitates  non  auxerunt,  sed  aliam  naturam  fecerunt.  Po- 
namus  ergo  Socratem  nobis  in  excmplum  ,  ut  quod  in  eo  ratio  inveniet ,  in 
aliis  quoque  idem  esse  non  dubitet.  Kst  igitur  in  Socrate  quaedam  pars 
merœ  essentia!  quœ  universale  appellatur,  quai  integraliter  ex  essentia 
constat  cfuœ  in  se  quoque  partes  habet;  sed  hffiC  non  est  substantia,  sed 
susccptibilitas  contrariorum ;  eain  informant,  et  ex  bis  consliluilur  qua- 
dam  essentia  substantiœ.  iioc  autem  Bciendum  quod  ,  sicut  illi  toti  advenit 
susceptibilitas  contrariorum,  tta  singulls  partieiilis  illius  essenliœ;  sed  et 
illuil  (imstitutum  ex  niera  essentia  quœ  in  socrate  est,  et  Busceptibilitafe 
contraiiorum  et  corimieitate  eflicitur,  et  ex  bis  quœdam  essentia  corporis 
ellicitui'.  Sed  quam  statim  corporeitas  illud  totum  aflicit ,  tain  statim  suai 
corporcitates  singulas  illius  totius  particulas  afticiunt,  et  faciunt  corporeas 


212  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQEE. 

«  viennent  pas  maintenant  a  l'esprit.  De. même  encore 
«  advient  an  tout  la  faculté  d'apprendre,  qui  constitue 
«  l'homme,  et  aux  différentes  parties  d'autres  formes 
«  qui  donnent  d'autres  essences  animées.  Enfin  la  socra- 
«  tité  donne  sa  forme  a  toute  celle  essence  d'humanité, 
«  et  il  en  résulte  Socrale.  Mais  au  même  instant  d'autres 
«  atomes  de  celle  essence  de  l'humanité  sont  affectés  des 
«  couleurs  et  des  formes  du  feu,  d'où  résulte  le  feu; 
«  d'autres  des  formes  de  l'eau,  d'où  résulte  l'eau  ;  d'au- 
«  1res  des  formes  de  l'air,  d'où  résulte  l'air;  d'autres  des 
«  formes  de  la  terre,  d'où  résulte  la  terre;  et  de  la  sorte 
«  toutes  les  différentes  particules  sont  feu,  eau,  air  ou 
«  terre.  Ainsi  il  n'est  pas  plus  impossible  que  Socrate  soit 
«  formé  de  quatre  éléments,  qu'il  ne  l'est  qu'il  soit  formé 

essentias.  Ita  illa  toti  advenit  animatio,  et  facit  quamdam  essenliam  ani- 
mafi  corpoiis.  Sed  non  jarn  aliquilms  partibus  illius  totius  advenit  anima- 
tio, sed  contiarium  illius  ,  inanimatio;  cum  enim  totum  animatum  sit, 
singula?  particules  illius  inanimala?  sunt.  Item  loti  advenit  sensibilitas,  et 
facit  essentiam  quamdam  animalis,  partibus  vero  ejus  alia?  forma?  quaj 
faeiunt  aliquas  essentias speeicrum in  animalis,  quarum  nomina  in  promplu 
non  babeo.  Item  toli  advenit  perceptibilitas  disciplina?,  et  facit  homincm; 
singulis  vero  particulis  adveniunt  forma?  qua?dam ,  et  faeiunt  alias  essen- 
tias in  animatis  Tandem  socratitas  totani  illam  essentiam  humanitalis  in- 
formât, et  Socratcm  facit.  Tam  statim  vero  alios  atomos  illius  essentia? 
bumanitatis  afficiunt  colores  et  forma?  ignis  et  ignem  faeiunt,  alias  forma? 
aeris  cl  aéra  faeiunt,  alias  terra?  et  terrain  faeiunt,  et  sic  singula?  particula? 
vel  ignis  sunt  vcl  aqua  vel  aer  vel  terra.  Ita  non  plus  est  impossibile  So- 
cratcm constare  ex  quatuor  elemenlis,  quam  constare  ex  manibus  et  pedi- 
bus;  sicut  enim  sunt  parles  componentes,  ita  et  illa.  Nota  quia  hic  ortum 
clementorum  resignavimus  et  ortum  individuorum ,  ne  absurdum  videatur 
générales  et  spéciales  essentias  ex  •lementis  constare.  Quod  tamen  si  dice- 
retur,  quam  statim  animatio  aflicit  corpus,  tam  statim  singulas  essentias 
illius  corporis  informari  formis  clementorum,  v cl  saltem  quam  cito  sensi- 
bilitas aflicit  animatum  corpus,  tam  cito  singulas  partes  illius  effici  elc- 
menta  ,  non  niultum  maie  diceretur,  cum  dicit  Aristoteles  ignis,  animal, 
et  aqua,  et  alia  hujus  modi,  ex  quilms  ipsum  animal  constat,  ante  sunt 
quam  animal  omuino.  Et  nota  quod  dicit  Tlato  ex  hylc  prius  fieri  ele- 


ABBLABD.  213 

(i  de  pieds  et  de  mains;  car  ces  éléments  sont  aussi  des 
«  parties  composantes.  Nous  avons  expliqué  l'origine  des 
«  éléments  et  l'origine  des  individus...  » 

Nous  doutons  fort  que  ces  explications  satisfassent  lo 
lecteur  et  éclaircissent  a  ses  yeux  le  mystère  de  l'indivi- 
dualisation. Du  moins  faut-il  convenir  que  cette  discus- 
sion est  l'anlécédent  de  celle  qu'instituèrent  sur  ce  pro- 
fond sujet  les  maîtres  les  plus  célèbres  du  siècle  suivant. 
La  question  de  principio  individuationis,  tant  agitée  au 
treizième  siècle,  n'est  pas  autre  chose  que  le  point  de  vue 
métaphysique  et  ontologique  du  problème  général  de  Por- 
phyre ;  point  de  vue  qui  remplit  toute  la  seconde  époque 
de  la  pbilosophie  scholastique,  de  même  que  le  côté  lo- 
gique de  ce  problème  remplit  la  première.  L'histoire  a 
marché  comme  la  raison.  La  raison,  la  méthode,  veulent 
qu'on  gravisse  successivement  les  hauteurs  de  l'ontologie 
et  de  la  métaphysique,  par  les  degrés  de  la  psychologie  et 
de  la  logique.  Aussi  la  première  époque  delà  philosophie 
scholastique  a-t-elle  été  toute  dialectique;  et  c'est  dans  la 
seconde  que  sont  arrivées  toutes  les  grandes  questions  et 
les  grandes  solutions,  sous  la  double  inspiration  delà  phy- 
sique et  de  la  métaphysique  d'Aristote,  euDn  connues,  et 
de  la  théologie  chrétienne,  interrogée  avec  une  indépen- 
dance suffisante  et  une  admirable  intelligence.  Le  pro- 
blème de  Porphyre  s'est  développé  régulièrement  a  travers 
ces  deux  époques  ;  mais  dans  la  première  même,  où  il  se 

nicnla  cl  e\  démentis  calera.  Nos  aufem  e  converse,  videmnr  fecisse.  Alia 
via  incedil  quod  dicit  Plato  :  generatis  est  régula  simplicia  priora  esse 
compositis  ;  undc  Plato  prius  considera\it  coinpositioneni  sinipliciuni, 
quilms  conjnnctisrescorporeas  suiijcctas  sensibus  constantes  dixit.  Et  ha;c 
hactenus.  » 


21  4  PHILOSOPHIE  SCIIOLASTIQUE. 

réduit  en  général  au  point  de  vue  dialectique,  on  peut 
dire  qu'il  a  eu  aussi  son  progrès.  Les  écoles  carlovin- 
giennes  l'exhument  pour  ainsi  dire.  On  commence  par 
répéter  en  bégayant  les  solutions  équivoques  qu'en  avait 
laissées  Boëce.  Roscelin  le  soumet  a  une  critique  indépen- 
dante; mais  il  est  évident  qu'il  ne  l'envisagea  d'abord 
que  sous  le  point  de  vue  logique,  puisqu'il  arriva  à  une 
solution  toute  grammaticale.  Guillaume  de  Champeaux  le 
considéra  sous  un  point  de  vue  plus  relevé.  Sa  première 
opinion  est  déjà  métaphysique;  la  seconde  est  presque 
un  retour  a  la  psychologie  et  à  la  logique.  Abélard  em- 
brassa les  différents  points  de  vue  de  ses  devanciers  et 
les  agrandit  encore.  La  polémique  que  nous  venons  de 
reproduire  est  sans  contredit  le  mot  le  plus  avancé  et  le 
plus  compréheusif  du  douzième  siècle  et  de  la  première 
époque  de  la  philosophie  scholastique.  Toutes  les  manières 
d'envisager  le  problème  fondamental  sont  dans  Abélard  ; 
mais  Abélard  est  de  son  siècle,  et  la  face  du  problème  de 
Porphyre  qu'il  a  le  plus  considérée  est  sa  face  logique  ;  et 
la  solution  qu'il  en  a  donnée,  élevée  à  sa  formule  la  plus 
générale,  a  reçu  un  nom  qui  témoigne  assez  de  son  ca- 
ractère essentiel,  un  nom  psychologique  et  dialectique  en 
quelque  sorte,  le  conceptualisme. 

Maintenant  quelle  est  la  valeur  de  cette  solution  et  de 
l'école  intermédiaire  que  prétendit  élever  Abélard  entre 
le  réalisme  et  le  nominalisme  *  ?  Cette  école  est  en  effet  éga- 
lement éloignée  des  deux  écoles  qu'elle  combattait?  A-t-elle 
un  caractère  qui  lui  soit  propre?  et  quel  service  a-t-elle 
rendu  à  la  philosophie  et  à  l'esprit  humain?  Ce  sont  là 

I .  I  rc  soi  ic,  t.  iv,  leç.  xxi,  p.  538,  etc. 


ABELARD.  215 

des  questions  auxquelles  aboutit  naturellement  cette  longue) 
exposition  des  faits. 

Il  ne  faut  pas  s'y  tromper  :  l'école  que  fonda  Abélard 
n'estpasune  école  éclectique;  c'est  même  précisément  tout 
le  contraire.  Le  drapeau  de  l'éclectisme  est  ce  grand  mot 
de  Leibnitz  :  «  Tous  les  systèmes  sont  vrais  en  grande 
«  partie  par  ce  qu'ils  affirment;  ils  sont  faux  par  ce  qu'ils 
«  nient.  »  L'éclectisme,  s'il  est  profond,  doit  donc  cire 
positif;  il  doit  emprunter  aux  écoles  rivales  toutes  leurs 
parties  positives,  et  ne  leur  laisser  que  leurs  parties  né- 
gatives, leurs  contradictions  et  leurs  querelles.  L'éclec- 
tisme, au  douzième  siècle,  dans  la  querelle  des  universaux, 
eût  consisté  a  discerner  dans  le  réalisme  et  le  nomina- 
lisme  les  vérités  essentielles  sur  lesquelles  ces  deux  sys- 
tèmes reposaient,  et  a  les  réunir,  à  les  organiser  dans  le 
sein  d'un  système  plus  vaste.  Ce  n'est  point  là  ce  que 
fit  Abélard.  Au  lieu  de  mettre  à  profit  les  trésors  de 
l'école  réaliste,  dépositaire  de  tant  de  vérités,  tou- 
jours anciennes  et  toujours  nouvelles,  il  se  borna  a  la 
combattre,  et  il  ne  lui  emprunta  aucune  maxime  positive: 
il  n'eut  guère  de  réaliste  que  la  négation  du  nominalisme. 
Il  est  vrai  qu'il  emprunta  davantage  à  l'école  nominaliste  : 
il  y  avait  été  formé,  et  s'il  était  d'un  parti,  il  était  de 
celui-là.  A  l'égard  du  réalisme,  il  n'est  qu'adversaire;  a 
l'égard  du  nominalisme,  il  est  adversaire  sans  doute,  car 
il  le  combat  dans  ses  conséquences  excessives;  mais  il  en 
garde  l'esprit  et  le  principe  fondamental,  à  savoir  que  rien 
n'existe  que  l'individu,  et  dans  l'individu  rien  que  d'indi- 
viduel. On  pourrait  donc  avancer  que  l'école  fondée  par 
Abélard  est  une  branche  nouvelle,  un  développement  du 
nominalisme;  développement  où  les  principes  nomina- 


216  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

listes,  dégagés  des  extravagances  qui  les  décriaient,  ont 
pu  reparaître  a  la  lumière,  se  soutenir  contre  les  principes 
de  l'école  opposée,  et  faire  leur  chemin  à  travers  les  siè- 
cles. Ce  rapport  du  prétendu  système  intermédiaire  d'A- 
bélard  avec  le  nominalisme  est  attesté  par  l'histoire  ;  car 
dans  l'histoire  le  rôle  le  plus  marqué  d'Ahélard,  comme 
philosophe,  est  sa  querelle  avec  Guillaume  de  Cham- 
peaux.  :  or,  l'adversaire  public  et  constaut  de  Guillaume 
de  Champeaux  était,  qu'il  le  sût  ou  qu'il  l'ignorât,  un 
allié  de  Roscelin  ;  et  c'est  peut-être  par  le  sentiment  con- 
fus de  cette  vérité  qu'à  une  certaine  distance,  et  quand 
le  temps  eut  mis  en  ouhli  les  intentions  et  fait  paraître 
les  choses  sous  leur  véritable  jour,  plus  d'un  historien1 
a  raugé  Abélard  dans  l'école  nominaliste. 

En  effet,  examinons  le  conceptualisme  en  lui-mcme,  et 
nous  reconnaîtrons  aisément  que  ce  n'est  pas  autre  chose 
qu'un  nominalisme  plus  sage  et  moins  conséquent.  D'a- 
bord; le  nominalisme  renferme  nécessairement  le  concep- 
tualisme. Abélard  argumente  ainsi  contre  son  ancien 
maître  2  :  Si  les  universaux  ne  sont  que  des  mots ,  ils  ne 
sont  rien  du  tout,  car  les  mots  ne  sont  rien  ;  mais  les  uni- 
versaux sont  quelque  chose,  puisque  ce  sout  des  concep- 
tions. Roscelin  aurait  très-bien  pu  répondre  :  Qui  a  jamais 
songé  a  nier  cela?  Assurément,  quand  la  bouche  prononce 
un  mot,  l'esprit  y  attache  un  sens,  et  ce  sens  qu'il  y  at- 
tache est  une  conception  de  l'esprit. 

Je  suis  donc  conceptualiste  comme  vous.  Mais  vous, 
pourquoi  n'étes-vous  pas  nominaliste  comme  moi?  Dire 
que  les  universaux  ne  sont  que  des  conceptions  de  l'es- 

i.  Entre  autres,  les  auteurs  de  l'Histoire  littéraire,  t.  M,  p.  389. 
2.  Voyez  plus  haut ,  p.  171. 


ABELARD.  217 

prit,  c'est  dire  implicitement  qu'ils  ne  son!  que  des  mois; 
car,  dans  mon  langage,  les  mots  sont  les  opposés  des 
choses,  et,  n'admettant  pas  que  les  universaux  soient  des 
choses,  j'ai  dû  en  faire  des  mots.  Je  n'ai  rien  voulu  dire 
de  plus;  rejetant  le  réalisme,  j'ai  conclu  au nominalisme, 
en  sous-enlendant  le  conceptualisme. 

Bien  plus ,  ces  conceptions  de  l'esprit,  auxquelles  vous 
avez  réduit  les  universaux,  sont,  comme  vous  l'avez  dé- 
montré, des  abstractions,  des  généralisations,   nées  do 
comparaisons  plus  ou  moins  étendues.  Or,  la  comparaison, 
l'abstraction,  la  généralisation,  exigent  et  supposent  un 
plus  ou  moins  long  emploi  de  la  mémoire;  et  un  emploi 
quelque  peu  long  de  la  mémoire  exige  et  suppose  des  si- 
gnes, un  langage,  des  mots;  car  les  mots  ne  servent  pas 
seulement  à  s'entendre  avec  les  autres,  mais  ils  servent 
d'abord  à  s'entendre  avec  soi-même.  Pour  abstraire  et 
généraliser  au  point  d'arriver  à  cette  conception  que  vous 
appelez  une  espace,  il  faut  des  mots,  et  ces  mots-la  sont 
encore  plus  nécessaires  pour  s'élever  a  une  abstraction  et 
à  une  généralisation  plus  haute,  celle  du  genre.  Vous  me 
dites  que  si  les  espèces  et  les  genres  sont  des  mots,  comme 
les  genres  sont  la  matière  des  espèces,  il  s'ensuit  qu'il  y  a 
des  mots  qui  sont  la  matière  d'autres  mots  '.  Au  langage 
près,  qui  vous  appartient,  tout  cela  n'est  pas  si  déraison- 
nable. Comme  c'est  avec  des  idées  moins  générales  que 
dans  la  doctrine  même  du  conceptualisme  ou  arrive  à  des 
idées  plus  générales,  de  même  c'est  avec  des  mots  moins 
abstraits  qu'on  fait  des  mots  plus  abstraits  encore.  Il  est 
incontestable  que,  sans  l'artifice  du  langage,  il  n'y  aurait 
pas  d'universaux,  en  entendant  les  universaux  comme  nous 

1.  Plus  haut,  ibid. 

H.  49 


218  PHILOSOPHIE   SCnOLASTIQUE. 

l'entendons  tous  les  deux,  de  pures  notions  abstraites  et 
comparatives.  Donc ,  encore  une  fois ,  les  universaux , 
précisément  parce  qu'ils  ne  sont  que  des  notions,  des  con- 
ceptions abstraites,  ne  sont  que  des  mots  ;  et  si  le  noini- 
nalisme  part  du  conceptualisme,  le  couceptualisme  doit 
aboutir  au  nominalisme. 

IN'ous  ne  savons  trop  ce  qu'Abélard  aurait  pu  répliquer 
à  cette  réponse  de  son  premier  maître,  et  nous  ne  con- 
naissons qu'un  seul  moyen  de  le  faire,  c'est  de  se  placer 
dans  la  doctrine  de  son  second  maître,  Guillaume  de 
Chainpeaux.  Si  le  réalisme  est  faux,  le  nominalisme  est 
vrai;  mais  si  le  réalisme  est  vrai,  le  nominalisme  est  faux. 
Or,  le  conceptualisme  est  le  principe  du  nominalisme  ; 
c'est  le  nominalisme  lui-même,  sauf  la  conclusion,  qui 
pourtant  est  nécessaire  et  qui ,  dans  sa  nécessité  à  la  fois  et 
dans  son  extravagance,  trahit  le  vice  du  conceptualisme. 

11  y  a  un  rapport  si  intime  entre  le  conceptualisme  et 
le  nominalisme  que,  selon  les  temps  et  les  circonstances, 
et  le  plus  ou  moins  de  force  et  de  hardiesse  des  esprits,  le 
nominalisme,  sans  se  détruire,  se  réfugie  et  se  métamor- 
phose dans  le  conceptualisme,  ou  le  conceptualisme  se 
développe  en  nominalisme.  Ainsi,  après  l'orage  qui,  au 
concile  de  Soissons,  éclata  sur  Roscelin,  le  nominalisme, 
proscrit  et  couvert  d'anathèmes,  se  réduisit  au  concep- 
tualisme, perdant  ainsi  de  sa  rigueur  ,  mais  sauvant  ses 
principes ,  où  sont  déposées  toutes  ses  conséquences.  Et 
quand  le  conceptualisme,  après  avoir  laissé  passer  l'orage 
et  le  règne  de  l'orthodoxie  et  du  réalisme,  eut  fait  ainsi 
quelque  temps  son  chemin  dans  l'ombre,  dès  qu'il  trouve 
au  quatorzième  siècle  de  meilleures  circonstances,  il  re- 
prend sa  forme  et  son  nom  de  nominalisme.  Avancez  dans 


ÀBÉLARD.  219 

l'histoire  ;  entrez  dans  la  philosophie  moderne  :  le  nomi- 
nalisme  y  passe  tour  à  tour  par  les  mêmes  métamorphoses. 
Il  se  montre  dans  Hobbes  a  visage  découvert  ;  mais  Hobbes 
décrie  le  nominalisme  au  commencement  du  dix-septième 
siècle,  comme  Roscelin  à  la  fln  du  onzième.  Aussi,  entre  les 
mains  du  sage  et  inconséquent  auteur  de  l'Essai  sur  l'en- 
tendement humain,  le  nominalisme  s'efface  un  peu  sans 
cesser  d'être,  et  redevient  une  sorte  de  conceptualisme1. 
L'esprit  plus  libre  du  dix-huitième  siècle  lui  restitue  son 
caractère  et  son  nom  :  Condillac  l'érigé  en  une  doctrine 
régulière  et  complète,  avec  tous  ses  principes  et  toutes  ses 
conséquences,  sans  aucune  limite,  mais  aussi  sans  aucun 
contre-poids2. On  ne  peut  pas  s'arrêter  au  conceptualisme'; 
il  faut  ou  remonter  jusqu'au  réalisme  ou  descendre  jus- 
qu'au nominalisme.  Il  y  a  cinquante  ans ,  le  judicieux  Reid 
rencontre  sur  son  chemin  cette  vieille  querelle  des  univer- 
saux,  et  tout  en  rejetant  le  nominalisme,  il  témoigne  une 
certaine  sympathie  pour  le  conceptualisme5.  L'école  écos- 
saise fait  un  pas.  Dugald  Stewart4  développe  la  doctrine  de 
son  maître,  et  il  ne  s'arrête  plus  au  point  fixé  par  Reid  :  il 
s'avance  jusqu'au  nominalisme.  Quelquefois  aussi,  quand 
le  conceptualisme  se  rencontre  dans  une  doctrine  qui  in- 
cline a  l'idéalisme,  alors  ne  pouvant  suivre  la  pente  qui 
d'ordinaire  l'entraîne  au  nominalisme,  et  ne  pouvant  pas 
non  plus  s'arrêter  a  ce  point  indécis  et  mobile  qui  est  le 
conceptualisme,  à  proprement  parler,  il  remonte  invinci- 

4.  C'est  Reid  quia  mis  Locke  dans  le  parti  du  conceptualisme;  \ou>z 
4"  série,  tom.  iv,  leç.  xxi,  p.  258.  «  Locke  devrait  être  placé  parmi 
les  conceplualisles.  »  La  vérité  est  que  Locke  est  à  la  fois  conceptualisle 
et  nominaliste;  voyez  2«  série,  leç.  xx,  p.  213. 

2.  4re  série,  t.  m,  leç.  ne  et  mf. 

.".  |t«  série,  t.  îv,  leç.  xxi. 

■i:  Philosophie  de  l'esprit  humain,  en.  iv,  sect.  2,  avec  les  notes. 


220  philosophie  scholastiqie. 

blement  jusqu'au  réalisme.  C'est  ainsi  qu'en  Allemagne 
nous  avons  vu  le  couceptualisme  defeant  s'élever  successi- 
vement jusqu'au  système  le  plus  réaliste  et  le  plus  objectif 
qui  ait  été  depuis  Platon.  Au  fond,  Abélard  est  un  nomi- 
naliste  qui  s'ignore  ou  qui  se  cache.  Moins  conséquent  et 
moins  hardi,  il  ne  révolte  plus  le  sens  commun,  et  il 
regagne  en  bonne  apparence  tout  ce  qu'il  perd  en  pro- 
fondeur. Plus  faible  dans  la  doctrine,  il  est  plus  fort  dans 
la  polémique,  il  prête  moins  le  flanc  aux  attaques  du  réa- 
lisme, et  le  combat  avec  plus  d'avantage.  Quand  Abélard 
descendit  dans  l'arène,  le  nominalisme  ne  pouvait  plus 
soutenir  la  lutte,  et  le  réalisme  était  victorieux  sur  tous 
les  points.  Abélard  renouvela  la  lutte;  il  força  le  parti 
vainqueur  décompter  avec  le  parti  vaincu;  il  maintint 
sous  un  autre  nom  les  droits  du  nominalisme;  il  le  sauva 
en  le  tempérant  ;  et  d'un  autre  côté,  sans  le  vouloir,  en 
combattant  le  réalisme  il  l'épura.  On  ne  peut  donc  nier 
qu'il  n'ait  par  là  servi  d'une  manière  mémorable  la  cause 
de  la  philosophie  et  celle  de  l'esprit  humain. 

III.   APPLICATION    DE   LA   PHILOSOPHIE   d'ABÉLARD 
A   LA  THÉOLOGIE. 

Nous  avons  reconnu  le  rapport  du  réalisme  et  de  l'or- 
thodoxie chrétienne  dans  saint  Anselme  et  dans  Guillaume 
deChampeaux.  Roscelin  nous  a  montré  la  tendance  hété- 
rodoxe du  nominalisme;  nous  retrouvons  cette  même 
tendance  dans  Abélard  et  dans  toute  son  école.  Abélard 
est  en  théologie  ce  qu'il  est  en  philosophie  :  ni  tout  à  fait 
orthodoxe,  ni  tout  à  fait  hérétique,  mais  beaucoup  plus 
près  de  l'hérésie  que  de  l'orthodoxie,  et  cela  par  une  con- 
séquence nécessaire  de  l'esprit  du  nominalisme. 


ABÉLARD.  221 

Méthode   théologique  d'Ahélard.   Du   Sic  et  non  ,   d'après  les  manuscrits 
de  Saint-Michel  et  de  Marmouticrs. 

Roscelin,  au  lieu  de  se  borner  à  l'exposition  Adèle  du 
dogme  chrétien,  avait  tenté  de  l'expliquer,  et  en  l'expli- 
quant dans  le  sens  du  nominalisme,  il  l'avait  détruit. 
Abélard  entra  d'un  pas  ferme  dans  la  roule  frayée  par 
Roscelin,  et  ce  qui  n'avait  été  jusqu'alors  qu'une  tentative 
incertaine,  il  Térigea  en  un  principe  général,  il  en  (it 
une  méthode.  Partout  dans  ses  ouvrages  imprimés,  il  pro- 
clame l'introduction  de  la  philosophie  dans  le  domaine 
de  la  foi  '.  Mais  on  ne  démontre  que  ce  qui  est  ou  parait 
douteux,  et  pour  convertir  les  dogmes  en  démonstrations, 
il  faut  d'abord  en  faite  des  problèmes;  et  il  faut  poser  ces 
problèmes  avec  le  pour  et  le  contre,  avec  des  solutions 
contraires  tirées  d'autorités  presque  égales,  avant  d'éta- 
blir soi-même  la  véritable  solution.  C'est  ce  qu'Abélard  a 
tenté  dans  un  ouvrage  original  et  hardi  qui  représente 
et  résume  sa  méthode  théologique.  Cet  ouvrage  est  le 
fameux  Sic  et  non;  le  oui  et  le  non,  que  nous  avons  re- 
trouvé et  que  nous  publions  ici  pour  la  première  fois.  11 
convient  donc  à  tous  égards  de  faire  connaître  en  détail 
ce  curieux  monument. 

Guillaume  de  Saint-Thierry  en  dénonçant  à  saint  Ber- 
nard la  théologie  d'Abélard ,  déférée  plus  tard  et  con- 
damnée au  concile  de  Sens,  en  1140,  lui  parle  du  Sic  et 
non,  comme  d'un  ouvrage  suspect  qui  circulait  mysté- 
rieusement parmi  les  élèves  et  les  partisans  d'Abélard  2. 

I.  Abœl.  opp.  Invectiva  in  qucmdam  ignarum  dialeciices,  pag.  258 ; 
îi1  début  de  l'Introductio  in  theologiam  christianam ,  pag.  974,  et  le 
Beond  et  le  troisième  livre  de  la  Theologia  christiana  dans  le  Thésau- 
rus anecd  noviss.  de  Pez,  lom.  v. 

-'.  s.  Bernard,  opp.,  tom.  i ,  p.  301.  «  Sunt  cutem  ,  ut  amlio,  adhuc  alia 

1!). 


222  PHILOSOPHIE  SCHOLASTIQUE. 

C'est  la  la  seule  mention  qu'on  rencontre  du  Sic  et  non 
dans  tout  le  moyen  âge.  Cependant  l'ouvrage  oublié 
n'avait  point  péri.  Marlène  et  Durand  '  nous  apprennent 
qu'il  existait  encore  de  leur  temps  à  Saint-Germain,  et 
que  leur  confrère  Dachery  avait  songé  a  le  mettre  au 
jour;  mais  qu'après  l'avoir  examiné  sérieusement,  il 
n'avait  osé  le  publier  de  peur  de  scandale  2.  Ce  que  les  his- 
toriens de  la  philosophie  ont  dit  du  Sic  et  non  n'a  pas 
d'autre  fondement  que  ce  peu  de  lignes  des  deux  savants 
bénédictins3.  L'auteur  de  l'article Abélard  ,  dans  l'Histoire 
littéraire  de  la  France ,  D.  Clément ,  en  parle  seulement 
sur  les  notes  laissées  par  ses  prédécesseurs ,  car  il  déclare 
qu'il  n'a  pu  retrouver  à  Saint-Germain  le  manuscrit 
qu'avaient  eu  entre  les  mains  Dachery ,  Martène  et  Du- 
rand ;  il  suppose  que  ce  manuscrit  n'apppartenait  pas  à 
Saint-Germain,  et  que  c'était  l'un  des  deux  exemplaires 
qui  se  voyait  de  son  temps,  à  ce  qu'il  assure,  à  la  biblio- 
thèque de  Marmoutiers  et  a  celle  du  mont  Saint-Michel 4. 
En  effet,  le  Sic  et  non  n'est  point  aujourd'hui  dans  le 
fonds  de  Saint-Germain  conservé  à  la  Bibliothèque  royale 
de  Paris.  Il  n'est  pas  non  plus  et  il  ne  passe  point  pour 

«  ejus  opuscula,  quorum  noraina  sunt  :  Sic  et  non,  Scito  te  ipsnm,  et  alia 
<c  quaedaiu  de  quibus  timeo  ne,  sicut  monstruosi  sunt  nominis,  sic  etiam 
«  sint  monstruosi  dogmatis  ;  sed  ,  sicut  dicunt,  oderunt  lucem,  nec  etiam 
«  quœsita  inveniuntur.  » 

1.  Préface  du  tome  iv.  du  Thesaur.  nov.  anecd. 

2.  ïbid.  «.  Est  pênes  nos  ejusdem  Abaclardi  liber  in  qno,  genio  suo  in- 
«  dulgens,  omnia  Christian»  religionis  mysteria  in  utrainque  partem  ver- 
te sat,  uegans  quod  asserucrat  et  asserens  quod  negaverat  ;  quod  opus  ali- 
«  quando  publici  juris  faeere  cogitaverat  noster  Dachcrius,  verum  serio 
"  examinatum  œternis  tenebris  potius  quam  lucc  dignum  de  viroruui  eru- 
«  ditorum  consilio  esistimavit   » 

5.  Brucker,  tom.  m,  p.  765;  Tiedemann,  t.  iv,  p.  280,  et  Tcnnemann, 
t.  vin,  p.  490. 
■    -î.  Hist.  lillér.  de  la  France,  t.  su,  p.  131. 


ABÉLARD,  223 

avoir  jamais  été  dans  l'ancien  fonds  du  Roi,  ni  dans  ceux 
de  Saint-Victor,  de  Sorbonne  et  de  Xotre-Dame.  Toutes 
nos  espérances  se  reportaient  donc  sur  Marnioutiers  et 
sur  Saint-Michel  ;  et  elles  n'ont  pas  été  trompées. 

De  la  dévastation  de  la  biliothèque  du  mont  Saint- 
Michel  pendant  la  révolution ,  nous  savions  qu'il  était 
échappé  un  bon  nombre  de  manuscrits  qui  avaient  été 
transportés  au  chef-lieu  du  département ,  à  Avranches. 
Un  écrit  réceût  *  donne  une  sorte  de  catalogue  de  ces 
manuscrits ,  fait  par  M.  de  Saint-Victor.  On  y  trouve 
l'indication  suivante  :  Commentarius  in  psalterium  ac 
in  Sic  et  non,  sans  nom  d'auteur.  Il  n'était  pas  bien  dif- 
ficile de  soupçonner  sous  ce  titre  le  Sic  et  non  d'Abé- 
lard  ;  et  ayant  obtenu  la  communication  de  ce  manuscrit 
par  l'entremise  de  M.  le  ministre  de  l'instruction  pu- 
blique, en  l'ouvrant  nous  y  lûmes  d'abord  en  caractères 
rouges,  parfaitement  formés  :  Incipit  prologus  Pétri 
Abœlardi  in  Sic  et  non.  Et  la  preuve  incontestable  que 
ce  manuscrit  est  bien  celui  de  Saint-Michel,  c'est  que  sur 
le  dernier  feuillet  est  écrit  d'une  main  ancienne  :  Iste  liber 
est  monasterii  Montis  sancti  Michaelis  in  periculo 
maris. 

Sur  le  dos  de  la  couverture  est  le  titre  suivant  :  In 
psalterium  ac  in  Sic  et  non,  avec  le  n°  2384  ,  qui  est 
probablement  celui  do  la  bibliothèque  d' Avranches,  tan- 
dis qu'à  l'intérieur,  sur  la  marge  du  premier  feuillet,  est 
marqué,  d'une  écriture  beaucoup  plus  ancienne,  le 
n°  237,  qui  doit  avoir  été  celui  de  la  bibliothèque  de 
Saint-Michel. 

i.  Histoire  pittoresque  du  Monl-Saint-Mkiiel,  par  Max.  Raoul.  Paris, 
1833,  in-8«. 


2iï  PHILOSOPHIE   SCIIOLASTIQUE, 

Le  manuscrit  est  hi-4°,  en  parchemin,  réglé,  écrit  avec 
soin,  mais  avec  beaucoup  d'abréviations;  il  appartient 
certainement  au  treizième  siècle. 

Il  contient  deux  ouvrages  :  le  commentaire  de  Bruno 
de  Segui  sur  le  psautier,  qui  a  été  publié  ',  et  le  Sic  et 
non  sans  autre  titre  que  celui-ci  :  Incipit prologus  Pétri 
Abœlardi  in  Sic  et  non  ;  ce  dernier  ouvrage  occupe 
-I7C)  feuillets,  qui  forment  le  tiers  du  manuscrit. 

Cependant  notre  parfaite  conliance  dans  l'exactitude 
de  Dom  Clément  nous  laissait  convaincu  que  le  Sic  et  non 
devait  se  trouver  aussi  parmi  les  manuscrits  de  l'abbaye 
de  Marmouticrs,  et  par  conséquent  a  la  bibliothèque  pu- 
blique de  la  ville  de  Tours  où  ces  manuscrits  sont  dépo- 
sés aujourd'hui.  Aussi,  au  premier  examen ,  et  sur  les 
indications  que  nousavions  transmises,  \eSic  etnon  fut-il 
trouvé  sous  le  n°  99,  dans  un  in-folio  intitulé  :  Glossœ 
in  sacrant  scripturam  ;  et  nous  parvînmes  à  obtenir  de 
la  ville  de  Tours  que  ce  manuscrit  nous  fût  envoyé,  afin 
de  le  collationner  avec  celui  d'Avranches,  et  de  tirer  de 
l'un  et  de  l'autre  un  texte  plus  sur. 

Nul  doute  que  ce  manuscrit  ne  soit  celui  de  l'abbaye 
de  Marmou tiers  ;  car  on  lit  sur  le  premier  feuillet  :  Glossœ 
in  scripturam  sacram  major is  monasterii  congr.  S. 
Mauri.  C'est  un  in-folio  en  parchemin,  d'une  écriture 
qui  appartient,  comme  celle  du  manuscrit  d'Avranches, 
au  treizième  siècle. 

Ce  manuscrit  est  une  collection  d'un  grand  nombre  de 
pièces  de  toutes  sortes.  Un  savant  bénédictin,  peut-être 
Dachery,  Martène  ou  Durand,  en  a  fait  un  examen  ap- 

{.  Voyez  Falmcius,  Uibl.  med.  lai.,  art.  Bruno, 


ABÉLARD.  225 

profondi  et  a  déterminé  le  sujet  et  le  titre  de  chacune  de 
ces  pièces,  dans  un  index  placé  en  tête  du  volume. 

Le  Sic  et  non  occupe  dans  le  manuscrit  de  Tours 
viugt-sept  feuillets,  à  deux  colonnes. 

Quand  on  compare  ce  manuscrit  a  celui  d'Avranclies, 
on  le  trouve  plus  complet  sous  certains  rapports  et  moins 
complet  sous  quelques  autres.  L'ouvrage  comprend  d'abord 
une  préface,  appelée  prologue,  prologus,  exactement  de 
la  même  étendue  dans  les  deux  manuscrits.  Puis  vient 
l'ouvrage  lui-même,  composé  d'un  certain  nombre  de  cha- 
pitres, sous  la  forme  de  questions.  Chacune  de  ces  ques- 
tions a  son  titre  soigneusement  marqué  en  encre  rouge 
dans  le  manuscrit  d'Avranclies,  tandis  que  les  titres  man- 
quent assez  souvent  dans  celui  de  Tours.  Souvent  aussi 
plusieurs  questions  sont  réunies  en  uue  seule  dans  ce  der- 
nier manuscrit;  celui  d'Avranclies  divise  davantage.  Quel- 
quefois l'ordre  des  chapitres  ou  questions  n'est  pas  le 
même  dans  tous  les  deux ,  et  il  y  a  une  foule  de  morceaux 
qui  dans  celui-ci  se  rapportent  à  telle  question  et  dans 
celui-là  à  telle  autre;  et  dans  chaque  question,  l'ordre 
des  paragraphes  n'est  pas  le  même  non  plus.  Enfin  les  der- 
nières questions  manquent  entièrement  dans  le  manuscrit 
de  Tours.  Mais  ,  en  revanche,  il  contient  de  fort  longs  ex- 
traits de  Bède  le  Vénérable,  qui  peuvent  très-bien  avoir 
été  faits  par  Abélard  dans  le  même  but  que  le  reste  de 
l'ouvrage;  à  la  suite  de  ces  extraits  viennent  encore 
d'autres  extraits  du  livre  des  Retractationes  de  saint 
Augustin,  que  le  prologus  promettait  formellement  dans 
l'un  et  l'autre  manuscrit,  et  que  celui  d'Avranclies  ne 
donne  point. 

Si  maintenant  on  examine  ces  deux  manuscrits  sous  le 


226  PHILOSOPHIE  SCHOLASTIQUE. 

rapport  de  la  pureté  du  texte,  celui  de  Tours  nous  paraît 
eu  général  préférable.  Il  présente  rarement  de  ces  fautes 
grossières  qui  trahissent  un  copiste  sans  intelligence.  Nous 
avons  donc  pris  pour  base  de  notre  travail  le  manuscrit 
d'Avranches,  a  cause  de  son  ordonnance,  de  ses  divisions 
bien  marquées,  de  ses  titres  commodes ,  et  nous  l'avons 
fréquemment  rectifié  dans  le  détail  sur  le  manuscrit  de 
Tours. 

Mais  il  est  temps  d'arriver  a  l'ouvrage  lui-même.  Expli- 
quons-en d'abord  le  sujet  et  le  titre. 

Le  dialecticien  Abélard,  en  entrant  dans  la  théologie, 
y  transporta  d'abord  ses  habitudes  philosophiques.  Il 
conçut  l'idée  très-simple  en  elle-même,  mais  très-féconde, 
d'établir  sur  tous  les  points  de  quelque  importance  le 
pour  et  le  contre,  a  l'aide  de  passages  des  saintes  Ecri- 
tures et  des  saints  Pères  qui  semblent  se  combattre  et  dire 
le  oui  et  non,  le  Sic  et  non. 

Au  premier  coup  d'œil,  c'est  donc  ici  une  pure  com- 
pilation d'autorités  contraires  ;  mais,  en  réalité,  c'est  une 
construction  de  problèmes  et  d'antinomies  théologiques 
puissamment  établies ,  qui  condamnent  l'esprit  a  un  doute 
salutaire,  le  prémunissent  contre  le  danger  de  toute  so- 
lution étroite  et  précipitée,  et  le  préparent  a  des  solutions 
meilleures.  Mais  ces  solutions  ne  sont  pas  même  indi- 
quées ,  et  elles  ne  devaient  pas  l'être;  car  Abélard  eût  fait 
alors  un  traité  de  théologie,  et  non  pas  ce  qu'il  voulait 
faire,  une  préparation  critique  à  la  théologie.  Et  il  ne 
faut  point  s'effrayer  ici,  avec  Dachery,  Durand  et  Mar- 
tène,  de  l'apparence  du  scepticisme  ;  car  ce  scepticisme 
n'est  que  provisoire  :  Abélard  se  réservait  de  lever  ensuite 
les  contradictions  qu'il  avait  d'abord  amassées,  et  de  re- 


ABÉLARD.  22 

conduire  à  la  foi  et  a  l'orthodoxie  chrétienne  à  travers  le 
doute  et  parla  puissance  même  de  la  dialectique. 

Les  questions  du  Sic  et  non  embrassent  la  théologie 
tout  entière,  et  forment  en  quelque  sorte  la  table  des  ma- 
tières des  traités  dogmatiques  de  théologie  et  de  morale 
composés  par  Abélard.  Chaque  question  ou  chapitre  sup- 
pose une  assez  grande  lecture ,  et  le  choix  des  autorités 
une  érudition  bien  entendue.  Les  auteurs  le  plus  fré- 
quemment employés  sont ,  avec  les  saintes  Écritures,  les 
pères  et  les  docteurs  de  l'Eglise  latine,  surtout  saiut  Au- 
gustin, saint  Jérôme,  saiut  Ambroise,  saint  Hilaire,  saint 
Isidore,  saint  Grégoire,  Bède  le  Vénérable.  Les  pères  de 
l'Eglise  grecque  sont  bien  plus  rarement  invoqués ,  et  on 
se  sert  toujours  des  traductions  latines.  Boëce  revient 
souvent  et  comme  théologien  et  comme  philosophe.  Des 
autorités  profaues  sont  mêlées  aux  autorités  sacrées. 
Aristote  est  cité  plusieurs  fois,  et  dans  la  traduction  latine 
de  Boëce.  A  côté  de  Boëce  et  d'Aristote,  sujets  habituels 
des  études  d'Àbélard,  on  rencontre  quelquefois  Sénèque 
et  Cicéron.  Un  seul  poëte  est  cité,  et  ce  poëte  est  Ovide, 
et  Ovide  dans  l'Art  d'aimer. 

Quant  aux  questions  elles-mêmes ,  elles  sont  posées 
avec  une  grande  indépendance.  Par  exemple,  les  ques- 
i  tions  suivantes  contiennent  et  renouvellent  les  vieilles 
controverses  de  l'arianisme  et  du  sabellianisinc  :  Q.  <>. 
Quod  sit  Deus  tripartitus  ?  et  contra.  7.  Quod  in  tri- 
nitate  non  sunt  dicendi  plures  œterni  ?  et  contra,  il. 
Quod  non  sit  substantia  ?  et  contra.  -Il .  Quod  divinœ 
personœ  ad  invicem  differunt?  et  contra.  12.  Quod 
in  trinitate  alter  sit  unus  cum  altero  ?  et  contra.  13. 
Quod  Deus  sit  causa  jilii  ?  et  contra,  \A.  Quod  sit 


228  PHILOSOPHIE   SCI10LASTIQUE. 

filius  sine  principio  ?  et  contra.  15.  Qaod  Dcus  non 
genuit  se.  17.  Quod  soins paler  dicatur  ingenilus  ?  et 
contra.  4  8.  Quod  œlerna  generatio  filii  narrari  vel 
sciri  vel  intelligi  possit  ?  et  contra.  Voici  des  questions 
qui  ne  sont  pas  sans  rapport  au  nestorianisme  :  62. 
Quod  Deus  personam  hominis  non  susceperit,  sed  na- 
turam  ?  et  contra.  63.  Quod  filins  Dei  mntalus  sit  sus- 
cipiendo  carne  m  ?  et  contra.  Eu  voici  d'autres  qui  re- 
muaient les  cendres  du  pélagianisme  :  Q.  27.  Quod  prœ- 
destinatio  Dei  in  bono  tantum  sit  accipienda  ?  et 
contra.  35.  Quod  nihil  fiât  Deo  nolente  ?  et  contra. 
54.  Quod  homo  liberum  arbitrium  peccando  amiserit  ? 
et  contra.  Je  veux  encore  signaler  la  question  23.  Quod 
philosophi  quoque  trinitatem  seu  verbum  Dei  credide- 
rint?  et  non  ;  question  qui  peut  nous  faire  comprendre 
cette  autre  accusation  portée  contre  Àbélard  ,  qu'il  était 
trop  favorable  a  la  philosophie  païenne  et  surtout  à  Pla- 
ton '.  Du  reste,  il  est  impossible  de  donner  une  idée  plus 
précise  du  travail  d' Abélard  :  ce  serait  citer  des  citations; 
nous  renvoyons  à  l'ouvrage  lui-même  2.  i\ous  avons  pu- 
blié intégralement  toutes  les  questions  qui  présentent  en- 
core aujourd'hui  quelque  intérêt,  et  nous  avons  eu  soin 
de  donner  le  titre  de  toutes  les  autres  et  de  marquer  leur 
place,  afin  qu'on  eût  une  idée  exacte  de  l'ensemble  de 
cette  singulière  composition. 

Mais  la  partie  la  plus  curieuse  du  Sic  et  non,  celle 
qui  lui  donne  son  vrai  caractère,  c'est  l'introduction,  le 
prologus  où  Abélard  indique  lui-même  le  but  qu'il  s'est 
proposé,  et  découvre  de  loin  en  loin  l'indépendance  de 

\.  Epistol.  ad  papam  Innoccntiura.  S.  Bern.  opp.  t.  i,  p.  650. 
2.  Ouvr.  inéd.,  p.  5-UîO. 


ABELARD.  229 

ses  vues.  Il  s'y  rencontra  plus  d'un  germe,  faible  encore, 
que  le  temps  a  développé. 

1°  Abélard  commence  par  remarquer  l'extrême  diffi- 
culté de  l'interprétation  des  textes  sacrés,  et  il  en  énu- 
mère  plusieurs  raisons  ;  celle  sur  laquelle  il  insiste  da- 
vantage, est  le  caractère  particulier  du  langage  des  saintes 
Ecritures  et  même  de  la  plupart  des  saints  Pères.  Ce  lan- 
gage n'était  pas  destiné  aux  doctes  ;  il  a  été  fait  pour  les 
ignorants,  et  il  en  est  d'autant  mieux  approprié  aux  be- 
soins du  peuple.  A  cette  occasion,  Abélard  prend  vive- 
ment le  parti  de  cette  façon  d'écrire  et  de  parler,  et,  en 
manière  d'apologie  des  saints  Pères,  et  par  la  bouche  de 
saint  Augustin  il  adresse  aux  professeurs  de  son  temps 
les  conseils  de  la  sagesse  la  plus  ingénieuse  et  la  plus 
hardie. 

2°  La  seconde  difficulté  d'une  bonne  interprétation  est 
la  corruption  des  textes,  et  la  multiplicité  des  ouvrages 
apocryphes.  Ici  Abélard  est  encore  plus  en  avant  de  son 
temps.  11  n'hésite  pas  a  déclarer  que  souvent  «  on  a 
«  mis  parmi  les  livres  sacrés  bien  des  ouvrages  qui  ne  le 
«  sont  pas,  afin  de  leur  donner  de  l'autorité.  »....  «  Et 
«  dans  les  ouvrages  authentiques,  et  qu'il  faut  véritable- 
«  ment  attribuer  à  l'Esprit  saint,  beaucoup  de  passages 
«  sont  corrompus.  »  Il  ne  s'en  tient  point  a  cette  asser- 
tion générale;  il  l'explique,  et  il  donne  un  assez  bon 
nombre  d'exemples  décisifs.  Or,  «  s'il  en  est  ainsi  dans 
«  le  texte  des  saintes  Ecritures,  à  plus  forte  raison  en  est- 
«  il  de  même  dans  les  ouvrages  des  Pères.  La  source  de 
«  ces  altérations  est  l'ignorance  des  copistes.  Les  églises 
«  primitives  étaient  composées  de  gentils  ignorants,  et  le 
«  copiste  qui  ne  comprenait  pas  tel  ou  tel  mot,  kl  ou  tel 
h.  20 


230  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

«  tour  de  phrase ,  croyait  faire  merveille  en  les  chan- 
«  géant;  et  pour  corriger  de  prétendues  erreurs,  il  en 
«  introduisait  de  véritables  \  » 

3°  Une  condition  essentielle  d'une  saine  interpréta- 
tion, est  de  rechercher  si  le  passage  de  tel  ou  tel  Père, 
dont  on  s'autorise,  n'a  pas  été  rétracté  par  lui;  par 
exemple,  il  y  a  beaucoup  d'assertions  de  saint  Augustin, 
sur  lesquelles  on  pourrait  être  tenté  de  s'appuyer,  si  on 
ne  connaissait  pas  ses  Rétractations. 

4°  Il  y  a  dans  les  Pères  bien  des  choses  qui  se  sentent 
de  leur  érudition  profane,  et  qu'ils  ont  avancées  sans  y 
attacher  une  grande  importance. 

5°  Ils  parlent  quelquefois  selon  le  sens  apparent,  et 
d'après  les  opinions  reçues  de  la  multitude  a  laquelle  ils 
s'adressent. 

6°  Leurs  contradictions  apparentes  viennent  souvent 
de  la  diversité  du  sens  que  les  différents  Pères  attachent 
quelquefois  au  munie  mol. 

7°  Quand  les  contradictions  ne  peuvent  pas  être  réso- 
lues de  cette  manière,  il  faut  s'en  rapporter  aux  témoi- 
gnages les  plus  accrédités;  et  pour  les  passages  dont  on 
ne  peut  pas  se  rendre  compte,  il  faut  les  abandonner  en 
se  disant,  non  que  tel  Père  a  tort,  mais  que  le  manuscrit 
dont  on  se  sert  est  défectueux,  ou  telle  autre  raison  qui 
n'ôte  rien  a  l'autorité  générale  de  ce  Père. 

8°  Distinguer  les  écritures  canoniques  de  l'Ancien  et  du 
Nouveau  Testament,  où  tout  est  nécessairement  vrai, 
d'avec  tous  les  autres  écrits  ecclésiastiques,  qu'il  faut 
consulter  sans  qu'on  soit  tenu  de  les  suivre.  Faire  excep- 
tion en  faveur  des  apôtres,  mais  des  apôtres  seuls,  et 

\.  Et  ut  errorera  emendaret,  fecit  errorem. 


ABÉLARD.  231 

bien  se  garder  encore  de  confondre  les  commentaires 
avec  les  textes. 

Ces  dernières  règles  sont  exposées  par  Abélard  avec 
beaucoup  de  réserve  et  entourées  d'une  foule  d'autorités. 
On  voit  qu'il  redoute  de  passer  pour  un  téméraire,  et  de 
paraître  trop  donner  a  la  raison  ;  aussi  va-t-il  jusqu'à 
recommander  de  porter  dans  l'interprétation  sacrée  l'es- 
prit d'humilité  et  cette  charité  «  qui  croit  tout,  espère 
«  tout,  supporte  tout,  et  ne  soupçonne  pas  aisément  les 
«  défauts  de  ceux  qu'elle  aime.  »  11  faut  avouer  que,  sous 
cet  appareil  de  précautions  et  de  citations,  la  pensée  d'A- 
bélard  fléchit  au  milieu  de  ce  prologue,  et  le  style  avec 
la  pensée;  mais  l'un  et  l'autre  se  relèvent  a  la  fin,  quand 
Abélard  arrive  au  but  du  Sic  et  non.  La  il  proclame  hau- 
tement que  la  vraie  clef  de  la  sagesse  est  le  doute.  «  Hàéfc 
«  quippe  prima  sapientiœ  clavis  definitur,  assidua  scili- 
«  cet  seu  frequens  interrogatio....  Dubitando  enim  ad 
«  inquisilionem  veuimus;  inquirendo  veritalem  percipi- 
«  mus  '.  »  Il  s'appuie  sur  Aristote.  11  cite  le  témoignage 
de  la  Vérité  elle-même,  qui  a  dit  :  Cherchez-,  et  vous 
trouverez;  frappez,  et  on  vous  ouvrira.  Il  invoque  et 
présente  a  ses  auditeurs  l'exemple  de  Jésus-Christ  lui- 
même,  qui  dès  l'âge  de  douze  ans  s'asseyait  parmi  les 
docteurs,  interrogeait,  étudiait  et  faisait  l'office  d'écolier. 
C'est  précisément,  dit  Abélard,  parce  que  les  saintes  Écri- 
tures sont  inspirées  qu'il  faut  s'efforcer  davantage  d'en 
pénétrer  le  sens  caché. 

Il  resterait  à  rechercher  l'époque  a  laquelle  a  pu  être 
composé  le  Sic  et  non.  On  voit  par  la  lettre  de  Guillaume 
de  Saint-Thierry  qu'il  parut  dans  le  monde  vers  le  môme 

\.  Ouvr.  inéd.,  p.  10. 


232  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

temps  que  les  deux  traités  de  théologie  et  de  momie,  et 
quelques  autres  ouvrages,  par  lesquels  probablement  il 
faut  entendre  X  H  examer  on  et  surtout  le  commentaire 
sur  les  épîtres  de  saint  Paul,  commentaire  évidemment 
écrit  après  X Introduction  à  la  théologie,  qui  y  est  ci- 
tée, et  avant  la  Théologie  morale,  qui  y  est  annoncée. 
Le  Sic  et  non  parut  donc  ou  plutôt  commença  a  être 
connu  en  même  temps  que  ces  différents  ouvrages;  mais 
nous  regardons  comme  assez  vraisemblable  qu'il  aura  été 
composé  auparavant.  En  effet,  il  semble  répugner  qu'on 
pose  des  questions  après  les  avoir  résolues.  Il  eût  été 
aussi  inutile  pour  Abélard  que  pour  les  autres  de  revenir 
sur  des  contradictions  qu'il  aurait  déjà  levées;  et  c'est  un 
homme  au  début  de  la  carrière,  et  non  pas  un  athlète 
consommé,  qui  fait  ainsi  provision  de  passages  et  d'auto- 
rités. Par  cette  même  raison,  on  pourrait  penser  que  cet 
écrit  est  même  antérieur  au  concile  de  Soissons;  car  où 
ne  conçoit  guère  que  notre  auteur  ait  pu  entreprendre 
un  traité  dogmatique  de  la  Trinité,  avant  les  études  d'é- 
rudition et  de  critique  que  représente  le  Sic  et  non.  Nous 
inclinerions  donc  à  le  placer  avant  le  concile  de  Soissons, 
c'est-à-dire  avant  H  21 .  Dans  ce  cas,  il  ne  resterait  que 
deux  époques  à  choisir  :  ou,  lorsque  après  les  malheurs 
qui  suivirent  sa  liaison  avec  Héloïse  ,  retiré  à  Saint- 
Denis,  Abélard  donna  dans  un  lieu  voisin  de  cette  abbaye 
ces  leçons  qui  attirèrent  tant  d'auditeurs,  lui  firent  tant 
d'ennemis,  et  frayèrent  la  voie  à  sa  première  condamna- 
lion;  c'est  l'époque  certaine  de  la  publication  du  traité 
sur  la  Trinité  '  ;  ou  lorsque,  avant  de  connaître  Héloïse, 
à  son  retour  de  Laon,  il  commença  à  appliquer  la  dialec- 

4.  Abœl.  opp.,  p.  49-20. 


ABÉLARD.  233 

tique  à  la  théologie,  et  qu'en  possession  de  l'école  du 
cloître  il  faisait,  comme  il  le  dit  lui-même,  des  leçons 
de  philosophie  et  de  théologie  ',  avec  des  succès  incroya- 
bles, attestés  par  la  lettre  de  Foulques2.  Celte  dernière 
hypothèse  semble  préférable,  parce  qu'il  est  difficile  d'ad- 
mettre aucune  publication  ni  aucun  enseignement  théo- 
logique régulier  d'Abélard  avant  ce  premier  travail,  en 
quelque  sorte  préparatoire.  Il  y  a  une  analogie  frappante 
entre  notre  prologue  et  un  opuscule  du  même  auteur,  in- 
séré dans  la  collection  de  d'Amboise  3,  contre  un  igno- 
rant en  dialectique,  qui  prétendait  qu'elle  était  contraire 
à  la  théologie.  Une  grande  partie  des  citations  que  ren- 
ferme ce  petit  écrit  sont  celles  dont  se  compose  la  pre- 
mière question  du  Sic  el  non:  Quod  fuies  humanis  ra- 
tionibus  sit  adstruenda  ?  Aristote  y  est  cité  comme  dans 
le  prologue,  avec  le  litre  de  Peripatelicorum  princeps, 
presque  a  l'égal  de  Jésus-Christ.  Sans  doute  on  reconnaît 
dans  ces  deux  écrits  un  homme  qui  se  lient  en  garde 
contre  les  interprétations  fâcheuses;  mais  son  aventure 
de  Laon,  a  l'occasion  de  son  début  en  théologie  et  de  son 
commentaire  sur  Ézéchiel 4,  suffit  à  expliquer  ces  pré- 
cautions; et  les  écrits  qu'Abélard  a  composés  depuis  sa 
première  condamnation,  entre  le  concile  de  Soissons  et 
celui  de  Sens,  contiennent  des  précautions  bien  autre- 
ment fortes.  Le  Sic  et  non  serait  donc  de  la  même  époque 
que  YInvcctiva;  ce  serait  le  premier  ouvrage  théolo- 
gique  d'Abélard,  ouvrage  qui  n'aurait  pas  été  d'abord  fort 
répandu  dans  le  monde  :  ce  qui  explique  la  plainte  lar- 

\.  Abocl.  opp.,  p.  9. 

2.  Ibid.,  p.  2(8. 

3.  Ibid.,  p.  238-252. 
^.  Ibid.,  p.  9. 

10. 


234  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

dive  de  Guillaume  de  Saint-Thierry;  parce  qu'il  avait 
été  composé  pour  les  besoins  personnels  du  professeur, 
comme  une  compilation  commode  d'autorités  diverses, 
où  il  pouvait  puiser  dans  l'occasion ,  et  peut-être  aussi 
comme  un  texte  à  son  enseignement.  Par  tous  ces  mo- 
tifs, et  sans  prétendre  donner  ces  conjectures  pour  des 
démonstrations  ,  il  nous  semble  que  le  Sic  et  non  peut 
être  considéré  comme  l'ouvrage  de  théologie  le  plus  an- 
cien que  nous  possédions  d'Abélard,  et  comme  un  mo- 
nument précieux  de  la  première  application  de  sa  mé- 
thode théologique. 

Doctrine  théologique  d'Abélard. 

Maintenant  à  quelle  théologie  cette  méthode  l'a-t-elle 
conduit?  Le  Sic  et  non  ouvrait  une  voie  périlleuse  ;  com- 
ment Abélard  y  a-t-il  marché?  A-t-il  vraiment  expliqué  la 
foi  chrétienne,  ou,  comme  Roscelin,  a-t-il  détruit  ce  qu'il 
entreprenait  d'expliquer?  Ici  les  écrits  d'Abélard  et  tous 
les  monuments  du  douzième  siècle  parlent  assez  haut.  On 
sait  qu'Abélard,  dès  ses  premiers  pas  dans  la  théologie,  y 
rencontra  le  dogme  de  la  Trinité,  ce  fondement  de  la  foi 
chrétienne,  et  qu'il  y  échoua  comme  avait  fait  avant  lui 
Roscelin.  On  sait  qu'en  LI2I,  traduit  à  un  nouveau  con- 
cile de  Soissons  comme  Roscelin  l'avait  été  en  1092  à  un 
concile  du  même  nom,  il  fut  obligé  de  désavouer  l'expli- 
cation qu'il  avait  donnée  du  redoutable  mystère;  et  que, 
malgré  ses  rétractations,  ayant  persévéré  dans  sa  doctrine, 
il  fut  vingt  ans  plus  tard  traduit  à  un  autre  concile,  celui 
de  Sens,  condamné  de  nouveau  et  relégué  dens  la  soli- 
tude. Le  premier  écrit  sur  la  Trinité,  qu'il  fut  contraint 
de  brûler  lui-même  eu  -H 21,  n'a  laissé  aucune  trace; 


ABÉLARD.  235 

mais  les  écrits  condamnes  au  concile  de  Sens  subsistent  et 
sont  imprimés.  Ce  sont,  avec  le  Sic  et  non,  V  Introductio 
ad  theologiam  et  la  Theolog'ia  christiana.  Nous  avons 
donc  le  corps  du  délit  en  quelque  sorte,  et  l'acte  d'accusa- 
tion préparé  par  Guillaume  de  Saint-Thierry,  dressé  et 
soutenu  par  saint  Bernard  ;  car  saint  Bernard  a  été  pour 
Abélard  ce  que  saint  Anselme  avait  été  pour  Boscelin. 
«  Habemus  in  Francia,  dit  saint  Bernard,  novum  de  veteri 
«  magistro  theologum  qui  ah  ineunte  a?tate  sua  in  arle 
«  dialectica  Iusit  et  nunc  in  scripturis  sanctis  insanit... 
«  Et  dum  paralus  est  de  omnibus  reddere  ralionein,  eliam 
«  quae  sunt  supra  rationem,  et  contra  rationein  prœsumit 
«  et  contra  fidem  \  »  En  effet,  quand  on  lit  aujourd'hui 
les  deux  ouvrages  incriminés,  Y  Introduction  à  la  théo- 
logie et  la  Théologie  chrétienne,  on  y  trouve  la  dialec- 
tique, placée  a  la  tête  de  la  théologie,  et  l'esprit  caché  du 
nominalisme  y  minant  les  bases  du  christianisme,  au  lieu 
de  les  attaquer  directement.  C'est  là  la  seule  différence 
qui  sépare  ici  comme  ailleurs  le  disciple  du  maître.  Le 
principe  fondamental  du  nominalisme  est  que  rien 
n'existe  qui  ne  soit  individuel,  c'est-à-dire  un.  Mais  le 
mystère  de  la  Trinité  est  bien  difficile  à  concilier  avec  ce 
principe,  et  Boscelin  n'avait  pu  se  tirer  de  cette  alterna- 
tive :  ou  Dieu  seul,  qui  est  un,  existe,  et  les  trois  préten- 
dues personnes  de  la  Trinité  n'ont  pas  d'existence  propre 
et  ne  sont  que  des  points  de  vue  de  notre  esprit;  ou  les 
trois  personnes  existent  réellement,  cl  alors  ce  sont  trois 

1.  Epistol.  ad  pap.  Innocent.  —  Opp.  S.  Bern.  t.  i,  p.  Gii,  sqq.  Guil- 
laume de  Saint -Thierrj  s'exprime  de  même  [ibid  ,  t.  i,  p.  501  ),  ainsi  que 
Gautier  de  Mortagne  (  Dachery,  Spicileijium,  t.  m,  p.  524).  Voyez  aussi 
une  lettre  d'un  anonyme  dans  le   Thésaurus  aneul.  noiiss,  de  Pez, 

t.  V,  p.  oui. 


236  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

réalités  non-seulement  distinctes  pour  l'esprit,  mais  sé- 
parées entre  elles  et  formant  chacune  une  unité  indépen- 
dante, et  dans  ce  cas  l'unité  qui  les  comprend  est  une 
chimère.  Ahélard,  qui  part  du  même  principe  et  qui  est 
imbu  du  même  esprit,  rencontra  la  môme  alternative,  et 
il  y  succomba  également,  mais  différemment.  Roscelin 
avait  sacrifié  la  réalité  de  l'unité  de  Dieu  a  la  réalité  des 
trois  personnes  ;  Abélard  paraît  avoir  sacrifié  la  réalité  des 
trois  personnes  à  l'unité  de  Dieu.  11  est  certain,  du  moins, 
que  les  interprétations  qu'il  a  données  des  trois  personnes 
ont  bien  l'air  de  substituer  des  distinctions  logiques  à 
de  véritables  existences.  Tantôt  il  compare  les  trois  per- 
sonnes de  la  Trinité  aux  divers  termes  d'un  syllogisme'; 
tantôt  à  l'empreinte  d'un  cachet  relativement  a  ce  cachet 
lui-même,  ou  bien  encore  a  la  forme  relativement  à  la 
matière 2.  Plus  d'une  fois  il  assimile  les  rapports  des  trois 
personnes  entre  elles  au  rapport  dialectique  de  l'espèce 
et  du  genre3,  analogie  dont  il  résultait  une  subordination 
de  rangs,  une  hiérarcbie  enlre  les  trois  personnes  4.  11 

1.  ïnlrod.,  lib.  n,  p.  1078.  a  Idem  igitur  est  propositio  quornodo  con- 
clusio,  sed  differunt,  etc  ,  etc.  »  Theolog.  christ.,  lib.  m,  p.  1281;  lib,  iv, 
p.  4295. 

2.  Inlrod.,  lib.  n  ,  p   1081.  Ibid.,  lib.  îv,  p.  1505  et  1517. 
5.  Ibid. ,Vib.  ii,  p.  1083. 

4    S.  Bern.  opp.,  t.  ix,  p.  G47  :  «.  Execranda  illa  de  génère  et  specic  non 

«  similitude  sed  dissimilitudo quoniam   cum  genus  quidem  et  species 

«  quod  ad  se  in\ieem  sunt,  alteruni  superius,  alta  inferior  sit,  Dcus  aiitem 

«  unus Absit  ut  buic  acquiescamus  dicenti  hoc  esse  filium  ad  patreni 

«  quod  speeiem  ad  genus,  quod  honiinera  ad  animal,  quod  areuni  sigillum 

«  ad  ses,  quod  aliquam  potentiam  ad  potentiam Ibid.,  p.  C-Î8.  Tenemus 

«  autem  te  docente  ad  hominis  positioneni  poni  animal,  sed  non  e  con- 
<c  verso,  secundum  regulam  dialcctica;  tas  qua  non  quidem  posito  génère 
«  ponitur  species,  sed  posita  specie  ponilur  genus.  Cum  ergo  patreni  ad 
«  genus,  filium  ad  speeiem  referas,  nonne  id  oratio  similitudinis  postulat 
«  ut  similiter  posjto  filio  ,  patreni  poni  osleudas  et  non  converti  :  ut  quo- 


ABÉLARD.  237 

aime  à  comparer  la  Trinité  chrétienne  a  celle  de  Platon, 
et  dans  cette  comparaison  le  Saint-Esprit  est  Pâme  du 
monde  '.  Mais,  dans  cet  abaissement  du  Saint-Esprit,  le 
dogme  augustinien  de  la  grâce  devait  nécessairement  re- 
cevoir quelque  échec;  de  sorte  qu'à  parler  sincèrement, 
saint  Bernard  était  assez  fondé  à  lancer  contre  Abélard 
ces  formidables  paroles  2  :  «  Cuni  de  trinilate  loquitur 
«  sapit  Arium,  cum  de  gratia  sapit  Pelagium,  cum  de 
«  persona  Christi  sapit  Nestorium.  »  On  peut  le  dire  au- 
jourd'hui, si  Roscelin  était  Irithéiste,  Abélard  était  sabel- 
lien.  Car,  encore  une  fois,  dès  qu'on  admet  que  rien 
n'existe  que  ce  qui  est  individuel  et  un,  ou  la  Trinité  se 
résout  en  trois  dieux,  ou  les  trois  personnes  ne  sont  plus 
que  ce  que  sont  les  genres  et  les  espèces,  c'est-à-dire  des 
ressemblances  mêlées  de  différences,  c'est-à-dire  des 
points  de  vue  divers  de  la  même  chose,  des  conceptions 
distinctes  de  notre  esprit,  que  le  langage  personnifie.  Le 
conceptualisme,  en  philosophie,  donne  le  sabellianisme 
en  théologie,  et  le  conceptualisme  n'est  pas  autre  chose 
que  le  nominalisme  dans  son  principe,  moins  ses  consé- 
quences extrêmes  qui  en  révèlent  toute  la  portée  3. 

«modo  qui  homo  est,  necessario  animal  est,  sed  non  eonvertitur;  ita 
«  quoque  qui  filius  est  necessario  pater  sit,  et  œque  non  convertatur?  Sed 
«  eontradicit  tibi  in  hoc  catholica  fides.  » 

1.  Inlrod.,  lib.  ii ,  p.  1015.  Tlieol.  christ.,  lib.  i,p.  1186.  S.  Bernard, 
opp.,  ibid. 

2.  S.  Bcrn.  opp.,  t.  i,  p.  185,  epistol.  ad  Guidoncm  de  C.astello. 

5.  Ce  jugement  est  celui  qu'a  porté  de  la  théologie  d'Abclard  un  de  ses 
contemporains  les  plus  éclairés,  Othon  de  Frcisingen  ,  de  Gestis  Frid., 
lib.  i  :  «  Sententiam  vocum  seu  nominum  in  naturel!  tenens  tacaltate  non 
«  caute  thcologia;  adniiscuit.  Quarc  de  sancta  theologia  docens  et  scribens, 
«  très  perso  a  as  quas  sancta  ecclesia  non  vacua  Domina  tantum  ,  sed  res 
«  distinclas  suisque  proprietatibus  discretas  bactenus  et  pie  credidit  et 
«  ûdeliter  docuit,  nimis  allenuans,  non  bonis  usus  excinplis,  inter  cœtera 


238  PHILOSOPHIE  SCHOLASTIQUE. 

Conclusion. 

Tel  fut  Pierre  Abélard.  Il  est,  avec  saint  Bernard,  dans 
l'ordre  intellectuel,  le  plus  grand  personnage  du  douzième 
siècle.  Comme  saint  Bernard  représente  l'esprit  conserva- 
teur et  l'orthodoxie  chrétienne,  dans  son  admirable  bon 
sens,  sa  profondeur  sans  subtilité,  sa  pathétique  élo- 
quence, mais  aussi  avec  ses  ombrages  et  dans  ses  limites 
parfois  trop  étroites,  de  même  Abélard  et  son  école  repré- 
sentent en  quelque  sorte  le  côté  libéral  et  novateur  du 
temps,  avec  ses  promesses  souvent  trompeuses  et  le  mé- 
lange inévitable  de  bien  et  de  mal,  de  raison  et  d'extra- 
vagance. Il  exerça  sur  son  siècle  une  sorte  de  prestige. 
De  1 108  à  1-140,  il  obtint  dans  l'enseignement  des  succès 
inouïs  jusqu'alors,  et  qui,  s'ils  n'étaient  attestés  par  d'ir- 
récusables témoins,  ressembleraient  à  des  inventions  fa- 
buleuses. Il  avait  trouvé  a  Paris  deux  écoles  célèbres, 
celle  du  cloître  et  celle  de  Saint-Victor,  et  il  en  suscita 
une  foule  d'autres  pour  soutenir  ou  pour  combattre  son 
système ,  et  c'est  de  la  qu'est  née  l'Université  de  Paris. 
Malgré  ses  erreurs  et  les  analhèmes  de  deux  conciles,  sa 
périlleuse  mais  féconde  méthode  est  deveuue  la  méthode 
universelle  de  la  théologie  scholastique.  Les  erreurs  s'effa- 
cèrent, et  la  méthode  resta,  comme  une  conquête  de  l'es- 
prit d'indépendance.  Pierre  le  Lombard  est  le  fondateur 
reconnu  de  la  théologie  scholastique  ;  or,  Pierre  le  Lom- 
bard est  un  élève  direct  d'Abélard,  et  l'héritier  sinon  de 
sa  doctrine,  au  moins  de  sa  méthode  épurée  et  perfection- 
née :  le  Sic  et  Non  est  l'antécédent  du  livre  des  Senten- 


«  dixit  :  sicut  eadeni  oratio  est  propositio,  assumptio  et  conclusio,  ita  ea- 
«  déni  essentia  est  pater  et  filius  et  spiritus  sanctus.  » 


ABÉLARD.  239 

ces  '.  Voilà  pour  la  théologie.  En  philosophie,  l'école  que 
fonda  Abélard  eut  un  succès  presque  universel  par  le 
moyen  terme  commode  qu'elle  avait  l'air  de  présenter  a 
toutes  les  opinions.  Chose  assez  rare,  la  modération  du 
conceplualisnie  fit  sa  fortune.  Toute  son  originalité  con- 
sistait peut-être  a  ne  pas  aller  jusqu'au  bout  de  ses  prin- 
cipes :  cette  retenue  lui  conquit  les  esprits  prudents,  et 
l'autorité  deBoëce  lui  donna  la  foule.  Il  resta  bien  encore 
quelques  nominalistes,  mais  sans  aucun  crédit  ;  le  réalisme 
se  soutint  honorablement;  mais  les  esprits  les  plus  distin- 
gués passèrent  sous  les  drapeaux  d'Abélard.  Le  concep- 
tualisme  est  en  possession  du  sceptre  des  écoles ,  il  joue 
le  principal  rôle  dans  le  curieux  et  frappant  tableau  que 
Jean  de  Salisbury  2  nous  trace  du  mouvement  des  études 
et  des  luttes  des  écoles  à  Paris  au  milieu  du  douzième  siè- 
cle. Jean  de  Salisbury,  sans  contredit  le  plus  bel  esprit 
de  son  temps,  libre  penseur,  élégant  écrivain,  est  un  dis- 
ciple fidèle  d'Abélard3,  et  partout,  dans  le  Policraticus  4 
et  dans  le  Metalogicus  5,  il  expose  ouvertement  son  opi- 


\.  Uisl.  lill.,  t.  su,  p.  S88. 

2.  Mort  vers  1180.  Hist.  littér.,  t.  xiv,  p.  80. 

ô.  Jletalog.,  n,  10.  Ibi  ad  pcdes  ejus  prima  artis  liujus  (la  dialectique) 
rudiments  accepi,  et  pro  module  ingenioh  mei,  quidquid  excidebat  ab  ore 
ejus,  tota  mentis  a\iditate  excipiebam. 

■5.  Policratic,  lib.  il,  c.  18.  Quod  (universale)  forte  facilius  in  iutel- 
leclu  quam  in  natura  rerum  poterit  inveniri,  in  quo  gênera  et  species,  dif- 
ferentias,  propria  et  accidentia,  quœ  universaliter  dieuntur,  planuin  est 
invenire,  cum  in  aetu  rerum  substantiam  universalium  quœrere  exiguus 
fructus  sit  et  labor  infinitus,  in  mente  vero  utiliter  et  facillime  repe- 
riunlur 

5.  Metulog.,  n,  17.  Alius  serniones  intuetur  et  ad  illos  detorquet  quid- 
quid alicubi  de  univcrsalibus  meminit  scriptum.  In  bat  autem  opinionc 
depeehensus  est  Peripatetkus  Palatinus  .\b;ilardus  noster,  qui  multoa  re- 
liquit  et  adlnic  quidem  aliquos  liabct  liujus  sedatores.  Aiuici  mei  sunt.... 


240  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQVE. 

nion  sur  les  universaux,  et  cette  opinion  est  celle  d'Abé- 
lard,  c'est-à-dire  le  conceptualisme. 

Ainsi  finit  la  première  époque  de  la  philosophie  scho- 
lastique.  Cette  première  époque  s'est  formée  et  développée 
sur  le  problème  antique  de  la  nature  des  universaux, 
transmis  par  Boëce  a  l'Europe  chrétienne.  Les  diverses 
solutions  de  ce  problème  ont  fait  toute  la  philosophie  de 
ce  temps  et  les  trois  systèmes  qui  la  partagent,  à  savoir, 
le  nominalisme,  le  réalisme  et  le  conceptualisme  ;  nous 
avons  vu  aussi  comment  ces  trois  systèmes  philosophiques, 
dans  leur  application  à  la  théologie,  ont  engendré  autant 
de  systèmes  théologiques,  dont  chacun  porte  les  carac- 
tères du  principe  qui  l'a  produit  et  qui  le  domine  tou- 
jours. Et  c'est  ici  qu'il  faut  se  donner  le  spectacle  de  la 
puissance  des  principes.  Un  problème,  digne  à  peine,  ce 
semble,  d'occuper  les  rêveries  des  philosophes,  donne 
naissance  à  divers  systèmes  de  métaphysique.  Ces  sys- 
tèmes troublent  les  écoles  ;  mais  d'aboi  d  ils  ne  troublent 
que  les  écoles.  Bientôt  de  la  métaphysique  ils  passent 
dans  la  religion,  et  de  la  religion  dans  l'État.  Les  voilà 
sur  la  scène  de  l'histoire;  ils  interviennent  dans  les  évé- 
nements de  ce  monde,  suscitent  des  conciles,  occupent 
des  rois.  Un  Guillaume  le  Conquérant  est  mis  en  mouve- 
ment par  le  clergé  d'Angleterre  contre  le  nominaliste  Ros- 
celin,  et  Louis  VII  préside  l'assemblée  où  saint  Bernard, 
le  héros  du  siècle,  porte  la  parole  contre  le  conceplualisle 
Abélard,  le  maître  d'Arnaud  de  Brescia.  Encore  n'est  ce 
là  qu'un  prélude.  Laissez  marcher  le  temps  :  le  concep- 
tualisme, qui  pendant  près  de  deux  siècles  a  retenu  dans 
son  sein  le  nominalisme,  le  laisse  échapper  enfin,  et  cette 
nouvelle  conséquence,  ou  plutôt  cette  conséquence  re- 


ABÉLARD.  241 

nouvelle  du  môme  principe,  trouvant  des  temps  plus  fa- 
vorables, jette  un  bien  autre  éclat,  soulève  de  bien  autres 
tempêtes.  Un  autre  Roseelin,  Occam,  en  appliquant  en- 
core une  fois  le  norainalisme  a  la  théologie  et  par  la  théo- 
logie a  la  politique,  fait  échec  au  Pape,  met  dans  sa  que- 
relle un  roi  et  un  empereur;  et  s'abritant  contre  les  foudres 
de  Rome  sous  les  ailes  de  l'aigle  impériale,  il  peut  dire 
avec  un  légitime  orgueil  au  chef  du  saint  empire  :  «  Dé- 
«  fends-moi  avec  ton  épée  ;  moi,  je  te  défendrai  avec  ma 
«  plume.  »  «  Tu  me  défende  gladio,  ego  te  défendant  ca- 
«  lamo.  »  Abandonné  par  le  roi  de  France,  secouru  par 
l'empereur  d'Allemagne,  l'indompté  franciscain,  échappé 
au  cachot  de  Roger  Racon ,  meurt  dans  l'exil  à  Munich  ; 
mais  il  a  enseigné  à  Paris;  et  cette  terre  n'a  jamais  laissé 
périr  aucun  des  germes  qui  lui  ont  été  confiés.  L'Univer- 
sité de  Paris  embrasse  la  doctrine  proscrite  ;  le  nomina- 
lisme victorieux  répand  l'esprit  d'indépendance;  cet  esprit 
nouveau  produit  les  conciles  de  Constance  et  de  Râle,  où 
siègent  les  grands  nominalistes,  Pierre  d'Ailly,  Jean  Ger- 
son,  ces  pères  de  l'Eglise  gallicane,  sages  réformateurs 
dont  la  voix  n'est  pas  écoutée,  et  que  remplace  bientôt  cet 
autre  uominaliste  qui  s'appelle  Luther.  Il  ne  faut  doue 
pas  tant  piaisanter  avec  la  métaphysique;  car  la  métaphy- 
sique ce  sont  les  principes  premiers  et  derniers  de  toutes 
choses.  La  philosophie  scholaslique  a  donc  aussi  sa  gran- 
deur :  elle  mérite  l'intérêt  de  l'histoire  et  par  elle-même 
et  par  les  événements  auxquels  elle  se  lie  ;  et  quelque 
chose  de  cet  intérêt  doit  se  réfléchir  jusque  sur  son  en- 
fance, si  obscure  et  si  négligée.  La  première  époque  de  la 
philosophie  scholaslique  est  une  époque  de  barbarie  à  la 
fois  et  de  lumière  :  c'est  Chailemagne  qui  l'ouvre  ;  ce 
il.  21 


242  PHILOSOPHIE   SCHOLASTIQUE. 

sont  les  écoles  carloviugiennes  qui  la  remplissent;  tout 
son  trésor  est  l'Aristote  de  Boëce,  tout  son  travail  est  la 
glose,  et  son  résultat  une  première  polémique  où  luttent 
déjà  toutes  les  opinions.  Abélard  résume  cette  polémique 
et  couronne  cette  époque.  A  ce  titre,  il  méritait  d'être  sé- 
rieusement étudié,  et  nous  croyons  avoir  jeté  quelques 
lumières  nouvelles  et  sur  l'école  qu'il  a  fondée  et  sur  celles 
qui  Tout  précédé,  à  l'aide  des  manuscrits  que  nous  avons 
retrouvés,  et  que  la  munificence  nationale  nous  a  permis 
de  tirer  de  la  poussière  des  bibliothèques  et  de  livrer  a 
l'étude  des  amis  de  la  philosophie. 


APPENDICE. 


APPENDICE. 


1. 

Raban  Maur. 

Pour  en  finir  avec  les  écrits  de  Raban  que  contient  le 
manuscrit  de  Saint-Germain,  et  que  précédemment  *, 
nous  avons  considérés  seulement  par  rapport  au  pro- 
blème de  Porphyre,  nous  croyons  devoir  en  donner  ici 
une  notice  régulière  et  complète. 

Le  manuscrit  de  Saint-Germain  4310,  autrefois  635, 
renferme  deux  gloses  de  Raban  Maur,  et,  entre  ces  deux 
gloses,  un  fragment  d'une  troisième  sans  aucun  titre  et 
qui  peut  bien  être  du  même  auteur.  Nous  allons  examiner 
successivement  ces  trois  morceaux 

I.  Au  fol.  86  r°,  col.  \,  se  présente  une  glose  de  Raban 
Maur  sur  l'Introduction  de  Porphyre,  avec  ce  titre  :  Ra- 
bamis  super  Porphyriiw). 

Elle  commence  par  un  long  prologue,  qui  occupe  sept 
colonnes  et  demie,  et  qui  est  divisé  en  deux  parties  :  la 
première  où  Rahan  détermine  l'objet  du  traité  de  Por- 
phyre, et  la  place  qu'il  doit  occuper  dans  l'ensemble  de 
la  logique;  la  seconde  (fol.  83  v°,  col.  2),  où  il  examine 
le  préambule  du  traité  en  question. 
Ce  prologue  commence  ainsi  : 

I.  P.  12,  p.  18,  p.  8-i-SS. 

il. 


246  APPENDICE. 

«  Intentio  Porphyrii  est  in  hoc  opère  facilem  intellec- 
«  tum  ad  Praedicanienta  prœparare,  tractando  de  quinque 
«  rébus  vel  vocibus,  génère  scilicet,  specie,  differentia, 
«  proprio  et  accidente,  quorum  coguitio  valet  ad  Praedi- 
«  canientorum  cognitionem.  Licet  Porphyrius  in  hoc  trac- 
«  tatu  de  rébus  iunumerabilibus  agat,  de  omnibus  scilicet 
«  rébus  generalibus  et  omnibus  speciebus  et  differentiis 
«  propriis  et  accidentibus ,  de  quinque  tamen  agere  di- 
«  citur,  quia  de  bis  omnibus  secundum  quinque  proprie- 
«  lates  tractât  secundum  bas  scilicet  quod  vel  gênera  vel 
«  species  vel  differentia?  vel  propria  vel  accidentia  ea  om- 
«  nia  dicuntur.  Dicitur  etiani  Porphyrius  de  proposais 
«  duobus  modis  tractare,  scilicet  secundum  proprium 
«  esse  et  secundum  hoc  quod  ad  aliquid  referuntur....  » 

L'auteur  discute  ensuite  la  question  de  savoir  si  Por- 
phyre, dans  son  Introduction,  traite  de  mots  ou  decboses. 
Nous  avons  cité  ce  passage  '. 

Après  avoir  montré,  d'après  Boëce,  l'utilité  de  l'Intro- 
duction de  Porphyre  pour  l'intelligence  des  Catégories, 
et  aussi  pour  la  Division  et  la  Démonstration,  Raban  exa- 
mine à  quelle  partie  de  la  Logique  cette  Introduction  doit 
être  rapportée. 

«  Queeritur  (fol.  86  r°,  col.  \  )  autem  cui  parti  philo- 
«  sophiœ  supponatur.  Dividitur  enim  pbilosophia  in  très 
«  partes,  Pbysicam,  Etbicam,  Logicam.  Physica?  non  sup- 
«  ponitur  nec  Ethicse,  cum  neque  de  rerurn  naturis  trac- 
«  tet,  quod  ad  pbysicam  pertinet,  neque  de  moribus,  quod 
«  ad  etbicam  pertinet,  loquatur.  Restât  ergo  ut  logicae 
«  supponatur.  Post  quam  vero  partem  logica1  supponatur, 
«  quaerendum  est.  Habet  enim  logica  très  partes,  grain- 


RABAN  MAUR.  247 

«  maticam,  rhetoricam,  dialeclicam.  Post  granimaticam, 
«  non  enirn  de  génère  secundum  grammaticara  tractât, 
«  quia  neque  quomodo  genus  declinitur  ostendit,  neque 
«  si  sit  priinitivum  an  derivativum,  quœ  omnia  ad  grani- 
«  maticam  pertinent.  Neque  in  hoc  tractatu  docemur  quo- 
«  modo  causas  debeat  disponere  orator,  quod  ad  rheto- 
«  ricam  pertinet.  Reliuquitur  igitur  ut  per  dialecticam 
«  logicae  supponatur.  Quœritur  post  quam  partem  dialec- 
«  ticœ.  Dialecticee  euim  duae  sunt  partes,  una  scilicet 
«  scientia  inveniendi,  alia  scientia  judicandi,  etc.  » 

Ruban  aborde  alors  le  préambule  de  Porphyre  :  Cum 
sit  necessarium.  «  Talis  est  descensus  ad  litteram,  etc.  » 

Nous  voyous  dès  la  première  colonne  que  Raban  ne 
connaissait  pas  les  Analytiques  d'Aristote.  «  Vel  in  de- 
«  monstratioue,  id  est  ad  librum  demonstrationum.  Vo- 
«  huit  cniin  quemdam  librum  essse  qui  vocelur  liber  de- 
«  monstrationum,  qui  apud  nos  in  usu  non  est.  » 

De  la  Dn  de  la  2e  col.  du  fol.  86  v°,  jusqu'au  milieu  de 
la  2e  col.  du  fol.  87  v°,  s'étend  le  commentaire  sur  la 
phrase  célèbre  Mox  de  generibus  et  speciebus.  Nous 
avons  cité  ce  morceau  ,  page  87. 

On  arrive  ainsi  à  la  partie  de  la  glose  qui  porte  sur  le 
corps  même  de  l'ouvrage  de  Porphyre. 

Fol.  87  v°,  col.  2.  Explicitprologus.  Puis  vient  le  com- 
mentaire sur  le  premier  chapitre  de  Porphyre  :  De  gé- 
nère. 

Fol.  89  r°,  col.  2.  Explicit  de  génère.  Incipit  de 
specie. 

Fol.  90  v°,  col.  2.  Explicit  de  specie.  Incipit  diffé- 
rentiel. 


248  APPENDICE. 

Fol.  92  v°,  col.  \ .  Incipit  de  proprio. 
Fol.  93  r°,  col.  -I.  Incipit  de  accidenti. 

Ici  les  titres  et  les  divisions  manquent  dans  la  glose  de 
Raban.  Cependant,  pour  plus  de  clarté,  nous  continuons 
de  la  diviser  suivant  les  chapitres  de  l'édition  de  Buhle. 

Fol.  93  r°,  col.  -I.  De  communitate  et  discrimine  ge- 
neris  et  differentiœ. 

Fol.  93  v°,  col.  I .  De  convenientia  et  discrimine  ge- 
neris et  speciei. 

Ibid.  De  convenientia  el  discrimine  generis  et  pro- 
prii.  —  Generis  et  accidentis. 

Iiiid.  De  convenientia  et  discrimine  speciei  et  dif- 
frentiœ. 

Fol.  93  v°,  col.  2.  De  convenientia  et  discrimine  pro- 
prii  et  differentiœ. 

Il  faut  remarquer  dans  cette  glose  l'emploi  de  formes 
qui  se  reproduisent  dans  les  gloses  d'Abélard  avec  plus 
de  suite  et  d'uniformité.  Ainsi  Raban  indique  quelquefois 
le  lieu  commun  auquel  peut  se  ramener  l'argument  de 
Porphyre.  Par  exemple,  fol.  88  r,  col.  I,  genus  enim. 
«  Probat  quod  genus  non  dicitur  simpliciter,  sic:  sigeuus 
«  dicitur  tripliciter,  tune  non  dicitur  simpliciter.  Locus 
«  ab  appositis,  maxima  propositio  :  si  aliquid  oppositum 
«  convenit  alicui,  suum  oppositum  removetur  ab  eodem.» 
On  trouve  aussi  la  forme  vere....  quia,  si  fréquente  dans 
Abélard.  Fol.  88  r°,  col.  2  init.  :  «  Vere  ille  qui  genuit 
«  et  locus  in  quo  quis  genitus  est,  vocatur  genus ,  quia 
«  Tantalus  et  Hercules,  et  Tlieba?  et  Atbenre.  »  Ces  rap- 
prochements établissent  l'existence  d'une  espèce  de  Ira- 


RABAN   MAUR.  ~Ï0 

dition  do  formes  chez  les  glossateurs,  au  moins  du  neu- 
vième au  treizième  siècle. 

Du  reste,  la  glose  de  Raban  n'offre  rien  qui  mérite 
d'être  cité.  Nous  indiquerons  seulement,  fol.  89  r°,  col.  I , 
un  passage  où  il  examine  une  contradiction  apparente 
entre  Porphyre  et  Àristote  dans  les  Catégories.  Porphyre 
avait  dit  :  «  Eorum  enim  quae  prœdicantur,  alia  quideni 
«  de  uno  dicuntur  solo,  sicut  individua.  »  Raban  ajoute  : 
«  Aïdelur  etiam  Porphyrius  esse  contrarius  Aristoteli, 
«  quia  concedit  individuum  substanliœ  de  aliquo  prae- 
«  dicari;  Aristoteles  autem  dicit  nullum  individuum  sub- 
«  stantia?  de  aliquo  prœdicari  :  ibi  a  principalisubslantia 
«  nulla  est  prœdicatio.  Sed  respondendum  est  ibi  Aristo- 
«  lelem  agere  tantum  de  pra?dicatione  ut  de  inferiori. 
«  Hic  vero  Porphyrius  accipit  pnedicationem  vel  ita  quod 
«  superius  pradicelur  de  inferiori,  vel  etiam  ita  quod 
«  idem  de  se  ipso  prœdicetur.  » 

II.  De  la  feuille  94  r°,  col.  I,  à  la  feuille  93  r°,  col.  \, 
inclusivement,  se  trouve  un  fragment  de  glose  sur  le  De 
differentiis  Topicis,  lequel  commence  au  milieu  de  l'ex- 
plication de  celte  phrase  de  Boëce  :  «  Aliquotiesenim  quaî 
«  dividuntur  siinul  esse  possunt,  ut  si  voceni  in  signiGca- 
«  tiones  dividamus,  omnes  simul  esse  possunt,  velnti  cum 
«  dicimus  :  amplector ,  aut  actionem  siguiûcat  aut  pas- 
«  siouem,  utrumque  simul  signilicare  potest;  »  c' est-a- 
dire  vers  la  fin  du  IIe  livre  de  l'ouvrage  de  Boëce.  Au  tiers 
environ  de  la  2e  colonne  du  fol.  9  ï  r°,  commence  le  com- 
mentaire sur  le  IIIe  livre.  La  dernière  phrase  du  texte  qui 
soit  citée  est  celle-ci  :  «  nain  mullorum  in multis  similitudo 
«  proportio  est.  »  La  glose  se  termine  ainsi  :  I\'am  mul- 


250  APPENDICE. 

«  torum.  Vere  locus  a  proportione  est  locus  a  simili,  quia 
«  proportio  est  similitudo  mul torum  in  multis.  Locus  a 
«  causa,  et  hoc  est  :  nam  multorum  iu  multis,  etc.  »  Il 
manque  donc  la  glose  sur  les  dernières  lignes  du  IIIe  livre  ; 
et  il  n'est  pas  question  du  IVe,  qui  traite  des  lieux  de 
rhétorique  et  ne  se  rapporte  plus  à  l'étude  de  la  dialec- 
tique. 

Dans  cette  glose,  comme  dans  celle  de  Raban  sur  Por- 
phyre, nous  retrouvons  souvent  cette  forme  qui  se  ren- 
contre sans  cesse  dans  Abélard,  locus  a  causa,  a  pari,  etc., 
pour  indiquer  le  lieu  d'où  est  tiré  l'argument.  Dans  la 
dernière  phrase  que  nous  venons  de  citer,  elle  est  suivie 
de  la  forme  et  hoc  est  qui  annonce  la  citation  du  texte 
original.  Mais  cette  forme,  si  familière  à  Abélard,  est  ici 
très-rare.  En  revanche  celle  de  vere...  quia  est  très-fré- 
quente. 

Ce  fragment  ne  présente  rien  en  lui-même  d'où  l'on 
puisse  tirer  quelque  induction  sur  l'époque  a  laquelle  il 
a  pu  être  composé,  ou  sur  l'auteur  auquel  il  faut  le  rap- 
porter; mais  comme  il  se  trouve  placé  entre  deux  ouvrages 
qui  portent  le  nom  de  Raban,  et  qu'il  est  de  la  même 
écriture  que  le  second  et  unit  sur  la  même  feuille  où 
celui-ci  commence,  il  est  naturel  de  l'attribuer  également 
a  Raban. 

III.  Après  ce  fragment  vient  un  commentaire  de  Raban, 
qui  s'étend  du  fol.  95  r°,  col.  2  init.,  au  fol.  100  v°,  col.  2, 
après  quoi  il  est  brusquement  interrompu. 

Ce  commentaire  a  pour  titre  :  Rabanus  super  teren- 
civaa;  ce  dernier  mot  n'a  pas  de  sens,  et,  comme  nous 
l'avons  dit,  page  85 ,  il  cache  probablement  Perierme- 


h 


RABAN   MAUR.  251 

nias,  car  cet  écrit  est  un  commentaire  sur  le  Traité  de 
r  Interprétation. 

La  version  latine  qui  sert  de  texte  est  celle  de  Boëce. 

En  tête  sont  d'assez  longs  prolégomènes,  qui  s'étendent 
depuis  le  commencement  de  la  2e  colonne  du  feuillet  95  r°, 
jusqu'au  tiers  de  la  -lre  colonne  du  verso  de  ce  même 
feuillet,  ce  qui  fait  trois  ou  quatre  pages  in-4°,  au  moins. 

Voici  le  début  :  «  Intentio  Aristolelis  est  in  hoc  opère 
«  de  simplici  enuntiativa  interpretatione  et  de  ejus  ele- 
«  mentis,  nomine  scilicet  atque  verbo,  gratia  ipsius  sini- 
«  plicis  enuntiativœ  inlerpretationis  pertraetare,  in  tan- 
«  tum  in  quantum  animi  cogitationes  intellectusque  signi- 
«  ficant.  » 

Cette  introduction  est  calquée  sur  celle  de  Boëce  dans 
son  second  commentaire  sur  le  Traité  de  l'Interprétation. 
Raban  rapporte  d'après  Boëce  les  opinions  des  différents 
commentateurs,  d'Audronicus  de  Rhodes,  d'Àspasius, 
d'Alexandre  d'Aphrodisée.  C'est  par  les  mêmes  arguments 
et  dans  les  mêmes  termes  qu'il  défend  l'authenticité  de 
l'ouvrage  original,  contestée  par  Androuicus;  c'est  dans 
les  mêmes  termes  encore  qu'il  en  assigne  la  place  et  le  rôle 
dans  l'ensemble  de  la  logique  d'Aristote. 

Par  l'extrême  subdivision  du  texte,  le  commentaire  de 
Raban  finit  par  se  rapprocher  de  la  forme  de  la  glose.  En 
voici  le  contenu. 

Fol.  96  v°,  col.  I.  :  explication  du  premier  chapitre  du 
traité  de  l'Interprétation  :  De  nomine. 

Fol.  96  r°,  col.  -I.  De  verbo. 

Fol.  9  v°,  col.  I.  De  oratione. 

Fol.  96  v,  col.  I.  De  enuntiatione. 

Fol.  97  v°,  col.  -I .  De  affirmât iow  et  negationc 


252  APPENDICE. 

Fol.  97  v°,  col.  2.  De  affirmationum  et  negationum 
vontrarietatibus  et  contradictionibus. 

Fol.  98  r°,  col.  2.  De  oppositione  quando  non  est 
una  affirmatio  aut  negatio. 

Ibicl.  De  oppositionibus  in  futur is  continentibus. 

Fol.  -100  r°,  col.  \.  De  oppositione  enuntiationum 
tertiiadjacentis  (Boëcc  :  De  enuntiationibus  infiiiitis). 
Le  manuscrit  s'interrompt  sur  ce  chapitre  à  la  moitié  en- 
viron du  commentaire.  Vient  ensuite  une  paraphrase 
des  Psaumes  d'une  écriture  différente. 


II. 

GLOSES  DU  Xe  SIÈCLE  SUR  LES  CATÉGORIES  ,  ETC. 

Le  manuscrit  de  Saint-Germain  n°  H  18,  autrefois 
n°  442',  est  évidemment  celui  dont  parlent  Mabilion  et 
l'Histoire  littéraire.  Voici  d'abord  ce  qu'en  dit  Mabillon 
(Nouv.  Traité  de  diplom.,  tome  III,  page  519)  :  «  Dès  le 
«  dixième  siècle,  on  commençait  à  conjecturer  qu'il  pou- 
«  vait  y  avoir  des  antipodes.  Dans  une  note  marginale 
«  sur  la  Dialectique  et  les  Prédicaments  renfermés  dans  le 
«  manuscrit  Cl 3  de  Saint-Germain- dès-Près,  qui  est  de 
«  ce  siècle-là,  on  lit  :  JManifestum  est  quod  antipodes 
«  supra  se  cœlum  habent.  Ferunt  quidam  esse  antipodes 
«  homines  in  alio  orbe,  quos  dividit  a  nobis  Oceanus, 
«  quos  eliam  dicunt  viverc  more  et  cultu  Persarum.  Quod 
«  autemvivere  possint  subtus  lerram,  non  répugnât  lidei, 
«  quod  hoc  agit  natura  terra?  quai  speroides  (sphaToides) 

1.  Plus  liant,  p.  00. 


GLOSES   DU   Xe   SIÈCLE   SIR   LES   CATÉGORIES.  253 

a  est.  »  En  effet  nous  trouvons  cette  note  marginale  dans 
le  manuscrit  1 108,  fo!.  30  r°. 

Ce  manuscrit  contient  un  assez  grand  nombre  d'opus- 
cules latins  : 

^  °  Traité  de  l'Interprétation  d'Aristote  :  Incipiunt  Pe- 
riermeniœ  Arisiotelis.  C'est  la  traduction  de  Boëce.  Sur 
les  marges  et  entre  les  lignes  de  la  première  page,  on  lit 
le  commencement  d'une  glose,  éNidemment  empruntée 
au  premier  commentaire  de  Boëce  sur  le  Traité  de  l'In- 
terprétation. En  voici  les  premières  lignes  :  «  lste  liber 
«  inscribilnr  Periermenias,  id  est  de  inlerpretalione.  Est 
«  autem  interpretalio  vox  signilicativa,  per  se  ipsa  aliquid 
«  significans.  Hoc  facit  nomen,  ut  bomo;  boc  et  verbum, 
«  ut  currit,  etc.  »  La  glose  ne  s'étend  pas  au  delà  de  la 
première  page,  et  elle  s'arrête  à  la  sixième  ligne  du  cba- 
pitre  de  nomine.  F0  \  \  \°,  fin.  Eaplicit  liber  Perierme- 
niarum  Aristotelis. 

2°  F0  12  r°.  La  dialectique,  attribuée  à  saint  Augustin, 
«  Aurelii  Auguslini  Dialectica  incipit  liber,  »  accompa- 
gnée d'une  glose  marginale  et  inlerlinéaire,  précédée 
d'un  prologue,  sans  nom  d'auteur,  que  nous  donnerons 
tout  entier  : 

«  Aurelius  vocatur  dompnus  Augustinus  abaura,  id  est 
«  favore  populari;  Augustinus  item  propler  ampliflcatus, 
«  eo  quod  ampliticaverit  rem  publicam  in  libris  scriben- 
«  dis.  Episcopus  Hipponaa  segregat  eum  ab  alio  Auguslino 
«  qui  fuit  doctor  in  Anglis.  Nam  scimus  bunc  Augustinum 
«  esse  episcopum  de  Ilippona  civitate.  Dia  enim,  quando 
«  per  iota  scribitur,  signilicat  de  vel  ex  pra'positionem; 
«  quando  vero  per  y,  signilicat  duo,  sicut  est  dyalogus; 

ii  dyu  enim  duo,  logos  sermo  dicitur,  unde  et  dijalogos 
ii.  ii 


254  APPENDICE. 

«  duorum  sermocinatio  exponilur.  Sed  omisso  isto  no- 
«  mine,  transferanius  nos  ad  dialecticam,  de  qua  nunc 
«  nobis  loqui  oportet.  Dyalectica  autem  proprie  de  dic- 
«  tione  quum  in  ea  rationabiliter  de  diclis  disputatur. 
«  Ne  quidern  videretur  de  per  appositionem  dici,  quem- 
«  admodum  dicimus  de  monte,  de  domo;  junctim  pro- 
«  ferenda  est  dyalectica.  Secundum  vero  Joannem  Scot- 
«  tum,  est  dyalectica  quaxlam  fuga  et  insecutio ,  vit  cum 
«  quis  dicit  :  omnis  honestus  est,  et  insequitur  alius  di- 
«  cendo  :  omnis  honestus  non  est,  talis  hœc  disputatio 
«  fugœ  et  insecutioni  videtur  esse  consimilis.  Dicitur  mi- 
«  crologa,  id  est  parviloga,  sicut  rhetorica  macrologa,  id 
«  est  longiloga  dicitur.  Macron  enim  dicunt  grœce  Ion- 
«  gum.  Est  autem  dialectica  disciplina  rationalis  diffi- 
«  niendi,  disserendi,  ac  vera  de  falsis  discernendi  potens. 

«  Hune  libellum  edidit  dompnus  Augustinus  de  origine, 
«  elymologia  verborum,  partim  quidern  ad  immunitio- 
«  neni  Stoicorum,  partim  vero  ad  confusionem.  Nain 
«  Stoici  dicebant  nullum  verbum  esse  quod  non  babeat 
«  originem,  aut  sciatur,  aut  lateat.  Quibus  ille  contradi- 
«  cit,  innumerabilia  inquiens  verba  quorum  ratio  reddi 
«  non  possit.  » 

La  glose  commence  en  prenant  pour  point  de  départ 
cette  phrase  du  prologue  où  la  dialectique  est  dite  micro- 
loga  et  la  rhétorique  macrologa.  «  Dialectica  nempe  est 
«  pugnus  astriclus,  sicut  et  rhetorica  palma  quœdam 
«  extensa.  Unde  raros  et  studiosos  requirit  magislros. 
«  Pauci  enim  sunt  qui  eam  diligentissime  ac  plenissime 
«  scire  et  investigare  possunt.  Rbetorica  autem  in  lurbas 
«  populorum  procedit  veliementissime,  sicut  videtur  in 
«  legislatoribus  et  reliquis  viris  qui  optime  sciant  rheto- 


GLOSES   DU  Xe    SIÈCLE  SUR  LES  CATÉGORIES.  255 

«  rizare,  et  longe  lateque  verba  sua  extendendo  fun- 
«  dere.  » 

On  trouve  dans  le  courant  de  cette  glose  un  assez  grand 
nombre  de  mots  latins  traduits  en  grec  et  écrits  en  carac- 
tères grecs.  On  n'avait  à  cette  époque  qu'une  connaissance 
fort  superficielle  du  grec,  comme  ou  a  pu  le  voir  par  le 
prologue,  où  dialogus  et  dialectica  sont  dérivés  de  £ûo 
et  niL'ine  de  £ûa,  qui  n'est  pas  grec.  De  même,  à  la  marge 
du  feuillet  46  v°,  nous  lisons  :  Bonus,  agatos  ;  melior, 
agatoteros. 

3°  F0  21  v°-22  r°.  Deux  courts  fragments,  sans  nom 
d'auteur,  sur  le  rapport  de  l'être  à  la  forme  et  au  bien. 
Comme  les  morceaux  de  métaphysique  sont  rares  au 
dixième  siècle,  nous  donnons  ces  deux  fragments. 

I.  «  Nonnulli  differentiam  quaerunt  inter  esse  nostrum 
«  et  id  quod  est  in  forma.  Quibus  sciendum  est  esse  nos- 
«  truni  in  Deo  esse  simplex.  Id  vero  quod  est  et  apparet 
«  in  forma.  Licet  ab  esse  Dei  quod  est  nostrum  esse  pro- 
o  cedat,  compositum  tamen  esse  non  simplex,  et  ideo 
«  particeps  est  accidentium  dum  in  forma  consistit  cui 
«  subjecta  est  materia.  Ipsum  vero  esse  nostrum  nullum 
«  accidens  admittit,  quippe  iu  Deo  est,  et,  ut  dicam,  Deus 
«  ipsum  est,  cui  nihil  extrinsecus  accidit,  sed  idem  ei  est 
«  esse  quod  est  ens,  nobis  autem  longe  aliter.  Quanto 
«  euiin  longius  iu  ipsa  creationis  mutabilitate  ab  ejus  esse 
«  recessimus,  tantoamplius  nostrum  ens  compositum  ejus 
«  simplici  dissimile  est. 

II.  «  Ornnia  quae  sunt  bona  sunt  in  eo  quod  sunt,  id 
«  est  in  hoc  quod  esse  habent  bonum;  non  tamen  sunt 
«  substantialia  bona,  quia  non  perse  ipsa  bona  sunt,  sed 
«  a  Deo  qui  est  esse  omnium  sumpserunt  ipsum  bonum. 


250  APPENDICE. 

«  Posset  autem  aliquis  dicere  :  quia  ergo  dicis  non  a  se 
«  ipsis  habent  bonum,  sed  aliunde,  id  est  ab  esse  suo 
«  acceperunt,  bonuin  quod  habent  parlicipatione  habent, 
«  id  est  per  accidens.  Boethius  oceurrit  ei  argumentando. 
«  dicens  nec  participatione  ipsa  bonum  babere.  Nain  si 
«  participationem  haberent,  taie  esset  in  eis  bonum  par- 
ti ticipatione  bonilatis  quale  est  album  in  bis  qme  alba 
«  sunt  participatione  albedinis,  id  est  accidens.  Non  sunt 
«  igitur  participatione  bona,  quia  in  eo  quod  sunt,  id  est 
«  quod  subsistunt,  a  bono  esse  suo  habent  bonum.  Alba 
«  vero  quae  sunt  non  sunt  alba  in  eo  quod  sunt,  quia  non 
«  ab  esse  suo  hoc  acceperunt  quod  alba  sunt  :  hoc  enim 
«  non  habent  albedinem  in  essentia  sua,  sed  extrinsecus 
«  acceperunt  eam,  per  accidens,  id  est  per  eventum  ali- 
«  quem  contingentent  substantif.  Ideo  etiam  alba  non 
«  sunt  alba  in  eo  quod  sunt,  id  est  in  eo  quod  subsistunt, 
«  quia  il  le  qui  albus  non  est  ea  esse  alba  voluit.  Sed  nec 
«  justa  sunt  in  eo  quod  sunt,  id  est  in  sua  essentia  ea 
«  quaî  justa  sunt,  licet  justus  sit  ille  qui  ea  justa  esse  vo- 
«  luit.  Hoc  enim  differt  bonitas  a  justitia  quod  bonitas  ab 
«  esse  procedit,  justitia  ab  actu.  Orane  igitur  quod  est 
«  bonum  est,  sed  non  omne  quod  est  justum  est;  ac 
«  per  hoc  bonum  générale  est,  justum  vero  spéciale; 
«  ideoque  omne  justum  bonum,  non  omne  bonum  jus- 
ci  tum.  » 

Le  dernier  de  ces  deux  fragments  est  évidemment  une 
sorte  de  résumé  du  traité  de  Boëce  intitulé  An  omne 
quod  est  bonum  sit. 

4°  Entre  le  feuillet  23  v°  et  le  feuillet  24  r°,  est  inter- 
calée une  petite  feuille  de  parchemin  qui  contient  quel- 
ques vers  de  différents  auteurs,  savoir  :  de  Jean  Scot,  de 


GLOSES   DU   Xe  SIÈCLE   SUR   LES   CATÉGORIES.  257 

Bède,  de  Juvencus,  de  Prudence,  de  Virgile,  de  Perse,  et 
enfin  quelques  vers  d'anouymes  ;  entre  autres  une  épi- 
laplie  de  saint  Augustin. 

Nous  ne  rapporterons  que  les  deux  vers  de  Jean  Scot, 
que  caractérise  le  mélange  bizarre  du  grec  avec  le  latin  : 

Si  vis  uranias  sursum  volitare  per  auras, 
Ouiraate  glaucivido  lustrabis  templa  sophyaï. 

5°  F0  24  r°.  Le  traité  sur  les  Catégories,  attribué  à  saint 
Augustin,  avec  le  prologue  en  vers  d'Alcuin  imprimé  dans 
les  œuvres  de  saint  Augustin,  t.  I,  appendix,  et  une 
glose  marginale  et  inlerlinéaire.  L'auteur  de  cette  glose, 
d'ailleurs  insignifiante,  paraît  avoir  été  un  certain  Henri, 
professeur  a  Reims;  car  on  lit  au  haut  de  la  quatrième 
page,  f°  25  v°  :  «  Henricus ,  magister  Remigii ,  fecit  lias 
«  glossas.  » 

A  la  lin  du  texte  se  trouvent  ces  vers  : 

Explicil  ampla  suum  stringens  dialectiea  pugnum. 
Augustine,  tonas  divini  fulmina  verbi, 
De  quibus  humanos  pneterebras  animos. 

6°  Entre  les  feuillets  32  v°  et  33  r°  est  intercalée  une 
petite  feuille  de  parchemin  contenant  une  épitaphe  en 
vers,  sans  nom  d'auteur,  sur  Diogène  le  cynique  : 

Die,  canis,  hic  cujus  tumulus?  Canis.  0  canis,  inquit, 

Diogenes  obiit?  non  obiit,  sed  abit; 
Diogenes,  cui  pana  penus,  cui  dolia  sedes, 

Ad  mânes  abiit,  Cerberus  unde  vetat. 
Parva  polenta,  tripos,  baculus,  scyphus,  aria  supullex 

Ista  fuit  cynico;  députât  hoc  nimium. 

C'est  répigramme  de  V Anthologie  citée  par  Ménage, 


258  APPENDICE. 

notes  sur  Diogène  de  Laerte,  tom.  n,  lib.  vi,  page  254. 

7°  F0  38  v°.  Dissertation  anonyme,  d'une  demi-page 
environ,  sur  le  rapport  et  la  différence  de  Y  image,  de  la 
similitude  et  de  Y  égalité. 

8°  Ibid.  Dissertation  anonyme,  adressée  à  un  abbé  qui 
en  avait  fait  la  demande  par  l'entremise  d'un  certain 
Fredilo,  sur  le  mélange  d'huile  et  de  cire  dont  les  athlètes 
se  frottaient  avant  le  combat. 

9°  Sur  la  marge  et  au  bas  de  la  seconde  page  de  la  pe- 
tite dissertation  dont  nous  venons  de  parler  se  trouvent 
les  noms  des  Muses  avec  leurs  attributions,  le  commen- 
cement d'une  fahle  en  vers,  l'Homme,  le  Serpent  et  le 
Sanglier,  et  quelques  phrases  détachées  de  saint  Augus- 
tin, etc. 

4  0°  F0  40  r°.  \°  Fragment  d'un  auteur  ecclésiastique, 
désigné  par  ces  seuls  mots  :  Johannis  episcopi  ;  proba- 
blement saint  Jean  Chrysostôme.  2°  Glose  sur  quelques 
passages  de  la  seconde  épîlre  de  saint  Paul  aux  Corin- 
thiens. 11  y  est  fait  mention  d'une  copie  de  cette  cpilre, 
qu'un  évêque  Chuduin  avait  apportée  d'Angleterre  en 
Bretagne,  et  qui  était  ornée  de  miniatures.  Il  s'agit  de  ce 
verset  :  «  A  Judœis  quinquies  qnadragenas  una  minus 
«  accepi....  »  «  Prœceptum  namque  eral  legis,  ut  qui  dé- 
fi linquentem  verberarent,  ita  modum  vindictœ  tempera- 
ci  rent,  ut  plagarum  modus  quadragenarium  numerum 
«  minime  transcenderet.  Quod  ita  ab  anliquis  intellectum 
«  testatur  eliam  pictura  ejusdem  libri  quem  reverentissi- 
«  mus  ac  doctissimus  vir  Chuduinus,  orientalium  Anglo- 
«  rum  antistes,  veniens  a  Roma,  secum  Britanniam  de- 
q  lulit,  in  quo  videlicet  libro  omnes  pêne  ipsius  apostoli 
«  passiones  sive  labores  per  loca  opportuna  erant  de- 


GLOSES  DU  Xe  SIÈCLE  SDR  LES   CATÉGORIES.  259 

«  picta.  Ubi  hic  locus  ita  depictus  est  quasi  denudatus 
«  jaceret  apostolus,  laceratus  lacriniisque  perfusus,  su- 
«  perastaret  ei  tortor  quadrifldum  habens  flagellum  in 
«  manu,  sed  unam  e  fidibus  in  manu  sua  retentam ,  très 
«  vero  reliquas  solum  ad  feriendum  babens  exertas.  » 

\\°  F0  40  v°.  \°  Explication  d'un  certain  nombre  de 
mots  grecs  et  hébreux ,  et  étymologie  de  quelques  mots 
latins.  2°  Fragments  du  commentaire  de  saint  Jérôme  sur 
le  traité  d'Origène,  wepî  às/ûv. 

-12°  F0*  41  \"-A\  v°.  Tables  du  cours  de  la  lune,  par 
Bède.  C'est  une  partie  de  l'Embolismus  imprimé  dans  le 
4er  volume  de  ses  œuvres. 

43°  F°  42  r°.  Table  des  lettres  dominicales  composée  à 
ce  qu'il  paraît  par  un  frère  de  Jean  Scot,  nommé  Aldel- 
mus  :  on  lit  au  haut  de  la  page  : 

«  Frater  Johannis  Scotti  Aldelmus  fecit  istam  pa- 
«  ginam;....  anno  Domino  dcccxcvi,  etc.  »  C'est  ici  la 
seule  mention  que  nous  connaissions  d'un  frère  de  Jean 
Scot. 

-14°  F°  42  v°.  Table  de  saint  Jérôme,  pour  trouver  la 
lune  de  chaque  jour. 

4  5°  F0  43  r°.  Fragment  d'un  traité  de  musique,  sur 
les  sons  que  donnent  deux  flûtes  qui  sont  entre  elles  dans 
différents  rapports  de  diamètre  et  de  longueur. 

-16°  F03  43  r0-44  r°.  Fragment  sur  les  quatre  classes 
d'iiommes  qui  seront  jugées  au  jugement  dernier,  sur  la 
nature  delàme,  sur  les  vertus,  etc. 

-17°  f°  44  r°.  Liste  des  noms  de  nombre  cardinaux  en 
grec,  avec  la  traduction  latine,  et  pour  titre,  ce  vers  : 

Grxcorum  lalio  produntur  grammala  rhylhmo. 


260  APPENDICE. 

•18°  F0  44  v°.  Fragment  sur  les  vies  des  premiers  pli i— 
losophes  ;  les  sept  sages,  Phérécyde,  Thaïes,  Anaximandre, 
Anaximène,  Xénophane,  Parménide  ,  Pythagore  ,  Empé- 
docle  et  Heraclite.  Ce  fragment  n'occupe  que  treize  lignes, 
et  est  tout  à  fait  insignifiant. 

4  9°  F0  45  r°.  Fragment  anonyme  d'un  sermon  sur  la 
nécessité  de  la  pénitence. 

20°  Fos  45  v°-52  v°  fln.  Introduction  de  Porphyre  aux 
Catégories ,  avec  glose  marginale  et  interlinéaire.  Celte 
glose  est  précédée  d'un  prologue,  calqué  sur  le  prologue 
du  second  commentaire  de  Boëce,  et  qui,  par  conséquent, 
ne  nous  a  pas  paru  mériter  d'être  publié.  Nous  avons 
donné,  pages  90-93  ,  les  passages  qui  se  rapportent  à 
la  phrase  célèbre  du  texte  de  Porphyre  sur  la  nature  des 
genres  et  des  espèces.  F0  52  v°.  Explicitas  est  liber 
Porphyrii. 

Scripturae  fmem  sibi  quœrunt  hic  Isagogœ; 

Parva  quidera  moles,  magna  sed  utilitas. 
Jepa  (?)  hune  scripsi  glossans  utcunque  libellum; 

Quod  logiese  si  sit,  scire  legens  poterit. 

2-1°  F0  52  v°.  Fragment  du  commentaire  de  Boèce  sur 
les  Catégories,  chapitre  des  Oppositions. 

22°  F0  33  r°-47  r°.  «  Anitii  Manlii  Severini  Boethii  viri 
«  clarissimi  et  illustris  exconsulis  ordinarii  patrilii  incipit 
«  liber  :  QuomodoTrinitas  unusDeus  ac  non  très  dii,  ad 
«  Quintum  Aurelium  Memmium  Symmachum  et  illus- 
«  trem  virum  clarissimum  exconsulem  ordinarium  at- 
«  que  patritium  socerum.  » 

23°  Fcs  G7  r°  fin .-58  i°.  «  Boethii  de  sancla  Trinilate 
«  liber  explicit.  Anitii  Manlii  Severini  Boethii  viri  cla- 


GLOSES   DU   Xe   SIECLE   SUR   LES   CATÉGORIES.  261 

«  rissiuii  et  illustfis  exconsulis  ordinarii  patritii  ad  Jo- 
«  hannem  diaconum  :  Utrum  Pater  et  Filius  et  Spirilus 
a  Sanctus  de  divinitate  substantialiter  prœdicentur.  » 
Il  y  a  un  commencement  de  glose  a  la  marge  de  la  pre- 
mière page. 

24°  Fos  58  r°-60  r°.  «  Item  ejusdem  ad  eumdem  : 
«  Quomodo  substantiœ  in  eo  quod  sint  bonœ  sint,  cum 
«  non  sint  substautialia  bona.  » 

25°  Fns  60  r°-62  v°.  Traité,  sans  nom  d'auteur  et  sans 
titre,  sur  la  foi  chrétienne  et  ses  principaux  dogmes, 
contre  les  Sabelliens,  les  Manichéens,  les  Pélagiens  et  les 
Nestoriens.  Ce  morceau  ne  se  trouve  dans  aucun  des  ou- 
vrages imprimés  de  Boëce.  Par  les  pensées  et  par  le  style 
il  ne  s'éloigne  pas  de  la  manière  de  cet  auteur. 

26°  F0  62  v\  Ticilpxe  [explicit  renversé).  «  Boethii 
«  adversus  Nestorium  et  Eulychen  pro  persona  et  natura 
«  Christi  ;  Domino  sancto  ac  vencrabili  patri,  Joanni  dia- 
«  cono  Boethius  filius.  »  Il  y  a  quelques  gloses  sur  les 
marges. 

27°  Fos  71  r°-80  r°.  Traité  d'Apulée  sur  l'Interpréta- 
tion. «  De  Periermeniis.  Sequitur  dehinc  liber  perierme- 
«  nias  subtilissimus  et  per  varias  formas  iterationesque 
«  caulissimus,  de  quo  dicitur  Àristoteles  :  quando  peri- 
«  ermenias  scriptitabat,  calamum  in  mente  tingebat.  » 
F0  80  r°.  «  Periermenue  Apulei  expliciunt,  in  quibuscon- 
«  tinentur  calegorici  syllogismi.  » 

2S°  F0  80  v°.  Commencement  du  premier  commen- 
taire de  Boëce  sur  le  Traité  de  l'Interprétation.  Ce  frag- 
ment occupe  deux  pages  (fol.  80  v°-8l  r°)  qui  terminent 
le  manuscrit. 

En  résumé,  voici  les  données  que  fournit  le  manuscrit 


262  APPENDICE. 

de  Saint-Germaiu  n°  \  108  pour  l'histoire  de  la  philoso- 
phie scholastique  : 

^  °  Une  glose  du  dixième  siècle  sur  le  traité  de  Por- 
phyre ; 

2°  Quelques  renseignements  sur  Jean  Scot  Erigène  :  de 
cet  auteur  célèhre  deux  vers  sur  la  philosophie ,  et  une 
sentence  sur  la  Dialectique.  Nous  apprenons  qu'il  avait 
un  frère  nommé  Aldelme,  versé  dans  les  mathématiques  ; 

3°  Une  glose  d'un  écolâtre  de  Reims,  nommé  Henri, 
sur  les  Catégories  attribuées  à  saint  Augustin. 


III. 

Guillaume  de  Champeaux. 

Le  manuscrit  de  Notre-Dame  coté  222  ',  petit  in-4°, 
d'une  écriture  du  douzième  ou  treizième  siècle,  renferme 
une  collection  d'opuscules  ou  d'extraits  relatifs  a  la  théo- 
logie, parmi  lesquels  se  trouvent  deux  écrits  de  Guillaume 
de  Champeaux,  l'un  déjà  publié,  l'autre  inédit.  C'est  par 
celui-ci  que  commence  le  manuscrit  que  nous  allons  par- 
courir. 

1°FS  -1-23  r°  «Incipiunt  sententiœ  Guillelmi  Catha- 
«  launensis  episcopi.  Symoniaca  hœresis  a  Simone  mago 
«  non  habuit  principium.  Multi  enim  ante  Symonem 
«  eadem  haeresi  peccaverunt;  ut  ille  qui  dixit  domino 
«  Jesu  :  Magister,  sequar  te  quocumque  ieris,  etc.  » 

Ce  livre  n'est  pas,  comme  on  pourrait  le  penser  d'après 

1.  Plus  haut,  p.  \24. 


GUILLAUME   DE   CHAMPEAUX.  263 

l'analogie  du  titre  avec  celui  de  l'ouvrage  de  Pierre  le 
Lombard  et  de  tous  les  livres  de  sentences  qui  ont  suivi, 
et  comme  le  dit  l'abbé  Lebeuf  [Dissert.,  II,  H3o),  un 
cours  de  théologie  et  de  morale  chrétienne;  c'est  un  as- 
semblage de  petits  chapitres  détachés  contenant  des  dis- 
sertations ou  explications  sur  des  points  spéciaux  de  doc- 
trine ,  sur  des  vertus  ou  des  vices,  et  sur  des  passages  de 
l'Écriture  sainte  :  ainsi,  f°  1-3  r°,  de  la  simonie;  f°  3 
v°-7  r°,  du  mariage  ;  f°  7  r°,  du  sens  de  cette  sentence  : 
«  Que  l'homme  est  conçu  et  engendré  dans  le  péché  ;  » 
f°  7  v°-8  v°,  de  la  prophétie  ;  f°  M  v°-12  r°,  de  la  cha- 
rité ;  f°  12  r°-!3  r°,  de  l'orgueil;  f°  20  r°,  du  péché,  etc. 
Ces  passages  sont  souvent  très-courts ,  et  de  quelques 
lignes  seulement.  Ils  sont  mêlés  de  citations  des  Pères , 
principalement  de  saint  Augustin  et  de  saint  Grégoire  le 
Grand.  Voici  les  dernières  lignes  :  «  Voventibus  virgini- 
«  tatem  vel  viduilatem  vel  caslitatem,  non  solum  nubere, 
«  sed  eliam  velle  damnabile  est.  Omnis  enim  hujusmodi 
«  similis  est  uxoris  Loth,  qiue  rétro  aspexit.  Si  quis  la- 
«  men  talis  alicui  nupserit,  non  solvatur  conjugium,  nisi 
«  sacra  ta  vel  a  sacerdole  fuerit  velata;  sed  pro  voto 
«  fracto  injungetur  pœnitenlia.  » 

2°  Fos  23  r°-25  v°.  «  De  origine  animée,  secundum  ma- 
«  gistrum  Guillelmum.  »  C'est  l'ouvrage  que  Martène  a 
imprimé  dans  le  tome  V  (p.  884)  de  son  Thésaurus  anec- 
dote rum. 

3°  FoS  25  v°-80  r°.  Collection  d'extraits  d'auteurs  ec- 
clésiastiques, principalement  de  saint  Augustin,  saint  Jé- 
rôme, saint  Ambroise  et  saint  Grégoire  le  Grand,  et  de 
dissertations  ou  interprétations  théologiques  analogues  à 
celles  dont  se  composent  les  sentences  de  Guillaume  de 


264  APPENDICE. 

Champeaux.  Celte  compilation  commence  par  une  lettre 
du  pape  Melchiades  sur  le  baptême  et  la  confirmation,  et 
se  termine  par  un  passage  de  saint  Augustin.  Les  disser- 
tations ont  pour  objets  principaux  les  sacrements ,  les 
cérémonies  de  l'Église,  l'excommunication,  et  surtout  les 
allégories  et  figures  de  l'Ancien  Testament. 

4°  Du  feuillet  86  r°  jusqu'à  la  fin  du  manuscrit,  f°  \  07, 
r°  :  «  Incipit  altercatio  cujusdam  christiani  et  judaei  de 
«  fide  calholica.  »  On  trouve  aux  douzième  et  treizième 
siècles  un  assez  grand  nombre  d'ouvrages  théologiques 
sous  la  forme  d'une  controverse  entre  un  juif  et  un  chré- 
tien. Celui-ci,  qui  ne  porte  pas  de  nom  d'auteur  dans 
notre  manuscrit,  est  dédié  à  Alexandre,  évêque  de  Lin- 
coln. Ce  n'est  ni  l'écrit  de  Gislebert  Crispin,  abbé  de 
Westminster,  qui  est  imprimé  dans  les  œuvres  de  saint 
Anselme  sous  ce  titre  :  Disputatio  Judœi  cum  Chris- 
tiano;  ni  Y  Altercatio  Ecclesiœ  et  Sinagogœ ,  publiée 
par  Martène  [Thés,  anecd.,  tom.  V,  p.  1 497).  Voici  le 
prologue  de  cette  petite  composition  ;  l'auteur  nous  y  ap- 
prend dans  quel  but  et  à  quelle  occasion  il  a  écrit  et 
publié  son  dialogue  : 

«  Heverentissimo  Alexandro,  Dei  gratia  Lincolnensi 
«  episcopo,  quidam  fidei  Christian*  propugnalor  et  ser- 
«  vus  in  spiritu  Dei  recta  sapere  et  de  ejus  seraper  con- 
«  solationc  gaudere.  Quoniam  plurimum  litteris  estis  iu- 
«  struclus,  et  non  solum  humauis  sed  etiam  divinis  legi- 
«  bus  eruditus,  et  personalis  gratia;  honore  pradatus, 
«  mitlo  vobis  disputatiunculam  parvam  vestro  exami- 
«  nandam  judicio,  quam  nuper  cum  quodam  judœo  con- 
«  fligens  cdidi.  Quidam  mihi  cum  cognilus  esset  judœus 
«  cujusdam  negotii  causa,  tandem  ,  cogente  amore,  fre- 


GUILLAUME  DE   CHAMPEAUX.  26Î) 

«  queuter  illi  suadcbara  quateuus  jiuîaismo  relicto  chris- 
<i  tiauus  eflicerelur.  Cui  etiam  multimodas  erroris  sui 
«  vias  verilatis  luce  monstraveram,  et  quod  dicebam  suœ 
«  legis  et  nostrœ  testimoniis  approbabam.  Sed  eu  m  ob- 
(i  durato  corde  in  sua  inlidelitate  persisteret ,  et  errorem 
a  suum  ineptis  questionibus  vel  argnmentationibus  tuere- 
«  tur,  tandem  amicabili  conventioueconvenimusetdispu- 
o  tandi  gralia  resedimus.Igilur  rogaveruntmeaudiloresut 
«  hoc  pro  utilitale  Cdei  litleris  traderem;  quibus  libenter 
«  obaudiens,  pro  capaeitate  ingenioli  raei  sub  persona 
«  Jtidœi  et  Chrisliani  disputantis  apicibus  annotavi.  In 
«  quo  si  quid  bene  dietuni  est,  Dei  gratia^  tribuatur;  si 
«  quid  otiosum  vel  inutile,  vestra  prudentia  noverit  re- 
«  secare  ,  sive  totum  sive  partem  ;  libentissime  fecerim 
«  quicquid  vobis  inde  placueril  facere.  Ergo  jiuUeus  ille 
«  plurimum  sua  lege  perilus ,  nostrarumque  etiam  litte- 
«  rarum  non  inscius ,  sic  incipit  :  Judœus.  Si  patienter 
«  nie  velles  audire,  etc.  » 

Le  dialogue  se  termine  par  ces  paroles  du  chrétien  : 
«  Inde  quoque  venturus  est  ad  judicium  quo  singulis  red- 
«  det  secundum  suum  meritum,  malos  mittens  in  ignem 
«  a?ternum,  bonos  autem  in  vitain  a'ternara,  quam  nobis 
«  tribuat  qui  fecit  eam.  Amen.  » 


IV. 

Bernard  de  Chartres. 

Les  deux  poèmes  du  Megacosmus  et  du  Microcosmus 
sont  déjà  connus  par  l'analyse  étendue  qu'en  a  donnée 
l'Histoire  littéraire  de  la  France.  Nous  ne  voulons  pas 

23 


266  APPENDICE. 

refaire  ici  ce  travail,  mais  y  ajouter  seulement,  d'après  le 
manuscrit  6445in-f°,  delà  Bibliothèque  royale1,  quelques 
extraits  qui  puissent  servir  à  donner  une  connaissance 
plus  complète  de  la  philosophie  de  Bernard  de  Chartres. 
On  sait  que  les  deux  poëines  en  question  sont  un  mé- 
lange de  prose  et  de  vers ,  que  le  sujet  du  premier  est  la 
création  du  inonde,  et  celui  du  second  la  création  de 
l'homme. 

MEGACOSMUS. 

Le  Megacosraus  commence  par  un  dialogue  entre  l'In- 
telligence, noys,  et  la  Nature,  natura.  Ces  deux  per- 
sonnages allégoriques  s'entretiennent  ensemble  de  la  né- 
cessité de  tirer  le  monde  du  chaos,  sylva,  où  il  est  en- 
seveli ;  puis  ils  se  mettent  a  l'œuvre.  La  matière  dont 
toutes  choses  doivent  être  tirées  est  la  matière  première  : 

«  Erat  yle  vultus  anliquissimus ,  generationis  utérus 
«  iudefessus,  formarum  prima  subjectio,  materia  corpo- 
«  rum,  substantiae  fundamentum.  Ea  siquidem  capacitas 
«  nec  terminis  nec  limitibus  circumscripta  tantos  sinus 
«  tantumque  a  principio  continentiam  explicavit  quan- 
«  tam  rerum  universilas  exposcebat...  lllud  igitur  incon- 
«  sistens  et  convertibile  liujus  et  illius  conditionis ,  qua- 
«  lilatis  et  formée  cum  propriœ  desci  iplionisjudicium  non 
«  expectel,  elabilur  vultus  vicaries  alternando ,  et  quod 
«  figura  rum  omnium  susceptioneconvertitur,  nullius  suoe 
«  forma?  signaculo  specialius  insignitur.  » 

C'est  a  cette  matière  que  la  Providence  applique  les 
empreintes  des  Idées  :  «  Clinique  quam  fert  silva  grossi- 
«  tiem  elimatius  expurgasset,  ad  œternas  introspiciens 

1.  Plus  haut.  p.  MO. 


BERNARD  DE  CHARTRES.  267 

«  notiones,  germana  et  proximante  similitudine  reruin 
«  specics  reformavit.  Yle  cœcitatis  sub  veterno  quœ  ja- 
«  cuerat  obvoluta  ,  vultus  veslivit  alios  ,  idearum  signa- 
«  culis  circutnscripta.  » 

De  la  masse  primitive  sortit  d'abord  le  feu  ,  puis  la 
terre,  ensuite  l'eau,  enûn  l'air. 

Après  la  création  des  éléments  vient  la  création  de  laine 
du  monde,  que  Bernard  de  Chartres  appelle  endelychia , 
par  une  corruption  de  L'évriXé^eia  d'Aiïstote.  Elle  émane 
de  l'intelligence  divine  :  «  Ea  igitur  Noys  summi  et  exsu- 
«  perantissimi  Dei  est  intellectus  et  ex  ejus  divinitate  nata 
«  pâtura,  iu  qua  vitœ  vivenlis  imagines,  notiones  œternse, 
«  mundus  intelligibilis,  rerum  cognitio  prœflnita.  Erat 
<i  igitur  videre  velut  in  speculo  tersiore  quicquid  operi 
«  Dei  secretior  destiuaret  affectus.  Illic  in  génère,  in  spe- 
a  cie,  in  individuali  singularitate  conscripta  quicquid 
«  yle,  quicquid  mundus ,  quicquid  parturiunt  elementa. 
«  Illic  exarata  supremi  digito  dispunctoris  textus  tempo- 
«  ris,  fatalis  séries ,  dispositio  sœculorum.  Illic  lacrimœ 
«  pauperuin  fortuuaque  regum;  illic  polentia  militaris  ; 
«  illic  pbilosophorum  felicior  disciplina  ;  illic  quicquid 
«  angélus,  quicquid  ratio  compreliendit  humana;  illic 
«  quicquid  cœlum  sua  compleclitur  curvalura.  Quod  igi- 
«  tur  taie  est,  illud  œternitati  contiguum  ,  idem  natura 
«  cum  Deo,  nec  substantia  est  disparatum.  Hujusce  igitur 
«  sive  luce,  sive  lucis  origine  vita  jubarque  rerum  Ende- 
«  lychia  quadam  velut  emanatione  defluxit.... 

«  Comparuit  igitur  exporrectœ  magnitudinis  globus, 
«  terminaUe  quidem  continentite,  sed  quam  non  oculis, 
«  veruin  solo  provideas  intelleclu.  Ejus  admodum  clara 
«  substantia  liquentis  lluidique  fontis  imaginem  prœfere- 


268  APPENDICE. 

«  bat,  inspeclorcm  suum  qualitatis  ambiguo  prœconfun- 
«  dens,  cum  plerumque  acri,  plerumque  cœlo  cognatior 
«  viderelur.  Quis  enim  tulo  diffinivit  essentiam  quae  coa- 
ti sonantiis  vel  qiue  numeris  carerct  (cod.  emoveret)? 
«  Cum  igitur  quodam  quasi  prœsligio  veram  imaginera 
«  fraudaretur,  non  erat  in  manibus  inspectants  unde  fo- 
«  mes  ille  viviCcus  sic  maneat  ut  proire  non  possit,  cum 
«  speciatim  singulis  totus  et  integer  refundatur.  Hœc  igi- 
«  tur  endelycliia  propinquis  contiguis  ad  Noyra  natalibus 
«  oriunda.  Mundura  silva  maire  progenitum  ne  ma  ri  tu  m 
«  sponsa  gloriosior  imparera  recusaret,  cujusdam  fœderis 
«  pactiones  providentia  curavit,  quibus  silvestris  cœles- 
«  tisque  natura  congruo  per  congruos  numéros  modula- 
«  mine  convenirent.  Quod  enim  spontanea  obtusitati  sub- 
«  tilitas  non  accedit ,  applicatior  nuraerus  in  virlute 
«  complexionis  raedius  intercessit,  qui  corpus  animamque 
«  quodam  quasi  glulino  copulisque  conjugibus  illigavit. 
a  Ergo  moribus  ad  gratiam  iramutatis,  cum  alteri  in  al- 
«  tero  complaceret,  consensus  amicitiam  peperit,  amicitia 
«  fldem,  quod  bactenus  approbatur.  Pulsationibus  etmo- 
«  lestiis  aîgritudinum  quas  patitur  plerumque  mundus  in- 
«  doluit,  quotiens  vel  de  calore  pyrosis,  vel  de  bumore 
«  niraio  cataclysmus,  cursum  naturœ  solitum  perturbavit. 
«  Ad  id  endelycliia  totius  auxilioceleritatisoccurrit,  etre- 
«  sarcire  citius  sedes  quas  incolit,  élaborât.  Fide  quidem 
«  hospilii  reservata,  cum  expugnatore  tabernaculi  sui  nec 
«  participât  nec  consentit.  Ubi  igitur  animœ  raundique 
«  de  consensu  mutuo  societas  intervenit,  vivendi  mundus 
a  nactus  originem,  quod  de  spiritus  infusione  susceperat, 
«  raox  de  toto  reporlavit  ad  singula ,  eo  vitse  vel  vegela- 
«  tionis  génère  cui  pro  captu  proprio  fuerant  apliora. 


BERNARD   DE   CHARTRES.  269 

«  iEtherea  œthereis,  pura  puris  conveniunt.  Niniirum 
«  consenlaneum  natura  iidelius  amplexatur.  Cum  cœlo, 
«  cum  syderibus  endelychiœ  vis  et  germanitas  invenitur. 
«  Uiide  plenaque  ncc  decisa  potentiis  ad  confortanda  cœ- 
«  lestia  supera  regione  consistit.  Yerum  in  inferioribus 
«  virtus  ejus  dégénérât.  Quippe  imbecillitas  corporum 
«  tarditatem  importât,  quo  se  minus  talem  exerat,  qualis 
«  est  per  naturam.  Itaque  viventis  anima?  beneficio  con- 
«  fortata,  de  nutricis  silvae  gremio  se  rerum  séries  expli- 
«  cavit.   » 

Après  avoir  décrit  en  vers  toutes  les  espèces  d'êtres, 
Bernard  ajoute  : 

«  Eam  igitur  generatorum  sobolem  multiformem  cum 
«  ignita  cœli  subslantia  levitate  qua  tiahitur  circuiret  in 
«  gyrum,  secutum  est  ut  elementa,  partes  mundi  prima- 
«  rias  partesque  parlium  porrecliore  contineret  circulo 
«  circumferenlia  lirmamenti.  Quicquid  enimad  essentiam 
«  sui  generis  promolione  succedit,  ex  cœlo  lanquam  ex 
«  Deo,  vitœ  substantiœ  sua1  causas  suscipit  et  naturam.... 
«  Sic  igitur  providentia  de  generibus  ad  species,  de  spe- 
«  ciebus  ad  individua,  de  individuis  ad  sua  rursus  priu- 
«  cipia  repetitis  anfraclibus  rerum  originem  retorquebat. 
«  Ex  eo  incipientis  vilae  primordio  cum  volvente  cœlo  de 
«  motu  quoque  siderum  subslantia  temporis  nasceretur, 
«  quœ  successerunt  sœcula  simplici  œternitatis  initiata 
«  principio  cum  sua  numerus  varictate  suscepit.  Rerum 
«  porro  universilas  mundus,  nec  invalida  sencclute  de- 
«  crepitus  nec  supremo  est  obilu  di.-solvcndus,  cum  de 
«  opilice  causaque  operis,  utrisque  sempiternis,  de  ma- 
«  leiia  formaque  materiœ,  utrisque  perpetuis,  ratio  ces- 
«  scrit  permanciuli.  Usia  namque  primaria,    teviterna 

23. 


270  APPENDICE. 

«  perseveratio,  fœcunda  pluralitatis  simplicitas.  Una  est, 
«  sola  est  ex  se  vel  in  se  tota  natura  Dei,  cujus  quicquid 
«  loci  est  nec  essentiae  nec  rnajestatis  inûnibile  circuni- 
«  scribit;  hujùs  modi,  si  virtutem,  si  salutem,  si  vitaui 
«  diffiniendo  dixeris,  non  errabis.  Ex  eàigitur  luce  inac- 
«  cessibili  splendor  radiatus  emicuit,  imago  nescio  dicam 
«  an  vultus  patris  imagine  consignatus.  Haec  est  Dei  sa- 
«  pientia,  vivis  œternitatis  fontibus  vel  nntrita  vel  genita, 
«  de  sapientia  consiliom,  voluntas  de  consilio,  nascitur 
«  de  divina  mundi  molitio  vohinlale.  Porro  Dei  voluntas 
«  omnis  est  bonitas.   Dei  ergo  vel  voluntas  vel  bonitas 
«  summi  patris  est,  ejusque  mentis  in  eadem  operatione 
«  consensus.  Quisnam  ergo  mundo  et  œternitati  ejus  au- 
«  deat  derogare,  ad  cujus  continentiam  causas  seternas 
«  videat  convenisse,  Dei  quidem  de  voluntate  consensum, 
«  de  sapientia  consilium,  de  omnipotentia  causas  pariter 
«  et  effectum?  De  stabilitate,  de  œlernitate  sibi  mundus 
«  conscire  praesumit,  quod  gradatim  firmoque  dispositis 
«  causarum  sibi  succedentium  ordinibus  mundus  sensilis 
«  integrascit.  Prœcedit  yle,  natura  sequitur  elementanti 
«  natura?  elementa,  démentis  elementata  conveniunt;  sic 
«  principia  principes;  sed  a  principe  principio  cobœse- 
«  runt.  Nisi  cœlum,  nisi  motus  sydereus  illis  quas  impor- 
«  tat  varietatibus  afûciat  elementa,  pigra  jaceant,  jaceant 
«  otiosa  luminaria  sol  et  lima,  et  qui  dicuntur  erratici, 
«  quorum  conversio  non  quiescit;  elementa  qua?  subja- 
«  cent  non  pr&ferunt  non  moveri.  Est  igitur  elementans 
«  natura  cœlum,   stellœque  signifero  pervagantes,  quod 
«  elementa  commoveant  ingenitas  actiones.  Sua  igitur  in 
«  mundo  non  fatiscunt  ligamina  nec  solvuntur,  quod  uni- 
«  versa  a  cardine,  nexu  sibi  continuo,  deducuntur.  Ve- 


BERNARD  DE   CHARTRES.  271 

«  mm  incolumitas  vitaque  mundi  causis  quidem  princi- 
«  palibus  et  antiquis,  spiritu,  sensu,  agitatione,  ordina- 
«  tione  consistit.  Vivit  Noys,  vivuot  exemplaria,  sine  vita 
«  non  vivit  et  rerum  species  œviterna.  Prœjacebat  yle, 
«  praejacebat  in  materia,  prœjacebat  in  spiritu  vivacilatis 
«  œlernœ.  Neque  euini  credibile  est  sapientem  opiOcera 
«  insensatœ  materiœ  nec  viventis  origiuis  fundamina  prae- 
«  locasse.  Mundus  quidem  est  animal  ;  verum  sine  anima 
«  subslantiam  non  invenias  animalis.  De  terra  porro  ple- 
«  raque  consurgunt;  sed  sine  vegetatione  non  stirpea , 
«  non  plantaria,  non  caetera  compubescunt.  Ex  mentis 
«  igitur  vita,  silvœ  spiritu,  anima  mundi,  mundialium 
«  vegetatione  rerum  œternitas  coalescit.  In  Deo,  in  Noy 
«  scientia  est,  in  cœlo  ratio,  in  syderibus  intellectus;  in 
«  magno  vero  animali  cognitio  viget,  viget  et  sensus,  cau- 
«  sarum  prœcedentium  fomitibus  enutritus.  Ex  mente 
«  enimcœlnm,  de  cœlo  sydera,  de  syderibus  mundus  unde 
«  viveret,  unde  discerneret,  linea  continuationis  excepit. 
«Mundus  igitur  quiddam  continuum;  et  in  ea  catena 
«  nihil  vel  dissipabile  vel  abruptum  ;  unde  illum  rotun- 
«  ditas,  forma  perfeclior,  eircumscribit.  Si  se  igitur  ple- 
«  rumque  influeatis  sylvae  nécessitas  vel  turbidius  vel  im- 
«  pensiusimportabit,  qui  multiplex  inestmundo  vel  sensus 
h  velspiritus  malitiam  non  patitur  ultra  lineas  excursare. 
«  Quicquid  extenditur  spatiis,  vel  annosum  vel  saeculare 
«  vel  perpeluum  vel  œternum.  Annosum  senio,  sœculare 
«  dissolvitur;evitate;  seterno  perpeluum  durabilitale  coo- 
«  certal,  sed,  quia  quaodoque  cœperit,  ad  supremam aeter- 
«  nilatis  cminentiam  non  aspirât.  Mundus  igitur  qua> 
«  dam  annosa ,  qiuedam  saeculari,  qiuedam  agitatione 
«  perpétua  vel  continuât  vel  evolvit.    Eqiueva  namque 


272  APPENDICE. 

«  generatione  mundus  et  tempus  quibus  innascunlur 
«  principes  eorum  imagines propinquas  et simillimasœinu- 
«  lantur.  Ex  mundo  intelligibili  mundus  sensilis,  perfec- 
«  tus  natus  est  ex  perfecto.  Plenus  erat  qui  genuit,  ple- 
«  numque  constituit  pleniludo.  Sicut  cniin  iutegrascit  ex 
«  intègre-,  pulchrescit  ex  pulcliro,  sic  exemplari  suo  oeter- 
«  nalnr  eeterno.  Ab  œlcrnitate  tempus  initians,  in  eeter- 
(i  nitatis  resolvitur  gremium,  longiorecircuitu  fatigatum. 
«  De  unilale  ad  numerum,  de  stabilitale  digreditur  ad 
«  momentum.  Momenta  temporis  prœsen  lis  instanlia,  ex- 
«  cursus  prœteriti.  lias  itaque  vias  itu  semper  redituque 
«  continuât  ;  clinique  easdeni  toliens  totiensque  itineribus 
«  aeternitatis  evolverit,  ab  illis  nitens  et  promovens,  nec 
«  digreditur  nec  recedit.  Quandoque  ubi  finiunt,  inde 
«  renascuntur,  relinquitur  ad  ambiguum  quaenam  prœ- 
«  cessio  in  lempore,  ut  non  eadem  consecutio  videatur. 
«  Ea  ipsa  iu  se  revertendi  necessitate,  et  tempus  in  œler- 
«  nitale  consistere  et  seternitas  in  tempore  visa  est  com- 
«  moveri.  Suum  temporis  est  quod  movetur.  /Elernitas 
«  est  ex  qua  nasci,  in  quara  et  resolvi  habet  ;  quod  in 
«  immensnm  porrigilur.  Si  fieri  possit  ne  décidât  in  nu- 
«  meros,  ne  defluat  in  momentum,  idem  tempus  est  quod 
«  œternum.  Solis  successionum  nominibus  variatur,  quod 
«  ab  œvo  nec  continuatione  nec  essenlia  separatur.  JEler- 
«  nitas  igitur,  sed  et  œternitatis  imago  tempus,  in  mode* 
«  rando  mundo  curam  et  operam  partiuntur.  Ignés  side- 
«  reos  œternitas  naturœque  aelherea  puriot  is  utraque  vege- 
«  tanda  suscepit.  Dcpressas  et  ab  aère  subtus  inclinatas 
«  materias  vel  continuât  vel  evolvit  agitatio  tempo - 
«  ralis.  Mundus  igilur  lempore,  sed  tempus  ordine  dis- 
«  pensatur.  Sicut  enim  divinœ  semper  vol  un  la  lis  est  pra> 


BERNARD   DE   CHARTRES.  273 

«  gnans,  sic  excraplis  œternarum  quas  gestat  imaginum 
«  Noys  endelycbiam,  endelycliia  naturam,  natura  ymar- 
«  menem  ,  quid  mundo  debeat,  informavit.  Subslantiam 
«  animis  endelycliia  subministrat ,  habitaculum  anima? 
«  corpus  ai  lifex  natura  de  initiorum  materiis  et  qualitate 
«  componit;  continuatio  temporis  ymarmenem ,  qua? 
«  continuatio  temporis  est,  sed  ad  ordinem  constitula 
«  disponit,  lexit  et  retexit  qute  complectitur  imiversa. 

Expiicit  Meyacosmus.  » 

MICROCOSMUS. 

Le  monde  créé,  Noys  se  félicite  de  son  œuvre  auprès  de 

la  déesse  Nature  :  < Ecce  mundus  operis  mei,  ex- 

«  cogitata  sublilitas,  gloriosa  constructio,  rerum  speci- 
«  men  prœdecorum,  quem  creavi,  quem  formavi  sedula, 
«  quem  ad  œternam  ydeam  ingeniosa  circumtuli,  men- 
«  tem  meain  propiore  vestigio  subsequuta.  Ecce  mundus 
«  cui  Noys  vita,  cui  ydeœ  forma,  cui  materies  elementa.» 
Suit  une  description  pompeuse  du  monde.  Ensuite  les 
deux  déesses  se  mettent  en  route  afin  d'aller  implorer  le 
secours  d'Uranie  pour  la  création  de  l'homme. 

Ce  voyage,  dont  on  trouve  dans  l'Histoire  littéraire 
(t.  XII,  page  268)  une  analyse  exacte,  sauf  l'orthographe 
du  mot  Aneslros,  l'une  des  régions  célestes,  qui  est  écrit 
Anaslros  dans  notre  manuscrit,  n'offre  guère  de  remar- 
quable que  l'hypothèse  de  la  préexistence  des  âmes. 

«  Cancri  circa  conlinium  turbas  innumeras  vulgus  as- 
«  picit  animarum;  qine  quidem  omncs  vultibus  quibus 
«  itur  ad  cœlum  et  quibusdam  quasi  lacrymis  cxturbala'. 
«  Quippc  de  splendore  ad  tenebras,  de  ca;lo  ditis  ad  im- 


274  APPENDICE. 

«  perium,  de  œternitate  ad  corpora  per  cancri  domici- 
«  lium  quœ  fuerant  descensurœ  ,  sicut  purœ,  sicut  simpli- 
«  ces  obtusum  coecumque  corporis  quod  apparari  prospi- 
«  ciunt  habitaculuni  exhorrebaut.  » 

Arrivée  au  dernier  cercle  du  firmament,  Noys  y  ren- 
contre le  dieu  Pantomorphos  et  le  génie  subordonné  à 
Pantomorphos,  Oyarsès  : 

«  Hoc  igitur  in  loco  Pantomorfos  persona  deus  vene- 
«  rabili,  etdecrepitœsub  imagine  seneclulis  occurrit.  lllic 
«  Oyarses  idem  erat  et  genius  in  aitem  et  oflicium  piclo- 
«  ris  et  Dgurantis  addictus.  In  subterjacente  enim  modo 
«  rerum  faciès  universa  cœlum  sequilur,  sumptisque  de 
«  cœlo  proprietatibus  ad  imaginent  quam  conversio  con- 
«  lulit  figuratur.  Namque  impossibile  est  formam  unani- 
«  quamque  alteri  simillimam  nasci,  borarum  et  climatum 
«  distantibus  punctis.  Oyarses  igitur  circuli  quem  panlo- 
«  morfon  grœcia,  latinitas  nominat  omniformem,  formas 
«  rébus  omnes  et  associât  et  adscripsit.  » 

Uranie  déclare  à  Nature  que  ce  n'est  pas  à  elle  de 
construire  un  corps  à  l'homme,  mais  qu'elle  instruira 
l'âme  humaine  dans  les  choses  du  ciel,  dont  le  souvenir 
lui  restera  dans  sa  vie  terrestre  : 


Mens  humana  mini  tractus  ducenda  per  omnes 

JEthereos,  ut  sit  prudentior. 
Parcarum  leges  et  ineluctabile  fatum, 

Fortunteque  vices  variabilis; 
Qute  sit  in  arbitrio  res  libéra,  quidve  necesse, 

Qui  cadat  ambigui  sub  casibus; 
More  recordantis  quam  multa  reducet  eorum 

Quce  cernet  penitus  non  immemor. 
Ingeniis  animoque  deos  cœlumque  sequetur; 

Ut  regina  suum  vas  ineolet. 


BERNARD   DE   CHARTRES.  275 

Qu»  stellis  virtus  et  quanta  potentia  ccelo, 

Et  quis  sydereis  vigor  axibus, 
Quid  valeant  radiis  duo  lumina,  quinque  planetie, 

Sentiet  ingrediens  vas  corporis. 
De  cœlo  speciem,  vultus  animiqae  lenorem, 

Et  morum  causas  sibi  conlrahet, 
Legibns  astrorum  vivendi  tempora  nactus, 

Extremique  viam  discriminis , 
Corporejam  posito  cognata  redibit  ad  astra, 

Additus  in  numéro  superum  Deus. 

Les  trois  déesses  partent  ensemble  pour  aller  trouver 
la  déesse  Physis,  qui  peut  seule  construire  le  corps  hu- 
main. 

Arrivée  aux  confins  de  la  région  de  la  Lune,  tJranie 
décrit  à  Nature  les  divers  ordres  d'esprits  qui  peuplent 
les  régions  supralunaires,  lunaires  et  sublunaires;  les 
anges,  les  démons,  les  Pans,  les  Sylvains,  les  Néréides,  etc. 
Celle  idée  d'une  biérarcbie  de  génies  chargés  de  fonc- 
tions différentes  dans  les  différentes  parties  du  monde, 
dérive  des  doctrines  du  Timée.  Bernard  de  Chartres  dé- 
signe aussi  le  Dieu  suprême,  Dieu  le  père,  par  la  déno- 
mination platonicienne  de  Tagaton. 

«  E  sedibus  quidem  quas  Tagaton  suprema  divinilas 
«  habitatrix  insistit,  splendor  emicat  radiatus.  —  In  su- 
«  blimiori  igilur  fastigio,  si  quod  cœlo  sublimius  laber- 
«  nacalum,  Tagaton  suprema  divinitas  collocatur.  » 

L'ranic  et  Nature  aperçoivent  Physis  dans  un  jardin 
fleuri  :  «  Eo  igitur  in  loco  Physim  residem  superaspiciunt, 
«  Ihcoricrc  et  practiese  individ.no  filiarum  consorlio  colia1- 
«  rentem.  Sludiosa  rerum  in  seposito  et  tranquillo  ubi 
«  nichil  offenderet  mansitabat,  uaturarum  omnium  ori- 
«  gincs,  propriclates,  potentias,  effectus,  postremo  uni- 


276  APPENDICE. 

«  versara   omneraque  Aristotclis  categoricam   maleriam 
«  cogitationis  effecerat.  » 

Lorsque  les  quatre  déesses  sont  enfin  réunies,  Noys 
leur  adresse  sur  la  créature  à  la  formation  de  laquelle 
elles  vont  procéder,  un  discours  en  vers  qui  n'est  pas 
dépourvu  de  noblesse  et  d'harmonie  : 

Pignora  cara,  Dca;,  quas  ante  creala  creavi 

Sœcula,  de  partu  glorior  ipsa  meo. 
Sunura  voluntalis  hœc  est  :  venistis  ad  istas 

Consilii  partes  proposilique  mei. 
In  rébus  formisque  suis  si  defuit  orbi, 

Suppléât  id  nost.ro  numine  vestra  marras. 
Plena  minus,  perfeeta  minus,  minus  esse  décora 

Quae  feci  toliens  est  mihi  turpe  nimis. 
Sensilis  hic  rnundus,  mundi  mêlions  imago, 

Ut  plenus  plenis  partibus  esse  queat, 
Effigies  cognata  deis  et  sancla  meorum 

Ac  felix  operum  clausula  fiel  homo, 
Qualis  ab  aîterno,  sub  inundo  principe,  vivit 

Digna  nec  inferior  mentis  ydea  mese. 
Mentent  de  cœlo,  corpus  trahet  ex  elementis, 

Ut  terras  habitet  corpore,  mente  polum. 
Mens,  corpus,  diversa  licet,  jungentur  ad  unum, 

Ut  sacra  complacitum  nexio  reddat  opus. 
Divus  erit,  lerrenus  erit,  curabit  utrumque, 

Consiliis  mundum,  relligione  Deos; 
Naturis  pote  rit  sic  respondere  duabus, 

Et  sic  principiis  congruus  esse  suis, 
Ut  divins  colat,  pariter  terrena  capessat, 

Et  geminae  curam  sedulitatis  agat. 
Cum  superis  commune  bonum  rationis  habebit; 

Distrahet  a  superis  linea  parva  hominem. 
Bru  ta  patenter  habent  tardos  animalia  sensus, 

Cernua  dejeclis  vultibus  ora  feront; 
Sed  majestatem  mentis  lestante  figura, 

Tollet  homo  sacrum  solus  ad  astra  caput, 
Ut  cœli  leges  indeflexosque  meatus 


BERNARD   DE   CHARTRES.  277 

Exemplar  vite  possit  habere  suce. 
Dii  superi  stelkeque  sibi  cœlumque  loquelur. 

Consiliuni  Lachesi  notiiicante  sunm, 
Vident  in  lucem  mersas  caligine  causas, 

Ut  natura  nihil  occuluisse  queat. 
Aerios  traclus,  tenebrosa  silentia  «Jitis, 

Alta  poli,  terrœ  lata,  profunda  maris 
Viderit;  unde  vices  rerum,  cur  œstuat  testas, 

Siccilat  autumnus,  ver  tepet,  alget  hvenis; 
Viderit  unde  suum  Phœbo  jubar,  unde  sorori, 

Uude  (remit  lellus,  unde  marina  tiraient; 
Cnr  longis  tcsliva  dies  extendilur  horis, 

Parvaque  conlrahitur  nox  breviore  mora. 
Ut  sua  sinl  elemenla,  volo  sibi  ferveat  ignis, 

Sol  niteat,  tellus  germinet,  unda  ilnat, 
Terra  sibi  f'ruges,  pisces  sibi  nutriat  unda, 

Et  sibi  nions  pecudes,  et  sibi  silva  feras. 
Omnia  subjiciat,  terras  regat,  imperet  orbi; 

Primatcm  rébus  pontiiicemque  dedi. 
Sed  cum  nutarit,  numeris  in  tine  solutis, 

Machina  corporeae  collabefacla  domus, 
^Ethera  scandet  homo,  jam  non  incoguitus  hospes, 

Prœveniens  siellte  signa  locumque  sua;. 

Pour  guider  chacune  de  ses  trois  compagnes  dans  la 
part  qu'elle  doit  prendre  à  la  formation  de  l'homme, 
Noys  leur  donne  a  l'une  le  miroir  de  la  Providence,  à 
l'autre  la  table  ou  Destin,  a  la  troisième  le  livre  de  Mé- 
moire. Dans  la  description  du  miroir  de  la  Providence, 
il  est  encore  question  des  Idées. 

«  Providcnlia;  spéculum  Uraniae;  tahulam  Fati  Natime; 
«  et  tibi,  Physi,  librnm  Kccordalionis  cxhiheo.  Trina  haec 
«  est,  ut  vernm  falear,  consiliorum  Dei  notitia,  veritaset 
«  purgatissima  certitudo.  Krat  igitur  spéculum Providen- 
«  lia',  cujus  magna  admodum  circumferenlia,  inlermi- 
«  nala  latiludo,  extensa  sempcr  faciès,  pcrspicuus  intio- 

ii.  24 


278  APPENDICE. 

«  spectus,  ut  quas  olim  conlineret  imagines  non  rubigo 
«  detereret,  non  deleretantiquitas,  non  lurbaret incursus. 
«  Vivebant  idea?  ;  vivebant  exemplaria,  nulla  nata  tem- 
«  pore,  nulloqùe  in  tcmpore  desitura.  Spéculum  igitur 
«  Providentiae,  mens  oeterna,  in  qua  sensus  ille  profun- 
«  dissimus,  in  qua  rerum  genitor  extortorque  omnium 
«  intellectus.  Erat  in  exemplaribus  invenire  simulacrum, 
«  cujus  vel  generis,  quale,  quantum,  quando  et  quomodo 
«  proventurum.  » 

La  table  du  Destin  est  d'une  grandeur  finie,  faite  de 
bois;  le  temporel  y  est  représenté  comme  l'éternel  dans 
le  miroir  de  la  Providence  :  «  Ea  speculi  tabulaeque  diffe- 
«  rentia  quod  in  speculo  specialiter  status  naturam  cœ- 
«  lestium  indefiexus,  in  tabula  quidem  quam  maxime 
«  temporales  qui  permutantur  eventus.  » 

Enfin  le  livre  de  Mémoire  représente  le  contenu  du 
miroir  de  la  Providence  et  de  la  table  du  Destin,  mais 
sous  la  forme  seulement  de  la  probabilité  :  «  Erat  quoque 
«  et  liber  Recordalionis,  non  commun i bus  lilteris,  verum 
a  cliaractere  notisque  conscriptus,  brevis  ad  sentenliam, 
«  et  pagina  pauciore  contentus.  In  ea  quidem  brevitate 
«  res  Providenliœ  Fatique  congestœ  subnotari  poterant, 
«  non  poterant  provideri.  Liber  enim  Recordationis  non 
«  aliud  (juam  qui  de  rébus  se  ingerit  et  compellat  memo- 
«  riam  intellectus,  ratione  sœpe  veridica,  sed  probabili 
«  srepius  conjectura.  » 

Les  trois  déesses  se  mettent  à  l'oeuvre  et  combinent 
les  éléments  pour  en  former  liiomme.  Nous  ne  suivrons 
pas  Bernard  de  Chartres  dans  la  longue  description 
du  corps  Immain,  par  laquelle  il  termine  son  poëme. 

Le  Microcosme  est  suivi  dans  notre  manuscrit  d'un 


BERN'ARD  DE  CHARTRES.  279 

poërae  de  huit  cent  quarante-huit  vers  élégiaques,  inti- 
tulé Mathematicus. 

Les  auteurs  de  l'Histoire  littéraire  en  font  mention 
sans  en  donner  le  titre,  mais  en  citant  les  deux  premiers 
vers  : 

Semper  ut  ex  aliqua  felices  parte  querantur, 
Leges  humante  coiulitionis  habent. 

Ce  poënie,  qui  est  incomplet,  semble  fait  pour  prou- 
ver que  nul  ne  peut  échapper  à  sa  destinée,  qui  est  écrite 
dans  les  astres. 

Deux  époux  accomplis  se  désolent  de  n'avoir  pas  d'en- 
fants. La  femme  consulte  un  astrologue.  11  lui  annonce 
qu'elle  accouchera  d'un  fils  qui  deviendra  le  maître  de 
l'univers,  mais  qui  tuera  son  père.  Le  père,  instruit  par 
sa  femme  de  cette  prédiction,  lui  donne  ordre  de  faire 
périr  son  enfaut  dès  qu'il  viendra  au  monde.  Elle  le 
sauve,  et  le  fait  élever  loin  d'elle.  Ce  fils  devient  en  effet 
général,  puis  empereur  de  Rome.  Lorsqu'il  apprend  de 
sa  mère  la  prédiction  qui  pèse  sur  lui,  il  assemble  le  peu- 
ple romain,  et  demande  la  permission  de  se  donner  la 
mort  pour  éviter  le  crime  que  le  destin  le  condamnerait 
à  commettre.  Quelques  orateurs  cherchent  à  le  détourner 
de  son  dessein.  Le  poëme  en  reste  ù  un  discours  fort 
obscur  d'un  certain  Camille  : 

Pone  citus  trabeam,  veruni  citus  exue  regem. 
Liber  el  explicilus  ad  mea  vola  meus. 

Explicit  Mathematicus. 
Le  dernier  vers  est  probablement  une  addition  de  quel- 


280  APPENDICE. 

que  copiste  qui  a  cru  le  poëme  achevé.  Du  reste,  la  perte 
de  la  lin  de  ce  poëme  ne  peut  donner  lieu  a  beaucoup  de 
regrets  :  ce  qui  nous  en  reste  est  plein  de  longueurs  et 
de  déclamations. 

A  la  suite  du  Mathematicus  vient  un  petit  poëme  de 
quatre-vingt-huit  vers  hexamètres,  rimes  deux  a  deux. 
C'est  celui  dont  les  auteurs  de  l'Histoire  littéraire  (p.  273) 
citent  le  premier  vers  : 

Roma  duos  babuit,  res  est  non  fabula  vana, 

et  qui,  d'après  l'Histoire  littéraire,  est  intitulé  :  De  ge- 
millis  dans  le  manuscrit  370  du  Vatican.  Dans  notre  ma- 
nuscrit ce  poëme  n'a  point  de  titre. 

La  courte  analyse  qu'en  donne  l'Histoire  littéraire  n'est 
pas  exacte.  Il  ne  s'agit  pas,  dans  ce  poëme,  de  «  deux  ju- 
meaux dont  l'un  aurait  été  très-heureux  et  l'autre  très- 
malheureux  pendant  tout  le  cours  de  leur  vie,  et  cela  par 
la  force  du  destin  et  l'influence  des  astres.  »  Les  deux 
frères,  parfaitement  semblables  l'un  à  l'autre,  sont  atteints 
eu  même  temps  de  la  même  maladie.  Les  médecins  dé- 
clarent que  tous  deux  périront  si  l'on  ne  prend  le  parti 
d'en  ouvrir  un  pour  chercher  le  principe  du  mal,  et  sau- 
ver l'autre.  Le  père  y  consent  :  un  des  jumeaux  est  sacrifié 
et  l'autre  guérit.  La  mère  accuse  le  père  devant  le  tribu- 
nal; le  père  se  défend  sur  ce  qu'il  valait  mieux  sauver 
un  de  ses  fils  que  de  les  perdre  l'un  et  l'autre.  Le  poëme 
se  termine  ainsi  : 

Res  ubi  facta  fuit  et  disceptatio  tali.s, 
Diffinivit  eam  sentenlia  judicialis. 

Le  De  gemillisal  suivi  d'un  troisième  poëme  intitulé 


BERNARD   DE   CHARTRES.  281 

De  quodam  qui  pro  paupertate  se  suspendit.  L'Histoire 
littéraire  en  fait  mention  sous  le  titre  De  paupere  in- 
grate. Il  commence  ainsi  : 

Mœsta  parais  miser*  paupertas  anxietatis 
Aillictis  satis  est  dura  superqne  nimis. 

Il  est  composé  de  quatorze  disques  rimes.  C'est  l'his- 
toire d'un  homme  que  la  misère  détermine  à  se  pendre, 
et  qu'un  soldat  sauve  de  la  misère  et  nourrit  pendant 
onze  mois.  Puis  il  l'abandonne,  croyant  avoir  assez  fait 
pour  lui.  Le  pauvre  lui  intente  un  procès,  soutenant  qu'il 
fallait  ou  le  laisser  mourir  ou  continuer  de  lui  fournir 
les  moyens  de  vivre.  Ici  encore  nous  ne  savons  pas  ce  que 
décident  les  juges  ;  le  dernier  vers  est  celui-ci  : 

Res  hœc  judicibus  discutienda  datur. 

Enfin  notre  manuscrit  se  termine  par  deux  petites  piè- 
ces, l'uue  de  sept  vers,  la  seconde  de  huit,  la  première 
en  hexamètres,  la  seconde  en  disques  rimes.  Il  n'en  est 
fait  aucune  mention  dans  l'Histoire  littéraire. 

Le  premier  de  ces  petits  poèmes  est  intitulé  Déforma 
vivendi.  Nous  allons  le  transcrire. 

Formula  vivendi  preesto  est  tibi  :  pauca  loquaris, 
Plurima  fac;  sit  utrisque  cornes  modus,  utile,  pulchrum. 
Sobrius  a  mensis,  a  lecto  surge  pudieus. 
Obsequiis  instes;  ea  pro  te  praemia  poseant 
Ut  decet  et  prodest.  Et  amabis  et  oderis  idem. 
Slans  casum  metuas,  speres  prostratus  et  illum. 
Quem  colis  in  titulis,  miserum  abjectumque  tuere. 

Ces  vers  pourraient  bien  avoir  fait  partie  du  Liber  dic- 
taminum  dont  il  est  fait  mention  dans  un  ancien  catalo- 
gue de  la  bibliothèque  de  Saint-Iîenoit  de  Burn  en  Ba- 

91 

M 't. 


282  APPENDICE. 

vière  (Pez,  Anecdot.  III,  pag.  3,  pag.  62) ,  et  auquel  les 
auteurs  de  l'Histoire  littéraire  (pag.  274)  inclinent  à  rap- 
porter ces  trois  vers  cités  par  Jean  de  Salisbury  : 

Mens  humilis,  studiura  qugerendi,  vita  quieta, 
Scrutinium  tacitum,  paupertas,  terra  aliéna, 
Hœc  reserare  soient  niuliis  obscura  legendo. 

Les  quatre  distiques  qui  suivent  le  Déforma  Vivendi 
ne  portent  pas  de  titre  et  commencent  par 

Esse  quidem  dicam  rem  prosperitatis  amorem. 

Le  sens  en  est  que  les  dangers  qui  accompagnent  les 
aventures  amoureuses  en  empoisonnent  les  plaisirs. 
Cette  pièce  est  de  tout  point  indigue  de  Bernard  de 
Chartres,  et  il  nous  semble  très-douteux  qu'il  en  soit 
l'auteur. 

Le  Megacosmus  et  le  Microcosinus  se  trouvent  aussi 
dans  les  manuscrits  de  la  Bibliothèque  royale  cotés  6752  A, 
7994,  8808  A,  8320,  8751  C. 

Dans  le  manuscrit  8751  C,  du  treizième  siècle,  le  Me- 
gacosmus porte  le  titre  de  Cosmographia  :  «  Incipit  cos- 
«  mographia  magistri  Bernardi  Sylvestris,  seu  mundi 
«  descriptio.  »  Il  se  termine  par  explicit  Megacosmus. 

Dans  le  manuscrit  6752  A,  il  est  intitulé  Cosmogra- 
phus  :  «  Incipit  Cosmographus  Bernardi  Sylvestris.  » 

Dans  deux  manuscrits,  l'un  du  douzième  siècle 
(8808  A),  l'autre  du  treizième  (7994),  les  deux  mots  grecs 
qui  forment  les  titres  des  deux  poèmes  sont  suivis  d'une 
explication  de  leur  signification  :  Megacosmus,  id  est 
major  nmndus;  Microcosmus,  id  est  minor  mun- 
dus. 


BERNARD   DE   CHARTRES.  283 

Dans  les  deux  manuscrits  G752  A  et  8808  A,  l'cpître 
dédicatoire  adressée  a  Thierri  (Terricus)  est  placée  a  la 
suite  des  poèmes. 

Dans  les  manuscrits  6752  A,  8S08  A,  et  7994  se  trouve, 
soit  en  tête,  soit  à  la  suite  des  poëiues,  un  sommaire  eu 
prose  des  matières  qui  y  sont  traitées.  Dans  le  manu- 
scrit 8808  A  ce  sommaire  a  été  ajouté  par  une  main  plus 
récente  de  près  de  deux  siècles  que  celle  qui  a  copié  les 
deux  poèmes. 

Dans  le  manuscrit  8320,  du  treizième  siècle,  le  Micro- 
cosmus  est  incomplet  :  il  en  manque  plusieurs  feuillets , 
vers  la  fin. 

Dans  le  manuscrit  8751  C,  il  est  suivi  du  Formula 
vitœ  honestœ  qui  a  été  imprimé  parmi  les  œuvres  de 
saint  Bernard. 

Nous  n'avons  trouvé  dans  tous  ces  manuscrits  aucun 
des  petits  poèmes  qui  suivent  le  Microcosmus  dans  le 
manuscrit  6'<  15. 

COMMENTAIRE   DE  BERNARD   DE   CHARTRES   SUR   LES   SIX 
PREMIERS  LIVRES   DE   L'ENÉIDE. 

Dans  le  manuscrit  du  fonds  de  Sorbonne,  526  A,  au- 
trefois R,  580  C,  iû-fol.,  de  plusieurs  écritures,  toutes 
du  quinzième  siècle,  parmi  un  grand  nombre  d'ouvrages 
de  différents  auteurs  et  sur  différents  sujets,  se  trouve, 
au  feuillet  38  r%  et  à  la  suite  d'un  traité  de  mythologie 
par  lequel  commence  le  volume  {Poelria  magistri  Albe- 
rici),  un  fragment  d'un  commentaire  de  Bernard  de 
Chartres,  sur  l'Enéide,  qui  comprend  vingt-quatre  feuil- 
lets et  demi. 

Il  n'est  fait  aucune  mention  de  cet  ouvrage  dans  l'His- 


28  i  APPENDICE. 

toire  littéraire  de  France,  et  aucun  auteur,  que  nous 
sachions,  n'en  a  parlé.  11  n'est  donc  pas  sans  intérêt  de 
le  faire  connaître  par  quelques  extraits.  En  voici  le  pro- 
logue : 

«  Incipit  commentuui  Bernardi  Silvestris  super  sex  li- 
ft bros  /Eneidos  Virgilii. 

«  Geminae  doctrinae  observationem  perpendimus  in 
«  sola  /Enéide  Maronem  liabuisse,  teste  namque  Macro- 
«  bio  qui  et  vcritatem  philosophise  docuit,  et  figmeutuui 
«  poeticum  non  prœterniisit.  Si  quis  vero  iEneida  légère 
«  studuerit  ita  ut  ejusdem  voluminis  lex  depôscit,  liaecin 
«  primis  oportet  unde  agat  et  qualiter  et  cur  demon- 
«  strare,  et  geminara  observationem  in  bis  prœmonstran- 
«  dam  non  relinquere.  Quoniam  autem  in  hoc  opère  et 
«  poeta  et  philosophus  perbibetur  esse  Virgilius,  primo 
«  poette  intcntionem  et  modum  agendi  et  cur  agat 
«  breviter  exponemus.  Intendit  itaque  casus  JEneac  alio- 
«  rumque  Trojanorum  pariter  exulantium  labores  evol- 
«  vere.  Itaque  hoc  non  secundum  historiae  veritatein 
«  quam  Phrygius  Dares  descripsit,  sed  utique  ut  Augusti 
«  gratiam  lucretur,  JEnex  facta  ligmentis  extollit.  Scribit 
«  auteni  Virgilius,  latinorumpoetarummaximus,  imitando 
«  Ilomerurn,  grœcorum  poelarum  maximum.  Quemadmo- 
«  dum  namque  ille  in  Iliade  trojanum  exilum,  in  Odyssa 
«  vero  Ulixis  exilium  enarrat,  ita  et  iste  in  secundo  libro 
«  breviter  enarrat  Trojae  subversionem,  in  cœteris  autem 
«  JEneœ  laborem.  Notaudum  est  quidem  in  hoc  loco  ge- 
«  ininum  esse  narrationis  ordinem,  naluralem  et  artili- 
«  cialem.  Naturalises!  quando  narratio  secundum  rerum 
«  et  temporum  seriem  describitur,  quod  lit  dum  ordine 
«  quo  gesla  est  enarratur,  dumque  qnid  tempore  primo, 


BERNARD   DE   CHARTRES.  'ÎSo 

«  quid  secundo,  quid  ultimo  gestum  sil  distînguitur.  Ilunc 
«  ordinern  habuerunt  Lucanus  et  Slatius.  Artificialis  vero 
«  est  quando  a  média  narralione  incipimus  atque  inde  ad 
«  principium  recurrimus.  Hoc  ordine  scribit  Terentius 
o  atque  iu  hoc  opère  Virgilius.  Tum  enim  iste  foret  ordo 
«  naturalis  si  primo  excidium  Trojœ  describeret3  atque 
«  inde  Trojànos  in  Cretam,  a  Creta  in  Siciliam,  a  Sicilia 
«  vero  in  Lydiam  deduceret.  Primo  eos  ad  Didonem  de- 
«  ducit,  atque  /Eneam  subversionem  trojanam  et  cœtera 
«  quœ  passus  est  enarrantem  introducit.  Hactenus  unde 
«  agat  et  qualiter  ostendimus  ;  deinceps  cur  agatinspicia- 
«  mus.  Poetarum  quidam  causa  utilitatis,  ut  satyrici; 
«  quidam  causa  deleclationis,  ut  comœdi  ;  quidam  causa 
«  utriusque,  ut  historici.  Unde  Horatius  : 

Aut  prodesse  volant  aut  delectare  poetae, 
Aut  simul  et  jucunda  et  idonea  dicere  vitae. 

«  Ex  hoc  opère  ex  ornatu  verborum  et  figura  orationis 
«  et  ex  variis  casibus  et  operibus  hominis  enarratis  quae- 
«  dam  habetur  declaratio.  Si  quis  vero  hœc  omnia  studeat 
«imitari,  maximain  scribeudi  peritiam  consequetur; 
«  maxima  etiam  exempla  et  excitationes  aggrediendi  ho- 
«  neste,  et  fugiendi  illicita  per  ea  quce  uarrantur,  liaben- 
«  tur.  Est  itaquelectorum  gemina  utilitas  :  una  scribendi 
«  peritia,  quœ  habetur  ex  imitatione,  altéra  vero  recte 
«  agendi  prudentia,  qiuïcapitur  exemplo  et  exhortatione; 
«  verbi  gralia,  ex  laboribus  JEnex  tolerantioe  exemplum 
«  habemus  ;  ex  affectu  ejus  in  Anchisem  et  Ascanium  ;  pie- 
«  tatis,  ex  veneratione  quam  Diis  exhibebat,  et  ex  ora- 
«  culis  quae  poscebat,  ex  sacrificiis  quœ  offerebat,  ex  votis 
«  et  precibus  quas  fundebat,  quodammodo  ad  religionem 


286  APPENDICE. 

«  excitaraur  ;  per  iinuioderatuin  vero  Didouis  arnoreni  ab 
«  illicitorum  appetitu  revocaniur.  Cum  proœmium  ofOcii 
«  in  captanda  lectoris  vel  auditoris  benevoleutia,  docili- 
«  tate  et  attentione  totuni  consistit,  relictis  septem  quse  a 
«  plerisque  nuntiis  voluminum  quœruntur3  bsec  tantum 
«  nos  considérasse  sufOciat  :  unde  agat  antor  ut  docilis 
«  reddatur  lector  ;  qualiter  ut  sit  benevolus  ;  cur  ut  atten- 
«  tus.  Nunc  vero  baec  eadein  circa  pbilosopbicani  verita- 
«  tem  videamus.  Scribit  enini  in  quantum  est  pliilosopbus 
«  humanaa  vita?  naturarn.  Modus  vero  agendi  talis  est: 
«  sub  integumeuto  describit  quid  agat  vel  quid  patiatur 
«  huma  nus  spiritus  in  humano  corpore  lemporaliter  po- 
«  situs.  Atque  in  hoc  scribendo,  naturali  utitur  ordine, 
«  atque  ita  utrumque  narrationis  ordiuem  observât,  arti- 
«  ficialem  poeta,  naturalem  philosophus.  Integumentum 
«  vero  est  genus  narrationis,  sub  fabulosa  narratione  ve~ 
«  ritatis  involvens  intellectum,  unde  et  involucrum  dici- 
«  tur.  Utilitatem  vero  capit  homo  ex  hoc  opère  secundum 
«  suî  agnitionem;  hominis  vero  magna  utilitas  est,  ut  ait 
«  Macrobius,  si  se  ipsum  cognoverit.  Unde  de  cœlo  des- 
«  cendit  :  noti  sheliton  (sic  cod.  pwôi  aeauro'v),  id  est  co- 
«  gnosce  te  ipsum. 

«  Hactenus  unde  agat  et  qualiter  et  cur  secundum 
«  utramque  doctrinam  perspeximus.  Ordo  est  deinceps 
«  ut  singulorum  duodecim  voluminum  integumentum 
«  secundum  ordiuem  apeiiamus.  » 

Le  commentaire  est  une  explication  allégorique.  Bernard 
de  Chartres  voit  dans  toutes  les  fictions  de  Virgile  des  sym- 
boles physiques  ou  moraux  dont  il  prétend  dévoiler  le 
sens.  Ainsi  il  retrouve  dans  l'épisode  de  Junon  et  de  ses 
nymphes,  d'Iris  et  d'Eole,  tous  les  phénomènes  météoro- 


BERNARD  DE  CHARTRES.  287 

logiques.  Énée  est  l'esprit  qui  habite  le  corps.  Les  tem- 
pêtes qu'il  éprouve  sur  la  mer  sont  les  sécrétions  et  les 
excrétions  du  corps,  «  influxiones  et  effluxiones;  »  ses 
sept  vaisseaux  sont  ses  sept  volontés;  ses  compagnons 
sont  les  membres  de  son  corps  ;  sa  femme  Creuse  est  le 
désir  du  bien  ;  ses  voyages  en  différentes  contrées  mar- 
quent les  passions  que  traverse  l'âme  humaine. 

Parvenu  au  sixième  livre,  le  commentaire,  toujours 
conçu  dans  le  môme  esprit,  devient  très-dcveloppé.  «  Sic 
«  fatur,  etc.  Quoniara  in  hoc  sexto  volumine  descensus 
«  JEneœ  ad  inferos  enarralur.  idcirco  in  primis  de  locis  in- 
«  ferorum  et  de  descensu  inlueamur.  Et  quia  profundius 
«  philosophicam  veritatem  in  hoc  volumine  déclarât  Vir- 
«  gilius,  ideo  non  tantummodo  summam,  veruin  etiam 
«  verba  exponendo,  in  eo  diutius  immoremur... 

«  Eorum  enim  quœ  sunt  quœdam  sunt  spiritus,  quœ- 
«  dam  sunt  corpora,  quœdam  spirituum  vel  corporum 
«  accidentia.  Spiritu  vero  corpus  esse  inferius  evidentis- 
«  si  mu  m  est,  cum  spiritus  sit  immorlalis,  ralionabilis, 
«  indivisibilis,  corpus  vero  mortale,  irrationale  sit  atque 
«  divisibile.  ïtcrum  spiritus  régit,  corpus  regîlur.  Acci- 
«  dentibus  etiam  inferius  est,  cum  illa  incorporalia  sint, 
«  ut  ait  Boethius,  immutabilem  sui  substantiam  sortita. 
«  Itaque  corpus  inferius  spiritibus  et  accidentibus.  Cor- 
«  porum  ilerum  qua?dam  sunt  cœlestia,  qusedam  caduca. 
«  Sunt  caduca  quœ  sunt  dissolubilia.  Quis  non  videat  ta- 
ct men  caduca  etiam  natura  inferiora?  Caducorum  quœ- 
«  dam  sunt  bominum,  quœdam  bestiarum  et  herbarum 
«  vel  arborum,  quœdam  inanimatorum.  Ilumanum  vero 
«  reliquis  est  inferius;  bestial i,  quia  corpora  boua  nia- 
«  jora  sunt  in  eo  quam  in  luunaoo.  Non  enim,  ut  ait 


288  APPENDICE. 

«  Boethius,  elephantes  mole,  tauros  robore,  tigres  veloci- 
«  tate  prœibimus.  Àrboribus  hoc  corpus  inferius  est  Im- 
«  manum,  quia  arbor,  si  prsescisa  fuerit,  rursus  virescit 
«  et  rami  ejus  pullulant.  Inanimatis  quoque  inferius  est 
«  bumanum  corpus.  Inter  inanimata  naraque  quid  fragi- 
«  lius  est  vitro?  quo  bumanum  corpus  est  inferius.  Cor- 
«  pus  enim  bumanum  et  violenta  collisione  et  moibo  et 
«  seneclute  interire  potest.  Illud  autem  collisione,  non 
«  morbo  nec  senectute  potest  deficere.  Cumque  ita  nil 
«  inferius  bumano  corpore,  infernum  idem  appellatur. 
«  Quod  autem  inferis  legimus  animas  coactione  teneri, 
«  quaedam  a  spirilibus  carceriis,  boc  idem  dicebant  pati 
«  animas  in  corporibus  a  vitiis.  » 

La  suite  est  remplie  d'interprétations  du  même  genre 
que  celles  des  livres  précédents,  et  nous  croyons  inutile 
de  les  reproduire.  Le  seul  morceau  qui  eût  pu  offrir  un 
intérêt  vraiment  philosophique  eût  été  l'explication  de 
ces  vers  célèbres  :  «  Principio  cœlum  ac  terras  camposque 
«  liquentes,  etc.  »  Mais  le  fragment  que  nous  possédons 
du  commentaire  de  Bernard  de  Chartres  ne  s'étend  pas 
jusque-là;  il  s'arrête  au  vers  637  :  «  His  deinuni  exaclis, 
«  perfecto  munere  clivœ.  »  Nous  nous  contenterons  de 
citer  la  dernière  page.  Elle  commence  avec  le  commen- 
taire sur  le  vers  616  : 

Saxum  ingens  volvunt  alii,  radiisve  rotarum 
Districti  pendent. 

«  Saxum,  laboriosum  conatum.  Radiis ,  casibus. 
«  Rotarum,  foi  tunarum,  quia  forluna  ad  modum  rotae 
«  volubilis  est,  ita  quod  quoslibet  sistit  summos,  quos- 
«  libet  imos,  quosdam  de  summo  ad  immum  trudit, 


BERNARD    DE   CHARTRES.  289 

«  quosdam  de  imo  atl  summum  crigit.   Unde  quidam 
o  dixit  : 

Glorior  elatus,  descendo  minoriiicatus, 
Imus  in  axe  teror,  rursus  ad  astra  feror. 

«  Ideo  per  rotam  figurantur.  Pendent,  dubii  sunt,  ut 
«  expouit  Macrobius.  Theseus,  sapientia.  Infelix,  cala- 
«  mitosa.  Miseriae  enim  hujus  vitoe  plurimum  pbiloso- 
«  phos  urgent,  ut  patet  per  Socratem,  Platonem,  Senc- 
«  cain,  Anaxagoram,  Scanios,  Soranos,  in  quibus  sapientia 
«  ab  ipsis  est  lacessita.  Flegias,  quia  flegeia,  id  est  ar- 
«  dens,  virtus  dicitur.  Miserrimus ,  quia  bomo  babet 
a  proprium  omnes  labores  tolerare.  Voce,  instructione. 
«  V?nbras,  bona  temporalia.  Discite  ;  ccce  bortamentimi 
«  virlutis.  Divos,  scientia  et  virtus.  Yendidit,  Iioc  est 
«  virtutes  quasdam  vitiorum  notare  exemplis.  Non 
«  w«7tz;quia  nefas  est  castos  intrare  tarlarum,  ideo  Sy- 
«  billa  non  introduxit  /Eneam;  per  quod  datur  intelligi 
o  quia  intelligenlia  contemplantem  spiritura  non  conlami- 
a  net.  In  malani  vitamnon  sisiit;  pravorum  tantum  erro- 
o  res  ei  aperit.  Et  boc  bactenus.  Sy billa  /Eneam  quce  sint 
«  in  tartaro  docuit.  Centum  ora  babet  Sybilla,  quoniam 
«  centum  probationes  babet  intelligentia;  ceutum  pro 
«  infinito  numéro.  Formas,  species.  Yiam;  contempla- 
«  tione  perûcere;  quia  enim  agnovistis  qua3  sint  in  tar- 
«  taro,  restât  requiicre  quœ  sint  in  Elysiis.  Mcenia;  visi- 
a  bilibus  peregratis,  restât  invisibilia  perquirere,  et  ideo 
«  dicit  Sybilla  se  ccrnere  cœlum.  Cyclopum  ;  quia  cyclops 
«  polis  (sic  cod.  x'j/.Xg;  770X6;),  id  est  pluralitas  circulorum. 
o  Per  circulos  autem  fine  carentes  et  punctui  indivisibili 
«  et  immutabili  adbœrentcs  vel  acccdentes  Gguranlur 
n.  23 


290  APPENDICE. 

«  spiritus  immortales  creatori  indivisibili  et  imrnutabili 
«  adbœrentes.  Cyclops  ergo  mullitudo  circulorum,  est 
«  ordo  spirituum;  plures  Cyclopes,  spirituum  multitu- 
«  dines.  Mœnia  ergo  Cyclopum  sunt  cœli,  quœ  sunt  na- 
«  turales  regiones  spirituum.  Conspicis;  patent  enim 
«  cœlestia  inlelligentiae.  Educta,  altiora  caeteris.  Cami- 
«  nis,  igneistabernaculis  quœ  sunt  duodeciin  partes  cœli  ; 
«  non  enim  solum  zodiacum  in  duodecim  a  pbilosopbis 
«  legimus  divisum,  sed  totum  cœlum  a  polo  australi 
«  usque  ad  arcticum,  unde  austrina  et...  signa  nullis 
«  partibus  dicunlur  esse,  vel  ipsœ  superœ  stellares;  atque 
«  fornix  est  cerebrum  bumanum  testudineum.  Porlœ, 
«  cellulœ.  Per  lias  enim,  ut  supra  dictum  est,  exercendo 
«  ingenium,  ralionem,  memoriam,  cœlestia  contempla- 
«  tione  ingredimur.  Adverso  respicit  capite  ad  cœlum. 
«  Eœcubi,  id  est  in  quibus  portis,  quia  in  cellula  memo- 
«  riœ.  Dona,  pbilosopbiam.  Pariter,  socialiter  incedunt. 
«  Viarum,  virtutum.  Médium,  ipsam  virtutem  quœme- 
«  dium  est  bominum  et  divinarum  substantiarum.  Fori- 
«  bus  appropinquant ,  dum  quœdam  ingenio  inveniunt, 
«  ratione  discernunt,  mémorise  commendant.  Occupât, 
«  occupât  adituin  dum  exercet  ingenium.  Corpus  spargit 
«  recentiaqua,  dum  substantia  se  ipsam  scilicet  nova 
«  irrigat  doctrina.  Hœc  enim  intelligenda  sunt,  scilicet 
«  ingenium,  exercitium,  et  doctrinœ  erudimentum.  Unde 
«  Horatius  : 

Natura  tieret  laudabile  carmen  an  arte 
Quœsitum  est. 

«  Scilicet  quia  sequitur  ingcnii  inventionera,  niemoriœ 


ÉCRITS   DE   GERBERT.  291 

«  commendationem  addit.  Ramum,  philosophiam.  Li- 
«  mine  adverso,  ccllula  postica.  » 

Expliciunt  glosulœ  Eneidos  secundum  integumentum. 


V. 


Plusieurs  écrits  de  Gerbert.  —  Commentaire  anonyme 
sur  le  Timée.— Introduction  de  Porphyre  et  Catégories 
d'Aristote  mises  en  yers. 

Nous  trouvons  à  la  Bibliothèque  du  Roi  uu  manuscrit 
de  Saint-Germain,  coté  4  093,  qui  contient  divers  morj 
ceaux  intéressants  pour  l'histoire  de  la  première  époque 
de  la  philosophie  scholastique.  Nous  donnerons  d'abord 
la  description  complète  du  manuscrit  et  nous  y  joindrons 
des  extraits  des  deux  morceaux  les  plus  remarquables. 

,|o  p°  ^.fo  g  vo#  xraité  en  latin,  sans  titre  et  sans  nom 
d'auteur ,  d'une  écriture  du  treizième  ou  quatorzième 
siècle,  sur  un  jeu  consistant  en  certaines  combinaisons 
de  nombres  et  que  l'auteur  appelle  rythmimachia  : 
«  Rythmimachia  grœcenunierorunipugnaexponitur.»etc. 
C'est  le  même  traité  dont  l'abbé  Lebeuf  a  parlé,  d'après 
le  manuscrit  de  Colbert  n°  40(M ,  dans  sa  Dissertation  sur 
l'état  des  sciences  depuis  Charlemagne  (  page  85),  et  qu'il 
attribue  à  Gerbert.  En  effet,  dans  le  manuscrit  de  Colbert, 
que  nous  avons  examiné,  et  qui  porte  aujourd'hui  à  la 
Bibliothèque  royale  le  n°  7185,  ce  traité,  ou  plutôt  le 
fragment  de  ce  traité  qui  y  est  contenu,  vient  à  la  suite 
de  la  géométrie  de  Gerbert,  et  il  est  d'une  écriture  du 
onzième  siècle.  Toutefois  nous  devons  faire  observer  que 
récriture  du  traité  de  géométrie  est  d'un  temps  posté- 


292  APPENDICE. 

rieur,  et  que  dans  le  manuscrit  de  Colbert,  comme  dans 
celui  de  Saint-Germaiu,  la  Rythmimachia  ne  porte  pas  de 
nom  d'auteur,  mais  bien  ce  simple  titre  :  Ludusqui  di- 
citur  rythmimachia.  Oudin  assure  que  cet  ouvrage  a  été 
imprimé. 

2°  F0  7  r°-4G  v°.  De  la  même  écriture  que  ce  qui  pré- 
cède :  l'Arithmétique  de  Boëce;  la  fin  manque. 

3°  F°  47  r°-48  v°.  D'une  écriture  du  onzième  siècle  : 
fragment  d'un  traité  sur  la  multiplication  et  la  division 
appliquées  aux  mesures. 

«  Init.  :  Id  de  omnibus  generaliter  tenendum  est  quia 
«  singularis  quacmnque  multiplicaverit  sive  decenum 
«  sive  ccntenum  sive  millenum  vel  ulteriores,  in  eodem 
«  ponet  digitum,  in  secundo  articulum  »,  etc.  Fin.  :  «  Yi- 
«  deor  in  culpam  illam  incidisse  in  quam  Porphyrius  cum 
«  de  génère  tractabat  dicitur  devenisse.  Cum  enim  om- 
«  nem  demonslralionem  ex  notioribus  oporteat  constare, 
«  députant  illi  in  vilium  ad  gencris  diffinitionem  speciem 
«  innotiorem  habuisse.  Egosimiliter  quoque  feeisse  com- 
«  probor.  Cum  enim  untiarum  comparationes  ex  notio- 
(i  ribus  monstrare  debuissem,  minutias  ignotiores,  id  est 
«  sextulam,  sicilicum  et  caHeras  intermiscui.  Sed  Boe- 
«  thius  Porphyrio  succurrit  et  mibi,  dum  dicit  nullam 
«  rem  nisi  ab  iis  in  quibus  substantiam  suam  habet  posse 
«  demonstrari.  Sicut  enim  genus  a  specie  substantiam  su- 
«  mit,  sic  et  untia  a  partibus  suis,  id  est  sextula,  sicilico 
«  et  ca?teris  quibus  pereunlibus  ipsa  non  manebit.  Nunc 
«  autem,  paululum  uotiis  intermissis,  aliquantulum  non 
«  pigeât  scribere  de  minutiis,  ut,  et  minuliis  et  untiis 
«  pleniter  cognitis,  de  utrarumque  divisionibus  et  duc- 
«  tionibus  poslmodum  abunde  dicatur.  » 


ÉCRITS   DE   GERBERT.  293 

4°  F0  48  v°-52  v°.  «  Régula;  e\  libris  Plolcmei  régis 
«  de  compositione  astrolapsus,  »  Règles  tirées  des  livres 
de  l'tolémée,  pour  la  composition  de  l'astrolabe,  de  la 
même  écriture  que  le  fragment  qui  précède.  Il  n'y  a  pas 
non  plus  de  nom  d'auteur  ;  mais  c'est  évidemment  le 
même  ouvrage  dont  l'abbé  Lebeuf1  a  fait  mention  et  cité 
le  commencement  d'après  les  manuscrits  de  la  Sorbonne 
nos  \  249  et  1 269,  et  que  ces  manuscrits  attribuent  a  Ger- 
bert  :  «  Incipit  liber  Gileberti  de  Astrolabio.  »  Voici  ce 
commencement,  d'après  notre  manuscrit;  il  ne  diffère  de 
celui  que  donne  l'abbé  Lebeuf  que  par  de  très-légères 
variantes  : 

a  Quicumque  astronomie»  peritiam  disciplina?  et  cœ- 
«  lestium  spbararum  geometricaliumque  mensurarum 
«  altiorem  scientiam  diligenti  veritatis  inquisitione  allius 
«  rimari  conatur,  et  certissimas  horologiorum  quornmli- 
«  betve  climatum  rationes  etquaelibet  ad  licec  pertinenlia 
«  industrius  discriminare  nitifur,  banc  vualzacoram  2, 
«  id  est  planam  sphaeram  Ptolemei  seu  astrolapsum  so- 
ft lerti  indagatione  perquirat.  » 

Tout  porte  à  croire  en  effet  que  ce  traité  est  de  Ger- 
bert;  on  y  trouve  une  connaissance  de  l'astronomie  et  de 
la  langue  scientifique  des  Arabes,  telle  que  lui  seul  pou- 
vait la  posséder  dans  ce  siècle.  Il  y  a  un  chapitre  intitulé  : 
«  De  vocabulis  latinis  et  arabicis  stellarum  et  formalio- 
«  nibus  eorum,  etc.  »  Ce  traité,  dans  notre  ms.  -1095, 
étant  de  la  même  écriture  que  le  fragment  sur  les  me- 
sures dont  il  est  immédiatement  précédé,  il  se  pourrait 
bien  que  celui-ci  fut  aussi  de  Gerbert,  dont  le  nom  se  se- 

i.  Lebeuf,  État  des  sciences  en  France  depuis  Charlemagne  jusqu'au 
roi  Robert  (recueil  de  divers  écrits,  clc.),  1738,  in-S,  t.  n,p.  89. 
2.  Lebeuf  :  ivalzagoram. 

25 


294  APPENDICE. 

rait  trouvé  au  commencement,  que  nous  n'avons  plus. 
5°  F0  53  r°-60  v°.  Commentaire  anonyme,  incomplet, 
d'une  écriture  de  la  fin  du  douzième  siècle,  sur  le  Timée 
de  Platon. 

On  sait  que  le  Timée  de  Platon  était  connu  par  le  com- 
mentaire de  Cbalcidius,  au  moins  dès  le  huitième  et  le 
neuvième  siècle,  puisqu'on  le  trouve  dans  des  manuscrits 
qui  remontent  à  cette  époque.  On  sait  aussi  que  les  doc- 
trines qui  y  sont  exposées  étaient  devenues  au  douzième 
siècle  un  sujet  d'étude  et  de  controverse.  L'influence  des 
théories  platoniciennes  est  visible  dans  Bernard  de  Char- 
tres. Voici  maintenant  le  premier  commentaire  régulier 
sur  le  Timée,  de  la  main  d'un  scholastique;  l'auteur  doit 
être  celui  de  la  Philosophia  mundi  et  de  Y  Imago 
mundi,  attribuées  à  Honoré  d'Autun,  et  qui  pourraient 
bien  être  de  Guillaume  de  Couches  ;  car  il  y  a  une  ana- 
logie frappante  entre  la  Philosophia  mundi  et  le  de  Ele- 
mentis  philosophia?;  Bedœ  opp.  n,  p.  31 2.  Non-seu- 
lement dans  le  premier  livre  de  Y  Imago  mundi  (c.  lxxxi 
et  lxxxiii),  Honoré  ou  Guillaume  s'occupe  de  l'explica- 
tion des  fameux  nombres  du  Timée;  mais  dans  le  premier 
livre  de  la  Philosophia  mundi  (I.  i,  c.  xv),  après  avoir 
rapporté  plusieurs  opinions  qui  avaient  cours  de  son 
temps  sur  l'âme  du  monde,  il  renvoie,  pour  l'explication 
de  la  doctrine  platonicienne  sur  ce  point,  à  des  gloses 
qu'il  aurait  écrites  sur  Platon  :  «  Hanc  dicit  Plato  ex  di- 
«  vidua  et  individua  substantia  esse  excogitatam  et  ex  ea- 
«  dem  natura  et  diversa  :  cujus  exposilionem  si  quis 
«  quœrat,  in  glosulis  nostris  super  Platonem  inveuiat.  » 
11  serait  donc  possible  que  le  commentaire  contenu  dans 
le  manuscrit  de  Saint-Germain,  1095,  lut  celui  qui  est  ici 


COMMENTAIRE   DU   XIIe   SIÈCLE   SUR   LE    TIMÉE.  295 

désigné.  En  effet,  l'auteur  (f°  60  v°,  c.  \  )  nous  apprend 
qu'il  avait  composé  sur  la  physique  un  livre,  qu'il  appelle 
Nostra  philosophia,  et  où  il  avait  démontré  qu'il  ne  peut 
y  avoir  de  corps  situés  dans  une  région  supérieure  à  celle 
du  feu.  «  Nullum  ergo  naturali  aspiratione  superius  débet 
«  esse  igné.  Quod  enim  dicunt  aquas  congelatas  esse  ibi, 
«  ita  absurdum  quod  illud  dedignamur  refellere.  In  nos- 
«  tra  philosopbia  satis  idem  diximus.  «  Or,  nous  retrou- 
vons cette  idée  en  plusieurs  eudroits  de  la  Philosophia 
mundi  (1.  ni,  c.  v,  vi,  etc.).  Enfin  les  auteurs  dont  il  est 
fait  mention  dans  le  commentaire  que  nous  avons  sous 
les  yeux,  sont  précisément  les  mômes  que  cite  ordinaire- 
ment l'auteur  de  la  Philosophia  mundi  et  du  de  Affec- 
tibus  solis  :  ce  sont  Boëce,  Macrobe  et  Constantin  l'Afri- 
cain. 

Nous  donnerons  tout  a  l'heure  un  extrait  de  cet  ou- 
vrage ;  mais  continuons  la  description  du  manuscrit. 

6°  F0  61  r°-6S  v°.  Commentaire  anonyme  incomplet 
sur  le  traité  de  Priscien.  De  la  construction  :  «  Gramma- 
«  ticalia  super  Priscianum  de  constructione.  »  Ce  titre 
est  d'une  écriture  beaucoup  plus  récente  que  celle  du 
corps  du  traité,  laquelle  paraît  être  du  douzième  siècle. 

7°  Abrégé  en  vers,  précédé  d'une  préface,  de  l'Intro- 
duction de  Porphyre  et  des  Catégories  :  écriture  du  dixième 
au  onzième  siècle. 

La  préface  est  adressée  à  un  évoque  nommé  Bennon, 
que  l'auteur  traite  comme  un  personnage  éminent, 
amateur  des  lettres,  et  qui  avait  dû  subir  un  exil  dont 
il  était  revenu.  Est-ce  Bennon,  évoque  de  Meisseiu,  qui 
joua  un  si  grand  rôle  dans  les  querelles  de  l'empereur 
Henri  IV,  et  qui  mourut  en  ^07,  âgé  de  près  de  'JOans? 


296  APPENDICE. 

Quant  a  l'auteur  de  cet  opuscule,  il  est  possible  que  son 
nom  soit  caché  dans  le  signe  figure  au-dessus  do  la  ligne 


où  se  trouve  le  nom  de  Bennon,  Âa  Bennoni.  Faut-il 

lire  Yvo  ou  Odo?  Rien  n'est  moins  certain,  et  nous 
nous  contenterons  de  donner  cet  écrit  comme  l'œuvre 
d'un  dialecticien  anonyme  du  dixième  ou  du  onzième 
siècle. 

Nous  allons  publier  maintenant  des  extraits  du  com- 
mentaire sur  le  Timée,  et  l'Abrégé  en  vers  de  l'Introduc- 
tion de  Porphyre  et  des  Catégories  d'Aristole,  sans  essayer 
de  restituer  par  d'arbitraires  conjectures  les  mots  que  le 
mauvais  état  du  manuscrit  ne  nous  a  pas  permis  de  dé- 
chiffrer. 

COMMENTAIRE  SUR  LE  XIMÉE. 

«  Incipientibus  Thimeum  Platonis  inquirendum  est 
«  quaj  compositions  illius  causa  fuerit,  et  unde  in  eo  aga- 
«  tur,  et  qualiter,  etc.j  et  cui  parti  philosophie  subpona- 
«  tur,  et  titulus.  Causa  vero  compositionis  hujus  operis 
«  lalis  fuit  :  cum  inter  omnes  recte  philosophantes  justi- 
«  tiam  in  conservatione  reipublica?  principatum  obtinere 
«  certum  sit,  circa  illius  inquisitionem  maxima  fuit  eo- 
«  ruin  intentio.  Quorum  Thrasymachus  orator  sic  ipsam 
«  definivit  :  Justitia  est  quae  plurimum  prodest  ei  (sup- 
«  plevimus  ei)  qui  plurimum  potest,  illud  attendens  quod 
«  propter  conservalionem  justitiœ  ad  illum  qui  plurimum 
«  potest  gubernaudœ  reipublicœ  transferuntur.  Cujus  de- 
«  finitione  relata  in  scholis,  Socrates  ait  :  non  ;  imo  jus- 
«  titia  est  quae  plurimum  prodest  ei  qui  minimum  potest. 
«  Qui  enim  plurimum  potest,  se  et  sua  sine  omni  justitia 


COMMENTAIRE   DU   XIIe   SIÈCLE   SUR   LE   TIMÉE.  297 

«  conservât;  sed  qui  minimum,  minime.  Et  quia  tam 
«  perfectam  de  ea  dederat  sententiam,  rogaverunt  eum 
«  sui  discipuli  ut  de  illa  tractatum  componeret.  Quorum 
a  satisfaciens  voluntati,  de  parte  ipsius  justitia?,  id  est  de 
a  positiva  justitia  tractavit.  Juslitia  enim  alia  positiva, 
a  alia  naturalis.Etest  positiva,  qiw  abhominibus  inventa, 
«  ut  suspensio  latronis,  naluralisvero  quœnonest  ab  ho- 
«  mine  inventa,  ut  parentum  dilectio,  et  similia.  Sed 
«  quoniam  positiva  justitia  circa  inslituta  reipublica?  ma- 
o  xime  apparet,  in  tractatu  de  ea  ad  rempublicani  se 
«  transtulit,  ut  circa  eam  justitiam  ostenderet.  Sed  quia  in 
a  nulla  republica  perfectam  potuitinvenire justitiam quam 
«  in  exemplum  prœtenderet,  novam  secundum  veterem 
«  Atbeniensium  confmxit.  Deinde  Plato,  ejusdem  disci- 
«  pulus,  cum  decem  volumina  de  republica  composuisset, 
a  volens  perficere  quod  magister  suus  praetcrmiseral,  de 
«  nalurali  justitia  hoc  opus  composuit.  Sed  quoniam  illa 
«  circa  creationcm  mundi  maxime  apparet,  ad  illam  se 
«  transfert.  Unde  possumus  dicere  quod  raateria  hujus 
«  libri  est  naluralis  justitia  vel  creatio  mundi.  De  ea  enim 
«  propter  naluralem  justitiam  agit.  Agit  hoc  modo  de  lali 
«  matcria  :  ostendendo  efficientcm,  formalem,  finalem, 
«  materialem  causam  mundi,  deinde  causam  excogita- 
«  tionis  anima?,  et  modum  et  conjuuctioncm  ejus  cum 
«  corpore,  et  potentias  quas  in  eo  exercet;  postea  crea- 
«  tionemcœlestisaniraalis,  acrii,aquatilis,  replilis.  Deinde 
«  agit  de  aetatibus  hominis,  de  oflicio  et  utilitatemembro- 
«  rum  ejusdem,  ad  ultimum  de  primordial]  materia.  Hac 
«  utilitate  agit  de  lali  materia  lali  modo,  ul,  visa  polen- 
«  lia  divina  et  sapientia  et  bonitate  in  ciealionc  rerum, 
«  timeamus  tam  potentem,  vencremur  tam  sapientem,  di- 


298  APPENDICE. 

«  ligamus  tam  benignum.  Non  uni  lantum  parti  pbiloso- 
«  pbiœ  supponitur,  sed  de  pluribus  aliquid  in  eo  conti- 
«  netur.  Quod  ut  melius  intelligatur,  partes  pbilosopbiœ 
«  divisione  prodamus.  Philosopliia  igitur  eorum  quœ  sunt 
«  et  non  videntur  et  eorum  quœ  sunt  et  videntur  vera 
«  cornprebensio.  Hujus  duœ  sunt  species  :  practica  et 
«  theorica.  Practicœ  vero  sunt  très  :  ethica  de  i  îstruc- 
«  tione  raorum,  elhos  enim  mos,  etbonomica  (sic)  dis- 
«  pensatura  :  elbonomus  enim  est  dispensa tor  ;  bœcdocet 
«  qualiter  unusquisque  propriam  familiam  debeat  dis- 
«  pensare;  politica,  civilis,  polis  enim  est  civilas;  hœc 
«  docet  qualiter  respublica  tractetur.  Theoricœ  similiter 
«  sunt  species  très  :  tbeologia,  matbeinatica,  physica  ;  et 
«  est  tbeologia  de  divinis  ;  theos  enim  est  Deus  ;  logos  est 
«  ratio.  Matbeinaticaquadriviumcontinet,  dicta  matbema- 
«  ticaidest  doctrinalis.  Mathesis  cum  aspiratione  est  doc- 
«  trina,  sine ea  est  vanitas;  et  dicitur  doctrinalis antonoma- 
«  sicequiascilicetperfectiorsitdoclrinainquadrivioquam 
«  in  cœteris  artibus.  In  aliis  enim  sola  voce  fit  doctrina  ; 
«  in  isla  ut  et  voce,  et  oculis  ;  ut  enim  dicitur  ab  ore  re- 
«  gula,  ostenditur  sub  oculis  in  figura.  Mathernaticœ  sunt 
«  quatuor  species  :  aritbmelica,  musica ,  geometria  ,  as- 
«  tronomia.  Pbysica  vero  de  naturis  et  complexionibus 
«  corporum  est  ;  physis  enim  est  natura.  Musicœ  sunt 
«  species  très  :  instrumentalis,  mundana,  bumana.  In- 
«  Irumentalis  très,  melica,  metrica,  ritbmica.  Melicœ  très: 
«  diatouica,  enarmonica,  cromatica.  De  omnibus  igitur 
«  artibus  in  boc  opère  aliquid  continetur;  de  practica,  in 
«  recapitulationepositivavjustitiae de  tbeologia,  ubideeffi- 
«  cienle,  formali  et  finali  causa  mundi  et  de  anima  mundi 
«  loquitur;  ubi  vero  de  numeris  et  pioportionibus,  de 


COMMENTAIRE   DU  XIIe   SIÈCLE   SUR   LE   TIMÉE-  299 

«  raathematica;   ubi  vero  de  quatuor  démentis  et  crea- 

«  tione  animalium  et  de  primordial!  materia,   pliysicœ. 

«  Titulus  talis  est  :  Incipit  Thimœus  Platonis,  dictus  a 

«  quodani  discipulo  suo.  Mos  eniui  Platoni  fuit  intilulare 

«  volumina  a  nominibus  discipulorum,  ut  conferret  ho- 

«  norem  discipulo,  ut  et  vitaret  arrogantiam  et  ut  sub- 

«  tralieret  œmulis  occasionem  repreliendendi.  Vel  Tbi- 

«  uiceus  dictus  est  quasi  flos;  thimio  (sic)  enim  est  flo- 

«  reo,  quia  in  eo  est  flos  philosopbiae.  Isocrates ,  etc. 

«  Thymaîus  Platonis  diu  difOcilis  babitus  est;  non  quia 

«  tam  perfectus  auctor  aliquid  obscure  dixisset,  sed  quia 

«  lectores  ignorabant  artes  quarum  ex  necessitate  facit 

«  mentionem.  Cum  enim  de  creatione  mundi  ageret,  de 

«  diversis  artibus  mentionem  facere  oportuit,  juxta  unius- 

«  cujnsqneproprietates  probationes  inducendo.  Est  igitur 

«  ignoratus  a  latinis  usque  ad  tempus  Osii  papa3  ;  qui, 

«  cum  sciret  in  eo  multa  utilia  nec  Ddei  contraria  conti- 

«  neri,  rogavit  Cbalcidium,  arcbidiaconum  suum,  in  utra- 

«  que  lingua  peritum,  ut  degraeco  in  latinum  illum  trans- 

«  ferret.  Cujus  auctoritati  obediens ,  primas  partes  illius 

o  transtulit.  Sed  quia  ignorabat  utrum  placeret  annon, 

«  misit  ad  illum  ut  de  illis  judicaret,  ut,  si  placèrent, 

«  cum  majori  audacia  caetera  aggrederetur.  Et  quoniam 

«  difficiles  erant  ad  intelligendum,  super  illas  commen- 

«  tum  fecit,  et  cum  parte  translata  et  commento  bas  lit- 

«  teras  misit,  quarum  continentia  bœc  est.  In  principio 

«  excusât  se  de  ignorantia  ;  postea  captât  ejus  benevolcn- 

«  tiain;  deinde  ostendit  quare  totum  illum  non  transtulit 

«  et  quare  super  parlem  translatam  commentum  fecit. 

«  Descensus  ad  littcram   talis  est.  Diflicilis  ics  erat 
«  transferre  librum  Platonis  de  gncco  in  latinum  ;  sed 


300  APPENDICE. 

«  virtus  tua  et  amicitia  fecit  eam  raihi  facilcm.  Sed  ad 
«  hoc  quidcm  aliquis  posset  dicere  :  poteslne  virtus  hoc 

«  facere?  Probat  quidcm auctoritate  Isocratis,  sic  di- 

«  cens  :  Jsocrates  \  ille  rhetor  de  quo  in  rhetorica  legi- 
«  tur,  in  exhortationibus  suis,  id  est  in  eo  libro  sic 
«  vocato,  laudans  virtutem,  virtus  est  habitas  animi 
«  modo  natura3  rationi  consentaneus  ,  dixit  pênes  eam 
«  (virtutem)  consistere  causam  totius  prosperitatis  ;  ex 
«  virtute  enim  oinnis  prosperitas,  quia,  ut  probat  Boe- 
«  thius,  omnia  qua3  contingunt  bonis  bona  sunt,  quae 
«  vero  malis,  mala  sunt  ;  et  omnium  bonorum ,  id  est 
«  temporalium  et  œlernorum.  Et  cum  hoec  diceret,  addi- 
«  dit  eam  (virtutem)  solam  esse  quœ  redigeret  ad  pos- 
«  sibilem  facilitatem,  id  est  faceret  faciles  res  impossi- 
«  biles,  non  natura  sed  usu.  Et  ne  putaret  aliquis  eum 
«  mcnlitum  esse,  subjungit  prœclare ,  id  est  aperte  et 
«  vere.  Quid  enim.  Probat  quod  virtuti  res  difficilis  fa- 
«  cilis  est,  removendo  a  virtute  ea  quœ  générant  diflicul- 
«  tatem.  Hœc  sunt  invita  incœptio,  impatientia  laboris , 
«  et  hoc  est  quod  dicit  :  quid  enim  generosam  magna- 
«  nimitatem,  id  est  virtutem,  et  est  periphrasis  ;  aggredi, 
«  id  estincipere,  ac  si  diceret  nihil  honestum.  Vel  quid 
o  cœptum,  id  est  incœptuni/rt^e£,  nihil  scilicet.  Aute- 
«  quam  enim  incipiat,  providet  an  ad  perficiendum  sufû- 
«  ciat.  Ut  temperel  se  a  labore.  Sed  quia  quod  caret  al- 
«  terna  requîe  durabile  non  est,  subjungit:  tanquam 
«  victa  difficultatibus.  Interpolare  enim  labores  naturaî 
«  est  nécessitas,  sed  vinci  fragilitas.  Eadem  est.  Probato 
«  quod  virtus  faciat  rem  difflcilem  facilem,  hoc  idem  de 

).  Chalcidii  cdit.  (cur.  Mcursio,  Lugd.  Batav.  IC07)  :  Socralei,  maie. 


COMMENTAIRE   DU   XIIe   SIÈCLE  SUR   LE   TIMEE.  301 

«  amicîtia,  quae  quaedam  virtus  est,  dicens  :  eadetn  est 
«  vis  amicitiœ  quae  ot  virtutis  est.  Est  amicitia  vol  un  tas 
«  bonorum  erga  aliquem  causa  illius  ipsius  qui  diligitur, 
o  cuiu  ejus  pari  voluntate.  Exponit  qûaliter  sit  eadem 
«  vis,  et  est  par  extricatio,  id  est  expositio,  rerum  pêne 
«  impossibilium,  id  est  difflcilium.  Tricœ  sunt  maculai 
«  relis  ;  inde  intricare  dicitur  involvere,  extricare,  evol- 
«  vere.  Cum  aller.  Subjungit  qûaliter  amicitia  rem  dif- 
«  ficilem  faciat  facilem  ,  scilicet  cum  alter  ex  ami- 
«  cis;  i n ter  duos  enim  ad  minus  est  amicitia  re  ipsa. 
«  Religiose  imperare  est  débita  et  bonesta  imperare  et 
«  possibilia  ;  adminiculentur,  id  est  subveniant  effectui 
«  complaciti  operis,  id  est  ad  efticientiam  operis  utri- 
«  que  placiti.  Alter  volo  parendi,  id  est  ex  voto  et  vo- 
«  lunlatc  obedieiulo.  Ex  voto  obedire  est  sine  spe  remu- 
«  neralionis,  sine  coaclione  timoiis ,  sine  conjunctione 
«  sanguinis  obedire.  Conceperas,  etc.  Hue  usque  excu- 
«  savitsc  de arrogantia ;  modo  captât  benevolentim  Osii 
«  ejusdem,  per  hoc  quod  utilem  rem  praavideat.  Conce- 
«  peras  animo,  id  est  praevideras;  sed  antequam  osten- 
«  dat  quidem  ,  ne  videretur  mala  conceptio,  commendat 
«  Osium  sic  :  florente  omnibus  studiis  humanitatis. 
«  Studium  est  vcliemens  applicatio  animi  ad  aliquid 
«  agendum  cum  magna  voluntate.  Sed  studia  alia  sunt 
«  humanitatis,  ut  practicœ,  alia  divinitalis,  ut  theoricœ. 
«  Sed  cum  istc  in  omnibus  florerét,  maxime  in  studiis 
«  humanitatis,  quia  humanus  homo  erat.  Vel  studia  hu- 
«  Diana  dicuntur  omnia  quco  ab  homiue  sciri  possunt, 
«  in  quibus  omnibus  isle  ilorebat.  Sed  quia  studium  sine 
«  ingenio  non  suflicit,  secundum  illud  lloralii 

n.  26 


302  APPENDICE. 

Ego  nec  studium  sine  divite  vena, 
Nec  rude  quid  possit  video  ingenium. 

«  addit  et  ingenium.  Iugenium  est  naturalis  vis  ad  aliquid 
«  cito  intelligendura  ;  unde  dicitur  ingenium  quasi  inlus 
«  genitum.  Sed  quia  ingeniorum  alia  sunt  summa  ,  alia 
«  niiniina,  alia  média,  ad  cumulum  laudis  addit  excel- 
«  Unix.  Deinde,  commendato  eo,  ostendit  quod  conce- 
«  perat  dignam  spem  operis  proventu,  id  est  operis  Pla- 
«  tonis  de  grœco  in  Iatinum  proventuri.  Sed  ne  videre- 
«  lur  superflua  hœc  translatio,  addit  intentait;  nullus 
«  enim  adhuc  transtulerat.  Et  quanquam.  Alio  modo 
«  captât  ejusdem  benevolenliam  ,  scilicet  removendo  ab 
«  ea  arrogantiam.  Continuo ,  hoc  quod  mihi  injunxisli 
«  melius  quam  ego  posses  facere.  Et  quanquam  hoc 
«  ipse,  id  est  banc  translationem  posses  ïacerefacilius, 
«  quia  doctor,  commodius  quia  majoris  auctoritatis, 
«  tamen  eipotius  malueris  injungere,  id  est  mihi,  quem 
«  judicares  alterum  te,  id  est  quem  ut  te  diligebas.  Et 
«  tractum  esta  Tullio  qui  in  lihro  Amicitiœ  dicit  :  «  ami- 
«  eus  meus  est  alter  ego.  »  Sed  ne  videretur  injunxisse 
«  vel  propter  ignorantiam  vel  propter  indignationem , 
«  ait  :  credo  propter  admirabilem  verecundiam.  Est 
«  enim  quœdam  verecundia  bona,  quaedam  mala.  Mala 
«  est  quando  in  bono  frigidi  malum  quod  fecimus  con- 
«  ûteri  vel  dimittere  erubescimus;  bona  est  qua  malum 
«  perpetrare  erubescimus,  et  scientiae  vel  virtuti  quœ 
«  in  nôbis  sunt  nos  impares  judicamus.  Possemne.  Ad 
«  hoc  quidem  aliquis  posset  dicere  :  etsi  iste  iinpe- 
«  rasset,  tamen  ex  arrogantia  incœpisti,  cum  te  posses 
«  excusare;  probat  quod  non  posset,  et  hoc  est  :  oro  te, 
«  o  aliquis  vel  o  Osi.  Excusare  munus ,  id  est  hoc  ofti- 
«  cium  injunctum  mihi  a  te,  quamvis  res,  id  est  trans- 


COMMENTAIRE   DU  XIIe   SIÈCLE   SLR    LE  TIMEE.  303 

«  lalio  operis  illius  esset  ardua,  ego  de  quo  ita  senseras  ' , 
«  queni  te  alterura  judicabas,  ac  si  diceret  :  non.  Et  qui 
«  niinquam;  probat  quod  non  posset,  argumento  a  mi- 
«  nori,  quia  nec  in  aliqua  parva  re  voluntati  illius  un- 
«  quam  contradixerat,  nedum  in  ista  ;  et  boc  est  :  et  ego 
«  contradicereui  huic  tanto;  ad  quantitatem,  quia  multa 
«  magna  viliasunt,  subjungit  :  et  tam  honesto  desiderio, 
«  qui  nunquam....  id  est  ofûcium  ad  te  pertinens  ;  oflî- 
«  cium  id  est  congruus  actus,  quem  juxta  mores  et  in- 
«  stituta  civitatis,  vel  ex  lege  vel  ex  ûatura  oportet  nos 
c  adimplere.  Nec  etiam  in  solemnïbus ,  id  est  commu- 
«  nibus;  solon  [sic)  enim  est  commune;  inde  solemnia 
«  quasi  festa  communia  dicuntur.  Usilatis,  id  est  quoti- 
«  dianis,  in  quibus  amicus  amico  quasi  in  nugis  contra- 
«  dicit  sœpe,  sed  in  seriis  nunquam.  In  quo.  Diceret  ali- 
«  quis  :  et  si  ita  non  posses  excusare,  diceres  te  ignorare. 
«  Responsio  :  uolui ,  qui  putaretur  callida  simulatio 
«  scienliœ.  Quidam  enim  sic  negantes  callide  simulant, 
«  et  boc  est  :  in  quo,  id  est  in  qua  pelitione  déclinai io7 
«  id  est  evitatio  bujus  speciosi  muneris  excusalione 
«  ignorationis ,  id  est  excu5ando  per  ignoranliam,  sci- 
«  licet  dicendo  me  ignorare  futura  esset,  id  est  reputari 
«  posset  callida  simulatio  scientiœ.  Jtaque,  etc.  Non  erat 
o  conveniens  excusatio  ;  parut,  et  maxime  quia  sciebam 
«  te  Deo  voleute  boc  imperare ,  et  lioc  est  :  certus  id 
«  munus,  id  est  liujus  translationis  oi'ticium,  non  injungi 
«  mihi  a  te  sine  divino  instinctu,  id  est  divina  volun- 
«  tate.  Proplerea,  quia  non  erat  causa  excusationis  et 
«  quia  non  imperabas  sine  divino  instinctu,  aggressus 
«  primas  partes  Thimœi  Platonis  alacriore  mente  de 

4  Sic  cod.  Lilit.  :  censeres. 


304  APPENDICE. 

«  incœptione,  spe  confirmatiore  de  perfcclione,  non  so- 
«  lum  transluli ,  sed  etiam  partis  ejusdem  translata 
«  commentarium  feci.  Ut  ait  Priscianus  super  cxercila- 
«  tionibus  puerorum  :  «  comminisei  est  plura  studio  vel 
o  doetrina  in  mente  habita  in  unum  colligere.  »  Unde 
«  commcntiun  possil  dici  plurium  studio  vel  doetrina  in 
«  mente  habitorum  in  unum  colleetio  ;  et  quia  seeun- 
«  dum  liane  definitionem  commenlum  possit  dici  quisli- 
«  bel  liber,  tamen  non  bodie  vocamus  commenlum  nisi 
«  alterius  libri  expositorium,  quod  differt  a  glosa.  Com- 
«  menlum  enim  solum  senlentiam  excquens ,  de  conti- 
«  nuatione  vel  expositione  lilterœ  nihil  agit.  Glosa  vero 
«  omnia  illa  esequitur;  unde  dicitur  glosa  quasi  lingua. 
«  lia  enim  aperte  débet  exponere  ac  si  lingua  doctoris  vi- 
«  derettir  docere.  Put  an  s,  etc.  Hue  usqueexeusavit  se  de 
«  arroganlia,  recldiditque  benevolum  illum  laudando, 
«  deinde  docilem,  quod  translulit  Tbimseum  Platonis  os- 
«  tendendo.  Modo  ostendit  quare  super  eas  partes  com- 
«  mentarium  fecerit,  scilicët  quia  per  se  ad  ïntelligendum 
«  erant  difficiles,  et  ita  reddit  altentum,  dicens  :  Feci 
«  commentarium  et  superflue;  scilicët  putans,  etc.  Est 
«  excmplum  vel  res  recondita  liber  Platonis  in  grœco, 
«  simulacrum  vero  ejusdem  in  latino.  Sed  simulacrum 
«  estobscurius  ipso  cxemplo, quia obscurior  estcujuslibet 
«  libri  translalio  quam  ejusdem  in  prima  lingua  compo- 
«  sitio.  Causa  vero,  etc.  Quare  librum  divisit  et  non  tolum 
«simul  translulit,  ostendit;  est  operis  prolixitas,  et 
«  utrum  placeret  annon  dubietas,  et  hoc  est  causa,  etc.  » 
On  pourrait  croire,  d'après  ce  début,  que  notre  com- 
mentaire ne  sera  qu'une  paraphrase  du  commentaire  de 
Chalcidius.  Mais  il  n'en  est  pas  ainsi.  Chalcidius  ne  s'est 


COMMENTAIRE   DU   XI 1°  SIÈCLE   SUIl   LE  TIMÉE.  303 

proposé  que  de  donner  L'interprétation  des  passages  du 
Timée  qui  supposent  la  connaissance  des  sciences,  telles 
que  l'arithmétique,  la  géométrie,  la  musique,  etc.  Ici 
nous  avons  un  commentaire  régulier,  qui  suit  le  texte 
pas  à  pas,  et  sans  rien  omettre. 

«  Unus,  duo,  très.  Plato,  tractaturus  de  naturali  jus 
«  titia,  récapitulât  ea  qme  dixerat  de  positiva  justitia,  ut 
«  sit  unus  et  continuais  justitia;  traclalus,  quod  facit  tali 
«modo,  iutroducendo  quatuor  personas,  Socratem, 
«  Thirnœum,  llermocratem,  Ciitiam,  sub  tali  (igmento. 
«  Cum  esset  id  moris  Atlieniensium  ut  in  festa  die  Palladis 
«  in  domum  alicujus  philosophi  convenirent,  ut  ab 
«  eodem  in  aliquo  instruerentur  ,  confingit  Thimaeum, 
«  llermocratem  et  Critiam  quartumque,  cujus  nomen  liic 
«  rcticet,  die  feslo  Palladis  in  domum  Socralis  convenisse, 
«  ctab  eodem  in  positiva  justitia  instructos  esse,  ûniloque 
«  tractatu,  qiuTsitoque  ab  eis  mutuo  ,  id  est  traclatu  de 
«  naturali  justifia,  promissoque,  in  crastinum  venit.  Sed 
«  quartum  de  sociis  non  inveniens,  sic  incipit  narrare  : 
«  unus,  duo ,  très.  Sed  quseritur  cur  Plato ,  quem  con- 
«  stat  nihil  sine  causa  fecisse,  cur  librum  suum  a  numeris 
«  incœpit;  et  si  a  numeris  fuit  incipiendus,  quare  al) 
«  istis  numeris  potius  (supplevimus£>o/m.v)  quam  ab  aliis, 
«  et  quare  très  numéros  nec  plures  posuit,  et  quare  per 
«  cardinalia  nomina,  non  ordinalia  illos  vocavit.  Primo 
<(  igitur,  ut  Pylliagoricus,  scions  maximam  perfectionem 
«  in  numeris  esse  ,  quippe  cum  nulla  scilicet  creatura 
o  sine  numéro  possit  cxislere,  numerus  tamen  sine  quo- 
«  libet  potest  existere,  ut  perfectionem  sui  operis  osten- 
«  deret ,  a  perfeclis  scilicet  numeris  incœpit.  Ab  istis 
«  vero  numeris  ideirco  quia  sunt  parles  perfeeti  numeri , 

26. 


306  APPENDICE. 

(i  id  est  senarii.  Perfectus  est  numerus  cujus  partes 
«  aggregatœ  reddenl  œqualem  summam.  Pars  autera  se- 
«  narii  secunda  surit  très,  tertia  duo,  sexta  uuurn,  quœ 
«  aggregata  talem  summam  reddunt ,  id  est  sex.  Prop- 
«  ter  ergo  perfeclioncm  ,  a  partibus  perfecti  incœpit. 
«  Amplius  iuter  hos  numéros  inveniuntur  proportiones 
«  quœ  musicas  reddunt  consonanlias.  Inter  duo  enim  et 
«  uuurn  est  dupla  proportio  :  ex  hac  nascitur  diapason  ; 
«  inter  très  et  unum  sesquiquarta,  ex  qua  diapente  ;  in- 
«  ter  quatuor  et  très  sesquitertia,  ex  qua  diatessaron. 
«  Quia  igitur  de  creatioue  rerum,  quœ  coucorditer  et 
«  proportioualiter  facta  est ,  tractare  disposuerat,  recte  a 
«  numeris  obstinentibus  proportiones  incœpit.  Tresvero 
«  tautum  numéros  ponit,  quia  de  tribus  simplici  modo  , 
«  secundum  auctoiitatem  Boethii,  agit  :  de  divinis  intel- 
«  lectualiler,  de  mathematicis  doctriualiler ,  de  physicis 
«  naturaliter.  Tractare  de  divinis  intelleclualiter  est,  re- 
«  mota  omni  opiuione,  quicquid  dicatur  de  divinis  certa 
«  ratiuue  subjecta  coiiûrmare.  De  mathematicis  doctri- 
«  naliter  agere ,  est  de  eis  quœ  pertinent  ad  quadrivium 
«  sic  tractare,  utquod  régula  dicilur  sub  oculis  in  figura 
«  ostendatur,  ut  in  quadrivio  agitur.  De  physicis  vero 
«  naturaliter  agere  est  de  naturis  corporum  ,  subjecta 
«  physica  ratione,  tractare.  Per  cardinalia  nomina  illos 
«  vocat,  non  ordinalia,  ne  uni  alium  prœferre  videretur. 
«  Et  hœc  sunt  verba  Socratis  in  crastinum  venientis,  nec 
«  omnes  socios  invenientis  :  unus,  duo,  très;  o  Thimœe, 
«  requiro  quartum  de  numéro  ves'ro.  Quartus  ille 
«  Plato  fuit,  qui  quasi  ab  opère  se  subtraxit,  dum  non 
«  sibi ,  sed  Thimœo,  propter  piœdictas  rationes,  illud 
«  attribuit.  Qui  hes terni,  etc.  » 


COMMENTAIRE   DU   XIIe   SIÈCLE   SUR   LE   TIMÉE.  307 

L'auteur  continue  de  conmieuter  longuement  le  préam- 
bule du  Timée.  Il  est  inutile  de  le  suivre  dans  ses  déve- 
loppements sur  le  déluge  de  Deucalion,  fondés  sur  une 
mauvaise  physique,  et  absolument  dépourvus  d'intérêt. 
Ses  explications  sur  l'origine  d'Athènes  et  la  fable  d'E- 
riclitou  n'ont  pas  plus  de  valeur. 

Le  commentaire  sur  le  discours  môme  de  Timée  com- 
mence aux  deux  tiers  de  la  première  colonne  du  feuil- 
let 56  v°.  Eu  voici  le  début  : 

«  Est  (fol.  56  v°,  c.  -I)  igitur  Thiiuœus  de  naturali  jus- 
«  titia  tractatus  ad  creatiouem  mundi  circa  quam  maxime 
«  apparet  se  transferre.  Ut  eum  perpetuitati....  quatuor 
«  illius  causas,  scilicet  efûcientem,  formalem,  finalem, 
«  materialem  ostendit,  ut  ex  talibus  causis  quoddam  per- 
«  petuum  posse  creari  manifestet.  Est  efficiens  causa  di- 
«  viua  essentia,  formalis  divina  sapientia,  Onalis  divina 
«  bonitas,  materialis  quatuor  elemeuta.  Quae  ut  melius 
«  intelligantur,  bimembrem  proponit  divisionem,  in 
«  cujus  altero  membro  efficiens,  formalis,  fiualis  causa 
«  mundi  conlinetur,  in  altero  materialis,  et  effectus. 
«  Qua?  divisio  talis  est  :  quicquid  est  vel  est  carens  gene- 
«  ratioue  et  semper  est,  vel  habet  generationem  nec  sem- 
«  per  est.  Haec  ut  melius  intelligamus,  dicamus,  quid  sit 
«  generatio,  quid  sit  habere  generationem,  quid  carere 
«  generatiouc,  quid  semper  esse  uec  semper  esse.  Gene- 
«  ratio  igitur,  ut  ait  Boethius  in  quiuto  super  Categorias, 
o  est  iugressus  in  substantiam,  id  est  priucipium  existen- 
«  lia?;  carere  vero  generatione  est  carere  principio  exis- 
«  tentia;.  Semper  esse  est  sine  praHerito  et  futuro  existere  ; 
«  non  semper  esse  est  per  temporales  successiones(fol.  56 
«  v°,  c.  2)  transire.  Caret  ergo  geueralioue  et  semper  est, 


308  APPENDICE. 

«  guod  numquam  incœpitesse  nec  aliquid  praeteritum nec 
«  futurum  habet.  Hoc  convenit  divinœ  essentiœ  :  ea  cnitn 
«  nec  habuit  principium  existehtiae  noc  vices  temporis. 
«  Haec  est  efflciens  causa  mundi;  ipsa  enim  est  omnium 
«  creatrix.  Hoc  idem  convenit  divina?  sapientiœ.  Si  enim 
«  Dcns  caret  principio,  nec  potnit  sine  sapicntia  esse; 
«  idem  est  enim  illi  et  esse  et  sapientem  esse.  Ergo  et  ejus 
«  sapienlia  caret  principio.  Semper  vero  est  quia  illi  nihil 
«  praeteritum,  niliil  futurum  est,  sed  omuia  prasentia. 
«  Hœc  formalis  causa  mundi  est,  quia  juxta  eam  crea- 
«  tione  mundum  formavit.  Ut  enim  fabricator,  volens 
«  aliquid  fabricare,  prius  illud  in  mente  disponit;  postea, 
a  quœsita  mateiia,  juxta  menlem  suam  opcratur,  sic 
«  creator,  anlequam  aliquid  crearct,  illud  in  mente  ha- 
«  huit,  deinde  opère  illud  adimplevit.  Htcc  cadem  a  Pla- 
«  tone  dicilur  archetipus  mundus  :  mundus,  quia  omnia 
<i  continet  quœ  in  mundo  sunt;  archetipus,  id  est  prin- 
«  palis  forma.  Archos  (sic)  enim  est  princeps,  tipos  (sic) 
«  forma  vel  figura.  Idem  convenit  divinae  bonitati;  ca 
«  enim  caret  principio  et  semper  est  prœsens.  111a  est  D- 
«  nalis  causa  mundi,  quia  sola  bonitate,  ut  in  sequcnli- 
«  bus  apparebit,  omnia  creavit.  Ita  sub  boc  membro, 
«  efficicns,  formalis,  fmalis  causa  mundi  continentur  ; 
«  sub  alio  vero  materialis  et  effectus,  et  duo  elementa  ; 
«  et  quicquid  ex  eis  est  principium  habent  essenliaî  et  per 
«  succcssiones  temporales  variantur,  etc.  » 

Nous  ne  croyons  pas  nécessaire  de  pousser  plus  loin 
ces  extraits.  Nous  ne  donnerons  plus  qu'un  passage  qui 
présente  un  intérêt  particulier,  puisqu'il  y  est  question 
des  Idées.  H  s'agit  de  cette  phrase  de  Platon  :  Sensilem 
mundum  in  quo  omnia  gênera  et  quasi  quidam  fontes 


COMMENTAIRE   DU    XIIe   SIÈCLE   Sl'tt    LK   TIMEE.  309 

continentur  animal/ um  inlellîgibiliwm. —  (Fol.  59  i°, 
c.  2.)  «  Et  hic  peripbrasis  archetipi  mundi,  id  est  divinro 
«  sapientiœ  in  qua  continenlur  intelligibilia  animalia.  Mos 
«  fuit  Platonis  divinam  cognitioncm  de  aliqua  re  nomme 
«  ipsius  rei  vocare,  sed  etiam  differentiam  adjungere  in- 
«  tclligibilem.  Unde  divinam  cognitioncm  de  Iiomiue 
«  vocat  iiilelligibilcm  bomiuem,  de  lapide,  intelligibilem 
«  vocat  lapidera,  quaeeadem  vocabat  ydeas,  id  est  formas, 
o  lia  enim  ut  cognovit  res  formavit.  In  divina  igitur 
«  mente,  quae  est  archetipus  mundus,  gênera  intelligibi- 
«  lium  animalium  continentur,  id  est  cognitiones  de  di- 
«  versis  gcncribus  animalium.  Et  quasi  quidam  fontes. 
«  Ut  enim  rivus  est  a  fonte,  sic  omnia  ab  eis  sunt  qua3 
«  sunt  in  divina  mente,  si  quidein  verc  in  eo  continen- 
«  tur.  » 

Le  commentaire  ne  s'étend  pas  dans  notre  manuscrit 
au  delà  du  feuillet  GO  \°,  a  la  On  duquel  il  est  tout  à 
coup  interrompu.  Ainsi  nous  ne  possédons  de  l'ouvrage 
d'Honoré  d'Autun  ou  de  Guillaume  deConches,  qu'un 
fragment  qui  comprend  à  peine  la  moitié  de  la  première 
partie  du  Timée.  En  voici  les  dernières  lignes  : 

«  Nec  vero  manus  fuerunt  ei  necessariœ  cum  ni- 
«  Itil,  etc.,  nec  pedes,  quia  nullus  motus  ad  quem  pedes 
«  sint  necessarii  ei  convenit.  Quod  ut  sit  facilius,  dica- 
«  mus  quod  motus  alius  localis,  alius  non.  Et  est  localis 
«  motus  cum  tota  res  modo  inuno  loco,  modo  in  alio  in- 
«  venitur.  Sed  localis  motus  specics  sunt  septera  :  aille, 
«  rétro,  sursum,  deorsum,  dextrorsum,  sinistrorsum,  in 
«  circuitu.  Ad  bos  pedes  sunt  necessarii.  Sed  nullus  isto- 
«  runi  potest  mundo  convenire,  extra  quem  nullus  locus 
«  est.  Motus  non  localis,  qui  et  ration alis  dicitur,  alius 


310  APPENDICE. 

«  spiritualis,  alius  corporalis  est;  qui  rationalis  mollis 
«  corporalis  motus  in  eodcm  loco  est,  id  est  habere  par- 
«  les  aliter  simul  in  eo  loco,  qui  firmamento  convenit 
«  quia  pars  illius  modo  est  in  oriente  modo  in  occidente. 
«  Spiritualis  vero  molus  aniinoe  est;  movenlur  enim  ad 
«  intelligendum,  etc.  Ita  rationalis  motus  convenit  ani- 
«  ma)  et  firmamento,  sed  corporalis  firmamento,  spiri- 
«  tualis  anima',  et  lioc  est  :  nec  pedes  duxit  ei  necessa- 
«  rios  quoniam  nullo  modo  motus  localis  ei  compete- 
«  bat,  ut  expositum  est,  sed  rationalis,  id  est  in  eodem 
«  loco,  qui  dicitur  rationalis.  » 

Abrégé  en  vers  de  l'Introduction  de  Porphyre  et  des 
Catégories  d'Aristote. 


Benuoni.  Quod  frater  fratri  vel  quod  pia  mater  utris- 
que. 

«  Postquam,  frater  dilectissime,  litteris  dilectionis  tuœ 
«  inspectis,  sanum  te  ab  exilio  reversum  et  secundum  vello 
«  tuum  scliolaribus  curis  absolutum  quae  tibi,  frater 
«  amande,  sœpe  tacdio  erant,  tamen  quasi  usui  forent, 
«  si  bene  valeres  et  non  displicerent  pro  libitu  tuo  vivere 
«  intellexi,  Deo  gralias  egi.  Sed  enim  de  magistri  mei, 
«  patris  etiam  nostri,  avunculi  tui  infirmitale  tristitia 
«  quanta  affectus  si  in  et  exanimatus,  Deum  cui  me  pro 
«  salute  ejusdem  bostias  immolare  prout  meruisset,  scrip- 
«  tis  luis  hortatus  es,  contestor  ;  quod...  patris  etiam  loco 
«  qui  me  advenam  et  peregrinum  pie,  ut  nosli,  laribus 
«  suis  suscepit  et  ut  te  ipsum  propinquum  suum  incor- 
«  ruptissimus  custos  nutrivit  et  docuit.  Ad  boc  etiam  pro 


ABREGE  EN  VERS  DE  L'iNTROD.  ET  DES  CATÉG.    311 

«  et  quo  il l i  laus  debetur  a  me  et  gratia  major,  quod  te 
«  talem  ac  tantum  mihi  associavit  amicum.  Nulla  etenim 
«  mihi  te  fors  obtulit,  sed  optimus  ille.  His  pro  beneOciis 
«  mihi  ab  illo  impensis,  cum  grates  condignas  nequeo 
«  persolvere  ad  prœsens,  hostias,  utmonuisti,  pro  illo 
«  Christo  quotidie  immolavi.  Ibec  hactenus.  Petitionibus 

«  vero  tuœ  caritatis,  pro  versibus  in  quihus primum 

«  per  vacuum  imposuisti  vestigia,  tametsi  majora  petiisses 
«  salins  et  adhuc  scholarum  curis  implicilus,  si  legatus 
«  ille  de  quo  me  nihil  dubitare  suasisti  ad  me  perveniret, 
«  statim  libens,  fidus  ut  amico,  satisfacerem.  Tamen  ad 
«  me  non  pervenit,  et  adhuc  incertus  sum  quis  esset.  II... 
o  mitto  petita  et  promissa  majora  r...  Quoniam  complu- 
«  rium  mei  ordinis  scholnslicorum,  prassul  venerande, 
«  oblatas  tibi  lilteras  omni  gratiarum  alacritate  scepius  te 
«  audio  suscepisse,  horum  licet  omnium  parvitate  ingenii 
«  et  totius  professione  virlutis  me  cognoscam  intimum 
«  esse,  tuœ  conOsus  tamen  pietati  aliqua  et  ego  offerre 
«  liltcrarum  jocularia  praesumo  tuœ  majestati.  Fert  ani- 
«  mus,  Dei  aspirante  gratia,  quam  paucissimis  ora- 
«  tione  metrica  absolvere,  quod  Porphyrii  Isagoge  et 
«  Aristotelis  Calegoriœ  videntur  in  se  continere.  Quod 
«  hanc  ob  causam  maxime  decrevi  agere,  ut  qua3  il  1  i  Ia- 
«  tius  diffudere  breviter  collecta  per  me  tenaci  diligenlius 
«  crederem  memoria).  Nomina  quoque  grœca  quacdam 
«  intcrposui  ubi  lege  metri  constrictus  latina  non  potui  ; 
«  quod  cuique  facilius  li([uel)it,  qui  talium  notitiam  ha- 
«  bebit.  ld  mihi  ne  ducatur  vitio,  primum  abs  te,  paler 
«  piissime,  cui  hoc  litterarum  munere  ingenii  mei  primi- 
«  tias  immolo,  dcinde  ab  omnibus  veniam  postulo.  » 

Doctor  Aristotiles,  cui  nomcn  ipsa  dédit  res, 


312  APPENDICE. 

Ingeuio  pollens  miro  praecelluit  omnes. 

Hic  ',  nalis  post  se  dialectica  ne  latuisset, 

Primos  componens  Analiticos  studiose, 

De  syllogismis  ralio  perpenditur  in  quis, 

Credidit  ut  sapiens  hos  pianos  omnibus  esse. 

Sed  eu  m  nullus  eis  2  intellectu  capiendis 

Sufficeret,  rursus  tenlat  proferre  secundos; 

Quos  neque  posse  capi  cum  sensit,  Topica  scripsit; 

Hinc  Perihermenias,  postremo  Cathegorias; 

Post  quas  tinitas,  descendere  noluit  infra. 

Hic  genus  ac  speciem,  proprium,  distantia  3,  stringens, 

Simbebicos  "  etiam  quid  sint  omnino  lacebat. 

Porphyrius  tandem  cernens,  nisi  cognita  quinque  5 

Ha^c  sint,  bis  quinas  nesciri  cathegorias, 

Cuique  suuni  linem  signavit  eonvenienlem  : 

Dicens  esse  genus  quod  pnepositum  speciebus; 

At  speciem  generi  subjectam  maxime  dici 

Ex  individuis  numéro  distantibus  uno; 

Ordine  quae  6  sequilur  pest  islam  '  quale  quid  infert, 

Adsumpta  generis  vi  formatrix  specierum. 

Ast  hoc  est  proprium  quod  soli  semper  et  omni; 

Cujus  s  id  est  ibrnne  junctum  non  deseril  illam  a. 

Restât  symbebicos  l0,  varium  et  mirabile  semper, 

Sed  non  subjecto  corrupto,  cernitur  in  quo. 

Ni  nimis  est  longum,  communia  dicier  horum 

Non  nos  horreret  ;  sed  malumus  ergo  tacere, 

Ne  generelur  in  liis  tibi  nausea  discutiendis. 

Cathegoriarum  liber  primas  de  substanlia. 

Post  hœc,  bis  quinas  pandamus  cathegorias, 

1.  Supra  lincam,  cadem  manu  :  Scilicet  Aristoteles. 

2.  Supr.  lin.  :  Analylicis. 

3.  Supr.  lin.  différentiel. 

4.  Sufj.ëeSwi'ç.  Sup.  lin.  :  id  est  accidens. 

5.  Supr.  lin.  genus,  species,  différentiel,  proprium,  accidens. 
G.  Supr.  lin.  scilicet  différentiel. 

7.  Supr.  lin.  scilicet  speciem. 

8.  Supr.  lin.  proprii. 

9.  Supr.  lin.  formant  vcl  speciem. 

10.  Supr.  lin    id  est  accidens. 


ABRÉGÉ   EN    VERS   DE    l'i.NTROD.   ET   DES   CATÉG.         313 

In  quis  vir  doctus  non  ex  ipsis  quasi  rébus, 

Setl  signaliris  de  rerum  vocibus  orans, 

Sumit  ab  onionymis  '  tractandi  synonymisque  2 

Principium,  proprium  dicens  hoc  omonymorum, 

Nomine  concordent  ut  solo,  non  ratione, 

Ut  canis  est  pictus,  latrabilis,  atque  marions. 

Synonymis  autem  nomen  dédit  et  rationem  , 

Ut  generis  ratio  3  speciebus  cougruat  a?que. 

Hinc  aplum  qua'rit  proprium  quod  paronymis  det. 

Concordant  etenim  re,  nomine,  prselitulatis  ', 

Hxc  extrema  5,  nisi  disjungit  syllaba  veibi  ; 

Exempli  causa  pater  est  ut  voxque  paterna. 

His  ita  iinitis,  iusistit  calbegoriis, 

Dicens  omne  quod  est  usiam  B  symbebicosque  :, 

Qua?  generalia  sunt  aut  particularia  semper. 

Non  tamen  est  ab  re  sciri  quid  cuique  sit  esse. 

Consonat  usité  generali  particularis, 

Non  in  subjecto  sed  subjectum  simul  ut  sint. 

Hoc  autem  distant  :  de  subjectis  sibi  multis 

Jus  generalis  habet  dici ,  sed  particularis 

Prorsus  de  nullis,  nisi  solis  ex  enarithmis  8. 

Symbebicos  superest,  générale  et  particulare, 

Conjunctum  quibus  est  subjecto  semper  inesse. 

At  quadam  longe  distant  alia  ratione. 

Nam  générale  potest  de  subjectis  sibi  dici. 

Particulare  quidem  negat  ex  aliquo  potuisse. 

Hinc  quidnam  dicis  post  quod  niliil  inferius  sit? 

Quatuor  his  rerum  natura  viget  variarum 

Qua.'  fuerat,  quae  sunt,  qtuecumque  futura  sequentur. 

Adde  a  quod  ut  dénis  nequit  lû  addi  cathegoriis, 

\.  Supr.  lin.  id  est  œquivocis. 

2.  Supr.  lin.  id  est  univocis. 

3.  supr.  lin.  différentiel. 

4.  Sr.pr.  lin.  id  est  denominativis. 

5.  Supr.  lin.  id  est  denominativa. 

C.  Oùoïa.  Supr.  lin.  id  est  substanliairt. 

7.  Supr.  lin.  id  est  accidens. 

8.  sup.  lin.  ici  est  individuis. 

9.  Cod.  atque. 

<0.   Cod.  lie  quid. 

n.  27 


314  APPENDICE. 

Sic  '  nihil  hîs  2  demi,  quod  dodo  cuique  liquebit. 

At  cur  usias  cognomine 

Est  ratio  testis,  quoniam  sunt  subdita  cunctis, 

Unde  quidem  species,  genus  autem 

Quœ  patet  usyas  sapientibus  esse  secundas. 

His  3  nisi  subjectis,  etiam  qui  symbebicotis 

Ad  subsistendum  primum  locus  eiigeretur? 

Nam  generalem  quis  cignum  cognosceret  album 

Aut  corvum  nigrum,  nisi  viso  parliculari  ? 

Post  hœc  usia?  proprium  scrutando  requirens, 

Primum  proponît  quod  non  soli,  licet  omni  ' 

Congruat,  hinc  soli  quod  consonet,  haud  tamen  omni  5; 

Quod  sequitur  jungi  nec  soli  nec  valet  omni l!  ; 

Postremo  soli  scmper  concurrit  et  omni, 

Quod  vere  proprium  dici  constat  manifestant. 

Hoc  tali  cupiens  usyte  claudere  linem, 

Semotis  aliis,  soli  dédit  illud  et  omni, 

Una  eademque  manens  contraria  sumat  ut  in  se. 

Haec  super  usyam  praecepta  dédisse  patescat. 

Symbebicota  novem  restant,  quibus  omnibus  esse 

Pendet  in  bac  sola,  sine  qua  nain  sunt  nihil  ipsa. 

De  quantitale. 

At  post  usyam  cur  statim  proxima  quanta  ' 
Subjunganlur  ei,  non  hoc  ratione  carebit. 
Nam  simul  ulla  tuis  obtutibus  objicitur  res, 
Primum  perspicies  hœc  :  an  sit  mulla  vel  una; 
Quee  quis  quanta  neget?  Sed  nos,  cognoscere  quccrens 
Ilujus  R  quot  species  sint,  doctor  sic  docet  ipse  : 
Principio  ponens  discrelum  continuumque ; 
At  sub  continuo  quinas,  quarum  patet  oido  : 

S.  Cod.  si. 

2.  supr.  lin.  scilicet  quatuor. 

5.  Supr.  lin.  scilicet  individuis. 

4.  Supr.  lin.  scilicet  ut  hominem  esse  gressibilem. 

5.  Supr.  lin.  ut  hominem  grammalicum  esse. 

G.  Supr.  lin.  ut  gênera  et  species  de  individuis  sola  prcedicantitr, 
quoniam  et  differentiœ  siniiliter  de  individuis  dicunlur. 

7.  Supr.  lin.  id  est  quantitas. 

8.  Supr.  lin.  scilicet  quanlitatis. 


ABRÉGÉ  EN  VERS  DE  LlNTR'Ut.  ET  DES  CATÉG.    315 

Gramme1,  planilies  -,  corpus,  teuipus,  locus  atque; 

Discrète  binas  tribuit  :  logon  °  numerumque. 

His  déliai  lis  septem,  nullam  magis  addit. 

Quid  tamen  inter  se  distent  baec,  claret  aperte  : 

Punctuiu  pes  '  grammes,  caput  atque,  nec  est  tamen  illa 

Qua  poteris  solum  sine  laia  cernere  longum 

Purius  et  per  se,  eapias  licet  interius  te. 

Haud  tamen  banc  caiqaam  monstras  nisi  eorpore  mixtam; 

Totum  namque  quod  est  subjectu  débita  solvit. 

Epiphania  *  quidem  cum  longo  suseipit  ■  ipsa 

Latum  per  spatium  meDsura  quanta  vocata; 

Cujus  communis  medio  fit  linea  finis. 

Juncta  simul  longum,  latum  quod  cernis,  et  altum 

Perficiunt  coipus  dimensum  sex  perioehis  7  : 

Prie,  post,  dextrorsum,  keva,  sursuinque  deorsum. 

Terminus  hujus  item  fit  gramme  planitiesque. 

Nemo  negare  potest  etiam  tempusque  locumque 

Subdi  eontinuo,  cum  partes  temporis  unum 

Finein  commoaem  médium  teneaut  et  eumdem, 

Ad  quem  perpétua  vice  se  simul  ullima  jungant, 

Inter  praeteritum  pnesens  felnl  eslqne  futurum, 

Hujus  ■  perspicue  finis,  caput  illius  L'  autem. 

Dicimus  ergo  locum  qui  circumfunditur  ipsum 

Corpus,  sive  supra,  laterum  vel  parte,  vel  infra. 

Hinc  ubi  continuum  corpus,  locus  '    esse  probatnr. 

Post  haie  discretum  tractât  quot  sit  specierum, 

Apposilis  hinis.  sermone  simul  numeroque. 

Nam  quis  secerni  non  cognoscat  duo  ternis. 

Ant  hoc  quis  dubitet  quod  quaevis  syllaba  distet 

Ex  alia,  numéro  vel  natune  ratione, 

1.  T : y.j.j.r.  Supr.  lin.  id  est  linea. 

2.  Supr  lin.  id  est  superficies. 
'■',.  A :-:•>.  Supr.  lin.  orationem. 
■i.  Supr,  lin.  finis. 

5.  Supr.  lin.  id  est  superficies. 

6.  Cod.  cosuscipit. 

7.  Supr.  lin.  id  est  circumstanliis. 

8.  Supr.  lin.  prœlerili. 

9.  Supr.  lin.  futuri. 

10.  Supr.  lin.  scilicet  contmuus. 


316  APPE.NDICE 

Cum  manifeslum  sit  quia  longa  sit  aut  brevis  omnis? 
Horum  quantorum  fit  subdivisio  rursum  : 
In  queisdam  situs  est,  partes  numerentur  ut  ejus, 
In  queisdam  non  est;  quibus  exemplum  dat  utrisque. 
Linea  cum  solido,  locus,  insuper  epiphania, 
Quatuor  ista  situm  retinent,  tria  caetera  nullum, 
Logos,  et  numerus,  tempus.  Nam  qui  '  potuisses 
Cujusquam  numeri  dexlram  vcl  cernere  kevam? 
De  sermone  quidem  vel  lempore  daret  id  ipsum. 
Tempus  enim  currit,  semperque  volubile  transit; 
Sermo  non  dictus  nihil  est,  dictusque  peribit. 
His  definitis,  non  sunt  plures 2  speciebus. 
At  si  qme  3  fuerint  alite,  pro  symbebicolis 
Debent  apponi.  Multum  dieelur  et  album; 
Non  lioe  immensum  per  sese  dicittir  album, 
Mulla  superficies  sed  quod  sit,  cernitur  in  qua. 
Restât  (piod  soli  quanto  propriumque  quod  onmi 
Adsit  qiueratur,  quod  taie  (|uidem  replicalur  : 
Aut  par  aut  impar,  sequale  suumve  répugnons  * 
Suscipit;  at  numerus  solus  specialiter  illud 
Par  imparque  tenet  proprii  meriti  ralione; 
Caîtera  corporete  nalurae  quanta  subesse 
Rectius  œquali  vel  imequali  staluuntur. 

De  rclationo. 

Quale  5  sequi  quantum  6  deberet  conlinualim; 
Ast  in  calce  :  quia  ([nanti  sunt  insita  qiuedam 
Qu;e  genus  in  pros  ti  -  videantur  posse  referri, 
Ceu  minus  et  maius,  prius  ex  hoc  dicere  mavult, 
Ut  discussis  his  qua>  convenienler  ulristjue 
Aptentur,  tandem  dissolvatur  chaos  omne. 

\.  Supr.  lin.  quomodo. 

2.  Supr.  lin.  scilicet  ipecies. 

3.  Supr.  lin.  aliquœ. 

A.  Supr.  lin.  id  est  inœquale, 
5.  Supr.  lin.  id  est  qualiCas. 
G.  Supr.  lin.  id  est  quantitatem. 

7.  Supr.  lin.  fine. 

8.  Iïpoç  ti.  Supr.  lin.  id  est  aliquid  [leg.  ad  aliqukl). 


ABRÉGÉ  EN  VERS  D!i  l/lNTROD.  ET    DES  CATEG.     317 

Dicitur  iil  pros  li  oui  pendet  i»  alterlus  vi 
Esse,  tluplum  veluti  si  sit,  praecedere  simplum 

Débet;  idem  ex  aliis  poterit  cognoscere  quivis  : 

Thesin  ',  diathesin  2,  episthemin  3,  estesiu  ',  exiu  b. 

At  non  vos  turbet  species  quia  dantur  esedem 

Pros  ti  qua3  poètes  6,  dum  dissimili  ralione 

Fiat;  nam  sensus  cum  sensilis  esse  alicujus 

Dicitur,  est  pros  ti;  cum  per  se,  quale  fit  illud. 

Addidit  hinc  aliam  veram  pros  ti  rationem, 

Dicens  occasu  vel  in  uno  claudier  ortu, 

Servus  ut  et  dominos,  qui  vel  non  sunt  simul  aut  suut. 

Hac  tamen  ergo  via  privatim  calhegoriam 

Pros  ti :  désignant  ad  singula  singula  tantuin 

Ut  referantur,  uti  sonat  hujus  gratia  verbi  : 

Est  Cato  Platoni  similis  Ciceroque  Maroni. 

Sed  quidam,  vires  rerum  nimis  inspieientes, 

Affirmant  qiuedam  pros  ti  sibi  dissociata, 

Et  dant  exemplum  eum  sensu  sensile  junctum, 

Ha?c  in  nalura  dicentes  esse  priora 

Guucta  quibus  constant, ignem,  terrain,  mare,  cœlum, 

Hisque  ex  sensilibus  primis  procedere  sensus, 

Dum  corpus  quodvis  subsistere  suniit  ab  illis. 

Queis  depellendis  melior  sententia  surgit. 

Dicitur  omne  quod  est  vel  eneria  8  dinamive  '; 

Quns  si  dissociet  quis.  non  intelligit  ,0  ille 

Quod  (liclum  pros  ti  subsislit  in  altérais  vi. 

Sensile  quippe  simul  snnsusque  cohaeret  in  unum. 

Non  licet  eneria  dinami ;  hincque  remotis 

\.  O-'a'.v.  Snpr.  lin.  positia. 

2    A'.âOï'j'.v.  Snpr.  lin.  affeclio. 

7,.  Et.'. 7-i,[j:r:i.  Snpr.  lin.  disciplina. 

■S.  Àtadr.aiv.  Supr.  lin.  sensus. 

s.  E|tv.  Snpr.  lin.  httbilns. 

G.  n','.07ï,7o;.  Supr.  lin.  vel  qualis. 

7.  Snpr.  lin  ij  eu  ad  aliquid. 

8.  Evep-YEta.  Supr.  lin.  operatione. 

9.  Àuvâusi.  Supr.  lin.  polesiate. 

10.  Cod.  inicllexit. 


318  APPENDICE. 

Omnibus  ambiguis,  veruni  communiter  illud 

In  pros  ti  qu&dam  genitivura  perque  dativum 

Atque  ahlativum  dici,  patris  est  uti  natus, 

Parque  pari  velut  est,  nec  non  vel  sensile  sensu. 

Antistrophenta  '  quidem  grata  vice  cathegoriae 

Huic  insunt  semper,  si  liant  convenienter. 

Namque  cbaos  2  fuerit,  conversio  dum  titubabit, 

Imprudenter  avis  pennani  quis  dixerit  ut  si, 

Antistrophen  vacuum;  nam  penna  nec  est  avis  omnis  ; 

Sunt  etenim  penna;  quas  non  avium  liquet  esse, 

Ut  mirmicarum,  muscarum,  vel  reliquarum 

Quas  dédit  ejusdem  naturae  forma  fuisse. 

Quod  si  quis  pennam  penuali  dixerit,  illa 

Creditur  a  queisdam  quasi  sit  conversio  vera. 

Sed  tamen  usiae  partes  in  symbebicotis 

Ne  sic  ponantur,  meliore  via  aggrediamur  : 

Prœtitulamus  uti  solius  sunt  ea  pros  ti, 

Est  quibus  occasus  semper  simul  unus  et  orlus , 

Ut  domiui  et  servi,  conversio  recta  lit  in  queis. 

De  qualitate. 

Quale,  quod  bine  sequitur,  ne  cursim  prœtereamus. 
Cui  cum  bis  binse  species  numerentur  adesse 
Exis  !,  diatbesis  4,  phisices  5  dinamis  ,;  poetesque  7 
Passibilis,  potius  seu  pathos  a,  scemata  9  morplue  ", 
Cuique  suum  linem  jungens  disterminal  a  se. 
Exin  enim  dicit  quod  longo  tempore  duret, 
Diathesim  mentis  virtutein  quis  velut  artis 
Cujusquam  capiat,  valeat  quam  prodere  nunquam 

i.  Supr.  lin.  id  est  convevsibilia. 
2.  Supr.  lin.  confusio. 
5.  Supr.  lin.  habitus. 
■i.  Supr.  lin.  a/fectio. 

5.  Supr.  lin.  naturalis. 

6.  Supr.  lin.  potestaS. 
1.  Supr.  lin.  qualilas. 

8.  Supr.  lin.  passio. 

9.  2yjiaaTa.  Supr.  lin.  figurai. 
\0.  Ncfôr,;.  Supr.  lin.  formœ. 


ABRÉGÉ  EN  VERS  DE  L'iNTROD.  ET  DES  CATÉG.    319 

Corporis  hanc  gravior  forsan  périmât  nisi  languor. 

Contra  diatliesis  levis  est  impulsio  mentis; 

Inspicit  et  si  quis,  vere  cognoverit  exis 

Ut  sit  diatliesis,  lantum  permanserit  h;ec  si. 

At  phisicen  dinamim  '  tradit  sic  posse  videri, 

Ut  si  (pios  pueros  membrorum  mole  torosos 

Conspicimus,  quoddam  mox  dicimus  inde  futurum, 

Vel  gladiatores  vel  cursores  fore  fortes; 

Non  his  quod  studiis  jam  sint  vel  in  arte;  sed  illis 

Un  m  membris  vigeant,  promittere  magna  videntur. 

Passibilis  poêles,  vel  pathos  tertia  pars  est, 

Quale  dat  albedo  nobis  signumque  nigredo  ; 

Non  ita  passive  quicquam  patiantur  ut  ipsœ, 

Sed  quo  quamque  pati  rem  cogant  cui  socianiur. 

Dulce  sit  ut  nam  mel,  non  a  dulcedine  passum  est, 

Infert  sed  sensum  suavem  gustantibus  illud. 

Quod  tamen  has  species  disjungat  percipe  paueis  : 

Passio  jam  simnl  est,  confestini  desinit  esse, 
Quis  velut  ignitam  subito  sit  mollis  in  iram, 

Et  mox,  bac  2  posita,  linguam  mentemque  refraenat. 
Asl  ex  adverso  poètes  passiva,  secundum 
Quam  quales  diei  nos  couvenit,  usque  3  manebit; 
Pallidus  nt  si  quis  procedens  viscère  matris, 
Quam  longum  vit*  spatium  sit,  palleal  omiie. 
Quarta  dehinc  species,  cui  forma;  sunlque  figura;, 
Pone  sequens,  Uadi  quaerit  formas  auimatis; 
Dicimus  euinoifos  ut  quosque  viros  vel  amorfos, 
Atque  figuras  bis  quae  non  animata  vocanlur. 
Circulus  et  trigonus  velut  est,  conusque  kylindrus. 
Coniplures  alias  buic  cuiii  videamus  inesse, 
Quid  tamen  has  omues  per  singula  dicere  prodesl  ? 
Sufliciat  tantum  proprium  nunc  quale  sit  ejus 
Scrutari,  soli  quod  consociatur  et  omni , 
Ut  poêles  similis  dicatur  dissimilisve. 

De  facere  et  pati. 

Cum  sint  bis  bimc  majores  cathegoriai 

\.  supr.  lin.  naturalem  potestatem. 

2.  Supr.  lin.  ira. 

3.  Supr.  lia.  id  est  semper. 


320  APPENDICE. 

Laïc  diffusa?,  breviter  sequimur  rémanentes  : 
Procedunt  qualis  de  stirpe  pati  facere  atque; 
Ignis  enim  calidum  qui  quodque  facit,  calet  ipse; 
Et  calor  et  calidum  quod  fit,  sunt  qualia  dicta. 
Confligunt  multi  quae  non  opus  est  super  istis; 
Quorum  quid  refert  nobis  discernere  lites? 
Tantuin  sufiîciat  nobis  luec  régula  certa  : 
His  commune  genus,  sed  non  est  una  duobus 
Forma.  Proinde  liquel  contraria  suscipere  in  se 
Et  magis  atque  minus;  veluti  nam  quisque  calere 
Plusve  minusve  potest,  ita  quantum  vult  calefiet. 
Non  dubitatur  et  boc  quia  passio  semper  et  actus 
Sunt  simul;  et  neutrum  disjungitur  alterius  vi. 
His  quid  sit  proprium  de  nobis  nemo  requirat, 
Cum  nec  Aristotiles  quid  id  esset  diceret  ipse. 


Subsequitur  post  liœc  silus  ordine  conlinuato. 

In  pros  ti  quamvis  ejus  natura  sit  omnis, 

Ut  queisdam  placuit,  per  se  tamen  est  aliud  quid  ; 

Nam  quod  '  stare  quidem  denominat  a  slatione 

Quisquam  non  failli;  sed  si  contendcrit  ut  sint 

H;cc  uiium,  longe  declinabil  ratione; 

Sicul  enim  sapiens  non  est  sapientia,  sic  nec 

Stare  quod  est  statio,  sed  erit  cognalio  qùaedam. 

De  ubi  et  quando. 

Jam  videamus  Ubi,  Cum,  Quando,  quid  sit  in  il  lis. 
Quando  non  tempus,  vel  ubi  locus  esse  prohatur; 
Temporis  atque  loci  sed  certa  statuta  requiruut. 
Aulumat  et  ratio  contraria  quod  teneant  h?ec, 
Ut  dicalur,  ubi  velut  est,  sursumve  deorsum; 
Tempus  prseteritum,  prœsens,  junctuinque  fulurum, 
Qiue  negat  inter  se  contraria  nemo  fuisse. 

De  babere. 

Restai  babere  modis  bis  dinumerare  quaternis 
Gujus  eam  speciem  primant  cognoscimus  esse 

I.  Quod  supplcvimus. 


ABRÉGÉ  EN  VERS  DE  L-'lNTROD.  ET  DES  CATÉG.    32 

Quœ  vonions  ammi  monslrat  bona  vol  mala  quae  siut, 
Ut  sit  in  exemplum  pielas  simul  impietasque. 
Inde  secunda  sequens  palet,  ex  qua  corpore  quales 
Dieinuis,  albedo  velut  est  pariterque  nigredo. 
Tertia  do  quando  prodit,  domus  haec  ut  in  alto 
Centenos  cuhitos  babet,  in  longumque  duceutos. 
Cognilio  quartae  posl  liane  est,  cum  quid  habore 
Firmamur,  tolo  non  corpore,  parte  sed  ejus, 
Ut  pedibus  podieas,  aut  in  manibus  chirotecas  '. 
Quinta  quidem  circa  corpus  consislit  et  extra, 
Ceti  sint  veslitus,  noslros  tegimus  quibus  artus. 
In  sexla  parles  ipsas  narramur  habere 
Corporis,  ut  naies,  oculos,  digitos,  caput,  aures. 
Seplimus  bic  gradus  est,  veluli  dicamus  habere 
Vas  aliquid  vinum,  gonus  alteriusve  liquoris; 
Octavus  vero,  quem  limite  ponimus  imo. 
Cognoscetur  iu  his  quae  nostri  sunt  bona  juris, 
Ut  ([dis  liaberc  doniuni,  rus  dicilur  atque  palornura. 
Hoc  etiani  verluim  înulli  tirmant  maie  dictum 
Uxor  habere  viruni  cum  dicilur,  ille  2  vol  illam  3; 
Quicquid  habelur  enim  non  est  habeat  qtfod  habentem. 
llectius  uxori  conlendunt  esse  maritum. 

Tandem  bis  quinis  completis  calhegoriis, 
Quaejuogi  scimus  contraria  ne  taceamus. 
Quorum  jugis  in  his  cum  menlio  facta  fuissot, 
Ut  quae  suscipiant  contraria  qiueve  remittanl , 
Quid  tamen  ipsa  forent  niliil  est  quod  adliuc  patuisset. 
Idcirco  nunc  est  inslandum  dicere  plane 
H;ec  cl  verborum  quasdam  formas  aliorum, 
Teque  rogamus  sis  sequus  super  bis  capiendis. 
Oppositum  genus  est  ejus,  speciesque  quaternae. 
Prima  relativa  est,  si  conferimus  dupla  simplis; 
Inde  secunda  subest,  contraria  dicta  secundum; 
Quae  sont  inter  se  longe  disjuncta,  noc  haerent. 
Namque  bonum  pariterque  malum,  contraria  cum  sint, 

1.  Cod.  cyrotecas. 

2.  supr.  lin.  scilicet  vir. 

3.  cod.  Ma.  supr.  lin.  sciliccl  uxorem. 


322  APPENDICE. 

Iudiget  alterius  neutrum  vi  possit  ut  esse; 
Psamque  mali  bonitas  non  est  eonversio  nec  fit. 
Attamen  est  borum  tripla  subdivisio  rursuni. 
Sunt  etenim  qiuedarn  mediata  vel  inimediata; 
Insuper  et  qua?dam  quœ,  quamvis  sint  mediata, 
Sed  nou  nomen  habet,  utriusque  negatio  ni  quid 
Junxerit  oppositi;  pandetur  quid  tamen  haec  sint. 
Sunt  mediata  quidein,  velut  est  albedo  nigredo, 
Cum  permultorum  siut,  ut  claret,  medioium 
Est  nain  sandiceus  ',  venetum,  fuscum  rubeumque. 
Inimediata  quidein  médium  queis  non  eril  ullum; 
Illud  ut  est  :  icgrum  quemvis  sanumque  fuisse; 
Alterum  inest  quorum  subjeclo  corpore  semper. 
At  mediata  carent  quae  nomine  lucida  clarent, 
Ut  cum  dieo  boni  mediata  malive  fuisse 
Ha'c  qua?  nec  bona  sunt,  nec  sunt  mala;  qualiter  illud 
Esse  polest,  quisquam  si  projicit  ore  salivam. 
Terlia  post  prodit  species,  babitus  steresisque  2  ; 
Id  proprium  quibus  est  in  tempore  reque  locoque 
Semper  ut  uno  sint,  quod  veri  luce  patebit. 
Stullitia  et  ratio  consistunt  in  sapiendo, 
Queis  idem  locus  est,  animi  cordisque  sub  antris. 
Optatum  tempus  tamen  hiec  duo  maxime  quterunt. 
Calvus  enim  nemo  recte  dicetur  in  illo 
Tempore,  ni  careat  cum  débet  habere  capillos. 
Nuper  enim  uatus  probibetur  qui  fore  calvus, 
Prorsus  adhuc  nulli  cui  debeut  esse  capilli; 
At  vir  si  caret  bis,  mox  calvi  nomen  habebit. 
Inter  quai'  tandem  decet  biec  et  nos  meminisse 
Quod  non  unum  sint  ratio  atque  capax  rationis; 
îson  tamen  est  ratio  3  sunt  idcircoque  nec  unum. 
Hinc  affirmando  quartam  speciemque  negando, 
Declarare  licet  veri  falsique  capacem. 
In  qua  nou  minimas  retinet  complexio  vires, 
Cum  nil  firmemus  sine  qua  nihil  atque  negemus; 
IS'amque  quid  est  veruin  vel  falsum,  nomine  solo 

i.  Supr.  lin.  scilicel  médium  albi  et  nigri. 

2.  2Tapy,c>iç.  Supr.  lia.  id  est privalio. 

3.  Supr.  lin.  scilket  humanum  yenus, 


ABRÉGÉ  E\  VERS  DE  L'iNTROD.  ET  DES  CATÉG.    323 

Cum  quis  ait  :  Socrates,  complexio  ni  fit  adh?erens, 
Disputât  ut  Socrates,  Socrates  non  disputât  atque? 
llaml  hoc  nos  etiam  tacitos  transire  licebit 
Opponi  mala  posse  malis  contraria;  namque 
Sunt  mediata  mali  qusedam,  velut  ecce  liquebit 
Inter  plusque  minus  justum.  Mediam  sibi  justum 
Elegit  sedem;  quod  babet  nomen  médiocre. 

De  priore. 

Quinque  modis  dici  prius  ex  hoc  rite  patescit, 
Quorum  primus  hic  est,  cum  tempore  quis  prior  esse 
Dicitur,  ut  Sanson  prsecedit  tempore  Salmon. 
Ille  secundus  erit  qui  débet  id  omne  priori 
Ipse  quod  est,  veluti  débet  binarius  uni. 
Namque  duo  non  sunt,  nisi  pnecedat  prior  unus. 
Tertius  est  autem  constans,  ut  in  ordine  quodam. 
In  libris  etenim  scribendis  littera  primum, 
Syllaba  deinde,  locum  post  dictio  quserit  habere. 
Ex  his  sermonum  corpus  componitur  omne. 
Vulgaris  quartus  nimis  a  doctis  reprobatus, 
Ut  re  majores  cum  dicimus  esse  priores; 
Ut  quoties  pariter  duo  sunt,  potius  tamen  hoc  est 
Esse  quod  alterius  facit;  hinc,  uti  constat  apertuin, 
Si  sit  homo,  mox  nos  animal  concedimus  esse, 
Quod  ratione  vigens,  risus  capax,  moriatur, 
Quamvis  hfec  recte  duo  convertantur  utrinque. 
Sed  quoniam  ratio  constare  nequivit  aperta, 
Ni  verax  hominis  natura  prius  patuisset, 
Ex  his  propterea  quœ  verti  diximus  in  se, 
Jure  videtur  homo  sedem  retinere  prioris. 

De  siniul. 

De  simul  et  motu  restât  nos  solvere  votum. 
Sed  simul  in  ternas  prior  (est)  divisio  formas; 
Quarum  prima  palet,  quantum  quimus  meminisse, 
Cum  duo  sunt  tempus  quibus  est  communis  et  ortus, 
Ut  calor  et  splendor  solari  luce  videntur. 
Qu;e  sequitur  species  sic  discutienda  liquescet, 
Cum  per  naturam  simul  existant  duo  qiuedam 


324  APPENDICE. 

Alterius  juri  quorum  neulrtim  dabit  ut  sit, 
Ut  si  sit  simplum  pariteTque  duplum  liqucl  esse; 
Illud  al  bis  tan  tu  m  clat  so!a  relatio  quod  sunt. 
Terlia  ponc  subit,  quisquam  quotiens  ea  jungit 
Quœ  sunt  ejusdem  generis  manantia  fonte, 
Una  natura,  sed  non  concordia  forma, 
Mulus  ut  atque  caper  manant  simul  ex  animali, 
Quorum  discordant  species,  cum  sit  genus  unum. 

De  speciebus  motus. 

Post  hœc  quot  species  sint  motus  scire  volentes, 
Ex  hoc  ter  binas  noscant  procedere  formas, 
Nomina  sola  quibus  damus,  et  nibil  addimus  bis  plus. 
Qute  quia  metrica  vis  prohibet  sermone  latino, 
Sit  licitum  petimus  nos  saltem  promere  grœco. 
Auxesis1,  megesis  2,  genesis  3,  ftoras  ',  aliusis  5, 
Et  kata  ton  foras  °,  metabeles  '  associata, 
Congrua  désignant  bis  ternis  nomina  formis. 

Hœc,  pater,  ex  nostro  quee  paupere  carpsimus  horto, 
Apposila  modica  tu  clemens  suscipe  mensa. 


VI. 

TRADUCTION  INÉDITE  DU  PHÉDON,   DU  XIIe  OU  DU  XIIIe  SIÈCLE. 

Le  manuscrit  de  Sorbonnc  \\\~,  du  treizième  siècle, 
in-4°,  renferme  uue  traduciion  latine  du  Pliédon.  C'est 
la    seule   version   que    nous   connaissions   du  Pliédon 

1.  ASfwnç.  Supr.  lin.  augmentum. 

2.  MEÏtoff'.;.  Supr.  lin.  diminutio. 
5.  rÉvecnç.  Supr.  lin.  orlus. 

h.  <I>ôopcc.  Supr.  lin.  interilus. 

5.  AXXoïwaiç.  Supr.  lin.  commulalio. 

6.  Katà  tÔv  T07T&V.  Supr.  lin.  secunditm  locum. 

7.  METaêo>.Yi.  Supr.  lin,  transgressio. 


TRADUCTION   DU    PIIÉDON    DU  XIIe   OU   XIIIe   SIÈCLE.      325 

avant  la  renaissance,  et  la  date  Je  cette  version  serait  très- 
importante  a  connaître.  IS'ons  n'en  pouvons  rien  dire,  si- 
non qu'elle  se  trouve  ici  dans  un  manuscrit  du  treizième 
siècle,  ce  qui  permettrait  de  supposer  dans  les  grands 
docteurs  de  ce  siècle  une  connaissance  assez  étendue  de 
la  philosophie  platonicienne,  puisque  alors  on  possédait 
le  Timée  et  le  Phédon. 

«  Ipse,  o  Fedon,  aft'uisti  Socrati  illa  die  qua  bihit  far- 
«  macum  in  carcere,  sive  ab  aliquo  alio  audivisti.  Fedon. 
a  Ipse,  o  Echecrate.  Echecrates.  Quœ  igitur  sunt  qua? 
«  dixit  vir  ante  mortem  et  quomodo  obiit?  Libenter  enim 
«  ego  audirem.  ÎS'ainque  neque  civium  Fliasiorum  nemo 
«  penitus...  nunc  Athenas,  neque  quis  peregrinus  adven- 
o  tavit  a  tempore  crebro  abinde,  qui  equidem  nobis  cer- 
«  tum  quid  nunciare  quiret  de  hiis,  prœter  quant  farma- 
a  cum  cum  bibisset  expiravit;  crcterorum  profecto  nihil 
e  habuit  referre.  Fedon.  Neque  de  judicio  igitur  percunc- 
«  tatus  es  quo  pacto  fuit?  Echecrates.  Nœ  ;  ha?c  nempe 
«  nobis  relulit  quiddam  et  miramur  equidem,  quoniam 
o  pridem  lato  eo  multo  posterais  visus  est  mori.  Quid 
<i  igitur  erat  hoc,  o  Fedon?  Fedon.  Fors  quredain  ipsi,  o 
a  Echecrate,  contigit  ;  accidit  enim  pridie  causam  puppis 
o  laureala  navigii  quam  in  Delum  Athenaei  mittunt  quot- 
«  annis.  Echecrates.  Hoc  vero  quid  est  ?  Fedon.  Hoc  est 
a  illud  navigium,  ut  aiunt  Athenaei,  in  quo  quondam 
«  Theseus  in  Cretam  bis  septem  illos  vehebat  agens,  et 
a  salvavit  equidem  et  ipse  salvatus  est.  Itaque  Apollini 
«  voverunt,  ut  fertur,  lune  si  salvareutur  uniuscujusque 
«  anni  spectaculum  actum  ire  in  Delum,  quœ  U tique  sem- 
«  per  etiam  nuncadhuc  ex  illo  quotannis  divo  mittuntur. 
«  Quando  quidem  ergo  inchoant  spectaculum,  lex  est  eis 
n.  M 


326  APPENDICE. 

«  in  tempore  isto  expiare  iirbeut  et  publiée  nullum  inter- 
o  iniere  priusquam  in  Delum  abeat  '  navigium ,  et  ite- 
«  rum  veniat.  Hoc  auteni  interdum  in  multo  tempore  fit, 
«  quotiens  contingunt  veuti  detinentes  eos.  Initinm  certe 
«  spectaculi  est,  cum  sacerdos  Apollinis  coronet  puppiiu 
«  navigii.  Hoc  auteni  accidit,  ut  aio,  pridie  causant  ac- 
«  tuin.  Propterea  et  multum  teinpus  factum  est  Socrali 
«  in  carcere,  qui  inter  causam  quoque  et  mortem.  » 

Voici  les  dernières  lignes  : 

«  Hic  vero  finis,  o  Echecrates,  ainici  nobis  fuit,  viri, 
«  ut  nos  asseriraus ,  eorumque  nunc  quorum  experien- 
«  tiam  babuimus  optimi ,  et  aliter  prudentissimi  atque 
«  justissimi. 

«  Finit  Fedonem  Plato.  » 


VIL 

Commentaire  anonyme  du  xne  siècle  sur  le  traité  de 
l'Interprétation. 

Parmi  un  assez  grand  nombre  de  pièces  de  différents 
siècles  et  sur  toutes  sortes  de  sujets,  renfermées  dans  le 
manuscrit  de  Saint-Victor,  n°  456,  se  trouve  un  com- 
mentaire anonyme,  d'une  écriture  de  la  fin  du  douzième 
siècle  ou  du  commencement  du  treizième,  sur  le  traité  de 
l'Interprétation.  Ce  commentaire,  écrit  sur  deux  colonnes 
et  en  caractères  très-fins,  s'étend  du  feuillet  -180  r°  au 
feuillet  499  t°,  et  n'est  cependant  pas  complet.  Il  ne  va 
pas  au  delà  du  commencement  du  chapitre  d'Aristote  sur 

1.  Cod.  habeat. 


COMMENT.    ANONYME   DU  XI[e    SIÈCLE   SUU    L'iNTERP.      327 

l'opposition  de  contradiction.  L'auteur  fait  beaucoup 
d'usage  du  commentaire  de  Boëce,  sans  le  copier  servile- 
ment. Il  rapporte  et  discute  d'après  lui  avec  détail  les 
opinions  des  anciens  commentateurs  Aspasius,  Herminus, 
Alexandre  d'Aphrodisée,  etc.  ;  mais  il  ne  fait  pas  la  moin- 
dre mention  d'aucun  de  ceux  qui  sont  venus  après  Boëce. 
Ce  commentaire,  en  général,  ne  nous  a  pas  paru  offrir 
plus  d'intérêt  que  les  gloses  du  manuscrit  de  Saint-Vic- 
tor 844,  dont  il  reproduit  toutes  les  formes,  et  dont  il  ne 
diffère  que  par  l'étendue.  Voici  le  commencement  du 
prologue,  et  de  l'explication  du  texte. 

«  Doctrinœ  sermonum  huic  arti  accommoda tœ  in  tri— 
«  1ms  integritas  consistit,  id  est  in  doctrina  incomple- 
«  xorum,  propositionum  et  syllogismorum.  Aristoteles 
«  autem  hujus  artis  prœceptor,  ut  ex  intégra  sermo- 
«  num  traditioue  artis  conferrct  integritalem,  trium 
«  pnemonstrator,  perfectam  executus  est  doctrinam.  Sed 
«  quoniam  ex  incomplexis  propositiones,  ex  propositioni- 
«  bus  vero  contexuntur  syllogismi,  ut  tam  doctrinali 
«  quam  naturali  subserviret  ordini ,  primo  incomplexo- 
«  rum,  secundo  propositionum,  tertio  syllogismorum  na- 
«  turas  non  mediocri  invesligatione  inquirit,  sed  specu- 
«  latione  ipsorum  suflîcientem  faciens  traditionem.  Com- 
«  parata  si  quidem  in  primis  incomplexorum  doctrina, 
«  convenicnter  propositionum  cxcquilur  naturam,  ut 
«  eorumdem  plenam  comparet  noliliam.  Quod  autem 
«  tractatns  iste  de  propositionibus  instituaUir  monstrant 
«  tain  operis  inscriplio  quam  assignatio  intcntionis.  Iu- 
«  scribitur  quidem  liber  Perierme?iias,  id  est  de  inter- 
«  pretatione;  péri  enim  greece  de  latine,  enncnias  inler- 
«  iiretalio  dicitur.  Interpretationis  vocabulum  diversas 


328  APPENDICE. 

«  habet  signilicationes.  Dicitur  enim  intcrpretatio  expo- 
«  sitio  unius  dicLionis  per  dictionem  allerius  linguœ,  ut 
«  idem  interpretatur  olytos  '.  Quandoque  dicitur  inter- 
«  pretatio  yox  qua)libet  ad  placitum  signiûcativa,  sive  sit 
«  dictio  sive  oratio,  et  in  bac  quidem  signiOcatione  pos- 
«  teriori  accipitur  in  tali  inscriptione.  In  parte  bujus  ope- 
ci  ris  agitur  de  dictionibus,  nomine  videlicet  et  verbo,  in 
o  parte  de  propositionibus.  Sed  quia  non  intendit  de  qua- 
«  libet  orationis  parte,  ideo  Boetius  assiguat  intentionern. 
«  Docet  de  interpretatione  enuntiativa  simplici  et  de  ejus 
«  démentis  id  est  de  propositione  categorica  et  de  ejus 
«  partibus  principalibus,  scilicet  de  nomine  et  verbo. 
«  Circa  enim  liane  solam  orationis  speciem  Iota  illius  ver- 
«  salur  intentio.  De  nomine  et  verbo  gralia  ipsius  pro- 
«  positionis  agit.  Nomen  enim  et  verbum  ejus  partes  sunt 
«  principales,  quia  ipsa?  prolatœ  per  se  significationem 
«  habent,  et  per  se  junctae  bujusmodi  propositioncm 
a  reddere  sufficiunt,  et  in  eas  ultima  propositionis  fa- 
«  cienda  est  solutio.  Unde  Boetius  ;  Nomen  autem  et 
«  verbum  dico  principales  partes,  ne  quis  conetur  divi- 
«  dere  proposilionem  in  syllogismos  qutc  in  ea  signiQca- 
«  tîvae  non  sunt.  Primo  itaque  loco  quantum  ad  signiDca- 
«  tionem    vel  inventionem  de   propositione    categorica 
«  agitur.  Secundo  loco  de  partibus  ejus,  scilicet  nomine 
«  et  verbo.  Iguorala  enim   partium  proprietate,  ad  in- 
«  telleclum  non  venitur  totius.  Sed  asserunt  quidam  de 
«  nomine  et  de  verbo  hic  agi  per  hoc  quod  inlellectum 
«  signilicant.  Cuni  enim  duplex  sit  signiûcatio  vocum, 
«  una  quidem  de  rébus,  altéra  vero  de  intellectibus,  di- 

I.  Sic  anon.  b  aÙTo';. 


COMMENT.    ANONYME   DU  XIIe'  SIÈCLE   SUR  I/1NTERP.      329 

«  cunthic  de  vocibus  agi,  per  hoc  quod  intellectum  signi- 
«  ficant.  Cura  enira  duplex  sit  significatio  vocum  una  qui- 
a  dem  de  rébus,  altéra  vero  de  intelleclibus,  hic  de 
a  vocibus  agi,  secundum  hoc  quod  intellectum  signilicant, 
«  qua3  principalior  est.  Ex  quo  aperle  hujus  operis  inten- 
«  tio  a  Prœdicamentorum  inlentione  dislare  oslenditur. 
«  Ibi  enim  de  vocibus  incomplexis  secundum  rerum  si- 
ci  gniDcationem  agitur,  quoe  secundaria  ab  intellectuuni 
«  signiQcationehabetur  posterior.  Primo  enim  intellectus, 
a  secundario  res  significanlur.  Àd  nihil  enim  aliud  facta 
«  est  vocum  institulio,  nisi  ad  intellectum.  Nil  quippe 
«  voces  in  sentenlia  1  rerum  faciunt,  sed  tanlum  intellec- 
«  lus  de  eis  excitanl.  Unde  eorum  officiuni  ad  quod  insli- 
<i  lu tse  sunt,  signilicare  est,  id  est  intellectum  conslituere. 
«  Unde  cum  tam  res  quam  iutellectus  significetur,  asse- 
«  runl  hic  de  vocibus  non  secundum  rerum  sed  secundum 
«  intellectuum  significationem  agi.  Hic  enim  significatio 
«  sola  ad  constitutionem  propositions  simplicis  quam 
«  tractare  intendit  (fol.  4S0  r°  col.  -I)  maxime  atlinere 
«  monstratur.  Ex  ea  enim  semper  dictioncs  ad  conslilu- 
«  tionem  orationis  sufflciunt,  quse  ex  rerum  signilicalione 
a  minime haberepossunt.Ilerum quippe  significatio  trans- 
«  iloria  esl;  inlellecluum  vero  stabilis  et  permanens. 
«  Destructis  enim  rébus  sive  non ,  licet  rerum  signilica- 
«  tionem  non  teneant,  significatio  lamcn  intellectus  non 
«  variatur.  Sive  enim  res  sint  sive  non,  intellectum  sem- 
«  per  conslituunl.  Unde  propositionem  semper  reddere 
«  possunt,  et  semper  ad  animi  conccptioncm,  non  quan* 
«  tum  ad  rerum  nomiualionem  significarc  dici  possunt. 


I.  Cod.  S 

2  8. 


330  APPENDICE. 

«  Quare  Aristoteles  de  nomine  et  verbo  ibi  agit,  propter 
«  orationis  constitutionem,  cum  maxime  in  eis  attendit 
«  significationem,  ex  qua  maxime  orationem  constituere 
«  conlrahunt.  Quod  autem  de  vocibus  hic  tantum  secun- 
«  dnm  intellectuum  significationem  agatur,  monstrat 
«  bifaria  vocnm  distinctio  facta,  in  nomen  et  verbum, 
«  quibus  simplicibus  sive  conjunctis  quilibet  intellectus 
«  exprimi  possunt.  In  Prœdicamentis  enim,  ubi  de'voci- 
«  bus  secundum  rerum  significationem  agitur,  secuudum 
«  rerum  decem  diversitatem  denaria  vocum  incomplexa- 
«  rum  facta  est  parlitio.  Nos  autem  dicimus  quod  licet 
«  de  nomine  et  verbo  secundum  intellectuum  siguifica- 
«  tionem  agat  Aristoteles,  tamen  quod  de  vocum  signiû- 
«  calione  communiter  inducit  non  est  ex  intentione  sed 
«  incidenter,  ut  inferins  demonstrabilur » 

F0  180  v°,  col.  \.  a Mis  prrclibatis,  accedamus  ad 

«  ea  qtiae  quidem,  nimia  verborum  brevitate  constituta  et 
«  sententiarumsubtililate  referta,  opusconficiunt  Aristo- 
«  telis  inter  omnia  scripta  excelleutissimum.  Quocirca 
«  plus  hic  quant  in  aliorum  expositione  subauditur. 

«  Primum.  Auctor  breviloquus  proœmium  ponit  bre- 
«  vissimum,  in  quo  ea  de  quibus  tractabitur  in  tota  série 
«  libri  summatim  tangit,  eorumdifûnitiones  pra3inittens. 
«  Quorum  quidem  prœmissio  et  quœdam  docibilitatis  et 
«  attentionis  comparatio.  Nibil  enim  est  quod  tantum 
«  alicujus  perficiat  instructionem  quantum  diffinitio  quœ 
«  explicite  et  intègre nominis  iguoti  aperitsignificationem. 
«  Littera  siclegitur  :  Primum  oportet  constituere,  id  est 
«  diffinire,  quid  nomen  et  quid  verbum  sit,  id  est  per 
«  diflinitiones  proprietates  nominis  et  verbi  declarare. 
«  Recte  pro  diffinire  ait  constituere  ;  unde  etiam  consti- 


COMMENT.    ANONYME   DU  XIIe   SIÈCLE    SUR  L'iNTERP.       331 

«  tutive  diffinire  dicmitur  qua?  in  difOnitione  apponun- 
«  tur,  de  difflnitione  vel  constitutione  demonstranda. 
«  Est  tamen  prius  constituere  quam  difûnire  ;  consti- 
«  tuere  enim  est  difûuire  quod  nondum  difûnitumest...  » 

Nous  ne  relèverons  dans  ce  qui  suit  qu'un  passage  où 
l'auteur  fait  mention  des  idées,  et  se  déclare  ouvertement 
contre  l'hypothèse  platonicienne  : 

A  l'occasion  d'une  discussion  sur  la  signification  origi- 
nelle des  mots,  il  réduit  les  idées  à  des  conceptions  for- 
mées de  l'imagination  et  de  la  mémoire  : 

F°  \  81  r°,  col.  2.  «  Si  enim  propter  sensus  inventa? 
«  essent,  ut  videlicet  per  cas  non  sensus  baberemus,  sed 
«  etiam  esercitium  eos,  profecto  omnis  vocum  significatio 
«  ad  aliquid  sciendum  nos  pertrahere  deberet,  quod  om- 
«  nino  falsum  est,  cum  sint  voces  signiQcativae  insensibi- 
«  Hum,  ut  anima?  ;  veritalis  et  falsitatis,  et  aliorum.  Si 
«  vero  propter  imaginationem,  qua?  indiscreta?  concep- 
«  tionis  et  quiddam  imperfectum  est,  voces  essent  re- 
«  perla?,  tune  per  voces  nulla  certa  fieret  doctrina.  Unde 
«  Boetius  recte  ait  nominibus  et  verbis  incerta,  id  est  con- 
«  fusa  et  imperfecta  sigaificari,  sed  perfecta  et  secundum 
«  aliquid  concepta.  Quod  autem  idea?1  in  corpore  noslro 
«  meditata?  a  Platone  a  vocibus  primo  loco  non  signiQ- 
«  centur  planum  erit,  si  prius  quid  ipsa?  sint  iuspexe- 
«  rimus.  Sunt  itaque  forma?  imaginaria?  quas  sihi  pro 
«  rébus  animus  conGgurat,  ut  illis  res  ipsas  speculelur  et 
«  per  eas  rerum  imagioationes  sive  memoriam  retineat, 
«  quas  quidam  ideas  sive  exemplairs  formas  nominant. 
«  Plato  vero  eas  incorporeas  naluras  id  est  insensibiles  2 

1.  c.od  Ulœ. 

2.  Cod.  inscissibiles. 


332  APPENDICE. 

«  similitodines  nuneupat.  Naturam  quippe  bene  dieunt 
o  similitudinem  rerum  nasoentium.  Sunt  aulein  similitu- 
«  dines  qmvdam  in  quibus  sensibilia  intelliguntur,  sieul 
«  statua  Acbillis,  qua-dain  vero  iu  quibus  insensibilia  pér- 
il cipiuutur,  sicut  ista  rerum  siruulacra,  et  cognitioni  tan- 
«  tum,  non  sensui  subjacent.  Inde  cas  effigies  iucorpo- 
«  reas  id  est  non  tractabiles  corporeis  sensibus  Plato 
«  nominat,  quas  quidem  *  volebat  a  voeibus  primo  loeo 
«  siguilîcari;  quod  Aristoteles  (P  I S 4  v°,  col.  -Ijimprobat. 
«  Non  eniiu  propter  rerum  vel  intellecluum  similitudines 
a  voces  repertse  sunt ,  sed  magis  propter  res  ipsas  et 
«  earum  intellectus  ut  de  rébus  2  nobis  doetrinam  face- 
i  rent.  non  de  bujus  modi  tigmenlis,  et  intelleetum  de 
<(  rébus  constituèrent  non  de  figmeutis.  » 

Voici  les  dernières  lignes  par  lesquelles  se  termine  ce 
commentaire  dans  le  manuscrit  que  nous  avons  sous  les 
yeux  [P  199  r°}  col.  -I)  :  «  Quare  considcrandum  est. 
ci  Qnëmadmodum  est  iu  opinione,  ut  simiiiter  judicet 
«  de  voeibus  et  propositionibus.  A  causa ,  et  boc  est 
«  Qua  considerandum  est  eu i  opinion i.  ulrum  nega- 
«  tiva,  scilieet  utrum  hic  aftirmatioui  :  Galbas  justus  est, 
o  sit  negatio  bac  contraria  :  Callias  injustus  est.  Nota 
«  quod  œquivocat  particulariter,  iu  boc  vocabulo  opinio 
«  particulariter,  quia  quando  dicitopinionem  esse  falsum 
«  intelleetum,  tune  non  œquivocat,  quia  falsus  intellec- 
«  tus  est  opinio.  Quando  vero  accipit  verum  intelleetum 
o  pro  opiuio,  œquivocat 3.  JJico  autem  hoc  modo;  ponit 
«  opiuioues  boni  diversas,  quaerens  qua)  cui  sit  contraria, 

1.  Cod  qui  quidam. 

2.  Cod.  rerum. 

3.  Cod.  non  œquivocat. 


ADAM   PI"    PETIT-PONT.  333 

«  ut  postea  osteiulat  quod (  illa  qase praedical  contrariuin 
c  non  est  contraria  ;  et  hoc  est  :  dico.  Et  lioc  modo  con- 
«  siderandum  est  :  est  guœdam  opinio  boni,  quoniam 
«  bonum  est.  » 

La  glose  que  nous  venons  de  faire  connaître,  n'a  point 
de  caractère  prononcé  et  n'est  guère  qu'une  répétition 
des  commentaires  de  Boêce.  Aucune  mention  des  contro- 
verses contemporaines,  aucune  allusion  d'où  l'on  puisse 
induire  à  quel  auteur  ou  même  à  quelle  école  on  pourrait 
rapporter  cet  écrit.  C'est  probablement  l'ouvrage  d'un 
de  ces  nombreux  professeurs  de  dialectique  qui  ensei- 
gnaient à  Paris  vers  la  fin  du  douzième  siècle,  au  rapport 
de  Jean  de  Salisbury. 

VIII. 

Adam  dc  Petit-Pont. 

Le  manuscrit  de  Saint-Victor  coté  32,  in-folio,  d'une 
écriture  du  treizième  siècle,  composé  de  traités  philoso- 
phiques, traduits  pour  la  graude  partie  de  l'arabe  d'Al- 
gasel,  d'AIkindi,  d'Isaac  et  d'Avicebron,  des  Questions 
naturelles  d'Ailélard  de  Bath,  de  la  Logique  de  Saint-Jean 
Damascène,  etc.,  renferme  aussi  un  traité  de  dialectique 
écrit  au  milieu  du  douzième  siècle,  par  Adam  du  Petit- 
Pont. 

Adam  du  Petit-Pont  nous  est  connu  par  Jean  de 
Salisbury  qui  fut  de  ses  amis,  et  qui  en  parle  en  deux 

I.  Cotl.  quœ. 


334  APPENDICE. 

endroits  de  son  Metalogicus.  11  tenait  son  école  près  du 
Petit-Pont,  à  Paris,  comme  l'indique  son  surnom,  et  y 
enseignait  la  grammaire,  la  rhétorique  et  la  dialectique. 
Il  fut  depuis  chanoine  de  la  cathédrale  de  Paris,  et  devint 
enfin  évêque  de  Saint-Àsaph.  «  C'était,  dit  Jean  de  Salis- 
bury, un  homme  d'un  esprit  fort  pénétrant,  fort  lettré, 
quoi  que  d'autres  en  puissent  penser,  et  plus  attaché  à 
Aristote  que  qui  que  ce  fût  ',  »  Mais  on  lui  reprochait 
beaucoup  d'obscurité.  Il  disait  qu'il  n'aurait  pas  un  au- 
diteur s'il  exposait  la  dialectique  avec  la  simplicité  d'ex- 
pressions et  la  clarté  d'idées  qui  conviendraient  à  cette 
science  2.  Aussi  était-il  tombé  volontairement  dans  le  dé- 
faut de  ceux  qui  semblent  vouloir,  par  la  confusion  des 
noms  et  des  mots,  et  par  des  subtilités  embrouillées,  trou- 
bler l'esprit  des  autres,  et  se  réserver  à  eux  seuls  l'intel- 
ligence d' Aristote.  «  Ce  défaut,  ajoute  Jean  de  Salisbury, 
était  bien  sensible  dans  le  livre  qu'il  avait  intitulé  Ars 
disserendi  3.  Plût  à  Dieu  qu'il  eût  bien  dit  ce  qu'il  a  dit 
de  bon.  »  Ce  livre  sur  Y  Art  de  la  dialectique  est  précisé- 
ment celui  qui  est  renfermé  dans  le  manuscrit  de  Saint- 
Victor  32.  C'est  donc  un  monument  de  renseignement 
philosophique  au  douzième  siècle,  qu'il  n'est  pas  sans 
intérêt  de  faire  connaître  avec  quelque  détail.  Nous  de- 
vons nous  attendre  à  des  formes  peu  attrayantes;  mais  le 
fond,  à  en  croire  Jean  de  Salisbury,  vaudrait  mieux  que 
la  forme. 

Le  de  Arle  dialectica  fut  composé  en  l'année  1 1 32, 

\.  Metalog.  h,  10. 

2.  Ibid.,  m,3. 

3.  Ibid.  iv,  3. 


ADAM   DU   PETIT-PONT.  335 

c'est  ce  que  nous  apprend  le  titre  :  Anno  3i°  c°  xxx°  n° 
ab  incarnatione  Domini  editus  liber  Adam  de  Arte 
dialectica.  Ce  traité  s'étend  dans  notre  manuscrit  du 
feuillet  246  r°  au  feuillet  262  r°;  il  occupe  donc  seize 
feuillets  in-folio  sur  deux  colonnes.  11  est  divisé  en  deux 
livres,  dont  le  second  commence  au  feuillet  253  verso, 
col.  2  :  explicit  liber  primus  Adam  de  Arte  dialectica. 
Incipit  secundus. 

Nous  allons  en  donner  quelques  extraits. 

F0  246  r°,  col.  2.  «  Incipit  ars  dialectica.  Principium 
«  propositi  de  quo  et  ad  quid  et  qualiter  ars  disserendi 
«  instituenda  dicere;  propositum  autem  de  eo  ad  id  et 
«  sic  (?)  artis  rationem  inslituere.  Erit  autem  qualiter 
«  artem  institui  conveniat,  cognito  ejus  initio  manifestius. 
«  Ut  igitur  ab  artis  initio  negotii  initium  suini  possit,  sit 
«  trium  prœmonstrandorum  primo  prius  ultimum. 

«  Innotescat  igitur  quoniam  initium  non  idem  scientiœ 
«  et  artis  et  facultatis  disserendi.  Id  autem  innotescet,  ex 
«  qui  bus  horum  initia  cognitio  ;  sunt  autem  ex  tribus, 
«  ingenio,  usu,  arte.  Tria  igitur  et  quorum  et  ex  quibus 
«  initia,  sed  non  ex  singulis  singulorum.  Scientiag  enim  (?) 
«  disserendi  ex  ingenio  absque  cœteris  initium  ;  artis  au- 
«  tem  ex  boc  et  usu  ;  facultatis  autem  ex  biis  et  arte.  Cujus 
«  enim  primi  disserere  propositum  solo  quidem  ingenio 
«  ad  propositum  exequendum  rationes  invenire  et  expli- 
«  care  ejus  attentioni  innotuit.  Nondum  quidem  (?)  dis- 
«  cendi  usus,  nam  adliuc  laiitum  {?  )  initium.  Nondum 
«  disserendi  ars  ;  prius  enim  disseri  oportuit  quam  de  boc 
«  ars  lieret,  prius  enim  de  quo  ars  quam  ipsa.  Sic  igitur 
«  scienti;e  hujus  initium  ex  ingenio,  non  ex  usu  vel  arte. 
«  Non  auloiu  boc  dicere  videamur  quae  non  ex  horum 


336  APPENDICE. 

«  quolibet  disscrendi  scienlia.  Nam  scientia  quantum  (?) 
«  ex  uno  quo  eorum;  scienlia)  autem  initiant  ex  uno. 
«  Non  enim  exusu  vel  arte,  sed  ante  ulrunique,  ut  ostcn- 
«  suni  est;  artis  autem  initium  ex  ingenio,  non  sine  usu. 
«  Cum  enim  usus  scientiam  disserendi  abundantiorem 
«  redderet,  eo  quod  pluribus  scientiis  disserebalur,  eô 
«  plures  disserendi  varietates  patiuntur,  ex  ingenii  quo- 
«  niam  (?)  babilissima  facilitate  et  usu  disserendi  fre- 
«  quenti.  Incidit  in  hoc  qualiter  dissereret  considerantis 
«  induslria,  ut  comperiret  sicut  capteras  scientias  arte  el 
«  disciplina  faciliores,  sic  et  de  eis  disserendi  et  eas  in- 
«  telligendi  scientiam  arte  aliqua  certiorem  et  faciliorem 
«  posse  Ceri.  Inde  igitur  ex  quo  modo  jara  tune  disserero 
«  consuetum  attenliones  induslria  paulo  plus  compe- 
a  riente,  artis  quasi  prima  rudiments  comperiri  contigit. 
«  Sic  igitur  ex  ingenio  et  usu  artis  hujus  initium. 

«  Et  primo  autem  de  ea  re  '  compertis,  plurium  plu- 
«  ribus  notitiam  sumentibus,  et  posteriorum  singulis  in- 
«  venlioni  aliquid  addenlibus,  diversorum  diversis  insti- 
«  tutionibus,  plurima  de  arte  ad  disciplinam  edisseri 
«  accidit.  Artis  igitur  ratione  plenius  innolescente,  usu 
«  disserendi  jam  ad  plénum  augescente,  ingenii  indus- 
ci  tria,  artis  prœceptionem  usu  exequente,  aliquid  facul- 
«  tatis  ad  disserendum  pervenisse  non  est  dubium,  si  igi- 
o  tur  facullatis  ex  tribus  quse  dicta  sunt  initium.  » 

Ce  début  justifie  bien  le  reproche  d'obscurité  que  l'on 
avait  adressé  a  Jean  du  Petit-Pont;  et  ce  défaut  n'est  point 
racheté  ici  par  une  grande  originalité  de  pensée.  Nous 
omettons  le  reste  du  prologue,  et  nous  arrivons  au  corps 
de  l'ouvage. 

1.  Cod.  aère. 


ADAM    DU    PF.TIT-PONT.  337 

F°  2'<7  r°.  «  Principiuni  disserendi  ab  interrogatione 
«  vel  cnuntiationc  quooiam  igilur  ab  ipso  disserendi  prin- 
«  cipio  docendi  disserere  propositum  inclioari  conve- 
«  niens,  sic  de  eis  docendi  disserere  principium  a  quibus 
o  est  disserendi.  Quare  mine  proposito  non  sit  parum 
«  qualiler  ad  principia  prompti  disserendo  simus,  expe- 
«  dire.  Sunt  antein  disserendi  principia  non  ab  lus  quœ 
o  dicta  sunt  sola,  ut  ab  iis  solis  neab  hiis  omnibus  ut  ab 
«  bis  omnia.  Ab  euuntiatione  enini  vel  interrogatione 
«  non  solum  disserendi,  sed  et  omnium  pêne  quœ  ad  dis- 
«  serendum  principia.  Quare  si  qua  in  disserendo  enun- 
«  tiationes  et  interrogationes  fieri  convenit  arte  docueri- 
«  mus,  quod  propositi  nunc  suscepimus  executi  erimus, 
«  et  proposito  erit  amplior  propositi  executio.  Sic  enim 
«  et  ad  principia  prompti  erimus  et  ad  singula  in  disse- 
«  rendo,  vise  plurimum  habebimus. 

«  Est  igitur  enuntiatio  veri  vel  falsi  dictio,  ut  ad  disse- 
«  rendum.  Interrogatio  vero  quid  sit,  notius  est  quam  ut 
«  diffiniri  oporteat.  Quoniam  autem  non  nisi  de  aliquo 
«  aliquid  enuntiari  vel  interrogari  contingit,  est  autem  de 
«  quoquam  quid  de  eo  prions  cognitionis,  erit  de  quo  ali- 
«  quid  enuntiari  vel  interrogari  conveniat,  et  in  arte  do- 
«  cere,  et  ex  arte  attendere,  primuin  quid  de  eo  secun- 

«  dum confusa  sit  ad  boc  et  in  arte  inslitutio  et  ex 

«  arte  atlentio.  Duplicem  '  utrinque  considerationem  ad- 
«  bibendam  instiluimus,  alteram  eorum  de  quibus  et  qua? 
«  dicuntur,  alteram  verborum  quibus  ea  de  illis.  Quo- 
«  niam  enim  qute  consideralione  percipiuntur  verbis  de- 
«  signari  a;que  conveniens  de  quo  et  quibus  enuntietur 
«  vel  interrogetur,  ex  arte  consideralo  qualiler  socundum 

1.  Cod.  (tuplicadonem. 

ii.  29 


338  APPENDICE. 

«  locutionem  utrumque  ut  ad  disserendum  designari  con- 
«  veniat,  non  minus  attente  consideraudum.  Erit  autem 
«  utrinque  inodus  attentionis  non  idem.  De  quibus  enirn 
«  et  quœ  euuutiari  vel  interrogari  conveniat  nostrœ  in- 
a  titutionis  rationi  primo,  ut  docebitur,  perspiciendum. 
«  Disserentis  industria  demum  non  videbilur  eligendum. 
«  Hujus  enim  cognitionis  ab  bac  arte  principium;  reli- 
«  quuni  ex  arbitrio  considerationis.  Qualiler  autem,  de 
«  quo  et  quibus  enuntietur  vel  interrogetur  designandum, 
«  ut  a  pluribus  ex  loquendi  rudimentis  pernoscetur,  ut 
«  disserenti  conveniat,  et  ex  nimia  multitudine  compe- 
«  rietur.  Hujus  enim  cognitionis  ab  ea  quam  loquendi 
«  rudimentum  vocamus  principium,  reliquum  ex  nostrœ 
«  artis  erudilione,  etc.  » 

F0  253  v°.  Explicit  liber  primus  Ada  de  arte  dialec- 
tica  :  incipit  secundus. 

«  Ad  prioris  a  sequenti  libro  sit  distinctiones  quid  in 
«  boc  dicenduni,  quid  in  illo  dictum  inlerserere.  De  quo 
«  et  ad  quid  et  qualiter  artis  disserendi  institutio  prœ- 
«  monstravimus.  A  quibus  disserendi  principium  in  eo- 
«  rum  principes  duplicem,  in  ipsis  dupliciter  duplicem 
«  disserenti  attenlionem  prœscripsimus,  de  quo  dicat  et 
«  qualiter  id  designet;  post  principia  item  duplicem  : 
«  quid  de  eo  dicat  et  qualiter  id  assignat.  De  quibus  au- 
«  tem  dicat  primo  in  quatuor,  denique  distinctius  dis- 
«  tinsimus,  et  ex  hoc  principiorum  gênera  quœ  sant  et 
«  ad  quœ  docuimus,  etc.  » 

Voici  la  dernière  colonne  :  f°  262  r°. 

«  De  his  inde  quœ  separate  multiplicia  appeilamus  an 
«  electivis  connumeranda  sint  an  disciplinalibus  dubitare 
«  poterit,  primam  interrogabilium  distinctionem  remi- 


ADAM   DU   PETIT-PONT.  339 

«  niscens.  Quoniam  eligentis  arbitrio  expositis  sumenda 
«  est  ad  hoc  responsio,  a  disciplinalibus  non  electam  dif- 
«  ferre  invenientur.  Quoniam  autem  nec  ad  hujusraodi 
«  sic  est,  ut  non  respondendum  videtur,  et  non  ex  toquo 
«  tum  affinnationis  tum  negationis  ad  liœc  sit  responsio. 
«  Nec  ex  duolms  tantum  semper  elegit.  Ab  electivis  per 
«  eadem  differre  videntur  per  quœ  disciplinalia  ab  elec- 
«  tivis,  a  principio  distinximus.  Sed  ne  ibi  dicta  aut  inter 
«  se  aut  bis  dicendis  contraria  videri  accidat,  inlelligan- 
«  tur  eorum  quoedam,  quae  ad  prima  illa  interrogabilium 
«  gênera  internoscenda  dixinius,  ne  ut  quaelibet  uuius 

«  geueris  a  quibuslibet  alterius  internoscendum sed 

«  pleraque  a  plerisque  et  separate  multiplicia  non  disci- 
«  plinalibus  sed  electivis  dicta  ratione  annuntientur.  Elec- 
«  tive  ergo  quœrendorum  multi[)licia  a  simplicibus,  et 
«  multiplicium  gênera  sex,  ut  dictum  est,  internoscautur. 
«  Dubitari  autem  poterit  quibus  talium  annumeranda  sunt 
«  qiuesitqmeruntur  ;  ut  an  omne  verbum  sitambiguum, 
«  ut  ait  Clirysippus,  an  nullum,  ut  Diodorus,  an  nec 
«  omne  nec  nuilum,  ut  plurimis  videtur.  Quoniam?  non 
«  huic  et  tamen  affirmando  respondetur;  simplex  autem 
«  quando  (?)  dicetur,  cum  triplicatum  videalur,  sed  nec 
«  aliquod  prœdiclorum  quinque  modorum  multiplex  ap- 
«  paret.  Quoniam  <?)  autem  bujusmodi  interrogatio  dis- 
«  similitudine  principii  non  partis  se  det...  » 

Le  manuscrit  s'interrompt  brusquement  avec  ce  mot. 
La  dialectique  d'Adam  du  Petit-Pont  est  donc  ici  incom- 
plète. Mais  ce  que  nous  en  avons  vu  n'est  pas  de  nature 
à  faire  regretter  bien  vivement  la  perte  du  reste. 


340  APPENDICE. 

IX. 

Guillaume  de  Conçues. 

Le  manuscrit  de  Saint-Germain  n°  1112,  in-4°,  d'une 
écriture  du  douzième  siècle,  renferme,  en  outre  de  l'épitre 
apocryphe  d'Aristote  à  Alexandre  connue  dans  le  moyen 
âge  sous  le  nom  de  secretum  seeretorum,  et  des  règles 
d'Avicenne  de  conservations  sanitatis,  deux  opuscules 
de  Guillaume  de  Conches  intitulés  :  secundo,  philosophia 
et  tertia philosophia.  Ce  sont  les  mêmes  ouvrages  dont 
Y  Histoire  littéraire  de  la  France  (tome  XII,  page  465) 
fait  mention  d'après  le  manuscrit  du  Roi  6588.  Comme 
le  dit  l'Histoire  littéraire,  le  premier  est  un  dialogue  sur 
l'anthropologie  entre  le  maître  et  le  disciple  ;  et  le  second, 
dans  la  même  forme  que  le  précédent,  est  un  abrégé  de 
cosmographie,  tiré  de  ce  que  l'auteur  avait  dit  sur  ce 
sujet  dans  sa  Philosophia  minor  ,  intitulée,  dans  l'édi- 
tion qui  en  a  été  donnée  parmi  les  œuvres  de  Bède  :  -rrepl 
âi£â;Ewv,  sive  quatuor  libri  de  démentis  philosophiœ. 
Ce  dernier  ouvrage  lui-même  n'était  qu'un  abrégé  do 
la  Magna  de  naturis  philosophia ,  où  Guillaume  de 
Conches  avait  traité  fort  au  long  de  toutes  les  matières 
que  la  philosophie  embrassait  de  son  temps.  Ainsi,  en  sui- 
vant cet  auteur  dans  ses  différents  écrits,  nous  le  voyons 
procéder  par  résumés  successifs  de  sa  Philosophia  ma- 
gna; il  la  reprend  tout  entière  dans  sa  Philosophia  mi- 
nor, qu'il  décompose  dans  sa  jihilosophia  secunda  et 
])hilosophia  tertia.  Ces  deux  petits  traités  offrent  peu 
d'intérêt  par  eux-mêmes,  comme  nous  nous  en  sommes 
assuré,  et  ne  renferment  guère  d'idées  que  l'auteur  n'ait 


GUILLAUME   DE  CONÇUES.  341 

exposées  avec  plus  d'étendue  dans  ceux  de  ses  écrits  qui 
sont  publiés.  Nous  croyons  devoir  nous  contenter  de 
donner  la  table  des  chapitres  de  l'un  et  de  l'autre,  avec 
quelques-uns  des  chapitres  qui  se  rapportent  plus  parti- 
culièrement à  la  philosophie. 

Inclpiunt  capitula  in  Iil>ro  qui  dicitur  secunda  philosophla 
magistri  Willermi  de  Conclus. 

I.  De  homine. 

II.  De  spermate. 

III.  Quare  pueri  non  coeunt. 

IV.  De  matrice. 

V.  De  sterilitate. 

VI.  De  menstruis. 

VII.  De  stomaco. 

VIII.  De  vesica. 

IX.  De  sompno. 

X.  De  sornpniis. 

XI.  De  capite. 

XII.  Qualiter  capilli  crescunt. 

XIII.  Quare  fœmine  et  pueri  carer.t  barba. 

XIV.  Quare  quidam  homo  calveseit,  quidam  non. 

XV.  Quare  capilli  fiant  cani. 

XVI.  De  cerebro. 

XVII.  De  cellulis  capilis. 

XVIII.  Deoculis. 

XIX.  De  visu. 

XX.  De  ymagine  speculi. 

XXI.  Quare  quaedam  animaliu  nocle  vident,  die  voro  non. 

XXII.  De  auditu. 

XXIU.  Quomodo  sibilus  fornuttur. 

XXIV.  De  écho. 

XXV.  De  odore. 

XXVI.  Quomodo  fiât  gustus. 

XXVII.  De  tactu. 

XXVIII.  De  voluutario  motu. 

XXIX.  De  imaginatione. 

XXX.  De  anima. 

Ï9, 


342  APPENDICE. 

XXXL     De  creatione  animarum. 

XXXII.  De  ingenio. 

XXXIII.  De  opinione  et  ralione. 

XXXIV.  De  intelligente. 

XXXV.  De  memoria. 

Incipit  sccunda  philosophia  magistri  AVilIerrai  de  Conchis, 
et  primo  de  homine. 

«  Dicendum  est  Igitur  de  terreno  animali  quod  in  duo 
«  dividitur,  scilicet  in  rationabile  et  irrationabile.  Sed 
«  quoniam  irrationabilia  sunt  inQnita  ,  nec  ad  lectionem 
«  philosophorura ,  proptcr  quam  hoc  opus  incipimus  , 
«  multum  pertinentia ,  de  ipsis  tractare  postponamus  , 
«  ut  de  homine,  qui  dignior  est  cœteris  animalibus,  dis- 
«  seramus.  Homo  est  igitur  animal  rationale  mortale,  ex 
«  anima  vel  corpore  conslans.  Sed  quamvis  corpus  anima 
«  sit  inferius,  prius  tamen  nostrœ  cognitioni  occurrit  ; 
«  ideo  prius  de  ipso,  deinde  de  anima  disseremus.  Et 
«  quoniam  de  primi  hominis  compositione,  quare  vide- 
«  licet  de  limo  terrée  sit  factus,  su  péri  us"  docuimus,  de 
«  quotidiana  hominis  creatione,  formatione,  nativitate, 
«  cctatibus,  membris,  membrorum  officiis  et  utilitalibus 
«  dicamus.  » 

XXIX.  De  imaginatione. 

«  Est  prœterea  quœdam  animalis  aclio  quœ  dicitur 
«  imaginatio.  Est  enim  imaginatio  vis  anima?,  per  quam 
«  percipimus  tiguram  et  colorem.  Per  imaginationem 
«  nobis  comportâmes  (sic),  ideoque  cum  iterum  illum 
«  vidimus,  statim  recognoscimus.  Quod  nunquam  vidi- 
«  mus,  nunquam  imaginamur,  sed  similitudem  ejusdem 
«  generis  quam  vidimus,  ut  ille  virgilianus  Tityrus  Ro- 


GUILLAUME   DE   C0NCHES.  343 

«  mam  quam  non  viderat  similein  suae  civitati  imagina- 

«  batur.    Dicit  enim  Àugustinus  :  Mare  Rubrum   quod 

«  nunquam  vidi  imaginor  ad  similitudinem  alterius  raa- 

«  ris  quod  vidi,  sed  colore  mutato.  Ista  enim  est  nobis 

«  et  brutis  animalibus  communis  ;  inde  est  quod  brûla 

«  animalia  videutur  dominos  suos  agnoscere,  unum  fu- 

«  gère  ,  alium  appetere  ;  quod  non  ex  discretione  ,  ut 

«  quidam  autumant ,  faciunt,  sed  ex  imagiuatione.  Hae 

«  sunt  duœ  serenissiraœ  animales  actiones,  quoe  nobis  et 

«  brutis  animalibus  sunt  communes,  et  in  quibus  ab  ipsis 

«  superamur.   Aculius    enim    videt    lynx  quam  bomo, 

«  discretius  odorat  canis ,   velocius  lepus  progreditur. 

«  Qui  igitur  in  figuris,  coloribus,  odoribus ,  saporibus 

«  prœ  regimine  beatitudinem  ponunt,  minus  beatos  se 

«  brûlis  animalibus  constituunt.   Ad  servitium  non  ad 

«  dominium  dati  sunt  sensus  bomini ,  nec  per  eos  bea- 

«  tior,  imo  miserior  efficilur  bomo.  Si  enim  retinens  ra- 

«  tionem  et  intelligentiam  istis  careret,  non  solum  bea- 

«  tior    sed    beatissimus    esset.    Nonne    beatissimus    et 

«  sapientissimus  ille  ait  :  Ecce  mors  intrat  per  fenestras? 

«  Discipulus  :  Istae  actiones  in  nobis  aut  sunt  animœ  aut 

«  corporis ,  aut  composite  aut  neutrius.  Sed  si  corporis 

«  sunt,  quare  anima  per  eas  damnalur?  quare  corpus 

«  vidualum  anima  istas  non  haberet?  Et  si  anima)  sunt, 

«  unde  sensus  corporis  nominantur?  Si  neutrius  sunt, 

«  nec  compositura  ex  utroque,  compositum  namque  suas 

«  qualitates  contraint  a  suis  partibus.  Philosophas  :  Hoc 

«  actiones  in  nobis  anima?  sunt,  unde  juste  per  eas  dam- 

«  natur  etcooperatur  anima.  Sensus  cura  triplici  ratio  ne 

«  dicuntur  corporis  :  quia  nibil  nisi  circa  corpus  ope- 

«  rautur  ;  et  quia  per  instrumenta  corporea  explentur  , 


344  APPENDICE. 

«  et  quia  duntaxat  anima  duin  est  in  corpore  per  illos 
«  operalur.  Sunt  aliœ  actiones  quœ  nohis  et  divinis  spi- 
«  rilibus  sunt  communes ,  quœ  faciunt  hominem  supra 
«  hominem,  imo  vere  hominem,  de  quo  amodo  dicemus, 
«  si  prius  pauca  de  anima  liominis  dixerimus.  Discipu- 
«  lus  :  Niliil  milii  dulcius  esse  potest  hoc  tractatu.  » 

XXX.  De  anima. 

«  Phi losophus  :  Est  igitur  anima  hominis  spiritus  qui 
«  corporiconjunctusest.  Idoneitatem  discernendi  homini 
«  confort  et  intelligendi.  Constat  igitur  homo  ex  duobus, 
«  vidclicet  ex  anima  ralionali  et  corpore.  Discipulus  : 
«  Cum  corpus  et  anima  suit  de  constitutione  hominis,  vel 
«  anima  est  apposita  corpori,  vel  commixta ,  vel  con- 
«  creta,  vel  conjuncta.  Sed  si  appositum  illi,  et  extra  ip- 
«  sum  est.  Item  omne  quod  est  apposilum  alicui,  fortius 
«  exercet  vires  inexteriori  parte  illius  quam  in  inleriori. 
«  Ignis  appositus  mihi  plus  me  accendit  extra  quam  intus, 
«  aqua  apposita  plus  humectât.  Sed  anima  magis  exercet 
«  vires  suas  in  nostris  interioribus  quam  in  exterioribus; 
«  non  ergo  corpori  apposita.  Si  igitur  corpori  mixla  esset, 
«  ex  illis  duobus  unum  (ieret,  neulro  rémanente  quod 
«  prius  erat,  ut  cum  aurum  et  argentum  in  commixtione 
«  electri  misceantur.  Cum  igitur  in  homine  utrumque 
«  suum  esse  oblineat,  non  est  mixta  corpori.  Si  corpori 
«  concrela  est ,  lune  in  qualitalem  corporis  est  versa ,  ut 
«  aqua  in  qualitatem  salis  ;  quod  non  est  verum.  Si  est 
e  conjuncta,  cum  proprius  locus  spirituum  cœluin  sit,  et 
«  omnis  res  quod  suum  est  appétit  atque  suum  conlra- 
«  rium  fugit,  quid  est  quod  se  tam  in  immundo  vase 
«  conjungit,  et  eam  amarc  facit?  Philosophas  :  Quia 


GUILLAUME    DE   CONÇUES.  345 

«  causant  philosophicam  quaeris,  illam  accipe.  Omni  cnim 
«  aniniœ  tautus  amor  proporlionis  et  concordiœ  a  Deo 
«  datus  est,  ut  etiam  in  sonis  qui  extra  ipsum  sunt  pe- 
«  uitus  illa  delectetur.  Et  hoc  estquod  Plato  signilicare 
«  voluit,  cum  Deum  animant  ex  musicis  consouantiis 
«  constituisse  narravit.  Corpora  naïuque  humana  ex  qua- 
«  tuor  démentis  proporlionaliter  et  concorditer  con- 
«  junctis  sunt  eonslituta.  Hrec  proportio  et  concordia 
«  animam  allicit,  et  corpori  conjungit,  et  in  corporo  re- 
«  tinet.  Et  si  proprie  et  vere  velimus  loqui,  dicemusani- 
«  mam  nec  corporis  ejus  qualitates,  sed  proportionem  et 
«  concordiam  quîbus  partes  corporis  sunt  conjunctae  di- 
«  ligerc  ;  unde  ea  qua?  liane  proportionem  conservant 
«  appétit,  et  quœ  illam  destruxerint ,  fugit.  Sed  ex  quo 
«  incipiunt  clementa  discordare,  abhorret  anima  corpus, 
«  et  ab  eo  separatur.  Discipulus  :  Si  anima  corpori  est 
«  conjuncla,  estne  in  una  parte  illius,  aut  in  quibusdam, 
«  aut  in  singulis  tota?  Philosophus  :  Nulla  pars  homani 
«  corporis  est  in  qua  anima  tota  non  sit.  ;  non  tamen  idem 
«  operatur  in  omnibus.  Discipulus  :  Si  in  manu  hominis 
«  tota  est  anima ,  abscisa  manu ,  separabitur  anima  a 
«  corpore.  Philosophus  :  Si  tota  esset  in  manu,  itaque 
«  non  esset  tota  in  alio  membro,  valeret  tune  tua  objec- 
«  tio.  Etsi  igilur  manus  in  qua  est  tota  absciditur,  rc- 
«  manet  tamen  in  aliis  membris  in  quibus  prias  crat  tota. 
«  Discipulus  :  Cui  sententiœ  accedis,  an  illorum  qui 
«  dicuut  omnes  animas  simul  creari  ?  » 

XXXI.  De  creationc  animarum. 

Philosophus  :  «  Christianus  sum ,  non  academicus. 
«  Unde  cum  Angustino  credo  et  senlio  quotidie  novas 


346  APPENDICE. 

«  animas  non  ex  traduoe ,  non  ex  aliqua  subslantia ,  sed 
«  ex  nihilo,  solo  jussu  creatoris,  eas  creari.  Sed  quando 
«  creatur,  an  ex  quo  homo  concipitur,  an  quando  corpus 
«  est  aptum  animœ  in  utero  formatum,  an  in  die  motus , 
«  an  in  hora  nativitatis,  non  legi.  Conjiciuuttamen  multi 
«  quia  corpore  praeparato  illi  adjungitur ,  quia  corpori 
«  Adam  formato  inspiravit  in  faciem  ejus  spiraculum  vitœ. 
«  Cui  videtur  consentire  Plato,  cum  dicit  :  aptatœ  mate- 
«  rice,  irriguo  et  fluido  corpori  circumligabant  circuitus 
«  animœ.  Discipulus  :  Sufficit  mihi  de  anima.  Sed  de 
«  ejus  actionibus  quas  brûla  animalia  non  habent  audire 
«  desidero.  Philosophas  :  Illœ  actioues  nmllœ  et  diversae 
«  sunt  :  estingenium,  opinio,  ratio,  memoria,  intelli- 
«  geutia.  » 

XXXII.  De  ingenio. 

«  Est  autem  ingenium  vis  quaedarn  animis  insita  ,  suis 
«  viribus  prœvalens,  vel  ingenium  vis  animœ  naturalis  ad 
«  aliquid  cito  percipiendum  ;  iinde  qui  cito  intelligunt 
«  illud  quod  audiunt,  boni  et  acuti  dicuntur  ingenii  ;  qui 
«  tardi  et  duri,  bebetes.  » 

XXXIII.  De  opinione  et  ratione. 

«  Opinio  et  ratio  ex  sensu  boc  modo  proveniunt.  Cum 
«  anima  in  prœdicto  insfrumento  visus  Cguram  et  colo- 
«  rem  rei  percipit,  statim  quod  ipsa  res  sit,  et  quanta  et 
«  qualis  perpendit,  in  quo  conveniat  cum  aliis  rébus  et 
«  in  quo  différât.  In  boc  quandoque  decipitur.  Pulatenim 
«  saepe  rem  esse  quod  ipsa  non  est,  quanta  non  est ,  vel 
«  qualis  non  est,  vel  convenire  in  quo  non  convenit, 
«  vel  differre  in  quo  non  differt  ;  et  bœc  opinio  falsa  di- 


GUILLAUME   DE   CONÇUES.  347 

«  citur.  Aliquando  in  istis  non  decipitur  anima,  sed  fluc- 
«  tuât  et  nescit  an  ita  sit,  necue ,  et  tune  vera  opinio  di- 
«  citur.  Est  igitur  opinio  falsum  de  rébus  judicium,  vel 
«  verum  fluctuans  et  incertum.  Si  vero  hoc  judicium  de 
«  re  corporea  vel  assensu  sapientum  vel  argumentis  ne- 
«  cessariis  conflrmetur,  est  ratio.  Ratio  est  certuni  et  flr- 
«  mura  judicium  de  re  corporea.  Quaedam  opinio  in  ratio- 
«  nem  potest  transire.  Si  vero  anima  de  corporeis  judicat 
«  et  fallitur,  tune  est  falsa  opinio  ;  sed  si  non  fallitur  et 
«  fluctuât,  vera  est  opinio;  sed  si  praedicto  modo  con- 
«  lirmatur,  est  intelligentia.  Sed  quia  incorporea  a  sen- 
«  sibus  nostris  remota  sunt,  pauci  sunt  qui  de  eis  certi 
«  sunt.  Unde  in  Platone  :  intelligentia  solius  Dei,  admo- 
«  dum  paucorum  hominum.  Discipulus  :  Quod  opinio 
«  e  sensu  est  nata,  ratio  ex  opinione,  video;  sed  an  in- 
«  telligentia  ex  ratione,  ignoro.  » 

XXXIV.  De  iDtelligentia. 

Philosophus  :  «  Intelligentia  nascitur  ex  ratione,  non 
«  quia  ratio  liât  intelligentia,  sed  quia  a  causa  illius  est. 
«  Cum  enim  primi  boulines ,  ratione  ducente,  uaturas 
a  rerumeognoscerent,  perpenderuntquod  corporea  agere 
«  possent.  Percipieutes  aclus  qui  ex  corporibus  esse  non 
«  possunt,  perpenderunt  agentem  esse  quod  non  crat 
«  corpus.  Iluuc  vocaverunt  spiritum,  dirigentesque  in 
«  eum  acumen  ingeuii,  prius  de  eo  babuerunt  quasdam 
«  opiuiones  falsas,  quasdam  veras.  Falsas  vero  longo 
«  tempore  et  magna  iudustria  elongaverunt,  veras  ne- 
«  cessariis  argumentis  conlirmaverunt  ;  sicque,  ratione 
«  ducente,  vera  est  intelligentia.  Intelligentia  est  verum 
«  et  certum  judicium  de  incorporels,  luleiligcnlia  ista 


3i8  APPENDICE. 

«  nobis  a  creatione  ascendit.  Cum  enim  vider  uni  primi 
«  philosophi  actioncs  qua?  nec  horaini  nec  angelo  nec 
«  natura?  poterant  ascrihi ,  cognoverunt  quamdam  invisi- 
«  bilem  esse  subslantiam  cujus  essent  illae  actiones. 
«  Deinde  diu  méditantes  et  disputantes  de  ipsa,  ejusque 
«  proprietates ,  si  non  oranes,  tamen  quasdam  compre- 
o  henderunt  et  scripserunt.  Testatur  enim  se  Angustinus 
«  in  scriptis  pliilosopborum  legisse  quicquid  in  principio 
«  Joannis  Evangelii  usque  ad  hune  locum  legitur  :  fuit 
«  iiomo  missus  a  Deo.  » 

XXXV.  De  memoria. 

«  Memoria  est  vis  anima?,  qua  firme  retinet  homo  ante 
«  cognita.  Discipulus  :  Ex  verbis  tuis  perpendo  :  aliud 
«  est  ratio,  alliud  est  intelligentia.  Quid?  DicimusneDeum 
«  habere  rationem  ?  Si  rationem  non  habet ,  rationalis 
«  non  est.  Philosophas  :  Aliud  est  proprietates  sermo- 
«  num  cognoscere,  aliud  usus  et  translaliones.  Proprieta- 
«  tem  hujus  nominis  quod  est  ratio  audisti  ;  modo  usum 
«  illius  accipe.  Aliquando  esse  verura  et  certum  judicium 
«  de  quacu  nique  re  dicilur  ratio  ;  juxta  hoc  dicimus  in 
«  Deo  esse  rationem.  Aliquando  quodlibet  ralionale; 
«  unde  dicimus  quod  ratio  est  qua  Deum  diligimus.  Ali- 
«  quando  compulatio,  ut  ibi  :  redde  rationem  villicalio- 
«  nis  tua?.  Aliquando  ordo  rerum  gerendarum  quo  co- 
«  gnoscimus  quid  in  quo  loco  faciendum,  dicendum  sit; 
«  multisquealiismodis  idemunumaccipitur.  Discipulus: 
<t  Cum  sint  illae  actiones  anima?,  unde  est  quod  infantia 
«  et  pueritia  ,  acliones  ration is  et  intelligentia?  cum  ha- 
o  bent7  carenl?  Philosophas  :  Animam  hominis  si  cor- 
«  pus,  quod  corrampilur,  non  aggravaret,  ex  quo  esset, 


GUILLAUME   DR   CONÇUES.  349 

«  plcnam  et  perlectam  scienliam  haberet  eorum  quœ  ia 

«  bac  vita  sciri  possunt.  Quod  ex  anima  priini  parentis 

«  quae,  ex  quo  fuit,  plcnam  sapientiam  liabuit,  perpendi 

a  polest.  Sed  modo  corrupta  humanitate,  ex  quo  conjun- 

«  gilur  corruplo ,  gravatur.  Poteslalem  vimque  discer- 

«  nendi  et  intelligendi  retinens,  nec  intelligit  nec  discer- 

a  iiit  ;  nec  oisi  longi  usus  experientia  et  alicujus  doctrina 

«  excitata  incipit  intelligere  et  discernere,  ut  acutos  ha— 

«  bens  et  tenens  oculos,  si  (supplevimus  si)  tenebroso 

«  carcere  detruditur,  videre  non  polest,  nisi  in  tenebris 

«  consuescat,  vel  lumine  accendalur.  Quod  vero  ex  cor- 

u  poro  sic  bebetatur  anima  ,  teslatur  Salomon ,  qui  ait  : 

«  corpus  quod  corrumpitur  aggravât  animam,  et  depri- 
«  mit  terrena  babitatio  sensummulta  cogitantem.  De  quo 

«  Yirgilius  : 


.Quantum  corpora  noxia  tardant. 


«  In  prima  œtate  nec  expressit  usus  convenienliam , 
«  nec  est  œtas  doctrinœ  conveniens.  Illa  enim  celas  ,  cum 
«  sitcalida  et  bumida,  stalim  cibum  digerit  et  alium  ap- 
«  petit;  unde  frequentius  influxione  et  refluxione  indi- 
«  get,  spissusque  communis  fumus  generatur  :  qui  cere- 
«  brum  petens,  in  quo  anima  exercet  discernendi  et  in- 
«  telligcndi  ofûcium ,  ipsam  turbat.  Si  ad  juventutem , 
«  quac  est  calida  et  sicca ,  pervenerit,  dessiccatus  est  bu- 
«  mor  quem  homo  ex  utero  matris  contraxit.  Non  enim 
«  nascitur  tam  spissus  fumus,  nec  est  tan  ta  interior  tur- 
«  batio,  et  tune  homo  aptus  ad  discernendum  perfecle 
«  consequitur,  si  lampas  doctrina?  convenientis  accenda- 
«  tur.  Juventutem  sequitur  seuectus  quœ  est  fiigida  et 
«  sicca;  extinctus  est  enim  calor  naturalis;  unde  est 
n.  30 


350  APPENDICE. 

«  quod  in  bac  œtate  viget  memoria  ;  sed  vires  corporis 
«  deficiunt.  Ex  frigiditate  enini  et  siccitate  quorum  est 
«  constringere,  est  memoria;  ex  calore  eujus  est  impe- 
«  tum  facere,  sunt  vires  corporis.  Ultimum  est  senium 
«  frigidum  et  humidum;  unde  in  illa  œtate  madida  fit 
«  memoria  et  debilitantur  homincs.  Extincto  enim  natu- 
«  rali  calore,  desinit  bomo  vivere.  » 

Explicit  secunda  philosophia  magistri  Willermi  de  Conchis. 

«  Incipiunt  capitula  in  libro  qui  dicitur  terlia  pbiloso- 
((  pbia  magistri  Willermi  de  Concbis.  » 

I.  De  eonstitutione  mundi. 

II.  De  uinbra  qute  videtur  in  medio  lunaris  corporis. 

III.  De  pluviis. 

IV.  De  arcu  cœli. 

V.  De  nive  et  grandine. 

VI.  De  fulmine  et  lonitruo. 

VII.  Quare  mare  est  salsum. 

VIII.  Quare  quaedam  aqua  videtur  dulcis  et  qmedam  salsa. 

IX.  Quare  aqua  putei  est  calida  in  byeme,  et  frigida  in  testate. 

X.  De  herbis  terrae  et  crescenlibus. 

«  Incipit  lertia  pbilosopbia  magistri  Willermi  de  Con- 
«  cbis  et  primo  de  eonstitutione  mundi. 

o  Mundum  istum  ad  similitudinem  ovi  esse  constilu- 
«  tum  philosopbi  conlirmant.  Ut  igitur  in  medio  ovi  est 
«  medulla,  ex  ovi  ejus  parte  est  albinum,  et  tela,  juxta 
«  quam  testa,  extra  quam  nibil  est  de  ovo,  sic  in  medio 
«  mundi  est  terra,  circa  quam  ignis,  extra  quem  nibil  est. 
«  Nota  quod,  tempore  Martii,  pori  superficiei  terra?,  fri- 
«  gore  byemis  prius  clausi,  calore  solis  aperiunlur.  Sol 
«  vero  ad  radiées  berbarum  et  arborum  penelrans,  bumo- 
«  rem  quem  coordinatum  in  byeme  reperit  attrabere  ni- 
«  titur.  Herba  vero  et  arbor  suam  monitionem  senliens,  a 


GUILLAUME  DE  CONÇUES.  351 

a  terra  attrahit  humorem,  quem  in  sui  similitudinern , 
o  adjuvante  calore,  transmutât,  sieque  reviviscit.  Inde  est 
«  quidem  quod  mensis  Aprilis  dicitur,  quia  terrain  prae- 
«  dicto  modo  aperit.  Est  antem  proprium  hujus  tempo- 
ci  ris  qnod  sit  inconslans;  nam  modo  pluviosum  ex  \ici- 
«  nilate  byemis,  modo  sieeum  ex  vicinitale  a^statis; 
«  eadem  ratione  modo  calidum  modo  frigidum.  Inde 
«  est  quod  in  Martio  sa?pe  inûrmantur  liomines.  Cum 
«  corpora  liumana  aperta  sauf  calore,  frigus  subito 
«  ortum  ad  interiora  pénétrât,  et  inlirmitatem  juxta 
«  materiam  praeparatam  générât.  Sed  si  quis  in  hoc  tem- 
«  pore  sibi  provideret,  tardius  in  illo  quam  in  alio  in- 
«  firmaretiir.  Discipulus  :  Qaœro,  cum  hoc  tempns  sit 
«  temperatum,  unde  est  quod,  si  aliquis  intrat  Iiyemem 
«  cum  aiiqua  infirmitate.  non  tam  saepe  moritur  in  hyeme 
«  sicnt  in  vere.  P/ii/osophus  :  Respondeo  :  inflrmitates 
«  ex  bumoribus  generantnr  ffequentissime,  quae  ex  fri— 
«  giditale  byemis  constringnntur,  ne  possint  defluere;  ex 
«  calore  antem  veris  dissolvuntur  ;  qnibus  per  membra 
«  concurrent! bus,  succumbit  homo  et  moritur.  Nota  : 
a  dicit  Conslantinus  quod  infirmitas  qnae  nascitur  ex  hu- 
«  more  contrario  tempori  est  pcssima.  Verbi  gratia  :  si 
«  quis  incipit  in  hyenie  tertianam  pati,  significal  magnam 
«  abundantiam  esse  choiera?,  qnœ  in  tempore  frigido  et 
«  Immido  potest  accendi.Si  tamen  idem  in  a?state  eamdem 
«  terliannm  incurrerct,  graviorem  illam  senliret,  et  difti- 
«  cilior  ad  curandum  os^et.  Similiter  de  aliis  judica. 
«  Nota  :  in  autumno  est  utile  ut i  calidis  et  humidis,  quia 
«  est  lempus  inssquale  ex  vicinitate  byemis  et  sestatis,  ex 
«  quo  ex  fructibus  et  succis  eorumdem  tune  abundanlium 
«  periclitantur  homines.  » 


352  APPIi.NDICË. 


X. 


NOUVEAU   MANUSCRIT   D'ABÉLARD 

Sur  les  esprits. 

On  lit  dans  Y  Histoire  littéraire  de  la  France,  à  l'ar- 
ticle des  ouvrages  inédits  d'Abélard,  t.  xh,  p.  130  :  «  Un 
a  manuscrit  de  la  Bibliothèque  du  mont  Saint-Michel  ren- 
a  ferme  les  deux  ouvrages  suivants  :  -1°  Tractatus  Abail- 
«  lardi  de  inlellectibus.  2°  Ejusdem  Abaillardi  Phy- 
«  sica  Arùlotelis. 

«  Dans  un  autre  manuscrit  de  la  Bibliothèque  on  trouve: 
«  Pétri  Abaillardi  sermo  de  generatione  et  corruptions, 
a  Item  de  intellectibus  et  spéculai ionibus.  Mais  ce  der- 
a  nier  écrit  est  le  même  que  le  premier  du  précédent 
a  manuscrit.  » 

Remarquez  que,  le  monastère  de  Saint-Michel  appar- 
tenant à  l'ordre  des  Bénédictins,  on  avait  tout  lieu  de 
croire  que  les  Bénédictins  auteurs  de  YHistoire  litté- 
raire devaient  être  parfaitement  bien  informés  sur  les 
manuscrits  que  renfermait  cette  célèbre  abbaye.  Et  pour- 
tant il  paraissait  bien  étrange  qu'Abélard  eût  écrit  sur  la 
Physique  d'Aristole  et  sur  le  traité  de  la  génération  et 
de  la  corruption,  qui  tous  les  deux  passent  sur  de  bonnes 
raisons  pour  avoir  été  inconnus  en  France  avant  les  pre- 
mières années  du  treizième  siècle.  D'ailleurs  Abélard  lui- 
même  dans  sa  Dialectique,  que  nous  avons  publiée,  dé- 
clarait qu'il  ne  connaissait  d'autre  ouvrage  d'Aristote  que 
l  es  premières  parties  de  XOrganon.  On  conçoit  donc  la 
vive  curiosité  que  nous  avions  de  juger  par  nous-inême 


NOUVEAU    MS.    d'aBÉLARD   SUR   LES   ESPRITS.  353 

du  véritable  contenu  des  manuscrits  du  moût  Saint- 
Michel. 

La  Bibliothèque  publique  d'Avranches  qui  a  recueilli 
les  restes  de  celle  du  mont  Saint-Michel,  possède  en- 
core sous  le  n°  2963,  un  manuscrit  contenant  d'après 
le  catalogue  de  M.  de  Saint-Victor,  publié  par  M.  Raoul  '  : 
Aristotelis  physica  cum  notis.  Tractatus  Abailardl  de 
intellectibus.  Ethica  Aristotelis.  Liber  Galieni  de  dé- 
mentis Hippocratis  libri  vm.  Aristotelis  de  genera- 
tione  et  corruptione,  ancien  n°  91,  \  vol.  in-4°. 

On  voit  que  cette  description  diffère  déjà  beaucoup  de 
celle  de  V Histoire  littéraire ,  et  qu'il  n'y  est  plus  ques- 
tion d'un  traité  d'Abélard  sur  la  Physique  d'Aristote, 
ou  sur  le  traité  de  la  génération  et  de  la  corruption. 

A  force  d'instances,  nous  avons  obtenu  de  la  ville  d'A- 
vranches que  le  manuscrit  2963  nous  fût  communiqué, 
et  nous  allons  en  donner  une  description  exacte  et  com- 
plète, afin  qu'une  fois  pour  toutes  on  sache  à  quoi  s'en 
tenir  sur  un  manuscrit  dont  le  titre,  à  s'en  rapporter  a 
Y  Histoire  littéraire,  était  si  propre  a  exciter  des  espé- 
rances en  opposition  avec  les  faits  jusqu'ici  counus. 

Le  manuscrit  2963  est  un  petit  in-4°,  en  papier  vélin, 
composé  d'ouvrages  différents,  écrits  de  différentes  mains, 
eu  général  d'une  écriture  élégante,  et  qui  appartient  évi- 
demment a  la  première  moitié  du  trezième  siècle.  Voici 
l'ordre  de  ces  différents  ouvrages. 

V  Le  traité  De  generalione  et  eorruptione,  avec  des 
remarques  a  la  marge. 

2°  Un  traité  intitulé  :  P.  Abœlardi  tractatus  de  intel- 
lectibus. 

t.  Histoire  pittoresque  du  mont  Saint-Michel,  par  Max.  Raoul.  Paris, 
1833. 

30. 


351  APPENDICE. 

3°  Quelques  pages  de  V Éthique  d'Aristote. 

4°  Quelques  pages  sous  ce  litre  :  Différentiel  inter  ani- 
mam  et  spiriium. 

5°  Aristotelis  Ethicœ  ISicomachicœ  liber  secundus. 
—  Aristotelis  Elhicœ  ISicomachicœ  liber  tertius,  etc. 

6°  Liber  Galieni  de  Hippocratis  elementis,  avec  des 
gloses  marginales. 

7°  Libri  octo  physicorum. 

8°  Quelques  pages  détachées  qui  semblent  appartenir 
aux  petits  traités  de  physique  d'Aristote. 

9°  Le  premier  livre  de  la  Métaphysique.  Omnes  homi- 
nes  scire  desiderant  natura  ;  signum  autem  est,  etc.; 
avec  quelques  gloses  marginales. 

Au  dernier  feuillet,  on  lit  :  Jste  liber  est  Abbaciœ 
montis  Sancti-  Michaelis  in  periculo  maris ,  ordinis 
sancti  Benedicti. 

La  première  conclusion  a  tirer  de  cette  description  fi- 
dèle est  que,  conformément  au  catalogue  de  M.  de  Saint- 
Victor,  le  manuscrit  en  question  ne  renferme  aucun  ou- 
vrage d'Abélard,  ni  sur  la  Physique  d'Aristote ,  ni  sur 
le  traité  de  generatione  et  corruptione,  et  qu'ainsi  il  ne 
donne  aucun  démenti  à  l'opinion  commune.  Le  seul  ou- 
vrage d'Abélard  que  renferme  ce  manuscrit  est  un  traité 
de  intellectibus.  Quel  est  ce  traité  qu'aucun  historien  ne 
fait  connaître,  que  le  catalogue  d'aucune  autre  biblio- 
thèque en  Europe  n'indique,  et  qui  ne  paraît  se  trouver 
aujourd'hui  que  dans  le  manuscrit  de  Saint-Michel  ? 

Commençons  par  une  description  minutieuse  de  la 
partie  de  ce  manuscrit  où  ce  traité  est  renfermé. 

Ce  traité  a  pour  titre  général  :  P.  Abœlardi  tractatus 
de  intellectibus  ;  il  se  compose  de  huit  feuillets,  a  une 


NOUVEAU   MS.   DABÉLARn   SUR    LES   ESPRITS.  355 

seule  colonne,  d'une  écriture  très-fine  et  pleine  d'abré- 
viations, mais  d'une  netteté  parfaite.  A  la  fin  du  hui- 
tième feuillet  v°,  le  manuscrit  s'arrête  et  l'ouvrage  est 
inachevé. 

Reste  à  savoir  si  c'est  un  seul  et  même  ouvrage.  Le 
titre  semble  bien  l'indiquer,  et  en  avançant,  on  reconnaît 
les  divers  chapitres  d'un  même  écrit,  avec  des  titres  dis- 
tincts jusqu'au  feuillet  3  v°,  où  se  présentent  des  chapi- 
tres qui  ne  sont  plus  marqués  d'aucun  litre.  Jusqu'au 
feuillet  3  v°,  nul  doute  qu'il  n'y  ait  un  seul  et  même  ou- 
vrage, un  traité  de  intellectibus.  Mais  les  autres  feuillets 
contiennent-ils  la  suite  de  ce  même  ouvrage,  moins  les 
titres  ordinaires,  ou  une  simple  collection  non  achevée 
de  passages  qui  ont  plus  ou  moins  de  rapport  avec  le 
sujet?  Pour  le  reconnaître,  nous  allons  examiner  d'abord 
la  partie  du  manuscrit  qui  forme  évidemment  un  seul  et 
même  ouvrage. 

C'est  un  petit  traité  de  psychologie,  qui  a  son  mérite 
pour  le  douzième  siècle.  Si  notre  manuscrit  n'attribuait 
pas  ce  traité  a  Abélard,  rien  dans  le  texte  ne  ferait  soup- 
çonner l'auteur  de  la  Dialectique  et  de  la  Théologie 
chrétienne ,•  d'autre  part,  dans  aucun  de  ses  écrits  Abé- 
lard ne  fait  allusion  à  ce  traité  ;  mais  rien  non  plus  n'au- 
torise a  contester  la  légitimité  de  la  rubrique  de  notre 
manuscrit.  L'ouvrage  est  bien  divisé  ;  le  style  est  clair, 
pas  trop  diffus,  et  quelquefois  il  offre  ce  caractère  de 
force  un  peu  rude  et  ce  mélange  de  subtilité  et  de  vigueur 
qui  dislingue  Abélard.  Voici  les  titres  des  divers  chapi- 
tres de  ce  traité. 

-1°  Le  litre  général  :  P.  Abœlardi  tract atus  de  intel- 
lectibus, et  un  morceau  d'un  tiers  de  feuillet. 


356  APPENDICE. 

Fol.  I  r°,  IS  lignes;  2°  Differcntia  sensus  ab  intcl- 
leetu. 

Fol.  1  r°.  7  lignes:  3"  Rationis  ab  rationalitate. 

Fol.  ^  r°,  5  lignes  ;  V  Quod  idem  sit  animus  quod 
ratio. 

Fol.  I  r°  el  v°,  66  lignes  ;  5°  Difjcrentia  imagina- 
tion is  ad  intellectum. 

Fol.  2  r°,  9  lignes;  6°  Differcntia  existimationis  ad 
intellectum. 

Fol.  2  r°,  4  lignes;  7°  Scientiœ  ad  existimalioncm 
sive  intellect. 

Fol.  2  r°.  5  lignes;  8°  De  differcntia  intellectuum. 

Fol.  2  r°  et  v°,  38  ligues  ;  9°  Qui  intelleclus  simplices 
qui  compositi. 

Fol.  2  v\  \  >  lignes  ;  10°  In  quo  differunt  intelleclus 
disjunclorum  a  disjungente. 

Fol.  2  v°,  i7  ligues:   11°   Qui  uni  qui  multipliées 
intelleclus. 

Fol.  3  r°.  12°  Qui  sani  intellectus  vcl  cassi. 

Jusque-là  il  est  évident  que  uous  avons  un  seul  et 
même  ouvrage:  mais  il  ne  faut  pas  se  hâter  de  conclure 
que  cet  ouvrage  cesse  ,  parce  que  les  chapitres  qui  sui- 
vent n'ont  pas  de  titre  comme  les  précédents.  En  effet , 
les  deux  chapitres  qui  suivent  immédiatement  le  dou- 
zième :  qui  sani  intellectus  tel  cassi,  et  qui  compren- 
nent la  lin  du  feuillet  3  r°,  le  verso  de  ce  même  feuillet, 
le  feuillet  4  jusqu'à  la  lin  de  la  page,  continuent  l'examen 
de  ce  qui  fait  un  entendement  sain  et  un  entendement 
malade;  il  s'agit  toujours  de  l'entendement  et  de  ses 
différentes  opérations. 

Vers  la  fin  du  feuillet  î  r°,  sans  division  apparente  de 


NOUVEAU   MS.   D ABÉLARD   SUR  LES  ESPRITS.  3o7 

chapitres,  se  trouve  celte  phrase  :  nunc  autem  aliam 
proposili  nostri  persequamur  partent,  utrum  videlicet 
omnis  intellectus  sanus  sit  dicendus  qui  ita  ut  sese  res 
habet  eatn  intelligit.  On  voit  que  c'est  toujours  la  con- 
tinuation du  douzième  chapitre.  Celui  qui  vient  ensuite 
et  s'étend  de  la  fin  du  feuillet  4  r°  jusqu'au  milieu  du 
verso,  contient  une  réfutation  des  objections  qui  avaient 
été  faites  à  la  doctrine  renfermée  dans  les  chapitres  pré- 
cédents :  nunc  ilaque  suprapositas  solvamus  quœstio- 
nes,  atque  impugnationes  ipsas  quœ  veritatem  pertur- 
bare  videntur  impugnemus. 

Même  feuillet  ;  nouveau  chapitre  qui  continue  le  môme 
sujet  :  nunc  ad  alterius  quœstionis  ierminationem 
transeamus  ;  et  il  est  hors  de  doute  que  les  chapitres  qui 
suivent,  f°  5  r°  et  v°,  se  rapportent  encore,  sinon  au  su- 
jet du  chapitre  4  2e  :  qui  sani  intellectus  vel  cassi ;  du 
moins  à  celui  de  tout  le  traité  de  inlellectibus  :  solet 
fréquenter  quœri  de  signifœationc  atque  inlelleclu 
universalium  vocum  quas  res  videlicet  significare  ha- 
béant,  aut  quœ  res  in  eis  intelligantur;  ut,  cum  audio 
hoc  nomen  iiomo,  quod  pluribus  commune  est  rébus  ad 
quas  œqualiter  se  habet,  quam  rem  in  ipso  intelligam 
quœritur.  On  voit  paraître  ici  la  question  des  universaux, 
les  mêmes  idées  et  presque  les  mêmes  expressions  que 
dans  les  traités  que  nous  avons  publiés  et  qui  appartien- 
nent incontestablement  à  Abélard.  Nous  retrouvons 
même  ici  un  mot  qui  a  été  la  matière  d'une  intéressante 
controverse  \  le  mot  indi/ferenter  avec  son  explication 
légitime,  f°  S  r°  :  sire  cum  discrelionc  certœ  personœ 
ut  Socratis  vel  alicujus  alterius,  sive  inpiiteukster 

I  Voyez  plus  haut,  p.  (29  et  134. 


358  APPENDICE. 

absque  idla  scilicet  personœ  certiludine.  Cette  discus- 
sion se  prolonge  à  travers  tout  le  feuillet  5  r°,  jusqu'au 
milieu  du  verso,  où  le  chapitre  se  termine  ainsi  :  kœe  de 
spéculai ionibus  hoc  est  intellectibus  dicta  nunc  svffi- 
ciant.  Nous  sommes  donc  bien  sûrs  d'avoir  en  entier  le 
traité  de  intellectibus  attribué  positivement  a  Abélard 
dans  notre  manuscrit,  et  qui  lui  convient  parfaitement 
pour  le  fond  et  pour  la  forme  ;  et  ce  petit  traité,  complet 
et  achevé,  est  un  ouvrage  de  plus  a  ajouter  à  la  liste  de 
ceux  d'Abélard.  Il  ne  serait  pas  sans  intérêt  de  le  publier 
intégralement,  et  nous  n'aurions  pas  manqué  de  l'insérer 
dans  notre  collection  (ouvr.  inéd  d'Ab.)  si  nous  eussions 
possédé  en  temps  utile  le  manuscrit  de  Saint-Michel. 

Il  s'agit  maintenant  de  reconnaître  si  les  trois  feuillets 
qui  suivent  sont  aussi  d'Abélard,  et  de  quel  sujet  ils  trai- 
tent. Un  examen  attentif  y  découvre  un  certain  nombre 
de  chapitres  sans  liaison  apparente  ,  mais  qui  tous  se 
rapportent  plus  ou  moins  directement  a  la  question  trai- 
tée ou  plutôt  mise  en  avant  dans  les  derniers  chapitres 
du  de  intellect/bus,  à  savoir  le  sens  des  universaux  ;  et 
nous  n'hésitons  point  a  affirmer  que  ces  nouveaux  cha- 
pitres isolés  ont  aussi  leur  importance  :  on  y  trouve  une 
foule  de  choses  précieuses  pour  la  question  des  univer- 
saux, des  discussions  qui  ont  leur  valeur  historique  et 
qui  dans  la  forme  trahissent  souvent  la  main  d'Abélard , 
telle  que  la  montrent  les  traités  déjà  publiés. 

Le  premier  chapitre,  f°  5  v°,  est  consacré  à  cette  ques- 
tion :  si  la  division  de  tout  ce  qui  est  en  substance  et  ac- 
cident est  complète  et  suffisante  :  quœritur  an  hœc  di- 
visio  eorum  quœ  sunt ,  aliud  est  substantia  ,  aliud 
est  accidens  ,  sit  sufficiens.  Accorde-t-on  que  cette  di- 


NOUVEAU   MS.    D'ABÉLARD   SUR   LES   ESPRITS.  359 

vision  est  complète,  clans  ce  cas,  dit  l'auteur  ,  il  faudra 
mettre  les  universaux  parmi  les  substances  ou  les  acci- 
dents ;  sur  quoi  une  discussion  qui  rappelle  celles  de 
notre  philosophe.  Le  ton  est  allier ,  et  la  polémique  inci- 
sive. En  parlant  des  opinions  contraires  a  celle  qu'il 
expose,  il  s'exprime  ainsi  :  quod  quam  irrationabiliter 
ayant  apertum  est. 

Le  fragment  qui  suit,  fol.  6  r°,  a  plus  d'importance 
encore  que  le  précédent  et  se  rapporte  au  miMne  sujet. 
Les  formes  sont-elles  des  essences?  De  forints  diversi 
diversa  sentiunt,  c'est  précisément  le  début  du  traité  de 
generibus  et  speciebus  que  renferme  le  manuscrit  de 
Saint-Germain,  de  notre  édition,  page  51 3.  Voici,  sui- 
vant l'auteur,  les  diverses  solutions  de  cette  question.  Il  y 
en  a  trois  :  ou  bien  on  soutient  que  toutes  les  formes  sont 
des  essences;  ou  bien  que  nulle  forme  n'est  une  essence  ; 
ou  bien  encore  que  certaines  formes  sont  des  essences  et 
d'autres  non.  Ces  trois  solutions  sont  tour  à  tour  exami- 
nées avec  soin.  L'auteur  prend  parti  pour  la  troisième , 
qu'il  attribue  expressément  à  Abélard  et  à  son  école  : 
alii quasdam  formas  essentias  esse,  quasdam  mi- 
nime perhibent,  sicut  Abœlardus  et  sut  qui  artem  dia- 
lecticam  non  obfuscando  sed  diligentissime  perscru- 
tando  dilucidant.  Ce  fragment  ne  semble  donc  pas  écrit 
de  la  main  même  d'Abélard  •,  cependant  on  y  rencontre 
plus  d'une  trace  de  la  manière  d'Abélard  :  d'abord , 
comme  nous  l'avons  dit,  le  ton  superbe  avec  lequel  l'au- 
teur combat  les  deux  écoles  opposées  a  la  sienne  ;  ensuite 
et  surtout  cette  opinion  intermédiaire  entre  le  réalisme 
absolu  et  l'absolu  nominalismc,  qui,  dans  l'histoire,  ca- 
ractérise Abélard.  Selon  notre  auteur  toutes  les  formes 


360  APPENDICE. 

ou  uuiversaux  ne  sont  pas  des  essences ,  mais  seulement 
quelques-unes.  Mais  quelles  sont  celles  qu'il  regarde 
comme  des  essences?  Il  ne  s'exprime  ici  que  négative- 
ment et  avec  une  assez  grande  incertitude.  Ce  sont,  dit-il, 
ces  qualités  qui  se  trouvent  dans  le  sujet  sans  que  le  su- 
jet suflise  pour  les  constituer  ;  ou  bien  une  disposition  de 
parties  entre  elles  qui  n'est  pas  inhérente  et  nécessaire  au 
sujet  lui-même  ;  ou  bien  encore  ces  propriétés  qui  n'exis- 
tent daus  un  sujet  que  conditionnellement  et  relativement 
à  quelque  autre  qualité  non  nécessaire  sans  laquelle  elles 
n'existeraient  point. 

Vient  ensuite  un  fragment  sans  aucun  intérêt  sur  les 
propositions  modales,  qui  s'étend  depuis  le  feuillet  6  r° 
vers  la  fin,  jusqu'au  milieu  du  recto  du  feuillet  7.  Ce 
même  feuillet  recto  et  verso  contient  plusieurs  morceaux 
également  sans  intérêt  et  qui  contiennent  encore  diverses 
maximes  de  logique. 

Le  feuillet  8  r°  et  v°  est  rempli  par  de  nouveaux  cha- 
pitres sur  des  sujets  analogues  et  qui  ne  présentent  ni 
aucune  idée  digne  d'être  mentionnée  ni  aucune  citation 
intéressante.  A  la  fin  du  feuillet  S  v°  le  manuscrit  s'in- 
terrompt au  milieu  d'une  phrase  inachevée  :  aut  autan 
facio  conseguentiam,  non  aliquid 

En  résumé,  ce  manuscrit  de  Saint-Michel ,  qui  d'après 
l' Histoire  littéraire  renfermait  des  commentaires  d'Àbé- 
lard  sur  la  Physique  d'Aristote  et  le  de  generatione  et 
corruptione,  et  qui  par  conséquent  aurait  renversé 
toutes  les  idées  reçues  sur  les  connaissances  péripaté- 
ticiennes du  douzième  siècle,  ne  contient  rien  de  pareil, 
et  il  ne  fournit  d'autre  ouvrage  d'Abélard  qu'un  petit 
traité,  moitié  psychologique,  moitié  logique  De  inlellec- 


NOUVEAU   MS.    d'ABÉLARD   SUR   LES   ESPRITS.  361 

tibus ,  un  recueil  de  remarques  sur  l'entendement ,  et 
annexés  à  ces  remarques,  sans  en  faire  partie ,  des  frag- 
ments de  fort  peu  d'intérêt,  parmi  lesquels  il  y  en  a  deux 
plus  importants  que  les  autres ,  et  où  il  est  fait  mention 
de  l'opinion  intermédiaire  d'Àbélard  et  de  son  école  sur 
la  nature  des  universaux.  Ainsi  ces  nouvelles  données  , 
loin  de  changer  quelque  chose  aux  conclusions  que  nous 
avions  tirées  des  grands  traités  dialectiques  d'Abélard 
que  nous  avons  publiés ,  les  confirment  et  ne  peuvent 
que  s'y  ajouter  utilement. 


FIN    Dl'  TOME   DEUXIEME. 


M 


TABLE  DES  MATIERES 

DU  TOME   DEUXIÈME. 


Pages. 

Description  du  manuscrit  du  Roi,  n°  75-93 9 

Description  du  manuscrit  de  Saint-Germain,  n°  1310 12 

Description  du  manuscrit  de  Saint-Victor,  n°  844 20 

Plan  de  l'ouvrage  de  dialectique  renfermé  dans  le  manu- 
scrit de  Saint- Victor 26 

Que  cet  ouvrage  est  probablement  la  Dialectique  d'Abélard.  32 

Date  probable  de  la  composition  de  ce  traité  de  dialectique.  35 
Des  ouvrages  d'Abélard  jusqu'alors  inconnus,  qu'indiquent 

nos  manuscrits 4-1 

Que  Pioscelin  a  été  le  maître  d'Abélard 46 

Qu'Abélard  était  très-ignorant  en  mathématiques 48 

Qu'il  ne  savait  pas  le  grec 50 

Qu'Abélard  ne  connaissait  tout  au  plus  ,  de  Platon,  que  le 

ïimée  dans  la  version  de  Chalcidius 55 

Qu'Abélard  ne  connaissait  d' Aristole  que  VOrganum,  et  de 
VOrganum  que  les  trois  premières  parties  traduites  par 

Boëce 56 

Que  la  philosophie  scholastique  est  sortie  d'une  phrase  de 

Porphyre,  traduite  par  Boëce 62 

Du  problème  de  la  nature  des  genres  et  des  espèces,  tel 

qu'il  est  posé  dans  la  phrase  de  Porphyre 67 

Point  de  départ  de  la  philosophie  scholastique  :  opinion  de 

Boëce  sur  le  problème  des  espèces  ut  des  genres 74 

Opinion  de  Raban-Maur  au  neuvième  siècle Si- 
Opinion  d'un  anonyme  du  dixième  siècle 89 

Nominalisme  de  Roscelin 96 

Réalisme  théologique  de  sainl  Anselme US 

Béalisme  plus  scientifique  de  Guillaume  de  C.hampeaux..  121 


364  TABLE   DES   MATIÈRES. 

Pages. 
Développement  du  réalisme.  Odon  de  Cambray  et  Bernard 

de  Chartres 138 

Entreprise  d'Abélard 144 

I.  Polémique  d'Abélard  contre  les  deux  écoles  réaliste  et 

nominaliste 146 

Réfutation  du  réalisme ibid. 

Réfutation  du  nommalisme 171 

II.  Exposition  du  système  d'Abélard 178 

Conceptualisme  d'Abélard Hid. 

III.  Application  de  la  philosophie  d'Abélard  à  la  théologie.  220 
Méthode  théologique  d'Abélard.  Du  Sic  et  non,  d'après 

les  manuscrits  de  Saint-Michel  et  de  Marmoutiers. . . .  221 

Doctrine  théologique  d'Abélard 234 

Conclusion 238 

Appendice 245 

I.  Raban-Maur ibid. 

II.  Gloses  du  dixième  siècle  sur  les  Catégories,  etc 252 

III    Guillaume  de  Champeaux 262 

IV.  Bernard  de  Chartres 265 

Commentaire  de  Bernard  de  Chartres  sur  les  six  pre- 
miers livres  de  l'Enéide 283 

V.  Plusieurs  écrits  de  Gerbert.  —  Commentaire  anonyme 

sur  le  Timée.  —  Introduction  de  Porphyre  et  Catégories 

d'Aristote  mises  en  vers 291 

Commentaire  sur  le  Timée 2% 

Abrégé  en  vers  de  l'Introduction  de  Porphyre  et  des  Ca- 
tégories d'Aristote 310 

VI.  Traduction  inédite  du  Phédon,  du  douzième  ou  du 
treizième  siècle 324 

Vil.  Commentaire  anonyme   du  douzième  siècle  sur    le 

traité  de  l'Interprétation 326 

VIII.  Adam  du  Petit-Pont , 333 

IX.  Guillaume  de  Conches 340 

X.  Nouveau  manuscrit  d'Abélard  sur  les  esprits 352 


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