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Full text of "France et Allemagne"

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BINDING  LIST  MAY  1     1924 


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FRANCE  ET  ALLEMAGNE 


Tous  droits  île  reproduction,  de  traduction  et  d'adaptation 

réservés  pour  tous  pays. 

Copyright,  u\   Payot  &  <>.  Paris  1915. 


Hno*- 


EDMOND  PERRIER 

Membre  de  l'Académie  des  Sciences  et  de  l'Académie  de  Médecine, 
Directeur  du  Muséum  national  d'Histoire  naturelle 


FRANCE 

ET 

ALLEMAGNE 


^.^i»1 


PARIS 
LIBRAIRIE    PAYOT    &    O 

46,    RUE   SAINT- ANDRE-DES- ARTS,    40 

1915 

Tous  droits  réservés 


PREFACE 


Les  événements  tragiques  qui  se  déroulent  en  ce 
moment  et  que  les  deux  empires  de  l'Europe  cen- 
trale ont  déchaînés,  sont  contemplés  avec  stupeur  par 
tous  ceux  qui  croyaient  l'Allemagne  hautement  civi- 
lisée, sur  la  foi  du  bruit  qu'elle  faisait  autour  de  sa 
Kultur.  On  s'est  demandé  anxieusement  partout 
l'explication  du  contraste  que  présentait  sa  réputa- 
tion scientifique  et  les  actes  de  barbarie  qu'elle  a 
commis  depuis  le  commencement  de  la  guerre.  J'en 
ai  cherché  pour  moi-même  l'explication  et  j'ai  exposé 
dans  ce  petit  livre  les  conclusions  auxquelles  j'ai 
cru  pouvoir  m'arrêter  avec  les  raisons  qui  m'y  ont 
conduit.  Ses  principaux  chapitres  ont  paru,  sous  une 
forme  moins  explicite,  soit  dans  le  journal  Le  Temps, 
qui  depuis  si  longtemps  m'accorde  une  gracieuse 
hospitalité,  soit  dans  la  Revue  hebdomadaire  ou 
dans  les  Annales,  soit  enfin  comme  préface  à  un 
ouvrage  de  vulgarisation.  Les  sujets  de  ces  articles 
étaient  naturellement  reliés  entre  eux.,  puisque  tous 
traitaient  de  la  science  ou  de  la  mentalité  germani- 
ques. Il  a  suffi,  après  classement,  de  quelques  addi- 
tions pour  les  rattacher  les  uns  aux  autres,  et  en  faire 


<>  PREFACE 

un  tout  dont  l'homogénéité  apparaîtra  clairement  dans 
la  succession  des  chapitres.  La  race  prussienne  est 
prise  à  ses  débuts;  elle  est  suivie  dans  la  succession 
de  ses  idées  jusqu'à  l'affirmation  de  son  rêve  actuel 
d'hégémonie  mondiale  dont  la  genèse  remonte  à  l'em- 
prise sur  l'Allemagne  d'une  philosophie  de  roman, 
la  plus  orgueilleuse  et  la  plus  dangereuse  par  ses 
côtés  mystiques  qui  ait  jamais  été  conçue.  Elle  y 
a  ruiné  toutes  les  conceptions  généreuses  qui  se 
développaient  chez  les  autres  peuples  et  leur  a 
substitué  ce  féroce  égoïsme  national  dont  le  monde 
est  actuellement  victime  —  et  l'Allemagne  elle-même 
plus  encore  que  tous.  Elle  y  a  longtemps  retardé 
l'avènement  des  principes  et  des  méthodes  scientifi- 
ques qu'il  ne  s'est  approprié  que  tardivement,  mais 
qui  sont  devenus  la  base  de  sa  Kultur  avant  tout 
industrielle  et  commerciale.  Nulle  part  la  révolution 
qu'apportait  Lavoisier  dans  la  science  n'a  été  plus 
violemment  combattue,  et  on  y  cherche  encore  à 
diminuer  l'importance  de  sa  victoire.  La  science  qui 
partout  ailleurs  sert  de  base  solide  aux  plus  hautes 
spéculations,  est  demeurée  en  Allemagne  la  servante 
des  aspirations  dominatrices  de  ses  surhommes,  et 
c'est  pourquoi,  loin  d'être  civilisatrice,  elle  demeure 
l'instrument  néfaste  de  la  plus  atroce  barbarie  dont 
le  monde  ait  été  témoin.  Il  est,  hélas!  impossible 
d'employer  un  autre  mot  pour  désigner  l'état  d'es- 
prit des  hommes  qui  ont  envahi  contre  tout  droit 
l'inoffensive  Belgique,  ont  détruit  ses  plus  beaux 
monuments,  se  sont  livrés  sur  des  vieillards,  des 


PREFACE  / 

femmes,  des  enfants,  aux  massacres  ou  aux  actes 
les  plus  abominables.  Et  le  fait  que  cette  barbarie 
a  été  voulue,  consciente,  préméditée,  dictée  par  une 
conception  spéciale  de  la  guerre,  loin  d'être  une 
excuse,  lui  donnerait  plutôt  un  caractère  hideuse- 
ment criminel,  aux  yeux  de  l'Humanité. 

Parallèlement  à  l'évolution  de  cette  mentalité  ré- 
gressive, j'ai  dû  montrer  quelle  avait  été  l'évolution 
de  la  mentalité  française  qui,  après  avoir  substitué 
une  science  positive,  faite  de  bons  sens  et  de  clarté, 
docile  aux  enseignements  de  l'expérience  et  n'accep- 
tant que  les  conceptions  générales  qui  s'en  déga- 
geaient, s'est  laissée  séduire  par  les  généreuses  doc- 
trines de  ses  philosophes  du  XVIIIme  siècle,  essen- 
tiellement fondées  sur  les  notions  de  l'égalité  des 
hommes,  de  la  fraternité  des  peuples  et  de  la  dignité 
humaine.  Peut-être  ces  notions  étaient-elles  un  peu 
utopiques,  mais  elles  n'étaient  dangereuses  que  pour 
ceux  dont  elles  avaient  pénétré  l'esprit,  et  elles  por- 
taient en  elles  la  plus  bienfaisante  des  aspirations  : 
l'aspiration  vers  la  paix  universelle  dans  la  liberté. 
C'est  l'inverse  des  aspirations  des  empires  du  milieu 
et  il  était  utile  de  souligner  ce  contraste. 

Je  dois,  en  terminant,  des  remerciements  aux  di- 
recteurs des  grands  périodiques  qui,  après  avoir 
accueilli  ces  articles,  ont  bien  voulu  en  autoriser  la 
réunion  en  un  volume  où  ils  ont  été  fondus  de  ma- 
nière à  constituer  la  suite  régulière  des  chapitre  d'un 
livre  homogène. 


FRANCE  ET  ALLEMAGNE 


CHAPITRE  PREMIER 
Les  Allemands  avant  la  guerre. 

Identité  de  l'Allemand  de  1870  et  celui  de  1915.  —  Les  procédés 
d'intimidation  de  Sennachérib  ;  leur  faillite.  —  Les  Parisien- 
nes à  l'épreuve  de  l'obus.  —  Les  débuts  du  bombardement 
de  Paris  en  1870.  —  Bombardement  de  la  Halle  aux  vins, 
de  l'hôpital  de  la  Pitié  et  de  l'ambulance  du  Jardin  des 
Plantes.  —  Les  quatre-vingt-quinze  obus  du  Muséum  natio- 
nal d'histoire  naturelle.  —  La  sérénité  des  savants.  —  Obus 
perfectionnés.  —  La  protestation  de  Chevreul.  —  L'indigna- 
tion de  Pasteur. 

Si  la  mentalité  profonde  des  peuples  est  sus- 
ceptible de  se  modifier,  elle  ne  le  fait  qu'avec  une 
extrême  lenteur  ou  sous  le  coup  de  quelque  événe- 
ment exceptionnel,  capable  de  remuer  jusqu'aux 
plus  humbles  cerveaux.  Ces  deux  phénomènes  peu- 
vent être  actuellement  observés  chez  le  peuple  alle- 
mand. 

Le  monde  entier  a  été  secoué  d'horreur,  et  s'est 
demanda  s'il  n'était  pas  le  jouet  d'inventions  créées 


10  FRANCE    ET   ALLEMAGNE 

par  des  imaginations  en  délire,  en  apprenant  les 
crimes  sans  nombre  commis  par  les  armées  alle- 
mandes ;  il  a  été  stupéfait  quand  il  a  vu  l'Allemagne 
rêveuse,  savante  et  musicienne  du  commencement 
du  XIXe  siècle,  revenir  en  bloc  à  la  sauvagerie  des 
plus  mauvais  temps  de  l'antiquité  et  du  moyen  âge, 
tandis  que  ses  généraux,  ses  littérateurs  et  ses 
savants  construisaient  de  toutes  pièces  une  théorie 
justificative  de  la  cruauté  collective.  Mais,  pour  peu 
qu'on  se  fût  souvenu,  on  aurait  sans  peine  reconnu 
que  la  pratique  et  la  théorie  font  depuis  longtemps 
partie  de  la  mentalité  allemande.  On  peut  être 
rêveur,  cultiver  la  science  et  aimer  la  musique, 
tout  en  recelant  en  soi  un  fonds  de  mauvais  ins- 
tincts qui  ne  demandent  qu'à  éclater.  Le  Grand 
Frédéric,  le  plus  glorieux  ancêtre  des  Hohenzollern, 
était  poète  et  philosophe;  il  aimait  également  les 
arts  ;  cela  ne  l'empêchait  pas  d'être  le  plus  malhon- 
nête homme  de  son  temps,  et  de  s'en  vanter:  il  a  le 
premier  codifié  l'art  de  l'espionnage  et  de  la  four- 
berie. On  sait  h  quel  point  ses  méthodes  ont  été 
suivies  pour  la  préparation  de  la  guerre  actuelle  ; 
il  en  a  été  de  même  pour  la  conduite  de  la  guerre. 
Depuis  1870,  les  méthodes  stratégiques  des  Prus- 
siens ne  se  sont  guère  modifiées,  leurs  procédés 
d'intimidation  sont  également  demeurés  les  mêmes; 
ils  se  sont  seulement  corsés,  pour  ainsi  dire,  en  sau- 
vagerie. Depuis  leurs  exploits  de  Liège,  de  Mati- 
nes, de  Louvain,  de  Reims,  de  Senlis,  d'Arras  et 
d'ailleurs,  les  hordes  prussiennes  n'ont  plus  rien 


LES   ALLEMANDS    AVANT    LA    GUERRE  11 

à  envier  à  celles  d'Attila  et  de  ses  féroces  précur- 
seurs; les  procédés  de  Guillaume  II  sont  ceux  de 
Sennachérib,  qui  faisait  inscrire  sur  les  monu- 
ments rappelant  ses  victoires  :  «  J'ai  fait  écorcher 
vifs  quinze  mille  ennemis  !  »  Ce  n'était  certaine- 
ment pas  vrai  :  personne  ne  prenait  au  sérieux  cette 
sanglante  vantardise  ;  mais  ceux  qui  la  lisaient 
devaient,  tout  de  même,  éprouver  quelque  frisson. 
La  destruction  de  Louvain  n'est  pas,  hélas  !  une 
simple  forfanterie.  Non  seulement  la  malheureuse 
ville  était  toute  pleine  de  monuments  merveilleux, 
mais  elle  était  aussi  le  siège  d'une  célèbre  univer- 
sité catholique,  qui  n'en  était  pas  moins  libérale 
pour  cela.  C'est  là  que  professa  longtemps  Pierre- 
Joseph  Van  Beneden,  auteur  de  belles  découvertes 
d'histoire  naturelle  qui  ont  eu  les  plus  importantes 
conséquences  médicales,  et  lui  avaient  acquis  la 
plus  juste  renommée.  Son  fils  Edouard  Van  Bene- 
den avait,  lui  aussi,  illustré  par  d'admirables  tra- 
vaux l'université  libre  de  Liège.  Liège  et  Louvain  : 
deux  noms  qui  sont  aujourd'hui  associés  à  ceux  de- 
Bruxelles  et  d'Ypres  dans  tous  les  cœurs  français. 
Le  bombardement  de  Paris,  en  1871,  n'avait  pas 
plus  de  portée  militaire  que  ceux  que  nous  avons  vus 
depuis  ;  ce  fut,  lui  aussi,  tout  simplement  un  acte 
d'intimidation,  mais  qui  n'eut  pas  la  moindre 
influence  sur  l'état  d'esprit  des  Parisiens.  Quelques 
personnes  furent  tuées  ou  blessées  ;  quelques  monu- 
ments égratignés  ;  nul  ne  songea  à  s'effrayer  ni 
même  à  s'étonner.  De  longues  théories  de  femmes 


12  FRANCK    ET    ALLEMAGNE 

attendaient  patiemment  à  la  porte  des  boulangers  le 
moment  de  «  toucher»  leur  ration  de  ce  mélange  de 
son,  de  farine,  de  charançons,  de  menus  déchets  de 
toutes  sortes,  y  compris  des  gouttes  d'étain  fondu, 
qu'on  appelait  le  pain  de  siège  —  analogue  au  pain  K 
de  l'Allemagne  actuelle.  Un  matin,  je  revenais  avec 
des  camarades  de  mon  service  obsidional  par  l'ave- 
nue d'Italie,  un  obus  éclate  non  loin  de  nous,  et  un 
de  ses  fragments  décapite  presque  une  de  ces  mal- 
heureuses ;  quelques-unes  de  ses  compagnes  l'em- 
portent ;  les  autres  se  resserrent;  aucune  ne  quitte 
son  poste  d'attente.  Telles  étaient,  telles  sont  encore 
les  femmes  de  France,  toujours  courageuses  et  maî- 
tresses d'elles-mêmes  devant  le  danger.  Les  Taubes, 
même  les  Zeppelins  et  leurs  bombes  les  ont  laissées 
aussi  calmes  en  1914  et  1915  que  les  obus  en  1871. 
J'ai  eu  l'honneur  d'être  témoin,  à  cette  époque, 
de  la  chute  des  premières  séries  d'obus  sur  la  rive 
gauche.  Ils  arrivèrent  dans  l'après-midi  et  la  soirée 
du  vendredi  6  janvier.  J'étais  invité  ce  soir-là,  avec 
quelques-uns  de  mes  compatriotes  limousins,  à  me 
régaler  d'un  cuissot  de  chien,  chez  un  ami,  rue 
Monge.  Au  moment  où,  non  sans  quelque  rancœur 
causée  par  l'odeur  de  «  paysan  mouillé  »  que,  sui- 
vant l'un  des  convives,  répandait  notre  pot-au-feu, 
nous  allions  nous  mettre  à  table,  un  invité  arriva, 
nous  annonçant  que  des  obus  venaient  d'éclater  dans 
un  chantier  de  bois  à  brûler,  où  il  était  de  garde, 
rue  d'Ulm.  Ce  chantier,  je  le  connaissais  bien  ;  il 
n'était  séparé  que  par  un  mur  des  bâtiments  de 


LES  ALLEMANDS  AVANT  LA  GUERRE         13 

l'Ecole  normale  supérieure,  où  je  venais  de  passer 
trois  années  studieuses,  et  qui  ne  fut  épargnée  que 
par  hasard. 

Je  demeurais  non  loin  de  là  rue  Gay-Lussac  ;  j'an- 
nonçai mon  intention  d'aller  voir  ce  qui  se  passait 
dans  mon  quartier  :  un  de  mes  camarades  s'offrit 
pour  m'accompagner.  Nous  trouvâmes  la  rue  Saint- 
Jacques  en  émoi  ;  une  bonne  femme  nous  cria  tout 
en  fuyant  :  «  Les  obus  tombent  comme  grêle  rue 
Gay-Lussac  !  »  Nous  nous  récriâmes.  «  Allez  voir, 
ajouta-t-elle,  au  34.  »  C'était  chez  moi  ;  mais  l'obus 
n'y  était  pas  entré,  il  avait  été  capté  par  la  muraille 
mitoyenne  entre  les  maisons  nos  30  et  32  de  la  rue. 

Personne  n'avait  été  averti  de  ce  commencement 
de  bombardement  :  le  dimanche  8,  seulement,  au 
matin,  un  de  mes  parents,  qui  dirigeait  alors  par 
intérim  le  Comptoir  d'escompte,  vint  m'inviter  à 
quitter  mon  domicile  pour  venir  coucher  au  Comp- 
toir ;  il  avait  dîné  la  veille  avec  M.  Washburn, 
l'ambassadeur  des  Etats-Unis,  qui  avait  été  prévenu 
que  dans  la  soirée  du  dimanche,  à  partir  de  9  heures, 
les  quartiers  de  la  rive  gauche  seraient  couverts 
d'obus.  La  nouvelle  n'avait  pas  tardé  à  se  répandre 
dans  Paris;  nous  voulûmes  voir  l'aspect  du  boule- 
vard Saint-Michel  en  veillée  d'armes.  Certes,  il 
n'était  pas  gai;  mais  aucun  émoi  nulle  part;  il  y 
avait  encore  des  promeneurs  paisibles,  et  je  crois 
bien  que  ceux  qui  ne  se  promenaient  pas  étaient 
tout  simplement  chez  eux,  à  attendre  l'événement 
dans  la  plus  parfaite  résignation.  Comme  nous  avions 


14  FRANCE    ET   ALLEMAGNE 

atteint  la  place  Saint-Michel,  nous  entendîmes  le 
premier  obus  éclater  derrière  nous  avec  le  bruit  que 
produit  une  clef  rapidement  promenée  sur  les  devan- 
tures en  fer  plissé  que  l'on  abat  le  soir  devant  les 
magasins.  Ce  fut  un  jeu,  à  ce  moment,  pour  les  jeunes 
gens,  d'effrayer  les  passants  par  cette  bruyante  pra- 
tique. Le  lendemain  lundi,  le  boulevard  si  connu  de 
la  joyeuse  jeunesse  était  lamentable,  mais  jamais  il 
ne  fut  si  fréquenté.  On  venait  voir  et  commenter 
les  dégâts  :  au  coin  du  boulevard  et  de  la  rue  des 
Ecoles,  tout  près  de  la  Sorbonne  et  du  musée  de 
Cluny,  un  café  avait  été  particulièrement  éprouvé  : 
ce  n'était  certes  pas  lui  qui  avait  été  visé.  Le 
Luxembourg  avait  son  compte  ;  mais  la  bonne  part 
avait  été  réservée  au  Jardin  des  Plantes. 

Les  Allemands  connaissaient  trop  bien,  à  cette 
époque  déjà,  les  plus  menus  sentiers  forestiers,  ils 
étaient  trop  bien  renseignés  sur  les  chemins  de  tra- 
verse de  nos  campagnes,  et  leurs  étudiants  avaient 
été  trop  libéralement  accueillis  dans  nos  établisse- 
ments scientifiques  pour  que  l'on  puisse  admettre 
que  leurs  artilleurs  n'eussent  pas  une  pleine  con- 
science de  la  direction  que  prenaient  leurs  obus  et 
des  établissements  auxquels  ils  pouvaient  causer 
quelque  dommage.  Ils  repéraient  d'ailleurs,  aussi 
exactement  que  le  permettait  la  distance,  les  points 
qu'ils  atteignaient.  Dans  la  nuit  du  17  janvier,  au 
cours  du  bombardement  du  Muséum,  le  feu  prit  au 
magasin  des  eaux-de-vie  de  la  Halle  aux  vins  qui 
n'est  séparée  du  Jardin  des  Plantes  que  par  la  rue 


LES  ALLEMANDS  AVANT  LA  GUERRE        1§ 

Cuvier;  la  lueur  avertit  les  artilleurs  prussiens,  qui 
aussitôt  envoyèrent  dans  cette  direction  une  douzaine 
d'obus;  leur  canon  était  heureusement  mal  pointé; 
les  projectiles  allaient  au-delà  du  paradis  des  spi- 
ritueux qui,  s'il  avait  brûlé,  aurait  sans  doute  incen- 
dié tout  le  quartier.  Une  fois  le  feu  éteint,  la  tra- 
jectoire se  raccourcit  ;  les  obus  recommencèrent  à 
tomber  exclusivement  sur  le  Jardin  des  Plantes.  Si 
Ton  avait  eu  affaire  aux  soldats  d'un  peuple  vrai- 
ment civilisé,  tout  devait  cependant  protéger  cet 
établissement  à  la  fois  savant  et  populaire.  S'il  avoi- 
sinait  la  Halle  aux  vins,  il  n'y  avait  entre  lui  et  le 
vaste  hôpital  de  la  Pitié  que  la  rue  Geoffroy-Saint- 
Hilaire  ;  toute  la  grande  allée  qui  va  des  galeries  de 
zoologie  à  la  Seine  avait  été  couverte  par  un  bara- 
quement en  bois  où  était  établie  une  spacieuse 
ambulance  ;  l'hôpital  de  la  Pitié,  cette  ambulance 
auraient  dû  être  sacrés.  Une  nation  qui  se  vantait 
d'être  la  nation  savante  par  excellence  et  qui  le 
croyait,  ne  pouvait  ignorer  que  les  collections  du 
Muséum  d'histoire  naturelle  constituent  un  trésor 
international  unique,  dont  la  destruction  eût  été 
pour  la  science  allemande  elle-même  un  irréparable 
désastre;  ce  désastre  fut  cherché,  voulu,  ce  crime  de 
tirer  sur  les  asiles  des  malades  et  des  blessés  fut 
commis  sciemment  :  quarante-sept  obus  tombèrent 
sur  l'hôpital  de  la  Pitié  ;  cinq  dans  la  rue  Geoffroy- 
Saint-Hilaire  ;  quatre-vingt-quinze  sur  le  Muséum. 
Ces  derniers  n'eurent  pas  d'ailleurs  une  distri- 
bution quelconque;  ils  se  pressèrent  tout  particu- 


ltj  FBANCE    ET   ALLEMAGNE 

lièrement  dans  la  région  où  se  trouvaient  les  collec- 
tions, l'administration,  les  habitations  du  personnel- 
Là  se  trouve  une  colline  artificielle,  conique,  qui 
fut  constituée  avant  le  XVÏÏme  siècle  par  l'accumu- 
lation à  la  même  place  des  immondices  que  le  ser- 
vice de  la  voirie  transportait  hors  Paris.  C'est  le 
grand  labyrinthe,  dont  les  allées  sinueuses,  emmê- 
lées et  ombragées,  servent  de  retraite  aux  prome- 
neurs qui  cherchent  le  calme  et  la  solitude.  La  col- 
line est  surmontée  d'un  élégant  belvédère  en  bronze, 
pouvant  servir  de  repère  pour  le  pointage  des 
pièces  ;  le  grand  labyrinthe  reçut  à  lui  tout  seul 
quarante-six  projectiles  ;  sur  sa  terrasse  éclata  le 
25  janvier,  cà  10  heures  du  soir,  celui  qui  clôtura  le 
bombardement. 

A  ce  moment  les  jeunes  gens  qui  sortaient,  tout 
frais  émoulus,  de  nos  grandes  écoles  scientifiques  : 
normale,  polytechnique,  centrale,  avaient  été  char- 
gés de  services  spéciaux  ;  ils  ne  causaient  entre  eux 
que  d'artillerie,  complétant  dans  cette  direction  leur 
éducation  ;  pour  mon  compte,  j'appris,  à  cette 
occasion,  le  calcul  des  variations,  que  j'avais  pares- 
seusement négligé  à  l'Ecole  normale,  afin  de  me 
rendre  compte  de  la  trajectoire  parcourue  par  les 
projectiles  lancés  par  les  canons  rayés  et  des  condi- 
tions de  leur  pointage.  Nous  avions  repéré  la  posi- 
tion des  pièces  qui  tiraient  sur  les  points  qui  nous 
intéressaient,  et  nous  avions  conclu  —  je  ne  sais  si 
cette  conclusion  était  exacte  —  qu'elles  étaient  poin- 
tées une  fois  pour  toutes,  à  une  inclinaison  un  peu 


LES  ALLEMANDS  AVANT  LA  GUERRE         17 

inférieure  à  45  degrés,  et  se  relevaient  légèrement  à 
chaque  coup.  Leur  tir  devait,  par  conséquent,  s'al- 
longer jusqu'à  ce  que  l'orientation  à  45  degrés  fût 
atteinte;  à  ce  moment,  quelques  obus  devaient 
tomber  presqu'exactement  au  même  point;  puis  le 
tir  devait  se  raccourcir.  Nous  avions  basé  sur  ce 
calcul,  peut-être  un  peu  enfantin,  nos  mesures  per- 
sonnelles de  prudence.  Il  se  trouva  vérifié,  quoi  qu'il 
en  soit,  au  Jardin  des  Plantes. 

Là,  tout  le  monde  fit  vaillamment  son  devoir  : 
ce  qu'il  y  avait  de  plus  précieux  dans  les  col- 
lections avait  été  mis  en  sûreté  dans  des  souter- 
rains ou  sous  des  voûtes  inaccessibles  aux  obus, 
ainsi  que  les  soixante-dix  mille  bocaux  contenant 
des  pièces  conservées  dans  l'alcool  et  qui  consti- 
tuaient un  danger  d'incendie,  comme  celui  qui 
menaça  la  Halle  aux  vins.  On  se  fit  vite  au  siffle- 
ment des  obus  et  à  leur  explosion;  les  brèches  à 
peine  faites  étaient  réparées  sans  que  l'on  s'inquiétât 
autrement  des  projectiles,  et  je  sais  des  mémoires 
scientifiques  qui  ont  été  préparés,  non  sans  quelque 
coquetterie,  sous  la  menace  des  explosions. 

L'illustre  Chevreul,  alors  directeur  du  Muséum, 
donnait  l'exemple.  Malgré  ses  quatre-vingt-cinq  ans, 
on  le  voyait  partout  ;  il  parcourait  le  jardin  tous  les 
jours;  passait  la  nuit  dans  les  sous-sols  des  serres; 
parait  à  tout,  encourageant  tout  le  monde.  Deux 
obus  étant  venus  saccager  la  serre  à  orchidées,  en 
pleine  gelée  d'hiver,  il  fit  couper  les  fleurs  pré- 
cieuses vouées  à  la  mort,  en  fit  faire  un  bouquet,  et 


i8  FRANCE    ET    ALLEMAGNE 

l'envoya  à  Richard  Wallace,  le  célèbre  philanthrope 
anglais  qui  venait  de  faire  un  don  royal  aux  pauvres 
de  Paris.  Cependant  un  obus  avait  saccagé  son 
cabinet  et  démoli  sa  table  de  travail  :  un  autre  avait 
abattu  le  plafond  de  la  chambre  à  coucher  de  l'un 
des  maîtres  les  plus  célèbres  de  la  science  française, 
Henri  Milne-Edwards,  en  qui  se  réunissaient  trois 
des  nationalités  qui  luttent  aujourd'hui  contre  l'in- 
sondable orgueil  germanique  :  l'Angleterre,  la  Bel- 
gique et  la  France.  Un  matin,  je  revenais  prendre  le 
service  que  j'avais  conservé  au  laboratoire  où  j'étais 
aide-naturaliste.  Mon  chef,  le  vénérable  Deshayes, 
qui  avait  alors  soixante-trois  ans,  et  le  garçon  de 
laboratoire  étaient  venus  m'accueillir  dans  un  petit 
vestibule  sur  lequel  ouvraient  les  portes  de  leur- 
cabinet;  un  obus  arrive,  fait  explosion  dans  le  gre- 
nier juste  au-dessus  de  nous,  démolit  le  plafond  sur 
notre  tête,  le  plancher  sous  nos  pieds,  les  cloisons 
qui  nous  entouraient;  aucun  de  nous  n'est  touché. 
Un  des  éclats  de  ce  projectile  me  sert  de  presse- 
papier.  C'est  un  honnête  fragment  de  fonte  à  tranche 
épaisse,  portant  des  cercles  saillants  transversaux 
qui  retenaient  une  chemise  de  plomb.  Bien  diffé- 
rents sont  les  éclats  des  obus  actuels.  Le  projectile 
porte  intérieurement  des  nervures  saillantes  longi- 
tudinales qui  forment  autant  de  membrures  résis- 
tantes, obligeant  l'obus  en  acier  à  se  rompre  en 
biseau  dans  leur  intervalle,  de  sorte  que  le  projec- 
tile se  divise  en  fragments  allongés  comparables 
aux  côtes  d'un  melon;  mais  chaque  fragment  est 


LES    ALLEMANDS    AVANT    LA    GUERRE  19 

tranchant  sur  ses  bords  et  constitue  un  véritable 
sabre  volant.  L'instrument  de  mort  a  été  grande- 
ment perfectionné. 

Aussitôt  après  l'explosion  qui  venait  de  se  pro- 
duire, Deshayes  nous  donne  tranquillement  l'ordre 
de  monter  dans  le  grenier,  où  étaient  de  précieuses 
collections  de  fossiles  ;  bientôt,  spontanément,  cin- 
quante employés  du  Muséum  nous  y  ont  rejoints. 
A  ce  moment,  mes  calculs  d'artilleur  me  reviennent 
à  l'esprit;  je  fais  observer  à  mon  chef  que  la  pièce 
qui  tire  sur  nous  est  arrivée  à  son  maximum  de 
portée  ;  que  l'obus  qui  va  suivre  éclatera  presque 
sûrement  au  milieu  de  nous  ;  qu'il  vaut  mieux  ren- 
voyer tout  le  monde  jusqu'au  moment  où  le  projec- 
tile suivant  aura  explosé.  Evidemment,  mon  maître 
me  croît...  impressionné,  et  tout  le  monde  continue 
à  relever  des  tiroirs  éventrés  et  à  ramasser  des 
fragments  de  coquilles  brisées,  les  coquilles  fos- 
siles du  gisement  si  réputé  de  Grignon.  L'obus 
n'arriva  que  la  nuit  suivante  ;  il  éclata  exactement 
à  la  même  place,  si  bien  que  s'il  n'avait  pas  brisé 
deux  ou  trois  meubles  de  plus,  nous  aurions  pu 
croire  que  nous  avions  négligé  de  recueillir  quelques 
morceaux  du  précédent.  Ma  réputation  d'artilleur 
était  faite  ;  également  la  réputation  de  courage  des 
employés  du  Muséum. 

Ghevreul  protesta  solennellement  contre  ces  évé^ 
nements  devant  l'Académie  des  sciences  par  une 
déclaration  dont  voici  les  termes  : 


20  FRANCE   ET    ALLEMAGNE 

Le  Jardin  des  plantes  médécinales, 

fondé  à  Paris  par  un  édit  du  roi  Louis  XIII 

à  la  date  du  mois  de  janvier  1626, 

Devenu  Muséum  d'histoire  naturelle 
par  décret  de  la  Convention  du  10  juin  1793, 

Fut  bombardé, 

sous  le  règne  de  Guillaume  1er,  roi  de  Prusse, 

comte  de  Bismarck,  chancelier, 

Par  l'armée  prussienne, 

dans  la  nuit  du  8  au  9  de  janvier  1871; 

Jusque-là  il  avait  été  respecté  de  tous  les  partis  et 
de  tous  les  pouvoirs  nationaux  et  étrangers. 

Tout  Paris  s'émut  de  cette  protestation...  On  a 
vu  bien  d'autres  infamies  depuis  !  Un  vicaire  de  la 
Madeleine  la  fit  graver  sur  deux  plaques  de  marbre 
qui  devaient  être  placées  aux  deux  entrées  princi- 
pales du  Jardin  des  Plantes.  Puis  la  paix  survint. 
La  France,  bonne  fille,  oublia.  Les  plaques  demeu- 
rèrent chez  le  graveur  :  une  d'elles  a  été  donnée,  il 
y  a  quelques  années,  au  Muséum  et  fait  partie  de 
sa  collection  de  souvenirs.  Il  n'y  a  plus  aucun 
inconvénient  aujourd'hui  à  la  fixer  à  un  mur  exté- 
rieur pour  remémorer  cet  acte  méprisable. 

Lancer  des  obus  en  plein  Paris,  lorsque  la  grande 
ville  était  de  toutes  parts  investie,  sans  que  la  popu- 
lation civile  eût  été  évacuée,  s'exposer  à  tuer  des 
femmes  et  des  enfants,  était  certes  contraire  au 
droit  des  gens  ;  mais  on  pouvait  dire  que  Paris  était 
une  ville  fortifiée,  que  ceux  qui  y  étaient  demeurés 
enfermés  devaient  s'attendre  à  tout,  et,  à  la  rigueur^ 


LES  ALLEMANDS  AVANT  LA  GUERRE         21 

que  cette  barbare  opération  aurait  pour  conséquence 
d'avancer  la  date  de  la  capitulation.  On  ne  sau- 
rait trouver  l'ombre  d'une  excuse  analogue  pour  les 
destructions  amoncelées  en  province  :  elles  furent 
telles  qu'en  contemplant,  dans  son  pays  natal,  le 
Jura,  les  ruines  accumulées,  notre  grand  Pasteur, 
qui  a  sauvé  tant  de  ces  existences  dont  le  Kaiser  fait 
si  bon  marché,  s'écriait  (4)  :  «  Je  voudrais  que  la 
France  résistât  jusqu'à  son  dernier  homme,  jusqu'à 
son  dernier  rempart  f  Je  voudrais  la  guerre  prolon- 
gée jusqu'au  cœur  de  l'hiver,  afin  que  les  éléments 
venant  à  notre  aide,  tous  ces  vandales  périssent  de 
froid,  de  misère  et  de  maladie.  Chacun  de  mes 
travaux  jusqu'à  mon  dernier  jour  portera  pour 
épigraphe  :  Haine  à  la  Prusse  !  Vengeance  !  Ven- 
geance !...  »  Hélas  !  Pasteur  devrait  étendre  aujour- 
d'hui son  anathème  à  l'Allemagne  tout  entière  ; 
mais  son  cœur  serait  soulagé  :  l'heure  qu'il  rêvait 
approche. 

On  le  voit,  1871  ne  différait  pas  autant  de  1915 
qu'on  pourrait  le  supposer,  et  c'est  bien  en  présence 
de  la  même  race  que  nous  nous  trouvons. 

(1)  Vallery-Radot.  La  vie  de  Pasteur,  p.  258. 


22  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

CHAPITRE  II 
La  supériorité  de  la  race  germanique. 

La  pensée  allemande  àme  du  monde.  —  La  haine  du  vieux 
Mommsen.  —  Le  comte  de  Gobineau  et  le  gobinisme.  — 
La  légende  de  l'arien.  —  Le  surhomme  de  Nietzsche;  la 
prédestination  allemande.  —  Les  fantaisies  de  Gobineau.  — 
Le  préjugé  des  races.  —  La  germanisation  du  monde. 

Quelques  mois  avant  la  guerre,  lors  d'une  grande 
conférence  faite  à  Berlin,  dans  une  des  plus  vastes 
salles  de  la  capitale  prussienne,  un  des  membres  les 
plus  en  renom  de  son  corps  enseignant  n'hésita  pas 
à  proclamer  cet  aphorisme  :  La  pensée  allemande 
doit  être  l'âme  du  monde!  Forts  de  ce  principe, 
les  militaires,  les  universitaires  allemands  se  sont 
absolument  fondus  ;  ils  ne  font  qu'un.  Nous  nous 
sommes  naïvement  étonnés  quand  nous  les  avons 
vus  réclamer  cette  solidarité  ;  nous  ne  nous  dou- 
tions pas  à  quel  point  l'âme  allemande  et  l'âme 
française  sont  devenues  différentes  l'une  de  l'autre. 
En  dépit  de  Gœthe  et  de  Schiller,  de  Kant  et  de 
Beethoven,  l'âme  allemande,  qui  se  réclame  d'eux 
bien  à  tort,  sans  doute,  n'est  pas  née  d'hier  ;  il  y  a 
longtemps  qu'elle  s'élaborait  dans  les  universités 
et  dans  les  écoles  avant  de  s'affirmer  brutalement^ 
comme  elle  vient  de  le  faire. 

Le  vieux  Mommsen,  qui  haïssait  la  France  pour 
y  avoir  été  trop  bien  accueilli,  disait  déjà  en  regar- 


LA    SUPÉRIORITÉ    DE    LA    RACE   GERMANIQUE  23 

dant  couler  la  Seine  :  «  Elle  est  faite  de  boue,  comme 
l'âme  des  Français.  »  Mais  quand  Mommsen  vivait, 
elle  était  comme  engourdie,  elle  n'avait  pas  encore 
pris  conscience  d'elle-même,  la  grande  âme  alle- 
mande, et  il  semble  bien  qu'il  ait  fallu  qu'un  Fran- 
çais vînt  la  secouer  aimablement  pour  l'éveiller  et 
lui  révéler  sa  propre  existence.  On  peut  attribuer 
ce  miracle  à  M.  le  comte  de  Gobineau.  L'Allemagne 
lui  en  a  été  reconnaissante.  Alors  que  ce  charmant 
et  paradoxal  Français  n'était  guère  connu  chez  nous 
que  dans  quelques  cénacles  restreints,  il  avait  sus- 
cité en  Allemagne  un  tel  enthousiasme  qu'on  y  par- 
lait de  gobinisme  comme  nous  parlons  de  chauvi- 
nisme, et  que  s'est  fondée  au-delà  du  Rhin,  il  y  a 
une  vingtaine  d'années,  une  Société  Gobineau,  où 
l'on  ne  s'étonnera  pas  de  rencontrer  des  wagnériens 
de  marque,  Wagner  ayant  été  l'un  des  premiers 
admirateurs  du  philosophe  français,  dont  Nietzsche 
semble  s'être,  de  son  côté,  dans  quelque  mesure, 
inspiré. 

C'est  que  le  comte  de  Gobineau,  historien  et 
diplomate,  fut  l'inventeur  d'une  théorie  des  plus 
flatteuses  pour  les  Teutons,  la  théorie  de  Vinégalité 
des  races  humaines,  et  qu'en  tête  de  toutes  les 
races  il  plaçait  le  rameau  germanique  de  la  race 
arienne,  dans  laquelle  son  physique,  d'ailleurs 
agréable  et  fort  peu  allemand,  l'autorisait,  pen- 
sait-il, à  se  classer.  Il  n'a  pas  écrit  moins  de  quatre 
volumes  pour  établir  sa  thèse  ;  il  les  a  modeste- 
ment intitulés  :   Essai  sur    l'inégalité  des  races 


24  FRANCE    ET    ALLEMAGNE 

humaines  (*),  et  les  a  dédiés  au  roi  Georges  V  de 
Hanovre.  Je  dis  modestement^  sans  aucune  ironie, 
parce  qu'il  y  a  dans  ces  livres  une  étonnante  accu- 
mulation d'érudition,  un  énorme  labeur  mis,  à  la 
vérité,  au  service  d'une  imagination  débordante 
et  d'idées  scientifiquement  quelque  peu  simplistes. 
C'est  évidemment  cette  érudition,  enveloppée  de 
toutes  les  grâces  d'un  style  vraiment  français,  qui, 
malgré  sa  fragilité,  a  séduit  les  Allemands  que 
devait  naturellement  enthousiasmer,  vaille  que 
vaille,  une  théorie  leur  promettant,  sans  ambages, 
la  suprématie  dans  le  monde.  Depuis,  un  autre 
Français,  Vacher  de  Lapouge,  est  venu  appuyer 
cette  théorie  de  tout  l'appareil  de  la  science  anthro- 
pologique la  plus  affranchie  de  préjugés  réaction- 
naires. 

L'humanité,  pour  M.  de  Gobineau,  comme  pour  les 
vieux  auteurs,  se  divise  en  quatre  races  fondamen- 
tales :  les  noirs,  les  jaunes,  les  rouges  et  les  blancs. 

Leur  valeur  comme  éléments  de  civilisation  est 
fort  inégale.  Le  noir  est  une  sorte  d'ébauche  humaine 
qui  n'a  su  inventer  qu'une  chose:  la...  musique; 
le  jaune  est  un  imitateur  habile  ;  le  rouge,  une 
moyenne  insignifiante  entre  le  jaune  et  le  noir.  Le 
blanc  seul  a  fait  progresser  l'humanité  ;  il  l'aurait 
rapidement  portée  au  plus  haut  degré  de  perfection 
s'il  n'avait  rencontré  sur  son  chemin  les  autres 
races  avec  qui  il  s'est  imprudemment  métissé  et 


')  Ils  ont  paru  de  1853  à  1855 


LA    SUPÉRIORITÉ   DE   LA   RACE   GERMANIQUE  25 

qui  ont  infériorisé  une  grande  partie  de  ses  repré- 
sentants. 

Les  seuls  blancs  véritables  sont  les  Ariens  ou 
Aryens,  superbes  dans  leur  forme  ennoblie  par  les 
dons  les  plus  précieux  de  l'intelligence.  Les  Sémites, 
-qu'on  leur  assimile  d'ordinaire,  sont,  suivant  Gobi- 
neau, un  rameau  impur  et  dissolvant,  probablement 
métissé  de  noir  et  de  blanc. 

L'union  des  Sémites  et  des  Ariens  a  produit  des 
types  intermédiaires,  ayant  d'autant  moins  de  valeur 
que  leur  sang  arien  a  été  plus  vicié  par  un  coupage 
avec  celui  des  sémites.  Les  Grecs,  les  Romains,  les 
Latins  de  nos  jours  sont  des  produits  de  ce  coupage  ; 
leurs  sociétés  et  leurs  civilisations  ont  disparu 
quand  la  pureté  de  leur  sang  arien  a  été  par  trop 
altérée  par  des  unions  sémitiques. 

Le  seul  groupe  ethnique  qui  ait  su  se  maintenir  à 
peu  près  pur  est  le  groupe  germanique...  et  encore  ! 
L'Arien  a  des  caractères  physiques  qui  le  distinguent 
parmi  les  autres  hommes  :  il  est  grand,  blond  ;  ses 
yeux  sont  bleus  et  son  crâne  allongé.  C'est  le  por- 
trait de  M.  de  Gobineau  lui-même,  sauf  que  ses 
yeux  étant  un  peu  trop  foncés,  il  n'insiste  pas, 
comme  caractère  indispensable,  sur  la  pureté  de 
l'azur  arien. 

Dans  ce  groupe  ethnique  vient  nécessairement  se 
placer  le  surhomme  de  Nietzsche,  et  comme  les 
Allemands  de  certaines  contrées  répondent  assez 
bien  à  la  définition  physique  du  noble  arien  de 
M.  de  Gobineau,  le  surhomme  devait  être  nécessai- 


26  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

rement  allemand.  Sur  ces  bases  premières,  adaptées 
par  Haeckel  et  Vacher  de  Lapouge,  s'est  édifiée  la 
doctrine  de  forme  quasi  scientifique,  la  doctrine 
universitaire  de  la  prétendue  supériorité  de  l'Alle- 
mand et  de  la  prédestination  de  l'Allemagne  au  rôle 
de  conducteur  de  l'humanité.  Que  Dieu  lui-même 
ait  marqué  le  peuple  allemand  pour  ce  rôle,  l'idée 
s'en  est  vite  répandue  ;  elle  semblait  justifiée  par  les 
victoires  de  1870,  puisque  le  monde  est  régi  par  la 
volonté  de  Dieu.  C'était  un  thème  facile  à  exploiter 
pour  les  masses  qu'il  devait  nécessairement  flatter  ; 
du  Kaiser  au  maître  d'école,  en  passant  par  les  uni- 
versités, personne  n'a  manqué  de  s'en  faire  le  bon 
marchand.  Jouer  un  tel  rôle  dans  toute  sa  plénitude 
devenait  presque  un  devoir  sacré  pour  le  Germain  ; 
il  aurait  pu  le  jouer  pacifiquement,  en  pénétrant 
les  nations  voisines  et  en  se  laissant  pénétrer  soi- 
même  ;  mais  suivant  la  formule  gobiniste,  c'était 
alors  le  dangereux  métissage,  l'abaissement  en  pers- 
pective prochaine  ;  il  fallait  à  tout  prix  garder  au 
vieux  sang  allemand  ce  qui  pouvait  lui  rester  de 
pureté.  La  force  aux  brusques  solutions,  entraînant 
l'extermination  des  races  inférieures,  dégradantes 
par  leur  union  avec  les  autres,  était  le  vrai  moyen 
d'éviter,  dans  la  mesure  du  possible,  les  alliages, 
et  puisque  le  Dieu  tout-puissant  qui  favorise  l'em- 
pereur Wilhelm  de  causeries  journalières  auxquelles 
assistent  parfois  la  Sainte- Vierge  polonaise  et  le  pro- 
phète Mahomet,  puisque  le  grand  Gott  a  doté  l'Alle- 
magne d'une  invincible  armée,  n'était-ce   pas    sa 


LA   SUPÉRIORITÉ    DE    LA    RACE   GERMANIQUE  27 

volonté  que  l'Allemagne  imposât,  même  par  la 
force,  sa  haute  «  Kultur  »  au  troupeau  humain  dont 
elle  devait  assurer  le  progrès  dans  le  bonheur  ? 

On  comprend  bien,  dès  lors,  que  les  intellectuels, 
les  pasteurs,  les  docteurs  en  théologie,  les  évêques 
mêmes,  le  peuple  tout  entier  se  soient  solidarisés 
avec  les  militaires.  On  comprend  également  que 
ceux-ci,  véritables  fléaux  de  Dieu,-  comme  Attila, 
n'aient  hésité  devant  aucun  crime,  y  compris  les 
plus  honteuses  mutilations  de  leurs  victimes,  ad 
majorera  Germaniœ  gloriam.  C'était  l'état  d'esprit 
des  Croisés  et  aussi  celui  de  l'Inquisition. 

Mais  tout  cela  repose  sur  l'idée  qu'il  existe  une 
race  supérieure,  que  cette  race  est  la  race  arienne 
représentée  aujourd'hui  par  les  Germains,  dont  les 
Allemands  détiendraient  le  type  le  moins  altéré.  Et 
voici  qu'une  première  question  se  pose  :  les  Alle- 
mands ont-ils  un  droit  quelconque  à  se  prétendre 
de  plus  pure  race  arienne  qu'aucun  autre  peuple  de 
l'Europe  ? 

La  définition  que  donne  Gobineau  lui-même  du 
caractère  des  Germains  n'est  pas  sans  nous  causer, 
sous  ce  rapport,  une  crainte  quelque  peu  stupéfiée 
pour  ses  idées  :  «  Une  des  premières  considérations, 
dit-il,  auxquelles  l'aspect  du  monde  germanique 
donne  lieu,  c'est  que  l'homme  y  est  tout  et  la  nation 
peu  de  chose.  On  y  aperçoit  l'individu  avant  de  voir 
la  masse   associée  »  (1).   C'était  aussi    l'opinion  de 

(*)  Essai  sur  l'inégalité  des  races,  t.  IV,  p.  37. 


28  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

Villemain  et  celle  de  Gœthe.  On  se  demande  alors 
comment  il  se  fait  que  ce  soient  les  Français  et  non 
les  Germains  qui  aient  promulgué  la  Déclaration 
des  droits  de  l'Homme  ;  comment  il  a  pu  arriver  que, 
sans  protestation  des  individus,  sans  qu'aucun  des 
petits  princes  résiduels  de  l'ancienne  Confédération 
germanique  ait  élevé  la  voix,  tous  les  Allemands, 
d'un  seul  bloc,  se  soient,  au  cri  du  Deutschland  ùber 
allés,  jetés  sur  la  France  qu'ils  croyaient  en  proie 
à  cet  individualisme  outrancier,  essentiellement 
germanique  suivant  Gobineau,  et  dont  Nietzsche  fut 
chez  eux  le  délétère  théoricien. 

Continuons.  Lorsque  Gobineau  veut  peindre  les 
ravages  que  fait  dans  l'âme  du  pur  arien  la  souillure 
du  métissage  sémitique,  il  prend  pour  type  Ulysse, 
qu'il  suppose  à  demi  Phénicien,  et  il  le  fait  «  coura- 
geux, mais  seulement  quand  il  faut,  astucieux  par 
préférence,  éloquent,  artiste,  fourbe  et  dangereux. 
Nul  mensonge  ne  l'effraye,  nulle  fourberie  ne  l'em- 
barrasse, aucune  perfidie  ne  lui  coûte.  Il  sait  tout.  » 

Mais  n'est-ce  pas  là  le  portrait  de  l'Allemand 
d'aujourd'hui  ?  Tous  ces  défauts  sont  pour  Gobineau 
des  défauts  sémitiques.  Cependant  Ulysse  a  aussi 
des  qualités  :  «  Sa  facilité  de  compréhension  est 
étonnante,  et  sans  bornes  sa  ténacité  dans  ses  pro- 
jets ;  il  est  ingénieux  à  trouver  des  idées,  inébran- 
lable dans  ses  vues,  habile  à  gouverner  ses  passions 
autant  qu'à  tempérer  celles  des  autres»,  etc.  Par 
toutes  ces  qualités,  «c'est  un  arien  ».  Pardon  !  Mais 
toutes  ces  qualités  ne  sont-elles  pas  justement  celles 


LA    SUPÉRIORITÉ   DE   LÀ    RACE   GERMANIQUE  2i> 

qu'on  admire  aujourd'hui  dans  l'armée  française  ? 
Et  alors  voilà  renversée  par  les  événements,  ren- 
versée par  l'Allemagne  elle-même,  toute  la  doctrine 
sur  laquelle  son  élite  intellectuelle,  disciple  de  Gobi- 
neau, de  Vacher  de  Lapouge  et  de  Nietzsche,  avait 
étayé  ses  prétentions.  Par  les  textes  mêmes  des 
prophètes  de  ses  hautes  destinées,  la  voilà  con- 
vaincue de  métissage  sémitique  au  même  titre 
qu'Ulysse  lui-même,  et  rien  ne  la  distingue  plus 
des  autres  peuples  d'Europe,  rien  ne  justifie  plus 
ses  insolentes  visées  à  la  domination  universelle. 

D'ailleurs  il  n'y  a  qu'une  partie  des  Allemands 
qui  corresponde  au  type  arien  idéal  :  blond,  grand 
et  à  crâne  relativement  allongé  d'avant  en  arrière. 
Ecoutez  le  peuple  :  il  traite  ceux  qu'il  veut  injurier 
de  «  Boche  à  tête  carrée  ».  La  «  tête  carrée  »,  si  carac- 
téristique, de  certains  Allemands  n'est  pas  une  tête 
à  crâne  allongé  ;  ce  n'est  pas  plus  une  tête  arienne 
que  ne  l'est  une  tête  d'Auvergnat  ;  aussi  Sergi  pré- 
tend-il que  l'arien  véritable  était  non  pas  grand  et 
blond,  mais  petit  et  brun,  et  Ujfalvy  n'a  pu  décou- 
vrir dans  le  pays  d'origine  qu'on  lui  avait  attribué, 
la  haute  vallée  de  Zérafchane,  aucune  trace  de 
l'Arien  originel. 

En  fait,  l'Arien  n'a  probablement  jamais  existé  ; 
il  a  été  imaginé  par  les  linguistes  pour  expliquer  la 
parenté  de  certaines  langues  ;  chacun  en  a  tracé  le 
portrait  à  sa  guise,  et  M.  Jean  Finot  s'est  donnéîe 
malin  plaisir  d'énumérer  toutes  les  formes  sous  les- 
quelles est  apparu  aux  anthropologistes  ce  peuple- 


30  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

fantôme,  prototype  du  Germain,  (*)  «  dont  tout  le 
monde  parle  sans  l'avoir  jamais  vu,  comme  on  parle 
des  esprits.  » 

Tous  les  peuples  d'Europe  sont,  sans  exception, 
le  produit  des  mélanges  d'une  infinité  de  peuplades 
qui  ont  successivement  envahi  le  sol  qu'ils  habitent 
aujourd'hui  :  pour  nous  Français,  une  cinquantaine 
au  moins  ont  pris  part  à  notre  formation,  et  il  en  est 
ainsi  presque  partout. 

x\ucun  de  ces  peuples  ne  peut  être  considéré 
comme  constituant  une  race  homogène  douée  de 
qualités  invariablement  héréditaires.  Plusieurs  s'as- 
socient souvent  pour  constituer  ce  que  nous  appe- 
lons une  nation.  Ce  groupement  des  peuples  en 
nations  ne  peut  résulter  de  la  conquête  :  l'Autriche 
n'est  pas  une  nation  ;  l'Allemagne  nous  prouve  en 
ce  moment  qu'elle  en  est  une,  et  ayant  assisté  à  sa 
naissance,  nous  savons  comment  se  forme  un  grou- 
pement national  :  il  suffit  que  des  intérêts  communs 
rapprochent  des  peuples  de  mœurs  analogues  et 
qu'une  volonté  puissante  intervienne  à  propos  pour 
cimenter  leur  union.  L'unité  d'âme,  l'unité  de  pen- 
sée se  créent  ensuite  comme  conséquence  de  la 
communauté  des  aspirations. 

Une  nation  se  défait  quand  tout  cela  se  relâche. 

(*)  Jean  Finot,  Le  Préjugé  des  races,  p.  364. 


LES   THÉORIES   D'OSTWALD  ')1 

CHAPITRE  III 
Les  théories  d'Ostwald. 

La  science  et  la  civilisation.  —  La  paix  de  Walpurgis.  — 
Gomme  chez  les  Martiens.  —  Le  chambardement  général.  — 
La  force  origine  du  droit.  —  Nécessité  n'a  pas  de  loi.  — 
Futilité  de  l'art.  —  Sus  aux  vieillards.  —  Le  principe  d'orga- 
nisation. —  La  grande  Allemagne  sous  la  protection  de 
Wotan,  des  Saints  du  Paradis,  de  Moïse  et  de  Mahomet.  — 
La  religion  allemande.  —  L'homme  transformateur  d'éner- 
gie. —  Définition  énergétique  de  la  civilisation.  —  La  fin 
justifie  les  moyens. 

Lorsque  de  simple  Confédération,  l'Allemagne  par 
la  rude  main  du  comte  de  Bismarck  a  été  élevée 
au  rang  de  nation,  une  étonnante  unité  de  pensée 
s'est  réalisée  chez  elle.  C'est  cette  pensée  commune, 
faite  d'ambitions  démesurées,  qui  s'est  exprimée, 
vers  le  mois  de  septembre  1914,  dans  les  déclara- 
tions retentissantes  faites  en  Suède  par  le  chimiste 
Ostwald,  professeur  honoraire  à  l'Université  de 
Leipzig  et  lauréat  d'un  de  ces  prix  Nobel  que  l'Aca- 
démie de  Stockholm  est  chargée  de  décerner  aux  plus 
savants  chimistes  et  aux  amis  les  plus  éminents  de 
la  paix. 

Il  faudrait  se  garder  de  voir  dans  ces  déclarations, 
comme  on  pourrait  le  croire  à  première  vue,  une 
énorme  mystification  teutonne.  M.  Wilhelm  Ostwald 
est  un  homme  des  plus  sérieux,  incapable  de  plai- 
santer —  au  moins  sur  ce  sujet.  Il  a  parlé  en  toute 


'M  FRANCK    ET    ALLEMAGNE 

conviction,  car  si  sa  famille  est  incontestablement 
d'origine  allemande,  lui-même  est  russe,  et  rien  ne 
l'obligeait  à  prendre  violemment  parti.  Il  est,  en 
effet,  né  à  Riga  en  Livonie,  le  2  septembre  1853  ;  il 
a  fait  ses  études  à  la  célèbre  Université  de  Dorpat,. 
dans  la  même  province  ;  puis  il  est  revenu  professer  à 
Riga,  et  c'est  seulement  depuis  1886  qu'il  a  enseigné 
la  chimie  à  Leipzig.  Il  s'y  est  évidemment  fort  bien 
trouvé  puisque  nous  le  rencontrons  aujourd'hui  dans 
le  camp  des  pangermanistes  les  plus  hostiles  à  son 
pays  natal.  Ses  découvertes  en  chimie  portent  sur 
des  sujets  d'une  extrême  délicatesse,  sur  des  problè- 
mes des  plus  obscurs  qu'il  a  su  débrouiller,  en 
marchant  d'ailleurs,  quoi  qu'il  en  dise,  beaucoup 
plus  sur  les  traces  des  français  Gagniard  de  Latour^ 
Pasteur  et  Berthelot  que  sur  les  traces  des  savants 
allemands.  Ces  découvertes  sont  considérables, 
puisqu'elles  lui  ont  valu  un  prix  Nobel  de  chimie. 
C'est  seulement  depuis  une  dizaine  d'années  que 
leur  auteur  est  devenu  philosophe  à  sa  manière  et 
historien,  et  qu'il  a  même  publié  des  livres  de  pro- 
pagande politico-scientifique. 

M.  W.  Ostwald  trouve  tout  naturel  de  germaniser 
le  monde  et  il  en  donne  les  raisons.  «Les  Russes,  dit- 
il,  sont  encore  à  l'état  de  horde  (')  —  voilà  bien  du 
mépris  pour  son  pays  natal  ;  les  Français  et  les  An- 
glais sont  demeurés  au  degré  de  développement  cul- 
tural  que  nous  venons  de  quitter;  cette  étape  est 

(1)  Interview  du  Dagen. 


LES   THÉORIES   d'oSTWALD  33 

celle  de  l'individualisme;  mais  au-dessus  de  cette 
étape  il  y  a  celle  de  l'organisation  ;  c'est  celle  que 
l'Allemagne  a  atteinte  aujourd'hui.  Elle  veut  s'enga- 
ger dans  une  voie  nouvelle  :  réaliser  l'idée  du  tra- 
vail collectif  (voilà  qui  irait  très  bien  à  nos  socia- 
listes) et  faire  bénéficier  l'Europe  entière  de  son 
œuvre  grandiose.  Elle  veut  organiser  l'Europe,  de 
manière  à  tirer  de  chaque  individu  un  maximum  de 
rendement  dans  le  sens  le  plus  favorable  à  la  so- 
ciété: c'est  pour  les  individus  la  meilleure  façon 
d'être  libres  (nous  étions  loin  de  nous  en  douter), 
c'est  pour  eux  la  liberté  sous  la  forme  la  plus  éle- 
vée, la  liberté  qui  sauvegarde  toutes  les  forces  en 
les  faisant  concourir  à  un  même  but.  » 

Ne  cherchons  pas  comment  des  forces  liées  de 
manière  à  concourir  vers  un  même  but,  demeurent 
libres  tout  de  même  ;  ne  nous  demandons  pas  si  ces 
forces,  qui  dans  l'espèce,  ne  sauraient  être  que  des 
individus,  supporteraient  patiemment  cette  liberté 
germanique  qui  est  aussi  celle  des  Jésuites  :  perinde 
ac  cadaver,  et  poussons  plus  loin.  Comment  TAlle- 
magne  s'y  prendra- t-elle  pour  organiser  ainsi  l'Eu- 
rope? Est-ce  par  la  conquête?  Oh!  que  non  pas. 
Wilhelm  Ostwald  est  pacifiste  et  internationaliste 
—  au  moins  l'était-il  lorsqu'il  a  écrit  sa  brochure 
sur  Les  fondements  énergétiques  de  la  science  et  de 
la  civilisation  (').  Son  impérial  homonyme  ne  l'est 


(1)   Voir  p.  7(3  de  V Education   française.    Giard  et  Brière, 
éditeurs,  1910. 


34  FRANCE   KT   ALLEMAGNE 

pas  moins:  on  avait  naguère  prôné  sa  candidature 
au  prix  Nobel  pour  la  paix,  et  peut-on  être  plus 
internationaliste  que  celui  qui  rêvait  de  faire  frater- 
niser sous  son  sceptre  toutes  les  nations  du  monde? 
Il  s'agit  seulement  de  s'entendre  sur  les  mois.  Sans 
doute  il  y  a  les  neuf  millions  de  soldats  de  l'Alle- 
magne, les  canons  Krupp,  les  obusiers  de  420,  les 
Taubes,  les  Zeppelins,  les  mitrailleuses  blindées, 
les  bombes  incendiaires,  les  balles  dum-dum  que 
nous  voyons  en  ce  moment  à  l'œuvre;  mais  c'est 
une  entrée  de  jeu.  Il  faut  bien  triompher  de  la 
malveillance  de  ces  individualistes  forcenés  qui 
prétendent  échapper  à  la  bienfaisante  tutelle  de 
l'Allemagne.  Ces  formidables  engins  sont,  en  réalité, 
des  engins  de  paix  puisque,  grâce  à  eux,  la  blonde 
et  douce  Germanie  pourra  faire  régner  la  paix,  la 
paix  de  Walpurgis,  sur  le  monde.  Après  cela, 
l'Allemagne,  maîtresse  du  Globe,  n'aura  plus  de 
conquête  à  faire,  sinon  des  conquêtes  pacifiques. 
«  Grâce  à  son  immense  force  d'expansion,  elle  péné- 
trera les  pays  voisins,  la  France  entr'autres,  irrésis- 
tiblement ;  elle  réclamera  le  droit  d'y  installer  ses 
usines,  d'y  commercer  librement,  d'y  acquérir  des 
terrains,  etc.,  au  même  titre  que  les  anciens  natio- 
naux »,  puis  elle  dira  aux  récalcitrants  :  «  La  maison 
est  à  moi;  c'est  à  vous  d'en  sortir.  »  Tartufe  avait 
déjà  découvert  au  XVIIme  siècle  ce  mode  d'organisa- 
tion que  le  professeur  Ostwald  préconise  aujour- 
d'hui ;  les  Français  ne  se  font  pas  particulièrement 
gloire  de  revendiquer  le  personnage,  et  les  Allemands 


LES   THÉORIES   D'ôSTWALD  35 

n'auront  pas  de  trop  de  tout  leur  militarisme  pour 
obliger  les  indépendants  incurables  que  sont  les 
Français  de  France  à  se  conformer  à  ce  qu'ils  appel- 
lent leur  liberté  organisée,  liberté  singulièrement 
semblable  à  ce  que  nous  appelons  l'obéissance 
passive. 

Le  professeur  en  retraite  Ostwald,  lauréat  du  prix 
Nobel,  emploie  donc  ses  loisirs  à  faire  de  la  propa- 
gande pour  le  «  facteur  de  l'organisation  »  découvert 
en  Allemagne;  il  agit  seul,  pour  le  moment.  Il  dédai- 
gne même  le  concours  de  Dieu  le  Père  dont  la  toute- 
puissante  assistance  est  «  réservée  à  l'usage  de  l'Em- 
pereur »,  et  qui  ne  se  commet  que  rarement  avec  le 
grand  Etat-major  général.  D'ailleurs,  on  peut  se 
passer  de  lui.  Il  suffit  d'appliquer  consciencieuse- 
ment les  principes  de  l'énergétique,  principes  qui 
sont  la  grande  conquête  de  la  science  moderne.  Ne 
laissons  dissiper  inutilement  aucune  énergie  ;  obli- 
geons tout  un  chacun  à  n'employer  ses  forces  que 
pour  le  bien  de  tous.  Voilà  le  secret  du  bonheur! 
Vous  vous  récriez  !  Mais  qu'est-ce  que  le  bonheur 
ou  plutôt  qu'est-ce  que  doit  être  le  bonheur  pour 
l'individu,  sinon  la  joie  de  contribuer  à  la  prospérité 
de  la  nation  dont  il  fait  partie  ?  La  liberté  véritable 
ne  consiste-t-elle  pas,  elle  aussi,  dans  la  joie  d'obéir 
volontairement?  Ceci  n'est  pas  du  professeur  Ost- 
wald, mais  du  professeur  Lasson,  de  Berlin.  Au 
fond,  tous  deux  pensent  de  même. 

Il  y  a  quelques  années,  je  m'étais  amusé  à  imagi- 
ner une  société  parfaite,  à  peu  près  telle  que  celle 


36  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

proposée  par  ces  intellectuels  qui  ne  s'embarrassent 
de  rien;  mais  je  ne  l'avais  crue  possible  que  dans 
la  planète  Mars,  plus  vieille  que  nous  de  quelques 
milliards  d'années.  (*)  Elle  me  paraissait  d'ailleurs 
si  loin  de  notre  idéal  actuel  que  je  concluais  :  «  Dans 
cette  planète  pratique  où  tout  est  minutieusement 
réglé  et  prévu,  un  terrien  risquerait  fort  de  mourir 
d'ennui.  Mais  des  êtres  aussi  sensitifs  que  les  épian- 
thropes  de  Mars  ont  su  se  créer  des  plaisirs.  Leur 
vie  est  trop  uniformément  sage  pour  que  les  dra- 
maturges y  trouvent  les  éléments  d'un  théâtre  mo- 
derne comme  le  nôtre;  cependant,  dans  un  passé 
lointain,  des  luttes  fratricides  se  sont  engagées  sur 
Mars  comme  il  s'en  déroule  autour  de  nous  ;  leurs 
péripéties  ont  pris  à  la  longue  une  allure  héroïque 
et  quelque  Wagner  planétaire  en  a,  sans  doute,  fait 
une  Tétralogie  admirée. 


Je  rêvais  ;  M.  Wilhelm  Ostwald  ne  rêve  pas,  il 
s'efforce  de  réaliser.  Les  grands  réformateurs  de 
réunions  publiques  qui  prétendent  créer  une  société 
nouvelle  ne  s'illusionnent  pas  sur  les  moyens  d'y 
parvenir;  il  faut  au  préalable  un  chambardement 
au  grand  soir  duquel,  d'un  monde  purifié  par  le  feu, 
surgirait  le  monde  de  l'idéale  justice  et  des  répara- 
tions nécessaires.  Pour  M.  Wilhelm  Ostwald  nous 
en  sommes  au  moment  du  chambardement  et,  au 

(1)  La  Vie  dans  les  Planètes,  p.  128.  Editions  de  La  Revue. 


LKS   THÉORIES    D'OSTWALD  37 

travers  du  ventre  de  ses  cornues,  ce  chimiste  intré- 
pide voit  déjà  luire  l'aurore  du  grand  jour  germani- 
que. Ne  croyez  pas  que  ce  soit  affaire  de  circons- 
tance et  qu'il  s'agisse  d'un  homme  grisé  par  les 
romans  de  l'agence  Wolff.  Wilhelm  Ostwald  est 
aujourd'hui  ce  qu'il  était  hier,  et  voici  quelques  per- 
les puisées  dans  son  écrin  : 

«  Je  ne  peux  reconnaître  d'autre  source  du  droit 
que  la  force.  »  (*)  Il  s'ensuit  que  le  droit  est,  en 
somme,  conventionnel;  il  ne  règne  que  par  la 
volonté  du  plus  fort  qui  peut  à  un  droit  ancien 
substituer  un  droit  nouveau.  «  Cette  alternance  du 
droit  et  de  la  force  subsiste  encore  aujourd'hui  dans 
bien  des  domaines  :  dans  le  domaine  politique,  dans 
les  rapports  réciproques  de  bien  des  Etats  civi- 
lisés... »  Gela  revient  à  dire,  avec  le  comte  de 
Bismarck  que  la  force  prime  le  droit.  Mais  l'obscu- 
rité de  la  pensée  d'Ostwald  est  telle  qu'il  écrit 
quelques  lignes  plus  loin  :  «  De  même  que  le  droit 
du  plus  fort  n'est  pas  admis  entre  les  individus... 
il  ne  sera  plus  admis  entre  les  peuples  lorsqu'on 
aura  fondé  un  droit  international.  »  Tout  le  monde 
croyait  que  la  Convention  de  la  Haye,  signée  par 
l'Allemagne,  avait  fondé  ce  droit  international; 
M.  Ostwald  l'ignore  sans  doute,  puisqu'il  remet 
à  l'avenir  le  soin  de  l'instituer,  et  qu'il  approuve,  en 
attendant,  tous  les  crimes  contre  le  droit  des  gens 


(1)  Wilhelm   Ostwald.  Les  fondement*  énergétiques   de   lu 
Science  et  de  la  Civilisation,  1910,  p.  111. 


38  FRANGE   ET   ALLEMAGNE 

que  ses  compatriotes  ont  commis,  y  compris  la 
célèbre  formule  :  Nécessité  n'a  pas  de  loi. 

L'art  est  pour  le  savant  chimiste  chose  de  peu 
d'importance:  écoutez-le:  «Si  un  objet  rare  est 
détruit  par  un  incendie  ou  vendu  pour  l'Amérique, 
si,  par  exemple,  un  chef-d'œuvre  italien  du  XIVme 
ou  du  XVme  siècle  est  perdu  pour  les  musées  d'Eu- 
rope, il  n'y  a  qu'une  voix  pour  pleurer  cette  perte 
que  l'humanité  ne  remplacera  pas.  Mais  l'humanité 
a  de  tout  temps  subi  de  ces  pertes  sans  qu'on 
puisse  montrer  les  inconvénients  qui  en  résul- 
tent. »  (*)  M.  Ostwald  se  consolera  bien  vite  évi- 
demment de  la  destruction  de  la  cathédrale  de 
Reims,  du  sac  de  Louvain,  de  l'incendie  d'Ypres  et 
de  sa  Halle  aux  draps,  de  l'écroulement  du  beffroi 
d'Arras  et  de  tant  d'autres  ravages  que  nous  avons 
la  faiblesse  d'appeler  des  «  crimes  contre  l'huma- 
nité ».  Quand  ses  compatriotes  auront  annexé  la 
Belgique,  la  Champagne  et  la  Flandre,  ils  remplace- 
ront toutes  ces  incommodes  et  prétentieuses  cons- 
tructions du  temps  passé  par  quelques-uns  de  ces- 
monuments  modernes,  robustes,  pratiques  et  sym- 
boliques, comme  cette  Ecole  de  guerre  de  Berlin 
qui  est  en  marbre  couleur  de  sang  caillé. 

M.  Ostwald  n'aime  ni  les  antiquités,  ni  les  vieil- 
lards. Il  a  écrit  une  Histoire  des  grands  hommes 
exprès  pour  démontrer  que  rien  n'est  plus  perni- 


(1)  W.    Ostwald,    Les   grands  hommes,  traduction  française 
p.  20.  Flammarion,  éditeur,  1912. 


LES   THÉORIES   D'OSTWALD  39 

deux  pour  le  progrès  que  les  vieillards  ;  que  le  culte 
de  l'antiquité,  véritable  plaie  de  l'enseignement 
public,  est  une  cause  de  stérilité  pour  l'esprit  de  la 
jeunesse  ;  que  l'idéal  classique  est  opposé  à  la 
civilisation.  Seule  la  science  est  civilisatrice.  Rien 
dans  le  monde  ne  s'obtient  que  par  une  transforma- 
tion d'énergie  :  on  ne  peut  transformer  une  forme 
d'énergie  dans  une  autre  jugée  utile,  sans  qu'une 
partie  se  rebiffe  et  travaille  à  son  gré,  en  pure  perte, 
c'est-à-dire  sans  aucun  souci  du  but  qu'on  s'est 
proposé;  la  civilisation  consiste  à  réduire  au  mini- 
mum ces  énergies  désobéissantes.  Et  c'est  de  ce  point 
de  vue  que  l'activité  du  monde  tout  entier  est  envi- 
sagée par  Ostwald.  L'association  d'un  grand  nombre 
d'hommes  en  vue  d'atteindre  un  but  déterminé,  la 
tension  de  tous  leurs  efforts  vers  ce  but,  leur  coor- 
dination étroite  en  vue  du  bien  commun,  qui  est  le 
but  essentiel  de  toute  civilisation,  réduisent  au 
minimum  les  pertes  d'énergie.  Plus  l'association 
est  considérable,  plus  elle  est  coordonnée,  plus  sont 
réduites  ces  pertes,  et  c'est  sur  ce  raisonnement 
qu'est  établie  la  théorie  de  la  plus  grande  Allema- 
gne, de  l'Allemagne  maîtresse  du  monde  et  réglant, 
suivant  le  «  principe  d'organisation  »,  toute  son  acti- 
vité. Les  Allemands  doivent  à  la  fondation  de  l'em- 
pire d'avoir  «  pu  accomplir  leurs  tâches  d'homme 
avec  un  meilleur  coefficient  économique;  »  (4)  c'est 
pourquoi  ils  tiennent  à  l'Empire  et  à  son  extension 

(1)  W.  Ostwald,  Les  grands  hommes,  p.  208. 


40  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

indéfinie.  Le  monde  une  fois  soumis  tout  entier  à 
ki  discipline  germanique,  le  minimum  de  déperdi- 
tion d'énergie  sera  partout  réalisé  ;  le  bonheur,  par 
conséquent,  aura  atteint  à  son  maximum  sur  la 
terre  ;  telle  un  gigantesque  vampire,  la  Germanie, 
soumise  au  pouvoir  absolu  de  son  Kaiser,  bercera  le 
monde  endormi  sous  sa  discipline  de  fer,  par  le 
battement  rythmé  de  ses  ailes  de  chauve-souris. 

Les  idées  de  Wilhelm  Ostwald  ne  datent  donc  pas 
d'hier;  elles  ne  sont  pas  nées  des  circonstances. 
Il  est  depuis  longtemps  l'apôtre  d'une  doctrine 
éclose  dans  les  laboratoires  scientifiques  des  uni- 
versités allemandes,  popularisée  dans  les  écoles,  et 
qui  s'est  trouvée  prête  à  point  nommé  pour  justifier 
et  glorifier  les  innombrables  excès  du  militarisme 
prussien  dont  les  tares  se  sont  étendues  des  bords 
de  la  Vistuîe  à  ceux  du  Danube  et  du  Rhin.  Cette 
doctrine  de  la  grande  Allemagne,  chargée  de  régé- 
nérer le  monde,  est  devenue  une  religion  populaire 
ayant  son  prophète  inspiré  d'on  ne  sait  quel  Wotan, 
le  Kaiser,  qui  s'accommode  de  toutes  les  croyan- 
ces, de  tous  les  dogmes,  de  tous  les  dieux  secon- 
daires et  de  tous  les  saints  du  Paradis,  avec 
lesquels  il  communique  directement,  tout  comme 
Moïse  et  Mahomet.  Et  cette  religion  a  aussi  ses 
prêtres  polymorphes,  chargés  de  répandre  la  bonne 
parole  et  de  l'adapter  à  tous  les  esprits  :  savants, 
philosophes,  artistes,  théologiens  de  toute  couleur, 
rivalisent  dans  ce  but  avec  une  ingéniosité  effron- 
tée dans  le  paradoxe. 


LES    THKORIES    l>  OSTWALD 


i\ 


La  guerre  que  fait  l'Allemagne  au  reste  du  monde 
—  que  les  neutres  y  prennent  garde  —  n'est  pas 
une  guerre  ordinaire  ;  c'est  une  guerre  animée  par 
un  souffle  aussi  puissant  que  le  souffle  religieux 
qui  anima  les  croisades  et  les  guerres  saintes  de 
l'Islam.  Elle  prétend  faire  régner  «  l'idéal  germa- 
nique »  sur  le  monde,  mais  ce  prétendu  idéal  n'est. 
au  fond,  que  la  conception  la  plus  pratiquement 
terre  à  terre  qui  ait  jamais  été  imaginée.  Il  s'agit 
purement  et  simplement,  pour  l'Allemagne,  d'exploi- 
ter le  monde  à  son  unique  profit.  L'homme  n'est 
pour  le  chimiste  Ostwald,  l'apôtre  qualifié  de  cet 
«  idéal  »,  qu'un  transformateur  d'énergie.  «  Un  grand 
homme  n'est  qu'un  appareil  propre  à  produire  de 
grands  travaux.  La  grandeur  de  ses  travaux 
dépend  de  la  quantité  d'énergie  dont  il  peut  dispo- 
ser. »  (*)  —  Bismarck  est  un  grand  homme  parce 
qu'il  a  rendu  possible  la  formation  de  l'empire  alle- 
mand et  «  la  centralisation  rationnelle  de  ses  éner- 
gies primitivement  séparées.  »  Le  comte,  aujourd'hui 
prince  Zeppelin  «  est  le  plus  hardi  et  le  plus 
opiniâtre  des  grands  hommes  de  l'Allemagne  mo- 
derne. »  (2) 

Jamais  le  matérialisme  le  plus  outrancier,  n'a 
atteint  à  l'immoralité  profonde  des  doctrines  énergé- 
tiques qui  conduisent  à  de  telles  définitions.  Elles 
peuvent  se   résumer  en   une  courte  proposition  : 


(1)  W.  Ostwald,  Les  grands  hommes,  p.  209. 

(2)  Ibid.,  p.  2r>4. 


\2  FRANCE    ET   ALLEMAGNE 

«  Tout  est  permis  de  ce  qui  peut  contribuer  au  bien- 
être  matériel  de  ceux  qui  peuvent  appuyer  leurs  ac- 
tes sur  une  force  suffisante.  »  On  avait  dit  aupara- 
vant :  «  La  fin  justifie  les  moyens.  » 

Toute  cette  théorie  destinée  à  asseoir  sur  des 
bases  d'apparences  scientifiques  la  légitimation  de 
Fhégémonie  des  Allemands  sur  le  globe  est  d'origine 
récente.  Nous  avons  vu  comment  l'idée  de  cette  hégé- 
monie se  dégageait  de  l'œuvre  de  Gobineau.  Mais 
Gobineau,  en  développant  sa  doctrine,  s'il  pensait 
à  l'Allemagne  —  ce  qui  n'est  pas  sur,  on  le  verra 
plus  loin  —  ne  pouvait  penser  qu'à  la  pure  Allema- 
gne de  Mme  de  Staël.  Or,  cette  Allemagne  de  Gobi- 
neau qui,  du  reste,  n'était  pas  sans  défauts,  n'existe 
plus  aujourd'hui,  en  admettant  qu'elle  ait  jamais 
existé.  Elle  a  été  soumise,  conquise  par  une  race 
grossière  qui  lui  a  imposé  sa  façon  de  voir  et  ses 
mœurs,  qui  n'a  pas  de  rapports  avec  les  races  ger- 
maniques qu'elle  a  subjuguées  ;  cette  race,  c'est  la 
race  prussienne. 


LA    RACE    PRUSSIENNE 


a 


CHAPITRE  IV 
La  race  prussienne, 

(1870-1914) 


Naïve  vénération  de  la  science  allemande.  —  Le  Tartufe  euro- 
péen. —  Le  maréchal  Vaillant  et  le  bombardement  artistique 
de  Rome.  —  L'Allemagne  de  1870  jugée  par  Armand  de 
Quatrefages.  -  Les  ancêtres  préhistoriques  des  Prussiens. 
—  Les  missionnaires  conquérants  de  la  Prusse.  —  L'ordre 
teutonique  et  les  Hohenzollern.  —  Les  réfugiés  de  l'Edit  de 
Nantes.  —  La  guerre  de  1870  ;  sa  similitude  avec  la  guerre 
actuelle.  —  Les  prédictions  d'Armand  de  Quatrefages. 

Quand  éclata  la  guerre  de  1870,  la  science  alle- 
mande était,  en  France,  l'objet  d'une  sorte  de  véné- 
ration. Ce  n'est  pas  qu'elle  eût  à  son  actif  quelque 
découverte  géniale,  ni  qu'elle  eût  édifié  quelqu'une 
de  ces  grandioses  théories  vraiment  scientifiques 
qui  sont  la  gloire  de  l'esprit  humain  ;  mais  on  savait 
gré  à  ses  savants  de  la  patience  inlassable  avec 
laquelle  ils  ciselaient,  au  fond  de  leurs  laboratoires, 
des  matériaux  que  d'autres  mettraient  ensuite  en 
œuvre,  et  on  leur  pardonnait,  en  raison  de  leur 
labeur  modeste,  mais  acharné,  leurs  lunettes  d'or, 
leurs  barbes  touffues  et  les  plis  rigides  de  leur  re- 
dingote. Il  n'y  a  pas  d'autre  raison  que  cet  état 
d'esprit  et  notre  incorrigible  xénophilie  à  la  célébrité 
que  nous  avons  faite  aux  œuvres  philosophiques  ou 
scientifiques  de  beaucoup  d'entre  eux. 


J  I  FRANCK    ET    ALLEMAGNE 

A  la  juger  par  ces  savants  laborieux,  calmes, 
solitaires,  patriarcaux,  en  apparence  détachés  des 
biens  de  ce  monde,  exception  faite  pour  les  pipes  de 
porcelaine  et  les  vastes  hanaps  de  bière,  la  nation 
allemande  devait  être  la  nation  pacifique  et  sage  par 
excellence,  d'autant  plus  que  l'on  savait  à  quel  point 
Werther  était  tendre,  et  sensible  Gretchen.  On  avait 
oublié  tout  à  fait  que  les  «  querelles  d"Allemand  » 
étaient  cependant  légendaires,  et  ce  fut  une  stupé- 
faction lorsqu'on  vit,  dès  le  début  de  la  guerre  de 
1914,  ces  Germains,  réputés  si  braves  gens,  mentir 
à  déconcerter  Tartufe  lui-même,  en  invoquant  un 
«  Dieu  tout-puissant  »,  qui  ne  pouvait  être  que  Mer- 
cure, se  rire  de  toutes  les  conventions  internatio- 
nales, placer  la  force  au-dessus  du  droit,  tout  en 
s'abritant  derrière  lui,  fusiller  ou  mutiler  les  enfants, 
achever  les  blessés,  user  des  insignes  de  la  Croix- 
Rouge,  du  drapeau  blanc,  de  nos  uniformes  pour 
avancer  traîtreusement  sur  nos  soldats  et  les  assas- 
siner à  bout  portant,  pousser  devant  eux  des  fem- 
mes, des  vieillards  et  des  enfants  pour  arrêter  le  feu 
de  l'artillerie,  se  dissimuler  derrière  des  nuages  de 
gaz  empoisonnés  pour  atteindre  sans  danger  des  ad- 
versaires asphyxiés,  tirer  sur  les  ambulances,  cribler 
d'obus  des  hôpitaux,  des  monuments  artistiques 
incomparables,  des  établissements  destinés  à  ma- 
gnifier cette  science  dont  ils  avaient  fait  leur  divi- 
nité, et  l'on  se  rappelait,  par  opposition,  la  conduite 
du  futur  maréchal  Vaillant  qui  bombarda  Rome 
sans  qu'aucun  édifice  de  la  ville  sainte  eût  à  subir 
une  éraflure. 


LA    RACE    PRUSSIENNE  4ï> 

Le  fait,  nous  l'avons  vu,  n'était  cependant  pas 
nouveau;  il  s'était  produit,  quoiqu'à  un  degré  moin- 
dre, en  1870. 

L'étonnement  qu'en  éprouva  alors  le  célèbre  natu- 
raliste Armand  de  Quatrefages  de  Bréau,  l'un  des 
hommes  les  plus  droits,  les  plus  sincères,  les  plus 
indulgents,  mais  les  plus  perspicaces  qui  se  puissent 
rencontrer,  le  conduisit  à  rechercher  les  causes  de 
cette  opposition  entre  la  réputation  et  les  actes,  et 
c'est  ainsi  qu'il  écrivit  son  beau  livre  :  La  race 
prussienne,  tout  plein  de  prévisions  qui  se  réali- 
sent aujourd'hui,  et  qui  aurait  pu  être  intitulé  :  Com- 
ment le  mouton  allemand  est-il  devenu  enragé? 

A  vrai  dire,  le  mouton  allemand  de  cette  époque 
n'était  pas  enragé  ;  mais  en  sa  qualité  de  mouton, 
il  avait  été  conduit  à  la  boucherie  par  des  bouchers 
d'une  race  toute  différente  de  la  sienne  ;  cette  race, 
c'était  la  race  prussienne  que  de  Quatrefages  décla- 
rait —  et  il  s'y  connaissait  à  la  fois  comme  savant 
et  comme  ancien  professeur  à  Strasbourg  —  pres- 
que entièrement  étrangère  à  la  race  allemande,  à 
la  race  germanique.  Entre  ses  mains,  l'Allemagne, 
si  fière  de  son  labeur  philosophique  et  scientifique 
sinon  de  sa  civilisation,  l'Allemagne  asservie  était 
devenue,  et  elle  l'est  demeurée,  l'instrument  dont 
se  sert  un  peuple  ayant  gardé  tous  les  stigmates 
d'une  irréductible  barbarie  pour  assouvir  de  sau- 
vages instincts. 

Sans  doute,  entre  les  Prussiens  et  les  Allemands, 
il  y  a  communauté  de  langage,  mais  il  faudrait  se 


46  FRANGE    ET   ALLEMAGNE 

garder  de  croire  que  cette  communauté  établisse 
l'identité  d'origine  et  soit  un  signe  de  parenté.  Le 
vainqueur  impose  d'ordinaire  sa  langue  aux  peuples 
conquis  quelle  que  soit  leur  race,  mais  il  ne  change 
et  ne  peut  changer  ni  les  cerveaux  ni  les  cœurs.  La 
race  conquise  demeure  la  majorité  ;  s'il  s'agit  d'une 
race  inférieure,  sa  pensée,  ses  sentiments,  aidés  par 
les  influences  permanentes  du  milieu,  dominent  peu 
à  peu  ses  maîtres  qui  descendent  à  son  niveau,  à 
moins  qu'ils  ne  soient,  comme  dans  nos  colonies 
africaines,  l'objet  d'une  «  relève  »  fréquente  et  pério- 
dique. 

Or,  quand  elle  fut  successivement  conquise  par 
les  Slaves  et  les  chevaliers  de  l'ordre  teutonique, 
la  région  riveraine  de  la  Baltique,  qui  devait  former 
plus  tard  le  royaume  de  Prusse,  était  occupée  par 
une  race  indigène,  la  race  même  des  hommes  pré- 
historiques, chasseurs  de  mammouths,  de  bisons  et 
de  rennes,  qui  avaient  suivi  la  retraite  vers  le 
nord  de  leur  gibier  accoutumé,  laissant,  à  ce  que 
disent  la  plupart  des  historiens,  la  place  libre  à 
des  hommes  venus  d'Asie,  doués  d'une  mentalité 
supérieure,  et  dont  l'évolution  avait  été  favorisée 
par  l'activité  que  donne  à  la  pensée  la  lumière  du 
soleil,  dans  des  pays  comblés  de  tous  les  dons  de  la 
nature,  et  qu'elle  illuminait  sans  les  brûler.  Armand 
de  Quatrefages  conserve  à  ces  nouveaux  venus, 
d'ailleurs  assez  mystérieux,  le  nom  d'Ariens,  dont 
nous  avons  précédemment  signalé  la  signification 
flottante.  O'est  de  ces  Ariens  que  la  plupart  des  his- 


LA    RACE   PRUSSIENNE 


47 


toriens  de  cette  période  toute  embrumée  dans  un 
lointain  passé,  font  descendre  les  peuples  les  plus 
civilisés  de  l'Europe,  y  compris  les  Germains.  Au 
contraire,  les  descendants  directs  des  hommes  pré- 
historiques, qui  furent  supplantés  par  les  Ariens 
dans  l'Europe  méridionale  d'abord  et  qui  ont  reçu 
des  anthropologistes  le  nom  d'Allophyles,  consti- 
tuent le  fond  essentiel  de  la  race  prussienne. 

Les  Germains  se  répandirent  peu  à  peu  vers  le 
nord,  gagnèrent  la  Scandinavie  et  l'Angleterre;  mais 
ils  avaient  été  précédés  dans  la  région  prussienne 
dès  les  premiers  temps  historiques  par  une  autre 
branche  de  la  race  arienne,  les  Slaves.  S'ils  avaient 
d'autres  aptitudes  que  les  Allophyles,  Slaves  et 
Germains,  pour  être  Ariens  les  uns  et  les  autres, 
ne  s'étaient  certes  pas  élevés  à  une  telle  distance 
des  races  primitives  qu'ils  pussent  résister  à  l'in- 
fluence de  leurs  habitudes.  Du  mélange  des  Allo- 
phyles Scandinaves  et  des  Germains  sortirent  les 
Goths,  de  celui  des  Germains  et  des  Slaves  qui  se 
rencontrèrent  dans  le  bassin  de  l'Oder  prirent  nais- 
sance les  Vandales.  Goths  et  Vandales  n'ont  pas 
laissé  dans  l'histoire  le  renom  de  gens  pacifiques  et 
généreux.  Il  n'y  avait  pas  lieu  d'attendre  quelque 
chose  de  meilleur  des  Slaves  et  des  Allophyles  qui 
se  rencontrèrent  dans  le  bassin  de  la  Vistule.  Leurs 
descendants  eurent,  dans  le  climat  sévère  de  leur 
pays  ingrat,  bien  des  luttes  à  soutenir  contre  divers 
envahisseurs.  Ce  qu'ils  avaient  de  belliqueux, 
d'astucieux,  de   vindicatif  et  de    cruel    dans  leur 


18  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

hérédité,  ne  lit  que  se  développer.  Ils  constituèrent 
la  race  mixte  des  Prusci  ou  Prutzi,  qui  ont  donné- 
leur  nom  à  la  Prusse  actuelle  et  forment  le  fond 
encore  barbare,  sous  une  apparence  de  civilisation, 
de  la  population  de  ce  pays. 

Par  un  malchanceux  concours  de  circonstances, 
les  éléments  qui  partout  ailleurs  ont  été  des  éléments 
de  progrès,  n'ont  fait  ici  qu'apporter  à  la  barbarie 
primitive  des  ferments  de  haine  et  de  jalousie.  En 
997,  saint  Adalbert,  archevêque  de  Prague,  entreprit 
de  convertir  ces  Prutzi  au  christianisme  ;  ils  le  mas- 
sacrèrent. En  1106,  le  moine  Maynard  reprit  l'œuvre- 
de  saint  Adalbert  ;  mais  il  arriva  en  moine  guerrier, 
bâtit  des  forteresses  et  eut  assez  de  succès  militaires 
pour  se  faire  nommer  évèque  des  territoires  qu'il 
avait  conquis. 

Gomme  lui,  son  successeur  Berthold  se  préoccupa 
beaucoup  moins  de  dogmes  que  de  batailles  ;  c'est 
l'épée  à  la  main  qu'il  entendait  imposer  la  religion 
du  Christ,  et  comme  il  périt  dans  le  dernier  combat 
qu'il  livra  à  ses  ouailles  récalcitrantes,  Albert 
d'Asselderne,  désigné  pour  occuper  son  siège,  ne 
trouva  rien  de  mieux  que  d'organiser  une  croisade 
pour  en  prendre  possession.  Il  arriva,  escorté  par 
vingt-trois  vaisseaux,  s'empara  du  pays,  bâtit  la 
ville  de  Riga,  et  afin  de  défendre  ses  conquêtes,  créa 
l'ordre  des  chevaliers  Porte-Glaive,  composé  de 
nobles  allemands  qu'il  avait  appelés  près  de  lui  et  à 
qui  il  avait  distribué  des  terres.  Christian,  autre 
évèque  de  Prusse,  leur  substitua  les  chevaliers  de  la 


LA    RACE   PRUSSIENNE  41) 

Milice  du  Christ  ;  mais  clans  une  bataille  qui  dura 
deux  jours,  les  Prutzi  tuèrent  tous  les  chevaliers,  à 
l'exception  de  cinq.  Christian  demanda  alors  le 
secours  des  chevaliers  de  Tordre  teutonique,  qui 
s'étaient  illustrés  en  Orient  durant  les  croisades. 
Ces  chevaliers  barbares,  parmi  lesquels  se  trouvaient 
des  Hohenzollern  venus  des  régions  qui  avoisinent  la 
Forèt-Noire  et  les  Alpes,  sont  tout  ce  qui  est  arrivé 
de  Germains  en  Prusse.  Ils  conquirent  l'Esthonie,  la 
Livonie,  la  Courlande,  la  Samoyétie,  la  Pomérellie, 
la  Nouvelle-Marche,  et  imposèrent  partout,  par  les 
pires  violences,  leur  foi  en  même  temps  que  leur 
langage.  Plus  tard,  un  Albert  de  Hohenzollern, 
devenu  grand-maître  de  cet  ordre  dont  l'orgueil,  le 
luxe  et  les  débauches  dépassaient  tout  ce  qu'on  a  dit 
des  Templiers,  et  dont  l'apostolat  sanglant  s'embar- 
rasssait  peu  d'orthodoxie,  convertit  ses  compagnons 
au  protestantisme.  Les  Hohenzollern,  dont  la  foi 
ne  paraît  jamais  avoir  été  très  robuste,  passèrent 
plus  tard  de  l'église  de  Luther  à  celle  de  Calvin, 
tandis  que  l'Allemagne  demeurait  luthérienne.  C'est 
pourquoi,  lors  de  la  révocation  de  l'Edit  de  Nantes, 
en  1685,  le  Grand-Electeur  s'empressa  d'offrir  un 
asile,  dans  son  Etat  appauvri  et  dépeuplé  par  la 
guerre  de  Trente-Ans,  aux  protestants  de  France, 
calvinistes  comme  lui.  Ils  y  apportèrent  leur  intel- 
ligence, leurs  industries,  leur  savoir,  donnèrent  aux 
classes  supérieures  dans  lesquelles  ils  furent  admis 
la  fragile  couche  de  politesse  qu'elles  semblent  pré- 
senter, et  que  nous  voyons   de  nos  jours  encore 


50  FRANCK   ET   ALLEMAGNE 

s'effriter  si  facilement.  Ils  n'y  apportèrent  pas  l'a- 
mour de  la  France,  tant  il  est  vrai  —  et  nous  le 
voyons  encore  aujourd'hui  —  qu'il  n'y  a  pas  de 
fossés  plus  profonds  que  ceux  que  creusent  entre 
les  hommes  leurs  dissentiments  religieux. 

Voici  comment  leur  loyal  coreligionnaire,  Ar- 
mand de  Quatrefages,  s'exprime  à  leur  sujet  : 

«  Cette  communauté  de  race  ne  nous  a  pas  créé  de 
sympathie  en  Prusse  ;  au  contraire,  peut-être.  Purs 
ou  métis,  les  descendants  des  réfugiés  de  l'Edit  de 
Nantes  sont  tout  aussi  Prussiens  de  cœur  et  de  sen- 
timents que  leurs  compatriotes  d'origine  métisse.  Ils 
l'ont  prouvé  lors  des  invasions  de  Napoléon  ;  ils  l'ont 
hautement  proclamé  au  début  de  la  guerre  actuelle 
par  la  voix  de  quelques-uns  de  leurs  représentants 
les  plus  distingués...  (')  Dans  les  anathèmes  que  la 
Prusse  piétiste  lance  contre  la  France  catholique,  il  y 
a,  sans  nul  doute,  un  écho  lointain  de  nos  vieilles 
guerres  de  religion,  et  l'on  ne  sait  que  trop  quelle 
source  inépuisable  de  colère  et  de  haines  les  hommes 
ont  fait  de  cette  doctrine  que  son  fondateur  résumait 
en  deux  mots  :  Aimer  Dieu,  aimer  le  prochain.  » 

Contre  ce  jugement  sévère  de  l'homme  le  plus 
impartial  qui  se  puisse  voir,  un  membre  éminent 
du  clergé  protestant,  le  pasteur  Weiss,  s'est,  à  la 

(1)  A.  de  Quatrefages  fait  ici  allusion  à  un  incident  qui  est 
une  tache  sur  la  réputation  du  physiologiste  Dubois-Reymond, 
et  qui  se  produisit  après  notre  défaite  en  1870,  à  l'Université  de 
Berlin.  En  ouvrant  son  cours,  Dubois-Reymond  crut  devoir 
exprimer  ses  regrets  de  porter  un  nom  français  et  plaida  les 
circonstances  atténuantes  en  déclarant  qu'il  était  Suisse. 


LA   RAGE   PRUSSIENNE  51 

vérité,  élevé.  Nos  coreligionnaires,  dit-il  en  subs- 
tance, étaient  demeurés  tellement  français  après 
l'émigration,  qu'ils  ne  firent  en  Prusse  pendant 
longtemps  que  des  installations  sommaires.  C'est 
seulement  lorsqu'ils  se  rendirent  compte  que  leur 
retour  en  France,  qu'ils  croyaient  prochain,  serait 
définitivement  ajourné,  qu'ils  se  résignèrent  à  s'éta- 
blir dans  leur  nouveau  pays.  S'ils  prirent  plus  tard 
une  place  importante  dans  les  armées  prussiennes, 
ce  ne  fut  pas  pour  combattre  la  France,  mais  seule- 
ment Louis  XIV.  La  distinction  n'était  peut-être 
pas  facile  à  faire  quand  il  s'agissait  d'un  roi  qui 
avait  dit  :  «  L'Etat,  c'est  moi  »,  mais  elle  ne  détruit 
rien  malheureusement  de  ce  qu'avançait  de  Quatre- 
fages. 

Les  Français  émigrés  répandirent  en  Prusse  l'usage 
de  notre  langue,  encore  familière  à  beaucoup  de  leurs 
descendants,  et  c'est  pourquoi,  ajoute  justement  le 
savant  professeur  du  Muséum,  «  il  n'a  été  que  trop 
aisé  de  trouver  dans  tous  les  rangs  de  la  population 
et  de  l'armée  des  hommes  parlant  français  sans 
accent  allemand.  Ces  hommes  n'ont  pas  eu  de  peine 
à  se  faire  passer  pour  nos  compatriotes,  à  se  glisser 
partout,  à  surprendre  et  à  trahir  ce  qu'il  nous  im- 
portait de  cacher,  à  prêcher  l'indiscipline  et  l'insur- 
rection. »  Tels  sont  les  éléments  troubles,  faits  de 
violence,  de  perfidie,  de  rancune,  de  barbarie  et 
d'un  piétisme  qui  apparaît  de  la  façon  la  plus  singu- 
lièrement anachronique  dans  les  discours  du  Kaiser, 
dont  est  constituée  la  race  prussienne,  et  qui  expli- 


i)2  FRANCE    ET   ALLEMAGNE 

quent  l'inconscience  avec  laquelle  ses  représentants 
les  plus  autorisés  ont  tenu,  dans  ces  derniers  temps, 
vis-à-vis  des  puissances  européennes  un  langage  et 
une  attitude  qui  ont  soulevé  leur  unanime  indigna- 
tion. L'homme  de  l'âge  de  pierre  est  demeuré  telle- 
ment vivant  parmi  les  maîtres  des  Germains,  que  si 
développée  qu'en  fût  la  voûte,  le  crâne  moderne 
dont  la  base,  reflet  de  la  puissance  des  appétits, 
rappelle  le  mieux  le  crâne  de  l'homme  fossile  de  la 
Chapelle-aux-Saints,  est  celui  du  prince  de  Bis- 
marck. C'est  ce  qui  a  fait  dire  encore  à  J 'impartial  de 
Quatrefages  :  «  Les  éléments  qui  ont  donné  nais- 
sance à  ce  type  nouveau  ne  sont  pas  d'ailleurs 
encore  entièrement  fusionnés.  En  dépit  d'un  vernis 
de  civilisation  emprunté  surtout  à  la  France,  cette 
race  en  est  encore  à  son  moyen  âge.  Cela  même 
explique  quelques-unes  de  ses  haines  et  de  ses 
violences.  » 

Et  l'éminent  anthropologiste,  dans  son  exquise 
bonté,  s'excuse  presque  de  cette  opinion.  «Il  est  bien 
permis,  dit-il,  à  un  Français  de  n'être  que  juste 
envers  une  race  qui  depuis  plus  d'un  demi-siècle  (*} 
s'est  donné  pour  tâche  l'anéantissement  de  la 
France  ;  qui  a  proclamé  hautement  ce  but  de  son 
ambition;  qui  l'a  réalisé  dans  les  limites  du  pos- 
sible, en  partie  par  des  moyens  sur  lesquels  le  jour 
commence  à  se  faire  et  que  l'Histoire  flétrira,  si 
même  le  monde  civilisé  tout  entier  n'a  pas  à  lui  en 

(1)  C'est-à-dire  depuis  la  chute  de  Napoléon  Ier. 


LA    RACE    PRUSSIENNE 


53 


demander  compte.  Calomniés  chaque  jour  par  des 
feuilles  à  gages  et  jusque  dans  des  documents  offi- 
ciels, nous  avons  bien  le  droit  de  protester  et  de 
montrer  que  nous  ne  sommes  pas  ce  que  disent 
nos  ennemis,  qu'ils  sont  loin  d'être  ce  qu'ils  pré- 
tendent. y>  Ne  dirait-on  pas  que  cette  page  est  tirée 
d'un  de  nos  journaux  de  1915? 

Les  procédés  qui  paraissaient  honteux  et  crimi- 
nels en  1871  se  sont,  il  est  vrai,  singulièrement 
aggravés  depuis.  A  ce  moment,  ils  ne  faisaient 
d'ailleurs  que  continuer  une  tradition.  Déjà  du  temps 
de  Frédéric  II,  les  Prussiens  auraient  pu  en  remon- 
trer aux  Vandales.  S'en  prendre  aux  monuments 
d'une  ville  assiégée  pour  frapper  les  esprits  et  terri- 
fier l'ennemi  était  une  tradition  toute  prussienne. 
Le  grand  monarque  dont  se  réclamé  la  dynastie  des 
Hohenzollern  fit  pleuvoir  en  cinq  jours  sur  la 
célèbre  cathédrale  de  Saint-Vit,  à  Prague,  le  plus 
admirable  chef-d'œuvre  de  l'architecture  gothique, 
7681  bombes,  15810  boulets  et  128  carcasses.  Il 
espérait,  par  ce  procédé,  faire  capituler  l'armée 
tchèque,  forte  de  50000  hommes. 

«  La  guerre  telle  que  la  comprennent  la  Prusse  et 
ses  interprètes,  continue  de  Quatrefages,  présente 
partout  les  mêmes  caractères.  Plus  on  examine 
froidement  les  causes  et  les  moyens  d'exécution, 
plus  l'esprit  se  trouve  involontairement  rejeté  dans 
le  passé... 

«  Pour  les  Prussiens,  l'invasion  de  la  France  a  été 
une  croisade.  Elle  a  été  prêchée  dans  un  langage  où 


iVi  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

se  trahit,  à  chaque  mot,  le  mélange  de  mysticisme 
impitoyable  et  d'ambitions  effrénées  qui  animaient 
les  chevaliers  armés  contre  les  Sarrasins  ou  les 
Pruczi...  Jeter  un  peuple  entier  sur  un  autre, 
qu'est-ce  faire,  sinon  imiter  ces  barbares  qui  se 
heurtaient  nations  contre  nations,  se  ruant  les 
uns  sur  les  autres  et  contre  la  civilisation  ro- 
maine, dans  de  véritables  duels  pour  la  vie  ou  la 
mort  ?  » 

C'est  à  ces  barbares  que  la  savante  Allemagne, 
malgré  ses  philosophes  d'autrefois,  ses  poètes  et  ses 
musiciens,  s'est  livrée  corps  et  âme. 

«  Et  pourtant,  dit  en  terminant  Armand  de  Quatre- 
fages,  peut-elle  croire  aux  phrases  qu'on  lui  adresse 
de  Berlin  ?  Peut-elle  s'imaginer  avoir  inauguré  un 
règne  de  justice  et  de  paix?  N'a-t-elle  vraiment 
aucun  soupçon  des  formidables  problèmes  qu'elle  a 
contribué  à  poser?  Son  union  avec  la  Prusse  a  été 
fondée  par  le  fer  et  le  sang,  cimentée  par  la  guerre, 
couronnée  par  la  spoliation.  Combien  de  temps 
durera-elle  ? 

«  Les  grands  et  les  petits  Etats,  flattés  ou  épargnés 
jusqu'ici,  seront-ils  attaqués  à  leur  tour  au  nom  du 
droit  historique  et  de  la  linguistique?...  La  Russie 
assistera-elle  à  ce  triomphe  du  pangermanisme 
sans  élever  la  voix?  L'avenir  répondra.  J'ai  con- 
fiance en  lui.  Quand  il  s'agit  des  peuples,  il  est  per- 
mis de  croire  à  la  Nemesis  divina.  » 

Ces  pages  prophétiques  datent,  redisons-le,  de 
1871. 


LA   RACE   PRUSSIENNE  55 

L'avenir  répond  ;  mais  quand  il  aura  répondu  tout 
à  fait,  ce  sera  à  nous  de  faire  notre  examen  de  con- 
science et  de  mesurer  la  profondeur  de  l'abîme  où, 
malgré  des  avertissements  du  lendemain  de  la  guerre 
aussi  nets  que  celui-ci,  des  rêveurs  imprudents  et 
des  réformateurs  inconscients  ont  failli  nous  faire 
tomber. 


56  FRANGE    ET   ALLEMAGNE 

CHAPITRE  V 
Qu'est-ce  qu'une  race  humaine  ? 

Etendue  de  la  question  des  races.  —  Importance  de  son  étude 
scientifique.  —  Le  Congrès  des  races  de  Londres,  en  1913.  — 
La  Génétique  et  l'Eugénique.  —  Signification  des  mots  race, 
tribu,  nation.  —  Le  professeur  von  Luschan,  de  Berlin,  et  la 
violence.  —  La  race  israélite  et  l'infiltration  politique.  — 
L'influence  du  milieu.  —  L'Eugénique  et  l'amélioration  des 
races.  —  La  Génétique  et  la  création  de  races  nouvelles.  — 
Les  races  géographiques.  —  Transformation  possible  des 
caractères  des  races  humaines.  —  La  mentalité;  sa  forma- 
tion, ses  transformations.  —  Les  habitudes  et  l'hérédité 
mentale  ;  la  formation  des  nations. 

On  doit  conclure  du  précédent  chapitre  que  les 
Prussiens,  qu'ils  constituent  ou  non  une  race,  n'ont 
—  tant  s'en  faut  —  aucune  supériorité  qui  leur- 
donne  le  droit  d'aspirer  à  une  direction  quelconque 
des  nations  civilisées.  Les  Allemands  vrais  consti- 
tuent-ils au  moins  une  race  privilégiée  ?  Pour  con- 
clure, il  est  nécessaire  tout  d'abord  de  préciser  ce 
qu'est  une  race.  Il  semble  au  premier  abord  facile 
de  répondre,  si  l'on  ne  considère  que  les  couleurs, 
mais  la  question  des  races,  que  nous  venons  d'effleu- 
rer, ne  se  pose  pas  seulement  entre  les  noirs  et  les 
blancs  ou  même  les  jaunes,  comme  le  croyait  le 
comte  de  Gobineau;  tout  ce  qui  précède  implique 
qu'il  existe  aussi  parmi  les  blancs  de  nombreux 
types  secondaires.  Faut-il  y  voir  des  races,  et  dès 
lors  par  quoi  une  race  est-elle  caractérisée  ?  C'est 


qu'est-ce  qu'une  race  humaine  ?  57 

une  de  ces  questions  qui,  après  avoir  longtemps 
dormi  dans  les  laboratoires  ou  tourné  sur  elles- 
mêmes,  comme  des  écureuils  en  cage,  dans  le  cabi-» 
net  des  hommes  de  science,  prennent  tout  à  coup 
leur  essor,  s'emparent  de  tous  les  esprits  et  se  font 
une  telle  place  dans  leurs  préoccupations  qu'aucun 
moyen  ne  semble  assez  puissant  pour  leur  donner 
une  solution  rapide.  Elle  est  demeurée  longtemps 
purement  philosophique,  puis  elle  est  sortie  du 
domaine  de  la  spéculation  pour  entrer  dans  le 
domaine  de  la  pratique,  au  point  d'envahir  même 
la  politique.  C'est  le  signe  d'un  changement  com- 
plet dans  l'orientation  de  nos  idées  relativement  à 
l'Humanité  et  le  commencement  d'une  ère  nouvelle  : 
celle  de  la  substitution  des  connaissances  vraiment 
scientifiques  que  l'observation  ou  l'expérience  peu- 
vent seules  donner  aux  conceptions  philosophiques 
a  priori.,  dans  l'organisation  des  sociétés  humaines 
et  dans  la  détermination  des  rapports  qu'elles  doi- 
vent présenter  entre  elles. 

Des  groupements  importants  se  sont  constitués 
pour  l'étude  de  ces  questions. 

De  temps  en  temps  se  réunit  un  Congrès  des 
races,  ayant  pour  but  de  «  discuter  à  la  lumière  de 
la  science  et  de  la  conscience  modernes  les  relations 
générales  qui  existent  entre  les  peuples  d'Occident 
et  ceux  de  l'Orient,  entre  les  peuples  soi-disant 
blancs  et  les  peuples  soi-disant  de  couleur,  en  vue 
d'encourager  parmi  eux  une  bonne  entente,  des  sen- 
timents plus  amicaux  et  une  coopération  plus  cor- 


58  FRANCE   ET  ALLEMAGNE 

diale.  »  Rien  n'est  plus  généreux.  Le  dernier  de  ces 
congrès  a  eu  lieu  à  Londres  du  26  au  29  juillet  1911, 
et  on  y  a  suffisamment  parlé  pour  remplir  un  vo- 
lume in-8°  de  530  pages.  (') 

En  dehors  de  ce  congrès,  il  existe  aussi  une  Con- 
férence de  Génétique,  qui  cherche  à  préciser  les  pro- 
cédés expérimentaux  grâce  auxquels  on  peut  arriver 
à  créer  des  races  nouvelles.  Mais  on  y  parle  surtout 
des  fleurs  miraculeuses  qui  font  la  gloire  de  nos 
jardins.  Voilà  qui  est  plein  de  poésie. 

De  son  côté,  V Eugénique,  une  science  nouvelle, 
définie  et  nommée  par  sir  Francis  Galton,  l'un  des 
disciples  les  plus  ardents  et  les  plus  brillants  de 
Darwin,  a  pour  but  de  déterminer  les  facteurs  qui, 
dans  l'organisation  de  nos  sociétés,  peuvent  favo- 
riser le  développement  des  qualités  de  race  des  gé- 
nérations futures  ou  enrayer  l'aggravation  de  leurs 
défauts,  tant  au  point  de  vue  physique  qu'au  point 
de  vue  mental. 

C'est  une  excellente  intention. 

Au  congrès  des  races,  on  a  fait,  jusqu'ici,  de  la 
politique.  A  la  conférence  de  Génétique,  on  s'occupe 
d'orner  nos  parterres.  A  la  société  d'Eugénique,  on 
entreprend  de  créer  une  Humanité  idéale.  Tout  cela 
parait  très  différent,  et  sans  vouloir  faire  aucune 
assimilation  de  mauvais  goût  entre  les  fleurs  qui 
développent  leur  corolle  dans  nos  serres  et  les 
fleurs  de  rhétorique  qui  déroulent  leurs  périodes 


(1)  P.  S.  King  and  Son,  Orchard  house,  Westminster,  Lon- 
dres. 


qu'est-ce  qu'une  race  humaine  ?  59 

dans  les  congrès,  les  parlements  et  les  réunions 
publiques,  tout  cela  c'est  au  fond  la  même  chose  ; 
dans  ces  diverses  organisations  on  fait,  en  somme, 
de  l'histoire  naturelle. 

Ne  vous  récriez  pas.  Il  ne  s'agit  nullement  de 
ravaler  l'Homme  au  niveau  des  singes,  ni  de  faire 
une  comparaison  d'une  préciosité  ridicule  entre  les 
femmes  et  les  roses.  Ces  assimilations  ont  passé  de 
mode;  mais  on  a  compris  que  les  lois  de  la  vie 
étaient  les  mêmes  pour  tous  les  corps  vivants,  que 
le  corps  de  l'Homme,  instrument  de  sa  mentalité,  ne 
faisait  pas  exception,  que  non  seulement  on  devait 
appliquer  à  l'étude  des  races  humaines  les  méthodes 
de  l'histoire  naturelle,  comme  le  voulait  de  Quatre- 
fages,  qui  était,  nous  Favons  dit,  le  moins  subversif 
des  hommes,  mais  que  les  transformations  que  nos 
horticulteurs  et  nos  éleveurs  savent  faire  subir  aux 
plantes  et  aux  animaux  et  celles  qui  ont  amené  la 
diversification  des  races  humaines  sont  de  même 
nature,  et  qu'en  étudiant  la  façon  dont  on  crée  des 
races  nouvelles  de  chrysanthèmes,  on  rassemble 
des  documents  propres  à  nous  indiquer  dans  quelle 
mesure  on  peut  espérer  modifier,  perfectionner, 
fusionner  ou  conserver  les  races  entre  lesquelles  se 
répartit  ce  qu'on  nomme  l'Humanité. 

Aussi  le  premier  congrès  international  des  races, 
destiné  à  favoriser  la  bonne  entente  et  la  paix  inter- 
nationale, s'est-il  ouvert,  tout  comme  un  congrès  de 
botanistes  ou  de  zoologistes,  par  un  rapport  sur  «  la 
signification   des  mots  race,  tribu,  nation  »,   dont 


60  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

l'auteur  est  M.  Brajendranath  Seal,  recteur  du  col- 
lège du  maharajah  de  Gooch  Behar,  dans  l'Inde. 

Tous  les  congressistes  étaient  d'ailleurs  d'accord 
qu'il  est  désirable  que  toutes  les  races  s'entr'aident 
ou  vivent  tout  au  moins  en  paix  les  unes  avec  les 
autres  ;  mais  voilà  :  chacun  apportait  au  congrès, 
avec  un  fond  commun  de  bonnes  intentions,  sa 
mentalité  particulière,  et  bientôt  il  est  apparu  net- 
tement que  si  tous  les  hommes  ne  sont  pas  sem- 
blables de  corps,  ils  ont  encore  beaucoup  plus  à 
faire  pour  être  semblables  d'esprit.  L'entente  entre 
les  hommes,  soit  :  mais  vous  allez  voir  comment. 

Le  docteur  Félix  von  Luschan,  professeur  d'an- 
thropologie à  l'Université  de  Berlin,  souhaite, 
comme  tout  le  monde,  entre  les  races  une  sympa- 
thie mutuelle,  «  mais  —  il  y  a  un  mais  —  ajoute- 
t-il  bien  vite,  les  barrières  entre  les  races  ne  dis- 
paraîtront jamais,  et  si  quelque  jour  elles  mon- 
traient une  tendance  à  disparaître,  il  vaudrait  cer- 
tainement mieux  les  conserver  que  les  abattre.  » 
Ainsi,  les  races  doivent  demeurer  distinctes  et 
tout  faire  pour  se  conserver  pures.  Est-ce  la  paix  ? 
Est-ce  la  guerre  que  couvre  cette  affirmation  ?  On 
verra  plus  loin  comment  le  Dr  von  Luschan  a  précisé 
sa  pensée. 

M.  Israël  Zangwill,  de  Londres,  qui  est  de  race 
juive,  ne  prêche  pas  moins  que  le  professeur  von 
Luschan  la  conservation  de  races  indépendantes  et 
nettement  séparées.  A  son  avis,  et  cela  n'est  pas 
contestable,  de  la  première  page  de  l'Ancien  Testa- 


61 


ment  à  la  dernière  du  Nouveau,  «  la  ïïible  est  satu- 
rée d'aspirations  vers  un  ordre  social  de  justice  et 
vers  une  unification  finale  des  races  humaines,  dont 
la  race  juive  est  et  doit  être  l'agent  et  le  porte- 
parole.  »  Les  temps  ne  sont  changés  qu'en  apparence, 
la  mission  juive  se  poursuit  justement  par  la  dissé- 
mination des  Juifs  dans  le  monde  ;  elle  ne  peut  se 
poursuivre  que  si  les  Juifs  ne  se  fondent  pas  dans  la 
population  des  régions  qu'ils  habitent.  «  La  race 
juive,  en  abandonnant  la  lutte  pour  une  existence 
politique  indépendante  en  faveur  d'un  isolement 
spirituel  et  d'une  symbiose  économique,  a  découvert 
le  secret  de  l'immortalité...  Les  Juifs  apportent  des 
éléments  différents  au  cœur  de  tous  les  milieux,  et 
doivent  ainsi  défendre  une  ligne  de  frontière  aussi 
vaste  que  le  monde.  »  Aussi  M.  Zangwill  se  lamente- 
t-il  sur  la  fusion  qui  se  fait  entre  les  classes  élevées 
de  la  race  juive  et  celles  des  pays  qui  les  ont  adoptées 
—  fusion  qui  s'opère  toujours  au  détriment  du  pur 
hébraïsme,  tandis  que  ces  pays  y  gagnent  leurs  plus 
ardents  patriotes.  Il  termine  en  espérant  que  les  Juifs 
pauvres,  les  vrais  Juifs,  retrouveront,  sous  l'éten- 
dard turc,  dans  leur  ancienne  patrie,  un  foyer  où 
ils  pourront  conserver,  dans  toute  sa  pureté,  la  tra- 
dition hébraïque  et  rayonner  de  là  sur  le  monde. 

M.  Israël  Zangwill,  qui  n'a  certainement  pas  lu 
Gobineau,  comme  le  professeur  von  Luschan,  ne 
prêche  pas  la  guerre,  bien  au  contraire  ;  mais  il 
recommande  lui  aussi  l'isolement,  la  conservation 
à  l'état  de  pureté    «  d'une  race  qui  est  l'intermé- 


t>2  FRANCK    ET   ALLEMAGNE 

diaire  née  entre  toutes  les  autres  et  qui  pourrait 
ainsi  devenir,  en  raison  de  son  amour  de  la  justice 
et  de  la  vérité,  la  pacificatrice  universelle.»  Tous 
deux,  en  somme,  rêvent  de  faire  régner  la  paix  sur 
le  inonde  par  la  domination  de  leur  propre  race,  et 
pour  cela  l'un  s'en  remet  au  canon,  l'autre  à  une 
tranquille  et  incessante  infiltration. 

Ce  sont  là  à  peu  près  les  deux  pôles  entre  lesquels 
se  meuvent  les  partisans  de  la  stabilité  des  races  et 
du  maintien  de  leur  pureté.  Mais  alors  se  pose 
une  autre  question.  Cette  stabilité  existe-t-elle  ? 
Y  a-t-il  entre  les  races  humaines  des  différences 
irréductibles?  Pour  M.  G.  Spiller,  secrétaire  gé- 
néral du  Congrès  de  Londres,  les  races  humaines 
ne  manifestent  que  «  des  différences  à  fleur  de 
peau  »  ;  toutes  se  valent  ;  aucune  ne  peut  se  vanter 
d'être  supérieure  ;  les  prétendues  races  inférieures 
ne  sont  que  des  arriérées  ;  et  il  se  range  à  cette 
théorie  parce  qu'elle  fait  de  tous  les  hommes  une 
même  famille  dans  le  sens  véritable  du  mot,  parce 
qu'elle  affaiblit  l'orgueil  de  race,  de  sexe,  de  nais- 
sance, de  pays  et  de  religion  ;  parce  qu'elle  encou- 
rage l'instruction,  la  coopération,  la  science,  l'éner- 
gie ;  parce  qu'elle  affirme  l'égalité  des  droits  et  des 
conditions  pour  tous  les  hommes  et  pour  toutes  les 
femmes. 

Rien  n'est  plus  séduisant,  en  effet.  Malheureuse- 
ment, si  pleine  que  soit  de  présents  magnifiques  pour 
l'Humanité  cette  boîte  de  Pandore  au  rebours,  elle 
ne  peut  être  acceptée  que  sous  bénéfice  d'inventaire. 


qu'est-ce  qu'une  race  HUMAINE  ?  6'î 

Ce  qui  a  fait  l'homme,  pense  M.  Spiller,  c'est  la 
société  ;  d'autres  pensent  au  contraire  que  c'est 
l'homme  qui  a  créé  les  sociétés.  A  qui  entendre? 

Joseph  Prud'homme  disait  :  «  Séparez  l'homme 
de  la  société,  vous  l'isolez.  »  M.  Spiller  soutient  au 
contraire,  non  sans  une  pointe  charmante  de  para- 
doxe, que  c'est  la  société  qui  isole  l'homme  dans  la 
nature,  parce  qu'elle  a  créé  l'Histoire,  et  trouve  à  cet 
égard  un  rapprochement  tout  à  fait  inattendu  :  «  La 
trompe  de  l'éléphant,  le  cou  de  la  girafe  sont,  dit-il, 
dans  le  Règne  animal,  de  singulières  anomalies. 
L'Homme  possède  également  une  anomalie  unique 
en  son  genre,  qui,  de  même,  le  sépare  de  façon  abso- 
lue des  autres  êtres  sensibles.  Seul,  l'Homme  a  une 
histoire  en  tant  que  race,  et  la  pensée  collective 
des  milliers  d'individus  se  transmet  socialement. 
N'était  cette  transmission  sociale,  l'œuvre  du  passé 
devrait  être  recommencée  à  chaque  génération.  » 
Etre  comparée  à  l'Histoire  !  La  trompe  de  l'éléphant 
ne  s'attendait  certainement  pas  à  tant  d'honneur. 
Après  tout,  c'est  peut-être  de  l'humour  anglaise. 

M.  Charles  S.  Myers,  professeur  de  psychologie 
expérimentale  à  l'Université  de  Cambridge,  croit,  lui 
aussi,  à  l'égalité  fondamentale  des  races  humaines. 
Il  déclare  que  les  caractères  mentaux  de  la  majorité 
de  la  classe  paysanne  dans  l'Europe  entière  sont 
essentiellement  les  mêmes  que  ceux  des  commu- 
nautés primitives.  Nos  paysans  français,  grands- 
pères  de  généraux  ou  de  membres  de  l'Institut,  sont 
trop  fins  pour  s'offusquer  d'être  ainsi  mis  dans  le 


()i  FRANGE   ET   ALLEMAGNE 

même  panier  que  les  Hottentots  ou  les  Nyams- 
Nyams.  Cette  proposition  une  fois  reconnue  pour 
ne  pas  faire  de  chagrin  à  M.  Myers,  Féminent  pro- 
fesseur conclut  que  seul  le  milieu  dans  lequel  les 
hommes  ont  vécu  a  créé  entre  eux  des  différences- 
tant  physiques  que  mentales,  et  que  l'on  doit  admet- 
tre la  possibilité  d'un  développement  progressif  pour 
tous  les  peuples  primitifs,  pourvu  que  leur  milieu 
puisse  se  transformer  de  façon  appropriée.  Et 
M.  Myers  ne  s'arrête  pas  à  mi-chemin,  il  va  — 
conclusion  extrême  !  —  jusqu'à  donner  au  milieu 
la  puissance  de  changer  un  Parisien  en  nègre  et  la 
négresse  la  plus  foncée  du  Soudan  en  une  blonde 
Londonienne...  Seulement  il  faudrait  pour  cela  des- 
centaines de  milliers  d'années.  Allons  !  nos  admi- 
nistrateurs coloniaux  peuvent  faire  leur  carrière  au 
Dahomey  ou  à  notre  Congo  reconstitué,  sans  avoir 
à  redouter  pour  eux-mêmes  ou  pour  les  leurs  une 
métamorphose  encore  réputée  fâcheuse. 

Voilà  bien  des  divergences  sur  la  question  primor- 
diale des  congrès  des  races  :  les  races  humaines 
sont-elles  séparées  par  des  différences  irréductibles 
ou  bien  ne  forment-elles  qu'une  même  famille  dont  les 
branches  diverses,  créées  par  les  circonstances  diffé- 
rentes qu'elles  ont  traversées,  peuvent  être  refondues 
en  un  seul  bloc  si  elles  sont  replacées  dans  un  même 
milieu  ?  Ces  divergences  n'enlèvent  rien,  étant  d'or- 
dre purement  scientifique,  à  la  grandeur  de  l'œuvre 
morale  que  ces  congrès  ont  poursuivie,  grandeur 


qu'est-ce  qu'une  race  humaine  ? 


65 


que  dans  une  belle  lettre  d'adhésion,  au  congrès  des 
races,  M.  Léon  Bourgeois  a  éloquemment  mise  en 
lumière.  Cette  œuvre  n'est  rien  moins  que  la  prépa- 
ration d'une  paix  universelle.  Les  Mémoires  sur  le 
contact  des  races,  qu'on  y  a  lus,  sont  des  documents 
de  haute  valeur,  dus  aux  hommes  les  plus  compé- 
tents; celui  où,  avec  son  élévation  habituelle, 
M.  d'Estournelles  de  Constant  a  traité  du  Respect 
que  la  race  blanche  doit  aux  autres  races,  est  un 
morceau  dont  le  titre  est  à  lui  seul  tout  un  noble 
programme.  Seulement  il  faut  bien  reconnaître  que 
l'on  ne  trouve  une  telle  opposition  d'idées  entre  des 
hommes  de  haute  culture  que  lorsqu'ils  s'attaquent 
à  des  questions  qu'ils  veulent  résoudre  en  partant 
d'idées  a  priori  qu'ils  se  sont  faites  avant  une  étude 
réellement  scientifique,  basée  sur  des  observations 
précises,  seules  capables  de  conduire  à  des  solutions 
unanimement  acceptées.  L'avantage  des  congrès  est 
surtout  de  mettre  en  lumière,  par  ces  contradictions 
mêmes,  les  lacunes  profondes  de  la  science. 


La  science  nouvelle  qu'on  appelle  Eugénique,  a 
justement  pour  objet  de  combler  quelques-unes  de 
ces  lacunes,  et  le  problème  qu'elle  se  pose  consiste 
à  rechercher  ce  qu'il  faudrait  faire  pour  amener 
l'organisme  humain  au  plus  haut  degré  de  perfec- 
tion possible.  Ainsi  que  le  professeur  von  Luschan, 
ses  organisateurs  considèrent  comme  une  condition 
indispensable  du  progrès  des  sociétés,  la  sélection 
opérée  par  la  lutte  pour  la  vie,  et,  par  conséquent, 


66  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

l'élimination  aussi  rapide  que  possible  des  éléments 
faibles  qu'elles  peuvent  contenir.  Sparte  y  avait 
déjà  pourvu  en  supprimant,  dès  leur  naissance,  les 
rejetons  malingres  ou  souffreteux.  Le  procédé  était 
radical,  mais  un  peu  trop  sommaire;  la  sélection 
rêvée  doit  se  faire,  si  j'ose  dire,  en  douceur,  et  là 
commencent  les  difficultés.  Pour  qu'elle  aboutisse  à 
un  progrès,  il  faut  que  le  succès  soit  le  prix  de  la 
vertu,  de  l'intelligence,  du  courage,  de  l'endurance 
physique,  de  la  patience,  qualités  particulièrement 
nécessaires  à  une  république,  si  l'on  en  croit  Montes- 
quieu. Ces  qualités  sont  assez  difficiles  à  porter. 
Ceux  à  qui  elles  manquent  sont  naturellement 
incités  à  y  suppléer  par  la  ruse,  l'intrigue,  la  ser- 
vilité ou  la  force  brutale.  C'est  un  premier  péril 
qu'un  gouvernement  pénétré  de  ses  devoirs  suffi- 
rait à  conjurer. 

Il  y  en  a  un  autre,  tout  à  notre  honneur.  La  cha- 
rité et  la  bonté  se  sont  développées  à  un  tel  point 
dans  nos  sociétés  qu'il  s'est  créé  toute  une  littéra- 
ture aussi  lucrative  que  faussement  généreuse  pour 
exploiter  la  sensibilité  des  innombrables  braves 
gens  ;  elle  tresse  des  couronnes  de  martyr  aux  cri- 
minels et  arrive  à  émouvoir  les  pouvoirs  publics  sur 
les  misères  du  bagne  et  des  maisons  centrales.  Les 
résultats  de  la  lutte  pour  la  vie  se  sont  trouvés  par 
cela  même  singulièrement  troublés.  La  sympathie 
s'est  portée  sur  les  déshérités  de  la  nature,  si  bien 
qu'ils  ont  souvent  plus  de  chance  de  durer  et  de 
créer  une  descendance  que  les  plus  favorisés;  après 


qu'est-ce  qu'une  race  humaine  ?  67 

les  grandes  guerres,  ils  survivent  presque  seuls  et 
perpétuent  leurs  tares.  Le  résultat  inévitable,  qui 
n'a  pas  échappé  aux  adversaires  du  militarisme,  est 
une  dégénérescence  de  la  race  qui  non  seulement 
rend  tout  progrès  impossible,  mais  menace  la  civi- 
lisation elle-même.  D'autre  part,  on  n'empêchera 
pas  à  une  mère  de  donner  toutes  ses  préférences  à 
■un  enfant  chétif,  qu'elle  a  sauvé  au  prix  d'un  dé- 
vouement sans  limite.  N'est-ce  pas  lui  qui  a  plus 
particulièrement  besoin  de  ses  soins? 

On  pourrait  remédier  à  cet  état  de  choses  si  on 
connaissait  d'une  façon  précise  les  moyens  de  lutter 
contre  la  débilité,  de  conjurer  par  une  hérédité 
contraire  les  effets  d'une  hérédité  fâcheuse,  de  com- 
biner les  unions  de  manière  à  obtenir  à  chaque 
génération  quelque  progrès  soit  physique,  soit  intel- 
lectuel. L'Humanité  arriverait,  dès  lors,  dans  une 
marche  ascensionnelle  merveilleuse  et  sûre,  à  une 
puissance  dont  il  est  impossible  de  prévoir  le 
terme.  La  diffusion  des  principes  de  cette  hygiène 
de  la  race  arriverait  à  rendre  inutile  la  sélection 
naturelle. 

Ce  sont  les  horticulteurs  qui  auront  eu  l'honneur 
de  se  placer  en  tête  de  cette  œuvre  de  direction  des 
forces  de  la  vie  que  rêvent  aujourd'hui  les  biologis- 
tes et  qui  constitue  la  Génétique.  Ils  sont  arrivés  à 
faire  des  fleurs  à  peu  près  ce  qu'ils  veulent.  La  forme 
et  la  couleur  leur  obéissent  également.  Ils  agran- 
dissent à  leur  gré  les  pétales,  les  replient  en  cuiller 


68  FRANGE    ET   ALLEMAGNE 

ou  en  cornet,  les  étalent,  les  plissent,  les  déchiquet- 
tent, les  multiplient,  les  suppriment,  les  font  passer 
par  toute  la  gamme  des  couleurs,  sèment  sur  eux 
des  taches,  des  vergetures,  des  dessins  auxquels  la 
nature  n'aurait  jamais  songé,  et  ils  réussissent  sou- 
vent à  rendre  ces  variations  héréditaires,  à  les  fixer, 
comme  ils  disent.  Ils  créent,  en  d'autres  termes,  des 
variétés,  des  races,  des  espèces.  M.  Armand  Gau- 
tier a  démontré  que  toutes  ces  modifications  sont 
liées  à  des  changements  très  légers  dans  la  compo- 
sition des  sucs  de  la  plante.  Jusqu'ici  ces  change- 
ments sont  livrés  à  peu  près  au  hasard  ;  on  les 
obtient  en  essayant  des  procédés  de  culture  variés, 
surtout  en  croisant  entre  elles  des  variétés  déjà  exis- 
tantes, mais  sans  qu'il  soit  possible  de  prévoir  quelle 
sera  la  conséquence  précise  de  ces  opérations.  La 
Génétique  essaiera  de  mettre  en  ordre  les  différents 
résultats  obtenus  par  cette  industrie  nouvelle,  de 
déterminer  les  lois  de  toutes  ces  métamorphoses. 

Les  lois  de  la  vie  sont  les  mêmes  pour  les  végé- 
taux, pour  les  animaux  et  pour  l'Homme  ;  elles  opè- 
rent plus  simplement  dans  le  Règne  végétal,  où  il  est 
plus  facile  de  les  saisir.  Tout  se  tient  :  il  n'est  donc 
pas  douteux  que  les  zoologistes  et  les  éleveurs  puis- 
sent tirer  le  plus  grand  profit  des  travaux  des  hor- 
ticulteurs, et  que  les  grands  problèmes  que  posent 
aux  philosophes,  aux  administrateurs  et  aux  hommes 
politiques  eux-mêmes  la  coexistence  des  races  hu- 
maines et  la  détermination  de  leur  avenir  se  trou- 
veront par  cela  même  éclairés. 


qu'est-ce  qu'une  kace  humaine  ?  69 

En  ce  qui  concerne  les  races  humaines,  si  la 
question  de  leur  diversité  a  fourni  le  prétexte  non 
seulement  de  dissertations  sans  fin  où,  comme  on 
vient  de  le  voir,  les  opinions  les  plus  opposées  ont 
pu  être  défendues;  si  on  s'est  appuyé  sur  elle  pour 
fomenter  des  guerres  dont  la  plus  terrible  est  celle 
que  nous  subissons  aujourd'hui,  elle  est  loin,  en 
effet,  de  se  présenter  avec  la  clarté  qu'on  imagine 
souvent.  On  s'aperçoit  bien  vite,  lorsqu'on  veut  en 
faire  une  application  à  l'homme,  que  le  mot  race 
est  un  de  ces  vocables  caméléons  qui  fourmillent 
dans  le  vocabulaire  courant,  dont  le  sens  se  modifie 
suivant  les  besoins,  qui  permettent  de  justifier 
l'emploi  des  mêmes  lignes  de  conduite  dans  les  cir- 
constances les  plus  contradictoires,  et  d'appliquer 
les  mêmes  conclusions  aux  cas  les  plus  différents. 

Lorsqu'il  s'agit  des  animaux  ou  des  plantes,  on 
sait  à  peu  près  en  quoi  consiste  une  race,  parce  qu'on 
en  a  vu  se  former.  Sans  qu'on  en  connaisse  ordinai- 
rement la  raison,  un  caractère  nouveau  apparaît 
brusquement  chez  quelques  individus  d'une  espèce 
donnée,  comme  dans  les  cas  observés  d'abord  par 
le  botaniste  français  Naudin  et  longtemps  après  par 
le  Hollandais  de  Vries,  ou  se  produit  lentement 
sous  l'influence  continue  de  certaines  actions  ;  on 
marie  ensemble  les  individus  qui  détiennent  ce 
caractère  au  plus  haut  degré  ;  un  certain  nombre 
de  leurs  descendants  présentent  le  caractère  que  l'on 
veut  conserver;  on  les  unit  ensemble,  et,  au  bout 
d'un  certain  nombre  de  générations,  ce  caractère  finit 


70  FRANCE    ET   ALLEMAGNE 

par  se  retrouver  sur  tous  les  membres  d'une  même 
lignée.  On  dit  alors  que  la  race  est  fixée.  Mais,  dans 
ces  conditions  idéales,  il  est  déjà  très  difficile  de  la 
maintenir  constante  ;  le  caractère  cherché  s'atténue, 
s'exagère,  se  transforme  chez  certains  individus.  Un 
croisement  intempestif  suffit  pour  créer  une  lignée 
nouvelle,  impure,  oscillante.  Est-il  possible  de 
compter  dans  l'espèce  humaine  sur  de  pareils  procé- 
dés pour  constituer  et  conserver  une  race  ?  Evidem- 
ment non.  Mais  il  y  a  dans  les  deux  Règnes  des 
races  naturelles^  qui  se  sont  produites  autrement 
que  les  races  artificielles  créées  par  les  horticul- 
teurs et  les  éleveurs,  comme  nous  venons  de  le  dire. 
Tous  les  représentants  d'une  espèce  dans  une  même 
région  présentent  souvent  des  caractères  communs 
qui  les  distinguent  dans  leur  espèce  et  permettent  de 
reconnaître  leur  origine.  Les  pêcheurs  savent  distin- 
guer les  harengs  de  la  mer  du  Nord  de  ceux  des 
côtes  d'Angleterre.  Les  animaux,  les  plantes  des 
pays  froids,  des  montagnes  et  des  côtes  maritimes 
acquièrent  des  caractères  spéciaux,  se  ressemblent 
entre  eux  et  diffèrent  de  la  même  façon  des  indivi- 
dus vivant  en  d'autres  lieux.  On  a  vu,  dans  certains 
cas,  apparaître  les  caractères  qui  les  distinguent.  M.  le 
professeur  Trouessart  a  signalé  que  les  pinsons  de 
notre  pays,  lorsqu'ils  se  fixent  dans  les  Canaries,  les 
Açores  et  les  îles  voisines,  au  lieu  d'accomplir  leur 
migration  annuelle,  finissent  par  se  teinter  de  bleu. 
Les  conditions  d'existence  :  la  température  moyenne, 
l'intensité  de  la  lumière,  le  degré  d'humidité  du  cli- 


qu'est-ce  qu'une  RACE  HUMAINE  ?  71 

mat,  sa  plus  ou  moins  grande  douceur,  la  nature  de 
l'alimentation,  la  composition  du  sol,  l'importance 
de  ses  reliefs  retentissant  sur  les  modes  de  locomo- 
tion, la  plus  ou  moins  grande  sécurité  déterminant 
une  plus  ou  moins  grande  variété  de  mouvements 
impriment  aux  animaux  qui  vivent  dans  les  mêmes 
lieux  un  air  de  famille  dont  il  est  souvent  facile  de 
préciser  les  traits  ;  ils  distinguent  ce  qu'on  appelle  les 
races  géographiques. 

L'espèce  humaine  n'échappe  pas  à  cette  loi  ;  il  y  a 
parmi  les  hommes  des  races  géographiques  bien 
nettes,  quoiqu'il  soit  difficile  de  dire  dans  certains 
cas  si  l'apparition  de  leurs  traits  spéciaux  a  précédé 
ou  suivi  leur  localisation.  Ainsi  la  race  noire  est,  à 
l'heure  actuelle,  presque  exclusivement  africaine;  la 
race  jaune,  des  régions  tempérées  ou  froides  de 
l'Asie  et  des  régions  arctiques  ;  la  race  blanche 
est  indienne,  européenne  et  méditerranéenne.  Cette 
distribution  géographique  ne  paraît  pas  avoir  été 
exclusivement  l'effet  du  climat,  puisqu'il  y  avait 
aux  époques  reculées  de  l'âge  de  pierre  une  race 
négroïde  dans  le  sud  de  la  France  future,  et  même, 
dans  la  région  du  Bordelais,  une  autre  race  rappe- 
lant par  certains  traits  les  Hottentots.  On  a  été 
ainsi  conduit  à  penser  qu'il  y  a  eu,  dès  le  début, 
plusieurs  espèces  d'hommes  ayant  une  origine  diffé- 
rente. Mais  dans  la  crise  que  nous  traversons,  l'inté- 
rêt n'est  pas  dans  le  problème  de  l'origine  des 
nègres,  des  jaunes  et  des  peaux-rouges;  il  réside 
dans  la  nature  et  la  profondeur  des  subdivisions  qui 


72  FRANCK    ET    ALLEMAGNE 

se  sont  établies  entre  les  blancs  d'Europe.  Ces  sub- 
divisions correspondent-elles  à  des  dilférences  phy- 
siques et  intellectuelles,  dressant  entre  eux  des  bar- 
rières infranchissables  qui  les  partagent  en  sociétés 
rivales,  destinées  à  demeurer  hostiles  quoi  qu'on 
fasse?  Autrement  dit,  est-il  permis  de  répartir  les 
Européens  en  groupes  nettement  tranchés,  ayant  des 
caractères  extérieurs  spéciaux  et  une  mentalité  par- 
ticulière, constituant  autant  de  races  irréductibles  ? 
Certes,  entre  les  Grecs,  les  Turcs,  les  Slaves,  les 
Germains,  les  Celtes,  les  Ibères,  les  Sémites  il  y  a 
des  traits  différentiels  qui  permettent  de  les  recon- 
naître sinon  au  premier  coup  d'œil,  du  moins  après 
un  examen  attentif  ou  même  des  mensurations 
appropriées.  L'influence  des  conditions  du  milieu 
dans  lequel  ils  vivent  est  bien  pour  quelque  chose 
dans  la  production  de  ces  traits  distinctifs.  La 
lumière  vive  du  soleil  hâle  la  peau  ;  on  lui  doit 
vraisemblablement  la  fréquence  des  bruns  dans  le 
midi,  celle  des  blonds  dans  le  nord  ;  on  peut  penser 
que  les  efforts  faits  pour  gravir  les  pentes  en  soule- 
vant le  poids  du  corps,  en  écrasant  pour  ainsi  dire, 
à  chaque  pas,  ses  parties  basses  contre  les  parties 
hautes,  ont  rapetissé  la  taille  dans  les  pays  de  mon- 
tagne et  créé  une  race  d'hommes  trapus,  contrastant 
avec  les  hommes  de  taille  plus  élevée  et  de  forme 
plus  sveltedes  plaines.  L'exercice  de  certains  métiers 
imprime  au  corps  des  traits  caractéristiques  qui  ne 
sont  que  personnels  ;  ceux  qui  résultent  d'actions 
constantes  comme  celle  du  soleil  ou  de  la  configura- 


qu'est-ce  qu'une  race  humaine  ?  73 

tion  du  sol,  se  généralisent,  au  contraire,  et  quand 
la  durée  de  ces  actions  a  été  suffisamment  longue, 
ils  deviennent  héréditaires.  Dès  lors  ils  se  produi- 
sent même  quand  ces  actions  ont  depuis  longtemps 
cessé;  c'est  ainsi  que  les  nègres  d'Amérique  vivant 
depuis  de  nombreuses  générations  sous  un  climat 
tempéré,  ne  blanchissent  pas  et  ne  blanchiraient  pas 
sous  les  pôles  ;  que  les  blonds  et  les  bruns  se  perpé- 
tuent avec  leur  nuance  de  cheveux  quand  ils  ne  se 
croisent  pas  entre  eux.  Il  est  probable  que  les  traits 
distinctifs  tirés  par  les  anthropologistes  de  la  forme 
du  crâne  et  de  la  face,  des  dimensions  relatives  du 
nez,  de  la  forme  des  yeux,  etc.,  ne  paraissent  innés 
et  par  conséquent  particulièrement  importants  que 
parce  que  l'hérédité  les  fait  apparaître  indépendam- 
ment des  causes  qui  les  ont  produits,  et  que  nous 
sommes  impuissants  à  remonter  jusqu'à  elles. 

Mais  il  nous  importe  peu  qu'un  homme  soit  fait 
de  ou  telle  façon  :  ce  qui  importe,  ce  sont  les  actes 
dont  il  est  capable  :  c'est  la  mentalité  qui  le  dirige. 
Doit  on  appliquer  à  cette  mentalité  ce  que  nous 
venons  de  dire  des  caractères  physiques  ?  Est-elle 
aussi  créée  par  les  circonstances  et  peut-elle  devenir 
héréditaire  lorsque  ces  circonstances  sont  demeu- 
rées assez  longtemps  permanentes?  Existe-t-il  des 
races  foncièrement  mauvaises,  d'autres  foncièrement 
généreuses?  Toute  l'histoire  des  habitudes  et  des 
instincts  répond  affirmativement.  Elle  nous  apprend 
que  lorsque  les  mêmes  éléments  du  cerveau  sont 


yl  FRANCE    ET    ALLEMAGNE 

fréquemment  appelés  à  concourir  aux  mêmes  actes, 
il  s'établit  entre  eux  des  relations  permanentes  de 
collaboration,  grâce  auxquelles  ces  actes  finissent 
par  être  automatiquement  accomplis  :  ils  deviennent 
alors  des  habitudes.  Ces  relations  peuvent  devenir 
héréditaires  ;  elles  président  alors  aux  instincts. 
Sur  l'homme  actuel  pèse  la  lourde  hérédité  formée 
par  d'innombrables  siècles  de  cruauté,  d'astuce,  de 
combativité  chez  ses  ancêtres  quaternaires,  chas- 
seurs de  rennes,  de  bisons  et  de  mammouths.  Elle 
est  plus  ou  moins  contenue  chez  les  peuples  civi- 
lisés par  des  hérédités  moins  puissantes,  créées  par 
les  habitudes  relativement  récentes  de  respect  des 
personnes  et  de  leurs  biens  qui  ont  rendu  la  vie 
sociale  possible,  et  qui  constituent  la  civilisation. 
Mais  dès  que,  pour  une  raison  quelconque,  le  lien 
social  s'affaiblit  ;  dès  qu'un  certain  nombre  d'hom- 
mes réunis  dans  un  but  égoïste  croient  pouvoir  impo- 
ser simultanément  leur  volonté,  le  chasseur  sauvage 
et  féroce  de  l'âge  de  pierre  reparait.  Gela  est  arrivé 
chez  nous-mêmes,  en  1798,  durant  la  Terreur,  en 
1871  lors  de  l'insurrection  communale,  et  cela  arrive 
parfois  dans  nos  Parlements  sous  la  forme  moins 
rude  des  lois  d'exception.  Mais  de  tels  réveils  de  la 
vie  sauvage  deviennent  de  plus  en  plus  rares  dans 
les  vastes  associations  d'hommes  depuis  longtemps 
rompus  aux  mêmes  habitudes,  animés  des  mêmes 
sentiments,  si  diverses  que  soient  leurs  origines, 
associations  qui  constituent  une  nation.  Il  se  crée 
parmi  ces  hommes  un  sentiment  public,  dans  une 


qu'est-ce  qu'une  race  humaine?  75 

certaine  mesure  héréditaire,  devant  lequel  chacun 
incline  une  part  de  sa  personnalité,  et  lorsque  ce 
sentiment  public  est  fait  de  générosité,  de  charité 
et  de  bonté,  ou  si  vous  aimez  mieux  de  ces  idées 
qu'expriment,  dans  leur  sens  primitif,  les  mots  de 
liberté,  d'égalité  et  de  fraternité,  dont  on  a  si 
étrangement  abusé  parfois,  la  nation  assez  heureuse 
pour  en  être  animée  est  vraiment  civilisée.  Ce  sont 
les  nécessités  résultant  d'un  contact  incessant  qui 
créent  ce  sentiment  public,  parce  que  l'estime  va 
aux  plus  généreux  ;  il  atteint  à  son  apogée  dans  les 
nations  dont  l'unification  est  ancienne,  dont  les  ins- 
titutions sont  libérales,  mais  stables,  et  dont  la  popu- 
lation est  nombreuse. 

Tel  n'est  pas  le  cas  de  la  nation  toute  récente  qui 
porte  aujourd'hui  le  nom  d'Allemagne  et  qui  n'a 
aucun  droit,  par  conséquent,  étant  loin  d'ailleurs 
d'être  homogène  comme  une  race,  à  se  considérer 
comme  supérieure.  Goethe  ne  s'y  était  pas  trompé. 
Après  s'être  félicité  de  cette  affirmation,  assez 
étrange  de  Guizot,  que  nous  devons  aux  Germains 
l'idée  de  la  liberté  individuelle,  il  s'écrie  :  «  N'est-ce 
pas  complètement  exact?  La  réformation  n'en 
dérive-t-ellepas?...  Et  ce  salmigondis  de  notre  litté- 
rature ;  cette  manie  d'originalité  chez  nos  poètes 
dont  chacun  s'imagine  frayer  de  nouvelles  routes, 
ce  besoin  qu'éprouvent  nos  savants  de  vivre  à  part 
et  dans  l'isolement;  ces  individualités  qui  ne  relè- 
vent que  d'elles-mêmes,  qui  n'agissent  qu'à  ce 
point  de  vue,  tout  remonte  à  ce  principe.   Les  Fran- 


76  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

-çaiset  les  Anglais  ont  plus  de  cohésion...  Quant  aux 
Allemands,  chacun  procède  à  sa  guise:  chacun 
recherche  sa  propre  satisfaction  :  on  ne  s'inquiète 
pas  d'autrui,  car  l'individu  porte  en  soi  l'idée  de 
la  liberté  personnelle  et  celle-ci,  en  effet,  inspire 
d'excellentes  choses,  mais  aussi  bon  nombre 
d'absurdités.  »  (*) 

On  ne  saurait  mieux  peindre  les  traditions  de  bru- 
tal égoïsme  d'un  peuple  tout  entier.  La  science  ne 
guérit  pas  d'une  pareille  disposition  d'esprit  ;  elle 
l'exagère,  au  contraire,  au  dire  de  Gœthe  lui-même,(2) 
au  point  «  que  toutes  les  faiblesses  du  caractère  se 
montrent  bientôt.  » 

Autant  affirmer  que  la  science  ne  guérit  pas  d'être 
barbare.  La  critique  historique  terre  à  terre,  la  phi- 
losophie nébuleuse  si  fort  en  honneur  naguère 
encore  dans  les  pays  d'outre-Rhin  et  à  laquelle, 
par  un  singulier  snobisme,  nous  avons  nous-mêmes 
sacrifié,  ne  pouvaient  avoir,  suivant  le  poète  de 
Faust,  une  meilleure  influence. 

Quelle  différence  entre  cet  égoïste  et  réfrigérant 
travail  de  l'Allemagne  scientifique  et  le  splendide 
épanouissement  d'union  nationale,  de  solidarité  uni- 
verselle s'élevant  jusqu'aux  plus  hauts  sommets  de 
la  plus  généreuse  morale  qui  s'est  poursuivi  en 
France,  en  se  transformant  sans  cesse,  mais  en  s'éle- 
vant toujours  —  trop  haut  peut-être  quelquefois,  — 
depuis  Jeanne  d'Arc  jusqu'à  nos  jours,  en  passant 

(1)  Entretiens  de  Gœthe  et  d'Eckermann  ;  traduction  J.-N. 
Charles,  p.  228. 

(2)  Ibid.,  page  21. 


qu'est-ce  qu'une  race  humaine?  77 

par  Richelieu  qui  a  unifié  la  France,  les  écrivains 
du  grand  siècle  qui  ont  ennobli  son  âme,  et  les  phi- 
losophes précurseurs  de  la  Révolution  française  qui 
lui  ont  apporté  la  notion  la  plus  haute  et  la  plus  fière 
de  la  dignité  humaine  ! 

L'émiettement  de  la  pensée  allemande,  son  éva- 
nouissement dans  la  confusion  dès  qu'elle  tentait  de 
prendre  essor,  faisaient  des  Germains  une  proie  pré- 
destinée pour  quiconque  lui  donnerait  une  orienta- 
tion. Il  s'est  trouvé  que  l'homme  qui  a  mis  la  main 
sur  elle  était  le  moins  scrupuleux,  le  moins  soucieux 
du  droit,  le  moins  épris  de  justice  qui  se  puisse  ren- 
contrer :  Bismarck.  On  connaît  son  mot  sur  Napo- 
léon III,  vaincu  :  «  Figurez-vous  qu'il  croyait  à  notre 
générosité  !  »  Un  tel  maître  n'était  pas  fait  pour  éle- 
ver les  caractères  ;  les  discours  mystiques  et  chargés 
de  poudre  de  Guillaume  II  n'étaient  pas  davantage 
de  nature  à  rendre  plus  sociables  ses  nouveaux 
sujets.  La  joie  de  faire  partie  d'une  nation  qui  se- 
disait  toute-puissante  les  a  gonflés  d'un  orgueil 
insensé  et  a  fait  se  dresser  en  eux  l'ancêtre  encore 
mal  endormi  de  l'âge  de  pierre.  C'est  pourquoi  — 
une  fois  l'impérialisme  vaincu  —  nous  ne  pourrons 
encore  vibrer  à  l'unisson  des  Allemands  rendus  à 
eux-mêmes.  Ils  sont  demeurés,  en  kolossal,  les 
citoyens  vaniteux,  envieux  et  féroces  de  la  Petite 
ville  allemande  de  leur  compatriote  Kotzebue  qu'ils 
assassinèrent  pour  les  avoir  trop  bien  dépeints. 
Aucun  peuple  en  Europe  ne  saurait  envier  la  joie  de 
vivre  sous  leur  tutelle;  c'est  pourtant  le  bonheur 
qu'ils  avaient  rêvé  pour  nous.  Braves  gens  î 


78  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

CHAPITRE  VI 
L'organisation  allemande. 

L'infiltration  allemande  et  l'espionnage  doré.  —  Les  hôtes 
félons.  —  La  protestation  universelle  contre  la  barbarie  sa- 
vante. —  Lettres  de  savants  étrangers.  —  La  science  pra- 
tique. —  Inventions  françaises  enrichissant  l'Allemagne  et 
appauvrissant  la  France.  —  Initiative  et  collaboration  à 
créer. 

Du  jour  où  ils  se  sont  sentis  abrités  par  une  puis- 
sance militaire  qu'ils  ont  cru  capable  de  vaincre  le 
monde,  défendus  par  des  traités  de  commerce 
imposés  en  1871  à  la  France  pantelante  et  vaincue, 
l'égoïsme  qu'ils  pratiquaient  entre  eux,  les  Alle- 
mands unifiés  l'ont  transporté  dans  le  domaine  des 
nations.  Travailleurs  comme  ils  le  sont,  âpres  au 
gain,  souples  autant  qu'il  faut  pour  donner  confiance 
autour  d'eux,  dénués  de  tout  scrupule  gênant,  sa- 
chant par  suite  admirablement  masquer  leur  jeu, 
ils  ont  entrepris  la  conquête  commerciale  et  indus- 
trielle du  monde.  Prolifiques  parce  qu'ils  sont  parti- 
culièrement aptes  au  parasitisme,  et  assurés  de 
trouver  à  vivre  n'importe  où,  en  raison  de  la  facilité 
avec  laquelle  ils  s'accommodent  de  tout,  ils  ont  peu 
à  peu  envahi  le  monde,  sans  cesser  —  la  loi  Delbrùck 
en  fait  foi  —  de  conserver  leur  nationalité,  et  se 
sont  graduellement  infiltrés  partout.  Voyageant  pour 
acheter  ou  pour  vendre,  pénétrant  dans  l'intimité 


l'organisation  allemande  79 

des  maisons  de  commerce  ou  des  usines,  s'y  fau- 
filant à  demeure  et  appelant  ensuite  autour  d'eux 
•des  compatriotes  à  salaires  réduits,  se  rendant 
maîtres  sournoisement  de  toutes  les  entreprises  où 
ils  avaient  pris  pied  ou  leur  créant  des  rivales,  ils 
pouvaient  facilement  imbiber  les  nations  voisines 
comme  l'eau  imbibe  une  éponge,  et  se  rendre  maî- 
tres de  tous  leurs  secrets.  Le  gouvernement  émi- 
nemment centralisé  du  Kaiser  avait  dès  lors  à  sa 
disposition  une  armée  d'espions  conscients  ou  in- 
conscients dont  il  pouvait  à  son  gré  disposer,  et  tenir 
ainsi  sous  son  doigt,  pour  ainsi  dire,  le  pouls  de 
tous  les  pays  vers  lesquels  se  tournaient  ses  convoi- 
tises. Il  ne  manquait  pas  d'ailleurs  de  solliciter  les 
confidences;  les  commerçants  allemands  touchaient 
des  primes  d'exportation  en  échange  des  rapports 
qu'ils  adressaient  à  leur  gouvernement  qui,  l'œil  au 
guet,  trouvait  toujours  quelque  chose  de  bon  à 
recueillir,  même  dans  les  plus  anodins  en  apparence. 
Les  négociants  et  les  industriels  sont  naturellement 
■en  rapports  étroits  avec  les  financiers,  et  Dieu  sait 
si  le  cosmopolitisme  fleurit  parmi  ces  derniers.  Les 
financiers  et  certains  hommes  politiques  voisinent 
volontiers.  La  grande  vie  à  laquelle  l'argent  sollicite 
mêle  tous  les  mondes  où  se  traitent  les  affaires  com- 
merciales, financières  et  politiques.  Chacun  y  trouve 
son  profit;  la  fortune  sourit  aux  uns,  les  honneurs 
aux  autres  ;  les  couturiers,  les  couturières  elles- 
mêmes  sont,  grâce  aux  expositions,  décorés  comme 
artistes  ou  philantropes,  d'autant  plus   facilement 


80  FRANCE    ET    ALLEMAGNE 

qu'ils  sont  étrangers;  la  confiance  universelle  va  à 
ces  boutonnières  fleuries  ;  quel  milieu  pour  favoriser 
les  bavardages  dangereux  dont  les  espions  interna- 
tionaux peuvent  faire  leur  profit  ! 

Bientôt  on  s'enhardit;  pourquoi  ne  pas  s'emparer 
tout  à  fait  des  pays  hospitaliers  où  l'on  n'était  encore- 
que  l'hôte  choyé?  Ne  se  doit-on  pas  tout  entier  à  la 
patrie  allemande  ?  Cette  écume  qui  fermente  tumul- 
tueusement, toute  soufflée  de  gaz  délétères  à  la  sur- 
face de  la  nation  française,  n'en  indique-t-elle  pas- 
la  corruption  profonde  ?  N'est-ce  pas  une  proie  qui 
s'évanouira  comme  la  mousse  du  savon  dès  qu'on 
portera  sur  elle  la  main  ?  Alors,  puisqu'on  est  fort 
et  qu'on  ne  court  aucun  danger,  pourquoi  se  gêner? 
Bientôt,  on  espionne  ouvertement;  on  achète  des 
carrières  pour  y  loger  des  magasins  de  munitions 
pour  la  guerre  prochaine  ;  on  installe  des  plate- 
formes bétonnées  dans  les  usines  et  jusque  sous  les 
terrasses  ou  les  parterres  de  fleurs  ;  on  transporte 
comme  ferraille  le  matériel  de  guerre  ;  on  installe 
chez  les  fonctionnaires  eux-mêmes  des  téléphones 
secrets  ou  des  postes  de  télégraphie  sans  fil,  de 
telle  sorte  qu'au  premier  signal  l'ennemi  puisse 
surgir  simultanément  partout,  comme  les  bulles  pu- 
trides chez  un  blessé  atteint  de  gangrène  gazeuse. 

La  guerre  éclate  ;  aussi  longtemps  qu'on  se  croit 
victorieux,  on  ne  s'excuse  pas  de  toute  cette  félonie 
de  laquelle  on  s'est  fait  une  nouvelle  morale;  la 
force  peut  tout  se  permettre,  même  ce  qui  est  son* 


l'organisation  allemande  81 

contraire,  la  trahison.  On  le  proclame  à  la  face  de 
toutes  les  nations;  plus  rien  ne  retient  la  sauvage 
hérédité  de  l'âge  de  pierre  ;  on  se  rue  à  la  guerre 
dans  un  déchaînement  sadique  de  tous  les  mauvais 
instincts;  mais  alors  un  phénomène  inattendu,  un 
sentiment  d'horreur  et  de  dégoût  surgit  dans  le 
monde  entier,  et  j'en  ai  les  preuves  entre  les  mains. 

De  tous  côtés  s'affirme  la  solidarité  qui  unit  les 
nations  civilisées  contre  la  barbarie  tudesque.  A 
côté  des  protestations  élevées  par  les  corps  savants 
contre  les  ruines  sauvagement  et  inutilement  accu- 
mulées par  les  soldats  allemands,  les  hommes  de 
science  de  tous  les  pays  s'empressent  d'adresser 
l'expression  de  leurs  sympathies  à  ceux  de  leurs 
collègues  français  avec  qui  ils  sont  en  relations. 

Un  illustre  médecin  du  Pérou  m'écrit  :  «  Veuillez 
accepter  les  vœux  les  plus  sincères  que  je  fais  pour 
que  la  France,  cette  France  chérie  de  tous  ceux  qui 
aiment  le  progrès  humain,  remporte  la  victoire  pour 
la  cause  de  l'humanité  !  » 

A  Buenos-Aires,  un  Bulletin  quotidien  de  la 
Triple-Entente  est  publié  sous  le  titre  Ultimatum,, 
et  ne  laisse  passer  sans  la  réfuter  aucune  dépêche 
de  l'agence  Wolff. 

D'une  lettre  de  l'un  des  professeurs  qui  honorent 
une  Université  suisse,  je  détache  le  passage  sui- 
vant :  «  Je  tiens  à  ce  que  vous  soyez  certain  que  nous 
restons  inébranlablement  attachés  à  la  grande  cause 
que  défendent  avec  tant  de  vaillance  vos  admirables 


82  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

armées.  Nous  avons  beau  être  des  neutres,  cela  ne 
nous  empêche  pas  de  penser  et  d'aimer,  de  discerner 
où  est  la  justice  et  où  est  le  crime,  et  de  proclamer 
nos  sympathies  profondes  pour  la  noble  nation  qui 
tient  en  ce  moment  l'épée  pour  défendre  tout  ce  pour 
quoi  seulement  il  vaut  la  peine  de  vivre.  »  Plus  tard, 
le  même  correspondant  me  dit  :  «  Non  seulement 
les  universitaires,  mais  la  population  tout  entière  de 
notre  ville  fraternisent  entièrement  d'idées  avec 
vous  ;  vos  vœux  sont  les  nôtres,  et  votre  admiration 
pour  vos  armées  n'est  vraiment  pas  plus  grande  que 
celle  que  nous  éprouvons  pour  elles.  Nous  cherchons 
d'ailleurs  à  rendre  témoignage  de  ce  sentiment  dans 
la  plus  grande  mesure  possible.  Dans  l'état  actuel 
des  choses,  il  n'y  a  qu'un  moyen  de  persuader  les 
Allemands  qu'ils  ne  sont  pas  les  missionnaires  de  la 
Providence  et  les  élus  du  Dieu  vengeur,  c'est  de 
leur  flanquer  une  bonne  raclée.  Vos  braves  soldats 
s'y  emploient  avec  habileté  et  vaillance.  Ils  nous 
préparent  la  réalisation  de  notre  plus  chère  espé- 
rance. Aussi  sommes-nous  ardemment  avec  vous.  » 
Quelques-uns  s'étonnent  et  cherchent  à  expliquer 
comment  des  hommes  éminents,  connus  autrefois 
comme  pacifistes  et  antimilitaristes  à  outrance,  sont 
devenus  subitement  ardents  admirateurs  des  plus 
sauvages  exploits  guerriers.  M.  Ed.  Glaparède  m'en- 
voie un  article  qu'il  a  publié  dans  le  Journal  de 
Genève,  où  il  cherche  à  expliquer,  non  sans  quelque 
stupéfaction,  ce  singulier  phénomène.  «  Les  efforts 
que  fait  l'Allemagne  intellectuelle  pour  conquérir 


l'organisation  allemande  83 

les  sympathies  des  pays  neutres,  et  en  même  temps 
l'étrangeté  des  méthodes,  la  faiblesse  des  argu- 
ments, en  un  mot  la  maladresse  des  moyens  qu'elle 
emploie  pour  atteindre  ce  but,  ne  laissent  pas  de 
surprendre  ceux  qui  avaient  l'habitude  d'admirer  la 
logique,  la  Grùndlichheit  (solidité,  profondeur)  et 
les  multiples  qualités  d'esprit  de  nos  bons  voisins 
du  Nord.  »  Un  tel  étonnement  équivaut  à  une  dés- 
approbation que  ne  diminue  guère  l'explication  de 
cette  attitude  à  laquelle  s'arrête  M.  Glaparède  et  qui 
se  résume  pour  lui  dans  un  impérieux  besoin  de  se 
justifier  d'une  criminelle  entorse  donnée  au  droit 
des  gens,  dans  l'intérêt  d'une  communauté  qui  se 
sent  aujourd'hui  menacée  dans  sa  puissance  et  dans 
son  honneur,  alors  qu'elle  caressait  naguère  et  pré- 
parait en  tapinois  la  réalisation  des  formidables 
projets  de  domination  avoués  depuis,  même  en  ce 
qui  concerne  la  Suisse. 

Ce  désappointement  apparaît  encore  dans  ce  fait 
que  me  raconte  un  de  mes  savants  collègues  d'une 
autre  Université  helvétique  :  «  Dans  sa  sénilité  hai- 
neuse, Hœckel  réclame  qu'on  enlève  de  l'Univer- 
sité d'Iéna  le  tableau  qu'elle  avait  commandé  au 
distingué  peintre  suisse  Hodler  pour  glorifier  la  jeu- 
nesse universitaire  allemande,  et  cela  parce  que 
notre  compatriote  a  eu  le  courage  de  protester  avec 
un  grand  nombre  de  nos  artistes  contre  le  bombar- 
dement de  la  cathédrale  de  Reims.  Il  faut  croire  que 
depuis  le  1er  août  tout  ce  qui  pense  et  écrit,  en  Alle- 
magne, a  été  immédiatement  mis  «sous  cloche». 


84  fra.no:  et  Allemagne 

Quelle  déception  morale  quand  la  cloche  sera  sou- 
levée par  les  alliés  qui  seuls  leur  rendront  la  liberté 
de  la  pensée,  conforme  à  la  vérité  et  à  la  justice. 
Espérons  que  cela  ne  traînera  pas.  Nous  travaillons 
en  ce  moment  pour  les  pauvres  Belges.  Nous  allons 
recevoir  un  premier  convoi  de  trois  cents  réfugiés; 
quatorze  cents  personnes  se  sont  inscrites,  dési- 
reuses de  les  héberger.  »  Et  mon  éminent  collègue 
suisse  ajoute  en  post-scriptum  :  «  Gela  vous  intéres- 
sera peut-être  d'apprendre  que  nos  vignerons  ont 
appelé  cette  année  Joffre  le  bon  vin  qu'ils  ont  fait.  » 

Du  Musée  britannique  d'histoire  naturelle,  je 
reçois  la  lettre  de  bonne  année  suivante  que  je  tra- 
duis: 

«  Mon  cher  professeur  Perrier, 

«  Je  suis  heureux  de  voir  que  votre  Parlement  se 
réunit  de  nouveau  à  Paris  et  j'espère  que  cela  signi- 
fie qu'il  n'y  a  plus  maintenant  aucun  danger  que 
votre  belle  et  bien-aimée  capitale  soit  envahie  par 
les  barbares.  Vous  devez  certainement  être  fiers  de 
votre  admirable  Joffre  et  je  suis  heureux  de  penser 
que  nos  soldats  aient  été  en  mesure  de  lui  être  de 
quelque  utilité.  J'espère  que  la  prochaine  année  va 
apporter  à  nos  deux  nations  de  bonnes  nouvelles.  » 

Un  Russe,  avec  qui  je  n'étais  pas  encore  en  rela- 
tions, m'envoie  un  mémoire  d'histoire  naturelle 
avec  cette  simple  mention  qui  en  dit  long  dans  sa 
brièveté  :  «  Hommage  d'un  allié.  » 

Un  membre  de  l'Académie  royale  des  sciences  de 
Belgique,  professeur  à  l'Université  de  Gand,  s'ex- 


l'organisation  allemande  85 

prime  ainsi  :  «  C'est  un  grand  réconfort  pour  nous 
dans  nos  malheurs  et  en  présence  de  l'invasion,  de 
sentir  avec  nous  le  cœur  et  le  bras  de  la  France. 
Toute  la  Belgique  est  fière  d'être  l'alliée  de  la  France 
dans  cette  «  guerre  sacrée  »  contre  les  barbares.  Si 
l'un  de  vos  fils  est  chez  nous,  il  verra  comme  on 
aime  ici  la  France  et  son  armée.  La  bonne  cause  ne 
peut  être  vaincue.  Et  après  la  victoire  finale  que 
iious  escomptons,  nous  qui  souffrons  des  mêmes 
maux  que  chez  vous,  nous  tâcherons  de  nous  en 
guérir  et,  épurés  par  l'épreuve,  nous  nous  efforce- 
rons de  grandir  matériellement  et  moralement  pour 
tenir  à  jamais  en  échec  la  barbarie  germanique.  » 

Ce  sont  les  sentiments  mêmes  que  l'on  éprouve 
en  France  et  qu'il  faudra  entretenir  après  la  guerre, 
c'est-à-dire  après  la  victoire,  qui  ne  saurait  être 
mise  en  doute.  Ce  qui  fait  pour  les  étrangers  le 
•charme  de  notre  pays,  c'est  avant  tout  notre  probité, 
notre  générosité  natives  qui  nous  emportent  malgré 
nous  vers  un  idéal  de  bonté,  de  charité,  d'égalité 
universelles  que  nous  défendons  instinctivement, 
même  au  détriment  de  nos  intérêts  matériels,  et  qui 
a  pénétré  jusque  dans  nos  institutions  politiques 
d'une  façon  parfois  assez  naïve.  Nous  ne  concevons 
pas  qu'on  ne  partage  pas  le  désintéressement  dont 
la  pratique  serait  la  sauvegarde  la  plus  sûre  de  la 
paix,  et  c'est  pourquoi  nos  socialistes  ont  nourri 
tant  d'illusions  sur  leurs  camarades  d'outre-Rhin. 
Malheureusement,  cet  idéal  même  ne  peut  être  dé- 
fendu que  par  la  force  contre  les  égoïsmes  exotiques, 


86  FRANCK    ET   ALLEMAGNE 

et  la  force  ne  s'obtient  que  par  la  richesse.  L'art 
d'acquérir  celle-ci  est  ce  que  les  Allemands  appellent 
le  principe  d'organisation,  organisation  qui  consiste 
à  coordonner  le  travail  de  tous  de  manière  à  en 
obtenir,  au  profit  de  l'Etat,  un  rendement  maximum. 
Afin  de  réaliser  de  la  façon  la  plus  parfaite  cette 
organisation,  la  préoccupation  principale  des  Alle- 
mands a  été  de  réaliser  une  pénétration  réciproque, 
beaucoup  plus  grande  qu'en  France,  de  la  science 
pratique  qui  se  confond  avec  leur  Kultur  d'une 
part,  de  l'administration,  de  l'industrie  et  du  com- 
merce d'autre  part.  Il  est  rare  que  nos  hommes  de 
science  consentent  à  tirer  un  profit  quelconque  de 
leurs  découvertes.  Ils  sont  payés,  pensent-ils,  par 
l'Etat  pour  faire  progresser  la  science;  ils  se  consi- 
dèrent comme  devant  à  l'Etat,  c'est-à-dire  à  tous, 
quand  ils  y  ont  réussi,  le  résultat  de  leur  travail  — 
on  a  vu  l'exemple  de  Pasteur,  —  et  les  industriels 
qui  les  ignorent  marquent  le  pas  à  côté  de  richesses 
sur  lesquelles  ils  n'auraient  qu'à  étendre  la  main 
pour  les  saisir.  Il  n'en  est  pas  de  même  en  Alle- 
magne et  je  n'en  veux  pour  exemple  que  l'histoire 
très  instructive,  à  ce  point  de  vue,  du  développe- 
ment de  l'industrie  si  importante  aujourd'hui  des 
matières  colorantes,  racontée  par  M.  E.  Nœlting 
dans  les  Archives  des  sciences  physiques  et  natu- 
relles, de  Genève.  (1) 


(')  Voir  les  numéros  de  ce  recueil  du  15  octobre  et  du  15  no- 
vembre 1914. 


l'organisation  allemande  87 

Jusqu'en  1849,  lesdiverses  teintures  pour  étoffes 
étaient  empruntées  au  monde  vivant.  La  plus  an- 
cienne de  toutes  parait  avoir  été  la  pourpre,  qui  est 
produite  par  une  glande  spéciale  de  certains  mollus- 
ques marins  assez  communs  dans  la  Méditerranée, 
les  Murex  ou  Rochers,  dont  la  coquille,  présentant 
d'élégantes  rangées  d'épines,  se  prolonge  en  avant 
en  une  sorte  de  long  bec  creux.  Lorsqu'elle  sort  de 
la  glande  qui  la  produit,  la  pourpre  est  jaune  et  so- 
luble  dans  l'eau  ;  quand  elle  a  été  soumise  aux 
rayons  du  soleil,  elle  devient  violette.  Si  on  l'étend 
sur  une  étoffe  de  soie  et  qu'on  place  ensuite  sur  elle 
un  négatif  photographique,  après  une  exposition  au 
soleil  d'un  certain  temps,  suivie  d'un  lavage,  on 
obtient  un  positif  d'un  splendide  violet,  la  pourpre 
antique,  qui  n'était  pas  rouge,  comme  celle  des  car- 
dinaux. On  peut  se  demander,  avec  Henri  de  Lacaze- 
Duthiers,  comment  une  substance  ayant  de  telles 
propriétés  et  d'un  usage  aussi  général  dans  l'anti- 
quité, n'a  pas  conduit,  du  temps  des  Grecs  et  des 
Romains,  à  la  découverte  de  la  photographie. 

En  dehors  de  la  pourpre  tombée  en  désuétude 
depuis  les  invasions  des  Barbares,  les  animaux  n'ont 
fourni  qu'une  autre  couleur,  le  carmin,  celle-là  d'un 
beau  rouge,  et  qui  est  sécrétée  par  un  insecte  para- 
site du  cactus  à  raquettes,  la  cochenille. 

Toutes  les  autres  teintures,  et  ce  sont  les  plus 
usitées,  étaient  d'origine  végétale.  Les  bleus,  les 
violets  et  les  noirs  bleutés  étaient  fournis  par 
l'indigo;  les  rouges,  les  violets,  les  bruns  et  d'autres 


88  FRANGE   ET   ALLEMAGNE 

noirs  par  la  garance,  le  bois  de  campêche  ou  l'or- 
seille  ;  les  rouges  et  les  bruns  par  les  bois  du  Brésil 
et  le  santal;  les  jaunes  par  le  curcuma,  l'épine- 
vinette,  le  quercitron,  la  gaude,  le  cuba,  le  fustet, 
les  graines  de  Perse  ;  le  violet  par  l'orcanette,  etc. 
Ces  teintures  étaient  employées  directement  ou 
après  l'application  de  substances  diverses  dites 
mordants,  qui  pouvaient  en  modifier  la  nuance  ou 
la  couleur,  et  parfois  étaient  nécessaires  pour  les 
faire  apparaître  ou  pour  fixer  sur  le  tissu  la  matière 
elle-même. 

Les  plantes  qui  les  produisaient  faisaient  l'objet 
d'importantes  cultures;  la  garance,  notamment,  em- 
ployée pour  teindre  les  pantalons  de  nos  soldats, 
enrichissait  le  Midi  de  la  France.  Mais  les  chimistes 
sont  curieux;  ils  voulurent  connaître  la  composition 
exacte  de  ces  précieuses  substances;  l'ancienne  chi- 
mie organique  n'avait  pas  d'autre  ambition.  Bientôt 
cela  ne  suffit  plus.  Entre  les  mains  d'une  pléiade  de 
chimistes  principalement  français,  les  Chevreul,  les 
Gay-Lussac,  les  Dumas,  les  Laurent,  les  Gerhardt, 
les  substances  organiques  complexes  apparurent 
comme  des  groupements,  suivant  des  lois  déter- 
minées, de  composés  plus  simples  qui  pouvaient, 
dans  un  groupement  donné,  se  substituer  les  uns 
aux  autres,  comme  on  peut  remplacer  dans  un  édi- 
fice des  pierres  par  d'autres  pierres  de  nature  diffé- 
rente, mais  de  mêmes  dimensions,  sans  altérer  ni  la 
forme,  ni  le  caractère  de  l'édifice.  L'ambition  de  re- 
produire de  toutes  pièces,  sans  avoir  recours  à  des 


l'organisation  allemande  Si) 

-êtres  vivants,  ces  substances  dont  on  avait  surpris  le 
mode  de  constitution,  devait  nécessairement  surgir; 
•elle  s'est  trouvée  superbement  légitimée. 

Tout  d'abord  on  chercha  à  isoler  dans  les  teintures 
brutes  le  corps  qui  leur  donnaient  leur  pouvoir  colo- 
rant; on  retira  ainsi  l'indigotine  de  l'indigo,  l'aliza- 
rine  de  la  garance,  l'érythrine  de  l'orseille,  l'héma- 
toxyline  du  bois  de  campèche,  etc.  Ces  corps,  une 
fois  définis,  on  les  soumit  à  des  réactions  diverses 
^et  on  obtint  de  la  sorte  des  colorants  nouveaux.  Le 
plus  ancien  de  tous  est  l'acide  picrique,  résultant  de 
l'action  de  l'acide  nitrique  sur  l'indigo,  mais  que  Lau- 
rent obtint  sans  avoir  recours  à  l'indigo,  en  faisant 
agir  l'acide  nitrique  sur  le  phénol  retiré  des  gou- 
drons de  houille.  En  1849,  Guinon,  de  Lyon,  l'em- 
ploya seul  pour  teindre  en  jaune  éclatant  les  soies, 
•et,  combiné  avec  d'autres  colorants  végétaux,  pour 
obtenir  d'autres  nuances.  On  sait  l'importance  qu'ont 
pris  depuis  l'acide  picrique  et  par  conséquent  les 
phénols  pour  la  fabrication  des  explosifs  qu'emploie 
notre  artillerie;  ils  sont  la  base  de  la  mélinite. 

Pendant  qu'il  entrait  ainsi  dans  le  domaine  mili- 
taire, l'acide  picrique  sortait  du  domaine  industriel  ; 
il  y  était  remplacé  par  un  dérivé  de  l'acide  urique, 
la  murexide,  que  les  frères  Depouilly  employèrent 
en  1855  à  teindre  la  soie  et  la  laine,  tandis  que  Char- 
les Lauth,  dont  le  fils,  peintre  distingué,  est  devenu, 
en  épousant  une  fille  de  Maurice  Sand,  le  petit-gendre 
de  George  Sand,  trouvait  moyen  de  le  fixer  sur  le 
coton  en  1856.  En  1859,  un  autre  chimiste  français. 


90  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

Verguin,  découvrait  la  fuchsine,  que  les  frères  Re- 
nard et  Franc,  de  Lyon,  fabriquèrent  bientôt  en 
grand  et  qui  fit  éclore  toute  cette  série  de  couleurs 
éclatantes  qui  furent  la  joie  de  nos  mères,  mais 
avaient  le  grand  défaut  de  n'être  qu'un  déjeuner  de 
soleil.  Girard  et  de  Laire  y  joignirent  les  violets  et 
les  bleus  d'aniline,  Cherpin  le  vert  à  l'aldéhyde, 
Charles  Lauth  le  violet  de  méthyle.  En  perfection- 
nant un  procédé  anglais,  Gordillot,  puis  Charles 
Lauth  lui-même,  et  enfin  Prud'homme  réalisaient  le 
noir  d'aniline.  En  1860,  un  autre  chimiste  français, 
Zacharie  Roussin,  est  conduit  par  des  recherches 
ayant  pour  but  la  synthèse  de  la  matière  colorante 
de  la  garance,  à  essayer  de  nombreuses  réactions 
sur  un  produit  de  distillation  de  la  houille,  jusque-là 
inutilisé,  la  naphtaline,  aujourd'hui  bien  connue 
comme  insecticide,  et  que  Dumas  et  Gerhardt  sup- 
posaient devoir  être  l'origine  de  la  matière  colorante 
de  la  garance.  Il  en  tira  bien  une  matière  colorante, 
mais  ce  n'était  pas  celle  de  la  garance.  Les  Alle- 
mands en  ont  fait  récemment  une  matière  colorante 
industrielle  de  couleur  noire.  En  1875,  Roussin  re- 
vint à  ses  recherches  et  prépara,  à  l'aide  d'un  autre 
dérivé  de  la  naphtaline,  la  naphly lamine,  une  su- 
perbe matière  colorante  rouge,  le  rouge  Amélie. 
Ce  fut  la  première  de  la  série  innombrable  des 
matières  colorantes  azoïques.  Elle  passait  encore 
au  soleil;  mais  dès  1876,  Roussin  obtenait  le  naca- 
rat,  la  roccelline  rouge,  des  orangés,  la  chrysoïne 
jaune,  fabriquées  par  l'usine  Poirrier,  et  qui  comp- 


l'organisation  allemande  91 

tent  parmi  nos  meilleures  substances  tinctoriales. 
Après  tant  de  succès  dus  à  des  chimistes  français 
qui  révolutionnaient  toute  l'industrie  de  la  teinture, 
on  pouvait  croire  que  cette  industrie  allait  prendre 
dans  notre  pays  un  essor  extraordinaire  ;  que  la 
fabrication  des  produits  tinctoriaux  allait  alimenter 
chez  nous  d'innombrables  et  prospères  usines  de 
matières  colorantes.  C'était  l'époque  où  florissait 
l'enseignement  des  Wiirtz,  des  Berthelot,  des  Ca- 
hours ,  où  des  hommes  tels  que  Paul  Schutzen- 
berger,  Armand  Gautier,  Jungfleisch,  en  pleine  acti- 
vité, ouvraient  à  la  chimie  des  voies  nouvelles.  On 
savait  artificiellement  reproduire  non  seulement 
tout  ce  que  la  vie  faisait  naître  dans  le  laboratoire 
mystérieux  des  plantes,  mais  encore  une  foule  do 
substances  plus  complexes  qui  étaient  en  dehors 
de  leurs  moyens;  l'homme  devenait  plus  fort  que 
la  nature. 

Il  n'en  fut  rien. 

Toute  cette  œuvre  des  Français  fut  méticuleuse- 
ment  industrialisée,  poursuivie  avec  acharnement, 
méthodiquement  agrandie  en  Allemagne,  et  elle 
contribua  tout  à  la  fois  à  sa  richesse  et  à  notre  ap- 
pauvrissement. «Dès  leur  apparition,  dit  à  ce  sujet 
Z.  Roussin,  ces  produits  eurent  le  plus  grand  succès, 
et  comme  ils  étaient  absolument  nouveaux  et  qu'au- 
cun brevet  n'en  pouvait  faire  connaître  la  prépara- 
tion, aucune  contrefaçon  ne  put  se  produire  pendant 
plusieurs  mois.  Mais  l'attention  et  les  intérêts  des- 
industriels étrangers,  et  notamment  des  Allemands^ 


U2  FRANCK    ET   ALLEMAGNE 

étaient  trop  excités  pour  que  cet  état  de  choses  pût 
longtemps  durer.  Dès  le  mois  de  juillet  1877, 
M.  Hofmann,  l'éminent  chimiste  de  Berlin,  publiait 
l'analyse  de  l'orangé  I  et  de  l'orangé  II  déjà  lancés 
dans  l'industrie  par  l'usine  de  M.  Poirrier,  depuis 
plus  de  huit  mois.  A  cette  analyse  était  joint  le  mode 
de  génération  et  de  fabrication  de  ces  produits.  Par 
cette  publication  inattendue,  je  fus  du  même  coup 
dépossédé  du  droit  de  faire  breveter  mes  découvertes 
et  M.  Poirrier,  après  de  longs  et  onéreux  sacrifices 
d'installations,  se  trouva  du  jour  au  lendemain  dé- 
sarmé devant  la  concurrence  des  fabricants  étran- 
gers, gratuitement  éclairés  par  la  publication  de 
Hofmann.  » 

Si  le  procédé  d'Hofmann  était  peu  courtois,  la  leçon 
fut  bonne.  L'usine  de  Saint-Denis  eut  à  soutenir  — 
mais  elle  la  soutint  —  une  lutte  ardente  contre  les 
usines  allemandes,  éminemment  prospères  depuis  la 
découverte  de  la  garance  artificielle,  et  secondées  par 
■un  personnel  colossal  de  chimistes  expérimentés. 
Aussitôt  qu'Hofmann  eut  divulgué  la  constitution 
des  matières  colorantes  azoïques,  ce  fut  une  poussée 
fantastique  vers  les  produits  innombrables  que  la 
théorie  permettait  de  prévoir.  Mal  défendue  par  nos 
lois  imparfaites  sur  les  brevets  d'invention,  notre 
industrie  dut  céder  le  pas  à  l'industrie  allemande. 
La  méthode  d'accaparement  réussit  au-delà  de  toute 
-espérance  à  ses  grandes  usines.  Vers  1870,  nous 
produisions  annuellement  50  millions  de  kilogram- 
mes de  garance  par  la  culture,  correspondant  à  en- 


l'organisation  allemande  93 

viron  750,000  kilos  de  matière  colorante  pure,  au 
prix  de  70  francs  le  kilogramme  d'alizarine  natu- 
relle: l'Allemagne  fabrique  aujourd'hui  presque 
deux  millions  de  kilos  d'alizarine  artificielle  qui  se 
vend  10  francs  le  kilo.  Elle  exporte  pour  27  millions 
de  francs  de  couleurs  issues,  comme  l'alizarine,  de 
l'anthracène,  provenant  lui-même  des  goudrons  de 
houille.  La  culture  de  la  garance  a  été  à  peu  près 
anéantie  au  profit  de  nos  voisins,  à  la  suite  de  dé- 
couvertes françaises. 

On  pourrait  multiplier  ces  exemples.  La  fabrica- 
tion des  substances  médicamenteuses,  jadis  extraites 
des  plantes,  a  suivi  la  même  route.  Un  de  nos  mé- 
decins français  les  plus  éminents,  M.  Albert  Robin, 
a  donné  à  l'Académie  de  médecine,  (4)  sur  ce  sujet, 
des  renseignements  des  plus  instructifs.  En  1894, 
le  docteur  G.  Bardet  présentait  à  la  Société  de 
thérapeutique  de  Paris  des  recherches  sur  les 
propriétés  thérapeutiques  de  quelques  dérivés  du 
formol.  Il  insistait  notamment  sur  un  produit 
dont  il  indiquait  la  composition  traduite  par  son 
nom  scientifique  compliqué,  qu'il  remplaçait  par 
celui  fort  simple  de  formine.  D'après  la  loi,  la 
formine,  dont  la  composition  avait  été  publiée  par 
son  inventeur,  tombait  en  France  dans  le  domaine 
public,  mais  devait  être  vendue  sous  le  nom  nou- 
veau de  formine  que  M.  Bardet  lui  donnait.  Aucun 
médecin  français  ne  songea  à  la  prescrire  comme 

(1)  Séance  du  26  janvier  1915. 


94  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

médicament;  mais  elle  nous  revint  d'Allemagne, 
lancée  parla  maison  Schœring,  sous  le  nom  nouveau 
d'urotropine.  Nos  bons  docteurs,  dûment  informés 
par  une  savante  réclame,  en  bourrèrent  leurs  clients. 
La  formine  française  vaut  20  francs  le  kilo;  son 
nom  allemand  d'urotropine  la  fit  monter  à  100  francs 
le  kilo  ;  nos  malades  et  nos  pharmaciens  ont  payé 
de  ce  fait  à  l'Allemagne  un  tribut  que  pourront 
évaluer  tous  ceux  à  qui  on  l'a  prescrite. 

Tout  le  monde  connaît  l'antipyrine.  Elle  a  été 
longtemps  fournie  par  l'Allemagne  à  qui  nous 
payâmes  de  ce  chef  plusieurs  millions  par  an  ;  elle 
est  aujourd'hui  tombée  dans  le  domaine  public.  Elle 
n'aurait  jamais  dû  en  sortir.  Sa  composition  chimi- 
que étant  connue  et  représentée  par  une  formule 
scientifique  précise,  conforme  aux  lois  de  la  chimie, 
elle  était  par  cela  même  classée  parmi  les  corps 
que  tout  le  monde  a  le  droit  de  fabriquer  et  de 
vendre,  à  la  condition  de  les  désigner  sous  le  nom 
que  leur  attribue  la  nomenclature  adoptée  en  chimie 
organique.  Malheureusement  ce  nom  défie  toute 
mémoire  : 

pUényldimêthylaminopyrazolon 
douze  syllabes,   rien  que  cela  !   Les  botanistes  en 
avaient  autrefois  de  ce  genre  : 

monokallophyllodendron 
par  exemple.  Une  bonne  part  de  la  popularité  de 
Linné  tient  à  ce  qu'il  trouva  moyen  de  remplacer  ces 
vocables  rébarbatifs  tout  simplement  par  un  nom  et 
un  prénom. 


l'organisation  ALLEMANDE  95 

Il  suffisait,  pour  enlever  toute  prétention  au  mono- 
pole de  la  firme  allemande,  de  remplacer  le  nom 
d'antipyrine  par  un  autre  ;  le  Dr  Albert  Robin  pro- 
posa analgésine  pour  ce  calmant  de  la  douleur. 
Mais  ses  confrères  continuèrent  à  prescrire  Fantipy- 
rine  et  à  enrichir  les  chimistes  allemands. 

Grands  fabricants  de  produits  communs,  qu'ils 
sont  habiles  à  déguiser  sous  un  faux  nom,  ils  ont 
ainsi  monopolisé  une  cinquantaine,  pour  le  moins, 
•de  produits,  et  non  des  moindres.  Qui  ne  connaît 
Y  aspirine,  le  collargol,  V  héroïne,  Vichthyol,  le 
phénacétine,  le  pyramidon,  le  salvarsan,  etc.  ? 
Des  lois  mieux  faites  suffiraient  à  supprimer  cette 
exploitation  de  notre  pays. 

Nos  chimistes  ne  sont  pas  moins  habiles  que  les 
chimistes  allemands  ;  l'un  d'eux,  M.  Sabatier,  de 
Toulouse,  est,  tout  comme  Ostwald,  lauréat  du  prix 
Nobel  de  chimie,  et  les  usines  Poirrier  et  Poulenc, 
pour  n'en  citer  que  deux,  sont  en  pleine  prospérité. 
Mais  si  Ostwald  ne  peut  sans  ridicule  prétendre  que 
l'Allemagne  a  découvert  le  principe  de  l'organisa- 
tion, il  est  bien  vrai  qu'elle  doit  sa  grandeur  passa- 
gère à  la  façon  dont  elle  l'a  appliqué.  Il  nous  est 
facile  d'en  faire  autant,  à  la  condition  que  les  ini- 
tiatives individuelles,  qui  ne  manquent  pas,  soient 
secondées  par  des  lois  qui  leur  permettent  d'appli- 
quer ce  principe  fondamental  de  toute  prospérité 
industrielle  :  produire  le  plus  possible  et  le  meil- 
leur marché  possible.  Ce  n'est  pas  tout  à  fait  l'orien- 
tation de  cet  ensemble  de  lois  dues  chez  nous  à  une 


96  FRANCE    ET    ALLEMAGNE 

initiative  parlementaire,  mal  réglée  ou  mal  rensei- 
gnée et  qui,  sous  prétexte  d'améliorer  le  sort  des- 
ouvriers, ont  involontairement  organisé  un  rende- 
ment industriel  minimum  avec  un  prix  de  revient 
maximum. 


LA    DIMINUTION    DK    LA    NATALITÉ  97 

CHAPITRE  VII 
La  diminution  de  la  natalité. 

L'engouement  français  pour  la  science  allemande.  —  La  com- 
plicité des  militaires  et  des  intellectuels  allemands.  —  Dangers 
des  naturalisations  et  des  métissages.  —  L'hymne  aux  canons 
Krupp  et  aux.  dreadnoughts  de  von  Luschan.  —  L'œuvre  de 
la  raison.  —  Importance  d'une  forte  natalité.  —  Les  causes 
profondes  de  l'abaissement  de  la  natalité  en  France.  — 
Palliatifs  illusoires  et  réformes  nécessaires. 

Si  l'organisation  commerciale  et  industrielle  de 
l'Allemagne  lui  a  permis  de  nous  devancer  dans  les 
applications  pratiques  de  la  science  et  de  s'enrichir 
à  nos  dépens,  nous  avons  fait  de  notre  côté  tout  ce 
qu'il  fallait  pour  magnifier  sa  science  et  lui  attribuer, 
encore  à  nos  dépens,  un  lustre  et  une  portée  qu'il 
convient  d'examiner. 

Depuis  1870,  nos  relations  scientifiques  avec  l'Al- 
lemagne étaient  redevenues  à  peu  près  normales,  si 
cordiales  même  pour  quelques-uns,  qu'on  pouvait 
craindre  que  n'eût  été  oublié  le  mot  célèbre  de  Pas- 
teur :  «  La  science  n'a  pas  de  patrie,  mais  le  savant 
doit  en  avoir  une.  »  On  admirait,  on  prônait  dans 
nos  universités  les  lourdes  méthodes  germaniques. 
Nos  mémoires  scientifiques,  nos  livres  classiques 
mêmes  se  hérissaient,  à  l'allemande,  de  listes  biblio- 
graphiques interminables  ;  les  ailes  de  la  pensée  fran- 
çaise ne  soulevaient  plus  qu'avec  peine  les  menus 
mais  innombrables  bagages  teutons  dont  on  s'effor- 


(.)8  FRANCE    ET    ALLEMAGNE 

çait  de  les  surcharger,  et  quand  elles  s'en  déga- 
geaient on  leur  reprochait  volontiers  leur  agilité.  On 
louait  sans  fin,  en  revanche,  les  théoriciens  moder- 
nes d'outre-Rhin  —  nous  pourrons,  j'espère,  repren- 
dre bientôt  ce  vocable  —  du  moindre  bout  de  doctrine 
qu'ils  pouvaient  atteindre,  alors  même  qu'ils  ne 
faisaient  que  ressusciter  des  conceptions  centenaires 
en  France,  demeurées  toutefois  inaperçues  des  yeux 
de  nos  jeunes  étudiants  emmyopés  par  les  méthodes 
nouvelles  qu'on  leur  infligeait  ;  on  renouvelait  aussi 
les  inénarrables  folies  de  la  Philosophie  de  la 
Nature  qui  grisa  l'Allemagne  à  la  fin  du  XVIIIme  siècle 
et  au  commencement  du  XIX,ne.  Courtois  d'ailleurs 
personnellement  avec  les  maîtres,  tout  en  faisant  fi 
de  leurs  travaux,  les  savants  allemands  accueil- 
laient assez  froidement  nos  élèves  dans  leurs  labo- 
ratoires. Comme  celles  des  prêtres  égyptiens,  leurs 
méthodes,  pour  porter  tous  leurs  fruits,  devaient 
demeurer  mystérieuses. 

On  voit  aujourd'hui  ce  qu'il  y  avait  dans  cette 
science  sans  envolée,  ni  pénétration  réelle,  tout 
entière  à  l'étude  de  la  matière,  sans  puissance  édu- 
catrice  pour  l'esprit.  Par  des  mensonges,  par  une 
fourberie  qui  a  soulevé  le  cœur  de  l'humanité  tout 
entière,  sans  que  les  diplomates  allemands  aient 
réussi  à  se  rendre  compte  de  l'universelle  répulsion 
qu'ils  inspiraient,  par  la  sauvage  destruction  d'œu- 
vres  incomparables,  qui  étaient  la  gloire  de  l'esprit 
humain,  forfait  aussi  coupable  que  l'incendie  de  la 
bibliothèque  d'Alexandrie  qui  a  couvert  d'un  éternel 


LA    DIMINUTION    DE    LA    NATALITÉ  99 

opprobre  le  nom  du  khalife  Omar,  par  des  actes 
d'une  sadique  et  inutile  cruauté  systématiquement 
recommandés  comme  moyens  de  répandre  la  ter- 
reur par  le  grand  état-major  prussien,  l'Allemagne 
s'est  mise  d'un  coup  au  ban  de  la  civilisation  et, 
quoi  qu'il  arrive,  ne  s'en  relèvera  pas. 

Il  est  déjà  stupéfiant  que  tant  de  crimes  aient  pu 
être  préconisés,  avec  une  tranquille  férocité,  par  les 
théoriciens  de  la  guerre  à  la  prussienne  dans  des 
livres  mûrement  réfléchis;  mais  comment  com- 
prendre que,  lorsque  Glausewitz,  Bronsart  de  Schel- 
lendorf  et  Bernhardi  publièrent  leurs  horribles 
doctrines,  aucune  voix  ne  s'éleva  dans  les  univer- 
sités allemandes  pour  protester  contre  un  tel  retour 
aux  procédés  de  guerre  les  plus  barbares  qui  aient 
jamais  existé  ?  C'est  donc  que  peu  à  peu  l'esprit  des 
militaires  prussiens  s'était  infiltré  jusque  dans  le 
monde  des  intellectuels  et  y  avait  détruit  cet  idéa- 
lisme un  peu  outrancier  dont  l'Allemagne  s'était  si 
longtemps  fait  gloire.  C'est  là  un  nouvel  exemple, 
confirmant  ce  que  disait,  en  1871,  Armand  de  Quatre- 
fages,  de  la  corruption  qu'une  race  inférieure  telle 
que  la  race  prussienne,  résultant  du  métissage  mal- 
heureux des  races  anciennes  les  plus  sauvages,  peut 
exercer  sur  des  éléments  meilleurs  comme  ceux 
composant  le  peuple  germanique,  lorsqu'elle  réussit 
à  flatter  son  orgueil  et  les  mauvais  sentiments 
qui  peuvent  en  découler.  C'est  aussi  une  leçon 
pour  ceux  qui  se  consolent  de  la  faiblesse  de  notre 
natalité  en  contemplant  le  nombre  croissant  des 


100  FRANCK    ET   ALLEMAGNE 

naturalisations _.  d'étrangers.  Consultez  la  liste  des 
agitateurs  publics  qui  nous  ont  fait  tant  de  mal,  et 
comptez  le  nombre  qu'on  y  rencontre  de  noms 
chargés  de  W,  de  Sch5  de  Tsh,  de  K,  etc.,  pourvus 
de  désinences  finales  en  a,  en  o  ou  en  n,  ou  rappe- 
lant des  noms  de  villes  exotiques.  Gomment  n'y 
aurait-il  pas  des  agités  et  des  insociables  nombreux 
parmi  ces  gens  qui  n'ont  pu  trouver  à  vivre  chez 
eux  ou  ont  mal  supporté  la  discipline  de  leur 
pays  ?  Les  métissages  résultant  d'une  hospitalité 
trop  confiante  et  trop  large  ne  manqueraient  pas 
d'introduire,  à  la  longue,  dans  notre  population,  s'ils 
devenaient  trop  fréquents,  de  redoutables  éléments 
de  dissociation. 

Naturellement,  c'est  sur  la  science  que  les  Alle- 
mands se  sont  appuyés  pour  donner  à  leur  esprit 
de  conquête  un  semblant  d'excuse.  Nous  avons 
conté  les  épisodes  qui  se  produisirent  à  la  fin  du 
mois  de  juillet  1913,  au  Congrès  universel  des 
races  à  Londres,  qui  avait  pour  devise  :  Concor- 
diez inter  gentes  et  populos,  et  pour  symbole 
deux  mains  unies,  celle  de  l'Orient  et  de  l'Occi- 
dent. Son  but  était,  conformément  à  sa  devise,  de 
rechercher  les  moyens  d'établir  la  concorde  entre 
les  nations  et  les  peuples.  Tout  le  monde  y  arrivait 
le  cœur  plein  de  sentiments  généreux,  les  lèvres 
souriantes,  les  yeux  attendris.  On  avait,  on  s'en  sou- 
vient, obtenu  l'adhésion  de  M.  Léon  Bourgeois: 
dans  la  liste  des  vice-présidents  du  Comité  d'hon- 
neur, à  côté  de  M.  d'Estournelles  de  Constant,  figu- 


LA    DIMINUTION    DE    LA    NATALITÉ  101 

ralt  le  D1'  Félix  von  Luschan,  professeur  d'anthro- 
pologie à  l'Université  de  Berlin.  Seul,  dans  ce 
milieu  où  l'on  voyait  déjà  se  lever  sur  le  monde  un 
arc-en-ciel  frère  de  celui  qui  annonça  à  Noë  la 
réconciliation  de  Iaveh  et  des  hommes,  le  profes- 
seur von  Luschan  proclama  la  nécessité  de  la  guerre 
et  ses  bienfaits,  et  entonna  un  hymne  tellement 
enflammé  en  l'honneur  des  «  dreadnoughts  »  et  des 
canons  Krupp,  de  la  nécessité  pour  les  nations  de 
défendre  leurs  intérêts  «  par  le  fer  et  par  le  feu  », 
que  les  Anglais  se  virent  obligés  de  lui  demander 
des  explications. 

L'éminent  Herr  Professor  avait  peut-être  cru 
simplement  adresser  à  ses  hôtes  une  de  ces  délica- 
tes flatteries  qui  éclosent  sur  les  bords  de  la  Sprée, 
en  déclarant  que  la  lutte  pour  l'existence,  par 
laquelle  leurs  compatriotes  Charles  Darwin  et  sir 
John  Russell  Wallace  avaient  cru  pouvoir  expli- 
quer l'origine  des  espèces,  était  la  loi  même  de  la 
vie,  la  condition  essentielle  du  progrès.  Grâce  à 
elle,  disait-il,  les  races  supérieures  arrivent  à 
dominer  les  inférieures,  à  leur  imposer  leur  men- 
talité, aies  élever  de  force  jusqu'à  elles,  à  hausser 
ainsi  le  niveau  de  l'humanité.  Il  suffirait  donc, 
d'après  cela,  de  se  croire  une  nation  prédestinée 
pour  considérer  comme  un  devoir  vis-à-vis  de  l'hu- 
manité de  déchaîner  la  guerre  sur  le  monde  et  de 
commettre  tous  les  crimes  que  l'on  croirait  utiles 
pour  assurer  la  victoire. 

La  lutte  pour  la  vie  est  un  fait  brutal  que  déjà  le 


102  FRANCK   ET    ALLEMAGNE 

poète  latin  Lucrèce  signale  dans  le  grandiose  poème 
où  il  a  résumé  toute  la  philosophie  de  son  temps. 
On  ne  peut  nier  que  la  vie  de  l'homme  et  celle  des 
animaux  ne  s'entretiennent  exclusivement  par  la 
mort:  seules  les  plantes  vertes  savent  muer,  avec 
la  collaboration  du  soleil,  la  matière  inorganique  en 
substance  vivante.  Dans  les  régions  où  les  animaux 
surabondent,  il  finit  nécessairement  par  s'établir 
entre  eux  une  ardente  concurrence.  Si  ce  sont  les 
plus  forts,  les  plus  adroits,  les  plus  intelligents  qui 
triomphent,  il  peut  en  résulter,  dans  leur  descen- 
dance, un  progrès  soit  de  la  puissance  de  l'organi- 
sation, soit  de  la  pénétration  de  l'intelligence  ;  mais 
il  se  produit  aussi  que  la  victoire  appartienne  sim- 
plement à  la  lâche  perfidie,  comme  cela  est  arrivé 
pour  le  scorpion  et  les  serpents  venimeux  ;  alors  où 
est  le  progrès  ?  Certes,  si  les  méthodes  militaires, 
diplomatiques  et  administratives  prussiennes, 
réprouvées  par  toutes  les  nations  civilisées,  dans 
de  solennelles  assises,  venaient  à  être  imposées  à 
l'Europe,  cela  pourrait  accroître  le  bien-être  du 
peuple  allemand,  asservi  à  la  dynastie  des  Hohen- 
zollern,  dont  le  nom  patronymique  évoque,  par  une 
singulière  fortune,  une  idée  d'exaction  ;  (*)  mais 
bien  certainement  ce  serait  la  fin  du  progrès  moral 
de  l'humanité,  de  l'idéal  de  charité  et  de  bonté  vers 
lequel  tendent,  chez  les  autres  nations,  les  plus 
nobles  esprits. 

(1)  En  allemand  Hohe  signifie  hauteur  et  Zoll,  tribut. 


LA   DIMINUTION   DE    LA    NATALITÉ  103 

La  lutte  pour  la  vie,  si  elle  a  eu  quelque  part  au 
progrès  matériel  des  êtres  vivants,  n'a  d'ailleurs 
contribué  à  ce  progrès  que  dans  le  détail  des  for- 
mes organiques.  Une  plus  large  coordination  de 
tous  les  grands  faits  de  la  biologie  établit,  au  con- 
traire, que  c'est  dans  la  paix,  par  des  efforts  cons- 
tants des  animaux  sur  eux-mêmes,  par  une  tension 
continuelle  de  leurs  facultés  pour  triompher  des 
conditions  défavorables  dans  lesquelles  certains 
étaient  condamnés  à  vivre  que  les  grands  types  du 
règne  animal  se  sont  constitués.  Le  plus  élevé 
d'entre  eux,  celui  des  vertébrés  a  été  pour  ainsi  dire 
créé  par  les  progrès  rapides  et  constants  du  système 
nerveux,  instrument  de  l'intelligence.  Ces  progrès 
se  sont  manifestés  chez  l'homme  par  une  faculté 
nouvelle  :  la  raison,  et  dès  lors  tout  lui  est  apparu 
sous  un  aspect  nouveau.  Il  a  cessé  de  voir  dans  ses 
semblables  uniquement  des  rivaux  et,  par  consé- 
quent, des  ennemis  ;  il  a  conclu  avec  eux  des  pactes 
d'union  et  fondé  des  associations  grandissantes  qui 
sont  devenues  les  nations.  A  mesure  qu'il  a  plus 
nettement  constaté  les  avantages  qu'il  en  tirait,  il  a 
pris  conscience  des  conditions  essentielles  de  leur 
durée  et  formulé  les  règles  éternelles  qui  devaient 
les  régir  ;  elles  sont  tout  entières  contenues  dans  le 
Décalogue,  dont  Moïse,  ce  grand  conducteur  d'hom- 
mes, imposa  l'observance  au  peuple  hébreu.  Plus 
tard,  le  Christ  y  ajouta  la  Charité.  Ces  règles  s'im- 
posent aux  nations  comme  aux  individus  ;  le  droit 
ne  change  pas  ;  aucun  groupe  d'hommes  ne  saurait 


1(K  FRANCE    ET   ALLEMAGNE 

s'élever  au-dessus  de  lui.  La  force  peut  imposer  des 
lois;  elle  est  insuffisante  pour  justifier  celles  qui 
sont  iniques.  Le  principe  bismarkien  :  «  La  force 
prime  le  droit»,  est  la  négation  même  du  progrès 
qui  consiste  à  assurer  la  paix  grâce  à  l'observance 
spontanée  des  règles  du  droit  aussi  bien  par  les 
individus  que  par  les  peuples. 

Ici,  les  Allemands  font  intervenir  des  considéra- 
tions d'un  autre  ordre  : 

«  Notre  pays,  disent-ils,  est  trop  petit  relative- 
ment à  l'accroissement  rapide  de  sa  population  ;  il 
nous  faut  d'autres  terres,  et  nous  ne  pouvons  les 
prendre  qu'aux  nations  dont  la  population  diminue 
et  qui  ne  seront  bientôt  plus  en  état  de  tirer  un 
assez  bon  parti  de  leur  sol.  Les  Français  se  sont 
eux-mêmes  désignés  à  nos  coups.  »  L'argument 
n'est  pas  sans  valeur,  puisque  nous  justifions  ainsi 
nous-mêmes  nos  conquêtes  coloniales.  Il  y  a  donc 
là  matière  à  réflexion. 

La  natalité,  en  France,  est  incontestablement 
insuffisante.  C'est  ce  que  l'on  traduit,  en  Allemagne, 
en  disant  que  la  race  française  est  en  pleine  dégéné- 
ration. Nos  hommes  sont  en  train  de  prouver  le 
contraire,  et  nos  femmes  les  valent.  On  n'aperçoit 
chez  elles,  pas  plus  que  chez  eux,  la  moindre  trace 
d'infécondité  naturelle.  Les  hygiénistes  semblent 
pourtant  passer  condamnation  et  nous  conseillent 
de  parer  à  la  situation  en  nous  soignant  mieux  pour 
vivre  plus  longtemps  et  en  entourant  de  plus  de 
sollicitude  les  nourrissons   afin  d'en  conserver  le 


LA    DIMINUTION    DE    LA    NATALITÉ  LOS 

plus  possible.  Le  conseil  est  bon  ;  mais  si  le  nombre 
des  enfants  devenant  plus  grand,  leur  mortalité  dimi- 
nuait en  même  temps,  ce  serait  évidemment  tout 
bénéfice.  De  tels  palliatifs  sont  manifestement  insuf- 
fisants. Il  faut  toujours  en  revenir  à  la  recherche 
des  causes  de  la  diminution  de  la  natalité  française 
et  des  moyens  de  l'enrayer.  On  a  nommé  pour  cela 
une  commission  où  l'on  n'a  même  pas  omis  les 
célibataires  ;  elle  proposera  des  palliatifs  :  dimi- 
nution des  impôts  proportionnellement  au  nombre 
des  enfants;  allocations  aux  familles  nombreuses; 
bureaux  de  tabac  ou  recettes  buralistes  aux  chefs 
de  ces  familles;  attributions  à  ces  bons  citoyens 
d'un  vote  plural,  etc.  Tout  cela  est  très  bien,  mais 
ne  servira  qu'à  masquer  la  véritable  raison  de  notre 
déficit  sans  le  faire  disparaître.  Cette  raison  est  plus 
haute,  et  il  serait  dangereux  de  se  bander  les  yeux. 
Notre  faible  natalité  a  les  mêmes  causes  que  nos 
mœurs  politiques  actuelles,  et  c'est  cela  qu'il  faut 
changer,  à  tout  prix,  si  nous  ne  voulons  pas  périr. 
Une  nation  est  essentiellement  un  être  vivant  qui 
ne  peut  subsister  que  si  tous  ses  organes  sont  en 
étroite  harmonie  avec  le  milieu  dans  lequel  il  doit 
vivre.  Réaliser  cette  harmonie  est  un  problème 
qu'un  gouvernement  doit  sans  cesse  avoir  présent  à 
l'esprit.  Depuis  1789,  nous  nous  en  sommes  à  peu 
près  désintéressés.  On  n'a  cessé  de  nous  chanter  que 
nous  portions  le  drapeau  du  progrès,  que  nous 
étions  la  nation  émancipatrice,  que  nous  devan- 
cions toutes  les  autres,  que  nous  devions  leur  servir 


106  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

de  modèle  et  les  aider  à  se  libérer,  et  nous  avons 
fini  par  nous  imaginer,  à  la  suite  des  philosophes 
fort  peu  soucieux  des  contingences  de  la  vie  du 
XVIIIme  siècle,  que  nous  avions  un  rôle  à  part,  des 
devoirs  spéciaux  à  remplir  vis-à-vis  des  autres 
peuples.  Nous  nous  sommes  livrés  avec  tant  d'ar- 
deur à  la  poursuite  d'un  idéal  que  nous  croyions  de 
notre  dignité  d'atteindre  les  premiers,  que  nous 
avons  négligé  pour  de  lointains  mirages  la  plus 
essentielle  des  conditions  de  la  vie  d'un  peuple  : 
maintenir  la  paix  dans  son  sein.  Les  enfants,  c'est 
l'avenir  ;  et  l'on  ne  peut  assurer  l'avenir  que  si  on 
a,  dans  le  présent,  la  stabilité  et  la  sécurité.  Or, 
nous  avons  laissé  certaine  presse  répandre  dans  un 
monde  très  naturellement  porté  aux  revendications 
les  doctrines  les  plus  dissolvantes,  sans  excepter 
celle  de  Malthus,  d'ailleurs  mal  comprise;  grâce  à 
notre  système  électoral,  nous  avons  suscité  entre 
les  candidats  une  émulation  qui  a  conduit  les  plus 
violents  et  les  moins  scrupuleux  à  promettre,  sans 
compter,  aux  électeurs  les  réformes  les  plus  utopi- 
ques  et  les  plus  subversives,  sauf  à  changer  de  doc- 
trine une  fois  en  face  des  responsabilités  ;  au  lieu 
de  préparer  des  organisations  d'entente  mutuelle 
entre  les  intérêts  différents,  nous  avons  créé  entre 
eux  la  guerre  légale,  et  substitué  de  notre  mieux  le 
droit  au  farniente,  au  droit  au  travail  de  1848  ;  les 
grandes  industries  ont  dépeuplé  les  campagnes  ;  les 
grands  magasins,  les  grands  ateliers  ont  dissocié 
les  foyers  dans  lesquels  la  faculté  de  divorcer  avait 


LA    DIMINUTION    DE   LA   NATALITÉ  107 

déjà  relâché  les  liens  ;  des  comités  se  sont  organisés 
qui  ne  cachent  pas  leur  volonté  de  faire  «  marcher 
la  France  »  dans  des  directions  qui  ont  failli  nous 
conduire  à  un  désastre  sans  nom. 

x^joutez  à  cela  la  protection  occulte  donnée  à  l'al- 
coolisme et  à  ceux  qui  en  vivent,  un  relâchement 
des  mœurs  qui  s'affiche  dans  le  monde  d'où  devrait 
venir  l'exemple  et  qui  n'est  pas  sans  rappeler  ce  qui 
se  passait  sous  le  Directoire,  une  liberté  de  la  presse 
et  des  théâtres  permettant  les  plus  désinvoltes  licen- 
ces, et  vous  aurez  un  tableau  des  causes  du  très* 
faible  accroissement  de  notre  population,  tableau 
fort  incomplet  sans  doute,  mais  d'où  il  ressort  que 
c'est  seulement  par  une  réforme  profonde  de  cer- 
tains points  de  notre  législation,  et  surtout  de  nos 
mœurs  politiques,  dont  l'origine  remonte  à  des 
défauts  évidents  de  notre  Constitution,  que  l'on 
parviendra  à  y  remédier. 

La  République  est,  par  définition,  le  gouverne- 
ment de  tous,  c'est-à-dire  un  gouvernement  de  paix 
et  de  raison  qui  doit  tendre  non  à  l'organisation  de- 
partis  dont  les  rivalités  créent  l'instabilité  des  pou- 
voirs publics,  cause  de  tant  de  souffrances,  et  dont 
les  victoires  alternatives  s'accompagnent  si  souvent 
de  mesures  outrancières,  semant  le  mécontentement 
et  un  naturel  désir  de  revanche,  mais,  au  contraire, 
à  la  création  d'un  esprit  public  unanime,  tel  que 
celui  né  spontanément  de  cette  guerre,  propre  à 
réaliser  avec  calme,  réflexion  et  mesure  tous  les- 
progrès  compatibles  avec  la  prospérité  du  pays, 


108  FRANCK    ET   ALLEMAGNE 

dans  les  conditions  que  lui  créent  ses  relations  de 
voisinage. 

L'Allemagne  le  crie  sur  tous  les  tons  ;  c'est  la 
disproportion  entre  notre  natalité  et  la  sienne  qui  a 
désigné  la  France  à  ses  coups.  Nous  avons,  prétend- 
elle,  trop  de  territoires  pour  notre  population  et  elle 
n'en  a  pas  assez  pour  la  sienne  ;  il  faut  donc  nous 
en  prendre.  Nous  n'arriverons  à  nous  débarrasser  de 
ses  prétentions  qu'à  la  condition  de  créer,  nous 
aussi,  de  nombreuses  familles.  C'est  un  devoir  na- 
turel, de  ceux  auxquels  il  est  au  premier  chef  im- 
moral de  se  soustraire,  et  la  faute  commise  contre 
lui  trouve  aujourd'hui  sa  punition,  sans  qu'il  soit 
besoin  d'avoir  recours  à  la  colère  divine.  Nous  ne 
sommes  pas,  du  reste,  les  seuls  menacés.  Toute 
nation  possédant  des  territoires  enviables,  à  popu- 
lation moins  dense  que  l'Allemagne,  est  exposée  aux 
même  danger  de  revendication.  La  guerre  finie,  si 
on  ne  veut  pas  qu'elle  recommence,  il  faudra  songer 
à  résoudre  le  problème  de  la  natalité,  non  pas  par 
d'illusoires  mesures  de  faveur  ou  par  de  bons  con- 
seils, mais  par  un  examen  attentif,  avec  la  résolution 
de  faire  toutes  les  réformes  nécessaires,  des  articles 
de  notre  Gode  et  des  dispositions  de  notre  Consti- 
tution qui,  en  affaiblissant  les  liens  de  la  famille,  en 
inquiétant  ses  chefs  et  en  diminuant  leur  sécurité,  ont 
surexcité  chez  eux  cet  instinct  de  prévoyance  qui 
est  devenu  le  fond  du  caractère  de  tous  les  Français. 


LE  MANIFESTE  DES  INTELLECTUELS        10(.) 

CHAPITRE  VIII 
Le  manifeste  des  Intellectuels. 

Une  fausse  démarche.  —  Le  texte  du  manifeste  des  93  et  les 
signataires.  —  Les  agissements  de  l'armée  allemande  recon- 
nus crimes  par  les  intellectuels.  —  Inutiles  dénégations.  — 
Les  intellectuels  solidaires  du  militarisme  prussien.  —  Les 
preuves.  —  La  personnalité  des  93  intellectuels.  —  Les  ra- 
diations prononcées  par  l'Académie  des  sciences.  —  L'astro- 
nome Wilhelm  Fœrster  et  le  naturaliste  Ernest  Hseckel.  — 
La  conversion  de  Hreckel  au  militarisme.  —  Changement  de 
front.  —  Opinions  de  Gœthe.  —  Goethe  et  Béranger.  —  Les 
Allemands  jugés  par  Gœthe. 

Nous  arrivons  à  la  plus  lamentable  aventure  qui, 
au  point  de  vue  moral,  ait  marqué  cette  guerre.  Pen- 
dant que  ses  ambassadeurs  sont  encore  à  Paris  et  à 
Londres,  en  donnant,  pour  la  forme,  quelques  pré- 
textes aussi  vagues  qu'enfantins  et  archifaux,  les 
armées  de  l'Allemagne  envahissent  la  Belgique, 
pays  dont  la  neutralité  est  garantie  par  toutes  les 
puissances  européennes,  y  compris  l'Allemagne  elle- 
même.  La  Belgique  se  défend,  surprise,  alors  que 
les  puissances  garantes  de  sa  neutralité,  surprises 
elles-mêmes,  ne  sont  pas  encore  en  mesure  de  lui 
porter  secours.  L'armée  allemande  y  commet  tous 
les  crimes  que  l'on  sait  ;  le  monde  entier  se  soulève 
d'horreur  ;  et  les  Intellectuels  allemands  ont  un 
sursaut.  Ils  tentent  de  lutter  contre  les  réprobations 
universelles.   Que  trouvent-ils?  La  publication  du 


110  FRANCE    ET   ALLEMAGNE 

libelle  suivant  qui  doit  avoir  sa  place  ici,  bien  qu'il 
ait  été  publié  partout,  parce  qu'il  faut  l'avoir  sous 
les  yeux  pour  en  comprendre  toute  l'infamie  : 

L' Allemagne  intellectuelle  au  monde  civilisé. 

«  Nous,  représentants  de  la  science  et  de  l'art  alle- 
mands, nous  élevons  devant  l'universalité  du  Monde 
civilisé  une  protestation  contre  les  mensonges  et  les 
calomnies  dont  nos  ennemis  s'efforcent  de  salir  la 
juste  cause  de  l'Allemagne  dans  la  rude  lutte  pour 
l'existence  qui  lui  est  imposée.  La  bouche  d'airain 
des  événements  a  réfuté  la  propagation  des  défaites 
allemandes  imaginaires.  Avec  d'autant  plus  d'ardeur 
travaille-t-on  maintenant  à  déformer  la  vérité  et  à 
jeter  le  soupçon.  Contre  ces  tentatives  nous  élevons 
tout  haut  notre  voix.  Elle  doit  être  la  messagère  de 
la  vérité. 

«  Il  n'est  pas  vrai  que  l'Allemagne  se  soit  rendue 
coupable  de  cette  guerre.  Celle-ci  n'a  été  voulue  ni 
par  le  peuple,  ni  par  le  gouvernement,  ni  par  l'em- 
pereur. Du  côté  de  l'Allemagne,  on  a  fait  l'impos- 
sible pour  l'éviter.  Le  monde  en  a  des  preuves 
authentiques.  Assez  souvent  Guillaume  II,  dans  les 
26  années  de  son  règne,  s'est  affirmé  le  protecteur 
de  la  paix  :  assez  souvent  nos  adversaires  eux-mêmes 
l'ont  reconnu.  Oui,  ce  même  empereur,  qu'ils  osent 
maintenant  appeler  un  Attila,  a  été  ridiculisé  par 
€ux  pendant  des  dizaines  d'années,  à  cause  de  son 
inébranlable  amour  de  la  paix.  C'est  seulement 
quand  des  forces  supérieures,  qui  guettaient  depuis 
longtemps  aux  frontières,  sont  tombées  sur  lui  de 
trois  côtés  à  la  fois,  que  notre  peuple  s'est  levé 
comme  un  seul  homme. 


LE  MANIFESTE  DES  INTELLECTUELS        111 

«  //  n'est  pas  vrai  que  nous  ayons  commis  le 
crime  de  violer  la  neutralité  de  la  Belgique.  Il  est 
prouvé  que  la  France  et  l'Angleterre  étaient  réso- 
lues à  la  violer.  Il  est  prouvé  que  la  Belgique  était 
d'accord  avec  elles.  C'eût  été  recourir  au  suicide 
que  de  ne  pas  les  devancer. 

«  II  n'est  pas  vrai  que  nos  soldats  aient  attenté  à 
la  vie  et  aux  biens  d'un  seul  citoyen  belge,  à  moins 
que  ne  l'ait  exigé  la  plus  cruelle  nécessité.  Car,  à  de 
multiples  reprises,  malgré  toutes  les  sommations, 
la  population  a  tiré  sur  nous  par  derrière,  a  mutilé 
des  blessés,  a  assassiné  des  médecins  dans  l'exercice 
de  leurs  fonctions  ambulancières.  On  ne  peut  pas 
altérer  la  vérité  d'une  façon  plus  vile,  qu'en  passant 
sous  silence  les  crimes  de  ces  assassins,  pour  incri- 
miner les  Allemands  du  juste  châtiment  qu'ils  leur 
ont  fait  subir. 

«  Il  n'est  pas  vrai  que  nos  troupes  aient  exercé 
brutalement  leur  fureur  contre  Louvain.  Contre  une 
population  déchaînée,  qui  les  avait  assaillis  dans 
leurs  cantonnements,  elles  ont  dû  exercer  des  repré- 
sailles en  bombardant  une  partie  de  la  ville.  La  plus 
grande  partie  de  Louvain  est  conservée.  Le  fameux 
Hôtel-de- Ville  est  complètement  intact.  En  faisant  le 
sacrifice  d'eux-mêmes,  nos  soldats  l'ont  protégé 
contre  les  flammes.  Si,  dans  cette  guerre  affreuse, 
des  œuvres  d'art  ont  été  détruites,  ou  doivent  encore 
être  détruites,  chaque  Allemand  en  sera  désolé.  Mais 
aussi  peu  nous  nous  laissons  dépasser  par  qui  que 
ce  soit  dans  notre  amour  pour  l'art,  aussi  énergique- 
ment  nous  nous  refusons  à  payer  d'une  défaite  alle- 
mande la  conservation  d'une  œuvre  d'art. 

«  Il  n'est  pas  vrai  que  nous  menions  cette  guerre 
au  mépris  des  lois  du  droit  des  gens.  Nous  n'exer- 


112  FRANCE    ET   ALLEMAGNE 

çons  aucune  cruauté  indisciplinée.  Mais  à  l'Est,  la 
terre  est  abreuvée  du  sang  des  femmes  et  des  enfants 
abattus  par  les  hordes  russes,  et  à  l'Ouest  la  poitrine 
de  nos  guerriers  est  déchirée  par  les  balles  dum- 
duin.  De  se  poser  en  défenseurs  de  la  civilisation 
européenne,  ceux-là  y  sont  autorisés  au  minimum, 
qui  s'unissent  aux  Russes  et  aux  Serbes  et  qui  offrent 
au  monde  le  spectacle  savoureux  de  lâcher  sur  la 
race  blanche  les  mongols  et  les  nègres. 

«  //  n'est  pas  vrai  que  la  lutte  contre  notre  pré- 
tendu militarisme  ne  soit  une  lutte  contre  notre 
civilisation,  comme  nos  ennemis  le  prétendent  hypo- 
critement. Sans  le  militarisme  allemand,  la  culture 
allemande  serait  depuis  longtemps  extirpée  de  la 
surface  du  globe.  Il  est  issu  de  cette  culture,  pour 
la  protéger,  dans  un  pays  qui,  durant  des  siècles,  a 
été  visité  comme  aucun  autre  par  des  bandes  pil- 
lardes. L'armée  allemande  et  le  peuple  allemand  ne 
font  qu'un.  Ce  sentiment  intime  fait  fraterniser 
aujourd'hui  70  millions  d'Allemands,  sans  distinc- 
tion d'éducation,  de  profession  ni  de  parti. 

«  Nous  ne  pouvons  pas  arracher  des  mains  de  nos 
ennemis  les  armes  empoisonnées  du  mensonge. 
Nous  ne  pouvons  que  proclamer  devant  le  monde 
entier  qu'ils  portent  contre  nous  un  faux  témoi- 
gnage. Vous,  qui  nous  connaissez,  qui  jusqu'à  ce 
jour  avez  veillé  avec  nous  sur  le  patrimoine  le  plus 
élevé  de  l'humanité,  nous  vous  crions  : 

«  Croyez-nous  !  Croyez  que  nous  mènerons  jus- 
qu'au bout  cette  guerre  comme  doit  le  faire  un 
peuple  civilisé,  auquel  l'héritage  d'un  Gœthe,  d'un 
Beethoven,  d'un  Kant  est  aussi  sacré  que  son  armée 
et  son  territoire. 

«  C'est  de  quoi  nous  nous  portons  garants  devant 
vous,  avec  nos  noms  et  notre  honneur  !  » 


LE    MANIFESTE   DES   INTELLECTUELS  113 

Ont  signé  : 

Adolf  von  Baeyer,  Excellence,  professeur  de 
chimie,  Munich. 

Professeur  Peter  Behrens,  Berlin. 

Emil  von  Behring,  Excellence,  professeur  de 
médecine,  Marbourg. 

Wilhelm  von  Bode,  Excellence,  directeur 
général  des  Musées  royaux,  Berlin. 

Aloïs  Brandi,  professeur,  président  de  la 
Société  Shakespeare,  Berlin. 

Lujo  Brentano,  professeur  d'économie  politi- 
que, Munich. 

Professeur  Justus  Brinkman,  directeur  du 
Musée,  Hambourg. 

Johannes  Conrad,  professeur  d'économie  poli- 
tique, Halle. 

Franz  von  Defregger,  Munich. 

Richard  Dehmel,  Hambourg. 

Adolf  Deissmann,  professeur  de  théologie  pro- 
testante, Berlin. 

Professeur  Wilhelm  Dorpfeld,  Berlin. 

Friedrich  von  Duhn,  professeur  d'archéologie, 
Heidelberg. 

Professeur  Paul  Ehrlich,  Excellence,  Franc- 
fort- sur-le  Main. 

Albert  Ehrhard,  professeur  de  théologie  ca- 
tholique, Strasbourg. 

Karl  Engler,  Excellence,  professeur  de  chimie, 
Karlsruhe. 

Gerhard  Esser,  professeur  de  théologie  catho- 
lique, Bonn. 

Rudolf  Eucken,  professeur  de  philosophie, 
Iéna. 

Herbert  Eulenberg,  Kaiserswerth. 


11  \  FRANCE    ET    ALLEMAGNE 

Heinrich  Fincke,  professeur  d'histoire,  Fri- 
bourg. 

Emil  Fischer,  Excellence,  professeur  de 
chimie,  Berlin. 

Wilhelm  Fœrster,  professeur  d'astronomie, 
Berlin. 

Ludwig  Fulda,  Berlin. 

Eduard  von  Gebhardt,  Dûsseldorf. 

J.-J.  de  Groot,  professeur  d'ethnographie, 
Berlin. 

Fritz  Haber,  professeur  de  chimie,  Berlin. 

Ernst  Haeckel,  Excellence,  professeur  de  zoo- 
logie, Iéna. 

Max  Halbe,  Munich. 

Professeur  Adolf  von  Harnack,  directeur 
général  de  la  Bibliothèque  royale.  Berlin. 

Gerhardt  Hauptmann,  Agnetendorf. 

Karl  Hauptmann,  Schreiberhau. 

Gustav  Hellmann,  professeur  de  météoro- 
logie, Berlin. 

Wilhelm  Herrmanm  professeur  de  théologie 
protestante,  Marbourg. 

Andréas  Heusler,  professeur  de  philologie 
Scandinave,  Berlin. 

Adolf  von  Hildebrand,  Munich. 

Ludwig  Hoffmann,  architecte  municipal, 
Berlin. 

Engelbert  Humperdinck,  Berlin. 

Léopold  Comte  Kalckreuth,  président  de 
l'Union  des  artistes  allemands,  Eddelsen. 

Arthur  Kampf,  Berlin. 

Fritz  August  von  Kaulbach,  Munich. 

Theodor  Kipp,  professeur  de  jurisprudence, 
Berlin. 


LE  MANIFESTE  DES  INTELLECTUELS        115 

Félix  Klein,  professeur  de  mathématique, 
Gœttingen. 

Max  Klinger,  Leipzig. 

Aloïs  Knœpfler,  professeur  d'histoire  ecclé- 
siastique, Munich. 

Anton  Koch,  professeur  de  théologie  catho- 
lique, Tiibingen. 

Paul  Laband,  Excellence,  professeur  de  juris- 
prudence. Strasbourg. 

Karl  Lamprecht,  professeur  d'histoire,  Leip- 
zig. 

Philippe  Lenard,  professeur  de  physique, 
Heidelberg. 

Maximilian  Lenz,  professeur  d'histoire,  Ham- 
bourg. 

Max  Liebermann,  Berlin. 

Franz  von  Liszt,  professeur  de  droit,  Berlin. 

Ludwig  Manzel,  président  de  l'Académie  des 
beaux-arts,  Berlin. 

Josef  Mausbach,  professeur  de  théologie 
catholique,  Munster. 

Georg  von  Mayr,  professeur  d'économie  so- 
ciale, Munich. 

Sebastien  Merkle,  professeur  de  théologie 
catholique,  Wùrzbourg. 

Eduard  Meyer,  professeur  d'histoire,  Berlin. 

Henri  Morf,  professeur  de  philologie  romane, 
Berlin. 

Friedrich  Naumann,  Berlin. 

Albert  Neisser,  professeur  de  médecine, 
Breslau. 

Walter  Nernst,  professeur  de  physique, 
Berlin. 


lit)  FRANCE  ET   ALLEMAGNE 

Wilhelm  Ostwald,  professeur  de  chimie, 
Leipzig. 

Bruno  Paul,  directeur  de  l'Ecole  des  arts  et 
métiers,  Berlin. 

Max  Planck,  professeur  de  physique,  Berlin. 

Albert  Plehn,  professeur  de  médecine,  Berlin. 

Georges  Reicke,  Berlin. 

Professeur  Max  Reinhardt,  directeur  du 
Théâtre  allemand,  Berlin. 

Aloïs  Riehl,  professeur  de  philosophie, 
Berlin. 

Karl  Robert,  professeur  d'archéologie,  Halle. 

Wilhelm  Rontgen,  Excellence,  professeur  de 
physique,  Munich. 

Max  Rubner,  professeur  de  médecine,  Berlin. 

Fritz  Schaper,  Berlin. 

Adolf  von  Schlatter,  Excellence,  professeur 
de  théologie  protestante,  Tiibingen. 

Auguste  Schmidlin,  professeur  d'histoire 
ecclésiastique,  Munster. 

Gustav  von  Schmoller,  Excellence,  professeur 
d'économie  politique,  Berlin. 

Reinhold  Seeberg,  professeur  de  théologie 
protestante,  Berlin. 

Martin  Spahn,  professeur  d'histoire,  Stras- 
bourg. 

Franz  von  Stuck,  Munich. 

Hermann  Sudermann,  Berlin. 

Hanz  Thoma,  Karlsruhe. 

Wilhelm  Triibner,  Karlsruhe. 

Karl  Vollmoller,  Stuttgart. 

Richard  Voss,  Berchtesgaden. 

Karl  Vossler,  professeur  de  philologie]  ro- 
mane, Munich. 


LE  MANIFESTE  DES  INTELLECTUELS        117 

Siegfried  Wagner,  Baireuth. 

Wilhelm  Waldeyer,  professeur  d'anatomie, 
Berlin. 

August  von  Wassermann,  professeur  de  mé- 
decine, Berlin. 

Félix  von  Weingartner. 

Théodor  Wiegand,  directeur  du  Musée, 
Berlin. 

Wilhelm  Wien,  professeur  de  physique, 
Wûrzburg. 

Ulrich  von  Wilamowitz-Mollendorff,  Excel- 
lence, professeur  de  philologie,  Berlin. 

Richard  Willstatter,  professeur  de  chimie, 
Berlin. 

Wilhelm  Windelband,  professeur  de  philo- 
sophie, Heidelberg. 

Wilhelm  Wundt,  Excellence,  professeur  de 
philosophie,  Leipzig. 

Il  est  impossible  de  peindre  la  stupéfaction  qui 
s'est  emparée  des  artistes,  des  hommes  de  lettres  et 
des  hommes  de  science  français  en  lisant  ce  factum 
signé  par  quatre-vingt-treize  de  leurs  collègues  alle- 
mands. Ces  hommes,  dont  plusieurs  portent  un  nom 
qui  doit  uniquement  sa  notoriété  à  leur  intelligence, 
n'ont  donc  pas  compris  que  leur  papier  était  la  pire 
condamnation  de  leur  gouvernement,  de  leurs  géné- 
raux, de  la  mentalité  de  leur  armée  ! 

En  écrivant  en  tête  de  chacun  des  paragraphes  de 
leur  adresse  au  monde  entier  les  mots  :  «  Il  n'est  pas 
vrai  » ,  ils  ont  frappé  de  leur  haute  réprobation  tous 
les  actes  qu'ils  essaient  de  dénier,  c'est-à-dire:  la 


118  FRANCE   ET    ALLEMAGNE 

préparation  et  la  déclaration  de  la  guerre  par  l'Alle- 
magne, la  violation  de  la  neutralité  de  la  Belgique., 
le  meurtre  des  civils  par  des  soldats,  meurtre 
qu'ils  traitent  eux-mêmes  d'assassinat  ;  l'incendie  et 
l'anéantissement  de  Louvain  :  le  mépris  absolu  du 
droit  des  gens  ;  la  destruction  de  toutes  les  œuvres 
dont  la  civilisation  de  l'Europe  occidentale  était 
fière  ;  la  suppression  de  toutes  les  garanties  que  des 
conventions,  dont  l'Allemagne  était  signataire,  don- 
naient aux  non-combattants  ;  la  transgression  de 
toutes  les  lois  d'humanité  édictées  d'un  commun 
accord,  soit  à  Genève,  soit  à  la  Haye,  pour  limiter 
autant  que  possible  les  désastres  qu'une  guerre  — 
et  quelle  guerre  est  celle-ci!  —  entraîne  toujours 
avec  elle.  Malheureusement  pour  leur  thèse,  nier 
des  crimes  n'établit  pas  qu'ils  n'ont  pas  été  commis; 
il  est  courant  que  les  plus  vils  scélérats  cherchent  à 
se  faire  passer  pour  de  braves  gens,  et  protestent  à 
tout  propos  de  leur  innocence  ou  de  la  pureté  de 
leurs  intentions.  Les  juges  d'instruction  savent  à 
quoi  s'en  tenir. 

Alors  même  que  les  Livres  blanc,  bleu,  orange, 
jaune,  publiés  par  les  puissances  de  la  Triple-entente 
et  leurs  alliées  ne  prouveraient  pas  jusqu'à  l'évidence 
que  seule  l'Allemagne  a  voulu  la  guerre,  n'a-t-on 
pas  saisi  en  Belgique,  comme  à  Soissons,  comme  à 
Maubeuge,  les  traces  du  soin  avec  lequel  elle  l'avait 
traîtreusement  préparée,  en  pleine  paix,  par  d'in- 
concevables abus  de  confiance,  par  l'espionnage  le 
plus  éhonté  dans  les  pays  qu'elle  comptait  envahir. 


LE   MANIFESTE   DES   INTELLECTUELS  119 

et  qui  donnaient  sottement  à  ses  nationaux  la  plus 
généreuse  hospitalité  ?  Peut-on  supprimer  les  livres 
prodigieusement  cyniques  où  ses  généraux  les  plus 
en  renom  ont  préconisé  les  plus  épouvantables  doc- 
trines sur  la  guerre  ?  Peut-on  nier  le  fameux  :  «  On 
fait  ce  qu'on  peut!  »  lâché  par  M.  de  Bethmann- 
Hollweg  en  plein  Parlement  ?  Mais  admettons  même 
les  prétextes  misérablement  inventés  ou  tout  au 
moins  acceptés  aveuglément  par  les  intellectuels 
allemands  pour  excuser  les  prétendues  représailles 
de  leurs  soldats  ;  admettons  —  ce  qui  est,  nous  le 
répétons,  de  tous  points  inexact  —  que  quelques 
civils  aient  tiré  sur  les  purs  guerriers  du  Lohengrin 
de  Berlin,  que  des  femmes  indignement  outragées 
par  des  troupiers  lâchés  comme  des  fauves  se  soient 
vengées  sur  leurs  insulteurs,  que  des  enfants  se 
soient  moqués  d'eux,  est-ce  qu'il  n'y  a  pas  une  dis- 
proportion colossale  entre  ces  actes  tout  personnels, 
si  coupables  qu'on  puisse  les  juger,  et  le  sac  d'une 
ville  comme  Louvain,  ou  la  destruction  systématique 
de  monuments  représentant  des  siècles  de  civilisa- 
tion dans  un  pays  dont  l'histoire  est  faite  d'héroïsme 
et  de  luttes  pour  la  liberté?  Et  la  cathédrale  de 
Reims,  que  pouvait-on  lui  reprocher  ?  Gomment  ne 
pas  voir  dans  les  nombreux  bombardements  qu'elle 
a  subi  le  fait  d'une  hideuse  jalousie,  poussant  à  dé- 
truire ce  qu'on  ne  peut  posséder  ?  On  s'attendait  à 
ce  que  l'Allemagne  intellectuelle  protestât  contre 
l'anéantissement  de  tout  un  patrimoine,  le  plus 
magnifique  qui  se  puisse  voir,  commun  à  l'huma- 


120  FRANCE    ET    ALLEMAGNE 

nité  entière.  Au  lieu  de  la  protestation  attendue,  il 
est  arrivé  un  document  fait  de  dénégations  aussi 
mensongères  ou  cauteleuses  qu'inutiles,  et  se  ter- 
minant par  une  adhésion  formelle  à  tout  ce  qu'a 
accumulé  de  désastres  le  militarisme  prussien  ! 

Quels  sont  les  signataires  de  ce  lamentable  libelle  ? 
Je  n'ai  rien  à  dire  des  professeurs  de  théologie 
catholique  ou  protestante  —  ils  sont  sept  —  qui 
approuvent  la  destruction  des  églises,  la  profanation 
des  tabernacles,  la  mise  en  pièces  à  coups  de  fusil 
des  hosties  consacrées,  l'assassinat  des  prêtres 
catholiques  :  c'est  affaire  à  eux  de  s'arranger  les  uns 
avec  le  pape  pour  l'injure  faite  au  Dieu  universel 
dont  il  est  le  représentant,  les  autres  avec  le  Gott 
qui  survole  les  armées  allemandes  et  qui  n'est  sûre- 
ment pas  l'Eternel  plein  de  mansuétude  et  de  bonté 
dont  le  fils  a  versé  son  sang  pour  les  hommes,  et 
qui  ne  leur  réclame,  en  échange,  rien  du  leur. 
L'éminent  philosophe  Boutroux  a  dit  leur  fait  aux 
quinze  professeurs  d'histoire,  de  philosophie,  d'éco- 
nomie politique,  de  droit  ou  de  philologie.  Les  sept 
conservateurs  de  musées  ou  de  bibliothèques,  les 
deux  architectes  qui  leur  tiennent  compagnie  sont 
jugés  par  leur  titre  même  ;  ils  ne  comprennent  évi- 
demment que  l'art  germanique,  et  l'écrasement  de 
tout  ce  qui  le  surpasse  ne  saurait  les  toucher. 

Restent  les  hommes  de  science  qui  sont  venus 
s'embarquer  dans  cette  déconcertante  galère  ;  et  on 
se  demande  comment  des  hommes  qui  ont  donné 
pour  but  à  leurs  études  la  recherche  de  la  vérité, 


LE   MANIFESTE   DES   INTELLECTUELS  121 

qui  devraient  être  doués  du  sens  critique  le  plus 
élevé  ont  pu  se  laisser  surprendre  par  cette  colos- 
sale fourberie.  Oh  !  ils  ne  sont  pas  nombreux,  mais 
ils  sont  de  marque  dans  leur  pays  : 

Sept  d'entre  eux  portent,  tout  comme  les  minis- 
tres et  les  ambassadeurs,  le  titre  d'Excellence,  ce 
qui  prouve  qu'ils  sont  particulièrement  bien  en  cour 
à  Berlin  ;  douze  sont  de  simples  Herren  Professo- 
ren;  cela  fait  un  total  de  dix-neuf;  c'est  tout  de 
même  un  compte.  Sur  ce  nombre,  onze  signataires, 
plus  de  la  moitié,  habitent  la  Prusse;  c'est  donc  de 
là  que,  pour  les  scientifiques,  est  parti  le  mouve- 
ment; il  s'agit  d'une  opération  prussienne  plus 
qu'allemande,  par  conséquent.  Mais  parmi  les  Prus- 
siens on  regrettera  de  voir  les  noms  de  deux  hommes 
qui  doivent  tout  ce  qu'ils  sont  à  Pasteur,  c'est-à-dire 
à  la  science  française,  ceux  de  «  Leurs  Excellences  » 
von  Behring,  de  Marbourg  (Prusse  occidentale), 
qui  eut  la  première  idée  du  sérum  antidiphtérique, 
rendu  pratique  par  le  directeur  actuel  de  l'Institut 
Pasteur,  le  docteur  Roux,  et  Ehrlich,  de  Francfort- 
sur-le-Main,  Tinventeur  du  remède  contre  la  syphi- 
lis, connu  sous  les  noms  de  606  et  de  salvarsan.  Ces 
praticiens  ont  été  manifestement  triés  sur  le  volet, 
parce  qu'ils  sont  aussi  connus  que  les  terribles 
maladies  auxquelles  leur  nom  se  rattache. 

Si  l'on  rapproche  ces  faits  du  nombre  des  Excel- 
lences et  des  savants  berlinois  signataires  du  mani- 
feste, il  apparaît  nettement  qu'il  est  intervenu  une 
pression  gouvernementale  à  laquelle  il  est  déshono- 


122  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

rant,  pour  des  hommes  de  valeur,  d'avoir  obéi; 
mais  tout  le  monde  n'a  pas  le  courage  de  désobéir 
au  risque  de  perdre  des  positions  scientifiques  qui 
rapportent  en  Allemagne  jusqu'à  cent  mille  francs 
par  an. 

Notre  Académie  des  sciences  compte  douze  asso- 
ciés étrangers  et  cent  vingt-six  correspondants  :  sur 
ce  nombre,  quatre  associés  étrangers  et  vingt-deux 
correspondants  sont  Allemands.  Un  seul  associé 
étranger,  le  chimiste  von  Bseyer,  de  Munich,  et  trois 
correspondants,  dont  deux  de  Berlin,  le  chimiste 
Fischer  et  l'anatomiste  Waideyer  ont  signé  le  mani- 
feste dit  des  «  intellectuels  »  ;  les  deux  chimistes, 
l'associé  étranger  et  le  correspondant  sont  «  Excel- 
lences »  ;  le  professeur  Waideyer  est  un  vieillard 
âgé  de  soixante-dix-huit  ans,  secrétaire  perpétuel  de 
l'Académie  des  sciences  de  Berlin.  Ces  noms  sont 
ceux  de  savants  éminents,  mais  ils  n'ont  pas  atteint 
le  grand  public.  Autour  du  chimiste  Fischer  gravi- 
tent de  nombreux  élèves  qui  s'occupent,  entr'autres 
choses,  de  rechercher  comment  on  pourrait  reconsti- 
tuer artificiellement  les  plus  complexes  des  subs- 
tances organiques,  les  substances  azotées,  qui  cons- 
tituent les  parties  essentielles  des  corps  vivants.  Le 
nom  de  Waideyer  est  célèbre  dans  les  laboratoires 
où  l'on  fait  un  usage  constant  du  microscope  pour 
étudier  le  développement  et  l'organisation  intime 
des  animaux.  Il  faut  reconnaître  qu'au  point  de  vue 
de  la  haute  culture  morale,  l'Académie  des  sciences 
a  eu  la  main  heureuse  puisque  sur  vingt-six  Aile- 


LE   MANIFESTE   DES   INTELLECTUELS  12$ 

mands  auxquels  elle  l'a  tendue,  trois  seulement  ont 
consenti  à  se  faire  complices  des  ravageurs  de  la- 
Belgique  et  du  nord  de  la  France,  et  se  sont  abais- 
sés jusqu'à  traiter  d'«  assassins  »  et  de  «  bandits  » 
leurs  malheureuses  victimes. 

Parmi  les  noms  des  signataires  de  la  protestation 
que  viennent  de  publier,  la  main  sur  le  cœur  et  la 
menace  aux  lèvres,  les  «  intellectuels  »  allemands, 
il  en  est  deux  qui  méritent  une  attention  particu- 
lière :  celui  de  l'astronome  Fœrster  et  celui  que  chez 
nous-mêmes,  dans  les  milieux  avancés,  on  appelle 
le  grand  Haeckel.  On  a  lu  précédemment  la  furibonde 
apologie  du  militarisme  que  crut  devoir  faire  dans 
l'après-midi  du  26  juillet  1911  le  professeur  von 
Luschan,  de  Berlin,  au  Congrès  des  races,  naïve- 
ment réuni  à  Londres  pour  apporter  la  paix  au 
monde.  Ce  fut  un  beau  scandale  auquel  s'efforça  de 
parer  un  autre  professeur  berlinois  :  ce  professeur, 
c'était  l'astronome  Fœrster  lui-même.- Le  texte  inté- 
gral de  ses  paroles  n'a  pas  été  publié:  mais  voici 
comment  les  résume  le  compte-rendu  officiel  de  la 
séance  : 

«  Le  professeur  Fœrster  proteste,  au  nom  de  l'Alle- 
magne, contre  la  glorification  de  la  guerre  à  laquelle 
conclut  son  collègue  le  docteur  von  Luschan,  et  dit 
qu'il  approuve,  au  contraire,  l'esprit  pacifique  du 
Congrès  universel  des  races.  »  (Applaudissements.) 

Qu'était  donc  devenu  l'esprit  pacifiste  de  cet 
astronome  lorsqu'il  a  contresigné  une  phrase  comme 
celle-ci  :  «  Sans  le  militarisme  allemand,  la  culture 


124  FRANCE    ET    ALLEMAGNE 

allemande  serait  depuis  longtemps  extirpée  de  la 
surface  du  Globe  (!!)  Il  est  issu  de  cette  culture  pour 
la  protéger...  »  Etait-il  absorbé  dans  la  contempla- 
tion de  Mars  et  hypnotisé  par  le  nom  belliqueux  de 
la  paisible  planète,  notre  aînée  ? 

Mais  voici  qui  est  mieux. 

De  tous  les  naturalistes  de  l'Allemagne,  celui 
dont  le  nom  est  le  plus  répandu  dans  le  grand 
public  est  Ernest  Haeckel,  professeur  à  Iéna.  C'est 
un  laborieux  sans  égal.  E]ntouré  d'élèves,  il  a  fait 
jadis  de  nombreux  voyages,  dont  un,  aux  Canaries, 
a  été  particulièrement  fécond  :  il  a  décrit  des  êtres 
vivants  microscopiques  qu'on  pourrait  dire  dépour- 
vus de  toute  organisation,  et  le  nom  de  monères 
qu'il  leur  a  imposé  a  séduit  les  philosophes.  Il  a 
écrit  un  grand  ouvrage  sur  les  plus  simples  des 
éponges,  les  éponges  calcaires,  et  de  même  qu'à  pro- 
pos des  monères  il  avait  exposé  des  vues  hardies 
sur  l'origine  de  la  vie,  il  a  édifié,  à  propos  des  éponges, 
une  théorie,  abandonnée  d'ailleurs  aujourd'hui,  de 
la  formation  des  organismes  :  la  gastrœa-theorie. 
Puis  il  a  consacré  un  magnifique  ouvrage  in-folio, 
accompagné  d'un  luxe  étonnant  de  belles  planches 
dessinées  par  lui-même,  à  la  description  de  toutes 
les  espèces  connues  de  méduses.  Il  s'est  ensuite 
adonné  à  l'étude  des  plus  singuliers  organismes 
marins,  les  siphonophores  qui  semblent  des  lustres 
vivants,  formés  par  un  assemblage  de  diamants,  de 
rubis,  de  saphirs,  voguant  au  large,  mollement 
balancés  par  les  flots.  Tous  ces  travaux  —  et  je  ne 


LE   MANIFESTE   DES   INTELLECTUELS  1  -?."> 

compte  pas  ses  mémoires  spéciaux  — ne  lui  auraient 
pas  valu  la  véritable  célébrité  dont  il  jouit  si  d'un 
ouvrage,  la  Morphologie  générale  des  organismes, 
imprimé  en  lettres  gothiques,  il  n'avait  tiré  les  élé- 
ments rapidement  populaires  d'une  lutte  ardente 
contre  les  croyances  religieuses  de  toute  nature,  et 
naturellement  contre  le  christianisme,  surtout  le 
catholicisme,  la  papauté,  et  aussi  contre...  le  milita- 
risme. Aux  religions  anciennes,  il  oppose  une  reli- 
gion à  lui,  le  monisme,  religion  sans  prêtres,  bien 
entendu,  et  sans  dogmes,  reposant  uniquement  sur 
l'idée  que  le  monde  c'est  Dieu  lui-même,  partout 
agissant;  que  les  mêmes  forces  se  retrouvent  dans 
tout  l'Univers,  et  qu'elles  régissent  la  matière  vivante 
aussi  bien  que  la  matière  minérale.  Ces  forces  ont 
créé  la  vie  qui  ne  serait,  au  demeurant,  qu'un  «  cha- 
pitre de  l'histoire  du  carbone  »  (1).  Sur  cette  base  il 
a  édifié  toute  une  histoire  de  l'évolution  des  orga- 
nismes, développée  dans  des  conférences  populaires 
formant  deux  ouvrages  :  Y  Histoire  de  la  création 
des  êtres  organisés  d'après  les  lois  naturelles  et 
1! 'Anthropogénie .  Dans  ce  dernier  livre,  il  expose  ses 
idées  sur  les  origines  animales  de  l'Homme  et  sur 
les  formes  qu'ont  traversées  nos  ancêtres,  depuis 
celle  de  monère  jusqu'à  celle  dont  nous  sommes 
fiers  aujourd'hui.  Un  homme  qui  s'est  attaqué  à  de 
pareils  problèmes  n'est  pas  disposé  à  la  modestie. 
Hœckel  juge  la  valeur  des   hommes  à  leur  degré 

(1)  E.   Hseckel.   Histoire  de   la   Création  naturelle,   p.  296. 
Traduction  française.  1874. 


126  FRANCK   ET   ALLEMAGNE 

-d'aptitude  à  le  comprendre  :  «  Pour  apprécier,  dit-il. 
le  degré  de  développement  intellectuel  de  l'homme, 
il  n'est  pas  de  meilleur  étalon  que  l'aptitude  à  adop- 
ter la  théorie  évolutive  et  la  Philosophie  monistique 
qui  en  est  la  conséquence  ».  (*)  Et  son  jugement, 
déjà  en  1874,  ne  nous  est  guère  favorable.  Il  écrit 
en  effet  :  «  En  se  civilisant  à  l'envi,  deux  grands 
rameaux  de  la  race  blanche  se  sont  mutuellement 
surpassés;  dans  l'antiquité  classique  et  le  moyen- 
âge,  le  premier  rang  fut  occupé  par  le  rameau  roman 
(groupe  gréco-italo-celtique)  ;  il  l'est  actuellement 
par  le  rameau  germanique.  Il  faut  accorder  la  pré- 
éminence aux  Anglais  et  aux  Allemands  qui  tra- 
vaillent aujourd'hui  activement  à  éclairer  et  à  édifier 
la  nouvelle  théorie  généalogique  et  par  là  à  fonder 
une  ère  nouvelle  de  progrès  intellectuel.  »  Nous 
voici  payés.  Hteckel  oublie  seulement  que  ce  sont 
deux  Français  :  Geoffroy  Saint-Hilaire  et  Lamarck, 
qui  ont  fondé  la  théorie  de  l'évolution  qui  lui  sert 
de  critérium. 

N'importe,  le  monisme  refera  le  monde.  «  Mal- 
heureusement, dit-il,  (2)  le  militarisme  joue  le  pre- 
mier rôle  dans  ce  qu'on  appelle  la  civilisation;  le 
plus  clair  de  la  force  et  de  la  richesse  des  Etats  civi- 
lisés les  plus  prospères  est  gaspillé  pour  porter  le 
militarisme  à  son  plus  haut  degré  de  perfection... 
Et  cela  se  passe  ainsi  chez  les  peuples  qui  se  préten- 

(1)  La  Création  naturelle,  p.  617. 

(2)  Ibid.,  p.  153. 


LE   MANIFESTE    DES   INTELLECTUELS  127 

dent  les  représentants  les  plus  distingués  de  la  plus 
haute  culture  intellectuelle,  qui  se  croient  à  la  tête 
de  la  civilisation  !  On  sait  que  pour  grossir  le  plus 
possible  les  armées  permanentes,  on  choisit  par  une 
rigoureuse  conscription  tous  les  jeunes  hommes 
sains  et  robustes...  Au  contraire,  tous  les  jeunes 
gens  malades,  débiles,  affectés  de  vices  corporels, 
sont  dédaignés  par  la  sélection  militaire...  Tandis 
que  la  fleur  de  la  jeunesse  perd  son  sang  et  sa  vie 
sur  les  champs  de  bataille,  le  rebut  dédaigné,  béné- 
ficiant de  son  incapacité,  peut  se  reproduire  et  trans- 
mettre à  ses  descendants  toutes  ses  faiblesses  et 
toutes  ses  infirmités...  Par  ce  genre  de  sélection 
s'explique  suffisamment  le  fait  navrant,  mais  réel, 
que  dans  un  Etat  civilisé  la  faiblesse  de  corps  et  de 
caractère  soit  en  voie  d'accroissement,  et  que  l'al- 
liance d'un  esprit  libre,  indépendant,  à  un  corps  sain 
et  robuste  devienne  de  plus  en  plus  rare.  » 

Lorsque  Haeckel  écrivait  ces  choses,  il  avait  qua- 
rante ans  ;  il  vient  de  signer  le  factum  berlinois  à 
quatre-vingts  !  Est-ce  l'explication  de  ce  changement 
de  front? 

Pendant  ce  temps  les  intellectuels  français,  dont 
les  militaires  n'avaient  pas  précisément  à  se  louer 
naguère,  sont  aux  armées.  Nous  aimons  mieux  cet 
autre  changement  de  front. 

Le  «  Manifeste  des  intellectuels  »  n'arrêta  pas  les 
dévastations  et  les  crimes  commis  en  Belgique. 
Si  loin  qu'on  remonte  dans  le  passé,  aucune  horde 


128  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

sauvage,  en  mal  de  conquête,  n'a  commis  plus  de 
crimes,  détruit  plus  de  monuments  glorieux  ou  ma- 
gnifiques, affiché  plus  de  cruauté  que  le  peuple  alle- 
mand au  cours  de  la  guerre  actuelle.  Ces  actes,  il  a 
essayé  de  les  justifier  depuis  en  présentant  la  guerre., 
en  général,  comme  une  conséquence  naturelle,  iné- 
vitable, légitime,  par  conséquent,  de  la  doctrine  dar- 
winienne de  la  lutte  pour  la  vie,  condition  indispen- 
sable du  progrès,  et  celle  qu'ils  nous  font,  comme 
un  service  rendu  au  genre  humain,  en  substituant 
leur  forte  race  à  une  race  en  pleine  décadence  comme 
la  nôtre.  Le  peuple  prédestiné,  le  peuple  de  Gott 
accomplissait  un  devoir  en  détruisant  nos  œuvres 
mièvres  et  de  qualité  inférieure,  pour  leur  substituer 
les  siennes,  kolossales,  comme  chacun  sait.  Les 
bons  apôtres  avaient,  cependant,  conscience  de  l'in- 
dignité de  leurs  méfaits,  puisque,  après  chacun 
d'eux,  ils  s'excusaient  pour  la  galerie  des  neutres  : 

«  Nous  ne  l'avons  pas  fait  exprès;  c'est  la  faute 
des  Belges,  qui  n'ont  pas  voulu  se  plier  à  nos  fantai- 
sies ;  des  Français,  qui  ont  eu  l'audace  de  défendre 
leur  pays  :  de  la  cathédrale  de  Reims,  dont  les  tours 
étaient  trop  hautes  ;  de  nos  artilleurs,  qui  n'ont  pas 
su  pointer  leurs  pièces  ;  de  nos  obus  qui  sont  allés 
trop  loin;  de  la  guerre,  enfin,  qui  a  de  cruelles  né- 
cessités dont  notre  cœur  saigne...  »  Etc. 

Nous  n'en  sommes  plus  à  nous  arrêter  à  cette 
enfantine  mauvaise  foi,  et  la  seule  question  qui  se 
pose  est  celle-ci  :  Gomment  une  nation  européenne, 
qu'on  a  pu  croire,  longtemps,  toute  préoccupée  de 


LE   MANIFESTE   DES   INTELLECTUELS  129 

science,  de  musique  et  de  poésie,  est-elle  descendue 
à  un  pareil  degré  d'abaissement  moral  et  d'incon- 
sciente infamie?  Gomment  aucune  voix  allemande, 
parmi  tout  ce  que  le  pays  contient  d'hommes  ins- 
truits, ne  s'est-elle  élevée  contre  des  actes  qui, 
dans  le  monde  entier,  ont  suscité  une  méprisante 
colère?  Gomment  pas  un  historien,  pas  un  de  ces 
érudits,  de  ces  savants  dont  le  métier  est  de  lire 
dans  le  passé,  n'a-t-il  protesté  contre  la  destruction, 
voulue,  de  monuments  historiques,  d'antiques  ma- 
nuscrits, de  livres  datant  de  l'invention  de  l'impri- 
merie, sources  inépuisables  où  ils  prétendent  savoir 
seuls  puiser  pour  documenter  leurs  lourds  écrits  ? 
C'est  là  le  problème  qui  déconcerte  au  premier 
moment.  Haine  de  race,  dit-on  :  les  Germains  contre 
les  Latins.  Mais  ces  prétendues  races  existent-elles 
réellement  dans  les  régions  de  l'Europe  que  nous 
habitons?  Et  ce  mot  de  race,  quand  on  sort  de  l'His- 
toire naturelle  pour  passer  à  l'Histoire  tout  court, 
garde-t-il  une  signification  précise,  justifiant  des 
aversions,  capable  d'amener  une  guerre  aussi  ter- 
rible que  celle  qui  a  été  si  perfidement  déchaînée 
sur  l'Europe?  L'Allemagne  telle  que  l'entendent 
ceux  qui  clament  :  Deutschland  uber  Ailes  a-t-elle 
même  une  existence  essentielle?  N'est-elle  pas  sim- 
plement un  manteau  d'Arlequin  aussi  artificiel  que 
l'Autriche  elle-même,  son  alliée  d'aujourd'hui,  dont 
les  pièces  ont  été  tardivement  cousues?  On  nous  dit 
que  les  Bavarois  et  les  Prussiens  ne  cessent  de  se 
battre  dès  que  notre  75  leur  laisse  quelque  répit.  Un 


130  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

jour,  pas  très  éloigné,  dans  une  soirée  officielle, 
j'eus  l'occasion  de  causer  avec  un  haut  personnage 
d'un  important  royaume  de  l'empire  allemand;  il 
portait  le  grand  cordon  de  l'ordre  de  son  pays  et, 
comme  j'avais  eu  occasion  de  rendre  quelques  ser- 
vices à  une  cause  qu'il  défendait,  non  sans  m'éton- 
ner,  à  rencontre  d'un  de  ses  collègues  prussiens, 
il  me  dit  en  soulevant  du  pouce  le  large  ruban  qui 
lui  barrait  la  poitrine  : 

—  Monsieur,  souvenez-vous  que  partout  où  vous 
verrez  ce  grand  cordon,  vous  pourrez  comptez  sur 
un  appui. 

Tout  cela  n'était  déjà  plus  «  entente  cordiale». 
C'était  bien  pis  à  la  fin  du  siècle  dernier  : 

Nous  sommes  en  1830;  Gœthe  cherche  à  expliquer 
le  succès  des  chansons  de  Béranger  ;  il  y  voit  l'écho 
des  sentiments  de  Paris,  qui  est,  pour  lui  comme 
pour  le  Kaiser  d'aujourd'hui,  toute  la  France.  Béran- 
ger, c'est  pour  lui  «  la  voix  du  peuple  »,  et  il  écrit  : 

«  Chez  nous,  en  Allemagne,  pareille  chose  n'est 
pas  possible.  Je  ne  sache  pas  de  ville,  pas  même  de 
pays,  duquel  on  put  jamais  demander,  avec  certi- 
tude d'obtenir  une  réponse  affirmative  :  «  Est-ce  ici 
l'Allemagne?»  Si  nous  le  demandons  à  Vienne,  on 
nous  répondra  :  «  C'est  ici  l'Autriche.  »  «  C'est  ici 
la  Prusse  »,  nous  répondra-t-on  à  Berlin.  Il  y  a  seize 
ans  seulement  que  l'Allemagne  fut  partout,  lorsque 
nous  voulûmes,  enfin,  nous  débarrasser  des  Fran- 
çais. »  (*) 

(1)  Entretiens  de  Gœthe  et  d'Eckerman. 


LE  MANIFESTE  DES  INTELLECTUELS        131 

Pour  Goethe  lui-même,  le  génie  allemand  par 
excellence,  l'Allemagne  n'existait  donc  pas  en  1830; 
ce  qu'on  appelle  ainsi  n'eut  qu'une  existence  acci- 
dentelle, momentanée,  créée,  en  1814,  par  le  besoin 
de  se  défendre  contre  un  ennemi  commun,  les  Fran- 
çais, conduits  par  la  rude  main  de  Napoléon.  Autant 
vaudrait  dire,  aujourd'hui,  que  l'Angleterre,  la  Bel- 
gique, la  France,  le  Japon,  la  Russie,  l'Italie,  unis 
également  contre  un  ennemi  commun,  qui  est,  cette 
fois,  le  Kaiser,  ne  sont  qu'une  même  nation  et  que 
leurs  nationaux  appartiennent  à  la  même  race. 

Les  sentiments  de  Goethe  à  l'égard  de  ceux  qui 
se  disent,  aujourd'hui,  ses  compatriotes,  se  trahis- 
sent ailleurs  très  nettement.  Il  n'a,  dit-il,  «  aucun 
plaisir  à  voir  ces  jeunes  savants  d'Allemagne  qui 
arrivent  d'une  certaine  zone  du  Nord-Est.  Pâles, 
myopes,  la  poitrine  déprimée,  jeunes  sans  jeunesse, 
tel  est  le  portrait  de  la  plupart  d'entre  ces  étudiants 
prussiens.  »  Et  il  ajoute  :  «  Chez  eux,  pas  la  moindre 
trace  d'une  organisation  saine,  de  plaisir  éprouvé 
à  la  vue  des  choses  sensibles.  Les  sentiments, 
les  joies  de  la  jeunesse  sont  étouffés  en  eux, 
bannis  sans  retour.  » 

La  Saxe,  qu'habitait  Gœthe,  n'est  pas  aussi  loin 
de  la  Prusse  que  la  Bavière;  on  ne  peut  dire,  cepen- 
dant, qu'entre  Gœthe  et  ses  voisins  il  y  eût  cette 
sympathie,  cette  unité  d'âme  et  de  conscience  qui 
font  une  nation. 

C'est  qu'en  effet,  la  Prusse  est  le  moins  allemand 


132  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

des  pays  qui  se  groupent  aujourd'hui  sous  la  domi- 
nation d'Allemagne.  Elle  fut  conquise,  nous  l'avons 
vu,  par  un  petit  groupe  d'aventuriers  détachés 
de  l'Ordre  Teutonique  que  commandait  un  membre 
de  la  famille  assez  besogneuse  et  peu  scrupuleuse 
des  Hohenzollern:  mais  le  fond  de  la  population 
resta  sur  place;  c'était  l'héritière  directe  des  peu- 
plades de  l'âge  de  pierre,  chassées  vers  le  Nord 
par  la  grande  invasion  asiatique  qui  avait  à  peu 
près  dédaigné  les  régions  marécageuses  du  bassin 
de  la  Vistule. 

C'est  une  loi  générale  que,  lorsque  des  conqué- 
rants s'établissent  dans  une  région  où  ils  sont 
en  minorité,  ils  se  fondent  peu  à  peu  avec  la  race 
dominante  ;  c'est  ainsi  que  les  Francs,  qui  avaient 
porté  dans  les  Gaules  le  régime  de  la  féodalité,  ne 
purent  l'y  maintenir  devant  la  résistance  du  vieux 
fond  celte  de  notre  pays  et,  après  de  longues 
luttes,  le  virent  s'effondrer  définitivement  en  1789; 
de  telle  sorte  qu'en  réalité  ce  furent  les  Celtes 
mélangés  de  Latins  qui  dominèrent  en  France. 
En  Prusse,  c'est  l'homme  de  l'âge  de  pierre,  avec 
tous  ses  instincts  de  chasseur  de  mammouth,  prati- 
quant toutes  les  ruses  et  ne  reculant  devant  aucun 
moyen  pour  s'imposer  par  la  force  ;  c'est  le  troglo- 
dyte barbare,  persistant  en  lui,  qui  a  conçu,  pour  la 
satisfaction  de  ses  appétits  purement  matériels,  la 
monstrueuse  hégémonie  qu'il  a  imposée  à  l'Alle- 
magne, d'abord,  et  qu'il  rêvait  d'imposer,  par  elle- 
au  monde  entier. 


LE  MANIFESTE  DES  INTELLECTUELS        133 

Vainement,  on  essayerait  d'appuyer  ce  rêve  sur 
une  doctrine  scientifique  quelconque.  La  lutte  pour 
la  vie,  dont  se  réclament  les  doctrinaires  allemands, 
a  pu  faire  progresser  la  force  et  l'astuce  dans  le 
règne  animal;  l'homme  est  arrivé  à  dominer  le 
monde,  non  par  la  violence  et  la  cruauté,  mais  par  la 
raison,  que  seul  il  est  parvenu  à  acquérir.  Le  pro- 
grès, pour  lui,  consiste  dans  le  perfectionnement  de 
cette  raison,  créatrice  de  la  morale,  qui  lui  a  per- 
mis de  vivre  en  paix  avec  ses  semblables  et  de  fon- 
der des  sociétés,  où  chacun  participe,  par  ses  qua- 
lités personnelles,  au  bien  de  tous,  où  l'entr'aide  est 
la  règle,  où  le  respect  de  la  vie  est  la  loi  primordiale. 
C'est  à  l'envers  de  ce  progrès,  le  seul  qui  soit  hu- 
main, que  l'Allemagne  n'a  cessé  de  marcher  depuis 
qu'elle  est  tombée  sous  la  domination  brutale  de  la 
force  militaire  prussienne.  Gomment  a  t-elle  pu 
accepter  cette  décadence  morale,  qui  est  la  vraie 
décadence  des  peuples?  Gomment  a-t-elle  pu  se 
dégrader  au  point  où  nous  la  voyons  aujourd'hui? 
Son  Goethe  nous  l'explique  lui-même: 

«  On  n'a  qu'à  formuler  un  axiome  qui  flatte  la 
nonchalance  et  la  vanité,  pour  être  sur  de  se  faire 
un  parti  considérable  dans  la  multitude  des  médio- 
crités. » 

La  Prusse  a  exploité  la  vanité  de  l'Allemagne  au 
point  de  la  muer  en  un  incommensurable  et  aveugle 
orgueil  et  de  lui  donner  l'illusion  qu'elle  n'avait 
qu'à  se  ruer  sur  le  monde  pour  le  dominer.  Con- 
fiante dans  sa  force,  elle  a  cru  pouvoir  tout  se  per- 


134  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

mettre.  Mais  le  principe  de  Gœthe  est  de  ceux  qu'il 
faut  méditer,  surtout  dans  une  République,  où  tout 
est  électif. 

Le  plus  étrange,  c'est  que  la  Prusse  soit  arrivée  à 
personnifier  l'Allemagne,  alors  qu'elle  est  à  peine 
allemande,  et  qu'elle  en  ait  fait  une  sorte  de  con- 
quête morale,  par  une  propagande  incessante,  ap- 
puyée sur  une  discipline  rigoureuse,  de  ses  idées 
monstrueuses  de  domination  universelle,  propa- 
gande qui  a  transfiguré  les  vrais  Allemands,  en  flat- 
tant leur  outrecuidance.  De  là  la  surprise  que,  dès 
1870,  ils  nous  ont  causée. 


LA    DISPARITION    DES    RACES  135 


CHAPITRE  IX 

La  prétendue  disparition  spontanée  des  races 
et  leur  remplacement. 


La  théorie  du  progrès  par  sélection  naturelle.  —  La  guerre 
cause  de  progrès.  —  La  fanfare  de  von  Luschan.  —  Le 
raison  et  la  morale.  —  Le  paradoxe  du  progrès  par  la  guerre. 
—  Les  faux  préceptes.  —  Les  causes  d'une  illusion.  —  La 
prétendue  dégénérescence  de  la  race  française.  —  Le  retour 
offensif  des  Universités  et  de  l'enseignement  primaire 
prussien.  —  La  prétendue  vieillesse  et  la  disparition  spon- 
tanée des  nations.  —  Le  partage  de  la  France. 


A  son  habitude,  l'Allemagne  n'a  pas  manqué 
d'appuyer  sur  la  science  ses  doctrines  de  guerre. 

On  raconte  que  peu  de  jours  avant  sa  mort,  Jaurès, 
voyant  éclater  l'orage  qui  gronde  actuellement  sur 
l'Europe  et  y  fait  tant  de  victimes,  se  serait  écrié 
devant  le  miracle  subit  de  notre  union  patriotique  : 
«Me  serais-je  trompé?  La  guerre  serait-elle  d'insti- 
tution divine?»  Au  premier  abord,  il  semble  résul- 
ter, en  effet,  des  longues  études  des  naturalistes  les 
plus  célèbres,  tels  que  sir  John  Russel  Wallace  et 
Charles  Darwin,  que  la  guerre  est  la  condition  nor- 
male d'existence  des  êtres  vivants  et  l'instrument 
essentiel  des  progrès  de  leur  organisation.  C'est  tout 
le  sujet  des  livres  célèbres  des  deux  grands  natura- 
listes anglais  :  la  Sélection  naturelle  et  YOrigine 


136  FRANCE    ET   ALLEMAGNE 

des  espèces,  parus  simultanément  en  1859.  La  multi- 
plication des  individus,  qui,  par  le  fait  même  de  la 
génération,  se  produit  suivant  une  progression  géo- 
métrique, amène  nécessairement,  au  bout  d'un  temps 
plus  ou  moins  long,  suivant  le  degré  de  rapidité 
de  cette  progression,  une  disproportion  entre  le 
nombre  des  individus  confinés  dans  un  même  lieu 
et  la  quantité  des  aliments  qu'ils  peuvent  y  trouver. 
Ils  arrivent  fatalement  à  se  les  disputer  avec  de 
plus  en  plus  d'âpreté.  Dans  la  bataille,  la  victoire 
appartient  aux  individus  les  plus  aptes  à  profiter 
des  circonstances  dans  lesquelles  elle  se  livre,  ou 
bien  à  ceux  qui  s'imposent  par  quelque  qualité  de 
force,  d'agilité,  d'intelligence.  Ils  vivent  plus  long- 
temps que  les  autres,  laissent  après  eux  une  progé- 
niture plus  nombreuse,  qui  hérite  dans  une  certaine 
mesure  de  leurs  qualités.  Ces  privilégiés  arrivent  à 
éliminer  les  moins  favorisés.  Dès  lors,  à  chaque 
génération,  leurs  avantages  s'accentuent  par  le  jeu 
même  de  l'hérédité  :  ainsi  se  réalise  dans  le  monde 
vivant  un  progrès  continu.  De  même,  il  y  a  bataille 
entre  les  mâles  pour  la  possession  des  femelles 
surtout  lorsque  celles-ci  sont  rares;  ces  dernières 
s'unissent  plus  volontiers  aux  plus  beaux  ou  aux 
plus  forts,  parfois  simplement  aux  plus  étranges,  et. 
par  suite,  une  sélection  sexuelle  vient  s'ajouter  à  la 
sélection  naturelle. 

Wallace  et  surtout  Darwin  ont  accumulé  les  faits 
qui  viennent  à  l'appui  de  leur  thèse,  dont  le  point  de 
départ  est  l'évidence  même.  La  grande  lutte  uni- 


LA    DISPARITION    DKS    RACES  VM 

verselle  n'avait  d'ailleurs  pas  échappé  aux  anciens  : 
Lucrèce  la  décrit  splendidement  :  (4)  «  D'abord, 
la  terre  revêtit  les  collines  d'une  fraîche  parure  uni- 
quement formée  par  les  herbes  ;  puis  s'établit  entre 
les  arbres  une  lutte  magnifique,  chacun  s'efforçant 
de  porter  plus  haut  ses  rameaux  dans  les  airs... 
Plus  tard,  la  terre  produisit,  par  des  procédés  divers, 
l'innombrable  cohorte  des  êtres  mortels,  car  les  ani- 
maux ne  peuvent  être  tombés  du  ciel...  Dans  les 
premiers  siècles,  beaucoup  de  races  d'animaux  ont 
nécessairement  dû  disparaître  —  car  tous  ceux  que 
nous  voyons  vivre  autour  de  nous  ne  sont  protégés 
contre  la  destruction  que  par  la  ruse,  la  force  ou 
l'agilité  qu'ils  ont  reçues  en  naissant,  —  ou  en  rai- 
son de  la  défense  que  nous  leur  accordons.  » 

Il  est  absolument  vrai  que  la  vie  des  animaux, 
tout  au  moins,  n'est  entretenue  que  par  la  destruc- 
tion, dont  ils  sont  les  ardents  ouvriers,  d'autres 
êtres  vivants.  L'Humanité  elle-même  est  soumise 
à  cette  loi  inexorable;  l'homme  est  obligé,  pour 
vivre,  de  sacrifier  des  plantes  et  des  animaux,  puis- 
que ce  sont  là  ses  seuls  aliments.  Quand  ces  ali- 
ments se  font  rares,  il  faut  bien  les  prendre  aux 
voisins,  pour  ne  pas  être  affamé  soi-même,  et  Mal- 
thus  intervient  alors,  au  nom  de  la  paix,  pour  dire 
que  le  seul  moyen  de  la  maintenir  est  de  réduire, 
en  chaque  point  du  Globe,  la  natalité,  de  telle  sorte 
que  le  nombre  des  hommes  habitant  un  pays  ne  soit 
jamais  supérieur  aux  ressources  dont  il  dispose.  Ce 

(1)  De  natura  rerum,  livre  V,  vers  781  à  815. 


138  FRANCK    ET    ALLEMAGNE 

serait,  à  la  fois,  la  paix  assurée  et  Pextinction  du  pau- 
périsme. Rien  de  plus  séduisant,  s'il  était  possible 
de  calculer  pour  chaque  point  du  Globe  le  taux  de  la 
natalité,  d'imposer  ce  taux  aux  amoureux,  ou  de  le 
maintenir  en  sacrifiant  les  excédents,  au  risque  de 
faire  disparaître  des  hommes  de  génie,  avant  même 
qu'ils  aient  pu  prendre  la  mamelle.  Ces  difficultés 
n'ont  pas  empêché  Malthus  d'avoir  des  disciples, 
mais  pour  des  motifs  un  peu  moins  humanitaires 
que  ceux  sur  lesquels  il  appuyait  une  doctrine  qui 
ne  pouvait  conduire  qu'à  des  pratiques  odieuses  ou 
ridicules. 

En  Prusse,  on  a  délibérément  préféré  considérer 
la  guerre  comme  une  nécessité  scientifique,  et  ce 
n'est  pas  sans  stupéfaction  qu'on  a  dû  entendre,  au 
congrès  réuni  à  Londres  du  26  au  29  juillet  1911, 
pour  chercher  les  moyens  de  maintenir  la  paix  entre 
les  races,  le  docteur  Félix  von  Luschan,  professeur 
d'anthropologie  à  l'Université  de  Berlin,  proférer  les 
déclarations  auxquelles  nous  avons  fait  précédem- 
ment allusion,  mais  qui  tirent  un  intérêt  tout  parti- 
culier des  circonstances  actuelles,  et  sont  un  exemple 
de  ce  que  peut  être  à  Berlin  l'enseignement  scien- 
tifique officiel.  Elles  valent  d'être  reproduites  in 
extenso. 

«  La  fraternité  des  hommes  est  une  bonne  chose, 
disait  à  Londres  le  professeur  von  Luschan,  mais 
la  lutte  pour  la  vie  est  une  chose  bien  préférable. 
Athènes  ne  serait  jamais  devenue  ce  qu'elle  était 
sans  Sparte,  et  les  jalousies  et  les  disputes  natio- 


LA    DISPARITION    DES   RAGES  i39 

nales  ;  les  guerres  les  plus  cruelles  elles-mêmes, 
ont  toujours  été  les  véritables  causes  du  progrès 
et  de  la  liberté  mentale. 

«  Aussi  longtemps  que  l'Homme  ne  naîtra  pas  avec 
des  ailes,  comme  les  anges,  il  demeurera  soumis 
aux  lois  éternelles  de  la  nature,  et  aura  par  consé- 
quent toujours  à  lutter  pour  la  vie  et  pour  l'exis- 
tence. Il  n'est  point  de  conférence  de  la  Haye,  point 
de  tribunaux  internationaux,  point  de  journaux  et 
de  sociétés  pacifiques  qui  soient  capables  d'abolir 
jamais  la  guerre... 

«  Les  nations  peuvent  naître  et  finir,  l'antagonisme 
des  nations  et  des  races  demeurera;  et  cela  vaut 
autant,  car  l'humanité  deviendrait  comme  un  trou- 
peau de  moutons  si  nous  devions  perdre  nos  ambi- 
tions nationales  et  cesser  de  regarder  avec  orgueil 
et  avec  joie  non  seulement  nos  industries  et  noa 
sciences,  mais  encore  nos  magnifiques  soldats  et  nos 
superbes  cuirassés.  Que  les  gens  d'esprit  court  s& 
lamentent  sur  le  prix  effrayant  que  coûtent  nos 
dreadnoughts  ;  aussi  longtemps  que  toutes  les 
nations  d'Europe  dépenseront  chaque  année  beau- 
coup plus  d'argent  en  vin,  en  bière  et  en  cognac  que 
pour  leur  armée  et  leur  marine,  il  n'y  a  pas  de  rai- 
son de  craindre  que  le  militarisme  puisse  amener 
notre  appauvrissement. 

«  Si  vis  pacem,  para  bellum...  Plus  nous  nous 
occuperons  de  nos  armements,  plus  nous  pourrons 
éviter  la  guerre.  Une  nation  n'est  libre  qu'en  ce  qui 
concerne  ses  affaires  intérieures.  Quant  à  ses  inté- 


140  FRANGE   ET   ALLEMAGNE 

rets  vitaux,  elle  les  défendra,  si  c'est  nécessaire, 
avec  le  fer  et  avec  le  sang.  »  (*) 

Cette  lourde  fanfare  germanique,  claironnée  dans 
un  congrès  où  chacun  était  arrivé  une  branche  d'oli- 
vier à  la  main  et  où,  en  qualité  de  vice-président 
d'honneur,  le  professeur  von  Luschan  avait  pour 
collègue  M.  d'Estournelles  de  Constant,  Fun  des  fon- 
dateurs de  la  conférence  de  la  Haye,  produisit  l'effet 
que  tout  autre  qu'un  professeur  berlinois  aurait 
prévu.  On  demanda  des  explications  à  Londres,  et 
une  note  de  l'éditeur,  au  bas  de  la  page,  précise  : 
«  Pour  que  ces  derniers  paragraphes  ne  soient  pas 
mal  interprétés,  le  professeur  von  Luschan  nous 
autorise  à  déclarer  qu'il  considère  le  désir  d'une 
guerre  entre  l'Allemagne  et  l'Angleterre  comme  une 
folie  et  une  félonie.  » 

A  qui  en  avait-il  donc  ? 

Le  professeur  Fcerster,  également  de  Berlin,  pro- 
testa, comme  on  sait,  au  nom  de  l'Allemagne  contre 
cette  glorification  de  la  guerre  ;  mais  le  professeur 
Fcerster  est  astronome,  et  la  contemplation  des 
régions  sereines  de  l'empyrée  a  si  bien  apaisé  l'âme 
des  astronomes  qu'ils  sont  depuis  longtemps  unis, 
pour  l'étude  du  monde,  dans  une  étroite  et  féconde 
collaboration.  Ce  sont  peut-être  des  précurseurs  de 
l'âge  d'or. 


(1)  Mémoires  sur  le  «Contact  des  races»,  communiqués  au 
premier  Congrès  universel  des  races.  (Orchard  house,  Westmins- 
ter, Londres  1911,  page  27.) 


LA   DISPARITION   DES   RACES  141 

Gela  n'a  pas  empêché  d'ailleurs  le  professeur 
Fœrster  de  signer  le  «  manifeste  des  intellectuels  ». 

Sans  aucun  doute,  si  Darwin  et  sir  John  Russe! 
Wallace  avaient  été  là,  ils  auraient  protesté  tout 
aussi  énergiquement  que  le  professeur  Fœrster 
contre  le  sauvage  abus  que  son  collègue,  le  hobereau 
von  Luschan,  y  fit  de  leur  doctrine. 

En  fait,  la  lutte  pour  la  vie  et  la  sélection  natu- 
relle n'ont  pas  eu  dans  l'édification  des  organismes 
et  dans  leur  perfectionnement  l'influence  décisive 
que  leur  prêtait  l'anthropologiste  berlinois.  Sans 
doute,  les  lois  naturelles  sont  souveraines;  elles 
dominent  la  matière  même  lorsqu'elle  est  engagée 
dans  des  êtres  vivants,  même  lorsque  cet  être 
vivant  est  l'Homme.  Mais  elles  ont  amené  chez  lui  — 
on  ne  saurait  trop  le  répéter,  dans  les  circonstances 
actuelles  —  l'évolution  d'une  faculté  par  laquelle  il 
s'élève  au-dessus  de  tous  les  êtres  vivants,  par  la- 
quelle il  dirige  l'action  des  lois  naturelles,  en  corrige 
les  effets,  asservit  la  matière,  domine  toutes  les  forces 
et  se  domine  lui-même;  cette  faculté  c'est  la  raison. 
C'est  de  cette  raison  que  l'on  peut  dire  —  et  non  de 
la  guerre  —  qu'elle  est  d'essence  divine.  C'est  par 
elle  que  l'homme  a  créé,  pour  son  usage  particulier, 
quelque  chose  qui  n'existe  dans  la  nature  qu'à  l'état 
d'ébauche,  dans  les  embryons  de  sociétés  que  les 
animaux  ont  fondées  ;  ce  quelque  chose  s'appelle  la 
morale.  Et  cette  morale  n'est  que  l'ensemble  des 
règles  qui,  si  elles  étaient  strictement  observées, 
assureraient  la  paix  non  seulement  entre  les  hommes 


142  FRANCK    ET    ALLEMAGNE 

qui  constituent  une  nation,  mais  aussi  entre  les 
nations  elles-mêmes.  Ces  règles  sont  tellement  es- 
sentielles que,  pour  les  rendre  intangibles,  elles  ont 
été  mises,  chez  les  peuples  les  plus  divers,  sous  la 
protection  directe  de  la  divinité,  et  que  tous  les  actes 
qui  sont  en  opposition  avec  elle  sont  qualifiés 
crimes.  Elles  obligent  aussi  bien  les  hommes  qui 
dirigent  les  peuples  que  les  autres.  Or,  la  première 
de  ces  lois  morales,  c'est  le  respect  absolu  de  la  vie 
de  ses  semblables;  elle  est  obéie  même  par  les  ani- 
maux sauvages  :  Les  loups,  dit  un  proverbe,  ne  se 
mangent  pas  entre  eux.  C'est  pourquoi  la  guerre  est 
immorale  au  premier  chef,  et  ceux  qui  ont  le  triste 
-courage  de  la  déchaîner  sont  d'autant  plus  criminels, 
quelque  excuse  qu'ils  puissent  invoquer,  qu'elle  met 
~aux  prises  un  plus  grand  nombre  d'hommes.  La 
guerre  est,  en  réalité,  comme  tout  ce  qui  est  con- 
traire à  la  raison  et  à  la  morale,  un  retour  à  la  bar- 
barie; ce  qui  se  passe  actuellement  dans  les  pays 
envahis  par  les  Allemands,  convaincus  cependant 
qu'ils  sont  des  êtres  supérieurs,  en  est  la  plus  san- 
glante et  la  plus  horrible  démonstration  qui  se  puisse 
concevoir,  et  aussi  la  plus  inattendue  :  personne 
n'aurait  pu  penser  —  et  c'est  l'excuse  des  braves 
gens  qu'endormaient  les  tirades  philanthropiques 
des  socialistes  sincères  ou  frelatés  —  qu'un  tel  levain 
de  cruauté  pût  couver  encore  sous  la  civilisation 
d'un  peuple  d'Europe. 

Quel  prétexte  les  Allemands  ont-ils  donné  à  cette 
guerre  qui  est  bien,  de  leur  propre  aveu,  une  guerre 


LA    DISPARITION   DES    RAGES  143 

de  conquête  ?  Leur  nombre,  l'accroissement  rapide 
de  leur  population,  leur  ardeur  à  exploiter  la  science 
pour  en  tirer  un  profit  industriel  et  commercial,  la 
nécessité,  pour  assurer  des  débouchés  aux  produits 
de  leurs  usines,  de  dominer  le  monde.  Ici,  nous 
avons  à  faire  de  salutaires  réflexions. 

Notre  population,  à  nous  Français,  n'augmente 
que  lentement,  et  la  guerre  ne  relèvera  pas  notre 
natalité.  Déjà  on  parlait,  avant  elle,  de  la  déca- 
dence de  la  race  française  comme  d'une  fatalité 
inéluctable,  ;  on  la  traitait  volontiers,  cette  race 
mère  de  toutes  les  inventions,  de  race  vieillie  ne 
pouvant  échapper  à  la  mort.  La  vaillante  conduite 
de  nos  soldats  a  largement  prouvé  que  ce  sont  là  des 
mots.  Que  chacun  de  nous  d'ailleurs  se  considère  : 
est-ce  que  nous  sommes  moins  forts,  moins  actifs, 
moins  intelligents ,  et  disons  le  mot ,  moins  amoureux 
qu'aucun  autre  peuple  de  la  terre  ?  Certes  non  ; 
mais  nous  en  sommes  arrivés  à  redouter  la  fécon- 
dité des  femmes  parce  qu'elle  nous  crée  des 
charges  que  nous  jugeons  insupportables,  et  les 
femmes  redoutent  elles-mêmes  les  ennuis  d'une 
période  de  gêne  qu'elles  ne  jugent  pas  suffisamment 
compensée  par  la  joie  de  diriger  une  nombreuse 
famille.  Si  nous  voulons  éviter  une  nouvelle  guerre, 
il  faut  courageusement  lutter  contre  cet  état  d'esprit, 
remonter  à  ses  causes  réelles,  et  les  faire  dispa- 
raître. Ce  n'est  pas  par  de  petits  allégements  d'im- 
pôts, par  de  menus  privilèges  électoraux  ou  autres, 
accordés  aux  chefs  d'une  nombreuse  famille,  qu'on 


144  FRANCE    ET   ALLEMAGNE 

obtiendra  ce  résultat.  La  cause  de  la  diminution  de 
notre  natalité  est  dans  nos  mœurs  politiques,  telles 
que  les  ont  faites  les  luttes  des  partis  insuffisam- 
ment contenus  par  notre  Constitution,  luttes  condam- 
nables comme  la  guerre  elle-même,  dont  elles  ne 
sont  qu'une  forme  à  peine  adoucie.  Elle  est  dans 
l'assaut  donné,  sous  prétexte  de  liberté,  à  toutes  les 
bastilles  élevées  par  nos  pères  autour  de  cet  indis- 
pensable noyau  social  qu'est  la  famille  ;  dans  toutes 
les  organisations  de  combat  qui  ont  mis  la  menace, 
et  par  conséquent  l'insécurité,  là  où  la  conciliation 
pour  laquelle  on  trouve  toujours  de  bonnes  volon- 
tés aurait  suffi  ;  dans  toutes  les  licences  qui  ont  per- 
mis à  certaine  presse  de  répandre  à  profusion  des 
idées  immorales  et  délétères  qui  n'ont  rien  à  faire  avec 
la  liberté  de  penser  et  d'écrire  ;  dans  toutes  les  dispo- 
sitions législatives  qui  ont  favorisé  cette  tendance  au 
moindre  effort  qui  se  constate  partout,  et  qui  a  dimi- 
nué plus  qu'on  ne  suppose  notre  capacité  de  travail, 
notre  rendement  économique,  notre  richesse  et,  par 
suite,  la  confiance  dans  l'avenir,  nécessaire  pour  éloi- 
gner la  crainte  que  peut  inspirer  une  nombreuse 
famille  à  celui  qui  doit  en  assurer  la  subsistance. 
Ajoutez  à  cela  l'alcool,  qu'on  ose  à  peine  attaquer, 
les  usines  qui  dépeuplent  les  campagnes,  les  grands 
ateliers  et  les  grands  magasins  qui  éloignent  tout 
le  jour  le  mari  et  la  femme  du  foyer,  tandis  que  les 
enfants  sont  à  l'école  ou  ailleurs  ;  cette  forme  du 
féminisme  dans  laquelle  se  jettent  les  femmes  en 
révolte  contre  les  devoirs  naturels  de  leur  sexe,  et, 


LA    DISPARITION    DES   RAGES  145 

il  faut  bien  le  dire,  la  contagion  d'un  relâchement 
dans  les  mœurs  dont  nous  avons  eu,  dans  un  monde 
en  vue,  de  trop  retentissants  exemples  :  telles  sont 
les  causes,  sur  lesquelles  il  serait  dangereux  de 
jeter  un  voile,  de  la  diminution  de  notre  natalité. 
Ces  causes  sont  d'ordre  très  général,  mais  essentiel- 
lement artificielles  ;  elles  peuvent  donc  être  enrayées 
par  l'inauguration,  après  la  guerre,  d'une  République 
de  paix  sociale  et  religieuse,  de  stabilité  des  pou- 
voirs publics,  de  réciproque  bienveillance,  la  ren- 
dant, suivant  un  mot  célèbre,  habitable  pour  tout  le 
monde,  telle  que  nous  l'avions  rêvée,  nous,  les  jeunes 
d'alors,  après  le  désastre  de  1870. 

La  superbe  unité  du  pays  devant  l'ennemi  montre 
qu'il  est  de  cet  avis,  et  qu'il  est  demeuré  plus  sage 
que  ceux  qui  ont  semé  les  germes  de  tant  de  divi- 
sions heureusement  superficielles.  Le  courage  de 
nos  soldats,  leur  endurance,  leur  bonne  humeur  en 
face  des  canons,  sont  les  preuves  décisives,  on  ne 
saurait  trop  le  redire,  que  notre  race  a  conservé  toute 
sa  vitalité.  En  récompense  du  sang  que  versent  si 
glorieusement  nos  enfants,  on  leur  doit  une  France 
généreuse  et  paisible,  oublieuse  des  disputes  qui 
ont  failli  lui  coûter  l'existence,  mais  décidée  à  n'en 
pas  tolérer  le  retour. 

La  science  allemande  a  beau  clamer  notre  préten- 
due dégénérescence,  nous  n'en  avons  cure.  Mais 
nous  devons  retenir  —  ce  qui  est  une  leçon  de  la 
vraie  science  —  que  les  sociétés  civilisées  sont  de 
véritables   organismes   vivants;    qu'un    organisme 

10 


146  FRANGE    ET   ALLEMAGNE 

vivant  ne  dure  que  s'il  est  exactement  adapté  aux 
conditions  dans  lesquelles  son  existence  doit  s'ac- 
complir ;  que  cette  adaptation  n'est  parfaite  que  si 
l'indépendance  de  tous  les  éléments  dont  il  est  formé 
est  tempérée  par  une  étroite  et  sage  discipline,  et 
que  cette  discipline  est  essentiellement  fonction, 
pour  chaque  organisme,  du  milieu  dans  lequel  il  est 
placé.  Une  telle  discipline  ne  peut  être  maintenue 
par  des  assemblées  dont  l'essence  est,  pourrait-on 
dire,  l'indiscipline;  elle  ne  peut  être  que  l'œuvre 
d'un  gouvernement  ayant  des  vues  d'avenir  et,  par 
conséquent,  assuré  de  vivre. 

C'est  pour  avoir  dédaigné  ces  contingences  de  la 
vie  au  profit  de  l'absolu,  que  les  philosophes  du 
XVIIIme  siècle,  fort  ignorants  d'ailleurs  des  réalités 
scientifiques,  nous  ont  légué  tant  de  formules  et 
d'idées  décevantes,  dont  la  séduction  nous  retient 
encore  prisonniers. 

Gomme  il  convenait,  à  la  suite  de  la  publication 
du  «  manifeste  des  intellectuels  allemands  »  que 
nous  avons  commenté  dans  un  précédent  chapitre, 
la  séance  solennelle  que  tiennent  chaque  année  les 
cinq  Académies  de  l'Institut  de  France,  pour  com- 
mémorer la  date  de  leur  réunion  en  un  seul  corps, 
et  qui  a  eu  lieu  le  21  octobre  1914,  a  été  tout  entière 
consacrée  à  glorifier  éloquemment  la  noble  morale 
qui  doit  régir  dans  l'avenir  les  pays  civilisés,  en 
face  des  hommes  de  Kultur  dont  la  prétention 
est  de  nous  ramener  au  temps  des  Perses  et  des 
Mongols,  et  qui  se  sont  crus  géniaux  parce  qu'ils 


LA    DISPARITION    DES    RAGES  147 

mettaient  au  service  des  pratiques  les  plus  san- 
glantes de  la  guerre  tous  les  raffinements,  toute 
la  puissance  de  la  science  moderne.  Mais,  ils  le 
proclament  eux-mêmes  :  la  parole  est  aux  actes. 
Ne  croyez  pas  que  tout  ce  qui  été  dit  ou  écrit  de 
grave  ou  d'indigné  sur  l'impudent  manifeste  des  93 
les  ait  en  aucune  manière  troublés.  Ils  avaient,  dans 
leur  factum,  condamné  les  crimes  de  leurs  soldats, 
puisqu'ils  les  niaient,  contre  l'évidence  même, 
comme  on  nie  tous  les  mauvais  cas;  une  phrase 
seulement  les  solidarisait  avec  le  militarisme  prus- 
sien. Mais  à  peine  avaient-ils  constaté  le  désastreux 
effet  produit  par  leurs  dénégations  qu'ils  changeaient 
d'attitude  et  qu'ils  s'enorgueillissaient  que  ces  sol- 
dats aient  eu  le  courage  de  vaincre  tous  les  préjugés 
d'un  idéalisme  falot,  pour  se  baigner  dans  le  sang  à 
la  lueur  des  incendies.  Aux  grands  chefs  de  la 
Kultur  sont  venus  faire  cortège  vingt-deux  recteurs 
d'Universités,  à  la  tête  d'une  cohue  de  ces  étudiants 
dont  la  grande  joie  est  de  balafrer,  après  boire,  à 
grands  coups  de  sabre,  la  figure  de  leurs  amis. 
C'est  là,  pour  eux,  la  preuve  de  l'énergie  et  de  la 
vitalité  de  leur  race,  comme  la  politesse  raffinée 
que  nous  aimons  est  la  marque  de  la  décadence  de 
la  nôtre  et  de  sa  fin  prochaine.  Les  membres  de 
l'enseignement  primaire  lui-même  se  sont  mobilisés 
et  ont  amené  leurs  légions  à  la  rescousse:  c'est, 
paraît-il,  le  fruit  de  leurs  leçons  qu'ils  sont  venus 
défendre. 

Tout  ces  promoteurs  de  Kultur  ont  réussi,  par 


118  FRANGE    ET   ALLEMAGNE 

leurs  audacieuses  affirmations  de  la  grandeur  ger- 
manique, à  impressionner,  même  en  France,  d'excel- 
lents esprits.  Quelques-uns  se  demandent,  non  sans 
émoi,  si  vraiment  il  n'y  a  pas  des  races  en  progrès 
qui  seraient,  par  conséquent,  en  quelque  sorte  pré- 
destinées ou  tout  au  moins  destinées  à  la  domi- 
nation, et  d'autres  qui  s'affaiblissent  et  sont  vouées 
inéluctablement  à  la  servitude,  sinon  à  la  dispa- 
rition. Ils  redoutent  que  la  race  française  ne  soit  de 
celles-là.  C'est  la  thèse  qu'essayent  de  répandre,  en 
l'appuyant  sur  de  prétendus  arguments  scientifiques, 
les  sujets  de  l'empereur  Guillaume  II  —  je  ne  dis  à 
dessein  ni  les  Allemands,  ni  les  Germains,  j'expli- 
querai plus  tard  pourquoi  —  et  on  finit  par  être  pris 
de  crainte. 

Un  savant  éminent  m'a  même  écrit  ces  phrases 
douloureuses  : 

«  Il  ne  faut  pas,  je  crois,  nier  qu'il  y  ait  en  France 
une  notable  dégénérescence  de  la  race.  Je  connais, 
par  exemple,  un  arrondissement  où  les  populations 
agricoles  mènent  depuis  un  siècle  une  vie  particu- 
lièrement hygiénique  et  patriarcale,  les  familles 
habitant  des  fermes  isolées,  ayant  une  existence 
parfaitement  régulière  et  sobre,  ne  buvant  même 
pas  de  vin  les  jours  de  semaine,  se  nourrissant 
presque  exclusivement  de  céréales  avec  addition 
d'un  peu  de  lard,  n'ayant  qu'un  travail  physique 
modéré,  etc.  ;  en  un  mot,  les  conditions  idéales  pour 
une  bonne  santé  physique.  Cependant,  depuis  cin- 
quante ans,  la  race  y  dégénère  très  rapidement;  la 


LA    DISPARITION    DES    RACES  149 

tuberculose  y  fait  des  ravages  croissants,  bien  qu'il 
n'y  ait  aucune  agglomération.  » 

Ceux  qui  redoutent  notre  disparition  sont  encore 
émus  par  ce  fait  indéniable  que,  depuis  que  la  vie 
s'est  épanouie  sur  la  terre,  un  nombre  immense 
d'espèces  ont  disparu.  On  en  a  conclu  que  les 
espèces,  et  plus  généralement  les  formes  animales 
et  végétales,  avaient,  comme  les  individus,  une 
durée  limitée,  et  on  a  même  formulé  les  lois  de  leur 
disparition  naturelle.  Chaque  série  généalogique 
d'espèces  animales  aboutirait,  suivant  un  savant 
géologue,  Charles  Depéret,  «  à  des  formes  de  grande 
taille,  très  spécialisées,  qui  s'éteignent  sans  laisser 
de  descendance».  (*)  Cette  idée  que  la  vieillesse  peut 
atteindre  simultanément  en  tous  lieux  des  êtres  de 
commune  origine,  alors  même  qu'ils  vivraient  com- 
plètement séparés  et  dans  les  conditions  les  plus 
diverses,  a  gagné  jusqu'aux  agronomes  :  n'a-t-on  pas 
attribué  les  maladies  qui  ont  frappé  les  vignes,  les 
pommes  de  terre,  les  peupliers  d'Italie,  etc.,  à  ce 
que,  depuis  qu'on  les  cultive  activement,  on  mul- 
tiplie ces  végétaux  par  bouture  et  que  tous  les  pieds 
de  vigne,  de  pomme  de  terre,  de  peuplier,  ne  sont, 
en  réalité,  que  des  rameaux  d'un  seul  et  même  indi- 
vidu ?  Les  nations  et  les  races  humaines  que  l'on 
confond  volontiers,  dans  la  circonstance,  auraient 
aussi  une  durée  naturellement  limitée  ;  elles  naî- 
traient et  disparaîtraient,  comme  les  individus  qui 

(1)  Gh.  Depéret,  Les  Transformations  du  monde  animal. 
p.  249. 


150  FRANGE   ET   ALLEMAGNE 

les  composent  ;  elles  auraient  de  même  une  enfance, 
une  jeunesse,  un  âge  mûr,  une  décrépitude,  et  l'His- 
toire semble  au  premier  abord  fournir  d'innom- 
brables arguments  à  cette  doctrine  fataliste.  C'est 
celle  qui  perce  dans  les  livres  d'Hseckel  lorsqu'il 
présente  la  race  gréco-italo-celtique  comme  en  pleine 
décadence,  la  race  anglo-germanique  comme  arrivée 
au  plus  haut  degré  de  son  épanouissement.  Ce 
serait,  par  conséquent,  son  tour  de  dominer  le 
monde,  et  nous  n'aurions  qu'à  nous  incliner  devant 
notre  destinée,  à  nous  résigner  à  mourir  après  avoir 
joué  dans  l'évolution  de  l'Humanité  le  rôle  aujour- 
d'hui désuet  qui  nous  était  destiné. 

Je  crains  bien  de  trouver  comme  un  reflet  de  cette 
pensée  dans  le  remède  à  la  dépopulation  que  suggère 
le  même  savant  très  distingué,  je  le  répète,  dont  je 
citais  tout  à  l'heure  les  constatations  sur  un  arron- 
dissement français. 

«  Il  me  semble,  dit-il,  que  le  seul  moyen  d'arrêter 
cette  dégénérescence  serait  de  croiser  la  race  avec 
des  éléments  étrangers...  C'est  au  fond  le  métissage 
avec  les  Francs,  les  Burgondes,  les  Normands,  les 
Visigoths  qui  a  produit  en  France  les  races  les  plus 
fortes...  Un  des  meilleurs  remèdes  à  envisager  con- 
tre la  dépopulation,  serait  une  immigration  systé- 
matique en  France  d'Allemands  germaniques.  Il  est 
bien  fâcheux  que  les  Allemands  aient  voulu  prendre 
la  manière  forte  pour  provoquer  cette  immigration. . .  » 
Il  n'ont  pas  pris,  hélas  !  que  celle-là.  On  ne  peut  leur 
reprocher  de  ne  pas  avoir  essayé  auparavant  de  la 


LA   DISPARITION   DES   RACES  151 

plus  douce  et  de  la  plus  furtive  insinuation,  ni 
même  d'avoir  négligé  le  croisement  libre;  l'immense 
réseau  d'espionnage  dans  lequel  ils  nous  avaient 
enserrés  en  fait  foi. 

C'est  une  exagération  brutale  de  cette  méthode  de 
régénération  que  prône  le  Dr  Vacher  de  Lapouge  (4), 
lorsqu'il  recommande  de  ne  laisser  le  droit  à  la 
paternité  qu'aux  hommes  vigoureux  et  bien  cons- 
titués, et  il  va  droit  au  but.  Gomme  à  Sparte,  afin 
d'assurer  une  sélection  rigoureuse,  il  veut  que  les 
individus  indésirables  soient  supprimés,  mais  il 
leur  laisse  un  temps  d'épreuve.  Charitable  pour  les 
déchets  sociaux  inoffensifs,  il  les  mène  doucement 
au  trépas  «  en  leur  facilitant  ou,  au  besoin,  en  leur 
procurant  la  débauche  et  l'alcool  à  titre  gracieux  »  ; 
en  un  mot,  l'alléchant  paradis  de  Mahomet,  avant 
la  lettre  !  Quant  aux  criminels,  il  les  voue  en  bloc 
à  la  guillotine. 

Le  Dl  Vacher  de  Lapouge  n'avait  pas  pensé,  en 
écrivant  ses  livres,  que  la  guerre  fournit,  sur  la  plus 
large  échelle,  un  procédé  pratique  pour  exterminer, 
en  les  utilisant,  ces  déchets  de  dernier  ordre  ;  c'est 
l'idée  qui  est  venue  à  un  de  mes  correspondants. 
«  Il  y  a  actuellement,  en  Algérie,  remarque- t-il  non 
sans  justesse,  seize  mille  malandrins,  exclus  de 
l'armée  comme  condamnés  de  droit  commun,  repris 
de  justice,  souteneurs  ou  tire-laine,  pour  la  moitié 
avariés,  encadrés  par  des  officiers,  sous-officiers  et 

(1)  Vacher  de  Lapouge,  L'Aryen. 


152  FRANCE    ET    ALLEMAGNE 

caporaux  d'élite  qu'ils  immobilisent  loin  du  front 
et  qui  suffiraient  presque  à  former  les  cadres  d'une 
belle  division  d'infanterie.  Ne  serait-ce  pas  double 
bénéfice  pour  le  pays  que  d'offrir  aux  premiers  l'oc- 
casion de  se  réhabiliter,  aux  seconds  celle  de  gagner 
de  la  gloire  en  les  envoyant  au  feu?»  Cette  façon 
de  purifier  la  race  ne  serait  pas  d'une  application 
courante,  à  la  vérité.  Mais  pour  une  fois...,  on  évi- 
terait de  donner,  au  point  de  vue  de  la  repopulation, 
un  tour  de  faveur  aux  indignes. 

Heureusement,  nous  n'en  sommes  réduits,  j'es- 
père, ni  à  imposer  à  nos  jeunes  filles  des  mariages 
allemands  dont  leur  loyauté,  leur  délicatesse  et  leur 
dignité  auraient  trop  à  souffrir,  ni  à  massacrer  tous 
les  gredins,  de  peur  que  leur  progéniture  ne  devienne 
prédominante.  Quoi  qu'on  en  dise,  ni  les  races  ni 
les  espèces  ne  meurent  de  leur  bonne  mort,  et  les 
arguments  scientifiques  que  l'on  a  fait  valoir  en 
faveur  de  leur  disparition  spontanée  ne  résistent  pas 
à  l'examen.  Il  n'y  a  parmi  elles  ni  jeunes,  ni  vieilles  : 
toutes  détiennent  et  passent,  sans  jamais  affaiblir  sa 
flamme,  le  flambeau  de  la  vie  aux  générations  sui- 
vantes. Depuis  des  millions  et  des  millions  d'années 
il  ne  se  forme  plus  spontanément  de  matière  vivante 
sur  la  terre;  toutes  les  races,  toutes  les  espèces 
remontent  donc,  par  une  filiation  ininterrompue 
d'individus,  jusqu'au  seuil  de  l'époque  où  le  soleil  a 
cessé  d'émettre  des  rayons  capables  de  féconder  la 
terre;  chez  toutes,  la  vie  a  le  même  âge;  elles  sont, 
si  l'on  veut,  également  vieilles.  Les  lignées  qui  com- 


LA   DISPARITION    DES    RAGES  153 

mencèrent  alors  ont  eu,  il  est  vrai,  des  sorts  diffé- 
rents; les  unes  se  sont  perpétuées  en  demeurant  de 
dimensions  microscopiques,  les  autres  ont  formé 
des  êtres  dont  les  dimensions  se  sont  graduellement 
accrues  depuis  les  invisibles  infusoires  jusqu'aux 
grands  reptiles  de  trente  mètres  de  long  qui  vivaient 
aux  temps  secondaires,  jusqu'à  nos  baleines  et  nos 
éléphants;  depuis  les  infimes  microbes  jusqu'aux 
gigantesques  Wellingtonia  de  Californie.  Les  grands 
animaux  qui  terminaient  certaines  séries  n'ont  pas 
disparu  pour  des  causes  qu'ils  portaient  en  eux- 
mêmes,  des  causes  mystérieuses  de  caducité;  ils  ont 
disparu  comme  disparaissent  de  nos  jours  une  foule 
d'espèces,  soit  parce  que  des  conditions  d'existence 
nouvelles  auxquelles  ils  n'ont  pu  s'adapter  se  sont 
produites  autour  d'eux,  soit  parce  que  d'autres  ani- 
maux leur  ont  donné  la  chasse. 

C'est  vraisemblablement  l'établissement  régulier 
d'hivers  périodiques,  ou  plus  exactement  de  saisons 
annuelles,  qui  a  tué  les  gros  reptiles.  Mal  protégés 
contre  les  variations  de  température,  ils  s'endor- 
maient quand  il  faisait  trop  chaud  ou  trop  froid;  alors 
les  petits  mammifères,  encore  frais  émoulus,  mais 
que  leur  fourrure  ou  leur  activité  respiratoire  met- 
taient à  l'abri  des  excès  de  température,  avaient 
tout  le  loisir  de  manger  leurs  œufs  et  de  les  dévorer 
eux-mêmes. 

Les  grands  reptiles  marins,  les  ichthyosaures  et 
les  plésiosaures,  ont  été  évincés  par  nos  marsouins, 
nos   dauphins  et  nos  baleines,   aussi   bien   doués 


£54  FRANCE   ET    ALLEMAGNE 

qu'eux  pour  la  nage,  mais  protégés,  contre  l'action 
engourdissante  du  froid,  par  leur  température  inté- 
rieure constante.  Ces  grands  reptiles  eux-mêmes 
avaient  fait  disparaître  les  splendides  mollusques 
flottants,  à  coquille  enroulée  en  spirale  comme  les 
cornes  de  Jupiter  Amraon,  d'où  leur  est  venu  le 
nom  d'Ammonites.  A  une  époque  plus  lointaine,  les 
trilobites,  qui  tenaient  alors  la  place  des  homards 
et  des  crabes,  avaient  été  dévorées  jusqu'à  la  der- 
nière par  des  poissons  cuirassés,  comptant  parmi 
les  plus  anciens  des  poissons  connus,  et  qui  les 
pourchassaient  jusque  sous  le  sable. 

Un  savant  naturaliste  de  Belgique,  M.  Dollo, 
s'emploie  à  reconstituer  les  mœurs  des  animaux  de 
ces  temps  lointains;  ses  découvertes  sensationnelles 
et  tout  à  fait  inattendues  démontrent  qu'autrefois, 
comme  de  nos  jours,  les  formes  ont  bien  disparu, 
ainsi  que  nous  venons  de  le  dire,  pour  des  raisons 
banales;  elles  ont  été  le  plus  souvent  anéanties  par 
d'autres  qui  avaient  plus  rapidement  progressé. 
L'homme  n'a  pas  manqué  de  prendre  sa  part  dans 
cette  œuvre  de  destruction.  Les  mammouths  ont 
succombé  sous  les  coups  des  chasseurs  de  l'âge  de 
pierre,  de  même  que  nous  sommes  en  train  d'anéan- 
tir l'éléphant  d'Afrique. 

Ironie  des  choses  î  Juste  un  an  avant  la  déclara- 
tion de  guerre,  j'étais  occupé  à  Berne  à  lutter  contre 
les  Prussiens  qui  avaient  rêvé  d'établir  à  Berlin  le 
siège  de  la  Commission  internationale  de  la  protec- 
tion de  la  Nature,  créée  grâce  à  l'initiative  du  Dr  Paul 


LA   DISPARITION    DES    RACES  155 

Sarasin,  de  Bâle,  connu  par  de  beaux  voyages  en 
Océanie.  Ainsi  devenus  les  protecteurs  universels 
de  tout  ce  qui  vit,  les  Allemands  auraient  pu  régir 
et  accaparer  au  besoin  la  chasse  et  la  pêche  dans  le 
monde  entier.  Ils  auraient  aussi  volontiers  protégé 
les  races  humaines  inférieures,  ce  qui  leur  aurait 
permis  de  brouiller  les  cartes  dans  toutes  les  colo- 
nies européennes,  en  attendant  le  moment  de  les 
accaparer. 

De  tout  ce  que  nous  venons  de  dire,  il  résulte  que 
pour  que  la  race  française  —  si  race  il  y  a  —  dispa- 
rût, il  faudrait  qu'elle  fût  exterminée  ou  métissée  à- 
fond.  Les  Allemands  y  ont  pensé,  car  ces  gaillards-là 
ne  s'arrêtent  pas  à  mi-chemin.  N'ont-ils  pas  annoncé 
que  s'ils  s'emparaient  de  nos  territoires  de  l'Est, 
tous  les  hommes  seraient  enlevés,  transportés  dans 
quelque  région  déserte  de  Patagonie  et  remplacés 
auprès  de  nos  chères  Françaises  par  des  gars  teutons  ? 
Quel  honneur  pour  elles  ! 

C'était  là  une  manière  douce,  si  l'on  peut  dire, 
d'améliorer  notre  race.  Mais  on  peut  aussi  la  sup- 
primer sans  douleur,  comme  l'indique  un  petit  livre 
indigné  de  M.  Jean  Finot  (')  qui  n'a  pas  été  fait  pour 
la  circonstance,  puisqu'il  date  de  1911.  On  peut  faire 
disparaître  une  race  sans  l'exterminer  par  le  fer  et 
par  le  feu.  Un  des  disciples  les  plus  conséquents  et 
les  plus  logiques  de  la  doctrine  germanique,  Reimer,. 


(1)  L'Agonie  et  la  destruction  des  races,  édition  de  la  Revue, 
p.  54, 


156  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

auteur  de  Y  Allemagne  pangermaniste,  ne  voile  pas 
ses  desseins  à  cet  égard  :  «  Gomme  la  race  germani- 
que est  la  plus  noble  et  la  plus  capable  d'assurer  le 
bonheur  de  l'humanité,  expose  d'après  lui  M.  Finot, 
tous  les  autres  peuples  doivent  nécessairement  lui 
céder  la  place.  Il  lui  faut,  avant  tout,  plus  de  terre. 
Les  nations  les  plus  voisines  et,  en  premier  lieu,  la 
France,  l'Autriche,  l'Italie,  devront  donc  lui  aban- 
donner leurs  provinces  —  ceci,  ne  l'oubliez  pas,  Ita- 
liens, date  d'avant  1911.  De  leur  côté,  les  pays  Scan- 
dinaves, de  même  que  la  Hollande,  germaine  d'ori- 
gine, s'accommoderaient  facilement  de  la  domi- 
nation allemande.  » 

Le  but  étant  d'ailleurs  d'assurer  la  prépondérance 
de  la  race  germanique,  de  la  race  quasi -divine, 
on  pourrait  se  dispenser  de  peupler  par  la  force 
les  pays  conquis  ;  on  arriverait  au  même  résultat  «  en 
détruisant  autant  que  possible  toutes  les  races,  y 
compris  les  Celtes,  les  Alpins,  les  Sémites,  en  somme 
tous  les  brachycéphales  (d),  qui,  d'essence  inférieure, 
ne  peuvent  que  paralyser  le  progrès  de  la  première 
race  du  monde...  Dans  l'empire  germain,  considéra- 
blement agrandi  par  ses  conquêtes  sans  merci,  les 
non-Germains  seraient  condamnés  à  la  stérilité.  » 
Par  un  reste  de  sentiment  humain,  le  bon  apôtre 
consentirait  à  adoucir  leur  peine  en  leur  attribuant 
des  salaires  plus  élevés  ou  des  retraites  pour  leurs 
vieux  jours. 

(1)  Ce  sont  les  hommes  à  tête  peu  développée  en  arrière  et, 
chose  curieuse,  il  y  a  parmi  eux  beaucoup  d'Allemands. 


LA    DISPARITION    DES    RAGES  157 

Reimer  considère  encore  la  Normandie,  l'Artois, 
la  Picardie  comme  des  provinces  allemandes  aux- 
quelles on  réserverait  le  doux  sort  de  l'Alsace-Lor- 
raine;  leurs  habitants  seraient  privilégiés.  Quant 
aux  autres  Français,  ils  constitueraient  une  caste 
inférieure,  une  sorte  de  caste  de  parias,  n'ayant  plus 
le  droit  de  s'allier  aux  Germains  de  pur-sang,  ni 
d'occuper  des  situations  privilégiées.  (*)  Mais  ce 
sont  là  des  demi-mesures  !  «  Pour  assurer  l'avène- 
ment le  plus  prompt  de  la  cité  future,  Reimer  prêche 
la  guerre  inévitable  et  immédiate  avec  la  France, 
afin  de  détruire  un  pays  dont  la  faillite  morale  et 
raciale  est  une  chose  consommée.  » 

Reimer  n'est  pas  un  militaire,  mais  un  «  intellec- 
tuel ».  On  dit  qu'il  n'est  pas  fou.  Gomment  de  telles 
doctrines  qui  expliquent  bien  des  crimes  ont-elles 
pu  se  développer  et  quelle  leçon  avons-nous  à  en 
tirer  ?  Serait-il  vrai  que  notre  éducation  nationale, 
notre  culture  serait  à  ce  point  inférieure  à  la  Kultuv 
allemande?  Nous  allons  l'examiner. 

(1)  Morne  ouvrage,  p.  58'. 


158  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

CHAPITRE  X 
Kultur  et  Culture. 

■Ce  qu'on  entend  en  France  par  le  mot  culture.  —  Culture  et 
humanités.  —  Kant,  Schiller  et  la  suprématie  allemande.  — 
La  Kultur  utilitaire.  —  L'internationalisme  et  le  pacifisme 
par  la  domination  allemande.  —  La  Kultur  barbare.  —  La 
civilisation  énergétique  de  Wilhelm  Ostwald.  —  Un  mot  de 
Pasteur.  —  Le  banquet  de  Berthelot  et  les  aspirations  de  la 
science  française  :  son  rôle  humanitaire  et  civilisateur.  — 
Le  Vampire  allemand. 

Il  y  a  déjà  quelque  saveur  dans  le  fait  que  les 
Allemands,  si  sûrs  de  leur  supériorité  intellectuelle, 
n'aient  pas  trouvé  dans  leur  langue  de  mot  capable 
•de  la  désigner,  et  en  aient  été  réduits  à  recourir  à  un 
mot  français,  affublé  simplement  d'un  K  très  ma- 
juscule. 

Si  le  mot  n'existait  pas  chez  eux,  il  y  a  quelques 
années  (je  le  cherche  en  vain  dans  un  dictionnaire 
datant  de  1875),  c'est  très  probablement  que  la  chose 
elle-même  n'existait  pas  davantage  à  cette  époque, 
ou  que  tout  au  moins  aucun  Allemand  n'en  avait 
pris  conscience.  Nous  avons  donc  quelque  droit  à 
nous  déclarer  plus  anciennement  cultivés  que  les 
Allemands  ;  mais  ne  leur  cherchons  pas  querelle  sur 
•ce  point.  Ils  pourraient  prétendre,  à  la  réflexion, 
qu'ils  désignent  par  notre  mot  culture  tout  autre 
chose  que  nous,  et  nous  n'aurions  certes  pas  à  nous 
plaindre  de  la  distinction.  Je  ne  sais  plus  lequel  de 


KULTUR   ET   CULTURE  159 

leurs  auteurs  blâmait  naguère  leur  manie  d'intro- 
duire dans  leur  langue  des  mots  étrangers  dont 
l'emploi  les  rendait  ridicules,  tant  le  sens  qu'ils 
leur  donnaient  finissait  par  s'éloigner  de  leur  sens 
primitif.  Aucune  remarque  ne  s'applique  plus 
justement  au  mot  culture. 

La  Kultur  allemande  n'a  rien  à  faire  avec  la 
culture  française.  La  culture,  chez  nous,  tend  essen- 
tiellement à  élever  l'esprit  au-dessus  des  vulgarités 
de  la  vie  ;  elle  a  pour  objet  d'apprendre  à  l'Homme 
à  dominer  tout  ce  qu'il  peut  y  avoir  en  lui  d'égoïsme 
et  d'appétits  grossiers  ;  elle  se  propose  de  le  rendre 
spontanément  généreux,  charitable,  courtois  vis-à- 
vis  de  ses  semblables,  juste  et  bon.  Elle  lui  inculque 
l'esprit  de  sacrifice,  et  si  elle  comporte,  en  général, 
une  certaine  connaissance  des  langues  anciennes, 
c'est  que  la  plupart  des  ouvrages  écrits  dans  ces 
langues,  qui  sont  arrivés  jusqu'à  nous,  n'ont  été  sau- 
vés de  l'oubli  que  parce  qu'ils  représentaient  ce  qu'il 
y  avait  de  plus  noble  et  de  plus  élevé  dans  la  pensée 
des  anciens.  C'est  en  raison  de  cette  épuration  que 
nous  attribuons  à  l'antiquité  une  hauteur  morale 
qu'elle  n'avait  certainement  pas  en  bloc,  et  qui  ne 
nous  paraît  si  grande  que  parce  que  nous  avons,  au 
préalable,  abattu  toutes  les  scories  qui  enveloppaient 
l'or  pur  qui  nous  reste.  Aussi  a-t-on  justement  dési- 
gné sous  le  nom  d'humanités  l'étude  de  l'âme  des 
auteurs  anciens,  dans  les  langues  mêmes  où  ils  ex- 
primaient leurs  pensées.  De  la  sorte,  ces  pensées  ne 
peuvent  être  travesties  ;  triées  par  une  longue  suite 


160  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

de  générations,  elles  sont  justement  ce  qui  donne  au 
caractère  de  l'Homme  sa  plus  solide  armature. 

C'était  bien  ainsi  que  l'on  voyait  les  choses,  il  n'y 
a  pas  encore  très  longtemps,  en  Allemagne  ;  mais  la 
précision  des  conceptions  anciennes  s'accommodait 
mal  avec  ce  qu'il  y  avait  de  vague  et  de  nébuleux 
dans  lapenseegermanique.il  ne  serait  pas  impossible 
que  cette  nébulosité,  en  quoi  l'on  ne  saurait  voir  une 
qualité,  ait  été  pour  beaucoup  dans  l'admiration  que 
nous  avons  vouée  aux  philosophes  allemands  les  plus 
réputés.  Nous  aimons  à  suivre  les  contours  chan- 
geants des  nuages  et  à  y  découvrir  des  figures  qui 
n'y  existent  certainement  pas;  nous  nous  plaisons 
dans  la  contemplation  des  volutes  sans  cesse  chan- 
geantes de  la  fumée,  nous  cherchons  à  donner  une 
précision  aux  formes  indécises  qu'estompe  le  brouil- 
lard, et  c'est  ainsi  que  nous  avons  souvent  attribué 
aux  plus  illustres  philosophes  d'outre-Rhin  une  pro- 
fondeur qui  n'était  qu'obscurité.  Et  puis  on  n'aime 
guère,  n'est-ce  pas?  paraître  ne  pas  comprendre  ce 
qui  a  Pair  d'être  profond  ! 

Ce  qu'il  y  avait  de  plus  clair  chez  les  philosophes 
allemands  nous  avait  été  emprunté;  le  reste  était 
surtout  fait  d'orgueil.  Le  savant  mathématicien 
Emile  Picard,  membre  de  l'Institut,  me  signalait 
naguère  les  larges  emprunts  faits  par  Kant  à  Jean- 
Jacques  Rousseau,  emprunts  dont  Kant  avait  peut- 
être  l'aveu  sur  les  lèvres  lorsqu'il  disait  que  l'Alle- 
magne lui  paraissait  «  destinée  à  recueillir  ce  que 
les  autres  nations  avaient  produit  de  meilleur  pour 


KULTUR    ET    CULTURE  161 

se  l'assimiler.  »  On  voit  déjà  poindre  le  pangerma- 
nisme dans  cette  phrase,  et  il  s'affirme  candidement 
dans  ce  passage  de  Schiller  que  m'a  livré  également 
M.  Emile  Picard  :  «  L'Allemand  doit  chercher  à  par- 
venir au  plus  haut  sommet.  C'est  à  lui  qu'il  est 
réservé  d'atteindre  à  la  fin  suprême  d'achever  en  soi 
l'humanité,  au  but  le  plus  beau  qui  est  de  réunir 
en  une  couronne  tout  ce  qui  fleurit  chez  les  autres 
peuples.  » 

L'idée  de  la  prédestination  du  peuple  allemand 
est  donc  ancienne  ;  elle  a  longtemps  couvé  avant  de 
produire  le  vaste  incendie  dont  nous  avons  aujour- 
d'hui le  spectacle  tragique.  Cette  idée,  d'ailleurs,  ne 
présentait  qu'un  danger  relatif  tant  qu'elle  demeu- 
rait dans  le  domaine  de  la  spéculation  pure  ;  mais 
elle  est  devenue  pernicieuse  du  jour  où  elle  a  pu 
s'appuyer  sur  les  doctrines  qui  lui  ont  permis  de 
revêtir  une  allure  d'aspect  scientifique  et  de  pousser 
à  bout  toutes  ses  conséquences.  La  culture,  telle 
que  nous  l'entendons,  a  été  rapidement  dédaignée 
comme  inutile,  sinon  néfaste.  Ses  bases  ont  été  dé- 
noncées comme  un  encombrant  fatras  d'inutiles 
puérilités.  Or,  dit  Fun  des  théoriciens  de  la  Kultur 
nouvelle,  Wilhelm  Ostwald,  «  l'idéaliste  n'est  pas 
celui  qui  s'occupe  de  choses  inutiles  ;  c'est  plutôt 
celui  qui,  selon  sa  profession,  met  sa  vie  au  service 
de  son  pays  et  de  l'Humanité,  c'est-à-dire  leur  est 
utile.  » 

L'utilité  !  L'utilité  pratique  faite  de  réalisa- 
tions immédiates  et  matérielles,  voilà  le  but  que 


162  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

poursuit,  loin  de  toutes  les  conceptions  morales  et 
apaisantes  des  «  humanités  »  de  notre  vieille  culture, 
voilà  ce  que  poursuit  la  Kultur  allemande  !  Deux 
hommes  s'en  sont  faits  les  théoriciens  :  Ernest 
Hseckel,  d'Iéna  ;  Wilhelm  Ostwald  de  Leipzig.  Le 
premier,  naturaliste  de  profession,  a  brutalement 
transporté  dans  le  domaine  scientifique  les  théories 
darwiniennes  de  la  lutte  pour  la  vie  et  de  la  sélection 
naturelle.  Le  second,  qui  s'est  surtout  occupé  de 
chimie  organique,  et  qui  est  l'un  des  lauréats  du 
prix  Nobel  pour  la  chimie,  a  fait  application  aux 
sociétés  humaines  des  théories  physico-chimiques 
relatives  à  l'énergie,  au  sens  tout  mécanique  que 
donnent  à  ce  mot  les  physiciens  modernes,  sens 
très  différent  de  celui  dans  lequel  nous  Fentendons 
quand  il  s'agit  de  louer  la  force  d'un  caractère.  Tous 
deux,  Haeckel  et  Ostwald,  se  sont  de  longue  date 
déclarés  antimilitaristes,  pacifistes  et  internationa- 
listes ;  tous  deux  ont  rêvé  de  réorganiser  la  société 
sur  des  bases  nouvelles  ;  c'est,  je  crois,  ce  qu'on 
appelle  être  socialiste,  s'il  est  possible  de  donner  un 
sens  précis  à  ce  mot  si  prodigieusement  élastique  : 
tous  deux  enfin  ont  fait  les  plus  violentes  campagnes 
contre  les  religions,  en  général,  et  le  christianisme 
en  particulier.  Nous  les  rangerions  par  conséquent 
dans  la  catégorie  des  purs  les  plus  avancés.  Ils  sont 
cependant  parmi  les  signataires  du  fameux  mani- 
feste des  intellectuels  allemands,  ce  monument 
inoubliable  de  mensonge  et  de  férocité. 
Faut-il  voir  dans  le  passé  et  dans  le  dernier  acte  de 


KULTUR   ET    CULTURE  10)5 

ces  hommes,  d'ailleurs  éminents  chacun  dans  sa 
spécialité,  une  contradiction,  l'effet  d'une  conversion 
subite  telle  que  celle  qui  abattit  saint  Paul  sur  le 
chemin  de  Damas?  Nullement.  Nous  sommes  habi- 
tués, en  France,  à  voir  des  hommes  se  laisser  en- 
traîner par  la  parole,  revenir  un  jour  sur  ce  qu'ils 
ont  dit  la  veille  et  enfourcher  un  dada  nouveau  ;  par 
politesse,  nous  appelons  cela  du  dilettantisme. 
L'Allemand  n'est  pas  ainsi  ;  il  est,  comme  on  dit, 
tout  d'une  pièce  ;  c'est  ce  que  les  gens  du  peuple 
appellent  être  cabochu,  et  c'est  l'étymologie  tant 
cherchée  qu'ils  donnent  du  mot  Boche,  avec  une 
autorité  qu'on  ne  peut  guère  contester  puisque  les 
mots  cabochu,  caboche  et  boche  ont  été  tous  les  trois 
imaginés  dans  les  faubourgs.  Or,  Hseckel  aussi  bien 
qu'Ostwald,  aussi  bien  que  tous  leurs  collègues  des 
universités,  ont  été  dominés  par  l'idée  de  la  supé- 
riorité de  la  race  allemande,  idée  qui  était  déjà  ancrée, 
on  l'a  vu,  dans  l'esprit  de  Goethe,  de  Schiller,  de 
Kant,  de  Fichte.  L'Allemand  a  toujours  été,  pour  lui- 
même,  sinon  le  surhomme  de  Nietzsche,  du  moins 
le  candidat  désigné  à  cette  haute  dignité.  A  lui,  par 
conséquent,  le  devoir  de  s'emparer  du  monde,  d'as- 
servir le  reste  de  l'humanité  et  de  lui  imposer  la 
conception  germanique  qui  doit  amener  sur  la  terre 
un  état  de  choses  aussi  voisin  de  la  perfection  que 
possible.  Alors  toutes  les  nations  englobées  ou  domi- 
nées par  la  Germanie  n'en  feront  qu'une  ;  c'est  ce 
que  ces  messieurs  appellent  être  internationaliste  ; 
alors  la  paix  régnera  parmi  les  hommes  parce  que 


164  FRANCK    ET    ALLEMAGNE 

chacun  subira  les  effets  de  l'inéluctable  discipline 
allemande;  c'est  ce  qu'ils  appellent  être  pacifiste. 
Comme,  dans  l'intérêt  commun,  tout  écart  contre 
la  discipline  devrait  être  immédiatement  signalé  et 
réprimé,  les  autorités  civiles  seraient  suffisantes 
pour  régler  tous  les  conflits,  le  règne  du  militarisme 
serait  fini.  Plus  vite  on  arrivera  à  cet  âge  de  tran- 
quillité universelle  qui  ressemble  plus,  peut-être, 
à  l'Age  de  fer  qu'à  l'âge  d'or,  mieux  cela  vaudra  ;  et 
c'est  pourquoi  il  faut  saisir,  quand  elle  se  présente, 
l'occasion  d'étendre  sur  le  monde  entier  les  ailes 
sombres  de  la  Germanie  régénératrice  —  régénéra- 
trice à  son  profit,  bien  entendu. 

Pour  arriver  à  ce  grandiose  résultat,  tout  est  per- 
mis :  la  morale,  le  droit  des  gens  n'ont  rien  à  voir 
dans  l'affaire  ;  ce  sont  de  vains  obstacles  imaginés 
pour  retarder  l'avènement  de  la  race  marquée  pour 
dominer  l'avenir,  et  qu'elle  a,  par  conséquent,  le 
droit  de  mépriser.  Rien  ne  peut  égaler  ce  qui  sortira 
de  son  génie  et  de  ses  mains,  quand  elle  dominera  le 
monde  ;  elle  peut  donc  sans  remords  détruire  tout 
ce  qui  a  fait  jusqu'ici  l'orgueil  des  races  inférieures. 
Qu'importent  les  prétendues  richesses,  les  prétendus 
chefs-d'œuvre,  les  villes,  les  monuments,  les  indus- 
tries qu'elles  ont  créés  ?  Tout  cela  peut  être  anéanti 
pour  peu  que  la  grande  Allemagne  ait  un  intérêt 
quelconque  à  le  faire  ;  elle  fera  mieux  quand  elle 
régnera  sur  le  Globe.  Il  n'y  a  pas  plus  de  raison  de 
conserver  des  villes  comme  Louvain,  comme  Ypres? 
des  monuments  comme  la  cathédrale  de  Reims  ou 


KULTUR   ET   CULTURE  165 

le  beffroi  d'Arras  que  de  protéger  les  paillotes  des 
nègres  du  centre  de  l'Afrique.  Doctrine  effrayante, 
mais  qui  est  l'aboutissement  naturel  de  la  Kultur 
allemande,  la  seule  conclusion  —  et  l'auteur  le  dis- 
simule à  peine  —  des  livres  où  dans  ces  dernières 
années,  Ostwald  a  bien  voulu  appliquer  aux  socié- 
tés humaines  le  résultat  des  réflexions  que,  depuis 
qu'il  les  a  abandonnées,  ses  recherches  de  labora- 
toire lui  ont  inspirées. 

Ces  livres  ont  pour  titres  :  Y  Energie,  les  Grands 
hommes,  les  Fondements  énergétiques  de  la  science 
et  de  la  civilisation.  Us  ont  été  traduits  en  français 
de  1910  à  1912.  Le  dernier  est  dédié,  par  une  ironie 
tragique,  au  grand  industriel  et  philanthrope  belge 
Ernest  Solvay.  Ne  cherchez  dans  ces  volumes  aucune 
trace  de  ce  que  notre  culture  appelle  la  morale,  de 
tous  ces  impondérables  auxquels  on  attache  chez 
nous  tant  d'importance,  qui  soulèvent  les  enthou- 
siasmes, soutiennent  les  courages,  suscitent  les 
dévouements  et  les  sacrifices,  et  suppléent,  dans  une 
mesure  qu'il  ne  faudrait  pas,  du  reste,  exagérer, 
aux  défaillances  et  aux  imprévoyances  d'ordre 
matériel.  Une  seule  chose  compte  dans  le  monde, 
au  dire  d'Ostwald,  c'est  Yénergie,  au  sens  scienti- 
fique du  mot.  Cette  énergie  «  compy^end  tout  ce  qui 
peut  naître  du  travail  et  être  retransformé  en 
travail».  C'est  tout. 

L'énergie,  telle  que  la  conçoivent  les  physiciens, 
demeure  en  quantité  constante  dans  l'Univers,  mais 
elle  y  revêt  les  formes  les  plus  diverses:  elle  se  fait 


1(J(5  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

électricité,  lumière,  chaleur,  mouvement,  ou  se  dis- 
simule dans  les  atomes  dont  elle  détermine  les  pro- 
priétés chimiques.  Nous  avons  les  moyens  de  diriger 
en  partie  ses  transformations,  de  manière  à  l'obliger 
à  travailler  pour  nous,  mais  elle  se  dérobe  toujours 
dans  une  certaine  mesure.  La  Kultur  allemande, 
éminemment  scientifique,  a  pour  but  de  réduire  au 
minimum  cette  énergie  indocile,  de  coordonner 
même  le  travail  humain  de  manière  à  en  obtenir  un 
rendement  maximum,  comme  a  tenté  de  le  faire 
Taylor,  et  c'est  en  cela,  suivant  la  doctrine  énergé- 
tique d'Ostwald,  que  consiste  toute  la  civilisation. 
Bref,  la  civilisation  kulturale  a  pour  objet,  avant 
tout,  la  production  économique  de  la  richesse. 

La  culture  française  est  autrement  désintéressée. 
J'allais  un  jour  rendre  visite  à  mon  vieux  maître,  le 
physicien  Bertin  qui  habitait  l'Ecole  normale  supé- 
rieure. Je  rencontrai  dans  l'escalier  Pasteur,  son 
ancien  condisciple,  qui  y  habitait  comme  lui  : 

«  Vous  allez,  me  dit-il,  voir  le  plus  honnête  des 
hommes.  Trois  messieurs  m'attendent  en  ce  moment 
dans  mon  cabinet.  Ils  sont  venus  m'offrir  un  million 
si  je  voulais  faire  breveter  la  fabrication  du  vaccin 
contre  le  charbon  et  leur  céder  le  brevet.  A  cause 
des  miens  qui  n'ont  pas  de  fortune,  je  craignais  de 
me  laisser  tenter.  Je  suis  allé  en  parler  à  Bertin  : 
—  Refuse,  Pasteur,  m'a-t-il  dit,  refuse  !  Ta  gloire 
vaut  mieux  que  cela  ;  donne  ta  découverte  à  tout  le 
monde.  —  Je  descends  refuser.  » 

En  Allemagne,  il  serait  contraire  à  la  doctrine 


KULTUR   ET   CULTURE  167 

énergétique  de  laisser  telles  découvertes  tomber  dans 
le  domaine  public.  La  Kultur  se  paye. 

Cette  générosité  de  la  culture  française  s'est  affir- 
mée solennellement  dans  une  circonstance  mémo- 
rable, où  est  apparue  d'une  façon  caractéristique 
cette  alliance  de  la  science  et  de  la  hauteur  morale 
qui  fait  si  prodigieusement  défaut  à  nos  voisins. 

Au  mois  de  mars  1895  —  il  y  aura  bientôt  vingt 
ans,  —  des  jeunes  gens  qui  ont  été  ministres  depuis, 
vinrent  me  demander  —  comme  naturaliste  —  de 
prendre  la  parole  à  un  banquet  offert  à  Marcellin 
Berthelot,  le  plus  illustre  et  le  plus  philosophe  des 
savants  français.  Il  s'agissait  de  protester  contre  un 
article  sensationnel  de  Ferdinand  Brunetière,  accu- 
sant la  Science  d'avoir  fait  «  banqueroute  ».  Le  ban- 
quet eut  lieu  le  4  avril,  dans  une  immense  salle  de 
restaurant,  à  Saint-Mandé  ;  un  millier  de  personnes 
y  assistaient.  M.  Raymond  Poincaré.  alors  ministre 
de  l'instruction  publique,  le  présidait.  On  y  entendit 
de  nombreux  orateurs.  Brunetière,  comme  on  pou- 
vait s'y  attendre,  ne  fut  pas  couvert  d'éloges,  mais 
la  science  fut  portée  aux  nues,  et  la  philosophie  passa 
un  assez  grand  nombre  de  mauvais  quarts  d'heure. 
A  voir  la  façon  dont  la  plus  scientifique  des  nations 
du  monde  —  je  ne  dis  pas  la  plus  savante  —  se 
comporte  actuellement  dans  la  guerre  qui  a  soulevé 
toutes  les  autres  contre  elle,  on  pourrait  croire  que 
Brunetière  avait  raison  et  que  vraiment  la  science 
n'a  aucun  pouvoir  civilisateur  ;  qu'elle  peut  couvrir 
de  son  riche  manteau  la  plus  effroyable  barbarie  et 


K'uS  FRANCE   Kl    ALLEMAGNE 

qu'il  faut  s'adresser  ailleurs  si  on  veut  élever  les 
âmes.  Cet  «  ailleurs  »,  Brunetière  ne  s'était  pas  fait 
faute  de  l'indiquer  ;  les  religions  étaient  pour  lui  la 
vraie  source  de  la  civilisation,  et  comme  il  ne  man- 
quait pas  déjà  de  gens  disposés  à  user  de  la  Science 
comme  d'un  bélier  contres  elles,  l'éminent  écrivain 
la  considérait  comme  le  principal  ennemi. 

La  Science,  dans  la  seconde  moitié  du  XIXe  siècle, 
avait  réalisé  trop  d'éblouissantes  conquêtes,  elle 
avait  trop  profondément  transformé  notre  vie  sociale, 
elle  avait  prodigué  trop  de  richesses  autour  d'elle, 
apporté  à  tous  les  hommes  trop  de  bien-être  pour 
qu'il  pût  être  question  de  rabaisser  ses  mérites  dans 
le  domaine  de  la  matière  et  des  forces.  Pourquoi,  si 
bienfaisante,  aurait-elle  été  démoralisatrice?  La 
protestation  des  hommes  de  science  fut  énergique. 
Il  a  fallu  tous  les  crimes  de  la  savante  Allemagne 
pour  que  la  question  de  la  portée  morale  de  la 
Science  fût  posée  à  nouveau,  à  ce  point  que  M.  Berg- 
son pouvait  récemment  écrire  que  le  XXmc  siècle, 
gavé  pour  ainsi  dire  de  découvertes  scientifiques, 
cesserait  d'adorer  la  fée  qui  a  suscité  tant  de  mira- 
cles, sans  éteindre  la  haine  parmi  les  hommes,  pour 
se  jeter  dans  les  bras  des  sciences  morales  et  poli- 
tiques, avec  l'espoir  que  ces  sciences  sauraient 
trouver  les  bases  définitives  d'une  paix  qu'ils 
estiment  actuellement  si  bon  marché.  Nous  sou- 
haitons que  les  sciences  morales  et  politiques 
apportent  à  l'Humanité  ce  bienfait  dont  depuis  près 
de  deux  mille  ans  le  christianisme  fait  briller  à  ses 


KULTUR    ET   CULTURE  169 

yeux  le  décevant  mirage.  Mais  la  Science  tout  court, 
telle  qu'elle  était  conçue  en  France,  il  y  a  vingt  ans, 
avait  justement  la  même  prétention. 

Au  banquet  de  Saint-Mandé,  de  nombreux  dis- 
cours furent  prononcés  ;  on  y  parla  de  beaucoup  de 
choses,  même  de  saint  Paul,  dont  le  nom  imprudem- 
ment prononcé  par  un  orateur  politique  fut  assez 
mai  accueilli  ;  mais  ce  ne  fut  là  qu'un  incident 
passager,  et  ce  qui  rayonna  dans  cette  assemblée, 
qui  s'était  réunie  dans  une  atmosphère  de  bataille 
et  de  protestation,  ce  fut  la  grande  lumière  de  la 
Science  moralisatrice  et  pacificatrice. 

«  Grâce  à  vous,  grâce  à  l'admirable  série  de  vos 
découvertes,  grâce  à  votre  œuvre  tout  imprégnée  de 
la  plus  haute  philosophie,  disait  on  à  Berthelot,  la 
tâche  qu'auront  à  remplir  nos  successeurs  sera,  sans 
doute,  singulièrement  simplifiée  et  précisée.  Il  n'y  a 
pas  longtemps,  à  la  fin  d'un  banquet  que  vous 
offraient  les  représentants  d'une  grande  industrie, 
vous  en  avez  vous-même,  avec  un  esprit  qui  dissi- 
mulait mal  vos  très  sérieuses  espérances,  indiqué 
les  principaux  résultats.  Vous  avez  montré  l'homme 
du  XXme  —  ou  plutôt  du  XXIme  siècle  —  affranchi, 
pour  se  procurer  sa  nourriture,  de  la  nécessité  de 
cultiver  la  terre,  affranchi  des  soucis  de  l'élevage  et 
souriant  de  l'étroite  dépendance  dans  laquelle  étaient 
demeurés  ses  ancêtres,  de  tout  ce  qui  vivait  autour 
d'eux.  Vous  nous  l'avez  montré  fabriquant  lui- 
même,  de  toutes  pièces,  sans  autres  matières  pre- 
mières que  l'air,  l'eau  et  le  charbon,  ces  aliments 


170  FRANCK   ET   ALLEMAGNE 

que  nous  ne  pouvons  aujourd'hui  nous  procurer 
qu'en  détruisant  des  milliers  de  plantes  et  d'ani- 
maux. Quelle  simplification  dans  nos  mœurs  !  Plus 
de  douanes  à  nos  frontières  pour  protéger  l'agricul- 
ture; plus  de  prévention  contre  les  produits  arti- 
ficiels; la  margarine  réhabilitée;  les  vins  sans  raisin 
tenus  pour  supérieurs  aux  meilleurs  crus  de  la 
Bourgogne  et  du  Bordelais  ;  les  débitants  inscrivant 
fièrement  sur  leur  enseigne  que  leurs  produits  sont 
purs  de  tout  mélange  avec  les  produits  naturels  de 
composition  capricieuse  ;  l'homme  protégeant,  pour 
le  plaisir  de  ses  yeux,  les  animaux  et  les  plantes 
dont  il  fait  aujourd'hui  une  si  abusive  et  si  abomi- 
nable destruction.  Voilà  l'âge  d'or  que  vous  avez 
rêvé  pour  les  chimistes  —  et  ce  que  vous  n'avez  pas 
dit,  c'est  que  vous  l'avez  plus  qu'à  moitié  réalisé.  » 

Cet  âge  d'or,  c'était  nécessairement  l'âge  de  la  paix 
universelle.  Quelle  querelle,  en  effet,  pourrait  di- 
viser les  hommes,  le  jour  où  ils  auraient  la  puis- 
sance de  fabriquer  eux-mêmes  avec  ces  matières 
premières  inépuisables  :  l'air,  le  charbon  et  l'eau, 
non  seulement  tout  ce  qui  est  nécessaire  à  la  vie, 
mais  tout  ce  qui  peut  en  faire  le  charme  matériel  ; 
le  jour  où  tous  marcheraient  vers  le  même  but 
«  avec  la  même  foi,  la  même  religion  :  la  foi  dans 
la  Science  et  dans  la  Vérité  »  ? 

La  Science  ?  On  lui  reprochait,  à  ce  moment,  de 
faire  banqueroute  à  la  poésie,  à  l'idée  de  patrie,  à  la 
morale.  «  Mais,  répondait  à  peu  près  en  ces  termes 
M.  Charles  Richet,  quel  est  l'objet  de  la  poésie, 


\ 


KULTUK    ET   CULTURE  171 

sinon  d'élever  lame  humaine  au-dessus  des  dou- 
leurs et  des  vulgarités  de  la  vie,  et  peut-il  être  plus 
noble  poésie  que  celle  qui  rêve  le  soulagement  des 
douleurs  humaines  ?  Le  savant  qui  a  pu  adoucir 
quelques-uns  de  nos  maux  n'a-t-il  pas  fait,  à  sa 
façon,  une  œuvre  supérieure,  et  ce  bienfaiteur  n'est- 
il  pas  un  vrai  poète  ?  N'est-ce  pas  de  la  poésie  que 
la  révélation  des  secrets  mystérieux  et  des  lois  gran- 
dioses de  la  nature  ?  Est-ce,  d'autre  part,  manquer 
à  l'amour  que  l'on  doit  à  sa  patrie  que  de  se  réjouir 
si  les  travaux  qui  s'y  accomplissent  profitent  à  l'Hu- 
manité tout  entière  ?  Et  l'un  des  motifs  de  cet 
amour  n'est-il  pas  justement  le  bien  qu'elle  fait  aux 
autres  patries,  au  lieu  de  déchainer  contre  elles  les 
guerres  et  les  maux  qu'elles  entraînent  ?  Est-ce  ne 
pas  aimer  sa  patrie  que  d'estimer  les  grands  artistes, 
les  grands  savants  —  bienfaiteurs  de  l'Humanité 
tout  entière  —  au-dessus  des  grands  massacreurs 
qu'on  appelle  des  conquérants,  et  de  mesurer  la 
gloire  au  nombre  des  vérités  dévoilées  plutôt  qu'à 
la  quantité  de  sang  humain  répandu  ?  Et  la  morale  ! 
Ne  voyons-nous  pas,  du  colossal  effort  intellectuel 
que  représentent  nos  conquêtes  scientifiques,  se  dé- 
gager peu  à  peu,  comme  un  idéal  supérieur  :  le  res- 
pect de  la  vie  humaine  et  de  la  douleur  d'autrui,  la 
solidarité  entre  les  hommes  et  la  fraternité  entre  les 
nations  ?  » 

La  politique  elle-même,  par  la  voix  de  Henri 
Brisson,  saluait  cette  morale  supérieure,  proclamée 
par  un  physiologiste  : 


172  FRANGE    ET   ALLEMAGNE 

«  Le  mal,  disait-il  avec  Charles  Richet,  c'est  la 
douleur  d'autrui.  Le  bien,  c'est  de  savoir  souffrir 
-de  la  douleur  d'autrui.  Voilà  la  morale  telle  que 
l'enseigne  la  Science.  Toutes  nos  études  scienti- 
fiques, littéraires,  médicales,  industrielles,  juri- 
diques, artistiques  ont  pour  fin  ou  d'adoucir  ou  d'em- 
bellir la  vie  humaine  ;  elles  représentent  l'effort 
valeureux  de  la  personne  humaine  cherchant  à  se 
dégager  des  fatalités  qui  l'enveloppent.  » 

A  toutes  ces  idées  généreuses,  Berthelot  répondait 
en  déclarant  que  les  convives  qui  l'entouraient 
étaient  «  venus  appelés  par  leur  commun  amour 
pour  la  liberté  de  penser,  pour  la  liberté  de  l'art, 
pour  la  liberté  politique,  libertés  inséparables,  ainsi 
que  leurs  conséquences  prochaines  :  l'égalité  sociale 
et  la  solidarité  entre  tous  les  membres  de  l'Huma- 
nité. »  Il  évoquait  ensuite  l'union  étroite  du  beau  et 
du  bien  avec  le  vrai;  c'est-à-dire  de  l'art,  de  la 
poésie  et  de  la  morale  avec  la  science  ;  de  l'art  et  de 
la  poésie  qui  dominent  les  races  humaines  à  un 
degré  d'autant  plus  éminent  qu'elles  sont  plus  avan- 
cées en  civilisation  ;  de  la  morale,  d'autant  plus 
pure  qu'elle  est  fondée  sur  une  connaissance  plus 
complète  de  l'Homme  et  de  la  Nature.  Cette  morale 
scientifique  nous  impose,  ajoutait-il,  un  devoir  sacré, 
autrement  élevé  que  l'aumône  personnelle.  «  Nous 
devons,  s'écriait  le  maître,  nous  efforcer  d'assurer  à 
tout  homme,  par  tous  les  moyens  pacifiques  et 
légaux,  sa  part  légitime  dans  les  bénéfices  d'une  so- 
ciété où  toute  jouissance  et  toute  propriété  sont  les 


KULTUR  ET  CULTURE  17* 

fruits  du  travail  accumulé  par  les  générations  anté- 
rieures. Nous  tendons  ainsi  vers  le  règne  idéal  delà 
fraternité  et  de  la  solidarité  sociales,  conséquences 
de  l'application  de  la  science  moderne  à  la  morale  et 
à  la  politique.  En  les  poursuivant  dans  un  esprit  de 
modération,  de  tolérance  et  d'amour,  leur  évolution 
légitime  amènera  par  degrés  et  sans  violence  une 
transformation  complète  des  sociétés  humaines.  » 

On  peut  comparer  ces  conceptions  si  hautes,  si 
resplendissantes  d'universelle  charité  et  de  frater- 
nelle bonté,  au  violent  et  étroit  égoïsme  national  qui 
perce,  sans  la  moindre  retenue,  dans  tous  les  factums 
des  modernes  intellectuels  allemands.  Et  ce  n'est 
pas  que  l'importance  de  l'organisation,  dont,  au  dire 
du  professeur  Ostwald,  la  découverte  reviendrait  au 
peuple  allemand,  ait  échappé  aux  hommes  de  science 
français  : 

«  On  commence  à  comprendre,  lit-on  dans  un 
autre  discours  du  même  jour,  que  nos  sociétés  hu- 
maines, astreintes  à  pourvoir  à  la  sécurité,  à  l'ali- 
mentation et  à  la  multiplication  des  individus  qui 
les  composent,  ne  sont  pas  seulement  assimilables 
par  une  simple  métaphore  aux  organismes  vivants... 
Dans  les  organismes  inférieurs,  tous  les  éléments 
constituants  se  ressemblent  et  accomplissent  les 
mêmes  fonctions.  A  mesure  que  l'organisme  devient 
plus  puissant,  ses  éléments  perdent  l'égalité  pre- 
mière ;  ils  se  diversifient  de  plus  en  plus  ;  ils  se 
spécialisent  ;  mais  l'existence  de  chacun  d'eux  de- 
meure absolument,  complètement  assurée  :  en  même 


17't  FRANGE    ET   ALLEMAGNE 

temps  la  solidarité  devient  telle  que  toute  souffrance 
du  moindre  élément  est  perçue  par  le  corps  social 
tout  entier  et  peut  en  déterminer  la  dissolution  et 
la  mort.  De  tout  cela  se  dégage  pour  l'Homme  une 
véritable  morale  sociale,  basée  sur  la  force  même 
des  choses,  s'imposant  parla  raison,  la  seule  morale 
capable  de  rallier  tous  les  suffrages  dans  un  pays 
justement  fier  d'avoir  inscrit  en  tête  de  ses  lois  la 
liberté  de  conscience.  Or,  ce  consentement  unanime, 
cette  union  spontanée  de  tous  les  cœurs  et  de  toutes 
les  volontés  est,  sous  notre  forme  de  gouvernement, 
la  plus  grande  force  sur  laquelle  nous  puissions 
compter.  Il  existe  entre  nous,  d'ailleurs,  un  lien  im- 
périssable :  C'est  cette  notion  de  patrie  qui,  dans 
notre  pays,  s'incarnait  déjà  en  Jeanne  d'Arc,  quand 
partout  ailleurs  elle  demeurait  confuse  ;  nous  sommes 
unis  par  le  souvenir  des  efforts  accomplis  en  com- 
mun pour  porter  toujours  plus  haut  la  dignité  hu- 
maine, et  nous  avons  le  sentiment  que  nous  ne  pou- 
vons garder  nos  conquêtes  morales  qu'à  la  condition 
d'être  toujours  assez  forts,  c'est-à-dire  assez  sages  et 
assez  riches,  pour  les  défendre  contre  ceux  qui  s'ac- 
commodent de  moins.  Il  ne  faut  pas  oublier  que 
dans  la  lutte  pour  la  vie  à  laquelle  tous  les  peuples 
sont  condamnés,  la  victoire  appartient  à  celui  dont 
les  institutions  sont  le  mieux  en  rapport  non  pas 
avec  tel  ou  tel  idéal  philosophique,  mais  avec  les 
réalités  inéluctables  au  milieu  desquelles  il  se  débat. 
En  attendant  qu'elles  découvrent  le  but  inconnu, 
peut-être  impénétrable  pour  elles,  vers  lequel  s'ache- 


KULTUR    ET   CULTURE  175 

mine  l'Univers  qui  nous  entraine  dans  son  évolution, 
voilà  les  conceptions  auxquelles  sont  parvenues  les 
sciences  naturelles.  Elles  nous  prêchent  non  pas  la 
guerre,  mais  la  paix  sociale.  En  observant  la  vie,  en 
coordonnant  ses  œuvres  dans  des  synthèses  dont 
personne  ne  saurait  nier  la  grandeur,  les  natura- 
listes n'ont  certes  pas  conduit  les  hommes  à  la  dés- 
espérance, supprimé  tout  idéal,  ni  répandu  dans  le 
monde  un  ferment  démoralisateur.  Compulsez  tant 
que  vous  voudrez  les  douloureuses  archives  de  la 
cour  du  Veau-d'or,  vous  n'y  retrouverez  les  noms 
d'aucun  de  nos  hommes  de  science  ;  leurs  décou- 
vertes sont  à  tous,  et  à  ceux  qui  leur  proposent  de 
les  mettre  en  actions,  ils  répondent  comme  autre- 
fois Renan  :  Pecunia  tua  tecum  sit.  Gardez  votre 
argent  ! 

«  Voilà  les  personnalités  morales  que  crée  la 
science  !  Qu'elle  soit  donc  bénie,  la  banqueroutière  f 
Qu'elle  puisse,  entourée  de  tous  les  respects,  pour- 
suivre son  œuvre  d'émancipation,  de  lumière  et  de 
vie,  achever  son  œuvre  d'union  !  » 

Ceci  n'a  pas  été  écrit  pour  la  circonstance.  Ainsi 
pensaient,  il  y  a  vingt  ans, les  intellectuels  français; 
ainsi  ils  pensent  encore.  Mesurez  la  distance  qui 
sépare  ces  apôtres  de  l'union  et  de  la  paix,  ces  amants 
respectueux  de  la  vie  humaine,  soucieux  de  répandre 
partout  le  bonheur  autour  d'eux,  de  tendre  aux 
faibles  et  aux  petits  la  main  secourable  qui  pourra 
les  aider  à  s'élever  toujours  plus  haut,  des  intellec- 
tuels éperonnés,  casqués  et  bottés  de  Berlin,   se- 


176  FRANCE    ET    ALLEMAGNE 

meurs  de  ruines,  contempteurs  de  la  vie,  insensibles 
aux  beautés  de  l'art,  et  qui  n'organisent  que  pour 
satisfaire  leur  incommensurable  égoïsme.  Comparez 
le  désintéressement  d'un  Pasteur  donnant  à  tous, 
sans  compter,  ses  miraculeuses  découvertes,  sau- 
vant des  vies  par  milliers  pour  le  seul  plaisir  de  les 
sauver,  au  bluff  commercial  dont  fut  l'occasion  la 
fausse  découverte  de  Koch  qui  sema  tant  de  décep- 
tions parmi  les  malheureux  poitrinaires,  et  vous 
serez  bien  forcés  de  reconnaître  que  si  les  savants 
font  la  science,  la  science  ne  fait  pas  le  caractère  des 
savants. 

Les  mêmes  travaux,  les  mêmes  découvertes 
fleurissent  de  chaque  côté  du  Rhin,  qui  s'affirme 
ainsi  comme  la  véritable  frontière,  sur  des  terrains 
tout  différents  :  ce  qui  crée,  sur  une  rive,  des  bienfai- 
teurs de  l'humanité  ne  fait  éclore  aujourd'hui  sur 
l'autre  que  des  exploiteurs.  C'est  donc  qu'il  s'agit  de 
deux  mentalités  différentes,  de  deux  nations  entre 
lesquelles  il  y  a  un  abîme  :  l'une  éprise  d'idéal  qui 
s'élève  d'un  coup  d'aile  au-dessus  des  brutalités  de 
la  matière  et  de  la  force  pour  les  contempler  de 
haut,  les  dompter,  les  assouplir  au  profit  de  l'huma- 
nité tout  entière  ;  l'autre  qui  en  demeure  captive,  et 
ne  les  manie  que  pour  les  faire  servir  à  la  satisfac- 
tion de  son  égoïste  orgueil.  Aux  peuples  de  choisir 
entre  elles  et  de  dire  laquelle  des  deux  est  la  nation 
noble  et  supérieure. 

Le  choix  fait,  il  restera  à  cette  nation  un  devoir  à 
accomplir.  A  quoi  serviraient  ses  qualités  morales, 


KJJLTDR    ET    CULTURE  177 

si  elle  ne  s'appliquait  pas  à  se  conserver  elle-même  ; 
si  elle  oubliait  que  l'union  qu'elle  a  manifestée  en 
face  de  l'ennemi  et  que  ses  hommes  de  science  sen- 
taient en  elle,  il  y  a  vingt  ans,  est  le  premier  élé- 
ment de  sa  force  ;  qu'elle  doit  jalousement  conser- 
ver cette  union  et  décourager  sans  hésitation  tous 
les  efforts  qui  pourraient  être  faits  pour  la  lui 
ravir?  Il  n'est  pas  vrai,  comme  le  disent  les  hommes 
politiques  qui  doivent  leur  élévation  à  de  stériles 
batailles  parlementaires,  que  le  progrès  soit  le  ré- 
sultat des  conflits  des  partis  hostiles.  Il  résulte,  au 
contraire,  de  l'union  des  âmes  et  de  leur  ardeur 
à  poursuivre,  d'un  commun  accord,  la  réalisation  de 
tout  ce  qui  peut  apporter  aux  hommes  plus  de  bien- 
être  dans  une  étroite  fraternité. 


12 


178  FRANCK   ET    ALLEMAGNE 


CHAPITRE  XI 

Le  rôle  de  la  France  dans  le  développement 
des  sciences  physiques. 

Le  rôle  initiateur  de  la  France  dans  le  domaine  scientifique. 

—  L'Ecole  polytechnique  et  l'Ecole  normale  supérieure.  — 
Les  mathématiciens  français.  —  Les  astronomes.  —  Les 
cartes  photographiques  du  Ciel  et  le  monde  des  Etoiles.  — 
La  composition  chimique  du  Soleil  et  des  Etoiles.  —  Création 
de  la  météorologie.  —  Les  propriétés  de  la  vapeur.  —  Les 
propriétés  des  courants  électriques  :  Ampère  et  Arago.  — 
La  première  idée  du  téléphone  et  de  la  télégraphie  sans  fil. 

—  La  liquéfaction  des  gaz  :  Thilorier,  Cailletet,  Dewar, 
Amagat,  Raoult.  —  Les  Becquerel  et  la  radio-activité;  le 
Radium  et  VActinium.  —  Les  propriétés  des  rayons  invi- 
sibles :  les  diastases  et  l'origine  de  la  vie.  —  La  Chimie 
minérale  :  iode,  brome,  bore.  etc.  —  La  chimie  organique 
de  Dumas  à  Berthelot. 

Et  maintenant,  laissant  de  côté  les  invérifiables 
conceptions  philosophiques  dont  elle  se  pare  et  dont 
la  valeur  est  plus  que  douteuse,  au  point  de  vue 
humain,  pour  demeurer  dans  le  domaine  de  la  science 
pure,  l'Allemagne  a-t-elle  le  droit  de  s'attribuer  la 
place  prépondérante  à  laquelle  elle  prétend?  A-t-elle 
été  la  grande  initiatrice  sans  laquelle  tout  ne  serait 
encore,  dans  l'ordre  des  faits  ou  des  doctrines,  que 
ténèbres  et  confusion  ? 

Quoi  qu'elle  puisse  dire,  on  ne  peut  refuser  un 
rôle  initiateur  prépondérant,  dans  l'ordre  scientifique 
au  pays,  où  un  astronome,  Laplace,  s'appuyant  sur 


LES   SCIENCES   PHYSIQUES   EN   FRANCE  179 

les  lois  fondamentales  posées  par  Newton,  a  doté 
la  science  de  la  plus  grandiose  hypothèse  qui  ait  été 
tentée  pour  expliquer  le  système  du  monde  ;  où  un 
de  ses  disciples,  Le  Verrier,  a  été  assez  hardi  pour 
demander  au  simple  calcul  la  découverte  d'une  pla- 
nète :  où  un  physicien,  Janssen,  a  trouvé  moyen  de 
déterminer  la  composition  chimique  du  Soleil  et, 
par  conséquent,  celle  des  étoiles  ;  où  a  été  conçue  et 
réalisée  l'idée  de  fonder  un  système  décimal  des 
poids  et  mesures  sur  la  détermination  de  la  mesure 
d'un  arc  du  méridien  terrestre,  menée  à  bien  par  des 
géodésiens  tels  que  Bouguer,  La  Condamine,  Godin, 
Clairaut,  Maupertuis,  etc  ;  où  un  Papin  a  découvert 
la  puissance  de  la  vapeur,  que  devait  plus  tard 
utiliser  Sauvage  ;  où  un  physicien,  comme  du  Fay, 
a  imaginé  la  théorie  des  deux  électricités  ;  où  un 
autre,  Ampère,  a  précisé  l'action  des  courants  élec- 
triques les  uns  sur  les  autres  ;  où  un  Fresnel  a 
démontré  la  nature  vibratoire  de  la  lumière  et 
donné  une  vaste  théorie  des  phénomènes  lumineux, 
tandis  que  ses  émules,  les  physiciens  Fizeau  et 
Foucault  déterminaient  sa  vitesse,  chacun  par  un 
procédé  différent  ;  où  un  autre  physicien,  Sadi  Car- 
not,  fondait  la  théorie  de  l'énergie  chère  à  Ostwald, 
en  montrant  qu'un  travail  accompli  correspond  tou- 
jours à  une  même  quantité  de  chaleur  disparue  et 
•réciproquement,  de  telle  sorte  qu'une  calorie,  c'est- 
à-dire  la  quantité  de  chaleur  capable  d'élever  de  1° 
la  température  de  1  kilogramme  d'eau,  est  suscep- 
tible de  soulever  un  poids  de  427  kilogrammes  à 


ISO  FRANCK    ET    ALLEMAGNE 

1  mètre  du  sol,  et  que  la  chute  brusque  de  4:27  kilo- 
grammes, tombant  d'une  hauteur  de  un  mètre,  sur  le 
sol,  développerait,  au  moment  où  il  serait  arrêté,  une 
quantité  de  chaleur  capable  d'élever  de  1°  la  tempéra- 
ture d'un  kilogramme  d'eau  :  où  Lavoisier  a  créé 
la  chimie  minérale,  déterminé  la  composition 
chimique  de  l'air  et  de  l'eau,  expliqué  la  combus- 
tion et  la  respiration  et  fixé,  avec  Fourcroy,  Ber- 
thollet  et  Guyton  de  Morveau,  les  règles  de  la 
nomenclature  chimique  ;  où  Jean-Baptiste  Dumas 
a  lancé  la  chimie  organique  dans  une  voie  infinie  de 
découvertes,  que  Laurent,  Gerhardt,  Wùrtz,  Ber- 
thelot  et  tant  d'autres  chimistes  ont  parcourue  d'une 
façon  triomphale,  pendant  que,  grâce  à  l'école  de 
Wùrtz,  la  notion  féconde  des  atomes  se  précisait  peu 
à  peu  :  où  Haùy  a  proclamé  d'un  seul  coup  les 
lois  de  la  cristallographie  ;  où  Buffon  a  débarrassé 
l'histoire  de  la  Terre  de  toutes  les  légendes  qui 
masquaient  son  passé,  a  cherché  à  tirer  du  sol  lui- 
même  les  documents  qui  permettraient  un  jour 
d'écrire  cette  histoire,  a  attiré  l'attention  sur  les 
animaux  disparus,  et  jeté  de  la  sorte  les  bases  des 
deux  sciences  nouvelles  :  la  géologie  et  la  paléon- 
tologie, dont  on  sait  aujourd'hui  l'immense  étendue 
et  les  étonnantes  révélations  ;  où  les  de  Jussieu, 
Lamarck  et  Adolphe  Brongniart  ont  donné  à  la  classi- 
fication des  plantes  une  législation  qui  a  fait  oublier 
les  systèmes  de  Linné  ;  où  Geoffroy  Saint-Hilaire  et 
Serres  ont  démontré  le  parallélisme  des  phénomènes 
embryogéniques    et    des    transformations    subies. 


LES   SCIENCES   PHYSIQUES   EN    FRANCE  181 

depuis  l'origine  des  temps,  par  les  animaux  appar- 
tenant à  une  même  série  généalogique  :  où  Lamarck 
et  Geoffroy  Saint-Hilaire  ont  assis  la  doctrine  de 
l'évolution  sur  des  bases  autrement  larges  que  celles 
sur  lesquelles  Darwin  l'a  si  savamment  établie  plus 
tard  ;  où  Guvier  a  conçu  une  anatomie  comparée 
capable  de  formuler  avec  assez  de  précision  les  lois 
de  l'organisation,  pour  permettre  de  restaurer  com- 
plètement, avec  un  nombre  restreint  de  fragments 
d'os,  toute  la  structure  d'animaux  fossiles  dont  on 
croyait  jadis  impossible  de  reconstituer  la  forme  ; 
où  Bichat  a  conçu  l'idée  que  les  mêmes  tissus  asso- 
ciés dans  des  proportions  différentes  et  groupés  sui- 
vant des  modes  variés,  se  retrouvent  dans  le  corps 
de  tous  les  animaux  qu'ils  constituent  à  eux  seuls, 
fondant  ainsi  une  science  dont  l'Allemagne  s'enor- 
gueillit aujourd'hui,  l'histologie;  où,  après  Dugès, 
Henri  Milne-Edwards  a  appliqué  à  la  coordination 
des  faits  relatifs  à  l'organisation  des  animaux,  les 
lois  de  l'organisation  des  sociétés  humaines,  en  les 
groupant  autour  de  la  loi  de  la  division  du  travail 
physiologique  :  où  de  Quatrefages  a  ramené  aux  mé- 
thodes de  l'histoire  naturelle  l'étude  des  races  hu- 
maines et  donné  ainsi  son  statut  à  l'anthropologie 
tandis  que  Broca  créait  pour  elle  des  méthodes  de 
travail  dont  l'emploi  raisonné  eût  évité  à  l'Alle- 
magne l'accès  de  délire  qu'elle  a  subi  pour  avoir 
vaniteusement  donné  sa  confiance  aux  romans  flat- 
teurs pour  elle  du  comte  de  Gobineau  ;  où  Albert 
Gaudry,  avant  même  que  Darwin  ait  exposé  ses 


182  FRANGE    ET    ALLEMAGNE 

grandes  vues  théoriques,  a  démontré  par  des  faits  là 
réalité  des  changements  subis,  au  cours  des  temps, 
par  les  animaux  :  où  Claude  Bernard,  supprimant 
les  caprices  et  la  tyrannie  du  fluide  vital  des  vieux 
médecins  et  des  anciens  physiologistes,  a  établi  que 
tout  phénomène  physiologique  relevait  d'une  cause 
ou  d'un  ensemble  de  causes  précises  qu'il  suffisait 
de  mettre  en  jeu  pour  déterminer  fatalement  la 
reproduction  de  ce  phénomène,  a  fondé  sur  le 
déterminisme  des  phénomènes  physiologiques  une 
Physiologie  expérimentale  dominée  par  l'idée  pré- 
cieuse de  l'indépendance  des  éléments  anatomiques, 
a  démontré  l'identité  des  phénomènes  essentiels  de 
la  vie  chez  les  végétaux  et  les  animaux,  et  proclamé 
finalement  que  sous  leurs  contrastes  apparents,  qu'on 
aimait  à  opposer  jusqu'à  lui,  se  dissimulait,  en  réa- 
lité, la  notion  fondamentale  de  Y  Unité  de  la  vie; 
où  Marey  a  imaginé  tant  de  machines  ingénieuses 
pour  saisir  sur  le  vif  tous  les  mouvements  des  or- 
ganes et  utilisé  l'invention,  bien  française,  elle  aussi, 
de  la  photographie,  due  aux  patientes  recherches  de 
Daguerre  et  de  Niepce  de  Saint- Victor  pour  cons- 
truire le  premier  cinématographe  appliqué  à  l'étude 
du  vol  des  oiseaux;  où  Montgolfier  a  imaginé  le  pre- 
mier ballon  et  Dupuy  de  Lôme  le  premier  dirigeable  ; 
où  enfin,  pour  ne  citer  que  les  plus  grands,  un  Pas- 
teur a  révolutionné  la  médecine  et  la  chirurgie,  en 
révélant  le  rôle  immense  du  monde  des  microbes, 
soupçonné  par  un  autre  Français,  Davaine,  en  dé- 
montrant définitivement  l'inanité   des  générations 


LES    SCIENCES    PHYSIQUES    EN   FRANCE  183 

spontanées,  et  en  créant  toute  la  science  des  vaccins 
préventifs,  des  sérums  guérissants,  qui  a  pris,  dans 
ces  derniers  temps,  un  si  magnifique  développement, 
sauvé  tant  de  vies  humaines  et  suscité  d'innombra- 
bles chercheurs  soutenus  par  l'espérance  de  débar- 
rasser un  jour  l'humanité  des  maux  incalculables 
que  lui  infligent  les  invisibles  parasites  qui  la  guet- 
tent de  toutes  parts. 

Durant  les  quarante-quatre  années  qui  nous  sépa- 
rent du  triomphe  de  l'Allemagne  sur  les  armées 
françaises,  triomphe  sur  les  conditions  acciden- 
telles duquel  ni  le  comte  de  Bismarck,  ni  le  maréchal 
de  Moltke  ne  gardaient  d'illusion,  le  mouvement 
créé  en  France  par  les  grands  fondateurs  de  sciences 
ou  de  méthodes,  dont  nous  venons  de  rappeler  les 
noms,  ne  s'est  pas  arrêté  comme,  de  l'autre  côté  du 
Rhin,  on  a  tenté  de  le  faire  croire.  Quelque  téméraire 
que  soit  pour  un  seul  écrivain  une  telle  entreprise, 
condensée  dans  un  aussi  bref  chapitre,  nous  devons 
répondre  à  cette  prétention,  en  essayant  de  retracer 
ici,  au  moins  dans  ce  qu'ils  ont  d'essentiel,  les  traits 
des  progrès  dus,  pendant  cette  période,  à  l'effort 
incessant  de  nos  savants.  Nous  suivrons,  pour  cela, 
l'ordre  que  nous  avons  adopté  dans  les  lignes  pré- 
cédentes, et  qui  reproduit  à  peu  près  ce  que  Gon- 
dorcet  appelait  la  hiérarchie  des  sciences,  les  pre- 
mières étant  dans  une  large  mesure  indépendantes, 
les  autres  s'appuyant  de  plus  en  plus  soit  sur  quel- 
qu'une de  celles  qui  les  précèdent,  soit  sur  leur 
ensemble. 


184  FRANGE    ET    ALLEMAGNE 

Les  sciences  mathématiques  sont  des  procédés  de 
raisonnement,  permettant  de  pousser  jusque  dans 
leurs  plus  extrêmes  conséquences  les  relations  que 
l'observation  a  établies  entre  les  faits,  ou  les  défini- 
tions abstraites  des  nombres  et  des  formes,  plutôt 
que  de  véritables  sciences  au  sens  vulgaire  de 
ce  mot.  Ainsi  les  entendaient  Pascal,  Descartes 
et  Fermât.  Deux  grandes  écoles,  l'Ecole  polytech- 
nique et  l'Ecole  normale  supérieure,  dont  l'idée 
remonte  à  la  Révolution  sont,  en  France,  comme 
les  conservatoires  où  les  grandes  traditions  de 
d'Alembert,  de  Lagrange,  de  Monge,  de  Cauchy, 
de  Carnot,  de  Poncelet,  de  Michel  Ghasles,  de  Liou- 
ville,  d'Hermite,  de  Bertrand,  etc.,  sont  transmises  de 
génération  en  génération  ;  et  l'on  doit  citer  parmi  ceux 
qui  ont  ajouté  à  la  gloire  que  ces  illustres  prédéces- 
seurs ont  répandue  sur  la  science  française  ceux  des 
mathématiciens  tels  que  Henri  Poincaré,  Darboux. 
Emile  Picard,  Appell,  Jordan,  Painlevé,  Hadamard, 
Humbert,  Andoyer,  Goursat,  et  de  bien  d'autres, 
dont  les  travaux  sont  connus  des  mathématiciens 
du  monde  entier  et  ont  reçu  les  plus  hautes  consé- 
crations de  la  part  des  académies  étrangères. 

La  mécanique  théorique  est  la  fille  et,  pourrait-on 
dire,  la  fille  aînée  des  mathématiques  qui,  par  elle, 
ont  pénétré  la  physique,  reliant  entre  eux  les  phéno- 
mènes, permettant  de  les  rattacher  à  des  points  de 
départ  très  simples  et  de  les  embrasser  dans  les  dé- 
veloppements de  vastes  théories.  Descartes,  Pascal, 
Lagrange,    Poisson.    Fourier,    parmi   les    savants 


LES   SCIENCES   PHYSIQUES   EN   FRANCE  185 

français,  peuvent  être  considérés  comme  ayant 
ouvert  cette  voie  ;  ils  ont  eu  pour  continuateurs 
Lamé,  Barré  de  St- Venant,  Combes,  Clapeyron, 
Prony,  Bresse,  Bélanger,  Résal,  Maurice  Lévy,  etc. 
De  nos  jours,  le  général  Sébert,  MM.  de  Freycinet, 
Boussinesq,  Léauté,  Brillouin,  Marcel  Deprez,  à  qui 
l'on  doit  l'idée  du  transport  de  la  force  à  distance, 
Duhem,  Kœnig,  etc.,  sont  les  représentants  illustres 
de  cette  science  dont  les  applications  industrielles 
ont  été  si  fécondes.  Dans  la  voie  de  la  physique 
mathématique,  les  Anglais,  avec  Glerk  Maxwell  et 
lord  Kelwin,  ont  projeté  une  lumière  dont  l'éclat  est 
difficile  à  égaler. 

L'astronomie  n'a  pas  moins  profité  des  progrès  des 
mathématiques.  Parmi  nos  contemporains,  Félix 
Tisserand,  dans  la  mécanique  céleste,  a  renouvelé, 
pour  ainsi  dire,  l'œuvre  de  Laplace  et  montré  d'une 
façon  saisissante  l'étonnante  précision  avec  laquelle, 
en  partant  des  lois  de  Newton,  il  a  été  possible  de 
calculer  le  cours  des  astres  ;  l'écart  maximum  entre 
les  positions  réelles  des  planètes  et  celles  données 
par  le  calcul,  pour  un  moment  donné,  n'excède  pas 
quelques  secondes  d'arc  et  descend  à  une  demi- 
seconde  pour  Mercure. 

On  peut  dire  que  l'astronomie  mathématique  est 
presque  terminée  ;  le  fameux  problème  des  trois 
corps  lui-même  a  trouvé  le  principe  de  sa  solution  : 
mais  l'astronomie  physique  est  en  pleine  évolution. 
Elle  a  pour  but  la  connaissance  de  la  constitution 
des  astres,  et  elle  a  merveilleusement  profité  de  tous 


186  FRANCK   ET   ALLEMAGNE 

les  progrès  qui  ont  été  accomplis,  dans  ces  derniers 
temps,  relativement  aux  propriétés  de  la  lumière  et 
à  la  construction  des  instruments.  On  sait  la  part  si 
considérable  prise  au  développement  de  la  science  du 
Ciel  par  le  célèbre  observatoire  de  Paris,  que  diri- 
gèrent, après  les  Cassini,  des  hommes  tels  qu'Arago, 
Le  Verrier,  Delaunay,  l'amiral  Mouchez,  Tisserand, 
Lœwy  et  à  la  tête  duquel  se  trouve  actuellement 
l'astronome  Baillaud.  Les  noms  de  Delambre,  de 
Lalande,  d'Yvon  Villarceau,  de  Ghacornac,  de  Lau- 
gier,  de  Périgaud,  de  Wolf,  de  Faye,  de  Callan- 
dreau,  etc.,  disent  l'œuvre  qui  s'y  est  accomplie.  Il 
fut  longtemps  le  seul  établissement  de  ce  genre  en 
France  ;  mais  le  ciel  de  Paris  n'est  pas  d'une  pureté 
suffisante  pour  permettre  les  études  astronomiques 
les  plus  délicates  ;  aussi  des  observatoires  ont-ils 
été  établis,  durant  la  seconde  moitié  du  siècle  der- 
nier, sur  les  hauteurs  qui  avoisinent  Lyon,  Mar- 
seille, Bordeaux,  et  des  savants  tels  que  Charles 
André,  Stéphan,  Rayet,  etc.,  y  ont  accompli  des 
travaux  de  première  importance. 

Au  Mont-Gros,  près  de  Nice,  la  générosité  du  ban- 
quier Raphaël  Bischoflfsheim  a  créé  un  observa- 
toire modèle  que  dirige  actuellement  le  général 
Bassot  ;  un  autre,  qui  appartient  à  l'Académie  des 
sciences  et  lui  a  été  légué  par  un  de  ses  membres, 
Antoine  d'Abbadie,  est  situé  à  Abbadia,  dans  les 
Pyrénées.  C'est  à  l'observatoire  de  Paris  qu'ont  été 
prises  par  MM.  Lœwy,  Puiseux  et  Le  Morvan  les 
plus  belles  photographies  qui  existent  de  la  Lune, 


LES   SCIENCES    PHYSIQUES   EN    FRANCE  187 

astre  décidément  mort,  qui  n'a  jamais  été  probable- 
ment le  siège  d'aucune  convulsion  depuis  celles 
qui  ont  amené  la  formation  à  sa  surface  des  cirques 
presque  contigus  qu'on  y  observe,  et  qu'on  peut 
assimiler  soit  à  des  cratères  de  volcans  innom- 
brables, soit  à  la  base  d'énormes  bulles  gazeuses  qui 
seraient  venues  crever  en  tous  points,  à  la  suite 
d'un  immense  rochage,  tel  que  celui  qui  marque  la 
solidification  prochaine  d'une  masse  d'argent  fondu. 

La  photographie  qui,  nous  l'avons  vu,  est  une 
invention  bien  française,  n'a  pas  seulement  permis 
de  fixer  sur  des  plaques  les  accidents  de  la  surface 
de  la  lune  ;  elle  a  permis  aussi  de  préciser  la  position 
des  étoiles.  Les  modifications  que  les  cartes  photo- 
graphiques du  ciel  présenteront  de  siècle  en  siècle 
permettront  de  se  rendre  compte  des  mouvements 
de  ces  soleils  lancés  dans  l'espace  avec  leur  cortège 
de  satellites,  dont  aucun  mot  ne  saurait  rendre  ni 
les  dimensions  colossales,  ni  l'énorme  vitesse. 
Celle-ci  est  révélée  par  le  déplacement  des  raies  de 
leur  spectre.  L'éloignement  des  étoiles  nous  fait 
seul  paraître  comme  la  tranquille  image  de  la  paix 
et  de  l'éternel  repos  un  firmament  dans  lequel  les» 
astres  dansent  en  réalité  comme  les  étincelles  d'un 
tragique  et  prodigieux  incendie. 

Dans  ce  bal  vertigineux,  notre  Soleil  glisse  à 
une  vitesse  de  6190  000  kilomètres  par  jour  en  se- 
dirigeant  vers  l'étoile  Véga  et  la  Lyre  pour  aller  on 
ne  sait  où.  Les  autres  danseurs  sont  les  étoiles  ; 
elles  sont  innombrables,  disaient  les  Anciens  ;  la 


188  FRANGE    ET   ALLEMAGNE 

carte  du  ciel,  dont  les  éléments,  recueillis  par  dix- 
huit  observatoires,  sont,  par  un  hommage  précieux 
à  l'astronomie  française,  concentrés  à  l'observatoire 
de  Paris,  permet  d'évaluer  à  trente  millions  le  nom- 
bre de  celles  dont  la  lumière  est  assez  intense 
pour  impressionner  les  plaques  photographiques. 
Mais  combien  y  en  a-t-il  d'assez  lointaines  pour  que 
leur  lumière  s'éteigne  avant  d'arriver  jusqu'à  nous? 
Le  ciel  n'offre  pas  seulement  ce  grandiose  spec- 
tacle. Les  étoiles  ne  sont  pas  des  êtres  éternels. 
Quelques-unes,  depuis  qu'on  les  observe,  se  sont 
éteintes;  d'autres,  qu'on  ne  soupçonnait  pas,  se  sont 
brusquement  éclairées  d'un  éclat  momentané,  comme 
si  quelque  gigantesque  incendie  s'y  était  subitement 
allumé.  Ici,  c'est  à  l'Allemagne  que  revient  la  décou- 
verte des  données  qui  ont  permis  d'étudier  ces 
grandioses  phénomènes.  On  doit  à  Frauenhofer  la 
découverte  que  le  spectre  solaire  est  marqué  de 
raies  obscures  perpendiculaires  à  sa  longueur. 
Kirchoff  et  Bunsen  ont  montré  que  les  métaux 
incandescents  produisent  des  spectres  composés,  au 
contraire,  de  raies  brillantes,  et  que  lorsqu'une 
lumière  à  spectre  continu,  comme  celle  du  charbon, 
traverse  des  vapeurs  métalliques,  son  spectre  se 
strie  de  raies  obscures  exactement  correspondantes 
aux  raies  brillantes  du  métal  incandescent.  Les  raies 
de  Frauenhofer  indiquent  donc  que  l'atmosphère  du 
soleil  contient  des  vapeurs  métalliques  et  permet  de 
déterminer  les  métaux  qui  s'y  trouvent  vaporisés. 
De  là  l'invention  du  spectroscope,  grâce  auquel  on 


LES    SCIENCES    PHYSIQUES   EN    FRANCE  189 

peut  entreprendre  l'étude  chimique  des  astres.  L'as- 
tronome français  Janssen  l'a  inaugurée  et  a  orga- 
nisé, dans  ce  but,  l'observatoire  de  Meudon,  aux 
destinées  duquel  veille  actuellement  M.  Deslandres, 
et  celui  du  Mont-Blanc,  voisin  d'un  observatoire 
particulier,  organisé  par  M.  Vallot. 

Le  spectroscope  a  permis  de  reconnaître  que  les 
étoiles  étaient  faites  des  mêmes  substances  que  le 
Soleil  et  que  l'on  n'apercevait  dans  celui-ci  aucun 
corps  qui  n'existât  sur  la  terre.  L'hélium  qu'on 
lui  croyait  particulier  a  été  retrouvé  parmi  les  gaz 
terrestres  et  n'est  qu'un  signe  de  son  activité  ;  il  en 
sera  de  même  vraisemblablement  du  nebulium  dé- 
couvert dans  les  nébuleuses  non  résolubles  et  dont, 
sans  l'avoir  jamais  manié,  grâce  à  la  constitution  de 
son  spectre,  on  a  pu  fixer  le  poids  des  atomes  au 
triple  de  ceux  de  l'hydrogène.  A  tous  ces  travaux, 
les  astronomes  français  Faye,  Janssen,  Rayet,  Wolf, 
Stéphan,  Charles  André,  Périgaud.  Callandreau, 
Deslandres,  Bigourdan,  Renan,  Puiseux,  Maurice 
Hamy,  ont  pris  la  plus  grande  part,  et  on  leur  doit 
aussi  de  nombreuses  études  relativement  aux 
comètes. 

La  possibilité  de  prédire  le  temps  a  toujours  été 
un  rêve  caressé  par  les  hommes.  Le  naturaliste 
Lamarck  croyait  en  avoir  découvert  le  moyen, 
et  Cuvier  n'avait  pas  assez  de  sarcasmes  contre 
cette  utopie.  L'utopie  a  été,  grâce  à  l'illustre  astro- 
nome Le  Verrier,  abordée  de  front.  Une  science 
nouvelle   a   été  créée,   la   météorologie,  qui  a  une 


190  FRANCE    ET   ALLEMAGNE 

vaste  organisation  internationale  k  son  service. 
Dans  un  bureau  central,  à  Paris,  sont  coordonnées 
toutes  les  observations  locales.  C'est  donc  encore 
grâce  à  un  savant  français  qu'un  problème  longtemps 
réputé  inabordable  est  entré  dans  la  voie  des  solu- 
tions pratiques  ;  son  œuvre  a  été  poursuivie  par  le 
physicien  Mascart  dont  un  élève.  Alfred  Angot,  a 
repris  la  tâche. 

La  physique  n'est  pas  moins  redevable  que  l'as- 
ironomie  aux  travaux  de  nos  compatriotes.  On  sait 
quelle  ampleur  ont  prises  les  inventions  auxquelles 
elle  a  donné  naissance.  Les  noms  de  Gay-Lussac, 
Dulong,  Petit,  Regnault,  sont  intimement  liés  à 
l'histoire  des  propriétés  de  la  vapeur  et  des  machi- 
nes qu'elle  fait  mouvoir.  C'est  Ampère  qui  a  décou- 
vert l'action  des  courants  électriques  les  uns  sur  les 
autres.  C'est  Arago  qui  a  inventé  l'électro-aimant, 
organe  essentiel  des  télégraphes,  des  générateurs  de 
lumière  et  des  moteurs  électriques.  La  première 
idée  de  la  téléphonie,  à  laquelle  Edison  a  donné  sa 
forme  pratique,  appartient  à  un  Français.  Bourseul. 
Quels  que  soient  les  travaux  qui  ont  pu  précéder 
ou  suivre  les  belles  expériences  de  Branly,  la  télé- 
graphie sans  fil  n'existerait  pas  sans  l'invention  de 
son  cohéreur,  et  la  téléphonie  sans  fil  vient  d'être 
réalisée  par  deux  physiciens  de  notre  pays.  D'autre 
part,  on  sait  l'importance  physiologique  qu'ont  prise 
les  courants  électriques  de  haute  fréquence  après 
les  études  de  d'Arsonval. 


LES   SCIENCES   PHYSIQUES    KN   FRANCK  191 

S'il  n'y  a  plus  aujourd'hui  de  barrières  entre 
les  solides,  les  liquides  et  les  gaz,  si  l'on  connaît 
toutes  les  phases  de  leurs  transformations,  lors- 
qu'ils passent  de  l'un  de  ces  états  aux  autres,  s'il 
est  possible  de  vaporiser  même  les  métaux  et, 
inversement,  de  liquéfier  tous  les  gaz  et  d'en  solidi- 
fier un  certain  nombre,  c'est  encore  à  des  savants 
français  qu'on  le  doit  :  le  premier,  Thilorier,  liquéfia 
l'acide  carbonique  par  la  pression,  et  la  pression 
seule  a  suffi  à  Amagat  pour  liquéfier  le  bichlorure 
de  carbone  ;  en  combinant  la  pression  avec  une 
brusque  vaporisation  par  détente  de  la  pression, 
Cailletet,  dans  le  laboratoire  de  Sainte-Glaire 
Deville,  liquéfia  l'oxygène  et  amorça  la  liquéfac- 
tion de  l'hydrogène.  On  liquéfie  aujourd'hui  l'air 
avec  une  grande  facilité,  et  l'on  sait  toutes  les  appli- 
cations de  l'air  liquide  ;  l'hydrogène  lui-même  a  été 
liquéfié  par  Dewar.  Ces  succès  ont  remis  en  hon- 
neur, parmi  les  physiciens,  les  recherches  sur  les 
effets  des  variations  de  la  température,  qui  ont 
amené  à  la  découverte  de  lois  auxquelles  sont  atta- 
chés les  noms  d' Amagat  et  de  Raoult,  à  des  consi- 
dérations sur  la  constitution  moléculaire  et  atomi- 
que des  corps  qui  ont  conduit  à  mesurer  la  gran- 
deur des  molécules,  à  supputer  leur  nombre  dans 
un  espace  donné,  et  ces  tentatives  ont  déjà  valu  au 
nom  de  Jean  Perrin  l'estime  de  tous  les  savants. 

Mais  on  est  allé  plus  loin  encore  dans  la  connais- 
sance de  la  structure  de  la  matière  ;  des  recherches 


11)2  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

lentement  poursuivies,  pendant  quatre  générations 
de  savants  de  la  même  famille,  celle  des  Becquerel, 
ont  bouleversé  toutes  nos  idées  sur  sa  constitution 
et  sa  durée.  Depuis  Antoine-César  Becquerel,  chef 
de  bataillon  du  génie  sous  le  premier  empire, 
devenu  professeur  au  Muséum  national  d'histoire 
naturelle  et  membre  de  l'Institut  de  France,  auteur 
de  nombreuses  découvertes,  notamment  celles  des 
piles  à  courant  constant,  des  piles  thermo-électriques 
et  de  la  galvanoplastie,  l'étude  des  phénomènes  de 
la  phosphorescence,  c'est-à-dire  de  l'émission  spon- 
tanée ou  de  la  transformation  de  la  lumière  par  les 
corps,  a  été  de  tradition  dans  la  famille  Becquerel, 
dont  toute  la  vie  scientifique  s'est  écoulée  au  Mu- 
séum. Edmond  Becquerel,  son  fils,  la  continua; 
mais  ce  fut  son  petits -fils,  Henri  Becquerel,  qui 
reconnut  les  propriétés  spéciales,  bien  différentes 
de  la  lumière  ordinaire,  des  rayons  brillants  émis 
par  les  sels  d'uranium  et  de  thorium.  La  variabilité, 
suivant  les  échantillons  de  sels  d'uranium,  de  l'in- 
tensité de  ces  rayons,  qui  font  immédiatement  dispa- 
raître les  charges  électriques,  le  conduisit  à  admettre 
que  ces  sels,  même  réputés  les  plus  purs,  contenaient 
des  proportions  diverses  d'un  autre  corps  en  qui 
résidait  la  curieuse  propriété  d'émettre  ces  lueurs 
spéciales.  C'est  de  ce  corps,  nommé  par  anticipation 
radium,  que  M.  et  Mme  Curie  ont  réussi  à  préparer 
des  sels  purs,  présentant  au  plus  haut  degré  les  pro- 
priétés attribuées  jusque-là  aux  sels  d'uranium,  et 
dont  l'ensemble  constitue  ce  qu'on  a  appelé  la  radio- 


LES    SCIENCES   PHYSIQUES   EN   FRANCE  193 

activité.  M.  Debierne  en  a  extrait  un  autre  corps, 
Yactinium.  Pour  la  première  fois,  on  s'est  trouvé  en 
présence  d'un  élément  chimique  dont  les  atomes  se 
détruisent  spontanément,  éclatent,  pourrait-on  dire, 
silencieusement,  à  la  vérité,  en  donnant  justement 
naissance  à  cet  hélium  jadis  découvert  dans  le  Soleil, 
tout  en  libérant  une  quantité  formidable  d'énergie 
capable  de  brûler  les  tissus  vivants,  de  briser  d'au- 
tres atomes  et,  suivant  sir  William  Ramsay,  de 
changer  les  métaux  lourds  en  métaux  plus  légers 
qui  pourraient  être  eux-mêmes  mués  en  carbone. 
La  radio-activité,  découverte  toute  française,  jetait 
bas  toutes  les  notions,  en  apparence  si  solides,  rela- 
tivement à  l'infrangibilité  des  atomes  et  à  l'éternité 
de  la    matière.    Elle    apportait    une    confirmation 
imprévue  aux  idées  de  Glerk  Maxwell  et  de  sir  Wil- 
liam Thomson,  devenu  plus  tard  lord  Kelvin,  sur 
la  nature  de  la  matière  et  l'unité  fondamentale  des 
plus  puissantes  des  forces  physiques  :  l'électricité  et 
la  lumière.  La  vieille  alchimie,  cherchant  à  trans- 
muter   les    métaux,    n'était    plus    une   folie.   Des 
horizons  nouveaux  s'ouvraient  à  la  puissance  de 
l'Homme,  et  du  coup  l'une  des  plus  stériles  doctrines 
philosophiques  qui  aient  été  imaginées,   le  maté- 
rialisme, se  trouvait  ruinée.  La  matière  n'était  plus 
qu'une  création  dont  il  fallait  rechercher  l'origine 
dans    une    puissance    immatérielle,    insaisissable, 
invisible  et  présente  dans  tout  l'Univers,  se  mani- 
festant par  les  rayons  du  Soleil  et  des  étoiles,  les 
formidables  éclairs  de  la  foudre,  ou  se  cachant  dans 

13 


\U\  FRANCE    ET    ALLEMAGNE 

les  atomes  et  construisant  avec  eux  les  microbes  et 
les  mondes. 

On  ne  saurait  rapprocher  de  ces  grandes  décou- 
vertes, ni  par  la  méthode  qui  y  a  conduit  ni  par 
les  conséquences  qui  en  ont  été  déduites,  la  décou- 
verte quasi-allemande  des  rayons  X  ou  rayons  de 
Rœntgen  :  c'est  par  un  pur  hasard,  et  non  par  une 
suite  ininterrompue  de  recherches,  que  Rœntgen, 
l'un  des  signataires  du  fameux  manifeste  des  93. 
a  fait  sa  découverte.  Le  physicien  anglais  Croo- 
kes,  à  qui  Fon  doit,  outre  le  thallium,  des  études 
éminemment  délicates  sur  la  façon  dont  l'électri- 
cité se  comporte  dans  des  tubes  de  verre  où  l'on 
a  fait  un  vide  presque  absolu,  avait  depuis  long- 
temps signalé  les  phénomènes  lumineux  dont  ces 
tubes  sont  le  siège.  Ayant  placé  par  hasard  un  de 
ces  tubes  au-dessus  d'un  cadre  préparé  pour  obtenir 
un  cliché  photographique,  Rœntgen  constata,  à  sa 
grande  surprise,  que  les  pièces  métalliques  adaptées 
à  ce  cadre  s'étaient  photographiées  sur  la  plaque 
sensibilisée,  à  travers  la  lame  de  bois  qui  voilait 
cette  dernière.  Une  découverte  était  venue  au  devant 
de  lui,  si  bien  qu'on  aurait  pu  lui  appliquer  ce  mot 
d'un  ironiste,  qui  à  propos  de  la  découverte,  cepen- 
dant délicate,  du  brome  par  l'excellent  homme 
qu'était  le  chimiste  Balard,  qualifiait  ainsi  ce  der- 
nier :  «  Balard,  chimiste  français  qui  fut  découvert 
par  le  brome.  » 

La  découverte  accidentelle  des  propriétés  péné- 
trantes des  rayons  X  n'en  était  pas  moins  impor- 


LES   SCIENCES   PHYSIQUES   EN    FRANCE  195 

tante;  les  physiciens  français  les  ont  étudiés  avec 
une  ardeur  qui  n'a  pas  été  dépassée.  La  radiogra- 
phie est  devenue,  grâce  à  eux,  un  art  délicat  qui 
est,  au  cours  de  cette  guerre,  un  merveilleux  auxi- 
liaire de  la  chirurgie  puisqu'elle  permet  de  voir, 
à  travers  le  corps,  les  fractures  des  os  et  d'aller 
rechercher  exactement,  sans  erreur  possible,  et  par 
le  plus  court  chemin,  les  balles  ou  les  éclats  d'obus 
à  leur  place  précise.  Les  noms  de  Ménard,  de 
Béclère,  de  Gontremoulin  et  du  malheureux  Radi- 
guet,  qui  fut  victime  des  propriétés  désorganisa- 
trices  des  tissus  des  rayons  X,  disent  la  part  qu'ont 
prise  les  Français  à  leurs  applications. 

Toutes  ces  recherches  ramènent  à  l'étude  des 
propriétés  des  rayons  ultraviolets  du  spectre 
solaire.  Ces  rayons  forment  une  série  analogue  à 
celle  des  rayons  chauds,  invisibles  et  des  rayons 
colorés  ;  «à  mesure  que,  dans  le  spectre  étalé,  ils 
s'éloignent  du  violet,  leurs  propriétés  se  modifient. 
M.  Paul  Becquerel  a  démontré  que  certains  d'entre 
eux  tuent  les  microbes  ;  mais  M.  Daniel  Berthelot, 
qui  suit  les  traditions  de  son  illustre  père,  a  établi 
que  d'autres  sont  capables  à  eux  seuls  de  fabriquer, 
sans  le  secours  des  végétaux,  des  hydrates  de  car- 
bone :  sucres  ou  amidons,  et  même  de  combiner 
l'azote  avec  l'hydrogène,  le  carbone  et  l'oxygène,  et 
de  préparer  ainsi  la  formation  des  substances  pro- 
téiques  qui  sont  les  constituants  essentiels  des 
<*orps  vivants.  La  naissance  de  la  vie  sur  la  terre 
pourrait  donc  être  l'œuvre  d'un  Soleil  plus  chaud 


196  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

que  celui  qui  ne  fait  actuellement  que  l'entretenir, 
et  l'on  s'expliquerait  ainsi  qu'elle  soit,  à  un  moment 
donné,  sortie  de  la  matière  inerte,  ce  qui  ne  peut  plus 
se  produire  de  nos  jours.  Peut-être  les  diastases  dé- 
couvertes par  les  chimistes  français  Payen  et  Persoz, 
signalées  par  Berthelot  dans  la  fermentation  alcoo- 
lique, étudiées  soigneusement  en  France  par  divers 
chimistes,  en  dernier  lieu  par  Bourquelot  et  Bridel 
et  dont  le  D1'  Achalme  vient  d'écrire  l'histoire,  ont- 
elles  été  les  amorces,  encore  incapables  de  se  repro- 
duire spontanément,  des  substances  vivantes. 

La  physique  nous  conduit  ainsi  tout  à  la  fois  à  la 
chimie  et  à  la  biologie.  Les  savants  français  se  sont 
distingués  dans  ces  deux  branches,  aussi  bien  dans 
la  chimie  minérale  que  dans  la  chimie  organique. 
A  la  suite  du  véritable  créateur  de  la  chimie,  Lavoi- 
sier,  qui  la  dégagea  des  nuages  allemands  du  phlo- 
gistique,  toute  une  pléiade  de  chimistes  français  a 
déjà  enrichi  la  science  de  corps  nouveaux  :  Courtois 
découvre  l'iode,  Gay-Lussac  et  Thénard  le  bore, 
Balard  le  brome,  Lecoq  de  Boisbaudran  le  gallium, 
Lami  prépare  le  thallium  dont  l'existence  probable 
avait  été  signalée  par  Grookes  l'année  précédente. 
Liès-Bodard  isole  le  calcium;  Henri  Sainte-Claire 
Deville  crée  l'industrie  de  l'aluminium,  et  plus  tard, 
avec  Debray,  découvre  le  phénomène  de  la  disso- 
ciation dont  il  détermine  les  lois.  Moissan  parvient 
à  isoler  le  fluor  qui,  jusqu'à  lui,  ne  semblait  pouvoir 
sortir  d'une  combinaison  que  pour  entrer  dans  une 


LES   SCIENCES   PHYSIQUES    EN    FRANCE  11)7 

autre,  et  détruisait  les  récipients  dans  lesquels  on 
essayait  de  le  contenir;  plus  tard,  usant  du  four  élec- 
trique, imaginé  par  Violle  pour  produire  les  plus 
hautes  températures,  il  réussit  à  fondre  les  corps 
les  plus  durs  et  les  plus  réfractaires,  peut-être  à 
obtenir  artificiellement  le  diamant,  et  certainement 
à  préparer  des  carbures  métalliques  dont  l'un,  le 
carbure  de  calcium,  a  permis  la  fabrication  indus- 
trielle de  l'acétylène  dont  on  connaît  les  propriétés 
éclairantes.  Après  les  essais  souvent  fructueux 
d'Ebelmen  pour  préparer  artificiellement  les  pierres 
précieuses,  Fremy  parvient  à  obtenir  des  rubis 
cristallisés  de  dimensions  suffisantes  pour  être 
montés  en  bijoux. 

Mais  c'est  surtout  en  chimie  organique  que  la 
science  française  a  été  initiatrice.  Déjà  en  décou- 
vrant le  cyanogène,  Gay-Lussac  lui  fournissait  le 
premier  exemple  d'un  composé  d'azote  et  de  car- 
bone qui  se  comporte  comme  un  corps  simple  et 
constitue  ce  qu'en  chimie  organique  on  nomme  un 
radical.  Ghevreul  allait  beaucoup  plus  loin  en 
faisant  connaître  la  constitution  des  corps  gras, 
combinaisons  de  la  glycérine  avec  des  acides  tels 
que  les  acides  stéarique,  butyrique,  palmitique,etc, 
que  les  alcalis  leur  enlevaient  pour  former  des 
savons  ;  il  faisait  par  ses  travaux  entrer  dans  la 
fabrication  industrielle  la  glycérine,  l'acide  stéari- 
que qui  permettait  de  remplacer  les  chandelles  à  suif 
de  notre  vieil  éclairage  par  les  bougies  dites  stéari- 
ques,  tandis  que  la  fabrication  des  savons  devenait 


11)8  FRANCK   ET   ALLEMAGNE 

plus  rationnelle.  Plus  tard,  Jean-Baptiste  Dumas 
introduisait  dans  la  chimie  organique  la  notion  de 
la  substitution  des  radicaux  qui  éclairait  d'une 
lumière  nouvelle  la  constitution  des  composés  orga- 
niques, les  rapports  qu'ils  présentent  entre  eux  et 
les  modifications  dont  ils  sont  susceptibles. 

La  voie  qu'ils  avaient  ouverte  a  été  brillamment 
parcourue  par  Laurent,  Gerhardt,  Wiïrtz,  Cahours, 
Malaguti,  Paul  Schutzenberger,  Armand  Gautier, 
Maquenne,  Jungfleisch,Moureu,  Bourquelot,  Arnaud 
et  bien  d'autres.  De  ces  travaux  combinés  avec  ceux 
de  Gay-Lussac  sur  l'équivalent  en  volume  des  gaz, 
sont  sorties  la  notion  des  atomes  et  la  théorie  ato- 
mique sur  laquelle  est  fondée  toute  la  chimie  orga- 
nique. Il  n'est  que  juste  de  reconnaître  que  les  tra- 
vaux de  Wenzel,  de  Richter  et  de  Berzelius  avaient 
préparé  le  terrain,  en  établissant  la  loi  des  équiva- 
lents chimiques. 

Malgré  toutes  ces  recherches,  l'opinion  demeu- 
rait répandue  que  nombre  de  composés  étaient  l'œu- 
vre exclusive  de  la  vie,  sa  caractéristique  pour 
ainsi  dire  ;  qu'il  était  impossible  de  les  reproduire 
sans  elle,  et  c'était  la  raison  pour  laquelle  il  fallait 
notamment  demander  aux  plantes  les  substances 
médicamenteuses.  On  ne  savait  même  pas  isoler 
leurs  principes  actifs,  et  ce  fut  un  événement 
lorsque  Pelletier  et  Caventou  annoncèrent  qu'ils 
avaient  extrait  du  quinquina  son  principe  fébrifuge, 
la  quinine.  Les  sucres,  les  amidons,  les  huilesr 


LES   SCIENCES  PHYSIQUES   EN    FRANCE  199 

les  graisses,  les  alcaloïdes  tels  que  la  quinine 
et  bien  d'autres  substances,  ne  se  formaient, 
croyait-on,  que  dans  les  organismes.  On  pouvait,  à 
la  vérité,  s'en  servir  pour  obtenir  d'autres  corps  qui 
ne  prenaient  pas  naissance  sous  l'action  de  la  vie, 
en  les  traitant  par  des  réactifs  divers  ou  en  les  fai- 
sant agir  les  uns  sur  les  autres.  Berthelot  réussit, 
le  premier,  à  combiner  directement  le  carbone  et 
l'hydrogène,  réputés  réfractaires  jusqu'à  lui  à 
toute  union  spontanée.  Il  obtint  d'abord  l'acétylène, 
puis  toute  une  série  d'autres  carbures  d'hydrogène  ; 
et  enfin  des  hydrates  de  carbone,  c'est-à-dire  des 
combinaisons  d'eau  et  de  charbon, qui  ne  sont  autre 
chose  que  des  sucres.  Il  créait  ainsi  une  chimie 
organique  nouvelle,  la  Chimie  organique  fondée 
sur  la  synthèse,  qui  pouvait  bientôt  émettre  la  pré- 
tention de  fabriquer  tous  les  composés  qu'on  observe 
chez  les  organismes  vivants  et  qui,  plus  puissante 
qu'eux,  parvenait  à  en  créer  beaucoup  d'autres  plus 
complexes  ou  plus  simples,  que  la  vie  ne  sait  pas 
fabriquer.  Nous  avons  indiqué,  à  propos  des  com- 
posés tinctoriaux  et  des  composés  médicaux,  (*)  les 
progrès  faits  par  cette  chimie  nouvelle,  son  impor- 
tance industrielle  et  la  part  que  les  savants  français 
ont  pris  à  son  développement. 

Non  contente  de  s'attaquer  aux  produits  inertes 
des  animaux  et  des  plantes,  la  chimie  a  voulu  con- 
naître la  nature  des  substances  azotées,  dites  au- 

(1)  Chapitre  VI,  p.  87. 


200  FRANCK    ET   ALLEMAGNE 


l 


jourd'hui  substances  albuminoïdes,  et  qui  sont 
d'une  complexité  extraordinaire.  L'école  de  Fis- 
cher, un  des  intellectuels  du  manifeste  aux  neu- 
tres, a  fait  faire  de  grands  progrès  à  l'étude  de 
la  constitution  de  ces  substances  albuminoïdes  : 
des  formules  leur  ont  été  attribuées,  redoutables 
par  leur  complication;  leurs  molécules  peuvent 
contenir  près  d'un  millier  d'atomes.  Divers  chimistes 
français,  notamment  Paul  Schutzenberger,  avaient 
déjà  cherché  à  établir  ces  formules,  et  à  en  tirer  parti 
pour  essayer  de  réaliser  la  synthèse  des  substances 
qu'elles  représentent  ;  un  de  ses  élèves,  le  chimiste 
Maillard,  est  allé  plus  loin,  et  l'on  peut  espérer  que 
d'ici  peu  ces  substances  si  importantes  pour  la  cons- 
titution des  organismes  seront  reproduites  ainsi  que 
leurs  déchets.  Nous  avons  vu  que  déjà  les  rayons  X 
avaient  mis  les  premiers  termes  de  leur  série  entre 
les  mains  de  M.  Daniel  Berthelot. 

D'autre  part,  l'analyse  chimique,  s'adressant  au 
sol  lui-même,  est  venue  éclairer  les  conditions  dans 
lesquelles  la  culture  peut-être  le  plus  rémunéra- 
trice. Les  recherches  de  Boussingault,  Payen,  Péli- 
got.  Paul  Thénard,  en  faisant  connaître  ce  qui  man- 
quait à  un  sol  pour  être  fertile,  ont  permis  à 
Georges  Ville  de  déterminer  les  moyens  de  le  lui 
donner,  et  de  préconiser  l'emploi  des  engrais  chi- 
miques qui  ont  rendu  tant  de  services  à  l'agricul- 
ture, et  ont  mis  en  valeur  l'importance  des  phos- 
phates demeurés  si  longtemps  inutilisés.  Berthelot, 
Muntz,   Dehérain,    Gabriel   Bertrand,  ont  montré, 


LES   SCIENCES   PHYSIQUES   EN    FRANCK  201 

d'autre  part,  comment  le  sol  était  susceptible  de 
s'enrichir  spontanément  en  azote,  et  quelle  part  les 
microbes  prennent  à  cet  enrichissement.  C'était  une 
conséquence  inattendue  des  travaux  de  Pasteur. 

Mentionnons,  pour  couronner  cette  série,  que  les 
travaux  du  chimiste  français  Paul  Sabatier,  profes- 
seur à  l'Université  de  Toulouse  et  membre  non  ré- 
sident de  l'Institut,  lui  ont  valu  un  prix  Nobel  pour 
la  chimie.  Il  n'y  a  pas  à  craindre  qu'il  compromette 
cette  haute  récompense,  comme  l'a  fait  le  trop  célè- 
bre Ostwald. 


202  FRANCE   ET  ALLEMAGNE 


CHAPITRE  XII 

Le  rôle  de  la  France  dans  le  développement 
des  sciences  naturelles. 


Les  fermentations.  —  Pasteur  et  ses  élèves.  —  Le  charbon, 
le  choléra  des  poules,  le  rouget  du  porc,  la  rage,  la  péri- 
pneumonie  des  bêtes  à  cornes,  la  peste,  la  diphtérie,  le 
tétanos,  la  fièvre  typhoïde  vaincus.  —  La  rénovation  de  la 
médecine.  —  Les  formes  diverses  de  la  contagion.  — 
L'histoire  de  la  terre  :  Buffon,  Guvier,  les  géologues  modernes. 
—  La  restauration  des  animaux  fossiles.  —  Lamarck  et  la 
doctrine  de  l'Evolution.  —  La  Botanique.  —  La  Zoologie.  — 
La  théorie  de  l'Hérédité  et  la  formation  des  organismes.  — 
Henri  Fabre.  —  Théorie  de  l'Instinct.  —  Les  explorations 
sous-marines.  —  Les  découvertes  du  microscope.  —  L'origine 
de  l'Homme. 


Nous  sommes  arrivés  aux  confins  de  la  chimie  et 
des  sciences  qui  traitent  de  la  vie  ainsi  que  de  ses 
productions  diverses,  des  sciences  naturelles  qu'on  a 
longtemps  appelées  sciences  d'observation,  par  oppo- 
sition aux  sciences  expérimentales  ;  mais  peu  à  peu  le 
fossé  qui  semblait  séparer  ces  deux  ordres  de  scien- 
ces se  comble,  et  la  comparaison  impossible  jadis, 
entre  le  passé  de  la  Terre  depuis  qu'on  y  découvre 
les  premières  traces  de  vie,  et  leur  état  présent  donne 
lieu  à  des  conclusions  dont  le  degré  de  probabilité 
équivaut  presque  à  la  certitude  qui  se  dégage  de 
Fexpérience.  Pasteur,  qui  débuta  dans  la  science 
comme  chimiste,  ne  s'est  d'ailleurs  jamais  départi, 
dans    ses    études  si  profondes    sur  la  vie,  de  la 


LES    SCIENCES   NATURELLES    EN    FRANCE  203 

méthode  expérimentale  des  sciences  physiques;  c'est 
toujours  en  chimiste  qu'il  envisage  la  vie.  Ses  pre- 
miers travaux  portent  sur  les  deux  formes  cristalli- 
nes asymétriques  et  inverses,  en  quelque  sorte  com- 
plémentaires Tune  de  l'autre,  que  peut  revêtir  l'acide 
tartrique,  formes  qui  en  sunissant  donnent  l'acide 
racémique,  parfaitement  symétrique.  Il  passe  de  là 
à  l'étude  des  fermentations,  qui  le  mettent  en  pré- 
sence des  levures  que  l'on  sait  être,  depuis  Cagniard 
de  La  Tour,  des  organismes  vivants.  Il  étudie  la 
fermentation  du  vin,  et  ce  qu'on  nomme  ses  maladies. 
La  fabrication  de  la  bière,  et  la  façon  d'obtenir  des 
levures  de  diverses  qualités  l'occupent  ensuite.  Entre 
temps,  il  a  été  chargé  d'étudier  les  maladies  des 
vers  à  soie,  causées  par  un  minuscule  parasite  que, 
faute  de  le  bien  connaître,  on  désignait  sous  le  nom 
de  corpuscule  de  Gornaglia.  Dès  lors,  il  se  demande 
si  des  êtres  microscopiques  analogues  aux  levures 
ne  peuvent  pas  se  développer  dans  les  organismes 
comme  dans  le  vin;  si  la  lutte  qui  s'établit  entre 
eux  et  les  éléments  anatomiques  des  organismes 
dans  lesquels  ils  se  sont  introduits,  n'est  pas  la  cause 
des  maladies  qui  accompagnent  leur  présence.  Si 
cette  vue  est  exacte,  il  semblerait  que,  pour  éviter 
les  maladies  causées  par  ces  infiniment  petits, 
auxquels  le  chirurgien  Sédillot,  de  Strasbourg,  in- 
différent sur  leur  nature,  applique  la  dénomination 
devenue  vulgaire  de  microbes,  il  suffirait  de  leur 
interdire  rentrée  des  organismes.  Justement  Pasteur 
vient  démontrer  que  si  petits  qu'ils  soient,  les  micro- 


204  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

bes  ne  se  forment  jamais  spontanément;  c'est  là  une 
grande  victoire  remportée  sur  des  croyances  aussi 
anciennes  que  les  premières  méditations  des  hommes 
sur  l'origine  des  choses.  On  s'explique  alors  les  suc- 
cès du  pansement  ouaté  du  chirurgien  anglais  Lister, 
et  Pasteur  entreprend  la  lutte  contre  les  maladies 
microbiennes.  Par  des  traitements  variés,  des  cul- 
tures appropriées,  il  transforme  les  microbes  les 
plus  virulents  en  vaccins  contre  eux-mêmes,  et  ce 
sont  le  charbon,  le  choléra  des  poules,  la  rage,  etc.. 
qui  sont  vaincus.  Un  élan  formidable  est  donné: 
la  chirurgie  connaît  toutes  les  audaces  ;  l'hygiène 
est  renouvelée  et  progresse  d'un  pas  assuré  ;  une 
pléiade  de  savants  travaille  ardemment,  sous  la 
direction  du  maître,  dans  le  modeste  laboratoire  de 
la  rue  d'Ulm  :  Maillot,  Gernez,  Duclaux,  Joubert, 
Thuillier,  Raulin,  Ghamberland,  Roux,  etc.;  c'est 
une  école  qui  se  fonde,  une  école  dont  la  splendeur 
n'a  jamais  été  dépassée.  Une  souscription  interna- 
tionale permet  de  créer  I'Institut  Pasteur,  qui  re- 
çoit du  financier  Osiris  un  héritage  royal.  D'innom- 
brables chercheurs  se  ruent,  pour  ainsi  dire,  à  la 
découverte  des  microbes  qui  causent  les  maladies, 
des  vaccins  qui  permettent  de  les  prévenir.  Le  chi- 
miste Armand  Gautier,  entr'autres  belles  découver- 
tes, a  signalé  la  présence  dans  l'organisme  de  produits 
spéciaux,  les  ptomaines  et  les  leucomaines.  Les 
microbes  ne  provoquent-ils  pas  la  formation  dans 
l'organisme  de  substances  analogues,  poisons  d'or- 
dinaire, mais  susceptibles  aussi  de  devenir  vaccins 


LES    SCIENCES   NATURELLES    EN    FRANCE  205 

ou  antidotes  ?  La  sérothérapie  prend  naissance. 
A  la  phagocytose,  d'Elie  Metschnikoff,  vient  se 
juxtaposer  une  vaste  théorie  de  la  défense  de  l'or- 
ganisme,  où  l'on  voit  apparaître  toute  une  série  do 
substances  réagissant  les  unes  sur  les  autres, 
comme  si  elles  se  livraient  bataille,  les  toxines, 
les  antitoxines,  qui  se  rapprochent  des  ptomaïnes 
et  des  leucomaïnes  ou  des  ferments  solubles  et  d'au- 
tres plus  ou  moins  hypothétiques,  imaginées  en 
Allemagne. 

Le  D1'  Laveran  fait  connaître  les  parasites  du  sang 
qui  produisent  le  paludisme  ;  le  D1'  Chamberland  gué- 
rit le  rouget  du  porc  ;  le  D1  Ghauveau  vaccine  contre 
la  péripneumonie  contagieuse  des  bêtes  à  cornes  ;  le 
Dr  Yersin  découvre  le  sérum  antipesteux  ;  le 
Dr  Roux  rend  pratique  l'usage  du  sérum  de  Behring 
contre  la  diphtérie  ;  les  Drs  Chantemesse  et  Widal 
préparent  par  chauffage  des  microbes  un  vaccin 
antityphoïdique  ;  le  Dr  Vincent  en  prépare  un  autre 
avec  Féther,  et  vaccine  toute  l'armée  française  con- 
tre ce  fléau.  Le  tétanos  et  nombre  d'autres  maladies 
sont  vaincues j,  ce  n'est  qu'une  affaire  de  soins. 

Si  des  savants  français  se  font  une  place  d'hon- 
neur dans  la  découverte  des  microbes  malfaisants 
et  les  traitements  des  maladies  qu'ils  causent, 
d'autres,  à  la  suite  de  Duclaux,  leur  opposent  les- 
microbes  bienfaisants,  et  l'on  en  découvre  qui  sont 
absolument  nécessaires  à  la  vie  des  organismes  : 
ce  sont  des  microbes  qui  permettent  la  germination 
des  orchidées,  d'autres  qui  font  développer  les  tuber- 


206  FRANCK    KT   ALLEMAGNE 

cules  des  légumineuses  ou  qui  fécondent  le  sol.  etc. 
Un  seul  insuccès  dans  tout  cela,  mais  retentissant 
entre  tous  :  celui  du  traitement  de  la  tuberculose, 
par  le  prétendu  vaccin  de  Koch,  de  Berlin, 

Bientôt  les  effets  des  vaccins  et  des  sérums  appel- 
lent l'attention  sur  d'autres  phénomènes  longtemps 
demeurés  inaperçus.  Claude  Bernard,  à  la  suite  de 
ses  profondes  études  de  physiologie  expérimentale. 
avait  fondé  toute  une  théorie  de  la  vie  sur  la  struc- 
ture des  organismes  eux-mêmes,  que  les  travaux 
de  Schleiden  et  de  Schwann  conduisaient  à  regarder 
comme  des  associations  de  petits  êtres  de  même  na- 
ture que  les  microbes,  quoique  plus  grands  qu'eux, 
et  que  les  anatomistes  désignent  sous  les  noms  d'élé- 
ments anatomiques,  de  cellules  ou,  avec  HEeckel,  de 
plastides.  Ces  éléments  associés  vivent  et  se  nour- 
rissent chacun  pour  son  compte,  c'est  en  cela  que 
consiste  l'indépendance  des  éléments  anatomiques 
précédemment  signalée.  Mais,  en  se  nourrissant, 
les  éléments  anatomiques  modifient  le  milieu  dans 
lequel  ils  vivent,  le  sang  dans  lequel  ils  prennent 
leurs  aliments  et  auquel  ils  restituent  le  résidu  de 
leur  digestion.  En  raison  de  ces  modifications  du 
milieu  sanguin,  ils  réagissent  réciproquement  entre 
eux,  et  leur  indépendance  se  complique  alors  d'une 
solidarité  qui  les  rend  indispensables  les  uns  aux 
autres.  Cette  solidarité  apparaît  clairement  dans 
l'action  puissante  des  substances  qui  résultent  du 
fonctionnement  des  éléments  de  divers  organes  long- 
temps réputés  inutiles,  considérés  comme  des  orga- 


LES    SCIENCES    NATURELLES    EN    FRANCK  207 

nés  autrefois  utiles,  mais  ayant  perdu  toute  fonc- 
tion, tombés  à  l'état  d'organes  rudimentaires,  tels  : 
l'épiphyse  et  l'hypophyse  du  cerveau,  le  corps  thy- 
roïde, le  thymus,  les  capsules  surrénales,  etc. 
Dans  ces  organes  le  sang  vient,  en  réalité,  puiser  des 
produits,  leur  sécrétion  interne,  dont  la  présence, 
dans  des  proportions  déterminées,  est  nécessaire  au 
maintien  de  la  santé,  comme  l'ont  montré  Claude 
Bernard  et  surtout  Brown-Séquard.  Mais  il  s'est 
trouvé  que  les  glandes  ordinaires  produisent  aussi 
des  sécrétions  internes  analogues  à  celles  de  ces 
glandes  closes.  Le  foie,  outre  la  bile,  en  fabrique 
des  plus  importantes  :  du  glycogène,  des  graisses. 
de  l'urée,  en  même  temps  qu'il  accumule  du  fer 
(Dastre  et  Morat);  les  glandes  digestivés  agissent 
les  unes  sur  les  autres  par  leurs  sécrétions;  les 
glandes  reproductrices  produisent  des  substances 
déjà  signalées  par  Brown-Séquard;  et  un  jeune 
naturaliste  français,  M.  Pézard,  vient  de  mettre  en 
évidence  leur  action  sur  le  développement  des  carac- 
tères sexuels  extérieurs  :  la  substance  produite  par 
l'ovaire  des  poules  s'oppose  au  développement  des 
ergots  et  des  plumes  caractéristiques  du  coq;  la  subs- 
tance produite  par  les  testicules  provoque  le  dévelop- 
pement de  la  crête  et  de  la  faculté  du  chant.  Elle  se 
produit  naturellement  chez  les  mâles  et  chez  les  fe- 
melles à  qui  on  a  enlevé  leurs  ovaires.  Ces  produits 
peuvent  être  l'œuvre  de  glandes  interstituelles  qui  se 
développent  aux  dépens  des  éléments  des  glandes 
génitales. 


208  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

De  telles  sécrétions  n'ont  qu'une  importance  se- 
condaire pour  la  vie  de  l'individu;  mais  il  en  est 
d'autres,  comme  celles  du  corps  thyroïde  ou  des 
capsules  surrénales,  dont  l'altération,  l'exagération 
ou  la  suppression  troublent  profondément  le  fonc- 
tionnement de  l'organisme.  On  peut  parer,  par  des 
injections  appropriées,  à  ces  inconvénients,  et  sup- 
pléer par  exemple  à  des  sécrétions  insuffisantes  en 
injectant  aux  individus,  chez  qui  cette  insuffisance 
a  été  constatée,  les  sécrétions  prises  sur  un  autre 
individu  ;  de  là  une  méthode  de  traitement,  Yopo- 
thérapie,  sœur  de  la  sérothéraphie  et,  comme  elle, 
issue  des  travaux  des  écoles  de  Claude  Bernard  et 
de  Pasteur. 

Les  maladies  microbiennes  consistent  surtout 
dans  un  empoisonnement  de  l'organisme  par  les 
sécrétions  des  microbes,  ou  par  les  sécrétions  anor- 
males que  leur  présence  a  provoquées.  Ces  sécrétions 
sont  de  même  nature  que  celles  de  nos  éléments 
anatomiques,  dont  quelques-unes  sont  particulière- 
ment nocives  et  doivent  être  éliminées.  Ces  der- 
nières, à  leur  tour,  ne  diffèrent  pas  essentiellement 
des  venins  qui  servent  de  moyens  d'attaque  et  de 
défense  à  de  nombreux  animaux.  On  pouvait  donc 
penser  que  les  méthodes  de  la  sérothérapie  seraient 
efficaces  contre  les  redoutables  venins  des  serpents. 
Les  D1S  Phisalix  et  Calmette  ont  simultanément 
réussi  à  obtenir  une  vaccination  contre  ces  venins, 
dont  ils  peuvent  ainsi  annihiler  les  effets.  Le 
Dr   Calmette  a  poussé  cette  vaccination  au  plus 


LES   SCIENCES   NATURELLES    EN    FRANCE  209 

haut  degré  de  perfection.  Reprenant  les  travaux  de 
son  mari,  Mme  Phisalix  a  poursuivi,  de  son  côté, 
des  recherches  fécondes  sur  le  venin  des  batraciens 
et  ses  rapports  avec  le  virus  rabique. 

D'autre  part,  des  études  entreprises  d'abord  sur  le 
venin  des  anémones  de  mer,  ont  conduit  M.  Charles 
Richet  à  une  découverte  de  premier  ordre,  qui  cons- 
titue un  progrès  inattendu  dans  l'application  de  la 
sérothérapie,  celle  de  Yanaphylaxie,  qui  peut  se 
résumer  dans  cette  proposition  :  Vinjection  d'une 
substance  venimeuse  rend  l'organisme  particuliè- 
rement sensible  à  V injection  d'une  nouvelle  dose 
de  cette  substance,  pendant  une  certaine  période 
après  que  les  effets  de  la  première  dose  semblent 
avoir  disparu.  Une  injection  nouvelle  faite,  dans 
ces  conditions,  peut  avoir  des  effets  mortels.  Il  y 
a  donc  des  précautions  sévères  à  prendre  dans  l'ap- 
plication de  la  sérothérapie  qui,  dans  certaines  con- 
ditions, n'admet  pas  d'injections  répétées. 

Dans  toute  cette  révolution  médicale  partie  de 
France,  et  qui  dépasse  de  beaucoup  le  chapitre  des 
maladies  microbiennes,  les  savants  français  n'ont 
cessé  de  jouer  un  rôle  prépondérant.  Ils  ont  pris, 
en  particulier,  une  part  très  importante  à  la  lutte 
contre  la  maladie  du  sommeil  et  les  autres  maladies 
propagées  dans  les  régions  tropicales  par  les  piqûres 
d'insectes  ou  d'acariens.  Leur  rôle  apparaît  des  plus 
brillants  dans  des  recueils  tels  que  les  Annales  de 
l'Institut  Pasteur,  de  la  Société  de  pathologie 
exotique,  de  la  Société  de  médecine  tropicale  et 


210  FRANGE   ET   ALLEMAGNE 

dans  les  Archives  de  pa?*asitologie,  fondées  et  diri- 
gées par  le  professeur  Raphaël  Blanchard,  dont  les 
publications  sur  les  moustiques,  ainsi  que  celles 
du  capitaine  Surcouf  sur  les  mouches  piquantes,  et 
du  Dr  Roubaud  sur  les  tsé-tsé  ont  sûrement  frappé 
tous  les  entomologistes. 

De  même  que  le  nom  de  Pasteur  domine  toutes 
les  études  relatives  au  fonctionnement  anormal  de 
l'organisme  envahi  par  les  parasites,  un  autre  nom 
français  domine  l'étude  de  son  fonctionnement  nor- 
mal, celui  de  Claude  Bernard.  De  même  que  Lavoi- 
sier  a  chassé  de  la  chimie  le  dernier  des  fluides 
subtils  chers  aux  philosophes  de  la  nature,  le  phlo- 
gistique,  Claude  Bernard,  en  donnant  à  la  physio- 
logie des  règles  précises  d'investigation,  a  rendu 
impossible  tout  retour  offensif  du  fluide  vital,  fils, 
comme  le  phlogistique.  de  Stahl.  Sans  doute,  depuis 
Haller,  qui  était  Suisse,  l'expérimentation  était 
maîtresse  en  physiologie:  Réaumur,  en  France,  y 
avait  eu  recours  pour  étudier  la  digestion  ;  des 
savants  comme  Magendie,  Flourens,  Longet, 
Leuret,  Gratiolet,  Rouget,  etc.,  avaient  doté  la 
science  de  belles  découvertes  dues  à  la  précision  de 
leurs  expériences  ;  mais  leurs  résultats  n'avaient 
pas  toujours  cette  constance  qui  entraîne  les  con- 
victions, les  fixe  d'une  manière  définitive  et  sup- 
prime toutes  les  objections.  Il  semblait  que  quelque 
chose  de  capricieux,  lié  à  l'essence  de  la  vie,  intervint 
inopinément  pour  troubler  l'œuvre  des  physiolo- 
gistes, et  ce  quelque  chose  laissait  une  porte  entr'- 


LES    SCIENCES   NATURELLES   EN    FRANGE  211 

ouverte  à  l'animisme  de  Stahl,  au  vitalisme  de  l'école 
de  Montpellier.  Claude  Bernard  précise  qu'une  expé- 
rience physiologique  doit  remplir,  pour  avoir  une 
valeur,  les  mêmes  conditions  qu'une  expérience  de 
physique  ou  de  chimie,  c'est-à-dire  qu'elle  doit  tou- 
jours donner  les  mêmes  résultats  quand  l'expéri- 
mentateur s'est  placé  dans  les  mêmes  conditions. 
Lorsque  ces  résultats  paraissent  variables,  c'est 
qu'une  condition  accessoire,  demeurée  inaperçue  est 
venue  s'ajouter  à  celles  que  l'on  croyait  avoir  exclu- 
sivement réunies.  L'expérimentateur  doit  alors  la 
rechercher  et  l'éliminer,  tous  les  phénomènes  natu- 
rels dépendant  d'un  nombre  constant  de  causes 
•qui  sont  nécessaires  et  suffisantes  pour  déterminer 
inévitablement  sa  production.  Les  chimistes  et  les 
physiciens  le  savaient  depuis  longtemps  ;  la  vie 
semblait  apporter  avec  elle  quelque  fantaisie  ;  il  était- 
nécessaire  d'établir  que  c'était  là  une  simple  appa- 
rence, de  prouver  que  le  déterminisme  des  phéno- 
mènes physiologiques,  pour  me  servir  de  l'expres- 
sion même  de  Claude  Bernard,  était  aussi  étroit  que 
celui  des  phénomènes  du  ressort  de  la  physique  et 
de  la  chimie.  La  démonstration  rigoureuse  de  cette 
vérité,  Claude  Bernard  la  poursuit  dans  l'étude 
des  fonctions  particulières  des  glandes  digestives, 
dans  celle  des  sécrétions  diverses  du  foie,  de  la  ré- 
gulation de  la  circulation  par  les  nerfs,  des  proprié- 
tés du  curare  dont  il  fait  un  instrument  d'investi- 
gation, etc.  Et  quels  disciples  il  laisse  après  lui  : 
Vulpian,   Paul   Bert,   Mathias  Duval,   d'Arsonval, 


^12  FRANCE   ET  ALLEMAGNE 

Dastre,  Gley,  Morat,  Lapicque,  Doyon,  Delezenne... 
Avec  la  même  méthode  ses  émules  continuent  leur 
œuvre  commencée.  Ghauveau  étudie  avec  Marey  le 
fonctionnement  du  cœur  et,  en  même  temps  qu'il 
étudie  les  infections  microbiennes  avec  Toussaint, 
Arloing  et  Nocard,  il  apporte  de  précieuses  contri- 
butions à  l'énergétique  animale.  Marey,  à  l'aide  de 
ses  méthodes  délicates  et  précises  d'enregistrement 
des  mouvements  les  plus  fugitifs  et  les  plus  rapides, 
révolutionne  tout  ce  que  l'on  savait  sur  la  méca- 
nique de  la  circulation,  de  la  respiration,  de  la  con- 
traction musculaire,  des  battements  du  cœur,  de  la 
marche,  du  vol  et  des  modes  divers  de  locomotion, 
préparant  ainsi  les  merveilles  de  la  cinématographie 
et  de  l'aviation. 

François  Franck  continue  ces  belles  études  et 
Raphaël  Dubois  arrive  à  pénétrer  le  mystère  de  la 
production  de  cette  lumière  sans  chaleur  que  Ton 
croyait  propre  aux  vers  luisants,  aux  cucujos  et  aux 
noctiluques,  alors  que  sa  fréquence  chez  les  animaux 
des  abîmes  nous  la  fait  apparaître  comme  une  pro- 
priété générale  des  êtres  vivants.  Enfin,  ne  serait-ce 
pas  justice  que  de  punir  le  physiologiste  Dubois- 
Reymond  du  reniement  de  son  nom  français  qu'il 
commettait  à  Berlin,  en  1871,  en  rappelant  ici  l'estime 
que  ses  travaux  lui  avaient  value  ? 

La  chimie,  la  médecine,  les  sciences  naturelles  se 
trouvent  ainsi,  au  point  de  vue  pratique,  intime- 
ment reliées;  mais  celles-ci  ont  une  portée  gêné- 


LES   SCIENCES   NATURELLES    EN    FRANCE  213 

raie  bien  autrement  étendue,  et  leurs  diverses  bran- 
ches :  la  géologie,  la  paléontologie,  la  botanique,  la 
zoologie,  auxquelles  se  rattachent  l'anatomie  com- 
parée, l'embryogénie  et  la  physiologie  générale,  doi- 
vent aux  savants  français  une  bonne  part  de  leur  éclat. 
L'Histoire  de  la  terre  et  les  Epoques  de  la  nature, 
de  Buffon  ;  le  Discours  sur  les  révolutions  du  globe. 
de  Cuvier,  marquent  l'aurore  d'une  science  nou- 
velle, la  géologie,  entrant  de  plain-pied  dans  une 
synthèse  que  reprendra  plus  tard  Elie  de  Beaumont. 
Ce  savant  essaye  de  grouper  les  chaînes  de  monta- 
gnes suivant  les  alignements  d^un  réseau  penta- 
gonal  hypothétique,  mais  cet  effort  était  prématuré. 
De  nos  jours,  le  géologue  autrichien  Suess  a  tenté 
un  effort  semblable,  sans  qu'on  puisse  dire  que, 
malgré  la  quantité  de  documents  réunis,  il  ait 
réussi  à  faire  une  œuvre  définitive,  ou  même 
seulement  animée  d'un  plus  grand  génie.  A  cette 
science  portant  sur  un  ensemble  trop  vaste  et 
trop  complexe  pour  qu'on  en  puisse  coordonner  tous 
les  détails,  Albert  de  Lapparent  prête  le  concours 
de  la  clarté  et  de  l'élégance  françaises.  Stanislas 
Meunier  en  étend  hardiment  les  conclusions  même 
aux  astres  dont  les  météorites  ne  sont  que  des  débris 
tombés  sur  la  Terre.  Marcel  Bertrand  apporte  des 
vues  originales  sur  les  charriages  de  masses  énor- 
mes de  terrain  qui  ont  troublé  tous  les  agencements 
primitifs  de  nos  grandes  chaînes  de  montagnes. 
Charles  Sainte-Claire  Deville,  Fouqué,  Lacroix,  re- 
font la  théorie  des  volcans,  tandis  qu'Armand  Gau- 


214  FRANCE    ET   ALLEMAGNE 

tier  trouve  dans  les  granits  eux-mêmes  toute  l'eau 
nécessaire  pour  produire  les  éruptions  volcaniques 
sans  l'emprunter  à  la  mer.  La  théorie  des  tremble- 
ments de  terre  devient  enfin  définitive,  grâce  aux 
travaux  du  statisticien  de  Montessus  de  Ballore. 

Ce  sont  là  les  grands  ouvriers;  mais  comment 
n'admirerait-on  pas  la  masse  de  travaux  de  détail 
qui  peu  à  peu  nous  ont  fait  connaître  le  sol  de  la 
France,  celui  de  ses  colonies,  et  ont  permis  d'en 
dresser  les  cartes  géologiques  complètes,  et  n'est-ce 
pas  une  œuvre  de  tous  points  comparable  aux  meil- 
leurs ouvrages  allemands  que  le  Traité  de  géologie, 
où  Emile  Haug  a  su  condenser  tout  ce  que  l'on  a 
recueilli  de  documents  géologiques  et  paléontologi- 
ques  jusqu'à  ces  dernières  années. 

Pressentie  par  Buffon,  créée  par  Georges  Cuvier, 
la  paléontologie,  dont  le  but  est  de  reconstituer  les 
végétaux  et  les  animaux,  bien  différents  des  nôtres, 
qui  ont  vécu  sur  la  terre  aux  diverses  périodes  géo- 
logiques et  ont  disparu  depuis,  s'efforce  de  préciser 
aussi  leur  ordre  de  succession.  Mais  aussitôt  de  plus 
vastes  problèmes  sont  posés  par  la  science  française, 
qu'en  aucun  autre  pays  on  n'a  même  soupçonnés. 
D'où  venaient  les  êtres  disparus?  Gomment  ont-ils 
été  anéantis  et  remplacés?  Guvier  n'ose  se  prononcer 
d'une  façon  absolument  catégorique  ;  il  admet  que 
les  espèces  ne  varient  pas;  qu'elles  disparaissent  en 
certains  points  du  Globe  à  la  suite  de  cataclysmes 
locaux  ou  généraux,  et  sont  remplacées  par  d'autres 


LES   SCIENCES   NATURELLES    EN    FRANCE  215 

venues  d'ailleurs  ou  spécialement  créées  pour  cela. 
Longtemps  cette  idée  a  régné  dans  la  science,  et  Alcide 
d'Orbigny  a  essayé  de  déterminer  le  nombre  —  au 
moins  une  vingtaine  —  de  ces  créations  successives. 
Mais  au  moment  même  où  Guvier  se  rangeait  à  l'hy- 
pothèse de  la  fixité  des  espèces,  admise  comme  un 
axiome  par  Linné,  et  qu'à  la  fin  de  sa  vie  Buffon  ne 
défendait  plus  que  mollement  ou  même  abandonnait 
tout  à  fait,  un  autre  naturaliste  français,  Etienne 
Geoffroy  Saint-Hilaire  pensait  déjà  que  tout  en  con- 
servant un  même  plan  d'organisation,  les  animaux 
étaient  susceptibles  de  se  modifier  «  sous  l'action 
toute  puissante  du  milieu  extérieur  »,  et  entre  les 
deux  émules  surgissait  un  différend  académique 
que  Gœthe  considérait  comme  un  événement  de  pre- 
mière importance.  Il  en  avait  moins  cependant  que 
la  publication  par  leur  collègue  Lamarck  d'un  livre 
qui  contenait  toute  une  révolution  :  la  Philosophie 
zoologique.  Lamarck  établissait,  dans  cet  ouvrage 
qui  passa  presque  inaperçu,  que  les  animaux  se 
sont  graduellement  compliqués  et  diversifiés  sous  la 
double  influence  de  l'usage  ou  du  défaut  d'usage  de 
leurs  organes.  Cette  vue  profonde  de  l'évolution  in- 
définie des  êtres  vivants  domine  aujourd'hui  toute 
la  biologie.  Pendant  ce  temps,  l'Allemagne  se  pâmait 
devant  les  étonnantes  élucubrations  accumulées  par 
Oken  dans  sa  Philosophie  de  la  nature. 

Les  vues  de  Lamarck  sont  néanmoins  longtemps 
dédaignées  en  France.  Etudiant  les  coquilles  fossiles 
du  bassin  de  Paris,  Deshayes  s'abstient  de  recher- 


2U)  FRANCK    ET    ALLEMAGNE 

cher  leur  filiation  ;  mais  il  reconnaît  que  leurs  formes 
se  renouvellent  trois  fois  durant  l'époque  tertiaire, 
et,  en  s'appuyant  sur  cette  donnée,  sir  Charles  Lyell 
divise  cette  époque  en  trois  périodes  :  Yeôcène,  la 
miocène  et  la  pliocène. 

C'est  seulement  vers  1850  qu'Albert  Gaudry,  en 
étudiant  les  fossiles  de  Pikermi,  près  d'Athènes,  et 
du  mont  Léberon,  dans  le  département  de  Vaucluse. 
établit  sur  des  bases  incontestables  la  doctrine  de 
l'évolution  des  formes  vivantes.  Darwin  n'arrive 
qu'après,  mais  avec  une  théorie  fameuse,  celle  de  la 
lutte  pour  la  vie  et  de  la  survivance  des  plus  aptes, 
déterminant  une  sélection  naturelle.  Finalement. 
Albert  Gaudry  développe  dans  ses  célèbres  Enchaî- 
nements du  monde  animal^  les  idées  sur  l'évolution 
graduelle  des  espèces  qu'il  avait  puisées  dans  l'étude 
des  animaux  fossiles  de  la  Grèce.  Le  Dr  Filhol 
dresse  la  généalogie  des  mammifères  recueillis  à 
St-Gérand-le-Puy.  dans  les  phosphorites  du  Quercy, 
à  Ronzon,  à  Sansans,  etc.,  et  c'est  toute  l'histoire 
de  révolution  des  carnassiers  et  des  ruminants  qui 
apparaît.  Depéret  cherche  à  établir  les  lois  de  cette 
évolution;  l'ingénieur  des  mines  Douvillé  étudie  de 
même  l'évolution  de  divers  groupes  d'animax  inver- 
tébrés :  les  noms  de  Lartet,  de  Munier-Chalmas,  ne 
peuvent  être  oubliés  dans  cette  énumération,  et  tous 
les  paléontologistes  savent  ce  que  doit  l'histoire  des 
oiseaux  fossiles  aux  recherches  initiatrices  d'Al- 
phonse Milne-Edwards,  portant  sur  ceux  qui  vinrent 
mourir  aux  abords  du  lac  à  émanations  méphyti- 
ques  de  Saint-Gérand-le-Puy. 


LES   SCIENCES   NATURELLES   EN    FRANCE  217 

Les  Anglais,  avec  Richard  Owen,  Huxley  et  au- 
tres ;  les  Russes,  avec  Woldemar  Kowalevsky  :  les 
Américains,  avec  Marsh,  Osborn,  Gope,  Holland, 
Rathbun,  les  frères  Ameghino  ont  rendu  à  la  pa- 
léontologie de  signalés  services.  Outre  ses  travaux 
sur  l'origine  précise  des  mammifères  actuels,  et  ses 
travaux  fondamentaux  sur  les  Hommes  fossiles,  le 
professeur  Boule  a  réuni,  au  Muséum  de  Paris,  une 
effarante  collection  de  monstres  insoupçonnés. 

En  paléontologie  végétale,  les  recherches  d'Adol- 
phe Brongniart,  sur  les  végétaux  silicifiés  d'Autun, 
ont  les  premières  renseigné  sur  l'organisation  des 
plantes  de  la  période  carbonifère,  et  par  une  singu- 
lière répercussion  ont  amené  la  découverte,  chez 
nos  plantes  actuelles,  de  caractères  qui  avaient  jus- 
que-là passé  inaperçus,  comme  la  chambre  pollinique 
de  l'ovule  des  Gycadées.  Ces  recherches  ont  été  conti- 
nuées par  Bernard  Renault  qui  a  retrouvé  jusque 
dans  la  houille  les  microbes  actuels,  par  Grand'Eury, 
qui  a  tracé  magistralement  l'histoire  de  la  succession 
des  flores  de  cette  lointaine  période,  et  montré  com- 
ment les  fougères  avaient  pu  passer  aux  plantes 
supérieures  en  acquérant  la  faculté  de  porter  des 
graines.  Les  études  des  Saporta,  des  Marion,  des 
Zeiller,  des  Lignier,  ont  été  tout  aussi  fécondes.  On 
ne  voit  pas  qu'il  ait  été  fait  sur  ce  sujet,  en  Alle- 
magne, depuis  Schimper  qui  était  Français,  des  tra- 
vaux qui  puissent  être  considérés  comme  supérieurs 


218  FRANCK   ET   ALLEMAGNE 

Il  en  est  de  même  en  botanique.  C'est  un  Suédois, 
Linné,  qui  commence  à  mettre  de  l'ordre  dans  l'his- 
toire des  plantes  ;  mais  il  n'y  parvient  qu'en  appli- 
quant une  découverte  française,  celle  de  la  sexualité 
des  plantes,  par  Sébastien  Vaillant;  encore  ne  réus- 
sit-il à  créer  ainsi  —  il  en  convient  lui-même  — 
qu'un  système  commode  pour  arriver  à  déterminer 
le  nom  des  plantes.  Il  laisse  à  d'autres  le  soin  de 
fixer  les  principes  d'une  méthode  naturelle  dans 
laquelle  les  plantes  seraient  disposées  suivant  leur 
degré  réel  de  ressemblance.  Ce  que  peut  être  cette 
méthode  naturelle  demeure  assez  vague;  toutefois, 
Antoine  et  Bernard  de  Jussieu  croient  être  parvenus 
à  la  réaliser  en  faisant  appel  tour  à  tour  aux  divers 
ordres  de  caractères  des  plantes,  ces  caractères  étant 
classés  d'après  leur  degré  de  généralité.  Pendant 
longtemps,  on  n'en  a  pas  demandé  davantage,  et 
actuellement  même  c'est  bien  ainsi  que  pratique- 
ment les  travaux  du  plus  moderne  des  botanistes 
réformateurs  et  du  plus  illustre  d'entre  eux,  Phi- 
lippe Van  Tieghem,  encore  un  Français  dont  la 
famille  est  originaire  de  Belgique,  entendent  la  mé- 
thode naturelle.  Mais  le  véritable  sens  qu'il  faut 
donner  à  ces  derniers  mots,  c'est,  nous  l'avons  vu, 
Lamarck,  qui  l'a  indiqué,  au  commencement  du  siècle 
dernier,  en  développant  pour  la  première  fois,  d'une 
manière  scientifique,  la  doctrine  de  l'évolution.  La 
classification  naturelle  des  plantes,  c'est  la  reconsti- 
tution de  leur  arbre  généalogique  ;  elle  doit  faire 
ressortir  comment  et  dans  quel  ordre  les  diverses 


LES   SCIENCES    NATURELLES   EN    FRANCK  211) 

plantes  actuelles  sont  descendues  les  unes  des  au- 
tres. En  attendant  que  cet  arbre  puisse  être  dressé, 
Lamarck,  en  collaboration  avec  de  Candolle,  un 
Français  devenu  Suisse,  crée  la  méthode  dichoto- 
mique qui  est  demeurée  en  usage  dans  tous  les 
ouvrages  dont  on  se  sert  couramment  pour  déter- 
miner les  noms  des  plantes. 

Les  algues  et  les  champignons  demeurent  en 
dehors  de  ces  essais  de  classification  naturelle; 
mais  bientôt  des  botanistes  français,  les  frères  Tu- 
lasne,  Thuret,  Bornet,  font  connaître  le  mode  de 
reproduction  des  algues;  une  voie  nouvelle  est 
ainsi  ouverte,  dans  laquelle  les  progrès  vont  être 
rapides.  Des  ressemblances  de  plus  en  plus  pré- 
cises s'accusent  entre  leur  mode  de  reproduction  et 
celui  des  animaux;  en  même  temps,  toute  une  mer- 
veilleuse série  de  phénomènes  conduit  peu  à  peu 
de  ce  mode  primitif,  à  travers  les  mousses,  les 
fougères,  les  conifères  jusqu'aux  plantes  supérieures, 
dont  le  pollen,  les  ovules,  les  graines  se  trouvent 
expliqués. 

Le  savant  algologue  Bornet  partage  avec  Schwen- 
dener  la  découverte  de  ces  singuliers  phénomènes 
d'association,  qui  permettent  à  une  algue  et  à  un 
champignon  de  se  prêter  un  mutuel  appui,  l'une 
nourrissant  l'autre  qui  la  protège  contre  la  dessicca- 
tion. Par  ces  mariages  se  constituent  des  plantes 
que  l'on  crut  longtemps  autonomes  et  qui  ne  sont 
autres  que  les  Lichens.  Ces  associations  peuvent 
défier  les  pires  conditions  d'existence;  elles  permet- 


220  FRANCE    ET   ALLEMAGNE 

tent  aux  lichens  de  s'installer  même  sur  des  rochers 
et  de  conquérir  à  la  vie  leur  aride  surface.  Mais  la 
question  s'élargit  bientôt.  Noël  Bernard  découvre 
des  associations  analogues,  non  plus  entre  un  cham- 
pignon et  une  algue,  mais  entre  des  champignons 
et  des  plantes  supérieures  qui  deviennent  insépa- 
rables. C'est  l'origine  de  l'une  de  nos  plus  belles 
familles  de  plantes,  celle  des  orchidées,  qui,  grâce  à 
ce  subterfuge,  peuvent  se  développer  même  sur  un 
tronc  d'arbre  et  accumuler  dans  leurs  tubercules 
radicaux  des  provisions  pour  la  saison  nouvelle. 
Et  voilà  que  se  pose  un  autre  problème  :  les  tuber- 
cules qui  se  produisent  sur  la  racine  ou  sur  la  partie 
souterraine  de  la  tige  de  nombre  de  Plantes  n'au- 
raient-ils pas  tous  pour  cause,  comme  ceux  des  or- 
chidées, l'action  d'un  parasite?  La  pomme  de  terre, 
cet  aliment  précieux  pour  les  nations  assiégées,  ne 
serait-elle  pas  une  bienheureuse  maladie  d'une 
espèce  de  solanée  ?  Jusqu'où  s'étend  dans  les  deux 
règnes  cette  action  des  parasites  ordinairement  mal- 
faisants, parfois  adjuvants  pour  leur  hôte?  C'est 
tout  un  horizon  nouveau  qui  s'ouvre,  déjà  entrevu 
par  un  savant  belge,  un  Belge  de  Louvain,  le  pro- 
fesseur Pierre-Joseph  Van  Beneden,  dans  son  beau 
livre  :  Parasites,  commensaux  et  mutualistes. 

A  côté  de  ces  brillantes  recherches,  par  un  labeur 
acharné,  l'organisation  et  les  conditions  d'existence 
des  plantes  supérieures  sont  patiemment  scrutées. 
Au  Muséum  d'histoire  naturelle,  Decaisne  décrit  de 
nombreuses  plantes  exotiques,  en  cultive  et  accli- 


LES    SCIENCES   NATURELLES    EN   FRANCE  ^21 

mate  d'autres  Son  assistant,  Charles  Naudin,  étu- 
die les  effets  des  croisements  chez  les  Plantes,  de- 
venus depuis  la  base  de  cette  brillante  industrie  de 
l'horticulture  qui  a  métamorphosé  toutes  nos  fleurs, 
et  nous  avons  vu  précédemment  (4)  l'importance 
théorique  de  ses  recherches.  Philippe  Van  Tieghem 
refait  patiemment  toute  l'anatomie  et  toute  la  classi- 
fication des  plantes,  entouré  de  ses  nombreux  élèves, 
directs  ou  indirects  :  Le  Monnier,  Gaston  Bonnier, 
Flahaut,  Leclerc  du  Sablon,  Chauveaud,  Costantin 
et  bien  d'autres.  La  flore  exotique  est  magistrale- 
ment étudiée  et  décrite  par  Pierre,  Maxime  Cornu, 
Lecomte,  Auguste  Chevalier;  les  maladies  des  plan- 
tes font  l'objet  de  recherches  d'hommes  tels  que 
Prilleux,  Mangin,  Sauvageau,  tandis  que  Maquenne 
scrute  les  secrets  les  plus  importants  de  leur  phy- 
siologie. 

Ici  se  place  une  découverte  qui  vient  inopinément 
étendre  les  idées  de  Claude  Bernard  sur  l'unité  des- 
phénomènes de  la  vie  chez  les  animaux  et  chez  les 
végétaux.  La  nutrition  des  éléments  anatomiques, 
des  plus  humbles  organismes  unicellulaires  jus- 
qu'aux plus  superbes  végétaux,  jusqu'à  l'Homme, 
sont,  tout  au  moins,  dans  une  large  mesure,  sous  la 
dépendance  d'une  substance  particulière,  la  chrb- 
matine,  disposée  en  réseau  au  centre  de  l'élément, 
dans  ce  qu'on  appelle  son  noyau.  Au  moment  où 
l'élément  se  prépare  à  se  diviser,  ce  qui  est  son 

(1)  Page  69. 


~2i2  FRANCK    ET   ALLEMAGNE 

mode  normal  de  multiplication  et  la  cause  même 
de  la  croissance  des  corps  vivants,  le  réseau  de 
ohromatine  se  rassemble  en  un  ruban  festonné  dont 
les  festons  se  séparent  pour  former  autant  de  cor- 
puscules, dits  chromosomes,  dont  le  nombre,  géné- 
ralement pair  et  assez  faible  est  constant  pour  tous 
les  éléments  d'un  même  organisme  et  pour  tous  les 
organismes  delà  même  espèce.  C'est  une  règle  géné- 
rale, aussi  bien  pour  les  végétaux  que  pour  les  ani- 
maux. Mais  les  choses  vont  plus  loin  :  chez  les 
éléments  reproducteurs,  dans  les  deux  règnes,  ce 
nombre  se  réduit  à  la  moitié  de  ce  qu'il  est  chez 
les  éléments  constitutifs  du  corps,  de  sorte  que 
l'union  de  deux  éléments  reproducteurs,  l'un  mâle, 
l'autre  femelle,  est  nécessaire  pour  reconstituer  un 
élément  normal,  l'œuf,  contenu  dans  le  sac  embryon- 
naire des  végétaux  supérieurs,  libre  chez  les  ani- 
maux. C'est  à  un  botaniste  français,  L.  Guignard, 
que  l'on  doit  la  constatation  de  ces  faits  chez  les 
végétaux,  ainsi  ramenés  à  la  loi  qui  régit  la  consti- 
tution des  éléments  reproducteurs  chez  les  animaux 
et  qui  jette  une  si  vive  lumière  sur  le  mystère  de  la 
fécondation. 

Les  faits  que  nous  venons  de  rappeler  ont  d'im- 
portantes conséquences.  Il  peut  arriver  que  le 
nombre  des  chromosomes  soit  impair  ou  que  les 
chromosomes  ne  soient  pas  tous  égaux.  Au  moment 
où  les  éléments  mâles  se  partagent  les  chromosomes 
de  leur  cellule  mère,  ce  qui  amène  la  réduction  de 
leur  nombre,  ces  éléments  se  répartissent  en  deux 


LES   SCIENCES   NATURELLES    EN    FRANCE  223 

groupes  dont  l'un  est  formé  d'éléments  contenant  soit 
un  chromosome  de  plus  que  l'autre,  soit  un  chromo- 
some plus  gros.  Les  œufs  fécondés  par  les  éléments 
qui  contiennent  soit  un  chromosome  complémen- 
taire, soit  un  chromosome  plus  gros  que  ses  frères 
produisent  toujours  des  femelles.  Les  mâles  sont 
donc  le  produit  d'œufs  moins  aptes  à  une  nutrition 
intensive  que  les  femelles;  leurs  éléments  consti- 
tutifs sont  plus  disposés  à  se  multiplier  qu'à  accu- 
muler   des    réserves.    Le    sexe    masculin    est,    en 
somme,  le  sexe  de  la  dilapidation.  (*)  C'est,  en  effet, 
en  pure  perle  que  sont  produits  les  magnifiques 
pigments  colorés,  les  appendices  démesurés  qui  dis- 
tinguent les  mâles  parmi  les  insectes  et  les  poissons, 
les  panaches  de  plumes  chez  les  oiseaux,  les  défenses, 
les  cornes,  les  crinières  chez  les  mammifères,  et  la 
barbe  même  dans  l'espèce  humaine.  Cette  faible  apti- 
tude à  se  nourrir  explique  l'extrême  petitesse  des 
mâles,  chez  nombre  de  groupes  de  rotifères,  de  crus- 
tacés, de  vers  et  même  de  vertébrés.  Les  mâles  en 
arrivent  à  disparaître  lorsque,  par  suite  de  quelque 
modification  importante  dans  le  genre  de  vie,  l'ali- 
mentation devient  plus  ou  moins  aléatoire,  comme 
dans  les  espèces  qui  mènent  une  vie  sédentaire,  se 
fixent  ou  perdent  la  faculté  de  se  déplacer,  dans  celles 
qui  sont  sujettes  à  d'incessantes  variations  de  compo- 
sition du  milieu  ou  à  la  dessiccation,  dans  celles  qui 
passent  de  la  mer  dans  les  eaux  douces,  dans  celles 
encore  qui  reviennent  de  la  vie  parasitaire  à  la  vie 

(1)  Edmond  Perrier,  La  Femme  dans  la  Nature,  p.  259. 


±2't  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

libre  ;  c'est  le  cas  des  huîtres,  des  cirripèdes,  des  tu- 
niciers,  des  vers  de  terre,  des  sangsues,  des  escargots 
et  autres  mollusques  pulmonés.  Dans  ce  cas.  un  autre 
phénomène  de  nutrition,  du  même  ordre,  se  produit  : 
les  éléments  génitaux  s'isolant  de  bonne  heure, 
pendant  un  certain  temps  leur  développement  est 
en  conflit  avec  celui  de  l'organisme  parent;  ils  n'ar- 
rivent pas,  à  ce  moment,  à  accumuler  des  réserves  ; 
ils  évoluent  vers  le  sexe  masculin,  et  la  femelle,  en 
voie  de  développement,  descend  momentanément  au 
rang  de  mâle  ;  elle  est,  en  somme,  hermaphrodite, 
mais  d'une  façon  particulière,  puisqu'elle  est  suc- 
cessivement mâle  et  femelle.  Cette  forme  de  l'her- 
maphrodisme est  dite  hermaphrodisme  protandre. 
Finalement,  la  nutrition  des  œufs  prenant  l'avance 
sur  le  développement  des  femelles,  celles-ci  devien- 
nent parthénogénétiques,  et  engendrent  des  femelles 
fécondes,  ainsi  que  M.  Maupas,  le  savant  bibliothé- 
caire d'Alger,  l'a  établi  pour  des  vers  nématodes, 
anciens  parasites  redevenus  libres.  Tous  ces  faits, 
en  apparence  épars,  se  relient  donc  dans  une  même 
théorie,  et  si  l'Allemagne  a  apporté  des  matériaux  à 
cette  théorie,  elle  est  demeurée  hors  d'état  de  les 
souder. 

Continuons  :  si  l'évolution  d'un  œuf  dépend  de  la 
quantité  de  chromatine  qu'il  contient,  ou  de  l'acti- 
vité de  sa  chromatine,  on  comprend  que  dans  cer- 
taines conditions  favorables,  ces  œufs  pourront 
accroître,  par  leurs  propres  moyens,  la  quantité  de 
leur  chromatine  et  seront  capables  de  se  développer 


LES   SCIENCES   NATURELLES   EN    FRANCE  ±25 

spontanément  quand  cette  quantité  sera  suffisante, 
ou  que  son  activité  aura  été  convenablement  surexci- 
tée, ou  bien  encore  si  on  arrive  à  supprimer  cer- 
taines barrières  qui  la  maintiennent  isolée  des  subs- 
tances contenues  dans  l'œuf  et  qu'elle  doit  transfor- 
mer pour  que  celui-ci  puisse  évoluer.  C'est  le  cas 
des  pucerons,  comme  l'avait  déjà  vu  Charles  Bon- 
net, de  Genève,  au  XVIIIme  siècle,  des  cochenilles, 
des  abeilles  et  de  divers  autres  insectes.  Le  fait  se 
produit  même  accidentellement  chez  les  vers  à  soie. 
En  général,  les  œufs  non  fécondés,  par  suite  de  la 
réduction  de  moitié  de  la  chromatine  qu'ils  devraient 
contenir,  ne  donnent  naissance  qu'à  des  mâles  ;  tou- 
tefois quand,  les  mâles  ayant  disparu,  les  femelles 
deviennent  normalement  parthénogénétiques ,  les 
œufs  de  ces  femelles,  pendant  un  certain  nombre  de 
générations,  donnent  naissance  à  de  nouvelles  fe- 
melles parthénogénétiques,  mais  cette  faculté  finit 
par  s'épuiser  et  les  œufs  donnent  alors  naissance 
soit  à  des  mâles,  soit  à  des  femelles  dont  les  œufs 
ne  se  développent  que  s'ils  sont  fécondés. 

On  peut  arriver,  en  les  brossant  ou  en  les  frottant 
entre  deux  lames  de  drap,  à  faire  développer  parthé- 
nogénétiquement  des  œufs  du  papillon  des  vers  à 
soie  qui,  d'ordinaire,  ont  besoin  d'être  fécondés. 
Jacques  Lœb  a  fait  sur  les  oursins  et  d'autres  ani- 
maux des  expériences  célèbres,  reprises  et  dévelop- 
pées par  Bataillon,  Viguier,  Lécaillon  et  surtout  par 
Delage.  Il  semble  résulter  de  ces  expériences  qu'on 
peut  déterminer  à  coup  sûr  le  développement  par- 


226  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

thénogénétique  des  œufs  de  bien  des  façons,  qui 
tendent  pour  la  plupart  à  faire  éclater  l'enveloppe 
du  noyau  de  l'œuf,  de  manière  à  permettre  à  la  chro- 
matine  d'agir  directement  sur  les  matériaux  de 
celui-ci  avec  qui  elle  est  en  contact:  cette  conclu- 
sion n'est  cependant  pas  encore  définitive.  Quoi 
qu'il  en  soit,  en  plaçant  des  œufs  d'oursins  non 
fécondés  dans  de  l'eau  de  mer  chargée  d'acide  carbo- 
nique, Yves  Delage  a  obtenu  leur  développement 
normal,  et  par  une  nourriture  appropriée,  a  conduit 
l'animal  jusqu'au  voisinage  de  l'état  adulte:  il  croit 
avoir  constaté  que,  conformément  à  la  théorie, 
Foursin  adulte,  encore  unique,  qu'il  a  obtenu  était 
du  sexe  masculin.  Nous  arrivons  ainsi  aux  confins 
d'un  autre  domaine:  celui  de  la  recherche  des  cau- 
ses des  sexes  et  de  leur  détermination  expérimentale. 

C'est  dans  l'activité  plus  ou  moins  grande  de  la 
nutrition  que  cette  cause  réside  très  vraisemblable- 
ment; il  est  des  cas,  comme  lorsqu'elle  dépend  du 
nombre  ou  de  la  grosseur  des  chromosomes,  où  la 
détermination  expérimentale  des  sexes  semble  hors 
de  nos  moyens  d'action,  mais  ces  cas  sont  excep- 
tionnels et  l'on  doit  espérer  le  succès  dans  beaucoup 
d'autres,  contrairement  à  ce  que  pensent  la  majorité 
des  zoologistes  allemands  qui  font  tous  leurs  efforts 
pour  établir  l'idée  que  le  sexe  est  déjà  déterminé  au 
moment  de  la  fécondation  de  l'œuf. 

Ce  n'est  pas  fini.  L'œuf  fécondé  produit  un  nouvel 
individu  par  un  mécanisme  constant:  sa  division 
répétée  et  celle  des  éléments  provenant  de   cette 


LES   SCIËNGES   NATURELLES    EN    FRANCK  ^11 

division,  grâce  à  laquelle  ces  éléments  se  multiplient 
rapidement,  tout  en  devenant  dissemblables  et  en  se 
spécialisant  dans  des  fonctions  diverses;  ils  consti- 
tuent ainsi  nos  divers  tissus,  nos  divers  organes 
incapables  de  vivre  les  uns  sans  les  autres  quand  on 
ne  supplée  pas,  par  quelque  artifice,  à  leur  isolement. 
Mais  cette  dissemblance,  cette  solidarité,  ne  s'établit 
que  peu  à  peu.  Les  premiers  éléments  anatomiques 
nés  de  la  division  de  l'œuf  se  ressemblent  presque 
exactement.  Qu'arrive-t-il  si  on  vient  à  les  isoler? 
Il  arrive  ce  que  le  principe  de  l'indépendance  des 
éléments  anatomiques  permettait  de  prévoir  :  tant 
qu'ils  demeurent  identiques  entre  eux,  chacun  de 
ces  éléments  primitifs  peut  se  comporter  comme  un 
œuf  et  produire  un  embryon.  Cette  identité  peut 
disparaître  de  bonne  heure  et  alors  chaque  élément, 
à  mesure  qu'il  s'individualise,  semble  avoir  une 
prédestination  particulière;  mais  la  différenciation 
peut  être  tardive,  et  un  entomologiste  français, 
Paul  Marchai,  a  fait  récemment  cette  découverte  stu- 
péfiante que  d'un  œuf  unique  d'une  petite  mouche, 
du  genre  Encyrtus,  parasite  de  la  chenille  d'une 
sorte  de  teigne,  sortent  d'un  seul  coup  jusqu'à  120 
larves.  De  même,  il  résulte  d'observations  de  natu- 
ralistes américains  que  l'œuf  de  certains  mammi- 
fères de  la  famille  des  tatous  peut  produire  simul- 
tanément jusqu'à  huit  embryons. 

La  science  allemande  n'a  pas  davantage  aperçu 
la  loi  simple  qui  relie  ces  merveilleux  phénomènes 
aux  phénomènes  habituels  du  développement. 


228  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

La  doctrine  de  l'évolution  a  révolutionné  peut-on 
dire  la  pensée  germanique;  c'est  sur  elle  que  le  pan- 
germanisme appuie  ses  exorbitantes  prétentions,  et 
l'on  s'attendrait  à  ce  que  les  savants  d'outre-Rhin 
aient  pris  une  part  prépondérante  à  son  développe- 
ment. On  est  stupéfait  de  voir  à  quel  point  cette  part 
a  été  médiocre.  Après  une  période  où  elle  a  donné 
lieu  à  quelques  vagues  hypothèses,  l'idée  première 
a  été  développée  en  France,  vers  1810,  d'une  ma- 
nière tout  à  fait  scientifique,  par  Jean  de  Monet  de 
Lamarck.  Dès  le  début,  Lamarck  met  en  jeu  une 
cause  physiologique  qui  n'a  rien  de  mystérieux  et  se 
prête  même  à  l'observation;  elle  se  résume  en  ces 
quelques  mots:  Le  degré  de  développement  et  de 
perfection  d'un  organe  est  en  raison  directe  de 
l'usage  qu'en  fait  l'animal,  sous  la  stimulation  des 
besoins  que  lui  crée  le  milieu  dans  lequel  il  vit.  Un 
organe  qui  n'est  pas  utilisé  s'atrophie  ;  un  organe 
utilisé  se  développe  et  se  modifie  dans  sa  forme,  sui- 
vant l'usage  qu'en  fait  l'animal.  De  ce  double  jeu 
résultent  des  modifications  indéfinies. 

A  côté  de  Lamarck,  Etienne  Geoffroy  Saint-Hilaire 
admet  aussi  que  les  formes  vivantes  se  modifient, 
mais  en  gardant  une  certaine  unité  de  plan, 
«  sous  l'action  toute  puissante  des  milieux  exté- 
rieurs ».  Guvier,  lui,  demeure  hostile  à  ces  nou- 
veautés ;  il  accusera  même  Geoffroy  de  se  laisser  do- 
miner «  par  une  certaine  philosophie  venue  d'outre- 
Rhin  »  et  pour  laquelle  il  ne  dissimule  pas  son  dé- 
dain ;   c'est  la  folle  Philosophie  de  la  Nature  que 


LES    SCIENCES   NATURELLES    EN    FRANCE  229 

prêche  en  Allemagne  Oken.  L'éclat  des  découvertes 
de  Guvier  sur  les  animaux  fossiles  a  cette  consé- 
quence paradoxale  qu'on  oublie  Lamarck;  il  faut 
attendre  jusqu'en  1859  pour  qu'en  Angleterre  la 
doctrine  de  l'évolution  se  réveille  sous  une  forme 
nouvelle  avec  Charles  Darwin  et  sir  John  Russell 
Wallace,  qui  apportent  simultanément  les  notions 
profondes  et  connexes  de  la  sélection  naturelle  et 
de  la  lutte  pour  la  vie.  Ni  l'un  ni  l'autre  ne  s'em- 
barrasse de  rechercher  les  causes  des  variations  des 
formes  vivantes  :  elles  varient  ;  peu  importe  pourquoi. 
La  lutte  pour  la  vie  fait  j  ustice  des  variations  désavan- 
tageuses ;  elle  ne  laisse  subsister  que  les  individus 
qui  ont  varié  avantageusement  et  dont  les  variations 
avantageuses  s'accentuent  à  chaque  génération. 

Le  grand  apôtre  du  transformisme  en  Allemagne, 
Ernest  Haeckel,  signataire,  lui  aussi,  du  manifeste 
des  intellectuels,  s'empare  de  ces  idées;  il  s'en  sert 
pour  saper  toute  croyance  religieuse;  mais  il  n'y 
ajoute  rien.  D'ailleurs,  sa  préoccupation  est  sur- 
tout de  rechercher  quelles  étapes  ont  parcourues  les 
formes  vivantes  actuelles  pour  arriver  à  être  ce 
qu'elles  sont.  Il  essaye  de  dresser  une  généalogie 
du  Règne  végétal  et  surtout  du  Règne  animal;  et  là 
où  la  zoologie  ne  peut  plus  le  renseigner,  il  fait 
appel  à  l'embryogénie.  L'embryogénie  d'un  animal 
n'est,  dit-il,  que  la  répétition  abrégée  de  sa  généa- 
logie. Il  n'y  a  donc  qu'à  étudier  les  formes  succes- 
sives des  embryons  d'un  animal,  pour  reconstituer 
tout  son  passé. 


230  FRANCK    ET    ALLEMAGNE 

C'est  vrai,  dans  une  certaine  mesure,  et  l'on  s'ex- 
tasie tant  en  Allemagne  qu'en  France  sur  la  méthode 
de  reconstitution  du  naturaliste  d'Iéna.  Malheureu- 
sement, si  l'idée  a  été  exprimée  en  Allemagne  comme 
une  des  inductions  de  la  fantastique  philosophie  de 
la  Nature,  elle  a  été  déduite  de  l'observation  des 
faits  et  d'une  façon  tout  à  fait  indépendante,  en 
France,  par  Etienne  Geoffroy  Saint-Hilaire.  Lorsque, 
recherchant  la  démonstration  de  l'Unité  de  plan  de 
composition  des  animaux,  il  s'arrête  devant  la  mul- 
tiplicité des  os  du  crâne  des  poissons  et  ne  sait  à 
quels  os  les  assimiler  chez  les  mammifères,  l'idée 
lui  vient  d'étudier  le  crâne  des  jeunes  embryons  de 
ceux-ci,  et  il  y  trouve,  comme  centres  d'ossification, 
tous  les  os  constitutifs  du  crâne  des  poissons;  l'em- 
bryon des  mammifères  traverse  donc  un  stade  pois- 
son. De  même,  nous  assistons  chaque  année,  dit-il, 
à  la  transformation  d'un  poisson,  le  têtard,  en  un 
reptile,  la  grenouille.  Aussi  Serre,  son  élève,  ex- 
prime-t- il  cette  idée  dans  cette  phrase  lapidaire: 
L'anatomie  transcendante  est  une  anatomie  com- 
parée transitoire^  comme  V anatomie  comparée  est 
une  anatomie  transcendante  permanente.  Ce  qu'il 
entend  par  anatomie  transcendante  c'est  tout  sim- 
plement l'embryogénie.  Haeckel  ne  fait  donc  qu'ap- 
pliquer des  idées  françaises;  mais,  chose  curieuse! 
en  France,  on  s'est  laissé  à  ce  point  hypnotiser  par 
la  science  allemande  qu'on  ne  s'en  aperçoit  pas,  et, 
à  la  Sorbonne  même,  on  attribue  la  loi  de  Geoffroy 
à  un  assez  obscur  Fritz  Millier  qui  ne  l'a  jamais 
expressément  formulée. 


LES   SCIENCES   NATURELLES    EN   FRANCE  231 

Cependant,  l'application  de  cette  loi  du  parallé- 
lisme de  l'embryogénie  et  de  la  généalogie  des  êtres 
vivants  ne  va  pas  toute  seule.  Hœckel  s'aperçoit 
bien  vite  que  la  brève  formule  :  L'embryogénie  d'un 
animal  n'est  que  l'abrégé  de  sa  généalogie,  de- 
mande des  correctifs.  Il  y  a  des  formes  embryogé- 
niques  qui,  manifestement,  ne  sauraient  être  consi- 
dérées comme  des  formes  ancestrales.  Alors  Hœckel 
en  fait  un  paquet,  celui  des  cœnogénies,  qu'il  oppose 
aux  embryogénies,  sensiblement  généalogiques,  qu'il 
appelle  des  palingénies.  Cette  façon  d'opérer  ne 
satisfait  pas  Giard,  le  protagoniste  habituel  des 
idées  allemandes  en  France,  mais  il  se  borne  à 
retourner  les  cadres  d'Hœckel  et  à  distinguer  des 
embryogénies  condensées  dans  lesquelles  une  évolu- 
tion rapide  a  fait  disparaître  les  traits  ancestraux, 
et  des  embryogénies  dilatées  qui  sont  toutes  les 
autres.  A  tous  deux  échappe  la  loi  fondamentale  des 
phénomènes  embryogéniques,  (*)  qui  ont  pour  base, 
en  effet,  la  répétition  rapide  des  formes  ancestrales 
ipatrogénèse)  ;  mais  avec  cette  double  réserve  que 
l'embryogénie  se  modifie  à  mesure  qu'elle  s'accé- 
lère, de  telle  façon  que  les  formes  ancestrales  peu- 
vent être  masquées  par  cette  accélération  même  (ta- 
chy genèse)  et  que,  de  plus,  l'embryon  peut  être 
temporairement  modifié  en  dehors  de  toute  répéti- 

(1)  E.  Perrier  et  Charles  Gravier.  La  tachyyénèse  ou  accélération 
embryoyénique,  Annales  des  sciences  naturelles,  Zoologie,  8mc  sé- 
rie, 8  XVI,  1902.  —  E.  Perrier.  Comptes-rendus  de  l'Académie 
des  sciences,  T.  CXXIII,  1896,  p.  1151-1159.  —  Id.  Les  Colonies 
animales,  1881,  p.  726.  —  Id.  La  Femme  dans  la  Nature,  p.  66. 


232  FRANGE    ET   ALLEMAGNE 

tion  ancestrale  par  son  adaptation  à  un  genre  de 
vie  momentané  et  qui  lui  est  propre  (armogénèse). 
Ces  dernières  modifications  sont  fugitives  et  n'ont 
aucune  répercussion  sur  la  forme  définitive  ;  elles 
sont  l'origine  des  métamorphoses  que  subissent 
tant  d'animaux. 

Il  n'en  est  pas  de  même  des  premières,  qui  peu- 
vent être  une  source  de  modifications  définitives 
des  organismes.  C'est  grâce  à  elles,  grâce  par  consé- 
quent à  l'accélération  embryogénique  ou  tachygénèse 
que  dans  le  règne  végétal,  les  plantes  gymnospermes 
(Conifères,  Cycadées,  Gnétacéesj  sont  issues  des 
Cryptogames  vasculaires  (Fougères,  Lycopodes, 
Prêles),  les  Angiospermes  ou  plantes  à  fleurs  des 
Gymnospermes,  les  Gamopétales  des  Polypétales, 
les  plantes  à  ovaire  infère  des  plantes  à  ovaire 
supère,  etc.,  etc.  Dans  le  Règne  animal,  les  Méduses 
sont  de  même  issues  des  Polypes,  les  Acalèphes  des 
Hydroméduses,  les  Polypes  alcyonnaires  des  madré- 
poraires,  les  Reptiles  des  Batraciens,  etc. 

Ces  trois  ordres  de  phénomènes  :  patrogénèse, 
tachygénèse,  armogénèse  dominent  d'ailleurs  la 
science  embryogénique  tout  entière.  L'hérédité,  qui 
conserve  aux  descendants  d'un  être  vivant  les  carac- 
tères qu'il  a  acquis,  devient  un  agent  de  transfor- 
mation des  formes  vivantes,  grâce  à  l'accumulation 
de  ces  caractères  qu'elle  ne  peut  conserver  tous  en 
accélérant  leur  succession,  sans  les  modifier  les  uns 
par  les  autres.  Comme  conséquence  de  la  tachy- 
génèse, une  hér édile  transformatrice  se  dégage  de 


LES   SCIENCES    NATURELLES    EN    FRANCE  233 

Vhêrédité  conservatrice  que  les  savants  allemands 
ont  surtout  envisagée,  méconnaissant  toute  l'impor- 
tance de  l'autre. 

Les  livres  par  lesquels  s'est  établie  la  réputation 
d'Hieckel,  Y  Histoire  de  la  Création  suivant  tes  lois 
naturelles  et  Y  Anthropogénie  sont  d'ailleurs  des 
livres  d'apostolat,  destinés  à  appuyer  sa  philosophie 
particulière,  le  Monisme,  dans  laquelle,  en  dehors 
de  la  violence  du  langage  et  de  l'emploi  d'arguments 
empruntés  à  l'histoire  naturelle,  il  est  difficile  de 
découvrir  une  pensée  vraiment  originale.  Malgré 
l'étendue  incontestable  de  ses  connaissances,  l'au- 
teur n'a  su  ni  demeurer  sur  un  terrain  vraiment 
scientifique,  ni  tirer  tout  le  parti  qu'il  devait  des 
documents  qu'il  avait  entre  les  mains.  Non  seule- 
ment il  méconnait  la  portée  de  la  loi  de  l'accéléra- 
tion embryogénique,  mais  ses  arbres  généalogiques 
partiels  sont  basés  sur  une  hypothèse  reconnue 
fausse  depuis  longtemps,  c'est  que  chacun  de  ses 
rameaux  a  pour  point  de  départ  une  forme  unique  : 
ils  sont,  comme  il  dit,  monophijlétiques  :  or,  non 
seulement  chaque  espèce,  mais  chaque  individu 
peut  avoir,  par  un  lignée  distincte,  contribué  à  la 
formation  des  groupes  actuels  que  nous  considérons 
commes  naturels.  De  plus,  s'il  construit,  non  sans 
se  laisser  plus  d'une  fois  aller  à  prendre  des  simili- 
tudes superficielles  pour  des  signes  de  parenté,  une 
série  continue  de  formes  animales,  il  ne  se  pré- 
occupe nullement,  contrairement  au  but  même  de  la 
Science,  de  rechercher  les  causes  des  modifications 


234  FRANGE   ET   ALLEMAGNE 

qu'il  raconte,  malgré  l'exemple  donné  par  Lamarck 
dans  sa  Philosophie  zoologique,  malgré  les  succès 
obtenus  par  les  géologues  lorsque,  renonçant  aux 
miracles  et  aux  cataclysmes  incompréhensibles, 
auxquels  faisait  appel  Guvier,  ils  ont  recherché, 
comme  Buffon,  dans  les  causes  encore  agissantes 
autour  de  nous,  dans  ce  qu'ils  ont  appelé  les  causes 
actuelles,  l'explication  de  la  structure  du  Globe  et 
des  modifications  qu'elle   a  éprouvées. 

Ces  causes,  il  me  sera  permis  de  dire  que  j'ai 
tenté  d'y  faire  appel,  dès  1881,  dans  mon  livre,  Les 
Colonies  animales  et  la  formation  des  organismes  ; 
mais,  dans  ce  premier  essai,  je  n'avais  pas  encore 
suffisamment  compris  les  indications  de  l'embryo- 
génie relativement  aux  raisons  qui  ont  pu  provo- 
quer, dans  le  passé,  l'apparition  de  formes  nouvelles. 
Or,  l'embryogénie  nous  indique  des  causes  de  trans- 
formations des  organismes  dont  le  rôle  a  été  des  plus 
considérables,  non  pas  dans  la  création  des  espèces 
ou  des  genres,  mais  —  ce  qui  est  autrement  impor- 
tant —  dans  celle  des  grands  types  organiques  aux- 
quels Guvier  a  donné  le  nom  &'  embranchements  et 
qu'il  considérait,  sans  les  expliquer,  comme  des  plans 
fondamentaux  de  l'organisation  animale  :  ce  sont  les 
changements  d'attitude  des  animaux,  dont  Geoffroy 
Saint-Hilaire  avait  déjà  été  frappé  lorsqu'il  avait 
tenté  de  ramener  à  un  même  plan  l'organisation  des 
vertébrés  et  celle  des  animaux  articulés  de  Guvier. (') 

(1)  E.  Perrier.  L'origine  des  Vertébrés.  Comptes -rendus  de 
l'Académie  des  sciences,  vol.  XXVI,  1898,  p.  1479-1480.  —  Id. 
La  fixation  héréditaire  des  attitudes,  Congrès  international  de  Zoo- 
logie, 1902.  —  Id.  La  Femme  dans  la  Nature,  p.  17"). 


LES   SCIENCES   NATURELLES   EN    FRANGE  235 

Geoffroy  avait  signalé  l'identité  de  position  des  or- 
ganes dans  les  deux  types  lorsqu'on  suppose  que  le 
dos  de  Fun  est  devenu  le  ventre  de  l'autre  et  réci- 
proquement, autrement  dit  que  leur  attitude  a  été 
renversée.  Le  fait  parut  alors  une  simple  fantaisie 
de  théoricien  aux  abois,  parce  qu'on  ne  voyait  pas- 
les  raisons  d'un  tel  renversement;  mais  l'embryo- 
génie insiste  justement  d'une  façon  frappante  dans 
cette  direction,  et  nous  montre  un  ou  plusieurs  chan- 
gements d'attitude  au  cours  du  développement  de 
nombreux  animaux,  changements  qui  se  répètent, 
toujours  les  mêmes,  pour  les  animaux  appartenant 
à  un  même  embranchement.  Peut-on  considérer 
comme  sans  importance  le  fait  que  le  côté  gauche 
de  tous  les  embryons  d'étoiles  de  mer,  d'oursins, 
d'holothuries,  en  un  mot  de  tous  les  animaux  com- 
posant l'embranchement  des  échinodermes,  devient 
le  ventre  de  l'animal  adulte  et  leur  côté  droit  son 
dos  ?  Est-ce  par  une  fantaisie  de  la  nature  que  les 
embryons  de  la  très  grande  majorité  des  mollusques- 
sont  nageurs  et  nagent  le  ventre  en  l'air,  le  dos  en 
bas,  ce  qui  permet  d'expliquer  par  une  simple  action 
de  la  pesanteur  l'énorme  bosse  dorsale,  si  gênante 
pour  eux,  lorsqu'ils  redeviennent  marcheurs,  qu'ils 
sont  obligés  de  l'enrouler  en  hélice,  comme  les  escar- 
gots? Est-il  permis  de  négliger  le  fait  que  YAm- 
phioxus,  le  précurseur  fameux  des  vertébrés,  si 
important  aux  yeux  d'Ha3ckel  lui-même  qu'il  propo- 
sait d'installer  son  image  dans  des  temples  comme 
celle  du  plus  vénérable  de  nos  ancêtres;  est-il  per- 


230  FRANGE    ET   ALLEMAGNE 

mis,  dis-je,  de  négliger  le  fait  que  YAmphioœus 
commence  par  se  tenir  couché  sur  le  côté,  comme 
les  soles,  les  turbots,  les  barbues,  etc.,  se  tord 
pour  maintenir  sur  le  côté  libre  de  son  corps  tous  ses 
orifices  respiratoires,  puis,  arrivé  à  un  degré  plus 
avancé  de  son  évolution,  se  redresse,  exactement 
comme  Geoffroy  Saint -Hilaire  le  requérait,  pour 
identifier  le  plan  d'organisation  des  vertébrés  et 
celui  des  insectes  ? 

Ces  faits  importants  par  leur  généralité,  négligés 
cependant,  conduisent  inéluctablement  à  rattacher 
à  des  changements  d'attitude  l'origine  des  grands 
types  organiques  autres  que  ceux  des  animaux 
ramifiés  et  des  animaux  segmentés.  Ces  change- 
ments d'attitudes  s'expliquent  eux-mêmes  par  des 
causes  simples  :  il  suffit  qu'il  se  dépose  du  cal- 
caire dans  les  tissus  d'un  animal  pour  qu'il  soit 
alourdi  et  entraîné  au  fond,  qu'il  se  charge  de 
graisse  pour  être  au  contraire  emporté  vers  la  sur- 
face. Le  parasitisme,  la  fixation  au  sol,  les  change- 
ments divers  dans  les  conditions  d'existence,  entraî- 
nent enfin,  à  leur  tour,  des  modifications  particu- 
lières. L'accélération  embryogénique  joue,  de  son 
côté,  son  rôle;  elle  peut  porter  sur  telle  ou  telle 
catégorie  d'organes  ou  sur  l'ensemble  de  l'orga- 
nisme, entraînant  ces  balancements  d'organes  dont 
l'importance  n'avait  pas  échappé  à  Geoffroy  Saint- 
Hilaire  ;  c'est  elle  qui  a  occasionné  le  renversement 
d'attitude  de  YAmphioxus  et  des  vertébrés. 

Une  attitude  acquise  peut  d'ailleurs  être,  dans  la 


LES    SCIENCES    NATURELLES    EN    FRANCK  2o/ 

suite,  remplacée  par  une  autre  :  des  animaux  libres- 
peu  vent  s'attacher  au  sol  et,  plus  tard,  reconquérir 
leur  liberté,  les  changements  d'attitude  se  combiner 
avec  l'accélération  embryogénique,  et  de  tous  ces 
faits  résulte  une  morphologie  vraiment  scientifique 
des  organismes,  dans  laquelle  l'Allemagne  n'a  rien 
à  réclamer. 

Il  faut  remarquer  d'ailleurs  que  si  la  lutte  pour  la 
vie  et  la  sélection  naturelle  qui  en  résulte,  ont  certai- 
nement contribué  à  maintenir  les  progrès  de  détail 
qu'ont  pu  faire  les  organismes,  ou  même  à  favoriser 
le  développement  de  certains  caractères  avantageux, 
la  formation  du  corps,  les  modifications  qui  sont 
résultées  de  changements  d'attitude,  n'ont  pu  être 
réalisées  que  dans  une  paix  profonde,  en  raison  des 
conditions  d'existence  tout  à  fait  désavantageuses 
dans  lesquelles  se  trouve  placé  l'animal  durant  se& 
transformations.  La  lutte  pour  la  vie  n'est  donc  pas 
cette  base  indispensable  et  unique  de  tout  progrès 
dont  se  réclame  l'Allemagne,  et  la  façon  victo- 
rieuse dont  les  organismes  sont  sortis  des  crises 
qu'ils  ont  dû  traverser  montre  qu'il  ne  faut  pas  se 
fier  aux  décadences  apparentes  ;  elles  peuvent  être 
suivies  de  brusques  et  magnifiques  ressauts. 

Tandis  qu'en  Amérique  les  Marsh,  les  Leidy, 
les  Cope,  les  Osbor'n,  les  Holland,  les  Ameghino, 
etc.,  par  une  série  de  recherches  sur  les  étonnants 
fossiles  de  leur  pays,  apportaient  aux  idées  de 
Lamarck  le  puissant  appui  de  leurs  observations, 


238  FRANGE   ET   ALLEMAGNE 

■l'Allemagne  semblait  se  détourner  même  de  Dar- 
win. Faute  de  rechercher  les  causes  ou  les  condi- 
tions de  l'évolution  et  la  raison  d'être  des  caractères 
embryogéniques,  les  idées  d'unité  de  plan  renais- 
saient. Qui  nous  dira  l'encre  d'imprimerie  dépensée 
pour  retrouver  partout  les  gastrules  de  Hœckel  et 
leur  blastopore,  même  quand  l'impossibilité  de  leur 
existence  était  démontrée,  ou  les  modes  divers  de 
formation  du  cœlome  des  frères  Hertwig  ?  La  vieille 
croyance  à  l'emboîtement  des  germes,  de  Charles 
Bonnet  (XVIIIme  siècle),  ressuscite  même  avec  le 
professeur  Weismann  qui  est  venu  occuper  à  Stras- 
bourg la  chaire  où  avait  jadis  professé  de  Quatrefages. 
Celui-là  nie  l'hérédité  des  caractères  acquis,  c'est-à- 
dire  à  la  fois  Lamarck  et  Darwin.  Interprétant  d'une 
façon  erronée  la  mise  en  réserve  précoce,  confor- 
mément aux  procédés  courants  de  la  tachygénèse. 
des  éléments  destinés  à  former  les  organes  de  re- 
production chez  les  petits  animaux  à  développement 
rapide,  tels  que  les  insectes,  il  imagine  que  ces  élé- 
ments sont  faits  d'une  autre  substance  que  celle  qui 
forme  les  éléments  du  corps  :  il  distingue  un  plasma 
germinatif  qui  leur  est  propre  du  plasma  forma- 
tlf.  Le  corps  n'est  plus  qu'un  habit  pour  le  plasma 
germinatif  qui  se  perpétue  depuis  l'origine  des  cho- 
ses, abrité  par  lui,  en  se  modifiant  lentement,  spon- 
tanément, tout  en  modifiant,  par  surcroît,  le  corps 
qu'il  tient  sous  sa  dépendance  exclusive  et  qui 
échappe  à  toutes  les  actions  extérieures,  comme 
nous  échappent  les  causes  des  prétendues  modifica- 


LES    SCIENCES   NATURELLES    EN   FRANCE  239 

lions  du  plasma  germinatif,  en  qui  serait  condensée 
la  pensée  créatrice.  On  ne  saurait  imaginer  rien  de 
plus  antiscientifique;  c'est  le  mysticisme  germani- 
que qui  refleurit.  Le  curieux,  c'est  que  cette  idée 
bouffonne  ait  trouvé,  en  France,  des  snobs  xéno- 
philes  pour  l'admirer  et  la  propager. 

Pendant  que  Weismann  niait  l'hérédité  des  carac- 
tères acquis,  d'autres  savants  la  confirmaient  cepen- 
dant par  des  recherches  scientifiques,  et  ici  nous 
assistons  à  un  phénomène  d'un  autre  ordre,  de 
nature  cà  donner  à  réfléchir  aux  jeunes  savants  fran- 
çais. Après  vingt  ans  de  travaux  qui  l'avaient  con- 
duit à  l'Académie  des  sciences,  le  botaniste  Charles 
Naudin,  aide-naturaliste  à  la  chaire  de  culture  du 
Muséum,  avait  exposé,  en  1863,  les  lois  de  la  trans- 
mission héréditaire  des  caractères,  quand  on  croise 
deux  variétés  distinctes  de  la  même  espèce.  En  1867, 
le  13  mai,  dans  les  comptes-rendus  de  l'Académie  des 
sciences,  il  avait  écrjt  d'autre  part  :  «  Ici  se  présente 
un  point  sur  lequel  j'appelle  toute  l'attention  de  ceux 
qui  croient  à  la  mutabilité  des  formes  spécifiques 
et  attribuent  l'origine  des  espèces  actuelles  à  de 
simples  modifications  d'espèces  plus  anciennes.  Ils 
admettent  que  ces  modifications  se  sont  effectuées 
avec  une  excessive  lenteur.  Nous  ignorons  ce  qui  a 
pu  se  passer  dans  le  lointain  des  âges,  mais  ce  que 
l'expérience  et  l'observation  nous  apprennent,  c'est 
qu'à  l'époque  actuelle  les  altérations  de  ce  que  nous 
appelons,  peut-être  arbitrairement,  des  types  spé- 
cifiques, se  produisent  brusquement,  et  sans  qu'il  y 


2'tO  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

ait  jamais  de  formes  transitoires  entre  elles  et  la 
forme  normale.  »  Personne  ne  fait  attention  à  ces 
propositions,  si  fortement  étayées  cependant.  Mais 
voilà  qu'en  1900,  on  découvre  qu'un  moine  allemand 
a  publié,  en  1866,  dans  le  «  Bulletin  des  naturalistes 
de  Brùnn  »,  les  lois  mêmes  que  Naudin  avait  énon- 
cées trois  ans  auparavant,  après  de  longues  recher- 
ches. Aussitôt  les  mêmes  xénophiles  français,  qui 
avaient  porté  au  compte  de  Fritz  Muller  la  loi  de 
Geoffroy  Saint-Hilaire  et  de  Serre,  s'enflamment; 
leurs  journaux  publient  le  portrait  de  Mendel,  il 
n'est  question  que  de  MendeL  de  Vhér  édité  mendé- 
lienne  et  du  mendélisme  ;  de  Naudin  pas  un  mot. 
De  même,  en  1901,  le  botaniste  hollandais  de  Vries 
fait  connaître  des  expériences  sur  les  mutations 
brusques  des  plantes,  donnant  exactement  les  mê- 
mes résultats  que  ceux  de  Naudin,  si  bien  que  dans 
son  livre  Les  transformations  brusques  des  êtres 
vivants,  paru  en  1911,  un  jeune  botaniste  français, 
Louis  Blaringhem,  à  qui  l'on  doit  de  belles  recher- 
ches sur  l'hérédité,  écrit,  après  avoir  rappelé  l'œuvre 
de  Naudin  :  «  Ces  conclusions  données  par  Naudin 
en  1867,  après  vingt  ans  de  recherches  expérimen- 
tales sur  l'hérédité,  résument  la  doctrine  de  la  mu- 
tation de  de  Vries.  »  On  fait  encore  grand  bruit, 
dans  les  mêmes  milieux  français,  des  recherches  de 
de  Vries;  c'est  lui  qui  demeure  le  protagoniste  des 
idées  nouvelles,  et  Louis  Blaringhem  lui-même  ne 
parle  qu'incidemment  de  Naudin,  en  épisode,  et  tout 
«m  lui  rendant  d'ailleurs  pleine  justice,  continue  à 
se  servir  du  vocabulaire  des  mendéliens. 


LES    SCIENCES   NATURELLES    EN    FRANGE  241 

On  a  présenté  quelquefois  les  mutations  brus- 
ques comme  faisant  échec  à  la  loi  de  la  sélection 
naturelle  de  Darwin  ;  elles  lèvent,  au  contraire, 
une  objection  sérieuse  qu'on  lui  a  faite,  à  savoir  que 
les  différences  que  créent  entre  les  organismes  leurs 
modifications  sont  trop  faibles  pour  donner  prise  à 
la  sélection. 

La  théorie  de  l'évolution  a  failli  sombrer  sous  des 
objections  d'une  autre  nature.  Tout  le  monde  a 
présentes  à  l'esprit  les  merveilleuses  études  du 
grand  observateur  Jean-Henri  Fabre,  de  Sérignan, 
sur  les  instincts  des  insectes.  Ces  instincts  sont  aveu- 
gles et  paraissent  inconscients  dans  l'état  actuel 
des  choses.  Grâce  à  eux  l'insecte  exécute  des  actes 
compliqués  dont  il  ne  saurait  concevoir  le  but;  il 
les  exécute  alors  même  que  le  but  vers  lequel  ils 
tendent  a  été  supprimé  ;  l'exécution  de  ces  actes 
suppose  de  sa  part  une  connaissance  des  choses 
qu'il  n'a  jamais  eu  le  moyen  d'acquérir,  et  qui  est, 
par  conséquent,  innée  en  lui.  C'est  ainsi  que  la  plu- 
part des  espèces  de  guêpes  chassent  des  espèces  dé- 
terminées d'insectes,  toujours  les  mêmes,  qu'elles 
savent  d'un  coup  d'aiguillon  paralyser  sans  les  tuer, 
auxquelles  elles  ne  touchent  pas,  mais  qu'elles  em- 
portent dans  un  nid  creusé  sous  terre  ou  construit 
avec  des  matériaux  préalablement  apportés,  afin  de 
fournir  des  provisions  aux  larves  qui  naîtront  de 
leurs  œufs.  Ces  larves,  les  guêpes  ne  les  connaîtront 
pourtant  même  pas  ;  elles  seront  mortes  bien  avant 

10 


242  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

leur  naissance.  Fabre  concluait  de  l'immuabilité 
actuelle  des  instincts  spéciaux  à  chaque  espèce, 
inexplicables,  en  apparence,  et  dont  chaque  individu 
est  doué  à  sa  naissance,  à  l'immuabilité  des  espèces 
elles-mêmes.  Mais  de  tels  instincts  ne  paraissent 
inexplicables  que  parce  que  les  hivers  actuels  tuent, 
chaque  année,  les  insectes,  empêchent,  en  abrégeant 
leur  vie,  toute  acquisition  d'expérience  susceptible 
de  donner  lieu  à  un  progrès,  séparent  chaque  géné- 
ration de  la  suivante  et  suppriment  ainsi  toute  pos- 
sibilité d'éducation.  En  1882,  j'avais  cherché,  et 
J.  Romanes,  le  gendre  de  Darwin,  avait  cherché  de 
son  côté  à  expliquer,  malgré  cette  difficulté,  la  ge- 
nèse des  instincts.  (4)  Nous  nous  étions,  sans  le 
savoir,  rencontrés.  (2)  Il  restait  cependant  une  pierre 
d'achoppement  :  la  séparation  hivernale  des  généra- 
tions ;  mais  cette  pierre  ne  constitue  qu'une  appa- 
rence d'obstacle.  Les  hivers  n'existaient  pas  encore, 
en  effet,  à  l'époque  où  ont  évolué  les  insectes  pré- 
sentant les  plus  merveilleux  instincts.  Ces  animaux 
vivaient  alors  dans  les  mêmes  conditions  que  les 
oiseaux,  et  l'on  doit  admettre  (3)  que  la  petite  somme 
d'intelligence  qu'on  ne  peut  refuser  aux  insectes 
primitifs  suffisait  à  leur  inspirer  des  actes  qui  sont 

(1)  E.  Perrier,  Anatomie  et  physiologie  animales,  1882,  p.  197- 

(2)  Id.,  préface  au  livre  de  J.  Romanes  :  L'intelligence  des 
animaux. 

(3)  Id.,  L'Instinct.  Lecture  à  la  séance  publique  annuelle  de 
1901  des  cinq  Académies  de  l'Institut  de  France.  —  Id.  L'Instinct. 
Conférence  de  l'Association  française  pour  l'avancement  des 
sciences,  1902. 


LES    SCIENCES   NATURELLES    EN   FRANCE  243 

d'abord  devenus  automatiques,  comme  des  habi- 
tudes, puis  ont  créé  entre  les  éléments  du  cerveau 
des  connexions  héréditaires,  susceptibles,  sous  une 
excitation  déterminée,  de  déclancher  toute  une  série 
d'actes  tendant  vers  un  but  précis,  comme  le  font 
nombre  de  nos  machines. 

Cette  apparition  tardive  des  hivers,  dont  on  n'a 
pas  cherché  tout  d'abord  à  tirer  toutes  les  consé- 
quences, permet  de  comprendre  comment  ont  été 
réalisées  et  comment  ont  disparu  les  formes  qui 
ont  caractérisé  les  dernières  époques  géologiques. 
En  donnant  l'avantage  aux  vertébrés  à  température 
intérieure  constante  sur  ceux  chez  qui  cette  tempé- 
rature était  variable,  les  hivers  ont  mis  les  mons- 
trueux et  gigantesques  reptiles  de  la  période  secon- 
daire en  état  d'infériorité  vis-à-vis  des  oiseaux  et 
des  mammifères,  jusque-là  faibles  et  de  petite  taille, 
«t  tandis  que  les  grands  reptiles  à  activité  inter- 
mittente disparaissaient  devant  des  rivaux  infini- 
ment plus  faibles,  mais  dont  l'activité  demeurait 
constante,  la  terre  se  peuplait  des  descendants  de 
types  longtemps  demeurés  à  l'arrière-plan,  tels  que 
les  oiseaux  couverts  de  plumes  et  les  mammifères 
couverts  de  poils. 

Les  sciences  naturelles  avaient  encore  la  charge 
d'élucider  d'autres  questions.  Les  mers  ont  sans 
doute  été  le  premier  et  grandiose  laboratoire  où  la 
vie  a  pris  naissance.  Comment  des  organismes 
marins,  les  plantes  et  les  animaux  d'eau  douce,  les 
plantes  et  les  animaux  terrestres  ont-ils  pu  sortir  ? 


~2\ï  FRANGE   ET   ALLEMAGNE 

Il  a  fallu  pour  cela  que  les  jeunes  plantes,  les  jeunes 
animaux  lussent  abrités  contre  la  dessiccation  et  con- 
tre les  intempéries,  que  la  phase  de  vie  aquatique 
qu'ils  auraient  dû  traverser  au  début  de  leur  exis- 
tence, suivant  la  loi  de  Geoffroy  Saint-Hilaire,  leur  fût 
épargnée.  L'accumulation  des  réserves  dans  la  graine 
ou  dans  l'œuf,  permettant  une  intense  accélération 
embryogénique,  a  réalisé  ce  résultat,  et  s'il  est  utile 
de  signaler  en  passant  cette  intervention  nouvelle 
d'un  processus  embryogénique,  dont  nous  avons 
déjà  signalé  l'importance,  nous  n'insisterons  pas  sur 
un  sujet  dont  les  naturalistes  de  tous  les  pays  se 
sont  préoccupés.  Il  n'en  est  pas  de  même  du  peu- 
plement des  abîmes  de  la  mer. 

Longtemps  les  profondeurs  de  la  mer  sont  demeu- 
rées insondées  et,  sur  la  foi  des  explorations  entre- 
prises par  Forbes  dans  la  mer  Egée,  on  supposait 
même  que  les  ténèbres  dans  lesquelles  elles  sont 
éternellement  plongées  les  rendaient  inhabitables. 
En  1861,  la  découverte  de  polypes  fixés  sur  le  câble 
transméditerranéen  allant  de  Bône  à  Gagliari,  im- 
mergé par  des  fonds  atteignant  2800  mètres  et  qui 
furent  étudiés  par  Alphonse  Milne-Edwards,  suscita 
des  doutes  à  cet  égard,  bientôt  justifiés  par  les  re- 
cherches de  Michaël  Sars  sur  les  côtes  de  Norvège, 
et  par  les  dragages  du  Lightning  et  du  Porcupine 
que  dirigèrent,  au  large  des  côtes  d'Angleterre,  les 
savants  anglais  Wyville  Thomson,  Gwyn  Jeffreys, 
William  Carpenter,  John  Murray  et  autres,  par  ceux. 


LES   SCIENCES  NATURELLES    EN   FRANCE  245 

du  Hassler  que  conduisit  Louis  Agassiz  sur  les 
côtes  d'Amérique.  Ces  opérations  restreintes  déci- 
dèrent l'organisation  par  le  gouvernement  britan- 
nique d'une  grande  campagne  de  circumnavigation. 
A  la  même  époque,  le  marquis  de  Folin  étudiait 
par  ses  propres  moyens  la  fosse  du  Gap  Breton 
dans  le  golfe  de  Gascogne  ;  les  résultats  encore 
modestes  qu'il  obtenait  et  son  insistance  courageuse 
persuadèrent  Henri  Milne-Edwards  de  l'utilité  qu'il 
y  aurait  à  solliciter  du  gouvernement  français  l'explo- 
ration méthodique  des  régions  profondes  des  mers 
environnant  notre  pays.  Un  vieux  navire  à  aubes, 
le  Travailleur,  puis  l'éclaireur  d'escadre,  le  Talis- 
man, furent  successivement  aménagés  pour  ces 
expéditions,  ayant  à  leur  bord  une  commission, 
présidée  par  Alphonse  Milne-Edwards,  et  composée 
de  MM.  Léon  Vaillant,  Henri  Filhol,  Marion,  le  mar- 
quis de  Folin,  le  D1'  Périer  (de  Pauillac),  Edmond 
Perrier,  Henri  Fischer,  Charles  Brongniart,  le  Dr 
Viallanes  et  Georges  Poirault.  Le  Travailleur  était 
commandé  par  le  lieutenant  de  vaisseau,  depuis  vice- 
amiral,  Richard;  le  Talisman  par  le  capitaine  de 
frégate  Parfait,  un  marin  de  premier  ordre  qui  a 
depuis  commandé  des  cuirassés.  Le  Travailleur 
explora  le  golfe  de  Gascogne  et  la  Méditerranée  ;  le 
Talisman  les  grandes  profondeurs  de  l'Atlantique, 
de  Rochefort  au  voisinage  de  l'équateur  en  touchant 
à  Cadix,  à  Mogador,  aux  Canaries,  aux  îles  du  Cap- 
Vert  et  aux  Açores,  mais  en  se  tenant  à  mi-distance  des 
côtes  africaines  et  américaines.  Les  résultats  furent 


246  FRANCE    ET   ALLEMAGNE 

des  plus  brillants;  ils  approchent  de  ceux  que  re- 
cueillait au  même  moment  le  navire  anglais  le  Chal- 
lenger qui  fit  le  tour  du  monde.  Ce  sont  ces  expé- 
ditions fructueuses  qui  ont  engagé  S.  A.  S.  le  prince 
de  Monaco  à  organiser  les  merveilleuses  campagnes 
auxquelles  ont  pris  part  de  nombreux  savants  fran- 
çais, et  dont  les  résultats  sont  consignés  dans  de 
magnifiques  volumes  in-4°  dépassant  déjà  le  nombre 
de  quarante.  Elles  ont  été  imitées  par  presque  tous 
les  pays  maritimes,  et  un  savant  français,  M.  Kœh- 
ler,  de  Lyon,  a  même  organisé  une  croisière  parti- 
culière, celle  du  Caudan. 

Les  résultats  de  ces  campagnes  ont  conduit  à  une 
conclusion  assez  inattendue.  (')  Par  une  réaction 
naturelle  contre  les  idées  de  Forbes,  les  premières 
découvertes  du  Lightning  et  du  Porcupîne  avaient 
conduit  à  penser  que  les  abîmes  océaniques,  malgré 
les  ténèbres  éternelles  et  la  température  glaciale 
qui  y  régnent,  étaient  en  quelque  sorte  surpeuplés 
et  riches  en  formes  anciennes  que  l'on  croyait  dis- 
parues. Bien  au  contraire,  le  nombre  des  espèces  et 
des  individus  diminue  à  mesure  que  la  profondeur 
augmente.  Les  formes  représentatives  des  temps 
géologiques  ne  se  rattachent  guère  qu'aux  formes 
de  la  période  secondaire  et  ne  descendent  pas  au- 
dessous  de  2500  mètres  de  profondeur.  Les  formes 
les  plus  communes  sont,  en  général,  des  formes 
étroitement  adaptées  à  la  vie  dans  les  abîmes  et 

(1)  E.  Perrier,  Les  Explorations  sous-marines,  1884,  p.  336.    ' 


LES   SCIENCES   NATURELLES    EN   FRANCE  247 

relativement  récentes.  Loin  de  se  plier  à  la  lutte 
pour  la  vie  à  mesure  qu'elle  devenait  de  plus  en 
plus  intense  sur  les  côtes  baignées  par  la  lumière, 
des  animaux  de  toutes  sortes  se  sont,  par  consé- 
quent, enfuis,  préférant  à  la  menace  de  mort  que 
contenait  implicitement  la  pullulation  sur  les  riva- 
ges, les  rigueurs  du  séjour  dans  les  abimes.  C'est, 
du  reste,  pour  la  même  cause  que  d'autres  espèces 
ont  gagné  le  large  et,  demeurant  à  la  surface,  sont 
devenues,  comme  on  dit,  pélagiques,  que  d'autres 
ont  pénétré  dans  les  eaux  douces,  se  sont  dissimu- 
lées dans  la  vase  des  étangs  ou  ont  creusé  des  gale- 
ries dans  la  terre  humide,  en  attendant  qu'elles 
puissent  conquérir  la  terre  ferme.  Si  la  lutte  pour  la 
vie  n'a  pas  été  sans  influence  sur  les  modifications 
des  formes  vivantes,  il  y  a  dans  les  faits  que  nous 
venons  d'exposer  une  nouvelle  raison  de  nier  qu'elle 
soit  la  loi  inéluctable  du  monde,  et  que  l'on  puisse 
justifier  par  cette  loi  les  guerres  cruelles  dont  les 
seules  causes  sont  la  rapacité  de  certains  peuples 
et  la  persistance  chez  eux  de  la  barbarie  ancestrale. 
En  réalité,  c'est  dans  la  paix  que  les  transformations 
les  plus  importantes  des  êtres  vivants  ont  été  réa- 
lisées; c'est  elle  seule  qui  a  favorisé  notamment  les 
progrès  de  l'intelligence,  et  quand  la  guerre  est  sur- 
venue, la  victoire  est  trop  souvent  demeurée  aux 
animaux  lâches,  carnassiers  ou  venimeux,  pour 
qu'on  puisse  la  considérer,  à  aucun  titre,  comme  un 
instrument  de  progrès. 


248  FRANGE   ET   ALLEMAGNE 

Un  abime  qui  semblait  plus  insondable  encore 
que  celui  de  la  mer,  celui  des  infiniments  petits,  a 
été  abordé  grâce  au  microscope.  Ici,  la  science  alle- 
mande, éprise  de  minutie  et  de  patience,  s'est,  on 
peut  le  dire,  surpassée.  Le  nombre  des  mémoires 
qu'elle  publie  chaque  année  sur  tout  ce  qui  ne  se 
voit  qu'à  des  grossissements  de  100  à  2000  diamè- 
tres et  plus,  est  aussi  grand  que  celui  des  étoiles  du 
firmament;  les  observations  s'ajoutent  aux  obser- 
vations ;  il  n'est  pas  rare  qu'elles  s'entrechoquent, 
sans  que  de  ces  chocs  jaillisse  nécessairement  la 
lumière.  Cela  a  commencé  de  bonne  heure  avec 
Ehrenberg,  de  Berlin,  qui  a  consacré  de  grands  in-4° 
à  la  figuration  des  infusoires  microscopiques  et  qui 
s'est  montré  pour  eux  d'une  rare  générosité.  N'a-t-il 
pas  nommé  tout  un  groupe  d'entre  eux  Polygastri- 
ques,  parce  qu'imbu  de  l'idée  que  tout  ce  qui  vit 
devait  être  compliqué,  il  les  avait  dotés  d'un  nom- 
bre d'estomacs  auprès  desquels  les  quatre  estomacs 
des  ruminants  ne  sont  rien  ?  C'est  un  naturaliste 
français,  professeur  à  la  Faculté  des  sciences  de 
Rennes,  Dujardin,  qui  démontra  que  les  êtres  mi- 
nuscules, dont  l'intimité  contrastait  si  fort  avec  leur 
prétendue  richesse  d'organisation  qu'ils  inspirèrent 
de  superbes  morceaux  d'éloquence,  n'étaient  en  réa- 
lité que  des  grumeaux  d'une  sorte  de  gelée.  A  cette 
gelée,  il  donna  le  nom  de  sarcode.  Personne,  en 
France,  n'y  fit  attention  ;  bien  plus  tard,  le  sarcode 
nous  est  revenu  d'Angleterre  sous  le  nom  de  proto- 
plasme que  lui  avait  donné  Huxley,  et  sous  ce  nom 


LES   SCIENCES    NATURELLES    EN   FRANCE  249 

il  a  fait  fortune;  la  chose  était,  en  effet,  d'impor- 
tance. Le  premier,  Dujardin  avait  compris  que  la 
vie  ne  comportait  pas  nécessairement  l'organisation, 
c'est-à-dire  la  complexité  ;  qu'elle  pouvait  résider 
dans  une  certaine  catégorie  de  substances  ou  dans 
leur  mélange.  C'est  cette  conception  nouvelle,  fon- 
damentale pour  l'explication  des  phénomènes  vitaux, 
qu'a  exprimée  Huxley  en  disant  :  Le  protoplasme 
est  la  base  physique  de  la  vie. 

Dans  l'usage  du  microscope  et  de  tous  les  pro- 
cédés techniques  que  son  emploi  comporte,  il  n'est 
que  juste  de  reconnaître  que  les  Allemands  sont 
passés  maîtres.  Figer  brusquement  les  tissus  de 
manière  qu'ils  gardent  indéfiniment  l'aspect  et  la 
composition  des  tissus  vivants,  les  durcir,  les  dés- 
hydrater, les  imprégner  de  substances  se  laissant 
avec  eux  débiter  au  rasoir  en  lames  de  quelques 
centièmes  de  millimètre  d'épaisseur,  les  teindre  à 
l'aide  de  diverses  substances  électives  se  fixant  sur 
certaines  granulations  de  la  substance  de  manière  à 
les  caractériser,  coller  les  coupes  sur  verre  à  l'aide 
de  baume  de  Canada  pour  qu'elles  se  prêtent  indé- 
finiment à  l'examen  miscroscopique,  en  scruter, 
dessiner  et  préciser  tous  les  détails,  les  comparer 
entre  elles,  il  y  a  là  une  mine  inépuisable  de  re- 
cherches à  exploiter  :  c'a  été  le  triomphe  de  la  tech- 
nique allemande.  Et  le  nombre  des  travaux  auxquels 
cette  technique  a  donné  naissance  est  incalculable. 
Qu'en  est-il  sorti  de  général  et  de  profond?  Peut- 
être  la  preuve  que  le  protoplasma  n'est  pas  une 


250  FRANCK    ET    ALLEMAGNE 

substance  spéciale,  comme  le  pensait  Huxley,  mais 
une  association  de  corpuscules  microscopiques, 
susceptibles  de  se  nourrir,  de  grandir  et  de  se  re- 
produire (leucites,  chromosomes,  micelles,  etc.),  de 
ferments  solubles,  de  substances  nourricières,  d'élé- 
ments de  soutien,  dont  la  collaboration  est  néces- 
saire pour  produire  la  vie,  et  de  déchets  de  nutrition; 
peut-être  aussi  la  démonstration  qu'il  n'y  a  pas  plus 
de  génération  spontanée  d'éléments  anatomiques 
dans  les  organismes  qu'en  dehors  d'eux.  Mais  à  cette 
œuvre  les  savants  français  ont  pris  leur  large  part  et 
ils  ont  à  leur  actif  d'importantes  découvertes.  Bal- 
biani  détermine  les  lois  de  la  multiplication  des 
infusoires  par  division  de  leur  corps  ;  Maupas,  par 
des  recherches  précises,  fait  connaître  comment  ils 
vieillissent  et  comment  leur  conjugaison  deux  par 
deux  les  rajeunit,  et  conclut  de  ses  recherches  à 
l'inéluctabilité  de  la  vieillesse  ;  Laveran  découvre 
dans  le  sang  des  impaludés,  les  protozoaires,  causes 
de  leur  état  cachectique,  et  sa  découverte  est  le  point 
de  départ  de  l'étude  des  parasites  du  sang  dont  les 
plus  redoutables  sont  les  trypanosomes  ;  Charles 
Robin,  Ranvier,  Henneguy,  Tourneux,  Prenant, 
Nageotte,  Renaud,  Retterer,  Pettit,  etc.,  se  classent 
au  premier  rang  parmi  les  naturalistes  qui  se  consa- 
crent à  l'étude  microscopique  des  tissus;  Kunckel 
d'Herculais,  en  même  temps  que  Weismann,  décou- 
vre le  mécanisme  des  métamorphoses  des  insectes. 
Autour  d'Henri  Milne-Edwards  s'était  formée  toute 
une  pléiades  d'anatomistes  à  qui  Ton  doit  de  belles 


LES    SCIENCES    NATURELLES    EN    FRANCE  25Î 

études  sur  l'organisation  des  animaux  marins  :  de 
Quatrefages,  Emile  Blanchard,  Jules  Haime,  Léon 
Vaillant,  Alphonse  Milne-Edwards,  Baudelot,  Henri 
de  Lacaze-Duthiers,  et  je  cite  celui-ci  le  dernier  parce 
qu'il  devient  à.  son  tour  chef  d'école,  parce  que  la 
plupart  des  zoologistes  français  de  cette  génération 
sont  directement  ou  indirectement  ses  élèves  et 
qu'il  a  été,  par  la  fondation  des  laboratoires  mari- 
times de  Roscoff  et  de  Banyuls,  l'initiateur  de  tous 
les  laboratoires  qui  ont  pris  naissance  sur  nos  côtes: 
Wimereux,  le  Portel,  Tatihou  près  Saint -Vaast-la- 
Hougue,  Luc-sur-Mer,  Goncarneau,  Arcachon,  Cette, 
Tamaris,  Endoume,  Villefranche,  d'où  sont  sortis 
d'importants  travaux  d'anatomie  comparée  et  d'em- 
bryogénie, trop  nombreux,  trop  variés  pour  qu'il 
soit  possible  d'en  donner  une  vue  d'ensemble. 

Pour  couronner  cette  vaste  floraison  d'œuvres 
françaises,  il  nous  reste  à  parler  de  l'histoire  des 
races  humaines  et  des  origines  de  l'Homme.  Long- 
temps les  races  diverses  dans  lesquelles  se  divise- 
l'humanité  n'ont  été  considérées  qu'au  point  de  vue 
pittoresque  ou  n'ont  été  étudiées  que  de  la  façon  la 
plus  superficielle.  Armand  de  Quatrefages  de  Bréau 
et  Broca,  quoique  d'esprit  bien  différent  et  par  des 
méthodes  fort  dissemblables,  ont  tous  les  titres  à 
être  considérés  comme  les  créateurs  de  l'anthropo- 
logie scientifique.  Ernest  Hamy  fut  le  continuateur 
du  premier  de  ces  maîtres,  tandis  que  Broca  fondait 
une  école  devenue  célèbre  tant  par  ses  travaux  que- 


T6C2  FRANCE    ET   ALLEMAGNE 

par  ses  opinions  avancées.  Le  comte  de  Gobineau 
serait  sans  doute  fort  dépaysé  dans  cette  école  où 
la  précision  est  la  règle,  et  où  l'on  cherche  juste- 
ment à  dégager  les  éléments  qui  ont  fait  de  chaque 
race  humaine  ce  qu'elle  est.  Il  est  malheureusement 
impossible,  nous  l'avons  vu,  de  définir  avec  assez 
d'exactitude  les  races  humaines  pour  que  tout  essai 
de  remonter  à  leurs  origines  ne  soit  pas  essentiel- 
lement chimérique.  Ce  n'est  pas  une  raison  pour 
que  l'on  ne  cherche  pas  à  préciser  leur  état  actuel 
afin  qu'il  puisse  servir  de  base  sûre  pour  l'avenir. 

S'il  est  impossible  de  déterminer  les  conditions 
dans  lesquelles  les  races  primitives  ont  pris  nais- 
sance et  comment  de  ces  races,  les  seules  auxquelles 
on  pourrait  supposer  quelque  pureté,  ce  qu'on  est 
convenu  d'appeler  les  races  actuelles  est  descendu, 
un  autre  problème  se  pose,  de  la  plus  haute  gra- 
vité :  le  problème  de  l'origine  de  l'Homme  lui-même. 
Cuvier  niait  que  l'on  put  jamais  découvrir  des 
hommes  ou  même  des  singes  fossiles.  A  peine 
était-il  mort,  s'écriait  un  jour  un  paléontologiste 
éminent,  le  vicomte  Desmier  de  Saint-Simon  d'Ar- 
chiac  «  que  les  singes  et  les  hommes  fossiles  sor- 
taient de  leurs  sépultures  tertiaires  et  quaternaires.  » 
Le  premier  reste  humain  authentique  est  la  fameuse 
mâchoire  du  Moulin-Quignon,  découverte,  près 
d'Abbeville.  par  Boucher  de  Perthes.  Elle  fut  dis- 
cutée à  outrance.  Depuis,  les  restes  d'hommes  fos- 
siles se  sont  multipliés,  et  c'est  surtout  dans  les 
vallées    de    la    Dordogne    et   de    la    Vezère,    aux 


LES   SCIENCES  NATURELLES   EN    FRANCE  253 

Eyzies,  à  la  Madeleine,  à  Laugerie-Basse,  au  Mous- 
tier,  etc..  que  les  découvertes  ont  été  fructueuses  et 
révélatrices.  Les  noms  des  deux  Lartet,  de  Ghristie, 
de  Cartailhac,  de  Philibert  Lalande,  du  marquis  de 
Vibraye,  de  l'abbé  Breuil,  de  Salomon  Reinach,  de 
Marcellin  Boule,  etc.,  ont  porté  haut  le  renom  de  la 
paléontologie  humaine  française,  sur  laquelle  une 
découverte  sensationnelle  vient  de  jeter  un  nouvel 
éclat.  A  La  Ghapelle-aux-Saints,  sur  les  confins  des- 
départements de  la  Gorrèze  et  du  Lot,  les  abbés 
Bardon  et  Bouyssonnie  ont  exhumé  d'un  abri  sous 
roche  le  squelette  presque  entier  d'un  vieillard  re- 
montant à  l'âge  du  Moustier.  C'est  le  plus  ancien 
spécimen  humain  que  l'on  connaisse  à  l'état  presque 
complet.  Il  a  été  étudié  et  restauré  de  la  manière 
la  plus  remarquable  par  M.  Marcellin  Boule,  profes- 
seur au  Muséum  d'histoire  naturelle,  qui  a  fait  à 
ce  sujet  la  synthèse  de  tout  ce  que  l'on  sait  de 
nos  origines  avec  un  talent,  une  science,  une  pers- 
picacité et  une  sincérité  hors  de  pair.  L'homme 
de  la  Ghapelle-aux-Saints  retenait  encore  bien  de& 
caractères  simiens,  mais  c'était  un  homme,  et  l'on 
ne  peut  sans  émotion  songer  à  ce  que  pouvaient 
être  nos  ancêtres  avant  lui.  Quoi  qu'on  découvre 
par  la  suite,  là  encore  la  science  française  aura  été 
initiatrice. 

J'ai  fini.  Ces  deux  longs  chapitres  avaient  un  but: 
établir  que  de  quelque  côté  que  l'on  se  tourne  dans 
le  domaine  des  sciences,  la  France  a  tenu  de  telle 


25i  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

façon  son  rôle  que  nul  ne  peut  se  vanter  de  l'avoir 
primée.  Et  l'Allemagne  serait  vraiment  mal  venue 
de  chercher  dans  la  façon  dont  elle  les  a  servies  elle- 
même  un  argument  en  faveur  de  sa  suprématie. 
Savante,  elle  Test  sans  aucun  doute  :  mais  ce  n'est 
pas  chez  elle  que  sont  nées  les  grandes  idées,  et 
nous  devons  maintenant  nous  demander  comment, 
avec  ses  prétentions  scientifiques,  elle  a  pu  mora- 
lement déchoir  comme  elle  l'a  fait.  Nous  avons  à 
faire  nous  aussi  notre  examen  de  conscience  et 
chercher  à  tirer  la  conclusion  de  ce  que  cette  guerre 
nous  a  appris. 


LA   MENTALITÉ    ALLEMANDE  255 


CHAPITRE  XIII 
L'Evolution  de  la  mentalité  allemande. 

Le  paradoxe  allemand.  —  Les  morales  nouvelles.  —  Orgueil, 
égoïsme,  mysticisme  et  pangermanisme.  —  La  Vieille  Alle- 
magne et  ses  dieux.  —  Kant  et  l'expérience.  —  L'Allemagne 
rêveuse.  —  L'orgueil  philosophique.  —  La  Vérité  germa- 
nique. —  La  philosophie  de  la  Nature.  —  La  science  alle- 
mande contre  Lavoisier.  —  L'identité  du  vrai  et  du  faux.  — 
Les  adaptations  germaniques  de  la  science  française.  — 
L'Etat  mystique.  —  Le  vieux  Gott.  —  La  mission  divine  du 
Germain  et  la  civilisation. 

Il  n'y  a  pas  de  spectacle  plus  déconcertant  que 
celui  d'un  peuple  qui  prétend  imposer  au  monde 
sa  civilisation,  qu'il  affirme  supérieure,  et  qui, 
pour  l'y  préparer,  engage  dans  la  plus  effroyable 
des  guerres  des  millions  d'hommes,  saute  à  pieds 
joints  sur  toutes  les  conventions  dont  le  but  est 
d'adoucir  les  relations  entre  les  peuples,  se  fait  un 
rempart  contre  ses  adversaires  de  tous  les  sen- 
timents d'humanité  qui  sont  les  signes  de  leur 
hauteur  morale,  tue  sans  pitié  tout  ce  qui  est 
faible  afin  de  semer  autour  de  lui  une  terreur  que 
personne  n'éprouve,  incendie  systématiquement  les 
villes  et  les  villages,  bombarde  les  plus  précieux 
monuments  de  l'art,  pille  les  maisons,  se  livre  aux 
actes  du  sadisme  le  plus  odieux,  salit  d'immondices 
tout  ce  qu'il  touche,  et,  quand  il  a  fait  tout  cela,  se 
réclame  de  ses  poètes,  de  ses  philosophes  et  de  ses 


256  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

musiciens  pour  établir  sa  supériorité,  se  fait 
donner  par  ses  savants  des  certificats  de  bonne 
conduite,  et,  au  lieu  de  jeter  fièrement  un  défi  à 
l'humanité,  en  dehors  de  laquelle  il  s'est  placé, 
allègue,  comme  un  enfant  pris  en  faute,  des  pré- 
textes audacieusement  mensongers  pour  excuser 
ou  expliquer  piteusement  ses  crimes.  On  demeure 
stupéfait  du  contraste  entre  l'énormité  du  but  pour- 
suivi et  l'inepte  platitude  des  campagnes  de  perfidie 
et  de  mensonge  par  lesquelles  on  essaye  d'attendrir 
les  nations  demeurées  hors  de  la  lutte  et  d'implorer 
leur  pardon. 

Cette  alliance  de  la  force  la  plus  inexorable  et  de 
l'astuce  la  plus  cauteleuse  semble  un  effroyable 
paradoxe;  elle  apparaît  d'autant  plus  monstrueuse 
que  la  nation  qui  en  donne  le  hideux  spectacle  a 
étonné  depuis  un  demi-siècle  le  monde  par  son  sens 
de  l'ordre  et  de  la  méthode,  la  sagesse  de  son  orga- 
nisation intérieure,  son  travail  incessant,  son  goût 
pour  la  science  et  l'application  qu'elle  en  a  su  faire 
à  la  création  d'une  invraisemblable  prospérité.  Ri- 
che, puissante,  redoutée,  comment  ne  s'est-elle  pas 
contentée  de  goûter  dans  la  paix  les  avantages  de  sa 
prospérité  et  l'orgueil  de  savoir  partout  ses  volontés 
obéies,  avant  même  parfois  d'avoir  été  exprimées  ? 
Gomment  le  respect  de  son  Dieu,  qu'elle  ne  cesse 
d'appeler  à  son  aide  et  qu'elle  prétend  être  le  même 
que  celui  des  chrétiens,  ne  lui  a-t-il  pas  imposé  ces 
sentiments  de  charité  et  de  bonté  dont  le  christia- 
nisme a  fait  la  base  de  toute  civilisation  ?  Gomment 


LA   MENTALITÉ   ALLEMANDE  257 

cette  nation,  chez  qui  l'on  ne  peut  nier  qu'il  s'est 
fait  un  travail  scientifique  considérable,  est-elle 
demeurée  cependant  moralement  au-dessous  de 
tout?  C'est  ce  qu'on  cherche  à  expliquer  un  peu 
partout  où  l'on  réfléchit. 

Lorsqu'elle  veut  prouver  sa  suprématie  intellec- 
tuelle, l'Allemagne  se  réclame  de  Leibnitz,  de  Kant, 
de  Hegel,  de  Gœthe,  de  Schiller,  de  Bach,  de  Bee- 
thoven, de  Weber,  de  Wagner.  Il  y  a  déjà  à  cela 
une  objection  assez  sérieuse,  c'est  que  tous  ces 
grands  hommes  sont  morts  il  y  a  fort  longtemps,  et 
que  nous  avons  à  leur  place  M.  Maximilien  Harden 
et  les  93  intellectuels  qui  ont  acquis,  par  leur  fameux 
manifeste,  une  célébrité  fort  différente  de  celle  des 
illustrations  dont  nous  venons  de  citer  les  noms. 
Depuis  la  période  héroïque  déjà  un  peu  ancienne  où 
l'Allemagne  pouvait  passer  pour  rêveuse,  éprise  de 
poésie,  de  mystère  et  de  philosophie,  tout  semble 
avoir  changé.  La  philosophie  en  renom  est  devenue 
celle  de  Treitschke  ou  de  Nietzsche  :  la  morale  diplo- 
matique et  militaire  se  recommande  de  l'œuvre  de 
Haeckel,  et  parmi  les  gens  de  science  le  chimiste 
Ostwald  —  on  l'a  vu  —  s'est  chargé  de  répandre  la 
bonne  doctrine. 

On  peut  considérer  ces  deux  savants  comme  les 
fondateurs  d'une  morale  nouvelle  qui  ne  ressemble, 
en  quoi  que  ce  soit,  à  ce  que  nous  appellerions,  en 
France,  la  morale  bourgeoise.  Cette  dernière  morale 
est  si  intimement  soudée  aux  légendes  bibliques, 
qu'elle  ne  saurait  convenir  à  la  mentalité  de  l'Alle- 

17 


258  FRANCK    ET   ALLEMAGNE 

mand  intellectuel  moderne,  tel  que  l'ont  fait  ses  habi- 
tudes de  minutieuse  investigation  ;  ce  n'est  point  sui- 
des légendes  dont  il  a  patiemment  scruté  les  sources, 
mais  sur  la  connaissance  du  monde  physique  que 
la  morale  définitive  devra  être,  suivant  lui,  appuyée. 
La  morale,  que  dis-je?  il  y  en  aura  deux,  peut-être 
même  plusieurs,  suivant  les  circonstances.  Au  len- 
demain du  coup  d'Etat,  Désiré  Nisard  faillit  faire 
chez  nous,  par  esprit  de  conciliation,  cette  décou- 
verte :  on  le  lui  reprocha  toute  sa  vie.  L'Allemagne 
n'a  pas  de  ces  pudeurs  ;  il  y  a  bien  pour  elle  au 
moins  deux  morales,  celle  qui  convient  aux  parti- 
culiers et  celle  qui  convient  aux  collectivités  qui 
constituent  les  peuples  ou  plutôt  à  leur  gouverne- 
ment. Toutes  deux  procèdent,  à  la  vérité,  des 
mêmes  principes,  exclusifs  de  toute  autre  considé- 
ration que  le  sens  pratique  qui,  pour  un  Allemand 
digne  de  ce  nom  —  il  y  en  a  peut-être  d'autres  qu'il 
ne  faut  pas  décourager,  —  résume  toutes  les  vertus. 

On  pourrait,  au  premier  abord,  se  croire  bien  loin 
de  l'idéalisme  de  Kant  et  de  ses  successeurs  :  en 
réalité,  leur  idéalisme  essentiellement  allemand 
s'est  perpétué  et  même  enraciné  dans  leur  pays,  mais 
sous  une  autre  forme;  il  s'est  juxtaposé  à  l'indus- 
trialisme qui  s'appuyait  sur  la  Science,  et  de  leur 
alliance,  cimentée  par  un  insondable  égoïsme,  un 
incommensurable  orgueil  et  un  vieux  fonds  de 
mysticisme,  est  né  le  monstre  qui  s'appelle  le  pan- 
germanisme. 

Lorsque  l'Allemagne  était  divisée  en  petits  com- 


LA   MENTALITÉ   ALLEMANDE  259 

partiments  n'ayant  d'autre  lien  qu'une  langue  com- 
mune, les  différends  entre  les  monarques  qui  étaient 
à  leur  tête  se  réglaient  à  l'aide  de  petites  armées 
dont  les  opérations  ne  troublaient  guère  la  vie  de 
tous  les  jours  ;  le  commerce  et  l'industrie  n'avaient 
qu'un  développement  restreint  ;  bien  des  gens 
avaient  le  temps  de  méditer,  surtout  sur  l'incon- 
naissable. Quelques-uns,  se  trouvant  trop  à  l'étroit, 
allaient  répandre  leurs  idées  au  dehors  ou  les  y 
retremper,  comme  le  baron  d'Holbach  et  Henri 
Heine.  D'autres,  tels  que  Goethe,  regrettaient  le 
morcellement  de  leur  patrie,  persuadés  que  son 
unité  serait  favorable  à  la  diffusion  de  leur  pensée 
non  seulement  dans  une  plus  grande  Allemagne, 
mais  dans  le  monde  entier. 

Doucement  le  pangermanisme  se  préparait  dans 
ces  cerveaux  orgueilleusement  repliés  sur  eux- 
mêmes  et  qui,  dans  leur  isolement  relatif,  avaient 
pris  une  façon  de  penser  qui  leur  était  propre  :  la 
pensée  germanique.  Jadis  les  dieux  du  Walhall 
représentaient  les  forces  de  la  Nature,  les  ressorts 
secrets  des  choses;  en  disparaissant,  ils  laissaient 
une  inquiétude  qui  traverse  les  drames  de  Wagner, 
un  vide  que  n'arrivait  pas  à  remplir  l'idée  chrétienne, 
surtout  préoccupée  de  l'au-delà.  La  magie  évoqua, 
pour  les  remplacer,  les  esprits  infernaux  en  lutte 
avec  les  esprits  célestes  ;  la  direction  du  monde  se 
trouvait  ainsi  partagée  entre  deux  tendances  con- 
traires: d'où  le  bien  et  le  mal.  Si  cela  suffisait  pour 
-diriger  les  événements  humains,  il   fallait   autre 


200  FRANCE   ET    ALLEMAGNE 

chose  pour  expliquer  les  phénomènes  de  la  Nature. 
Les  alchimistes  y  pourvurent  en  imaginant  <}ue  les 
forces  particulières,  autrefois  représentées  par  les 
dieux  se  tenaient  cachées  dans  les  corps,  si  bien  que 
le  Soleil,  Mercure,  Vénus,  Mars,  Jupiter,  Saturne, 
Neptune,  etc.,  réapparaissent  non  seulement  dans 
les  noms  des  astres  dont  les  conjonctions  règlent  les 
événements  humains,  mais  dans  ceux  des  métaux 
qui  leur  sont  liés  symboliquement.  On  leur  donna 
pour  adjuvants  des  fluides  insaisissables  et  invisi- 
bles qui  intervenaient  activement  dans  les  phéno- 
mènes. Parmi  eux,  le  phlogistique  de  Stahl,  principe 
du  feu,  fit  une  telle  fortune  que  personne  n'osait 
nier  son  existence.  Il  y  eut  même  un  esprit  univer- 
sel, dont  l'esprit  humain  était  le  reflet,  qui  domi- 
nait et  pénétrait  le  monde. 

Un  champ  infini  s'ouvre  dès  lors  aux  méditations 
sur  les  qualités  de  ces  esprits  et  leurs  liens  avec 
les  corps  matériels:  on  y  peut  faire,  paraît-il,  d'im- 
portantes découvertes  qui  ont  au  moins  le  mérite 
d'être  difficiles  à  contester.  Ainsi  Kant  passe  pour 
avoir  découvert  l'explication  de  la  liberté  humaine 
et  aussi  que  notre  esprit,  étant  l'image  de  l'esprit 
universel,  contient  par  cela  même  tous  les  secrets 
du  monde,  est  capable  de  les  découvrir  par  son  seul 
effort,  puisqu'il  est  en  possession  de  toute  vérité.  Il 
déclare  tranquillement  que  «  la  science  de  la  Nature 
ne  mérite  ce  nom  que  lorsqu'elle  traite  son  objet 
entièrement  d'après  des  principes  a  priori;  quand 
elle  les  traite  d'après  les  lois  de  l'expérience,  elle 


LÀ  MENTALITE  ALLEMANDE  261 

n'est  plus  une  science,  à  proprement  parler  :  car  une 
connaissance  qui  ne  comporte  qu'une  certitude  em- 
pirique n'est  appelée  savoir  qu'au  figuré.  »  (l)  Ainsi 
l'expérience,  que  nous  considérons  aujourd'hui 
comme  le  moyen  le  plus  sûr  d'arriver  à  la  vérité, 
est,  pour  Kant,  essentiellement  trompeuse.  Les  lois 
qui  en  découlent,  n'ayant  aucun  caractère  de  néces- 
sité, ne  sauraient  être  considérées  comme  des  «  véri- 
tés absolues  »  tant  qu'elles  n'ont  pas  été  rattachées 
à  quelque  raison  a  priori.  Une  fois  lancés  dans 
cette  direction,  les  philosophes  allemands  s'en  don- 
nent à  cœur  joie.  Herder,Schlegel,  Fichte,  Schelling 
et  combien  d'autres  rivalisent  d'ingéniosité  dans 
l'invention  des  processus  de  raisonnement.  La  dé- 
couverte des  attractions  et  des  répulsions  électriques 
ou  magnétiques  les  excite  au  plus  haut  point;  on  voit 
partout  des  forces  positives  et  négatives  qui  se  neu- 
tralisent, des  forces  mâles  et  des  forces  femelles 
dont  l'antagonisme  crée  l'activité;  on  peuple  le 
monde  non  seulement  de  forces  contraires  ou  non, 
mais  de  fluides  impondérables  et  invisibles,  de 
germes,  d'essences,  d'amour  et  de  haine.  Les  choses 
ont  leur  réalité  et  leur  absolu,  par  lequel  elles  pé- 
nètrent dans  notre  esprit;  c'est  ainsi  qu'il  les  appré- 
cie, prévoit  tout  ce  qui  les  concerne  et  devine  le 
phénomène  sans  qu'il  lui  soit  nécessaire  de  les 
observer.  Dès  lors  c'est  faire  œuvre  supérieure  que 

(1)  Lire  sur  le  développement  du  pangermanisme  la  thèse 
de  M.  René  Lote,  qui  a  pour  titre  :  Les  origines  mystiques  de 
in  science  allemande.  Alcan,  édit.,  p.  130. 


262  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

rechercher  de  quelles  propriétés  conformes  au  rôle 
qu'on  leur  attribue,  il  conviendrait  de  douer  les  en- 
tités irréelles  dont  l'esprit  philosophique  peuple  le 
monde,  et  que  déterminer  les  moyens  de  les  accro- 
cher aux  réalités  que  l'on  déclare  trompeuses,  dès 
qu'elles  persistent  à  ne  pas  s'enchaîner  suivant  les 
règles  établies  a  priori  par  cet  esprit.  Il  semble  qu'un 
délire  mystique  se  soit  emparé  de  tous  ces  rêveurs 
dans  le  vide,  de  tous  ces  bateleurs  de  la  phrase  qui 
se  prennent  et  se  font  prendre  pour  de  grands 
hommes,  dont  il  est  de  bon  ton,  de  nos  jours  encore, 
d'admirer  la  profondeur  et  la  souplesse. 

C'est  de  ces  divagations  qu'est  sortie  ce  qu'on  a 
appelé  la  Philosophie  de  la  Nature.  L'un  des  plus 
remarquables  de  ses  adeptes  fut  Oken,  professeur  à 
l'Université  d'Iéna  et  fondateur  du  célèbre  journal 
Ylsis,  à  la  fois  philosophe,  naturaliste  et  révolu- 
tionnaire. Sa  façon  de  raisonner  peut  servir  de  type 
pour  tous  les  autres.  Pour  lui,  le  monde  tout  entier, 
y  compris  la  sainte  Trinité,  qu'il  retrouve  d'ailleurs 
partout,  est  représenté  par  l'équation  à  trois  termes  : 

+  A  — A  =  0 

Dans  cette  équation,  -+-  A  représente  l'univers 
matériel,  —  A  c'est  l'esprit  qui  le  pénètre  dans 
toutes  ses  parties  ;  O  c'est  l'absolu,  c'est  le  néant 
d'où  tout  est  sorti,  c'est  le  divin.  Ce  point  de  départ 
une  fois  admis,  une  étourdissante  série  de  compa- 
raisons, d'inductions,  de  déductions,  d'assimilations 
le  conduira  à  la  plus  inimaginable  interprétation  du 


LA   MENTALITÉ   ALLEMANDE  263 

monde  qui  ait  jamais  été  rêvée.  Le  terme  de  cet 
effarant  cortège  d'insanités,  qui  a  profondément 
séduit  les  intellectuels  d'outre-Rhin  et  dont  on  re- 
trouve encore  la  trace  dans  les  écrits  d'Hseckel, 
c'est  l'Homme,  le  «  microcosme  »,  image  réduite  du 
monde  entier  qui  n'est,  en  réalité,  que  l'agrandisse- 
ment de  quelqu'une  de  ses  parties.  Nous  revenons  à 
Kant,  et  à  l'inutilité  de  l'observation.  Schelling 
disait  de  son  côté  :  «  Philosopher  sur  la  nature,  c'est 
créer  la  nature.  »  Ces  choses-là  ne  remontent  pas, 
comme  on  pourrait  le  croire,  au  moyen-âge.  En 
1822,  Oken  était  encore  en  pleine  gloire,  et  fondait 
Y  Association  des  naturalistes  allemands. 

De  pareilles  dispositions  d'esprit  permettaient 
d'en  prendre  tout  à  son  aise  avec  la  science.  La 
Vérité  n'était  pas  dans  les  choses,  mais  dans  l'Es- 
prit; elle  n'existait  pas,  malgré  les  apparences,  tant 
que  l'Esprit  ne  l'avait  pas  façonnée.  Que  tout  cela  est 
bien  d'accord  avec  cette  faculté  qu'ont  les  Allemands 
de  traiter  sans  vergogne  la  Vérité  comme  l'humble 
servante  de  leurs  intérêts,  avec  cet  art  de  la  dissi- 
muler ou  de  la  transformer  dans  lequel,  depuis  la 
candide  Fràulein  jusqu'aux  diplomates  les  plus  cha- 
marrés, ils  sont  passés  maîtres,  avec  cette  duplicité 
qui  avait  déjà  frappé  les  Romains  chez  leurs  an- 
cêtres et  qui,  depuis  le  grand  Frédéric,  n'a  fait  que 
se  perfectionner  chez  eux  !  Mentir  n'est  plus  mentir 
dès  que  le  mensonge  est  d'accord  avec  ce  qu'on  dé- 
sire, parce  que  désirer  c'est  penser  et  que  penser 
c'est  créer  la  Vérité.  Poussés  à  ce  degré,  l'ignorance 


264  FRANCE    ET   ALLEMAGNE 

volontaire  de  la  vérité,  l'orgueil  prodigieux  qui  per- 
met à  un  homme  de  croire  que  sa  pensée  suffit  à 
dominer  l'Univers  et  à  en  pénétrer  tous  les  secrets 
sans  qu'il  ait  à  se  préoccuper  de  le  connaître,  sont 
des  caractères  de  race.  Jamais  l'esprit  français, 
épris  avant  tout  de  sincérité,  n'a  eu  de  la  science  et 
de  la  philosophie  l'idée  qu'elles  pouvaient  donner 
comme  des  vérités  de  simples  rêves  de  l'imagina- 
tion, professer  un  dédain  systématique  pour  les 
faits,  et  remplacer  les  démonstrations  par  des  for- 
mules sybillines  dont  l'obscurité  savante,  décon- 
certante pour  un  cerveau  de  néophyte,  le  rendaient 
apte  à  accepter  sans  contrôle  toute  affirmation  nou- 
velle. On  chercherait  en  vain  dans  nos  philosophes 
les  plus  ardus  quelque  chose  d'équivalent  aux 
abîmes  ténébreux  de  la  philosophie  allemande.  Com- 
parez ses  raisonnements  tortueux  à  la  clarté  lumi- 
neuse de  Montaigne,  de  Montesquieu,  de  Descartes, 
de  Pascal,  clarté  qui  se  retrouve  dans  les  rêves  hu- 
manitaires des  philosophes  du  XVIIIme  siècle  et 
jusque  dans  la  pompeuse  rhétorique  de  Victor 
Cousin  ! 

Il  s'est  trouvé  cependant  des  Français  pour  admi- 
rer, prôner  et  déclarer  géniale  cette  logomachie 
allemande  ;  mais  il  se  trouve  toujours  des  gens  pour 
admirer  ce  qui  est  obscur,  de  peur  de  paraître  ne 
pas  le  trouver  profond.  J'ai  entendu  un  jour, 
dans  un  tramway  qui  mène  à  la  Sorbonne,  une 
charmante  jeune  fille  déclarer  à  une  amie  qu'elle 
allait  se  distraire  en  lisant  Kant.  Ah  !  Mademoiselle, 


LA   MENTALITÉ   ALLEMANDE  265 

comme  je  vous  ai  plainte  !  Inventées  par  un  Français, 
toutes  ces  folies  auraient  été  balayées  par  le  bon 
sens  national  :  mais  se  serait-il  trouvé  un  Français 
pour  les  inventer  ? 

A  la  vérité,  de  ces  lourds  nuages  jaillissaient 
parfois  quelques  éclairs.  Il  fallait  bien  de  temps  en 
temps  mettre  l'imagination  —  si  folle  qu'elle  fût  — 
en  accord  avec  les  faits  qui  pressent  de  toutes  parts 
les  esprits  les  plus  abstraits,  et  redescendre  vers  les 
choses.  Il  en  est  résulté,  même  dans  l'étrange  phi- 
losophie d'Oken,  quelques  rencontres  heureuses. 
C'est  ainsi  qu'il  est  amené  à  conclure  de  ses  médi- 
tations et  de  ses  formules  que  les  êtres  vivants  ont 
graduellement  évolué  dans  la  suite  des  temps  ;  qu'ils 
ont  commencé  sous  la  forme  d'une  «  gelée  primitive  », 
issue  d'une  métamorphose  du  carbone  ;  que  cette 
gelée  s'est  divisée  plus  tard  en  une  infinité  de  sphè- 
rules  qui  sont  les  Infusoires,  lesquels  ont  constitué, 
en  s'agglomérant,  les  animaux  et  les  plantes.  Plantes 
et  animaux  résultent  en  fait  de  la  répétition  de  par- 
ties semblables  :  la  colonne  vertébrale  le  montre 
clairement.  Oken  en  conclut  que  le  crâne  doit  être 
constitué  par  une  série  de  vertèbres.  Les  êtres 
vivants  se  sont  compliqués  graduellement  et  les 
êtres  supérieurs  traversent  actuellement,  dans  leur 
période  de  développement,  des  formes  analogues  à 
celles  qui  sont  permanentes  chez  les  êtres  inférieurs. 
Ces  propositions  se  sont  longtemps  maintenues  dans 
la  science  ou  même  s'y  maintiennent  encore  ;  la  der- 
nière avait  déjà  été  formulée  par  Erasme  Darwin, 


266  FRANCE    ET    ALLEMAGNE 

le  grand-père  du  restaurateur  de  la  doctrine  de  l'évo- 
lution. La  doctrine  de  l'évolution,  la  théorie  cellu- 
laire, la  répétition  des  parties,  la  reproduction  de  la 
généalogie  par  l'embryogénie,  qui  ont  été.  chez  Oken, 
l'expression  d'heureuses  intuitions,  ont  été  appuyées 
par  des  observations  précises  :  la  théorie  de  la  cons- 
titution vertébrale  du  crâne,  bien  qu'inexacte,  a  fait 
couler  des  flots  d'encre.  Gœthe  l'a  acceptée  comme 
une  sorte  de  corollaire  de  sa  théorie  de  la  fleur, 
il  les  confond  dans  une  même  formule  :  Le  végétal 
s'épure  et  ses  parties  s'ennoblissent  à  mesure 
qu'elles  s'élèvent  vers  le  ciel,  jusqu'à  constituer  la 
fleur  ;  de  même  le  corps  de  l'homme  s'ennoblit  en 
s'élevant,  si  bien  que  sa  tête  peut  être  considérée 
comme  sa  fleur.  Ainsi,  même  quand  la  science  pa- 
raît avoir  été  devinée,  le  mysticisme  ne  perd  pas 
ses  droits,  et  c'est  un  autre  caractère  de  la  nation 
allemande  que  ce  mysticisme  invétéré  qui,  doublé 
de  son  immense  orgueil,  a  fini  par  lui  faire  croire 
qu'elle  est  la  préférée  du  Très-Haut  et  marquée  par 
lui  pour  régénérer  le  monde. 

Que  se  passe-t-il  en  France  pendant  que  le  verba- 
lisme sévit  encore  sur  toute  l'Allemagne?  Les  philo- 
sophes réclament  la  disparition  des  privilèges  et  de 
l'esclavage  ;  ils  abattent  les  barrières  établies  entre 
les  hommes  dont  ils  proclament  l'égalité  ;  ils  pour- 
suivent la  suppression  des  entraves  mises  à  l'exercice 
de  leur  liberté  et  ils  prêchent  une  universelle  frater- 
nité. Buffon,  abandonnant  les  légendes  et  les  rêves, 


LA    MENTALITÉ   ALLEMANDE  267 

condense  dans  sa  grandiose  Histoire  de  la  Terre  et 
dans  ses  Epoques  de  la  Nature,  tout  ce  que  l'obser- 
vation a  réuni,  de  son  temps,  de  documents  sur  la 
structure  du  sol,  et  cherche  à  reconstituer  sur  ces 
documents  le  passé  de  notre  globe.  Il  remonte  des 
effets  produits  par  les  agents  qui  travaillent  sous 
nos  yeux  aux  effets  qu'ils  ont  pu  produire  avec  le 
temps  dans  le  passé  :  il  fonde  ainsi  sur  l'observation 
des  faits  une  science  à  laquelle  on  ne  songe  pas  en- 
core à  donner  de  nom  :  la  géologie. 

Au  même  moment,  Lavoisier  s'étonne  que  depuis 
que  le  chimiste  allemand  Stahl  imagina,  à  la  fin  du 
XVIIme  siècle,  d'expliquer  les  phénomènes  chimiques 
par  les  voyages  de  l'insaisissable  phlogistique,  per- 
sonne ne  se  soit  demandé  si  ce  mystérieux  magicien 
existait  réellement.  Il  démontre  par  des  expériences 
précises  que  ce  qu'on  prend  dans  les  phénomènes 
chimiques  pour  le  départ  de  cet  invisible  esprit  du 
feu  est  le  résultat  de  la  combinaison  d'un  gaz  facile 
à  recueillir,  existant  dans  l'air,  l'oxygène,  avec  d'au- 
tres corps,  tels  que  le  charbon,  le  soufre,  les  métaux, 
ou  des  gaz  tels  que  l'hydrogène.  Une  chimie  vrai- 
ment scientifique  prend  la  place  du  roman  chimique 
de  stahl. 

Guvier,  un  Français  de  Montbéliard,  dont  un 
hasard  inattendu  a  fait  un  étudiant  allemand,  disci- 
ple de  Kielmeyer  à  Stuttgart,  jeté  en  plein  parmi  les 
Philosophes  de  la  Nature,  se  dégage  si  bien  de  leur 
enseignement  que,  lors  de  sa  grande  querelle  acadé- 
mique avec  Geoffroy  Saint-Hilaire,  en  1830,  il  lui 


268  FRANGE    ET    ALLEMAGNE 

reproche  de  s'y  être  laissé  prendre.  Mais  si  Geoffroy 
cherche  dans  ses  travaux  la  démonstration  d'une 
idée  théorique,  à  laquelle  sa  philosophie  a  également 
conduit  Gœthe  d'une  manière  indépendante  :  l'Unité 
de  plan  de  composition  du  Règne  animal,  il  ne  pré- 
tend nullement  l'imposer  comme  une  idée  première 
qui  n'a  pas  besoin  de  démonstration  :  il  s'efforce  au 
contraire  de  la  démontrer  par  les  faits,  et  finalement 
lui  substitue  l'idée  que  le  développement  embryo- 
génique  des  animaux  suit  un  chemin,  toujours  le 
même,  sur  lequel  il  peut  s'arrêter  plus  ou  moins  tôt, 
ce  qui  n'est  pas  tout  à  fait  la  vérité,  mais  ce  qui,  au 
temps  de  Geoffroy,  était  d'accord  avec  ce  qu'on 
savait  de  plus  précis.  C'est  la  généralisation  de  ses 
observations  sur  le  crâne  des  mammifères. 

Lamarck,  entre  ces  deux  adversaires,  était  si  bien 
rejeté  dans  l'ombre,  que  Goethe  ne  paraît  pas  l'avoir 
connu  ;  mais  il  écrivait  sa  Philosophie  zoologique 
où,  pour  la  première  fois,  était  proclamée  et  rattachée 
à  des  causes  naturelles,  vérifiables  dans  une  large 
mesure,  en  tout  cas  d'ordre  purement  scientifique, 
l'évolution  des  formes  vivantes  et  leur  ascension 
vers  la  forme  humaine. 

N'oublions  pas  qu'à  ce  moment  même,  Laplace, 
dans  sa  mécanique  céleste,  embrassait  le  cours 
des  astres  dans  des  calculs  tellement  précis  qu'il  a 
suffi  à  Le  Verrier  de  les  développer  pour  annoncer 
l'existence  et  amener  la  découverte  de  la  planète 
Neptune;  et  c'est  aussi  à  cette  époque  que  Sadi 
€arnot  énonçait  la  loi  de  l'équivalence  de  la  chaleur 


LA    MENTALITÉ    ALLEMANDE  260 

et  du  travail  mécanique  dans  leurs  transformations 
réciproques,  loi  qui  est  la  base  de  toute  cette  théorie 
de  l'énergie  sur  laquelle  le  professeur  Ostwald  pré- 
tend établir,  par  une  fausse  interprétation,  les  règles 
qui  devront  régir  la  peu  enviable  société  qu'il  rêve 
pour  l'avenir.  C'est  aussi  l'époque  où  Ampère,  par 
ses  études  sur  les  actions  des  courants  les  uns  sur 
les  autres,  a  mérité  de  donner  son  nom  à  l'une 
de  nos  unités  électriques. 

Ainsi  se  fonde  la  véritable  science,  celle  dont  la 
méthode  consiste,  comme  disait  déjà  Buffon,  à  ras- 
sembler des  faits  pour  en  tirer  des  idées,  sauf  à  vé- 
rifier ensuite,  par  des  observations  nouvelles  ou  par 
des  expériences,  l'exactitude  de  ces  idées  ;  c'est  la 
méthode  dont  Chevreul,  élève  de  Fourcroy  et  de 
Vauquelin,  qui  avaient  assisté  à  la  révolution  opé- 
rée par  Lavoisier,  s'est  appliqué,  au  cours  de  sa 
longue  vie,  à  fixer  les  règles,  et  qu'il  appelait,  par 
opposition  aux  méthodes  allemandes,  la  méthode  a 
posteriori  expérimentale.  C'est  aussi  celle  que,  plus, 
tard,  Claude  Bernard  devait  appliquer  à  la  physio- 
logie. 

Mais  la  méthode  prudente,  timide,  toute  sou- 
cieuse de  ne  s'écarter  jamais  de  la  stricte  vérité, 
qu'inaugurent  les  modestes  savants  français,  ne 
pouvait  convenir  aux  orgueilleux  et  fantastiques 
cerveaux  qui  prétendaient  contenir  le  monde  et 
n'avoir  qu'à  rentrer  en  eux-mêmes  pour  en  découvrir 
tous  les  ressorts.  La  science,  dont  l'aurore  se  lève 
en  France,  est  la  Science  tout  court;  elle  est  imper- 


270  FRANGE   ET  ALLEMAGNE 

sonnelle  par  cela  même  que  les  faits  qu'elle  étudie 
sont  les  conséquences  nécessaires  de  causes  immé- 
diates que  n'importe  qui  peut  réunir  et  qui  produi- 
sent toujours  les  mêmes  effets.  Ce  qu'elle  remplace 
est,  au  contraire,  une  conception  personnelle  de  la 
nature,  née  dans  un  cerveau  qui  n'admet  que  ses 
propres  créations,  et  c'est  là  une  disposition  d'esprit 
commune  à  tous  les  philosophes  allemands  qui  dai- 
gnent s'occuper  des  faits,  et  se  croient  par  cela 
même  des  hommes  de  science  ;  il  y  a  donc  une 
science  germanique  qui  se  sent  lésée  par  les  nou- 
veautés qui  viennent  de  France.  Elle  se  lève  pres- 
que tout  entière  pour  défendre  le  phlogistique  et 
les  phlogisticiens. 

La  science  française,  pour  Schelling,  (*)  n'est 
fondée  que  sur  des  faits  isolés  ;  de  là  son  infériorité 
par  rapport  aux  vues  supérieures  qui  visent  le  tout, 
et  c'est  justement  là  le  côté  indiscret  et  par  trop 
présomptueux  de  ces  vues  supérieures.  Il  faut  bien 
cependant  finir  par  céder  devant  les  faits,  mais  on 
cède  de  si  mauvaise  grâce  que  Wiïrtz  ayant  écrit,  en 
1868,  dans  son  Histoire  des  doctrines  chimiques, 
que  «  la  chimie  est  une  science  française  »,  la  que- 
relle se  ranime.  Oppenheim,  traduisant  l'ouvrage,  se 
croit  obligé  d'atténuer  l'affirmation.  Dans  sa  disser- 
tation inaugurale  pour  obtenir  le  titre  de  docteur 
de  l'Université  de  Berlin,  Jakob  Wolhard,  en  1870, 
traite  Lavoisier  de  dilettante,  déclare  qu'il  n'a  créé 

(1)  René  Lote,  loc.  cit.,  p.  13. 


LA    MENTALITÉ   ALLEMANDE  271 

ni  une  idée  ni  une  méthode  nouvelle  et  en  fait  un 
épigone  de  Stahl!  !  Enfin,  l'ineffable  Ostwald  dôclare 
que,  pour  mettre  d'accord  les  explications  fournies 
par  Lavoisier  des  phénomènes  chimiques  et  celle 
qu'on  en  donnait  du  temps  du  phlogistique,  il  suffit 
d'en  renverser  les  termes,  et  il  en  conclut  que  Lavoi- 
sier n'a  rien  fait  de  nouveau.  Ainsi,  dans  son  aveu- 
gle gallophobie,  Ostwald  en  arrive  à  écrire,  en  1908, 
qu'une  chose  et  son  contraire  sont  absolument 
équivalents.  Les  plus  hardis  Philosophes  de  la 
Nature  n'ont  jamais  dit  mieux. 

Cependant  la  chimie,  la  physique  sont  des 
sciences  où  l'expérimentation  joue  un  si  grand  rôle 
qu'il  faut  bien  tenir  compte  des  résultats  qu'elle 
donne.  Ne  pouvant  plus  les  modifier,  les  Alle- 
mands tentent  de  les  accaparer.  On  ne  peut  passer 
sous  silence  des  hommes  tels  que  Sadi  Garnot, 
Dulong,  Arago,  Fresnel,  Fourrier,  Ampère,  Fizeau, 
Foucault,  Regnault,  les  trois  Becquerel,  etc.  ;  on 
leur  oppose  des  Allemands.  Contre  Carnot,  Wilhelm 
Ostwald  suscite  Mayer  et  Joule,  et  de  même,  quand 
il  s'agira  de  chimistes  français,  il  parlera  de  Gerhardt 
dont  le  nom  est  de  forme  allemande,  mais  ce  sera 
pour  dire  qu'il  fut  victime  de  son  désir  de  vivre  à 
Paris  et  martyrisé  par  J.-B.  Dumas  qu'il  repré- 
sente comme  une  sorte  de  Kaiser  de  la  chimie  fran- 
çaise. Il  ne  sait  pas  que  ce  maitre  éminent,  qu'il  re- 
présente comme  un  ogre  s'essayant  à  dévorer  tout 
ce  qui  naissait  de  jeunes  talents,  était  la  bienveil- 
lance même,  qu'il  s'appliquait  à  aider,  à  soutenir 


272  FRANC!-:    ET    ALLEMAGNE 

tous  ceux  dont  le  mérite  lui  apparaissait,  qu'on  lui 
doit  d'avoir  poussé  Pasteur  dans  la  voie  où  il  a 
rendu  tant  de  services  à  l'humanité,  et  que  Pasteur, 
en  pleine  gloire,  conservait  vis-à-vis  de  lui  l'attitude 
déférente  d'un  disciple  reconnaissant.  Mais  on  ne 
peut  demander  à  Ostwald  d'être  juste  et  renseigné 
sur  la  vie  de  savants  français.  Il  est  plus  grave  qu'il 
oublie  de  dire  que  ce  prétendu  bourreau,  par  sa 
théorie  des  substitutions  qui  n'a  rien  de  mystique, 
a  fondé  cette  chimie  organique  dont  on  ne  peut  se 
lasser  d'admirer  les  conquêtes.  Elle  a  fait  la  for- 
tune d'Ostwald  lui-même  et  a  conduit  des  Français 
comme  Laurent,  Guinon,  les  frères  Depouilly, 
Charles  Lauth,  Verguin,  Guignet,  Roussin,  Bardet, 
etc.,  à  découvrir  des  teintures  merveilleuses  ou  de 
précieux  médicaments,  et  c'est  ici  qu'apparaissent 
les  défauts  non  pas  de  notre  race,  mais  de  notre 
organisation. 

Les  éclatantes  découvertes  de  tous  ces  Français 
ne  trouvent  dans  notre  industrie  que  le  plus 
modeste  écho  :  les  Allemands  s'en  emparent;  ils  rem- 
placent leurs  laboratoires  de  chimie,  qui  n'étaient, 
au  commencement  du  XIXme  siècle  qu'un  assem- 
blage hétéroclite  d'instruments  disparates,  par  de 
véritables  usines  scientifiques,  admirablement  outil- 
lées, qui  donnent  la  main  aux  industriels.  Nés,  pour 
beaucoup,  de  recherches  françaises,  leurs  produits, 
fabriqués  en  grand  et  à  bon  marché,  nous  re- 
viennent, directement  ou  indirectement,  sous  des 
noms  nouveaux,  —  on  l'a  vu  précédemment,  —  se 


LA   MENTALITÉ    ALLEMANDE  273 

répandent  dans  le  monde  entier  et  l'opération  se 
traduit  par  des  profits  s'élevant  pour  l'Allemagne 
à  des  centaines  de  millions.  La  même  chose  arrive 
pour  les  branches  les  plus  diverses  de  l'industrie  : 
Montgolfier  invente  les  ballons  à  air  chaud;  le 
physicien  Charles  substitue  à  l'air  chaud  l'hydro- 
gène; le  général  Meunier  cherche  à  rendre  les 
nouveaux  aérostats  dirigeables;  Dupuy  de  Lôme 
résout  presque  le  problème  et  les  frères  Renard  y 
parviennent  ;  l'Allemagne  en  fait  les  Zeppelins. 
Nos  ingénieurs  inventent  les  sous-marins  et  les  au- 
tomobiles; Ader  crée  le  premier  aéroplane,  et  après 
qu'un  appareil  analogue  a  été  rendu  pratique  par 
Wilbur  et  Orwille  Wright,  c'est  de  nos  ateliers  que 
sortent  les  grands  oiseaux  qui  étonnent  le  monde  ; 
on  sait  combien  ces  créations  et  bien  d'autres  ont 
profité  à  l'Allemagne  plus  qu'à  nous.  Et  ici  Ostwald 
a  raison  d'être  fier,  c'est  par  l'organisation  métho- 
dique de  ses  forces  industrielles  et  commerciales, 
par  leur  solide  orientation  vers  un  but  unique  qui 
n'est  jamais  perdu  de  vue  par  le  gouvernement  de 
l'empire,  lequel  veille  non  seulement  en  Allemagne, 
mais  dans  le  monde  entier  à  l'ouverture  de  débou- 
chés toujours  plus  vastes  pour  les  produits  du  tra- 
vail allemand,  c'est  par  là  que  l'Allemagne  est 
arrivée,  en  moins  d'un  demi-siècle,  à  son  prodigieux 
développement.  Depuis  qu'elle  a  été  unifiée,  depuis 
que  toutes  ses  forces  ont  été  savamment  et  soi- 
gneusement coordonnées  par  une  pensée  que  rien 
n'a  détourné  de  sa  direction  première,  l'Allemagne 

18 


ti\  FRANCE    ET   ALLEMAGNE 

a  connu  une  prospérité  sans  précédent.  Etait-ce  un 
gage  de  paix  pour  l'Europe?  Une  telle  richesse, 
une  telle  influence  si  rapidement  acquises  pou- 
vaient-elles contenter  les  Germains  dressés  désor- 
mais en  face  du  reste  du  monde  ?  On  aurait  pu  le 
penser  ;  mais  pour  être  devenue  industrielle,  l'Alle- 
magne n'avait  pas  changé  sa  mentalité,  cette  men- 
talité faite  de  mysticisme  et  d'orgueil  dont  l'éclosion 
suprême  était  la  métaphysique  de  Kant  et  de  la 
longue  série  des  Philosophes  de  la  Nature,  mentalité 
qui  consiste,  nous  l'avons  vu,  à  imaginer  la  Nature 
régie  en  dernière  analyse  par  des  êtres  mystérieux, 
intangibles,  invisibles,  présents  partout,  indépen- 
dants de  la  matière,  mais  la  pénétrant,  jouant  d'elle, 
pour  ainsi  dire,  mettant  l'homme  en  contact  perma- 
nent avec  l'Univers  qu'il  domine  suivant  les  uns, 
dont  il  serait  le  résumé  suivant  les  autres,  présidant 
également  à  la  destinée  des  peuples  et  fixant  leur 
place  dans  une  hiérarchie  des  nations.  Au  fond,  c'est 
la  mentalité  des  peuples  anciens  qui  persiste.  Les 
Grecs  avaient  confié  la  direction  du  monde  à  une 
sorte  de  bureaucratie  olympienne  composée  de  divi- 
nités éminemment  humaines  et  souvent  charmantes  ; 
celles  du  Walhall  tenaient  dans  l'esprit  des  Ger- 
mains primitifs  un  rôle  analogue.  Le  Walhall  s'est 
écroulé,  engloutissant  les  dieux  cruels  de  la  vieille 
Germanie  ;  le  peuple  que  la  philosophie  ne  touche 
pas  en  a  si  bien  la  nostalgie,  que  Wagner  soulève 
l'enthousiasme  de  l'Allemagne  entière  quand  il  fait 
revivre  au  théâtre  leurs  tragiques  intrigues  ou  qu'il 


LA   MENTALITÉ   ALLEMANDE  275 

les  met  aux  prises  avec  le  christianisme  naissant. 
Un  Français  n'eût  jamais  osé  faire  revivre  au 
théâtre  la  mythologie  grecque  autrement  aimable  ; 
il  a  fallu  Molière,  il  a  fallu  Henri  Meilhac  et  Ludo- 
vic Halévy  pour  présenter  au  public  le  personnel 
de  l'Olympe  au  milieu  des  flons-flons  de  la  mu- 
sique d'Offenbach.  C'est  par  Gœthe  que  notre 
théâtre  a  revu  messire  Méphistophélès,  et  nous 
retrouvons  Wotan  dans  le  Gott  dont  le  Kaiser  fait 
un  si  abondant  usage,  le  Gott  terrible  et  sangui- 
naire, le  dieu  incendiaire  et  meurtrier,  le  Gott  pu- 
rement germain,  qui  laisse  brûler  les  cathédrales 
de  l'autre,  du  paternel  «  bon  Dieu  »  que  nous  ima- 
ginons laissant  tomber  du  haut  du  ciel,  sur  le  monde, 
la  jonchée  fleurie  de  ses  bénédictions.  Il  n'y  a  pas 
de  plus  grossier  mysticisme  ;  ce  mysticisme  est 
demeuré  au  fond  de  l'âme  de  tout  bon  Allemand, 
sous  une  couche  mince  de  science.  Le  grincement 
des  engrenages  et  des  poulies,  le  bruit  des  mar- 
teaux, le  sifflement  des  machines  empêchent  dans 
le  monde  industriel  et  commercial  d'entendre  sa 
rude  chanson  ;  mais  nous  l'avons  vu  se  dresser 
contre  Lavoisier  et  les  sciences  physiques,  telles 
que  les  entendent  les  Français,  dès  le  commence- 
ment du  siècle  dernier.  Vaincu  sur  ce  terrain,  il 
s'est  réfugié  dans  les  sciences  de  la  vie  qui  se  prê- 
tent moins  facilement  aux  recherches  expérimen- 
tales, et  qui  touchent  de  si  près  aux  questions  rela- 
tives au  rôle  de  l'Homme  dans  le  monde  ou  à  sa 
destinée,  c'est-à-dire    aux    questions    mêmes    qui 


l~t)  FRANCK    ET    ALLEMAGNE 

depuis  si  longtemps  tourmentent  l'esprit  des  philo- 
sophes et  leur  ont  inspiré  de  si  étranges  conceptions. 
Lorsque  Darwin  restaura  la  doctrine  de  l'évolution 
sur  des  bases  nouvelles,  mais  moins  conformes  aux 
méthodes  des  sciences  explicatives  que  celles  sur 
lesquelles  Lamarck  l'avait  assise,  ce  fut  contre  elle, 
en  Allemagne,  une  levée  de  boucliers  bien  plus  ter- 
rible encore  que  celle  qui  accueillit  l'œuvre  de  La- 
voisier.  Elle  n'eut  guère  de  soutien  que  Ernest 
Hœckel,  qui  occupe  encore  à  Iéna  la  chaire  d'Oken. 
Non  seulement  Ha?ckel  accepta  l'idée  de  l'évolution, 
non  seulement  il  attribua,  avec  Darwin,  les  transfor- 
mations des  organismes  aux  conséquences  de  la  lutte 
pour  la  vie  et  de  la  sélection  naturelle  qui  résulte 
de  la  victoire  des  meilleurs,  mais  il  entreprit,  sans 
chercher  d'ailleurs  d'autres  explications,  de  dresser 
un  arbre  généalogique  des  animaux  et  des  plantes, 
et  cet  arbre  il  retendit  jusqu'à  l'Homme.  L'arbre  en 
question  semblait  avoir  poussé  tout  seul,  car  à  côté 
de  ses  ramifications,  Hœckel  n'indiquait  aucune 
cause  spéciale  de  leur  divergence.  Pour  éviter  d'en- 
trer dans  les  détails,  il  imagina  lui  aussi  une  force 
animant  tout  l'univers,  et  tenta  de  créer  sur  cette 
donnée  sa  religion  du  Monisme,  qui  n'est  pas  le 
matérialisme,  puisqu'il  n'admet  pas  que  la  matière 
soit  tout,  ni  le  panthéisme,  puisque  l'univers  n'est 
pas  Dieu  et  qu'aucun  savant  n'a  pu  encore  préciser 
par  quoi  est  animé  le  monde.  C'est  plutôt  le  Dyna- 
misme de  Kant  qui  rentre  en  scène.  L'énergie  telle 
que  la  comprend  Ostwalden  est  évidemment  proche 


LA    MENTALITÉ   ALLEMANDE  277 

parente,  puisqu'elle  est  pour  lui  une  sorte  de  déesse 
d'origine  inconnue,  pénétrant  tout  l'Univers,  géné- 
ratrice de  toutes  les  forces,  et  du  culte  de  laquelle, 
dans  une  nation  bien  organisée,  on  doit  avoir  un 
constant  souci. 

La  doctrine  de  Haeckel,  à  son  apparition,  scan- 
dalise toute  l'Allemagne.  Virchow  s'élève  énergi- 
quement  contre  elle  ;  Wassmann  déclare  que  c'est 
un  scandale  social,  qu'elle  est  le  soutien  de  l'anar- 
€hisme  et  de  la  Sozial-Democratie.  (*)  Hseckel  ne 
ménage  pas,  en  effet,  le  militarisme;  il  déclare,  nous 
l'avons  vu,  qu'il  a  pour  conséquence  une  sélection 
à  rebours,  puisqu'il  s'empare  pour  les  sacrifier  des 
plus  beaux  jeunes  gens.  Mais  en  Allemagne  tout 
s'arrange.  L'empire  allemand  a  trouvé  ses  théori- 
ciens, et  ils  remontent  haut.  Déjà  en  1799,  le  baron 
von  Hardenberg,  qui  signait  ses  ouvrages  du  pseu- 
donyme de  Novalis,  a  écrit  :  «  Les  tribunaux,  les 
théâtres,  la  Cour,  l'Eglise,  le  gouvernement,  les  réu- 
nions publiques,  sont  pour  ainsi  dire  les  organes  du 
mystique  Individu-Etat.  »  Et  cela  signifie  que  l'Etat 
doit  absorber,  guider,  dompter  toutes  les  forces 
vives  de  la  nation.  Novalis,  en  échange  de  cette 
absorption  promet  à  ses  compatriotes  le  plus  bril- 
lant avenir.  Il  aperçoit  déjà  la  préparation  d'un 
idéal  germanique,  la  trace  d'un  monde  nouveau,  et 
cet  idéal,  ce  monde  nouveau,  il  ne  nous  laisse  pas 
ignorer  ce  qu'il  sera  :  «  L'Allemand  vivra,  dit-il,  et 

(1)  René  Lote.  loc.  rit.,  p.  177. 


278  FRANGE   ET   ALLEMAGNE 

aura  la  sagesse  lorsque  ses  frères,  sages  trop  tôt, 
seront  déchus  depuis  longtemps,  et  il  sera  le  seul 
maître  dans  la  maison.  »  Le  pangermanisme  est 
donc  déjà  en  marche,  et  nous  ne  sommes  qu'au 
seuil  du  XIXrae  siècle.  Un  siècle  s'écoule  ;  il  a  pris 
conscience  de  sa  force  et  en  1910,  à  propos  de  la 
Réforme, Ferdinand-Jakob  Schmidt  écrit  :  «  Ce  n'est 
point  par  la  Renaissance  italienne,  ce  n'est  point  par 
l'humanisme,  ni  par  la  fondation  méthodique  des 
sciences  naturelles  que  ce  nouveau  type  humain,  le 
Germain,  est  parvenu  à  maturité.  Il  n'est,  en 
aucune  façon,  le  produit  d'une  évolution  naturelle; 
il  est  issu  d'une  nouvelle  révélation  spontanée  de 
l'esprit  universel  dans  l'âme  du  peuple  germanique. 
Avec  lui  commence  une  nouvelle  époque  de  l'histoire 
du  monde.  Car  toute  la  culture  des  siècles  suivants 
procède  plus  ou  moins  du  désir  de  s'y  adapter. 
L'idéalisme  classique  de  la  poésie  et  de  la  philo- 
sophie allemandes  du  XVIIIme  et  du  XIXme  siècles 
est  le  fruit  d'or  de  ce  nouvel  arbre  de  vie.  » 

Produit  non  d'une  évolution,  mais,  comme  dirait 
le  botaniste  de  Vries,  d'une  variation  brusque  de 
l'Humanité,  le  peuple  allemand  a  donc  une  mission 
divine  à  accomplir.  Le  Germain,  l'Etat-allemand,  le 
Kaiser,  forment  une  trilogie  mystique  qui  doit  s'as- 
surer, dans  l'intérêt  des  autres  peuples,  la  prédo- 
minance mondiale.  Dans  cette  mission,  elle  ne  peut 
être  que  victorieuse,  puisque  le  grand  Gott  qui  Ta 
miraculeusement  tirée  de  la  poussière  des  peuples, 
veille  sur  elle  et  dirige  son  bras,  comme  autrefois 


LA   MENTALITÉ   ALLEMANDE  279 

faisait  Javeh  pour  son  peuple  d'Israël.  La  lutte  pour 
la  vie  ne  pouvant  tourner  qu'à  l'avantage  de  l'enfant 
gâté  du  ciel,  cesse  dès  lors  d'être  dangereuse  pour 
l'Etat,  assez  puissant,  le  cas  échéant,  pour  en 
circonscrire  les  effets  parmi  ses  sujets.  Mais  ceux- 
ci,  convaincus,  à  leur  tour,  du  rôle  sacré  qui  leur 
incombe,  marchent  d'un  seul  cœur  à  la  conquête 
du  monde  sur  qui  doit  régner,  pour  son  bonheur, 
l'idéal  germanique.  Loin  d'être  dangereux,  Haeckel 
apporte  le  précieux  appui  de  la  science  au  rêve 
d'hégémonie  allemande  qu'il  justifie.  La  lutte  pour 
la  vie,  c'est  la  victoire  du  plus  parfait,  et  qui 
pourrait  douter,  en  Allemagne,  que  le  plus  par- 
fait soit  l'Allemand  ?  Du  coup  Haeckel,  naguère 
réprouvé,  devient  Excellence  et,  par  une  juste  re- 
connaissance, converti  à  la  conséquence  inattendue 
que  le  gouvernement  tire  de  ses  propres  idées,  il  re- 
nonce à  ses  campagnes  d'autrefois  contre  la  guerre, 
et  signe  le  célèbre  manifeste  des  intellectuels,  décla- 
rant que  «  le  militarisme  est  issu  de  la  culture  alle- 
mande pour  la  protéger,  que  l'armée  allemande  et 
le  peuple  allemand  ne  font  qu'un,  et  que  dans  ce 
sentiment  intime  fraternisent  70  millions  d'Alle- 
mands, sans  distinction  d'éducation,  de  profession 
ni  de  parti  » . 

La  foi  dans  la  supériorité  germanique  date  donc, 
d'après  tout  ce  que  nous  venons  de  dire,  de  fort  loin. 
Du  prodigieux  orgueil  de  ses  intellectuels  du  XVIIIme 
siècle,  fils  des  mystiques  du  moyen-âge,  est  née 
cette  folle  métaphysique  que  nous  avons  admirée, 


280  FRANCK    ET    ALLEMAGNE 

comme  on  admire  ces  bulles  de  savon  aux  reflets 
changeants  et  charmeurs  que  le  moindre  souffle 
suffit  à  faire  éclater.  Cet  orgueil  est  commun 
à  tous  les  descendants  des  hordes  que  les  Romains 
arrêtèrent  sur  la  rive  droite  du  Rhin  qu'elles  n'ont 
jamais  traversé  que  momentanément  et  qui  établit 
une  démarcation  nette  entre  deux  nations  de  menta- 
lité et  de  mœurs  différentes,  dont  il  est  la  véritable 
frontière.  Il  s'est  exaspéré  par  les  victoires  prus- 
siennes, successivement  remportées  sur  le  petit 
Danemark,  sur  l'Autriche  et  hélas  !  sur  la  France. 
N'étaient-elles  pas  la  preuve  de  la  prédestination 
divine  du  peuple  que  la  guerre  favorisait  ainsi  ? 
Dès  lors,  les  Germains  se  sont  proclamés  auto- 
risés par  Dieu  lui-même  à  se  donner  au  monde 
comme  modèles,  à  entreprendre  d'élever  jusqu'à  eux 
les  peuples  capables  de  les  imiter,  à  asservir  ceux  à 
qui  conviendrait  leur  goût  pour  l'obéissance  passive 
et  à  supprimer  les  autres.  Que  cette  conception 
rudimentaire  de  la  divinité  ait  pu  être  jetée  en  pâture 
à  l'ignorance  et  à  l'orgueil  du  peuple,  passe  encore, 
mais  elle  est  vraiment  trop  naïve  pour  qu'on  puisse 
y  voir  autre  chose  qu'une  imposture  de  la  part  des 
intellectuels  ou  un  audacieux  blasphème.  Si  le  Gott 
allemand  était  le  Dieu  universel  des  chrétiens,  le 
créateur  de  toute  vie  et  de  toutes  choses,  le  dispen- 
sateur de  tous  les  biens,  quelle  reconnaissance 
pourrait-il  réclamer  des  autres  hommes  auxquels 
il  a  donné  la  claire  raison  sur  laquelle  s'est  édifice 
la  science,  s'il  ne  les  avait  jetés  sur  la  terre  que  pour 


LA    MENTALITÉ    ALLEMANDE  ^<Si 

servir  de  domestiques  aux  Germains  ?  Et  à  son  tour, 
dans  quelqu'un  de  ses  entretiens  coutumiers  avec 
Lui.  le  Kaiser  lui-même  ne  pourrait-il  Lui  demander 
pourquoi  il  n'a  pas  placé  le  peuple  élu  dans  des  con- 
ditions telles  qu'il  n'ait  rien  à  envier  aux  Russes, 
aux  Français,  aux  Anglais  et  aux  Italiens,  au  lieu 
de  l'obliger  à  faire  tuer  deux  ou  trois  millions  de  ses 
enfants  pour  que  les  autres  ne  soient  pas  encore 
assurés  de  vivre  à  l'aise. 

Mais  nous  n'en  sommes  plus  à  philosopher,  il  faut 
envisager  en  face  les  réalités.  Nous  nous  trouvons 
en  présence  d'un  peuple  brutal,  dont  l'égoïsme  aussi 
prodigieux  que  son  orgueil  remonte  aux  temps  les 
plus  anciens  de  son  histoire.  Ce  peuple  a  conçu  l'idée 
folle  de  s'approprier  la  terre  entière  et  de  l'exploiter 
à  son  profit  exclusif;  il  était  depuis  longtemps  dé- 
cidé à  employer  tous  les  moyens  pour  y  réussir  : 
ce  qu'il  appelle  sa  Kultur  n'avait  d'autre  objet  que 
de  préparer  le  succès  de  ce  projet  monstrueux.  Ses 
gouvernants  ont  cru  tenir  ce  succès  grâce  à  leur 
formidable  armement,  grâce  également  à  toutes  les 
félonies  par  lesquelles  ils  croyaient  avoir  raison 
de  leurs  voisins  enserrés  dans  les  mailles  d'un 
réseau  d'espionnage  et  de  trahison  dont  ils  ne  pou- 
vaient se  dégager.  Ses  militaires  n'ont  jamais  dissi- 
mulé leur  intention  de  fouler  aux  pieds,  pour  attein- 
dre à  la  victoire,  toutes  les  conventions  humaines, 
tous  les  sentiments,  de  dévaster  et  d'abattre  tout  ce 
qui  pourrait  les  gêner,  d'employer  tout  ce  qui  était 
de  nature  à  semer  la  terreur.  A.  côté  de  leurs  décla- 


282  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

rations  de  barbares  atroces  mais  hautains,  combien 
paraissent  falots  ces  intellectuels  qui  se  sont  prêtés, 
afin  de  retarder  le  hoquet  de  dégoût  et  la  révolte 
possible  des  neutres,  à  nier  piteusement  les  meur- 
tres, les  incendies,  les  assassinats,  les  sadiques 
cruautés,  les  pillages,  les  ravages  et  les  infamies 
de  toutes  sortes  qui,  dès  les  premiers  jours,  sui- 
virent la  violation  de  la  neutralité  de  la  Belgique,  ou 
à  leur  chercher  d'hypocrites  prétextes. 

Victorieux,  les  Allemands,  inaccessibles  au  re- 
mords et  disposant  d'une  force  sans  limite,  pour- 
raient, au  sein  d'une  criminelle  prospérité,  espérer 
braver  toutes  les  haines  et  tous  les  ressentiments. 
Vaincus,  quelle  sera  leur  vie  au  milieu  des  peuples 
qui  auront  fait  l'apprentissage  de  leur  odieuse  bar- 
barie et  de  leur  honteuse  mauvaise  foi  ?  Qui  croira 
à  leur  parole?  Qui  consentira  à  leur  faire  con- 
fiance ?  Qui  se  prêtera  à  organiser  avec  eux  une 
affaire  quelconque  ?  Qui  voudra  accueillir  des  gens 
qui  pénètrent  indiscrètement  partout,  s'infiltrent 
sournoisement  chez  leurs  voisins,  les  enlacent, 
cherchant,  en  pleine  paix,  comment  on  pourra  s'y 
prendre  pour  les  égorger  commodément  ou  les 
asservir,  organisent  en  grand  l'espionnage  chez  des 
hôtes  sans  méfiance,  créent  sur  leur  sol,  en  vue 
d'une  guerre  prochaine,  des  forteresses,  des  dépôts 
d'armes,  de  munitions,  et  même  des  refuges  appro- 
visionnés en  cas  de  revers,  usent  de  la  natura- 
lisation pour  introduire  des  traitresdans  l'armée  et 
avoir,  au  besoin,  des  soldats  tout  prêts?  Dans  le 


LA   MENTALITÉ   ALLEMANDE  28* 

langage  euphémique  de  la  Kultur  allemande,  cela 
s'appelle  de  la  prévoyance,  de  l'organisation,  de  la 
préparation  à  la  victoire  î 

Soit,  mais  qu'alors  on  ne  nous  parle  pas  de  civili- 
sation. La  civilisation,  c'est,  entre  les  peuples, 
l'équivalent  de  la  courtoisie  entre  les  hommes.  Elle 
suppose  avant  tout  qu'ils  se  considèrent  comme 
égaux,  qu'ils  respectent  leurs  frontières,  et  que  si 
grands  que  soient  les  différends  qui  les  divisent,  ils 
s'efforcent  de  les  régler  pacifiquement.  S'ils  ne  peu- 
vent y  parvenir,  s'ils  sont  obligés  d'avoir  recours 
aux  armes,  la  civilisation  exige  encore  que  la  guerre 
soit  conduite  de  manière  à  laisser  après  elle  le  moins 
possible  de  désastres  et  de  deuils.  C'est  l'œuvre 
qu'avait  espéré  réaliser  la  Conférence  de  La  Haye  à 
laquelle  l'Allemagne  avait  adhéré,  mais,  on  l'a  bien 
vu,  dans  l'espoir  d'engager  seulement  les  autres  et 
de  se  ménager  les  moyens  de  les  surprendre.  La 
civilisation,  c'est  aussi  et  avant  tout  le  respect  de  la 
parole  donnée,  le  respect  des  conventions  qui  cons- 
tituent le  droit.  Un  barbare  peut  soutenir  le  para- 
doxe de  l'inconscient  Ostwald  que  la  force  est  l'ori- 
gine du  droit.  Tous  les  hommes  civilisés,  je  veux 
dire  tous  les  honnêtes  gens,  savent  que  le  droit  a 
été  imaginé,  au  contraire,  pour  contenir  les  excès  de 
la  force  et  lui  dire  :  Tu  n'iras  pas  plus  loin.  Saint- 
Rémy,  au  nom  du  droit,  arrêta  ainsi  Clovis  à  Sois- 
sons. 

La  force  peut  tenter  de  passer  outre  ;  mais  alors 
elle  soulève  tout  le  monde  contre  elle,  parce  que- 


284  FRANCE    ET    ALLEMAGNE 

tout  le  monde  a  intérêt  à  ce  que  le  droit  soit  res- 
pecté, et  la  force  devient  alors  faiblesse.  C'est  ce 
que  l'Allemagne,  grisée  d'orgueil,  n'a  pas  compris. 
La  civilisation  tient  tout  entière,  pour  les  peuples 
comme  pour  les  individus,  dans  ces  trois  mots: 
Liberté,  Egalité,  Fraternité:  c'est  sur  le  drapeau 
français  qu'ils  sont  écrits. 


SCIENCE    ET    CIVILISATION  285 


CHAPITRE  XIV 

Science  et  civilisation. 
Conclusion. 

La  conquête  du  monde  par  la  science.  —  La  science  dégagée 
de  mysticisme.  —  L'épopée  scientifique.  —  La  conception 
actuelle  de  l'univers.  —  La  naissance  de  la  vie  et  son  évo- 
lution. —  L'évolution  humaine.  —  Les  victoires  de  la  science 
expérimentale.  —  L'insuffisance  morale  de  la  science. 
—  Les  comment  et  les  pourquoi.  —  Les  fondements  moraux 
de  la  civilisation.  —  L'organisation  allemande  est-elle  de  la 
civilisation  ?  —  Examen  de  conscience.  —  Le  réveil  de  la 
France. 

L'homme  est  aujourd'hui  le  maître  de  la  Terre, 
déjà  trop  petite,  à  son  gré,  pour  le  libre  déploiement 
de  son  activité.  Il  a  parcouru  toute  la  surface  de  son 
domaine;  il  en  connaît  la  forme,  il  en  a  mesuré  les 
dimensions,  déterminé  les  mouvements  ;  il  sait  sa 
position  dans  l'espace  ;  il  a  pesé  l'infimité  de  sa 
masse  :  il  en  a  reconstitué  le  passé,  sondé  l'avenir  ; 
il  a  forcé  la  plupart  des  secrets  des  continents  et  des 
mers  ;  la  carte  de  la  mystérieuse  Afrique  est  cou- 
verte d'autant  de  noms  que  celles  des  parties  du 
Globe  les  plus  anciennement  connues.  Des  communi- 
cations rapides  et  sûres,  établies  entre  tous  les 
peuples,  leur  permettent  d'échanger,  en  temps  de 
paix,  les  produits  de  leur  activité,  aussi  bien  dans 


â86  FRANCK    ET   ALLEMAGNE 

le  domaine  matériel  que  dans  le  domaine  intellec- 
tuel ;  il  n'existe  plus  entre  eux  que  des  barrières 
conventionnelles.  Les  forces  de  la  nature  ont  été 
captées,  dominées,  assouplies,  combinées  de  ma- 
nière à  apparaître  sous  des  aspects  nouveaux,  par- 
fois tout  à  fait  inattendus,  employées  à  des  œuvres 
■dont  la  majesté  est  comparable  à  celle  des  œuvres 
mêmes  de  la  nature,  ou  à  des  opérations  délicates 
qui  surpassent  en  variété,  en  précision,  en  fini, 
pour  ainsi  dire,  toutes  celles  qui  s'accomplissaient 
jadis  dans  les  mystérieux  laboratoires  des  entrailles 
du  sol  ou  des  organes  des  êtres  vivants.  La  vie 
elle-même  n'a  pu  garder  qu'une  énigme,  qui  ne 
parait  même  plus  indéchiffrable,  celle  de  son  ori- 
gine ;  mais  ses  œuvres  ont  cessé  d'être  incompré- 
hensibles ;  l'histoire  du  monde  vivant  s'est  déroulée 
aux  yeux  des  naturalistes  avec  .une  netteté,  une 
certitude,  une  sereine  grandeur  qui  laissent  bien 
loin  derrière  elles  les  plus  superbes  imaginations 
des  anciens.  La  légende  de  la  création  instantanée 
s'est  évanouie  ;  presque  tous  les  ressorts  des  orga- 
nismes, les  plus  fragiles  comme  les  plus  puissants, 
vibrent  sous  les  mains  des  biologistes  qui  les  font 
jouer  à  leur  gré;  ceux  qui  échappent  encore  ne  sont 
ni  tout  à  fait  cachés,  ni  tout  à  fait  indociles,  et  les 
temps  seraient  proches,  nous  dit-on,  où  nous  serions 
presque  aussi  maîtres  de  durer  que  nous  le  sommes 
-de  disparaître. 

L'esprit  humain  domine  la  matière  et  la  force  ;  il 
a  tout  exploré,  tout  scruté,  tout  éclairé  :  il  a  aban- 


SCIENCE    ET    CIVILISATION  287 

donné  l'allure  tâtonnante  que  commandent  les  té- 
nèbres :  il  marche  dans  la  lumière  et,  déployant  ses 
ailes,  il  s'est  élancé  d'un  vol  hardi  dans  le  radieux 
empyrée  où  logeaient  les  puissances  mystérieuses 
dont  son  inquiétude  des  causes  avait  jadis  forgé  la 
figure  à  son  image.  Gomme  s'il  avait  voulu  se  repré- 
senter lui-même  dans  le  mythe  du  vieux  Saturne 
dévorant  ses  propres  enfants,  il  s'est  attaqué  aux 
dieux  qu'il  avait  d'abord  amoureusement  façonnés 
et  dans  lesquels  il  avait  cessé  de  reconnaître  ses 
propres  fantaisies,  forçant  leurs  sanctuaires,  arra- 
chant les  masques  et  les  emblèmes  dont  il  s'était 
plu  à  les  parer,  s'insurgeant  contre  la  puissance 
dont  il  les  avait  dotés,  refusant  le  culte  qu'il  s'était 
imposé  envers  eux,  pénétrant  le  décevant  manteau 
de  nuées  dans  lequel  se  profilait  leur  changeante 
figure,  et  arrivant  ainsi  à  prendre  directement  con- 
tact avec  cette  unique  déesse  :  la  Vérité  ! 

C'est  là  le  résultat  d'un  tragique  combat  que  l'es- 
prit de  l'homme  a  dû  livrer,  non  seulement  contre 
les  forces  de  la  nature,  mais  contre  lui-même,  com- 
bat qui  a  commencé  le  jour  de  son  éveil,  au  cours 
duquel  s'affinant,  se  perfectionnant  sans  cesse,  il  a 
été  pour  ainsi  dire  son  propre  créateur,  et  qui,  mal- 
gré les  conquêtes  déjà  faites,  se  continuera  sans 
trêve,  de  victoire  en  victoire,  jusqu'au  jour  lointain 
où  les  rayons  du  soleil  ne  seront  plus  assez  ardents 
pour  accomplir  l'œuvre  de  vie  dont  les  peuples  an- 
ciens lui  témoignaient  une  juste  reconnaissance,  en 
se  prosternant  devant  lui  et  en  lui  dressant  des  au- 


288  FRANCK    ET   ALLEMAGNE 

tels.  Jamais  la  poésie  antique  n'eut  à  conter  une  pa- 
reille épopée,  et  peut-être  eut-elle  été  impuissante  à 
enfermer  dans  la  prison  du  rythme  ses  multiples  épi- 
sodes. Homère,  Ovide,Virgile,  s'ils  nous  représentent 
l'homme  luttant  contre  les  forces  de  la  nature,  sou- 
mettent celle-ci  à  la  volonté  de  dieux  trop  humains 
pour  que  le  terrain  banal  de  la  guerre  entre  les 
hommes  soit  sensiblement  déplacé,  et  c'est  un 
hymne  à  la  philosophie,  et  non  pas  un  assaut  contre 
le  mystère  des  choses,  que  chante  Lucrèce  en  ses 
vers  souvent  prophétiques.  En  fait,  cette  épopée, 
c'est  l'histoire  de  tous  les  élans  de  l'esprit  humain, 
de  tous  ses  rêves  qui  s'appellent  philosophies  ou 
religions,  suivant  qu'ils  sont  le  libre  privilège  d'une 
élite,  ou  qu'ils  s'enveloppent  d'un  appareil  spécial 
propre  à  les  imposer  à  la  foule  ;  c'est  l'histoire  de 
tous  ses  efforts  pour  vérifier  ses  conceptions  pre- 
mières et  les  rectifier,  de  toutes  les  luttes  des  nova- 
teurs contre  l'éternelle  inertie  de  la  pensée  ;  c'est  la 
lutte  de  l'esprit  de  démonstration  contre  l'esprit 
d'affirmation,  de  la  connaissance  positive  contre  les 
vieilles  chansons  toujours  plus  consolantes  que  la 
réalité,  toujours  défendues  par  ceux  dont  elles 
bercent  le  calme  sommeil.  C'est  aussi  le  triomphal 
récit  des  victoires  grandioses  de  la  science,  terras- 
sant tour  à  tour  les  esprits  malfaisants  et  les  monstres 
forgés  par  la  terreur  des  forces  inconnues,  s'insur- 
geant  contre  les  caprices  de  l'aveugle  destin,  se  riant, 
maîtresse  d'elle-même,  de  ses  sombres  arrêts,  s'es- 
sayant  à  les  lui  dicter,  et  plaçant  enfin  l'Homme  en 


SCIENCE   ET   CIVILISATION 

présence  d'une  matière  polymorphe,  mais  dont  tous 
les  aspects  sont  rigoureusement  définis,  régis  par 
des  forces,  à  la  vérité,  invisibles  comme  les  esprits, 
mais  classées  en  un  petit  nombre  de  catégories, 
reconnaissables  à  leurs  effets  toujours  les  mêmes, 
susceptibles  d'être  prévus  et  se  prêtant  aux  plus 
rigoureuses  mesures.  Peut-être  un  Sully -Prud- 
homme  aurait-il  pu  hausser  ses  vers  à  la  hauteur 
d'un  pareil  sujet  ;  mais  il  faut  pour  en  fouiller  tous 
les  détails,  pour  les  mettre  dans  tout  leur  relief, 
pour  se  prêter  à  l'infinie  variété  des  épisodes,  la  plas- 
tique et  libre  allure  de  la  prose,  et  c'est  pourquoi  le 
plus  grand  poème  qui  se  puisse  concevoir  n'aura 
sans  doute  jamais  son  poète. 

Et  voilà  qu'apparaît  maintenant,  splendide  dans 
son  unité,  la  conception  actuelle  du  monde.  Sous  la 
poussée  des  observations  précises,  harmonieusement 
combinées,  s'effondrent  la  voûte  céleste  des  Baby- 
loniens, les  cercles  planétaires  de  Ptolémée;  les  sys- 
tèmes de  Tycho-Brahé.  Copernic,  Kepler,  Newton, 
Laplace  pénètrent  définitivement  les  secrets  du  ciel. 

L'espace  est  infini  ;  une  substance,  l'Ether,  intan- 
gible, invisible,  homogène,  inerte  et  froide  le  rem- 
plit. Par  places,  l'Ether  est  agité  de  puissants  tour- 
billons, eux-mêmes  agrégats  immenses  d'une  infinité 
d'autres  tourbillons  descendant  aux  plus  minuscules 
dimensions  ;  les  plus  grands  de  ces  tourbillons  sont 
les  étoiles  avec  tout  leur  cortège  de  satellites,  les 
plus  petits  sont  les  atomes  matériels  construits 
eux-mêmes  sur  le  modèle  des  système  stellaires 

i9 


290  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

avec  leurs  électrons,  minuscules  planètes  tournant 
autour  d'une  masse  centrale.  Les  divers  rythmes 
suivant  lesquels  est  réglé  le  mouvement  de  ces 
tourbillons  atomiques  seraient  la  cause  des  pro- 
priétés diverses  des  corps  simples,  tous  issus  de  la 
même  substance  fondamentale  :  l'éther,  diversifiés 
cependant  dès  l'origine,  longtemps  considérés  comme 
éternels  et  irréductibles  les  uns  dans  les  autres, 
mais,  depuis  la  découverte  du  radium  et  de  ses  pro- 
priétés, déchus  de  cette  pérennité. 

De  ces  tourbillons,  grands  ou  petits,  partent  les 
vibrations  qui  traversent  l'Ether  impondérable, 
mettent  en  communication  toutes  les  parties  de  l'Uni- 
vers, créent  l'attraction  universelle,  le  mouvement, 
la  chaleur,  l'électricité,  la  lumière  et  toutes  les  mani- 
festations secondaires  de  ces  forces.  Les  forces  sont 
susceptibles,  sous  des  conditions  déterminées,  de  se 
transformer  les  unes  dans  les  autres  sans  qu'il  y  ait 
jamais  perte  d'énergie;  seule  décroit  dans  ces 
transformations  la  fraction  d'énergie  utilisable  par 
l'Homme  dans  un  but  déterminé.  Tout  porte  à  penser 
que  la  somme  totale  de  l'énergie  demeure  constante 
dans  l'Univers. 

Les  forces  peuvent  être  conçues  comme  indé- 
pendantes de  la  matière,  toutefois  elles  ne  se 
manifestent  à  nous  que  par  leur  action  sur  celle-ci, 
et  il  est  possible  qu'elles  aient  la  même  origine. 
On  comprend,  dans  ce  système,  que  la  matière 
ait  pu  avoir  un  commencement  ;  que  les  tourbil- 
lons qui  la  constituent  se  dissolvent  pour  donner 


SCIENCE    ET   CIVILISATION  201 

naissance  à  des  formes  nouvelles  d'énergie  et  que, 
par  conséquent,  l'univers  matériel  puisse  finir. 
Pratiquement  tout,  il  est  vrai,  s'est  passé  depuis 
que  l'Homme  observe,  comme  si  la  matière  était 
éternelle  ;  une  vaste  philosophie,  particulièrement 
séductrice  pour  les  esprit  positifs,  s'est  fondée  sur 
ce  dogme  ;  elle  s'effondre  depuis  qu'on  a  vu  s'éva- 
nouir le  radium,  en  libérant  des  forces  capables  de 
briser  les  atomes,  eux  aussi  réputés  infrangibles  et 
éternels. 

Le  Soleil,  rayonnant  de  lumière  et  de  chaleur,  n'est 
qu'une  des  étoiles  de  la  voie  lactée;  les  planètes  n'en 
sont  que  de  faibles  parties,  détachées  à  une  époque 
lointaine,  jalonnant,  en  quelque  sorte,  les  étapes  de 
son  rétrécissement,  et  dont  les  plus  distantes  de 
l'astre  central  marquent  la  limite  inférieure  de  la 
région  de  l'espace  qu'il  emplissait  jadis  de  son 
énorme  masse.  Trop  petites  pour  demeurer  gazeuses, 
les  planètes  se  sont  graduellement  condensées  en 
globes  incandescents  et  liquides,  abandonnant,  à 
mesure  qu'elles  se  rétrécissaient  par  le  refroidisse- 
ment, des  satellites,  de  la  même  façon  qu'elles  avaient 
été  abandonnées  par  le  Soleil.  Leur  masse  incandes- 
cente s'est  solidifiée  d'abord,  sa  surface  retenant 
autour  d'elle  une  atmosphère  d'autant  plus  épaisse 
qu'elle  était  elle-même  plus  considérable;  les  choses 
semblent  être  demeurées  en  cet  état  pour  beaucoup 
de  planètes,  pour  la  Terre,  en  particulier,  qui  paraît 
contenir  une  masse  en  fusion  :  le  feu  central.  Mais 
chez  la  plupart  des  satellites,  l'atmosphère  s'est 


292  FRANCK    ET    ALLEMAGNE 

rapidement  dissipée,  les  gaz  contenus  dans  la  masse 
centrale  en  sont  même  sortis  soit  par  une  sorte  de- 
rochage,  analogue  à  celui  qui  se  produit  au  moment 
où  l'argent  se  solidifie,  couvrant  l'astre  d'énormes 
bulles  dont  les  débris  ont  constitué  les  célèbres 
cirques  de  la  lune,  soit  à  la  suite  de  nombreuses 
éruptions  volcaniques,  comme  le  pense  M.  Stanislas 
Meunier.  Puis  la  consolidation  a  gagné  l'astre  tout 
entier,  transformé  en  une  masse  inerte,  glacée  et 
sans  air,  incapable  de  servir  de  séjour  à  des  êtres 
vivants.  Quelques-uns  de  ces  astres  morts  se  sont 
brisés,  s'éparpillant  sur  leur  orbite:  telles  sont  les 
comètes  périodiques,  dont  les  débris,  quand  ils  tra- 
versent notre  atmosphère,  constituent  les  étoiles 
filantes. 

Les  mêmes  atomes  matériels  se  trouvent  naturel- 
lement dans  le  Soleil  et  dans  les  planètes,  ses  filles; 
mais  ils  se  retrouvent  aussi  dans  les  étoiles,  et  l'on 
doit  en  conclure  que  chacune  d'elles  est  le  centre 
d'un  système  analogue  au  système  solaire.  Toutes 
les  étoiles  se  meuvent  suivant  des  trajectoires  con- 
nues, indépendantes  les  unes  des  autres.  Chacun 
de  ces  soleils  entraîne  ses  satellites  qui  décrivent 
autour  de  lui  des  orbites  régulières,  analogues  à 
celles  que  les  planètes  décrivent  autour  du  soleil. 
La  position  de  ces  planètes  dans  le  ciel  peut  être 
exactement  calculée  puisque  tous  les  éléments  de 
leur  mouvement  sont  connus;  elle  est  régulière- 
ment prédite,  de  même  qu'on  prédit  rigoureuse- 
ment leurs  occultations  et  les  éclipses  de  Lune  ou 


SCIENCE    ET    CIVILISATION  293 

de  Soleil.  La  Lune  se  meut  de  la  sorte  autour  de  la 
Terre  d'une  façon  régulière,  en  lui  tournant  toujours 
la  même  face,  et  elle  tourne  sur  elle-même  de  telle 
façon  que  la  durée  de  sa  rotation  autour  de  son  axe 
soit  égale  à  celle  de  sa  révolution  dans  son  orbite. 

Le  feu  central  manifeste  peut-être  encore  son 
action  dans  les  éruptions  volcaniques  ;  les  tremble- 
ments de  terre  semblent  liés  au  contraire  à  la  con- 
traction et  aux  fractures  de  la  croûte  solide  et  les 
propriétés  magnétiques  du  Globe  dépendent  probable- 
ment de  la  nature  de  la  masse  profonde  ;  mais  la  plus 
grande  partie  de  l'énergie  développée  à  la  surface  de 
la  Terre  vient  du  Soleil  et  de  la  Lune  qui  soulèvent 
ensemble  les  marées,  tandis  que  le  Soleil  à  lui  seul 
maintient  l'air  à  l'état  gazeux,  l'eau  à  l'état  liquide, 
soulève  les  nuages,  souffle  les  vents,  provoque  les 
orages  et  la  foudre,  et  charrie,  de  la  surface  des 
mers  aux  cimes  des  montagnes,  les  vapeurs  légères 
qui.  sous  forme  de  neige,  de  pluie  ou  de  rosée, 
retombent  sur  le  sol,  l'arrosent,  le  pénètrent,  le  sil- 
lonnent en  tous  sens,  le  fécondent,  en  font  surgir 
les  plantes  mères  de  la  vie,  et  retournent  à  la  masse 
commune,  après  avoir  répandu  partout  sur  les  con- 
tinents la  fécondité  et  la  vie,  dont  l'océan  fut  la 
source  première.  La  vie  même  n'a  pu  se  manifester 
et  ne  saurait  durer  sans  lui,  puisque  c'est  par  lui 
que  les  plantes  fabriquent  avec  le  charbon,  l'eau  et 
l'ammoniaque  la  substance  vivante. 

A  une  certaine  période  du  refroidissement  de  la 
terre,  l'eau,  sans  doute  contenue  d'abord  dans  l'atmo- 


29i  FRANCK    ET   ALLEMAGNE 

sphère,  s'est  précipitée  sur  un  sol  de  courbure  encore 
à  peu  près  uniforme,  de  sorte  qu'elle  s'est  trouvée 
presqu'également  répartie.  Mais  le  refroidissement 
se  poursuivant,  l'écorce  s'est  séchée  ;  puis  elle  s'est 
plissée  pour  suivre  le  retrait  de  la  masse  centrale 
en  fusion  ;  les  eaux  se  sont  rassemblées  dans  ses 
plis  concaves;  des  continents  et  des  mers  se  sont 
de  plus  en  plus  nettement  délimités.  Les  crêtes  des 
rides  et  des  plis,  formés  d'ailleurs  à  diverses  épo- 
ques, constituent  les  chaînes  de  montagnes. 

Les  reliefs  du  sol  ont  été  plus  tard  incessamment 
remaniés  par  des  causes  mal  déterminées  ;  les  con- 
tours des  mers  et  leurs  dispositions  générales  ont 
été  modifiés  à  ce  point  que  les  eaux  ont  tour  à  tour 
couvert  la  plus  grande  partie  de  la  surface  du  sol 
actuellement  à  découvert,  et  que  le  sous-sol  des 
continents  est  constitué,  sous  une  épaisseur  énorme, 
par  les  sédiments  des  mers.  Depuis  le  début  de  la 
période  actuelle,  c'est  essentiellement  du  conflit  de 
la  terre  et  des  eaux  qui  viennent  battre  les  côtes  ou 
raviner  le  sol,  que  résultent  les  modifications  im- 
portantes de  la  surface  terrestre. 

A  une  époque  inconnue,  mais  qui  remonte  vrai- 
semblablement au  temps  où  les  eaux  s'étaient  de- 
puis peu  rassemblées  et  présentaient  peut-être 
encore  une  température  moyenne  voisine  de  40°, 
les  premières  substances  vivantes  ont  pris  nais- 
sance. Comment  ?  Nous  l'ignorons.  Mais  tout  dans 
leur  composition  nous  autorise  à  penser  que  les 
forces  naturelles  et  probablement  le  rayonnement 


SCIENCE    ET   CIVILISATION  295 

du  SoleiL  quand  il  était  à  l'état  d'étoile  bleue  ou 
blanche,  quand  il  était  plus  riche  en  rayons  ultra- 
violets et  plus  radio-actif,  ont  suffi  à  leur  création. 
Elle  leur  est  impossible  depuis  que  le  Soleil  est  tombé 
à  l'état  d'étoile  jaune,  et  il  en  était  déjà  ainsi  lorsque 
se  sont  déposées  les  plus  anciennes  couches  terrestres 
qui  contiennent  des  fossiles.  Les  premiers  êtres 
vivants  dont  les  restes  nous  aient  été  conservés, 
sont  manifestements  construits  pour  se  reproduire 
comme  nos  contemporains,  et  même  pour  les  plus 
infimes  microbes,  les  recherches  de  Pasteur  ont 
exclu  la  possibilité  actuelle  d'une  génération  spon- 
tanée. 

Si  l'on  conclut  de  ce  que  nous  montre  de  nos  jours 
la  Nature  à  ce  qui  s'est  produit  dans  le  passé  —  et 
nous  n'avons  pas  d'autre  moyen  de  nous  faire  une 
opinion  à  cet  égard,  —  nous  pouvons  tracer  de  l'évolu- 
tion de  la  vie  un  tableau  très  simple.  Quels  qu'aient 
pu  être  les  caractères  primitifs  de  la  substance  vi- 
vante, nous  ne  sommes  pas  autorisés  à  concevoir 
les  premiers  êtres  vivants  autrement  que  comme  de 
petites  masses  microscopiques,  de  forme  et  de  dimen- 
sions définies,  dont  un  grand  nombre  de  descen- 
dants sont  arrivés  jusqu'à  nous,  en  gardant  cette 
simplicité  (algues  et  champignons  monocellulaires, 
protozoaires).  D'autres,  au  contraire,  se  sont  multi- 
pliés en  demeurant  unis,  et  ont  ainsi  formé  des 
organismes  dans  lesquels  les  éléments  associés  se 
sont  diversifiés  à  mesure   qu'ils  devenaient  plus 


290  FRANCE    ET   ALLEMAGNE 

nombreux  et  formaient  des  associations  plus  puis- 
santes. Il  est  inutile  de  préciser  quelle  figure  pou- 
vaient avoir  les  êtres  édifiés  de  la  sorte,  et  d'indi- 
quer comment  ils  sont  devenus  ceux  qui  ont  com- 
posé les  plus  anciennes  faunes,  les  plus  anciennes 
flores  que  nous  connaissions.  Ce  qui  est  bien  établi, 
c'est  que,  des  êtres  de  la  période  primaire,  un  cer- 
tain nombre  sont  arrivés  jusqu'à  nous  presque  sans 
changements  ;  d'autres  se  sont  profondément  modi- 
fiés de  génération  en  génération;  mais  des  lignées 
qu'ils  ont  fournies,  les  unes  se  sont  éteintes,  parfois 
après  avoir  donné  naissance  à  des  êtres  gigantesques 
et  terrifiants  qui  semblaient  défier  toute  destruction  ; 
les  autres,  en  bien  plus  petit  nombre,  se  sont  per- 
pétuées jusqu'à  l'époque  actuelle  sous  les  formes 
nouvelles  qu'elles  avaient  acquises.  Les  organismes 
appartenant  à  chacune  des  étapes  de  ces  lignées  ont 
d'ailleurs  laissé,  de  même,  des  descendants  qui  les 
représentent  exactement  et  d'autres  qui  ont  continué 
à  se  modifier,  de  sorte  que  les  animaux  et  les  plantes 
qui  vivent  autour  de  nous  suffisent,  en  général, 
pour  nous  donner  une  idée  précise  de  ce  qu'ont  pu 
être  ces  lignées.  Les  restes  fossilisés  des  êtres  des 
périodes  antérieures  à  la  nôtre  complètent  ces  don- 
nées, à  ce  point  que  la  généalogie  d'un  certain 
nombre  de  nos  animaux  et  de  nos  plantes  a  pu  être 
dressée  avec  une  vraisemblance  d'autant  plus  grande, 
qu'en  appliquant  le  principe  de  Lamarck,  combiné 
avec  les  lois  de  l'hérédité,  il  a  été  souvent  possible 
d'indiquer  clairement  les  causes  des  modifications 


SCIENCE    ET    CIVILISATION  297 

successives  des  animaux  d'une  même  série.  Les 
premières  formes  vivantes  ont  été  marines:  les  pre- 
miers végétaux  qui  aient  vécu  sur  le  sol  ont  été  des 
algues,  des  champignons,  des  lichens,  desquels  sont 
issus  d'abord  les  hépatiques  et  les  mousses,  puis  les 
fougères,  les  prèles  et  les  lycopodes  qui  ont  été 
longtemps  les  seuls  végétaux  terrestres  ;  les  cyca- 
dées  et  les  conifères  en  sont  bientôt  sortis;  mais 
durant  toute  une  première  période,  la  terre  a  man- 
qué de  fleurs;  c'est  seulement  durant  la  période 
secondaire  qu'elles  sont  apparues,  allant  ensuite  en 
se  diversifiant.  Nous  avons  vu  qu'on  a  pu  préciser 
la  loi  de  cette  évolution  du  règne  végétal  et  suivre 
toutes  les  phases  de  l'accélération  embryogénique 
qui  l'a  déterminée. 

De  la  mer,  dès  la  période  primaire,  quelques 
formes  de  poissons  et  de  batraciens  avaient  déjà 
gagné  les  eaux  douces  ;  des  scorpions,  des  blattes, 
des  libellules,  des  lombrics,  quelques  mollusques, 
des  batraciens  s'étaient  répandus  sur  la  terre  ferme 
et  c'était  tout.  Les  guêpes,  les  abeilles  et  les  papil- 
lons ne  se  sont  montrés  qu'avec  les  fleurs;  les 
oiseaux  et  les  mammifères  sont  les  derniers  venus. 
L'homme,  dont  les  découvertes  qui  se  succèdent 
semblent  reculer  de  plus  en  plus  l'ancienneté  s'est, 
par  les  progrès  continus  de  son  intelligence,  finale- 
ment établi  au-dessus  de  tous. 

Notre  généalogie  particulière,  connue  dans  ses 
grandes  lignes,  est  bien  plus  simple  qu'on  ne  le  sup- 
pose en  général.  Les  classes  d'animaux  que  nos  an- 


298  FRANCK   ET   ALLEMAGNE 

cètres  pourraient  avoir  traversées  depuis  la  nais- 
sance de  la  vie,  en  admettant  l'hypothèse  infiniment 
probable  de  l'évolution,  sont  simplement  celles  des 
infusoires,  des  rotifères,  des  vers  annelés  qui,  par 
l'amphioxus,  ont  passé  aux  vertébrés.  A  partir  de 
là,  les  groupes  auxquels  nos  précurseurs  auraient 
pu  appartenir  sont  ceux  des  poissons  marsipobran- 
ches  (lamproies),  élasmobranches  (requins)  etdipnés, 
des  batraciens  et  des  mammifères  monotrêmes. 
Parmi  les  mammifères,  nous  ne  pourrions  recon- 
naître comme  ancêtres  que  les  marsupiaux,  les 
lémuriens  et  un  petit  nombre  de  formes  à  analogie 
plus  ou  moins  simiennes  de  l'ancien  continent. 
Les  couches  tertiaires  du  Fayoum,  en  Egypte, 
contiennent  déjà  un  squelette  de  ces  singes 
anthromorphes  dont  la  ressemblance  anatomique 
avec  l'homme  semble  si  humiliante  à  certains 
esprits. 

La  caractéristique  de  l'évolution  humaine  n'est 
pas,  comme  on  le  croit  souvent,  un  perfectionne- 
ment exceptionnel  du  corps.  En  dehors  de  l'attitude 
verticale,  qui  a,  pour  ainsi  dire,  achevé  Fhomme 
physique,  notre  corps  est,  au  contraire,  demeuré 
étonnamment  primitif.  La  caractéristique  de  notre 
lignée,  c'est  la  prédominance  rapide  et  énorme  prise 
par  le  système  nerveux  et  surtout  par  l'appareil 
cérébral,  siège  de  l'intelligence.  Gomme  cette  pré- 
dominance du  système  nerveux  est  la  cause  qui  a 
déterminé,  concurremment  avec  l'accélération  em- 
bryogénique,  le  renversement  d'attitude  qui  a  tiré 


SCIENCE   ET  CIVILISATION  299" 

les  vertébrés  de  la  foule  des  vers,  (')  les  philosophes 
spiritualistes  peuvent  dire,  sans  que  la  science  ait 
à  protester,  que  c'est  l'esprit  qui  a  dirigé  cette  évo- 
lution, et  les  théologiens,  qu'elle  s'est  accomplie  sous 
le  souffle  de  Dieu. 

Les  civilisations,  d'autre  part,  ne  sont  pas  nées 
d'un  seul  coup.  Les  peuples  les  plus  civilisés  ont 
traversé  toutes  les  étapes  qui  les  séparent  aujour- 
d'hui de  la  vie  sauvage,  et  de  même  que  les  orga- 
nismes puissants  qui  ont  successivement  apparu 
sur  la  terre  se  sont  formés  par  l'agrégation  et  la  dif- 
férenciation des  êtres  élémentaires  dont  nos  micro- 
bes, nos  infusoires  nous  ont  conservé  l'image,  les 
peuples  puissants  qui  se  partagent  aujourd'hui  l'em- 
pire du  monde  sont  nés  par  la  réunion  des  individus, 
primitivement  isolés,  en  sociétés  de  plus  en  plus 
nombreuses,  où  les  individus,  liés  par  des  conven- 
tions inspirées  par  le  souci  de  leur  conservation  ou 
de  leur  bien-être,  sont  graduellement  devenus  de 
plus  en  plus  solidaires  les  uns  des  autres.  Gomme 
en  définitive,  pour  les  plus  infimes  comme  pour  les 
plus  puissants  des  êtres  vivants,  tout,  au  point  de 
vue  matériel,  tourne  autour  de  la  double  nécessité 
de  durer  et  de  se  reproduire,  il  en  résulte  entre  les 
lois  de  la  constitution  et  du  perfectionnement  des 
organismes,  entre  les  principes  de  la  biologie  et 


(1)    E.  Perrier,  Comptes-rendus  de   l'Académie  des  sciences 
i.  GXXVI,  1898,  p.  1479-1486. 


300  FRANCE    ET   ALLEMAGNE 

ceux  de  la  sociologie,  un  parallélisme  qui  n'est  pas 
simplement  dans  la  surface,  mais  dans  le  fond  des 
choses;  les  images  des  rhétoriciens  ont  ici  devancé 
les  conceptions  précises  des  savants  et  des  penseurs. 

Ces  quelques  pages  suffisent  à  exposer  tout  ce  que 
la  science  contient  de  fondamental.  Il  y  faut  ajouter, 
en  conclusion  finale,  que  rien  dans  le  monde  maté- 
riel n'arrive  sans  cause,  que  les  mêmes  causes  pro- 
duisent toujours  les  mêmes  effets  qui  sont  inéluc- 
tables dès  quelles  sont  réunies,  et  qu'un  effet  donné 
ne  peut  surgir  en  l'absence  des  causes  qui  Font  une 
fois  déterminé,  à  moins  que  celles-ci  n'engendrent 
elles-mêmes  d'autres  causes  qui  les  représentent, 
comme  c'est  le  cas  pour  l'hérédité  des  caractères 
chez  les  êtres  vivants. 

Une  telle  proposition  est  à  la  vérité  la  négation 
de  l'intervention  dans  le  monde  matériel  de  forces 
extérieures  à  lui,  la  suppression  de  l'action  capri- 
cieuse sur  les  phénomènes  naturels  des  êtres  imma- 
tériels dont  l'imagination  de  nos  ancêtres  avait  peu- 
plé le  monde,  des  sortilèges  au  moyen  desquels 
certains  individus  prétendaient  commander  leur 
intervention  ;  c'est  la  sécurité  et  la  conscience  de  sa 
force  définitivement  conquises  par  l'Homme  qui 
cesse  d'être  le  sujet  de  puissances  occultes  impé- 
nétrables, pour  devenir  l'instrument  privilégié  de 
la  puissance  éternelle  qui  anime  le  monde,  et  dont 
les  lois  de  la  nature,  qu'il  a  été  donné  à  l'esprit 
humain  de  pénétrer,  sont  l'immuable  émanation. 


SCIENCE    ET    CIVILISATION  oOl 

L'Homme  est  malheureusement  trop  souvent  le  jouet 
de  ses  propres  illusions  ou  de  son  propre  orgueil, 
ou  la  victime  animale  de  ses  appétits;  nous  touche- 
rions, sans  ce  misérable  correctif,  à  la  fin  des  dis- 
sensions et  des  persécutions  philosophiques  ou  reli- 
gieuses. 

Gomment,  pour  acquérir  ce  petit  nombre  de- 
notions  certaines,  l'Humanité  a-t-elle  dû  livrer  le 
gigantesque  combat  dont  le  grandiose  récit  semé 
d'horreur  et  de  gloire,  de  lueurs  d'incendie  et  de  res- 
plendissantes aurores,  de  sanglants  épisodes  et  de 
mâles  beautés,  ne  sera  jamais  achevé  ?  On  se  rendra 
compte  du  puissant  effort  qu'il  lui  a  fallu  faire  si 
l'on  considère  qu'au  début,  jetée  dans  le  monde, 
ignorante  de  tout,  n'ayant  pour  se  renseigner  que 
des  sens  dont  une  intelligence  occupée  seulement 
des  plus  vulgaires  soucis  ne  pouvait  redresser  les 
illusions,  elle  a  dû,  pour  arriver  à  la  connaissance, 
perfectionner  tout  d'abord  l'instrument  au  moyen 
duquel  elle  pouvait  Facquérir  et  la  conserver.  De 
l'intelligence  imparfaite  des  premiers  hommes,  lâche 
réseau  que  traversaient  les  faits  sans  s'y  arrêter,  il 
lui  a  fallu  tirer,  en  serrant  graduellement  les  mailles, 
ce  merveilleux  tissu  qu'est  devenu  l'intelligence  des 
races  humaines  supérieures,  où  tout  ce  qu'il  y  a  de 
réel  se  fixe  et  qui  ne  laisse  filtrer  que  l'erreur.  Or,  ce 
travail  n'a  été  ni  une  œuvre  commune  de  perfection- 
nement, à  laquelle  tous  ont  également  collaboré,  ni  un 
progrès  inconscient,  imposé  en  quelque  sorte  par  une 
évolution  fatale,  inhérente  à  la  nature  humaine.  Il  a 


302  FRANCK   ET    ALLEMAGNE 

été  l'œuvre  personnelle  de  quelques-uns,  appliquant 
avec  plus  d'énergie,  dans  des  circonstances  plus 
favorables  peut-être,  leur  esprit  à  l'intelligence  des 
choses.  Dès  lors  a  éclaté  la  lutte  entre  l'idée  nou- 
velle, scientifique  ou  morale,  propriété  d'un  seul,  et 
les  idées  jusque-là  répandues  dans  l'esprit  de  tous; 
de  là,  l'ostracisme  d'Aristide,  la  mort  de  Socrate,  le 
crucifiement  de  Jésus,  la  persécution  contre  les 
alchimistes  et  les  prétendus  sorciers,  la  condamna- 
tion de  Galilée,  l'anathème  contre  Christophe  Colomb 
et  Vascode  Clama,  la  folie  de  Denis  Papin,  la  misère 
de  Sauvage,  l'anéantissement  des  métiers  de  Jac- 
quard, l'indifférence  pour  Lamarck,  l'assaut  furieux 
contre  les  découvertes  de  Pasteur  ou  contre  les  doc- 
trines de  Darwin,  suivis,  à  la  vérité,  de  radieux 
triomphes. 

Cependant,  il  ne  faudrait  pas  s'y  tromper,  ces 
triomphes  ne  sont,  en  définitive,  que  la  victoire  de 
la  science  nouvelle  sur  la  science  ancienne,  figée,  en 
quelque  sorte,  dans  les  croyances  superstitieuses  du 
peuple,  dans  les  ambitieux  systèmes  des  philoso- 
phes, dans  l'enseignement  dogmatique  des  corps 
d'Etat  ou  dans  le  somptueux  appareil  des  religions 
qui  se  sont  succédées.  La  science  nouvelle  a  été 
malheureusement  popularisée  par  des  hommes  qui 
lui  étaient  souvent  étrangers,  appliquée  par  des 
moyens  différents  à  la  poursuite  de  buts  variés  et 
parfois,  d'une  façon  très  sincère,  à  la  réalisation 
d'un  état  social  qu'on  espérait  être  parfait. 

L'écroulement  successif  de  tout  ce  que  les  hom- 


SCIENCE    ET   CIVILISATION  303 

mes  ont  cru,  un  moment,  être  la  vérité,  serait  de 
nature  à  inspirer  la  plus  grande  méfiance  à  l'égard 
de  ce  que  nous  pensons  être  aujourd'hui  la  science 
infaillible,  la  Science,  au  nom  de  laquelle  on  a  lancé 
bien  souvent  l'anathème  contre  un  passé  qui  n'a  pas 
été  sans  apporter  une  certaine  somme  de  bonheur  à 
l'Humanité.  Il  y  a  lieu  de  croire  cependant  que  l'ère 
de  ces  écroulements  est  aujourd'hui  à  peu  près 
close.  Dans  Tordre  matériel,  la  Science  est  sûre  de 
ses  conquêtes  parce  que,  depuis  deux  siècles,  les 
procédés  de  l'intelligence  humaine  semblent  s'être 
renouvelés.  Pendant  la  longue  série  des  siècles  an- 
térieurs, l'homme  observait  sans  doute,  mais  il 
essayait  surtout  —  et  les  philosophes  allemands 
nous  ont  montré  à  quel  point  —  de  deviner  la  na- 
ture, dans  les  secrets  de  laquelle  ses  méthodes 
d'observation  ne  lui  permettaient  pas  de  pénétrer. 
Il  imaginait  des  systèmes  sur  des  apparences,  com- 
parait, généralisait,  affirmait  plus  qu'il  ne  démon- 
trait ;  les  sciences  naturelles  et  les  sciences  médi- 
cales ont  encore  conservé,  en  grande  partie,  cette 
primitive  tendance. 

La  bataille  pouvait  dès  lors  s'engager,  sans  aucune 
issue  possible,  entre  des  théories  a  priori  et  des 
systèmes  aussi  fantaisistes  les  uns  que  les  autres  ; 
les  adversaires  argumentaient,  ne  prouvaient  pas. 
Les  démonstrations  expérimentales,  les  vérifications 
a  posteriori  des  hypothèses,  ont,  au  contraire,  créé 
la  certitude  scientifique  devant  laquelle  tout  s'incline 
désormais,  et  c'est  parce  que  cette  certitude  a  été 


:>0i  FRANCK   ET   ALLEMAGNE 

obtenue  sur  des  points  fondamentaux,  parce  que 
toutes  les  inductions  et  les  déductions  qui  se  pou- 
vaient tirer  des  vérités  acquises  ont  été  à  leur  tour 
vérifiées,  que  la  science,  d'un  seul  coup  d'aile,  a  pris 
le  magnifique  essor  qui  sera  l'éternel  honneur  du 
XIX1110  siècle.  Par  la  puissance  inespérée  qu'elle  a 
mise  dans  la  main  de  l'homme,  par  la  vie  intense 
qu'elle  lui  a  faite,  par  les  richesses  qu'elles  lui  a 
prodiguées  et  qui  ont  apporté  presque  partout  l'ai- 
sance, c'est-à-dire  la.  joie,  la  Science  mérite  toutes 
les  admirations,  toutes  les  reconnaissances,  et  ceux 
qui  lui  ont  sacrifié  leurs  plaisirs,  leur  repos  et,  trop 
souvent,  leur  vie,  méritent  les  honneurs  que  les 
anciens  décernaient  aux  héros. 

Est-elle,  à  elle  seule,  suffisante  pour  nous  apporter 
le  bonheur?  Est-elle  capable  de  tenir  lieu  de  tout, 
et  peut-on  fonder,  sur  ses  seules  données,  une  orga- 
nisation sociale  qui  se  pourrait  qualifier  d'intégrale? 
La  science  a  déjà  découvert  et  découvre  chaque  jour 
en  plus  grand  nombre  les  comment  des  choses;  elle 
ignore  malheureusement  avec  quelques  «  comment  » 
des  plus  fondamentaux,  presque  tous  les  «  pour- 
quoi »  qu'il  y  aurait  pour  l'homme  le  plus  d'intérêt 
à  connaître.  Le  fait  est  même  d'autant  plus  piquant 
que  c'est  par  la  recherche  de  ces  pourquoi  qu'elle  a 
commencé  ses  investigations.  Aristote  ne  se  deman- 
dait pas  de  quelle  façon  le  monde  avait  été  réalisé; 
il  cherchait  le  rôle  de  chacune  de  ses  parties  dans 
l'économie  générale,  ce  qu'il  appelait  sa  fin  et  cette 


SCIENCE   ET   CIVILISATION  305 

fin  était  la  raison  d'être  de  chaque  partie,  sa  cause 
finale.  De  l'aveu  même  de  Cuvier,  le  principe  de 
la  corrélation  des  formes,  dont  il  fait  la  base  de 
l'anatomie  comparée,  n'est  pas  autre  chose  que  la 
consécration  de  cette  fin  à  laquelle  tous  les  orga- 
nes doivent  satisfaire  :  la  conservation  de  la  vie  de 
l'animal. 

En  réalité,  même  à  l'heure  actuelle,  le  plus  grand 
nombre  des  prétendues  explications  des  natura- 
listes ne  sont  qu'une  application  inconsciente  de 
ce  principe  des  causes  finales  et  se  résument  en 
ceci  :  «  Tel  animal  possède  tel  organe  parce  qu'il  lui 
est  indispensable  pour  vivre  dans  telles  conditions.  » 
Mais  la  question  qui  se  pose  est  au  contraire  : 
«  Comment  chez  tel  animal  s'est-il  développé  tel 
organe  qui  lui  permet  aujourd'hui  de  vivre  dans 
telles  ou  telles  conditions?»  Et  c'est  à  cause  de  ce 
renversement  des  termes  de  toutes  les  questions,  ou 
parce  que  le  même  savant  pose  souvent  la  question, 
sans  s'en  apercevoir,  sous  ces  deux  faces  opposées, 
que  les  sciences  naturelles  sont  restées  si  longtemps 
incertaines.  L'Homme  étant  longtemps  demeuré,  à 
ses  propres  yeux,  le  centre  de  l'Univers,  apparaissait 
à  lui-même  comme  une  cause  finale  des  plus  impor- 
tantes ;  il  acceptait  le  fait  accompli,  il  s'arrêtait  dans 
ses  investigations  dès  qu'il  avait  découvert  le  profit 
qu'il  pouvait  tirer  des  choses  créées  pour  lui,  et  son 
plus  grand,  mais  stérile  effort,  était  de  remercier  la 
Providence  des  commodités  iju'Elle  avait  réunies 
autour  de  lui,  ou  de  lui  exprimer  le  remords  d'avoir 


306  FRANCK    ET    ALLEMAGNE 

méconnu  ses  lois.  On  n'aurait  rien  appris  sur  la 
foudre,  ni  sur  les  tremblements  de  terre,  ni  sur  les 
cyclones,  ni  sur  les  volcans,  ni  sur  les  éclipses,  ni 
sur  les  comètes,  ni  sur  les  aurores  boréales,  si  on 
avait  continué  à  ne  voir  en  ces  phénomènes,  comme 
pour  le  déluge,  ou  la  destruction  des  villes  que 
couvre  aujourd'hui  la  Mer  morte,  que  des  moyens 
employés  par  la  Divinité  pour  ramener  les  hommes 
à  la  pratique  de  la  vertu,  en  les  plongeant  dans  la 
terreur  ou  l'étonnement,  suivant  les  procédés  par 
lesquels  l'Allemagne,  d'une  mentalité  encore  primi- 
tive, croit  imposer  sa  domination. 

Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  l'esprit  de  l'Homme 
demeure  obsédé  par  les  pourquoi.  Pourquoi  l'Uni- 
vers plutôt  que  le  Néant?  Pourquoi  cet  Univers  est-il 
ce  qu'il  est,  plutôt  qu'autre  chose?  Pourquoi  les 
formes  diverses  de  la  matière  et  les  forces  qui  la 
dominent  ou  en  émanent?  Pourquoi  les  lois  simples 
qui  régissent  ces  forces?  Pourquoi  la  vie?  Pourquoi 
sa  conservation  et  sa  transmission  de  génération  en 
génération  ?  Pourquoi  l'intelligence  ?  Pourquoi  cette 
évolution  progressive  de  l'intelligence  humaine,  qui 
l'amène  finalement  à  tout  comprendre  dans  le  monde, 
à  tout  diriger  sur  la  terre,  qui  la  conduit  à  rensei- 
gner l'Homme  sur  tout  ce  qui  l'entoure,  hormis  une 
chose,  celle  qui  l'intéresse  le  plus  :  sa  propre  des- 
tinée ? 

Et  si  l'Univers  a  une  fin,  si  l'intelligence  humaine 
est  pour  lui  un  des  moyens  d'atteindre  cette  fin, 
moyen  qui  intervient  sans  doute  à  son  temps  dans 


SCIENCE    ET    CIVILISATION  307 

tous  les  systèmes  stellaires,  mais  qui  ne  semble 
dans  aucun  d'eux  destiné  à  durer  toujours,  comment 
l'Univers,  père  de  l'intelligence  et  pénétré  par  elle, 
apparaît-il  au  contraire  à  la  science  comme  exclu- 
sivement soumis  à  des  lois  fatales,  inéluctables, 
qui  semblent  peser  sur  lui  comme  le  Destin  sur  les 
anciens  dieux? 

Ces  questions  ne  sont  pas  neuves;  dès  qu'il  essaya 
de  comprendre  le  mécanisme  du  monde.  l'Homme 
se  les  posa,  et  ne  trouvant  pas  de  réponse  dans  un 
mécanisme  que  d'ailleurs  il  connaissait  peu,  il  finit 
par  concevoir  derrière  l'Univers  une  puissance  intel- 
ligente, un  Esprit  universel,  comme  jadis  les  Grecs 
en  avaient  imaginé  un  derrière  chaque  force.  C'est 
ainsi  qu'il  en  arriva  à  opposer  l'esprit  à  la  matière, 
bien  qu'il  ne  l'en  vit  jamais  séparé,  et  que  des  phi- 
losophes attribuèrent  à  l'esprit  la  direction  de  tout, 
tandis  que  d'autres  refusèrent  de  rien  admettre  en 
dehors  de  la  matière,  ce  qui  revient,  en  somme,  à 
supprimer  la  question  que  leurs  adversaires  cher- 
chaient à  résoudre.  Mais  ces  questions  ne  sont  pas 
de  celles  que  l'on  supprime,  de  celles  même  que 
l'on  peut  à  volonté  endormir  dans  son  cerveau.  Elles 
se  compliquent  d'ailleurs  d'une  autre  que  beaucoup 
d'entre  nous  considèrent  avec  un  intérêt  tout  parti- 
culier: la  distinction  entre  l'esprit  et  la  matière  une 
fois  admise,  il  n'y  avait  pas  de  raison  pour  que  l'es- 
prit, c'est-à-dire  le  principe  intelligent,  c'est-à-dire 
l'âme,  ne  survive  pas  au  corps.  Si  nous  avons  une 
âme,  si  cette  âme  est  éternelle,  le  problème  de  sa 


:>08  FRANCE   ET   ALLEMAGNE 

destinée  future  parait  à  beaucoup  valoir  qu'on  ne 
prenne  cure. 

La  Science  nous  conduit  ainsi  au  seuil  d'un  do- 
maine qui  n'est  pas  le  sien.  Elle  a  pu  éliminer  un 
certain  nombre  des  solutions  proposées  aux  ques- 
tions qui  s'y  agitent,  circonscrire  par  conséquent 
dans  certaines  limites  les  réponses  ;  mais  elle  n'en  a 
apporté  aucune;  elle  est  même  incapable  d'en  appor- 
ter, parce  que  justement  plus  elle  progresse,  plus  elle 
reconnaît  que  la  recherche  du  «  comment  »  est  seule 
accessible  à  ses  méthodes  d'investigation  et  que,  là, 
seulement,  elle  arrive  à  la  certitude  qui  est  son  but. 

Les  «  pourquoi  »,  elle  les  a  donc  éliminés  de  parti- 
pris,  non  par  dédain,  mais  par  sentiment  de  son 
impuissance.  Malheureusement,  tous  les  savants 
n'ont  pas  eu  la  modestie  de  faire  cette  élimination 
courageusement  et  nettement;  quelques-uns  même 
ont  cru  pouvoir  demander  à  la  Science  la  solution 
de  tout,  ou  nier  tout  ce  qui  ne  venait  pas  d'elle; 
c'est  pourquoi  Ferdinand  Brunetière  a  pu,  un  mo- 
ment, parler  de  la  faillite  de  la  Science.  Il  n'y  a  pas 
eu  faillite  parce  que  sur  ce  terrain  réservé  des  fins, 
la  science  véritable  s'est  bien  gardée  de  chercher  à 
faire  commerce.  Elle  sait  que  là  où  sa  puissance 
finit,  d'autres  aspirations  commencent. 

Se  résigner  à  considérer  tout  son  être  comme 
essentiellement  passager,  parait  insupportable  à. 
beaucoup  d'esprits  cultivés,  et  justement  parce  qu'ils 
le  sont.  Accepter  le  sacrifice  et  la  douleur,  sans 
aucun  espoir  de   compensation,  s'astreindre  à  un* 


SCIENCE   ET    CIVILISATION  309 

renoncement  quotidien  ou  risquer  sa  vie,  subir 
même,  sans  révolte,  la  contrainte  des  lois,  sachant 
que  la  mort  est  le  terme  de  tout  et  qu'on  ne  peut 
espérer  ressaisir  les  jouissances  qu'on  aura  laissé 
fuir  dans  ce  monde,  semble  un  leurre  aux  esprits 
moins  nobles  sur  qui  les  notions  de  solidarité  et 
de  devoir  n'ont  pas  une  prise  suffisante,  si  elles 
ne  sont  appuyées  sur  rien  d'extérieur  à  l'Homme. 
A  cela  la  science  ne  peut  rien  aujourd'hui  ;  elle  ne 
pourra  pas  davantage  demain,  et  si  quelques-uns 
ont  gardé  cette  illusion  qu'elle  suffirait  un  jour  à 
occuper  toutes  les  pensées  de  l'Homme,  c'est  qu'ils 
n'étaient  pas  assez  familiers  avec  les  procédés  de 
l'investigation  scientifique  pour  avoir  une  vision 
nette  des  limites  de  son  domaine. 

Toutefois,  en  se  pénétrant  davantage  des  condi- 
tions dans  lesquelles  les  sociétés  humaines  se  sont 
formées,  de  l'état  intellectuel  moyen  des  hommes 
qu'elles  réunissaient,  du  but  que  ces  sociétés  pour- 
suivaient, des  modifications  qui  se  sont  produites 
dans  ces  conditions,  cet  état  intellectuel,  ce  but 
plus  ou  moins  lointain,  la  Science  pourra  nous  éclai- 
rer sur  la  raison  d'être  de  certaines  lois  ou  sur  leur 
degré  d'utilité,  et  faire  apparaître  la  nécessité  de 
conventions  sociales  nouvelles.  Elle  pourra  déter- 
miner avec  une  rigueur  suffisante  pour  qu'elle  s'im- 
pose aux  esprits  d'élite,  les  conditions  auxquelles 
doivent  volontairement  se  soumettre  les  membres 
d'une  société  pour  que  cette  société  conserve  son 
autonomie,  pour  que  le  patrimoine  commun  de  tous 


310  FRANCE    ET   ALLEMAGNE 

s'accroisse  et  que  chacun  trouve,  dans  les  liens  qui 
l'unissent  à  ses  semblables,  toute  la  somme  de 
bonheur  qu'il  est  en  droit  d'en  attendre.  On  peut 
voir  là  les  fondements  d'une  morale  rationnelle  qui, 
par  son  côté  expérimental,  séduira  les  esprits  posi- 
tifs et  ne  sera  pas  même  contestée  par  ceux  qui 
rêvent  d'une  éternité  où  l'esprit,  baigné  de  lumière, 
n'aurait  plus  à  lutter  avec  les  contingences  de  la 
nature.  Cette  pacification  sera  le  dernier,  mais  bien 
lointain  service  que  la  Science  aura  rendu  à  l'Hu- 
manité. 

Voilà  où  nous  en  sommes,  et  maintenant  on  peut 
se  demander  qui,  des  deux  empires  germaniques  ou 
des  nations  alliées  contre  eux,  se  rapproche  le  plus 
des  visions  d'avenir  à  qui  l'Humanité  peut  faire  con- 
fiance. Nous  devons  nous  demander  nous-mêmes 
si  nous  avons  toujours  conformé  notre  conduite  et 
nos  institutions  aux  connaissances  et  aux  igno- 
rances dont  la  raison  nous  indique  qu'il  faut  tenir 
compte  pour  assurer  l'avenir  d'une  nation. 

Il  ne  saurait  être  question  pour  le  gouvernement 
allemand  d'une  inspiration  religieuse  quelconque. 
C'est  par  une  singulière  profanation  qu'il  couvre  du 
nom  d'un  Dieu,  tel  que  les  évangiles  chrétiens  le 
définissent,  tous  les  crimes  de  son  armée.  Ce  Dieu, 
c'est  peut-être  le  Wotan  de  Wagner,  ce  n'est  pas 
le  Dieu  de  Jeanne  d'Arc.  Le  Kaiser,  d'ailleurs,  ne 
prend  même  pas  la  peine  de  dissimuler  son  indif- 
férence en  matière  de  religion,  comme  disait  La- 


SCIENCE    ET    CIVILISATION  314 

mennais.  Il  est  bien  de  la  famille  des  chevaliers 
incrédules  et  brigands  de  Tordre  teutonique.  Pro- 
testant en  Prusse,  il  affirme  aux  Polonais  catholi- 
ques qu'il  est  favorisé  d'apparitions  de  la  Vierge  ; 
il  déclare  au  pape,  dit-on,  qu'  «  il  se  fera  catholique 
quand  la  majorité  de  ses  sujets  le  sera,  »  et,  en 
attendant,  il  laisse  croire  que  devenu  Hadji  Moham- 
med Guillioum,  il  serait  mahométan  s'il  habitait 
Gonstantinople.  Au  fond,  différent  en  cela  du  com- 
mun des  hommes  qui  se  croient  faits  à  l'image  de 
Dieu,  il  s'est  construit  un  dieu  à  son  image,  et  il 
n'est  pas  étonnant  dès  lors  qu'il  soit  toujours  d'ac- 
cord avec  lui.  Il  lui  est  loisible  de  bombarder  les 
cathédrales,  de  laisser  profaner  les  objets  du  culte 
et  fusiller  les  prêtres  catholiques,  de  faire  brûler 
les  villes,  assassiner  les  vieillards  et  les  enfants, 
violer  les  femmes  et  piller  ses  ennemis.  Il  serait 
inutile,  même  pour  le  pape,  de  le  menacer  de  la 
colère  vengeresse  d'un  Dieu  qui  n'a  rien  à  faire  avec 
celui  dont  il  est  partie  intégrante,  avec  qui  il  est  en 
communication  constante,  et  qu'il  ne  conçoit  que 
comme  une  extériorisation  de  lui-même,  comme  une 
expansion  de  sa  propre  personnalité  sur  l'Univers 
entier.  C'est  l'état  d'esprit  qu'Ostwald  a  ironique- 
ment constaté  quand  il  a  dit  :  «  Dieu  est  réservé  à 
l'usage  personnel  de  l'empereur.  »  Il  y  a,  dans  cette 
phrase,  du  reste,  un  autre  sous-entendu;  c'est  que 
dans  le  monde  des  intellectuels  allemands  on  laisse 
volontiers  pour  compte  son  Gott  à  l'empereur,  et 
c'est  là,  en  somme,  un  aveu  d'athéisme. 


ol^  FRANCE    ET   ALLEMAGNE 

En  est-il  de  même  du  peuple  ?  Celui-ci  partage-t-il 
l'athéisme  scientifique  d'en  haut?  Non,  assurément. 
S'il  en  était  ainsi,  le  Kaiser  ne  perdrait  pas  son  temps 
à  jouer  les  inspirés  et  les  prophètes.  Le  peuple  se 
laisse,  au  contraire,  séduire  par  l'idée  qu'il  a  à  sa 
tête  un  empereur  providentiel,  chargé  de  le  conduire 
à  la  domination  du  monde.  Pour  y  parvenir,  tous 
les  moyens  sont  bons;  la  grandeur  du  but  les  légi- 
time tous;  le  peuple  de  Dieu  n'a  pas  à  craindre  de 
représailles;  la  victoire  lui  est  assurée,  et  dès  lors  il 
peut  donner  libre  carrière  à  ses  instincts  les  plus 
sauvages:  tout  ce  qui  est  ailleurs  qualifié  crime 
devient  œuvre  pie  quand  on  peut  pousser  le  cri 
fameux  des  Croisés  du  moyen-àge  :  Dieu  le  veut  ! 

Au  surplus,  la  mentalité  populaire  de  l'Allemagne 
était  incapable  de  résister  à  de  telles  suggestions. 
Depuis  quarante-quatre  ans,  le  peuple,  dans  ce  pays, 
n'a  entendu  qu'un  seul  mot  d'ordre:  Enrichissez- 
vous!  Tout  y  a  été  minutieusement  organisé  en  vue 
d'acquérir  un  bien-être  matériel,  grossier  peut-être, 
mais  illimité,  basé  sur  une  production  d'une  inten- 
sité inouïe,  sur  l'accaparement  de  l'industrie  et  du 
commerce  du  monde,  sur  sa  conquête  par  les  nuées 
d'enfants  que  la  Germanie,  assurée  de  leur  avenir, 
pouvait  lancer,  telles  des  nuées  de  sauterelles,  dans 
les  deux  hémisphères.  Maintenir  la  paix  à  l'inté- 
rieur, discipliner  toutes  les  forces  vives  du  pays, 
protéger  les  grandes  entreprises,  renseigner  exacte- 
tement  les  négociants  sur  les  possibilités  de  vente 
dans  chaque  contrée,  découvrir  sans  cesse  de  nou- 


SCIENCE    ET    CIVILISATION  313 

veaux  débouchés,  créer  une  marine  de  guerre  ca- 
pable de  protéger  partout  la  flotte  commerciale  et  de 
lui  créer  des  relais,  encercler  patiemment  par  des 
postes  d'attente,  tels  le  bec  de  canard  de  notre  Congo, 
les  colonies  des  autres  nations  pour  en  préparer  la 
conquête,  s'infiltrer  partout,  choisir  en  pleine  paix, 
pour  une  guerre  prochaine,  dans  les  pays  convoités, 
ses  étapes,  y  établir  ses  dépôts  de  munitions,  ses 
refuges,  ses  plates-formes  pour  pièces  d'artillerie, 
ses  postes  de  télégraphie,  enserrer  tous  leurs  res- 
sorts dans  un  réseau  serré  d'espionnage  savant, 
endormir  ses  voisins  par  des  traités  avec  la  ferme 
volonté  de  les  violer  et  de  fouler  aux  pieds,  le  jour 
venu,  toutes  les  conventions  humaines,  c'est  une 
œuvre  d'organisation  qui,  sans  doute,  ne  saurait 
donner  une  réputation  chevaleresque  à  la  nation 
qui  l'a  conçue,  mais  qui  dénote  chez  elle  un  esprit 
de  suite,  une  audace  impudente  dont  on  ne  saurait 
trop  méditer  et  redouter  la  puissance. 

Après  les  victoires  inespérées  de  1870,  l'Alle- 
magne a  cessé  de  rêver  d'idéal.  Tout  entière  à  ses 
laboratoires,  à  ses  usines,  à  son  commerce,  réalisant 
sur  le  monde  entier  des  bénéfices  qui  lui  permet- 
taient d'envisager  sans  crainte  les  lendemains,  elle 
s'enorgueillissait  d'une  fécondité  qui  lui  donnait 
l'espoir  et  suscitait  en  elle  le  désir  de  conquérir  la 
Terre.  Elle  ne  songeait  ni  à  affranchir,  ni  à  évan- 
géliser  personne;  les  Droits  de  l'Homme  se  résu- 
maient pour  elle  dans  le  droit  de  l'Allemand  à 
exploiter  de  son  mieux  son  prochain.  Son  idéal  était 


314  FRANCK   ET   ALLEMAGNE 

uniquement  d'emplir  ses  coffres-forts,  tout  au  moins 
de  procurer  aux  siens  la  plus  grande  somme  de  bien- 
être  matériel  possible.  Peu  lui  importait  d'améliorer 
l'Humanité,  et  Dieu  sait  si  elle  nous  l'a  clairement 
dit  sur  tous  les  tons.  La  guerre,  pour  elle,  avait 
pour  objet  uniquement  des  terres  et  du  butin,  tout 
comme  dans  l'antiquité,  comme  au  moyen-âge, 
comme  au  temps  des  Huns,  des  invasions  arabes  et 
des  Turcs.  Seulement  les  Turcs  ont  conservé  Sainte- 
Sophie  et  les  Allemands  se  sont  appliqués  à  détruire 
méthodiquement  l'Université  de  Louvain,  la  cathé- 
drale de  Reims,  le  beffroi  d'Arras,  la  halle  des  dra- 
piers d'Ypres  et  à  déshonorer  tout  ce  qu'ils  ont 
touché.  La  philosophie  de  Kant,  de  Hegel,  de 
Gœthe,  la  musique  de  Beethoven  et  de  Schumann 
n'ont  pas  retenu  FAllemagne  impériale  de  Bis- 
marck sur  la  pente  où  elle  roulait  ;  la  Science  n'a 
fait  qu'accélérer  sa  chute,  servir  sa  cupidité,  exas- 
pérer son  orgueil,  son  besoin  de  jouissances,  en 
mettant  à  sa  disposition,  pour  des  conquêtes  futu- 
res, des  moyens  de  destruction  perfectionnés  dont 
elle  a  usé  avec  une  dégradante  ostentation. 

Certes,  elle  est  passée  maîtresse  dans  l'exploita- 
tion du  comment,  mais  ce  n'est  pas  elle  qui  s'est 
embarrassée  dans  les  méditations  sur  les  pour- 
quoi que  nous  énumérions  tout  à  l'heure,  et  la 
morale  n'y  a  pas  gagné.  Rien  ne  retenant  plus  la 
brute  devenue  infiniment  puissante,  à  la  première 
occasion  que  la  guerre  lui  a  offerte,  elle  s'est  mon- 
trée dans  toute  sa  redoutable  hideur  :  cruelle,  avide, 


CONCLUSION  3ia- 

ravageuse  et  lascive,  après  avoir  étonné  le  monde 
par  l'impudence  de  ses  mensonges.  Les  femmes 
elles-mêmes,  comme  celles  des  Gimbres,  ont  accom- 
pagné les  hommes  à  la  guerre,  pour  monter  leur 
ménage. 

Et  nous,  les  Français  !  Qu'avons-nous  fait  pendant 
ces  quarante-quatre  ans  de  préparation  de  l'Alle- 
magne? Ah  !  certes,  ce  n'est  ni  le  désintéressement, 
ni  les  généreuses  utopies  qui  nous  ont  abandonnés. 
Avons-nous  assez  prôné  la  fraternité  des  peuples  et 
la  paix  universelle  !  Avons-nous  assez  annoncé  à 
l'Humanité  que  nous  voulions  la  régénérer  par  la 
liberté  et  l'égalité  !  Avons-nous  assez  parlé  des  droits 
de  l'Homme  et  du  Citoyen  !  Avons-nous  assez  remâ- 
ché cette  rhétorique  fin  XVIIImc  siècle,  qui  voyait 
dans  tous  les  hommes  de  lumineux  archanges,  et 
conduisait  à  croire  que  pour  avoir  un  bon  gouverne- 
ment, il  suffisait  de  mettre  les  noms  de  Français 
quelconques  dans  un  chapeau  et  de  tirer  au  sort 
ceux  des  ministres. 

Pendant  les  premières  années  de  la  troisième 
République,  les  souvenirs  cuisants  de  l'invasion, 
l'ardent  désir  de  refaire  une  France  digne  du  renom 
que  lui  avaient  valu  ses  victoires  passées,  de  réparer 
ses  ruines,  peu  importantes  du  reste,  de  rendre  son 
essor  à  l'activité  nationale,  ont  fait  que  tous  les 
Français  communiaient  dans  un  même  idéal.  De 
brillantes  conquêtes  coloniales  ont  donné  à  l'armée, 
qu'on  s'appliquait  à  réorganiser,  confiance  en  elle- 


316  FRANGE    ET   ALLEMAGNE 

même.  Mais  peu  à  peu,  voilà  que  les  discussions  de 
parti  reprennent;  la  foule  s'en  détourne  pour  s'épren- 
dre d'un  élégant  général  de  qui  elle  attend  un 
geste  propre  à  leur  imposer  silence.  Le  souvenir  du 
Deux-Décembre  s'éveille  dans  l'esprit  des  vieux  ré- 
publicains, et  la  méfiance  contre  l'armée  commence 
à  germer  sourdement.  A  propos  d'une  affaire,  en 
somme  banale,  soulevée  sur  les  bords  du  Rhin,  et 
dont  le  retentissement  démesuré  demeure  une  trou- 
blante énigme,  on  prend  sa  discipline  à  partie;  sous 
le  prétexte  de  sauvegarder  sa  dignité,  on  lui  enlève 
le  pouvoir  d'assurer  elle-même  sa  sécurité  en  sur- 
veillant les  agissements  des  ennemis  possibles. 
Alors  que  l'espionnage  allemand  nous  enveloppe 
déjà  de  toutes  parts,  nous  pensons  si  peu  à  une 
guerre  éventuelle  que  naïvement  nous  supprimons 
le  contre-espionnage.  Et  bientôt,  tranquilles  sur 
le  dehors,  nous  employons  notre  activité  à  guer- 
royer entre  nous.  Tandis  que  l'Allemagne  organise 
le  travail  intensif,  rémunérateur  aussi  bien  pour 
l'ouvrier  que  pour  le  patron,  avec  rendement  maxi- 
mum et  prix  de  revient  minimum,  par  une  série  de 
dispositions  légales  où  il  semble  que  l'ouvrier  et  le 
patron  soient  dressés  en  ennemis,  alors  que  l'idéal 
serait  qu'ils  marchassent  toujours  la  main  dans  la 
main,  nous  procédons  à  la  désorganisation  métho- 
dique de  l'usine  et  de  l'atelier,  à  la  substitution  du 
droit  au  repos  au  droit  au  travail  que  réclamait 
l'ouvrier  en  1848. 
Cependant  les   ministères  tombent  comme  des 


CONCLUSION  ))17 

capucins  de  cartes.  Aucun  d'eux  n'a  le  temps  de  réa- 
liser de  longs  desseins.  Le  bruit  de  la  bataille  des 
partis  empêche  le  parlement  d'entendre  les  rumeurs 
des  préparatifs  de  guerre  qui  viennent  de  l'autre 
côté  des  Vosges.  Nous  sommes  à  la  veille  de  la 
catastrophe,  et  des  fous  dont  la  faconde  est  encore 
écoutée  continuent  à  préconiser  la  suppression  de 
l'armée  nationale  et  son  remplacement  par  de  sim- 
ples milices.  Ah!  on  ne  peut  dire  qu'un  pays  où  les 
choses  se  passaient  ainsi  ait  eu  la  moindre  velléité 
de  guerre.  Heureusement,  l'armée  faisait  silencieu- 
sement son  devoir. 

L'instabilité  gouvernementale  avait  d'ailleurs  de 
graves  répercussions  à  l'intérieur.  Elle  n'était  certes 
pas  étrangère  aux  faiblesses  administratives  qui  ont 
permis  l'immoralité  apparente  des  lieux  populaires 
de  divertissement,  la  multiplication  des  débits  de 
boisson,  l'alcoolisme  qui  en  a  été  la  conséquence  et 
contre  lequel  on  n'ose  même  pas  appliquer  la  loi 
contre  l'ivresse  manifeste,  promulguée  à  la  suite 
des  événements  de  1870.  Gomment  cette  instabilité 
aurait-elle  été  sans  influence  sur  la  timidité  de 
nos  industriels  et  de  nos  commerçants  à  organiser 
de  grandes  affaires,  à  courir  les  risques  inhérents 
à  une  clientèle  lointaine  ou  à  consentir  des  crédits 
à  longue  échéance,  et  sur  leur  tendance  à  liquider 
le  plus  vite  possible  leur  maison  pour  vivre  sur 
leurs  économies. 

Une  autre  désorganisation  a  été  certaine  doctrine 
partie  des  milieux  intellectuels,  qui  s'est  répandue 


M18  FRANCK    ET    ALLEMAGNE 

partout  sous  une  forme  tantôt  égoïste,  tantôt  géné- 
reuse, a  inspiré  plus  d'une  de  nos  lois  et  a  même 
influencé  notre  politique.  Elle  a  consisté  à  placer 
au-dessus  de  tout  le  culte  de  la  personne  humaine. 
De  là  Télan  libérateur  dont  les  nationalités  oppri- 
mées nous  sont  reconnaissantes,  de  là  nos  tendances 
pacifiques,  nos  efforts  pour  rendre  les  guerres  aussi 
peu  cruelles  que  possible,  notre  souci  de  diminuer 
le  labeur  quotidien  de  chacun,  d'alléger  toutes  les 
charges  et  tous  les  devoirs  :  de  là  aussi,  il  faut  bien 
le  dire,  cette  recherche  ardente  des  satisfactions  per- 
sonnelles qui  s'est  manifestée  par  un  trop  visible 
relâchement  des  mœurs  dans  les  milieux  où  Ton  se 
croit  au-dessus  du  qu'en  dira-t-on,  ce  désir  de 
«vivre  sa  vie»,  suivant  la  formule  allemande  de 
Nietzsche,  qui  a  rendu  insupportable  ou  même 
impossible  à  tant  de  ménages  la  charge  des  enfants. 
Ce  sont  là  les  vraies  causes  de  cette  réduction 
croissante  de  la  natalité  dont  souffre  notre  pays.  On 
ne  saurait  voir  dans  cette  réduction  un  signe  d'affai- 
blissement de  la  race;  il  s'agit  d'une  crise  passagère 
des  mœurs  qu'un  retour  aux  saines  traditions  et  aux 
lois  mêmes  de  la  Nature  fera  rapidement  dispa- 
raître. Ce  retour  s'annonce  déjà,  mais  il  ne  s'ac- 
centuera que  si  l'on  ne  prend  pas  pour  des  réformes 
sérieuses  les  plus  illusoires  palliatifs. 

Eblouis  par  les  rapides  succès  de  la  Science,  qui 
est  loin  —  on  ne  le  voit  que  trop  —  d'avoir  moralisé 
la  nation  allemande,  les  hommes  de  la  génération 
qui   s'éteint   se  sont  laissé  entraîner  à  une  étroite 


CONCLUSION  319 

philosophie,  ne  voyant  rien  au-delà  du  monde 
matériel,  et  ils  ont  basé  leur  conduite  sur  les  certi- 
tudes que  semblait  donner  la  connaissance  exacte  de 
ce  monde.  A  la  génération  nouvelle,  le  néant  de  cette 
conception  apparaît,  et  la  science  du  XXme  siècle, 
limitant  elle-même  son  domaine,  lui  ouvre  d'autres 
horizons.  Sans  doute  elle  exigera  un  gouvernement 
qui  puisse  compter  sur  le  lendemain,  qui  apporte  à 
tous,  avec  la  sécurité,  l'ordre,  la  méthode  persévé- 
rante, la  prévoyance  qui  ont  valu  à  l'Allemagne 
quarante-quatre  ans  de  prospérité  ;  mais  elle  conti- 
nuera à  cultiver  l'idéal  de  bonté,  de  générosité,  de 
loyauté  qui  est  dans  la  mentalité  française,  et  dont 
l'Allemagne,  orgueilleusement  repliée  sur  elle-même, 
ne  songeant  qu'à  tout  rapporter  à  elle,  n'a  pas  eu  la 
moindre  idée.  En  dehors  du  domaine  de  la  Science, 
elle  n'autorisera  personne  à  scruter  les  bases  sur 
lesquelles  chacun  s'appuie  pour  régler  sa  conduite,  à 
pénétrer  dans  ces  régions  de  la  conscience  où  se 
réfugient  les  esprits  qui  tentent  de  se  consoler  des 
vulgarités  et  des  meurtrissures  de  la  vie  courante. 

A  côté  et  au-dessus  de  la  plate  Kultur  germa- 
nique, il  y  a  une  culture  morale  qui  ne  se  donne 
pas  à  l'école;  il  y  a  des  encouragements  et  des  con- 
solations que  la  Science  ne  saurait  apporter  ;  cette 
jeunesse  qui  aura  si  souvent  et  si  allègrement 
exposé  sa  vie,  exigera  que  l'on  ne  cherche  pas  à  en 
affaiblir  la  puissance. 

Au  surplus,  la  façon  dont  elle  s'est  soulevée  et 
défendue,  bien  que  surprise  par  une  guerre  impré- 


A20  FRANCK    ET   ALLEMAGNE 

vue,  montre  que  la  décomposition  morale  dans 
laquelle  les  Allemands  croyaient  la  France  tombée 
était  limitée  à  une  écume  très  agitée  et  malheureu- 
sement très  apparente,  mais,  comme  toutes  les 
écumes,  très  superficielle.  Le  séjour  côte  à  côte,  dans 
les  tranchées,  d'hommes  appartenant  à  toutes  les 
conditions,  à  toutes  les  écoles,  à  toutes  les  croyan- 
ces, à  tous  les  milieux  politiques,  depuis  le  prêtre 
jusqu'à  l'anarchiste,  les  périls  bravés  en  commun 
par  toutes  les  générations  capables  de  résistance,  la 
fraternité  d'armes  des  officiers  et  des  soldats,  le 
tranquille  courage  avec  lequel  se  sont  faits  tuer 
côte  à  côte  les  élèves  des  écoles  militaires,  ceux 
des  établissements  où  Fantimilitarisme  était  un 
dilettantisme  de  bon  goût,  ceux  qui  n'avaient  reçu 
de  leçons  que  de  l'école  primaire  et  ceux  qui  étaient 
chargés  de  diplômes,  les  fils  de  patrons  et  les  ou- 
vriers, ont  fondu  toutes  les  âmes.  Tous  se  sont  battus 
du  même  cœur,  tous  savent  le  peu  que  valent  les 
paroles  quand  le  canon  tonne.  Personne  ne  doute 
qu'après  la  victoire  on  exigera  des  hommes  qui 
brigueront  l'honneur  de  siéger  dans  nos  assem- 
blées qu'ils  abandonnent  les  stériles  discussions  et 
la  course  aux  portefeuilles,  pour  ne  songer  qu'à 
donner  à  la  France,  si  chèrement  défendue,  une 
organisation  propre  à  assurer  sa  sécurité,  sa  pros- 
périté et  sa  santé  morale.  Elle  aura  bien  mérité 
cette  marque  de  respect  et  d'amour. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Pages 

Préface     5 

CHAPITRE  PREMIER  9 

Les  Allemands  avant  la  guerre. 

Identité  de  l'Allemand  de  1870  et  celui  de  1915.  —  Les  procédés 
d'intimidation  de  Sennachérib  ;  leur  faillite.  —  Les  Parisien- 
nes à  l'épreuve  de  l'obus.  —  Les  débuts  du  bombardement 
de  Paris  en  1870.  —  Bombardement  de  la  Halle  aux  vins, 
de  l'hôpital  de  la  Pitié  et  de  l'ambulance  du  Jardin  dos 
Plantes.  —  Les  quatre-vingt-quinze  obus  du  Muséum  natio- 
nal d'histoire  naturelle.  —  La  sérénité  des  savants.  —  Obus 
perfectionnés.  —  La  protestation  de  Ghevreul.  —  L'indigna- 
tion de  Pasteur. 

CHAPITRE  II  22 

La  supériorité  de  la  race  germanique. 

La  pensée  allemande  âme  du  monde.  —  La  haine  du  vieux 
Mommsen.  —  Le  comte  de  Gobineau  et  le  gobinisme.  — 
La  légende  de  l'arien.  —  Le  surhomme  de  Nietzsche;  la 
prédestination  allemande.  —  Les  fantaisies  de  Gobineau.  — 
Le  préjugé  des  races.  —  La  germanisation  du  monde. 

CHAPITRE  III  31 

Les  théories  d'Ostwald. 

La  science  et  la  civilisation.  —  La  paix  de  Walpurgis.  — 
Gomme  chez  les  Martiens. —  Le  chambardement  général.  — 
La  force  origine  du  droit.  —  Nécessité  n'a  pas  de  loi.  — 
Futilité  de  l'art.  —  Sus  aux  vieillards.  —  Le  principe  d'orga- 
nisation. —  La  grande  Allemagne  sous  la  protection  de 
Wotan,  des  Siiinls  du  Paradis,  de  Moïse  et  de  Mahomet.  — 
La  religion  allemande.  —  L'homme  transformateur  d'éner- 
gie. —  Définition  énergétique  de  la  civilisation.  —  La  Un 
justifie  les  moyens. 


322  TABLE   DES   MATIÈRES 

Payes 

CHAPITRE  IV  43 

La  race  prussienne. 

(1870-1914) 

Naïve  vénération  de  la  science  allemande.  —  Le  Tartufe  euro- 
péen. —  Le  maréchal  Vaillant  et  le  bombardement  artistique 
de  Eome.  —  L'Allemagne  de  1870  jugée  par  Armand  de 
Quatrefages.  —  Les  ancêtres  préhistoriques  des  Prussiens. 
—  Les  missionnaires  conquérants  de  la  Prusse.  —  L'ordre 
teutonique  et  les  Hohenzollern.  —  Les  réfugiés  de  l'Edit  de 
Nantes.  —  La  guerre  de  1870;  sa  similitude  avec  la  guerre 
actuelle.  —  Les  prédictions  d'Armand  de  Quatrefages. 

CHAPITRE  V  56 

Qu'est-ce  qu'une  race  humaine  ? 

Etendue  de  la  question  des  races.  —  Importance  de  son  étude 
scientifique.  —  Le  Congrès  des  races  de  Londres,  en  1913.  -— 
La  Génétique  et  l'Eugénique.  —  Signification  des  mots  race, 
tribu,  nation.  —  Le  professeur  von  Luschan,  de  Berlin,  et  la 
violence.  —  La  race  israélite  et  l'infiltration  politique.  — 
L'influence  du  milieu.  —  L'Eugénique  et  l'amélioration  des 
races.  —  La  Génétique  et  la  création  de  races  nouvelles.  — 
Les  races  géographiques.  —  Transformation  possible  des 
caractères  des  races  humaines.  —  La  mentalité;  sa  forma- 
tion, ses  transformations.  —  Les  habitudes  et  l'hérédité 
mentale  :  la  formation  des  nations. 

CHAPITRE  VI  78 

L'organisation  allemande. 

L'infiltration  allemande  et  l'espionnage  doré.  —  Les  botes 
félons.  —  La  protestation  universelle  contre  la  barbarie  sa- 
vante. —  Lettres  de  savants  étrangers.  —  La  science  pra- 
tique. —  Inventions  françaises  enrichissant  l'Allemagne  et 
appauvrissant  la  France.  —  Initiative  et  collaboration  à 
créer. 


TABLE   DES    MATIERES  323 

Page* 

CHAPITRE  VII  97 

La  diminution  de  la  natalité. 

L'engouement  français  pour  la  science  allemande.  —  La  com- 
plicité des  militaires  et  des  intellectuels  allemands.  —  Dangers 
des  naturalisations  et  des  métissages.  —  L'hymne  aux  canons 
Krupp  et  aux  dreadnoughts  de  von  Luschan.  —  L'œuvre  de 
la  raison.  —  Importance  d'une  forte  natalité.  —  Les  causes 
profondes  de  l'abaissement  de  la  natalité  en  France.  — 
Palliatifs  illusoires  et  réformes  nécessaires. 

CHAPITRE  VIII  109 

Le  manifeste  des  Intellectuels. 

Une  fausse  démarche.  —  Le  texte  du  manifeste  des  ïïô  et  les 
signataires.  —  Les  agissements  de  l'armée  allemande  recon- 
nus crimes  par  les  intellectuels.  —  Inutiles  dénégations.  — 
Les  intellectuels  solidaires  du  militarisme  prussien.  —  Les 
preuves.  —  La  personnalité  des  93  intellectuels.  —  Les  ra- 
diations prononcées  par  l'Académie  des  sciences.  —  L'astro- 
nome Wilhelm  Fœrster  et  le  naturaliste  Ernest  Hseckel.  — 
La  conversion  de  Hseckel  au  militarisme.  —  Changement  de 
front.  —  Opinions  de  Gœthe.  —  Gœthe  et  Béranger.  —  Les 
Allemands  jugés  par  Gœthe. 

CHAPITRE  IX  135 

La  prétendue  disparition  spontanée  des  races 
et  leur  remplacement. 

La  théorie  du  progrès  par  sélection  naturelle.  —  La  guerre 
cause  de  progrès.  —  La  fanfare  de  von  Luschan.  —  La 
mison  et  la  morale.  —  Le  paradoxe  du  progrès  par  la  guerre. 
—  Les  faux  préceptes.  —  Les  causes  d'une  illusion.  —  La 
prétendue  dégénérescence  de  la  race  française.  —  Le  retour 
offensif  des  Universités  et  de  l'enseignement  primaire 
prussien.  —  La  prétendue  vieillesse  et  la  disparition  spon- 
tanée des  nations.  —  Le  partage  de  la  France. 


324  TABLE   DES   MATIÈRES 

Pages 

CHAPITRE  X  158 

Kultur  et  Culture. 

Ce  qu'on  entend  en  France  par  le  mot  culture.  —  Culture  et 
humanités.  —  Kant,  Schiller  et  la  suprématie  allemande.  — 
La  Kultur  utilitaire.  —  L'internationalisme  et  le  pacifisme 
par  la  domination  allemande.  —  La  Kultur  barbare.  —  La 
civilisation  énergétique  de  Wilhelm  Ostwald.  —  Un  mot  de 
Pasteur.  —  Le  banquet  de  Berthelot  et  les  aspirations  de  la 
science  française  :  son  rôle  humanitaire  et  civilisateur.  — 
Le  Vampire  allemand. 

CHAPITRE  XI  178 

Le  rôle  de  la  France  dans  le  développement 
des  sciences  physiques. 

Le   rôle  initiateur  de  la  France  dans  le  domaine  scientifique. 

—  L'Ecole  polytechnique  et  l'Ecole  normale  supérieure.  — 
Les  mathématiciens  français.  —  Les  astronomes.  —  Les 
cartes  photographiques  du  Ciel  et  le  monde  des  Etoiles.  — 
La  composition  chimique  du  Soleil  et  des  Etoiles.  —  Créa  lion 
de  la  météorologie.  —  Les  propriétés  de  la  vapeur.  —  Les 
propriétés  des  courants  électriques  :  Ampère  et  Arago.  — 
La  première  idée  du  téléphone  et  de  la  télégraphie  sans  fil. 

—  La  liquéfaction  des  gaz  :  Thilorier,  Cailletet,  Dewar, 
Amagat,  Raoult.  —  Les  Becquerel  et  la  radio-activité  ;  le 
Radium  et  YActinium.  —  Les  propriétés  des  rayons  invi- 
sibles :  les  diastases  et  l'origine  de  la  vie.  —  La  Chimie 
minérale  :  iode,  brome,  bore.  etc.  —  La  chimie  organique 
de  Dumas  à  Berthelot. 

CHAPITRE  XII  202 

Le  rôle  de  la  France  dans  le  développement 
des  sciences  naturelles. 

Les  fermentations.  —  Pasteur  et  ses  élèves.  —  Le  charbon, 
le  choléra  des  poules,  le  rouget  du  porc,  la  rage,  la  péri- 
pneumonie  des  bêtes  à  cornes,  la  peste,  la  diphtérie,  le 
tétanos,  la   lièvre  typhoïde  vaincus.  —  La  rénovation  de  la 


TABLE   DES   MATIÈRES  325 

Pages 

médecine.  —  Les  formes  diverses  de  la  contagion.  — 
L'histoire  de  la  terre  :  Buffon,  Cuvier,  les  géologues  modernes. 

—  La  restauration  des  animaux  fossiles.  —  Lamarck  et  la 
doctrine  de  l'Evolution.  —  La  Botanique.  —  La  Zoologie.  — 
La  théorie  de  l'Hérédité  et  la  formation  des  organismes.  — 
Henri  Fabre.  —  Théorie  de  l'Instinct.  —  Les  explorations 
sous-marines.  —  Les  découvertes  du  microscope.  —  L'origine 
de  l'Homme. 

CHAPITRE  XIII  255 

L'Evolution  de  la  mentalité  allemande. 

Le  paradoxe  allemand.  —  Les  morales  nouvelles.  —  Orgueil. 
égoïsme,  mysticisme  et  pangermanisme.  —  La  Vieille  Alle- 
magne et  ses  dieux.  —  Kant  et  l'expérience.  —  L'Allemagne 
rêveuse.  —  L'orgueil  philosophique.  —  La  Vérité  germa- 
nique. —  La  philosophie  de  la  Nature.  —  La  science  alle- 
mande contre  Lavoisier.  —  L'identité  du  vrai  et  du  faux.  — 
Les  adaptations  germaniques  de  la  science  française.  — 
L'Etat  mystique.  —  Le  vieux  Gott.  —  La  mission  divine  du 
Germain  et  la  civilisation. 

CHAPITRE  XIV  285 

Science  et  civilisation. 
Conclusion. 

La  conquête  du  monde  par  la  science  —  La  science  dégagée 
de  mysticisme.  —  L'épopée  scientifique'.—  La  conception 
actuelle  de  l'univers.  —  La  naissance  de  la  vie  e1  son  évo- 
lution. —  L'évolution  humaine.  —  Les  victoires  de  la  science 
expérimentale.    —    L'insuffisance    morale    de    la    science. 

—  Les  comment  et  les  pourquoi.  —  Les  fondements  moraux 
de  la  civilisation.  —L'organisation  allemande  est-elle  delà 
civilisation  ?  —  Examen  de  conscience.  —  L*1  réveil  de  la 
France. 


LIBRAIRIE   PAYOT   &   Cie,    PARIS 


J'ACCUSE  ! 


EDITION     FRANÇAISE 

Un  volume  grand  in-8,  Fr.  4. — 

Ce  livre,  d'un  intérêt  extraordinaire,  paru  d'abord  en 
langue  allemande,  a  déjà  eu  et  aura  encore  un  très  grand 
retentissement. 

C'est  l'ouvrage  le  plus  important  que  la  guerre  ait 
inspiré.  Sa  publication  a  été  un  événement  d'une  portée 
mondiale.  C'est  le  cri  d'angoisse  d'un  patriote  allemand 
clairvoyant  qui  voudrait  arrêter  la  nation  germanique  sur 
les  bords  de  l'abîme  où  elle  semble  vouloir  se  précipiter 
comme  à  plaisir. 

Mais  qu'on  ne  se  méprenne  pas  au  titre  de  J'ACCUSE  !  : 
ce  livre  n'est  pas  un  pamphlet  enflammé  débordant  de 
sentiments  passionnés,  c'est  la  véritable  œuvre  de  sang- 
froid,  de  dialectique  sensée  et  lumineuse  d'un  penseur, 
d'un  philosophe  doublé  d'un  savant.  L'auteur  est  en  effet 
une  vraie  «  personnalité  »  par  le  talent  et  par  la  science. 
Il  connaît  de  première  main  toute  l'histoire  diplomatique, 
militaire  et  économique  des  grandes  puissances  ;  il  sait 
peser  les  faits  avec  prudence  et  les  discuter  avec  un  grand 
sens  critique,  exposant  avec  clarté,  souvent  avec  élo- 
quence, les  raisonnements  et  les  conclusions  que  formule 
son  intelligence  ouverte  aux  idées  générales  et  nourrie 
d'une  vaste  culture.  S'il  n'écrit  pas  toujours  sans  colère, 
c'est  que  son  sens  profond  de  justice  et  du  droit  a  été  mis 
à  trop  rude  épreuve  par  la  fourberie  et  la  brutalité  des 
dirigeants  de  l'Allemagne  qu'il  n'hésite  pas  à  clouer  au 
pilori.  S'il  a  une  passion,  c'est  celle  de  la  vérité  qu'il  veut 
faire  connaître  au  peuple  allemand.  Il  a  donné  comme 
épigraphe  à  son  livre  deux  vers  d'une  chanson  allemande, 
qui  signifient  «  Celui  qui  sait  la  vérité  et  qui  ne  la  dit 
pas  est  vraiment  un  pitoyable  drôle  »  et  le  livre  tout  entier 
la  justifie. 

On  pourra  épileguer  sur  la  portée  et  la  valeur  de  cette 
Ménippée  moderne  :  on  n'en  empêchera  pas  l'effet:  Sur  les 
menées  de  l'impérialisme  allemand,  la  responsabilité  des 
dirigeants,  la  préméditation  cynique  du  plan  d'agression 
austro-allemand,  la  démonstration  de  J'ACCUSE  est 
péremptoire  et  définitive. 

C'est  un  livre  historique  que  tout  Français  doit  lire. 


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University  of  Toronto 
Lîbrary 


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REMOVE 
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Uader  Pau  "Réf.  Index  Fil»" 

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