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BINDING LIST MAY 1 1924
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FRANCE ET ALLEMAGNE
Tous droits île reproduction, de traduction et d'adaptation
réservés pour tous pays.
Copyright, u\ Payot & <>. Paris 1915.
Hno*-
EDMOND PERRIER
Membre de l'Académie des Sciences et de l'Académie de Médecine,
Directeur du Muséum national d'Histoire naturelle
FRANCE
ET
ALLEMAGNE
^.^i»1
PARIS
LIBRAIRIE PAYOT & O
46, RUE SAINT- ANDRE-DES- ARTS, 40
1915
Tous droits réservés
PREFACE
Les événements tragiques qui se déroulent en ce
moment et que les deux empires de l'Europe cen-
trale ont déchaînés, sont contemplés avec stupeur par
tous ceux qui croyaient l'Allemagne hautement civi-
lisée, sur la foi du bruit qu'elle faisait autour de sa
Kultur. On s'est demandé anxieusement partout
l'explication du contraste que présentait sa réputa-
tion scientifique et les actes de barbarie qu'elle a
commis depuis le commencement de la guerre. J'en
ai cherché pour moi-même l'explication et j'ai exposé
dans ce petit livre les conclusions auxquelles j'ai
cru pouvoir m'arrêter avec les raisons qui m'y ont
conduit. Ses principaux chapitres ont paru, sous une
forme moins explicite, soit dans le journal Le Temps,
qui depuis si longtemps m'accorde une gracieuse
hospitalité, soit dans la Revue hebdomadaire ou
dans les Annales, soit enfin comme préface à un
ouvrage de vulgarisation. Les sujets de ces articles
étaient naturellement reliés entre eux., puisque tous
traitaient de la science ou de la mentalité germani-
ques. Il a suffi, après classement, de quelques addi-
tions pour les rattacher les uns aux autres, et en faire
<> PREFACE
un tout dont l'homogénéité apparaîtra clairement dans
la succession des chapitres. La race prussienne est
prise à ses débuts; elle est suivie dans la succession
de ses idées jusqu'à l'affirmation de son rêve actuel
d'hégémonie mondiale dont la genèse remonte à l'em-
prise sur l'Allemagne d'une philosophie de roman,
la plus orgueilleuse et la plus dangereuse par ses
côtés mystiques qui ait jamais été conçue. Elle y
a ruiné toutes les conceptions généreuses qui se
développaient chez les autres peuples et leur a
substitué ce féroce égoïsme national dont le monde
est actuellement victime — et l'Allemagne elle-même
plus encore que tous. Elle y a longtemps retardé
l'avènement des principes et des méthodes scientifi-
ques qu'il ne s'est approprié que tardivement, mais
qui sont devenus la base de sa Kultur avant tout
industrielle et commerciale. Nulle part la révolution
qu'apportait Lavoisier dans la science n'a été plus
violemment combattue, et on y cherche encore à
diminuer l'importance de sa victoire. La science qui
partout ailleurs sert de base solide aux plus hautes
spéculations, est demeurée en Allemagne la servante
des aspirations dominatrices de ses surhommes, et
c'est pourquoi, loin d'être civilisatrice, elle demeure
l'instrument néfaste de la plus atroce barbarie dont
le monde ait été témoin. Il est, hélas! impossible
d'employer un autre mot pour désigner l'état d'es-
prit des hommes qui ont envahi contre tout droit
l'inoffensive Belgique, ont détruit ses plus beaux
monuments, se sont livrés sur des vieillards, des
PREFACE /
femmes, des enfants, aux massacres ou aux actes
les plus abominables. Et le fait que cette barbarie
a été voulue, consciente, préméditée, dictée par une
conception spéciale de la guerre, loin d'être une
excuse, lui donnerait plutôt un caractère hideuse-
ment criminel, aux yeux de l'Humanité.
Parallèlement à l'évolution de cette mentalité ré-
gressive, j'ai dû montrer quelle avait été l'évolution
de la mentalité française qui, après avoir substitué
une science positive, faite de bons sens et de clarté,
docile aux enseignements de l'expérience et n'accep-
tant que les conceptions générales qui s'en déga-
geaient, s'est laissée séduire par les généreuses doc-
trines de ses philosophes du XVIIIme siècle, essen-
tiellement fondées sur les notions de l'égalité des
hommes, de la fraternité des peuples et de la dignité
humaine. Peut-être ces notions étaient-elles un peu
utopiques, mais elles n'étaient dangereuses que pour
ceux dont elles avaient pénétré l'esprit, et elles por-
taient en elles la plus bienfaisante des aspirations :
l'aspiration vers la paix universelle dans la liberté.
C'est l'inverse des aspirations des empires du milieu
et il était utile de souligner ce contraste.
Je dois, en terminant, des remerciements aux di-
recteurs des grands périodiques qui, après avoir
accueilli ces articles, ont bien voulu en autoriser la
réunion en un volume où ils ont été fondus de ma-
nière à constituer la suite régulière des chapitre d'un
livre homogène.
FRANCE ET ALLEMAGNE
CHAPITRE PREMIER
Les Allemands avant la guerre.
Identité de l'Allemand de 1870 et celui de 1915. — Les procédés
d'intimidation de Sennachérib ; leur faillite. — Les Parisien-
nes à l'épreuve de l'obus. — Les débuts du bombardement
de Paris en 1870. — Bombardement de la Halle aux vins,
de l'hôpital de la Pitié et de l'ambulance du Jardin des
Plantes. — Les quatre-vingt-quinze obus du Muséum natio-
nal d'histoire naturelle. — La sérénité des savants. — Obus
perfectionnés. — La protestation de Chevreul. — L'indigna-
tion de Pasteur.
Si la mentalité profonde des peuples est sus-
ceptible de se modifier, elle ne le fait qu'avec une
extrême lenteur ou sous le coup de quelque événe-
ment exceptionnel, capable de remuer jusqu'aux
plus humbles cerveaux. Ces deux phénomènes peu-
vent être actuellement observés chez le peuple alle-
mand.
Le monde entier a été secoué d'horreur, et s'est
demanda s'il n'était pas le jouet d'inventions créées
10 FRANCE ET ALLEMAGNE
par des imaginations en délire, en apprenant les
crimes sans nombre commis par les armées alle-
mandes ; il a été stupéfait quand il a vu l'Allemagne
rêveuse, savante et musicienne du commencement
du XIXe siècle, revenir en bloc à la sauvagerie des
plus mauvais temps de l'antiquité et du moyen âge,
tandis que ses généraux, ses littérateurs et ses
savants construisaient de toutes pièces une théorie
justificative de la cruauté collective. Mais, pour peu
qu'on se fût souvenu, on aurait sans peine reconnu
que la pratique et la théorie font depuis longtemps
partie de la mentalité allemande. On peut être
rêveur, cultiver la science et aimer la musique,
tout en recelant en soi un fonds de mauvais ins-
tincts qui ne demandent qu'à éclater. Le Grand
Frédéric, le plus glorieux ancêtre des Hohenzollern,
était poète et philosophe; il aimait également les
arts ; cela ne l'empêchait pas d'être le plus malhon-
nête homme de son temps, et de s'en vanter: il a le
premier codifié l'art de l'espionnage et de la four-
berie. On sait h quel point ses méthodes ont été
suivies pour la préparation de la guerre actuelle ;
il en a été de même pour la conduite de la guerre.
Depuis 1870, les méthodes stratégiques des Prus-
siens ne se sont guère modifiées, leurs procédés
d'intimidation sont également demeurés les mêmes;
ils se sont seulement corsés, pour ainsi dire, en sau-
vagerie. Depuis leurs exploits de Liège, de Mati-
nes, de Louvain, de Reims, de Senlis, d'Arras et
d'ailleurs, les hordes prussiennes n'ont plus rien
LES ALLEMANDS AVANT LA GUERRE 11
à envier à celles d'Attila et de ses féroces précur-
seurs; les procédés de Guillaume II sont ceux de
Sennachérib, qui faisait inscrire sur les monu-
ments rappelant ses victoires : « J'ai fait écorcher
vifs quinze mille ennemis ! » Ce n'était certaine-
ment pas vrai : personne ne prenait au sérieux cette
sanglante vantardise ; mais ceux qui la lisaient
devaient, tout de même, éprouver quelque frisson.
La destruction de Louvain n'est pas, hélas ! une
simple forfanterie. Non seulement la malheureuse
ville était toute pleine de monuments merveilleux,
mais elle était aussi le siège d'une célèbre univer-
sité catholique, qui n'en était pas moins libérale
pour cela. C'est là que professa longtemps Pierre-
Joseph Van Beneden, auteur de belles découvertes
d'histoire naturelle qui ont eu les plus importantes
conséquences médicales, et lui avaient acquis la
plus juste renommée. Son fils Edouard Van Bene-
den avait, lui aussi, illustré par d'admirables tra-
vaux l'université libre de Liège. Liège et Louvain :
deux noms qui sont aujourd'hui associés à ceux de-
Bruxelles et d'Ypres dans tous les cœurs français.
Le bombardement de Paris, en 1871, n'avait pas
plus de portée militaire que ceux que nous avons vus
depuis ; ce fut, lui aussi, tout simplement un acte
d'intimidation, mais qui n'eut pas la moindre
influence sur l'état d'esprit des Parisiens. Quelques
personnes furent tuées ou blessées ; quelques monu-
ments égratignés ; nul ne songea à s'effrayer ni
même à s'étonner. De longues théories de femmes
12 FRANCK ET ALLEMAGNE
attendaient patiemment à la porte des boulangers le
moment de « toucher» leur ration de ce mélange de
son, de farine, de charançons, de menus déchets de
toutes sortes, y compris des gouttes d'étain fondu,
qu'on appelait le pain de siège — analogue au pain K
de l'Allemagne actuelle. Un matin, je revenais avec
des camarades de mon service obsidional par l'ave-
nue d'Italie, un obus éclate non loin de nous, et un
de ses fragments décapite presque une de ces mal-
heureuses ; quelques-unes de ses compagnes l'em-
portent ; les autres se resserrent; aucune ne quitte
son poste d'attente. Telles étaient, telles sont encore
les femmes de France, toujours courageuses et maî-
tresses d'elles-mêmes devant le danger. Les Taubes,
même les Zeppelins et leurs bombes les ont laissées
aussi calmes en 1914 et 1915 que les obus en 1871.
J'ai eu l'honneur d'être témoin, à cette époque,
de la chute des premières séries d'obus sur la rive
gauche. Ils arrivèrent dans l'après-midi et la soirée
du vendredi 6 janvier. J'étais invité ce soir-là, avec
quelques-uns de mes compatriotes limousins, à me
régaler d'un cuissot de chien, chez un ami, rue
Monge. Au moment où, non sans quelque rancœur
causée par l'odeur de « paysan mouillé » que, sui-
vant l'un des convives, répandait notre pot-au-feu,
nous allions nous mettre à table, un invité arriva,
nous annonçant que des obus venaient d'éclater dans
un chantier de bois à brûler, où il était de garde,
rue d'Ulm. Ce chantier, je le connaissais bien ; il
n'était séparé que par un mur des bâtiments de
LES ALLEMANDS AVANT LA GUERRE 13
l'Ecole normale supérieure, où je venais de passer
trois années studieuses, et qui ne fut épargnée que
par hasard.
Je demeurais non loin de là rue Gay-Lussac ; j'an-
nonçai mon intention d'aller voir ce qui se passait
dans mon quartier : un de mes camarades s'offrit
pour m'accompagner. Nous trouvâmes la rue Saint-
Jacques en émoi ; une bonne femme nous cria tout
en fuyant : « Les obus tombent comme grêle rue
Gay-Lussac ! » Nous nous récriâmes. « Allez voir,
ajouta-t-elle, au 34. » C'était chez moi ; mais l'obus
n'y était pas entré, il avait été capté par la muraille
mitoyenne entre les maisons nos 30 et 32 de la rue.
Personne n'avait été averti de ce commencement
de bombardement : le dimanche 8, seulement, au
matin, un de mes parents, qui dirigeait alors par
intérim le Comptoir d'escompte, vint m'inviter à
quitter mon domicile pour venir coucher au Comp-
toir ; il avait dîné la veille avec M. Washburn,
l'ambassadeur des Etats-Unis, qui avait été prévenu
que dans la soirée du dimanche, à partir de 9 heures,
les quartiers de la rive gauche seraient couverts
d'obus. La nouvelle n'avait pas tardé à se répandre
dans Paris; nous voulûmes voir l'aspect du boule-
vard Saint-Michel en veillée d'armes. Certes, il
n'était pas gai; mais aucun émoi nulle part; il y
avait encore des promeneurs paisibles, et je crois
bien que ceux qui ne se promenaient pas étaient
tout simplement chez eux, à attendre l'événement
dans la plus parfaite résignation. Comme nous avions
14 FRANCE ET ALLEMAGNE
atteint la place Saint-Michel, nous entendîmes le
premier obus éclater derrière nous avec le bruit que
produit une clef rapidement promenée sur les devan-
tures en fer plissé que l'on abat le soir devant les
magasins. Ce fut un jeu, à ce moment, pour les jeunes
gens, d'effrayer les passants par cette bruyante pra-
tique. Le lendemain lundi, le boulevard si connu de
la joyeuse jeunesse était lamentable, mais jamais il
ne fut si fréquenté. On venait voir et commenter
les dégâts : au coin du boulevard et de la rue des
Ecoles, tout près de la Sorbonne et du musée de
Cluny, un café avait été particulièrement éprouvé :
ce n'était certes pas lui qui avait été visé. Le
Luxembourg avait son compte ; mais la bonne part
avait été réservée au Jardin des Plantes.
Les Allemands connaissaient trop bien, à cette
époque déjà, les plus menus sentiers forestiers, ils
étaient trop bien renseignés sur les chemins de tra-
verse de nos campagnes, et leurs étudiants avaient
été trop libéralement accueillis dans nos établisse-
ments scientifiques pour que l'on puisse admettre
que leurs artilleurs n'eussent pas une pleine con-
science de la direction que prenaient leurs obus et
des établissements auxquels ils pouvaient causer
quelque dommage. Ils repéraient d'ailleurs, aussi
exactement que le permettait la distance, les points
qu'ils atteignaient. Dans la nuit du 17 janvier, au
cours du bombardement du Muséum, le feu prit au
magasin des eaux-de-vie de la Halle aux vins qui
n'est séparée du Jardin des Plantes que par la rue
LES ALLEMANDS AVANT LA GUERRE 1§
Cuvier; la lueur avertit les artilleurs prussiens, qui
aussitôt envoyèrent dans cette direction une douzaine
d'obus; leur canon était heureusement mal pointé;
les projectiles allaient au-delà du paradis des spi-
ritueux qui, s'il avait brûlé, aurait sans doute incen-
dié tout le quartier. Une fois le feu éteint, la tra-
jectoire se raccourcit ; les obus recommencèrent à
tomber exclusivement sur le Jardin des Plantes. Si
Ton avait eu affaire aux soldats d'un peuple vrai-
ment civilisé, tout devait cependant protéger cet
établissement à la fois savant et populaire. S'il avoi-
sinait la Halle aux vins, il n'y avait entre lui et le
vaste hôpital de la Pitié que la rue Geoffroy-Saint-
Hilaire ; toute la grande allée qui va des galeries de
zoologie à la Seine avait été couverte par un bara-
quement en bois où était établie une spacieuse
ambulance ; l'hôpital de la Pitié, cette ambulance
auraient dû être sacrés. Une nation qui se vantait
d'être la nation savante par excellence et qui le
croyait, ne pouvait ignorer que les collections du
Muséum d'histoire naturelle constituent un trésor
international unique, dont la destruction eût été
pour la science allemande elle-même un irréparable
désastre; ce désastre fut cherché, voulu, ce crime de
tirer sur les asiles des malades et des blessés fut
commis sciemment : quarante-sept obus tombèrent
sur l'hôpital de la Pitié ; cinq dans la rue Geoffroy-
Saint-Hilaire ; quatre-vingt-quinze sur le Muséum.
Ces derniers n'eurent pas d'ailleurs une distri-
bution quelconque; ils se pressèrent tout particu-
ltj FBANCE ET ALLEMAGNE
lièrement dans la région où se trouvaient les collec-
tions, l'administration, les habitations du personnel-
Là se trouve une colline artificielle, conique, qui
fut constituée avant le XVÏÏme siècle par l'accumu-
lation à la même place des immondices que le ser-
vice de la voirie transportait hors Paris. C'est le
grand labyrinthe, dont les allées sinueuses, emmê-
lées et ombragées, servent de retraite aux prome-
neurs qui cherchent le calme et la solitude. La col-
line est surmontée d'un élégant belvédère en bronze,
pouvant servir de repère pour le pointage des
pièces ; le grand labyrinthe reçut à lui tout seul
quarante-six projectiles ; sur sa terrasse éclata le
25 janvier, cà 10 heures du soir, celui qui clôtura le
bombardement.
A ce moment les jeunes gens qui sortaient, tout
frais émoulus, de nos grandes écoles scientifiques :
normale, polytechnique, centrale, avaient été char-
gés de services spéciaux ; ils ne causaient entre eux
que d'artillerie, complétant dans cette direction leur
éducation ; pour mon compte, j'appris, à cette
occasion, le calcul des variations, que j'avais pares-
seusement négligé à l'Ecole normale, afin de me
rendre compte de la trajectoire parcourue par les
projectiles lancés par les canons rayés et des condi-
tions de leur pointage. Nous avions repéré la posi-
tion des pièces qui tiraient sur les points qui nous
intéressaient, et nous avions conclu — je ne sais si
cette conclusion était exacte — qu'elles étaient poin-
tées une fois pour toutes, à une inclinaison un peu
LES ALLEMANDS AVANT LA GUERRE 17
inférieure à 45 degrés, et se relevaient légèrement à
chaque coup. Leur tir devait, par conséquent, s'al-
longer jusqu'à ce que l'orientation à 45 degrés fût
atteinte; à ce moment, quelques obus devaient
tomber presqu'exactement au même point; puis le
tir devait se raccourcir. Nous avions basé sur ce
calcul, peut-être un peu enfantin, nos mesures per-
sonnelles de prudence. Il se trouva vérifié, quoi qu'il
en soit, au Jardin des Plantes.
Là, tout le monde fit vaillamment son devoir :
ce qu'il y avait de plus précieux dans les col-
lections avait été mis en sûreté dans des souter-
rains ou sous des voûtes inaccessibles aux obus,
ainsi que les soixante-dix mille bocaux contenant
des pièces conservées dans l'alcool et qui consti-
tuaient un danger d'incendie, comme celui qui
menaça la Halle aux vins. On se fit vite au siffle-
ment des obus et à leur explosion; les brèches à
peine faites étaient réparées sans que l'on s'inquiétât
autrement des projectiles, et je sais des mémoires
scientifiques qui ont été préparés, non sans quelque
coquetterie, sous la menace des explosions.
L'illustre Chevreul, alors directeur du Muséum,
donnait l'exemple. Malgré ses quatre-vingt-cinq ans,
on le voyait partout ; il parcourait le jardin tous les
jours; passait la nuit dans les sous-sols des serres;
parait à tout, encourageant tout le monde. Deux
obus étant venus saccager la serre à orchidées, en
pleine gelée d'hiver, il fit couper les fleurs pré-
cieuses vouées à la mort, en fit faire un bouquet, et
i8 FRANCE ET ALLEMAGNE
l'envoya à Richard Wallace, le célèbre philanthrope
anglais qui venait de faire un don royal aux pauvres
de Paris. Cependant un obus avait saccagé son
cabinet et démoli sa table de travail : un autre avait
abattu le plafond de la chambre à coucher de l'un
des maîtres les plus célèbres de la science française,
Henri Milne-Edwards, en qui se réunissaient trois
des nationalités qui luttent aujourd'hui contre l'in-
sondable orgueil germanique : l'Angleterre, la Bel-
gique et la France. Un matin, je revenais prendre le
service que j'avais conservé au laboratoire où j'étais
aide-naturaliste. Mon chef, le vénérable Deshayes,
qui avait alors soixante-trois ans, et le garçon de
laboratoire étaient venus m'accueillir dans un petit
vestibule sur lequel ouvraient les portes de leur-
cabinet; un obus arrive, fait explosion dans le gre-
nier juste au-dessus de nous, démolit le plafond sur
notre tête, le plancher sous nos pieds, les cloisons
qui nous entouraient; aucun de nous n'est touché.
Un des éclats de ce projectile me sert de presse-
papier. C'est un honnête fragment de fonte à tranche
épaisse, portant des cercles saillants transversaux
qui retenaient une chemise de plomb. Bien diffé-
rents sont les éclats des obus actuels. Le projectile
porte intérieurement des nervures saillantes longi-
tudinales qui forment autant de membrures résis-
tantes, obligeant l'obus en acier à se rompre en
biseau dans leur intervalle, de sorte que le projec-
tile se divise en fragments allongés comparables
aux côtes d'un melon; mais chaque fragment est
LES ALLEMANDS AVANT LA GUERRE 19
tranchant sur ses bords et constitue un véritable
sabre volant. L'instrument de mort a été grande-
ment perfectionné.
Aussitôt après l'explosion qui venait de se pro-
duire, Deshayes nous donne tranquillement l'ordre
de monter dans le grenier, où étaient de précieuses
collections de fossiles ; bientôt, spontanément, cin-
quante employés du Muséum nous y ont rejoints.
A ce moment, mes calculs d'artilleur me reviennent
à l'esprit; je fais observer à mon chef que la pièce
qui tire sur nous est arrivée à son maximum de
portée ; que l'obus qui va suivre éclatera presque
sûrement au milieu de nous ; qu'il vaut mieux ren-
voyer tout le monde jusqu'au moment où le projec-
tile suivant aura explosé. Evidemment, mon maître
me croît... impressionné, et tout le monde continue
à relever des tiroirs éventrés et à ramasser des
fragments de coquilles brisées, les coquilles fos-
siles du gisement si réputé de Grignon. L'obus
n'arriva que la nuit suivante ; il éclata exactement
à la même place, si bien que s'il n'avait pas brisé
deux ou trois meubles de plus, nous aurions pu
croire que nous avions négligé de recueillir quelques
morceaux du précédent. Ma réputation d'artilleur
était faite ; également la réputation de courage des
employés du Muséum.
Ghevreul protesta solennellement contre ces évé^
nements devant l'Académie des sciences par une
déclaration dont voici les termes :
20 FRANCE ET ALLEMAGNE
Le Jardin des plantes médécinales,
fondé à Paris par un édit du roi Louis XIII
à la date du mois de janvier 1626,
Devenu Muséum d'histoire naturelle
par décret de la Convention du 10 juin 1793,
Fut bombardé,
sous le règne de Guillaume 1er, roi de Prusse,
comte de Bismarck, chancelier,
Par l'armée prussienne,
dans la nuit du 8 au 9 de janvier 1871;
Jusque-là il avait été respecté de tous les partis et
de tous les pouvoirs nationaux et étrangers.
Tout Paris s'émut de cette protestation... On a
vu bien d'autres infamies depuis ! Un vicaire de la
Madeleine la fit graver sur deux plaques de marbre
qui devaient être placées aux deux entrées princi-
pales du Jardin des Plantes. Puis la paix survint.
La France, bonne fille, oublia. Les plaques demeu-
rèrent chez le graveur : une d'elles a été donnée, il
y a quelques années, au Muséum et fait partie de
sa collection de souvenirs. Il n'y a plus aucun
inconvénient aujourd'hui à la fixer à un mur exté-
rieur pour remémorer cet acte méprisable.
Lancer des obus en plein Paris, lorsque la grande
ville était de toutes parts investie, sans que la popu-
lation civile eût été évacuée, s'exposer à tuer des
femmes et des enfants, était certes contraire au
droit des gens ; mais on pouvait dire que Paris était
une ville fortifiée, que ceux qui y étaient demeurés
enfermés devaient s'attendre à tout, et, à la rigueur^
LES ALLEMANDS AVANT LA GUERRE 21
que cette barbare opération aurait pour conséquence
d'avancer la date de la capitulation. On ne sau-
rait trouver l'ombre d'une excuse analogue pour les
destructions amoncelées en province : elles furent
telles qu'en contemplant, dans son pays natal, le
Jura, les ruines accumulées, notre grand Pasteur,
qui a sauvé tant de ces existences dont le Kaiser fait
si bon marché, s'écriait (4) : « Je voudrais que la
France résistât jusqu'à son dernier homme, jusqu'à
son dernier rempart f Je voudrais la guerre prolon-
gée jusqu'au cœur de l'hiver, afin que les éléments
venant à notre aide, tous ces vandales périssent de
froid, de misère et de maladie. Chacun de mes
travaux jusqu'à mon dernier jour portera pour
épigraphe : Haine à la Prusse ! Vengeance ! Ven-
geance !... » Hélas ! Pasteur devrait étendre aujour-
d'hui son anathème à l'Allemagne tout entière ;
mais son cœur serait soulagé : l'heure qu'il rêvait
approche.
On le voit, 1871 ne différait pas autant de 1915
qu'on pourrait le supposer, et c'est bien en présence
de la même race que nous nous trouvons.
(1) Vallery-Radot. La vie de Pasteur, p. 258.
22 FRANCE ET ALLEMAGNE
CHAPITRE II
La supériorité de la race germanique.
La pensée allemande àme du monde. — La haine du vieux
Mommsen. — Le comte de Gobineau et le gobinisme. —
La légende de l'arien. — Le surhomme de Nietzsche; la
prédestination allemande. — Les fantaisies de Gobineau. —
Le préjugé des races. — La germanisation du monde.
Quelques mois avant la guerre, lors d'une grande
conférence faite à Berlin, dans une des plus vastes
salles de la capitale prussienne, un des membres les
plus en renom de son corps enseignant n'hésita pas
à proclamer cet aphorisme : La pensée allemande
doit être l'âme du monde! Forts de ce principe,
les militaires, les universitaires allemands se sont
absolument fondus ; ils ne font qu'un. Nous nous
sommes naïvement étonnés quand nous les avons
vus réclamer cette solidarité ; nous ne nous dou-
tions pas à quel point l'âme allemande et l'âme
française sont devenues différentes l'une de l'autre.
En dépit de Gœthe et de Schiller, de Kant et de
Beethoven, l'âme allemande, qui se réclame d'eux
bien à tort, sans doute, n'est pas née d'hier ; il y a
longtemps qu'elle s'élaborait dans les universités
et dans les écoles avant de s'affirmer brutalement^
comme elle vient de le faire.
Le vieux Mommsen, qui haïssait la France pour
y avoir été trop bien accueilli, disait déjà en regar-
LA SUPÉRIORITÉ DE LA RACE GERMANIQUE 23
dant couler la Seine : « Elle est faite de boue, comme
l'âme des Français. » Mais quand Mommsen vivait,
elle était comme engourdie, elle n'avait pas encore
pris conscience d'elle-même, la grande âme alle-
mande, et il semble bien qu'il ait fallu qu'un Fran-
çais vînt la secouer aimablement pour l'éveiller et
lui révéler sa propre existence. On peut attribuer
ce miracle à M. le comte de Gobineau. L'Allemagne
lui en a été reconnaissante. Alors que ce charmant
et paradoxal Français n'était guère connu chez nous
que dans quelques cénacles restreints, il avait sus-
cité en Allemagne un tel enthousiasme qu'on y par-
lait de gobinisme comme nous parlons de chauvi-
nisme, et que s'est fondée au-delà du Rhin, il y a
une vingtaine d'années, une Société Gobineau, où
l'on ne s'étonnera pas de rencontrer des wagnériens
de marque, Wagner ayant été l'un des premiers
admirateurs du philosophe français, dont Nietzsche
semble s'être, de son côté, dans quelque mesure,
inspiré.
C'est que le comte de Gobineau, historien et
diplomate, fut l'inventeur d'une théorie des plus
flatteuses pour les Teutons, la théorie de Vinégalité
des races humaines, et qu'en tête de toutes les
races il plaçait le rameau germanique de la race
arienne, dans laquelle son physique, d'ailleurs
agréable et fort peu allemand, l'autorisait, pen-
sait-il, à se classer. Il n'a pas écrit moins de quatre
volumes pour établir sa thèse ; il les a modeste-
ment intitulés : Essai sur l'inégalité des races
24 FRANCE ET ALLEMAGNE
humaines (*), et les a dédiés au roi Georges V de
Hanovre. Je dis modestement^ sans aucune ironie,
parce qu'il y a dans ces livres une étonnante accu-
mulation d'érudition, un énorme labeur mis, à la
vérité, au service d'une imagination débordante
et d'idées scientifiquement quelque peu simplistes.
C'est évidemment cette érudition, enveloppée de
toutes les grâces d'un style vraiment français, qui,
malgré sa fragilité, a séduit les Allemands que
devait naturellement enthousiasmer, vaille que
vaille, une théorie leur promettant, sans ambages,
la suprématie dans le monde. Depuis, un autre
Français, Vacher de Lapouge, est venu appuyer
cette théorie de tout l'appareil de la science anthro-
pologique la plus affranchie de préjugés réaction-
naires.
L'humanité, pour M. de Gobineau, comme pour les
vieux auteurs, se divise en quatre races fondamen-
tales : les noirs, les jaunes, les rouges et les blancs.
Leur valeur comme éléments de civilisation est
fort inégale. Le noir est une sorte d'ébauche humaine
qui n'a su inventer qu'une chose: la... musique;
le jaune est un imitateur habile ; le rouge, une
moyenne insignifiante entre le jaune et le noir. Le
blanc seul a fait progresser l'humanité ; il l'aurait
rapidement portée au plus haut degré de perfection
s'il n'avait rencontré sur son chemin les autres
races avec qui il s'est imprudemment métissé et
') Ils ont paru de 1853 à 1855
LA SUPÉRIORITÉ DE LA RACE GERMANIQUE 25
qui ont infériorisé une grande partie de ses repré-
sentants.
Les seuls blancs véritables sont les Ariens ou
Aryens, superbes dans leur forme ennoblie par les
dons les plus précieux de l'intelligence. Les Sémites,
-qu'on leur assimile d'ordinaire, sont, suivant Gobi-
neau, un rameau impur et dissolvant, probablement
métissé de noir et de blanc.
L'union des Sémites et des Ariens a produit des
types intermédiaires, ayant d'autant moins de valeur
que leur sang arien a été plus vicié par un coupage
avec celui des sémites. Les Grecs, les Romains, les
Latins de nos jours sont des produits de ce coupage ;
leurs sociétés et leurs civilisations ont disparu
quand la pureté de leur sang arien a été par trop
altérée par des unions sémitiques.
Le seul groupe ethnique qui ait su se maintenir à
peu près pur est le groupe germanique... et encore !
L'Arien a des caractères physiques qui le distinguent
parmi les autres hommes : il est grand, blond ; ses
yeux sont bleus et son crâne allongé. C'est le por-
trait de M. de Gobineau lui-même, sauf que ses
yeux étant un peu trop foncés, il n'insiste pas,
comme caractère indispensable, sur la pureté de
l'azur arien.
Dans ce groupe ethnique vient nécessairement se
placer le surhomme de Nietzsche, et comme les
Allemands de certaines contrées répondent assez
bien à la définition physique du noble arien de
M. de Gobineau, le surhomme devait être nécessai-
26 FRANCE ET ALLEMAGNE
rement allemand. Sur ces bases premières, adaptées
par Haeckel et Vacher de Lapouge, s'est édifiée la
doctrine de forme quasi scientifique, la doctrine
universitaire de la prétendue supériorité de l'Alle-
mand et de la prédestination de l'Allemagne au rôle
de conducteur de l'humanité. Que Dieu lui-même
ait marqué le peuple allemand pour ce rôle, l'idée
s'en est vite répandue ; elle semblait justifiée par les
victoires de 1870, puisque le monde est régi par la
volonté de Dieu. C'était un thème facile à exploiter
pour les masses qu'il devait nécessairement flatter ;
du Kaiser au maître d'école, en passant par les uni-
versités, personne n'a manqué de s'en faire le bon
marchand. Jouer un tel rôle dans toute sa plénitude
devenait presque un devoir sacré pour le Germain ;
il aurait pu le jouer pacifiquement, en pénétrant
les nations voisines et en se laissant pénétrer soi-
même ; mais suivant la formule gobiniste, c'était
alors le dangereux métissage, l'abaissement en pers-
pective prochaine ; il fallait à tout prix garder au
vieux sang allemand ce qui pouvait lui rester de
pureté. La force aux brusques solutions, entraînant
l'extermination des races inférieures, dégradantes
par leur union avec les autres, était le vrai moyen
d'éviter, dans la mesure du possible, les alliages,
et puisque le Dieu tout-puissant qui favorise l'em-
pereur Wilhelm de causeries journalières auxquelles
assistent parfois la Sainte- Vierge polonaise et le pro-
phète Mahomet, puisque le grand Gott a doté l'Alle-
magne d'une invincible armée, n'était-ce pas sa
LA SUPÉRIORITÉ DE LA RACE GERMANIQUE 27
volonté que l'Allemagne imposât, même par la
force, sa haute « Kultur » au troupeau humain dont
elle devait assurer le progrès dans le bonheur ?
On comprend bien, dès lors, que les intellectuels,
les pasteurs, les docteurs en théologie, les évêques
mêmes, le peuple tout entier se soient solidarisés
avec les militaires. On comprend également que
ceux-ci, véritables fléaux de Dieu,- comme Attila,
n'aient hésité devant aucun crime, y compris les
plus honteuses mutilations de leurs victimes, ad
majorera Germaniœ gloriam. C'était l'état d'esprit
des Croisés et aussi celui de l'Inquisition.
Mais tout cela repose sur l'idée qu'il existe une
race supérieure, que cette race est la race arienne
représentée aujourd'hui par les Germains, dont les
Allemands détiendraient le type le moins altéré. Et
voici qu'une première question se pose : les Alle-
mands ont-ils un droit quelconque à se prétendre
de plus pure race arienne qu'aucun autre peuple de
l'Europe ?
La définition que donne Gobineau lui-même du
caractère des Germains n'est pas sans nous causer,
sous ce rapport, une crainte quelque peu stupéfiée
pour ses idées : « Une des premières considérations,
dit-il, auxquelles l'aspect du monde germanique
donne lieu, c'est que l'homme y est tout et la nation
peu de chose. On y aperçoit l'individu avant de voir
la masse associée » (1). C'était aussi l'opinion de
(*) Essai sur l'inégalité des races, t. IV, p. 37.
28 FRANCE ET ALLEMAGNE
Villemain et celle de Gœthe. On se demande alors
comment il se fait que ce soient les Français et non
les Germains qui aient promulgué la Déclaration
des droits de l'Homme ; comment il a pu arriver que,
sans protestation des individus, sans qu'aucun des
petits princes résiduels de l'ancienne Confédération
germanique ait élevé la voix, tous les Allemands,
d'un seul bloc, se soient, au cri du Deutschland ùber
allés, jetés sur la France qu'ils croyaient en proie
à cet individualisme outrancier, essentiellement
germanique suivant Gobineau, et dont Nietzsche fut
chez eux le délétère théoricien.
Continuons. Lorsque Gobineau veut peindre les
ravages que fait dans l'âme du pur arien la souillure
du métissage sémitique, il prend pour type Ulysse,
qu'il suppose à demi Phénicien, et il le fait « coura-
geux, mais seulement quand il faut, astucieux par
préférence, éloquent, artiste, fourbe et dangereux.
Nul mensonge ne l'effraye, nulle fourberie ne l'em-
barrasse, aucune perfidie ne lui coûte. Il sait tout. »
Mais n'est-ce pas là le portrait de l'Allemand
d'aujourd'hui ? Tous ces défauts sont pour Gobineau
des défauts sémitiques. Cependant Ulysse a aussi
des qualités : « Sa facilité de compréhension est
étonnante, et sans bornes sa ténacité dans ses pro-
jets ; il est ingénieux à trouver des idées, inébran-
lable dans ses vues, habile à gouverner ses passions
autant qu'à tempérer celles des autres», etc. Par
toutes ces qualités, «c'est un arien ». Pardon ! Mais
toutes ces qualités ne sont-elles pas justement celles
LA SUPÉRIORITÉ DE LÀ RACE GERMANIQUE 2i>
qu'on admire aujourd'hui dans l'armée française ?
Et alors voilà renversée par les événements, ren-
versée par l'Allemagne elle-même, toute la doctrine
sur laquelle son élite intellectuelle, disciple de Gobi-
neau, de Vacher de Lapouge et de Nietzsche, avait
étayé ses prétentions. Par les textes mêmes des
prophètes de ses hautes destinées, la voilà con-
vaincue de métissage sémitique au même titre
qu'Ulysse lui-même, et rien ne la distingue plus
des autres peuples d'Europe, rien ne justifie plus
ses insolentes visées à la domination universelle.
D'ailleurs il n'y a qu'une partie des Allemands
qui corresponde au type arien idéal : blond, grand
et à crâne relativement allongé d'avant en arrière.
Ecoutez le peuple : il traite ceux qu'il veut injurier
de « Boche à tête carrée ». La « tête carrée », si carac-
téristique, de certains Allemands n'est pas une tête
à crâne allongé ; ce n'est pas plus une tête arienne
que ne l'est une tête d'Auvergnat ; aussi Sergi pré-
tend-il que l'arien véritable était non pas grand et
blond, mais petit et brun, et Ujfalvy n'a pu décou-
vrir dans le pays d'origine qu'on lui avait attribué,
la haute vallée de Zérafchane, aucune trace de
l'Arien originel.
En fait, l'Arien n'a probablement jamais existé ;
il a été imaginé par les linguistes pour expliquer la
parenté de certaines langues ; chacun en a tracé le
portrait à sa guise, et M. Jean Finot s'est donnéîe
malin plaisir d'énumérer toutes les formes sous les-
quelles est apparu aux anthropologistes ce peuple-
30 FRANCE ET ALLEMAGNE
fantôme, prototype du Germain, (*) « dont tout le
monde parle sans l'avoir jamais vu, comme on parle
des esprits. »
Tous les peuples d'Europe sont, sans exception,
le produit des mélanges d'une infinité de peuplades
qui ont successivement envahi le sol qu'ils habitent
aujourd'hui : pour nous Français, une cinquantaine
au moins ont pris part à notre formation, et il en est
ainsi presque partout.
x\ucun de ces peuples ne peut être considéré
comme constituant une race homogène douée de
qualités invariablement héréditaires. Plusieurs s'as-
socient souvent pour constituer ce que nous appe-
lons une nation. Ce groupement des peuples en
nations ne peut résulter de la conquête : l'Autriche
n'est pas une nation ; l'Allemagne nous prouve en
ce moment qu'elle en est une, et ayant assisté à sa
naissance, nous savons comment se forme un grou-
pement national : il suffit que des intérêts communs
rapprochent des peuples de mœurs analogues et
qu'une volonté puissante intervienne à propos pour
cimenter leur union. L'unité d'âme, l'unité de pen-
sée se créent ensuite comme conséquence de la
communauté des aspirations.
Une nation se défait quand tout cela se relâche.
(*) Jean Finot, Le Préjugé des races, p. 364.
LES THÉORIES D'OSTWALD ')1
CHAPITRE III
Les théories d'Ostwald.
La science et la civilisation. — La paix de Walpurgis. —
Gomme chez les Martiens. — Le chambardement général. —
La force origine du droit. — Nécessité n'a pas de loi. —
Futilité de l'art. — Sus aux vieillards. — Le principe d'orga-
nisation. — La grande Allemagne sous la protection de
Wotan, des Saints du Paradis, de Moïse et de Mahomet. —
La religion allemande. — L'homme transformateur d'éner-
gie. — Définition énergétique de la civilisation. — La fin
justifie les moyens.
Lorsque de simple Confédération, l'Allemagne par
la rude main du comte de Bismarck a été élevée
au rang de nation, une étonnante unité de pensée
s'est réalisée chez elle. C'est cette pensée commune,
faite d'ambitions démesurées, qui s'est exprimée,
vers le mois de septembre 1914, dans les déclara-
tions retentissantes faites en Suède par le chimiste
Ostwald, professeur honoraire à l'Université de
Leipzig et lauréat d'un de ces prix Nobel que l'Aca-
démie de Stockholm est chargée de décerner aux plus
savants chimistes et aux amis les plus éminents de
la paix.
Il faudrait se garder de voir dans ces déclarations,
comme on pourrait le croire à première vue, une
énorme mystification teutonne. M. Wilhelm Ostwald
est un homme des plus sérieux, incapable de plai-
santer — au moins sur ce sujet. Il a parlé en toute
'M FRANCK ET ALLEMAGNE
conviction, car si sa famille est incontestablement
d'origine allemande, lui-même est russe, et rien ne
l'obligeait à prendre violemment parti. Il est, en
effet, né à Riga en Livonie, le 2 septembre 1853 ; il
a fait ses études à la célèbre Université de Dorpat,.
dans la même province ; puis il est revenu professer à
Riga, et c'est seulement depuis 1886 qu'il a enseigné
la chimie à Leipzig. Il s'y est évidemment fort bien
trouvé puisque nous le rencontrons aujourd'hui dans
le camp des pangermanistes les plus hostiles à son
pays natal. Ses découvertes en chimie portent sur
des sujets d'une extrême délicatesse, sur des problè-
mes des plus obscurs qu'il a su débrouiller, en
marchant d'ailleurs, quoi qu'il en dise, beaucoup
plus sur les traces des français Gagniard de Latour^
Pasteur et Berthelot que sur les traces des savants
allemands. Ces découvertes sont considérables,
puisqu'elles lui ont valu un prix Nobel de chimie.
C'est seulement depuis une dizaine d'années que
leur auteur est devenu philosophe à sa manière et
historien, et qu'il a même publié des livres de pro-
pagande politico-scientifique.
M. W. Ostwald trouve tout naturel de germaniser
le monde et il en donne les raisons. «Les Russes, dit-
il, sont encore à l'état de horde (') — voilà bien du
mépris pour son pays natal ; les Français et les An-
glais sont demeurés au degré de développement cul-
tural que nous venons de quitter; cette étape est
(1) Interview du Dagen.
LES THÉORIES d'oSTWALD 33
celle de l'individualisme; mais au-dessus de cette
étape il y a celle de l'organisation ; c'est celle que
l'Allemagne a atteinte aujourd'hui. Elle veut s'enga-
ger dans une voie nouvelle : réaliser l'idée du tra-
vail collectif (voilà qui irait très bien à nos socia-
listes) et faire bénéficier l'Europe entière de son
œuvre grandiose. Elle veut organiser l'Europe, de
manière à tirer de chaque individu un maximum de
rendement dans le sens le plus favorable à la so-
ciété: c'est pour les individus la meilleure façon
d'être libres (nous étions loin de nous en douter),
c'est pour eux la liberté sous la forme la plus éle-
vée, la liberté qui sauvegarde toutes les forces en
les faisant concourir à un même but. »
Ne cherchons pas comment des forces liées de
manière à concourir vers un même but, demeurent
libres tout de même ; ne nous demandons pas si ces
forces, qui dans l'espèce, ne sauraient être que des
individus, supporteraient patiemment cette liberté
germanique qui est aussi celle des Jésuites : perinde
ac cadaver, et poussons plus loin. Comment TAlle-
magne s'y prendra- t-elle pour organiser ainsi l'Eu-
rope? Est-ce par la conquête? Oh! que non pas.
Wilhelm Ostwald est pacifiste et internationaliste
— au moins l'était-il lorsqu'il a écrit sa brochure
sur Les fondements énergétiques de la science et de
la civilisation ('). Son impérial homonyme ne l'est
(1) Voir p. 7(3 de V Education française. Giard et Brière,
éditeurs, 1910.
34 FRANCE KT ALLEMAGNE
pas moins: on avait naguère prôné sa candidature
au prix Nobel pour la paix, et peut-on être plus
internationaliste que celui qui rêvait de faire frater-
niser sous son sceptre toutes les nations du monde?
Il s'agit seulement de s'entendre sur les mois. Sans
doute il y a les neuf millions de soldats de l'Alle-
magne, les canons Krupp, les obusiers de 420, les
Taubes, les Zeppelins, les mitrailleuses blindées,
les bombes incendiaires, les balles dum-dum que
nous voyons en ce moment à l'œuvre; mais c'est
une entrée de jeu. Il faut bien triompher de la
malveillance de ces individualistes forcenés qui
prétendent échapper à la bienfaisante tutelle de
l'Allemagne. Ces formidables engins sont, en réalité,
des engins de paix puisque, grâce à eux, la blonde
et douce Germanie pourra faire régner la paix, la
paix de Walpurgis, sur le monde. Après cela,
l'Allemagne, maîtresse du Globe, n'aura plus de
conquête à faire, sinon des conquêtes pacifiques.
« Grâce à son immense force d'expansion, elle péné-
trera les pays voisins, la France entr'autres, irrésis-
tiblement ; elle réclamera le droit d'y installer ses
usines, d'y commercer librement, d'y acquérir des
terrains, etc., au même titre que les anciens natio-
naux », puis elle dira aux récalcitrants : « La maison
est à moi; c'est à vous d'en sortir. » Tartufe avait
déjà découvert au XVIIme siècle ce mode d'organisa-
tion que le professeur Ostwald préconise aujour-
d'hui ; les Français ne se font pas particulièrement
gloire de revendiquer le personnage, et les Allemands
LES THÉORIES D'ôSTWALD 35
n'auront pas de trop de tout leur militarisme pour
obliger les indépendants incurables que sont les
Français de France à se conformer à ce qu'ils appel-
lent leur liberté organisée, liberté singulièrement
semblable à ce que nous appelons l'obéissance
passive.
Le professeur en retraite Ostwald, lauréat du prix
Nobel, emploie donc ses loisirs à faire de la propa-
gande pour le « facteur de l'organisation » découvert
en Allemagne; il agit seul, pour le moment. Il dédai-
gne même le concours de Dieu le Père dont la toute-
puissante assistance est « réservée à l'usage de l'Em-
pereur », et qui ne se commet que rarement avec le
grand Etat-major général. D'ailleurs, on peut se
passer de lui. Il suffit d'appliquer consciencieuse-
ment les principes de l'énergétique, principes qui
sont la grande conquête de la science moderne. Ne
laissons dissiper inutilement aucune énergie ; obli-
geons tout un chacun à n'employer ses forces que
pour le bien de tous. Voilà le secret du bonheur!
Vous vous récriez ! Mais qu'est-ce que le bonheur
ou plutôt qu'est-ce que doit être le bonheur pour
l'individu, sinon la joie de contribuer à la prospérité
de la nation dont il fait partie ? La liberté véritable
ne consiste-t-elle pas, elle aussi, dans la joie d'obéir
volontairement? Ceci n'est pas du professeur Ost-
wald, mais du professeur Lasson, de Berlin. Au
fond, tous deux pensent de même.
Il y a quelques années, je m'étais amusé à imagi-
ner une société parfaite, à peu près telle que celle
36 FRANCE ET ALLEMAGNE
proposée par ces intellectuels qui ne s'embarrassent
de rien; mais je ne l'avais crue possible que dans
la planète Mars, plus vieille que nous de quelques
milliards d'années. (*) Elle me paraissait d'ailleurs
si loin de notre idéal actuel que je concluais : « Dans
cette planète pratique où tout est minutieusement
réglé et prévu, un terrien risquerait fort de mourir
d'ennui. Mais des êtres aussi sensitifs que les épian-
thropes de Mars ont su se créer des plaisirs. Leur
vie est trop uniformément sage pour que les dra-
maturges y trouvent les éléments d'un théâtre mo-
derne comme le nôtre; cependant, dans un passé
lointain, des luttes fratricides se sont engagées sur
Mars comme il s'en déroule autour de nous ; leurs
péripéties ont pris à la longue une allure héroïque
et quelque Wagner planétaire en a, sans doute, fait
une Tétralogie admirée.
Je rêvais ; M. Wilhelm Ostwald ne rêve pas, il
s'efforce de réaliser. Les grands réformateurs de
réunions publiques qui prétendent créer une société
nouvelle ne s'illusionnent pas sur les moyens d'y
parvenir; il faut au préalable un chambardement
au grand soir duquel, d'un monde purifié par le feu,
surgirait le monde de l'idéale justice et des répara-
tions nécessaires. Pour M. Wilhelm Ostwald nous
en sommes au moment du chambardement et, au
(1) La Vie dans les Planètes, p. 128. Editions de La Revue.
LKS THÉORIES D'OSTWALD 37
travers du ventre de ses cornues, ce chimiste intré-
pide voit déjà luire l'aurore du grand jour germani-
que. Ne croyez pas que ce soit affaire de circons-
tance et qu'il s'agisse d'un homme grisé par les
romans de l'agence Wolff. Wilhelm Ostwald est
aujourd'hui ce qu'il était hier, et voici quelques per-
les puisées dans son écrin :
« Je ne peux reconnaître d'autre source du droit
que la force. » (*) Il s'ensuit que le droit est, en
somme, conventionnel; il ne règne que par la
volonté du plus fort qui peut à un droit ancien
substituer un droit nouveau. « Cette alternance du
droit et de la force subsiste encore aujourd'hui dans
bien des domaines : dans le domaine politique, dans
les rapports réciproques de bien des Etats civi-
lisés... » Gela revient à dire, avec le comte de
Bismarck que la force prime le droit. Mais l'obscu-
rité de la pensée d'Ostwald est telle qu'il écrit
quelques lignes plus loin : « De même que le droit
du plus fort n'est pas admis entre les individus...
il ne sera plus admis entre les peuples lorsqu'on
aura fondé un droit international. » Tout le monde
croyait que la Convention de la Haye, signée par
l'Allemagne, avait fondé ce droit international;
M. Ostwald l'ignore sans doute, puisqu'il remet
à l'avenir le soin de l'instituer, et qu'il approuve, en
attendant, tous les crimes contre le droit des gens
(1) Wilhelm Ostwald. Les fondement* énergétiques de lu
Science et de la Civilisation, 1910, p. 111.
38 FRANGE ET ALLEMAGNE
que ses compatriotes ont commis, y compris la
célèbre formule : Nécessité n'a pas de loi.
L'art est pour le savant chimiste chose de peu
d'importance: écoutez-le: «Si un objet rare est
détruit par un incendie ou vendu pour l'Amérique,
si, par exemple, un chef-d'œuvre italien du XIVme
ou du XVme siècle est perdu pour les musées d'Eu-
rope, il n'y a qu'une voix pour pleurer cette perte
que l'humanité ne remplacera pas. Mais l'humanité
a de tout temps subi de ces pertes sans qu'on
puisse montrer les inconvénients qui en résul-
tent. » (*) M. Ostwald se consolera bien vite évi-
demment de la destruction de la cathédrale de
Reims, du sac de Louvain, de l'incendie d'Ypres et
de sa Halle aux draps, de l'écroulement du beffroi
d'Arras et de tant d'autres ravages que nous avons
la faiblesse d'appeler des « crimes contre l'huma-
nité ». Quand ses compatriotes auront annexé la
Belgique, la Champagne et la Flandre, ils remplace-
ront toutes ces incommodes et prétentieuses cons-
tructions du temps passé par quelques-uns de ces-
monuments modernes, robustes, pratiques et sym-
boliques, comme cette Ecole de guerre de Berlin
qui est en marbre couleur de sang caillé.
M. Ostwald n'aime ni les antiquités, ni les vieil-
lards. Il a écrit une Histoire des grands hommes
exprès pour démontrer que rien n'est plus perni-
(1) W. Ostwald, Les grands hommes, traduction française
p. 20. Flammarion, éditeur, 1912.
LES THÉORIES D'OSTWALD 39
deux pour le progrès que les vieillards ; que le culte
de l'antiquité, véritable plaie de l'enseignement
public, est une cause de stérilité pour l'esprit de la
jeunesse ; que l'idéal classique est opposé à la
civilisation. Seule la science est civilisatrice. Rien
dans le monde ne s'obtient que par une transforma-
tion d'énergie : on ne peut transformer une forme
d'énergie dans une autre jugée utile, sans qu'une
partie se rebiffe et travaille à son gré, en pure perte,
c'est-à-dire sans aucun souci du but qu'on s'est
proposé; la civilisation consiste à réduire au mini-
mum ces énergies désobéissantes. Et c'est de ce point
de vue que l'activité du monde tout entier est envi-
sagée par Ostwald. L'association d'un grand nombre
d'hommes en vue d'atteindre un but déterminé, la
tension de tous leurs efforts vers ce but, leur coor-
dination étroite en vue du bien commun, qui est le
but essentiel de toute civilisation, réduisent au
minimum les pertes d'énergie. Plus l'association
est considérable, plus elle est coordonnée, plus sont
réduites ces pertes, et c'est sur ce raisonnement
qu'est établie la théorie de la plus grande Allema-
gne, de l'Allemagne maîtresse du monde et réglant,
suivant le « principe d'organisation », toute son acti-
vité. Les Allemands doivent à la fondation de l'em-
pire d'avoir « pu accomplir leurs tâches d'homme
avec un meilleur coefficient économique; » (4) c'est
pourquoi ils tiennent à l'Empire et à son extension
(1) W. Ostwald, Les grands hommes, p. 208.
40 FRANCE ET ALLEMAGNE
indéfinie. Le monde une fois soumis tout entier à
ki discipline germanique, le minimum de déperdi-
tion d'énergie sera partout réalisé ; le bonheur, par
conséquent, aura atteint à son maximum sur la
terre ; telle un gigantesque vampire, la Germanie,
soumise au pouvoir absolu de son Kaiser, bercera le
monde endormi sous sa discipline de fer, par le
battement rythmé de ses ailes de chauve-souris.
Les idées de Wilhelm Ostwald ne datent donc pas
d'hier; elles ne sont pas nées des circonstances.
Il est depuis longtemps l'apôtre d'une doctrine
éclose dans les laboratoires scientifiques des uni-
versités allemandes, popularisée dans les écoles, et
qui s'est trouvée prête à point nommé pour justifier
et glorifier les innombrables excès du militarisme
prussien dont les tares se sont étendues des bords
de la Vistuîe à ceux du Danube et du Rhin. Cette
doctrine de la grande Allemagne, chargée de régé-
nérer le monde, est devenue une religion populaire
ayant son prophète inspiré d'on ne sait quel Wotan,
le Kaiser, qui s'accommode de toutes les croyan-
ces, de tous les dogmes, de tous les dieux secon-
daires et de tous les saints du Paradis, avec
lesquels il communique directement, tout comme
Moïse et Mahomet. Et cette religion a aussi ses
prêtres polymorphes, chargés de répandre la bonne
parole et de l'adapter à tous les esprits : savants,
philosophes, artistes, théologiens de toute couleur,
rivalisent dans ce but avec une ingéniosité effron-
tée dans le paradoxe.
LES THKORIES l> OSTWALD
i\
La guerre que fait l'Allemagne au reste du monde
— que les neutres y prennent garde — n'est pas
une guerre ordinaire ; c'est une guerre animée par
un souffle aussi puissant que le souffle religieux
qui anima les croisades et les guerres saintes de
l'Islam. Elle prétend faire régner « l'idéal germa-
nique » sur le monde, mais ce prétendu idéal n'est.
au fond, que la conception la plus pratiquement
terre à terre qui ait jamais été imaginée. Il s'agit
purement et simplement, pour l'Allemagne, d'exploi-
ter le monde à son unique profit. L'homme n'est
pour le chimiste Ostwald, l'apôtre qualifié de cet
« idéal », qu'un transformateur d'énergie. « Un grand
homme n'est qu'un appareil propre à produire de
grands travaux. La grandeur de ses travaux
dépend de la quantité d'énergie dont il peut dispo-
ser. » (*) — Bismarck est un grand homme parce
qu'il a rendu possible la formation de l'empire alle-
mand et « la centralisation rationnelle de ses éner-
gies primitivement séparées. » Le comte, aujourd'hui
prince Zeppelin « est le plus hardi et le plus
opiniâtre des grands hommes de l'Allemagne mo-
derne. » (2)
Jamais le matérialisme le plus outrancier, n'a
atteint à l'immoralité profonde des doctrines énergé-
tiques qui conduisent à de telles définitions. Elles
peuvent se résumer en une courte proposition :
(1) W. Ostwald, Les grands hommes, p. 209.
(2) Ibid., p. 2r>4.
\2 FRANCE ET ALLEMAGNE
« Tout est permis de ce qui peut contribuer au bien-
être matériel de ceux qui peuvent appuyer leurs ac-
tes sur une force suffisante. » On avait dit aupara-
vant : « La fin justifie les moyens. »
Toute cette théorie destinée à asseoir sur des
bases d'apparences scientifiques la légitimation de
Fhégémonie des Allemands sur le globe est d'origine
récente. Nous avons vu comment l'idée de cette hégé-
monie se dégageait de l'œuvre de Gobineau. Mais
Gobineau, en développant sa doctrine, s'il pensait
à l'Allemagne — ce qui n'est pas sur, on le verra
plus loin — ne pouvait penser qu'à la pure Allema-
gne de Mme de Staël. Or, cette Allemagne de Gobi-
neau qui, du reste, n'était pas sans défauts, n'existe
plus aujourd'hui, en admettant qu'elle ait jamais
existé. Elle a été soumise, conquise par une race
grossière qui lui a imposé sa façon de voir et ses
mœurs, qui n'a pas de rapports avec les races ger-
maniques qu'elle a subjuguées ; cette race, c'est la
race prussienne.
LA RACE PRUSSIENNE
a
CHAPITRE IV
La race prussienne,
(1870-1914)
Naïve vénération de la science allemande. — Le Tartufe euro-
péen. — Le maréchal Vaillant et le bombardement artistique
de Rome. — L'Allemagne de 1870 jugée par Armand de
Quatrefages. - Les ancêtres préhistoriques des Prussiens.
— Les missionnaires conquérants de la Prusse. — L'ordre
teutonique et les Hohenzollern. — Les réfugiés de l'Edit de
Nantes. — La guerre de 1870 ; sa similitude avec la guerre
actuelle. — Les prédictions d'Armand de Quatrefages.
Quand éclata la guerre de 1870, la science alle-
mande était, en France, l'objet d'une sorte de véné-
ration. Ce n'est pas qu'elle eût à son actif quelque
découverte géniale, ni qu'elle eût édifié quelqu'une
de ces grandioses théories vraiment scientifiques
qui sont la gloire de l'esprit humain ; mais on savait
gré à ses savants de la patience inlassable avec
laquelle ils ciselaient, au fond de leurs laboratoires,
des matériaux que d'autres mettraient ensuite en
œuvre, et on leur pardonnait, en raison de leur
labeur modeste, mais acharné, leurs lunettes d'or,
leurs barbes touffues et les plis rigides de leur re-
dingote. Il n'y a pas d'autre raison que cet état
d'esprit et notre incorrigible xénophilie à la célébrité
que nous avons faite aux œuvres philosophiques ou
scientifiques de beaucoup d'entre eux.
J I FRANCK ET ALLEMAGNE
A la juger par ces savants laborieux, calmes,
solitaires, patriarcaux, en apparence détachés des
biens de ce monde, exception faite pour les pipes de
porcelaine et les vastes hanaps de bière, la nation
allemande devait être la nation pacifique et sage par
excellence, d'autant plus que l'on savait à quel point
Werther était tendre, et sensible Gretchen. On avait
oublié tout à fait que les « querelles d"Allemand »
étaient cependant légendaires, et ce fut une stupé-
faction lorsqu'on vit, dès le début de la guerre de
1914, ces Germains, réputés si braves gens, mentir
à déconcerter Tartufe lui-même, en invoquant un
« Dieu tout-puissant », qui ne pouvait être que Mer-
cure, se rire de toutes les conventions internatio-
nales, placer la force au-dessus du droit, tout en
s'abritant derrière lui, fusiller ou mutiler les enfants,
achever les blessés, user des insignes de la Croix-
Rouge, du drapeau blanc, de nos uniformes pour
avancer traîtreusement sur nos soldats et les assas-
siner à bout portant, pousser devant eux des fem-
mes, des vieillards et des enfants pour arrêter le feu
de l'artillerie, se dissimuler derrière des nuages de
gaz empoisonnés pour atteindre sans danger des ad-
versaires asphyxiés, tirer sur les ambulances, cribler
d'obus des hôpitaux, des monuments artistiques
incomparables, des établissements destinés à ma-
gnifier cette science dont ils avaient fait leur divi-
nité, et l'on se rappelait, par opposition, la conduite
du futur maréchal Vaillant qui bombarda Rome
sans qu'aucun édifice de la ville sainte eût à subir
une éraflure.
LA RACE PRUSSIENNE 4ï>
Le fait, nous l'avons vu, n'était cependant pas
nouveau; il s'était produit, quoiqu'à un degré moin-
dre, en 1870.
L'étonnement qu'en éprouva alors le célèbre natu-
raliste Armand de Quatrefages de Bréau, l'un des
hommes les plus droits, les plus sincères, les plus
indulgents, mais les plus perspicaces qui se puissent
rencontrer, le conduisit à rechercher les causes de
cette opposition entre la réputation et les actes, et
c'est ainsi qu'il écrivit son beau livre : La race
prussienne, tout plein de prévisions qui se réali-
sent aujourd'hui, et qui aurait pu être intitulé : Com-
ment le mouton allemand est-il devenu enragé?
A vrai dire, le mouton allemand de cette époque
n'était pas enragé ; mais en sa qualité de mouton,
il avait été conduit à la boucherie par des bouchers
d'une race toute différente de la sienne ; cette race,
c'était la race prussienne que de Quatrefages décla-
rait — et il s'y connaissait à la fois comme savant
et comme ancien professeur à Strasbourg — pres-
que entièrement étrangère à la race allemande, à
la race germanique. Entre ses mains, l'Allemagne,
si fière de son labeur philosophique et scientifique
sinon de sa civilisation, l'Allemagne asservie était
devenue, et elle l'est demeurée, l'instrument dont
se sert un peuple ayant gardé tous les stigmates
d'une irréductible barbarie pour assouvir de sau-
vages instincts.
Sans doute, entre les Prussiens et les Allemands,
il y a communauté de langage, mais il faudrait se
46 FRANGE ET ALLEMAGNE
garder de croire que cette communauté établisse
l'identité d'origine et soit un signe de parenté. Le
vainqueur impose d'ordinaire sa langue aux peuples
conquis quelle que soit leur race, mais il ne change
et ne peut changer ni les cerveaux ni les cœurs. La
race conquise demeure la majorité ; s'il s'agit d'une
race inférieure, sa pensée, ses sentiments, aidés par
les influences permanentes du milieu, dominent peu
à peu ses maîtres qui descendent à son niveau, à
moins qu'ils ne soient, comme dans nos colonies
africaines, l'objet d'une « relève » fréquente et pério-
dique.
Or, quand elle fut successivement conquise par
les Slaves et les chevaliers de l'ordre teutonique,
la région riveraine de la Baltique, qui devait former
plus tard le royaume de Prusse, était occupée par
une race indigène, la race même des hommes pré-
historiques, chasseurs de mammouths, de bisons et
de rennes, qui avaient suivi la retraite vers le
nord de leur gibier accoutumé, laissant, à ce que
disent la plupart des historiens, la place libre à
des hommes venus d'Asie, doués d'une mentalité
supérieure, et dont l'évolution avait été favorisée
par l'activité que donne à la pensée la lumière du
soleil, dans des pays comblés de tous les dons de la
nature, et qu'elle illuminait sans les brûler. Armand
de Quatrefages conserve à ces nouveaux venus,
d'ailleurs assez mystérieux, le nom d'Ariens, dont
nous avons précédemment signalé la signification
flottante. O'est de ces Ariens que la plupart des his-
LA RACE PRUSSIENNE
47
toriens de cette période toute embrumée dans un
lointain passé, font descendre les peuples les plus
civilisés de l'Europe, y compris les Germains. Au
contraire, les descendants directs des hommes pré-
historiques, qui furent supplantés par les Ariens
dans l'Europe méridionale d'abord et qui ont reçu
des anthropologistes le nom d'Allophyles, consti-
tuent le fond essentiel de la race prussienne.
Les Germains se répandirent peu à peu vers le
nord, gagnèrent la Scandinavie et l'Angleterre; mais
ils avaient été précédés dans la région prussienne
dès les premiers temps historiques par une autre
branche de la race arienne, les Slaves. S'ils avaient
d'autres aptitudes que les Allophyles, Slaves et
Germains, pour être Ariens les uns et les autres,
ne s'étaient certes pas élevés à une telle distance
des races primitives qu'ils pussent résister à l'in-
fluence de leurs habitudes. Du mélange des Allo-
phyles Scandinaves et des Germains sortirent les
Goths, de celui des Germains et des Slaves qui se
rencontrèrent dans le bassin de l'Oder prirent nais-
sance les Vandales. Goths et Vandales n'ont pas
laissé dans l'histoire le renom de gens pacifiques et
généreux. Il n'y avait pas lieu d'attendre quelque
chose de meilleur des Slaves et des Allophyles qui
se rencontrèrent dans le bassin de la Vistule. Leurs
descendants eurent, dans le climat sévère de leur
pays ingrat, bien des luttes à soutenir contre divers
envahisseurs. Ce qu'ils avaient de belliqueux,
d'astucieux, de vindicatif et de cruel dans leur
18 FRANCE ET ALLEMAGNE
hérédité, ne lit que se développer. Ils constituèrent
la race mixte des Prusci ou Prutzi, qui ont donné-
leur nom à la Prusse actuelle et forment le fond
encore barbare, sous une apparence de civilisation,
de la population de ce pays.
Par un malchanceux concours de circonstances,
les éléments qui partout ailleurs ont été des éléments
de progrès, n'ont fait ici qu'apporter à la barbarie
primitive des ferments de haine et de jalousie. En
997, saint Adalbert, archevêque de Prague, entreprit
de convertir ces Prutzi au christianisme ; ils le mas-
sacrèrent. En 1106, le moine Maynard reprit l'œuvre-
de saint Adalbert ; mais il arriva en moine guerrier,
bâtit des forteresses et eut assez de succès militaires
pour se faire nommer évèque des territoires qu'il
avait conquis.
Gomme lui, son successeur Berthold se préoccupa
beaucoup moins de dogmes que de batailles ; c'est
l'épée à la main qu'il entendait imposer la religion
du Christ, et comme il périt dans le dernier combat
qu'il livra à ses ouailles récalcitrantes, Albert
d'Asselderne, désigné pour occuper son siège, ne
trouva rien de mieux que d'organiser une croisade
pour en prendre possession. Il arriva, escorté par
vingt-trois vaisseaux, s'empara du pays, bâtit la
ville de Riga, et afin de défendre ses conquêtes, créa
l'ordre des chevaliers Porte-Glaive, composé de
nobles allemands qu'il avait appelés près de lui et à
qui il avait distribué des terres. Christian, autre
évèque de Prusse, leur substitua les chevaliers de la
LA RACE PRUSSIENNE 41)
Milice du Christ ; mais clans une bataille qui dura
deux jours, les Prutzi tuèrent tous les chevaliers, à
l'exception de cinq. Christian demanda alors le
secours des chevaliers de Tordre teutonique, qui
s'étaient illustrés en Orient durant les croisades.
Ces chevaliers barbares, parmi lesquels se trouvaient
des Hohenzollern venus des régions qui avoisinent la
Forèt-Noire et les Alpes, sont tout ce qui est arrivé
de Germains en Prusse. Ils conquirent l'Esthonie, la
Livonie, la Courlande, la Samoyétie, la Pomérellie,
la Nouvelle-Marche, et imposèrent partout, par les
pires violences, leur foi en même temps que leur
langage. Plus tard, un Albert de Hohenzollern,
devenu grand-maître de cet ordre dont l'orgueil, le
luxe et les débauches dépassaient tout ce qu'on a dit
des Templiers, et dont l'apostolat sanglant s'embar-
rasssait peu d'orthodoxie, convertit ses compagnons
au protestantisme. Les Hohenzollern, dont la foi
ne paraît jamais avoir été très robuste, passèrent
plus tard de l'église de Luther à celle de Calvin,
tandis que l'Allemagne demeurait luthérienne. C'est
pourquoi, lors de la révocation de l'Edit de Nantes,
en 1685, le Grand-Electeur s'empressa d'offrir un
asile, dans son Etat appauvri et dépeuplé par la
guerre de Trente-Ans, aux protestants de France,
calvinistes comme lui. Ils y apportèrent leur intel-
ligence, leurs industries, leur savoir, donnèrent aux
classes supérieures dans lesquelles ils furent admis
la fragile couche de politesse qu'elles semblent pré-
senter, et que nous voyons de nos jours encore
50 FRANCK ET ALLEMAGNE
s'effriter si facilement. Ils n'y apportèrent pas l'a-
mour de la France, tant il est vrai — et nous le
voyons encore aujourd'hui — qu'il n'y a pas de
fossés plus profonds que ceux que creusent entre
les hommes leurs dissentiments religieux.
Voici comment leur loyal coreligionnaire, Ar-
mand de Quatrefages, s'exprime à leur sujet :
« Cette communauté de race ne nous a pas créé de
sympathie en Prusse ; au contraire, peut-être. Purs
ou métis, les descendants des réfugiés de l'Edit de
Nantes sont tout aussi Prussiens de cœur et de sen-
timents que leurs compatriotes d'origine métisse. Ils
l'ont prouvé lors des invasions de Napoléon ; ils l'ont
hautement proclamé au début de la guerre actuelle
par la voix de quelques-uns de leurs représentants
les plus distingués... (') Dans les anathèmes que la
Prusse piétiste lance contre la France catholique, il y
a, sans nul doute, un écho lointain de nos vieilles
guerres de religion, et l'on ne sait que trop quelle
source inépuisable de colère et de haines les hommes
ont fait de cette doctrine que son fondateur résumait
en deux mots : Aimer Dieu, aimer le prochain. »
Contre ce jugement sévère de l'homme le plus
impartial qui se puisse voir, un membre éminent
du clergé protestant, le pasteur Weiss, s'est, à la
(1) A. de Quatrefages fait ici allusion à un incident qui est
une tache sur la réputation du physiologiste Dubois-Reymond,
et qui se produisit après notre défaite en 1870, à l'Université de
Berlin. En ouvrant son cours, Dubois-Reymond crut devoir
exprimer ses regrets de porter un nom français et plaida les
circonstances atténuantes en déclarant qu'il était Suisse.
LA RAGE PRUSSIENNE 51
vérité, élevé. Nos coreligionnaires, dit-il en subs-
tance, étaient demeurés tellement français après
l'émigration, qu'ils ne firent en Prusse pendant
longtemps que des installations sommaires. C'est
seulement lorsqu'ils se rendirent compte que leur
retour en France, qu'ils croyaient prochain, serait
définitivement ajourné, qu'ils se résignèrent à s'éta-
blir dans leur nouveau pays. S'ils prirent plus tard
une place importante dans les armées prussiennes,
ce ne fut pas pour combattre la France, mais seule-
ment Louis XIV. La distinction n'était peut-être
pas facile à faire quand il s'agissait d'un roi qui
avait dit : « L'Etat, c'est moi », mais elle ne détruit
rien malheureusement de ce qu'avançait de Quatre-
fages.
Les Français émigrés répandirent en Prusse l'usage
de notre langue, encore familière à beaucoup de leurs
descendants, et c'est pourquoi, ajoute justement le
savant professeur du Muséum, « il n'a été que trop
aisé de trouver dans tous les rangs de la population
et de l'armée des hommes parlant français sans
accent allemand. Ces hommes n'ont pas eu de peine
à se faire passer pour nos compatriotes, à se glisser
partout, à surprendre et à trahir ce qu'il nous im-
portait de cacher, à prêcher l'indiscipline et l'insur-
rection. » Tels sont les éléments troubles, faits de
violence, de perfidie, de rancune, de barbarie et
d'un piétisme qui apparaît de la façon la plus singu-
lièrement anachronique dans les discours du Kaiser,
dont est constituée la race prussienne, et qui expli-
i)2 FRANCE ET ALLEMAGNE
quent l'inconscience avec laquelle ses représentants
les plus autorisés ont tenu, dans ces derniers temps,
vis-à-vis des puissances européennes un langage et
une attitude qui ont soulevé leur unanime indigna-
tion. L'homme de l'âge de pierre est demeuré telle-
ment vivant parmi les maîtres des Germains, que si
développée qu'en fût la voûte, le crâne moderne
dont la base, reflet de la puissance des appétits,
rappelle le mieux le crâne de l'homme fossile de la
Chapelle-aux-Saints, est celui du prince de Bis-
marck. C'est ce qui a fait dire encore à J 'impartial de
Quatrefages : « Les éléments qui ont donné nais-
sance à ce type nouveau ne sont pas d'ailleurs
encore entièrement fusionnés. En dépit d'un vernis
de civilisation emprunté surtout à la France, cette
race en est encore à son moyen âge. Cela même
explique quelques-unes de ses haines et de ses
violences. »
Et l'éminent anthropologiste, dans son exquise
bonté, s'excuse presque de cette opinion. «Il est bien
permis, dit-il, à un Français de n'être que juste
envers une race qui depuis plus d'un demi-siècle (*}
s'est donné pour tâche l'anéantissement de la
France ; qui a proclamé hautement ce but de son
ambition; qui l'a réalisé dans les limites du pos-
sible, en partie par des moyens sur lesquels le jour
commence à se faire et que l'Histoire flétrira, si
même le monde civilisé tout entier n'a pas à lui en
(1) C'est-à-dire depuis la chute de Napoléon Ier.
LA RACE PRUSSIENNE
53
demander compte. Calomniés chaque jour par des
feuilles à gages et jusque dans des documents offi-
ciels, nous avons bien le droit de protester et de
montrer que nous ne sommes pas ce que disent
nos ennemis, qu'ils sont loin d'être ce qu'ils pré-
tendent. y> Ne dirait-on pas que cette page est tirée
d'un de nos journaux de 1915?
Les procédés qui paraissaient honteux et crimi-
nels en 1871 se sont, il est vrai, singulièrement
aggravés depuis. A ce moment, ils ne faisaient
d'ailleurs que continuer une tradition. Déjà du temps
de Frédéric II, les Prussiens auraient pu en remon-
trer aux Vandales. S'en prendre aux monuments
d'une ville assiégée pour frapper les esprits et terri-
fier l'ennemi était une tradition toute prussienne.
Le grand monarque dont se réclamé la dynastie des
Hohenzollern fit pleuvoir en cinq jours sur la
célèbre cathédrale de Saint-Vit, à Prague, le plus
admirable chef-d'œuvre de l'architecture gothique,
7681 bombes, 15810 boulets et 128 carcasses. Il
espérait, par ce procédé, faire capituler l'armée
tchèque, forte de 50000 hommes.
« La guerre telle que la comprennent la Prusse et
ses interprètes, continue de Quatrefages, présente
partout les mêmes caractères. Plus on examine
froidement les causes et les moyens d'exécution,
plus l'esprit se trouve involontairement rejeté dans
le passé...
« Pour les Prussiens, l'invasion de la France a été
une croisade. Elle a été prêchée dans un langage où
iVi FRANCE ET ALLEMAGNE
se trahit, à chaque mot, le mélange de mysticisme
impitoyable et d'ambitions effrénées qui animaient
les chevaliers armés contre les Sarrasins ou les
Pruczi... Jeter un peuple entier sur un autre,
qu'est-ce faire, sinon imiter ces barbares qui se
heurtaient nations contre nations, se ruant les
uns sur les autres et contre la civilisation ro-
maine, dans de véritables duels pour la vie ou la
mort ? »
C'est à ces barbares que la savante Allemagne,
malgré ses philosophes d'autrefois, ses poètes et ses
musiciens, s'est livrée corps et âme.
« Et pourtant, dit en terminant Armand de Quatre-
fages, peut-elle croire aux phrases qu'on lui adresse
de Berlin ? Peut-elle s'imaginer avoir inauguré un
règne de justice et de paix? N'a-t-elle vraiment
aucun soupçon des formidables problèmes qu'elle a
contribué à poser? Son union avec la Prusse a été
fondée par le fer et le sang, cimentée par la guerre,
couronnée par la spoliation. Combien de temps
durera-elle ?
« Les grands et les petits Etats, flattés ou épargnés
jusqu'ici, seront-ils attaqués à leur tour au nom du
droit historique et de la linguistique?... La Russie
assistera-elle à ce triomphe du pangermanisme
sans élever la voix? L'avenir répondra. J'ai con-
fiance en lui. Quand il s'agit des peuples, il est per-
mis de croire à la Nemesis divina. »
Ces pages prophétiques datent, redisons-le, de
1871.
LA RACE PRUSSIENNE 55
L'avenir répond ; mais quand il aura répondu tout
à fait, ce sera à nous de faire notre examen de con-
science et de mesurer la profondeur de l'abîme où,
malgré des avertissements du lendemain de la guerre
aussi nets que celui-ci, des rêveurs imprudents et
des réformateurs inconscients ont failli nous faire
tomber.
56 FRANGE ET ALLEMAGNE
CHAPITRE V
Qu'est-ce qu'une race humaine ?
Etendue de la question des races. — Importance de son étude
scientifique. — Le Congrès des races de Londres, en 1913. —
La Génétique et l'Eugénique. — Signification des mots race,
tribu, nation. — Le professeur von Luschan, de Berlin, et la
violence. — La race israélite et l'infiltration politique. —
L'influence du milieu. — L'Eugénique et l'amélioration des
races. — La Génétique et la création de races nouvelles. —
Les races géographiques. — Transformation possible des
caractères des races humaines. — La mentalité; sa forma-
tion, ses transformations. — Les habitudes et l'hérédité
mentale ; la formation des nations.
On doit conclure du précédent chapitre que les
Prussiens, qu'ils constituent ou non une race, n'ont
— tant s'en faut — aucune supériorité qui leur-
donne le droit d'aspirer à une direction quelconque
des nations civilisées. Les Allemands vrais consti-
tuent-ils au moins une race privilégiée ? Pour con-
clure, il est nécessaire tout d'abord de préciser ce
qu'est une race. Il semble au premier abord facile
de répondre, si l'on ne considère que les couleurs,
mais la question des races, que nous venons d'effleu-
rer, ne se pose pas seulement entre les noirs et les
blancs ou même les jaunes, comme le croyait le
comte de Gobineau; tout ce qui précède implique
qu'il existe aussi parmi les blancs de nombreux
types secondaires. Faut-il y voir des races, et dès
lors par quoi une race est-elle caractérisée ? C'est
qu'est-ce qu'une race humaine ? 57
une de ces questions qui, après avoir longtemps
dormi dans les laboratoires ou tourné sur elles-
mêmes, comme des écureuils en cage, dans le cabi-»
net des hommes de science, prennent tout à coup
leur essor, s'emparent de tous les esprits et se font
une telle place dans leurs préoccupations qu'aucun
moyen ne semble assez puissant pour leur donner
une solution rapide. Elle est demeurée longtemps
purement philosophique, puis elle est sortie du
domaine de la spéculation pour entrer dans le
domaine de la pratique, au point d'envahir même
la politique. C'est le signe d'un changement com-
plet dans l'orientation de nos idées relativement à
l'Humanité et le commencement d'une ère nouvelle :
celle de la substitution des connaissances vraiment
scientifiques que l'observation ou l'expérience peu-
vent seules donner aux conceptions philosophiques
a priori., dans l'organisation des sociétés humaines
et dans la détermination des rapports qu'elles doi-
vent présenter entre elles.
Des groupements importants se sont constitués
pour l'étude de ces questions.
De temps en temps se réunit un Congrès des
races, ayant pour but de « discuter à la lumière de
la science et de la conscience modernes les relations
générales qui existent entre les peuples d'Occident
et ceux de l'Orient, entre les peuples soi-disant
blancs et les peuples soi-disant de couleur, en vue
d'encourager parmi eux une bonne entente, des sen-
timents plus amicaux et une coopération plus cor-
58 FRANCE ET ALLEMAGNE
diale. » Rien n'est plus généreux. Le dernier de ces
congrès a eu lieu à Londres du 26 au 29 juillet 1911,
et on y a suffisamment parlé pour remplir un vo-
lume in-8° de 530 pages. (')
En dehors de ce congrès, il existe aussi une Con-
férence de Génétique, qui cherche à préciser les pro-
cédés expérimentaux grâce auxquels on peut arriver
à créer des races nouvelles. Mais on y parle surtout
des fleurs miraculeuses qui font la gloire de nos
jardins. Voilà qui est plein de poésie.
De son côté, V Eugénique, une science nouvelle,
définie et nommée par sir Francis Galton, l'un des
disciples les plus ardents et les plus brillants de
Darwin, a pour but de déterminer les facteurs qui,
dans l'organisation de nos sociétés, peuvent favo-
riser le développement des qualités de race des gé-
nérations futures ou enrayer l'aggravation de leurs
défauts, tant au point de vue physique qu'au point
de vue mental.
C'est une excellente intention.
Au congrès des races, on a fait, jusqu'ici, de la
politique. A la conférence de Génétique, on s'occupe
d'orner nos parterres. A la société d'Eugénique, on
entreprend de créer une Humanité idéale. Tout cela
parait très différent, et sans vouloir faire aucune
assimilation de mauvais goût entre les fleurs qui
développent leur corolle dans nos serres et les
fleurs de rhétorique qui déroulent leurs périodes
(1) P. S. King and Son, Orchard house, Westminster, Lon-
dres.
qu'est-ce qu'une race humaine ? 59
dans les congrès, les parlements et les réunions
publiques, tout cela c'est au fond la même chose ;
dans ces diverses organisations on fait, en somme,
de l'histoire naturelle.
Ne vous récriez pas. Il ne s'agit nullement de
ravaler l'Homme au niveau des singes, ni de faire
une comparaison d'une préciosité ridicule entre les
femmes et les roses. Ces assimilations ont passé de
mode; mais on a compris que les lois de la vie
étaient les mêmes pour tous les corps vivants, que
le corps de l'Homme, instrument de sa mentalité, ne
faisait pas exception, que non seulement on devait
appliquer à l'étude des races humaines les méthodes
de l'histoire naturelle, comme le voulait de Quatre-
fages, qui était, nous Favons dit, le moins subversif
des hommes, mais que les transformations que nos
horticulteurs et nos éleveurs savent faire subir aux
plantes et aux animaux et celles qui ont amené la
diversification des races humaines sont de même
nature, et qu'en étudiant la façon dont on crée des
races nouvelles de chrysanthèmes, on rassemble
des documents propres à nous indiquer dans quelle
mesure on peut espérer modifier, perfectionner,
fusionner ou conserver les races entre lesquelles se
répartit ce qu'on nomme l'Humanité.
Aussi le premier congrès international des races,
destiné à favoriser la bonne entente et la paix inter-
nationale, s'est-il ouvert, tout comme un congrès de
botanistes ou de zoologistes, par un rapport sur « la
signification des mots race, tribu, nation », dont
60 FRANCE ET ALLEMAGNE
l'auteur est M. Brajendranath Seal, recteur du col-
lège du maharajah de Gooch Behar, dans l'Inde.
Tous les congressistes étaient d'ailleurs d'accord
qu'il est désirable que toutes les races s'entr'aident
ou vivent tout au moins en paix les unes avec les
autres ; mais voilà : chacun apportait au congrès,
avec un fond commun de bonnes intentions, sa
mentalité particulière, et bientôt il est apparu net-
tement que si tous les hommes ne sont pas sem-
blables de corps, ils ont encore beaucoup plus à
faire pour être semblables d'esprit. L'entente entre
les hommes, soit : mais vous allez voir comment.
Le docteur Félix von Luschan, professeur d'an-
thropologie à l'Université de Berlin, souhaite,
comme tout le monde, entre les races une sympa-
thie mutuelle, « mais — il y a un mais — ajoute-
t-il bien vite, les barrières entre les races ne dis-
paraîtront jamais, et si quelque jour elles mon-
traient une tendance à disparaître, il vaudrait cer-
tainement mieux les conserver que les abattre. »
Ainsi, les races doivent demeurer distinctes et
tout faire pour se conserver pures. Est-ce la paix ?
Est-ce la guerre que couvre cette affirmation ? On
verra plus loin comment le Dr von Luschan a précisé
sa pensée.
M. Israël Zangwill, de Londres, qui est de race
juive, ne prêche pas moins que le professeur von
Luschan la conservation de races indépendantes et
nettement séparées. A son avis, et cela n'est pas
contestable, de la première page de l'Ancien Testa-
61
ment à la dernière du Nouveau, « la ïïible est satu-
rée d'aspirations vers un ordre social de justice et
vers une unification finale des races humaines, dont
la race juive est et doit être l'agent et le porte-
parole. » Les temps ne sont changés qu'en apparence,
la mission juive se poursuit justement par la dissé-
mination des Juifs dans le monde ; elle ne peut se
poursuivre que si les Juifs ne se fondent pas dans la
population des régions qu'ils habitent. « La race
juive, en abandonnant la lutte pour une existence
politique indépendante en faveur d'un isolement
spirituel et d'une symbiose économique, a découvert
le secret de l'immortalité... Les Juifs apportent des
éléments différents au cœur de tous les milieux, et
doivent ainsi défendre une ligne de frontière aussi
vaste que le monde. » Aussi M. Zangwill se lamente-
t-il sur la fusion qui se fait entre les classes élevées
de la race juive et celles des pays qui les ont adoptées
— fusion qui s'opère toujours au détriment du pur
hébraïsme, tandis que ces pays y gagnent leurs plus
ardents patriotes. Il termine en espérant que les Juifs
pauvres, les vrais Juifs, retrouveront, sous l'éten-
dard turc, dans leur ancienne patrie, un foyer où
ils pourront conserver, dans toute sa pureté, la tra-
dition hébraïque et rayonner de là sur le monde.
M. Israël Zangwill, qui n'a certainement pas lu
Gobineau, comme le professeur von Luschan, ne
prêche pas la guerre, bien au contraire ; mais il
recommande lui aussi l'isolement, la conservation
à l'état de pureté « d'une race qui est l'intermé-
t>2 FRANCK ET ALLEMAGNE
diaire née entre toutes les autres et qui pourrait
ainsi devenir, en raison de son amour de la justice
et de la vérité, la pacificatrice universelle.» Tous
deux, en somme, rêvent de faire régner la paix sur
le inonde par la domination de leur propre race, et
pour cela l'un s'en remet au canon, l'autre à une
tranquille et incessante infiltration.
Ce sont là à peu près les deux pôles entre lesquels
se meuvent les partisans de la stabilité des races et
du maintien de leur pureté. Mais alors se pose
une autre question. Cette stabilité existe-t-elle ?
Y a-t-il entre les races humaines des différences
irréductibles? Pour M. G. Spiller, secrétaire gé-
néral du Congrès de Londres, les races humaines
ne manifestent que « des différences à fleur de
peau » ; toutes se valent ; aucune ne peut se vanter
d'être supérieure ; les prétendues races inférieures
ne sont que des arriérées ; et il se range à cette
théorie parce qu'elle fait de tous les hommes une
même famille dans le sens véritable du mot, parce
qu'elle affaiblit l'orgueil de race, de sexe, de nais-
sance, de pays et de religion ; parce qu'elle encou-
rage l'instruction, la coopération, la science, l'éner-
gie ; parce qu'elle affirme l'égalité des droits et des
conditions pour tous les hommes et pour toutes les
femmes.
Rien n'est plus séduisant, en effet. Malheureuse-
ment, si pleine que soit de présents magnifiques pour
l'Humanité cette boîte de Pandore au rebours, elle
ne peut être acceptée que sous bénéfice d'inventaire.
qu'est-ce qu'une race HUMAINE ? 6'î
Ce qui a fait l'homme, pense M. Spiller, c'est la
société ; d'autres pensent au contraire que c'est
l'homme qui a créé les sociétés. A qui entendre?
Joseph Prud'homme disait : « Séparez l'homme
de la société, vous l'isolez. » M. Spiller soutient au
contraire, non sans une pointe charmante de para-
doxe, que c'est la société qui isole l'homme dans la
nature, parce qu'elle a créé l'Histoire, et trouve à cet
égard un rapprochement tout à fait inattendu : « La
trompe de l'éléphant, le cou de la girafe sont, dit-il,
dans le Règne animal, de singulières anomalies.
L'Homme possède également une anomalie unique
en son genre, qui, de même, le sépare de façon abso-
lue des autres êtres sensibles. Seul, l'Homme a une
histoire en tant que race, et la pensée collective
des milliers d'individus se transmet socialement.
N'était cette transmission sociale, l'œuvre du passé
devrait être recommencée à chaque génération. »
Etre comparée à l'Histoire ! La trompe de l'éléphant
ne s'attendait certainement pas à tant d'honneur.
Après tout, c'est peut-être de l'humour anglaise.
M. Charles S. Myers, professeur de psychologie
expérimentale à l'Université de Cambridge, croit, lui
aussi, à l'égalité fondamentale des races humaines.
Il déclare que les caractères mentaux de la majorité
de la classe paysanne dans l'Europe entière sont
essentiellement les mêmes que ceux des commu-
nautés primitives. Nos paysans français, grands-
pères de généraux ou de membres de l'Institut, sont
trop fins pour s'offusquer d'être ainsi mis dans le
()i FRANGE ET ALLEMAGNE
même panier que les Hottentots ou les Nyams-
Nyams. Cette proposition une fois reconnue pour
ne pas faire de chagrin à M. Myers, Féminent pro-
fesseur conclut que seul le milieu dans lequel les
hommes ont vécu a créé entre eux des différences-
tant physiques que mentales, et que l'on doit admet-
tre la possibilité d'un développement progressif pour
tous les peuples primitifs, pourvu que leur milieu
puisse se transformer de façon appropriée. Et
M. Myers ne s'arrête pas à mi-chemin, il va —
conclusion extrême ! — jusqu'à donner au milieu
la puissance de changer un Parisien en nègre et la
négresse la plus foncée du Soudan en une blonde
Londonienne... Seulement il faudrait pour cela des-
centaines de milliers d'années. Allons ! nos admi-
nistrateurs coloniaux peuvent faire leur carrière au
Dahomey ou à notre Congo reconstitué, sans avoir
à redouter pour eux-mêmes ou pour les leurs une
métamorphose encore réputée fâcheuse.
Voilà bien des divergences sur la question primor-
diale des congrès des races : les races humaines
sont-elles séparées par des différences irréductibles
ou bien ne forment-elles qu'une même famille dont les
branches diverses, créées par les circonstances diffé-
rentes qu'elles ont traversées, peuvent être refondues
en un seul bloc si elles sont replacées dans un même
milieu ? Ces divergences n'enlèvent rien, étant d'or-
dre purement scientifique, à la grandeur de l'œuvre
morale que ces congrès ont poursuivie, grandeur
qu'est-ce qu'une race humaine ?
65
que dans une belle lettre d'adhésion, au congrès des
races, M. Léon Bourgeois a éloquemment mise en
lumière. Cette œuvre n'est rien moins que la prépa-
ration d'une paix universelle. Les Mémoires sur le
contact des races, qu'on y a lus, sont des documents
de haute valeur, dus aux hommes les plus compé-
tents; celui où, avec son élévation habituelle,
M. d'Estournelles de Constant a traité du Respect
que la race blanche doit aux autres races, est un
morceau dont le titre est à lui seul tout un noble
programme. Seulement il faut bien reconnaître que
l'on ne trouve une telle opposition d'idées entre des
hommes de haute culture que lorsqu'ils s'attaquent
à des questions qu'ils veulent résoudre en partant
d'idées a priori qu'ils se sont faites avant une étude
réellement scientifique, basée sur des observations
précises, seules capables de conduire à des solutions
unanimement acceptées. L'avantage des congrès est
surtout de mettre en lumière, par ces contradictions
mêmes, les lacunes profondes de la science.
La science nouvelle qu'on appelle Eugénique, a
justement pour objet de combler quelques-unes de
ces lacunes, et le problème qu'elle se pose consiste
à rechercher ce qu'il faudrait faire pour amener
l'organisme humain au plus haut degré de perfec-
tion possible. Ainsi que le professeur von Luschan,
ses organisateurs considèrent comme une condition
indispensable du progrès des sociétés, la sélection
opérée par la lutte pour la vie, et, par conséquent,
66 FRANCE ET ALLEMAGNE
l'élimination aussi rapide que possible des éléments
faibles qu'elles peuvent contenir. Sparte y avait
déjà pourvu en supprimant, dès leur naissance, les
rejetons malingres ou souffreteux. Le procédé était
radical, mais un peu trop sommaire; la sélection
rêvée doit se faire, si j'ose dire, en douceur, et là
commencent les difficultés. Pour qu'elle aboutisse à
un progrès, il faut que le succès soit le prix de la
vertu, de l'intelligence, du courage, de l'endurance
physique, de la patience, qualités particulièrement
nécessaires à une république, si l'on en croit Montes-
quieu. Ces qualités sont assez difficiles à porter.
Ceux à qui elles manquent sont naturellement
incités à y suppléer par la ruse, l'intrigue, la ser-
vilité ou la force brutale. C'est un premier péril
qu'un gouvernement pénétré de ses devoirs suffi-
rait à conjurer.
Il y en a un autre, tout à notre honneur. La cha-
rité et la bonté se sont développées à un tel point
dans nos sociétés qu'il s'est créé toute une littéra-
ture aussi lucrative que faussement généreuse pour
exploiter la sensibilité des innombrables braves
gens ; elle tresse des couronnes de martyr aux cri-
minels et arrive à émouvoir les pouvoirs publics sur
les misères du bagne et des maisons centrales. Les
résultats de la lutte pour la vie se sont trouvés par
cela même singulièrement troublés. La sympathie
s'est portée sur les déshérités de la nature, si bien
qu'ils ont souvent plus de chance de durer et de
créer une descendance que les plus favorisés; après
qu'est-ce qu'une race humaine ? 67
les grandes guerres, ils survivent presque seuls et
perpétuent leurs tares. Le résultat inévitable, qui
n'a pas échappé aux adversaires du militarisme, est
une dégénérescence de la race qui non seulement
rend tout progrès impossible, mais menace la civi-
lisation elle-même. D'autre part, on n'empêchera
pas à une mère de donner toutes ses préférences à
■un enfant chétif, qu'elle a sauvé au prix d'un dé-
vouement sans limite. N'est-ce pas lui qui a plus
particulièrement besoin de ses soins?
On pourrait remédier à cet état de choses si on
connaissait d'une façon précise les moyens de lutter
contre la débilité, de conjurer par une hérédité
contraire les effets d'une hérédité fâcheuse, de com-
biner les unions de manière à obtenir à chaque
génération quelque progrès soit physique, soit intel-
lectuel. L'Humanité arriverait, dès lors, dans une
marche ascensionnelle merveilleuse et sûre, à une
puissance dont il est impossible de prévoir le
terme. La diffusion des principes de cette hygiène
de la race arriverait à rendre inutile la sélection
naturelle.
Ce sont les horticulteurs qui auront eu l'honneur
de se placer en tête de cette œuvre de direction des
forces de la vie que rêvent aujourd'hui les biologis-
tes et qui constitue la Génétique. Ils sont arrivés à
faire des fleurs à peu près ce qu'ils veulent. La forme
et la couleur leur obéissent également. Ils agran-
dissent à leur gré les pétales, les replient en cuiller
68 FRANGE ET ALLEMAGNE
ou en cornet, les étalent, les plissent, les déchiquet-
tent, les multiplient, les suppriment, les font passer
par toute la gamme des couleurs, sèment sur eux
des taches, des vergetures, des dessins auxquels la
nature n'aurait jamais songé, et ils réussissent sou-
vent à rendre ces variations héréditaires, à les fixer,
comme ils disent. Ils créent, en d'autres termes, des
variétés, des races, des espèces. M. Armand Gau-
tier a démontré que toutes ces modifications sont
liées à des changements très légers dans la compo-
sition des sucs de la plante. Jusqu'ici ces change-
ments sont livrés à peu près au hasard ; on les
obtient en essayant des procédés de culture variés,
surtout en croisant entre elles des variétés déjà exis-
tantes, mais sans qu'il soit possible de prévoir quelle
sera la conséquence précise de ces opérations. La
Génétique essaiera de mettre en ordre les différents
résultats obtenus par cette industrie nouvelle, de
déterminer les lois de toutes ces métamorphoses.
Les lois de la vie sont les mêmes pour les végé-
taux, pour les animaux et pour l'Homme ; elles opè-
rent plus simplement dans le Règne végétal, où il est
plus facile de les saisir. Tout se tient : il n'est donc
pas douteux que les zoologistes et les éleveurs puis-
sent tirer le plus grand profit des travaux des hor-
ticulteurs, et que les grands problèmes que posent
aux philosophes, aux administrateurs et aux hommes
politiques eux-mêmes la coexistence des races hu-
maines et la détermination de leur avenir se trou-
veront par cela même éclairés.
qu'est-ce qu'une kace humaine ? 69
En ce qui concerne les races humaines, si la
question de leur diversité a fourni le prétexte non
seulement de dissertations sans fin où, comme on
vient de le voir, les opinions les plus opposées ont
pu être défendues; si on s'est appuyé sur elle pour
fomenter des guerres dont la plus terrible est celle
que nous subissons aujourd'hui, elle est loin, en
effet, de se présenter avec la clarté qu'on imagine
souvent. On s'aperçoit bien vite, lorsqu'on veut en
faire une application à l'homme, que le mot race
est un de ces vocables caméléons qui fourmillent
dans le vocabulaire courant, dont le sens se modifie
suivant les besoins, qui permettent de justifier
l'emploi des mêmes lignes de conduite dans les cir-
constances les plus contradictoires, et d'appliquer
les mêmes conclusions aux cas les plus différents.
Lorsqu'il s'agit des animaux ou des plantes, on
sait à peu près en quoi consiste une race, parce qu'on
en a vu se former. Sans qu'on en connaisse ordinai-
rement la raison, un caractère nouveau apparaît
brusquement chez quelques individus d'une espèce
donnée, comme dans les cas observés d'abord par
le botaniste français Naudin et longtemps après par
le Hollandais de Vries, ou se produit lentement
sous l'influence continue de certaines actions ; on
marie ensemble les individus qui détiennent ce
caractère au plus haut degré ; un certain nombre
de leurs descendants présentent le caractère que l'on
veut conserver; on les unit ensemble, et, au bout
d'un certain nombre de générations, ce caractère finit
70 FRANCE ET ALLEMAGNE
par se retrouver sur tous les membres d'une même
lignée. On dit alors que la race est fixée. Mais, dans
ces conditions idéales, il est déjà très difficile de la
maintenir constante ; le caractère cherché s'atténue,
s'exagère, se transforme chez certains individus. Un
croisement intempestif suffit pour créer une lignée
nouvelle, impure, oscillante. Est-il possible de
compter dans l'espèce humaine sur de pareils procé-
dés pour constituer et conserver une race ? Evidem-
ment non. Mais il y a dans les deux Règnes des
races naturelles^ qui se sont produites autrement
que les races artificielles créées par les horticul-
teurs et les éleveurs, comme nous venons de le dire.
Tous les représentants d'une espèce dans une même
région présentent souvent des caractères communs
qui les distinguent dans leur espèce et permettent de
reconnaître leur origine. Les pêcheurs savent distin-
guer les harengs de la mer du Nord de ceux des
côtes d'Angleterre. Les animaux, les plantes des
pays froids, des montagnes et des côtes maritimes
acquièrent des caractères spéciaux, se ressemblent
entre eux et diffèrent de la même façon des indivi-
dus vivant en d'autres lieux. On a vu, dans certains
cas, apparaître les caractères qui les distinguent. M. le
professeur Trouessart a signalé que les pinsons de
notre pays, lorsqu'ils se fixent dans les Canaries, les
Açores et les îles voisines, au lieu d'accomplir leur
migration annuelle, finissent par se teinter de bleu.
Les conditions d'existence : la température moyenne,
l'intensité de la lumière, le degré d'humidité du cli-
qu'est-ce qu'une RACE HUMAINE ? 71
mat, sa plus ou moins grande douceur, la nature de
l'alimentation, la composition du sol, l'importance
de ses reliefs retentissant sur les modes de locomo-
tion, la plus ou moins grande sécurité déterminant
une plus ou moins grande variété de mouvements
impriment aux animaux qui vivent dans les mêmes
lieux un air de famille dont il est souvent facile de
préciser les traits ; ils distinguent ce qu'on appelle les
races géographiques.
L'espèce humaine n'échappe pas à cette loi ; il y a
parmi les hommes des races géographiques bien
nettes, quoiqu'il soit difficile de dire dans certains
cas si l'apparition de leurs traits spéciaux a précédé
ou suivi leur localisation. Ainsi la race noire est, à
l'heure actuelle, presque exclusivement africaine; la
race jaune, des régions tempérées ou froides de
l'Asie et des régions arctiques ; la race blanche
est indienne, européenne et méditerranéenne. Cette
distribution géographique ne paraît pas avoir été
exclusivement l'effet du climat, puisqu'il y avait
aux époques reculées de l'âge de pierre une race
négroïde dans le sud de la France future, et même,
dans la région du Bordelais, une autre race rappe-
lant par certains traits les Hottentots. On a été
ainsi conduit à penser qu'il y a eu, dès le début,
plusieurs espèces d'hommes ayant une origine diffé-
rente. Mais dans la crise que nous traversons, l'inté-
rêt n'est pas dans le problème de l'origine des
nègres, des jaunes et des peaux-rouges; il réside
dans la nature et la profondeur des subdivisions qui
72 FRANCK ET ALLEMAGNE
se sont établies entre les blancs d'Europe. Ces sub-
divisions correspondent-elles à des dilférences phy-
siques et intellectuelles, dressant entre eux des bar-
rières infranchissables qui les partagent en sociétés
rivales, destinées à demeurer hostiles quoi qu'on
fasse? Autrement dit, est-il permis de répartir les
Européens en groupes nettement tranchés, ayant des
caractères extérieurs spéciaux et une mentalité par-
ticulière, constituant autant de races irréductibles ?
Certes, entre les Grecs, les Turcs, les Slaves, les
Germains, les Celtes, les Ibères, les Sémites il y a
des traits différentiels qui permettent de les recon-
naître sinon au premier coup d'œil, du moins après
un examen attentif ou même des mensurations
appropriées. L'influence des conditions du milieu
dans lequel ils vivent est bien pour quelque chose
dans la production de ces traits distinctifs. La
lumière vive du soleil hâle la peau ; on lui doit
vraisemblablement la fréquence des bruns dans le
midi, celle des blonds dans le nord ; on peut penser
que les efforts faits pour gravir les pentes en soule-
vant le poids du corps, en écrasant pour ainsi dire,
à chaque pas, ses parties basses contre les parties
hautes, ont rapetissé la taille dans les pays de mon-
tagne et créé une race d'hommes trapus, contrastant
avec les hommes de taille plus élevée et de forme
plus sveltedes plaines. L'exercice de certains métiers
imprime au corps des traits caractéristiques qui ne
sont que personnels ; ceux qui résultent d'actions
constantes comme celle du soleil ou de la configura-
qu'est-ce qu'une race humaine ? 73
tion du sol, se généralisent, au contraire, et quand
la durée de ces actions a été suffisamment longue,
ils deviennent héréditaires. Dès lors ils se produi-
sent même quand ces actions ont depuis longtemps
cessé; c'est ainsi que les nègres d'Amérique vivant
depuis de nombreuses générations sous un climat
tempéré, ne blanchissent pas et ne blanchiraient pas
sous les pôles ; que les blonds et les bruns se perpé-
tuent avec leur nuance de cheveux quand ils ne se
croisent pas entre eux. Il est probable que les traits
distinctifs tirés par les anthropologistes de la forme
du crâne et de la face, des dimensions relatives du
nez, de la forme des yeux, etc., ne paraissent innés
et par conséquent particulièrement importants que
parce que l'hérédité les fait apparaître indépendam-
ment des causes qui les ont produits, et que nous
sommes impuissants à remonter jusqu'à elles.
Mais il nous importe peu qu'un homme soit fait
de ou telle façon : ce qui importe, ce sont les actes
dont il est capable : c'est la mentalité qui le dirige.
Doit on appliquer à cette mentalité ce que nous
venons de dire des caractères physiques ? Est-elle
aussi créée par les circonstances et peut-elle devenir
héréditaire lorsque ces circonstances sont demeu-
rées assez longtemps permanentes? Existe-t-il des
races foncièrement mauvaises, d'autres foncièrement
généreuses? Toute l'histoire des habitudes et des
instincts répond affirmativement. Elle nous apprend
que lorsque les mêmes éléments du cerveau sont
yl FRANCE ET ALLEMAGNE
fréquemment appelés à concourir aux mêmes actes,
il s'établit entre eux des relations permanentes de
collaboration, grâce auxquelles ces actes finissent
par être automatiquement accomplis : ils deviennent
alors des habitudes. Ces relations peuvent devenir
héréditaires ; elles président alors aux instincts.
Sur l'homme actuel pèse la lourde hérédité formée
par d'innombrables siècles de cruauté, d'astuce, de
combativité chez ses ancêtres quaternaires, chas-
seurs de rennes, de bisons et de mammouths. Elle
est plus ou moins contenue chez les peuples civi-
lisés par des hérédités moins puissantes, créées par
les habitudes relativement récentes de respect des
personnes et de leurs biens qui ont rendu la vie
sociale possible, et qui constituent la civilisation.
Mais dès que, pour une raison quelconque, le lien
social s'affaiblit ; dès qu'un certain nombre d'hom-
mes réunis dans un but égoïste croient pouvoir impo-
ser simultanément leur volonté, le chasseur sauvage
et féroce de l'âge de pierre reparait. Gela est arrivé
chez nous-mêmes, en 1798, durant la Terreur, en
1871 lors de l'insurrection communale, et cela arrive
parfois dans nos Parlements sous la forme moins
rude des lois d'exception. Mais de tels réveils de la
vie sauvage deviennent de plus en plus rares dans
les vastes associations d'hommes depuis longtemps
rompus aux mêmes habitudes, animés des mêmes
sentiments, si diverses que soient leurs origines,
associations qui constituent une nation. Il se crée
parmi ces hommes un sentiment public, dans une
qu'est-ce qu'une race humaine? 75
certaine mesure héréditaire, devant lequel chacun
incline une part de sa personnalité, et lorsque ce
sentiment public est fait de générosité, de charité
et de bonté, ou si vous aimez mieux de ces idées
qu'expriment, dans leur sens primitif, les mots de
liberté, d'égalité et de fraternité, dont on a si
étrangement abusé parfois, la nation assez heureuse
pour en être animée est vraiment civilisée. Ce sont
les nécessités résultant d'un contact incessant qui
créent ce sentiment public, parce que l'estime va
aux plus généreux ; il atteint à son apogée dans les
nations dont l'unification est ancienne, dont les ins-
titutions sont libérales, mais stables, et dont la popu-
lation est nombreuse.
Tel n'est pas le cas de la nation toute récente qui
porte aujourd'hui le nom d'Allemagne et qui n'a
aucun droit, par conséquent, étant loin d'ailleurs
d'être homogène comme une race, à se considérer
comme supérieure. Goethe ne s'y était pas trompé.
Après s'être félicité de cette affirmation, assez
étrange de Guizot, que nous devons aux Germains
l'idée de la liberté individuelle, il s'écrie : « N'est-ce
pas complètement exact? La réformation n'en
dérive-t-ellepas?... Et ce salmigondis de notre litté-
rature ; cette manie d'originalité chez nos poètes
dont chacun s'imagine frayer de nouvelles routes,
ce besoin qu'éprouvent nos savants de vivre à part
et dans l'isolement; ces individualités qui ne relè-
vent que d'elles-mêmes, qui n'agissent qu'à ce
point de vue, tout remonte à ce principe. Les Fran-
76 FRANCE ET ALLEMAGNE
-çaiset les Anglais ont plus de cohésion... Quant aux
Allemands, chacun procède à sa guise: chacun
recherche sa propre satisfaction : on ne s'inquiète
pas d'autrui, car l'individu porte en soi l'idée de
la liberté personnelle et celle-ci, en effet, inspire
d'excellentes choses, mais aussi bon nombre
d'absurdités. » (*)
On ne saurait mieux peindre les traditions de bru-
tal égoïsme d'un peuple tout entier. La science ne
guérit pas d'une pareille disposition d'esprit ; elle
l'exagère, au contraire, au dire de Gœthe lui-même,(2)
au point « que toutes les faiblesses du caractère se
montrent bientôt. »
Autant affirmer que la science ne guérit pas d'être
barbare. La critique historique terre à terre, la phi-
losophie nébuleuse si fort en honneur naguère
encore dans les pays d'outre-Rhin et à laquelle,
par un singulier snobisme, nous avons nous-mêmes
sacrifié, ne pouvaient avoir, suivant le poète de
Faust, une meilleure influence.
Quelle différence entre cet égoïste et réfrigérant
travail de l'Allemagne scientifique et le splendide
épanouissement d'union nationale, de solidarité uni-
verselle s'élevant jusqu'aux plus hauts sommets de
la plus généreuse morale qui s'est poursuivi en
France, en se transformant sans cesse, mais en s'éle-
vant toujours — trop haut peut-être quelquefois, —
depuis Jeanne d'Arc jusqu'à nos jours, en passant
(1) Entretiens de Gœthe et d'Eckermann ; traduction J.-N.
Charles, p. 228.
(2) Ibid., page 21.
qu'est-ce qu'une race humaine? 77
par Richelieu qui a unifié la France, les écrivains
du grand siècle qui ont ennobli son âme, et les phi-
losophes précurseurs de la Révolution française qui
lui ont apporté la notion la plus haute et la plus fière
de la dignité humaine !
L'émiettement de la pensée allemande, son éva-
nouissement dans la confusion dès qu'elle tentait de
prendre essor, faisaient des Germains une proie pré-
destinée pour quiconque lui donnerait une orienta-
tion. Il s'est trouvé que l'homme qui a mis la main
sur elle était le moins scrupuleux, le moins soucieux
du droit, le moins épris de justice qui se puisse ren-
contrer : Bismarck. On connaît son mot sur Napo-
léon III, vaincu : « Figurez-vous qu'il croyait à notre
générosité ! » Un tel maître n'était pas fait pour éle-
ver les caractères ; les discours mystiques et chargés
de poudre de Guillaume II n'étaient pas davantage
de nature à rendre plus sociables ses nouveaux
sujets. La joie de faire partie d'une nation qui se-
disait toute-puissante les a gonflés d'un orgueil
insensé et a fait se dresser en eux l'ancêtre encore
mal endormi de l'âge de pierre. C'est pourquoi —
une fois l'impérialisme vaincu — nous ne pourrons
encore vibrer à l'unisson des Allemands rendus à
eux-mêmes. Ils sont demeurés, en kolossal, les
citoyens vaniteux, envieux et féroces de la Petite
ville allemande de leur compatriote Kotzebue qu'ils
assassinèrent pour les avoir trop bien dépeints.
Aucun peuple en Europe ne saurait envier la joie de
vivre sous leur tutelle; c'est pourtant le bonheur
qu'ils avaient rêvé pour nous. Braves gens î
78 FRANCE ET ALLEMAGNE
CHAPITRE VI
L'organisation allemande.
L'infiltration allemande et l'espionnage doré. — Les hôtes
félons. — La protestation universelle contre la barbarie sa-
vante. — Lettres de savants étrangers. — La science pra-
tique. — Inventions françaises enrichissant l'Allemagne et
appauvrissant la France. — Initiative et collaboration à
créer.
Du jour où ils se sont sentis abrités par une puis-
sance militaire qu'ils ont cru capable de vaincre le
monde, défendus par des traités de commerce
imposés en 1871 à la France pantelante et vaincue,
l'égoïsme qu'ils pratiquaient entre eux, les Alle-
mands unifiés l'ont transporté dans le domaine des
nations. Travailleurs comme ils le sont, âpres au
gain, souples autant qu'il faut pour donner confiance
autour d'eux, dénués de tout scrupule gênant, sa-
chant par suite admirablement masquer leur jeu,
ils ont entrepris la conquête commerciale et indus-
trielle du monde. Prolifiques parce qu'ils sont parti-
culièrement aptes au parasitisme, et assurés de
trouver à vivre n'importe où, en raison de la facilité
avec laquelle ils s'accommodent de tout, ils ont peu
à peu envahi le monde, sans cesser — la loi Delbrùck
en fait foi — de conserver leur nationalité, et se
sont graduellement infiltrés partout. Voyageant pour
acheter ou pour vendre, pénétrant dans l'intimité
l'organisation allemande 79
des maisons de commerce ou des usines, s'y fau-
filant à demeure et appelant ensuite autour d'eux
•des compatriotes à salaires réduits, se rendant
maîtres sournoisement de toutes les entreprises où
ils avaient pris pied ou leur créant des rivales, ils
pouvaient facilement imbiber les nations voisines
comme l'eau imbibe une éponge, et se rendre maî-
tres de tous leurs secrets. Le gouvernement émi-
nemment centralisé du Kaiser avait dès lors à sa
disposition une armée d'espions conscients ou in-
conscients dont il pouvait à son gré disposer, et tenir
ainsi sous son doigt, pour ainsi dire, le pouls de
tous les pays vers lesquels se tournaient ses convoi-
tises. Il ne manquait pas d'ailleurs de solliciter les
confidences; les commerçants allemands touchaient
des primes d'exportation en échange des rapports
qu'ils adressaient à leur gouvernement qui, l'œil au
guet, trouvait toujours quelque chose de bon à
recueillir, même dans les plus anodins en apparence.
Les négociants et les industriels sont naturellement
■en rapports étroits avec les financiers, et Dieu sait
si le cosmopolitisme fleurit parmi ces derniers. Les
financiers et certains hommes politiques voisinent
volontiers. La grande vie à laquelle l'argent sollicite
mêle tous les mondes où se traitent les affaires com-
merciales, financières et politiques. Chacun y trouve
son profit; la fortune sourit aux uns, les honneurs
aux autres ; les couturiers, les couturières elles-
mêmes sont, grâce aux expositions, décorés comme
artistes ou philantropes, d'autant plus facilement
80 FRANCE ET ALLEMAGNE
qu'ils sont étrangers; la confiance universelle va à
ces boutonnières fleuries ; quel milieu pour favoriser
les bavardages dangereux dont les espions interna-
tionaux peuvent faire leur profit !
Bientôt on s'enhardit; pourquoi ne pas s'emparer
tout à fait des pays hospitaliers où l'on n'était encore-
que l'hôte choyé? Ne se doit-on pas tout entier à la
patrie allemande ? Cette écume qui fermente tumul-
tueusement, toute soufflée de gaz délétères à la sur-
face de la nation française, n'en indique-t-elle pas-
la corruption profonde ? N'est-ce pas une proie qui
s'évanouira comme la mousse du savon dès qu'on
portera sur elle la main ? Alors, puisqu'on est fort
et qu'on ne court aucun danger, pourquoi se gêner?
Bientôt, on espionne ouvertement; on achète des
carrières pour y loger des magasins de munitions
pour la guerre prochaine ; on installe des plate-
formes bétonnées dans les usines et jusque sous les
terrasses ou les parterres de fleurs ; on transporte
comme ferraille le matériel de guerre ; on installe
chez les fonctionnaires eux-mêmes des téléphones
secrets ou des postes de télégraphie sans fil, de
telle sorte qu'au premier signal l'ennemi puisse
surgir simultanément partout, comme les bulles pu-
trides chez un blessé atteint de gangrène gazeuse.
La guerre éclate ; aussi longtemps qu'on se croit
victorieux, on ne s'excuse pas de toute cette félonie
de laquelle on s'est fait une nouvelle morale; la
force peut tout se permettre, même ce qui est son*
l'organisation allemande 81
contraire, la trahison. On le proclame à la face de
toutes les nations; plus rien ne retient la sauvage
hérédité de l'âge de pierre ; on se rue à la guerre
dans un déchaînement sadique de tous les mauvais
instincts; mais alors un phénomène inattendu, un
sentiment d'horreur et de dégoût surgit dans le
monde entier, et j'en ai les preuves entre les mains.
De tous côtés s'affirme la solidarité qui unit les
nations civilisées contre la barbarie tudesque. A
côté des protestations élevées par les corps savants
contre les ruines sauvagement et inutilement accu-
mulées par les soldats allemands, les hommes de
science de tous les pays s'empressent d'adresser
l'expression de leurs sympathies à ceux de leurs
collègues français avec qui ils sont en relations.
Un illustre médecin du Pérou m'écrit : « Veuillez
accepter les vœux les plus sincères que je fais pour
que la France, cette France chérie de tous ceux qui
aiment le progrès humain, remporte la victoire pour
la cause de l'humanité ! »
A Buenos-Aires, un Bulletin quotidien de la
Triple-Entente est publié sous le titre Ultimatum,,
et ne laisse passer sans la réfuter aucune dépêche
de l'agence Wolff.
D'une lettre de l'un des professeurs qui honorent
une Université suisse, je détache le passage sui-
vant : « Je tiens à ce que vous soyez certain que nous
restons inébranlablement attachés à la grande cause
que défendent avec tant de vaillance vos admirables
82 FRANCE ET ALLEMAGNE
armées. Nous avons beau être des neutres, cela ne
nous empêche pas de penser et d'aimer, de discerner
où est la justice et où est le crime, et de proclamer
nos sympathies profondes pour la noble nation qui
tient en ce moment l'épée pour défendre tout ce pour
quoi seulement il vaut la peine de vivre. » Plus tard,
le même correspondant me dit : « Non seulement
les universitaires, mais la population tout entière de
notre ville fraternisent entièrement d'idées avec
vous ; vos vœux sont les nôtres, et votre admiration
pour vos armées n'est vraiment pas plus grande que
celle que nous éprouvons pour elles. Nous cherchons
d'ailleurs à rendre témoignage de ce sentiment dans
la plus grande mesure possible. Dans l'état actuel
des choses, il n'y a qu'un moyen de persuader les
Allemands qu'ils ne sont pas les missionnaires de la
Providence et les élus du Dieu vengeur, c'est de
leur flanquer une bonne raclée. Vos braves soldats
s'y emploient avec habileté et vaillance. Ils nous
préparent la réalisation de notre plus chère espé-
rance. Aussi sommes-nous ardemment avec vous. »
Quelques-uns s'étonnent et cherchent à expliquer
comment des hommes éminents, connus autrefois
comme pacifistes et antimilitaristes à outrance, sont
devenus subitement ardents admirateurs des plus
sauvages exploits guerriers. M. Ed. Glaparède m'en-
voie un article qu'il a publié dans le Journal de
Genève, où il cherche à expliquer, non sans quelque
stupéfaction, ce singulier phénomène. « Les efforts
que fait l'Allemagne intellectuelle pour conquérir
l'organisation allemande 83
les sympathies des pays neutres, et en même temps
l'étrangeté des méthodes, la faiblesse des argu-
ments, en un mot la maladresse des moyens qu'elle
emploie pour atteindre ce but, ne laissent pas de
surprendre ceux qui avaient l'habitude d'admirer la
logique, la Grùndlichheit (solidité, profondeur) et
les multiples qualités d'esprit de nos bons voisins
du Nord. » Un tel étonnement équivaut à une dés-
approbation que ne diminue guère l'explication de
cette attitude à laquelle s'arrête M. Glaparède et qui
se résume pour lui dans un impérieux besoin de se
justifier d'une criminelle entorse donnée au droit
des gens, dans l'intérêt d'une communauté qui se
sent aujourd'hui menacée dans sa puissance et dans
son honneur, alors qu'elle caressait naguère et pré-
parait en tapinois la réalisation des formidables
projets de domination avoués depuis, même en ce
qui concerne la Suisse.
Ce désappointement apparaît encore dans ce fait
que me raconte un de mes savants collègues d'une
autre Université helvétique : « Dans sa sénilité hai-
neuse, Hœckel réclame qu'on enlève de l'Univer-
sité d'Iéna le tableau qu'elle avait commandé au
distingué peintre suisse Hodler pour glorifier la jeu-
nesse universitaire allemande, et cela parce que
notre compatriote a eu le courage de protester avec
un grand nombre de nos artistes contre le bombar-
dement de la cathédrale de Reims. Il faut croire que
depuis le 1er août tout ce qui pense et écrit, en Alle-
magne, a été immédiatement mis «sous cloche».
84 fra.no: et Allemagne
Quelle déception morale quand la cloche sera sou-
levée par les alliés qui seuls leur rendront la liberté
de la pensée, conforme à la vérité et à la justice.
Espérons que cela ne traînera pas. Nous travaillons
en ce moment pour les pauvres Belges. Nous allons
recevoir un premier convoi de trois cents réfugiés;
quatorze cents personnes se sont inscrites, dési-
reuses de les héberger. » Et mon éminent collègue
suisse ajoute en post-scriptum : « Gela vous intéres-
sera peut-être d'apprendre que nos vignerons ont
appelé cette année Joffre le bon vin qu'ils ont fait. »
Du Musée britannique d'histoire naturelle, je
reçois la lettre de bonne année suivante que je tra-
duis:
« Mon cher professeur Perrier,
« Je suis heureux de voir que votre Parlement se
réunit de nouveau à Paris et j'espère que cela signi-
fie qu'il n'y a plus maintenant aucun danger que
votre belle et bien-aimée capitale soit envahie par
les barbares. Vous devez certainement être fiers de
votre admirable Joffre et je suis heureux de penser
que nos soldats aient été en mesure de lui être de
quelque utilité. J'espère que la prochaine année va
apporter à nos deux nations de bonnes nouvelles. »
Un Russe, avec qui je n'étais pas encore en rela-
tions, m'envoie un mémoire d'histoire naturelle
avec cette simple mention qui en dit long dans sa
brièveté : « Hommage d'un allié. »
Un membre de l'Académie royale des sciences de
Belgique, professeur à l'Université de Gand, s'ex-
l'organisation allemande 85
prime ainsi : « C'est un grand réconfort pour nous
dans nos malheurs et en présence de l'invasion, de
sentir avec nous le cœur et le bras de la France.
Toute la Belgique est fière d'être l'alliée de la France
dans cette « guerre sacrée » contre les barbares. Si
l'un de vos fils est chez nous, il verra comme on
aime ici la France et son armée. La bonne cause ne
peut être vaincue. Et après la victoire finale que
iious escomptons, nous qui souffrons des mêmes
maux que chez vous, nous tâcherons de nous en
guérir et, épurés par l'épreuve, nous nous efforce-
rons de grandir matériellement et moralement pour
tenir à jamais en échec la barbarie germanique. »
Ce sont les sentiments mêmes que l'on éprouve
en France et qu'il faudra entretenir après la guerre,
c'est-à-dire après la victoire, qui ne saurait être
mise en doute. Ce qui fait pour les étrangers le
•charme de notre pays, c'est avant tout notre probité,
notre générosité natives qui nous emportent malgré
nous vers un idéal de bonté, de charité, d'égalité
universelles que nous défendons instinctivement,
même au détriment de nos intérêts matériels, et qui
a pénétré jusque dans nos institutions politiques
d'une façon parfois assez naïve. Nous ne concevons
pas qu'on ne partage pas le désintéressement dont
la pratique serait la sauvegarde la plus sûre de la
paix, et c'est pourquoi nos socialistes ont nourri
tant d'illusions sur leurs camarades d'outre-Rhin.
Malheureusement, cet idéal même ne peut être dé-
fendu que par la force contre les égoïsmes exotiques,
86 FRANCK ET ALLEMAGNE
et la force ne s'obtient que par la richesse. L'art
d'acquérir celle-ci est ce que les Allemands appellent
le principe d'organisation, organisation qui consiste
à coordonner le travail de tous de manière à en
obtenir, au profit de l'Etat, un rendement maximum.
Afin de réaliser de la façon la plus parfaite cette
organisation, la préoccupation principale des Alle-
mands a été de réaliser une pénétration réciproque,
beaucoup plus grande qu'en France, de la science
pratique qui se confond avec leur Kultur d'une
part, de l'administration, de l'industrie et du com-
merce d'autre part. Il est rare que nos hommes de
science consentent à tirer un profit quelconque de
leurs découvertes. Ils sont payés, pensent-ils, par
l'Etat pour faire progresser la science; ils se consi-
dèrent comme devant à l'Etat, c'est-à-dire à tous,
quand ils y ont réussi, le résultat de leur travail —
on a vu l'exemple de Pasteur, — et les industriels
qui les ignorent marquent le pas à côté de richesses
sur lesquelles ils n'auraient qu'à étendre la main
pour les saisir. Il n'en est pas de même en Alle-
magne et je n'en veux pour exemple que l'histoire
très instructive, à ce point de vue, du développe-
ment de l'industrie si importante aujourd'hui des
matières colorantes, racontée par M. E. Nœlting
dans les Archives des sciences physiques et natu-
relles, de Genève. (1)
(') Voir les numéros de ce recueil du 15 octobre et du 15 no-
vembre 1914.
l'organisation allemande 87
Jusqu'en 1849, lesdiverses teintures pour étoffes
étaient empruntées au monde vivant. La plus an-
cienne de toutes parait avoir été la pourpre, qui est
produite par une glande spéciale de certains mollus-
ques marins assez communs dans la Méditerranée,
les Murex ou Rochers, dont la coquille, présentant
d'élégantes rangées d'épines, se prolonge en avant
en une sorte de long bec creux. Lorsqu'elle sort de
la glande qui la produit, la pourpre est jaune et so-
luble dans l'eau ; quand elle a été soumise aux
rayons du soleil, elle devient violette. Si on l'étend
sur une étoffe de soie et qu'on place ensuite sur elle
un négatif photographique, après une exposition au
soleil d'un certain temps, suivie d'un lavage, on
obtient un positif d'un splendide violet, la pourpre
antique, qui n'était pas rouge, comme celle des car-
dinaux. On peut se demander, avec Henri de Lacaze-
Duthiers, comment une substance ayant de telles
propriétés et d'un usage aussi général dans l'anti-
quité, n'a pas conduit, du temps des Grecs et des
Romains, à la découverte de la photographie.
En dehors de la pourpre tombée en désuétude
depuis les invasions des Barbares, les animaux n'ont
fourni qu'une autre couleur, le carmin, celle-là d'un
beau rouge, et qui est sécrétée par un insecte para-
site du cactus à raquettes, la cochenille.
Toutes les autres teintures, et ce sont les plus
usitées, étaient d'origine végétale. Les bleus, les
violets et les noirs bleutés étaient fournis par
l'indigo; les rouges, les violets, les bruns et d'autres
88 FRANGE ET ALLEMAGNE
noirs par la garance, le bois de campêche ou l'or-
seille ; les rouges et les bruns par les bois du Brésil
et le santal; les jaunes par le curcuma, l'épine-
vinette, le quercitron, la gaude, le cuba, le fustet,
les graines de Perse ; le violet par l'orcanette, etc.
Ces teintures étaient employées directement ou
après l'application de substances diverses dites
mordants, qui pouvaient en modifier la nuance ou
la couleur, et parfois étaient nécessaires pour les
faire apparaître ou pour fixer sur le tissu la matière
elle-même.
Les plantes qui les produisaient faisaient l'objet
d'importantes cultures; la garance, notamment, em-
ployée pour teindre les pantalons de nos soldats,
enrichissait le Midi de la France. Mais les chimistes
sont curieux; ils voulurent connaître la composition
exacte de ces précieuses substances; l'ancienne chi-
mie organique n'avait pas d'autre ambition. Bientôt
cela ne suffit plus. Entre les mains d'une pléiade de
chimistes principalement français, les Chevreul, les
Gay-Lussac, les Dumas, les Laurent, les Gerhardt,
les substances organiques complexes apparurent
comme des groupements, suivant des lois déter-
minées, de composés plus simples qui pouvaient,
dans un groupement donné, se substituer les uns
aux autres, comme on peut remplacer dans un édi-
fice des pierres par d'autres pierres de nature diffé-
rente, mais de mêmes dimensions, sans altérer ni la
forme, ni le caractère de l'édifice. L'ambition de re-
produire de toutes pièces, sans avoir recours à des
l'organisation allemande Si)
-êtres vivants, ces substances dont on avait surpris le
mode de constitution, devait nécessairement surgir;
•elle s'est trouvée superbement légitimée.
Tout d'abord on chercha à isoler dans les teintures
brutes le corps qui leur donnaient leur pouvoir colo-
rant; on retira ainsi l'indigotine de l'indigo, l'aliza-
rine de la garance, l'érythrine de l'orseille, l'héma-
toxyline du bois de campèche, etc. Ces corps, une
fois définis, on les soumit à des réactions diverses
^et on obtint de la sorte des colorants nouveaux. Le
plus ancien de tous est l'acide picrique, résultant de
l'action de l'acide nitrique sur l'indigo, mais que Lau-
rent obtint sans avoir recours à l'indigo, en faisant
agir l'acide nitrique sur le phénol retiré des gou-
drons de houille. En 1849, Guinon, de Lyon, l'em-
ploya seul pour teindre en jaune éclatant les soies,
•et, combiné avec d'autres colorants végétaux, pour
obtenir d'autres nuances. On sait l'importance qu'ont
pris depuis l'acide picrique et par conséquent les
phénols pour la fabrication des explosifs qu'emploie
notre artillerie; ils sont la base de la mélinite.
Pendant qu'il entrait ainsi dans le domaine mili-
taire, l'acide picrique sortait du domaine industriel ;
il y était remplacé par un dérivé de l'acide urique,
la murexide, que les frères Depouilly employèrent
en 1855 à teindre la soie et la laine, tandis que Char-
les Lauth, dont le fils, peintre distingué, est devenu,
en épousant une fille de Maurice Sand, le petit-gendre
de George Sand, trouvait moyen de le fixer sur le
coton en 1856. En 1859, un autre chimiste français.
90 FRANCE ET ALLEMAGNE
Verguin, découvrait la fuchsine, que les frères Re-
nard et Franc, de Lyon, fabriquèrent bientôt en
grand et qui fit éclore toute cette série de couleurs
éclatantes qui furent la joie de nos mères, mais
avaient le grand défaut de n'être qu'un déjeuner de
soleil. Girard et de Laire y joignirent les violets et
les bleus d'aniline, Cherpin le vert à l'aldéhyde,
Charles Lauth le violet de méthyle. En perfection-
nant un procédé anglais, Gordillot, puis Charles
Lauth lui-même, et enfin Prud'homme réalisaient le
noir d'aniline. En 1860, un autre chimiste français,
Zacharie Roussin, est conduit par des recherches
ayant pour but la synthèse de la matière colorante
de la garance, à essayer de nombreuses réactions
sur un produit de distillation de la houille, jusque-là
inutilisé, la naphtaline, aujourd'hui bien connue
comme insecticide, et que Dumas et Gerhardt sup-
posaient devoir être l'origine de la matière colorante
de la garance. Il en tira bien une matière colorante,
mais ce n'était pas celle de la garance. Les Alle-
mands en ont fait récemment une matière colorante
industrielle de couleur noire. En 1875, Roussin re-
vint à ses recherches et prépara, à l'aide d'un autre
dérivé de la naphtaline, la naphly lamine, une su-
perbe matière colorante rouge, le rouge Amélie.
Ce fut la première de la série innombrable des
matières colorantes azoïques. Elle passait encore
au soleil; mais dès 1876, Roussin obtenait le naca-
rat, la roccelline rouge, des orangés, la chrysoïne
jaune, fabriquées par l'usine Poirrier, et qui comp-
l'organisation allemande 91
tent parmi nos meilleures substances tinctoriales.
Après tant de succès dus à des chimistes français
qui révolutionnaient toute l'industrie de la teinture,
on pouvait croire que cette industrie allait prendre
dans notre pays un essor extraordinaire ; que la
fabrication des produits tinctoriaux allait alimenter
chez nous d'innombrables et prospères usines de
matières colorantes. C'était l'époque où florissait
l'enseignement des Wiirtz, des Berthelot, des Ca-
hours , où des hommes tels que Paul Schutzen-
berger, Armand Gautier, Jungfleisch, en pleine acti-
vité, ouvraient à la chimie des voies nouvelles. On
savait artificiellement reproduire non seulement
tout ce que la vie faisait naître dans le laboratoire
mystérieux des plantes, mais encore une foule do
substances plus complexes qui étaient en dehors
de leurs moyens; l'homme devenait plus fort que
la nature.
Il n'en fut rien.
Toute cette œuvre des Français fut méticuleuse-
ment industrialisée, poursuivie avec acharnement,
méthodiquement agrandie en Allemagne, et elle
contribua tout à la fois à sa richesse et à notre ap-
pauvrissement. «Dès leur apparition, dit à ce sujet
Z. Roussin, ces produits eurent le plus grand succès,
et comme ils étaient absolument nouveaux et qu'au-
cun brevet n'en pouvait faire connaître la prépara-
tion, aucune contrefaçon ne put se produire pendant
plusieurs mois. Mais l'attention et les intérêts des-
industriels étrangers, et notamment des Allemands^
U2 FRANCK ET ALLEMAGNE
étaient trop excités pour que cet état de choses pût
longtemps durer. Dès le mois de juillet 1877,
M. Hofmann, l'éminent chimiste de Berlin, publiait
l'analyse de l'orangé I et de l'orangé II déjà lancés
dans l'industrie par l'usine de M. Poirrier, depuis
plus de huit mois. A cette analyse était joint le mode
de génération et de fabrication de ces produits. Par
cette publication inattendue, je fus du même coup
dépossédé du droit de faire breveter mes découvertes
et M. Poirrier, après de longs et onéreux sacrifices
d'installations, se trouva du jour au lendemain dé-
sarmé devant la concurrence des fabricants étran-
gers, gratuitement éclairés par la publication de
Hofmann. »
Si le procédé d'Hofmann était peu courtois, la leçon
fut bonne. L'usine de Saint-Denis eut à soutenir —
mais elle la soutint — une lutte ardente contre les
usines allemandes, éminemment prospères depuis la
découverte de la garance artificielle, et secondées par
■un personnel colossal de chimistes expérimentés.
Aussitôt qu'Hofmann eut divulgué la constitution
des matières colorantes azoïques, ce fut une poussée
fantastique vers les produits innombrables que la
théorie permettait de prévoir. Mal défendue par nos
lois imparfaites sur les brevets d'invention, notre
industrie dut céder le pas à l'industrie allemande.
La méthode d'accaparement réussit au-delà de toute
-espérance à ses grandes usines. Vers 1870, nous
produisions annuellement 50 millions de kilogram-
mes de garance par la culture, correspondant à en-
l'organisation allemande 93
viron 750,000 kilos de matière colorante pure, au
prix de 70 francs le kilogramme d'alizarine natu-
relle: l'Allemagne fabrique aujourd'hui presque
deux millions de kilos d'alizarine artificielle qui se
vend 10 francs le kilo. Elle exporte pour 27 millions
de francs de couleurs issues, comme l'alizarine, de
l'anthracène, provenant lui-même des goudrons de
houille. La culture de la garance a été à peu près
anéantie au profit de nos voisins, à la suite de dé-
couvertes françaises.
On pourrait multiplier ces exemples. La fabrica-
tion des substances médicamenteuses, jadis extraites
des plantes, a suivi la même route. Un de nos mé-
decins français les plus éminents, M. Albert Robin,
a donné à l'Académie de médecine, (4) sur ce sujet,
des renseignements des plus instructifs. En 1894,
le docteur G. Bardet présentait à la Société de
thérapeutique de Paris des recherches sur les
propriétés thérapeutiques de quelques dérivés du
formol. Il insistait notamment sur un produit
dont il indiquait la composition traduite par son
nom scientifique compliqué, qu'il remplaçait par
celui fort simple de formine. D'après la loi, la
formine, dont la composition avait été publiée par
son inventeur, tombait en France dans le domaine
public, mais devait être vendue sous le nom nou-
veau de formine que M. Bardet lui donnait. Aucun
médecin français ne songea à la prescrire comme
(1) Séance du 26 janvier 1915.
94 FRANCE ET ALLEMAGNE
médicament; mais elle nous revint d'Allemagne,
lancée parla maison Schœring, sous le nom nouveau
d'urotropine. Nos bons docteurs, dûment informés
par une savante réclame, en bourrèrent leurs clients.
La formine française vaut 20 francs le kilo; son
nom allemand d'urotropine la fit monter à 100 francs
le kilo ; nos malades et nos pharmaciens ont payé
de ce fait à l'Allemagne un tribut que pourront
évaluer tous ceux à qui on l'a prescrite.
Tout le monde connaît l'antipyrine. Elle a été
longtemps fournie par l'Allemagne à qui nous
payâmes de ce chef plusieurs millions par an ; elle
est aujourd'hui tombée dans le domaine public. Elle
n'aurait jamais dû en sortir. Sa composition chimi-
que étant connue et représentée par une formule
scientifique précise, conforme aux lois de la chimie,
elle était par cela même classée parmi les corps
que tout le monde a le droit de fabriquer et de
vendre, à la condition de les désigner sous le nom
que leur attribue la nomenclature adoptée en chimie
organique. Malheureusement ce nom défie toute
mémoire :
pUényldimêthylaminopyrazolon
douze syllabes, rien que cela ! Les botanistes en
avaient autrefois de ce genre :
monokallophyllodendron
par exemple. Une bonne part de la popularité de
Linné tient à ce qu'il trouva moyen de remplacer ces
vocables rébarbatifs tout simplement par un nom et
un prénom.
l'organisation ALLEMANDE 95
Il suffisait, pour enlever toute prétention au mono-
pole de la firme allemande, de remplacer le nom
d'antipyrine par un autre ; le Dr Albert Robin pro-
posa analgésine pour ce calmant de la douleur.
Mais ses confrères continuèrent à prescrire Fantipy-
rine et à enrichir les chimistes allemands.
Grands fabricants de produits communs, qu'ils
sont habiles à déguiser sous un faux nom, ils ont
ainsi monopolisé une cinquantaine, pour le moins,
•de produits, et non des moindres. Qui ne connaît
Y aspirine, le collargol, V héroïne, Vichthyol, le
phénacétine, le pyramidon, le salvarsan, etc. ?
Des lois mieux faites suffiraient à supprimer cette
exploitation de notre pays.
Nos chimistes ne sont pas moins habiles que les
chimistes allemands ; l'un d'eux, M. Sabatier, de
Toulouse, est, tout comme Ostwald, lauréat du prix
Nobel de chimie, et les usines Poirrier et Poulenc,
pour n'en citer que deux, sont en pleine prospérité.
Mais si Ostwald ne peut sans ridicule prétendre que
l'Allemagne a découvert le principe de l'organisa-
tion, il est bien vrai qu'elle doit sa grandeur passa-
gère à la façon dont elle l'a appliqué. Il nous est
facile d'en faire autant, à la condition que les ini-
tiatives individuelles, qui ne manquent pas, soient
secondées par des lois qui leur permettent d'appli-
quer ce principe fondamental de toute prospérité
industrielle : produire le plus possible et le meil-
leur marché possible. Ce n'est pas tout à fait l'orien-
tation de cet ensemble de lois dues chez nous à une
96 FRANCE ET ALLEMAGNE
initiative parlementaire, mal réglée ou mal rensei-
gnée et qui, sous prétexte d'améliorer le sort des-
ouvriers, ont involontairement organisé un rende-
ment industriel minimum avec un prix de revient
maximum.
LA DIMINUTION DK LA NATALITÉ 97
CHAPITRE VII
La diminution de la natalité.
L'engouement français pour la science allemande. — La com-
plicité des militaires et des intellectuels allemands. — Dangers
des naturalisations et des métissages. — L'hymne aux canons
Krupp et aux. dreadnoughts de von Luschan. — L'œuvre de
la raison. — Importance d'une forte natalité. — Les causes
profondes de l'abaissement de la natalité en France. —
Palliatifs illusoires et réformes nécessaires.
Si l'organisation commerciale et industrielle de
l'Allemagne lui a permis de nous devancer dans les
applications pratiques de la science et de s'enrichir
à nos dépens, nous avons fait de notre côté tout ce
qu'il fallait pour magnifier sa science et lui attribuer,
encore à nos dépens, un lustre et une portée qu'il
convient d'examiner.
Depuis 1870, nos relations scientifiques avec l'Al-
lemagne étaient redevenues à peu près normales, si
cordiales même pour quelques-uns, qu'on pouvait
craindre que n'eût été oublié le mot célèbre de Pas-
teur : « La science n'a pas de patrie, mais le savant
doit en avoir une. » On admirait, on prônait dans
nos universités les lourdes méthodes germaniques.
Nos mémoires scientifiques, nos livres classiques
mêmes se hérissaient, à l'allemande, de listes biblio-
graphiques interminables ; les ailes de la pensée fran-
çaise ne soulevaient plus qu'avec peine les menus
mais innombrables bagages teutons dont on s'effor-
(.)8 FRANCE ET ALLEMAGNE
çait de les surcharger, et quand elles s'en déga-
geaient on leur reprochait volontiers leur agilité. On
louait sans fin, en revanche, les théoriciens moder-
nes d'outre-Rhin — nous pourrons, j'espère, repren-
dre bientôt ce vocable — du moindre bout de doctrine
qu'ils pouvaient atteindre, alors même qu'ils ne
faisaient que ressusciter des conceptions centenaires
en France, demeurées toutefois inaperçues des yeux
de nos jeunes étudiants emmyopés par les méthodes
nouvelles qu'on leur infligeait ; on renouvelait aussi
les inénarrables folies de la Philosophie de la
Nature qui grisa l'Allemagne à la fin du XVIIIme siècle
et au commencement du XIX,ne. Courtois d'ailleurs
personnellement avec les maîtres, tout en faisant fi
de leurs travaux, les savants allemands accueil-
laient assez froidement nos élèves dans leurs labo-
ratoires. Comme celles des prêtres égyptiens, leurs
méthodes, pour porter tous leurs fruits, devaient
demeurer mystérieuses.
On voit aujourd'hui ce qu'il y avait dans cette
science sans envolée, ni pénétration réelle, tout
entière à l'étude de la matière, sans puissance édu-
catrice pour l'esprit. Par des mensonges, par une
fourberie qui a soulevé le cœur de l'humanité tout
entière, sans que les diplomates allemands aient
réussi à se rendre compte de l'universelle répulsion
qu'ils inspiraient, par la sauvage destruction d'œu-
vres incomparables, qui étaient la gloire de l'esprit
humain, forfait aussi coupable que l'incendie de la
bibliothèque d'Alexandrie qui a couvert d'un éternel
LA DIMINUTION DE LA NATALITÉ 99
opprobre le nom du khalife Omar, par des actes
d'une sadique et inutile cruauté systématiquement
recommandés comme moyens de répandre la ter-
reur par le grand état-major prussien, l'Allemagne
s'est mise d'un coup au ban de la civilisation et,
quoi qu'il arrive, ne s'en relèvera pas.
Il est déjà stupéfiant que tant de crimes aient pu
être préconisés, avec une tranquille férocité, par les
théoriciens de la guerre à la prussienne dans des
livres mûrement réfléchis; mais comment com-
prendre que, lorsque Glausewitz, Bronsart de Schel-
lendorf et Bernhardi publièrent leurs horribles
doctrines, aucune voix ne s'éleva dans les univer-
sités allemandes pour protester contre un tel retour
aux procédés de guerre les plus barbares qui aient
jamais existé ? C'est donc que peu à peu l'esprit des
militaires prussiens s'était infiltré jusque dans le
monde des intellectuels et y avait détruit cet idéa-
lisme un peu outrancier dont l'Allemagne s'était si
longtemps fait gloire. C'est là un nouvel exemple,
confirmant ce que disait, en 1871, Armand de Quatre-
fages, de la corruption qu'une race inférieure telle
que la race prussienne, résultant du métissage mal-
heureux des races anciennes les plus sauvages, peut
exercer sur des éléments meilleurs comme ceux
composant le peuple germanique, lorsqu'elle réussit
à flatter son orgueil et les mauvais sentiments
qui peuvent en découler. C'est aussi une leçon
pour ceux qui se consolent de la faiblesse de notre
natalité en contemplant le nombre croissant des
100 FRANCK ET ALLEMAGNE
naturalisations _. d'étrangers. Consultez la liste des
agitateurs publics qui nous ont fait tant de mal, et
comptez le nombre qu'on y rencontre de noms
chargés de W, de Sch5 de Tsh, de K, etc., pourvus
de désinences finales en a, en o ou en n, ou rappe-
lant des noms de villes exotiques. Gomment n'y
aurait-il pas des agités et des insociables nombreux
parmi ces gens qui n'ont pu trouver à vivre chez
eux ou ont mal supporté la discipline de leur
pays ? Les métissages résultant d'une hospitalité
trop confiante et trop large ne manqueraient pas
d'introduire, à la longue, dans notre population, s'ils
devenaient trop fréquents, de redoutables éléments
de dissociation.
Naturellement, c'est sur la science que les Alle-
mands se sont appuyés pour donner à leur esprit
de conquête un semblant d'excuse. Nous avons
conté les épisodes qui se produisirent à la fin du
mois de juillet 1913, au Congrès universel des
races à Londres, qui avait pour devise : Concor-
diez inter gentes et populos, et pour symbole
deux mains unies, celle de l'Orient et de l'Occi-
dent. Son but était, conformément à sa devise, de
rechercher les moyens d'établir la concorde entre
les nations et les peuples. Tout le monde y arrivait
le cœur plein de sentiments généreux, les lèvres
souriantes, les yeux attendris. On avait, on s'en sou-
vient, obtenu l'adhésion de M. Léon Bourgeois:
dans la liste des vice-présidents du Comité d'hon-
neur, à côté de M. d'Estournelles de Constant, figu-
LA DIMINUTION DE LA NATALITÉ 101
ralt le D1' Félix von Luschan, professeur d'anthro-
pologie à l'Université de Berlin. Seul, dans ce
milieu où l'on voyait déjà se lever sur le monde un
arc-en-ciel frère de celui qui annonça à Noë la
réconciliation de Iaveh et des hommes, le profes-
seur von Luschan proclama la nécessité de la guerre
et ses bienfaits, et entonna un hymne tellement
enflammé en l'honneur des « dreadnoughts » et des
canons Krupp, de la nécessité pour les nations de
défendre leurs intérêts « par le fer et par le feu »,
que les Anglais se virent obligés de lui demander
des explications.
L'éminent Herr Professor avait peut-être cru
simplement adresser à ses hôtes une de ces délica-
tes flatteries qui éclosent sur les bords de la Sprée,
en déclarant que la lutte pour l'existence, par
laquelle leurs compatriotes Charles Darwin et sir
John Russell Wallace avaient cru pouvoir expli-
quer l'origine des espèces, était la loi même de la
vie, la condition essentielle du progrès. Grâce à
elle, disait-il, les races supérieures arrivent à
dominer les inférieures, à leur imposer leur men-
talité, aies élever de force jusqu'à elles, à hausser
ainsi le niveau de l'humanité. Il suffirait donc,
d'après cela, de se croire une nation prédestinée
pour considérer comme un devoir vis-à-vis de l'hu-
manité de déchaîner la guerre sur le monde et de
commettre tous les crimes que l'on croirait utiles
pour assurer la victoire.
La lutte pour la vie est un fait brutal que déjà le
102 FRANCK ET ALLEMAGNE
poète latin Lucrèce signale dans le grandiose poème
où il a résumé toute la philosophie de son temps.
On ne peut nier que la vie de l'homme et celle des
animaux ne s'entretiennent exclusivement par la
mort: seules les plantes vertes savent muer, avec
la collaboration du soleil, la matière inorganique en
substance vivante. Dans les régions où les animaux
surabondent, il finit nécessairement par s'établir
entre eux une ardente concurrence. Si ce sont les
plus forts, les plus adroits, les plus intelligents qui
triomphent, il peut en résulter, dans leur descen-
dance, un progrès soit de la puissance de l'organi-
sation, soit de la pénétration de l'intelligence ; mais
il se produit aussi que la victoire appartienne sim-
plement à la lâche perfidie, comme cela est arrivé
pour le scorpion et les serpents venimeux ; alors où
est le progrès ? Certes, si les méthodes militaires,
diplomatiques et administratives prussiennes,
réprouvées par toutes les nations civilisées, dans
de solennelles assises, venaient à être imposées à
l'Europe, cela pourrait accroître le bien-être du
peuple allemand, asservi à la dynastie des Hohen-
zollern, dont le nom patronymique évoque, par une
singulière fortune, une idée d'exaction ; (*) mais
bien certainement ce serait la fin du progrès moral
de l'humanité, de l'idéal de charité et de bonté vers
lequel tendent, chez les autres nations, les plus
nobles esprits.
(1) En allemand Hohe signifie hauteur et Zoll, tribut.
LA DIMINUTION DE LA NATALITÉ 103
La lutte pour la vie, si elle a eu quelque part au
progrès matériel des êtres vivants, n'a d'ailleurs
contribué à ce progrès que dans le détail des for-
mes organiques. Une plus large coordination de
tous les grands faits de la biologie établit, au con-
traire, que c'est dans la paix, par des efforts cons-
tants des animaux sur eux-mêmes, par une tension
continuelle de leurs facultés pour triompher des
conditions défavorables dans lesquelles certains
étaient condamnés à vivre que les grands types du
règne animal se sont constitués. Le plus élevé
d'entre eux, celui des vertébrés a été pour ainsi dire
créé par les progrès rapides et constants du système
nerveux, instrument de l'intelligence. Ces progrès
se sont manifestés chez l'homme par une faculté
nouvelle : la raison, et dès lors tout lui est apparu
sous un aspect nouveau. Il a cessé de voir dans ses
semblables uniquement des rivaux et, par consé-
quent, des ennemis ; il a conclu avec eux des pactes
d'union et fondé des associations grandissantes qui
sont devenues les nations. A mesure qu'il a plus
nettement constaté les avantages qu'il en tirait, il a
pris conscience des conditions essentielles de leur
durée et formulé les règles éternelles qui devaient
les régir ; elles sont tout entières contenues dans le
Décalogue, dont Moïse, ce grand conducteur d'hom-
mes, imposa l'observance au peuple hébreu. Plus
tard, le Christ y ajouta la Charité. Ces règles s'im-
posent aux nations comme aux individus ; le droit
ne change pas ; aucun groupe d'hommes ne saurait
1(K FRANCE ET ALLEMAGNE
s'élever au-dessus de lui. La force peut imposer des
lois; elle est insuffisante pour justifier celles qui
sont iniques. Le principe bismarkien : « La force
prime le droit», est la négation même du progrès
qui consiste à assurer la paix grâce à l'observance
spontanée des règles du droit aussi bien par les
individus que par les peuples.
Ici, les Allemands font intervenir des considéra-
tions d'un autre ordre :
« Notre pays, disent-ils, est trop petit relative-
ment à l'accroissement rapide de sa population ; il
nous faut d'autres terres, et nous ne pouvons les
prendre qu'aux nations dont la population diminue
et qui ne seront bientôt plus en état de tirer un
assez bon parti de leur sol. Les Français se sont
eux-mêmes désignés à nos coups. » L'argument
n'est pas sans valeur, puisque nous justifions ainsi
nous-mêmes nos conquêtes coloniales. Il y a donc
là matière à réflexion.
La natalité, en France, est incontestablement
insuffisante. C'est ce que l'on traduit, en Allemagne,
en disant que la race française est en pleine dégéné-
ration. Nos hommes sont en train de prouver le
contraire, et nos femmes les valent. On n'aperçoit
chez elles, pas plus que chez eux, la moindre trace
d'infécondité naturelle. Les hygiénistes semblent
pourtant passer condamnation et nous conseillent
de parer à la situation en nous soignant mieux pour
vivre plus longtemps et en entourant de plus de
sollicitude les nourrissons afin d'en conserver le
LA DIMINUTION DE LA NATALITÉ LOS
plus possible. Le conseil est bon ; mais si le nombre
des enfants devenant plus grand, leur mortalité dimi-
nuait en même temps, ce serait évidemment tout
bénéfice. De tels palliatifs sont manifestement insuf-
fisants. Il faut toujours en revenir à la recherche
des causes de la diminution de la natalité française
et des moyens de l'enrayer. On a nommé pour cela
une commission où l'on n'a même pas omis les
célibataires ; elle proposera des palliatifs : dimi-
nution des impôts proportionnellement au nombre
des enfants; allocations aux familles nombreuses;
bureaux de tabac ou recettes buralistes aux chefs
de ces familles; attributions à ces bons citoyens
d'un vote plural, etc. Tout cela est très bien, mais
ne servira qu'à masquer la véritable raison de notre
déficit sans le faire disparaître. Cette raison est plus
haute, et il serait dangereux de se bander les yeux.
Notre faible natalité a les mêmes causes que nos
mœurs politiques actuelles, et c'est cela qu'il faut
changer, à tout prix, si nous ne voulons pas périr.
Une nation est essentiellement un être vivant qui
ne peut subsister que si tous ses organes sont en
étroite harmonie avec le milieu dans lequel il doit
vivre. Réaliser cette harmonie est un problème
qu'un gouvernement doit sans cesse avoir présent à
l'esprit. Depuis 1789, nous nous en sommes à peu
près désintéressés. On n'a cessé de nous chanter que
nous portions le drapeau du progrès, que nous
étions la nation émancipatrice, que nous devan-
cions toutes les autres, que nous devions leur servir
106 FRANCE ET ALLEMAGNE
de modèle et les aider à se libérer, et nous avons
fini par nous imaginer, à la suite des philosophes
fort peu soucieux des contingences de la vie du
XVIIIme siècle, que nous avions un rôle à part, des
devoirs spéciaux à remplir vis-à-vis des autres
peuples. Nous nous sommes livrés avec tant d'ar-
deur à la poursuite d'un idéal que nous croyions de
notre dignité d'atteindre les premiers, que nous
avons négligé pour de lointains mirages la plus
essentielle des conditions de la vie d'un peuple :
maintenir la paix dans son sein. Les enfants, c'est
l'avenir ; et l'on ne peut assurer l'avenir que si on
a, dans le présent, la stabilité et la sécurité. Or,
nous avons laissé certaine presse répandre dans un
monde très naturellement porté aux revendications
les doctrines les plus dissolvantes, sans excepter
celle de Malthus, d'ailleurs mal comprise; grâce à
notre système électoral, nous avons suscité entre
les candidats une émulation qui a conduit les plus
violents et les moins scrupuleux à promettre, sans
compter, aux électeurs les réformes les plus utopi-
ques et les plus subversives, sauf à changer de doc-
trine une fois en face des responsabilités ; au lieu
de préparer des organisations d'entente mutuelle
entre les intérêts différents, nous avons créé entre
eux la guerre légale, et substitué de notre mieux le
droit au farniente, au droit au travail de 1848 ; les
grandes industries ont dépeuplé les campagnes ; les
grands magasins, les grands ateliers ont dissocié
les foyers dans lesquels la faculté de divorcer avait
LA DIMINUTION DE LA NATALITÉ 107
déjà relâché les liens ; des comités se sont organisés
qui ne cachent pas leur volonté de faire « marcher
la France » dans des directions qui ont failli nous
conduire à un désastre sans nom.
x^joutez à cela la protection occulte donnée à l'al-
coolisme et à ceux qui en vivent, un relâchement
des mœurs qui s'affiche dans le monde d'où devrait
venir l'exemple et qui n'est pas sans rappeler ce qui
se passait sous le Directoire, une liberté de la presse
et des théâtres permettant les plus désinvoltes licen-
ces, et vous aurez un tableau des causes du très*
faible accroissement de notre population, tableau
fort incomplet sans doute, mais d'où il ressort que
c'est seulement par une réforme profonde de cer-
tains points de notre législation, et surtout de nos
mœurs politiques, dont l'origine remonte à des
défauts évidents de notre Constitution, que l'on
parviendra à y remédier.
La République est, par définition, le gouverne-
ment de tous, c'est-à-dire un gouvernement de paix
et de raison qui doit tendre non à l'organisation de-
partis dont les rivalités créent l'instabilité des pou-
voirs publics, cause de tant de souffrances, et dont
les victoires alternatives s'accompagnent si souvent
de mesures outrancières, semant le mécontentement
et un naturel désir de revanche, mais, au contraire,
à la création d'un esprit public unanime, tel que
celui né spontanément de cette guerre, propre à
réaliser avec calme, réflexion et mesure tous les-
progrès compatibles avec la prospérité du pays,
108 FRANCK ET ALLEMAGNE
dans les conditions que lui créent ses relations de
voisinage.
L'Allemagne le crie sur tous les tons ; c'est la
disproportion entre notre natalité et la sienne qui a
désigné la France à ses coups. Nous avons, prétend-
elle, trop de territoires pour notre population et elle
n'en a pas assez pour la sienne ; il faut donc nous
en prendre. Nous n'arriverons à nous débarrasser de
ses prétentions qu'à la condition de créer, nous
aussi, de nombreuses familles. C'est un devoir na-
turel, de ceux auxquels il est au premier chef im-
moral de se soustraire, et la faute commise contre
lui trouve aujourd'hui sa punition, sans qu'il soit
besoin d'avoir recours à la colère divine. Nous ne
sommes pas, du reste, les seuls menacés. Toute
nation possédant des territoires enviables, à popu-
lation moins dense que l'Allemagne, est exposée aux
même danger de revendication. La guerre finie, si
on ne veut pas qu'elle recommence, il faudra songer
à résoudre le problème de la natalité, non pas par
d'illusoires mesures de faveur ou par de bons con-
seils, mais par un examen attentif, avec la résolution
de faire toutes les réformes nécessaires, des articles
de notre Gode et des dispositions de notre Consti-
tution qui, en affaiblissant les liens de la famille, en
inquiétant ses chefs et en diminuant leur sécurité, ont
surexcité chez eux cet instinct de prévoyance qui
est devenu le fond du caractère de tous les Français.
LE MANIFESTE DES INTELLECTUELS 10(.)
CHAPITRE VIII
Le manifeste des Intellectuels.
Une fausse démarche. — Le texte du manifeste des 93 et les
signataires. — Les agissements de l'armée allemande recon-
nus crimes par les intellectuels. — Inutiles dénégations. —
Les intellectuels solidaires du militarisme prussien. — Les
preuves. — La personnalité des 93 intellectuels. — Les ra-
diations prononcées par l'Académie des sciences. — L'astro-
nome Wilhelm Fœrster et le naturaliste Ernest Hseckel. —
La conversion de Hreckel au militarisme. — Changement de
front. — Opinions de Gœthe. — Goethe et Béranger. — Les
Allemands jugés par Gœthe.
Nous arrivons à la plus lamentable aventure qui,
au point de vue moral, ait marqué cette guerre. Pen-
dant que ses ambassadeurs sont encore à Paris et à
Londres, en donnant, pour la forme, quelques pré-
textes aussi vagues qu'enfantins et archifaux, les
armées de l'Allemagne envahissent la Belgique,
pays dont la neutralité est garantie par toutes les
puissances européennes, y compris l'Allemagne elle-
même. La Belgique se défend, surprise, alors que
les puissances garantes de sa neutralité, surprises
elles-mêmes, ne sont pas encore en mesure de lui
porter secours. L'armée allemande y commet tous
les crimes que l'on sait ; le monde entier se soulève
d'horreur ; et les Intellectuels allemands ont un
sursaut. Ils tentent de lutter contre les réprobations
universelles. Que trouvent-ils? La publication du
110 FRANCE ET ALLEMAGNE
libelle suivant qui doit avoir sa place ici, bien qu'il
ait été publié partout, parce qu'il faut l'avoir sous
les yeux pour en comprendre toute l'infamie :
L' Allemagne intellectuelle au monde civilisé.
« Nous, représentants de la science et de l'art alle-
mands, nous élevons devant l'universalité du Monde
civilisé une protestation contre les mensonges et les
calomnies dont nos ennemis s'efforcent de salir la
juste cause de l'Allemagne dans la rude lutte pour
l'existence qui lui est imposée. La bouche d'airain
des événements a réfuté la propagation des défaites
allemandes imaginaires. Avec d'autant plus d'ardeur
travaille-t-on maintenant à déformer la vérité et à
jeter le soupçon. Contre ces tentatives nous élevons
tout haut notre voix. Elle doit être la messagère de
la vérité.
« Il n'est pas vrai que l'Allemagne se soit rendue
coupable de cette guerre. Celle-ci n'a été voulue ni
par le peuple, ni par le gouvernement, ni par l'em-
pereur. Du côté de l'Allemagne, on a fait l'impos-
sible pour l'éviter. Le monde en a des preuves
authentiques. Assez souvent Guillaume II, dans les
26 années de son règne, s'est affirmé le protecteur
de la paix : assez souvent nos adversaires eux-mêmes
l'ont reconnu. Oui, ce même empereur, qu'ils osent
maintenant appeler un Attila, a été ridiculisé par
€ux pendant des dizaines d'années, à cause de son
inébranlable amour de la paix. C'est seulement
quand des forces supérieures, qui guettaient depuis
longtemps aux frontières, sont tombées sur lui de
trois côtés à la fois, que notre peuple s'est levé
comme un seul homme.
LE MANIFESTE DES INTELLECTUELS 111
« // n'est pas vrai que nous ayons commis le
crime de violer la neutralité de la Belgique. Il est
prouvé que la France et l'Angleterre étaient réso-
lues à la violer. Il est prouvé que la Belgique était
d'accord avec elles. C'eût été recourir au suicide
que de ne pas les devancer.
« II n'est pas vrai que nos soldats aient attenté à
la vie et aux biens d'un seul citoyen belge, à moins
que ne l'ait exigé la plus cruelle nécessité. Car, à de
multiples reprises, malgré toutes les sommations,
la population a tiré sur nous par derrière, a mutilé
des blessés, a assassiné des médecins dans l'exercice
de leurs fonctions ambulancières. On ne peut pas
altérer la vérité d'une façon plus vile, qu'en passant
sous silence les crimes de ces assassins, pour incri-
miner les Allemands du juste châtiment qu'ils leur
ont fait subir.
« Il n'est pas vrai que nos troupes aient exercé
brutalement leur fureur contre Louvain. Contre une
population déchaînée, qui les avait assaillis dans
leurs cantonnements, elles ont dû exercer des repré-
sailles en bombardant une partie de la ville. La plus
grande partie de Louvain est conservée. Le fameux
Hôtel-de- Ville est complètement intact. En faisant le
sacrifice d'eux-mêmes, nos soldats l'ont protégé
contre les flammes. Si, dans cette guerre affreuse,
des œuvres d'art ont été détruites, ou doivent encore
être détruites, chaque Allemand en sera désolé. Mais
aussi peu nous nous laissons dépasser par qui que
ce soit dans notre amour pour l'art, aussi énergique-
ment nous nous refusons à payer d'une défaite alle-
mande la conservation d'une œuvre d'art.
« Il n'est pas vrai que nous menions cette guerre
au mépris des lois du droit des gens. Nous n'exer-
112 FRANCE ET ALLEMAGNE
çons aucune cruauté indisciplinée. Mais à l'Est, la
terre est abreuvée du sang des femmes et des enfants
abattus par les hordes russes, et à l'Ouest la poitrine
de nos guerriers est déchirée par les balles dum-
duin. De se poser en défenseurs de la civilisation
européenne, ceux-là y sont autorisés au minimum,
qui s'unissent aux Russes et aux Serbes et qui offrent
au monde le spectacle savoureux de lâcher sur la
race blanche les mongols et les nègres.
« // n'est pas vrai que la lutte contre notre pré-
tendu militarisme ne soit une lutte contre notre
civilisation, comme nos ennemis le prétendent hypo-
critement. Sans le militarisme allemand, la culture
allemande serait depuis longtemps extirpée de la
surface du globe. Il est issu de cette culture, pour
la protéger, dans un pays qui, durant des siècles, a
été visité comme aucun autre par des bandes pil-
lardes. L'armée allemande et le peuple allemand ne
font qu'un. Ce sentiment intime fait fraterniser
aujourd'hui 70 millions d'Allemands, sans distinc-
tion d'éducation, de profession ni de parti.
« Nous ne pouvons pas arracher des mains de nos
ennemis les armes empoisonnées du mensonge.
Nous ne pouvons que proclamer devant le monde
entier qu'ils portent contre nous un faux témoi-
gnage. Vous, qui nous connaissez, qui jusqu'à ce
jour avez veillé avec nous sur le patrimoine le plus
élevé de l'humanité, nous vous crions :
« Croyez-nous ! Croyez que nous mènerons jus-
qu'au bout cette guerre comme doit le faire un
peuple civilisé, auquel l'héritage d'un Gœthe, d'un
Beethoven, d'un Kant est aussi sacré que son armée
et son territoire.
« C'est de quoi nous nous portons garants devant
vous, avec nos noms et notre honneur ! »
LE MANIFESTE DES INTELLECTUELS 113
Ont signé :
Adolf von Baeyer, Excellence, professeur de
chimie, Munich.
Professeur Peter Behrens, Berlin.
Emil von Behring, Excellence, professeur de
médecine, Marbourg.
Wilhelm von Bode, Excellence, directeur
général des Musées royaux, Berlin.
Aloïs Brandi, professeur, président de la
Société Shakespeare, Berlin.
Lujo Brentano, professeur d'économie politi-
que, Munich.
Professeur Justus Brinkman, directeur du
Musée, Hambourg.
Johannes Conrad, professeur d'économie poli-
tique, Halle.
Franz von Defregger, Munich.
Richard Dehmel, Hambourg.
Adolf Deissmann, professeur de théologie pro-
testante, Berlin.
Professeur Wilhelm Dorpfeld, Berlin.
Friedrich von Duhn, professeur d'archéologie,
Heidelberg.
Professeur Paul Ehrlich, Excellence, Franc-
fort- sur-le Main.
Albert Ehrhard, professeur de théologie ca-
tholique, Strasbourg.
Karl Engler, Excellence, professeur de chimie,
Karlsruhe.
Gerhard Esser, professeur de théologie catho-
lique, Bonn.
Rudolf Eucken, professeur de philosophie,
Iéna.
Herbert Eulenberg, Kaiserswerth.
11 \ FRANCE ET ALLEMAGNE
Heinrich Fincke, professeur d'histoire, Fri-
bourg.
Emil Fischer, Excellence, professeur de
chimie, Berlin.
Wilhelm Fœrster, professeur d'astronomie,
Berlin.
Ludwig Fulda, Berlin.
Eduard von Gebhardt, Dûsseldorf.
J.-J. de Groot, professeur d'ethnographie,
Berlin.
Fritz Haber, professeur de chimie, Berlin.
Ernst Haeckel, Excellence, professeur de zoo-
logie, Iéna.
Max Halbe, Munich.
Professeur Adolf von Harnack, directeur
général de la Bibliothèque royale. Berlin.
Gerhardt Hauptmann, Agnetendorf.
Karl Hauptmann, Schreiberhau.
Gustav Hellmann, professeur de météoro-
logie, Berlin.
Wilhelm Herrmanm professeur de théologie
protestante, Marbourg.
Andréas Heusler, professeur de philologie
Scandinave, Berlin.
Adolf von Hildebrand, Munich.
Ludwig Hoffmann, architecte municipal,
Berlin.
Engelbert Humperdinck, Berlin.
Léopold Comte Kalckreuth, président de
l'Union des artistes allemands, Eddelsen.
Arthur Kampf, Berlin.
Fritz August von Kaulbach, Munich.
Theodor Kipp, professeur de jurisprudence,
Berlin.
LE MANIFESTE DES INTELLECTUELS 115
Félix Klein, professeur de mathématique,
Gœttingen.
Max Klinger, Leipzig.
Aloïs Knœpfler, professeur d'histoire ecclé-
siastique, Munich.
Anton Koch, professeur de théologie catho-
lique, Tiibingen.
Paul Laband, Excellence, professeur de juris-
prudence. Strasbourg.
Karl Lamprecht, professeur d'histoire, Leip-
zig.
Philippe Lenard, professeur de physique,
Heidelberg.
Maximilian Lenz, professeur d'histoire, Ham-
bourg.
Max Liebermann, Berlin.
Franz von Liszt, professeur de droit, Berlin.
Ludwig Manzel, président de l'Académie des
beaux-arts, Berlin.
Josef Mausbach, professeur de théologie
catholique, Munster.
Georg von Mayr, professeur d'économie so-
ciale, Munich.
Sebastien Merkle, professeur de théologie
catholique, Wùrzbourg.
Eduard Meyer, professeur d'histoire, Berlin.
Henri Morf, professeur de philologie romane,
Berlin.
Friedrich Naumann, Berlin.
Albert Neisser, professeur de médecine,
Breslau.
Walter Nernst, professeur de physique,
Berlin.
lit) FRANCE ET ALLEMAGNE
Wilhelm Ostwald, professeur de chimie,
Leipzig.
Bruno Paul, directeur de l'Ecole des arts et
métiers, Berlin.
Max Planck, professeur de physique, Berlin.
Albert Plehn, professeur de médecine, Berlin.
Georges Reicke, Berlin.
Professeur Max Reinhardt, directeur du
Théâtre allemand, Berlin.
Aloïs Riehl, professeur de philosophie,
Berlin.
Karl Robert, professeur d'archéologie, Halle.
Wilhelm Rontgen, Excellence, professeur de
physique, Munich.
Max Rubner, professeur de médecine, Berlin.
Fritz Schaper, Berlin.
Adolf von Schlatter, Excellence, professeur
de théologie protestante, Tiibingen.
Auguste Schmidlin, professeur d'histoire
ecclésiastique, Munster.
Gustav von Schmoller, Excellence, professeur
d'économie politique, Berlin.
Reinhold Seeberg, professeur de théologie
protestante, Berlin.
Martin Spahn, professeur d'histoire, Stras-
bourg.
Franz von Stuck, Munich.
Hermann Sudermann, Berlin.
Hanz Thoma, Karlsruhe.
Wilhelm Triibner, Karlsruhe.
Karl Vollmoller, Stuttgart.
Richard Voss, Berchtesgaden.
Karl Vossler, professeur de philologie] ro-
mane, Munich.
LE MANIFESTE DES INTELLECTUELS 117
Siegfried Wagner, Baireuth.
Wilhelm Waldeyer, professeur d'anatomie,
Berlin.
August von Wassermann, professeur de mé-
decine, Berlin.
Félix von Weingartner.
Théodor Wiegand, directeur du Musée,
Berlin.
Wilhelm Wien, professeur de physique,
Wûrzburg.
Ulrich von Wilamowitz-Mollendorff, Excel-
lence, professeur de philologie, Berlin.
Richard Willstatter, professeur de chimie,
Berlin.
Wilhelm Windelband, professeur de philo-
sophie, Heidelberg.
Wilhelm Wundt, Excellence, professeur de
philosophie, Leipzig.
Il est impossible de peindre la stupéfaction qui
s'est emparée des artistes, des hommes de lettres et
des hommes de science français en lisant ce factum
signé par quatre-vingt-treize de leurs collègues alle-
mands. Ces hommes, dont plusieurs portent un nom
qui doit uniquement sa notoriété à leur intelligence,
n'ont donc pas compris que leur papier était la pire
condamnation de leur gouvernement, de leurs géné-
raux, de la mentalité de leur armée !
En écrivant en tête de chacun des paragraphes de
leur adresse au monde entier les mots : « Il n'est pas
vrai » , ils ont frappé de leur haute réprobation tous
les actes qu'ils essaient de dénier, c'est-à-dire: la
118 FRANCE ET ALLEMAGNE
préparation et la déclaration de la guerre par l'Alle-
magne, la violation de la neutralité de la Belgique.,
le meurtre des civils par des soldats, meurtre
qu'ils traitent eux-mêmes d'assassinat ; l'incendie et
l'anéantissement de Louvain : le mépris absolu du
droit des gens ; la destruction de toutes les œuvres
dont la civilisation de l'Europe occidentale était
fière ; la suppression de toutes les garanties que des
conventions, dont l'Allemagne était signataire, don-
naient aux non-combattants ; la transgression de
toutes les lois d'humanité édictées d'un commun
accord, soit à Genève, soit à la Haye, pour limiter
autant que possible les désastres qu'une guerre —
et quelle guerre est celle-ci! — entraîne toujours
avec elle. Malheureusement pour leur thèse, nier
des crimes n'établit pas qu'ils n'ont pas été commis;
il est courant que les plus vils scélérats cherchent à
se faire passer pour de braves gens, et protestent à
tout propos de leur innocence ou de la pureté de
leurs intentions. Les juges d'instruction savent à
quoi s'en tenir.
Alors même que les Livres blanc, bleu, orange,
jaune, publiés par les puissances de la Triple-entente
et leurs alliées ne prouveraient pas jusqu'à l'évidence
que seule l'Allemagne a voulu la guerre, n'a-t-on
pas saisi en Belgique, comme à Soissons, comme à
Maubeuge, les traces du soin avec lequel elle l'avait
traîtreusement préparée, en pleine paix, par d'in-
concevables abus de confiance, par l'espionnage le
plus éhonté dans les pays qu'elle comptait envahir.
LE MANIFESTE DES INTELLECTUELS 119
et qui donnaient sottement à ses nationaux la plus
généreuse hospitalité ? Peut-on supprimer les livres
prodigieusement cyniques où ses généraux les plus
en renom ont préconisé les plus épouvantables doc-
trines sur la guerre ? Peut-on nier le fameux : « On
fait ce qu'on peut! » lâché par M. de Bethmann-
Hollweg en plein Parlement ? Mais admettons même
les prétextes misérablement inventés ou tout au
moins acceptés aveuglément par les intellectuels
allemands pour excuser les prétendues représailles
de leurs soldats ; admettons — ce qui est, nous le
répétons, de tous points inexact — que quelques
civils aient tiré sur les purs guerriers du Lohengrin
de Berlin, que des femmes indignement outragées
par des troupiers lâchés comme des fauves se soient
vengées sur leurs insulteurs, que des enfants se
soient moqués d'eux, est-ce qu'il n'y a pas une dis-
proportion colossale entre ces actes tout personnels,
si coupables qu'on puisse les juger, et le sac d'une
ville comme Louvain, ou la destruction systématique
de monuments représentant des siècles de civilisa-
tion dans un pays dont l'histoire est faite d'héroïsme
et de luttes pour la liberté? Et la cathédrale de
Reims, que pouvait-on lui reprocher ? Gomment ne
pas voir dans les nombreux bombardements qu'elle
a subi le fait d'une hideuse jalousie, poussant à dé-
truire ce qu'on ne peut posséder ? On s'attendait à
ce que l'Allemagne intellectuelle protestât contre
l'anéantissement de tout un patrimoine, le plus
magnifique qui se puisse voir, commun à l'huma-
120 FRANCE ET ALLEMAGNE
nité entière. Au lieu de la protestation attendue, il
est arrivé un document fait de dénégations aussi
mensongères ou cauteleuses qu'inutiles, et se ter-
minant par une adhésion formelle à tout ce qu'a
accumulé de désastres le militarisme prussien !
Quels sont les signataires de ce lamentable libelle ?
Je n'ai rien à dire des professeurs de théologie
catholique ou protestante — ils sont sept — qui
approuvent la destruction des églises, la profanation
des tabernacles, la mise en pièces à coups de fusil
des hosties consacrées, l'assassinat des prêtres
catholiques : c'est affaire à eux de s'arranger les uns
avec le pape pour l'injure faite au Dieu universel
dont il est le représentant, les autres avec le Gott
qui survole les armées allemandes et qui n'est sûre-
ment pas l'Eternel plein de mansuétude et de bonté
dont le fils a versé son sang pour les hommes, et
qui ne leur réclame, en échange, rien du leur.
L'éminent philosophe Boutroux a dit leur fait aux
quinze professeurs d'histoire, de philosophie, d'éco-
nomie politique, de droit ou de philologie. Les sept
conservateurs de musées ou de bibliothèques, les
deux architectes qui leur tiennent compagnie sont
jugés par leur titre même ; ils ne comprennent évi-
demment que l'art germanique, et l'écrasement de
tout ce qui le surpasse ne saurait les toucher.
Restent les hommes de science qui sont venus
s'embarquer dans cette déconcertante galère ; et on
se demande comment des hommes qui ont donné
pour but à leurs études la recherche de la vérité,
LE MANIFESTE DES INTELLECTUELS 121
qui devraient être doués du sens critique le plus
élevé ont pu se laisser surprendre par cette colos-
sale fourberie. Oh ! ils ne sont pas nombreux, mais
ils sont de marque dans leur pays :
Sept d'entre eux portent, tout comme les minis-
tres et les ambassadeurs, le titre d'Excellence, ce
qui prouve qu'ils sont particulièrement bien en cour
à Berlin ; douze sont de simples Herren Professo-
ren; cela fait un total de dix-neuf; c'est tout de
même un compte. Sur ce nombre, onze signataires,
plus de la moitié, habitent la Prusse; c'est donc de
là que, pour les scientifiques, est parti le mouve-
ment; il s'agit d'une opération prussienne plus
qu'allemande, par conséquent. Mais parmi les Prus-
siens on regrettera de voir les noms de deux hommes
qui doivent tout ce qu'ils sont à Pasteur, c'est-à-dire
à la science française, ceux de « Leurs Excellences »
von Behring, de Marbourg (Prusse occidentale),
qui eut la première idée du sérum antidiphtérique,
rendu pratique par le directeur actuel de l'Institut
Pasteur, le docteur Roux, et Ehrlich, de Francfort-
sur-le-Main, Tinventeur du remède contre la syphi-
lis, connu sous les noms de 606 et de salvarsan. Ces
praticiens ont été manifestement triés sur le volet,
parce qu'ils sont aussi connus que les terribles
maladies auxquelles leur nom se rattache.
Si l'on rapproche ces faits du nombre des Excel-
lences et des savants berlinois signataires du mani-
feste, il apparaît nettement qu'il est intervenu une
pression gouvernementale à laquelle il est déshono-
122 FRANCE ET ALLEMAGNE
rant, pour des hommes de valeur, d'avoir obéi;
mais tout le monde n'a pas le courage de désobéir
au risque de perdre des positions scientifiques qui
rapportent en Allemagne jusqu'à cent mille francs
par an.
Notre Académie des sciences compte douze asso-
ciés étrangers et cent vingt-six correspondants : sur
ce nombre, quatre associés étrangers et vingt-deux
correspondants sont Allemands. Un seul associé
étranger, le chimiste von Bseyer, de Munich, et trois
correspondants, dont deux de Berlin, le chimiste
Fischer et l'anatomiste Waideyer ont signé le mani-
feste dit des « intellectuels » ; les deux chimistes,
l'associé étranger et le correspondant sont « Excel-
lences » ; le professeur Waideyer est un vieillard
âgé de soixante-dix-huit ans, secrétaire perpétuel de
l'Académie des sciences de Berlin. Ces noms sont
ceux de savants éminents, mais ils n'ont pas atteint
le grand public. Autour du chimiste Fischer gravi-
tent de nombreux élèves qui s'occupent, entr'autres
choses, de rechercher comment on pourrait reconsti-
tuer artificiellement les plus complexes des subs-
tances organiques, les substances azotées, qui cons-
tituent les parties essentielles des corps vivants. Le
nom de Waideyer est célèbre dans les laboratoires
où l'on fait un usage constant du microscope pour
étudier le développement et l'organisation intime
des animaux. Il faut reconnaître qu'au point de vue
de la haute culture morale, l'Académie des sciences
a eu la main heureuse puisque sur vingt-six Aile-
LE MANIFESTE DES INTELLECTUELS 12$
mands auxquels elle l'a tendue, trois seulement ont
consenti à se faire complices des ravageurs de la-
Belgique et du nord de la France, et se sont abais-
sés jusqu'à traiter d'« assassins » et de « bandits »
leurs malheureuses victimes.
Parmi les noms des signataires de la protestation
que viennent de publier, la main sur le cœur et la
menace aux lèvres, les « intellectuels » allemands,
il en est deux qui méritent une attention particu-
lière : celui de l'astronome Fœrster et celui que chez
nous-mêmes, dans les milieux avancés, on appelle
le grand Haeckel. On a lu précédemment la furibonde
apologie du militarisme que crut devoir faire dans
l'après-midi du 26 juillet 1911 le professeur von
Luschan, de Berlin, au Congrès des races, naïve-
ment réuni à Londres pour apporter la paix au
monde. Ce fut un beau scandale auquel s'efforça de
parer un autre professeur berlinois : ce professeur,
c'était l'astronome Fœrster lui-même.- Le texte inté-
gral de ses paroles n'a pas été publié: mais voici
comment les résume le compte-rendu officiel de la
séance :
« Le professeur Fœrster proteste, au nom de l'Alle-
magne, contre la glorification de la guerre à laquelle
conclut son collègue le docteur von Luschan, et dit
qu'il approuve, au contraire, l'esprit pacifique du
Congrès universel des races. » (Applaudissements.)
Qu'était donc devenu l'esprit pacifiste de cet
astronome lorsqu'il a contresigné une phrase comme
celle-ci : « Sans le militarisme allemand, la culture
124 FRANCE ET ALLEMAGNE
allemande serait depuis longtemps extirpée de la
surface du Globe (!!) Il est issu de cette culture pour
la protéger... » Etait-il absorbé dans la contempla-
tion de Mars et hypnotisé par le nom belliqueux de
la paisible planète, notre aînée ?
Mais voici qui est mieux.
De tous les naturalistes de l'Allemagne, celui
dont le nom est le plus répandu dans le grand
public est Ernest Haeckel, professeur à Iéna. C'est
un laborieux sans égal. E]ntouré d'élèves, il a fait
jadis de nombreux voyages, dont un, aux Canaries,
a été particulièrement fécond : il a décrit des êtres
vivants microscopiques qu'on pourrait dire dépour-
vus de toute organisation, et le nom de monères
qu'il leur a imposé a séduit les philosophes. Il a
écrit un grand ouvrage sur les plus simples des
éponges, les éponges calcaires, et de même qu'à pro-
pos des monères il avait exposé des vues hardies
sur l'origine de la vie, il a édifié, à propos des éponges,
une théorie, abandonnée d'ailleurs aujourd'hui, de
la formation des organismes : la gastrœa-theorie.
Puis il a consacré un magnifique ouvrage in-folio,
accompagné d'un luxe étonnant de belles planches
dessinées par lui-même, à la description de toutes
les espèces connues de méduses. Il s'est ensuite
adonné à l'étude des plus singuliers organismes
marins, les siphonophores qui semblent des lustres
vivants, formés par un assemblage de diamants, de
rubis, de saphirs, voguant au large, mollement
balancés par les flots. Tous ces travaux — et je ne
LE MANIFESTE DES INTELLECTUELS 1 -?.">
compte pas ses mémoires spéciaux — ne lui auraient
pas valu la véritable célébrité dont il jouit si d'un
ouvrage, la Morphologie générale des organismes,
imprimé en lettres gothiques, il n'avait tiré les élé-
ments rapidement populaires d'une lutte ardente
contre les croyances religieuses de toute nature, et
naturellement contre le christianisme, surtout le
catholicisme, la papauté, et aussi contre... le milita-
risme. Aux religions anciennes, il oppose une reli-
gion à lui, le monisme, religion sans prêtres, bien
entendu, et sans dogmes, reposant uniquement sur
l'idée que le monde c'est Dieu lui-même, partout
agissant; que les mêmes forces se retrouvent dans
tout l'Univers, et qu'elles régissent la matière vivante
aussi bien que la matière minérale. Ces forces ont
créé la vie qui ne serait, au demeurant, qu'un « cha-
pitre de l'histoire du carbone » (1). Sur cette base il
a édifié toute une histoire de l'évolution des orga-
nismes, développée dans des conférences populaires
formant deux ouvrages : Y Histoire de la création
des êtres organisés d'après les lois naturelles et
1! 'Anthropogénie . Dans ce dernier livre, il expose ses
idées sur les origines animales de l'Homme et sur
les formes qu'ont traversées nos ancêtres, depuis
celle de monère jusqu'à celle dont nous sommes
fiers aujourd'hui. Un homme qui s'est attaqué à de
pareils problèmes n'est pas disposé à la modestie.
Hœckel juge la valeur des hommes à leur degré
(1) E. Hseckel. Histoire de la Création naturelle, p. 296.
Traduction française. 1874.
126 FRANCK ET ALLEMAGNE
-d'aptitude à le comprendre : « Pour apprécier, dit-il.
le degré de développement intellectuel de l'homme,
il n'est pas de meilleur étalon que l'aptitude à adop-
ter la théorie évolutive et la Philosophie monistique
qui en est la conséquence ». (*) Et son jugement,
déjà en 1874, ne nous est guère favorable. Il écrit
en effet : « En se civilisant à l'envi, deux grands
rameaux de la race blanche se sont mutuellement
surpassés; dans l'antiquité classique et le moyen-
âge, le premier rang fut occupé par le rameau roman
(groupe gréco-italo-celtique) ; il l'est actuellement
par le rameau germanique. Il faut accorder la pré-
éminence aux Anglais et aux Allemands qui tra-
vaillent aujourd'hui activement à éclairer et à édifier
la nouvelle théorie généalogique et par là à fonder
une ère nouvelle de progrès intellectuel. » Nous
voici payés. Hteckel oublie seulement que ce sont
deux Français : Geoffroy Saint-Hilaire et Lamarck,
qui ont fondé la théorie de l'évolution qui lui sert
de critérium.
N'importe, le monisme refera le monde. « Mal-
heureusement, dit-il, (2) le militarisme joue le pre-
mier rôle dans ce qu'on appelle la civilisation; le
plus clair de la force et de la richesse des Etats civi-
lisés les plus prospères est gaspillé pour porter le
militarisme à son plus haut degré de perfection...
Et cela se passe ainsi chez les peuples qui se préten-
(1) La Création naturelle, p. 617.
(2) Ibid., p. 153.
LE MANIFESTE DES INTELLECTUELS 127
dent les représentants les plus distingués de la plus
haute culture intellectuelle, qui se croient à la tête
de la civilisation ! On sait que pour grossir le plus
possible les armées permanentes, on choisit par une
rigoureuse conscription tous les jeunes hommes
sains et robustes... Au contraire, tous les jeunes
gens malades, débiles, affectés de vices corporels,
sont dédaignés par la sélection militaire... Tandis
que la fleur de la jeunesse perd son sang et sa vie
sur les champs de bataille, le rebut dédaigné, béné-
ficiant de son incapacité, peut se reproduire et trans-
mettre à ses descendants toutes ses faiblesses et
toutes ses infirmités... Par ce genre de sélection
s'explique suffisamment le fait navrant, mais réel,
que dans un Etat civilisé la faiblesse de corps et de
caractère soit en voie d'accroissement, et que l'al-
liance d'un esprit libre, indépendant, à un corps sain
et robuste devienne de plus en plus rare. »
Lorsque Haeckel écrivait ces choses, il avait qua-
rante ans ; il vient de signer le factum berlinois à
quatre-vingts ! Est-ce l'explication de ce changement
de front?
Pendant ce temps les intellectuels français, dont
les militaires n'avaient pas précisément à se louer
naguère, sont aux armées. Nous aimons mieux cet
autre changement de front.
Le « Manifeste des intellectuels » n'arrêta pas les
dévastations et les crimes commis en Belgique.
Si loin qu'on remonte dans le passé, aucune horde
128 FRANCE ET ALLEMAGNE
sauvage, en mal de conquête, n'a commis plus de
crimes, détruit plus de monuments glorieux ou ma-
gnifiques, affiché plus de cruauté que le peuple alle-
mand au cours de la guerre actuelle. Ces actes, il a
essayé de les justifier depuis en présentant la guerre.,
en général, comme une conséquence naturelle, iné-
vitable, légitime, par conséquent, de la doctrine dar-
winienne de la lutte pour la vie, condition indispen-
sable du progrès, et celle qu'ils nous font, comme
un service rendu au genre humain, en substituant
leur forte race à une race en pleine décadence comme
la nôtre. Le peuple prédestiné, le peuple de Gott
accomplissait un devoir en détruisant nos œuvres
mièvres et de qualité inférieure, pour leur substituer
les siennes, kolossales, comme chacun sait. Les
bons apôtres avaient, cependant, conscience de l'in-
dignité de leurs méfaits, puisque, après chacun
d'eux, ils s'excusaient pour la galerie des neutres :
« Nous ne l'avons pas fait exprès; c'est la faute
des Belges, qui n'ont pas voulu se plier à nos fantai-
sies ; des Français, qui ont eu l'audace de défendre
leur pays : de la cathédrale de Reims, dont les tours
étaient trop hautes ; de nos artilleurs, qui n'ont pas
su pointer leurs pièces ; de nos obus qui sont allés
trop loin; de la guerre, enfin, qui a de cruelles né-
cessités dont notre cœur saigne... » Etc.
Nous n'en sommes plus à nous arrêter à cette
enfantine mauvaise foi, et la seule question qui se
pose est celle-ci : Gomment une nation européenne,
qu'on a pu croire, longtemps, toute préoccupée de
LE MANIFESTE DES INTELLECTUELS 129
science, de musique et de poésie, est-elle descendue
à un pareil degré d'abaissement moral et d'incon-
sciente infamie? Gomment aucune voix allemande,
parmi tout ce que le pays contient d'hommes ins-
truits, ne s'est-elle élevée contre des actes qui,
dans le monde entier, ont suscité une méprisante
colère? Gomment pas un historien, pas un de ces
érudits, de ces savants dont le métier est de lire
dans le passé, n'a-t-il protesté contre la destruction,
voulue, de monuments historiques, d'antiques ma-
nuscrits, de livres datant de l'invention de l'impri-
merie, sources inépuisables où ils prétendent savoir
seuls puiser pour documenter leurs lourds écrits ?
C'est là le problème qui déconcerte au premier
moment. Haine de race, dit-on : les Germains contre
les Latins. Mais ces prétendues races existent-elles
réellement dans les régions de l'Europe que nous
habitons? Et ce mot de race, quand on sort de l'His-
toire naturelle pour passer à l'Histoire tout court,
garde-t-il une signification précise, justifiant des
aversions, capable d'amener une guerre aussi ter-
rible que celle qui a été si perfidement déchaînée
sur l'Europe? L'Allemagne telle que l'entendent
ceux qui clament : Deutschland uber Ailes a-t-elle
même une existence essentielle? N'est-elle pas sim-
plement un manteau d'Arlequin aussi artificiel que
l'Autriche elle-même, son alliée d'aujourd'hui, dont
les pièces ont été tardivement cousues? On nous dit
que les Bavarois et les Prussiens ne cessent de se
battre dès que notre 75 leur laisse quelque répit. Un
130 FRANCE ET ALLEMAGNE
jour, pas très éloigné, dans une soirée officielle,
j'eus l'occasion de causer avec un haut personnage
d'un important royaume de l'empire allemand; il
portait le grand cordon de l'ordre de son pays et,
comme j'avais eu occasion de rendre quelques ser-
vices à une cause qu'il défendait, non sans m'éton-
ner, à rencontre d'un de ses collègues prussiens,
il me dit en soulevant du pouce le large ruban qui
lui barrait la poitrine :
— Monsieur, souvenez-vous que partout où vous
verrez ce grand cordon, vous pourrez comptez sur
un appui.
Tout cela n'était déjà plus « entente cordiale».
C'était bien pis à la fin du siècle dernier :
Nous sommes en 1830; Gœthe cherche à expliquer
le succès des chansons de Béranger ; il y voit l'écho
des sentiments de Paris, qui est, pour lui comme
pour le Kaiser d'aujourd'hui, toute la France. Béran-
ger, c'est pour lui « la voix du peuple », et il écrit :
« Chez nous, en Allemagne, pareille chose n'est
pas possible. Je ne sache pas de ville, pas même de
pays, duquel on put jamais demander, avec certi-
tude d'obtenir une réponse affirmative : « Est-ce ici
l'Allemagne?» Si nous le demandons à Vienne, on
nous répondra : « C'est ici l'Autriche. » « C'est ici
la Prusse », nous répondra-t-on à Berlin. Il y a seize
ans seulement que l'Allemagne fut partout, lorsque
nous voulûmes, enfin, nous débarrasser des Fran-
çais. » (*)
(1) Entretiens de Gœthe et d'Eckerman.
LE MANIFESTE DES INTELLECTUELS 131
Pour Goethe lui-même, le génie allemand par
excellence, l'Allemagne n'existait donc pas en 1830;
ce qu'on appelle ainsi n'eut qu'une existence acci-
dentelle, momentanée, créée, en 1814, par le besoin
de se défendre contre un ennemi commun, les Fran-
çais, conduits par la rude main de Napoléon. Autant
vaudrait dire, aujourd'hui, que l'Angleterre, la Bel-
gique, la France, le Japon, la Russie, l'Italie, unis
également contre un ennemi commun, qui est, cette
fois, le Kaiser, ne sont qu'une même nation et que
leurs nationaux appartiennent à la même race.
Les sentiments de Goethe à l'égard de ceux qui
se disent, aujourd'hui, ses compatriotes, se trahis-
sent ailleurs très nettement. Il n'a, dit-il, « aucun
plaisir à voir ces jeunes savants d'Allemagne qui
arrivent d'une certaine zone du Nord-Est. Pâles,
myopes, la poitrine déprimée, jeunes sans jeunesse,
tel est le portrait de la plupart d'entre ces étudiants
prussiens. » Et il ajoute : « Chez eux, pas la moindre
trace d'une organisation saine, de plaisir éprouvé
à la vue des choses sensibles. Les sentiments,
les joies de la jeunesse sont étouffés en eux,
bannis sans retour. »
La Saxe, qu'habitait Gœthe, n'est pas aussi loin
de la Prusse que la Bavière; on ne peut dire, cepen-
dant, qu'entre Gœthe et ses voisins il y eût cette
sympathie, cette unité d'âme et de conscience qui
font une nation.
C'est qu'en effet, la Prusse est le moins allemand
132 FRANCE ET ALLEMAGNE
des pays qui se groupent aujourd'hui sous la domi-
nation d'Allemagne. Elle fut conquise, nous l'avons
vu, par un petit groupe d'aventuriers détachés
de l'Ordre Teutonique que commandait un membre
de la famille assez besogneuse et peu scrupuleuse
des Hohenzollern: mais le fond de la population
resta sur place; c'était l'héritière directe des peu-
plades de l'âge de pierre, chassées vers le Nord
par la grande invasion asiatique qui avait à peu
près dédaigné les régions marécageuses du bassin
de la Vistule.
C'est une loi générale que, lorsque des conqué-
rants s'établissent dans une région où ils sont
en minorité, ils se fondent peu à peu avec la race
dominante ; c'est ainsi que les Francs, qui avaient
porté dans les Gaules le régime de la féodalité, ne
purent l'y maintenir devant la résistance du vieux
fond celte de notre pays et, après de longues
luttes, le virent s'effondrer définitivement en 1789;
de telle sorte qu'en réalité ce furent les Celtes
mélangés de Latins qui dominèrent en France.
En Prusse, c'est l'homme de l'âge de pierre, avec
tous ses instincts de chasseur de mammouth, prati-
quant toutes les ruses et ne reculant devant aucun
moyen pour s'imposer par la force ; c'est le troglo-
dyte barbare, persistant en lui, qui a conçu, pour la
satisfaction de ses appétits purement matériels, la
monstrueuse hégémonie qu'il a imposée à l'Alle-
magne, d'abord, et qu'il rêvait d'imposer, par elle-
au monde entier.
LE MANIFESTE DES INTELLECTUELS 133
Vainement, on essayerait d'appuyer ce rêve sur
une doctrine scientifique quelconque. La lutte pour
la vie, dont se réclament les doctrinaires allemands,
a pu faire progresser la force et l'astuce dans le
règne animal; l'homme est arrivé à dominer le
monde, non par la violence et la cruauté, mais par la
raison, que seul il est parvenu à acquérir. Le pro-
grès, pour lui, consiste dans le perfectionnement de
cette raison, créatrice de la morale, qui lui a per-
mis de vivre en paix avec ses semblables et de fon-
der des sociétés, où chacun participe, par ses qua-
lités personnelles, au bien de tous, où l'entr'aide est
la règle, où le respect de la vie est la loi primordiale.
C'est à l'envers de ce progrès, le seul qui soit hu-
main, que l'Allemagne n'a cessé de marcher depuis
qu'elle est tombée sous la domination brutale de la
force militaire prussienne. Gomment a t-elle pu
accepter cette décadence morale, qui est la vraie
décadence des peuples? Gomment a-t-elle pu se
dégrader au point où nous la voyons aujourd'hui?
Son Goethe nous l'explique lui-même:
« On n'a qu'à formuler un axiome qui flatte la
nonchalance et la vanité, pour être sur de se faire
un parti considérable dans la multitude des médio-
crités. »
La Prusse a exploité la vanité de l'Allemagne au
point de la muer en un incommensurable et aveugle
orgueil et de lui donner l'illusion qu'elle n'avait
qu'à se ruer sur le monde pour le dominer. Con-
fiante dans sa force, elle a cru pouvoir tout se per-
134 FRANCE ET ALLEMAGNE
mettre. Mais le principe de Gœthe est de ceux qu'il
faut méditer, surtout dans une République, où tout
est électif.
Le plus étrange, c'est que la Prusse soit arrivée à
personnifier l'Allemagne, alors qu'elle est à peine
allemande, et qu'elle en ait fait une sorte de con-
quête morale, par une propagande incessante, ap-
puyée sur une discipline rigoureuse, de ses idées
monstrueuses de domination universelle, propa-
gande qui a transfiguré les vrais Allemands, en flat-
tant leur outrecuidance. De là la surprise que, dès
1870, ils nous ont causée.
LA DISPARITION DES RACES 135
CHAPITRE IX
La prétendue disparition spontanée des races
et leur remplacement.
La théorie du progrès par sélection naturelle. — La guerre
cause de progrès. — La fanfare de von Luschan. — Le
raison et la morale. — Le paradoxe du progrès par la guerre.
— Les faux préceptes. — Les causes d'une illusion. — La
prétendue dégénérescence de la race française. — Le retour
offensif des Universités et de l'enseignement primaire
prussien. — La prétendue vieillesse et la disparition spon-
tanée des nations. — Le partage de la France.
A son habitude, l'Allemagne n'a pas manqué
d'appuyer sur la science ses doctrines de guerre.
On raconte que peu de jours avant sa mort, Jaurès,
voyant éclater l'orage qui gronde actuellement sur
l'Europe et y fait tant de victimes, se serait écrié
devant le miracle subit de notre union patriotique :
«Me serais-je trompé? La guerre serait-elle d'insti-
tution divine?» Au premier abord, il semble résul-
ter, en effet, des longues études des naturalistes les
plus célèbres, tels que sir John Russel Wallace et
Charles Darwin, que la guerre est la condition nor-
male d'existence des êtres vivants et l'instrument
essentiel des progrès de leur organisation. C'est tout
le sujet des livres célèbres des deux grands natura-
listes anglais : la Sélection naturelle et YOrigine
136 FRANCE ET ALLEMAGNE
des espèces, parus simultanément en 1859. La multi-
plication des individus, qui, par le fait même de la
génération, se produit suivant une progression géo-
métrique, amène nécessairement, au bout d'un temps
plus ou moins long, suivant le degré de rapidité
de cette progression, une disproportion entre le
nombre des individus confinés dans un même lieu
et la quantité des aliments qu'ils peuvent y trouver.
Ils arrivent fatalement à se les disputer avec de
plus en plus d'âpreté. Dans la bataille, la victoire
appartient aux individus les plus aptes à profiter
des circonstances dans lesquelles elle se livre, ou
bien à ceux qui s'imposent par quelque qualité de
force, d'agilité, d'intelligence. Ils vivent plus long-
temps que les autres, laissent après eux une progé-
niture plus nombreuse, qui hérite dans une certaine
mesure de leurs qualités. Ces privilégiés arrivent à
éliminer les moins favorisés. Dès lors, à chaque
génération, leurs avantages s'accentuent par le jeu
même de l'hérédité : ainsi se réalise dans le monde
vivant un progrès continu. De même, il y a bataille
entre les mâles pour la possession des femelles
surtout lorsque celles-ci sont rares; ces dernières
s'unissent plus volontiers aux plus beaux ou aux
plus forts, parfois simplement aux plus étranges, et.
par suite, une sélection sexuelle vient s'ajouter à la
sélection naturelle.
Wallace et surtout Darwin ont accumulé les faits
qui viennent à l'appui de leur thèse, dont le point de
départ est l'évidence même. La grande lutte uni-
LA DISPARITION DKS RACES VM
verselle n'avait d'ailleurs pas échappé aux anciens :
Lucrèce la décrit splendidement : (4) « D'abord,
la terre revêtit les collines d'une fraîche parure uni-
quement formée par les herbes ; puis s'établit entre
les arbres une lutte magnifique, chacun s'efforçant
de porter plus haut ses rameaux dans les airs...
Plus tard, la terre produisit, par des procédés divers,
l'innombrable cohorte des êtres mortels, car les ani-
maux ne peuvent être tombés du ciel... Dans les
premiers siècles, beaucoup de races d'animaux ont
nécessairement dû disparaître — car tous ceux que
nous voyons vivre autour de nous ne sont protégés
contre la destruction que par la ruse, la force ou
l'agilité qu'ils ont reçues en naissant, — ou en rai-
son de la défense que nous leur accordons. »
Il est absolument vrai que la vie des animaux,
tout au moins, n'est entretenue que par la destruc-
tion, dont ils sont les ardents ouvriers, d'autres
êtres vivants. L'Humanité elle-même est soumise
à cette loi inexorable; l'homme est obligé, pour
vivre, de sacrifier des plantes et des animaux, puis-
que ce sont là ses seuls aliments. Quand ces ali-
ments se font rares, il faut bien les prendre aux
voisins, pour ne pas être affamé soi-même, et Mal-
thus intervient alors, au nom de la paix, pour dire
que le seul moyen de la maintenir est de réduire,
en chaque point du Globe, la natalité, de telle sorte
que le nombre des hommes habitant un pays ne soit
jamais supérieur aux ressources dont il dispose. Ce
(1) De natura rerum, livre V, vers 781 à 815.
138 FRANCK ET ALLEMAGNE
serait, à la fois, la paix assurée et Pextinction du pau-
périsme. Rien de plus séduisant, s'il était possible
de calculer pour chaque point du Globe le taux de la
natalité, d'imposer ce taux aux amoureux, ou de le
maintenir en sacrifiant les excédents, au risque de
faire disparaître des hommes de génie, avant même
qu'ils aient pu prendre la mamelle. Ces difficultés
n'ont pas empêché Malthus d'avoir des disciples,
mais pour des motifs un peu moins humanitaires
que ceux sur lesquels il appuyait une doctrine qui
ne pouvait conduire qu'à des pratiques odieuses ou
ridicules.
En Prusse, on a délibérément préféré considérer
la guerre comme une nécessité scientifique, et ce
n'est pas sans stupéfaction qu'on a dû entendre, au
congrès réuni à Londres du 26 au 29 juillet 1911,
pour chercher les moyens de maintenir la paix entre
les races, le docteur Félix von Luschan, professeur
d'anthropologie à l'Université de Berlin, proférer les
déclarations auxquelles nous avons fait précédem-
ment allusion, mais qui tirent un intérêt tout parti-
culier des circonstances actuelles, et sont un exemple
de ce que peut être à Berlin l'enseignement scien-
tifique officiel. Elles valent d'être reproduites in
extenso.
« La fraternité des hommes est une bonne chose,
disait à Londres le professeur von Luschan, mais
la lutte pour la vie est une chose bien préférable.
Athènes ne serait jamais devenue ce qu'elle était
sans Sparte, et les jalousies et les disputes natio-
LA DISPARITION DES RAGES i39
nales ; les guerres les plus cruelles elles-mêmes,
ont toujours été les véritables causes du progrès
et de la liberté mentale.
« Aussi longtemps que l'Homme ne naîtra pas avec
des ailes, comme les anges, il demeurera soumis
aux lois éternelles de la nature, et aura par consé-
quent toujours à lutter pour la vie et pour l'exis-
tence. Il n'est point de conférence de la Haye, point
de tribunaux internationaux, point de journaux et
de sociétés pacifiques qui soient capables d'abolir
jamais la guerre...
« Les nations peuvent naître et finir, l'antagonisme
des nations et des races demeurera; et cela vaut
autant, car l'humanité deviendrait comme un trou-
peau de moutons si nous devions perdre nos ambi-
tions nationales et cesser de regarder avec orgueil
et avec joie non seulement nos industries et noa
sciences, mais encore nos magnifiques soldats et nos
superbes cuirassés. Que les gens d'esprit court s&
lamentent sur le prix effrayant que coûtent nos
dreadnoughts ; aussi longtemps que toutes les
nations d'Europe dépenseront chaque année beau-
coup plus d'argent en vin, en bière et en cognac que
pour leur armée et leur marine, il n'y a pas de rai-
son de craindre que le militarisme puisse amener
notre appauvrissement.
« Si vis pacem, para bellum... Plus nous nous
occuperons de nos armements, plus nous pourrons
éviter la guerre. Une nation n'est libre qu'en ce qui
concerne ses affaires intérieures. Quant à ses inté-
140 FRANGE ET ALLEMAGNE
rets vitaux, elle les défendra, si c'est nécessaire,
avec le fer et avec le sang. » (*)
Cette lourde fanfare germanique, claironnée dans
un congrès où chacun était arrivé une branche d'oli-
vier à la main et où, en qualité de vice-président
d'honneur, le professeur von Luschan avait pour
collègue M. d'Estournelles de Constant, Fun des fon-
dateurs de la conférence de la Haye, produisit l'effet
que tout autre qu'un professeur berlinois aurait
prévu. On demanda des explications à Londres, et
une note de l'éditeur, au bas de la page, précise :
« Pour que ces derniers paragraphes ne soient pas
mal interprétés, le professeur von Luschan nous
autorise à déclarer qu'il considère le désir d'une
guerre entre l'Allemagne et l'Angleterre comme une
folie et une félonie. »
A qui en avait-il donc ?
Le professeur Fcerster, également de Berlin, pro-
testa, comme on sait, au nom de l'Allemagne contre
cette glorification de la guerre ; mais le professeur
Fcerster est astronome, et la contemplation des
régions sereines de l'empyrée a si bien apaisé l'âme
des astronomes qu'ils sont depuis longtemps unis,
pour l'étude du monde, dans une étroite et féconde
collaboration. Ce sont peut-être des précurseurs de
l'âge d'or.
(1) Mémoires sur le «Contact des races», communiqués au
premier Congrès universel des races. (Orchard house, Westmins-
ter, Londres 1911, page 27.)
LA DISPARITION DES RACES 141
Gela n'a pas empêché d'ailleurs le professeur
Fœrster de signer le « manifeste des intellectuels ».
Sans aucun doute, si Darwin et sir John Russe!
Wallace avaient été là, ils auraient protesté tout
aussi énergiquement que le professeur Fœrster
contre le sauvage abus que son collègue, le hobereau
von Luschan, y fit de leur doctrine.
En fait, la lutte pour la vie et la sélection natu-
relle n'ont pas eu dans l'édification des organismes
et dans leur perfectionnement l'influence décisive
que leur prêtait l'anthropologiste berlinois. Sans
doute, les lois naturelles sont souveraines; elles
dominent la matière même lorsqu'elle est engagée
dans des êtres vivants, même lorsque cet être
vivant est l'Homme. Mais elles ont amené chez lui —
on ne saurait trop le répéter, dans les circonstances
actuelles — l'évolution d'une faculté par laquelle il
s'élève au-dessus de tous les êtres vivants, par la-
quelle il dirige l'action des lois naturelles, en corrige
les effets, asservit la matière, domine toutes les forces
et se domine lui-même; cette faculté c'est la raison.
C'est de cette raison que l'on peut dire — et non de
la guerre — qu'elle est d'essence divine. C'est par
elle que l'homme a créé, pour son usage particulier,
quelque chose qui n'existe dans la nature qu'à l'état
d'ébauche, dans les embryons de sociétés que les
animaux ont fondées ; ce quelque chose s'appelle la
morale. Et cette morale n'est que l'ensemble des
règles qui, si elles étaient strictement observées,
assureraient la paix non seulement entre les hommes
142 FRANCK ET ALLEMAGNE
qui constituent une nation, mais aussi entre les
nations elles-mêmes. Ces règles sont tellement es-
sentielles que, pour les rendre intangibles, elles ont
été mises, chez les peuples les plus divers, sous la
protection directe de la divinité, et que tous les actes
qui sont en opposition avec elle sont qualifiés
crimes. Elles obligent aussi bien les hommes qui
dirigent les peuples que les autres. Or, la première
de ces lois morales, c'est le respect absolu de la vie
de ses semblables; elle est obéie même par les ani-
maux sauvages : Les loups, dit un proverbe, ne se
mangent pas entre eux. C'est pourquoi la guerre est
immorale au premier chef, et ceux qui ont le triste
-courage de la déchaîner sont d'autant plus criminels,
quelque excuse qu'ils puissent invoquer, qu'elle met
~aux prises un plus grand nombre d'hommes. La
guerre est, en réalité, comme tout ce qui est con-
traire à la raison et à la morale, un retour à la bar-
barie; ce qui se passe actuellement dans les pays
envahis par les Allemands, convaincus cependant
qu'ils sont des êtres supérieurs, en est la plus san-
glante et la plus horrible démonstration qui se puisse
concevoir, et aussi la plus inattendue : personne
n'aurait pu penser — et c'est l'excuse des braves
gens qu'endormaient les tirades philanthropiques
des socialistes sincères ou frelatés — qu'un tel levain
de cruauté pût couver encore sous la civilisation
d'un peuple d'Europe.
Quel prétexte les Allemands ont-ils donné à cette
guerre qui est bien, de leur propre aveu, une guerre
LA DISPARITION DES RAGES 143
de conquête ? Leur nombre, l'accroissement rapide
de leur population, leur ardeur à exploiter la science
pour en tirer un profit industriel et commercial, la
nécessité, pour assurer des débouchés aux produits
de leurs usines, de dominer le monde. Ici, nous
avons à faire de salutaires réflexions.
Notre population, à nous Français, n'augmente
que lentement, et la guerre ne relèvera pas notre
natalité. Déjà on parlait, avant elle, de la déca-
dence de la race française comme d'une fatalité
inéluctable, ; on la traitait volontiers, cette race
mère de toutes les inventions, de race vieillie ne
pouvant échapper à la mort. La vaillante conduite
de nos soldats a largement prouvé que ce sont là des
mots. Que chacun de nous d'ailleurs se considère :
est-ce que nous sommes moins forts, moins actifs,
moins intelligents , et disons le mot , moins amoureux
qu'aucun autre peuple de la terre ? Certes non ;
mais nous en sommes arrivés à redouter la fécon-
dité des femmes parce qu'elle nous crée des
charges que nous jugeons insupportables, et les
femmes redoutent elles-mêmes les ennuis d'une
période de gêne qu'elles ne jugent pas suffisamment
compensée par la joie de diriger une nombreuse
famille. Si nous voulons éviter une nouvelle guerre,
il faut courageusement lutter contre cet état d'esprit,
remonter à ses causes réelles, et les faire dispa-
raître. Ce n'est pas par de petits allégements d'im-
pôts, par de menus privilèges électoraux ou autres,
accordés aux chefs d'une nombreuse famille, qu'on
144 FRANCE ET ALLEMAGNE
obtiendra ce résultat. La cause de la diminution de
notre natalité est dans nos mœurs politiques, telles
que les ont faites les luttes des partis insuffisam-
ment contenus par notre Constitution, luttes condam-
nables comme la guerre elle-même, dont elles ne
sont qu'une forme à peine adoucie. Elle est dans
l'assaut donné, sous prétexte de liberté, à toutes les
bastilles élevées par nos pères autour de cet indis-
pensable noyau social qu'est la famille ; dans toutes
les organisations de combat qui ont mis la menace,
et par conséquent l'insécurité, là où la conciliation
pour laquelle on trouve toujours de bonnes volon-
tés aurait suffi ; dans toutes les licences qui ont per-
mis à certaine presse de répandre à profusion des
idées immorales et délétères qui n'ont rien à faire avec
la liberté de penser et d'écrire ; dans toutes les dispo-
sitions législatives qui ont favorisé cette tendance au
moindre effort qui se constate partout, et qui a dimi-
nué plus qu'on ne suppose notre capacité de travail,
notre rendement économique, notre richesse et, par
suite, la confiance dans l'avenir, nécessaire pour éloi-
gner la crainte que peut inspirer une nombreuse
famille à celui qui doit en assurer la subsistance.
Ajoutez à cela l'alcool, qu'on ose à peine attaquer,
les usines qui dépeuplent les campagnes, les grands
ateliers et les grands magasins qui éloignent tout
le jour le mari et la femme du foyer, tandis que les
enfants sont à l'école ou ailleurs ; cette forme du
féminisme dans laquelle se jettent les femmes en
révolte contre les devoirs naturels de leur sexe, et,
LA DISPARITION DES RAGES 145
il faut bien le dire, la contagion d'un relâchement
dans les mœurs dont nous avons eu, dans un monde
en vue, de trop retentissants exemples : telles sont
les causes, sur lesquelles il serait dangereux de
jeter un voile, de la diminution de notre natalité.
Ces causes sont d'ordre très général, mais essentiel-
lement artificielles ; elles peuvent donc être enrayées
par l'inauguration, après la guerre, d'une République
de paix sociale et religieuse, de stabilité des pou-
voirs publics, de réciproque bienveillance, la ren-
dant, suivant un mot célèbre, habitable pour tout le
monde, telle que nous l'avions rêvée, nous, les jeunes
d'alors, après le désastre de 1870.
La superbe unité du pays devant l'ennemi montre
qu'il est de cet avis, et qu'il est demeuré plus sage
que ceux qui ont semé les germes de tant de divi-
sions heureusement superficielles. Le courage de
nos soldats, leur endurance, leur bonne humeur en
face des canons, sont les preuves décisives, on ne
saurait trop le redire, que notre race a conservé toute
sa vitalité. En récompense du sang que versent si
glorieusement nos enfants, on leur doit une France
généreuse et paisible, oublieuse des disputes qui
ont failli lui coûter l'existence, mais décidée à n'en
pas tolérer le retour.
La science allemande a beau clamer notre préten-
due dégénérescence, nous n'en avons cure. Mais
nous devons retenir — ce qui est une leçon de la
vraie science — que les sociétés civilisées sont de
véritables organismes vivants; qu'un organisme
10
146 FRANGE ET ALLEMAGNE
vivant ne dure que s'il est exactement adapté aux
conditions dans lesquelles son existence doit s'ac-
complir ; que cette adaptation n'est parfaite que si
l'indépendance de tous les éléments dont il est formé
est tempérée par une étroite et sage discipline, et
que cette discipline est essentiellement fonction,
pour chaque organisme, du milieu dans lequel il est
placé. Une telle discipline ne peut être maintenue
par des assemblées dont l'essence est, pourrait-on
dire, l'indiscipline; elle ne peut être que l'œuvre
d'un gouvernement ayant des vues d'avenir et, par
conséquent, assuré de vivre.
C'est pour avoir dédaigné ces contingences de la
vie au profit de l'absolu, que les philosophes du
XVIIIme siècle, fort ignorants d'ailleurs des réalités
scientifiques, nous ont légué tant de formules et
d'idées décevantes, dont la séduction nous retient
encore prisonniers.
Gomme il convenait, à la suite de la publication
du « manifeste des intellectuels allemands » que
nous avons commenté dans un précédent chapitre,
la séance solennelle que tiennent chaque année les
cinq Académies de l'Institut de France, pour com-
mémorer la date de leur réunion en un seul corps,
et qui a eu lieu le 21 octobre 1914, a été tout entière
consacrée à glorifier éloquemment la noble morale
qui doit régir dans l'avenir les pays civilisés, en
face des hommes de Kultur dont la prétention
est de nous ramener au temps des Perses et des
Mongols, et qui se sont crus géniaux parce qu'ils
LA DISPARITION DES RAGES 147
mettaient au service des pratiques les plus san-
glantes de la guerre tous les raffinements, toute
la puissance de la science moderne. Mais, ils le
proclament eux-mêmes : la parole est aux actes.
Ne croyez pas que tout ce qui été dit ou écrit de
grave ou d'indigné sur l'impudent manifeste des 93
les ait en aucune manière troublés. Ils avaient, dans
leur factum, condamné les crimes de leurs soldats,
puisqu'ils les niaient, contre l'évidence même,
comme on nie tous les mauvais cas; une phrase
seulement les solidarisait avec le militarisme prus-
sien. Mais à peine avaient-ils constaté le désastreux
effet produit par leurs dénégations qu'ils changeaient
d'attitude et qu'ils s'enorgueillissaient que ces sol-
dats aient eu le courage de vaincre tous les préjugés
d'un idéalisme falot, pour se baigner dans le sang à
la lueur des incendies. Aux grands chefs de la
Kultur sont venus faire cortège vingt-deux recteurs
d'Universités, à la tête d'une cohue de ces étudiants
dont la grande joie est de balafrer, après boire, à
grands coups de sabre, la figure de leurs amis.
C'est là, pour eux, la preuve de l'énergie et de la
vitalité de leur race, comme la politesse raffinée
que nous aimons est la marque de la décadence de
la nôtre et de sa fin prochaine. Les membres de
l'enseignement primaire lui-même se sont mobilisés
et ont amené leurs légions à la rescousse: c'est,
paraît-il, le fruit de leurs leçons qu'ils sont venus
défendre.
Tout ces promoteurs de Kultur ont réussi, par
118 FRANGE ET ALLEMAGNE
leurs audacieuses affirmations de la grandeur ger-
manique, à impressionner, même en France, d'excel-
lents esprits. Quelques-uns se demandent, non sans
émoi, si vraiment il n'y a pas des races en progrès
qui seraient, par conséquent, en quelque sorte pré-
destinées ou tout au moins destinées à la domi-
nation, et d'autres qui s'affaiblissent et sont vouées
inéluctablement à la servitude, sinon à la dispa-
rition. Ils redoutent que la race française ne soit de
celles-là. C'est la thèse qu'essayent de répandre, en
l'appuyant sur de prétendus arguments scientifiques,
les sujets de l'empereur Guillaume II — je ne dis à
dessein ni les Allemands, ni les Germains, j'expli-
querai plus tard pourquoi — et on finit par être pris
de crainte.
Un savant éminent m'a même écrit ces phrases
douloureuses :
« Il ne faut pas, je crois, nier qu'il y ait en France
une notable dégénérescence de la race. Je connais,
par exemple, un arrondissement où les populations
agricoles mènent depuis un siècle une vie particu-
lièrement hygiénique et patriarcale, les familles
habitant des fermes isolées, ayant une existence
parfaitement régulière et sobre, ne buvant même
pas de vin les jours de semaine, se nourrissant
presque exclusivement de céréales avec addition
d'un peu de lard, n'ayant qu'un travail physique
modéré, etc. ; en un mot, les conditions idéales pour
une bonne santé physique. Cependant, depuis cin-
quante ans, la race y dégénère très rapidement; la
LA DISPARITION DES RACES 149
tuberculose y fait des ravages croissants, bien qu'il
n'y ait aucune agglomération. »
Ceux qui redoutent notre disparition sont encore
émus par ce fait indéniable que, depuis que la vie
s'est épanouie sur la terre, un nombre immense
d'espèces ont disparu. On en a conclu que les
espèces, et plus généralement les formes animales
et végétales, avaient, comme les individus, une
durée limitée, et on a même formulé les lois de leur
disparition naturelle. Chaque série généalogique
d'espèces animales aboutirait, suivant un savant
géologue, Charles Depéret, « à des formes de grande
taille, très spécialisées, qui s'éteignent sans laisser
de descendance». (*) Cette idée que la vieillesse peut
atteindre simultanément en tous lieux des êtres de
commune origine, alors même qu'ils vivraient com-
plètement séparés et dans les conditions les plus
diverses, a gagné jusqu'aux agronomes : n'a-t-on pas
attribué les maladies qui ont frappé les vignes, les
pommes de terre, les peupliers d'Italie, etc., à ce
que, depuis qu'on les cultive activement, on mul-
tiplie ces végétaux par bouture et que tous les pieds
de vigne, de pomme de terre, de peuplier, ne sont,
en réalité, que des rameaux d'un seul et même indi-
vidu ? Les nations et les races humaines que l'on
confond volontiers, dans la circonstance, auraient
aussi une durée naturellement limitée ; elles naî-
traient et disparaîtraient, comme les individus qui
(1) Gh. Depéret, Les Transformations du monde animal.
p. 249.
150 FRANGE ET ALLEMAGNE
les composent ; elles auraient de même une enfance,
une jeunesse, un âge mûr, une décrépitude, et l'His-
toire semble au premier abord fournir d'innom-
brables arguments à cette doctrine fataliste. C'est
celle qui perce dans les livres d'Hseckel lorsqu'il
présente la race gréco-italo-celtique comme en pleine
décadence, la race anglo-germanique comme arrivée
au plus haut degré de son épanouissement. Ce
serait, par conséquent, son tour de dominer le
monde, et nous n'aurions qu'à nous incliner devant
notre destinée, à nous résigner à mourir après avoir
joué dans l'évolution de l'Humanité le rôle aujour-
d'hui désuet qui nous était destiné.
Je crains bien de trouver comme un reflet de cette
pensée dans le remède à la dépopulation que suggère
le même savant très distingué, je le répète, dont je
citais tout à l'heure les constatations sur un arron-
dissement français.
« Il me semble, dit-il, que le seul moyen d'arrêter
cette dégénérescence serait de croiser la race avec
des éléments étrangers... C'est au fond le métissage
avec les Francs, les Burgondes, les Normands, les
Visigoths qui a produit en France les races les plus
fortes... Un des meilleurs remèdes à envisager con-
tre la dépopulation, serait une immigration systé-
matique en France d'Allemands germaniques. Il est
bien fâcheux que les Allemands aient voulu prendre
la manière forte pour provoquer cette immigration. . . »
Il n'ont pas pris, hélas ! que celle-là. On ne peut leur
reprocher de ne pas avoir essayé auparavant de la
LA DISPARITION DES RACES 151
plus douce et de la plus furtive insinuation, ni
même d'avoir négligé le croisement libre; l'immense
réseau d'espionnage dans lequel ils nous avaient
enserrés en fait foi.
C'est une exagération brutale de cette méthode de
régénération que prône le Dr Vacher de Lapouge (4),
lorsqu'il recommande de ne laisser le droit à la
paternité qu'aux hommes vigoureux et bien cons-
titués, et il va droit au but. Gomme à Sparte, afin
d'assurer une sélection rigoureuse, il veut que les
individus indésirables soient supprimés, mais il
leur laisse un temps d'épreuve. Charitable pour les
déchets sociaux inoffensifs, il les mène doucement
au trépas « en leur facilitant ou, au besoin, en leur
procurant la débauche et l'alcool à titre gracieux » ;
en un mot, l'alléchant paradis de Mahomet, avant
la lettre ! Quant aux criminels, il les voue en bloc
à la guillotine.
Le Dl Vacher de Lapouge n'avait pas pensé, en
écrivant ses livres, que la guerre fournit, sur la plus
large échelle, un procédé pratique pour exterminer,
en les utilisant, ces déchets de dernier ordre ; c'est
l'idée qui est venue à un de mes correspondants.
« Il y a actuellement, en Algérie, remarque- t-il non
sans justesse, seize mille malandrins, exclus de
l'armée comme condamnés de droit commun, repris
de justice, souteneurs ou tire-laine, pour la moitié
avariés, encadrés par des officiers, sous-officiers et
(1) Vacher de Lapouge, L'Aryen.
152 FRANCE ET ALLEMAGNE
caporaux d'élite qu'ils immobilisent loin du front
et qui suffiraient presque à former les cadres d'une
belle division d'infanterie. Ne serait-ce pas double
bénéfice pour le pays que d'offrir aux premiers l'oc-
casion de se réhabiliter, aux seconds celle de gagner
de la gloire en les envoyant au feu?» Cette façon
de purifier la race ne serait pas d'une application
courante, à la vérité. Mais pour une fois..., on évi-
terait de donner, au point de vue de la repopulation,
un tour de faveur aux indignes.
Heureusement, nous n'en sommes réduits, j'es-
père, ni à imposer à nos jeunes filles des mariages
allemands dont leur loyauté, leur délicatesse et leur
dignité auraient trop à souffrir, ni à massacrer tous
les gredins, de peur que leur progéniture ne devienne
prédominante. Quoi qu'on en dise, ni les races ni
les espèces ne meurent de leur bonne mort, et les
arguments scientifiques que l'on a fait valoir en
faveur de leur disparition spontanée ne résistent pas
à l'examen. Il n'y a parmi elles ni jeunes, ni vieilles :
toutes détiennent et passent, sans jamais affaiblir sa
flamme, le flambeau de la vie aux générations sui-
vantes. Depuis des millions et des millions d'années
il ne se forme plus spontanément de matière vivante
sur la terre; toutes les races, toutes les espèces
remontent donc, par une filiation ininterrompue
d'individus, jusqu'au seuil de l'époque où le soleil a
cessé d'émettre des rayons capables de féconder la
terre; chez toutes, la vie a le même âge; elles sont,
si l'on veut, également vieilles. Les lignées qui com-
LA DISPARITION DES RAGES 153
mencèrent alors ont eu, il est vrai, des sorts diffé-
rents; les unes se sont perpétuées en demeurant de
dimensions microscopiques, les autres ont formé
des êtres dont les dimensions se sont graduellement
accrues depuis les invisibles infusoires jusqu'aux
grands reptiles de trente mètres de long qui vivaient
aux temps secondaires, jusqu'à nos baleines et nos
éléphants; depuis les infimes microbes jusqu'aux
gigantesques Wellingtonia de Californie. Les grands
animaux qui terminaient certaines séries n'ont pas
disparu pour des causes qu'ils portaient en eux-
mêmes, des causes mystérieuses de caducité; ils ont
disparu comme disparaissent de nos jours une foule
d'espèces, soit parce que des conditions d'existence
nouvelles auxquelles ils n'ont pu s'adapter se sont
produites autour d'eux, soit parce que d'autres ani-
maux leur ont donné la chasse.
C'est vraisemblablement l'établissement régulier
d'hivers périodiques, ou plus exactement de saisons
annuelles, qui a tué les gros reptiles. Mal protégés
contre les variations de température, ils s'endor-
maient quand il faisait trop chaud ou trop froid; alors
les petits mammifères, encore frais émoulus, mais
que leur fourrure ou leur activité respiratoire met-
taient à l'abri des excès de température, avaient
tout le loisir de manger leurs œufs et de les dévorer
eux-mêmes.
Les grands reptiles marins, les ichthyosaures et
les plésiosaures, ont été évincés par nos marsouins,
nos dauphins et nos baleines, aussi bien doués
£54 FRANCE ET ALLEMAGNE
qu'eux pour la nage, mais protégés, contre l'action
engourdissante du froid, par leur température inté-
rieure constante. Ces grands reptiles eux-mêmes
avaient fait disparaître les splendides mollusques
flottants, à coquille enroulée en spirale comme les
cornes de Jupiter Amraon, d'où leur est venu le
nom d'Ammonites. A une époque plus lointaine, les
trilobites, qui tenaient alors la place des homards
et des crabes, avaient été dévorées jusqu'à la der-
nière par des poissons cuirassés, comptant parmi
les plus anciens des poissons connus, et qui les
pourchassaient jusque sous le sable.
Un savant naturaliste de Belgique, M. Dollo,
s'emploie à reconstituer les mœurs des animaux de
ces temps lointains; ses découvertes sensationnelles
et tout à fait inattendues démontrent qu'autrefois,
comme de nos jours, les formes ont bien disparu,
ainsi que nous venons de le dire, pour des raisons
banales; elles ont été le plus souvent anéanties par
d'autres qui avaient plus rapidement progressé.
L'homme n'a pas manqué de prendre sa part dans
cette œuvre de destruction. Les mammouths ont
succombé sous les coups des chasseurs de l'âge de
pierre, de même que nous sommes en train d'anéan-
tir l'éléphant d'Afrique.
Ironie des choses î Juste un an avant la déclara-
tion de guerre, j'étais occupé à Berne à lutter contre
les Prussiens qui avaient rêvé d'établir à Berlin le
siège de la Commission internationale de la protec-
tion de la Nature, créée grâce à l'initiative du Dr Paul
LA DISPARITION DES RACES 155
Sarasin, de Bâle, connu par de beaux voyages en
Océanie. Ainsi devenus les protecteurs universels
de tout ce qui vit, les Allemands auraient pu régir
et accaparer au besoin la chasse et la pêche dans le
monde entier. Ils auraient aussi volontiers protégé
les races humaines inférieures, ce qui leur aurait
permis de brouiller les cartes dans toutes les colo-
nies européennes, en attendant le moment de les
accaparer.
De tout ce que nous venons de dire, il résulte que
pour que la race française — si race il y a — dispa-
rût, il faudrait qu'elle fût exterminée ou métissée à-
fond. Les Allemands y ont pensé, car ces gaillards-là
ne s'arrêtent pas à mi-chemin. N'ont-ils pas annoncé
que s'ils s'emparaient de nos territoires de l'Est,
tous les hommes seraient enlevés, transportés dans
quelque région déserte de Patagonie et remplacés
auprès de nos chères Françaises par des gars teutons ?
Quel honneur pour elles !
C'était là une manière douce, si l'on peut dire,
d'améliorer notre race. Mais on peut aussi la sup-
primer sans douleur, comme l'indique un petit livre
indigné de M. Jean Finot (') qui n'a pas été fait pour
la circonstance, puisqu'il date de 1911. On peut faire
disparaître une race sans l'exterminer par le fer et
par le feu. Un des disciples les plus conséquents et
les plus logiques de la doctrine germanique, Reimer,.
(1) L'Agonie et la destruction des races, édition de la Revue,
p. 54,
156 FRANCE ET ALLEMAGNE
auteur de Y Allemagne pangermaniste, ne voile pas
ses desseins à cet égard : « Gomme la race germani-
que est la plus noble et la plus capable d'assurer le
bonheur de l'humanité, expose d'après lui M. Finot,
tous les autres peuples doivent nécessairement lui
céder la place. Il lui faut, avant tout, plus de terre.
Les nations les plus voisines et, en premier lieu, la
France, l'Autriche, l'Italie, devront donc lui aban-
donner leurs provinces — ceci, ne l'oubliez pas, Ita-
liens, date d'avant 1911. De leur côté, les pays Scan-
dinaves, de même que la Hollande, germaine d'ori-
gine, s'accommoderaient facilement de la domi-
nation allemande. »
Le but étant d'ailleurs d'assurer la prépondérance
de la race germanique, de la race quasi -divine,
on pourrait se dispenser de peupler par la force
les pays conquis ; on arriverait au même résultat « en
détruisant autant que possible toutes les races, y
compris les Celtes, les Alpins, les Sémites, en somme
tous les brachycéphales (d), qui, d'essence inférieure,
ne peuvent que paralyser le progrès de la première
race du monde... Dans l'empire germain, considéra-
blement agrandi par ses conquêtes sans merci, les
non-Germains seraient condamnés à la stérilité. »
Par un reste de sentiment humain, le bon apôtre
consentirait à adoucir leur peine en leur attribuant
des salaires plus élevés ou des retraites pour leurs
vieux jours.
(1) Ce sont les hommes à tête peu développée en arrière et,
chose curieuse, il y a parmi eux beaucoup d'Allemands.
LA DISPARITION DES RAGES 157
Reimer considère encore la Normandie, l'Artois,
la Picardie comme des provinces allemandes aux-
quelles on réserverait le doux sort de l'Alsace-Lor-
raine; leurs habitants seraient privilégiés. Quant
aux autres Français, ils constitueraient une caste
inférieure, une sorte de caste de parias, n'ayant plus
le droit de s'allier aux Germains de pur-sang, ni
d'occuper des situations privilégiées. (*) Mais ce
sont là des demi-mesures ! « Pour assurer l'avène-
ment le plus prompt de la cité future, Reimer prêche
la guerre inévitable et immédiate avec la France,
afin de détruire un pays dont la faillite morale et
raciale est une chose consommée. »
Reimer n'est pas un militaire, mais un « intellec-
tuel ». On dit qu'il n'est pas fou. Gomment de telles
doctrines qui expliquent bien des crimes ont-elles
pu se développer et quelle leçon avons-nous à en
tirer ? Serait-il vrai que notre éducation nationale,
notre culture serait à ce point inférieure à la Kultuv
allemande? Nous allons l'examiner.
(1) Morne ouvrage, p. 58'.
158 FRANCE ET ALLEMAGNE
CHAPITRE X
Kultur et Culture.
■Ce qu'on entend en France par le mot culture. — Culture et
humanités. — Kant, Schiller et la suprématie allemande. —
La Kultur utilitaire. — L'internationalisme et le pacifisme
par la domination allemande. — La Kultur barbare. — La
civilisation énergétique de Wilhelm Ostwald. — Un mot de
Pasteur. — Le banquet de Berthelot et les aspirations de la
science française : son rôle humanitaire et civilisateur. —
Le Vampire allemand.
Il y a déjà quelque saveur dans le fait que les
Allemands, si sûrs de leur supériorité intellectuelle,
n'aient pas trouvé dans leur langue de mot capable
•de la désigner, et en aient été réduits à recourir à un
mot français, affublé simplement d'un K très ma-
juscule.
Si le mot n'existait pas chez eux, il y a quelques
années (je le cherche en vain dans un dictionnaire
datant de 1875), c'est très probablement que la chose
elle-même n'existait pas davantage à cette époque,
ou que tout au moins aucun Allemand n'en avait
pris conscience. Nous avons donc quelque droit à
nous déclarer plus anciennement cultivés que les
Allemands ; mais ne leur cherchons pas querelle sur
•ce point. Ils pourraient prétendre, à la réflexion,
qu'ils désignent par notre mot culture tout autre
chose que nous, et nous n'aurions certes pas à nous
plaindre de la distinction. Je ne sais plus lequel de
KULTUR ET CULTURE 159
leurs auteurs blâmait naguère leur manie d'intro-
duire dans leur langue des mots étrangers dont
l'emploi les rendait ridicules, tant le sens qu'ils
leur donnaient finissait par s'éloigner de leur sens
primitif. Aucune remarque ne s'applique plus
justement au mot culture.
La Kultur allemande n'a rien à faire avec la
culture française. La culture, chez nous, tend essen-
tiellement à élever l'esprit au-dessus des vulgarités
de la vie ; elle a pour objet d'apprendre à l'Homme
à dominer tout ce qu'il peut y avoir en lui d'égoïsme
et d'appétits grossiers ; elle se propose de le rendre
spontanément généreux, charitable, courtois vis-à-
vis de ses semblables, juste et bon. Elle lui inculque
l'esprit de sacrifice, et si elle comporte, en général,
une certaine connaissance des langues anciennes,
c'est que la plupart des ouvrages écrits dans ces
langues, qui sont arrivés jusqu'à nous, n'ont été sau-
vés de l'oubli que parce qu'ils représentaient ce qu'il
y avait de plus noble et de plus élevé dans la pensée
des anciens. C'est en raison de cette épuration que
nous attribuons à l'antiquité une hauteur morale
qu'elle n'avait certainement pas en bloc, et qui ne
nous paraît si grande que parce que nous avons, au
préalable, abattu toutes les scories qui enveloppaient
l'or pur qui nous reste. Aussi a-t-on justement dési-
gné sous le nom d'humanités l'étude de l'âme des
auteurs anciens, dans les langues mêmes où ils ex-
primaient leurs pensées. De la sorte, ces pensées ne
peuvent être travesties ; triées par une longue suite
160 FRANCE ET ALLEMAGNE
de générations, elles sont justement ce qui donne au
caractère de l'Homme sa plus solide armature.
C'était bien ainsi que l'on voyait les choses, il n'y
a pas encore très longtemps, en Allemagne ; mais la
précision des conceptions anciennes s'accommodait
mal avec ce qu'il y avait de vague et de nébuleux
dans lapenseegermanique.il ne serait pas impossible
que cette nébulosité, en quoi l'on ne saurait voir une
qualité, ait été pour beaucoup dans l'admiration que
nous avons vouée aux philosophes allemands les plus
réputés. Nous aimons à suivre les contours chan-
geants des nuages et à y découvrir des figures qui
n'y existent certainement pas; nous nous plaisons
dans la contemplation des volutes sans cesse chan-
geantes de la fumée, nous cherchons à donner une
précision aux formes indécises qu'estompe le brouil-
lard, et c'est ainsi que nous avons souvent attribué
aux plus illustres philosophes d'outre-Rhin une pro-
fondeur qui n'était qu'obscurité. Et puis on n'aime
guère, n'est-ce pas? paraître ne pas comprendre ce
qui a Pair d'être profond !
Ce qu'il y avait de plus clair chez les philosophes
allemands nous avait été emprunté; le reste était
surtout fait d'orgueil. Le savant mathématicien
Emile Picard, membre de l'Institut, me signalait
naguère les larges emprunts faits par Kant à Jean-
Jacques Rousseau, emprunts dont Kant avait peut-
être l'aveu sur les lèvres lorsqu'il disait que l'Alle-
magne lui paraissait « destinée à recueillir ce que
les autres nations avaient produit de meilleur pour
KULTUR ET CULTURE 161
se l'assimiler. » On voit déjà poindre le pangerma-
nisme dans cette phrase, et il s'affirme candidement
dans ce passage de Schiller que m'a livré également
M. Emile Picard : « L'Allemand doit chercher à par-
venir au plus haut sommet. C'est à lui qu'il est
réservé d'atteindre à la fin suprême d'achever en soi
l'humanité, au but le plus beau qui est de réunir
en une couronne tout ce qui fleurit chez les autres
peuples. »
L'idée de la prédestination du peuple allemand
est donc ancienne ; elle a longtemps couvé avant de
produire le vaste incendie dont nous avons aujour-
d'hui le spectacle tragique. Cette idée, d'ailleurs, ne
présentait qu'un danger relatif tant qu'elle demeu-
rait dans le domaine de la spéculation pure ; mais
elle est devenue pernicieuse du jour où elle a pu
s'appuyer sur les doctrines qui lui ont permis de
revêtir une allure d'aspect scientifique et de pousser
à bout toutes ses conséquences. La culture, telle
que nous l'entendons, a été rapidement dédaignée
comme inutile, sinon néfaste. Ses bases ont été dé-
noncées comme un encombrant fatras d'inutiles
puérilités. Or, dit Fun des théoriciens de la Kultur
nouvelle, Wilhelm Ostwald, « l'idéaliste n'est pas
celui qui s'occupe de choses inutiles ; c'est plutôt
celui qui, selon sa profession, met sa vie au service
de son pays et de l'Humanité, c'est-à-dire leur est
utile. »
L'utilité ! L'utilité pratique faite de réalisa-
tions immédiates et matérielles, voilà le but que
162 FRANCE ET ALLEMAGNE
poursuit, loin de toutes les conceptions morales et
apaisantes des « humanités » de notre vieille culture,
voilà ce que poursuit la Kultur allemande ! Deux
hommes s'en sont faits les théoriciens : Ernest
Hseckel, d'Iéna ; Wilhelm Ostwald de Leipzig. Le
premier, naturaliste de profession, a brutalement
transporté dans le domaine scientifique les théories
darwiniennes de la lutte pour la vie et de la sélection
naturelle. Le second, qui s'est surtout occupé de
chimie organique, et qui est l'un des lauréats du
prix Nobel pour la chimie, a fait application aux
sociétés humaines des théories physico-chimiques
relatives à l'énergie, au sens tout mécanique que
donnent à ce mot les physiciens modernes, sens
très différent de celui dans lequel nous Fentendons
quand il s'agit de louer la force d'un caractère. Tous
deux, Haeckel et Ostwald, se sont de longue date
déclarés antimilitaristes, pacifistes et internationa-
listes ; tous deux ont rêvé de réorganiser la société
sur des bases nouvelles ; c'est, je crois, ce qu'on
appelle être socialiste, s'il est possible de donner un
sens précis à ce mot si prodigieusement élastique :
tous deux enfin ont fait les plus violentes campagnes
contre les religions, en général, et le christianisme
en particulier. Nous les rangerions par conséquent
dans la catégorie des purs les plus avancés. Ils sont
cependant parmi les signataires du fameux mani-
feste des intellectuels allemands, ce monument
inoubliable de mensonge et de férocité.
Faut-il voir dans le passé et dans le dernier acte de
KULTUR ET CULTURE 10)5
ces hommes, d'ailleurs éminents chacun dans sa
spécialité, une contradiction, l'effet d'une conversion
subite telle que celle qui abattit saint Paul sur le
chemin de Damas? Nullement. Nous sommes habi-
tués, en France, à voir des hommes se laisser en-
traîner par la parole, revenir un jour sur ce qu'ils
ont dit la veille et enfourcher un dada nouveau ; par
politesse, nous appelons cela du dilettantisme.
L'Allemand n'est pas ainsi ; il est, comme on dit,
tout d'une pièce ; c'est ce que les gens du peuple
appellent être cabochu, et c'est l'étymologie tant
cherchée qu'ils donnent du mot Boche, avec une
autorité qu'on ne peut guère contester puisque les
mots cabochu, caboche et boche ont été tous les trois
imaginés dans les faubourgs. Or, Hseckel aussi bien
qu'Ostwald, aussi bien que tous leurs collègues des
universités, ont été dominés par l'idée de la supé-
riorité de la race allemande, idée qui était déjà ancrée,
on l'a vu, dans l'esprit de Goethe, de Schiller, de
Kant, de Fichte. L'Allemand a toujours été, pour lui-
même, sinon le surhomme de Nietzsche, du moins
le candidat désigné à cette haute dignité. A lui, par
conséquent, le devoir de s'emparer du monde, d'as-
servir le reste de l'humanité et de lui imposer la
conception germanique qui doit amener sur la terre
un état de choses aussi voisin de la perfection que
possible. Alors toutes les nations englobées ou domi-
nées par la Germanie n'en feront qu'une ; c'est ce
que ces messieurs appellent être internationaliste ;
alors la paix régnera parmi les hommes parce que
164 FRANCK ET ALLEMAGNE
chacun subira les effets de l'inéluctable discipline
allemande; c'est ce qu'ils appellent être pacifiste.
Comme, dans l'intérêt commun, tout écart contre
la discipline devrait être immédiatement signalé et
réprimé, les autorités civiles seraient suffisantes
pour régler tous les conflits, le règne du militarisme
serait fini. Plus vite on arrivera à cet âge de tran-
quillité universelle qui ressemble plus, peut-être,
à l'Age de fer qu'à l'âge d'or, mieux cela vaudra ; et
c'est pourquoi il faut saisir, quand elle se présente,
l'occasion d'étendre sur le monde entier les ailes
sombres de la Germanie régénératrice — régénéra-
trice à son profit, bien entendu.
Pour arriver à ce grandiose résultat, tout est per-
mis : la morale, le droit des gens n'ont rien à voir
dans l'affaire ; ce sont de vains obstacles imaginés
pour retarder l'avènement de la race marquée pour
dominer l'avenir, et qu'elle a, par conséquent, le
droit de mépriser. Rien ne peut égaler ce qui sortira
de son génie et de ses mains, quand elle dominera le
monde ; elle peut donc sans remords détruire tout
ce qui a fait jusqu'ici l'orgueil des races inférieures.
Qu'importent les prétendues richesses, les prétendus
chefs-d'œuvre, les villes, les monuments, les indus-
tries qu'elles ont créés ? Tout cela peut être anéanti
pour peu que la grande Allemagne ait un intérêt
quelconque à le faire ; elle fera mieux quand elle
régnera sur le Globe. Il n'y a pas plus de raison de
conserver des villes comme Louvain, comme Ypres?
des monuments comme la cathédrale de Reims ou
KULTUR ET CULTURE 165
le beffroi d'Arras que de protéger les paillotes des
nègres du centre de l'Afrique. Doctrine effrayante,
mais qui est l'aboutissement naturel de la Kultur
allemande, la seule conclusion — et l'auteur le dis-
simule à peine — des livres où dans ces dernières
années, Ostwald a bien voulu appliquer aux socié-
tés humaines le résultat des réflexions que, depuis
qu'il les a abandonnées, ses recherches de labora-
toire lui ont inspirées.
Ces livres ont pour titres : Y Energie, les Grands
hommes, les Fondements énergétiques de la science
et de la civilisation. Us ont été traduits en français
de 1910 à 1912. Le dernier est dédié, par une ironie
tragique, au grand industriel et philanthrope belge
Ernest Solvay. Ne cherchez dans ces volumes aucune
trace de ce que notre culture appelle la morale, de
tous ces impondérables auxquels on attache chez
nous tant d'importance, qui soulèvent les enthou-
siasmes, soutiennent les courages, suscitent les
dévouements et les sacrifices, et suppléent, dans une
mesure qu'il ne faudrait pas, du reste, exagérer,
aux défaillances et aux imprévoyances d'ordre
matériel. Une seule chose compte dans le monde,
au dire d'Ostwald, c'est Yénergie, au sens scienti-
fique du mot. Cette énergie « compy^end tout ce qui
peut naître du travail et être retransformé en
travail». C'est tout.
L'énergie, telle que la conçoivent les physiciens,
demeure en quantité constante dans l'Univers, mais
elle y revêt les formes les plus diverses: elle se fait
1(J(5 FRANCE ET ALLEMAGNE
électricité, lumière, chaleur, mouvement, ou se dis-
simule dans les atomes dont elle détermine les pro-
priétés chimiques. Nous avons les moyens de diriger
en partie ses transformations, de manière à l'obliger
à travailler pour nous, mais elle se dérobe toujours
dans une certaine mesure. La Kultur allemande,
éminemment scientifique, a pour but de réduire au
minimum cette énergie indocile, de coordonner
même le travail humain de manière à en obtenir un
rendement maximum, comme a tenté de le faire
Taylor, et c'est en cela, suivant la doctrine énergé-
tique d'Ostwald, que consiste toute la civilisation.
Bref, la civilisation kulturale a pour objet, avant
tout, la production économique de la richesse.
La culture française est autrement désintéressée.
J'allais un jour rendre visite à mon vieux maître, le
physicien Bertin qui habitait l'Ecole normale supé-
rieure. Je rencontrai dans l'escalier Pasteur, son
ancien condisciple, qui y habitait comme lui :
« Vous allez, me dit-il, voir le plus honnête des
hommes. Trois messieurs m'attendent en ce moment
dans mon cabinet. Ils sont venus m'offrir un million
si je voulais faire breveter la fabrication du vaccin
contre le charbon et leur céder le brevet. A cause
des miens qui n'ont pas de fortune, je craignais de
me laisser tenter. Je suis allé en parler à Bertin :
— Refuse, Pasteur, m'a-t-il dit, refuse ! Ta gloire
vaut mieux que cela ; donne ta découverte à tout le
monde. — Je descends refuser. »
En Allemagne, il serait contraire à la doctrine
KULTUR ET CULTURE 167
énergétique de laisser telles découvertes tomber dans
le domaine public. La Kultur se paye.
Cette générosité de la culture française s'est affir-
mée solennellement dans une circonstance mémo-
rable, où est apparue d'une façon caractéristique
cette alliance de la science et de la hauteur morale
qui fait si prodigieusement défaut à nos voisins.
Au mois de mars 1895 — il y aura bientôt vingt
ans, — des jeunes gens qui ont été ministres depuis,
vinrent me demander — comme naturaliste — de
prendre la parole à un banquet offert à Marcellin
Berthelot, le plus illustre et le plus philosophe des
savants français. Il s'agissait de protester contre un
article sensationnel de Ferdinand Brunetière, accu-
sant la Science d'avoir fait « banqueroute ». Le ban-
quet eut lieu le 4 avril, dans une immense salle de
restaurant, à Saint-Mandé ; un millier de personnes
y assistaient. M. Raymond Poincaré. alors ministre
de l'instruction publique, le présidait. On y entendit
de nombreux orateurs. Brunetière, comme on pou-
vait s'y attendre, ne fut pas couvert d'éloges, mais
la science fut portée aux nues, et la philosophie passa
un assez grand nombre de mauvais quarts d'heure.
A voir la façon dont la plus scientifique des nations
du monde — je ne dis pas la plus savante — se
comporte actuellement dans la guerre qui a soulevé
toutes les autres contre elle, on pourrait croire que
Brunetière avait raison et que vraiment la science
n'a aucun pouvoir civilisateur ; qu'elle peut couvrir
de son riche manteau la plus effroyable barbarie et
K'uS FRANCE Kl ALLEMAGNE
qu'il faut s'adresser ailleurs si on veut élever les
âmes. Cet « ailleurs », Brunetière ne s'était pas fait
faute de l'indiquer ; les religions étaient pour lui la
vraie source de la civilisation, et comme il ne man-
quait pas déjà de gens disposés à user de la Science
comme d'un bélier contres elles, l'éminent écrivain
la considérait comme le principal ennemi.
La Science, dans la seconde moitié du XIXe siècle,
avait réalisé trop d'éblouissantes conquêtes, elle
avait trop profondément transformé notre vie sociale,
elle avait prodigué trop de richesses autour d'elle,
apporté à tous les hommes trop de bien-être pour
qu'il pût être question de rabaisser ses mérites dans
le domaine de la matière et des forces. Pourquoi, si
bienfaisante, aurait-elle été démoralisatrice? La
protestation des hommes de science fut énergique.
Il a fallu tous les crimes de la savante Allemagne
pour que la question de la portée morale de la
Science fût posée à nouveau, à ce point que M. Berg-
son pouvait récemment écrire que le XXmc siècle,
gavé pour ainsi dire de découvertes scientifiques,
cesserait d'adorer la fée qui a suscité tant de mira-
cles, sans éteindre la haine parmi les hommes, pour
se jeter dans les bras des sciences morales et poli-
tiques, avec l'espoir que ces sciences sauraient
trouver les bases définitives d'une paix qu'ils
estiment actuellement si bon marché. Nous sou-
haitons que les sciences morales et politiques
apportent à l'Humanité ce bienfait dont depuis près
de deux mille ans le christianisme fait briller à ses
KULTUR ET CULTURE 169
yeux le décevant mirage. Mais la Science tout court,
telle qu'elle était conçue en France, il y a vingt ans,
avait justement la même prétention.
Au banquet de Saint-Mandé, de nombreux dis-
cours furent prononcés ; on y parla de beaucoup de
choses, même de saint Paul, dont le nom imprudem-
ment prononcé par un orateur politique fut assez
mai accueilli ; mais ce ne fut là qu'un incident
passager, et ce qui rayonna dans cette assemblée,
qui s'était réunie dans une atmosphère de bataille
et de protestation, ce fut la grande lumière de la
Science moralisatrice et pacificatrice.
« Grâce à vous, grâce à l'admirable série de vos
découvertes, grâce à votre œuvre tout imprégnée de
la plus haute philosophie, disait on à Berthelot, la
tâche qu'auront à remplir nos successeurs sera, sans
doute, singulièrement simplifiée et précisée. Il n'y a
pas longtemps, à la fin d'un banquet que vous
offraient les représentants d'une grande industrie,
vous en avez vous-même, avec un esprit qui dissi-
mulait mal vos très sérieuses espérances, indiqué
les principaux résultats. Vous avez montré l'homme
du XXme — ou plutôt du XXIme siècle — affranchi,
pour se procurer sa nourriture, de la nécessité de
cultiver la terre, affranchi des soucis de l'élevage et
souriant de l'étroite dépendance dans laquelle étaient
demeurés ses ancêtres, de tout ce qui vivait autour
d'eux. Vous nous l'avez montré fabriquant lui-
même, de toutes pièces, sans autres matières pre-
mières que l'air, l'eau et le charbon, ces aliments
170 FRANCK ET ALLEMAGNE
que nous ne pouvons aujourd'hui nous procurer
qu'en détruisant des milliers de plantes et d'ani-
maux. Quelle simplification dans nos mœurs ! Plus
de douanes à nos frontières pour protéger l'agricul-
ture; plus de prévention contre les produits arti-
ficiels; la margarine réhabilitée; les vins sans raisin
tenus pour supérieurs aux meilleurs crus de la
Bourgogne et du Bordelais ; les débitants inscrivant
fièrement sur leur enseigne que leurs produits sont
purs de tout mélange avec les produits naturels de
composition capricieuse ; l'homme protégeant, pour
le plaisir de ses yeux, les animaux et les plantes
dont il fait aujourd'hui une si abusive et si abomi-
nable destruction. Voilà l'âge d'or que vous avez
rêvé pour les chimistes — et ce que vous n'avez pas
dit, c'est que vous l'avez plus qu'à moitié réalisé. »
Cet âge d'or, c'était nécessairement l'âge de la paix
universelle. Quelle querelle, en effet, pourrait di-
viser les hommes, le jour où ils auraient la puis-
sance de fabriquer eux-mêmes avec ces matières
premières inépuisables : l'air, le charbon et l'eau,
non seulement tout ce qui est nécessaire à la vie,
mais tout ce qui peut en faire le charme matériel ;
le jour où tous marcheraient vers le même but
« avec la même foi, la même religion : la foi dans
la Science et dans la Vérité » ?
La Science ? On lui reprochait, à ce moment, de
faire banqueroute à la poésie, à l'idée de patrie, à la
morale. « Mais, répondait à peu près en ces termes
M. Charles Richet, quel est l'objet de la poésie,
\
KULTUK ET CULTURE 171
sinon d'élever lame humaine au-dessus des dou-
leurs et des vulgarités de la vie, et peut-il être plus
noble poésie que celle qui rêve le soulagement des
douleurs humaines ? Le savant qui a pu adoucir
quelques-uns de nos maux n'a-t-il pas fait, à sa
façon, une œuvre supérieure, et ce bienfaiteur n'est-
il pas un vrai poète ? N'est-ce pas de la poésie que
la révélation des secrets mystérieux et des lois gran-
dioses de la nature ? Est-ce, d'autre part, manquer
à l'amour que l'on doit à sa patrie que de se réjouir
si les travaux qui s'y accomplissent profitent à l'Hu-
manité tout entière ? Et l'un des motifs de cet
amour n'est-il pas justement le bien qu'elle fait aux
autres patries, au lieu de déchainer contre elles les
guerres et les maux qu'elles entraînent ? Est-ce ne
pas aimer sa patrie que d'estimer les grands artistes,
les grands savants — bienfaiteurs de l'Humanité
tout entière — au-dessus des grands massacreurs
qu'on appelle des conquérants, et de mesurer la
gloire au nombre des vérités dévoilées plutôt qu'à
la quantité de sang humain répandu ? Et la morale !
Ne voyons-nous pas, du colossal effort intellectuel
que représentent nos conquêtes scientifiques, se dé-
gager peu à peu, comme un idéal supérieur : le res-
pect de la vie humaine et de la douleur d'autrui, la
solidarité entre les hommes et la fraternité entre les
nations ? »
La politique elle-même, par la voix de Henri
Brisson, saluait cette morale supérieure, proclamée
par un physiologiste :
172 FRANGE ET ALLEMAGNE
« Le mal, disait-il avec Charles Richet, c'est la
douleur d'autrui. Le bien, c'est de savoir souffrir
-de la douleur d'autrui. Voilà la morale telle que
l'enseigne la Science. Toutes nos études scienti-
fiques, littéraires, médicales, industrielles, juri-
diques, artistiques ont pour fin ou d'adoucir ou d'em-
bellir la vie humaine ; elles représentent l'effort
valeureux de la personne humaine cherchant à se
dégager des fatalités qui l'enveloppent. »
A toutes ces idées généreuses, Berthelot répondait
en déclarant que les convives qui l'entouraient
étaient « venus appelés par leur commun amour
pour la liberté de penser, pour la liberté de l'art,
pour la liberté politique, libertés inséparables, ainsi
que leurs conséquences prochaines : l'égalité sociale
et la solidarité entre tous les membres de l'Huma-
nité. » Il évoquait ensuite l'union étroite du beau et
du bien avec le vrai; c'est-à-dire de l'art, de la
poésie et de la morale avec la science ; de l'art et de
la poésie qui dominent les races humaines à un
degré d'autant plus éminent qu'elles sont plus avan-
cées en civilisation ; de la morale, d'autant plus
pure qu'elle est fondée sur une connaissance plus
complète de l'Homme et de la Nature. Cette morale
scientifique nous impose, ajoutait-il, un devoir sacré,
autrement élevé que l'aumône personnelle. « Nous
devons, s'écriait le maître, nous efforcer d'assurer à
tout homme, par tous les moyens pacifiques et
légaux, sa part légitime dans les bénéfices d'une so-
ciété où toute jouissance et toute propriété sont les
KULTUR ET CULTURE 17*
fruits du travail accumulé par les générations anté-
rieures. Nous tendons ainsi vers le règne idéal delà
fraternité et de la solidarité sociales, conséquences
de l'application de la science moderne à la morale et
à la politique. En les poursuivant dans un esprit de
modération, de tolérance et d'amour, leur évolution
légitime amènera par degrés et sans violence une
transformation complète des sociétés humaines. »
On peut comparer ces conceptions si hautes, si
resplendissantes d'universelle charité et de frater-
nelle bonté, au violent et étroit égoïsme national qui
perce, sans la moindre retenue, dans tous les factums
des modernes intellectuels allemands. Et ce n'est
pas que l'importance de l'organisation, dont, au dire
du professeur Ostwald, la découverte reviendrait au
peuple allemand, ait échappé aux hommes de science
français :
« On commence à comprendre, lit-on dans un
autre discours du même jour, que nos sociétés hu-
maines, astreintes à pourvoir à la sécurité, à l'ali-
mentation et à la multiplication des individus qui
les composent, ne sont pas seulement assimilables
par une simple métaphore aux organismes vivants...
Dans les organismes inférieurs, tous les éléments
constituants se ressemblent et accomplissent les
mêmes fonctions. A mesure que l'organisme devient
plus puissant, ses éléments perdent l'égalité pre-
mière ; ils se diversifient de plus en plus ; ils se
spécialisent ; mais l'existence de chacun d'eux de-
meure absolument, complètement assurée : en même
17't FRANGE ET ALLEMAGNE
temps la solidarité devient telle que toute souffrance
du moindre élément est perçue par le corps social
tout entier et peut en déterminer la dissolution et
la mort. De tout cela se dégage pour l'Homme une
véritable morale sociale, basée sur la force même
des choses, s'imposant parla raison, la seule morale
capable de rallier tous les suffrages dans un pays
justement fier d'avoir inscrit en tête de ses lois la
liberté de conscience. Or, ce consentement unanime,
cette union spontanée de tous les cœurs et de toutes
les volontés est, sous notre forme de gouvernement,
la plus grande force sur laquelle nous puissions
compter. Il existe entre nous, d'ailleurs, un lien im-
périssable : C'est cette notion de patrie qui, dans
notre pays, s'incarnait déjà en Jeanne d'Arc, quand
partout ailleurs elle demeurait confuse ; nous sommes
unis par le souvenir des efforts accomplis en com-
mun pour porter toujours plus haut la dignité hu-
maine, et nous avons le sentiment que nous ne pou-
vons garder nos conquêtes morales qu'à la condition
d'être toujours assez forts, c'est-à-dire assez sages et
assez riches, pour les défendre contre ceux qui s'ac-
commodent de moins. Il ne faut pas oublier que
dans la lutte pour la vie à laquelle tous les peuples
sont condamnés, la victoire appartient à celui dont
les institutions sont le mieux en rapport non pas
avec tel ou tel idéal philosophique, mais avec les
réalités inéluctables au milieu desquelles il se débat.
En attendant qu'elles découvrent le but inconnu,
peut-être impénétrable pour elles, vers lequel s'ache-
KULTUR ET CULTURE 175
mine l'Univers qui nous entraine dans son évolution,
voilà les conceptions auxquelles sont parvenues les
sciences naturelles. Elles nous prêchent non pas la
guerre, mais la paix sociale. En observant la vie, en
coordonnant ses œuvres dans des synthèses dont
personne ne saurait nier la grandeur, les natura-
listes n'ont certes pas conduit les hommes à la dés-
espérance, supprimé tout idéal, ni répandu dans le
monde un ferment démoralisateur. Compulsez tant
que vous voudrez les douloureuses archives de la
cour du Veau-d'or, vous n'y retrouverez les noms
d'aucun de nos hommes de science ; leurs décou-
vertes sont à tous, et à ceux qui leur proposent de
les mettre en actions, ils répondent comme autre-
fois Renan : Pecunia tua tecum sit. Gardez votre
argent !
« Voilà les personnalités morales que crée la
science ! Qu'elle soit donc bénie, la banqueroutière f
Qu'elle puisse, entourée de tous les respects, pour-
suivre son œuvre d'émancipation, de lumière et de
vie, achever son œuvre d'union ! »
Ceci n'a pas été écrit pour la circonstance. Ainsi
pensaient, il y a vingt ans, les intellectuels français;
ainsi ils pensent encore. Mesurez la distance qui
sépare ces apôtres de l'union et de la paix, ces amants
respectueux de la vie humaine, soucieux de répandre
partout le bonheur autour d'eux, de tendre aux
faibles et aux petits la main secourable qui pourra
les aider à s'élever toujours plus haut, des intellec-
tuels éperonnés, casqués et bottés de Berlin, se-
176 FRANCE ET ALLEMAGNE
meurs de ruines, contempteurs de la vie, insensibles
aux beautés de l'art, et qui n'organisent que pour
satisfaire leur incommensurable égoïsme. Comparez
le désintéressement d'un Pasteur donnant à tous,
sans compter, ses miraculeuses découvertes, sau-
vant des vies par milliers pour le seul plaisir de les
sauver, au bluff commercial dont fut l'occasion la
fausse découverte de Koch qui sema tant de décep-
tions parmi les malheureux poitrinaires, et vous
serez bien forcés de reconnaître que si les savants
font la science, la science ne fait pas le caractère des
savants.
Les mêmes travaux, les mêmes découvertes
fleurissent de chaque côté du Rhin, qui s'affirme
ainsi comme la véritable frontière, sur des terrains
tout différents : ce qui crée, sur une rive, des bienfai-
teurs de l'humanité ne fait éclore aujourd'hui sur
l'autre que des exploiteurs. C'est donc qu'il s'agit de
deux mentalités différentes, de deux nations entre
lesquelles il y a un abîme : l'une éprise d'idéal qui
s'élève d'un coup d'aile au-dessus des brutalités de
la matière et de la force pour les contempler de
haut, les dompter, les assouplir au profit de l'huma-
nité tout entière ; l'autre qui en demeure captive, et
ne les manie que pour les faire servir à la satisfac-
tion de son égoïste orgueil. Aux peuples de choisir
entre elles et de dire laquelle des deux est la nation
noble et supérieure.
Le choix fait, il restera à cette nation un devoir à
accomplir. A quoi serviraient ses qualités morales,
KJJLTDR ET CULTURE 177
si elle ne s'appliquait pas à se conserver elle-même ;
si elle oubliait que l'union qu'elle a manifestée en
face de l'ennemi et que ses hommes de science sen-
taient en elle, il y a vingt ans, est le premier élé-
ment de sa force ; qu'elle doit jalousement conser-
ver cette union et décourager sans hésitation tous
les efforts qui pourraient être faits pour la lui
ravir? Il n'est pas vrai, comme le disent les hommes
politiques qui doivent leur élévation à de stériles
batailles parlementaires, que le progrès soit le ré-
sultat des conflits des partis hostiles. Il résulte, au
contraire, de l'union des âmes et de leur ardeur
à poursuivre, d'un commun accord, la réalisation de
tout ce qui peut apporter aux hommes plus de bien-
être dans une étroite fraternité.
12
178 FRANCK ET ALLEMAGNE
CHAPITRE XI
Le rôle de la France dans le développement
des sciences physiques.
Le rôle initiateur de la France dans le domaine scientifique.
— L'Ecole polytechnique et l'Ecole normale supérieure. —
Les mathématiciens français. — Les astronomes. — Les
cartes photographiques du Ciel et le monde des Etoiles. —
La composition chimique du Soleil et des Etoiles. — Création
de la météorologie. — Les propriétés de la vapeur. — Les
propriétés des courants électriques : Ampère et Arago. —
La première idée du téléphone et de la télégraphie sans fil.
— La liquéfaction des gaz : Thilorier, Cailletet, Dewar,
Amagat, Raoult. — Les Becquerel et la radio-activité; le
Radium et VActinium. — Les propriétés des rayons invi-
sibles : les diastases et l'origine de la vie. — La Chimie
minérale : iode, brome, bore. etc. — La chimie organique
de Dumas à Berthelot.
Et maintenant, laissant de côté les invérifiables
conceptions philosophiques dont elle se pare et dont
la valeur est plus que douteuse, au point de vue
humain, pour demeurer dans le domaine de la science
pure, l'Allemagne a-t-elle le droit de s'attribuer la
place prépondérante à laquelle elle prétend? A-t-elle
été la grande initiatrice sans laquelle tout ne serait
encore, dans l'ordre des faits ou des doctrines, que
ténèbres et confusion ?
Quoi qu'elle puisse dire, on ne peut refuser un
rôle initiateur prépondérant, dans l'ordre scientifique
au pays, où un astronome, Laplace, s'appuyant sur
LES SCIENCES PHYSIQUES EN FRANCE 179
les lois fondamentales posées par Newton, a doté
la science de la plus grandiose hypothèse qui ait été
tentée pour expliquer le système du monde ; où un
de ses disciples, Le Verrier, a été assez hardi pour
demander au simple calcul la découverte d'une pla-
nète : où un physicien, Janssen, a trouvé moyen de
déterminer la composition chimique du Soleil et,
par conséquent, celle des étoiles ; où a été conçue et
réalisée l'idée de fonder un système décimal des
poids et mesures sur la détermination de la mesure
d'un arc du méridien terrestre, menée à bien par des
géodésiens tels que Bouguer, La Condamine, Godin,
Clairaut, Maupertuis, etc ; où un Papin a découvert
la puissance de la vapeur, que devait plus tard
utiliser Sauvage ; où un physicien, comme du Fay,
a imaginé la théorie des deux électricités ; où un
autre, Ampère, a précisé l'action des courants élec-
triques les uns sur les autres ; où un Fresnel a
démontré la nature vibratoire de la lumière et
donné une vaste théorie des phénomènes lumineux,
tandis que ses émules, les physiciens Fizeau et
Foucault déterminaient sa vitesse, chacun par un
procédé différent ; où un autre physicien, Sadi Car-
not, fondait la théorie de l'énergie chère à Ostwald,
en montrant qu'un travail accompli correspond tou-
jours à une même quantité de chaleur disparue et
•réciproquement, de telle sorte qu'une calorie, c'est-
à-dire la quantité de chaleur capable d'élever de 1°
la température de 1 kilogramme d'eau, est suscep-
tible de soulever un poids de 427 kilogrammes à
ISO FRANCK ET ALLEMAGNE
1 mètre du sol, et que la chute brusque de 4:27 kilo-
grammes, tombant d'une hauteur de un mètre, sur le
sol, développerait, au moment où il serait arrêté, une
quantité de chaleur capable d'élever de 1° la tempéra-
ture d'un kilogramme d'eau : où Lavoisier a créé
la chimie minérale, déterminé la composition
chimique de l'air et de l'eau, expliqué la combus-
tion et la respiration et fixé, avec Fourcroy, Ber-
thollet et Guyton de Morveau, les règles de la
nomenclature chimique ; où Jean-Baptiste Dumas
a lancé la chimie organique dans une voie infinie de
découvertes, que Laurent, Gerhardt, Wùrtz, Ber-
thelot et tant d'autres chimistes ont parcourue d'une
façon triomphale, pendant que, grâce à l'école de
Wùrtz, la notion féconde des atomes se précisait peu
à peu : où Haùy a proclamé d'un seul coup les
lois de la cristallographie ; où Buffon a débarrassé
l'histoire de la Terre de toutes les légendes qui
masquaient son passé, a cherché à tirer du sol lui-
même les documents qui permettraient un jour
d'écrire cette histoire, a attiré l'attention sur les
animaux disparus, et jeté de la sorte les bases des
deux sciences nouvelles : la géologie et la paléon-
tologie, dont on sait aujourd'hui l'immense étendue
et les étonnantes révélations ; où les de Jussieu,
Lamarck et Adolphe Brongniart ont donné à la classi-
fication des plantes une législation qui a fait oublier
les systèmes de Linné ; où Geoffroy Saint-Hilaire et
Serres ont démontré le parallélisme des phénomènes
embryogéniques et des transformations subies.
LES SCIENCES PHYSIQUES EN FRANCE 181
depuis l'origine des temps, par les animaux appar-
tenant à une même série généalogique : où Lamarck
et Geoffroy Saint-Hilaire ont assis la doctrine de
l'évolution sur des bases autrement larges que celles
sur lesquelles Darwin l'a si savamment établie plus
tard ; où Guvier a conçu une anatomie comparée
capable de formuler avec assez de précision les lois
de l'organisation, pour permettre de restaurer com-
plètement, avec un nombre restreint de fragments
d'os, toute la structure d'animaux fossiles dont on
croyait jadis impossible de reconstituer la forme ;
où Bichat a conçu l'idée que les mêmes tissus asso-
ciés dans des proportions différentes et groupés sui-
vant des modes variés, se retrouvent dans le corps
de tous les animaux qu'ils constituent à eux seuls,
fondant ainsi une science dont l'Allemagne s'enor-
gueillit aujourd'hui, l'histologie; où, après Dugès,
Henri Milne-Edwards a appliqué à la coordination
des faits relatifs à l'organisation des animaux, les
lois de l'organisation des sociétés humaines, en les
groupant autour de la loi de la division du travail
physiologique : où de Quatrefages a ramené aux mé-
thodes de l'histoire naturelle l'étude des races hu-
maines et donné ainsi son statut à l'anthropologie
tandis que Broca créait pour elle des méthodes de
travail dont l'emploi raisonné eût évité à l'Alle-
magne l'accès de délire qu'elle a subi pour avoir
vaniteusement donné sa confiance aux romans flat-
teurs pour elle du comte de Gobineau ; où Albert
Gaudry, avant même que Darwin ait exposé ses
182 FRANGE ET ALLEMAGNE
grandes vues théoriques, a démontré par des faits là
réalité des changements subis, au cours des temps,
par les animaux : où Claude Bernard, supprimant
les caprices et la tyrannie du fluide vital des vieux
médecins et des anciens physiologistes, a établi que
tout phénomène physiologique relevait d'une cause
ou d'un ensemble de causes précises qu'il suffisait
de mettre en jeu pour déterminer fatalement la
reproduction de ce phénomène, a fondé sur le
déterminisme des phénomènes physiologiques une
Physiologie expérimentale dominée par l'idée pré-
cieuse de l'indépendance des éléments anatomiques,
a démontré l'identité des phénomènes essentiels de
la vie chez les végétaux et les animaux, et proclamé
finalement que sous leurs contrastes apparents, qu'on
aimait à opposer jusqu'à lui, se dissimulait, en réa-
lité, la notion fondamentale de Y Unité de la vie;
où Marey a imaginé tant de machines ingénieuses
pour saisir sur le vif tous les mouvements des or-
ganes et utilisé l'invention, bien française, elle aussi,
de la photographie, due aux patientes recherches de
Daguerre et de Niepce de Saint- Victor pour cons-
truire le premier cinématographe appliqué à l'étude
du vol des oiseaux; où Montgolfier a imaginé le pre-
mier ballon et Dupuy de Lôme le premier dirigeable ;
où enfin, pour ne citer que les plus grands, un Pas-
teur a révolutionné la médecine et la chirurgie, en
révélant le rôle immense du monde des microbes,
soupçonné par un autre Français, Davaine, en dé-
montrant définitivement l'inanité des générations
LES SCIENCES PHYSIQUES EN FRANCE 183
spontanées, et en créant toute la science des vaccins
préventifs, des sérums guérissants, qui a pris, dans
ces derniers temps, un si magnifique développement,
sauvé tant de vies humaines et suscité d'innombra-
bles chercheurs soutenus par l'espérance de débar-
rasser un jour l'humanité des maux incalculables
que lui infligent les invisibles parasites qui la guet-
tent de toutes parts.
Durant les quarante-quatre années qui nous sépa-
rent du triomphe de l'Allemagne sur les armées
françaises, triomphe sur les conditions acciden-
telles duquel ni le comte de Bismarck, ni le maréchal
de Moltke ne gardaient d'illusion, le mouvement
créé en France par les grands fondateurs de sciences
ou de méthodes, dont nous venons de rappeler les
noms, ne s'est pas arrêté comme, de l'autre côté du
Rhin, on a tenté de le faire croire. Quelque téméraire
que soit pour un seul écrivain une telle entreprise,
condensée dans un aussi bref chapitre, nous devons
répondre à cette prétention, en essayant de retracer
ici, au moins dans ce qu'ils ont d'essentiel, les traits
des progrès dus, pendant cette période, à l'effort
incessant de nos savants. Nous suivrons, pour cela,
l'ordre que nous avons adopté dans les lignes pré-
cédentes, et qui reproduit à peu près ce que Gon-
dorcet appelait la hiérarchie des sciences, les pre-
mières étant dans une large mesure indépendantes,
les autres s'appuyant de plus en plus soit sur quel-
qu'une de celles qui les précèdent, soit sur leur
ensemble.
184 FRANGE ET ALLEMAGNE
Les sciences mathématiques sont des procédés de
raisonnement, permettant de pousser jusque dans
leurs plus extrêmes conséquences les relations que
l'observation a établies entre les faits, ou les défini-
tions abstraites des nombres et des formes, plutôt
que de véritables sciences au sens vulgaire de
ce mot. Ainsi les entendaient Pascal, Descartes
et Fermât. Deux grandes écoles, l'Ecole polytech-
nique et l'Ecole normale supérieure, dont l'idée
remonte à la Révolution sont, en France, comme
les conservatoires où les grandes traditions de
d'Alembert, de Lagrange, de Monge, de Cauchy,
de Carnot, de Poncelet, de Michel Ghasles, de Liou-
ville, d'Hermite, de Bertrand, etc., sont transmises de
génération en génération ; et l'on doit citer parmi ceux
qui ont ajouté à la gloire que ces illustres prédéces-
seurs ont répandue sur la science française ceux des
mathématiciens tels que Henri Poincaré, Darboux.
Emile Picard, Appell, Jordan, Painlevé, Hadamard,
Humbert, Andoyer, Goursat, et de bien d'autres,
dont les travaux sont connus des mathématiciens
du monde entier et ont reçu les plus hautes consé-
crations de la part des académies étrangères.
La mécanique théorique est la fille et, pourrait-on
dire, la fille aînée des mathématiques qui, par elle,
ont pénétré la physique, reliant entre eux les phéno-
mènes, permettant de les rattacher à des points de
départ très simples et de les embrasser dans les dé-
veloppements de vastes théories. Descartes, Pascal,
Lagrange, Poisson. Fourier, parmi les savants
LES SCIENCES PHYSIQUES EN FRANCE 185
français, peuvent être considérés comme ayant
ouvert cette voie ; ils ont eu pour continuateurs
Lamé, Barré de St- Venant, Combes, Clapeyron,
Prony, Bresse, Bélanger, Résal, Maurice Lévy, etc.
De nos jours, le général Sébert, MM. de Freycinet,
Boussinesq, Léauté, Brillouin, Marcel Deprez, à qui
l'on doit l'idée du transport de la force à distance,
Duhem, Kœnig, etc., sont les représentants illustres
de cette science dont les applications industrielles
ont été si fécondes. Dans la voie de la physique
mathématique, les Anglais, avec Glerk Maxwell et
lord Kelwin, ont projeté une lumière dont l'éclat est
difficile à égaler.
L'astronomie n'a pas moins profité des progrès des
mathématiques. Parmi nos contemporains, Félix
Tisserand, dans la mécanique céleste, a renouvelé,
pour ainsi dire, l'œuvre de Laplace et montré d'une
façon saisissante l'étonnante précision avec laquelle,
en partant des lois de Newton, il a été possible de
calculer le cours des astres ; l'écart maximum entre
les positions réelles des planètes et celles données
par le calcul, pour un moment donné, n'excède pas
quelques secondes d'arc et descend à une demi-
seconde pour Mercure.
On peut dire que l'astronomie mathématique est
presque terminée ; le fameux problème des trois
corps lui-même a trouvé le principe de sa solution :
mais l'astronomie physique est en pleine évolution.
Elle a pour but la connaissance de la constitution
des astres, et elle a merveilleusement profité de tous
186 FRANCK ET ALLEMAGNE
les progrès qui ont été accomplis, dans ces derniers
temps, relativement aux propriétés de la lumière et
à la construction des instruments. On sait la part si
considérable prise au développement de la science du
Ciel par le célèbre observatoire de Paris, que diri-
gèrent, après les Cassini, des hommes tels qu'Arago,
Le Verrier, Delaunay, l'amiral Mouchez, Tisserand,
Lœwy et à la tête duquel se trouve actuellement
l'astronome Baillaud. Les noms de Delambre, de
Lalande, d'Yvon Villarceau, de Ghacornac, de Lau-
gier, de Périgaud, de Wolf, de Faye, de Callan-
dreau, etc., disent l'œuvre qui s'y est accomplie. Il
fut longtemps le seul établissement de ce genre en
France ; mais le ciel de Paris n'est pas d'une pureté
suffisante pour permettre les études astronomiques
les plus délicates ; aussi des observatoires ont-ils
été établis, durant la seconde moitié du siècle der-
nier, sur les hauteurs qui avoisinent Lyon, Mar-
seille, Bordeaux, et des savants tels que Charles
André, Stéphan, Rayet, etc., y ont accompli des
travaux de première importance.
Au Mont-Gros, près de Nice, la générosité du ban-
quier Raphaël Bischoflfsheim a créé un observa-
toire modèle que dirige actuellement le général
Bassot ; un autre, qui appartient à l'Académie des
sciences et lui a été légué par un de ses membres,
Antoine d'Abbadie, est situé à Abbadia, dans les
Pyrénées. C'est à l'observatoire de Paris qu'ont été
prises par MM. Lœwy, Puiseux et Le Morvan les
plus belles photographies qui existent de la Lune,
LES SCIENCES PHYSIQUES EN FRANCE 187
astre décidément mort, qui n'a jamais été probable-
ment le siège d'aucune convulsion depuis celles
qui ont amené la formation à sa surface des cirques
presque contigus qu'on y observe, et qu'on peut
assimiler soit à des cratères de volcans innom-
brables, soit à la base d'énormes bulles gazeuses qui
seraient venues crever en tous points, à la suite
d'un immense rochage, tel que celui qui marque la
solidification prochaine d'une masse d'argent fondu.
La photographie qui, nous l'avons vu, est une
invention bien française, n'a pas seulement permis
de fixer sur des plaques les accidents de la surface
de la lune ; elle a permis aussi de préciser la position
des étoiles. Les modifications que les cartes photo-
graphiques du ciel présenteront de siècle en siècle
permettront de se rendre compte des mouvements
de ces soleils lancés dans l'espace avec leur cortège
de satellites, dont aucun mot ne saurait rendre ni
les dimensions colossales, ni l'énorme vitesse.
Celle-ci est révélée par le déplacement des raies de
leur spectre. L'éloignement des étoiles nous fait
seul paraître comme la tranquille image de la paix
et de l'éternel repos un firmament dans lequel les»
astres dansent en réalité comme les étincelles d'un
tragique et prodigieux incendie.
Dans ce bal vertigineux, notre Soleil glisse à
une vitesse de 6190 000 kilomètres par jour en se-
dirigeant vers l'étoile Véga et la Lyre pour aller on
ne sait où. Les autres danseurs sont les étoiles ;
elles sont innombrables, disaient les Anciens ; la
188 FRANGE ET ALLEMAGNE
carte du ciel, dont les éléments, recueillis par dix-
huit observatoires, sont, par un hommage précieux
à l'astronomie française, concentrés à l'observatoire
de Paris, permet d'évaluer à trente millions le nom-
bre de celles dont la lumière est assez intense
pour impressionner les plaques photographiques.
Mais combien y en a-t-il d'assez lointaines pour que
leur lumière s'éteigne avant d'arriver jusqu'à nous?
Le ciel n'offre pas seulement ce grandiose spec-
tacle. Les étoiles ne sont pas des êtres éternels.
Quelques-unes, depuis qu'on les observe, se sont
éteintes; d'autres, qu'on ne soupçonnait pas, se sont
brusquement éclairées d'un éclat momentané, comme
si quelque gigantesque incendie s'y était subitement
allumé. Ici, c'est à l'Allemagne que revient la décou-
verte des données qui ont permis d'étudier ces
grandioses phénomènes. On doit à Frauenhofer la
découverte que le spectre solaire est marqué de
raies obscures perpendiculaires à sa longueur.
Kirchoff et Bunsen ont montré que les métaux
incandescents produisent des spectres composés, au
contraire, de raies brillantes, et que lorsqu'une
lumière à spectre continu, comme celle du charbon,
traverse des vapeurs métalliques, son spectre se
strie de raies obscures exactement correspondantes
aux raies brillantes du métal incandescent. Les raies
de Frauenhofer indiquent donc que l'atmosphère du
soleil contient des vapeurs métalliques et permet de
déterminer les métaux qui s'y trouvent vaporisés.
De là l'invention du spectroscope, grâce auquel on
LES SCIENCES PHYSIQUES EN FRANCE 189
peut entreprendre l'étude chimique des astres. L'as-
tronome français Janssen l'a inaugurée et a orga-
nisé, dans ce but, l'observatoire de Meudon, aux
destinées duquel veille actuellement M. Deslandres,
et celui du Mont-Blanc, voisin d'un observatoire
particulier, organisé par M. Vallot.
Le spectroscope a permis de reconnaître que les
étoiles étaient faites des mêmes substances que le
Soleil et que l'on n'apercevait dans celui-ci aucun
corps qui n'existât sur la terre. L'hélium qu'on
lui croyait particulier a été retrouvé parmi les gaz
terrestres et n'est qu'un signe de son activité ; il en
sera de même vraisemblablement du nebulium dé-
couvert dans les nébuleuses non résolubles et dont,
sans l'avoir jamais manié, grâce à la constitution de
son spectre, on a pu fixer le poids des atomes au
triple de ceux de l'hydrogène. A tous ces travaux,
les astronomes français Faye, Janssen, Rayet, Wolf,
Stéphan, Charles André, Périgaud. Callandreau,
Deslandres, Bigourdan, Renan, Puiseux, Maurice
Hamy, ont pris la plus grande part, et on leur doit
aussi de nombreuses études relativement aux
comètes.
La possibilité de prédire le temps a toujours été
un rêve caressé par les hommes. Le naturaliste
Lamarck croyait en avoir découvert le moyen,
et Cuvier n'avait pas assez de sarcasmes contre
cette utopie. L'utopie a été, grâce à l'illustre astro-
nome Le Verrier, abordée de front. Une science
nouvelle a été créée, la météorologie, qui a une
190 FRANCE ET ALLEMAGNE
vaste organisation internationale k son service.
Dans un bureau central, à Paris, sont coordonnées
toutes les observations locales. C'est donc encore
grâce à un savant français qu'un problème longtemps
réputé inabordable est entré dans la voie des solu-
tions pratiques ; son œuvre a été poursuivie par le
physicien Mascart dont un élève. Alfred Angot, a
repris la tâche.
La physique n'est pas moins redevable que l'as-
ironomie aux travaux de nos compatriotes. On sait
quelle ampleur ont prises les inventions auxquelles
elle a donné naissance. Les noms de Gay-Lussac,
Dulong, Petit, Regnault, sont intimement liés à
l'histoire des propriétés de la vapeur et des machi-
nes qu'elle fait mouvoir. C'est Ampère qui a décou-
vert l'action des courants électriques les uns sur les
autres. C'est Arago qui a inventé l'électro-aimant,
organe essentiel des télégraphes, des générateurs de
lumière et des moteurs électriques. La première
idée de la téléphonie, à laquelle Edison a donné sa
forme pratique, appartient à un Français. Bourseul.
Quels que soient les travaux qui ont pu précéder
ou suivre les belles expériences de Branly, la télé-
graphie sans fil n'existerait pas sans l'invention de
son cohéreur, et la téléphonie sans fil vient d'être
réalisée par deux physiciens de notre pays. D'autre
part, on sait l'importance physiologique qu'ont prise
les courants électriques de haute fréquence après
les études de d'Arsonval.
LES SCIENCES PHYSIQUES KN FRANCK 191
S'il n'y a plus aujourd'hui de barrières entre
les solides, les liquides et les gaz, si l'on connaît
toutes les phases de leurs transformations, lors-
qu'ils passent de l'un de ces états aux autres, s'il
est possible de vaporiser même les métaux et,
inversement, de liquéfier tous les gaz et d'en solidi-
fier un certain nombre, c'est encore à des savants
français qu'on le doit : le premier, Thilorier, liquéfia
l'acide carbonique par la pression, et la pression
seule a suffi à Amagat pour liquéfier le bichlorure
de carbone ; en combinant la pression avec une
brusque vaporisation par détente de la pression,
Cailletet, dans le laboratoire de Sainte-Glaire
Deville, liquéfia l'oxygène et amorça la liquéfac-
tion de l'hydrogène. On liquéfie aujourd'hui l'air
avec une grande facilité, et l'on sait toutes les appli-
cations de l'air liquide ; l'hydrogène lui-même a été
liquéfié par Dewar. Ces succès ont remis en hon-
neur, parmi les physiciens, les recherches sur les
effets des variations de la température, qui ont
amené à la découverte de lois auxquelles sont atta-
chés les noms d' Amagat et de Raoult, à des consi-
dérations sur la constitution moléculaire et atomi-
que des corps qui ont conduit à mesurer la gran-
deur des molécules, à supputer leur nombre dans
un espace donné, et ces tentatives ont déjà valu au
nom de Jean Perrin l'estime de tous les savants.
Mais on est allé plus loin encore dans la connais-
sance de la structure de la matière ; des recherches
11)2 FRANCE ET ALLEMAGNE
lentement poursuivies, pendant quatre générations
de savants de la même famille, celle des Becquerel,
ont bouleversé toutes nos idées sur sa constitution
et sa durée. Depuis Antoine-César Becquerel, chef
de bataillon du génie sous le premier empire,
devenu professeur au Muséum national d'histoire
naturelle et membre de l'Institut de France, auteur
de nombreuses découvertes, notamment celles des
piles à courant constant, des piles thermo-électriques
et de la galvanoplastie, l'étude des phénomènes de
la phosphorescence, c'est-à-dire de l'émission spon-
tanée ou de la transformation de la lumière par les
corps, a été de tradition dans la famille Becquerel,
dont toute la vie scientifique s'est écoulée au Mu-
séum. Edmond Becquerel, son fils, la continua;
mais ce fut son petits -fils, Henri Becquerel, qui
reconnut les propriétés spéciales, bien différentes
de la lumière ordinaire, des rayons brillants émis
par les sels d'uranium et de thorium. La variabilité,
suivant les échantillons de sels d'uranium, de l'in-
tensité de ces rayons, qui font immédiatement dispa-
raître les charges électriques, le conduisit à admettre
que ces sels, même réputés les plus purs, contenaient
des proportions diverses d'un autre corps en qui
résidait la curieuse propriété d'émettre ces lueurs
spéciales. C'est de ce corps, nommé par anticipation
radium, que M. et Mme Curie ont réussi à préparer
des sels purs, présentant au plus haut degré les pro-
priétés attribuées jusque-là aux sels d'uranium, et
dont l'ensemble constitue ce qu'on a appelé la radio-
LES SCIENCES PHYSIQUES EN FRANCE 193
activité. M. Debierne en a extrait un autre corps,
Yactinium. Pour la première fois, on s'est trouvé en
présence d'un élément chimique dont les atomes se
détruisent spontanément, éclatent, pourrait-on dire,
silencieusement, à la vérité, en donnant justement
naissance à cet hélium jadis découvert dans le Soleil,
tout en libérant une quantité formidable d'énergie
capable de brûler les tissus vivants, de briser d'au-
tres atomes et, suivant sir William Ramsay, de
changer les métaux lourds en métaux plus légers
qui pourraient être eux-mêmes mués en carbone.
La radio-activité, découverte toute française, jetait
bas toutes les notions, en apparence si solides, rela-
tivement à l'infrangibilité des atomes et à l'éternité
de la matière. Elle apportait une confirmation
imprévue aux idées de Glerk Maxwell et de sir Wil-
liam Thomson, devenu plus tard lord Kelvin, sur
la nature de la matière et l'unité fondamentale des
plus puissantes des forces physiques : l'électricité et
la lumière. La vieille alchimie, cherchant à trans-
muter les métaux, n'était plus une folie. Des
horizons nouveaux s'ouvraient à la puissance de
l'Homme, et du coup l'une des plus stériles doctrines
philosophiques qui aient été imaginées, le maté-
rialisme, se trouvait ruinée. La matière n'était plus
qu'une création dont il fallait rechercher l'origine
dans une puissance immatérielle, insaisissable,
invisible et présente dans tout l'Univers, se mani-
festant par les rayons du Soleil et des étoiles, les
formidables éclairs de la foudre, ou se cachant dans
13
\U\ FRANCE ET ALLEMAGNE
les atomes et construisant avec eux les microbes et
les mondes.
On ne saurait rapprocher de ces grandes décou-
vertes, ni par la méthode qui y a conduit ni par
les conséquences qui en ont été déduites, la décou-
verte quasi-allemande des rayons X ou rayons de
Rœntgen : c'est par un pur hasard, et non par une
suite ininterrompue de recherches, que Rœntgen,
l'un des signataires du fameux manifeste des 93.
a fait sa découverte. Le physicien anglais Croo-
kes, à qui Fon doit, outre le thallium, des études
éminemment délicates sur la façon dont l'électri-
cité se comporte dans des tubes de verre où l'on
a fait un vide presque absolu, avait depuis long-
temps signalé les phénomènes lumineux dont ces
tubes sont le siège. Ayant placé par hasard un de
ces tubes au-dessus d'un cadre préparé pour obtenir
un cliché photographique, Rœntgen constata, à sa
grande surprise, que les pièces métalliques adaptées
à ce cadre s'étaient photographiées sur la plaque
sensibilisée, à travers la lame de bois qui voilait
cette dernière. Une découverte était venue au devant
de lui, si bien qu'on aurait pu lui appliquer ce mot
d'un ironiste, qui à propos de la découverte, cepen-
dant délicate, du brome par l'excellent homme
qu'était le chimiste Balard, qualifiait ainsi ce der-
nier : « Balard, chimiste français qui fut découvert
par le brome. »
La découverte accidentelle des propriétés péné-
trantes des rayons X n'en était pas moins impor-
LES SCIENCES PHYSIQUES EN FRANCE 195
tante; les physiciens français les ont étudiés avec
une ardeur qui n'a pas été dépassée. La radiogra-
phie est devenue, grâce à eux, un art délicat qui
est, au cours de cette guerre, un merveilleux auxi-
liaire de la chirurgie puisqu'elle permet de voir,
à travers le corps, les fractures des os et d'aller
rechercher exactement, sans erreur possible, et par
le plus court chemin, les balles ou les éclats d'obus
à leur place précise. Les noms de Ménard, de
Béclère, de Gontremoulin et du malheureux Radi-
guet, qui fut victime des propriétés désorganisa-
trices des tissus des rayons X, disent la part qu'ont
prise les Français à leurs applications.
Toutes ces recherches ramènent à l'étude des
propriétés des rayons ultraviolets du spectre
solaire. Ces rayons forment une série analogue à
celle des rayons chauds, invisibles et des rayons
colorés ; «à mesure que, dans le spectre étalé, ils
s'éloignent du violet, leurs propriétés se modifient.
M. Paul Becquerel a démontré que certains d'entre
eux tuent les microbes ; mais M. Daniel Berthelot,
qui suit les traditions de son illustre père, a établi
que d'autres sont capables à eux seuls de fabriquer,
sans le secours des végétaux, des hydrates de car-
bone : sucres ou amidons, et même de combiner
l'azote avec l'hydrogène, le carbone et l'oxygène, et
de préparer ainsi la formation des substances pro-
téiques qui sont les constituants essentiels des
<*orps vivants. La naissance de la vie sur la terre
pourrait donc être l'œuvre d'un Soleil plus chaud
196 FRANCE ET ALLEMAGNE
que celui qui ne fait actuellement que l'entretenir,
et l'on s'expliquerait ainsi qu'elle soit, à un moment
donné, sortie de la matière inerte, ce qui ne peut plus
se produire de nos jours. Peut-être les diastases dé-
couvertes par les chimistes français Payen et Persoz,
signalées par Berthelot dans la fermentation alcoo-
lique, étudiées soigneusement en France par divers
chimistes, en dernier lieu par Bourquelot et Bridel
et dont le D1' Achalme vient d'écrire l'histoire, ont-
elles été les amorces, encore incapables de se repro-
duire spontanément, des substances vivantes.
La physique nous conduit ainsi tout à la fois à la
chimie et à la biologie. Les savants français se sont
distingués dans ces deux branches, aussi bien dans
la chimie minérale que dans la chimie organique.
A la suite du véritable créateur de la chimie, Lavoi-
sier, qui la dégagea des nuages allemands du phlo-
gistique, toute une pléiade de chimistes français a
déjà enrichi la science de corps nouveaux : Courtois
découvre l'iode, Gay-Lussac et Thénard le bore,
Balard le brome, Lecoq de Boisbaudran le gallium,
Lami prépare le thallium dont l'existence probable
avait été signalée par Grookes l'année précédente.
Liès-Bodard isole le calcium; Henri Sainte-Claire
Deville crée l'industrie de l'aluminium, et plus tard,
avec Debray, découvre le phénomène de la disso-
ciation dont il détermine les lois. Moissan parvient
à isoler le fluor qui, jusqu'à lui, ne semblait pouvoir
sortir d'une combinaison que pour entrer dans une
LES SCIENCES PHYSIQUES EN FRANCE 11)7
autre, et détruisait les récipients dans lesquels on
essayait de le contenir; plus tard, usant du four élec-
trique, imaginé par Violle pour produire les plus
hautes températures, il réussit à fondre les corps
les plus durs et les plus réfractaires, peut-être à
obtenir artificiellement le diamant, et certainement
à préparer des carbures métalliques dont l'un, le
carbure de calcium, a permis la fabrication indus-
trielle de l'acétylène dont on connaît les propriétés
éclairantes. Après les essais souvent fructueux
d'Ebelmen pour préparer artificiellement les pierres
précieuses, Fremy parvient à obtenir des rubis
cristallisés de dimensions suffisantes pour être
montés en bijoux.
Mais c'est surtout en chimie organique que la
science française a été initiatrice. Déjà en décou-
vrant le cyanogène, Gay-Lussac lui fournissait le
premier exemple d'un composé d'azote et de car-
bone qui se comporte comme un corps simple et
constitue ce qu'en chimie organique on nomme un
radical. Ghevreul allait beaucoup plus loin en
faisant connaître la constitution des corps gras,
combinaisons de la glycérine avec des acides tels
que les acides stéarique, butyrique, palmitique,etc,
que les alcalis leur enlevaient pour former des
savons ; il faisait par ses travaux entrer dans la
fabrication industrielle la glycérine, l'acide stéari-
que qui permettait de remplacer les chandelles à suif
de notre vieil éclairage par les bougies dites stéari-
ques, tandis que la fabrication des savons devenait
11)8 FRANCK ET ALLEMAGNE
plus rationnelle. Plus tard, Jean-Baptiste Dumas
introduisait dans la chimie organique la notion de
la substitution des radicaux qui éclairait d'une
lumière nouvelle la constitution des composés orga-
niques, les rapports qu'ils présentent entre eux et
les modifications dont ils sont susceptibles.
La voie qu'ils avaient ouverte a été brillamment
parcourue par Laurent, Gerhardt, Wiïrtz, Cahours,
Malaguti, Paul Schutzenberger, Armand Gautier,
Maquenne, Jungfleisch,Moureu, Bourquelot, Arnaud
et bien d'autres. De ces travaux combinés avec ceux
de Gay-Lussac sur l'équivalent en volume des gaz,
sont sorties la notion des atomes et la théorie ato-
mique sur laquelle est fondée toute la chimie orga-
nique. Il n'est que juste de reconnaître que les tra-
vaux de Wenzel, de Richter et de Berzelius avaient
préparé le terrain, en établissant la loi des équiva-
lents chimiques.
Malgré toutes ces recherches, l'opinion demeu-
rait répandue que nombre de composés étaient l'œu-
vre exclusive de la vie, sa caractéristique pour
ainsi dire ; qu'il était impossible de les reproduire
sans elle, et c'était la raison pour laquelle il fallait
notamment demander aux plantes les substances
médicamenteuses. On ne savait même pas isoler
leurs principes actifs, et ce fut un événement
lorsque Pelletier et Caventou annoncèrent qu'ils
avaient extrait du quinquina son principe fébrifuge,
la quinine. Les sucres, les amidons, les huilesr
LES SCIENCES PHYSIQUES EN FRANCE 199
les graisses, les alcaloïdes tels que la quinine
et bien d'autres substances, ne se formaient,
croyait-on, que dans les organismes. On pouvait, à
la vérité, s'en servir pour obtenir d'autres corps qui
ne prenaient pas naissance sous l'action de la vie,
en les traitant par des réactifs divers ou en les fai-
sant agir les uns sur les autres. Berthelot réussit,
le premier, à combiner directement le carbone et
l'hydrogène, réputés réfractaires jusqu'à lui à
toute union spontanée. Il obtint d'abord l'acétylène,
puis toute une série d'autres carbures d'hydrogène ;
et enfin des hydrates de carbone, c'est-à-dire des
combinaisons d'eau et de charbon, qui ne sont autre
chose que des sucres. Il créait ainsi une chimie
organique nouvelle, la Chimie organique fondée
sur la synthèse, qui pouvait bientôt émettre la pré-
tention de fabriquer tous les composés qu'on observe
chez les organismes vivants et qui, plus puissante
qu'eux, parvenait à en créer beaucoup d'autres plus
complexes ou plus simples, que la vie ne sait pas
fabriquer. Nous avons indiqué, à propos des com-
posés tinctoriaux et des composés médicaux, (*) les
progrès faits par cette chimie nouvelle, son impor-
tance industrielle et la part que les savants français
ont pris à son développement.
Non contente de s'attaquer aux produits inertes
des animaux et des plantes, la chimie a voulu con-
naître la nature des substances azotées, dites au-
(1) Chapitre VI, p. 87.
200 FRANCK ET ALLEMAGNE
l
jourd'hui substances albuminoïdes, et qui sont
d'une complexité extraordinaire. L'école de Fis-
cher, un des intellectuels du manifeste aux neu-
tres, a fait faire de grands progrès à l'étude de
la constitution de ces substances albuminoïdes :
des formules leur ont été attribuées, redoutables
par leur complication; leurs molécules peuvent
contenir près d'un millier d'atomes. Divers chimistes
français, notamment Paul Schutzenberger, avaient
déjà cherché à établir ces formules, et à en tirer parti
pour essayer de réaliser la synthèse des substances
qu'elles représentent ; un de ses élèves, le chimiste
Maillard, est allé plus loin, et l'on peut espérer que
d'ici peu ces substances si importantes pour la cons-
titution des organismes seront reproduites ainsi que
leurs déchets. Nous avons vu que déjà les rayons X
avaient mis les premiers termes de leur série entre
les mains de M. Daniel Berthelot.
D'autre part, l'analyse chimique, s'adressant au
sol lui-même, est venue éclairer les conditions dans
lesquelles la culture peut-être le plus rémunéra-
trice. Les recherches de Boussingault, Payen, Péli-
got. Paul Thénard, en faisant connaître ce qui man-
quait à un sol pour être fertile, ont permis à
Georges Ville de déterminer les moyens de le lui
donner, et de préconiser l'emploi des engrais chi-
miques qui ont rendu tant de services à l'agricul-
ture, et ont mis en valeur l'importance des phos-
phates demeurés si longtemps inutilisés. Berthelot,
Muntz, Dehérain, Gabriel Bertrand, ont montré,
LES SCIENCES PHYSIQUES EN FRANCK 201
d'autre part, comment le sol était susceptible de
s'enrichir spontanément en azote, et quelle part les
microbes prennent à cet enrichissement. C'était une
conséquence inattendue des travaux de Pasteur.
Mentionnons, pour couronner cette série, que les
travaux du chimiste français Paul Sabatier, profes-
seur à l'Université de Toulouse et membre non ré-
sident de l'Institut, lui ont valu un prix Nobel pour
la chimie. Il n'y a pas à craindre qu'il compromette
cette haute récompense, comme l'a fait le trop célè-
bre Ostwald.
202 FRANCE ET ALLEMAGNE
CHAPITRE XII
Le rôle de la France dans le développement
des sciences naturelles.
Les fermentations. — Pasteur et ses élèves. — Le charbon,
le choléra des poules, le rouget du porc, la rage, la péri-
pneumonie des bêtes à cornes, la peste, la diphtérie, le
tétanos, la fièvre typhoïde vaincus. — La rénovation de la
médecine. — Les formes diverses de la contagion. —
L'histoire de la terre : Buffon, Guvier, les géologues modernes.
— La restauration des animaux fossiles. — Lamarck et la
doctrine de l'Evolution. — La Botanique. — La Zoologie. —
La théorie de l'Hérédité et la formation des organismes. —
Henri Fabre. — Théorie de l'Instinct. — Les explorations
sous-marines. — Les découvertes du microscope. — L'origine
de l'Homme.
Nous sommes arrivés aux confins de la chimie et
des sciences qui traitent de la vie ainsi que de ses
productions diverses, des sciences naturelles qu'on a
longtemps appelées sciences d'observation, par oppo-
sition aux sciences expérimentales ; mais peu à peu le
fossé qui semblait séparer ces deux ordres de scien-
ces se comble, et la comparaison impossible jadis,
entre le passé de la Terre depuis qu'on y découvre
les premières traces de vie, et leur état présent donne
lieu à des conclusions dont le degré de probabilité
équivaut presque à la certitude qui se dégage de
Fexpérience. Pasteur, qui débuta dans la science
comme chimiste, ne s'est d'ailleurs jamais départi,
dans ses études si profondes sur la vie, de la
LES SCIENCES NATURELLES EN FRANCE 203
méthode expérimentale des sciences physiques; c'est
toujours en chimiste qu'il envisage la vie. Ses pre-
miers travaux portent sur les deux formes cristalli-
nes asymétriques et inverses, en quelque sorte com-
plémentaires Tune de l'autre, que peut revêtir l'acide
tartrique, formes qui en sunissant donnent l'acide
racémique, parfaitement symétrique. Il passe de là
à l'étude des fermentations, qui le mettent en pré-
sence des levures que l'on sait être, depuis Cagniard
de La Tour, des organismes vivants. Il étudie la
fermentation du vin, et ce qu'on nomme ses maladies.
La fabrication de la bière, et la façon d'obtenir des
levures de diverses qualités l'occupent ensuite. Entre
temps, il a été chargé d'étudier les maladies des
vers à soie, causées par un minuscule parasite que,
faute de le bien connaître, on désignait sous le nom
de corpuscule de Gornaglia. Dès lors, il se demande
si des êtres microscopiques analogues aux levures
ne peuvent pas se développer dans les organismes
comme dans le vin; si la lutte qui s'établit entre
eux et les éléments anatomiques des organismes
dans lesquels ils se sont introduits, n'est pas la cause
des maladies qui accompagnent leur présence. Si
cette vue est exacte, il semblerait que, pour éviter
les maladies causées par ces infiniment petits,
auxquels le chirurgien Sédillot, de Strasbourg, in-
différent sur leur nature, applique la dénomination
devenue vulgaire de microbes, il suffirait de leur
interdire rentrée des organismes. Justement Pasteur
vient démontrer que si petits qu'ils soient, les micro-
204 FRANCE ET ALLEMAGNE
bes ne se forment jamais spontanément; c'est là une
grande victoire remportée sur des croyances aussi
anciennes que les premières méditations des hommes
sur l'origine des choses. On s'explique alors les suc-
cès du pansement ouaté du chirurgien anglais Lister,
et Pasteur entreprend la lutte contre les maladies
microbiennes. Par des traitements variés, des cul-
tures appropriées, il transforme les microbes les
plus virulents en vaccins contre eux-mêmes, et ce
sont le charbon, le choléra des poules, la rage, etc..
qui sont vaincus. Un élan formidable est donné:
la chirurgie connaît toutes les audaces ; l'hygiène
est renouvelée et progresse d'un pas assuré ; une
pléiade de savants travaille ardemment, sous la
direction du maître, dans le modeste laboratoire de
la rue d'Ulm : Maillot, Gernez, Duclaux, Joubert,
Thuillier, Raulin, Ghamberland, Roux, etc.; c'est
une école qui se fonde, une école dont la splendeur
n'a jamais été dépassée. Une souscription interna-
tionale permet de créer I'Institut Pasteur, qui re-
çoit du financier Osiris un héritage royal. D'innom-
brables chercheurs se ruent, pour ainsi dire, à la
découverte des microbes qui causent les maladies,
des vaccins qui permettent de les prévenir. Le chi-
miste Armand Gautier, entr'autres belles découver-
tes, a signalé la présence dans l'organisme de produits
spéciaux, les ptomaines et les leucomaines. Les
microbes ne provoquent-ils pas la formation dans
l'organisme de substances analogues, poisons d'or-
dinaire, mais susceptibles aussi de devenir vaccins
LES SCIENCES NATURELLES EN FRANCE 205
ou antidotes ? La sérothérapie prend naissance.
A la phagocytose, d'Elie Metschnikoff, vient se
juxtaposer une vaste théorie de la défense de l'or-
ganisme, où l'on voit apparaître toute une série do
substances réagissant les unes sur les autres,
comme si elles se livraient bataille, les toxines,
les antitoxines, qui se rapprochent des ptomaïnes
et des leucomaïnes ou des ferments solubles et d'au-
tres plus ou moins hypothétiques, imaginées en
Allemagne.
Le D1' Laveran fait connaître les parasites du sang
qui produisent le paludisme ; le D1' Chamberland gué-
rit le rouget du porc ; le D1 Ghauveau vaccine contre
la péripneumonie contagieuse des bêtes à cornes ; le
Dr Yersin découvre le sérum antipesteux ; le
Dr Roux rend pratique l'usage du sérum de Behring
contre la diphtérie ; les Drs Chantemesse et Widal
préparent par chauffage des microbes un vaccin
antityphoïdique ; le Dr Vincent en prépare un autre
avec Féther, et vaccine toute l'armée française con-
tre ce fléau. Le tétanos et nombre d'autres maladies
sont vaincues j, ce n'est qu'une affaire de soins.
Si des savants français se font une place d'hon-
neur dans la découverte des microbes malfaisants
et les traitements des maladies qu'ils causent,
d'autres, à la suite de Duclaux, leur opposent les-
microbes bienfaisants, et l'on en découvre qui sont
absolument nécessaires à la vie des organismes :
ce sont des microbes qui permettent la germination
des orchidées, d'autres qui font développer les tuber-
206 FRANCK KT ALLEMAGNE
cules des légumineuses ou qui fécondent le sol. etc.
Un seul insuccès dans tout cela, mais retentissant
entre tous : celui du traitement de la tuberculose,
par le prétendu vaccin de Koch, de Berlin,
Bientôt les effets des vaccins et des sérums appel-
lent l'attention sur d'autres phénomènes longtemps
demeurés inaperçus. Claude Bernard, à la suite de
ses profondes études de physiologie expérimentale.
avait fondé toute une théorie de la vie sur la struc-
ture des organismes eux-mêmes, que les travaux
de Schleiden et de Schwann conduisaient à regarder
comme des associations de petits êtres de même na-
ture que les microbes, quoique plus grands qu'eux,
et que les anatomistes désignent sous les noms d'élé-
ments anatomiques, de cellules ou, avec HEeckel, de
plastides. Ces éléments associés vivent et se nour-
rissent chacun pour son compte, c'est en cela que
consiste l'indépendance des éléments anatomiques
précédemment signalée. Mais, en se nourrissant,
les éléments anatomiques modifient le milieu dans
lequel ils vivent, le sang dans lequel ils prennent
leurs aliments et auquel ils restituent le résidu de
leur digestion. En raison de ces modifications du
milieu sanguin, ils réagissent réciproquement entre
eux, et leur indépendance se complique alors d'une
solidarité qui les rend indispensables les uns aux
autres. Cette solidarité apparaît clairement dans
l'action puissante des substances qui résultent du
fonctionnement des éléments de divers organes long-
temps réputés inutiles, considérés comme des orga-
LES SCIENCES NATURELLES EN FRANCK 207
nés autrefois utiles, mais ayant perdu toute fonc-
tion, tombés à l'état d'organes rudimentaires, tels :
l'épiphyse et l'hypophyse du cerveau, le corps thy-
roïde, le thymus, les capsules surrénales, etc.
Dans ces organes le sang vient, en réalité, puiser des
produits, leur sécrétion interne, dont la présence,
dans des proportions déterminées, est nécessaire au
maintien de la santé, comme l'ont montré Claude
Bernard et surtout Brown-Séquard. Mais il s'est
trouvé que les glandes ordinaires produisent aussi
des sécrétions internes analogues à celles de ces
glandes closes. Le foie, outre la bile, en fabrique
des plus importantes : du glycogène, des graisses.
de l'urée, en même temps qu'il accumule du fer
(Dastre et Morat); les glandes digestivés agissent
les unes sur les autres par leurs sécrétions; les
glandes reproductrices produisent des substances
déjà signalées par Brown-Séquard; et un jeune
naturaliste français, M. Pézard, vient de mettre en
évidence leur action sur le développement des carac-
tères sexuels extérieurs : la substance produite par
l'ovaire des poules s'oppose au développement des
ergots et des plumes caractéristiques du coq; la subs-
tance produite par les testicules provoque le dévelop-
pement de la crête et de la faculté du chant. Elle se
produit naturellement chez les mâles et chez les fe-
melles à qui on a enlevé leurs ovaires. Ces produits
peuvent être l'œuvre de glandes interstituelles qui se
développent aux dépens des éléments des glandes
génitales.
208 FRANCE ET ALLEMAGNE
De telles sécrétions n'ont qu'une importance se-
condaire pour la vie de l'individu; mais il en est
d'autres, comme celles du corps thyroïde ou des
capsules surrénales, dont l'altération, l'exagération
ou la suppression troublent profondément le fonc-
tionnement de l'organisme. On peut parer, par des
injections appropriées, à ces inconvénients, et sup-
pléer par exemple à des sécrétions insuffisantes en
injectant aux individus, chez qui cette insuffisance
a été constatée, les sécrétions prises sur un autre
individu ; de là une méthode de traitement, Yopo-
thérapie, sœur de la sérothéraphie et, comme elle,
issue des travaux des écoles de Claude Bernard et
de Pasteur.
Les maladies microbiennes consistent surtout
dans un empoisonnement de l'organisme par les
sécrétions des microbes, ou par les sécrétions anor-
males que leur présence a provoquées. Ces sécrétions
sont de même nature que celles de nos éléments
anatomiques, dont quelques-unes sont particulière-
ment nocives et doivent être éliminées. Ces der-
nières, à leur tour, ne diffèrent pas essentiellement
des venins qui servent de moyens d'attaque et de
défense à de nombreux animaux. On pouvait donc
penser que les méthodes de la sérothérapie seraient
efficaces contre les redoutables venins des serpents.
Les D1S Phisalix et Calmette ont simultanément
réussi à obtenir une vaccination contre ces venins,
dont ils peuvent ainsi annihiler les effets. Le
Dr Calmette a poussé cette vaccination au plus
LES SCIENCES NATURELLES EN FRANCE 209
haut degré de perfection. Reprenant les travaux de
son mari, Mme Phisalix a poursuivi, de son côté,
des recherches fécondes sur le venin des batraciens
et ses rapports avec le virus rabique.
D'autre part, des études entreprises d'abord sur le
venin des anémones de mer, ont conduit M. Charles
Richet à une découverte de premier ordre, qui cons-
titue un progrès inattendu dans l'application de la
sérothérapie, celle de Yanaphylaxie, qui peut se
résumer dans cette proposition : Vinjection d'une
substance venimeuse rend l'organisme particuliè-
rement sensible à V injection d'une nouvelle dose
de cette substance, pendant une certaine période
après que les effets de la première dose semblent
avoir disparu. Une injection nouvelle faite, dans
ces conditions, peut avoir des effets mortels. Il y
a donc des précautions sévères à prendre dans l'ap-
plication de la sérothérapie qui, dans certaines con-
ditions, n'admet pas d'injections répétées.
Dans toute cette révolution médicale partie de
France, et qui dépasse de beaucoup le chapitre des
maladies microbiennes, les savants français n'ont
cessé de jouer un rôle prépondérant. Ils ont pris,
en particulier, une part très importante à la lutte
contre la maladie du sommeil et les autres maladies
propagées dans les régions tropicales par les piqûres
d'insectes ou d'acariens. Leur rôle apparaît des plus
brillants dans des recueils tels que les Annales de
l'Institut Pasteur, de la Société de pathologie
exotique, de la Société de médecine tropicale et
210 FRANGE ET ALLEMAGNE
dans les Archives de pa?*asitologie, fondées et diri-
gées par le professeur Raphaël Blanchard, dont les
publications sur les moustiques, ainsi que celles
du capitaine Surcouf sur les mouches piquantes, et
du Dr Roubaud sur les tsé-tsé ont sûrement frappé
tous les entomologistes.
De même que le nom de Pasteur domine toutes
les études relatives au fonctionnement anormal de
l'organisme envahi par les parasites, un autre nom
français domine l'étude de son fonctionnement nor-
mal, celui de Claude Bernard. De même que Lavoi-
sier a chassé de la chimie le dernier des fluides
subtils chers aux philosophes de la nature, le phlo-
gistique, Claude Bernard, en donnant à la physio-
logie des règles précises d'investigation, a rendu
impossible tout retour offensif du fluide vital, fils,
comme le phlogistique. de Stahl. Sans doute, depuis
Haller, qui était Suisse, l'expérimentation était
maîtresse en physiologie: Réaumur, en France, y
avait eu recours pour étudier la digestion ; des
savants comme Magendie, Flourens, Longet,
Leuret, Gratiolet, Rouget, etc., avaient doté la
science de belles découvertes dues à la précision de
leurs expériences ; mais leurs résultats n'avaient
pas toujours cette constance qui entraîne les con-
victions, les fixe d'une manière définitive et sup-
prime toutes les objections. Il semblait que quelque
chose de capricieux, lié à l'essence de la vie, intervint
inopinément pour troubler l'œuvre des physiolo-
gistes, et ce quelque chose laissait une porte entr'-
LES SCIENCES NATURELLES EN FRANGE 211
ouverte à l'animisme de Stahl, au vitalisme de l'école
de Montpellier. Claude Bernard précise qu'une expé-
rience physiologique doit remplir, pour avoir une
valeur, les mêmes conditions qu'une expérience de
physique ou de chimie, c'est-à-dire qu'elle doit tou-
jours donner les mêmes résultats quand l'expéri-
mentateur s'est placé dans les mêmes conditions.
Lorsque ces résultats paraissent variables, c'est
qu'une condition accessoire, demeurée inaperçue est
venue s'ajouter à celles que l'on croyait avoir exclu-
sivement réunies. L'expérimentateur doit alors la
rechercher et l'éliminer, tous les phénomènes natu-
rels dépendant d'un nombre constant de causes
•qui sont nécessaires et suffisantes pour déterminer
inévitablement sa production. Les chimistes et les
physiciens le savaient depuis longtemps ; la vie
semblait apporter avec elle quelque fantaisie ; il était-
nécessaire d'établir que c'était là une simple appa-
rence, de prouver que le déterminisme des phéno-
mènes physiologiques, pour me servir de l'expres-
sion même de Claude Bernard, était aussi étroit que
celui des phénomènes du ressort de la physique et
de la chimie. La démonstration rigoureuse de cette
vérité, Claude Bernard la poursuit dans l'étude
des fonctions particulières des glandes digestives,
dans celle des sécrétions diverses du foie, de la ré-
gulation de la circulation par les nerfs, des proprié-
tés du curare dont il fait un instrument d'investi-
gation, etc. Et quels disciples il laisse après lui :
Vulpian, Paul Bert, Mathias Duval, d'Arsonval,
^12 FRANCE ET ALLEMAGNE
Dastre, Gley, Morat, Lapicque, Doyon, Delezenne...
Avec la même méthode ses émules continuent leur
œuvre commencée. Ghauveau étudie avec Marey le
fonctionnement du cœur et, en même temps qu'il
étudie les infections microbiennes avec Toussaint,
Arloing et Nocard, il apporte de précieuses contri-
butions à l'énergétique animale. Marey, à l'aide de
ses méthodes délicates et précises d'enregistrement
des mouvements les plus fugitifs et les plus rapides,
révolutionne tout ce que l'on savait sur la méca-
nique de la circulation, de la respiration, de la con-
traction musculaire, des battements du cœur, de la
marche, du vol et des modes divers de locomotion,
préparant ainsi les merveilles de la cinématographie
et de l'aviation.
François Franck continue ces belles études et
Raphaël Dubois arrive à pénétrer le mystère de la
production de cette lumière sans chaleur que Ton
croyait propre aux vers luisants, aux cucujos et aux
noctiluques, alors que sa fréquence chez les animaux
des abîmes nous la fait apparaître comme une pro-
priété générale des êtres vivants. Enfin, ne serait-ce
pas justice que de punir le physiologiste Dubois-
Reymond du reniement de son nom français qu'il
commettait à Berlin, en 1871, en rappelant ici l'estime
que ses travaux lui avaient value ?
La chimie, la médecine, les sciences naturelles se
trouvent ainsi, au point de vue pratique, intime-
ment reliées; mais celles-ci ont une portée gêné-
LES SCIENCES NATURELLES EN FRANCE 213
raie bien autrement étendue, et leurs diverses bran-
ches : la géologie, la paléontologie, la botanique, la
zoologie, auxquelles se rattachent l'anatomie com-
parée, l'embryogénie et la physiologie générale, doi-
vent aux savants français une bonne part de leur éclat.
L'Histoire de la terre et les Epoques de la nature,
de Buffon ; le Discours sur les révolutions du globe.
de Cuvier, marquent l'aurore d'une science nou-
velle, la géologie, entrant de plain-pied dans une
synthèse que reprendra plus tard Elie de Beaumont.
Ce savant essaye de grouper les chaînes de monta-
gnes suivant les alignements d^un réseau penta-
gonal hypothétique, mais cet effort était prématuré.
De nos jours, le géologue autrichien Suess a tenté
un effort semblable, sans qu'on puisse dire que,
malgré la quantité de documents réunis, il ait
réussi à faire une œuvre définitive, ou même
seulement animée d'un plus grand génie. A cette
science portant sur un ensemble trop vaste et
trop complexe pour qu'on en puisse coordonner tous
les détails, Albert de Lapparent prête le concours
de la clarté et de l'élégance françaises. Stanislas
Meunier en étend hardiment les conclusions même
aux astres dont les météorites ne sont que des débris
tombés sur la Terre. Marcel Bertrand apporte des
vues originales sur les charriages de masses énor-
mes de terrain qui ont troublé tous les agencements
primitifs de nos grandes chaînes de montagnes.
Charles Sainte-Claire Deville, Fouqué, Lacroix, re-
font la théorie des volcans, tandis qu'Armand Gau-
214 FRANCE ET ALLEMAGNE
tier trouve dans les granits eux-mêmes toute l'eau
nécessaire pour produire les éruptions volcaniques
sans l'emprunter à la mer. La théorie des tremble-
ments de terre devient enfin définitive, grâce aux
travaux du statisticien de Montessus de Ballore.
Ce sont là les grands ouvriers; mais comment
n'admirerait-on pas la masse de travaux de détail
qui peu à peu nous ont fait connaître le sol de la
France, celui de ses colonies, et ont permis d'en
dresser les cartes géologiques complètes, et n'est-ce
pas une œuvre de tous points comparable aux meil-
leurs ouvrages allemands que le Traité de géologie,
où Emile Haug a su condenser tout ce que l'on a
recueilli de documents géologiques et paléontologi-
ques jusqu'à ces dernières années.
Pressentie par Buffon, créée par Georges Cuvier,
la paléontologie, dont le but est de reconstituer les
végétaux et les animaux, bien différents des nôtres,
qui ont vécu sur la terre aux diverses périodes géo-
logiques et ont disparu depuis, s'efforce de préciser
aussi leur ordre de succession. Mais aussitôt de plus
vastes problèmes sont posés par la science française,
qu'en aucun autre pays on n'a même soupçonnés.
D'où venaient les êtres disparus? Gomment ont-ils
été anéantis et remplacés? Guvier n'ose se prononcer
d'une façon absolument catégorique ; il admet que
les espèces ne varient pas; qu'elles disparaissent en
certains points du Globe à la suite de cataclysmes
locaux ou généraux, et sont remplacées par d'autres
LES SCIENCES NATURELLES EN FRANCE 215
venues d'ailleurs ou spécialement créées pour cela.
Longtemps cette idée a régné dans la science, et Alcide
d'Orbigny a essayé de déterminer le nombre — au
moins une vingtaine — de ces créations successives.
Mais au moment même où Guvier se rangeait à l'hy-
pothèse de la fixité des espèces, admise comme un
axiome par Linné, et qu'à la fin de sa vie Buffon ne
défendait plus que mollement ou même abandonnait
tout à fait, un autre naturaliste français, Etienne
Geoffroy Saint-Hilaire pensait déjà que tout en con-
servant un même plan d'organisation, les animaux
étaient susceptibles de se modifier « sous l'action
toute puissante du milieu extérieur », et entre les
deux émules surgissait un différend académique
que Gœthe considérait comme un événement de pre-
mière importance. Il en avait moins cependant que
la publication par leur collègue Lamarck d'un livre
qui contenait toute une révolution : la Philosophie
zoologique. Lamarck établissait, dans cet ouvrage
qui passa presque inaperçu, que les animaux se
sont graduellement compliqués et diversifiés sous la
double influence de l'usage ou du défaut d'usage de
leurs organes. Cette vue profonde de l'évolution in-
définie des êtres vivants domine aujourd'hui toute
la biologie. Pendant ce temps, l'Allemagne se pâmait
devant les étonnantes élucubrations accumulées par
Oken dans sa Philosophie de la nature.
Les vues de Lamarck sont néanmoins longtemps
dédaignées en France. Etudiant les coquilles fossiles
du bassin de Paris, Deshayes s'abstient de recher-
2U) FRANCK ET ALLEMAGNE
cher leur filiation ; mais il reconnaît que leurs formes
se renouvellent trois fois durant l'époque tertiaire,
et, en s'appuyant sur cette donnée, sir Charles Lyell
divise cette époque en trois périodes : Yeôcène, la
miocène et la pliocène.
C'est seulement vers 1850 qu'Albert Gaudry, en
étudiant les fossiles de Pikermi, près d'Athènes, et
du mont Léberon, dans le département de Vaucluse.
établit sur des bases incontestables la doctrine de
l'évolution des formes vivantes. Darwin n'arrive
qu'après, mais avec une théorie fameuse, celle de la
lutte pour la vie et de la survivance des plus aptes,
déterminant une sélection naturelle. Finalement.
Albert Gaudry développe dans ses célèbres Enchaî-
nements du monde animal^ les idées sur l'évolution
graduelle des espèces qu'il avait puisées dans l'étude
des animaux fossiles de la Grèce. Le Dr Filhol
dresse la généalogie des mammifères recueillis à
St-Gérand-le-Puy. dans les phosphorites du Quercy,
à Ronzon, à Sansans, etc., et c'est toute l'histoire
de révolution des carnassiers et des ruminants qui
apparaît. Depéret cherche à établir les lois de cette
évolution; l'ingénieur des mines Douvillé étudie de
même l'évolution de divers groupes d'animax inver-
tébrés : les noms de Lartet, de Munier-Chalmas, ne
peuvent être oubliés dans cette énumération, et tous
les paléontologistes savent ce que doit l'histoire des
oiseaux fossiles aux recherches initiatrices d'Al-
phonse Milne-Edwards, portant sur ceux qui vinrent
mourir aux abords du lac à émanations méphyti-
ques de Saint-Gérand-le-Puy.
LES SCIENCES NATURELLES EN FRANCE 217
Les Anglais, avec Richard Owen, Huxley et au-
tres ; les Russes, avec Woldemar Kowalevsky : les
Américains, avec Marsh, Osborn, Gope, Holland,
Rathbun, les frères Ameghino ont rendu à la pa-
léontologie de signalés services. Outre ses travaux
sur l'origine précise des mammifères actuels, et ses
travaux fondamentaux sur les Hommes fossiles, le
professeur Boule a réuni, au Muséum de Paris, une
effarante collection de monstres insoupçonnés.
En paléontologie végétale, les recherches d'Adol-
phe Brongniart, sur les végétaux silicifiés d'Autun,
ont les premières renseigné sur l'organisation des
plantes de la période carbonifère, et par une singu-
lière répercussion ont amené la découverte, chez
nos plantes actuelles, de caractères qui avaient jus-
que-là passé inaperçus, comme la chambre pollinique
de l'ovule des Gycadées. Ces recherches ont été conti-
nuées par Bernard Renault qui a retrouvé jusque
dans la houille les microbes actuels, par Grand'Eury,
qui a tracé magistralement l'histoire de la succession
des flores de cette lointaine période, et montré com-
ment les fougères avaient pu passer aux plantes
supérieures en acquérant la faculté de porter des
graines. Les études des Saporta, des Marion, des
Zeiller, des Lignier, ont été tout aussi fécondes. On
ne voit pas qu'il ait été fait sur ce sujet, en Alle-
magne, depuis Schimper qui était Français, des tra-
vaux qui puissent être considérés comme supérieurs
218 FRANCK ET ALLEMAGNE
Il en est de même en botanique. C'est un Suédois,
Linné, qui commence à mettre de l'ordre dans l'his-
toire des plantes ; mais il n'y parvient qu'en appli-
quant une découverte française, celle de la sexualité
des plantes, par Sébastien Vaillant; encore ne réus-
sit-il à créer ainsi — il en convient lui-même —
qu'un système commode pour arriver à déterminer
le nom des plantes. Il laisse à d'autres le soin de
fixer les principes d'une méthode naturelle dans
laquelle les plantes seraient disposées suivant leur
degré réel de ressemblance. Ce que peut être cette
méthode naturelle demeure assez vague; toutefois,
Antoine et Bernard de Jussieu croient être parvenus
à la réaliser en faisant appel tour à tour aux divers
ordres de caractères des plantes, ces caractères étant
classés d'après leur degré de généralité. Pendant
longtemps, on n'en a pas demandé davantage, et
actuellement même c'est bien ainsi que pratique-
ment les travaux du plus moderne des botanistes
réformateurs et du plus illustre d'entre eux, Phi-
lippe Van Tieghem, encore un Français dont la
famille est originaire de Belgique, entendent la mé-
thode naturelle. Mais le véritable sens qu'il faut
donner à ces derniers mots, c'est, nous l'avons vu,
Lamarck, qui l'a indiqué, au commencement du siècle
dernier, en développant pour la première fois, d'une
manière scientifique, la doctrine de l'évolution. La
classification naturelle des plantes, c'est la reconsti-
tution de leur arbre généalogique ; elle doit faire
ressortir comment et dans quel ordre les diverses
LES SCIENCES NATURELLES EN FRANCK 211)
plantes actuelles sont descendues les unes des au-
tres. En attendant que cet arbre puisse être dressé,
Lamarck, en collaboration avec de Candolle, un
Français devenu Suisse, crée la méthode dichoto-
mique qui est demeurée en usage dans tous les
ouvrages dont on se sert couramment pour déter-
miner les noms des plantes.
Les algues et les champignons demeurent en
dehors de ces essais de classification naturelle;
mais bientôt des botanistes français, les frères Tu-
lasne, Thuret, Bornet, font connaître le mode de
reproduction des algues; une voie nouvelle est
ainsi ouverte, dans laquelle les progrès vont être
rapides. Des ressemblances de plus en plus pré-
cises s'accusent entre leur mode de reproduction et
celui des animaux; en même temps, toute une mer-
veilleuse série de phénomènes conduit peu à peu
de ce mode primitif, à travers les mousses, les
fougères, les conifères jusqu'aux plantes supérieures,
dont le pollen, les ovules, les graines se trouvent
expliqués.
Le savant algologue Bornet partage avec Schwen-
dener la découverte de ces singuliers phénomènes
d'association, qui permettent à une algue et à un
champignon de se prêter un mutuel appui, l'une
nourrissant l'autre qui la protège contre la dessicca-
tion. Par ces mariages se constituent des plantes
que l'on crut longtemps autonomes et qui ne sont
autres que les Lichens. Ces associations peuvent
défier les pires conditions d'existence; elles permet-
220 FRANCE ET ALLEMAGNE
tent aux lichens de s'installer même sur des rochers
et de conquérir à la vie leur aride surface. Mais la
question s'élargit bientôt. Noël Bernard découvre
des associations analogues, non plus entre un cham-
pignon et une algue, mais entre des champignons
et des plantes supérieures qui deviennent insépa-
rables. C'est l'origine de l'une de nos plus belles
familles de plantes, celle des orchidées, qui, grâce à
ce subterfuge, peuvent se développer même sur un
tronc d'arbre et accumuler dans leurs tubercules
radicaux des provisions pour la saison nouvelle.
Et voilà que se pose un autre problème : les tuber-
cules qui se produisent sur la racine ou sur la partie
souterraine de la tige de nombre de Plantes n'au-
raient-ils pas tous pour cause, comme ceux des or-
chidées, l'action d'un parasite? La pomme de terre,
cet aliment précieux pour les nations assiégées, ne
serait-elle pas une bienheureuse maladie d'une
espèce de solanée ? Jusqu'où s'étend dans les deux
règnes cette action des parasites ordinairement mal-
faisants, parfois adjuvants pour leur hôte? C'est
tout un horizon nouveau qui s'ouvre, déjà entrevu
par un savant belge, un Belge de Louvain, le pro-
fesseur Pierre-Joseph Van Beneden, dans son beau
livre : Parasites, commensaux et mutualistes.
A côté de ces brillantes recherches, par un labeur
acharné, l'organisation et les conditions d'existence
des plantes supérieures sont patiemment scrutées.
Au Muséum d'histoire naturelle, Decaisne décrit de
nombreuses plantes exotiques, en cultive et accli-
LES SCIENCES NATURELLES EN FRANCE ^21
mate d'autres Son assistant, Charles Naudin, étu-
die les effets des croisements chez les Plantes, de-
venus depuis la base de cette brillante industrie de
l'horticulture qui a métamorphosé toutes nos fleurs,
et nous avons vu précédemment (4) l'importance
théorique de ses recherches. Philippe Van Tieghem
refait patiemment toute l'anatomie et toute la classi-
fication des plantes, entouré de ses nombreux élèves,
directs ou indirects : Le Monnier, Gaston Bonnier,
Flahaut, Leclerc du Sablon, Chauveaud, Costantin
et bien d'autres. La flore exotique est magistrale-
ment étudiée et décrite par Pierre, Maxime Cornu,
Lecomte, Auguste Chevalier; les maladies des plan-
tes font l'objet de recherches d'hommes tels que
Prilleux, Mangin, Sauvageau, tandis que Maquenne
scrute les secrets les plus importants de leur phy-
siologie.
Ici se place une découverte qui vient inopinément
étendre les idées de Claude Bernard sur l'unité des-
phénomènes de la vie chez les animaux et chez les
végétaux. La nutrition des éléments anatomiques,
des plus humbles organismes unicellulaires jus-
qu'aux plus superbes végétaux, jusqu'à l'Homme,
sont, tout au moins, dans une large mesure, sous la
dépendance d'une substance particulière, la chrb-
matine, disposée en réseau au centre de l'élément,
dans ce qu'on appelle son noyau. Au moment où
l'élément se prépare à se diviser, ce qui est son
(1) Page 69.
~2i2 FRANCK ET ALLEMAGNE
mode normal de multiplication et la cause même
de la croissance des corps vivants, le réseau de
ohromatine se rassemble en un ruban festonné dont
les festons se séparent pour former autant de cor-
puscules, dits chromosomes, dont le nombre, géné-
ralement pair et assez faible est constant pour tous
les éléments d'un même organisme et pour tous les
organismes delà même espèce. C'est une règle géné-
rale, aussi bien pour les végétaux que pour les ani-
maux. Mais les choses vont plus loin : chez les
éléments reproducteurs, dans les deux règnes, ce
nombre se réduit à la moitié de ce qu'il est chez
les éléments constitutifs du corps, de sorte que
l'union de deux éléments reproducteurs, l'un mâle,
l'autre femelle, est nécessaire pour reconstituer un
élément normal, l'œuf, contenu dans le sac embryon-
naire des végétaux supérieurs, libre chez les ani-
maux. C'est à un botaniste français, L. Guignard,
que l'on doit la constatation de ces faits chez les
végétaux, ainsi ramenés à la loi qui régit la consti-
tution des éléments reproducteurs chez les animaux
et qui jette une si vive lumière sur le mystère de la
fécondation.
Les faits que nous venons de rappeler ont d'im-
portantes conséquences. Il peut arriver que le
nombre des chromosomes soit impair ou que les
chromosomes ne soient pas tous égaux. Au moment
où les éléments mâles se partagent les chromosomes
de leur cellule mère, ce qui amène la réduction de
leur nombre, ces éléments se répartissent en deux
LES SCIENCES NATURELLES EN FRANCE 223
groupes dont l'un est formé d'éléments contenant soit
un chromosome de plus que l'autre, soit un chromo-
some plus gros. Les œufs fécondés par les éléments
qui contiennent soit un chromosome complémen-
taire, soit un chromosome plus gros que ses frères
produisent toujours des femelles. Les mâles sont
donc le produit d'œufs moins aptes à une nutrition
intensive que les femelles; leurs éléments consti-
tutifs sont plus disposés à se multiplier qu'à accu-
muler des réserves. Le sexe masculin est, en
somme, le sexe de la dilapidation. (*) C'est, en effet,
en pure perle que sont produits les magnifiques
pigments colorés, les appendices démesurés qui dis-
tinguent les mâles parmi les insectes et les poissons,
les panaches de plumes chez les oiseaux, les défenses,
les cornes, les crinières chez les mammifères, et la
barbe même dans l'espèce humaine. Cette faible apti-
tude à se nourrir explique l'extrême petitesse des
mâles, chez nombre de groupes de rotifères, de crus-
tacés, de vers et même de vertébrés. Les mâles en
arrivent à disparaître lorsque, par suite de quelque
modification importante dans le genre de vie, l'ali-
mentation devient plus ou moins aléatoire, comme
dans les espèces qui mènent une vie sédentaire, se
fixent ou perdent la faculté de se déplacer, dans celles
qui sont sujettes à d'incessantes variations de compo-
sition du milieu ou à la dessiccation, dans celles qui
passent de la mer dans les eaux douces, dans celles
encore qui reviennent de la vie parasitaire à la vie
(1) Edmond Perrier, La Femme dans la Nature, p. 259.
±2't FRANCE ET ALLEMAGNE
libre ; c'est le cas des huîtres, des cirripèdes, des tu-
niciers, des vers de terre, des sangsues, des escargots
et autres mollusques pulmonés. Dans ce cas. un autre
phénomène de nutrition, du même ordre, se produit :
les éléments génitaux s'isolant de bonne heure,
pendant un certain temps leur développement est
en conflit avec celui de l'organisme parent; ils n'ar-
rivent pas, à ce moment, à accumuler des réserves ;
ils évoluent vers le sexe masculin, et la femelle, en
voie de développement, descend momentanément au
rang de mâle ; elle est, en somme, hermaphrodite,
mais d'une façon particulière, puisqu'elle est suc-
cessivement mâle et femelle. Cette forme de l'her-
maphrodisme est dite hermaphrodisme protandre.
Finalement, la nutrition des œufs prenant l'avance
sur le développement des femelles, celles-ci devien-
nent parthénogénétiques, et engendrent des femelles
fécondes, ainsi que M. Maupas, le savant bibliothé-
caire d'Alger, l'a établi pour des vers nématodes,
anciens parasites redevenus libres. Tous ces faits,
en apparence épars, se relient donc dans une même
théorie, et si l'Allemagne a apporté des matériaux à
cette théorie, elle est demeurée hors d'état de les
souder.
Continuons : si l'évolution d'un œuf dépend de la
quantité de chromatine qu'il contient, ou de l'acti-
vité de sa chromatine, on comprend que dans cer-
taines conditions favorables, ces œufs pourront
accroître, par leurs propres moyens, la quantité de
leur chromatine et seront capables de se développer
LES SCIENCES NATURELLES EN FRANCE ±25
spontanément quand cette quantité sera suffisante,
ou que son activité aura été convenablement surexci-
tée, ou bien encore si on arrive à supprimer cer-
taines barrières qui la maintiennent isolée des subs-
tances contenues dans l'œuf et qu'elle doit transfor-
mer pour que celui-ci puisse évoluer. C'est le cas
des pucerons, comme l'avait déjà vu Charles Bon-
net, de Genève, au XVIIIme siècle, des cochenilles,
des abeilles et de divers autres insectes. Le fait se
produit même accidentellement chez les vers à soie.
En général, les œufs non fécondés, par suite de la
réduction de moitié de la chromatine qu'ils devraient
contenir, ne donnent naissance qu'à des mâles ; tou-
tefois quand, les mâles ayant disparu, les femelles
deviennent normalement parthénogénétiques , les
œufs de ces femelles, pendant un certain nombre de
générations, donnent naissance à de nouvelles fe-
melles parthénogénétiques, mais cette faculté finit
par s'épuiser et les œufs donnent alors naissance
soit à des mâles, soit à des femelles dont les œufs
ne se développent que s'ils sont fécondés.
On peut arriver, en les brossant ou en les frottant
entre deux lames de drap, à faire développer parthé-
nogénétiquement des œufs du papillon des vers à
soie qui, d'ordinaire, ont besoin d'être fécondés.
Jacques Lœb a fait sur les oursins et d'autres ani-
maux des expériences célèbres, reprises et dévelop-
pées par Bataillon, Viguier, Lécaillon et surtout par
Delage. Il semble résulter de ces expériences qu'on
peut déterminer à coup sûr le développement par-
226 FRANCE ET ALLEMAGNE
thénogénétique des œufs de bien des façons, qui
tendent pour la plupart à faire éclater l'enveloppe
du noyau de l'œuf, de manière à permettre à la chro-
matine d'agir directement sur les matériaux de
celui-ci avec qui elle est en contact: cette conclu-
sion n'est cependant pas encore définitive. Quoi
qu'il en soit, en plaçant des œufs d'oursins non
fécondés dans de l'eau de mer chargée d'acide carbo-
nique, Yves Delage a obtenu leur développement
normal, et par une nourriture appropriée, a conduit
l'animal jusqu'au voisinage de l'état adulte: il croit
avoir constaté que, conformément à la théorie,
Foursin adulte, encore unique, qu'il a obtenu était
du sexe masculin. Nous arrivons ainsi aux confins
d'un autre domaine: celui de la recherche des cau-
ses des sexes et de leur détermination expérimentale.
C'est dans l'activité plus ou moins grande de la
nutrition que cette cause réside très vraisemblable-
ment; il est des cas, comme lorsqu'elle dépend du
nombre ou de la grosseur des chromosomes, où la
détermination expérimentale des sexes semble hors
de nos moyens d'action, mais ces cas sont excep-
tionnels et l'on doit espérer le succès dans beaucoup
d'autres, contrairement à ce que pensent la majorité
des zoologistes allemands qui font tous leurs efforts
pour établir l'idée que le sexe est déjà déterminé au
moment de la fécondation de l'œuf.
Ce n'est pas fini. L'œuf fécondé produit un nouvel
individu par un mécanisme constant: sa division
répétée et celle des éléments provenant de cette
LES SCIËNGES NATURELLES EN FRANCK ^11
division, grâce à laquelle ces éléments se multiplient
rapidement, tout en devenant dissemblables et en se
spécialisant dans des fonctions diverses; ils consti-
tuent ainsi nos divers tissus, nos divers organes
incapables de vivre les uns sans les autres quand on
ne supplée pas, par quelque artifice, à leur isolement.
Mais cette dissemblance, cette solidarité, ne s'établit
que peu à peu. Les premiers éléments anatomiques
nés de la division de l'œuf se ressemblent presque
exactement. Qu'arrive-t-il si on vient à les isoler?
Il arrive ce que le principe de l'indépendance des
éléments anatomiques permettait de prévoir : tant
qu'ils demeurent identiques entre eux, chacun de
ces éléments primitifs peut se comporter comme un
œuf et produire un embryon. Cette identité peut
disparaître de bonne heure et alors chaque élément,
à mesure qu'il s'individualise, semble avoir une
prédestination particulière; mais la différenciation
peut être tardive, et un entomologiste français,
Paul Marchai, a fait récemment cette découverte stu-
péfiante que d'un œuf unique d'une petite mouche,
du genre Encyrtus, parasite de la chenille d'une
sorte de teigne, sortent d'un seul coup jusqu'à 120
larves. De même, il résulte d'observations de natu-
ralistes américains que l'œuf de certains mammi-
fères de la famille des tatous peut produire simul-
tanément jusqu'à huit embryons.
La science allemande n'a pas davantage aperçu
la loi simple qui relie ces merveilleux phénomènes
aux phénomènes habituels du développement.
228 FRANCE ET ALLEMAGNE
La doctrine de l'évolution a révolutionné peut-on
dire la pensée germanique; c'est sur elle que le pan-
germanisme appuie ses exorbitantes prétentions, et
l'on s'attendrait à ce que les savants d'outre-Rhin
aient pris une part prépondérante à son développe-
ment. On est stupéfait de voir à quel point cette part
a été médiocre. Après une période où elle a donné
lieu à quelques vagues hypothèses, l'idée première
a été développée en France, vers 1810, d'une ma-
nière tout à fait scientifique, par Jean de Monet de
Lamarck. Dès le début, Lamarck met en jeu une
cause physiologique qui n'a rien de mystérieux et se
prête même à l'observation; elle se résume en ces
quelques mots: Le degré de développement et de
perfection d'un organe est en raison directe de
l'usage qu'en fait l'animal, sous la stimulation des
besoins que lui crée le milieu dans lequel il vit. Un
organe qui n'est pas utilisé s'atrophie ; un organe
utilisé se développe et se modifie dans sa forme, sui-
vant l'usage qu'en fait l'animal. De ce double jeu
résultent des modifications indéfinies.
A côté de Lamarck, Etienne Geoffroy Saint-Hilaire
admet aussi que les formes vivantes se modifient,
mais en gardant une certaine unité de plan,
« sous l'action toute puissante des milieux exté-
rieurs ». Guvier, lui, demeure hostile à ces nou-
veautés ; il accusera même Geoffroy de se laisser do-
miner « par une certaine philosophie venue d'outre-
Rhin » et pour laquelle il ne dissimule pas son dé-
dain ; c'est la folle Philosophie de la Nature que
LES SCIENCES NATURELLES EN FRANCE 229
prêche en Allemagne Oken. L'éclat des découvertes
de Guvier sur les animaux fossiles a cette consé-
quence paradoxale qu'on oublie Lamarck; il faut
attendre jusqu'en 1859 pour qu'en Angleterre la
doctrine de l'évolution se réveille sous une forme
nouvelle avec Charles Darwin et sir John Russell
Wallace, qui apportent simultanément les notions
profondes et connexes de la sélection naturelle et
de la lutte pour la vie. Ni l'un ni l'autre ne s'em-
barrasse de rechercher les causes des variations des
formes vivantes : elles varient ; peu importe pourquoi.
La lutte pour la vie fait j ustice des variations désavan-
tageuses ; elle ne laisse subsister que les individus
qui ont varié avantageusement et dont les variations
avantageuses s'accentuent à chaque génération.
Le grand apôtre du transformisme en Allemagne,
Ernest Haeckel, signataire, lui aussi, du manifeste
des intellectuels, s'empare de ces idées; il s'en sert
pour saper toute croyance religieuse; mais il n'y
ajoute rien. D'ailleurs, sa préoccupation est sur-
tout de rechercher quelles étapes ont parcourues les
formes vivantes actuelles pour arriver à être ce
qu'elles sont. Il essaye de dresser une généalogie
du Règne végétal et surtout du Règne animal; et là
où la zoologie ne peut plus le renseigner, il fait
appel à l'embryogénie. L'embryogénie d'un animal
n'est, dit-il, que la répétition abrégée de sa généa-
logie. Il n'y a donc qu'à étudier les formes succes-
sives des embryons d'un animal, pour reconstituer
tout son passé.
230 FRANCK ET ALLEMAGNE
C'est vrai, dans une certaine mesure, et l'on s'ex-
tasie tant en Allemagne qu'en France sur la méthode
de reconstitution du naturaliste d'Iéna. Malheureu-
sement, si l'idée a été exprimée en Allemagne comme
une des inductions de la fantastique philosophie de
la Nature, elle a été déduite de l'observation des
faits et d'une façon tout à fait indépendante, en
France, par Etienne Geoffroy Saint-Hilaire. Lorsque,
recherchant la démonstration de l'Unité de plan de
composition des animaux, il s'arrête devant la mul-
tiplicité des os du crâne des poissons et ne sait à
quels os les assimiler chez les mammifères, l'idée
lui vient d'étudier le crâne des jeunes embryons de
ceux-ci, et il y trouve, comme centres d'ossification,
tous les os constitutifs du crâne des poissons; l'em-
bryon des mammifères traverse donc un stade pois-
son. De même, nous assistons chaque année, dit-il,
à la transformation d'un poisson, le têtard, en un
reptile, la grenouille. Aussi Serre, son élève, ex-
prime-t- il cette idée dans cette phrase lapidaire:
L'anatomie transcendante est une anatomie com-
parée transitoire^ comme V anatomie comparée est
une anatomie transcendante permanente. Ce qu'il
entend par anatomie transcendante c'est tout sim-
plement l'embryogénie. Haeckel ne fait donc qu'ap-
pliquer des idées françaises; mais, chose curieuse!
en France, on s'est laissé à ce point hypnotiser par
la science allemande qu'on ne s'en aperçoit pas, et,
à la Sorbonne même, on attribue la loi de Geoffroy
à un assez obscur Fritz Millier qui ne l'a jamais
expressément formulée.
LES SCIENCES NATURELLES EN FRANCE 231
Cependant, l'application de cette loi du parallé-
lisme de l'embryogénie et de la généalogie des êtres
vivants ne va pas toute seule. Hœckel s'aperçoit
bien vite que la brève formule : L'embryogénie d'un
animal n'est que l'abrégé de sa généalogie, de-
mande des correctifs. Il y a des formes embryogé-
niques qui, manifestement, ne sauraient être consi-
dérées comme des formes ancestrales. Alors Hœckel
en fait un paquet, celui des cœnogénies, qu'il oppose
aux embryogénies, sensiblement généalogiques, qu'il
appelle des palingénies. Cette façon d'opérer ne
satisfait pas Giard, le protagoniste habituel des
idées allemandes en France, mais il se borne à
retourner les cadres d'Hœckel et à distinguer des
embryogénies condensées dans lesquelles une évolu-
tion rapide a fait disparaître les traits ancestraux,
et des embryogénies dilatées qui sont toutes les
autres. A tous deux échappe la loi fondamentale des
phénomènes embryogéniques, (*) qui ont pour base,
en effet, la répétition rapide des formes ancestrales
ipatrogénèse) ; mais avec cette double réserve que
l'embryogénie se modifie à mesure qu'elle s'accé-
lère, de telle façon que les formes ancestrales peu-
vent être masquées par cette accélération même (ta-
chy genèse) et que, de plus, l'embryon peut être
temporairement modifié en dehors de toute répéti-
(1) E. Perrier et Charles Gravier. La tachyyénèse ou accélération
embryoyénique, Annales des sciences naturelles, Zoologie, 8mc sé-
rie, 8 XVI, 1902. — E. Perrier. Comptes-rendus de l'Académie
des sciences, T. CXXIII, 1896, p. 1151-1159. — Id. Les Colonies
animales, 1881, p. 726. — Id. La Femme dans la Nature, p. 66.
232 FRANGE ET ALLEMAGNE
tion ancestrale par son adaptation à un genre de
vie momentané et qui lui est propre (armogénèse).
Ces dernières modifications sont fugitives et n'ont
aucune répercussion sur la forme définitive ; elles
sont l'origine des métamorphoses que subissent
tant d'animaux.
Il n'en est pas de même des premières, qui peu-
vent être une source de modifications définitives
des organismes. C'est grâce à elles, grâce par consé-
quent à l'accélération embryogénique ou tachygénèse
que dans le règne végétal, les plantes gymnospermes
(Conifères, Cycadées, Gnétacéesj sont issues des
Cryptogames vasculaires (Fougères, Lycopodes,
Prêles), les Angiospermes ou plantes à fleurs des
Gymnospermes, les Gamopétales des Polypétales,
les plantes à ovaire infère des plantes à ovaire
supère, etc., etc. Dans le Règne animal, les Méduses
sont de même issues des Polypes, les Acalèphes des
Hydroméduses, les Polypes alcyonnaires des madré-
poraires, les Reptiles des Batraciens, etc.
Ces trois ordres de phénomènes : patrogénèse,
tachygénèse, armogénèse dominent d'ailleurs la
science embryogénique tout entière. L'hérédité, qui
conserve aux descendants d'un être vivant les carac-
tères qu'il a acquis, devient un agent de transfor-
mation des formes vivantes, grâce à l'accumulation
de ces caractères qu'elle ne peut conserver tous en
accélérant leur succession, sans les modifier les uns
par les autres. Comme conséquence de la tachy-
génèse, une hér édile transformatrice se dégage de
LES SCIENCES NATURELLES EN FRANCE 233
Vhêrédité conservatrice que les savants allemands
ont surtout envisagée, méconnaissant toute l'impor-
tance de l'autre.
Les livres par lesquels s'est établie la réputation
d'Hieckel, Y Histoire de la Création suivant tes lois
naturelles et Y Anthropogénie sont d'ailleurs des
livres d'apostolat, destinés à appuyer sa philosophie
particulière, le Monisme, dans laquelle, en dehors
de la violence du langage et de l'emploi d'arguments
empruntés à l'histoire naturelle, il est difficile de
découvrir une pensée vraiment originale. Malgré
l'étendue incontestable de ses connaissances, l'au-
teur n'a su ni demeurer sur un terrain vraiment
scientifique, ni tirer tout le parti qu'il devait des
documents qu'il avait entre les mains. Non seule-
ment il méconnait la portée de la loi de l'accéléra-
tion embryogénique, mais ses arbres généalogiques
partiels sont basés sur une hypothèse reconnue
fausse depuis longtemps, c'est que chacun de ses
rameaux a pour point de départ une forme unique :
ils sont, comme il dit, monophijlétiques : or, non
seulement chaque espèce, mais chaque individu
peut avoir, par un lignée distincte, contribué à la
formation des groupes actuels que nous considérons
commes naturels. De plus, s'il construit, non sans
se laisser plus d'une fois aller à prendre des simili-
tudes superficielles pour des signes de parenté, une
série continue de formes animales, il ne se pré-
occupe nullement, contrairement au but même de la
Science, de rechercher les causes des modifications
234 FRANGE ET ALLEMAGNE
qu'il raconte, malgré l'exemple donné par Lamarck
dans sa Philosophie zoologique, malgré les succès
obtenus par les géologues lorsque, renonçant aux
miracles et aux cataclysmes incompréhensibles,
auxquels faisait appel Guvier, ils ont recherché,
comme Buffon, dans les causes encore agissantes
autour de nous, dans ce qu'ils ont appelé les causes
actuelles, l'explication de la structure du Globe et
des modifications qu'elle a éprouvées.
Ces causes, il me sera permis de dire que j'ai
tenté d'y faire appel, dès 1881, dans mon livre, Les
Colonies animales et la formation des organismes ;
mais, dans ce premier essai, je n'avais pas encore
suffisamment compris les indications de l'embryo-
génie relativement aux raisons qui ont pu provo-
quer, dans le passé, l'apparition de formes nouvelles.
Or, l'embryogénie nous indique des causes de trans-
formations des organismes dont le rôle a été des plus
considérables, non pas dans la création des espèces
ou des genres, mais — ce qui est autrement impor-
tant — dans celle des grands types organiques aux-
quels Guvier a donné le nom &' embranchements et
qu'il considérait, sans les expliquer, comme des plans
fondamentaux de l'organisation animale : ce sont les
changements d'attitude des animaux, dont Geoffroy
Saint-Hilaire avait déjà été frappé lorsqu'il avait
tenté de ramener à un même plan l'organisation des
vertébrés et celle des animaux articulés de Guvier. (')
(1) E. Perrier. L'origine des Vertébrés. Comptes -rendus de
l'Académie des sciences, vol. XXVI, 1898, p. 1479-1480. — Id.
La fixation héréditaire des attitudes, Congrès international de Zoo-
logie, 1902. — Id. La Femme dans la Nature, p. 17").
LES SCIENCES NATURELLES EN FRANGE 235
Geoffroy avait signalé l'identité de position des or-
ganes dans les deux types lorsqu'on suppose que le
dos de Fun est devenu le ventre de l'autre et réci-
proquement, autrement dit que leur attitude a été
renversée. Le fait parut alors une simple fantaisie
de théoricien aux abois, parce qu'on ne voyait pas-
les raisons d'un tel renversement; mais l'embryo-
génie insiste justement d'une façon frappante dans
cette direction, et nous montre un ou plusieurs chan-
gements d'attitude au cours du développement de
nombreux animaux, changements qui se répètent,
toujours les mêmes, pour les animaux appartenant
à un même embranchement. Peut-on considérer
comme sans importance le fait que le côté gauche
de tous les embryons d'étoiles de mer, d'oursins,
d'holothuries, en un mot de tous les animaux com-
posant l'embranchement des échinodermes, devient
le ventre de l'animal adulte et leur côté droit son
dos ? Est-ce par une fantaisie de la nature que les
embryons de la très grande majorité des mollusques-
sont nageurs et nagent le ventre en l'air, le dos en
bas, ce qui permet d'expliquer par une simple action
de la pesanteur l'énorme bosse dorsale, si gênante
pour eux, lorsqu'ils redeviennent marcheurs, qu'ils
sont obligés de l'enrouler en hélice, comme les escar-
gots? Est-il permis de négliger le fait que YAm-
phioxus, le précurseur fameux des vertébrés, si
important aux yeux d'Ha3ckel lui-même qu'il propo-
sait d'installer son image dans des temples comme
celle du plus vénérable de nos ancêtres; est-il per-
230 FRANGE ET ALLEMAGNE
mis, dis-je, de négliger le fait que YAmphioœus
commence par se tenir couché sur le côté, comme
les soles, les turbots, les barbues, etc., se tord
pour maintenir sur le côté libre de son corps tous ses
orifices respiratoires, puis, arrivé à un degré plus
avancé de son évolution, se redresse, exactement
comme Geoffroy Saint -Hilaire le requérait, pour
identifier le plan d'organisation des vertébrés et
celui des insectes ?
Ces faits importants par leur généralité, négligés
cependant, conduisent inéluctablement à rattacher
à des changements d'attitude l'origine des grands
types organiques autres que ceux des animaux
ramifiés et des animaux segmentés. Ces change-
ments d'attitudes s'expliquent eux-mêmes par des
causes simples : il suffit qu'il se dépose du cal-
caire dans les tissus d'un animal pour qu'il soit
alourdi et entraîné au fond, qu'il se charge de
graisse pour être au contraire emporté vers la sur-
face. Le parasitisme, la fixation au sol, les change-
ments divers dans les conditions d'existence, entraî-
nent enfin, à leur tour, des modifications particu-
lières. L'accélération embryogénique joue, de son
côté, son rôle; elle peut porter sur telle ou telle
catégorie d'organes ou sur l'ensemble de l'orga-
nisme, entraînant ces balancements d'organes dont
l'importance n'avait pas échappé à Geoffroy Saint-
Hilaire ; c'est elle qui a occasionné le renversement
d'attitude de YAmphioxus et des vertébrés.
Une attitude acquise peut d'ailleurs être, dans la
LES SCIENCES NATURELLES EN FRANCK 2o/
suite, remplacée par une autre : des animaux libres-
peu vent s'attacher au sol et, plus tard, reconquérir
leur liberté, les changements d'attitude se combiner
avec l'accélération embryogénique, et de tous ces
faits résulte une morphologie vraiment scientifique
des organismes, dans laquelle l'Allemagne n'a rien
à réclamer.
Il faut remarquer d'ailleurs que si la lutte pour la
vie et la sélection naturelle qui en résulte, ont certai-
nement contribué à maintenir les progrès de détail
qu'ont pu faire les organismes, ou même à favoriser
le développement de certains caractères avantageux,
la formation du corps, les modifications qui sont
résultées de changements d'attitude, n'ont pu être
réalisées que dans une paix profonde, en raison des
conditions d'existence tout à fait désavantageuses
dans lesquelles se trouve placé l'animal durant se&
transformations. La lutte pour la vie n'est donc pas
cette base indispensable et unique de tout progrès
dont se réclame l'Allemagne, et la façon victo-
rieuse dont les organismes sont sortis des crises
qu'ils ont dû traverser montre qu'il ne faut pas se
fier aux décadences apparentes ; elles peuvent être
suivies de brusques et magnifiques ressauts.
Tandis qu'en Amérique les Marsh, les Leidy,
les Cope, les Osbor'n, les Holland, les Ameghino,
etc., par une série de recherches sur les étonnants
fossiles de leur pays, apportaient aux idées de
Lamarck le puissant appui de leurs observations,
238 FRANGE ET ALLEMAGNE
■l'Allemagne semblait se détourner même de Dar-
win. Faute de rechercher les causes ou les condi-
tions de l'évolution et la raison d'être des caractères
embryogéniques, les idées d'unité de plan renais-
saient. Qui nous dira l'encre d'imprimerie dépensée
pour retrouver partout les gastrules de Hœckel et
leur blastopore, même quand l'impossibilité de leur
existence était démontrée, ou les modes divers de
formation du cœlome des frères Hertwig ? La vieille
croyance à l'emboîtement des germes, de Charles
Bonnet (XVIIIme siècle), ressuscite même avec le
professeur Weismann qui est venu occuper à Stras-
bourg la chaire où avait jadis professé de Quatrefages.
Celui-là nie l'hérédité des caractères acquis, c'est-à-
dire à la fois Lamarck et Darwin. Interprétant d'une
façon erronée la mise en réserve précoce, confor-
mément aux procédés courants de la tachygénèse.
des éléments destinés à former les organes de re-
production chez les petits animaux à développement
rapide, tels que les insectes, il imagine que ces élé-
ments sont faits d'une autre substance que celle qui
forme les éléments du corps : il distingue un plasma
germinatif qui leur est propre du plasma forma-
tlf. Le corps n'est plus qu'un habit pour le plasma
germinatif qui se perpétue depuis l'origine des cho-
ses, abrité par lui, en se modifiant lentement, spon-
tanément, tout en modifiant, par surcroît, le corps
qu'il tient sous sa dépendance exclusive et qui
échappe à toutes les actions extérieures, comme
nous échappent les causes des prétendues modifica-
LES SCIENCES NATURELLES EN FRANCE 239
lions du plasma germinatif, en qui serait condensée
la pensée créatrice. On ne saurait imaginer rien de
plus antiscientifique; c'est le mysticisme germani-
que qui refleurit. Le curieux, c'est que cette idée
bouffonne ait trouvé, en France, des snobs xéno-
philes pour l'admirer et la propager.
Pendant que Weismann niait l'hérédité des carac-
tères acquis, d'autres savants la confirmaient cepen-
dant par des recherches scientifiques, et ici nous
assistons à un phénomène d'un autre ordre, de
nature cà donner à réfléchir aux jeunes savants fran-
çais. Après vingt ans de travaux qui l'avaient con-
duit à l'Académie des sciences, le botaniste Charles
Naudin, aide-naturaliste à la chaire de culture du
Muséum, avait exposé, en 1863, les lois de la trans-
mission héréditaire des caractères, quand on croise
deux variétés distinctes de la même espèce. En 1867,
le 13 mai, dans les comptes-rendus de l'Académie des
sciences, il avait écrjt d'autre part : « Ici se présente
un point sur lequel j'appelle toute l'attention de ceux
qui croient à la mutabilité des formes spécifiques
et attribuent l'origine des espèces actuelles à de
simples modifications d'espèces plus anciennes. Ils
admettent que ces modifications se sont effectuées
avec une excessive lenteur. Nous ignorons ce qui a
pu se passer dans le lointain des âges, mais ce que
l'expérience et l'observation nous apprennent, c'est
qu'à l'époque actuelle les altérations de ce que nous
appelons, peut-être arbitrairement, des types spé-
cifiques, se produisent brusquement, et sans qu'il y
2'tO FRANCE ET ALLEMAGNE
ait jamais de formes transitoires entre elles et la
forme normale. » Personne ne fait attention à ces
propositions, si fortement étayées cependant. Mais
voilà qu'en 1900, on découvre qu'un moine allemand
a publié, en 1866, dans le « Bulletin des naturalistes
de Brùnn », les lois mêmes que Naudin avait énon-
cées trois ans auparavant, après de longues recher-
ches. Aussitôt les mêmes xénophiles français, qui
avaient porté au compte de Fritz Muller la loi de
Geoffroy Saint-Hilaire et de Serre, s'enflamment;
leurs journaux publient le portrait de Mendel, il
n'est question que de MendeL de Vhér édité mendé-
lienne et du mendélisme ; de Naudin pas un mot.
De même, en 1901, le botaniste hollandais de Vries
fait connaître des expériences sur les mutations
brusques des plantes, donnant exactement les mê-
mes résultats que ceux de Naudin, si bien que dans
son livre Les transformations brusques des êtres
vivants, paru en 1911, un jeune botaniste français,
Louis Blaringhem, à qui l'on doit de belles recher-
ches sur l'hérédité, écrit, après avoir rappelé l'œuvre
de Naudin : « Ces conclusions données par Naudin
en 1867, après vingt ans de recherches expérimen-
tales sur l'hérédité, résument la doctrine de la mu-
tation de de Vries. » On fait encore grand bruit,
dans les mêmes milieux français, des recherches de
de Vries; c'est lui qui demeure le protagoniste des
idées nouvelles, et Louis Blaringhem lui-même ne
parle qu'incidemment de Naudin, en épisode, et tout
«m lui rendant d'ailleurs pleine justice, continue à
se servir du vocabulaire des mendéliens.
LES SCIENCES NATURELLES EN FRANGE 241
On a présenté quelquefois les mutations brus-
ques comme faisant échec à la loi de la sélection
naturelle de Darwin ; elles lèvent, au contraire,
une objection sérieuse qu'on lui a faite, à savoir que
les différences que créent entre les organismes leurs
modifications sont trop faibles pour donner prise à
la sélection.
La théorie de l'évolution a failli sombrer sous des
objections d'une autre nature. Tout le monde a
présentes à l'esprit les merveilleuses études du
grand observateur Jean-Henri Fabre, de Sérignan,
sur les instincts des insectes. Ces instincts sont aveu-
gles et paraissent inconscients dans l'état actuel
des choses. Grâce à eux l'insecte exécute des actes
compliqués dont il ne saurait concevoir le but; il
les exécute alors même que le but vers lequel ils
tendent a été supprimé ; l'exécution de ces actes
suppose de sa part une connaissance des choses
qu'il n'a jamais eu le moyen d'acquérir, et qui est,
par conséquent, innée en lui. C'est ainsi que la plu-
part des espèces de guêpes chassent des espèces dé-
terminées d'insectes, toujours les mêmes, qu'elles
savent d'un coup d'aiguillon paralyser sans les tuer,
auxquelles elles ne touchent pas, mais qu'elles em-
portent dans un nid creusé sous terre ou construit
avec des matériaux préalablement apportés, afin de
fournir des provisions aux larves qui naîtront de
leurs œufs. Ces larves, les guêpes ne les connaîtront
pourtant même pas ; elles seront mortes bien avant
10
242 FRANCE ET ALLEMAGNE
leur naissance. Fabre concluait de l'immuabilité
actuelle des instincts spéciaux à chaque espèce,
inexplicables, en apparence, et dont chaque individu
est doué à sa naissance, à l'immuabilité des espèces
elles-mêmes. Mais de tels instincts ne paraissent
inexplicables que parce que les hivers actuels tuent,
chaque année, les insectes, empêchent, en abrégeant
leur vie, toute acquisition d'expérience susceptible
de donner lieu à un progrès, séparent chaque géné-
ration de la suivante et suppriment ainsi toute pos-
sibilité d'éducation. En 1882, j'avais cherché, et
J. Romanes, le gendre de Darwin, avait cherché de
son côté à expliquer, malgré cette difficulté, la ge-
nèse des instincts. (4) Nous nous étions, sans le
savoir, rencontrés. (2) Il restait cependant une pierre
d'achoppement : la séparation hivernale des généra-
tions ; mais cette pierre ne constitue qu'une appa-
rence d'obstacle. Les hivers n'existaient pas encore,
en effet, à l'époque où ont évolué les insectes pré-
sentant les plus merveilleux instincts. Ces animaux
vivaient alors dans les mêmes conditions que les
oiseaux, et l'on doit admettre (3) que la petite somme
d'intelligence qu'on ne peut refuser aux insectes
primitifs suffisait à leur inspirer des actes qui sont
(1) E. Perrier, Anatomie et physiologie animales, 1882, p. 197-
(2) Id., préface au livre de J. Romanes : L'intelligence des
animaux.
(3) Id., L'Instinct. Lecture à la séance publique annuelle de
1901 des cinq Académies de l'Institut de France. — Id. L'Instinct.
Conférence de l'Association française pour l'avancement des
sciences, 1902.
LES SCIENCES NATURELLES EN FRANCE 243
d'abord devenus automatiques, comme des habi-
tudes, puis ont créé entre les éléments du cerveau
des connexions héréditaires, susceptibles, sous une
excitation déterminée, de déclancher toute une série
d'actes tendant vers un but précis, comme le font
nombre de nos machines.
Cette apparition tardive des hivers, dont on n'a
pas cherché tout d'abord à tirer toutes les consé-
quences, permet de comprendre comment ont été
réalisées et comment ont disparu les formes qui
ont caractérisé les dernières époques géologiques.
En donnant l'avantage aux vertébrés à température
intérieure constante sur ceux chez qui cette tempé-
rature était variable, les hivers ont mis les mons-
trueux et gigantesques reptiles de la période secon-
daire en état d'infériorité vis-à-vis des oiseaux et
des mammifères, jusque-là faibles et de petite taille,
«t tandis que les grands reptiles à activité inter-
mittente disparaissaient devant des rivaux infini-
ment plus faibles, mais dont l'activité demeurait
constante, la terre se peuplait des descendants de
types longtemps demeurés à l'arrière-plan, tels que
les oiseaux couverts de plumes et les mammifères
couverts de poils.
Les sciences naturelles avaient encore la charge
d'élucider d'autres questions. Les mers ont sans
doute été le premier et grandiose laboratoire où la
vie a pris naissance. Comment des organismes
marins, les plantes et les animaux d'eau douce, les
plantes et les animaux terrestres ont-ils pu sortir ?
~2\ï FRANGE ET ALLEMAGNE
Il a fallu pour cela que les jeunes plantes, les jeunes
animaux lussent abrités contre la dessiccation et con-
tre les intempéries, que la phase de vie aquatique
qu'ils auraient dû traverser au début de leur exis-
tence, suivant la loi de Geoffroy Saint-Hilaire, leur fût
épargnée. L'accumulation des réserves dans la graine
ou dans l'œuf, permettant une intense accélération
embryogénique, a réalisé ce résultat, et s'il est utile
de signaler en passant cette intervention nouvelle
d'un processus embryogénique, dont nous avons
déjà signalé l'importance, nous n'insisterons pas sur
un sujet dont les naturalistes de tous les pays se
sont préoccupés. Il n'en est pas de même du peu-
plement des abîmes de la mer.
Longtemps les profondeurs de la mer sont demeu-
rées insondées et, sur la foi des explorations entre-
prises par Forbes dans la mer Egée, on supposait
même que les ténèbres dans lesquelles elles sont
éternellement plongées les rendaient inhabitables.
En 1861, la découverte de polypes fixés sur le câble
transméditerranéen allant de Bône à Gagliari, im-
mergé par des fonds atteignant 2800 mètres et qui
furent étudiés par Alphonse Milne-Edwards, suscita
des doutes à cet égard, bientôt justifiés par les re-
cherches de Michaël Sars sur les côtes de Norvège,
et par les dragages du Lightning et du Porcupine
que dirigèrent, au large des côtes d'Angleterre, les
savants anglais Wyville Thomson, Gwyn Jeffreys,
William Carpenter, John Murray et autres, par ceux.
LES SCIENCES NATURELLES EN FRANCE 245
du Hassler que conduisit Louis Agassiz sur les
côtes d'Amérique. Ces opérations restreintes déci-
dèrent l'organisation par le gouvernement britan-
nique d'une grande campagne de circumnavigation.
A la même époque, le marquis de Folin étudiait
par ses propres moyens la fosse du Gap Breton
dans le golfe de Gascogne ; les résultats encore
modestes qu'il obtenait et son insistance courageuse
persuadèrent Henri Milne-Edwards de l'utilité qu'il
y aurait à solliciter du gouvernement français l'explo-
ration méthodique des régions profondes des mers
environnant notre pays. Un vieux navire à aubes,
le Travailleur, puis l'éclaireur d'escadre, le Talis-
man, furent successivement aménagés pour ces
expéditions, ayant à leur bord une commission,
présidée par Alphonse Milne-Edwards, et composée
de MM. Léon Vaillant, Henri Filhol, Marion, le mar-
quis de Folin, le D1' Périer (de Pauillac), Edmond
Perrier, Henri Fischer, Charles Brongniart, le Dr
Viallanes et Georges Poirault. Le Travailleur était
commandé par le lieutenant de vaisseau, depuis vice-
amiral, Richard; le Talisman par le capitaine de
frégate Parfait, un marin de premier ordre qui a
depuis commandé des cuirassés. Le Travailleur
explora le golfe de Gascogne et la Méditerranée ; le
Talisman les grandes profondeurs de l'Atlantique,
de Rochefort au voisinage de l'équateur en touchant
à Cadix, à Mogador, aux Canaries, aux îles du Cap-
Vert et aux Açores, mais en se tenant à mi-distance des
côtes africaines et américaines. Les résultats furent
246 FRANCE ET ALLEMAGNE
des plus brillants; ils approchent de ceux que re-
cueillait au même moment le navire anglais le Chal-
lenger qui fit le tour du monde. Ce sont ces expé-
ditions fructueuses qui ont engagé S. A. S. le prince
de Monaco à organiser les merveilleuses campagnes
auxquelles ont pris part de nombreux savants fran-
çais, et dont les résultats sont consignés dans de
magnifiques volumes in-4° dépassant déjà le nombre
de quarante. Elles ont été imitées par presque tous
les pays maritimes, et un savant français, M. Kœh-
ler, de Lyon, a même organisé une croisière parti-
culière, celle du Caudan.
Les résultats de ces campagnes ont conduit à une
conclusion assez inattendue. (') Par une réaction
naturelle contre les idées de Forbes, les premières
découvertes du Lightning et du Porcupîne avaient
conduit à penser que les abîmes océaniques, malgré
les ténèbres éternelles et la température glaciale
qui y régnent, étaient en quelque sorte surpeuplés
et riches en formes anciennes que l'on croyait dis-
parues. Bien au contraire, le nombre des espèces et
des individus diminue à mesure que la profondeur
augmente. Les formes représentatives des temps
géologiques ne se rattachent guère qu'aux formes
de la période secondaire et ne descendent pas au-
dessous de 2500 mètres de profondeur. Les formes
les plus communes sont, en général, des formes
étroitement adaptées à la vie dans les abîmes et
(1) E. Perrier, Les Explorations sous-marines, 1884, p. 336. '
LES SCIENCES NATURELLES EN FRANCE 247
relativement récentes. Loin de se plier à la lutte
pour la vie à mesure qu'elle devenait de plus en
plus intense sur les côtes baignées par la lumière,
des animaux de toutes sortes se sont, par consé-
quent, enfuis, préférant à la menace de mort que
contenait implicitement la pullulation sur les riva-
ges, les rigueurs du séjour dans les abimes. C'est,
du reste, pour la même cause que d'autres espèces
ont gagné le large et, demeurant à la surface, sont
devenues, comme on dit, pélagiques, que d'autres
ont pénétré dans les eaux douces, se sont dissimu-
lées dans la vase des étangs ou ont creusé des gale-
ries dans la terre humide, en attendant qu'elles
puissent conquérir la terre ferme. Si la lutte pour la
vie n'a pas été sans influence sur les modifications
des formes vivantes, il y a dans les faits que nous
venons d'exposer une nouvelle raison de nier qu'elle
soit la loi inéluctable du monde, et que l'on puisse
justifier par cette loi les guerres cruelles dont les
seules causes sont la rapacité de certains peuples
et la persistance chez eux de la barbarie ancestrale.
En réalité, c'est dans la paix que les transformations
les plus importantes des êtres vivants ont été réa-
lisées; c'est elle seule qui a favorisé notamment les
progrès de l'intelligence, et quand la guerre est sur-
venue, la victoire est trop souvent demeurée aux
animaux lâches, carnassiers ou venimeux, pour
qu'on puisse la considérer, à aucun titre, comme un
instrument de progrès.
248 FRANGE ET ALLEMAGNE
Un abime qui semblait plus insondable encore
que celui de la mer, celui des infiniments petits, a
été abordé grâce au microscope. Ici, la science alle-
mande, éprise de minutie et de patience, s'est, on
peut le dire, surpassée. Le nombre des mémoires
qu'elle publie chaque année sur tout ce qui ne se
voit qu'à des grossissements de 100 à 2000 diamè-
tres et plus, est aussi grand que celui des étoiles du
firmament; les observations s'ajoutent aux obser-
vations ; il n'est pas rare qu'elles s'entrechoquent,
sans que de ces chocs jaillisse nécessairement la
lumière. Cela a commencé de bonne heure avec
Ehrenberg, de Berlin, qui a consacré de grands in-4°
à la figuration des infusoires microscopiques et qui
s'est montré pour eux d'une rare générosité. N'a-t-il
pas nommé tout un groupe d'entre eux Polygastri-
ques, parce qu'imbu de l'idée que tout ce qui vit
devait être compliqué, il les avait dotés d'un nom-
bre d'estomacs auprès desquels les quatre estomacs
des ruminants ne sont rien ? C'est un naturaliste
français, professeur à la Faculté des sciences de
Rennes, Dujardin, qui démontra que les êtres mi-
nuscules, dont l'intimité contrastait si fort avec leur
prétendue richesse d'organisation qu'ils inspirèrent
de superbes morceaux d'éloquence, n'étaient en réa-
lité que des grumeaux d'une sorte de gelée. A cette
gelée, il donna le nom de sarcode. Personne, en
France, n'y fit attention ; bien plus tard, le sarcode
nous est revenu d'Angleterre sous le nom de proto-
plasme que lui avait donné Huxley, et sous ce nom
LES SCIENCES NATURELLES EN FRANCE 249
il a fait fortune; la chose était, en effet, d'impor-
tance. Le premier, Dujardin avait compris que la
vie ne comportait pas nécessairement l'organisation,
c'est-à-dire la complexité ; qu'elle pouvait résider
dans une certaine catégorie de substances ou dans
leur mélange. C'est cette conception nouvelle, fon-
damentale pour l'explication des phénomènes vitaux,
qu'a exprimée Huxley en disant : Le protoplasme
est la base physique de la vie.
Dans l'usage du microscope et de tous les pro-
cédés techniques que son emploi comporte, il n'est
que juste de reconnaître que les Allemands sont
passés maîtres. Figer brusquement les tissus de
manière qu'ils gardent indéfiniment l'aspect et la
composition des tissus vivants, les durcir, les dés-
hydrater, les imprégner de substances se laissant
avec eux débiter au rasoir en lames de quelques
centièmes de millimètre d'épaisseur, les teindre à
l'aide de diverses substances électives se fixant sur
certaines granulations de la substance de manière à
les caractériser, coller les coupes sur verre à l'aide
de baume de Canada pour qu'elles se prêtent indé-
finiment à l'examen miscroscopique, en scruter,
dessiner et préciser tous les détails, les comparer
entre elles, il y a là une mine inépuisable de re-
cherches à exploiter : c'a été le triomphe de la tech-
nique allemande. Et le nombre des travaux auxquels
cette technique a donné naissance est incalculable.
Qu'en est-il sorti de général et de profond? Peut-
être la preuve que le protoplasma n'est pas une
250 FRANCK ET ALLEMAGNE
substance spéciale, comme le pensait Huxley, mais
une association de corpuscules microscopiques,
susceptibles de se nourrir, de grandir et de se re-
produire (leucites, chromosomes, micelles, etc.), de
ferments solubles, de substances nourricières, d'élé-
ments de soutien, dont la collaboration est néces-
saire pour produire la vie, et de déchets de nutrition;
peut-être aussi la démonstration qu'il n'y a pas plus
de génération spontanée d'éléments anatomiques
dans les organismes qu'en dehors d'eux. Mais à cette
œuvre les savants français ont pris leur large part et
ils ont à leur actif d'importantes découvertes. Bal-
biani détermine les lois de la multiplication des
infusoires par division de leur corps ; Maupas, par
des recherches précises, fait connaître comment ils
vieillissent et comment leur conjugaison deux par
deux les rajeunit, et conclut de ses recherches à
l'inéluctabilité de la vieillesse ; Laveran découvre
dans le sang des impaludés, les protozoaires, causes
de leur état cachectique, et sa découverte est le point
de départ de l'étude des parasites du sang dont les
plus redoutables sont les trypanosomes ; Charles
Robin, Ranvier, Henneguy, Tourneux, Prenant,
Nageotte, Renaud, Retterer, Pettit, etc., se classent
au premier rang parmi les naturalistes qui se consa-
crent à l'étude microscopique des tissus; Kunckel
d'Herculais, en même temps que Weismann, décou-
vre le mécanisme des métamorphoses des insectes.
Autour d'Henri Milne-Edwards s'était formée toute
une pléiades d'anatomistes à qui Ton doit de belles
LES SCIENCES NATURELLES EN FRANCE 25Î
études sur l'organisation des animaux marins : de
Quatrefages, Emile Blanchard, Jules Haime, Léon
Vaillant, Alphonse Milne-Edwards, Baudelot, Henri
de Lacaze-Duthiers, et je cite celui-ci le dernier parce
qu'il devient à. son tour chef d'école, parce que la
plupart des zoologistes français de cette génération
sont directement ou indirectement ses élèves et
qu'il a été, par la fondation des laboratoires mari-
times de Roscoff et de Banyuls, l'initiateur de tous
les laboratoires qui ont pris naissance sur nos côtes:
Wimereux, le Portel, Tatihou près Saint -Vaast-la-
Hougue, Luc-sur-Mer, Goncarneau, Arcachon, Cette,
Tamaris, Endoume, Villefranche, d'où sont sortis
d'importants travaux d'anatomie comparée et d'em-
bryogénie, trop nombreux, trop variés pour qu'il
soit possible d'en donner une vue d'ensemble.
Pour couronner cette vaste floraison d'œuvres
françaises, il nous reste à parler de l'histoire des
races humaines et des origines de l'Homme. Long-
temps les races diverses dans lesquelles se divise-
l'humanité n'ont été considérées qu'au point de vue
pittoresque ou n'ont été étudiées que de la façon la
plus superficielle. Armand de Quatrefages de Bréau
et Broca, quoique d'esprit bien différent et par des
méthodes fort dissemblables, ont tous les titres à
être considérés comme les créateurs de l'anthropo-
logie scientifique. Ernest Hamy fut le continuateur
du premier de ces maîtres, tandis que Broca fondait
une école devenue célèbre tant par ses travaux que-
T6C2 FRANCE ET ALLEMAGNE
par ses opinions avancées. Le comte de Gobineau
serait sans doute fort dépaysé dans cette école où
la précision est la règle, et où l'on cherche juste-
ment à dégager les éléments qui ont fait de chaque
race humaine ce qu'elle est. Il est malheureusement
impossible, nous l'avons vu, de définir avec assez
d'exactitude les races humaines pour que tout essai
de remonter à leurs origines ne soit pas essentiel-
lement chimérique. Ce n'est pas une raison pour
que l'on ne cherche pas à préciser leur état actuel
afin qu'il puisse servir de base sûre pour l'avenir.
S'il est impossible de déterminer les conditions
dans lesquelles les races primitives ont pris nais-
sance et comment de ces races, les seules auxquelles
on pourrait supposer quelque pureté, ce qu'on est
convenu d'appeler les races actuelles est descendu,
un autre problème se pose, de la plus haute gra-
vité : le problème de l'origine de l'Homme lui-même.
Cuvier niait que l'on put jamais découvrir des
hommes ou même des singes fossiles. A peine
était-il mort, s'écriait un jour un paléontologiste
éminent, le vicomte Desmier de Saint-Simon d'Ar-
chiac « que les singes et les hommes fossiles sor-
taient de leurs sépultures tertiaires et quaternaires. »
Le premier reste humain authentique est la fameuse
mâchoire du Moulin-Quignon, découverte, près
d'Abbeville. par Boucher de Perthes. Elle fut dis-
cutée à outrance. Depuis, les restes d'hommes fos-
siles se sont multipliés, et c'est surtout dans les
vallées de la Dordogne et de la Vezère, aux
LES SCIENCES NATURELLES EN FRANCE 253
Eyzies, à la Madeleine, à Laugerie-Basse, au Mous-
tier, etc.. que les découvertes ont été fructueuses et
révélatrices. Les noms des deux Lartet, de Ghristie,
de Cartailhac, de Philibert Lalande, du marquis de
Vibraye, de l'abbé Breuil, de Salomon Reinach, de
Marcellin Boule, etc., ont porté haut le renom de la
paléontologie humaine française, sur laquelle une
découverte sensationnelle vient de jeter un nouvel
éclat. A La Ghapelle-aux-Saints, sur les confins des-
départements de la Gorrèze et du Lot, les abbés
Bardon et Bouyssonnie ont exhumé d'un abri sous
roche le squelette presque entier d'un vieillard re-
montant à l'âge du Moustier. C'est le plus ancien
spécimen humain que l'on connaisse à l'état presque
complet. Il a été étudié et restauré de la manière
la plus remarquable par M. Marcellin Boule, profes-
seur au Muséum d'histoire naturelle, qui a fait à
ce sujet la synthèse de tout ce que l'on sait de
nos origines avec un talent, une science, une pers-
picacité et une sincérité hors de pair. L'homme
de la Ghapelle-aux-Saints retenait encore bien de&
caractères simiens, mais c'était un homme, et l'on
ne peut sans émotion songer à ce que pouvaient
être nos ancêtres avant lui. Quoi qu'on découvre
par la suite, là encore la science française aura été
initiatrice.
J'ai fini. Ces deux longs chapitres avaient un but:
établir que de quelque côté que l'on se tourne dans
le domaine des sciences, la France a tenu de telle
25i FRANCE ET ALLEMAGNE
façon son rôle que nul ne peut se vanter de l'avoir
primée. Et l'Allemagne serait vraiment mal venue
de chercher dans la façon dont elle les a servies elle-
même un argument en faveur de sa suprématie.
Savante, elle Test sans aucun doute : mais ce n'est
pas chez elle que sont nées les grandes idées, et
nous devons maintenant nous demander comment,
avec ses prétentions scientifiques, elle a pu mora-
lement déchoir comme elle l'a fait. Nous avons à
faire nous aussi notre examen de conscience et
chercher à tirer la conclusion de ce que cette guerre
nous a appris.
LA MENTALITÉ ALLEMANDE 255
CHAPITRE XIII
L'Evolution de la mentalité allemande.
Le paradoxe allemand. — Les morales nouvelles. — Orgueil,
égoïsme, mysticisme et pangermanisme. — La Vieille Alle-
magne et ses dieux. — Kant et l'expérience. — L'Allemagne
rêveuse. — L'orgueil philosophique. — La Vérité germa-
nique. — La philosophie de la Nature. — La science alle-
mande contre Lavoisier. — L'identité du vrai et du faux. —
Les adaptations germaniques de la science française. —
L'Etat mystique. — Le vieux Gott. — La mission divine du
Germain et la civilisation.
Il n'y a pas de spectacle plus déconcertant que
celui d'un peuple qui prétend imposer au monde
sa civilisation, qu'il affirme supérieure, et qui,
pour l'y préparer, engage dans la plus effroyable
des guerres des millions d'hommes, saute à pieds
joints sur toutes les conventions dont le but est
d'adoucir les relations entre les peuples, se fait un
rempart contre ses adversaires de tous les sen-
timents d'humanité qui sont les signes de leur
hauteur morale, tue sans pitié tout ce qui est
faible afin de semer autour de lui une terreur que
personne n'éprouve, incendie systématiquement les
villes et les villages, bombarde les plus précieux
monuments de l'art, pille les maisons, se livre aux
actes du sadisme le plus odieux, salit d'immondices
tout ce qu'il touche, et, quand il a fait tout cela, se
réclame de ses poètes, de ses philosophes et de ses
256 FRANCE ET ALLEMAGNE
musiciens pour établir sa supériorité, se fait
donner par ses savants des certificats de bonne
conduite, et, au lieu de jeter fièrement un défi à
l'humanité, en dehors de laquelle il s'est placé,
allègue, comme un enfant pris en faute, des pré-
textes audacieusement mensongers pour excuser
ou expliquer piteusement ses crimes. On demeure
stupéfait du contraste entre l'énormité du but pour-
suivi et l'inepte platitude des campagnes de perfidie
et de mensonge par lesquelles on essaye d'attendrir
les nations demeurées hors de la lutte et d'implorer
leur pardon.
Cette alliance de la force la plus inexorable et de
l'astuce la plus cauteleuse semble un effroyable
paradoxe; elle apparaît d'autant plus monstrueuse
que la nation qui en donne le hideux spectacle a
étonné depuis un demi-siècle le monde par son sens
de l'ordre et de la méthode, la sagesse de son orga-
nisation intérieure, son travail incessant, son goût
pour la science et l'application qu'elle en a su faire
à la création d'une invraisemblable prospérité. Ri-
che, puissante, redoutée, comment ne s'est-elle pas
contentée de goûter dans la paix les avantages de sa
prospérité et l'orgueil de savoir partout ses volontés
obéies, avant même parfois d'avoir été exprimées ?
Gomment le respect de son Dieu, qu'elle ne cesse
d'appeler à son aide et qu'elle prétend être le même
que celui des chrétiens, ne lui a-t-il pas imposé ces
sentiments de charité et de bonté dont le christia-
nisme a fait la base de toute civilisation ? Gomment
LA MENTALITÉ ALLEMANDE 257
cette nation, chez qui l'on ne peut nier qu'il s'est
fait un travail scientifique considérable, est-elle
demeurée cependant moralement au-dessous de
tout? C'est ce qu'on cherche à expliquer un peu
partout où l'on réfléchit.
Lorsqu'elle veut prouver sa suprématie intellec-
tuelle, l'Allemagne se réclame de Leibnitz, de Kant,
de Hegel, de Gœthe, de Schiller, de Bach, de Bee-
thoven, de Weber, de Wagner. Il y a déjà à cela
une objection assez sérieuse, c'est que tous ces
grands hommes sont morts il y a fort longtemps, et
que nous avons à leur place M. Maximilien Harden
et les 93 intellectuels qui ont acquis, par leur fameux
manifeste, une célébrité fort différente de celle des
illustrations dont nous venons de citer les noms.
Depuis la période héroïque déjà un peu ancienne où
l'Allemagne pouvait passer pour rêveuse, éprise de
poésie, de mystère et de philosophie, tout semble
avoir changé. La philosophie en renom est devenue
celle de Treitschke ou de Nietzsche : la morale diplo-
matique et militaire se recommande de l'œuvre de
Haeckel, et parmi les gens de science le chimiste
Ostwald — on l'a vu — s'est chargé de répandre la
bonne doctrine.
On peut considérer ces deux savants comme les
fondateurs d'une morale nouvelle qui ne ressemble,
en quoi que ce soit, à ce que nous appellerions, en
France, la morale bourgeoise. Cette dernière morale
est si intimement soudée aux légendes bibliques,
qu'elle ne saurait convenir à la mentalité de l'Alle-
17
258 FRANCK ET ALLEMAGNE
mand intellectuel moderne, tel que l'ont fait ses habi-
tudes de minutieuse investigation ; ce n'est point sui-
des légendes dont il a patiemment scruté les sources,
mais sur la connaissance du monde physique que
la morale définitive devra être, suivant lui, appuyée.
La morale, que dis-je? il y en aura deux, peut-être
même plusieurs, suivant les circonstances. Au len-
demain du coup d'Etat, Désiré Nisard faillit faire
chez nous, par esprit de conciliation, cette décou-
verte : on le lui reprocha toute sa vie. L'Allemagne
n'a pas de ces pudeurs ; il y a bien pour elle au
moins deux morales, celle qui convient aux parti-
culiers et celle qui convient aux collectivités qui
constituent les peuples ou plutôt à leur gouverne-
ment. Toutes deux procèdent, à la vérité, des
mêmes principes, exclusifs de toute autre considé-
ration que le sens pratique qui, pour un Allemand
digne de ce nom — il y en a peut-être d'autres qu'il
ne faut pas décourager, — résume toutes les vertus.
On pourrait, au premier abord, se croire bien loin
de l'idéalisme de Kant et de ses successeurs : en
réalité, leur idéalisme essentiellement allemand
s'est perpétué et même enraciné dans leur pays, mais
sous une autre forme; il s'est juxtaposé à l'indus-
trialisme qui s'appuyait sur la Science, et de leur
alliance, cimentée par un insondable égoïsme, un
incommensurable orgueil et un vieux fonds de
mysticisme, est né le monstre qui s'appelle le pan-
germanisme.
Lorsque l'Allemagne était divisée en petits com-
LA MENTALITÉ ALLEMANDE 259
partiments n'ayant d'autre lien qu'une langue com-
mune, les différends entre les monarques qui étaient
à leur tête se réglaient à l'aide de petites armées
dont les opérations ne troublaient guère la vie de
tous les jours ; le commerce et l'industrie n'avaient
qu'un développement restreint ; bien des gens
avaient le temps de méditer, surtout sur l'incon-
naissable. Quelques-uns, se trouvant trop à l'étroit,
allaient répandre leurs idées au dehors ou les y
retremper, comme le baron d'Holbach et Henri
Heine. D'autres, tels que Goethe, regrettaient le
morcellement de leur patrie, persuadés que son
unité serait favorable à la diffusion de leur pensée
non seulement dans une plus grande Allemagne,
mais dans le monde entier.
Doucement le pangermanisme se préparait dans
ces cerveaux orgueilleusement repliés sur eux-
mêmes et qui, dans leur isolement relatif, avaient
pris une façon de penser qui leur était propre : la
pensée germanique. Jadis les dieux du Walhall
représentaient les forces de la Nature, les ressorts
secrets des choses; en disparaissant, ils laissaient
une inquiétude qui traverse les drames de Wagner,
un vide que n'arrivait pas à remplir l'idée chrétienne,
surtout préoccupée de l'au-delà. La magie évoqua,
pour les remplacer, les esprits infernaux en lutte
avec les esprits célestes ; la direction du monde se
trouvait ainsi partagée entre deux tendances con-
traires: d'où le bien et le mal. Si cela suffisait pour
-diriger les événements humains, il fallait autre
200 FRANCE ET ALLEMAGNE
chose pour expliquer les phénomènes de la Nature.
Les alchimistes y pourvurent en imaginant <}ue les
forces particulières, autrefois représentées par les
dieux se tenaient cachées dans les corps, si bien que
le Soleil, Mercure, Vénus, Mars, Jupiter, Saturne,
Neptune, etc., réapparaissent non seulement dans
les noms des astres dont les conjonctions règlent les
événements humains, mais dans ceux des métaux
qui leur sont liés symboliquement. On leur donna
pour adjuvants des fluides insaisissables et invisi-
bles qui intervenaient activement dans les phéno-
mènes. Parmi eux, le phlogistique de Stahl, principe
du feu, fit une telle fortune que personne n'osait
nier son existence. Il y eut même un esprit univer-
sel, dont l'esprit humain était le reflet, qui domi-
nait et pénétrait le monde.
Un champ infini s'ouvre dès lors aux méditations
sur les qualités de ces esprits et leurs liens avec
les corps matériels: on y peut faire, paraît-il, d'im-
portantes découvertes qui ont au moins le mérite
d'être difficiles à contester. Ainsi Kant passe pour
avoir découvert l'explication de la liberté humaine
et aussi que notre esprit, étant l'image de l'esprit
universel, contient par cela même tous les secrets
du monde, est capable de les découvrir par son seul
effort, puisqu'il est en possession de toute vérité. Il
déclare tranquillement que « la science de la Nature
ne mérite ce nom que lorsqu'elle traite son objet
entièrement d'après des principes a priori; quand
elle les traite d'après les lois de l'expérience, elle
LÀ MENTALITE ALLEMANDE 261
n'est plus une science, à proprement parler : car une
connaissance qui ne comporte qu'une certitude em-
pirique n'est appelée savoir qu'au figuré. » (l) Ainsi
l'expérience, que nous considérons aujourd'hui
comme le moyen le plus sûr d'arriver à la vérité,
est, pour Kant, essentiellement trompeuse. Les lois
qui en découlent, n'ayant aucun caractère de néces-
sité, ne sauraient être considérées comme des « véri-
tés absolues » tant qu'elles n'ont pas été rattachées
à quelque raison a priori. Une fois lancés dans
cette direction, les philosophes allemands s'en don-
nent à cœur joie. Herder,Schlegel, Fichte, Schelling
et combien d'autres rivalisent d'ingéniosité dans
l'invention des processus de raisonnement. La dé-
couverte des attractions et des répulsions électriques
ou magnétiques les excite au plus haut point; on voit
partout des forces positives et négatives qui se neu-
tralisent, des forces mâles et des forces femelles
dont l'antagonisme crée l'activité; on peuple le
monde non seulement de forces contraires ou non,
mais de fluides impondérables et invisibles, de
germes, d'essences, d'amour et de haine. Les choses
ont leur réalité et leur absolu, par lequel elles pé-
nètrent dans notre esprit; c'est ainsi qu'il les appré-
cie, prévoit tout ce qui les concerne et devine le
phénomène sans qu'il lui soit nécessaire de les
observer. Dès lors c'est faire œuvre supérieure que
(1) Lire sur le développement du pangermanisme la thèse
de M. René Lote, qui a pour titre : Les origines mystiques de
in science allemande. Alcan, édit., p. 130.
262 FRANCE ET ALLEMAGNE
rechercher de quelles propriétés conformes au rôle
qu'on leur attribue, il conviendrait de douer les en-
tités irréelles dont l'esprit philosophique peuple le
monde, et que déterminer les moyens de les accro-
cher aux réalités que l'on déclare trompeuses, dès
qu'elles persistent à ne pas s'enchaîner suivant les
règles établies a priori par cet esprit. Il semble qu'un
délire mystique se soit emparé de tous ces rêveurs
dans le vide, de tous ces bateleurs de la phrase qui
se prennent et se font prendre pour de grands
hommes, dont il est de bon ton, de nos jours encore,
d'admirer la profondeur et la souplesse.
C'est de ces divagations qu'est sortie ce qu'on a
appelé la Philosophie de la Nature. L'un des plus
remarquables de ses adeptes fut Oken, professeur à
l'Université d'Iéna et fondateur du célèbre journal
Ylsis, à la fois philosophe, naturaliste et révolu-
tionnaire. Sa façon de raisonner peut servir de type
pour tous les autres. Pour lui, le monde tout entier,
y compris la sainte Trinité, qu'il retrouve d'ailleurs
partout, est représenté par l'équation à trois termes :
+ A — A = 0
Dans cette équation, -+- A représente l'univers
matériel, — A c'est l'esprit qui le pénètre dans
toutes ses parties ; O c'est l'absolu, c'est le néant
d'où tout est sorti, c'est le divin. Ce point de départ
une fois admis, une étourdissante série de compa-
raisons, d'inductions, de déductions, d'assimilations
le conduira à la plus inimaginable interprétation du
LA MENTALITÉ ALLEMANDE 263
monde qui ait jamais été rêvée. Le terme de cet
effarant cortège d'insanités, qui a profondément
séduit les intellectuels d'outre-Rhin et dont on re-
trouve encore la trace dans les écrits d'Hseckel,
c'est l'Homme, le « microcosme », image réduite du
monde entier qui n'est, en réalité, que l'agrandisse-
ment de quelqu'une de ses parties. Nous revenons à
Kant, et à l'inutilité de l'observation. Schelling
disait de son côté : « Philosopher sur la nature, c'est
créer la nature. » Ces choses-là ne remontent pas,
comme on pourrait le croire, au moyen-âge. En
1822, Oken était encore en pleine gloire, et fondait
Y Association des naturalistes allemands.
De pareilles dispositions d'esprit permettaient
d'en prendre tout à son aise avec la science. La
Vérité n'était pas dans les choses, mais dans l'Es-
prit; elle n'existait pas, malgré les apparences, tant
que l'Esprit ne l'avait pas façonnée. Que tout cela est
bien d'accord avec cette faculté qu'ont les Allemands
de traiter sans vergogne la Vérité comme l'humble
servante de leurs intérêts, avec cet art de la dissi-
muler ou de la transformer dans lequel, depuis la
candide Fràulein jusqu'aux diplomates les plus cha-
marrés, ils sont passés maîtres, avec cette duplicité
qui avait déjà frappé les Romains chez leurs an-
cêtres et qui, depuis le grand Frédéric, n'a fait que
se perfectionner chez eux ! Mentir n'est plus mentir
dès que le mensonge est d'accord avec ce qu'on dé-
sire, parce que désirer c'est penser et que penser
c'est créer la Vérité. Poussés à ce degré, l'ignorance
264 FRANCE ET ALLEMAGNE
volontaire de la vérité, l'orgueil prodigieux qui per-
met à un homme de croire que sa pensée suffit à
dominer l'Univers et à en pénétrer tous les secrets
sans qu'il ait à se préoccuper de le connaître, sont
des caractères de race. Jamais l'esprit français,
épris avant tout de sincérité, n'a eu de la science et
de la philosophie l'idée qu'elles pouvaient donner
comme des vérités de simples rêves de l'imagina-
tion, professer un dédain systématique pour les
faits, et remplacer les démonstrations par des for-
mules sybillines dont l'obscurité savante, décon-
certante pour un cerveau de néophyte, le rendaient
apte à accepter sans contrôle toute affirmation nou-
velle. On chercherait en vain dans nos philosophes
les plus ardus quelque chose d'équivalent aux
abîmes ténébreux de la philosophie allemande. Com-
parez ses raisonnements tortueux à la clarté lumi-
neuse de Montaigne, de Montesquieu, de Descartes,
de Pascal, clarté qui se retrouve dans les rêves hu-
manitaires des philosophes du XVIIIme siècle et
jusque dans la pompeuse rhétorique de Victor
Cousin !
Il s'est trouvé cependant des Français pour admi-
rer, prôner et déclarer géniale cette logomachie
allemande ; mais il se trouve toujours des gens pour
admirer ce qui est obscur, de peur de paraître ne
pas le trouver profond. J'ai entendu un jour,
dans un tramway qui mène à la Sorbonne, une
charmante jeune fille déclarer à une amie qu'elle
allait se distraire en lisant Kant. Ah ! Mademoiselle,
LA MENTALITÉ ALLEMANDE 265
comme je vous ai plainte ! Inventées par un Français,
toutes ces folies auraient été balayées par le bon
sens national : mais se serait-il trouvé un Français
pour les inventer ?
A la vérité, de ces lourds nuages jaillissaient
parfois quelques éclairs. Il fallait bien de temps en
temps mettre l'imagination — si folle qu'elle fût —
en accord avec les faits qui pressent de toutes parts
les esprits les plus abstraits, et redescendre vers les
choses. Il en est résulté, même dans l'étrange phi-
losophie d'Oken, quelques rencontres heureuses.
C'est ainsi qu'il est amené à conclure de ses médi-
tations et de ses formules que les êtres vivants ont
graduellement évolué dans la suite des temps ; qu'ils
ont commencé sous la forme d'une « gelée primitive »,
issue d'une métamorphose du carbone ; que cette
gelée s'est divisée plus tard en une infinité de sphè-
rules qui sont les Infusoires, lesquels ont constitué,
en s'agglomérant, les animaux et les plantes. Plantes
et animaux résultent en fait de la répétition de par-
ties semblables : la colonne vertébrale le montre
clairement. Oken en conclut que le crâne doit être
constitué par une série de vertèbres. Les êtres
vivants se sont compliqués graduellement et les
êtres supérieurs traversent actuellement, dans leur
période de développement, des formes analogues à
celles qui sont permanentes chez les êtres inférieurs.
Ces propositions se sont longtemps maintenues dans
la science ou même s'y maintiennent encore ; la der-
nière avait déjà été formulée par Erasme Darwin,
266 FRANCE ET ALLEMAGNE
le grand-père du restaurateur de la doctrine de l'évo-
lution. La doctrine de l'évolution, la théorie cellu-
laire, la répétition des parties, la reproduction de la
généalogie par l'embryogénie, qui ont été. chez Oken,
l'expression d'heureuses intuitions, ont été appuyées
par des observations précises : la théorie de la cons-
titution vertébrale du crâne, bien qu'inexacte, a fait
couler des flots d'encre. Gœthe l'a acceptée comme
une sorte de corollaire de sa théorie de la fleur,
il les confond dans une même formule : Le végétal
s'épure et ses parties s'ennoblissent à mesure
qu'elles s'élèvent vers le ciel, jusqu'à constituer la
fleur ; de même le corps de l'homme s'ennoblit en
s'élevant, si bien que sa tête peut être considérée
comme sa fleur. Ainsi, même quand la science pa-
raît avoir été devinée, le mysticisme ne perd pas
ses droits, et c'est un autre caractère de la nation
allemande que ce mysticisme invétéré qui, doublé
de son immense orgueil, a fini par lui faire croire
qu'elle est la préférée du Très-Haut et marquée par
lui pour régénérer le monde.
Que se passe-t-il en France pendant que le verba-
lisme sévit encore sur toute l'Allemagne? Les philo-
sophes réclament la disparition des privilèges et de
l'esclavage ; ils abattent les barrières établies entre
les hommes dont ils proclament l'égalité ; ils pour-
suivent la suppression des entraves mises à l'exercice
de leur liberté et ils prêchent une universelle frater-
nité. Buffon, abandonnant les légendes et les rêves,
LA MENTALITÉ ALLEMANDE 267
condense dans sa grandiose Histoire de la Terre et
dans ses Epoques de la Nature, tout ce que l'obser-
vation a réuni, de son temps, de documents sur la
structure du sol, et cherche à reconstituer sur ces
documents le passé de notre globe. Il remonte des
effets produits par les agents qui travaillent sous
nos yeux aux effets qu'ils ont pu produire avec le
temps dans le passé : il fonde ainsi sur l'observation
des faits une science à laquelle on ne songe pas en-
core à donner de nom : la géologie.
Au même moment, Lavoisier s'étonne que depuis
que le chimiste allemand Stahl imagina, à la fin du
XVIIme siècle, d'expliquer les phénomènes chimiques
par les voyages de l'insaisissable phlogistique, per-
sonne ne se soit demandé si ce mystérieux magicien
existait réellement. Il démontre par des expériences
précises que ce qu'on prend dans les phénomènes
chimiques pour le départ de cet invisible esprit du
feu est le résultat de la combinaison d'un gaz facile
à recueillir, existant dans l'air, l'oxygène, avec d'au-
tres corps, tels que le charbon, le soufre, les métaux,
ou des gaz tels que l'hydrogène. Une chimie vrai-
ment scientifique prend la place du roman chimique
de stahl.
Guvier, un Français de Montbéliard, dont un
hasard inattendu a fait un étudiant allemand, disci-
ple de Kielmeyer à Stuttgart, jeté en plein parmi les
Philosophes de la Nature, se dégage si bien de leur
enseignement que, lors de sa grande querelle acadé-
mique avec Geoffroy Saint-Hilaire, en 1830, il lui
268 FRANGE ET ALLEMAGNE
reproche de s'y être laissé prendre. Mais si Geoffroy
cherche dans ses travaux la démonstration d'une
idée théorique, à laquelle sa philosophie a également
conduit Gœthe d'une manière indépendante : l'Unité
de plan de composition du Règne animal, il ne pré-
tend nullement l'imposer comme une idée première
qui n'a pas besoin de démonstration : il s'efforce au
contraire de la démontrer par les faits, et finalement
lui substitue l'idée que le développement embryo-
génique des animaux suit un chemin, toujours le
même, sur lequel il peut s'arrêter plus ou moins tôt,
ce qui n'est pas tout à fait la vérité, mais ce qui, au
temps de Geoffroy, était d'accord avec ce qu'on
savait de plus précis. C'est la généralisation de ses
observations sur le crâne des mammifères.
Lamarck, entre ces deux adversaires, était si bien
rejeté dans l'ombre, que Goethe ne paraît pas l'avoir
connu ; mais il écrivait sa Philosophie zoologique
où, pour la première fois, était proclamée et rattachée
à des causes naturelles, vérifiables dans une large
mesure, en tout cas d'ordre purement scientifique,
l'évolution des formes vivantes et leur ascension
vers la forme humaine.
N'oublions pas qu'à ce moment même, Laplace,
dans sa mécanique céleste, embrassait le cours
des astres dans des calculs tellement précis qu'il a
suffi à Le Verrier de les développer pour annoncer
l'existence et amener la découverte de la planète
Neptune; et c'est aussi à cette époque que Sadi
€arnot énonçait la loi de l'équivalence de la chaleur
LA MENTALITÉ ALLEMANDE 260
et du travail mécanique dans leurs transformations
réciproques, loi qui est la base de toute cette théorie
de l'énergie sur laquelle le professeur Ostwald pré-
tend établir, par une fausse interprétation, les règles
qui devront régir la peu enviable société qu'il rêve
pour l'avenir. C'est aussi l'époque où Ampère, par
ses études sur les actions des courants les uns sur
les autres, a mérité de donner son nom à l'une
de nos unités électriques.
Ainsi se fonde la véritable science, celle dont la
méthode consiste, comme disait déjà Buffon, à ras-
sembler des faits pour en tirer des idées, sauf à vé-
rifier ensuite, par des observations nouvelles ou par
des expériences, l'exactitude de ces idées ; c'est la
méthode dont Chevreul, élève de Fourcroy et de
Vauquelin, qui avaient assisté à la révolution opé-
rée par Lavoisier, s'est appliqué, au cours de sa
longue vie, à fixer les règles, et qu'il appelait, par
opposition aux méthodes allemandes, la méthode a
posteriori expérimentale. C'est aussi celle que, plus,
tard, Claude Bernard devait appliquer à la physio-
logie.
Mais la méthode prudente, timide, toute sou-
cieuse de ne s'écarter jamais de la stricte vérité,
qu'inaugurent les modestes savants français, ne
pouvait convenir aux orgueilleux et fantastiques
cerveaux qui prétendaient contenir le monde et
n'avoir qu'à rentrer en eux-mêmes pour en découvrir
tous les ressorts. La science, dont l'aurore se lève
en France, est la Science tout court; elle est imper-
270 FRANGE ET ALLEMAGNE
sonnelle par cela même que les faits qu'elle étudie
sont les conséquences nécessaires de causes immé-
diates que n'importe qui peut réunir et qui produi-
sent toujours les mêmes effets. Ce qu'elle remplace
est, au contraire, une conception personnelle de la
nature, née dans un cerveau qui n'admet que ses
propres créations, et c'est là une disposition d'esprit
commune à tous les philosophes allemands qui dai-
gnent s'occuper des faits, et se croient par cela
même des hommes de science ; il y a donc une
science germanique qui se sent lésée par les nou-
veautés qui viennent de France. Elle se lève pres-
que tout entière pour défendre le phlogistique et
les phlogisticiens.
La science française, pour Schelling, (*) n'est
fondée que sur des faits isolés ; de là son infériorité
par rapport aux vues supérieures qui visent le tout,
et c'est justement là le côté indiscret et par trop
présomptueux de ces vues supérieures. Il faut bien
cependant finir par céder devant les faits, mais on
cède de si mauvaise grâce que Wiïrtz ayant écrit, en
1868, dans son Histoire des doctrines chimiques,
que « la chimie est une science française », la que-
relle se ranime. Oppenheim, traduisant l'ouvrage, se
croit obligé d'atténuer l'affirmation. Dans sa disser-
tation inaugurale pour obtenir le titre de docteur
de l'Université de Berlin, Jakob Wolhard, en 1870,
traite Lavoisier de dilettante, déclare qu'il n'a créé
(1) René Lote, loc. cit., p. 13.
LA MENTALITÉ ALLEMANDE 271
ni une idée ni une méthode nouvelle et en fait un
épigone de Stahl! ! Enfin, l'ineffable Ostwald dôclare
que, pour mettre d'accord les explications fournies
par Lavoisier des phénomènes chimiques et celle
qu'on en donnait du temps du phlogistique, il suffit
d'en renverser les termes, et il en conclut que Lavoi-
sier n'a rien fait de nouveau. Ainsi, dans son aveu-
gle gallophobie, Ostwald en arrive à écrire, en 1908,
qu'une chose et son contraire sont absolument
équivalents. Les plus hardis Philosophes de la
Nature n'ont jamais dit mieux.
Cependant la chimie, la physique sont des
sciences où l'expérimentation joue un si grand rôle
qu'il faut bien tenir compte des résultats qu'elle
donne. Ne pouvant plus les modifier, les Alle-
mands tentent de les accaparer. On ne peut passer
sous silence des hommes tels que Sadi Garnot,
Dulong, Arago, Fresnel, Fourrier, Ampère, Fizeau,
Foucault, Regnault, les trois Becquerel, etc. ; on
leur oppose des Allemands. Contre Carnot, Wilhelm
Ostwald suscite Mayer et Joule, et de même, quand
il s'agira de chimistes français, il parlera de Gerhardt
dont le nom est de forme allemande, mais ce sera
pour dire qu'il fut victime de son désir de vivre à
Paris et martyrisé par J.-B. Dumas qu'il repré-
sente comme une sorte de Kaiser de la chimie fran-
çaise. Il ne sait pas que ce maitre éminent, qu'il re-
présente comme un ogre s'essayant à dévorer tout
ce qui naissait de jeunes talents, était la bienveil-
lance même, qu'il s'appliquait à aider, à soutenir
272 FRANC!-: ET ALLEMAGNE
tous ceux dont le mérite lui apparaissait, qu'on lui
doit d'avoir poussé Pasteur dans la voie où il a
rendu tant de services à l'humanité, et que Pasteur,
en pleine gloire, conservait vis-à-vis de lui l'attitude
déférente d'un disciple reconnaissant. Mais on ne
peut demander à Ostwald d'être juste et renseigné
sur la vie de savants français. Il est plus grave qu'il
oublie de dire que ce prétendu bourreau, par sa
théorie des substitutions qui n'a rien de mystique,
a fondé cette chimie organique dont on ne peut se
lasser d'admirer les conquêtes. Elle a fait la for-
tune d'Ostwald lui-même et a conduit des Français
comme Laurent, Guinon, les frères Depouilly,
Charles Lauth, Verguin, Guignet, Roussin, Bardet,
etc., à découvrir des teintures merveilleuses ou de
précieux médicaments, et c'est ici qu'apparaissent
les défauts non pas de notre race, mais de notre
organisation.
Les éclatantes découvertes de tous ces Français
ne trouvent dans notre industrie que le plus
modeste écho : les Allemands s'en emparent; ils rem-
placent leurs laboratoires de chimie, qui n'étaient,
au commencement du XIXme siècle qu'un assem-
blage hétéroclite d'instruments disparates, par de
véritables usines scientifiques, admirablement outil-
lées, qui donnent la main aux industriels. Nés, pour
beaucoup, de recherches françaises, leurs produits,
fabriqués en grand et à bon marché, nous re-
viennent, directement ou indirectement, sous des
noms nouveaux, — on l'a vu précédemment, — se
LA MENTALITÉ ALLEMANDE 273
répandent dans le monde entier et l'opération se
traduit par des profits s'élevant pour l'Allemagne
à des centaines de millions. La même chose arrive
pour les branches les plus diverses de l'industrie :
Montgolfier invente les ballons à air chaud; le
physicien Charles substitue à l'air chaud l'hydro-
gène; le général Meunier cherche à rendre les
nouveaux aérostats dirigeables; Dupuy de Lôme
résout presque le problème et les frères Renard y
parviennent ; l'Allemagne en fait les Zeppelins.
Nos ingénieurs inventent les sous-marins et les au-
tomobiles; Ader crée le premier aéroplane, et après
qu'un appareil analogue a été rendu pratique par
Wilbur et Orwille Wright, c'est de nos ateliers que
sortent les grands oiseaux qui étonnent le monde ;
on sait combien ces créations et bien d'autres ont
profité à l'Allemagne plus qu'à nous. Et ici Ostwald
a raison d'être fier, c'est par l'organisation métho-
dique de ses forces industrielles et commerciales,
par leur solide orientation vers un but unique qui
n'est jamais perdu de vue par le gouvernement de
l'empire, lequel veille non seulement en Allemagne,
mais dans le monde entier à l'ouverture de débou-
chés toujours plus vastes pour les produits du tra-
vail allemand, c'est par là que l'Allemagne est
arrivée, en moins d'un demi-siècle, à son prodigieux
développement. Depuis qu'elle a été unifiée, depuis
que toutes ses forces ont été savamment et soi-
gneusement coordonnées par une pensée que rien
n'a détourné de sa direction première, l'Allemagne
18
ti\ FRANCE ET ALLEMAGNE
a connu une prospérité sans précédent. Etait-ce un
gage de paix pour l'Europe? Une telle richesse,
une telle influence si rapidement acquises pou-
vaient-elles contenter les Germains dressés désor-
mais en face du reste du monde ? On aurait pu le
penser ; mais pour être devenue industrielle, l'Alle-
magne n'avait pas changé sa mentalité, cette men-
talité faite de mysticisme et d'orgueil dont l'éclosion
suprême était la métaphysique de Kant et de la
longue série des Philosophes de la Nature, mentalité
qui consiste, nous l'avons vu, à imaginer la Nature
régie en dernière analyse par des êtres mystérieux,
intangibles, invisibles, présents partout, indépen-
dants de la matière, mais la pénétrant, jouant d'elle,
pour ainsi dire, mettant l'homme en contact perma-
nent avec l'Univers qu'il domine suivant les uns,
dont il serait le résumé suivant les autres, présidant
également à la destinée des peuples et fixant leur
place dans une hiérarchie des nations. Au fond, c'est
la mentalité des peuples anciens qui persiste. Les
Grecs avaient confié la direction du monde à une
sorte de bureaucratie olympienne composée de divi-
nités éminemment humaines et souvent charmantes ;
celles du Walhall tenaient dans l'esprit des Ger-
mains primitifs un rôle analogue. Le Walhall s'est
écroulé, engloutissant les dieux cruels de la vieille
Germanie ; le peuple que la philosophie ne touche
pas en a si bien la nostalgie, que Wagner soulève
l'enthousiasme de l'Allemagne entière quand il fait
revivre au théâtre leurs tragiques intrigues ou qu'il
LA MENTALITÉ ALLEMANDE 275
les met aux prises avec le christianisme naissant.
Un Français n'eût jamais osé faire revivre au
théâtre la mythologie grecque autrement aimable ;
il a fallu Molière, il a fallu Henri Meilhac et Ludo-
vic Halévy pour présenter au public le personnel
de l'Olympe au milieu des flons-flons de la mu-
sique d'Offenbach. C'est par Gœthe que notre
théâtre a revu messire Méphistophélès, et nous
retrouvons Wotan dans le Gott dont le Kaiser fait
un si abondant usage, le Gott terrible et sangui-
naire, le dieu incendiaire et meurtrier, le Gott pu-
rement germain, qui laisse brûler les cathédrales
de l'autre, du paternel « bon Dieu » que nous ima-
ginons laissant tomber du haut du ciel, sur le monde,
la jonchée fleurie de ses bénédictions. Il n'y a pas
de plus grossier mysticisme ; ce mysticisme est
demeuré au fond de l'âme de tout bon Allemand,
sous une couche mince de science. Le grincement
des engrenages et des poulies, le bruit des mar-
teaux, le sifflement des machines empêchent dans
le monde industriel et commercial d'entendre sa
rude chanson ; mais nous l'avons vu se dresser
contre Lavoisier et les sciences physiques, telles
que les entendent les Français, dès le commence-
ment du siècle dernier. Vaincu sur ce terrain, il
s'est réfugié dans les sciences de la vie qui se prê-
tent moins facilement aux recherches expérimen-
tales, et qui touchent de si près aux questions rela-
tives au rôle de l'Homme dans le monde ou à sa
destinée, c'est-à-dire aux questions mêmes qui
l~t) FRANCK ET ALLEMAGNE
depuis si longtemps tourmentent l'esprit des philo-
sophes et leur ont inspiré de si étranges conceptions.
Lorsque Darwin restaura la doctrine de l'évolution
sur des bases nouvelles, mais moins conformes aux
méthodes des sciences explicatives que celles sur
lesquelles Lamarck l'avait assise, ce fut contre elle,
en Allemagne, une levée de boucliers bien plus ter-
rible encore que celle qui accueillit l'œuvre de La-
voisier. Elle n'eut guère de soutien que Ernest
Hœckel, qui occupe encore à Iéna la chaire d'Oken.
Non seulement Ha?ckel accepta l'idée de l'évolution,
non seulement il attribua, avec Darwin, les transfor-
mations des organismes aux conséquences de la lutte
pour la vie et de la sélection naturelle qui résulte
de la victoire des meilleurs, mais il entreprit, sans
chercher d'ailleurs d'autres explications, de dresser
un arbre généalogique des animaux et des plantes,
et cet arbre il retendit jusqu'à l'Homme. L'arbre en
question semblait avoir poussé tout seul, car à côté
de ses ramifications, Hœckel n'indiquait aucune
cause spéciale de leur divergence. Pour éviter d'en-
trer dans les détails, il imagina lui aussi une force
animant tout l'univers, et tenta de créer sur cette
donnée sa religion du Monisme, qui n'est pas le
matérialisme, puisqu'il n'admet pas que la matière
soit tout, ni le panthéisme, puisque l'univers n'est
pas Dieu et qu'aucun savant n'a pu encore préciser
par quoi est animé le monde. C'est plutôt le Dyna-
misme de Kant qui rentre en scène. L'énergie telle
que la comprend Ostwalden est évidemment proche
LA MENTALITÉ ALLEMANDE 277
parente, puisqu'elle est pour lui une sorte de déesse
d'origine inconnue, pénétrant tout l'Univers, géné-
ratrice de toutes les forces, et du culte de laquelle,
dans une nation bien organisée, on doit avoir un
constant souci.
La doctrine de Haeckel, à son apparition, scan-
dalise toute l'Allemagne. Virchow s'élève énergi-
quement contre elle ; Wassmann déclare que c'est
un scandale social, qu'elle est le soutien de l'anar-
€hisme et de la Sozial-Democratie. (*) Hseckel ne
ménage pas, en effet, le militarisme; il déclare, nous
l'avons vu, qu'il a pour conséquence une sélection
à rebours, puisqu'il s'empare pour les sacrifier des
plus beaux jeunes gens. Mais en Allemagne tout
s'arrange. L'empire allemand a trouvé ses théori-
ciens, et ils remontent haut. Déjà en 1799, le baron
von Hardenberg, qui signait ses ouvrages du pseu-
donyme de Novalis, a écrit : « Les tribunaux, les
théâtres, la Cour, l'Eglise, le gouvernement, les réu-
nions publiques, sont pour ainsi dire les organes du
mystique Individu-Etat. » Et cela signifie que l'Etat
doit absorber, guider, dompter toutes les forces
vives de la nation. Novalis, en échange de cette
absorption promet à ses compatriotes le plus bril-
lant avenir. Il aperçoit déjà la préparation d'un
idéal germanique, la trace d'un monde nouveau, et
cet idéal, ce monde nouveau, il ne nous laisse pas
ignorer ce qu'il sera : « L'Allemand vivra, dit-il, et
(1) René Lote. loc. rit., p. 177.
278 FRANGE ET ALLEMAGNE
aura la sagesse lorsque ses frères, sages trop tôt,
seront déchus depuis longtemps, et il sera le seul
maître dans la maison. » Le pangermanisme est
donc déjà en marche, et nous ne sommes qu'au
seuil du XIXrae siècle. Un siècle s'écoule ; il a pris
conscience de sa force et en 1910, à propos de la
Réforme, Ferdinand-Jakob Schmidt écrit : « Ce n'est
point par la Renaissance italienne, ce n'est point par
l'humanisme, ni par la fondation méthodique des
sciences naturelles que ce nouveau type humain, le
Germain, est parvenu à maturité. Il n'est, en
aucune façon, le produit d'une évolution naturelle;
il est issu d'une nouvelle révélation spontanée de
l'esprit universel dans l'âme du peuple germanique.
Avec lui commence une nouvelle époque de l'histoire
du monde. Car toute la culture des siècles suivants
procède plus ou moins du désir de s'y adapter.
L'idéalisme classique de la poésie et de la philo-
sophie allemandes du XVIIIme et du XIXme siècles
est le fruit d'or de ce nouvel arbre de vie. »
Produit non d'une évolution, mais, comme dirait
le botaniste de Vries, d'une variation brusque de
l'Humanité, le peuple allemand a donc une mission
divine à accomplir. Le Germain, l'Etat-allemand, le
Kaiser, forment une trilogie mystique qui doit s'as-
surer, dans l'intérêt des autres peuples, la prédo-
minance mondiale. Dans cette mission, elle ne peut
être que victorieuse, puisque le grand Gott qui Ta
miraculeusement tirée de la poussière des peuples,
veille sur elle et dirige son bras, comme autrefois
LA MENTALITÉ ALLEMANDE 279
faisait Javeh pour son peuple d'Israël. La lutte pour
la vie ne pouvant tourner qu'à l'avantage de l'enfant
gâté du ciel, cesse dès lors d'être dangereuse pour
l'Etat, assez puissant, le cas échéant, pour en
circonscrire les effets parmi ses sujets. Mais ceux-
ci, convaincus, à leur tour, du rôle sacré qui leur
incombe, marchent d'un seul cœur à la conquête
du monde sur qui doit régner, pour son bonheur,
l'idéal germanique. Loin d'être dangereux, Haeckel
apporte le précieux appui de la science au rêve
d'hégémonie allemande qu'il justifie. La lutte pour
la vie, c'est la victoire du plus parfait, et qui
pourrait douter, en Allemagne, que le plus par-
fait soit l'Allemand ? Du coup Haeckel, naguère
réprouvé, devient Excellence et, par une juste re-
connaissance, converti à la conséquence inattendue
que le gouvernement tire de ses propres idées, il re-
nonce à ses campagnes d'autrefois contre la guerre,
et signe le célèbre manifeste des intellectuels, décla-
rant que « le militarisme est issu de la culture alle-
mande pour la protéger, que l'armée allemande et
le peuple allemand ne font qu'un, et que dans ce
sentiment intime fraternisent 70 millions d'Alle-
mands, sans distinction d'éducation, de profession
ni de parti » .
La foi dans la supériorité germanique date donc,
d'après tout ce que nous venons de dire, de fort loin.
Du prodigieux orgueil de ses intellectuels du XVIIIme
siècle, fils des mystiques du moyen-âge, est née
cette folle métaphysique que nous avons admirée,
280 FRANCK ET ALLEMAGNE
comme on admire ces bulles de savon aux reflets
changeants et charmeurs que le moindre souffle
suffit à faire éclater. Cet orgueil est commun
à tous les descendants des hordes que les Romains
arrêtèrent sur la rive droite du Rhin qu'elles n'ont
jamais traversé que momentanément et qui établit
une démarcation nette entre deux nations de menta-
lité et de mœurs différentes, dont il est la véritable
frontière. Il s'est exaspéré par les victoires prus-
siennes, successivement remportées sur le petit
Danemark, sur l'Autriche et hélas ! sur la France.
N'étaient-elles pas la preuve de la prédestination
divine du peuple que la guerre favorisait ainsi ?
Dès lors, les Germains se sont proclamés auto-
risés par Dieu lui-même à se donner au monde
comme modèles, à entreprendre d'élever jusqu'à eux
les peuples capables de les imiter, à asservir ceux à
qui conviendrait leur goût pour l'obéissance passive
et à supprimer les autres. Que cette conception
rudimentaire de la divinité ait pu être jetée en pâture
à l'ignorance et à l'orgueil du peuple, passe encore,
mais elle est vraiment trop naïve pour qu'on puisse
y voir autre chose qu'une imposture de la part des
intellectuels ou un audacieux blasphème. Si le Gott
allemand était le Dieu universel des chrétiens, le
créateur de toute vie et de toutes choses, le dispen-
sateur de tous les biens, quelle reconnaissance
pourrait-il réclamer des autres hommes auxquels
il a donné la claire raison sur laquelle s'est édifice
la science, s'il ne les avait jetés sur la terre que pour
LA MENTALITÉ ALLEMANDE ^<Si
servir de domestiques aux Germains ? Et à son tour,
dans quelqu'un de ses entretiens coutumiers avec
Lui. le Kaiser lui-même ne pourrait-il Lui demander
pourquoi il n'a pas placé le peuple élu dans des con-
ditions telles qu'il n'ait rien à envier aux Russes,
aux Français, aux Anglais et aux Italiens, au lieu
de l'obliger à faire tuer deux ou trois millions de ses
enfants pour que les autres ne soient pas encore
assurés de vivre à l'aise.
Mais nous n'en sommes plus à philosopher, il faut
envisager en face les réalités. Nous nous trouvons
en présence d'un peuple brutal, dont l'égoïsme aussi
prodigieux que son orgueil remonte aux temps les
plus anciens de son histoire. Ce peuple a conçu l'idée
folle de s'approprier la terre entière et de l'exploiter
à son profit exclusif; il était depuis longtemps dé-
cidé à employer tous les moyens pour y réussir :
ce qu'il appelle sa Kultur n'avait d'autre objet que
de préparer le succès de ce projet monstrueux. Ses
gouvernants ont cru tenir ce succès grâce à leur
formidable armement, grâce également à toutes les
félonies par lesquelles ils croyaient avoir raison
de leurs voisins enserrés dans les mailles d'un
réseau d'espionnage et de trahison dont ils ne pou-
vaient se dégager. Ses militaires n'ont jamais dissi-
mulé leur intention de fouler aux pieds, pour attein-
dre à la victoire, toutes les conventions humaines,
tous les sentiments, de dévaster et d'abattre tout ce
qui pourrait les gêner, d'employer tout ce qui était
de nature à semer la terreur. A. côté de leurs décla-
282 FRANCE ET ALLEMAGNE
rations de barbares atroces mais hautains, combien
paraissent falots ces intellectuels qui se sont prêtés,
afin de retarder le hoquet de dégoût et la révolte
possible des neutres, à nier piteusement les meur-
tres, les incendies, les assassinats, les sadiques
cruautés, les pillages, les ravages et les infamies
de toutes sortes qui, dès les premiers jours, sui-
virent la violation de la neutralité de la Belgique, ou
à leur chercher d'hypocrites prétextes.
Victorieux, les Allemands, inaccessibles au re-
mords et disposant d'une force sans limite, pour-
raient, au sein d'une criminelle prospérité, espérer
braver toutes les haines et tous les ressentiments.
Vaincus, quelle sera leur vie au milieu des peuples
qui auront fait l'apprentissage de leur odieuse bar-
barie et de leur honteuse mauvaise foi ? Qui croira
à leur parole? Qui consentira à leur faire con-
fiance ? Qui se prêtera à organiser avec eux une
affaire quelconque ? Qui voudra accueillir des gens
qui pénètrent indiscrètement partout, s'infiltrent
sournoisement chez leurs voisins, les enlacent,
cherchant, en pleine paix, comment on pourra s'y
prendre pour les égorger commodément ou les
asservir, organisent en grand l'espionnage chez des
hôtes sans méfiance, créent sur leur sol, en vue
d'une guerre prochaine, des forteresses, des dépôts
d'armes, de munitions, et même des refuges appro-
visionnés en cas de revers, usent de la natura-
lisation pour introduire des traitresdans l'armée et
avoir, au besoin, des soldats tout prêts? Dans le
LA MENTALITÉ ALLEMANDE 28*
langage euphémique de la Kultur allemande, cela
s'appelle de la prévoyance, de l'organisation, de la
préparation à la victoire î
Soit, mais qu'alors on ne nous parle pas de civili-
sation. La civilisation, c'est, entre les peuples,
l'équivalent de la courtoisie entre les hommes. Elle
suppose avant tout qu'ils se considèrent comme
égaux, qu'ils respectent leurs frontières, et que si
grands que soient les différends qui les divisent, ils
s'efforcent de les régler pacifiquement. S'ils ne peu-
vent y parvenir, s'ils sont obligés d'avoir recours
aux armes, la civilisation exige encore que la guerre
soit conduite de manière à laisser après elle le moins
possible de désastres et de deuils. C'est l'œuvre
qu'avait espéré réaliser la Conférence de La Haye à
laquelle l'Allemagne avait adhéré, mais, on l'a bien
vu, dans l'espoir d'engager seulement les autres et
de se ménager les moyens de les surprendre. La
civilisation, c'est aussi et avant tout le respect de la
parole donnée, le respect des conventions qui cons-
tituent le droit. Un barbare peut soutenir le para-
doxe de l'inconscient Ostwald que la force est l'ori-
gine du droit. Tous les hommes civilisés, je veux
dire tous les honnêtes gens, savent que le droit a
été imaginé, au contraire, pour contenir les excès de
la force et lui dire : Tu n'iras pas plus loin. Saint-
Rémy, au nom du droit, arrêta ainsi Clovis à Sois-
sons.
La force peut tenter de passer outre ; mais alors
elle soulève tout le monde contre elle, parce que-
284 FRANCE ET ALLEMAGNE
tout le monde a intérêt à ce que le droit soit res-
pecté, et la force devient alors faiblesse. C'est ce
que l'Allemagne, grisée d'orgueil, n'a pas compris.
La civilisation tient tout entière, pour les peuples
comme pour les individus, dans ces trois mots:
Liberté, Egalité, Fraternité: c'est sur le drapeau
français qu'ils sont écrits.
SCIENCE ET CIVILISATION 285
CHAPITRE XIV
Science et civilisation.
Conclusion.
La conquête du monde par la science. — La science dégagée
de mysticisme. — L'épopée scientifique. — La conception
actuelle de l'univers. — La naissance de la vie et son évo-
lution. — L'évolution humaine. — Les victoires de la science
expérimentale. — L'insuffisance morale de la science.
— Les comment et les pourquoi. — Les fondements moraux
de la civilisation. — L'organisation allemande est-elle de la
civilisation ? — Examen de conscience. — Le réveil de la
France.
L'homme est aujourd'hui le maître de la Terre,
déjà trop petite, à son gré, pour le libre déploiement
de son activité. Il a parcouru toute la surface de son
domaine; il en connaît la forme, il en a mesuré les
dimensions, déterminé les mouvements ; il sait sa
position dans l'espace ; il a pesé l'infimité de sa
masse : il en a reconstitué le passé, sondé l'avenir ;
il a forcé la plupart des secrets des continents et des
mers ; la carte de la mystérieuse Afrique est cou-
verte d'autant de noms que celles des parties du
Globe les plus anciennement connues. Des communi-
cations rapides et sûres, établies entre tous les
peuples, leur permettent d'échanger, en temps de
paix, les produits de leur activité, aussi bien dans
â86 FRANCK ET ALLEMAGNE
le domaine matériel que dans le domaine intellec-
tuel ; il n'existe plus entre eux que des barrières
conventionnelles. Les forces de la nature ont été
captées, dominées, assouplies, combinées de ma-
nière à apparaître sous des aspects nouveaux, par-
fois tout à fait inattendus, employées à des œuvres
■dont la majesté est comparable à celle des œuvres
mêmes de la nature, ou à des opérations délicates
qui surpassent en variété, en précision, en fini,
pour ainsi dire, toutes celles qui s'accomplissaient
jadis dans les mystérieux laboratoires des entrailles
du sol ou des organes des êtres vivants. La vie
elle-même n'a pu garder qu'une énigme, qui ne
parait même plus indéchiffrable, celle de son ori-
gine ; mais ses œuvres ont cessé d'être incompré-
hensibles ; l'histoire du monde vivant s'est déroulée
aux yeux des naturalistes avec .une netteté, une
certitude, une sereine grandeur qui laissent bien
loin derrière elles les plus superbes imaginations
des anciens. La légende de la création instantanée
s'est évanouie ; presque tous les ressorts des orga-
nismes, les plus fragiles comme les plus puissants,
vibrent sous les mains des biologistes qui les font
jouer à leur gré; ceux qui échappent encore ne sont
ni tout à fait cachés, ni tout à fait indociles, et les
temps seraient proches, nous dit-on, où nous serions
presque aussi maîtres de durer que nous le sommes
-de disparaître.
L'esprit humain domine la matière et la force ; il
a tout exploré, tout scruté, tout éclairé : il a aban-
SCIENCE ET CIVILISATION 287
donné l'allure tâtonnante que commandent les té-
nèbres : il marche dans la lumière et, déployant ses
ailes, il s'est élancé d'un vol hardi dans le radieux
empyrée où logeaient les puissances mystérieuses
dont son inquiétude des causes avait jadis forgé la
figure à son image. Gomme s'il avait voulu se repré-
senter lui-même dans le mythe du vieux Saturne
dévorant ses propres enfants, il s'est attaqué aux
dieux qu'il avait d'abord amoureusement façonnés
et dans lesquels il avait cessé de reconnaître ses
propres fantaisies, forçant leurs sanctuaires, arra-
chant les masques et les emblèmes dont il s'était
plu à les parer, s'insurgeant contre la puissance
dont il les avait dotés, refusant le culte qu'il s'était
imposé envers eux, pénétrant le décevant manteau
de nuées dans lequel se profilait leur changeante
figure, et arrivant ainsi à prendre directement con-
tact avec cette unique déesse : la Vérité !
C'est là le résultat d'un tragique combat que l'es-
prit de l'homme a dû livrer, non seulement contre
les forces de la nature, mais contre lui-même, com-
bat qui a commencé le jour de son éveil, au cours
duquel s'affinant, se perfectionnant sans cesse, il a
été pour ainsi dire son propre créateur, et qui, mal-
gré les conquêtes déjà faites, se continuera sans
trêve, de victoire en victoire, jusqu'au jour lointain
où les rayons du soleil ne seront plus assez ardents
pour accomplir l'œuvre de vie dont les peuples an-
ciens lui témoignaient une juste reconnaissance, en
se prosternant devant lui et en lui dressant des au-
288 FRANCK ET ALLEMAGNE
tels. Jamais la poésie antique n'eut à conter une pa-
reille épopée, et peut-être eut-elle été impuissante à
enfermer dans la prison du rythme ses multiples épi-
sodes. Homère, Ovide,Virgile, s'ils nous représentent
l'homme luttant contre les forces de la nature, sou-
mettent celle-ci à la volonté de dieux trop humains
pour que le terrain banal de la guerre entre les
hommes soit sensiblement déplacé, et c'est un
hymne à la philosophie, et non pas un assaut contre
le mystère des choses, que chante Lucrèce en ses
vers souvent prophétiques. En fait, cette épopée,
c'est l'histoire de tous les élans de l'esprit humain,
de tous ses rêves qui s'appellent philosophies ou
religions, suivant qu'ils sont le libre privilège d'une
élite, ou qu'ils s'enveloppent d'un appareil spécial
propre à les imposer à la foule ; c'est l'histoire de
tous ses efforts pour vérifier ses conceptions pre-
mières et les rectifier, de toutes les luttes des nova-
teurs contre l'éternelle inertie de la pensée ; c'est la
lutte de l'esprit de démonstration contre l'esprit
d'affirmation, de la connaissance positive contre les
vieilles chansons toujours plus consolantes que la
réalité, toujours défendues par ceux dont elles
bercent le calme sommeil. C'est aussi le triomphal
récit des victoires grandioses de la science, terras-
sant tour à tour les esprits malfaisants et les monstres
forgés par la terreur des forces inconnues, s'insur-
geant contre les caprices de l'aveugle destin, se riant,
maîtresse d'elle-même, de ses sombres arrêts, s'es-
sayant à les lui dicter, et plaçant enfin l'Homme en
SCIENCE ET CIVILISATION
présence d'une matière polymorphe, mais dont tous
les aspects sont rigoureusement définis, régis par
des forces, à la vérité, invisibles comme les esprits,
mais classées en un petit nombre de catégories,
reconnaissables à leurs effets toujours les mêmes,
susceptibles d'être prévus et se prêtant aux plus
rigoureuses mesures. Peut-être un Sully -Prud-
homme aurait-il pu hausser ses vers à la hauteur
d'un pareil sujet ; mais il faut pour en fouiller tous
les détails, pour les mettre dans tout leur relief,
pour se prêter à l'infinie variété des épisodes, la plas-
tique et libre allure de la prose, et c'est pourquoi le
plus grand poème qui se puisse concevoir n'aura
sans doute jamais son poète.
Et voilà qu'apparaît maintenant, splendide dans
son unité, la conception actuelle du monde. Sous la
poussée des observations précises, harmonieusement
combinées, s'effondrent la voûte céleste des Baby-
loniens, les cercles planétaires de Ptolémée; les sys-
tèmes de Tycho-Brahé. Copernic, Kepler, Newton,
Laplace pénètrent définitivement les secrets du ciel.
L'espace est infini ; une substance, l'Ether, intan-
gible, invisible, homogène, inerte et froide le rem-
plit. Par places, l'Ether est agité de puissants tour-
billons, eux-mêmes agrégats immenses d'une infinité
d'autres tourbillons descendant aux plus minuscules
dimensions ; les plus grands de ces tourbillons sont
les étoiles avec tout leur cortège de satellites, les
plus petits sont les atomes matériels construits
eux-mêmes sur le modèle des système stellaires
i9
290 FRANCE ET ALLEMAGNE
avec leurs électrons, minuscules planètes tournant
autour d'une masse centrale. Les divers rythmes
suivant lesquels est réglé le mouvement de ces
tourbillons atomiques seraient la cause des pro-
priétés diverses des corps simples, tous issus de la
même substance fondamentale : l'éther, diversifiés
cependant dès l'origine, longtemps considérés comme
éternels et irréductibles les uns dans les autres,
mais, depuis la découverte du radium et de ses pro-
priétés, déchus de cette pérennité.
De ces tourbillons, grands ou petits, partent les
vibrations qui traversent l'Ether impondérable,
mettent en communication toutes les parties de l'Uni-
vers, créent l'attraction universelle, le mouvement,
la chaleur, l'électricité, la lumière et toutes les mani-
festations secondaires de ces forces. Les forces sont
susceptibles, sous des conditions déterminées, de se
transformer les unes dans les autres sans qu'il y ait
jamais perte d'énergie; seule décroit dans ces
transformations la fraction d'énergie utilisable par
l'Homme dans un but déterminé. Tout porte à penser
que la somme totale de l'énergie demeure constante
dans l'Univers.
Les forces peuvent être conçues comme indé-
pendantes de la matière, toutefois elles ne se
manifestent à nous que par leur action sur celle-ci,
et il est possible qu'elles aient la même origine.
On comprend, dans ce système, que la matière
ait pu avoir un commencement ; que les tourbil-
lons qui la constituent se dissolvent pour donner
SCIENCE ET CIVILISATION 201
naissance à des formes nouvelles d'énergie et que,
par conséquent, l'univers matériel puisse finir.
Pratiquement tout, il est vrai, s'est passé depuis
que l'Homme observe, comme si la matière était
éternelle ; une vaste philosophie, particulièrement
séductrice pour les esprit positifs, s'est fondée sur
ce dogme ; elle s'effondre depuis qu'on a vu s'éva-
nouir le radium, en libérant des forces capables de
briser les atomes, eux aussi réputés infrangibles et
éternels.
Le Soleil, rayonnant de lumière et de chaleur, n'est
qu'une des étoiles de la voie lactée; les planètes n'en
sont que de faibles parties, détachées à une époque
lointaine, jalonnant, en quelque sorte, les étapes de
son rétrécissement, et dont les plus distantes de
l'astre central marquent la limite inférieure de la
région de l'espace qu'il emplissait jadis de son
énorme masse. Trop petites pour demeurer gazeuses,
les planètes se sont graduellement condensées en
globes incandescents et liquides, abandonnant, à
mesure qu'elles se rétrécissaient par le refroidisse-
ment, des satellites, de la même façon qu'elles avaient
été abandonnées par le Soleil. Leur masse incandes-
cente s'est solidifiée d'abord, sa surface retenant
autour d'elle une atmosphère d'autant plus épaisse
qu'elle était elle-même plus considérable; les choses
semblent être demeurées en cet état pour beaucoup
de planètes, pour la Terre, en particulier, qui paraît
contenir une masse en fusion : le feu central. Mais
chez la plupart des satellites, l'atmosphère s'est
292 FRANCK ET ALLEMAGNE
rapidement dissipée, les gaz contenus dans la masse
centrale en sont même sortis soit par une sorte de-
rochage, analogue à celui qui se produit au moment
où l'argent se solidifie, couvrant l'astre d'énormes
bulles dont les débris ont constitué les célèbres
cirques de la lune, soit à la suite de nombreuses
éruptions volcaniques, comme le pense M. Stanislas
Meunier. Puis la consolidation a gagné l'astre tout
entier, transformé en une masse inerte, glacée et
sans air, incapable de servir de séjour à des êtres
vivants. Quelques-uns de ces astres morts se sont
brisés, s'éparpillant sur leur orbite: telles sont les
comètes périodiques, dont les débris, quand ils tra-
versent notre atmosphère, constituent les étoiles
filantes.
Les mêmes atomes matériels se trouvent naturel-
lement dans le Soleil et dans les planètes, ses filles;
mais ils se retrouvent aussi dans les étoiles, et l'on
doit en conclure que chacune d'elles est le centre
d'un système analogue au système solaire. Toutes
les étoiles se meuvent suivant des trajectoires con-
nues, indépendantes les unes des autres. Chacun
de ces soleils entraîne ses satellites qui décrivent
autour de lui des orbites régulières, analogues à
celles que les planètes décrivent autour du soleil.
La position de ces planètes dans le ciel peut être
exactement calculée puisque tous les éléments de
leur mouvement sont connus; elle est régulière-
ment prédite, de même qu'on prédit rigoureuse-
ment leurs occultations et les éclipses de Lune ou
SCIENCE ET CIVILISATION 293
de Soleil. La Lune se meut de la sorte autour de la
Terre d'une façon régulière, en lui tournant toujours
la même face, et elle tourne sur elle-même de telle
façon que la durée de sa rotation autour de son axe
soit égale à celle de sa révolution dans son orbite.
Le feu central manifeste peut-être encore son
action dans les éruptions volcaniques ; les tremble-
ments de terre semblent liés au contraire à la con-
traction et aux fractures de la croûte solide et les
propriétés magnétiques du Globe dépendent probable-
ment de la nature de la masse profonde ; mais la plus
grande partie de l'énergie développée à la surface de
la Terre vient du Soleil et de la Lune qui soulèvent
ensemble les marées, tandis que le Soleil à lui seul
maintient l'air à l'état gazeux, l'eau à l'état liquide,
soulève les nuages, souffle les vents, provoque les
orages et la foudre, et charrie, de la surface des
mers aux cimes des montagnes, les vapeurs légères
qui. sous forme de neige, de pluie ou de rosée,
retombent sur le sol, l'arrosent, le pénètrent, le sil-
lonnent en tous sens, le fécondent, en font surgir
les plantes mères de la vie, et retournent à la masse
commune, après avoir répandu partout sur les con-
tinents la fécondité et la vie, dont l'océan fut la
source première. La vie même n'a pu se manifester
et ne saurait durer sans lui, puisque c'est par lui
que les plantes fabriquent avec le charbon, l'eau et
l'ammoniaque la substance vivante.
A une certaine période du refroidissement de la
terre, l'eau, sans doute contenue d'abord dans l'atmo-
29i FRANCK ET ALLEMAGNE
sphère, s'est précipitée sur un sol de courbure encore
à peu près uniforme, de sorte qu'elle s'est trouvée
presqu'également répartie. Mais le refroidissement
se poursuivant, l'écorce s'est séchée ; puis elle s'est
plissée pour suivre le retrait de la masse centrale
en fusion ; les eaux se sont rassemblées dans ses
plis concaves; des continents et des mers se sont
de plus en plus nettement délimités. Les crêtes des
rides et des plis, formés d'ailleurs à diverses épo-
ques, constituent les chaînes de montagnes.
Les reliefs du sol ont été plus tard incessamment
remaniés par des causes mal déterminées ; les con-
tours des mers et leurs dispositions générales ont
été modifiés à ce point que les eaux ont tour à tour
couvert la plus grande partie de la surface du sol
actuellement à découvert, et que le sous-sol des
continents est constitué, sous une épaisseur énorme,
par les sédiments des mers. Depuis le début de la
période actuelle, c'est essentiellement du conflit de
la terre et des eaux qui viennent battre les côtes ou
raviner le sol, que résultent les modifications im-
portantes de la surface terrestre.
A une époque inconnue, mais qui remonte vrai-
semblablement au temps où les eaux s'étaient de-
puis peu rassemblées et présentaient peut-être
encore une température moyenne voisine de 40°,
les premières substances vivantes ont pris nais-
sance. Comment ? Nous l'ignorons. Mais tout dans
leur composition nous autorise à penser que les
forces naturelles et probablement le rayonnement
SCIENCE ET CIVILISATION 295
du SoleiL quand il était à l'état d'étoile bleue ou
blanche, quand il était plus riche en rayons ultra-
violets et plus radio-actif, ont suffi à leur création.
Elle leur est impossible depuis que le Soleil est tombé
à l'état d'étoile jaune, et il en était déjà ainsi lorsque
se sont déposées les plus anciennes couches terrestres
qui contiennent des fossiles. Les premiers êtres
vivants dont les restes nous aient été conservés,
sont manifestements construits pour se reproduire
comme nos contemporains, et même pour les plus
infimes microbes, les recherches de Pasteur ont
exclu la possibilité actuelle d'une génération spon-
tanée.
Si l'on conclut de ce que nous montre de nos jours
la Nature à ce qui s'est produit dans le passé — et
nous n'avons pas d'autre moyen de nous faire une
opinion à cet égard, — nous pouvons tracer de l'évolu-
tion de la vie un tableau très simple. Quels qu'aient
pu être les caractères primitifs de la substance vi-
vante, nous ne sommes pas autorisés à concevoir
les premiers êtres vivants autrement que comme de
petites masses microscopiques, de forme et de dimen-
sions définies, dont un grand nombre de descen-
dants sont arrivés jusqu'à nous, en gardant cette
simplicité (algues et champignons monocellulaires,
protozoaires). D'autres, au contraire, se sont multi-
pliés en demeurant unis, et ont ainsi formé des
organismes dans lesquels les éléments associés se
sont diversifiés à mesure qu'ils devenaient plus
290 FRANCE ET ALLEMAGNE
nombreux et formaient des associations plus puis-
santes. Il est inutile de préciser quelle figure pou-
vaient avoir les êtres édifiés de la sorte, et d'indi-
quer comment ils sont devenus ceux qui ont com-
posé les plus anciennes faunes, les plus anciennes
flores que nous connaissions. Ce qui est bien établi,
c'est que, des êtres de la période primaire, un cer-
tain nombre sont arrivés jusqu'à nous presque sans
changements ; d'autres se sont profondément modi-
fiés de génération en génération; mais des lignées
qu'ils ont fournies, les unes se sont éteintes, parfois
après avoir donné naissance à des êtres gigantesques
et terrifiants qui semblaient défier toute destruction ;
les autres, en bien plus petit nombre, se sont per-
pétuées jusqu'à l'époque actuelle sous les formes
nouvelles qu'elles avaient acquises. Les organismes
appartenant à chacune des étapes de ces lignées ont
d'ailleurs laissé, de même, des descendants qui les
représentent exactement et d'autres qui ont continué
à se modifier, de sorte que les animaux et les plantes
qui vivent autour de nous suffisent, en général,
pour nous donner une idée précise de ce qu'ont pu
être ces lignées. Les restes fossilisés des êtres des
périodes antérieures à la nôtre complètent ces don-
nées, à ce point que la généalogie d'un certain
nombre de nos animaux et de nos plantes a pu être
dressée avec une vraisemblance d'autant plus grande,
qu'en appliquant le principe de Lamarck, combiné
avec les lois de l'hérédité, il a été souvent possible
d'indiquer clairement les causes des modifications
SCIENCE ET CIVILISATION 297
successives des animaux d'une même série. Les
premières formes vivantes ont été marines: les pre-
miers végétaux qui aient vécu sur le sol ont été des
algues, des champignons, des lichens, desquels sont
issus d'abord les hépatiques et les mousses, puis les
fougères, les prèles et les lycopodes qui ont été
longtemps les seuls végétaux terrestres ; les cyca-
dées et les conifères en sont bientôt sortis; mais
durant toute une première période, la terre a man-
qué de fleurs; c'est seulement durant la période
secondaire qu'elles sont apparues, allant ensuite en
se diversifiant. Nous avons vu qu'on a pu préciser
la loi de cette évolution du règne végétal et suivre
toutes les phases de l'accélération embryogénique
qui l'a déterminée.
De la mer, dès la période primaire, quelques
formes de poissons et de batraciens avaient déjà
gagné les eaux douces ; des scorpions, des blattes,
des libellules, des lombrics, quelques mollusques,
des batraciens s'étaient répandus sur la terre ferme
et c'était tout. Les guêpes, les abeilles et les papil-
lons ne se sont montrés qu'avec les fleurs; les
oiseaux et les mammifères sont les derniers venus.
L'homme, dont les découvertes qui se succèdent
semblent reculer de plus en plus l'ancienneté s'est,
par les progrès continus de son intelligence, finale-
ment établi au-dessus de tous.
Notre généalogie particulière, connue dans ses
grandes lignes, est bien plus simple qu'on ne le sup-
pose en général. Les classes d'animaux que nos an-
298 FRANCK ET ALLEMAGNE
cètres pourraient avoir traversées depuis la nais-
sance de la vie, en admettant l'hypothèse infiniment
probable de l'évolution, sont simplement celles des
infusoires, des rotifères, des vers annelés qui, par
l'amphioxus, ont passé aux vertébrés. A partir de
là, les groupes auxquels nos précurseurs auraient
pu appartenir sont ceux des poissons marsipobran-
ches (lamproies), élasmobranches (requins) etdipnés,
des batraciens et des mammifères monotrêmes.
Parmi les mammifères, nous ne pourrions recon-
naître comme ancêtres que les marsupiaux, les
lémuriens et un petit nombre de formes à analogie
plus ou moins simiennes de l'ancien continent.
Les couches tertiaires du Fayoum, en Egypte,
contiennent déjà un squelette de ces singes
anthromorphes dont la ressemblance anatomique
avec l'homme semble si humiliante à certains
esprits.
La caractéristique de l'évolution humaine n'est
pas, comme on le croit souvent, un perfectionne-
ment exceptionnel du corps. En dehors de l'attitude
verticale, qui a, pour ainsi dire, achevé Fhomme
physique, notre corps est, au contraire, demeuré
étonnamment primitif. La caractéristique de notre
lignée, c'est la prédominance rapide et énorme prise
par le système nerveux et surtout par l'appareil
cérébral, siège de l'intelligence. Gomme cette pré-
dominance du système nerveux est la cause qui a
déterminé, concurremment avec l'accélération em-
bryogénique, le renversement d'attitude qui a tiré
SCIENCE ET CIVILISATION 299"
les vertébrés de la foule des vers, (') les philosophes
spiritualistes peuvent dire, sans que la science ait
à protester, que c'est l'esprit qui a dirigé cette évo-
lution, et les théologiens, qu'elle s'est accomplie sous
le souffle de Dieu.
Les civilisations, d'autre part, ne sont pas nées
d'un seul coup. Les peuples les plus civilisés ont
traversé toutes les étapes qui les séparent aujour-
d'hui de la vie sauvage, et de même que les orga-
nismes puissants qui ont successivement apparu
sur la terre se sont formés par l'agrégation et la dif-
férenciation des êtres élémentaires dont nos micro-
bes, nos infusoires nous ont conservé l'image, les
peuples puissants qui se partagent aujourd'hui l'em-
pire du monde sont nés par la réunion des individus,
primitivement isolés, en sociétés de plus en plus
nombreuses, où les individus, liés par des conven-
tions inspirées par le souci de leur conservation ou
de leur bien-être, sont graduellement devenus de
plus en plus solidaires les uns des autres. Gomme
en définitive, pour les plus infimes comme pour les
plus puissants des êtres vivants, tout, au point de
vue matériel, tourne autour de la double nécessité
de durer et de se reproduire, il en résulte entre les
lois de la constitution et du perfectionnement des
organismes, entre les principes de la biologie et
(1) E. Perrier, Comptes-rendus de l'Académie des sciences
i. GXXVI, 1898, p. 1479-1486.
300 FRANCE ET ALLEMAGNE
ceux de la sociologie, un parallélisme qui n'est pas
simplement dans la surface, mais dans le fond des
choses; les images des rhétoriciens ont ici devancé
les conceptions précises des savants et des penseurs.
Ces quelques pages suffisent à exposer tout ce que
la science contient de fondamental. Il y faut ajouter,
en conclusion finale, que rien dans le monde maté-
riel n'arrive sans cause, que les mêmes causes pro-
duisent toujours les mêmes effets qui sont inéluc-
tables dès quelles sont réunies, et qu'un effet donné
ne peut surgir en l'absence des causes qui Font une
fois déterminé, à moins que celles-ci n'engendrent
elles-mêmes d'autres causes qui les représentent,
comme c'est le cas pour l'hérédité des caractères
chez les êtres vivants.
Une telle proposition est à la vérité la négation
de l'intervention dans le monde matériel de forces
extérieures à lui, la suppression de l'action capri-
cieuse sur les phénomènes naturels des êtres imma-
tériels dont l'imagination de nos ancêtres avait peu-
plé le monde, des sortilèges au moyen desquels
certains individus prétendaient commander leur
intervention ; c'est la sécurité et la conscience de sa
force définitivement conquises par l'Homme qui
cesse d'être le sujet de puissances occultes impé-
nétrables, pour devenir l'instrument privilégié de
la puissance éternelle qui anime le monde, et dont
les lois de la nature, qu'il a été donné à l'esprit
humain de pénétrer, sont l'immuable émanation.
SCIENCE ET CIVILISATION oOl
L'Homme est malheureusement trop souvent le jouet
de ses propres illusions ou de son propre orgueil,
ou la victime animale de ses appétits; nous touche-
rions, sans ce misérable correctif, à la fin des dis-
sensions et des persécutions philosophiques ou reli-
gieuses.
Gomment, pour acquérir ce petit nombre de-
notions certaines, l'Humanité a-t-elle dû livrer le
gigantesque combat dont le grandiose récit semé
d'horreur et de gloire, de lueurs d'incendie et de res-
plendissantes aurores, de sanglants épisodes et de
mâles beautés, ne sera jamais achevé ? On se rendra
compte du puissant effort qu'il lui a fallu faire si
l'on considère qu'au début, jetée dans le monde,
ignorante de tout, n'ayant pour se renseigner que
des sens dont une intelligence occupée seulement
des plus vulgaires soucis ne pouvait redresser les
illusions, elle a dû, pour arriver à la connaissance,
perfectionner tout d'abord l'instrument au moyen
duquel elle pouvait Facquérir et la conserver. De
l'intelligence imparfaite des premiers hommes, lâche
réseau que traversaient les faits sans s'y arrêter, il
lui a fallu tirer, en serrant graduellement les mailles,
ce merveilleux tissu qu'est devenu l'intelligence des
races humaines supérieures, où tout ce qu'il y a de
réel se fixe et qui ne laisse filtrer que l'erreur. Or, ce
travail n'a été ni une œuvre commune de perfection-
nement, à laquelle tous ont également collaboré, ni un
progrès inconscient, imposé en quelque sorte par une
évolution fatale, inhérente à la nature humaine. Il a
302 FRANCK ET ALLEMAGNE
été l'œuvre personnelle de quelques-uns, appliquant
avec plus d'énergie, dans des circonstances plus
favorables peut-être, leur esprit à l'intelligence des
choses. Dès lors a éclaté la lutte entre l'idée nou-
velle, scientifique ou morale, propriété d'un seul, et
les idées jusque-là répandues dans l'esprit de tous;
de là, l'ostracisme d'Aristide, la mort de Socrate, le
crucifiement de Jésus, la persécution contre les
alchimistes et les prétendus sorciers, la condamna-
tion de Galilée, l'anathème contre Christophe Colomb
et Vascode Clama, la folie de Denis Papin, la misère
de Sauvage, l'anéantissement des métiers de Jac-
quard, l'indifférence pour Lamarck, l'assaut furieux
contre les découvertes de Pasteur ou contre les doc-
trines de Darwin, suivis, à la vérité, de radieux
triomphes.
Cependant, il ne faudrait pas s'y tromper, ces
triomphes ne sont, en définitive, que la victoire de
la science nouvelle sur la science ancienne, figée, en
quelque sorte, dans les croyances superstitieuses du
peuple, dans les ambitieux systèmes des philoso-
phes, dans l'enseignement dogmatique des corps
d'Etat ou dans le somptueux appareil des religions
qui se sont succédées. La science nouvelle a été
malheureusement popularisée par des hommes qui
lui étaient souvent étrangers, appliquée par des
moyens différents à la poursuite de buts variés et
parfois, d'une façon très sincère, à la réalisation
d'un état social qu'on espérait être parfait.
L'écroulement successif de tout ce que les hom-
SCIENCE ET CIVILISATION 303
mes ont cru, un moment, être la vérité, serait de
nature à inspirer la plus grande méfiance à l'égard
de ce que nous pensons être aujourd'hui la science
infaillible, la Science, au nom de laquelle on a lancé
bien souvent l'anathème contre un passé qui n'a pas
été sans apporter une certaine somme de bonheur à
l'Humanité. Il y a lieu de croire cependant que l'ère
de ces écroulements est aujourd'hui à peu près
close. Dans Tordre matériel, la Science est sûre de
ses conquêtes parce que, depuis deux siècles, les
procédés de l'intelligence humaine semblent s'être
renouvelés. Pendant la longue série des siècles an-
térieurs, l'homme observait sans doute, mais il
essayait surtout — et les philosophes allemands
nous ont montré à quel point — de deviner la na-
ture, dans les secrets de laquelle ses méthodes
d'observation ne lui permettaient pas de pénétrer.
Il imaginait des systèmes sur des apparences, com-
parait, généralisait, affirmait plus qu'il ne démon-
trait ; les sciences naturelles et les sciences médi-
cales ont encore conservé, en grande partie, cette
primitive tendance.
La bataille pouvait dès lors s'engager, sans aucune
issue possible, entre des théories a priori et des
systèmes aussi fantaisistes les uns que les autres ;
les adversaires argumentaient, ne prouvaient pas.
Les démonstrations expérimentales, les vérifications
a posteriori des hypothèses, ont, au contraire, créé
la certitude scientifique devant laquelle tout s'incline
désormais, et c'est parce que cette certitude a été
:>0i FRANCK ET ALLEMAGNE
obtenue sur des points fondamentaux, parce que
toutes les inductions et les déductions qui se pou-
vaient tirer des vérités acquises ont été à leur tour
vérifiées, que la science, d'un seul coup d'aile, a pris
le magnifique essor qui sera l'éternel honneur du
XIX1110 siècle. Par la puissance inespérée qu'elle a
mise dans la main de l'homme, par la vie intense
qu'elle lui a faite, par les richesses qu'elles lui a
prodiguées et qui ont apporté presque partout l'ai-
sance, c'est-à-dire la. joie, la Science mérite toutes
les admirations, toutes les reconnaissances, et ceux
qui lui ont sacrifié leurs plaisirs, leur repos et, trop
souvent, leur vie, méritent les honneurs que les
anciens décernaient aux héros.
Est-elle, à elle seule, suffisante pour nous apporter
le bonheur? Est-elle capable de tenir lieu de tout,
et peut-on fonder, sur ses seules données, une orga-
nisation sociale qui se pourrait qualifier d'intégrale?
La science a déjà découvert et découvre chaque jour
en plus grand nombre les comment des choses; elle
ignore malheureusement avec quelques « comment »
des plus fondamentaux, presque tous les « pour-
quoi » qu'il y aurait pour l'homme le plus d'intérêt
à connaître. Le fait est même d'autant plus piquant
que c'est par la recherche de ces pourquoi qu'elle a
commencé ses investigations. Aristote ne se deman-
dait pas de quelle façon le monde avait été réalisé;
il cherchait le rôle de chacune de ses parties dans
l'économie générale, ce qu'il appelait sa fin et cette
SCIENCE ET CIVILISATION 305
fin était la raison d'être de chaque partie, sa cause
finale. De l'aveu même de Cuvier, le principe de
la corrélation des formes, dont il fait la base de
l'anatomie comparée, n'est pas autre chose que la
consécration de cette fin à laquelle tous les orga-
nes doivent satisfaire : la conservation de la vie de
l'animal.
En réalité, même à l'heure actuelle, le plus grand
nombre des prétendues explications des natura-
listes ne sont qu'une application inconsciente de
ce principe des causes finales et se résument en
ceci : « Tel animal possède tel organe parce qu'il lui
est indispensable pour vivre dans telles conditions. »
Mais la question qui se pose est au contraire :
« Comment chez tel animal s'est-il développé tel
organe qui lui permet aujourd'hui de vivre dans
telles ou telles conditions?» Et c'est à cause de ce
renversement des termes de toutes les questions, ou
parce que le même savant pose souvent la question,
sans s'en apercevoir, sous ces deux faces opposées,
que les sciences naturelles sont restées si longtemps
incertaines. L'Homme étant longtemps demeuré, à
ses propres yeux, le centre de l'Univers, apparaissait
à lui-même comme une cause finale des plus impor-
tantes ; il acceptait le fait accompli, il s'arrêtait dans
ses investigations dès qu'il avait découvert le profit
qu'il pouvait tirer des choses créées pour lui, et son
plus grand, mais stérile effort, était de remercier la
Providence des commodités iju'Elle avait réunies
autour de lui, ou de lui exprimer le remords d'avoir
306 FRANCK ET ALLEMAGNE
méconnu ses lois. On n'aurait rien appris sur la
foudre, ni sur les tremblements de terre, ni sur les
cyclones, ni sur les volcans, ni sur les éclipses, ni
sur les comètes, ni sur les aurores boréales, si on
avait continué à ne voir en ces phénomènes, comme
pour le déluge, ou la destruction des villes que
couvre aujourd'hui la Mer morte, que des moyens
employés par la Divinité pour ramener les hommes
à la pratique de la vertu, en les plongeant dans la
terreur ou l'étonnement, suivant les procédés par
lesquels l'Allemagne, d'une mentalité encore primi-
tive, croit imposer sa domination.
Il n'en est pas moins vrai que l'esprit de l'Homme
demeure obsédé par les pourquoi. Pourquoi l'Uni-
vers plutôt que le Néant? Pourquoi cet Univers est-il
ce qu'il est, plutôt qu'autre chose? Pourquoi les
formes diverses de la matière et les forces qui la
dominent ou en émanent? Pourquoi les lois simples
qui régissent ces forces? Pourquoi la vie? Pourquoi
sa conservation et sa transmission de génération en
génération ? Pourquoi l'intelligence ? Pourquoi cette
évolution progressive de l'intelligence humaine, qui
l'amène finalement à tout comprendre dans le monde,
à tout diriger sur la terre, qui la conduit à rensei-
gner l'Homme sur tout ce qui l'entoure, hormis une
chose, celle qui l'intéresse le plus : sa propre des-
tinée ?
Et si l'Univers a une fin, si l'intelligence humaine
est pour lui un des moyens d'atteindre cette fin,
moyen qui intervient sans doute à son temps dans
SCIENCE ET CIVILISATION 307
tous les systèmes stellaires, mais qui ne semble
dans aucun d'eux destiné à durer toujours, comment
l'Univers, père de l'intelligence et pénétré par elle,
apparaît-il au contraire à la science comme exclu-
sivement soumis à des lois fatales, inéluctables,
qui semblent peser sur lui comme le Destin sur les
anciens dieux?
Ces questions ne sont pas neuves; dès qu'il essaya
de comprendre le mécanisme du monde. l'Homme
se les posa, et ne trouvant pas de réponse dans un
mécanisme que d'ailleurs il connaissait peu, il finit
par concevoir derrière l'Univers une puissance intel-
ligente, un Esprit universel, comme jadis les Grecs
en avaient imaginé un derrière chaque force. C'est
ainsi qu'il en arriva à opposer l'esprit à la matière,
bien qu'il ne l'en vit jamais séparé, et que des phi-
losophes attribuèrent à l'esprit la direction de tout,
tandis que d'autres refusèrent de rien admettre en
dehors de la matière, ce qui revient, en somme, à
supprimer la question que leurs adversaires cher-
chaient à résoudre. Mais ces questions ne sont pas
de celles que l'on supprime, de celles même que
l'on peut à volonté endormir dans son cerveau. Elles
se compliquent d'ailleurs d'une autre que beaucoup
d'entre nous considèrent avec un intérêt tout parti-
culier: la distinction entre l'esprit et la matière une
fois admise, il n'y avait pas de raison pour que l'es-
prit, c'est-à-dire le principe intelligent, c'est-à-dire
l'âme, ne survive pas au corps. Si nous avons une
âme, si cette âme est éternelle, le problème de sa
:>08 FRANCE ET ALLEMAGNE
destinée future parait à beaucoup valoir qu'on ne
prenne cure.
La Science nous conduit ainsi au seuil d'un do-
maine qui n'est pas le sien. Elle a pu éliminer un
certain nombre des solutions proposées aux ques-
tions qui s'y agitent, circonscrire par conséquent
dans certaines limites les réponses ; mais elle n'en a
apporté aucune; elle est même incapable d'en appor-
ter, parce que justement plus elle progresse, plus elle
reconnaît que la recherche du « comment » est seule
accessible à ses méthodes d'investigation et que, là,
seulement, elle arrive à la certitude qui est son but.
Les « pourquoi », elle les a donc éliminés de parti-
pris, non par dédain, mais par sentiment de son
impuissance. Malheureusement, tous les savants
n'ont pas eu la modestie de faire cette élimination
courageusement et nettement; quelques-uns même
ont cru pouvoir demander à la Science la solution
de tout, ou nier tout ce qui ne venait pas d'elle;
c'est pourquoi Ferdinand Brunetière a pu, un mo-
ment, parler de la faillite de la Science. Il n'y a pas
eu faillite parce que sur ce terrain réservé des fins,
la science véritable s'est bien gardée de chercher à
faire commerce. Elle sait que là où sa puissance
finit, d'autres aspirations commencent.
Se résigner à considérer tout son être comme
essentiellement passager, parait insupportable à.
beaucoup d'esprits cultivés, et justement parce qu'ils
le sont. Accepter le sacrifice et la douleur, sans
aucun espoir de compensation, s'astreindre à un*
SCIENCE ET CIVILISATION 309
renoncement quotidien ou risquer sa vie, subir
même, sans révolte, la contrainte des lois, sachant
que la mort est le terme de tout et qu'on ne peut
espérer ressaisir les jouissances qu'on aura laissé
fuir dans ce monde, semble un leurre aux esprits
moins nobles sur qui les notions de solidarité et
de devoir n'ont pas une prise suffisante, si elles
ne sont appuyées sur rien d'extérieur à l'Homme.
A cela la science ne peut rien aujourd'hui ; elle ne
pourra pas davantage demain, et si quelques-uns
ont gardé cette illusion qu'elle suffirait un jour à
occuper toutes les pensées de l'Homme, c'est qu'ils
n'étaient pas assez familiers avec les procédés de
l'investigation scientifique pour avoir une vision
nette des limites de son domaine.
Toutefois, en se pénétrant davantage des condi-
tions dans lesquelles les sociétés humaines se sont
formées, de l'état intellectuel moyen des hommes
qu'elles réunissaient, du but que ces sociétés pour-
suivaient, des modifications qui se sont produites
dans ces conditions, cet état intellectuel, ce but
plus ou moins lointain, la Science pourra nous éclai-
rer sur la raison d'être de certaines lois ou sur leur
degré d'utilité, et faire apparaître la nécessité de
conventions sociales nouvelles. Elle pourra déter-
miner avec une rigueur suffisante pour qu'elle s'im-
pose aux esprits d'élite, les conditions auxquelles
doivent volontairement se soumettre les membres
d'une société pour que cette société conserve son
autonomie, pour que le patrimoine commun de tous
310 FRANCE ET ALLEMAGNE
s'accroisse et que chacun trouve, dans les liens qui
l'unissent à ses semblables, toute la somme de
bonheur qu'il est en droit d'en attendre. On peut
voir là les fondements d'une morale rationnelle qui,
par son côté expérimental, séduira les esprits posi-
tifs et ne sera pas même contestée par ceux qui
rêvent d'une éternité où l'esprit, baigné de lumière,
n'aurait plus à lutter avec les contingences de la
nature. Cette pacification sera le dernier, mais bien
lointain service que la Science aura rendu à l'Hu-
manité.
Voilà où nous en sommes, et maintenant on peut
se demander qui, des deux empires germaniques ou
des nations alliées contre eux, se rapproche le plus
des visions d'avenir à qui l'Humanité peut faire con-
fiance. Nous devons nous demander nous-mêmes
si nous avons toujours conformé notre conduite et
nos institutions aux connaissances et aux igno-
rances dont la raison nous indique qu'il faut tenir
compte pour assurer l'avenir d'une nation.
Il ne saurait être question pour le gouvernement
allemand d'une inspiration religieuse quelconque.
C'est par une singulière profanation qu'il couvre du
nom d'un Dieu, tel que les évangiles chrétiens le
définissent, tous les crimes de son armée. Ce Dieu,
c'est peut-être le Wotan de Wagner, ce n'est pas
le Dieu de Jeanne d'Arc. Le Kaiser, d'ailleurs, ne
prend même pas la peine de dissimuler son indif-
férence en matière de religion, comme disait La-
SCIENCE ET CIVILISATION 314
mennais. Il est bien de la famille des chevaliers
incrédules et brigands de Tordre teutonique. Pro-
testant en Prusse, il affirme aux Polonais catholi-
ques qu'il est favorisé d'apparitions de la Vierge ;
il déclare au pape, dit-on, qu' « il se fera catholique
quand la majorité de ses sujets le sera, » et, en
attendant, il laisse croire que devenu Hadji Moham-
med Guillioum, il serait mahométan s'il habitait
Gonstantinople. Au fond, différent en cela du com-
mun des hommes qui se croient faits à l'image de
Dieu, il s'est construit un dieu à son image, et il
n'est pas étonnant dès lors qu'il soit toujours d'ac-
cord avec lui. Il lui est loisible de bombarder les
cathédrales, de laisser profaner les objets du culte
et fusiller les prêtres catholiques, de faire brûler
les villes, assassiner les vieillards et les enfants,
violer les femmes et piller ses ennemis. Il serait
inutile, même pour le pape, de le menacer de la
colère vengeresse d'un Dieu qui n'a rien à faire avec
celui dont il est partie intégrante, avec qui il est en
communication constante, et qu'il ne conçoit que
comme une extériorisation de lui-même, comme une
expansion de sa propre personnalité sur l'Univers
entier. C'est l'état d'esprit qu'Ostwald a ironique-
ment constaté quand il a dit : « Dieu est réservé à
l'usage personnel de l'empereur. » Il y a, dans cette
phrase, du reste, un autre sous-entendu; c'est que
dans le monde des intellectuels allemands on laisse
volontiers pour compte son Gott à l'empereur, et
c'est là, en somme, un aveu d'athéisme.
ol^ FRANCE ET ALLEMAGNE
En est-il de même du peuple ? Celui-ci partage-t-il
l'athéisme scientifique d'en haut? Non, assurément.
S'il en était ainsi, le Kaiser ne perdrait pas son temps
à jouer les inspirés et les prophètes. Le peuple se
laisse, au contraire, séduire par l'idée qu'il a à sa
tête un empereur providentiel, chargé de le conduire
à la domination du monde. Pour y parvenir, tous
les moyens sont bons; la grandeur du but les légi-
time tous; le peuple de Dieu n'a pas à craindre de
représailles; la victoire lui est assurée, et dès lors il
peut donner libre carrière à ses instincts les plus
sauvages: tout ce qui est ailleurs qualifié crime
devient œuvre pie quand on peut pousser le cri
fameux des Croisés du moyen-àge : Dieu le veut !
Au surplus, la mentalité populaire de l'Allemagne
était incapable de résister à de telles suggestions.
Depuis quarante-quatre ans, le peuple, dans ce pays,
n'a entendu qu'un seul mot d'ordre: Enrichissez-
vous! Tout y a été minutieusement organisé en vue
d'acquérir un bien-être matériel, grossier peut-être,
mais illimité, basé sur une production d'une inten-
sité inouïe, sur l'accaparement de l'industrie et du
commerce du monde, sur sa conquête par les nuées
d'enfants que la Germanie, assurée de leur avenir,
pouvait lancer, telles des nuées de sauterelles, dans
les deux hémisphères. Maintenir la paix à l'inté-
rieur, discipliner toutes les forces vives du pays,
protéger les grandes entreprises, renseigner exacte-
tement les négociants sur les possibilités de vente
dans chaque contrée, découvrir sans cesse de nou-
SCIENCE ET CIVILISATION 313
veaux débouchés, créer une marine de guerre ca-
pable de protéger partout la flotte commerciale et de
lui créer des relais, encercler patiemment par des
postes d'attente, tels le bec de canard de notre Congo,
les colonies des autres nations pour en préparer la
conquête, s'infiltrer partout, choisir en pleine paix,
pour une guerre prochaine, dans les pays convoités,
ses étapes, y établir ses dépôts de munitions, ses
refuges, ses plates-formes pour pièces d'artillerie,
ses postes de télégraphie, enserrer tous leurs res-
sorts dans un réseau serré d'espionnage savant,
endormir ses voisins par des traités avec la ferme
volonté de les violer et de fouler aux pieds, le jour
venu, toutes les conventions humaines, c'est une
œuvre d'organisation qui, sans doute, ne saurait
donner une réputation chevaleresque à la nation
qui l'a conçue, mais qui dénote chez elle un esprit
de suite, une audace impudente dont on ne saurait
trop méditer et redouter la puissance.
Après les victoires inespérées de 1870, l'Alle-
magne a cessé de rêver d'idéal. Tout entière à ses
laboratoires, à ses usines, à son commerce, réalisant
sur le monde entier des bénéfices qui lui permet-
taient d'envisager sans crainte les lendemains, elle
s'enorgueillissait d'une fécondité qui lui donnait
l'espoir et suscitait en elle le désir de conquérir la
Terre. Elle ne songeait ni à affranchir, ni à évan-
géliser personne; les Droits de l'Homme se résu-
maient pour elle dans le droit de l'Allemand à
exploiter de son mieux son prochain. Son idéal était
314 FRANCK ET ALLEMAGNE
uniquement d'emplir ses coffres-forts, tout au moins
de procurer aux siens la plus grande somme de bien-
être matériel possible. Peu lui importait d'améliorer
l'Humanité, et Dieu sait si elle nous l'a clairement
dit sur tous les tons. La guerre, pour elle, avait
pour objet uniquement des terres et du butin, tout
comme dans l'antiquité, comme au moyen-âge,
comme au temps des Huns, des invasions arabes et
des Turcs. Seulement les Turcs ont conservé Sainte-
Sophie et les Allemands se sont appliqués à détruire
méthodiquement l'Université de Louvain, la cathé-
drale de Reims, le beffroi d'Arras, la halle des dra-
piers d'Ypres et à déshonorer tout ce qu'ils ont
touché. La philosophie de Kant, de Hegel, de
Gœthe, la musique de Beethoven et de Schumann
n'ont pas retenu FAllemagne impériale de Bis-
marck sur la pente où elle roulait ; la Science n'a
fait qu'accélérer sa chute, servir sa cupidité, exas-
pérer son orgueil, son besoin de jouissances, en
mettant à sa disposition, pour des conquêtes futu-
res, des moyens de destruction perfectionnés dont
elle a usé avec une dégradante ostentation.
Certes, elle est passée maîtresse dans l'exploita-
tion du comment, mais ce n'est pas elle qui s'est
embarrassée dans les méditations sur les pour-
quoi que nous énumérions tout à l'heure, et la
morale n'y a pas gagné. Rien ne retenant plus la
brute devenue infiniment puissante, à la première
occasion que la guerre lui a offerte, elle s'est mon-
trée dans toute sa redoutable hideur : cruelle, avide,
CONCLUSION 3ia-
ravageuse et lascive, après avoir étonné le monde
par l'impudence de ses mensonges. Les femmes
elles-mêmes, comme celles des Gimbres, ont accom-
pagné les hommes à la guerre, pour monter leur
ménage.
Et nous, les Français ! Qu'avons-nous fait pendant
ces quarante-quatre ans de préparation de l'Alle-
magne? Ah ! certes, ce n'est ni le désintéressement,
ni les généreuses utopies qui nous ont abandonnés.
Avons-nous assez prôné la fraternité des peuples et
la paix universelle ! Avons-nous assez annoncé à
l'Humanité que nous voulions la régénérer par la
liberté et l'égalité ! Avons-nous assez parlé des droits
de l'Homme et du Citoyen ! Avons-nous assez remâ-
ché cette rhétorique fin XVIIImc siècle, qui voyait
dans tous les hommes de lumineux archanges, et
conduisait à croire que pour avoir un bon gouverne-
ment, il suffisait de mettre les noms de Français
quelconques dans un chapeau et de tirer au sort
ceux des ministres.
Pendant les premières années de la troisième
République, les souvenirs cuisants de l'invasion,
l'ardent désir de refaire une France digne du renom
que lui avaient valu ses victoires passées, de réparer
ses ruines, peu importantes du reste, de rendre son
essor à l'activité nationale, ont fait que tous les
Français communiaient dans un même idéal. De
brillantes conquêtes coloniales ont donné à l'armée,
qu'on s'appliquait à réorganiser, confiance en elle-
316 FRANGE ET ALLEMAGNE
même. Mais peu à peu, voilà que les discussions de
parti reprennent; la foule s'en détourne pour s'épren-
dre d'un élégant général de qui elle attend un
geste propre à leur imposer silence. Le souvenir du
Deux-Décembre s'éveille dans l'esprit des vieux ré-
publicains, et la méfiance contre l'armée commence
à germer sourdement. A propos d'une affaire, en
somme banale, soulevée sur les bords du Rhin, et
dont le retentissement démesuré demeure une trou-
blante énigme, on prend sa discipline à partie; sous
le prétexte de sauvegarder sa dignité, on lui enlève
le pouvoir d'assurer elle-même sa sécurité en sur-
veillant les agissements des ennemis possibles.
Alors que l'espionnage allemand nous enveloppe
déjà de toutes parts, nous pensons si peu à une
guerre éventuelle que naïvement nous supprimons
le contre-espionnage. Et bientôt, tranquilles sur
le dehors, nous employons notre activité à guer-
royer entre nous. Tandis que l'Allemagne organise
le travail intensif, rémunérateur aussi bien pour
l'ouvrier que pour le patron, avec rendement maxi-
mum et prix de revient minimum, par une série de
dispositions légales où il semble que l'ouvrier et le
patron soient dressés en ennemis, alors que l'idéal
serait qu'ils marchassent toujours la main dans la
main, nous procédons à la désorganisation métho-
dique de l'usine et de l'atelier, à la substitution du
droit au repos au droit au travail que réclamait
l'ouvrier en 1848.
Cependant les ministères tombent comme des
CONCLUSION ))17
capucins de cartes. Aucun d'eux n'a le temps de réa-
liser de longs desseins. Le bruit de la bataille des
partis empêche le parlement d'entendre les rumeurs
des préparatifs de guerre qui viennent de l'autre
côté des Vosges. Nous sommes à la veille de la
catastrophe, et des fous dont la faconde est encore
écoutée continuent à préconiser la suppression de
l'armée nationale et son remplacement par de sim-
ples milices. Ah! on ne peut dire qu'un pays où les
choses se passaient ainsi ait eu la moindre velléité
de guerre. Heureusement, l'armée faisait silencieu-
sement son devoir.
L'instabilité gouvernementale avait d'ailleurs de
graves répercussions à l'intérieur. Elle n'était certes
pas étrangère aux faiblesses administratives qui ont
permis l'immoralité apparente des lieux populaires
de divertissement, la multiplication des débits de
boisson, l'alcoolisme qui en a été la conséquence et
contre lequel on n'ose même pas appliquer la loi
contre l'ivresse manifeste, promulguée à la suite
des événements de 1870. Gomment cette instabilité
aurait-elle été sans influence sur la timidité de
nos industriels et de nos commerçants à organiser
de grandes affaires, à courir les risques inhérents
à une clientèle lointaine ou à consentir des crédits
à longue échéance, et sur leur tendance à liquider
le plus vite possible leur maison pour vivre sur
leurs économies.
Une autre désorganisation a été certaine doctrine
partie des milieux intellectuels, qui s'est répandue
M18 FRANCK ET ALLEMAGNE
partout sous une forme tantôt égoïste, tantôt géné-
reuse, a inspiré plus d'une de nos lois et a même
influencé notre politique. Elle a consisté à placer
au-dessus de tout le culte de la personne humaine.
De là Télan libérateur dont les nationalités oppri-
mées nous sont reconnaissantes, de là nos tendances
pacifiques, nos efforts pour rendre les guerres aussi
peu cruelles que possible, notre souci de diminuer
le labeur quotidien de chacun, d'alléger toutes les
charges et tous les devoirs : de là aussi, il faut bien
le dire, cette recherche ardente des satisfactions per-
sonnelles qui s'est manifestée par un trop visible
relâchement des mœurs dans les milieux où Ton se
croit au-dessus du qu'en dira-t-on, ce désir de
«vivre sa vie», suivant la formule allemande de
Nietzsche, qui a rendu insupportable ou même
impossible à tant de ménages la charge des enfants.
Ce sont là les vraies causes de cette réduction
croissante de la natalité dont souffre notre pays. On
ne saurait voir dans cette réduction un signe d'affai-
blissement de la race; il s'agit d'une crise passagère
des mœurs qu'un retour aux saines traditions et aux
lois mêmes de la Nature fera rapidement dispa-
raître. Ce retour s'annonce déjà, mais il ne s'ac-
centuera que si l'on ne prend pas pour des réformes
sérieuses les plus illusoires palliatifs.
Eblouis par les rapides succès de la Science, qui
est loin — on ne le voit que trop — d'avoir moralisé
la nation allemande, les hommes de la génération
qui s'éteint se sont laissé entraîner à une étroite
CONCLUSION 319
philosophie, ne voyant rien au-delà du monde
matériel, et ils ont basé leur conduite sur les certi-
tudes que semblait donner la connaissance exacte de
ce monde. A la génération nouvelle, le néant de cette
conception apparaît, et la science du XXme siècle,
limitant elle-même son domaine, lui ouvre d'autres
horizons. Sans doute elle exigera un gouvernement
qui puisse compter sur le lendemain, qui apporte à
tous, avec la sécurité, l'ordre, la méthode persévé-
rante, la prévoyance qui ont valu à l'Allemagne
quarante-quatre ans de prospérité ; mais elle conti-
nuera à cultiver l'idéal de bonté, de générosité, de
loyauté qui est dans la mentalité française, et dont
l'Allemagne, orgueilleusement repliée sur elle-même,
ne songeant qu'à tout rapporter à elle, n'a pas eu la
moindre idée. En dehors du domaine de la Science,
elle n'autorisera personne à scruter les bases sur
lesquelles chacun s'appuie pour régler sa conduite, à
pénétrer dans ces régions de la conscience où se
réfugient les esprits qui tentent de se consoler des
vulgarités et des meurtrissures de la vie courante.
A côté et au-dessus de la plate Kultur germa-
nique, il y a une culture morale qui ne se donne
pas à l'école; il y a des encouragements et des con-
solations que la Science ne saurait apporter ; cette
jeunesse qui aura si souvent et si allègrement
exposé sa vie, exigera que l'on ne cherche pas à en
affaiblir la puissance.
Au surplus, la façon dont elle s'est soulevée et
défendue, bien que surprise par une guerre impré-
A20 FRANCK ET ALLEMAGNE
vue, montre que la décomposition morale dans
laquelle les Allemands croyaient la France tombée
était limitée à une écume très agitée et malheureu-
sement très apparente, mais, comme toutes les
écumes, très superficielle. Le séjour côte à côte, dans
les tranchées, d'hommes appartenant à toutes les
conditions, à toutes les écoles, à toutes les croyan-
ces, à tous les milieux politiques, depuis le prêtre
jusqu'à l'anarchiste, les périls bravés en commun
par toutes les générations capables de résistance, la
fraternité d'armes des officiers et des soldats, le
tranquille courage avec lequel se sont faits tuer
côte à côte les élèves des écoles militaires, ceux
des établissements où Fantimilitarisme était un
dilettantisme de bon goût, ceux qui n'avaient reçu
de leçons que de l'école primaire et ceux qui étaient
chargés de diplômes, les fils de patrons et les ou-
vriers, ont fondu toutes les âmes. Tous se sont battus
du même cœur, tous savent le peu que valent les
paroles quand le canon tonne. Personne ne doute
qu'après la victoire on exigera des hommes qui
brigueront l'honneur de siéger dans nos assem-
blées qu'ils abandonnent les stériles discussions et
la course aux portefeuilles, pour ne songer qu'à
donner à la France, si chèrement défendue, une
organisation propre à assurer sa sécurité, sa pros-
périté et sa santé morale. Elle aura bien mérité
cette marque de respect et d'amour.
TABLE DES MATIÈRES
Pages
Préface 5
CHAPITRE PREMIER 9
Les Allemands avant la guerre.
Identité de l'Allemand de 1870 et celui de 1915. — Les procédés
d'intimidation de Sennachérib ; leur faillite. — Les Parisien-
nes à l'épreuve de l'obus. — Les débuts du bombardement
de Paris en 1870. — Bombardement de la Halle aux vins,
de l'hôpital de la Pitié et de l'ambulance du Jardin dos
Plantes. — Les quatre-vingt-quinze obus du Muséum natio-
nal d'histoire naturelle. — La sérénité des savants. — Obus
perfectionnés. — La protestation de Ghevreul. — L'indigna-
tion de Pasteur.
CHAPITRE II 22
La supériorité de la race germanique.
La pensée allemande âme du monde. — La haine du vieux
Mommsen. — Le comte de Gobineau et le gobinisme. —
La légende de l'arien. — Le surhomme de Nietzsche; la
prédestination allemande. — Les fantaisies de Gobineau. —
Le préjugé des races. — La germanisation du monde.
CHAPITRE III 31
Les théories d'Ostwald.
La science et la civilisation. — La paix de Walpurgis. —
Gomme chez les Martiens. — Le chambardement général. —
La force origine du droit. — Nécessité n'a pas de loi. —
Futilité de l'art. — Sus aux vieillards. — Le principe d'orga-
nisation. — La grande Allemagne sous la protection de
Wotan, des Siiinls du Paradis, de Moïse et de Mahomet. —
La religion allemande. — L'homme transformateur d'éner-
gie. — Définition énergétique de la civilisation. — La Un
justifie les moyens.
322 TABLE DES MATIÈRES
Payes
CHAPITRE IV 43
La race prussienne.
(1870-1914)
Naïve vénération de la science allemande. — Le Tartufe euro-
péen. — Le maréchal Vaillant et le bombardement artistique
de Eome. — L'Allemagne de 1870 jugée par Armand de
Quatrefages. — Les ancêtres préhistoriques des Prussiens.
— Les missionnaires conquérants de la Prusse. — L'ordre
teutonique et les Hohenzollern. — Les réfugiés de l'Edit de
Nantes. — La guerre de 1870; sa similitude avec la guerre
actuelle. — Les prédictions d'Armand de Quatrefages.
CHAPITRE V 56
Qu'est-ce qu'une race humaine ?
Etendue de la question des races. — Importance de son étude
scientifique. — Le Congrès des races de Londres, en 1913. -—
La Génétique et l'Eugénique. — Signification des mots race,
tribu, nation. — Le professeur von Luschan, de Berlin, et la
violence. — La race israélite et l'infiltration politique. —
L'influence du milieu. — L'Eugénique et l'amélioration des
races. — La Génétique et la création de races nouvelles. —
Les races géographiques. — Transformation possible des
caractères des races humaines. — La mentalité; sa forma-
tion, ses transformations. — Les habitudes et l'hérédité
mentale : la formation des nations.
CHAPITRE VI 78
L'organisation allemande.
L'infiltration allemande et l'espionnage doré. — Les botes
félons. — La protestation universelle contre la barbarie sa-
vante. — Lettres de savants étrangers. — La science pra-
tique. — Inventions françaises enrichissant l'Allemagne et
appauvrissant la France. — Initiative et collaboration à
créer.
TABLE DES MATIERES 323
Page*
CHAPITRE VII 97
La diminution de la natalité.
L'engouement français pour la science allemande. — La com-
plicité des militaires et des intellectuels allemands. — Dangers
des naturalisations et des métissages. — L'hymne aux canons
Krupp et aux dreadnoughts de von Luschan. — L'œuvre de
la raison. — Importance d'une forte natalité. — Les causes
profondes de l'abaissement de la natalité en France. —
Palliatifs illusoires et réformes nécessaires.
CHAPITRE VIII 109
Le manifeste des Intellectuels.
Une fausse démarche. — Le texte du manifeste des ïïô et les
signataires. — Les agissements de l'armée allemande recon-
nus crimes par les intellectuels. — Inutiles dénégations. —
Les intellectuels solidaires du militarisme prussien. — Les
preuves. — La personnalité des 93 intellectuels. — Les ra-
diations prononcées par l'Académie des sciences. — L'astro-
nome Wilhelm Fœrster et le naturaliste Ernest Hseckel. —
La conversion de Hseckel au militarisme. — Changement de
front. — Opinions de Gœthe. — Gœthe et Béranger. — Les
Allemands jugés par Gœthe.
CHAPITRE IX 135
La prétendue disparition spontanée des races
et leur remplacement.
La théorie du progrès par sélection naturelle. — La guerre
cause de progrès. — La fanfare de von Luschan. — La
mison et la morale. — Le paradoxe du progrès par la guerre.
— Les faux préceptes. — Les causes d'une illusion. — La
prétendue dégénérescence de la race française. — Le retour
offensif des Universités et de l'enseignement primaire
prussien. — La prétendue vieillesse et la disparition spon-
tanée des nations. — Le partage de la France.
324 TABLE DES MATIÈRES
Pages
CHAPITRE X 158
Kultur et Culture.
Ce qu'on entend en France par le mot culture. — Culture et
humanités. — Kant, Schiller et la suprématie allemande. —
La Kultur utilitaire. — L'internationalisme et le pacifisme
par la domination allemande. — La Kultur barbare. — La
civilisation énergétique de Wilhelm Ostwald. — Un mot de
Pasteur. — Le banquet de Berthelot et les aspirations de la
science française : son rôle humanitaire et civilisateur. —
Le Vampire allemand.
CHAPITRE XI 178
Le rôle de la France dans le développement
des sciences physiques.
Le rôle initiateur de la France dans le domaine scientifique.
— L'Ecole polytechnique et l'Ecole normale supérieure. —
Les mathématiciens français. — Les astronomes. — Les
cartes photographiques du Ciel et le monde des Etoiles. —
La composition chimique du Soleil et des Etoiles. — Créa lion
de la météorologie. — Les propriétés de la vapeur. — Les
propriétés des courants électriques : Ampère et Arago. —
La première idée du téléphone et de la télégraphie sans fil.
— La liquéfaction des gaz : Thilorier, Cailletet, Dewar,
Amagat, Raoult. — Les Becquerel et la radio-activité ; le
Radium et YActinium. — Les propriétés des rayons invi-
sibles : les diastases et l'origine de la vie. — La Chimie
minérale : iode, brome, bore. etc. — La chimie organique
de Dumas à Berthelot.
CHAPITRE XII 202
Le rôle de la France dans le développement
des sciences naturelles.
Les fermentations. — Pasteur et ses élèves. — Le charbon,
le choléra des poules, le rouget du porc, la rage, la péri-
pneumonie des bêtes à cornes, la peste, la diphtérie, le
tétanos, la lièvre typhoïde vaincus. — La rénovation de la
TABLE DES MATIÈRES 325
Pages
médecine. — Les formes diverses de la contagion. —
L'histoire de la terre : Buffon, Cuvier, les géologues modernes.
— La restauration des animaux fossiles. — Lamarck et la
doctrine de l'Evolution. — La Botanique. — La Zoologie. —
La théorie de l'Hérédité et la formation des organismes. —
Henri Fabre. — Théorie de l'Instinct. — Les explorations
sous-marines. — Les découvertes du microscope. — L'origine
de l'Homme.
CHAPITRE XIII 255
L'Evolution de la mentalité allemande.
Le paradoxe allemand. — Les morales nouvelles. — Orgueil.
égoïsme, mysticisme et pangermanisme. — La Vieille Alle-
magne et ses dieux. — Kant et l'expérience. — L'Allemagne
rêveuse. — L'orgueil philosophique. — La Vérité germa-
nique. — La philosophie de la Nature. — La science alle-
mande contre Lavoisier. — L'identité du vrai et du faux. —
Les adaptations germaniques de la science française. —
L'Etat mystique. — Le vieux Gott. — La mission divine du
Germain et la civilisation.
CHAPITRE XIV 285
Science et civilisation.
Conclusion.
La conquête du monde par la science — La science dégagée
de mysticisme. — L'épopée scientifique'.— La conception
actuelle de l'univers. — La naissance de la vie e1 son évo-
lution. — L'évolution humaine. — Les victoires de la science
expérimentale. — L'insuffisance morale de la science.
— Les comment et les pourquoi. — Les fondements moraux
de la civilisation. —L'organisation allemande est-elle delà
civilisation ? — Examen de conscience. — L*1 réveil de la
France.
LIBRAIRIE PAYOT & Cie, PARIS
J'ACCUSE !
EDITION FRANÇAISE
Un volume grand in-8, Fr. 4. —
Ce livre, d'un intérêt extraordinaire, paru d'abord en
langue allemande, a déjà eu et aura encore un très grand
retentissement.
C'est l'ouvrage le plus important que la guerre ait
inspiré. Sa publication a été un événement d'une portée
mondiale. C'est le cri d'angoisse d'un patriote allemand
clairvoyant qui voudrait arrêter la nation germanique sur
les bords de l'abîme où elle semble vouloir se précipiter
comme à plaisir.
Mais qu'on ne se méprenne pas au titre de J'ACCUSE ! :
ce livre n'est pas un pamphlet enflammé débordant de
sentiments passionnés, c'est la véritable œuvre de sang-
froid, de dialectique sensée et lumineuse d'un penseur,
d'un philosophe doublé d'un savant. L'auteur est en effet
une vraie « personnalité » par le talent et par la science.
Il connaît de première main toute l'histoire diplomatique,
militaire et économique des grandes puissances ; il sait
peser les faits avec prudence et les discuter avec un grand
sens critique, exposant avec clarté, souvent avec élo-
quence, les raisonnements et les conclusions que formule
son intelligence ouverte aux idées générales et nourrie
d'une vaste culture. S'il n'écrit pas toujours sans colère,
c'est que son sens profond de justice et du droit a été mis
à trop rude épreuve par la fourberie et la brutalité des
dirigeants de l'Allemagne qu'il n'hésite pas à clouer au
pilori. S'il a une passion, c'est celle de la vérité qu'il veut
faire connaître au peuple allemand. Il a donné comme
épigraphe à son livre deux vers d'une chanson allemande,
qui signifient « Celui qui sait la vérité et qui ne la dit
pas est vraiment un pitoyable drôle » et le livre tout entier
la justifie.
On pourra épileguer sur la portée et la valeur de cette
Ménippée moderne : on n'en empêchera pas l'effet: Sur les
menées de l'impérialisme allemand, la responsabilité des
dirigeants, la préméditation cynique du plan d'agression
austro-allemand, la démonstration de J'ACCUSE est
péremptoire et définitive.
C'est un livre historique que tout Français doit lire.
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University of Toronto
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