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'iniiiiiiH
80001 9042M
n . aJtli. 5-1 d. r
rBANÇOIS-TICTOB HCGO
ŒUVRES COMPLÈTES
l SHAKESPEARE
k.
OEUVRES COMPLÈTES
01
W. SHAKESPEARE
TOME VII
LES AMANTS TRAGIQUES
y
H
fAWT-DtSIS
. _ TYrObRAmiG DE A. MOtLH.
n
lïl.aicU-
^1
oL. I]
FRANÇOIS-VICTOR HUGO
TRABUCTEUR
ŒUVRES COMPLETES
W. SHAKESPEARE
LES AMANTS TRAGIQUES
T CLÉO?ATRE. — ROHËO ET JULIITTE.
PARIS
PAGNERRE, LIRRAIRE-ÉDITEUR
HUE DE SEINE , 18
18S0
RïprodHetlon et traduction r^suri™».
I-
II
■
v
A JULES JANIN
F.-V. H,
▼D.
; .:>
INTRODUCTION
ir
h'
I
Lorsque messire Jacques Amyot, abbé de Bellozane, publia
sa traduction des œuvres de Plutarque sous le patronage
de très-haut et très-chrétien roi de France Henri Deuxième^
rémolion fut grande chez nos aïeux de la Renaissance. Les
personnages antiques, que le Moyen Age avait relégués daos
la légende h c6\6 des Arthur et des Roland, rentraient brus»
quement dans Thistoh^. Grâce à Finterprétalion du bon*
homme Amyot, les léftèbres amassées anlour de tant de
noms illustres étaient enfin dissipées ; les exagérations de
la tradition orale tombaient devant le témoignage écrit. La
déposition de Plutarque était là, traduite avec un scrupule
implacable. Ces êtres prestigieux auxquels une crédulité
séculaire attribuait des proportions démesurées reprenaient
fout à coup la taille humaine. Le biographe de Chéronée
racontait la vie intime de ces héros ; il les montrait en robe
de chambre, assis au foyer de famille ; il disait leurs infir-
eomme leurs vertus ; il les fnsait voir, dès l'enfance,
8 LES AMÂiNTS TRAGIQUES.
soumis à tous les besoins e( sujets à toutes les défaillances de
la créature. Les générations modernes regardaient tous ces
grands hommes qu'Âmyot leur expliquait, et, stupéfaites,
elles reconnaissaient des hommes. Elles contemplaient avec
une incessante avidité ces vivants portraits : Thémistocle,
Alcibiade, Agis et Gléomène, Coriolan, Ànnibal, les Grac-
ques, Cicéron, Brutus. C'était donc là Pompée ! C'était donc
là César ! Quoi ! ce petit homme, c'était Alexandre !
Mais, dans cette galerie glorieuse, il y avait un groupe
qui provoquait une curiosité inexprimable : c'étaient deux
amants qui se tenaient étroitement embrassés. — L'un, vêtu
de la laticlave romaine, était flgé de cinquante ans au
moins ; il avait « la barbe forte et épaisse, le front large, le
» nez aquilin... Il usait du style et façon de dire qu'on ap-
» pelle asiatique, laquelle florissait et était en grande vogue
» en ce temps-là, et si avoit grande conformité avec ses
» mœurs et sa manière de vivre qui était venteuse, pleine
» de braverie vaine et d'ambition inégale qui ne s'entrete-
« nait point... Si avait outre cela une dignité fort libérale et
» sentant son homme de bonne maison... Il ne faisait point
)» difficulté de boire devant tout le monde et de s'asseoir
)) auprès des soldats quand ils dtnaient , et de boire et
» manger avec eux à leur table ; il n'est pas croyable com-
» bien cela le faisait aimer, souhaiter et désirer d'eux... Il
n était grossier et peu subtil de nature et s'apercevait à tard
D des fautes qu'on lui faisait ; mais aussi quand il les con-
D naissait, il en était bien fort marri, et les confessait ron-
n dément à ceux à qui sous son autorité on avait fait tort ;
D bien avait-il le cœur grand, tant à punir les forfaits comme
» à rémunérer les bienfaits, d — L'autre, habillée à la mode
macédonienne, était une femme de trente ans environ ; « sa
» beauté seule n'était point si incomparable qu'il n'y en pût
» bii*n avoir d'aussi belles comme elle, ni telle qu'elle ra-
» vit incontinent ceux qui la regardaient ; mais sa conversa-
■> tinu îk la baiil<;r était si amiaLle, qu'il élnit impossjblu
» H'eo é\itvT h priso, et avec sa bcaiiti^, la lionne grflee
> qu'elle avait à deviser, la douceur et ta gc nlillessc de son
* naliirel qui assaisonnait tout ce qu'elle disait ou faisait,
■ éuil un aiguillon qui poignait au vif; et si y avait outre
> cela grand pUisir au son de sa voix seulement et à sa pro- i
> Doociotion, parce que sa langue était comme un instru-
■ ment do musique à plusieurs jeux et registres qu'clla 1
s tournait nisément va tel langage comme il lui plutsait, tel*
■ lement qu'elle jiarlait h peu de nations barbares partni- ]
* cbetnent, mais leur rendait par elle-même réponse, aa [
B moins à la plus grande partie, comme aux Étiiîopiens, 1
■ Arabes, Troglodytes, llébreui, aux Syriens, Médois et j
* aux Tanties et h beaucoup d'autres dont elle avait appris J
■ leslsaguos. d Tels étaient Antoine et Cléopdlrt-, d'apràs
la réridique peinture de Plutarque ; telsapparniss«ient, aux I
jeux de nos pères étonnés, ces amants illustres que l'épo- I
p6tt erotique plaçait dans une lumineuse apothéose h cdté
lie ces couples fabuleux, PAris et Hélène, Achille et Briséis,
Thésée et Hippuljte, Hercule et Omphale.
Quelle légende tragique que cette biographie d'Antoine j
et de Cléop3tro, racontée naïvement par le digne précep-
teur de Marc-AurèW ! 1^ fantaisie humaine ne pourra ja> \
nuis rdfer rien de plus merveilleux que ce drame, inventa ]
par l'histoire, qui se noue par une amourette et se dénoue j
par le bouleversement d'un empire. Pascal a indiqué dam
une phrase célèbro toutes les profondeurs do cet étonnant j
sujet : « Si le nez de Clco[ullre avait été plus court, toute la j
bce de la terre annit changé. » Ce qui frappe le penseur J
dans cetio mémomble leçon donnée aux hommes par la T
destinée, c'est la prodigieuse disproportion entre le fait et j
la conséquence, entre le mojcn et le résultat, entre les pré- i
misses et la conclusion, n La c-iuse est un je ne saisqtui |
pl les efletN en sont elTroyables. »
10 LES AMANTS TRAmQUES.
Pour TOUS rendre compte de celte disproportion, réduisez
i ^es éléments essentiels Taction dont il s'agit : — un pro-
digue, épris d*une courtisane qu'il entretient à grands frais,
se décide, pour réparer sa fortune, à épouser une femme
qu'il n'aime pas ; à peine le mariage est-il eondu, qu'il
retourne BUprès de sIei maîtresse pour manger avec elle la
dot de sa femme. L'épouse délaissée se réfugie chez son
frère qui, furieux, provoque le mari. Un duel a lieu ; le
prodigue succombe et la courtisane désespérée se suicide.
-*- Supposez que les événements que je viens de dire se
passent dans le cercle restreint de la vie bourgeoise : qu'en
résultera-t-il ? Une simple tragédie domestique dont la ca-
tastrophe n'atteindra que quelques existences immédiate-
ment compromises. Faites au contraire que ces mêmes évé-
nements aient lieu dans les plus hautes régions de la vie
publique; faites que la courtisane] s'appelle CléopAtre et
porte une couronne ; faites que le mari prodigue s'appelle
Antoine et règne sur l'Orient ; faites que le frère qui venge
l'épouse outragée se nomme Octave et soit maître de l'Occi-
dent : alors tout l'univers connu se trouvera engagé dans
une querelle do ménage ; le deuil d'une famille produira le
deuil de l'humanité. La terre frémira sous le pas des ar-
mées, la mer sous le poids des flottes ; les peuples se pro-
voqueront et se rueront les uns sur les autres ; Alexandrie
Jettera le défi à Carthagène ; Rome se colletera avec Athè-
nes. Pour soutenir la cause de la courtisane, cent mille
hommes, douze mille chevaux, trois cents vaisseaux suffi-
ront à peine ; on verra accourir à la rescousse le roi des Li-
byens Bocchus, le roi de la Haute-CilicieTarcodemus, le roi
de Cappadoce Archélaùs, le roi de Paphlagonie Philadel-
phus, le roi de Commagène Mithridate, le roi de Thrace
Adallas, le roi de Pont Polémon, le roi d'Arabie^ Nanchus.
le roi des Lycaoniens et des Galates Amynthas, le roi des
Juifs Hérode, et enfin le roi des Mèdes. Pour défendre les
DmiODCCTlOS.
Il
droits do la femme légitime, co ne sera pas trop de qualrc-
ïingl mille véliirans. de douze mill<' thovaun et de deuï
cent cinquaale vaissoauii I'IliNl', l'Espagne, la Uaule en-
?erroiit leurs légions, et l'Europe s'ébranler» depuis l'Ës-
davonte jusqu'à la mer Océane. —0 logique surprenante des
bits] Se peut-il qu'une cause aussi mince ait d'aussi énor-
mes résultais! Pour soulever le globe, le sourire d'une
TÎergo folle est-il donc un levier suftisant?
Quoi I parce qu'un homme s'est amouraché d'une lille,
parce qu'U s'est alTolé d'un profil équivoque, voilà la
guerre universelle allumée. Il faut que partout les mères
pleurvDt leurs enfants, que partout les fiancés s'arra-
chent à leurs lancées, que partout les co'urs se déchi-
rent. La corvée enlève le laboureur à son sillon, le paysan
à SB cabane, le berger à son troupeau. La presse dé-
peuple les maisons pour peupler les galbres ; on prend
de force, — c'est Plutarque qui le raconte. — les mule-
tiers, les moissoQueurs , les voyageurs qui passent: le
désert envahit tes cités; la Guerre et le Chaos courent à
travers cbsmps, la torche à la main ; le ciel s'empour-
pre de lueurs sinistres : ce sont les hameaux qu'on brûle,
CO sont les escadres qu'on incendie. — L'Orient et l'ûc-
radent, après s'Élre lougtemps défiés, se rencontrent. Le
choc a lieu devant le promontoire d'Âctium. L'Orient
recule devant l'Occident. A peine le combat a-t-îl com-
mencé que Cléopâlre effarée s'enfuit ; pour rejoindre sa
maltresse. Antoine s'enfuit à son tour; il laisse à Oclave
le champ de bataille et la victoire ; il déserte ces peu-
ples qui étaient venus là se faire tuer pour lui : il se
dérobe è ces légions fidèles qui t'avalent si vaillamment
coulenu h Tharsale et à Phihppes. Que lui Importent
l'honneur et la gloire et la toute-puissance? Il n'écoute
que sa passion ; lui, le lieutenant de César, le vainqueur
de CasBius, il s'est sauvé comme un lâche, et un bai-
12 LES AMANTS TRAG'Ol'tS.
ser de CléopAtre Ta déjà consolé de lempiro pordu. Mais
Octave ne lui laisse pas de répit; il rallie à ses aigles
implacables l'Europe et l'Asie, et vient assiégor l'adultère
jusque dans Alexandrie. En vain les amants ont cru ressai-
sir la victoire dans une sortie heureuse. Le dieu Bac-
chus qui les protégeait les abandonne; le peuple fait
comme le dieu et les trahit. La désertion va les livrer à
Octave, mais, au moment où le vainqueur croit les te-
nir, tous deux lui échappent par le suicide. Ijk dynastie
des Ptolémées succombe à la morsure d'un aspic ; la fière
Egypte devient une province romaine : l'univers n'a plus
qu'un maître; l'ère des Césars commence; Octavie est
vengée et le monde est esclave.
On comprend à quel point ce drame, si éloquemment
raconté par Plutarque, devait séduire le génie de Shakes-
peare. L'auteur d'Hamlet trouvait dans ce sujet unique
l'éclatante confirmation de ses vues sur l'impuissance de
la volonté humaine aux prises avec les forces mystérieu-
ses qui dirigent la marche des choses. Pendant des siècles,
une grande ville, qui représentait une grande idée, avait
tenté de transformer l'univers à son image ; aidée des plus
vaillants capitaines et des hommes d'État les plus habiles,
Rome avait voulu agglomérer les peuples sous sa su-
prématie tutélaire ; elle avait essayé de rallier les nations
ennemies dans une vaste communauté à laquelle elle avait
donné d'avance le nom sublime de République. Chimé-
rique espoir ! L'effort de Rome vers l'avenir devait abou-
tir à la plus triste contradiction. L'événement allait donner
à la ville éternelle le plus formidable démenti. Tandis que
Rome élaborait la civilisation, l'événement produisait la dé-
cadence ; tandis que Rome s'évertuait pour le progrès, l'évé-
nement inaugurait le césarisroe ; tandis que Rome ébau-
chait la République, l'événement formait le triumvirat et
complotait l'empire. La glorieuse politique des Gaton, des
niTRODucnoif. 13
Bratus, des Gracques et des Scipioo s'écroulait dans une
intrigue ; l'entreprise de cent générations avortait dans un
démêlé de famille. Dérision suprême de la destinée ! Trente
ans ayant Jésus-Christ, l'univers romain n'est plus qu'un
patrimoine qu'un libertin dévore dans une oigie sans nom
en compagnie d'une gourgandine. A CléopAtre la Syrie !
A Cléopâtre l'tle de Chypre ! La Lydie à CléopAlre ! La
maltresse d'Antoine a-t-elle la fantaisie d'un peuple ? Elle
n'a qu'à choisir.
Une aventure si triste pour l'initiative humaine of-
frait aux idées du poète un symbole trop éclatant pour
qu'il ne fût pas tenté de la mettre sur la scène. Mais ce sujet
si profondément tragique présentait à l'exécution des diffi-
cultés presque insurmontables. Comment élait-il possible,
sans distraire et sans disperser l'intérêt, de produire sur le
théâtre tous les incidents que l'annaliste indiquait au poëte :
la mort de Fulvie, le départ d'Antoine pour Rome, son ma-
riage avec Octavie, la réconciliation des triumvirs, leur pacte
avec Cnéius Pompée, l'entrevue de Misène, la fête donnée
par Pompée aux maîtres du monde, la rupture d'Antoine
avec Octavie, son retour auprès de CléopAtre, la déposition
de Lépide, la bataille d'Âctium, la fuite des amants, le dé-
barquement d*Octave en Egypte, le combat d'Alexandrie,
la victoire décisive d'Octave, enGn la mort d'Antoine et de
Cléopâtre? Comment grouper en un harmonieux ensemble
tous ces faits accumulés par l'histoire universelle dans un
iolervalle de douze années? Une pareille tâche aurait fait
reculer tous nos auteurs classiques : avant même de la ten-
ter, il leur aurait fallu enfreindre toutes leurs règles, violer
tontes leurs conventions, bouleverser toute leur poétique.
Le théâtre de Shakespeare était seul assez vaste pour con-
tenir une pareille action ; son génie était seul assez puis-
sant pour la' condenser. L'auteur anglais a scrupuleuse-
ment recueilli les faits principaux consignés par le chro<-
14 LES AXÀIITS TRAOIQUES.
niqueur grec; mais il a eu l'art de les rattacher i uo
point central. Dans le drame comme dans l'histoire, c'est
Cléopâtre qui est l'Ame des ^événements. C'est elle qui,
en dominant le triumvir, soulève le monde ; c'est elle qui,
d'un signe, arrache Antoine à Octavie ; c'est elle qui le
brouille avec César ; c'est elle qui le fait fuir à Actium ;
c'est pour elle qu'Antoine se débat sous Alexandrie ; c'est
pour elle qu'il se tue ; c'est elle qui termine l'ailloo par
sa mort.
Le poëte a tout Cait pour que son héroïne fût sans
cesse présente h notre pensée. Ce n'est jamais que pour
peu de temps que nous la perdons de vue. A peine An-
toine àAAl pu débarquer en Italie» qu'aussitôt l'action
nous ramène en Egypte pour nous montrer Cléop&tre pieu*
rant son amant.
•*- Charmion, donne-moi à boire de la mandragore.
— Pourquoi, madame?
— Pour que je puisse dormir ce grand laps de temps où
mon Antoine est absent !...
Le mariage d'Antoine avec !a sœur d'Octave ne s'est pas
plus tôt conclu sous nos yeui, que vite le magique auteur
évoque Alexandrie et Cléopâtre pour nous peindre, dans
une scène superbe qui manque à Plutarque, l'impression
que va faire sur l'impérieuse reine la nouvelle apportée de
Rome.
LE MESSAGER.
Madame, il est marié à Octavie.
CLÉOPÂTRE, le frappanl.
One la peste la plus venimeuse fonde sur toi !
LE MESSAGER.
Bonne madame, patience!
CLEOPATRE.
Hors d*ici, horrible drôle, ou je vais chasser tes yeui comme des
balles devant moi ; je vais dénuder la tète.
Le secouant violomment.
Je te ferai fouettar avec du fer, étuver dans la fautnare ei eoofire i
nmoDucnoN. 13
la uaee «denta... Ohl dis qo« cela n'est pas, al je te donnerai une
province, et je rendrai ta fortune splendide, et je te gratifierai de tons las
dons que ton hamilité peat mendier.
LE MESSAGER.
Il est marié, madame.
CLÊOPATRE, tirant un couteau.
Misérable, tn as trop longtemps Téen.
Le Messager s'eaftiiu
BieniAt l'action nous rappelle à Rome où nous assistons à
la séparation d'Octave et d'Octavie ; mais c'est comme &
contre-cœur que le poëte cède cette fois encore aux exi-
gences du sujet; il écourte les adieux du frère et de la sœur,
et il invente une nouvelle scène où la reine d'Egypte repa-
raît pour questionner le messager sur sa rivale :
— As-tu aperçu Octavié ?
— Oui» reine redoutée.
— Où?
— A Rome» madame. Je l'ai regardée de face : elle mar*
chaît entre son frère et Marc- Antoine.
— Est-elle aussi grande que moi ?
— Non» madame.
— L'as-tu entendue parler? A-t*elle la voix perçante ou
basse?
•* Sa voix est basse.
— Cela n*a rien de si gracieux ! Elle ne peut lui plaire
longtemps... Yoix sourde et taille naine !... Quelle mcyesté
a sa tournure?
— Elle se traîne. Sa marche ne fait qu'un avec son re-
pos. Elle a un corps plutôt qu'une animation. C'est une
statue plutôt qu'une vivante.
— > Estime son âge, je t'en prie.
— Madame, elle était veuve.
— Veuve ! Cbarmion, tu entends?
— El je croît qu'elle a bien trente ans.
16 LES AMANTS TRAQIQCES.
— As-tu sa figure dans Tesprit? Est-elle longue ou
ronde ?
— Ronde à l'excès.
— La plupart de ceux qui sont ainsi sont niais. Et ses
cheveux, de*quelle couleur?
— Bruns, madame, et son front est aussi bas qu'on peut
le désirer.
— Tiens ! voilà de l'or pour toi. Tu ne dois pas prendre
mal mes premières violences. . . Eh ! à Ten croire, cette
créature n'est pas grand'chose.
C'est par de telles scènes que le génie de Shakespeare
supplée à l'histoire et en comble les lacunes. C'est par ces
traits-d'union ineffaçables que le poëte rejoint les incidents
épars dans la chronique. Sans cesse il ramène Tintérôt
vers cette figure souveraine qui donne à l'œuvre son unité.
Absente ou présente, CléopAtre anime le drame tout entier.
Même dans la fête que le jeune Pompée offre aux triumvirs
2 bord de sa galère , même dans cette orgie monstrueuse
oii le vin tourne les tètes les plus hautes, oii Lépide roule
sous la table, où Antoine trébuche et où César balbutie, c'est
Cléopfttro qui préside inaperçue. CléopAtre est l'enchante-
resse fatale qui a initié Rome aux effrayants mystères de la
volupté orientale. Elle est la sorcière invisible qui entraîne
les maîtres du monde dans le tourbillon vertigineux de la
bacchanale égyptienne.
Et c'est ici surtout que se manifeste la toute-puissance
de Shakespeare. CléopAtre étant Théroïne de son drame,
comment s'y est-il pris pour attirer sur cette créature fu-
neste les sympathies du public? A-t-il fait comme Corneille
dans Pompée et nous a-t-il présenté la fille des Ptolémées
comme le modèle de la grandeur d'Ame et de l'intrépidité
morale? A-t-il fait comme Dryden dans Tout pour V amour ^
et a-t-il travesti la formidable reine d'Egypte en une timide
Lavallière dont un Louis XIV romain mé^nnatt l'inaltérable
INTRODUCTION.
17
dirouemenl? Non, Shakespeare n'a pas iiail aiDsi ; il n'a
pas triompha de l'obstacle en l'éludant; il n'a pas tronqué
la prodigiense figure que Plutarque lui indiquait ; il lui a '
lusse toutes ses laideurs et toutes ses beautés, toutes ses
bassesses et toutes ses grandeurs. Dans le drame, Cléopâtre
reparaît avec toutes les contradictions qui font sa physiono-
mie dans l'histoire. Nous la retrouvons telle qu'elle dut
ètie, t/ranoique et généreuse, hautaine et familière, vio-
lante et tendre, mélancolique et rieuse, perGde et dévouée,
peureuse et héroïque, lascive et sublime, a L'âge ne saurait 1
ta Détrir, ni l'habitude épuiser sa variété ialinio. Les autres J
renmes rassasient les appétits qu'elles nourrissent : mais |
die, plus elle satisfait, plus elle aFTame. Car les choses les
plus immondes séduisout en elle au point que les prêtres
ainls la bénissent quand elle se prostitue ! »
Cléopdtre csl le type suprême de la séduction. Le prestige ]
qo'dle eicrce est le plus grand triomphe de la magie fémi-
nioe. Ses sceurs, les autres héroïnes de Shakespeare, ne
nous plaisent que par leurs vertus et par leurs qualités : e\le,
elle nous enchante par ses défauts, par ses faiblesses même. 1
« Je l'ai vue une fois, dit le sceptique Enobarbus, sauter |
quarante pas h cloche-pied ; ayanl perdu haleine, elle voa-» 1
lut parler et s'arrêta palpitante, si gracieuse, qu'elle faisait 1
d'one dëfûllance une beauté, et qu'à bout de respiration j
elle respirait le charme, s Sa grâce est telle qu'elle survit
à l'odieux. Shakespeare peut impunément lui attribuer les I
paroles les plus monstrueuses, a Majesté, dit Alcias à Cleo- !
pitre, Hérode de Judée n'ose vous regarder que quand voua
Wes de bonne humeur. — J'aurai la tète de cet Hérode, ré- J
pond-elle impassible. ■ I.es peuples ne sont pas plus sacrés |
pour elle. « Je voudrais que lu mentisses, dit-elle au mes-
ta^r qui lui annonce te mariage d'Anloine, dût la moitié
de mon Egypte être changée en citerne ! ■>
' Bien sâr de l'irrésistible charme de son héroïne, le poète
L
18 LES ÀMiNTS TRAGIQUES.
ne nous laisse pas d'illusions sur elle un seul instant. Dès
le commencement du drame, au mamœt môme où Cléo^
pfttré entre en scène au bras de son amant» il nous dit oe
qu'elle est avec une énergique franchise : « Faites bien atr
ttolioiif 8'éerie4-il, et vous Terrttdans Antoine l'un des trois
pîUeffs du monde tiansfonné en bouffon d'une proiUluée. »
Take bot good Dote, and you shall see in him
The triple piUar of the world transform'd
In a strampet's fool.
Ainsi, pas de réiiœnce, pas de faux-fuyant, pas d'équiyo-
que. Shakespeare n'a pas la timidité de Corneille ni de Dry*-
den : il n'esquive pas le sujet, il l'aborde de front. Il ne re-
nie pas son héroïne, il la proclame. C'est une « prostituée )»
qu'il intronise sur la scène ; c*est sur une prostituée qu'il
attire rintérét; c'est pour l'affection d'une prostituée qu'il
réclame ootre^ pitié; c'est pour la mort d'une prostituée
et de son amant qu'il eiige nos larmes. Omnipotence du
génie 1 Dans ce drame où une épouse outragée revendique
ses droits contre une courtisane, ce n'est pas l'épouse qui
nous émeutf c'est la courtisane ! Celle que nous plaignons,
ce n'est pas cette Octavie, si austère et si chaste, « dont la
vertu et les grftces parlent une langue ineffable, » c'est cette
Aile perdue qu'Antoine a ramassée « comme un reste sur
TassieUe de César mort ! i> Celle dont le malheur nous tour
cbe y ce n'est pas la matrone romaine , c'est la catin
d'Egypte!
Mais par quel moyen le poëte a-t-il pu donner ainsi le
cban0d à la conscience inCaillible du spectateur et concen-
trer sur Cléop&tre toutes les sympathies qui semblaient dues
à Octa¥ie? Pour opérer ce prodige, Shakespeare n'a eu qu'à
difa ]fL vérité : û n'a eu qu'à nous révéler le sentiment pro^
fond qui inspire son héroïne. Cléopâtre a dans te eœur la
Oimm qui 9W#W to)it : elle aimeé G'esl par l'amour que
UfTRODDGTION. )9
k oooitisaiie royale se relève à nos yeux ; c'est par Tamour
qn'eUa se réhaKlite,
Oui, eet Antrâie qu'elle bafoue, qu'elle harcèle» qu'elle
inite, cet ÀDloine qu'die renie par instant et qu'elle trom*»
perait aans scrupule avec un Thyréus, elle l'aime ; elle
l'aime éperdument. En doutez- vous? Voyez« Dès qu'An-
toine n'est plus là, tout manque à Cléopàtre. Elle ne pense
qu à lui, elle ne parle que de lui ; elle s'enivre de mandra-
gore pour dormir tout le temps de son absence : « Oh !
Charmioo, où erois-tu qu'il est maintenant? Est-il debout
ou assis? Esl-il à pîed ou à cheval? 0 heureux coursier
diaigé du poids d'Antoine, sois vaillant ! car sais-tu qui tu
portes ? Le demi- Atlas de cette terre, le bras et le cimier du
genre homainl En ce moment il parle et dit tout bas :
Oà cU mon ierpeiU du tfieux NUî » Et, quand Antoine a ex-
piré, quels regrets ! quelle désolation ! La douleur éclata*
t-elle jamais en sanglots plus pathétiques : « Veux-tu doue
mourir, ô le plus noble des hommes ? As-tu pas souci de
moi ? Resterai-je donc dans ce triste monde qui en ton ab-
senoe n'est plus que fumier ? Oh ! voyez, mes femmes, le
oouroDiiement du monde s'écroule. . . Oh ! flétri est le lau*-
lier de la guerre ! L'étendard du soldat est abattu I Les pe-
tits garçons et les petites filles sont désormais à la hauteur
des hommes ; plus de supériorité ! U n'est rien resté de r^
atfquabk sous l'empire de la lune ! » Elle s'évanouit, et,
quand eUe revient à la vie, c'est avec la rés(riutioi) de la
quitter. « L'acte vraiment brave et vraiment noble, nous
allons l'aocomplir à la grande façon romaine, et nous ren-
drons la mort fiàre de nous obtenir... Allons! sortons!
L'envdoppe de qb vaste esprit est d^ froide... Ab ! f<*m-
OMS, feomies; nous n'avons plus pour amis que notre cou-
rage et la fin la plus prompte. »
Shakespeare a scrupuleusement suivi le récit de Piular-
que : il n'y a fait qu'une modification essentielle. Dans
30 LES AMANTS TRAGIQUES.
rhistoire, Antoine, après sa réconciliation avecOctave, co-
habite avec Octavie et a d'elle des enfonts. Dans le drame»
Antoine n*épouse Octavie que pour la forme : il se refuse
« à fouler l'oreiller conjugal et à engendrer d'elle une race
l^itime. x>
Hafe I my pillow left impress'd in Rome,
Forborae the getting of a lawfol race*
Qui ne voit dans cette correction de l'histoire par le génie
un trait d'exquise délicatesse? Le poëte n'a pas voulu que
son héros fût un seul instant infidèle à son héroïne : il n'a
pas permis qu'une trahison, même légale, profanAt cet adul-
tère sacré. Pour Shakespeare, l'union d'Antoine avec Octa-
vie n'a jamais été qu'un marché éphémère bftclé par la po-
litique ; mais son union avec CléopAtre est un pacte éternel,
conclu par le dévouement. Aussi le poëte n'hésite-t-il pas à
sacrifier la première à la seconde. A ses yeux, ce qui sanc-
tifie les rapports entre l'homme et la femme, c'est moins la
convention sociale que la loi naturelle. Que deux êtres s'ai-
ment, qu'ils vivent l'un pour l'autre, qu'ils soient prêts à
mourir l'un pour l'autre, cela suffit : en dépit de tout en-
gagement contraire, ils sont fiancés à jamais. Devant la pos-
térité comme devant Shakespeare, l'épouse d'Antoine, ce
n'est plus Octavie, c'est CléopAtre.
L'intensité de la passion en est la légitimité : telle est la
vérité morale qui ressort, éclatante, de l'œuvre admirable
que nous venons d'étudier.
Quel contraste entre les deux couples qui remplissent ce
livre de leurs émotions : Antoine et CléopAtre, Roméo et Ju-
liette ! — Ceux-ci sont adolescents, loyaux et candides ; ils
n'ont pas une ride au front, pas un remords au cœur ; leur
caractère est pur comme leur affection ; leur esprit est
vierge comme leur corps. Leur accord est une continuelle
effusion de tendresses ; c'est un harmonieux duo où pas un
ISTRODl'CnoN,
?1
murmure ne détonne. Ce qu'il rêve, elle le voil : ce qu'elle
sent, il le pressent. Les soupirs répliquent aux soupirs, les
larmes aux larmes, les baisers aux baisers : bouches qui
^'efHi-ureot ! peasées qui se confoodent' — L'innocence
des amants cbrctiens n'a d'égale que la corruption des
smants païens. Anloineestau;>sivicieui que Roméo est intè-
gre; Géopâtre est aussi dissolue que Juliette est chaste. L'u-
nioD du Romain et de l'Égyptienne est rnci'ouplemenl néfaste
de deux grandes âmes que le pouvoir absolu a faites mons-
trueuses : cette union est sombre comme l'orage, ranque
comme la débauche, écheveléc comme l'orgie. Les peuples
écrasés par le despotisme conlemplenl aveceffroi cette passion
tilanique qui gronde au-dessus de leurs télés et jaillit en
fclairs foudroyants. Entre le triumvir et la reine d'Egypte,
ce ue sont que querelles, récriminations, sarcasmes, în-
veclîtres! Qu'importe"? Ils s'aiment ; et lelle esl la grandeur
de leur amour que nous en oublions leurs crimes. Oui,
derant ce sentiment si réel et si profond, nous sommes
letlement émus que nous ne nous rappelons plus les forfaits
de ces amants, les nations asservies, la Grèce, l'Égypti- et
l'Asie raui;onnées, Tunivers mis au piit.igc. Nous n'grettons
la défaite, pourtant si méritée, d'Actium ; nous déplorons
le désastre, pourtant si nécessaire, d'Alesandrie, Tel esl
le prestige exercé sur nous par l'immense passion, que,
malgré nous, nous pardonnons aux despotes. Notre com-
passion se rebelle contre notre équité, et la mort d'Antoine
et de Cléopâtre nous frappe autant que la mort de Roméo et
de Juliette.
C'est qu'en effet In même fatalité qui entraîne ceiix-ri, pré-
cipite ceux-là Pour les uns comme pour les autres, 1b sui-
cide est une nécessité. L'affinité entre Its deux catastrophes
i-st teJIe qu'il semble qu'en les préparant la destinée se soit
plagiée elle-même. On n'a pas assez remarqué cette
surprenante analogie qui. jusque dans le»; dét^iils. provoque
jfii.
n
2Ï
LES AHAJtTS TRAatQOES.
les rapprochements. Les deui dénoûments ont lieu dans le
même décor funèbre : ici c'est le tombeau des Plolémées, là
c'est !e tombeau des Capulels.
Traqués par l'adversité, les amants païens ontéCé, comme
les amants chrétiens, acculés au sépulcre ; c'est au sépulcre
qu'ils se réfugient ; c'est au sépulcre qu'est leur dernier
rendez-vous. Dans les deui drames, la même erreur a les
mêmes conséquences ; Antoine croit Cléopâlre morte et se
tue ; Roméo croit Juliette morte et se tue. L'attachement
des femmes est à la hauteur du dévouement des hommes :
toutes deuï refusent de se sauver. Celle-ci résiste aux sol-
licitations de César, comme celle-là aux prières de Lau-
rence : « Je ne méfie qu'à ma résolution, » dit l'une, et
elle s'applique l'aspic. — Je ne veux pas parlir, s'écrie
l'autre, et elle saisît le poignard.
Sublime conclusion ! Entre ces deux couples qui^ont vécu
si différemment, l'Hmour infini supprime toute différence :
il efface toute distinction entre les innocents et les coupa-
bles ; il fait de l'Égyptienne expirante l'égale de la Véronaise
à l'agonie, il donne à l'adultère l'auguste majesté du ma-
riage, u Donne-moi mon manteau, mets-moi ma couronne.
J'ai en moi d'immortelles convoitises- Vile, vile. Iras. Il me
semble que j'entends Antoine qui appelle. Je le vois qui se
lève pour louer ma noble action. , Epoux, j'arrive: que mon
courage soit désormais mon titre à ce nom ! » Oui, le même
nom que Juliette donne à Roméo, Cléopâtre a enfin conquis
le droit de le donner à Antoine : au moment oii elle se tue
pour lui, il lui est bien permis de l'appeler son époux. Les
deux amants ont échangé en mourant te baiser des éter-
nelles fiançailles. Entre elle et lui, désormais plus de sé-
paration à craindre, plus de divorce possible, Leur en-
nemi même est obligé de reconnaître cette union sainte,
perpétuée par le sacrifice, « Enlevez-la. dit Octave à ses
gardes, elle sera enterrée près d(> son Antoine : jamais
■ k_
M
II
INTHODICTION. 23
tombe sur la terre o'étreindra un couple aussi fameui. »
EDserelis par leur vainqueur, Antoiae et Cléopâtre repo-
sent cûtfl à cûle daus le cercueil nuptial. La mort a été pour
eoi l'hymen.
^^^Hhil après Narignan. La guerre que la république de
Venise, aiJée de la France chevaleresque, soutenait contre
l'empereur d'Allemagne, durait encore, lin jeune officier
<îeealÎD au service de la sérénisâîme république, don
Luigî da Porto, avait pris en afTectiou un archer de sa com-
(Hgnie, nommé Perégrino, vétéran de cinquante ans envi-
ron, qui, comme tous ses compatriotes véronais, était un
JDveoi compagnon et un beau parleur Chaque fois qu'il
mit à faire quelque reconnaissance ou quelque eicursion,
dou Luigi emmenait cet archer favori, qui charmait les
heures du bivouac par sa verve intarissable. Un jour donc
qu'il devait se rendre de tiradisca à Udine, comme les che-
mins du Frioul étaient peu sûrs à celle époque, il s'éliiit I
bit suivre pur Pérégriuo et par deux autres archers. La
toute Était Apre, sinistre et désolée. L'Autrichien avait laissé
partout la trace de son passage ; ce n'étaient que champs
iétViéi, autres armcltés, malsons incendiées, hameaux
déserts. L'oflicier cheminait triste et pensif in avant de sod
worte, lorsqu'il fut iuterrompu au milieu de sa rêverie par
use voix qui appelai! derrière lui. Il se retourna et recon-
mi Pér^riuo. L'arclier. ayant remarqué la mélancolie da-j
HQ commandant, s'oiTraît gracieusement h l'eu distraire J
parle récit d'une aventure émouvante qui avait eu lieti^
jtft dans sa villt; natale Don Luigi accepta de grand cœur*
k proposition, et v
i peu près ce que, cbemin faisant, I
brâax soldat raconta :
« .tacnmmencement du treizième sièrlo, h l'époquo oJi
24
LES AMA.VTS IKAGIOUES.
Barlholoméo Jella Scala était seigoeur de Vérone, il y avait
daas celle ville deui familles qui se baïssaieal d'une haine
immémoriale. Entre les Cappellelti et les Honlecchi les
provocations et Il>s querelles étaient continuelles et c'était h
grand'peine que le podestat était parvenu pour un moment
h les faire cesser. Pendant cette trêve épliémère, le chef de
l'uue de ces familles. Antonio Cappelletti, avait réuni tous
ses partisans dans une fôte de nuit. Un jeune homme qui
appartenait h la maison rivale, Roméo Montecchi, n'hésita
pas, en dépit du danger, à pénétrer dans ce bal pour;
poursuivre uue dame qui lui tcuaît rigueur et dont il était
épris A peine fut-il entré dans la salle que Juliette, la
lille d'Antonio, fiia les jeux sur lui et fut frappée de sa
beauté. Roméo s'aperçut de l'impression qu'il avait pro-
duite sur la jeune personne ; bientôt il s'approcha d'elle et
proûta des libertés de la danse pour lui presser h main.
Juliette répondit à la douce étreinte et avoua naïvement à
Roméo sa tendre admiration. Roméo répliqua par la plus
respectueuse protestation de dévouement et, la fête étant
terminée, se relira avec le reste des convives.
Il Dès celte soirée, Juliette ne songea plus qu'à Roméo,
et Roméo, oubliant la cruelle pour Inquelle il avait soupiré
vainement jusque 'là, ne rCvu ptusqu<:de Juliette. Les deux
amants cbercbèrenl ù se rencontrer de nouveau. Roméo
passait ses nuits seul, eu péril de sa vie, sous les fenêtres
de SB belle: quelquefois même, l'imprudent grimpait jus-
qu'au balcon de sa chambre, et là, sans être vu d'elle ni
di' personne, il pouvait In voir ol l'entendre. Une nuit que
la lune brillait, au moment où Roméo se préparait à son
escalade, Julielle ouvrit sa fenêtre et l'aperçut :
— Que faites vous ici à cette heure? murmura-l-elle
stupéfaite.
— Uélas. répondit Roméo, tout ce qu'il plaît k l'amour
de m'inspirer.
À
INTHonPCTIOK.
?5
z-voiis pns nsqiifi
— Et si fOus étiez surpris, ne cnan
d'être lue?
— Certainement; mais il me strn doui de mourir prAs
<le vous, si }o ne puis vivre avec vous.
— Jnmnis jo ne m'opposerai fl cp que vous viviez près
lie mni. Plût à Dieu que l'inimitié qui existe entre nos fleiii
maisons n'y mtt pas plus d'obslacle que ina volonté !
— O"''mporte celte inimitié ! Consentez à être ma femme,
et je n»> crains pas que personne ose vous an-flcher de mes
brss.
■ Cependant Juliette résista aux instances de ttomén, et
les deuï jeunes gens se séparèrent sans avoir pris de parti.
Enfin, tm soirque la nrige tonibnit à gros ilocons, li> pau-
vre amoureux transi frapp.^ au balron de la jeune fîlle et
la supplia de l'admettre dans sa chambre. Juliette s'y re-
fusa avec irritation et répliqua tout net qu'elle n'accorderait
nne pareille faveur qu'à son mari. Toutefois, ne voulant
pas que Doméo s'eiposAt pins longtemps pour venir In
visiter, elle se déclara prête à l'épouser et à le suivre ensuitn
partout où il voudrait l'emmener. t.e jeune hnmme fui ravi
d'avoir obtenu le consentement souhaité. Pour célébrer le
mariage, tous deux convinrent de s'adresser secrètement
au moine franciscain Lorenzo, grand philosophe, tr^s-
•^périmenté en beaucoup de sciences tant naturelles que
physiques.
» Ce religieux était le confesseur de Juliette et l'ami de
Roméo. 11 n'ful aucune objection '\ consacrer une alliance
qui. espérait-il, pouvait amener une réconciliation entre
les EamiUes rivales. Conformément à un plan arr/^.té d'a-
vance, on jour de carême, Juliette quitta la mni^^on pnler-
nelle sons prétexte d'aller à confesse et se rendit nu couvent
[fe Saint-Frai)(;oi5-en- Citadelle, od Roméo l'ottendail. I.e
niariflX*' f'il conclu dans le confessionnal même,
o Onelqui* ■seniainp'^ apr^s celle imiou Handcsline, nue
26
LES AMANTS TnAGIOl'ES
t
rixe éclate sur la promenade du Cours eotre les Cappelletlî
et les Monlnc'hi ; Roméo, quoique présent, s'abstient d'a-
bord d'y prendre part, mais il entend les cris de ses par-
tisans blessés: il veut les venger, s'élance suruncerlain
Tebaldo qui paraissait le plus enragé parmi les ennemis, et
d'un coup d'épée létend roide mort sur la place. Les Cap-
pellclti furibonds courent se plaindre au seigneur délia
Scala et, sur leurs instances, le meurtrier est eipulsé de
Vérone. A la oouvelle de cet arrôt, Juliette se rend à la
cellule de Lorenzo où son mari est caché : là elle déclare h
Roméo qu'elle l'accompagnera dans son eïil : elle coupera
ses tresses blondes et le senira comme son page, et Jamais
seigneur n'aura été mieux servi. Roméo repousse généreu-
sement celle offre généreuse; convaincu qu'avant peu il
obtiendra sa grflce, il décide sa femme à attendre à Vérone
le résultat des démarches qui vont être faites auprès du
podestat. — Voilà les époux séparés. L'un chevauche triste-
mejit vers Manloue, tandis que l'autre retourae désolée
sous le toit paternel.
» Les jours se passent. Le chagrin mine la santé de Ju-
liette et altère ses traits. Sa mère s'inquièle de ce change-
ment et veut en savoir la cause. Mais Juliette la lui dissi-
mule; elle n'attribue qu'à des prétextes futiles la douleur
qui ta tue. Donna tiiovauna, i) bout de conjectures, finit
par se persuader que la pauvre enfant meurt d'envie de se
marier et qu'elle a honte d'en convenir. Toute fière de sa dé-
couverte, elle va la communiquera son seigneur et maître,
don Aolonio. qui sur-le-champ ordonne que sa Hlle, pour
se guérir, épousera sans délai le comte de I.odrone. Juliette
a beau protester qu'elle ne désire pas se marier, don An-
tonio n'en veut pas démordre; il menace Juliette de toute
sa tyrannie paternelle si elle se refuse plus longtemps à de-
vi^nir comtesse. Mais la femme de RomiiO aime mieux mou-
lir que de violer la foi jurée. Conduite par sa mère, qui
rNTKODlJCTION. 57
rjoit ta mener à confesse, Juliette retourne au couvent de
Saint-François el conjure Lorenzo de lui fournir les moyens
d'accomplir sa résolution désespérée : si le bon père ne
«eut pas lui fournir un poison rapide, elle se frappera d'un
coup de couteau. Le religieux la supplie énergiquement de
reDoncer h son projet de suicide, et lui propose un espé-
dieol : nu lieu de poison Juliette avalera un narcotique
qui l'endormira pendant quarante-huit heures. Ses parents,
la croyant morte, la feront ensevelir et déposer, sur un cpr-
cueil découvert, dans le tombeau de famille qui est placé
jastement au milieu du cimetière du couvent. Le moment
Tenu. I.orenzo la retirera du caveau, la transportera dans
sa cellule. Jettera sur elle une robe de moine, puis t'escor-
tera jusqu'à Mantoue, où l'attendra Roméo, initié d'avance,
par une lettre de sa femme, è tous les détails du strslag^me.
- Juliette accepte avec joie ce plan sauveur, elle prend la
poudre que lui présente Lorenzo . promet de lui envoyer
sar-le-cbamp la lettre destinée à prévenir Roméo et, ra-
dieuse, retourne auprès de sn mère à qui elle demande
pardon de son obstination passée. Euchanlo de cette conver-
sion miraculeuse, don Antonio veut hâter les noces de sa
ûlle el l'envoie, sous l'escorle de deui tanles, dans un
cbAteau. situé k deux milles de Vérone où elle doit être
présealéoà In famille de son lîancé.
n Juliette se laisse conduire au manoir de fort bunne
grôce ; mais, le soir venu, elle prétexte la fatigue du voyage.
el se retire dans sa chambre avec une jeune camériste qui
coucbe ordinairement près d'elle. Vite elle se déshabille et
se met au lit; la camériste en fait autant et s'endorl. Au
bout de quelque temps, Juliette la réveille, lui dit qu'elle a
grand soif el la prie d'aller lui chercher un verre d'eau. I.a
»>ubre(tc obéit machinalement et se recouche. Juliette
prend le verre d'eau, y verse précipitamment la poudre
narcotique, l'avale, puis se relève, se revèt di^ ses hiiblls
LES AMAKTi; TRl^GKJlES,
de fête, éteint sa lumière, s'ëtend de nouveau sur son
croise les bras et s'endort. Le lendemain matin, tout
le monde é\sH debout au château que Juliette n'était pas
encore levée. Ses tantes et sa chambrière s'étonnent de
ce relard inaccoutumé; elles se décident à la réveiller et
l'appellent. Pas de réponse. Elles tirent les rideaui du lit,
regardent et trouvent la jeune fille rigide et blême comme
un cadavre. Plus de doute : Juliette est morte ! Aut cris de
douleur qui retentissent, don Antonio, arrivé depuis un
moment au château, accourt dans la cbambre de sa fille et
fait vile appeler un médecin. I.'homme do l'art déclare,
après e^araen, que la malheureuse enfanl est morte et
qu'il ne reslo plus qu'à l'ensevelir. On pronède aux funé-
railles. I.e corps de Julielte est ramené solennellement
à Vérone et déposé dans le caveau de famille au cimetièrB. 1
Saint-François. I
n La funèbre cérémonie terminée, un valet de Roméo,
qui depuis longtemps servait d'intermédiaire entre les deux
époux, Piétro, court àMantouepourraconlerà son maître les
tristes événements dont tout Vérone est ému. Par suite d'un
contre-temps funeste, Roméo n'avait pas reçu la lettre qui
lui expliquait le stratagème de I^ren?x) : au récit circonstan-
cié que lui fait son 6dèle valet, il ne doute pas que Juliette _
ne soit morte; dès lors il n'écoute plus que son déses- I
poir. Il congédie Piétro, qui pourrait s'opposer h ses si- i
nistres projets, revêl une défroque de paysan, prend dans
une armoire une fiole d'eau de serpent, part pour Vérone,
arrive pendant la nuit au cimetière du couvent de Saint-
François, s'introduit dans le caveau des Cappclletti, dont il
descelle la pierre, et hoil le poison en embrassant pour la
dernière fois sa bien-atmée. A ce contact suprême, Juliette
s'éveille.
Il Alors n lieu une scène déchirante entre le mari qui va
mourir et ta femnir qui viinl de rmaltre. Roméo explique
ISTrirtDlCTIOH ?9
dequtrlle fatale méprise il a l'ié victime; Juliette déclare
qu'elle suivra Roméo dans In tombe. Roméo combat d'une
voix épuisée cette héroïque résolution.
— Si ma foi el mon amour vous ont été chers, vivez, ja
vous en supplie, vivez, puisque vous pouvez encore Jouir de
la vie 1
— Ah ! répond-elle, si vous avez sacriBé votre vie pour -
ma mort qui n'était que simulée, que ne dois-je pas faire,
mon bien-aîmé, pour votre mort qui n'est, hélas ! qus
trop réelle? Mon seul regret est de ne pas avoir le moyen de
mourir i-ivont vous, et je m'en veui à moi-même de vivre
encore au moment de vous perdre.
• Honiéo essaye de répliquer h Juliette ; mais les forces
lui manquent: te râle le serre h la gorge et l'empêche de
parier. A ce moment, le Père Lorcnzo, qui doit venir ch'T-
cher la jeune T'mme, Bpp.iralt^ l'entrée du cavenu. lis'é-
toDoe des gémissements qu'il entend :
— Crains-tu donc, ma chère fille, dit-il à Juliette, que je
le laisse mourir ici?
— Bien loin de là ; ma seule crainte est que vous ne
m'en retiriez vivante. Ah ! par pitié, refermez ce sépulcre et
éloigna z-ïOu s, que je puisse mourir tranquille Mon père !
mon père ! est ce donc ainsi que vous m'avez rendue à Ro-
méo ? Voyei ! voyez ! je le presse sur mon sein !
■ El Juliette montre au moine elTarc son mari qui ago-
nise. Lorenzo se penche sur Roméo el le supplie de parler à
sa Juliette. A ce nom bien-aimé, le moribond rouvre les
jvax, les fixe tendrement sur Juliette, soupire et rend
rime.
» Le jour commençait è poindre. Lorenzo veut éloigner
la jeune femme du cher cadavre qu'elle étreint encore : oh !
qu'elle vienne dans un couvent prier pour Roméo ! Mais Ju-
liette refuse ; son unique vœu est d'être enterrée avec lui.
Elle se retourne vers son mari, lui ferme 1rs yeux, puis reste
LtS AMANTS TRAGIQUES-
quelque temps à le contempler, relient violemment sa respi-
' ration et retombe morte sur le mort.
n Cfpendant les gardes du podestat, en passant près du
cimetière, ont remarqué avec ëlonnement la lumière qui
brille dans te caveau des Cappetletti. !ls se dirigent vers le
monument, surprennent I.orenzo à côte des deux cadavres,
et, le soupçonna.jt d'un double meurtre, le somment de
sortir du tombeau pours'eipliquer. Lorenzo, qui est clerc.
résiste d'abord à la sommation des officiers laïques. Mais le
seigneur délia Scala, prévenu de cette étrange arrestation,
envoie au moine l'ordre de comparaître devant lui. Lorenzo
SI' justifie bien vite on racontant minulieusoment la tragique
histoire des amants véronais. Touché jusqu'aux larmes de
ces tristes événements, ce brave seigneur se rend lui-même
au cimetière, déjà envahi par une foule immense, et or-
donne que les deux époux, transportés à l'église Saint-
fninçois, soient inhumés dans le même sépulcre. Atti-
rés par une douleur commune, les Cappelletli et les Mon-
tecclii se rendent en masse à l'église ; et les deux familles si
longtemps ennemies se réconcilient enfin sur la tombe des
dt^ux jeunes gens que leur discorde a tués. »
Ainsi finit l'aventure tragique que l'archer Pérégrino ra-
contait au capilaiue Luigi da Porto sur le chemin de Gradîsca
a Udine.
Que va devenir ce récit, écoulé au milieu des dist^a(^-
tions de toute espèce qui peuvent assaillir l'esprit dans
une excursion militaire à travers un pays désolé? Petil-
être le vent qui sooflle l'a-t-il emporté el jeté dans l'ou-
bli, phrase h phrase, parole à parole; peut-être n'en res-
tera-t-il rien, pas môme un souvonir.
Mais non, rassurez-vous. \ji récit du soldat véronais
ne doit pas périr : il est destiné à une prodigieuse for-
lune. Tonl A l'heure la poésie va le recueillir etl'iinmorta-
HITHODCCTION
31
User. Roman, il va émouvoir l'Italie et la France; comédie,
il Ha amuser l'Espagne: tirarne. il va passionner l'AnglO'
terre et le monde.
En 1.M6, Luigida Porto, oe même officier que je vous si
montré tout k l'heure cheminant sur la route du Frioul, est
blessé grièvement en défendant l'entrée de Vicence à la tète
de sa compagnie. Forcé de renoncer au service, il quitte
l'épee pour la plume, et d homme d'armes se fait homme de
lettres. Alors, grâce à son eiceltente mémoire, il se rappelle
la oarratioD de Pérégrino et la développe dans une nouvelle
quiest publiée A Veniseen 1S35, six ans après sa mort, sous
ce titre : LaGiuiietta.
Dix-buil ans plus tard, un romancier en vogue, le moine
domtoicaiii Maleo Bandello s'approprie la nouvelle de Luigi,
l'amplifie, en rectifie certains détails secondaires, et, ainsi
modifiée, l'insère sous son nom dans le recueil de ses contes
qui parait avec grand fracas en IIS53.
Sii ans après, notre compatriote trop oublié, le breton
Pierre Boisteau, sous prétexte de mettre en français le roman
de Baodello. le refait presque complètement, y introduit
même un personnage de sa fafon ' et remplace la conclu-
Moa tmditionnelle par un dénoâineat tout nouveau où Ro-
méo meurt sans avoir assisté au réveil de sa femmo, et où
Juliette se tue avec le poignard de son mari.
C'est toujours par la France que l'Angleterre est initiée
au mouvement littéraire de la Renaissance. Le roman ita-
lien, corrigé par Pierre Boisteau, passe le détroit, et aussi-
tôt un rapsode anglais, Arthur Rrooke, paraphrase la ver-
sioo française dans un poëmo de quatre mille vers qu'il
lidite en 1562, avec ses initiales, sous ce titre prolixe :
La tragique histoire de Romeus et Juliette, contenant un
' L'»po[hicaife iiui vend le pouon k Roméo. (Voir * l'appendice celle
rarMaie noDvelle, réimprimée ici pour la première foiidepoit leimiiniq
Hètto.)
LES AMANTS TIIAGIUIES.
rare exemple de vraie eonstaiiee ainsi que les subtils ron-
seils et pratiques d'un vieux mirine, et leur fatal résultat.
Cinq nns plus tard, un héraut d'armes de la reine Elisa-
beth, Wilham Paynter, plus modeste qu'Arthur Brooke.
traduit littéralement le texte de Boisteau et insère coite tra-
duction dans une compilation banale. Le Palais du Plaisir,
colportée par toute l'Angleterre dès 1367.
Shakespeare venait de naître.
C'est par celte série d'interprètes que la légende murmu-
rée jadis sur une route par un passant est parvenue de
souffle en souffle jusqu'à l'esprit souverain qui doit la
vivifier.
Coïncidence frappante ! Au moment même où la fable itn-
lienne traverse la Manche, invoquée par le génie du Nord,
elle franchit les Pyrénées, réclamée par le génie du Midi. Elle
prend possession à la fois de ces deui grandes scènes riva-
les. In scène anglaise et la scène espagnole. Pendant que là-
has, au milieu des brumes de ta Tamise, William Shakes-
peare rêve Bornéo et Juliette, ici, sous un soleil presque
africain, Lope de Vega compose Les Castelvins et les Mon-
lèses.
Avant d'entrer dans le théâtre de Londres et d'y assister
au drame que répètent les comédiens ordinaires de la reine
Elisabeth, pénétrons, s'il vous plall, dans le théStre de Ma-
drid et voyons un peu la pièce que joue la troupe du roi don
Philippe.
Le rideau si- lève. Le décor représente une place deVérone.
Au fond est un beau palais qui appartient au vieil Antonio,
chef de la faction des Ciislelvins. 11 y a bal dans ce palais. Le
bruit des violons et des llûteà parvient jusqu'à nous. Sur le
devant de lu scène, Roséto, jeune cavalier de la faction des
Montèses, cause gravimcnt avec son ami Anselme et lui
■ onfie snn désir ^'assister à la fiHe I.c iirudml .Vnselme s'é-
INTHODi;CTI<lN 33
vcftue h te dissuaiJer île ce projet insensé : Rosélu n'ignore
pss quelle buoe implacable se sont jurée les Castelvjns et
lesMonlèses.Va-t-Jl donc, parpurefnnfaronnade.se livrer &
seseoDemis, s'exposer à quelque outrage éclatant, risquer
sa ïie? — Rosélo s'eotêle : une sorle de transport surnaturel
te pousse, préteud-il, à entrer chez Ânloine ; il émet l'espoir
que l'aiDOur lenniiiera toutes ces méchantes querelles el que
l'hyméoée réconciliera les deux partis. Anselme lient bon,
mais Rosélo persiste el finit par décider son ami à l'accom-
pagner. Les deux jeuni^s gens se masquent el s'insinuent
dans le palais, suivis du gracioso Mario qui proteste par sa
tojreur boutîonnL* contre l'extravagance de son rasllre.
Le décor change. Nous voici devant un vaste jardin où
circuleni sUègrement des groupes de cavaliers et de dames
travestis. Un jeune Castelvin, Octave, tîts de Théobalde, fait
la cour à sa fiancée, la charmante Juhe, litle d'Antoine, qui
nipoiid froîdemenl à ses fadaises. Dans ce moment parais-
sent dos trois intrus. Rosélo aperçoit Julie; frappé de sa
beauté rare, il perd la tète et ôte son masque. ï.e maître de
céaos, Antoine, le reconnaît, a Peut-on pousser l'audace plus
loin? s'écrie-t-il. Rosélo dans mon palais! nEt furieux il va
s'ëlaucer sur le jeune homme, la rapière au poing. Heureu-
semenl Théobalde retient son vieil ami et le rappelle au
nspoct de l'hospilalité. Grâce fi cette intervention, Rosélo
peut impunément contempler Julie, a Hélas ! pcnse-l-il,
pourquoi su is-je né du sang des Mon lèses ? En aurait -il coûté
daiaotage au ciel de me faire Castelvin ' T n De son cdté Ju-
lie ressent un trouble étrange à l'aspect de cet étranger
dooi elle ignore le nom ; u Si l'amour descendait chez les
hommes, il prendrait le visage et la taille de cet inconnu. »
■ Ce*t dsDs le mSaie senliineDi que le Rddk^o de Shakespeare dit 1
JoliWle; ■ MoD nom, uiiile chérie, m'eit odieni à moi-même, puii-
qatl Mt on eoneni pour loi ; ai je l'avais écril It, je le décliirerais en
34 LES AMAIITS TRiOlOUSS.
Les deux jeunes gens se rapprochent dans le désordre du
bai champêtre : Roséb avoue à Julie qn'il TaiBie; Julie, pro-
fitant d'un moment où Octave a le dos tourné, glisse une
bague au doigt de Rosélo et lui accorde un rendez* vous
pour la-nuit prochaine.
Cependant le jour baisse et le crépuscule met un terme à
la fête. Tous les invités se retirent Julie reste seule avec
Célie, sa suivante, et lui révèle ses tendres sentiments pour
le bel inconnu. Célie se récrie : « Ce bel inconnu, c'est le
fils de Fabrice, l'ennemi de votre nom et de votre Camille ! »
Elle supplie sa maltresse de combattre cette passion néfaste.
Julie voudrait bien suivre un si bon conseil, mais elle n'en
a plus la force. D'ailleurs, comment pourrait-elle se déga-
ger ? Elle lui a répondu d'un ton qui n'annonce pour lui
aucune horreur. Faut-il donc qu'elle passe dans l'esprit de
Rosélo pour une Ame double et sans foi ?
— Quelques politesses pour un étranger, affirme Célie,
ne tirent pas à conséquence.
— - Mais je lui ai donné une bague.
— C'est une innocente galanterie qui peut échapper dans
un jour d'allégresse.
— Mais...
— Quoi ! encore un mais, madame.
— Célie, ne me désespère pas, il s'attend A me parler
cette nuit dans le jardin. J'ai promis de m'y trouver.
— Ne vous y trouvez point ; il se piquera, vous ne le
verrez plus, et c'est l'unique moyen de vous guérir promp-
tement.
En dépit des remonU'ances de la soubrette, Julie s'est dé-
cidée à tenir parole. La nuit est venue. La jeune fille erre
seule dans l'allée, et attend Rosélo qui apparaît après avoir
escaladé les murs du jardin. Tête-à-tête.
— Rosélo, écoutez-moi. J'ai fait mes réflexions... Cet
amour nous mènerait trop loin l'un et l'autre. Nous som-
IltTRODUCTIOS 35
mes sar le bord d'un abîme. Tâcbons de qous en écar<
ter. Vous êtes né MoQtèse et je suis Castelvine. Quelle hor-
reur si Ton découvrait que je souffre vos assiduités! Je vois
Totre mort certaine, mon désespoir, ma honte inévitable.
Oubliez-moi et que moD nom ne sorte jamais de votre bou-
che. Adieu, Rosélo, retirez-vous! Hélas! je tremble au
momeoloù je vous parle! Simon père vous surprenait ici !
Rosélo ne tient pas compte des prières de Julie : il ne
peut pas partir, il ne partira pas. a Chère ennemie, le ciel
sait que je vous obéirais si je pouvais vous obéir ; mais l'a*
mour qui me pénètre me rend incapable d'un si grand ef-
fort. Rien ne m'épouvante. Il me serait plus doux de perdre
la vie que d'être privé de la joie de \ous voir '. o Puis, se
jetant aux genoux de sa bicn-aimcc : u Julie, frappe ce
aeat qui t'adore, répands tout le sang odieux des Monté-
ses qui coule dans mes veines, ou donne-moi ta maîo :
.songe que le ciel nous a peut-être formés pour étouffer
l'intmitié de nos pères et pour rétablir la paix dans notre
pairie. »
A ce moment pathétique, on entend une rumeur au fond
du jardin. Julie reconnaît la voix de son père : u Ëloigne-
loi, dit-elle tremblante, il te sacrifierait à sa haine.
— Non, je ne te quitterai point : dois-je vivre ou mou-
rir ? Parle. A quoi te résous-tu ?
Julie se décide enfin ; elle aime mieux épouser Rosélo
que de le laisser tuer ; elle accorde son consentement et le
jeune homme se retire.
Ici fiait la première journée. Quand ta deuxième com-
mence, le soleil de midi luit sur la place publique de Vérone
et écUîre de ses plus ardents rayons le portail de la cathé-
drale. Rosélo fait part a Anselme de sua union avec la fille
> Dt même Roméo A Joliette : ■ Si tu ob io'siniei pas, que les pa-
reil* me Uvuveut ici. J'nirue aieui ma vie fiaiv par leur baine qac ma
mort prorogi-c mu« tua amoar. D
36
LbS A,>IANTS TRAGIQUES
d'Antoine : le mariage vient d'être conclu secrètenient par
le miuislère du prêtre Aurélio. Au moment où les deux amis
s'eDlretieonent, un cliquetis d'épées accompagné de voci-
férations reieiitit à rentrée de l'église : bientôt débouchent
sur la place des bandes furieuses, années de rapières et de
perluisanes. Ce sont les Castelvins el les Montèses qui se
sont provoqués et qui vont se batlie. Rusélo intervient entre
les deux factions: a Seigneurs, arrétez-voiis! Je suis Montèse,
mais je ne souhaite pas le malheur des Castelvins ' . SoutTrey.
qu'enfin la raison vous éclaire, et daignez m'apprendre quel
sujet vous a mis les armes à la main, n Octave explique t)
lloselo que les valets d'une dnmii Montèse ont eu l'audace
de déranger un tabouret placé sous les pieds de sa sœur
Dorothée, Boséto ne [«ut voir là im motif suflisanl pour que
taiil di' personnes s'enlr'égorgenl . Il s'offre ù réparer l'offense
eu allant lui-même replacer le tabouret et propose en ou-
tre de prévenir toute discorde nouvelle par une double al-
liance cnlre les deux familles : Octave se marierait à dona
Andréa, daine Montèse. el lui, Rosélo, épouserait Julie. —
Celte proposition exaspère le jeune Castelvin, qui n'a nulle-
ment nnoncé à ses prétentions sur la fille d'Antoine. Il
s'élance sur son rival, l'ëpée nue. a Seigneurs, s'écrie
Rosélo .'[1 s'adressant aux fientilshommes qui l'entourent,
soyez témoins que je suis réduit â me défendre lorsque je
ne cherchais que la paix, n Le duri s'engage. Après la
deuxième botte , Octave tombe mort, et Rosélo n'a que h'
temps de fuir pour se soustraire aux peines terribles dont
la loi menace les meurtriers. Au bruit de la querelle, le duc
de Vérone Maximilieu est accouru. Sa Grflce interroge les
assistants pour connaître les coupables et les châtier. Tou-
tes les dépositions sont à la dérjjargfi de Rosélo; Julie elle-
' De m&me Rom^o à T^bnlt ■
que \e mie»; li(!ii>-toi pour <ali3
Il (le Capulel m'etl «osni dwf
ISTRODLUTION.
37
iiM>me âort de l'église pour le justifier. Mais le duc vrain-
drail d'irriter les Castelvins si Rosélo restait impuni : il
l'c-iile.
Changemvut de décor. Nous recoannissons le jardin
d'Autoiiw éclairé vaguement par la lune. Avant de quitter
Vérone, Hosélo a voulu revoir Julie et s'est rendu nuprès
d'eik-. Accompagné de Marin, qui, de son c6té, désire faire
»es adieux à Cèlie. — Julie est toute en larmes. Kosélo lui
demande si c'est la mort d'Octave qui la désole ' : si cela est,
il lui ofTre son poignard pour en frapper le meurtrier.
« Cniel, répond la jeune femme, ne saîs-tu pas que ton ab-
sence est la seule cause de mes pleurs? Je n'ai plus d'autres
parents que toi. Tu es mon bien, mon espoir, ma gloire et
ta» «ic. La nature m'a faite Castelvine, mais l'amour me
rend Muntèse. d Tout en devisant avec une tendre effusion,
les deux époux disparaissent sous la charmille, laissant la
place au gracioso et à la soubrette qui égayent U scène de
leurs épanchements comiques. — Marin raconte que, pen-
dant la dernière bagarre, il s'est réfugié au haut d'une tour,
ne se sentant nulle envie de mourir, et trouvant d'ailleurs
que Célie méritait bien qu'on vécOt pour elle. Célie ap-
prouve fort la couardise, si flatteuse pour elle, de son bon
«mi. A l'en croire, les galants doivent être un pi'u poltrons
pour rendre de longs services h leurs maltresses. Un rodo-
moDl croit pouvoir entrer partout l'épée à la main ; il s'at-
tire des affaires, réveille le voisinage et nous met dans des
transe» continuelles. Parlez-nous d'un poltron ! u Sa timidité
nous assure de sa prudence et nous goûtons avec lui des
plaisirs tranquilles sans craindre pour notre réputation. *
Mario enchanté jure par les jeux mutins de Célie qu'on ne
trouvera pas dans Vérone un Idcbe plus consciencieux que
* Lndoule temblalitc troierse l'esprit de Roméo : «Est-ce qu'elle
M ■« regarde p>« coium« on iannie meurtrier, nnlnteosni que j'ti
miilM l'curuce de noire honheur don Miig ii proche du sien T •
38 LES UUJm TBAQIQUES.
M. A peine oe Figaro sans Yetgogne t-^i-U ea le temps
d'embreieer sa Suzanne que les deui époox reparaissent
— Roséio» qui doit se réfugier à Ferrare, promet de revenir
Toir sa femme de tempe à autre. Julie est déjà inquiète des
suites de cette absence forcée ; et, pour la rassurer, il fout
que Rosélo se confonde en protestations de fidélité. A son
tour, Marin ecdge des garanties de Célie, qui (ait voeu d'être
aussi constante... qu'un papillon. A ce moment pathëtfaïue,
des torches luisent à trsTers la fouillée. Voici Autoine qui
s'atanoe avec des falets armés jusqu'aux dents pour recon-
naître d'où provient ce bruit inusité qu'il entend dans le
jardin. Rosélo et Marin ont juste le temps de s'esquiver.
Antoine trouve sa fille toute éplorée et veut savoir la cause
de cette pluie de larmes. Julie Tattribue à la mort de son
oousin Octave. Le vieillard la loue de cette sensibilité,
et, pour consoler la pauvre enfant» se met en tâte de la ma-
rier au comte P&ris, jeune seigneur aimable, riche et fort
accrédité dans Vérone. Sans crier gare» il envoie aucomte
une lettre pressante : « Je vous donne ma fille , éorit**il,
quittes tout, venez nous trouver ^ »
Ici l'intrigue se complique. Ls comédie, qui jusqu'ici a
suivi sans trop de divagation le scénario italien, s'en écarte
brusquement et s'égare dans les méandres de l'imbroglio
picaresque. A. peine sorti de Vérone, Rosélo tombe en jMin
dans une embuscade que lui ont tendue les Castelvios. Au
moment où il va succomber sous le nombre de ses agfes>
aeurst survient fort à propos le comte Paris, qui lui prête
main^forte, le dégage et lui offre un asile dans une char-
mante villa qu'il possède aux environs. C'est là» en fg^
sence de Rosélo, qu'il reçoit la missive d'Antoine : il s'em-
presse de la montrer à son hôte pour lui fiûre part de la
' Le vieax Capotât iii tv«c It mèae 0ttlr«Qai4«nM : <i Sira Péris, j«
pois hardÛMBl vooi oflkir TMMHir da na fiUo. •
INTRODDCTIOx^. 39
bonne nouvelle. Rosélo la lit, se croit reDÎé par Julie, et
part aussitôt pour Ferrare avec riotentioD formelle de se
venger de cette trahison dans les bras de quelque maîtresse.
La troisième journée nous montre Julie renfermée chez
elle et violemment persécutée par son père qui veut lui im-
poser le comte PAris. La jeune femme désespérée écrit au
prôtre Aurélio qu'elle est décidée à mourir plutôt que de su-
bir ce second mariage, et envoie Célie porter la lettre.
La soubrette revient avec un flacon que lui a remis le prè*
tre et qui contient, a-t-il dit, un calmant souverain. Que
madame preoue cette potion, et elle sera délivrée de tous
ses tourments ! Cette affirmation laconique suffit à Julie :
•( Aurélio, pense-t-elle, est un grand philosophe ; toutes les
propriétés des plantes lui sont connues, la nature n'a point
de secrets pour lui. De plus, il aime Julie comme il aime
Rosélo. Depuis qu'il les a mariés, il les appelle ses en-
fants. » Rassurée par ces réflexions, Julie boit la liqueur,
les yeux fermés ; mais aussitôt elle se plaint de souffrances
intolérables ; un feu ardent la dévore ; elle ne voit plus qu'à
travers un nuage. Plus de doute. Le prêtre s'est trompé et,
au lieu d'un cordial, lui a envo)^é du poison : « Arrête, Cé-
lie, ne trouble pas mes derniers moments... Je meurs con-
tente... Quand tu verras Rosélo, dis-lui que je n'ai pas dés-
honoré mon titre d'épouse, dis lui que j'emporte mon amour
dans la tombe, dis-lui qu'il se souvienne de moi, mais qu'il
se console... qu'il vive heureux... Adieu, Rosélo! Rosélo! d
A peine Célie a-t-elle emmené sa maîtresse défaillante,
qu'une décoration nouvelle nous montre une rue de Fer-
rare. Rosélo, transformé en petit-maître, est installé sous
le balcon de dofia Sylvia, jeune coquette célèbre dans la
ville, et fait à cette merveilleuse une déclaration qui semble
fort bien accueillie. Ces pourparlers galants sont interrom-
pus par Anselme qui vient d'assister aux funérailles de Ju-
lie, et qui apprend à Rosélo tous les événements dont a'en*-
iO LES AMANTS TRAGIQUES.
tretient à Vérone la douleur publique : la fille d'Antoine
s'est empoisonnée ; elle a été trouvée morte dans son lit et
enterrée le matin. Rosélo, indigné contre lui-même d'avoir
méconnu un dévouement si héroïque, veut s'en punir par
un coup de couteau. Mais Anselme lui retient le bras et ré-
vèle enfin à son ami le secret que le prêtre Aurélio lui a con-
fié : ce n'est pas un poison que Julie a bu, c'est un narco-
tique ; tous la croient morte, mais elle n'est qu'endormie.
La nuit prochaine, elle s'éveillera, et Rosélo n'a qu'à partir
bien vite pour retirer sa femme du monument funèbre. —
Rosélo ne perd pas un instant et se lance au galop sur la
route de Vérone, en compagnie du gracioso Marin qui a
peine à le suivre.
Changement à vue. Voici le tombeau de familledes Castel-
vins, vaste caveau encombré d'ossements et de têtes de mort.
Au milieu est le cercueil où a été déposée Julje. La jeune
femme vient de s'éveiller : elle ne sait pas où elle est, elle
distingue vaguement les squelettes qui l'entourent et se croit
sous l'influence d'un horrible cauchemar. Bientôt paraissent
à l'entrée du sépulcre Rosélo et son valet. Marin éclaire la
route avec un flambeau ; il s'avance, plus frémissant que
Sganarelle traîné par don Juan; il trébuche contre un
crâne , il tombe : la lumière s'éteint ! Malgré l'obscurité
qui règne, les deux époux se sont bientôt reconnus ; ils
ont hAte de quitter cet horrible lieu et vont chercher asile
dans une ferme qu'Antoine possède, aux environs.
C'est là, dans un décor tout agreste, que nous retrouvons
nos fugitifs, en compagnie d'Anselme qui s'est joint à eux.
Tous ont revêtu des costumes champêtres et mènent une
existence pastorale. Mais ces félicités bucoliques sont brus-
quement troublées par l'arrivée d'Antonio qui vient, avec
une cohue d'invités , célébrer son mariage avec mademoi-
selle Dorothée, sœur du défunt Octave. Craignant d'être
surpris par leurs ennemis, Rosélo , Ansdme et Marin ont
tl^uerpi au plus viu?. De son rflié, Jrilie a grimpt'- dans une
libelle pratiquiîe au-dessus de l'oppartoment mOme d'An-
loioe : de cette retraite invisible, elle interpelle son père;
elle prétend être revenue de chez les morts pour lui repro-
cher son injustice et sa rigueur : c'est lui qui l'a tuiîe en la
forçant à épouser Paris, bien qu'elle fôt d<îjà mariée h Ro-
iélo; aussi est-elle décidée à le hanter tant qu'il ne consen-
tir» pas à reconnaître son pondre et h l'uinier. Le bon An-
toioe, persuadé que c'est l'ombre de sa fille qui lui parle,
est saisi de panique : pour apaiser les mânes de Julie, il
jure qu'il aimera son mari comme un fils. Au moment où il
rient de prononcer ce vœu solennel, arrivent Théobalde et
d'autres seigneurs, entraînant Rosélo , Anselme et Marin
qu'ils oui faits prisonniers. Les Castelvins furibonds propo-
M'nl d'infliger à ces trois mécréants les plus aiïreux suppli-
pts; mais Antoine s'y oppose; il déclare vouloir tenir le
semieDl qu'il a fait au spectre de sa fîlle; il prend Rosélo
sous sa protection et, pour lui prouver sa tendresse toute
paternelle, il oiïre de lui céder sa propre fiancée Dorothée.
I.e mariage entre Rosëlo et la fille de Théobalde est sur le
point de s'accomplir, quand apparaît Julie, qui descend du
ciol pour réclamer en personne son mari. Surprise géné-
rale. Antonio, trop heureux de retrouver son enfant, e\-
CH.^e la ruse dont il a été dupe et ratifie l'union définitive de
Julie et de Rosélo; lui-même épouse Dorothée, et Marin
obtient Célie ornée d'une dot de mille ducais. La pais entre
Ifs Hontèses elles Coslolvinsest enfin conclue, au milieu de
l'hilarité générale, par une triple noce.
Iji pièce de fA)po de V^a est amusante, leste et spiri-
loeile : on y iroave tous les mérites, comme tous les défauts
do [a comédie de cape et d'épée ; elle a IVntrain, la variété,
la saillie prompte, l'allure facile, le geste rapide : mais il lui
manque les qualités suprêmes, l'observation qui scrute les
42 LES AMAlfTS TRAftlQUES.
passions, rimaginaiion qui crée les caractères, la concentra-
tion qui règle l'action. Dans l'œuvré espagnole» il y a le
mouvement, il n'y a pas la vie; tous ces personnages s'agi-
tent, mais ne respirent pas : parlent, mais ne pensent pas ;
crient, mais ne sentent pas ; ils passent devant nous comme
autant d'automates qu'agite au hasard un caprice irrespon-
sable. Pourquoi Rosélo, qui semblait ôtre passionnémeoi
épris de Julie, est-il prêt à la tromper avec la première fille
venue? Nous ne savons. L'auteur ne se donne pas la peine
d'expliquer cette contradiction. Lui-même ne croit pas plus
que nous à la réalité des sentiments qui animent ses person-
nages : il doute de cette affection exceptionnelle que Ro-
sélo et Julie professent l'un pour l'autre ; voilà pourquoi il
en altère sans scrupule le dénoûment tragique ; voilà pour-
quoi il en fait la caricature dans l'amourette bouffonne du
gracioso et de la soubrette.
Lope de Véga a fait la parodie de la légende italienne ,
Shakespeare en a fait le drame.
William a vengé les amants de Vérone des ironies de
Lope : il leur a restitué leur tendresse éperdue, leur fidélité
inébranlable, leur suicide sublime. Ces héros, fourvoyés
dans la comédie, il les a livrés pour toujours à la fatalité tra-
gique. Il les a soustraits au bonheur banal dont le poëte es-
pagnol avait flétri leur union, et if les a voués à jamais au
martyre dont ils étaient dignes II leur a rendu leur ennui,
leur désespoir, leur agonie ; il leur a rendu leurs sanglots,
et les larmes du genre humain.
Le drame anglais n'est pas la reproduction de la lé-
gende italienne, il en est la résurrection. Shakespeare
a ranimé de son souffle souverain toutes ces figures enseve-
lies dans la tradition : Roméo, Juliette, Tybalt, la nourrice,
le moine, le vieux Gapulet. GrAce à lui, chacune de ces om-
bres a acquis une individualité impérissable. Le poëte a fait
revivre, non-seulement les personnages, mais l'époque
IimODtlCTlON. 43
disporoe. Dès II première scène, dans cette Vérone qu'en-
ungtantent les querelles civiles, ndus reconnaissons l'Italie
do qoatorziènie siècle, cett» misérable Italie pour laquelle
le Dante mendie, du fond du purgatoire, la pitié de l'empe-
re«r Albert :<i Viens voiries Monteccht et lesCappelletti, les
MoD^Idi et les Filippcschi, ô toi, bomme sans souci, les uns
Aé\i Inslas. tes autres craignant de le devenir... Maintenant
ne peuvent vivre sans guerre ceux qui habitent ces contrées,
et l'on j voit se ronger l'un l'autre ceux qu'entourent une
arftne muraille et un même fossé '. » Alors la discorde est
pirtoat, le déchirement partout, le morcellement partout.
f>tie société que nous avons vue, au temps /l'Antoine et de
CléopAtre. limitée aux bornes de l'univers connu, est main-
tenant réduite aux proportions d'une cité : non, pas même
d'une cîlé. — d'une maison. Les enfants de la rnSme ville
te battent d'une rue à l'autre. Guelfes contre Gibelins,
Blancs contre Noirs, Orsinis contre Coionoas, Capulets con-
tre Montajtues. A voir cette universelle manie de fratricide,
il Haibleraitque chaque créature est possédée de l'esprit de
Caln. On croirait que l'humanité va disparaître, que la civi-
lisation va s'éteindre et que ta haine va triompher.
Hiis non. Ne perdons pas espoir. Au fond même du cœur
bnmaiD, ilya un instinct tutélaire que n'ont pas étouffé tous
les appétits néfastes ; il y a un sentiment diviu qui résiste à
Unies (es passions bestiales. Cet instinct tutélaire, ce senti-
ment divin, c'est l'amour. Tandis que ta haiue pousse au
désordre, k la guerre, au chaos, l'amour prêche la con-
oorde, la paix, l'harmonie. L'amour tente de réunir ceux
que la baine divise. Acharne comme la haine, tl est, comme
elle, aveugle : il ignore les obstacles. Peu lui importent les
ftéfOgéB de caste, lesacliarnemeuts de parti, les jalousies
de raee. les vendettas héréditaires. 11 poursuit, en dépit de
■ DmU. U Pvrgatoirt [«• ch»«).
44 LB8 AMANTS TIUOIOUKS.
/
tout, sa mission providentielie : organe mystérieux da pio-
grès, il s'évertue à réconcilier les ftimilles» à rapprocher les
nationst à reconstituer l'humanité. La haine aie, l'amour
affirme ; la haine détruit» l'amour vivifie. Homéo et Juliette
est le splendide symbole de cet antagonisme étemel entre
les deux principes contraires.
Tandis qu'on se bat dans les rues de Vérone et que les
valets préludent à coups de couteau h la querelle des maî-
tres ; tandis que cette brute de 'Tybalt force à la riposte
l'inoffensîf Benvolio ; tandis que le vieux Capulet menace de
sa rapière rouillée le vieux Montague, apercevez-vous ce
jeune homme» p&le et défait, qui, dès l'aube, erre à l'aven-
ture dans ce grand bois de sycomores? Il soupire, il gémit,
il pleure. Qu'a-t-il donc? Il a besoin d'aimer : il est tour-
menté de ces vagues désirs que révèle la puberté à l'adoles-
cent inquiet ; il souffre de l'isoleâient où il a vécu jusqu'ici;
il cherche un cœur sympathique qui batte à l'unisson du
sien ; il appelle l'âme égarée qui doit compléter son Ame. —
Cette &me prédestinée à la sienne, Roméo croit l'avoir retrou-
vée dans Rosaline. Mais Rosaline est un mythe ; c'est unecréa-
ture insaisissable « qui échappe au choc des r^rds provo-
quants ; » nul ne l'a vue, nul ne la verra jamais ; elle n'existe
que dans l'imagination de son platonique amant. Le nom
de Rosaline est le pseudonyme de la beauté idéale dont
Roméo est épris. Jusqu'ici Roméo a poursuivi vainement
cette beauté fugitive, et voilà la cause de sa mélancolie.
Yoilà la cause de ce trouble étrange qu'il ressent : <( 0 tu-
multueux amour ! ô amoureuse haine ! 6 tout créé de rien !
informe chaos de ravissantes visions ! plume de plomb !
lumineuse fumée! feu glacé, santé malade I sommeil tou-
jours éveillé qui n'est pas ce qu'il est ! Voilà l'amour que je
sens et je n'y sens pas d'amour! d
Ce conflit d'impressions contradictoires peut seul donner
une idée de la crise morale qui précède chez le jeune homme
l'aiplosion de la passion. Roméo a peiue s se rendre rompte
àe ee qu'il éprouve; il est inquiet, agile : il a la fièvre de la
sympitlbie. U faut qu'il aime; mais qui? mnis qui donc?
C'est l'époque où le carnaval agile sus grelots dans les
raes de Vérone. Le soir vient. Vojez-vons ce palais dont
les vitres s'illu minent? Eh bien, s'il est dans le inonde ua .
lieu funeste pour Homéo Montague, c'est celte demeure 1
spleodide. Là les Capulels sont en fête ; là sooL réunis tous I
les eonemb de Romeo : de tous les cavaliers, de toutes le* 1
dames qui entrent sons ce porche, il n'en est pas un, it< f
D'en est pas une qui ne prononce avec exécration le noai< |
de Montague. Que Roméo passe donc vite devant cette mai"
Mm maudite el qu'il se garde d'j entrer!... Mais je ne saiS' 1
quelle sédurtion, plus forte que la raison, entraîne le Mon- I
tague. Il semble fasciné par ce senil fatal ; il se sent entraîné 1
vers ce salon doré par la môme force mystérieuse qui attira 1
Hamiet sur la sombre plate-forme. — Il entre, déguisé en> [
pèlerin. U regarde tous ces fronts menaçants, tous ces visa-
ges hostiles. 0 stupeur! « Quelle est, murmure-t-il, celt» 1
liante qui enrichit la main de ce cavalier là-bas? Oh ! elld' 1
apprend aut ilambeaui à resplendir ! Sa beauté est suspens I
(lue à la joue de la nuit comme un riche joyau à l'oreillB' ]
il'nae Éthiopienne! Beauté trop précieuse pour la possession,
trop exquise pour la t^rre!... Mon cœur a-I-il aimé jus» 1
qu'ici? Non, car je n'avais pas encore vu la vraie beauté, m 1
Dès ce moment, Roméo ne s'appartient plus : la vague lea-4
dresse qu'il éprouvait naguère est devenu>^ une irrésistible: |
pusion ; la beauté qu'il rêvait a enfin pris forme devant ses
jïus rtvis. Dans son eitase, le jeune homme ne remarque
pasTyball qui le menace de son épée ; il n'a qu'une préoccu-
pation, contempler cette jeune fille ; qu'un désir, luiparler. !1
s'approche d'elle, il lui prend la main, il lui donne un baiser
et. dans ce baiser, son âme. Mais cette inconnue qu'il ndore,
^us quel nom doit-il l'invoqupr? Roméo s'informe: pins de
46 LIS AIIÀITS TtâOIQUIS.
doute» elle s'af^^e Julielle, et e*est une Gapulet ! « O trop
dbèrecréanoe, s'écrie-l-il en se retirant, ma rie est doeà moo
ennemie. » De son côté Juliette demande aireo anxîélé les
noms de ces cavaliers qui s'en vont : — * Nourrice, quel est
ce gentilhomme Ià4>as? — - C'est le fils et l'héritier du Tieux
"nbério. — Quel est celui qui sort à présoit? «— Ma foi, je
crois que c'est le jeune Pétruchio. — » Quel est cet antre qpd
suit et qui n'a pas voulu danser? — Je ne sais pas. «— Ya
demander son nom ; s'il est marié, mon cercueQ pourrait
bien être mon lit nuptial... — Son nom est Roméo, c'est un
Montague, le fils unique de votre plus grand eonraii. — •
Mon unique afieclion émane de mon unique aversion! D
m'est né un prodigieux amour, puisqu'il Coiut que j'aime
mon ennemi exécré ! » Ainsi la sympathie humaine est im-
prescriptible : la nature finit toujours par ressaisir ses droits
méconnus. Qu'importe que Roméo ait appris dès l'enfiuioe
à détester les Ca pu tels! Qu'importe que Juliette ait été éle*
vée dans l'horreur des Montagues ! L'éducation, si forte
qu'elle soit, est moins forte que la passion. L'inimitié des
deux familles se résout en tendresse, la haine acharnée des
parents suscite chez les enfants un amour acharné qui lui
donne le démenti et la brave.
Après la scène du bal, la scène du balcon. Dès que Roméo
et Juliette se sont retrouvés, l'union est devenue pour eux
la nécessité suprême. Pour atteindre ce but radieux, les
deux amants sont prêts à tout, — oui, même à renier leurs
pères et à abjurer leurs noms. « Tu n'es pas un Montague,
lui dit-elle, tu es toi-même. Qu'est-ce qu'un Montague? Ce
n'est ni une main, ni un pied, ni un bras, ni un visage, ni
rien qui fasse partie d'un homme.. . Oh ! sois quelque autre
nom ! Qu'y a-t-il dans un nom ? Ce que nous appelons
rose embaumerait autant sous un autre nom. Quand Roméo
ne s'appellerait plus Roméo, il n'en garderait pas moins
ses chères perfections... Roméo, renonce à ton nom, et, en
INTRODUCTION.
M
échBDgerfe ton nom, prends-mni tout entière. — Je te prends
SI) mol. r^ponrl-il, «[ipellc-moi srulemenl Ion nmour, ot je
niçois un nouveau bnptéme , je ne suis plus Roméo. » La
Jalietle anglaise est bien plus raialement éprise que la Giu-
lietU italienne ou la Julia espagnole. Elle ne résiste pas,
cotnmecelles-rî.nux sollicitations de son amant .elle se donne
tout de suite, à jamais : « Ah ! Je voudrais bien rester dans
les convenancns, je TOudrais bien nier ce que j'ai dit. Mais
adipu les cérémonies! H'aimes-tu? Je sais que tu vas
dire oui et Je te croirai sur parole... Si lu penses que
jt me laisse trop vite R»gni-r, je froncerai le sourcil, et Je se-
rai cruelle, et je te dirai non. pour que tu me fasses la cour :
autrement, rien au monde ne m'y déciderait. En vërité, beau
Hontague. je suis trop éprise, et aussi tu pourrais cruire ma
conduite léft^re: mais crois-moi, gentilhomme, je me mon-
trerai plus Gdële qup celles qui savent le mieux affecter la
réserve. » Devant Bornéo, Juliette laisse tomber tous les
voiles ; elle n'a ni honte, ni coquetterie, ni fierté; elle dé-
daigne la tactique banale de la défensive féminine ; les ru-
ses d" h résistance lui répugnent comme autant d'hypocri-
sies. A quoi bon les équivoques? A jjpoi bon les fnni-
hyanlf ? .\ quoi bon les délais? A quoi tx)n les mensonges?
N'est-pllo pas à lui comme il est i elle? Qu'il la possède
dooc Pudeur suprfirae de l'amnur! la vierge s'offre avec
l'enipressemont de la prostituée.
L'unioD, résolue entre les amants, doit être consacrée dès
le lendemain. Mais où donc est le prêtre digne de bénircetle
saiuU) fusion des deux Ames? Regardez, â In lueur de l'au-
rore, ce vieillard qui entre dans celle cellule , un panier au
brss. Il vient de cueillir dans les champs les simples dont il
a besoin pour composer ses philtres bienfaisants. Sans être
magicien comme le Lorenzo dp la légende, Laurence est un
uvanl. Il e*t de ces clercs tolérants qui n'ont pas peur d'é-
tudier Dieu dans son œuvre ; il a beaucoup observé, beau-
48 LES AMANTS TRAGIQUES.
coup médité. Pour lui, a il n'est rien sur la terre de si
humble qui ne rende à la terre un service spécial. » Il
cherche la grâce dans ce qu'il y a de plus vil, comme dans
ce qu'il y a de plus noble ; il interroge les plantes, les her-
bes, jusqu'aux pierres. La nature lui révèle ses secrets
aussi volontiers que la société ; il est l'arbitre choisi
des choses et des hommes. La fleur, comme Juliette, Ta
pris pour confesseur. Observez-le bien. C'est un des plus
vénérables caractères que le théâtre nous offre. Quel con-
traste entre ce religieux rêvé par le poëte hérétique, et le re-
ligieux vulgaire que les écrivains catholiques ont peint d'a-
près nature ! Ck>mbien ce ministre de la charité et de la
science ressemble peu au moine intrigant, ignorant et
fourbe, dont Boccace et Rabelais ont levé la cagoule ! Lau-
rence est le représentant le plus auguste du sacerdoce : c'est
un philosophe, c'est un sage ! Pour sanctifier l'amour de
ses héros, le poëte a évoqué la majestueuse figure du pontife
idéal.
Shakespeare, qui, comme chacun sait, a re&it Roméo et
JuUette, a complètement modifié la scène où les deux
amants viennent trouver le moine dans sa cellule. Dans le
drame primitif, publié en 1597, Laurence ratifiait le ma-
riage entre le fils des Montagues et l'héritière des Gapu-
lets, sans témoigner aucune inquiétude sur les conséquen-
ces de cette union clandestine. <c Père, lui disait Roméo en
entrant, c'est de ton concours sacré que dépendent mon
bonheur et celui de Juliette. — Sans plus de paroles, ré-
pondait (.aurence, je ferai tout au monde pour vous rendre
heureux, si cela est en mon pouvoir. » Dans le drame défi-
nitif, imprimé en 1599, le moine a perdu cette fausse con-
fiance. Ce n'est plus sans appréhension qu'il accorde son
concours : « Puisse le ciel, s'écrie-t-il, sourire à cet acte
pieux, et puisse l'avenir ne pas nous le reprocher par un
chagrin ! v» Il ne dissimule plus les inquiétudes qu'autorise
LSTHOOUCTIO.X.
sa ricille expérience; le bonheur de ces anioureui lut paraît
trop gnnd pour durer : a Ces joies violentes ont des lins
noleales ; flamme et poudre, elles se consument dans un
baiser. » Ainsi le moine nous pr<:pare par ses pressenti-
DMDts à la fatale conclusion. Grâce à une retouche magis-
mle, il acquiert la puissance augurale qui lui manquait. Ce
trait nouveau complète désormais sa figure. Le prêtre est .
devenu prophète.
Hélas ! la prédiction de Laurence ne se rijalise que trop
tAL A peine Roméo a-t-il épousé Juliette, à peine a-t-il
qiûOé ta cellule, que Tybalt le défie sur la place publique.
- Vous vous rappelez eomment a Heu la rencontre entre Ro-
néo et Tebaldo dans la légende italienne. Une nie a éclaté
nr la promenade du Cours entre les dftui familles rivales ;
RtMDéo.d'abord neutre, se laisse émouvoirparlescris de si
partisans blessés; ilsejetlesurlebaldoet le tue. -Afin da I
JQStiCercctteaetiondo Roméo, Shakespeare a pris un surcroît
dd précaution : quelque.s coups d'épée donnés à d'obscurs
partisans ne lui ont pas paru une provocation suffisante ; il
aafçgravé roCfense do Tybalt par le meurtre de Mercutto.
Ce n'est pas seulement pour Roméo, son ami intime, que la
mort de Mercutio est une perte irréparable, c'est pour la
foule, dont il était le favori. Jamais Qgure plus aimable, plus
gracieuse et plus gaie n'avait paru sur la scène. — Shakes-
peare avait trouvé dans des ébauches antérieures les autres
personnages de son drame. Mais Mercutio était né de sa
fantaisie : aussi avait-il traité ce Ris unique en enfant gâté ;
il avait prodigué, pour en doter celui-ci, tous les trésors de
sa vervo inépuisable; il lui avait accordé les dons les plus
enviés de l'intelligence. Mercutio n'était pas seulement un
homme d'esprit dans l'acception moderne du mot, c'était un
poeta. Il n'avait pas seulement tous les mérites superficiels,
la saillie, la répartie soudaine, la raillerie, l'étincelle ; il
avait toutes les facultés puissantes, l'intuition mystérieuse.
50 LES AMAKTS TRÂGIQGES.
la pensée profonde, l'imagination ardente, le fea sacré. Il
ne savait pas seulement lancer l'épigramme mordante aux
trousses de la nourrice ahurie ; il pouvait, quand bon loi
semblait, atteler le quadrige effréné du rêve ao diar aérien
de la reine Biab.
Dryden rapporte une tradition étrange è propos de la
mort de Mercutio ; d'après cette tradition, l'auteur de Roméo
et Juliette aurait déclaré qu'il avait été obligé de tuer Mer*
eutio au milieu de la pièce pour ne pas être tué par lui.
Dryden, qui se platt à croire à l'authenticité de ces paroles,
ajoute assez méchamment que Mercutio ne lui semble pas
un personnage si formidable et que V auteur aurait bien pu,
sans danger pour lui-même, le laisser vivre jusqu'à la fin do
la pièce et mourir dans son lit. Johnson, peu suspect de
partialité pour Shakespeare, relève avec colère l'assertion
malveillante de Dryden et en fait justice en peu de mots :
« La gaieté de Mercutio, son esprit et son courage, dit le
célèbre critique, feront toujours désirer par ses amis qu'il
eût vécu plus longtemps ; mais sa mort n'est pas précipitée ;
il a vécu le temps qui lui était assigné dans la construction
de la pièce, et je ne doute pas que Shakespeare n'eût été ca«
pable de prolonger son existence, bien que quelques-imes
de ses saillies dépassent la portée de Dryden. d La riposte
de Johnson est dure, mais méritée. Conçoit-on, en effet,
l'outrecuidance du poëtede la Restauration, raillant, sur un
propos do coulisse, l'incapacité de Shakespeare ! Comme il
est vraisemblable que l'auteur de Comme U vous plaira et de
Beaucoup de bruit pour rien eût proclamé son impuissance
à soutenir jusqu'au bout un personnage comique ! Shakes-
peare, le père de Béatrice et de Rosaline , Shakespeare,
l'auteur de l'intarissable Falstaff, se déclarant épuisé par
Mercutio ! Quelle absurdité ! — L'affirmation de Dryden ne
prouve qu'une chose : c'est qu'il n'a point compris la sa*
vante construction du drame dont il parle. La mort de Mer-
INTBODUCTIOH.
51
culio n'est pas un accident intempestif, dû au caprice
soudiin d'un esprit fatigué : elle est l'événement nécessaire
d'où doit sortir le dénoûinent même.
Tjballdoit tuer MerculioaGn que Roméo tue Tybalt. Pour'
(joecel Hamlet de l'amour s'orracbe à son inaction, pourqu'il
bûileotralné à se battreavec ce Laértes farouche dont Juliette
estUcousine, il faut une de ces causes suprêmes qui mettent
l'épée A ta main des plus lâches : il faut qu'il ait à venger,
uuon un père, du moins un frère, u Donc ce genlilhommei,
moo intime ami, a reçu un coup mortel pour moi, après
l'outrage déshonorant fait à ma réputation !... Tybalt est vî-
faul. triomphant, et Merculio e;t tue. Ah ! remonte m rt^l,
drootispecte douceur, et loi, furie à l'œil de flamme, sois
moo guide! .. Tybalt, reprends pour toi ce nom d'tnfâme '
qua lu m'as donné tout h l'hrure. L'âme de Mercutio n'a
fait que peu de chemin au-dessus de nos tètes ; elle attend *
que la tienne aille lui tenir compagnie ! Il faut que toi ou moi
ou tous d«ui nous allions la rejoindre! » Ainsi parie Roméo.
Devant le cadavre de Hercutio, il sent renaître en lui ses
nncuoes de Montague; l'antique esprit des vemletlas lui
re6iJtiie ses vertiges ; il est possédé de nouveau de ce dé-
mon de la haine qu'avait eiorcisé le doux regard de sa bfen-
aimé» ; le sang de ses aïeux lui remonte à la face. Il menace
de sa lame furieuse la rapière redoutable qui vient de frap-
per son ami. Le mari de Juliette croise le fer avec le cousin
de Juliette. C'en est bit. Tybalt tombe et Roméo est banni.
Quelle scène étonoanle que celle où Juliette apprend les
terribles événements qui vonl décider de sa vie ! Jamais
poëte n'a combiné avec une plus savante audace ces deux
éléments du drame, le comique et le tragique. — La nour-
rice arrive haletante, épuisée, toussant, crachant, n'eu pou-
TiDt plus. A son geste de désespoir. Juliette comprend
qu'une catastrophe est arrivée ; mais quelle est au juste cette
catastrophe, elle ne peut parvenir à le découvrir : « U est
k.
:/J LES AMÂKTS TRAGIQUES.
mort ! il est tué ! il n'est plus ! » Mais qui donc est mort ?
La nourrice ne le dit pas. Son essoufflement prolonge l'af-
freuse équivoque. Il faut que Juliette attende que la TÎeille
femme ait repris haleine ; il faut que cette immense douleur
reste suspendue aux intermittences de ce catharre : « Quel
démon es-tu pour me torturer ainsi ? s'écrie la pauvre en-
fant. C'est un supplice à faire rugir les damnés. Roméo est-
il mort? Dis oui ou non, et qu'un seul mot décide de ma mi-
sère ! r> L'asthme de la vieille est impitoyable. Quelques
minutes, quelques siècles s'écoulent avant qu'elle parvienne
à articuler ces mots décisifs : « Tybalt n'est plus et Roméo
est banni ! Roméo qui l'a tué est banni! d Enfin Juliette
connaît la vérité tout entière : elle est frappée d'un double
malheur ; elle a h pleurer en môme temps son cousin mort
et son mari proscrit. Pour un instant la perte de Tybalt parait
être le regret suprême de Juliette : on dirait qu'alors elle se
rappelle cette douce enfance dont Tybalt fut le compagnon,
et que cessouvenirs afQuent dans son esprit pour accuser Ro-
mé3. Durant une minute, les prédilections de la jeune fille
semblent dominer les affections de la femme. Juliette cesse
d'être une Montague pour redevenir une Capulet. A l'écou-
ter parler de Roméo, on croirait entendre la Chimène mau-
dissant Rodrigue : a 0 cœur de reptile caché sous la beauté
en fleur! Corbeau aux plumes de colombe ! Agneau ravisseur
de loups ! Méprisable substance d'une forme divine ! Se
peut-il que la perfidie habite un si splendide palais ! » Mais
l'Italienne n'a pas l'acharnement familial de l'Espagnole.
Chez elle, cette apparente velléité de résistance à la passion
n'a que la durée d'un éclair. Pour que ses vrais sentiments
fassent explosion, il suffit d'un mot de la nourrice : « Il n'y
a plus à se fier aux hommes, marmonne cette commère» ce
sont tous des parjures, tous des vauriens, tous des hypocri-
tes. Ah ! où est mon valet? Vite, qu'on me donne de l'eau-
de-vie !... Honte h Roméo ! »
INTRODUCnOH. 53
Travesties de cette façon bouffonne, les paroles que Ju-
fiette fient de prononcer contre son mari lui semblent au-
tttit de blasphèmes ; elle se tourne avec fureur contre la
nulle qui loi renvoie cet écho burlesque de ses impréca«
tioDS : « Maudite soit ta langue pour ce souhait ! U n'est pas
né pour la honte, lui ! La honte serait honteuse de siéger
sur 90D front» car c'est le trône où l'honneur devrait être
eouronné monarque absolu de l'univers. Âh ! quel monstre
' fêlais de l'outrager ainsi ! » Le grotesque déchaîne le su*
blime. Provoqué par la ridicule interruption de la nourrice,
l'amour reparait chez Juliette dans toute sa pathétique gran-
deur; le désespoir de l'épouse foudroie le deuil de la oour
sine de ses dédains superbes : « Oh ! il y a un mot plus ter*
rible que la mort de Tybalt qui m'a assassinée ; je voudrais
bieo l'oublier, mais, hélas ! il pèse sur ma mémoire comme
une bute damnable sur l'âme du pécheur. Tybalt est mort
et Roméo est banni. Banni! ce seul mot banni a tué pour
moi dix mille Tybalt. Que Tybalt mourût, c'était un mal-
heur suffisant, se fût-il arrêté là. Si même le malheur inexo-
rable a besoin d'un cortège de catastrophes, pourquoi, après
m'avoir dit Tybalt est mort^ n'a-t-elle pas, ajouté ton père
iMiti ou ta mère aussi, ou même ton père et ta mère aussi ?
Hais, à la suite de la mort de Tybalt, faire surgir cette ar-
rière-garde : Roméo est banni, c'est tuer, c'est égorger à la
fois père, mère , Tybalt, Roméo et Juliette ! Roméo est
kimi... 11 n'y a ni fin, ni Umite, ni mesure, ni borne à
ee iDot meurtrier ! »
La scène suivante entre Laurence et Roméo est un des plus
frappantsexemples de la toute-puissance dugénie. Ici s'offrait
iTaoleur une formidable difficulté : il avait à peindre l'état
meotal d'un homme que l'exil arrache à tout ce qu'il aime.
Pour une pareille tâche, les éléments que fournit robserva-
tioD personnelle manquaient au poëte. — Tant qu'il ne s'a-
giisait que d'exprimer les douleurs imposées à l'homme par
vn. ♦
54
UiS \HfLNTS THAOtOUES-
J
la vie, Shakespeare pouvait trouver dans ses propres impres-
sions les documeDls qui lui étaient nécessaires. Il avait été
jaloui comme Othello ; il avait pleuré un enfant comme le
roi Lear; il avait éprouvé, comme Claudio, les terreurs delà
mort : il avait épuisé, comme Hamiet, les amertumes de la
mélancohe. Il avait été frappé par la nature, mais it n'avait
pas été, comme Roméo, accablé par la société. Il n'avait pas
été proscrit, il n'avait pas été mis hors la loi, it n'avait pas
subi l'épouvantable déchirement de l'homme qui est arraché
par la mémo secousse à la patrie et à la femme adorées. Il
n'avait pas été condamné à quitter pour toujours le foyer
héréditaire, à rompre les douces habitudes de l'enfance,
i briser les chères relations do la jeunesse. U n'avait pas été
réduit à abandonner la terre douce et triste, im
TombesD de ses oisai «t nid de ses amoars. J^H
Il n'avait pas été suffoqué par les sanglots d'un éternel
adieu : il n'avait pas senti son cœur se fondre et son âme
s'en aller sur ses lèvres dans ie baiser suprême d'un dernier
rendez- vous .
Comment donc le poète pouvait-il eiprimer les angoisses
de Roméo, ne les ayant pas éprouvées? Toutes les données
de l'expérience faisant défaut, un talent vulgaire aurait éludé
ou écourlé la terrible scène. Mais Shakespeare n'a pas eu
cette défaillance. Il a aflronté le sujet avec toute l'assurance
du génie: il a suppléé par l'intuition aux lacunes de l'ana-
lyse ; ne pouvant voir, il a deviné, et, par un miracle d'ima-
gination, il a évoqué le vrai.
0 vous tous qui avez traversé ces éprouves , vous tous que
la destinée a violemment enlevés aui joies natales, relisez
cette scène oi^ Bornéo apprend la sentence qui le frappe.
et dites-moi si le poète n'a pas bien trahi le secret de vos
souffrances. Ne sont-ce pas vos plaies cachées que voilà i
WTBODUCTIOB. 55
se» A nu? Ne soDl-ce pas les douleurs stoïquement désa-
vouées par tous qui hurlent parla voii de Roméo? « Ab! le
baonissementl par pitié, dis : la mort! L'eiil a l'aspect
plus terrible, bien plus terrible que la mort!... Hors de ces
murs, le monde n'eiiste pas : il n'y a que purgatoire, tor-
ture, enfer même! Être banni d'ici, c'est être banni du
monde, et cet exil-là, c'est la mort!... Tu n'uvais donc pas
dtf poison subtil, pas un couteau affilé, un instrument quel-
cooque de mort subite? Tu u'avais doue pour me tuer que
ce seul mot : banni ! banni ! Ce mot-là, mon père, les dam-
D^del'oofer le prononcent dans les rugissements!... Au
gibet la philosophie ! Tu ne peux pas parler de ce que tu ne
seos pas. Si tu étais jeune comme moi. éperdu comme moi
et comme mot proscrit, alors tu pourrais t'arracber les che-
veux et te Jeter contre terre pour y prendre d'avance la me^
sure de ta fosse ! »
Quelle nuit de noces ils ont eue, les époui véronaîsl
Nuit de délices et de tortures! Nuit d'eitase et d'effroi ! Nuit
d'immense ravissement et de désolation immense ! Entre ces
jeDoes gens que l'amour marie ce soir, demain l'exil pro-
nooce le divorce. Les voyez-vous dans la chambre nuptiale,
sUflDtdu balcon à ralc()ve et de l'alcOve au balcon, enchantés
et eSarés, maudissant et bénissant chaque minute qui s'é-
coule, échevelés à la fois par la jouissance et par l'horreur ?
fiélas ! ces étreintes si douces doivent être les dernières ;
tous ces baisers sont des baisers d'adieu ! La proscription, la
hideuse proscription est à la porte et n'attend que le point
du jour pouf les enlever l'un à l'autre. Misérablis bienheu-
reux I il bot qu'ils rassasient en quelques heures l'infini de
leurs désirs ; îl fout qu'ils vivent en quelques secondes toute
une éternité de tendresses... Ciel! quel est l'oiseau qui a
ebanté. Est-ce le rossignol? Est-ce l'alouette? " C'e.st le ms-
ugad, prétend Juliette ; toutes les nuits il chante sur le gre-
nadier là-bas. Crois-moi, amour, c'était le rossignol. — C'est
L
56 US àMàSflS TtAOlQCIS.
Taloaette, affirme Roméo, c est U messagère do matiii ! Re-
garde, arooor, ces lueurs jaloiises qui deotetlent le bord des
nuages è l'orient. Je dois partir et TÎTre ou rester et mourir.
— C^te clarté lè-bas n'est pas la darté du jour, je le sais
bien, moi! c'est quelque météore que le soleil exhale pour
te serrir de torche cette nuit Reste donc! — Soit ! qu'on
me prenne, qu'on me mette è mort, je suis content si tu le
veux ainsi. Non, cette lueur grise n'est pas le regard du
matin, elle n'est que le pâle reflet du front de Cynthia, et oe
n'est pas l'alouette qui frappe de ces notes stridentes la
Toûte du ciel. Vienne la mort et elle sera la bienvenoe.
Ainsi le reut Juliette... Comment ëtes-foos, mon âme?
Causons, il n'est pas jour. — Il est jour, il est jour! Va-t'en,
pars. C'est l'alouette qui détonne ainsi. Sa voix nous dérobe
l'un à l'autre et te chasse d'ici par son hounrarî matinal.
Ah ! maintenant pars ! . . . Allons, fenêtre, laisse entrer le jour
et sortir ma vie. — Adieu, adieu ! un baiser et je descends. »
Et l'affreux arrachement a lieu et Roméo descend» et,
quand il est descendu, les deux époux échangent un der-
nier regard ; mais déjà ils sont méconnaissables ; l'exil a jeté
sor leur visage son crêpe lugubre, c 0 Dieu ! s'écrie-t-elle,
tu m'apparais comme au fond d'une tombe. Ou mes yeux
me trompent, ou tu es bien pftie. — Crois-moi, ma bien-
aimée, tu me semblés bien pâle aussi. L'angoisse a bu
notre sang, adieu ! » Pour les amants, la séparation, c'est
la mort. Chaque pas qui les éloigne est un pas dans le sé-
pulcre. Dès l'instant où ils se quittent, ce ne sont plus des
vivants, ce sont des spectres.
Roméo et Juliette est, de tous les drames de Shakespeare,
celui où l'action est la plus rapide. Voyez avec quelle logi-
que inexorable les événements s'y sont précipités. L'entrée
de Roméo au bal des Capulets a eu immédiatement une
double conséquence, son mariage avec Juliette et son duel
avec Tybalt. Son duel avec Tybalt a eu pour résultat aon
INTRODOCTION. -,7
Mil. Son eii! a causé le désespoir de JuIioUo. I,e desespoir
■le JiilieUe esl ie motif qui ilccide ses parents à la marier
sans relard à Piris.—Dflns la li^gende italienne, un intervalle
lie plusieurs mois s'écoule entre le départ de Roméo et cette
funeste décision, a. Roméo ayant pris congé de Juliette s'cd
va h SeintFrançois, et, après qu'il eut fait entendre soQ
nftaire à frère Laurens, partit de Vérone accoutré en mar-
rliand étranger et fit si bonne diligence, que sans encom-
bricr il arriva è Mantoue, où il loua maisou, et vivant en
Gompagoie honorable, s'essaya pour quelques mois h déce-
voir Tennemi qui le tourmentait. Mais durant sou absence,
la mîs^ble Juliette ne sut donner si bonne trêve à son
deuil que par ta mauvaise couleur de son visage, on ne dé-
œuvrll aisément l'inl^-rieur de sa passion '. n — Dans le
drame, pas de délai. Iji fatalité tragique, une fois en be-
sogne, ne s'interrompt pas. A peine Roméo a-t-il quitté la
chambre nuptiale que voici venir Capulet et lady Capulet
pour signilier A leur lîlle que dans deui jours elle doit
^oser le comte Paris. Placée entre la foi conjugale et le
respect filial. Juliette agit comme Desdémona : elle résiste,
arec déférence mais avec fermeté, à l'autorité paternelle.
Alors éclate sur la jeune femme la formidable colère du
père offensé. Capulet est de la même race que Brabantio.
Cest un de ces seigneurs de vieille roche habitués à exercer
chez eux le pouvoir absolu. Devant lui tous plient, tous s'hu-
milii^nt, tous tremblent. Sa femme n'est que la première de
ses servantes. U traite sps gens comme sa famille, et sa fa-
mille comme ses gens. Doué de qualités réelles, affable,
bospilalier, assez bon homme au fond, Capulet devient fé-
roce à la moindre résistance. Vous vous rappelez, pendant
la scène du bal, avec quelle indignation il gourmandsit
son neveu Tybalt. Jugez par là combien il doit être exas-
< No(i>eHa d« Baoïlelln. traduite ysr Itoiilemi
58 LES AÏAirrS TRAGIQUES.
péré par la désobéissance de sa fille : <x Mignonne donzeUe,
s'écriait-il, dispensez-moi de vos fieMés et préparez vos
fines jambes pour vous rendre jeudi prochain h relise
Saint-Pierre, en compagnie de PAris» ou je t'y traînerai sur
la claie» moi ! — Cher père» je vous en supplie à genoux»
ayez la patience de m'écouter» rien qu'un mot ! — Arrière»
éhontée ! » Repoussée par le vieillard qui vient de sortir fu-
rieux, Juliette se traîne aux pieds de lady Capulet. Si son
père ne ;ra'' pas comprise, peut-être sa mère la devinera-t-
elle : <x]Oh ! ne me rejetez pas, ma mère bien-aimée. Ajour-
nez ce mariage d'un mois, d'une semaine. Sinon, dressez
le lit nuptial dans le sombre monument où Tybalt repose!
— Ne me parle plus, je n'ai rien à te dire, car entre toi et
moi tout est fini. x> Et lady Capulet court rejoindre son
mari. Qui donc aura pitié de la pauvre enfant» si sa mère
l'abandonne ? H est encore une affection sur laquelle Ju-
liette compte : la nourrice I — Oui, cette vieille servante qui
l'a allaitée, qui l'a tenue dans ses bras toute petite» qui a (Âh
tenu d'elle son premier sourire, et, vous vous en souvenez,
sa première grimace, cette fidèle gouvernante qui l'a vue
grandir sous ses yeux, qui toujours l'a gâtée» adulée» choyée,
qui pour elle a tendu les langes du berceau elles draps du
lit nuptial, celle^à du moins sympathisera avec Juliette :
« 0 mon Dieu, nourrice, comment empêcher cela? Console-
moi, conseille-moi ! n Ici encore le sublime se heurte au
grotesque. Le vulgaire raisonnement de la nourrice n'indi-
que au noble délire de Juliette que le plus ignoble expé-
dient : <c Ma foi, écoutez ! Roméo est banni ; je gage le monde
entier contre néant qu'il n'osera jamais venir vous récla-
mer. . . Puisque tel est le cas, mon avis, c'est que vous épou-
siez le comte. Oh ! c'est un si aimable gentilhomme. Roméo
n'est qu'un torchon à côté de lui ! y> Devant cet infilme con-
seil, la généreuse créature se révolte, Juliette récuse à tout
jamais le lâche dévouement qui lui offre le bonheur dans
ISTflODUCnOS. 59
le iWshoiinear : « 0 vieille damnée! abominable démon!
Je ne sais quel est ton plus grand crime, ou de souhaiter que
je me parjure, ou d'outrager mou seigneur! Va-t'en, perfide
conseillère. Ëolre toi et mon cœur, il y a désormais
rupture. :•
Miiddite par son père, honnie par sa mère, trahie par sa
nourrice, Juliette va s'adresser à la mon : elle se tuera plu-
tôt que d'épouser PAris. Mais, avant d'accomplir cette réso-
lution désespérée, elle veut, pour l'acquit de sa conscience,
invoquer une dernière fois l'arbitrage de la sagesse hu-
maine. Elle se rend chez son confesseur, un poignard à la
main : ■ Oh! donne-moi vite un conseil, dit-elle à I^urence ;
RDon, entre ma détresse et moi, je prends ce couteau pour
médiateur, n A la situation extrême où est placée Juliette,
Laurence entrevoit tout de suite la véritable issue : cette
issue, ce n'est pas le suicide, c'esNia fuite. 11 faut que Ju-
liette fuie, et fuie avec Roméo. Mais comment opérer cette
évasion sans un scandale qui perde la jeune femme? Com-
ment protéger la retraite des époux? Comment dépister
à jamais les vendettas acharnées h les poursuivre? La
Kienoe extraordinaire du moine lui révèle un moyen ex-
traordinaire. Comme l'alchimiste païen de Cymbdine, le
mage chrétien a la recette d'un narcotique inoffensif qui
peut donner h un vivant toute l'apparence d'im cadavre.
Endormie par ce narcotique, Juliette passera pour morte;
ses parents l'enseveliront au caveau de famille ; au bout de
quarante-deux heures elle s'éveillera; Roméo, appelé de
Maotoue par une lettre pressante, l'enlèvera de ta tombe
et tous deux pourront, sans être inquiétés, se réfugier
dans quelque lointain asile. Tel est le plan qui doit sau-
ror Juliette, « si aucune frayeur féminine ne vient abat-
tre son courage au moment de l'exécution, d — Donne,
oh ! donne, ne me parte pas de frayeur, s'écrie l'n-
i^use qui ne doute pas d'elle-même, et elle om-
3
60 LES AMANTS TRAGIQUES.
porte la précieuse fiole qui contient sa réunion à Roméo.
Rentrée à la maison, Juliette suit les instructions de son
directeur ; elle feint de consentir à épouser Paris, et, tandis
que Gapulet, dupe de ce pieux mensonge, Teille aux prépa-
ratifs de la noce, elle s'apprête pour les funérailles. Une fois
seule dans sa chambre, elle saisit la fiole ; mais, au moment
d'avaler l'étrange liqueur, elle sent un frisson qui lui glace
le sang ; sa frêle et délicate constitution se révolte contre la
violence qui lui est faite. Une lutte sinistre s'établit entre sa
nature et sa volonté, entre les instincts de la femme et la
résolution de l'épouse. Toutes les suppositions que peut
suggérer l'effroi traversent en un instant sa pensée. Elle
craint d'être empoisonnée; elle craint que Roméo n'arrive
pas à temps ; elle craint d'être suffoquée ou tout au moins
de devenir folle dans ce caveau <k où depuis des siècles sont
entassés les os de ses ancêtres, où Tybalt sanglant pourrit
sous son linceul, où, à certaines heures de la nuit, les es-
prits apparaissent. » Elle craint de s'éveiller avant l'heure
« au milieu de gémissements semblables à ces cris de man-
dragore déracinée que les vivants ne peuvent entendre sans
tomber en démence. Oh ! alors elle perdrait la raison ; et
peut-être, insensée, voudrait-elle jouer avec les squelettes
de ses ancêtres, et, saisissant l'os de quelque grand parent,
en broyer sa cervelle désespérée ! i» Dans son délire, elle
aperçoit le spectre de son cousin poursuivant Roméo...
« Arrête, Tybalt, arrête ! d II semble qu'en ramenant sa
pensée vers Roméo, Juliette ait repris courage. Elle porte
la fiole à ses lèvres et avale le breuvage, dans un toast à son
bien-aimé : a Roméo ! Roméo ! Roméo ! voici à boire, je
boisa toi. »
Mistress Jameson, dans une remarquable étude, a juste-
ment fait ressortir la différence qui existe entre Juliette et
les autres types féminins de Shakespeare. L'énergie de
Juliette ne rappelle jamais celle que produit chez sa sœur
'j ■»■■.
A..'
%- W»
inTRonucrroR,
Imogène la ^ndeiir morale ou che?. sa sœur Portia la
puissance intellectuelle: elle est fondée sur le sentiment,
DOD sor le caractère ; elle est accidentelle, non inhérente'.
Otez i Juliette son amour, vous retrouverez tout de suite Ift J
hible et pusillanime nature il'une nnïve enfant. Au con-
traire rwtHuer-lui sa passion, et anssildt cette nature s'eial-
tera. sa faiblesse deviendra force, sa pusillanimitt^, se chau-
ffera en iotrépifiité. sa naïveté se transformera en ('loquence.
Elle aura tout courage et toute bravoure: elle affrontera '
tontes les épreuves, tous les [>érils, tous les épouvantnils.
L'enisnt deviendra sublime, et l'héroïsme posera sur ce ]
front de quinze ans son éblouissante auréole.
Jnsqu'ici le stratagème imaginé par Laurence a réussi '
tHDlidremcni . C^^ que le moine avait prémédité s'est accom^ '
pli dans le moindre détail. Le matin même où Paris devait I
l'iÇpoaser, Juliette, immobilisée par le somnifère, a été Aéi^
(Urée morte, et conduite a» cimetière au lieu d'être menée
\ l'église. « Tous les préparatifs de fêle se sont changés ea
appareil funèbre : It* gai concert est devenu un glas mélan>
colique, le repas de noces un triste banquet d'obsèqueit
l'hymne solennel un chant lugubre n La jeune femme,
coDcb^ dans un cercueil ouvert, dort au caveau de famille;
«nnl vingt-quatre heures, elle doit s'éveiller. Qu'alors
RomiV) arrive, qu'il la retire du sépulcre, qu'il l'emmène de
cette triste Vérone, et les deui époux, désormais à l'abri du
péril, pourront transporter dans quelque désert éloigné \
l'Êden de leur amour! Oh ! quelle ciistenre d'eitases, âe
ravissements et de délices leur promet ce paradis retrouvé! ,
Quelle joie de vivre, loin des haines du monde, sous quel- '
que humble toit, côte h cûte. la bouche sur la bouche. lé J
«eor sur le cœur, Roméo pour Juliette, Juliette pour Ro-
méo ! Le bon prêtre n tout arrangé et tout deviné ; il a totit 1
ftén, oui, tout, - hormis l'imprévu! Laurence a biea .
é^'ril h Roméo pour lui révéler son plan mystérinui, mais
^
62 LES ÂMAlfTS TRAOIQUIS.
la lettre n'a pas été remise à Roméo. Le moine qui s'était
chargé de la porter a été retenu par un accident. — Cet ac-
cident, c'est le veto mis par le sort au bonheur des amants
véronais. Cet accident, c'est le trait oblique lancé sur les
deux prédestinés par les astres ennemis. Cet accident* c'est
la brusque échappatoire opposée à la conjecture par le mjs-
tère ! Cet accident, c'est l'infranchissable grain de sable jeté
par la fiitalité en travers de la volonté humaine.
Hélas! les plus sages sont sujets à l'erreur : frère Jean
n'ayant pu remplir sa mission, le projet de Laurence avorte.
Balthazar arrive le premier ; et, au lieu de l'heureuse issue
qu'avait rêvée le moine, arrive la catastrophe.
Persuadé par le récit du page que Juliette est morte,
Roméo ne verse pas une larme, ne pousse pas un sanglot,
n'articule pas un cri. Devant une telle douleur, le poëte a
fait taire la parole : il n'a pas cherché à exprimer l'inexpri-
mable, il n'a pas tenté de définir Tinfini. A quoi bon pour
ce désespoir les lieux communs de la plainte ? Juliette est
morte. Il s'agit bien de la pleurer ! Il faut la rejoindre. « 0
ma Juliette, je dormirai près de toi ce soir ! » Pour arriver
à ce but suprême, Roméo veut le moyen le plus infaillible
et le plus rapide : il s'empoisonnera. Mais comment se pro-
curer du poison ? La loi de Mantoue punit de mort le trafic
de cette denrée-là. Bien misérable serait celui que l'appât
du gain déciderait à braver une prohibition si terrible. C'est
alors que Roméo se souvient d'avoir rencontré, il y a quel-
ques jours, un pauvre apothicaire occupé à cueillir des sim-
ples, a Ce gueux que la famine a rongé jusqu'aux os » tient
aux environs une chétive échoppe où se dessèchent une tor-
tue, un alligator empaillé et des peaux de poissons mons-
trueux ; sur sa devanture <x sont épars pour faire étalage des
boites vides, des pots de terre verdAtres, des vessies, des
graines moisies, des restes de ficelle et de vieux pains
de rose, i» Roméo se rappelle minutieusement ces détails
INTRODICTION.
63
qai confirment son plas cher espoir. Nul doute que cette
pAiurie squBlide ne soit corruptible, et que ce meurl-de-
(sim ne lui Teude à mourir. — Bornéo frappe h la porte du
booge. L'homme ouvre. Roméo lui offre une fortune, qua-
rante ducats, pour une dose de poison. « J'ai des poisons
Bwartriers, rëpond l'homme timidement, mais la loi de
HiDtoue. c'est la mort pour qui les débite, n Roméo est sur*- j
pris do scrupule. Ce téméraire qui s'insurge contre la de»- .
tioée s'étonne de ce pusillanime qui hésite à se révoltercon-
IfG ta société. Roméo viole bien la loi naturelle : pourquoi ce '.
malbeureux n'enfreindrait -il pas une convention factice?
Le Monlague insiste avec une sinistre éloquence. [^ mî<
tère morale prêche l'insurrection k la misère matérielle
pour CD faire sa complice : « Le monde ne t'est point 1
ami, ni la loi du monde ; le monde n'a pas fait sa loi pour
l'enrichir, viole-la donc, cesse d'être pauvre et prends ceci. »
EnTin le gueui se laisse tenter: tout tremblant, il accepte la
bourse en échange de la fiole. « Voici ton or, reprend
RomÀ) impassible. Ce poison-là est plus funeste à l'âme des |
hommes, il commet plus de meurtres en cet odieux monde ,
que ces pauvres mixtures que lu n'as pas le droit de vendre. '
C'est moi qui te vends du poison ; loi, tu ne m'en as pas
vendu. Adieu, achète de quoi manger et engraisse... Ce(»
du poison! non ! viens, Lordial, viens avec moi au tombeau
4e Juliette, c'est là que tu dois me servir ! »
La nuit est venue. Les ténèbres couvrent le cimetière an
miliea duquel se dresse le mausolée des Capulets. Derrière
les ifs et les cyprès dont les ombres s'agitent dans le champ .
funèbre, apercevez-vous cette lumière qui s'avance vers I
nous, sinistre comme un feu follet? C'est la torche qui j
éclaire la marche de Uoméu vers le sépulcre où dort si
foicn-aimée. A cette lueur fantastique, le proscrit apparaît,
drapé dans un manteau sombre. Son ceil fixe, ses trait»
wotraclés.son geste saccadé, sa face spectrale annoncent une
64 LKS ÂMiNTS TRA61QUBS.
détermination irrévocable. Que va-t-il se passer? — Arri?é
devant le tombeau, Roméo prend un levier des mains de
Balthazar qui l'accompagne, puis, congédiant le fidèle servi-
teur : « Va-l'en, lui dit-il, éloigne-toi ; si tu oses revenir
pour épier ce que je vais faire, par le ciel ! je te déchirerai
lambeau par lambeau et je joncherai de tes membres ce ci-
metière affamé. Ma résolution est farouche comme le mo-
ment, elle est plus inexorable que le tigre à jeun ou la mer
rugissante. — Je vais me retirer, murmure le page atterré,
je ne vous troublerai pas. — C'est ainsi que tu me prouveras
ton dévouement.. . Prends cet or, vis et sois heureux. Adieu,
cher enfant! » Dès que le page a disparu, Roméo s'élance
vers la tombe, le levier à la main : « Matrice de nK)rt,
s'écrie-t-il , je parviendrai bien à ouvrir tes lèvres pourries
et à te fourrer de force une nouvelle proie. )> Mais au mo-
ment où il va crocheter la porte, une voix menaçante l'in-
terpelle du fond de l'ombre : a Suspends ta besogne, vil
Montagne! Misérable condamné, je t'arrête. Obéis et viens
avec moi, car il faut que tu meures. )» Roméo, déjà tourné
vers la tombe, se retourne vers ce vivant qui ose le déranger,
et le conjure de ne pas intervenir follement entre lui et la
tombe : a Oh! va-t'en. Parle ciel, je t'aime plus que moi-
même, car c'est contre moi-même que je viens ici armé. Ne
tarde pas, vis, et dis un jour que la pitié d'un fou t'a foroé
de fuir, n Mais l'inconnu brave la commisération de Roméo
et le provoque de son épée. Le Montague pare le coup et
riposte : son adversaire tombe expirant. Roméo ne sait pas
encore qui il a tué : il approche la torche du cadavre et re-
connaît — qui? %)n rival, Pftris.
Nombre de critiques ont blâmé comme une complication
inutile ce duel entre Paris et Roméo que le poëte a ajouté
à la l^ende italienne. Ces critiques auraient dû mieux com-
prendre la pensée du mettre. Si Shakespeare s'est ici dé-
parti de sa scrupuleuse fidélité au scénario original, c'est
ISTRODOCTION.
65
qu'uD motif puissant l'y a détermiiié. Saiis doute la cods-
cîeDc« du poëte a protesté contre l'impunité accordée par
la tradition au persécuteur de Juliette. La coupable obstiua-
lion de Paris lui a paru mériter ud cliâtiment. N'est-ce pas
M effet Paris qui a réduit Juliette au désespoir? Voulant
épouser la GUe de Capulet, cet Looime ne l'a même pas
consultée ! Au lieu de s'adresser à elle afin d'obtenir son
aveu, il a provoqué conlre elle toutes les rigueurs du despo-
tique paternel. En vain Laurence lui avait reproché cette i
conduite déloyale ; Paris n'a pas tenu compte de ces objec-i j
tioos. En dépit de Juliette elle-mâme, qui ne lui dissimulait |
passes antipathies, il s'est enlété dans ses poursuites avee 1
la froide persévérance d'un calculateur qui ne voit dans I» I
mariage que le contrat et qui traite, comme des affaires d'ar>^ (
geDi, les pins délicates questions du cœur. Poussé par H
plus prosaïque couvoitise, le comte s voulu faire violence I
aux goAls de Juliette: il a attenté aux franchises les plus sa-f
CT^ de cette belle âme. Le téméraire ! il n'a pas vu où de-( j
vait l'entratner sa triste cupidité. En s'acharnant ainsi, 9 I
n'a pas vu h quelle rivalité formidable il allait se heurter ; il ]
n'a pas deviné qu'il essayait de séparer deux eiisteuces i(H' '
separables. Celte erreur lui a coQté la vie. Paris a succombé I
pour s*£tre interposé jusqu'au dernier moment entre Homéô' '
elJutieUe; il a été broyé dans le suprême embrassement des '
épous préijestinés.
PAris tué. le Montagne peut enfm accomplir sans obstacle
sa résolution. 11 pénétre dans le tombeau, traînant le corps
MDglaot qu'il ensevelit de ses mains, en adversaire gén^ J
retix ; puis, ce pieux devoir accompli, il contemple pour la 1
demièrw fois la forme terrestre de la beauté idéale qu'il croit,- ]
hélostenfuie ailleurs. — Un instant, on espèrequ'llvarecoo'' 1
naître sa méprise. A voir ce teint blanc et rose, ces traits 8|]
calmes, celte fiKure si sereine, Roméo semble soupçonnée '
d'abord que Juliette n'est qu'assoupip « 0 ma bien-aimée.
66 LES IMAMTS TBAQIQUBS.
la mort ne t'a pas conquise; la flamme de la vie est encore
toute cramoisie sur tes lèvres et sur tes joues» et le blâme
drapeau de la mort n'est pas encore déployé là. i» Mais ce
doute ne fait que traverser son esprit comme une poétique
image. Roméo ne prend pas au mot la tutélaire métaphore
qu'une secrète inspiration lui suggère. Pour lui» Juliette est
morte, bien morte : Balthazar ne le luia-t-il pas dit? Allons !
il faut mourir ! a Chère Juliette, je veux rester près de toi,
et ne plus sortir de ce sinistre palais de la nuit. Je veux res-
ter ici avec la vermine que tu as pour chambrière. Oh ! c'est
ici que je veux fixer mon éternelle demeure et soustraire
aux étoiles ennemies cette chair lasse du monde. . . Viens,
amer conducteur, viens, Acre guide. Pilote désespéré, lance
sur les brisants ma barque épuisée par la tourmente... A
toi ! mon amour ! x> A peine Roméo a-t-il été foudroyé par
le poison, que Juliette tressaille. Elle ouvre les yeux; son
premier cri est pour demander Roméo. Encore engourdie
par le sommeil, elle ne voit pas ce cadavre qui l'étreint. U
faut que Laurence qui vient d'entrer lui révèle l'afireuse vé-
rité : « Un pouvoir au-dessus de toute contradiction a tra-
versé nos projets. Viens ! partons ! Ton mari est là gisant
sur ton sein... Viens, je te placerai dans une communauté
de saintes religieuses. Pas de question !» — a Va-t'en d'ici,
répond-elle au prêtre, moi, je ne m'en irai pas!... Qu'est
ceci? Une fiole dans la main de mon bien-aimé ! Le poi-
son, je le vois, a causé sa fin prématurée. Le ladre ! il a tout
bu ! U ne m'a pas laissé une goutte amie pour le rejoindre.
Je veux baiser ses lèvres. Peut-être y trouverai-je un reste
de poison dont le baume me tuera ! » En vain Juliette ac-
cumule les baisers : elle ne peut sucer la mort sur cette
bouche adorée. Heureusement elle aperçoit le poignard sus-
pendu au côté de Roméo, elle le saisit : « Voici ton four-
reau, s'écrie-t-elle, rouille-toi là et laisse-moi mourir! »
Ainsi que le lecteur s*en souvient, dans la légende de
Loigi da Porto, Juliette s'éveille avant que Roméo, déjà em-
poisoooé, ail rendu le dernier soupir; les deui ëpoui ont
on dernier entretien et s'expliquent dans une scène na-
rrante l'effroyable erreur dont ils sont victimes. Selon toute
probabilit*^, Shakespeare n'a pas eu connaissance de ce dé-
nofiment que tes traducteurs onglais, Arthur Brooke et
William Pajrnter, lui ont présenté, modifié selon la version
française de Pierre Boisteau. S'il en avait eu connaissance,
aarait-il altéré son drame conformément à la tradition pri-
mitive? Aurait-il préféré la conclusion italienne à la conclu-
sion fran^se ?
Cette grave question, qui aujourd'hui encore tient en sus-
pens la critique européenne, David ûarritk l'a tranchée an
siècle dernier par l'affirmative. Croyant obéir au génie
même de Shakespeare, l'illustre tragédien n'a pas hésité à
refaire ta scène finale du drame d'après les indications de
Luîgî da Porto et à jouer sur le théâtre de Drury-Lane la
pièce ainsi transformée. Le lecteur trouvera, reproduit fidè-
lement dans les notes placées à la fin de ce volume, tout le
tniail de Garrick et pourra ainsi décider par lui-même
si l'cpurre du maître a gagné ou perdu k cette correction
posthume. Quant à moi, s'il m'est permis d'exprimer un ti-
mide «vis dans celte importante controverse, j'avouerai que
le succès obtenu par tiarrick ne justifie pas à mes yeux sa
témérité, le drame de Shakespeare corrigé par le chef de
troupe me fait l'efTet d'un merveilleus tableau du Titien re-
tODcbé crament par quelque peintre de décor. Cette retou-
che criarde détonne, non-seulement avec le style, mais avee '
la pensée du maître. Les Inmentations pénibles qu'arracha
i Roméo et à Juliette la reconnaissance finale intercalée par j
Garrick troublent complètement l'impression que le poète a ,
eotenda produire sur le spectateur. Au lieu de la salutaire j
tristesse que doit laisser dans son esprit la conclusion pri- I
mîlîre, le public, devant ce surcroit de supplice, n'éprouvB
68 LES AMANTS TRAGIQUES.
plus que rhorreur et l'effroi. Est-ce là ce que le poète a
voulu ? Loin d'exagérer la douloureuse émotion causée par
la mort des amants véronais; il a tout fait au contraire pour
l'atténuer; c'est dans ce but qu'il a prolongé la scène jusqu'à
la réconciliation des Montagnes et des Gapulets. Logique
dans son système, Garrick a retranché ce dernier épisode.
Mais comment ne pas voir que cette suppression est directe-
ment contraire aux intentions les plus formelles de l'auteur?
Au lieu de conclure son œuvre par l'anatbème du déses-
poir, Shakespeare l'a résumée par un cri d'espérance. La
lutte entre l'amour et la haine, dont Roméo et Juliette est le
merveilleux emblème, se teràiine en définitive par le succès
du bon principe : la bataille qui semblait perdue par l'a-
mour s'achève, grâce à un brusque retour, par la déroute
de la haine. Ces familles ennemies que n'avait pu rapprocher
l'union des deux amants sont réconciliées par leur mort :
elles abjurent les rancunes et les animosités qui ont tué leurs
enfants. Les bourreaux sont convertis par les martyrs ; la vic-
toire reste aux victimes. Désormais plus de querelles intes-
tines ! Plus de vendettas domestiques ! Les Capulets tendent
la main aux Montagnes ; Ëtéocle ouvre les bras à Polynice ;
Thyeste se jette aux pieds d'Atrée. Le sacrifice de Roméo et
de Juliette est l'holocauste expiatoire qui doit apaiser à
jamais les furies du fratricide.
Que cette solution suprême nous rassure et nous console.
Espérons, espérons. L'amour, en voie de triomphe, ne s'ar-
rêtera pas. L'amour, c'est la fatalité propice qui emporte
l'humanité vers l'harmonie divine. Aujourd'hui l'amour
fonde la cité par le rapprochement des familles ; demain il
fondera la patrie par la réconciliation des cités. Un jour,
inspirées par lui, les villes ennemies feront comme les mai-
sons ennemies : elles renieront leurs rivalités et leurs jalou-
sies séculaires. Alors plus de Guelfes ni de GibeUns! Ainsi
que les Capulelâ aux Moiitagues, ceux do l'îse tendront la
maio à ceux de t'Iorence, ceui de Ferrare à ceux de Ritnini,
ceux (le Modène à ceux de Parme. Milan conspirera en fa-
veur de Mantoue. Gênes preudra les armes, uon plus pour
ruiner, mais pour sauver Venise. I-e Nord affranchira le
Midi : lefilsd'uii pjkheurde la cote subalpine s'embarquera
dans l'ouragan pour aller délivrer la lerrc de Masauiello.
L'n dernier mot pour évoquer un pieux souvenir.
Dans un faubourg de Vérone, près d'ufl couvenl francîs-
rxiD silué hors de l'enceinte Scaliger, au milieu d'un champ
(jui fui jadis un cimetière et qui est aujourd'hui converti en
>ignoble. on voit, sous un berceau de pampres, un sarco-
pbai^e de marbre rouge, en partie dégradé par les siècles.
Cesaroopbage, profond d'un pied et demi, large de deux
pieds et long de six pieds, est frusle et découvert; dansl'in-
tétieur, à l'estrémîté orientale, est un oreiller de pierre qui
semble avoir été placé là pour appuyer une tête ; à deux des
parois se remarquent deux trous, évidemment creusés à la
hâte, qui ont dû faire office de soupirail. C'est dans co tom-
beau, plus semblable à un lit qu'à un sépulcre, que, selon
une tradition immémoriale, le moine Lorenzo a déposé
Juliette.
A l'heure où j'écris, le canon autrichien menace le
cbamp sacré qui contient lu glorieuse relique; une bande
lie lettres bivouaque dans le vénérable monastère ; un soudard
gennanique est en faction auprès du sarcophage !
0 vous tous, camarades d'outre-monts, jeunes gens qui
avei su cœur la sainte tismme de Koméo et qui parlez sa
langue, songez qu'une sentinelle tudesque garde le monu-
ment où fut inhumée la tille des Capulets I Songez à cela, et
poisse cette pensée surexciter votre acharnement, au jour
de la lutte décisive contre l'étrangerl Puisse le ressentiment
d'une telle profanation exalter votre fureur jusqu'à l'hc-
roisrael Alors, pu dépit des bastions et de la forteresse, ni;u-
70 LES AMANTS TRAGIQUES.
chez sur Vérone, intrépides; forcez le faubourg sous la mi-
traille, pénétrez dans le champ funèbre, reprenez-ie, et,
quand vous l'aurez reconquis, A prodige ! vous {verrez surgir
de la tombe, après une léthargie de quinze cents ans, cette
Juliette immortelle qui s'appelle Tltalie !
Hautevilleilouse, 10 aoùl 1860.
ANTOINE ET CLÉOPATRE (*>
PERSONNAGES:
MAUC-ANT01N|
OCTAVE CÉSAR ^ Triumvirs.
LÉPIDË
SKXTUS rOMPËE.
DOMITIUS ÉNOBARBUSy
VENTIDIUS
l^arlisatis
d'Anloiae.
ÉROS
SCARUS
DERCÉTAS
DÉMÉTRIUS
PHILON
MÉCÈNE
AGRIPPA
DOLADELLA
PROG13LÉ1136
THYRÉLS
GALLUS
MENAS
MÉNECRATE } partisans de Tompée.
VARRIUS
Parlisans de César.
TAURUS, lieolenant de César.
CA.NIDIUS, lieuteDaDtd*Antoine.
SiLllS, officier dans Tarmée de
Yentidius.
EUPHROMOS, précepleur des ea-
faols d* Antoine.
ALEXAS \
MARDIAN ( au service de Cléo-
SÉLEUCUS l pâtre.
DIOMEDE /
UN DEVIN.
UN PAYSAN.
CLÉOPATRE, reine d'Egypte.
OGTAVIE, sœur de César et feffliM
d*Antoine.
CHARMION ». , . ^, , ,.
> suivantes de Cléopâlre.
IRAS S
OFFIUERS, SOLDATS» MESSAGERS
ET AUTRES GENS DE SERVICE.
La scène se passe successivement dans diverses parties de
TEmpire romain.
PHIWN.
- Non. mais cet poivremeot de notre gi^ntral - dëhorde
. hfÊtaate. Ses ^eui superbes, - qui sur les lignes et les
bMM gaerrières, - ra^onnoient comme l'armure de Mars,
abaissent désormais, détournent désormais - le feu et ia
dévotion de leurs regards - sur un front basané. Son cœur
de capitaine, - qui dans les mêlées des grandes batailles
faisait éclater - les boucles île sa cuirasse, a perdu toute sa
trempe, - et est devenu un soufflet, un éventail - S r.i-
fralchir les ardeurs d'unp gipsy... Tenez, les voici qui
«irnoent.
Il AnTOINK el rT.F.OPATT.E a»
MgilPDl iW vventaiU dcïiiii
; Icursoiln. D«ei
— Faites bien attention, el vous verrez en lui l'iiii des
trois piliers du monde transformé - en bouffon d'une |irns-
litDPe. Regarde/ et voyez.
CLÉfU'ATBE. t Anloiiit.
— Si c'est vraiment de l'amour, di-î-moi combien il est
L^
74 ANTOINE ET CLÉOPATRE.
ANTOINE.
— Il y a indigence dans Tamour qui peut s'évaluer.
aÉOPATRE.
—Je veux fiïer la limite jusqu'où on peut être aimé.
ANTOINE.
— Alors il te faut découvrir un nouveau ciel, une nou-
velle terre.
Entre on serviteur.
LE SERVITEUR, à Antoine.
— Mon bon seigneur, les nouvelles de Rome...
ANTOINE.
M'agacent. Sois bref.
atOPATRE.
— Voyons, écoutez-les, Antoine : - Fnlvîe peut-être est
irritée; ou qui sait — si l'imberbe César ne vous signifie
pas - ses ordres souverains : Fais ceci ou cela, — prends ee
royaume et affranchis cet autre; — obéis ou nous te damnonsf
ANTOINE.
Quoi, mon amour !
aÉOPATRE.
— Peut-être (oui, c'est bien probable,) — ne devez-vous
pas rester ici plus longtemps : c'est votre congé — que César
vous envoie. Ecoutez-le donc, Antoine. — Où est la somma-
tion de Fulvie. . . de César, veux-je dire ? Non, de tous deux !
— Faites entrer les messagers. Aussi vrai que je suis reine
d'Egypte, — tu rougis, Antoine ; et ce sang sur ton visage —
(3St un hommage à César ; ou bien ta joue paye un tribut de
honte — parce que tu entends gronder la voix stridente de
Fulvie. . . Les messagers !
ANTOINE.
— Que Rome s'effondre dans le Tibre ! et que l'arche
immense — de l'empire édifié s'écroule ! Voici mon uni-
r
SCÈNS T 7S
Tws! - }jB6 royaumes ne soDl que fange : Dotrc fumier
lerreslre — nourrit également la bête ei l'homme. La no-
blesse delà ïie, - c'est de s'embrasser ainsi,
Il embrasse Cléopdtre.
quand an couple si bien appareillé, - quand deux êtres
comme nous peuvent le faire!... Dans cette sublime
étreiDte, j'enjoins — au monde entier, sous peine de châti-
ment, de reconnaître - que nous sommes incomparables .'
CLÉOPATRE.
Etrellenle imposture! - Pourquoi eftt-il épousé Fulvia.
s'il ne t'aimait pas ? - Je ne suis pas la folle que je veux
paraître : Antoine - sera toujours lui-même. . .
ASTOIBE.
Sans cesse animé par Cléopâtre. - Ah ! pour l'amour de
mon amour et de ses douces heures, - ne perdons pas le
temps en conférences ardues. - 11 n'est pas une minute de
nwtrc existence qui doive se prolonger - désormais sans
quelque plaisir : quelle fête ce soir?
CliOPATRE.
- Écoutez les ambassadeurs.
UiTOrHE.
Fi ! raine querelleuse. - à qui tout sied, gronder, rire. -
pleurer : chez qui toutes les passions réussissent pleinement
- h paraître belles et à se faire admirer ! - Pas de messa-
gers!... Seuls tous les deux, - ce soir nous flânerons dans
les mes el nous observerons -les mœurs du peuple. Venez,
ma reine : -vous me l'ave/ demandé la nuit dernière... (3).
In seniteof.
B nous parle pas.
Sorlent l.Dtoi[ie et Clén^iAiiv iivec leur saite.
DËIHBTBItlS.
- César a-l-il donc pour Antoine si peu d'importance?
PHIUIN.
• Parfois, seigneur, quand il n'est plus Antoine, - il se
J
76 ANTOINE ET CLÉOPATRE.
dépare trop de cette noble digaité ~ qui ne devrait jamais
quitter Antoine.
DËMÉTRIUS.
C'est avec douleur que je le vois — confirmer ainsi la médi-
sance vulgaire qui — parle de lui à Rome. Mais je veux es-
pérer — pour demain une conduite meilleure. . . Que le repos
vous soit heureux ! —
Ils sorlent.
SCÈNE II.
[Alexandrie. Une autre partie da palais.]
fiutrent Charmion» Iras, Albxas, puis un devin.
CHARMION.
Seigneur Alexas, suave Alexas, superlatif Alexas, presque
parfait Alexas, où est le devin que vous avez tant vanté à la
reine? Oh! que je connaisse ce mari qui, comme vous
dites, doit entrelacer ses cornes de guirlandes !
alexas.
Devin !
I.E DEVIN, s'avançant.
Platt-il ?
CHARmON, montrant le Devin.
-Est-ce là l'homme?... Est-ce vous, monsieur, qui con-
naissez les choses ?
LE DEVIN.
— Dans le livre infini des secrets de la nature — je sais
lire un peu.
ALEXAS, n Charmion.
Montrez-lui votre main.
ËN'OBARBI'S.
- Qu'on dresse vite le dessert ! et qu'il j uil du vin siif-
lissminenl - pour boire h la santé de Ck'opâlre !
Cn^RMION.
Ion bon monsieur, donnez-moi une bonno destint^e.
LE DRIS.
■ — Je ne la fais pas, je la prédis. —
nHABinos.
kXb bien, je vous en prie, prédites-la -moi bonne.
LE DRVIN, euminant ta main de ChannioD.
- Vous serez beaucoup plus blanche que vous n'êtes. —
CHARH10N.
In veut dire plus blanche de peau.
nus.
ÏRon, vou« vous peindrez quand vous serez vieille.
aiAHMlON.
IAus rides ne plaide!
âLEXAS.
e troublez pas sa prescience ; soyez attentive.
CnABMION.
3iut!
IB DEVIN.
- Vous aimerez plus que vous ne serez aimi^e. —
CnAPMION.
bl'aimerais mieui m'échauiîer le foie fi boire.
AI.FXAS.
Voyons, ëcoutei-le.
CHARHION.
Allons, maintenant, quelque excellente aventure ! Que.
'isns une malinée, je sois l'épouse de trois rois, et leur
veuve à tous ! Qu'à cinquante .ins j'nîp un fils h qui Hérode
'Je Judée rende hommage! Trouve-moi uu moyen de me
I
78 AIVTOINE ET CLKOPATRE.
marier à Octave César, que je sois l'égale de ma maîtresse.
LE DEVIN.
— Vous survivrez à la dame que vous servez. —
GHARMION.
0 excellent ! j'aime mieux une longue vie qu'un plat de
figues.
LE DEVIN.
— Vous avez vu et traversé jusqu'ici une existence meil-
leure — que celle qui vous attend. —
GHÀRIOON.
Alors il est probable que mes enfants n'auront pas de
nom de famille. De grftce, combien dois-je avoir de garçons
et de filles ?
LE DEVIN.
— Si chacun de vos désirs avait une matrice — et si
chacun était fécond» vous en auriez un million. —
GHÀRIOON.
A d'autres, fou ! je te pardonne tes contes de sorcière.
ALEXAS, à CharmioD.
Vous croyez que vos draps sont les seuls confidents de
vos désirs.
CHARMION, au Devin.
Eh bien, voyons, dites à Iras son sort.
ALEXAS.
Nous voulons tous savoir le nôtre.
ÉNOBARBUS.
Le mien, et celui de la plupart d'entre nous, ce sera de
nous coucher ivres ce soir.
IRAS| tendant sa main au Devin.
Voici une paume qui annonce tout au moins la chasteté.
GHARMION.
Juste comme le Nil débordé annonce la famine.
IRAS.
41lez, folle compagne de lit, vous ne vous entendez pas à
prédire.
CHARMIOS.
NoD 1 Si une main onctueuse n'est pas un pronostic de
fécondilé, il n'est pas vrai que je puisse me gratter l'oreille...
Je leo prie, ne lui prédis qu'une destinée de manoauTre. i
LE DEVi:4, après aroir eumlné U main d'Iris.
Vos destins sont pareils.
IRAS.
Mais comment î Mais comment ? Donnez-moi des détails.
LE nEvm.
J'ai dit.
BUS.
Quoi ! je n'ai pas un pouce de chance de plus qu'elle?
dURUON.
Eh bien, quand vous auriez un pouce de chance de plus
que moi, où le souhaiteriez-vous?
IRAS.
Ce ù'est pas précisément au bout du nez de mon mari.
aiÂRMIOS.
Que le ciel redresse nos mauvaises pensées !... Au tour
d'Aletas! Allons! sa bonne aventure ! sa bonne aventure !...
Oh ! qu'il épouse une femme qui ne sache pas se tenir,
douce Isis, je t'en supplie! £t que celte femme meure, et
donne-lui-en une pire! Et qu'une pire succède à celle-ci,
jusqu'à ce que la pire de toutes le mène en riant à sa tombe,
cinquante fois cocu ! Bonne Isis, eiauce-moi cette prière,
quand tu devrais me refuser une chose plus importante.
BcHine Isis. je t'en supplie l
IRAS.
Amen ! Exauce celte prière des fidèles ! Car, si c'est un
crève-coBur de voir un galant homme mal marié, c'est un
i-tiagrin mortel Je renconlrei un affreux maroufle non
80 ANTOINE ET GLÉOPATRE.
COCU ! Ainsi, bonne Isis, maintiens les bienséances, et qu*il
soit loti congrument I
CHARMION.
Amen !
ALEXAS.
Ah ! vous le voyez ! s*i] dépendait d'elles de me faire
COCU, elles se feraient putains rien que pour ça.
ÉNOBARBUS.
— Chut ! voici Antoine.
CHARMION.
Non, pas lui, la reine!
Entre Clêopatre.
CLÉOPATRE.
— Avez-vous vu Monseigneur?
ÊNOBAHBUS.
Non, madame.
GLÊOPATRE.
Est-ce qu'il n'était pas ici ?
CHARMION.
— Non, madame.
CLÉOPATRE.
— Il était disposé à la joie ; mais soudain - une idée
romaine l'a frappé... Énobarbus!
ÈNOBARBITS.
— Madame!
CLÉOPATRE.
Cherchez-le et amenez-le ici... Où est Aleias?
ALEXAS.
— Ici, madame, à vos ordres... Monseigneur arrive.
Kntre Antoine, suivi d'un MESSAGER et de sa soite.
CLÉOPATRE.
— Nous ne voulons pas le voir : venez avec nous.
Sortent Cléopfttre, Énobarbus, Âleias, Iras. Charmîon, le de?in et la
suite de la reine.
I
IIK
de
I
SCËiNE 11. 81
ï£ MESSAGER.
Fulvie, ta femme, est entrée la première eu cam-
(3}.
ANTOINE.
— CoQlre luoD frère Lucius ?
LE MESSAGES.
— Oui ; mais celte guerre a vite pris fin, et Is raison
d'état — les a réconciliés et réunis contre César - dont le
triomphe les a, - dès le premier choc, chassés d'Italie.
AKTOISE.
Eh bien. - quoi de pire?
LE UESSAGEK.
Toute mauvaise nouvelle empeste celui qui la dit.
ANTOINE.
— Quand elle concerDC un fou ou un lâche,.. Continue :
les choses passées sont finies pour moi. C'est ainsi. -
Celui qui me dit la vérité, quund son récit recèlerait la
mort, - je l'écoute comme un flatteur.
LE MESSAGER.
Lsbiéaus — (c'est une dure nouvelle) a, avec son armée
de Parthes, —conquis l'Asie depuis l'Euphrate : - sa ban-
nière viclorieusea oscdié de la Syrie - à la Lj'dic et à l'ionic;
tandis que...
AMOl."iE.
Aotoine, veux-tu dire...
LE MESSAGER. '''
Oh ! Monseigneur !
ASTOINE.
-Parle-moi tout net; n'atténue pas le langage public; —
nomme Clëopdtru comme on l'appelle à Rome ; -déblatère
dans le style de Fulvie, et taxe mes fautes - avec toute b
licence que la vérité et la malveillance réunies - peuvent se
permettre en paroles... Oh ! nous ne produisons que des
ronces, — quand les soufûcsqui nous viviiieii! s'arrêtent;
À
8'i ANTOINE ET CLEOPATRE.
chez elle une ruse. Si c'en est une» elle fait tomber les aver-
ses aussi bien que Jupiter.
ANTOINE.
Que je voudrais ne jamais l'avoir vue !
ÉNOBARBUS.
Oh ! seigneur ! En ce cas, vous auriez perdu le spectacle
d'un merveilleux chef-d'œuvre ; et cette félicité de moins
eût jeté du discrédit sur votre voyage.
ANTOINE.
Fùlvie est morte.
Seigneur ?
Fulvie est morlc.
Fulvie?
Morte !
ËNOBARBUS.
ANTOINE.
ENOBAHBUS.
ANTOINE.
ÈNOBARBUS.
Eh bien» seigneur» offrez aux dieux un sacrifice d'actions
de grâces. Quand il platt à leurs divinités d'enlever à un
homme sa femme, l'homme les reconnaît comme les tail-
leurs de la terre et se console par cette réflexion que» quand
une vieille robe est usée, il y a de quoi en faire une
neuve. S'il n'y avait pas d'autre femme que Fulvie, vous
auriez vraiment reçu un coup, et le cas serait lamentable :
mais cette douleur est couronnée d'une consolation. Votre
vieille jupe vous vaut un cotillon neuf; et, en vérité, toutes
les larmes qui doivent laver ce chagrin-là tiendraient dans
un oignon.
.VNTOLNE.
- Les affaires qu'elle a entamées dans l'État — ne peu-
vent tolérer plus longtemps mon absence. -
El les affaires quB vous avez eulamées ici oe peuvent se
passer de vous, surtout celles de Clëopûtre qui dépendent
entièrement de voire rtîsidence.
ANTOLNE.
— Plus de réponses frivoles ! Que nos officiers - reçoi-
*ent avis de noire résolution. Je m'ouvrirai — à la reine
sur les causes de notre départ, —et j'obtiendrai son con-
sentement. Car ce n'est pas seulement - la mort de Fulvie
et d'autres raisons personnellement urgentes - qui nous
[«rient si puissamment ; les lettres — de nos amis les plus
Ktib à Rome — nous réclament cbez nous. Sextus Pompée i
- a jeté le défi h César et commande — l'empire des
mers : notre peuple capricieux, - dont l'amour ne s'atta-
che jamais à l'homme méritant — que quand ses mérites ne
sont plus, fait déjà revivre ~ le grand Pompée avec toutes
ses qualités — dans son Gis. Itedoutabb par son nom et par
sa puissance, —plus redoutable encore par son ardeur et par
son énergie, Sextus se produit- comme le premier des sol-
dais ; et son importance, en grandissant, - serait un danger
pour les Oancs du monde. !l y a dans l'avenir plus d'un
germe — qui, comme le crin du coursier, a déjà la vie, —
mais pas encore le venin du serpent [4], Dis — à ceux qui
seneot sous nos ordres que notre bon plaisir exige — notre
prompt éloignement d'ici.
ÉNOBARBIS.
J'obéis.
tis sonenl,
SCÈNE ni.
L De aotre partie ûo pdais.]
Eolrent Cleopatiie, CH.tR)llo>, Ikas el Alexas.
CLÉOP&TRE.
I
86 ANTOINE IT GLiOPATRK.
GHARMIQII.
Je ne l'ai pas vu depuis.
GLiOPATRE, à Aleias.
— Voyez où il est, avec qui, ce qu'il ftiit. — Il est en-
tendu que je ne vous ai pas envoyé. Si vous le trouvez
triste, — dites que je danse ; s'il est gai, annoncez — que
je me suis brusquement trouvée mal. Vite et revenez.
AJexas sort.
CHARMION.
— Madame, il me semble que, si vous l'aimez tendre-
ment, - vous ne prenez pas le moyen de le forcer — à la
réciprocité.
GLÉOPATRE.
Ne lais-je pas ce que je dois ?
CHARMION.
— Cédez-lui en tout ; ne le contrariez en rien .
GliOPATRE.
— Tu enseignes en vraie niaise ; ce serait le moyen de le
perdre.
CHARMION.
— Ne le poussez pas trop à bout ; modérez-vous, je vous
prie ; - nous finissons par haïr ce que trop souvent nous
craignons. — Mais voici Antoine.
Enlre ANTOINE.
GLÉOPATRE.
Je suis malade et triste.
ANTOINE.
— Je suis désolé de donner souffle à ma résolution...
GLÉOPATRE.
— Aide-mot à sortir, chère Charmion , je vais tomber. . .
— Cela ne peut pas durer longtemps ainsi ; les flancs d'une
créature — ne sauraient y résister.
SCÉNK 111.
ANTOINE , SB npprochïDt.
Eh bien, ma Irès-chère reiDe...
CLPflPATBE.
— Je vous eu prie, teuez-vous plus loin de moi.
AMOHE.
Ou*y a-t-il?
fA.mmM.
— Je lis dans ces yeui-là qu'on a de bonnes nouvelles. ,
- Que (lit la feninie loanée"!... Vous pouvez partir... - J^M
voudrais qu'elle ne vous eût jamais donné permission de v
dr ; — Qu'elle n'aille pas dire que c'est moi qui vous re- '
tiens ici! — Je n'oî pas de pouvoir sur vous. Vous êtes tout
idlc.
ASTOISE.
— Les dieux savent trop bien. . .
CLEOPATRE.
Oh '. y eot-il jamais reine - si effronlémenl trahie!...
Pourtant, dès les commencements, - j'ai vu poindre la
trahison.
ASTOISR.
CI<!opàtre !
CLËOrATRE.
— Quand vous ébranleriez de vos prolesKitions le Irône
des divni, - i^mmunt pourrais-je croire que vous dtes à
moi sincèrement, - vous qui avez trompe Fulvie ? Extra-
ngante folie' - de se laisser empêtrer par ces serments des
I^rec. — rompus aussitAI que proférés !
ANTOINE.
Adorable reine !
OÈOPATRE.
— Non, je vous prie; ne cherchez pns de prélcite pour
votre départ, - maïs dites adieu et parlez : quand vous im-
ploriez de rwlcr, - alors était le temps des (wi-oles!... l'3s
de départ, alors! — L'éteruiti.- était sur nos lèvres et dans
88 ANTOINE EN CLKOPATRE.
nos yeux, — la béatitude dans Tare de nos sourcils ! Rien
en nous de si chétif — qui n*cût une saveur de ciel! Tout
cela est vrai encore, — ou bien toi, le plus grand soldat du
monde, — tu en es devenu le plus grand menteur !
ANTOINE.
Eh bien, madame !
CLÉOPATItE.
— Je voudrais avoir ta taille; tu apprendrais — qu'il y a
un cœur en Egypte.
ANTOINE.
Reine, écoutez-moi : — l'impérieuse nécessité des temps
réclame — momentanément nos services ; mais mon cœur
tout entier — reste en servitude avec vous. Notre Italie—
étincelle d'estocades civiles : Sextus Pompée— approche des
portes de Rome. — L'égalité des deux partis domestiques—
produit l'exigence des factions. Les plus haïs, accrus en
forces, — croissent en sympathies : le condamné Pompée,
— riche de la gloire de son père, s'insinue rapidement —
dans les cœurs de ceux qui n'ont rien gagné — au présent
état de choses. Leur nombre devient menaçant ; — et leur
calme, écœuré d'inaction, voudrait se purger — par quelque
changement désespéré. Ma raison personnelle, — celle qui
doit le mieux vous rassurer sur mon départ, — c'est la mort
de Fulvie.
CLÉOPATRÉ.
— Bien que l'âge n'ait pu me préserver de la folie, - il
me préserve de la puérilité... Est-ce que Fulvie peut
mourir?
ANTOINE.
— Elle est morte, ma reine...
Lai reraeltont an papier.
— Jette les yeux sur ceci, et, h ton loisir souverain, tu
liras — les désordres qu'elle a suscités ; sa fin est ce qu'elle
a fait de mieux. — Tu verras où et (|uand elle est morte.
SCtNE III. 89
rxÉOPATRB.
0 te plus faux des amants ! — Où sont donc les fioles sa-
crées que lu devrais remplir — de larmes de douleur? Ah .'
je Tois, je vois, — par la mort de Fulvie, comment sera
reçue la mienne.
ANTOINE.
- Ne <juere!ez plus, mais prëpurez-vous à apprendre —
les projets que j'ai en tête : ils existent ou s'évanouissent —
«u gré de vos avis... Oui, par le feu — qui féconde le
limon du Nil, je pars d'ici - Ion soldai, ton serviteur,
prêt k faire la paîi ou la guerre, — selon que tu le désires.
aÉOPATRK.
Coupe mon locct, Charmion, tiens... — Mais non,
laisse-moi ; en un instant, je me sens mal et bien : - ainsi
aime Antoine.
ANTOl-NE.
Calme-loi, ma précieuse reine; - et accorde la pleino
conBance à un amour qui affronte - une si honorable
épreuve.
CLÉOPATRE.
Fulvie m'y a encouragée !.. - Je t'en prie, détourne-toi,
et pleure en songeant h elle; — puis dis-moi adieu et pré-
tends que tes larmes — appartiennent à rÉgjpliennc. Par
grSce, joue donc une scène — de parfaite dissimulation et
mime — l'honneur intègre !
ANTOLNE.
Vous m" échaufferez le sang ! Assez.
CLÈOl'ATRE.
- Vous pourriez mieux faire encore ; mais cela n'est pas
mal.
ASTÛISE.
— Eh bien, par mon épée!
OÊOPATRE, le eon Ire faisan t.
Et par mon boucher !.. Il y a progrès ; - mais ce n'est
i
90 ANTOmS ET GLÉOPATRE.
pas encore parfait. Vois^donc, je t'en prie, Charmion, —
comme cet Hercule romain a Tattitude — digne de son
ancêtre !
ANTOINE.
Je vous laisse, madame.
aÈOPATRE.
— Courtois seigneur, un mot ! . . . — Vous et moi, il faut
nous séparer, messire... Ce n'est pas ça... — Vous et moi.
nous nous sommes aimés, messire... Ce n'est pas ça non
plus; — cela, vous le savez bien !.. Il y a quelque chose
que je voulais... — QJi! mon souvenir est un autre An-
toine, - et j'ai tout oublié.
ANTOINE.
Si votre royauté — n'avait la frivolité pour sujette, je
vous prendrais — pour la frivolité même.
GLÉOPATRE.
C'est un rude labeur — que de porter la frivolité aussi
près du cœur — que Cléopâtre. Mais pardonnez-moi, sei-
gneur : — mes habitudes les plus chères m'assomment, dès
qu'elles — ne vous plaisent pas. Votre honneur vous ap-
pelle loin d'ici : — soyez donc sourd à ma folie incomprise,
— et que tous les dieux aillent avec vous ! que sur votre
épée — se pose le laurier Victoire ! et que le plus doux suc-
cès — jonche la route sous vos pas !
ANTOIJSE.
Partons!.. Allons! — nos adieux s'attardent et s'envolent
de telle sorte — que, résidant ici, tu pars aveemoi, — et
que, m'éloignant d'ici, je reste avec toi!.. - En route!..
Ils sortent.
SCBBE 1¥.
SCÈNE IV.
[ Rome. Diai le palais de César.]
EotrvQt OCTAVR. Cestfi, LËPIIte et leur suils.
CÉSAR.
- Vous pouvez le voir, Lépide, et à l'aveuîr vous le re-
conaaltrez, — César n'a pas le vice naturel de haîr - notre
grand collègue. D'Alexandrie — voici les nouvelles : il pè-
che, boit et use - en orgie les flambeaux de la nuit; il n'est
pis plus viril - que Cléopâtre, et la veuve de Ptolémée -
s'est pas plus efféminée que lui: â peine consent-nl à donner j
aiHfience, ou — daigoe-t-il se souvenir qu'il a des collègues.
Tous en conviendrez, — cet bomiue-là est l'abrégé de tous ]
les (lébnts — dont l'humanité peut être atteinte.
LÉPIDE.
Je ne puis croire que — le mal cbe/. lui soit suffisant -i
pour temîr tout le bien : — les imperfections en lui sont
oKnnie les taches du ciel : — ta noirceur de la nuit ne 1^
rend que plus lumineuses. Kl les sont hérédilaires — plutflt '
qu'acquises, irreniédiablos - plutM qu'arbitraires.
CiSAH.
- Vous Êtes trop indulgent. Concédons que ce n'est pas '
- un crime de choir sur le lit de Ptolémée, - d'accorder
UD royaume pour une facétie, de s'asseoir — avec un <
clave et de lui donner In réplique du gobelet, - de battre le
pavé h midi et de faire le coup de poing — avec des drdies i
qui sentent la sueur. Admettons que cela lui va bien — (et '
certes il faut être d'une rare organisation — pour ne pas
tee souillé par de pareilles vilenies); pourtant Antoine —
t'a plus aucune excuse, quand c'est nous qui portons —
92 iNTOINB ET CLÉOPATRE.
*
rénorme poids de ses légèretés. S'il se bornait — à remplir
ses loisirs de ses voluptés, — je laisserais l'indigestion et
le rachitisme — lui en demander compte; mais perdre ainsi
les heures en fêtes, — quand il entend le tambour du temps
qui le rappelle aussi fort — que son intérêt et le nôtre, c'est
mériter d'être grondé, — comme ces garçons qui, déjà
mûris par la science, — sacrifient leur éducation à leurs
plaisirs présents — et se révoltent contre la raison.
Entre an MESSAGER.
LÉPIDE.
Voici encore des nouvelles.
LE MESSAGER.
— Tes ordres ont été exécutés; et d'heure en heure, —
très-noble César, tu seras instruit — de ce qui se passe.
Pompée est fort sur mer ; — et il semble qu'il soit adoré de
tous ceux — que la crainte seule attachait à César. Vers les
ports — il voit affluer les mécontents, et la rumeur publique
- le présente comme une victime.
CËSAR.
J'aurais dû le prévoir. — L'histoire, dès les temps primi-
tifs, nous apprend — que celui qui est au pouvoir n'a été
désiré que jusqu'à ce qu'il y fût , — et que l'homme
déchu, non aimé tant qu'il méritait vraiment de l'être,
— devient cher au peuple dès qu'il lui manque. Cette
multitude — est comme un roseau errant sur les flots —
qui va et vient au gré du courant capricieux — et qui se
pourrit par son mouvement même.
Entre un deuxième messager.
LE MESSAGER.
César, je t'apporte une nouvelle : — Ménécrate et Menas,
ces fameux pirates, — ont asservi la mer qu'ils sillonnent
3CÉNB IV. 93
et [acèrenl - avec des quilles de toute forme. Ils font en
Italie — maintes chaudes incursions. Les riverains da la
mer — blêmissent rien que d'y penser, et la jeunesse exal-
tée se rêtolte. — Nul vaisseau ne peut se hasarder sans être
aossitAt — pris qu'apert^u : et te nom de Pompée fait plus de
ravages — que n'en feraient ses forces opposées aux
ndtres.
Antoine. - laisse là les lascives orgies. Naguère, quand
— ta fus chassé deModène, où lu avais tué — tes consuls
HirliQs et Pansa, la famine — marcha sur tes talons (S) : tu
la combattis, - bien qu'élevé délicatemenl, avec plus de pa-
tience — qu'un sauvage. On te vit boire — l'urine des che-
vaux et cette lie dorée des mares ~ qui faisait renâcler les
listes. Ton palais ne dédaignait pas - le fruit le plus âpre
du buisson le plus grossier. — Comme le cerf alors que la
neige couvre les pâturages, — tu broutais même l'écorce
des arbres. Sur les Alpes, — à ce qu'on rapporte, tu man-
geas d'une chair étrange - que plusieurs n'avaient pu voir
sans mourir. Et tout cela — (souvenir aujourd'hui blessant
pour ton honneur!] — fut supporté si héroïquement que
ta joue — n'en maigrit même pas!
LÊPIDE.
Pîiojable déchéance !
— Paissent ses remords le ramener vite — h Rome! 11
est temps que tous deux — nous nous montrions dans la
plaine; à cet effet, — assemblons immédiatement le con-
seil. Pompée — se renforce de notre înaclion.
LÉPIDE.
Demain, César, - je serai en mesure de vous indiquer
exactement — cequejepuisfournirsur terre et sur mer —
pour affronter la crise actuelle.
1
94 AirrOlNE ET GLiOPATRE.
CÉSAR.
Jasqu'à ce que nous nous revoyions, — je m!oocuperai
du même objet. Adieu.
LÈPIDK.
- Adieu, monseigneur. Si dans l'intervalle vous appre^
nez — de nouveaux mouvements au dehors, je vous supplie
— de m'en faire part.
CÉSAR.
N'en doutez pas, seigneur. — Je sais que c'est mon de-
voir.
Ils sortent.
SCÈNE V.
[Aleiandrie. Dans le pelais.]
Entrent Cléopatre, Charmion, Iras et Mardiam.
GLÉOPATRE.
Charmion !
CHARMION.
Madame?
aÉOPATRE.
Ah ! ah ! . . — donne-moi à boire de la mandragore.
• CHARMION.
Pourquoi, madame ?
GLÉOPATRE.
— Pour que je puisse dormir ce grand laps de temps -
où mon Antoine est loin de moi.
CHARMION.
Vous pensez à lui — bien trop.
GLÉOPATRE.
Oh ! c'est une trahison !
CHARMION.
J*espère que non, madame*
scfin T- 95
OiOPATRE.
- Eunuque! Marilian!
HÂM)IÀ5.
Que) i>sl le bon plaisir de Votre Altesse ?
OÉOPATHE.
- Ce n*e»t pas de l'entendre cbanter. Je ne prends au-
cun plaisir — à ce que peut un eunuque. Tu es bien heu-
reux — d'être chAtré.: ta pensée, restée libre, - peut ne
pas s'envoler d'Égjfpte.,. As-tu des passions?
- Oui, gracieuse madame.
CLÈOPATIIB.
En réalité?
HAIIDU!).
- Pas eo réalilié. madame ; car je ne puis — en réalité
rien faire que d'innocent ; — pourtant j'ai des passions fu-
ribondes, et je pense ~ à ce que Vénus fit avec Mars.
afeOPATRE.
0 CbartnîoD ! - Où croîs-lu qu'il est maintenant? Est-il
Irboot ou assis? - Est-il à pied ou h cheval? ~ 0 heu-
tfut cheval chargé du poids d'Antoine! - sois vail-
Lint! car saîs-tu qui tu portes? — I.e demi-Atlas de cette
imib! le bras - et le cimier du genre humain ! En ce mo-
iDtut il parle — et dit tout bas : Où est mon serpent dv
ntu A'ii * — Car il m'appelle ainsi . . . Mais je m'enivre -
du |ilus délicieux poison. Lui, penser à moi -qui suis toute
Mire des amoureuses caresses de Phébus, - à moi que le
Knpsa couverte de rides si profondes!... C^sar au vaste
riODi, - quand tu étais ici au-dessus de la terre, j'étais —
«D morceau digne d'un monarque : alors le grand Pompée,
-immobile, fixait ses yeui dilatés sur mon front; — c'é-
Uit U qu'il voulait jeter l'ancre de son eit,<ise et mourir
- eu conteniplanl celle qui ^tait sa vje !
i
96 iNTOINE ET GLÉOPATRE.
Entre Alexas.
ALEXAS.
Souveraine d'Egypte, salut !
GLÉOPATRE.
— Combien tu ressembles peu à Marc-Antoine ! — mais
tu viens de sa part, et ce merveilleux élixir — t'a transBguré
et converti en or. — Comment va mon brave Marc-Antoine?
ALEXAS.
— Savez-vous la dernière chose qu*il a faite, chère reine?
— II a appliqué un baiser, le dernier après bien d'autres,
— sur cette perle orientale... Ses paroles sont rivées à mon
cœur.
CLÈOPATRE.
— Il faut que mon oreille les en arrache.
ALEXAS.
a Ami, s'est-il écrié, — dis que le fidèle Romain envoie
à la grande Égyptienne - ce trésor d'une huître ; pour ra-
cheter à ses pieds, — la mesquinerie de ce présent, je veux
incruster — de royaumes son trône opulent ; tout l'Orient,
— dis-le-lui, la nommera sa maltresse ! » Sur ce, il a fait un
signe de tète — et il est monté gravement sur un coursier
fougueux — qui hennissait si haut que, eussé-je voulu parler,
— son cri bestial m'eût rendu muet !
GLÉOPATRE.
Eh bien, était-il triste ou gai?
ALEXAS.
— Comme la saison de l'année intermédiaire — entre la
chaleur et le froid : il n'était ni triste ni gai.
GLÉOPATRE.
— 0 disposition bien équilibrée ! Remarque bien, — re-
marque bien, bonne Charmion, voilà l'homme; mais re-
marque bien : — il n'était pas triste , car il voulait rester
serein pour ceux — qui composent leur mine sur la sienne;
SCtoB V. 97
il n'était pas g«i, - comme pour leur dire que son souvenir
était relégué — en Egypte avec toute sa joie ; mais il était
cotre les deux extrêmes. — 0 mélange céleste!.,. Va, quand
tu serais triste ou gai, — les transports de tristesse ou de
joie te siéraient encore - mieux qu'à nul autre...
A AteiM.
As-tu rencontré mes courriers?
ALEX.VS.
- Oui, madame, une vingtaine au moins. — Pourquoi
les envojez-ïous ainsi les uns sur les autres ?
CLKOPATRE.
L'enfant qui nalira lo jour — oiï j'aurai oublié d'envoyer
*efs Antoine — mourra misérable... De l'encre et du pa-
pier, Cbarmion!... - Sois le bienvenu, mon bon Alexas ..
Cbannioa, ~ ai-je jamais aimé César â ce point?
CH\ltino:f.
Oh ! ce brave César !
CLÉOPATRE.
- Qn'une seconde exclamation de ce genre te sufToque !
- Dis donc, ce brave Antoine !
CHABMION.
Ce Taillant César!
aÉOPATRE.
- Par Isis, je te ferai saigner les dents — si lu compa-
res encore i César — mon préféré entre les hommes.
GflAHMIOR.
Avec votre très-gracieuse indulgence, - je ne fais que
répéter vos refrains.
CLÉDPATBE.
J'étais alors aux jours de ma primeur, - dans toute la
verdeur de mon ineipérîence... Il faut avoir le sang glacé
-- pour dire ce que je disais alors... Mais viens, sortons.
- Procure-moi de l'encre et du papier : il aura tous les
joors — un roessagedc moi, dussé-je dépeupler l'Egypte.
98 ANTOINE KT CLÉOP&TRE.
SCÈNE VI.
[Messine. Dans la maison de Pompée.]
Entrent Pompée, Mënêcrate et Menas.
POMPÉE.
— Si les dieux grands sont justes, ils appuieront — les
actes des hommes justes.
mènègràte.
Croyez-bien, digne Pompée, — que ce qu'ils différent,
ils ne le refusent pas.
POMPÉE.
— Tandis que nous sommes suppliants au pied de leur
trône, elle dépérit, — la cause pour laquelle nous sup-
plions.
MÈNÉCRATE.
Ignorants de nous-mêmes, — nous implorons souvent
notre propre malheur, et les puissances tutélaires - nous
refusent pour notre bien : ainsi nous trouvons profit - à
l'insuccès de nos prières.
POMPÉE.
Je réussirai, — le peuple m'aime et la mer est à moi. -
Ma puissance est à son croissant, et mes pressentiments —
me disent qu'elle atteindra son plein. Marc-Antoine — est
à dîner en Egypte et il n'ira pas — faire la guerre au dehors;
César amasse de l'argent, — tandis qu'il perd des cœurs;
Lépide les flatte tous deux, —et tous deux le flattent ; mais
il n'aime ni l'un ni l'autre, — et ni l'un ni l'autre ne se
soucie de lui.
MÈNÉCRATE .
César et Lépide — sont en campagne; ils commandent
des forces imposantes.
— D'où toDez-ïous cela? c'est faui.
HÈNECUtTE.
De SilTÎus, seigneur.
— Il rêre ; je sais qu'ils sonl tous deux à Rome, — atten- .
danl Antoine. Mais que tous les charmes de l'amour, — H
lascive CléopAtre, adoucissent ta lèvre flétrie! — que la ma-
fie se joigne à la beauté, la luiure à toutes deui! —Enferme
le libertin dans une lice de fêtes : — maintiens son cerveau
dans les fumées; que des cuisiniers épicuriens - aigui-
sent son appétit de ragoûts toujours stimulants ! — Qu'enfin
te sommeil et la bonne clière prorogent son honneur — jus-
qu'à l'assoupissement du Lélhé!... Eh bien, Varrius?
Entre VahHILS.
V.VRWUS.
-Ce que je vais annoncer est très-certain : — Marc-An-
toine est d'heure en heure attendu - dans Rome ; depuis
qa'il est parti d'Ëgj'pte, il a eu — plus que le temps d'ar-
POttFËE.
J'aurais plus volontiers prêté l'oreille — à une nouvelle
moins grave... Menas, je ne croyais pas - que ce glouton
•i'aoMur mettrait son casque — pour une si petite guerre.
Commesoldal, — il vaut deux fois les deux autres... Mais
D'eD soyons — que plus Sers d'avoir pu, au premier mouve-
ment, — arracher du giron de la veuve d'Egypte — l'insatiable
dëbaucbë Antoine.
Je ne puis croire — que César et Antoine s'accordent bien
ensemble. - La femme d'Antoine, qui vient de mourir, a fait
lorlàCésar; —son frère a guerroyé contre lui, sans tou-
tefois, je pense, — avoir élé suscité par Antoine.
É
100
ANTOINE KT CLKOrATHE.
rOHPÉE.
Je ne sais pas, Menas, — comment les moindres Jni<
Riitiës ont pn faire trêve nu i plus grandes. — N'était que
nous nous soulevons conirc eux tous, ~ il est évident qu'ils
se querelleraient entre eux, - car ils ont des motifs
sufËssuls - pour tirer l'^pce ; mais comment la crainte que
nous leur inspirons — peut-elle raccommoder leurs divi-
sions par la ligature - d'un différend inférieur, c'est ce que
nous ne savons pas encore. — Qu'il en soit ce que nos
dieux voudront! Il j' va — de notre salut de déployer toutes
nos ressources. —Venez, Menas.
[Rome. Chez Lépide.]
Entrent Enobarbus et LEfede.
LÉPIDE.
- Enobarbus, vous feriez un acte méritoire - et digne
de vous en implorant de votre capitaine — un langage doux
et conciliant.
ÉSOBARDUS.
Je l'engagerai — à répondre comme il lui sied :
lirrite, - qu'Antoine regarde par-dessus la tète de César, ~
et parle aussi haut que Mars ! Par Jupiter, — si j'étais por-
teur de ta barbe d'Antoine, - je ne me raserais pas au-
jourd'hui.
liPlDE.
Ce n'est pas le moment — des rancunes privées.
ÉXOBARDtlS.
Tout moment - est bon pour la question qu
naître.
SCKKE Vil, m
\imt.
~ Mais les peliles queslions doivenl téder la place aux
grandes.
ÈNOBAilBUS.
— Non, si les potiles viennent les premières.
LÉPIDE.
Noirti langage esl tout de passion. — Mais, je vous en
prie, ne remuez pas les cendres. Voici venir — le noble
Antoine.
Eoireiii Amoihe cl Vehtidils.
KNOBARBUS.
Kt puis, la-bas, César.
Enlrent, d'un aulre cû!é, CÉSAR, MEcKwi; ot Acrii'm.
ANTOl-NE.
- Si nous nous accorJoQS bit;n ici, vite chez les ("ar-
thes ! - Vous entendez, Ventidîus î
CÊSAH.
Je ne sais pas, — Mécène ; demandez à Agrippa.
LÈFIDE.
Nobles amis, — le sujetqui nous réunit ici est d'une gra-
<ilé suprême; tju'une —cause chétive ne produise pas
notn décLiremeot; que les griefs, s'il ea esl, — soient
tettJe avec douceur. Quand nous déballons - avec vio-
■Mt DOS mesquins différends, nous commettons — le
Hntreen pansant la blessure. Ainsi, nobles collègues, -
jeious en conjure inslainmcot, - loucbez les points les
plos amers avec les termes le-s plus douï, - et que rem-
portement n'aggrave point le mal.
ANTOINE.
Cesl bien parlé. - Nous serions à la Ifile de nos armûes,
«tprôts  combattre, — quo j'en agirais ainsi.
1
iOifc ANTOINE ET GLÉOPATRE.
GÈSAR.
— Soyez le bieuvenu à Rome.
ANTOINE.
Merci .
CtSÂR.
Asseyez-vous.
ANTOINE.
Asseyez-vous, monsieur!
GÈSAR.
Eh bien, voyons...
Hs s*asseoieni.
ANTOINE.
— J'apprends que vous trouvez mauvaises les choses qui
ne le sont pas, — ou qui, le fussent-elles, ne vous regar-
dent pas.
CÉSAR.
Je serais ridicule, — si, pour rien ou pour peu, je médi-
sais offensé, avec vous — surtout ; je serais plus ridicule en-
core, si je — vous nommais avec défaveur, sans avoif
intérêt — à prononcer vorre nom.
ANTOINE.
Que je fusse en Egypte, César, — cela vous touchait-il?
CÉSAR.
— Pas plus que ma résidence ici, à Rome, ~ ne pouvait
vous toucher en Egypte. Pourtant, si de là — vous intri-
guiez contre mon pouvoir, votre présence en Egypte -
pouvait m'occuper.
ANTOINE.
Qu'entendez-vous par intriguer?
CÉSAR.
— Vous pouvez facilement saisir ma pensée, — après ce
qui m'est arrivé. Votre femme et votre frère — m'ont fait la
guerre ; leurs hostilités - vous avaient pour thème ; vous
étiez leur mot d'ordre.
sctut vil. 103
ASTOINE.
- Vous vous aiépreaei. Jamais mon frère - oe m'a mis
en avanitlaos ses actes; je mV'rj suis enquis, — et je tiens mes
reii>eigo<?mPQts de rappi^rteurs fidèles - qui ont lire l'épée
pour \ous. Est-co que bien plutill — il n'attaquait pas moQ
autoriié en même temps que la vôtre? — Est-ce qu'il oe
faisait pas la guerre contre mes Jiîsirs, - votre cause étant
b mioiiDc?Surcepoiiii, mes ielires - vous onldéjàCdifié.
Si »ous voulez bâcler une querelle. - n'ayant pas de motif
{•our eu faire une, - cherchez autre chose.
CÈS.tR.
Vous TOUS justifiez - en ra'impulant des erreurs (le juge-
ments; mois - vous bAclez vous-même ceseicuses-là.
tMOLMi.
HoD pas, non pas. - Je sais, je suis sûr que vous ne
pouviez vous soustraire - h l'ëviilence de ce raisonnement :
moi, — votre associé dans la uause qu'il combattait, — je
oe pouvais pas voir d'un œil complaisant cette guerre — qui
bntlait en brèche mon repos. Quant à ma femme, — je
voudrais que vous fussiez uni h un esprit pareil. — Le tiers
du monde est à vous, et avec un licou — vous pourriez aisé-
moot le mener, mais une pareille femme, ooo pas t -
Plût aux dieui que nous eussions tous de pareilles
épouses : les hommes pourraient aller en guerre contre les
femmes t
ANIOI.NE.
— Oui, César, les implacables commotions — que causait
lOO impatience, jointe — è une certaine astuce jiolitique,
j'en conviens avec douleur, - vous ont trop inquiété ; mais,
vous êtes tenu — de reconnaître quu je n'j' pouvais rien.
CÉSAR.
Je TOUS ai écrit , — pendant vos oi^ies , à Aleian-
dr«; TOUS - avez mis mes lettres dans votre poche, ul
1 04 ÀNTOlNfi ET GLÉOPATRE.
par des sarcasmes — outrageants éconduit moD messager.
ANTOINB.
Seigneur, — il m'est tombé brusquement, sans être au-
torisé. Alors — je venais de festoyer trois rois, et je n'étais
plus tout à fait — ce que j'avais été le matin ; mais, le len-
demain, " je le lui ai expliqué .moi-même; ce qui était
même chose — que de lui demander pardon. Que ce com-
pagnon ~ no soit pour rien dans notre brouille ; si nous
devons nous quereller, — rayez-le delà question.
CÉSAR.
Vous avez rompu - l'engagement de la foi jurée ; et c'est
ce que jamais — vous n'aurez droit de me reprocher.
LÈPIDE.
Doucement, César!
ANTOINE.
Non, Lépide, laissez-le parler. — Il m'est sacré l'hon-
neur dont il parle - et auquel il suppose que j'ai manqué.
Continuez donc, César! — Cet engagement de la foi jurée...
CÉSAR.
- C'était de me prêter vos armes et vos subsides, à la
première réquisition : — vous avez tout refusé.
ANTOINE.
Dites plutôt négligé : — j'étais alors dans ces heures em-
l>oisonnées qui m'ôtaient — la conscience de moi-même.
Autant que je le pourrai, — je vous en témoignerai mes
regrets ; mais jamais la loyauté — ne désertera ma gran-
deur plus que ma grandeur — ne se passera de la loyauté.
La vérité est que Fulvie, - pour me faire quitter l'Egypte,
vous a fait la guerre ici ; — et moi, le motif innocent, je vous
en offre — toutes les excuses auxquelles l'honneur, — en
pareil cas, m'autorise à descendre.
LÉPIDE.
C'est parler noblement.
MÉCÈNE.
— Veuillez ne pas insister davantage — sur vos griefs
HŒHB Vtl. 105
mutuels. Les oublier, — ce sérail vous souvenir que les
nëc^ssrles présentes — réclament voire réconnlialion.
LËFISE.
C'est parler dignement. Miocène. —
RNOMRBliS.
On du moins prêtez-vous votre afTection l'un è l'autre
pour le moment ; el. dès que vous n'entendrez plus parler
de Pompée, vous pourrez vous la restituer. Vous aurez le
temps de vous chamailler, quand vous n'aurez pas autre
cboseji foire.
ASTOISE.
— Tu n'es qu'un soldat; tais-toi. -
én'OBaubi's.
J'avais presque oublié que la vérité doit Otrc muette.
ASTOiîiE.
— Vous faites tort à cette réunion solennelle; ainsi,
taisez-vous. —
ÉNÛB.UIBIS.
Poursuivez donc. Votre auditeur est de pierre.
CÉSAB.
— Je ne désapprouve pas le fond, mais - la forme de son
langage ; car il est impossible — que nous restions amis,
DOS pouvoirs — étant si peu d'accord dans leurs actes. Pour-
tant, si je savais — une chaîne assez forte pour nous tenir
unis, d'un bout du monde — à l'autre, je la chercherais.
AGRIPPA.
Permets-moi, César.
ctSAR.
— Pariez, Agrippa.
AGRIPPA.
— Tu as du côté maternel une sœur, - l'illustre Octavie
(6) ; te grand Marc-Antoine ~ est maintenant veuf.
CÉSAR.
Ftp dites pas cela, Agrippa. - Si Cléopritre vous en-
106 Aim)INS BT GLÉOPATRR.
tendait, vous seriez — justement taxé d*impertinGiice,
ANTOINE.
— Je ne suis pas mari^, César ; laissez-moi écouter —
Agrippa.
AGRIPPA.
-^ Pour vous maintenir en perpétuelle amitié, — pour
faire de vous des frères, et lier vos cœurs — par un nœud
indissoluble, qu'Antoine prenne — Octavie pour femme : le
mari que sa beauté réclame — ne doit être rien moins que
le premier des hommes ; — sa vertu et toutes ses grftces
parlent — une languo ineffable. Grâce à ce mariage. —
toutes ces petites jalousies qui maintenant semblent si
grandes, - et toutes ces grandes craintes qui offrent main-
tenant leurs dangers, - seraient réduites à néant : les vé-
rités même deviendraient mensonges, — tandis qu'à pré-
sent les demi-mensonj[es sont vérités. L*amour qu'elle
aurait pour vous deux — entraînerait votre mutuel amour et
Tamour de tous pour vous deux. — Pardonnez-moi ma
franchise. — Ce n*est pas une idée improvisée, c^est une
idée étudiée, — ruminée par le dévouement.
ANTOINE.
César parlera-t-il?
CÉSAR.
— Non, pas avant de savoir quel est le sentiment d'An-
toine — sur ce qui vient d'être dit.
ANTOINE.
Quels pouvoirs aurait Agrippa, — si je disais : Agrippa,
soit! — pour effectuer ce qu'il propose?
CÉSAR.
Le pouvoir de César, et — mon pouvoir sur Octavie.
ANTOINE.
Ah ! puissé-je, — à ce bon projet, plein de si belles pror
messes, — ne jamais imaginer d'obstacle!... Donne-moi ta
main ; — accomplis celte action de grâces, et, désormais, —
SCËSE Vil. 1(17
qu'un cceur frateraei commande h nos affections - et règle
DOS gnmds desseins!
Toid ma main. — Je te lègue une sœur que j'aime |
comme jamais — frère n'aima. Qu'elle vive — pour uniç ,
DOS empires et DOS cceurs; et puissent — nos alTections ne
((lus jamais s'envolfr!
LËFIDG.
Je dis avec bonheur : amen !
AlfTOmK.
- Je ne crojaispasav'iîr à tirer l'efiee contre l'ompee, — ■
car il m'a acablé Je courtoisies eitmoi-ilinaires - tout n^-
cemment; il faut que 'l'abord je Ip rpraorcie, — pour ne !
pas faire tort .'i ma répulation de graiitude : — el, sur te
talon de ce remerctment, je lui jetterai mon défi.
liPinE.
te temps nous pressn. — Allons vite chercher Pompée,
- autrement ce sera lui qui \iendra nous chercher.
ANTOINE.
Et où est-il?
CÉSAR.
- Aui environs du mont Misène.
ANTOIXE-
Ouplles sont ses forces - sur terre?
CÉSAR.
Imposantes déjil, et sans cesse croissantes : maïs stir mer
- il est le maître absolu.
ANTOINE.
Tel est le bruit public. — Je voudrais que nous nous fus-
sions d^à parlé. Hâlons-noiis. - Mais, avant de prendre
les armes, dépêchons — l'affaire rlont nous avons causé.
CÉSAR.
Avec le plus grand plaisir; - je vous invita à voir ma
wur, — et je vais de ce jias vous conduire à elle. ,
108 ANTOINE ET GLÉOPATRE.
ANTOINE.
Lépide, ne nous — privez pas de votre compagnie.
LÈPIDE.
Noble Antoine» — la maladie même ne me retiendrait
pas. —
Fanfares. Sortent Antoine, César et Lépide.
MÉCÈNE, à Ënobarbos.
Soyez le bienvenu d'Egypte, seigneur.
ÉNOBARBUS.
Moitié du cœur de César» digne Mécène!... Mon hono-
rable ami, Agrippa !
AGRIPPA.
Bon Énobarbus !
MÉCÈNE.
Nous devons être heureux que les choses se soient si bien
arrangées. Vous vous êtes bien tenus en Egypte.
ÉNOBARBUS.
Oui, monsieur; nous dormions toutes les heures du jour,
et nous abrégions la nuit à boire.
MÉCÈNE.
Huit sangliers rôtis tout entiers à un déjeuner, et pour
douze personnes seulement ! Est-ce vrai ?
ÉNOBARBUS.
Eh ! cela n'est qu'une mouche auprès d'un aigle ; nous
avons fait des bombances bien plus monstrueuses et bien
plus dignes d'êtres citées.
MÉCÈNE.
C'est une femme bien irrésistible, si les rapports cadrent
avec la vérité.
ÉNOBARBUS.
La première fois qu'elle a rencontré Marc-Antoine, sur le
fleuve Cydnus, elle a emboursé son cœur.
AGRIPPA.
C'est là qu'elle est apparue, en effet, si mes rapports ne
me trompent pas.
SCÈNE ïll, \m
ÉKOBAimrs.
Je rais vous dire. — Le baleau où elle é\a'd assise, pareil b
un trAne élincelanl, - flamboyait sur l'eau ; la poupe ëtait
d'or battu;— les ¥Oiles, de pourprée! si parfumées que - lea
renls se pAmaîent sur elles ; les rames tSlaient d'argent : —
maniées eu cadence ausoQ des flûtes, elles forçoiem — l'eau
qu'elles cbassaieot à revenir plus vite, ~ comme amoureuse
de leurs coups. Quant à sa personne, — elle appauvrissait
toute description ; couchée - sous un pavillon de drap d'or,
-elle effarait cette Vénus où nous voyons ~ l'art surpasser
la nature ; à ses cdtés, — des enfants aux gracieuses fossettes,
pareils â des Cupidons souriants, — se tenaient avec des
ércDlails diaprés, dont le souffle semblait - enflammer les
joues délicates qu'il rafralcbissaît — et faire ce qu'il dé-
faisait.
.^GRIPPA.
0 splendtde spectacle pour Antoine !
ÈNÛBARDEIS.
— Ses femmes, comme autant de Néréides, - ou de fi!es
des eaui, luj obéissaient sur un regard — et s'inclinaient
dans les plus joUes attitudes. Au timon — c'est une sirène
qu'on croirait voir commander; les cordages dcsoie — frémis-
sent au contact de ces mains, moelleuses comme des fleurs,
-qui font lestement la manœuvre. Du bateau,— un étrange
et invisible parfum frappe les sens — des quais adjacents. La
cité — avait jeté tout son peuple au-devant d'elle ; et Antoine,
— assis sur un Irône au milieu de la place publique, y res-
tait seul, — jetant ses cris à l'air qui, si le vide avait été pos-
sible, -serait allé aussi contempler Cléopâtre-et aurait fait
une brèche â la nature [8] '.
Kcmn.
iji rare Egyptienne !
ÉSOEWRDUS.
— Quand elle fut dcsci'ndue en terre, Antoine l'envoya
no ANTOINE rr CLtOPATRE.
—convier à souper. Elle répliqua— cpi'il valait mienx qu'il
fût son hâte, —et le décida. Notre courtois Antoine, — h qui
jamais femme n'a entendu dire le mot naut — se (ait raser
dix fois, va au festin,— et, pour éoot, donne son coeur— en
payement de ce que ses yeux ont dévoré.
AGRIPPA.
Royale gourgandine! — elle a forcé le grand César è
mettre son épée au lit; - il Ta labourée, et elle a porté
moisson «
ÈNOBARBUS.
Je Taî vue une fois — dans la rue sauter quarante pas i
cloche-pied : — ayant perdu haleine, elle voulut parler et
s'arrêta palpitante, —si gracieuse qu'elle faisait d'une défail^
lance une beauté, — et qu'à bout de respiration, elle respirait
le charme.
MiciM.
— Maintenant, voilà Antoine obligé de la quitter abso-
lument.
ÊNOBARBUS.
— Jamais ! il ne la quittera pas. — L'âge ne saurait la
flétrir, ni l'habitude épuiser — sa variété infinie. Les autres
femmes — rassasient les appétits qu'elles nourrissent ; mais
elle, plus elle satisfait, —plus elle affame. Car les choses les
plus immondes — séduisent en elle au point que les prêtres
saints— la bénissent, quand elle se prostitue !
MfiCÈNE*
— Si la beauté, la sagesse, la modestie peuvent fixer — le
cœur d'Antoine, Octavie est — pour lui une bienheureuse
fortune.
AGRJPPA.
Partons. — Bon Énobarbus, soyez mon hôte — tant que
vous demeurerez ici.
ÊNOBARBUS.
Je vous remercie humblement, seigneur.
lli sorUDt.
SCENE VIII.
[Rome. Dbds le jmIbu de Cûsat.]
Entre OCTAVIB. accompagnée J'on tbli par CESAR, <le raatrv pur
AsroiXE; OD Dbvih el det geos de ««rvice le* stiirenl.
àirroiHB.
- Le monde et mes haute;; foDctions — m'arracheront
parfois de TOtre sein.
Sans «esse alors - mon genou ploiera devant les dieux
mes prières - pour vous.
(iVrOISE, i Césnr.
Bonne nuit, seigneur... Mon Oolavie, —ne lisez pas mes .
défauts dans les récits du monde : — jusqu'ici je n'ai pas
gardé la mesure; mais 3t l'avenir — tout sera fait selon la
n^fcle. Bonnp nuit, chère dame.
OCTAVIB.
Bonne nuit, seigneur.
CiSAR.
Bonne nuit.
Sortenl César, Oelavi». el le* gem de service.
ANTOINE, ail OeJÎa.
- Eh bien, maraud I souhsiteriez-vous être en Égjpte?
1.E DîMS.
- Plût aui dieiis que je n'en fusse jamais sorti, et qua
vous — De fussiez jamais venu ici !
AWOWE.
Votre raison, si tous pouvez ?
LE DEVEÏ.
Jp la vois — dans mon ênT^lion. je ne l'ni pas sur les
lèvres.,- Mais — retournez vile en Egypte. i r ! i-
112 ANTOINE ET CLÉOPATRB.
ANTOINE.
Dis-moi — qui» de César ou de moi» aura la plus haute
fortune (9).
LE DEVIN.
César. —Donc, ô Antoine, ne reste pas à ses côtés. —Ton
démon, c'est-à-dire l'esprit qui fa en garde, est — noble,
courageux, hautain, incomparable — là où n'est pas celui
de César ; mais près de lui, ton ange, — comme accablé, n'est
plus que Frayeur ; donc— mets une distance suffisante entre
vous deux.
ANTOINE.
Ne parle plus de cela.
LE DEVIN.
— A nul autre que toi; jamais, si ce n'est devant toi. —
Si tu joues avec lui à n'importe quel jeu, — tu es sûr de
perdre; et il a tant de bonheur naturel — qu'il te bat contre
toutes les chances; ton lustre s'assombrit, —dès qu'il brille
près de toi ; je répète que ton esprit — est tout effrayé de te
gouverner, près de lui, — mais que, lui absent, il est vrai-
ment noble.
ANTOINE.
Va-t'en — et dis à Ventidius que je veux lui parler.
Le Devin sort.
— Il faut que je marche contre les Parthes... Soit science,
soit hasard, — il a dit vrai... Les dés même Ifi obéissent ;
— et, dans nos jeux, toute ma supériorité s'évanouit —
devant son bonheur; si nous tirons au sort, il gagne ; — ses
coqs l'emportent toujours sur les miens, — quand tous les
calculs sont pour le contraire ; et toujours ses cailles — bat-
tent les miennes dans l'enceinte de la lutte. Je veux re-
tourner en Egypte ; — j'ai fait ce mariage pour ma tranquil-
lité; soit! — Mais c'est en Orient qu'est mon plaisir...
Entre Ventidius.
ANTOINE,
Ah ! venez, Ventidius. — Vous allez marcher contre les
pBithes : TOlre commission est prèle ; - suivez-moi pour la
recevoir.
i
SCÈNE IX.
[Rome. Une (ilsce public|ue.]
{vouent LtPiDE, Hecëne et Aghippa.
LÊPIDE.
— Se vous déraogezpas plus longtemps; je vous en prie,
rejoignez vite - vos généraui.
AGRIPrA.
Seigneur, que Marc-Antoine — prenne seulement !o temps
d'embrasser Octavie, et nous marchons.
LÈPlDE.
— Jusqu'à ce que je vous voie dans ce costume de soldat
— qui vous ira si bien à tous deux, adieu !
HÈCÈITE.
— D'après mes conjectures sur ce vojrage, nous serons au
mont Misène — avant vous, Lépide.
LËPIDE.
La route que vous suivez est beaucoup plus courte ; — mes
afbires m'en écarteront beaucoup; - vous gagnerez deui
jours sur moi.
UËCÈKE El AGKIPPA.
Seigneur, bon succès !
WPIDE.
Adieu.
Us sortent.
L
3
It4 ANTOINK ET atoPATRB.
SCÈNE X.
[Alexandrie. Dans le palais.]
Entrent Cléopatre, Charmion, Iras Albxas, et des gens de
service.
GLÈOPÂTRE.
— Donnez-tnoi de la musique» de la musique, ce mélan-
colique — aliment de nous tous, les affairés d'amour !
UN 8ERVITEUR.
La musique ! Holà !
Entre MàRdian.
CLÈOPilTRE.
-Laissons cela... Allons jouer au billard. — Viens,
Charmion.
CHÂRMION.
Mon bras me fait mal. Jouez plutôt avec Mardian.
GLÊOPÀTRE.
— Pour une femme, autant jouer avec un eunuque —
qu'avec une femme...
A Mardian.
Allons, voulez-vous jouer avec moi , messire?
marbiân.
Aussi bien que je puis, madame.
GLEOPATRE.
— Et des que le bon vouloir est démontré, il a beau être
insuffisant, — l'acteur a droit au pardon... Mais non, je ne
veux plus... —Donnez-moi ma ligne. Nous irons au fleuve ;
là, —ma musique jouant au loin, j'amorcerai — des pois-
sons aux fauves nageoires ; mon hameçon recourbé percera
— leurs visqueuses mâchoires ; et, à chaque poisson que
SQtm X.
115
j'enlèverai, — je m'imaginerai tjue c'est un Intoioe, — et
je dirai : Âh ! ab I vous ^tas pris !
COAllUlON.
L'umasantti journée — où vous Ûles ce pari à qui poche-
rait le plus, et où votre plongeur - accrochf^à l'hamei^oa
d'Antoiae oo poisson salé - qu'il retira avec transport ! (lO)
CLÉOMTBE.
Ce temps-U ! oh ! quel temps! — Je me moquai de tui.k
lui Ater la patience ; et, le soir venu, - je me moquai de lui
i la lai rendre ; le lendemain matin, - avant neuf heures,
je le restituai, ivre, à son lit : — puis je le couvris de mes
mbes et de mes manteaux, tandis que — je portais Sun épée
dt Philippcs.
Knlre ua Hessuger.
OiOPATHE.
Oh! d'Italie!... -Entasse tes f<icondes nouvelles dans
mon oreille — longtemps stérile.
U MESSiGER.
Madame, madame...
CLÉOl'ATRE.
Antoine est mort ! — Si tu dis cela, drôle, tu assassines
ta maltresse ; - mais s'il est libre et bien portant, — si
c'est ainsi que lu me le présentes, voilà de l'or et voici -
mes veines les plus bleues à baiser; prends cette main que
des rois — ont pressée de leurs lèvres et n'ont baisée qu'en
tremblant !
LE HEBS&GilR.
D'abord, madame, il est bien.
OtOPilM.
— liens ! voil de l'or encore. Mais fais attention, ma-
raud. !Sous avons coutume — de dire que tes morts sont
l>ivu ; si c'est à cela que tu veui en venir, — cet or que je
te donne, je Itt ferai fondre ni je le verserai — dans ta gorge
mal embauchée.
1
116 ANTOINE ET CLÉOPATRE.
LE MESSAGER.
— Bonne madame, écoutez-moi.
CLÉOPATRE.
Eh bien, va, j'y consens ; — mais il n'y a rien de bon
dans ta figure. Si Antoine — est libre et en pleine santé, que
sert d'avoir cette mine sinistre — pour trompetter de si bon-
nes nouvelles ? S'il n'est pas bien, - tu devrais arriver
comme une furie couronnée de serpents, — et non sous la
forme d'un homme.
LE MESSAGER.
Vous plaira-t-il de m'écouter?
CLÉOPATRE.
— J'ai envie de te frapper avant que tu parles. — Mais,
si tu dis qu'Antoine est vivant, bien portant, — l'ami do
César et non pas son captif, — je t'enfouirai sous une pluie
d'or et sous une grêle — de perles fines.
LE MESSAGER.
Madame, il est bien.
CLÉOPATRE.
Bien dit.
LE MESSAGER.
— El l'ami de César.
CLÉOPATRE.
Tu es un honnête homme.
LE MESSAGER.
— César et lui sont plus grands amis que jamais.
CLÉOPATRE.
— Fais-toi une fortune avec moi !
LE MESSAGER.
Mais, madame...
CLÉOPATRE.
— Je n'aime pas ce mais, il affaiblit — un si bon com-
mencement. Fi de ce mais! — Ce mais est comme un geô-
lier qui va produire — quelque monstrueux malfaiteur. Je
SCÉSl X. 117
1
t'en i»ie. ami, - wne> toute ta charge dans rnoo oreille, —
le bien et le maU la fois. Il est ami avec César, -en pleine
^^H
santé, dis-tu, et libre, dis-tu?
^^1
LE MESSAGER.
^^H
- Libre, madame t non : je o'ai point fait un pareil rap-
^^^^H
port : - il est attaché Â Octaïie.
^^^^^1
OÉOPATM.
^^^^1
Poor quel bon office *
^^^^1
a MESSAGEH. "'
- Pour le meilleur, l'office du lit. ' ' ** "
^^^^^1
^^^^1
atoPATRB.
^^^^^1
Je palis, Cfaanntoa.
^^^H
LE «ESSAGEH.
^^^^^1
- Madame, il est marié à Octavie.
^^^^^1
Œ^PATItS.
^^^^1
- Que la peste la plus venimeuse fonde sur toi !
Elle le frappe ei l« lerraue.
U MESSAGER.
- Bonne madame, patience !
afeOPATRE.
Que dites- vous T. .
Elle le frsppe encore.
Bors d'ici. - horrible drôle ! ou je vais chasser tes yeux
- comme des billes devanl moi ; je vais dénuder ta tête. . ,
4
k le ferai fouetter avec le fer, étuver dans la saumure, -
•il confire à la sauce ardente.
LE MLSSAGER.
Gracieuse madame, -si j'apporte la nouvelle, je n'ai pas
btlemaria^.
CLÈOPATRB.
- Dis que cela n'est [«s. et je te donnerai une province.
-rtje rendrai ta fortune splendide ; le coup que lu as reçu
- le fera pardonner de m'avoir mise en rage : - el je te
™. 8
.ft^
1^^^
»
118 ANTOINK BT OUOPàTRK.
gratifierai de tous les dons -^ que Iob kumiUlé peut
mendier.
LS llK96àeBB4
Il est marié» madame*
" Misérable, tu as véca trop longtomps.
Elle tira an cooteaa.
LS MSSSAGSi.
Ah! je me sauve. —Que prétendez- vous, madame? Je
n'ai tait aucune iaute .
Il s'enfuit.
CfiAffliAM.
- Bonne madame, contenez-vous r — HiMniôé est in-
nocent.
diOPATRl.
- Il est des innocents qui n'échappent pas au coup de
foudre... - Que TÉgypte s'effondre dans le Nil ! et que
toutes les créatures bienfaisantes - se changent en serpents !
Rappelez cet esclave ; - toute furieuse que je suis, je ne le
mordrai pas. . . Rappelez-le .
Qaelqn'an sort.
GHARinON.
- Il a peur de revenir.
GLÈOPATRE.
Je ne lui ferai pas de mal ; — ces mains perdent leur no-
blesse en frappant — un plus petit que moi, alors que seule
- je me suis mise en cet état.
Rentre le messager.
OÈOPATRE.
Approchez, monsieur ! ~ Il peut être h(Miiiète^ mab H
n'est jamais bon — d'apporter une mauvaise nouvelle.
Donnes à un gracieux message — une légion de langues ;
mais laissez les mauvaises noavdles s'annooeer - elles-
mêmes par le coup qui nous frappe«
F
LE I
J'ai hit moD devoir.
CLËOPiTni.
Esl-il marié? — Je te h»ïr8t de ma pire haine, - si lu
di» encore oui.
LE MESSAGER.
Il est marié, madame.
atorATRE.
~ Que les dieux le confondent ! Tu persistes donc lou-
joors?
U HESSikGER.
- Fani-il que je mente, madnme?
OÈOPATBE.
Oh ! Je voudrais que tu mentisses, - quand la moitié de
mon Ëgyp'^ devrait éire submei^ et faire — une citerne
pour les serpents squammeui ! Va, sors d'ici ; — quand tu
aurais le visage da Narcisse , h moi — tu me paraîtrais
affreux... Il est marié ?
Ll BESSACEB. '
- J'implore le pardon de Votrt.' Altesse. ' ' """ I
OiOPATItE.
n est marié?
LE HBSSAGBR.
- Ne TOUS oETenseï pas du ce que je ne veuille pas vous
ufleoser ; - me punir pour ce que vous me faîtes faire - me
semble bien inique. Il est marié à Octavie.
aiOPATRE,
— Ob! si son exemple avait pu te rendre fourbe, toi — qui
ne l'es pas!... Quoi ! tu essftrde cela? Va-t'en d'ici. — Iji
marchandisp qu» tu as rapportée de Rome — est trop chère
pour moi. Qu'elle te reste sur [es bras, - et sois ruiné par
' -'■ '' Le iiie>Mg«r9on.'
120 ÀI«T01N£ KT CLtOPàTRK.
GHARWON.
Bonne Altesse, patience !
dtoPATRB.
— En louant Antoine, j'ai déprécié César.
GHARiaON.
— Maintes fois, madame.
CLtoPATRS.
J'en suis bien payée à présent ! —Emmenez-moi d'ici...
- Je me sens défaillir... Oh ! Iras! Charmion !. . Ce n'est
rien. . - Va trouver cet homme, bon Alexas ; commande-loi
de te dire les traits d'Octavie, ses années, — ses îndiiia*
tions; qu'il n'oublie pas la — couleur de ses chereox I ..
Rapporte- moi vite ses paroles . .
Alexas sort.
— Renonçons à lui pour toujours... Mais non, Gbar-
mion ! — Si, d'un côté, il a le masque de Gorgone» — de
l'autre, c'est Mars pour moi ! . . .
A Mardian.
Dis à Alexas — de me rapporter quelle taille elle a.<>»
Plains-moi, Charmion, — mais ne me parle pas. . . Menei-
moi dans ma chambre.
Ils sortent.
SCÈNE XI.
[Près do cap Mitàne.]
PoMPÈB et MENAS arrivent d'no cAté, an son des tambonrs et det litMi-
pettes; de l'autre, CéSAR, LfiPU>E, ÀNTOUfB, IsNOBARBUS, MtcÉMI
afec une escorte de soldats.
POMPfiK.
— J'ai VOS otages, vous avez les miens, — et nous aUoiis
causer avant de combattre (11).
CÉSAR.
■ •
Il est fort juste - que nous en venions d'abord aux paro-
SCÈlfR XI t2t
les: aussi t'sToiisnous — envoyé d'avaDcenos proposîltons
écrites; — pour peu que tii les tiits eiaminées, fais-nous
Hvoir - si elles sufBseDt pour cnchataer ion épée mëcon-
lente -et ramener en Sicile toutecetle bellejeunesse - qui
autrement devra périr ici.
POKPfiE.
Croutez-moi, tous trois, — seuls sénateurs de ce vaste
uni»efs, -agenlssuprêmesdesdieux : je oevois pas - pour-
quoi moa père manquerait de vengeurs, - lui qui o laissé
un fils el des amîs, quand Jules-César, — qui apparu! au
bon Brutas à Philippes, - vous a vus là travailler pour lui.
Qo'esl-ce — qui poussa le pAle Cassius h conspirer ? Qu'est-ce
qui— décida le très-honoré, l'Honnèle Romain Brutus — et
ses compagnons d'armes, rourtisans de la belle liberté, —
h eosangianler li- Capitole? C'est qu'ils ne voulurent — voir
duis an homme qu'un bomme. Et voilA — ce qui m'a
porté i équiper celte flotte dont le poids - fait écumer
i'Océao irrité el avec laquelle j'entends - châtier l'ingra-
titude dont la haineuse Rome - accabla mon noble père.
CÈSAB.
A votre aise.
iKTOESB.
— Tu oe parviendras pas à nous effrayer, Pompée, avec
toutes les voiles ; — nous saurons te répliquer sur mer ;
•or lerre. tu sais - tout ce que tu as de moins que nous.
POMPÉE.
Sur terre, en effet, —tu as de plus que moi la maison de
mon père; - mais, puisque le coucou se niche toujours
cflleunqae chez lui, — restes-y tant que lu pourras.
Veuillez nous dire — (car tout ceci est hors de la qties-
tioo] comment vous accueillez - les offres qui* nous vous
irons transmises
m A!ITOI!IE ET atOPATII
GÉBài.
Vdli le point.
ARTUUII.
- Re te laisse pes dédder par nos prières, mais ooDsi-
dère — quel parti fl faut mieux embrassa.
(ÉSàM.
Et quelles eoosëqueoces aurait pour toi — l'ambitioD
d'une plus haute iortuue.
ronti.
Vous m'arei frit offre — de la Sicile et de la Sardaigne;
à conditioD queje nettoierais la merdes pirates et que j'en-
▼errais — à Rome eertaines mesures de blé. Cette conten-
tion faite, — nous defons nous séparer sans une entaille I
nos épées, — sans une balafre à nos boucliers.
cÉSAi, Aimm, Ltm.
Voilà nos offres.
Sachez donc— <pie j'étais tenu id« défaut tous, en homme
préparé — à accepter ces offres. Hais Marc-Antoine — m'a
causé quelque impatience.
A Antoiae.
Dussé-je perdre — mon mérite en le rappelant, tous
saurez — que» quand César et tos frères étalent aux prises,
- Totremère est tenue en Sicileet y atruufé — un accueil
amical.
Anomi.
Je Tai appris, Pompée ; — et je suis tout disposé à vous
offrir libéralement les remerdments — que je vous dois.
Donnez-moi votre main. - Je ne m'attendais pas» sei-
gnour, à vous rencontrer ici.
A9T0DIB.
- Les lits sont moelleux en Orient. Merci à vous -de
in*Avoir fuit revenir ici plus tAt que je ne comptais! — car
j'y ai gagné.
seine XI. 123
Depuis la dernière fois que je vous ai vu, -* fMaèvez
changé.
POMPÈK.
Vraiment, je ne sais pas -^ quais comptes l'Apre fortune
tient sur mon râage; •* en tout cas, jésiafs elle n-eBvahira
mon sein, —jusqu'à faire de mon cœur son vassal !
LINDI, à^ Pompée.
Heureuse réunion ! —
POMPil.
Je Tespère, Lépide... Ainsi, nous sommes d'aooocd ; —
je demande que notre convention soit mise par écrit, — et
scellée de nous.
gIbsâr.
Cest la première chose que nous devons foire.
PMPii.
— n faut nous fêter les uns les autres^ avant dénoua sé-
parer; tirons -au sort à qui commencera.
ANTODIB.
Ce sera moi» Pompée.
PMPÉB.
— Non, Antoine, laissons décider le sort; mais, que voua
sojez le premier — ou le dernier, votre estimable cuisine
égyptienne - aura toute la vogue. J'ai ouï dire que ^uies
César — s'est engraissé à festiner là-bas.
ANTOINE.
Vous avez ouï dire bien des choses.
POMPtas.
— Je n'ai que de courtoises pensées, messire.
ANTOOn.
Et d'aussi courtoises paroles.
— Voilé ce que j*ai ouï dire. — Et j'ai ouï dire aussi
qu' Apollodore porta. . .
124 A!mi!IE ir GiiDfiTII.
ÈKÊàMBEê.
-Soflh. iirtfût.
FOifPil.
Porta quoi, je tous prie?
Geitaiiie fôie i Céstf diDs im iimelai(tl).
- Je te reeomiaîs à préseot ComineDt Yas-Ca, soldai?
Fort hien : — et il est probaMe que je cootinuerai: car
j'apergoia — quatre banquets en perspeetife.
roifpii.
Laisse-moi serrer ta main ; — je ne t*ai jamais hai; je
t'ai TU combattre, — et j*aî envié ta faleor.
tROBilBCS.
Monsieur» - je ne tous ai jamais beaucoup aimé ; mais
je fousai loué, — quand tous méritiez dix fois plus d'éloges
— que je ne vous en donnais.
POMPil.
Jouis de ta franchise : - elle ne te sied pas mal. — Je
TOUS inrite tous h bord de ma galère. — OuTrez la marche,
seigneurs.
GtaAR» ANT0I9B, LÈPmi.
Montrei-nous le chemin» monsieur. -
POMPÈB.
Venez.
Sortent Pompée, CéMr,. Aoloine, I>|Mde, les soldais el les gens Ae U
sotte.
MENAS, A psrt.
Ton père, Pompée, n'aurait jamais (ait ce traité-lè.
Haot, è Énobarbas.
Vous et moi, nous nous sommes connus, monsieur.
tnOBARBUS.
je crois.
BCkSl XI. i!^5
tffefAS.
En cflét, monnoiip*
iROBAIfflDS.
Yoa» a^ei fnt ménreilles Sdr l'eau.
MteAS.
Et Toos sar terre.
tlKffiAItBIlS.
Je louerai toujours qui me loue. Aussi bien, on ne peut
nier ee que j'ai Ml sur terre.
MilUS.
Ni ee que j'ai fait sur l'eau.
tHOBARBUS.
Si, il 7 a quelque chose que tous pouvez niez pour votre
sûreté même : vous avez été un giraind bandit tat mer.
MiNAS.
Et vous sur terre.
En ce cas, je nie mes services. #. Mais donnez-moi la
main, Menas. Si vos jput avaient cette autorité, ils pour-
Frieot saisir ici deux bandits qui s'embrassent.
Us se tendent ti màfii.
idafÂS.
Le visage d*un homme ne ment pas, quoi que fesse sa
miin.
inOBARBUS.
En revanche, il n'est pas de jolies femmes dont le vidage
assoit fourbe.
MENAS.
n ne les calomnie pas : elles volent les cœurs
ÈNOBABfiUS.
Hons étions venus ici pour nous battre avec vous.
MiNAS.
huar ma part, je suis fftché que cela ait tourné en bois-
ans. Aujourd'hui Pompée perd sa fortune k rire.
Iî6t àNTOIRE Vî CLÉOPATRB
fiNOBàm».
Si cela est, pour sûr il ne la regagnera pan à plemiarr ;
Vous l'avez dit, monsieur. Noutn'atteiidkMaa pas Marc-
Antoine ici : dites-moi, est-ce qu'il est mariéàCléopAtre?
ÈNOMRBUS.
La sœur de César s'appelle Octavie.
V MÈKAS.
C'est vrai, monsieur ; elle était la femoie de Caïua Mar-
cellus.
iSNOBARBDS.
Mais elle est maintenant Ja femme de Marcus Àntonius.
MfalAS.
Que dite^vous, monsieur?
ÉNOBABBUS.
C'est la vérité.
Alors, César et lui sont liés pour toujours.
felîOBÀRBUS.
Si j'étais tenu de prédire le sort de cette unios, je ne pro-
phétiserais pas ainsi.
Je crois que la politique a plus fait dansoeroariage que
l'amour.
ËNOBàRBGB.
Je le crois aussi ; mais vous verres que le tien même qui
semble resserrer leur amitié, l'étranglera. Octavieeat d'un
abord austère, froid et calme.
MENAS.
Et quel est Thomme qui ne voudrait voir sa femme
ainsi?
fiNOBARBUS.
Cehii qui lui-même n'est pas ainsi ; et cet homme est
Marc-Antoine. H retournera à son fagoAt égyptien;, alors
SCÉKE XII 1*7
les soupirs d'Octavîe attiseront la colère dans César: el.
romme je viens de le dire, ce qui est la force de leur ami-
tié dépendra la cause immédiate de leur rupture. Antoine
laissera son affection ofi elle est ; il n'a épousé ici que l'oc-
casion .
MENAS.
Cela pourrait bien être. Allons, monsieur, venez-vous
À bord? J'ai un toast pour vous.
Knobuibis.
J'y répondrai, monsieur : nous a
^^p-ËeTpte.
^^■^
^^^Kfeoez. Partons.
ms firessé nos gosiers
SCENE XII.
Tlord de I* galèn de Pompée, près da cap Miitne. tin pont de boi»
rejomi la galerie.]
]«» on troif GBKViTeuns, ponant ane ubie terfie.
PREHBB SER^TTEUR.
t vont venir, camarade Déjà plusieurs ont la plante
des pieds presque déracinée ; le moindre vent va les abattre.
DËCXIÈHE SERVITEUR.
Lépide est haut en couleurs.
pRiMiEti sERvrmnt.
Ils lui ont lait boire leur rebut.
DEUXIÈME SSRYITErB.
Quand les deui autres se piquent à l'endroit sensible, il
leur crie : assez ! et, tout en les réconciliant avec sa prière,
il se réconcilie avec la liqueur.
PREMIER SERVITEUR.
Mais il ne fait qu'envenimer la ^erre entre lui et son
bon sens, * ■■ : ■;!, . i,^! iir.'. t -". .
m ANTOIKE KT GLtOPATRI.
DBUXlÈm 8HIV1TIUK.
Tout cela, pour être compté danis la société des honnoM
supérieurs ! Moi, j'aimerais mieux avoir un roseau dont je
pourrais me servir qu'une pertuisane que je ne pourrais
pas soulever.
PBKmsR snvrnsuR.
Être admis dans les sphères hautes sans y faire sentir son
action , c'est ressembler à ces orbites où les yeux ne sont
plus et qui font un vide pitoyable dans le visage.
Fanfares. Entrent CfisAR» AirroiNB, Pompée, Lëpidb» AcaupTA, Mtt-
CÉNB, ÈlOBARBCS, MtNAS et aatret capitaines. Tons se mettent à
- table.
ANTOINS^ à César.
- C'est ainsi qu'ils font, seigneur; ils mesurent la crue
du Nil — à une certaine éch^ sur la pyramide, et ils
savent, — selon le niveau élevé, bas ou moyen de l'étiage,
s'il y aura disette — ou abondance. Plus le Nil monte, -
plus il promet ; lorsqu'il se retire, le laboureur — sème son
grain sur le limon et la vase, — et bientôt obtient moisson.
LiFIDgy d'one TOfix avinée.
Vous avez là d'étranges serpents.
ANTOIIfS.
Oui, Lépide.
LÈPIDB.
Votre serpent d'Egypte natt de votre fange par l'opération
de votre soleil : de même votre crocodile.
ANTOINB.
C'est vrai.
POMPÉE.
Asseyons-nous, et du vin. A la santé de Lépide.
liPIDE.
Je ne suis pas aussi bien que je le devrais, mais jamais je
ne serai hors de raison.
tENOBkHBliS.
,, Non, jusqu'à ce que vous dormiuz. Jusque-lâ, je craios
kien que tous ne soyez dedaus.
LÉriDS.
Chl cemÎQemeDt j'ai oui dire que les Pyramides de Pto-
Umêa étaient de irès-belles clioses ; sans contredit, j'ai ouï
direçi.
UfcNAS, R pari.
— Pompée, UD moi!
POBPÈK.
Dis-le-moi à l'oreille : qu'est-ce?
M^AS, i part.
~ Quitte ton siège, je t'en supplie, capitaine, - que je
tidise UD mot.
eowti.
iUends ! tout k l'heure ! - Celte rasade pour Lépide !
Quelle espèce d'âtre est voire crocodile?
KWïom.
U est formé, monsieur, comme lui-même ; et il est tiiffii
large qu'il a de largeur ; il est juste aussi haut qu'il l'est, et
il se meut avec ses propres organes ; il vil de ce qui le nour-
rit : et, dès que les éléments dont il est formé se décompo-
sent, il opère sa transmigraliou .
limi.
De quelle couleur est-il?
AKTDINI.
De sa propre couleur.
LtPiDE. *uhtibnt^
C'est no étrange serpent.
iaroBi. '
C'est nm ; et ses larmes sont humides .
CtSAH, t ADioioe.
Ciille description le satisfera-t-elle? i,,>if>cniii >
tSO iirroiltt ST GUiOPATRS.
Oui, avec la ssnté que Pompée lui porte. Aotrement, ce
serait un épicurien bien difficile.
POMPÈB, bat, à Menas.
— Allez tous &ire pendre, olon ëher, allez t ... me parier
de quoi?... Arriàfe! - Obéisses...
Hant.
Où est la coupe que j'ai demandée ?
MENAS, ban, à Pompée.
— Au nom de mes services, di tu veux bien m'entendre,
— lève-toi de ton tabouret.
POMPfSy bas, h Menas.
Tu es fou, j'e croîs. De quoi s'agît-îl?
T1 se lèfe et se retire à Técart afec Menas.
mInas.
, , < ' ■
— rai toujours eu le chapeau bas devant ta fortune.
POMPÉS.
1 I
— Tu m'as toujours servi avec une grande fidélité.
Après?
Haal, auieonvives.
— Soyez joyeux, seigneurs !
AMTOINK.
Lépide, - défiez-vous des banos de sable ; voua sonir
brez.
MENAS, bas, à Hmpéê.
— Veux-tu ôlre seigneur de tout l'univers !
POMPÈB, bas, à Ménatf.
Que dia-tu ?
MkNAS.
— Encore une fois, ve6i*-tu être seigneur de l'univers
entier? '
POMPte.
— Comment serait-ce possible?
HËU8.
»pte seulemenlt el» — tout pauvre que tu me crois, je
s homme - i te donoer tom l'uniïers.
POKPËE. >ij.<taijiHiU]V
As-tu beaucoup but
HtSkS.
- NoD, Pompée, je me suis abstenu de la coupe. - Tu j
«s, situ l'oses, leJupiterterresIre:— tout cequet'OcéaDea- I
Ml, tout ce que le ciel embrasse, - est i toi, si tu le veux, ]
POMTÉE.
Montre-moi par quelle voie.
Ht» AS.
- Ces partageurs du monde, les triumvirs, - sont daot I
lOD raisseau; laisse-moi couper le cordage. - et, quand 1
nous serons au large, «uluus-leur k la gorge, - tout ttt j
ttûi.
poicpte.
Ah l tu aurais dû le faire — sans m'en avertir. De ma part, 1
ce serait une vilenie ; — de la tienne, c'eût été un bon ser- j
vice. Tu devais savoir — que mon intérêt oe guide pas moQ j
honneur, — mais est guidé par lui. Regrette que ta langue \
aitjamais - trahi Ion action. Faite à mon insu, - je l'au-
rais trouvée bien faite. - Mais maintenant Je dois la con- <
liamner. N'y pense plus et bois.
Il reTieol prè» dei c
HtîlAS, t pan.
Puisque c'est ainsi, — je ne veux plus suivre ta fortune
étentée. - Qui cherche une chose et la repousse quand '
die s'offre, - ae la retrouvera plus.
A ta santé de Lépide!
AFTOIM.
- Qu'on le porte h la cOte !.,. je vous ferai raison pour
132 ANTOINE BT GLtOPATEK.
tNOBARBUS, ane ooope à la main.
" A toi. Menas.
MilNAS.
Volontiers, Énobarbus.
POMPÈB, à reaelafe qai Tene A boira.
Remplis jusqu'à cacher la coupe.
fnOBARBDS, montmit no esclave qm eiapoitie Lépide.
^. Yoilè un fort gaillard. Menas.
MinAS.
Pourquoi ?
fafOBABBDS.
Il porte - un tiers du monde» mon cher, ne Yois-tu pas?
MtNAS.
- Alors le tiers du monde est ivre; que ne l'est-il tout
entier pour pouvoir rouler plus aisément 1
tNOBABBUS.
Bois donc et aide à le mettre an branle.
MENAS.
Viens.
POMPIb, à ÀDioine.
Ce n'est pas encore là une fête d'Alexandrie !
ANTOINB.
- Gela en approche... Choquons les coupes! Holà! -
La santé de César !
CÉSAR.
Je me passerais bien de celle-là. — C'est un labeur mons-
trueux : me laver le cerveau — pour ne le rendre que
{dus trouble !
ANTONB.
Soyez Tenfuit de la cirotmsiance.
CfeSAR.
- Bois donc, je te donnerai la réplique ; mais j'aurais
■ufiux timé jeûner, — pendant quatre jours, que dê^ boire
tant en un seul.
SCÈNE Xll. 133
tNOBABBCS, t Aotoine.
— Elh 1 mon brave empereur ! — Si nous dansions msia-
teoBDt la bacchanale égjptieiuie — pour célébrer noire
boire?
POUFÊE.
Volontiers, bon soldat.
Ton* se lèresl de Uble.
AHTonre.
- Allons ! tenons^nous tous par la main - jusqu'à ce
qae le Tin triompbaol ait plongé nos sens — dans un doux
et délicieuï Lélhé !
ÈSOBARBUS.
Prenous-nous tous la main. — Qu'une musique reten-
lissante batte nos oreilles. - Pendant ce temps-là , je tous
placerai ; puis cet enfant chantera, — et chacun entonnera
le refrain aussi baul — que ses vigoureux poumons pour-
ront lancer leur volée.
La miuique joue. ÉoobflrbDS plaça toa
Vieot, toi, mODarqueda via,
BMchat JonRla, A I'œiI cote :
Que DOS M>ucis «oiant Dojéi dans tes cures.
Et no» chereui couronnés de les grappes !
Tene-oous jutqo'l ce que le monde tantoe ,
Verse-noas jasqii'l ce que le moude tourne I
CËUt, ae retirant.
- Quevoudriez-vousdeplus?... Pompée, bonne nuit...
A Antoiae.
Bon frère, — laissez-moi vous emmener : nos graves
ilbires — répugnent à tant de légèreté!... Gentils seî-
SOïUR. séparons-nous; - vous voyez, nous avons les joues
«Q feu : le vigoureux Ênobarbus — est plus faible que le
*in. el ma propre langue — balbutie ce qu'elle dit: peu
leu faut que l'eitravagante orgie — ne nous ait tous
134 AirrOINt ET GLÈOPATRE.
hébétés. Qu'est-îl besoin de plus de paroles? Bonne nuit.
— Bon Antoine, votre main.
POM^.
Je veux veiller sur vous jusqu'à la côte.
ANTOINE, chancelant.
- Fort bien, monsieur : donnezHmoi voire main.
POMPÉE.
0 Antoine, ~ vous avez la maison de mon père... Mais
quoi? Nous sommes amis. — Allons ! descendons dans le
bateau.
ÈNOBARBUS.
Prenez garde de tomber.
Pompée, César, Antoine et leor soîte B'embarqnenl.
- Menas, je n'irai pas à terre.
MENAS.
Non I dans ma cabine ! — Hé ! les tambours ! les trom-
pettes ! les flûtes ! Ué ! — Que Neptune nous entende dire
un bruyant adieu — à ces grands compagnons ! Sonnez !
Peste soit de vous ! Sonnez donc !
Fanfares et tambours.
ÈNOBARBUS, ioterpellaot ceax qui s*embarqaent.
Ho, là-bas ! Voilà mon bonnet !
Il agite son bonnet.
MENAS.
Holà ! . . . Noble capitaine, — venez !
Sortent Énobarbus et Menas .
SCÈNE XIII.
[En Syrie.]
Entre, comme après une victoire, Ventidius, accompagné de Silius et
d antres Romains, officiers el soldais. On porte devant lui le corps de
Pacoms, fils d'Orodes, roi des Parthes.
VKNTIDIUS.
- Enfin, en dépit de tes flèches, Partbie, te voilà frappée I
SCÈNE xm. tss
EbSo — la Fortane daigne feire de moi — le yeogeur de
Marcus Crassus. . . Que le corps de ce fils du roi soit porté
- devant notre armée... Ton Pacorus, Orodes, — nous
paye Marcus Crassus (13).
snJDS.
Noble YentidiuSy —tandis que ton épée est encore chaude
da sang des Parthes, — poursuis les fugitife ; galope à tra-
vers la Médie, -la Mésopotamie et tous les repaires— où se
dispersent les vaincus. Alors ton grand capitaine Antoine
- te mettra sur un char triomphal, et — posera des cou-
ronnes sur ta tête.
VKNTIDIUS.
0 Silius, Silius ! — J'en ai fait assez. Un subalterne, re-
marque bien, — peut accomplir un trop grand exploit. Car
retiens ceci, Silius : — Mieux vaut rester inactif, qu'acquérir
par nos actes — une trop haute' gloire, en l'absence de celui
que nous servons. —César et Antoine ont eu plus de succès
par leurs officiers qu'en personne : Sossius, — mon prédé-
cesseur en Syrie, lieutenant d'Antoine, — par une accumu-
lation de renommée — trop vite acquise, perdit la faveur du
maître. — Celui qui en guerre fait plus que ne peut son
capitaine — devient le capitaine de son capitaine ; et Tarn-
bition, - cette vertu du soldat, doit mieux aimer une dé-
laite - qu'une victoire qui la dessert. — Je pourrais faire
plus pour le bien d'Antoine, — mais cela l'offenserait ; et
dans cette offense, — mes exploits disparaîtraient.
snjus.
Tentidius, tu as les qualités — sans lesquelles un soldat
et son épée — diffèrent à peine. Tu écriras à Antoine ?
YSNTIDIUS.
- Je lui signifierai humblement ce qu'en son nom, —
ce magique cri de guerre, nous avons effectué : — com-
loeot, grâce à ses bannières et à ses troupes bien payées.
136 ÂNTOINK KT CLÉOPATRK.
— le cheyal indompté du Parthe — a été surmené par
nous.
siuus.
Où est-il maintenant ?
VKMTUyiDS.
— II se rend & Athènes : là, aussi vite — que nous le
permettra le poids du butin , ~ nous paraîtrons devant
lui... En avant» mardions!
Ils sortent.
SCÈNE XIV.
[Rome. Dans le palais de César].
Entrent, d'un côté» Agrippa^ de Taatre Énorarbob.
AGRIPPA.
Quoi ! ces frères se sont-ils déjà séparés ?
ÊNOBARBUS.
— Ils ont terminé avec Pompée qui est parti ; — tous
trois scellent le traité. Octavie pleure — de quitter Rome ;
César est triste ; et Lépide, — depuis le festin de Pompée,
est, à ce que dit Menas, troublé — par les pâles cou-
leurs.
AGRIPPA.
Ce noble Lépide !
ÊNOBARBUS.
— Ce digne homme ! Oh ! comme il aime César !
AGRIPPA.
— Oui, mais combien il adore Marc-Antoine !
ÊNOBARBUS .
— César ? Eh, c'est le Jupiter des hommes !
AGRIPPA.
— Qu*estce qu'Antoine? Le dieu de Jupiter.
sGtifK xnr. 137
iaiOBÀBBUS.
- Pariez-vous de César ? Ah I c'est le sans-pareil !
AGRIPPA.
- D'AntoÎDe ? Oh ! c'est le phénix d'Arabie !
ËlfOBARBUS.
- Voulez-Yous louer César, dites César et restez-en là.
AGRIPPA.
- En Térité , il les accable tous deux d'excellents
éloges.
ËlfOBARBUS.
- Mais c'est César qu'il aime le mieux ; pourtant il aime
Antoine. — Oh ! ni cœurs, ni langues, ni chiffres, ni scri-
bes, ni bardes, ni poètes, ne pourraient — imaginer, ex-
primer, évaluer, écrire, chanter, nombrer son amour —
pour Antoine ! Mais pour César, — à genoux , à genoux
et admirez.
AGRIPPA.
Il les aime tous deux.
ÉNOBARBtfS.
- Ils sont les ailes dont il est le hanneton. Aussi...
Fanfares.
- C'est le boute-selle ! Adieu, noble Agrippa.
AGRIPPA.
- Bonne chance, digne soldat, et adieu !
Entrent César, Antoinb, Lêpidb et Octatie.
Airronns, à Céaar.
Pas plus loin, seigneur I
CÉSAR.
- Vous m'enlevez une grande partie de moi-même;
traitez-moi bien en elle... Sœur, sois comme épouse— telle
que ma pensée te rêve, toujours & la hauteur— de mes plus
vastes promesses. Très-noble Antoine, — que ce modèle de
rSt ÂNTOIl^E IT GUtoPATRE.
vertu qui est mis - entre iious comme le ciment de notre
affection, — pour la tenir édifiée, ne soit pas un bélier qui
en ébranle— la forteresse. Car mieux eût valu - que notre
amitié se pass&t de ce lien, s'il ne nous est pas — égale-
lement précieux & tous deux.
ANTOINE.
Ne m'offensez pas — par votre défiance.
(iSAR.
J'ai dit.
ANTonn.
Vous ne trouverez pas, — si susceptible que vous soyez,
le moindre sujet — & l'inquiétude que vous semble^ avoir.
Sur ce, que les dieux vous gardent — et décident les cœurs
des Romains à servir vos projets ! — Nous allons nous se*
parer ici.
GÊSAR.
— Sois heureuse, ma sœur chérie, sois heureuse! —
Que les éléments te soient propices et fassent — de joie
ton humeur ! Sois heureuse.
OGTAVIE, les larmes aoi yeni.
Mon noble frère !
ANTOINE.
— Avril est dans ses yeux; c'est le printemps de l'a-
mour, — et voici les averses qui l'inaugurent. . . Consolez-
vous!
OCTAVIE, h César,
— Seigneur, soyez bienfaisant & la maison de mon mari
et...
CÉSAR.
Quoi, — Octavie?
OGTAVK.
Je vais vous le dire à l'oreille.
Elle s'entretient toat bas a?ec son frère.
sciiis XIT. t89
ÂNTOm.
—Sa langue ne veut pas obéir à son cœur» et son oœur *
- ne peut pas animer sa langue. C'est le duvet du cjgne—
qui flotte sur la vague au plus fort de la marée — et n'incline
d'aucun câté.
ÈNOBÀRBUS, bas, à Agrippa.
- César pleurera-t-il ?
. iGRIPPi.
U a un nuage sur la Cace.
ÈN0RÀBBU8.
- 0 serait cheval que cette tache le défigurerait ; — à
plus forte raison, on homme.
AGRIPPA.
Bah, Énobarbus! — Lorsque Antoine reconnut Jules
César mort, — il poussa presque des rugissements, et il
pleura — lorsqu'à Philippes il reconnut Brutus tué.
ÈNOBARBUS.
- C'est que cette année-là il était tourmenté d'un gros
rhame : — il se lamentait sur ce qu'il avait volontaire-
ment anéanti. — Croyez à ses larmes quand je pleurerai
moi-même.
GÈSAR.
Non, chère Octavie, — vous aurez toujours de mes nou-
velles ; jamais le temps — ne devancera ma pensée envolée
îers vous.
ANTOINE.
Allons, seigneur, allons! — je lutterai d'amour avec
TOUS... — Tenez! je vous embrasse!... Puis je vous laisse
- et je vous donne aux dieux.
CÉSAR.
Au revoir : soyez heureux!
LÈPIDE^ èAntoiae.
- Que toute la pléiade des astres éclaire — ta voie ra-
dieuse!
140 ÀMTOINB KT atOPÀTIlK.
GÈSAR.
Adieu ! adieu I
Il embraMe OeUrie.
ANTOINE.
Adieu !
Fanfares. Ils aortanl.
SCÈNE XV.
[Alexandrie. Dana le palais.]
BDtrant Clëopatre, Chàrmion, Iras et Albxas.
GLÈOPATRS.
— Où est l'homme?
ALEXÀS.
II est à moitié effrajë de venir.
CLËOPATRE.
— Allons! allons... Venez ici, monsieur.
Entre le messager.
ALEXAS.
Bonne Majesté, — Hérode de Judée n*ose jeter les yeux
sur vous, — que quand vous êtes bien disposée.
aÉOPATRE .
Je veux avoir la tète — de cet Hérode. Mais comment cela,
maintenant que j'ai perdu Antoine — par qui j'aurais pu
l'exiger?... Approche.
LE MESSAGER.
— Très-gracieuse Majesté. . .
CLÉOPATRE.
As-tu aperçu - Octavie (14)?
LE MESSAGER.
Oui, reine redoutée.
SC&RB XT. 141
OiOPATRE.
Où?
IfMKSSAGSR.
A Rome» madame. — Je l'ai regardée en face : je l'ai Tue
marcher — entre son frère et Marc-Antoine.
CLËOPATRE.
- Est-elle aussi grande que moi?
U lOGSSÂOKB.
Non, madame.
GLÈOPATRS.
- L'as- tu entendue parler? A-t-elle la yoix perçante ou
basse?
LE MESSAGER.
- Madame, je l'ai entendue parler : sa voix est basse.
CLÉOPATRE.
- Cela n'a rien de si gracieux!... Elle ne peut lui plaire
longtemps.
GHARinON.
- Lui plaire? 0 Isis! c'est impossible.
CLÉOPATRE.
- Je le crois, Charroion : voix sourde et taille naine!...
- Quelle majesté a sa démarche? Rappelle-toi, — si jamais
lu as TU la vraie majesté.
LE MESSAGER.
Elle se traîne : — sa marche ne fait qu'un avec son re-
pos : - elle a un corps plutôt qu'une animation : — c'est
"ne statue plutôt qu'une vivante.
CLÉOPATRE.
Esl-cp certain ?
LE ITESSAGER.
- Oui, OU je ne sais pas observer.
CHARMION.
Il n'est pas en Egypte trois hommes — dont le diagnostic
soit plus sûr.
142 ANTOINK ET aÉOPiTRI.
(SÉOPATRt.
0 s*y connaît bien, — je m'en aperçois... U n'y a en-
core rien en elle. . . - Le gaillard a un bon jugement.
CHARIOON.
Excellent.
GLtoPATRS, an messager.
- Estime son âge, je t'en prie.
u MESSÂGKB.
Madame, — elle était veuve. . .
Veuve?... Cbarmion, tu entends.
LE MESSAGER.
- Et je crois qu'elle a bien trente ans !
GLÈOPATRE.
- As-tu sa figure dans l'esprit? est-elle longue ou
ronde?
LE MESSAGER.
- Ronde jusqu'à l'excès.
CLËOPATRE.
La plupart de ceux — qui sont ainsi sont niais. . . — Ses
cheveux, de quelle couleur?
LE MESSAGER.
~ Bruns, madame : et son front est aussi bas — qu'elle
peut le souhaiter.
GLÈOPATRE, lai jetant nne bonrse.
Voici de l'or pour toi. — Tu ne dois pas prendre mai
mes premières vivacités. — Je veux te faire repartir : je te
trouve — très-bon pour l'emploi. Va te préparer : — nos
lettres sont prêtes.
Le messager -sort.
CHARMION.
C'est un homme convenable.
GLÈOPATRE.
- Oui, vraiment : je me repens beaucoup — de l'avoir
ainsi radoyé... Eb, & l'en croire» — cette créature n*est
pas grand'ohose,
CHARMION.
Oh! rien, madame!
GLËOPÀTRE.
- L'homme a sans doute tu la majesté : il doit s'y con •
nattre.
GHÂRMION.
- S'il a TU la majesté ? Bonne Isis ! . . . — lui qui tous a
serri si longtemps !
CLÊOPÂTRE.
- J'ai encore une question à lui Cairey chère Charmion.
- Mais peu importe : tu me ramèneras - là où je Tais
écrire : tout peut encore s'arranger.
GHÂRMION.
- Je TOUS le garantis, madame.
Tous sortent.
SCÈNE XVI.
[Athènes. Dans le palais d'Antoine.]
Entrent AirroiNE et Octatie.
AliTOINE.
- Non, non, OctaTie, pas seulement cela : — ce tort
serait excusahle, comme mille autres - de semblable im-
portance ; mais il a engagé - une nouTelle guerre contre
Pompée; il a fiait son testament et l'a lu - en publie. — A
peine y a-t-il parlé de moi ; quand forcément - il m'a dû
on témoignage honorable, c'est froidement et à contre-cœur
- qu'il me l'a rendu ; il m'a mesuré très-étroitement
reloge ; — les meilleures occasions de me louer» il les a re*
pées - ou ne les a saisies que du bout des lèTres.
i
144 ANT0I5B ET GLtOPiTRK. .
OCTAVIE.
0 mon bon seigneur, — ne crojez pas tout, ou, si vous
devez tout croire, — ne tous irritez pas de tout. Jamais
femme ne fut plus malheureuse que moi, ~ si cette rup-
ture a lieu ! Être placée entre deux partis - et prier pour
tous deux ! — Les dieux bons se moqueront de mes prières,
— lorsque je leur dirai : Oh! bénissez mon seigneur^ mon
mari ! — et qu*annulant ce souhait, je leur crierai tout aussi
fort : — Oh! bénissez mon frère l Succès au mari, succès au
frère, — une prière détruit l'autre ; point de moyen terme
— entre ces extrêmes (18).
ANTOINE.
Douce Octavie, - que votre préférence incline vers le
côté qui fait le plus - d*efTorts pour la fixer. Si je perds
mon honneur, — je me perds moi-même : mieux vaudrait
l»our vous ne pas m'avoir — que m'avoir ainsi dégradé.
Mais, comme vous le demandez, — vous pouvez intervenir
entre nous. Pendant ce temps, madame, — je ferai des
préparatifs de guerre — qui contiendront votre frère. Met-
tez-y toute votre diligence. — Ainsi vos désirs sont exaucés.
OCTAVIE.
Merci à mon seigneur! — Que le puissant Jupiter fasso
par moi, bien faible, bien faible femme, — votre réconci-
liation. La guerre entre vous deux, ce serait — comme si
le monde s'entr'ouvrait et qu'il fallût combler le gouffre
— avec des cadavres.
ANTOINE.
— Dès que vous reconnaîtrez le moteur de ceci, — to^^
nez de son côté votre déplaisir : car nos fautes — ne peu-
vent jamais être tellement égales que votre affection - flotte
également entre elles. Préparez votre départ ; — choisîsseï
votre cortège et faites, coûte que coûte, les commandes -
r/ ^""^ dont vous aurez fantaisie.
Us sortent.
sciNK xvn. 145
SCÈNE XVTI
[Athèoat. Une aatre partie da palais.J
Énobarbus et ÉROS se reDoontreot.
ilNOBÂRBUS.
Eh bien, ami Éros !
ÈROS.
Il est arrivé d'étranges nouvelles, messire.
ÈNOBÂRBUS.
Quoi donc» T homme?
ÈROS.
César et Lépide ont fait la guerre à Pompée.
ÈNOBÂRBUS.
C'est vieux... quelle en est l'issue?
ÈROS.
César, après s'être servi de Lépide dans la guerre contre
Pompée, l'a renié comme collègue; il n'a pas voulu qu'il eût
part à la gloire de la campagne ; non content de cela, il
l'accuse d'avoir auparavant écrit des lettres à Pompée, et, sur
sa seule affirmation, il l'arrête. Voilà le pauvre triumvir à
J'ombre, jusqu'à ce que la mort l'ait élargi de prison.
ÈNOBARBUS.
— Ainsi, 6 monde, il ne te reste plus qu'une paire de
mâchoires ; — tu auras beau leur jeter tous les aliments que
tu possèdes, — elles grinceront des dents l'une contre
l'autre... Où est Antoine?
ÈROS.
— U se promène dans le jardin... comme ceci; il écrase
- le fétu qui se trouve devant lui, en criant : ce niais de
Lépide! — et il menace à la gorge celui de ses officiers —
qui a assassiné Pompée .
146 AirronvK bt cLtoATRB.
ÈNOBiRBUS.
Notre grande flotte est équipée.
ÈROS.
— Contre l'Italie et César. Autre chose, Domitius : -
Monseigneur vous réclame immédiatement. Mes nouTelles,
- j'aurais dû les remettre à un autre moment.
ÈNOBARBCS.
C'est sans doute pour un rien, — mais n'importe. Con-
duisez-moi à Antoine.
fiROS.
Venez, messire.
Ils tortent.
SCÈNE xvni.
[Rome. Dans le palais de César, j
Entrent Cêsàr, Agei?pa et Mécène.
CÉSAR.
— Au mépris de Rome, il a fait tout cela. Bien plus, —
à Alexandrie, voici en détail ce qui s'est passé. — En plac^
publique, au haut d'un tribunal argenté, — Gléopfttre et lui
dans des chaires d'or — ont été publiquement introqisés :
à leurs pieds étaient assis — Césarion, qu'ils appellent le fils
de mon père, — et tous les enfants illégitimes que leurs dé-
bauches—ont depuis lors engendrés entre eux. A Cléopâtre
— il a donné l'établissement d'Egypte; puis, — delà basse
Syrie, de Chypre et de Lydie - il l'a faite reine absolue (16).
MÉCÈNE.
Et cela en public.
CÉSAR.
— Sur la grande place où se font les exercices. -* Là il
a proclamé ses fils rois des rois : — la grande Médie, la
scÈifi xvm. 147
Parthie et T ATmëoie, — il les a données à Alexandre ; & Pto-
lémée il a assigné — la Syrie» la Cilicîe et la Phénîeie. Quant
è elle, — c'est sous Taccoutrement de la déesse Isis —
qu'elle a paru ce jour-là ; et souvent déjà elle avait donné
audience, - dit-on, dans ce costume.
nficÈNE.
U faut que Rome en soit — informée !
AGRIPPA.
Et, déjà écœurée de tant d'insolence, — Rome retirera
son estime à Antoine.
CfcSAR.
— Le peuple sait tout ; il vient de recevoir — ses accu-
sations.
AGRIPPA.
Qui accuse-t-il?
CÉSAR.
- César! Il se plaint de ce qu'ayant dépouillé de la
Sicile ~ Sextus Pompée, je ne lui aie point baillé — sa
part de l'Ile ; puis il dit m'avoir prêté - des vaisseaux que
je ne lui ai point rendus ; enfin, il se fflche — de ce que
Lépide ait été déposé — du triumvirat, et, cela étant, de ce
que nous détenions — tous ses revenus.
AGRIPPA.
Sire, il faut répondre à cela.
CÉSAR.
~ C'est déjà fait, et le messager est parti. — Je leur dis
que Lépide était devenu trop cruel, — qu'il abusait de son
autorité - et qu'il a mérité sa déposition ; quant à ce que
j'ai conquis, — je lui en accorde sa part, pourvu que, dans
%n Arménie — et dans les autres royaumes qu'il a conquis,
- il me fasse la mienne.
MÉCÈIfE.
Il n'y consentira jamais.
148 AKTOUIE ST GLÉOPiTRK.
GÈSAR.
— Alors je oe dois pas consentir à ce qu'il demande.
Eotre OcTAYis.
OCTiVIE.
— Salut, César! salut, monseigneur! salut, très-cher
César!
CinSAR»
— Qui m'eût dit que jamais je t'appellerais abandonnée !
OCTiYIE.
— Vous ne m'avez jamais appelée ainsi et vous n'avez
pas sujet de le faire.
GÈSAR.
— Pourquoi donc nous surprenez-vous ainsi? Vous n'ar-
rivez pas — comme la sœur de César : la femme d'Antoine
— devrait avoir une armée pour huissier, et — les hennis-
sements des chevaux devraient annoncer son approche, —
longtemps avant qu'elle paraisse ; les arbres du chemin —
devraient être chargés de gens, et l'attente publique devrait
languir — k souhaiter sa venue trop lente. Oui, la pous-
sière — aurait dû monter jusqu'au faîte du ciel, — sou-
levée par votre cortège populaire. Mais vous êtes venue —à
Rome comme une fille du marché, et vous avez prévenu —
la manifestation de noire amour, oubUant que l'affection,
restée cachée, — reste souvent méconnue. Nous aurions été
à votre rencontre - par terre et par mer, vous rendant à
chaque étape — un nouvel hommage !
OCTAVIE.
Mon bon seigneur, — je n'étais pas forcée d'arriver ainsi,
je l'ai fait — de mon plein gré. Monseigneur, Marc-An-
toine, — apprenant .que vous faisiez des préparatifs de
guerre, en a instruit ~ mon oreille affligée; sur quoi, j'ai
imploré de lui — la grftce de revenir.
SCÈNE xvm.
149
CÉSAK.
Et fo-tte grâce, il tous l'a vite accordée, — puisque vous
éliez l'obslacle entre sa luxure et lui.
OCTAÏIB.
— Ne dîtes pas cela, monseigneur.
CÉSAR.
J'ai les jeux sur lui, — et la uouvelle Je ses actes m'ar-
riteaTecleveot... — Sarez-vous oii il est mainteuaul?
OCTAVIB.
A Athènes, monseigneur.
CÉSAR.
— Non, ma sœur trop outragée : Cléopâtre — l'a rappela
d'un signe. Il a livré son empire - à une prostituée, et
tous deux maintenant lèveat - pour la guerre tous les rois
de la terre. 11 a rassemblé — Boixhus, le roi de Libye, Ar-
chéiaiis, - deCappadoce, Phîladelphos, roi — de Papbla-
gonie. le roi deThrace, Adallas, — le roi .Malcbus d'Arabie,
le roi de Pont, — Hérode de Judée, Milbrldate, roi — de
Comagèno, Polémon et Aoiintas. — les rois de Médie et de
L)rcaonie, avec un - vaste arrière-ban de sceptres,
OCTAVIE.
Oh! malheureuse que je suis — d'avoir le cœur partage
entre deux parents — qui s'accablent l'un l'autre !
CtSAR.
Soyeï la bienvenue ici. — Vos lettres ont relardé notre .
rupture - jusqu'au moment où j'ai reconnu combien vous
^etoutragée - et combien notre négligence était dange-
reuse. Reprenez courage! — Ne vous laissez pas déoon-
t>*rter par des temps qui amoiicèlent — au-dessus de votre
twnheur ces sombres nécessités; - mais laissez, impas-
iilile. les choses déterminées par le destin - suivre k'ur
"'Ufs, Soyez la bienvenue à Rome, - vous, ce que j'ai de
P'us cher. Vous avez été insultée - au delà de toute idée, et
^ ilieui grands, - pour vous faire justice, nous ont pris
TO. 10
150 ÂNT01NR BT GLÉOPATRE.
pour ministres, - nouset tous ceux qui vous aiment. Con-
solez-vous ; - et soyez pour toujours la bienvenue près de
nous.
iGRVPA.
Soyez la bienvenue, madame.
— Chère dame, soyez la bienvenue. — Tous les cœurs
dans Rome vous aiment et vous plaignent. ~ Seul Tadvl-
tère Antoine, dans l'excès — de ses abominations, vous
renie — et abandonne sa puissance h uiie impure — qui la
fait gronder contre nous.
OCTiVIB.
Est-il vrai, seigneur?
GËSAR.
— Rien de plus certain. Sœur, soyez la bienvenue : je
vous en prie, - ne perdez jamais patience... Ma sœur
bien-aimée !
lU sortcnu
SCÈNE XIX.
[Le camp d'ÂDloioe près d'Actium.J
Entrent Clêopatre et Énobarbus.
GLÈOPATRB.
— Je ne te tiens pas quitte, sois-en sûr.
ÈNOBARBUS.
Mais pourquoi? pourquoi? pourquoi?
GLfeOPATRE.
— Tu t'es opposé à ma présence dans cette guerre, - et
tu HS dit qu'elle n'était pas convenable.
ÈNOBARBUS.
Voyons, Test-elle? l'est-elle?
SCiNB XIX. 151
aJsoPiîBs.
- A moins qu'il n'y ait exception contre moi, ~ pour-
quoi ne devrais-je pas être ici en personne?
ÈNOBARBUSy à part.
^ Je sais bien ce que je pourrais répondre. — Si nous
allions en guerre avec les chevaux et les juments tout en-
semble, — les chevaux deviendraient absolument inutiles,
car les juments porteraient chacune — un cavalier et son
cheval.
GLfeOPATRE.
Qu'est-ce que vous dites ?
ÈNOBÂBBUS.
- Votre présence ne peut qu'embarrasser Antoine, —
et distraire de son cœur, de son cerveau, de son temps —
ce qu'il n'en doit pas aliéner. U est déjà — accusé de légè-
reté, et l'on dit à Rome — que ce sont vos femmes et l'eu-
nuque Pbotin — qui dirigent cette guerre (17)«
CLÉOPATRE.
Que Rome s'effondre, et que pourrissent toutes les lan-
gues ~ qui parlent contre nous ! Je porte, moi aussi, le
poids de cette guerre, — et je dois au royaume que je pré-
side — d'y figurer comme un homme. Cesse de me contre-
dire : - je ne resterai pas en arrière.
ÈNOBARBUS.
Eh bien! j'ai fini. — Voici l'empereur.
Rntrent AirroiNR etCANiDius.
AirromE.
.N'est-il pas étrange, Canidius, — que, de Tarente et de
Brindes, — il ait pu si vite fendre la mer Ionienne, — et
prendre Toryne?
A Cléopâtre.
Vous savez cela, ma charmante?
152 A19T0INE ET GLËOPATRE.
GLËOPiTRE.
" La rapidité n'est jamais plus admirée — que par les
paresseux.
ANTOINE.
Excellente épigramme — qui ferait honneur au plus vail-
lant des hommes — et qui tance notre indolence... Cani-
dius> nous — voulons le combattre sur mer (18).
CLÈOPATRE.
Oui, sur mer, serait-ce possible ailleurs?
GÂNIDIUS.
— Pourquoi cette résolution, monseigneur?
ANTOINE.
Parce qu'il udlis y provoque !
ÈNOBARBUS.
— Monseigneur Ta bien provoqué, lui, à un combat sin-
gulier.
CANIDIUS.
— Oui, et vous lui avez offert la bataille à Pharsale, -
où César se mesura avec Pompée. Mais^ vos propositions-
n'étant pas à son avantage, il les repousse. — Eh bien ! re-
poussez les siennes.
ËNOBARBUS.
Vos navires ne sont pas bien équipés : — vos matelots
sont des muletiers, des moissonneurs, tous gens — enlevés
de vive force. Sur la flotte de César — sont des marins qui
souvent ont combattu Pompée ; — ses vaisseaux sont faciles
k manier; les vôtres sont lourds. Aucune honte — pour
vous à refuser le combat sur mer, — quand vous y êtes
prêt sur terre.
ANTOINE.
Sur mer ! sur mer !
ËNOBARBUS.
— Très-digne sire, vous annulez par li — la stratégie
consommée que vous avez sur terre ; — vous divisez votre
SCÈNE XIX.
t;i3
armée, composée surtout — de fantassins aguerris; tous
laissez ioactive - votre eipérience renommée; vous écar-
tez—les moyeos qui assurent le succès ; ~ et, pour vous
jeter h la merci de la chance et du hasard, vous renoncez
- aux plus solides garanties.
UilOWE.
Je combattrai sur mer.
CLÈOPÂTRE.
— J'ai soixante vaisseaux : César n'en a pas de meilleurs.
ASTOINB.
— Nous brûlerons le superflu de notre marine: - et,
avec le reste complélement équipé, de la pointe d'Actium
- nous repousserons César, s'il approche. Au cas oii nous
^bouons, — alors nous pouvons agir sur terre.
Entre un mëSSagbb.
Ton message?
LE MESSAGER.
~ La nouvelle est vraie, monseigneur; l'eiiuemiesl si-
imaié : — César a pris Tcrj-ne.
AHTonre.
— Se peut-il qu'il j soit en personne? c'est impossible!
- Hest étrange que ses [unes soient le !... Canidius, — tu
commanderas sur terre nos dix-neuf légions — el nos douze
mille chevaux... Nous allons à bord... -Partons, ma Thétis!
LDlre DU SOLDAT.
ABTOISK.
Eb bien ! brave soldat?
LB SOLDAT.
— 0 noble empereur, ne combats pas sur mer: — ne
Ip risque pas sur des planches pourries. Te déRes-lu — de
celte épéc et de ces miennes cicatrices? Laisse les Egyptiens
- et les Phéniciens pntnuRer: nous. — nous avons cou-
154 AMTOIME KT GLÉOPiTRE.
tume de vaincre debout sur terre, ~ en combattant pied
à pied (19).
ANTOINE.
Bien, bien. Partons.
Sortent AntoiDe, Cléopâtre et Énobarbos.
LE SOLDAT.
— Par Hercule, je crois que je suis dans le vrai.
CANIDIUS.
— Oui, soldat. Mais ses actions u'obéissent plus — à leur
régie légitime. Notre meneur est mené, - et nous sommes
les soldats des femmes.
LE SOLDAT.
Vous commandez sur terre — les légions et toute la ca-
valerie, n'est-ce pas?
CANIDIUS.
— Marcus Octavius, Marcus Justeius, — Publicola et Cé-
lius tiennent sur mer; — nous, nous commandons toutes
les forces de terre. Cette rapidité de César — passe toute
croyance.
LE SOLDAT.
Quand il était encore à Rome, — son armée s'achemi-
nait par petits détachements, de manière — i dépister tous
les éclaireurs.
CANIDIUS.
Quel est son lieutenant, savez-vous?
LE SOLDAT.
— Un nommé Taurus. dit-on.
CANIDRIS.
Oh! je connais l'homme.
Entre an MESSAGER.
LE MESSAGER.
— L'empereur demande Canidius.
SGÉHK XX. 1&5
GAmiHUS.
~ Le temps est en travail d'éTënemeots et il en eiiâmte
- à chaque minute.
lis sortent.
SCÈNE XX.
[Un plateaa près d*àelîaoi*]
Entrent CteAE, Taurds, des officiers et des soldats.
CiSÂR.
— Taanis!.
TAURUS.
Monseigneur !
CËSiR.
N*agis pas sur terre ; reste compact ; — n'offre pas la ba-
taille avant que nous ayons fini sur mer ; ^ n'outrepasse
point les ordres que contient cet écrit.
l\ loi remet on roaleao.
— Notre fortune dépend de ce hasard suprême.
Ils sortent.
Entrent ArrroiNB et Enobarbus.
ANTOINE.
— Plaçons nos escadres sur ce côté de la colline — en
vue de l'armée de César ; de le — nous pourrons découvrir
le nombre de ses vaisseaux — et manœuvrer en consé-
quence.
Ils sortent.
Entrent, d'un côté, les troapes d*Anteine, conduites par Canidius; de
Taotre celles d*0cteve, commandées par Taurus. Après qa*e11es ont
défilé, on entend le brait d'an combat naval. Panlares d'alarme.
Rentre Énobarbus.
ÈNOBABBUS.
— Néant, néant, tout à néant! Je n'en puis voir davan-
156 ÂlfTOIllE KT GLÉOPiTRE.
tage. — VAntoniadey le vaisseau amiral Égyptien, — tourne
le gouvernail et fuit avec soixante voiles ; — i le voir, mes
yeux se sont aveuglés (20) .
Entre Sgaaus.
SGARUS.
A nous, dieux et déesses, — et tout le céleste synode !
ÈNOBâRBUS.
D'où vient ton émotion ?
SGiRUS.
- Le plus beau tiers du monde est perdu ~ par pure
ineptie ! Nous avons perdu en baisers - des royaumes et
des provinces.
ÈNOBÂRBUS.
Quel aspect présente le combat?
SGARUS.
— De notre côté, tous les signes de la peste— qui précè-
dent la mort! Cette monture à ribaud, cette rosse d'Egypte,
- que la lèpre l'étouffé ! Au milieu de la bataille, — quand
les deux chances étaient comme des jumelles — du môme
Age, si même la nôtre n'était l'aînée, — je ne sais quel taon
la pique ainsi qu'une vache en juin ! — Elle déploie les
voiles et s'enfuit!
ÈNOBÂRBUS.
J'en ai été témoin : mes yeux, — malades de ce specta-
cle, n'ont pu l'endurer — plus longtemps.
SGARUS.
Une fois qu'elle a viré de bord, — la noble victime de sa
magie, Antoine, — secoue ses ailes marines, et, comme un
canard éperdu, - vole après elle, laissant la bataille au
plus fort de l'action. - Je n'ai jamais vu une affaire si
honteuse; — l'expérience, l'énergie, l'honneur n'ont ja-
mais - attenté ainsi h eux-mêmes.
SGÉlfB XXI. 157
ÊNOBARBCS.
Hélas ! hélas !
Enlre Canidius.
GANIDroS.
— Notre fortune sur mer a perdu le souffle — et sombre
lamentablement. Si notre général s'était montré - ce qu'il
était jadis, tout aurait bien été. — Oh ! il nous a donné
l'exemple de la ftSite — bien lâchement.
ÈNOBâRBUS, èpart.
— Ah! Yous en êtes li? alors, bonsoir - cette fois!
GÂNIDIUS.
Ils se sont enfuis vers le Péloponèse
SGÀRUsr
— La route en est aisée, et j'irai y attendre — l'événe-
ment.
CANIDIUS.
Je vais me rendre k César — avec mes légions et ma
cavalerie ; six rois déjà — m'ont montré la voie de la sou-
mission.
ÉNOBÂRBUS.
Moi, je veux suivre encore — la fortune blessée d'An-
toiDe, bien que ma raison — se tourne avec le vent contre
moi
\\n sortent.
SCÈNE XXI.
[Aleiandrie. Dans le palais.]
knirent Antoine ei pluhienra serviteurs.
ANTOINE.
— Ecoutez! la terre me somme de ne plus la fouler ! —
Elle a honte de me porter ! . . . Amis, approchez ! — Je me suis
158 ANTOINE ET GLÉOPATRE.
tellement attardé dans ce raonde que j'ai — pour toujours
perdu mon chemin.. J'ai là un navire - chargé d'or; pre-
nez-le, partagez- vous- le; fuyez — et faites votre paix
avec César (21).
LES SERVITEURS.
Nous fuir ! jamais !
ANTOINE.
— J'ai fui moi-même, et j'ai appris aux autres — i se
sauver et à montrer leurs épaules... Amis/ partez, — je me
suis moi-même décidé pour une voie — où je n'ai pas be-
soin de vous; partez! — mon trésor est dans le havre,
prenez-le ! . . . Oh ! — j'ai couru après ce que je rougis
maintenant de regarder ! — Mes cheveux mêmes en sont
révoltés : car les blancs ~ reprochent aux bruns tant de
témérité, et ceux-ci reprochent h ceux-là ~ tant de couar-
dise et d'ineplie!. . Amis, partez; vous auri'z - des lettres
de moi pour quelques amis qui vous — balayeront l'accès
auprès de César. Je vous en prie, n'ayez pas l'air triste -
et ne me faites pas d'objections; prenez l'avis — que pro-
clame mon désespoir; abandonnez — qui s'abandonne.
Vile au rivage ! — Je vais vous livrer ce navire et ce trésor.
— Laissez-moi un peu, je vous prie! oui, je vous en prie, -
laissez-moi ! Voyez-vous, j'ai perdu le droit de commander;
aussi, je vous prie ! Je vous rejoindrai tout à l'heure.
Il s'assied.
Entre Éros» pois Clëopatre, sontcnae par (^harmion et Iras.
ÉROS, èCléopâtre.
Ah ! bonne madame ! allez le consoler.
IRAS.
Allez, chère reine.
CHARMION.
Allez ! Que pouvez-vous faire de mieux ?
SGÉflK XXI 159
GLtoPATRE.
Laissez-moi m'asseoirl... 0 Junon!
Elle s*aflaiMe comme eo défaillance. Ëros la mon ire h Aotoine.
AliTOINE.
Non, non, non, non, dod !
ÈROS.
Voyez un peu, Sire.
AirroiNE.
0 fi!fi!fi!
GHARMION.
Madame !
IRAS.
Madame ! 0 bonne impératrice !
ÈBOS.
Sire ! Sire !
ANTOINE.
- Oui, seigneur, oui! A Philippes, il tenait — son épée
comme un danseur, tandis que je frappais — le maigre et
ridé Cassius ; et ce fut moi — qui anéantis ce fou de Bru-
tus ! Lui, — il n'agissait que par ses lieutenants ; il n'avait
aucune pratique — des manœuvres hardies de la guerre !
Aujourd'hui pourtant... n'importe.
CLÈOPATRE, se redressanl.
Ah ! rangez-vous !
ÉROS, a Auloiue.
La reine, monseigneur, la reine !
IRAS.
Allez à lui, madame ! Parlez-lui ! — Il est anéanti par
l'humiliation.
aÈOPATRË.
Eh bien, soutenez-moi... Oh !
Elle s'arrête, pois va lentement vers Autoiue, supportée par ses femmes.
ÈROS, à Aotoiue.
- Très-noble Sire, levez-vous ; la reine s'avance ; —
160 ANTOINE ET CLÉOPATRE.
sa tête s'incline et la mort va la saisir; rien — qu*un mot de
consolation, et vous la sauvez.
ANTOINE.
J'ai forfait à la gloire ! — Reculade ignoble !
ÈROS.
Sire, la reine !
ANTOINE, se détoarnaoU
— Oh ! OÙ m'as-tu réduit. Égyptienne? Vois, —je ne puis
te cacher ma confusion, —qu'en regardant, derrière moi, —
les ruines de mon honneur !
CLÉOPATRE.
0 Monseigneur! Monseigneur! — Pardonnez à mes
voiles peureuses ! Je ne croyais pas — que vous me sui-
vriez.
ANTOINE.
Égyptienne, tu savais trop bien — que mon cœur était
attaché par toutes ses cordes à ton gouvernail — et que tu
me remorquerais. Tu savais - ta pleine suprématie sur
mon Ame, et — qu'un signe de toi pourrait me faire en-
freindre — l'ordre même des dieux.
CLÉOPATRE.
Oh ! pardon !
ANTOINE.
Maintenant, il faut — que j'envoie d'humbles supplica-
tions à ce jeune homme ; il faut que je biaise — et que je
rampe dans tous les méandres de la bassesse, moi qui —
avais pour hochet la moitié du monde, — qui faisais et dé-
faisais les fortunes ! . . . Vous saviez — à quel point vous
m'aviez conquis, et que — mon épée, affaiblie par ma pas-
sion, — lui obéirait en tout.
CLÉOPATRE.
Oh ! pardon ! pardon !
Elle pleore.
ANTOINE.
- Ne pleure pas, te dis-je ; une seule de tes larmes vaut
SGilfE XXU. 161
— tout ce qui a été gagné et perdu. Donne-moi un baiser.. .
— Voici ce qui me dédommage... J'ai envoyé le précepteur
de nos enfants; — est-il de retour?... Mon amour, je ne
sab quel plomb pèse sur moi... — Du vin, holà! et à
souper!... La fortune sait — que, plus elle menace, plus
je la nargue.
Ils sortant.
SCÈNE XXII.
[Le camp de César en Egypte.]
Entrent César, Dolabella, THYRfius et d*aatres.
GËSâB.
— Qu'on fasse paraître l'envoyé d'Antoine !
A Dolabella.
— Le connaissez- VOUS?
DOLABELIA.
César, c'est son maître d'école ! — Jugez i quel point il
est dépouillé, puisqu'il vous — envoie une si pauvre plume
de son aile, — lui qui pour messager avait des rois i foison,
— il y a quelques lunes à peine !
Entre Euphronius.
cêsàr.
• Approche et parle.
EUPHRONIUS.
— Si peu que je sois, je viens de la part d'Antoine ; —
j'étais naguère aussi insignifiant pour ses desseins — .que
la goutte de rosée perdue sur la feuille du myrte ~ l'est
pour cette vaste mer.
CÉSAR.
Soit! Déclare ta mission.
162 ANTOINE ET CLÉOPATRE.
EUPHRONIUS.
— Antoine salue en toi le maître de ses destinées et — de-
mande à vivre en Egypte ; en cas de refus, — il restreint sa
demande et prie — de le laisser respirer entre les cieux et la
terre, — comme personne privée, dans Athènes; voilà pour
lui. — Quant à Cléopâtre. elle confesse ta grandeur, - se
soumet à ta puissance, et implore de toi — pour ses enfants
le diadème des Plolémées - maintenant h la merci de ta
£ft veur (22) .
CÉSAR.
Pour Antoine, — je suis sourd à sa requête. Quant à la
reine, — je consens à l'entendre et à la satisfaire, pourvu
qu elle — chasse d'Egypte son amant dégradé - ou lui Ole
la vie. Cela fait, — elle ne priera pas en vain. Telle est ma
réponse à tous deux.
EUPHRONIUS, s'ÎDcliuant.
— Que la fortune te suivcî !
CÉSAR.
Qu'on le reconduise à travers nos lignes !
Eaphronins sort nvec une escorte.
A Thyréns.
— Voici le moment d'essayer ton éloquence. Pars vite ;
— détache Cléopâtre d'Antoine : promets-lui, — en notre
nom, ce qu'elle demande ; ajoute même — des offres de
ton chef ; les femmes, — même en plein bonheur, ne sont
pas fortes; mais la misère parjurerait — la vestale immacu-
lée. Montre ton savoir-faire, Thyréus ; - et, quant à ta ré-
compense, tu promulgueras toi-même l'édit qui pour nous
— sera loi.
THYRÉUS.
Je pars. César.
CÉSAR.
— Observe comment Antoine supporte sa chute, —et épie
tous les mouvements par lesquels — se manifeste son action .
SCÈNE XXIII. 163
THTRiUS.
J'obéirai, Césnr.
SCENE xxni.
[AleiaDdrie. Dans le palais.]
Entrent Clêopatre, Lnobarbus, Charhion et Iras.
GLtoPATRE.
- Que devons-nous faire, Éoobarbus?
ÈNOBARBUS.
Méditer et mourir.
aÈOPÀTRE.
- Est-oe Antoine ou moi qu*il faut accuser de ceci ?
ÈNOBARBUS.
—Antoine seul, qui a voulu faire de son désir— le mattre
desa raison ! Qu^mportait que vous eussiez fui - de ce terri-
ble front de bataille où les rangs opposés - se renvoyaient
répouvante? Pourquoi vous a-t-il suivie ? — Les démangeai-
sons de son affection n'auraient pas dû — troubler en lui
le capitaine, au moment suprême — oîi les deux moitiés du
monde se heurtaient et oîi son empire — était en cause. Il
}' avait pour lui honte — autant que désastre à suivre vos
étendards en fuite - et à laisser là sa flotte effarée.
GLÈOPATRK.
Paix, je te prie !
Entrent AntOINB el Buphrontos.
ANTOINE.
- Est-ce là ta réponse If
EUPHRONIUS.
Oui, Monseigneur.
164 ANTOINE BT GLÂOPATRB.
ANTOINE.
Ainsi la reine — aura droit à ses courtoisies si elle veut
— me sacrifier.
EUPHRONIDS.
C'est ce qu'il dit.
ANTOINE.
11 faut qu'elle sache cela.
MontraDt sa tête à Cléopâtre.
— A Tenfant César envoie cette tête grisonnante — et
jusqu'au bord il remplira tes souhaits — de royaumes.
GLËOPATRE.
Cette tête, Monseigneur !
ANTOINE, à EuphroQiiM.
— Retourne à lui ; dis-lui qu'il porte sur son front — la
rose de la jeunesse, et que le monde attend de lui —
quelque action d'éclat : son argent, ses vaisseaux, ses lé-
gions ~ pourraient aussi bien appartenir à un lAche;
ses lieutenants pourraient vaincre — au* service d'un en-
fant aussi heureusement — que sous les ordres de César.
C'est pourquoi je le provoque — à mettre de côté ces splen-
dides avantages — et à se mesurer avec Antoine déclinant,
épée contre épée, — seul à seul. Je vais le lui écrire. Suis-
moi.
Sortent Antoine et Eaphronins.
ÊNOBARBUS.
— Oui, comme il est vraisemblable que César au faite de
la victoire voudra — désarmer son bonheur et s'exhiber en
spectacle — aux prises avec un bretteur! Je le vois, le ju-
gement des hommes — s'altère avec leur fortune ; et les
dignités extérieures — entraînent les facultés intérieures
après elles - dans la déchéance. Comment a-t-il pu rêver,
—ayant l'intelligence des proportions, que César en sa plé-
nitude— se mesurerait avec son dénâment!... César, tu as
vaincu — sa raison aussi.
8GÉN£ XXm. 165
Entre on Seryitbub.
LE SERVITEUR.
Un envoyé de César !
GLÊOPATRE.
— Qaoi ! sans plus de cérémonie ! Voyez, mes femmes,
- ils se bouchent le nez devant la rose épanouie, — ceux
qui l'adoraient en bouton... Introduisez-le, monsieur.
Le servileor sort.
ÈNORiRBUS.
— Mon honnêteté et moi , nous commençons à nous
quereller. — La loyauté qui reste dévouée aux fous fait— de
notre foi une pure folie... Pourtant, celui qui a la force — de
garder allégeance à son seigneur déchu — est le vainqueur
du vainqueur de son mattre ~ et gagne une place dans
l'histoire !
Entre ThteéUS.
aÈOPATRE.
La volonté de César?
TBYRÉUS.
— Écoutez-la en particulier.
aÉOPATRB.
U n'y a ici que des amis; parlez hardiment.
THYRÉUS.
— Peut-être ausi sont-ils les amis d'Antoine.
ÉNOBARBUS.
— Il lui faut autant d'amis qu'en a César : — sinon, nous
lui sommes inutiles. S'il plaît à César, notre mattre — s'é-
lancera au-devant de son amitié. Quant à nous, vous le
savez. — nous sommes à qui il est, et alors nous serons ac-
quis à César.
THYRÉUS.
Soit !... — Écoutez-moi donc, illustre reine; César vous
VII. 11
166 mOMK KT CLKOPATRK
conjure - d'oublier tout, dans votre situation présente, —
excepté qu'il est César.
atOPATRE«
Poursuivez : c'est d'une générosité royale.
THYRÉOS.
— Il sait que vous ne vous êtes pas attachée à Antoine —
par amour, mais par crainte.
GLtoPATRE.
Oh!
THTiiUS.
— Aussi, lesbalafresfaites à votre honneur— l'émeuvent-
elles de pitié, comme des plaies causées par la violenœ, —
mais imméritées
aÈOPATRE.
César est un dieu, et il reconnaît - ce qui est bien
vrai : mon honneur n'a pas été cédé, - il a été conquis.
ÉNOBARBUS, à pari.
Pour être sûr de cela, -je vais le demander à Antoine...
Maître, maître, tu fais eau de toutes parts, — et nous n'a-
vons plus qu'à te laisser sombrer, car - ce que tu as de
plus cher t'abandonne.
Il sort.
TBYRÉUS.
Dirai-je à César - ce que vous désirez de lui ? Il sol-
licite — les demandes afin de les accorder. Il serait charmé
- que de sa fortune vous fissiez un bâton — pour vous
appuyer; mais combien son zèle serait enflammé, — s'il
apprenait de moi que vous avez quitté Antoine, — et que
vous vous êtes mise sous la protection — du maître de l'u-
nivers ?
CLÉOPATRE.
Quel est votre nom?
THYRÈUS.
— Mou nom est Thyréus.
âCÉNB XXm. 167
diOPÂTRB.
Très-aimable messager, — dites au grand César que par
votre intermédiaire — je baise sa main triomphante; dites-
lui que je suis prête — à déposer ma couronne à ses pieds
et à m'agenouiller devant lui : -dites-lui que de son souffle
souverain il peut me signifier — le sort de TEgjpte.
THYRÉUS.
Vous prenez le parti le plus noble. - Quand la sagesse et
la fortune sont en lutte, — si la première n*ose que ce
qu'elle peut, - aucun hasard ne peut l'ébranler. Laissez-
moi par grAce déposer - mon hommage sur votre main .
CLÉOPATRE.
Souvent le père de votre César, — après avoir rêvé de
royaumes à conquérir, - imprima ses lèvres à cette place
indigne, ~ comme s'il pleuvait des baisers !
Thyréas lai baise la maio.
Entrent précipitammeot Antoine et Énobarbus.
ANTOINE.
Des faveurs, par Jupiter tonnant!... — Qui es-tu,
drôle?
THYRÈUS.
Le strict exécuteur— des ordres de l'homme le plus puis-
sant et le plus digne - d'être obéi.
iSiOBARBUS.
Vous allez être fouetté.
âNTOINB, appelant.
- Holà ! qu'on vienne !
A Thjréos.
Ah! mon oiseau de proie! .. Par les dieux et les démons,
- l'autorité fond sous moi ! Naguère, quand je criais : holà !
- comme des enfants qui se bousculent, des rois s'élan-
çaient - me criant : Que voulez- vous?... N'avez-vous pas
d oreilles? Je suis - encore Antoine !
Tes senritears paraiMeot.
168 iRTOUIK BT GLtOPATRK.
Emmenez-moi ce gueux, et fouettez-le.
&NOBARBUS.
— Mieux vaut jouer avec un lionceau, — qu'avec un
vieux lion mourant.
ANTOmE.
Lune et étoiles! — fouettez-le... Quand ils seraient là
vingt des plus grands tributaires — qui reconnaissent César,
si je les trouvais — à ce point insolents avec la main de
cette femme... Comment se nômme-t-elle — depuis qu'elle
n'est plus CléopAtre?... Donnez-lui le fouet, compagnons,
— jusqu'à ce que vous le voyiez grimacer, comme un en-
fant, — et geindre en implorant merci... Enmienez-le.
THYRËUS.
— Marc-Antoine...
ANTOmE.
Entraînez-le, et, dès qu'il sera fouetté, — ramenez-le...
Ce valet de César - lui portera un message de notre part.
Les senritean emmèoent Thyréos.
A Cléopâtre.
— Vous étiez à moitié flétrie avant que je vous con-
nusse... Âh! — Ai-je donc laissé à Rome l'oreiller nuptial,
sans même l'avoir foulé, — aije donc renoncé à avoir une
race légitime — de la perle des femmes, pour être trompé
— par une créature qui regarde des laquais T
aÉOPATRK.
Mon bon seigneur...
ANTOINE.
— Vous avez toujours été une hypocrite... - Mais, dès
que nous nous endurcissons dans le vice, — d misère ! les
dieux sages ferment nos yeux ; — ils laissent tomber notre
pure raison dans notre propre ordure, nous font adorer —
nos erreurs et rient de nous, quand nous nous pavanons -
sur le chemin de notre ruine !
sce:(E xxiil. 169
nitoPATRE.
Oh! en est-ce venu là?
ANTOINB.
— Je TOUS ai trouvée comme un morceau refroidi - sur
l'flssiette deCésar mort... Que dis-je! vous étiez un reste-
de Cnéius Pompée : sans compter ces heures ardentes, -
non pnregislrées par la renommée vulgiiire, que — votre
luiure avait dérobées!.. Car. j'en suis sftr, — sivousêtes
capable de deviner ce que peut être la vertu, - vous ne
savez pas ce que c'est !
OÉOPATRE.
Pourquoi tout ceci?
ANToms.
— permettre qu'un drûle fait pour recevoir un salaire —
et pour dire : Dieu vous le rende! soit familier ~- avec ma
compagne de jeui, avef votre main, avec ce sceau rojal, —
garant de la foi des grands cœurs!... Ob! quenesuis-je —
sur la montagne de Sasan, pour y rugir plus haut — que
les troupeaux à cornes! Car j'ai de farouches griefs: - et
les exprimer humsinement, ce serait faire - comme le con-
dïmné qui, la corde au cou, remercie le bourreau ~ de
sa dextérité!...
TnvBEDS revient avec te« fervitenn.
ANTOINE.
Est-il fouetté*
PREMIEU SEil^TTEUR.
~ Solidement, monseigneur.
AffrOLNE.
A-t-il crié? a-t-il imploré son pardon?
PHF.MIER SERVTTIDB.
-Ha demandé grâce.
ASTOrSE, ï Thyréru.
~ Si Ion père vit encore, i) regrettera ■- que tu ne sois
P*sné fille: et toi, tu te repentiras - d'avoir suivi César
'''ns son triomphe, puisque - lu as été fouetté pour
170 ANTOINB ET CLSOPATRI.
l'avoir suivi : désormais, — que la blanche main d'une
femme le donne la fièvre; — tremble, rien qu'à la voir..
Retourne vers César, — raconte- lui ta réception : songe i
lui dire — qu'il m'irrite, pour autant qu'il fait trop — du
superbe et m'a en mépris. En rabâchant sur ce que je suis,
— il oublie ce que je fus. Il m'irrite, — au moment même
oti je suis si facile à aigrir, - lorsque les astres propices,
qui jusqu'ici ont été mes guides, - se sont échappés de
leurs orbites, et ont lamé leurs feux — dans les abtmes de
l'enfer ! S'il trouve mauvais — ce que je dis et ce que j'ai
fait, mande-lui qu'il a — par-devers lui Hipparque, mon
affranchi , et qu'il — peut à plaisir le fouetter, le pendre ou
le torturer, — afin que nous soyons égaux. Insiste pour
cela toi-même, — et va-t'en avec tes marques sur le dos.
Sort Thyréos.
CliOPATRB.
— Avez* vous fini?
ANTOINE.
Hélas, notre lune terrestre — est maintenant éclipsée;
et cela seul suffirait pour annoncer - la chute d'Antoine!
aÉOPATRE.
Attendons qu'il ait achevé.
ÂM'OINE, aCIeopâtre.
— Pour flatter César, vous échangez des regards - avec
un drôle qui lui attache ses aiguillettes!
CLÉOPATRB.
Ne pas me connaître encore !
ANTOINE.
— Êtes- VOUS donc de glace pour moi ?
CLÉOPATRE.
Ah ! cher, si je suis ainsi, — que de mon cœur glace le
ciel engendre une grêle ~ empoisonnée à sa source ; et que
le premier grêlon — tombe dans ma gorge pour se dis-
soudre — avec ma vie! que le second frappe Césarion ! -
SGÉNB XXIII. 171
\j\ie successivement tous les fruits de mes entrailles, — et
0
mes braves Egyptiens, — soient lapidés par cet ouragan en
fusion ! — Et que tous restent gisants sans tombes jusqo'è ce
que les mouches et les insectes du Nil - les ensevelissent en
les dévorant!
ANTOINE.
Je suis satisfait. — César s'établit sous Alexandrie ; c'est
\h — que je veux combattre sa destinée. Nos forces de terre
- ont noblement tenu ; notre flotte dispersée - s'est ral-
liée et vogue dans sa menace navale. — Qu'étais-tu donc
devenu, mon courage?... Écoutez, madame, — si je reviens
encore une fois du champ de bataille, — pour baiser ces
lèvres, je veux apparaître couvert de sang. — Moi et mon
ëpée, nous allons gagner notre chronique; — il y a de l'es-
poir encore !
CLÉOPÀTRB.
Voilà enfin mon vaillant seigneur !
ANTOINE.
- Mes muscles, mon cœur, mon souffle vont être triplés,
- et je veui combattre sans merci. Quand mes heures —
coulaient insouciantes et propices, les vaincus rachetaient
de moi leur vie — avec un bon mot, mais maintenant, je
vais grincer des dents — et envoyer dans les ténèbres tous
ceux qui m'arrêteront. .. Allons, - ayons encore une nuit
joyeuse ; qu'on appelle à moi — tous mes tristes capitaines
et qu'on remplisse nos coupes ; encore une fois — narguons
la cloche de minuit !
CLËOPÂTRE.
C'est aujourd'hui l'anniversaire de ma naissance ; - je
croyais qu'il serait pauvrement fêlé ; mais puisque mon sei-
gneur — est redevenu Antoine, je veux être Cléopâtre.
ANTOQQL
- Tout ira bien tncore.
^
172 iNTOINE ET CLÉOPATRB.
CLtOPATBK.
~ 0»'*in appelle auprès de monseigneur tous ses nobles
capitaines !
ANTOINE.
- Faites. Nous voulons leur parler; et ce soir je forcerai
- le vin à sourdre sous leurs cicatrices... Venez, ma reine :
- il y a encore de la sève, là! La prochaine fois que je com-
battrai, - je rendrai la mort amoureuse de moi; car je vais
rivaliser — avec sa faux pestilentielle.
Sorleni Antoine. Cléopltre et les servtican.
ÉNOBARBUS.
- Le voilà résolu à éclipser la foudre ! Élre ,furieux, -
c'est n'avoir plus peur à force d'effarement; dans cette hu-
meur-là, — une colombe attaquerait une autruche. Je le
vois, c'est toujours - aux dépens de sa cervelle que notre
capitaine — reprend du cœur. Quand la valeur - entame
Is raison, — elle dévore le glaive avec lequel elle combat...
Je vais chercher — un moj'en de le quitter.
[Le camp de Céur k Aleiendrie.] ^
'; Intrenl C£mk, lium une lettre, Aorippa, HeceifS et antrM. ^Ê
CÉSAR.
— Il me traite d'enfant, et me morigène coromes'îl avait
le pouvoir — do me chasser d'Éjtypte. Mon messager, —il l'a
haltii de verges : il me provoque à un combat singulier, -
César contre Antoine ! Que Ip vieux ruffian sache — que j'ai
beaucoup d'autres moyens <\c mourir et qu'en attendant
— je me moque de son défi (24).
MÉCÈNK.
CCsar doit penser - que, quand un homme si grand est
A
8GÉ1II XXT. 173
pris de rage, c'est qu'il est — anx abois. Ne lai donnez pas
de répit, mais Tite — profitez de son égarement. Jamais
la fbrear — n'a fait bonne garde pour elle-même.
dCSAR.
Faites savoir à nos meilleurs chefs - que demain ta der-
nière de tant de batailles — sera livrée par nous... H y a
dans nos rangs — assez de déserteurs de l'armée d'Antoine
— pour l'aller chercher. . . Veillez i ce que ce soit fait, ~
et qu'on festoie les troupes ; nous regorgeons de vivres, —
et elles ont bien mérité cette prodigalité. Pauvre Antoine I
Ils lOTteDt.
SCÈNE XXV.
[▲leiaftdrie. Dans la palaii.]
Entrant AirroiNB, CLtoPATEB, ÉiioBAaiius, CHAaMioM, Iras, Albxas
at aatres.
AHTOINK.
— n ne veut pas se battre avec moi, Domitios !
tiTOBABBUS.
Non.
iSTOniK.
Pourquoi pas?
— n pense qu'étant vingt fois plus fortuné que vous, —
il risquerait vingt contre un.
AKTOniB.
Demain, soldat, — je veux me battre sur terre et sur mer;
ou je sunrivrai, — ou je donnerai h ma gloire mourante un
bain de sang — qui la fera revivre. Es-tu prêt & bien te
battre?
fafOBARNIS.
— Je frapperai en eriant : Pas de quartier!
174 AlfTOlNE ET GLtOPATRE.
ANTOINE.
Bien dît! Allons! — Qu'on appelle les gens de ma mai-
son ! que cette nuit — il y ait profusion à notre banquet !
EotreDt des SERVITEURS. Il leor tend saccessivement la main.
Donne-moi la main, toi, — tu as toujours été bien
fidèle... Et toi aussi... — Et toi. . Et toi... Vous m'avez
bien servi, — et vous aviez des rois pour compagnons.
CLÉOPÂTRE, à pari, à Éaobarbas.
Que signifie ceci?
ÉNOBARBUS, h pari.
- C'est un de ces traits bizarres que la douleur — déco-
che de l'âme.
ANTOINE.
Et toi aussi, tu es un serviteur fidèle ! - Je voudrais me
multiplier en autant d'hommes que vous êtes, — et vous
voir tous réunis en - un Antoine, pour pouvoir vous ser-
vir — aussi bien que vous m'avez servi !
LES SERVITEURS.
Aux dieux ne plaise !
ANTOINE.
- Allons, mes bons camarades, assistez-moi cette nuit
encore : — ne ménagez pas mes coupes, et traitez-moi, -
comme quand tout un empire était votre compagnon — et
obéissait à mes ordres.
GLÉOPATRE.
Que prétend-il ?
ÉNOBABBIS.
- Faire pleurer ses amis !
ANTOINE.
Aidez-moi cette nuit encore. — Peut-être est-ce la fin
de votre service ; — peut-être ne me verrez-vous plus ou
ne verrez-vous de moi - qu'une forme mutilée ; peut-être
demain, — serviroMrous ua autt© maître. Je vous regarde
SCtHB XXV). 175
(ous — «0 boiome qui vous fait ses adieux. Mes âdèles
amis, — je ne vous renvoie pas ; j'ai, comme maître, —
épousé Totre bon service et je ne m'en déferai qu'à la mort.
- Assislez-moi celte nuit deux heures, pas davantage, -
et que les dieux vous en récomponseot !
T(in<- les tervilenri Toodent en larme*.
ÉNOBARBl'S.
Que prétendez -vous , Sirr? - Pourquoi leur donner ce
décciuragemeni V Voyez, ils pleurent ; — et moi, flne que je .
SDÎ$,j*ai un oignon dansl'œtl Par pudeur,— ne nous trans-
(onneoE pas en femmes.
unousi.
Assez ! assez ! assez ! — Que la sorcière m'emporte, si
j'avais cette intention ! - Que l'allégresse germe où sont
tombées ces larmes ! Mes générf ux amis, - vous prenez ce
que je dis dans un sens trop douloureui : je vous parlais
pour vous encourager, quand je vous demondais - d'in-
cendier cette nuit avec des lorches ! Sachez , mes chers
cœurs, - que j'ai bon espoir pour demain. Si je vous con-
duis au combat, - c'est que j'-n attends la victoire et la
vie - plutôt que la mort et la gloire Allons souper; venez
~ et noyons les rélleitons [2o).
Ti>u« sorUnt
SCENE XXVI.
[Aleiandrie. Devant le palais. 1
Entrani deux soldats.
rlflEMIER SOLDAT.
Bonne nuit, frère; demain esl le jour.
I DEUXlËliE SOLn.\T.
- Oui, qui décidera de tout : bonne chance ! -
vous entendu rien d'étrange dans les rues?
m
176 ÀlfTOnn et CLtOFATRB.
PREMTEH SOLDAT.
- Rien : quelles nouvelles?
DEUXIÈME SOLDAT.
Ce n'est probablement qu'une rumeur : — bonne nuit à
TOUS.
PREMIER SOLDAT.
Allons, mon cher, bonne nuit.
Entreot DEUX autres soldats.
DEUXIÈME SOLDAT, aoi ooaveaoi venus.
Soldats, - attention au poste !
TROISIÈME SOLDAT.
Attention, vous aussi ! Bonne nuit, bonne nuit.
Les deoi premiers soldats se metteDt en (action an fond dn théâtre.
QUATRIÈME SOLDAT, ao troisième*
- Nous, ici !
Ils se postent snr le devant de la scène.
Si demain — notre flotte l'emporte, j'ai la conviction ab-
solue — que nos gens de terre tiendront bon.
TROISIÈME SOLDAT.
C'est une brave armée, - et pleine de résolution...
Mnsiqne de bantbois soos la scène.
QUATRIÈME SOLDAT.
Silence ! quel est ce bruit ?
PREMIER SOLDAT.
Écoutez ! écoutez !
DEUXIÈME SOLDAT.
- Chut ?
PREMIER SOLDAT.
De la musique dans l'air!
TROISIÈME SOLDAT.
Sous terre !
QUATRIÈME SOLDAT.
C'est bon signe, — n'est-ce pasT
8CÈSB XXVU.
m
TROISIÙIE SOLDAT.
NOQ.
PREMIER SOLDAT.
Paii, VOUS dis-je I Qu'est-ce que cela signifie ?
DEUXIÈME SOLDAT.
- C'est le dieu Hercule, tant aimé d'Antoine, -qui l'a-
bandoQue aujourd'hui {'Ho).
PHKU1ER SOLDAT.
AvauçoQS ! Voyons si les autres sentinelles — entendent
comme nous.
Ils l'amicent dmi la direclioli d'an antra poiU.
DEUXIÈME SOLDÂT , appeUal.
Eh bien, camarades?
PLUSIEURS SOLDATS, r.^poDdanl t la toii.
Eh bien! - Eh bien ! entendez-vous?
PREMIER SOLDAT.
Oui. N'est-ce pas étrange?
TROISIÈME SOLDAT. i
- Entendez-Tous , camarades ? entendez-vous ? i
PREMIER SOLDAT.
- Suivons le bruit jusqu'à la limite de dos quartiers ;
- voyons comment il cessera.
PLUSIEURS SOLDATS.
Volontiers : voilà qui est étrange.
Toiu sorte uL.
SCÈNE XXVI!.
[Alnaadne. Dans le palais. Le jour se lëfe.;
Entreol AnTOiNE et Clëopatre suivis Ae ChaRmion et d'aaires.
ANTOLVE.
~ Éros! mon armure, Éros !
CLliOl'ATRB.
[lurmez un {h<u.
178 ANTOINB KT CLBOPATRK.
idrroiiiB.
— Non, ma poule... Eros, viens donc; mon /irmure,
Éros!
Entre Éros, a?ec nne annare.
ANTOmE.
— Viens, mon brave, couvre-moi de fer. — Si la fortune
n'est pas pour nous aujourd'hui, c'est — que nous la bra-
vons... Allons!
Éros se met en devoir de Téqaiper.
CLÈOPATRE.
Ah ! je veux aider, moi aussi.
Prenant ane pièce de i*armaTe.
— Oïl se met ceci?
ANTomE.
Ah ! laisse ça, laisse ça... Tu es - l'armurière de mon
cœur... Tu te trompes, tu te trompes!... Ceci ! ceci!
Antoine désigne la cuirasse. CtéopAtre la prend et la lui met.
CLÈOPATRE.
— Doucement! là! je veux vous aider... Voilà comment
ça doit être.
ANTOINE.
Bien, bien ! — Nous réussirons à présent... Allons, mon
brave, - va t'équiper.
ÉROS.
Tout de suite, Sire.
CLÈOPATRE.
— Est-ce que ce n'est pas bien bouclé ?
ANTOINE.
A merveille , à merveille ; - celui qui débouclera ceci
avant qu'il nous plaise — de l'ôter pour nous reposer, aura
entendu une tempête... — Tu tâtonnes, Éros, et ma reine
est un écuyer — bien plus adroit que toi... Dépêchons-
nous. 0 mon amour, - que ne pe;ux-tu me voir combattre
SCÉflE XXVII 179
aigounjliui, et assieler — à mes royales occupations ! tu
«errais — quel ouvrier je guis!
Entre an officie it nttaé.
ASTORE.
Boojour; sois le bienvpnu; - tu as l'air d'un homme
chargé d'une mission belliqueuse: - pour l'ouvrage que
oous aimons nous nous levons de bonne heure, -et nous
; allons avec joie.
P&SÏIER OFnaEB.
Mille combattants. Sire, - quoique ce soit bien \.6t, ont
Héjà rivé leur armure - et vous attendent aui porlfs.
AeclanalioDi mêlées an bruit des [rompetles .
Eotrent des ofkigiehs et îles soldats.
PEUXIÈJiE OFflOEH.
- La matinée est belle... Bonjour, général!
TOUS.
- Bonjoar, général ^ '
ASTODiE.
Voilà qui est bien embouché, mes enfants ! — Le mstio,
précoce comme le génie d'un jeune homme — qui doit faire
parler de lui, commence du bonne heure..
A En», qui aeliéve île l'armer.
-- Ainsi, ainsi... Allons, donne-moi cela... de cette fa-
çon... Bien...
A cléopJtre.
- Sois heureuse, ma dame, quoi qu'il advienne de
moi !
Il l'embnsM.
- C'est un baiser de soldat, mais je serais blâmable — et
digne des plus humiliants reproches, si je m'arrêtais ~à de
plus minutieux compliments; je dois le quitter - mainle-
tiaol, comme 'lu homme d'acier. Vous ijui voulez com-
180 ANTOINE ET GLÈOPATRS.
battre, — suivez-moi de près ; je vais tous conduire à l'œu-
vre... Adieu!
Sortent Antoiae, Éros, les officiers et les soldats.
GHARMION.
— Vous plairait-il de vous retirer dans votre chambre ?
GLÈOPATRE.
Conduis-moi. —Il part vaillamment. Ah ! si lui et César
avaient pu — décider cette grande guerre dans un combat
singulier! - Alors Antoine... Mais maintenant... Eh bien,
marchons.
Elles sortent.
SCÈNE XXVUI.
[Le camp d'Antoine près d'Alexandrie.]
Les trompettes sonnent. Entre Antoine, accompagné d'ÉROS ; il ren-
contre le SOLDAT qai Ta interpellé h Actiam.
LE SOLDAT.
— Fassent les dieux que cette journée soit heureuse pour
Antoine !
ANTOINE.
— Ah ! que n'ai-je été décidé par tes conseils et par tes
cicatrices — à combattre sur terre !
LE SOLDAT.
Si tu Tavais fait, — les rois qui se sont révoltés et le sol-
dat — qui t'a quitté ce matin, marcheraient encore — à ta
suite.
ANTOINE.
Qui donc a déserté ce matin ?
LE SOLDAT.
Qui? — Quelqu'un qui était toujours près de toi. Appelle
Énobarbus, — il ne t'entendra plus, ou du camp de César
" il répondra : Je ne mis pltis des tiens.
SGÉNK XXDC. 181
AlfTOHiS.
Que dis-tu ?
LE SOLDAT.
Seigneur, — il est avec César.
ÈROS.
Seigneur, ses coffres et ses trésors, — il a tout laissé ici.
ANTOINE.
Est-il parti vraiment?
LE SOLDAT.
Rien de plus certain.
ANTOINE.
- Va, Éros, renvoie-lui ses trésors; fais vite, — et n'en
retiens pas une obole, je te le défends ; écris-lui — la plus
affectueuse lettre d'adieu, je la signerai ; — dis-lui que je
souhaite que désormais il n'ait plus de motif — de changer
dp maître... Ohl ma fortune a — corrompu les honnêtes
gens... Dépêche-toi... Enobarbus !
Us sortent.
SCÈNE XXIX.
fLe camp de César devant Alexandrie.]
Fanfares. Entre César, accompagné d' AGRIPPA, d*^OBARBUS et
d'autres.
CÉSAR.
- Pars, Agrippa, et engage la bataille ; — notre vo-
lonté «»st qu'Antoine soit pris vivant ; — fais-le savoir.
AGRIPPA.
J'obéis, César.
Il sort.
CÉSAR.
- \fi temp*; de la paix universelle est proche ; — si cette
TII. i«
18? ANTOINE ET CLÉOPATRE.
journée est heureuse, les trois parties du monde — porte-
ront spontanément Toliv*'.
Kotre un MESSAGER.
LE MESSAGER.
Antoine — est arrivé sur le champ de bataille.
CÉSAR.
Va, dis à Agrippa — de poser les déserteurs à Tavant-
garde, — atin qu'Antoine épuise en quelque sorte sa furie-
sur lui-même.
Sorleot César el sa suite.
ÉNOBARBUS.
— Alexas a trahi ; envoyé en Judée — pour les intérêts
d'Antoine, il a persuadé — au grand Hérode de passer à
César — et d'abandonner Antoine , son maître : pour la
peme, ~ César l'a fait pendre. Canidius et les autres —
qui ont déserté ont obtenu do l'emploi, mais — non une
honorable confiance. J'ai mal agi, — et je m'en accuse si
amèrement - que je n'aurai plus de joie.
Entre uo SOLDAT de César.
LE SOLDAT.
Énobarbus, Antoine — te renvoie tous tes trésors, grossis
— de ses largesses. Sonmessager — est venu, sous ma garde,
et il est maintenant dans ta tente — à décharger ses
mules.
ÉNOBARBUS.
— Je vous donne tout.
LE SOLDAT.
Ne vous moquez pas, Enobarbus, - je vous dis la vé-
rité. Vous feriez bien d'escorter le messager - jusqu'à la
sortie du camp; je dois uie rendre à mon poste, — sans quoi
SCÈNE XXX. 183
je l'aurais fait moi-même. Votre empereur — est toujours
un Jupiter.
Il sort.
ËNOBARBUS, seul.
- Je suis le vrai scélérat de Tunivers, — et je le sens
tout le premier. 0 Antoine, - mine de générosité, de quel
prix tu aurais payé — mes fidèles services, toi qui --cou-
ronnes d'or ma turpitude ! Mon cœur se gonfle : — si le
remords violent ne le brise pas, un moyen plus violent —
devancera le remords ; mais le remords suffira, je le sens ;
— moi, combattre contre toi ! Non... Je veux chercher —
un fossé où mourir ; le plus immonde est le meilleur —pour
la fin de ma vie !
Il sort.
SCÈNE XXX.
[Le champ de bataille. Bruit de combat. Tambours et trompettes.]
Entre A/;ri?pa, suifi d'autres combattants.
AGRIPPA.
- Relirons-nous, nous nous sommes engagés trop
avant ; - César lui-même a cle la besogne, et la résistance
— excède ce que nous attendions.
Ils sortent.
Bruit de combat. F:ntrent ANTOINE etSCARUS blessé.
SCARUS.
- 0 mon brave empereur , voilà ce qui s'appelle com-
battre ! - Si nous avions fait de même tout d'abord . ils
auraient été repoussés jusque chez eux —avec des chiffons
autour de la tête.
ANTOINE.
Tu saignes abondamment.
184 INTOlin ET GLÉOPATRE.
SGâRUS. .
— J'avais ici une blessure en forme de T ; — elle est
maioteDant faite comme uo U.
ÂNT01N8.
Ils font retraite.
SGARUS.
—Nous les chasserons dans des trous ; j'ai encore — place
pour six balafres.
Entre Éros.
ÈROS.
— Us sont battus, seigneur ; et notre avantage a tout
l'effet — d'une belle victoire.
SGARUS.
Taillons-leur les épaules, —et attrapons-les comme nous
prendrions des lièvres, par derrière ; —c'est plaisir de hous-
piller un fuyard.
ANTOINB.
Je te récompenserai - une fois pour ta joyeuse humeur
et dix fois — pour ta bonne vaillance. Viens.
SGARUS.
Je vous suis clopin-clopant.
Ils sortent.
SCÈNE XXXI.
[Sons les murs d'Alexandrie].
Entre Antoine, en marche militaire ; Scarus et tooie Tarmée le
soi vent.
ANTOINE.
— Nous l'avons chassé jusque dans son camp! Qu'on
coure en avant — annoncer à la reine les hâtes qui nous
8CBNB XXXI.
\8h
arrirenl. Demain, — avant qiiele soleil nous voie, nous ver-
serons le sang - qui nous a échappé aujourd'hui. Je vous
remercie lous; —car vous avez le bras vaillanl, el vous vous
é(^ battus, ~ Don comme si vous serviez nuirui. mais comme
si ma causp — avait été celle de chacun de vous ; vous vous
êtes tous montrés des îlectors. - Entrez dans ht ville, em-
hrasseï vos femmes, vos amis, — et raconlez-leur vos exploits,
tandis qu'avec des larmes de joie — ils laveront les caillots
lie vos blessures et baiseront — vos plaies honorées.
A Scan*.
DoDne-moî ta main.
Clëopatrb arrive tiee m «uite.
ANTOINE,
— C'est à cette grande fée que je veui vanter tes exploits,
- pour qu'elle te bénisse de sa remnoaissance.
À Cl^opAlre.
0 loi. lumière du jour, — étreins mon rou bardé de fer;
toute radieuse, élance-toi, - en dépit de cette armure,
sur mon cœur pour t'y laisser - soulever par les élans
du triomphe!
CLËOrATRE, le prenant d«n« se» bras.
Seigneur des soigneurs, - fl héroïsme infini ! te voilà
doDc revenu souriant, - après avoir échappé au grand
^ége des hommes.
AirtOISB.
Mon rossignol, - nous les avons chassés jusqu'à leurs
Iitî.
PoTiRDi la maio A «es rheveui.
Eh bien, ma Qlle, bien que les gris — soient quelque peu
mêlés aux bruns, nous avons encore - assez de cervelle
pour nourrir notre énergie et —pour tenir tête à la jeunesse.
MoDtraiil Scarui.
Regarde cet homme ; — confie à ses lèvres ta main sympa-
thique . - Baise cette main, mon guerrier, . 11 a combntlu
186 ^ ANTOINE ET GLÉOPÂTRE.
aujourd'hui — comme si un dieu, hostile au genre humain,
avait — pris sa forme pour détruire.
CLÈOPÂTRE.
Ami, je vais fe donner — une armure d'or, qui appar-
tenait à un roi.
ANTOINE.
— Il Ta bien méritée, fût-elle couverte d'escarboucles -
comme le char sacré de Phébus ! . . . Donne-moi ta main ; —
faisons à travers Alexandrie une marche joyeuse ; — portons
devant nous nos boucliers balafrés comme leurs maîtres. -
Si notre grand palais était assez vaste — pour camper cette
armée, nous souperions tous ensemble — et nous boirions à
la ronde à la journée de demain — qui nous promet un
royal péril... Trompettes, — assourdissez la ville de vos
fanfares cuivrées, — et qu'on y mêle le cliquetis de nos
tambourins, — en sorte que le ciel et la terre se fassent écho
— pour applaudir à notre approche.
SCÈNE xxxn.
[Le camp de (lésar pendant la nuit. La lune brille.]
Des soldais sont en sentinelle. Entre ÉNOBARBUS-
PREMIER SOLDAT.
— Si nous ne sommes pas relevés avant une heure, ~
nous devrons retourner au corps de garde. La nuit — est
brillante et l'on dit que nous serons en bataille — dès la
deuxième heure du matin.
DEUXIÈME SOLDAT.
La journée a été — dure pour nous.
ÉNOBARBUS.
0 nuit, sois-moi témoin...
TROISIÈME SOLDAT.
— Quel est cet homme ?
SGÉIVE XXII. 187
DEUXIÈME SOLDiT.
Approchons et écoutons-le.
ÉNOBÂRBUS.
— Sois témoin, 6 lune sacrée, — quand l'histoire jettera
sur les traîtres ~ un souvenir flétrissant, sois témoin que
le pauvre Énobarbus — s'est repenti devant ta face!
PREMIER SOLDÂT.
Enot)arbus !
TROISIÈME SOLDÂT.
Silence! — Ecoutons encore.
ÈNOBÂRBUS.
- 0 souveraine maîtresse de la mélancolie profonde, —
déverse sur moi les humides poisons de la nuit, ~ afin que
celte vie, rebelle à ma volonté, — ne m*accable plus. Jette
mon cœur — contre la pierre dure de ma faute. — et que,
desséché par la douleur, il s'y brise en poussière - pour on
fiuir avec toute sombre pensée. 0 Antoine, — plus généreux
que ma révolte n'est infâme, pardonne-moi pour ta part, —
et qu'alors le monde m'inscrive sur le registre — des déser-
teurs et des transfuges! — 0 Antoine! 6 Antoine!
Il menrt.
DEUXIÈME SOLDÂT.
Parlons-lui.
PRE^nER SOLDAT.
- Écoutuuslc bien; car les choses qu'il dit - peuvent
intéresser César.
TROISIÈME SOLDÂT.
Oui. Mais il dort!
PREMIER SOLDÂT.
— Je crois plutôt qu'il s'évanouit; car jamais prière aussi
déchirante — n'a app»'lé le sommeil.
DEUXIÈME SOLDÂT.
Allons à lui.
\U >'a(>prochent dn cadavre.
188 ANTOINE ET GLÉOPÂTRE.
TROISIÈME SOLDAT.
— Éveillez-vous, éveillez-vous, seigneur; parlez-nous.
DEUXIÈME SOLDAT, le secouant.
Entendez-vous, seigneur?
PREMIER SOLDAT.
— La main de la mort Ta atteint.
Roalement de tambonr aa loin.
Écoutez, les tambours — éveillent solennellement l'armée
endormie... Portons-le— au corps de garde. C'est quelqu'un
de notable. Notre faction'' - est amplement terminée.
TROISIÈME SOLDAT.
Allons, portons-le : — il peut encore revenir.
Ils sortent avec le corps.
SCÈNE XXXIII.
[Un terrain accidenté entre les deux camps. On aperçoit an bois de
pins sar ane éminence.]
Arrivent Antoine et Sgarus suivis de troapes en marche.
ANTOINE.
Aujourd'hui tous leurs préparatifs sont pour un combat
naval ; — nous ne leur plaisons pas sur terre.
SCARUS.
On se battra sur terre et sur mer, monseigneur.
ANTOINE.
— Je voudrais qu'on pût se battre dans le feu ot dans
l'air; — là aussi nous les attaquerions. Mais écoute : notre
infanterie, — postée sur les hauteurs qui avoisinent la ville,
— restera avec nous; les ordres sont donnés à la flotte, —
et elle a déjà quitté la rade. Allons chercher une position -
d'oîi nous puissions découvrir leur ordre de bataille - et
observer leurs manœuvres.
Us sortent.
SCÈNE xxxin. 189
Entre César à la tête de ses troupes.
CÉSAR.
— Nous resterons immobiles sur terre, à moins que nous
ne soyons attaqués, — et nous ne le serons pas, je crois,
car ses meilleures troupes — sont employées au service de
ses galères. Gagnons les vallées, — et gardons nos plus
grands avantages.
Ils sortent.
Rentrent Antoine et Scarus.
ANTOINE.
— Ils ne se sont pas encore abordés. De l'endroit oh ce
pin s'élève, — je découvrirai tout : je reviendrai te dire —
immédiatement quelle apparence ont les choses.
l\ sort.
SCARUS.
I.es hirondelles — ont bâti leurs nids dans les voiles de
Cléopâtre : les augures — prétendent qu'ils ne savent pas,
qu'ils ne peuvent pas dire. . Ils ont l'air lugubre, — et n'osent
exprimer leur pensée. Antoine — est vaillant et abattu ; et,
par accès, — sa fortune agitée le remplit d'espoir ou de
crainte, — à la vue de ce qu'il a et de ce qu'il n'a pas.
Bruit lointain annonçant an combat naval.
Rentre Antoine.
ANTOINE.
Tout est perdu ; — cette noire Égyptienne m'a trahi ; (Î7)
- ma flotte s'est rendue h Tennemi; et les voilà là-bas —
qui jettent leurs bonnets en l'air et qui boivent tous en-
semble - comme des amis longtemps éloignés... Triple
prostituée ! c'est toi — qui m'as vendu à ce novice, et mon
cœur — ne fiait plus la guerre qu'à toi seul . . .
A Scaras.
Dis-leur à tous de fuir, — car, dès que je serai vengé
190 ANTOINE ET CLÉOPATRE.
de ma charraeresse, - j'aurai fini... Dis-leur à tous de
fuir, va !
Sort Scanis.
— 0 soleil, je ne verrai plus ton lever! — La Fortune et
Antoine se séparent ici ; c'est ici — que nous nous serrons
la main... Que tout en soit venu là! Les cœurs — qui ram-
paient à mes talons et dont je comblais — les désirs, fondent
et distillent leur baume— sur le florissant César; et le cèdre
reste dépouillé, — qui les ombrageait tous. Je suis trahi ! — 0
âme noire d'Egypte ! sinistre charmeresse — dont un
regard m'envoyait à la guerre ou me rappelait au foyer, —
dont le sein était ma couronne et mon but suprême ! -
Véritable gipsy, elle m*a, par ses impostures, — entraîné au
cœur de la ruine. — Holà, Éros ! Éros !
Entre ('lêopatre.
ANTOINE.
Àb! enchanteresse! ctrricTe!
• CLÉOPATRE.
— Pourquoi mon seigneur est-il furieux contre sa bien-
aimée?
ANTOINE.
— Évanouis- toi. ou je le donnerai ce que tu mérites, —
et je ferai tort au triomphe de César. Qu'il te prenne - et
qu'il t'expose aux acclamations des plébéiens; - suis son
chcir, comme l'opprobre le plus grand — de tout ton sexe.
Monstre prodigieux, sois exhibée - aux badauds, pour la
plus chétive obole , et que — la patiente Oclavie te laboure
le visage — de ses ongles aiguisés !
Cl(^opâtre sort.
Tu as bien fait de t'enfuir, — si c'est un bien de vivre :
pourtant, mieux eût valu pour toi - succomber sous ma
furie, car cette mort — t'en eût épargné mille... Holà!
Éros !... — La chemise de Nessus est sur moi : ô toi, —
Àlcide, mon ancêtre, enseigne-moi ta rage. - Puîssé-je,
8GÉNK XXXI?. 191
moi aussi, lancer Licbas sur les cornes de la lune, — et, à
l'aide de ces bras qui brandissaient la plus lourde massue,
— m*anéantir héroïquement ! . . . Cette sorcière mourra : —
elle m'a vendu au marmouset romain, et je succombe —
sous sa trahison : elle mourra pour cela. À moi, Éros !
Il sort.
SCÈNE XXXIV.
[Aleiandrie. Daos le palais de GléopAtre.]
Kntreiii Clêopatrb, Charmion, Iras et Mardian.
CLÉOPATRE.
- A mon secours, mes femmes! Oh! il est plus furieux
' que le fils de Télamon frustré du bouclier d'Achille ; le
sanglier de Thessalie — n'était pas plus écumant.
GHARMION.
Rendez- VOUS au tombeau. — Enfermez-vous là, et fsdtes-
lui dire que vous êtes morte. — La séparation de T&me et
du corps n'est pas plus déchirante ~ que la perte de la
grandeur.
aÈOPATRE.
Au tombeau ! - Mardian, va lui annoncer que je me suis
tuée ; — dis-lui que mon dernier mot a été : Antoine! ~ et,
je Ten prie, attendris-le par ton récit. Pars, ~ Mardian, et
reviens m'apprendre comment iUprend ma mort. — Au
tombeau!
Tous sortent.
SCÈNE XXXV.
, Alexandrie. Dtns ie |>alais d'Antoine.]
Entrent Antoine et Éros.
ANTOINE.
- Eros, tu me vois encore ?
192 ANTOIIŒ ET GLËOPâTRE.
ÈROS.
Oui, noble seignear.
ANTOWB.
— Nous voyons parfois un nuage qui ressemble à un
dragon, — parfois une vapeur ayant la forme d'un ours ou
d'un lion, — d'une citadelle flanquée de tours, d'une roche
pendante, — d'une montagne dentelée ou d'un bleu pro-
montoire - couronné d'arbres qui font des signes au monde
— et jettent à nos regards une aérienne moquerie! Tu as
vu ces météores : — ce sont les spectacles du sombre
Vesper.
ÈROS.
Oui, monseigneur.
ANTOINE.
— Rien que le temps d'y penser, et ce qui tout à l'heure
était un cheval, - la nuée le rature et le rend indistinct —
comme de l'eau dans de l'eau.
ËROS.
En effet, monseigneur.
ANTOINE.
— Eh bien, mon bon serviteur Éros, ton capitaine est —
comme un de ces corps-là. Je suis encore Antoine, — mais
je ne puis plus garder cette forme visible, ô mon serviteur !
— C'est pour l'Égyptienne qu«' j'ai fait la guerre: et cette
reine, - dont je croyais posséder le cœur comme elle pos-
sédait mon cœur — (mon cœur qui, si j'en fusse resté
maître, se serait attaché — un million de cœurs, maintenant
aliénés), celte reine, Éros, a -battu les cartes pour César et
triché ma gloire — pour le triomphe de mon ennemi!... —
Va, ne pleure pas, doux Eros; il nous reste encore — nous-
môme pour mettre fin à nous-même.
Entre Mardian.
ANTOINE.
Oh ! ton inf&me maltresse ! — Elle m'a volé mon épée!
SGÈIIE UXY. 193
MARDIAll.
iNoD, Antoine, — ma maîtresse t'aimait, et sa foitone
s'était associée — sans résenre à la ttenne.
ANTOIHK.
Arrière, eunaqae impudent! tais-toi ! — Elle m'a trahi et
elle mourra.
MÀRMAN.
— La mort est une dette qui ne se paye qu'une fois, --
et elle l'a acquittée. Ce que tu voulais foire — est foit ; ses
dernières paroles — ont été : Antoine ! très-noble Antoine !
— Alors un cri déchirant lui a brisé dans la gorge — le nom
d*ADtoine, suspendu — entre son cœur et ses lèvres : elle
a rendu l'âme, — gardant ton nom enseveli en elle.
Airroi^E.
Elle est donc morte?
MâRDIâR.
Morte!
ANTOINE.
— Ëros, désarme-moi ; la tflche de la longue journée
est finie, - et nous devons dormir.
A MardiiiD*
Pars d'ici sain et sauf, —et tiens-toi pour bien payé de ta
peine. Va.
Mardian sort.
Allons, défois tout cela.
liros loi enlève ton armare, pièee è piëee.
~ Le bouclier à sept peaux d'Ajax ne saurait contenir —
les battements de mon cœur. Oh! déchirez-vous, mes
flancs! — Mon cœur, sois plus fort que ton récipient — et
brise ta frêle enveloppe... Vile, Eros, vite! — Je ne suis
plus un soldat... Lambeaux de mon armure, allez! — Vous
avez été noblement portés!... Laisse- moi un instant.
Éros sort.
— Je vais te rejoindre, Cléopâtre, et — implorer mon
f94 ANTOINK ET CLÉOPATRE.
pardon. Oui, il le faut, car maintenant — tout délai est
torture... Puisque la torche est éteinte, - couchons-nous,
sans plus tarder. Maintenant tout labeur — s'évertuerait en
pure perte; la force ne ferait que s'embarrasser — par ses
efforts mêmes. Apposons notre sceau, et tout est fini... —
Éros!... Je viens, ma reine... Éros !... Attends-moi. — Là
où les âmes couchent sur des fleurs, nous irons la main
dans la main, — et nous éblouirons les esprits de notre
r
auguste apparition ; — Didon et son Enée perdront leur
cortège, — et la foule des spectres nous suivra... Allons,
Éros, Éros !
Rentre Éros.
ÈROS.
- Que veut monseigneur ?
ANTOINE.
Depuis que Cléopâtre est morte, — je vis dans un tel
déshonneur que les dieux - détestent ma bassesse. Moi,
qui avec mon épée ~ taillais le monde, et qui sur le dos du
vert Neptune — faisais des cités avec mes vaisseaux, je
m'accuse de n'avoir pas — le courage d'une femme. Je suis
moins magnanime — que celte qui, en mourant, vient de
dire à César : — Je suis vaincue par moi seule /. . . Tu as
juré, Éros, que, — si jamais les circonstances l'exigeaient
(et — elles l'exigent maintenant), si jamais je voyais derrière
moi - l'inévitable poursuite du — déshonneur et de l'hor-
reur, alors, sur mon commandement, — tu m'occirais.
Fais-le, le moment est venu. — Ce n'est pas moi que tu
frapperas, c'est César que tu dépouilleras. ~ Rappelle la
couleur sur ta joue.
ÉROS.
Que les dieux retiennent mon bras! — Ferai -je donc ce
que toutes les flèches parthes, — bien qu'ennemies, n'ont
pu faire?
scinK XXXV. 195
Airronifi.
Êros, voudrais-tu dooc — d'une feDÔtre, dans la grande
Rome, voir — passer ton maître, les bras croisés, le cou
plo)é - sous le châtiment, le visage abattu — par une poi-
gnante humiliation, tandis que, traîné devant lui, — le
trône roulant du fortuné César, narguerait -- sa honte
captive?
ÈROS.
Non, je ne voudrais pas voir cela.
ANTOINE.
~ Approche donc ; car je ne puis être guéri que par une
blessure. — Tire cette honnête épée que tu as portée - si
utilement pour ton pays.
ÈROS.
Oh ! gr&ce, seigneur !
ANTOLNE.
-Quand je t'ai affranchi, n*as-tu pas juré — de faire cela
dès que je t'en requerrais? Fais- le donc vite ; — ou tous les
services passés ne sont plus pour moi — que des hasards
involontaires. Tire ton épée et approche.
ÉROS.
- Détourne de moi ce noble visage — où respire la ma»
jesté de tout un monde.
ANTOINE, détoarniiDt la tète.
Allons !
ÈROS.
- Mon épée est tirée.
ANTOINE.
Qu'elle fasse donc vite - la chose pour laquelle tu l'as
tirée.
ÉROS.
Mon maître chéri, - mon capitaine et mon empereur!
laissez-moi, — avant de frapper ce coup sanglant, laissez-
moi vous dire adieu.
196 ANTOIMK ET GLÉOPÂTRK.
âNTOINS.
C'est dit, l'ami : adieu.
ÉROS.
— Adieu, grand chef. Frapperai-je maintenant?
ANTOINE.
Maintenant, Eros !
ÊROS.
— Eh bien donc, voilà !
Il se jette sar son épée.
C'est ainsi que j'échappe à la douleur — de tuer Antoine !
Il eipire.
ANTOINE.
Ami trois fois plus noble que moi-même, — tu me mon-
tres, vaillant Éros, qu'il faut - que je fasse ce que tu n'as
pu faire. Ma reine et Eros — m'ont, par leur brave exem-
ple, rappelé — à la dignité : je veux être — un Bancé pour
la mort, et courir à elle — comme au lit d'une bien-aimée.
9
Allons! Eros, — ton maître meurt ton disciple : voilà ce que
— tu m'as appris (28) .
Il se jette sar son épée.
Eh quoi ! pas encore mort ! pas mort ! — Holà, gardes ! . . .
Oh! achevez-moi.
Eotrent DercêTAS et des gardes.
PREMIER GARDE.
Quel est ce bruit?
ANTOINE.
— J'ai mal fait ma besogne, ami : oh ! a<;hevez — ce que
j'ai commencé.
DEUXIÈME GARDE.
L'étoile est tombée !
PREMIER GARDE.
— Et les temps sont consommas !
SCENE XXXV, 197
Tors.
Hoiaset malheur!
(LNTOINK.
- Que celui qui m'aime me frappe à morl I
PREMIER GARDE. ,
O De sera pas moi.
DEnXiËUE r.ARDE.
Ni moi.
TROISIÈME GARDE. ,
Ni 8UCUD de dous.
Lm garde* sonant.
derc£ta3.
- Ta mort fl (a fortune foiil fuir les partisaus.
BoiniMBDI Vépée (l'Aoïoiue.
- (*tle épée apportée à OJsar avec celte nouvelle -
me fera biea recevoir de lui.
En ire DiomËdb.
DIUMËDE.
- OÙ esl Antoine?
DERCÈTAS.
U, Dioroède, là.
niOMËDE.
Est-il vivaiilî.. — Veux-tu pas répondre, l'homme?
DercéUi son.
ANTOIPre.
- Est-ce toi, Diomède? tiri' ton épée et donne-moi —
uu coup sufSsanl pour mi' tuer.
DIUMÉDE.
Très-excellent seigneur. - ma maîtresse Cléopfltre m'a
envujré vers loi.
ANTOINE.
- Quand t'fl-t-elle envoyé?
nioMÈDi.
A l'instant, monseigneur
TU. 13
198 ANTOINE ET CLÉOPATRK.
ANTOINE.
Où est-elle ?
D10MÈDE.
— Enfermée dans son sépulcre. Elle avait une crainte
prophétique - de ce qui est arrivé. Voyant — que, par
une déûance à jamais injustifiable, vous la soupçonniez -
d'avoir traité avec César, et que votre rage — ne pouvait
plus se guérir, elle vous avait envoyé dire qu'elle était
morte; — mais depuis, craignant l'effet de ce message, elle
m'a envoyé — vous déclarer la vérité, et j'ai peur d'être
venu — trop tard.
ANTOINE.
Trop tard, bon Diomède... Appelle ma garde, je te prie.
DIOMÉDE.
— Holà! la garde de l'empereur! La garde, holà! —
venez, voire maître appelle.
Entrent plasiears gardes.
ANTOINE.
— Portez-moi, mes bons amis, où s'esl retirée Cléopâ-
tre: - c'est le dernier service que je vous commanderai.
PREMIER GARDE.
— Quelle douleur pour nous. Sire, que vous n'ayez pu
survivre — au dernier de vos partisans fidèles !
TOUS.
Jour accablant !
ANTOINE.
— Ah ! mes braves camarades, n'accordez pas au destin
cruel — la jouissance de votre douleur : accueillons bien
l'ennemi - qui vient nous châtier, et nous le châtions —
par notre apparente insouciance. Enlevez-moi! — Je vous
ai souvent menés; portez-moi à votre tour, mes bons amis,
— et recevez, tous, mes remercîments
Les gardes sortent, emportant Antoine.
SCSNK XJUVl. 199
SCÈNE XXXVI.
[Alexandrie. De?aiit qd monaineot funéraire, pereé de fenêtres dans sa
partie snpërieare.]
Cl&opatke, Chârmion et Iras paraissent è la principale de ces
fenêtres.
GLfeOPÀTRB.
- 0 GhannioD, je De sortirai jamais d'ici.
GHÂRMION.
- CoDSolez-YOus, chère madame.
GLÈOPÂTRE.
Non, je ne veux pas : — tous les événements étranges et
tprribles sont les bienvenus, - mais je méprise les conso-
lations. Ma douleur, - pour être proportionnée à sa cause,
doit être immense — comme elle.
Arri?e DiomÈdb.
CLÉOPATRE.
Eh bien! est-il mort?
DIOMÈDE.
- I^ mort est sur lui, mais il n'est pas mort ; — regar-
dez aux abords de votre monument : — ses gardes ramè-
nent.
Entre Antoine» porté par ses gardes.
CLÈOPATRE.
0 soleil, — brûle la vaste sphère où tu te meus, et que
les ténèbres couvrent - la face trop changeante du monde!
. 0 Antoine ! — Antoine ! Antoine ! . . . Charmion, à Taide !
à Faide, Iras ; - à l'aide, vous, mes amis, là-bas. Montons-
le jusqu'ici.
ANTOINE.
Silence ! — ce n'est pas la valeur de César qui a renversé
200 ANTOINE ET CLEOPATRE.
ÀDtoiDe, — c'est Antoine qui a triomphé de lui-même.
CLEOPATRE.
— Cela devait être : nul autre qu'Antoine — ne devait
vaincre Antoine ; mais quel malheur que cela soit !
ANTOINE.
— Je suis mourant, Egypte, je suis mourant, mais —
j*implorede la mort un répit, jusqu'à ce que, — de tant de
milliers de baisers, j'aie déposé — sur tes lèvres le pauvre
dernier.
CLEOPATRE.
Je n'ose pas, cher — (mon cher seigneur, pardon !), je
n'ose pas descendre, — de peur d'être prise. Jamais l'im-
périeuse parade ~ du fortuné César ne sera — rehaussée
par ma présence. Si les couteaux, les poisons, les serpents -
ont une pointe, un dard, une action, jo suis sauvegardée. —
Ta femme Octavie, avec ses regards prudes — et son sang-
froid impassible, n'aura pas l'honneur — de me dévisager...
Mais viens, viens, Antoine. . - Aidez-moi, mes femmes.
Il faut que nous le montions ! — Assistez-moi, mes bons
amis.
Elle jette par la fenêtre des cordes auxquelles les gardes attachent
AntoiDe; puis elle hisse celui-ci, avec Taide de ses femmes.
ANTOINE.
Oh ! vile, ou je suis à bout.
CLEOPATRE, tirant sur les cordes.
— Voilà un exercice, en vérité!... Combien monsei-
gneur est pesant ! - Notre force s'en va toute dans la dou-
leur — qui nous accable. Si j'avais le pouvoir de la grande
Junon, — Mercure t'enlèverait sur ses robustes ailes — et
te déposerait aux côtés de Jupiter... Viens. Encore un petit
effort. . . — Les souhaits furent toujours des niaiseries. . . Oh !
viens, viens, viens.
Elle attire Antoine h elle et le tient embrassé.
~ Sois le bienvenu, le bienvenu! Meurs oti tu as vécu,
SCKN8 \\X\l. 201
— et revis 50us les baisers : si mes lèTres avaient le pou-
viMf de te raaimer, - je les userais aiasi .'
TOUS.
Accablant spectacle!
&M01IIE.
- Je meurs, Egjpte, je meurs : - donnez-moi du vin,
que je puisse parler un i>e\i !
CLÉOrATRE.
- Non, laisse-moi parler, leisse-nioi proférer de telles
invectives — que cette perfide ménagère, la Fortune, brise
son rouet - de dépit.
ANTOIRE.
L'n seul mot, reine bien-aïroée : — assurez auprès de
César votre honneur et volrf vie... Oh l
clèopatre.
- Ce sont deui choses inconciliables.
ANTOISE.
r.hnrmante, écoutez-moi : - de tous ceui qui approchent
César, ne vous fiez qu'à Proculéius.
ai.ov,\ms.
- Je me Rerai à ma résolution et à mon brns. — Jamais
à quelqu'un qui approche César
Anroms.
- Ne vous lamentez point pour Is misérable mutation de
ma fortune — A la (în de mes jours (29) ; mais charmez vos
pensées — en les reportant sur les prospérités premières —
où j'ai *"'eii, le plus puissant prinre de l'univers - et le plus
Rloricui. Je meurs aujonrd'hui. mais sans bassesse — et
sans lârhelf^ si Je rends mon cimier, c'est - à un compa-
triote; Romain, par un Romain —je suis vaincu vaillam-
mf>nt. Maintenant, mon esprit s'en va : — Je n'en puis
plus .
[1 empire.
OiOFATBE.
Veux-tu donc mourir, û le plus noble des hommes? —
202 ANTOINE ET CLÉOPATRE.
As-tu pas souci de moi? Restorai-je donc* — dans ce triste
monde qui, en ton absence, n'est plus — que fumier?...
Oh! voyez, mes femmes, — le couronnement du monde
s'écroule... Monî>eigneur ! - Oh! flétri est le laurier de la
guerre, — l'étendard du soldat est abattu : les petits gar-
çons et les petites filles — sont désormais à la hauteur des
hommes ; plus de supériorité ! — Il n'est rien resté de re-
marquable — sous l'empire de la lune.
Elle s*évanonit.
CHARMION.
Oh! du calme, madame!
IRAS.
— Elle est morte aussi, notre souveraine.
CHARMION.
Maîtresse !
IRAS.
Madame !
CHARMION.
— 0 madame, madame, madame!
IRAS.
Royale Egypte ! - Impératrice!
CHARMION.
Silence, silence. Iras!
CLÉOPATRE, reveDADt h elle.
— Je nesuisplusqu'une femme, soumise - aux mêmes
passions misérables que la laitière — qui fait la plus hum-
ble besogne... Je devrais - jeter mon sceptre à la face des
dieax injurieux — en leur disant que f-e monde valait le
leur — avant qu'ils nous eussent volé notre trésor Tout
n'eat plus que néant; — la patience estsottise et l'impatience
— est bonne pour un chien enragé. . . Est-ce donc un crime
— de s'élanoer dans la secrète demeure de la mort, - avant
que la mort osevenir à nous? . Comment vous trouvez-vous,
%nidMt? - Allons, allons, bon courage!... Eh bien, Char-
SCÈNE XXXïll. 20.1
mion! — MesooblesSlIes! .. Ab! femmes, femmes! voyez,
- tiutre flambeau esl coasiuné, il s'est éteint...
Aui garde* resici en bas.
Uu courage, mes bons amis! — Nous allons l'ensËvelir,
et puis, l'acte vraiment brave et vraiment noble, — nous
raccomplirons à la grande façon romaine, ~ et nous ren-
lirons la mort fière de nous obtenir. Allons, sortons : —
l'enveloppe de ce vaste esprit est dt'jà froide. — Ah ! femmes,
ft.'nnnes, nous n'avons pluspour amis — que notre courage
et la fin la plus prompte.
Elle» s'ineni, umportuDl leMcps d'&iiUiiae,
SCÈNE XXXVI! .
[Le i:aiup de César iJevaDl AleuDiJne.]
Kainoi CesAH, Agrippa, Dolauella, ïiecbne, Gallus, PnocuLetttB
et aotres.
CÉSAR.
- Allez â lui, Holabella, sommez-le de se rendre; -
dites-lui que. dans un pareil dénùment, — il nous oppose
des délais dérisoires.
IIÛU^BELU.
J'obéis, César.
Sort DotabelU.
tiitr« IIEnCËTAS, ■pportinl l'^pée d'Anloinp.
cisiJt.
- Qui- sigiiitie ceci 1 (fui es-lu donc, loi qui oses — pa-
raître ainsi devant nous'*
DEBCÉTIS.
Je m'appelle Dercélas: -j'ai servi Maro-Antoine, l'homme
le plus tti|f ne - d'ôtre le mieui servi. Tant qu'il a pu rester
debout et {wrler. - Il a été mou maître ei Je n'ai tenu à la
304 ANTOINE KT CLÉOPATEtB.
vie — que pour l'employer contre ses ennemis. S'il te plaît
- de me prendre à ion seiïice, ce que j'ai été pour lui. -
je le serai pour loi ; si cela ne le ptalt pas, —je t'abandonne
cfesAH.
Qu'est-ce que lu dis là ?
DEBCÉTAS.
- Je dis, ô César, qu'Antoine nsl mort.
CÉSAR.
— L'écroulemenl d'une si ^''^nde eiistnnce aurait dû
faire — un bien autre craquement. I.e globe houl*;versé
aurait dû lancer - les lions dans les rues diis cités, - et
les citoyens dans les antres. La mort d'Antoine ~ n'est
pas une catastrophe isolée : dans son nom tenait — une
moitié du monde.
dergEtas.
Il «8t mort. César, — mais non sous le (çlaive de ta
justice publique, — non sous un couteau soudoyé: c'esl
de sa propre main, — de cette main qui a écrit sa gloire
dans ses actes, — qu'Antoine, avec le courage que lui
inspirait le cœur, - s'est déchiré le cœur... Voici son
épée , - je l'ai volée à sa blessure : regarde-la, teinte
encore — du plus ooble sang.
CÉSAR.
Soyez tristes à votre aise, amis ! — Que les dieux mectiA-
tient, si ce n'est pas là une nouvelle — à inondtT les yei
des rois !
AGRIPPA.
Cbose étrange — que la nature nous force à déplorer
nos succès les mieux prémédités !
MÉCÈNE.
Les opprobres et les mérites — se balançaient en lui.
AGRIPPA.
Jamais plus rare esprit - ne pilota l'humanité, m
lA- _
\
A
SGÉI4E xxxvn. 205
vous, dieux, vous nous donnez toujours — quelques fai-
blesses pour nous faire hommes. César est ému.
MÉCÈNE.
- Quand un miroir si spacieux est placé devant lui, — il
faut bien qu'il s'y voie.
CÉSAR.
0 Antoine! - c'est moi qui t'ai réduit h ceci... Mais il
est des maladies — qui exigent le coup de lancette. H fal-
lait forcément — ou que je t'offrisse le spectacle d'une pa-
reille chute — ou que j'assistasse à la tienne : nous ne pou-
vions pas tenir ensemble — dans l'univers. Pourtant laisse-
moi te pleurer — avec ces larmes suprêmes qui saignent
du cœur! — 0 toi, mon frère, mon associé — au but de
toute entreprise, mon collègue dans l'empire, — mon ami,
uiou compagnon à la face des guerres, — bras droit de
mon corps, cœur — où le mien allumait ses pensées, pour-
quoi faut-il que nos étoiles - irréconciliables aient rompu
— ainsi notre égalité !...bcoutez-moi, mes bons amis... (30)
BDlreUD MESSAGER.
CÉSAR.
- Mais je vous dirai cela dans un meilleur moment; —
la mine de cet homme annonce quelque message ; - écou-
tons ce qu'il dit... D'où venez- vous?
LE MESSAGER.
- Je ne suis qu'un pauvreJÊgyptien. La reine, ma maî-
tresse, — confinée dans le domaine qui lui reste, son
tombeau, — désire être instruite de tes intentions, — afin
de se décider d'avance — sur le parti qu'il lui faut prendre.
CÉSAR.
Dis-lui de se rassurer; — elle saura bientôt, par quel-
qu'un des nôtres, — quel traitement honorable et cordial
— nous lui réservons. César ne peut vivre — que généreux.
LE MESSAGER.
Qu'ainsi les dieux te préservent !
Il son.
206 AKTOIWE ET CLEOPATRE.
CÉSAR.
— Approchez, Proculéius; allez lui dire — qu'elle ne
craigne de nous aucune humiliation ; donnez-lui les con-
solations - que la violence de sa douleur exigera, - de peur
que, dans son orgueil, vWe ne nous échappe — par quelque
coup mortel. Cléopâtre, vivante à Rome, — serait pour nous
un éternel triomphe! Allez, — et revenez au plus vite nous
apprendre ce qu'elle dit — et ce que vous pensez d'elle.
PROCULÉIUS.
J'obéis, César
Il sort.
CÉSAR.
— Gallus, allez avec lui.
Gallas sort.
Où est Dolabella, - pour seconder Proculéius?
AGRIPPA ET MÉCÈNE, appelant.
Dolabella !
CÉSAR.
— Laissez ; je me rappelle maintenant — à quelle mission
il est employé : il sera prêt à temps. . — Venez avec moi
dans ma tente: vous verrez — avec quelle répugnance je
me suis engagé dans cette guerre: — quel calme «t quelle
douceur j'ai toujours montrés - dans mes lettros. Venez avec
moi : vous verrez - les preuves que je puis vous donner
Us sortent.
SCÈNE XXXVIll.
[L'Intérieur da monumeni funèbre. Âa fond une grille.)
Luirent Clêopatre, Charmion et Iras.
GLÉOPATRE.
— Ma désolation commence à prendre — meilleur cou-
rage. Chose misérable que d'être César ! - Il n'est pas la
SCÉNR SXXÏIII l'fl?
Fortune, il n'est quo «on valet, — Ip ministre de ses caprices !
En revanche, il est grand - d'accomplir l'acte qui met fin
è tous les autres, — l'acte qui gairotle les accidetils et ver-
rouille les vicissitudes, — l'acte qui endort et dégoûte à
jamais de la fange - qu'not pour nouirice li; mentliant et
César.
PSOCOLtIVS, Gallcs el des tolàals ealr«nt *ti Tond du Ihéllre el se
placent derrière la grille.
PBOCtlLÉHJS, Ja dehor*.
- César envoie saluer la reine d'Egypte — et l'invite à
réfléchir aux demandes - qu'elle désire se voir accordées
par lui
CLEOPàTBE, Je ri.il^riear dn monomeol.
Quel est ton nom?
PROCÏÏLÉroS.
— MoD nom est Proculéius.
CLÉOPATRE.
Antoine - m'a parlé de vous.elm'a ditde me fiera vous;
mais — je ne me soucie gtière d'être trompée, — n'ayant
plus que faire de la fidélité. Si votre maître — veut avoir une
reine pour mendiante, allei lui dire - que la majesté, pour
garder son décorum, no peut - mnndier moins qu'un
royaume S'il lui platl - de me donner pour mon fils
l'Egyple qu'il a conquise, — il me donnera, sur ce qui
m'appartient, assez pour - que je le remercie à genoux.
l'ROCULÉICS.
Ayeï bonne espérance : - vous êtes tombée entre des
mains vraiment princîères. ne craignez rien : - ne doutez
point de tout commettre su bon vouloir de mon seigneur : -
sa générosité est si vaste qu'elle déborrie - sur tous ceux
qui la réclament. Laissez-moi lui annoncer - votre gra-
cieuse soumission; et vous trouverez - un vainqueur qui
appellera la bonté i votre aide, - dès que vous implorerez
sa clémencf. "' "
■
208 USTOraE ET CLÉOPiTRE.
CLÉOPATM.
Dites-lui, je vous prie, - que je suis la vassale de sa for-
tune et que je lui remets - l'autorilé qu'il a conquise. Je
m'instruis d'hi'ure en heure — dans la science d'obéir, et
je serais bien aise - de le voir face à face.
PROaiLÈIUS.
Je vais le lui dire, chère dame; — prenez courage, car
je sais que votre malheur émeut de pitié — celui qui l'a
causé.
PeodiDi is Jeroière partie de ce dialogue, des garde» oui dresse iid«
lidielle conlro une teDèlre pratiquée aa lianl (iu monumeat. i. peipe
f'roculéius a-l-il achevé de parler i|ii'il t'étance aa bnut de l'échetle.
?^tiivi de deoT «oldaLa. et piSnÈiru liaus l'intérieur dn inaDwIiie (31).
GMXUS, aux soldats restés eu dehort,
— Vous voyez combien il élan aisé de la surprendre ! —
(iardez-la jusqu'à ce que César vienne.
Il s'éloigue.
IKAS, ai^iTcevauc Praculéius.
— 0 reine !
CHAMIION.
0 CléopAtre ! tu es prise, ma reine !
OÉOFiTRE, lirBi.1 Due dagoe.
— Vite, vile, mes bonnes mains!
PHOCULKIUS, lui reteDant le bran.
Arrêtez, noble dame, arrêtez. — N'attentez pas ainsi à
vous-même ; je viens — voussauver et non vous perdre!
Taudii qiie Procoléiu* désarme lUéopAUe. les deui soldai* qui l'ont
Miîri Dovreot l« grille du uouunienl et t'j placeut eu faction avec
le reite des gardes <\at enireui en foule.
CLÉOPiTRE, i Proculéius.
Vous ne me sauvez que de la mort, - qui délivre jus-
qu'aux chiens de la douleur !
PROCDLÉIUS.
Cléopfltre. - ne trompez pas In générosité d
SCÈNE XXXVlll. 209
Ire. — en vous détruisant vims-même ; que le mouHe ïoie
— se manifester sa noblesse d'âme, saas que votre mort -
y mette obstacle !
afiOPATRE.
Où es-tu, mort? — Viens ici, ïieos, viens, viens et
prends-moi : uoe reine — vaut bien un tas d'enfants et de
misérables !
pRociiiiaiiâ.
Oh ! du calme, madame !
CliOl'AIRK.
— Monsieur, je ne veui plus manger; je ne veux plus
boire, monsieur: - et, puisqu'il faut perdre le temps en
l'Xplications friToles, — je ne veux plus dormir... Je ruinerai
cette mortelle demeure, - en ddpil de César. Sachez-le,
monsieur, je ne veux pas — paraître garrottée à la cour de
votre maître, — ni me laisser insulter par le regard hautain
— de la stupide Octavie. Croient-ils donc qu'ils vont me
traîner — et m'eihiher sous les huées de la valetaille — in-
solente de Rome'/ Plutôt avoir un fossé de l'Egypte — pour
mn plus douce sépulture ! l'IulAlétre couchée toute nue-
sur Is vase du Nd et j devenir la proie horrible - des mous-
tiques l Plutâl avoir — pour gibet les hautes pyramides de
mon pays - et y être pendue à des chaînes !
PROCUIËIUS.
Vous vous créez - des terreurs dont l'exagération vous
sera prouvée - par César.
Entre Doubell^.
awJMUA.
Croculéiiis, — César, ton maître, sait ce que tu as fait —
et t'envoie demander. Quant à la reine, — je la prends
sous ma garde.
PROCOLtlUS.
Soit ! Dolabella, - j'y consens de grand cœur... Soyez
bon pour elle, '«'■ ■<' • '
210 ANTOINE ET CLÉOFÂTRE.
A Cléopâtre.
— Je dirai à César ce qui vous plaira, — si vous voulez
m'employer près de lui.
CLEOPATRE.
Dites-lui que je voudrais mourir.
ProcaléiiM sort.
DOUBEIXA .
— Très-noble impératrice, vous avez entendu parler de
moi?
CLEOPATRE.
— Je ne puis dire.
DOLABELLA.
Assurément, vous me connaissez.
aÈOPATRE.
— Peu importe, monsieur, ce que j'ai ouï dire et ce que
je sais. — Vous éclatez de rire quand un enfant ou une
femme vous raconte son rêve : — n'est-ce pas là votre
manie?
DOLABELLA.
Je ne comprends pas, madame.
CLEOPATRE.
— Eh bien, j'ai rêvé qu'il y avait un empereur nommé
Antoine... — Oh ! que ne puis-je refaire un pareil somme
pour revoir — un homme pareil !
DOLABELLA.
Si VOUS permettez...
CLEOPATRE.
— Son visage était comme les deux ; on y voyait briller
— une lune et un soleil qui , dans leur cours, illuminaient
— le petit orbe terrestre.
DOLABEUJ^.
Souveraine créature...
CLEOPATRE.
— Il enjambait l'Océan : son bras levé - faisait un ci-
SGEM! XXXVIil.
•211
mîer sa monde ; sa voix ébiit barniooieuse — comme les
sphères, quand elle parlait il des amis : - mais qiiaad 11 von -
lait dominer etébranler l'univers, -c'élaillecride la foudre.
Sa gén<^rosité - n'avait pas d'hiver : c'était un automne
- fërondé pnr la moisson elle môme. Ses plaisirs -étaient
autant deilauphinsqui s'ébattaient au-dessus -de l'élément
où ils vivaient. Dans sa livrée — erraient des couronnes et
des tortils : des royaumes et de» îles étaient - Is mounaie
qui tombait de ses poche».
DOLABBIM.
Cléopfltr*' !
a*OPATRB.
- Crois-iu qu'il puisse j avoir ou qu'il y ait jamais eu
un homme - comme celui dont j'ai rêvé?
OOIADEUï.
Non, gracieuse madame.
CLËOrATRE.
- Vous en avez menti, à la face des dieux! — Mais, qu'il
ait eiislé ou qu'il dDJve exister jamais, — un pareil être dé-
passe les proportions du rêve. Lu nature est bien souvent
impuissante ~ h rivaliser avec les créations merveilleuses
de la penséu ; mais, en concevani - un Antoine, la nature
l'emporterait sur la pensée - et condamnerait au néant
tontes les fictions.
DOL&DEIM.
Éfoutez-rooi, madame; - votre perte est aussi grande
que TOUS môme, cl votre douleur - répond il sou immen-
sité. Puissé-Je ne Jamais — obtenir un succès désiré, s'il
n'est pas vrai que — votre tiflliction rebondit, par contre-
coup, — jusqu'au fond de mon cœur!
ilfcOPATRE.
Je TOUS remercie, monsieur. - Savez-vous ce que César
entend faire de moi? h .•
212 ANTOmB ET CLÉOPATRK.
DOUBELLÀ.
— Je répugne à vous dire ce que je voudrais que vous
connussiez.
CLÉOPATRE.
— iih ! je vous en prie, monsieur !
DOLABELLA.
Quoique César soit magnanime. . .
aÉOPATRE.
— Il veut me traîner en triomphe !
DOUBELLA.
Il le veut, madame, — je le sais.
UNE VOIX, d»i dehors.
Faites place, là.. . César !
Enlrenl Cësar, Gallus, ProculêiuS, MÉCÈNE, SÊLEUCUSeï nutres
perfion nages de la su île.
CÉSAR.
Où est la reine — d'Egypte ?
DOLABELLA, à Cléopâtre.
C'est l'empereur, madame.
Cléopâtre se jetle aux pieds de César.
CÉSAR.
Relevez-vous. — Ne vous agenouillez pas. - Je vous en
prie, debout 1 debout, Egypte !
CLÉOPÂTRE.
Sire, les dieux — le veulent ainsi ; h mon maître et sei-
gneur — il me faut obéir.
César:
Ne vous mettez point en tête d'idées pénibles ; — les in-
jures que vous nous avez faites, bien que le souvenir — en
soit écrit avec notre sang, ne :-ont plus pour nous — que les
effets du hasard.
CLÉOPÂTRE.
Seigneur unique du monde, — je ne puis présenter ma
SCENE xxxvni. 213
propre cause assez bien — pour qu'elle paraiâsejuste; mais
je confesse — avoir cédé aux faiblesses qui déjà — trop sou-
vent ont Tait la hoote de notre sexe.
CÉSAR.
CléopAlre, sachez - que nous sommes plus disposé k
atténuer tout qu'à tout a^raver. — Si vous vous conformez
à nos inlentions, — qui sont pour vous des plus bienveillao-
tes. vous trouverez — uo bénéfice h ce changement; mais,
si TOUS cherches— ô me rendre responsable d'une cruauié,
en suivant — l'exemple d'Antoine , vous vous priverez dd
— mes bienfaits, et vous exposerez vos enfants — à une
destruGlioa dont je les sauverai -si vous vous fiez à moi...
ie vais prendre congé de vous.
aÉOrATHK.
- Vous pouvez aller h travers le monde entier; il est à
vous ; et nous, — vos écussons. vos insignes de victoire,
nous resterons ~ Bxés » la place qui vous plaira.
Loi remetuot an papier.
Tenez, mon bon seigneur.
CÈSAH.
— Je prendrai conseil de vous pour tout ce qui concerne
CléopAtre.
CLÉOPATRE.
— Voici le bordereau des sommes, de l'argenterie et
des bijoux - qui sont eu ma possession ; c'est un relevé
exact, - A quelques vétilles près... Où est Séleucus?
SÈUtiCUS.
Ici, madame. •
CLÉOPATBR.
- Voici mon trésorier, monseigneur ; sommez-le, — ft
»es risques et périls, de dire si je rne suis rien réservé
- pour moi-même. Diies la vérité, Séleucus.
Madame, — j'aimerais mieux sceller mes lèvres que de
dire, b mes risques et périls, — ce qui n'est pas.
214 ANTOINE ET GLÉOPATRE.
GLÈOPATRE.
Ou'ai-je donc caché T
SÈLEUCUS.
— Assez pour racheter ce que vous avez déclaré.
CÉSAR.
— Voyons, ne rougissez pas, Cléopâlre; j'approuve —
en ceci votre sagesse.
CLÉOPATRE.
Voyez, César, oh! voyez — comme le succès attire tout!
Mes gens sont désormais à vous ; — et, si nous changions
de situation, les vôtres seraient à moi. — L'ingratitude de
ce Séleucus — m'exaspère : ô esclave, aussi peu digne de
foi — que l'amour mercenaire !
Elle s'avance vers lui roeoacaDte. Séleacus recale devant elle.
Ah! tu recules? tu auras beau — reculer, je te garantis
que j'attraperai tes yeux, — eussent-ils des ailes ! Maroufle,
scélérat sans âme, chien ! — ô prodige de bassesse (32) !
CÉSAR.
Bonne reine, laissez-nous vous supplier.
CLÉOPATRE.
— 0 César, quelle blessante indignité! — Quoi ! lorsque
tu daignes me venir voir ici, — et faire les honneurs de ta
grandeur — à une si chétive créature, il faut que mon
propre serviteur — ajoute à la somme de mes disgrâces —
le surcroît de sa perfidie ! Admettons, bon César. - que
j'aie réservé quelques colifichets de femme, — des baga-
telles sans valeur, de ces riens — qu'on offre aux amis les
plus familiers; admettons - que j'aie mis à part quelque
présent plus noble -pour Livie et pour Octavie, afin de me
concilier — leur intercession, est-il juste que je sois dé-
noncée — par un homme que j'ai nourri?... 0 dieux ! ce
nouveau coup — rend ma chute plus profonde...
A Séleacas.
Je t'en prie, va-t'en! — ou j'attiserais ma colère — sous
SCÈNE ixxvm. 215
les cendres de mon malheur. . . Si tu étais un homme» — tu
aurais pitié de moi.
GÈSàr.
Retirez-vous, Séleucus.
Séleoeos sort.
GLÈOPÀTRE.
— Qu'on le sache, nous, les grands de la terre, nous
sommes toujours blâmés -pour ce que font les autres: et,
dès que nous tombons, — nous avons à répondre person-
nellement des fautes d'autrui. — Ah! nous sommes bien k
plaindre.
CËSAR.
— Cléopàtre, rien de ce que vous avez réservé ou déclaré
— ne sera mis au bilan de notre conquête. Tout est encore
à vous, - disposez-en à votre gré; croyez bien — que
Cés^ir n*est pas homme à vous marchander — des choses
qui sont vendues par les marchands. Rassurez- vous donc ;
- ne vous faites pas une prison imaginaire; non, chère
reine ; — car nous entendons ne régler votre sort que —
d'après vos conseils. Mangez et dormez ; — notre bienveil-
lante compassion vous est tellement acquise — que nous
resterons votre ami; sur ce, adieu.
GLÊOPÀTRE.
— Mon maître ! mon seigneur !
CÉSAR.
Ne m'appelez pas ainsi. . . Adieu !
César sort avec sa suite.
CLÉOPÀTRE.
— II me flagorne, mes filles, il me flagorne pour que je
n'aie plus — le sentiment de ma dignité : mais écoute,
Charmion !
Elle parle bas à Charmion.
IRAS.
— Finissons-en, madame ; le jour brillant est passé, —
et nous sommes à l'heure des ténèbres.
216 ANTOINE ET CLKOPATRE.
aÉOPATRE, « Charmion.
Pars vite; - j*ai déjà donné des ordres et tout est pré-
paré; — va dire qu'on se dépêche.
CHARMION.
J'obéis, madame.
Reiilre OOLABELLA.
DOUBELLA.
— Où est la reine ?
CHARMION, montroDl Cléopâtre.
Vous la voyez, seigneur.
Charmion sort.
CLÉOPÂTRE.
Dolabella?
DOLABELU.
— Madame , lidèle au serment que vous avez exigé de
moi — et que mon affection se fait scrupule de tenir, — je
viens vous prévenir que César a décidé — de reprendre son
chemin par la Syrie ; dans trois jours, - il vous enverra
devant, vous et vos enfants. — Faites votre profit de cet avis :
j ai rempli — votre désir et ma promesse.
CLÉOPATRE.
Dolabella, — je resterai votre débitrice.
DOUBELLA.
Et moi, votre serviteur. - Adieu, bonne reine; il faut
que je retourne auprès de César.
aÉOPATRE.
— Adieu et merci.
Dolabella sort.
Kh bien! Iras, qu'en penses-tu? — Marionnette égyp-
tienne, tu vas être exhibée — dans Rome, ainsi que moi :
de misérables artisans, - avec des tabliers, des équerres et
des marteaux crasseux, nous — hisseront à la portée de tous
les regards ; leurs haleines épaisses, — rancies par une
Dourritun? grossière, feront un nuage autour de nous, — et
Dous serons forcées d'en aspirer la vapeur.
IRAS.
Aux dieux ne plaise!
CLËOPATRE.
— Oui, cela est certain, Iras. D'insolents licteurs — nous
rudoieront comme des filles publiques ; de sales riineurs —
nasilleront sur nous df^s ballades ; des comédiens expéditifs
- nous parodieront en impromptu, et figureront — nos
orgies d'Alexandrie. Antoine — sera représenté ivre; et je
verrai — quelque garçon criard singer la graude Gléopâtre
— dans la posture d'une prostituée.
IRAS.
0 dieux bons!
OÈOPATRI.
— Oui, I eta est certain.
IRAS.
-Je ne le vernii jamais; car mes ongles, je suis sûre,—
sont plus forts que mes yeux.
CLÉOPATRE.
Certes, Toili le moyen — de déjouer leurs prépsratife et
4'fcraser - leurs projets sous le ridicule!...
Eolre ChakmiûN.
CLÈOPATHR.
Eh bien, Charmion?... — Mes femmes, parez^moi comme
ODe reine, allez me chercher — mes plus beaux vêtements;
J* *ais encore sur le Cydnus - à la rencontre d'Antoine.. -
*i*e. Iras!... -Oui, ma noble Cbarmion, nous allons en
"lir ;_ - et, quand tu auras achevé cette tAche, je te donne-
••• — congé jusqu'au jour dn jugement...
A Ira».
Apporte-moi ma couronne et le reste...
Sort Ini. Rameur sa dehort.
— D'oii fient ce bruit?
^
218 AHTOINK ET aÉOPATRE.
Entre on garde.
LE GARDE.
Il y a ici un homme de la campagne — qui veut absolu-
ment être admis devant Votre Altesse : - il vous apporte
des figues.
GLtoPATRE.
Qu*il entre !
Sort le garde.
Quelle noble action peut s'accomplir — avec un pauvre
instrument ! Il m'apporte la liberté. - Ma résolution est
fixée, et je n'ai plus rien — d'une femme en moi.
Désormais de la tôte aux pieds — je suis un marbre im-
passible ; désormais la lune variable — n'est plus ma
planète.
Rentre le garde, accompagn/f d'on paysan portant nne corbeille
chargée de figoes.
LE GARDE.
Voilà l'homme.
GLtoPATRE.
— Retire-toi, et laisse-nous.
Le garde sort.
An paysan.
— As-tu là ce joli reptile du Nil — qui tue sans faire
soufl'rir? - «
LE PAYSAN.
Oui, vraiment, je l'ai ; mais je ne voudrais pas être le
particulier qui vous engagerait à y toucher, car sa morsure
est immortelle ; ceux qui en meurent n'en revii^nnent ja-
mais ou n'en reviennent que rarement.
CLÈOPATRE.
Te rappelles-tu quelqu'un qui en soit mort?
LE PAYSAN.
Beaucoup de personnes, hommes et femmes. J'ai on-
SCÈNE xxxvm. 219
tendu parler de Tune d'elles, pas plus tard qu'hier ; une
très-honnéte femme, mais quelque peu adonnée au men-
songe, ce qu'une femme ne doit jamais être, si ce n'est
en tout honneur; j'ai ouï comme quoi elle est morte de
la morsure de la bête, quelle peine elle a sentie... Eh bien,
vraiment, elle fait du reptile un excellent rapport. Mais ce-
lui qui croirait toutes les choses que disent les femmes
ne serait pas sauvé la moitié de celles qu'elles font. Ce qu'il
y a de faillible, c'est que le reptile est un singulier
reptile.
aÉOPÀTRE.
Va-t'en d'ici. Adieu.
LE PAYSAN.
Je vous souhaite bien du plaisir avec le reptile.
Il dépose le panier.
CLÈOPATRE.
Adieu.
LE PAYSAN.
Il faut toujours vous rappeler, voyez- vous, que le reptile
obéit à son instinct.
CLÉOPATRE.
Oui, oui, adieu.
LE PAYSAN.
Voyez-vous, le reptile ne doit être confié qu'à la garde
de personnes prudentes; car, vraiment, il ny a pas de
bonté dans le reptile.
CLÉOPATRE.
Sois sans inquiétude; on y veillera.
LE PAYSAN.
Très-bien. Ne lui donnez rien, je vous prie, car il ne vaut
pas la nourriture.
CLÉOPATRE.
Et moi, me mangerait-il?
220 ANTOINE ET CLÉOPATRE
LE PAYSAN.
Ne me croyez pas assez simple pour ignorer que le dia-
ble lui-même ne mangerait pas une femme. Je sais que la
femme est un mets cligne des dieux, quand ce n'est pas le
diable qui l'accommode. Mais, vraiment, ces putassiers de
diables font grand tort aux dieux dans les femmes ; car
sur dix que créent les dieux, les diables en gâtent cinq.
aÉOPATRE.
C'est bien. Va-t'en, adieu.
LE PAYSAN.
Oui, ma foi , je vous souhaite bien du plaisir avec le
serpent.
il sort.
Iras rentre, apportant an mantetiu royal, une couronne et autres in-
signes dont elle aide Giéopâtre h se revêtir. Tout en habillant la
reine, qui continue de parler, elle prend le temps de plonger son
bras dans la corbeille où sont cachés les aspics et Ten retire, sans
que sa maîtresse s'en aperçoive.
CLÉOPATRE.
— Donne-moi ma robe... Pose ma couronne... Je sens
— en moi d'immortelles ardeurs. Désormais — le jus de la
grappe d'Egypte ne mouillera plus ma lèvre... - Leste-
ment, lestement, bonne Iras, vite ! Il me semble que j'en-
tends — Antoine qui appelle ; je le vois se dresser - pour
louer ma noble action ; je l'entends qui se moque — du
bonheur de César, bonheur que les dieux accordent aux
hommes — pour justifier leurs futures colères. . . Époux, j'ar-
rive ! — Qu'à ce nom si doux mon courage soit mon titre !
— Je suis d'air et de feu ; mes autres éléments, — je les
lègue à une plus infime existence... Bon... avez-vous fini?
— Venez donc, et recueillez la dernière chaleur de mes
lèvres.... — Adieu, bonne Charmion ! Iras, un long
adieu !
Elle len embrasse. Iras chancelle et tombe morte.
SCÈNE XXXVIÎI.
271
CLÈOPATRE, cnnlinoiiol.
* — \ n-1-ildonc un aspic sur mes lèvres? quoi, t« tombes?
— Si tu peux si doucement le séparer de h nature. — le
coup de la mort est comme l'étreinte d'un amant, - qui
blesse Pl qu'on sonhnite... Es-lu donc immobile ? — Situ
t'évanouis ainsi, tu déclares au monde — qu'il n'est pat>
digne d'un adieu.
cnAR«Io^.
- Nuages épais, dissolvez-vous en pluie, que Je puisse
dire : — Les dieux eux-mêmes pleurent !
CLÈOPATRE.
Ceci m'accuse de lâcbeté : — si elle rencontre la pre-
mière Antoine dans son tourbillon, — il lui demandera de
mes nouvelle!' en lui accordant ce baiser - qui est pour
moi le ciel.
A l'atpic qu'eMe applique iiir sod sein.
Viens, misérable tupur. — défais avec ta dent acérée le
nœud ardu — de cette vie : pauvre bêf venimeuse. — ir-
rite-loi et dépêche... Oh ! que ne peux-tu parler, - pour
que je t'entende appeler le grand César âne — slupide !
CUARiaON.
0 étoile d'Orient î
CLÉOrATRE.
Silence ! silence ! - Ne vnis-lu pas mon enfant h la ma-
melle - qui telle sa nourrice en l'endormant ?
ouitum.
Oh! finissons' finissons!
CLÈOPATRE.
— Aussi suave qu'un baume, aussi doux que l'air, aussi
tendre... - 0 Antoine!
Appliiiuaiit au BDtre aspic a son brus.
Allons, je veux le prendre, toi aussi... - Pourquoi res-
teniis-je. . . .
Elle eipite.
222 ÂNTOINB ET CLËOPATRB.
CHÀRinON.
-Dans ce monde désert?... Adieu donc !...- Mainte-
nant, ô mort ! tu peux te vanter d'avoir en ta possession —
une créature incomparable ! . . .
Loi fermant les yeox.
Rideaux frangés, fermez-vous ! — Et puisse le dieu d'or
Phébus ne jamais être contemplé — d'un regard si royal !...
Votre couronne est de travers ; — je vais la redresser, et
puis je prendrai congé.
Eotreol précipiummeot plusieurs gardes.
PREMIER GARDE.
— Où est la reine. ^
GHARiaON.
Parlez doucement, ne l'éveillez pas.
PREMIER GARDE.
— César a envoyé. . .
CHARMION.
Un messager trop lent.
Elle s'applique un aspic.
— Oh ! viens ! vite ! dépêche ! Je te sens déjà.
PREMIER GARDE.
— Arrivez vite, holà ! il y a quelque malheur. César est
trahi.
DEUXIÈME GARDE.
— Dolabella vient d'être envoyé par César... Appe-
lez-le !
PREMIER GARDE, considérant Cléopâtre.
— Quelle est cette besogne?... Charmion, cela est-il
beau?
CHARMION.
— Très-beau, et convenable à une princesse — extraite
de la race de tant de rois ! . . . - Ah ! soldats (33) !
Elle expire.
SCÈNE xxxvm. 2?3
Entre Dolabella.
DOLABELLA.
- Que se passe-t-il ici?
DEUXIÈME SOLDAT.
Toutes mortes !
DOLABELLA.
César, tes conjectures — viennent de se réaliser. Tu
arrives — pour voir accompli Tacte redouté que tu — avais
tant cherché à prévenir.
VOIX, an dehors.
Place, là ! Place à César !
Entrent César et m saite.
DOLABELLA.
-Ah,! seigneur, vous étiez un trop infaillible augure : —
ce que vous craigniez s'est accompli.
CÉSAR.
C'est une fin héroïque ! — Elle avait pénétré nos inten-
tions, et, en vraie reine, — elle a tout décidé à sa guise...
Comment sont-elles mortes ? — Je ne vois pas couler leur
sang.
DOLABELLA.
Qui les a quittées le dernier ?
PREMIER GARDE.
— Un simple campagnard qui leur a apporté des figues :
- voici son panier.
CÉSAR.
Ces figues étaient donc empoisonnées?
PRECHER GARDE.
0 César ! - Cette Charmion vivait, il n'y a qu'un mo-
ment ; elle était debout et parlait ; — je l'ai trouvée raccou-
trant le diadème — de sa maîtresse morte ; elle était toute
tremblante, — et soudain elle s'est afiaissée.
CÉSAR.
0 noble faiblesse / — Si elles avaient avalé du poison,
224 ANTOnfE BT GLÊOP\TRE
cela se reconnaîtrait — à quelque enflure extérieure ; mais
Cléopâtre semble endormie, — comme si elle voulait atti-
rer un autre Antoine — dans le filet tout-puissanl de sa
grflce.
DOIABELLA.
Là, sur son sein, — il y a un épancheraent de .^ang et
une légère tuméfaction : — la même marque est à son
bras.
PREMIER SOLDAT.
— C'est la trace d'un aspic : ces feuilles de figuier -ont
sur elles la bave que laissent les aspics — dans les cavernes
du Nil.
CÉSAR.
Il est très-probable — qu'elle est morte ainsi , car son
médecin m'a dit — qu'elle avait recherché par d'innom-
brables expériences — les genres de mort les plus doux.
Emportez-la sur son lit, — et relirez ses femmes de ce monu-
ment. — Elle sera ensevelie auprès de son Antoine ; - nulle
tombe sur la terre n'aura enveloppé — un couple aussi fa-
meux. De si grands événements — frappent ceux mêmes qui
les ont faits; et leur histoire — vivra dans la pitié des âges
aussi longtemps que la gloire — de celui qui a rendu leur
fin lamentable. Notre armée, — avec uno pompe solen-
nelle , assistera à ces funérailles ; — et ensuite à Rome* !
Allez, Dolabella, veillez — à ce que le meilleur ordre préside
à cette grande solennité.
Tous sortent.
FIN D'ANTOINE ET CLÉOPÂTRE.
LA
TRÈS EX-
cellente et lamentable
Tragédie de Roméo
et Juliette
NoavilUmait corrigée, aagmentit tt
amendée :
Comme elle a été souventefois jouée publiquement par les
serviteurs du très honorable
Lord Chambellan.
LONDRES
ede pour
outique p
'^99
Imprimé par Thomas Creede pour Cuthbert 8urby et mis
en vente à sa boutique prés la Bourse
PftSIllICCS 34
Ll m3Cl et r
CiTTLIT »
l«:i£ù. iif et Wo
VIHCrnO. pcremc la 7r:met d
TTÎaLT. a«ven de Ca9<b<t.
FR£3E ULliI^a. wHse
Hkiâl 1115. r«ix2sau i*i
EiLTRlZiB. p*£e
5A1S03 I
ABBAfllM, ▼■lei de !«o«ugxie.
MEftBf, fdet de b nocmei»
C5 iPCfTHlCiUK.
LI CL0W5.
TlOtS VCSiOE».
C^ OFFICm
LADY MOTTIGCE. femme de MoiiU^nie.
UDT CAPCLET, femme de Opulet
JlLirTTE, fiUe de C«pakt.
LA 50LBRICE.
CHOYEES DE TEROXE ; SEIG^ÎEUIS ET DAMES , P-AKENTS DES
DEUT FAMILLES; MASOCES , GARDES, GUETTEURS DE MHT.
GEXS DE SIRTICE.
Là seéué est UntAt è Vérone, laoUk à Mantooe.
CHŒUR.
Deux familles, égales en noblesse,
Daus la belle Vérooe, où noas plaçons notre scène.
Sont entraînées par d'anciennes rancones à des rixes Dcavelles
Où le sang des citoyens sooille les mains des citoyens.
Des entrailles prédestinées de ces deui ennemies
A pris naissance, sons des étoiles contraires, an eoaple d'amoareoi
Dont la mine néfaste et lamentable
Doit ensevelir dans lear tombe Tanimosité de lears parents.
Les terribles péripéties de leur fatal amoar
Et le:» eflets de la rage obstinée de ces familles
Ooe peut seule apaiser la mort de lears enfants
Vont en deax heures être exposés sur notre scène.
Si vous daignez nous écooter patiemment,
Notre zèle s'efforcera de corriger notre insoffisance (35).
SCÈNE I.
[Vérouc. Uao place publique.]
EDlrcDt Samson et Grégoire, àtmés d'épées et de boacliers.
SÂMSON.
Grégoire, sur ma parole, nous ne supporterons pas leurs
brocards.
GRÉGOIRE.
Non, nous ne sommes pas gens à porter le brocart.
SÂMSON.
Je veux dire que, s*ils nous mettent en colère, nous
allongeons le couteau.
GRÉGOIRE.
Oui, mais prends garde qu'on ne t'allonge le cou tdt ou
tard.
SAMSON.
Je frappe vite quand on m'émeut.
GRÉGOIRE.
Mais tu es lent à t'émouvoir.
SAMSON.
Un chien de la maison de Montagne m'émeut.
GRÉGOIRE.
Qui est ému, remue; qui est vaillant, tient ferme; consé-
quemment, si tu es ému, tu l&ches pied.
vil. 15
ROHËO KT JDUBTTK.
SIMSON.
aod un chien de cette maison-là m'émeut, je tiens
B. Je suis décidé h prendre le haut du payé sur tous les
agnes, hommes ou femmes.
GRÉGOIRE.
B prouve que tu n'es qu'un faible drAle; les faibles
nient toujours au mur.
SUISON.
est vrai ; et voilà pourquoi les femmes, étant les vases
ilus faibles, sont toujours adosséesau mur ; aussi, quand
si affaire aux Hontagues, je repousserai les hommes du
et j'y adosserai les femmes.
GRÉGOIRE.
querelle ne regarde que nos maîtres et nous, leurs
aporte I je veux agir en tyran. Quand je me serai
ivec les hommes, je serai (iruel avec les femmes. Il
UB plu^ 4e visses 1
GRÉGOIRE.
Tu feras donc sauter toutes leurs létes?
SAHSON.
Ou tous leurs pucelages. Comprends la chose comme tu
V9udras.
GRÉGOIRE.
Celles-là comprendront U chose, qui la sentiront.
6AHS0H-
Je la leur ferai sentir tant que je pourrai tenir ferme , et
l'on sait que je suis un joli morceau de chair.
GRÉGOIRE.
Il est fort heureux que tu ne sois pas poisson ; tu aurais
fait un pauvre merlan. Tire ton instrument: en voici venir
deux de la maison de Montague.
Ils dégainent.
SCÈNE I. 231
Entrent Abraham et Balthazar.
SAMSON.
Voici mon épée nue; cherche-leur querelle; je serai
derrière loi.
GRÉGOIRE.
Oui, tu te tiendras derrière pour mieux déguerpir.
SÀMSON.
Ne crains rien de moi.
GRÉGOIRE.
De toi? Non, morbleu.
SAMSON.
Mettons la loi de notre côté et laissons-les commencer.
GRÉGOIRE.
Je vais froncer le sourcil en passant près d'eux, et qu'ils
le prennent comme ils le voudront.
SÀMSON.
C'est-à-dire comme ils l'oseront. Je vais mordre mon
pouce en les regardant, et ce sera une disgrâce pour eux,
s'ils le supportent (36).
ABRAHAM, h Samson.
Est-ce à notre intention que vous mordez votre pouce,
monsieur?
SAMSON.
Je mords mon pouce, monsieur.
ABRAHAM.
Est-ce à notre intention que vous mordez votre pouce,
monsieur ?
SAMSON, bas, à Grégoire.
La loi est-elle de notre côté, si je dis oui?
GRÉGOIRE, bas, à Samson.
Non.
SAMSON, haut, à Abraham.
Non, monsieur, ce n'est pas à votre intention que je
232 ROMÉO ET JILIKTTE.
mords mon pouce, monsieur; mais je mords mon pouce,
monsieur.
GRÉGOIRE, i Abraham.
Cherchez-vous une querelle, monsieur ?
ABRAHAM.
Une querelle, monsieur? Non, monsieur!
SAMSON.
Si vous en cherchez une, monsieur, je suis votre homme.
Je sers un maître aussi bon que le vôtre.
ABRAHAM.
Mais pas meilleur.
SAMSON.
Soit, monsieur.
Entre au fond da théâtre Benvolio ; puis, a distance, derrière lui,
Tybalt.
GRÉGOmE^ à Saroson.
Dis meilleur! Voici un parent de notre maître.
SAMSON, à Abraham.
Si fait, monsieur, meilleur!
ABRAHAM.
Vous en avez menti.
SAMSON.
Dégainez, si vous êtes hommes !
Tous se mettent en garde.
Grégoire, souviens-toi de ta maltresse botte !
BENVOLIO, s'avançant, la rapière au poing.
Séparez-vous, imbéciles! rengainez vos ép^s; vous ne
savez pas ce que vous faites.
Il rabat les armes des valels.
TYBALT, s*élançant, l'épée nue, derrière BenTolio.
— Quoi ! l'épée à la main, parmi ces marauds sans
cœur! — Tourne-toi, Benvolio, et fais face à ta mort.
BENVOUO, à Tyball.
— Je ne veux ici que maintenir la paix ; rengaine ton
scÈ^'E I. 233
épée, — ou emploie-la, comme moi» à séparer ces hommes.
TYBALT.
— Quoiy i'épée à la main» tu parles de paix ! Ce mot» je
le bais, - comme je hais Tenfer» tous les Montagues et toi.
— A toi, lâche!
Tous te battent. D'aotres partisans des deux maisons arrivent et se
joignent à la mêlée. Alors arrivent des citoyens armés de bâtons (37) .
PREMIER CITOYEN.
— A l'œuvre les bâtons, les piques, les pertuisanes !
Frappez! Écrasez-les! - A bas les Montagues! à bas les
Capulets !
Entrent Cafui.et, en robe de chambre, et lady Capulbt.
CAPULET.
— Quel est ce bruit?... Holà! qu'on me donne ma
grande épée.
UDY CAPULET.
— Non! une béquille! une béquille!... Pourquoi de-
mander une épée?
CAPULET.
— Mon épée, dis-je ! le vieux Montague arrive — et bran-
dit sa rapière en me nai^uant !
Entrent Montague, Tépée à la main, et lady Montague.
MONTAGUE.
— A toi, misérable Capulet ! ... Ne me retenez pas ! lâchez-
moi.
UDY MO:tTAGUE^ le retenant.
— Tu ne feras pas un seul pas vers ton ennemi (38).
Entre le prince, avec sa suite.
LE PRINCE.
— Sujets rebelles, ennemis de la paix! — profanateurs
234 . ROMÉO ET JULIETTE.
qui souillez cet acier par un fratricide!... — Est-ce qu'on
ne m'entend pas?... Holà! vous tous, hommes ou brutes,
— qui éteignez la flamme de votre rage pernicieuse— dans
les flots de pourpre échappés de vos veines, — sous peine
de torture, obéissez ! Que vos mains sanglantes — jettent
à terre ces épées trempées dans le crime, — et écoutez la
sentence de votre prince irrité !
Tous les combattants s'arrêtent.
— Trois querelles civiles, nées d'une parole en Tair, —
ont déjà troublé le repos^de nos rues, — par ta faute, vieux
Capulet, et par la tienne, Montague ; — trois fois les anciens
de Vérone, — dépouillant le vêtement grave qui leur sied,
— ont dû saisir de leurs vieilles mains leurs vieilles per-
tuisanes,'— gangrenées par la rouille, pour séparer vos
haines gangrenées. — Si jamais vous troublez encore nos rues,
— votre vie payera le dommage fait à la paix. — Pour cette
fois, que tous se retirent. —Vous, Capulet, venez avec moi ;
— et vous, Montague, vous vous rendrez cette après-midi,
— pour connaître notre décision ultérieure sur cette affaire,
— au vieux château de Villafranca, siège ordinaire de notre
justice. — Encore une fois, sous peine de mort, que tous
se séparent (39) !
Tous sortent, excepté Montague, lady Montague et Benvolio.
MONTAGUE.
— Qui donc a réveillé cette ancienne querelle? — Parlez,
neveu, étiez-vous là quand les choses ont commence ?
BLNTOLIO.
— Les gens de Yo*?e adversaire — et les vôtres se bat-
taient ici à outrance quand je suis arrivé; — j'ai dégainé
pour les séparer; à l'instant même est survenu — le fou-
gueux Tybalt, l'épée haute, — vociférant ses défis à mon
oreille, — en môme temps qu'il agitait sa lame autour de
sa tète et pourfendait l'air — qui narguait son impuissance
bcAhi 1.
par un sifQemeDt. — Tandis qu6 dous écbaDgions les coups
et les estocades, — sont arrivés des deux edtés de nooveauz
partisans qui ont combattu — jusqu'à ce que le prince soit
venu les séparer (40}.
USï HfflJTAGUI.
— Oh l où est donc Roméo? l'avez-vous vli aujoRM'hiliT
— Je suis bien aise qu'il n'ait pas été dans eette bagarre.
— Madattie, une hetire avant que le soteii saCté — pâ
la vitre d'or de l'Orient, - tnon esprit agité tn'a eotrall
sortir ; — tout en marchant dads le bois dé sj'coroores
qui s'étend à l'ouest de la ville, - j'ai vu votre fils qui s^
promenait déjà ; — je me suis dirigé vêts lai, inais, î môb
aspect, — il s'ost dérobé dans les profondeurs du bols. —
Pour moi, jugeant de ses émotions par les miennes, — qui
ne sont jamais aussi absorbantes que quand elles sont soli-
taires, -j'ai suivi ma fantaisie sans poursuivre la sienne,
— et j'ai évité volontiers qui me fuyait si voloolïers (41).
MOSTAGUB.
— Voilà bien des matinées (42) qu'on l'a vu là — augmen-
ter de ses larmes la fraîche rosée du matin — et à force de
soupirs ajouter des nuages aui nuages. — Mais, aussilât qsa
le vivifiant soleil — commence, dans le plus lointain orient^
i tirer — les rideaux ombreux du lit de l'Aurore, — vite mon
fils accablé fuit la lumière, il rentre, — s'emprisonne dans
sa chambre, — ferme ses fenêtres, lire le verrou sur le beau
jour, - et se fait une nuit artiGcielle. - Ah ! celte humeur
sombre lui sera falale, — si de bons conseils n'en dissipent
la cause.
BENYOUO.
— Cette cause, la connaissez-vous, mon noble oncle?
VONTAGCE.
— Je ne la connais pas et je n'ai pu l'appnmdre de lui.
236 ROMÉO ET JDLIETTE.
BENYOUO.
— Avez-vous insisté pi^s de lui suffisamment?
MONTAGDE,
— J'ai insisté moi-même, ainsi que beaucoup de mes
amis; - mais il est le seul conseiller de ses passions; — il
est l'unique confident de lui-même, confident peu sage
peut-être, — mais aussi secret, aussi impénétrable, — aussi
fermé & la recherche et à Texamen — que le bouton qui est
rongé par un ver jaloux — avant de pouvoir épanouir à Tair
ses pétales embaumées - et offrir sa beauté au soleil ! —
Si seulement nous pouvions savoir d'où lui viennent ces
douleurs, — nous serions aussi empressés pour les guérir
que pour les connaître.
Roméo paratt à dislance.
WESSOUO.
— Tenez, le voici qui vient. Eloignez-vous, je vous prie ,
— OU je connaîtrai ses peines, ou je serai bien des fois
refusé.
MONTÂGUE.
— Puisses-tu, en restant, être assez heureux — pour
entendre une confession complète!... Allons, madame,
partons !
Sortent Montagne et lady Montngue.
BEN voue.
— Bonne matinée, cousin!
ROMÉO.
Le jour est-il si jeune encore?
BENVOUO.
— Neuf heures viennent de sonner.
ROMÉO.
Oh ! que les heures tristes semblent longues ! — N'est-ce
pas moD père qui vient de partir si vite?
DESVnUO.
- C'est lui-rûêrae. Quelle est doue la tristesse qui allonge
les heures de Roméo?
- La tristesse de ne pas avoir ce qui les abrégerait.
BEWOUO.
- Tu es amoureux?
HOUÉO.
Je suis éperdu...
BEtnOLIO.
D'amour !
- Des dédains de celle que j'aime.
BL1V0U0.
- Hélas! faut-il que l'amour, si doux en apparence, —
soit si t^rannique et si cruel à l'épreuve ?
ROMÈn,
- Hélas ! faut-il que l'amour, malgré le bandeau qui
l'aveugle. — trouve toujours, sans y voir, un chemin vers
son but (43)!... - Où dînerons-nous?... 0 mon Dieu!...
Quel ûlaii celapage?.., - Mais non, ne me le dis pas, car
je sais tout ! — Ici on a beaucoup à faire avec la haine,
mais plus encore avec l'amour... —Amour! û tumultueux
amour I 0 amoureuse haine! — 0 tout, créé de rien ! —
0 lourde légèreté ! vanité sérieuse ! — Informe chaos d
ravissantes visions! — Plume de plomb, lumineuse fu-
mée, feu glacé, santé maladive! — Sommeil toujours
éveillé qui n'est pas ce qu'il est ! — Voilà l'amour que je
sens, et je n'y sens pas d'amour. . . — Tu ris, n'est-ce pas ?
BHn'OUO.
Ron, cousin : je pleurerais plutôt.
ROUËU.
- Bonne flme!... et de quoi?
238 ROMÉO ET JULIETTE.
BENVOUOb
De voir ta bonne âme si accablée.
ROMÉO.
— Oui, tel est l'effet de la sympathie. — La douleur ne
pesait qu'à mon cœur, et tu veux l'étendre sous la pression
— de la tienne : cette affection que tu me montres — ajoute
une peine de plus à l'excès de mes peines. — L'amour est
une fumée de soupirs; — dégagé, c'est une flamme qui
étincelle aux yeux des amants ; — comprimé, c'est une
mer qu'alimentent leurs larmes (44). — Qu'est-ce encore? la
folie la plus raisonnable, — une suffocante amertume, une
vivifiante douceur!... — Au revoir, mon cousin,
U va pour sortir.
BENVOUO.
Doucement, je vais vous accompagner : — vous me faites
injure en me quittant ainsi.
ROMËO.
— Bah ! je me suis perdu moi-même ; je ne suis plus
ici ; — ce n'est pas Roméo que tu vois, il est ailleurs.
BENVOLIO.
— Dites-moi sérieusement qui vous aimez.
ROMÈO.
— Sérieusement? Roméo ne peut le dire qu'avec des
sanglots.
BENVOUO .
Avec des sanglots? non ! — Dites-le-moi sérieusement.
ROMÉO.
— Dis donc à un malade de faire sérieusement son tes-
tament ! — Ah ! ta demande s'adresse mal à qui est si mal !
— Sérieusement, cousin, j'aime une femme.
BENVOUO.
— En le devinant, j'avais touché juste.
ROMÉO.
— Excellent tireur!... j'ajoute qu'elle est d'une écla-
tante beauté.
SCÈNE I.
239
BENVOLIO.
- Plus le but est éclatant, beau cousin, plus il est facile
f'mèindre.
BOBÉO.
— Ce irdit-là frappe fi cflté ; cap ello est hors d'atteiolo
- des Dèches de Cupidoo ; elle a le caractère de Diane ; -
armée d'une chasteté à toute épreuve, — elle vil à l'abri de
l'arc enfantin de l'Amour; - elle ne se laisse pas assiéger
en termes amoureux. - elle se dérobe au choc des regards
provocauls (43) — et ferme son giron à l'or qui séduirait
une sainte. — Oh ! elle est riche en beauté, misérable seule-
ment — en ce que ses beaux trésors doivent mourir avec
elle (46) !
BLWOUO.
— Elle a donc juré de vivre toujours chaste*
BOM^.
— Elle l'a juré, et cette réserve produit une perte im-
mense. - En aflamaiit une telle beauté par ses rigueurs,
— elle en déshérite toute la postérité. - Ulle est trop belle,
trop sagi-, trop sagement belle, — car elle mérite le ciel en
faisant mon désespoir. — Elle a juré de n'aimer jamais, et
ce serment — me tue en me laissant vivre, puisque c'est
un vivant qui te parle.
B£11\'0U0.
— Suis mon conseil ; cesse de penser à elle.
HOHËO.
— Oli! apprends-moi comment je puis cesser de penser.
HESSQUO.
— Eo readant la liberté à tes yeux : - examine d'autres
beautés,
Ce serait le moj'en ~ de rehausser encore ses grûces
exquises. -~ Les bienheureux mnsques qui baisent le front
des belles, — ne servent, par leur noirceur, qu'à nous rsp-
L
ffétr^ M»iiii'iiii qtTm
hfte
ee SKRI-&. d^aî je Bonr oBohibk!
SCÈ\E IL
CaKICT, PaBB d It GL9V1I.
CAFOIT.
— lloiitagiie est lié eomnie moi, — ci sons une égale
tatiûoa. D n est pts bien difficile, je pense, — i des TÎetl-
kvds commeiiofisdegarder kpaix[4T\
PUIS.
— Yoos afcz tous deux k plus hooonhie répotalioo ; —
cl c'est pitié que tous ajei iréca si longtemps eo queielle...
^ liais maintenant, nK)ttseignear, que répcmki-Toas à
ma reqoête?
— Je ne pois que redire ce que j'ai déjà dit. — Mon en-
tàùi est encore étrangère au monde ; <- eUe n'a pas encore
m k fin de ses quatorze ans ; — kissons deux étés encore
se flétrir dans kur orgueil, — arant de k juger mûre pour
k mariage.
PAUS.
— De plus jeunes qu'elle sont déjà d'heureuses mères.
CàlULBT.
— Trop Tite étiolées sont ces mères trop précoces... —
SCÈNE 11. S41
La [erre a englouti toutes mes esptirauccs ; Juliette seule,
- Julielle est la reine espérée de raa terre. — Courtisez-la,
gentil Pflris, obtenez son cœur ; - mon bon vouloir n'est
que la conséquence de son assentiment ; — si vous lut
agréez, c'est de son choix - que dépendent mon appro-
bation et mon plein consentement... [48] —Je donne ce soir
une fête, consacrée par un vieil usage, — à laquelle j'invite
ceux que j'aime ; vous — serez le très-bienvenu, si vous
voulez être du nombre. — Ce soir, dans ma pauvre de-
meure, attendez-vous à contempler — des étoiles qui, tout
en foulant la terre, éclipseront la clarté des cieux. — Les dé-
licieux transports qu'éprouvent les jeunes galants — alors
qu'Avril tout pimpant arrive sur les talons - de l'imposant
hiver, vous les ressentirez — ce soir chez moi, au milieu
de ces fraîches beautés en bouton. — Écoutez-les toutes,
vojez-les toutes, - et donnez la préférence k celle qui la
méritera. — Ma fille sera une de celles que vous verrez, -
et, si elle ne se fait pas compter, elle peut du moins fair
nombre. - Allons, venez avec moi...
Holà, maraud ! tu vas te démener - à travers notre belle i
Vérone ; tu iras trouver les personnes — dont les noms
sont écrits ici, et tu leur diras — que ma maison et mon
hospitalité sont mises à leur disposition.
It remet an papier «a clown et sort avec Firi*.
l£ dOWN, seul, les jenx (Itëi sar le papier.
Tnraver les gens dont les noms sont écrits ici [49)? Il est
écrit... que le cordonnier doit se servir de sa verge, le tail-
leur do son aléoe, le pêcheur de ses pinceaux et le peintre '
de ses filets; mais moi, on veut que j'aille trouver les per-
sonnes dont les noms sont écrits ici, quand je ne peux
même pas trouver quels noms a écrits ici l'écrivain ! Il faut
queje m'adresse aux savants... Heureuse rencontre!
242 ROXÉO ET JULIETTE.
Entrent Benvouo et Roméo.
BE5V0U0.
— Bah ! mon cher, une inflammation éteint une autre
inflammation ; — une peine est amoindrie par les an-
goisses d'une autre peine. — La tête te tourne-t-elie ?
tourne en sens inverse, et tu te remettras... -r Une douleur
désespérée se guérit par les langueurs d'une douleur nou-
velle ; — que tes regards aspirent un nouveau poison, —
el l'ancien perdra son action venimeuse.
ROMÉO, iroDiqoement.
— La feuille de plantain est excellente pour cela (50).
BENVOUO.
— Pour quoi, je te prie ?
ROMÉO.
Pour une jambe cassée.
BEN\'0U0.
— Ça, Roméo, es- tu fou?
ROMÉO.
— Pas fou précisément, mais lié plus durement qu'un
fou ; — je suis tenu en prison, mis à la diète, — flagelle,
tourmenté et...
Ao clown.
Bonsoir, mon bon ami.
LE GLô^^li•
Dieu vous donne le bonsoir!... Dites-moi, monsieur,
savez-vous lire?
ROMËO.
Oui, ma propre fortune dans ma misère.
LE CLOWN.
Peut-être avez- vous appris ça sans livre: mais, dites-
moi, savez-vous lire le premier écrit venu?
ROMÉO.
Oui, si j'en connais les lettres et la langue.
8GÉNS U. 843
LE (WVfV.
Tous parlez cx)ngruineDt. Le ciel vous tienne en joie !
u va pour se retirer.
ROMÉO 9 le rappelant.
Arrête, Tami, je sais lire.
Il prend le papier des mains dn valet et lit :
« Le signer Martine^ sa femme et ses filles ; le comte Anselme 0t
ses charmantes sœurs ; la veuve da signer Vitruvio ; le signor Placen-
tio et ses aimables nièces ; Mercntio et son frère Valentin ; mon oncle
Capolet, sa femme et ses filles ; ma jolie nièce Rosaline ; Livia ; le
figi^or Yalentio et son consin Tybalt ; Locio et la vive Héléna. »
Rendant le papier.
Voilà une belle assemblée. Où doit-elle se rendre ?
LE CLOWN.
LÀ-haut.
Où cela?
Chez nous, à souper.
Chez qui ?
Chez mon maître.
ROHÉO.
LE CLOWN.
ROMÉO.
LE CLOWN.
ROMÉO.
J'aurais dû commencer par cette question .
LE CLOWTî.
Je vais tout vous dire sans que vous le demandiez : mon
maître est le grand et riche Capulet ; si vous n'êtes pas de
la maison des Montagnes, je vous invite à venir chez nous
faire sauter un cruchon de vin... Dieu vous tienne en
joie !
Il sort.
BENVOUO.
— C'est l'antique fête des Capulets ; — la charmante Ro-
244 wornÈb ET joiette:.
nlîiie, œUe qoe ta aimes tant, y soopera, — ai&si que
tootes les bernés adoûrées deTmoe; — tbs-t, puis, d*un
€Bfl impartial, — compare sod nsa^ i d autres que je te
montrerai, — et je te ieni coofoûr que too crgne n est
qa'oo corbeau.
— Si jamais mon regard, en dépit d^une rdigieuse dé-
folioo, — prodamait un tel mensonge, que mes larmes
se changent en flammes ! — et que mes jeux, restés vi-
fants, quoique tant de fois noT^ ~ transparents héré-
tiques, soient noyés ccHnme imposteurs ! — Une femme plus
bdle que ma Imn-aimée ! Le soleil qui Toit tout — n'a
jamais vu son égale dqmis qu a comm^icé le monde !
icnrouo.
— Bah ! TOUS l'avez vue belle, parte que tous l'avez vue
seule ; - pour vos yeux , elle n'avait d'autre contre-poids
qu'elle-même ; — mais, dans ces balances cristallines, met-
tez votre - bien -aimée en regard de telle autre beauté — que
je vous montrerai toute brillante à cette fête, — et die n'aura
plus cet éclat qu'elle a pour vous aujourd'hui.
ROMÉO.
— Soit ! J'irai, non pour voir ce que tu dis, — mais pour
jouir de la splendeur de mon adorée.
Us sortent.
SCÈNE m.
[Dans là nuÎMD de CapoIeL]
Ëotrent ladt Capclet et h NOuaaicE.
UDY CAPCLET.
— Nourrice, où est ma fille T Appelle-la.
U NOURRICE.
— Eh ! par ma virginité de douze ans, — je lui ai dil de
venir...
Appelint.
Allons, mon agneau! Allons, mon oisoUe! - Dieu me
pardonne ! ... Où est donc cette tîlle ?. . . Allons, Juliette !
Entre Jfl.lETTE. ^ '
JUUEHE. '
— Ehbien, qui m'appelle?
U NOUfimCE.
Votre mère.
JUUnTE.
Mevoici, madame. — Quillb est volri; volonté?
lADÏ aPL'UT.
— Voici la chose. . . Nourrice, laîsse-nous un peu ; - nous
avons à cnuser en secret...
La Dotirrite va pour sortir.
Non, reviens, nourrice; —je me suis ravisée, ta assis-
teras à notre conciliabule. — Tu sais que ma fille est d'un
joli âge.
U NOURRICE.
— Ma foi, je puis dire son fige h une heure près.
UDï rXPLlET.
— Elle n'a pas quatorze ans.
U .\0URR1CE.
Je parierais quatorze de mes deuts, — et, à ma grande
douleur, je n'en ai plus que quatre, — qu'elle n'n pas qua-
torze ans... Combien ya-t-il d'ici à la Saint-Pierre-ès-Liens?
UDÏ CAPULET.
Une quinzaine au moins?
LA NOURRICE.
— Au moins ou au plus, n'importe ! — Entre tous les
jours de l'année, c'est précisément — la veille au soir de la
Saint-Pierre-ès-Liens qu'elle aura quatorze ans. — Susanne
et elle, Dieu garde toutes lésâmes chrétiennes! -étaient du
Tii. u;
M
246 ROHto BT JULIEHE.
même tge... Oui, à présent, Susanne est avec Dieu : — elle
étah trop bonne pour moi ; mais, comme je disais, — la veille
au soir de la Saint-Pierre-ès-Liens elle aura quatorze ans ; -
elle les aura, ma parole. Je m*en souviens bien. — Il y a
maintenant onze ans du tremblement de terre ; — et elle fut
sevrée, je ne l'oublierai jamais, — entre tous les jours de
Tannée, précisément ce jour-lè ; — car j'avais mis de l'ab-
sinthe au bout de mon sein, — et j'étais assise contre le
mur du pigeonnier ;— Monseigneur et vous, vous étiez alors
à Mantoue. . . — Oh ! j'ai le cerveau solide 1. . . Mais, comme je
disais, - dès qu'elle eut goûté l'absinthe au bout— de mon
sein et qu'elle en eut senti l'amertume, il fallait voir comme
la petite folle, — toute furieuse, s'est emportée contre le
téton 1 - Tremble, fit le pigeonnier ; il n'était pas besoin,
je vous jure, — de me dire de décamper... — Et il y a
onze ans de ça ; — car alors elle pouvait se tenir toute seule ;
oui, par la sainte croix, — elle pouvait courir et trottiner
tout partout ; — car, tenez, la veille même, elle s'était cogné
le front ; — et alors mon mari. Dieu soit avec son âme ! —
c'était un homme bien gai ! releva Tenfant : — Out-dà,dit-il,
tu tombes mr la face? - Quand tu auras plus d'esprit^ tu
tomberas sur le dos; — n* est-ce pas^ Juju î Et, par Notre-
Dame, — la petite friponne cessa de pleurer et dit : Oui ! —
Yoyez donc à présent comme une plaisanterie vient à
point ! — Je garantis que, quand je vivrais mille ans, —
je n'oublierais jamais ça : HT est-ce pas, Juju? fit-il ; — et la
petite folle s'arrêta et dit : Oui !
Limr CAPUUT.
— En voilà assez ; je t'en prie, tais-toi.
U NOURRICE.
— Oui, madame; pourtant je ne peux pas m'empécher
de rire — quand je songe qu'elle cessa de pleurer et dit :
0ml — Et pourtant je garantis qu'elle avait au front — une
boaae aussi grosse qu'une coque de jeune poussin, — un
SCÈNE 111. m
i-oup terrible! Et elle pleurait amèrement : — Oui-dà, 6t
mon mari, tu lombes sur la face ? — Quand tu seras £âge,
tu tomberas sur le dos;— n'est-ce pas, Juju. ? Et elle s'arrêta
et dit : Oui (fil) !
JUUBHG.
— Arrôt6-toi donc aussi, je feo prie, nourrice !
LA KOURHICE.
— Paix! j'ai fini. Que Dieu le marque de sa grflce !— Tu
étais le plua joli poupon que j'aie jamais nourri ; — si je
puis ïivre pour te voir marier un jour, — je serai satis-
faite.
UkDY CACDLET.
VoilS jusiemeut le sujet — dont je viens l'entretenir...
Dis-moi, Juliette, ma fille, - quelle disposition te sens-tu
pour le mariage?
JULUTTS.
— C'est un honneur auquel je n'ai pas même songé.
U NOUHRICE.
— Uo honneur! Si je n'étais pas ton unique nourrice,—
je dirais que tu as sucé Is sagesse avec le tait.
UOÏ WPtlLET.
— Eh bien, songez au mariage dès à présent ; de plus
jeunes que vous, -dames fort estimées, Ici à Vérone môme,
- sont d(ji devenues mères; si je ne me trompe, —j'étais
mère moi-même avant l'flge — où vous êtes fille encore. En
deux mots, voici : — le vaillant Paris vous recherche puur
M fiancée [Si).
U KOURniCE.
— VoilJi un homme, ma jeune dame ! un homme —
comme le monde entier... Quoi! c'est un homme en
cire î
LADÏ CiPULET.
— Le parterre de Vérone n'offre pas une fleur pareille
248 ROMÉO KT IL'L1£TTE.
LA Homiici.
— Oui, ma foi, il est la fleur do pays, la flear par ex-
edlenee (53).
UDT CàPUUT.
— Qo'en dites-Toas ? Pourrez-Toas aimer ce gentilhomme ?
— Ce soir foos le verrez à notre fête; — lisez alors sur le
Tisage du jeune Pflris, — et observez toutes les grâces qu'y
a tracées la plume de la beauté ; — examinez ces trails si
bira mariés, - et voyez quel charme chacun prête à l'au-
tre ; — si quelque chose reste obscur en cette belle page, —
vous le trouverez éclairci sur la marge de ses yeux. — Ce
précieux livre d'amour, cet amant jusqu'ici détaché, —pour
être pariait, n'a besoin que d'être relié!... — Le poisson
brille sous la vague, et c'est la splendeur suprême — pour
le beau extérieur de receler le beau intérieur; — aux yeux
de beaucoup» il n'en est que plus magnifique» le livre —
qui d'un fermoir d'or étreint la légende d'or ! — Ainsi, en
l'épousant, vous aurez part à tout ce qu'il possède, — sans
que vous-même soyez en rien diminuée.
U NOURRICE.
' —Elle, diminuer! Elle grossira, bien plutôt. Les femmes
s'arrondissent auprès des hommes I
LADT GàPUlET , à JnUeCte.
— Bref, dites-moi si vous répondrez à l'amour de Péris.
JUUETTE.
— Je verrai à l'aimer, s'il suffit de voir pour aimer : —
mais mon attention à son égard ne dépassera pas — la por-
tée que lui donneront vos encouragements.
En Ire un valet.
LE VALET.
Madame, les invités sont venus, le souper est servi ; on
tous appelle ; on demande mademoiselle ; on maudit la
SCÉflE IV. 349
nourrice h l'office ; et tout est terminé. Il faut que je m'en
aille pour servir; je vous en conjure, veaez vile.
LADÏ CAPULET.
- Nous le suivons, Juliette, le comte nous atlend,
LÀ lïOURRlCE.
- Va, fillette, va ajouter d'heureuses nuits à tes heureux
jours.
Toni sorleot.
SCÈNE IV.
[Une place sor laquelle est «iluée U maison de Capulei.]
Katreot nOMf.u, eoilamé en ptlerin ; Heecutio, Benvolio, avec cinri
00 lii matqaei: dei geai poriauldes torches et Jes moaiciens.
ROUËO.
- Voyons, faut-il prononcer un discours pour nous ex-
cuser — ou entrer sans apologie ?
BES\-OUO.
- Ces harangues proUies ne sont plus de mode. — Nous
n'surous pas de Cupidon aux ^'eux bandits d'une ëcharpe,
— portant un arc peint à ta tartare, — et faisant fuir les
dames comme un épouvanlail ; — pas de prologue appris par
cœur et mollement débile — à l'aide d'un souffleur, pour
jiréparer notre entrée. - Qu'ils nous estimenl dans la me-
sure qui leur plaira: — nous leur danserons une mesure,
et nous partirons.
ROMÉO-
- Qu'on me donne une torche ! Je ne suis pas en train
de gambader! — Sombre comme je suis. Je veux porter la
lumière [S4).
MERCUTIO.
- Ah ! mon doux ftoraéo , nous voulons que vous
dansiez.
<60 ROMÉO IT JULIETTE.
ROMtO.
— Non, croyez-moi : vous avez tous la chaussure de bal
— et le talon léger : moi, j'ai une âme de plomb — qui me
cloue au sol et m'ôte le talent de remuer.
MERCuno.
— Vous êtes amoureux (55) ; empruntez à Cupidon ses
ailes, — et vous dépasserez dans votre vol notre vulgaire
essor.
ROMÉO.
— Ses flèches m'ont trop cruellement blessé — pour que je
puisse m'élancer sur ses ailes légères ; enchaîné comme je
le suis, —je ne saurais m'élever au-dessus d'une immuable
douleur ; — je succombe sous Tamour qui m'écrase.
MERCuno.
— Prenez le dessus et vous l'écraserez : — le délicat en-
fant sera bien vite accablé par vous.
ROMÉO.
— L'amour, un délicat enfant ! 11 est brutal, — rude, vio-
lent ; il écorche comme l'épine.
MERCUTIO.
— Si l'amour est brutal avec vous, soyez brutal avec lui ;
— écorchez l'amour qui vous écorche, et vous le domp-
terez.
Aox valets.
— Donnez-moi un étui à mettre mon visage !
Se masqaaDt.
— Un masque sur un masque ! Peu m'importe à présent
— qu'un regard curieux cherche à découvrir mes laideurs !
— Voilà d'épais sourcils qui rougiront pour moi !
BENVOLIO.
— Allons, frappons et entrons ; aussitôt dedans, — que
chacun ait recours à ses jambes (56) I
ROMÉO.
— A moi une torche! Que les galants au cœur léger —
SCÈKK IV. 251
agacent du pied le nsKe inseasible. — Pour moi, je m'nc-
cominode d'une phrase de grand-père : — je tiendrai la
chandelleet je regarderai... — A vos brillants ébats mon
humeur noire ferait tache.
MKBCUTIO.
— Bah '. In nuit tous les chats sont gris ! — Si tu es en
humeur noire, nous te tirerons, sauf respect, du bourbier
- de cet amour oii tu pataufïes — jusqu'aux oreilles...
Allons, vite. Nous usons notre éclairage de jour...
ROMÉO.
— Comment cela?
BnciiTio.
J*» veux dire, niessire, qu'en nous attardant — nous
consumons nos lumières en pure perte, comme des lampes
en plein jour... — No tenez compte que de ma pensée :
notre mérite - est cinq fois dans noire intention pour une
fois qu'il ost dans notre bel esprit.
ROHËO.
— En allant à cette mascarade, nous avons bonne inten-
tion, - mais il j a peu d'esprit à y aller.
MERCUTTO.
Peut-on demander pourquoi?
ROMÉO.
— J'ai fait un rêve celte nuit.
MEBœTIO.
Kt moi aussi.
ROMÉO.
— Eh bien ! qu'avez-vous rêvé?
«ERCL'TIO.
Que souvent les rêveurs sont mis dedans !
ROMÉO.
— Oui, diins le lit où, tout en dormant, ils rêvent la I
vérité.
l 1
252 ROMÉO ET JCUEnK.
HERCUTIO.
- Oh ! je le vois bien, la reine Mab vous a fuit visite. —
Elle est la fée accoucheuse el elle arrive, — pas plus grande
qu'une agate - à l'index d'un aldcrman, - traînée par
un attelage de petits atomes - à travers les nez îles
hommes qui gisent endormis. — Les rayons des roues de
son char sont faits de longues pattes de faucheux; — la
capote, d'jiiles de sauterelles; — les rênes, de la plus ûue
toile d'araignée ; — les harnais, d'humides ravons de lune.
— Son fouut, foit d'un os de grillon, a pour cord-? un fil de
la Vierge, — Son cocher est un petit cousin en livrée grise,
— moins gros de moitié qu'une petite bÊte ronde - tirée
avec une épingle du doigt paresseui d'un servante. — Son
chariot est une noisette vide, — taillée par le menuisier
écureuil ou par le vieux ciroo, — carrossier immémorial
des fées. — C'est dans cet apparat qu'elle galope de nuit
en nuit — à travers les cerveaux des amants qui alors
rêvent d'amour, — sur les genoux des courtisans qui
rêvent aussitAt de courtoisies, — sur les doigts des gens
de loi qui aussitôt rôvent d'honoraires, — sur les lèvres
des dames qui rêvenlde baiser-s aussitôt! — Ces lèvres, Mab
les crible souvent d'ampoules, irritée - de ce que leur
haleine est gfltée par quelque pommade. - Taniôt elle
galope sur le nez d'un solliciteur, — et vite il rôve qu'il flaire
une place; - tantôt elle vient avec la queue d'un cochon
de la dlmo — chatouiller la narine d'un curé endormi, —
et vite il rêve d'un autre bénéfice ; - tantôt elle passe sur
le cou d'un soldat, - et alors il rôve de gorges ennemies
coupées, — de brèches, d'embuscades, de lames espagnoles,
— de rasades profondes de cinq brasses, el puis de tam-
bours - battant à son oreille; sur quoi il tressaille, s'é-
veille. — el, ainsi alarmé, jure une prière ou deux, - el se
rendort. C'est celle môme Mab - qui, la nuit, tresse la
crinière des chovaux — et danf les poils emmêlés durcit ces
scÈ:!E V, 353
nœuds magiques —qu'on ne peut débrouiller sans encourir
malliPur. — C'est la strjge qui, quand les filies sool cou-
chéiis sur le dos, — les étreint ot les habitue h porter leur
cbarge — pour en faire des femmes à solide carrure. — C'est
elle (37)...
HOUÈO.
Paii, paix, MercuUo, paix. — Tu nous parles de riens !
MEBCIJTIO.
En effet, je parle des rêves, - ces enfants d'un cerveau
en délire, — que peut seule (engendrer riiallucination, —
aussi insubstanlielle que l'air, — et plus variable que le
vent qui caresse - en ce moment le seinglacé du nord, —et
qui tout i l'heure, s'échappnnt dans une bouffée de colère,
— va se tourner vers le midi encore h imide de rosée !
BESVOUO,
— Ce vent dont vous parlez nous emporte hors de nous-
mêmes : — le souper est fini et nous arriverons trop tard.
HOMÉO.
— Trop tôt, j'en oi peur! Mon âme pressent — qu'une
amère catastrophe, encore suspendue à mon étoile. —
aura pour date funeste — cette nuit de fête, et terminera —
lu méprisable existence contenue dans mon sein — par le
coup sinistre d'une mori prématurée. - Mais que Celui
qui est le nautonnier de ma destinée — dirige ma voile ! . . .
En avant, joyeux amis!
BE>TOLIO.
— Bflttei, tambours!
Ils aarleot.
SCÈNE V.
[Une suite dani la dibJwi] de Capalet.]
liDlreat PLL'SIEIHS VALETS.
PBESIIER VALET.
Où est donc Uterrine, qu'il ne m'aide pas à desservir?
J
254 ROMÉO KT JUUETTE.
Lui, soulever une assiette! Lui» frotter une table! Fi
donc!
DSUUÊME YAUT.
Quand le soin d'une maison est confié aux mains d'un ou
deux hommes, et que ces mains ne sont même pas lavées,
• c'est une sale chose.
PREMIER VAUT.
Dehors les tabourets!... Enlevez le buffet!... Attention à
l'argenterie...
k Tan de ses camarades.
Mon bon, mets-moi de côté un massepain ; et, si tu
m*aimes, dis au portier de laisser entrer Susanne Lameule
etNelly... Antoine! Laterrine!
/ TROISIÈME VALET.
Voilà, mon garçon ! présent!
PREMIER VALET.
On vous attend, on vous appelle, on vous demande, on
vous cherche dans la grande chambre.
TROISIÈME VÂLET.
Nous ne pouvons pas être ici et là... Vivement, mes en-
iants; mettez-y un peu d'entrain, et que le dernier restant
emporte tout (58).
Ils se retireot.
Entrent le vieux Capulet, pais, pnnni la fbale des convives, Ttbalt,
Juliette et la nourrice ; enfin Robiêo, accompagné de ses amis,
tous masqués. Les valets vont et viennent.
GAPULET
— Messieurs, soyez les bienvenus ! Celles de ces dames
qui ne sont pas — affligées de cors aux pieds vont vous
donner de l'exercice !... — Ah ! ah ! mes donzelles ! qui de
vous toutes — refusera de danser à présent? Celle qui fera
la mijaurée, celle-là, — je jurerai qu'elle a des cors! Eh!
je voua preudi par l'endroit sensible» n'est-ce pas?
SCfiHK V.
2&5
A de DoaTeaax arrivaDti-
— Vous êtes les bienvenus, messieurs. J'ai vu le temps
— où. moi aussi, je portais un masque et où Je savais —
cfaucbotter à l'oreille des belles dames de ces mots — qui
tes cbarmenl : ce temps-là ii'est plus, il ti'esl plus, il n'est
plus [S9] !
A de nôuieoni Birivaola.
— Vous êtes les bienvenus, messieurs... Allons, musi-
ciens, joueï ! — Salle nette pour le bal ! Qu'on fasse place !
el en avant, jeunes filles !
Ui rDii<>iqii^ joue. Les ilanies commem^ent. Aat valRts.
— Rncore des lumières, marauds. Redressez ces tables,
— 01 éleiçnei le feu ; il fait trop chaud ici, . .
A 9on eonsÏD Capnlet. qni arrîre. '
— Ah '. mon cher, ce plaisir inespéré est d'autant mieux
venu... — Asseyez-vous, asseyez-vous, bon cousin Capulet;
— car vous et moi, nous avons passé nos jours de danse. -
Combien de temps y a-t-il depuis le dernier bnl où vous et
moi - nous étions masqués?
DBCXIÈMB aniLET.
Trente «ns. par Notre-Oame!
PREMIER rAi'CLn.
— Bah ! mon cher \ pas tant que ça ! pas tant que ça ! —
C'était fi la noce de Lucenlin. — Vienne la Penlecflte aussi
vite qu'elle voudra. - il y aura de cela quelque vingt-cinq
ans; el cette fois nous étions masqués.
DECXIÉMI CmilET.
— Il y a plus longtemps, il y a plus longtemps : son fils
est plus âgé, messire ; — son Bis a trente ans.
IMIEMIER UPLILET.
Pouvez-vous me dire çal - Son fils était encore mineur
il y a deux ans. {00)
(tOHtO, A un Talet, iDooirmi Jalietle.
— Quelle est cette dama qui eurichii la main — de ce
cavalier. 16-bas?
256 RO)IÉO ET JULIETTE.
LB VALET.
Je ne sais pas, monsieur.
ROMÉO.
Oh ! elle apprend aux flambeaux à illuminer ! — Sa beauté
est suspendue à la face de la nuit — comme un riche joyau
à l'oreille d'une Éthiopienne! — Beauté trop précieuse
pour la possession, trop exquise pour la terre ! — Telle la
colombe de neige dans une troupe de corneilles (61), -
telle apparaît cette jeune dame au milieu de ses compagnes.
" Cette danse finie, j'épierai la place où elle se tient, — et
je donnerai à ma main grossière le bonheur de toucher la
sienne. — Mon cœur a-til aimé jusqu'ici? Non; jurez-le,
mes yeux ! — Car jusqu'à ce soir, je n'avais pas vu la vraie
beauté.
TTBALT, désignant Romëo.
— Je reconnais cette voix ; ce doit âtre un Montagne. . .
A un page.
— Va me chercher ma rapière, page ! Quoi ! le misérable
ose — venir ici, couvert d'un masque grotesque, — pour
insulter et narguer notre solennité? — Ah ! par l'antique
honneur de ma race, — je ne crois pas qu'il y ait péché à
rétendre mort !
PREMIER GiLPULET, s'approchant de Tybalt.
— Eh bien ! qu'as-tu donc, mon neveu? Pourquoi cette
tempête?
TYRALT.
— Mon oncle, voici un Montagne, un de nos ennemis,
— un misérable qui est venu ici par bravade — insulter à
notre soirée solennelle.
PREMIER GAPULET.
— N'est-ce pas le jeune Roméo?
TYRALT.
C'est lui» ce misérable Roméo !
SCÈNE V, 557
HinnER CAPOBT.
— Du calme, gentil cousin! laisse-le tranquille ; — il a les
manières du plus courtois gentilhomme ; - et, à dire vrai,
Vérone est fière de lui, — comme d'un jouvenceau ver-
tueux et bien élevé. - Je ne voudrais pas, pour toutes les
richesses de cette ville, — qu'ici, dans ma maison, il lui
fflt fait une avanie. - Aie donc patience, ne fais pas atten-
tion h lui, — c'est ma volonti5 : situ la respectes. - prends
un air gracieux et laisse-là cette mine farouche — qui sied
mal dans une fête.
— Elle sied bien dès qu'on a pour hôte un tel misé-
rable ; — je ne le tolérerai pas !
PREMIER CAPCLET.
Vous le tolérerez ! -Qu'est-ce à dire, monsieur le frelu-
quet! J'entends que vous le tolériez... Allons donc! —
Qui est le maître ici, vous ou moi? Allonc donc ! — Vous
ne le tolérerez pas ! Dieu me pardonne ! - Vous voulez
soulever une émeute au mihtïu de mes hdles ! — Vous
voulez mettre le vin en perce ! vous voulez faire l'homme !
TTBiLT.
— Hais, mon oncle, c'est une honte.
PREMIER CJiPtLET.
Allons, allons, - vous êtes un insolent garçon. En vérité,
— celle incartade pourrait vous coilter cher. Je sais ce que je
dis... — n faut que vous me contrariiez!... Morbleu! c'est
le moment [fi2}!...
Aux donieart.
— A merveille, mes chers cœurs!...
A Jjball.
Vous êtes un faquin... — itestez tranquille, sinon...
A m itiels.
Des lumières ! encore des lumières ! par décence !
A T;bflli.
— Je vous ferai rcâter Iraiiqtiillu, alliez !
258 ROMÉO ET JULIEHE.
Adx dansears.
De Tentrala, mes petits cœure !
TYBALT,
— La patience qu'on m'impose lutte en moi avec une
colère obstinée, — et leur choc fait trembler tous mes
membres... — Je vais me retirer; mais cette fureur ren-
trée» — qu*en ce moment on croit adoucie, se convertira en
fiel amer.
II sort.
ROMtO, preuant la maio de Jolielie.
— Si j'ai profané avec mon indigne main — cette
chflsse sacrée, je suis prêt à une douce pénitence : — per-
mettez à mes lèvres, comme à deux pèlerins rougissants,
— d'effacer ce grossier attouchement par un tendre baiser.
JULIETTE.
— Bon pèlerin, vous êtes irop sévère pour votre main —
qui n*a iait preuve en ceci que d'une respectueuse dévo-
tion. — Les saintes mêmes ont des mains que peuvent
toucher les mains des pèlerins ; — et cette étreinte est un
pieux baiser.
ROMÉO.
— Les saintes n'ont-elles pas des lèvres, et les pèlerins
aussi?
JUUETTB.
— Oui, pèlerin, des lèvres vouées à la prière.
ROMÈO.
-- Oh I alors, chère sainte, que les lèvres fassent ce que
font les mains. — Elles te prient; exauce-les, de peur que
leur foi ne se change en désespoir.
— Les saintes restent immobiles, tout en exauçant les
prières.
ROMÉO.
— Restez donc immobile, tandis que je recueillerai l'ef-
fet de ma prière.
n rembrasse sur la bouché.!
BClNE T. ?59
— Vos lèvres ont efface Ip p^rhé des miennes.
jnLinTF.
— Mes lèvres ont gardo pour elles le péché qu'elles ont
pris des vôtres.
ROMÉO.
— Vous avez pris le péché de mes lèvres ? 0 reproche
charmant! - Alors rendez-mot mon péché.
Il l'embrasse encore.
IILIETTE.
Vous avez l'art des baisers.
— Madame, votre mère voudrait vous dire un mot (63).
JulietU se diriga «en ladj C'palet.
BOMËO, h la iiourriie,
— Qui donc est sa mtre?
LA TIOUHmCE.
Eh bien, bachelier, ~ sa mère est la maltresse de la
maison, - une bonne dame, et sage et vertueuse ; - j'ai
nourri sn fille, celle avec qui vous causiez ; — je vais vous
dire : celui qui parviendra à mettre la main sur elle —
pourra faire sonner les écus.
HOHÉO.
Cest uue Capulet 1 — 0 trop chère créance ! Ma vie est
due è mon enmrmie {6i) !
BESVOLIO, à Roméo.
— Allons, parlons ; la fôte est è sa fin.
ROMEO, h pnrl.
— Hélas ! oui, et mon trouble est à son comble.
CAFlin', aa\ iorités qui se relirent.
— Çé, messieurs, n'allez pas nous quitter encore: —
nous avons un méchant petit souper qui se prépare... —
Votts êtes donc décidés?.. . Eh bien, alors je vous remercie
tous... - Je vous remercie, honnêtes geniilsbommes .
bonne nuit [65). - Des torches par ici!... Allons, meltons-
Dous au lit !
m
260 ROMÉO ET JULIBTTE.
A 800 ooaiin Capulet.
— Ah ! ma foi, mon cher, il se fait tard : — je vais me
reposer.
Tous sortent, excepté Juliette et la noarrice.
JUIXEITB.
—Viens ici, nourrice : quel est ce gentilhomme, là-bas?
U NOURBIGE.
— C'est le fils et l'héritier du vieux Tibério.
JULIETTE.
— Quel est celui qui sort à présent?
U NOURRICE.
— Ma foi, je crois que c'est le jeune Pétruchio.
JULIETTE» montrant Roméo.
— Quel est cet autre qui suit et qui n'a pas voulu
danser?
LA NOURRICE.
Je ne sais pas.
JULIETTE.
— Va demander son nom.
La nourrice 8*éloigne nn moment.
S'il est marié, — mon cercueil pourrait bien être mon lit
nuptial.
LA NOURRICE, re?enant.
— Son nom est Roméo ; c'est un Montagne, — le fils
unique de votre grand ennemi.
JULIBTIB.
— Mon unique amour émane de mon unique haine I —
Je l'ai vu trop tôt sans le connaître et je Tai connu trop
tard. —Il m'est né un prodigieux amour, — puisque je dois
aimer un ennemi exécré !
u NOIRRIGE.
— Que dites-vous? que dites-vous?
(SCKHIi VI. 3[il
JLLIETTE.
Une strophe qae vient de in*appren<ire - un de mes dan-
seurs.
Voii m dehors appelant Julielle.
U NOUHftlCE.
Tout S l'heure! tout à l'heure!... — Allons-nous-en ;tous
lus (Jtrstigers sont parli».
ICdik le cuoeuit.
LE ClICEUR.
IUiatcn*iit, te viait amour igoaise ïar son lit Je luorl,
Kt nne pansion nouvelle aspire i wn liâritgge.
Celte faellu pour (jul noire nmant géniisaait et ToaloiL mourir,
Compariie i la lendre lulielle. a cené d'être belle.
MaintenaDl Roioéo est aimu de celle qu'il aime :
El Iniis deui sont ensorcelés par le charme de leurs regard».
U«i4 il ■ besoin de couler »es peines à son ennemie supposée,
El tlle dcmbe ce doui appât (l'anioar «ur un hsineçon dan(;ereui.
Traité L-n ennemi, HomJo ne p«ul avoir un libre bccës
Pour soupirer ces voeni que les amant* se pinisent à prononcer,
Kl Juliette , tonl aoi«i éprise, «st plu» împniManli: encore
A niénager une rencontre cntru les auioureui.
Mab la pAMion leur donne la force, et le temps, l'occasion
I)e go Aler ensemble d'iocirahles jaicj dans d'iiielTables irnosej.
Il sort (66).
SCÈNE VI.
[Une route »ui abords du jardin de Capulel.j
ROMÉO, moDtrsnl là mar du jardin.
— Puis-je aller plus loin, quand mon cœur est ici? — 1
arrière, masse terrestre, et retrouve ton centre.
Il cstaladflcitinr cldi^Minll.
3
I6S ROMÉO BT JUUKTTE.
Entrent Benvolio et Hebcotio.
BENYOUO.
— Roméo ! mon cousin Roméo !
VERGimO.
Il a fait sagement. — Sur ma vie» il s'est esquivé pour
gagner son lit,
BENVOUO.
— Il a couru de ce cdté et sauté par-dessus |e mur de ce
jardin. — Appelle-le, bon Mercutio.
MERCuno.
Je ferai plus ; je vais le conjurer... — Roméo ! caprice I
frénésie ! passion ! amour ! — apparais-noos sous la forme
d'un soupir ! — Dis seulement un Yers, et je suis satisfait !
— Crie seulement hélas! accouple seulement amour avec
70ur/— Rien qu'un mot aimable pour ma commère Yénus !
— Rien qu'un sobriquet pour son fils» pour son aveugle
héritier, — le jeune Abraham Gupido, celui qui visa si
juste, — quand le roi Cophétua s'éprit de la mendiante (67) ! . . .
— Il n'entend pas, il ne remue pas, il ne bouge pas. — Il
faut que ce babouin-là soit mort : évoquons-le (68) . — Roméo,
je te conjure par les yeux brillants de Rosaline, — par son
front élevé et par sa lèvre écarlate, —par son pied mignon,
par sa jambe svelte, par sa cuisse frémissante, — et par les
domaines adjacents : —apparais- nous sous ta propre forme !
BENVOUO.
— S'il t'entend, il se fftchera.
IIERCUTIO.
— Gela ne peut pas le fâcher ; il se fâcherait avec raison,
— si je faisais surgir dans le cercle de sa maltresse un dé-
mon - d'une nature étrange que je laisserais en arrêt —jus-
qu'à ce qu'elle l'eût désarmé par ses exorcismes. — Cela se-
rait une oQense : mais j';igis en enchanteur— loyal et bon-
SCÉNB \11.
263
nêle : «l, au nom de sa maîtresse, - c'est lui seul que je
.veux foire surgir.
misouo,
— Allons ! il s'est enfoncé sous ces arbres — pour y
cherclier une nuit assortie à son humeur. — Son amour
est aveugle, et n'est à sa place que dans les ténèbres.
MiRCcno.
— Si l'amour est aveugle, il ne peut pas frapper le but...
— San* doute Homik) s'est assis au pied d'un pêcher, —
pour rOver qu'il le commet avec sa maltresse. — Bonne
nuit. Romife... Je vais trouver ma chère couchette: — ce
lit d'e camp est trop froid pour que j'y dorme. — Eh bien,
partons-itous ?
BESTOLTO.
Oui, partons : car il est inutile - de chercher ici qui ue
veut pas se laisser trouver (69).
Ils sortent,
SCÈNE VII.
Il^ejardio de Cipulet. Sous le) fenêtrei de l'ipparieineiit <le Juliette.]
Botte RouSD.
— D se rit des plaies, celui qui n'a jamais reçu de bles-
sures!
Apereerani JaUelle qai apparati à one feDâtre.
— Mais doucement ! Quelle lumière jaillit par cotte feoô-
tre? — Voilà l'Orient, etJulîeUeest le soleil! - Lève- toi,
belle aurore, et lue la lune jalouse, — qui déjà languit et
pdlitde douleur. — parce que toi, sa prélresse, tu es plus
belle qu'elle-même ! — >e sois plus sa prêtresse, puisqu'elle
e^l jaloux du toi; - sa livioi dt.' vesUile eal maliidive «t
4
264 UOM£0 ET JULI&TTË.
blême, — elles folles seules la portent: rejette-la!... —
Toilà ma dame! Oh! voilà mon amour! —Oh! si elle pouvait
le savoir (70) I... -Que dit-elle? Rien... Elle se tait... Mais
non : — son regard parle, et je veux lui répondre. . . — Ce
n'est pas à moi qu'elle s'adresse. —Deux des plus belles
étoiles du ciel, — ayant affaire ailleurs, adjurent ses yeux —
de vouloir bien resplendir dans leur sphère jusqu'à ce
qu'elles reviennent. — Àh ! si les étoiles se substituaient à
ses yeux, en même temps que ses yeux aux étoiles, —le seul
éclat de ses joues ferait pâlir la clarté des astres, — comme
le grand jour, une lampe; et ses yeux, du haut du ciel, —
darderaient une telle lumière à travers les régions aérien-
nes, — que les oiseaux chanteraient, croyant que la nuit
n'est plus. —Voyez comme elle appuie sa joue sur sa main!
— Oh ! que ne suis-je le gant de cette main ! — Je touche-
rais sa joue !
JULIETTE.
Hélas!
ROMÉO.
Elle parle! — Oh! parle encore, ange resplendissant!
Car — tu rayonnes dans cette nuit, au-dessus de ma tète, —
comme le messager ailé du ciel, — quand, aux yeux bou-
leversés — des mortels qui se rejettent en arrière pour le
contempler, — il devance les nuées paresseuses— et vogue
sur le sein des airs !
JULIETTE.
- 0 Roméo ! Roméo ! pourquoi es-tu Roméo? -Renie
ton père et abdique ton nom ; — ou, si tu ne le veux pas,
jure de m'aimer, — et je ne serai plus une Capulet.
ROMÈO9 à part.
- Dob-je l'écouter encore ou lui répondre?
JULIETTE.
- Ton nom seul est mon ennemi. — Tu n'es pas un
Montague, tu es toi-mcmc (71). - Qu'est-ce qu'un Montagne?
Ce n'est nJunemnin, ni un pieil, -ni un bras, ni un vi.iage,
ni rien — qui fasse partie d'im homme... Oh ! snis quelque
autre nom (72}! — Qu'ya-l-il dnnsun nom? Ce que nous ap-
pelons une rose — embaumerait autant eous un autre nom. <
— Ainsi, quand Roméo ne s'appellerait plus Roméo, - il
conserverait encore les chères perfections qu'il possède (73). . .
-- Roméo, renonce à Ion nom ; - el, à la place de ce nom qui
ne lait pas partie de toi, — prends-moi tout entière (74).
BUMÊO.
Je te prends au mol! ■- Appelle-moi seulement ton
amour, et je reçois un nouveau baptême : — désormais je
ne suis plusRoraéo.
Jl-UETTE.
— Quel homme es-lu, toi qui, ainsi caché par la nuit, —
viens (le te heurter 6 mon secret ?
ROHÉO.
Je ne sais — parquel noml'indiquerqui jesuis. ~ Mon
nom, sainte chérie, m' est odieux à moi-même, -parce qu'il
est pour toi un ennemi : — si je l'avais écrit là, j'en déchi-
rerais les lettres.
JULlEnE.
— Mon oreille n'a pas encore aspiré cent paroles -pro-
férées par cette voix, el pourtant j'en reconnais le son. -
If'es-tu pas Roméo et un Montague t
ROMÉO.
— Ni l'un ni l'autre, belle virile, si lu délesles l'un et
l'autre.
jtiLiBrra.
— Comment es-tu venu ici, dis-moi? et dans quel but?
— Les murs du jardin sont hauts et diffiiiles ?i gravir. —
Considère qui tu es : ce lieu est Li mort, - si quolipruii
de mes parents te trouve ici.
KOMÈO.
— J'ai escaladé ces murs sur les ailes légères de l'a-
L
266 ROMÉO BT JULUTTK.
mour : — car les limites de pierre ne sauraient arrêter
Tamour, — et ce que l'amour peut fairft, Tamour ose le
tenter; — voilà pourquoi tes parents ne sont pas un obsta-
% cle pour moi.
JUUKTTE.
~ S'ils te voient, ils te tueront.
ROMÉO.
— Hélas ! il y a plus de péril pour moi dans ton regard —
que dans vingt de leurs épées : que ton œil me soit doux, —
et je suis à l'épreuve de leur inimitié.
JULIETTE.
— Je ne voudrais pas pour le monde entier qu'ils te vis-
sent ici.
ROMÈO.
— J'ai le manteau de la nuit pour me soustraire à leur
vue. — D'ailleurs, si tu ne m'aimes pas, qu'ils me trouvent
ici! — J'aime mieux ma vie unie par leur haine— que ma
mort prorogée sans ton amour.
JULIETTE.
— Quel guide as-tu donc eu pour arriver jusqu'ici?
ROMÉO.
— L'amour, qui le premier m'a suggéré d'y venir : — il
m'a prêté son esprit et je lui ai prêté mes yeux. — Je ne
suis pas un pilote ; mais, quand tu serais à la même dis-
tance — que la vaste plage baignée par la mer la plus loin-
taine , — je risquerais la traversée pour une denrée pa-
reille.
JULIETTE.
— Tu sais que le masque de la nuit est sur mon visage:
— sans cela, tu verrais une virginale couleur colorer ma
joue, — quand je songe aux paroles que tu m'as entendue
dire cette nuit. —Ah ! je voudrais rester dans les convenan-
ces; je voudrais, je voudrais nier — ce que j'ai dit... Mais,
adieu les cérémonies ! — M'aimes-tu ? Je sais que tu vas
SCÈNE VII. ?67
dire ouU — et J6 te croirai sur parole. Ne le jure pas : —tu
pourrais trahir ||n serment : les parjures des amoureux
font, dit-on, rire Jupiter... Oh! gentil Roméo, - si tu m'ai-
mes, proclame-le loyalement : — et si tu crois que je me
laisse trop vite gagner, — je froncerai le sourcil, et je serai
cruelle, et je te dirai non, — pour que tu me fasses la cour :
autrement, rien au monde ne m'y déciderait... — En vérité,
beau Montague, je suis trop éprise, — et aussi tu pourrais
croire ma conduite légère ; — mais crois-moi, gentilhomme,
je me montrerai plus fidèle — que celles qui savent mieux
affecter la réserve. — J'aurais été plus réservée, il faut que
je Tavoue, ~ si tu n'avais pas surpris, à mon insu, — Taveu
passionné de mon amour : pardonne-moi donc — et n'impute
pas à une légèreté d'amour cette faiblesse - que la nuit
noire t'a permis de découvrir.
ROMÉO.
— Madame, je jure par cette lune sacrée — qui argenté
toutes ces cimes chargées de fruits!...
JULIETTE.
— Oh ! ne jure pas par la lune, l'inconstante lune — dont
le disque change «haque mois, — de peur que ton amour
ne devienne aussi variable !
ROMÉO.
— Par quoi dois-je jurer?
JUUETTB.
Ne jure pas du tout; — ou, si tu le veux, jure par ton
gracieux être (75), — qui est le dieu de mon idolâtrie, — et
je te croirai.
ROMÉO.
• Si l'amour profond de mon cœur. . .
JULIETTE.
— Ah ! ne jure pas (76) ! Quoique tu fasses ma joie, -je
ne puis goûter cette nuit toutes les joies de notre rap-
prochement; — il est trop brusque, trop imprévu, trop
jr ■*
?68 noMfio rr joushk.
subit , - trop semblable à l'édair qui a cessé d'élre —
avant qu'on ait pu dire : il brille!... Hfox ami, bonne
nuit ! - Ce bouton d'amour, mari par l'baleine de l'été,
— pourra détenir une belle flebr, h notre prochaine entre-
vue... — BoaoB nuil, bonne nuit ! Puisse le repos, puisse
lo calme déliâeox - qui est dans mon sein, arriver k ton
cœur!
ROUÈa.
— Oh ! v.is-ta donc me laisser si peu salislisit ?
JULIETTE.
— Quelle satisfaction peux-tu obtenir cette nuit?
BOHtO.
— le solennel échange de ton amour contre ie mien.
JULIETTE.
— Mon amouri je le l'ai donné avant que tu l'aies de-
mandé. — El pourtant je voudrais qu'il Î(A encore k
donner.
EOKto.
— Voudrais-ln me le retirer? Et pour qaelle raison, mon
amour ?
JULIETTE.
— Rien que pourêlre généreuse el le le donner encore,
— Maisje désire un bonheur que j'ai déjà : —ma tibératité
est aussi illiniitée que lu mer, — et mon amour aussi pro-
fond : plus je le donne, — plus il me reste, car l'une et l'iiu-
ire sont infinis.
On enlenii la voii de la nourrice.
— .l'entends du bruit dans la maison... Cher amour,
adieu! — J'y vais, bonne nourrice!... Doux Monliiguc,
sois fidèle. — Attends nn moment, je vais revenir.
Elle se retire da la feoètie.
ROHÉO.
— 0 céleste, céleste nuit! J'ai peur, — comme il fait
SCÈNE TO; 269
nuiU que tout oeci ne soit qu'uniéve» — trop délicieusement
flatteur pour Vtrtfepéd^
lULUTTK revient.
JUUETO.
— Trois mots encore, cher Roméo» et bonne nuit, cette
fois ! — Si l'intention de ton amour est honorable, — si ton
but est le mariage, fais-moi savoir demain, — par la per-
sonne que je ferai parvenir jusqu'à toi, — en quel lieu et à
quel moment tu veux accomplir la cérémonie, — et alors je
déposerai à tes pieds toutes mes destinées, —et je te suivrai,
mon seigneur, jusqu'au bout du monde !
LA NOURRICE, derrière le théâtre*
Madame !
juusrrE.
— J'y vais ! tout à l'heure ! Mais si ton arrière-pensée
n'est pas bonne, — je te conjure...
U NOURRIGB, derrière le théâtre.
Madame !
JULIKTTE.
À l'instant ! j'y vais ! ... — de cesser tes instances et de me
laisser à ma douleur... - J'enverrai demain.
Routo.
Par le salut de mon âme...
JULIETTE.
— Mille fois bonne nuit !
Elle quitte h fenôtre.
ROMto.
— La nuit ne peut qu'empirer mille fois, dès que ta lu-
mière lui manque...
Se retirant à pas lents.
— L'amour court vers l'amour comme l'écolier hors de
de la classe ; — mais il s'en éloigne avec l'air accablé de
TenCant qui rentre à l'école.
Jelietta re|Mn^ à It fenêtfe.
,.pP soHÉQiTininmi.
* ' muRTi.
— Stt! Roméo! Rtt!..- Oh! que jé'm^ Uf toûc du tan-
ooDDier — pour réclamer mon lu^nrtiercelell — Hais la
captivité est eorouée et De beot porter haut : — sans quoi
j'ébranlerais la caverne où Echo dort, — et sa voix aérienae
serait bientôt plus enrouéQ qu9 la qwdqq, - tnnt je lui
ferais répéter le nom de mon Rptn^!
ROHËO, •4M4«lit «w (fl PMi
— C'estnion âme qui iqerappelle par tQDQQQm!— Quels
sons argentins a dans la puit la tqïx (Jq la biaQ-aimée ! ~
Quelle suave musique pour l'oreillf) atteotivQ (77) !
— Roméol
ROHio.
Ma...
U NOlltlRlCI, dflrpirt le Ih^Uf.
Madame !
jnUBTTE.
A quelle heure, demain. — enremi-Je vers toi?
ROHiO.
A neuf heures.
ivuem.
— Je n'y manquerai pas : il y a vingt ans d'ici tù. — J'ai
oublié pourquoi je t'ai rappelé.
ROMÉO.
— Laisse-moi rester ici jusqu'à ce que tu t'en sou-
viennes.
JULIETTE.
— Je l'oublierai, pour que lu restes là toujours, — me rap-
pelant seulement combien j'aime ta compagnie.
RDUËO.
— Et je resterai là pour que tu l'oublies toujours, ~ ou-
bliant moi-même que ma demeure est ailleurs.
JULIETTI.
— Il est presque jour. Je voudrais que tu fusses parti, —
SCÈNE VII. ?67
dire oui. — et je tecroirni sur parole. Ne lo jure pas: —tu
pourrnis trahir l^n serment : les parjures des amoureux
font, dit-on, rire Jupiter... Ob ! gentil Roméo, - si tu m'ai^
mes. proclame-le loyalement : — et si tu crois que je me
laisse trop vile gagner, —je froncerai le sourcil, et je sera!
cruelle, et je te dirai non, — pour que tu me fasses ta cour :
autrement, rien au monde ne m'y décidernil...— En vérité,
beAU Hontague, je suis trop éprise, — et aussi tu pourrais
croire ma conduite légère ; -mais crois-moi, gentilhomme,
je me montrerai plus firtèlo — que celles qui savent mieux
affecter la réserve. - J'aurais été plus réservée, il faut que
je l'avoue, — si tu n'avais pas surpris, à mon insu, ~ l'aveu
passionné de mon amour : pardonne-moi donc — et n'impute
pas h une légèreté d'amour cette faiblesse - que la nuit
noire l'a permis de découvrir.
ROMÉO.
— Madame, je jure par celte lune sacrée — qui argenté
toutes ces cimes chargées de fruits!...
jriJBTTE.
— Oh ! ne jure pas par la lune, l'inconstante lune — dont
le disque change «haque mois. — de peur que ton amour
□e devienne aussi variable !
noMKo.
— Par quoi dois-je jurer?
JliUETTE.
Nejurepasdu tout; - ou, si tu le veux, jure par ton
gracieux être [15], - qui est le dieu de mon idolâtrie, - m
je te croirai.
ROUËO.
. Si l'amour profond de mon cœur, . .
JULIETTE.
— Ab ! ne jure pas (76) ! Quoique tu fasses ma joie, -je
ne puis goûter cette nuit toutes les joies de noire rap-
prochement ; - il est trop brusque, trop imprévu , trop
272 RO>IÉO KT JULirPTE.
plantes pernicieuses et de fleurs au suc précieux. — La
terre, qui est la mère des créatures, est aussi leur tombe ; —
leur sépulcre est sa matrice même. — Les enfants de toute
espèce, sortis de son flanc, — nous les trouvons suçant sa
mamelle inépuisable; —la plupart sont doués de nom-
breuses vertus ; — pas un qui n'ait son mérite, et pourtant
tous diiïèrent (78) ! — Oh! combien efficace est la grâce qui
réside ~ dans les herbes, dans les plantes, dans les pierres
et dans leurs qualités intimes; — il n'est rien sur la terre
de si humble — qui ne rende à la terre un service spécial ;
— il n'est rien non plus de si bon qui, détourné de son
légitime usage, — ne devienne rebelle à son origine et ne
tombe dans l'abus. — La vertu même devient vice, étant
mal appliquée, — et le vice est parfois ennobli par
l'action.
Entre Roméo.
LAUBENGBy prenant une fleor dans le panier.
— Le calice enfant de cette faible fleur — recèle un poi-
son et un cordial puissants : — respirez-la, elle stimule et
l'odorat et toutes les facultés; — goûtez-la, elle frappe de
mort et le cœur et tous les sens. — Deux reines ennemies
sont sans cesse en lutte — dans l'homme comme dans la
plante, la grâce et la rude volonté; — et là où la pire
prédomine, — le ver de la mort a bien vite dévoré la
créature.
BOMÈO.
— Bonjour, père.
LAURENCE.
Benedicite ! — Quelle voix matinale me salue si douce-
ment?—Jeune fils, c'est signe de quelque désordre d'esprit,
— quand on dit adieu sitôt à son lit. — Le souci fait le
guet dans les yeux du vieillard, — et le sommeil n'entre
jamais où loge le souci. — Mais là où la jeunesse in-
gaoïbe repose, le cerveau dt^egë. — Ih règne le sommeil
d'or. — Je conclus donc de (a visite œaliasle — que quel-
que grave perlurbatton t'a mis sur pied. — Si cela n'est
pas, je devine que — noire Roméo ne s'est pas couché uelte
nuit.
muio.
— Celle dernière conjecture est la vraie ; mais mon repos
n'eu a été que plus doux.
— Dieu pardonne au pécbeur ! Elais-tu donc avec llo-
saline?
nouËo.
— Avec Hosalinel Oh non, mon pcre spirituel : - j'ai
oublie ce nom, el tous les maui attachés à ce nom.
UlfRESCB.
— VolUunbon fils... Mais où as-tu été alors?
HUMËO.
— Je vais le le dire el l'épargner de nouvelles questions.
— Je me suis trouvé à la même fête que mon ennemie : —
tout à coup celte ennemie m'a blessé, ~ et jiî l'ai blessée à
mon tour : notre guérison à tous deux — dépend de tes
secours et de ton ministère sacré. — Tu le vois, saint
homme, je n'ai pas de haine ; car - j'intercède pour mon
adversaire comme pour moi.
LAURENCE.
— Parle clairement, mon cher fils, et explique-loi sans
détour : — une confession équivoque n'obtient qu'une ab-
solntion équivoque.
nouËO.
— Apprends-le donc tout net, j'aime d'un amour pro-
fond — la fille charmante du riche Capulet. — Elle a fixé
mon cœur comme j'ai fixé le sion ; — pour que notre union
soit complèle, il no nous mnnque que d'être unis par loi —
dans le saint managc. Quand, où et comment nous nous
J
274 ROIfÉO ET IULIETTE.
sommes vos, aimés et fiancés» — je te le dirai diemin fai
sant; mais, ayant tout, je t*en prie, — consens à noi
marier aujourd'hui môme.
LAUKENCS.
^ — Par saint François ! quel changement ! — Cette Ros
line que tu aimais tant, — est-elle donc si vite délaissa
Ah! Tamour des jeunes gens — n'est pas vraiment dans
cœur, il n*est que dans les yeux. — Jesu Maria! que c
larmes — pour Rosaline ont inondé tes joues blêmes! -
Que d'eau salée prodiguée en pure perte— pour assaisonna
un amour qui n'en garde pas même l'arrière-goût! — I
soleil n'a pas encore dissipé tes soupirs dans le ciel : — t
gémissements passés tintent encore à mes vieilles oreille
— Tiens, il y a encore là, sur ta joue, la trace — d'une ai
cienne larme, non essuyée encore ! — Si alors tu étais bie
toi-même, si ces douleurs étaient bien les tiennes, — toi
tes douleurs vous étiez tout à Rosaline; — et te voi
déjà changé ! Prononce donc avec moi cette sentence : — L
femmes peuvent faillir, quand les hommes ont si pen (
force.
' i ROMÉO.
— Tu m'as souvent reproché mon amour pour Rosalin
LAUHENCE.
^^ — Ton amour? Non, mon enfant, mais ton idolâtrie.
'Ç- ROMÉO.
— Et tu m'as dit d'ensevelir cet amour.
't
t
f
k
UURENCE.
Je ne t'ai pas dit— d'enterrer un amour pour en exhum<
un autre.
ROMÉO.
— Je t'en prie, ne' me gronde pas : celle que j'aime
présent — me rend faveur pour faveur, et amour poi
amour ; — l'autre n'agissait pas ainsi.
SIBtKt a.
m
LAURENCE.
Obi elle foyail bien que — ton nmour déclamait sa leron
«Tant même de savoir épelcr, - Mais viens, jeune volage,
viens avec moi; — une raison me décide à t'assister : -
cette union peut, par un henreux effet, — changer en pure
sfTection la rancune de vos familles.
nouÈo.
— Oh ! partons : il y a urgence i nous hSter.
UUBENCK.
- Allons sagement et doucement : trébuche qui court
vite (79).
Ils 9orteot.
SCÈNE IX.
[Dne me.]
Entrent Benvolio et Mercltio-
UEBCLTIO.
— Où diable ce Romëo peut-il être? ~ Est-ce qu'il n'est
pas reutn^ cette nuit?
BESVOLIO.
— Non, pas chez son père; j'ai parlé à son valet.
BERfitmo.
— Ah ! cette pâle fille au cœur de pierre, cette Rosaline,
— le tourmente tant qu'à coup sûr il ea deviendra fou.
bwsQm.
— Tybalt, le parent du vieui Capulel, — lui a envoyé
une lettre chez son père.
siERcirno.
— Un cartel, sur mon Jlme !
BENVOUU.
liomeu répondra.
276 UOMÉO KT JULIETTE.
MERGUTIÛ.
— Tout homme qui sait écrire peut répondre à une
lettre. —
BEN voue.
C'est à l'auteur de la lettre qu'il répondra : provocation
pour provocation.
HERUUTIO.
Hélas! pauvre Roméo! il est déjà mort : poignardé par
l'œil noir d'une blanche donzelle, frappé à Toreille par un
chant d'amour, atteint au beau milieu du cœur par la flccho
de l'aveugle arcberot. . . Est-ce là un homme en état de tenir
têteàTybalt?
BENVOLIO.
Eh! qu'est-ce donc que ce Tybalt?
MERCUTIO.
Plutôt le prince des tigres que des chats, je puis vous le
dire (80). Oh ! il est le courageux capitaine du point d^hon-
neur. Il se bat comme vous modulez un air, observe les temps,
la mesure et les règles, allonge piano, une, deux, trois,
et vous touche en pleine poitrine. C'est un pourfendeur de
boutons de soie, un duelliste, un duelliste , un gentilhomme
de première salle, qui ferraille pour la première cause
venue.
n se met en garde et se fend.
Oh! la botte immortelle! la riposte en tierce! touché!
BENYOUO.
Quoi donc?
MERGUnOy se relevant.
Au diable ces merveilleux grotesques avec leur zézaye-
ment, et leur affectation, et leur nouvel accent!
ChaDgeant de voii.
Jésus! la bonne lame! le bel homme! l'excellente putain!
Ah ! mon grand-père, nVst-ce pas chose lamentable que
nous soyons ainsi harcelés par ces moustiques étrangers,
par ces colporteurs de modes qui nous poursuivent de leurs
8GÉHK a.
277
pardonuez-moi (81), et qui, tant ils sont rigides sur leurs
nouvelles formes, ne sauraient plus s'asseoir à l'aise sur nos
vieux escabeaux? Pesto soit de leurs bonjours et de leurs
bonsoirs!
Entre RohëDi rêveur.
BENVOUO.
Voici Roméo ! Voici Roméo !
HERCiniO.
N'ayant plus que les os! sec comme un hareng saur! Oh!
pauvre chair, quel triste maigre tu fais !... Voyons, donne-
nous un peu de cette poésie dont débordait Pétrarque :
comparée à la dame, I^ure n'était qu'une fille de cuisine,
bien que son chantre sût mieux rimer que toi ; Didon, une
dondon ; Cteopdtre, unegipsy; Hélène, une catin ; Réro,
une gourgandine; Thisbé, un œil d'azur, mais sans éclat!
Signor Boméo, bonjour! A votre culotte française le salut
français!... Vous nous avez joués d'une manière charmante
hier soir.
ROMÉO.
Salut i tous deux !... que voulez-vous dire?
MKRCITIO.
Ebl vous ne compreoez pas? vous avez fait une fugue,
une à belle fugue !
HOHÉO.
PardoD, mon cher Mercutio, j'avais une affaire urgente ;
et, dans un cas comme le mien, il est permis à un homme
de brusquer la politesse.
Msncimo.
Autant dire que, dans un cas comme le vdtre, un homme
est forcé de fléchir le jarret pour...
ItOHKO.
Pourtirersa rëïérenre.
TU. m
ttH ROMÉO IT jUUinK.
MERGUTIO.
Merci. Tu as touche juste.
ROMÉO.
C'est rexplication la plus bienséante.
MERCUTIO.
Sache que je suis la rose de la bienséance.
ROMÉO.
Fais-la-moi sentir.
MERGUTIO.
La rose même !
ROMÉO y montrant sa cbaussare conrerte de rubans.
Mon escarpin t'en offre la rosette !
MERGUTIO.
Bien dit. Prolonge cette plaisanterie jusqu'à ce que ton
escarpin soit éculé : quand il n'aura plus de talon, tu pourras
du moins appuyer sur la pointe.
ROMÉO.
Plaisanterie de va-nu-pieds!
MERCUTIO.
Au secours, bon Benvolio ! mes esprits se dérobent.
ROMÉO.
Donne-leur du fouet et de l'éperon ; sinon, je crie : vic-
toire !
MERCUTIO.
Si c'est à la course des oies que tu me défies, je me ré-
cuse : il y a de l'oie dans un seul de tes esprits plus que
dans tous les miens. . . M au riez-vous pris pour une oie?
ROMÉO.
Je ne t'ai jamais pris pour autre chose.
MERCUTIO.
Je vais te mordre l'oreille pour cette plaisanterie- là.
ROMÉO.
Non. Bonne oie ne mord pas.
SCÈNE IX. 279
MERCUnO.
Ton esprit est comme une pomme aigre : il est è la sauce
piquante.
ROMÉO.
N'est-ce pas ce qu'il faut pour accommoder Toie grasse?
MERCUTIO
Esprit de cbeyreau ! cela prête à volonté : avec un pouce
d'ampleur on en fait long comme une verge.
ROMÉO.
Je n'ai qu'à prêter l'ampleur à l'oie en question ; cela
suffit : te voilà déclaré. . . grosse oie.
Us éclatent de rire.
MKRcuno.
Eh bien , ne vaut-il pas mieux rire ainsi que de geindre
par amour? Te voilà sociable h présent, te voilà redevenu
Roméo ; Ip voilà ce que lu dois être, de par l'art et de par la
nature. Crois-moi, cet amour grognon n'est qu'un grand
nigaud qui s'en va, tirant la langue, et cherchant un trou où
fourrer sa... marotte.
BENVOUO.
Arrête-toi là, arrête-toi là.
MIRCUTIO.
Tu veux donc que j'arrête mon histoire à contre-poil ?
BENVOUO.
Je craignais qu'elle ne fût trop longue.
MERCUTIO.
Oh! tu te trompes : elle allait être fort courte; car je suis
è bout et je n'ai pas l'intention d'occuper la place plus
longtemps.
ROMÉO.
Toilà qui est parfait.
Entrent la NOURRICE et PlERRB.
MERCUTIO.
Une voile! une voile! une voile!
280 ROMÉO ET JULISHE.
BDCVOUO.
Deux Yoiles ! deux voiles! une culotte et un jupon.
U ROURRICE.
Pierre!
PIERRE.
Voilà!
U NOURRICE.
Mon éventail, Pierre.
MERCuno.
Donne-le-lui, bon Pierre, qu'elle cache son visage, son
éventail est moins laid.
u NOURRICE.
Dieu vous donne le bonjour, mes gentilshommes !
MERGuno.
Dieu vous donne le bonsoir, ma gentille femme !
u NOURRICE.
C'est donc déjà le soir?
MERGUTIO.
Oui, déjà, je puis vous le dire, car l'index libertin du ca-
dran est en érection sur midi.
lA NOURRICE.
Diantre de vous! quel homme êtes- vous donc?
ROMÉO.
Un mortel, gentille femme, que Dieu créa pour se faire
injure à lui-même.
LA NOURRICE.
Bien répondu, sur ma parole ! Pour se faire injure à lui-
même, a-t-ildit?... Messieurs, quelqu'un de vous saurait-
il m'indiquer où je puis trouver le jeune Roméo?
ROMÉO.
Je puis vous l'indiquer : pourtant le jeune Roméo, quand
vous l'aurez trouvé, sera plus vieux qu'au moment oiji vous
TOUS êtes mise à le chercher. Je suis le plus jeune de ce
nom-là, à défaut d'un pire.
SCiNB IX.. 281
lA NOURRICE.
Fort bien !
MERGUnO.
C'est le pire qu'elle trouve fort bien ! bonne remarque,
ma foi y fort sensée, fort sensée.
U NOURRICE, à Roméo.
Si VOUS êtes Roméo, monsieur, je désire vous faire une
courte confidence.
BENVOUO.
Elle va le convier à quelque souper.
MERCuno.
Une maquerelle! une maquerelle! une maquerelle!
Taïaut !
ROMÉO, à Mercolio.
Quel gibier as-tu donc levé?
MERGuno.
Ce n'est pas précisément un lièvre, mais une béte à poil,
rance comme la venaison moisie d'un pflté de carême.
Il chante.
Un vieax lièvre faisandé,
Qaoiqa'il ait le poil gris,
Est nn fort bon plat de carême ;
Mais on vient lièvre faisandé
A trop longtemps duré.
S'il est moisi avant d'être fini.
Roméo, venez-vous chez votre père? Nous y allons
dîner (82).
ROMÈO.
Je vous suis.
MERCUnO, saloantla nonrrice.
Adieu, l'antique dame, adieu, la dame, la dame, là dame !
Sortent Mercutio et Benvolio.
U NOURRICE.
Oui, morbleu, adieu ! Diles-moi donc quel est cet impu-
dent fripier qui a débite tant de vilenies?
282 ROMÉO ET JULKTTB.
ROMto.
C'est UD gentilbomme, Dourrice, qui aime à s'entendre
parler, et qui en dit plus en une minute qu*ii ne pourrait
écouter en un mois.
U NOURRICE.
S'il s'avise de rien dire contre moi, je le mettrai à la rai-
son, fût-il vigoureux comme vingt freluquets de son espèce;
et si je ne le puis moi-même, j'en trouverai qui y par-
viendront. Le polisson! le malotru! Je ne suis pas une de
ses drôlesses; je ne suis pas une de ses femelles!
A Pierre.
Et toi aussi, il faut que tu restes coi, et que tu permettes
au premier croquant venu d'user de moi à sa guise !
l'IERRE.
Je n'ai vu personoe user de vous à sa guise; si je l'avais
vu, ma lame aurait bieo vite été dehors, je vous le garantis.
Je suis aussi prompt qu'un autre à dégainer, quand je vois
occasion pour une bonne querelle, et que la loi est de mon
côté.
u NOURRICE.
Vive Dieu ! je suis si vexée que j'en tremble de tous mes
membres!... Le polisson! le malotru!... De grâce, mon-
sieur, un mot! Commf-je vous lai dit, ma jeune maîtresse
m'a chargée d'aller à votre recherche... Ce qu'elle m'a
chargée de vous dire, je le garde pour moi... Mais d'abord
laissez-n.oi vous déclarer que, si vous aviez l'intention,
comme on dit, de la mener au paradis des fous, ce serait
une façon d'agir très-grossière, comme on dit : car la de-
moiselle est si jeune ! Si donc il vous arrivait de jouer dou-
ble jeu avec elle, ce serait un vilain trait à faire à une de-
moiselle, et un procédé très- mesquin.
ROMÉO.
Nourrice, recommande-moi è ta dame et maîtresse. Je te
jure...
SGÉNl II. 283
LA NOURRICE.
L'excellent cœur! Oui, ma foi, je le lui dirai. Seigneur !
Seigneur ! elle va être bien joyeuse.
ROMÉO.
Que lui diras- tu, nourrice? Tu ne m'écoutes pas.
U NOURRICE.
Je lui dirai, monsieur, que vous jurez, ce qui, à mon
avis, est une action toute gentilhommière.
ROMÉO.
— Dis-lui de trouver quelque moyen d'aller à confesse —
cette après-midi (83); — c'est dans la cellule de frère Lau-
rence - qu'elle sera confessée et mariée. Voici pour ta peine.
u lai oiïre Id bourse.
U NOURRICE.
— Non vraiment, monsieur, pas un denier !
ROMÉO.
Allons! il le faut, te dis-je.
Là NOURRICE, prenaDt la bourso.
— dette après-midi, monsieur? Bon, elle sera là.
ROMÉO.
— Et toi, bonne nourrice, tu attendras derrière le mur
de l'abbaye. — Avant une heure, mon valet ira te rejoindre
— et t'apportera une échelle de cordes : — ce sont les hau-
bans par lesquels je dois, dans le mystère de la nuit, —
mont^^r au hunier do mon bonheur... — Adieu !... Recom-
mande-moi à ta maîtresse.
u NOURRICE.
— Sur ce, que le Dieu du ciel te bénisse! Écoutez,
monsieur.
ROMÉO.
— Qu'as-tu à dire, ma chère nourrice?
LA NOURRICE.
— Votre valet est-il discret? Vous connaissez sans doute
le proverbe : — Deux personnes, hormis une, peuvent
garder un secret.
?84 M>liD rr JCURIE.
HMÉO.
— IfaBsoie-loi : moo lalH est épiooré eomme Tad -
u mniD.
Bien, monsiear : ma mattresse est bien la plus charmante
dame... Seigneur! Seigneur!... Quand elle n*était encore
qu'on petit être babillard!... Oh! il j a en Tille un
grand seigneur, un certain FIris, qui voudrait bien tâter da
morceau ; mais eUe, la bonne âme, elle aimerait autant loir
un crapaud, un Yrai crapaud, que de le Toir, lui. Je la
lâche quelquefois quand je lui dis que Paris est Thomme
qui lui convient le mieux : ah ! je vous le garantis, quand
je dis ça, elle devient aussi pâle que n*importe quel linge
au monde... Romarin et Jtonufo ooàmiencent tous deux
par la même lettre, n*est-ce pas?
Oui, nourrice. L'un et l'autre oommeoceot par on R.
Après?
U KOOBRIOL
Ah ! vous dites ça d'un air moqueur. Un R« e*csl bon
pour lo nom d'un chien, puisque c'est un grognement de
chien (84)... Je suis bien sûre que Roméo commence par une
autre lettre. . . Allez, elle dit de si jolies sentences sur vous et
nuT lo romarin, que cela vous ferait du bien de les entendre.
ROMÉO.
Hecommande-moi à ta maîtresse.
Il
lA NOURRICE.
Oui, mille fois !... Pierre !
PIERRE.
VoilA !
U NOURRICE.
Kn avAut, et lostoment!
Ik
SCÉIIK X. TSa
SCÈNE X.
[L'appartement de Juliette.]
Entre Juliette.
JUUKTTB.
— L*hor1oge frappait neuf heures, quand j*ai envoyé la
nourrice ; — elle m'avait promis d'être de retour en une
demi-heure... — Peut-être n*a-t -elle pas pu le trouver!...
Mais non... —Oh ! elle est boiteuse ! Les messagers d'amour
devraient être des pensées — plus promptes dix fois que
les rayons du soleil — qui dissipent l'ombre au-dessus des
collines nébuleuses. — Aussi l'amour est-il tratné par dV
giles colombes; — aussi Cupidon a-t-il des ailes rapides
comme le vent. — Maintenant le soleil a atteint le sommet
suprême — de sa course d'aujourd'hui ; de neuf heures à
midi — il y a trois longues heures, et elle n'est pas encore
venue ! - Si elle avait les affections et le sang brûlant de
la jeunesse, — elle aurait le leste mouvement d'une balle ;
- d'un mot je la lancerais à mon bien-aimé — qui me la
renverrait d'un mot. — Mais ces vieilles gens, on les pren-
drait souvent pour des morts, — à voir leur inertie, leur
lenteur, leur lourdeur et leur pâleur de plomb (85).
Entrent la NOURRICE et PIERRE.
JUUKTTK.
— Mon Dieu, la voici enfin... 0 nourrice de miel, quoi
de nouveau? — L'as-tu trouvé?... Renvoie cet homme.
U NOURRICE.
Pierre, restez à la porto.
Pierre sort.
JULIETTE.
— Eh bien, bonne, douce nourrice?... Seigneur ! pour-
286 ROMio rr juliittb.
quoi as-tu cette mine abattue ? — Quand tes nouTelles se-
raient tristes, annonce-les-moi gaiement. — Si tes nouTelles
sont bonnes, tu fais tort à leur douce musique — en me
la jouant avec cet air aigre.
Li NOUKRICS.
— Je suis épuisée; laisse-moi respirer un peu. — Ah!
que mes os me font mal ! Quelle course j'ai faite!
JUUETTS.
— Je voudrais que tu eusses mes os, pourvu que j,'eusw
tes nouvelles. . . — Allons, je t'en prie, parle ; bonne, bonne
nourrice, parle.
Li NOUBRICE.
— Jésus ! quelle hâte ! Pouvez- vous pas attendre un peu ?
—Voyez- vous pas que je suis hors d'haleine?
JUUETTS.
— Comment peni-tu être hors d'haleine quand il te
reste assez d'haleine — pour me dire que tu es hors d'ha-
leine? — L'excuse que tu donnes à tant de délais — est plus
longue è dire que le récit que tu t'excuses de différer. —
Tes nouvelles sont- elles bonnf's ou mauvaises? Réponds à
cela ; — réponds d'un mot, et j'attendrai les détails. -
Édifie-moi : sont-elles bonnes ou mauvaises?—
LA NOURRICE.
Ma foi, vous avez fait là un pauvre choix : vous ne vous
entendez pas à choisir un homme : Roméo, un homme?
non. Bien que son visage soit le plus beau visage qui soit, il
a la jambe mieux faite que tout autre ; et pour la main, pour
le pied, pour la taille, bien qu'il n'y ait pas grand'chose à
en dire, tout cela est incomparable... Il n'est pas la fleur de
la courtoisie, pourtant je le garantis aussi doux qu'un
agneau... Ya ton chemin, fillette, sers Dieu... Ahçà! avez-
vous dîné, ici?
JULIETTE.
— Non, non... Mais je savais déjà tout cela. — Quedit-
il de notre mariage ? Qu'est-ce qu'il en dit ?
sctm X.
387
LA NornmcE.
— Seigneur, que la tête me fait raal 1 Quelle tête j'ai t -
Elle bal comme si elle allait tomber en vingt morceaux...—
El puis, d'un autre cflté, mon tlos,.. Oh ! mon dos! mon
ilos ! - Méchant coBuf que vous êtes de m'envoyer ainsi —
pour attraper ma mort h galoper de tous cAtés!
jrLIETTE.
— En vérité, je suis fâché»- ((iie tu ne sois pas bien : —
chère, chère, chère nourrice, dis-moi, que dit mon bien- .
aimé?
U NOiaiRiCE.
— Voire bien-aimé parle en gentilhomme loyal, — ^ I
courtois, et siïable, et gracieux, — el, j'ose W dire, ver- |
tueux... Où est votre nière?
JCLiEm.
— Oii est ma mère? Eh bien, elle esl à la maison : — ]
ou veui-tu qu'elle soit? Que tu réponds singulièremi'iit! -
Voire bieii-aimé parle en gentiibomme loyal, - où est votre
mire?
LA NOUHBICE.
Oh ! Notre-Dame dn bon Dieii ! — Ètes-vous h ce point
tirû]ante?Pardine, écbaulTez-vuub encore : —est-ce le votre
cataplasme pour mes pauvres os? — Dorénavant faites
vos messages vous-même !
jrUKTTE
— Que d'embarras !... Voyons, que dit Roméo?
u NOijiiiaa.
— Aveï-ïous permission d'aller A confesse aiijour-
•Ihuiî
JULimE.
Oui.
U NOURtllCE.
— Eh birn, courez de ce p«s à la cellule de frère Lau-
rence : — un mari vous y attend pour faire de vous sa
?88 lOMÉO ET JQLRTTK.
femme. — Ah bien ! ïoilk œ fripoD de sang qui vous vient
aux joaes : — bieDiôt eOes demndront écarUtes à la moin-
dre noofdle. — Courez à Téglise ; moi, je vais d'un an-
tre côlé — chercher réchelle par laquelle fotre bien-aimé
— doit grimper jusqu'au nid de l'oiseau, dès qu'il fera nuit
noire. — C'est moi qui suis la b^ de somme, et je m*é-
puise pour Totre plaisir ; — mais, pas plus tard que ce
soir, ce sera tous qui porterez le fordeau. — Allons, je vais
dloer ; courez vite i la cellule.
jninTB.
— Vite au bonheur suprême!... Honnête nourrice,
adieu.
Elles iortent par des côtés diflerents.
SCÈNE XI (86).
[La eellole de Frère Liorence.]
Entrent Frèr^AUBEUCE et ROMÉO.
UURE^CE.
" Veuille le ciel sourilt à cet acte pieux, — et puisse
l'avenir ne pas nous le reprocher par un chagrin !
ROMÉO.
— Amen, amen ! Mais viennent tous les chagrins possi-
bles, — ils ne sauraient contrebalancer le bonheur — que
me donne la plus courte minute passée en sa présence. —
Joins seulement nos mains avec les paroles saintes, — et
qu'alors la mort, vampire de l'amour, fasse ce qu'elle ose :
— c'est assez que Juliette soit mienne!
LàURENCE.
— Ces joies violentes ont des fins violentes, — et meu-
rent dans leur triomphe : flamme et poudre, — elles se
consument en un baiser. Le plus doux miel — devient fas-
tidieux par sa suavité même, - et détruit l'appétit par le
goAl : — aime donc iiioiJéré[neQt : modéré est l'amour du-
rable : - la préctpitalioa D'atteint pas le but plus tdt que
la lenteur...
UIKENCE.
— Voici la dame. Ob! jamais un pied aussi léger— n'u-
sera la dalle éternelle ; - les amoureux pourraient che- j
vaucber sur ces fils de la vierge — qui flottent ou souHlo |
ardent de i'éié, — et ils ne tomberaient pas : si légère est J
toute vanité!
I JULIETTE.
Salul à mon vénérable cunresseur !
UUltENŒ.
Roméo le remerciera pour nous deux, ma fille.
JIUETTE.
Je lui envoie le même salut : sans quoi ses remercl- '
méats seraient immérités.
muta.
— Ab I Juliette, si ta joie est h son comble - comme la
mienne, et si, plus habile que moi, — tu peux la peindre,
alors parfume de ton baleine — l'air qui nous entoure, et
que la riche musique de t,i voix - exprime le bonheur idéal
que — nous fait ressentir à tous deux une rencontre si cbère.
JULIEHE.
— Le sentiment, plus riche en impressions qu'en paro-
les, — est fier de son essence, et non des ornements : —
indigents sont ceux qui peuvent compter leurs richesses ; —
mais mon sincère nmour est parvenu à un tel excès — que
je De saurais évaluer la moitié de mes trésors.
— Allons, venez avec moi, et nous aurons bientôt fait ; —
sauf votre bon plaisir, je ne vous laisserai seuls ~ que
quand la sainte Ëgliso vous aura incorporés l'un ji l'outre.
Ils aorlenl.
290 ROMfio rr raLonTE.
SCENE XII.
[Vérone. La promenade da Coars pi-ès de la porte des Borsari.]
Entrent Mercutio, BsifTOLio, an page et des valets.
BBNVOUO.
— Je t'en prie, bon Mercutio, retirons-nous ; — la jour-
née est chaude ; les Capulets sont dehors, — et, si nous
les rencontrons, nous ne pourrons pas éviter une querelle :
— car, dans ces jours de chaleur, le sang est furieusement
excité (87) ! -
MERCUTIO.
Tu m'a<^ tout Tair d'un de ces gaillards qui, dès qu'ils
entrent dans une taverne, me flanquent leur épée sur la
table en disant : Dieu veuille que je n'en aie pas besoin ! et
qui, à peine la seconde raçade a-t-elle opéré, dégainent
contre le cabaretier, sans qu'en réalité il en soit besoin.
BENVOUO.
Moi ! j'ai l'air d'un de ces gaillards-là ?
MERCUTIO.
Allons, allons, tu as la tête aussi chaude que n'importe
quel drille d'Italie ; personne n'a plus d'emportement que
toi à prendre de l'humeur et personne n'est plus d'humeur
à s'emporter.
BBNYOUO.
Comment cela ?
MERCUTIO.
Oui, s'il existait deux êtres comme toi, nous n'en aurions
bientôt plus un seul, car l'un tuerait l'autre (88). Toi ! mais
tu te querelleras avec un homme qui aura au menton ua
poil de plus ou de moins que toi ! Tu te querelleras avec
un homme qui fera craquer des noix, par cette unique rai-
KtHl XII. 291
son que tu asTccil couleur noisette : il faut des yeux comme
les tiens pour découvrir là un grief 1 Ta tête est pleine de
querelles, comme l'œuf est pl<-in du poussin ; ce qui ne
l'empêcbe pas d'être vide, comme l'œuf cassé, à force d'a-
voir éié battue h chaque querelle. Tu t'es querellé avec un
humme qui louss.iit dans la rue. parce qu'il avait réveillé
ton chien endormi au soleil. Un jour, n'as-tu pas cherché
noise à un tailleur parce qu'il portail un pourpoint neuf
avant Pilques, et i un autre parce qu'il attachait ses souliers
neufs avec un vieux ruban ? V.l c'est toi qui me fais un ser-
mon contre les querelles !
DENVOUO.
Si j'étais aussi querelleur que toi, je céderais ma vie en
nue propriété su premiiT acheteur qui m'assurerait une
heure et quart d'eiistence.
HERQino.
En nue propriété ! Yoilà qui serait propre [HQ] !
EDiKDt TïULT, PSTRUcaiO et qoelqDW partiMot,
BENÏOUO.
Sur ma tête, voici les Capulets.
uEitnuTlo.
Par mon talon, je ne m'en soucie pas.
TYBALT, i ses ataia.
Suive7-moi de près, car je vais leur parler...
A Uefcuuo et h BuDToiio,
Bonsoir, messieurs : uu mol h l'un de vous.
KERCunO.
Rien qu'un mot? Accouplez-le à quelque chose : donnez
lemot et lecoup.
rTBALT.
Vous m'j trouverez assez disposé, messire, pour peu que
luusm'i'D fournissiez l'occasion.
292 ROMÉO ET JULISHE.
MERGimO.
Ne pourriez-Yous pas prendre l'occasion sans qu'on vous
la fournit ?
TYBALT.
Mercutio, tu es de concert avec Roméo...
iCERcnno.
De concert ! Comment ! nous prends-tu pour des ménes-
trels? Si tu fais de nous des ménestrels, prépare-toi à n'en-
tendre que désaccords.
MeUant la maia sur son épéc.
Voici mon archet ; voici qui vous fera danser. Sangdieu,
de concert !
BEmoLio.
— Nous parlons ici sur la promenade publique ; — ou
retirons-nous dans quelque lieu écarté, — ou raisonnons
froidement nos griefs, — ou enfin séparons-nous. Ici tous
les yeux se fixent sur nous.
MERCUTIO.
— Les yeux des hommes sont faits pour voir : laissons-
les se fixer sur nous : — aucune volonté humaine ne me
fera bouger, moi (90) !
Entre ROMÉO.
TYBALT, i Mercatio.
— Allons, la paix soit avec vous, messire !
MontraDt Roméo.
Voici mon homme.
MERCUTIO.
— Je veux être pendu, messire, si celui-là porte votre li-
vrée : —morbleu, allez sur le terrain, il sera de votre suite ;
— c'est dans ce sens-là que Votre Seigneurie peut Tappeler
son homme.
— Roméo, l'amour quo je te porte ne me fournit pas -
de terme meilleur que celui-ci : Tu es un infâme !
— Tjbalt, les raisons que j'ai de t'simer — me font excu-
ser la rage qui éclate — par un tel salut (91).. . Je ne suis
pas un infAme.y — AJnsi, adieu : je vois que tu ne me con-
nais pas.
Il »o pour Bortir.
TTBALT.
— Enfant, ceci ne saurait excuser les injures — que lu
m'as fuites : tourne-toi donc, et eu garde !
ROHÉO.
— Je proteste que je ne t*ai jamais fait injure, — et que
je t'aime d'une affection dont tu n'auras idée - que le jour
où tu en connaîtras tes motifs... — Ainsi, bon Capulet...
(ce nom m'est - aussi cber que le mien), liens-loi pour
satîsfsit.
MERCUTIO.
— 0 froide, déshonorante, ignoble soumission! — Une
estocade pour réparer cela !
II met Vépée i la main.
— Tyball, tueur de rats, voulez-vous faire un tour? —
TTBàLT.
Que veui-lu de moi ?
merci; Tio.
Rien, bon roi des cbals, rien qu'une de vos neuf vies ;
celle-U, j'entends m'en régaler, me réservant, selon vo-
ire conduite future à mon égard, de mettre en bacbis les
huitautr«s. Tirez donc vite votre épée par les oreilles, ou,
avant qu'elle soit bors de l'élui, vos oreilles sentiront la
mienne.
TTBALT, Yépie k U main.
Je sais k vous (93).
Mon bon Merculio, remets ton épée.
vil. 19
2M
Uiow, flttsnt. «cure
- bétBÊiat^ Bfirvoiio, e! abMODS lears nies... — Me»-
near^, p» podeor, reculez âecsDi un H ontraçe : — Tj-
ba'-t ! lkTc:irbo ! Le prinoe a ciyeameMl — interdît les
rixes dans ks mes de TésxiDe .. — Anètei, Tjliall! cber
Mereatki!
B«aM» «l«fti ftc« «fM ealre le»
fitr-dcAMO» le kras et fteoié» et s'
Je sois blessé... - MalédictioD sur les deux maîsoiK!...
Je sots expédié... — D est parti ! Est-œ qo*Q n*a rien ?
n r^iapplf
EE^OIIO, seMcuBl SeraMie.
Quoi, es-io blessé?
vncmo.
— Oui, oui, une égratignure, une égiitignure: mor-
bleu, c'est bi«i suffisant... — Où est nx>n page? Maraud,
▼a me chercher un diirurgien.
Le page ton.
ROMÉO.
Courage, ami : la blessure ne peut être sérieuse.
imcmo.
Non, elle n'est pas aussi profonde qu'un poîts, ni aussi
large qu'une porte d'église: mais elle est suffisante, die
peut compter : demandei à me Toir demain» et, quand fOiB
me ref rouTerex, j'aurai la gravité que donne la biàm. Je suis
poivré, je vous le garantis, assez pour ce bas-monde... Malé-
diction sur vos deux maisons 1... Moi» un bomme, être égra-
tigrié à mort par un chien, un rat, une souris» un chat! par
un fier-à-bras, un gueux, un maroufle qui ne se bat que
par règle d'arithmétique!
SGÉ1«£ 111. 295
A nCNIMO.
Pourquoi diable vous êtes-vous mis entre nous? J'ai reçu
le coup par-dessous votre bras.
ROMÉO.
J'ai cru faire pour le mieux.
MERCUnO.
— Aide-moi jusqu'à une maison, Benvolio, — ou je vais
défaillir... Malédiction sur vos deux maisons! — Elles ont
fait de moi delà viande à vermine... — Oh! j'ai reçu mon
affaire, et bien à fond. . . Vos maisons ! . . .
Mercotio sort, soutena par Benvolio (93).
ROMÉO, Féal.
— Donc un bon gentilhomme, le proche parent du prince,
— mon intime ami, a reçu le coup mortel — pour moi, après
l'outrage déshonorant — fait à ma réputation par Tybalt,
par Tybalt, qui depuis une heure — est mon cousin!... 0
ma douce Juliette, — ta beauté m'a efféminé ; — elle a
amolli la trempe d'acier de ma valeur!
Rentre Bbnvouo.
BENYOUO.
— 0 Roméo, Roméo ! le brave Mercutio est mort : —
Ce galant esprit a aspiré la nuée, — trop tôt dégoûté de
cette terre.
ROMÉO.
Ts. — Ce jour fera peser sur les jours à venir sa sombre
fatalité : — il commence le malheur, d'autres doivent
l'achever.
Rentre Tybalt.
BBNVOUO.
— Voici le furieux Tybalt qui revient.
ROMÉO.
— Vivant! U-iomphant! et Mercutio tué! — Remonte au
296 ROMÉO ET JULIETTE.
ciel, circonspecte indulgence, ~ et toi, furie à l'œil de
flamme, sois mon guide maintenant ! — Ah ! Tybalt, re-
prends pour toi ce nom d'infâme — que tu m'as donné tout
à l'heure : l'âme de Mercutio — n'a fait que peu de che-
min au-dessus de nos tètes, — elle attend que la tienne
vienne lui tenir compagnie. — Il faut que toi ou moi, ou
tous deux, nous allions le rejoindre (94).
TYBALT.
— Misérable enfant, tu étais son camarade ici-bas : —
c'est toi qui partiras d'ici avec lui.
ROMÉO, mettant Tépëe k la main.
Voici qui en décidera .
Ils se battent. Tybalt tombe.
BENYOUO.
— Fuis, Roméo, va-t'en! — Les citoyens sont sur pied,
et Tybalt est tué... — Ne reste pas là stupéfait. Le prince va
te condamner à mort, — si tu es pris... Hors d'ici! va-f en!
fuis!
ROMÈO.
— Oh I je suis le bouffon de la fortune (98) !
BENYOUO.
Qu'attends-tu donc?
Roméo s*enfait.
Entrent nne foule de citoyens armés.
PREMIER CITOYEN.
— Par oîi s'est enfui celui qui a tué Mercutio? — Ty-
balt, ce meurtrier, par où s'est-il enfui?
BENYOUO.
— Ce Tybalt, le voici i terre !
PREMIER CITOYEN.
Debout, monsieur, suivez-moi : — je vous somme do
m'obéir au nom du prince.
e PRiBCE et 5a suite, Montacue, Capulet, ,i.adv Montague,
LADï Capulet el d'aatrei.
LE PBINCB.
— Où sont les vils promoteurs de cette rixe?
BENVOUO.
— 0 noble prince, je pais te révéler toutes - les cir-
conslances douloureuses de cette fatale querelle.
MoDtriDt le corpi de Tybalt.
— Toici rhorarae qui a été tué par le jeune Roméo. —
après avoir tué Ion parent, le jeune Mereutio.
UDÏ CAPULET, se peDchanlaarle corps.
— Tjbalt, mon neveu!... Oh! l'enfant de mon frère! — 1
Oh ! prince I ... Oh ! mon neveu ! . . . mon mari (96) I C'est te
sang ~ de notre cher parent qui a coulé I... Prince, si tu es
juste, — verse le sang des Montagnes pour venger notre
sang... — Ohl mou neveu! mon neveu!
LE PRmCB.
— Benvolio, qui a commencé cette rixe?
BRNVOLIO.
— Tjbalt, que vous vojez ici, tué de la main de Roméo.
— Ed vsîn Roméo lui parlait sagement, lui disait de roilé- |
chir — à la futilité de la querelle, et le roettaiten garde
contre voire auguste déplaisir... Tout cela, dit — d'une voix |
affable, d'un air calme, avec l'humilité d'un suppliant age-
nouillé, - n'fl pu faire irève à la fureur indomptable — de
T;rbalt, qui, sourd aux paroles de paix, a brandi — la pointe
de son épée contre la poitrine de l'intrépide Mereutio, —
Mereutio, tout aussi exalté, oppose le fer au fer dans ce duel
h outrance; — avec un dédnin martial, il écarte d'une main
— la froide mort et de l'autre la retourne - contre 'l'ybalt,
dont la dextérité - la lui renvoie; Roméo leur crie: ~ Ar-
riles, amis! amis, séparez-voug ! el, d'un geste — plus rapide '
que sa parole, il abat les pointes fotnies. -Au moment où il
298 ROMÉO ET JULIETTE.
s'élance entre eux, passe sous son bras même — une botte
perfide de Tybaltqui frappe mortellement — le fougueux
Mercutio. Tybalt s'enfuit alors, — puis tout à coup revient
sur Roméo, — qui depuis un instant n'écoute plus que la
vengeance. — Leur lutte a été un éclair; car, avant que —
j'aie pu dégainer pour les séparer, le fougueux Tybalt était
tué. — En le voyant tomber, Roméo s'est enfui. —Que Ben-
volio meure si telle n'est pas la vérité (97) !
LADY GàPULET, dës^ignaDt BeoTolio.
— Il est parent des Montagues ; — l'affection le fait men-
tir, il ne dit pas la vérité (98) ! — Une vingtaine d'entre eux
se sont ligués pour cette lutte criminelle, — et il a fallu qu'ils
fussent vingt pour tuer un seul homme! — Je demande
justice, fais-nous justice, prince. — Roméo a tué Tybalt;
Roméo ne doit plus vivre.
LE PRINGE.
- Roméo a tué Tybalt, mais Tybalt a tué Mercutio : —
qui maintenant me payera le prix d'un sang si cher?
MONTAGUE.
^ — Ce ne doit pas être Roméo, prince, il était l'ami de
Mercutio. — Sa faute n'a fait que terminer ce que la loi
eût tranché, — la vie de Tybalt.
LE PRINCE.
Et, pour cette offense, — nous l'exilons sur-le-champ.—
Je suis moi-même victime de vos haines ; — mon sang coule
pour vos brutales disputes ; — mais je vous imposerai une
si rude amende — que vous vous repentirez tous du mal-
heur dont je souffre. — Je serai sourd aux plaidoyers et aux
excuses; — ni larmes ni prières ne rachèteront les torts;
— elles sont donc inutiles. Que Roméo se hâte départir; —
l'heure où on le trouverait ici serait pour lui la dernière. —
Qu'on emporte ce corps, et qu'on défère à notre volonté :
— la clémence ne fait qu'assassiner en pardonnant à ceux
qui tuent (99).
SCÈNE XIII.
tL'apTuirUmanl île Juliette (100).
— Retournée nu galop, vniis coursiers auz pieds dé
flamme, -vers le logis do Phébus : déjà un cocher — comme ,
Phoélon vousaurnii lancés d<ins l'ouest — elauraîl ramené
U nuit n<^l>uleuse...~ Etends ton ï'psis rideau, nuit vouée à
t'nmour, — que les yeux de la mm^ur se ferment et que
Roméo — bondisse dnns mes hras, ignoré, inaperçu! —
Pntir accomplir leurs amoureux devoirs, les amants y voient ;
assez — à la seule lueur de leur beauté; et, si l'amour est ,
aveugle, — il s'accorde d'autant mieui avec la nuit... Viens,
nuit solennelle, - matrone au sobre vêtement noir, —
apprends-moi i perdre, en la gagnant, celte partie — qui
aura pour enjeui deui virginités sans tache; — cachi? le ]
sang hagard qui Sf débat dans mes joues. — avec ton noir
chaperon, jusqu'à ce que le timide amour, devenu plus j
hardi, -- ne voie plus que chasteté dans l'acte de l'amour!
— A moi. nuit ! Viens, Roméo, viens : tu feras le jour de la
Duit. -quand tu arriveras surles ailes de la nuit. —plus écla-
tant que la neige nouvelle sur le dos du corbeau. — Viens,
gentille nuit; viens, chère nuit an front noir, — donne-moi
mon Roméo, et, quand il sera mort, — preods-le et coupe-
le en petites étoiles, — et il rendra la face du ciel si splen*
dtde — que tout l'univers sera amoureux de la nuit — et !
refusera son culteà l'aveuglnn* soleil... — Oh! j'ai acheta ]
un domaine d'amour, - mais je n'en ai pas pris possi'a-
sîon, et celui qui m'a acquise— n'a pas encore joui de moi.
Fastidieuse journée, — lente comme la nuit l'est, h la
L
300 ROMÉO ET JOLISnE.
veille d'une fête, — pour rimpatiente enfoni qui a une robe
neuve — et ne peut la mettre encore ! Oh ! voici ma nour-
rice...
Entre la NOURRICE, avec une écheUe de corde.
JULIETTE.
Elle m'apporte des nouvelles; chaque bouche qui me
parle— de Roméo, me parle une langue céleste... — Eh
bien, nourrice, quoi de nouveau?... Qu'as- tu là? l'échelle
de corde — que Roméo t'a dit d'apporter ?
U NOURRIGS.
Oui, oui, l'échelle de corde!
Elle laisse tomber T échelle avec an geste de désespoir.
JULIETTE.
— Mon Dieu ! que se passe-t-il? Pourquoi te tordre ainsi
les mains ?
Lk NOURRICE.
— Ah! miséricorde! il est mort, il est mort, il est mort!
— Nous sommes perdues, madame, nous sommes perdues!
— Hélas ! quel jour ! C'est fait de lui, il est tué, il est mort!
JULIEHE.
— Le ciel a-t-il pu être aussi cruel !
u NOURRICE.
Roméo l'a pu, — sinon le ciel... 0 Roméo! Roméo! —
Qui l'aurait jamais cru T Roméo !
JULIETTE.
— Quel démon es-tu pour me torturer ainsi ? — C'est un
supplice à faire rugir les damnés de l'horrible enfer. —
Est-ce que Roméo s'est tué? Dis-moi oui seulement, —et ce
simple oui m'empoisonnera plusvite — que le regard meur-
trier du basilic. - Je cesse d'exister s'il me faut ouïr ce oui,
— et si tu peux répondre : oui, les yeux de Roméo sont fer-
més ! — Est-il mort? dis oui ou non,— et qu'un seul mot
décide de mon bonheur ou de ma misère !
sctm xm,
301
I.A NOURRICE.
— J'ai VU la blessure, je l'oi vuodti mes yeui... — Par
lâ croix du Sauveur!... là, sur sa œAle poitrine... — Un
triste cadavre, un triste cadavre ensanglanté, - pâle, pAle
comme la cendre, tout couvert de sang, — de sang caillé...
A le voir, je me suis évanouie.
JITJBTTE.
— Ob ! renonce, mon cœur ; pauvre failli, fais banque-
roule à cette vie I — En prison, mes yeux ! Formez-vous à
la libre lumière ! — Terre vile, retourne à la terre, cesse
de te mouToir, - et, Roméo el toi, affaissez-vous dans le
m^me tombeau.
LA NOURRICE.
— 0 Tyball, Tjbalt, le meilleur ami que j'eusse! — 0
courtois Tjbalt! honnête genlilbomme! - Faut-il que
j'aie vécu pour te voir mourir !
JCLtEHE.
— Quel est cet ouragan dont les rafales se heurtent ? —
Roméo est-il lue et Tjbnit est-il mort ? - Mon cher cou-
sin, et mon mari plus cher! - Alors, sonne la trompette
terrible du dernier jugement ! — Car qui donc est vivant, si
cfs doux-lA ne sont plus ?
LA RdURBlCE.
— Tyball n'est plus, et Roméo est banni ! -Roméo, qui '
l'a tué, est banni.
Jï METTE.
— 0 mon Bien ! Esl-ce que lu main Ju Roméo 8 versé le
s.ingdeTybalt?
U NOIRRICE.
— Oui, oui. hélas! oui.
«JURHE.
— 0 opur reptile caché sous la beauté en fleur! —
Jamais dragon ticcupa-t-il une caverne si splendide! —
302 ROMtO RT lULIKTTB.
— Gracieux tyran ! démon angéliqne ! — corbeau aux plu-
mes de colombe ! agneau ravisseur de loups ! -* méprisable
substance d'une forme divine ! — Juste l'opposé de ce quê
tu semblés être justement,— saint damné, noble misérable
(101) ! — 0 nature, è quoi réservais-tu l'enfer, — quand ta
reléguas l'esprit d'un démon — dans le paradis mortel d'un
corps si exquis? — Jamais livre contenant aussi vile rap-
sodie — fut-il si bien relié ^ Oh ! que la perfidie habite -
un si magnifique palais 1
LÀ NOURRICE.
Il n'y a plus h se fier aux hommes ; — chez eux ni bonna
foi, ni honneur, ce sont tous des parjures, — tous des tral*
très, tous des vauriens, tous des hypocrites... — Ahfoii
est mon valet? Vite, qu'on me donne de l'eau^de-vie! -
Ces chagrins, ces malheurs, ces peines me font vieillir. -
Honte à Roméo !
JUUETTK.
Que ta langue se couvre d ampoules— après un pareil
souhait ! Il n'est pas né pour la honte, lui. — La honte se»
rait honteuse de siéger sur son front ; — car c'est un trône
où l'honneur devrait être couronné — monarque absolu de
l'univers. — Oh! quel monstre j'étais de l'outrager ainsi !
U NOURRICE.
— Pouvez-vous dire du bien de celui qui a tué votre
cousin ?
JULIETTE.
— Dois-je dire du mal de celui qui est mon mari? — Ah !
mon pauvre seigneur, quelle est la langue qui caressera ta
renommée, — quand moi, ton épousée depuis trois heures,
je la déchire? — Mais pourquoi, méchant, as-tu tué mon
cousin ? — C'est que, sans cela, ce méchant cousin aurait tué
mon Roméo ! — Arrière, larmes folles, retournez à votre
source naturelle : - il n'appartient qu'à la douleur, ce tribut
— que par méprise vous offrez à la joie. — Mon mari, que
SC*NE xin.
303
Tybalt voulait tuer, psI vÎTant: — el Tybalt, qui voulait tuer
mon mari.estmorl.— Tout cela est heureux : pourquoi donc
pleurer?... — Ah! il y a un mot, plus terrible que la mort
de Tvbalt. —qui m'a assBssinée ! jft voudrais bien l'oublier,
— mais, hélas ! il pèse sur ma mémoire, — comme une faute
(lamnable sur l'Ame du pécheur. — Tybalt e»t mort et Roméo
est... banni. — Banni ! ce seul mot banni — a tué pour moi
dix mille TybaU. Que Tybsll mourût, — c'était un malheur
sutlîsant, se fût-il arrêté là. - Si mûme le malheur inexora-
ble ne se plaît qu'en rompagnie, — s'il a besoin d'être es-
corté par d'autres catastrophes, — pourquoi, après m'avoir
dit : Tybalt fut mort, n'a-t-elle pas ajouté : — Ton p^re aussi,
ou la mhe aussi, ou même ton père ft ta mère aussi ? —
Cela m'aurait causé de tolérables angoisses. — Mais, à la
suite (le la mort de Tybalt. faire sm^ir cette arrière-garde :
-Roth^o «( fcflfint, prononcpr seulement ces mots. - c'est
tuer, c'est faire mourir à la fois père, mère Tyball, Roméo
cl Juliette! - lïoméo est banni! - Il n'y a ni fin. ni li-
mite, ni mesure, ni borne — à ce mol meurtrier! Il n'y a
pas de cri pour rendre cette dôuleur-là. — Mou père el ma
mère, où sont-ils, nourrice ?
U MiLURICE.
— Ils pleurent el sanglotent sur le corps de Tybalt. —
Voulei-vous aller près d'eux? Je vous y conduirai.
ItUETTB.
— Us lavent ses blessures de leurs larmes? Les miennes,
je les réserve, — quand le? leurs seront séchées, pour le
bannissement de Roméo — Ramasse ces rordes.. Pauvre
ifchelle. le voitâ déi^ue — comme moi, car Roméo est
exilé : — il avait fait de toi nn chemin jusqu'à mon lit ; —
•mais, restée vîei^, il faul que je meure dans un virginal
«(•uvBge. — A moi, rordes ! Ji moi, nourrice! je vais au lit
nuptial, - et. au lieu deltoméo, c'est le sépulcre qui pren-
dra ma virginité.
304 RO^iÊO ET JUUBTTE.
U HOUUUCB.
— Courez à votre chambre ; je Tais trouver Roméo — pour
qu'il TOUS console... Je sais bim où il esL.. — Entendez-
vous, votre Roméo sera ici cette nuit ; —je vais à lui; il est
caché dans la cellule de Laurence.
JULIETTE , déuchant ane bagve de toa doigt.
— Oh ! trouve-le ! Remets cet anneau è mon fidèle che-
valier, — et dis-lui de venir me faire ses derniers adieux.
SCÈNE XIV.
[La cellule de frère Laareoee.]
Entreol frère Laurence, puis RoMto. Le jour baisse.
UURENCE.
— Tiens , Roméo ; viens, homme sinistre ; l'afDictioa
s'est énamourée de ta personne, — et tu es fiancé à la ca-
lamité.
ROMÉO.
— Quoi de nouveau, mon père? Quel est Tarrét du
prince ? —Quel est le malheur inconnu qui sollicite accès-
près de moi ?
lAlRKNTR.
Tu n'es que trop familier - avec cette triste société,
mon cher fils. — Je viens l'apprendre l'arrêt du prince.
ROMÉO.
— Quel arrêt, plus doux qu'un arrêt de mort, a-t-il pu
prononcer ?
UURENGE.
— Un jugement moins rigoureux a échappé à ses lèvres :
— il a décidé, non la mort, mais le bannissement do
corps.
SCÔflB XIT. ,
305
BOMKO.
— Ah! le bannissement ! Pnr pîlîé, dis la mort! -L'eiil
n l'aspect plus terrible, — bien plus terrible que la mort.
Ne dis pas le bannissenieni !
UtJRSNCE.
— Tu es désormais boniii de Vérone. — Prends cou-
rage; le monde est grand et vaste.
ROMÉO.
— Hors des murs de Vérone, le monde n'exislo pas ;
il a'y a que purgaloire, toiture, enfer même. - Être banni
d'ici, c'est être banni du monde, ~ et cet exil-là, c'est la
mort. Donc le bannissement, — c'est la mort sous un faux
nom. En appelant la morlbannîssemeat, -tume Irancbesla
tiîte avec une hache d'or, — et tu souris au coup qui me tue!
UL'HENCE.
— 0 péché mortel ! 0 grossière ingratitude ! - Selon
notre loi, ta faute, c'élnil la mort ; mais le bon prince,—
prenant ton parti, a tordu la loi, — et à ce mot sombre, la
mort, a substitué le bannissement. -- C'est une grâce insi-
gne, et tu ne le vois pas.
ROMÉO.
— C'est one torture, et non une grâce ! I.e ciel est là -
où vil Juliette : un chat, un chien, — une petite souris, l'ê-
tre le plus immonde, — vivent dans le paradis et peuvent la
contempler, — mais Roméo ne le peut pas. La mouche du
charnier est plus privilégiée, — plus comblée d'honneur,
plus favorisée — que Roméo ; elle peut saisir - les blanches
merveilles de la chère main de Juliette, — et dérober une
immortelle béatitude sur ces lèvres - qui, dans leur pure
et vestale modestie, — rougissent sans cesse, comme d'un
péché, du baiser qu'elles se donnent ! — Mais Roméo ne le
peut pas, il est exilé. - Ce bonheur que la mouche peut
avoir,jedoisle (\iir, moi; -elle est libre, mais je suis banni.
-Euu disque l'eiil ti'est iws la mort! - Tu n'avaisdone
306 ROMÉO KT JOLIKTTE.
pas un poison subtil, un couteau bien affilé, — un instru-
ment quelconque de mort subite , — tu n*avais donc, pour
me tuer, que co mot : Banni!... banni! — Ce mot-U, mon
père, les damnés de Tenfer remploient — et le prononcent
dans des hurlements ! Comment as-tu le cœur, — toi, prêtre,
toi, confesseur spirituel, —toi qui remets les péchés et t'a-
voues mon ami, — de me broyer arec ce mot : bannissemerUÎ
UURKNCS.
— Fou d'amour, laisse-moi te dire une parole.
ROMÈO.
— Oh ! tu vas encore me parler de bannissement
UCRENCE.
— Je vais te donner une armure è Tépreuve de ce mot.
— 1^ philosophie, ce doux lait de l'adversité, — te soutien-
dra dans Ion bannissement.
ROMtO.
— Encore le bannissement!... Au gibet la philoso-
phie! ~ Si la philosophie ne peut pas faire une Juliette,
— déplacer une ville, renverser l'arrêt d'un prince,
— elle ne sert à rien, elle n'est bonne à rien, ne m'en
parle plus !
UURENCE.
— Oh ! je le vois bien, les fous n'ont pas d'oreilles !
ROMio.
— Comment en auraient-ils, quand les sages n'ont pas
d'yeux ?
LAURENCE.
— Laisse-moi discuter avec toi sur ta situation.
ROMÊO.
— Tu ne peux pas parler de ce que tu ne sens pas. — Si tu
étais jeune comme moi et que Juliette fût ta bien-aimée, —
si, marié depuis une heure, tu avais tué Tybalt, — si tu
étais éperdu comme moi et comme moi banni, — alors tu
pourrais parler, alors tu pourrais t'arracher les cheveux, -
8GÉNE XIY. 307
et te jeter contre terre, comme je fois en ce moment, - pour
y prendre d'avance la mesure d'une tombe !
U s'afTaisse à lerre. On frappt a la porte.
UURINGI.
— Lève-toi, on frappe... Bon Roméo, cache-toi.
ROMiO.
— Je ne me cacherai pas ; h moins que mes douloureux
soupirs — ne fossent autour de moi un nuage qui me dé-
robe aux regards !
Od frappe encore.
LAURENCE.
— Entends-tu comme on frappe?... Qui est là?... Ro-
méo, lève-toi, — tu vas être pris... Attendez un moment...
Debout ! — Cours à mon laboratoire ! . . .
On fl'appé.
Tout à l'heure ! . . . Mon Dieu ! — quelle démence ! . . .
On frappe.
J'y vais, j'y vais !
Allant à la porte.
— Qui donc frappe si fort? D'où venez-vous? que voulez-
vous?
LA NOURRICE, dn dehors.
— Laissez-moi entrer et vous connaîtrez mon message.
— Je Tiens de la part de madame Juliette.
LAURENCE, oovrant.
Soyez la bienvenue, alors.
Entre LA NOURRICE.
LA NOURRICE.
— 0 saint moine, oh ! dites-moi, saint moine, — où est
le seigneur de madame, où est Roméo?
LAURB9GE.
— Là, par terre, ivre de ses propres larmes.
308 BOJIÈO ET JlUlilTE.
LA NOtJRHia.
— Oh! dans le même état que ma mailresse, — juste
dans le même état.
UUREHCE.
0 triste sympathie 1 — lamentable situution !
U HOURRICK.
C'est ainsi qu'elle est alTaissce, — sanglotant et pleurant,
pleurant et sanglotant!...
Se penchant sur Roméo.
— Debout, debout. Levez-vous, si vous êtes un homme.
— Au nom de Juliette, au nom de Juliette, levez-vous,
debout I — Pourquoi tomber daus un si profond dé-
sespoir?
ROHËO, se redressant comme en tnnaat.
La nourrice !
LA NOURRICE.
— Ahl monsieur] ah! monsieur!... Vojons, la mort est
au bout de tout.
fiOHËO.
— Tu as parlé de Juliette ! en quel état est-elle T - Est-ce
qu'elle ne me regarde pas comme un assassin endurci, —
maintenant que j'ai souillé l'enfance de notre bonheur —
d'un sang si proche du sien ? — Oîi est-elle ? et comment est*
elle? Que dit — ma mystérieuse compagae de notre amou-
reuse misère?
u NOURBICB.
— Oh ! elle ne dit rien, monsieur ; mais elle pleure, elle
pleure ; ~ et alors elle se jette sur son lit, et puis elle se
redresse, - et appelle Tybalt; et puis elle crie : Roméo!
— et puis elle retombe.
ROHBO.
n semble que ce nom, — lancé par quelque fusil menr-
trier, - l'assassine, comme la main maudite qui répond à
ce nom - a assassiné son cousin !... Oh t dis-moi, prêtre,
SCENE i\V. 309
dis^moi — dans quetle vile partie de ca squelette — esl logé
mon nom ; dis-le moi, pour que je mette à sac — ce hideux
repaire?
Il tire aon poignard comme pont sea finpper. Id Doorrice le [aï
nmcbe.
UURENCE.
Itetiens ta main désespérée! — Es-tu un homme? ta
forme crie que tu ea es un; - mais tes larmes sont d'une
Tomme, cl la sauvage aclioti dénonce — la furie déraison-
nable d'une bête brute. ~ 0 femme disgracieuse qu'on
croirait un homme, — bùle monstrueuse qu'on croirait
homme et femme, —tu m'as étonné!... Par noire saint
ordre, - je croyais ton caractère raieuï trempé. — Tu as
tué Tjbalt et tu veux te tuer I — tu veux luer la femme qui
ne respire que par loi, — en assouvissant sur toi-inème une
haine damnée! — Pourquoi insulles-tu à la vie, au cîel et
i la terre? - La vie, le ciel et la terre se sont tous trois
réunis — pour Ion existence ; et tu veux renoncer à tous
trois! - Fil fi! tu fais lionte àln b^aulé, àlonnmour,à ton
esprit. — Usurier, tu regorges de tous les biens, — et lu ne
les emploies pas k ce légitime usage — qui ferait honneur à
ta binante, J ton amour, à ton esprit. — Ta noble beauté n'est
qu'une image de cire, — dépourvue d'iJnergie virile : — ton
amour, ce tendre engagement, n'est qu'un misérable parjure,
— qui tue celle que lu avais f.iil vœu de chérir; —Ion esprit,
cet ornement de la beauté el de l'amour, - n'en est chez toi
que leguide égaré : -comme la (loudre dans la cilcbassc d'un
soldat maladroit, - il prend feu parla propre ignorance - el
te mutile au lieu de te défi'ndre. - Allons, relève-loi, l'hom-
me! Elle vit, la Juliette, - celle chère Juliette pour qui tu
mourais tout à l'heure : — n'es-tu pas heureiis? Tjbalt voulait
l'égorger, - mais tu as tué Tjbalt : n'es-tu pas heureux
enrorc? - La loi qui le menaçail de la mort devient ton
amie — et change la sentence en exil: n'es-tu pas heureux
vri ■'**
L
310 ROMÉO ET JULlirnE.
toujours? — Les bénédictions pleuvent sur ta tète . — la
fortune te courtise sous ses plus beaux atours; — mais toi,
maussade comme une fille mal élevée, — tu fais la moue au
bonheur et à l'amour. —Prends garde» prends garde, c'est
ainsi qu'on meurt misérable. — Allons, rends-toi près de ta
bien-aimée, comme il a été convenu ; — monte dans sa cham-
bre et va la consoler; — mais surtout quitte-la avant
la fin de la nuit , — car alors tu ne pourrais plus gagner
Mantoue; — et c*est là que tu dois vivre jusqu'à ce que
nous trouvions le moment favorable — pour proclamer ton
mariage, réconcilier vos familles, — obtenir le pardon du
prince et te rappeler ici. — Tu reviendras alors plus heu^
reux un million de fois — que tu n'auras été désolé au dé^
part... (102) —Va en avant, nourrice, recommande-moi à ta
maltresse, - et dis-lui de faire coucher son monde de
bonne heure ; - le chagrin dont tous sont accablés les dis-
posera vite au repos... — Roméo te suit.
U NOURRICE.
— Vrai Dieu ! je pourrais rester ici toute la nuit — à
écouter vos bons conseils. Oh ! ce que c'est que la science I
A Roméo.
— Mon seigneur, je vais annoncer à madame que vous
allez venir.
ROMÉO.
— Va, et dis à ma bien-aimée de s'apprêter à me
gronder.
lA NOURRICE, lai remettant aoe bagae.
— Voici, monsieur, un anneau qu'elle m*a dit de vous
donner. Monsieur, — accourez vite, dépéchez -vous, car il
se fait tard.
Lt Doarrioe fort.
ROMÉO, mettant la bagne*
— Gomme ceci ranime mon courage I
LAURENCE.
— Partei. Bonne nuit. Mais Caites^j attaotioDi tout votre
SCÈNK XV. 311
sort en dépend, —quittez Vérone avant la fin de la nuit, —
ou éloignez-vous à la pointe du jour sous un déguisement.
— Restez h Mantoue ; votre valet, que je saurai trouver, —
vous instruira de temps h autre — des incidents heureux
pour vous qui surviendront ici... — Donne-moi ta main ; il
est tard : adieu; bonne nuit.
ROMÉO.
— Si une joie au-dessus de toute joie ne m'appelait ail-
leurs, — j'aurais un vif chagrin à me séparer de toi si vite.
— Adieu.
Ils sortent.
SCÈNE XV.
[Dans la maison de Gapulet.]
Entrent Capulet, lady Capulet et Paris.
GAPULET.
— Les choses ont tourné si malheureusement, messire,
— que nous n'avons pas eu le temps de disposer notre fille.
— C'est que, voyez- vous, elle aimait chèrement son cousin
Tybalt, — et moi aussi... Mais quoi ! nous sommes nés
pour mourir. — Il est très-tard ; elle ne descendra pas ce
soir. — Je vous promets que, sans votre compagnie, — je
serais au lit depuis une heure.
PARIS.
— Quand la mort parle, ce n'est pas pour l'amour le mo-
ment de parler. — Madame, bonne nuit : présentez mes
hommages à votre fille.
LADI CAPULET.
— Oui, messire, et demain de bonne heure je connaîtrai
sa pensée. — Ce soir elle est cloîtrée dans sa douleur.
GAPULKT.
— Sire Pftris, je puis hardiment vous offrir — l'amour
3J2 ROMEO KT JULIETTE-
de ma fille ; je pense qu'elle se laissera diriger — par moi
en toutes choses; bien plus, je n'en doute pas... — Femme,
allez la voir avant d'aller au lit; - apprenez-lui l'amour de
mon fils Paris, - et dites-lui, écoutez bien, que mercredi
prochain... — 51ais doucement! Quel jour est-ce?
i'ARIS.
Lundi, monseigneur.
CÀPULET.
— Lundi? hé! hé! alors, mercredi est trop tôt. — Ce
sera pour jeudi... dites-lui que jeudi — elle sera mariée à
ce noble comte... - Serez- vous prêt? Cette hâte vous con-
vient-elle? — Nous ne forons pas grand fracas : un ami ou
deux! - Car. voyez-vous, le meurtre de Tybalt étant si
récent, — on pourrait croire que nous nous soucions fort
peu — de notre parent, si nous faisions de grandes réjouis-
sances. — Conséquemmenl, nous aurons une demi-dou-
zaine d'amis, — et ce sera tout. Mais que dites-vous de
jeudi?
PARIS.
— Monseigneur, je voudrais que jeudi fût demain.
CAPILET.
— Bon; vous pouvez partir... Ce sera pour jeudi, alors.
— Vous, femme, allez voir Juliette avant d'aller au lit, -
et prcparez-la pour la noce... - Adieu, messire... De la
lumière dans ma chambre, holà! — Ma foi, il est déjà si
tard — qu'avant peu il sera de bonne heure. . . Bonne nuit.
Us sortent.
SCÈNE XVI.
[La chambre à coacher de Jalielte.}
Entrent Roméo et Juliette.
JULIETTE.
— Veux-tu donc partir? le jour n'est pas proche encore :
SCftîlE XVI.
:îi3
— c'était )e rossignol et non l'alouette -dont In voii jierrait
lun oreile craintive. — Toutes les nuits il chante sur le gre-
nadier> là-bas, — Crois-moi, amour, c'était le rossignol.
HOMÈO.
— C'était l'alouelte, la messagère du malin, — et non lo
rossignol, negnr<.'e, amour, ces lueurs jalouses — qui den-
lelleiil le bord di^s nuages à l'orient! - I,cs flambeaux de la
nuit sont éteints, etlejourjoyeux — se dresse sur la pointe
du pied su sommet brumeux de la montagne. — Je dois
partir cl vivre, ou rester et mourir.
JU METTE.
— Cette clarté là-bas n'est pas la clarté du jour, je le sais
bien, moi ; — c'est quelque météore que le soleil eibale —
pour le servir de torche citle nuit - et éclairer ta marche
vers Msntoue. — Reste donc, lu n'as pas besoin de partir
encore (103).
ROMÈn.
— Soil! qu'on me prenne, qu'on me mette à mort; —
je suis content, situ le veux ainsi. — Non. cette lueur grisô
n'est pas le regard du malin, ~ elle n'est que le pâle reflet
du front de Cjnlhia ; — et ce u'csl pas l'alouette qui frappe
de notes si hautes - ta vortlc du ciel au-dessus de nos
Uïlcs. ' J'ai plus le déiiir de rester que la volonté de partir.
— Vienne la mort, et elle sera biunvenue !,.. Ainsi le veut
Juliette... — Comment étus-vous, mon âm-'? Causons, il
n'est pas jour.
JCLffiTTE.
— C'est le jour, c'est le jour! Fuis vite, va-l'en, pars: —
C'est l'alouftle qui détonne ainsi, ~ et qui lance ces notes
rauques, ces sireltes déplaisantes. — On dit que l'alouette
prolonge si doucement les accords ; — cela n'est pas, car
elle rompt le nôtre. — Ou dit que l'alouette et le hideux cra-
paud ont changé d'yeus : - oh ! que n'ont-ils aussi changé
de voix, — puisque rette vo>x nous arrache plTiirés l'un à
314 ROMÉO ET JOLIETTE.
l'autre — et te chasse d'ici par son hourvari matinal (104) !
— Oh ! maintenant pars. Le jour est de plus en plus clair.
ROMÉO.
- De plus en plus clair?... De plus en plus sombre est
notre malheur.
Entre La Nourrice.
U NOURRICE.
— Madame!
Nourrice ?
JUUEITE.
U NOURRICE.
Madame votre mère va venir dans votre chambre. — Le
jour paraît; soyez prudente, faites attention.
La nourrice sort.
JULIETTE.
— Allons, fenêtre, laissez entrer le jour et sortir ma
vie.
ROMÉO.
— Adieu, adieu ! un baiser, et je descends.
lu s'embrassent. Roméo descend.
JULIETTE, se p^^nchant snr le balcon.
— Te voilà donc parti? amour, seigneur, époux, ami! —
Il me faudra de tes nouvelles à chaque heure du jour, —
car il y a tant de jours dans une minute ! — Oh ! à ce
compte-là, je serai bien vieille, - quand je reverrai mon
Roméo.
ROMÉO.
— Adieu ! je ne perdrai pas une occasion, — mon amour,
de t'envoyer un souvenir.
JUUETTE.
— Oh ! crois-tu que nous nous rejoindrons jamais?
ROMÉO.
— Je n'en doute pas; et toutes ces douleurs feront — le
doux entretien de nos moments à venir.
SGÉME XVI. 315
JULRTTB.
— 0 Dieu! j'ai dans l'Ame un présage fatal. — Mainte-
nant que tu es en bas, tu m'apparais — comme un mort an
fond d'une tombe. — Ou mes yeux me trompent, ou tu es
bien pftle.
ROMÉO.
— Crois -moi, amour, tu me semblés bien pAIe aussi. —
L'angoisse aride boit notre sang. Adieu ! adieu !
Roméo tort^
juLnrrrs.
— 0 fortune ! fortune ! tout le monde te dit capricieuse !
— Si tu es capricieuse, qu'as-tu à faire avec un homme -
d'aussi illustre constance? Fortune, sois capricieuse, — car
alors tu ne le retiendras pas longtemps, j'espère, — et tu
me le renverras (105).
LADY CAPULET, da dehors.
— Holà ! ma fille ! êles-vous levée T
JULIETTE.
— Qui m'appelle? est-ce madame ma mère? — Se serait-
ejle couchée si tard ou levée si tôt? — Quel étrange motif
l'amène?
Entre lad y Capulet.
UDY CAPULET.
— Eh bien, comment êtes- vous, Juliette?
JULIETTE.
Je ne suis pas bien, madame.
UDY CAPULET.
— Toujours à pleurer la mort de votre cousin?... — Pré-
tends-tu donc le laver de la poussière funèbre avec tes lar-
mes? — Quand tu y parviendrais, tu ne pourrais pas le faire
revivre. — Osse donc : un chagrin raisonnable prouve l'af-
fection ; — mais un chagrin excessif prouve toujours un
manque de sagesse (106).
316 ROMÉO ET JULIETTE.
JUUEnE.
— T.aissez-moi pleurer encore une perle aussi sensi-
ble.
UDY CAPULET.
— Vous ne sentirez que plus vivement cette perte, sans
sentir plus près de vous Tami — que vous pleurez.
JUUETTE.
Je sens si vivement la perte — de cet ami que je ne puis
m'empôcher de le pleurer toujours.
UDY CAPULET.
— Va, ma fille, ce qui te fait pleurer, c'est moins de le
savoir mort — que de savoir vivant l'infAme qui Ta tué.
JULIETTE.
— Quel infâme, madame ?
LADY CAPULET.
Eh bien ! cet infAme, Roméo !
JUUEHE.
— Entre un infâme et lui il y a bien des milles de dis-
tance. — Que Dieu lui pardonne! Moi, je lui pardonne de
tout mon cœur ; — et pourtant nul homme ne navre mon
cœur autant que lui.
UDY CAPULET.
— Parce qu'il vit, le traître!
JULIEHE.
— Oui, madame, et trop loin de mes bras. — Que ne
suis-je seule chargée de venger mon cousin !
LADY CAPULET.
— Nous obtiendrons vengeance, sois-en sûre. — Ainsi
ne pleure plus. Je ferai prévenir quelqu'un à Mantoue, —
on vit maintenant ce vagabond banni : — on lui donnera
une potion insolite — qui l'enverra vite tenir compagnie à
Tybalt, — et alors j'espère que tu seras satisfaite.
JULIETTE.
— Jonc serai vraiment satisfaite — que quand je verrai
SCÉNK XVI.
317
Roméo... supplicié, — torluréest mon pnuvrccœur, depuis
(|u"un tel pareut m'eal eulevé. - MadRnio, trouvez seule-
ment un homme — pour porter le poison ; moi, jo le pré-
parerai, - et si bien qu'après l'avoir pris, Romdo — dor-
mira vile en paix. Oh ! quelle horrible soutTrance pour mon
cœur — de Venteudre nommer, sans pouvoir aller jusqu'à
lai, — pour assouvir l'umour qui: je portais à mou cousin
— sur le corps de son meurlrit^r !
UDY CAPULET.
— Trouve les moyens, toi; moi, jn trouverai l'homme.
- Maintenaat, fille, j'ai à te dire de joyeuses nouvelles.
JIXIETTE.
— La joie est la bienvenue quund elle est si nécessaire :
- quelles sont ces nouvelles ? j'adjure votre llrâce.
LÂDï CIPULET.
— Va, va, mon enfani, tu as un eicellont pÈre : - pour
te tirer de ton accablement, - il a improvisé une journée
de fête — i laquelle tu ne t'attends pas et que je n'espérais
guère.
JIUEIIE.
— Quel sera cet heureui jour, madame?
lADY QPILET.
— Eh bien, mon enfaol, jeudi prochain, de bon matin,
— un galant, jeune el noble Rentilhomme, — le comte
PAris, le mènera à l'église Saint-Pierre, — et aura le bon-
heur de faire de toi sa joyeuse épouse. -
JULIETTE.
— Ah ! par l'église de Saint-Pierre et par saint Pierre lui-
même, — il ne fera pas de moi sa joyeuse épouse. — Je
m'étonne de tant de hâte : ordonner ma noce, ~ avant
que celui qui doit être mon mari m'ait fait sa coik! — Je
vous en prie, madame, dites à mon seigneur el père -~ que
je ne veui pas me marier encore. Si jamais je me marie, je
318 ROMÉO ET JULIETTE.
le jure, — ce sera plutôt à ce Roméo que tous savez haï de
moi, — qu'au comte Paris. Voilà des nouvelles, en vérité
UDY CAPDLBT.
— Voici votre père qui vient; faites-lui vous-même votre
réponse, — et nous verrons comment il la prendra.
Ealreot Gapulbt et la NOURRICE.
CAPULET, regardant Juliette qui sanglotte.
— Quand le soleil disparaît, la terre distille la rosée ; —
mais, après la disparition du radieux 61s de mon frère,
— il pleut tout de bon. Eh bien! es-tu devenue gouttière, fil-
lette? Quoi, toujours des larmes! — toujours des averses!
Dans ta petite personne — tu figures à la fois la barque, la
mer et le vent ; — tes yeux, que je puis comparer à la mer,
ont sans cesse — un flux et un reflux de larmes ; ton corps
est la barque — qui flotte au gré de cette onde salée, et tes
soupirs sont les vents - qui, luttant de furie avec tes larmes,
— finiront, si un calme subit ne survient, par faire sombrer
— ton corps dans la tempête... Eh bien, femme, — lui
avez-vous signifié notre décision ?
LADY CAPDLET.
— Oui, messire; mais elle refuse ; elle vous remercie. —
La folle! je voudrais qu'elle fût mariée à son linceul!...
CAPULBT.
— Doucement, je n'y suis pas, je n'y suis pas, femme.
— Comment! elle refuse! elle nous remercie! — et elle
n'est pas fière, elle ne s'estime pas bien heureuse, — tout
indigne qu'elle est, d'avoir, par notre entremise, obtenu —
pour mari un si digne gentilhomme !
JULIETTE.
— Jeme suis pas fière, mais reconnaissante : — fière, je
ne puis l'être de ce que je hais comme un mal. — Mais je
suis reconnaissante du mal même qui m'est fait par amour.
SGÉNB XVI. 319
GAPULET.
— Eh bien» eh bien» raisonneuse, qu'est-ce que cela si-
gnifie?— Je vous remercie et je ne vous remercie pas .. Je
suis fière — et je ne suis pasfière!... Mignonne donzelle,
— dispensez-moi de vos remerctments et de vos fiertés, —
et préparez vos fines jambes pour vous rendre jeudi pro-
chain — à l'église Saint-Pierre en compagnie de Paris ; —
ou je t'y traînerai sur la claie, moi ! — Ah ! livide carogne !
ah ! bagasse ! — Âh ! face de suif !
UDY GAPULET.
Fi, fi! perdez-vous le sens?
JULIETTE, s'agenoaillant.
— Cher père, je vous en supplie à genoux , — ayez la
patience de m'écouter! rien qu'un mot !
GAPULET.
— Au diable, petite bagasse ! misérable révoltée 1 — Tu
m'entends, rends-toi à l'église jeudi, — ou évite de me
rencontrer jamais face à face : — ne parle pas, ne réplique
pas, ne me réponds pas; — mes doigts me démangent...
Femme, nous croyions notre union pauvrement bénie, —
parce que Dieu ne nous avait prêté que cette unique en-
fant: — mais, je le vois maintenant, cette enfant unique
était déjà de trop, - et nous avons été maudits en l'ayant.
— Arrière, éhontée!
U NOUBRIGE.
Que le Dieu du ciel la béniss" ! — Vous avez tort, monsei-
gneur, de la traiter ainsi.
GAPULET.
— Et pourquoi donc, dame Sagesse?... Retenez votre
langue, — maîtresse Prudence, et allez bavarder avec vos
commères.
LA NOURRICE.
— Ce que je dis n'est pas un crime.
320 KOMÉO ET JDLIETTE.
CAPULBT.
AU nom du ciel, bonsoir!
U NOURRICE.
— Peut- on pas dire un mot?
CAPULKT.
Paix, stupide radoteuse ! — Allez émettre vos sentences
sur le bol d'une commère, — car ici nous n'en avons pas
besoin.
UDY CAPIJLET,
Vous êtes trop brusque.
CAPULET.
— Jour de Dieu! j'en deviendrai fou. — Le jour, la nuit,
h toute heure, à toute minute, à tout moment, qoe je fusse
occupé ou non. — seul ou en compagnie, mon unique
souci a été — de la marier ; enfin je trouve — un gentil-
homme de noble lignée, —ayant de beaux domaines, jeune,
d'une noble éducation, — pétri, comme on dit, d'honora-
bles qualités, — un homme aussi accompli qu'un cceur
peut le souhaiter, — et il faut qu'une petite sotte pleurni-
cheuse, — une poupée gémissante, quand on lui offre sa
fortune, — réponde : Je ne veux pas me marier, je nepuis
aimer, —je suis trop jeune, je vous prie de me pardonner !
— Ah ! si vous ne vous mariez pas, vous verrez comme je vous
pardonne ; — allez paître où vous voudrez, vous ne logerez
plus avec moi. — Faites-y attention, songez-y, je n'ai pas
coutume de plaisanter. — Jeudi approche ; mettez la main
sur votre cœur, et réfléchissez. — Si vous êtes ma fille, je
vous donnerai à mon ami ; — si tu ne l'es plus, va au
diable, mendie, meurs de faim dans les rues. — Car, sur
mon âme, jamais je ne te reconnaîtrai, — et jamais rien de
ce qui est à moi ne sera ton bien. - Compte là-dessus, réflé-
chis, je tiendrai parole.
n son.
JULIETTE.
— N'y a-t-il pas de pitié, planant dans les nuages, —
SGËNB XVI. 3Vt
qui voie au fond de ma douleur ?~0 ma mère bien-aimée,
tic me rejetez pas, ■- ajournez ce mariage d'uo mois,
(l'une semaine! — Sinon, dressez le Ut nuptial — dans le
sombre monument où T^ibnlt repose !
UDV CAPULET.
— Ne me parle plus, car je n'ai rien h te dire ; - fais ce
que tu voudras, car entre toi et moi toul est fini.
Elle sort.
JllIETTE.
— Omon Dieu I... Nourrice, comment empêcher cela?
- Mon mari est encore sur la terre, et ma foi est au ciel ;
— comment donc ma foi pftut-elle redescendre ici-bas, —
lanl que mon mari ne me l'aura pas renvoyée du ciel — en
quinanl la terre?... Console-moi, coliscille-moi ! - Hélas!
Iwilns! se peul-il que le ciel tende de pareils pièges — à une
crt'alure aussi frêle que moi! - Que dis-tu ? n'as-lu pas ua
mol qui me soulage? — Console-moi, nourrice (107).
U NOUHRICB.
Ma foi, écoutez : Roméo — est banni ; je gage le monde
entier contre néant - qu'il n'osera jamais venir vous récla-
miT ; — s'il le fait, il faudra que ce soit à la dérobée. — IlonCt
puisque tel est le cas, - mon avis, c'est que vous ëpou-
siejL le comte. — Oh ! c'est un sinimable geniilhomme! -
Roméo n'est qu'un torchon près de luil... Un aigle, ma-
dame, — n'a pas l'œil aussi vert, aussi vif, aussi brillant —
que Paris. Maudit soit mon creor. — si je ne vous trouve
pas bien heureuse de ce second mariage! — il vaut bien
mieux que votre premier. Au surplus, — voire premier
est mon, ou autant vaudrait qu'il le fût, ~ que de vivre
sans 10US être bon h. rien.
KLIETTE.
— Parles-tu du fond de ton cœur':"
U NOUHRICK.
El du fond de mon âme: — sinon, malédiiilioji à luu
dcox!
322 ROMÉO BT JDLlinTE.
JULIETTE.
Amen!
U NOURRICE.
Quoi?
JULIETTE.
— Ah! tu m'as merveilleusement consolée. — Va dire à
madame — qu'ayant déplu à mon père, je suis allée à la
cellule de Laurence, — pour me confesser et recevoir l'ab-
solution.
u NOURRICE.
— Oui, certes, j'y vais. Vous faites sagement.
Elle sort.
JULIETTE, regardant s'éloigoer la noarrice.
—0 vieille damnée ! abominable démon! — Je ne sais
quel est ton plus grand crime, ou de souhaiter que je me
parjure, — ou de ravaler mon seigneur de cette même bou-
che — qui l'a exalté au-dessus de toute comparaison — tant
de milliers de fois. .. Va-t'en, conseillère; — entre toi et
mon cœur il y a désormais rupture. — Je vais trouver le
religieux pour lui demander un remède ; — à défaut de
toute autre, j'ai la ressource de mourir.
Elle sort.
scÈ^fE XVII.
[La cellale de frère Laurence.]
Entrent Laurence et Paris.
UURENCE.
— Jeudi, seigneur ! le terme est bien court.
PARIS.
— Mon père Capulet le veut ainsi, — et je ne retarderai
son empressement par aucun obstacle.
SCÈNE xvu. 323
LAUKENCE.
— Vous ignorez encore, dites-vous» les sentiments de la
dame. — Voilà une marche peu régulière, et qui ne me
plaît pas.
PARIS.
— Elle ne cesse de pleurer la mort de Tyball, — et c'est
pourquoi je lui ai peu parlé d*amour ; — car Vénus ne sou-
rit guère dans une maison de larmes. —Or, son père voit
un danger— à ce qu'elle se laisse ainsi dominer par la dou-
leur ; — et, dans sa sagesse, il hflte notre mariage — pour
arrêter cette inondation de larmes. — Le chagrin qui Tabsorbe
dans la solitude — pourra se dissiper dans la société. — Main-
tenant vous connaissez les raisons de cet empressement.
LAURENCE, à part.
— Hélas! je connais trop celles qui devraient le ra-
lentir !
Hant.
— Justement, messire, voici la dame qui vient à ma
cellale.
Entre Juliette.
PARIS.
— Heureux de vous rencontrer, ma dame et ma
femme !
JUUETTE.
— Votre femme ! Je pourrai l'être quand je pourrai être
mariée.
PARIS.
— Vous pouvez et vous devez Tôlre, amour, jeudi pro-
chain.
JUUETTE.
— Ce qui doit être sera.
LAURENCE.
Voilà une vérité certaine.
324 ROMÉO KT JULIETTE.
PARIS, h Julielte.
— Venez-vous faire votre confession à ce bon père?
JDUEnE.
— Répondre à cela, ce serait me confesser à vous.
PARIS.
— Ne lui cachez pas que vous m'aimez.
JUUEnK,
~ Je vous confesse que je Tairae.
PARIS.
— Comme vous confesserez, j'en suis sûr, que vous
m'aimez.
JULIETTE.
— Si je fais cet aveu, il aura plus de prix — en arrière de
vous qu'en voire présence.
PARIS.
— Pauvre Ame, les larmes ont bien altéré ton visage.
JULIETTE.
— Elles ont remi>orlé là une faible victoire: - il n'avait
pas grand charme avant leurs ravages.
PARIS.
— Ces paroles-là lui font plus d'injure que tes larmes.
JULIEHE.
— Ce n'est pas une calomnie, monsieur, c'est une vé-
rité ; — et celte vérité, je la dis à ma face.
PARIS.
— Ta beauté est à moi et tu la calomnies,
«
JUUEHE,
— Il se peut, car elle ne m'appartient pas... — Êtes-
vous de loisir, saint père, en ce moment, — ou reviendrai-
je ce soir après vô[)res ?
UURKNGE.
— J'ai tout mon loisir, pensive enfant... — Mon sei-
gneur, nous aurions besoin d'être seuls.
P\WS.
— Dieu me préserve de troubler la dévotioD ! — Juliette,
jeudi, de boa matin, j'irai vous réveiller. —Jusque-là, adieu,
et recueillez ce pieux baiser.
Il l'embrasse et sort.
JULIinE.
~ Ob! ferme la porte, et, cela fait, — viens pleurer
avec moi : plus d'espoir, plus dû ressource, plus de
remède.
LAURBKCB.
— Ah! Julielle. je connais déjà ton chngrin, — et j'ai
l'espril tendu par une anxiété inexprimable. — Je sais que
jeudi prochain, sans délai possible, — tu dois être mariée
au comte.
JUUETTK.
— Ne me dis pas que tu sais cela, frère, — sans me dire
aussi commentée puis l'empêcher. — Si dans ta sagesse tu
ne trouïPs pas de remède, — déclare seulement que ma
résolution est sage, — et sur-le-cbamp je remédie h. tout
avec ce couteau.
Elle montre un poignarJ.
— Dieu a joint mon cœur à celui de Roméo; toi, lu as
joint nos mains ; — et, avant que cette main , engagée par
toi è Bornéo, — scelle un autre contrat, - avant que mon
cœur lo;nl, devenu perfide et traître, — se donne h un
autre, ceci aura eu raison de tous deui. — Donc, en vertu
de la longue expérience (i08], — donne-moi vite un conseil;
sinon, regarde! —entre ma détresse et moi je prends ce
couteau sanglant — pour médiateur : c'est lui qui arbitrera
le litige — que l'autorité de ton flgeet de la science — n'aura
pas su terminer à mon honneur. - Réponds-moi sans re-
tard; il me tarde de mourir - si ta réponse ne m'indique
pas de remède !
UlIREiNCE.
— Arrête, ma Glle ; j'entrevois une cs|it'rancc possible, —
328 ROMÉO KT JOLIITTK.
mais le moyen nécessaire à son accomplissement — est
aussi désespéré que le mal que nous vodlôns empêcher. —
Si, plutôt que d'épouser le comte t^Aris, — tii as Ténétf ie
de vouloir te tuer, — il est prob^iblé qtié ttl osetHs elflronté^
— rimage de la mort pour repousser le déshonneur, — toi
qui, pour y échapper, veux provoquer la mort elle-même. —
Eh bien , si tu as ce courage, je te donnerai un remède.
JULIBTTK.
— Oh ! plutôt que d* épouser Paris, dis-moi de m'élancer
— des créneaux de cette tour là-bas, — ou d'errer sur le
chemin des bandits; dis-moi de me glisser— où rampent
des serpents; enchalne-moi avec des ours rugissants; —en-
ferme-moi, la nuit, dans un charnier, — sous un monceau
d'os de morts qui s*entre-choquent, — de moignons fétides
et de crânes jaunes et décharnés; — dis-moi d'aller, dans
une fosse fraîche remuée, — m'enfouir sous le linceul
avec un mort : — ordonne-moi des choses dont le seul
récit me faisait trembler, — et je les ferai sans crainte, sans
hésitation, — pour rester l'épouse sans tache de mon doux
bien-aimé (109) !
LAURKNCBé
— Écoute alors : rentre à la maison t aie l'air gai et dis
que tu consens — à épouser Paris. C'est demain mercredi.
— Demain soir, fais en sorte de coucher seule ; — que ta
nourrice ne couche pas dans ta chambre ; — une fois an
lit, prends cette fiole — et avale la liqueur qui y esl distil*
lée. — Aussitôt dans toutes tes veines se répandra — une
froide et léthargique humeur : le poub suspeBdra — son
mouvement naturel et cessera de battre ; — ni chaleuri ni
souffle n'attestera que tu vis. — Les roses de tes lèvres et
de tes joues seront flétries - et ternes comme la ôendre;
les fenêtres de tes yeux seront closes , — comme si la mort
les avait fermées au jour do la vie. — Chaque partie de ton
6tre, privée de souplesse et d'action, — sera roide, inflexi-
i XVIIl.
32?
ble et froide comme la mort [110). - Daos cet ëtal appa-
Tenl de codsTre - tu resteras juste quarante-deux heures,
— et alors lu t'éveilleras comme d'un doui sommeil. - Le
matin, quand le (iancé arrivera - pour hâter ton lever, il
te trouvera morte daus ton lit. — Alors, selon l'usage dB
notre pays, — vêtue de ta plus belle parure,, et placée dans
un cercueil découvert, -- tu seras transportée à l'anciea
caveau ~ oii repose toute la famille des Capulets. - Ce-
pendant, avant que tu sois éveillée, — Roméo, instruit
de notre plan par mes Ittires, - arrivera ; lui et moi —
nous épierons ton réveil, et celte nuit-là même - RooiéO
t'emmènera à Mantoue. — Et ainsi lu seras sauvée d'un
déshonneur imminent, — si nul caprice futile, Qulle
frayeur féminine ~ n'abat ton courage au moment da '
l'exécution.
— Donne ! oh ! donne ! ne me parle pas de frayeur.
LAURENCE, lui temetUat la figle.
— Tiens, pars ! Sois forte et sois heureuse dans ta réso-
lution. Je vais dépêcher un religieux ^ à Mantoue avec un
message pour Ion mari.
lULICnE.
— Amour, donne-moi ts force , et celte force me sau-
yeri. — Adieu, mon père!
Il* H )ép«reai.
SCENE XVlll.
^■Bi U naÎHQ ds Ctpalei.]
Lolreiil CaFLLET, LAt>V CaPULET, la nOUHKlCE el dus VALETS.
UIM'IiT, renetUnt nn papier sa fremier filel (III}.
— Tu inviteras toutes les personnes dont les noms sont
328 ROMiO ET JULIEHE.
Aa second valet*
— Maraud, va me louer vingt cuisiniers habiles. —
DEUXIÈME YÀLET.
Vous n'en aurez que de bons, monsieur, car je m'assure-
rai d'abord s'ils se lèchent les doigts.
CAPULET.
Et comment t'assureras-tu par-là de leur savoir-Caire.?
DEUXIÈME VALET.
Pardine, monsieur, c'est un mauvais cuisinier que celui
qui ne se lèche pas les doigts : ainsi ceux qui ne se
lécheront pas les doigts, je ne les prendrai pas.
CAPULET.
Bon, va-t'en.
Le Tâlet sort.
—Nous allons être pris au dépourvu cette fois. — Eh bien,
est-ce que ma fille est allée chez frère Laurence?
U NOURRICE.
Oui, ma foi.
CAPULET.
— Allons, il aura peut-être une bonne influence sur elle.
— La friponne est si maussade, si opiniâtre!
Entre JuLtBTTB (H2).
U NOURRICE.
— Voyez donc avec quelle mine joyeuse elle revient de
confesse.
CAPULET.
— Eh bien, mon entêtée, où avez-vous été comme ça?
JULIETTE.
— Chez quelqu'un qui m'a appris à me repentir — do ma
coupable résistance — à vous et à vos ordres. Le vénérable
Laurence — m'a enjoint de me prosterner à vos pieds, -
et de vous demander pardon . . .
Elle s*agenoaillQ devant son përe.
SCÈNE XVUl. 329
Pardon, je vous en conjure! - Désormais je me laisserai
nigir enlièrement par vous.
CAPL'LBT.
— Qu'on aille chercher lo comte, et qu'on l'instruise
de ceci. — Je veux que ce nœud soit noué dès demain
matin.
lUllETTE.
— i'ai rencontré le jeune comte à la cellule de Lau-
rence, — et je lui ai témoigné mon amour autant que je le
pouvais — sans franchir les bornes de la modestie.
CAI'lilET.
— Ab! j'ensuis bien aise... Voilà qui estbîen... Relève-
toi.
Joli eue le relfeve,
— Lescbosessont comme elles doivent Être... II faut que
je voie le comte. — Morbleu, qu'on aille le chercher, vous
dis-je. — Ah ! pardieu, c'est un saint homme que ce révé-
rend père, — et toute notre cité lui est bien redevable.
lUI-IEHE.
— Nourrice, voulez-vous venir aveo moi dans mon cabi-
- net? - Vous m'aiderez à ranger les parures — que vous
trouverez convenables pour ma toilelle de demain.
lAOï aPtLET.
— Non, non, pas avant jeudi. Nous avons le temps.
aPÏLET.
— Va, nourrice, va avec elle.
JalieUe sorL avec la nourrice.
A lodr CapnlM.
Nous irons à l'église demain.
UDV CAPULET.
— Nous serons pris k court pour les préparatifs : - il ist
presque nuit déjà.
CAPl!LET.
Bah! je vais me remuer, — et loulirabicn, jetelcgHran-
330 ROMÉO RT JULSrrE
X\$ , femme ! — Toi, ta rejoindre Juliette, et aide^la à se
parer ; — je ne me coucherai pas cette nuit, . , Lai^ie^iooi
seul; — c'est moi qui ferai la ménagère cette fois... Holà !...
— Ils sont tous sortis. Allons, je vais moi-même — chez le
comte Pftris le prévenir — pour demain. iTai le cœur éton«
namment allègre, — depuis que cette petite folle est Tenue à
résipiscence.
Hs sortoaU
SCÈNE XIX.
[La dumbre à eonchar do Juliette.]
Entrent Juliette et la nourrice (ii3).
JUUnTE.
-» Oui, e'est la toilette qu'il faut... Mais, gentille nour-
rice, •*- laitse-moi seule cette nuit, je t'en prie : — car j'ai
besoin de beaucoup prier, — pour décider le ciel à sourire
à mon existence» — qui est, tu le sais bien, pleine de trouble
- et de péché.
Entre LiU)Y Capulet.
LADY CAPULET.
— Allons, êtes- vous encore occupées? avez-vous besoin
de mon aide?
JULIETTE,
— Non, madame; nous ayons choisi — tout ce qui sera
nécessaire pour notre cérémonie de demain. — Veuillez
permettre que je reste seule à présent, — et que la nourrice
veille avec vous cette nuit; — car, j'en suis sûre, vous avez
trop d'ouvrage sur les bras, — dans des circonstances si pres-
sa) nies.
aCftNE XIX.
.331
LiDÏ CArilLET.
Bonne nuit ! — Mets-toi au lit, et repose ; car tu en as
besoin.
Lndï CapQleL Mft «rec Is ooQrrJce.
JlUBnE.
— Adieu!... Dieu sait qunnd nous nous reverrons, — Une
vAgue frayeur répand le frisson dans mes veines - et j
glace presque la chaleur vitale.,. - Je vais les rappeler
pour me rassurer... — Nourrine!... Qu'a-t-elle à faire
ici ? — fl fsut que je joue seule mon horrible scène '.
Prennnt la Unie que Lauraoce lai adonnée.
— A njoi, fiole !... - Eh quoi 1 si cr breuvage n'agissait
ptsi -^ Serais-je donc marit^ demain matin?,.. — Non,
non... Voici qui l'empCcherait... Repose ici, loi.
Elle mei im couleaa A côté deson lit.
— Et si c'était un poison que le moine - m'eût subtile-
ment administré pour me faire mourir, — aRn de ne pas
Être déshonoré par ce mariage, - lui qui m'a déjà marié à
Roméo! - J'ai peur de cela; mais non, c'est impossible :
— il a toujours été reconnu pour un saint homme... - Et
si, une fois déposée dans le tombeau, — je m'éveillais av.int
le moment oh Roméo — doit venir me délivrer ! Ah ! l'pf-
froyablfl chose! — Ne pourrais-je pas être étouffée dans ce
cavenu - dont la bouche hideuse n'aspire jamais un air par,'
— et mourir suffoquée avant que Roméo n'arrive ! — Ou
même, si je vis, n'est-il pas probable -- que l'borrible im-
pression de la mort et de la nuit — jointe il la terreur dn
lieu... - En effet, ee caveau est l'ancien rcceptacle — où
depuis bien des siècles sont entassés - les os de lous mes
ancêtres ensevelis ; — où Tvbalt sanglant et encore tout frais
dans la lerro - pourrit sous son linceul ; où. dit-on, - Jfcer-
taines heures de la nuit, les esprits s'assemblent ! ... - Hélas !
hélas ! n'est-ii pas probable que. — réveillée avant l'heure,
au milieu d'eihalaisons infectes - et de gémissements jpa-
332 ROMÉO ET lULICTTR.
reils h cos cris de mandragores déracinées — qae des vifants
ne peuvent entendre sans devenir fous... (114) — Oh! si je
m*éveille ainsi, est-ce que je ne perdrai pas la raison, — en-
vironnée de toutes ces horreurs? — Peut-être alors, in-
sensée, voudrai-je jouer avec les squelettes de mes ancêtres,
— et arracher de son linceul Tybalt mutilé» — et» dans ce
délire, saisissant l'os de quelque grand parent — comme une
massue, en broyer ma cervelle désespérée ! — Oh ! tenez ! il
me semble voir le spectre de mon cousin — poursuivant
Roméo qui lui a troué le corps — avec la pointe de son
épée... Arrête, Tybalt, arrête !
Klle porte la fiole & ses lèvres.
— Bornéo! Roméo! Roméo! voici à boire! je bois
à toi.
Elle se jette sar son lit, derrière on rideta.
SCÈNE XX.
[Une salle dans la maison de Capnlet. Le jour se lère.]
Entrent lady Capulet et la nourrice.
lADY GÀPULETy donnant un tronsseaa de deî§ à la noarrîce.
— Tenez, nourrice, prenez ces clefe et allez chercher
d'autres épices (118).
U NOURRICE.
— On demande des dattes et des coings pour la pâtis-
serie.
Entre Capulet.
GâPULET.
—.Allons! debout! debout! debout! le coq a chanté
deux fois ; - le couvre-feu a sonné; îl est trois heures...
A lady Capulet.
— Ayez l'œil aux fours, bonne Angélique — et qu'on
n'épargne rien.
SCftllE XX. 333
Là NOURRICE, àCapolet.
Ailes» allez, oogne-féta, allez — vous mettre au lit; ma
parole, vous serez malade demain — d'avoir veillé cette
nuit.
GàPULET.
— Nenni, nenni. Bah ! j'ai déjà passé — des Duits en-
tières pour de moindres motifs, et je n'ai jamais été ma-
lade.
LÀDY CAPULBT.
— Oui, vous avez chassé les souris dans votre temps ; —
mais je veillerai désormais & ce que vous ne veilliez plus
ainsi.
Lady Capalet et la nourrice sortent.
CAPULBT.
— Jalousie ! jalousie !
Det valeta passent portant des broches, des bûches et des paniers.
An premier valet.
Eh bien, l'ami, — qu'est-ce que tout ça ?
FREIDSR VALET.
— Monsieur, c'est pour le cuisinier, mais je ne sais trop
ce que c'est.
CAPULEF.
— Hftte-toi, hftte-toi.
Sort le premier valet.
An deoiième Talet.
Maraud, apporte des bûches plus sèches , — appelle
Pierre, il te montrera où il y en a.
DEUXIÈME VALET.
— J'ai assez de tète, monsieur, pour suffire aux bû-
ches — sans déranger Pierre.
11 sort.
GAPULET.
— Par la messe, bien répondu. Voilà un plaisant coquin !
Ah! — je te proclame roi des bûches... Ma foi, il est jour.
334 ROMÉO PT IlILinTK.
- Le comte va être ici tout h rbeufe avec la musique, -
car il me l'a promis.
Brait d*io8traineiiM qqi se rapproelifHit,
Je l'entends qui s'avance... —Nourrice! Femme!...
Holà ! nourrice, allons donc !
Entre la NOORRieB.
CAPuirr.
— Allez éveiller Juliette, allez, et habillez-la ; — je
vais causer avec Pftris... Vite, bAtez-vous, — hâter-vous!
le fiancé est déjà arrivé; — hfttez*yoiis, vous dîs-jç.
Tous sortent.
SCÈNE XXI.
[La chambre à coocher de Juliette.]
Entre la nourrice.
LA NOURBIGE, appelant.
— Madame! allons, madame!,.. Juliette!... f\\e dort
profondément, je le garantis... — Eh bien, agaeau ! eb
bien, maîtresse!... Fi, paresseuse!... — Allons, amour,
allons! Madame! mon cher cœur! Allons, la mariée!
— Quoi, pas un mot !... Vous en prenez pour votre argent
cette fois, — vous dormez pour une ^maine, car, la nuit
prochaine, j'en réponds, — le comte a pris son p^fti ~ de
ne vous laisser prendre que peu de repos.,. Dieu me par*
donne ! — Jésus Marie ! comme elle dort! — Il faut que je
réveille... Madame! madame! madame! — Oui, que le
comte vous surprenne au lit ; — c'est lui qui vous secouerai
ma foi...
Elle tire les rideaux du Ht et découvre Juliette étendue et immobile.
Est-il possible ! — Quoi ! toute vêtue , toute parée, et re-
couchée! — Il faut que je la réveille... Madame! madame!
3CÂKK XXI. 335
madame! — 0 malheur! fnut-il qpe je sois jamais née!...
— Holà, deTeau-de-vie!... MonseigaQur! M^dam^l
Entre làdt Ca?ui«1|T.
UDY GiPUUT.
— Quel est ce bruîl?
0 jour lamentable !
UDT CiPCLBT.
— Qu'y a-t-îl ?
LA NOURRICE, montrant le lit.
Regardez, regardez ! 0 jour désolant !
UDT GAPULBT.
-^ Cie) ! ciel ! Mpn enfant, ma vie ! -^ lieoais, rouvre le$
jeux, pu je vais mourir avec toi ! — Aq secours ! au secours I
appelez au secours !
Entre Capulet.
GiPUlST.
— Par pudeur, amenez Juliette ; son mpri est arrivé.
U NOUPIGE.
— Elle est morte, décédée , elle est morte ; ah ! mon
Dieu!
UDY CAPULÏT.
— Mon Dieu ! elle est morte ! elle est morte ! elle est
morte!
CAPULET, «^approchant de Jqliette.
— Ah! que je la voie!... C'est finif hélas! elle est
froide ! — Son sang est arrêté et ses membres sont roides.
— La vie a depuis longtemps déserté ses lèvres. — ï^a mort
est sur elle, comme une gelée précoce — sur la fleur de^
champs la plus suave (116) !
u NOURRICE.
— 0 jour lamentable !
336 ROMÉO ET JDUETTE.
UDT GAPULET.
Douloureux moment !
GAPULET.
— La mort qui me Ta prise pour me fiiire gémir — en-
chaîne ma langue et ne me laisse pas parler.
Entrent frérb Làurencb et Paris 8ai?i de musiciems.
UURENGE.
— Allons, la fiancée est-elle prête à aller à l'église?
GAPULET.
— Prête à y aller, mais pour n'en pas revenir !
A PAris.
— 0 mon fils, la nuit qui précédait tes noces, — la mort
est entrée dans le lit de ta fiancée, — et voici la pauvre fleur
toute déflorée par elle. — Le sépulcre est mon gendre, le
sépulcre est mon héritier, — le sépulcre a épousé ma fille.
Moi, je vais mourir — et tout lui laisser. Quand la vie se
retire, tout est au sépulcre.
PARIS.
— N'ai-je si longtemps désiré voir cette aurore, — que
pour qu'elle me donnât un pareil spectacle (117) !
LADY GAPULET.
— Jour maudit, malheureux, misérable, odieux! —
Heure la plus atroce qu'ait jamais vue le temps — dans le
cours laborieux de son pèlerinage ! — Rien qu'une pauvre
enfant, une pauvre chère enfant, — rien qu'un seul être
pour me réjouir et me consoler, — et la mort cruelle l'arra-
che de mes bras (118) !
U NOURRICE.
— 0 douleur !û douloureux, douloureux, douloureux
jour ! — Jour lamentable ! jour le plus douloureux — que
jamais, jamais j*aie vu! — 0 jour! ô jour! ô jour! 6 jour
odieux ! — Jamais jour ne fut plus sombre ! — 0 jour dou-
loureux ! ô jour douloureux !
PARIS.
- Déçufi, divorcée, frappée, accablée, assassinée .'-Oui,
tlétestsble morl, déçue par toi, — ruinée par loi , cruelle,
cruelle I - 0 mon amour! ma vie!... Non, tu n'es plus ma
vie, lu es mon amour dans la mort l
CAriLET.
- Honnie, désulce, navrée, martyrisée, tuée ! -Sinistre
cat/istrophc, pourquoi es~tu venue — détruire, <)étruire notre
solennité?... — 0 mon enfant ! mon entisDt ! mon enfant !
Non ! toute mon àmc! — Quoi, tu es morte !■.. Hélas! mon
enfant est morte. - et, avec looa enfant, sont ensevelies
toutes mes joies !
UtBEMCE.
- Silence, n'avez-vous pas de honte? Le remède aui
maus désespérés - n'est pas dans ces désespoirs. Le ciel et
vous, — vous vous partagiez cette belle enfant; maintenant le
ciel Ta tout entière, - et pour elle c'est tant mieux. — Votre
part en elle, vous ne pouviez la garder de la mort, — mais
le ciel garde sa part dans réternetle vie. — IJne haute for-
tune était tout ce que vous lui souhaitiez; — c'était le crei
pour vous de la voir s'élever, — et vous pleurez maintenant
qu'elle s'élive, — au-dessus des nuages, jusqu'au ciel
même ! — Oh I vous aimez si mal votre enfant — que vous
devenez fous en voyant qu'elle est bien. — Vivre longtemps
mariée, ce n'est pas être bien mariée: - la mieux mariée
est celle qui meurt jeune. ~ Séchez vos larmes et attachez
vos branches de romarin — sur ce beau corps ; puis, selon
la coutume, - portez-la dans sa plus belle parure h l'église.
— Car, bien que la faible nature nous force tous k pleurer,
— les larmes do la nature font sourire la raison.
UPII.KT.
-~ Tous nos préparatifs do fêle ~ se changent en ap-
pareil funèbre : - noire concert devient un glas mélan-
colique; — notre repas de noces, un triste banquet d'ob-
338 ROMÉO ET JULlEnE.
sèques ; — nos hymnes solennels, des chants lugubres. -
Notre bouquet nuptial sert pour une motte, — et tout
change de destination.
LAURENCE •
— Retirez-vous, monsieur, et vous anssi^ madame, —et
vous aussi, messire Paris ; cjue chacun se prépare — à es-
corter cette belle enfant jusqu'à son tombeau^ — Le ciel
s'appesantit sur vous, pour je ne sais quelle offense ; — ne
l'irritez pas davantage en murmurant contre sa volonté su-
prême. —
SorleDt Cd^lél^ lad y Capalet, Paris et frère LeareDce (119}*
PREMIER MUSICIEN.
Nous pouvons serrer nos flûtes et partir.
U NOURRICE.
— Ail! serrez-les, serrez-les, mes bons, mes honnêtes
amis ; — car, comme vous voyez, la situation est lamen*
table. —
PREMIER MUSICIEN.
Oui, et je voudrais qu'on pût l'amender.
Sort la noarrice.
Entre Pierrb (ISO).
PIERRE.
Musiciens ! Oh ! musiciens, vite Gaieté du azur l Gaieté
du cœur \ Oh ! si vous voulez que je vive, jouez-moi Caieti
du cœur!
PREMIER MUSICIEN.
Et pôUbquol Gaieté du cœur ?
PIERRE.
0 tnusiciébs ! parce que mon cœur lui-même joue l'air
de Mon cœur est triste. Ah ! jouez-moi quelque complainte
joyeuse pour me consoler.
DEU3UÈME MUSICIEN*
Pas la moindre complainte ; ce n'est paâ le moment de
jouer à présent.
SGtKE 1X1. 339
PKdtUS.
Vous ne voulez pas^ alôrd?
iSB MtSICiEtfS.
NOB.
PIERRE.
Alors vous allez l'avoir solide^
PREMIER MUSIGlfiNi
Qu'est-ce que nous allons avoir?
PIERRE.
Ce n'est pas de l'argent, morbleu, c'est une r&clée, mé-
ehants rfteleurs !
PREMIER MUSICIEN.
Méchant valet !
PIERRE.
Ah ! je vais vous planter ma dague de valet dans la per-
ruque. Je ne supporterai pas vos fadaises ; je vous en don-
nerai des fa-dièse, moi, sur les épaules, notez bien.
PREMIER MUSICIEN.
En nous donnant le fa-dièse, c'est vous qui nous no-
terez.
DEUXIÈME MUSICIEN.
Voyons, rengainez Votre dague et dégainez votre esprit.
PIERRE.
En garde donc ! ie vais vous attaquer h la pointe de l'es-
prit et rengainer ma pointe d'acier... Ripostez-moi en
hommes.
II chaote.
QaaDd aoe doolear poignante blesse le cœar
Et qa'one morne tristesse accable Tesprit,
Alors la masiqae an son argentin...
Pourquoi son argentin? Pourquoi la musique a-t-elle le
son argentin ? Répondez, fiimon Corde-à-Boyau I
PREMIER MUSICIEN.
Eh I parce que l'argent a le sod fort dout.
340 ROBCÉÛ ET JULUSnE.
PIERRE.
Joli !... Répondez, vous, Hugues Rebec!
DEUXIÈME MUSICIEN.
La musique a le son argentin parce que les musiciens la
font sonner pour argent.
PŒRRE.
Joli aussi!... Répondez, vous, Jacques Serpent.
TROISIÈME MUSiaEN.
. Ma foi, je ne sais que dire.
PIERRE.
Oh ! j'implore votre pardon : vous êtes le chanteur de la
bande. Eh bien, je vais répondre pour vous. La musique a
le son argentin, parce que les gaillards de votre espèce font
rarement sonner Tor.
Il chante.
Alors la musiqae aa son argentin
Apporle promptement le remède.
Il sort.
PREMIER MUSICIEN.
Voilà un fieffé coquin !
DEUXIÈME MUSICIEN.
Qu'il aille se faire pendre!... Sortons, nous autres, at-
tendons le convoi, et nous resterons à dîner.
Us sortent.
SCÈNE XXII.
[Mantooe. Une roe.])
Entre Roméo (121).
ROMÈO.
— Si je puis me fier aux flatteuses assurances du som-
meil, — mes rôves m'annoncent l'arrivée de quelque
scÉNi; xxn.
341
joueuse nouvelle. — La pensée souveraine de mon cœur si^ge
sereine sur son trône ; -et, depuiscc matin, une allégresse
singulière — m'élève au-dessus de terre par de riantes pen-
sées. — J'ai rêvé que ma dame arrivait et me trouvait
mort, — (étrant;e rave qui laisse à un mort la faculté de
penser!; — puis, qu'à force debaisers elle ranimait la vie sur
mes lèvres, — et que je renaissais, et que j'étais empereur.
— Ciel I combien doit èlre douce la ]>ossessioD de l'amour,
— si son ombre est déji si prodigue do joies (1S2)!
entre Balthazar.
— Des nouvelles de Vérone!... Eh bien, Ballhazar, —
est-ce que lu ne m'apportes pas de lettre du moine (123)? —
Comment va ma dame? Mon père est-il bien? — Comment
va madame Juliette? Je te répèle celte question-là ; — car,
si ma Juliette est heureuse, il n'eiiste pas de malbeur.
BALTHAZAR.
— Elle est beureuse, il n'eiiste donc pas de malheur. -
SoD corps repose dans le tombeau des Capulcls, — et son
4me immortelle vil avec les anges. — Je l'ai vu déposer dans
le caveau de sa famille, — et j'ai pris aussitôt la poste pour
vous l'annODcer. — Oh ! pardonnez-moi de vous apporter ces
tnslcs nouvelles: —je remplis l'office dont vous m'aviez
chargé, monsieur (124).
— Est-ceainsi? eh bien, astres, je vous déCe!...
4 B4lthaiar.
— Tu sais oii je loge : procure-moi de l'encre cl du pa-
pier, — et loue des cbevaut de poste : je pars d'ici ce
soir (125).
BAITHAZ&R.
— Je vous en conjure, monsieur, ayez do la patience. -
342 ROMEO ET JUUKTTE.
Votre pAleur, votre air hagard anQonce — quelque cata-
strophe.
ROMto.
Bah ! tu te trompes !... — Laisse-moi et fais ce que je te
dis : - est-ce que tu n*as pas de lettre du moine pour
moi?
BÂLTHA2AR.
— Non, mon bon seigneur.
ROMÉO.
N'importe : va-t'en, — et loue des chevaux ; je te rejoins
sur-le-champ.
Sort Balthazar.
— Oui» Juliette, je dormirai près de toi cette nuit. -
Cherchons le moyen... 0 destruction I comme — tu t'offres
vite à la pensée des hommes désespérés ! — Je me souviens
d'un apothicaire — qui demeure aux environs ; récemment
eDCore je le remarquais — sous sa guenille, occupé, le sour-
cil froncé, — à cueillir des simples ; il avait la mine amai-
grie, — l'âpre misère l'avait usé jusqu'aux os. — Dans sa
pauvre échoppe étaient accrochés une tortue, — un alliga-
tor empaillés et des peaux — de poissons monstrueux ; sur
ses planches, — une chétive collection de bottes vides, ^
des pots de terre verdâtres, des vessies et des graines moi*
sies, — des restes de ficelle et de vieux pains de rose —
étaient épars çà et là pour faire étalage. — Frappé de cette
pénurie, je me dis à moi-même : — a Si un homme avait
besoin de poison, — bien que la vente en soit punie de
mort à Mantoue, — voici un pauvre gueux qui lui en ven-
drait. )) — Oh ! je pressentais alors mon besoin présent; -
il faut que ce besoigneux m'en vende... — Autant qu'il
m'en souvient, ce doit être ici sa demeure ; — oomma
c'est fête aujourd'hui, la boutique du misérable est fermée...
~ Holà! l'apothicaire (126)!
ëCÉNB \xu, 343
Une porte s'oavre. Paratt l'ai»othigàiee.
L'APOrmCilRS.
Qui dooc appelle si fort ?
ROMÉO.
— Viens ici, Tami... Je vois que tu es pauvre; — tiens,
voici quarante ducats (127); donne-moi — une dose de
poison ; mais il me faut une drogue énergique— qui, à peine
dispersée dans les veines — de Thomme las de vivre, le
fasse tomber mort, — et qui chasse du corps le soufQe —
aussi violemment, aussi rapidement que la flamme — ren-
voie la poudre des entrailles fatales du canon !
l'apothicaire.
— y ai de ces poisons meurtriers. Mais la loi de Mantoue,
— c'est la mort pour qui les débite.
ROMtO.
— Quoi! tu es dans ce dénûment et dans cette misère,
— et tu as peur de mourir ! La famine est sur tes joues ; —
le besoin et la souffrance agonisent dans ton regard ; — le
dégoût et la misère pendent à tes épaules (128). — Le monde
De t*est point ami, ni la loi du monde ; — le monde n'a pas
fiait sa loi pour t'enrichir; — viole-la donc, cesse d'être
pauvre et prends ceci.
Il loi montre si boorse*
l'apothicaire.
— Ma pauvreté consent, mais non ma volonté.
ROMio.
— Je paye ta pauvreté, et non ta volonté.
l'apothicaire.
— Mettez ceci dans le liquide que vous voudrez, — et
avalez ; eussiez-vous la force — de vingt hommes, vous se-
rez expédié immédiatement (129).
ROMÉO, Ini jetant sa kkourse.
— Toici ton or; ce poison est plus funeste à l'Ame
344 ROMÉO ET JULIEHE.
des hommes» — il commet plus de meurtres dans cet odieux
monde — que ces pauvres mixtures que tu n'as pas le droit
de vendre. — C'est moi qui te vends du poison; tu ne
m'en as pas vendu. — Adieu, achète de quoi manger et en-
graisse.
Serrant la fiole que Tapothicaire loi a remise.
— Ceci, du poison? non ! Viens, cordial, viens avec moi
— au tombeau 'de Juliette ; c'est là que tu dois me servir.
Ils se séparent.
SCÈNE XXUI.
[La cellale de frère Laurence.]
Entre frère Jean.
JEAN.
— Saint franciscain ! Mon frère, holà!
Entre frère LAURENCE.
UURENGE.
— Ce doit être la voix de frère Jean. — De Mantoue!
Sois le bienvenu. Que dit Roméo?... — A-t-il écrit ? Alors
donne-moi sa lettre.
JEAN.
— J'étais allé à la recherche d'un frère déchaussé — de
notre ordre, qui devait m'accompagner, - et je l'avais
trouvé ici dans la cité en train de visiter les malades ; -
mais les inspecteurs de la ville, — nous ayant rencontrés
tous deux dans une maison — qu'ils soupçonnaient infectée
de la peste, — en ont fermé les portes et n'ont pas voulu
nous laisser sorlir. — C'est ainsi qu'a été empêché mondé-
part pour Mantoue.
SCfiNE U1V. 345
UURDICB.
— Qui donc a porte ma lettre à Roméo ?
WlS.
—La Toid. Je n*ai pas pu renvoyer, —ni me procurer un
messager pour te la rapporter, — tant la oontngion effrayait
tout le monde.
UURBfCB.
— Malheureux éfënement! Par notre confrérie, — ce
n'était pas une lettre insigniBante, c'était un message —
d'une haute importance, et ce retard — peut produire de
grands malheurs. Frère Jean, va — me chercher un leyier
de fer, et apporte*le moi sur-le-champ — dans ma cellule.
JEàN.
Frère, je vais te l'apporter.
11 tort.
LAURIICGE.
— Maintenant il faut que je me rende seul au tombeau ;
— dans trois heures la belle Juliette s'éveillera. — Elle me
maudira, parce que Roméo — n'a pas été prévenu de ce
qui est arrivé; — mais je vais récrire & Mantoue, — et je
la garderai dans ma cellule jusqu'à la venue de Roméo.
— Pauvre cadavre vivant, enfermé dans le sépulcre d'un
mort (130)!
Il sort.
SCÈNE XXIV.
[Vérone. Un cimetière nu miliea duquel 8*élèvc le toml>eaii des
Cnpalets.]
Estre Paris soîtI de son page qui porte ane terehe et des fleors .
PARIS.
— Page, donne-moi ta torche. Éloigne-toi et tiens-toi à
réeart... — Hais, non, éteins-la, car je ne veux pasétro
TU. - Va te coucher sous ces ifs la bas, — en appliquant
348 ROMtO ET JULIETTE.
ton oreille contre la terre sonore ; —aucun pied ne pourra se
poser sur le sol du cimetière, — tant de fois amolli et fouillé
par la bêche du fossoyeur, — sans que tu l'entendes : tu sif-
fleras, — pour m'avertir, si tu entends approcher quel-
qu'un... — Donne-moi ces fleurs. Fais ce que je te dis. Ta.
LE PAGE, h part.
— J'ai presque peur de rester seul — ici dans le cimetière ;
pourtant je me risque.
Il se relire.
PABIS.
— Douce fleur, je sème ces fleurs sur ton lit nuptial, ~
dont le dais, hélas! est fait de poussière et de pierres; — je
viendrai chaque nuit les arroser d'eau douce, — ou, à son dé-
faut, de larmes distillées par des sanglots; — oui, je veux
célébrer tes funérailles — en venant, chaque nuit, joncher
ta tombe et pleurer (131).
Lueur d'une torche et brait de pas au loin. Le page sifDe.
— Le page m'avertit que quelqu'un approche. — Quel
est ce pas sacrilège qui erre par ici la nuit — et trouble les
rites funèbres de mon amgur?... — Eh quoi ! une torche!...
Nuit, voile-moi un instant.
il se cache.
Eotre RoMËO, suivi de Balthazar qui porte une torche, une pioche
et un levier.
ROMÉO.
— Donne-moi cette pioche et ce crocheteur d'acier.
Remettant un papier au page.
— Tiens, prends cette lettre ; demain matin, de bonne
heure, — aie soii^de la remettre à mon seigneur et père. .. -
— Donne-moi la lumière. Sur ta vie, voici mon ordre :-
quoi que tu voies ou entendes, reste à l'écart — et ne
m'interromps pas dans mes actes. — Si je descends dans
tte alcôve de la mort, — c'est pour contempler les traits
lâ dame, — mais surtout pour détacher de son doigt
8GÉNE XXIT. 347
inerte — un anneau précieux, un anneau que je dois em-
ployer — à un cher usage. Ainsi, éloigne-toi, va-t'en...—
Mais si, cédant au soupçon, tu oses revenir pour épier —
ce que je veux faire, — par le ciel, je te déchirerai lambeau
par lambeau, — et je joncherai de tes membres ce cimetière
affamé. — Ma résolution est farouche comme le moment:
elle est plus terrible et plus inexorable — que le tigre à
jeun ou la mer rugissante (133).
BALTHÂZAR.
— Je m*en vais , monsieur , et je ne vous troublerai
pas.
ROMÉO.
— C*est ainsi que tu me prouveras ton dévouement...
Lui jetant sa bourse.
Prends ceci : — vis et prospère... Adieu, cher enfant.
BALTHAZ.VR^ à part.
— N'importe. Je vais me cacher aux alentours ; — sa
mine m'effraye, et je suis inquiet sur ses intentions.
n se retire.
ROMÉO, prenant le levier et allant au tombeau.
— Horrible gueule, matrice delà mort, —gorgée de ce que
la Ityre a de plus précieux, — je parviendrai bien à ouvrir
tes lèvres pourries — et à te fourrer de force une nouvelle
proit^ !
l\ enfonce la porte du monument.
PARIS.
— C'est ce banni, ce Montague hautain — qui a tué le
cousin de ma bien-airaée : — la belle enfant en est morte
de chagrin, à ce qu'on suppose, — Il vient ici pour faire
quelque infâme outrage — aux cadavres : je vais l'arrêter...
Il s*avance.
— Suspends ta besogne impie, vil Montague : — la ven-
gMQce peut-elle se poursuivre au delà de la mort? — Mi-
348 ROMÉO ET JULIETTE.
sérabic condamDé, je t'arrête. — Obéis et viens avec moi;
car il faut que tu meures (133).
ROMÉO.
— Il le faut en effety et c'est pour cela que je suis venu
ici... — Bon jeune homme» ne tente pas un désespéré» -
sauve-toi d'ici et laisse- moi...
MoQlrant les tombeaux.
Songe à tous ces morts, — et recule épouvanté... Je t'en
supplie, jeune homme, — ne charge pas ma tête d'un pé-
ché nouveau — en me poussant à la fureur... Oh ! va-t'en.
— Par le ciel, je t'aime plus que moi-même, — car c'est
contre moi-même que je viens ici armé. — Ne reste pas,
va-t'en ; vis, et dis plus tard — que la pitié d'un furieux t'a
forcé de fuir (134).
PARIS, rëpëe è la maio.
— Je brave la commisération, - et je t'arrête ici comme
félon.
ROMto.
— Tu veux donc me provoquer? Eh bien, à toi,
enfant !
Ils se ballent.
LE PAGE.
— 0 ciel ! ils se battent : je vais appeler le guet. *
11 sort en conraDt.
PARIS, tombant.
— Oh ! je suis tué !... Si tu es généreux, —ouvre le tom-
beau et dépose-moi près de Juliette.
Il expire.
ROMÉO.
— Sur ma foi, je le ferai.
Se penchaot sur le cadavre.
Examinons cette figure : — un parent de Mercutio, le
noble comte Paris ! ~ Que m'a donc dit mon valet? Mon
âme, bouleversée, — n'y a pas fait attention... Nous étions k
SCÈNE XXIV. J49
cheïal... Il me contait, je crois, — que Paris devait épouser
Juliette. — M'a-t-il dit cela, ou l'ai-je rêvé ?- Ou, en l'en-
tendaol parler de Juliette, ai-je eu la folie- de m'imaginer
cela?
Prenanl le cidavre par le brat.
Ob! donne-moi la main, — toi que l'âpre adversité a in-
scrit comme moi sur son livre! — Je vais t' ensevelir dans
un tombeau triompbal... — Un tombeau? Oh '. non, jeune
victime, c'est un louvre .splendide, — car Juliette y re-
pose, et sa beauté fait — de ce caveau une salle de fête illu-
minée.
Il dëpoie Pari) dsD) le monameiil,
— Mort, repose ici, enterré par un mort. — Que de fois
les bommes à l'agonie — ont eu un accès de joie, un éclair
avant la mort, -comme disent ceux qui les soignent... Ah!
comment comparer - ceci à un éclair?
Contemplant le corps de Inlielle.
0 mon amour ! ma femme ! —La mort qui a sucé le mi«l
(le ton baleine — n'a pas encore eu de pouvoir sur to
beauté : — elle ne t'a pas conquise ; la ilamme de la beauté
— est encore toute cramoisie sur tes lèvres et sur tes
joues, — et le pâle drapeau de la mort n'est pas encore dé-
ployé là...
Allant â nn aatr« cercueil.
— ïybaltl te voilà donc couché dans ton linceul san-
glant!—Oh! quepuis-je faire de plus pour toi? —De celte
même main qui faucha ta jeunesse, — je vais abattre celle
de ton ennemi. — Pardonne-moi, cousin.
Kevenant sut ms pi».
Ah: cbère Juliette, — pourquoi es-tu si belle encore?
Dois-je croire — que le spectre de la Mort est amoureux —
et que raffrcux monstre décharné te garde - ici dans les
tént'brcs pour te [losséder ! ... - Horreur ! Je veux rester près
350 ROMÉO ET JULIETTE.
de toi, — et ne plus sortir de ce sinistre palais de la nuit :
— ici, ici, je veux rester — avec ta chambrière, la vermine!
Oh ! c'est ici — que je veux fixer mon éternelle demeure
— et soustraire au joug des étoiles ennemies — cette chair
lasse du monde...
Teoant le corps embrassé.
Un dernier regard , mes yeux ! ^ bras, une dernière
étreinte ! et vous, lèvres, vous, — portes de Thaleine, scel-
lez par un baiser légitime— un pacte indéfini avec le sépul-
cre accapareur !
Saisissant la fiole.
— Viens, amer conducteur, viens, acre guide. —Pilote
désespéré, vite ! lance — sur les brisants ma barque épuisée
par la tourmente! — A ma bien-aimée !
Il boil le poisoo.
Oh ! Tapothicaire ne m*a pas trompé : — ses drogues sont
actives... Je meurs ainsi... sur un baiser (135) !
Il eipire eo embrassant Jaliette.
Frère Laurence paratt A Tautre extrémité do cimetière, a?ec une lan-
terne, an levier et ane bêche.
LAURENCE.
— Saint François me soil en aide ! Que de fois cette nuit
~ mes vieux pieds se sont heurtés à des tombes (136) !
Il rencontre Balthazar étendu à terre.
Qui est là ?
BàLTHAZAR, se relerant.
— Un ami ! quelqu'un qui vous connaît bien.
LAURENCE, mouiraiii le tombeau des Capulets.
— Soyez béni !... Dites-moi, mon bon ami, — quelle est
cette torche là-bas qui prête sa lumière inutile — aux larves
et aux crânes sans yeux î II me semble — qu'elle brûle dans
le monument des Capulets.
SCÈNE xxnr. 351
BÀLTHAZAR.
— En effet, saint prêtre ; il y a là mon maître, — quel*
qu'un que vous aimez.
UURENGE.
Qui donc ?
BALTHAZAR.
Roméo.
UURKNCE.
— Combien de temps a-t-il été là?
BALTHAZAR.
Une grande demi-heure.
UURINGE.
— Viens avec moi au caveau.
BALTHAZAR.
Je n'ose pas, messire. — Mon maître croit que je suis
parti ; ~ il m'a menacé de mort en termes effrayants, — si
je restais à épier ses actes (137).
UURENCE.
— Reste donc, j'irai seul... L'inquiétude me prend : —
ob ! je crains bien quelque malheur.
BALTHAZAR.
— Comme je dormais ici sous cet if, —j'ai rêvé que mon
maître se battait avec un autre homme — et que mon maître
le tuait (138).
LAURENCE, allant rers le tombeau.
Roméo !
Dirigeant la lamiëre de sa lanterne sar rentrée da tombean.
— Hélas! hélas! quel est ce sang qui tache — le seuil
de pierre de ce sépulcre? — Pourquoi ces épées abandon-
nées et sanglantes — projettent-elles leur sinistre lueur sur
ce lieu de paix?
11 entre dans le monument.
~ Roméo! Oh! qu'il est pâle!... Quel est cet autre?
Quoi, Paris aussi! — baigné dans son sang! Oh! quelle
352 ROM&O ET JDUBTTE.
heure cruelle - est donc coupable de cette lamentable ca-
tastrophe (139)î...
Éclairant Joliette.
Elle remue !
Jalielte 8*éveille et se soulève.
JULIETTE.
— 0 frère charitable, où est mon seigneur ? — Je me
rappelle bien en quel lieu je dois être : — m'y voici... Mais
où est Roméo ?
Rumeor aa loio.
UURENGE.
— J'entends du bruit... Ma fille, quitte ce nid— de mort,
de contagion, de sommeil contre nature. — Un pouvoir au-
dessus de nos contradictions — a déconcerté nos plans. Viens,
viens, partons! — Ton mari est là gisant sur ton sein, —
et voici PAris. Viens, je te placerai — dans une communauté
de saintes religieuses ; — pas de questions ! le guet ar-
rive...— Allons, viens, chère Juliette.
La rameur se rapproche.
Je n'ose rester plus longtemps.
Il sort da tombeau et disparaît.
JUUETTE.
— Va, sors d'ici, car je ne m'en irai pas, moi. — Qu'est
ceci? Une coupe qu'étreint la main de mon bien-aimé? -
C'est le poison, je le vois, qui a causé sa fin prématurée. -
L'égoïste ! il a tout bu ! il n'a pas laissé une goutte amie -
pour m'aider à le rejoindre !... Je veux baiser tes lèvres: -
peut-être y trouverai-je un reste de poison — dont le baume
me fera mourir...
Elle l'embrasse.
— Tes lèvres sont chaudes !
PREMIER GARDE, derrière le théâtre
Conduis-nous, page... De quel côté?
JULIETTE.
— Oui, du bruit! Hâtons-nous donc!
Saisissant le poigoard de Roméo.
SCÈNE XXIV.
0 benreai poignard ! — voici ton fourreau. . .
Elle se frappe.
Louilte-loi là et laisse-moi mourir (140) !
Elle tombe sar le corps de Aoinéo et et pire
Bntre le guet, cooduii par le rA<;E de Paris.
^^^H LE PAGE, moDtrant k toinbeau.
^^^P> Voilà l'endroit, là où ta torche brûle.
rilEHlER GARDE , & l'eDtrée du lombeau.
— Le sol est sanglant. Qu'on fouille le cimetière.
Allez plusieurs et arrêtez qui vous trouverez.
Det gardes sorleot.
— Spectacle navrant! Voici le comte assassiné... —
Juliette en sang!... chaude encore !... morte il n'ja qu'ua 1
roomeat, - ellequi élaiteusevelîe depuis deux jours !...-
Allez prévenir le prince, courez chez les Capiilels, — réveillez
les Montagues... que d'autres aillent aux recherches.
D'antres gardes sortent.
— Nous voyons bien le lieu où sont entassés tous ces i
désastres: — mais les causes qui ont donné lieu à ces dé-
sastres lamentables, — nous ne pouvons les découvrir sanj
uDe enquête.
^^^^ta Entrenl quelques Gabdes, ramenant Balthazar.
^^f DECXIËUE GABDE.
— Voici le valet de Roméo, nous l'avons trouvé dans le j
cimetière.
PRGHIER GAtIDE.
— Tenez-lc sous bonne garde jusqu'à l'arrivce du j
prince.
Rntre an GAitDE, ramenant fme Laurence.
TIIOISIEKE GAUUE.
p Voici UD moine qui tremble, soupire et pleure -Nous ,
354 ROMÉO ET JULIETTE.
lui avons pris ce levier et cette bêche, ~ comme il venait
de ce câté du cimetière.
PREMIER GARDE.
— Graves présomptions I Retenez aussi ce moine.
Le jour commence è poindre. Entrent le prince et sa saite.
LE PRmCE.
— Quel est le malheur matinal — qui enlève ainsi notre
personne à son repos ?
Entrent CAfOLST, lady Capulrt, et leur saite.
CAPULET.
— Pourquoi ces clameurs qui retentissent partout ?
UDY GAPULET.
— Le peuple dans les rues crie : Roméo !... —Juliette !...
Paris ! et tous accourent, ~ en jetant Talarme» vers notre
monument.
LE PRINCE.
— D'où vient cette épouvante qui fait tressaillir nos
oreilles ?
PREMIER GARDE» montrant les cadavres.
— Mon souverain, voici le comte Paris assassiné; —
voici Roméo mort ; voici Juliette, la morte qu'on pleurait,
— chaude encore et tout récemment tuée.
LE PRINCE.
— Cherchez, fouillez partout, et sachez comment s'est
fait cet horrible massacre.
PREMIER GARDE.
— Voici un moine, et le valet du défunt Roméo : — ils
ont été trouvés munis des i^nstruments nécessaires pour ou-
vrir — la tombe de ces morts.
CAPULET.
~ 0 ciel!... Oh! vois donc, femme, notre fille est en
SCÈNE XXIV. 355
sangl... — Ce poignard s'est mépris... tiens I sa gatne —
est restée vide au flanc du Montague, — et il s* est égaré dans
la poitrine de ma fille (141)1
UDT GAPULKT.
— Mon Dieu ! ce spectacle funèbre est le glas — qui ap-
pelle ma vieillesse au sépulcre.
Entrent Monta GUB et sa suite.
LE PRINCE.
— Approche, Montagne : tu t'es levé avant l'heure —
pour voir ton fils, ton héritier couché avant l'heure.
MONTÀGUE.
— Hélas! mon suzerain, ma femme est morte cette nuit.
— L'exil de son fils l'a suffoquée de douleur (142) I — Quel
est le nouveau malheur qui conspire contre mes années?
LE PRINCE, iDOOtraatletombeaa.
— Regarde, et tu verras.
MONTÀGUE, recoonaissaDt Roméo.
— 0 malappris! Ya-t-il donc bienséance — à prendre
le pas sur ton père dans la tombe?
LE PRINCE.
— Fermez la bouche aux imprécations, — jusqu'à ce
que nous ayons pu éclaircir ces mystères, — et en con-
naître la source, la cause et l'enchaînement. — Alors c'est
moi qui mènerai votre deuil, — et qui le conduirai, s'il
le faut, jusqu'à la mort. En attendant, contenez-vous, — et
que Taffliction s'asservisse à la patience... — Produisez ceux
qu'on soupçonne.
Les gardes amèneot Laareace et Baltbazar.
UIRENCE.
— Tout impuissant que j'ai été, c'est moi -^ qui suis le
plus suspect, puisque Theure et le lieu — s'accordent à
m'imputer cet horrible meurtre ; — me voici, prêt à m'ac-
356 ROMEO £T JULIETTE.
cuser et à me défendre, — prêt i m'absoudre en me con-
damnant.
LE PRINCE.
— Dis donc vite ce que tu sais sur ceci.
UURENCE.
— Je serai bref : car le peu de souffle qui me reste — no
suffirait pas à un récit prolixe. — Roméo, ici gisant, était
répoux de Juliette ; — et Juliette, ici gisante, était la femme
fidèle de Roméo. — Je les avais mariés : le jour de leur ma-
riage secret — fut le dernier jour de Tybalt, dont la mort
prématurée — proscrivit de cette cité le nouvel époux. —
C'était lui, et non Tybalt, que pleurait Juliette.
A Capttlet.
— Vous, pour chasser la douleur qui assiégeait votre fille,
— vous l'aviez fiancée et vous vouliez la marier de force —
au comte Paris. Sur ce, elle est venue à moi, — et, d'un air
effaré, m'a dit de trouver un moyen — pour la soustraire &
ce second mariage ; — sinon, elle voulait se tuer, là, dans
ma cellule. — Alors, sur la foi de mon art, je lui ai remis -
un narcotique qui a agi, — comme je m'y attendais, en loi
donnant — l'apparence de la mort. Cependant j'ai écrit &
Roméo — d'arriver, dès celte nuit fatale, — pour aider Juliette
à sortir de sa tombe empruntée, — au moment où l'effet
du breuvage cesserait. — Mais celui qui était chargé de ma
lettre, frère Jean, — a été retenu par un accident, et me l'a
rapportée - hier soir (143). Alors tout seul, — à l'heure fixée
d'avance pour le réveil de Juliette, — je me suis rendu aa
caveau des Capulets dans l'intention de l'emmener — et de
la recueillir dans ma cellule — jusqu'à ce qu'il me fût pos-
sible de prévenir Roméo. — Mais quand je suis arrivé,
quelques minutes avant le moment — de son réveil, j'ai
trouvé ici - le noble Paris et le fidèle Roméo prématuré-
ment couchés dans le sépulcre. — Elle s'éveille, je la con-
jure de partir — et de supporter ce coup du ciel avec pa*
SCKWE XXIV.
357
tiencc... — Aussitôt un bruit alarroanl me chasse de la
tombe ; — Juliette, désespérée, refuse de me suivre, - et
c'est sans doute alors qu'elle s'est fait violence à elle-même.
— Voilà tout ce que je sais. La nourrice était dans le secret
— de ce mariage. Si dans tout ceci quelque malheur — est
arrivé par ma faute, que ma vieille vie — soit sacrifiée,
quelques heures avant son épuisement, — à la rigueur des
lois les plus sévères.
LE PRmCE.
— Nous l'avons toujours connu pour un saint homme...
— Où est le valet de Roméo ? qu'a-t-il à dire î
aaTUAZAR.
— J'ai porté à mon maître la nouvelle de la mort de Ju-
liette; — aussitAtila pris la poste, a quitté Mantoue — et est
venu dans ce cimetière, Ace monument. — L'i.il m'a chargé
de remettre de bonne heure à son père la lettre que voici, —
et, entrant dans le caveau, m'a ordonné sous peine do mort
— de partir et de le laisser seul.
LE PRINCE, prenant le papier que tiCDlBrikhdï.ir.
— Donne-moi cette lettre, je veux la voir... - Où est le
page du comte, celui quia appelé le guet? — Maraud,
qu'est-ce que ton maître a fait ici?
LE PAGE.
— n est venu jeter des fleurs sur le tombeau de sa fiancée
— ot m'a dit de me tenir à l'écart, ce que j'ai fait. —Bientôt
un homme avec une lumière est arrivé pourouvrir la tombe;
— et, quelques instants après, mon mallro a tiré l'épée
contre lui ; ~ et c'est alors que j'ai couru appeler le guet.
LE PFtI?lCE, jelBDlIcs jcuisur In leure.
— Cette lettre confirme les paroles du moine... — Voilà
tout le récit de leurs amours,.. Il a appris qu'elle était
morte; — aussïtAl, écrit-il, il a acheté du poison — d'un
pauvre apothicaire el sur-le-champ — s'est rendu dans ce
caveau pour y mourir et rej>oser près do Juliette...
vu. 23
958 ROMÉO ET JCUITTE.
Regardant aotoor de lui.
— Où soDt-ils, ces eoDemis? Capulet! Mootague! -
Voyez par quel fléau le ciel châtie votre haine : — pour
tuer vos joies il se sert de Tamour!... — Et moi, pour avoir
fermé les yeux sur vos discordes, — j*ai perdu deux pareots.
Nous sommes tous punis (144).
GAPULR.
— 0 Montagne, mon frère, donne-moi ta main.
U serre la maio de Montagae.
— Voici le douaire de ma fille ; je n'ai rien — à te deman-
der de plus.
MONTAGUE.
Mais moi,*j'ai à te donner plus encore. — Je veux dres-
ser une statue de ta fille en or pur. — Tant que Vérone gar-
dera son nom, — il n'existera pas de figure plus honorée-
que celle de la loyale et fidèle Juliette (145).
CAPULET.
— Je veux que Roméo soit auprès de sa femme dans la
même splendeur: — pauvres victimes de nos inimitiés!
LE PRINCE.
— Cette matinée apporte avec elle une paix sinistre, - le
soleil se voile la face de douleur. — Partons pour causer en-
core de ces tristes choses. — Il y aura des graciés ,et des
punis. —Car jamais aventure ne fut plus douloureuse— que
celle de Juliette et de son Roméo.
ToQS sortent (145)»
FIN DE ROMÉO ET JULIBttE.
NOTES
SOB
ANTOINE ET CLÉOPATRE ET ROMÉO ET JULIETTE.
»<^o»a>i
(1) La tragédie d* Antoine et Cléopâlre a été imprimée pour la
première fois, sans division d'actes ni de scènes, dans l'édition
in-folio de 1623; elle est Tavant-dernière pièce du volume, oiî
elle prend place en Ire Othelb et Cymheline. — Les recherches
faites par les commentateurs pour fixer l'époque à laquelle elle a
été représentée sont restées jusqu'ici infructueuses : Malone et
Chalmers indiquent Tannée 1608, mais sans donner de motif
sérieux. Antoine et Cléopâtre appartient évidemment au môme
cycle que Coriolan et JîUes César^ et j'incline à croire avec
M. Knight que la composition des trois pièces romaines occupa
la 6n de l'existence de Shakespeare. Sans doute cette magnifique
trilogie fut le dernier miracle de ce génie tout-puissant, qui,
après avoir ressuscité le monde du moyen âge, voulut, avant de
disparaître, faire revivre la société antique.
Ainsi que je l'ai dit à l'Introduction, l'auteur a suivi minu-
tieusement le récit de Plutarque. Dès 1579, les Vies des hommes
iUuatreti avaient été traduites par sir Thonias Norlh, non sur le
texte grec, mais d'après la version franchise d'Amyot, et, *— disons-
360 ANTOIlfB ET GLËOPATRE, ROMÉO ET JULIETTE.
]e avec orgueil, — c^est le travail de notre compatriote qui a
servi à Shakespeare pour élever son monument. Si scrupuleuse
est l'exactitude avec laquelle Shakespeare reproduit Amyot, que,
pour traduire Tun, je n'ai eu souvent qu'à copier l'autre. Le lec-
teur trouvera cités plus loin tous les passages dont l'auteur s'est
particulièrement inspiré ; j'ai souligné dans ces citations quantité
de phrases et de mots littéralement empruntés par le poète au
prosateur.
Antoine et Cléopâtre a été abrégé pour le théâtre de Drury-
Lane, en 1758, par Edward Capell.
(2) « Mais, pour revenir à Cléopatra, Platon écrit que l'art et
science de flatter se traite en quatre manières, toutefois elle en
inventa beaucoup de sortes : car fût en jeu où en affaire de con-
séquence, elle trouvait toujours quelque nouvelle volupté par
laquelle elle tenait sous sa main et maîtrisait Antonius, ne
l'abandonnant jamais, et jamais ne le perdant de vue ni de jour
ni de nuit : car elle jouait aux dés, elle buvait, elle chassait
ordinairement avec lui, elle était toujours présente quand il pre-
nait quelque exercice de la personne : quelquefois qu'il se dégui-
sait en valet pour aller la nuit rôder par la mUe^ et s'amuser aux
fenêtres et aux huis des boutiques des petites gens mécaniques, â
contester et railler avec ceux qui étaient dedans, elle prenait l'ac-
coutrement de quelque chambrière, et s'en allait battre le pavé
et courir avec lui, dont il revenait toujours avec quelques mo-
queries et bien souvent avec des coups qu'on lui donnait : et
combien que cela déplût et fût suspect à la plupart, toutefois
communément ceux d'Alexandrie étaient bien aises de celte
joyeuselé et la prenaient en bonne part, disant élégamment et
ingénieusement qu'Antonius leur montrait un visage comique,
c'est-à-dire joyeux, et aux Romains un tragique, c'est-à-dire
austère. » — (Plutarque traduit par Amyot. Vie d* Antoine.)
(3] (c Ainsi, comme Antonius prenait ses ébats en telles folies
et telles jeunesses, il lui vint de mauvaises nouvelles de deux
côtés : l'une de Rome, que Lucius, son frère, et Fulvia, sa femme,
avaient premièrement eu noise et débat ensemble, et puis étaient
HOTES.
361
entrés en guerre ouverte conire César, et avaient tout giJté tant
qu'ils avaient élé contraints de vider et s'enfuir de l'Italie:
l'autre, qui n'était point meilleure que cetle-lâ, c'est que Labié-
nus, avec l'armée des Pariiies, subjuguait et conquérait loule
l'Asie, depuis le ilcuve d'Euplirale et depuis la Syrie, jusques
au pays de Ljdit.' et lonie. Et adonc commença-t-il à luule peine
b s'éveiller un peill, comme s'il eîlt él& bien fort endormi, et par
manière de dire à s'en revenir d'une grande ivresse. S\ voulut
aller à l'euconlre des Partîtes premièrement, et lira jusques à la
conirûu de In l'héiilcie; mais là il reçut des lettres de Fulvia
pleines de lamentations el de pleurs: par quoi il tourne loul court
devers l'Italie avec deux cents navires, et allant recueillir par les
cliemins tous ses amis qui s'enruyaienl de l'italle vers lui, et par
lustguels il fut informé que Fulvia était In seule cause de celte
guerre, laquelle étant d'une nature fâcheuse, perverse et témé-
raire, avait expressément ému ce trouble et lumulle en Italie,
pour l'espérance de le retirer par ce moyen d'avec Cléopaira.
Or advinl'il de bonne fortune que celte Fulvia, en allant trouver
Anlonius, mourut de maladie en la vlllo de Sicyone, et pour-
uni fut l'appoinlemeni entre lui cl César plus aisé à traiter. »
(t) Allu-iion à une ant-ienne superstition mentionnée par Ho-
linsbed : u Un crin de cheval jeté dans un bassin d'eau croupie
ne tardera pas â remuer et à devenir une créature vivante. —
OrKTiplion of Engtand, p. 224.
(.'i) u D'autre part CicÔron, qui était lors le premier homme de
la ville en aulorilé ei en répulalion, irritait et mutinait tout le
monde à l'ennintre d'Anlonius, tellement qu'û la Hn il Qt Innt
que le sénat le déclara et jugea ennemi de la cbose publique, el
d^erna au jeune Oesar des sergents qui porteraient les liaches
devant lui et autres marques el enseignes du magistral cl de la
dignité prélortale, et envoya Ulrcius et Pansa, qui pour lors
étaient consuls, avec deux armées, pour débouler et chasser An-
tonius hors de toute l'Italie. Ces deux consuls ensemble, avec
Ca'sar qui avait aussi une armée, allèrent trouver Aniouius au
siège devant la ville de Modéne, el là le détirenl eu bataille:
36? ANTOINE ET CLÉOPATRE, ROMFO ET JULIETTE.
mais tous les deux consuls y moururent. Antonius, en s'enfuyant
de cette défaite, se trouva en plusieurs nécessités et détresses
grandes tout à un coup, dont la plus pressante était la faim :
mais il avait cela de nature qu'il se surpassait soi-même en pa-
tience et en vertu quand il se trouvait en adversité, et plus la
fortune le pressait, plus il devenait semblable à un homme véri-
tablement vertueux. Or, l'st-ce bien chose commune à tous ceux
qui tombent en tels détroits de nécessité, de sentir et entendre ce
que requiert alors le devoir et la vertu: mais il en est peu qui
en telles traverses et secousses de fortune aient le cœur assez
ferme pour faire et imiter ce qu'ils louent et estiment, ou pour
fuir c^ quMls blAment et reprennent, mais plutôt au contraire se
laissent aller pour Taccoutumance qu'ils ont de vivre à leur aise
et, par faiblesse et lâcheté de cœur, fléchissent et changent leurs
premiers discours. Pourtant était-ce un exemple merveilleux aux
soldats de voir Antonius, qui avait accoutumé de vivre en délices
et en si grande affluence de toutes choses, boire facilement de
Teau puante et corrompue, manger des fruits et racines sauva-
ges : et dit-on encore plus qu'il mangea des écorces d'arbres
et des bétes, dont par avant jamais homme n'avait tâté, en passant
les monts des Alpes. »
(6) a Quand Antonius eut pris terre en Italie et qu*on vît que
Cœsar ne lui demandait rien quant à lui, et qu'Antonius, d'autre
côté, rejetait tout ce dont on le chargeait sur sa femme Fulvia,
les amis de l'un et de l'autre ne voulurent point qu'ils entrassent
plus avant en contestation ni inquisition pour avérer qui avait le
tort ou le droit, et qui était cause de ce trouble, de peur d'aigrir
davantage les choses, mais les accordèrent, et divisèrent entre
eux l'empire de Rome, faisant la mer Ionique borne de leur par-
tage : car ils baillèrent toutes les provinces du Levant à Anto-
nius et celles de l'Occident à Cœsar, laissant à Lépidus l'Afrique,
et arrêtèrent que, l'un après l'autre, ils feraient leurs amis con-
suls quand ils ne le voudraient être eux-mêmes. Cela semblait
être bien avisé, mais qu'il avait besoin de plus étroit lien et de plus
grande sûreté dont fortune bailla le moyen Car il y avait Octavia,
sœur aînée de Cœsar, non d'une même mère, car elle était née
NOTIB. 383
d'ADCbaria, âl lui aprâs d'Aci-.iu. Il uimaii singuliërenioni cuUe
tienne smur : uussi dlsit-ce a la vérité une excellente dame, veuve
de un premier mari, Caïus Marcellus, qui naguËres étajl dëoâdé,
ut wmbia qu'Anlonius élail veuf depuis le décâs de Fulvis : cgr
il ne iiinil point qu'il n'eûl Cléopuira, iiiaiit ausïi ne confessait-il
pas qu'il le tînt pour lumme, mars débutait encore de cela la
raison contre l'amour de cette Egyptienne. Par quoi tout le
monde mil en avant ce mariage, nspi^rant que cette dame Octa-
■ia, laquelle avait la grdce, l'tionnâleté et la prudence conjointe i
une li rare beauté, quand elle ilemi^urerait avec Anlonius, étant
aimée et eMimée, comme la raison voulait que le fût une lella
dame, qu'elle serait cau»e d'une bonne paix et certaine amitié
entra eui. »
(7) « J'ai autrefoia oui raconter à mon grand-pére Lampryte
qu'un Philoias, médecin, natif de la ville d'Amphissa, lui contait
comme en ce lemps-là il était en Alexandrie, étudiant en son art
de médecine, et que l'un den maîtres cuisiniers de la maison
d'Antoniut, auquel il avait pris connaissance, le mena avec lui
comme un leuno homme curieux de voir, pour lui montrer le
^rand appareil et la somptuosité d'un seul souper. Quand il
fut en la cuisine, il y vit une inlînitë de viandes, et, entre
atitre«, bnîl sangliers tout entiers qu'on rotisi-ait, dont il fut fort
ébahi, diunt qu'il devait avoir grand nombre de gens â ce sou-
par. La cuisinier s'en prit à rffe, et lui répomiit qu'il n'y en avait
p» b)>5ucoup, mais environ donie .oeulement : mais qu'il fallait
que tout ce qui était mis sur la table fût cuit et servi à son point,
lequel «égalent se panse i-n un moment, et Antonius voudra peut-
être souper tout à celte heure, ou bien d'ici i un peu de temps,
ou (MMsible qu'il le ditTérera plus lard, pour ce qu'il aura bu Mir
jour. DU qu'il sera entré en quelque long propos: et â cette cause
on prépare, non un souper seul, mais plusieurs pour autant
qu'on ne saurait deviner l'heure qu'il voudra souper, u
(8) a Ftani Antonliis de telle nature, te dernier et le comble
de toua se* maux, c'est a savoir l'amour de Cléopatra, lui survint
qui éveilla et excita plusieurs vices qui étaient encore ochês en
AHTOINE ET LUOPATBE, BOSIEO KT JULIEHB.
lui : et s'il lui élnil reslé quelque sriniille de bien el quelque
eiipérance de ressource, elle l'éieiguil du tout et le gala encore
plus qu'il n'était auparavant. Si fut pris en cette manière : ainsi
qu'il allait pour faire la guerre contre les Parthes, il envop
ajourner Cléopalra à coiiipnroir en personne par-devant lui
quand il serait en la Cilicie, pour répondre aux charges et impu-
tations qu'on proposait à l'enconlre d'elle. Si Cléopalra fit provi-
sion de quantité de dons et de présents, de force or el argent, de
richesses ot de beaux ornemenis, comme il est croyable qu'elle
pouvait apporter d'une si grande maison et d'un si opulent el si
, ricbe royaume cemme celui d'Egypte. Mais pourtant elle ne
. ^rta rieu avec elle en quoi elle eût tant d'espérance ni de con-
I tisnce comme en soi-mâme, et aux cliormes et enchantemenls
j de sa beauté et bonne grâce. Par quoi, combien qu'elle fût man-
f -iée par plusieurs lettres, tant d'Anlonius même que de ses amis,
elle en 6t si peu de compte et se moqua tant de lui, qu'elle n'en
daigna autrement s'avancer, sinon que de se mettre sur le (leuve
Cyduus dedans un bateau dont la poupe était d'or, lesToiltsde
fourpre, les rameud'argmt, qu'on maniait au son et à la cadence
d'une musique do flûtes, hautbois, citbres, violes et autres lels
instruments dont on jouoit dedans. Et au reste, qunnl à sa per-
sonnf, elle était coucMe dessous un pavill&n d'or tissu, vêtue el
accoutrée tout en la sorte qu'on dépeint ordinairemenl Vénus, el
auprès d'elle, d'un côlé et d'autre, de beaux petits enfants, babil-
les ni plus ni moins que les peintres ont accoutumé de portraire
les amours, avec des éventaux en leurs mains dont ils s'éven-
taient. Ses femmes et damoiselles, semblablement les plus belles,
étaient habillées en nymphes néréides qui sont les fées des eaux,
et comme les Grâces, les unes appuyées sur le timon, les auLres
sur les câbles el cordages du bateau, duquel il sortait de nier-
veilleusement douces et suaves odeurs de parfums qui remplis-
saient deçà el delà les rives toutes couvenes de monde innumé-
rable : cur les uns accompagnaient le bateau le long do la rivière,
les autres accouraient de lu ville pour voir ce que c'était ; et sor-
tit une si grande foule de peuple, que Tinalement Anioniui,
étant sur la place en son siège impérial a donner audience, y d»-
nieura toulseul, el courait une voix par les bouches du commua
1Ï0TK8.
365
peuple, que c'éuit la déesse Vénus, laquelle venail jouer cher. \a
ilieu Bacchus pour le bien universel do loule l'Asie. Quand elle
fui tUsctniiiit m lem, AtUoniut l'etitoija concîrr de venir sou-
|wr en son logis : mais elle lui manda qu'il vnlait mieux que lui
plut6l vint souper chez elle. Par quoi, pour se montrer gracieux
i son arrivée envers elle, il lui voulut bien obtempérer et y alla,
où il trouva l'appareil du restin si grand et si exquis qu'il n'est
possible de le bien exprimer, n
(9) t AnIoniuB avait avec lui un devin égyptien, de ceux qui
se méicnl de juger les nativités et prédire les aventures des
hommes en considérant l'heure de leur naissance, lequel, Tùl
pour gratifier à Cléopatra ou pour ce qu'il le trouvait ainsi par
son art, disait franchement à Anlonius que sa Tortune, laquelle
était de soi trés-illustre et trfu-^rande, a'efTaçaii et s'offusquait
auprès de celle de tosar, et pourtant lui conseillait de se reculer
le plus loin qu'il pourrait de ce jeune seigneur : car ton démon,
diMit-il, c'est-Wire te bon anyt et Cetpril qui t'a en gardr,
craint et redoiile le sien, et étant couTat^tx H hautain quand il
est seul â part lui, il devient craintif et peureux quand il s'ap-
proclMde l'autre. Quoi que ce soit, les événements approuvaient
ce que disait cet Égyptien. Car on dit que toutes les fois qu'ils
tiraient au son, par manière de passe-temps, a qui aurait quelque
chose, ou qu'ils jouaient aux dés, Autonius perdait toujours.
Quelquefois, par jeu, ils faisaient jouter des coqs ou des cailles
qui étaient duiles el fuites à se battre. Celles de Cfesar vain-
quaient toujours, do quoi Antonius était marri en soi>méme,
combien qu'il n'en montrât rien par dehors, et pourtant en ajou-
uil plus de foi à cet Égyptien. »
(10] « Antonius se mit quelquefois à pécher à la ligne, et
voyant qu'il ne pouvait rien prendre, en était fort dépité et
marri è cause que Cléopatra était présente. Si commanda secrè-
tement à quelques pAcheurs, quand il aurait jeté sa ligne, qu'ils
so plongeassent soudain en l'eau et qu'ils allassent accrocher à
son hameçon quelques poissons de ceux qu'ils auraient pècbt's
auparavant, et puis relira ainsi deux on trois fois la ligne avec
366 ANTOINE ET GLÉOPATRE, ROMÉO ET JULIETTE.
prise. Cléopatra s'en aperçai inconiinent, toutefois elle fit sem*
blantcleD*en rien savoir et de s'émerveiller commeot il péchait
si bien : mais à part elle conta le tout à ses familiers et leur dit
que le lendemain ils se trouvassent sur l'eau pour voir l'ébatla-
ment. Ils y vinrent sur le port en grand nombre et ae mirent
dedans des bateaux de pécheurs, et Antonius aussi lâcha la
ligne, et lors Cléopatra commanda è l'un de ses serviteurs qu'il
se hâtât de plonger devant ceux d'Antonius et qu'il allât attacher
a l'hameçon de sa ligne quelque vieux poisson salé, comme ceux
qu'on apporte du pays de Pont : cela fait, Antonius, qui cuida
qu'il y avait un^ poisson de pris, tira incontinent sa ligne, et
adonc, comme on peut penser, tout les assistants se prirent bien
fort è rire, et Cléopatra en riant lui dit : Laisse-nous, seigneur,
à nous autres Égyptiens habitants de Pharus et de CaDopus,
laisse-nous la ligne : ce n'est pas ton métier : ta chasse est de
prendre et conquérir villes et cités, pays et royaumes, t»
(11) a Or tenait alors Sextus Pompéius la Sicile, et de lé
courait et pillait tonte l'Italie avec un grand nombre de fustes et
autres navires de corsaires que conduisaient Menas et Ménécratea,
deux écumeurs de mer, dont ils travaillaient tellement toute h
mer que personne ne s'osait mettre à la voile : et si avait plot
que Sextus Pompéius s'était honnêtement porté envers Antonius,
car il reçut humainement sa mère, laquelle s'enfuyait de l'Italie
avec Fulvia : par quoi ils avisèrent qu'il fallait aussi appointeravec
lui. Si convinrent ensemble près le mont de Misène sur une le-
vée qui est jetée assez avant dedans la mer, ayant Pompéius la
flotte de ses navires là auprès à l'ancre, et Antonius et Cssar
leurs armées sur le bord de la mer tout à l'endroit de lui,
là où, après qu'ils eurent «irrêlé que Pompéius aurait la Sicile et
la Sardaigne, par tel convenant quHl nettoierait la mer de tous
cornaix^e» et larrons, et la rendrait sûre et navigable et outre
enverrait quelque certaine quantité de blés à Home, ils se con-
vièrent les uns les autres à manger ensemble, et tirèrent au sort
à qui le premier ferait le festin. Le sort échut premier à Pompéius,
pourquoi Antonius lui demanda : Et où souperons-nous? Là,
répondit Pompéius, en lui montrant sa galère Capilainesse qui
NOTES. 367
était è six rangs de rames : car c'est, dit-il, la seule maison pa-
leraelle qu'on m'a laissée. Ce qu'il disait pour piquer Antonius,
è cause qu'il tenait la maison de Pompéius le Grand, son père :
si 6t jeter en mer force ancres, pour assurer sa galère, et bâtir un
pont de bois pour passer depuis le chef de Miséne jusques en sa
galère, où il les reçut et festoya à bonne chère : mais au milieu
du festin, comme ils commençaient à s'échauffer et à gaudir
Antonius de l'amour de Cléopatra, Menas le corsaire s'approcha
de Pompéius, et lui dit tout bas en l'oreille : Veux-tu que je coupe
les cordages des ancres, et que y te fasse seigneur, non-seule*
ment de Sicile et de Sardaigne, mais aussi de tout Ntat et em-
pire de Rome? Pompéius, après avoir un petit pensé en soi-
même, lui répondit : Tu le devais faire sans m'en avertir^ mais
maintenant contentons-nous de ce que nous avons : car quant à
moi, je n'ai point appris de fausser ma foi, ni de faire acte de
trahison. )»
(12) JuliusCaesar manda secrètementi Cléopatra qui était aux
champs, qu'elle revînt; et elle prenant en sa compagnie Apollo-
dorus, Sicilien, seul de tous ses amis, se mil dedans un petit
bateau, sur lequel elle vint aborder au pied du château d'Alexan*-
drie qu'il était jâ nuit toute noire : et n'ayant moyen d'y entrer
autrement sans être connue, elle s'étendit tout de son long des-
sus un faisceau de bardes qu^ApolloHorus plia et lia par-dessus
avec une grosse courroie, puis le chargea sur son col, et le
porta ainsi dedans à Cnpsar par la porte du château. Ce fut la
première amorce, à ce qu'on dit, qui attira Caesar à Taimêr. »
Pbiiarque traduit par Amyof. Vie de Julius Cœmr.
(13) <r Cependant Venlidius défit une autre fois en bataille,
qui fut donnée en la contrée Cyrrestiqiie, Pacorus, le fils d'Orodes,
roi des Parihes, lequ<*l était derechef venu avec grosse puissance
pour envahir et occuper la Syrie, en laquelle journée il mourut
un grand nombre de Parihes, et entre les autres y demeura
Pacorus lui-môme. Cet exploit d'armes, excellent entre les plus
glorieux qui furent onques faits, donna aux Romains pleine et
entière vengeance de la hontn et p^^rte qu'ils reçurent à la mort
368 ANTOINE ET GLÉOPÂTRE, ROMÉO ET iULIETTB.
de Marcus Crassus, et fil retirer les Parthes et se contenir au
dedans des limites de la Mésopotamie et de la Médie, après avoir
élé déconfits et défaits par trois fois tout de rang en bataille
ordonnée ; mais Venlidius n'osa pas entreprendre de les pour-
suivre plus outre, à cause qu'il craignait qu'il ne s'acquit l'envie
et la maie grâce d'Antonius. » Vie d* Antoine.
(14) Shakespeare semble avoir transporté dans son drame une
scène historique dont il a été contemporain. En écoutant les
minutieuses questions que Cléopâtre adresse ici au messager, on
croirait entendre la reine Élisabelh interrogeant Melville sur la
compte de sa rivale Marie Sluart. « Sa Majesté, raconte l'am-
bassadeur écossais dans ses Mémoires, me demanda quels che-
veux je préférais, les siens ou ceux de la reine Marie. Je lui dis
que leurs deux chevelures étaient d'un blond également rare.
— Elle me pressa de lui dire qui des deux était la plus belle. Je
lui dis qu'elle (la reine Elisabeth) était la plus belle en Angle-
terre et que ma reine était la plus belle en Ecosse. Elle insisU
sur sa question. Je répondis qu'elles étaient les deux plus gra-
cieuses personnes de leurs royaumes : que Sa Majesté était h
plus jolie et ma souveraine la plus belle. — Elle me demanda
quelle était la plus grande. Je lui dis que c'était ma reioe.
a Elle est trop grande alors, fit-elle, car je ne suis ni trop grande
ni trop petite. » Elle me demanda quelles étaient les occupa*
tiens de la reine Marie. Je répliquai que, d'après ma dernière dé-
pêche, ma reine revenait d'une chasse dans les hautes terres;
que, quand ses affaires le lui permettaient, elle lisait l'histoire,
que d'autres fois elle jouait du luth et du clavecin. — Enjoué-
t-elle bien ? — Mais raisonnablement pour une reine... — Elle
me demanda qui dansait le mieux, ma reine ou elle? Je répondis
que ma reine dansait avec autant de noblesse qu'elle. Elle me
répéta alors qu'elle voudrait voir la reine Marie d'une manière
commode. Je lui offris de la mener secrètement en poste, dégui-
sée en page. Elle pourrait voir ainsi la reine comme le roi Jac-
ques V avait vu la sœur du duc de Vendôme qu'il devait épou-
ser. J'ajoutai qu'elle n'aurait qu'à faire défendre son appartement
pendant son absence, comme si elle était malade. Il n'était
ROTES. 369
nâcessstre de meure dans la cunBâenre r]ue Lady SIrafîord et l'un
des grooms de la cliambrc. Celle idée poriil d'nbord lui plaire;
puis elle reprit en soupirant : « Hélas! si je pouvais faire çs\ n
— MelvUte'$ Utmoirs.
(lÔ) a Peur quelques rapports qu'on lui fil, Anloniusse cour-
rouça derechef à rencontre deCa^sar et s'embarqua pour aller
vers l'Italie avec trois cents navires : ei pour ce que ceux da
Brundusium ne voulurent pas recevoir son armée en leur pori,
il tiru  Tarenle là oii Octavia sa femme, qui était venue avec lui
dit U Grèce, la supplia que son plaisir fût de l'envoyer vers son
frère, «qu'il St. Elle était pour lors enceinte, et si avait déjà
une seconde fille de lui, et néanmoins se mit en voie ei rencon-
tra Ocsar en cbemin, qui menait avec lui Mitcenaset Agrippa,
ses doux principaux amis, lesquels elle tira a pari, et leur fit les
plus alTeclueuses prières et supplications de quoi elle se put avi-
ser, qu'ils ne voulussent permettre qu'elle qui élait la plus heu-
rru» femme du monde, devint la plus misérable el la plus in-
fortunée qui fut oncques : car maintenant tout le monde, disaît-
elte, a les yeux sur moi, pour autant que je suis sœur de l'un
de« empereurs et femme de l'autre. Or si [ce qu'à Dieu ne plaise]
Irpiro conseil a lieu cl que la guerre se fasse, quant à vous, il
est incertain auquel des deux les dieux ai^nt destiné d'être vain-
queur ou vaincu : mais quant à moi, de quelque (^lé que la vic-
toire 60 tourne, en tout événement ma condition sera toujours
malheureuse, d — Plutarqw Iraduil par Amyol. fie d'Antoine.
[16) « Aussi à vrai dira Aoloniusélail par trop insolent el
Irap superbe, el quasi comme fait en dépit el en mépris dos
Homains. Caril fil assembler loul le peuple dedans le parc, lé
0(1 les jeunes gens s'adressent aux exercices de la personne, et
li, dessus un haul tributuU argrnté, lit mettre dmx chaire» d^or,
l'une pour lui et l'autre pour Clëopatrn, et d'autres plus basses
[wur ses enfants : puis décinra publiquement devant toute
I'a«sistancc qu'il é'abli^'sait premièrement Cléopalra reine
d'Éij'jpte, lie Cypre, de Lydie n dr. la basse fiyrie, et a»ec elle
l'a-sarion aussi roi de' mêmes royaumes : on cstimntlceOesarion
370 ANTOINK ET GL&OPATRB, ROMÉO ET JULIETTE.
fils de JuHus CaBsar, qui avait laissé Cléopatra enceinte. Secon-
dement il appela ses enfants de lui et d'elle les rois des rois et
donna pour apanage à Alexandre T Arménie, la Média et les
Parlhes quand il les aurait subjugués et conquis, et à Plolé-
mœus la Phénicie, la Syrie et la Cilicie : mais quand et quand il
amena en public Alexandre vêtu d'une robe longue à la médoise,
avec un haut chapeau pointu sur la tête, dont la pointe était
droite» ainsi que le portent les rois des Médois et des Arméniens,
et Ptolemœus vêtu d'un manteau à la macédonienne avec des
pantoufles à ses pieds et un chapeau à large rebras bordé d'un
bandeau royal, car tel était l'acoutrement que soûlaient porter
les rois successeurs d'Alexandre le Grand. Ainsi après que ses
enfants eurent fait la révérence et baisé leur père et mère, in-
continent une troupe de gardes arméniens, attitrés expressément,
en environna l'un, et une de Macédoniens l'autre. Quant à
Cléopatra elle vêtait l'accoutrement sacré de la déesse Isis et don-
nait audience à ses sujets comme une nouvelle Isis. Cœsar rap-
portant ces choses au sénat, et l'en accusant souventefois devant
tout le peuple romain, fit tant qu'il irrita tout le monde contre
lui. Antonius de l'autre côté envoya à Rome pour le contre-char-
ger et accuser aussi : mais les principaux points des charges
étaient qu'ayant dépouillé Sextus Pompéius de la Sicile, U ne lui
avait point baillé sa part de l'île : secondement, qu'il ne lui
rendait point les navires et vaisseaux qu'il avait empruntés de
lui pour cette guerre : tiercement, qu'ayant débouté Lépidus
leur compagnon au triumvirat de sa part de l'empire, et l'ayant
destitué de tous honneurs, il retenait par devers lui la personne,
les terres et revenus d'icelles qui lui avaient été assignées pour
sa part, et après tout qu'il avait presque distribué à ses gen-
darmes toute l'Italie et n'en avait rien laissé aux siens. CaBsar
lui répondait, quant a Lépidus, qu'il l'avait déposé voirement,
et privé de sa part de l'empire, pour autant qu'il en abusait ou-
trageusement : et quant à ce qu'il avait conquis par les armes,
qu'il en ferait volontiers part à Antonius, pourvu qu'il lui fit
aussi le semblable de l'Arménie ; quant à ses gens de guerre,
qu'ils ne devaient rien quereller en Italie pour autant qu'ils
possédaient la Médie et la Parthe, lesquels ils avaient ajoutées è
NOTBS. 371
l'Empire Romain, en combaltanl vaillutnmeni avec leur Empe-
reur. »
[17) « Après doDc que Cœsar eut suffis m me lit fuit sesapprâts,
il fit publiquement décerner la ){uerre cunlreCléopatra el abro-
ger la puissance el l'empire d'Anlonius, aliendu qu'il l'avait
préalablement c^é à une femme. Et disait davantage Ciesar
qu'Antonius n'était pas maiire de soi, mais que Cléopalra par
quelques charmes et poisons amatoires l'avait tortreit de son bon
sens, et que aux qui Ifur feraient la guerre, neraietU wn Jfar-
dian eunuqw, un PkoUnus, une Iras, TeinDiu de chambre de
Cti'opatni qui lui accoutrait se> cheveux, et une Chnrmioti, U^t*
quelles maniaient les ^rincifiales ulTaircs de l'empire d'Anto-
niuB. K
(18) ■( Anlonius était si abbéti et si asservi au vouloir d'une
femme que, combien qu'il (ùl de beaucoup le plus fort parterre,
il voulut néanmoins que l'aiTaire se vidât par un combat de mer
pour l'amour de Cléopatru, encore qu'il vit devant sesyeux qu'à
fauta de forçairas ses capitaines prenaient et enlevaient de la
pauvre Grèce par force toutes gens qu'on pouvait trouver par les
champs vtatcurs passants, muletiers, moissonneur», de jeunes
galons, et encore ne pouvaient-ils pas fournira emplir les galères,
tellement que la plus grande partie était vide et ne pouvait vo-
guer qu'à peina à cause qu'il n'y avait pas assez de gens de rame
dedans. Uais au contraire, celles de Oesar n'étaient point b3tiea
pompeusement en grandeur et hauteur pour une ostentation de
magniiicence, mais étaient légères et faciles à manier, armées et
fournie de furçaires autant comme il leur en fallait, lesquelles il
tenait toutes prêtes es ports de iarente et de Brundusium. Si
manda à Antonius qu'il ne reculât plus en perdant temps el qu'il
vînt avec u>D armée 6a llaUa, et quanta lui, qu'il lui baillerait
havres et rades pour pouvoir sûrement et sans empécbemeni
prendre terre, et qu'il se reculerait avec son armée arrière de la
mer au dedans du l'Italie, autant que se peut étendre la course
d'un cheval, jusqu'à ce qu'il eût exposé son armée en terre el
qu'il fût logé. Antonius bravant è l'opposite, lui remanda qu'il
372 ANTOINE KT GLÉOPATRE, ROMÉO ET JUUEnE.
le défiait de combaUre seul à seul en champ clos, combien qu'il
fût le plus vieil, et, s'il fuyait ce combat, qu'il le combattrait en
bataille rangée es campagnes de Pharsale, comme avaient fait
auparavant Julius Csesar et Pompéius. »
(19) <c Après donc qu'il fut tout conclu et arrêté qu'on com-
battrait par mer, il fit brûler toutes les autres naves fors que
soixante égyptiennes, et ne retint que les meilleures et les plus
grandes galères depuis trois rangs de rames jusqu'à dix, sur les-
quelles il mit vingt et deux mille combattants, avec deux mille
hommes de trait : mais ainsi qu'il ordonnait ses gens en bataille,
îl y eut un chef de bande, vaillant homme et qui s'était trouvé
en plusieurs affaires et renconfres sous sa charge, tellement qu'il
en avait le corps tout détaillé et cicatrice de coups, lequel, ainsi
qu'Antonius passait au long de lui, s'écria et dit tout haut : Sire
empereur, comment mets-tu ton espérance en ces méchants et
frôles bois ici ? te dé^ts-tn de ces mienties cicatrices et de celte
épée ? laisse combattre les Phéniciens et les ^Egyptiens sur la
mer, et nous laisse la terre ferme sur laquelle nous avons aceovr
tumé de vaincre ou de mourir debout. Antonius passa outre sans
lui répondre, seulement lui fit-il signe de la main et de la tête,
comme s'il eût voulu admonester qu'il eût bon courage, tou-
tefois il n'avait pas lui-même guère bonne espérance. »
(20) a Toutefois le combat était encore égal et la victoire en
di)ute sans incliner plus d'un côté que d'autre, quand on vît
soudainement les soixante naves de Cléopatra dresser les mâts et
déployer les voiles pour prendre la fuite : si s'enfuirent tout i
travers de ceux qui combattaient; car elles avaient été mises
derrière les grands vaisseaux et mirent les autres en grand
trouble et désarroi : pour ce les ennemis mêmes s'émerveilléreat
fort de les voir ainsi cingler à voiles déployées vers le Pélopo-
nèse : et là Antonius montra tout évidemment qu'il avait perdu
le sens et le cœur, non-seulement d'un empereur, mais aussi
d'un vertueux homme, et qu'il était transporté d'entendement,
et que cela est vrai qu'un certain ancien a dit en se jouant que
l'âme d'un amant vit au cœur d'autrui, non pas au sien : tant il
KOTES. 373
se laissa mener ei traîner à celle femme comme s'il cûl élé collé
i elle, et qu'elle n'eût su se remuer sans le mouvoir aussi. Car,
tout aussitôt qu'il vil partir son vaisseau, il oublia, abandonna
ei trahit ceux qui combsllaient el se raisatent tuer pour lui, el
se jeu en une galère à cinq rangs de rames pour suivre relie qui
l'avait d^jâ coaimoncé à ruiner, et qui le devait encore du tout
achever de détruire. »
(31] « Oiunl è lui-même, il se délibérait de traverser en
Afrique, et prit l'une de ses carraques chargée d'or cl d'argent
et d'autres meubles, laquelle il donna à ses amis, leur comman-
dant qu'ils la partissent entre eux, et qu'ils cherchassent moyen
de se sauver. Ils répondirent en pleurant qu'ils ne le Feraient
point et qu'ils ne l'abandonneraient jamais. Adonc Antonius les
reconforta fort humainement el alTectueusement, les priant de
se retirer. Si écrivit à Theophilus, le gouverneur de Corinthe,
qu'il leur donnât moyen d'être en stlreié el qu'il les carhAt dans
quelque lieu secret jusqu'à ce qu'ils eussent fait leur appoinlc-
menl avec César, n
(22) « Ils envoyèrent des ambassadeurs vers César en l'Asie,
elle requérant le royaume d'Egypte pour ses enfants, et lui
priant qu'on le laiiudl tirre à Alhêws comme personne priite,
si César ne voulait qu'il demeurât en Egypte. Et pour tant qu'ils
n'avaient à l'enlour d'eux autre personne de quelque appa-
rence, i cause que les uns s'en étaient fuis et qu'il ne se Raient
guéres tax autres, ils furentcontraints d'y envoyer T-uphronius,
le précepteur do leurs enfants; César ne voulut point ouïr les
prières et requêtes d'Anionius ; mais quant à Cléopatra. il lui
fil réponse qu'il ne lui refusait rien qui fût juste ou équitable,
moyenoant qu'elle fit mourir ou qu'elle chassât hors de son pays
ADUtnius. »
(23] K César envoya l'un de ses serviteurs, nommé Tyréus,
homme clairvoyant et bien avisé, et qui, apportant lettres de
créance d'un jeune seigneur à une femme hautaine et qui se
l'onlpntait grandement et se fiait de !,i beauté, l'eût par son é!<>
VII. U
374 AIfTOlNB BT GLÉOPATRE, ROMÉO KT JOLiBTTE.
quBQce facilement pu émouvoir. Celui-ci parlût é elle plus
longtemps que les autres, et lui faisait la reine très-grand hon-
neur, tellement qu'il mit Antonius en quelque imagination et
soupçon : si le fit saisir au corps et fouetter à bon escient, puis b
renvoya ainsi accoutré à César, lui mandant qu*il Tavait irrité,
pour autant qu'il faisait trop du superbe^ et l'avait eu en mépriif
mémement lorsqu'il était facile et aisé à aigrir pour la misère
en laquelle il se trouvait. Bref, si tu le trouves mauvais (dit-il),
tu as par devers loi un de mes affranchis, Hipparchus^ pends-le
si lu veux^ ou le fouette à ton plaisir, afin que nous soyons
égaux. De là en avant Cléopatra, pour se purger des imputations
qu'il lui mettait sus et des soupçons qu'il avait contre elle, l'en-
tretint et le caressa le plus soigneusement et le plus diligemment
qu'elle put : car tout premier là où elle solennisait le jour de sa
nativité petitement et escharsement, comme il convenait à sa
fortune présente, au contraire elle célébrait le jour de la sienne
de telle sorte qu'elle outrepassait toutes les bornes de somptuo-
sité et magniGcence en manière que plusieurs des conviés au
festin, lesquels y étaient venus pauvres, s'en retournaient tous
riches. »
(24] (c Si César approcha tant qu'il vint planter son camp tout
joignant la ville dedans les lices, où on avait accoutumé de ma-
nier et piquer les chevaux. Antonius Gt une saillie sur lui et
combattit vaillamment, si bien qu'il repoussa les gens de cheval
de César et les mena battant jusque dedans leur camp, puis s'en
revint au palais se glorifiant grandement de cette victoire, et
baisa Cléopatra tout ainsi armé comme il était venu du oombat^
lui recommandant l'un de ses hommes d'armes, lequel en cette
escarmouche avait très-bien fait son devoir, et elle pour loyer de
sa vertu, lui donna un corselet et un armet d'or; mais lliomme
d'armes, après qu'il eut reçu ce riche présent, la nuit s'en alla
rendre à César. Et Antonius envoya une autre fois défier César, et
lui présenter le combat d'homme à homme. CisarluifU répmm
qu'ilavail beaucoup i autres moyens de mourir que celui4à ^
' L ttiubigaité de cette phrase, lidèleuient reproduite par Norll^a lait
NOTIW.
375
fih) a l'sr^uoi Anionius vaynnl qu'il ne rB&tail poini de plus
tionnMe moyen de mourir qu'en coinbuiiaiit vailiammenl, m
d^Mn de faire tout son dernier effort tant par mer uomme
par b'rrc : ni en M)upan[, comme on dit, commanda â tet servi-
ti-urs et olticiers domestiques qui le servaient à table, qu'ils lui
versaawnl largement i boire ei le traitassent à la meilleore chère
qu'ils fMJurraiudt : Car, dit-il, vous ne savez si vous m'en ferez
d«main auuni, ou si vous servirez autres maîtres, et pcut-^trit
ne Mn-ce plus riun que de moi, sinon un c^rps mort étendu :
i9Uiefoi«. xoyanl queues gens et&es familiers fondaient en larmes
en lai oyant dire ces paroles, pour rhabiller ce qu'il avait dit, il
y ajouia qu'il ne les mènerait point en bataille, dont il n« piruài
plutôt rtlnumer tûrumeia atec ia vicUnrt ^u'y mourir oaiUam-
ment acte gloire. »
(?t)) « Au demeurant celle nuit même environ la minuit pnts-
qoe, eomme toute la ville était en'silence, frayeur et tristesse,
pour l'attenta de l'issus de cette guerre, on dit que soudainement
on ouït l'harmonie et les sons accordés de toutes sortes d'instru-
ments de musique, avec lu clameur d'une grande multitude,
comme ti c'euswnl été des gens qui eussent dansé et qui Fussent
athSs chsniani, ainsi qu'on fait es fâles de Bacchus, avec mouve-
ment et taltaiions satyriques ; et semblait que cette danse passât
loutà traven de la ville psr In porte qui Téptiiidait nu camp de»
eniwfflù, et par cette porte dont on oyait le bruit, toute la troupe
« noa erreoT historique. Le poêla a cru que la
not Umi nppotUHi Cétar, •! ea coos^oence il a prêté celte réponte
*0<U?a :
l.el(bea)dniaaa Kdo»,
Ilttnm
• 0»c le Tieoi nalDu suhc — ijn
— ijHB j'nf bleu d'
« uioyen» du inoarif. ■
Il lalTit de cuniuller le texte grec pour reconnaître la mépriie. Octave
ne réplique pis qoe c'est lui-mâme, mais son adversaire c|ui n lien
d'autres noient de mourir. La plirase de Ptaiarqiie, litt^rnlement tra-
darte. ditsipe loale jqairaqae ; la voici : n Après cela, Antoine envoya
défier (lisar k eombaitre («rp* I eorps el teçnt pour réponse qu'il pour-
rait irvuvtr d'aultei KOjMsda l«ratiu«r st tie. i
376 ANTOINE ET CLÉOPÀTHE, ROMÉO ET JOUETTK.
sortît hors de la ville. Si fut avis é ceux qui» avec quelque raison,
cherchèrent l'interprétalion de ce prodige que c'était le dim au*
qud Anloniui awiii singalière défooiion de le oontreiûre et affec-
tion de lui ressembler, qui k laistaU. yt
(27) « Le lendemain à la pointe du jour, il alla parquer le peu
de gens de pied qu'il avait sur les coteaux qui sont au-devant de
la ville, et de là se prit à regarder ses galères qui partaieut du
port et voguaient contre celles des ennemis, si s'arrêta tout de
pied coi, attendant de voir quelque exploit des gens de guerre
qui étaient dedans; mais incontinent qu'à force de rames ibae
furent approchés, ils saluèrent les premiers ceux de César, et
ceux de César les resaluèrent aussi, et firent des deux une seule
armée, et puis tous d'une flotte voguèrent vers la ville. Antouios
n'eut pas plus tôt vu cela que ses gens de cheval rabandonnèrent
et se rendirent à César, et ses gens de pied furent rompus H
défaits : par quoi il se retira dedans la ville, crîamt que CUopetm,
Cavait trahi à ceux contre qui il avait entrepris et fait la guerre
pour l'amour d'elle. »
(28) <K Adonc elle, craignant sa fureur et sa désespérance,
s'enfuit dedans la sépulture qu'elle avait fait bfttir, là où elle lit
serrer les portes et abattre les grilles et les herses qui se fermaient
à grosses serrures et fortes barrières, et cependant envoya vere
Antonius lui dénoncer qu'elle était morte : ce qu'il crut tout
aussitôt et dit en lui-même : Qu'attends-tu plus, Antonius, quand
la fortune ennemie t'a ôté la seule cause qui te restait, pour la-
quelle tu aimais encore à vivre? Après qu'il eut dit ces paroles»
il entra en une chambre et délaça le corps de sa cuirasse, et
quand il fut découvert, il se prit à dire : 0 Cléopatra, je ne suis
point dolent d'être privé et séparé de ta compagnie, car je me
rendrai tantôt par devers toi : mais bien suis-je marri qu'ayant
été si grand capitaine et si grand empereur, je sois par effet
convaincu d'être moins magnanime et de moindre cœur qu'une
femme. Or avait-il un sien serviteur nommé Éros, duquel il se
fiait et auquel il avait longtemps auparavant fait dœmer ta fd
qu'il Coecirait quand par lui il en serait requis : il le somma kn
NOTES. 377
de t#nif «1 pronie<i<ui : par i|uoi lo ^rviinur di^^nîna «on l'-p^t ei 1
l'élendîl comme pour le frapper, mais en délournaiit son visage I
d'un autre nù\é, il se la fourra à soi-méiue lout au Iravprs du
corps, et tomba tout mon aux pieds de sod maiire : et adonc dit
Anlonius : 0 genlil Hros, Je te sais bon gré et est verlueuseuieat
fait  toi de nu mûnirer qu'U faut que je fasse moi-même ce que
tu n'at pu faire en mon endroit. En disant ces paroles il se
donna de l'épéo dedans le ventre, et puis se laissa tomber à la
renverse sur un petit lit : si n'éiail pas le coup pour en mourir
soudainement, et pourtant l'eiïusion du sang se restreignit an i
peu quand il fut couché, et après qu'il se fut un peu revenu, il
pria ceux qui étaient là présents do l'achever d'occire, mais tk ]
s'enfuirent tous de la chambre, et le laissèrent là, criant et
louimentani, jusqu'à ce qu'un certain secrétaire, nommé D\o~ j
jaiAb, \\a.\ par devers lui, lequel avait charge de le faire porter \
dedans le monument où était Cléopatra. Quand il sut qu'ells '
vivait encore, il commanda de grande affection  ses gens qu'ils
y portassent son corps, et fut ainsi porté entre les bras de
serviteurs jusques s l'entrée. »
('29) a Toutefois Cléopatra ne voulut pas ouvrir les portes, i
mais elle se vint mettre à des fenêtres hautes, et dévala en b
quelques chaînes et cordes, dedans lesquelles on empaqueit |
Antonius, et elle, avec deux île ses femmes SL'ulement qu'elle
avait soufTerl entrer avec elle dedans ces sépulcres, le lira amont.
Ceux qui furent présents à ce spectacle, dirent qu'il no fui
oneques ehose si pileuse k voir : car on tirait ce pauvre homme
lout souillé de sang tirant aux traits de la mort, et qui tendait les
deux mains à Cléopatra, et se soulevait le mieux qu'il pouvait. ,
C'était une chose bien malaisée que de le monter, mémement i \
(les femmes, toutefois Cléopatra en grande peine s'efTorçnnt da |
toute sa puissance, la léte courbée contre bas sans jamais lâcher 1
les cordes, lit tant à la (in i|u'elle le monta et tira à soi, à l'aide |
de ceux d'à bas qui lui donnaient courage, et liraient autant d
peine i la voir ainsi uavailler comme elle-même. Après qu'elle
l'eut en celte sorte tiré amont, et couché dessus un lit, elle dé- '
rompit et déchira adonc ses habillements sur lui, battant sa poi-
rs^m^m^^m^^^^mm
378 ANTOINE ET GLÉOPATRE, ROMÉO ET JULIETTE.
trine, et s'égratigoant le visage et restomae : puis lui easuja le
sang qui lui avait souillé U face, en l'appelant son seigneur, son
mari et son empereur, oubliant presque sa misère el sa calamiié
propre, pour la compassion de celle où elle le voyait. Anloniiu
lui fit cesser sa lamentation, et demanda à boire da vin» fût eu
pour ce qu'il eût soif ou pour ce qu*il espérât parée moyen pies
tôt mourir. Après qu'il eut bu, il Tadmonesta et lui conseilla
qu'elle mit peine i sauver sa vie, si elle le pouvait taire sans
honte ni déshonneur et qu'elle u fiât prineipatement m Prooi-
kitUf plus qu'à nul autre de ceux qui avaient crédit autour de
César : et quant à lui qu'elle ne k lameniâl poini pour la mité-
rMe muUUion de m fortune sur la fin de eeêjaurêt mais qu'elle
l'estimftt plutôt bien heureux pour les triomphes et honneurs qu'il
avait reçus par le passé; vu qu'il ataii été en $a vie U pim
glorieux^ le plm triomphant et le plue puisianl homme de b
terre, et que lors il avait été vaincu^ non lâchement, mois vaUltm-
ment^ lui qui était Romain^ par un autre Romain oiiaas. »
(30) (( Après qu'Antonius se fut frappé, ainsi qu'on le portait
dedans les sépulcres à Cléopatra, l'un de ses gardes, nommé Dsr-
cetaus, prit l'épée de laquelle il s'était frappé, et la cacha : poil
se déroba secrètement, et fut le premier qui porta la nouvdiede
la mort a César, et eu montra l'épée encore toute teinte de u^,
César, ces nouvelles ouïes, se retira incontinent au plus aeeret
de sa tente, et illec se prit à pleurer par compassion, et i plaindra
sa misérable fortune, comme de celui qui avait été sou allié et
son beau-frère, son égal en empire, et compagnon eu plusiean
exploits d'armes et grandes affaires : puis appela tous ses amifi
et leur montra les lettres qu*il lui avait écrites et ses répomes
aussi durant leurs différends et querelles, et commeot à tovlff
les choses justes et raisonnables qu'il lui écrivait, l'autre U
répondait fièrement et arrogamment. Cela fait, il y envoya ho-
culeius, lui commandant qu'il fit tout devoir et toute dili|ei0
de ravir Cléopatra vive, s'il pouvait, pour autant qu'il craigaiil
que son trésor ne fût perdu, et davantage qu'il estimait qjiatt
serait un grand ornement de son triomphe, s'il lapouvaiij
et mener vive à Rome. »
NOTÏS.
379
[31) o Msîs elle n8 so voulut point moltre cnire les mains i]«
Proculeius : louieroîs ils parlèrent ensemble, car Proculelus s'ap-
procha près des portes, qui élaieni grosses ei forles et sûrement
barrées : maïs il y avait qudquos fentes par où h voix pouvait
passer, et enlendait-on qu'elle demandait le royaume d'É^pie
pour ses enfants, et quefroculeiDsIut répondait qu'elle eôl bon tie
(T«p^ranc0, et qu'elle ne doutât point de iomiwltre tout au bon
muUnr df Citar. Après qu'il eât bien regarda et considéré le
fÎAu, il vint Taire son rapport i César, lequel envoya derechef
Gallus pour parlementer encore un coup avec elle : cl lui Gt
expressément durer le propos, cependant que Proculeius faisait
dresser une échelle contre la fcnAlre haute, par laquelle on avait
iBonlé Antonius et descendit dedans avec deux de ses serviieun
tout contre la porte, prôs de laquelle était Cléopaira, entendant
à ce (]ue Gallus lui disait. L'un» des femmes qui élaieni léans
enfermées avec elle, avisa d'avenlure Proculeius ainsi qu'il des-
o^ndailet se prit k crier : Pauvre femme Cléapalra, lu es prise.
Et adonc quand elle vit en se retournant Proculeius derrière elle,
elle cuida se donner d'une courte dague qu'elle avait tout expres-
sément ceinte à son cbié; mais Proculeius s'avança soudaine-
ment qui l'embrassa à deux mains, et lut dit : Cléopaira, lu feras
lort s loiméme premièrement, cl puis â César, lui voulant Ater
l'iMTcation de mettre en évidence sa grande bonté et clémence, et
donnant k ses maUeillanls mstiire de calomnier le plus doux et
le plu» humain Prince qui fut oncqiies, comme s'il était personne
sans merci, et auquel il n'y cCtL point (le fiance. Kn disant cela,
il lui Qta la dague qu'elle portail, et secoua ses habillements de
peur qu'elle n'eilt dedans quelque poison caché, n
(3?) o Peu de jours après. César lui-même en personne l'alla
visiter pour parler à elle et la rtSconforter : elle était couchée sur
un petit lit bas en bien pauvre état : mais silOl qu'elle le vit
entrer eu sa chambre, elle se leva soudain, et s'alla jeter toute
nue en chemise i §es pieds étant merveilleusement déligurée,
tant pour tes cheveux qu'elle avait arrachés que pour la face
qu'elle avait déchirée avec ses ongles, et si avait la voix faible et
iremblanle, les yeui battus el fondus i force de larmoyer conli-
1^
380 AKTOmE ET CLËOPATRE, ROMÉO ET JULIETTE.
nuelleinenty et si pouvait-on voir la plus grande partie de son
estomac déchiré et meurtri. Bref le corps ne se portait guère
mieux que l'esprit : néanmoins sa bonne grice, et la vigueor et
force de sa beauté n'étaient pas du tout éteintes ; mais, encore
qu'elle fût en si piteux état, elle apparaissait du dedans^ et se
démontrait aux mouvements de son visage. Après que César
l'eut fait recoucher, et qu'il se fut assis auprès d'elle, elle com-
mença â vouloir déduire ses défenses et alléguer ses justtBca-
tiens, s'excusaut de ce qu'elle avait fait, et s'en déchargeant sur
la peur et crainte d'Antonius. César, au contraire, la convain-
quait en chaque point et article : par quoi elle tourna tout sou-
dain sa parole i lui requérir pardon et implorer sa merci, comme
si elle eût eu grande peur de mourir et bonne envie de vivre. A
la fin elle lui biilla un bordereau des bagues et finances qu'elle
pouvait avoir. Mais il se trouva là d'aventure l'un de ses tréso-
riers, nommé Séleucus» qui la vint devant César convaincre pour
faire du bon valet, qu'elle n'y avait pas tout mb, et qu'die en
recelait sciemment, et retenait quelques choses, dont elle fut si
fort pressée d'impatience et de colère qu'elle l'alla prendre aux
cheveux, et lui donna plusieurs coups de poing sur le visage.
César s'en prit à rire, et la fit cesser. Hélas! dit-elle, adonc.
César, rCni-ce pas une grande indignité^ que tu aies bien daigné
prendre la peine de venir vers tiun, et m'aies fait cet honneur de
parler avec moi, chétive, réduite en un si piteux et misérable
état, et puisque mes serviteurs me viennent accuser, si j'ai peut-
Ôtre réservé et mis à part quelques bagues et joyaux propres aux
femmes, non point, hélas ! pour moi, malheureuse, en parer,
mais en intention d'en faire quelques petits présents à Oiota-
viaet à livia^ à celle fin que par leur intercession et moyen tu
me fusses plus doux et plus gracieux. César fut très-joyeox de
ce propos, se persuadant de là qu'elle désirait fort assurer sa
vie : si lui fit réponse qu'il lui donnait non-seulement ce qu'elle
avait retenu pour en faire du tout à son plaisir, mais qu'outre
cela il la traiterait plus libéralement et plus magnifiquement
qu'elle ne saurait espérer : et ainsi prit congé d'elle, et s'en
alla pensant l'avoir bien trompée, mais étant bien trompé lui-
même. »
XOTKS. .1K1
(33) « Or y avail-il un jeune gontilhomme nommé Cornpiius
DoIsbelU, qui <(lail l'un des mignons dp César, el n'était poinl
mal alTt>clionné envers Cléopalra : celui-ct lui manda secrè-
lemenl, comme elle l'en avait prié, que César ne délibérait
de Tfprmdre son chemin par la Syrie, et que dedans troi» jours
il la datait tntoyrr derant avec nés enfants. Quand elle cul en-
tendu œs nouvelles, elle lit requête s César, que son bon plaisir
fi1t de lui permettre qu'elle oITrîi les dernières oblaiions des morts
ârSino d'AnioniuK : ce qui lui étant permis, elle se tit porter au
lieu de sa sépulture, cl la, ù genoux, embrassant le tombeau
avec ses femmes, se prit h dire les larmes aux yeux : 0 cber
seigneur Antonius, je t'inhumai naguère» étant encore libre et
franche, et maintenant te présente ces otTerles et effusions funâ-
brrs étant prisonnière et captive, et me défend-on de déchirer ei
meurtrir de coups ce mien esclave corps, dont on fait sor),'neuse
garde seulement pour Iriompber de toi : n'attends donc plus
autres honneurs, offrandes ni sacrifices de moi. Tant que nous
avons Técu, rien ne nous a pu séparer d'ensombte : mais main-
tenant â noire mort je fais doute qu'on ne nous fasse échanger
les Item de notre naissance : et comme toi, llomain, as été ici
inhumé en Kgypte, aussi moi, malheureuse Égyptienne, ne sois
en sépulture en Italie, qui sera le seul bien que j'aurai reçu de
ton pays. Si donc les dieux de là où lu es a présent ont quelque
autorité et puissance, puisque ceux de par deçà nous ont aban-
donnés, ne souffre pas qu'on emmène vive ton amie, et n'endure
qu'en moi on triomphe de toi, mais me reçois avec toi el m'en-
sevelis en un mémo tombeau : car, combien que mes maux
soient infinis, il n'y en a pas un qui m'ait été si si grief à sup-
porUr comme le peu de temps que j'ai été contrainte de vivre
sans toi. Après avoir fait telles lamentations, et qu'elle eut cou-
ronné le tombeau de bouquets, feslons el chapeaux de fleurs, e|
qu'elle l'eut embrassé fort aiïeclueu sèment, elle commanda qu'on
lui apprêtât un bain, puis quand elle se fut baignée et lavée, elle
se mit & table où elle tut servie magniliqucmenl. Et cependant
qu'elle dînait, il arriva un paysan des champs qui apportait un
panier : les gardes lui demandèrent incontinent que c'élnil qu'il
portail léans : il ouvrit son panier, et ùM les feuilles de hguier
382 ANTOINE ET GLÉOPATRS» ROMÉO ET JULIETTE.
qui étaient dessus, et leur montra que c'étaient des figue». Ils
furent tous émerveillés de la beauté et grosseur de ce fruil. U
paysan se prit à rire, et leur dit qu'ils en prissent 9'ik voulaient:
ils crurent qu'il dit vrai, et lui dirent qu'il les portât léan^
Après que Cléopatra eut diné, elle envoya à César des tablettu
écrites et scellées» et commanda que tous les autres sortissent àm
sépultures où elle était, fgrs ses deux femmes : puis elle bnni
les portes. Incontinent que César eut ouvert ces tabletlet et eut
commencé à y lire des lamentations et supplications par les-
quelles elle le requérait qu'il voulût la faire inhumer avec Ao-
tonius, il entendit soudain que c'était à dire» et y cuida aller lui-
môme : toutefois il envoya premièrement en grande diligenoB
voir que c'était. La mort fut fort soudaine : car ceux que Céar
y envoya accoururent à grande hâte et trouvèrent les gardes qui
ne se doutaient de rien, ne s'étant aucunement aperçus de cette
mort; mais quand ils eurent ouvert les portes, ils trouvèrent
Cléopatra raide morte, couchée sur un lit d'or» accoutrée de ses
habits royaux, et l'une de ses femmes, celle qui avait nom Iras,
morte aussi à ses pieds; et l'autre, Charmion, i demi mode et
déjà tremblante, qui lui raccoûtrait le diadème qu'elle portait!
l'entour de la tête : il y eut quelqu'un qui lui dit en courroux :
Cela est-il beau, Charmion? Trèi-beaUf répondit-elle, et ome^
nabU à une dame extraite de la race de tant de roU. Elle oe dit
jamais autre chose, mais chût en la place toute morte près da
lit. Aucuns disent qu'on lui apporta l'aspic dedans ce pani^
avec les figues, et qu'elle l'avai^ ainsi commandé qu'on le caehït
de feuilles de figuier, afin que quand elle penserait prendre des
figues, le serpent la piquât et mordit, sans qu'elle l'aperçût pre-
mière ; mais que quand elle voulut ûter les feuilles pour repren-
dre du fruit, elle l'aperçut et dit : Es-tu donc ici? et qu'elle loi
tendit le bras tout nu pour le faire mordre. Les autres disent
qu'elle le gardait dedans une buie, et qu'elle le provoqua et irrin
avec un fuseau d*or, tellement que le serpent courroucé 8(^t
de grande raideur et lui piqua le bras; mais il n'y a personne
qui en sache rien à la vérité. Car on dit même qu'elle avait du
poison caché dedans une petite râpe ou étrille creuse qu'elle
portait entre ses cheveux, et toutefois il ne se leva nulle tadn
H0TB8. 383
»ur soo corps, ni n'y eul aucune Bp«rcevaiic« ni signe qu'elle
fùl empoisonnée, ni aussi d'auLfo cùlé ne Irouva-t-on jamais de-
dans le sépulcre co ser|)cnt ; saulemenl dit-on qu'on en vil quel-
que [rai et quelque Irace sur le bord de la mer, là où regardait
ce wpulurv. mAmenwnt du cfilédeg portes. Aucuns disent qu'on
itperçul deux piqûres en l'un de ses bras fort pelil&s el qui n'ap-
preiisaieul quafli poîni; â quoi il semble que César lui-même
ajouta foi, pour ce qu'en son triompha il (it porter l'image de
Cléopalra, qu'un aspic mordait au bras. Voilà comme on dit qu'il
i-n alla. Quant à Cé&ar, combien qu'il lût fort marri de la mort
(ie c«lte femme, si eui-tl en admiration lu granduur et noblesse
de ton courage, et commanda qu'on inhumùi royalement et ma-
Knjriquenient son corp^ avec celui d'Anlonius, el voulut aussi
que ses (emines eussent pareillement honorables funérailles.
CMopatra mourut en l'âge de trente-huit ans, après en avoir régné
- vî|i({l «1 deux, et gouverné avec Antonius plus de quatorze, n
(M) Les diverses traduc^ons de Bomfy tt JtUîitu 4|ui jus-
qu'ici ont paru dans notre langue ont toutes été faites sur le texte
tRMact d'unu édition touta moderne, publiée au siècle dernier
pur Sieevens et Ualone. A défaut d'autre qu.ilité, la traduction
que «oici a du moins ce mérite tout nouveau de reproduire l'œuvre
dt ShakMpoare telle que l'auteur l'a écrite, et non telle que ses
comiueulBtvurs l'ont (orgé«. U texte que j'ai adopté est celui de
l'édition in-quarto qui fui imprimée, en 1^99, par Thomas Creede
pour Cuthbert Burby ot qui a servi de type aux éditiona de 1609
et de 1623.
Ainsi que l'indique son titre même, cette édition princeps fut
composée sur un manuscrit nouc«i/emmt ayrrigé par l'auteur.
Deux ans avant su publication, avait paru à l'étalage du libraire
Jobn Danier un petit volumo iu-quario de irenie-neuf feuillets,
sur la première page duquel on lisait ceci : « La tra^idie ejxtl-
letnaunt coaçur de Itirnuo rt JulitUe, tdlt 'ju'elle a élé joui» sou*
MrU, aux grands applaudi ssemenu dapMic, par Us ifrtitnir*
du trit-honorablf. hrd Uumdim, tâ07. n Celte édition, qui
se vendait alors quelques deniers, a at^uis aujourd'hui une
valeur iinmerisit, car elle dnnne le drame t\a Itomeo tt Juiietif
w
384 AMTOINB KT CLÉOPATIIE, ROMÉO BT JULIETTE.
tel que le poète l'a primitivement conçu et écrit. Grâce âux nras
exemplaires qui nous en sont parvenus, la critique peut mainte-
nant se rendre un compte exact des phases qu'a subies la pensée
de Shakespeare avant de trouver son expression suprême; elle
peut comparer le premier mot au dernier, le brouillon A Tinme,
l'ébauche au monument : étude pleine d'attraits qyi lui peroHlée
pénétrer, sans indiscrétion, dans le laboratoire du poêla et de sn-
prendre sans scrupule les secrets les plus intimes de son génie!
En effet, le rapprochement entre le iioméo H J%»Uette de 1587
et le Roméo et Juliette de 1599, en nous faisant voir quel trait
l'auteur a jugé nécessaire de rectifier, quelle figure il a troavé boa
de modifier, nous aide à mieux comprendre sa pensée néaa.
Disons vite que ces corrections n'ont rien changé au plan génénl
de l'œuvre. Sauf un incident, — la mort de BenvoKoque leposto
tuait primitivement sans expliquer pourquoi, — le sofoafiodeli
pièce originale et le scénario de la pièce corrigée nous oilrent
tement les mêmes péripéties, les mêmes événements » les
éléments d'émolion et d'intérêt. Ce que la retouche du mahiea
transformé, je devrais dire transfiguré, ce n'est pas raelîon,€S
sont les caractères. Les développements nouveaux donnés paiMI
au dialogue ont accentué l'individualité de tous les personnafes.
Les lignes, d'abord faiblement indiquées, de chaque physioas-
mie ont acquis désormais un relief ineflhçable. La passion ches
Roméo et chez Juliette s'est accusée par une exaltation plus éb-
quente; la sénilité de Capulet s'est nuancée d'une bonhomie origi-
nale; l'esprit de Mercutio a gagné en verve railleuse; le eymaê
de la nourrice s'est trahi par un redoublement de loquadté pops-
lacière; la sagesse du moine Laurence s'est élevée, griee î uas
philosophie plus haute, jusqu'à l'intuition prophétique. Mais de
toutes les figures du drame, celle qui a subi la plus complèle mé-
tamorphose, c'est celle de Paris. — Dans l'esquisse originale, b
rival de Roméo paraissait réellement épris de Juliette; la Cfoyaat
morte, il manifestait le plus profond désespoir; si sincère était
son affection que Roméo lui-même s'avouait en quelque soila
vaincu par elle : m Je veux eoDaucer ta dernière prière^ disaiHl
en ensevelissant son adversaire, car tu as estimé ton OMn/mr flfss
que ta vie, »
Bat t will uU>rj ihy last reqDWt.
For Ihoa hMt prlied Ihy love above thf llfe.
En corrigeDDl $on œuvre, l'auteur semble avoir vu la nânessité
d« raturer l'hommage que Roméo adre&sail i son rival en termes
si élc^ieux ; il a fait plus : il a retranché i)u rôle de Paris loul co
i)ai pouvait faire croire à la sincériié de son allachemeni pour
Julieiie. Ainsi, — pour ne citer qu'un exemple, — d'après le
UfXie primitif, Paris s'écriait en présence de Juliette iju'il crojait
morle : « N'ai-je si longtemps désiré voir celle aurore — que pour
qu'elle me présentât de pareilk's catastrophes! — Maudit, mal-
heureux, misérable homme ! — Je suis abandonné, délaissé, ruinéi
venu an monde pour y élre opprimé — par la détresse et par une
irrémédiable infortune. — 0 cieux ! û nature! pourquoi m'avez-
vous fait — une existence si vile et si lamentable? » D'aprâs le
mm révisé, il se borne à dire : a N'ai-Je si longtemps désiré voir
celle aurore — que pour qu'elle m'olTril un pareil spectacle? »
J'appelle l'aliention des critiques surces modifications qui tendent
i prouver que Shakespeare a voulu justiQer la rencontre sanglante
de Paris et de Roméo en établissant un contraste frappant entre
les sentiments des deux rivaux.
b lecteur trouvera, traduits plus loin, de nombreux extraits
le, imprimé en 1597. En rapprochant cesexiraits des pas-
qni y correspondent dans le drame publié en 1699, il lui
bcile de poursuivre lui-même cette comparaison si'intéres-
Mme et si instructive entre l'œuvre ébauchée et l'œuvre achevée
par Shakespeare.
Les travaux des commentateurs ont été jusqu'ici impuissants
à établir d'une manière certaine la date précise à laquelle Rotnio
et JulùUe a été composé et représenté. D'après une ingénieuse
conjecture de Tyrwhit qui a voulu voir dans le célèbre récit delà
nourrice une allusion à un tremblement de terre ressenti à Lon-
dres en 1580, /fomi^o et /ii/i^Kr aurait été composé sous sa forme
primitive vers tâ9i. Quant au drame définitif, il a été terminé el
joué peu de temps avant l'année 1599, ainsi que le trouve le litre
même de l'édition publiée par Cuthberl Burby : a La Irès-exett-
Itnlf ri lamrnlablr Irayriiif df limiiio « JuluW, nuuvulleuK-iil
les ssnl:
*4n»
386 AlfTOUIB ET afiOPÂTBE, BOMÊO KT JOLUTTE.
corrigée, augmentée et amendée^ telk qu'eUe a éU jouée plutieurt
fins publiquement par im osniumn eu êrèi-ktmorable iard
Chambellan, n Si ces calculs sont exacte, il s'est écoulé entre la
composition première de Roméo ei JulieUe et sa révision un inter-
valle de huit années environ durant lesquelles le poêle a pnHié
ses poèmes, ses sonnets, presque toutes ses pièces bistonques» et
ces deux ravissantes comédies, le Marchand de Feime et leSènja
iune Nuit (Tété.
Aucun détail ne nous est parvenu sur hi mise en scène et sor
la distribution des rôles de Bùméo et JuKeue. Noos savons seule-
ment, d'après une mention insérée par inadvertance dans Téift*
tion de 16?3, que le personnage de Pierre, le valet de la nourrice,
était représenté par l'acteur comique William Kempe qui, i en
croire le témoignage d'un chroniqueur contemporain, « avait sae-
cédé au fameux Tarleton dans les bonnes grâces de la reine et dans
la faveur du public, d Si un rôle aussi insignifiant était rem|ffi
par un comédien aussi renommé, il faut croire que la troupe du
lord Chambellan avait tout fait pour assurer le succès du chef-
d'œuvre immortel que lui avait confié Will Shakespeare.
(35) Dans la pièce primitive (1597], le cœur s'exprime ainsi :
Deoi familles alliées, égalas en noblesse.
Dans la belle Vérone où aoos plaçons notre scèae.
Sont eolraloées par des discordes civiles à une inimitié
Qui souille par la guerre civile les mains des cilojeas.
Des entrailles prédestinées de ces deux ennemies
A pris naissance sous des astres contraires on couple d'amoureoi
4 Dont la mésaventure, catastrophe lamentable.
Causée par la lutte obstinée de leurs pères
Et par la rage fatale de leurs parents,
Va en deux heures être exposée sur notre scène.
Si TOUS daignez nous écouter patiemment,
Nous tâcherons de suppléer à notre insufBtaace.
(36) Ce genre d'insulte « qu'on croit originaire dltalie, hélait
naturalisé en Angleterre au temps de Shakespeare. Dans une co-
médie de mœurs écrite en 1(K)8 , le poêle Decker Dom préseaie
m^^^^^rz ^'y^^- 387
les grou|)«s lurbulenU qui frêquenlaieni le promenade de Ssini'
Paul se dûlîani de la même mauière.
[37] Ceci esl une indication moderne. Les anciens telles disent
toul siinplemenl : « Enfer three or four citizfns irilk chibs or
partj/sant {mtrtW trou ou quatre ciloyms avec des masmes ou
de$ perlviêannes]. s
(38) Tout ce diilo^UB, depuis l'entrée de Benvolio jusqu'à l'ap-
pariiion du prince, a élâ ajouiè par le poëie, lorsqu'il a refait son
dr.-ime. Originairement la lutte entre les partisans des deux mai-
sons ennemies était une pantomime, indiquée ainsi par l'édition
di^ 1597 ; « Ils [Ifs raleis] dégaineiU: au militu d'eux arrire
Tijbalt ; tous »f. batlna. Alors rntrent te prinre, U «i^ru^ Hontague
tt ta fi-mme, ie rfieux Cnpulel et sa femm» a d'autres cHoyens qui
apparent Us combatlanls. »
[39) Ce discours du prince a été considérablement amplifié. Le
voici dans sa concision primitive :
H Sujets rebelles, ennemis de la paix — sous peine de torture,
obéisse! I que vos mains sanglantes — jettent à terre ces épées
trempées dans le mal ! — Trois querelles civiles nées d'une parole
en l'air, — par ta Tante, vieuxCapuIel, et par la tienne, Montague,
ont trois fuis troublé le repos de nos rues. — Si jamais vous trou-
bler encore nos rues, — votre vie paiera la rançon de voire crime.
— Que pour cette fois chacun se retire en paix. — Vous, Capulet,
venez avec raoi, — et vous, Montague, vous voua rendrez cette
après-midi, — pour connotire notre décision ultérieure sur cette
alTaire, — au viuuxchAteaude Villafranca. siège ordinaire de notre
justice. — Encore une fois, sous peine de mort, que chacun se
retire, n
(411 Ce vers : € H j'ai évité volontiers qui me fuyait si volon-
tiers M manque â l'édition de 1597.
[ii] La fin de ce dialogue entre Montague et Benvolio [depuis
388 ÀKTOUIK &T GLÉOPâTRK, AOMÉO KT JOUETTC.
ces mots : Voiià bien dn nuUink^ jusqu'à ceux-ci ifour In fài-
Tir que pour Us connaître, ) esl une addition à l'esquisse origi-
nale. Des vingt-cinq vers qui précédent, l'édition de 1597 ne con-
tient que ceux-ci :
MOMTAGUB.
— Ah ! cette homear sombre lui sera fatale, — si de bons coaseib
n*en dissipenl la caase.
BKNVOUO.
— Cette caase, la conoaîsses-voas, mon DoUeoMlef
MONTAGUE.
— Je ne la connais pas et je n*ai pa rappiendre de loi.
Après quoi BenvoJio reprend : « Tenez, le voici qui vient. i>
(43) Au lieu de ce distique :
Alat! that tove, whose viewsare moffled still»
Shoold wilhoQt eyes see pathways to bis will !
c Héias I faal-il qae Tamoar, malgré le bandeaa qui ravengle.
Trouve, sans y voir, on cbemin vers son bot I »
L'édition de 1597 a celui-ci :
Alas ! that love whose views are moffled still,
Shoold, wiihoQt laws, give pathways to oar will I
« Hélas I faoï-il que Tarnoor, malgré le bandeaa qui Paveogley
Prescrive, lai qui ne connatl pas de loi, an chemin à noCra vokmtél »
(44) Au lieu de :
Seing vex*d, a ses noarish*d with lovingtears.
« Comprimé, c'est ane mer qa'alimentent des larmes amourooses* »
L'édition de 1597 dit:
Being vex*d, a sea raging with a lorer*s (ears.
c Comprimé, c*est une mer mise en farear par les larmes d*an anoii*
renx. a
(45) Ce vers: «Elle se dérobe au choc des regards provocants a
manque à l'édition de 1597.
(46) Dans la pièce primitive, la scène finit à ces mots : «Ses
KUTE3. 3S9
beaux trfeors doivent périr avec elle. » L'auteur a composé après
coup les vingt vers où fioméo décrit en cooceltis le désespoir au-
i(uel le réduit Rosaliaeei son impuissance à combattre cet amour
par une diversion.
(47) Les trois vers qui précèdent manquent à l'édition de 169T.
(48)Ce distique : u Si vousiui agréez, c'est de son choix— que
dépendent mon approbation et mon plein consentement » n'est
p«8 dans l'édition de 1&97.
(49) Aprte ces mots : u Trouver les gens dont les noms sont
écrits ici » le clown ajoutait, selon le texte primitir : « Je ne sais
ps nue\s sonL les noms écrits iri ; il faut que ju m'adresse aux
savants pour qu'ils me le fassent savoir, n
(50} Le plantain était célèbre pour ses vertus médicales. Le
lecteur se rappelle que, dans Peints d'ainour perdues. Trogne
demande du plantain pour guérir sa jambe meurtrie,
[5)) Ces huit vers si caractéristiques où la nourrice rabAohe la
même histoire ont été ajoutés par l'auteur, lorsqu'il a refait sa
pièce.
(5?] Au lieu des six vers qui précédent, ladyCapulet disait ori-
ginairement ce seul vers : «Eh bien, riUette, le noble comte Paris
ta recherche pour femme. »
(53] Après ces paroles de la nourrice : « Oui, ma foi, il est la
fleur du pays, la fleur par excellence s, la scène se terminait ainsi
primitivement.
LADY CAPOLET.
— Eh bien, luUelte, commeui répundei-voQ» i l'amour de fflru?
JULIETTE.
— Je verni i l'aimer, s'il «ifTit de voir poar aimer; — mais mon
■Uention t md égard ae dépasiera pas — la portée qne lai doaaeroil
3§0 AlfTOIllB BT GLÉOPâTRS, ROM&O KT JULOTTI.
Entre on vAurr.
LE VALET.
Madame, on tous demande ; le souper est prêt ; on maadil la ooll^
rice èroffice ; toat est terminé ; dépéchez-vons, car il faut qae je parte
pour serrir.
Os sortent
(54) Un passage d'une comédie dfi mœurs écrite par Decker
et Webster explique parfaitement pourquoi Roméo demande à
porter la torche au milieu de la joyeuse réunion : a II est juste
comme un porte-torche dans une mascarade, il porte de beaux
habits, se mêle à la bonne compagnie, mais ne fait rien. »
WestwardHoë{{e07).
(55) Ce dialogue de douze vers entre Mercutio et Roméo (de-
puis ces mots : Vous êtes amoureux, jusqu'à ceux-ci : Écorchia
CamouT qui vous écorche, fxms le dompterei) manque à l'édi-
tion de 1597.
(56) La pièce originale ne contient pas les trois vers qui pré-
cédent.
(57) Voici, telle que nous la présente l'édition de 1597, l'é-
bauche de cette merveilleuse peinture faite par Mercutio :
MERCUTIO.
— Ah I je le vois bien, la reine Mab vous a fait visite.
fiENVOLIO.
— La reine Mab? qui donc est-elle?
MERCUTIO.
— Elle est la fée accoucheuse et elle arrive, — pas plus grande
qu'une agate à l'index d'nn bourgmestre, — traînée par un attelage da
petits atomes — à travers les nez des hommes, quand ils gisent en-
dormis. ~ Les rayons des roues de son char sont faits de fils d'arai-,
gnée, — la capote d'ailes de sauterelles ; — les rênes sont d'homides
rayons de lune ; — les harnais des os de grillon ; la corde de son fooet
un fil de la vierge. — Son cocher est un petit cousin en livrée grise,
— moins gros de moitié qa'one menue vermine — tirée du doigt pa-
FOTffi. 3»1
rwKaié'iiiieserTntte. — C'mt de celle façon qu'elle gslopeen totu
!i«as — t travers let cerieiai -ie* amials qai alors rôveal d'amoiu, —
tai les genoui des courtissa; qui rêvent unssititt de courtoisies, — sur
Ivs litres des diimes qoi riTeot de baiier) aassitûl. — Ces lèvrei , Usb
le« crible MO veDl d'ampoules, — irritée deceque leur lialeiDeest gAti^e
par quelque ponmad« 1 — Tanlôl elle galope lar les geaoux d'an lé-
giste, — et alors il rÔTS qu'il flaire un procès ; — [aDtOt elle vient avec
Ib queao d'un cocboo de la dtme — chatODiller la narine d'un corê en-
dormi, — et rite il rare d'an autre bëaélice : — taiitdl elle galope sar
le nei d'an wldst, — et alors il r6ve de gorges eauemies coupées. —
de brâchea, il'embDai:ades, do coiiiremiaei, — de rasades profondes
de cinq braates, et pais de tambours battant i son oreille ; — ior qaoj il
trcsta i Ile, 9 'r veille, — jure une prière ou deui et se rendort. — C'est
celte M*b qui force te* filles h se rouclier sur le dos — et en fait des
femmes i solide carrure. — C'e^^t celte même 5lab qui, la nuit, tresse
le» crinières des cbeiraai — et dans les poils emmMés fuit cei ncends
megiqtiM — qu'on ne peut dénouer sont «'attirer malfaenr I
(58) Celle courte scène où l'auleur fait inlervenir el parler les
vsleu Ml ooe addition à la pièce primitive.
{59) Ces quatre vers où Capulel rappelle in^tancoUqueineni le
temps où i( portait un masque el où il chuchotait à l'oreille des
beUndumn soat uue retouche magistrale à l'esquisse de 1597
(6U) L'édition de 1697 dontie ainsi la réplique de Capulet .
a Poiivez-vous me dire ^a ? — Son fils élail encore mineur, il
y B trois ans... — Vivent les jeuites gens I Oh 1 la jeunesse est
une Joyeuse chose ! »
(61) Au lieu de Telie la aMomtmdeneiijt, le texte original dit :
TMfrriUe un cggiie blanc comme la neige.
(63) Ces mots : « It faut que vous me contrariez I morbleu,
c'est te rnomentl... Vous Stes un faquin, allez... De l'entrain,
tafs peliu cœurs,» ont été sjoutéxi la réplique primitive de Ca-
pulel.
(63) Au lieu de : Madamf, «rtre mire vaudrait vous dirt un
392 ANTOINS ET CLÉOPATRE, ROMÉO BT JULIBTTB.
moty la nourrice disait originairement : Madame^ voire min
appelle.
(64) Au lieu de ce vers devenu si célèbre :
0 dear accoant I my life is my foë's debt,
«t Ohl trop chère créancel ma vie esidue à mon ennemie! »
L'édition de 1597 faisait dire è Roméo:
0 dear accoant I my life is my foë's thrall,
« Ohl trop chère créance ! ma vie est asservie k mon enoemie 1 •
(65) Après ces mots je votis remercie^ honnêtes gentils homme$,
Capulet ajoutait primitivement : « Je vous promets çue, sans votre
coinpagfiie, — je serais au lit depuis une heure, » L'auteur a
transposé ces deux vers à la scène XV de la pièce définiUve. Là»
au lieu de les adresser aux danseurs, Capulet les adresse à
Paris.
(66) Dans la pièce originale, le chœur ne paraissait pas ici.
(67) Voir la note 33 du sixième volume.
(68) L'édition de 1597 ne contient pas cette saillie de Mer-
cutio : « 11 n'entend pas, il ne bouge pas, il ne remue pas. —
H faut que ce babouin soit mort, évoquons-le. »
(69) Cette réplique, attribuée définitivement à Benvolio^ termiae
l'apostrophe de Mercutio dans l'édition de 1597.
(70) Le Roméo de la pièce primitive n'avait pas à dire ces
deux vers : « Voilà ma dame ! Oh ! voilà mon amour ! — Ob!
si elle pouvait le savoir ! »
(71) Ce vers : Tu n'es pas un Montague, tu es toi-même^ est
un trait sublime ajouté à l'esquisse première.
(72) Qui fasse partie d*un homme. Oh I sois quelque autre
nom l Encore une addition à l'œuvre originale.
[73} I,"ë(]ilion de 1S97 dit « les diDÏnfs perfecliotin » au lieu
de o les chfm perfL-ciions. n
(74) Au lieu de : prendê-moi toule miiire, Julintle disait d'a-
bord moins énergiquement : prend» tout cf qurj'ai.
(75) Ces mois : par Km gracinix ilre, onl été substitués à
ceux-ci ; parUmgloriextxtlrt.
(7(j] Tout ce passage a été coDsidérablemenl allongé dans
l'édilion de 1599. L'édition de 1597 présenloil ainsi le dia-
logue :
JUMETTE.
— Ah ! na jare pas : qooiqne lu Tasses mn joie, — je ne ptiis goùler
c«tt« nuit Innteslp* joie* 'ie notre miitiiellc aoion : — elle e>t brus-
qne. trop impréiue. irop subite, — trop semblable, à l'éclair — i|Di
■ «Mé d'être — avant qu'on aîlpD dira : Il brille 1 — Doni ami, bonne
nnil I... — J' en leods quelqu'un (enlr... Chernmour, adieo 1 — Attend»
no nomeni, je vais retenir.
ROHËO.
- tib r céleate, céleste o
(77) QHrikntntt munqw pour l'oreille attentive I Addition
à l'œuvre originale.
[78) Les six beaux vers qui précédent ont été ajnittés d»ns
rédilion de I&99 au monologue de frère Laurence.
(79) Le distique qui termine celte scène mauque à l'édilion de
1597.
[80) PourcomprendrecetleexctamuliondeMerculio, il faut se
rappeler que, daos l'antique légende du Renard (légrndc tra-
duite du lran<;ais par Caxiun), le prince des chais, Ion limide et
fort prudent, s'appelle Tkibam, en anglais Ubtrl ou Tyball.
(81) a Pardonnez-moi était une expression de doute cl d'bé-
394 ANTOINE ET GLÉOPATRE, ROMÉO ET JULIETTE.
sitatioD usitée parmi les gens d'épée» dans un temps où le pmDt
d'honneur, chatouilleux à Texcès, se fût offensé de tout autre
mode de contradiction. x> Johnson.
(82) Au lieu de : Venei-vous chez txïtre pire? Nom y alkm
dîner, Mercutio disait primitivement : Voîâs viendrez souper
chez votre pire.
(83) Cette fin du dialogue entre la nourrice et Roméo a été
presque toute entière ajoutée à la seconde édition. Voici la con-
clusion de la scène, dans l'édition de 1597 :
ROMËO.
— Dis-loi de sortir demain matin ~- pour venir à confesse dans It
cellole de frère Lanrenee. ~~ Adien I sois fidèle et je te récompenserai
de tes peines — Adien I recommande-moi à ta mattresse.
n ton.
LA NOU&aiCB.
— Oni, mille fois... Pierre 1
PIERRE.
VoUAl
LA NOURRICE.
— Pierre, prenez mon éventail et marchez devant.
Os sortenL
(84) Dans le moyen âge, la consonne R était appelée la lettre
du chien, à cause de son analogie avec le grognement de cet ani-
mal. Érasme, pour expliquer Tadage canina facundia^ dit : R,
littera quœ in Rixando prima est, canina vocatur.
De môme, le vieux poêle Lucilius :
« Irritata canis qood RR qoam pinrima dicat. »
(85) Ce monologue a subi, dans le drame corrigé, d'importan-
tes modifications. Pour s'en rendre compte, le lecteur n'a qu'à le
comparer avec l'esquisse publiée en 1597 :
JULIETTE.
— L'horloge frappait neaf heares, qnand j*ai envoyé la nowrice ;—
elle m'avait promis d'être de retoar, en une demi-henre. — Peat-ètre
ne Ta-t-elle pas trouvé... Mais non... *- Oh 1 elle est pvossense 1 Les
NOTKS.
395
mesugers d'amoar derraienl élre des peniém, — et courir aaui litâ
que la Oamme — chasse la poudre de la gueule terrible du canon, — Ah I
eoriD, elle arrive I Dii-moî, gentille nourrice, — qne dii mou amour?
Tout en relranchanl de la pièce corrigée les quatre derniers vers
de celle citation, le poète n'a pas voulu que son œuvre perdît la
belle image qu'ils conliennent; voilà pourquoi, avec ce tact
scrupuleux qui caractérise le génie, il a transposé cette image à
une autre scène du drame déHnitif. — En lisant loul à l'heure la
•cène XXn, le lecteur retrouvera dans la bouche de Roméo la
pensée exprimée ici par Juliette : a. Donne-moi un poison, dit
Bornéo à l'apoUiicaire, qui enlève du corps le souflle vllal —
AUSSI violemment, aussi rapidrinent que la fîamine — chasse la
foudrt lift erUraitles fatales du canon. »
[86] Celte scène a élé comptèienient refaite. La voici, telle que
Ib poêle l'avait primitivement conçue :
Entrent (rèra Liike;ici et RoMlo.
ROUEO.
— Hiintenaot, pire Laarence, c'est de ton consentemeot sacré —
qae dépeDdent mon bonheur et celui de Jaliette.
LAl'ItERCE.
— Saiu plot de paroles, je ferai lotit an monde — pour vous rendre
kenrent, si cela est en mon poutoir.
noKËO .
— Klle a décidé qae nou» aonn rencontrerions ici ce malin — et
qne dous reMcrrerioos tes liens imlissolables, — gage de notre mntuel
LAtntENCE.
— le devine qu'elle va venir en effet : — l'amour chei la jeaneste
est alerte, il est plus rapide rj ne la plus rapide précipitation.
ICLIETTE entre uavi LUIvemeal ut te lïlie d»iis Ir» bru de Rdidco.
Voveil II twili qui tient I — Un pied aussi léger marclierailsor une
ikur tans la TroîiMr : — de l'amour et de la joïe vojet, vojcz le sou-
verain po avoir.
JCUBITE-
. Rotnéol
H0)l£0.
- Sais la bienteniie. ma Julieliul c«mme le regard en éveil gnette
396 ANTOINE ET CLÉOPàTRE, ROBfÉO ET JULIETTE.
la riante anrore, — toat eofoai qa'il est dans les brames de la nuit, —
ainsi Roméo a attendu Juliette, — et te voilà fenae I
JULIETTE.
Si je sais Taorore, me voilà venoe ~- à mon éclatant soleil ; brille
donc, et fais-moi rayonner.
ROMÉO.
^ Tons les rayons de la beanté sont dans tes yeax.
JULIETTE.
— Roméo, c'est de ta splendeur qo'ils jaillissent.
LAURENCE.
— Allons, mes galants, allons, les heures furtives passent ; ^ ajou-
nez les embrasseroents à un moment pins opportun ; — séparez-TOOs
pour un moment; vous ne serez seuls — que quand tous deoz, joÎBtf
par la sainte église, vous ne ferez plus qu*un.
ROMÉO.
— En avaot, saint père, tout délai semble long.
JULIETTE.
— Vite I vite ! ces langueurs nous font mal.
LAURENCE.
— Oh ! modération et douceur font, dit-on, la meilleure besogne ;
— d'ordinaire, la précipitation bronche aux chemins de traverse.
Us sortenu
(87) Ces deux derniers vers manquent à l'édition de 1597.
(88) Ces mots car tun tuerait Cautre y manquent égale-
ment.
(89) Cette réplique de Mercutio et les paroles de Benvolio qui
la provoquent ont été ajoutées au texte original.
(90) Au lieu des trois répliques qui précèdent» l'édition de
1597, contient cette courte réponse de Mercutio à Tybalt:
a De concert I corbleu I de concert ! le drôle veut faire de nous dei
râcleurs t »
(91) Cette réplique a été légèrement altérée. Roméo disaitdaos
l'origine : « Tybalt, l'amour que je te porte me fait excuser la
rage qui éclate — dans de telles paroles 1 x>
(92) Après ces mo\sjfiiuisà roiis, l'édilian de 1697 abrège h
^ne par celle simple indîcaLion :
Tjhdl frïppfl HcrcDiio pn^desjioiis !i> braa de Bercutin et s'enfuit.
(93| Les dernières paroles de Merculio ont été o
modlGées â la seconde MitioD. Voici colles que luipreie l'édilioD
de IS9T.
Je nU poirri pour ce bas monde, je sais eipédié loal de bon ; il •
bil de moi de U linode à vermine. Si ran* demandei à me voir demalD,
loni ne lron*erei avec h gravilé que donne ts bière. Que la lûrole
confonde vos msiionil je raïs ôlre magairiqaemâDl rnoolé lor lea ëpao*
le* de quatre hommes t Et cela pour vos maisons dea IHontègnes et dei
Capolel» I Pni9 quelque misérable pajsao, quelque fossoyeur, queltpw ,
ignoble maraud, écrira pour mou épitaphe que Tjball est venu el ■
iJolÉ les décret! dn prince et que Mercotio n été tué pour la coûte la
plus frivole. Où est le chirurgien?
LE PARE.
11 Ut crriié, seigneur.
MEHCmO.
Il va pouvoir tenir conversation i travers mes bojaoï. Allons,
Benvolio , prtte-moi ton bras. Que la vérole confonde vos maisons I
UssnrlcuL
[94) Dans la pièce primitive, le combat cnlre Roméo ei Ty-
bsli commence, sans plus de paroles, après celle exclamation
de Roméo :
( Il but que loi ou moi ou tous deo> nous le suivions, s
(95) D'après l'édition de 1S97, Roméo s'écrlail : Je suis r«i-
elaceAe laTorlune, els'enFuyait sans que Benvoliolui dît : (]u'al-
t«nds-m donc?
(96) Au lieu de ces mois : « Oh ! prince ! oh I mon neveu !
mon mari 1 n Lady Capulet, s'écriait : « Malheureux spectacle I
hélas I »
(97) Voici le récit de Benvolro
d'abord :
tel que le poêle l'avait congu
398 AATOIHI BT CllOPATRK, BOHÉO IT lULDETR.
LB PtISCI.
BeoTolio, qui a eommeneé eeite me saaglaBle f
BESfYOLIO.
— Tybalt, qae ? ons foyes id toé de U mAift de Ronéo. * En Taii
Roméo, loi parlant ftagement, lai aTait dit de réfléchir à la foUliié jde la
querelle ; — Tybalt persistait toojoars dans ses outrages. ^ Le fon-
gaeoi MercQtio a dégafoé pour calmer la tempête. — Ce qae f oyant,
Roméo lear a crié : Arrêtez tnessieurt î — m*a appdé, et a dégainé
poar séparer les combattants. — Pois, d*an geste rapide, le jeune Ro-
méo ^ a cherché à rétablir la paix, en même temps qa*il U rédanait
par la parole. ^ Tandis qu'ils échangeaient les eoaps et les estocades,
— sous le bras même do jeone Roméo qoi s'évertuait à les séparer, ^
le furieux Tybalt a allongé une botte per6de — qui a terminé la rie
du fongueux Mercutio. — Sur quoi il s*est enfui, mais il est revenu sor
le champ, — et avec sa rapière a bravé Roméo, — qui depuis un in-
stant n'écoutait plus que la vengeance, » et, avant que je poisse tirer
répée — pour séparer leur furie, Tybalt est tombé, ^ et Roméo s'est
enfui de ce côté.
(98) La première édition omet ce vers : a L'affection le fait
mentir, il ne dit pas la vérité, n Elle omet également les deux
répliques du prince et de Montagne qui suivent la réclamation de
Lady Capulet.
(99) Au lieu de ces vers :
Bear hence this body, and attend oar vill :
Mercy bot marders, pardooing those that kill.
a Qo'oo emporte ce corps et qu'on défère à notre volonté : ^ U
clémence ne fait qu'assassiner en pardonnant à ceux qui tuent, a
Le prince du drame primitif disait :
Pity shall dwell and go? ern with os still :
Mercy to ail bot morderers, pardooing none that kill.
« La pitié siégera et gouvernera toujours avec nous : — la clémence
n'exdot que les meurtriers ; elle ne pardonne pas à celui qoi tue. a
(100) Rien ne peut donner une plus complète idée de la trans-
figuration subie par Roméo et JulkHe que le rapprochement entre
cette scène et Tesquisse primitive :
50TES. 399
Enlre JrLierrt.
JDLIETTK.
— ftetonniez an galop, toqs, coarsien mu pieds de (lamme, — Ten
h demeure de Pbébasi un cocher — camma Phaëton vom annît vito
raoïeDé) — et aaraît aar le champ déchaîné la nuit nébalense.
JULIETTE, coBtiniiaBl.
— Eh bien, noarricef Oh mon Dieut pourquoi as-tn l'air si tristel
— Qa'a»-ia lA T l'ichella de oorde T
LA nOUHRlCE.
— Oai, oDi, récbellede corde. Uéia»! nooï aomues perdue* t —
Daiu MiDrnes perdoei, madame I doqs lommes perdues !
JULIETTE.
— Qoel démon es-tn, pour me tortorer ainsi?
LA NOURRICE,
— Hélai ! qael joor I il eiL mort, il est mort, il eat mort 1
— C'eat an sappUce à Taire rogir les damnés d'an horrible enfer.
— Le* cieni oni-ils po ^tre ansai croels 1
LA NOimRlCE.
Rooiéo l'a pa, «î les cieai ne l'ont pn. — J'ai va la bleasare, je l'ai
I ne de met jeai, — Dieu garde ma Ame I sur sa mite poitrine I — on
codafre eouDglanté, un triste cadatre ensanglanté, — pAle comme la
cendre 1 À le voir, je me sais évanoaie ! etc., etc.
(101) Les (jualre vers commençanl par ces mois : Corbeaux
auxp^umn de coIom6er manquent à l'édilion de 1697.
(103) Les cinq vers qui précèdent et la phrase finale de celle
réplique : Rmnéo u suit ont été ajoutés à la seconde édition.
(103) L'édition de 1597 a ici une légère variante ; elle dit :
Reste encore an otomeni, in ne l'en irai pas si vite.
— Oui, je ri
:i : qu'on
e prenne et qa'oi
(104) Les commenlateurs ont expliqué ces paroles un peu obscu-
res dites par Juliette : « Le crapaud a de très-beaux yeui, remar-
que Warburloo, cl l'alouelte de Irôs-laids; de là ce dicton popu-
laire, auquel Juliello fait allusion : a Le crapaud el l'alouetle ont
400 ANTOINE ET CLÉOPATRB. ROMÉO ET JULIETTE.
changé d'yeux. » — « Si le crapaud et Taiouetia avaieul cbaugé
de voix, ajoute Heath, le cri de Talouette n'aurait plus indiqué
l'apparition du jour» et conséquemment n'aurait pas donné à
Roméo le signal du départ. »
(105) Cette belle invocation à la Fortune et les deux répliques
qui précèdent l'entrée de lady Capulet manquent au drame pri-
mitif.
(106) Les trois vers qui précèdent ont été ajoutés à la seconde
édition.
(107) Ces neuf vers admirables qui peignent si éloqueroment
l'angoisse de Juliette sont dûs à une retouche exquise. D'après
l'édition de 1597, Juliette disait tout prosaïquement : a Ah !
nourrice! quelle consolation, quel conseil peux- tu me
donner? »
(108) L'édition de 1597 ne contient pas les neuf vers qui
précèdent.
(109) Ici Juliette disait primitivement : « Enchaine-moi au
sommet de quelque montagne escarpée — où errent des ours ru-
gissants ou des lions sauvages, — ou couche-moi dans une tombe
avec un mort d'hier. — Les choses dont le seul récit me faisait
trembler, — je les ferai sans crainte, sans hésitation, — pour me
garder, épouse fidèle et sans tache, — à mon cher seigneur, i
mon très-cher Roméo. »
(110) Les six vers qui précèdent manquent au texte pri-
mitif.
(111) Cette scène commençait ainsi dans l'origine :
CAPOLET.
— Où es-tu, maraud ?
LE VALET.
Id, pardine.
NOTES. 401
CAPOLET.
— > Ta me chercher vingt cuisiniers habiles, etc.
(112) Le dialogue, depuis Tentrée de Juliette jusqu'à sa sor-
tie, a été curieusement remanié à la seconde édition du drame.
Le voici, tel que l'indiquait la première édition :
CAPOLET.
— Eh bieo, mon entêtée, où aTez-voas été comme ça?
JULIETTE.
— Chez quelqu'un qui m'a appris à me repentir comme d*un péché
_ de mon opposition impertinente et obstinée — h vous et h vos or-
dres. Le pieui Laurence — m'a enjoint de me prosternera vos pieds—
et d*implorer rémission d'une si noire action.
Elle s'agenouille.
LA MÈRE.
— Allons, voilà qui est bien dit.
CAPOLET.
— Ah I par Dieo, c'est un saint homme que ce révérend père — et
tonte notre cité Ini est bien redevable. — Qn'on aille immédiatement
prévenir le comte de ceci, — car je veux que ce nœud soit noué dès
JULIETTE.
— Nourrice, voulez- vous venir avec moi dans mon cabinet, — afin
de choisir les choses requises pour demain T
LA MERE.
— Oui, je t*en prie, bonne nonrrice, va avec elle, — aide-la h trier
9es coiffures, ses rabats, ses chaînes; — je vais vous rejoindre sur-le-
champ.
LA NOURRICE. '
— Allons, cher cœur, sortons-noosT
JULIETTE.
— Viens, je le prie.
ExeuDt.
(113) Voici l'esquisse de celle scène, d'après Tin-quarto de
1597 :
Entrent Juliette et la MooanicB.
LA NOURRICE.
— Allons, allons, qaevous faulril encore?
402 AirrOlRB ET GLÉOPATRÉ, ROMÉO KT JUUSTTK.
JULIETTE.
— Rien, bonne noorrice. Laitse-moi, — car je iétn coodie^ seule
celle nuii.
LA NOURRICE.
— G'esl bon, il y a ane chemise blanche sor ?otre oreiller; sur et,
bonsoir I
Entre la MiiB.
LA UtSLE,
— Eh bien, èles-Tons encore occopées T Esl-ce qne tous avez besoia
de mon aide ?
JULIETTE.
— Non, madame; nous aTont choisi toos les effets — qui me seronl
nécessaires poar notre cérémonie de demain ; — maintenant venilla
permettre qne je resle seule — et qne la nonrrice veille arec yoos celte
nuit ; — car, j*en sois sûre, toos avez trop d'onvrage sar les bras, —
dans des circonstances si pressantes.
LA MÈRE.
Bonne noit ; — mets-loi an lit el repose, car ta en at besoin.
La mère et la oourrioe sorteot.
JULIETTE.
— Adien... Dieo sait quand nous noas roTorrons : — Àh! j'entre-
prends une chose effrayante. — Eh quoil si cette potion n'agissait pis
da loul, — faudrait-il donc forcémenl qne je fusse mariée an comtet
— Voici qui Tempècherail... Couteau, repose ici... — Et si le rnoÎM
m'avait donné ce breuvage — pour m 'empoisonner, de peor qoe je ne
révèle noire récent mariage ? Ah ! je le calomnie, — c*esl an religieax
et saint homme : — je ne veux pas accueillir une si mauvaise pensée.
— El si j'allais être étouffée dans la tombe ! — Si seulement je m'éveil-
lais une heure avant l'instant fixé I — Ah I j'en ai peor, alors je devien-
drais lunatique, — et, jouant avec les ossements de mes anefttres, ^
j'en broierais ma frénétique cervelle... Il me semble voir — mon eon-
sin Tjbalt, baigné dans son sang, — qui cherche Roméo... Arrête»
Tybalt, arrête... — Roméo, j'arrive... Tiens! je bois à toi.
Elle se jette sur son lit derrière les riderai.
(114) Juliette fait ici allusion à Tune des superstitions lei
plus tenaces du moyen âge. D'après la croyance populaire, la
mandragore déracinée jetait des cris âurnàttirels qu'aucune créa-
ture ne pouvait entendre sans mourir. Pour éviter ce danger, nos
pères avaient recours à un expédient singulier : ils creanient la
NOTES. 403
terre aotour des raciDes de la plante, fixaiem k là tîgé niié corde
qu'ils attachaient par Tautre extrémité au cou d'un chien, et,
après s'être soigneusement bouché les oreilles, appelaient le mal-
heureux animal qui tombait foudroyé, après avoir arraché la pré-
cieuse plante dans son élan.
(115) D'après l'édition de 1697, cette scène commence
ainsi :
LA MÈRE.
— Voilé qoi est bieo dit, Doarrice : faites tout préparer ; — le comte
Ta être ici immédiatement.
Entre Capoiat.
CAPOLET.
— Hâtez-Yoas, hâtez-?oas I etc.
(116] Texte primitif :
LE VIEILLARD (CAPULET.)
Arrêtez 1 laistez-moi voir... Toote pâle et toute blême I — Temps
maudit! iofortané vieillard I (Éd. 1597.)
(117) Au lieu de ces deux vers, Paris disait antérieurement :
« N'ai-je si longtemps désiré voir celle aurore, — que pour qu'elle
me présentât de pareils prodiges! — Maudit, malheureux, misé-
rable homme! — ^*Je suis abandonné, délaissé, ruiné, — venu au
monde pour y être opprimé — par la détresse et par une irrémé-
diable infortune! — 0 cieux! ô nature! pourquoi m'avez-vous
fait une existence si vile et si lamentable? n
(118) Après celte réplique de lady Capulet, le texte primitif
abrège ainsi la scène :
Tous 86 tordent les mains et crient à la fois.
TOUS.
Toute notre joie, tonte notre espérance est morte, — morte, perdne,
anéantie, évanouie, à jamais disparue.
(1 19] L'édition de 1S97 contient ici cette curieuse indication :
Tous, excepté la nourrice, sortent en jetant du romarin sur elle (Juliette) et en fermant
les rideaux.
Hfc JHIHK 7 ZaJSP^^TSS,
J«
'r IsKvmof
•— 21 « JOB a» 1^ a
— «J«
!^ La ânx v«s ^RCéiiaLfi samfMaK à réfitân 4e 1417.
t:^"; DaiLî jà puace •jrgiaaÀe, Ecmeo n'jdressMl pas à
ZïT eeOe qvstÎGa à iaporunif ^H la répéter iMt à 1
\ii Tex^ primitif : c PardiMiDe-iiioi, seigneor, â
megagfT, de fânnoiieer mie si ouaTiise imiTeik. »
125) Du» le drame origiiial, Bornéo ne donaiit pas a w
pifffl en iiuiruoiioDs. « Tu sais oi'i je toge, procure-moi da l'encre
ol du papier, — el loue des chevaux de poste, je parsd'icî ce soir. »
(136) Le lecteur verra avec un viT înlérêl l'esquisse de re
bmaus monologue :
— Ooi, Jollelte, je dormirai prèi de toi cette nuit. — Cherchons le
noieii. Autant qu'il m'en souiient, — ici demenra nn iputhicaire que
j'ai MOTent remarqué — en païunt : )■ panvre «achoppe est garnie —
d'une cliélire colleclion de bottes vides ; — nii atligalor y est accroché :
— de rienT bouts de ncelle et des pains de rose — sont rangés ci et
Upoor faire étalage. — Tout en le remarqua ni, j'ai peni^é en moi-même :
— Si en ce motnenl un homme avait besoin de |ioison, — bien que la
venta en tait punie de mnrt i Mantoue, — il pourrait en acheter 11. Cette
pensée — était nn pressentlnieni démon besoio prêtent... C'est par ici
qa'il demeare. — Comme c'est Tète aujourd'hui, la boutique do miaë-
nbleest rermée. — UoUI l'apothicaire! montre-loi, altoof ; »
II27I Toite primitif : « Vingt ducnts. »
ll?8} Texte priroilif : o La misère déguenillée pend à les êpau-
lea. — et la famine hideuse s'attache à les joues, n
(129) Texte primitif : a Mettes c«ci dans le liquide que vous
voudrez, — et vous serez expédié , eussiez-vous la vie de viagi
hommes. »
(130} Texte primitif:
l.AURENCS.
— HaÏDtenant il Taitt qua je me rende seul an tombeaa> — De peur
qs* la dame ne s'éveille — avant que j'arrive, je vais me hïler — de Is
rrer de cette tomba de misère.
(131) Au lieu de ces six vers, voici ce que l'édition de 1597
bit dire à Piris :
PAHIS.
— Doocelleur.jetèmede^lluiir'i sur loti lit nuptial! — Douce tombe,
qoi contiea» dan* Ion enceinte — la phis parfait modèle de l'éternité ;
406 ÂHTOiNB ET aÉOPATRB, ROMÉO ET JUL1BTTB.
— belle Juliette qui demeures avec les anges, — accepte de ma main ce
dernier hommage. — Vivante, Je t'honorai ; morte, — j^oma ton ton-
beau de funèbres louanges.
(132) Les deux derniers vers manquent à Téditioti de 1597.
(133) Texte primitif :
PARIS.
— C*est ce banni, ce Montagne hantain»"*- qui a iné le oooain de nu
bien-aimée. — Suspends la besogne sacrilège, vil Montagne ; — la ven*
geance peut-elle sa poursuivre an delà de la mort ? -— Je te aaisb ici
comme félon. — La loi te condamne : donc il (kvLi qn« tu oiesraa.
(134) Les deux derniers vers ont été ajoutés à rédilion origi-
nale.
( 1 35) Ce monologue de Roméo a été transBguré par la retouche
du maître. En voici l'ébauche :
ROMËO.
— Sur ma foi, je le ferai... fcixaminons cette figure : — an parent de
Mercutio, le noble comte PAris... — Que m'a donc dit mon valet? moa
âme bouleversée — n*y a pas fait attention... Nous étions à cheval. 0
m*a conte, je crois, — que Pâtis devait épouser Juliette; — m'a-t-il
dit cela ou l'ai-je rêvé ? — N'importe, je veox exaucer ta demièra
prière, — car tu as estimé ton amonr plus que ta vie. — Mort, repose
ici enterré par on mort.
Il dépose Paris dans le monuBieiit.
— Que de fois les hommes à Tagooie — ont eu un accès d'enjooe-
ment et de gaieté, un éclair avant la mort — comme disent coox qnilei
soignent. Oh! comment puis-je appeler — an éclair ce que je ressens?
Ah I chère Juliette, — comme ta beauté pare cette tombe! — Ob! je
crois que le spectre de la mort — est amoureux et qa*il coartiae maa
adorée. — Aussi je veux à jamais, oh I à jamais — ûxer ici mon éter-
nelle demeure, — avec la vermine qui te sert de chambrière ! — TienSi
pilote désespéré, lance vite ^ sur les brisants ma barqne épuisée par la
tonrmente... — A mabien-aimée I
Il boit.
L'apothicaire ne m*a pas trompé, — ses drognes sont actives*.. Ainsi
je meurs sur un baiser.
Il meurt.
(Ed. 1697.)
NOTES. 407
(136) Après ce vers, Tédition de 1597 ajoute:
— Quel est celui qui si tard fraternise avec les morts?
(1 37) Texte primitif : « Si je le troublais dans son entreprise. »
(138) Au lieu des cinq vers qui précèdent, l'édition de 1697 n'a
que ce seul vers» dit par Laurence :
« Alors il faut que j'accoure. J'ai dans l'esprit un mauvais
pressentiment. »
(139) Texte primitif : « Ah ! quelle heure fatale — a donc été
complice d'un si noir- péché? »
(liO) Voici les dernières paroles que le drame original faisait
dire à Juliette :
Le moine sort.
JULIETTE.
— Va, sors d'ici 1 car moi, je ne m*en irai pas. — Qu'est ceci? une
coope qu'élreiDt la main de mon amant ! — Ah ! Tégoisle ! il a tout
bu I 11 n'en a pas laissé une goutte pour moi!
Rumeur au dehors.
— Do bruit ! alors soyons résolue. — Oh ! heureux poignard, tu
vas mettre fin À ma frayeur : — repose dans mon seinl... Ainsi je
TÎeot à toi.
Elle meurt.
(141) Texte primitif:
CAPOLET.
— Vois donc, femme. Ce poignard s*est mépris. — Tiens, il a quitté
le dos du jeune iMootagoe — pour se fourrer dans la poitrine de ma
fille.
(142) Texte primitif:
MONTAGUE.
— Hélas! mon suzerain, ma femme est morte celte nuit, — et le
jeune benvolio est aussi décédé.
(143j Dans l'origine, Laurence expliquait avec plus de détail
raccideutqui avait arrêté Fréro Jean :
îUê AUIM ir OKH-AZBI^ HCMâD D JttBIl.
4 Saisaiai, •&Ht-4L 'fui amtaa lettres^ le religien Jean,^
eherdiHit on Frère <pi irait VwaamfÊfper^ — dins oo endroit
(là rétpaàt le Séaa caataçi&KL^ — fii&relBiiB per les inspedean
«le la Tiile^ dlB. ».
1 14) Aa lie« i» ônf «Bn(|iii praeèdm» le prâeedisaiitd'i-
berd : « — 04 soi cm mnÊaaa? Tofs ce fa'a bit h haine. »
;145» Teite phontif :
— li a> jura pas ie slaliie esdiiiée à plas kaot prix — que
ceiie de Boawo et de 9 hian ■iim'H JoKette.
1 46î Toict le déDoûniefiC de Mmtàf M JmèiMt^ lel que Gtr-
l'a retet en tTiO pour b âcéoe de Drvj Lane :
et Pirk se baiiaiL
— Mljesais tué! âtat» gémsxma^ — — fia 1» fbeia et <é-
fiMHMàpià» de Jniiilla.
a expire.
— > Sar OM fin* je le In»..
éÊ 9si«eC»> lewMa ce^ae Pfris ! -- Tf
«r loa tivrt. — je vm t*
la porte
-- Car Jaii«ae ▼ lapaae. 0 Ma Mear l aa fieauaa ! -- U BMit
fai « »an la oùel «la tua bateiBa — > a*a p«i catoit ea de peaieif lar
tabaaaia; ^aUa aa i • pa» wanaiw. U la—a 4a la baaalé--flil
ftms ci sar tes joats -- ai le plia inr
4a k MK a M p» aecafa ééplafâ H !— O JalieUe,
siMfe aaeart? ^Icx^ià — javeaxfi]
— at
■ BÊÊÊitu
— Tîaas aner coadaetBar, vîeas lera gaièa. » Klaca
fiae, laaca --sar les brisaals om baffae épairfe pw la
— Assci !.. . A aa bien sian'e !
nboitle
~ La 4araier re^v^, acs ycai ! bras, aae dMaièrn étreialB,
YODS, lètrei, — îcellei le* pnrtPK île relie hs
— DoncemcDt I... ellcreipireet remoel
JULIETTE.
— OÙ ttiîï-je?,.. Défendez- moi, puissances!
ROHËO.
— Elle parle, elle TJt I Nous allons Ëlre heureai
étoile propice me iléJoairnsge mainteniinl
plisses. Lève-toi, lëve-toi, nis Jolielte; — et de (
(le cette BiaituD il'horieur — laitse-moi l'emporti
de I
ton Roméo : — laisse-i
rappeler, mon ime, h
iDlHer «I
eti I
— Ma bonne
Bs chagrin*
lie la mon,
les bras de
'S lèvre» un esprit vital — at le
JULIETTE.
— HooDieu! qu'il Tait firoid?... Qui esl
ROMÉO.
Ton mari, — Juliette ! Ton Roméo revei
primablei joies t... Qaillc, quille ce lieu.
idn désespoir — 1 J'it
- el rufons eiKGinble.
— Pourquoi me faites-vous violeaceT... Je m
Hes force» peuvent me trahir, mais ma volooti: est immuable- — Je ne
veii)tp«s épouser Firîs % Roméo est mon maril
BOBF.O.
— Romi!'0 est lou mari ! je sui» ce lloméo; — et loules le* puis-
MDcexde la terre ou de l'bomme — ne parviendraieni pas i briser nos
liens ni k t'arroclier de mon cfeur I
JULIETTE.
— Je reconoait celle voii ; sa magique suavité éveille — mon Ame
rniie -. h présenl je me rappelle bien — tontes les circonstances. —
Obi non (eignenrl mon mari! — F:>t-ce que tu m'ûvitea, Roméo?
— Toai m'elfrajel I E'arlei ! Oh ! que j'entende une voii — autre que
la mienne dans ce sinistre caveau de la mort, — ou je tais déraillir...
Sootieas-moi.
ItOHËO.
Ohtjene puis; — je n'ai plus de force : j'ai besoin moi- mi! me de
ion faible appui. — Cruel poison !
JULIETTE.
— Du poison ? que vent dire monseigneur? — Telle voii tremblante!
ces lèvres liviJeil ces yi-ui hagard* I.., La mort ert sur ton visage !
u
410 AHTODIB KT CLfiOPATIB, ROlfiO ET JDUini.
ftOHÉO.
— Oui, je lotte aree elle ea ee noseiii. — Les traBitports qae j*«
éproaTéfl — è t'eatendre parler, à voir tes yeoi s^oorrir, ^ ont arrêté
poar an moment sa marche ini|iéuievte, » et tonta aa penaée était ao
bonheor et à toi ; — mais maintenant la poison coort dans mes Teines...
— Je n*ai pas le temps de l'eipliqoer... — Le deatm Bi*a ameaé ici
pour dire an dernier, — an dernier adieo è ma bien-aimée et moorir
atec toi.
JULUTTB.
*» MoarirT La maiaa m*a doae troMpéaî
■CMItO.
Je ne sais pas eela. — ia t*ai eraa Morta ; égaré à eetta Toa, * 6
promptitude fatale ! j*ai bo do poison, baiié tas Ibnas» — al tronvé
dans tes bras on précieox tombeao 1 ~ Mais è ce moment... Oh I
JULIETTE.
Et je me sois é? eillée poor eela !
ROMEO.
— Mes forces soot brisées ; — la mort et Tamoar se dtspatent et
m*arrachent mon être, — mais la mort est la phis forte... Il faot qoe je
te qaitte, Jaliette! — 0 cniel, croel destin I À la (ace da ciel...
JULIETTE.
— Ta délires : appoie-Ull sor mon sein.
ROMÉO.
— Les pères ont des cœars de pierre qoe jamais larmes n^attendri-
root.. — La oatare parle en vain , il faat qoe les enfants soient ai-
sérables.
JULIETTE.
— Oh I mon cœar se fend !
ROMÉO.
— Elle est ms femme... ffos cœars sont tramés Ton dans l'antre...
— Arrête, Capalet... Péris, lâchez donc, — ne tirez pas ainsi les fibres
de nos cœnrs... elles éclatent... elles se brisent... — Oh ! Jaliette! Ja-
liette !
Il meurt. Jaliette s'évanouit sur son corps.
Entre FWre Lacreu^ce, avee une lanterne et un levier.
LAURENCE.
— Saint François me soit eo aide! Que de fois cette nnii-^ mes
vieux pieds se sont heurtés è des lombes !... Qui est là? — HéUs!
hélas! quel est ce sang qai souille le seail de pierre de ee sé-
pulcre 1
Rons. 41 1
jnLIBTTB.
— Qoî est U?
LAURBNCB.
— Ciel ! Jaliette est éTeiJlée I et Roméo mort I — et Paris aassi !
Ah f quelle heare néfaste — est donc eonpable de cette lamentable
catastrophe?
JULIBÎTB.
— Il est encore là, et je le tiens bien ; — on ne Tarrachera pas de moi.
LAURENCE.
— Patience, madame !
JtltlBTTB.
*— Patlenee ! ah 1 mandit prêtre I — ta parles de patience à nne
fliiaérabte comm moi !
LAUEKIfCE.
— 0 fatale erreur ! Lève- toi, belle désolée, — et fais cette scène de
mort.
JULIETTE. I
fie m*approche pas ; — oo ce poignard va venger la mort de mon
Roméo.
Elle tire an poignard.
LAURENCE.
— Je ne m*en étonne pas, la donlenr te rend folle.
Voix an debon criant : Venez 1 renés !
LAURENCE.
— Quel est ce brait ? Chère Jaliette, fuyons ! — Un pouvoir au-
dessas de nos contradictions — a déconcerté nos plans. Viens, échap-
pons-nous! — Malheureuse femme, je te placerai — dans une com-
munauté de saintes religieuses.
Voix au dehors criant : l'ar où Y par où ?
— Plus de questions 1 le guet arrive... — Allons, viens, chère
Miette .. Je n*ose rester plus longtemps.
u s'enfuit
JULIETTE.
— Va, sors d'ici, car moi, je ne m'en irai pas. — Qa'e^t ceci ? une
fiole?... Oui, la fin prématurée de Roméo ! — L'égoïste I il a tout bn,
il n*A pas laissé une goutte amie — pour m'aider k le rejoindre... Je
TWi baiser tes lèvres ; peut-être — y Irouverai-je un reste de poison !
Voix an dehors : Conduis-nous, page : par où ?
— Encore du bruit! hâtoos-nons doue !... 0 heureux poignard ! —
Voici ton fourreau !... Repose là, et laisse-moi mourir!
Elle se poignarde et meurt.
412 ANTOINE ET CLÉOPATBE, ROMÉO ET JDL1STTK.
Entrent Balthazar et le page entourés de gardes, puis le pai5CE et ses gpii$
portant des torches.
BALTHÀZAR.
— > Voici Tendroit, monseigneiir.
LB PRINCB.
^ Qael est le malheor matinal — - qai enlève notre personne à loo
repos?
Entrent Câpolet et des seigneurs.
CAPULBT.
— - Poarqnoi cas clameurs qni retentissent partent î — > Dans les mei
les ODS crient : Roméo ! — > d'antres , Juliette ! d'antres, Paris ! ei tooi
accourent — en jetant Talarme, vers notre monument.
LB PRINCE.
— D*où vient cette épouvante qui fait tressaillir nos oreilles T
BALTHAZAR.
— Mon souverain, voici le comte Paris tué, et Roméo, mon maître,
mort ! et Juliette, — qu*on croyait déjà morte, semble avoir été tnée, 3
n*y a qu'un moment.
CAPULBT.
— Hélas I ce spectacle funèbre est le glas — qui appelle roa vieillesie
au sépulcre.
Entrent Mcxtagcf. et des seigneurs.
LE PRINCE.
— Approche, Montagne : tu ne t'es levé avant Thenre — que poar
voir ton fils, ton héritier couché avant l'heure.
MONTAf.UE.
— Hélas ! mon suzerain, ma femme est morte cette nuit. — L'eiil de
mon (ils l'a suiroquéo! — Ouel est le nouveau malheur qni conspire
contre mesann<'es?
LE PRINCE.
— Regarde, et vois I
MONTAGUE.
— Oh I malappris, y a-t-il donc bienséance *- à prendre le pas sar
ton père dans la tombe ?
LE PRINCE.
— Fermez la bouche ans imprécations, -^ jusqu'à ce que nooi
ayons pu éclaircir ces mystères — et reconnaître leur source et leur
NOTES. 413
eaase. En atleodaDl, conleoez-vous, — et que l'afRiction s'a^serfisse à
la palience. ^ Prodoisez les suspects.
Entre Frère Lacibnci.
LAURENCE.
Je sois le principal.
LE PRINCE.
— > Dis donc vite ce qne tu sais de tout ced.
LAURENCE.
— RetiroBs-noQS de ce sinistre théâtre de la mort, — et Je toqs ré-
fëlerai toat; si dans ceci — il est arrivé malhenrpar ma faute, — que
■â vieille vie — soit sacrifiée, quelques heures avant son épuisement,
— à la rigueur des lois les plus sévères.
LE PRINCE.
— Nous t'avons toujours connu pour un saint homme. — Que le
▼alet de Roméo et qne ce page nous suivent. — Nous allons sortir, et
examiner à fond ce triste désastre. « Sages trop tard, messeigneurs,
V008 pouvez déplorer maintenant ^- les tragiques résultats de votre
mutuelle haine. — Que de malheurs terribles causent les discordes
privées ! — Quelle qu*en soit la cause, Teffet inévitable est une ca-
bmilé.
Tous sortent.
FIN DES NOTES.
APPENDICE.
TROISIÈME fflSTOIRE TRAGIQUE
Extraite des œuvres italiennes de Bandel et mise en langue française
Par Pierre Boisteao , surnommé Launay.
DE DBUX AMANTS DONT L'UN MOURUT DE VENIN, L'AUTKE DE TRISTESSE ■.
Du temps que le seigneur de l'Escale était seigneur de
Vérone, il y avait deux familles en la cité qui étaient plus
renommées qne les autres, tant en richesse qu'en noblesse,
l'une desquelles s'appelait les Montesches, l'autre les Cap-
pelets : mais, ainsi que le plus souvent il y a envie entre ceux
qui sont en pareil degré d'honneur, aussi survint quelque
> Dans le recneil de Bandello, cette histoire est la oeiiviènie nou-
velle de la seconde partie et a pour titre : La sfortunaia morte di
dut infelicissimi Amanti, che l'uno di velenOt e Valtro di dohre mori-
rano. Il est à remarquer que, daus la nouvelle francisée, Juliette ne
lueort pas de tristesse, mais d un coup de poignard. Pierre Boisleau n*a
pas pensé à recliOer ce titre, qui D*est plus d'accord avec le dénoû-
ment improvisé par lui.
416 APPENDICE.
iDimitié entre eux, et combien que l'origine en fût légère
et assez mal fondée, si est-ce que par intervalle de temps
elle s'enflamma si bien qu'en diverses menées» qui se dres-
sèrent d'une part et d'autre, plusieurs y laissèrent la vie. Le
seigneur Barthélémy de l'Escale, voyant un tel désordre en
sa République, s'essaya par tous moyens de réduire et con-
cilier ces deux ligues, mais tout en vain, car leur haine était
si bien enracinée qu'elle ne pouvait être modérée par au-
cune prudence ou conseil, de sorte qu'il ne put gagner sur
eux autre chose que leur laisser les armes pour un temps,
attendant quelque autre saison plus opportune où avec
plus de loisir il espérait apaiser le reste.
Cependant que ces choses étaient en tel état, l'un des Mon-
tesches, qui se nommait Rhoméo, Agé de vingt à vingt et on
ans, le plus beau et mieux accompli gentilhomme qui fitt
en toute la jeunesse de Vérone, s'énamoura de quelque
damoiselle de Vérone ', et en peu de jours fut tellement
épris de ses bonnes grâces, qu'il abandonna toutes ses au-
tres occupations pour la servir et honorer. Et après plu-
sieurs lettres, ambassades et présents, il se délibéra enfin
de parler à elle, et de lui faire ouverture de ses passions,
ce qu'il fit sans rien pratiquer, car elle, qui n'avait été
nourrie qu'à la vertu, lui sut tant bien répondre et retran-
cher ses afTections amoureuses, qu'il avait occasion pour
l'avenir de n'y plus retourner, et même se montra si austère
qu'elle ne lui fit la grâce d'un seul regard; mais plus le
jeuneenfantia voyait rétive, plus s'enflammait, et, aprèsavoir
continué quelques mois en telle servitude sans trouver re-
mède à sa passion, se délibéra enfin de s'en aller de Vé-
rone pour expérimenter si, en changeant de lieu, il pour-
rait changer d'aflection, et disait en soi-même : Que me
sert d'aimer une ingrate, puisqu'elle me dédaigne ainsi?
* Roialine, dans le drame.
THOISIÉJIK msTOIllK TIlAGlyUt.
i!7
Je (a suis partout, et elle me fuit : je ne puis vivre si je ne
suis auprès d'elle, et elle n'a conteDtement aucun, siuoa
quand elle est absente de moi. Je me veui donc pour l'a-
venir étranger de sa présence, car peut-être que, ne la
Tojsnt plus, ce mien feu qui prend viande et aliment de ses
•beaux yeux s'amortira peu à peu : mais, pensant exécuter
ses pensers, en un instant ils étaient réduits au contraire,
de sorte que, ne sachant en quoi se résoudre, passait ses
jours et ses nuits en plaintes merveilleuses : car amour te
sollicitait de si près, et lui avait si bien empreinte la beauté
de la demoiselle en l'intérieur de son cœur, que, n'y pou-
vant plus résister, il succombait au faix et se fondait peu h
peu comme la neige au soleil,
I>e quoi émerveillés ses parents et alliés plaignaient gran-
dement son désastre : mais sur les autres un sien compa-
gnon ', plus mûr d'dge et de conseil que lui, comment à
le reprendre aigrement : car l'amitié qu'il lui portait était
si grande, qu'il se ressentait 6e son martyre, et participait à
sa passion, qui fut cause que, le voyant quelquefois agité de
ses rêveries amoureuses, il lui dit :
— Rhoméo, je m'émerveille grandement r^mme tu con-
sumes ainsi le meilleur de ton âge k la poursuite d'une
chose de laquelle tu le vois méprisé et banni, sans qu'elle
ail respect ni à ta prodigue dépense, ni à ton honneur, ni
i tes larmes, ni même à ta misérable vie qui émeuvent les
plus constants à pitié. Par quoi je te prie, par noire an-
cienne amitié et par ton propre salut, que lu apprennes à
l'avenir ft être tien, sans aliéuer ta liberté à personne tant
ingrate, car, à ce que je puis conjecturer par les choses qui
sont passées entre toi et elle, ou elle est amoureuse de quel-
que autre, ou bien est en délibération de n'aimer jamais
aucun. Tu es jeune, riche des biens de fortune, et plus re-
418 APmDHX.
commandé en beauté que gentilhomme de cette ché, tu es
bien instruit aux lettres, tu es fils unique de ta maison. Quel
crève-cœur à ton paurre TieQlard de père et à tes autres pa-
rents de te voir ainsi précipité en cet abtme de vices et en
l'âgeoùtu leurdusses donner quelque espérance de ta verta!
Commence donc désormais à reconnaître rerreur en laquelle
tu as vécu jusqu'ici. Ote ce voile amoureux qui te bande
les yeux et qui t'empêche de suivre le droit sentier par le-
quel tes ancêtres ont cheminé, ou bien, si tu te sens si sujet
à ton vouloir, range ton cœur en autre lieu, et élis qudqoe
maîtresse qui le mérite, et ne sème désormais tes peines en
si mauvaise terre que tu n'en reçoives aucun fruit. La sabon
s*approcbe qu'il se fera assemblée des dames par la dté, ob
tu en pourras regarder quelqu'une de si bon ceil qu'elle te
fera oublier tes passions précédentes.
Ce jeune enfant, ayant ententivement écouté toutes les
raisons persuasives de son ami, commença quelque peu à
modérer cette ardeur et reconnaître que toutes les exhorta-
tions qu'il lui avait faites ne tendaient qu'à bonne fin, et dès
lors délibéra les mettre en exécution, et de se retrouver in-
différemment par toutes les assemblées et festins de la vfile,
sans avoir aucune des dames non plus affectée que d'autres.
Et continua en cette façon de faire deux ou trois mois, pen-
sant par ce moyen éteindre les étincelles de ses anciennes
flammes.
Advint donc quelques jours environ la fête de Noël que
l'on commença à faire festins, où les masques, selon la eoo*
tume, avaient lieu. Et parce que Antoine Capellet était chef
de sa famille, et des plus apparents seigneurs de la cité, Q lit
un festin . et, pour le mieux solemniser, il convia toute la
noblesse tant des hommes que des femmes, en laquelle oo
put voir aussi la plus grande part de la jeunesse de Vérone.
La famille des Capellpts (comme nous avons montré au cora-
mencemeut de cette histoire) était eu disside avec oelle des
TR0151ËHK UlETOllIE TRAOIUUE. 419
Montft5ches,quifut la cause pour laquelle les Hooteschesne
se IrouTèrent h ce convi, hormisce jeune adolescent Ulioméo
Montesche. lequel vinl en masque après lesouper avec quel-
ques autres jeuaes gentil sbonimes. Et après qu'ils eurent
demeuré quelque espace de temps la face couverte de leurs
masques, ils se démasquèrent. Et Hhoniéo loul honteux se
retirs en uQ coin de la salle ; mais, pour la clarté des torches
qui étaient allumées, il fut incontinent avisé de tous, spé-
cialement des dames, car, outre la naïve beauté de laquelle la
nature l'avait doué, encore s'émerveillaient- elles davantage
de son assurance, et comme il avait osé entrer avec telle
privauté en la maison de ceux qui avaient peu d'occasion de
lui vouloir bien. Toutefois les Capellets, dissimulant leur
bainc, ou bien pour la révérence de la compagnie, ou pour
I« respect de son Age, ne lut méflreut, ni d'effet ni de paro-
les. Au moyen de quoi, avec toute liberté il pouvait contem-
pler les dames à son aise, ce qu'il sut si bien faire, et de si
bonne grâce, qu'il d'j avait celle qui ne reçût quelque plai-
sir du sa présence.
Et après avoir assis un jugcmetH particulier surl'eicel-
lence de chacune, selon que l'afTection le conduisait, il avisa
unefille entre autres d'une extrême beauté, laquelle, encore
qu'il ne l'eût jamais vue, elle lui plut sur toutes, et lui dofl*
n«it en son cœur le premier lieu en toute perfection do
beauté. Et la festoyant incessamment par piteux regards,
l'amour qu'il portait h sa première damoiselle demeura
vaincu parce nouveau feu, lequel prît tel accroissement et
vigueur, qu'il ne se put oncques éteindre que par la seule
mort, comme vous pourrez entendre par l'un de ces plus
étranges discours que l'homme mortel saurait imaginer. Le
jeuns Rhoméo donc, se sentant agité de celte nouvelle tem-
pSte, ne savait quelle contenance tenir, mais était tant sur-
pris et altéré de ses dernières flammes, qu'il se méconnaîs-
aait pcasque gaHnftma, de sorte qu'il n'avait ta hardiesse de
420 APPENDICE.
s'enquérir qui elle était, et n'était ententif seulement qu'à re-
paître ses yeux de la vued'icelle : par lequel il humait le dooi
venin amoureux, duquel il fut enfin si bien empoisonné,
qu'il finit ses jours par une cruelle mort. Celle pour qui
Rhoméo souffrait une si étrange passion s'appelait Juliette,
et était fille de Capellet, mattre de la maison où on faisait
cette assemblée, laquelle, ainsi que ses yeux ondoyaient çà
et là, aperçut de fortune Rboméo, lequel lui sembla le plus
beau gentilhomme qu'elle eût oncques vu à son gré. Et
Amour adonc qui était en embûche, lequel n'avait point en-
core assailli le tendre cœur de cette jeune damoiselle, la
toucha si au vif que, quelque résistance qu'elle sût faire,
n'eut pouvoir de se garantir de ses forces, et dès lors com-
mença à contemner toutes les pompes de la fête, et ne sen-
tait plaisir en son cœur, sinon lorsque par emblée elle avait
jeté ou reçu quelque trait d'œil de Rhoméo. Et après avoir
contenté leurs cœurs passionnés par une infinité d'amou-
reux regards, lesquels se rencontrant le plus souvent et les
mêlant ensemble, leurs rayons ardents donnaient suffisant
témoignage de quelque commencement d'amitié. Amour
ayant fait cette brèche au cœur de ces amants, ainsi qu'ils
cherchaient tous deux les moyens de parler ensemble. For-
tune leur en apprêta une prompte occasion, car quelque
seigneur de la troupe prit Juliette par la main pour la bire
danser au bal de la torche, duquel elle se sut si bien acquit-
ter et de si bonne grâce, qu'elle gagna pour ce jour le prix
d'honneur entre toutes les filles de Vérone.
Rhoméo, ayant prévu le lieu où elle devait se retirer, fit
ses approches et sut si discrètement conduire les affaires»
qu'il eut le moyen à son retour d'être auprès d'elle. Juliette,
le bal fini, retourna au même lieu duquel elle était partie
auparavant, et demeura assise entre Rhoméo et un autre ap-
pelé Marcucio ' , courtisan fort aimé de tous, lequel, à cause
■ Ce nom, légèrement modifié par le traducteur anglais AribarBrooke,
TnOlSlÉHE HISTOIRE TltAOlQUE.
421
de ses faccties et gentillesses, était bien reçu en toutes com'
pagnies. Marcucio, hardi entre les vierges comme un lion
entre les agneaui, saisit incontinent la main de Juliette,
lequel avait une coutume tant l'hiver que l'été d'avoir lou-
jours les mains froides comme un glaçon de montagne,
même étant auprès du feu. Rhoméo, lequel était au côlé
senestre de Juliette, voyant que Marcucio la tenait par la
main dextre, afin de ne faillir à son devoir, prit l'autre
main de Juliette, et, la lui serrant un peu, se sentit telle-
ment pressé de celte nouvelle faveur, qu'il demeura court,
ans pouvoir répondre ; mais elle, qui aperçut par sa muta-
lion de couleur que le défaut procédaitd'une trop véhémente
amour, désirant de l'ouïr parler, se tourne vers lui, et la
vois Ireroblante, avec une honte virginale entremêlée d'une
pudicité, lui dit : n Bénie soit l'heure de votre venue à mon
cAté t » Puis, pensant achever le reste. Amour lui serra
tellement la bouche, qu'elle ne put achever son propos. A
quoi le jeune enfant tout transporté d'aise et de contente-
ment, en soupirant lui demanda quelle était la cause de
cette fortunée bénédiction. Juliette, un peu plus assurée,
avec un regard de pitié lui dit en souriant :
— Mon gentilbomme, ne soyez point émerveillé si je
bénis votre venue, d'autant que le seigneur Marcucio, long-
temps avec sa main gelée, m'a toute glacé la mienne, et
TOUS, de votre grflce, la m'avez échauffée.
A quoi soudain répliqua Rhoméo :
— Madame, si le ciel m'a été tant favorable, que je vous
aie fait quelque service agréable, pour m'étre trouvé casuel-
lement en ce lieu, je l'estime bien employé, ne souhaitant
■ ilâ ilotmé par Shakespeare à l'ami intime de son Roinda. Il a'j a, do
reite, aucun rapport entre le rôle iniignifiant jouù par le Marcucio de la
Ngende, et le râle si important soutenu par le Mercutio du drame. I^
figore lra(;i 'Comique de Mercutio csl toute cnliûre la création du
poêle.
autre plus grand bien, pour le comble de tous le^ contente^
ments que je prétends en ce monde, que de tous serrif,
obéir et honorer partout où ma vie se pourra étendre, comme
Texpérience vous en fera plus entière preuve, lorsqu'il votls
plaira en faire essai : mais au reste, si vous avez reçu quel-
que chaleur par l'attouchement de ma main, bien vous pois^
je assurer que ses flammes sont mortes au regard des vives
étincelles et du violent feu qui sort de Vos beaux yeox, le«
quel a si bien enflammé toutes les plus sensibles parties de
moi que, si je ne suis secouru par la faveur de vos divines
grâces, je n'attends que l'heure d'ôtre du tout coostimé et
mis en cendres.
À peine eut-il achevé ces dernières paroles, que le jeu
de la Torche * prit fln, dont Juliette, qui toute brûlait d'a^
mour, lui serrant la main étroitement, n'eut loisir que de
lui dire tout bas :
— Mon cher ami, je ne sais quel autre plos assuré témd-
gnage vous voulez de mon amitié, sinon que je votts
puis acertener que vous n*6tes point plus à vous^mâme que
je suis vôtre, étant prête et disposée devons obéir en tout ce
que l'honneur pourra souffrir, vous suppliant de vous con-
tenter de ce, pour le présent, attendant quelque autre saison
plus opportune où nous pourrons communiquer plM prtvë-
ment de nos affaires.
Rhoméo se sentant pressé de partir avec la compagnie,
sans savoir par quel moyen il pourrait revoir quelque aufare
fois celle qui le faisait vivre et mourir, s'avisa de demander
à quelque sien ami qui elle était, lequel lui fit réponse
qu'elle était fille de Capellet, maître de la maison où àféH
1 Le pas del Torchio était ooe danse par laquelle les bals se tensi-
naient, aa quatorzième siècle, dans Tltalie da Nord. Chaque daoïe iO'
vitait son dausear en Ini présentant ane torche allamée. Le diTerti»e-
ment dei Moccoletiiy qui encore aujourd'hai à Rome égaie li fie dH
M>irécs du carnaval, pur:)ii être un reste de cet ancien usage.
TROISIÈME 1I18T01HK TRAGIQUE.
423
él^ Tait cGjour le festin, lequel iadignéoulreinoâuredequoi
la fortuue l'avait adressé en lieu si périllcui, jugeait en soi-
mCme qu'il était presque impossible de mettre fin k son en-
treprise. Juliette, convoiteuse d'autre cdlé de savoir qui était
le jouvenceau qui l'avait tant humaiuenjt-nt curessii te soir,
et duquel elle sentait la nouvelle plaie on son cœur, appela
une vieille dame d'honneur ' qui l'avait nourriu et élevée àe
son lait, il laquelle elle dit, étant Bppuy(.'e : ■ Mire, qui
sont ces deui jouvenceaux qui sortent les premiers avec
dcui torches devant? » A laquelle la vieille répondit, selon
Je nom des maisons dont ils étaient issus. Puis elle interro-
gea derechef : a Qui est ce jeune qui tient un masque en
sa main, et est râtu d'un manteau de damas? — C'est, dit-
elle, Rtioffl^o Montesche, lils du capital ennemi de votre
pi^re et de ses alliés. »
Mais la pucolle. au seul nom de Montesche, demeura
toute confuse, désespérant du tout de pouvoir avoir pour
époui 90D tant atTectionné Rhoméo pour les anciennes ini-
mitiés d'entre les deuï familles : néanmoins elle sut (pour
l'houre) si bien dissimuler son ennui et mécontentement,
que la vieille ne le put comprendre, mais lui persuada de
se retirer en sa chumbrepour st) coucher, i quoi elle obéit;
mais étant au Ut, et cuidant prendre son accoutumé repos,
un grand tourbillon de divers pcneements commencèrent k
TenvironDer et traiter de telle sorte, qu'elle ne sut ooques
clore les yeax, mais se tournant, <;a et là, faotastiquait diver-
ses choses en son esprit, faisant tanlAt état de retrancher du
tout cette pratique amoureuse, tantôt de la continuer. Ainsi
était la pucelle agitée de deux contraires desquels l'un lui
donnait adresse de poursuivre sa délibération, l'autre lui
jffOposait le péril émiuent auquel indiscrètement elle se pré-
cipitait, et après avoir longtemps vagué en ce khynntho
■ La nuurriet, liam te dratue.
424 APPEHDICI.
amoareax, ne sayait enfin à qnoi se résoudre, mais elle plea-
rait incessamment et s'accosait soi-même , disant : « Ah !
chétiTe et misérable créature, dont procèdent ces inaccou-
tomées traverses que je sens en mon âme qoi me font pe^
dre le repos ? Mais, infortunée que je suis, que sais-je si ce
jouvenceau m'aime comme il dit? Peut-être que, sous le
▼oile de ses paroles amiellées, il me veut ranr l'honneur
pour se venger de mes parents qui ont offensé les siens, et
par ce moyen me rendre par une étemelle infomie la foble
du peuple de Vérone. » Puis soudain après elle condamnait
ce qu'elle soupçonnait au commencement, disant : c Était-
ce possible que, sous une telle beauté et accomplie dou-
ceur, déloyauté et trahison eussent mis leur siège T S'il est
ainsi que la foce est la loyale messagère des cono^tions de
l'esprit, je me puis assurer qu'il m'aime : car j'ai expéri-
menté tant de mutation de couleur en lui, lorsqu'il pariait à
moi, et l'ai vu tant transporté et hors de soi, que je ne dois
souhaiter autre plus certain augure de son amitié en laquelle
je veux persister , immuable jusques au dernier soupir de
ma vie, moyennant qu'il m'épouse, car peut-être que cette
nouvelle alliance engendrera une perpétuelle paix et amitié
entre sa fomille et la mienne, i»
Arrêtée en cette délibération, toutes les fois qu'elle avi-
sait Rhoméo passer devant sa porte, elle se présentait avec
un visage joyeux, et le conduisait du clin de l'cail, tant
qu'elle l'eût perdu de vue. Et après avoir continué en cette
façon de faire par plusieurs jours, Rhoméo, ne se pouvant
contenter du regard, contemplait tous les jours l'assiette de
la maison, et un jour entre autres, il avisa Juliette à la fe-
nêtre de sa chambre, qui répondait à une rue fort étroite,
vis-à-vis de laquelle y avait un jardin ; qui fut cause que
Rhoméo (craignant que leurs amours fussent manifestée^
commença dès lors à ne passer plus le jour devant sa porte;
mais sitôt que la nuit avec son brun manteau avait couvert
TROISIEME HISTOIRE TRAGIQUE.
42!)
la terre, il se promenait lui seul avec ses armes en cette pe-
tite ruelle : et après y avoir été plusieurs fois à faute, Ju-
liette, impatiente en son mal, se mit un soir à la fenêtre, et
aperçut aisément, par la splendeur de la lune, son Rhoméo
joignant sa fenêtre, non moins attendu qu'attendant. Lors
ello lui dit tout bas, la larme i l'œil, avec une voii inter-
rompue de soupirs :
— Seigneur Rhoméo, vous me semblés par trop prodigue
de votre vie, l'eiposant à telle heure à la merci de ceux qui
ontsi peu d'occasion de vous vouloir bien : lesquels, s'ils vous
surprenaient, vous mettraient en pièces, et mon honneur,
quej'ai plus cherque ma vio, en serait à jamais interressé.
— Madame, répondit Rhoméo, ma vie est eu la main de
Dieu, de laquelle lui seul peut disposer, si est-ce que si
quelqu'un voulait faire effort de me l'ûter, je lui ferais con-
naître en votre présence comme je la sais défendre, ne m'é-
tant point toutefois si chère, ni en telle recommandation,
que je ne la voulusse sacrifier pour vous à un besoin ; et
quand bien mon désastre serait si grand que j'en fusse privé
en ce lieu, je n'aurais point d'occasion d'y avoir rfgrel, si-
non que la perdant, je perdrais le moyen do vous foire con-
naître le bien que je vous veui, et la servitude quej'ai à
vous, ne désirant la conserver pour aise que je sente ni
pour autre regard fors que pour vous aimer, servir et hono-
rer, jusques au dernier soupir d'icelle.
Soudain qu'il eut donné fin à son propos, lors amour et
pitié commencèrent à s'emparer du cœur do Juliette, et te-
nant sa tête appuyée sur une main ', ayant la face toute
baignée de larmes, répliqua à Rhoméo :
1 Ce trail piltorMque a étësjauti par Pierre Boiiusu au luxle origi-
nal. Shake9|ieare l'a liiiëraletneoi reproduit dans ce ven que dil Roméo
ai>«rt«*aDt Jalietle i son balcon •■
beï, lion ibc luiuit hur diook ui«>n lier Iiand t
426 APPKNDIGE.
— ^ ^igpeur Rboroéo, je vous prie de ne plus me remé-
morer C96 choses : car la seule apprébeosioQ que j'ai d*m
tel iocoQTénient me fait balancer antre la mort et la vie,
étant mon cœur si uni au vôtre, que vous ne sauriez rece-
voir le moindre ennui de ce monde, auquel je ne participe
comme vous-même, vous priant au reste que si vous désira
votre salut et le mien, que vous m'exposiez en peu de paro-
les quelle est votre délibération pour l'avenir ; car, si vous
prétendez autre privante de moi que l'bonneur ne le com-
mande, vous vivez en très-grande erreur : mais si votre vo-
lonté est sainte et que l'amitié^ laquelle vous dites me por-
ter, soit fondée sur la vertu et qu'elle se consomme par ma-
riage, me recevant pour votre femme et légitime épouse,
vous aurez telle part en moi que, sans avoir égard à l'obéis-
sance et révérence que je dois à mes parents ni aux ancien-
nes inimitiés de votre famille et de la mienne, je vous ferai
mattre et seigneur perpétuel de moi et de tout ce que je pos-
sède, étant prête et appareillée de vous suivre partout ojli
vous me commanderez : mais si votre intention est autre,
et que vous pensez recueillir le fruit de ma virginité, sous
le prétexte de quelque lascive amitié, vous êtes bien trompé,
vous priant vous en déporter et me laisser désormais vivre
en repos avec mes semblables.
Rhoméo, qui n'aspirait à autre cbose, joignant les mains
au ciel, avec un aise et contentement incroyable, lui
répondit :
— Madame, puisqu'il vous plaît me faire bonneur de
m'accepter pour tel, je l'accorde et m'y consens, du meil-
leur endroit de mon cœur, lequel vous demeurera poqr
gage et assuré témoin de mon dire, jusques à ce que Diea
m'ait fait la grAce de le vous montrer par effet. Et afin que
je donne commencement à mon entreprise, je m'en irai de-
main au conseil à frère Laurens, lequel, outre qu'il est mon
père spirituel, a de coutume de me donner instruction en
TROISIEIIE HIST01R8 TRACrOUE.
4?7
toutes mes autres aiïaires iirivées, et ne faudra) [s'il vouR
plaît) à me retrouver en ce lieu, à -la mâme heure, oIId de
vous faire enteadre ce que j'aurai moyenne avec lui.
Ce qu'elle accorda volontiers, et se Unirent leurs propos
saos que Rhoméo rei;ut pour ce soir autre faveur d'elle que
de parole.
Ce frôra Laurene, duquel il sera fait plus ample mention
ci;aprè6, était un ancien docteur en théologie, de l'ordre
des frères mineurs, lequel, outre l'heureuse profession
qu'il avait faite aux saintes lettres, était merveilleufiement
\tiTsé en philosophie, et grand scrutateur des sflcrets de na-
ture, même renommé d'avoir inlelligence de la magie et des
autres sciences cachées el occultes, ce qui ne diminuait en
rieji sa réputation. El avait ce frère, par sa prudhommie et
bonté, si bien gagné le cœur des ciio^^ens de Vérone, qu'il
les ojrail presque tous en confession : el n'y avait celui de-
puis les petits jusques nus grands qui nelerévcrflt et aimât ,
et m^me le plus savant, par sa grande prudence, étaitquel-
quefoi& appelé aux pins étroites affaires des seigneurs de la
ville. Et entre autres il était grandement favorisé du sei-
gneur de l'Escale, seigneur de Vérone, et de toute la famille
des MoQtescties et des Capellets et de plusieurs autres.
Le jeune Rbnraéo (comme avons jA dit), dès son jeune
âjW avflit loi^ours eu je ne sais quelle particulière nmilië
avec frère Laurens, el lui communiquait ses secrets. Au
mojfiii do quoi, partant d'avec Juliette, s'en va tout droit à
saint Frani;ois, où il raconta par ordre tout le succès de ses
amours au bon père, et la conclusion du miiriage prise en-
tre lui el Juliette, ajoutant pour la fm qu'il r.4irnil plutôt une
bontense mort que lui faillir de promesse : auquel le bon
père, après lui avoir fait plusieurs remontrances et proposé
tous les Inconvénients de ce mariage clandestin, l'exhorta
d'y penser plus à loisir: toutefois il ne lui fut possible de
le réduire: par quoi vaincu de sa perlinacité cl aussi proje-
L
428 APPKRDICB.
tant en lui-même que ce mariage serait (peut-être) moyen
de réconcilier ces deux lignées, lui accorda enBn sa requête,
avec la charge qu'il aurait un jour de délai pour exoogîter
le moyen de pourvoir à leur fait.
Mais si Rhoméo était soigneux de son côté de donner
ordre à ses affaires, Juliette semblablement faisait bien son
devoir du sien : car, voyant qu'elle n'avait personne autour
d'elle, à qui elle pût faire ouverture de ses passions, s'avisa
de communiquer le tout à sa nourrice qui couchait en sa
chambre et lui servait de femme d'honneur, à laquelle die
commit entièrement tout le secret des amours de Rhoméo
et d'elle. Et quelque résistance que la vieille fit au commen-
cement de s'y accorder, elle la sut enfin si bien persuader
et la gagner, qu'elle lui promit de lui obéir ce qu'elle poa^
rait, et dès lors la dépêcha pour aller en diligence parler
à Rhoméo et savoir de lui par quel moyen ils pourraient
s'épouser, et qu'il lui fit entendre c« qui avait été déter-
miné entre frère Laurens et lui. A laquelle Rhoméo fit ré-
ponse comme, le premier jour qu'il avait informé firère
Laurens de son affaire, il avait différé jusques au jour sub-
séquent qui était ce même jour, et qu'à peine y avait une
heure qu'il en était retourné pour la seconde fois, et que
frère Laurens et lui avaient avisé que le samedi suivant
elle demanderait congé à sa mère d'aller à confesse, et se
trouverait en Téglise de Saint-François , en certaine cha-
pelle en laquelle secrètement les épouserait, et qu'elle ne
faillite se trouver '.
Ce qu'elle sut si bien conduire et avec telle discrétion,
1 Boisteau a modifié le plan indiqué par Tantenr de la légende ori-
ginale. Dans la nouvelle de Bandello, les denx amants ont, avant ter
mariage, une entrevue noctome dans la chambre de JuUeUe, et c*est
là qu'ils conviennent de leur stratagème pour accomplir leur union clan-
destine. Le traducteur a supprimé cet incident et établi, par rintermé-
diaire de la nourrice, Tentente entre les jeunes gens.
R0IS1ËME HISTOIRE TRAGIQUE,
429
que sa mère lui accorda sa requête, et, accompagnée seule-
ment de la booDe vieille et d'une jeune damoiselte ', se
trouva au jour déterminé : et, sitâl qu'elle fui entrée eu l'é-
glise, elle 6t appeler le bon docteur frère Laurens, à la-
quelle on lit réponse qu'il était au confessionnaire, et qu'on
Valiait avertir de sa venue. Silût que frère Laurens fut
averti de la venue de Juliette, il entra au grand corps de
l'église, et dit à la bonne vieille et à la jeune damoiselle
qu'elles allassent ouïr messe, et qu'il les ferait appeler, dès
qu'il eût fait avec Juliette : laquelle entrée en la cellule
avec frère Laurens, ferma la porte sur eux, comme il avait
àe coutume, même qu'il y avait près d'une heure que Rho-
méo et lui étaient ensemble enfermés. Auxquels frère Lau-
rens, après les avoir cuis en confession, il dit h Juliette :
■ Ma fille, selon que Rlioméo (que voici présent) m'a ré-
cité, vous êtes accordée avec lui de le prendre pour mari,
et lui semblablement vous pour son épouse : persistez-vous
encore maintenant en ces propos ? m Les amants répondirent
qu'ils ne souhaitaient autre chose. Et voyant leurs volontés
conformes, après avoir raisonné quelque peu à la recom-
mandation de la dignité de mariage, il prononça les paroles
desquelles on use, selon l'ordonnaiice de l'église, aux épou-
sailles. Et elle ayant reçu l'anneau de Rhoméo, se levèrent
(le devant lui, lequel leur dit : « Si avez quelque autre chose
i conférer ensemble de vos menues affaires, diligentez-
vous, car je veux faire sortir Rhoméo d'ici, au désu des au-
tres. «Rhoméo, presse de se retirer, dit secrètement à Ju-
liette qu'elle lui envoyât après dîner la vieille, et qu'il ferait
faire une échelle de cordes, par laquelle (le soir même) il
monterait en sa chambre par la fenôtre où plus à loisir ils
aviseraient à leurs aiïaires.
■ Dm ■ la légende iislieDoe, Julielte se tead h confesie, nccompa-
gnée de lo mère. doDnaGiovinaa, et de deux outres femme».
i ■.
V.
430 APPENDICE.
l,es choses arrêtées entre eus. chacun se retira en la mai-
son, avec un contentement ÎDcroynble, attendant l'heure
heureuse de la consommation de leur mariage. Rboniéo,
arrivé à sn maison, ddctara entièrement tout ce qui s'était
passé entre lui et Juliette à un sien serviteur nommé
Pierre ', auquel il se fût fié de sa vie, tant il avait eipéri-
menlé sa fidélité, et lui commanda de recouvrer prompie-
ment une échelle de cordes, avec deux forls crochets de fer,
attachés oui deux bouts : ce qu'il fit <iisémen(, parce qu'elles
sont fort fréquentes en Italie. Juliette n'oublia au soir, sur
les cinq heures, d'envoyer la vieille vers Khoméo. lequel,
ayant pourvu de ce qui était nécessaire, lui fît bailler l'é-
chelle et la pria d'assurer Juliette que, ce soir raàme, il ne
faudrait au premier somme de se trouver au lieu accou-
tumé; mais si cette journée sembla longue à ces passionnés
amants, il en faut croire ceux qui ont fait autrefois essai de
gemblables choses, car chacune minute d'heure leur durait
mille ans, de sorte que. s'ils eussent pu commander au ciel.
comme Josué au soleil, la terre eût été bientôt couverte de
très-obscurea ténèbres.
L'heure de l'assignation venue, Rhoméo s'accoutra des
plus somptueux habits qu'il eût, et, guidé par sa bonne fur-
lune, se sentant approcher du lieu où son cœur prenait vie,
se trouva tant délibéré, qu'il franchit agilement la muraille
du jardin. Étant arrivé joignant la fenêtre, aperçut Juliette
qui avait jà tendu son laçon de corde pour le tirer en haut,
et avait si bien agrafe ladite échelle que, sans aucun péril,
il entra en la chambre, laquelle était aussi claire que le jour,
à cause de trois mortiers de cire vierge que Juliette avait
fait allumer pour mieux contempler son Bboméo^. Juhette,
de sa part, pour toute parure seulement de son couvrechef,
■ Baliha^r, dso^ le drame.
' Ces détail» cnrieui snot île l'imagiDAtioii du iruduclenr.
IHOIStËME HIETOIDE TRAGIQUE.
*3I
s'était coi£E^ de nuit : laquelle incootinenl qu'elle l'nperçut,
se Innncba i son col, et, «près l'avoir baisé et rebaisé un
million de fois, se cuida pâmer entre ses bras, snns qu'elle
eût pouvoir de lui dire un seul mot, mais ne faisait que
soupirer, tenant sa bouche serrée contre celle de Rhoméo,
laquelle ainsi transie le regardait d'un œil pileux, qui le
hisait vivre et mourir ensemble. El apriJs Hre revenue quel-
que peu à soi. elle lui dit, tirant un profond soupir de son
œar:
— Ah ! Bboméo, eiemplaire de toute vertu et gentillesse,
vous soyez le très-bien venu maintenant en ce lieu, auquel
pour votre absence, et pour la crainte de votre personne,
j'ai t4int jeté de larmes, que la source en est presque épui-
ser; mais maintenant que je vous liens entre mes bras,
fassent désormais Is mort et la fortune comme elles enten-
dront, car je me tiens plus que satisraite de tous mes ennuis
passés, par la seule faveur de votre présence.
A laquelle Rhoméo, la larme à l'ceil. pour ne demeurer
muet, répondit :
— .Madame, combien que je n'aie jamais reçu tant de fa-
veur de fortune que vous pouvoir faire sentir par vivij eipé-
rience la puissance qu'avez sur moi, et lu tourment que je
recevais à tous les moments du jour à votre occasion, si
vous puis-je assurer, que le moindre ennui oli je me suis vu
pour votre absence m'a été mille fois plus pénible que la
mon. laquelle longtemps eiU tranché le Tdel de ma vie,
sans l'espérance que j'ai toujours eue en cette heureuse
journée, laquelle me payant maintenant le juste tribut
de mes larmes passées, me rend plus content que si
je commandais à l'univers, vous suppliant (sans nous
amuser à remémorer nos anciennes misères) que nous
avisions pour l'avenir de contenter nos cœurs passionnés,
et à conduire nos affaires avec telle prudence et discré-
tion , que nos ennemis , n'ayant aucun avantage sur
432 iPPIHDIGK.
nous , nous laissent continuer le repos et tranquillité ^
Et ainsi que Juliette voulait répondre» la vieille survint
qui leur dit :
— Qui a temps à propos et le perd, trop tard le recou-
vre ; mais puisqu'ainsi est que vous avez tant &it endurer de
mal l'un à l'autre, voilà un champ que je vous ai dressé,
dit-elle, leur montrant le lit de camp qu'elle avait appa-
reillé : prenez vosarmes, et en tirezdésormais la vengeance*.
A quoi ils s'accordèrent aisément : et lors étant entre les
draps en leur privé, après s'être chéris et festoyés de toutes
les plus délicates caresses dont amour les pût aviser, Rho-
méo, rompant les saints liens de virginité, prit possession de
la place, laquelle n'avait encore été assiégée, avec tel heur et
contentement que peuvent juger ceux qui ont expérimenté
semblables délices. Leur mariage ainsi consommé, Rhoméo,
se sentant pressé par l'importunité du jour, prit congé
d'elle, avec protestation qu'A ne faudrait de deux jours l'un
à se retrouver en ce lieu, et avec le môme moyen et à heure
semblable , jusqu'à ce que la fortune leur eût apprêté sûre
occasion de manifester sans crainte leur mariage à tout le
monde. Et continuèrent ainsi quelques mois ou deux leurs
aises, avec un contentement incroyable, jusques à tant que
la fortune, envieuse de leur prospérité, tourna sa roue pour
les faire trébucher en un tel abtme, qu'ils lui payèrent
l'usure de leurs plaisirs passés par une très-cruelle et très-
pitoyable mort, comme vous entendrez ci-après par le dis-
cours qui s'ensuit.
Or, comme nous avons déduit ci-devant, les Capellets et
les Montescbes n'avaient pu être si bien réconciliés par le
> Ce dialogue est ane longue amplificalioD da texte italien.
^ Dan^ la légende originale, la nourrice ne parait pas pendant la nnit
de noces. Boistean esquisse ici grossièrement la Ogare comiqne que
Shakespeare doit peindre plos tard.
TROISIÈME HlSTOlitE TRAGIQUE. 433
seigneur de Vérone, qu'il ne leur restai encore quelques
élincelles de leurs anciennes inimiliés, et n'attendaient d 'une
part et d'autre que quelque légère occasion pour s'attaquer :
ce qu'ils firent. Les fêtes de Pâques (comme les hommes
sanguinaires sont volontiers coutumiers, après les bonnes
fûtes commencent les méchantes œuvres) auprès la porte de
Boursari, devers le château vieux de Vérone, une troupe
des Capellets rencontrèrent quelques-uns des Monteschcs,
et, ssDS autres paroles, commencèrent à chamailler sur eux,
et avaient les Capellets, pour chef de leur glorieuse entre-
prise, un nommé Thibaut', cousin-germain do Juliette,
jeune homme dispos, et bien adroit aux armes, lequel
exhortait ses compagnons de rabattre si bien l'audace des
Montesches, qu'il n'en fût jamais mémoire. El s'augmenta la
rumeur de telle sorte par tous les cantons de Vérone, qu'il
survenait du secours de toules parts : de quoi Rhoméo
averti, qui se promenait par la ville avec quelques siens
compagnons, se trouva promplemcnl en la place ofi se fai-
sait ce carnage de ses parents et alliés, et, après en avoir
avisé qu'il y en avait plusieurs blessés des deux cAlés, dit à
ses compagnons : « Mes amis, séparons-les, car ils sont si
acharnés les uns sur les autres, qu'ils se mettront tous en
pièce avant que le jeu départe : » et ce dit, il se précipita au
milieu de la troupe, et ne faisant que parer aux coups, tant
des siens que des autres, leur criant tout haut : « Mes amis,
c'est assez, il est temps désormais que nos querelles cessent,
car outre que Dieu y est grandement oiïensé, nous som-
mes en scandale à tout le monde, et mettons cette Répu-
blique en désordre. » Mois ils étaient si animés les uns
contre les autres, qu'ils no donnèrent aucune audience à
Rhoméo, et n'entendaient qu'à se tuer, démembrer et déchi-
rer l'un l'autre, et fut la mêlée tant cruelle et furieuse entre
434 ÂPPKIIDICE
eut, que ceux qui la r^rdaient s'épOdimtitaiêfit dé les
▼oîr tant souffrir, car la terre était toute couverte de bras,
de jambes, de cuisses et de saûg, sans qu'ils donnassent té*
moigûage aucun de pusillanimité, et se maintinrent ainsi
longuement, sans qu'on pût juger qui avait du meilleur.
Lors Thibaut, cousin de Juliette, enflammé d*ire et de cour-
roux, se tournant vers Rhoméo, lui rua une estocade, pen-^
sant le traverser de part en part» mais il fut garanti du coup
par le jaques qu'il portait ordinairement, pour la doute qu'il
avait des Capellets, auquel Rhoméo répondit :
— Thibaut, tu peut connaître, par la patience que j'ai
eue jusqu'à l'heure présente, que je ne suis point venu ici
pour combattre ou toi ou les tiens, mais pour moyenner la
paix entre nous; et si tu pensais que, par défaut de cou*»
rage» j'eusse failli i mon devoir, tu ferais grand tort à ma
réputation, mais je te prie de croire qu'il j a quelque autre
particulier respect qui m'a si bien commandé jusquea ici
que je me suis contenu comme tu vois : duquel je te prie
n'abuser, mais sois content de tant de sang répandu, et de
tant de meurtres commis dans le passé, sans que me tu
contraignes de passer les bornes de ma volonté.
— Ha ! traître, dit Thibaut, tu te penses sauver par le
plat de ta langue, mais entends à te défendre, car je te
ferai maintenant sentir qu'elle ne te pourra si bien garantir
ou servir de bouclier, que je ne t'ôte la vie.
Et ce disant, lui rua un coup de telle furie que, sans que
l'autre le parât, il lui eût ôté la tête de dessus les épaules»
mais il ne fit que le prêter h celui qui le lui sut incontinent
rendre; car étant non-seulement indigné du coup qu'il
avait, mais de l'injure que l'autre lui avait faite, Rhoméo
commença è poursuivre son ennemi d'une telle vivacité»
qu'au troisième coup d'épée qu'il lui rua, il le renversa
mort par terre d'un coup de pointe qu'il lui avait donné en
la gorge, si qu'il la lui perça de part en part. A raison de
t
TROISIÈME HISTOIHE TMaïQUE. 435
quoi la m^lée cessa ; car, outn^ que Thibaut était chef de la
compagnie, eacore ëtail-it issu de l'une dos plus apparentes
maisons de la cité : qui fut cause que le podestat fil coDgré-
get en diligence des soldats pour emprisonner llhoméo.
lequel, voyant son désastre, s'en va secrètement vers frère
Uurcos, à Soint-Francois, lequel, ayant entendu son fait,
le retint en quelque lieu secret du couvent, jusqu'à ce que
la fortune e>n eût autrement ordonné.
Le brait divulgué par la cité de l'accident survenu au sei-
gneur Thibaul, les Capellets accoutrés de deuil fireol porter
iê corps mort devant le seigneur de Vérone, tant pour
rémouvoir à pitié que pour lui demander justice, devant
lequel se trouvèrent aussi les Monlesches. remontrant l'in-
Bscencfl de Hhoméoet l'aggression de l'autre. Le conseil as-
Mublé, et les témoins ouis d'une part et d'autre, il leur fut
QD étreil commandement par ledit seigneur de poser
]■ armes. Et quant au délii de [thoméo, parce qu'il avait tué
loutre se défendant, il seruit banni à perpétuité de Vérone.
Bt ce commun infortune publié par la cité, tout était plein
dt plaintes et de murmures. Les uns lamentaient la mort du
Mifoenr Thibaut, tant pour la dextérité qu'il avait aux
les que pour l'eipérience qu'on avait un jour de lui, et
grands biens qui lui étaient préparés, s'il n'eût été pré-
lU par tant cruelle mort : les autres se doulaient [et spé-
ifilemeDt les damée} de la ruine du jeune Rhoméo lequel
OQtni une beauté et bonne grflce, de laquelle il était enrichi,
eocoreavait-il jene sais quel charme naturel, parles vertus
auquel il atlirail si bien les cœurs d'un chacun que tout le
monde lamentait son désastre; mais sur tout l'infortunée
Juliette, laquelle avertie tant de la luort de son cousin Thi-
baut que du bannissement de son mari, faisait retentir l'air
par une infinité de cruelles plaintes et misérables lamenta-
liODS, puisse sentant par trop oulrsKée de son extrême pas-
^, eatni en h chambre, et vaincue de douleur, se jeta
436 APPENDICE.
sur son lit où elle commença à renforcer son deuil par une
si étrange façon qu'elle eût ému les plus constants à pitié,
puis comme transportée, regardant çà et là, et avisant de
fortune la fenêtre (par laquelle soûlait Rboméo entrer en sa
chambre), s'écria ;
— 0 malheureuse fenêtre par laquelle furent ourdies les
amères trames de mes premiers malheurs, si par ton moyen
j'ai reçu autrefois quelque léger plaisir ou contentement
transitoire, tu m'en fais maintenant payer un si rigoureux
tribut que mon tendre corps, ne le pouvant plus supporter,
ouvrira désormais la porte à la vie, afin que l'esprit déchargé
de ce mortel fardeau cherche désormais ailleurs plus assuré
repos. Ah ! Rhoméo, Rhoméo, quand au commencement
j'eus accointance de vous et que je prêtais l'oreille à vos
fardées promesses confirmées par tant de jurements, je
n'eusse jamais cru qu'au lieu de continuer notre amitié el
d'apaiser les miens, vous eussiez cherché l'occasion de la
rompre par un acte si l&che et vitupérable que votre re-
nommée en demeure à jamais intéressée, et moi miséra-
ble que je suis sans consort et époux. Mais si vous étiez si
affamé du sang des Capellets, pourquoi avez-vous épargné
le mien, lorsque par tant de fois et en lieu secret m'avez vue
exposée à la merci de vos cruelles mains? La victoire que
vous aviez eue sur moi ne vous semblait-«lle assez glo-
rieuse, si pour mieux la solenniser elle n'était couronnée
du sang du plus cher de tous mes cousins ? Or, allez donc
désormais ailleurs décevoir les autres malheureuses comme
moi, sans vous trouver en part où je sois, ni sans qu'aucune
de vos excuses puisse trouver lieu en mon endroit. Et ce-
pendant je lamenterai le reste de ma triste vie avec tant de
larmes, que mon corps épuisé de toute humidité cherchera
en bref son réfrigère en terre.
Et ayant mis fin à ces propos, le cœur lui serra si fort
qu'elle ne pouvait ni pleurer ni parler, et demeura du tout
TWnSlSNE B1ST01HB THAGIOliE. 437
icDcnobîEe, comme si elle eût été trausie, puis étant quelque
peo revenue, avec une faible vois disait :
— Ah! langue meurtrière de rbonneurd'autrui, com-
ment oses-tu ofTenser celui auquel ses propres ennemis
iloao«Dt louange? Comment rejettes-tu le blâme sur Rho-
néo. duquel cbacua approuve rinnocence? où sers désor-
mais son refuge puisque celle qui dût être l'unique propu-
gDKle et assuré ' rempart de ses malheurs, le poursuit
et le diffame. Reçois, reçois donc, hboméo, la satisfaction
d« mon ingratitude par le sacritice que Je le ferai de ma
propre vie, et par ainsi, la faute que j'ai commise contre
ta lovauté sera manifestée, loi vengé e moi punie ' l
Et cuidsnt parler davantage, tous les sentiments du corps
lui défaillirent, de sorte qu'il semblaitqu'elle donnât lesder-
niers signes de mort, mais la bonne vieille qui ne pouvait
imaginer la cause de la longue absence de Juliette, se douta
soadaîn qu'elle souffrait quelque passion, et la cbercha tant
par tous les endroits du palais de son père qu'à la Gn elle la
trouva en sa chambre étendue et pâmée sur sou lit, ayant
toutes les eitrémités du corps froides comme marbre, mais
la TÎeille. qui la pensait morte, commença à crier comme si
elle eftl été forcenée, disant :
— Ah 1 cbère nourriture, combien votre mort maintenant
me grève!
Et ainsi qu'elle la maniait par tous les endroits de son
corps, elle connut qu'il y avait encore scintille de vie, qui
> De même U Jolietle da drame :
Ab I mT pour loM, «lui longue «taill anuiotlt ih; uamc,
< Âb t m-™ pMire soigneur, quelle esi li lingue qui oaro*BiT^ U ronoiqpié*, —
qMod Boi, ton épntui'c de trola heam, je TisDE de la dfchlrer ? >
* Tout ce monologac eit l'œuvre do Irailucteur frani^aii
i
438 iPnmDMi.
fut cause que rayant appelée plusieurs fcris par sou nom»
elle la fit retourner d'extase. Puis elle loi dit :
-» Madamoiselle Juliette, je ne sais dont tous procède
eetle façon de faire, ni cette iramodérëe tristesse, mais bien
TOUS puis-je assurer que j*ai pensé depuis une heure en çÀ
TOUS accompagner au sépulcre.
«— Uélas! ma grande amie (répond la désolée Juliette)
ne connaissez-vous à vue d*œil la juste occasion que j*ai
de me douloir et plaindre, ayant perdu en un instant les
deux personnes du monde qui m'étaient les plus chères?
«— Il me semble, répond cette bonne dame, qu'il vous
sied mal (attendu voire réputation) de tomber en telle extré-
mité, car lorsque la tribulation survient c'est l'heure où
mieux se doit montrer la sagesse. Et si le seigneur Thibaut
est mort, le pensez-vous révoquer par vos larmes? Que doit-
on accuser que sa trop grande présomption et témérité?
Eussiez-vous voulu que Rhoméo eût fait ce tort à lui et aux
siens de se laisser outrager par un à qui il ne cédait en rien?
Suffise vous que Rhoméo est vif, et ses aflaires sont en tel
état qu'avec le temps il pourra être rappelé de son exil, car il
est grand seigneur comme vous savez, bien apparenté et
bien voulu de tous. Par quoi armez-vous désormais de pa-
tience, car combien que la fortune le vous éloigne pour
un temps, si suis-je certaine qu'elle vous le rendra au para*
près avec plus d'aise et de contentement que vous n'eûtes
ooques; et afin que nous soyons plus assurées en quel état
il est, si me voulez, promettre de ne vous plus contrister
ainsi, je saurai ce jourd'hui de frère Laurens où il est
retiré.
Ce que Juliette accorda. Et cette bonne dame prit le droit
chemin à Saint-Frauçois où elle trouva frère Laurens qui
l'avertit que ce soir Rhoméo ne faudrait à l'heure ac-
coutumée visiter Juliette, ensemble lui faire entendre quelle
était sa délibération pour l'avenir. Celte journée donc se
TBOISlin HISTOIRE TRAGIQUE. 439
pissa oomme sont celles des mariniers, lesquels après avoir
éé agités de grosses tempêtes, voyant quelque rayon de so-
leil pénétrer le ciel pour illuminer la terre, se rassurant et
pensant avoir évité naufrage, soudain après la mer vient à
s'enfler et à matiner les vagues par telle impétuosité qu'ils
retombent en plus grand péril qu'ils n'avaient été au pré-
cédent
L'heure de l'assignation venue, Rboméo ne faillit la pro-
messe qu'il avait faite de se rendre au jardin où il trouva son
équipage prêt pour monter en la chambre de Juliette, la-
qoéUe ayant les bras ouverts commença à l'embrasser si
étroitement qu'il semblait que l'âme dût abandonner son
eorpa. Et furent plus d'un gros quart d'heure en telle agonie
tiios deux sans pouvoir prononcer un seul mot. Et ayant
leun faces serrées l'une contre l'autre, humaient ensemble
avec leurs baisers les grosses larmes, qui tombaient de leurs
jeax. De quoi s'apercevant Rboméo, pensant la remettre
quelque peu, lui dit :
— > M'amie, je n'ai pas maintenant délibéré de vous déduire
b diversité des accidents étranges de l'inconstante et fragile
fortaoe, laquelle élève l'homme en un moment au plus
haut d^é de sa rouo, et toutefois en moins d'un cil d'oeil
elle le rabaisse et déprime si bien qu'elle lui apprête plus
de 'misères en un jour que de faveurs en cent ans ; ce qui
s'eipérimente maintenant en moi-même, qui ai été nourri
délicatement avec les miens, maintenu en telle prospérité
et grandeur que vous avez pu connaître, espérant pour le
comble de ma félicité par moyen de notre mariage réconci-
lier vos parents avec les miens, pour conduire le reste de ma
vie k son période déterminé dn Dieu. Et néanmoins toutes
mes entreprises sont renversées et mes desseins tournés au
contraire, de sorte qu'il me faudra désormais errer vaga-
bond par diverses provinces, et mu séq^o^trer des miens
sans avoir lieu assuré de ma iciraite. Ce que j'ai bien voulu
440 AmiOKK.
mettre detant ? os jeox, afin de tous exhorter à l'a? enir de
porter patiemment tant mon absence que ce qui joos est
destiné 'de Dieu.
Mais Juliette» toute confite en larmes et mortelles an-
goisses, ne f oulut laisser passer outre, mais lui interrom-
pant ses propos lui dit :
— Gômmeoty Rhomëo, aurez-Tous bien le cœur si dur
ëloignëde toute pitié de me vouloir laisser ici seule, assiégée
de tant de mortelles misères qu'il n'y a heure ni mo-
ment ao jour où la mort ne se présente mille fois h moi ? et
toateidis mon malheur est si grand que je ne puis mourir :
de sorte qu'il semble proprement qu'elle me veut conserver
la vie, afin de se délecter en ma passion et de triompher de
mon mal, et vous, comme ministre et tyran de sa cruauté,
ne fûtes conscience (à ce que je vois), après avoir recueilli
le meilleur de moi, de m'abandonoer. En quoi j'expéri-
mente que toutes les lois d'amitié sont amorties et éteintes,
puisque celui duquel j'ai plus espéré que de tous les autres,
et pour lequel je me suis faite ennemie de moi-même, me
dédaigne etcontemne. Non, non, Rboméo, il vous faut ré-
soudre en Tune des deux choses ou de me voir incontinent
précipiter du haut de la fenêtre en bas après vous ou que
vous souffriez que je vous accompagne partout où la fortune
vous guidera : car mon cœur est tant transformé au vôtre
que, lorsque j'appréhende votre département, je sens ma
vie incontinent s'éloigner de moi, laquelle je ne désire con-
tinuer pour autre chose que pour me voir jouir de votre
présence et participer à toutes vos infortunes comme vous-
même. Et par ainsi, si oncques la pitié logea en cœur de
gentilhomme, je vous supplie, Rhoméo, en toute humilité,
qu'elle trouve place en votre endroit, que vous me receviez
pour votre servante et fidèle compagne de vos ennuis; et
si voyez que ne puissiez me recevoir commodément en l'état
de femme, et qui me gardera de changer dhabits? serai-je
THOISIÉME PISTOIBE TRAOIOUE.
441
la première qui en n usé ainsi pour échapper la tyrannie
des siens? Doutez-vous que mon service ne vous soit aussi
agréable que celui de Pierre votre serviteur? Ma loyauté
sera-t-elle moindre que la sienne? Ma beauté laquelle vous
avez autrefois tant exaltée n'aura-t-elle aucun pouvoir sur
vous? Mes larmes, mon amiiîé et les ancieas plaisirs que
TOUS avez reçues de moi seront-ils mis eu oubli?
Rhoméo, la voyant entrer en ces altères, craignant qu'il
lui advint pis, la reprît de rechef entre ses bras, et, U bai-
sant amoureusement, lui dit :
— Juliette, l'unique maîtresse de mon cœur, je vous
prie, au nom de Dieu et ds la fervente amitié que me per-
lez, que vous déraciniez du tout celte entreprise de votre
entendement, si ne cherchez l'entière ruine de votre vie et
delà mienne : car si vous suivez votre conseil, il ne peut
advenir autre chose que la perte des deux ensemble, car,
lorsque voire absence sera manifestée, votre père fera une
si vive poursuite après vous, que nous ne pourrons faillir h
être découverts et surpris, et enfin cruellement punis, moi
comme rapteur, et vous fille désobéissante à son père ; et
ainsi cuîdant vivre contents, nos jours prendront leur (in
par une mort honteuse. Mais si vous voulez vous forli6er
on peu à la raison plus qu'aux délices que nous pourrions
recevoir l'un de l'autre, je donnerai tel ordre à mon bannis-
sement que dedans trois ou quatre mois, pour tout délai, je
serai révoqué. Et s'il en est autrement ordonné, quoiqu'il en
advienne, je retournerai vers vous, vA, avec 1» puissance de
mes amis, je vous inlèverai de Vérone à main forte, non
point en habit dissimulé, comme étrangère, mais comme
mon épouse et perpétuelle compagne. Et par ainsi modérez
désormais vos passions, et vivez assurée que la mort seule
me peut séparer de vous et non autre chose.
I^s raisons de Rhoméo gagnèrent tant sur Juliette, qu'elle
lui répondit :
M?
— MoDdierainivjeiieTcoiqiieceqiiiKntpfalL Scst-
ce quelque part que toos tiriec moD eœur vonsdcnmcni
pour gage du pouvoir que tous m'aifez donné sur loos.
CependaDt, je tous prie ne fiiîllir me faire eoleodre $00-
vent par frère Laurens en quel état seront tos affiires, méiDe
le lien de votre ré<îdenee '.
Ainsi oes deui pauvres amants passèrent la naît ensem-
Me, JQsques h ce que le jour qui commençait i poindre
causa leur séparation avec pvtrAme deuil et tristesse. Rbo-
méo, ayant pris congé de Juliette, sVn va à Saînt-Franrois,
et, après qu'il eût fait entendre son affaire à frère Laarens,
partit de Vérone accoutré en marchand étranger, et fit si
bonne diligence que, sans encombrier, il arriva à Mantoue
(accompagné seulement de Pierre son serviteur , lequel il
renvova sciudainement h Vérone au senice de son père), oè
il loua maison ; et, %ivant en compagnie honorable, s'es-
saya pour quelques mois à décevoir Tennui qui le tour-
mentait. Mais, durant son al>5enct\ la misérable Juliette ne
sut donner si bonnes trêves h cr»n deuil que, par la mauvaise
couleur de son visage, on ne découvrît aisément l'intérieur
de sa passion.
A raison de quoi sa mère , qui l'entendait soupirer à
toute heure et se plaindre incessamment, ne se put conte-
nir de lui dire :
— M'amie, si vous continuez en ces façons défaire, vous
avancerez la mort à votre bon homme de père et à moi
semblabk'ment qui vous ai aussi chère que la %ie. Parquoi
modérez-vous pour Tavenir, et mettez peine devnus réjouir,
sans plus songer à la mort de votre cou>in Thibaut, lequel,
s'il a plu à Dieu de l'appeler, le pensez- vous révoquer par
vos larmes et contrevenir à sa volonté?
• Ce dialogae diffère entièrement, «inon pr le fond, da moins par
1a forme, do leile italien.
TROISIÈME HISTOmS TRACIOnE.
4i:i
Mnis la pauvrette, qui ne pouvait dissimiiler son mal,
lui dit :
— Madame, il y a longtemps que les dernières larmes de
Thibaut sont jetées, et crois que la source en est si bien
Lirie, qu'il n'en renaîtra plus d'a'ilrc.
La mère, qui ne savait iifi temlaient tous ces propos , se
lut de peur d'ennuyer sa lille. Et quelques jours après, la
ropnt continuer en ses Irisles^es et angoisses nccoulu-
mées, Hcha par tous moypns He savoir, tant d'elle que de
tous Ifts domestiques de la maison, l'oeeasion de son deuil,
mais tout en vain. De quoi la pauvri- mère, fâchée outre
mesure, s'avisa de fîiire enltndre le tout au seigneur An-
tonio, son mari. Et, un jour quVllu le trouva A |)rupos, lui
dit:
~- Monseigneur, ^i vous avez considéré la contenance de
notre fille et ses gestes, depuis la mort du seigneur Thibaut
son cousin, vous y trouverez une si élnuige mulalion, que
vous en d'-meurerez émerveillé. Car elle n'est pas sonlement
contente de perdre le brjire. le manger et Ip dormir, mais
elle ne s'eii^rce S autre chosp qu'i pleurer cl lamenter, et
n'a autre plus grau'l plaisir cl cunlcntenienl que de se tenir
récluse en sa chnnibre, où elle se passionne si fort quf, si
nous n'y donnons ordre, je doute désormais de sa vie, et,
ne pouvant savoir l'origine de son mal, In remède sera jilus
difFicile. Cor encore que je me sois employi'e ."i loulc exlnî-
mité, je n'en ai rien su comprendre, et combien que j'aie
pensé au commencement qui" rr-]n lui procéiMt pour li' décès
de son cousin, je crois maintenant le contraire, joint
qu'elle-même m'a assurée que les dernières larmes en
étaient jetées ; et ne sachant plus i.n quoi me résoudre, j'ai
pensé en moi-même qu'elle se cuatrislait ainsi pour un dé-
pit qu'elle a conçu de voir la plupart de ses compagnes ma-
riées et elle non. se persuadant peut-être que nous la vou
Ions laisser ainsi. l'ar quoi, mon .'mi. je vous supplie allée-
444 APPENDICE.
lueusempnt, pour nolro repos ut pour le sien , que vous
sojez pour l'avenir curieux de la pourvoir en lieu digne île
nous. I
A quoi le seigneur Antonio s'accorda volontiers, Ifl
disant : m
— M'aœie, j'avais plusieurs fois pensé ce que me dites :
toutefois, voyant qu'elle n'avait encore atteint l'âge de dit-
huit ans, je délibérais y pourvoir plus à loisir, Néanmoins,
puisque les choses sont en terme et que c'est un dangereux
trésor que de Hlles, j'y pourvoirai si promptement que vous
aurez occasion de vous en contenter, et elle de recouvrer
son embonpoint qui se perd & vue d'œil. Cependant, avisez
si elle n'est point amoureuse de quelqu'un, afin que nous
n'ayons point tant d'égard aux biens ou à la grandeur de la
maison où nous la pourrions pourvoir qu'à la vie et sanlé de
notre fille : laquelle m'est si chère, que j'aimerais mieux
mourir pauvre et déshérité que de la donner à quelqu'
qui la traitAtmal.
Quelques jours après que le seigneur Antonio eut évi
mariage de sa Bile, il se trouva plusieurs gentilshommes
la demandaient tant pour l'excellence de sa beauté que pour
sa richesse et extraction ; mais, sur tous autres, l'alliance
d'un jeune comte nommé Paris, comte de Lodronné. sem-
bla plus aviirilageuse au seigneur Antonio, auquel il l'ac-
corda libéralement, après loulefois l'avoir communiquée
sa femme, la mère, fort joyeuse d'avoir rencontré un si
hormétn parti pour sa fille, la fit appeler en privé et lui lit
entendre comme les choses étaient passées enire son père
et le comle Paris, lui mettant la beauté et bonne grflce de
ce jeune comte devant les yeux, les vertus pourlesquellesil
était recommandé d'un chacun, njoulanl pour conclusion
les grandes richesses et faveurs qu'il avait aux biens de for-
tune, par le mojen desquelles elle et les siens vivraient en
étemel honneur. Mais Juliette, qui eAt plutdt consenti
u'u^^_
1
TROISIKMB HISTOIRE TRAGIQUE. 445
démembrée toute vive que d'accorder re m;iriflge, lui dit
avec une audace non accoutumée :
— Madame, je m'étonne comme avez été si libérale de
votre fille de la commettre au vouloîrd'autrui, sans premier
savoir quel ëlait le sien ; vous en ferez ainsi que l'enlen-
drez, mais assurez-vous que, si vous le faites, ce sera ou-
tre mon gré. El quant au regard du comte Paris, je perdrai
premier la vie qu'il ait part à mon corps, de laquelle vous
serez homicide, ro'ayant livrée entre les mains de celui le-
quel je ne puis ni ne veux ni ne saurais aimer. Par quoi je
TOUS prie me laisser désormais vivre ainsi sons prendre au-
COD soin de moi, tant que ma cruelle fortune ait autrement
disposé de mon fait.
La dolente mère, qui ne savait quel jugement asseoir sur
ta réponse de sa fille, comme confuse et hors de soi, va
trouver le seigneur Antonio auquel, sans lui rien déguiser,
fit entendre le tout. Le hon vieillard, indigné outre mesure,
commanda qu'on l'amenât incontinent par force devant lui,
si de bon gré elle ne voulait venir. Et sitât qu'elle fut ar-
rivée toute éplorée, elle commença à se jeter à ses pieds,
lesquels elle baignait tous de larmes pour la grande abon-
dance qui distillait de ses yeu\. Et cuidant ouvrir la bouche
pour lui crier merci, les sanglots et soupirs lui interrom-
paient si souvent la piirole, qu'elle demeura muette sans
pouvoir former un seul mot; mais le vieillard, qui n'était
eo rien ému des larmes de se fille, lui dit avec Irès-grande
colère :
— Viens çA, ingrate et désobéissante fille, as-lu déjà rois
en oubli ce que tant de fois as ouï raconter à ma table de
la puissance que les anciens pères Romains avaient sur
leurs enfants? Auxquels il n'était pas seulement loisible de
les vendre, engager et aliéner (en leur nécessité) comme il
leur plaisait, mais qui plus est, ils avaient entière puissance
de vie et mort sur eux. De quels fers, de quels tourments,
446 AmirDiCB
de quf Is liens te chAtîraieDt ces bons pères, s'ils étaient
ressuscites, et s'ils voyaient l*ingratitude, félonie et déso-
béissance de laquelle tu uses envers ton père, lequel, avec
maintes prières et requêtes, t'a pourvue de Tun des plus
grands seigneurs de cette province, des mieux renommés
en toute espèce de vertus, duquel toi et moi sommes in«
dignes, tant pour les grands biens (auxquels il est appelé)
comme pour la grandeur et générosité de la maison de la-
quelle il est issu, et néanmoins tu fais la délicate et rebelle
et veux contrevenir à mon vouloir. J'atteste la puissance de
celui qui m'a fait la grflce de le produire sur terre que si,
dedans mardi pour tout le jour, tu faux à te préparer pour
te trouver à mon château de Villefranche * où doit se rendre
le comte P&ris, et là donner consentement h ce quêta mère
et moi avons déjà accordé, non-seulement je te priverai de
ce que j'ai des biens de ce monde, mais je te ferai épouser
une si étroite austère prison, que tu maudiras mille fois le
jour et l'heure de ta naissance. Et avise désormais à ce que
tu as à faire : car, sans la promesse que j'ai faite de toi au
comte Paris, je te ferais dès à présent sentir combien est
grande la juste colère d'un père indigné contre l'enfant
ingrat ^.
Et, sans attendre autre réponse, le vieillard part de sa
chambre et laisse là sa fille à genoux, sans vouloir attendre
aucune réponse d'elle. Juliette, connaissant la fureur de son
père, craignant d'encourir son indignation ou de l'irriter
davantage, se relira (pour ce jour) en sa chambre ' et exerça
1 Villafranc«, lien de iriste mémoire, aux environs de Vérone.
* Tout ce discours est l'œuvre de Boisteau.
* le tradociear sapprirae ici un incident important de la Ié;rende iU-
lienne. D'après le récil de Bandello, Juliette^ ane fois retirée dans son
appartement, écrit à Roméo tout ce qui s*est passé et lui fait parvenir la
lettre par l'intermédiaire du pt- re Lorenzo. Roméo lui répond qu'elle soit
tranquille» que bientôt il viendra la chercher et l'emmènera avec lui è
TROISIÈME msTOinE THACIOUE.
447
toute la nuit plus ses yeux S pleurer qu'à dormir. Et, le ma-
tin, elle partit, feignant aller h la messe, avec sa dame de
chambre, arriva aux Cordeliers, et, après avoir fait appeler
frère Ijiurens. le pria de l'ouïr en confession. Sitôt qu'elle
fui A genoux devant lui, elle commenna sa confession par
larmes, lui remontrant le grand malheur qui lui était pré-
para pour le mariaf» accordé par son ptre avec le comte
Paris, et, pour la conclusion, lui dit:
— Monsieur, parce que vous savez que je ne puis être ma-
ri^ deux fois et que je n'ai qu'un Dieu, qu'un mari et
qu'une foi, je sois déliLKÎrce parlant d'ici, avec ces deui
mains que vous voyez jointes devant vous , ce jourd'huf
donner fin ft mn douloureuse vie : afin que mon esprit
(lone témoignage au ciel et mon sang k Is terre, de ma foi
et loyauté gardée.
Puis, avant mis fin â ce propos, elle regardait çà et là, fai-
sant entendre, par sa [toucIio contennnci-, qu'elle bâtis-
sait quelque sinistre entreprise. De quoi frère Laurens,
étonné outre mesure, craignant qu'elle n'exécutât ce qu'elle
avait délibéré, lui dit :
— MadamoiseileJiiliette, je vous prie, au nom de Dieu,
modérez quelque peu votre ennui et vous tenez coie en ce
ti«u jusqu'à ce que j'aie pourvu h votre affaire : car, avant
que vous partiez de céans, je vous donnerai telle consolation
H remédierai si bien à vos afflictions que vous demeurerez
satisfaite et contente.
f.i l'ayant laissée en cette bonne opinion, sort de l'église
f\ monte subitement en sa chambre, où il commença i
prqjetçr diverses choses en son esprit, se sentant sollicité
en sa conscience de ne souffrir qu'elle épousfll le comte Pa-
ris, sachant que par son mojen elle en avait épousé un au-
Hmiloue. — Bointeaii a jugé nécËAinire i|ue Rliuiuéo ignorll jasqu'an
bam le péril qui iiieance sn femuie, et celle correclioD Mgace ■ èli
euDiirr's par Sbskeipe.ire.
448 APRHDICS.
tre ; sentant ores son entreprise difficile, et encore plus
périlleuse l'exécution, d'autant qu'il se commettait è la mi-
séricorde d'une jeune simple damoiselle peu aooorte, el que,
si elle détaillait en quelque chose, tout leur fait serait diful-
gué, lui difiamé, et Rhoméo son époux puni. Néanmoins,
après avoir été agité d'une infinité de divers pensements, fut
enfin vaincu do pitié et avisa qu'il aimait mieux son hon-
neur que de souffrir l'adultère de PAris avec Juliette. Et,
étant résolu en ceci, ouvrit son cabinet et prit une fiole, et
s'en retourna vers Juliette, laquelle il trouva quasi transie,
attendant nouvelles de sa mort ou de sa vie, à laquelle le
beau-père demanda :
— Juliette, quand est-ce l'assignation de vos noces?
— La première assignation, dit-elle, est à mercredi qui
est le jour ordonné pour recevoir mon consentement au ma-
riage accordé par mon père au comte P&ris, mais la solen-
nité des noces ne se doit célébrer que le dixième jour de
septembre.
— Ha fille, dit le religieux, prends courage, le Seigneur
m'a ouvert un chemin pour te délivrer, toi et Rhoméo, de
la captivité qui t'est préparée. J'ai connu ton mari dès le
berceau. 11 m'a toujours commis les plus intérieurs secrets
de sa conscience, et je l'ai aussi cher que si je l'avais en-
gendré, par quoi mon cœur ne saurait souffrir qu'on lui fit
tort, en choses où je pusse pourvoir par mon conseil. Et
d'autant que (i\es sa femme, je te dois par semblable rai-
son aimer, et m'évertuer de te délivrer du martyre et an-
goisse qui te tient assiégée. Entends donc, ma fille, au secret
que je vais è présent manifester , et te garde surtout de le
déclarer à créiiture vivante, car en cela consiste ta vie et ta
mort. Tu n'es point ignorante, par le rapport commun des
citoyens de cette cité et par la renommée qui est publiée
partout de moi, que j'ai voyagé quasi par toutes les provin-
ces de la terre habitable : de sorte que par l'espace de vingt
TKOISIKUE HlâTOIEtK TUAGl^lJi:.
449
ans continus, je n'ai donné repos à mon corps, mais Je l'ai
le plus souveDl exposé à la merci des bêtes brûles par les
Héserls, et quelquefois h. celle des ondes, à la merci des
pirates, et de mille autres périls et naufrages qui se retrou-
vent tant en la mer que sur la terre. Or, est-il, ma Glle, que
toutes mes pérégrinations ne m'ont point été inutiles, car,
outre le contentement incroyable que j'en reçois ordinai-
rement en mon esprit, encore en ai-je recueilli un autre
fruit particulier, lequel, avec la grâce de Dieu, lu ressentiras
en bref. C'est que j'ai éprouvé les propriétés secrètes des
pierres, plantes, métaux et autres choses cachées aux en-
trailles de la terre, desquelles jo me sais aider (contre la
commune loi des hommes), lorsque la nécessité me sur-
Tienl, spécialement aux choses esquelles je connais mon
Dieu en être moins offensé. Car, comme tu sais, étant sur
le bord de ma fosse [comme je suis) et que l'heureapproche
qu'il me faut rendre compte, je dois désormais avoir plus
grande appréhension des jugements de Dieu que lorsque les
ardeurs de l'inconsidérée jeunesse bouillonnaient en mon
corps. Entends donc, ma fille, qu'avec les autres grâces et
faveurs que j'ai reçues du ciel, j'ai appris et expérimenté
longtemps la composition d'une pâte que je fais de certains
soporifèrcs, laquelle, puis après réduite en poudre el bue
avec un peu d'eau, en un quart-d'heure endort tellement
celui qui la prend et ensevelit si bien ses sens et autres es-
prits de vie qu'il n'y a médecin tant excellent qui ne juge
pour mort celui qui en a pris. Et a encore davantage un
effet plus merveilleux : c'est que la personne qui en use no
sent aucune douleur ; et. selon la quantité de la dose qu'on
a reçue, le patient demeure en ce doux sommeil, puis,
quand son opération est parfaite, il retourne en son pri;inier
état. Or, reçois donc maintenant l'instruction de ce que tu
dois faire, et dépouille cette affection féminine, et prends un
courage viril, car en la seule force de tou cœur consiste
450 àPPBMDIGB.
l'heur ou malheur de ton affaire. Voilà une Gole que je
te donne, laquelle tu garderas comme ton propre cœur, et
le soir dont le jour suivant seront tes épousailles, ou le ma-
tin avant jour, tii Temphras d'eau et boiras ce qui est con-
tenu dedans, et lors tu sentiras un plaisant sommeil, lequel
glissant peu à peu par toutes les parties de ton corps, les
contraindra si bien qu'elles demeureront immobiles, ot,
sans faire leurs accoutumés offices, perdront leurs naturels
sentiments ; et demeureras en telle extase l'espace de qua-
rante heures pour le moins, sans aucun pouls ou mouve-
ment perceptible : de quoi étonnés ceux qui te viendront
voir te jugeront morte, et, selon la coutume de notre cité,
ils te feront apporter au cimetière qui est près notre église
et te mettront au tombeau où ont été enterrés tes ancêtres
les Cflpellets. Et cependant j'avertirai le seigneur Rhoméo
par homme exprès de toute notre affaire, lequel est à Man-
toue, qui ne faudra à se trouver la nuitée suivante où nous fe-
rons, lui et moi, ouverture du sépulcre, et enlèverons Ion
corps. Et puis l'opération de la poudre parachevée, il te
pourra emmener secrètement à Mantoue , au déçu de
tous tes parents et amis, puis peut-être quelquefois la paix
de Rhoméo faite, ceci pourra être manifesté avec le conten-
tement de tous les tiens.
Les propos du beau-père finis, nouvelle joie commença à
s'emparer du cœur de Juliette, laquelle avait été si atten-
tive à les écouter qu'elle n'en avait mis un seul point en
oubli. Puis elle lui dit :
— Père, n'ayez doute que le cœur me défaille en Tao-
complissement de ce que vous m'avez commandé : car,
quand bien serait quelque forte poison et venin mortel,
plutôt le mettrais- je en mon corps que de consentir de tom-
ber ès-mains de celui qui ne peut avoir part en moi. A plus
forte raison donc me dois- je fortifier et exposer à tout mor-
tel péril, pour m'approcher de celui duquel dépend entià-
TBOISIÉMS HISTOIRE TRAGIQUE. ib\
mni-nt ma vie et lout le conlentemeat que je prétends ea
M monde .
— Or va donc, ma lilk> (dit le licau-pèrej à ta garde àt \
Dieo. lequel je prie te tenir la main i^t le coufirmer celte J
ToloDié en l 'accumpliâscmint de toD œuvre.
Juliette, partie d'avec frère Laurens, s'en retuurua au.piH- j
Uîs de son père sur k-s onze tioures, où elle trouva sa mère i
k la [tOTie qui l'Bllendail en twune dévotion de lui deman-
der si file voulait eucoru cunlinuer en ses premières er-
reurs : mais Juliette, avec une contenance plus gaie que de
coutume, sans avoir pntience que sa mère IJulerrogeâl, lui
dit:
— Madame, je viens de Saint- François où j'ai séjourné
peut-âtre plus que mon devoir ne requérait, néanmoios ce
n'a été sans Truit et sans apporter un grand repos à ma con-
scûuco affligée par le moyen de notre père spirituel, frère
Laurens, auquel j'ai fait udl- bien ample déclaration de ma
vie, et même lui ai communiqué eu confession ce qui était
passé entre monseigneur mon père et vous sur le mariage
du comte Paris el de moi ; mais le bon homme m'a su si
bien gagner par ses saintes remontrances et louables horta*
lions, qu'encore que je n'eusse aucune volonté d'être ja-
mais mariée, si est ce que je suis maintenant disposée de
vous obéir en tout ce qu'il vous plaira me commander. Par
quoi, madame, je vous prie, impétrez ma grâce envers mua
seigneur et père et lui dites, s'il vous plaît, qu'obéissant à
sou commandement, je suis prête d'aller trouver le comle
Ptris h Villefranche, et là, en vos présences, l'acci'pter pour
seigneur et époux : en assurance de quoi je m'en vais à mon
cabinet élire tout ce qu'il y a de plus prét^imx, afm que me
voyant en si bon équipage, je lui suis plus agréable.
La Uonn>.' mère, ravie de trop grand aise, ne peut répon-
dre un seul mol, mai» s'en va en diligence (rouvur le soi-
gneur Anlooio sou mari, auquel elle raconta par le meau
452 APPENDICE.
le bon vouloir de sa fille, et comme parle moyen de frère Lau-
retiselle avait du tout changé de volonté : de quoi lebon vieil-
lard, joyeux outre mesure, louait Dieu en son cœur disant :
— M 'amie, ce n*est pas le premier bien que nous ayons
reçu de ce saint homme, même qu'il n'y a citoyen en cette
République qui ne lui soit redevable : plût au Seigneur
Dieu que j'eusse acheté vingt de ses ans la tierce partie de
ma vie, tant m'est griève son extrême vieillesse !
Le seigneur Antonio à la même heure va trouver le comte
PAris auquel il pensa persuader d'aller à Villefrancbe.
Mais le comte lui remontra que la dépense serait exces-
sive» et que ce serait le meilleur de la réserver au jour des
noces pour les mieux solenniser : toutefois qu'il était bien
d'avis, s'il lui semblait bon, d'<(11er voir Juliette, et ainsi
s'en partirent ensemble pour l'aller trouver. La mère, aver-
tie de sa venue, fit préparer sa fille h laquelle elle com-
manda de n'épargner ses bonnes grâces à la venue du comte,
lesquelles elle sut si bien déployer, qu'avant qu'il partit de la
maison, elle lui avait si bien dérobé son cœur, qu'il ne vivait
désormais qu'en elle, et lui tardait tant que l'heure déter-
minée n'était venue qu'il ne cessait d'importuner et le père
et la mère de mettre une fin et consommation à ce ma-
riage. Et ainsi se passa cette journée assez joyeusement, et
plusieurs autres, jusques au jour précédant les noces, au-
quel la mère de Juliette avait si bien pourvu qu'il ne res-
tait rien de ce qui appartenait à la magnificence et grandeur
de leur maison. Villefrancbe duquel nous avons lait men-
tion était un lieu de plaisance où le seigneur Antonio se
voulait souvent récréer, qui était un mille ou deux de Vé-
rone, où le dtner devait se préparer, combien que les solen-
nités requises dussent être faites h Vérone.
Juliette sentant son heure approcher, dissimulait le
mieux qu'elle pouvait, et quant) ce vint l'heure de se reti-
rer, sa dame de chambre lui voulait faire compagnie et
m
TROIBIÉHE EISTOIRE TBAGlQrE. 453
coucher en sa chambre, comme elle avait accoutumé. Mais
Juliette lui dit:
— Ma graud'amie, vous savez que demain se doivent cé-
lébrer mes noces, et parce que je veux passer la plupart de
la auît en oraisons, je vous prie pour aujourd'hui me lais-
ser seule et venez demain sur les six heures m'sider à
m'accoûtrer '.
Ce que la bonne vieille lui accorda aisément, ne se dou-
tant pas de ce qu'elle so proposait de faire. Juliette, s'élant
retirée seule en sa chambre, ayant un bocal d'eau sur la ta-
ble, emplit la fiole que le beau-père lui avait donnée : et
après avoir fait cette mixtion, elle mit le tout sous le chevet
de son lit, puis elle se coucha : et, étant au lit, nouveaux
pensers commencèreut à l'environner, avec une appréhen-
sion de mort si grande qu'elle ne savait en quoi so résou-
dre, mais se plaignant incessamment, disait :
— Ne suis-je pas la plus malheureuse et désespérée créa-
ture qui naquit onques entre les femmes? Pour moi n'y a
au monde que malheur, misère et mortelle tristesse, puis-
que mon infortune m'a réduite à telle extrémité que, pour
sauver mon honneur et ma conscience, il faut que je dé-
vore ici un breuvage duquel je ne sais la vertu. Mais que
sais-je (disait-elle) si l'opération de cette poudre se fera
point plus tôt ou plus tard qu'il n'est de besoin et que, ma
faute étant découverte, je demeure la fable du peuple? Que
sai&-je davantage si les serpents et autres bétes venimeuses
qui se trouvent coutumièrement aux tombeaux et cachots de
la terre ra'oiïenscronl pensant que je sois morte? Mais
comment pourrai-je endurer la puanteur de tant de charo-
gnes et ossements de mes ancêtres qui reposent en ce sé-
' Daiu [■ légende il^ljonae. Juliette D'éli)i({"e pns MgouterninM
qui passe la naît Untii sa chambre. La iirécauiion prise ici ds cQUgôdier
il camfriite eat due i la Mgacilû du trniluctear fraudais.
454 AfPIllDICI.
palcre? Si de fortane je m'ëveillais avant que Rhomëo et
Laarens me finssent secourir?
Et ainsi qu'elle se plongeait en la contemplation de ces
choses, son imagination fut si forte qu'il lui semblait avis
qu'elle voyait quelque spectre ou fantôme de son cousin
Thibaut, en la même sorte qu'elle l'avait vu blesse et san-
glant, et appréhendait qu'elle devait vive être ensevelie à
son cùXé avec tant de corps morts et d'ossements dénués de
chair que son tendre corps et délicat se prit à frissonner de
peur, et ses blonds cheveux à hérisser tellement que,
pressée de frayeur, une sueur froide commença à percer
son cuir et arroser tous ses membres, de sorte qu'il lui
semblait avis qu'elle avait déjà une infinité de morts
autour d'elle qui la tiraillaient de tous côtés et la met-
taient en pièces : et sentant que ses forces se diminuaient
peu à peu, et craignant que par trop grande débilité elle
ne pût exécuter son entreprise, comme furieuse et force-
née, sans y penser plus avant, elle engloutit l'eau contenue
en la fiole; puis, croisant les bras sur son estomac, per-
dit à l'instant tous ses sentiments du corps et demeura en
extase.
Sa dame de chambre, qui l'avait enfermée avec la clef,
ouvrit la porte, et, la pensant éveiller, l'appelait souvent, et
lui disait : « Madamoiselle, c'est trop dormir ! Le comte
Paris nous viendra lever. » La pauvre femme chantait aux
sourds, car, quand tous les plus horribles et tempétueux
sons du monde eussent résonné à ses oreilles, ses esprits
de vie étaient tellement liés et assoupis, qu'elle ne s'en
fût éveillée.
De quoi la pauvre vieille étonnée commença à la ma-
nier, mais elle la trouva partout froide comme marbre :
puis, lui mettant la main sur sa bouche, jugea soudain
qu'elle était morte, car elle n'y avait trouvé aucune respira-
tion : dont comme forcenée et hors de soi, courut l'annon-
TROISIEME HISTOIRE TRAGIQUE.
45à
cer à la mère, laquelle effrénée comme un tigre qui a perdu
ses faons, entra soudaiuemeDt en la chambre de sa (ille,
et, l'ajaDt avisée en si pileux élat, la pensant morte,
s'écria ;
— Ah ! mort cruelle, qui as mis fin k toute ma joie et fô-
iidté, exécute le dernier fléau de ton ire contre moi, de
peur que, me laissant vivre le reste de mes jours en tris-
tesse, mon martyre ne soit augmenté.
Lors elle se prit tellement à soupirer qu'il semblait que
le cœur lui dût fondre : et ainsi qu'elle renfon;ait ses cris,
Toici le père, le comte Paris, et grande troupe de geutils-
honimes et damoiselles, qui étaient venus pour honorer la
fête : lesquels, sitôt qu'ils eurent le tout entendu, menà-
reut tel deuil, que, qui eût vu lors leurs contenances, il
eût pu aisément juger que c'était la journée d'ire et de pi-
tié, spécialement le seigneur Antonio, lequel avait le cœur
si serré, qu'il ne pouvait ni pleurer ni parler, et, ne sa-
chant que faire, mande incontinent quérir les plus experts
médecins de la ville, lesquels, après s'être enquêtes de la
tie passée de Juliette, jugèrent d'un commun rapport
qu'elle était morte de mélancolie, et lors les douleurs
commencèrent à se renouveler. Et si oncques journée
fut tamentahie, piteuse, malheureuse et fatale, eerlsine-
ment ce fut cellu en laquelle la mort de Juliette fut
publiée par Vérone : car elle était tant regrettée des grands
et des petits, qu'il si.'mblait à voir les communes plain-
tes que toule la République fût en péril, et non sans cause.
Car, outre la naïve beauté, accompagnée de beaucoup de
vertus, desquetl<>s nature l'avait enrichie, encore élail-elte
tant humble, sage et débonnaire, que, pour cette humilité
et courtoisie, elle avait si bien dérobé les cœurs d'un
chacun, qu'il n'y avait celui qui ne lamenlât son dé-
sastre.
Comme ces choses se mcnaienl, frère Laurens dépêcha
456 Ammci.
en dfligeoee on betn-père de soo cooTent nommé frère
Ansebne * aaqoel fl se fiait comme en lui-même, et lui
donna ane lettre écrite de sa main, et lui commanda ex-
pressément ne la bailler à autre qu'à Rhoméo, en laquelle
était eonté tout ce qui était passé entre lui et Juliette, nom-
mant la fertu de la pondre, et lui mandant qu'il eût à venir
la nnil snitante, parce que l'opération de la poudre pren-
drait fiu, et qu'il emmènerait Juliette avec lui à Mantoue en
habit dissimulé, jusqu'à ce que la fortune en eût autrement
ordonné. Le cordelier fit si bonne diligence, qu'il arriva
à Mantoue peu de temps après. Et pour ce que la coutume
dllalieestque lesCordeliers doivent prendre un compagnonà
leor couvent pour aller £ûre leurs affaires par la ville, le cor-
délier s'en va à son couvent, mais depuis qu'il j fut entré, il
ne lui fut loisible de sortir à ce jour comme il pensait, parce
qne quelques jours avant, il était mort quelque religieux au
ooovent (comme on disait] de peste : par quoi les députés
de la santé avaient défendu au gardien que les Cordeliers
n'eussent à aller par ville, ni communiquer avec aucun des
dtojens, tant que Messieurs de la justice leur eussent donné
permission : ce qui fut cause d'un grand mal, comme vous
verrez ci-après. Ce cordelier étant en cette perplexité de ne
pouvoir sortir, joint aussi qu'il ne savait ce qui était contenu
en la lettre, voulut différer pour ce jour.
Cependant que ces choses étaient en cet état, on se pré-
para à Vérone pour faire les obsèques de Juliette. Or, ont
une coutume qui est vulgaire en Italie, de mettre tous les
plus apparents d'une lignée en un môme tombeau, qui fut
cause que Juliette fut mise en la sépulture ordinaire des Ca-
pellets, en un cimetière près l'église des Cordeliers, où
même Thibaut était enterré.
Et les obsèques parachevées honorablement, chacun s'en
* Prert Jean dans le drame.
TROISIÉIIB HISTOIRE TBAGIQUK-
457
retourna; auxquelles Pierre', serviteur de Rhoméo, avait
assisté, car, comme nous avons dit ci-devant, son maître
l'avait renvoyé de Mautoue à Vérone faire service h son
père, et l'avertir de tout ce qui se bâtirait en son absence &
Vérone. Et ayant vu le corps de Juliette enclos dans le tom-
beau, jugeant comme les autres qu" elle était morte, prit in-
continent la poste el fil tant par sa diligence, qu'il arriva à
Maatoue où il trouva son maître en sa maison accoutumée,
auquel il dit, ayant ses yeux tout mouillés de grosses larmes :
— Mon seigneur, il vous est survenu un accident si
étrange, que, si vous ne vous armez de constance, j'aî
peur de devenir le cruel ministre de votre mort. Sachez,
monseigneur, que depuis hier matin medamoiselle Juliette
a laissé ce monde pour chercher repos en l'autre, et l'ai
vue en ma présence recevoir sépulture au cimetière de Saint-
Prançois.
Au son de ce Irisle message, Rhoméo commença à mener
tel deuil qu'il sembla que ses esprits, ennuyés du martyre
de sa passion, dussent â l'instant abandonner son corps;
mais son fort amour qui ne put lui permettre de faillir jus-
quesà l'exlrëmilé, lui mit en fantaisie que s'il pouvait mourir
auprès d'elle, sa mort serait plus glorieuse, et elle (ce lui
semblait) mieux satisfaile.'A raison de quoi, après s'filre lavé
la face, de peur qu'on ne connût son deuil, il part de sa
chambre et défend à sou serviteur de le suivre, puis il s'en
va par tous les cantons de hi villi', chercher s'il pourrait
trouver remède propre h son mal. Et ayant avisé entre autres
ta boutique d'un apothicaire .nssez mal peuplée de boites et
autres choses requises à son étal, il pensa lors en lui-même
que l'extrême pauvreté du maître le ferait volontiers con-
sentir il ce qu'il prétendait lui demander. Et après l'avoir
tiré à part, lui dit en secret :
U
458 ÂPPXITDKZ
— Maître, voilà cinquante ducats que je tous donne, et
me délivrez quelque violenle poison, laquelle en un quart
d*beure fasse mourir celui qui en usera.
Le malheureux vaincu d*avarice lui accorda ce qu'il lui
demandait, et feignant lui donner quelque autre médecine
devant les gens , lui prépare soudainement le venin, puis
lui dit tout bas :
— Monseigneur, je vous en donne plus que n'avez besoin,
car il n'en faut que la moitié pour faire mourir en une heure
le plus robuste homme du monde '.
Rhoméo, après avoir serré son venin s*en retourna è sa
maison où il commanda à son serviteur qu'il eût à partir en
diligence et s'en retourner à Vérone, et qu'il fit provision
de chnndelles, de fusil et d'instruments propres pour ouvrir
le sépulcre de Juliette, et surtout qu'il ne faillît à l'attendre
joignant le cimetière de Saint-François, et sur la vie qu'il
ne dtt à personne son désastre. A quoi Pierre obéit, en la
forme que son maître lui avait commandée et fit. si bonne
diligence qu'il arriva de bonne heure à Vérone, donna ordre
à tout ce qui lui étiit enchargé.
Rhoméo cependant sollicité de mortels pensements, se fit
apporter encre et papier, et mit en peu de paroles tout le
discours de ses amours par écrit, les noces de lui et de
Juliette, le mojen observé en la consommation d'icelles, le
secours de frère I^urens, l'achat de sa poison, finalement
sa mort, puis ayant mis fin à sa triste tragédie , il ferma les
lettres et les cacheta de sou cachet, puis mit la superscrip-
tion h son père, et serrant ses lettres en sa bourse, il monta
à cheval et fit si bonne diligence, qu'il arriva par les obscures
> Cette scène qae Shakespeare a si merveilleosement déTeloppée, est
dae tOQte entière à Timagi nation de Pierre Boistean. Le texte italien
dit tout simplement : « Roméo prit avec Ini an flacon rempli d*an poison
très-violent ; et sous le costume d*nn marchand allemand, monta è ehe-
Tal. »
TROISIÈME HISTOIRE TRAGIOUB.
459
ténèbres de Ifl nuit en la cité de Vérone, avant que les porles
fuâseal fermées, où il trouva son si-rviteur qui l'atteDdail.
avi'C laDlernes et iDstruments susdits, propres pour ouvrir
le sépulcre, auquel il dit :
— Pierre, aide-moi à ouvrir ce sépulcre et, sitât qu'il
sera ouvert, je te coinmanderoi sur peine de la vie, de a'ap-
procber de moi, ni de nietU% empêchement à chose que je
veuille eiécuter. Voilà une leltre que lu présenteras demain
au matin à mon pare à son lover, laquelle peut-être lui sera
plus agréable que tu ne penses.
Pierre ne pouvant imaginer quel était le vouloir de son
maître, s'éloigna quelque peu afin de contempler ses gestes
et contenances. Et lorsque le cercueil fut ouvert, Rhoraéo
descend deux degrés, lignant sa chandelle à la main, et com-
mença à aviser d'un œil piteui le corps de celle qui élnit
l'organe de sa vie, puis, l'ayant arrosée de ses larmes et
baisée étroitement, la tenant entre ses bras, ne se pouvant
rassasier de sa vue, mil ses craintives mains sur le froid es-
tomac de Juliette et, après l'avoir maniée en plusieurs en-
droits, et n'y pouvant asseoir aucun jugement de vie, îl tira
la poison de sa botte, el en ayant avalé une grande quantité,
il s'écrie :
— 0 Juliette de laquelle le monde était indigne, quelle
mort pourrait élire mon cœur qui lui fût agréable que celle
qu'il souffre près de toi? quelle sépulture plus glorieuse que
d'être enfermé en Ion tombeau? quelle plus digne ou excel-
lente épitaphe se pourrait sacrer A la mémoire que ce mutuel
et piteui sacrifice de nos vies?
El cuidant renforcer son deuil, le coeur lui commença à
frémir pour la violence du venin, lequel peu à peu s'-mpa-
rait de son cusur, et, regardant cji et là, avisa te corps de
Thibaut, près de celui de Juliette, lequel n'était encore <lu
tout putréfié, parliinl fi lui comme s'il élait vif. disait :
— Cousin Thibaut, en quelque lieu que tu sois, je te crie
460 APRUDICS.
maintenant merci de l'offense qoe je fis de te priter de vie,
et si ta souhaites vengeance de moi, quelle autre plus grande
ou cruelle satisfaction saurais-tu désormais espérer que de
voir celui qui t'a méfait » empoisonné de sa propre main et
enseveli à tes côtés ^
Puis, ayant mis fin à ce propos, sentant peu à peu la vie
lui défaillir, se prosternant à genoux, d'une voix faible dit
assez bas :
— Seigneur Dieu, qui pour me racheter es descendu du
sein de ton père et as pris chair humaine au ventre de la
Vierge, je te supplie prendre compassion de cette pauvre
âme affligée : car je connais bien que ce corps n'est plus
(JUe terre.
Puis saisi d'une douleur désespérée, se laissa tomber sur
le corps de Juliette de telle véhémence que, le cœur atténué
de trop grand tourment, ne pouvant porter un si dur et der-
nier effort, demeura abandonné de tous les sens et vertus
naturelles : en façon que le siège de l'ftme lui faillit à l'in-
stant, et demeura raide étendu '.
* Ainsi qoe je Tai dit h rintroduclion, Pierre Boistean a complète-
ment modifié la fin de la légende italienne. Dans la nooTelle de Ban-
dello, Roméo et Juliette te reconnaissent avant de monrir. J'extrais de
la traduction de M. de Gnénifey, publiée en 1836, le récit de cette
funèbre entrevue :
«... Roméo, ayant pris Juliette entre ses bras, loi prodiguant les
pins tendres caresses, attendait une mort inévitable et prochaine, en
conjurant Piétro de fermer la tombe sur lui. Le temps était vena où la
poudre entièrement digérée avait perdu toute sa vertu. Juliette se ré-
veilla, et sentant que quelqu'un la tenait embrassée, elle crnt qne le
père Lorenzo venait pour la retirer du cercueil et la conduire dans sa
cellule ; que, poussé par quelque mauvaise pensée, il osait attenter à sa
pudeur. « 0 mon père I dit-elle, est-ce ainsi qne voos répondez h la
» confiance que Roméo a eu vous ? Retirez-vous ! » et s'agitant ponr t'en
débarrasser, elle changea de position, ouvrit les yeux et vit qu'elle était
dans les bras de Roméo, qu'elle reconnut aussitôt quoiqu'il fût dégnisé
en Allemand : « 0 mon Dieu ! s'écria -t-elle, ma chère vie, vons icil
THOTSIÈME HISTOIRE TRAOIOUK. 461
Frôpe Lnurens qui connaissait le période certain 3e l' opé-
ration de sa poudre, émerveillé qu'il n'avait aucune réponse
de la lettre qu'il avait envoyée à Rhoméo par son compagnon
frère Anselme, s'en part de Saint-François, et avec înstru-
■ Où esl te përe Loreazo? Ponrqnoi ne me reiirei-Yoas pas de ce sépul-
■ cwT Ponr l'nmour de Dieu, sortons d'ici, a
• Roméo, 10 jani Juliette ouvrir les yeui el l'ajnnl eosnite entendge
parler, rit dniremeot qu'elle viiail, qu'elle n'était pai morte ; il en res'
Mntît i la Tois ane joie et un chagrin indicibles. Il serrait dans set
brat celle chtre épouse qu'il arroMît de ses larmes.
— « 0 ciel I vie de ma vie, cœur de mon corps, quel homme au
> monde épronvn jamais autant de joie que j'en resieas en ce momeiit ;
■ rermement persuadé que vous étiei morte, quel est mon bonheur
> de TOUS tenir dans mea bras pleine de nie et de santé 1 Mais aoasi
> quelle douleur fut jamais égale à ma doalenr, quelle peine peot être
■ plus cuisante que la mienne de me voir parTenu i la (in de ma malheu-
• reuM carrière et de sentir la vie prêle à m'échapper quand plus qne
■ jamais elle me serait agréable 1 Car, si je vis encore une demi-heure,
B c'est plus que je ne puis espérer. Eiista-t-il jamais au monde nne
» personne qui, dans le même temps, éprouva autant d'allégresse et de
» désespoir que j'en ressens moi-même en ce moment? En alTet, quelle
1 n'eit pas ma satisfaction, chère compagne, de vods retrouver virsDie
V nprès vous avoir cru perdue pour toujours et voua avoir pleurée si
■ amèrement ! Il est viai, je doi^ avec vous me réjouir d'un si heureux
■ événement ; mais en même temps, à quelle extrême douleur ne suis- je
■ pas en proie, pensant que bientôt je ne pourrai plu» vous voir, vous
■ eolendre, rester avec vous et jouir de votre compagnie si douce, si
■ agréable elaprès laquelle j'ai taiil sonpirél II est certain que la joie
■ de vous voir rendue au monde surpasse de beaucoup la douleur qui me
■ lonrnienle en sentant approcher l'Instant fatal qui doit me séparer i
D jamais ile vous; je prie notre divin Créateur qu'autant d'années qui
H vont se trouver retranchée* de mon eiistence, il veuille bien tes ajon-
i> 1er A la vdtre et rendre voire sort moins funeste que le mien ; je sens
■ que déji ma vie est Dnie. s
Juliette qui s'était presque eotièremeol mise sur son séant, enten-
dant ce discours de Roméo, lui dil : n Ah ! quelles paroles me dites-
» vous donc, seigneur, eu ce momenll Est-ce donc là la consolation que
> je devais atteudreT êtes-vous veuu etprës de Mantoue poar m'apporler
■ une aussi lerrible nouvelleT quels aeni
462 APPSNDIGE.
ments propres délibère d'ouvrir le sépulcre pour donner air
è Juliette, laquelle était prête à s'éveiller. Et approchant du
lieu, il avisa la clarté dedans» qui lui donna terreur jusques
à ce que Pierre, qui était prè», Teût acertené que Roméo
• meott qnel mal teotei-Toas donc poor parler de monrir? ji
» L'iDforiQDé Roméo loi raconta aion la circonstance da poison qu'il
arait pris.
— « Hélas ! infortonée qne je sois I s'écria Juliette, qa'est-ce qoe
» j'apprends T qne me dites-Tons? sqis-je assez malheoreose l mon sort
» est-il assez déplorable ! mais, d'après ce qoe j'entends, le père Lorenzo
» ne TODS a point écrit qoelles étaient les mesores qoe noos avions adop-
» tées. 11 m'avait si bien promis qo'il toos iostroirait de toot I
a Ainsi, cette jeone femme inconsolable, dans l'amertome de sa doo-
leor, ao milieu des plears, des cris, des sanglots, presque hors d'elle-
même, dans one agitation aflreose, raconta i son mari, ayec détail, toot
ce qoi avait été concerté entre le religieui et elle, afin qu'elle ne fût
pas contrainte d'accepter le mari que son père voulait la forcer d'épou-
ser.
9 Ces détails, parvenus h la connaissance de Roméo, augmentèrent
d'autant plus sa douleur et ses violents chagrins.... La pauvre Juliette,
la plus effrayée des femmes, car il n'y avait aucun remède è sa douleur,
s'adressant è Roméo : c Puisqu'il n'a pas plu h Dieu, dit-elle, de nous
» accorder la grâce de passer noire vie ensemble, qo'il loi plaise ao
» moins que j'aie la consolation d'être ensevelie ici avec voos et qoe noos
» n'ayons qu'une seule et même sépulture. Soyez bien convaincu que,
» quelque chose qu'il arrive, nulle puissance au monde ne pourra ro'o-
» biiger à quitter ce lieu sans vous. » Roméo, l'ayant prise de nouveau
dans ses bras, recommença avec toutes sortes de caresses, h la supplier
de se consoler et de se résigner è vivre, ajoutant que, pour lui, il ne
pourrait quitter la vie avec moins de douleur qu'autant qu'il aurait l'as-
surance que Juliette serait vivante et disposée à prendre soin de ses
Jours. Il lui dit, à ce sujet, les choses les plus touchantes pour la con-
vaincre. Quant A lof, il se sentait progressivement défaillir; sa vue était
déjà presque éteinte, et ses forces Tabandonnaient ; toot è coup, il tomba
en (liant d'une manière attendrissante ses derniers regards sur sa femme
inconsolable; il s'écria : « 0 ciel! malheureux que je suis! adieu, ma
» chère Juliette, adieu, je meurs. »
Le père Lorenzo (quelle qu'en fût la cause) n'avait pas voulu transpor-
ter Juliette la nuit même qu'elle fut ensevelie, dans une chambre du
THOISIÈME HISTOIRE TRAGlOl-E.
463
éUil dedans et n'avait cessé de se plaindre et lameiiler de-
puis deux heures. Et lors entrèrent dedans le sépulcre et
trouvant Rhoméo sans vie , menèrent un deuil tel que
peuvent appréhender ceux qui ont BÎmé quelqu'un de par-
faite amitié.
iivnQle, «ûjant que
g Roméo ne piraJEsaît pat, il em-
mena BTec lui un religieui qui avsil sa conrinace, et il Tint avec toul ce
qu'il fallait pocr ourrir le lombuai]. Lesdeni relifileui j arrivÈrenl au
(Domenl où Roméo allait eilialer soe dernier soupir. Le père l.oreoio,
ajant vu qae la porte du lonibenu -'-lait ouverte et recouua Piélro. lui
dit raïuilièiemenl : a Bb I l'ami, oiïeat ton malireîs Jalietic.eaiendant
parler el ayant reconiin lunt de sulle la roii du rfligieui, <oulevant la
tête, Ini adressa ce qui mit : « Que Dieu vous le pardonne, ino.i père,
■ mais vous avex <''lé Ijje» eiacl a envoyer la lettre i Roinéol n — v Je
* Ib loi ai bien certainement adressée, répondit le Père ; et c'eil le frère
» Anselme, que lu connais bien, que j'ni chargé de ce mesnnge. Mais,
t ma lllle, pourquoi me fais-tu celte question T ■ Juliette, Tondant en
larioes. lui rf-pondit : « Veuei id, et tous le lerrei, v
a Le religieux se rendit t l'invitation de Juliette et vit. en effet,
Homéo couché et i qui il ret>tait a peine un souffle Je vie : » Roméo,
■ non cher (ils, qu 'as-tu? quel mal éprouvei-luT ■ Roraéo, quoique à
•on hvare suprême, ouvrit encore ses yeut mourants, reconnut 1c reli-
gieux el lui dit aveu une grindedirTieulu- qu'il lui recamoianilait Juliette,
que, pour lui, ni secoiir» ni conseils n'él.ilent pies nécessaires, et que,
répondant de ses fautes, il demandait pardon t I>ïpu el k lui. A peine
l'inTorinné Roméo eut-il pronun ce ces dernières parole* et se fui-il frappé
faiblement Ja poitrine, qu'il eipira.
■ Combien ce spectacle fut stfreui pour an jeune femme déji réduite
au désespoir 1 lUon cœur est incapable de pouvoir le décrire. Que celui
qni porte un cœur sensible et qui aime véritablemeni, s'en faste une
Juste idée el cberclie, |<ar rimaginatiOD, n se repréienler un spectacle
aussi horrible, l'elle-ci, sanglolaul, répétait sans cesse le nom d'unépoai
•doré, qu'elle appelait en vain ; le cceur brisé, elle tomba *ur le corpa
inanimé de Roméo, où sa doulcor la retint longtemps éranaiiie. Le boa
religieux et Piélro, eicesaivemanl aniig<-s, parugeant sa douleur el
innrhés de son d.'-sespoir, réussirent, i force desoins, à la rappeler à la
vie. Ayint recouvré le sentiment, ellejoignit étroitement ses deni
et les réunissant aiec foreei elle donna un libre coora i «e* lannaa
k
^ teof» i^'^^cB uw«**?'^nx ses
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TROISIÈME HISTûlBE TIUGIIJCE.
465
loi raconta fidèlement comme il avait envoyé frère Anselme
vers Rhoméo à Mantoue, duquel il n'avait pu avoir réponse,
toutefois qu'il avait trouvé Rhoméo au sépulcre, mort, duquel
il lui montra le corps étendu joignant le sien : la suppliant
au reste de porter patiemment l'infortune survL'nue, et que,
s'il lui plaisait, il la conduirait en quelque monastère secret
de femmes où elle pourrait [avec le temps) modérer son deuil
et donner repos à son âme. Mais à l'instant qu'elle eut jeté
l'œil sur le corps mort de Rlioméo, elle commença à détoupcr
la bonde à ses larmes par telle impétuosité que, ne pouvant
supporter la fureur de son mal. elle haletait sans cesse sur
sa bouche, puis, se lançant sur son corps et l'embrassant
ëlroitement, il semblait qu'à force de soupirs et de sanglots,
elle dût le vivifier et remettre en essence. Et après l'avoir
baisé et rebaisé un million de fois, elle s'écria :
— Ah ! doux repos de mes pensées et de tous les plaisirs
que jamais j'eus, as-tu bien eu le cœur si assuré d'élire
ton cimetière en ce lieu, entre les bras de la parfaite amante,
et de finir le cours de ta vie à mon occasion , en la ileur de
■ chère et plus Agrfal>Ia quels tienne? Oai, je suivrai les iraces et ne
> l'abandonnerui pai. ii
> Le religieni et Piétro, pénétrés de compassioa, fondnieat en larmes
et faisaient tout leur poMible pour lui donner linéique consolation ;
mais tout cela en vain. Le pïre Lorenzo lui disail : ■ Ma Hlle, noas ae
> pouvass pas revenir sar ce qui eut Tait etacrompti. S'il étail possible
■ Biec de« plenri de ressusciter Ronn-o, nous fondrions tous en larmes
■ aRn de le rappeler h la vie, mais il n'y a point de rcmiide. Reprends
» conrage, songe i présent à vivre, et si lu ne veux pas rtlourner duns
B la maison de loii père, je pourrai réussir s le placer daus un saint
■ raonasti^re oti, te consacrent au service du seigneur, tu lui adresseias
■ do Teifenlos prières pour Time de Inn mari. »
B Mais Juliette ne voulait rien écouler, et ddseAp^ranl de pouvoir
racheter la vie de Boméu au prii de la sienne, elle persista dans son
cniel dessein et se résolut à mourir. Ajfliit donc coaccniré lontei ses
pensées sur sou malheureux époni qu'elle serrait sur sa poitrine, elle
tomba dam nne rêverie profonde, |inis eiptra. >
L
466 APPniDiCI
ta jeunesse lorsque le vine te détail 6tre plus dier et délec-
table? Cotnment ce tendre corps a-l-il pu résister au furieux
combat de la mort lorsqu'elle s'est présentée? Gomment ta
tendre et délicate jeunesse a-t-elle pu permettre son gré, que
tu te sois confiné en ce lieu ordurier et infect où tu serviras
désormais de pâture à vers, indignes de toi? Hélas! hélas!
quel besoin m'était-il maintenant que les douleurs se renou-
fêlassent en moi , que le temps et ma longue patience de-
taient ensevelir et éteindre? Ah ! misérable et chétive que
je suis! pensant trouver remède A mes passions, j*ai émoulu
le couteau qui a fait la cruelle plaie dont je reçois le mortel
bommage ! ab ! heureux infortuné tombeau qui servira es
siècles futurs de témoin de la plus parfoiite alliance qu'ont
les deux plus infortunés amants qui furent oncques ! reçois
maintenant les derniers soupirs et accès du plus cruel de
tous les cruels sujets d*ire et mort.
Et comme elle pensait continuer ses plaintes, Pierre aver-
tit frère Laureos qu'il entendait un bruit près de la citadelle,
duquel intimidés ils s'éloignèrent promptement, craignant
être surpris. Et lors Juliette se voyant seule et en pleine li-
berté, prit de rechef Rhoméo entre ses bras, le baisant par
telle affection qu'elle semblait être plus atteinte d'amour
que de la mort. Et ayant tiré la dague que Rhoméo avait
ceinte à son côté, se donna de la pointe plusieurs coups au
travers du cœur, disant d'une voix faible et piteuse :
— Ha ! mort, fin de malheur et commencement de félicité,
sois la bienvenue : ne crains à cette heure de me darder, et
' ne donne aucune dilatioo à ma vie, de peur que mon esprit
ne travaille à trouver celui de mon Rhoméo entre tant de
morts ! Et toi, mon cher seigneur et loyal époux Rhoméo, s'il
te reste encore quelque connaissance, reçois celle que tu as
si loyalement aimée, et qui a été cause de ta violente mort :
laquelle t'offre volontairement son âme afin qu'autre que
toi ne soit jouissant de l'amour que si justement tu as con-
TROISIEME mSTOIRE TRAGIQUE.
467
quis, et afin que nos espriis, sortant do celte lumière, soieat
éterDellemeol vivants ensemble, au lieu d'éternelle immor-
talité !
Et ces propos achevés elle rendit l'esprit.
Pendant que ces choses se passaient, les gardes de la ville j
passaient fortuitement par là auprès, lesquels, avisant la J
clarté en celorabcau , soupçonnèrent incontinent que c'étaieDt
nécromanciens qui avaient ouvert ce sépulcre pour abuser '
des corps morts et s'en aider en leur art. El curieux de savoir
ce qui en était, enlrt'rent au cercueil oii ils trouvèrent Rboméo
et Juliette, aj'ant les bras lacés au col l'un de l'autre, comme .
s'il eût resté quelque marque de vie. Et après les avoir bien
regardés à loisir, connurent ce qui en était; et lors tout I
étonnés cherchèrent tant ç^ et là, pour surprendre ceux
qu'ils pensaient avoir fait le meurtre, qu'ils trouvèrent enfin
le beau père frère Laurens et Pierre, serviteur du défunt
Rhoméo, qui s'étaient cachés sous une stalle, lesquels ils
menèrent aui prisons, et avertirent le seigneur de l'Escale et
les magistrats de Vérone de l'inconvénient survenu, lequel
fut publié eu un instant par toute la cité. Vous eussiez vu
lors tous les citoyens avec leurs femmes et enfants aban-
donner leurs maisons pour assister à ce pilem spectacle. Et
afin qu'en présence de tous les citoyens le meurtre (Ot pu-
blié, les magistrats ordonnèrent que les deux corps morts
fussent érigés sur un théâtre, à la vue de tout le monde en
la forme qu'ils étaient quand ils furent trouvés au sépulcre,
et que Pierre et frère Laurens seraient publiquement inter-
rogés afin qu'aupiiraprès on ne pût murmurer ou prétendre
aucune cause d'ignorance. El ce bon vieillard de frère, étant
sur le théâtre, ayant sa barbe blanche toute baignée de
grosses larmes, les juges lui commandèrent qu'il eût à dé-
clarer c€ui qui étaient auteurs de ce meurtre, attendu qu'à
heure indue il avait été appréhendi^ avec quelques ferrements
près le sépulcre. Frère Laurens, homme roud et libre en
468 APPEHDICE.
parole, sans s'émoaToir aiicaiian^it pour l'accosation pro-
posée, leur dit avec une voix assurée :
— Messieurs, il n'y a celui d'entre vous qui (s'il avait
égard à ma vie passée et à mes vieux ans et au triste spec-
tacle où la malheureuse fortune m'a maintenant réduit) ne
soit grandement émerveillé d'une tant soudaine et inespérée
mutation : attendu que depuis soixante et dix ou douze
ans que je fis mon entrée sur la terre et que je commençai
à éprouver les vanités de ce monde, je ne fus oncques at-
teint, tant s'en faut convaincu de crime aucun qui me sût
faire rougir, encore que je me reconnaisse devant Dieu le
plus grand et abominable pécheur de la troupe. Si est-ce
toutefois que lorsque je suis plus prêt à rendre mon compte
el que les vers, la terre et la mort m'ajournent à tous les
moments du jour à comparaître devant la justice de Dieu, ne
faisant plus autre chose qu'attendre mon sépulcre, c'est
l'heure (ainsi comme vous vous persuadez) en laquelle je
suis tombé au plus grand intérêt et préjudice de ma vie et
de mon honneur. Et ce qui a engendré cette sinistre opi-
nion de moi en vos cœurs, sont (peut-être) ces grosses lar-
mes qui découlent en abondance dessus ma face : comme
s'il ne sç trouvait pas en récriture sainte, que Jésus-Christ
eût pleuré ému de pitié et compassion humaine, et même
que le plus souvent elle sont fidèles messagères de l'inno-
cence des hommes. Ou bien, ce qui est plus probable, c'est
l'heure suspecte el les ferrements, comme le magistrat a
proposé, qui me rendent coupable des meurtres, comme si
les heures n'avaient pas toutes été cré^ du Seigneur,
égales : et ainsi que lui-même a enseigné, il y en a douze
au jour, montrant pour cela qu'il n'y a point exception
d'heures ni de moments, mais qu'on peut faire bien ou mal
à toutes indifféremment, ainsi que la personne est guidée
ou délaissée de l'espril de Dieu. Quant aux ferrements des-
quels je fus trouvé saisi, il n'est besoin maintenant de vous
TROISIÈME niSTOlRE TnAOIQUE.
469
fiiire entendre pour quel usage a été créé le fer première-
ment, et comme de soi il no peut rien accroilro en l'homme
do bien ou de mal, sinon par la maligne volonté de celui qui
en abuse. Ce que j'ai bien voulu mettre en avant pour vous
faire entendre que ni mes larmes ni le fer ni l'heure sus-
pecte ne me peuvent convaincre de meurtre, ni me rendre
autre que je suis, mais seulement le tcraoîgnoge de mo pro-
pre conscience, lequel seul me servirait (si j'étais coupable)
d'accusateur, de témoin et de bourreau. Laquelle [vu l'âge
où je suis et la réputation que j'ai eue le passé entro vous
et le petit séjour que j'ai plus à faire en ce monde) me de-
vrait plus tourmenter là dedans que toutes les peines mor-
telles qu'on saurait proposer. Mais (la grâce à mon Dieu) je
ne sens aucun ver qui me ronge, ni aucun remords qui mo
pique, touchant le fait pour lequel je vous vois tous troublés
et épouvantés. Et afin de mettre vos âmes en repos, et pour
éteindre les scrupules qui pourraient tourmenter désormais
vos consciences, je vous jure sur toute la part que je pré-
tends au ciel, de vous faire entendre maintenant de fond en
comble le discours de celte piteuse tragédie, de laquelle vous
ne serez (peul-ôtre) moins émerveillés que de deux pauvres
passionnés amants qui ont été forts et patients à s' exposer à
la miséricorde do la mort, pour la fervente et indissoluble
amitié qu'ils se sont portée.
Et lors le beau père commença à leur déduire le com-
mencement des amours de Juliette etdelthoméo : lesquelles
après avoir élé par quelque espace de temps confirmées,
s'était ensuivie parole de présent, promesse de mariage
entre eui, sans qu'il en sût rien. Et comme (quelques jours
après) les amants se sentant aiguillonnés d'une amour plus
forte, s'étaient adressés h lui sous le voile de confession,
attestant tous deui par serment qu'ils élaienl mariés et que,
s'il ne lui plaisait solenniscr leur mariage en face d'église,
ils seraient contraints d'offenser Dieu et vivre en concubî-
4T0
nage. Eo eoosîdératîoD de quoi, et même voyant l'allia nce
éire bcMiiie el cootonne en dignité, richesse et noblesse de
tons les deux eôlés, espérant par ce moyen (peut-être) ré-
GODcOier les Mootescfaes et Capdkts ensemble et faire œuvre
agréable à Dien, leor atait donné la bàiédiction en une
chapelle : dont la nuit même ils afaîent consommé leur
mariage, au palais des Capellets : de quoi la femme de
chambre de Juliette pourrait encore déposer. Ajoutant puis
après le meurtre de Ibibaut, eoosin de Juliette, être sur-
venu, i raison doqnel le ban de Rhoméo s'était ensuivi, et
comme en Tabsence dudit Rhoméo, le mariage étant tenu
secret entre eux, on l'avait voula marier au comte PAris, de
quoi Juliette indignée, s'était prosternée i ses pieds en une
chapelle de l'église Saint-François avec une ferme espérance
de s'occire de ses propres mains, s'il ne lui donnait conseil
au mariage accordé par son père avec le comte Pftris. Ajou-
tant pour conclusion, encore qu'il eût résolu en lui-même
(pour une appréhension de vidllesse et de mort) d'abhorrer
toutes les sciences cadiées auxquelles il s'était délecté en ses
jeunes ans , toutefois pressé d'importunité et de pitié, et
craignant que Juliette exerçât cruauté contre elle-même, il
avait élargi sa conscience et mieux aimé donner quelque
légère atteinte à son âme que de souffrir que cette jeune
damoiselle défit son corps et mît son âme en péril, et partant
avait déployé son ancien artifice, et lui avait donné certaine
poudre pour Tendormir, par le moyen de laquelle on l'avait
jugée morte. Leur faisant puis après entendre comme il avait
envoyé frère Anselme avertir Rhoméo par une lettre de
toutes leurs entreprises, duquel il n'avait encore eu réponse :
déduisant après par le menu comme il avait trouvé Rhoméo
au sépulcre, mort, lequel (comme il était vraisemblable)
s'était empoisonné ou étoufié , ému de juste deuil qu'il
avait de trouver Juliette en cet état, la pensant morte : puis,
poursuivant son discours, déclara comme Juliette s'était tuée
TROISIlUm IIISTOIIIE TIlACIOtli.
471
elle-même de la dsgue de Rhomco, pour l'accompagner
après sa mort, et comme il ne leur avait été possible de la
sauver, pour le bruit survenu des gardes qui les avaient con-
traints de sYcarter.
El pour plus ample Information de son dire, il supplia le
seigneur de Vérone et les magistrats d'envoyer h Mantoue
quérir frèro Anselme savoir la cause de son retardement, de
voirie contenu des lettres qu'il avait envoyées à Rhoméo, do
faire interroger la dame de chambre de Juliette et Pierre le
serviteur de Rhoméo, lequel, sans attendre qu'on fit autre
enquête, leur dit :
— Messieurs, ainsi que Rhoméo voulut enlrerau sépulcre,
il me bailla ce paquet (;\ mon avis, écrit de sa main) lequel
il me commanda expressément présenter à son père.
Le paquet ouvert, ils trouvèrent entièrement tout le coq-
tenu de l'histoire, même le nom de l'apothicaire qui lui avait
vendu le poison, le prix et l'occasion pour laquelle il en
avait usé. Et fut le tout si bien liquidé qu'il ne restait autre
chose pour la vérification de l'histoire, sinon d'y avoir été
présents à l'exécution : car le tout était si bien déclaré par
ordre qu'il n'y avait plus aucun qui en fit doute.
Et lors le seigneur Barthélémy de l'Escale (qui comman-
dait de ce temps là ft Vérone], après avoir le tout communi-
qué aux magistrats, fut d'avis que la dame de chambre do
Juliette fût bannie pour avoir celé au père de Rhoméo ce
mariage clandestin, lequel s'il eflt été manifesté en sa saison
eût été cause d'un très-grand bien. Pierre, pour ce qu'il
avait obéi h son ma!lre, fut laissé en sa première liberté.
L'apothicaire pris, géhenne et convaincu fut pendu. Le bon
vieillard do frère Laurens, tant pour le regard des anciens
services qu'il avait faits à lu république de Vérone que pour
la bonne vie de laquelle il avait toujours été recommandé,
fut laissé en paix, sans aucune note d'infamie. Toutefois il
se confina de lui-môme, en un petit bermitage, à deux milles
près de Vérone, où il vécut encore depuis cinq ou sii ans
en continuelles prières et oraisons jusques h ce qu'il fût ap*
pelé de ce monde à l'autre. Et pour la compassion d'une si
étrange infortune, les Montesches et les Capellets rendirent
tant de larmes qu'avec leurs pleurs ils évacuèrent leurs co-
lères, de sorte que dès lors ils furent réconciliés, et ceux
qui n'avaient pu être modérés par aucune prudence ou con-
seil humain furent enfin vaincus et réduits par pitié.
Et pour immortaliser la mémoire d'une si parfaite et ac-
complie amitié, le seigneur de Vérone ordonna que les deux
corps do ces pauvres passionnés demeureraient enclos au
tombeau auquel ils avaient fini leur vie, qui fut érigé sur une
haute colonne de marbre et honoré d'une infinité d'excel-
lentes épilaphes, et est encore pour le jourd'huî en essence :
de sorte qu'entre toutes les rares excellences qui se retrou-
vent en la cilé de Vérone, il ne se voit rien de plus célèbre
que le monument de Rhoméo et de Juliette.
« DE L APPKMilCE.
TABLE
DU TOME SEPTieXB
lalroductioD
inroïKE ET ClEopATKB
BOHEO ET Jui.ieiTB
Notes
Appendice = '
TroitiËine biiloiTS Irsgiqoe eitraito da Baadello et n
langue Itm^i'at par Ticrre Uoittoia ....
StlDt-IMblt. — Tnwgnphif d* A. S
ŒUVRES DE SHAKESPEARE.
Volumes parus.
Tome I. Les deux Hamlet.
Tome II. Les Féeries.
Le Songe d'une Nuit d'Été.
La Tempête.
Tome 111. Les Tyrans.
Macbeth.
Le Roi Jean.
Richard III.
Tome IV. Les Jaloux — I.
Troyius et Cressida.
Beaucoup de bruit pour rien.
Conte d'hiver.
Tome V. Les Jaloux — II.
Cymbeline.
Othello.
Tome YI. Les Comédies de l*âmour.
La Sauvage apprivoisée.
Tout est bien qui finit bien.
Peines d'amour perdues.
Tome VU. Les Amants tragiques.
Antoine et Cléopâtre.
Roméo et Juliette.
Sous presse.
Tome VIII. Les Amis.
Les Deu.\ Gentilshommes de Vérone.
Le Marchand de Venise.
Comme il vous plaira.
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niiiguiSques gravures ol portra.tU for aelcr h vul. tur carrd lÂlln. 3Ù 11.
MisTttms DK Mvrr ms, i84o & i8ia,p«t EuasBehkadit. Iwlle Miilon iJ'Htim
iIb II gravures ei poriraïu. 3 vol. '~ '
UMTOIRK ItE-t 4IUIIKS BT MX HUHWS n-ES|i*0», par H. L
membre de l'Acadtmie «spatiale. 3 licaui vul '* 7 tr.
La iMtBNASms MCoanrB, par fna^M-Wewr Uouo. 1 vol, 3 tr. £0 e.
L* rHiLOMivHiR scniABTiQUBi psr M. Bftnliél«iny RkDftuv. ■Dcleii eonurvat«ai
it U BihiiolhÉque nationale, ouvrage coaruiiné pur l'InslHnl. 3 «ol. 7 ff.
I.R RaKJtRAr, Etude) ni portruiU. par }I. 08ca.rPiiijtiin.conieitlsriU Cour impériale
de Pari». 1 beau vol. 3 fr. SO u
■.-nUiTOiBe a i.'annEXCK , Esquisses cunlemp»ralae« , ilonais 18*0, jujqu'aai
lirncAs Tosle, Prattin et Dnituvolloii, par lk «tus. 1 fan vol. 3 fr. 5U e.
fBOFRssio:* DBrt>IUDI9^slÈ4:l.li, parEiigi^nePGU.ETÀN, «'«dit I Vol 3 fr. 61) e.
nKi'Kes lie TiiavalL,par u m&hk. 3 vul. 7 tr.
l.KS. UHOITS lis L'KOHNK, p» !■■ «iiiK. 1 vul. 3 (r. GO e.
LKS BOIS rHiuMoPBBS, pur La mkki. 1 vul. S tr. 50 c
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Cliarlva Hulund. aneion repr«iienunt. 1 vnl.
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Piorra, anden mpreaiMiianl du peuple, l voi. a (r. M c.
HIK-ntU»: IIRS RfeVOLOTIOSS ET DES CFGHBES ll'miJB . en \%ti, 4S ui m, pat
lïgAnënlfi. fiFE. 1 fanvol. 3 (r ,'
iviTiariusa u PHiLosiwnuomLAUBBBTR.par H. Ch. Luuibb, 4 lol,
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Dt loHHi», membre de l'Iutiitut. 2 vol. 7 fr-
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pat H. Lai-ouKi.. î lome» en nn loti vol, H fr. M e.
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i.R lURMUIT, Stades et portraits, pat U. Oicar Pimahd, conteillrr k U Ciiur iint<'riaJa
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parEug(inePBtu:T«)i,4*4diL 1 »ol- 3 Ir. fiO e.
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TIKI. 1 vul. I fr.
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Cliarluï RuLUNU. ancien rvpresvnUini. I vol. 3 fr. M G-
L* M>rTERjllinTii nr PRI^I-r., Kcnî tur rtiprit de la ilttnrwjgfi. put u. Paul nu
Plotth, ancien repriïscnlant du peuplti. 1 vol 3 Fr. 50 c.
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lie U gravures et poririlu. 3 vol. il U
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m«mbre de l'AcoiliJeiie «spai^aole. i liraut vol '* '
LÀ anBMAHUtit isroïinre, pur Francn<>Vkior IIhim. 1 vol. S fr. fiO b.
LA PHiLONOPHiRBCoi.AS'nQtieipArM. Bsnli«letu]r Hadiuo, tactn caiiHrvauut
* Ift Bttilioihi^(|Ue Dationak. ouvngo conronné par rinslitm. 3 lui. ~ *~
LKBAUtEàViËindescipocirails.par II Ofcar PiiiAJUi,coi)Mi!leràUCiinr imptrlal*
3 fr. Mb.
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u Parït, I baan vol.
L'HtSTOMtB * i.-a(Tiiie>xl! , Emuisscs «unumparaiDes , ...
procAE Teste, PraïUn ei fiRauvallou. par kt bkmr, 1 fori vol. a fr. BO c
pKumuiiONaBl'OiiHiie'stËtit.it. l'iicEugduePcLixTJi!!. 4'édiL 1 vgI. 3 fr. 1
NRTIIBS tIB TliaVAIL,pïr I.B utltB. i Vul 7 tf.
iK\ n«niTS i>K t.'HiinNit. par ut hëhk. I vol- 3 It. iO e
t-tS RDU flIlLOSOrties, par le Hiiii. 1 val. Il fr. SO C
Lt. TtiLLKHit ns PiRtiBK PB stiNTTOiTr, liât tillagoùU, pu A, ti« Labih-
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La TTRifriK dmTRHPtiBAmB . iiommrs bt choses, El)lil«> nr t'Jrtral. I
Cliirlus BDiVASD, »(ii:ii!(j ri^prWpmiuit. 1 vol. " '- ■"
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iR JuiMii. laetôbre de l'IosUlul- 3 lol.
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ŒUVRES COMPLÈTES
W. SHAKESPEARE
LES AMIS
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Publiée pu PAGNSaClB, UiMor
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FBANÇOI8-VICTOB HUGO
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W. SHAKESPEARE
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ŒUVRES COMPLÈTES
W. SHAKESPEARE
LES AMIS
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ŒCVBES COMPLÈTES
W. SHAKESPEARE
LES AMIS
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OEUVRES COMPLÈTES
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W. SHAKESPEARE
TOME VIII
LES AMIS
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ŒUVRES COMPLÈTES
W. SHAKESPEARE
LES AMIS
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OXFORD î
A PAUL DE SAINT-VICTOR
I
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' n y '- '""' r-- n
INTRODUCTION
l'homme qui s'esl appelù Shakespeare (îtait bon, cordial,
alFable, tendre, bienveillant et bienfaisant. Tous ceux qui
rapprochaient se sentaient entraînes vers lui par une in-
surmontable sympathie, a Son excessive candeur et sa
douce nature devaient nécessairement engager la plus
noble partie du monde à l'aimer » Tous les documents
qui nous sont parvenus confirment ce témoignage de
Rowe, son premier biographe. La seule lettre à son adresse
dont l'authenlicité ne soit pas contestée est une demande
de secours signée Ryc. Quyney, datée du l" octobre 1598,
el portant cette suscriplion : ,4 mon aimable ami et compa-
triote M'. William Shakespeare, l'ius heureux que Molière,
il s'était fait aimer de ses camarades de théâtre : sept ans
après sa mort, Héminge et Condell, deux comédiens du
Globe qui éditèrent l'in-folio biblique de 16<â3, pleuraient
encore « leur Shakespeare, nn si digne ami et compa-
gnon, n so worthn a friend and feltoui as was our Shakes-
peare, dit l'épltro dédicaloirc. Ses confrères, je devrais dire
8 LES AMIS.
ses ennemis littéraires, subissaient le charme comme les
autres; il enchantait jusqu'à ses envieux : « J'aimais
l'homme, avoue Ben Jonson, et j'honore sa mémoire ; c'est
pour moi une idolâtrie autant que pour quiconque. II était
vraiment honnête, et d'une ouverte et généreuse nature. »
Cette nature franche, expansive, affectueuse, si bien appré-
ciée par un écrivain hostile, s'est révélée directement à nous
dans une série de poèmes intimes que la postérité ne sau-
rait trop relire. Les sonnets de Shakespeare nous appren-
nent ce qu'il fut comme amant, ce qu'il fut comme ami.
Jamais Ame humaine ne fut remuée plus profondément par
l'affection. Il en connut toutes les délicatesses et toutes les
violences, il en perçut les vibrations infinies, il en épuisa
les joies et les douleurs, les extases et les délires. L'affection
lui prouva sa toute-puissance par deux miracles : penseur,
elle l'agenouilla aux pieds d'une femme galante ; histrion,
elle le lia avec un grand seigneur.
L'amitié exerça sur ce tendre caractère une prodigieuse
influence. Nous autres, enfants du dix-neuvième siècle, nous
ne pouvons lire sans une sorte de stupeur ces poèmes où la
tendresse d'un homme pour un homme s'exprime avec
une telle exaltation. L'amitié en ces effusions poétiques a
tout le lyrisme de l'amour ; elle en parle la langue et en
usurpe le nom. « Lord of tny love, lord de mon amour, »
s'écrie William en invoquant son ami. « Accepte, dit-il
plus loin, accepte mon amour, humble et sincère offrande,
où nul autre que toi n'a de part, don de mon être en
échange du tien ! » William s'est en effet donné sans ré-
serve ; c'est pour toujours qu'il a marié son Ame à l'Ame du
bien-aimé. Union indissoluble, conclue en dehors de toutes
les vicissitudes terrestres et que la mort elle-même n'inter-
rompra pas : a Oh ! puissé-je ne jamais apporter d'entra-
ves au mariage de nos Ames fidèles ! Ce n'est pas de l'ami-
tié que l'amitié qui change quand elle voit un change-
ISTRODLCTION. 9
ment. Non 1 ramifié est un fnnnl permnnent qui domine les
U)mp<>lcs sans tire t-brnnlé par elles; c'est letoile brillant
pour toute barque E^rranle, dont le service est méconnu de
celui même qui en consulte la bauleur! L'amitié reste
immuable jusqu'au jour du jugement. Si ma vie dément
jamais ce que je dis là, je n'ai jamais eu d'ami '. » A enten-
dre le poète, l'amitié semble une émotion supérieure à
l'amour même; elle n'est pas, comme l'amour, à moitié
plongée dans la matière périssable. Dégagée de toute préoc*
cupaliofl sensuelle, placée au-dessus des séductions de la
cliair, elle s'élève par le désintéressement aux régions les
plus hautes que puisse atteindre l'âme.
h'aul-il s'étonner que Shakespeare ait dans sou drame
fait une si belle part au sentiment qui l'avait lui-même si
vivement ému et si éloquemment inspiré? Quand Shakes-
peare veut ennoblir une ligure et l'achever, l'amitié est le
trait augusio qu'il lui ajoute. La sympathie dont il frustre
les méchants, il la prodigue aux bons. L'ami qu'il refuse
aux Richard lil et aux Macbeth, il l'accorde au More de
Venise, au lils des Montagues, au prince de Danemark. — Il
fait de Cessio le complice discret des amours d'Othello et de
Desdëmona, et ce dévouement ancien est l'argument su-
prême que la Vénitienne fait valoir en faveur du disgracié avec
une insistance fatale. — A Bornéo il donne Merculio pour
frère d'armes, et si puissante est cette fraternité, qu'au mo-
mf ni décisif elle impose silence à l'amour même et fait tuer
par le mari de Julielle le cousin de Juliette. — A Hamiel il
désigne lloratio pour confident et rapproche l'éludlaiit du
prince par une inaltérable tendresse, Hamiet, si dur et ap-
paremment si ingrat pour Opbélia, garde jusqu'au bout sa
prédilection pour Horatio ; sans cesse il le porte » dans l(
■ Sono«t Lxxiii dans l'Mition {mbliée par moi, sannel IIS dini
10 LSS AVIS.
eœur de son cxBur ; i» il le met dans son secret en tiers
afec Dieu ; et cette camaraderie est tellement durable, tel-
lement obstinée» tellement dédaigneuse des atermoiements
terrestres, tellement acharnée à l'éternité, qu'Horatio se
tuerait ayec Hamlet s'il ne recevait du mourant l'ordre de
lîfre.
L'amitié , si héroïque chez les hommes , n'est pas moins
dévouée chez les femmes, mais, en changeant de [sexe, elle
ebange de caractère. Elle perd son stoïcisme viril. Ses rap-
ports deviennent plus gracieux, son expansion plus aban-
donnée, sa familiarité plus caressante. C'est une incessante
réciprocité de tendresses félines et d'exquises câlineries.
Dans cette union de deux existences, les compagnes met-
tent tout en commun, le travail, le repos, le plaisir, la souf-
france et jusqu'à l'insaisissable rêverie. Ce délicieux accord
est toute l'harmonie possible ici-bas à un duo d'flmes.
« Rappelez-vous, dit Héléna à Hermia, rappelez-vous tous
no6 épanchements mutuels, nos serments d'être sœurs,
notre amitié écolière, notre innocence enfantine! Que de
fois, vraies déesses d'adresse, nous avons créé toutes deux
avec nos aiguilles une même fleur, toutes deux sur le même
modèle, assises sur le même coussin, toutes deux fredon-
nant le même chant, sur le même ton toutes deux, comme
si nos mains, nos flancs, nos voix, nos Ames eussent été
confondues! Ainsi on nous a vues croître ensemble, comme
deux cerises, apparemment séparées, mais réunies par leur
séparation même, fruits charmants moulés sur une seule
tige. » Par moments cette amitié toute féminine puise dans
sa tendresse même une fermeté extraordinaire. Voyez, dans
Beaucoup de bruit pour rien^ avec quelle énergie Béatrice
défend contre tous sa chère Héro qu'on diffame ! Si elle ne
chfttie pas le calomniateur, ce n'est pas le courage qui lui
manque : c Oh ! si j'étais un homme ! Mon Dieu ! si j'étais
un homme, je lui mangerais le cœur sur la place du mar-
IHTnODUCTIOH. tl
ché. » Et fauline! Rappelez-vous Bvec quelln véhémence
elle riïvcnciiquB dans le Conte d'hiver l'honneur de sa royale
amie : « — Je te ferai brûler, s'écrie Léonles furîeuï. —
Que m'importe, répond-elle, l'hérétique, c'est celui qui fera
lo feu et non celle qui ; brûlera, n Le supplice que Pau-
line alTronte pour Uermione, Émilia le subit pour Uesdé-
niona : couchée près d'elle dans le lit funèbre, elle murmure
h l'agonie l'innocence de la Vénitienne : « Que présageait ta
chanson, maîtresse?... Ecoute! peux-tu m'entendre? Je
vais faire cnmme le c)'gne et expirer en musique.., Le saule!
le saule! le saule!... More, elle était chaste! Elle t'aimait,
cruel More : ... puisse mon Ame... n'aller ù la béatitude que
si Je dis vrai ! n
Ainsi, chez Shakespeare, l'amitié est une dévotion h. la
mort. Il n'esl pas de sacrilice auquel elle se refuse. Son ab-
négation va jusqu'au suicide, son désintéressement jusqu'au
martyre. — Les exemples que je viens de rappeler ont déjà
prouvé quel immenseempireelle exerce sur l'âme humaine.
Ln démonstration aurait pu s'arrêter li), mais le poète no l'a
pas trouvée assez éclatante. Toute large qu'elle est, la pnrt
jusqu'ici faite à l'amilié dans son théâtre ne lui a pas paru
suffîsautc. C'était peu qu'une si noble passion eût animé
rerlaius épisodes et se fût incarnée dans certaines figures
secondaires. Il fallait qu'elle aussi elle eût son drame spé-
cial comme l'amour avait eu le sien. Il fallait qu'à son tour
elle fil ogir les principaux personnages ; il fallait qu'elle de-
vint un ressort essentiel de l'action, et qu'elle manifestât sa
force dans une succession de symboles.
Ces symboles, ce sont les trois pièces que réunit ce vo-
lume.
Dans les Deux Gentilshommes de Vérone, raroilié nous
apparaît aux prisas avec l'amour. Entre deux sentiments si
énergiques, la lutte ne peut qu'être acharnée. L'amour sem-
ble l'emjwrtcr tout d'abord par la félonie de Prolée qui
12 LES AVIS.
trahît son compagnon d'enfoncé pour lui enlever sa mat-
tresse. Mais ce triomphe n'est que momentané» et au dé-
noûment le repentir du coupable restitue à l'amitié la vic-
toire qui lui est due.
Le Marchand de Vetiise nous montre Tamitié» non plus
luttant avec l'amour» mais formant avec lui une alliance
toute romanesque. Antonio est le héros de l'abnégation.
Pdur que son cher Bassanio épouse celle qu'il aime, il ris-
que sa fortune» sa liberté» sa vie» il engage à un juif jusqu'à
sa chair. Obligé de rembourser l'usurier» Antonio serait vic-
time de son dévouement, si» au moment critique, l'amour»
prenant les traits de Portia, n'intervenait pour prononcer la
sentence et pour sauver d'un péril imminent l'amitTé» sa
bienfoitrice.
Dans Comme il vous plaira^ Célia foit à sa tendresse pour
Rosalinde les mêmes sacrifices qu'Antonio à son affection
pour Bassanio. Célia est l'héroïne du désintéressement»
comme le marchand de Venise en est le héros. Pour suivre
sa compagne dans l'exil» elle quitte le palais de son père»
renonce à une existence princière et abdique une cou-
ronne. A l'opulence sans Rosalinde elle préfère la misère
avec Rosalinde. L'amitié qui entraîne les fugitives vers la
m6me destinée les amène aux parages enchantés où règne
Tamour. — Dans l'idéale forêt des Ardennes , l'amour et
Tamitié» dont les Detix GentUdiommes de Vérone nous mon-
traient l'antagonisme» effectuent leur réconciliation défini-
tive par ce double hymen qui» unissant Rosalinde à Orlando
et Célia à Olivier» fait des deux frères deux amis et des amies
deux sœurs.
Sur le théAtre de Shakespeare» les passions ne rencon-
trent pas cet obstacle moral que leur oppose le point d'hon-
INTKODUCnON, 13
oeur sur la scène espagnole ou la grandeur d'âmo dans la
tragédie de Corneille. L*, si fort, si pur, si vnillant qu'il
soit, qu'il s'appelle Roméo, Posthumus. Othello, Timon,
firutus ou Macbeth, rbomme obéit aui passions ; il est en-
traîné par elles, quoi qu'il fasse : il a beau résister, il faut
qu'il sutcombe. Pas d'inclination qui ne lui donne le ver-
tige. Tout penchant est un précipice.
L'homme, tel que l'a vu Shakespeare, semble être ab-
solument dominé par le système nerveui : il va , vient, se
meut, rf ve, pense et parle au gré de ses impressions. Chez
lui, par un enchaînement m quelque sorie organique, toute
impression devient sentiment, tout sentiment devient pas-
sion, toute passion devient action, toute action devient
drame.
Cette sujétion de l'homme à des émotions variables et
contradictoires n'est nulle part plus tristement évidente que
dans les Deux Genlilshommes de Vérone. Protée est par ex-
cellence lo marionnette humaine dont la sensation agite le
fil. Quand la comédie commence, il professe pour son cher
Valentin une amitié è foute épreuve et pour sa chère Julia
un éternel amour : « Doux Valenlin , dit-il è l'un, souhaite-
moi toujours pour compagnon de h's jouissances, chaque
fois que t'arrivera quelque bonheur, et, dans tes dangers, si
jamais les dangers t'environnent, recommande tes angoisses
à mes pii'uses prières. » — a Voici ma main pour gage de
ma loyale constance, dit-il à l'autre. Si jamais je laisse
échapper une heure du jour sans soupirer pour toi, Julia.
que d^s l'heure suivante quelque alfreui m.tlheur châtie ma
trahison. » Pur verbiage! » De même que la flamme re-
foule la flamme et qu'un clou chasse l'autre, de même le
souvenir des premières amours doit s'effacer devant un ob>
jet nouveau. » 0"^ Silvia paraisse, et aussitâl Prolée vio-
lera tous ces beaux serments. Oii'iniporte que Silvia soit
fiancée à Valenlin et que iui-mêmi' soit Gnncé h Julia !
^
14 LES AMIS.
Protëe n'hésite pas à immoler ses affections de la veille à sa
prédilection du jour» sans souci du double engagement qui
le lie et comme amant et comme ami : « En quittant ma Ju-
lia» je me parjure ; en aimant la belle Julia, je me parjure ;
en trahissant Yalentin, je me parjure. Le même pouvoir
qui m'a imposé mes premiers serments me provoque à ce
triple manque de foi. Amour m'a dit de jurer , et Amour
me dit de me parjurer. 0 doux tentateur Amour, si tu fais
mon péché, enseigne*moi du moins à l'excuser ! »
C'est ainsi que Prêtée plaide et gagne sa cause devant sa
propre conscience : il croit n'être qu'un instrument inerte
à la merci d'un pouvoir aveugle, et il s'amnistie d'avance
en attribuant à ce pouvoir l'initiative de tous ses actes. Fort
de cette innocence prétendue , il commet sans sourciller
tous les méfaits que sa passion lui commande. Aucune hy-
pocrisie ne lui répugne, aucune coquinerie ne le rebute.
Cet homme» « qui a toute la verdeur de l'Age et toute la ma-
turité du jugement, » et qu'on nous présentait naguère
comme « doué à l'extérieur et au moral de toutes les quali-
tés qui peuvent qualifier un gentilhomme, » ce lettré, cet
érudit, ce sage affronte toute abjection pour atteindre cet
abject idéal : souffler à son ami sa maîtresse !
Yalentin a formé le projet d'enlever nuitamment Silvia
qu'un tyran père noble veut marier, malgré elle, au richis-
sime et grotesque Thurio. Mis dans la confidence du com-
plot. Prêtée va le dénoncer au duc de Milan. Le duc furieux
exile Yalentin. Ainsi débarrassé de son ami, Protée essaie
de le supplanter auprès de Silvia en le calomniant. Mais Silvia
aime trop Yalentin pour être dupe de cette ruse odieuse ;
elle repousse Protée en lui jetant à la face son double par-
jure, et s'enfuit au plus vite pour rejoindre son fiancé qu'elle
croit réfugié à Mantoue. Malheureusement Protée court
sur ses traces. 11 la rattrape dans une forêt, au moment où
des bandits vont l'enlever, la délivre de ces mécréants , et,
INTRODUCTION. 15
pour prix de ce service sigoalé, implore la complaisance de
)s belle. Celle-^i repousse avec indignation l'outrageante
prière : que n'a-t-elie éié saisie par un lion {ifTaniQ, au lieu
d'être délivrée parce fourbe! Mais celte résistance ne fait
qu'irriter le libertin : « Ab ! puisque la douce induencedes
plus toucbanles paroles ne peut vous attendrir, je veux
vous faire ma cour en soudard, h la pointe de Vépée , vous
aimer contre la nature do l'amour, vous forcer... oui, je te
forcerai à me céder ! »
Et Prêtée joint te geste h la parole en étreîgnant Silvîa.
Déjà commence ce hideux conQit où la victoire ne peut être
qu'une souillure. Déjà la pudeur éperdue frémit au contact
de la luiure éperdue, quand tout h coup relenlitune voix
tutélaire : a Ruffian, crie cette voix, lâche cette brutale
étreinte... Ami vulgaire, sans foi et sans amour, comme
sont les amis d'à-présent, tu as menti à mes espérances.
Mes yeux seuls ont pu me convaincre de ceci. A présent je
n'ose plus dire que j'ai un seul ami vivant : tu me démenti-
rais. A qui donc vous fier désormais quand votre bras droit
est parjure envers votre cœur? Trotéc, j'en suis navré, en
détruisant pour jamais m.i confiance en toi, tu me rends
ôlranger à rbumanilé. La blessure intime est la plus pro-
fonde. Temps maudit où de tous les ennemis un ami est le
pire ! "
Sous le coup de celte foudroyante imprécation, Proteo
s*est arrôté au seuil de son forfait. Dans le personnage fa-
rouche qui vient d'apparaître, il a reconnu son ami d'en-
fance que la proscription afaitcapitaJne de bandits. Blémo,
la tôte basse, l'œil piteux, il balbutie l'excuse : t Ma honte
et mon crime me confondent,, . Pardonne-moi, Valentin.
Si un cordial remords est pour ma faute une rançon suffi-
sante, je te l'offre ici!.., » Que va faire Valentin? Il tient
Protée en son pouvoir. Il est à la fois le franc-tenancier et le
franc-juge de celle forfil. Il exerce sur tous les furbans qui
^
i
16 LES AMIS.
reotourent cetto £asciDation souveraine par laquelle l'intcl-
i ligence dompte la force brutale. Il a muselé tous ces hom-
mes féroces, et d'un geste il peut les déchaîner contre le
\ coupable. II n*a qu'à sonner la fanfare, et toute une meute
^ de furieux va se ruer sur le misérable aux abois.
Protée attend en tremblant l'arrêt que va prononcer le
' tout-puissant justicier. Pour rançon de son crime, il vient
. d'offrir le remords : cela suffira-t-il ? « Oui, répond Va-
l lentin. Je t'admets encore une fois à Tbonneur. Qui n'est
pas satisfait par le repentir n'appartient ni au ciel ni à la
terre, car le ciel et In terre se laissent fléchir. La pénitence
apaise la colère de l'Éternel. » Et ce disant, il ouvre les bras
A Protée.
Nombre de critiques ont réclamé contre cetto sentence
magnanime qui termine la comédie et en règle le dénoû-
ment. Quoi ! se sont-ils écriés avec une vertueuse indigna-
tion, ce félon qui a commis tant de bassesses et de lAchetés,
ce fourbe qui a trahi son ami, ce criminel digne de la hart
qui a tenté de violer la fiancée de son ami, n'a qu'à murmu-
rer quelques mots d'excuse, et le voilà pardonné. Et non-
seulement il est pardonné, mais il lui est permis de revenir
à ses premières amours et d'épouser cette Julia qu'il a dé-
laissée si cruellement, le jour même où Valentin obtient du
vieux duc converti la main de sa chère Silvia ! Quelle solu-
tion inique et subversive ! Quel encouragement au vice !
Quel renversement des principes élémentaires de toute so-
ciété ! Les critiques qui poussent ces clameurs sont les
mêmes, vous vous en souvenez, qui ont déjà dénoncé à
la réprobation publique le dénoûment de Tout est bien qui
finit bi£n, le dénoûment de Cymbeline, le dénoûment du
Conte d'hiver^ le dénoûment de la Tempête, etc. A les en
croire, le comte de Roussillon aurait dû faire plus longue
pénitence avant d'être amnistié par Hélène; Posthumus
n'aurait pas dû tendre la main à lachimo, en lui disant ces
INIRODUCnON.
simples et grandes paroles : Ma vengeance, envers loi, c'est de
te pardonner; Léontes n'aurait pas i] il attendrir Bermione
par seize aimées de remords; eDlin Prospôro n'aurait pas
dû ouvrir ses bnis au fratricide Antoaio. I,e pardon ac-
corde ici par Valeotin à Prolée n'est qu'un exemple de plus
de l'immorale indulgence accordée systématiquement aux
coupables par la comédie de Shakespeare.
Cette immorale indulgence qu'une critique draconienne
a signalée h la honte du poète, signalons-la, nous autres, h
sa gloire. Loin de le blâmer, honorons-le d'avoir si sou-
vent proclamé du haut do la scène la prescription de la
faute parle repentir et do la rancune par le remords. Re-
mercions-le d'avoir fait du théâtre la vraie chaire et d'avoir
prêché la charité, Toubli des injures, la rémission des of-
fenses dans un siècle oîli les ministres d'une religion d'a-
mour fulminaient la colère, l'extermination et l'anathème.
Admirons-le d'avoir opposé aux prescriptions atroces de
l'implacable code social les généreux arrâts d'une juris-
prudence idéale.
En faisant de la mansuétude la prondonce de sa comé-
die, Shakespeare est ri'sté conséquent avec lui-même. Nul
mieux que lui ne connaissait la fragilité de notre nature.
Nul n'avait examiné de plus près cette trame de la vie tissée
à la fais de bien et de mal. « Nos vertus seraient arrogao^
tes, a-l-il dit quelque part, si nos fautes ne les Qagellaient
pas, et nos vices désespéreraient, s'ils n'étaient pas relevés
par nos vertus. » L'homme étant imparfait par nature, doit-
on lui demander un compte trop rigoureux des conséquen-
ces de cette imperfection ? Si vraimi?nt il est incapable de
résister par sa seule volonté à la violence des passions, doit-
on lui faire expier sans merci cette incapacité? Qui n'est
pas responsablt;, n'est pas coupable. Or, l'homme n'est pas
responsable de son tempérament. Do quel droit l'en puni-
riez-vous? Si vous voulez n'être que sévères , accordez-liiî
18 LBS AMIS.
i
«
*
S
aa moins le bénéfice des circonstances atténuantes. Le jage
9 ici-bas ne peut*étre impartial qu'en étant indulgent. La
justice stricte n'est due qu'à la stricte perfection. L'équité à
la taille de l'homme, c'est la pitié.
Voilà ce que nous dit Shakespeare à la fin de sa comédie.
Et quand Shakespeare parle ainsi, il obéit aux plus intimes
sollicitations de son cœur en même temps qu'à la Ic^que
suprême de son esprit. Le sentiment l'entratne aux mêmes
conclusions que le raisonnement. Ce n'est pas seulement
son génie qui lui commande l'indulgence, c'est son tem-
pérament. Placé dans la même situation que Talentin, Sha-
kespeare aurait agi comme Yalentin. En doutez-vous?
Écoutez.
Ainsi que Yalentin , William avait un ami cher et une
maîtresse chère, et pour lui, comme pour Yalentin, cette
affection était un double culte. Mais William ayait été moins
heureux que son héros dans le choix de son héroïne. Celle
dont il était épris n'avait pas les scrupules de Silvia. Loin
de résister à Protée, elle le provoqua ; loin de le repousser,
elle s'offrit à lui. William surprit ces avances faites par sa
maltresse à son ami, et l'un de ses sonnets nous peint le
trouble où le jeta cette découverte : ce Mon démon femelle
entraine loin de moi mon bon ange et tâche de séduire mon
saint pour en faire un diable, poursuivant sa pureté de sa
ténébreuse ardeur. Mon bon ange est-il devenu démon ? Je
puis le soupçonner sans l'affirmer encore ^.. i» Hélas! le
démon finit par l'emporter; le bon ange se laissa enflam-
mer par le mauvais. Combien William souffrit de cette triste
certitude, ses poëmes ne le disent qu'imparfaitement. Pas
plus que Yalentin, le pauvre grand homme ne put compri-
mer d*abord un mouvement d'indignation. « Ah ! dit-il à
l'ami qui l'avait trahi, tu aurais dû respecter mon foyer et
I Sonnet xxn.
/ ^
ISTFtODUCTlO:!.
19
empêcher ta beauté et ta jeunesse vagabonde de l'entraîner
dans leur débauche là oh lu es forcé de violer une double
foi : celle qu'elli; me doit, par la tentation où ta beauté l'en-
traîne, celle que (u me dois, par ton infidélité. » Ces re-
proches attendrirent le coupable : les larmes aux jeui il
implora sa grâce, comme Prottie, et, comme Prolée, il lob-
lint. a !4'aie plus de chagrin do ce que tu as fait : les roses
ont l'épine et les sources d'argent la vase: les nuages et
les éclipses cachent le soleil el la lune, et le ver répugnant
vit dans le plus tendre bouton. Tout homme fait des fau-
tes '... Ton remords n'est pas un remède à ma douleur; tes
regrets ne réparent piis ma perte. Le chagrin de l'offenseur
n'apporte qu'un faible soulagement h la lourde croix de
l'offense. Ah ! mais ces larmes sont des perles que Ion
cœur répand, et elles sont la riche rançon de tous tes
torts '... » Surprenante analogiel A Prolée qui lui offre
un cordial remords pour rançon de sa faute, Valentin ré-
pond : « Je suis payé. » William dit à son ami : « Tes lar-
mes sont la riche rançon de tous tes torts. » C'est la même
pensée répétée presque dans les mêmes termes.
La critique n"a pas remarqué jusqu'ici les intimes et mi-
nutieux rapports qui existent entre le drame réel où figura
Shakespeare dans sa jeunesse et la comédie fictive que dans
sa jeunesse il composa pour la scène. Ces rapports, que j'ai
scrupuleusement révélés dans les noies placées à la On de
ce volume, ont d'autant plus d'importance que, jusqu'à
présent, les commentateurs ont été de leur propre aveu
parfaitement impuissants h découvrir les origines de la fable
mise en œuvre par Shakespeare. Les archives de toutes les
bibliothèques ont élé fouillées ; tous les documents littérai-
res, antérieurs au dix-septième siècle, romans, chroniques.
1 Sonoet xxtn.
» Sonnet \XXI.
I
*
I
i"
20 LES AMIS.
légendes, ont été compulsés. Inutiles efforts ! La souroe où
l'auteur des Deux Gentilshommes de Vérone a puisé ses in-
spirations s'est dérobée, comme celle du Nil, aux explora-
tions des plus érudits. Cependant une femme savante du
siècle dernier a cru un instant être sur la voie : un jour
qu'elle lisait la Diane de Montemayor^ — ce fomeux roman
pastoral qui a servi de modèle à VAstrée et que l'admiration
de Cervantes a épargné dans l'auto-da-fé des livres de don
Quichotte, — mistress Lenox fut frappée de certains traits
de ressemblance outre l'histoire de Julia et l'épisode de la
bergère Félismène '. Ainsi que Julia, Félismène reçoit, par
rintermédiaire de sa suivante, une lettre d'un beau sei-
gneur à laquelle elle répond favorablement , après avoir si-
mulé la plus vive colère contre «c cette traîtresse de Rosette »
qui a laissé choir devant elle laffreux billet doux. Ainsi
que Julia, Félismène s'énamoure du galant et se déguise en
page pour le rejoindre en pays étranger. Ainsi que Julia,
Félismène, à peine arrivée dans la ville où loge son fiancé,
le surprend roucoulant une sérénade sous le balcon d'une
beauté nouvelle. Ainsi que Julia, Félismène s'engage au
service de l'infidèle qui, ne la reconnaissant pas sous sa li-
vrée d'emprunt, lui fait porter ses lettres à sa rivale. Enfin,
toujours comme Julia, Félismène pardonne au coupable et
l'épouse. Sur tous ces points, la similitude entre le roman
et la comédie est vraiment remarquable, mais elle s'arrête
là. Dans le roman, Félismène plaide la cause de son per-
fide amant avec une abnégation qui manque h Julia, et ne
réussit, par toute cette éloquence désintéressée, qu'à inspi-
rer à sa rivale une passion fatale. Malgré cette différence
profonde entre les deux épisodes, admettons, avec mistress
Lenox, que Shakespeare ait emprunté au roman de Monte-
mayor certains incidents secondaires de sa comédie. Il n'en
* Voir cet épisode à TA ppendice.
INinODUCTlOS. 21
est pas moins vrai que l'élément fondamental de l'intrigue
des Deux Genlilshommes de Vérone n'est pas même indiqué
par l'écrivain espagnol, ha Diane ne nous montre nulle part
deux camarades, épris de la miîme femme, que l'amour di-
vise et que l'smilié finit par réconcilier. Or, là est le sujet
véritable de la pièce. Qui donc a révélé ce sujet à Shakes-
peare? Qui donc lui a tracé son scénario ? Qui donc a es-
quissé dans ses linéaments principaux ce dramatique tableau
que le poète a oiposé à nos jeux charmés? S'il était permis
de répondre par une hjpothiisc à cette question resiée jus-
qu'ici sans réplique, je n'hésiterais pas à dire ; c'est la
vie!
Oui, c'est dans la biographie de Shakespeare qu'est l'ori-
gine des Deux Gentilthomims de Vérone. Toutes ces émo-
tions que le poêle a fait agir et parier sur son théâtre,
l'homme les avait vues agir, les avait entendues parler en
lui et près de lui. Ce drame que Shakespeare a mis en scène
vers 4S91, il l'avait répété avec le concours des deux person-
nages mystérieux qui ûgiirent avec lui dans ses Sonuels.
Lui-mémo il avait été le héros de ce drame. Soutflc par son
propre cœur, il y avait créé le plus l>eau râle, il en avait
joué les scènes les plus pathétiques . il en avait déclamé
les plus fières douleurs, il en avait pleuré les plus nobles
larmes, il en avait soutenu le dénouement. C'est lui qui, en
pardonnant à son ami coupable, avait trouvé le geste sublime
de Valenlin tendant la main à Protée.
Leshilotes à Sparte, les parias dans l'Inde, les ghiaours
en Turquie, les nègres en Amérique ont moins souffert
que les juifs dans l'Rurope chrétienne. Celte malheureuse
nation eut i gémir pendant des siècles du préjugé, si puis*
saat encore aujourd'hui, qui fait les enraals solidaires des
actions, bonnes ou mauvaises, commises par tes parents.
Auij'eui des nations chrétiennes, ce peuple elait toujours la
même populace qui avait réclumé de Pilale le nieurtre du
Dieu fnit bomine. Tout cbrélien avait contre tout Juif un
grief personnel et lui gardait rancune du crime commis
par Judas. L'tsraiMite était hors de l'humanité : c'était une
œuvre pie de l'injurier, de le molester, de le maltraiter.
Loin de contrarier la prévention populaire, les gouvernants
l'encourageaient et la consacraient. Dès l'an 613, le concile
de Paris avait déclaré les juifs incapables de remplir aucune
fonction civile; d'autres conciles leur avaient défendu de
travailler pour les chrétiens; les édits royaui leur avaient
interdit la possession foncière. Ainsi traqué par la législa-
tion, chassé des métiers, repoussé de l'industrie, excommu-
nié du travail, le juif s'ingénia pour vivre : il éluda par l'as-
tuce ce code qui prétendait l'affaraer ; il convertit tout son
avoir en numéraire et fit le Iralic des espèces ; il entassa
l'or, t'accapara ol le vendit au prii qu'il voulut : il devint
usurier. Ce commerce avilissant auquel le chrétien l'a-
vait réduit, le juif le tourna contre le chrétien. 11 exploita
au profil de lu vengeance l'épargne du désespoir. Le chré-
tien lui avait interdit le gain honnête : il Ttl aux dépens du
chrétien un bénéfice infâme. Le chrétien avait voulu le
ruiner, il s'enrichit par la ruine du chrétien.
Mais cet enrichissement même fut fatal aux israéliles.
L'opulence des mécréants excita la cupidité des croyants.
Un seigneur catholique, prince ou baron, était-il embar-
rassé dans ses linances? Sans forme de procès il empoignait
quelque richard do la tribu et lui soutirait de l'argent par la
torture. Ce fut ainsi que dans l'anuée 1210, Jean , roi
d'Angleterre, emprunta dix mille marcs à un Hébreu de
Bristol en lui arrucbunl huit dents. Le juif était une ferme
princière que le bourreau faisait valoir. Ce même Jean,
A
inthoduction.
23
daas un pressant besoin, loua à sod frère Richard tous les
juifs de ses États pour plusieurs années, ut quos rex exco-
riaverat, cornes evisceraret, afio que le comte vidât ceux
qu'avait écorchés le roi, dil Maihieu Pflris. C'était chose
loule simple. En 19C2, les lords révoltés contre Henri III
n'obtinrent l'appui du peuple qu'en lui accordant le pil-
lage du quartier juif à Londres. Trois cents maisons fu-
rent saccagées, et sept cents personnes, hommes, femmes,
enfants, furent assassinées. Le peuple triomphant exerçait
cette année-lè les droits régaliens. — La France n'était
guère plus tendre aux juifs que l'Anglelerre. Pour les em-
pêcher d'échapper à l'expropriation par l'abjuration, saint
Louis fait confirmer par le synode de Melun l'édit qui con-
fisque au profil du seigneur les biens de tout israélite con-
verti. En même temps, par une atroce contradiction , le
pieui roi permet, & Paris et dans les provinces, regorge-
ment de tous les Israélites qui refusent de se convertir. Eu
Brie, en Touraine, en Anjou, dans le Poitou et dans le
Maine, deux mille cinq cenlsjuifs furent massacrés. Cela eut
lieu pendant la semaine de Pâques de l'an de grâce 1238,
c'est-à-dire, si je ne me trompe, trois cent trente-quatre
ans avant la Saint- Barthélémy. On le voit, ce n'est pas seu-
lement pnr la date que Louis 1\ doit prendre rang avant
Charles IX. Les Valois sotimellaient les juifsà un système
savant de déprédations périodiques : tour à tour ils les chas-
saient après les avoir dépouillés et les rappelaient pour les
dépouiller encore : c'étaient des coupes réglées. — Les
rois catholiques faisaient valoir les réprouvés aussi ingénieu-
sement que les rois très-chrétiens. Ils les spoliaient, puis
les laissaient s'enrichir et les spoliaient encore. L'intègre
Torquemada mit fin à cette exploitation sanglante : il ré-
clama du Ferdinand l'expulsion à perpétuité do tous les juifs
qui n'auraient pas abjuré avant quatre mois. Les juifs aver-
tis offrirent au roi trente mille ducats pour qu'il consentît â
L
S4 LES AMIS,
les garder. FerdÎDand hés'ilnit à signer le décret, quand le
œoino entra, UD cruciGx à la maJo, ets'écna : « Judas Isca-
riûle a vendu son Dieu pour trente deniers ; vous, vous
allez te vendre pour Irenle mille! » Le roi signa, et, au
calcul de Mariana . huit cent mille Hébreux s'eipatriè-
renl. — Que devinrent-ils? Demandez-le à la misère, à la
détresse, à l'épidémie, à la peste, à la famine, demandez-
le aui tempêtes de l'Océan, demandez-le aus lions de l'A-
tlas , demandez- le aux bommes du Portugal.
Décimés à Lisbonne par le massacre, chassés de France
par l'édit de Charles VI, d'Angleterre par le statut d'E-
douard I", d'Allemagne par le rescrit de Maiimilien I", les
circoncissetratnèrent jusqu'au nord de l'Europe, au Fond
de la Bohême, du Alecklembourg et de la Pologne. ÇA et
là pourtant quelques villes libres et souveraines les admi-
rent : Metz, Nuremberg, Florence, Venise. La Rome des
papes tira pour les laisser entrer l'énorme verrou du Ghetto.
Mais, môme dans ces cités tolérantes, les israélites restèrent
voués à l'infamie : ils durent porter la dégradante livrée
ordonnée par le concile de Bâle, la rouelle à l'épaule ou sur
la poitrine, et ce bonnet jaune qui les désignait partout aux
huées des enfants et aux aboiements des chiens. — Utt
instant les malheureux eurent une lueur d'espoir: ils crurent
que la Réforme les relèverail de l'analbème dont les acca-
blait le catholicisme. Ils demandèrent à entrer dans les États
germaniques révoltés contre le saint-siége. Luther s'y op-
posa. L'excommunié excommuniait les maudits. Us împlo-
rèrenl de la reine Elisabeth leur rappel en Angleterre. Eli-
sabeth refusa et n'en fut que plus populaire. Loin d'apaiser
les préjugés contre les juifs, le protestantisme les fanatisa;
il crut prouver son orthodoxie en exagérant l'horreur pour
les prétendus meurtriers du Christ. Sa crédulité fervente
donnait force aux vieilles fables qui les accusaient d'em-
poisonner les rivjères et les fontaines, de communiquer fa
TNTRODrCT[ON. ?5
lèpre, d'immoler à leur Pâque des enfants volés nux chré-
tiens. Les poètes répétaient en vers In calomnie que les pré-
dicateurs ressassaient en prose. Les Iréleaui de la scène fai-
sflientécho aux lréte«uide l'église. Dès 1590, un des fon-
dateurs du théâtre anglais, un écrivain qui pourtant avait du
cœur et du talent, Christophe Marlowe . faisait jouer par la
troupe du Cockpit un drame où certain juif de Malle, appelé
Barabbas (le nom est bien choisi), empoisonne tout un cou-
vent de religieuses pour être silr d'empoisonner sa fille
Ahigaïl. récemment convertie. Voulez-vous avoir une idée
du stylo de cette diatribe? Écoutez ce petit dialogue entre le
juif et son esclave, un More qu'il vient d'acheter sur le
marché :
— Bis-moi ton nom, ta naissance, ta condition et ta pro-
fession.
— Ma foi, seigneur, ma naissance n'est que basse, mon
nom Ithamore, ma profession ce que vous voudrez.
— Tu n'as pas d'étal? Eh bien, fais attention à mes pa-
roles. Je vais t'inculquer une leron qui devra se cheviller en
toi. D'abord débarrasse-toi de tous ces seniimenls, compas-
sion, amour, espérance vainc, scrupule pusillanime. Ne t'é-
meus de rien, n'aie pitié de personne, mais souris-toi à
toi-même quand les chrétiens gémissent,
— Oh ! brave maître. Je n'en ai que plus de respect pour
votre nez! {Pour faire comprendre ce lazzi d'ithamore,
disons vile entre parenthèses que le juif de comédie portait
traditionnellement un énorme faui nez, L'épouvaDtail n'a-
vail même plus figure humaine).
— Quant à moi, reprend Barabbas , je passe ta nuit h
rAder et à tuer les malades agonisant aux pieds des murs.
Parfois je vais Ô l'écart et j'empoisonne les puits. De temps
k autre, pour entretenir les voleurs chrétiens, je perds vo-
lontiers quelques écus , pourvu toutefois que bientôt je
puisse, en me promenant dans ma galerie, les voir passer
u
26 LIS AMIS.
garrottés devant ma porte. Étant jeune, j'ai étudié la méde-
cine et j'ai commencé par exercer d'abord sur les Italieiis.
Alors j'enrichissais les prêtres par les enterremeDts et saas
cesse j'occupais les bras du sacristain h creuser la tombe et
à sonner le glas. Puis, j'ai été ingénieur, et, dans les guerres
entre la France et l'Allemagne, sous prét^te de serrir
Gbarles-Quint, je tuais, par mes stratagèmes, amis et enne-
mis. Puis, j'ai été usurier, et, à force d'extorsions, d'escro-
queries, de confiscations et de ruses de courtage, en un an
je remplissais les geôles de banqueroutiers et j'encombrais
les hôpitaux de jeunes orphelins. Grflce h moi, il n'était pas
de lune qui ne rendit quelqu'un fou ; de temps à autre, un
homme se pendait de désespoir, portant, attaché sur la poi-
trine, un long écriteau qui disait combien je l'avais torturé
par mon usure. Mais vois quelle bénédiction m'ont value
toutes leurs douleurs : j'ai assez d'argent pour pouvoir
acheter toute la ville! Mais dis-moi, toi, à quoi passais-tu le
temps?
— Ma foi, maître, à incendier les villages chrétiens, à
enchaîner les eunuques, à lier les galériens. A une époque,
j'ai été cabaretier dans une hôtellerie, et, pendant la nuit, je
me glissais furtivement dans les chambres des voyageurs et
je leur coupais la gorge. Un jour, à Jérusalem, j'ai semé de la
poudre sur les dalles de marbre où s'agenouillaient les pèle-
rins, et leurs genoux en furent si bien éclopés que j'éclatais
de rire à voir tous ces culs-de-jatte retourner dans leur
chrétienté sur des béquilles.
— Allons, ce n'est pas mal. Regarde-moi comme ton ca-
marade. Nous sommes mécréants tous deux, tous deux cir-
concis, et nous haïssons les chrétiens tous deux. Sois fidèle
et discret, et l'or ne to manquera pas.
Telles étaient les monstruosités que le dramaturge hugue-
not mettait sans scrupule dans la bouche du juif. Ces difTa-
mations impossibles, qui aujourd'hui indignent le bon sens
inthoouctios, 27
et révoltent l'imaginalion, étaieDi alors consacrées par l'as-
sentiment général. Il falldit voir l'enlhousissme du public &
la fin de la pièce, quand Barabbas était Jeté dans la cuve ar-
dente. Quel plaisir d'écouter les rugissements et d'observer
les convulsions du juif bouilli vivant ! Toute la bonne ville
voulut se donner ce spectacle. Le drame de Marlowe obtint
un succès eiceplionnel que constalenl, recette à recolle, les
registres du chef de troupe Henslowe. Ne pouvant rûlir le
juif en personne, comme avaient fait récemment les bour-
geois de Melï, la populace de Londres allait cbaque jour le
voir brûler en efligie : elle soufllait ses acclamations sur ce
feu d'enfer et l'allissit de hourrahs. Oh! celte foule fré-
nétique, i'apercevez-vous ft la lueur de ce sabbat sinislre ?
La voyez-vous, comme moi , trépigner de joie, battre des
mains et danser une ronde aulour de Is chaudière en enloo-
nant le refraÎD sauvage de la complaiole de Gemutus?
Good peaple, thatdoe hêare thii topg,
For iruelh I dare nell say
Thnt man; a wretch ai iU bs bee
Doth lite DOW at thïs daj ;
TliDl seekelh oothios bat ibe apojle
ormanj a weallliey laan,
Kod for lo trap Uie innocent
Dflviselh ivhal Ihey can.
Frnm wlioiD Ihe Lerd deliver me,
à nd ercry Clirisliaa too,
And send lotliem like sentence eke
Tlut meaaelli ui lo do '.
}ji baltado de Gernultis était une chanson populaire,
■ Beanc
gens qoi ti
le chanion. J'ose adJrmer comm
\i néchanlt que lai e>istent e
TéritR qae bien de» mîiérables ai
g Qui ne cliercbeni qae la ipoliatioii de mainl homme opulent, el
qok, pour attraper l'inooMal. imaginent tous Iw moyeni.
B De ceui'li puiﻫ le b«igiieut me délivrer ainsi que tous les chrd-
28 LES AMIS.
sortie on ne sait d'où, qui courait les rues de Londres. Elle
racontait, sur l*air de Black and yeUaw^ comme quoi il y
eut jadis à Venise un marchand de bonne renomnoée qui,
ayant besoin d'argent, demanda h un usurier juif, Doamié
Gemutus, de lui prêter cent écus pour un an et un jour. Le
juif consentit à le faire sans réclamer d'intérêt, mais à la
condition que le marchand s'engagerait, en cas de non reoF
boursement, à lui donner une livre de sa chair. Le billet fat
signé. Dans l'intenralle, le marchand eut des malheurs ; ses
navires naufragèrent et ses coffres ne se remplirent pas :
bref, le jour de l'échéance, il ne put payer. Gemutus fit
arrêter son débiteur et le traduisit devant le tribunal en ré-
clamant la pénalité stipulée. Les amis du Vénitien s'inter-
posèrent et supplièrent l'usurier de renoncer à ses pour-
suites : en remboursement des cent écus qui lui étaient
dus, ils lui offrirent cinq cents, mille, trois mille et jusqu'à
dix mille écus. Le juif repoussa toutes ces offres et réclama
le dédit convenu. Autorisé par le tribunal, déjà il tirait son
couteau, quand le juge le prévint que, s'il outrepassait son
droit d'un scrupule, s'il versait une seule goutte de sang, s'il
coupait plus ou moins que la quantité de chair qui lui reve-
nait, il serait pendu haut et court. Sur. cette observation du
juge, Gemutus frémit : il rengaina piteusement sa lame et
déclara consentir à accepter les dix mille écus proposés par
les amis du Vénitien. « Non, dit le magistrat, tu n'auras
pas une obole ; prends ton dédit, n Gemutus demanda son
principal. « Non, fit le magistrat, prends ta livre de chair
ou déchire ton billet, d Sur quoi, Gemutus maudit son
juge et s'enfuit.
Cette légende, si propre à propager Tanimosité contre la
race maudite, avait fait le sujet d'une pièce représentée en
liens! Poisse-t-il frapper d'une sentence pareille qaiconqoe prélend
agir ainsi ! »
ISTRODUCTION. 29
1S78 sur le théâtre du Bull, aiii grands applaudissements
des puritains de Londres '. Cependant, si appréciée qu'elle
fût du public anglais, elle n'était pas d'invention britan-
nique : on la retrouvait dans presque toutes les littératures ;
elle était connue non-seulement en Angleterre, ninis ea
France, mais en Italie, mais dans toute 'a chrétienté. Pendant
le seizième siècle, un juriste frnni;jiis, Alexandre Sylvain, en
avait fait le Ihème de sh quatre-vingt-quinzième Déclama-
tion dans un manuel d'éloquence, intitulé L'Orateur. Au
quatorzième siècle, un conteur italien, Giovanni Fiorenlino,
en avait tait l'incident d'une nouvelle dans un recueil im-
primé en 1558, sous ce titre : /i Pecorme Dès le treizième
siècle, l'auteur anonyme des GesUi iivmanonim l'avait conté i
en bas lalin A l'Rurope entière. Quelle était l'origine de |
cette légende ? De quelle sombre région était-elle venue?
On ne savait. Elle était cosmopolite et immémoriale. Il
n'y a pus cent ans qu'un oflicier anglais, l'enseigne Thomas i
Hunroe, la déchiffra sous la poussière dans un vieux manu»- |
crit persan, trouvé à Tanjore, au fond de l'Inde! Elle était i
familière, non-seulement ^ toute la chrétienté, tnaisâ tout \
l'islam. 1.0 croissant l'avaii adoptée comme la croii. Par-
tout, à travers ions les peuples, daus tous les climats tA I
sous tous les cieux, sur les bords de la Tamise, sur lei J
bords de la Seine, au Rialto, sur tes rives de l'Euphrate,
au-dcli de l'Indus, au-delà du Gange, elle suivait le jutf,
ette pièce, antérieure d'environ vingt aman ifor- |
ehand Ht i'ettit, eil prouvée par un pflmpliUt religieux que publia, m
1S7I), nn Tanatique appelû Sleplien Gouod. Ce Oosioa. fort boslile a^
Ihéltre naissant, oomme Ion* let porilains, t»ii par nception l'Éloge
d'ane traftériie intimide le Juif. ■ laquelle ««I jon^e an fiull et repré-
Mnte l'avidiié de< clioisiveuTS (chowrt) moniinios et les seaiimenu
Mngnin«ire« des usnrien- n U'aprën celte analyse sommaire, il csi per-
mit de croire que cette piËce, comme celle de SlisVespesre, r^uoisiaît
dant ane compcsition aniqae les deai incidenls si divers des coR^U et
du billet. Elle en inalheureosrmcnt ; erdue.
30 LES ÀM18.
elle lui courait sus et le persécutait de sa huée impla-
cable.
Ce fut vers la fin du seizième siècle, aa moment
où elle courait les carrefours de Loodres dans le chant
populaire de Gemutus^ que Shakespeare arrêta la légende
au passage. Qu'allait (aire le poëte ? Était-ce donc pour la
fortifier de son génie et pour en accabler le misérable
israélite, qu'il allait évoquer dans son drame cette fable de
la haine? Allait-il accroître les douleurs de ce souffre-
douleur, en joignant son imprécation au haro universel?
Lui, l'apôtre de l'indulgence, entendait-il donc, cédant aux
préventions publiques, eicepter une créature de Diea de
cette tolérance qu'il réclamait pour tous?
Non, telle n*a pas été la pensée du mattre. Il n'a pas
sacrifié au préjugé, si impérieux qu'il fût, sa mission civili-
satrice. Il n'a pas donné le démenti à son apostolat. De sa
charge, le poëte n'a pas rejeté TAme du juif. Loin d'écraser
ce lépreux, il a tenté de le relever. Certes, l'entreprise était
ardue et périlleuse. Le fanatisme ne se laissait pas braver
impunément h celte furieuse époque. Il n'y avait pas long-
temps que Reuchlin, tout favori d'empereur qu'il était,
avait failli expier du dernier supplice son équivoque sym-
pathie pour la tribu maudite. S'il ne risquait pas sa vie
ou sa liberté dans une lutte déclarée contre l'opinion do-
minante, le penseur risquait, h coup sûr, son autorité
morale. Shakespeare avait donc certains tempéraments à
prendre, certains ménagements à garder, pour ne pas exas-
pérer sou public. L'intérêt même de l'opprimé exigeait qu'il
ne fût pas trop ouvertement soutenu. C'était risquer le suc-
cès que vouloir l'emporter, et le maître eût compromis son
plaidoyer en s'aliénant dès le premier mot la confiance du
jury. Chose étrange, pour gagner une pareille cause, il
fallait la plaider non du banc de la défense, mais du banc
de l'accusation ! Cette ruse de forme était nécessaire. £t
l.MBODlCnOS.
3t
voilà pourquoi Shakespeare a choisi, pour y développer
BOD idée, une légende qui devait à son hostilité contre les
juife son immense popularitt;. Mais, par un prodige de
^ënJQ, tout en gardant TétiqueiiL', il en a moditîé le sens.
En évoquant la légende, il la transfigurée. Elle grimaçait
la haine, il lui a imposé l'expression sereine de la mansué-
tude. Depuis des siècles, elle vociférait l'eilerminatioa , il
lui a arraché le cri de l'humanllé.
Donc, pour bien comprendre la pensée qui ici a inspiri
Shakespeare, deux conditions sont indispensables : la pra^
nitèro condition, cVsl de se reporter au temps où il a com-
posé son drame, époque de fanatisme universel, où le nÛ
catholique Charles l\ u tenait que, contre les hérétiques,
c'était cniauté d'être humain et humanité d'être cruel ', *
et où le poêle prolestant Marlowe s'écriait en plein théâtre : '
o Détruire un juif est charité et non péché '. » La second*
L-oiiditioD. c'est de confronter l'œuvre du maître avec les
opuscules qui l'ont précédée. Jamais comparaison n'a été
plus instructive, plus probante, plus nécessaire; jamais la
critique, pour ne pas s'égarer, n'a eu plus grand besoin
d't'tre éclairée par Ihistoire.
Ile tous les écrivains, romanciers, chroniqueurs ou
chansonniers, qui, avant Shakespeare, ont traité le sujet àa
Marchand de Venise, il n'en est pas un qui ait essayé d'ex-
pliquer par un motif quelconque le sanglant contrat pnssA-j
entrele juif et le chrétien. L'auteur italien, dont la nouvelle
a servi de cadre au chef-d'œuvre anglais, dit tout simple* j
ment : a Comme il lui manquait dix mille ducats, messire
Ansaldo alla trouver un juif à .Meslre, et les lui emprunta
avec cette convention et condilinn que, s'il ne les avait pas
rendus à la Saint' Jean de juin prochain, le juif lui pourrait
> BrantAme,
* ■ Tu undu a
» {Lt Jaif d» Halle.)
32 LES AMIS.
polever une livre de chair dnns quelque endroit du corps
qu'il voudrait '. n Puis il parle d'outre chose, sans s'arrô-
tor, môme pour s'en indigner, sur cette monstrueuse con-
venlion. Le prêteur est juif : cela suffit. Est-ce que les
juifs n'ont pas pour habitude de sacrifier à leur Pâque
un enfant chrétien et de communier en le dévorant? Il
est donc tout simple quo celui-ci veuille avoir la chair de
messire Ansatdo, A quoi bon chercher des prétextes k un
appétit si naturel ? Qui dit juif, dit vampire. Ainsi pensait
maître Giovanni Fiorentino, conteur du quatorzième siècle.
Ainsi n'a pas pensé maître William Shakespeare, le cooteur
de tous les Ages.
El d'abord, Shakespeare a restitué une âme au ji
Le juif était hors l'humanité, Shakespeare l'y a rap]
d'un trait ào plume. Il a voulu que l'action du juif, si in-
humaine qu'elle fût, eût une raison humaine. Voilà pour-
quoi il a créé entre Shjlock et Antonio une baine invété-
rée (o lodged bâte] qui n'existe pas entre le mécréant de la
nouvelle et messire Ansaido, Voilà pourquoi il a accumulé
les griefs dans le cœur de Shj'lock. Shylock haït Antonio,
parce qu'Antonio est chrétien, parce qu'Antonio, qui est
royalement riche, prêle l'arRcnt pralis: mais il hait Antonio
surtout parce qu'Antonio hait la sainte nation israélile,
parce qu'Antonio va partout clabaudant contre Shylock,
contre ses opérations, coQlre ses profils légitimes, parce
que. quand lui, Shylock. passe, Antonio l'appelle chien, le
chasse du pied et lui crache au visage. Cependant un jour
vient où cet Antonio qui a pour habitude u de vider sa bave
■ K E perche gli mancavana djeci mila dneaii, mestere Aosaldo andô
A un Giudeti a Mesiri, e accilORli cou qiieaLî patti « condiiioni, chu
s'egli iioD gtie l'avease readmi dnl deUo di a Sun liiovanni dî giaguo
protaicDO, clie'l Giuileo gli poLe^sv levure unn librn di Mrne d'addo-siio
rii qiisliinquB loogo e' ïolesse. a II Pecorune. Giomala quarla. (Voir j|
l'Appendice la traduction de celle ntiavelle.}
iieur
>peM^
J
INTRODUCnOS. 33
sur la barbe » de Shjlock, a besoin de Shjlock et s'adresse
â lui. tii rlc|iit de son juste ressen Liment, Sliylock rei^oit furt
bien le marchand :
— Le bonheur vous garde, bon signer 1 dil-il le sourire
sur les lèvres.
— Âhylock, répond sMiemcnl Antonio, bien que je
n'ai» pas l'usage de préler ni d'emprunter ji inlérât, pour
subvenir aux besoins de mou ami, je romprai une babi-
lude...
L'exorde est singulier. Antonio commence par déclarer
contraire à ses principes l'action môme qu'il vient implorer
de Shylock. Celui-ci aurait bon droit de se choquer, conve-
nez-en. Cependant il ne se formalise pas , il discute poli-
ment avec Antonio, il invoque pour sa défense le livre sa-
cré que révèrent également le juifel le chrétien, a Le profit
est béni quand il n'est pas volé, u Et, pour justifier ses bé-
néfices, Sbylock cite l'eiemple de Jacob prélevant la dime
sur les troupeaux de Labon par une ruse dont Dieu même
est complice.
Sur quoi Antonio, interromparil la conversation , se
tourne vers Bassanio el lui dit sans baisser la voix :
— Remarquez ceci, le diable peut citer l'Êcriiure pour
ses fins. Une âme mauvaise produisant de saints témoigna-
ges est comme un scélérat à la joue sourianle, une belle
pomme pourrie au cu!ur. Oh ! que l'imposture a de beaux
dehors !
Vous le voyez, Antonio ne discute pas. Aux arguments
de sou interlocuteur, il répond tout de suite par des invec-
tives : Shylock est un imposteur, un scélérat, un diable !
Ce qui n'empôcbe pas Antonio de lui adresser, un moment
après, cette question doucereuse :
— Eh bien, Shjlock, serons-nous vos obligés?
On con<;oit que tant d'impertinence finisse par agacer
Shjlock. Cette façon de demander un scrviceà un homme en
34 LES AMIS.
lui jetant de la boue a de quoi lasser la patience da plus
patient. Aussi le rouge monte à la face du juif» et c'est avec
peine qu'il contient sa colère prête à éclater :
— Signor Antonio, dit-il d'une voix de plus en plus vi-
brante, mainte et mainte fois sur le Rialto, vous m'avei
honni à propos de mon argent et de mon usance. Je Tai
supporté patiemment avec un haussement d'épaules, car la
souffrance est l'insigne de toute notre tribu. Vous m'appe-
liez mécréant, chien, coupe-jarrets, et vous crachiez sur
mon gaban juif, et cela parce que j'use de ce qui m'appar-
tient. Eh bien, il paraît qu'aujourd'hui vous avez besoin de
mon aide. En avant donc ! Vous venez à moi et vous me
dites : Shylock , nous voudrions de l'argent ! Vous dites
cela, vous qui vidiez votre bave sur ma barbe et qui aie re-
poussiez du pied comme on chasse un limier étranger de
son seuil ! Vous sollicitez de l'argent ! Que puis-je vous
dire? Ne devrais-je pas vous dire : Est-ce qu'un chien a de
l'argent ? est-il possible qu'un limier puisse prêter trois
mille ducats? Ou bien dois-je m'incliner profondément et
d'un ton servile, retenant mon haleine dans un murmure
d'humilité, vous dire ceci : Mon beau monsieur, vous avez
craché sur moi mercredi dernier , vous m'avez chassé du
pied tel jour, une autre fois vous m'avez appelé chien:
pour toutes ces courtoisies, je vais vous prêter tant d'ar-
gent?
A cette plainte si éloquente et si pathétique du souffre-
douleur, que va répliquer Antonio? Va-t-il faire réparation
au juif ? Va-i-il, comme il le devrait, effacer par une écla-
tante apologie ses violences passées? Va-t-il, comme il le
devrait, demander pardon de tous ses torts? Va-t-il au
moins s'engager pour l'avenir à des procédés plus doux?
Fi donc !
— Je suis bien capable, répond-il au juif, de t'appeler
chien encore, de cracher sur toi encore, de te chasser du
l
I
INTBODUOnON.
35
pied encore. Si tu prêtes de l'argent, ne le prête pas
comme à un ami. L'amitié a-l-elle jamais tiré profit du
stérile métal confié par un ami? Non, considère ce prêt
comme faite ton ennemi. S'il manque à l'engagement, \a
auras meilleure figure h exiger contre lui la pénalité !
Antonio a commencé par insulter Shvlock. il finit par le
tiraver. Tuut à l'heure il l'outrageait, maintenant il le pro-
voque. C'en est fait, la mesure est comblée. L'excessive in-
solence n épuisé l'excessive patience. Ce défi que le chré-
tien lui jetle, le juif ne peut plus le repousser. Shylock ne
voulait pas la lutle. mais Antonio la veut : soit ! il l'aura.
Aussi bien, dans son duel avec Antonio, Shylock accepte
les conditions mêmes de son adversaire. Antonio réprouve
l'usure, Shylock dédaigne celte arme : il le déclare d'a-
vance, il ne prendra pas un denier d'intérêt, il prêtera son
argent pour rien. Seulement, « par manière de plaisante-
rie, n si Antonio ne rembourse pas la somme dite au jour
dit, il perdra une livre pesant de sa belle chair, laquelle
aura coupée et prise dans Ulle partie du corps que dési-
gnera Shjlock. — Certes, en ce moment, la proposition
de Sbj'lock a bien l'air d'une plaisanterie ; elle semble bien
plulûl imaginée pour faire rire que pour faire frémir. Quelle
vraisemblance qu'Antonio ne puisse pas acquitter dans trots
mois uue misérable dette de trois mille ducats? Antonio a
été surnommé le a Marchand royal. » Il a des galions sur
toutes les mers, il attend de somptueuses eai^aisons de tous
les points du globe, d'Angleterre, de Lisbonne, de Tripoli, .
de Barbarie, du Mexique, des Indes et de je ne sais où. On
peut craindre dix naufrages, on n'en prévoit pas cent. An-
tonio ne pourrait être réduit h lo banqueroute que par uns
coalition inouïe de désastres. A supposer que le Juif conspi-
rât du fond de sa haine contre la vie de ce chrétien , il fau-
drait encore qu'il pût embaucher dans son stratagème toutes
les catastrophes du ciel. Ce mécréant aurail-il â ses ordres
36 LIS AJOS.
les foudres de Dieu ? Aatooio ne peut admettre
ture impie : bien iùr d'être en règle aa jour de Vi
il regarde le prêt proposé par Sfaylock comme an prit gn-
tuit : (i Vraiment le juif fait preuve de grande
il devient bon. Il se f»^ra chrétien. ■ Et tout en
ainsi la religion «le Sh?lixk, Antonio se rend vite cfaei k
notaire pour signer le plaisant billet.
ATOuez-le, tant d'insultes et de provocations safBraiaB
bien à expliquer dans I avenir ranîmosité «le Shjlock» Mai
le po^te ne s'est pas contenté de cette excuse. Ponr justifie
l'acharnement du juif, il lui a créé un dernier» un suprèn»
grief. Ce n*était pas assez que Shjlock fût souffleté dans s
foi, dans sa race, dans son crédit, dans son hoonear, il M
lait qu'il fût frappé au cœur dans la plus vénérable et la pin
auguste de ses affections.
Kcoutez cette histoire qui tout entière a été ajoutée pai
Shakespeare à la légende.
Sbylock a donné à sa ûlle la sévère éducation que lo
prescrit sa croyance religieuse. Il a élevé Jessica dans la so-
I II litude du foyer domestique, à Tabri d'un monde corrompo
avec une sorte de puritanisme rabbinique. Il n'a cessé delà
prêcher Taustérité rigide, l'orgueil des ancêtres, le dévoue
ment à la tribu, la dévotion à la foi, la défiance envers « L
race d'Agar, d le dédain de la société chrétienne, le mépri
du plaisir chrétien, du rire chrétien, de la mascarade chré
Il tienne : « Écoutez-moi, Jessica, fermez bien mes portes
I et, si vous entendez le tambour et l'ignoble fausset du Qfr
au cou tors, n'allez pas grimper aux fenêtres ni allonge
votre tête sur la voie publique pour contempler ces fous d
chrétiens aux visages vernis. Mais bouchez les oreilles d
I I ma maison, je veux dire mes fenêtres : que le bruit de !
vaine extravagance n'eutre [)as dans mon austère maison.
Jessica n'a que faire de regarder les jeunes païens qui pai
sent enfarinés dans la rue : si elle veut se mettre en ména(
I.
\
IMHODDCTION.
37
avec le consentement de son père, elle ne se mariera qu'à la
synagogue. « PliU & Dieu, dit Stiylock , qu'elle eût pour
roari un descendant de Barabbas plutôt qu'un chrétien ! u
Par malheur, Jessica n'a gahre mis à profit les leçons pa-
ternelles. I.ecarflclère mutin de la bellejutve résiste à cette
farouche éducation. « Fille de Shylock par le sang, elle ne
l'est pas par le caractère. ■» Jamais la nature ne s'est dé-
mentie aussi formellement d'une génération à l'autre. Les
goûts de l'enfant sont en contradiction éclatante avec les
goûts du père. Autant Shylock est rigide, âpre, frugal, dur
à la souffrance, autant Jessica est tendre, molle, friande et
indolente. Shylock est fanatique d'austérité; Jessica, de
plaisir. Shylock outre l'économie jusqu'à l'avarice ; Jes-
sica exagérerait la prodigalité jusqu'au gaspillage. Shy-
lock se défierait du chrétien le plus sage ; Jessica s'affole-
rait du plus écervelé. Vous connaissez Lorenzo, ce jeune
mcrveilleui, velu à la dernière mode vénitienne, qui tou-
jours arpenle la place Saint-Marc, la moustache en croc et
l'épée en civsdière? Eh bien, Jessica abjurerait avec joie le
Dieu de ses ancêtres pour pouvoir battre le pavé aux bras
de ce Philistin. La rieuse enfant ne peut se faire à l'exis-
tence claustrale que lui impose son père : elle étouffe dans
celle almo$plihc d'ennui. « Noire maison est un enfer, »
pense-t-elle, et elle suit d'un œil d'envie ce « joyeux dia-
ble » de Lancelot qui s'en va en chantant chercher fortune
ailleurs.
Enfin, l'occasionlantatlenduesepréseote. - Le jour même
où Shylock a prêté les trois mille ducats, il est invité par le
reconnaissant Bassnnio à un souper où Antonio et tous ses
amis doivent choquer les verres. Shylock hésite longtemps
à accepter l'invitation : il a fait la veille un mauvais rêve, il
pressent que « quelque vilenie se brasse contre son re-
pos, n Cependsni l'envie de n manger aux dépens du chré-
tien prodigue » finit par l'emporter : il se rend chez Bassa-
38 LES AMIS.
Dio. Pendant le souper, les plus gais convives, Gratiano,
Salarino et Lorenzo, s'esquivent sous prétexte d'aller cher-
cher leurs masques. Mais les trois jeunes gens se sont donoé
rendez-vous d*un air mystérieux devant certaine maison. Us
arrivent.
— Holà I quelqu'un ! exclame Lorenzo en s'avançant
sous le balcon.
A ce cri qui semble un signal, une lumière brille, une fe-
nêtre s'ouvre et un page apparaît.
— Qui êtes- vous T répond le page d'une voix singulière-
ment douce.
— Lorenzo ! ton amour !
— Lorenzo, c'est certain ! Mon amour, c'est vrai ! Mais
qui sait si je suis votre amour T
— Le ciel m'est témoin que tu l'es.
— Eh bien, tenez! attrapez cette cassette... Je vais fer-
mer les portes, me dorer encore de quelques ducats, et je
suis à vous.
Une minute après, Jessica se présentait sur le seuil de la
rigide demeure dans sa livrée de carnaval et s'enfuyait,
une torche à la main, au milieu de la bande joyeuse.
Quand Shylock rentra chez lui, il trouva son logis dé-
sert, son coffre-fort pillé, mais il ne trouva plus son enfant.
Qu'on imagine sa douleur ! Le misérable père fouilla toute
la ville pour découvrir Jessica. Il courait dans les rues
comme un fou, traqué par une meute d'écoliers qui répé-
taient en riant ses cris de détresse. Un chrétien qui le vit
passer disait n'avoir jamais entendu « fureur aussi trou-
ble, aussi extravagante, aussi incohérente que celle qu'exha-
lait ce chien de juif. » — Dans sa course effarée, Shylock
traverse le Rialto sans même apercevoir Salarino qui cause
avec Solanio des nouvelles alarmantes reçues, dit-on, par
Antonio. Salarino appelle le juif.
**^ Holà, Shylock ! Quoi de nouveau f
ISTIIODlCTIOiV . 39
Shjlock se détouroe et reconnaît dsns celui qui l'a-
postrophe un des convives disparus pendant le souper
fatal :
— Vous avez su mieux qui3 personne la fuite de ma Glle,
dit-il.
— Cela est certain, répond Salarino on ricanant, je sais
même lo tailleur qui a fait les ailes avec lesquelles elle s'est
envolée.
— Et pour sa part, observe Soianio, Shylock savait que
l'oiseau avait toutes ses plumes et qu'alors il estdaus le
tfmpérameni de tous les oiseaux du quitter la maman.
— Elle est damnée pour cela.
— C'est certain, si elle a le diable pourjugc.
— Ma chair et mon sang se révollur ainsi !
— Fi, vieille charogne! devraieiit-ils se révulCer k (on
AgeT
C'est ainsi que ces jeunes gens parlent ù ce vieillard !
Les insolents ! Les imprudents ! Et c'est au moment ofi ils
vieunent de lui jeter à la face ce dernier outrage ramassé
dans le plus sale égoul de l'ignominie, qu'ils usent demaa-
der au juif d'épargner un chrétien I
— Si Antonio n'est pas en règle, dit Salarino, lu ne pren-
dras pas sa chair. A quoi te serait-elle bonne?
— A amorcer le poisson, s'écrie Slijlock qui éclate enfin.
Dât-elle ne rassasier que ma vengeance, elle la rassasiera.
Il m'a couvert d'opprobre, il m'a fait tort d'un demi-million,
il a ri de mes pertes, il s'est moqué de mes gains, U a cons-
pué ma nation... El quel est son motif? Je suis juif! L'n
juif n'a^l-il pas des yeux? Un juif n'a-l-il pas des mains,
des organes, des proportions, d(>s sens, des affections, des
passions? N'esl-il pas nourri de la mémo nourriture, blessé
des mèmi.'S armes, sujet aux m«^mes maladies, gui-'H par le6 i
mêmes mo/ens, échauUé et refraidî par le même été et par
le même hiver qu'un chrétiin ? Si vous nou& piquoe, est-ce
40 LES AMIS.
que nous ne saignons pas T Si vous nous chatoaillex, est-oa
que nous no rions pas ? Si vous nous empoisoniiezt esl-oa
que nous ne mourons pas? Et si vous nous outragez, esl-oa
que nous ne nous vengerons pas? Si nous sommes oomme
▼ous du reste, nous vous ressemblons aussi en cela. Qu'on
chrétien soit outragé par un juif» où met-il son huadlité? A
se venger. Qu'un juif soit outragé par un chrétien» où doit-
il» d'après Texemple chrétien, mettre sa patience? Eh bien,
à se venger ! La perfidie que vous m'enseignec» je la pra-
tiquerai, et j'aurai du malheur si je ne surpasse pas mes
maîtres!
Cette imprécation sublime est le plus éloquent plaidoyer
que jamais voix humaine ait osé prononcer en face d'une
race maudite. Quelque terrible que soit le dénoûment, die
le prépare et le justifie. Certes, si implacable qu'il soit,
Shylodi aura de la peine à dépasser ses mattres. A supposer
qu'il la réclame, une livre de la chair d'Antonio ne fera
jamais contre-poids dans la balance des représailles à ces
milliers de cadavres entassés sur le charnier chrétien par
une tuerie de treize siècles !
En donnant à la conduite de Shylock ce mdbile qui
suscite les héros, le patriotisme, en lui fournissant pour
excuses, non-seulement ses griefs personnels, mais les
griefs séculaires de tout un peuple, Shakespeare a d'avance
amnistié le juif. — Doutez-vous encore que celteamnistie ait
été préméditée par le poëte? Hésitez*vous encore à croire
qu'il ait voulu nous montrer dans l'acharnement du juif
la conséquence fatale d'une légitime rancune? Eh bien,
votre incertitude va disparaître. Écoutez la conversation
que l'auteur a ménagée entre Shylock et son ami Tubal, et
vous reconnaîtrez avec quelle logique profonde il a soudé
la ruine d'Antonio à l'enlèvement de Jessica :
— Votre fille a dépensé à Gènes, m'a-t-on dit, quatre-
vingts ducats eu une nuit.
ISTBODLXT10X il
— Tii m'enforirps un poignard ; jn no rpvprrai jamais
mon or. OoalR'-vîngts ducats J'un coup! Ouatre-vingls
ducats !
— Il est venu avec moi de Venise des créanciers d'An-
tonio, qui jurent qu'il ne jieut manquer de faire bau-
querouto.
— J'en suis ravi. Je le harcèlerai, je le lurlnrcrsi. J'en
suis ravi!
— l'n d'entre eux m'a montré une bague qu'il a eue de
votre fille pour un singe.
— Mallieur i elle! Tu me tortures, Tubal ! C'était ma
turquoise l Je l'avais eue de Lia, quand j'étais garçon. Je ne
l'aurais pas donnée pour une forêt de singes !
Remarque! ce trait magistral ajouté ici par une brusque
inspiration. Alaintenanl ce n'est plus seulement le père qui
souffre dans Shylock, c'est l'amant. Voilà l'ombre de Lia,
la chère morte, qui apparaît ici, comme pour exciter 4e
juif Jl la vengeance.
— Mais, reprend vile Tubal, Antonio est ruiné certaine-
ment.
— Oui, c'est vrai, c'est vrai... Va, Tubal, engage-moi
un eiempt, retiens-le quinze jours d'avance... S'il ue paj'e
pas, je veux avoir son cœur. Va, Tubal, et viens me re-
joindre h la synagogue. Va, mon bon Tubal. A notre syna-
gogue, Tubal.
Et déco pas, l'Uraélite va invoquer l'Klernel, qui jadis
parla à Moise, disant :
u Quand quelque homme aura fait outrsgf^ h son pro-
chain, on lui fera comme il a fait ;
■ Fracture pour fracture, œil pour «il, dent pour dent:
on lui fera le même mal qu'il a fait à un autre homme. »
Ko se rendant i la synagogue, Shylock a pincé sa haine
sous la sauvegarde de sa foi. t>ésormais sa vengeance s pris
un caractère sacré. Son acharnement contre le chrétien de-
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42 LES AMIS.
vient hiératique. Le supplice d'Antonio n'est plus qu*ui
holocauste offert au Tout-Puissant exterminateur. Shyloci
s'est engagé par des vœux irrévocables. Et quand il oom
paraît devant le tribunal, il a l'impassibilité farouche di
I lévite qui va immoler l'agneau expiatoire au Dieu de
armées.
Que lui parle-t-on de faire grftce ? Shylock a juré d'êtn
inflexible par le saint Sabbat, ce II a un serment ai
ciel, un serment! un serment! Mettrait-il le parjure sui
son flme? Non, pas pour tout Venise, d Le supplier, lui !
y songez- vous ? « Autant vaudrait aller vous installer sui
la plage, et dire à la grande marée d'abaisser sa hauteui
habituelle ! Autant vaudrait défendre aux pins de la mon
tagne de secouer leurs cimes hautes et de bruire lor&
qu'ils sont agités par les rafales ! » D'ailleurs, que ré-
clame4-il? la stricte justice. Un engagement a été pris, ce
engagement doit être tenu. Un billet a été souscrit, ce bille
j . doit être remboursé. Le juif ne sort pas de la légalité. I
ni [ invoque à son profit la législation môme qui, si souvent, i
" été invoquée à son détriment. Ce contrat social, sous leque
on l'a accablé de tout temps, voulez-vous donc qu'il hésite
quand il le peut, à le faire retomber sur ses adversaires '
Dans la légende du Pecoroney le juif insiste sur soi
droit sans donner de raison.
— J'entends, dit le juge, que tu prennes ces cent milli
ducats et que tu délivres ce brave homme, qui te sera \
jamais obligé.
— Je n'en ferai rien, répond laconiquement le juif ^
Bien différent de son devancier, Shylock consent à don-
ner à ses juges des explications auxquelles il n'est pa;
* « Disse il giadice : lo voglio che ta U tolga questi cento mila da
cati, e liberi qaesto baon uomo, il qaal anco te ne sarè sempre teouto
Rispose il Giudeo : lo non ne faro n lente. » // /Vcoron^, par Ser Gio
vanni Fiorentino.
mTfiODUCTio:(.
obligé. Ce qui l'aDicno coutrc Antonio, c'est « imo haino
rédéchie et une horreur invétérée, n Celte haine, Antonio
lui-même l'a provoquée, sollicitée, méritée ; il l'a oblcDue :
qu'avez-vous à dire? Chrétiens du seizième siècle, vous
parlez de miséricorde I mais étes-vous vraiment bien fon-
dés à parler de miséricorde? Vous-mêmes, étes-vous plus
miséricordieux que Shylock? Cette religion de charité que
vous priî^ez si éloquemmeul, la pratiquez- vous? Votre
constitution civile et politique ne reposc-t-elle pAS tout
enlière sur la servitude? Vous plaignez Antonio ; eh ! com-
mencez donc par plaindre les innombrables serfs dont le
labeur est voire richesse et le désespoir votre luxe ! « Vous
avez parmi vous nombre d'esclaves que vous employez
comme vos Anes, vos chiens et vos mules, à des travaux
abjects et serviles, parce que vous les avez achetés. Irai-je
vous dire : faites-les libres I mariez-les à vos enfants!
pourquoi suent-ils sous des fardeaux? que leurs lits soient
aussi moelleux que les vdlres ! que des mets comme les
vôtres (Inllent leurs palais! Vous me répondriez : ces es-
claves sont à nous ! Eh bien , je réponds de môme ; la
livre de chair que j'exige de lui, je l'ai chèrement payée :
elle est à moi, et je la veux ! Si vous me refusez, Il de vos
lois ! les décrets de Venise soûl sans force. Je demande ta
jusiice : l'aurai-Je? Répondez ! »
C'est avec uoe irrésistible logique que Shylock en ap-
pelle ici au pacte social. Ce pacte, qui consacre l'esclavage
en autorisant l'achat de l'homme par l'homme, sera désor-
mais lettre morte, si le juif n'obtient pas gain de cause.
L'engagement qui lui adjuge une livre de la chair d'An-
tonio est aussi légal que le marché qui concède au négrier
toute une cargaison de chair humaine. La magistrature
vénitienne n'hésiterait pas h donner raison k tel coloa
qui poursuivrait un nègre échappé de sa plantation. Elle
ne peut dt»ic, sans une contradictioQ périlleuse, donner
44 LES AMIS.
tort & Sh7k)ck exigeant sa vivante pnqpriétë. m Si SbfoA
persistOt le strict tribunal de Venise n'a plus qo'à pranaa-
eer la sentence contre le marchand. » Poor qa'AnlQBio
puisse être sauvé, pour que sa poitrine aaaeffia pœm
échapper an couteau qui la rëdamCt il but qae les magistnli
constitués se récusent et qu'un juge nouveau apparaisBe.
Arrière» doge sérénissime! Place i Fortia ! ^
Portia est l'interprète d'une jurisprudence ineonnoe. Il
loi qu'elle revendique n'est plus la loi du passé , la loi de
haine ; c'est la loi de l'avenir, la loi d'amour. Elle enree fe
ministère public, non phis au nom de la justice^ mais as
nom de la clémence. « La clémence est la poissanca das
puissances ; elle est au-dessus de l'autorilé du sceptre ; eOe
est l'attribut de Dieu môme , et le pouvoir terrestre qoi
ressemble le plus à Dieu est celui qui tempère la justiea
par la clémence. Ainsi, juif, bien que la justice soit loo
argument, considère ceci : qu'avec une stricte jnstioe, nul
de nous ne verrait le salut. C'est la clémence qo'inToqoe k
prière, et c'est la prière même qui nous enseigne A tons 1
faire acte de clémence. Tout ce que je viens de dire est
pour mitiger la justice de ta cause... Sois donc dément.
Prends trois fois ton argent et dis-moi de déchirer œ
billet. »
On comprend que Sbylock résiste avec toute l'énergie de
sa croyance religieuse à ce droit inouï, plaidé brusquement
par l'avocat de l'avenir. Le sectateur de Moïse ne peut que
protester contre cette jurisprudence étrange qui oblige à
pardonner les ennemis. Le texte dont il relève, ce n'est pas
celui qui dit : a Ne résiste point au mal , et si quelqu'un te
frappe à la joue droite, présente-lui aussi l'autre ; » c*est
celui qui dit : « Œil pour œil, dent pour dent. » Voilà
pourquoi le juif rejette tout accommodement* toute tran-
saction : K Sur mon flroe , je le jure , il n'est au pouvoir
d'aucune langue humaine de m'ébranler : je m'en tiens à
isTnoniicTio\.
^5
mon billet. >' I.e sanglanl roiilral va-t-11 donc i^lpe Cïfîrulé ?
Non, un droil supérieur h la loi s'y oppose. — A bout d'ar-
guments, la Pitié, dont Portiaesl l'organe, a recours à l'ar-
gutie : elle saisit le glaive l^gal dont Shyloek est armé, y
découvre une paille et le brise en le ployant.
La Justice aurait livré Antonio, la Pitié le délivre. Cette
« puissance des puissances» qui un jour déclarera inviolable
l'existence humaine, retire au juif sa propriété palpitante.
Shylock est dépossédé, mais, songez-y bien, il n'a pu ûtre con-
damné que par un tribunal supérieur â tous les tribunaux.
En réalité, ce n'est pas Shylock que frappe l'arrêt de Porlia;
ce que frappe cet arrêt, c'est la coutume du talion, c'est
cette rigoureuse justice qui n'est qu'une injustice rigou-
reuse, c'est cette législation vengeresse que promulguent
tous les édits des princes et qu'appliquent sans merci tou-
tes les magistratures établies, — parlements, commissions
prévotales, chambres ardentes, chambres étoilées, cours
d'assises, — c'est celle procédure de représailles qui tour-
mente, tenaille, roue, écartèle, pend, décapite, assassine
l'assassin, qui lave le sang avec du sang et qui punit la
faute en commettant le crime.
Le condamné, ce n'est pos le juif, c'est le judaïsme.
Telle est la portée véritable de l'arrfil prononcé. En défi-
nitive, Shylock a gagné mieux que sa cause, il a gagné la
cause de tout un peuple : il a revendiqué les droits mécon-
nus de sa race et il les a fait prévaloir par la condamnation
éclatante du code exterminateur qui pesait sur elle.
En confirmant un pareil jugement, Shakespeare n'a donc
pas cédé, comme beaucoup l'ont cru jusqu'ici, à une inspi-
ration fanatique. Loin d'encourager l'nnimosité séculaire
entre le chrétien et l'Israélite, le maître a voulu y mettre fin
par une sentence qui, pour me servir d'une expression ju-
diciaire toute britannique, fiait à ta paix les deux adversai-
res. Oui, il a été le juge de paix de ce grand litige ; il a ré-
eoMifié 1» pirticf ptr m
eooenMM rédpnMfuc». En
f erdl ra cimitiniflne, i n'a p» (
eooom ioeoDoo de b Ubcrié da
leoient ftire pratiquer par tooi»
ligioD idéale qd prêche le
téiae, le juif aoia deux parraina; û f
aorail en dix pour le meoer, non paaan
polenee. » Cette eidamation de
appiandifiementi da pobliCt eootra la
aojoif d'entrer dans l'édite cbrétienna
fentenee do poète choquait
pa» par fon iotoléranoe.
La réconciliation ordonnée par le fcrdicidn,
dément consacrée par la légitime union
fiea« En mariant la fille de Shjlock an
tien, Shakespeare a brafé le sentiment pnhiin qoi
▼ait comme sacrilège tonte mésalliance entre le
le saitg chrétien ; en dépit da pr^ogé fuian » A a
damé régalité des races ennemies et les a poar
rapprochées et confondues dansie m6me amour
la même foi. Grèce à la Taillante inspiration da poêla, le
terrible drame se dénoue de lui-même dans ona délicien»
comédie. L'immémoriale animosité des aieux s'éfumoîl anr
les lèvres des enfants en chuchottements de tendreaM. Gaa
serments de haine, ces cris de rage, ces imprécalÎQoaa aes
huées que se renvoyaient depuis des siècles les gënëraiions
ennemies , expirent , par une nuit splendidot à roaihra
embaumée d'une végétation tropicale, sous les ramuraa
enivrantes des oraugers et des lauriers roses, en un duo da
baisers : « Comme ce clair de lune dort doucement sor ca
banc !... Assieds-toi, Jessica... Vois comme le parquet dn
ciel est partout incrusté de disques d'or étincelants I De tooa
ces globes que tu contemples, il n'en est pas un qui , dans
^^P^Wi^^
INTRODDCTIOK. «
son mouveraent, ne clianlc comine un ange, toujours en
chœur avec les chérubins aux jeunes >euit. Il esl dans les
Ames immortelles une harmonie pareille, mais, tant que
cette /augu périssable la couvre do son enveloppe grossière,
nous De pouvons l'entendre. »
Ah ! comment la haine, si invétérée qu'elle soit, résiste-
rait-elle aux exorcismes de ce ciel enchanteur ? Comment, eu
dépit de l'enveloppe grossière qui la gène, les âmes no met-
(raient-elles pas leur harmonie Intente d'accord avec l'har-
monie înetTable des astres? Dans ces jardins féeriques,
toute rancune doit s'upaiser, toute querelle doit s'éteindre.
Portîa et Nérissa peuvent bien accuser leurs maris de les
avoir trompées, mais celte accusation n'est pas même sou-
tenahle. La vérité, un instant travestie, jette bien vite le
masque pour justifier les accusés stupéfaits. Bassanio croit
avoir remis son anneau nuplial au docteur Ballhazar : er-
reur ! il l'a donné à sa femme. (îratiano se ligure avoir cédé
sa bague do fiani;ailles au clerc du docteur : illusion ! il l'a
donnée è sa femme. Quelques paroles su^îsent pour expli-
quer la méprise. L'évidence confond d'un mot l'apparence.
Lo droit, obscurci par un quiproquo, révèle gaiement son
identité à la raison qui l'a tant de fois méconnu, et la chi-
cane humaine, dont le cri implacable retentissait naguère
■levant le tribunal des doges, linit ici par retirer sa plainte
•lans un éclat du rire.
Lorsque, la belle saison venue, Shakespeare relournsit i
Stralford-sur-Avon, après avoir quitté lx)ndres, — ce Lon-
dres ténébreux et sinistre oîi Irânaît le sanglant despotisme
des Tudors, ce Londres qui avait pour monuments l'échnfaud
de Thomas Morus, le billot de Jane Grey et le bitcher de
l.»timer: — lorsqu'au «orilr île In grande villo noire of) «Vi».
laieiil lanl île \ices, où se caclinieul tanl de misères, où
lanl de désespoirs mniitraienl le poing, il retrouvait le dooi
pays nalal ; lorsqu'il revoyait l'humble toit de chaume sous
lequel il élaîl né. et sa maisonnette de New-Place, el ti
rerme dont son frère Richard était le métayer, et le jardiu
dont l'allée fleurie menait à la berge de la rivière : lorsque,
prolongeant de quelques milles sa tournée de reconnais-
sance, il poussait jusqu'à Wilmecote pour visiter l'hêritagï
de sa mère et qu'il traversait ces riantes prairies, toutes illu-
minées pour lui de souvenirs et de rayons, alors le poète
comparait dans son âme le spectacle d'aujourd'hui au spec-
tacle de la veille, toutes ces harmonies è toutes ces discor-
des, ces routes pavées de primevères h ces rues jonchées de
boue, ces sources pures h ces ruisseaux infecis, cette rivière
limpide h ce fleuve immonde, ce ciel lumineux à ce firma-
ment enfumé, celle campngne en fôte à cette ville en deuil.
Puis il méditait sur ce conlraste, il en cherchait les causes
el il reconnaissait que l'homme est le principal auteur des
maux qui l'accablent; il défaisait par la pensée la société si
mal faite par l'homme et il y substituait dans son esprit un
monde supérieur exclusivement soumis aux lois de la db-
ture. — Laissez faire la nature, cessez de la g€ner par vos
prohibitions et par vos entraves. Elle rétablira partout l'or-
dre, la paix, le bien-èlre, la tempérance; elle détruira tous
les préjugés comme tous les abus ; elle abolira les castes et
les aristocraties factices ; devant elle il n'y aura plus ni
grands ni petits ; elle dira â tous : vous éles égaux , é^aui
devant le besoin, égaux devant la passion, égaux devant le
berceau, égaux devant la tombe, et elle ajoutera comme
conclusion nécessaire do celle vérité primordiale ; Vous êtes
frères. — Ainsi pensait le poète, louten cheminant rêveur le
long du sentier, bordé de sautes, qui eiHoie l'Avon. Et,
inspiré par la promenade champêtre, le poète rentrAtLj
I.MIlUDUCTll)i\. -19
logis, prenait une plume et écrivait la première scène de
Comme H vousplaira.
La capitale du duché de *" uous offre le fidèle tableau de
la société civilisée. La force brutale y triomphe ; tous les
droits y sont opprimés; h mérite y est disgrâce. Ici « les
vertus ne sont que de célestes traîtresses, et la perfection
empoisonne qui elle parc, n L'iniquité gouverne l'État
comme la famille. Le duc régnant a usurpé la couronne sur
son frère aîné qu'il a banni et la garde par la terreur. La
coiita^'ion du fratricide s'étend de la cour à la cité. Tel
suzerain, toi vassal. — Al'inslardu duc Frédéric, Olivier est
un tyran domestique. Jalous de son cadet Orlando, il lui
a confisqué sa part d'héritage, il u a miné par l'éducation
sa noblesse native, n il l'a élevé dans une ignorance crasse,
pour école il lui a donné une élablc, et, n'ayant pas réussi
à faire de lui un manant, il n fait de lui son valet. La géné-
reuse UBlure d'Orlsndo a résisté à ce traitement dégradant.
L'adolescent a grandi et est devenu homnii:. Alors, si doux
et si patient qu'il soit, Orlando ne peut plus supporter l'Ob'
jection où son aîné le relègue : il faut qu'Olivier lui restitue
1(! millier d'écus que lui a légués son père, et il ira chercher
fortune ailleurs. Olivier feint de consentir à cette réclama-
tion, mais secrètement il complote la mort de son frère. Il
stipendie le fameux boxeur Charles, et celui-ci s'engage à
assommer le jeune gars dans un pugilat qui doit avoir lieu
le lendemain au palais. — En effet, pour se désennuyer, le
duc Frédéric a fait défier par son champion tous les jeunes
gens de ses étals et a convié sa cour à assister â cette lutte
intéressaute. Ce digne prince que la violence a fait souverain
aime le spectacle de la violence ; il renouvellerait volontiers
ces combats de gladiateurs qui charmaient les .Nérons et les
liéliogabales : pour lui et pour ses pairs , c'est volupté de
voir évenlrer vivante une créature, de regardor sa cervelle
jaillir ol sa chair tomber pur lambcaui, d'écouler ses gé-
;
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pinir «miiiMflmz
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«Mk^çrv ^h$ 'j%tar c^ ùxi» »itfiea€gat qû ym se BMRorar v
W cvic^sHii uueur v>iu& ! -iCK À biiMi, si jeona et si las
«i^rv ! Lj uiie Ju iuc «ijjje éprouve une ii^miny^i
^te (var v.vi :tti.vuau. opçnc^î ciMune elle per im à
po«e viuuie>ii^w : aï cvaimmmM^ de leslheur «âmMit |
«v»uwm tfttitv ihie <;c ,xa uoe commmmnJié de sjmpeth
lUwdyiJUhk voudrait sauver Orîaeikv wiammai prix d'une i
cbeuf. . . « Kettaif«-^uu5^ jevuM 5iie« lolie réputstioii n'
9iw« uuUiftuttrut ieprvctKM : uou» imphireroDs do doc qea
lutt» u'3ât (^ibi^ Ueu. "i ÏJx ^aia Cetiai. qoî perte^ loules
iMuoUottjL dhf Koi$aiuhie« jeta: »$ pcièn» i celles de se a
siw. Oiriausk> K>&àf. au uoui d« Ibouiear, à ces bel
:wp(4MUite : Le ùi:> du coie^aJuer Roisud w moi pis dev
Is^wduoeraniUk; d siLteujRs c & il ett loé, il ne feiei
i
cun tort Ji ses amis, car il n'en a aucun pour le pleurer,
aucun prt^judice au monde, car il n'y possède rien ; il oc-
cupe une place qui sera beaucoup mieux remplie, quand il
l'aura laissée vide, n
La lutte s'engage. 0 miracle ! Est-ce le regard de Rosa-
linde qui inspire â Orlando cette agilité surprenante, celle
adresse incomparable, cette vigueur herculéenne V On di-
rait Alcide étreigtiaot Antée. L'athlète est terrassé et son
jeune adversaire n'est pas même en haleine. On emporte
le gt^ant qui r/lle. Orlando est sorti triomphant du guet-
apens dressé contre lui, et pour trophée opime il emporte à
son cou la chaîne qu'y a posée Rosatinde. Mais, hélas I un
nouveau péril l'attend. Au moment de rentrer chez lui, il
rencontre sur le seuil Adam qui lui barre le passage. Le
vieux seniteur affirme que, ce soir, Olivier mettra le feu au
logis où doit dormir Orlando.
— Cette maison n'est qu'une Iraucherie : abhorrez-la,
redoutez- la, n'y entrez pas.
— Mais où veux-tu que j'aille, Adamï
— N'importe où, excepté ici.
Comment faire? Faut-il donc qu'Orlando a mendie dé-
sormais sur les routes ou y exige â main armée la ration du
Yol¥ n Orlando est sans ressources, mais il a compté sans le
dévouement du Adèle valut. Adam a cinq cents écus, x une
humhie épai^ne qu'il gardait comme une inCrmière pour
te temps où sa vieillesse dédaignée seroit jetée dans un
coin. » U offre cette épargne h son jeune maître, et il se
propose à le suivre dans son aventureuse émigration. Or-
lando accepte i « 0 bon vieillard, que tu me fais bien l'effet
de ce constant serviteur des anciens jours qui donnait sa
sueur par devoir et non par intérêt! Tu n'es plus à la
mode de cette époque où chacun s'évertue uniquement pour
un profit et amortit son zèle, ce prulit obtenu. U n'en est
pas ainsi de toi. Oui, pauvre vieillard, viens, nous irons
52 ' LK8 AMIS.
ensemble, et, avant d*aYoir dépensé les gages de ta jeoiiem,
nous trouverons quelque humble établîssemmt i ooin
gré. 1»
La proscription qui dépayse Orlando expatrie Rosalinde.
Tandis que celui-là, n'ayant plus d'autre ami qu*an valet en
cheveux blancs, échappe À la haine de son frère, oelle-eis'eQ-
fuit devant la persécution de son oncle. Le crime de la jeune
fiUeest celui du jeune homme : <k sa douceur, sonsileooemôme
et sa patience parlent au peuple qui la plaint. » EUe est cou-
pable de bonté dans un monde où le méchant règne, et voill
pourquoi on la chasse. Du reste, elle n'est pas partie seule :
elle a trouvé dans Célia le même dévouement qu'Orhndo
dans Adam. La fille du duc régnant, qui a partagé le bon*
heur avec sa cousine, a voulu partager avec elle un malheur
dont elle était digne. Et voilà les deux Altesses, travesties,
l'une, en page, l'autre, en paysanne, qui cheminent bras
dessus bras dessous, accompagnées du bouffon Pierre de
Touche qui les soutient de sa verve étincelante. La vertu
proscrite a pour escorte la joie.
Apercevez-vous au bout de cette clairière cette forêt pro-
fonde dont l'automne dore les ctmçs mélancoliques ? C'est
la forêt des Ardennes ! Mais ne vous y trompez pas, ce n'est
pas la forêt historique à travers laquelle la Meuse conduit à la
dérive le touriste charmé. Vous ne trouverez dansées haliiers
ni le manoir d'Herbeumont, ni le chAteau-fort de Bouillon,
ni la grotte de Saint-Remacle. La forêt où nous transporte le
poëte n'a pas d'itinéraire connu ; aucune carte routière n'en
faitmention, aucun géographe ne l'adéfrichée. — C'estla forêt
vierge de la Muse. Elle rassemble dans sa pépinière unique
toutes les végétations connues : le sapin du Nord s'y croise
avec le pin du Midi, le chêne y coudoie le cèdre, le houx
s'y acclimate à l'ombre du palmier. Dans ses taillis antédi-
luviens l'Arche a vidé toute sa ménagerie : le serpent de
rinde rampe dans les hautes herbes qu'effleure le daim ef«
r
INTRODUCTION. 53
iaré ; le rugissement de la lionne y fait envoler un essaim de
cerfs. — Là la guerre et la vanité humaines n'ont jamais été
admises h bâtir leurâ demeures : là, ni palais ni forteresses.
Tout au plus, sur la lisière du bois, quelque humble toit de
chaume. Le prince banni qui vit dans ces lieui, et qui jadis
régna sur un duché puissant, y tient ses grands levers dans
une grotte : n Eh bien, mes amis, mes frères d'eiil, la
vieille habitude u'a-t-elle pas rendu celte vie plus douce que
celle d'une pompe faclico? Celle forél n'est-elle pas plus
exemple de dangers qu'une cour envieuse ? Ici nous ne su-
bissons que la péaahté d'Adam, la différence des saisons...
Doux sont les procédés de l'adversité : comme le crapaud *e-
tiimeux, elle porte un précieux joyau dans sa lële. Cetlo
existence h l'abri de la cohue publique révèle des voix dans
les arbres, des livres dans les ruisseaux qui coulent, des le-
vons dans les pierres, le bien en toute chose, d
Ouel contraste entre la forêt des Ardennes et les Etats du
Juo Frédéric ! Là-bas, la violence, le guet-apens, la dis-
pute, la trahison, le meurtre à plaisir, le fratricide cou-
ronné. Ici, la douceur, l'urbanité, la causerie affable, l'hos-
pitalilé prévenante, la charité souveraine. Qu'un mendiant
affamé se présente , et le vieux duc se lèvera pour faire au
malheureux les honneurs de son repas frugal. Ici, plus d'é-
tiquette : on est poli sans être obséquieux : on est courtois,
mais non courtisan. Plus de préjugé ni de prévention.
L'homme a fait table rase du passé : il a raturé pour ja-
mais cette informe ébauche sociale qui n'a de la civilisation
que le nom, et il est revenu en pleine sauvagerie pour re-
faire sa vie d'après nature. — C'est sur la nature que dé-
sormais se modèle la société : pas d'autre loi que la loi de
nature ; pas d'autres peines que celles que la nature inOige.
Ah ! combien ce code élémentaire est plus doux que nos
codes savants! Combien la rigueur des chosi^ semble lé-
gère à cdté de la rigueur humaine :
vni. 4
4
^
;
54 LES AMIS.
Sooflle, loaffle, fent d*hif6r!
Ta o*et pas aosti malfaÎMOt
Que riogratitade de Thomme.
Ta deot n'est pas sî acérée,
Car tu es infitible,
Quelque rade que soit ton haleine.
Hé ! Iio ! Chantons hé ! ho ! sous le boas TarU
Trop sentent l'amitié est feinte, Tamoar pare folie !
Donc hé ! ho ! sons le houx.
Cette vie est la pins riante.
^ Ici la nature règle le plaisir comme la peine. Fi do a
' distractions monstrueuses qui ont la cruaaté pour rtflB
nement ! Ici la joie est sans remords. Les seuls divertisM
ments sont les éternels spectacles qu'offre la création. I
ciel s*est chargé de la mise en scène, et, pour varier le dé
cor, sans cesse il refait ses aurores, il redore ses crëpusca
les, il allume de nouveaux astres à sa rampe étoilée.
C*est dans ces lieux privilégiés que la destinée attire Of
lando et Rosalinde. Si vaste est la forêt que les deux amaol
se cherchent longtemps avant de se retrouver. Orlando îds
crit sur tous les arbres le nom de Rosahnde; il scuipt
dans récorce de tous les bouleaux des sonnets è la gloire d
Rosalinde ; pas un saule qui ne pleure sous son coutea
l'absence de Rosalinde. A force de nommer sa maîtresse
Tamant finit par l'évoquer. Mais il ne la reconnaît pas sou
son costume de fantaisie. Comment croire que ce page qc
I»orte si gaillardement le pourpoint et le haut-de-chausses
ce Ganimède si espiègle, si malicieux, si mutin, si mauvai
sujet, soit la séraphique créature dont Orlando a vu luire l
sourire tutélaire pendant sa lutte avec Tathlète? Rosalind
se plaît à garder Tincognito qui lui va si bien ; elle met ui
adorable égoisme à prolonger la douce mystification ; ell
s*amuse à surprendre les secrets d*Orlando sans lui révèle
les siens ; elle savoure avec délices ces confidences et ce
épancliemoiits, hommages involontaires qui lui sont rendus
Il faot lire el relire ces scènes exquises qai échappent à I'b-
oal^se par leur inefTable grAce. Avf^c quel art Rosalinde joue
l'indiiïércnce devant ces aveui h chacun desquels sa vie est
suspendue ! Quello énergie elle ci(?ploie pour no pas répon-
dre : et moi aussi, je t'aime ! Avec quelle héroïque coquet-
terie elle retient son cœur prfil à déborder ! Son masque de
raillerie laisse entrevoir son œil humide. On entend dans
son éclat de rire comme la saccade lointaine d'un sanglot
élouflé. — Un jour cependant, la belle enfant finit par se
heurtera ce jeu périlleui. Orlando, onlinaîremeut si exact
aux rendeï-vous, se fuit allendro depuis deux heures. Ga-
iiimMe ne peut expliquer ce retard étrange. Quel accident
a donc pu empMier l'amoureux de venir ? Enfin un messa-
ger arrive, il apporte un mouchoir ensanglanté et raconte
qu'Oriando a été blessé en luttant avec une lionne qui guet-
inil un homme endormi. Cette fois l'émotion est trop forte
pour pouvoir être comprimée. A la vue d'un sang si cher, le
prétendu page chancelle : les forces lui manquent. Ganï-
mé<le s'évanouit cl Hosaliode parait.
Devinez-vous quel est ce nouveau venu pour qui Orlando
vient d'exposer ses jours? C'est Olivier, Olivier qui, banni
à son tour, a trouvé refuge dans la forêt ! Le misérable, s'é-
tnnt affaissé sous un chêne . allait élre dévoré par une bêle
féroce, quand Orlando est accouru et s'est vengé de lui —
en le sauvant. Du reste, dans celui qui parlp, il serait dif-
litile de reconnaître le fils aîné du chevalier Roland, si dif-
férent est son langage, si complote est la métamorphose
morale qu'il a subie. En foulant le sot du bois sncré, Olivier
fi ressenti un trouble prodigieui. Ses forfaits passés ont ap-
paru dons toute leurlaideurà ses yeux dessillés. Le repentir
l'a saisi, et le fratricide s'est jeté, éperdu de remords, aux
pieds de son frère attendri. Désormais Olivier n'est plus le
même. 1^ nature, souveraine en ces lieux, a repris possession
de ce caractère dénaturé, elle l'a débarrassé de loiK les vices
56 US AMIS.
qu'une société corrompue lui avait inoculés» elle lui a ratî-
tué cette santé idéale qui s'appelle la bonté et , pour pié-
venir toute rechute, elle a fait veiller par l'amour cette âme
convalescente. Célia s'empresse d'assurer la cure, en épcm-
sant Olivier le jour même où Rosalinde épouse Orlaodo.
La conversion du duc Frédéric n'est pas moins miracii-
leuse que la guérison d'Olivier. Le tyran s'était aTanoé à la
tête d'une nombreuse armée pour s'emparer de la forêt des
Ardennes et mettre à mort son frère, le duc légitime. Maisi
peine a-t-il touché la lisière du bois qu'un vieil ermite s'est
avancé vers lui et par une courte harangue l'a décidé à r&>
noncer h son entreprise et au monde. Le duc a abdiqué im-
médiatement, a restitué le pouvoir h son atné et s*est lui-
même retiré dans la forêt pour y embrasser la vie contem-
plative. — Sous le froc vénérable du solitaire, c'est la oatuie
elle-même qui s'est révélée à Frédéric. C'est la nature qui
l'a arrêté au passage et qui, par cette voix sainte, lui a crié :
Tyran, tyran, pourquoi me persécutes-tu ? Le duc est entré
dans la forêt par la route de Damas. Un rayon d'en haut a
percé la nue, et, éclairé par cette clarté divine, le despote a
reconnu toute l'horreur de son despotisme. Le bourreau du
droit en est devenu l'apôtre. Il s'est prosterné devant les vé-
rités qu'il venait combattre. Usurpateur, il a renié l'usurpa-
tion ; porte-sceptre, il s'est défait de la couronne ; homme
de guerre, il a mis bas les armes ; porte-glaive, il a rendu
son épée à la nature anachorète et il s'est constitué prison-
nier du désert.
Tout autre était la conclusion qu'indiquait à Shakespeare
la légende de Rosalinde d'où le poète a tiré la fable de sa
comédie. Dans le roman pastoral de Lodge ' , une bataille
fratricide a lieu entre le roi détrôné Gérismond et l'usurpa*
1 Voir è l'AppeDdice la tradaction de cette nouvelle, docament ti
important poar rtiistoire des leUres, qu'il était temps de réTéler è It
FraDce.
tNTBODL'CTIOS.
S7
iRiir TliorisTiioni). Celui-ci est vniticu M tiiù, pt c'est par
cplti" ïictoirn que !e prince li^itime reprend possession de
ses ÉWts. I. 'auteur de Comme H vous plaira a rejeté ce fié-
nriûmenl qui n'^tail plus d'ncrord svpc la composilîoD ^éné-
ralede l'œuvre courue par lui. I^evieui duc qui.dnnsia pa-
cifique forM des Ardennes, avait si solennellement répudié
toutes les vanités de ce monde, ne pouvait, sans se dé-
mentir, suivre l'exemple de Gérismond et recourir autar-
mps pour revendiquer son dueW : plulAt renoncer su scep-
tre que de le ramasser dans le sang, 1^ restauration du
titulaire légitime ne pouvait s'effectuer dicnement que par
l'abdication volontaire de l'usorpaleur. et il était juste que
la nature elle-même, toute-puissante dans fette comédie,
prouvAt son înOiience jusqu'^ la lîn en obtenant par la per-
suasion la démission de Frédéric. — Cette modification de la
rnnrlusion légendaire décèle la logique siipr/'me qui règle
rhoT. Shakespeare les conceptions en apparence les plus rn-
pririeuses de l'art. Tout significatif qu'il est, ce changement
n'est pourtant pas le plus important que l'auteur ait fait
subir h la pastorale de Lodge. Le cadre do la nouvelle ori-
ginale a été démesurément agrandi pour faire place h deux
figures nouvelles, nées toutes deux d'un génie colossal ;
Pierre de Touche et Jacques.
L'existence de l'homme, nécessairement imparfaite et
mitte. petfl être envisagée h deux points de vue diamétrale-
ment opposés , — dans ses qualités ou dans ses défauts,
dans ses latitudes ou dans ses lacunes, sous son aspect
riant ou sous son aspect sombre. Par ses perpétuelles anti-
thèses, l'eiistenco provoque les appréciations les plus con-
tradictoires ; elle justifie l'éloge comme le blâme, le déni-
grement comme l'enthousiasme. Elle a asseîi de beaulés.
assez d'aurores, assez de zépbjrs, assez d'azur, assez de
printemps, assez d'espérances, assez de satisfactions pour
autoriser une incessante gaieté; elle a assez de laideurs.
58 LES AMIS.
assez de crépuscules, assez de tempêtes, assez de téoèbns,
assez d'hÎTers, assez de déceptkms, assez de souCEtumb
pour justifier uoe perpétuelle tristesse.
De là b leptimité égale de ces deox types qui représei-
teot dans Comme il toms plaira la double critique homaÎDe.
Pierre de Touche est Toptimiste par ezeellence. Auen
contre-temps ne peut troubler sa bonne humeur pUloia-
phique : il a dans la forêt des Ardennes autant d'entiû
que dans le palais du tvran. Il conserve le même enyoue-
ment sous le chaume et sous les lambris, dans rezil eldass
la patrie, dans la prospérité et dans la disgrftce. — Pis de
situation è laquelle il ne se fasse. Il rit de tout à tnfen
tout. Il vous démontrera, quand vousTOudrez, que la rie do
paysan est aussi délicate que celle du courtisan, et que la main
encrassée de goudron sent meilleur que la main parfumée
de civette : « La civette, pouah ! c'est de la fiente de chat t
— S*il est quelque part dans les champs un laideron, dont
personne ne veuille, Pierre de Touche lui découvrira des
grâces ignorées de tous : il trouvera à ses défauts même je
ne sais quelle perfociion, je ne sais quel atlrait à ses difibr-
mités. Pour ce don Quichotte du laid, Haritoroe aura toutes
les séductions de Dulcinée. — Ne lui parlez pas de Phœbé,
celte pastourelle dont la beauté prude fait pâtir le pastou-
reau Silvius. Pierre de Touche aime bien mieux sa mie
Audre}' : « Une pauvre pucelle, monsieur, une créature
mal lagoiée, mais qui est à moi. Un pauvre caprioe à moi,
monsieur, de prendre ce dont nul autre homme n*a voulu.
La riche humilité se loge comme un avare, monsieur, dans
une masure , comme votre perle dans votre sale huître. »
Pierre de Touche ne regarde pas à Técaille : il ne voit que
la perle. Môme avant de se mettre en ménage, il a prém
toutes les conséquences de cet acte solennel, et il s*accoiih
mode des plus désastreuses. Il est déji apprivoisé au sort
(|ui effarouche les autres. I/épouvanlail qui terrifie Georges
D.iii^JD no fait que lui sourire : u Bli bii'n.aprèsV I.e plus
ooble cerf en porle d'aussi amples que te plus mia^rable.
Le célibataire est-il donc heureux ? De même qu'une ville
crénelée est plus importante qu'un village, de même le chef
d'un homme marié est plus honorable que le front uni d'un
garçon, » Vous le voj'eï, l'indomptable jovialité du boulîon
triomphe de toutes les épreuves, survit à toutes les dis-
grâces. Le vent de l'adversité aura beau s'acharner conlre
lui : il ne fera qu'agiter plus gaiement les grelots de sa
marotte.
Si Pierre de Touche est l'optimiste achevi' , Jacques est
le pessimiste parfait. Ce que l'un voit en rose, l'autre le
voit en noir. De même que les plus tristes choses ne font
qu'^ayer celui-ci, de même les choses les plus gaies ne
font qu'attrister celui-là. Pour Jacques il n'existe plus de
refrain joyeux ; cet homme « suce la mélancolie d'une
chanson comme la belette le contenu d'on œuf. » Ne
croyez pas cependant, comme on a voulu vous le faire en-
londrc, qu'une hostilité systématique contre l'humanité ait
produit ce tempérament atrabilaire. Des critiques ingénieux
ont comparé Jacques à Alcestc. Mais Jacques n'est pas un
niisanthrofie: il ne hait pas les hommes, il les plaint ; s'il
les censure, c'est par sollicitude, non par animosité. Ce ne
sont pas les considérations mondaines qui le rendent bypo-
condre. Il n'a u ni la mélancolie de l'écolier, laquelle n'est
qu'émulation ; ni la mélancolie du courtisan, laquelle n'est
que vanité; ni la mélancolie du soldat, laquelle n'est qu'am-
bition ; ni la mélancolie du législateur, laquelle n'est que
politique: ni la mélancolie de la femme, laquelle n'est
qu'afféterie; ni In mélancolie de l'amant, laquelle est tout
cela ; mais il a une mélancolie à lui, composée d'une foule
de simples et extraite d'un las d'objets. » La mauvaise hu-
meur d'Alceste lient ^ des causes accidentelles : il a perdu
son procès, il a été dupe par une coquette, il est né au mi-
60 LES AMIS.
lieu d'une société frivole, hypocrite et oorrompoe, Hiti
son antipathie contre Fespèce humaiDe. Supposes qo"! al
gagné sa cause, qu'il se soit fait aimer de GélimèM, d^K
tous les abus dénoncés par lui aient été
thropie n*aura plus de raison d'être,
dans le milieu où Shakespeare a placé Jaoqoes. et 3 7 i
tout lieu de croire qu'Alceste sera satisfait. Poorqooi è&m
Jacques ne Test-il pas? D'où vient que la répoÛiqne |n-
mitive établie h l'ombre de la forêt des Ardenoes n*a jm
désarmé son opposition? (x)mment se fait-il que le rrtoor
de l'âge d'or n'ait pas apaisé ses murmures? Ab ! c*estqiie
le spleen de Jacques est produit par des raisons proiooda.
Ce n'est pas contre la société qu'il a des griefis, c'est eootre
l'existence. Ce n'est pas à l'humanité qu'il rompt en fi-
sièro, c'est à la nature.
Ce qui attriste Jacques, c'est ce drame monotone dont
une omnipotence anonyme a fait le scénario et que tous
successivement nous jouons sur le théâtre du monde ; c'est
cotte tragédie lugubre qui commi^nce par des gémissemeols
et qui finit par des gémissements, dont la première scène
est une enfance « qui vagit et bave au bras d'une nour-
rice, » et dont « la scène finale est une seconde enfance,
état de pur oubli, sans dents, sans yeux, sans goût,
sans rien ! d — Jacques a connu toutes les joies de ce
monde, il a épuisé la jouissance, il a bu de la volupté jus-
qu'à cette lie capiteuse, la débauche. Et d'une satiété
aussi complète, il n'a gardé qu'une insondable amertume.
Toutes nos délices terrestres n'ont réussi qu'à l'éccBU-
rer. La plus haute des émotions humaines, l'amour* n'est
plus pour lui qu'un malaise moral. Le pire de vos défauts,
dit-il à Orlando, c'est d'être amoureux. Et il se détourne
avec une sorte de rage de ce jeune affolé. — Nos appétits
révoltent Jacques autant que nos inclinations. U n'est pas
jusqu'au plus frugal repas dont le menu ne lui répugne : il
INTBODUCTION, 61
s'indigno de iclle voracilc sanguinaire quo peut seule apai-
ser une boucherie; il a horreur de celte cuisine vampire
qui ne di^pèce que des cadavres. Quand le vieux duc s'en va
quérir h la chasse son souper du soir, il faut entendre Jac-
ques s'apiloyer « sur ces pauvres animaux tachetés. bour<
^eois natifs de celle cité sauvage, quo les flèches fourchues
atteignent sur leur propre terrain ; » il faut l'entendre dé-
noncer la cruauté du noble veneur et « jurer que le vieui
duc est un plus grand usurpateur que son frère. » Ainsi les
exigences mêmes de la faim « navrent le mélancolique
Jacques. » Il critique la vie dans ses nécessités élémentai-
res : il allaque, dans l'ordre physique comme dans l'ordre
moral, la constitution mCmede l'être. C'est au nom de l'âme
hautaine qu'il s'insurge contre celle double servitude im-
posée à l'homme ici-bas : le besoin et la passion. 11 esl l'in-
corrigible mécontent qu'aucune réforme ne satisfera, qu'au-
cune concession ne ralliera. Sa mélancolie superbe est le
dédaigneux reproche jeté par l'idée â la matière, par l'esprit
au corps, par la créature à la création.
lUaUville-HoaM, 31 décembre 1660.
DEUX GENTILSHOMMES
DE VERONE.
riisiiiiMS (t)
U DDG m mus, pèT« 4e SïWm.
TiLUm I ... . „,
. } gububoMMei d« Térona.
iSTOinO, pfcra de Proije.
THDMO, TÎTel groteMiM de Vilealiii.
tOLUKKnt, coMpegM* d« Silm4«H sa Ml».
mUGKHCI, pagebevOHdeVeleBlia.
UnCK, |wg« d« Proiée.
PAKTHtON, ialMdiBt d'Antonio.
Un BOTKUUi cbet lequel Jolie loge 1 Hilen.
JTLIA. dame de Vérone, atnoureuM de Prolce.
SILVIA. amoareuM de Valenua.
LUCSnif, soiianle de Julie.
Valets et musiciens.
La Htoe est tantôt à Itilao, tanlAl k Vérooe, tanlùt d
Totèt sur 11 route de Mealoue.
Butreat Valentin et ProtEe.
VALENTIN.
Renonce à me persuader, mon aimable Prêtée ; - la jeu-
nesse qui se borne nu Ic^is a toujours l'esprit borné- - Si
rafTectioti n'encbntnait pas tes tendres jours - aux douces
œillades de Ia4>^lle que tu honores, - je t'engagerais à
m 'accompagner — pour voir les merveilles du monde, —
pluldt que de vivre chez loi en une indolente apathie, -
et d'user ta jeunesse dans une frivolité grossière. - Mais,
puisque tu aimes, continue d'aimer, et réussis - comme
je désire réussir quand je me mettrai à aimer.
PHOTÈE.
— Veui -tu donc partir? Mon doui Valentin, adieu! —
Pense à ton Protée, quand par hasard tu verras — quelque
objet rare et digne de note dans les voyages ; — souhaite-
moi pour compagnon de tes jouissances, - quand il l'ar-
rivera quelque bonne fortune ; et, dans tes dangers, — si
jamais les dangers t'environnent, - recommande les anxié-
tés à mes pieuses prières ; -car je veux être ton desservant,
Valentin.
«
i>» prâtSH pnv M 'tes «paiiiB»
C«IC «Mit
<»lw»nte.
Smiffmà
ta «da» Fi
àb
3te BK
!Mi« Çj M l« ttfft pas! M
((Mi donc?
rjumcr.
D'^Slfe - êfDOQreoi ! Aimer, c'est jUmIu le
b» pleurât de prudes regard» — pv des soupirs dédûnon,
U joie ^phimèfe d'oo moment ~ ptr viict noils de toHs»
de fitii^ et d'emoi. — En en de conquête, iralve f/m
peut être un mslheur ; —en cas d'échec, une pénible serf-
frsnœ est toire conquête. -A coup sûr e*esi le fbiieeelie-
Uie au pris de la raison, —ou c'est la raison vaincue per h
folie.
PIOTtf.
— Ainsi, vous concluez en rn 'appelant fou.
ECtRB I. 07
VAIENTO,
- Ainsi, vous concluerez, j'en ai peur, on le devo-
nant.
PHOTÈE.
- C'esl l'amour qui' vous crîtiqiiPi. Je no suis pns
l'amour.
VALESTIS.
- l/amour est votre maître, car il vous maîtrise ; — i-t
celui qui so laisse ainsi subjuguer par tm fou - ne doit
pas, ce me semble, èlre repulësage.
PROTÉE.
- Les auteurs disent pourtant que, comme le ver dévo-
rant - se logo dans le plus suave bouton , ainsi l'amour
dévorant - habite dans tes plus beaui esprits (3).
VALKSTIN.
- Au dire des auteurs aussi, de même que le bouton le
plus précoce - est dévoré par le ver avant de s'épanouir, -
de rnèuie aussi l'esprit jeune rt tendre - est changé par
l'amour en folie; il se flétrit en bouton ; -dès Is primeur
il perd sa verdure -et toute sa belle floraison d'espérances
h venir. - Mais pourquoi vais-je perdre le temps à te
conseiller, — toi qui es voué h une ardente passion? —
Encore une fois, adieu ! Mon père m'attend sur le port —
pour me voir embarquer.
PROTÉE.
- Et je veux t'y conduire, Valenlîn.
VALESTIN.
- Non, mon doux Protée ; faisons-nous ici nos adieui.
- Quand je serai h Milan, écris-moi — tes succès en amour
et tout — ce qui t'arrivera de nouveau ici, en l'absence de
ton ami ; — et moi. de mon cfilé, je te visiterai de mes
lettres.
PBOTtB.
- Que tous les bonheurs t'arrivent à Milan !
68 LB OnX GMTlLSHOiailS DE itMOKÊ.
TiLORlR.
— Comme à toi, ici ! Et sur oe, adîea.
ValmUa tort.
RBOTÈI.
— Il est en chasse d'honneur» moi, en chasse d*amoiir.
— Il abandonne ses amis pour les enorgueillir daTantige;
— moi j'abandonne tout, mes amis et nioi-méme. pour
l'amour. — Ah ! Julia, c'est toi qui m'as métaoïorphosé, -
qui m'as fait négliger mes études, perdre mon temps, -
combattre les meilleurs conseils, mettre le noonde à néant;
— c'est ta faute si mon esprit est épuisé de rêverie et moa
cœur malade d'anxiété.
Ebu« Diligence.
diugbigi.
— Seigneur Prot^e, salut ! Avez-vous vu mon maître?
PROTtS.
— Il vient justement de partir afin de s'embarquer pour
Milan.
DIUGBNCE.
— Vingt contre un qu'il est déjà h bord ! — Et moi qui
ne fais que bêler après lui depuis que je l'ai perdu I
PROTÊE.
— Le bélier s'égare fort souvent — quand le berger
n'est plus là. —
DUJGDICE.
Vous concluez donc que mon maître est un berger, et
moi un bélier?
PROTËB.
Oui.
DIUGENCE.
Alors, mes cornes sont ses cornes, que je dorme ou que
je veille.
biaise réponse, (.'Ibieu digne d'un Iwlier!
niLlOENCE.
El qui prouverait que je suis un bélier?
photék.
Oui, et tou maitre un berger.
DILIGENCE,
ïh bien, je prouverai que non par un raisoiineuieiit.
PROTÉK.
Ou ju me trompe fort, ou je prouverai que si par un
autre.
iHLIGENc:K.
I.C berger court après le bélier, et non le bélier apr^ le
berger. Or, je cours après mon maître, el mon maître ne
court pas après moi : donc, je no suis pas un bélier.
PBOTBK.
Le bélier pour du fourrage suit le bei^er, le berger ne
suit pns le bélier pour sa pitance : or, lu suis ton maître
pour des gages, et ton maître ne le suit pas pour do; gages.
Donc tu es un bélier.
DILIGENCE.
Encore une preuve pareille, et vous me faites crier:
béli!
PftOTËE.
Mais écoute-moi : as-lu donné ma lettre h Julia *
mUGËNCE.
Oui, seigneur. Moi. pauvre mouton perdu, je lui ai
donne votre lettre , à cette brebis égarée : et elle , cette
brebis égarée, ne m'a non donné ?i moi, pauvre mouton
perdu.
l'RIITEE.
Ce&t que la pâture n'cbl (las sufrisanle jwur tout ce trou-
peau-là.
VIII S
70 LIS DBUX 6ENTILSH0MMKS DE YtÊOM.
NUGOICS.
Si votre brebis n'a pas assez, augmentei le fourrage.
PROrtB.
Foin de toi ! Je vais t'envoyer pattre !
IMUGBIGI.
Pour porter une lettre, on me paye au moins cent demeis
comptant.
FKOliB.
On te doit moins d'argent, sans dénier qu'on t'en doife.
Voyons ! que t'a-t-elle dit ?
Diligence fait on sigoa de déoégilîia.
Â-t-elle secoué la tête?
DIU6EIVGB.
Hé! hé!
PROTÈK.
Elle a secoué la tète ?
IHU6K1I6B.
Sans doute, monsieur, elle a son cou et sa tète.
PRorfs.
Butor !
mUGBIGI.
Décidément, vous me prenez pour une bète de somme !
PROTÈE.
Comment ça, messire ?
DIUGENGE.
Eh bien, vous me faites porter vos lettres, et vous me
payez de ce pauvre compliment : butor ! Convenez que je
vous sers pour une bète de somme.
PROTÊE.
Malepeste ! tu as l'esprit vif.
mUGEIfGE.
Pas assez cependant pour attraper une bourse inerte
comme la vôtre.
r
Allons, allous, ouvre-loi à moi c» jicu tti.' mois : qu'a-
l-ellc liit ?
DILIGENCE.
Ouvrez votre bourse, et "je m'ouvrirai à vous iramcJia-
tcmeul.
PHOTËE , lui ramvtttoL aoe pièce de monnaie.
Eh bien , messirc , voici pour voire peine. Qu'a-
t-ellc dit?
DIUGENCE.
Vraiment, monsieur, jo crois que vous aurez do la peine
à la gagner.
Comment? T'a-t-elle laissé percevoir cela ?
DILIGËKE.
Monsieur, je n'ai rien pu percevoir d'elle, non , pas
même un ducat pour le |)Ort de votre lettre ; j'rii peur
qu'ayant été si dure pour moi, quand je lui faisais part
de vos sentiments, elle ne soit aussi dure pour vous,
quand elle vous dira les siens. Si vous voulez la séduire, ne
soj'ez pas trop mou, car elle est dure comme fer.
PROTÉE.
Comment! elle n'a rien dit!
DIUGENCE.
Non, pas môme un : voillt pour ta peine .' Pour me t»i-
moigner votre générosité, vous m'avez donné six deniers,
je vous en remercie. En récompense, vous pouvez désor-
mais porter vous-même vos lettres. Et sur ce , monsieur, je
vous recommanderai à mon maître,
— Va, vu , cours assurer contre le naufrage le navire
en )iarlancc : — il ne stiuroit périr , l'avaiilà boni, - des-
tiné que tu es à une mort plus sèche en terre ferme. — 11
faut que j'envoie un uuurrier plus convenable , -je craiu-
72 LES DKUX OBKTiLSHOIIMES DE VtMMII.
drais que ma Julia ne dédaignât mes vers, — les recevant
d'un aussi indigne messager.
Ils sorleol.
SCÈNE H.
[Vérone. Uo jardin chex ialia.]
Eolrenl Jllu et Lugette,
JUUA.
— Dis-donc , Lucette , maintenant que nous sommfô
seules, — me conseillerais-tu de tomber amoureuse ?
LUCETTE.
— Oui, madame, iK)urvu que vous ne trébuchiez pas
étourdiment.
JUUA.
— De tout le beau monde des gentilshommes — qui cha-
que jour m'abordent en causant, — lequel est, dans ton
opinion, l'amoureux le plus accompli?
LUCETTE.
— Veuillez me répéter leurs noms, et je vous révélerai
ma pensée, — selon mon simple bon sens.
jum.
— Que penses-tu du beau sire Églamour?
LUGETTE.
— C'est un chevalier beau parleur, élégant et rafiiné ,
— mais , si j'étais de vous , il ne serait jamais mon
homme.
juuâ.
— Que penses-tu du riche Mercutio?
LUCETTE.
-De sa fortune, beaucoup de bien ; mais de lui-même,
peub !
SGÉIIK 11. 73
JUUA.
- Qiio penses-tu du gentil Protëe ?
LUCCTTR.
-Seigneur! Seigneur! voir ainsi comme la sottise
règne en nous !
JUUA.
- Eh bien ! que signiRe cette émotion à ce nom ?
LIÎCETTE.
- Pardon, chère madame! Il est par trop honteux —
que moi, indigne créature, — je prononce un jugement sur
de si aimables gentilshommes!
JUUA.
- Pourquoi pas sur Protée , comme sur tous les
autres?
LUCEnB.
- Tout simplement parce que, de tous les bons, je le
crois le meilleur.
JULU.
- Et votre raison de le croire ?
LUGETTE.
- Je n'en ai pas d'autre qu'une raison de femn^p : - je
le crois, parce que je le crois.
JUUA.
- Et tu voudrais me voir jeter mon amour sur lui?
LUGETTE.
- Oui, si vous ne croyez pas votre amour ainsi jeté au
vent.
JUUA.
- Eh bien 9 il est de tous celui qui m'a le moins
pressée.
LUGETTE.
- C'est qu'il est de tous, à mon avis, celui qui vous
nimo le plus.
74 LES DEUX OENTILSBCmMES DB TtRDNI.
JUUA.
— Son peu de parole montre son peu d'amour.
UJCBTTB.
-- Le feu le plus concentré est le plus brûlant de
tous.
JUUA.
— Ils n*Biinent point, ceux qui ne montreot pas leur
amour.
LUGETTB.
— Oh ! ceux-là aiment le moins qui font counattre aux
gens leur amour.
JUUA.
— Que je voudrais connaître sa pensée !
LUCETTE y lai remettADt ao pli.
Lisez cette lettre, madame.
JUUA , lisanl.
— A Julia 1 De quelle part, dis ?
LUGETTE.
Le contenu vous l'apprendra.
JUUA.
— Dis, dis, qui te Ta donnée ?
LUCETTE.
— Le page de sire Valentin, envoyé, je crois, par Protée.
— Il voulait vous la remettre ; mais, étant sur le chemin, —
je l'ai reçue en votre nom ; pardonnez la faute, je vous
prie.
JUUA.
— Voilà, par ma pudeur, une entremetteuse émérite ! —
Vous osez prendre sur vous de recueillir ces lignes galantes,
— et conspirer à la sourdine contre ma jeunesse! —
Croyez-moi, c'est là une fonction de grand profit, —et vous
feriez pour l'emploi un excellent fonctionnaire. — Tenez,
prenez cette lettre, veillez à ce qu'elle soit renvoyée : —
sinon, je vous renvoie à jamais de ma présence.
Xt.Vt It. 75
l-UCETIK.
- Un plaidoyer pour l'amour mérite il'aulrcs honoraires
que le haine.
mu.
- Voulez-vous vous en aller?
LUCETTE.
Oui, pour vous bisser réfléchir.
Elle son.
JIJUA.
-N'importe! j'aurais voulu jeter un eoup d'œil sur cette
lettre. ~ Ce serait une honte de la rappeler— et de ta prier
h, une faute pour laquelle je viens <ie la gronder. - Solle
qu'elle est, sachant que je suis fille, — de ne pas m'avnir
mis la lettre de force sous les jeux .' - A cortaines offres
les niles, par modestie, disent un non - qu'elles voudraient
qu'on prit pour un oui. — Fi ! fi ! Que! capricieux que ce
fol amour - qui, comme un marmot t^lu, égrotiftne sa
nourrice - et aussitdi baise la verge, hurobtemenl ! —
r^mmej'ai chassé brutalement Lucetle, - quandje l'aurais
si volontiers gardée ici ! — Quelle moue furieuse je m'étu-
diais i (aire, - quand la joio intérieure forrail mon cœur
6 sourire ! - Pour pénitence, je vais appeler Julia - et lui
demander la rémission de ma sottise passée. - Ho\h '.
Lucette '
LtcBTTR revienl.
LIXETTE.
Que désire Votre Grâce ?
JUUA.
- Esl-il bicatât l'heure do dîner?
LI'CETTE, M baisuinl comme pour rama&scr quelque cIiom.
Je le voudrais — pour que vous pussiez assouvir vos
fureurs sur vntre repas, - et non sur votre servante !
76 LES ncns (lEyPIÎ-SHOliMES DE VÉHOXE. ■
}L'UA. I
Ou'est-rc .ionc que vous avez ramassé — si délink- I
meni ? ^Ê
uHxm. I
ititn. v . ■
niUA. ^
Pourquoi donc vous êles-vous baissée ? 1
LLCETTE. I
~ Pour ramasser UQ papier que j'avais laissé tomber. |
nuk. I
— Kl CB papier n'est Jonc rien ?
LUCETTE. A
Rien qui me concerne. 1
lUUA. 1
— Laissez-le à lerro pour ceux qu'il ooDcenic.
UlCEnE.
— Madame, il n'a rien h taire pour ceux qu'il ron-
cerne.
JUUA.
— Quelque amour(>ux à vous qui vous aura écrit en
bouts rimes !
UGEHE.
— Pour que je puisse les thanler, madame ! — Donnez-
moi un sir : Voire GrAcG sait mettre eu musique.
lULU.
— Aussi mal que possible, de pareilles sonieltes ! —
Chanlez-Ies sur l'air de : Léger amotir [3] !
LtCETTB.
— Ces vers sont trop graves pour un air si lëger.
JUUA.
— Trop graves ! I,n note doit être en bourdon.
LUCKHS.
1 — Elle doit élre la mtîlodio mfime, si c'est vous qui la
chantez.
SCiNE 11.
i i
JUUA.
— Et pourquoi pas vous?
LUGEHE.
Je ne puis pas atteindre cette nole-là.
JDLU.
— Voyons votre chanson.
Elle prend le papier et fredonne.
Qu'en dites-vous, mignonne 7
LUcrrTE.
- Continuez sur ce ton, jusqu'à la fin ; — et pourtant,
à vrai dire, votre ton ne me platt guère.
JUUA.
- Il ne vous platt guère ?
LUCETTE.
— Non, madame : il est trop haut.
JUUA.
Vous, mignonne, vous êtes trop impertinente !
LUCETTE.
- Maintenant, il est trop bas. — Vous gâtez l'accord par
un changement si brusque. — Il faut garder la mesure pour
chanter juste.
JULU.
— Comment le puis-je, quand tu le prends toi-roéme si
haut?
LUCETTE.
- Je ne prends si haut que votre parti, d Protée !
JUUA.
- Je ne veux plus être importunée de ce verbiage. -
Voici le cas que je fais de la déclaration.
Elle déchire la leUre.
— Partez, allez- vous-en , et laissez voler tous ces petits
papiers; - pour peu que vous les touchiez, je me fâche.
78 LB8 inUX 61
-:i; » I
LDGRTI.
— Elle fait la dégoûtée ; mais elle Mfwt ehannëe - it
Toir à se fâcher d'une autre lettre.
JUUA.
- Plût à Dieu que je fusse même fâchée de eeUed! -
Oh ! odieuses mains, qui avec déchiré de si tendres paroksl
- Perfides guêpes, c'est donc pour butiner ce dom mI,
- que vous avez lacéré de vos dards Tabeille qui le prodoit!
Elle ramasse qoeUpes-oas des ■Mreeaoi iepifîff.
- Pour réparation» je veux baiser tous ces firagmedH!
- Voyez, ici est écrit : Banne JuUal.. Mëdiante Jalia!
- Pour te punir de ton ingratitude, — je ¥ais brojertoi
nom contre ces pierres, - et mettre tes mépris sous mei
pieds dédaigneux!
Elle jette à terre le frugieeit
- Voyez, ici est écrit : Prêtée blessé d^ amour ! paoTre non
blessé ! - je veux te donner un lit — dans mon sein, jusqa*!
ce que ta plaie soit complètement guérie : — tiens, je b
panse avec ce baiser souverain.
Elle baise le fragmeetei le net dans ■• gergeietts»
- Mais voici Protée écrit deux ou trois fois : — reste
calme, bon vent, ne fais pas envoler un seul mot, — laisse-
moi retrouver toutes les lettres de cette lettre, — excqplé
celles de mon nom ! Celles-là, qu'un tourbillon les emporlB
- sur un roc hérissé, terrible, à pic, — et les précipite dans
la mer en rage ! — Là ! voici en une seule ligne son nom écrit
doux fois: - Le pauvre Protée délaissé, le passionné Protée...
- àla charmante JuUa : ce mot-là, je vais le déchirer, -
ot pourtant iM)n, il l'a si gentiment - accouplé à son nom
plaintif! - Je vais les plier l'un sur l'autre, comme ceci.
- Maintenant baisez- vous, embrassez-vous, étreignez-vous,
faites co que vous voudrez !
SGÉKS 111. 79
LUCETTB reTient.
^ LUCETTK.
— Madame, le dtner est prêt, et votre père vous attend.
1 JUUA.
— Eh bien , allons !
f UJGKTTB.
t — Quoi ! vous laisserez traîner ces papiers indiscrets ?
l' JUUA.
I — Si vous en faites cas, reprenez-les.
' LDGETTB.
^ - J'ai été reprise pour les avoir ramassés : — pourtant
il ne faut pas qu*ils restent là à attraper froid.
JUUA.
— Je vois qu'ils vous sont à cœur.
LUGBTTE.
— Oui, madame, vous pouvez dire ce que vous voyez,
— je vois bien des choses, moi aussi , — quand vous me
croyez les yeux fermés.
JULIA.
— Allons, allons, vous plaira-t-il de venir?
Elles sortent.
SCÈNE m.
[Vérone. Chez Antonio.]
Entrent Antonio et Panthéon.
ANTONIO.
— Dites-moi, Panthéon, quel grave discours — vous tenait
donc mon frère dans le cloître?
PANTHÉON.
— C'était à propos de son neveu Protée, votre fils.
80 LES DEUX GENTILSHOMMBS DE TÉMin.
ANTœno.
— Eh bien ! que disait-il de lui?
PAKTHlON.
— Il s'ëtonnait que Votre Seigneurie — le laissât pisser
ici sa jeunesse, — quand tant d'autres gens de mine
crédit — envoient leurs fils chercher carrière, — les uns,
à la guerre, pour y tenter fortune, — les autres à la dëeoo-
verto d'tles lointaines, — d'autres» aux cours des anhersilés.
- 11 disait que votre fils Prêtée était propre — à chacooe
de ces occupations, voire même à toutes : ~ et il m'eng^eiit
à vous presser — de ne pas le laisser davantage perdre son
temps ici , — car ce serait plus tard un grand inoonvéoient
pour lui — de n'avoir pas fait de voyage dans sa jeunesse.
AÎTOîflO.
- Tu n'as pas besoin de me presser à ce sujet; -^ e^
idée me met martel en tète depuis un mois. — Je me sois
bien dit qu'il perd son temps — et qu'il ne peut être un
homme accompli, - sans avoir été éprouvé à Tëcoledo
monde. - L'expérience est acquise par la pratique, — et
perfectionnée par le cours rapide du temps. — Ainsi, db-
moi où je ferais bien de l'envoyer.
PANTHÉON.
— Votre Seigneurie n'ignore pas, je pense, — que son
camarade, le jeune Valentin, - est attaché à la cour de
l'empereur.
ANTONIO.
- Je le sais parfaitement.
PANTHÉON.
- Il serait bon, je pense, que Votre Seigneurie l'envoyât,
lui aussi , là-bas : - il s'y formerait aux carrousels et aux
tournois, —il entendrait un langage exquis, converserait avec
de grands seigneurs, — et aurait à sa portée toutes sortes
d'exercices, — dignes de sa jeunesse et de sa noble nais-
sance.
' SCÈHï. III.
ANTONIO.
■ - J'iiime ton conseil : tu as fort bien raisonné ; - cl
pour que tu juges combien je l'aime. - je veux le mettre à
exécution, et au plus vite - dépêcher Trolée à la cour du
l'empereur.
PAWTHÉON.
— Demain, si cela vous platt. Don Alphonse. - ainsi
que d'autres gentilshommes de bonne renommée, ~ par-
tent pour saluer l'Empereur el mettre leurs services à sus
ordres.
ANTUNIU.
~ Bonnecompngnie! l'roléo ira avec eux! - Juslcmcnl,
le iriici Nous allons nous en ouvrir h lui.
rniiTËE entre, lisAnt iinc lattra, el saoi voir Anioniu ni ranlliùim.
l'KOTÉB.
— Doux amour! Douces lignes! douce vie! - Voici
bien sa main, l'agent de son cœur ! — Et voici son serment
d'amour, son engagement d'honneur. — Ah ! si nos pères
pouvnieni applaudir à nos amours - et sceller notre bon-
heur de leur consentement ! — 0 céleste Julia!
ANTONIO, bmiqiiemcni à Trotte.
Kh bien ? Quelle lellre Hsez-vous doDC là ?
rnoTÈE, atec embnrras.
— N'en déplaise à Votre Seigneurie... c'est un mot ou
deux - de souvenir... que m'envoie Valentin — et que m'a
remis un ami venu de sa part.
ANTONIO.
— Prêtez-moi celte lettre, que je voie les nouvelles.
PHQTÉE.
— Il n'y a |)as de nouvelles, monseigneur, il uréerit sim-
plement-comme quoi il vil heureux, adoré,— et chaque jour
comblé par l'empereur ; - il me souhaiterait auprès de lui
pour partenaire de sa fortune.
82 U» DEUX GENTILSHOMMES HB ftMMB.
AHTOmO.
- Et comment accueillez-TOus ce souhait ?
PROTfl.
— Comme quelqu'un qui se soumet à la Tolonté de Totn
Seigneurie, — et qui ne dépend pas de son désir ami.
AitTono.
- Ma volonté n'est point en désaccord aY6C son désir, -
pourtant ne te figure pas qu'il me décide brusqueBMl
— Ce que je Yeux, c'est moi qui le veax» et cela suffit -
J'ai résolu que tu passerais quelque temps — a^ec Yakatia
à la cour de l'empereur : — la pension qu*il reçoit de 9
famille, — je te la ferai pour ton entretien. ~ Demain sois
prêt à partir. — Pas d'excuse : mon ordre est péremp-
toire.
PROTÈE.
~ Monseigneur, je ne puis pas être si tôt en mesure : -
de grftce, accordez-moi un jour ou deux.
ANTOMO.
— Écoute, ce qu'il te faut sera expédié apràs toi. — Pltf
de retard. Demain, tu dois partir. — Allons» Pantbéoo;
vous allez vous occuper — de hâter ses préparatifs.
▲ntooio et Panthéon sortent.
PROTÈE.
~ Ainsi, j'ai évité le feu par crainte de me brûler, - et
je me suis plongé dans la mer où je me noie. — Je n'ai pas
voulu montrer à mon père la lettre de Julia, — de peur qu'il
n'objectit à mes amours : — et du prétexte donné par moi-
il a fait la plus puissante objection à mes amours. — Oh!
comme ce printemps d'amour ressemble, — par son ince^
taine splendeur, à la journée d'avril, — qui tout à l'heorB
montrait toute la beauté du soleil — et qui maintenant II
laisse dérober par un nuage !
SCÈNE IV. 83
Pamth&or nTieot.
PANTHiON.
— Sire Prolée, votre père vous appelle : — il est pressé :
ainsi partez, je vous prie.
PROTÈK.
— Oui, il le faut. Mon cœur y consent , — et pourtant il
dit mille fois non !
Us sortent.
SCÈNE IV.
[Milan. Dans le palais da dac]
Entrent Valbntin et Diligence.
DIUGENGB.
— Monsieur, un gant à vous !
VALKNTm.
Pas à moi : mes gants sont déjà mis.
DIUGSNGE.
— Celui-ci est à vous, alors, car c'est un gant déjà mis.
VALBNTIN^ prenant le gant.
— Ah ! fais-moi voir. Oui, je le garde, il m'appartient.
— Douce parure qui orne un objet divin ! — Ah ! Silvia !
Silvia!
IMUGENGBy criant.
— Madame Silvia ! madame Silvia !
VALENTIN.
Qu'est-ce à dire, drôle?
DIUGENGB.
— Elle n'est pas à portée de voix, monsieur !
vâlentin.
~ Eh bien ! monsieur, qui vous a ditde l'appeler ?
84 LES DEUX GEIITILSHOMMES DB
D1U6KRGB.
- Votre Révérence, seigneur; ou bien c*est que je ■
suis trompé.
YAunmN.
- Allons! vous serez toujours trop pétulant.
DIUGCHCE.
— Et pourtant je viens d'être grondé pour avoir ététnf
lent.
VALENTIN.
— Ah rà, monsieur, dites-moi, est-ce que touscoh
naissez madame Silvia? —
mUGENGE.
Celle que votre Révérence aime?
VALENTIH.
Eh ! comment savez- vous que je suis amoureux?
DILIGENCE.
Parbleu, à ces signes spéciaux : d'abord vous avez appris,
comme messirc Protée, à croiser vos bras comme un mé-
content, puis h ressasser un chant d'amour» comme un
rouge-gorge, à vous promener seul, comme un pestiféré,
à soupirer comme un écolier qui a perdu son ABC» à
pleurer comme une jeune donzelle qui a enterré sa m^
grand, à jeûner comme quelqu'un qui est à la diète»
à veiller comme quelqu'un qui a peur d'être volé, en6n
à geindre comme un mendiant à la Toussaint. Auparavant,
quand vous riiez, vous éclatiez comme un coq ; quand
vous marchiez, vous marchiez comme un lion : quand
vous jeûniez, c'était immédiatement après dtner ; quand
vous aviez l'air triste, c'était faute d'argent ; et maintenant
vous êtes à ce i)oint métamorphosé par une maîtresse
(|nc, quand je vous i^egarde, j'ai peine à croire que vous
soyez mon mattre.
VALBSTIN.
Est-ce que toutes ces choses se remarquent eu moi?
SGÉ1«E IV. 85
DiUGENCE.
Elles se remarquent toutes aux dehors de monsieur.
YALBNTIN.
Hors de moi? c*est impossible.
DlUGEIfCE.
Si fait, dans tous vos dehors. Il est certain qu'en dehors
de vous, on ne trouverait chez personne tant de simplicité.
Ces folies ne se voient si bien aux dehors de monsieur, que
parce qu'elles sont au dedans de monsieur. Elles brillent
à travers sa personne comme l'eau dans un urinoir, si bien
que pas un œil ne peut le voir sans deviner, comme un
médecin , sa maladie . «
VALENTIN.
Mais dis-moi, connais-tu madame Silvia?
DIUGENCB.
Celle que vous regardez si fixement à souper ?
VALENTm.
Tu as observé ca ? c'est celle-là même.
DIUGENGB.
Eh bien , monsieur, je ne la connais pas.
VALEIfFIN.
Gomment ! tu m'as vu la regarder et tu ne la connais
pas!
DIUGENCE.
N'est-ce pas elle qui est si disgracieuse, monsieur ?
VALENTIN.
Imbécile ! elle est encore plus gracieuse que belle.
DILIGENCE.
Monsieur, je sais cela .
VALENTIN.
Que sais-tu ?
DIUGENCE.
Que vous lui accordez des grâces bien supérieures à sa
beauté.
VIII G
86 LIS DEUX OENTILSHOIQIIS M TtftOB.
VALENTIN.
Je veux dire que sa beauté est éclatante» mais que 9
grflce est sans prix.
D1U6ENGB.
Parce que l'une est peinte et que l'autre D*est d'aaou
prix.
VAIINTIN.
Comment, peinte ? comment, d*aucun prix ?
DIUGKNGE.
Je veux dire qu'elle se peint tant, pour paraître jolie» que
pas un homme n'attache de prix à sa beauté.
VALENTIN.
Pour qui donc me prends-tu? j'attache grand prix à st
beauté.
DIUGENCE.
Vous ne l'avez pas vue depuis qu'elle est défigurée.
VALENTIN.
Et depuis quand est-elle défigurée?
DUiGENGE.
Depuis que vous l'aimez.
VALENTIN.
Je l'ai aimée du jour où je l'ai vue, et je la vois toujours
belle.
DIUGENCE.
Si vous l'aimez, vous ne pouvez pas la voir.
VALENTIN.
Pourquoi ?
DIUGENCE.
Parce que l'amour est aveugle (4). Ah ! si vous aviez mes
yeux ! ou si vos yeux avaient les mêmes lumières que
quand vous reprochiez à messire Protée d'aller sans jarre-
tières !
VALENTIN.
Que verrais-je alors?
SCÈHE IV. 87
DIUGENGB.
Votre folie à vous et son extrême laideur à elle. Quand
messire Protée était amoureux, il n'y voyait pas à attacher
son haut-de-chausses ; vous, depuis que vous êtes amou-
reux, vous n'y voyez même pas à mettre le vôtre.
VAUENTIN.
M'est avis, mon gars, que vous êtes amoureux, alors ;
car hier matin vous n'y voyiez pas à brosser mes sou-
liers.
DIUGENGE.
C'est vrai, monsieur, j'étais amoureux de mon lit;
je vous remercie de m'avoir secoué sur mes amours, car
(a me rend plus hardi à vous tancer sur les vôtres.
VÂLENTIN.
En somme, je me sens de l'affection pour elle.
DUJGDfGB.
Que ne vous en guérissez -vous! Votre affection ces-
serait.
VALQITIN.
Hier soir, elle m'a enjoint d'écrire quelques vers pour
quelqu'un qu'elle aime.
DIU6KNCE.
Et vous l'avez fait ?
VALBNTIN.
Oui.
DIUGSNCE.
Vous avez écrit en brouillon !
VALBNTIN.
Non, de mon mieux. Mais silence! la voici qui vient!
Entre SiLVU.
DILIGENCE, à part.
0 la bonne farce ! ô l'excellente marionnette ! va-t-il pas
maintenant lui servir d'interprète !
88 LIS DEUX 0K1ITILSH01I1UE8 01
VAUDmif.
Madame et maltresse, mille bonjours !
DUiGENGB, à part.
Oh! donnez- vous donc un simple bonsoir 1 Pùorqini
faire un million de façons 7
SILYIA.
Sire Valentin, mon serviteur, à tous deux milie !
DIUGBIGBy à pari.
Ce serait à lui de payer Tintérôt, et c'est elle qui II
paye.
VÂLBNTIN, remelUiit on papier à Sîirâ.
— Comme vous me l'avez enjoint, j'ai écrit votre leltn
- il cet ami secret que vous ne nommez pas : — j'aurais m
grande répugnance à le faire, — n'était ma soumissiool
Voire Grâce.
SILVIÂ, eiamînanl le papier.
— Je vous remercie , gentil serviteur : c'est fait conune
par un clerc.
VALKNTIN.
— Croyez-moi, madame, cela venait mal. -^ Ignonnt
pour qui était la chose, —j'ai écrit au hasard et sans asso-
rance.
SlLVIA.
— Peut-être trouvez- vous que c'est trop de peine?
YÂLBNTIN.
— Non , madame , si cela vous rend service. — Vous
n'avezqu'àordonner, j'en veux écrire mille fois autant; -
et pourtant. . .
SILVU.
— La jolie phrase ! Oui, j'en devine la suite: — et pour-
tant... je n'ose pas le dire; et pourtant... je ne m'en sou-
cie pas ; — et pourtant... reprenez ceci.
Elle lai lend la lettre.
Et pourtant. . . je vous remercie, - décidée que je sais
désormais à ne plus vous donner tant de trouble.
SCftSR IV. 89
DILIGENCE, i pari.
- Et pourtflDt si ! et pourtant, encore un pourtant !
VAUINTIN, voyant le moDTement deSilvia.
- Que veut dire Votre Grâce? n'ôles-vous pas satis-
faite ?
81LVU.
- Si fait ! les vers sont très-jolis ; — mais, puisque
vous les avez écrits avec répugnance, reprenez-les, -oui,
prenez-les.
VÀLEin'L'i, ■roeptiDl le papier.
Madame, ils sont pour vous.
mviA.
- Oui, oui, vous les avez écrits, monsieur, à ma re-
quête, - mais je n'en veux pas ; ils sont pour vous : — je
les aurais voulus d'un stj'Ie plus pathétique.
VALESTIN.
~ Si vous te désirez, madame, je vous écrirai une autre
épllre.
SILV1.\.
- Et quand elle sera écrite, lisez-la en mon nom, - Si
elle vous plait, soit! Si elle vous déplati, soit encore!
VALENTL'i.
- Si elle me plaît, madame, quoi alors ?
SlUTA.
- Eli bien, si elle vous plaît, gardcz-lo pour votre peine.
— El sur ce, bonjour, serviteur !
tlle se MDte.
niUGENCE, i part.
- 0 rouerie imperceptible, inscrutable, invisible, -
comme un nez au milieu d'un visage d'homme ou comme
une girouette au haut d'un clocher! — Mon maiire soupire
pour elle ; et elle enseigne au soupirant, — en se faisant son
écolier, à devenir son maître. — 0 l'excellent lour! Ouït-
on j;«md» parier 4*on locîUear? — Mon ■okre. |ffi fm
HJtréUm^ s'émJêni à loi-niCiiie ! —
T1LOI15, m
Eh bieOy moDsieor? Sor qooî
seul?
DIIJCI».
lloi? Je ii'étais occopé que de rime. ¥<
raison.
De (aire quoi?
DOJGDCI.
D'être l'interprète de madame SilTÎa.
VAUOTDI.
Près de qui ?
MLJGD((Z.
Près de vous-même. Sa déclaration est par&jtemeÉl
tournée.
YALE5TI5.
Quelle déclaration?
DIUGENCE.
Eh bien ! la lettre !
VALENTLN.
Comment ! elle ne m'a pas écrit.
niUGENCE.
Quel besoin en avait-elle, puisqu'elle vous a fait écrire
è vous-même? Quoi! est-ce que vous n'apercevez pas la
rouerie?
VALENTIN.
Non, crois-moi.
DILIGENCE.
Impossible vraiment de vous en croire , monsieur.
N'avez-vouspas vu tout ce qu'elle a montré d'art?
SCÈNE IV. 91
YALENTIN.
En fait d'arrhes, elle ne m'a donné que paroles de re-
proche.
mUGENGE.
Comment ! elle vous a donné une lettre.
VALEimN.
C'est la lettre que j'ai écrite à son ami.
DIUGEKGE.
Eh bien ! cette lettre, elle l'a remise, et c'est fini.
VALENTIN.
Je voudrais qu'il n'y eût rien de pire là-dessous.
DIUGENCB.
Je vous le garantis, c'est comme je vous le dis.
Déclamant.
Car vons loi avîei soof ent écrit, et elle n*af ait pa répoodre ,
Par modestie oa par manque de loisir,
Oa par crainte qn*un messager ne déooof rtt son secret :
C*est pourquoi elle a fait écrire à son amoureux par son amant lui-même.
Tout ce que je dis là est à la lettre, car je Vai deviné à
la lettre. Mais à quoi songez-vous, monsieur? il est l'heure
de dîner.
VALEimN.
J'ai diné.
DILIGENCE.
Soit, mais écoutez, monsieur : quoique le caméléon
amour puisse vivre d'air, je suis de ceux qui se nourrissent
de victuailles, et je mangerais volontiers. Oh ! ne soyez pas
comme votre maîtresse : ne résistez pas ! ne résistez pas !
Ils sortent.
>;
SGBKE T.
• \jtz ptlience, ftûSBe JoEi.
ioa.
Il k but biefj, puisqu'il d*j a pas <ie
pwrtL
' Ait^ilM que je pourrai, je serai de
ma.
- Si rien ne vous détourne, foos serez plos Ml de n-
lour. - Garde ce soutenir pour ramonr de lai Jolii.
ElkM
FlOrtCy preMBt I'ibimmo et eo rcatttuiftua mtÊMmà
- Eh bien» nous ferons un échange,
celui'ti.
jum.
- Kt scellons le marché par un saint baiser.
pnoiti.
Voici ma main pour gage de ma loyale ooostaiiee. «-
8i jr; laisse échapper une heure du jour — sans soupirv
pour toi, Julin, - puisse, dès Theure suivante, qnàqM
affreux accident ~ me faire expier cet oubli de mes amoun!
Mon père m'attend; ne réponds pas. — C'est l*betDe
poiir la marén, mais non pour la marée des larmes. —
('rite mnréo-U me retiendrait plus longtemps qu'il neCiiiL
• Julia, adieu I
Jiilia Mit précipitamment.
Quoi ! jwirlie sans iiii mot? — Oui , voilA bien Tanioar
vrai : il ne peut rien <Jire, -Sa sinccrilé se distingue par les
actes bien mieui que par les paroles.
Entre TanthEon.
PAKTnÉON.
— Sire i'rolée, vous êtes attendu.
ITOTÈE.
Allons! je viens, je viens. - Hiilas! la séparation
frappe de mutisme les pauvres amants.
[Vérone. Une p!«e.l
UNCE.
Oui , il se passera une heure encore avant que j'aie
fini de pleurer. Toute l'espèce des Lance a ce défnut-là. J'ai
reçu ma ration, comme l'enfant prodige, et je pars avec
messire Prolee pour la cour impériale. Je rrois que Crabe,
mon chien, est bien le chien le plus insensible qui existe :ina
mère pleurait, mon père sanglotait, ma sœur criait, notre
servante hurlait, notre chatte se tordait les bras, toute la
maison était en grande perplexité, et ce méctianl mâtin n'a
pas verse une Inrmc ! C'est une pierre, un vrai caillou, et il
n'y a pas plus de pitié en lui que dans un chien. Un juif
Burait pleuré d'avoir vu notre séparation. Et même, ma
prand'maman qui n'a plus d'yeux, vojez-vous, pleurait de
mon départ à s'aveugler. Tenez, je vais vous montrer la
chose. O stmlier-ci est mon père... non, c'est le soulier
gauche qui est mon pfcre. . non, non, le soulier gauche est
ma mère. . non. ça ne se peut pas nnn plus,.. Si ! c'est ça,
94 LES DEDX GENTILSHOMMES DE VÉROfïE.
c'est ça : il a la semelle ptrcée. Ce soulier troué (9»
mare, et celui-ci est mon père. Dieu me damne, si ce o'<a
pBSca!... Maiotenaiil, monsieur, ce Mlon est ma sœar:ar,
voyez-vous, elle est aussi blanche qu'un lis et aussi mina
qu'une badine. Ce cLspcau est Nanette, notre semale.li
suisle chien. . . Nou, le cbieu est lui-même, cl je suis le chîeD...
Oh! le chien, c'est moi et je suis moi-même... Oui,c"C!t
ça, c'eatça... Alors j'arrive à mon père. Père, votre béntik-
tionl alors, le soulier ne doit pas dire un mot A force «h
pleurer; alors je dois embrasser mon p&re ; boo, il plfure
encore plus. . Alors j'arrive à ma mère... Ah! si elle pou-
vait parler!., mais elle est comme abrutie. .. bon, je l'em-
brasse... Oui, c'est i;a... voici exactement le soupir balelsm
de ma mère... Alors j'arriveâ ma sœur; écoutez le gémisse-
ment qu'elle Tait. . . Alors le chien ne répand pas une larme
et ne dit pas un mot |)en<lant tout ce temps-là ; mais moi,
voyez comme j'arruse la poussière de mes larmes!
l'ANTilKdN.
Ijiiice , en nvaul , en avant ! à Lord ! Tuii mallre oi
embarqué, et il faut que lu le rallrapes a force de rames.
Qu'y a-t-il*? qu'as-tu à pleurer, l'hommeT Kn avant, ânci
Tu perdras la marée si lu lardes plus longtemps.
LANCE.
Peu importe si la marée est perdue : l'amarré que
voici est si désagréable qu'on n'en a jamais vu de pire à
l'amarre.
MMHÈUS.
Que veux-tu dircV lu marée est désagréable !
UNtE.
Oui, parbleu, celui que je tiens ici amarré : Crabe, mon
chien !
SCtilB Tl. 95
PiflTBÈOH.
Bah! Je te dis, l'ami que tu vas perdra l'heure du flot,
et, en perdsDt l'heure du flot, perdre Ion voyage, et, en per-
dant ton voyage, perdre ton maître, et, eu perdant ton
matlre, perdre ton service, et en perdant ton service. . . pour-
quoi me fermes-tu la bouche î
LANCE.
Pour que tu oe perdes pas tes paroles.
PANTEliffil.
Et en quoi perdrais-je mes paroles?
LAIfCE.
En ce récit futile.
PANTBÈON.
Je ne connais pas de récif utile.
LMJCE.
Moi, perdre la marée, et mon voyage, et mon maître, et
mon service, el l'amarriS que voici! Tu ne sais donc pas,
l'ami, que, si la rivière était è sec, je semis homme à la rem-
plir de mes larmus, et que, si le venl était tombe, je pour-
rais pousser le bateau avec mes soupirs!
PAHTUtON.
.Vllons ! parlons, l'ami ; je suis envoyé pour l'appeler.
UÎÏCE.
Monsieur, appelez-moi comme vous voudrez.
PASTQÈON.
Vcui-lu partir?
LANCE.
C'est lK»n. On y va.
Ut Kiri«iit<
96 LES DEUX oBHTiLSHOianEs ui mlsom.
SCÈNE VIL
[Milan. Dni le paltit doeal.]
EDtrent Valentin, Silyu , Thquo «t I>ilici
SOiVU.
Serviteur !
VALDriDI.
Maîtresse!
DILIGENCE, bas à Valenlin.
Maître, messiro Tburio vous regarde de traTers.
YALENTIN, bas à Diligence.
Bah ! mon garçoD, c'est de l'amour.
DIUGENCX, bas à Valenlin.
Pas pour vous.
YàLENTIN, bas à Diligence.
Pour ma maîtresse alors !
DIUGENGE, bas à ValenUn.
Vous feriez bien de l'assommer.
SILYIA, è Valentin.
Serviteur, vous êtes mélancolique.
VALENTDI.
Vraiment, madame, je le parais.
TiirRin.
Paraltriez-vous ce que vous n'elcs pas?
VALENTIN.
Peut-être.
Tiirnio.
Ainsi, vous auriez une mine contrefaite.
VALESTIN.
Comme vous.
SCÈNE VII. 97
THURIO.
Que parais-je être» que je ne sois pas?
VALKSTIN.
Sensé.
TBURIO.
Quelle preuve avez-vous que je ne le suis pas?
VALKNTIN.
Votre folie.
THURIO.
Et où découvrez- vous ma folie?
VALENTUf.
A la recherche de votre joquette.
THURIO.
Ma jaquette est un pourpoint à crevés !
VALENTIN.
Votre folie aussi est à crever... les yeux.
THURIO, farieoi.
Comment?
smvu.
Ah çà, de la colère, sire Tburio? vous changez de cou-
leur?
VALENTIN,
Laissez-le faire, madame, c'est une espèce de caméléon.
THURIO^ à part.
Qui a plus envie de se repaître do votre sang que de dé-
vorer votre air.
VALDiTIN.
Vous avez dit, monsieur?
THURIO.
Oui, monsieur, et j'ai fini aussi, pour cette fois.
vALEirrm.
Je le sais, monsieur : vous finissez toujours avant de com-
mencer.
98 LES DIUX OBirnLSHOmilS M TtBcm.
SDLVIi.
Voilà, messieurs, une belle volée de moto et ib
tirée.
YAUHTIll.
C'est vrai, madame : nous remerdoiis le foarmmm.
WLYlk.
Qui est-il» mon cavalier?
VÀLSimN.
C'est Yous-môme, madame; car c*est vous qui aveiCMini
le feu. Messire Thurio emprunte son esprit aux regwds de
Votre GrAce, et dépense ce qu'il emprunte, génëreuseoient,
en votre présence.
THURIO.
Monsieur, si vous dépensiez avec moi mol pour mot,
j'aurais bientôt fait faire banqueroute & votre esprit.
VÀLEimN.
Je le sais bien, monsieur : vous avez un trésor de pa-
roles, et, je crois, pas d'autre monnaie & donner à vos
gens : on peut voir à la nudité de leurs livrées qne iroos ne
les payez que de mots tout nus.
SUMA.
Assez, messieurs, assez ! voici mon père.
Entre le duc.
LE DUC.
—Eh bien, Silvia, ma fille, vous voilà rudement assiégiée.
- Sire Valentin, votre père est en bonne santé. — Quel
accueil feriez-vous à la lettre d'un ami, — vous apportant
d'excellentes nouvelles?
VALBNTm.
Monseigneur, je serais reconnaissant - à l'heureux mes-
sager venu de si bonne part.
LE DUC.
— Connaissez-vous don Antonio, votre compatriote?
SCliftE VII.
99
I
U — Oui, mon bon seigneur, je le connais pour un gentil-
f imme - de qualilé, fort estimé - et n'ajanl pas sans mé-
I' te cette belle réputation.
m LE DUC.
N'a-t-il pasuQ fils?
vALems.
— Oui, mon bon seigneur : un fits qui no déroge pas ~
I l'bonneur et au renom d'un tel père.
1^ DIC.
Vous te connaissez bien ?
VALEHTIS.
—Je le connais comme moi-même ; car, dès notre en-
— nous avons vécu et passé toutes nos heures en-
^ÏBemble. - Je n'étais, moi , qu'un paresseux vaurien. -
llierdant les moments précieux ~ ofi je pouvais parer ma
Jounesse d'une perfection angéiique, — tandis que Protée,
[«'est ainsi qu'il se nomme, - faisait un utile et noble em-
ln\oi de ses journées. - Jeune encore par les années, mais
•Aé]i, vieux d'expérience. — il a toute la verdeur de l'Age,
mais toute la uialurilé du jugement ; - en un mot [car son
mérite est bien au-dessus des éloges que je lui accorde ici),
— il est doué à l'intérieur comme au moral, - de toutes
les bonnes qualités qui peuvent qualifier un gentil-
homme.
1.E DI'C.
~ Peste, moDseur ! S'il justifie ce que vous dites, - il
est aussi digne d'être aimé d'une impératrice - que d'être
le conseiller d'un empereur. ~ Eb bien, monsieur, ce gen-
tilhomme s'est présenté à moi, - avec la recommnndatîon
de puissants seigneurs, - et il se propose de passer ici quel-
que temps. - Je pense que cette nouvelle n'est pas la mal-
venue près de vous
L
100 LKS DIUX GENTILSHOMMES DE VtMR.
VALENTm.
— Si j'avais désiré un ôtre ici, c'eût été lai.
LE DUC.
— Faites-lui doDC l'accueil conforme à son mérite. -
Silvia, c'est à vous que je parle, et à vous, sire Thario. -
Pour Yalentin, je n'ai pas besoin de l'y exhorter. — Je vais
vous renvoyer ici sur-le-champ.
Le dac sort.
VALENTIN, À Sylvia.
— C'est là ce gentilhomme, je l'ai dît à Votre Grâce» -
qui serait venu avec moi, si sa maltresse n'avait tenu — ses
yeux captifs dans ses regards de cristal.
SILMA.
— Elle les a sans doute mis en liberté, ~ sous la cau-
tion de quelque autre gage.
VALENTIN.
— Non , je suis sûr qu'elle les tient toujours prison-
niers.
SILVU.
— Non , car il serait aveugle ; et, étant aveugle , -
comment pourrait -il voir son chemin pour vous re-
trouver?
VALKNTTN.
— Madame, c'est que l'amour a vingt façons d'y voir.
THURIO.
— On dit que l'amour est sans yeux...
VALENTIN.
— Pour voir des amoureux comme vous, Thurio. —
L'amour ferme les yeux sur un objet fâcheux.
SILVU.
— Finissez ! finissez ! voici venir le gentilhomme.
Entre Protêe.
VALENTIN.
— Bienvenu, cher Protée! Maîtresse, je vous en sup-
SCftlIK Vil. 101
plie, — prouvez-lai qu'il est le bienrenu par quelque grftoe
spéciale.
SUVIA.
— Son mérite est garant de sa bieuTenue ici, — s'il est
bien celui dont vous ayei si sourent souhaité des nou-
ïdles.
YALflmN.
— Maîtresse » c'est lui-même. Charmante dame , per^
mettez-lui — d'être mon collègue au service de Votre
Grâce.
8ILVU.
— Maîtresse trop vulgaire pour un serviteur si rare !
PRorti.
—Non, charmante dame : serviteur tropvil— pour méri-
ter même un regard d'une si noble maltresse I
VAURTm.
— Laissez-là ces protestations d'indignité. — Charmante
dame, agréez-le pour votre serviteur.
PKOTkB.
— Je mettrai toute ma fierté h accomplir mon devoir.
SILVU.
— Et le devoir accompli est sûr de la récompense. —
Serviteur, vous êtes le bienvenu près d'une maltresse
indigne.
PROTÈB.
— Je jouerai ma vie contre quiconque, hormis vous, dira
cela.
SlLVU.
— Que vous êtes le bienvenu ?
PBOTil.
Non, que vous êtes indigne.
THURIO.
-• Madame, mon seigneur votre père voudrai! vous
parler.
vui. 7
10{ LES DBUX OENTlLSHOmOS DE VtBÛKK.
81LVU.
— Je me rends à ses ordres. Allons^ sire Thurio, — ^
avec moi.
A Protée.
Encore une fois, mon nouveau senrileur, soytt leU
venu. — Je vous laisse causer de vos affaires iolnm.
— Quand vous aurez fini, nous espérons avoir de vos noii-
velles.
Siâfia, Tkorio el DîlîgMce loilafti.
VÀLENim.
— Maintenant, dites-moi comment sont tous ceox que
vous avez laiasës là- bas?
PftOTii.
— Vos parents sont bien et vous enfoieBl fona com-
pliments.
VAUmN.
— Et les vôtres?
PItOTÈE.
Je les ai quittés tous en bonne santé.
VALBmN.
— Comment va votre dame? Vos amours prospè-
rent-elles ?
PROTÈE.
— Mes histoires d'amour avaient Thabitude de vous
ennuyer ; — je sais que vous ne vous plaisez guère à parler
amour.
VALENTIN.
— Ah ! Protée, ma vie est tout à fait changée depuis lors.
— J'ai été bien mortifié pour avoir méprisé Tatûcur. -
Son impérieuse autorité m'en a puni — par des jeûnes
amers, par des gémissements de pénitence^ — par des lar-
mes, toutes les nuits, et, tous les jours, par de déchirants
soupirs. —Oui, pour se venger de mes mépris, —ramour a
shassé le sommeil de mes yeux asservis — et fait d*eux les
actiiK vu. 103
gardes- malades de mon coBar. — 0 gentil Protée ! Tamour
est un seigneur puissant» - et il m'a buoiilié à ce point que,
je le confesse, — il n'est pas sur terre de souffrance égale à
ses rigueurs, — ni de joie comparable à ses faveurs ! —
Désormais, plus de causerie, si ce n'est sur l'amour I —
Désormais, pour avoir déjeuné, dtné, soupe et dormi, — il
me suffit de ce mot tout sec : Amour !
PBOTÉB.
— Assez ; je lis votre aventure dans vos regards. -Est-ce
là l'idole que vous adorez ainsi ?
VALEMTIN.
— Elle-même. N'est-ce pas une sainte céleste ?
PROTte.
— Non, mais c'est une perfection terrestre.
VALBirrDi*
— Appelez-la divine.
pBorii.
le ne veux pas la flatter.
VAURTm.
— Oh ! flattez-m(M i l'amour se complaît aux louanges.
PBOTÈI.
— Quand j'étais malade, vous me donniez des pilules
amères; — il faut que je vous en administre de pa-
reilles.
VAUMTIV.
— Eh bien ! dis la vérité sur elle : sinon pour divine,
- reconnais-la du moins pour une beauté sérsphique — qui
domine toutes les créatures de la terre.
PROTÈE.
— Excepté ma maîtresse.
VALERTUf.
Ah ! cher, n*exeeple personne, — si tu ne vwx pas feîre
I mes amours une injure exceptionnelle.
protÎe.
— N'ai-jopas raison d'exalter mon amour avant tout?
104 LK8 DKUX GENTILSHOMMES DE VÉB0III.
YÂLBUrm.
- Et je veux contribuer i l'exalter. ^ Ta bien-aimée
sera élevée h l'honneur suprême — de porter la queoede
ma reine, pour empêcher que la terre vile — ne parneoBe
à dérober un baiser à son vêtement, ^ et, enofgoeiDîe
d'une si grande faveur, — ne dédaigne d'enradoer la fleur
parfumée d'été, — et ne rende le rude hiver pmpétoel!
PROltE.
- Comment, Yalentin, qu'est-ce que tout ce phébos?
VALENTIN.
— Pardonne-moi, Protée : tout ce que je pais dire
n'est rien — à côté de celle dont le mérite réduit tout
autre mérite à néant. — 11 n'y a qu'elle seule.
PROTÈE.
£h bien ! laissez-la seule.
YALKMTDI.
— Non pas pour le monde entier. Sais-tu, moo dier,
qu'elle est à moi? — Et je suis aussi riche en possédant un-
tel joyau — que vingt mers dont tous les grains de sable
seraient des perles, — l'eau du nectar, et les rochers de
l'or pur. — Pardonne-moi de ne pas songer à toi, — quand
tu me vois radoter de mes amours. — Mon niais de rival,
que le père aime uniquement — à cause de son inunenae
fortune, — vient de partir avec elle; et il faut que je tes
suive, - car l'amour, tu le sais, est plein de jalousie.
PROTÊE.
~ Mais vous, vous aime-t-elle?
VALENTIN.
Oui, et nous sommes fiancés. — Il y a plus, l'heure de
notre mariage — et tout le plan mystérieux de notre éyasion
— sont arrêtés : je dois escalader sa fenêtre — à l'aide
d'une échelle de corde; tous les moyens — ont été concer-
tés et combinés pour mon bonheur. -- Bon Protée, viens
SCÈNE ÏII.
lOfi
avec moi dans ms chambre, - pour m'aider do t,es con-
seils dans cette affaire.
rflOTÈE.
-Allez devant; je vous retrouverai : — il faut que
j'aille au port pour faire débarquer - des cfTets dont j'ai
grand besoin, — et alors, j'irai immédiatement vous re-
joindre.
VALBSTIS.
- Vous vous lii^pêcherez ?
I-ROTÈB.
Sans doute.
Valentia tort.
- De même que la (Isnimc refoule la flamme, - et
qu'un clou chasse l'aulre, - ninsî le souvenir de mon pre-
mier amour — est tout à fait effacé par un objet plus nou-
veau. — ï^t-ce ma propre admiration ou l'enthousiasme
de Valentin, - csl-co sa perfection véritable ou ma cou-
pable illusion -qui font ainsi déraisonner ma raison?
- Celte femme est belle ; mais elle est belle aussi, la Julia
que j'aime, - que j'ai aimée, dois-je dire, car mon amour
s'est fondu - comme une figure de cire devant le feu, - et
ne garde plus vestige de ce qu'il était. - Il me semble que
mon dévouement pour Valentin s'est refroidi, - et que je
ne l'aime plus comme par le passé. — Ah ! mais j'aime
trop, bien trop sa maltresse : - voilà pourquoi je l'aime si
peu, lui. —Combien je vais ralfoler d'elle en la connaissant
mieux, — moi qui déjA l'aime sans la connaître I - je n'ai
encore vu que son image, - et elle a ébloui les >eus de
ma raison; - mais quand je considérerai ses perfections,
- il D'y a pas de raison pour que je n'en sots pas aveuglé.
- J'arrêterai, si je puis, mon amour égaré; - sinon,
j'userai de tout mon pouvoir pour la séduire !
Il Mrt.
lœ LES DEUX GENTIlSnO«MES DE VÉROSK.
SCÈNE VIII.
rMilan. Une ne.]
Entrent DILIGENCE et LanCI.
iJlUGENCE.
Lance ! sur mon honneur, lu es le bienvenu è Mihn.
LASCB.
Ne le parjure pas , doux jouvenceau, je ne suis pas te
bienvenu. Je calcule toujours qu'on n'est jamais perdu lanl
qu'on n'est pas pendu, ni bienvenu quelque part lani que
certain écol n'a pas élé payé el que l'bôlesso n'a pas dil;
bienvenu l
D1UGF.NCE.
Allons! cervelle folle, je vais te mener immédiatenientè
une taverne où, pour un écot de dix sous, lu seras dii mille
fois le bienvenu... Mais dis-moi, drôle, comment ton maître
s'esl-il s(*pnr(i de madame Jolia ?
LANCE.
Ma foi, après s'être embrassés tout de bon, ils se sont sé-
parés évidemment pour rire.
D1LIGE^'CE.
Mais l'épousera-t-el!e?
LANCE.
Non.
DEicencs.
Comment ! alors il l'épousera, lui ?
UNCE.
Non plus.
DILIGENCE.
Quoi ! esl-cequ'ilsjont rompu?
LANCE.
Non, ils ne font qu'un.
sckiii Yni. 107
DUGIHGE.
Eh bien ! alors, comment l'afieire s'arrange-t^eUe entre
eux?
LANGE.
Mort)Ieu, comme ceci : quand elle s'arrange bien pour
lui, elle s'arrange bien pour elle.
DOIGIHGB.
Quel âne tu es de soutenir un pareil non-sens !
LANGE y 8*appayant8or sacaDoe.
Quelle bûche tu es de contester ça, quand mon bAton
même me soutient !
DIUGENGE.
Que dis-tu ?
UNGE.
Oui, et je te le prouve. Vois, je n*ai qu'à m'appuyer sur
mon bAton, et mon bAton me soutient.
DIUGENGE.
Tu yeux dire qu'il se tient sous toi.
LANGE.
Eh bien, se tenir sous moi et me soutenir, c'est tout un.
DUJGENGE.
Voyons, dis-moi la yérité, le mariage se fera-t-il?
LANCE,
Demande à mon chien ; s'il dit oui, il se fera; s'il dit
non, il se fera ; s'il remue la queue et ne dit rieUt il se
fera.
DIUGENGE.
En conclusion donc, le mariage se fera.
LANCE.
Tu n'obtiendras jamais de moi un pareil secret, si ce
n'est par parabole.
DIUGENGE.
Ça m'est égal, si je l'obtiens ainsi. Mais que dis-tu de
eeci, Lanoe? mon maitie est fou éperdu.
108 \M MVX GRNTIUH0)I1IIS ME ftlOlCC.
UlfCE.
Je ne l'ai jamais conna aotremeot.
dhjgiiicb.
Que quoi?
UlIGI.
Que fou et que perdu, comme ta le dis fDrI bien.
DDJGBIlCi.
Ah ch, fils de putain, Ane qœ ta es, ta ne m'cnleedi
pas!
LAKCB.
Ah çà, imbécile, ce n'est pas toi qœ j'mtends, e*cst tae
maître.
UUGENGB.
Je te dis que mon maître est amoureux éperdu.
LANGE.
Eh bien ! je te dis que ça m'est égal qu'il se perde par
amour. Allons, viens avec moi prendre la bière au cabaret;
si tu refuses, tu es un hébreu, un juif, et tu n'es pas digne
d'une terre chrétienne.
DIUGKNCB.
Pourquoi T
LAKGE.
Parce que tu n'auras pas été assez charitable pour aToir
la bière en compagnie d'un chrétien. Veux-tu venir?
DIUGKNGE.
A ton service !
Ils sortent.
SCÈNE IX.
FMiUn. Dans le palais dacal.]
Entre Protêe.
PROTfcE.
- En quittant ma Julia, je me parjure ; — en aimant la
belle Silvifl , je me parjure : - en trahissant mon ami, je
SCftNR IX.
t09
me parjure hautement. — l.c pouvoir <jui ni 'a imposù mon
premier serment — est le même qui me provoque & ce
triple manque de foi ! — Amour m'a ditde jurer, et Amour
me dit de me parjurer. — 0 doux tentateur Amour, si tu es
fait mon péchë, - enseigne-moi, h moi Ion sujet si^uit, h
l'excuser... — D'abord j'idolâtrais une équivoque étoile, —
mais maintenantj'adore un céleste soleil. ~ Des vœux irnî-
fléchis peuvent être rompus par I» réQexion : — et celui-U
n'a pas d'esprit qui n'a pas la résolution ~ d'obliger son
esprit k échanger le mal pour le mieux. - Fi , H 1 langue
irréïérente ! peux-tu dénigrer ainsi -celle dont tuas sisou-
vent consacré la souveraineté - par vingt mille serments
du cceur? — Je ne dois pas cesser d'aimer, et je cesse
pourtant : — mais si je cesse d'aimer, c'est toujours pour
aimer. - Je perds Julia, et je perds Valentin. - Si je les
garde, il faut que je me perde. - Si je les perds, je recou-
vre, grAce i cette perte, — au lieu do Valentin, Protée, au
lieu de Julia, Silvia (5). — Je me suis plus cher à moi-
même qu'un ami, — car l'amour de soi passe avant tout
autre. - Près de Silvia, j'en atteste le ciel qui l'a créée si
belle, — Julia n'est qu'une éthiopienne hâlée. - Je veux
oublier que Julia est vivante — et me rappeler seulement
que mon amour pour elle estmort. - Quant à Valentin, je
le traiterai en ennemi — pour chercher auprès de Silvia
une amitié plus douce. — Je ne puis plus être constant
envers moi-même, — sans user de trahison envers Valen-
tin. — Cette nuit, il compte par une échelle de cordes —
escalader la fenêtre de la céleste Silvia : — moi, son rival,
je suis confident. - Eh bien ! je vais sur-le-champ révéler
au père — leur déguisement et leur projet de fuite ; ~ il
sera furieux, et il exilera Valentin, - car il entend que
Thurio épouse sa fille. — Mais, Valentin une fois parti,
j'arrêterai vite, - par quelque adroilf manœuvre, les
lents progrès de ce slupido Thurio. - Amour, donne-
110 LIi DICI G
moi t€f ailes poor bâier noo pragel^ — mÊmmm U wim
prélé Ion dénie pour le eonploter !
SCÈNE X.
[f éroM. Omi Mm.]
KaMAi JCUA t( IXOTIB.
itUA.
" Un coDseily Lacette ! assiste-moi, nugnom» ! — tm
ton afTectaeQT dëYouemeot, je te conjare» toi, — nmêt
tablette où tontes mes pensées — sont lisiblement inscrte tf
grafées (6), — instruis-moi! dis-moi par quel mofai-
je pois af ec honneur rejoindre — mon bien-ainié PMfe.
LUGRTI.
— Hélas ! la voie est (atigante et longue.
JUUi.
— Un pèlerin rraiment dévot ne se Mgae pes — de
mesurer des rojaumes de ses faibles pas : — encore moins
celle qui vole sur les ailes de ramoar, ^ quand son vd
est dirigé vers un être aussi cher, — aussi parfut, ansn
divin que sire Prolée.
LUCBTTB.
— Mieux vaut attendre qu'il revienne.
JUUA.
— Oh ! tu ne sais donc pas que sa vue est Taliment de
mon Ame ? — Plains-moi de la disette où je languis, -
affamée de lui depuis si longtemps. — Si ta connaissais
seulement l'impression profonde de l'amour, — tu songe-
rais autant à allumer du feu avec de la neige — qu'à éteindre
le feu de l'amour avec des paroles.
LUCETTB.
— Je ne songe pas à éteindre le feu ardent de totie
SGÈHI X. 111
amoar, - mais à en tempérer l'eitrâme fureur» — pour
qu'il ne brûle pas au-delà des bornes de la raison*
JULIA.
— Plus tu veux le contenir, plus il brûle. — Le cou-
rant qui glisse avec un doux murmure » - tu le sais, pour
peu qu'on l'arrête, s'impatiente et s'irrite. — Mais, quand
son cours naturel n'est pas empoché, — il fiotit une suaye
musique sur les cailloux émaillés, — en donnant on doux
baiser à chaque roseau — qu'il dépasse dans son pèlerinsge :
«- et ainsi, par mille sinueux méandres, il ya s'évanouir,
«-avec une folAtre complaisance, dans le iarouche océan. —
Laisse-moi donc aller et n'empêche pas ma course ; —
je serai aussi patiente qu'un doux ruisseau, — et je me
ferai un passe-temps de iatiguer mes pas, — pourvu que le
dernier m'amène à mes amours 1 — là, je me reposerai,
eomme, après de longs tourments, — une Ame élue, dans
l'Elysée!
LUCSTTE.
— Mais SOUS quel costume voulez-vous partir ?
JUUÂ.
- Pas sous celui d'une femme : car je veux me mettre
en garde «- contre les abords impertinents des libertins.
— Gente Lucette» prépare-moi un accoutrement — qui irait
à un page de bonne maison.
LUCBTTE.
- Eh bien donc, madame doit couper ses cheveux !
JUUÂ.
— Non, la fille ! je les tresserai avec des lacets de soie — en
vingt boucles amoureuses et originales. — Un peu de fiin-
laisie ne messied pas à une jeunesse — plus grave même
que ne paraîtra la mienne.
LUCETTE.
.- De quelle façon, madame, ferai-je vos culottes ?
JUUA.
-C*est comme si tu disais : « Dites-moi, mon bon mon-
H 2 LES DECX GENTILSHOMMES DE VtRMi.
sieur, - de quelle ampleur vouIez-TOus votre Tarlogi-
din ? » - Eh bien! de la foçon qui te (daim le pliis,Lii-
cette.
LDGRTB.
— U iîBtut absolument que tous les porlies awe k bia-
guette» madame.
JCUÂ.
-Fi ! fi ! Lucette, ce serait indécent.
LUGEITB.
— Un haut-de-chausses» madame, ne vaut pas une épia*
gle — si tous n*avez pas une braguette où attadiw iros <piii-
gles.
JULIA.
— Si tu m*aimes, Lucette, donne-moi — ce que to crai-
ras le plus convenable et le plus élégant. — Mais disnnoi,
fillette, qu'est-ce que le monde pensera de moi — pov
avoir entrepris un si aventureux voyage ? — Je crains de
faire scandale.
LUGETTB.
— Si vous le croyez, eh bien, restez chez toos el ne par-
tez pas.
JDLU.
— Ah ! pour ça, non.
LUGEHE.
~ Alors, partez sans songer à Tesclandre. — Si Prêtée
approuve votre voyage quand vous arriverez, -- peu im-
porte qui le blAme quand vous serez partie : — j'ai peur
qu'il n'en soit guère charmé.
JUUA.
— C'est la moindre de mes peurs, Lucette. — Mille
serments, un océan de larmes — et des preuves infinies de
son amour — me garantissent le bon accueil de Protée.
LDCEnB.
— Toutes ces choses servent les hommes trompeurs.
SCbtK Zl.
113
Jl'UA.
— Bien vils ceux qui en font usage pour ce vil objet ! —
raais des étoiles plus fiies ont présidé à la Daisssnce de
Proléo; — ses paroles sont des engagements, ses serments
des oracles — : sonaoïouresl sincère, ses pensées sont im-
maculées ;— ses larmes, les pures messagères de son cceur;
- son cœur est aussi éloigné delà fraudequele ciel de la terre.
LICETTB.
- Fasse le ciel que vous le retrouviei le môme à votre
arrivée !
iVUK.
-Ah! si tu m'aimes, ne lui fais pas l'injure - d'avoir
mauvaise opinion de sa loyauté : — lu ne mériteras moo
amour qu'on l'aimant. - Viens tout de suite avec moi
dans ma chambre, - nous prendrons note de ce qui est né-
cessaire—â mon équipement pour ce voj'agotantsouhaitf^. —
Je laisse h ta disposition tout ce qui m'appartient, — mes
biens, mes terres, ma réputation. — Je ne te demande, eu
retour, que de m'expédier d'ici. — Allons, ne réponds pas,
et vite i l'œuvre I - Je suû impatiente de tant de retard.
SCENE XI.
[Mitao. Daa» tapalaii ducal.]
Entrent le duc, Thurio «l Protée.
LE DlC.
~ Sire Thurio, veuillez, je vous prie, nous laisser un
moment, — nous avons à causer d'affaires secrètes.
Sort Thurio.
- Maintenant, l'rotée, parlez, que me voulez-vous?
[■Rom.
- Mou ijraùeus seigneur, vc que jo veux vous docou-
114 LES DEUX GEiNTlLSHOMlBS DB TÉtOHI.
vrir, - la loi de l'amitié m'ocdonne de le cacher ; — maii,
quand je reporte ma pensée sur les fafears -^ ôoêâ fooi
m'avez comblé, moi indigne, —je me sens ttimolë parités*
▼oir h révéler — ce que tous les biens de ce monde ne n'v*
Tacheraient pas. — Sachez, digne prince, que sire Vihetii,
mon ami, — al'intention d'enlever votre fille o^te noil;-»
c'est à moi-même qu'il a fait confidence do eompiol. — Jsshi
que vous avez décidé de la donner — à ce Thurio que hiît
votre charmante fille : —si elle vous avait été ainsi enlevée, -
c'eût été une grande vexation pour votre vieillesse. ^ Aom»
par déférence pour mon devoir, ai-je mieux aimé — t^lve^
ser les plans de mon ami — que de laisser, en les eadiaot,
s'entasser sur votre tète — un monceau de chagrins qi
vous précipiteraient— à l'improviste dans une tombe préma-
turée.
LE DUC.
— Protée, je te remercie de ton honnête sotlicitnde : «*
en retour, dispose de moi tant que je vivrai. — Je m'élns
souvent moi-même aperçu de leurs amours, — alors même
qu'ils me croyaient profondément endormi : — et souvent
je m'étais proposé d'interdire — à sire Yalentin la compa-
gnie de ma fille et ma cour; — mais, craignant de me trom-
per dans mes soupçons jaloux — et de disgracier injuste-
ment un homme, — tort que j'ai jusqu'ici toujours évité,
— je lui ai fait bon visage afin de m'assurer — de ce que
toi-même me dénonces en ce moment. — Juge combien
j'étais inquiet, — sachant la tendre jeunesse si facile à
séduire : — je la loge toutes les nuits dans une haute tou-
relle — dont je garde toujours la clef sur moi : — il est
donc impossible de Tenlever.
PROTÉE.
— Sachez donc, noble seigneur, que, d'après le moyen
qu'ils ont imaginé, — il pourra monter à la fenêtre de sa
chambre — et la faire descendre par une échelle de corde.
BGtflE XI. 1 15
- Celle éohelte, k jeime aaant est d^à parti k ohendiir, <--
et, comme il Ta tout à Theare la rapporter par ici» — tous
pourrez, a'il fous plati, lai barrer le passage. — Mais, mon
bon aeigoeor, preoexF-foua-j assez adroitement — pour
qe'il ne ae doute pas de ma dëDoncktioa. — Car c'est par
amour pour fous, et dod par haine pour mon ami, — que je
me sois fut le rérélateur de ce projet.
LB DUC.
— Sur mon honneur, il ne saura jamais — que j'ai eu
de toi aucune lumière sur eeci.
noTii.
— Adieu, mon seigneur, Toici messire Valentin qui
tient.
Ufort,
Valentin entre, enfelappë dasi sa long oiaatôao, et trafene
rapidement la scène.
U DUG«
— Sife Talentin, où attez-fons si fîte f
VALENTIN, s'arrêtent.
— Votre Grâce m'excusera, il y a un courrier — qui at-
tend pour emporter mes lettres à ma famille, — et je vais
les lui remettre.
LE njc.
Sont-elles de grande importance ?
VALENTIH»
— Ellea ne parlait, c'est là leur teneur, — que de ma
santé et de mon bonbeer à la eonr.
LE DOC.
— Eh bien 1 alors, peu importe.
D*an air aimable et mystérieax.
Reste un moment avec moi. — J'ai à m'ouvrir à toi sur
eertaines abires — qui me touchent de près et pour les-
quelles tu deis élre discret. — Tu n'es pas sans savoir qoe
116 LES DEUX GElimSflOMllES M
j*ai songé i unir mon ami, menire Thnio, à
- Je le sais fort bien, mons^gneor ; el, à eonpsAr, a
serait un parti — riche et h<moraUe ; en outoe , le faâr
homme— est plein de Terto, de générMÎté, deméritoetè
tontes les qualités — qui peuvent eoawemr è mie fmm
comme votre charmante fille. — Est-ce que Yoiie GiAee m
peut pas la décider à le prendre en goAt ?
LE roc.
- Non» je t'assure. C'est une fille mainsade, mome,
revéche , — altière , désobéissante, entéiëe, inseosible m
devoir, — qui ne se regarde pas plus coaune mon enfant
— qu'elle ne me redoute comme son père. — Bref, je pois b
dire, son orgueil, réflexion foite, — m'a 6të toat amour poor
elle ; — et, renonçant à attendre — le bonhear de m»
vieux jours de sa piété filiale , — je suis désormais piei-
nement résolu à prendre femme — et à Tabandcmiier à qn
voudra la recueillir. — Qu'elle ait donc sa beauté pour
toute dot, — puisqu'dle fiiit si peu de cas de moi et de mes
biens.
VALSHTIH.
- X}ue puisse pour Votre Grâce dans tout ceci ?
LE DUC.
- Mon cher, il y a ici à Milan une grande dame — doot
je suis épris ; mais elle garde une froide résenre» — et ne
fait aucun cas de ma vieille éloquence. — Eh bien, je te
voudrais maintenant pour mon précepteur, — car il y a long-
temps que j'ai désappris à fure la cour, — et d'aÛlears It
mode du jour est changée. — Dis-moi donc comment je
dois m'y prendre — pour attirer sur moi son plus radieux
regard.
VALENTO,
- Gagnez-la par des cadeaux, si elle ne tient pas oomple
de V05 paroles. - Souvent les bijoux muets, avec leur genre
6GÉI» XI. 1 17
silencieux, — émou vent plus une âme de Temmo que de vives
paroles.
LE DUC.
— Mais elle a repoussé un présent que jo lui ai envoyé.
VALESTIN.
— Une femme repousse parfois ce qui la charme lu plus.
- Envojez-lui-en un autre ; ne renoncez jamais. -Car les
dédains dans le passé augmentent l'amour dans l'avenir, —
Si elle fait la moue, ce n'est pas en haine de vous, — mais
au contraire pour vous rendre plus amoureux. —Si elle vous
gronde, ce n'est pas pour vous congédier ; — car ces folles-
là sont furieuses si on les laisse seules. — Ne vous robutez
pas, quoi qu'elle vous dise. —Par retirez-vous, elle n'entend
pas parles ! — Flattez, louez, vantez, cialtez ses grâces ; —
si noire qu'elle soil, diles-lui qu'elle a une figure d'ange.
- L'homme qui a une langue, je le dis, n'est pas un
homme — si, avec sa tangue, il ne sait pas gagner une
femme.
LE WC.
— Mais celle dont je parle est promise par ses parents —
à un jeune homme de qualité : - et elle est si sévèrement
tenue h l'écart des hommes — que, pendant le jour, nul n'a
accès près d'elle.
VALENTIN.
— Eh bien, j'essaierais do l'aborder la nuit.
LE DUC.
— Oui, mais les portes sont si bien fermées, et les clefs
si bien serrées — que pas un homme ne peut l'approcher
la nuit.
VALENTIN.
— Qui empêche d'entrer par sa fenêtre?
LE DL'C.
— La chambre est à une telle hauteur, et la muraillo
on est si escarpée, qu'où ne peut pas y grimper — sans ris-
que évident de la vie.
118 LES DEUX GENTILSHOMMES DE TÉROHK.
VÀl^IfTW.
— Eh bien» une échelle, artistement faite de oordes-et
pendue à deux crochets bien ancrés, — suffirait, pour es-
calader la tour de la nouvelle Héro, — aa Léandre hardi
qui tenterait l'aventure.
LE DUC.
— Maintenant, si tu es un gentilhomme de race, -
enseigne-mol où je puis avoir une échelle pareille.
VALENTIN.
— Quand vous en serviriez-vous ? Voyons, semeur,
dites-moi.
LE DUC.
— Ce soir même : car Tamour est comme un enfant- I
qui il tarde d'avoir tout ce qu'il peut atteindre.
VALENTIN.
— Vers les sept heures je vous procurerai réchelle.
LE DUC.
— Mais écoute bien : je veux y aller seul. — Comment
pourrai-je transférer Téchelle là-bas?
VALENTIN.
— Elle sera assez légère, monseigneur, pour que vous
puissiez la porter — sous un manteau quelque peu long.
LE DUC.
— Un manteau long comme le tien fera-t-il l'a£faire ?
• VALENTIN.
-^ Oui, mon bon seigneur.
LE DUC.
Eh bien, laisse-moi voir ton manteau. — Je m'en procM«
ferai un de la mfime longueur.
VALENTIN.
— Oh ! le premier manteau venu fera Taffaire, monsei-
gneur.
LE DUC.
— Gomment m*y prendrai-jc pour porter un nian-
SCÈNE XI. 119
tonu?... ~ Voyons, laisse-moi cssayor lu Ucu sur inui.
Il imehe le iMniMu qoi enve1op|>e Vultmin, lo met viM
Im et la feuille,
— Quelle 09t cette lettre ?
Lisant radreue.
Qu'y a-t-il ici ? A Silvia !
Il foaille ane aalre poche et en tire l'ikliclle dii corde.
- Kt voici un engin propre à mes opérations!... -Jtt
prendrai pour celte fois la liberté de briser le cacliel.
-Il onvre la lettre et lit le» ters SQirAnt» ;
Me« pensers 9e r^rugient DaitsmmODl prës de ma Sïlvia,
El ee ne wnl qoe mes eaclavei, ï moi qni legr donne essor.
Oh I iii lenr nintlre pouvait aller et «soir ans»! prestement,
Il l'iriit lai-mème loger où se nichent ce» ioMoaibiei.
Le« peniers, mes h^raots, reposent sur ton seio par (7),
Kt moi, )ear roi, moi qni lei diïpùclie IMias.
Je maudis la gréée qni leur accorde cette céleste grSce,
Farceqoe je voodraiipotirraoi-mèmola bonne forlnne de me» sujet*.
Je wc niiudis moi-même de le* avoir envojës,
l'uisqo'ils occupent l'asile où démit Sire leur maître.
Ou'y a-t-il ici ?
5i7i'rfl, cette nuit je te délivrerai. — Oui, vraiment,
cl voici tout exprès l'écbelle. — Eb quoi! toi, qui n'c^j
que le fils d'un Mérops, — tu aspires, comme Pbaêlon,
à guider le char divin. - au risque d'umbraser lo monde
par ton audacieuse folie! — Veux-tu donc atteindre les
étoiles, parce qu'elles brillenl au-dessus de toi? — Va,
vil intrus! faquin outrecuidant! — réserve tes sourires
nagorneurs pour tes égales I — Crois-le, c'est k ma clé-
mence, el non À la stricte justice — que tu dois le pri-
vilège de partir d'ici. — Itomercie-moi de celte faveur-là
plus que de toutes celles — dout, trop généreux, je t'ai
jusqu'ici comblé. - Mais si lu restes sur mon loiritoirc
120 LES DEUX GENTILSHOMMES DK VtiUllIS.
au-delà du délai - que la vitesse la plus expéditive — te donne
pour quitter notre cour, - par le ciel» ma colère dépassai
de beaucoup Taffection — que j'ai jamais eue pour ma
nile, ou pour toi ! - Va-t'en ; je ne veux pas entoidretes
vaines excuses : — si tu aimes ta vie, hâte-toi.
Le dae tort.
ViLLKNTIN.
- Et pourquoi pas la mort plutôt qu'une viTante tor-
ture ? — Mourir , c'est être banni de moi-môme , — et
Silvia est moi-même ; être banni d'elle, — c'est encore l'être
de moi : bannissement meurtrier ! — Quelle lumière est
lumière, si Silvia n'est plus visible? — Quelle joie est joie,
si Silvia n'est plus là?— Suffit-il de me figurer qu'elle est là?
— L'ombre de la perfection peut-elle me rassasier? - La
nuit, si je ne suis pas près de Silvia, — le rossignol est sans
musique (8). ~ Le jour, si je n'aperçois pas Silvia, -
je n'aperçois pas le jour. — Elle est mon essence ; et je cesse
d'être, — si, par sa radieuse influence je ne suis— plus ré-
chauffé, illuminé, caressé, vivifié! — Je ne fuis pas la mort
en fuyant l'arrêt de mort. —En restant ici, j'attends la mort,
- mais, en fuyant d'ici, je fuis de la vie.
La nuit tombe.
ËDtrent Protêb et Lance.
PROTÈEy à Laace.
Cours, page, cours, cours, et découvre-le.
LANGE, appelant.
Taïaut ! Taïaut !
PROTÉE.
Que vois-tu ?
LANCE.
Le lièvre que nous cherchons. Il n'a pas un poil sur la tête
quinesoitâValentin.
SCftlIB XI. t2l
PROTÈK.
Esl-cc loi , Valenlin ?
YALBNTIN.
Non.
PROTKE.
Qui donc alors ? son ombre ?
vâlentin.
Non plus.
PROTfaB.
Quoi alors?
VALKNTIN.
Rien.
UNCi.
Est-ce que rien peut s'exprimer T Maître , si je frap-
pais?
PROris.
Qui veux-tu frapper ?
UNGB.
Rien.
PROrfaS, le retenant.
Drôle, je te le défends.
UNCE.
~ Mais, monsieur, si je frappe, c'est sur rien : je vous
en prie...
PROTÈE.
— Je te dis, coquin, que je te le défends... Ami Yalen-
tin, un mot.
VALBRTm.
— J'ai les oreilles bouchées : elles ne pourraient pas en-
tendre — de bonnes nouvelles, tant elles sont déjà piffinos
des mauvaises.
PROTËR.
— Eh bien, j'ensevelirai les miennes dans un profond
silence, — car elles sont Apres, malsonnantes et tristes.
122 LIS IttDX GE1IT1L8B01I1IKS DB JÈaOWE.
vAuarTm.
— Est-ce que Silvia est morte ?
piorti.
Non, Yalentin.
VALOmif.
— Non, Yalentin n'existe plus pour Tadorable Silna. -
Est-ce qu'elle m'a renié ?
PROTÈE.
Non, Yalentin.
YALBHTIN.
— Non, Yalentin no serait plus si SiWia Tayait renié.
LANCE, viTOment.
— Monsieur, il y a une proclamation qui vous avanit
PROTÈE.
— Qui t'a banni ! Oh ! voilà la nouvelle. — Banni d'ici !
banni de Silvia ! banni de moi, ton ami !
VALEimN.
— Ah ! j'ai déjà dévoré cette douleur, — et j*en sens
l'excès qui m'étouffe. — Silvia sait-elle que je suis banni?
PROTÉE.
— Oui ! oui ! et elle a opposé à cet arrêt, — qui, encore
irrévoqué, reste dans toute sa force, - une mer de ces perles
liquides que quelques-uns appellent des larmes : —elle les
a jetées aux pieds rudes de son père, — en s'agenouillant
humblement elle-même — et en tordant ses bras qui, ad*
mirables de blancheur, — semblaient tout exprès pftlis pour
la douleur. — Mais ni ses genoux plies, ni ses mains pures
tendues, — ni ses tristes soupirs, ni ses profonds gémisse*
ments, ni ses larmes argentines — n'ont pu émouvoir l'in-
flexible vieillard : — si tu es pris, Yalentin, il faut que tu
meures ! — D'ailleurs, il a été tellement irrité par cette in*
tercession de sa fille — qui implorait ta grâce, — qu'il Ta
scÈnK xr.
consignée dans une étroite prison, - avec la cruelle me-
nace de l'y laisser toujours.
vmsTiN.
- Tais-tcn, A moins que le mot qui le reste h dire —
n'ait quelque action funeste sur ma vie ! — Si cela est, mur-
mure-leà mon oreille -comme l'antienne finale de mon in-
fime douleur !
PBOTÊE.
" Cesse de t'aftliger de l'irrémédiable, — et cherche le
remède k ton affliction. - Le temps est le nourricier et
le père de tout bien. - Si tu restes ici, lu ne peui plus
voir la bien-aimée, — et songe que rester . c'est abréger la
vie. ~ L'espoir est le bâton do l'amoureux : pars en l'empor*
tant, - et emploie-le contre les pensées décourageantes. -
Tas lettres peuvent être ici, si lu n'y es plus :— adressées
àmoi, elles seront déposées-dans le sein lacté de ta bien-
aimée. — Le temps n'est pas aux récriminalions. — Viens,
je vais le mener hors des portes de la cité, — et, avant do
nous séparer, nous causerons à fond -de tout ce qui peut
intéresser les affaires d'amour. — Par amour pourSilvia,
sinon pour toi-même, —mets-loi en garde contre le danger
cl viens avec moi.
VALENTIN.
- Je te prie, Lanc«, si lu vois mon page, - dis-lui (îo se
dépêcher et de me rejoindre à la porte du Nord.
PROTÈE.
— Va, drôle, cherche-le... Viens, Valentîn.
VALESHX.
— Oh ! ma chère Silvia ! malheureux Valenlin 1 -
Vtoiée et VileDlia sortent.
LANCE.
Je ne suis qu'un nigaud, vojez-vous; et pourtant j'ai
assez d'esprit pourcroire que mon maître est une esp6eB de
coquin : mais s'il n'est qu'un coquin ordinaire, peu im-
iwrto... Nul Otro vivant ne sait encore que je suis amou-
124 LK8 DEUX GKNTILSHOIIMIS DK fÉaORI.
reux, et pourtant je suis amoureux... Mais un attelage de
chevaux n'arracherait pas de moi ce aecrei-li, ni un smI
aveu sur Tobjet de mon amour , et pourtant c'est uae
femme. Hais je ne dirai jamais ce qu'est cette femme. El
pourtant, c'est une fille de ferme... ^urtant, elle n'est plus
fille, car elle a bit beaucoup jaser ; pourtant si ! elle est
fille, car elle est fille de ferme chez son maître» et elle seit
pour des gages... Elle a plus de qualités qu'un épagneol,
ce qui est beaucoup pour une simple chrétienne. Yoici le
raisiné de ses qualités :
U tira ott papier de m podM.
Imprimis : elle peut chercher et rapporter. Eh bien, m
cheval ne peut pas faire plus ; et même, un cheTal ne peut
pas chercher , il ne peut que rapporter : ainsi elle vint
mieux qu'une rosse... Item. Elle sait traire : yoilà une
Tertu suave, voyezrvous, chez une fille qui a les mains
propres.
£Dtra DlUGBMCE.
DIUGKNCi.
Eh bien , signer Lance , quelles nouvelles Votre Sei-
gneurie T.. .
LANGE, rinterrompant.
Mon seigneur ne rit pas.
DIUGKNCi.
Bon. Toujours votre vieux déCsiut : jouer sur les mots !
Voyons, quelles nouvelles avez-vous sur ce papier?
LANCE.
Les nouvelles les plus noires que tu aies jamais ouïes.
DIUGENCE.
Comment, mon cher, noires?
LANGE.
Oui, noires comme de Tencre.
DIUGENCE.
Laisse-moi les lire.
'. -m ^
■ •\
■^-w
SCtRB XI. 125
LANGE.
Foin ! bourrique ! Tu ne sais pas liro .
DIU6KNGE.
Tu mens, je sais.
LÂ9GB.
Je Tais t'ezaminer. Dis-moi : qui t*a mis au monde ?
DUJ6BNGE.
Morbleu, c'est le fils de mon grand-père.
UNGB.
Oh ! l'illettré benél ! c'est le fils de ta grand'mère : ceci
prouve que tu ne sais pas lire (9).
DQJGKNGE.
Allons, imbécile, allons ; examine-moi sur ton papier.
UNGB.
Tiens ! Saint-Nicolas te soit en aide !
U loi tend le papier.
DIUGBNCBy lÎMDt.
ImprimiSf... elle sait traire.
LANGE.
Oui, ça, elle le sait.
DIUGENGB.
Item^ eUe brasse d'excellente bierre.
LANGE.
De là vient le proverbe : bénis soient ceux qui brassent
d'excellente bierre !
DIUGENGB.
Item, elle sait faire un point.
LANCE.
C'est un point capital.
DIUGSNGB.
Item, eUe sait tricoter.
LANGE.
Une fille qui sait tricoter chausse partutement son
homme.
126 LS8 DEUX GEKTILSIOOIS Dl TtMn.
Item^ elle lave et rânume die^mime.
Une verta toute spéciale : elle n*a pas baioiii
ni qu'on la ramone.
Item^ elle peut filer.
Je serai heureux comme un rouet, si elle 61e asseï pour
gagner sa vie.
DOiGDICK.
Item, elle a une foule de vertui innommées.
UHCE.
Autant dire des vertus bâtardes, lesquelles ne connais-
sent point leurs parents et par conaéqnenl n'ont pas de
noms.
DOJGDIGE.
Ici Suivent ses défauts.
UNCE.
àSur les talons de ses vertus.
mUGENCE.
Item y il ne faut pas V embrasser à jeun, en raison de son
haleine.
UNCE.
Soit ! Ce défaut-là peut se corriger avec un déjeuner.
Continue.
DILIGENCE.
Item, elle a le palais trop délicat.
UNCE.
Ça fait compensation pour Vhaleine trop forte.
DILIGENCE.
Item, elle park en dormant.
UNCE.
Peu importe, si elle ne dort pas quand elle parle*
BGiHB XI. iS7
DIUGBIGE.
Item, elle a la parole lente.
LANCB.
Oh ! le butor qui met ça parmi ses défauts ! Avoir la pa-
role lente, pour une femme, ce n'est qu'une vertu. Je t'en
prie, efface-ça et mets-le en tête de ses qualités.
DUilOERCE.
Item, elle est coquette.
LANCB.
Efface-ça aussi : c'est un legs d'Eve à sas filles, on ne
peut pas le leur retirer.
DIU6ENGB.
Item, eUe n'a pas de dents.
UNGB.
Ça ne me fait rien non plus ; car j'aime la croûte.
DUiGBNGE.
Item, elle est hargneuse.
Lange.
Qu'importe, puisqu'elle n'a pas de dents pour mordre !
DILIGENCE.
Item, elle goûte fort la liqueur.
LANCE.
Si la liqueur est bonne, elle doit la goûter ; elle ne le fe-
rait pas, que je le ferais, moi ! Il faut goûter les bonnes
choses.
DIUGENCE.
Item, elle est trop libérale.
LANCE.
De sa parole, ça ne se peut pas, car il est écrit plus haut
qu'elle l'a fort lente; de sa bourse, ça ne sera pas, car j'en
tiendrai les cordons ; d'autre chose, ça se peut, car je n'en
puis mais. Allons, poursuis!
DIUGENCE.
Item, elle a plus de cheveux que d'esprit, plus de dé-
fauts que de cheveux, et plus d'icus que de défauts.
128 LIS DKUX Gl
Ualte-U ! Jo la prends. Elle a été à mai 0t psà
deux OQ trois fois, dans cet artîde. Repaie la pba»
une fois.
Item, elle a plus de cheveux que de
IkSCL
Plus de cheveux que de eervdU... Çaae peoL
démontrer. Le couvercle delà sali&ne cache le ael, ictf te
plus volumineux que le sel ; de même» les clititai • en-
vrant la cervelle, sont plus volumineax que la ccnderk
contenu est moindre que le contenant. Après ?
DIUGBCCE.
Plus de défauts que de cheveux.
UHCE.
Ça, c'est monstrueux. Plût au ciel qae ça 0*7 fûA pas!
DQJGIIIGi.
Et plus d'écus que de défauts.
LAKCE.
Eh bien , ce mot-l& rend les débuts diaiTiiants. AUk
je la prends : et s'il y a mariage, comme rien n'est ia-
• . .
DIUGEKCE.
Alors?
LÂ9GB.
Eh bien, alors, je te dirai que ton mattre t'attend i h
porte du Nord.
DIUGENCE.
Moi?
UNGE.
Oui, toi ! Qui es-tu donc ? Il en a attendu de meiHeoR
que toi.
DILIGENCE.
Et faut-il que j'aille à lui ?
SCtKE XII.
LUÏCE.
11 faut que tu coures à lut, car tu es resté ici si^ongtemp^
qu'il ne suffirait pas d'y aller.
DlUGGXCe.
Pourquoi ne me le disais-tu pas plus Idl? Peste soit do les
lettres d'amour!
Il tort.
UNCE.
Va-t-il ôtro secoué pour avoir lu ma lettre ! Le drôlu mal-
appris qui veut se fourrer dans des secrets ! Suîvons-le. T^
me réjouira de voir corriger ce garnement-lJi !
Il sort.
SCÈNE XII.
[Milan. Dans le palii» ducsU]
unirent le DlC ei Tiiunio, pnis Pbotëe, qoi se lient quelque temps
au fond da IhéAlre.
LE DlC.
— SircThurio, rassurez-vous; elle vous aimera, — niain-
Iciiant que Valentin est banni de sa vue.
Tiiunio.
— Depuis qu'il est exilé, elle me méprise encore davan-
tage;—elle a maudit ma société et m'a tellement insulté—
que j'ai désespéré de l'obtenir.
L8 ni'C.
— Celle faible impression d'amour est — comme une
ligure leillée dans la glace qu'une heure de chaleur — dissout
et déforme. —Un peu de temps fondra la glace do ses pen-
sées, - et l'indigne Valentin sera oubhé.
Il aperçoit Prêtée.
— Eh bien, sire Prolée? Votre compalriote- est-il parti,
conformément k notre édït?
^WOI.^i
Si illii iraui sssl
— Cn T^sd ôf Tsnaé^
Il m.
TuiÂwIe
— ^ ti rnis^ nais
^NBSmSBt 'XR IL SL B
r^odisr i xii^
w — IlWt,!
éeè-
I»
- Tu inxr nx î! if* ien pîias knil eoicfs Toire Grttt,
- roi li r^iîfai âî rT^apenesiBade losgrices!
U SX.
ioc" SK Tiiin: « lia ilt ?
— t
- li :a »
f*i5» je
!JÏ 9fT.
— •,*!:. ziâLif ^i_if :*;r5if^
\K? oxiirise -ec .:e rxare : - trois dioscs
baissent po,H.>olêc:ei::.
u r-o:.
— Oui, 2iiLi t^lc :r?in q^e c'est la
-9m
Li AxnSk k oublier-
Ttario?
-de
qœles
■ sein XII. tSI
? noiftt.
«- Oui, si c'est dd ennemi de Valentin qui afSrme la
chose. — Aussi fout-il qu'elle soit dite, avec des délaHs
^ probants, -par quelqu'un qu'Ole regarde comme son ami.
4 Ll DOC.
* — Eh bien, TOus-méiDe, chargez-vous de lecitomoier.
PBOTÉE.
Η Ah ! c'est à quoi je répugne , nKnseignenr. — C'est
an vilain râle pour un gentilhomme; -spécialement, coa*
Iro un ami intime!
11 DOC.
— Puisque vos éloges ne sauraient le servir, — vos ca-
1 lomnies ne sauraient lui faire tort. — Prenez donc ce rdle
j sans scrupule, -à la prière de votre ami.
PROTiE.
^ — Vous m'avez décidé, monseigneur. Si jo puis y réus-
sir — par une médisance quelconque,— elle cessera bientôt
' de l'aimer. — Mais , en admettant que je déruciiic sou
, amour pour Vatentin, — il ne s'en suit pas qu'elle situera
nre Thurio.
I THDRIO.
— Aussi, quand vous déviderez son amour, — de peur
qu'il ne s'embrouille et ne soit plus bon à rien , — vous
I devez avoir soin de le pelotonner sur moi : — ce qui doit
dtro lait en m'ezaltant autant - que vous ravalerez sire
Talentin.
I LE DUC.
— Protée , nous nous confions à tous dans cette af-
faire, — sachant par Valentin - que vous avez déjà fixé
ailleurs le culte de votre amour, - et que vous êtes inca-
pable d'apostasier si vite en changeant d'inclination. — Sur
celte garantie, je veux que vous soj'ez admis — à conférer
avec Silvia en tonte liberté. - Elle est moiDse , triste , mé-
lancolique, — mais, fia sourcirir de voire ami, eHe seta
132
LES DKOX GKNTILSHOIOIKS Dl ViÊOU.
contente de vous voir.— Alors, tous pourrez la di^)Oser pv
la persuasion — à haïr le jeune Yalentin et à s^éfieabtit
mon ami.
protIe.
— Je ferai tout ce que je pourrai. —Hais tous, sire Un-
no, vous n'êtes pas assez insinuant. — Vous devriez en-
gluer ses sympathies — dans des sonnets plaintifs dont les
rimes savantes — ne devraient offrir que vœux dedéfooe-
ment.
LE DUC.
— Oui, grande est la force de la poésie» fille du cid.
PROTÉE.
— Dites à Silvia que, sur l'autel de sa beauté» — vous sacri-
fiez vos larmes, vos soupirs, votre cœur! — Écrivez jusqul
ce que votre encrier soit sec, et remplissez-le — alors de ?os
pleurs ; puis , composez quelques vers toachants — qui
lui révèlent un si parfait amour. — Pour cordes à sa lyre il
avait des nerfs de poëte , cet Orphée — dont la touche d*or
pouvait attendrir l'acier et les pierres, — apprivoiser les ti-
gres et forcer les léviathans énormes — è quitter les ablines
insondés pour danser sur la plage! ~ Après ces élégies af-
freusement lamentables, — rendez-vous la nuit sous la fe-
nètre de votre belle — avec quelque suave sérénade : chaiH
tez sur les instruments — une mélodie éplorée. Le silence
funèbre de la nuit — accompagnera bien votre doakor
doucement gémissante. — Ce n'est que comme cdaqœ
vous l'obtiendrez.
LE DUC.
— Cette tactique montre que tu as été amoureux.
THURIO.
— Et je veux ce soir même mettre ton avis en pratique.
— Ainsi, suave Protée,mon directeur, — allons de oe pas
dans la cité — choisir quelques musiciens habiles. - J*»
SGÈME Xlil. 133
UD sonnet qui fera parfaitement raflaire, - comme prélude
à ton beau programme.
LB DUC.
— A Tœuvre, messieurs !
PROTÈK.
— Nous resterons auprès de Votre Grâce jusqu'après
souper : — et ensuite nous arrêterons nos plans.
LE DUC.
— Non ! tout de suite à l'œuvre ! je vous excuserai.
Ils sorieoi.
SCENE Xlll.
[Une forêt, près de Manloue.]
Entrent plasiears bandits. ^
PREMIER RANDIT.
— Camarades, rangez-vous. Je vois un passant.
DEUXIÈME RÂNDIT.
— Quand il y en aurait dix, ne reculons pas, tombons
dessus.
Entrent Yalentin et Diligence.
TROISIÈME BANDIT, se metUnt derant ValenUn.
~ Halte-là, monsieur ! jetez-nous ce que vous avez sur
vous ; — sinon, nous allons vous asseoir et vous dévaliser.
DIUGENGE, à Valentin.
— Nous sommes perdus, monsieur ! Ce sont les bandits
— dont tous les voyageurs ont si grand'peur.
VALENTIN.
— Mes amis...
VIII. 9
. * -.
it: : irL.-
- Vtj. I &>iâ iiwctf r
f
uiii bMHBf? tr»]'>t pèT r»iitrsùê. — J'aî poor li^ n-
b'ïïH^ t^s piOTrcs fa»bilkfixc3 : - a VDBi si'cB dôpri-
l«z, - f oas preiidrei en sobsâiixe toot lae que je pCBvdt
- O'j Toas rço4€z-TOU5?
A Véroue.
nuun uuii.
- D'où ètes-Toos veon ?
viixyro.
TlMaiME U5IJIT.
- Y iTez-voQS séjourné longtemps ?
" Quelque seize mois. J'aurais pu y rester plos loDg*
temps, - si la fortune tortueuse ne m*6a «raît chassé.
PREVIER Bi5Drr.
- Quoi ! auriez-voos été banni de Mibn ?
VALCnW.
J(; Tai été.
DEUXIÈME B.CÎDIT.
Pour quel roéfoit ?
- Pour un acte que je ne puis raconter maintenant sans
tourment. - J'ai tué un homme dont je regrette beaucoop
I SCK.^'K XIII. f35
la mort, — mais pourtant je l'ai égorgé vaillamment dans
I un combat, - sans avantage déloyal ni basse trahison.
PREMIER BANDIT.
— Eh bien, ne regrettez rien, s'il en est ainsi. — Com-
ment ! vous avez été banni pour une pareille peccadille !
^ VALENTIN.
— Je l'ai été, et je me tiens pour heureux de cette con-
damnation.
^ PREMIER BANDIT.
I — Possédez-vous les langues ?
' VALLVnN.
' — Une jeunesse voyageuse m'a valu ce privilège, — sans
lequel j'aurais été souvent bien embarrassé.
TROISIÈME BANDIT.
— Par la tonsure du gras chapelain de Robin-Hood (10),
— ce compagnon serait un bon roi pour notre bande fa-
rouche.
PREMIER BANDIT.
— Prenons-le... Messieurs, un mot!
Les brigands se reliront à Técart et se consultent h voix basse.
DIUGENCË.
Maître, soyez Tun d'eux. — C'est une honorable espèce
de voleurs.
^ VALENTIN.
' - Assez, coquin !
DEUXIÈME BANDIT , savançant, à Valenlin.
— Dites-nous, avez-vous encore quelque ressource ?
VALENTIN.
— Aucune autre que ma fortune.
TROISIÈME BANDrr.
— Sachez donc que quelques-uns de nous sont des gen-
tilshommes — que la furie d'une jeunesse indisciplinée — a
ehassés de la société légale. - Moi-même j'ai été banni de
136 LES DKDX GKNTILSHOMMBS 1» TÉMMB.
Vérone - pour avoir tenté d'enlever ane dame, - on M*
ritière, alliée de près au duc.
DSUXlto BAHUT.
— Et moi , de Mantoue, pour ua geatOhomme - V^
dans une boutade, j'ai poignardé au eœur.
PRBMISR aiNDIT.
— Et moi, pour quelque menu crime oooune œox-lL-
Mais venons au fait... Nous vous avons dit nos fautes -pov
excuser à vos yeux notre existence irrégalière. — Sur a,
considérant que vous êtes orné — d*une belle presliDtt,
que, d'après votre propre dire, — vous ètas lingôislB, qK
vous êtes l'homme par excellence — dont nom avons be-
soin dans notre profession. . •
DBOXito BAIOMT.
— Qu'enfin et surtout, vous êtes un banni, — nous tni*
tons avec vous : - consentez-vous à 6tie notre géodral, -
et, faisant de nécessité vertu, — A vivre, comme nous, dm
cette solitude?
TROISIÈIIB BANDIT.
" Que dis-tu ? Veux-tu être de notre clique ? — Dis ov,
et tu seras notre capitaine A tous ; — nous te ferons bon-
mage et, gouvernés par toi, — nous t'aimerons comme m-
tre chef et notre roi.
PRDIIER BAHUT.
— Mais si tu dédaignes nos politesses, tu es mort.
DEUXIÈME Bandit.
— Tu ne vivras pas pour te targuer de nos avances.
YALKNTIN.
— J'accepte votre offre, et je veux vivre arec vous, -
pourvu que vous ne commettiez pas d'outrages — sur de
simples femmes ou de pauvres passants.
TROisffiME Bandit.
— Non, nous avons horreur de ces viles et lâches pnli-
ques. -^ Allons, viens avec nous, nous allons t'intiodsiit
KÊm XI?. 137
dans nos bandes, - et te montrer tons nos trésors, - les-
qads sont, comme noos-mdmes, à ta disposition.
IktortMt.
SCÈNE XIV.
ruilon. Soai les feaèlm de SilTit. CMr de Iom.]
BiUtPlOTÉB.
PIOTil.
-D^j'ai trahi Valentin, — et maintenant il iant qoe je
trompe Thorio. - Soas prétexte de parler pour loi, — j*ai
la liberté d'atancer mon propre amour ; — mais Silfia est
trop honnête , trop sincère, trop sainte — pour se laisser
corrompre par mes offres indignes. -Quand je lui proteste
de ma loyauté vraie, - die me rétorque ma fousseté envers
mon ami. — Quand je consacre mes vœux à sa beauté, —
elle me rappelle que je me suis parjuré — en manquant de
foi à Julia que j'aimais. -Nonol^tant toutes ces vives rail-
leries — dont la moindre devrait amortir Tespoir d'un
amant, — mon amour est comme un épagneul : plus elle le
rebute, — plus il est tendre et caressant pour elle. — Mais
voici Thurio : nous allons maintenant sous la fenêtre de
Silvia, — pour lui donner une sérénade.
Tmmio arrifs avae des moiidasi.
TDURIO.
— Eh bien, rocssire Protée, vous vous êtes donc glissé
ici avant nous T
PROTiE.
— Oui, gentil Thurio : vous le savez, l'amour — a lo ta-
lent de se glisser là où il no peut aller.
138 LKS DEUX GENTILSHOMMES ÙE ?6B09E.
TBIIRM).
- Hé ! mais j'espère , monsieur* qye wos ii*m
pas ici.
PROTÈE.
— Si fait, monsieur : autrement je n*y serais pas.
TiirRio.
— Qy\\ doncTSilvia?
PROTÉB.
Oui, Silvia. Pour votre compte.
THURIO.
- Prenez mes remercîments pour le vôtre.
Au\ masiciens.
Eh bien, messieurs, — accordons^nous» et etëeirtODs ti-
goureusement !
Le» musiciens, précédés par Proiée et par Tharîo, romt se plaecr soai
les fenêtres de Silvia. Un hotelibr entre, aeeompagaé et JiaJi«
dégui^i'C CD page. Tous deux se tiennent à distance.
l'uotsusb,
Eb bien ! mon jeune bote, vous avez l'air tout à la coli-
que : pourquoi ça, je vous prie ?
JUUA.
Ma foi, mon bote, parce que je ne peux pas 6lre gai.
L'i10T£UER.
Eh bien ! nous allons vous rendre gai : je vous mène à im
endroit où vous entendrez de la musique, et oh vous verra
le gentilhomme que vous demandâtes.
jruA.
Mais est-ce que je l'entendrai parler?
l' HOTELIER.
Oui, certainement.
JlUA.
Quelle musique pour moi !
L'orchestre commence.
l'hôtelier.
Altontion ! attention !
SGKftB XIV. 139
JOUA.
Est-il donc panni ces gens-là?
l'hotbuer.
Qui : mais silence, écoutons^les.
CHANSON.
Quelle e^t celle Silvia f qa*e»i-eUe,
Qoe toaft nos pâMt le ventent ?
flelalê, bnlle ti »go elle eei I
Le ciel lui prètA toatae les grâces
Qui pooTeient la faire admirer.
Est-elle aussi bonne qoe belle f
Oui, car la beauté vit de bonté.
L*amour eberche dans eet yeax
Le remède à aon ereaglementt
Et, Ty troarant, il s*y installe.
Chantons done à Silfia
Qoe Silfia est parûdle ;
Elle aarpeeie tout tee nortel
Habitant cetto triste terre.
Apportons-lai nos couronnes.
L'DOTEUER, à Julia.
Eh bien ! vous êtes plus triste encore que tout à l'heure?
Qu'avez-Yous donc, Tami ? La musique ne vous plaît pas ?
jruA.
Vous faites erreur. C'est le niiisieien qui ne me platt pas.
l'hotsuer.
Pourquoi donc, mon joli damoiseau?
JlUA.
Il joue faux, bon père.
l'hotkuer.
Comment? les cordes sont-elles hors de ton?
2Xl^flK àt
MU. « «monK •£!»
itm'wfO'yx
mK «/l
Cifi 'a wûlûa qs ctf
VcQi voaisia. qàts
iDût. moc &I«e. est-ce qae ce
{orâpGs. ta s*>3vect chez celle dme?
étqâ
Je Toos diru ce qoeLuwe, soohoaHne. n'a ifit : i TaM
OQtre mesore.
JOli.
Ouest Lance?
L*HmiJD.
Il est allé chercber soo cfaico : el deoiaîn, par orireée
soD maltr?. îi dt>it te porter en présent 1 eeUe
mil.
Sileoce! raogez-Tous! Toici la fntnpagnie qai se sépae.
■ KÊm xnr. 141
PSOTÉB*
I - Mesure Thorio, ne emgnei rien I Je plaiderai si bien
— qœ Yous déclarerez parCûte ma manœaTre.
THimo.
- Où nons retronverons-noos?
norti.
I Au puits de Saint-Grégoire.
THURK),
Au revoir.
Tborio et l«t amieiiu tortast.
SiLViA partit SB baieoi de m fimètra.
PIOTil.
- Madamet bonsoir à Yotre Grêeel
sum.
— Je tous remerde de votre musique, messieurs. — Qui
donc vient de parier?
raOTlK.
— Un homme que vous sauriez vite reoonnattre à sa voix,
— si vous reconnaissiez , madame , la pure sincérité de son
eœur.
SILVIA.
- Sire Protée, ce me semble?
PROTfti.
Oui, gentille dame, sire Protée, votre ser?iteur.
SDiVU.
— Quel est votre désir?
PROTil.
D'accomplir le vôtre.
SOiVIA.
- Soyez saiisbit, je désire justement ceci — que vous
rentriez vite vous mettre au lit. — Ah ! homme subtil, par-
jure, fourbe» déloyal! — Me crois-tu donc assez frivole,
assez étourdie, — pour me laisser séduire par tes flatteries.
*
T^rjcbet — ^ nxjcifmt sutae qœ je pénis à tepHkr.
Poor » dꌫiîir, ]e aimb qa*l parler; — ev je
^'j r* qn'elie a'«st pas gptettw eneore.
- AdsKttoas qa'eOe ie soîL
^t viTaQ'L. et c'e<: à lui. ta en es tëcootn toi-méiM, - qv
je suis âaocée. ^Tas-lo {m& hoale — ttai'nyliniji iii^'l-
tir> importonhé»?
- J'ai appris rgajpmfnt que Yakatu eal
- Eh bi^Q ! suppose-moi morte aussi ; car <!»?** sa inafcr.
— v)is-en silr, est eose^eli mon amour.
— Charmante dame, laissei-moi Texhumer.
SOMSl.
— Va au tombeau de ta matiresse» et éroque-Ia : — oa,
au moins, enterre ton amour avec le sien.
JILLlf à ptrt.
Il n'entend pas cela.
PRÛflÉE.
— Madame, puisque votre cœur est si endurci, — accor-
dez du moins à mon amour votre portrait, — le portiait
qui est pendu dans votre chambre. — A lui je parlerai, à lai
j'adresserai mes soupirs et mes larmes. ~ Car, puisque h
I SCÈNE XIV. 143
I substance de vos perfections — est consacrée à un autre, je
I ne suis plus qu'une ombre, - et c'est à votre ombre que je
I veux reporter mon amour vrai !
r JL'LlAy À pArt.
— Si vous la possédiez en substance, pour sûr, vous la
tromperiez, — clbienlôt vous n'en auriez fait qu'une ombre,
comme moi.
SILVU.
— J'ai grande répugnance à être votre idole, monsieur ;
— mais, puisque le mensonge vous dispose si bien — à en-
censer des ombres et à adorer des formes menteuses, —
envoyez chez moi demain matin, et je vous renverrai. —
Sur ce, dormez bien.
PROTÉE.
Aussi bien que les misérables — qui attendent leur exé-
cution pour la matinée. -
Silvia 5ie retire du balcon. Prêtée sort.
JULIA, secouant Thôtelier.
I/hôtelîer, voulez-vous partir?
L'iIOTEUER, se réveillant.
Foi de crétin, j'étais profondément endormi.
JUUA.
Dites-moi, où loge messire Protée?
l/lIOTEUER.
Chez moi, parbleu! Je crois vraiment qu'il est presque
jour.
JllïA.
— Pas encore ; mais c'est bien la plus longue nuit —
que j'aie jamais passée, et la plus accablante.
Us sortent.
I.e jour se lève. Kntre Eglanouk en habit de deail.
EGUMOUR.
- Voici l'heure OÙ madame Silvia — m'a prié de veniri
IM
Voire serfîteor, fotre
TotreGrftee.
- Sire E^ftemofir, mîDe boqovs.
- AoUDt, DoUedame, inNis4Bêne! —
aox iojoDctioDS de ToCre Griee, — je mis mmu mmk
boDoe heore, pour safoir qod serfiee — luos fooki Vm
exiger de moi.
8B.TIJL
-OEgiamoar! toesongeDlilhoiiiiiie— (ne crois pts^n
je te flatte, car je jore que dod) — failhnt» mgb. eonpl-
tjssant, accompli. — Tu n'es pas ssos savoir quoDe teodie
ioclioatioD — j'ai pour le proscrit Yalmtio, — eCeomiMot
mon père foadrait me forcer à épouser — ee frt de Thurio
que j'abhorre du fond de l'flme. — Toî-mëme» to as aioé;
et je t'ai entendu dire — qu'aucun malbeor ne t'a naTrë le
cœur — autant que la mort de ta dame» de ta bien-aimée, -
— et que, sur sa tombe, tu as hit vœu de chasteté et»-
nelle ! - Eglamour, je voudrais rejoindre Yaloitin - 1
Mantoue où j'apprends qu'il s'est fixé; — et, couuiie les
routes sont dangereuses à traverser» — je le demande ti
digne compagnie, — à toi dont la foi et Thonnear m'ins-
pirent toute confiance. — N'objecte pas la colère de mon
père, Eglamour, — mais pense & ma donlear, la doolear
d'une femme ! - et à la légitimité de cette évasion — qui
me préserve d'une union sacrilège, — que le ciel et la fo^
tune récompenseraient par d'éternelles misères. — Je te le
^ SGÂdK XIV. 145
) demande, c'est le vœu d'un cœur - aussi plein de chagrins
i que l'Océan de sables, — accompagnennoi» viens avec moi.
— Sinon, tiens caché ce que je t'ai dit, - et je me risque-
rai & partir seule.
EOLÂMOUR.
— Madame, je compAtis à des douleurs — qui procèdent,
je le sais, d'une vertueuse affection, — et je consens & par-
tir avec vous, — aussi insouciant de ce qui peut m'arriver
— que désireux de vous voir heureuse. — Quand voulez-
vous partir?
SILVU.
Ce soir même.
S6UM0UB.
— Où Yous rejoindrai-je ?
SILVIA.
A la cellule de frère Patrick, — où je veux porter une
pieuse confession.
SGLÂMOUR.
— Je ne ferai pas attendre Votre Grâce. — Bonjour,
gentille dame.
saviA.
Bonjour, cher sire Eglamour.
Silria se retire do balcon. BgUnioor 8*eo va.
Entre Lancb, conduisant son chien.
LANGE.
Quand on a un serviteur qui se conduit comme un mâtin,
voyez-vous, ça va mal. Un être que j'ai soigné tout petit!
un être que j'ai sauvé de la noyade, quand trois ou quatre
de ses frères et sœurs aveugles y allaient, que j'ai élevé de
façon à faire dire précisément au monde : voUà comme je vou-
drais élever un chien ! Eh bien, je suis chargé de le remettre
en présent â madame Silvia, de la part de mon maître» et i
yame "v*-*- '•ixvf- ians a aile i nmçer qi^3 me SRÉesv
-•n i«»-tf -î m -^itf 9 cuû-wi «ie chapon. Oh! c'est»
31*^ iifr*Mse v::\ii*i m nÉtin c<? snk pas se tenir is
■ ::' r rr - . :tr-t:=- .tt ■i?iiianis -^Q iToîr iiB y pour MB
'•f^r- r:: T.'-îî'ir'/ -n 7«rri «r-itre an TérîtaUe dùec
i' -«r- -I nxH'iriH -r»? m *±ï*m ?«Mir toot &îre.SijeB'mis
Ta^ *»i ^nn^ f* •s)rr rw ni- -ît ?ns «or noi b hBle qui
T^ait n» -»fTî!E»*tp? »■ :r?fs ?cjîtfi*.meut qa'îl fonilclé
T««!ini -«t'ur -1 r'^irrf ^mi -nwf^Tfsftp. H anrail souffntpoor
1 i:> Il -1 'Q ':'^*r iicoâitHir va se fourrer (hnsh
.iir.ùwiif :• r- ^^ »! r:.i :>^faieT2:^^ntimtres, soushtabie
•M ::i. i : * 1.- "'i -'■* .1 ;.i>^2-aioî le mol) letonpsde
.?> • :• .' ; e I-— s.!»**» t* -wnrj-t- .1 la perte U ekin,
. •--. . î r is- !v* ^ '■'#*:-<». lit :e «lae. Moi, qaiaw
'v^^Minii > »**ir :»'f}m> 'r^jenotfbe savais qaee*ëliîtCrik:
.' H n ^^ i: ^i*-"i: r: :«:i:iece les chiens : ^aî,
... - ' i. » '• il w warfifc:.'' > ';;ifV?» ?... Oui. «wr-
''•:iÉ-i> •■. ".'■•i •"»'-■ .-«f 'Hi^ nMWjarej
V .* v:-- I .> •♦■ :-r ::.i.(ii«. x»? rh-îiie fie !a chambre
.i: .:n.:: :..}. r- • : • -i >^rc ri-jnc pccr iecr wiiileii
?-i-:i»-i. •• ^M *• •• îr«»-. H Tî»» f?::* ia^sse a:et:n? aux ceps
:i'ù' •> :« . ^- : : . I i. .:-?- sac* •:juoi il aurai: êti
:;\A-u. .r irairnf m ?iii.»r. pour «les oies qu'il aTaiî
t
. .':^;>. > -.T' , ■• I _ I . J- M -.7: .
T*: "T ; 7tîcs.'< 7 ■■■5 ^ii:"'?'.!:"' Mais 3»i. mcnsîenr. j*:
r.'T .^T;^" •■; *':..» *.»::: >i ''»■.» es:-:*? q":»? jç ne t'aTsîs pas
"^.rvcrrrii::''»^ "p "'•«'«■th^ * 7!"ïUT:::«:t'*t'fc faire comi»
j j-?' Fh ':î'.'.-. :;:.'- ! r ï- — . '-T/çri' patte et anrser
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séAke XIV. 147
!
Botiml PtoTÉB 6t JOLU, toujoara fMse en page.
bI PROTÉC.
^ — Sébastien est ton nom? Tu uio plais, — et je vais
g f Miplogrer toat à l'heure.
g ' jruA.
g • — A tout ce qui vous plaira. Je ferai ce que je pourrai.
I PROTtE.
I — J'y oomple.
▲ Leace.
* Eh bien, maraud, fila de putaia que vous êtes, — où
- dûDO avei-vous flAné ces deux jours-ci ? —
I LàHGB,
Pardine, monsieur, j'ai porté à madame Silvia le ohien
^ que vous m'avez dit.
PIOIÈE.
Et que dit*elle de moa petit byou?
UNGB.
Pardon, elle dit que votre chiaa est un mAtio, et aile
ajoute qu'un grognement est tout le remerdment que mérite
un pareil cadeau.
pRorte.
Mais elle a accepté mon chien ?
Non vraiment. Je le ramène ici aveo moi.
PB0ltB.
Comment ! tu lui as offert celui-ci de na part?
UMGI.
Oui, monsieur. L'autre écureuil m'avait éé màA sur la
place du marohé par les valets du boarrtan ; et alors je lui
ai offert le mien propre qui est un chien dhc foie gros
comme le viUre, et ainsi le cadeau n'en était que plus con-
sidérable.
»
irkî,ledEÎe!
A Zrtsr IL
— ci
- • •
^ co putiepBtt
OMS |SB5
fi n'j a pas i se fier ici
ri5r«:-^. - n^jî >iT7:*r ;o3r u mme et poar taleniK -
r^ K ^-î >i^ biic f^nrç, ~ annnnneut mM ocdkiÉe
•:<»s=»:c ZK beccBse •-€ boHaMe MfeBie. -- foOà, aïk-
:-= hi-sc. zccrraii je t'MUpie. — Itai iiMiûliilfimri
-isiptir» ^K uLOBt*. — ec fcmete fe à "■•***»"t Sîhrii... -
Cie m'sirsait bim, eeOe qoi me le donna.
— L ;an.t que toqs ne raimîa pas pnisc|iie muas nw
defutes •>? ce zase : — eUe est morte, sans donle?
PBQTII.
NoD pas: je crois qu'elle tIu
jnii.
— H^las!
ftOTil.
Pourquoi cries-tu : bêlas?
JOli.
— Je ne puis m*empêdier de la plaindre.
PMTil.
Pourquoi la plains-tu?
mjA.
— Parce qu'elle tous aimait, je crois, autant — que voos
aimez votre madame Silf ia. — Elle songe à oelai qui a ou-
blié son amour, — et tous raffolez de celle qui ne se soqcîb
pas du TÔtre. — Cest dommage de Toir tant d'amour OOD*
trarié ; - et y penser me fait crier : bêlas !
■ SCÈNE XIV. 149
PROTÈe.
■ — Allons ! donne-loi cet anneau , el en même temps —
Il cette lettre.
U loi montre la fenêtre de Silvia.
ig Voilà sa chambre. Dis à ma dame -que je réclame son
I divin portrait promis par elle. — Ton message terminé, re*
I iriens vite à ma chambre — où tu me retrouveras, triste et
solitaire.
' Prot^ sort.
' JUUA.
I - Combien do femmes se chargeraient d'un pareil mes-
V sage ? - Hélas, pauvre Prêtée ! tu as pris— un renard pour
\ berger de tes brebis. — Uélas , pauvre folle ! pourquoi
i plains-tu celui — qui te dédaigne de tout son cœur? Lui,
— c'est parce qu'il en aime une autre, qu'il me dédaigne :
— moi, c'est parce que je l'aime, que je ne puis m'empè-
eher de le plaindre. — Cet anneau, je le lui donnai , quand
il me quitta, — pour l'obliger à se souvenir de ma ten-
dresse ; — et maintenant me voilà tenue , malheureuse
messagère, —d'implorer ce que je ne voudrais pas obtenir,
— d'offrir ce que je voudrais voir refuser, — et de vanter
un dévouement que je voudrais entendre blâmer. — Je
sois l'amante scrupuleusement loyale démon maître, —mais
je ne puis être sa servante loyale, — sans me trahir déloya-
lement moi-même.— Pourtant je plaiderai pour lui, —mais
pourtant avec autant de froideur — que j'ai, le ciel le sait,
de répugnance pour son succès.
Entre Silvia, avec sa suite.
JUUA.
— Bonjour, noble dame ! Veuillez, je vous prie, — me
servir d'introductrice auprès de madame Silvia.
SILVIA.
- Ou'auriez-vous à lui dire, si j'étais elle?
VIII. 10
-d'é»
- 't ■ I '!:ut- -JLv.tâ :
«u. 3xa:amtf
dtmipKi.
La ieciv poor Toira GffiBe.
a.
J< : ^a ;ne. «LàêeHUùt i^:^ aK%iR ccUe-là.
i:-: -9cv«»i.: . rr^niare lia lecoAj papier.
J*» ne Ttui :j5 z:-!l:« marier les Ters de Toire nui-
tre : -je sais qu'ils «ootbooirês de prole5tBtioi»,--«l ran-
plii de seruHfDts itnprnvîsés qu'il romprait, — aosn
meut que je «J'Ahire foii billet.
■ SCÈNE \IV. 151
Jl'UA, lui remclUol un ouoeau.
§ — Madame, il envoie cette bague à Votre Grâce.
SILVIA.
— C'est un surcroît d'opprobre pour lui qu'un pareil
i envoi ; — car je lui ai entendu dire mille fois— que sa Julia
r la lui avait donnée à son départ. — Quoique son doigt traître
. «it profané cet anneau, — le mien ne fera pas une si noire
iiyure à sa Julia.
Kilo rend Tanneaa à Julia.
JUUA.
— Elle vous en remercie.
SILVIA.
Que dis-tu ?
JULU.
— Je vous remercie, madame, de vous intéresser à elle.
— Pauvre gentillefemme ! Mon maître Ta bien fait souf-
frir.
SILVIA.
— Est-ce que tu la connais ?
JUUA.
Presque autant que je me connais moi-même. — Rien
qu'en pensant h ses malheurs, je vous jure — que j'ai
pleuré cent fois.
SILVU.
— Elle pense sans doute que Protéc l'a abandonnée.
JUUA.
— Je crois que oui, et c'est là la cause de son chagrin.
SlLVU.
— N'est-elle pas éclatante de beauté ?
JUUA.
— Elle l'a été, madame, plus qu'elle ne l'est. ~ Quand
elle se croyait aimée do mon maître, —elle avait, à mon ju-
gement, autant d'éclat que vous; — mais depuis qu'elle a
négligé son miroir - et jeté le masque qui l'abritait du so-
\bi LL< DU'l tifLMIUMOMMES US ftBOSE.
IciL - Tair a flétri les roses de ses joues — et nMmth si
tciot de lys. - teileiiieiit qu'elle est aajotudlniiHnUR
que moi.
— De quelle taille est-die?
jrm.
- A peu près de ma hauteur : car, à la Penteeâie, -^ari
se jouaient nos parades joyeuses, — nos jeunes esmnin
me faisaient jouer un rAle de femme, — je mliafailliiKrai
robe do madame Julia, — etoevèteoientni'allaitaoKiliBii
(le l'avis de tous les hommes, - que s'il «Tait été fûtpoa
iDoi. ' Je sais ainsi qu'elle est h peu près de ma grandw.
- Ce jour-li, je la faisais pleurer tout de bon, — eu jt
remplissais un rôle lamentable : — madame, c'était Ariat
se lamentant — sur le parjure et la fuite iod^goe de Thàét
- Je jouais arec des larmes si naies, — que ma psom
maîtresse, tout émue, — en pleurait amèrement. Ah!ji
\eui être morte, — si je ne ressentais pas par la peeséi
toute sa douleur.
— Elle doit t*en être reconnaissante, gentil jou?enc6ia!
- Hélas ! pauvre fille, esseulée, abandonnée ! — Je pleure
moi-même en pensant à ce que tu tiens de dire. — Heos,
jouvenceau, voici ma bourse ; je te la donne, — pour IV
mour de ta chère maîtresse, puisque tu lui es si dénnié. -
Au revoir.
Jolia sort avee sai ftwgi,
JlUA.
- Kt elle vous en remerciera , si jamais tous la con-
naissez. - Noble femme, vertueuse, douce et bdie! -
J'espère que mon maître ne sera qu'un amoureux transi,
- puisqu'elle s'intéresse tant à Tamour de ma maltresse.
- Hélas ! que Tamour a d'enfantillage ! — Voici son por-
trait. Voyons. Je crois - quavec cette coifTure^, mon
■ SCÈIiE XV. 153
-t visage - serait tout nussi charmant que le sien : — et
i pourtant le peintre Va un peu flattée, -si je ne me flatte
moi-même d'une illusion. — Ses cheveux sont d'un chft-
lain foncé, les miens d'un blond parfait. — Si c'est à
cette seule difl'érence que tient l'amour de Protée, — je me
procurerai une perruque de cette couleur-là. — Ses yeux
I Mot glauques comme le verre, et les miens aussi. — Oui, mais
f son front est aussi bas que le mien est haut ! — Qu'est-ce
i donc qu'il admire en elle, — que je ne pourrais lui faire
admirer en moi, — si ce fol amour n'était pas un Dieu aveu-
glé? — Allons, pauvre ombre, allons, emporte cette ombre,
— ta rivale.
Elle regarde le portrait.
0 insensible forme ! — tu vas être encensée , baisée, ai-
mée, adorée; — et, si son fétichisme avait du sens,— c'est
ma personne qui devrait être idole à ta place. — Je veux te
traiter bien par égard pour ta maltresse — qui m'a bien
traitée : n'était cela, je le jure par Jupiter, - j'aurais déjà
crevé tes yeux inertes, — afln d'arracher à mon maître son
amour pour toi !
Elle sort.
SCÈNE XV.
l' M il An. Une abbaye.]
Entre Églamour.
ÈGUMOUR.
— Le soleil commence à dorer le ciel à l'occident ; — et
voici bientôt l'heure — où Silvia doit me rejoindre h la cel-
lule de frère Patrick. — Elle sera exacte ; car les amants ne
manquent pas l'heure, — à moins que ce ne soit pour la de-
vancer, — tant ils éperonnent leur empressement !
1S4 LES DSTX GEimLSflUOItS M tlHn.
bM floilft.
- Tojez, la voici : hramxsoir, madame I
-AmeD!âaien!Alk)m,bon«^«n^
te polerae des murs ite Ttbbtje; — je cuios d*M|i||
psr desespioDS.
tGUiom.
- NeGriigD6sriea;tei(irétn*iBtpaBàtnii]i0a||||
— si iKHis pouTODs raUeiodre, QOQS sommes en <<M4
SCÈNE XVI.
[DoM k filsit éÊf&ÊL)
Eitfwi Thosio, PMttt al JinjA.
TBURIO.
- SîreProtée, quo répond Silvia h mes instances t
PROTte.
- Oh ! messire* je te troufe plus douce qu'die n'i
- et néanmoios elle fait des objections contre votie
sonne.
THURIO.
- Que dit-elle ? que j'ai la jambe trop longue ?
PROTiX.
Non, que yous Tavez trop menue.
THDRIO.
- Je porterai des bottes pour la rendre on peu
ronde.
JUUAy à part.
—Il n*cst pas d*ëperon qui mène Tamour à ce i
déteslei
■ SCtNR XVf. 155
THITRIO.
- Que dit-elle de ma face?
g PROTÈE.
Qu'elle est blanche.
^ THURIO.
I — NoD, elle ment, la coquette. Ma face eat brune.
protIs.
— Mais les perles sont blanches; et le proverbe dit— que
i les hommes bruns sont des pertes aux yeux des belles
dames.
JILU, iparu
- De pareilles perles offusquent les regards des femnaes ;
— pour moi, je ferme les yeux pour ne pas les voir.
TIIUMO.*
— Comment trouve-t-elle que je cause ?
raorii*
Mal, quand vous parlez de guerre.
THumD.
- Mais bien, sans doute, quand je cause d*ainour et de
paix?
JUUA, à part.
—Mais mieux encore, quand il reste en paix.
THURIO.
— Que dit-elle de ma valeur?
PROTÈE.
Oh ! messire, elle n'a pas de doute sur ce point.
JUUA, à part.
-Elle n*en doit pas avoir^ connaissant sa couardise.
THURIO.
-Que dit-elle de ma naissance ?
PROTtE.
Que vous êtes descendu d'une botiiie fiimîlleâ
156 LES DKITX GENTlL^HOlUiES DC TtaCHIK.
- C'est vrai ; d'une race de genUlshommes aa nng Hê-
bécile!
THUBIO.
- Pense-t-elle à mes propriétés ?
vwtto.
Ob ! oui ; et avec regret.
THURIO.
Pourquoi donc ?
mUKj h part.
—Parce qu'elles sont à un âne pareil.
PRortE.
Parce qu'elles sont aliénées.
^ JULIA.
Voici venir le duc.
Entre le wc.
LE DUC.
- Eh bien/ sire Protée?Eh bien, ThurioT — Qui de
vous a vu sire Églamour ?
THURIO.
- Ce n'est pas moi.
PRortE.
Ni moi.
LE DUC.
Avez-vous vu ma fille?
PROTÈE.
Non plus.
LE DUC.
- Il est donc vrai qu'elle a fui pour rejoindre ce manant
de Valentin, - et qu'Ëglamour l'accompagoe. — Cela est
certain, r^r le frère Laurence les a rencontrés tous deux -
dans la forêt ou il errait par pénitence : -il Ta parfiailemeot
SCÈNE XVll. 157
ri^onnu, lui, et il a cru devinerquec'était elle; - mais, comme
elle était masquée, il n'a pu s'en assurer. -Au surplus, elle
a prétendu qu'elle allait se confesser — ce soir à la cellule
de Patrick, et on ne l'y a pas trouvée. — Ces présomptions
confirment sa fuite. — Aussi, je vous en prie, ne restez pas
à discourir, -mais montez & cheval immédiatement et venez
me retrouver — au pied de la côte — qui mène à Mantoue.
C'est par là qu'ils se sont sauvés. — Dépêchez- vous, chers
messieurs» et suivez-moi.
Il sort.
THURIO.
— Oui-dà ! voilà une fille bien difficile ! - Fuir ainsi le
bonheur, quand le bonheur la poursuit ! — Je pars , mais
plutôt pour châtier Églamour — que par amour pour l'ex-
travagante Silvia.
Il sort.
PROTÈE.
— Je pars aussi , mais plutôt par amour pour Silvia, -
que par haine pour Églamour qui fuit avec elle.
H sort.
SILVU, h part.
— Je pars aussi, mais plutôt pour traverser cet amour-
là , — que par haine pour Silvia qui s'est enfuie par
amour !
Elle sort.
SCÈNE XVII.
;ilne forêt sar la roate de Mantoue.]
Des BANDITS entrent, emmcnanl Sii.via.
PREMIER RAND1T.
Allons, allons ! — Patience ! il faut que nous, vous me-
nions à notre capitaine.
r
ir.8 l,KS DRIX liEltTII.SH0M5fES tlE VÉim\F.
- Mille malheurs plus grands m*ont appris- i wffB-
ter cplui-ci j)atieininent.
DErXlèME IUNDIT.
- Allons! ommenons-la.
PREMIER BANDn*.
- Oft est le gentilhomme qui était avw! elle?
TROISIÈME BATOir.
- h^tanl do pied léger, il nous a échappé, — mailHk
el Valérius le poursuivent.
Xa premier bandit.
- Couduis-la, toi, h l'cxtrétuilii occidentale de la bA,
— C'est \h qu'est notre cupilnine. Nous autres, nous f09-
suivrons le fujord ; - le taillis est cerné , il dc pwt Ht
s'évader.
rREHlEH BAHDIT, i Silvia.
- Allons! il font que je vous mène à la raveroedeno-
tre capitaine. — N'ayez pas peur ; il porte un oCBtir ik^.
— et il n'est pas homme à traiter une femme irrévéreiicicii-
^emeiit.
sii.ïh.
- Q. Valonliii ! c'est pour toi que j'endure reri .'
SCÈNE XVHl.
\V.ûe autre pariie de U forêt,]
Knlre Vm.KMIN.
VALENTIS.
Comme l'usage crée vite une habitude chez l'iiomme ! -
Cette solitude ombreuse, ces bois infréquenlés, — je mert
arran(;o mieux que de» vilios peuplées et florissantpa - Ifj
/\
I SCÈNE XYllI. 159
je puis m'assooir soûl, inaperçu de tous, — et sur les airs
I plaintifs du rossignol — chanter mes détresses, et soupirer
mes malheurs. — 0 toi qui as pour foyer mon cœur, — ne
laisse pas ta demeure si longtemps inoccupée, — de peur
que, tombant en ruines, rédifice ne s'écroule, — sans laisser
mémo le souvenir de ce qu'il était ! — Restaure-moi par ta
I présence, Silvia ! — Ah ! douce nymphe, soutiens ton ber-
ger désolé !
On entend on cliquetis d*épées mèI6 de cris.
- Quel vacarme, quel tumulte aujourd'hui ! — Ce sont mes
camarades qui font de leur volonté leur loi ; — ils donnent la
chasse à quelque malheureux passant. —Ils m'aiment bien ;
pourtant j'ai beaucoup à faire— pour les empêcher de com-
mettre de sauvages excès. — Retire-toi, Valentin. Voyons,
qui vient là ?
\\ se met è l'écart.
Kotrent ProtCe, Tépée à le main, SiLYiA et Julia.
l»ROTÉE.
- Oui, madame, je vous ai rendu ce service, — quelque
indifférente que vous soyez à ce que fait votre serviteur; —j'ai
hasardé ma vie pour vous délivrer d'un homme - qui vou-
lait faire violence à votre honneur et à votre amour. —
En récompense, accordez-moi au moins un tendre regard.
-» Je ne puis demander et vous ne pouvez , j'en suis sûr,
- me concéder une faveur moindre.
VALENTlNy à part.
Comme ce que je vois et entends ressemble à un rêve !
- Amour , prête-moi la patience de me contenir un
moment.
SILYIA.
- 0 misérable ! malheureuse que je suis !
PROTÈE.
^ Malheureuse , vous l'étiez , madame i avant que je
1 60 LES DErX GENTILSHOMMES DE ViillOlCE.
vinsse; - mais, par ma venue, je vous ai rendue hn-
reusc.
SILVU.
- Ton approche fait le comble de mon maihear.
JUUA, à put.
- El du mien, quand c'est de tous qu'il s'BpptoduL
SILVIA.
- Si j'avais été saisie par un lion aflbmé, — j'aunismien
aimé être le déjeuner de la béte — que de me voir délivrée
par le fourbe Protée. — Oh ! le ciel sait quel est monamov
pour Valentin» — dont la vie m'est aussi chère que mon las!
— Eh bien, aussi grande (car plus grande, c*est imposdik)
est - ma haine pour le parjure Protée ! —Ainsi ta-t*eD,M
me sollicite plus.
PROTÉE.
- Quel danger, si proche qu'il fût de la mort, — n%
fronterais-je pas pour un seul regard affectueux ? — 0 élK<-
nel malheur de Tamour ! - Ne pouvoir être aimé de h
femme qu'on aime !
SILVIA.
- Ou, comme Protée, ne pouvoir aimer celle dont on
est aimé ! — Relis donc, dans le cœur de Julia, l'hisloiR
de ton premier amour ! — Pour lui plaire , tu déchiias
ton honneur en mille serments; — et tous ces serments se
sont envolés en parjure pour l'amour de moi ! -^ Tu n'as
plus de parole maintenant, h moins que tu n*en aies deux,
— ce qui est bien pire que de ne pas en avoir ! Oui, plutAt
ne pas en avoir, — que d'avoir deux paroles dont une est de
trop. — Tu as été trattre à ton meilleur ami !
PROTÉE.
En amour, —qui donc respecte l'amitié?
SILVIA.
Tous les hommes, hormis Protée.
SGiNfi XVIU. 161
PROTiB.
- Eh bien, si la douce éloquence des plus touchantes
paroles — ne peut pas vous attendrir, — je vais vous faire
ma cour en soudart, à la pointe de Tëpée, — vous aimer en
dépit de Tamour, — vous forcer !
SILVIA.
-Ociel!
PROT^y la prenant dans ses bras.
Je te forcerai de céder à mes désirs.
YALENTINy s'éJaoçanl.
- RufBan, lâche cette rude et brutale étreinte! - Ami
do mauvais aloi !
PROTÉE.
Valentin !
VALENTIN.
— Ami vulgaire, sans foi iii amour, — comme sont les
amis d'à-présent, homme de trahison ! — tu as menti à mes
espérances. Mes yeux seuls — pouvaient me convaincre de
ceci. A présent je n'ose plus dire — que j'ai un seul ami
vivant : tu me démentirais. — A qui pouvez-vous vous fier
quand votre bras droit — est parjure à votre cœur? Protée,
— j'en suis nAvré, en détruisant pour jamais ma confiance
en toi, - tu 'me rends étranger à l'humanité. — La bles-
sure intime est la plus profonde. — 0 temps maudit» — où
de tous les ennemis un ami est le pire (11) !
PROTÈE.
— Ma honte et mon crime me confondent. - Pardonne-
moi, Valentin : si un cordial remords — est pour ma faute
une rançon suffisante, - je te l'offre ici. Ma souffrance est
aussi grande — que mon forfait.
VALENTIN.
Eh bien! je suis payé (12) ! — Je t'admetsi^ encore une
fois à l'honneur. — Celui qui n'est pas satisfait par le re-
pentir, — n'appartient ni au ciel, ni à la terre : car le ciel
Iti2 LES DEUX GKNT1LSU03IIIES DE VÉROHB.
et la terre se laissent fléchir. — La péniteocc apaise la a>-
lùro de rÉternel. — Et, pour qu'on voie oombia n»
amitié est franche et généreuse, — je te rends, autaiil qs
j*en puis disposer, toutes les bonnes grâces de Silna. '
JUUA.
- Malheur à moi !
Elle duBOflOs.
PUOTÉE, inonlrant Jolja.
Qu a donc le page?
VALENTlNy s'approchant de Jalia.
Eh bien, page? - Eh bien, espiègle! allons! Qa'ya4il?
Lcvç les yeux, parle.
JLUA.
- Ah ! cher monsieur, mon maître m'avait chaigé de n-
mettre un anneau à madame Silvia, et j'ai négligé delebiie.
PROTÊE.
- Où est cet anneau, page?
JULIA.
Le voici : tenez.
Elle loi remet une bagne.
l'ROTÉE.
Comment! voyons donc! - Mais c'est Tanneau que j'ai
donné à Julia.
JULIA.
- Oh! j'implore votre pardon, monsieur, je me sois
méprise. — Voici l'anneau que vous envoyiez à Silvia.
Klle lui montre ane aatrc bague.
PROTÉM, considérant toojoors la première bague.
—Mais d'où t'est venu cet anneau-ci? A mon départ, -
je lai donné à Julia.
JCUA.
- Et c'est Julia elle-même qui me l'a donné. — Etc'esl
Julia elle-même qui l'a apporté ici.
PUOTÉE.
- Comment! Julia!
■
il
SCiMC XYIU. 163
JUUA.
- Regarde celle qui s'oiïrit en butte à tous tes sermeuts»
I — et qui les reçut en plein dans son cœur! — Que de fois
I depuis tu Tas criblée de parjures! —0 Prolée, que ce vête-
ment te fasse rougir ! — Sois honteux de ce qu'il m'a fallu
prendre — un si immodeste accoutrement. S'il y a de la
I honte — dans ce déguisement d'amour, — aux yeux de la pu-
deur, la flétrissure est moindre — pour la femme à changer
de costume, que pour l'homme à changer d'âme !
PROTÈE.
- Que pour l'homme à changer d'Ame ! c'est vrai. 0 ciel !
si l'homme — était constant, il serait parfait : cette unique er-
reur - le remplit de défauts et l'entraine à toutes les vile-
nies. — L'inconstance est une déchéance, avant mémo
d'avoir commencé. — Qu'y a-t-il dans les traits de Silvia,
que je ne puisse,— par de constants regards, retrouver plus
suave dans ceux de Juliaf
VALRRTW.
- Allons ! allons ! La main tous deux ! — Que j'aie la
joie de faire cet heureux rapprochement ! — Ce serait pitié
que deux amis comme vous fussent longtemps ennemis I
PROTÈE.
- Ciel ! sois-en témoin, mon désir est à jamais comblé.
JUUA.
Etle mien aussi.
t)BS BANDrrs arrirent, menant le Duc et Thurio.
UN BANDIT.
Une prise! une prise! une prise!
VALSNTIN.
- Arrêtez ! arrêtes, vousdis-je ! c'est monseigneur ledoc..;
- Votre Grâce est la bienvenue auprès d'un homme disgra-
cie, - le proscrit Valentin.
I6i LKS DEUX GLNTILSUOSUIKS DE VÛUmC.
LE DUC.
Sire Yalentin !
THURIO.
- Voilà Sihia, et Silvia est à moi.
VALENTIN, répéeàlamJB.
- Tburio, recule, ou tu te jettes dans les bras di li
mort. — Ne te mets pas à la portée de ma colère. — lle<fe
pas que Silyia est à toi; si tu le répètes, — Milan oeten-
verra plus. La voici devant toi ! — Ose donc prendre po»-
sessioQ d'elle par un seul attouchement ! — Je le défie d'ef-
fleurer ma bien-aimée d'un souffle.
THURlO.
— Sire Valentîn, je ne me soucie pas d'elle» moi. - BÎM
fou est celui qui risquera — sa personne poar une fille qa
ne l'aime pas. — Je ne la réclame pas, et ainsi elle est à loi!
LE DUCy à Thorio.
— Tu n'en es que plus dégénéré et que plus vil, — après
tous les moyens que tu as employés pour l'avoir, — de
l'abandonner à de si faciles conditions. ~ Ah ! par Thoi-
neur de mes aïeux, — j'applaudis à ton ardeur, Valentiii,
- et je te tiens pour digne de l'amour d'une impératrice.
~ Sache-le donc, j'oublie ici tous mes anciens griefs, -
- j'efTace toute rancune et je te rappelle dans nos foyers.
- Réclame une grandeur nouvelle pour ton mérite ineom-
parable, - et j'y souscris en te disant : Sire Yalentin, In
es gentilhomme, et bien né : - prends ta Silna, car tu l'as
méritée.
YALENTIN.
— Je remercie Votre GrAce. Ce don me rend heureux.-
Maintenant, je vous en supplie, au nom de votre fille, —ac-
cordez la faveur que je vais vous demander.
LE DUC.
- Je l'accorde, à ta requête, quelle qu'elle soit.
I SCÈNE XYllI. 165
VALENTIN.
— Ces proscrits, avec qui j'ai vécu, - sont des hommes
doués do nobles qualités ; — pardonnez-leur ce qu'ils ont
commis, — et qu'ils soient rappelés de leur exil. — Ils sont
réformés, civils, pleins de bons sentiments, — et peuvent
r rendre de grands services, digne seigneur.
L LE DUC.
. — Tu as prévalu. Je leur pardonne, ainsi qu'à toi. —
Dispose d'eux, selon les mérites que tu leur connais. —
Allons, partons : nous conclurons toutes nos querelles —
par des galas, des réjouissances et de rares solennités.
VALBNTIN.
— Tout en marchant, je prendrai la liberté — de faire
sourire Votre Grâce par mes récits.
Montrant Jalia.
— Que pensez- vous de cépage, monseigneur?
LE DUC.
— Je pense que ce garçon-là a la grâce en lui : il rougit.
VALENTIN.
— Je vous garantis, monseigneur, qu'il a plus de grâce
qu'un garçon.
LE DUC.
— Que voulez-vous dire par là?
VALENTIN.
— Si cela vous platt, je vous raconterai, chemin faisant,
— des événements qui vous émerveilleront. — En avant,
Protée ! Il faudra pour pénitence que vous entendiez — la
révélation de vos amours. — Cela fait, le jour de nos noces
sera le jour des vôtres: — n'ayons qu'une mêmefcte, qu'une
même maison, qu'un môme bonheur.
Ils sortent.
FIN DBS DEUX CKNTILSIIOMMES DE YÉaO.NË.
viu. 11
M liliuKl uitavr iiaVf> lH
H»»'
Lia très excellente
Histoire du Marchand
de T^enise.
Avec l'extresme cruauté que monstra Shylock le Juif
envers ledit Marchand , lui voulant couper une
juste livre de sa chair : et la coii<iiiesCe
de Portia par le choix des trois
coffrets.
Comme elle *a été diverses fois représentée par les serviteurs
du Lord Chambellan.
Ecrite par William Shakespeare
A LONDRES,
Iinprîuié par I. R. pour Thomas Heyes,
et mise en vente au cimetière de Paul, au
signe du Vert Dragon
PEISIIIACES (<3}
LE DOGE DE VENISE.
LE PRINCE DE ILVROC.
LE PRINCE D'ARAGON.
ANTONIO, le marchand de Veaise.
DASSAN10> lOB ami.
SOLANIO, j
SAL.VRINO, ; amis d* Antonio et de Bassanio.
GIIATIANO, )
LORENZO, amooreoi de Jessica.
SHYLOCK, JQif (14).
TIBAL, antre juif, ami de Shjk>ck.
LVNCELOT GOBBOy le down, son valet.
LE VIEUX QOBBO, père de Uncclot.
SALERIO, messager de Venise.
LEONARDO, valet de Dasaanio.
BALTllAZAn, )
8TKPHAN0, i ''^''' ^' ^''''''
PORTIA, riche héritière.
NÉRISSA, sa sairante.
jessica; fille de Shylock.
Magnifiques sénateurs de Venise, ophciers db la oooi
JUSTICE, geôlier, valets, GEHS DE SBRVlCE.
La scène est tantôt i Venise, tantôt k Belraont, chàleaa éê PMiaa
en terre ferme.
SCÈNE 1.
[Venise. Le comploir d*Àiilonio.]
Entrent Antonio, Salarino et SoiJiNio.
ilNTONIO.
— Ma foi, je ne sais pourquoi j'ai cette tristesse. — Elle
m*obsède; vous dites qu'elle vous obsède aussi! — Mais
comment je Tai gagnée, trouvée ou rencontrée, — de quelle
étoffe elle est faite, d'où elle est née, — je suis encore à
l'apprendre. — Elle me rend si stupide — quej'aigrand'-
peine à me reconnaître.
SAUKINO.
— Votre pensée roule sur l'Océan, — partout où vos
'galions à la voile majestueuse, - seigneurs et riches bour-
geois des flots, — ou, si vous voulez, décors mouvants de la
mer, - planent sur les petits navires marchands — qui
leur font courtoisement la révérence, — alors qu'ils volent
près d'eux avec leurs ailes de toile.
SOLANIO.
— Croyez-moi, monsieur, si je courais de pareils ris-
ques, — la meilleure partie .de mes émotions — voyagerait
avec mes espérances. Je serais sans cesse — à arracher des
brins d'herbe pour savoir d'où le vent souffle, — à observer
170 LE MARCHAND DE VBlflSB.
sur les cartes les ports, les mâles et les rades ; — et tort ce
qui pourrait me faire craindre, — par conjectures, unied-
dent à mes cargaisons, — me rendrait triste.
SAURINO.
Mon souffle, refroidissant mon bouilIoD, — me feraitfn-
sonner, à la pensée — de tout le mal qu'un trop grand ml
peut faire en mer. — Je ne pourrais pas voir cooler le si-
blier, ~ sans penser aux bas-fonds et aux bancs de sàk^
— sans voir mon riche Saint'André^ engrayé» — indinafll
son grand mAt plus bas que ses sabords , — pour baiser
son sépulcre. Pourrais-je aller à l'église — et yoir le saiol
édifice de pierre, — sans songer immédiatement aux rocs
dangereux — qui, rien qu'en touchant le flanc de mon dooi
navire, — disperseraient toutes mes épices sur la vague -
et habilleraient les lames rugissantes de mes soieries; -
bref, sans songer que cette opulence, si grande naguère, -
peut être h cette heure réduite à néant? Puis-je arrêter m
pensée - sur cette pensée, sans avoir la pensée — qa'oK
pareille inquiétude me rendrait fort triste? — Ailes, nmtik
de le dire! Je sais qu'Antonio — est triste parce qu'il paon
à ses marchandises.
ANTONIO.
- Non, croyez-moi : j'en remercie ma fortune, mes pa-
cotilles — ne sont pas aventurées dans une seule cale, — ni
sur un seul point : mes biens ne sont pas tous à la merd
— des hasards de cette année. — Ce ne sont donc pas mes
spéculations qui me rendent triste.
SOLANIO.
- Alors vous êtes amoureux.
ANTONIO.
Fi, fi!
SOLANIO.
- Pas amoureux non plus? Disons alors que vous êtes
triste, — parce que vous n'êtes pas gai : il vous serait aassi
SGtNR I. 171
facile — fin rire, de sauter et de dire que vous êtes gai
— parce que vous n'êtes pas triste. Par Janus au double
visage, - la nature forme à ses heures d'étranges gaillards :
— ceux-ci cligneront de l'œil perpétuellement — et riront,
comme des perroquets, au son d'une cornemuse, — ceux-
là ont l'aspect si vinaigré — qu'ils ne montreraient pas
les dents en manière de sourire, — quand Nestor jurerait
que la plaisanterie est risible.
KDtrent Bassanio, Lorenzo et Gratiano.
SOLANIO.
— Voici venir Bassanio, votre très-noble parent, — avec
Gratiano et Lorenzo. Adieu. — Nous vous laissons en meil-
leure compagnie.
SAURINO.
— Je serais resté jusqu'à ce que je vous eusse rendu gai,
iî de plus dignes amis ne m'ataient prévenu.
ANTONIO.
— Vos bontés me sont bien précieuses. — Je pense que
vos propres affaires vous réclament, — et que vous saisissez
cette occasion pour me quitter.
SAURINO.
— Bonjour, mes bons messieurs.
BASSANIO.
— Mes bons seigneurs, quand rirons-nous? Dites,
quand? - Vous devenez excessivement rares. Ensera-t-il
toujours ainsi?
SALARINO.
— Nous mettons nos loisirs aux ordres des vôtres.
Sortent SalariDO et Solanio.
LORBNZO.
— Mon seigneur Bassanio, puisque vous avez trouvé
Anlonioi — nous deux, nous vous laissons. MaiSi à l'heure
172 LE MARCHAND DE NESISE.
(lu (Itner, — rappelez- vous, je vous prie, notre mifr
vous.
BASSàmo.
- Je ne vous manquerai pas.
GnATIANO.
Vous ne paraissez pas bien, signor ÀDtoDÎo. - Vob
avez trop de préoccupations dans cette vie ; —c'est b perin
que l'nchetcr par trop de soucis. — Croyez-moi, tous te
merveilleusement changé.
AKTONIO.
>- Je tiens ce monde pour ce qu'il est, Gratiano : - ob
thé&tre où chacun doit jouer son rôle, — et où le mien est
d'être triste.
GRATIAKO.
 moi donc le rôle de fou ! — Que les rides de l'âge m
viennent à force de gaieté et de rire! — Puissé-je avoir k
foie échauffé par le vin plutôt que — le cœur glacë par des
soupirs mortiéants ! — Pourquoi un homme qai a du stt|
ardent dans les veines — serait-il, comme son grand-papi,
taillé dans Talbâtre? — Pourquoi dormir tout éveillé et gh
gner la jaunisse - à force d'ôlre grognon? ÉcootBi ia-
tonio, - je t*nime et c'est mon amitié qai parle : — ilyi
une sorti; d'hommes dont le visage de crème — croupi
comme un mnrais stagnant, - qui gardent une immobîlilé
volontaire — exprès pour se draper dans une répatatioB
- do sagesse, de gravité et de profondeur, — et qoi
semblent dire : a Je mi^ messire VOrade; — qumd
f ouvre les lèvres^ qu*aucun chien n'aboie / » — O mon An-
tonio ! J'en connais — qui passent pour des sages unique-
ment — parce qu'ils ne disent rien, et qui, j'en suis bien
sûr, — s'ils parlaient, compromettraient le salut de leurs
auditeurs, - en les forçant à traiter le prochain d'imbé-
cile ! — Je t'en dirai plus long une autre fois. — Crois-
moi, ne pèche pas, avec l'amorce de la mélancolie, — la
SCÈNE I. 173
réputation» ce goujon des sots !... ~ Viens» bon Lorenzo...
Au revoir» - je finirai mon sermon après dtner.
LORENZO.
— Allons ! Nous vous laissons jusqu'au dtner. — Il faut
bien que je sois un de ces sages muets» - car Gratiano ne
me laisse jamais parler.
GRATIANO.
— Bon ! Tiens-moi compagnie encore deux ans» — et tu
ne reconnaîtras plus le son de ta propre voii.
ANTONIO.
— Adieu ! Je deviendrais bavard à celte école-li.
GRATIANO.
— Tant mieux, ma foi ! car le silence n*est recomman-
dable — que dans une langue fumée ou dans une vierge
non vénale. -
Griiliano et Lorenzo sortent.
ANTONIO.
Y a-t-il quelque chose dans tout cela?
EASSANIO.
Gratiano est Thomme de Venise qui sait dire indéfini-
ment le plus de riens. Ses raisonnements sont comme deux
grains de blé perdus dans deux boisseaux de menue paille ;
vous les chercherez tout un jour avant do les trouver, et,
quand vous les aurez, ils ne vaudront pas vos recherches.
ANTONIO.
— Q, dites-moi maintenant, quelle est cette dame — à
qui vous avez fait vœu d'un secret pèlerinage - et dont vous
m'avez promis de me parler aujourd'hui?
EASSANIO.
— Vous n'ignorez pas, Antonio, — dans quel délabre-
ment j'ai mis ma fortune, — en étalant quelque temps un
faste excessif — que mes faibles ressources ne m'ont pas
permis de soutenir. — Je ne gémis pas de ne pouvoir con-
tinuer — ce noble train ; mais mon plus grand souci — est
171 LE MAP.CH\5D DE
(lo sortir honnêtomont des dettes Gonsidérables - m»
jeunesse, un peu trop prodigue, -> m'a laisse engiffi. C«E
à vous, Antonio, — que je dois le plus, en argent et a
aiïection ; — et c'est sur la foi de votre afiEectioo. que je»
décide — à vous faire part de tous les plans et pniijetsfe
j'.'i formés — pour me débarrasser de toutes mes deOek
.VNTOMO.
— Je vous en prie, bon Bassanio, faîtes^es-moi cob-
nnîtm : — et, s'ils ne s'écartent pas plus que vous na k
faites vous-memo — des voies de FhoaDeur, sovczsûr-
que ma bourse, ma personne, mes ressources dernières -
sont toutes ouvertes à votre service.
RASSANIO.
— Étant écolier, lorsque j'avais perdu une flèche, — j*«
lanrais une autre de la même portée — dans la même di-
rection, en la suivant d'un regard plus attentif, — pourra
trouver la première; et, en risquant les deux, — je retrao-
vais souvent les deux. Si je vous cite cet exemple de l'eDDam
— c'est que ma conclusion est de la plus pure candeor. -
Je vous dois beaucoup; et par mon étourderie dejeoK
homme — ce que je vous dois est perdu ; mais si yoiisoqs*
sentez — à lancer une seconde flèche dans la même dim-
tion — que la première, je ne doute pas, — comme fci
surveillerai le vol, ou de les retrouver toutes deux — ou de
vous rapporter la seconde — en restant pour la première
votre débiteur reconnaissant.
ANTONIO.
— Vous me connaissez bien ; et vous perdez votre temps-
h circonvenir mon amitié par tant d'ambages. — Et vous
me faites plus de tort, par vos doutes, — en mettant en
question mon dévouement absolu , — que si vous aviei
dissipé tout ce que j'ai. — Dites-moi seulement ce que je
dois faire — d'après votre connaissance de ce que je puis.
— et je suis tout prêt. Ainsi, parlez.
^ SCÈNE !l. 175
B * BA8SAN10.
H — Il est à Bclmont une riche héritière, -- d'une beauté
>i ^'embellissent — les plus merveilleuses vertus : j'ai déjà
il de ses yeux — reçu de doux messages muets. — Elle se
I aomroe Portia et n'est inférieure en rien — à la fille de
■ Gaton, la Portia de Brutus. — L'univers n'ignore pas son
prix, — car les quatre vents lui soufflent de toutes les côtes
^ — d'illustres galants : sa chevelure radieuse — pend à ses
f tempes comme une toison d'or, — et fait de sa résidence
f de Belmont une plage de Colchos — où bien des Jasons
I viennent pour la conquérir. — 0 mon Antonio! Si j'avais
seulement les moyens — de soutenir ma rivalité avec
eux, — mon esprit me présage un tel succès — que je ne
I pourrais manquer de réussir.
I AÎTONIO.
— Tu sais que toute ma fortune est sur mer ; — je
I ii*ai pas d'argent, ni de moyen — de réunir sur-le-champ
I une somme. Ainsi, va, — essaie ce que peut mon crédit
[ dans Venise ; — je suis prêt à le tordre jusqu'au dernier
I écu — pour t'envoyer, bien équipé, à Belmont près de la
belle Portia. — Va, cherche, je chercherai de mon côté —
à trouver de l'argent ; et, à coup sûr, — j'en obtiendrai de
la confiance ou de la sympathie que j'inspire.
Ils sortent.
SCÈNE II.
[Belmoot. Chez Portia.]
Entrent Portia et Nêrissa.
PORTU.
Surmafoi, Nérissa, mon petit corps est bien las de ce
grand monde^
• 1
JL l\^a^30
•jt i^rmr *i;*ii smoÊtt.
• T.: iLiâ j;iu
'•
^ iLr*: zA.z viâsi liS; 'T'^A sAvoir ce qu'il est boB de lift
.Tï •!CJc<'..»rï s^n:»;!:: w< -idiïses, et les chanuins m
;«i^r^ frC5 iKi :a^i^ ii^ grinces. Le boo prtdkiiegdl
-:i:-. zi ru ?ait ses 7 rocns inâtnctioos. H a^cst pios ■
-: jpçr&::>:r*; 1 ^.nxi :4rrs:ca<s ce qail est boa de Cûe^fl
i rCTï . ,^r ics T.nin 3 enivre ec^ propres leçons. Le ce-j
T-^ii peitia^^a j:r ies Was poor ia passioa : msis m ^^
nxec: ir^c: 5d::e par-^iiess^iâ Li froide règle : k jeanetl
:'oL*r §e ùii iirfrî pocr facciir par^Jesscs les filets qee IeéI
I-f ^-ui-^ie-jaue L«:c crcseii. Mais ce rsisoniiemml n*est p
-:e =:.ic 1 : :L/i:*aiec: i^ z:-? •.hoisir an mari... Qœ dBJB»
r.r-j5? •Qi.iîir ! J-? L'T p'iLS ci choisir qui je Toodnis ni R-
:':5cr qui nie ; : .1:: liriSi il volonté de la fille mafc
■ioi". s^ ccorii^r >:r:> :j T::.tonte Ju père mort... yesl-il
p-j5 birrr. -i^ir. >Tr sij. le ne p<:aToir ni choisir, ni refaser
fiersocaeT
Votre pcrre fut totijours vertueux, et les saints personai-
zes n'oQt à leur mort que île bonnes inspirations. Toili
fMTiurquoi cette loterie, imi^uée f^r lui, en Tertu de laqneDe
vous appartenez à celui qui choisit, suirant son intentîoD,
entre ces trois cutTrtts d'or, «i argent et de plomb, ne favo-
SGËNE 11. 177
risera» soyez-en sûre, qu'un homme digne de votre amour.
Voyons, avez-Yous quelque ardente affection pour un de ces
prétendants princiers <iui sont déjà venus?
PORTIA.
Redis-moi leurs noms, je t'en prie ; à mesure que tu les
nommeras, je les décrirai, et, par ma description, tu devi-
neras mon affection.
NÈRISSA.
D'abord, il y a le prince napolitain.
PORTIA.
Ah ! celui-là, il est né à l'écurie ; car il ne fiait que parler
de s&à cheval : il se vante, comme d'un grand mérite , de
pouvoir le ferrer lui-même! J'ai bien peur que madame sa
mète n'ait triché avec un forgeron.
NÈRISSA.
Ensuite, il y a le comte palatin.
PORTU.
Il ne fait que froncer le sourcil, comme s'il voulait dire :
aï wms ne voulez pas de moi^ décidez-vous. Il écoute les plus
joyeux récits sans sourire. Je crains qu'il ne devienne le
philosophe larmoyeur quand il se fera vieux , puisqu'il est
dans sa jeunesse d'une tristesse si immodérée. J'aimerais
mieux me marier à une tête de mort ayant un os entre les
dents qu'à un de ces deux-là. Dieu me garde de ces deux
hommes!
NÉRISSA.
Que dites-vous du seigneur français, monsieur Lebon ?
PORTIA.
Dieu l'a fait : qu'il passe donc pour un homme ! En vé-
rité, je sais que c'est un péché de se moquer : mais lui,
comment donc ! Il a un meilleur cheval que celui du Napo-
litain : la mauvaise habitude de froncer le sourcil , il l'a
plus parfaite que le comte palatin. 11 est tous les hommes
sans être un homme. Qu'un merle chante, vite il fait la eu-
178 LE MARGUA!<D DB V£K1SE.
briole; il dégainerait contre son ombre. Si je Tamisais, j'é-
pouserais vingt maris. Il me dédaignonait, que je loi par-
donnerais ; car, m'aimât-il à la Me, je ne le piyeni jamais
de retour.
NiMSSA.
Que direz-TOus donc à Fauconbridge , le jeune baron
d'Angleterre ?
PORTIA.
Tu sais que je ne lui dis rien» car nous ne nous com-
prenons ni l'un ni l'autre : il ne possède ni le latin , ni le
français, ni l'italien , et vous pourez jurer en coarde jus-
tice que je ne possède pas une pauvre obole d'anglais. Il
est le portrait d'un homme distingué. Mais, hélas ! qui peut
causer avec un mannequin ? Qu'il est drôlement affaMé ! Je
pense qu'il a acheté son pourpoint en Italie, son haut-de-
chausses en France, sa toque en Allemagne et ses manières
partout.
NÈRISSA.
Que pensez- vous du lord écossais, son proche voisin (18}?
TORTIA.
Qu'il fait preuve de charité envers son prochain» car il a
emprunté un soufQet à l'Anglais et a juré de le lui ren-
dre, quand il en serait capable. Je crois que le Français loi
a donné sa garantie et s'est engagé à restituer le double.
NÈRISSA.
Ck)mment trouvez- vous le jeune Allemand, le neveu du
duc de Saxe ?
PORTIA.
Répugnant le matin, lorsqu'il est à jeun, et plus répu-
gnant dans l'après-midi, lorsqu'il est ivre. Dans ses meil-
leurs moments, il vaut un peu moins qu'un homme ; dans
ses plus mauvais, un peu plus qu'une bête. Quelque mal-
heur qui m'arrivc, j'espère trouver moyen de lui échapper.
SCÈNE 11. 179
NÈRISSA.
S'il offre de tenter l'épreuve et qu'il choisisse le eoffiret
gagnant, vous refuseriez d'accomplir la volonté de votre
père, en refusant de l'épouser ?
PORT! A,
Aussi, de crainte de malheur, mets, je t'en prie, un grand
verre de vin du Rhin sur le coffret opposé : car, quand le
diable serait dedans, si cette tentation est dessus, je sais bien
qu'il le choisira. Je ferai tout au monde, Mérissa, plutôt
que d'épouser une éponge.
NfoUSSA.
Vous n'avez rien à craindre, madame , vous n'aurez aucun
de ces seigneurs ; ils m'ont fait connaître leur résolution de
s*en retourner chez eux et do ne plus vous troubler de leurs
hommages, à moins que, pour tous obtenir, il n'y ait un
autre moyen que le choix des coffrets imposé par yotre père.
PORTIA.
Dussé-je vivre aussi vieille que la Sibylle, je mourrai
chaste comme Diane, à moins que je ne sois obtenue selon
la dernière volonté de mon père. Je suis charmée de voir si
raisonnables ce tas de soupirants : car il n'en est pas un pour
l'absence duquel je ne brûle, et je prie Dieu de leur accor-
der un bon voyage (16).
NÈiaSSA.
Vous rappelez- vous , madame, un Vénitien, un savant,
un brave, qui vint ici, du vivant de votre père, en compagnie
du marquis de Montferrat ?
PORTlA.
Oui, oui, Bassanio! C'est ainsi, je crois, qu'on l'ap-
' pelait.
NÉRÎSSA.
Justement, madame ; do tous les hommes que mes faibles
yeux aient jamais regardés, c'est lui qui est le plus digne
d'une jolie femme.
180 LE MARCHAND DE VENISE.
PORTIA.
Je me le rappelle bien ; et, tel que je me le raiq)eUe, il
mérite tes éloges.
Entre on valet.
PORTIA.
Eh bien ! quoi de nouveau ?
LE VALET.
Les quatre étrangers vous cherchent , madame , pour
prendre congé de vous. Il est arrivé un courrier dépêché par
un cinquième, le prince de Maroc. Il porte la nouvelle que
le prince, son maître, sera ici ce soir.
PORTIA.
Si je pouvais souhaiter la bienvenue au cinquième aussi
volontiers que je souhaite un bon voyage aux quatre autres,
je serais charmée de son approche : eût-il les qualités d'un
saint, s'il a le teint d'un diable, je l'aimerais mieux pour
confesseur que pour mari. Viens, Nérissa.
An valet.
Maraud, marche devant. Au moment où nous fermons
la grille sur un soupirant, un autre frappe à la porte.
lis sortent.
SCÈNE 111.
[Venise. Devant la maison de Shylock.]
Entrent Bassanio et Shtlock.
SIIVLOCK.
Trois mille ducats? Bien.
BASSANIO.
Oui, monsieur, pour trois mois.
SHYLOCK.
Pour trois mois ? Bien.
SCÈNE Ul. 181
BÂSSAKIO.
Pour laquelle somme, comme je vous l'ai dit, Antonio
s'engagera.
snYLOCK.
Antonio s'engagera... Bien.
BÂSSAKIO.
Pouvez-vous me rendre ce service ? Voulez-vous me faire
ce plaisir ? Connaltrai-je votre réponse ?
SHYLOCK.
Trois mille ducats, pour trois mois, et Antonio engagé.
bassânio.
Votre réponse à cela ?
SHYLOCK.
Antonio est bon.
BÂSSÂNIO.
Avez*yous jamais entendu contester cela T
SHYLOCK.
Oh! non, non, non, non. Quandje dis qu'il estbon, je veux
dire qu'il est solvable. Mais ses ressources sont exposées;
il a un galion en route pour Tripoli, un autre pour les Indes.
De plus, j'apprends sur le Rialto qu'il en a un troisième
pour Mexico, un quatrième pour l'Angleterre, et d'autres
encore aventurés dans de lointaines spéculations. Mais les
navires ne sont que des planches, les matelots que des hom-
mes. Il y a des rats de terre et des rats d'eau, des voleurs
de terre et des voleurs d'eau, je veux dire des pirates;
et puis il y a le danger des eaux, des vents, et des rocs.
L'homme est néanmoins solvable. Trois mille ducats?... Je
crois que je peux prendre son billet.
bâssanio.
Soyez assuré que vous le pouvez.
SHYLOCK.
Je veux en être assuré ; et c'est pour m'en assurer que je
veux réfléchir... Puis-je parler à Antonio?
VIII. it
182 LE MARCHAND DE VENISE.
BASSANIO.
Si VOUS voulez dloer avec nous.
SHYLOCK.
Oui, pour sentir le porc, pour manger de la demeure où
votre prophète, le Nazaréen, a évoqué le diable ! Je veux
bien acheter avec vous, vendre avec vous, causer avec vous,
cheminer avec vous, et ce qui s'en suit ; mais je neveux pas
manger avec vous, boire avec vous, ni prier avec vous...
Quelles nouvelles au Rialto?... Qui vient ici?
Entre ANTONIO.
BASSANIO.
— C'est le signor Antonio.
SHYLOCK 9 à part.
Comme il a l'air d'un publicain flagorneur! — Je le hais
parce qu'il est chrétien, — mais surtout parce que, dans sa
simplicité vile, — il prête de l'argent gratis et fait baisser
— le taux de l'usance ici, parmi nous, à Venise. — Si ja-
mais je le tiens dans ma poigne, — j'assouvirai la vieiOe
rancune que je lui garde. — Il hait notre sainte nation; et
il clabaude, — dans l'endroit même où se réunissent les
marchands, — contre moi, contre mes opérations, contre
mes légitimes profits — qu'il appelle intérêts! Maudite soit
ma tribu, - si je lui pardonne!
BASSANIO 9 parlant haat è Shylock qni paraît absorbé.
Shylock ! entendez-vous?
SHYLOCK.
— Je calcule ce que j'ai en réserve, - et, d'après une
évaluation faite de mémoire, — je ne puis immédiatement
réunir le capital — entier de ces trois mille ducats. N'im-
porte! — Tubal, un riche hébreu de ma tribu, — me four-
nira ce«qu'il faut... Mais doucement; combien de mois ~
demandez-vous?
SCÈNE m. 183
A Antonio.
Le bonheur vous garde, bon signor ! — Le nom de Votre
Honneur était justement sur nos lèvres.
ANTONIO.
^ Sbylock, bien que je n'aie pas l'usage de prêter ni
d'emprunter — à intérêt, — cependant, pour subvenir aux
besoins urgents de mon ami, — je romprai une habitude.
A BassiiDio.
Sait-il déjà — combien vous voudriez?
SHYLOCK.
Oui, oui, trois mille ducats.
ANTONIO.
— Et pour trois mois.
SHYLOCK.
— J*avais oublié... Trois mois, m'a vez-vous dit? — Et
puis, votre billet... Ah çà, voyons... mais... écoutez! —
Tous avez dit, ce me semble, que vous ne prêtiez ni n'em-
pruntiez — à intérêt.
ANTONIO.
Je ne le fois jamais.
SHYLOCK.
— Quand Jacob menait pattre les moutons de son oncle
Laban, — grâce à ce que fit pour lui sa prudente mère, —
ce Jacob était le troisième patriarche — après notre saint
Abraham; oui, il était le troisième.
ANTONIO.
— Eh bien, après? Prêtait-il à intérêt?
SHYLOCK.
— Non, il ne prêtait pas à intérêt; pas, comme vous
diriez, — positivement à intérêt. Écoutez bien ce que faisait
Jacob. — Laban et lui étaient convenus — que tous les
agneaux qui étaient rayés et tachetés — seraient le salaire
de Jacob. Les brebis, étant en rut, — cherchèrent les bé-
liers à la fin de l'automne ; - tandis que le travail de la gé-
184 LE MARCHAND DE VENISE.
nération — s'accomplissait entre ces bêtes à laine, — le
malin bei^er se mit à me peler certaines baguettes» —et. aa
moment de l'œuvre de nature, — les planta devant les
brebis lascives, — lesquelles, concevant alors, mirent bas,
au moment venu , — des agneaux bariolés , et ceux-ci
furent pour Jacob. ~ C'était là un moyen de pro6t, et Jaoob
était béni, — et le profit est bénédiction quand il n'est pas
volé.
ANTONIO.
— Jacob, monsieur, servait là en vue d*un bénéfice aven-
tureux — qu'il n'était pas en son pouvoir de produire, -
mais qui était réglé et créé par la main de Dieu. — Est-ce
là un argument pour justiGer l'intérêt T — Votre or et votre
argent sont-ils des brebis et des béliers?
SHYLOCK.
— Je ne saurais dire; je les fais produire aussi vite. -
Mais suivez-moi bien, signor...
ANTONIO.
Remarquez ceci, Bassanio, ~ le diable peut citer rÉcri-
ture pour ses fms. — Une Ame mauvaise produisant de
saints témoignages — est comme un scélérat à la joue sou-
riante, — une belle pomme pourrie au cœur. — Oh! que
la fausseté a de beaux dehors !
SHYLOCK.
— Trois mille ducats! c'est une somme bien ronde! -
Trois mois de douze... Voyons quel sera le taux?
ANTONIO.
— Eh bien, Shylock, serons-nous vos obligés?
SHYLOCK.
— Signor Antonio, mainte et mainte fois, — sur le
Rialto, vous m'avez honni — à propos do mon argent et de
mes usances. — Je l'ai supporté patiemment en haussant
les épaules, — car la souffrance est l'insigne de toute notre
tribu. — Vous m'appelez mccrcant, chien, coupe-jarrets,
SCÈNE m. 185
— el vous crachez sur mon gaban juif, - et cela parce
que j*use de ce qui m'appartient. - Eh bien, il pa-
rait qu'aujourd'hui vous avez besoin de mon aide. — En
avant donc ! vous venez à moi et vous me dites : — Shylock,
nous voudrions de l'argent!.. Vous dites cela, — vous qui
vidiez votre bave sur ma barbe — et qui me repoussiez du
pied comme vous chassez un limier étranger — de votre
seuil ! Vous sollicitez de l'argent ! — Que devrais-je vous
dire? Ne devrais-je pas vous dire : — Est-^e qu'un chien a
de f argents Est-il possible — qu^un limier puisse prêter trois
miUe ducats ? Ou bien, — dois-je m'incliner profondément
et, d'un ton servile, — retenant mon haleine dans un mur-
mure d'humilité, — vous dire ceci : — Mon beau monsieur ,
vous avez craché sur moi mercredi dernier^ — vous m'avez
chassé du pied tel jour; une autre fois^ — vous m'avez appelé
chien; pour toutes ces courtoisies — je vais vous prêter tant
d'argent?
ANTONIO, vivement.
- Je suis bien capable de t'appeler encore de même, — de
cracher sur toi encore, de te chasser du pied encore. — Si
tu prèles cet argent, ne le prête pas — comme à un ami ;
l'amitié a-t-elle jamais tiré — profit du stérile métal confié
à un ami? — Non, considère plutôt ce prêt comme fait à
ton ennemi. — S'il manque à l'engagement, tu auras meil-
leure figure - à exiger contre lui la pénalité.
SHYLOCK.
Ah ! voyez comme vous vous emportez ! — Je voudrais
me réconcilier avec vous, avoir votre affection, — ou-
blier les affronts dont vous m'avez souillé, — subvenir à
vos besoins présents, sans prendre un denier — d'intérêt
pour mon argent, et vous ne voulez pas m'entendre ! —
Mon offre est bienveillante pourtant !
ANTONIO.
Ce serait la bienveillance même.
186 LB MARCHAND DE VKRISK.
SHYLOCK.
— Celle bienveillance, je veux vous la montrer. — Venez
avec moi chez un noiaire, signez-moi là — un simple billet.
Et, par manière de plaisanterie, — si vous ne me rem-
boursez pas Ici jour, — en tel endroit, la somme ou les
sommes — énonciées dans l'acte, qu'il soit stipulé — que
vous perdrez une livre pesant ~ de votre belle cbair» la-
quelle sera coupée et prise — dans telle partie de votre
corps qui me plaira.
AMONIO.
— Ma foi, j'y consens; je signerai ce billet — et je dirai
que le juif fait preuve de grande bienveillance.
BASSAN10.
— Vous ne signerez pas un pareil billet pour naoi ; —
j'aime mieux rester dans ma nécessité.
ANTONIO.
— Allons! ne crains rien, l'ami, je n'encours pas celle
perte. — Dans deux mois, c'est-à-dire un mois avant —
l'échéance, je compte qu'il me rentrera - neuf fois la va-
leur de ce billet.
SHYLOCK.
— 0 père Abraham ! ce sont bien là les chrétiens ! — La
dureté de leurs propres procédés leur apprend à suspecter—
les intentions des autres.
A Dassanio.
Répondez-moi, je vous en prie : — s'il manque à
l'échéance, que gagnerai-je -- à exiger le dédit? — Une
livre de chair, ôtée d'un homme, - n'est pas aussi estima-
ble ni aussi profitable qu'une livre ~ de chair de mouton,
de bœuf ou de chèvre». Je le répète, — c'est pour acheter
ses bonnes grâces que je lui offre ce service. — S'il l'acccple»
soit! Si non, adieu! — Mais, de grâce, ne m'outragez pas
jusque dans ma bonté.
SCÈNE IV. 187
ANTONIO,
— Oui, Shylock, je signerai ton billet.
SHYLOCK.
— Allez donc sur le champ m'attendra chez le notaire;
— faites-lui rédiger ce plaisant billet. — Moi, je vais tout
droit chercher les ducats, — donner un coup d œil à mon
logis, laissé à la garde périlleuse — d'un valet négligent ;
et aussitôt — je suis à vous.
11 sorL
ANTONIO.
Cours, aimable juif. — Cet Hébreu se fera chrétien, il
devient bon.
BASSANIO.
— Je n*aime pas les plus beaux termes à la pensée d'un
coquin.
ANTONIO.
— Marchons. Il n'y a ici rien à redouter : — mes navires
arrivent un mois avant l'échéance.
Ils sortent.
SCÈNE iV.
[BelmoDt. Chez Portia.]
Fanfare de cor. Entre LE prince de Maroc, niore basané, veto de
blanc, et trois on quatre courtisans costumés de ipême ; puis PoRTiA,
Nérissa et d'autres suivantes.
MAROC.
— Ne me prenez point en aversion à cause de mon teint,
— sombre livrée du soleil de bronze — dont je suis le voi-
sin et près de qui j'ai été nourri! — Amenez-moi Tclre le
plus blanc qui soit né vers le nord, — là oti le feu de Phébus
fait à peine fondre les glaçons ; — et pour l'amour de vous,
faisons-nous une incision - afin de voir qui des deux a le
188 LE MARCHAND DE VENISE.
sang le plus rouge. — Je te le dis, belle dame, ce visage —
a terrine les vaillants, et, je le jure par nnon amour, — les
vierges les plus admirées de nos climats — ne l'en ont que
plus aimé. Je ne voudrais pas changer de couleur, —à
moins que ce ne fût pour ravir vos pensées, ma douce
reine.
PORTIA.
— Dans mou choix je ne suis pas uniquement guidée
— par l'impression superficielle d'un regard déjeune fille;
— d'ailleurs la lolerie de ma destinée — m'ôte la faculté
d'un choix volontaire. — Mais si mon père ne m'avait pas
astreinte, — par sa sagesse tutélaire, à me donner pour
femme — à celui qui m'obtiendra par le moyen que je
vous ai dit, — vous, prince renommé, vous auriez autant
de titres — que tous ceux que j'ai vus venir ici, — à mon
affection.
MAROC.
C'est assez pour que je vous rende grâce. — Veuillez
donc, je vous prie, me conduire à ces coffrets, — que je
tente ma fortune. Par ce cimeterre — qui a égorgé le Sophi
et un prince persan, — qui a gagné trois batailles sur le
sultan Soliman, — je suis prêt à foudroyer de mon regard
les regards les plus insolents, — et de ma bravoure le plus
audacieux courage ; — à arracher les oursins de la mamelle
de l'ourse. — et même à insulter le lion rugissant après sa
proie, — pour te conquérir, ma dame! Mais, hélas! — si
Hercule et Lychas jouent aux dés — à qui l'emportera, le
plus beau coup — peut tomber par hasard de la main la
plus faible, — et Alcide sera battu par son page. — Ainsi
pourrais-je, guidé par l'aveugle fortune, — manquer ce que
peut atteindre un moins digne, — et en mourir de dou-
leur !
PORTIA.
Il faut accepter votre chance ; — renoncez tout à fait à
SCÈNE Y. 189
choisir, — ou jurez, avant de choisir, que, si vous faites
un mauvais choix, — jamais, à l'avenir, vous ne parlerez
de mariage - à aucune femme... Ainsi, réfléchissez.
MAROC.
- J'y consens, allons ! conduisez-moi à ma chance.
PORTIA.
— Au temple, d'abord! Après dtner, - vous tenterez
votre hasard.
HÀROG.
Alors que la fortune me soit bonne ! —Elle peut me faire
une existence ou bénie ou maudite!
Ils sorteot. Fanfares de cor.
SCÈNE V.
[Venise. Une rne.]
£ntre Lancelot Gobbo (17).
lANCELOT.
U faudra bien que ma conscience m'autorise à décamper
de chez le juif, mon maître. Le démon me touche le coude
et me tente, en me disant : Gobbo, Lancelot Gobbo, ou bon
Lancelot, ou bon Gobbo, ou bon Lancelot Gobbo, joue des
jambes, prends ton élan et décampe. Ma conscience dit :
Non, prends garde, honnête Lancelot, prends garde, honnête
Gobbo, ou, comme je disais, honnête Lancelot Gobbo, ne
fuis pas, mets ce projet de fuite sous tes talons. Alors le dé-
mon imperturbable me presse de faire mes paquets : en
route! dit le démon, va t'en! dit le démon , au nom du ciel,
prends un brave parti, dit le démon, et décampe. Alors, ma
conscience, se pendant au* cou de mon cœur, me dit très-
sagement : — Mon honnête ami Lancelot, toi qui es le (Us
d'un honnête homme (ou plutôt d'une honnête femme ; car
190 LE IIABCHA5D DE VENISE.
mon père a eu quelque petite tache, il s'est parfois laissé
aller, il avait certain goût...) Alors ma conscience me dit :
Lancelot^ ne bouge pas. Bouge^ dit le démon. Ne bauge
pas, dit ma conscieDce. Conscience^ dis-je, vous me conseil-
lez bien; démon, dis-je, vous me conseillez bien. Pour obéir
à ma conscience, je dois rester avec le juif mon maître qui,
Dieu me pardonne, est une espèce de diable ; et, pour dé-
camper de chez le juif, je dois obéir au démon qui, sauf
votre respect, est le diable en personne. Mais, pour sûr, le
juif est le diable incarné; et, en conscience, ma conscience
est une bien dure conscience de me donner le conseil de
rester chez le juif. C'est le démon qui me donne le conseil
le plus amical Je vas décamper, démon ; mes talons sont
à vos ordres ; je vas décamper !
Entre le vieux GoBBO, portant an panier.
GOBBO.
Monsieur! Jeune homme! c'est à vous que je m'adresse!
Quel est le chemin pour aller chez le maître juif?
LANCELOT, à part.
0 ciel ! c'est mon père légitime ! Comme il est presque
aveugle et qu'il a la gravelle dans l'œil, il ne me reconnaît
pas. Je vais tenter sur lui des expériences.
GOBBO.
Mon jeune maître, mon gentilhomme, quel est le che-
min, je vous prie, pour aller chez le maître juif?
LANCELOT.
Tournez à main droite, au premier détour, puis, au dé-
tour suivant, à main gauche, puis, morbleu, au prochain
détour, ne tournez ni h main droite, ni à main gauche, mais
descendez indirectement chez le juif.
GOBBO.
Par les sentiers de Dieu ! ce sera un chemin difflcilc à
SG£^E V. 191
trouver. Pourriez-vous me dire si un certain Lancelot qui
demeure avec lui, demeure avec lui ou non?
UNCELOT.
Parlez-vous du jeune sieur Lancelot?
A part.
Remarquez-moi bien, je vais fairejouer les grandes eaux.
Haat.
Parlez-vous du jeune sieur Lancelot?
GOBBO.
Ce n'est pas un sieur, monsieur, mais le fils d'un pauvre
homme. Son père, quoique ce soit moi qui le dise, est un
honnête homme, excessivement pauvre, mais. Dieu merci,
en état de vivre.
LANCELOT.
Soit! que son père soit ce qu'il voudra, nous parlons du
jeune sieur Lancelot.
60BB0.
De Lancelot, pour vous servir, seigneur !
LANCELOT.
Mais, dites-moi, je vous prie, vieillard, ergd, je vous sup-
plie, parlez-vous du jeune sieur Lancelot?
GOBBO.
De Lancelot, n'eu déplaise à Votre Honneur.
LANCELOT.
Ergb^ du sieur Lancelot ! ne parlez pas du sieur Lancelot,
père, car le jeune gentilhomme (grâce à la fatalité et à la
destinée et autres locutions hétéroclites, grâce aux trois
Sœurs et autres branches de la science), est effectivement
décédé ; ou, pour parler en termes nets, il est allé au ciel.
GOBBO.
Morbleu, Dieu m'en préserve! Ce garçon était mon uni-
que bâton de vieillesse, mon unique soutien.
LANCELOT.
Est-ce que j'ai l'air d'un gourdin, d'un poteau, d'un bâ-
ton, d'un étai? Me reconnaissez- vous, père?
192 LE MARCHAND DB YKRISB.
GOBBO.
Hélas! non, je ne vous reconnais pas, mon jeune gen-
tilhomme ; mais, je vous en prie, dites-moi, mon garçon
(Dieu fasse paix à son âme!) est-il vivant ou mort?
LANCELDT.
Est-ce que vous ne me reconnaissez pas, père?
GOBBO .
Hélas ! monsieur, j'ai la vue trouble, je ne vous recon-
nais pas.
LLNCELOT.
Àh ! ma foi, vous auriez vos yeux que vous risqueriei
aussi bien de ne pas me reconnaître ; bien habile est le père
qui reconnaît son propre enfant 1 Eb bien, vieux, je vais vous
donner des nouvelles de votre fils ; donnez-moi votre béné-
diction. La vérité doit se faire jour; un meurtre ne peut
rester longtemps caché, le fils d'un homme le peut, mais, h
la fin, la vérité se découvre.
GOBBO.
Je vous en prie, monsieur, mettez-vous debout : je suis
sûr que vous n'êtes pas Lancelot, mon garçon.
LANCELOT.
Je vous en prie, cessons de batifoler, donnez-moi votre
bénédiction. Je suis Lancelot, celui qui était votre garçon,
qui est votre fils, qui sera votre enfant.
GOBBO.
Je ne puis croire que vous soyez mon fils.
UNCELOT.
Je ne sais ce que j'en dois croire; mais je suis Lancelot,
l'homme du juif; et ce dont je suis sûr, c'est que Margue-
rite, votre femme, est ma mère.
GOBBO.
Son nom est Marguerite, en effet. Je puis jurer, si tu es
Lancelot, que tu es ma chair et mon sang. Dieu soit béni !
SCÈNE V. 193
Quelle barbe tu as ! Tu as plus de poils à ton menton que
Dobbin, mon limonnier, à sa queue.
UNCELOT.
Il faut croire alors que la queue de Dobbin pousse à re-
bours ; je suis sûr qu'il avait plus de poils à la queue que je
n'en ai sur la face, la dernière fois que je l'ai yu.
GOBBO.
Seigneur ! que tu es changé !... Comment vous accordez-
vous/ ton maître et toi? Je lui apporte un présent. Com-
ment vous accordez- vous maintenant?
UNCELOT.
Bien, bien. Mais quant à moi, comme j'ai pris la résolu-
tion de décamper de chez lui, je ne m'arrêterai pas que je
n*aie couru un bon bout de chemin. Mon maître est un vrai
juif. Lui donner un présent, à lui ? Donnez-lui une hart. Je
meurs de faim à son service; vous pourriez compter toutes
les phalanges de mes côtes. Père, je suis bien aise que vous
soyez venu ; donnez-moi ce présent- là à un certain monsieur
Bassanio. En voilà un qui donne de magnifiques livrées
neuves ! Si je n*entre pas à son service, je veux courir aussi
loin que Dieu a de la terre... 0 rare bonheur! Le voici en
personne. Abordez-le, père : car je veux être juif, si je sers
le juif plus longtemps.
Entre Dassanio, saivi de Lêonardo et d'autres domesUqaes.
BASSANIOy i an valet.
Vous le pouvez, mais hâlez-vous, pour que le souper soit
prêt au plus tard à cinq heures. Faites porter ces lettres à
leur adresse, faites faire les livrées, et priez Gratiano de ve-
nir chez moi incontinent.
Sort an valet.
LANCELOTy bas i Gobbo.
Abordez-le, père !
194 LE MARGHÂlID DE YBRISI.
GOBBO.
Dieu béDÎsse votre Excellence !
BASSANIO.
Grand merci ! Me veux-tu quelque chose?
GOBBO.
Voici mon fils, monsieur, un pauvre garçon...
UNCELOT.
Non pas un pauvre garçon, monsieur, mais bien le servi-
teur du riche juif, lequel voudrait, monsieur, conune mon
père vous le spécifiera...
GOBBO.
Il a, comme on dirait, une grande démangeaison de
servir...
LANGELOT.
Eiïectivement, le résumé et Texposé de mon aflaire, c'est
que je sers le juif et que je désire, comme mon père vous le
spéciGera....
GOBBO.
Son mattre et lui, sauf le respect dû à votre Excellence,
ne sont pas tendres cousins...
LANGELOT.
Pour être bref, la vérité vraie est que le juif, m*ayant mal
traité, m*oblige, comme mon père, en sa qualité de vieillard,
vous Texpliquera, j'espère, avec féconde...
GOBBO.
J'ai ici un plat de pigeons que je voudrais offrir à votre
Excellence, et ma requête est...
LANGELOT.
Bref, la requête est pour moi de grande impertinence,
ainsi que voire Excellence l'apprendra par cet honnête vieil-
lard, qui, quoique ce soit moi qui le dise, est pauvre, quoi-
que vieux, et de plus est mon père...
BASSAMO.
Qu'un de vous parle pour tous deux... Que voulez-vous?
SCÈNE V. 195
LANCELOT.
Vous servir, monsieur.
GOBBO.
Voilà Tunique méfait de notre demande, monsieur.
BASSilNiPy à Lancelot.
~ Je te connais bien ; tu as obtenu ta requête. — Shy-
lock, ton maître, m'a parlé aujourd'hui même — et a con-
senti à ton avancement, si c'est un avancement - que de
quitter le service d'un ricbejuif pour te mettre — à la suite
d'un pauvre gentilhomme comme moi. —
LANCELOT.
Le vieux proverbe se partage très-bien entre mon maître
Shylock et vous, monsieur : vous avez la grAce de Dieu,
monsieur, et lui, il a de quoi.
BASSANIO.
— Bien dit... Va, père, avec ton fils. — Va prendre congé
de ton vieux maître, et fais-toi indiquer — ma demeure.
A ses geos.
Qu'on lui donne une livrée — plus galonnée qu'à ses
camarades. N'y manquez pas. —
H s*eDlrelieDt i voix basse avec Léonardo.
UKCELOT.
Enlevé, mon père !.. Ah ! je ne suis pas capable de trou-
ver une place! Ah! je n'ai jamais eu de langue dans ma
léte!.. Bien.
Regardant la paame de sa main.
Est-il un homme en Italie qui puisse, en jurant sur la
Bible, étendre une plus belle paume?.. J'aurai du bonheur:
tenez, rienquecettesimplelignede vie (18)! Voici une menue
ribambelle d'épouses ! Hélas! quinze épouses, ce n'est rien.
Onze veuves, et neuf vierges, c'est une simple mise en train
pour un seul homme; et puis, cette échappée à trois noyades !
et ce péril qui menace ma vie aubord d'un lit de plume!.. Ce
sont de simples chances!.. Allons, si la fortune est femme,
196 LE MARCHAND DB VENISE.
à ce compte-là c*est une bonne fille... Tenez, mon père ; je
vas prendre congé du juif en un clin d'œii.
Sortent Lancelot et le vieux Gobbo.
BASSANIO.
— Je t*en prie, bon Léonardo, pense à cela. — Quand
tu auras tout acheté et tout mis en place, — reviens vite,
car je festoie ce soir — mes connaissances les plus estimées.
Dépêche- toi, va.
LÉONÂRDO.
— J'y mettrai tout mon zèle.
Entre Gratiano.
GRATIANO.
— Où est votre maître?
LÊONARDO.
Là bas, monsieur, il se promène.
Sort LéoDardo.
GRATIANO.
— Signor Bassanio...
BASSANIO.
Gratiano !
GRATIANO.
— J'ai une chose à vous demander.
BASSANIO.
Vous l'avez obtenue.
GRATIANO.
— Vous ne pouvez plus me refuser : il faut que j'aille
avec vous à Belmont.
BASSANIO.
— S'il le faut, soit !.. Mais écoute, Gratiano, — tu es trop
pétulant, trop brusque, trop tranchant en paroles. — Ces
façons-là te vont assez heureusement, — et ne sont pas des
défauts pour des yeux comme les nôtres; — mais pour
ceux qui ne te connaissent pas, ch bien, elles ont — quel-
SCÈNE VI. 197
que chose de trop libre. Je t'en prie, prends la peine — de
calmer par quelques froides gouttes de modestie — Teffer-
vescence de ton esprit ; sans quoi ta folle conduite — me
ferait mal juger aux lieux où je vais, - et ruinerait mes
espérances.
GRÀTIÂNO.
Signor Bassanio, écoutez-moi : — si vous ne me voyez
pas adopter un maintien grave, — parler avec réserve, jurer
modérément, - porter dans ma poche des livres de prière,
prendre un air de componction, — et, qui plus est, quand
on dira les grâces, cacher mes yeux, — comme ceci, avec
mon chapeau, et soupirer, et dire : Âmen! — enfin ob-
server tous les usages de la civilité, — comme un être qui
s'est étudié à avoir la mine solennelle — pour plaire à sa
grand'mère, ne vous fiez plus à moi!
BASSÂNIO.
— C'est bien , nous verrons comment vous vous compor-
terez.
GRÀTIANO:
— Àh ! mais je fais exception pour ce soir. Vous ne pren-
drez pas pour arrhes — ce que nous ferons ce soir.
BASSANIO.
Non, ce serait dommage. — Je vous engagerais plutôt à
revêtir — votre plus audacieux assortiment de gaieté, car
nous avons - des amis qui se proposent de rire... Sur ce,
au revoir! — J'ai quelques affaires.
GRATIANO.
— Et moi, il faut que j'aille trouver Lorenzo et les autres;
— mais nous vous rendrons visite à l'heure du souper.
Ils sortent.
VIII. 13
198 u KiRGHÂMD m uns.
SCÈNE VI.
[Yenite. Une chambre ehez Sbylo^].
EDtreDt JBSSiCà et Lancilot.
JXSSIGA.
— Je suis fâchée que tu quittes ainsi mon père; — notre
maison est un enfer, et toi» joyeux diable, — ta loi dércriMis
un peu de son odeur d*ennui ; — mais adieu. Yoîd un ducat
pour toi. — Àh ! Lancelot, tout à l'heure au souper ta ver-
ras — Lorenzo, un des convives de ton nouveau mattre : -
donne-lui cette lettre... secrètement! — Sur ce, adiealJe
ne voudrais pas que mon père — me vit causer avec toi.
LANCELOT, larmoyant.
Adieu ! . . Les pleurs sont mon seul langage. . . 0 ravissante
païenne, délicieuse juive ! Si un chrétien ne fait pas quelque
coquinerie pour te posséder, je serai bien trompé. Mais^adieu !
Ces sottes larmes ont presque noyé mon viril courage. Adieu!
11 ton.
JESSIGÀ.
— Porte-toi bien, bon Lancelot. Hélas ! Quel affreux pédié
c'est en moi — que de rougir d'être l'enfant de mon père ! -
Mais quoique je sois sa fille par le sang, — je ne la suis pas
par le caractère. 0 Lorenzo, — si tu tiens ta promesse, je
terminerai toutes ces luttes : — je me ferai chrétienne pour
être ta femme bien-aimée.
Elle tort.
SCÈNE VU.
[Toujours i Venise. Une me].
Entrent GaATUMO, LoREifzo, Saueimo et Solanio.
LORENZO.
— Oui, nous nous esquiverons pendant le souper ; -
SGÉNB Vn. 199
nous nous déguiserons chez moi» et nous serons de retour
— tous en moins d'une heure.
GRATIÂNO.
Nous n'avons pas fait de préparatifs suffisants.
SJOARINO.
— Nous n'avons pas encore retenu de porte-torche.
SOLANIO.
— C'est bien vulgaire, quand ce n'est pas élégamment
arrangé; — il vaut mieux, selon moi, nous en passer.
LORENZO.
— n n'est que quatre heures ; nous avons encore deux
heures — pour nous équiper.
Entre Lancelot, portant one lettre.
LORSNZO.
Ami Lancelot, quelle nouvelle?
LANGELOT.
— S'il vous plaît rompre ce cachet, vous le saurez pro-
bablement.
LORENZO.
— Je reconnais la main ; ma foi , c'est une jolie main :
— elle est plus blanche que le papier sur lequel elle a écrit,
— cette jolie main-là !
GRÀTIAMO .
Nouvelle d'amour, sans doute. —
LÂNŒLOT, se retirant.^
Avec votre permission, monsieur...
LORENZO.
(Kl vas-tu?
UNCELOT.
Pardieu, monsieur, inviter mon vieux maître le juif à
souper ce soir chez mon nouveau maître le chrétien.
LORENZO, bai à Lancelot, en loi remettant de l'argent.
— Arrête ; prends ceci... Dis h la gentille Jessica —
206 LE MARGHÂRD DE VENISE.
que je ne lui manquerai pas... Parle-lui en seeret; fa.
Sort Laacelol.
— Messieurs, — voulez-vous VOUS préparer pour la masca-
rade de ce soirT — Je suis pourvu d'un porte-torche.
SAURINO.
— Oui, pardieu ! j'y vais à l'instant.
SOLANIO.
— Et moi aussi.
LORINZO.
Venez nous rejoindre, Gratiano et moi, - dans une heure
d'ici, au logis de Gratiano.
SAURINO.
— Oui, c'est bon.
Sortent Salarino et Solanio.
GRATIANO,
— Cette lettre n'était-elle pas de la belle Jessica?
LORENZO.
— Il faut que je te dise tout! Elle me mande — le moyen
par lequel je dois l'enlever de chez son père, — l'or et les
bijoux dont elle s'est munie, — le costume de page qu'elle
tient tout prêt. — Si jamais le juif son père va au ciel, —
- ce sera grAce à sa charmante fille ; — quant à elle, jamais
le malheur n'oserait lui barrer le passage, — si ce n*est
sous le prétexte — qu'elle est la fille d'un juif mécréant
— Allons, viens avec moi ; lis ceci, chemin faisant : — la
belle Jessica sera mon porte-torche !
Ils sortent.
SCÈNE VIII.
[Toujours à Venise. Devant la maison de Shylock.]
Entrent Shylock et Lancelot.
SHTLOCK.
— Soit! tu en jugeras par tes yeux, tu verras ^ la dif-
férence entre le vieux Shylock et Bassanio. - Holà , Jessica !..
SCÈNE YIII. 201
Tu ne pourras plus l'empiffrer — comme tu faisais chez
moi... Holà, Jessica !... — ni dormir, ni ronfler, ni mettre
en lambeaux ta livrée. — Eh bien ! Jessica, allons !
LANGELOT^ criant.
Eh bien ! Jessica !
SHTLOGK.
— Qui te dit d'appeler? Je ne te dis pas d'appeler. —
LANCELOT.
Votre Honneur m'a si souvent répété que je ne savais rien
faire sans qu'on me le dise !
Entre Jessica.
JESSICA 9 Sbylock.
— Appelez-vous? Quelle est votre volonté?
SHYLOGK.
— Je suis invité à souper dehors, Jessica : -^ voici mes
clefs... Mais pourquoi irais-je? — Ce n'est pas par amitié
qu'ils m'invitent : ils me flattent! — J*irai pourtant, mais
par haine, pour manger — aux dépens du chrétien pro-
digue... Jessica, ma fille, — veille sur ma maison... J'ai
une vraie répugnance à sortir : — il se brasse quelque vi-
lenie contre mon repos, — car j'ai rêvé cette nuit de sacs
d'argent. —
LANCELOT.
Je vous en supplie, monsieur, partez; mon jeune maître
est impatienté de votre présence.
SHYLOGK.
Et moi, de la sienne. •
LANCELOT.
Ils ont fait ensemble une conspiration... Je ne dis pas
que vous verrez une mascarade ; mais si vous en voyez une,
cela m'expliquera pourquoi mon nez s'est mis à saigner le
dernier lundi noir (19), à six heures du matin, après avoir
202 LB MARCHAND DE VBRISB.
saigné» il y a quatre ans, le mercredi des oendres» dans Ta»
près-midi.
SHYLOGK.
— Quoi ! il y aura des masques? Écoutez-moi, Jessica;
— fermez bien mes portes ; et quand vous entendrez le tam-
bour—et rignoble fausset du fifre au cou tors, —n'allez pas
grimper aux croisées, ~ ni allonger votre téta sur la voie
publique — pour contempler ces fous de chrétiens aux vi-
sages vernis. — Mais bouchez les oreilles de ma maison, je
veux dire mes fenêtres. — Que le bruit de la vaine extrava-
gance n'entre pas — dans mon austère maison... Par le
bâton de Jacob, je jure — que je n'ai nulle envie de souper
dehors ce soir; — mais j'irai... Pars devant moi, drôle, —
et dis que je vais venir.
lângelot.
Je pars en avant, monsieur.
Bas, à Jessica.
Maltresse, n'importe, regardez par la fenêtre.
Voas verrez passer un chrétien,
Bien digne de l'œillade d'une juive.
Sort LaDceloU
SHYLOGK.
— Que dit ce niais de la race d' Agar, hein ?
JESSICA.
— Il me disait : adieu, madame; voilà tout.
SHYLOCK.
— C'est un assez bon drille, mais un énorme mangeur,
— lent à la besogne comme un limaçon et puis dormant
le jour - plus qu'un chat sauvage! Les frelons ne sont
pas de ma ruche. - Aussi je me sépare de lui, et je le cède
— à certain personnage pour qu'il l'aide à gaspiller — de
l'argent emprunté... Allons, Jessica, rentrez; — peut-
être reviendrai-je immédiatement; ~ faites comme je vous
dis, — fermez les portes sur vous. Bien serrée bien re-
SCÈNE IX. 203
trouvé; — c*ost un proverbe qai ne rancit pas dans un esprit
éGonome.
IliorU
JESSIGA, regardant s'ébigoer Sbyloek.
— Adieu; si la fortune ne m*est pas contraire, — nous
avons perdu» moi, un père, et vous, une fille.
Elle sort.
SCÈNE IX.
[Toujours à Venise.]
Enirtnt Gratuno et SàLAEINO, masqués.
GRATIANO.
Voici l'auvent sous lequel Lorenzo — nous a priés d'at-
tendre.
SAURINO.
L'heure est presque passée.
GRATIANO.
— C'est merveille qu'il n'arrive pas à l'heure, — car les
amants courent toujours en avant de l'horloge.
SAURINO.
— Oh ! les pigeons de Vénus volent dix fois plus vite —
pour sceller de nouveaux liens d'amour — que pour garder
intacte la foi jurée.
GRATIANO.
— C'est toujours ainsi. Qui donc, en se levant d'un festin,
— a l'appétit aussi vif qu'en s'y asseyant? — Où est le che-
Tal qui revient — sur sa route fastidieuse avec la fougue in-
domptée — du premier élan? En toute chose — on est plus
ardent à la poursuite qu'à la jouissance. — Qu'il ressemble
à l'enfant prodigue, — le navire pavoisé, quand il sort de sa
baie natale, — pressé et embrassé par la brise courtisane !
204 LE MARCHABD M YEHISB.
— Qu'il ressemble à renfant prodigue, quand il reneni, —
les flancs avariés, les voiles en lambeaux, — extéoué, ramé,
épuisé par la brise courtisane !
SÂLàRniO.
— Voici Lorenzo... Nous reprendrons cela plus tard.
Entre Lorekzo.
LDREKZO*
— Chers amis, pardon de ce long retard : — ce n'est
pas moi, ce sont mes affaires qui vous ont fait attendre. —
Quand vous voudrez vous faire voleurs d'épouses, ~ je ferai
pour vous une aussi longue faction... Approchez: —ici
loge mon père le juif. . . Holà ! quelqu'un !
Jessica parait à la fenêtre, vètoe en page.
JESSICÂ.
— Qui êtes-vous? dites-le-moi, pour plus de certitude,
— bien que je puisse jurer que je reconnais votre voix.
LORENZO.
— Lorenzo, ton amour!
JESSICÂ.
— Lorenzo, c'est certain ; mon amour, c'est vrai. — Car
qui aimé-jc autant? Mais maintenant, qui sait, — hormis
vous, Lorenzo, si je suis votre amour?
LOBENZO.
— Le ciel et tes pensées sont témoins que tu l'es.
JESSICÂ, jetant an coffret.
— Tenez, attrapez cette cassette; elle en vaut la peine.
— Je suis bien aise qu'il soit nuit et que vous ne me voyiez
pas, — car je suis toute honteuse de mon déguisement ; -
mais l'amour est aveugle, et les amants ne peuvent voir -
les charmantes folies qu'eux-mêmes commettent; — car,
s'ils le pouvaient, Cupido lui-même rougirait — de me
voir ainsi transformée en garçon.
SCÈNE IX. 205
LORSNZO.
— Descendez» car il faut que vous portiez ma torche.
JESSICÂ.
— Quoi ! faut-il que je tienne la chandelle à ma honte? ~
Celle-ci est déjà d'elle-même trop, bien trop visible. —
Quoi! mon amour, vous me donnez les fonctions d*éclaireur
— quand je devrais me cacher!
LORENZO.
N'êtes- vous pas cachée, ma charmante, — sous ce gra-
cieux costume de page? — Mais venez tout de suite: — car
la nuit close est fugitive, — et nous sommes attendus à sou-
per chez Bassanio.
JESSICA.
— Je vais fermer les portes, me dorer — encore de
quelques ducats, et je suis à vous.
Elle quitte la feoètre.
GRATIÀNO.
— Par mon capuchon, c est une gentille et non une
juive.
LORENZO.
— Que je sois maudit, si je ne l'aime pas de tout mon
cœur ! — Car elle est spirituelle, autant que j'en puis juger ;
— elle est jolie, si mes yeux ne me trompent pas; — elle
est Gdèle, comme elle me l'a prouvé. — Aussi, comme une
fille spirituelle, jolie et fidèle, — règnera-t-elle constam-
ment sur mon cœur.
Entre Jessica.
LORENZO.
— Ah! te voilà venue?... En avant, messieurs, partons ;
— nos camarades nous attendent déjà sous leurs masques.
Il sort avec Jessica et Salarino.
Entre Antonio.
ANTONIO.
— Qui est là?
#Wlh|
206 U XABCHASD DE vmSE.
GlilUHO.
Le signor Antonio ?
AincNiio.
— Fi! G! Gratiaool où sont tous les antres? — U est
neuf heures, tous nos amb tous attendent : — pas de mas-
carade ce soir. Le Tent s'est leté ; — Bassanio Ta s'embar-
quer immédiatement. — J'ai euToyé vingt persomies tous
chercher.
6RÂTIÂ90.
— Je suis bien aise de cela ; mon plus cher désir ~ est
d'être sous voile et parti ce soir.
U* sortaBU
SCÈNE X.
[BelmoDU Dans te palais de Portia.]
Faofares de cors. Entrent PoRTU et le prinee de Haaoc, Toiie et
Taotre avec leur soite.
PORTU.
— Allons ! qu'on tire les rideaux et qu'on fasse voir —
les divers coffrets à ce noble prince !
Au prince de Blaroc.
— Maintenant, faites votre choix.
MAROC.
— Le premier est d'or et porte celle inscription :
Qui me choisit, gagnera ce qao beancoap d'hommes désirent.
— Le second, tout d'argent, est chargé de celte pro-
messe :
Qoi me choisit, obtiendra toat ce qu*il mérite.
— Le troisième, de plomb grossier, a une devise brute
comme son métal :
Qai me choisit, doit donner et hasarder tout ce qu'il a.
— Comment saurai-je si je choisis le bon?
SCÈNE X. 207
POBTIA.
— L'un d'eux contient mon portrait, prince; — si vous
le prenez, moi aussi, je suis à vous !
MAROC.
— Qu'un dieu dirige mon jugement ! Voyons. — Je vais
relire les inscriptions. — Que dit ce coffret de plomb?
Qui me choisit, doit donner et hasarder toat ce qo'il a.
— Tout donner... Pour quoi? Pour du plomb I tout ha-
sarder pour du plomb! — Ce coffret menace. Les hommes
qui hasardent tout — ne le font que dans l'espoir d'avan-
tages suffisants. — Une Ame d'or ne se laisse pas éblouir
par un métal de rebut ; — je ne veux donc rien donner,
rien hasarder pour du plomb. — Que dit l'argent avec sa
couleur virginale?
Qai me chérit, obtiendra ce qa*il mérite.
— Ce quil mérite ?. . . Arrête un peu, Maroc, — et pèse
ta valeur d'une main impartiale ; — si tu es estimé d'après
ta propre appréciation, — tu es assez méritant, mais être
assez méritant — cela suffit-il pour prétendre à cette beauté?
— Et pourtant douter de mon mérite, — ce serait, de ma
part, un désistement pusillanime. — Ce que je mérite f Mais
c'est elle ! — Je la mérite par ma naissance, par ma fortune,
— par mes grâces, par les qualités de l'éducation — et sur-
tout par mon amour!... — Veyons; si, sans m'aventurer
plus loin, je fixais ici mon choix?... — Lisons encore une
ibis la sentence gravée dans l'or :
Qai me choisit, gagnera ce qae beaucoup d*hommes désirent.
— Eh ! c'est cette noble dame ! Tout le monde la désire :
— des quatre coins du monde, on vient — baiser la châsse
de la sainte mortelle qui respire ici. — Les déserts de THyr-
canie, les vastes solitudes — de l'immense Arabie, sont
maintenant autant de grandes routes — frayées par les
princes qui visitent la belle Portia! ~ L'empire liquide,
dont la crête ambitieuse - crache à la face du ciel, n'est
208 LE MARCHiHD M VKSBK.
pas une barrière — qui arrête les soupirants lointains :
Ums la franchissent, — comme un raissean» poor loir h
belle Portia. — Un de ces trois coffrets eontiei^ sa eâesia
image. — Est-il probable que ce soit celni de plomb? Ce
serait un sacrilège — d'avoir une si basse pensée : œ serait
trop brutal — de tendre pour elle un suaire dans oet obecar
tombeau!... — Croirai-je qu'elle est murée dans eet A^ent,
-> dix fois moins précieux que l'or pur? -- 0 ooopable pen-
sée ! Il faut à une perle si riche — au moins une monture
d'or. U est en Angleterre — une monnaie d*or sur laquelle
la figure d'un ange — est gravée (20), mais c'eslà la surface
qu'elle est sculptée, — tandis qu'ici c'est intérîenrenient«
dans un lit d'or, — qu'un ange est couché. Remettez-moi
la clef. — Je choisis celui-ci, advienne que pourra.
PORTU.
— Voici la clef, prenezrla, prince, et, si mon image est U,
— je suis à vous.
Il oone le coffret d*or.
IIÀROC.
0 enfer! qu'avons-nous là? — Un squelette, dans ToBil
duquel — est roulé un grimoire. Lisons-le :
ToQl ce qoi lait n^est pas or.
Vous l'avez souvent entendu dire ;
Bien des hommes ont vendu lear vie.
Rien que pour me contempler :
Les tombes dorées renferment des vers.
Si TOUS aviez <^té aussi sage que hardi,
Jeune de corps et vieoi de jugement.
Votre réponse n*aurait pas été sar ce parchemin.
Adieu : recevez ce froid cougé.
— Bien froid, en vérité. Peines perdues ! — Adieu donc,
brûlante flamme ! Salut, désespoir glacé. — Portia, adieu,
j'ai le cœur trop affligé — pour prolonger un pénible arrache-
ment. Ainsi partent les perdants.
11 sort.
SGËNE XI. 209
PORTU.
" Charmantdébarras!... Fermez les rideaux, allons! —
Puissent tous ceux de sa couleur me choisir de même!
Tous sortent.
SCÈNE XI.
[Venise. Une rae.]
Entrent Salarino et Solanio.
SALÂRINO.
— Oui, mon brave, j'aivu Bassanio mettre à la voile;
— Gratianoesl parti avec lui. — Et je suis sûr que Lorenzo
n'est pas sur leur navire.
SOUNIO.
. — Ce coquin de juif a par ses cris éveillé le doge, — qui
est sorti avec lui pour fouiller le navire de Bassanio.
SAURINO.
— Il est arrivé trop tard ; le navire était à la voile. —
Mais on a donné à entendre au doge — que Lorenzo et son
amoureuse Jessica — ont été vus ensemble dans une gon-
dole ; - en outre, Antonio a certifié au duc — qu'ils n'étaient
pas sur le navire de Bassanio.
SOLANIO.
—Je n'ai jamais entendu fureur aussi désordonnée, —
aussi étrange, aussi extravagante, aussi incohérente — que
celle que ce chien de j uif exhalait dans les rues : — Ma fiUe /. . .
â mes ducats L , . 6 ma fille! — Enfuie avec un chrétien!...
oh! mes ducats chrétiens! — Justice! La loi!... mes du-
cats et ma fille ! — Vu sac plein, deux sacs pleins de du-
cats, — de doubles ducats, à moi volés par ma fille!.,. —
Et des bijoux!... deux bourses, pleines des plus précieux
bijoux, — volées par ma fille !... Justice ! qu'on retrouve la
fille ! - Elle a sur elle les bourses et les ducats !
210 LE lAlCflilD K SWHOL.
— Ansn, tous les eoiuils de Yenise le Auifml — en
criant : Ohé ! $a fHU^ ses boMnes et ses imemts!
soLàno.
— Que le bon Antonio soit exact à Téchteiee; — sinon,
il payera pour tout oda.
SiUiDfO.
Pardieu ! tous m'y faites songer : — on Français airec qpi
je causais hier — me disait que, dans les mers étroites qui
séparent — la France et l'Angleterre, il avait péri ~ un
narire de notre pays, ridiement chargé. — J'ai pensé i
Antonio quand il m'a dit ça, — et j'ai souhaité en ailen»
que ce ne fftt pas on des siens.
SOLAICH).
" Tous ferez très-bien de dire i Antonio ce qœ vous
saTez ; — mais pas trop brusquement, depeor de l'affliger.
SAuanio.
— Il n'est pas sur la terre de meilleur homme. — J*aî
TU Bassanio et Antonio se quitter. — Bassanio loi disait
qu'il hâterait autant que possible — son retour. D a ré-
pondu : PTen faites rien, — Bassanio^ ne krusquez pas te
choses à cause de moi^ — mais attendez que le temps les et
mûries. — Et quant au billet que le juif a de moi^ — fii*iliir
préoccupe pas votre cervelle d^ amour eux. — Soyez gai; coih
sacrez toutes vos pensées — à faire votre cour et à prouver
votre amour — par les démonstrations que vous crairex les
plus décisives. — Et alors, les yeux gros de larmes, — fl a
détourné la tète, tendu la main derrière lui, — et, avec une
prodigieuse tendresse, — il a serré la main de Bassanio.
Sur ce, ils se sont séparés.
solâhio.
— Je crois qu'il n'aime cette rie que pour Bassanio. —
Je t'en prie, allons le trouver, — et secouons la mélancdie
qu'il couve — par quelque distraction.
SCÈNE xn. 211
SALARIIIO.
Oui, allons.
Ils sortent.
SCÈNE XII.
[Belmont. Dans le |Mlais de Portie.]
Entre Nérissa, soivie d*an valet.
NÈRISSA.
— Vite ! vite ! tire les rideaux sur-le-champ, je te prie ;
— le prince d'Aragon a prêté serment — et vient foire son
ehoix à Tinstant même.
Fanfares de eors. Entrent le prince D*ÂIiAGON, PORTU et lear saite.
PORTU.
— Regardez, ici sont les coffrets, noble prince; — si vous
choisissez celui où je suis renfermée, — notre fête nuptiale
sera célébrée sur-le-champ, — mais si vous échouez, il fau-
dra, sans plus de discours, — que vous partiez d*ici immé-
diatement.
ARAGON.
— Mon serment m'enjoint trois choses : — d'abord, de
ne jamais révéler à personne — quel coffret j'ai choisi; puis,
si je manque ~ le bon coffret, de ne jamais — courtiser
une fille en vue du mariage ; enfin, — si j'échoue dans mon
choix, — de vous quitter immédiatement et de partir.
PORTU.
— Ce sont les injonctions auxquelles jure d'obéir —
quiconque court le hasard d'avoir mon indigne personne.
ARAGON.
— J'y suis préparé. Que la fortune réponde — aux es-
pérances de mon cœur!.. Or, argent et plomb vil.
Qui me choisit doit donner et hasarder tout ce qo*il a.
212 LE lUBCHi!(D DE TUOSI.
— Tu auras plus belle mine, aTant que je donne ou ha*
sarde rien fiour toi! — Que dit la cassette d'or T Ha! yo^oiis!
Qui me chcisit gagnera ce que beaaooap d'boffliBM désireot.
— Ce que beaucoup d'hommes désirent... Ce beaueoMp
peut désigner — la folle multitude qui choisit d'après l'appa-
rence, — ne connaissant que ce que lui dit son œil ébloui,
— qui ne regarde pas à l'intérieur, mais, comme le marti-
net, — bâtit au grand air, sur le mur extérieur, — à la por-
tée et sur le chemin même du danger. — Je ne Teux pas
choisir ce que beaucoup d*bommes désirent, — parce que
je ne Teux pas frayer avec les esprits vulgaires — et me
ranger parmi les multitudes barbares. — A toi donc, main-
tenant, écrin d'argent! - Dis-moi une fois de plus qnefle
devise tu portes :
Qui me choisit obtiendra ce qo'il mérite.
— Bien dit. Qui en effet voudrait — duper la fortune en
obtenant des honneurs — auxquels manquerait le sceau da
mérite? que nul n'ait la présomption — de revêtir une di-
gnité dont il est indigne ! - Ah ! si les empires, les grades,
les places — ne s'obtenaient pas par la corruption, si les
honneurs purs — n'étaient achetés qu'au prix du mérite,
— que de gens qui sont nus seraient couverts, -- que
de gens qui commandent seraient commandés! Quelle
ivraie de bassesse on séparerait — du bon grain de l'hon-
neur! Et que de germes d'honneur, — glanés dans le fu-
mier et dans le rebut du temps, — seraient mis en lu-
mière !.. Mais faisons notre choix.
Qai me choisit, obtiendra ce qo*il mérite.
— Je prends ce que je mérite. Donnez-moi la clef de ce
coffret, — que j'ouvre ici la porte à ma fortune !
U ooTre le coffret d*argeBt.
FORTU.
— Ce que vous y trouvez ne valait pas c^te longue pause.
SCÈNE XII. 213
ARAGON.
— Que vois-je? Le portrait d'un idiot grimaçant — qui
me présente une cédule! je vais ia lire. —Que tu ressembles
peu à Portia ! — Que tu ressembles peu à ce que j'espérais,
à ce que je méritais!
Qui me choisit, aora ce qu*il mérite.
" Ne méritais-je rien de plus qu'une tête de niais? -
Est-ce là le juste prix de mes mérites?
PORTIA.
— La place du coupable n'est pas celle du juge : — ces
deux rôles sont de nature opposée.
ARAGON.
— Qu'y a-t-il là?
Le feo m*a éprouvé sept fois ;
Sept fois éprouvé doit être le jugement
Qui n*a jamais mal choisi.
Il est des gens qui n'embrassent que des ombres ;
Ceui-là n'oDt que l'ombre du bonheur.
11 est ici-basy je le sais, des sots
Qui ont, comme moi, le dehors argenté.
Menez au Ut l'épouse que vous voudrez.
Je serai toujours la tête qui vous convient.
Sur ce, parlez : vous êtes eipëdié.
— Plus je larderai ici, — plus j'y ferai sotte figure. —
J'étais venu faire ma cour avec une tète de niais, — mais je
m'en vais avec deux. — Adieu, charmante! Je tiendrai mon
serment, — et supporterai patiemment mon malheur.
Sort le prince d'Aragon avec sa suite.
PORTIA.
— Ainsi, le phalène s'est brûlé à la chandelle. — Oh !
les sots raisonneurs ! Quand ils se décident, —ils ont l'es-
prit de tout perdre par leur sagesse.
NÈRISSA.
— Ce n'est point une hérésie que le vieux proverbe : -
pendaison et mariage, questions de destinée!
vm. 14
214 LE llAElCHA5b DE ÎIIOSE.
PORTU.
— Allons! ferme le rideau, Kérissa.
Eatre on MESSAGEft.
*
LE MESSAGER.
— Où est madame?
POBTU.
— Ici : que veut monseigneur?
LE MESSAGEK.
— Madame, il vient de descendre h ▼otre porte — on
jeune Vénitien qui arrive en avant — pour signifier l'approche
de son maître. — Il apporte de sa part des hommages subs-
tantiels, — consistant, outre les compliments et les mur-
mures les plus courtois, — en présents de riche valeor. Je
n'ai pas encore vu — un ambassadeur d'amour aussi afe-
nant : — jamais jour d'avril n'a annoncé aussi délicieuse-
ment - rapproche du fastueux été — que ce piqueor
la venue de son maître.
PORTU.
— Assez, je te prie. J ai k moitié peur — que tu ne dises
bientôt qu'il est de tes parents, — quand je te vois dépen-
ser à le louer ton esprit des grands jours. — Viens, viens,
Nérissa; car il me tarde de voir — ce rapide courrier de
Cupido, qui arrive si congrûment.
HÉRISSA.
— Veuille, seigneur .imour, que ce soit Bassanio !
Toos sonenu
SCÈNE XIII.
[Une me de Venise.]
EaueDt S0LA5I0 et Salarcio.
SOULXIO.
Maintenant, quelles nouvelles sur le Rialto?
SGÉNB XIII. 215
SÀURINO.
Eh bien, le bruit court toujours, sans être démenti, qu'un
navire richement chargé, appartenant à Antonio, a fait nau-
frage dans le détroit, aux Goodwins : c'est ainsi, je crois,
que l'endroit s'appelle. C'est un bas-fond dangereux et fa-
tal où gisent enterrées les carcasses de bien des navires de
haut bord. Voilà la nouvelle, si toutefois la rumeur que je
répète est une créature véridique.
SOULMO.
Je voudrais qu'elle fût aussi menteuse que la plus fourbe
commère qui ait jamais grignoté pain d' épiées ou fait croire
à ses voisins qu'elle pleurait la mort d'un troisième mari.
Mais, pour ne pas glisser dans le prolixe et ne pas obstruer
le grand chemin de la simple causerie, il est trop vrai que
le bon Antonio, Thonnète Antonio... Oh ! que ne trouvé-je
une épithète digne d'accompagner son nom!...
SAURINO.
Allons ! achève ta phrase.
SOLAWO.
Hein? que dis-tu?... Eh bien, pour finir, il a perdu un
navire.
SALARINO.
Dieu veuille que ce soit là la fin de ses pertes !
SOLANIO.
Que je dise vite : Amen ! de peur que le diable ne vienne
à la traverse de ma prière : car le voici qui arrive sous la fi-
gure d'un juif...
ËDtre Shylock.
SOLANIO.
Eh bien, Shylock? Quelles nouvelles parmi les mar-
chands ?
SDYLOCK.
Vous avez su, mieux que personne, la fuite de ma fille ?
216 LB MARCHAND DE YKIIISC.
SALABLNO.
Cela est certain. Pour ma part, je sais le tailleur qai a fait
les ailes avec lesquelles elle s*est envolée.
souxio.
Et, pour sa part, Shylock savait que l'oiseau avait toola
ses plumes, et qu'alors il est dans le tempérameol de tous
les oiseaux de quitter la maman.
SHTLOGK.
Elle est damnée pour cela.
SAURIRO.
C'est certain, si elle a le diable pour juge.
SHYLOCK.
Ma chair et mon sang se révolter ainsi !
SOLANIO.
Fi, vieille charogne ! le devraient-ils k ton Age?
SHYLOCK.
Je parle de ma fille qui est ma chair et mon sang.
SAURINO.
Il y a pins de diiïérence entre ta chair et la sienne qu'en-
tre le jais et Ti voire ; entre ton sang et le sien qu'entre le vio
muge et le vin du Rhin... Mais, dites-nous, savez-voussi
Antonio a fait, ou non, des pertes sur mer?
SHYLOCK.
Encore un mauvais marché pour moi ! Un banquerou-
tier, un prodigue, qui ose à peine montrer sa tête sur le
Rialto! Un mendiant qui d'habitude venait se prélasser sur
la place!... dare à son billet! Il avait coutume de m'appe-
1er usurier. Gare à son billet ! 11 avait coutume de prêter de
l'argent par courtoisie chrétienne. Gare à son billet !
SAURLNO.
Bah ! je suis sûr que, s'il n'est pas en règle, tu ne pren-
dras pas sa chair. A quoi serait-elle bonne?
SHYLOCK.
A amorcer le poisson ! dût-elle ne rassasier que ma >-en-
SCÈNE XIII. 217
geance, elle la rassasiera. Il m'a couvert d opprobre, il m'a
fait tort d'uD demi-million , il a ri de mes pertes, il s'est
moqué de mes gains, il a conspué ma nation, traversé mes
marchés, refroidi mes amis, échauffé mes ennemis; et
quelle est sa raison?.. Je suis un juif! Un juif nVt-il pas
des yeux? Un juif n'a-t-il pas des mains, des organes, des
proportions, des sens, des affections, des passions? N'est-il
pas nourri de la même nourriture, blessé des mêmes armes,
sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes moyens,
échauffé et refroidi par le même été et par le même hiver
qu'un chrétien? Si vous nous piquez, est-ce que nous ne
saignons pas ? Si vous nous chatouillez , est-ce que nous
ne rions pas ? Si vous nous empoisonnez, est-ce que nous
ne mourons pas? Et si vous nous outragez, est-ce que nous
ne nous vengerons pas? Si nous sommes comme vous du
reste, nous vous ressemblerons aussi en cela. Quand un
chrétien est outragé par un juif, où met-il son humilité !f à
se venger! Quand un juif est outragé par un chrétien, où
doit-il, d'après l'exemple chrétien, mettre sa patience? Eh
bien, à se venger! La perfidie que vous m'enseignez, je la
pratiquerai, et j'aurai du malheur, si je ne surpasse pas
mes maîtres !
En Ire un VALET.
LB VALET.
Messieurs, mon maître Antonio est chez lui et désire vous
parler à tous deux.
SAURLNO.
Nous l'avons cherché de tous côtés.
SOLANIO.
En voici un autre de la tribu ! On n'en trouverait pas un
troisième de leur trempe, à moins que le diable lui-même
ne se fit juif.
Sortent Solanio, Salariao et le valet.
i\S LE 1L\RCUAXD DE VE51SE.
Entre Tcbal.
SHYLOCK.
Eh bien, Tubal, quelles nouTelles de Gènes? As-tu troafé
ma fille ?
TUBAL.
J'ai entendu parler d elle en maint endroit, mais je n'ai
pas pu la trouver.
SBYLOCK.
Allons, allons, allons, allons ! Un diamant qui m'avait
coûté à Francfort deux mille ducats, perdu ! Jusqu'à présent
la malédiction n'était pas tombée sur notre nation ; je ne l'ai
jamais sentie qu*à présent... Deux mille ducats que je perds
là, sans compter d'autres bijoux précieux, bien précieux !...
Je voudrais ma fille là, à mes pieds, morte, avec les bijoux à
ses oreilles ! Je la voudrais là ensevelie, à mes pieds, avec
les ducats dans son cercueil!.. Aucune nouvelle des fugitiCs !
Non, aucune !.. Et je ne sais pas ce qu'ont coûté toutes les
recherches. Oui, perte sur perte! Le voleur parti avec tant;
tant pour trouver le voleur! Et pas de satisfaction , pas de
vengeance ! Ah ! il n'y a de malheurs accablants que sur
mes épaules, de sanglots que dans ma poitrine, de larmes
que sur mes joues!
Il pleure
TUBAL.
Si fait, d'autres hommes ont du malheur aussi. Antonio,
à ce que j'ai appris à Gencs...
SHYLOCK.
Quoi ! quoi ! quoi ! un malheur? un malheur?
TLBAL.
A perdu un galion, venant de Tripoli.
SHYLOCK.
Je remercie Dieu, je remercie Dieu ! Esl-co bien vrai?
Est-ce bien vrai?
SCÈNE XIII. 219
TUBAL.
J'ai parlé à des matelots échappés au naufrage.
SHYLOGK.
Je te remercie, bon Tubal ! . . Bonne nouvelle ; bonne nou-
velle. Ha! ha ! Où ça? à Gènes?
tubâl.
Votre fille a dépensé à Gènes, m*a-t-on dit, quatre-vingts
ducats en une nuit!
SHTLOCK.
Tu m'enfonces un poignard... Je ne reverrai jamais mon
or. Quatre-vingts ducats d*un coup! quatre-vingts ducats!
TUBAL.
Il est venu avec moi à Venise des créanciers d'Antonio
qui jurent qu'il ne peut manquer de faire banqueroute.
SHYLOCK.
J'en suis ravi. Je le harcèlerai , je le torturerai; j'en suis
ravi.
TDBAL.
Un d'eux ma montré une bague qu'il a eue de votre fille
pour un singe.
SHYLOCK.
Malheur à elle ! Tu me tortures, Tubal : c'était ma tur-
quoise! Je l'avais eue de Lia, quand j'étais garçon : je ne
l'aurais pas donnée pour une forêt de singes.
TUBAL.
Mais Antonio est ruiné, certainement.
SHYLOCK.
Oui, c'est vrai, c'est vrai. Va, Tubal, engage-moi un
exempt, retiens-le quinze jours d'avance... S'il ne paie pas,
je veux avoir son cœur : car, une fois qu'il sera hors de
Venise, je puis faire tous les marchés que je voudrai. Va,
Tubal, et viens me rejoindre à notre synagogue ; va, bon
Tubal. Â notre synagogue, Tubal !
U» sortent.
330 LE XÂRCHiSD DE TE91SB.
XIV.
^Le palais de Portia i BelmonU]
Eoireoi Passamo, Portl\. G&atia50, Nérissa eid*aiitr«9 somates. La
coffrets soBt déeooferts.
PORTU.
— Différez, je vous prie. Attendez ud jour ou deux — avant
de vous hasarder; car, sî vous choisissez mal, — je perds
votre compagoie. Ainsi, tardez un peu. — Quelque chose
me dit mais ce nVst pas ramour,) — que je ne voudrais
pas vous perdre : et vous savez vous-même — qu'oœ
pareille suggestion ne peut venir de la haine. — Biais, pour
que vous mo compreniez mieux, — (et pourtant une vieiige
n*a pas de langage autre que sa pensée,) — je voudrais vous
retenir ici un mois ou deux, - avant que vous vous aventn*
riez pour moi. Je pourrais vous apprendre — comment bien
choisir ; mais alors je serais parjure, — et je ne le serai
jamais. Vous pouvez donc échouer; — maissî vous échouez,
vous me donnerez le regret coupable — de n'avoir pas âé
parjure. Maudits s^DÎent vos yeux! — Ils m'ont enchantée
et partagée en deux moitiés : - l'une est i vous, Tautre est
à vous... - à moi, voulais-je dire: mais, si elle est A moi,
elle est à vous, — et ainsi le tout est i vous. Oh ! cruelle
destinée — qui met une barrière entre le propriétaife et
la propriété. - et fait qu'étant i vous, je ne suis pas à
vous !.. Si tel est Tévénement, — que ce soit la fortune, et
non moi, qui aille en enfer! — J'en dis trop long, mus
c'est pour suspendre le temps, - l'élendre, le traîner en
longueur, - et relarder votre choix.
B.\SSJLX10.
laissez- moi choisir, - car, dans cet état, je suis à la
torture.
SG&NE XIV. 221
PORTIA.
— A la torture, Bassanio? Alors avouez — quelle trahison
est mêlée à votre amour.
bâssânio.
— Aucune, si ce n'est cette affreuse trahison de la dé-
6ance — qui me fait craindre pour la possession de ce que
j'aime. — Il y a autant d'afGnité et de rapport — entre la
neige et la flamme qu'entre la trahison et mon amour.
PORTIA.
— Oui, mais je crains que vous ne parliez comme un
homme ~ que la torture force à parler.
BASSANIO.
— Promettez-moi la vie, et je confesserai la vérité.
PORTIA.
— Eh bien alors, confessez et vivez.
BASSANIO.
En me disant : confessez et aimez, — vous auriez ré-
sumé toute ma confession. — 0 délicieux tourment où ma
tourmenteuse — me suggère des réponses pour la déli-
vrance ! — Allons ! menez-moi aux coffrets et à ma fortune.
PORTIA.
— En avant donc ! Je suis enfermée dans Tun d'eux : —
si vous m'aimez, vous m'y découvrirez. — Nérissa, et vous
tous, tenez-vous à l'écart... — Que la musique résonne
pendant qu'il fera son choix ! — Alors, s'il perd, il finira
comme le cygne, — qui s'évanouit en musique; et, pour
que la comparaison — soit plus juste, mes yeux seront le
ruisseau — qu'il aura pour humide lit de mort. Il peut
gagner : — alors, que sera la musique? Eh bien, la musique
sera— la fanfare qui retentit quand des sujets loyaux saluent
— un roi nouvellement couronné : ce sera — le doux
son de l'aubade — qui se glisse dans l'oreille du fiancé rê-
vant - et l'appelle au mariage... Voyez! il s'avance — avec
non moins de majesté, mais avec bien plus d'amour, —
--x ]^ i^zii^ JLjisà^. &j:rs quH TBcbeta — le TÛ^ÎBal tribat
pfT* imr Tniiç ren!s?58i!îe - bg maosire de la mer. loi,
j* m* •>::? :«r>*^ ^osr Hr swrifi» : — rcs femmes, à Féent.
c* s,:,!,: i^i ItEriinkiiDes — qrri, le rissee efliré. rânoeot
Toir - î*î5?De dç ' çBîppprise... Ta, Hercule! — TseC je
^TVTfti. . J*ei l^es p:iis <raiixifté, — moi qui assiste m
rozii^iTL giH- loi qui rençaces.
Li mes ÇK niiLn*e&9t. Tasd» que
!•«»» tt ra LT PL daBff li ifie?
i_ciiiin>vL: b&?:-i «s k ddcttu-i] ?
•**e itfiDT. Ot r^rwo*. « mam
lubf fc xier;.«ac oc A nfiom.
m caioAXie. Ii:aç. ér«z, «o'c!
TiCS-
I>.Lr. ÔMftT. vole!
- Dciric )r< II' J5 i'ri'îaDîs dehors fieuvent être les moins
sincc-Tps. - Le sr-Di^ est ««ns cesse déçu par romemeoL
- En jusiiœ. q jt*lle es! h cause malade et impure — doal
les tempénmer*^ d'une voîi gracieuse— ne dissimulent pas
l'c^ieux? Ed relifiriD. — quelle erreur si damnable qui ne
puisse, sancliô** - par en front austère et s^aatorisaot d'uo
teite. — ca* ber sa cr^ssièntté sous de beaux ornements? —
11 n'est pas de ^ice si sirrple qui n'afficbe — des dehors de
vertu. - Combien de p:»*/jv»ns, au oœur traître — comme
un escâlitT de saMe, qc: jorteni au menton — la barbe
dun Hercule et dun Mar? farouche! — Sondez-les intê-
rieuremenl : ils ont le foie bîanc comme du lait! — Ils
n'assument reicrtment de la virilité — que pour se rendre
SCÈNE XIV. 223
redoutables... Regardez la beauté, — et vous verrez qu'elle
s'acquiert au poids de la parure : — de là ce miracle, nou-
veau dans la nature, — que les femmes les plus chargées sont
aussi les plus légères. — Ainsi, ces tresses d*or aux boucles
serpentines — qui jouent si coquettement avec le vent - sur
une prétendue beauté, sont souvent connues — pour être
le douaire d'une seconde tète, — le crAne qui les a produites
étant dans le sépulcre ! — Ainsi Tornement n'est que la
plage trompeuse — de la plus dangereuse mer, c'est la
splendide écbarpe —qui voile une beauté indienne! C'est,
en un mot, — Tapparerice de vérité que revêt un siècle
perfide — pour duper les plus sages. Voilà pourquoi, or
édatant, — âpre aliment de Midas, je ne veux pas de toi.
Montrant le coiïret d*argent.
— Ni de toi, non plus, pâle et vulgaire agent — entre
rbommeetThomme... Mais toi! toi, maigre plomb, - qui
fais une menace plutôt qu'une promesse, — ta simplicité
m'émeut plus que l'éloquence, - etje te choisis, moi! Que
mon bonheur en soit la conséquence !
PORTIA.
— Comme s'évanouissent dans les airs toutes les autres
émotions, — inquiétudes morales, désespoir éperdu, —
frissonnante frayeur, jalousie à l'œil vert! — 0 amour,
modère-toi, calme ton extase, — contiens ta pluie de joie,
affaiblis-en l'excès; — je sens trop ta béatitude, atténue-
la, — de peur qu'elle ne m'étouffe.
BASSÂMO, oayrant le coflret de plomb.
Que vois-je ici? - Le portrait de la belle Portia ! Quel
demi-dieu — a approché à ce point de la création? Ces yeux
remuent-ils, — ou est-ce parce qu'ils agitent mes pru-
nelles, — qu'ils me semblent en mouvement? Voici des
lèvres entr'ouvertes — que traverse une haleine de miel ;
jamais barrière si suave — ne sépara si suaves amis. Ici,
dans ces cheveux, — le peintre, imitant Arachné, a tissé
224 LK MARCHilfD DE YENISI.
— UD réseau d'or où les cœurs d*homines se prenoeDt plus
vite — qu'aux toiles d'araignée les ooasiDs! Mais ees
yeux !... — Comment a-t-il pu Toir pour les frire? Un aeol
achevé — suffisait, ce me semble» pour ravir ses deux jeux,
à lui, — et Tempècher de finir. Mais voyez, aolant — k
réalité de mon enthousiasme calomnie cette ombre -- par
ses éloges insuffisants, autant cette ombre — se traîne pé-
niblement loin delà réalité... Voici l'écriteau qui oontieot
et résume ma fortune :
•
À foas qai ne choisissez pas sar rapparenee.
BoDDe chaoce ainsi qa*heareai choii !
Paisqne ce bonheur vous arrive,
Soyez content, n'en cherchez pas d*aotre ;
Si TOUS en êles satisfait
Ht si votre sort fait votre bonheor,
Tonmez-voQs vers votre dame
Et réclamez -la par un tendre baiser.
-Charmantécriteau ! Belle dame, avec votre permissîoo...
n Tembrasse.
— Je viens, celte note à la main, donner et recevoir. —
Un jouteur, luttant avec un autre pour le prix, — croît
avoir réussi aux yeux du public, — lorsqu'il entend les ap-
plaudissements et les acclamations universelles ; >- il s'ar*
rête, l'esprit étourdi, l'œil fixe, ne sachant — si ce tonnerre
de louanges est, oui ou non, pour lui. — De même, je reste
devant vous, trois fois belle dame, — doutant de la vérité
de ce que je vois, — jusqu'à ce qu'elle ait été confirmée,
signée, ratifiée par vous.
PORTIA.
— Vous me voyez ici, seigneur Bassanio, — telle que je
suis. Pour moi seule, — je n'aurais pas l'ambitieux d^îr—
d'être beaucoup mieux que je ne suis. Mais pour vous, —
je voudrais tripler vingt fois ce que je vaux, — être mille
fois plus belle, dix mille fois — plus riche — et, rien que
pour grandir dans votre estime, ~ avoir, en vertus, eo
SCÈNE XIV. 225
beautés, en fortune, en amis, — un trésor incalculable.
Mais la somme de ce que je suis — est une médiocre somme :
à l'évaluer en gros, — vous voyez une fille sans savoir, sans
aequis, sans expérience, — heureuse d*ètre encore d*âge à
apprendre, plus heureuse — d'être née avec assez d'intel-
ligence pour apprendre, — heureuse surtout de confier —
son docile esprit à votre direction, — ô mon seigneur, mon
gouverneur, mon roi ! — Moi et ce qui est mieUf tout — est
vôtre désormais. Naguère, j'étais le seigneur ~ de cette
belle résidence, le maître de mes gens, — la reine de
moi-même : et maintenant, au moment oti je parle, —
cette maison, ces gens et moi-même, — vous avez tout,
mon seigneur. Je vous donne tout avec cette bague. —Gar-
dez-la bien ! Si vous la perdiez ou si vous la donniez, —
oeia présagerait la ruine de votre amour — et me donnerait
motif de récriminer contre vous.
BASSANIOy mettant è son doigt la bagae qne lai offre Portia.
— Madame, vous m'avez fait perdre la parole; — mon
sang seul vous répond dans mes veines, — et il y a dans
toutes les puissances de mon être cette confusion — qui,
après la harangue gracieuse — d'un prince bien-aimé, se
manifeste — dans les murmures de la multitude charmée :
— chaos oti tous les sentiments, mêlés ensemble, — se
Gonfondent en une joie suprême — qui s'exprime sans
s'exprimer. Quand cette bague — aura quitté ce doigt, alors
ma vie m'aura quitté; — oh! alors, dites hardiment: Bas-
sanio est mort.
NÉRISSÂ.
-^ Mon seigneur et madame, voici le moment pour nous,
— spectateurs qui avons vu nos vœux s'accomplir, — de
crier : Bonheur ! Bonheur à vous, monseigneur et ma-
dame !
GRATIANO.
— Mon seigneur Bassanio et vous, ma gentille dame, —
î*fS LE liLCâm DE mfil.
)t KiDS soobBJii: \C0oi \t hxïhesiT qiK TOUS pourez soohaiter,
— CET jt î^ slr qoe «^os sc^ohâhs ne s'opposeot pas à mon
bMtbeLr. — Lt jctij- oà tos eicelleDces oompleot solea-
Li>:T - . eciiUice (k i^ur foi, je jes eo ooDJiire« — qo'dks
Toi j»rrz:rUcL; Str Hir ntMJÎer aossî.
- bê ii*'.Ài mîMk oi^ui. si iQ peax trooTer une fanme.
- it re^^encie ^cfirt SeiçDeurie: nMis m'eo aToetroufé
LUr. — Xt< ^r:ix»:tii: au^^i pr^ùmptsque les ^tres, moD-
>r- -rue^. - V.ius lojiei .a nîaltresâe. j'ai regardé b soî-
't: .i . - V>i25 &^l:::1. j â4 aix&ê: car les délais — ne sont
^i%> i ^> ôe ZKQ fc^:. î-'.-içDear. qœ da T6lre. — Volie
:-.>:.^ijf iùti: iiiiici< .oSnrzs queToilà, — la mienne aossi,
K\^u.7:ji: . 1 irûrzirii: *e foyjve. — J'ai saé sang et eaa pour
p.7irv. - ;e !i.r î^w.5 ôef^àccbé le palais à prodiguer — ks
>rrr.-'tL.5 iamc'ur. eiriîmi. sî ceue promesse est une fin,
- j ai ci*:eL- ir ceoe brlle la promesse — qu^elle m'ac-
oi>rieraîi K*:i aax^ur. si vc^is ariez la cbanœ — de oooqué-
rir >a iL&îu>câse.
IMtlli.
L>:-<eTrai, Nerissa?
~ tKii. Di»ian>e. sa tous t consentez.
- Et ^>us. tintsarïo. éles-Tcms de bonne foi ?
- Oui, aia foi, seiraeur.
- So5 ncoes servant fon b-^^nor^ de votre mariage. -
Nous jouerons a^ec eux mille ducats à qui fera le premier
gan.'ou.
SCÈNE XIV. 227
NÉRISSÀ.
Bourse déliée ?
GRATIANO.
— Oui ; on ne peut gagner à ce jeu-là que bourse déliée.
— Mais qui vient ici ! Lorenzo, et son infidèle? — Quoi!
mon vieil ami de Venise, Solanio !
Eoireni Lorenzo, Jessica et Solanio.
BASSANIO.
— Lorenzo et Solanio, soyez les bienvenus ici: — sî tou-
tefois la jeunesse de mes droits céans — m'autorise h vous
souhaiter la bienvenue... Avec votre permission, — douce
Portia, je dis à mes amis et à mes compatriotes — qu'ils
sont les bienvenus.
PORTU.
Je le dis aussi, mon seigneur. — Ils sont tout h fait les
bienvenus.
LORENZO.
— Je remercie votre Grâce... Pour ma part, monsei-
gneur, - mon dessein n'était pas de venir vous voir ici ; —
mais Solanio, que j'ai rencontré en route, — m'a tellement
supplié de venir avec lui — que je n'ai pu dire non.
SOUNIO.
C'est vrai, mon seigneur, — et j'avais des raisons pour
cela. Le signor Antonio — se recommande à vous.
H remet ooe lettre è Bassaoio.
BASSANIO.
Avant que j'ouvre cette lettre, — dites-moi, je vous prie,
comment va mon excellent ami.
SOLANIO.
— S'il est malade, seigneur, ce n'est que moralement;
— s'il est bien, ce n'est que moralement. Sa lettre — vous
indiquera son état. *
?» U liBCHASO K nSBL
GUTIA50, MMiiaC h
- !(én>sa, chômez cette étrangère : souhulez-liii b Imd-
Tenue. — Votre main, SoUdîo. Quelles noatelles de Venise?
- Cooiinent Ta le roval marchand, le boo Ânloiiio? — Je
sais qu'il sera content de notre succès : — doos sommes
des JasoQs. nous btcos conquis la Toison.
soi^no.
- Ooe n aTex-TOQS conquis la toison qo'îl a perdue !
ponu.
- 11 T a dans cette lettre de sinistres ooavdks — qui
ravissent leur couleur aux joues de Bassauio : — sans
ooute la mort d'un ami cher ! Car rieo au aïoode — ne
(ourrait chaoçer à ce point les traits — d'un hooime résolu.
<>io: ! i^ five en f^ire ! — Permetlei, Bessuûo, je suis une
nx*iùé A^ Tous-mcme. - et je dois avoir ma large moitié
- lie c^ que ce f .apier tous apporte.
0 dc«ace Portia ! — Il } a ici plusieurs des mots les phs
de>L»lant5 — qui aient jamais noirci le papier. Charmante
dame, - qoand je toos ai pour la première fois Cait part de
mon amocr. — je tchis ai dit franchement que tonte ma
richesse - ciTvu'*aiî dans mes Teines, que j'étais gentil-
homme. - Akr? je tojs disais Trai, et pourtant, chère
d.^nH\ — en m'eva.uaDi i néant, vous allez Toir — combien
je me T^intiiis encc^re. Ou>Q^ je&iimais — ma fortune à rieo,
j'aurais dû vous din? - qu elle é*iait moins que rien : car
- jo me suis lai: !o débiteur d'un ami cher, — et j'ai
fait vîo cet imi -o -iti»i**eur Je son pire ennemi, — pour me
créer des ressouTws. Vc4ci une lettre, madame, — dont le
papier es: comme !e Ci>rps de mon ami, — et dont chaque
iiKM est une plaie h^anie — par où saigne sa Tie... Mais
e^-ee bien Trai, Solanio? - Toutes ses expéditions ont
manque? pas une n'.v neussi ? — De Tripoli , du Mexi-
que, dWi^ieterrw - de IjsLionue, de Barbarie, des Indes,
SG&NE XIV. 229
— pas un vaisseau qui ait échappé au contact terrible —
des rochers, funestes aux marchands?
SOIANIO.
Pas un, monseigneur. — Il parait en outre que, quand
même il aurait — l'argent nécessaire pour s'acquitter, le
juif — refuserait de le prendre. Je n'ai jamais vu — d'être
ayant forme humaine — s'acharner si avidement à la
nÛDe d'un homme. — Il importune le doge du matin au soir,
— et met en question les libertés de l'état — si on lui re-
fuse justice. Vingt marchands, — le doge lui-même et les
Magnifiques — du plus haut rang ont tous tenté de le per-
suader, — mais nul ne peut le faire sortir de ces arguments
haineux : — manque de parole, justice, engagement pris.
JESSICA.
— Quand j'étais avec lui, je l'ai entendu jurer — devant
Tabal et Chus, ses compatriotes, — qu'il aimerait mieux
avoir la chair d'Antonio — que vingt fois la valeur de la
somme — qui lui est due : et je sais, monseigneur, —
que, si la loi, l'autorité et le pouvoir ne s'y opposent, — cela
ira mal pour le pauvre Antonio.
PORTlÂ, àBassaaio.
— Et c'est votre ami cher qui est dans cet embarras?
BASSANIO.
— Mon ami le plus cher, l'homme le meilleur, - le
cœur le plus disposé, le plus infatigable — à rendre ser-
vice, un homme en qui — brille l'antique honneur romain
plus — que chez quiconque respire en Italie.
PORTIA.
Quelle somme doit-il au juif?
BASSANIO.
— Il doit pour moi trois mille ducats.
PORTIA.
Quoi! pas davantnge ! — Payez-lui-en six mille et déchi-
rez le billet ; — doubb'z les six mille, triplez-les, — plutôt
vin. 15
il m^iàTK^msk
pQcni.
- 0 3»xi izsocr.
et partez.
— Pu2§q<3e ^•Q§ !Zï& doQoei la pfmiîssâoo de partir, —je
vais lae hiser : nuis Jlci à
entiv ^c««i5 et aiot.
n» retour, - aocmi Ihoesen
aman rrpos ne s*inlefpo6ea
SCÉNB XV. 231
SCÈNE XV.
[Venise. Une rue.]
Eoireni Siiylock, Salarino» Antonio et an geôlier.
SHYLOCK.
— Geôlier, ayez Tœil sur lui... Ne me parlez pas de pi-
tié... — Voilà l'imbécille qui prêtait de l'argent gratis!
— Geôlier, ayez l'œil sur lui.
ANTONIO.
Pourtant écoute-moi, bon Shylock.
SHYLOCK.
— Je réclame mon billet : ne me parle pas contre mon
billet, — j'ai juré que mon billet serait acquitté. — Tu m'as
appelé chien sans motif; — eh bien ! puisque je suis chien,
prends garde h mes crocs. — Le doge me fera justice. Je
m'étonne, — mauvais geôlier, que tu sois assez faible —
pour sortir avec lui, sur sa demande.
ANTONIO.
— Je t'en prie, écoute-moi.
SHYLOCK.
— Je réclame mon billet, je ne veux pas t'entendre ; —
je réclame mon billet : ainsi, ne me parle plus. — On ne
fera pas de moi un de ces débonnaires, à l'œil contrit, —
qui secouent la tête, s'attendrissent, soupirent, et cèdent —
aux instances des chrétiens. Ne me suis pas : — je ne veux
pas de paroles, je ne veux que mon billet.
Sort Shylock.
SALARLNO.
— C'est le m&lin le plus inexorable — qui ait jamais
frayé avec des hommes.
ANTONIO.
Laissons-le ; - je ne le poursuivrai plus d'inutiles prié-
232 LE MARCHAND DE YKRISB.
res. — II en veut à ma vie ; je sais sa raison : — j'ai soo-
venl sauvé de ses poursuites — bien des gens qui m'ont
imploré ; — voilà pourquoi il me hait.
SAURINO.
Je suis sûr que le doge — ne tiendra pas cet engagement
pour valable.
ANTONIO.
~ Le doge ne peut arrêter le cours de la loi. — Les ga«
ranties que les étrangers trouvent — chez ooos A Yeniie
ne sauraient être suspendues — sans que la justice de l'état
soit compromise - aux yeux des marchands de toutes na-
tions dont le commerce — fait la richesse de U cité. Aiosi«
advienne que pourra! — Ces chagrins et ces pertes m'oot
tellement exténué ~ que c*est à peine si j'aurai une livre
de chair — à livrer, demain, à mon sanglant créancier. -
Allons, geôlier, en avant!.. Dieu veuille que Bassanio nenae
— me voir payer sa dette, et le reste m'importe peu.
Ils sortent.
SCÈNE XVI.
[BeliDont. Dans le palais de Portia.]
Knirent Portia, Nérissa, Loremzo, Jessica et Balthazar.
LORENZO.
- Je n'hésite pas, madame, à le dire en votre pi^sence,
— vous avez une idée noble et vraie — de la divine amitié:
vous en donnez la plus forte preuve — en supportant de cette
façon Tabsence de voire seigneur. — Mais, si vous savia
qui vous honorez ainsi, — à quel vrai gentilhomme voas
portez secours, — à quel ami dévoué de mon seigneur votre
mari, — je suis sûr que vous seriez plus fière de votre
œuvre — que vous ne pourriez l'êlre d'un bienfiiit ordi-
naire.
SCÈNE XVI. 233
PORTIA.
— Je n'ai jamais regretté d'avoir faille bieo, — et je ne
commencerai pas aujourd'hui. Entre camarades — qui vi-
vent et passent le temps ensemble, — et dont les Ames
portent également le joug de laflection, — il doit y avoir
une véritable harmonie — de traits, de manières et de goûts :
— c'est ce qui me fait penser que cet Antonio, — étant
Tami de cœur de mon seigneur, ~ doit ressembler à mon
seigneur. S'il en est ainsi, — combien peu il m'en a coûté
— pour soustraire cette image de mon Ame — à l'empire
d'une infernale cruauté ! — Mais j'ai trop l'air de me louer
moi-même ; — aussi, laissons cela et parlons d'autre chose.
— Lorenzo, je remets en vos mains — la direction et le
ménagement de ma maison — jusqu'au retour de monsei-
gneur. Pour ma part, — j'ai adressé au ciel le vœu secret
— de vivre dans la prière et dans la contemplation, —
sans autre compagnie que Nérissa, — jusqu'au retour de
son mari et de mon seigneur. — Il y a un monastère à deux
milles d'ici ; — c'est là que nous résiderons. Je vous prie —
de ne pas refuser la charge — que mon amitié et la nécessité
— vous imposent en ce moment.
LORENZO.
Madame, c'est de tout mon cœur — que j'obéirai à tous
vos justes commandements.
PORTIA.
— Mes gens connaissent déjà mes intentions : — ils vous
obéiront à vous et à Jessica — comme au seigneur Bassanio
et à moi-même. — Ainsi, portez-vous bien; au revoir!
LORENZO.
— Que de suaves pensées et d'heureux moments vous fas-
sent cortège!
JESSICA.
— Je souhaite à Votre Grâce toutes les satisfactions du
cœur!
234 LE MARCHAND DB VENISE.
PORTIA.
— Merci de votre souhait; j'ai plaisir — à tous le ren-
voyer. Adieu, Jessica.
Sortent Jesnea el Loreuo.
— Maintenant à toi, Balthazar. — Je t'ai foajoars troofé
honnête et fidèle : — que je te trouve encore de même !
Prends cette lettre — et fais tous les efforts humains — pour
être vite à Padoue ; remets-la — en main propre au dodaur
Bellario, mon cousin. — Puis prends soigneusement les pa-
piers et les vêtements qu'il te donnera, — et rapporte-les,
je te prie, avec toute la vitesse imaginable, ~ h l'embarea-
dèrc du bac public — qui mène à Venise. Ne perds pas le
temps en paroles, — pars; je serai là avant toi.
BALTHAZAR.
— Madame, je pars avec toute la diligence possible.
n «on.
PORTIA.
— Avance, Nérissa. J'ai en main une entreprise — que
tu ne connais pas. Nous verrons nos maris — plus tdt qu'ils
no le pensent.
!CÈRISSA.
Est-ce qu'ils nous verront?
PWmA.
— Oui, Nêrissa, mais sous un costume tel — qu'ils nous
on^iront |x^unrues — de ce qui nous manque. Je gage ce
que tu voudras, - que, quand nous serons l'une et l'autre
jiccinitnVs comme des jeunes hommes, — je serai le ploi
joli cavalier des deux, — et que je porterai la dague delà
meilleurt^ «r^ce. - Tu verras comme je prendrai la voix
nAttHM]ui marque — la transKionde l'adolescent à Thomme:
iHunin»* jo donnerai à notrv* pas menu — une allure virile:
a>mino je |>arierai querelles — en vraie jeunesse fanfiironoe,
et quels jolis mensonjres je dirai ! - Que d'honorables dames,
avant nviK'fcht? uK^n amour, - seront tombées malades et
SCÈNE XVU. 235
seront mortes do mes rigueurs!.. — Pouvais-je suffire à
toutes? Puis je me repentirai. — et je regretterai, au bout
du compte, de les avoir tuées. — Et je dirai si bien vingt
de ces mensonges mignons — qu'il y aura des gens pour
jurer que j'ai quitté Técole — depuis plus d'un an!.. J'ai
dans l'esprit ~ mille gentillesses, à Tusage de ces fats, -
que je veux faire servir.
KÈRISSA.
On nous prendra donc pour des hommes?
PORTU.
— Fi ! quelle question, — si tu la faisais devant un in-
terprète égrillard ! — Allons ! je te dirai tout mon plan, -
quand je serai dans mon coche qui nous attend ~ à la porte
du parc. Dépéchons-nous, — car nous avons vingt milles à
faire aujourd'hui.
Ils sortent.
SCÈNE XVII.
[Les jardins de Portia à Belmont.]
Entrent Lancelot et Jessica.
LANCELOT.
Oui, vraiment : car, voyex-vous, les péchés du père doi-
vent retomber sur les enfants ; aussi, je vous promets que
j'ai peur pour vous. J'ai toujours été franc avec vous, et
voilà pourquoi j'agite devant vous la matière. Armez-vous
donc de courage ; car, vraiment, je vous crois damnée. 11 ne
reste qu'une espérance en votre faveur, et encore c'est une
sorte d'espérance bâtarde.
JESSICA.
Et quelle est.cette espérance, je te prie?
LANCELOT.
Ma foi» vous pouvez espérer à la rigueur que votre père
£36 1£ l&lGi&ll) M msc
oe«0B&a{«sebçei>irte,qiie«OBSD'tÉespfe5 la fi&e <iB j«ii.
C«5ft là. en tSsA^ uBe sorte d'fspinmot bAtvde. Eo «
cKs oe senieot tes péchés de ma mm qoi MMimt «ÎBléi
en moB.
LiKILOf.
TraJiDeD:. doDC. j'ai («or que vous ne so^cz dimnée A
'5€ {•ère et de mère : tînsu quand j^êrHe Srrlla, ictre pm,
je lomlf.' en OunlMle, T(Are inère. AUods, vous éies pndoe
ie ««rai sauvée ;ar mots mari : il m'a fiûte cfaréticoDe.
Traiment, H d>d est que plus blâmable : noos âkos
dijà b>eo assez de cbre-bens, jusie assez pour pouvoir bien
yivre le^ ods t dAé des aatreî>. Gede coniectioD de chràjens
va hausser k prii do oocbotï : si nous de^^eooiis tous man-
geurs de {icin-., OD oe pourra plus i aucun prix avoir une
cout'iiûe sur leghl.
Enirt Loanoo.
JiSS3Câ.
Je rais coûter à moo mari œ que i^ous dites, Laooelol:
justement )e vcàd.
LCftCQCi.
Je deTiendrai bieDt^»t jaloux de vous, Lanodot, si vous
attirez ainsi ma femme dans des coins.
AH î vouf n'avez fias besoin «le vous inquiéler de doqs,
I orf-nz»"*. lJinrel»t et moi. nwis sommes mal ensemble. Il
me dit nettement qu'il n> a point de merri pour moi dans
le cieK parcv nue je suis fille d'un juif, et il prétend que
vous êtes un mt^cbant memiire de la république {oitoe qu'en
SCÈNE XVII. 237
convertissant les juifs en chrétiens, vous haussez le prix du
porc.
LORENZO9 à Lancelot.
J'aurais moins de peine à me justifier décela devant la
république que vous de la rotondité de la négresse. La fille
maure est grosse de vous, Lancelot.
LAIfCKLOT.
Tant mieux, si elle regagne en embonpoint ce qu'elle perd
en vertu. Cela prouve que je n'ai pas peur de la maure.
LORENZO.
Comme le premier sot vemi peut jouer sur les mots! Je
crois que bientôt la meilleure grâce de l'esprit sera le si-
lence, et qu'il n'y aura plus de mérite à parler que pour les
perroquets. Allons, maraud, rentrez leur dire de se préparer
pour le dîner.
UNCELOT.
C'est fait, monsieur, ils ont tous appétit.
LORENZO.
Bon dieu ! quel tailleur d'esprit vous êtes ! Dites-leur alors
de préparer le dîner.
LANCELOT.
Le dîner est prêt aussi : c'est le couvert que vous devriez
dire.
LORENZO.
Alors, monsieur, voulez-vous mettre le couvert?
LANCELOT, s'inclinant, le chapcao h la maio.
Non pas; ici, je me garde découvert; je sais ce que je
¥Ous dois.
LORENZO.
Encore une querelle de mots ! Veux-tu montrer en un
instant toutes les richesses de ton esprit? Comprends donc
simplement un langage simple. Va dire à tes camarades
qu'ils mettent le couvert sur la table, qu'ils servent les plats
et que nous arrivons pour dîner.
238 LE lUIGHilin DK TOISB.
LâSCBiOT.
Oaî, on Ta serrîr la table» roonsieor, et meltre le ooineit
sur les plats, roonsîear ; quant à TOtre arrivée pour dtoer,
monsieur» qu'9 en soit selon fOire hmneor et votre fan-
taisie!
— Vife la raison ! quelle suite dans ses paroles! — L'im-
bécile a campé dans sa mémoire — une armée de boas
mots ; et je connais — bien des imbéciles, plus haut placés
que lui, — qui en sont comme lui tout cuirassés et qui pour
un mot drôle ~ rompent en risière au sens commua.
Comment va ta bonne humeur, Jessica? — Et maintenant,
chère bien -aimée, dis ton opinion : — comment trooiw-
tu la fenune du seigneur Bassanio?
JISSKà.
— Au-dessus de toute expression. Il est
— que le seigneur Bassanio tife d'une vie exemplaire, -
car, ajant dans sa femme une tdie fâicîté^ — il trouien
sur cette terre les joies du ciel ; — et, s'il ne les iqppréde
pas sur terre, il est — bien juste qu'il n'aille pas les
recueillir au ciel. — Ah ! si deux dieux, faisant quelque
céleste gageure, - mettaient pour enjeu deux femmes de
la terre, - et que Portia fût l'une d'elles, il faudrait néces-
sairement ~ ajouter quelque chose à l'autre, car ce paurre
monde grossier — n'a pas son égale.
umERZO.
Tu as en moi, — comme mari, ce qu'elle est comme
femme.
JESSIQ.
- Oui-di^ ! demandez-moi donc aussi mon opinion tt-
dessus.
LQKEKZO.
- Je le ferai tout à rheure: d'abord allons dîner.
SCÈNE XVill. 239
JESSIGÂ.
- Nenni, laissez-moi vous louer, tandis que je suis en
appétit.
LORENZO.
—Non, je t'en prie, réservons cela pour propos de table ;
— alors, quoi que tu dises, je le digérerai — avec tout
le reste.
JESSIGA.
C'est bien, je vais vous démasquer.
Ils sortent.
SCÈNE XVIII.
[Venise. Une cour de justice.]
Bnlrent le Doge, les Magnihoues, Antonio, Bassanio, Gratiano,
SoLARiNO, SoLANio, et autres.
LE DOGE.
- Eh bien, Antonio est-il ici?
ANTONIO.
Aux ordres de Votre Grflce.
LE DOGE.
- J'en suis navré pour toi : tu as à répondre — à un
adversaire de pierre, à un misérable inhumain, — incapa-
ble de pitié, dont le cœur sec ne contient pas — une goutte
de sensibilité.
ANTONIO.
J'ai appris — que Votre Grflce s'était donné beaucoup de
peine pour modérer — la rigueur de ses poursuites ; mais
puisqu'il reste endurci, — et que nul moyen légal ne peut
me soustraire — aux atteintes de sa rancune, j'oppose -
ma patience à sa furie ; et je m'arme — de toute la quié-
tude de mon âme pour subir — la tyrannie et la rage
de la sienne.
l. intiiZ h \i Y.^J: : fe T*:âd, xnoosdgDeor.
LE IM£.
- F*r.r^ p* vv. q^i il se tie&De en lace de nous. — Shy-
•:<k. j-É crois, ««r-iDr t>-i: 1* monde, — que to n'as foolo
s^'iLenir ^* r*!.> iep?rr^rç — que jusqu'à Theuredu déooue-
mec: : et q::'8V:*rs — tu n^xitreras une pitié et une iodal-
ççnoe plu? etran^^ — que n'est étrange ton apparente
cruaut-i:. — A'ors, cn>it-i:»D.au lieu de fédamer la pénalité,
- c'est-à-'iire une livre de la chair de ce panvre marchand,
— o<>D seulement tu renonceras i ce dédit, — mais encore,
tL'urbr: fiar I9 tendresse et par rafiection humaines, — to
le tiendras quitte de la moitié du principal; — tu considé-
r**r»s d'un «pi! «le pitié les désastres — qui Tiennent de
fondre sur son «los. — et qui suffiraient pour accabler un
marchand rojaK — pour arracher la commisération - i
des poitrines de bronze, à des cœurs de marbre, — à des
Turcs inflexibles, à des Tartares n'ajant jamais pratiqué -
les devoirs d'une affectueuse courtoisie. — Nous attendons
tous une bonne réponse, juif.
SHYLOCK.
- J'ai informé Votre Grâce Je mes intentions. — J'ai juré
par notre saint Sabbath — d*exiger le dédit stipulé dans
mon billet. — Si vous me refusez, que ce soit au péril -
de votre charte et des libertés de votre cité ! — Vous me
demanderez pourquoi j'aime mieux - prendre une livre
de charogne que recevoir — trois mille ducats. A cela je
n'ai point à répondre, — sinon que tel est mon goût. Est-ce
répondre? — Supposez que ma maison soil troublée par un
SCENE XYIII. 241
rat, - et qu'il me plaise de donner dix mille ducats —
pour le faire empoisonner!... Cette réponse vous suffit-elle?
— Il y a des gens qui n'aiment pas voir bftiller un porc,
- d'autres qui deviennent fous à regarder un chat, —
d'autres qui, quand la cornemuse leur chante au nez, — ne
peuvent retenir leur urine : car la sensation, — souveraine
de la passion, la gouverne au gré — de ses désirs ou de ses
dégoûts. Or, voici ma réponse : ~ De même qu'on ne peut
expliquer par aucune raison solide — pourquoi celui-ci a
horreur d'un cochon qui bâille, — celui-là, d'un chat fami-
lier et inofTensif, — cet autre, d'une cornemuse gonflée,
et pourquoi tous, — cédant forcément à une inévitable fai-
blesse, — font pâtir à leur tour ce qui les a fait pâtir, — de
même je ne puis et ne veux donner d'autre raison — qu'une
haine réfléchie et une horreur invétérée — pour Antonio,
afin d'expliquer pourquoi je soutiens, — contre lui ce pro-
cès ruineux... Cette réponse vous suffit-elle?
BilSSANIO.
~ Ce n'est pas une réponse, homme insensible» — qui
excuse l'acharnement de ta cruauté.
SHYLOCK.
— Je ne suis pas obligé à te plaire par ma réponse.
bâssanio.
— Est-K^e que tous les hommes tuent les êtres qu'ils n'ai^
ment pas?
SHYLOCK.
~ Est-ce qu'on hait un être qu'on ne veut pas tuer?
Bâssanio.
— Tout grief n'est pas nécessairement de la haine.
SHYLOCK.
— Quoi ! voudrais-tu qu'un serpent te piquât deux fois?
ANTONIO.
— Songez, je vous prie, que vous discutez avec le juif. —
Autant vaudrait aller vous installer sur la plage — et dire à
242 LE MARCHAND DE VENISB.
la grande marée d'abaisser sa hauteur habituelle, — autant
vaudrait demander au loup — pourquoi il fait bêler la brebis
après son agneau, — autant vaudrait défendre aux pins de la
montagne — de secouer leurs cimes hautes et de bruire -
lorsqu'ils sont agités par les rafales du ciel, — autant vau-
drait accomplir la tftche la plus dure, — que d'essajer (car
il n'est rien de plus dur) d'attendrir — ce cœur judaïque...
Ainsi, je vous en supplie, — ne lui faites plus d*offre, n'es-
sayez plus aucun moyen. — Plus de délai. C'est assez chi-
caner, - à moi, ma sentence, au juif, sa requête.
BASSANIO.
— Pour tes trois mille ducats, en voilà six.
SHYLOCK.
— Quand chacun de ces six mille ducats serait — divisé
en six parties et quand chaque partie serait un ducat, — je
ne voudrais pas les prendre ; je réclame mon billet.
LE DOGE.
— Quelle miséricorde peux-tu espérer, si tu n'en mon-
tres aucune 7
SHYLOCK.
— Quel jugement ai-je à craindre, ne faisant aucune in-
fraction? — Vous avez parmi vous nombre d'esclaves, -
que vous employez comme vos fines, vos chiens et vos
mules, — à des travaux abjects et serviles, — parce que
vous les avez achetés... Irai-je vous dire : — Faites-Us
libres! Mariez-les à vos enfants l — Pourquoi suent-ils sous
des fardeaux ? Que leurs lits - soient aussi moelleux que
les vôtres l Que des mets comme les vôtres — flattent leur
palais! Vous me répondriez : — Ces esclaves sont à nous...
Eh bien, je réponds de même : — La livre de chair que
j'exige de lui, - je l'ai chèrement payée : elle est à moi et
je la veux. — Si vous me la refusez, fi de vos lois! — Les
décrets do Venise sont sans force ! — Je demande la justice;
l'aurai-je? répondez.
SCÉME XYIU. 243
LE DOGE.
— En vertu de moD pouvoir, je puis oongédier la cour,
— à moins que Bellario, savant docteur — que j'ai envoyé
chercher pour déterminer ce cas, — n'arrive aujourd'hui.
SOLANIO.
Monseigneur, il y a là dehors — un messager nouvelle-
ment arrivé de Padoue — avec une lettre du docteur.
LE DOGE.
— Qu'on nous apporte cette lettre; qu'on appelle le
messager.
BASSANIO.
— Rassure-toi, Antonio! allons, mon cher! courage
encore! — Le juif aura ma chair, mon sang, mes os, tout,
" avant que tu perdes pour moi une seule goutte de sang.
ANTONIO.
" Je suis la brebis galeuse du troupeau, — celle qui est
bonne à tuer. Le plus faible fruit — tombe à terre le pre-
mier ; laissez-moi tomber. - Ce que vous avez de mieux à
fiiire, Bassanio, - c'est de vivre pour faire mon épitaphe.
Entre N£RISSA, défpiisée en clerc.
LE DOGE.
— Vous venez de Padoue, de la part de Bellario ?
NËRISSA.
— Oui, mon seigneur, Bellario salue Votre Grâce.
Elle présente une lettre au doge.
BASSANIO, èShylock.
— Pourquoi repasses-tu ton couteau si activement?
SHYLOCR.
— Pour couper ce qui me revient de ce banqueroutier.
GRATIANO.
— Ce n'est pas sur ce cuir, c'est sur ton cœur, âpre juif,
— que tu affiles ton couteau! Mais aucun métal, — non,
344 Lt UAllCUAHD DE VEMSE.
pas même la Imctie rlu bourreau, n'(;st aussi affilé - qneli
rnnounc actinie. Aucune prière ne peut donc le péuétiw'
snïLOCK.
- AuRuiieque Ion esprit suffise à imaginer.
GRATIANO.
- Ohl sois damné, chien inexorable! — El que la vie
accuse la juslico! — Pou s'en raiilquelii ne me fasses chm-
celer dons ma foi - et croire avec Pythngore - que les
ftmes des animaux passent - dans les corps des hommes.
Ton esprit hargneux ~ gouvernait un loup qui fui pendu
pour meurtre d'homme - et dont l'âme féroce, enTol»
(lu gibet - quand tu étais encore dans le venlre de U
mère profane, — s'introduisit en toi! tes appétits - sont
ceux d'un loup, sanguinaires, voroces et furieux.
SHïLOfiK.
- Tant que les injures ne ratureront pas la signature Je
m bitlet, — tu ne blesseras que tes poumons à pérorersi
fort. — Étoic ton esprit, bon jeune homme, sinon, il «
subir —un irréparable écroulement... J'attends ici justice.
I.K DOGE.
- Cette lettre de Bellarîo reccommande — à la cour un
jeune et savant docteur. — OJi est-il?
NÉBISSA.
11 attend tout près d'ici - pour savoir si vous voudrei
bien l'admettre.
IX IIOGE.
- De tout moncteur... Que trois ou quatre d'entre vous
— soilcnt et lui fassentjusqu'ici une escorte de courtoisie.
-Kn attendant, la cour entendra la lettre de Bellario.
LE CLERC, lisaui.
« Voire Grlce npprcnjra que, lorsque j'ai reço ss lettre, j'ëtais très-
B malade; main, au momeiil miime où sao messnger arrivait, je rec*'
B vais l'aimable visite il'un jeune JocLeur <le Rome, iioinmé BailliBïar.
» Je l'ai instruit do la cause pendaiilc erilrc le juif file niarcliani] in-
/^
SCÈME XYilI. 245
» tonio. Noos avons feailleté beaucoup de livres ensemble. Il est muni
» de mon opinion ; il tous la portera ëpnrée par sa propre science dont
» je ne saurais trop ranter retendue; et sur ma sollicitation, il rem-
» plira à ma place les intentions de Votre Grâce. Que les années dont
» il est privé ne le privent pas, je tous en conjure, de TOtre haute
» estime; car je n*ai jamais tu si jeune corps avec une tète si vieille.
» Je le livre h votre gracieux accueil, bien sûr que Téprenve enchérira
» sur mes éloges. »
LE DOGE.
— Vous entendez ce qu'écrit le savant Bellario, — et
voici, je suppose, le docteur qui vient.
Entre PoRTiA, dans le costume de docteur en droit.
LE DOGE.
— Donnez-moi votre main . Vous venez de la part du vieux
Bellario?
PORTIA.
Oui, monseigneur.
LE DOGE.
— Vous êtes le bienvenu. Prenez place. — Étes-vous
instruit du différend — qui s'agite présentement devant la
cour?
PORTIA.
— Je connais à fond la cause. — Lequel ici est le mar-
chand, et lequel est le juif?
LE D06E.
— Antonio, et vous, vieux Sbylock, avancez tous deux.
PORTIA.
— Votre nom est-il Shylock?
SHYLOCK.
Shylock est mon nom.
PORTIA.
— Le procès que vous intentez est d'une étrange nature ;
— mais vous êtes si bien en règle que la loi vénitienne —
ne peut pas faire obstacle à vos poursuites.
A Antonio.
— C'est vous qui êtes à sa merci, n'est-ce pas?
Tlll. 16
SIS U liïOUlKD M TDBE.
— Oui, i œ qa*îl dit.
nmnk»
ReeooBaisâei-Toas lebflkt?
— Je le reconnais.
U but donc que le juif soit clémeoL
SSTLùiLk.
— En Terta de quelle obligation? Dites4e-iiioi.
— La cicmecce ne se commande pas. — Elle tombe di
cie!. coccme une ploie douce. — sur le lien qu'elle do-
mùie : d-jutle bienfaisance* — e!ie bit do bien à celui qttî
donne e: à c>elui qui nr*.oît. — Elle esl la puissance des
puisèances. Elle sie*i - oui monarques sur leur trône mien^
que leur coun>nne. — Leur sceptre représente la force do
pouvoir temporel: — il est l'attribui d'épouTaote et de ma-
jesté — dont émanent le re:^)ect et la terreur des rois. -
Mais la clémence est au-dessus de lautorilé du sceptre, -
elle trdne dans k cceur des rois» — elle est rattribot de
Dieu même : — et !e pouvoir terrestre qui resseoible le pbs
à Dieu est — o^lui qui tempère la justice par la clémence.
Ainsi, juif» ~ bien que la justice soit ton argument, consi-
dCre ce*:i : — qu'avei* la striite justice nul de nous — œ
\err»it le salut. C'e^t la clémence qu'iuToque la prière, -
et c'est Ivi prière même qui nous enseigne à tous i faire -
acte Je o!tiiitn*.e. Tout ce que je viens dédire est — pour
militer la justice Je ta cause: - si lu persistes, le strict
tribunal de Venise — n'a plus qu'à prononcer sa sentence
contre ce marchand.
SHTLOCK.
~ Que mes actions retombent sur ma lèle! Je réclame k
loi, - la pénalité et le dédit stipulé par mon bîUel.
SCÈNE XYUI. 247
rORTU.
— Est-ce qu'il n'est pas en état de rembourser l'argent?
BASSÂinO.
— Si fait. Je le lui offre ici devant la cour : — je double
nléme la somme. Si cela ne suffit pas, - je m'obligerai à la
{làyër dix fois, — en donnant pour gages mes mains, ma tAte,
mon cœur. — Si cela ne suffit pas, il est notoire — que c'est
la méchanceté qui accable l'innocence. Je vous en conjure,
— ibûlez une fois la loi sous votre autorité. — Pour rendre
la grande justice, faites une petite injustice, — et domptez
le cruel démon de son acharnement.
PORTIÀ.
— Cela ne doit pas être : il n'y a pas de puissance à Ye^
Dise — qui puisse altérer un décret établi. — Cela serait
enregistré comme un précédent; — et par cet exemple,
bien des abus - feraient irruption dans l'État. Cela ne se
peut.
SHYLOCK.
— C'est un DAniel qui nous est venu pour juge! oui, un
Daniel! — 0 juge jeune et sage^ combien je t'honore !
PORTU.
— Faites-moi voir le billet, je vous prie.
SHYLOCK.
— Le voici, très-révérend docteur ; le voici.
PORTIA.
— Shylock, on t'offre ici trois fois ton argent.
SHYLOCK.
— Un serment! un serment! J'ai un serment au ciel ! -^
Mettrai-je le parjure sur mon âme? — Non, pas pour tout
Venise.
PORTIA.
£h bien 1 l'échéance est passée ; — et légalement, avec
ceci, le juif peut réclamer — une livre de chair, qui doit
être coupée par lui — tout près du cœur du marchand...
-2U
U KlKtUD DE TÏSlâC.
Sois dëmeot, - preD(k trots fûts loa sr^eot cC dsHRid
dédùrer C8 biUcL
- QoukI il iMiiinji' iiHilwm/BWiii h M IiimmT '0
«oh qoetoes élet nn juge êaérîle: — mas coaMissKl
k»; TOtre Mpoatioa - s élé pèrraplaîre; jenmsBMi
ao twcB de la kn - dont «oos éles le d^»B pffifw. - i
procéder au jogemeaL J« jure cor non Sme — qa'S ■*■
as poomir d'aocone Uagot hamaioe — de m'âunki
Je m'en liess à inoo biUeL
- Jesuppbe t
- de rendra sja iiv
1
mm.
EhlMo! le voîct.
— U bat offrir votre poîlrine i son couteau.
SttUJX^
— ODoblejogeidexcelkol jeanebomme!
pwmi.
— Car U gloîe et l'esprit île U loi — agrégat tout à far
arec la pt-tialilè — sliputée clairement dans re biUet.
SHUOCS.
— C'esA. très-Trai ! 0 juge saje et équitable ! — Combtiii
lu es plus Tîeui que tu ne le parais I
rv'Bni, à Xuom».
— AiDîî. ineC.ez à nu TOtre sein,
s&noa.
Oui, sa poitrine : - 1« bîUet le dit. 5'est-ce pas, oolitc
juçe? - Toot près de soo cœur, ce sont les pn^m
lennÇï.
iC-UTlk.
~ E\arlemenl. \ a-l-il ici une halaoce pour peser - li
SCÈNE xvm. . ?49
SHYLOCK,
J'en ai une toute prête.
PORTIA.
— Ayez aussi un chirurgien à vos frais, Shylock, — pour
bander ses plaies et empêcher qu'il ne saigne jusqu'à
mourir.
SHYLOCK.
— Cela est-il spécifié dans le billet?
PORTIA.
— Cela n'est pas exprimé ; mais n'importe ! — Il serait
bon que vous le lissiez par charité.
SHYLOCK.
— Je ne trouve pas ; ce n'est pas dit dans le billet.
PORTLA, à AnloDio.
— Allons, marchand, avez-vous quelque chose à dire?
ANTONIO.
— Peu de chose. Je suis armé, et parfaitement préparé.
— Donnez-moi votre main , Bassanio ; adieu ! — Ne vous
attristez pas, si je suis réduit pour vous à cette extrémité.
— Car la fortune se montre en ce cas plus indulgente —
que de coutume. D'ordinaire, — elle force le malheureux
à survivre à son opulence, — et à contempler avec des yeux
baves et un front ridé — un siècle de pauvreté : elle me
retranche — les pénibles langueurs d'une pareille misère.
— Recommandez-moi à votre noble femme ; — racontez-
lui, dans toutes ses circonstances, la fm d'Antonio ; — dites-
lui combien je vous aimais; rendez justice au mort. — Et,
quand l'histoire sera contée, qu'elle déclare— s'il n'est pas
vrai que Bassanio eut un ami. — Ne vous repentez pas d'a-
voir perdu cet ami ; —il ne se repent pas, lui, de payer votre
dette. -Car, pourvu que le juif coupe assez profondément,
— je vais la payer sur-le-champ de tout mon cœur.
BASSANIO.
— Antonio, je suis marié à une femme — qui m'est
?5Û a HllCBUB DB TEIflSB.
■ossi chère que ma TÏe même; — mais ma vie même, nu
fcinme, le monde eoUer - ne sont pas pour moi plaspfé-
cieax que ta TÎe ; - je suis prêt à perdre loul, oui, à sioi-
fier lout — i oe démon que TOtci, pour te sauver,
rwcu.
— Votre femme tous reraerciersit peu. — si elle rau
eoleodait faire une pareille offre.
GUTUm.
— J'ai une femme que j'aime, je )e jor© ; — eh bien, j*
TOodnris qu'ede fût an ciet, si elle pouvait — décider quel-
que puissance à chajtgcr ce juif bai^em.
!rË81SSl.
— Yoos (ahes bien de le soahailer en arrière d'elle ; -
aolremeni ce \œu-là mettrait le trouble dans voire mé-
nage.
SHTUKI, • part,
— Voilà bien ces époui cbr<?tiens. J'ai une fille : — pltt
i Dieu qu'elle eût «n 'îœcendant de Barabbas — pour mari,
plutôt qu'un chrétien!
— Nous gaspillons le temps. Je l'en prie, procède â II
sentence,
PORTU.
— Tu as droit h une liTre de la chair de ce marchand. -
La cour te l'adjuge et la loi le la donne.
SUVLOCK.
0 le juge mérite I
PORTLV.
— Et tu dois ta couper de son sein ; — la loi le permet,
et la cour le concède.
SHVLOCK.
— 0 le savant juge ! Voilà une sentence. Allons ! préru-
rez-vous-
n
SGJtlB XVIII. 2S1
PORTIA.
^rr6te ud peu. Ce n'est pas tout. —Ce billet-ci ne t'ac*
une goutte de sang. — Les termes exprès sont :
4e chair. — Prends donc ce qui t*est dû, prends ta
Jeehair (21) ; — mais si, en la coupant» tu verses- une
utte de sang chrétien, tes terres et tes biens —sont,
, tes lois de Venise, confisqués - au profit de TÉtat
enise.
GRÀTIANO.
^^0 juge émérite! — Attention, juif!,.. 0 le savant
SHYLOGK.
*- Est-ce là la loi ?
PORTU.
verras toi-même le texte. — Puisque tu réclames jus-
a«.f<N8 sûr — que tu obtiendras justice, plus même que
le désires.
GRATIANO.
V 0 le savant juge!... Attention, juif!... 0 le savant
ige!
SHYLOGK.
P — Alors j'accepte Toffre... Payez-moi trois fois le billet,
-* et que le chrétien s'en aille.
mI- rassânio.
f Toici l'argent.
PORTIA.
( IkiMieement! — Le juif aura justice complète... Douce-
ment... Pas de bâte! — Il n'aura rien que la pénalité
prévue.
". ' GRATIANO.
^ 0 juif ! quel juge émérite! quel savant juge !
PORTIA.
— Ainsi, prépare-toi à couper la chair. - Ne verse pas
le aiog ; ne coupe ni plus ni moins, - mais tout juste un
252 LK MARCRAKD DE TOISE.
livre de chair. Si tu en prends — plus ou moins que lajusle
livre , — si tu diminues ou augmentes le poids conima -
ne fût-ce que de la vingtième partie — d*un seul pauvn
grain « si même la balance incline — de Tépaissear d'un
cheveu, — tu meurs, et tous tes biens sont confisqués.
GRATIAKO.
— Un second Daniel ! un Daniel, juif! MaiotenaDt, in-
fidèle, je te tiens.
PORTU.
— Qu'attcnds-tu, juif? Prends ce qui te revient.
SHYIjOCK.
— Donnez-moi mon principal, et laissez-moi aller.
BÂSSA510.
— Je Tai tout prêt : prends-le.
roRTU.
— n l'a refusé en pleine cour. — 11 n'aura que ce qn
lui est dû en stricte justice.
GRATIAHO.
— Un Daniel, je le répète! un second Daniel ! — Jeté
remercie, juif, de m'avoir soufflé ce mot.
SHYLOCK.
— Quoi ! je n'aurai pas même mon principal?
PORTIA.
" Tu n'auras rien que le dédit stipulé. — Prends-le i
tes risques et périls, juif.
SHYLOCK.
— En ce cas, que le diable se charge du remboursement !
— Je ne resterai pas plus longtemps à discuter.
PORTU,
Arrête, juif. - La justice ne te lâche pas encore. —Il est
écrit dans les lois de Venise — que, s'il est prouvé qu'un
t'irangcr, — par des manœuvres directes ou indirectes, -
attente ii la vie d'un citoyen, — la personne menacée —
sira la moitié des biens du coupable ; l'autre moitié -
SGÉHB XYIII. ?53
rentrera dans la caisse spéciale de l'État ; -et la vie do l'of-
fenseur sera livrée à la merci— du doge qui aura voix souve-
raine. —Or, je dis que tu te trouves dans le cas prévu, — car
il est établi par preuve manifeste — qu'indirectement et même
directement — tu as attenté à la vie même— du défendant ;
et tu as encouru — la peine que je viens de mentionner. —
A genoux, donc, et implore la merci du doge.
6RATIAN0.
— Implore la permission de t'aller pendre. - Mais, tes
biens faisant retour à l'État, — tu n'as plus de quoi acheter
une corde ; - il faut donc que tu sois pendu aux frais de
l'État.
LE DOGE.
— Pour que tu voies combien nos sentiments diffèrent,
— je te fais grâce de la vie avant que tu l'aies demandée. —
— La moitié de ta fortune est à Antonio , - l'autre moitié
revient à l'État ; — mais ton repentir peut encore commuer
la confiscation en une amende.
poRm.
— Soit , pour la pari de l'État ; non , pour celle d'An-
tonio.
SHYLOCK.
— Eh ! prenez ma vie et tout, ne me faites grâce de rien. y^^^Sà!!^^
— Vous m'enlevez ma maison en m'enlevant — ce qui sou- ^V^y '/
tient ma maison ; vous m'ôtez la vie — en m'ôtant les res- p. v^.'v'>.
sources dont je vis. - : -
PORTIA.
— Que lui accorde votre pitié, Antonio?
GR ATI ANC.
— Une hart gratis, rien de plus, au nom du ciel !
ANTONIO.
— Que monseigneur le doge et toute la cour daignent —
lui abandonner sans amende la moitié de ses biens. — Je
consens, pourvu qu'il me prête — à intérêt l'autre moitié.
S54
LE MARCHAND DE VENISE.
à la restituer, -après sa mort, au genlîlUomme — qoi^weifc
retnent a enlevé sa fille. — A celte faveur deux coadïliBHl
l'une,— c'est qu'il se fera chrétien siip-le-champ; -l'auMt
c'est qu'il fera donalion, par acte passé — devant la coût,
(ie tout ce qu'il possédera en mourant — à son liU Loreiuo
et à SB fillo.
LE DOGE.
— 11 fera cela, ou je révoque - la grâce que je viens de
lui accorder.
roRTU.
— T consens-lu, juit?Quedis-taï
8in-L0CK. ''Il
— J'y consens.
POBTIA.
Clerc, dressez l'acte de donation.
SHÏLOCK.
— Je vous prie de me laisser partir d'ici : — jo no sui?
pas bien. Envoyez-moi l'acte, — et je le signerai.
LE DOGE.
— Pars, mais ne manque pas de signer.
i;il,\Tl.VNO.
— A ton baptême, tu nuras deux parrains. — Si j'avais été
juge, tu on aurais eu dix de plus — pour le mener, non au
baptistère, mais h la potence (22) l
Sort ShïloeK.
LE DOCE, ù l'orliD.
— Monsieur,je vous conjure de venir dîner chez moi.
PORTIA.
— Je demande humblement pardon à Votre GrAce : — je
dois retourner ce soir à Padoue,— et il convient que je parte
sur-le-champ.
LE DQr.E.
— Je suis fâché que vos loisirs ne vous laissent pas libre.
SGftFB X^ni. 855
— Antonio, rétribuez bien ce gentilhomme, —car vous lui
êtes, selop moi, grandement obligé.
Le doge, les magnifiques et leor soite sortent.
BASSÂNIO, i Portia.
*- Très-digne gentilhomme » mon ami et moi» nous ve-
nons d'être soustraits par votre sagesse — à une pénalité
cruelle... Comme honoraires, - acceptez les trois mille du-
cats qui étaient dus au juif; — nous nous empressons de
vouç les offrir pour un si gracieux service.
ANTONIO.
— Et de plus nous restons vos débiteurs — pour tou-
jours, en affection et dévouement.
PORTU.
*- Estbien payé qui est bien satisfait. — Moi, je suis sa-
iilblitde vous avoir délivrés, —et par conséquent je me tiens
pour bien payé. — Mon âme n*a jamais été plus mercenaire
que ça. — Je vous prie seulement de me reconnaître quand
nous pous rencontrerons : — je vous souhaite le bonjour,
et, sur ce, je prends congé de vous.
BASSÀNIO.
— Cher monsieur, il faut absolument que j'insiste auprès
de vous. - Acceptez quelque souvenir de nous, comme tri-
but, — sinon comme salaire. Accordez-moi deux choses, je
vous prie, —l'une, c'est de ne pas me refuser ; l'autre, c'est
de me pardonner.
PORTIA.
— Vous me pressez si fort que je cède.
A Antonio.
— Donnez-moi vos gants, je les porterai en mémoire de
TOQS.
A Bassanio.
— Etpourl'amourde VOUS, j'accepterai cetanneau...—
Ne retirez pas votre main : je ne prendrai rien de plus ; —
fotre amitié ne me refusera pas cela.
256 LE MARCHAND DE ^IHISE.
BASSA510.
— Cet anneau, cher monsieur! Hélas! c*e8t une baga-
telle ! — Je serais honteux de vous donner cela.
PORTIA.
— Je ne veux avoir que cela ; — et maintonant, Yoyez-
vous, j'en ai la fantaisie.
BASSANIO.
— Il a pour moi une importance bien au-dessus de sa
valeur. —Je ferai chercher par proclamation — la plus riche
bague de Venise, et je vous la donnerai : — quant h celle-
ci, je vous prie, excusez-moi.
PORTIA.
— Je le vois, monsieur, vous êtes libéral... en offres. —
Vous m'avez appris d*abord à mendier ; et mainteDant, ce
me semble, — vous m'apprenez comment il faut répondre
au mendiant.
BASSANIO.
— Cher monsieur, cet anneau m'a été donné par ma
femme ; — et, quand elle me Ta mis au doigt, elle m'a
fait jurer — de ne jamais ni le vendre, ni le donner, ni le
perdre.
PORTIA.
— Cette excuse-là économise aux hommes bien des ca-
deaux. — A moins que votre femme ne fût folle, — sachant
combien j'ai mérité cette bague, — elle ne saurait vous gar-
der une éternelle rancune - de me Tavoir donnée. C'est bon.
I^ paix soit avec vous !
Portia et NérisM sorte&t.
ANTONIO.
— Monseigneur Bassanio, donnez-lui la bague. — Que
ses services et mon amitié — soient mis en balance avec la
recommandation de votre femme.
BASSANIO.
— Va, Gratiano, cours et rattrape-le ; — donne-lui la ba-
SGÉKE XiX. 257
gae, et ramène-le, si tu peux, ~ à la maison d'Antonio.
Cours, dép6cbe-toi.
GreUano tort.
—Allons chez vous de ce pas. -Demain matin de bonne
heure, nous volerons tous deux — vers Belmont. Venez,
Antonio.
Ils sortent.
SCÈNE XIX.
[Une rno de Venise.]
Entrent Portia et Nérissa.
PORTU.
— Informe-toi de la demeure du juif; présente-lui cet
acte, - et fais-le lui signer. Nous partirons ce soir, — et
nous serons chez nous un jour avant nos maris. - Cet acte-
là sera le bienvenu auprès de Lorenzo.
Entre Gratiano.
GRATUNO.
— Mon beau monsieur, vous voilà heureusement rat-
trapé : — monseigneur Bassanio, toute réflexion faite, —
vous envoie cette bague, et implore — votre compagnie à
dîner.
PORTU.
C'est impossible. — Pour la bague, je l'accepte avec une
vive reconnaissance; — dites-le-lui bien, je vous prie. Ah !
— je vous prie aussi de montrer à mon jeune clerc la mai-*
son du vieux juif.
GRATIANO.
— Très-volontiers.
NÊRISSA, è Portia.
Monsieur, je voudrais vous dire un mot.
258 LE MARCHAND DE VENISE.
Bas.
— Je vais voir si je puis obtenir de mon tAin — là MgUe
que je lui ai fait jurer de garder toujours.
PORTIA.
— tu Tobtieudras, je te le garantis. Us nous donneroiii
leur antique parole d'honneur — que c'est à des hommes
qu'ils ont offert leurs bagues ; — mais nous leur tiendrons
tête, en jurant plus haut qu'eux le contraire. — Pars, dé-
pêche-toi ! Tu sais où je t'attends.
NÈRISSA^ à Gratiano.
— Allons, cher monsieur, voulez-vous me montrer cette
maison ? *
Ils sortent.
SCÈNE XX.
[Belmont. Une avetiae menant ati palais de Pôrtia.]
Entrent Lorenzo et Jessica.
LORJSNZO.
— La lune resplendit. Dans une nuit pareille à celle-ci,
— tandis que le suave zéphyr baisait doucement les arbres»
— sans qu'ils fissent de bruit ; dans une nuit pareille» —
Troylus a dû monter sur les murs de Troie — et exhaler
son âme vers les tentes grecques — où reposait Cressida !
JBSSIGA.
Dans une nuit pareille, -Thisbé, effleurant la rosée d*uii
pas timide, — aperçut l'ombre du lion avant le lion même,
— et s'enfuit effarée.
LORHfW.
Dans une nuit pareille, — Didon, une branctië clé saule
à la main, se tenait debout — sur la plage déserte et faisait
signe à son bien-aimé - de revenir à Carthage.
SGÉNB XX. 2&9
J18SIGA.
Dans une nuit pareille, — Médée cueillait les herbes en-
cbantées - qui rajeunirent le vieil iEson.
LORENZO.
Dans une nuit pareille, — Jessica se déroba de chez le
juif opulent — et, urée un amant prodigue, courut de Yenise
-- jusqu'à Belmont.
JESSICA.
Et dans une nuit pareille, — le jeune Lorenzo jurait de
bien Taimer, — et lui dérobait son âme par mille vœux de
constance - dont pas un n'était sincère !
LORENZO.
Et dans une nuit pareille, — la jolie Jessica, comme une
petite taquine, — calomniait son amant qui le lui pardon-
nait.
JESSlCÂ.
— Je vous tiendrais lête toute la nuit, si personne ne ve-
nait. — Mais, écoutez ! J'entends le pas d'un homme.
Eulre St£PUAM0.
LORENZO.
— Qui s'avance si vile dans le silence de la nuit?
STEPHANO.
Un ami.
LORENZO.
— Un ami ! Quel ami ? Votre nom, je vous prie, mon
ami?
STEPHANO.
— Siepbano est mon nom : et j'apporte la nouvelle ~
C[u 'avant le lever du jour, ma maltresse — sera ici à fielmotit :
elle chemine dans les environs, —pliant le genoif devant les
croix saintes et priant — pour le bonheur de son mariage;
LORENZO.
Qui vient avec elle ?
260 LE MARCHAND DB VKlilSE.
STKPHANO.
— Un saint ermite et sa suivante : voilà tout. — Dites-
moi, je vous prie, si mon maître est de retour.
LOREMZO.
— Pas encore. Nous n'avons pas eu de ses nouvelles. —
Rentrons, je t'en prie» Jessica, — et préparon»-nous pour
recevoir avec quelque cérémonie — la maîtresse de la
maison .
Entre LanCELOT.
LANGELOT.
Sol la ! Sol la ! ho ! ha ! ho! Sol la ! Sol la (23) !
LORENZO.
Qui appelle ?
LANCELOT.
Sol la ! avez-vous vu maître Lorenzo et dame Lorenzo ?
Sol la ! Holà !
LORENZO.
Gesse tes holà, Tami ! Ici.
LANCELOT.
Holà! OÙ? où?
LORENZO.
Ici.
LANCELOT.
Ici. Dites-lui qu'un courrier est arrivé de la part de moo
maître, la trompe pleine de bonnes nouvelles. Mon maître
sera ici avant le matin.
11 sort.
LORENZO.
— Rentrons, ma chère âme, pour attendre leur arrivée.
— Non, ce n'est pas la peine, pourquoi rentrerions-noos f
— Âmi Stephano, annoncez, je vous prie» — à la maison
que votre maltresse va arriver, — et faites jouer votre or-
chestre en plein air.
Stephano sort.
SCÈNE XX. 26!
- Comme le clair de lune dort doucement sur ce banc !
— Venons nous y asseoir, et que les sons de la musique —
glissent jusqu'à nos oreilles ! Le calme, le silence et la nuit
— conviennent aux accents de la suave harmonie. — Às-
sieds-toi, Jessica. Vois comme le parquet du ciel— est par-
tout incrusté de disques d'or lumineux. — De tous ces glo-
bes que tu contemples, - il n'est pas jusqu'au plus petit —
qui, dans son mouvement, ne chante comme un ange, —
en perpétuel accord avec les chérubins aux jeunes yeux ! —
Une harmonie pareille existe dans les Ames immortelles : —
mais tant que cette argile périssable la couvre - de son vê-
tement grossier, nous ne pouvons l'entendre.
Ëntreot les musiciens*
LORENZO) oontinaant.
— Allons ! éveillez Diane par un hymne. —Que vos plus
suaves accents atteignent l'oreille de votre maîtresse, - et
attirez-la chez elle par la musique.
Masiqoe.
jEssia.
- Je ne suis jamais gaie quand j'entends une musique
douce.
LORENZO.
— La raison est que vos esprits sont absorbés. —Remar-
quez seulement un troupeau sauvage et vagabond, — une
horde de jeunes poulains indomptés ; - ils essaient des
bonds effrénés, ils mugissent, ils hennissent, — emportés
par Tardeur de leur sang. — Mais que par hasard ils enten-
dent le son d'une trompette, —ou que toute autre musique
frappe leurs oreilles, — vous les verrez soudain s'arrêter tous,
— leur farouche regard changé en une timide extase, —
sous le doux charme do la musique! Aussi les poètes — ont-
ils feint qu'Orphée attirait les arbres, les pierres et les flots,
— parce qu'il n'est point d'être si brut, si dur, si furieux, —
VIII. 17
262 LB MARCHAND DE VBKISE.
dont la musique ne change pour un moment la nature. —
L'homme qui n'a pas de musique en lui — et qui n'est pas
ému par le concert des sons harmonieux — est propre aux
trahisons, aux stratagèmes et aux rapines. — Les mou?e-
ments de son Ame sont mernes comme la nuit, — et ses
affections noires comme l'Érèbe. — Défiez-?oas d'un tel
homme!... Écoutons la musique.
PoaTU et NIÎEISSA entrent et se tiennent à distance.
PORTU.
— Cette lumière que nous voyons brûle dans mon ves-
tibule. — Que ce petit flambeau jette loin ses rayons ! -
Ainsi brille une bonne action dans un monde méchant.
NÈRISSA.
— Quand la lune brillait, nous ne voyions pas le flam-
beau.
PORTU.
— Ainsi la plus grande gloire obscurcit la moindre. — Un
ministre brille autant qu'un roi — jusqu'à ce que le roi pa-
raisse : et alors tout son prestige — s'évanouit, comme un
ruisseau des champs — dans l'immensité des mers... Une
musique ! Écoute !
NÈRlSSÂ.
— C'est votre musique, madame, celle de la maison.
PORTU.
— Rien n'est parfait, je le vois, qu'à sa place : — il me
semble qu'elle est bien plus harmonieuse que de jour.
NÉRISSA.
— C'est le silence qui lui donne ce charme, madame.
PORTU.
— Le corbeau chante aussi bien que l'a louette — pour
qui n'y fait pas attention, et je crois — que, si le rossignol
chantait le jour, — quand les oies croassent, il ne passerait
pas — pour meilleur musicien que le roitelet. — Que de
SCÈNE XX. 163
choses n'obtiennent qu'à leur saison — leur juste assai-
sonnement de louange et de perfection ! — Oh, silence !
la lune dort avec Endymion, - et ne veut pas être
éveillée !
La motiqoe cesse.
LORBNZO.
C'est la voix — de Portia ou je me trompe fort.
PORTIA.
—11 me reconnaît, comme l'aveugle reconnaît le coucou,
— à la vilaine voix.
LORSNZO.
Chère dame, soyez la bienvenue chez vous.
PORTIA.
— Nous venons de prier pour le succès de nos maris,
— que nous espérons bien avoir hâté par notre intercession.
— Sont-ils de retour?
LORENZO.
Pas encore, madame : — mais il est venu tout à l'heure
un courrier — pour signifier leur arrivée.
PORTU.
Rentre, Nérissa. — Donne h mes gens l'ordre de ne faire
— aucune remarque sur notre absence. — N'en parlez pas,
Lorenzo; ni vous, Jessica.
On entend nne fanfare.
LORENZO.
— Votre mari n'est pas loin. J'entends sa trompette. —
Nous ne sommes pas bavards, madame : ne craignez rien.
PORTIA.
— Cette nuit me fait simplement l'effet du jour malade :
— elle n'est qu'un peu plus pâle. C'est un jour — comme
est le jour quand le soleil est caché.
Entrent Bassanio, Antonio, Gratiano et lear suite.
DASSAMO, i Portia.
— Nous aurions le jour en même temps que les anti-
264 LI MiBCfiAKD DE TCBttl.
podes , — si tous af^iaraissiez toujours en l'absenee do
soleil.
ponu.
— Puissé-je être brillaDte comme la lamière, sans être
légère comme elle! —La légèreté de la femme fait l'accable-
ment du mari : — puisse Bassanio ne jamais être accablé de
la mienne. - Ihi reste, à la grâce de Dieu !.. . Sajex, le bien-
venu c:bez vous, monseigneur.
BASSA510.
— Je vous remercie, madame. Faites fête à mon ami : —
voici Antonio, voici l'homme — auquel je suis si infiniment
obligé.
PtttTlA.
~ Vous lui avez, en effet, toutes sortes d'obligations : -
car pour vous il en avait contracté de bien grandes.
ÂKTONM).
— Aucune dont il ne se soit parfaitement acquitté !
PORTU, à Àotonio.
— Monsieur, vous êtes le très-bienvenu en notre maisoo.
— Il faut vous le prouver autrement qu'en paroles: — aussi
j'abrège ces courtoisies verbales.
Graliano et Nérissa m parlent à part avec aDÎmatioB.
GRATlAîiO.
— Par cette lune que voilà, je jure que vous me faites
tort. —Sur ma foi, je Tai donnée au clerc du juge. —Je vou-
drais que celui qui l'a fût eunuque, — puisque vous preoex
la chose si fort à cœur, mon amour !
PORTU.
— Une querelle! Ah, déjà ! De quoi s'agit-il?
GRÀTUNO.
— D'un cercle d'or, d'une misérable bague — qu'elle
m'a donnée et dont la devise, —s'adressant à tout le monde
comme la poésie du coutelier — sur un couteau, disait :
Aimez-moi et ne me quittez pas.
SCÈNE XX. 265
NÈRISSA.
-- Que parlez-vous de devise ou de valeur? — Quand je
vous l'ai donnée» vous m'avez juré — que vous la porteriez
jusqu'à l'heure de votre mort — et qu'elle ne vous quitte-
rait pas même dans la tombe. — Sinon pour moi, du moins
pour des serments si pathétiques, — vous auriez dû avoir
plus d'égard, et la conserver. —Vous l'avez donnée au clerc
du juge !... Mais je suis bien sûre — que ce clerc-là n'aura
jamais de poil au menton.
6RATIAN0.
— Il en aura, s'il peut devenir homme.
NÈRISSA.
— Oui, si une femme peut devenir homme.
GRATIANO , levant le bras.
— Par cette main levée I je l'ai donnée à un enfant, —
une espèce de gars, un méchant freluquet, — pas plus haut
que toi, le clerc du juge, — un petit bavard qui me l'a de-
mandée pour ses honoraires. — En conscience, je ne pou-
vais pas la lui refuser.
PORTIA.
— Je dois être franche avec vous, vous étiez à blâmer —
de vous séparer si légèrement du premier présent de votre
femme : — un objet scellé à votre doigt par tant de serments
— et rivé à votre chair par la foi jurée. — J'ai donné une
bague à mon bien-aimé, et je lui ai fait jurer— de ne jamais
s'en séparer. Le voici. — Eh bien, j'ose jurer pour lui qu'il
ne voudrait pas la quitter — ni l'ôter de son doigt, pour tous
les trésors — que possède le monde. En vérité, Gratiano, —
vous donnez à votre femme un trop cruel grief. —Si pareille
chose m'arrivait, j'en deviendrais folle.
BASSANIO, à part.
— Ma foi, ce que j'aurais de mieux à faire, ce serait de
me couper la main gauche — et de jurer que j'ai perdu la
bague en la défendant.
266 LE MARCHAND DE YEHISK.
GRATIANO.
— Monseigneur Bassanio a donné sa bague — aa juge
qui la lui demandait et qui, vraiment, — la méritait bien.
Et c'est alors que le garçon, son clerc, — qui avait eu la
peine de faire les écritures , m'a demandé la mienne : —
ni le serviteur ni le maître n'ont voulu acc^[»ter autre chose
— que nos deux bagues.
PORTIA, è Bassanio.
Quelle bague avez-vous donnée, monseigneur ? — Ce n'est
pas celle, j'espère, que vous aviez reçue de moi?
BASSAinO.
— Si je pouvais ajouter le mensonge à la faute, — je
nierais : mais, vous voyez, la bague— n'est plus à mon doigt,
je ne l'ai plus.
PORTIA.
— La foi n'est pas davantage dans votre cœur. — Par le
ciel, je n'entrerai jamais dans votre lit — que je n'aie revu la
bague.
NÈRISSÂ, i Gratiano.
Ni moi dans le vôtre — que je n'aie revu la mienne.
BASSANIO.
Charmante Portia, — si vous saviez à qui j'ai donné la
bague, — si vous saviez pour qui j'ai donné la bague, —
si vous pouviez concevoir pour quoi j'ai donné la bague,
— avec quelle répugnance j'ai abandonné la bague, —
lorsqu'on ne voulait accepter que la bague, — vous calme-
riez la vivacité de votre déplaisir.
PORTIA.
—Si vous aviez connu la vertu de la bague, —ou soup-
çonné la valeur de celle qui vous donna la bague, —ou at-
taché votre honneur à garder la bague, - vous ne vous se-
riez jamais séparé de la bague. —Quel homme eût été assez
déraisonnable, — s'il vous avait plu de la défendre— avec
un semblant de zèle, pour réclamer avec cette outrecuî-
SGËNE XX. £67
dance — un objet regardé comme sacré? — Nérissa m'ap-
prend ce que je dois penser. — Que je meure» si ce n'est
pas une femme qui a la bague !
BASSANIO.
- Non, sur mon honneur, madame, sur ma vie! — Ce
n'est point une femme, mais un docteur fort civil, — qui a
refusé de moi trois mille ducats — et m*a demandé cet an-
neau. J'ai commencé par le lui refuser,— et je l'ai laissé par-
tir mécontent, — lui qui avait sauvé la .vie môme — de
mon plus cher ami. Que pourrais-je dire, ma charmante
dame? — Je me suis vu contraint de le lui envoyer; —j'ai
dû céder au remords et à la bienséance ; — mon honneur
n'a pu se laisser souiller — par tant d'ingratitude. Pardon-
nez-moi, généreuse dame : — car, par ces flambeaux bénis de
la nuit, — si vous aviez été là, je crois que vous m'eussiez
demandé - la bague pour la donner à ce digne docteur.
PORTIA.
— Ne laissez jamais ce docteur-là approcher de ma mai-
son. - Puisqu'il a le joyau que j'aimais — et que vous aviez
juré de garder en souvenir de moi, — je veux être aussi li-
bérale que vous. — Je ne lui refuserai rien de ce qui m'ap-
partient, — non, pas même mon corps, pas même le lit de
mon mari ! — Âh ! je me lierai avec lui, j'y suis bien déci-
dée ; — ne découchez pas une seule nuit, surveillez-moi,
comme un argus. — Sinon, pour peu que vous me laissiez
seule, - sur mon honneur, que j'ai encore, moi ! — j'aurai
ce docteur-là pour camarade de lit.
NÉRISSA, h Graltaao.
- Et moi, son clerc ! Ainsi, prenez bien garde — au mo-
ment où vous me laisserez à ma propre protection.
GRATIANO.
— Soit ! faites comme vous voudrez ! Seulement, que je
ne le surprenne pas, — car j'écraserai la plume du jeune
clerc.
268 LE MARCHAND DE VENISE.
ANTONIO.
— Et c'est moi qui suis le malheureux sujet de ces que-
relles!
PORTIA, à Antonio.
— Monsieur, ne vous affligez pas : vous n'en êtes pas
moins le bienvenu.
RASSANIO.
— Portia, pardonne-moi ce tort obligé. — Et, devant
tous ces amis qui m'écoutent, — je te jure, par tes beaux
yeux — où je me vois...
PORTU.
Remarquez bien ça ! — Il se voit double dans mes deux
yeux, — une fois dans chaque œil !... Donnez votre parole
d'homme double : — voilà un serment qui mérite crédit !
BÂSSANIO.
Voyons, écoute-moi seulement. — Pardonne cette faute,
et, sur mon Ame, je jure— de ne jamais être coupable à ton
égard d'un seul manque de foi.
ANTONIO, h Portia.
— J'avais engagé mon corps pour les intérêts de votre
mari, — et, sans celui qui a maintenant la bague, — il me
serait arrivé malheur : j'ose répondre, — cette fois, sur la
garantie de mon âme, que votre seigneur — ne violera ja-
mais volontairement sa foi.
PORTIA , détachant an anneao de son doigt et le tendant à Antonio.
— Ainsi, vous serez sa caution. Donnez-lui cette bague —
et dites-lui de la garder mieux que l'autre.
ANTONIO^ remettant Tannean à Bassanio.
— Tenez, seigneur Bassanio. Jurez de garder cette
bague.
BASSANIO.
— Par le ciel ! c'est la même que j'ai donnée au doc-
teur.
SCÈNE XX. 269
PORTU.
—Je l'ai eue de lui. Pardonnez-moi, Bassanio...— Pour
cette bague, le docteur a couché avec moi.
NËRISSA.
— Pardonnez-moi aussi, mon gentil Gratiano : - ce mé-
chant freluquet, vous savez, le clerc du docteur, — a couché
avec moi la nuit dernière au prix de cette bague-ci.
GRÀTIANO.
— Ah çà, répare-t-on les grandes routes - en été, quand
elles sont parfaitement bonnes? — Quoi! nous serions
cocus avant de Tavoir mérité !
PORTU.
— Ne parlez pas si grossièrement Vous êtes tous
ébahis. — Eh bien, prenez celte lettre, lisez-la à loisir: —
elle vient de Padoue, de Bellario. —Vous y découvrirez que
Portia était le docteur en question, — et Nérissa que voici,
son clerc. Lorenzo — vous attestera que je suis partie d'ici
aussitôt que vous, — et que je suis revenue il n'y a qu'un
moment : je ne suis pas même encore — rentrée chez moi...
Antonio, vous êtes le bienvenu. — J'ai pour vous des nou-
velles meilleures — que vous ne l'espérez. Décachetez vile
celle lettre. — Vous y verrez que trois de vos navires —
viennent d'arriver au port richement chargés. — Je ne vous
apprendrai pas par quel étrange hasard — j'ai trouvé cette
lettre.
Elle remet an papier à Antonio*
ANTONIO.
Je suis muet !
BASSANIO.
— Comment ! vous étiez le docteur, et je ne vous ai pas
reconnue !
GRATIANO.
— Comment ! vous étiez le clerc qui doit me faire
cocu!
U HiBCHA^ID DE VEKISC.
- quilot
— Om, mats le clerc qui oe le Toudra jamais, -
MBt devenu un homme.
BASSASIO, à PofU».
— Cbannant docteur, vous serez moD camarade de lit ;
— et, quand je serai absent, vous coucherez avec nu
lemme.
A-NTOSIO.
— Charmante dame, vous m'avez rendu l'être et le bien-
&rc ; — car j'apprends ici comme chose certaine que mes
navires — sont arrivés à bon port.
POBTIA.
■ Comment va, Lorenio? — Mon clerc a pour vous aus;>
des nouvelles réconfortantes.
NËRISS.V.
Oui, et je les lui donnerai sans rélributioa.
BemettBDt un papier i Loremo.
— Voici, pour vous et pour JessJca, - un acte formel pir
lequel le riche juif vous lègue -tout ce qu'il posséiJera à s»
mort.
LORENZO.
— Belles dames, vous versez la manne sur le chemin -
des gens affamés.
PORTU.
Il est presque jour, — et pourt;int, j'en suis sûre, vous
n'êtes pas encore pleinement édifiés - sur ces événements.
Rentrons donc , — et alors pressez-nous de questions ; —
nous répondrons â toutes fidèlement.
liRATIASO.
— Soit! Pour commencer l'interrogatoire — auquel ma
Nérissa répondra sous serment, je lui demanderai — ce
qu'elle aime mieui ; rester sur pied jusqu'à la nuit pro-
chaine — ou aller au lit de ce pas, deux heures avant le
jour. - Pour moi, quand il serait jour, je souhaiterais les
SCÈNE XX. 271
ténèbres — afin d'aller me coucher avec le clerc du doc-
teur. — Du reste, tant que je vivrai, je mettrai ma sollici-
tude - la plus tendre à garder scrupuleusement Tanneau
de Nérissa.
Ils sortent.
PIN DO MARCHAND DE VIN18B.
COMME IL VOUS PLAIRA
PERS0MA6ES{â4):
I.K VIKUX. DUC, proscrit.
FHËDËRIC, son Mte, duc asarpateiir.
JACQUES, 1
> «eignear» aytini
AMIENS, ( " '
LEBËAU, ramilier de Frédéric.
CHARLES, ton InUeor.
OLIVIER, i
JACQUES, / fils de sir« Roland das Boi
ORLANDO, )
PIERRE DE TOCCaB, clown.
ADAH,
DENIS,
SIHB OLIVIBR GACHETKKTB. Ticairo.
CORIN,
S1LVII13.
<l«ns l'eiil le duc Imbiil.
f «erritenr* d'Olivier,
j berger!
WILLIAM, paysiin nmi
I d'Audrey.
nOSALINDE.
CÉ1.1A.
PIIÉIIÉ.
AIIDBRV,
L'HYMEN.
EURS. (;E^S DR SEIIVJCE.
inlût ilaaa les Ktals usurpas par Pri'dérù-, lanlili dai
la forèl des Ardenues.
SCÈNE I.
[Un verger, devanl la maison d*01ivier.]
Entrent Orlando el Adam.
ORUNDO*
Autant qu*il m*en souvient, Adam, c'est dans ces condi-
tions que m*a été fait ce legs : par testament, rien qu'un
pauvre millier d'écus, mais, comme tu dis, injonction h
mon frère de bien m'élever, sous peine de la malédiction
paternelle ; et voilà l'origine de mes chagrins. Il entretient
mon frère Jacques à l'école, et la renommée fait de ses pro-
grès le récit le plus doré. Quant à moi, il m'entretient rus-
tiquement au logis, ou , pour mieux dire, il me garde au
logis sans entretien : car, pour un gentilhomme de ma nais-
sance, nppelez-vous entretien un traitement qui ne diffère
pas de la stabulation d'un bœuf? Ses chevaux sont mieux
élevés; car, outre qu'ils ont abondance de fourrage, ils
sont dressés au manège, et dans ce but on loue à grands
frais des écuyers. Mais moi, son frère, je ne gagne rien
sous sa tutelle que de la croissance : sous ce rapport les
bétes de son fumier lui sont aussi obligées que moi. En
échange de ce néant qu'il m'accorde si libéralement, il af-
fecte par tous ses procédés de m'enlever le peu que m'a ac-
cordé la nature : il me fait manger avec sa valetaille, m'in-
6 COMME IL VOUS PLAIRA.
iJil la place iruti frère, et, autant qu'il est en loi, mue
i gentilhommerie par itiod éducation. Voilà ce qai m'il-
j, Adam. Mais l'àine do mon père, que je crois sentiren
01, (!ommeni:e à se muliner contre cette servitude : je ne
eu\ pas l'etidurer plus looglemps, quoique je ne cou-
lisse pas encore de rcmôde sensé pour m'en délivrer,
Enlre OuvrKit.
ADAM.
Voilà mon maître, votre frère, qui vient,
OItUSDO.
Tiens-toi à l'écart, Adam, et tu catemlras comme il Ta
me secouer.
OLIVIER, i OrlaoJo.
Eh biuii, monsieur, que faites-vous ici?
ORUNDO.
Rien. On ne m'a pas appris h. faire quelque chose.
OLIVŒR.
Que dégradez-vous alors, monsieur?
oausDO.
Ma foi, monsieur, je vous aide à dégrader par la fai-
néantise ce que Dieu a fait, votre pauvreet indigne frère.
OLIVIER .
Ma foi, monsieur, occupez-vous mieux cl allez au
diable.
ORLANDO.
Suis-je fait pour garder vos porcs et manger des glands
avec eux 7 Quel patrimoine d'enfant prodigue ai-je dépen-é
pour être réduit h une telle détresse?
OLIVIER.
Savez-vous ofi vous (îtes, monsieur?
ORUNDO.
Oli! oui, monsieur, ici, très-hien; dans votre vertfer
SCÈNE I. 277
OUVIER.
Savez-vous devant qui , monsieur ?
ORUNDO.
Oui, mieux que celui devant qui je suis ne sait qui je
suis. Je sais que vous êtes mon frère aîné, et par là,
grAcc aux doux rapports du sang, vous deviez savoir qui je
suis. La courtoisie des nations vous accorde la préséance
sur moi en ce que vous êtes le premier né ; mais cette tra-
dition ne me retire pas mon sang, y eût-il vingt frères entre
nous. J'ai en moi autant de mon père que vous, quoique
(je le confesse) vous soyez, étant venu avant moi, le mieux
placé pour devenir, comme lui, vénérable.
OUVlER.
Qu'est-ce à dire, petit?
ORLANDO, le saisissant à la gorge.
.\llons, allons, frère aîné, vous êtes trop jeune en ceci.
OUVIER.
Veux-tu donc mettre la main sur moi, manant?
ORUNDO.
Je ne suis pas un manant, je suis le plus jeune fils de
sire Roland des Bois : il était mon père, et trois fois manant
est celui qui dit qu'un tel père a engendré des manants! Si
tu n'étais mon frère, je ne détacherais pas de ta gorge cette
main, que celte autre n'eût arraché ta langue pour avoir
parlé ainsi : tu t'es outragé toi-même.
ADAM.
Cliers maîtres , calmez-vous ; au nom du souvenir de
votre père, soyez d'accord.
OLIVIER.
Làche-raoi, te dis-jc.
ORUNDO.
Non, pas avant que cela me plaise. Vous m'entendrez....
lion père vous a enjoint dans son testament de me donner
une bonne éducation ; vous m'avez élevé comme un paysan,
Ylll. 18
278 COMME IL VOUS PiMRA.
obscurcissant et étoiitTaDt en moi toutes les qualités d'un
gentilhomme ; mois l'Ame de mon père pread farce en moi,
et je ne le tolérerai pas plus longtemps. Allouez-moi
donc les exercices qui conviennent à un gentillioinme, ou
donnez-moi le pauvre pécule que mon père m'a laissé par
testament, et avec cela j'irai en quùle de mon sort.
OUïIEH.
Et que veux-tu faire? Mendier, sans doute, quand tout
sera dépensé? C'est bon, monsieur, rentrez, ie ne veux
plus être ennujé de vous. Vous aurez une partie de ce qw
vous désirez. Laissez-moi, je vous prie.
OIlU^'DO, retirant H maîD.
.!e ne veux pas vous molester plus que ne l'eiige mon
bien.
OUTIER, è Adam.
Rentrez avec lui, vieux chien l
ADAM.
Vieux chien! Est-ce donc là ma récompense? C'est
vrai, j'ai perdu mes dcnlsft voire service... Dieu soil avec
mon vieux maître ! Ce n'est pas lui qui aurait dit un mot
pareil.
Sortent Orlando et Adnni.
IILIVIER.
Oui-dà, c'est ainsi ! Vous commencez h empiéter sur
moi .'Eh bien, jo guCrirai voire exubérance, et cela sans
donner mille écus... Holà, Denis!
DESIS.
Votre Honneur appelle?
oyvifiit.
Charles, le lultcur du duc, ne s'esl-il pas présenté i
pour me parler ?
/l
SCÈNE I. 279
Avec votre pcrmis&ioQ , il est ici à la porte et sollicite
accès près de vous.
UUVlfiR.
Faites-le entrer .
Ce sera un bon moyen... La lutte est pour demain.
Entre Charles.
CHARLES.
Le bonjour à Votre Honneur.
OUVIER.
Bon monsieur Charles ! quelle nouvelle nouvelle y a-t-il
à la nouvelle cour ?
CHARLES.
Messire, il n'y a de nouvelles à la cour que les vieilles
nouvelles : c'est-à-dire que le vieux duc est banni par son
jeune frère le nouveau duc ; avec lui se sont exilés volon-
tairement trois ou quatre seigneurs tous dévoués. Leurs
terres et leurs revenus enrichissent le nouveau duc qui, à
ce prix, leur accorde volontiers la permission de vagabonder,
OUVlER.
Pouvez-Yous me dire si Rosalinde, la fille du duc, est
bannie avec son père?
CHARLES.
Oh ! non, car la fille du nouveau duc, sa cousine, Taime
tant, ayant été élevée avec elle dès le berceau, qu'elle l'au-
rait suivie dans son exil ou serait morte en se séparant
d'elle. Elle est à la cour où son oncle l'aime autant que sa
propre fille, et jamais deux femmes ne se sont aimées
comme elles.
QUVIER.
Où va vivre le vieux duc ?
280 œMM£ IL vous PLÂlRÂ.
CHARLES.
On dit qu'il est déjà dans la forêt des Ardeiwes » avec
maints joyeux compagnons, et que là tous vivent oomme k
vieux Robin Uood d'Angleterre. On dit que nombre de
jeunes gentilshommes affluent chaque jour auprès de kii,0K
qu'ils passent le temps sans souci, comme oo faisait dans
l'âge d'or.
OUVIER.
Çà, vous luttez demain devant le nouveau duc?
CHARLES.
Oui, pardieu, monsieur, et je suis venu vous informer
dune chose. Monsieur, on m'a donné secrètement à enten-
dre que votre jeune frère, Orlando, est disposé à venir sous
un déguisement tenter assaut contre moi. Demain» mon-
sieur, c'est pour ma réputation que je lutte, et celui qui
m'échappera sans quelque membre brisé s'en tirera bien
heureusement. Votre frère est bien jeune et bien délicat,
et, par égard pour vous, j'aurais répugnance à l'assommer
comme j'y serai obligé par mon propre honneur, s'il se pré-
sente. Aussi, par afl'ection pour vous, suis-je venu vous pré-
venir, afm que vous puissiez ou le détourner de son inten-
tion ou vous bien préparer au malheur qu'il encourt : c'est
lui-même qui l'aura cherché, et tout à fait contre mon
gré.
OUVlER.
Charles, je te remercie de ton affection pour moi, et sois
sûr que je m'en montrerai bien reconnaissant. Moi-même
j'ai eu avis des desseins de mon frère et j'ai fait sous main
tous mes efforts pour l'en dissuader ; mais il est résolu. Te
le dirai-je, Charles ? c'est le jeune gars le plus obstiné de
France, un ambitieux, un envieux émule des talents d'autrui,
un fourbe et un lâche qui conspire contre moi, son frère
par la nature. Ainsi agis a ta guise. J'aimerais autant que tu
lui rompisses le cou qu'un doigt... Et tu feras bien d'y
SCiNE I. 281
prendre garde ; car, si tu ne lui ménagesqu*un insuccès léger
ou s'il n'obtient pas sur toi un éclatant succès, il emploiera
le poison contre toi, il te fera tomber dans quelque per-
fide embûche, et ne te lAcbera pas qu'il ne t'ait Até la vie
par quelque moyen indirect ou autre. Car, je te l'affirme, et
je parle presque avec larmes, il n'y a pas aujourd'hui un
vivant à la fois si jeune et si scélérat. Encore est-ce en frère
que je parle de lui; car, si je faisais 4evant toi son anatomie
complète, je serais forcé de rougir et de pleurer, et toi tu
pâlirais de stupeur.
CHARLES.
Je suis fort aise d'être venu ici vous trouver. S'il vient
demain, je lui donnerai son compte. Si jamais après cela il
peut marcher seul, je renonce à jamais lutter pour le prix,
Et sur ce, Dieu garde Votre Honneur !
OUVIBR.
Au revoir, bon Charles.
Charles sort.
A présent je vais stimuler le gaillard, j'espère que je ver-
rai sa fin : car mon Ame, je ne sais pourquoi, ne hait rien
plus que lui. Pourtant, il est doux, savant sans avoir été ins-
truit, plein de nobles idées, aimé comme par enchantement
de toutes les classes et, en vérité, si bien dans le cœur de
tout le monde et spécialement de mes propres gens qui le
connaissent le mieux, que j'en suis tout à fait déprécié. Mais
cela ne durera pas. Cet athlète arrangera tout. Il ne me reste
plus qu'à enflammer le jeune gars pour la lutte, et j'y vais
de ce pas.
11 sort.
28i COMME IL VOUS PUIRi.
SCÈNE n.
[Une peloQse devant le palais dfieal.1
Entrent Cêlu ei ROBAUimB.
GÊUA.
Je t'en prie, Rosalinde, ma chère petite cousine, sob
gaie.
rosâlinde.
Chère Célia, je montre plus de gaieté qae je n'en pos-
sède, et vous voudriez encore que je fusse plus gaie ! S
vous ne pouvez me faire oublier un père banni, vous ne sau-
riez me rappeler aucune idée extraordinairement plaisante.
CËLIA.
Je vois par là que tu ne m*aimes pas aussi absolument
quejet*aime : si mon oncle, ton père banni, avait banni
ton oncle, le duc mon père, et que tu fusses toujours restée
avec moi, j'aurais habitué mon affection éprendre ton père
pour le mien, et c'est ce que tu ferais, si en vérité ion affec-
tion pour moi était aussi parfaitement trempée que mon af-
fection pour toi.
ROSALINDE.
Soit ! j'oublierai ma situation pour me réjouir de I9
vôtre.
CÈUA.
Ta le sais, mon père n'a d'enfant que moi ; il n'est pas
probable qu'il en ait d'autre, et sûrement, à sa mort, tu se-
ras son héritière ; car ce qu'il a pris à ton pèro par force, je
te le rendrai par affection ; sur mon honneur, je le ferai, et
si je brise co serment, que je devienne un monstre ! Ainsi,
ma douce Rose, ma chère Rose, sois gaie.
ROSALINDE.
Je veux l'être désormais, petite cousine, etm'ingénier en
6GÉNE U. 2t3
amusements... Voyons, si on se livrait à Tamour... Qu'en
pensea-voud?
CÉLIA.
Oui, ma foi, n'hésite pas, fais de l'amour un amusement;
mais ne va pas aimer sérieusement un homme, ni même
pousser l'amusement jusqu'à ne pouvoir te retirer eu tout
bonneury avec l'intacte pureté d'une pudique rougeur.
ROSÂLINDE.
A quoi donc nous amuserons-nous ?
CÉLIA.
Asseyons-nous et sous nos sarcasmes chassons dame
Fortune de son rouet : que cette ménagère appreni^ désor-
mais à répartir ses dons équitabl«[nent.
R0SAUND8.
Je voudrais que cela nous fût possible» car ses bienfaits
sont terriblement mal placés, et la bonne vieille aveugle se
méprend surtout dans ses dons aux femmes.
ciui.
C'est vrai : celles qu elle taii jolies, elle les fait rarement
vertueuses, et celles qu'elle fait vertueuses, elles les fait fort
peu séduisantes.
ROSALINDE.
*
Et ne vôis-tu pas que tu passes du domaine de la fortune à
celui de la nature? La fortune règle les dons de ce monde,
non les traits naturels.
«
EDlre PlBERB DB TOUCHE.
CÈLIA.
Non. Quand la nature a produit une jolie créature, est-ce
que la fortune ne peut pas la faire tomber dans le feu ?
Montrant Pierre de Tonche.
Si la nature nous a donné l'esprit de narguer la fortune,
est-ce que la fortune n'a pas envoyé ce fou pour couper
court à nos propos ?
P»nt-4lr»' a'-îst-î^
BEH9 4s> Eb
?!EUIB at iwiaL.
Toos i-t-oa pris pour
;, sur cooci hocuirar, ssik ou b*i
3l)6UJ9H.
?!iiu Qt r^ccai.
cT^^pcs edimt bixm«s <K jizmc sot «m hoonem
tinie cbe i}!^: rmi : iinoc« je SEWtms q«e les
bîipfit râc ec qiu» Li fnoctïrie e&it bonne; et
fèevaiwr ce se poijarait pcs.
OLU.
Cixnmect pnxmîï-voQs ^, me folie bel
qœh
neia-
•>3t-.jj. .|>Hni;<et^ Totre s
SCÈNE H. 285
PIERRE DE TOrCHE.
Eh bien , avancez-vous toutes deux , caressez-vous le
menton et jurez par vos barbes que je suis un coquin.
CÈUA.
Par nos barbes, si nous en avions, tu en es un.
PIERRE DE TOUCHE.
Par ma coquinerie, si j'en avais, je serais un coquin. Mais
quand vous jurez par ce qui n'est pas, vous ne vous parju-
rez pas : or, ce chevalier ne se parjurait pas en jurant par
son honneur, car il n'en avait pas, ou, s'il en avait, il l'avait
foussé longtemps avant de voir ces crêpes ou cette mou-
tarde-là.
CÈLIA.
Dis-moi, je te prie, de qui tu veux parler.
PIERRE DE TOUCHE.
De quelqu'un qu'aimo fort le vieux Frédéric, votre père.
CÈUA.
L'amitié de mon père suffit pour le faire respecter. Assez !
ne parlez plus de lui. Un de ces jours vous serez fouetté
pour médisance.
PIERRE DE TOUCHE.
Tant pis si les fous ne peuvent parler sensément des fo-
lies que font les hommes sensés.
CÉLÏA.
Sur ma parole, tu dis vrai : car, depuis que les fous doi-
vent imposer silence au peu de sens commun qu'ils ont, le
peu de folie qu'ont les gens sensés fait un grand étalage.
Voici venir monsieur Lebeau.
Entre Lebbau.
ROSAUNDE.
loi bouche pleine de nouvelles.
COMME II, VOUS PLAIHA.
CÊLIA.
Qu'il va nous dégorger, comme un pigeon noorrit se
petits.
HOSAUNUE.
Alors nous allons être farcies de nouvelles. ,
CÉUA.
Tant mieux ; nous n'en serons que plus achalaiiijées.
Bonjour, monsieur Lebeau. Quelle nouvelle?
LEBEAU.
Belle princesse, vous avez perdu un bien bon divertisse-
meut.
CÉLU.
Un divortissemenl ? De quelle couleur ?
l?.\iUV.
Dr quelle couleur, madame? Comment puis-je vous ré-
pondre ?
ROSAUNUE.
Comme le voudront votre esprit et la fortune.
piEnBf; m toucbe.
Ou comme le d(!créteront les deslins.
GKUA.
Bien dit. Voilà une phrase vile maçoiuii'C.
l'IERRE DE TOUCHE.
Si jamais ma verve rancit !
liOSALKDE.
Tu cesseras d'être en bonne odeur.
Vous me déconcertez, mesdames. Je vous aurais parle
d'une bonne lutte dont vous avez perdu le spectacle.
ROSAUNDE.
Ttiles-nous toujours les dtilails do celte lutte.
lEBEAV.
Je vais vous dire le commencement, et, s'il plalt i Vos
/^
ÉGÈITE U. 287
Grâces, tous pourrez Toir la fin : car le plus beau est eticore
à faire, et c'est ici même, où vous êtes, qu'ils viennent l'ae-
complir.
ciUA.
Eh bien, voyons ce commencement qui est mort et en-
terré.
LEBEAU.
Voici venir un vieillard et ses trois fils. . .
GÈUA.
Je pourrais adapter ce commeMement à on vieux conte.
LEBEAU.
Trois beaux jeunes gens de taille et de mine excel-
lentes...
ROSÀUNDE.
Avec des écriteaux au cou disant : A tous ceux qui ver-
ront ces présentes salut !
LEBEAU.
L'aîné des trois a lutté avec Charles, le lutteur du duc,
lequel Charles l'a renversé en nn moment et loi a brisé
trois côtes, si bien qu'il y n peu d'espoir de le saover. I^
second a été traité de môme, et de môme le troisième. Ils
sont là-bas gisants ; le pauvre vieillard, leur père, se lamente
si douloureusement sur leurs corps que tous les spectateurs
prennent son parti en pleurant.
ROSAUNDE.
Hélas !
PIERRE DE TOUCHE.
Mais, monsieur, quel est le divertissement que ces dames
ont perdu ?
LEBEAU .
Eh bien, celui dont je parle.
PIERRE DE TOUCHE.
Ainsi les hommes deviennent plus savants de jour en
jour ! C'est la première fois que j'ai jamais ouï dire que
^w
œm IL TOCS fumà.
▼oir briser (le< cMes était on difcrtnaerneot povk
femines.
ŒLLl.
Et moi aussi, je te le promets.
iOSALDDC.
Mais V a-t-il encore quelqu'un qui aspire 1 entaiR
dans ses cotes ce bris musical? Reste-t-il quelque
do côtt'S brisées?... VerroDS-DOus cette lotte» coosine?
Lonr.
II le (aut bien, si vous restez ici; car Toici Teiidroîl mte
fixé p*)ur la lutte, et ils sont prêts i Teogager.
(inx.
Pour sur, ce sont eux qui Tiennent. Restons doKd
vovons.
Fanfare». Eatreot le duc Feudeaic, Oelaubo,
jaear« et des gens de senrice.
ClUBlXS, det !«-
rRÊDEIlC.
En avant ! puisque ce jeune homme ne rent pas se )»
ser fléchir, qu'il coure les risques de sa témëritë.
ROSiUXDE. Bonlrant Orbndo.
E*it-ce là l'homme?
LfS£Ar.
Lui-même, madame.
CÉLU.
Hélas ! il est trop jeune ; pourtant il a un air trion-
phanL
FRCDéllH:.
Vous Toilà, ma fille, et vous, ma nièce! Tous tous êtes
donc glissées ici pour voir la lutte?
ROSAUNDE.
Oui, monseigneur, si* vous daignez nous le permettre.
FRÉDÉRIC.
Vous n'y prendre/ gu»^re do plaisir, je puis tous le dire,
i SGÉN£ II. 289
Il il y a tant d'inégalité entre les hommes. Par pitié pour la
: ? jeunesse du provocateur» je serais bien aise de le dissuader,
mais il ne veut pas se laisser fléchir. Parlez-lui, mesdames ;
rojei si vous pouvez Témouvoir.
GÈUA.
I
1 Appele2-le, cher monsieur Lebeau.
I FRÉDÉRIC.
I Faites, je m'éloignerai.
Le dac s'éloigoe.
I LEBEAU, allant à OrlaDdo.
Monsieur le provocateur, les princesses vous deman-
dent.
orlàndo.
Je me rends à leurs ordres, avec tout respect et toute dé-
férence.
U s'approche des princesses.
ROSAUNDE.
Jeune homme, avez-vous provoqué le lutteur Charles?
ORLANDO.
Non, belle princesse : il a lancé une provocation générale.
Je viens seulement, comme les autres, essayer contre lui la
vigueur de ma jeunesse.
CÉLU.
Jeune gentilhomme, votre caractère est trop hardi pour
votre Age. Vous avez eu la cruelle preuve de la vigueur de
œt homme. Si vous pouviez vous voir vous-même avec vos
yeux ou vous juger vous-même avec votre raison, la crainte
de votre danger vous conseillerait une entreprise moins iné-
gale. Nous vous prions, par intérêt pour vous, de pourvoir
à votre propre sûreté et d'abandonner cette tentative.
ROSALINDE.
I
Faites-le, jeune sire ; votre réputation n'en sera nulle-
ment dépréciée ; nous nous chargeons d'obtenir du duc que
la lutte s'arrête là.
r\,-
j
t
I
.-. !.;: "..- • -d'u '-ar -: tts loiix ÂtuowsflB
• i:;
*j >i
• « te
4 TKi. -*- 1 tt^^-in-» m ih*n«ie ni me ^imbb nu an h
} ■ :;. l.-l:: "'«cri.!- :v.:inii f iiuru aiââee ''lue.
'tir t— •■ :::ii»:.- ir* -sur r-it-ni r^»K! 'ous!
j ji: ..
^ SCÈNE II. 201
• > OBUNDO.
pi» Vous comptez me railler après la lutte, you3 oe devriez
i pas me railler avant. Allons, approchez!
I^»> ROSÀUNDE.
t Hercule te soit en aide, jeune homme !
I CÈUA.
I Je voudrais être invisible pour attraper par la jambe ce
i ^itobnste compagnon !
I Charles et Orlando latteot.
P ' ROSAUNDE.
I '' 0 excellent jeune homme !
i CÈUA.
Si j'avais la foudre dans les jeux, je sais bien qui serait à
f terre.
Charles est renversé. Acclamation.
FRÉDÉRIC.
I
Assez ! assez !
ORLAKDO.
Encore ! j'adjure Votre Grflce; je ne suis même pas en
jb^eine.
FRÉDÉRIC.
Comment eS'tu, Charles?
UREAU.
Il ne peut pas parler, monseigneur.
FRÉDÉRIC ) à ses gens.
Emportez-le.
On emporte Charles.
A Orlando.
Quel est ton nom, jeune homme ?
ORLANDO.
Orlando, monseigneur, le plus jeune fils de sire Roland
des Bois.
FRÉDÉRIC.
- Que n'^u le fils d'un autre homme ! — Le monde
GOMME IL VOUS PUIRA.
I»
tenait ton père pour honorable , ~ mais je Tii tain
trouve mon ennemi ; - tu m'aurais charmé davantipii
cet exploit , — si tu descendais d*ane autre masoi. -
Adieu ! tu es un vaillant jouvenceau ; ^ je YoadraisqKh
meusses nommé un autre père.
Il sort, soif i des cooitisani et de lém.
CÈUA.
— Si j'étais mon père, petite cousine» agirats^ev^*
ORUNDO.
— Je suis plus fier d'être le fils de sire Roland,— son ffai
jeune fils... Ah! je ne changerais pas ce litre — pouredi
d'héritier adoptif de Frédéric.
ROSAUMDE.
— Mon père aimait sire Roland comme son Ame, - 1
tout le monde était du sentiment de mon père. — Si j'av»
su d'avance que ce jeune homme était son fils» — je loin- 1
rais adressé des larmes pour prières, — plutôt que de le
laisser s'aventurer ainsi.
CÈUA.
Gentc cousine, — allons le remercier et rencourager:-'
la brusque et jalouse humeur de mon père — m'est restée
sur le cœur.
À Orlando.
Messirc, vous avez beaucoup mérité : — si vous sam
seulement tenir vos promesses en amour — aussi bien que
vous avez su tout à l'heure dépasser toute promesse, — vo-
tre maîtresse sera heureuse.
nOSALiNDK, donnant à Orlando nne chaîne détachée do son coa.
Gentilhomme, — portez ceci en souvenir de moi, d'une
créature, rebutée par la fortune, -qui donnerait davantage,
si elle en avait les moyens sous la main... — Partons-nous,
petite cousine?
CÈLU.
Oui. Adieu, beau gentilhomme.
Kllcs s^éioigoeoi.
SCÈNE II. 293
ORLANDO.
— Ne puis-je même pas dire merci T Mes facultés les
plus hautes — sont abattues, et ce qui reste debout ici —
n'est qu'une quintaine, un bloc inanimé.
ROSAUNDEy reTenant vers Orlando.
— Il nous rappelle... Ma fierté est tombée avec ma for-
tune: — je vais lui demander ce qu'il veut... Avez-vous
appelé, messire?... — Messire, vous avez lutté à merveille et
vaincu - plus que vos ennemis.
CfeUA.
Venez-vous, cousine?
ROSAUNDE.
-Je suis à vous... Adieu.
Sortent Rosalinde et Célia.
ORLANDO.
— Quelle émotion pèse donc sur ma langue? — Je n'ai
pu lui parler, et pourtant elle provoquait l'entretien.
Rentre Lbbbau.
ORLANDO.
— 0 pauvre Orlando ! tu es terrassé : - si ce n'est Charles^
quelque créature plus faible t'a maîtrisé.
LEBEAU.
— Beau sire, je vous conseille en ami — de quitter ces
lieux. Bien que vous ayez mérité — de grands éloges, de
sincères applaudissements et l'amour de tous, — pourtant
telle est la disposition du duc - qu'il interprète à mal tout
ce que vous avez fait. — Le duc est fantasque : ce qu'il est
au juste, — c'est à vous de le concevoir plutôt qu'k moi de
le dire.
ORLANDO.
— Je vous remercie, monsieur... Ah! dites-moi, je vous
prie, - laquelle était la fille du duc, de ces deux dames —
qui assistaient à la lutte?
VIII. 19
COUME IL VOUS PLAIRA.
- Ni l'une ni l'aulre, si nous eu jugeons par le onc-
lère ; - pourtant, en réalité, c'est Ja plus petite qui est u
fille. - L'autre est la fille du duc banoi; — sod oode
l'usurpateur la détient ici — pour tenir compagnie àsa fiBe:
leur mutuelle affection — est plus teodre que lemtun!
attachement de deux sœurs. - Mais je puis vousdireque.
depuis peu, ce duc-ci - a coii(;u du déplaisir coutresageii'
tille nièce — par cet unique motif — que le peuple la kme
pour ses vertus - et la plaint pour l'amour de son bon
père. — Je gage, sur ma vie, que sa rage contre ^e-
(Sctatera brusquement... Messire, adieu. — Plus tard, dans
un monde meilleur que celui-ci, — je solliciterai de tok
une amitié et une connaissance plus étroites.
OttUSDO.
- Je vous suis grandement obligé : adieu !
- Maintenant il me faut passer de la fumée à l'étouffoir,
- d'un duc tyran à un frère tyran... — Ah ! céleste Bo-
salinde !
SCENE III.
[Dans le palais dacal.]
Entrent Cëma et Rosalinde.
UÉLU.
Eh bien, cousine! eh bien, Rosalinde!... Cupide, un
peu de pitié ! Pas un mot?
nOSALlSDE.
Pas un à jeter aux chiens !
CÈL1A.
Non, tes mois sont trop précieux pour être jetés aux
n
SCÈNE m. (§5
chiens, mais jette-m'en quelques-uns. Allons, lance tes rai-
sons h mes trousses.
ROSÂUNDE.
U n'y aurait plus alors qu'à enfermer les deux cousines,
Tune étant estropiée par des raisons et l'autre folle par dé-
raison.
Elle pooMe on soapir.
GfaJA*
Est-ce que tout cela est pour YOtre père ?
ROSAUNDE.
Non, il y en a pour le père de mon enfant. Oh t combien
ce monde de jours ouvrables est encombré de ronces !
CÈUA.
Bah ! cousine, ce ne sont que des chardons, jetés sur toi
dans la folie d'un jour de fête ; si nous ne marchons pas
dans les sentiers battus, ils s'attacheront à nos jupes.
ROSJILINDE.
De ma robe je pourrais les secouer ; mais ils sont dans
mon cœur.
cfcLli.
Expectore-les.
ROSÂUNDE.
J'essaierais, si je n'avais qu'à faire hem! pour réussir.
GÈUA.
Allons, allons, lutte avec tes affections.
ROSAUNDE.
Oh! elles ont pris le parti d'un lutteur plus fort que
moi. .
GÈUA.
Oh I je vous souhaite bonne chance ! Le moment vien-
dra où vous tenterez la lutte, même au risque d'une chute.. .
Mais trêve de plaisanteries, et parlons sérieusement : est-il
possible que subitement vous ayez conçu une si forte in-
clination pour le plus jeune fils du vieux sire Roland?
296 CO\[MË IL VOUS PUIRA.
ROSALINOE.
Le duc mon père aimait son père profondément.
CÈL1A.
S'ensuit-il donc que vous deviez aimer son fils profonde*
ment ? D'après ce genre de logique, je deYrais le haïr, car
mon père haïssait son père profondément ; pourtaDt je ne
hais pas Orlando.
ROSALINDE.
Non , de grâce, ne le haïssez pas, pour l'amour, de moi.
CËLTA.
Pourquoi le haïrais-je? N'a-t-il pas de grands mérites?
ROSALINDE.
Laissez-moi l'aimer par cette raison, et vous, aimez-le
parce que je l'aime... Tenez, voici le duc qui vient.
GÊLÎA.
La colère dans les yeux.
Entre le duc Frédéric avec sa suite.
FRÉDÉRIC, à Rosalinde.
— Donzelle, dépêchez-vous de pourvoir à votre sûreté —
en quittant notre cour.
ROSALINDE.
Moi, mon oncle?
rRÉDÉRIC.
Vous, ma nicce !... — Si dans dix jours tu te trouves —
à moins de vingt milles de notre cour, — tu es morte.
ROSAUNDE.
Je supplie Votre Grâce — de me laisser emporter la con-
naissance de ma faute. — S'il est vrai que j'aie conscience
de moi-même, - que je sois au fait de mes propres désirs, -
que je ne rêve pas, que je ne divague pas, —ce dont je sois
C/Onvaincue, alors, cher oncle, — j'affirme que jamais,
même par la plus vague pensée, - je n'ai offensé Votre
Altesse.
SCÈNE 111. 297
FRÉDÉRIC.
'lien est ainsi de tous les traîtres: ~ si leur justification
4^|pradait de leurs paroles, — ils seraient aussi innocents
4(pe la pureté même. ~ Je mo défie de toi : que cela te
} ROSALINDE.
. — Pourtant votre défiance ne suffit pas h me faire irai*
tresse. — Dites-moi en quoi consistent les présomptions con-
fire moi.
FRÉDÉRIC.
\ — Tu es la fille de ton père, et c'est assez.
ROSAUNDK.
I ., — Je rétais aussi, quand Votre Altesse lui prit son du-
i^ ; — je l'étais aussi, quand Votre Altesse le bannit. —La
-tlibison n'est pas héréditaire, monseigneur, — et, quand
néme elle nous serait transmise par nos parents, - que
m'importe! mon père n'a jamais été .traître. — Donc, mon
l}fio suzerain, ne me méjugez pas — jusqu'à voir dans ma
'vîsàre une trahison.
CÉUA.
— Cher souverain, veuillez m' entendre.
FRÉDÉRIC.
— Oui, Célia. C'est à cause de vous que nous Tavons re-
tenue, — autrement il y a longtemps qu'elle vagabonderait
avec son père.
CÉLU.
— Je ne vous priais pas alors de la retenir : — ce fut l'acte
de votre bon plaisir et de votre libre pitié. — J'étais trop
jeune en ce temps-là pour apprécier ma cousine, - mais à
présent je la connais. Si elle a trahi, - j'ai trahi, moi aussi :
tpujours nous avons dormi ensemble, — quitté le lit au
DDtoie instant, appris, joué, mangé ensemble ; — et par-
tout où nous allions, comme les cygnes de Junon, — tou-
jours nous sommes allées accouplées et inséparables.
ae œm il tocs puiul
" EDe est trop subtile pour toi : sadoooeor, — mt*
lenee inèDDe et sa patmice - pukoi «o peuple fi h
plaint. - Tu es one foHe : elle teTole te reDonunëe. - û
tu brilleras bien daTaniase et tu sembleras bien plosacon*
plie — quand ei!e sera loin d'ici. Ainsi, n'oaTrepeshboi-
che. — Absohi et irrétoeable est l'arréc — que j*« pnn
contre elle : die est buinie.
Œlii.
— ProDoncez donc aussi la sentence eontre moi, vut
seigoeur : - je ne puis mre hors de sa compagnie.
nisiaic.
— Vous êtes une foDe... Vous, nièce* faites rosptégt
ratifs : — si tous restez au-deli du temps fixé, sur mn
bonneuft - par la puissance de ma parole, tous êtes morte!
Il ffwt aree ai loila.
Ctlii.
— 0 ma pauTTe Rosalinde ! où fas-tu aller? — Yen-li
changer de père? Je te donnerai le mien. — AhîjelBb
défends, ne sois pas plus affligée que moi.
KOSium.
— J'ai bien plus sujet de l'être.
ciui.
Nullement, cousine. — Du courage, je l'ai prie! SaiMi
pas que le duc — m'a bannie, moi sa fille?
ROSALCCDC.
Pour cda, non !
CiLLl.
— Non? n ne m'a pas bannie? Tu ne sens donc pas, I0-
saiinde, l'affection — qui te dit que toi et moi ne bisM
qu'une. - Quoi ! nous serions arrachées Tune i l'autic!
Nous nous séparerions, douce fille ! — Non. Que mon pii*
cherche une autre héritière ! — .\insi décide avec moi gob-
roent nous nous enfuirons, — où nous irons et ce que notf
SCÈNE m. 390
emporterons avec nous. — Ah ! n'espérez pas garder votre
malheur pour vous, — supporter seule vos chagrins et m'en
exclure : car, par ce ciel /déjà tout pAle de nos douleurs,
— tu auras beau dire, j'irai partout avec toi !
ROSAUNDE.
— Eh bien, où irons-nous ?
CÉUA.
Retrouver mon oncle dans la forôt des Ardennes.
ROSAUNDE.
— Hélas ! quel danger il y aura pour nous, - filles que
nous sommes, à voyager si loin ! — La beauté provoque les
voleurs plus même que Tor.
CÉUA.
— Je m'aiïublerai d'un accoutrement pauvre et vulgaire,
— et me barbouillerai la figure avec une sorte de terre de
Sienne. — Vous en ferez autant, et nous passerons notre
chemin, — sans jamais tenter d'assaillants.
ROSAUNDE*
Ne vaudrait-il pas mieux, — étant d'une taille plus qu'or-
dinaire, — que je fusse en tout point vêtue comme un
homme? — Un coutelas galamment posé sur la cuiçse, — un
épieu à la main, je m'engage, dût mon cœur — receler
toutes les frayeurs d'une femme, — à avoir l'air aussi ro-
domont et aussi martial — que maints polirons virils — qui
masquent leur couardise sous de fiaux semblants.
CÉUA.
— Coniment t'appellerai-je, c^\iànd tu seras un homme?
ROSAUNDE.
— Je ne veux pas un moindre nom que celui du propre
page de Jupin. — Ainsi ayez soin de m^appeler Ganimède.
— Et vous, comment voulez-vous vous appeler ?
GÈUA.
#
— D'un nom qui soif en rapport avec ma situation : —
délia n'est plus, je suis Aliéna.
300 COMME IL TOCS PLAflU.
MfiàUXK.
— Dites donc, coosine, si nous essayioiis d'enlever — et
la coar le fou de votre père? — Est-ce qQ*il ne serait pesn
soutien pour nous dans notre pérégrioatîoD?
CEUX.
— Il irait au bout du inonde avec moi : -- UsseHOMiî seok
le séduire. Vite — allons réunir nos jojaux el dos riciiesses;
- puis choisissons le moment le plus propice el la voie la
plus sûre — pour nous dérober aux recherches qui seront
laites — après notre évasion. Marchons avec joie, — non
vers Texil» mais vers la liberté.
Elles sortent.
SCÈNE IV.
[Uoe grotte daos la forêt des Ardesnes.]
Entrent le vieux duc, 1mie:cs et d*«otres seigneurs, en babits de
Teneurs.
LE DUC.
— Eh bien, mes compagnons, mes frères d'exil, — la
vieille habitude n'a-t-elle pas rendu cette vie plus douce —
que celle d*une pompe fardée? Cette forêt n'est-elle pas —
plus exempte de dangers qu'une cour envieuse? — Ici nous
ne subissons que la pénalité d'Adam , — la différence des
saisons. Si de sa dent glacée, — de son soufDe brutal, le
vent d'hiver - mord et fouette mon corp^ — jusqu'à ce
que je grelotte de froid, je souris et je dis : - Ici point de
flatterie; voilà un conseiller — qui me fait sentir ce que je
suis. — Doux sont les procédés de l'adversité : — comme le
crapaud hideux et venimeux, — elle porte un précieux joyau
dans sa tête (25) . - Cette existence à l'abri de la cohue pu*
bliquc ~ révèle des voix dans les arbres, des livres dans les
SC&ME IV, 301
ruisseaux qui coulent, - des leçons dans les pierres ot le
bien en toute chose. ^
AMIENS.
- Je ne voudrais pas changer do vie. Heureuse est Votre
Grâce — de pouvoir traduire racharnement de la fortune -
en st^le si placide et si doux !
LE DUC.
- Ah çà, irons-nous tuer quelque venaison?... —Et
pourtant je répugne à voir les pauvres êtres tachetés, —
bourgeois natifs de cette cité sauvage» - atteints sur leur
propre terrain par les flèches fourchues - qui ensanglan-
tent leurs hanches rondes.
PREMIER SEIGNEUR.
Aussi bien, monseigneur, — cela navre le mélancolique
Jacques ; — il jure que vous êtes sous ce rapport un plus
grand usurpateur — que votre frère qui vous a banni. —
Aujourd'hui, messire d'Amiens et moi-même, — nous nous
sommes faufilés derrière lui, comme il était étendu - sous
un chêne dont les antiques racines se projettent — sur le
ruisseau qui clapote le long de ce bois. — Là, un pauvre cerf
égaré, — qu'avait blessé le trait des chasseurs, - est venu
râler ; et vraiment, monseigneur, — le misérable animal
poussait de tels sanglots — que, sous leur effort, sa cotte de
cuir se tendait — presque à éclater; de grosses larmes —
roulaient l'une après l'autre sur son innocent museau —
dans une chasse lamentable. Et ainsi la bête velue, — ob-
servée tendrement par le mélancolique Jacques, -se tenait
sur le bord extrême du rapide ruisseau - qu'elle grossis-
sait de ses larmes.
LE DUC.
Mais qu'a dit Jacques? — A-t-il pas tiré lu morale de ce
spectacle ?
PREMIER SEIGNEUR.
- Oh ! oui, en mille rapprochements. - D'abord, voyant
302
COMME IL VOUS puiha.
tant (le larmes perdues dnnfi le torrent : — ■ Pauert «rf,
a-t-il dit, lu fais loii testament — cotnm^ nos monâam,/i
tu donnes — à<iui avait déjà trop. " Puis, voyant la Mis
seule, — délaissée et abandoiiDée de ses amies veloutée) :
— " Cestjuste, a-l-il ajouté, la misère écarte — le floldeU
compagnie. <• Toutàcoup, unetroupedecerfs insoitciants-
et bien repus bondit à cflté du blessé, — sans même s'arrtter
à le choyer : Oui, dit Jacques, - enfuyez-vous, gras et plan-
tureux citoyens : - voilà bien la mode ! d quoi bon jeter m
regard — sur le pauvre hanqueroutier ruiné que voilà? - Ain«
te trait de ses invectives frappait à fond — la campagne, Il
ville, la cour — etjusqu'à notre existence ; il jurait que uom
— somnies de purs usurpateurs, des tyrans et ce qu'il y a de
pire, — d'effrayer ainsi les animaux et de les massacrer -
dans le domaine que leur assigne la nature,
LE DUC.
— Et vous l'avez laissé dans cette contemplation ?
DËL1XLÉUE SEIGNEUR.
— Oui, monseigneur, pleurant et dissertant — sur ce cerf
à l'agonie.
LE DUC.
Moatrez-moi l'endroit. - J'aime h l'aborder dans ces
accès moroses, — car alors il est plein de choses pro-
fondes.
DEUXIÈME SEIGNEUR.
Je vais vous conduire droit h lui.
Ils sorte Dt.
SCÈNE V.
[Dans le palais ducal.]
Kdlro LE DUC rtif.D£n[c, suivi tic SEIGNEURS «t de counisani.
FBÈDKRIC.
— Est-il possible que personnu ne les ait vues? - Cela
r\
SCÉNB VI. 303
ne peut être : quelques traîtres de ma cour — sont d'accord
et de conniyence avec elles.
PRSMIKR SKIGNEUR.
— Je ne sache pas que quelqu'un les ait aperçues. — Les
femmes de chambre qui la servent — l'ont vue se mettre au
lit ; mais, le matin de bonne heure, — elles ont trouvé le
lit dégarni de son auguste trésor.
DEUXIÈME SEIGNEUR.
— Monseigneur, ce coquin de bouffon qui si souvent — fai-
sait rire Votre Grâce, a également disparu. — ITespérie, la
dame d'atours de la princesse, — avoue qu'elle a secrète-
ment entendu — votre fille et sa cousine vanter beaucoup —
le^ qualités et les grâces du lutteur — qui tout dernièrement
a assommé le robuste Charles ; -et, en quelque lieu qu'elles
soient allées, elle croit — que ce jouvenceau est sûrement
dans leur compagnie.
FRÉDÉRIC.
— Envojrez chez son frère chercher ce galant ; — s'il est
absent, amenez-moi son frère, — je le lui ferai bien trou-
ver : faites vite, — et ne ménagez pas les démarches et les
perquisitions — pour rattraper.ces folles vagabondes.
l\^ fortent.
SCÈNE VI.
[Devant la maison d'Olivier.]
Orlando et Adam te eroitent.
ORLANDO.
Qui est là ?
ADAM.
— Quoi ! . . . mon jeune maître ! 0 mon bon maître, —
ô mon cher maître, ô image — du vieux sire Roland ! que
faites- vous donc ici ? - Pourquoi êtes- vous vertueux ? Pour-
m
W
^364 coMKE 11. vous puinv.
quoi les gens vous aimenl-ils? — El pourquoi éIps-tois
doux, fort et vaillant? - Pourquoi, impruOeal, avei-rast
terrassé - le champion ossu de ce liuc fantasque î-¥«ff
gloire vous a lix)i) vite devauoi ici. — Savez-vous jias, œil-
tra, qu'il est ciirtaias hommes - pour qui luùrs quililù
sont autant d'euneniis? —Vous êtes do ceux-là ; vos vertus,
mou bon maître, ~ ne sont à votre égard que de saiDlt^
et pures traîtresses.— Oli! qu'esl-ce donc qu'un monde gù
toute grAce — empoisonne qui elle parc ?
OULVSDO.
— Voyons, de quoi s'iigil-il?
ADAM.
0 mallieureux jeune liorame I - Ne francbissez pas celle
porte. Sous ce toit - logo l'ennemi de tous vos mérites. -
Votre frère... non, pas votre frère... Lefîis... — non, pas
le fils ! je no veux pas l'appeler le fils — de celui que j'al-
lais appeler son père... --n appris votre triomphe; celte nuit
mémo il se propose - de mettre le feu au logis où vous arez
l'habitude de coucher, - et de vous brfller dedans. S'il
y ëchoue, - il recourra à d'autres moyens pour vous snéaD-
tir : - je l'ai surpris dans ses machinations. — Ce n'est pas
ici un lieu pour vous, celte maison n'est qu'une boucherie.
— Abhorre/,-la, redoulez-la, n'y entrez pas,
naiANDO.
— Mais où veux-tu que j'aille, Adam?
ADAM.
— N'importe OÙ, excepté ici.
niiusiK).
— Veux-tu donc que j'aille mendier mon pain - ou qu'a-
vec une épée ISclie et forcenée j'exige — sur la grande roule
la ration du vol ? - C'est ce que j'aurais ù faire, ou je ne
sais que faire ; — mais c'est ce que je ne veux pas faire,
quoi que je puisse faire. - J'aime mieux rn'expuser à l'a-
SCENE M. 305
charnement - d'un sang dénature» d*un frère sanguinaire.
ADAM.
- Non, n'en faites rien. J'ai cinq cents écus,— épargne
amassée au service de votre père, — que je gardais comme une
infirmière — pour le temps où l'activité se paralysera dans
mes vieux membres — et où ma vieillesse dédaignée sera
jetée dans un coin. — Prenez-les, et que Celui qui nourrit
les corbeaux— et dont la providence fournit des ressources
au passereau, — soit le soutien de ma vieillesse!... Voici
de l'or : je vous donne tout ça. Mais laissez- moi vous ser-
vir. " Si vieux que je paraisse, je n'en suis pas moins
fort et actif : — car, dans ma jeunesse, je n'ai jamais vicié
— mon sang par des liqueurs ardentes et rebelles ; —jamais
Je n*ai d'un front sans pudeur convoité — les moyens d'af-
foiblissement et de débilité. — Aussi mon vieil Age est-il
comme un vigoureux hiver,— glacé, mais sain. Laissez-moi
partir avec vous : — je vous rendrai les services d'un plus
jeune homme - dans toutes vos affaires et dans toutes vos
nécessités.
ORLANDO.
- 0 bon vieillard ! Que tu me fais bien l'effet — de ce
serviteur constant des anciens jours — qui s'évertuait par
devoir et non par intérêt ! — Tu n'es pas h la mode de
cette époque — où chacun s'évertue seulement pour un
profit — et, une fois satisfait, laisse étouffer son zèle —
par cette égoïste satisfaction : il n'en est pas ainsi de toi. —
Pauvre vieillard, tu soignes un arbre pourri — qui ne peut
pas même te donner une fleur — en échange de toutes tes
peines et de toute ta culture. — Mais viens, nous ferons
route ensemble, — et, avant que nous ayons dépensé les
gages de ta jeunesse, — nous aurons trouvé quelque hum-
ble sort à notre gré.
ADAM.
- En avant, maître ! je te suivrai, — jusqu'à mon dar-
p
,11$ CDUE n. fM'S PUIBI.
■tar woÊfir, anc copsanee et loyauté. — Depoji,^*
dix-sefituisjasqo'ipns de quatre-vingts, — j'uiAmb,
je D'y Teu» plus TÎTre. — A da-«)it w
vont cbercber fortuoe, — nuis à qaatre-Tinfts .
il est Mp tKd d'uDe semaine au ntoios. — N'imporU ! ta
ioctane m peol pas mien me récompenser — qu'en at
it de mourir bonoèle et quîUe envers mon mitln.
Us KKieiL
SCÈNE vn.
« kiU il* pajun : Ceiu, dégiû«éeeBberpn,«
rmu os TWCHE-
Bo&umc
0 JufHier! <|ae nies esprits sont lassés!
mn M TMR^.
Peu m'importerait pour mes esprits, si mes jambes M
réWienl pas.
RUSAlBSe.
Je serais disposée de lont cœur à déshonorer mon co;
lume d'homme et i pleurer comme une femme : mais il
but que je soutienne le »ase W plus fragile. Le pourpoint «
le haa(-de-chauss«s doivent à la jupe l'eiemple du cours^:
wura^e donr . boone Aliéna .'
CZLU.
Je TOUS en prie . supportez ma dèhilLance ; je ne pois
aller plus loin.
PliBRE OK TOTCilB.
Pour ma pari, j'aimerais mieui supporter votre tléiaîl-
lance que porter votre personne : jKiurtanl, si je vous por-
tais, mon fardeau ne serait pas pesant, car je crois que toii^
u'avez pas un besan dans votre bourse.
SCÈNE VII. 307
ROSAUNDE.
Yoilè donc la forôt des Ardennes.
PKRRS DE TOUCHE.
Oui, me voilà dans les Ardennes ; je n'en suis que plus
fou. Quand j'étais h la maison, j'étais mieux ; mais les voya-
geurs doivent être contents de tout.
BOSALINDE.
Oui, sois content, bon Pierre de Touche... Toyez donc
qui vient ici : un jeune homme et un vieux en solennelle
conversation.
Entrent CoRiM et SiLVivs.
CORIN.
— C'est le moyen de vous faire toujours mépriser d'elle.
SILVIUS.
— 0 Corin, si tu savais combien je Taime !
GORm.
— Je m'en fais une idée, car j'ai aimé jadis.
savius.
— Non, Corin, vieux comme tu Tes, tu ne saurais en
avoir idée, — quand tu aurais été dans ta jeunesse l'amant
le plus vrai -qui ait Jamais soupiré sur l'ôréiller nocturne !
— Si jamais ton amour a ressemblé au mien, — (et je suis sûr
que jamais homme n'aima autant), — dis-moi à combien
d'actions ridicules - tu as été entraîné par ta passion.
GORIN.
— A mille que j*aî oubliées.
saviis.
— Oh ! tu n'as jamais aimé aussi ardemment que moi. -
Si tu ne te rappelles pas la moindre des folies — auxquelles
t'a poussé l'amour, —tu n'as pas aimé. -Si tu ne t'es pas
assis, comme je le fais maintenant, - en fatiguant ton au-
J08 œxiE IL vixs miiA.
diteur des louanges de ta matlresse, — tu n'as pasaimé.-
Si to n*as pas laossé compagnie — brasqnement, faicé par
la passion, comme moi en cet instant, — ta n'as pas aimé...
0I1iébé!Phâ>é!Pbébé!
n Ml.
eosiUMn.
— Hélas! paoTre berger! tandis que ta sondais ta blessore,
— j*ai par triste arratare senti se roaTrir la mienne. —
rauK u TorcBi.
Et moi la mienne. Je me soariens qae , quand j*élais
amoureux, je brisai ma lame contre une pierre, et lai dis:
Voilà qui f apprendra à aUrrde naU trcmvfr Jeanmetan Soa-
rire. Et je me souTÎens que je baisais son battoir et les pis
de la Tache que Tenaient de traire ses jolies mains gercées.
Et je me souriens qu*uD jour, au lieu d'elle , je caressais
une gousse : j'en pris les deux moitiés et, les lai offrant, je
lui dis tout en larmes : Parîes4e$ pour Fanioar †mm.
yous autres, rrais amoureux, nous nous liTrons à d'étran-
ges caprices : mais, de même que tout est mortel dans la na-
ture, de même toute nature atteinte d'amour est mortelle-
ment atteinte de folie.
tOSJOJSU.
Tu paries spirituellement, sans y prendre garde.
niRRB DB TOUCHE.
Ah ! je ne prendrai jamais garde k mon esprit que quand
je me serai brisé contre lui les os des jambes.
RQSALKDE.
~ Jupin ! Jupin ! La passion de ce berger — a beaucoup
de la mienne.
PIERRE DE TOICOE.
— Et de la mienne : mais elle commence un peu à s'é-
Tenter chez moi.
CÈUA, moDlrant Corin.
— De grâce, que l'un de tous demande à cet homme-là
SCÈNE YII. 309
— si pour de l'or il veut nous donner à manger. -Je suis
presque mourante de faiblesse.
PIERRE DE TOUCHE^ appelant.
- Holà, vous, rustre !
ROSAUNDE.
Silence, fou ! il n'est pas ton parent.
CDRm.
- Qui appelle 7
PIERRE DE TOUCHE.
I>es gens mieux lotis que vous» messire.
GORIN.
- Pour ne pas Tôtre, il faudrait qu'ils fussent bien roi«
sërables.
ROSAUNDE.
Paix, te dis-je!... ~ Bonsoir à vous, Tami !
GORIN.
- Et i vous, gentil sire, et i vous tous !
ROSAUNDE.
- Je t'en prie, berger, si l'humanité ou l'or - peut nous
procurer un gtte dans ce désert, — conduis-nous quelque
part où nous puissions trouver repos et nourriture. —
Voici une jeune Glle accablée do fatigue et qui succombe de
besoin.
CORLN.
Beau sire, je la plains - et je souhaiterais, bien plus pour
die que pour moi, — que la fortune me rendit plus facile de
la secourir. — Mais je suis le berger d*un autre homme, —
et je ne tonds pas les brebis que je fais paître. — Mon maî-
tre est de disposition incivile — et se soucie fort peu de s'ou-
vrir le chemin du ciel ~ en faisant acte d'hospitalité. —En
outre, sa cabane, ses troupeaux et ses pitis — sont mainte-
nant en vente, et dans notre bergerie, — à cause de son
alwence, il y a rien - pour vous à manger. Mais venez voir
VIII. 20
310 COMME IL VOIS PLAIRA.
ce qu'il y a, -et il ne tiendra pas à moi que vous nosovez
(tarfaitement reçus !
ROSALDCDE.
— Qui donc doit acheter ses troupeaux et ses pâtu-
rages ?
coRm.
— Ce jeune berger que vous venez de voir — et qui
pour le moment se soucie peu d'acheter quoi qoe oe soit.
ROSAUKDI.
— Si la loyauté oe s*y oppose en rien, je le prie — d'a-
cheter la chaumière, le pâturage et le troupeau : — tu auras
de nous de quoi payer le tout.
CÈLU.
— Et nous augmenterons tes gages : j'aime cet endroit,
- et j'y passerais volontiers mes jours.
CORIN.
— Assurément la chose est à vendre. — Venez avec moi.
Si, information prise, vous aimez — le terrain, le reveoa
et ce genre de vie, — je veux être votre très-fidèle berger -
et tout acheter immédiatement avec votre or.
Us sortent.
SCÈNE VIII.
[Dans la forél.j
Enirent Amiens, Jacques et d'autres.
AMIENS, chantaDt.
Qoe celai qui soos Tarbre vert
Aime s'étendre avec moi
Et moduler son chant jojeai
D'accord avec le doux gosier de Toiseaui
Vienne ici, vienne ici, vienne ici!
Ici il ne Tcrra
. ff
A SGÉftK Yill. 3fl
D'autre ennemi
Que Thiver M !• mMvdi temps.
*- fiooavé) encore, je t'eû prie, encore i
ASlSRo*
\'« m «aus rendre mélancolique^ monsieur Jacqnes.
JACQUES.
Tentmieu. Eticore, je t'en prie, encore ! Je puis sucer
la mélancolie d'une chanson comme la belette suce un œuf.
Encore, je t'en prie» encore!
▲MIENS.
Ma voix est enrouée : je sais que je ne pourrais vous
plaire.
JAOQUtS.
Je ne vous demande pas de me plaire, je vous demande
de chanter. Allons, allons, une autre stance. N'est-ce pas
stances que vous les appelez ?
AMIENS.
Comrme i^us voudrez, monsieur Jacques.
JAGOUES.
Bah ! peu m'importe leur nom : elles ne me doivent rien.
Voulez- vous chanter ?
AMIENS.
Soit ! à votre requête plutôt que pour mon plaisir.
JACQUES.
Eh bien, si jamais je remercie quelqu'un, ce sera vous.
« Mais ce qu'ils appellent compliment ressemble à la rencontre
de deux babouins : el quand un homme ne remercie cor-
dialement, il me semble que je lui ai donné une obole et
qu'il me témoigne une reconnaissance de mendiant. Al-
lons, chantez. . . Et vous qui ne chantez pas, retenez vos lan-
gues.
AMIENS.
Eh bien, je vais finir la chanson... Messieurs, mettez le
dravert, le duo ^ent boire sons cet arbrei
312 COMME IL VOUS PLAllU.
A iacqaes.
Il VOUS a cherché toute la journée.
JACQUES.
Et moi, je Tai évité toute la journée. U est trop etgotaor
pour moi. Je pense à autant de choses que lui, mais j'en
rends grioes au ciel et je n'en tire pas vanité. AlloDSt gi-
zouille, allons.
AmieM chaste H tovt Ti
CHANSON.
Qae celai qoi fait rambiUon
fit aime TÎTre aa loleil,
Qiefthant sa noorriUire
Et satisfait de ce qa'il troa? e •
Vienne ici, viesoe ici, Tienne ici !
Id U ne Terra
D'aotre ennemi
Qae ThiTer etlemanTais temps.
JAOQUKS.
Je vais vous donner sur cet air-là une strophe que j'ai
faite hier en dépit de mon imagination.
AMUENS.
Ëtje la chanterai.
JACQUES.
Ia voici.
Si par hasard il anire
Qu*nn homme, changé en ânCt
Laisse ses richesses et ses aises
Pour satisfaire an caprice entêté,
Dac ad me, dnc ad me, due ad ae l
Ici il verra
D*aossi grands foos qae loi,
S*il reat Tenir h moi.
AMIEKS.
Que signifie ce duc ad me?
JACQUES.
C'est une invocation grecque pour attirer les ioibëcte
SCÈNE IX. 313
dans un cercle... Je vais dormir si je peux; si je ne peux
pas, je vais déblatérer contre tous les premiers -nés
d'Egypte.
AMIKKS.
Et moi je Tais chercher le duc ; son banquet est tout pré-
paré.
lit ft «lispertent.
SCÈNE IX.
[Sur là lisière de k forèu]
KDtreai Orlando et Adam.
ADAM.
Cher maître , je ne puis aller plus loin... Oh ! je meurs
d'inanition ! Je vais m'étendre ici et y prendre la mesure
de ma fosse. Adieu, mon bon mattre.
Il t*Airaitfe h terre.
OaLANDO.
Comment, Adam ! tu n'as pas plus de cœur! Ah ! vis en-
core un peu, soutiens-toi encore un peu, ranime-toi encore
un peu ! Si cette farouche forêt produit quelque béte sau-
vage, ou je serai mangé par elle, ou je te l'apporterai à man-
ger. La mort est plus dans ton imagination que dans tes
forces. Pour l'amour de moi, reprends courage : tiens pour
un moment la mort à distance. Je vais être tout de suite à
loi, et si je ne t'apporte pas de quoi manger, je te donne per-
mission de mourir; mais si tu meurs avant mon retour,
c'est que tu te moques de ma peine. . . A la bonne heure ! tu
semblés te ranimer : je vais être à toi bien vite... Mais
tu es là étendu à l'air glacé. Viens, je vais te porter sous
quelque abri, et tu ne mourras pas faute d'un dîner, s'il y a
dans ce désert un être vivant... Du courage, bon Adam.
Il son, en porttDt Adam.
314 COMME Mi YOOft PLAÎRA.
SCENE Xé -n.i : «.L. -^ ..
[Dans la forêt. Une taU« ionrie sont les arbres.]
' • ^ ^» •
Entrent te Tîeai duc, Amiens, et des seignbues.
LE DUC.
— Je crois qu'il est nétapajpp^osé en bête; — car je
De peux le découvrir nulle part sous forme d'homme.
— Monseigneur, il était ici tout à l'heure, — s'égayant
fort à écouter une chanaon. . ,
LE DUC.
— S'il devient musicien, loi, ee composé de dissonnançes,
- nous aurons Uetiiôt du xléia6d[)ttd'ââl^ Ib^^^âi^.^ -
ABez le chercher; dites-lui que jëVotrdnWs'lufpaflé^:^'*'''*^
Entre Jacques.
PREMDBH SnÇlWUB, . ^ ... ,
— tl m*en épargne la peine en venant lai-méme«
U5 DUC. ,.>'..
— Eh bien, monsieur? Est-ce là une existence? — jf^aol-
il que vos pauvres amis implorent votre çoa^p^^^i^? ~
Mais quoi ! vous avez l'air tout joyeux. .
JACQUES. . . . , ,
— Un fou ! un fou ! j'ai rencontré un fou ^ajis la .iorÀ«
— un fou en livrée bariolée. . . 0 migérablô fqonde V — Àofisi
vrai»que je vis de nourriture, j'ai rencontré un ioî^ —
étendu par terre, qui se chauffait au soleil — e^ qui nar-
guait dame Fortune en bons termes, — en ternies fort bien
pesés, et cependant c'était un fou en livrée. — JSofùowfj,
fou, ai-je dit... Non, monsieur ^ a-t-il dit, — ne m*appeff$
fou que quand le ciel m'aura fait faire fortune. — Puis il a
SCÈNE X. 315
tiré de sa poche uq cadrao — qu'il a regardé d*un œil terne
- en disant tràs-seosément : Hest dixheuresl... — Ainsi^
a-t-il ajouté» nous pouvons voir comment se démène le
motide: — il n*y a qu'une heure ^ qu'il était neuf heures; —
et dans une heure ^ il sera onze heures; — et ainsi, d'heure
eu heure, nous mûrissons, mûrissons, — et puis, d'heure en
heure, nous pourrissons, pourrissons, — et ainsi finit l'his-
toire. Quand j*ai entendu - le fou en livrée moraliser ainsisur
le temps, — mes poumons se sont mis à chanter comme un
coq, — à la pensée qu'il est des fous aussi contemplatifs;
•- et j'ai ri, sans interruption, — une heure à son cadran...
0 noble fou ! - 0 digne fou ! L'habit bariolé est le seul de
mise.
LE DUC.
Quel est donc ce fou?
Jacques.
— 0 le digne fou !... C'en est un qui a été à la cour : —
il dit que, pour peu que les femmes soient jeunes et jolies»
— elles ont le don de le savoir; dans sa cervelle, -aussi sè-
che que le dernier biscuit — après un long voyage, il y
a d'étranges cases bourrées - d'observations qu'il Iftche
- en formules hachées... Oh! si j'étais fou! - J'ambi-
tionne la cotte bariolée.
LE DUC.
-Tu en auras une.
JACQUES.
C'est la seule qui m'aille : — pourvu que vous extirpiez
devotresain jugement-cetteopinion, malheureusement en-
racinée, — que je suis raisonnable. Il faut que j'aie franchise
— entière et que, comme le vent, je sois libre — de soufQer
sur qui bon me semble, car les fous ont ce privilège. — Et
ce sont ceux qu'aura le plus écorchés ma folie — qui de-
vront rire le plus. Et pourquoi ça, messire? — La raison est
aussi unie que le chemin de l'église paroissiale : — celui
310
aweis. a. vocs fuira.
qa'aB Im a frappa «l'uDe saillie spirituelte, - qoetqixdgi
fBlIlneoeaise.aptIiillemeat, — s'il ne paralIpssiiEB-
iMe M raap : autruDeot, - la folie de l'faommesiptfl
mise i nu - par les traits les plus hasardeux du lin.
Affublet-CDOÎ de moa eostome bariolé, donoez-moi perm»
sioa — de dire ma pensée. et)e prétends — purger ifbodk
sale corps de ce moade corrooipu, - pounru qu'en
agir patiemmenl ma médecÎDe.
a Mc.
- Fi de t(H ! je puis ilire ce que ta ferais.
- th ! que ferais-Je, au bout du compie, si ce n'est di
bien?
U DCC.
- Tu commettrais le plus affreux p^hé, en réprimm-
dant le péché. - Car lu as été toi-même un libertÎD, -
aussi sensuel que le rut bestial; - et tous les ulcères tuœê-
fiés et tous les maux endurés — que lu as attrapés dansu
Uceo<» vagabonde. — tu les communiquerais au moak
entier,
JACOL'ES.
- Bah ! parce qu'on crie contre la vanité, — la reproche-
t-on pour cela à quelqu'un en particulier? — Ce vice w
s'étend-il pas, énorme comme la mer, — jusqu'au point ûù
l'impuissance même le force i refluer? — Quelle est li
femme que Je nomme dans la cité, — quand je dis queli
femme de la cilé — porte sur d'indignes épaules la fortune
d'un prince? - Quelle est celle qui peut s'avancer et dire
que je l'ai désignée, — quand sa voisine est en tout pareille
il elle? - Ou quel est l'homme d'ignoble métier — qui
s'écriera que sa parure ne me coille rien, — se crojant dé-
signé par moi, s'il n'applique lui-même ~ à sa folie le
stigmate de ma parole? - Eh bien ! allons donc ! faites-moi
voir en quoi - ma langue l'a outragé; si elle a dit juste i
/^
SCÈNE X. 317
son égard, — c'est lui-même qui s'est outragé ; s'il est san<;
reproche, - alors ma critique s'envole comme une oie sau-
vage, — sans être réclamée de personne. . . Mais qui vient
ici?
Orlando s'élaoee l'épce h la maiu.
ORUNDO.
- Arrêtez et ne mangez plus !
JACQUES.
Eh ! je n'ai pas encore mangé.
oaLANDO.
- Et tu ne mangeras pas, que le besoin ne soit servi !
JACQUES.
— De quelle espèce est donc ce coq-li ?
LK DUC.
— L'ami! est-ce ta détresse qui t'enhardit i ce point? —
ou est-ce par un grossier dédain des bonnes manières - que
tu semblés à ce point dépourvu de civilité?
ORLAHDO.
— Vous avez touché juste au premier mot : la dent ai-
guë — de la détresse aflamée m'a 6té les dehors — de la
douce civilité; pourtant je suis d'un pays policé, — et j'ai
idée du savoir-vivre. Arrêtez donc, vous dis-je! — il meurt,
celui de vous qui touche i un de ces fruits - avant que moi
et mes besoins nous soyons satisfaits !
JACQUES.
— Si aucune raison ne suffit à vous satisfaire, - il faut
que je meure.
LE DUC.
- Que voulez-vous?... Vous nous aurez plutêt forcés par
votre douceur — qu'adoucis par votre force.
ORLANDO.
- Je suis mourant de faim ; donnez-moi i manger
cmm. II. vous plaira.
U DUC.
- Assoyez-vous et mangez, et soyez le bienvenu incft
OHUNDO.
— Pariez-vous si doucement? Oh ! pardon, je vousprie!
— J'ai cru que tout était sauvage ici, — et voilà pourqowj'ii
pris le Ion -de le farouche exigeance. Mais, qui que tous
soyez, — qui (tans ce désert inaccessible, —à l'ombre dw
lancoliques rnmures, - passez n(?g!igpmment les heures fur-
tives du iLmps, - si jamais vous avez vu des jours ineii-
leurs, - si jamais vous avez vécu Ih où des cloches appelleni
I l'église, — si ^dmis vous vous êtes assis h )a uÛt «J'od
brave homme, - si jamais vous avez essuyé une laratede
vos paupières, — et su ce que c'est qu'avoir pitié emblfloir
pitié, - que la douceur soit ma grande violence! - Dsni
cet espoir, je rougis et cache mon épée.
Il reujjstne son épie.
LE DUC.
- C'est vrai, nous avons vu des jours meilleurs, — elh
cloche sainte nous a appelés ft l'égUse, — et nous nous
sommes assis à la table dp braves gens, ei nous avons es-
suvé de nos yeux - des larmes qu'avait engendrées une
pitié sacrte, - etainsi asspyez-vnus en toute douceur, -
el prenez à volonté ce que nos ressources — peuvent offrir
k votre dénûment.
ORUNUO.
— Eh bien, retardez d'un instant voire repas, — tandis
que, pareil h la biche, je vais chercher mon faon — pour
le nourrir. Il y a IS un pauvre vieillard - qui .^ ma suite a
Iniîné son pas péniblt; — par pur dévouement : jusqu'à ce
qu'il ait réparé ses forces - occabk'espnr la double défail-
lance de l'âReet de la faim, -je ne veux rien toucher.
i,E m n.
Allez le chercher, - nous ne prendrons rien jusqu'à
votre retour.
/^
sgjS;nk X. 310
ORIANDO.
- Je vous remercie : soyez béni pour votre généreuse
assistance !
LE DUC, àjflcqaaibri . .• . :. t ^
— Tu vois que nous ne sommes pas les seuls malheu-
reux : - ce vaste théAiro de Tunivers -- ofice de plus dou-
loureux spectacles que la soèDd — où nous figurons.
Le monde entier est UBfthéAtre^ '^;ettou8» liomraes^et
femmes, n'en sont que les aeteurs. — Tous ont leurs en-
trtèfe et Jeurs' sorliei', — et chacun^ y jôW sticeesslt^ement
tèifdtfKrenfs rMes - d'un dfime en sept âge». C'est d^atonl
FèM^nt^tagissant et bavant daM les Ifras de Id nourrice.
— Puis l'écolier pleurnicheur, avec sa sacocfbé' -^ et sa-lioe
radieuse d'aurore, qui, fomme nH limaçon, rampe - à
contre-cœur vers Técole. Et puis, l'amant, — soupirant, avec
l'ardeur d'une fournaise, une douloureuse ballade — dédiée
aux sourcils de sa maltresse. Puis» te soldat, — plein de
jurons étrangers, barbu comme le léopard, — jaloux sur
le point d'honneur, brusque et vif h la querelle, — pour-
suivant la fumée réputation — jusqu'à la gueulé du canon.
Et puis te juge, — dans sa belle panse rotide, garnie d'un
bon chapon, — l'œil sévère, la barbe solennellement taillée,
-- plein de sages dictons et de banales maximes, — et
jouant, lui aussi, son rôle. Le sixième Age nous offre - un
maigre Pantalon en pantouffles, — avec des lunettes sur le
nez, un bissac au oôté ; — les bas de son jeune temps bien
conservés, mais inâDÎment trop laides -^ pour son jarret ra-
corni; sa voix, jadis pleine et mâle, — revenant au fausset
enfantin et modulant- un aigre sifflement. La scène finale,
qui termine ce drame historique, étrange et accidenté, ~
est une seconde enfance» étal de pur oubli; — sans dents,
sans yeux, sans goût, sans rien ! .« •
3ib amc il tocs naiiâ
tel
U KC
-- Sogrez le bîeofeoa!... Déposa Yotre ^tfnhMt far-
Jeio, - elfûmJe
Je tous femcrcie de loot eœur pov loi.
— ToasCûles bien... - Car e*eiti peine si je pois pr
1er d tous ranefcîer poor moî-flièiiie.
u KC.
— Sojez le bêenfena!... A table! Je ne leos pas iM
troubler - eoeore eo tous qoertiomiapt sor ma awli
res... - Qo*oD nous doooe de la aioskiQe, et loos, bM
oousio, chantez.
Soalic, iMiic, ftal élûiw»
Ta B*et pas «u« ■ilfiiiit.
Qom f mgralila^ éê Thùmmt.
Ta deal b'csI pas li acMe,
Car la et iBTisible«
Qaclqve raila qaa aail Imi hÊÊmmm,
lié!bo!eluBlOMlM!bo!aMflalMn vwt.
Trop sooveat Vêmuùé ttX iwae» raaow, para Mie.
DoBc, hé ! bo ! soua la Imnu *
Celle f ie esl U plus riaate.
Gèle, gèle, eiel aigre,
To Be Bords pas aussi dur
Qo'oB bieeCiil oublié.
Si fort que la iagelles les eeoi.
Ta lanière ae blesse pas aaUal
Qu'uo ami saas mémoire.
Hé ! bo ! ehanloos, hé ! bo ! sous le boas ?€rt.
Trop soofeol l'amilié esl feiate, raiaour, fMwe Mie.
Doac, hé ! bo ! soos le boei !
Celle vie esl la plas riaate.
Pcadeal qa'Amieas chaolait, le doc a eaosé à toîi basas avec OiUaii»
WÀ»i Xi. 321
UB DUC.
- Si, en effet, vous êtes le fils du brave sire Robnd« —
comme vous me l'avez dit franchement tout bas, — et
comme l'atteste mon regard qui retrouve — son très-fidèle
et vivant portrait dans votre visage, — soyesle très-bienvenu
k»! Je suis le duc — qui aimait votre père... Quanta la
suite de vos aventures, — venez dans mon antre me la
A Ad«B.
Bon vieillard, - tu es, comme ton mahre, le très-bicD*
venu.
Mootrant kdêm à a» d« tes gt»t.
— Soutenez-le par le bras...
A OrUado.
Donnez-moi votre main , - et faites-moi connaître toutes
vos aventures.
SCÈNE XI.
[Dans la paldt doeaL]
Bilreot l« doc FEiDÉâic» Olivier, des SBiGRiims M des geis de
senrîee.
FRÉDÉRIC, iOliTier.
— Vous ne l'avez pas vu depuis? Messire, messire, cela
n'est pas possible. - Si je n'étais pas dominé par l'indul-
gence, — je n'irais pas chercher un autre objet — de ma
vengeance, toi présent... Mais prends-y garde : — il faut
que tu retrouves ton frère, en quelque lieu qu'il soit : —
cherche-le aux flambeaux, ramène-le, mort ou vif, — avant
on an ; si non, ne songe plus — à chercher ta vie sur notre
territoire. — Tes terres et tous tes biens, - dignes de saisie,
resteront saisis entre nos mains — jusqu'à ce que tu te sois
COMME il. \WH PLAIRA.
Justilié, par la boucUe de ton ttère, — des souprcu^ ]
nous STOns conlre loi. ' '
~ Oh ! si Voire Altesse connaissait à food moataiii^
jamais jft n'ai aimé mon frère, de ma »ie. ■ •
HUtDifilQ.
- Ta n'en es que plus infâme... AUooft, qu'on UjeHi
is porte, — et que les oflitiers spéciaux — mettent Wé
questre sur sa maison el sur ses terres : — qu'oa prodè
su plus vite ol qa'oo le chasse ! 4
Ils sortent. ^
SCÈNE X;i.
ri
[Dans la toril.]
•1 '"Un ..
OKLA.^uo CDlrB et appeodun papier à an arbra."
ORUNUO, déclamsDt.
Piiez-roas lA, mes vari, en léuwigoage de mon amour !
El toi, teine de la nuit h la triple couroone, darde
ToD cliaste rcgiiril, du haut de lu pille «plière,
Sur le nom de In clinsseri'i'i'" qui règne snr ma vie.
0 Uosdlinde ! ces arbres «crout mes registres.
Et dans leur écorce je graierai mes pensées.
Afin que tous les yeun ouverts dans celle foriîi
Couri, coora, Orlando, inscris lur chaque arbr«
La belle, lanbasle, l'ineUable!
tulreplCuRlNetI>IEIlRË DB'i'OtIUlB.
CûRIN.
Et comment trouvez-vous celte vie de berger, malt
Pierre de Touche?
PlEBRE ItE TOUCHE,
l'ranclicmcnt, berçcr, considérée en clle-m6mc, c'est ut
/^
scÈNt: XII. 3^3
vio couvenable ; mais considérée comme vie de berger, elle
ne vaut rien. En tant qu'elle est solitaire, je l'apprécie fort ;
mais en tant qu'elle est retirée, c'est une vie misérable. En
tant qu'elle se passe à la campagne, elle me platt fort ; mais
en tant qu'elle se passe Ibin de la cour, elle est fastidieuse.
Comme vie frugale, voyez- vous, elle sied parfaitement à mon
humeur; mais comme vie dépourvue d'abondance, elle est
tout h fait contre mon goût. As-tu en toi quelque philoso-
phie, berger?
amnr.
Tout ce que j'en ai consiste à savoir que, plus on est ma-
lade, plus on est mal h l'aise, et que celui qui n'a ni ar-
gent, ni ressource, ni satisfaction, est privé de trois bons
amis; que la propriété de la pluie est de mouiller, et celle
du feu de brûler ; que la bonne pâture fait le gras troupeau,
et que la grande cause de la nuit est le manque de soleil ;
et que celui à qui ni la nature ni la sdence n'a donné d'in-
telligence, a à se plaindre de l'éducation ou est né de parents
fort slupides.
PIERRE DI TOOGBE.
C'est une philosophie naturelle que eelle-là... As-tu ja-
mais été à la coar, berger?
COHIN.
Non, vraiment.
PIERRE DR TOUCHE.
Alors tu es damné.
OORIN.
J'espère que non.
PIERRE DE TOUCHE.
Si fait, tu es damné et condamné comme un œuf cuit
d*Qn seul cAté.
coRm.
Pour n'avoir pas été à la cour ! Comment i;a?
324 GOMME IL VOUS PUIRA.
PKBII DB TOCGBI.
Eh bien» si tu n'as jamais été à la ooor, ta B*as ji
vu les bonnes CBiçras; si tu n'as jamais tu les
façons, tes Cfliçons doivent être néoessairemeDl ma»
et le mal est péché, et le péché est damnaliQD. Ta es
un état périlleux* berger.
CDa».
Point du tout. Pierre de Touche. Les boiuies liçonsè
la cour seraient aussi ridicules à la campagne que les mMft-
res de la campagne seraient grotesques à la coar. Tov
m'avez dit qu'on ne se salue à la cour qu'en se baisant ks
mains ; cette courtoisie serait très-malpropre, si les coorfi*
sans étaient des bergers.
PHERE DS TOUGHB.
La preuve, vite ! allons, la preuve!
GOBIH.
Eh bien, nous touchons continueUemeol nos brebis, d
vous savez que leur toison est grasse.
PIERRE K TOUGHB.
Eh bien, est-ce que les mains de nos courtisans m
suent pas? et la graisse d'un mouton n'esl-elle pas ans
saine que la sueur d'un homme? Raison creuse, rma
creuse! une meilleure , allons!
CORIN.
En outre, nos mains sont rudes.
PIERRE DE TOUCHE.
Vos lèvres n'en sentiront que mieux le contact. Encore
une creuse raison : une plus solide, allons !
GORIN.
Et puis elles se couvrent souvent de goudron, quand noos
soignons notre troupeau : voudriez-vous que nous ba-
sions du goudron? Les mains du courtisan sont parfumées
de civette.
I
i
I
I
M»
I
I
ri
I
SCÈNE Xll. 325
PIERRE DE TOUCHE.
Homme borné, lu n'es que de la chair à vermine, corn-
I paré à un bon morceau de viande. Oui-dà ! . . . Ecoute le sage
I et réfléchis : la civet(e est de plus basse extraction que le
I goudron, c'est la sale fiente d'un chat. Une meilleure rai-
son» berger.
CORLN.
Vous avez un trop belesprit pour moi : j'en veux rester là.
PIERRE DE TOUCHE.
Yeux-tu donc rester damné? Dieu t'assisie, homme
borné ! Dieu veuille t'ouvrir la cervelle ! tu es bien naïf.
CORIN.
Monsieur, je suis un simple journalier : je gagne ce que
je mange et ce que je porte ; je n'ai de rancune contre per-
sonne, je n'envie le bonheur de personne ; je suis content
du bonheur d'autrui et résigné à tout malheur; et mon
plus grand orgueil est de voir mes brebis paître et mes
agneaux téter.
PIERRE DE TOUCHE.
Encore une coupable simplicité : rassembler brebis et
1 béliers et tâcher de gagner sa vie par la copulation du bé-
I lail ! se faire l'entremetteur de la bête à laine, et, au mépris
f de toute conscience, livrer une brebis d'un an h un bélier
cornu, chenu et cocu. Si tu n'es pas damné pour ça, c'est
que le diable lui-même ne veut pas avoir de bergers; autre-
ment, je ne vois pas comment tu peux échapper.
CORLN.
Voici venir maître Ganimède, le jeune frère de ma nou*
telle maltresse.
Ëatre Rosalinde, lisant ud papier.
g ROSALINDE.
De Torient à Tf nde occidentale.
Nul joyaa comme Rosalinde.
Sa gloire, montée sur le Tenl,
21
KL KCS
Je vous hoKnî cocBme «^a hait années dmant, kshn
di dîner, *ii soaper et da donnir eseepiées; c'est en
ment le trot Time marduode de beorre aDaiit «■ bbrI
lOÊUzm.
Ualéceressû
Babil âlBY«? doit èir«
Et de CKflie Li Bince R«iii
Pvi4 càjrricr avec ImaiBde.
Up*néo«ccMiiaUplBi «gve
Ctne leri, c'ett
V^B fcot tio«Tcr U plv
Trosve épiac d'aaav et
m
C'est U le bm galop do Tefs : pouiquoî tous empesl
nxis de pareilles rimes?
Silence, foa obtu? : je les ai trouTées sur on arbre.
pfau H Tocaii.
Ma foi, cet arbre-là tienne de maaTais froits.
Je Teux le greJer sur tous, et puis Tenter d'un néfli
Alors TOUS ferez l'arbre le plus aTancé de toale la cootn
TOUS ikmaerez «les fruits pourris avant d être à moitié mil
ce qui est la qualité m^oie du Deûîer.
SGftNB XII. 397
PIERRE DE TOUCHE.
Vous avez parlé; si c*est sensément ou non, que la forêt
Q décide.
Entre Célia, liiant on papier.
ROSÀUHBE.
Silence ! Voici ma sœur qui vient en lisant ; rangeons-
ous.
CÈLIÂ, déclamant.
Pourqaoi ce bois serait-il désert?
Parce qn^il est inhabité ? Non I
J'attacherai à chaque arbre des langues
Qai proclameront des rérités solennelles :
Elles diront combien vite la rie de l'homme
Parcourt ion errant pèlerinage;
Qoe la somme de ses années
Tiendrait dans une main tendue;
Que de fois ont été violés les serments
Échangés entre deax Ames amies.
Mais^ sur les branches les plus belles
Et aa bont de chaque phrase»
J'écrirai le nom de Rosaliade,
Pour faire savoir à tous ceux qui lisent
Que le ciel a voulu condenser en elle
La quintessence de tonte grâce.
Ainsi le ciel chargea la nature
D'entasser dans un seul corps
Tontes les perfections éparscs dans le monde.
Au<si(ôt la nature passa h son crible
La beauté d*Hélëno, sans son cœur,
La majesté de Cléopâtre,
Le charme suprôme d*Atalante»
L'austère chasteté de Lucrèce.
Ainsi de maintes qualités Rosalinde
Fut formée par le synode céleste :
Nombre de visages, de regards et de cœurs
Loi cédèrent leurs plus précieni attraits.
COMME 11: VOUS PLA1HA
El que jo
: Ions CCS dons,
son esclan.
nosmsDE.
0 miséricordieux Jupiter! De (luellc fastidieuse homélie
(l'amour vous venez d'assommer vos paroissiens, sans cria:
Patience, bonnes gem !
CËLIA.
Quoi ! vous étiei! là, amis d'arrière-garde !
A Corin.
Berger, retire-toi un peu.
A Pierre Je Touche.
Va avec lui, drôle.
mnilE DE TOCCRE, i CoriD.
Allons, berger, Taisons une retraite honorable; siDOs
avec armes et bagage, du moins avec la cape et l'dpée.
Pierre lio Touche ei Corin sortenL.
CËLIA.
As-tu entendu ces vers?
ROSALINDE.
Je les QÎ cnicndus, et de reste, car quelques-uns avaient
plus de pieds que des vers n'en doivent porter.
CÈLIA.
Peu importe, si les pieds pouvaient porter les vers.
nOSALINDK.
Oui, mais les pieds eux-mêmes clochaient et ne pou-
vaient se supporter en dehors du vers, et c'est pourquoi
ils faisaient clocher le vers.
CÉLU.
Mais as-tu pu remarquer sans surprise comme Ion nom
est exalté et grave sur ces arbres?
noSAl-INDE,
Sur neuf jours de surprise j'en avais déjà épuisé sept,
quand vous êtes arrivée. Car voyez ce que j'ai trouvé sur un
h /\
SGÈNK XII. 329
palmier. Je n*ai jamais été tant rimée* depuis le temps de
Pythagore, époque où j'étais uii rat irlandais, ce dont je me
souviens à peine.
CfcUA.
Devinez-vous qui a fait ça ?
ROSUINDE.
Est-ce un homme?
CÉUA.
Ayant au cou une chaîne que vous portiez naguère. Vous
changez de couleur !
ROSAUNDB.
Qui donc, je t'en prie?
CJÉUÀ.
0 Seigneur! Seigneur! Pour des amants, se rejoindre
est chose bien difficile ; mais des montagnes peuvent être
déplacées par des tremblements de terre, et ainsi se ren-
contrer.
ROSAUNDE.
Ah çà, qui est-ce?
CÈUA.
Est-il possible !
ROSALWDE.
Voyons, je t'en conjure avec la plus' suppliante véhé-
mence, dis-moi qui c'est.
CÈLU.
0 prodigieux, prodigieux, prodigieusement prodigieux,
et toujours prodigieux ! prodigieux au-delà de toute excla-
mation !
ROSAUNDE.
Par la délicatesse de mon teint! crois-tu, que, si je suis
caparaçonnée comme un homme, mon caractère soit en
pourpoint et en haut-de-chausses ? Un moment de retard de
plus est pour moi une exploration aux mers du sud. Je t'en
prie, dis-moi qui c'est? Vite, dépécbe-toi de parler. Je vou*
SIB COMME fl, VOns PLAIRA,
cirais que tu fusses bègue, afin que ce nom enfoui tàaffl
de tes lèvres, comme le vin sort d'une bouteille i l'ért
goulot ; tropù In toisou pas du touti Je t'en prie,liiih
bouchoD de ta bouche, que je puisse avaler ton injslte.
(ÉUA.
Vous pourriez donc mettre un homme dans nbi
ventre ?
Est-il de la façon de Dieu? Quelle sorte d'homme? Son
chef est-il digne d'un chapeau, son menton digne i'm
barbe?
CÈLIA.
Ma foi, il n'a que peu de barbe.
Eh bien, Dieu lui en accordera davantage, s'il seinoiilif
reconnaissant. Je consens à attendre la pousse de sa bstbi,
si tu ne diifères pas plus longtemps la description da w
CfeUA.
C'est le jeune Orlando, celui qui au mi^me instaotj
oulbuli; le Uittcuf Gl votre cœur,
IinSiLINltE.
Allons! au diable les plaisanleries! parle d'un ton «i^-
rieux et en vierge sage.
CKLIA.
En vérité, petite cousine, c'est lui.
nOSALlNDB.
Orlando T
CËMA.
Orlando.
nOSALlKDE.
Hélas! que vais-je faire à présent de mon ponrpoinle
de mon haut-de-chnusses !... One fnisait-il, qu«nd ta 1>
vu? Qu'a-l-il dit? Quelle mino avail-il? Dans quelle lenfi"
/Ti
BGÉIIE XII. 331
ëtait-il? Que fait-il ici? S'est-il informé de moi? Où reste-t-
il? Comment s'est-il séparé de toi? Et quand dois-tu le re-
voir? Réponds-moi d'un mot.
CÈUA.
Il faut d'abord que vous me procuriez la bouche de Gar-
gantua : ce mot-là serait trop volumineux pour une bouche
de moderne dimension. On aurait plus vite répondu au ca-
téchisme que répliqué par oui ou non à tant de questions.
ROSÂLINDE.
Mais sait-il que je suis dans cette forêt, et en costume
d'homme? A-t-il aussi bonne mine que le jour de la
latte?
GÈUÂ.
Il est aussi aisé de compter les atomes que de résoudre
les propositions d'une amoureuse. Mais déguste les détails
de cette découverte et savoure-les avec un parfait recueille-
ment... Je l'ai trouvé sous un arbre, comme un gland
abattu!
ROSAUNDE.
Cet arbre peut bien s'appeler l'arbre de Jupiter, puis-
qu'il en tombe un pareil fruit !
CÈLIA.
Accordez-moi audience, bonne madame.
ROSALINDE.
Poursuis.
CÈUA.
n était donc là, gisant tout de son long, comme un che-
valier blessé.
ROSALINDE.
Si lamentable que pût être ce spectacle, cela devait bien
faire dans le paysage.
CÊLIA.
Crie : halte ! à ta langue, je t'en prie ; elle fait des écarts
bien intempestifs... Il était vêtu en chasseur.
'Mi COJIME IL VOUS PUIBA.
^B ROSALINDE.
^H 0 siuislro présage \ il vient pour me percer le cam.
^H ŒUA.
^B Ji! voudrais chanter ma chanson sans refrain ; tu m Iiis
^1 toujours sortir du loo.
^Ê ROSALiNDE.
^^ SovoK-vous pas que je suis femme? Quand je pense, il
^H faut que jo parle. Chère, continuez.
I
Entrent Oni.Asno el jACQrES.
CEL!(\.
Vous me déroulez... Chut! n'est-ce pas lui qui vient iril
ROSALINDE.
C'est lui... Embusquons-nous et observons-le.
Célin et Rosalinde se m«Ltcnt è l'écart.
I.\CI,1UES.
Je vous remercie de votre compagnie ; mais, ma foi,
j'aurais autant aimé rester seul.
oulakdo.
El moi aussi ; cependant, pour la forme, je vous remercie
également de votre société.
JACQUES.
Dieu soit avec vous ! Rencontrons-nous aussi rarement
que possible.
OBUNDO.
Je souhaite que nous devenions de plus en plus étrangers
l'un à l'autre.
JACQUES.
Je vous en prie, ne déparez plus les arbres en écrivant
des chants d'amour sur leur écorce.
OEIUNDO.
Je vous en prie, ne dépare?- plus mes vers en les lisant de
si mauvaise grtlce.
n
SC^NE XII. 333
JACQUES.
Rosalinde est le nom de votre amoureuse?
ORUNDO.
Oui, justement.
JACQUES.
Je n'aime pas son nom.
ORLANDO.
On ne songeait pas à vous plaire» quand on Ta baptisée.
JACQUES.
De quelle taille est-elle?
ORLAinX).
Juste à la hauteur de mon cœur.
JACQUES.
Vous êtes plein de jolies réponses. N*auriez-vous pas été
en relation avec des femmes d'orfèvre et ne leur auriez-vous
pas soutiré des bagues?
ORLANDO.
Nullement. Je vous réponds dans ce style de tapisserie
qui a servi de modèle à vos questions.
JACQUES.
Vous avez l'esprit alerte : je le croirais formé des talons
d'Âtalante. Voulez-vous vous asseoir près de moi? et tous
deux nous récriminerons contre notre maltresse, la création,
et contre toutes nos misères.
ORLANDO.
Je ne veux blâmer au monde d'autre mortel que moi-
même, à qui je connais maints défauts.
JACQUES.
Votre pire défaut, c'est d'être amoureux.
ORLANDO.
C'est un défaut que je ne changerais pas pour votre meil-
leure qualité. Je suis las de vous.
JACQUES.
Sur ma parole, je cherchais un fou, quand je vous ai
trouvé.
J'y verrai ma propre figure.
OEtUNDO.
Que je prends pour celle d'un fou ou d'un zéro.
lACQUES.
Je ne resterai pas plus longtemps arec vous : adieu, bon
BÎgDor Amour.
ORLAHDO.
Je suis aise de votre départ. Adieu, bon tnoDsieur de la
, Mélancolie.
Jicquet Mil, Rossliada el Célia •'■nnevnt.
R0S.U.1NDE.
Je vais lui parler en page impudent, et, sous cet accoii>
Irement, trancher avec lui du faquin... Hé! ctissseur, en-
tendez-vous?
ORUNDO.
Très-bien ; que voulez-vous?
ROSAUNDE.
Quelle heure dit l'horloge, je vous prie?
ORLiSDO.
Vous devriez me demander quel moment marque le jour:
il n'y a pas d'horloge dans la forêt.
ROSM.l"JDE.
Alors c'est qu'il n'y a pas dans la forêt de véritable
amant : car un soupir à chaque minute et un gémissement
à chaque heure indiqueraient la marche lente du temps
aussi bien qu'une horloge.
ORLANDO.
Et pourquoi pas la marche rapide du temps? L'expression
ne serait-elle pas au moins aussi juste?
n
seUifE xii. 935
BOfiALnnys.
Nullement, monsieur. Le temps suit diverses allures avec
diverses personnes. Je vous dirai avec qui le temps va
Tamble, avec qui il trotte, avec qui il galope et avec qui il
dit balte.
ORLAKDO.
Dites-moi, avec qui trotte-t-il?
BOSALINDE.
Ma foi, il trotte, et très-dur, avec la jeune fille» entre
le contrat de mariage et le jour delà célébration. Quand l'in-
lérim serait de sept jours, l'allure du temps est si dure
qu'il semble long de sept ans.
ORLANDO.
Avec qui va-t-il l'amble?
RosÂumns.
Avec un prêtre qui ne possède pas le latin et un riche qui
n*a pas la goutte. Car l'un dort moëlleusement» parce qu'il
ne peut étudier; et l'autre vit joyeusement, parce qu'il ne
ressent aucune peine. L'un ignore le fardeau d'une science
desséchante et ruineuse ; l'autre ne connaît pas le fardeau
d'une accablante et triste misère. Voilà ceux avec qui le
temps va l'amble.
ORLANDO.
Avec qui galope -t-il?
ROSAUIO)!.
Avec le voleur qu'on mène ' au gibet : allAt-il du pas le
plus lent, il croit toujours arriver trop tdt.
ORLAIQX).
Avec qui fait-il halte?
ROSALUfDB.
Avec les gens de loi pendant les vacations ; car ils dorment
d'un terme à l'autre, et alors ils ne s'aperçoivent pas de la
marche du temps.
COMME II. VODS PLAIRA.
ORUNDO.
OÙ (lomeiiroz-ïous, joli damoiseau ?
ROSAa\DE.
Avec cette bergère, ma sœur, ici, sur la lisière d(1»
forêt, comme une frange au bord d'une jupe.
ORIANDO.
Ëtes-vous natif de ce pays?
HOSALlSnE.
Comme le lapin que vous voyez demeurer où il \nmï
s'apparier.
ORUNDO.
Votre accent a je ne sais quoi de raniné que vous a'm
pu acquérir dans un séjour si retiré.
nOSAUSDE.
Bien des gens me l'ont dit, mais, vrai, j'ai appris k païkt
d'un vieil oncle dévol qui, dans sa jeunesse, avait étéôli-
din et qui ne se connaissait que trop bien eo galanterit,
car il avait eu une passion. Je l'ai entendu lire bien des
sermons contre l'amour, et je remercie Dieu de ne pis
être femme, pour ne pas être atteint de tous les travers in-
sensés qu'il reprochait au sexe en gûnt'ral.
onuNDO.
Pouvez-vous vous rappeler quelqu'un des principaux dé-
fauts qu'il mettait à la charge des femmes ?
ROSAUNTIE.
Il n'y en avait pas de principal ; ils se ressemblaient tous
comme des liards ; chaque di^faul paroîssail monstrucus jus-
qu'au moment où le suivant venait l'égaler,
OHUNDO.
De grâce, citez-m'en quelques-uns.
nOSALTXDE.
Non. Je ne veux employer mon traitement que sur ceux
qui sont malades. Il y a un bommc qui hante la forêt et qui
dégrade nos jeunes arbres en gravant UosALTwnE sur leur
écorce; il suspend des odes ouï aubépines et des élegiei
/\
SCfiNE XII. 337
aux ronces, et toutes à l'envi déifient le nom de Rosalinde.
Si je pouvais rencontrer ce songe-creux, je lui donnerais
une bonne consultation, car il parait avoir la fièvre d*amour
quotidienne.
ORUNDO.
Je suis ce tremblant d*amour ; je vous en prie, dites-moi
votre remède.
ROSALINDE.
Il n'y a en vous aucun des symptômes signalés par mon
oncle : il m'a enseigné à reconnaître un homme attrapé par
Tamour, et je suis sûr que vous n'êtes pas pris dans cette
cage d'osier-là.
ORLANDO.
Quels étaient ces symptômes?
ROSALINDB.
Une joue amaigrie, que vous n'avez pas ; un œil cerné et
cave, que vous n'avez pas ; une humeur taciturne, que vous
n'avez pas ; une barbe négligée, que vous n'avez pas; mais
ça, je vous le pardonne, car, en fait de barbe, votre avoir
est le lot d'un simple cadet. Et puis votre bas devrait être
sans jarretière, votre bonnet débridé, votre manche débou-
tonnée, votre soulier dénoué, et tout en vous devrait an-
noncer une insouciante désolation. Mais vous n'êtes point
ainsi ; vous êtes plutôt raffiné dans votre accoutrement, et
vous paraissez bien plus amoureux de vous-même que de
quelque autre.
ORUNDO.
Beau jouvenceau, je voudrais te faire croire que j'aime.
ROSAUNDE.
Moi, le croire ! Vous auriez aussitôt fait de le persuader
à celle que vous aimez; et elle est, je vous le garantis, plus
capable de vous croire que d'avouer qu'elle vous croit! C'est
là un des points sur lesquels les femmes donnent conti-
nuellement le démenti à leur conscience. Mais, sérieuse-
338 COMME IL TOCS lUOUL
niait, éie»-fOQS eehiî qui suspend am «itees kMS casm
où 6sl tant lantëe Rosalinde?
Par la blanche main de Rosalinde, je le jure,
qne je suis celoi-li : je sois ee loi infortané.
Maïs étes-Toas aussi amooreui que tos rûnas ïdb*
ment?
oiunao.
Hi rÛBe ni raison ne saurait exprimer à qud point jab
ROSAITTO.
L*amour est une pure démenée : je tous le dédare, fl mé-
riterait la chambre noire et le fouet autant que la felie;ei,
s'il n'est pas ainsi réprimé et traité, c'est qoe Tafifection est
tellement ordinaire que les fouetteurs eax-méiDes en se-
raient atteints. Pourtant je m'engage à la goérir par oonssl-
tatîon.
ORULMK).
A^ei-vous jamais guéri quelque amant de cette manièref
losiLcm.
Oui, un, et foici comment. H défait s'imaginer qne j'étais
sa bien-aimée, sa maîtresse, et je l'obligeais tons les jours!
me (aire la cour. Alors, en jeune 611e qui a ses lunes, j'étais
chagrine, eflféminée, changeante, exigeante et capricieuse;
arrogante, fantasque, mutine, friToIe, inconstante, pleine
de larmes et pleine de sourires : affectant toutes les émotioDS,
sans Traiment en ressentir aucune, et pareille, sons ces coo-
leurs, au commun troupeau des jeunes gens et des femmes.
Tantôt je Taimais, tantôt je le rebutais ; tour à tour je le
choyais et le maudissais, je m'éplorais pour lui et je cradiais
sur lui. Je fis tant que mon soupirant, passant de sa folle
humeur d'amour h une humeur chronique de folie, s'arra-
cha pour jamais au torrent du monde et s'en alla Tine daas
8CftNE XUI. 339
une retraite toute monastique. Et c'est ainsi que je Tai
guéri ; et je me fais fort par ce moyen de laver votre cœur
et de le curer, comme un foie de mouton, si bien qu'il n'y
reste pas la moindre impureté d'amour.
ORUMK).
Je ne saurais être guéri, jouvenceau.
ROSAUNDB.
Je vous guérirais, si seulement vous vouliez m'appeler
Rosalinde et venir tous les jours à ma cabane me faire votre
oour.
ORLAlfDO.
Eh bien» foi d'amoureux, j'y consens. Dites-moi où. est
votre cabane.
ROSALINDE.
Venez avec moi, et je vous la montrerai ; et, chemin fai-
sant, vous me direz dans quel endroit de la forêt vous habi-
taB. Voulez-vous venir?
ORLANDO.
De tout mon cœur, bon jouvenceau.
ROSALUfDK.
Non ; il faut que vous m'appeliez Rosalinde.
À Cëlia.
Allons, sœur, voulez-vous venir?
Ils sortent.
SCÈNE XIII,
[Même lieu.]
Batrent PlBKRB de Touchb et Ai)dr£Y, pais iàoçnou qoi les obsenre
à distance.
purre de touche.
Venez vite, bonne Audrey. Je vais chercher vos chèvres,
Audrey. Eh bien, Audrey? suis-je toujours votre homme?
Mes traits simples vous conviennent-ils?
340 GOMME IL VOUS RUIHÀ.
ÀUDRET.
Vos traits ! Dieu nous protège! quels traits?
PIERRE DE TOUCHE.
Je suis avec toi et tes chèvres an milieu de ces sites,
comme jadis le plus capricieux des poètes, rhonnête Ovide,
au milieu des Scythes.
JACQUES, à part.
0 savoir plus mal logé que Jupiter sous le chaume !
PIERRE DE TOUCHE.
Quand un homme voit que ses vers sont incompris ou
que son esprit n'est pas secondé par cet enfant précoce,
l'entendement, cela lui porto un coup plus mortel qu'an
gros compte dans un petit mémoire... Vrai, je voudrais que
les dieux t'eussent faite poétique.
ÀUDREY.
Je ne sais point ce que c'est que poétique. Ça veut-il dire
honnête en action et en parole? Est-ce quelque chose de
vrai?
PIERRE DE TOUCHE.
Non, vraiment; car la vraie poésie est toute fiction, et les
amoureux sont adonnés à la poésie ; et l'on peut dire que,
comme amants, ils font une fiction de ce qu'ils jurent
comme poëtes.
AUDREY.
Et vous voudriez que les dieux m'eussent faite poé-
tique !
PIERRE DE TOUCHE.
Oui, vraiment, car tu m'as juré que tu es vertueuse; or,
si tu étais poète, je pourrais espérer que c'est une fiction.
AUDREY.
Voudriez- vous donc que je no fusse pas vertueuse?
PIERRE DE TOUCHE.
Je le voudrais certes, à moins que tu ne fusses laide. Car
SCÈNE XIII. 341
la vertu accouplée à la beauté, c*est le miel servant de sauce
au sucre.
JACQUES, à port.
Fou profond !
AUDREY.
Eh bien, je ne suis pas jolie, et conséquemment je prie
les dieux de me rendre vertueuse.
PIERRE DE TOUCHE.
Oui, mais donner la vertu à un impur laideron, c*est
servir un excellent mets dans un plat sale.
AUDREY.
Je ne suis pas impure, bien que je sois laide. Dieu
merci !
PIERRE DE TOUCHE.
C'est bon, les dieux soient loués de ta laideur! L'impu-
reté a toujours le temps de venir. . . Quoi qu'il en soit, je veux
t'épouser, et à cette fin j'ai vu sire Olivier Gâche-Texte, le
vicaire du village voisin, qui m'a promis de me rejoindre
dans cet endroit de la forêt et de nous accoupler.
JACQUES, à part.
Je serais bien aise de voir cette réunion.
AUDREY.
Allons, les dieux nous tiennent en joie !
PIERRE DE TOUCHE.
Amen!... Certes un homme qui serait de cœur timide
pourrait bien chanceler devant une telle entreprise; car ici
nous n'avons d'autre temple que le bois, d'autres témoins
que les bétes à cornes. Mais bah ! Courage ! Si les cornes
sont désagréables, elles sont nécessaires, on dit que bien des
gens ne savent pas la fin de leurs fortunes; c'est vrai : bien
des gens ont de bonnes cornes et n'en savent pas la véri-
table fin. Après tout , c'est le douaire de leurs femmes ;
ce n'est pas de leur propre apport. Des cornes?.!. Dame,
oui!... Pour les pauvres gens seulement?... Non, non; le
vui. 22
342 GOMME IL VOUS PLAlBi.
plus noble cerf en a d*aussi amples que le plus filain.
L'homme solitaire est-il donc si heureux? Non. De même
qu'une ville crénelée est plus majestueuse qu'uD village, de
même le chef d'un homme marié est plus honorable que
le front uni d*un célibataire. Et autant une bonne défeose
est supérieure à l'impuissance, autant la corne est préféra-
ble à l'absence de corne.
Entre siRE Olivier Gache-Textb .
1 PIERRE DE TOUCHE.
! Voici sire Olivier... Sire Olivier Gâche-texte, vous êtes le
I bien venu. Voulez- vous nous expédier sous cet arbre, oq
I irons-nous avec vous à votre chapelle ?
' SIRE OUVIER.
Est-ce qu'il n'y a personne ici pour présenter la femme?
PIERRE DE TOUCHE.
Je ne veux l'accepter d'aucun homme.
SIRE OLIVIER.
Il faut vraiment qu'elle soit présentée, ou le mariage n'est
pas légal.
JACQUES, s*aTançant.
Procédez, procédez ! je la présenterai.
PIERRE DE TOUCHE.
j Bonsoir, cher monsieur Qui vous voudrez ! Comment va,
messire? Vous êtes le très-bien venu : Dieu vous bénisse
pour cette dernière visite! Je suis bien aise de vous
i voir...
iMonlrant le chapeau que Jacques garde k la maio.
"* Quoi, ce joujou à la main, messire?... Allons, je vous en
; prie, couvrez-vous.
JACQUES.
Vous voulez donc vous marier, porte-marotte?
PIERRE DE TOUCHE.
De même que le bœuf a son joug, messire, le cheval sa
SCÈNE XIII. 343
gourmette et le faucon ses grelots, de même Thomme a ses
envies; et de même que les pigeons se becquettent, de même
les époux aiment à se grignotter.
JACQUES.
Quoi ! Un homme de votre éducation serait marié sous
un buisson, comme un mendiant! Allez à Téglise et choi-
sissez un bon prêtre qui puisse vous dire ce que c'est que
le mariage. Ce gaillard-là vous joindra ensemble comme
on joint une boiserie ; Tun de vous passera bientôt à Tétat
de panneau rétréci et, comme du bois vert, déviera, déviera.
PIERRE DE TOUCHE, à part.
J'ai dans Tidée qu'il vaudrait mieux pour moi être marié
par celui-là que par tout autre : car il ne me parait pas ca-
pable de me bien marier ; et, n'étant pas bien marié, j'aurai
plus tard une bonne excuse pour lâcher ma femme.
JACQUES.
Viens avec moi et prends-moi pour conseil.
PIERRE DE TOUCHE.
Viens, bonne Audrey... Nous devons ou nous marier ou
vivre en fornication... Adieu, maître Olivier!
Fredonnant.
Non!... 0 brave Olivier,
0 brave Olivier,
Ne me laisse pas derrière toi.
Mais... prends le large,
Décampe, te dis-je.
Je ne veux pas de toi pour ma noce!
Sortent Jacques, Pierre de Touche et Audrey.
SIRE OUVIER.
C'est égal... Jamais aucun de ces drôles fantasques ne
parviendra à me dégrader de mon ministère.
II sort.
344 COMME IL VOUS FUIRA.
SCÈNE xrv.
[Une clinninière snr la lisière de la forél.]
Entreol Rosalinds et C£i.U.
ROSAUNDE.
Ne me parle plus, je veui pleurer.
CËLU.
À ton aise, je l'en prie; pourtant aie la bonté de o
sidérer que les larmes ne conviennent pas â un homme,
ROSXIISDE.
Mais est-ce que je n'ai pas motif de pleurer?
nÉUA.
Un aussi bon motif qu'on peut le désirer ; ainsi, pleon.
ROSAUNDB. J
Ses cheveux mêmes ont la couleur de la trahison. |
CÈLL\. "
Ils sont un peu plus hmns que ceux do Judas : au fuit,
ses baisers sont baisers judaïques.
nOSALISIlE.
A dire vrai, ses cheveux sont d'une fort bonne cou-
leur (-2fï).
CÉUA.
Eïcellenle ! voire cbAlain est toujours la seule couleur.
ROSALISDE.
Et ses baisers sont aussi pleins d'onction qno lo coiitid
du pain bënil.
I! a acheté de Diane des lèvres de rhaix. Une nonaf
vouée à l'hiver ne donne p^is de baisers plus purs; toute b
glace de la chasteté est en eux.
/l
SCÈNE XIV. 345
ROSAUNDS.
Mais pourquoi a-t-il juré de venir ce matiu, et ne vient-
il pas?
GÈLU.
Ah! certainement, il n'a pas d'honneur.
ROSÀUNDE.
Vous croyez?
GÈUA.
Oui, je crois qu'il n'est ni détrousseur de bourses ni vo-
leur de chevaux; niais pour sa probité en amour, je le crois
aussi creux qu'un gobelet vide ou qu'une noix mangée aux
vers.
ROSAUNDE.
Il n'est pas loyal en amour?
GÈLU.
Quand il est amoureux, oui ; mais je ne crois pas qu'il le
soit.
R0SAL1NDE.
Vous l'avez entendu jurer hautement qu'il était amou-
reux.
CÉUA.
Il était n'est pas tl est. D'ailleurs, le serment d'un
amoureux n'est pas plus valable que la parole d'un cabare-
tier : l'un et l'autre se portent garants de faux comptes... Il
est ici, dans la forêt, à la suite du duc votre père.
ROSAUNDE .
J'ai rencontré le duc hier, et j*ai eu une longue cause-
rie avec lui. Il m'a demandé de quelle famille j'étais; je lui
ai dit : d'une aussi bonne que la sienne ; sur ce, il a ri et m'a
laissée aller. Mais pourquoi parler de pères, quand il existe
un homme tel qu'Orlando?
CÉUA.
Oh! voilà un galant homme! il écrit des vers galants,
parle en mots galants, multiplie les serments galants et les
iW CnUME IL \OUS PLAIRA.
rompt galamment à plot sur le cœur de sa maiLrescié
qu'un joAteur novice qui n'éperoone son cheval qoeia
côte et rompi sa laoce de travers comme un noble a
K'imporle! ce que jeunesse monte et folie guide est
jours galant. . . Qui vient ici?
Entre CoKiN.
CORifl.
— Mallresse, el vous, maître, vous vous êtes soonB
enquis - de ce berger qui se plaignait de l'amour -«
que vous avez vu assis près de moi sur le gazon, - noUl
la Hère et dédaigneuse bergère, ~ sa maîtresse.
CÈLU.
Oui, après?
CDRIK.
— Si TOUS voulez voir une scène jouée au naturel -
untro le teint pâle de l'amour pur — et la vive roagearlt
l'nrrogant et fier dédain, — venez à quelques pas d'id «je
vous conduirai, - pour peu que vous soubaiiiez êtreqw-
lalciirs.
iiOJALl.\rif..
Oh! venez! parlons! - Ia vue des amanis soutienlle
amoureui... — Conduisez -nous à ce spectacle, el von-
verrez — que je jouerai un rùle actif dans la pièce.
Ils sorleat.
SCÈNE XV.
Entrent SiLviL'S et PhéBE.
SILVIL'S.
- Non, Phébé; ne me rebutez pas, charmante Phébe
■ Dites que vous ne m'aimez pas, mais ne le dites pas --
n
SCÈNE XV. 347
avec aigreur. L'exécuteur public, — dont ie cœur est en-
durci par le spectacle habituel de la mort, — n'abaisse pas
la hache sur le cou humilié, — sans demander pardon.
Voulez-vous être plus cruelle — que celui qui, jusqu'à sa
mort, vit de sang versé?
RosALiNDB, Cêlu et Corin entrent et se tiennent à distance.
PHtBË.
— Je no veux pas être ton bourreau ; — je te fuis, pour
ne pas te faire souiïrir. — Tu me dis que le meurtre est
dans mes yeux : — voilà qui est joli, en vérité, et bien pro-
bable, — que les yeux, qui sont les plus frêles et les plus
tendres choses, — qui ferment leurs portes craintives à
un atome, — puissent être appelés tyrans, bouchers, meur-
triers ! — Tiens, je te fais la moue de tout mon cœur : -
si mes yeux peuvent blesser, eh bien, qu'ils te tuent ! —
Allons, aiïecte de t'évanouir, allons, tombe à la renverse!
— sinon, oh! par pudeur, par pudeur, — cesse de mentir
en disant que mes yeux sont meurtriers! — Allons, montre-
moi la blessure que mon regard ta faite... — Egratigne-toi
seulement avec une épingle, il en reste — une cicatrice.
Appuie-toi sur un roseau, — une marque, une empreinte
se voient ~ un moment sur ta main ; mais les regards —
que je viens de te lancer ne t'ont point blessé, — et je
suis bien sûre que des yeux n*ont pas la force — de faire
mal.
SILVIUS.
0 chère Phébé ! - si un jour (et ce jour peut être proche)
— quelque frais visage a le pouvoir de vous charmer, —
alors vous connaîtrez ces blessures invisibles — que font les
flèches acérées de l'amour.
PHÉBÈ.
Soit ! jusqu'à ce moment-là, — ne m'approche pas, et
348 COMME IL VOUS PLiIftÂ.
quand ce inomeDt viendra. - accable-moi de tes railknes
sois pour moi sans pilié, - comme je le serai pour ta
jusqu'à ce moment-là.
— tl pourquoi, je tous prie? De quelle mère èles-von
donc née. - pour insulter ainsi et accabler à plaisir - k
malheureux? Quand vous auriez de la beauté, — (^n
foi, je vous en vois tout juste - assez pour aller au lit 1
nuit sans chandelle', — serait-ce une raison pour être u
rogante et impitoyable?... - Eh bien, que signiOeoed
Pourquoi me considérez-vous? — Je ne vois en tous m
de plus que dans le plus ordinaire — article de la ni
ture... Mort de ma peiile vie! - Je crois qu'elle a Tinten
tion de me fasciner, moi aussi... — Non vraiment, fiif
donzelle, ne l'espérez pas : — ce ne sont pas vos soaitîl
d*encre, vos cheveux de soie noire, — vos yeux de jais i
vos joues de crème - qui peuvent soumettre mon éme
votre divinité!...
A SiWias.
— Et VOUS, berger niais, [tourquoi la poursuivezvoos-
comme un nébuleux vent du sud, soufflant le vent et 11
I pluie? - Vous êtes mille fois mieux comme homme -
qu'elle n'est comme femme. Ce sont les imbéciles tels qn
vous — qui peuplent le monde d enfants mal venus! — û
n'est pas son miroir qui la flatte, c'est vous! — Grâce i
vous, elle se voit plus belle - que ses traits ne la montreol
en réalité...
A Phéb^.
— .\llons, donzelle, apprenez à vous connaître ; mettez-
vous à genoux, - jeûnez et remerciez le ciel d*étre aimée
d'un honnête homme. - Or je dois vous le dire amicale-
ment à Toreille, — livrez- vous quand vous pouvez, vous ne
serez pas toujours de défaite. — Implorez la merci de cet
homme, aimez-le, acceptez son offre. — ÏJà laideur ne bit
SCÈNE XV, 349
que s'enlaidir par Timpertinence. - Ainsi, berger, prends-
la pour fennme. . . Adieu !
PHÉBÉ.
— Je vous en prie, beau damoiseau, grondez-moi un an
de suite; — j'aime mieux entendre vos gronderies que les
tendresses de cet homme. —
BOSALINDE.
Il s*est énamouré de sa laideur et la voilà qui s'énamoure
de ma colère...
A Silvias.
S*il en est ainsi, toutes les fois qu'elle te répondra par des
regards maussades, je l'abreuverai de paroles amères.
A Phébé.
Pourquoi me regardez- vous ainsi?
PHÊBÈ.
Ce n'est pas par malveillance pour vous.
BOSAUNDE.
— Je vous en prie, ne vous éprenez pas de moi, — car
je suis plus trompeur que les vœux faits dans le vin... —
Et puis, je ne vous aime pas. Si vous voulez connaître ma
demeure, — c'est au bouquet d'oliviers, tout près d'ici...
— Sœur, venez- vous?... Berger, serre-la de près... — Al-
lons, sœur... Bergère, faites lui meilleure mine — et no
soyez pas ficre : quand tout le monde vous verrait, — nul
ne serait ébloui de votre vue autant que lui. — Allons! A
notre troupeau !
Sorienl Rosalinde, Cëlia et Corin.
PUÈBÊ.
0 pâtre enseveli! C'est maintenant que je reconnais la
force de tes paroles :
Quiconque doit aimer aime à première vue (37).
SILVIUS.
— Chère Phébé !
350 COMME IL NOUS PUISA.
PHÈBÈ.
Hé! que dis-tu, Silvius?
siLnus.
— Douce Phébé, ajei pitié de moi.
PilÉBÈ.
Eh bien, je compatis â ton état, gentil Sîlnus.
SILVIUS.
— Parlout où est la compassion, le soulagement densi
accourir; — si vous compatissez à mon chagrin d'amour,
- donnez-moi votre amour, et votre compassion ettucB
chagrin — seront eiterminés d'un coup.
rHEBÉ.
— Tu as moti afEeclion : n'est-ce pas charitable?
SlLVlUS.
— Je voudrais vous avoir.
PHÉBÈ.
Oh ! ce s^ait de la convoitise. — Silvius, il fut uo teopt
où je te haïssais... - Cn n'est pas que je t'aime encore : -
mais puisque lu parles si bleu le langage de l'amour, -
quelque importune que ta sociôié m'ait ete jusqu'ici, - ]!
consens à la supporter, el mûme je me servirai de loi; -
mais n'attends pas d'autre récompense — que le bonheur
de me servir,
SILVILS.
— Si religieux et si parfait est mon amour, — et telle est
ma disette de faveurs — que je regarderai comme la plus
riche récolte — quelques épis glanés à la suite de l'homme
— qui doit recueillir la moisson. Laisse tomber de tempsj
autre — un sourire, et cela me suffira pour vivre.
PIlÈRt
— Connais-ta le jouvenceau qui me parlait tout à
l'heure?
n
SCÈNE XV. 351
SILYIUS.
— Pas très-bien, mais je Tai rencontré souvent. — C'est
lui qui a acheté la cabane et les courtils — que possédait le
vieux Carlot.
PHÉBÈ.
— Ne crois pas que je Taime, parce que je m'informe de
lui. — Ce n'est qu'un maussade enfant... Pourtant il jase
bien. — Mais que m'importent des paroles?... Pourtant les
paroles sonnent bien, - quand celui qui les dit plaît à qui
les écoule. — C'est un joli garçon... pas très-joli, — mais
il est fier, j'en suis sûre ; et pourtant la fierté lui sied bien.
— Il fera un homme agréable. Ce qu'il a de mieux, — c'est
son teint ; et plus vite que ne blessait— sa langue, son re-
gard guérissait... — Il n'est pas grand ; mais il est grand
pour son âge... —Sa jambe est couci couci... Pourtant elle
est bien. — II y avait une jolie rougeur sur sa lèvre : —un
vermillon un peu plus foncé et plus vif — que celui qui
nuançait sa joue ; c'était juste la diiïérence — entre le rouge
uni et le rouge damassé. — Il est des femmes, Silvius, qui,
pour peu qu'elles l'eussent considéré — en détail comme
moi, auraient été bien près — de s'amouracher de lui...
Mais, pour ma part, —je ne l'aime, ni ne le hais ; et pour-
tant — j'ai plus sujet de le haïr que de l'aimer... — Mais
lui, quel droit avait-il de me gronder ainsi? - Il a dit que
mes yeux étaient noirs et mes cheveux noirs; — et je me
rappelle à présent qu'il m'a narguée... — Je m'étonne de
ne pas lui avoir répliqué. — Mais c'est égal : omission
n'est pas rémission. — Je vas lui écrire une lettre très-
impertinente, — et tu la porteras : veux-tu, Silvius ?
SILVlUS.
— De tout mon cœur, Phébé.
PHÉBÈ.
Je vas l'écrire sur-le-champ. — Le contenu est dans ma
COMVE IL VOL'S PLAIRA.
Wl6 et dans mon cœur : ~ je vas être bien aigre A |«
qu'eipéditîve avec lui. — Viens avec moi, Sitvîus.
SCENE XVI.
[La Usihn de U forèl. Un bouqaet d'oliviers en t
Entrent HOSALINDE, Cei,u et Jacolies.
JACQUES.
De grâce, joli jouvenceau, lions plus iolime eonous-
sance.
ROSALIKDE.
On dit que vous ôles un gnillard mélancolique.
JACOCES.
C'est vrai ; j'aime raieoi ça que d'être rieur.
ROSAUNDE.
Ceux qui donnent dans l'un ou l'autre excès, sont d'abo-
minables gens et s'eiposent, plus que des i^Tognes, à li
censure du premier venu.
JADjn:s.
Bail ! il est bon d'Clie grave et de ne rien dire,
EOSALINIIE.
Il est bon d'être un poteau.
iACyiLS.
Je n'ai ni la mélancolie de l'ctudiant. laqucDi' n'est qu>-
mulation: ni celle du musicien, laquelle n'est que fan-
taisie; ni celle du courlisnn, Inquelle n'est que vanité; ni
celle du soldai, laquelle n'est qu'ambition ; ni celle de
l'homme de loi, laquelle n'est que politique ; ni cu'lle de la
femme, laquelle n'est qu'afféleric; i)i celle de l'amant, la-
quelle est tout cela; mais j'ai une mélancolie à moi, com-
posée d'une foule de simples et extraite d'une foule dob-
/\
SCÉlfE XVI. 353
jets; et, de fait, la contemplation de mes divers voyages,
dans laquelle m'absorbe mon habituelle rôverie, me Cait la
plus humoriste tristesse.
ROSAUNDE.
Un voyageur! Sur ma foi, vous avez raison d'être triste.
J'ai bien peur que vous n*ayez vendu vos propres terres
pourvoir celles d'autrui. En ce cas, avoir beaucoup vu et
De rien avoir, c'est avoir les yeux riches et les mains
pauvres.
JACQUES.
J'ai bien gagné mon expérience.
Eotre Orlamdo.
ROSAUNDE.
Et votre expérience vous rend triste ! J'aimerais mieux
une folie qui me rendrait gaie qu'une expérience qui me
rendrait triste ; et voyager pour ça encore!
ORUNDO.
— Bon jour et bon heur, chère Rosalinde ! —
JACQUES, regardant Orlando.
Ah ! VOUS parlez en vers blancs ! Dieu soit avec vous !
Il sort.
ROSAUNDE, loarnée vers Jacqoes qui s'éloigne.
Adieu, monsieur le voyageur! Si vous m'en croyez, gras-
seyez et portez des costumes étrangers ; dénigrez tous les bien-
ftiits de votre pays natal ; soyez désenchanté de votre venue
au monde, et grondez presque Dieu de vous avoir fait la phy-
sionomie que vous avez; sinon, j'aurai peine à croire que
vous ayez navigué en gondole!... Eh bien, Orlando, où
avez-vous été tout ce temps-ci ? Vous, un amoureux !... Si
vous me jouez encore un tour pareil, ne reparaissez plus en
ma présence.
(
354 COMME IL VOUS PLAIRA.
ORLANDO.
Ma belle RosaliDde, je suis en retard d'une heure ipeioe
sur ma promesse !
ROSALINDE.
En amour, manquer d'une heure à sa promesse ! Celai
qui aura divisé une minute en mille parties et se sera at-
tardé delà millième partie d'une minute en affaire d'amoiff,
on pourra dire de lui que Cupido Ta frappé à l'épaule,
mais je garantis que son cœur est intact.
ORLANDO.
Pardonnez-moi, chère Rosalinde.
ROSAUNDE.
Non, si vous êtes à ce point retardataire, ne reparaisses
plus devant moi ; j'aimerais autant être adorée d'un li-
maçon.
ORLANDO.
D'un limaçon!
ROSAUNDE.
Oui, d'un limaçon ; car, s'il vient lentement, il porte au
moins sa maison sur son dos ; un meilleur douaire, je pré-
sume, que vous n'en pourriez assigner à votre femme. En
outre, il apporte sa destinée avec lui.
ORLANDO.
Quoi donc ?
ROSAUNDE.
Eh bien, les cornes dont il faut que, vous autres, vous
ayez l'obligation à vos épouses; mais lui, il arrive armé de
sa fortune, ce qui prévient la médisance sur son épouse.
ORLANDO.
La vertu n'est point faiseuse de cornes, et ma Rosalinde
est vertueuse.
ROSALINDE.
Et je suis votre Rosalinde.
SCÈNE XVI. 355
CÈUA, k RoMliode.
11 lui plaît de vous appeler ainsi, mais il a une Rosalinde
de meilleur aloi que vous.
ROSAUNDE.
AUoDs, faites-moi la cour, faites-moi la cour ; car aujour-
d'hui je suis dans mon humeur fériée et assez disposée à
consentir. Qu'est-ce que vous me diriez à présent, si j'étais
votre vraie, vraie Rosalinde?
ORUNDO.
Je vous donnerais un baiser avant de parler.
ROSAUNDE.
Non ! Yous feriez mieux de parler d'abord , et quand
vous seriez embourbé, faute de sujet, vous en prendriez
occasion pour baiser. Il y a de très-bons orateurs qui,
quand ils restent court, se mettent à cracher; et pour les
amoureux, dès que la matière (ce dont Dieu nous garde I)
leur fait défaut, l'expédient le plus propre, c'est de baiser.
ORLANDO.
Mais si le baiser est refusé?
ROSAUNDE.
Alors vous voilà amené aux supplications, et ainsi s'en-
tame une nouvelle matière.
ORLANDO.
Qui pourrait rester en plan devant une maîtresse bien
aimée?
ROSAUNDE.
Vous, tout le premier, si j'étais votre maîtresse ; autre-
ment je considérerais ma vertu comme plus piètre que mon
esprit.
ORLANDO.
Quoi ! je serais complètement défait !
ROSAUNDE.
Vos vœux seraient défaits, mais point vos vêtements. .. Ne
suis-je pas votre Rosalinde ?
f.
356 COMME IL VOUS PLAIRA.
ORUNDO.
Je me plais à dire que vous Tètes , parce que je désire
parler d'elle.
ROSAUNDE.
Eh bien, Rosalinde vous dit en ma personne : je ne veux
pas de vous.
ORUNDO.
Alors, je n'ai plus qu'à mourir, de ma personne.
ROSAUNDE.
Non, croyez-moi, mourez par procuration. Ce pauTre
monde est vieux d'à peu près six mille ans, et pendant tout
ce temps-là il n'y a pas un homme qui soit mort en per-
sonne, j'entends pour cause d'amour. Trojlus a eu la cer-
velle broyée par une massue grecque ; pourtant il avait fût
tout son possible pour mourir d'amour, car c*est un des sou-
pirants modèles. Quanta Léandre, il aurait vécu nombre de
belles années, quand même Iléro se fût faite nonnain, n'eût
été la chaleur de certaine nuit de juin : car, ce bon jeune
homme, il alla tout simplement se baigner dans THelles-
pont, et, étant pris d'une crampe, il se noya : les niais chro-
niqueurs du temps ont trouvé que c'était la faute à Hérode
Sestos. Mais mensonges que tout ça ! Les hommes sont
morts de tout temps, et les vers les ont mangés, mais jamais
pour cause d'amour.
ORLANDO.
Je ne voudrais pas que. ma vraie Rosalinde fût dans ces
idées-là ; car je proteste qu'un froncement de son sourcil
me tuerait.
ROSAUNDE.
Par celle main levée, il ne tuerait pas une raouche. Mais
voyons, je vais être pour vous une Rosalinde de plus ave-
nante disposition. Demandez-moi ce que vous voudrez, je
vous l'accorderai.
SGÉN£ XVI. 357
ORIANDO.
Eh bien, aime-moi, Rosalinde.
ROSAUNDE.
Oui 9 ma foi, je le veux bien, les vendredisi les samedis et
tous les jours.
ORLÀNDO.
Et... veux-tu de moi?
KOSAUNDE.
Oui, et de vingt comme vous.
ORLâNDO.
Que dis-tu ?
ROSÂUNDB.
Est-ce que vous n'êtes pas bon ?
ORLAïaK).
Je l'espère.
ROSALINDE.
Eh bien, peut-on désirer trop de ce qui est bon?...
Allons, sœur, servez-nous de prêtre et mariez-nous... Don-
nez-moi votre main, Orlando.
Orlando et Rosalinde se prennent la nuiio.
Que dites-vous, ma sœur?
ORLANDO, A Célia.
De grâce, mariez-nous.
GÉUA.
Je ne sais pas les paroles à dire.
ROSALINDE.
Il faut que vous commenciez ^insi : Camente^-vousp
Orlando ?, . .
CÉLIA.
J'y suis... Consentez-vous, Orlando, à prendre pour
femme cette Rosalinde ?
ORLANDO.
J'y consens.
VIII. 33
358 COMME il VOUS PLàlBA.
ROSALUn».
Oui» mais quand?
ORUNDO.
Tout éd suite, aussi vite qu'elle peut nous marier.
ROSALIMDE^ à OrlaDdo.
Sur ce, vous devez dire : Je le prends pour femmes /to-
salinde.
ORUKDO.
Je te prends pour femme, Rosaliode.
ROSALIND£» i Célia.
Je pourrais vous demander vos pouvoirs; mais n*im-
porte. Orlando, je te prends pour mari... Voilà la fiancée
qui devance le prêtre ; il est certain que la pensée d'wie
femme court toujours en avant de ses actes.
ORLANDO.
Il en est ainsi de toutes les pensées : elles ont des
ailes.
ROSAUNDE.
Dites-moi maintenant , combien de temps voudrez- voos
d'elle, quand vous l'aurez possédée?
ORLANDO.
L'éternité et un jour.
ROSALINDE.
Dites un jour, sans Téternité. Non, non, Orlando. Les
hommes sont Avril quand ils font leur cour, et Décembre
quand ils épousent. Les filles sont Mai tant qu'elles sont
filles, mais le temps change dès qu'elles sont femmes. Je
prétends être plus jalouse de toi qu'un ramier de Barbarie
de sa colombe, plus criarde qu'un perroquet sous la pluie»
plus extravagante qu'un singe, plus éperdue dans mes dé-
sirs qu'un babouin. Je prétends pleurer pour rien corame
Diane à la fontaine (28), et ra quand vous serez en homeiff
de gaieté ; je prétends rire comme une hyène, et ça quand
tu seras disposé à dormir.
SCÈNE XVI. 389
ORUNDO.
Mais ma Rosalinde fera-t-elle tout cela?
R0SAL1NDE.
Sur ma vie, elle fera comme je ferai.
ORLÂNDO.
Oh! mais elle est sage !
ROSAUNDE.
Oui, autrement elle n'aurait pas la sagesse de faire tout
cela. Plus elle sera sage, plus elle sera maligne. Fermez les
portes sur l'esprit de la femme, et il s'échappera par la fe-
nêtre; fermez la fenêtre, et il s'échappera parle trou de
la serrure ; bouchez la serrure, et il s'envolera avec la fu-
mée par la cheminée.
ORUNDO.
Un homme qui aurait une femme douée d'autant d'es-
prit pourrait bien s'écrier : Esprit, où t'égares-tu?
ROSALINDE.
Oh! vous pouvez garder cette exclamation pour le cas où
tous verriez l'esprit de votre femme monter au Ut de votre
toisin.
ORUNDO.
Et quelle spirituelle excuse son esprit trouverait-il à
cela?
ROSALINDE.
Parbleu ! il lui suffirait de dire qu'elle allait vous y cher-
cher. Vous ne la trouverez jamais sans réplique, à moins
que vous ne la trouviez sans langue. Pour la femme qui ne
saurait pas rejeter sa faute sur le compte de son mari, oh!
qu'elle ne nourrisse pas elle-même son enfant, car elle en
ferait un imbécile.
ORLANDO.
Je vais te quitter pour deux heures, Rosalinde.
ROSALINDE.
Hélas ! cher amour, je ne saurais me passer de toi deux
heures.
360 COMIU IL VOUS PUUUL.
ORLANDO.
Je dois me trouver aa dtner du duc ; vers deax heures je
reYiendrai près de toi.
ROSALINDE.
Oui, allez, allez votre chemin... Je savais comment vous
tourneriez... Mes amis me l'avaient prédit, et je m'yatten*
dais... C'est votre langue flatteuse qui m'a séduite... Eooore
une pauvre abandonnée... Vienne la mort!... A deux heu-
res, n'est-ce pas?
ORLANDO.
Oui, charmante Rosalinde.
ROSALINDE.
Sérieusement, sur ma parole, sur mon espoir en Diea,
et par tous les jolis serments qui ne sont pas dangereux, si
vous manquez d'un iota à votre promesse, si vous venez UM
minute après l'heure, je vous tiens pour le plas pathétique
parjure, pour l'amant le plus fourbe et le plus indigne de
celle que vous appelez Rosalinde, qu'il soit possible de
trouver dans l'énorme bande des infidèles. Ainsi redouta
ma censure, et tenez votre promesse.
ORUNDO.
Aussi religieusement que si tu étais vraiment ma Rosi-
linde. Sur ce, adieu.
ROSALINDE.
Oui, le temps est le vieux justicier qui examine tous ces
délits-là : laissons le temps juger. Adieu!
Orlando sort.
CÉLIA.
Vous avez rudement maltraité notre sexe dans votre bava^
dage amoureux ; vous mériteriez qu'on relevât votre pour-
point et voire haul-de-chausses par-dessus votre tête, et
qu'on fit voir au monde le tort que l'oiseau a fait à son pro-
pre nid.
SCÉIIE XVII. 361
ROSâUNDE.
0 cousine, cousine, cousine, ma jolie petite coosine, si
ta savais à quelle profondeur je suis enfoncée dans l'amour !
Mais elle ne saurait être sondée : mon affection a un fond
inconnu, comme la baie de Portugal.
CÉLIA.
Ou plutôt, elle n'a pas de fond : aussitôt que vous Tépan*
chez, elle fuit.
R0SAL1NDE.
Ab ! ce méchant bAtard de Vénus, engendré de la rêve-
rie, conçu du spleen et né de la folie ! cet aveugle petit gar-
nement qui abuse les yeux de chacun parce qu'il a perdu les
siens ! qu'il soit juge, lui, de la profondeur de mon amour!. ..
Te le dirai-je, Aliéna? Je ne puis vivre loin de la vue d'Or-
lando. Je vais chercher un ombrage et soupirer jusqu'à ce
qu'il vienne.
GÉLIA.
Et moi, je vais dormir.
EUet sorteot.
SCÈNE XVII.
[Dans la forêt.]
Entrent Jacqubs et des seigneurs en habits de chasse.
JACQUES.
Quel est celui qui a tué le cerf?
PREMIER SEIGNEUR.
Monsieur, c'est moi.
JACQUES.
Présentons-le au duc comme un conquérant romain ; il
serait bon aussi de poser sur sa tète les cornes du cerf,
comme palmes triomphales... Veneur, n*avez-vous pas une
chanson de circonstance?
362 COmR H VOUS PLAHà.
DEUXIEME fflGNEUB.
Oui, monsieur.
JACQUES.
Chantçz-la : peu importe que ce soit d'accord, f(mm
qu'elle fasse assez de bruit.
CHANSON.
PREMIER CHASSEUR.
Qo*obliendra celoi qoi tua le cerf?
DEUXIÈME CHASSEUR.
Qo*il emporle la peaa et les cornes !
PREMIER CHASSEUR.
Pnis ramenoDs-le en chantant.
TOUS LES CHASSEURS.
Ne fais pas fî de porter la corne :
Elle servait de cimier avant ta naissance.
PREMIER CHASSEUR.
Le përe de ton përe Ta portée.
DEUXIÈME CHASSEUR.
Et ton père Ta portée.
TOUS LES CHASSEURS.
La corne, la corne, la puissante corne
N'est chose risible ni méprisable!
SCÈNE XVIII.
[Dans la forêt. Un pinleaii dominant une vallée, an bas de laquelle M
distin^'ue vaguement une cabane.]
Entre Rosalinde et Célu.
ROSAUNDE.
Qu'en diles-vousà présent? il est passé deux heures, et
si peu (l'Orlando!
fciiiB XYiii. 363
CÈUA.
Je vous garantis que, cédant à l'amour pur et au trouble
de sa cervelle, il a pris son arc et ses flèches et est allé...
dormir... Voyez donc ! qui vient ici?
Entre SiLVits.
SILYIUS, àRosalinde.
— J'ai un message pour vous, beau jouvenceau. — Ma
mie Phébé m'a dit de vous donner ceci.
Il lai remet une lettre qne Rosaliode lit.
— Je ne sais pas le contenu de ce billet; mais, si j'en
juge — par le front sévère et par la mine irritée — qu'elle
avait en l'écrivant, — la teneur en doit être furieuse. Par-*
donnez-moi, — je ne suis que l'innocent messager.
ROSALINDR.
— La patience elle-même bondirait à cette lecture — et
deviendrait duelliste. Supporter ceci, c'est tout supporter. —
Elle dit que je ne suis pas beau, que je manque de formes,
— que je suis arrogant, et qu'elle ne pourrait m'aimer, —
l'homme fût-il aussi rare que le phénix... Dieu merci ! —
Son amour n'est pas le lièvre que je cours. — Pourquoi
m'écrit-elle ainsi?... Tenez, berger, tenez, — cette lettre
est de votre rédaction.
SiLVIUS.
— Non, je proteste que je n'en sais pas le contenu : -
c'est Phébé qui la écrite:
ROSALÏNDE.
Allons, allons, vous ôles fou : — Tamour vous fait ex-
travaguer. — J'ai vu sa main : elle a une main de cuir, —
une main couleur de moellon ; j'ai vraiment cru — qu'elle
avait ses vieux gants, mais c'étaient ses mains. — Elle a une
main de ménagère; mais peu importe. — Je dis que jamais
elle n'a rédigé cette lettre: — c'est la rédaction et la main
d'un homme.
364 CO»HE IL vous PLAIRA.
S)L\TUS I
— C'est bien la sienne. I
ROSALIXDE.
Mais c'est un style TréDétique et fëroce , — un stj!t d:
cartel ! mais elle me jelle le déû, — connme un Turc à w
chrétien! la mignonne cervelle d'une femme -neatnal
concevoir des eiprcssions si gignntesquenient bmlals, -
de ces mois éthiopiens, plus noirs par leur signification -
que par la couleur mémo de leurs lettres... Voulei-îoiB
enlenOre l'épUre?
S1T.V11TS.
-Oui, s'il vous plall, car je n'en connais rien encore,-
bien que je connaisse déjà trop la cruauté de PhéW.
ROS.<lUNDE.
— Elle me Phébéise ! Écouter comme écrit ce tjrsn [*■
melle.
Elle lit.
E«-ta on (lien changé ea pllre.
Toi qui as brûlé un cœur devicrgcf
— Une femme peut-elle pousser l'outrage jusqiie-!i?
SILVIUS.
Appelez-vous ça un outrage?
liOSALINDE.
Pourquoi, te dépouillBUt de lu ilivinilé,
Guerroics-lu contre un cœur da femme?
— Ouïles-vous jamais pareil outrage?
Tant qa'nn regard d'Iiomme m'apoursuivie
Elle me prend pour une bêle.
Si le (tùdain da vos yeui éclaUot*
A pu m'iaspirer un tel aiuour,
H^Us! quel <!-trange eHfct
SCÈHE XVIII. 365
M'aarait caosé leur tendre aspect!
Si je voas aimais quand vous me grondiez,
Combien m'aoriez-vons émuo de yos prières !
Celui qui te porte mon amonr
Se doute pen de cet amour :
Apprends-moi p^ lui sous un pli
Si ton jeune cœur
Accepte Toffrande sincère
De ma personne et de tout mon avoir ;
Ou, par lui, rejette mon amour.
Et alors, je ne songerai plus qu*à mourir»
* ■ . r" •
' I
SILVIUS, :•
Vous appelez ça des invectives !
CÉLIA.
Hélas, pauvre berger !
ROSALINDE9 àCéiia.
Vous le plaignez? Non, il ne mérite pas de pitié.
A Silvius.
Peux-tu aimer une pareille femme! Quoi! te prendre
pour instrument et jouer de toi avec cette fausseté ! Ce n'est
pas tolérable ! . . . Eh bien, retourne à elle (car je vois que
l'amour a fait de toi un reptile apprivoisé), et dis-lui ceci :
que, si elle m'aime, je lui enjoins de t'aimer ; que, si elle re-
fuse, je ne voudrai jamais d'elle qu'au jour où tu inter-
céderas pour elle... Si tu es un véritable amant, va, et
plus un mot! car voici de la compagnie qui nous vient.
Silvius sort.
Entre Olivier, un linge ensanglanté à la main.
OUVIER.
Bonjour, belle jeunesse. Dites«moi, savez-vous — dans
quelle clairière de la forêt est — une bergerie entourée
d'oliviers?
CÈUA.
— A l'orient de ce lieu» au bas du vallon voisin. — Vous
I
366 comn IL V0D8 rumi.
voyez cette rangée de saules le long de eo mineaa monBi-
rant? — Laissez-la à ^otre main droite, et fons y tes. -
Mais à cette heure la cabane se garde e1Ie*mème; ~ fl d'j
a personne.
OUYlsa.
— Pour peu qu'une langue ait po guider qd regard, -je
vous reconnais parle signalement doonë : —même eostome,
môme Age. .. Le garçm est blond, —aies traits fémhim,(l
tout à fait Vair — d'une sœur atnée ; la jeune fiUe est ftSk
— et plus brune que son frère,.. Ne seriez-vous pas - ks
propriétaires de l'habitation que je cherche?
CËUA.
— A cette question nous pouvons, sans vanité, répondR
que oui.
OLIVIER.
— Orlando se recommande à vous deux ; — et à oe jou-
venceau, qu'il appelle sa Rosalinde, — il envoie oe moadioir
sanglant. Est-ce vous?
BOSAUNDE.
— C'est moi... Que doit nous apprendre oeci?
OLmiR.
— Ma honte, si vous tenez k savoir de moi — qui je sm
et comment, et pourquoi, et où — ce mouchoir a été tadié
de sang.
CiLIA.
Je vous en prie, parlez.
OLIVIER.
— La dernière fois que le jeune Orlando vous a quittés, -
il vous laissa la promesse de revenir — dans deux heures.
Il cheminait donc par la forêt, — mAcbant l'aliment dooi
et amer de la rêverie, '— quand, ô surprise! il jeta les jeu
de côté, — et voici, écoutez bien, le spectacle qui s'offrit
à lui. — Sous un chêne dont les rameaux étaient moussus
de vieillesse — et la ctme chauve d'antiquité caduque, -
SGÈN£ XVIII. 367
un misérable en guenilles, k la barbe démesurée, — dor-
mait, couché sur le dos : autour de son cou — s'était en-
lacé un serpent vert et or — dont la tête, dardant la me-
nace, s'approchait — de sa bouche entr'ouverte ; mais tout
k coup, — à la vue d'Orlando, il s'est détaché — et
s'est glissé en replis annelés — dans qn taillis k l'om-
bre duquel — une lionne aux mamelles taries — était
Jtapie la tête contre terre, épiant d'un œil de chat — le
moment où l'homme endormi s'éveillerait : car il est— dans
la nature royale de cette bote -de ne jamais faire sa proie de
pd qui semble mort. — A sa vue, Orlando s'est approché de
l'homme — et a reconnu son frère, son frère atné !
CÊLIA.
— Oh ! je lui ai entendu parler de ce frère ; - il le re-
présentait comme le plus dénaturé — des hommes.
ousim.
Et il avait bien raison ; — car je sais, moi, combien il
^it dénaturé.
ROSAUNDK.
— Mais Orlando ! est-ce qu'il l'a laissé là — à la merci
de cette lionne affamée et épuisée ?
OUVIER.
— Deux fois il a tourné le dos, comme pour se retirer.
— Mais la générosité, toujours plus noble que la rancune,
— et la nature, plus forte que ses justes griefs, — l'ont
décidé : il a livré bataille à la lionne — qui bientôt est
tombée devant lui : au vacarme, — je me suis éveillé de
mon terrible sommeil.
GÉUA.
— Vous êtes donc son frère !
ROSAUNDE.
C'est donc vous qu'il a sauvé !
GÈLU.
— C'est donc vous qui si souvent avez conspiré sa
mort!
COSSE IL VOUS PUIRA.
ournR.
— Cftait moi, mais ce n'est plus moi. Je ne nKtp!)B
— (le TOUS dire ce que j'clais, depuis que ma convemn-
me rend si heureux d'être ce que je suis.
ROSAILVDE.
— Mais ce mouchoir sanglant !
OLIMER.
Tout à l'heure. — Quand tous deux à l'enn - ans
eAmes mouillé de larmes de tendresse nos premiers i^
chements, - quand j'eus dit comment j'étais venu tlssi
désert, - vile il m'a conduit au bon duc — qui m'a
des vêtements frais, une collation, — et m'a confié à II
sollicitude fraleroclle, — Mon frère m'a conduit imméfr
temeat dans sa grotte — où il s'est déshabillé, et c'estdos
que, sur son bras, ~ nous avons vu une écorcbure.Eiil
par la lionne, — d'où le sang n'avait cessé de couler; i
aussildt il s'est évanoui — en prononçant dans un gémis»
raent le nom de Rosalinde. —Bref, je l'ai ranimé, j'ai
sa plaie, — et, après un court intervalle, son cœur ajanl»
pris force, - il m'a envove ici, loul étranger que je sui-
pour vous faire ce récit, rescus(;r auprès de vous — dVcù."
manqué à sa promesse, et remettre ce mouchoir — teintdî
son sang au jeune pdlre — qu'il appelle en plaisantants
Rosalinde.
CÉUA, sûateaaDL Rosaliudequi s'ûranouit.
~ Qu'avez-vous donc, Gauimède, doux Gaoimède?
OUMER.
— Beaucoup s'évanouissent à la vue du sang.
CÉLIA.
— Si ce n'ëlait que cela! Cous... Ganimède!
— Voyez, il revient à lui.
ROSAUXDE.
Je voudrais bien être à la maison.
/^
SCÉ!«E xviu. 369
CÈUA.
- Nous allons vous y mener.
A Olivier.
— Veuillez le prendre par le bras, je vous prie. -
OLIVIER, emmenant Rosalinde.
Remettez- vous , jouvenceau... Vous, un homme! Vous
n*avez pas le cœur d'un homme!
ROSALINDE.
Non, je le confesse... Eh bien, Tami, il faut le re-
connaître, voilà qui est bien joue ; dites, je vous prie, à
. Totre frère comme j'ai bien joué la chose. Ha ! ha !
Elle poasse an soupir doalooreax.
OLIVIER.
Ce n'était pas un jeu. Votre pAleur témoigne trop bien
que c'était une émotion réelle.
ROSALINDE.
Simple jeu, je vous assure.
OLIVIER.
Eh bien, reprenez du cœur et montrez-vous un homme.
ROSAUNDE.
C'est ce que je fais... Mais en bonne justice j'aurais dû
être femme...
CÊUA.
Tenez, vous pâlissez de plus en plus ; je vous en prie,
rentrons... Vous, bon monsieur, venez avec nous.
OUVIER.
— Volontiers, car il faut que je rapporte — à mon frère
en quels termes vous l'excusez, Rosalinde. —
ROSALLNDE.
Je vais y réfléchir. iMais, je vous prie, dites-lui comme
j ai bien joue... Voulez-vous venir?
Ils sortent.
.'
370 COMME IL TOUS FUUUL
SCÈNE XIX-
[Une daîrière.]
^ Entrent PiBRRi db Touche el Audkbt.
PŒRRS I» TOUCHE.
Nous trouTerons le moment, Audrey. Patience, ge&te
Âudrey.
AUDREY.
Bah ! ce prètre-lÀ était suffisant ; le vieux gentilhomme
avait beau dire !
PIEREE DE TOUCHE.
C'est un misérable que ce sire Olivier, Audrey, on iiH
\ f&me Gache-Texte... Çà, Audrey, il y a ici dans la forêt on
gars qui a des prétentions sur vous.
AIDREY.
^ Oui, je sais qui c'est : il n'a aucun droit sur moi... Jus-
tement voici l'homme dont vous parlez.
Entre William.
PIERRE DE TOUCHE.
C'est pour moi le boire et le manger que la vue d'ao
villageois. Sur ma foi, nous autres gens d'esprit, nous au-
rons bien des comptes à rendre. Il faut toujours que nous
nous moquions ; nous ne pouvons nous en empêcher.
AV1LUÀM.
Bonsoir, Audrey.
AUDREY.
Dieu vous donne le bonsoir, William !
WILLLVM, À Pierre de Touche.
Et bonsoir a vous aussi, monsieur.
8CtRE XIX. 371
PIBIBB DE TOUCHE.
Bonsoir, mon cher ami. Couvre ton chef, couvre ton chef;
voyons, je t'en prie, couvre-toi... Quel âge avez-vous,
ramiT
wauAM.
Vingt-cinq ans, monsieur.
PIERRE DE TOUCHE.
On ftge mûr. Ton nom est William?
WILUAH.
William, monsieur.
PIERRE DE TOUCHE.
Un beau nom. Es-tu né ici dans la forât?
WILUAM.
Oui, monsieur. Dieu merci !
PIERRE DE TOUCHE.
Dieu merci ! Une bonne réponse. Es-tu riche ?
WILUAM.
Ma foi» monsieur, couci, couci.
PIERRE DE TOUCHE.
Couci couci est bon, très-bon, excellemment bon... el
pourtant non, ce n'est que couci couci. Es-ta sage?
WILLIAM.
Oui, monsieur, j'ai suffisamment d'esprit.
PIERRE DE TOUCHE
Eh! tu réponds bien. A présent je ma rappelle^ une
maxime : le fou se croit sage et le sage reconnaît lui-même
rCêtre quun fou. Le philosophe païen, quand il avait envie
de manger une grappe, ouvrait les lèvres au moment de la
mettre dans sa bouche; voulant dire par là que le» ^ppes
étaient faites pour être mangées et les lèvres pour s'ou-
vrir (29).
MODlraDt Aadrey.
Vous aimez celte pucclle?
W1LLUM.
Oui, monsieur.
I
372 OOUMfi IL VOUS PLAIlÀ.
PURRE DE TOUCHE.
Donnez-moi la main... Es-tu savant?
WILUÀM.
Non, monsieur.
PIERRE DE TOUCHE.
Eb bien, sacbe de moi ceci : Avoir, c'est aroir. Car c*es
une figure de rbétoriquc qu'un liquide, étant versé d*(mi
tasse dans un verre, en remplissant l'un évacue Tautre
Car tous vos auteurs sont d*avis que ipse c'est lui-même ; or
tu n*espas ipse^ car je suis lui-mime.
WILLIAM.
Quel lui-même, monsieur?
PIERRE DE TOUCHE 9 montrant Aadrej.
Celui-mème, monsieur, qui doit épouser cette îemBt
I C'est pourquoi, ô rustre, abandonnez, c'est-à-dire, en ter
mes vulgaires, quittez la société, c'est-à-dire, en stjle vflli-
* geois, la compagnie de cette femelle, c'est-à-dire, en langa
commune, de cette femme, c'est-à-dire, en résumé, abaD"
j donne la société de cette femelle; sinon, rustre, tu périSi
ou, pour te faire mieux comprendre, tu meurs! en d'aulni
termes, je te tue, je t'extermine, je translate ta vie a
mort, ta liberté en asservissement ! j'agis sur toi par le poi-
son, parla bastonnade ou par l'acier, je te fais sauter pa
guet-apens, je t'écrase par stratagème, je te tue de cent dn
quante manières ! C'est pourquoi tremble et décampe.
AUDREY.
Va-t-en, bon William.
WILUAM.
Dieu vous tienne en joie, monsieur!
Il 8*enfàit.
EDlrc CORIN.
CORIN, à Pierre de Touche.
Noire maître et notre matlresse vous cherchent ; allons
en route , en route !
SCÈNE XX. 373
PIERRE DE TOUCHE.
File, Audrey, file, Audrey... J'y vais, j'y vais.
Ils sortcQl.
SCÈNE XX.
[Los eaviroQs do la grotte d'Orlando*]
Entrent Orlando, le bras en écharpe^ et Olivier.
ORLANDO.
Est-il possible qu'à peine connue de vous, elle vous ait
plu ; qu'à peine vue, elle ait été aimée ; à peine aimée, de-
mandée; à peine demandée, obtenue! Et vous êtes décidé
i la posséder ?
OUVIER.
Ne discutez pas tant de précipitation, sa pauvreté, nos
courtes relations, ma brusque demande et son brusque con-
sentement; mais dites avec moi que j'aime Aliéna, dites
avec elle qu'elle m'aime, convenez avec nous deux que nous
pouvons nous unir ; et ce sera pour votre bien. Caria maison
de mon père, les revenus du vieux sire Roland, je veux tout
TOUS céder, et vivre et mourir ici berger.
Entre Rosalindb.
ORLANDO.
Tous avez mon assentiment. Que votre noce soit pour de-
main : j'y convierai le noble duc et tous ses courtisans char-
més. Allez presser Aliéna; cor, voyez- vous, voici maRo-
salinde.
ROSALINDE, à Olivier.
Dieu vous garde, frère !
OLIVIER.
Et vous, charmante sœur!
vni. 31
Tê\ COmE IL VOUS PLAIEA.
ROSALHCDB.
0 mon cher Orlando, que cela m'aflBige de fa fOff porto
ton cœur en écbarpe !
ORLANDO.
Ce n* est que mon bras.
rosâunde.
J*ai cru que ton cœur avait été blessé par les griffes d'tt
lionne.
ORUKDO.
11 est blessé, mais par les yem d*une femme.
MAhimm.
Votre frère ^us a-t-il dit comme j'ai joaé rénnooi»
ment, quand il m'a montré votre taoochoir?
ORUNDO.
Oui, et des prodiges plus grands encore qae celui-là.
ROSALIKDK.
Oh ! je sais où vous Toulez en venir. . . Oaî, c'est vni ; I
ne s'est jamais rien vu de si brusque, honnis le chœ à
deux béliers et la fanfaronnade hyperbolique de César: A
suis venu^fai ru, fai vaincu. Car votre frère et masœora
se sont pas plus tôt rencontrés, qu'ils se sont considéra; p
plus tôt considérés, qu'ils se sont aimés; pas plustftt
mes, qu'ils ont soupiré ; ils n'ont pas plus tôt soupiré, qal
s'en sont demandé la raison ; ils n'ont pas plus tôt su la ni
son, qu'ils ont cherché le remède, et ainsi de degré eo de
gré ils ont fait une échelle à mariage qu'ils devront grvri
incontinent, sous peine d'être incontinents avant le ai
nage. Ils sont dans la fureur même de l'amour, et il ii
qu'ils en viennent aux prises : des massues ne les aépiM
raient pas !
ORUNDOi
Ils seront mariés demain, et j'inviterai le duc à la noa
Mais, ah ! que c'est chose amère de ne voir le bonheur qc
SCÈNE XX. 375
par les yeux d*autrui! Demain, plus je verrai mon frère
' heureux de posséder ce qu'il désire, plus j'aurai le cœur
accablé.
ROSAIINDE.
Allons donc ! est-ce que je ne peux pas demain vous tenir
Itea de RosalindeT
ORUNDO.
Je ne puis plus vivre d'imagination.
ROSÀUNDE.
Eh bien» je ne veux plus vous fatiguerde phrases creuses.
Sachez donc de moi (car maintenant je parle sérieusement)
que je vous sais homme de grand mérite... Je ne dis pas ça
pour vous donner une haute opinion de mon savoir en vous
prouvant que je sais qui vous êtes. Si j'ambitionne votre
estime, c'est dans une humble mesure, afin de vous inspi-
rer juste assez de confiance pour vous rendre le courage
sans surfaire ma valeur. Croyez donc, s'il vous plaît, que je
puis faire d'étranges choses. J'ai été, depuis l'âge de trois
ans, en rapport avec un magicien dont la science est fort
profonde sans être en rien damnable. Si dans votre cœur
vous aimez Rosalinde aussi ardemmeut que votre attitude le
proclame, vous l'épouserez quand votre frère épousera
Aliéna. Je sais h quelles extrémités la forlunc l'a réduite : et
il ne m'est pas impossible, si vous n'y voyez pas d'inconvé-
nient, de l'évoquer demain devant vos yeux sous sa forme
humaine et sans aucun danger.
ORLANDO.
Parlez-vous sérieusement?
Oui, sur ma vie, que j'aime chèrement, bien que j'avoue
être magicien. Ainsi parez-vous de vos plus beaux atours,
conviez vos amis; car, si vous voulez être marié dcmaiu,
vous le serez, et à Rosalinde, pour peu que vous le désiriez.
376 GOMME IL VOUS PLAIRA.
Entrent Silvius et Ph&bé.
ROSAUNDE.
Tenez, voici mon amoureuse et son amoureux.
PHÉBÈ.
— Jeune homme, vous m'avez fait une grande îndTililé,
— en montrant la lettre que je vous avais écrite.
ROSALINDE.
— Cela m'est bien égal. Je m'étudie — h paraître dédai-
gneux et incivil envers vous. - Vous avez là h votre saile
un fidèle berger; - tournez les yeux sur lui, aimez-ie:i
vous adore.
PHÉBÈ, à Sîlnas.
— Bon berger, dites à ce jouvenceau ce que c'eH
qu'aimer.
SIL>TDS.
— C'est être tout soupirs et tout larmes ; — et ainsi sois-
je pour Phébé.
PHÈBÉ.
Et moi pour Ganimède.
ORLANDO.
— Et moi pourRosalinde.
rosâunde.
Et moi pour pas une femme.
SILVIUS.
— C'est être tout fidélité et dévouement; — et ainsi sois-
je pour Phébé.
PiiteÉ.
Et moi pour Ganimède.
ORLANDO.
— Et moi pour Rosalinde.
ROSÂUNDE.
Et moi pour pas une femme.
8GÉNE XX. 377
SILYIUS.
— C'est être tout eitasOi - tout passion et tout désir, —
tout adoration, respect et sacrifice, - tout humilité, tout
patience et impatience, — tout pureté, tout résignation,
tout obéissance, — et ainsi suis-je pour Phébé*.
PUÈBÈ.
— Et ainsi suis-je pour Ganimède.
ORUNDO.
— Et ainsi suis-je pour Rosalinde.
ROSAUNDE.
— Et ainsi suis-je pour pas une femme.
PHÈBÈ, à Rosalinde.
— Si c*est ainsi, pourquoi me blAmez-TOus de vous
limer?
SILVIUS, à Phébë.
— Si c'est ainsi, pourquoi me blftmez-YOus de tous
aimer?
ORLANDO.
— Si c'est ainsi , pourquoi me blAmez-TOus de tous
aimer?
ROSAUNDE.
— A qui dites-vous : pourquoi me bl&mez-vous de vous
aimer ?
ORUNDO.
— A colle qui n'est pas ici et qui ne m'entend pas. —
ROSAUNDE.
Assez, je vous prie ! On dirait des loups d'Irlande hurlant
h la lune.
A Silvius.
Je vous servirai, si je puis.
A Phébé.
Je vous aimerais, si je pouvais... Demain, venez tous me
trouver.
378 GOIOfE IL VOUS PUIBA.
A Phébé.
Je me marierai avec vous, si jamais je me marie avec une
femme, et je me marierai demain.
À Orlando.
Je vous satisferai, si jamais je satisfiiis un homme, et vous
serez marié demain.
A SiWias.
* Je vous contenterai, si ce qui vous platt peut toqs oonteD-
ter, et vous serez m^rié demain.
!^ A Orlando.
h Si vous aimez Rosalinde , soyez exact.
A Silvias.
Si vous aimez Phébé, soyez exact... Aussi Trai que je
n'aime pas une femme, je serai exact. Sur ce, au revoir! je
vous ai laissé mes ordres.
SILVIDS.
~ Je ne manquerai pas au rendez-vous, si je vis.
PHËBÈ.
Ni moi.
Ni moi.
ORLANDO.
Ils sortent.
SCÈNE XXI.
[Sous la feuillée.]
Eeirent Tibrre de Touche et Audrby.
PIERRE DE TOUCHE.
Demain est le joyeux jour, Audrey ; demain nous serons
mariés.
AUDREY.
Je lo désire de tout mon cœur, et j'espère que ce n'est
SCÈNE XXI. 379
pas un désir déshonnâte de désirer 6tre une femme établie. . .
Voici venir deux pages du duc banni.
Entrent deux pages.
PREMIER PAGE, à Pierre de Toache.
Heureuse rencontre, mon honnête gentilhomme !
PIERRE DE TOUCHE.
Oui, ma foi, heureuse rencontre!... Allons, asseyez-vous,
asseyez-vous, et vite une chanson!
DEUXIÈME PAGE.
Nous sommes h vos ordres, asseyez- vous au milieu.
Pierre de Toache s'assied entre les deox peges.
PREMIER PAGE, an deoiième.
Exécuterons-nous la chose rondement, sans tousser ni
cracher ni dire que nous sommes enroués, préludes obligés
d'un vilaine voix ?
DEUXIÈME PAGE.
Oui, oui, et tous deux sur le même Ion, comme deux
bohémiennes sur un cheval.
CHANSON.
Il était an amant et si mie,
Hey ! ho! hey nonino!
Qai traversèrent le champ de blé vert,
Au printemps, an joli temps nuptial
Où les oiseaax chantent, hey ding ! ding ! ding !
Tendres omonts aiment le printemps.
Entre les rangées de seigle,
Hey ! ho I hey nonino I
Les jolis campagnards se couchèrent
Au printemps, on joli temps nuptial, etc.
Sur Theure ils commencèrent la chanson,
Hey! ho ! hey nonino!
COMME IL VOUS PLAIHA.
Contme quoi la vie n'est qa'ane t\eor,
An printemps, etc.
rrolitrz donc du temps prùteot,
( lley I ho ', licf ooD'mo !
Car l'omour se coiiroane de primean.
Au primomps, etc.
PIERRE DE TOUCRE.
En vt'rilé, mes jeunes geatilshommes, quoique Isp»
les ne signifient pas grand'chose, le cfaant a élé ^fa
harmonieux.
PREinEtl PAGE.
Vous vous trompez, mcssire ; nous ayons obsefré laœe-
sure, nous n'avons pas perdu nos temps.
PIERRE DE TOUCHE.
Mn foi, si ; je déclarn que c'est temps perdu fkats
une si sotte chanson. Dieu soil avec vous, et Dîea tciA
amender vos voix!... AUons, Audrey.
Ils sortent.
SCÈNE XXII.
[Iji diauintiro dea princesses dworije comme ponr une file.
Enlreni In ^teux dl'c, A)I[E^s , Jacques, Orlando , Ouvra
et CéLTa,
LE VIEUX tlfC.
— Crois-tu, Orlando, que ce garçon ~ puisse fnirp lOK
ce qu'il a promis?
onUNDO.
— TanlAt je le crois, tantôt je ne le crois plus, - comme
ceux qui craignent et qui espèrent on dt^pit de Inui
/^
SCÈNE xxn. 381
Entrent Rosalinde, Siiaius, et Phébê.
ROSAUNDE.
— Encore un peu de patience , que nous résumions nos
conventions !
Au duc.
— Vous dites que, si j'amène ici votre Rosalinde, — vous
l'accorderez à Orlando que voici ?
LE VIEUX DUC.
— Oui, dussé-je donner des royaumes avec elle !
ROSAUNDE , à Orlando.
— Et VOUS dites, vous, que vous l'accepterez, dès que je
la présenterai ?
ORLANDO.
— Oui, fussé-je roi de tous les royaumes !
ROSALINDE, h Phébë.
— Vous dites que vous m'épouserez, si je veux bien?
PHËBË.
— Oui, dussé-je mourir une heure après!
ROSALINDE, montrent Silvius.
— Mais, si vous refusez de m'épouser, — vous vous don-
nerez à ce très-fidèle berger ?
phIbè.
— Tel est notre marché.
ROSAUNDE, à Silfiof.
— Vous dites que vous épouserez Phébé, si elle veut
bien ?
SILVIUS.
— Fallût-il, en l'épousant, épouser la mort!
ROSAUNDE.
— J'ai promis d'arranger tout cela.
BTontrant Orlando au duc.
— 0 duc, tenez votre promesse de lui donner votre
fille.
— 0 nesniibù»
I f ai cm «oîr «b &m àt voev ilk. — Sâs,
* CMor. cifr ortcoi es oè iMS ks bois; ~ 3 a éfté iailî^
FD&UB^ — -àfr ctilBDO scnc» éésopéreas par SQB oack
— qqi'I dédm 4ti« ca oumI BapcieB — caché <faiis k
DfaaKialTaiiaaatiadAiVicarair.
les cxmpies nmieirt aiosî ânsfache! T<
d*anim«ix écnnces qoe, iiaslOBlB les lufoes, oo appelk
Stlat et compliaKiils à tras !
NoD 1k>o setenear, recevez-le bien. Cest ce eentîlhoiiime
aa «TfeaQ bariolé que j'ai si soafcnt reoooolré dans b
fonH : fl a élé homme «ie cour, assme-Ml.
rsÈM se lorcBE.
Si qoelqu'on en doQte^ qu'il me soumette i Texama.
J'ai daosé on pas, j'ai cajolé une dame, j'ai élé politique
avec moo ami, caressant avec mon ennemi. j*ai miné troii
BCÈNE XXII. 383
tailleurs, j'ai eu quatre querelles et j*ai failli en vider une
sur le terrain.
JAGQUIS.
Et comment s'est-elle terminée?
PIERRS DB TOUCHE.
Eh bien, nous nous sommes rencontrés et nous avons
reconnu que la querelle était sur la limite du septième
grief.
JàGQUES.
Qu'est-ce donc que le septième grief?... Mon bon sei-
gneur, prenez en gré ce compagnon.
LE VIEUX DUC.
Il m'est fort agréable.
riERRE DE TOUCHE.
Dieu vous en récompense, monsieur ! Puissiez-vous être
aussi agréable pour moi!... J'accours ici, monsieur, au mi-
lieu de ces couples rustiques, pour jurer et me parjurer,
pour resserrer par le mariage les liens que rompt la pas-
sion...
Montrant Aadrey.
Une pauvre pucelle, monsieur! une créature mal fagotée,
monsieur, mais qui est à moi. Un pauvre caprice à moi,
monsieur, de prendre ce dont nul n'a voulu. La riche
honnêteté se loge comme l'avare, monsieur, dans une ma-
sure, ainsi que votre perle dans votre sale huttre.
LE MEUX DUC.
Sur ma foi, il a le verbe vif et sententieux.
PIERRE DE TOUCHE.
Autant que peuvent l'être des traits de fou, monsieur, et
autres fadaises !
JACQUES.
Mais revenez au septième grief. . . Comment avez-vous re-
connu que la querelle était sur la limite du septième
grief?
\
l
I
I •
r
3M aamt b. vio
Col-ir-â?» ôs é^yiri sqA fois
ie défypTAtiJi 11 oaropt et U fcarhe de
t D gàe fc dift qpe, si jedwJMjkqt
mÊét, ^H^d^wmqafBt TélÊiL Cad s'ijipf ili h f^pip
eavtmr... 0» si >e hs lus» dire cooore qa'cfle B*éfc
r jm btoi tu.i«e, il ms iûsût £re ^H la flOfil poor
* (ùftîre à }si'2i^sDe. Ced s'jppeDe Ir MToanir wàcdm
Qot û JsHBtûs de DCMivQn, fl fompOitt aott jugaim
Ceci s'^ipbje i« rffortit fmwrr... Qae â j^jaiartais
ooovBMU il me répoodait qoe je mt dàsaàs pas la Tcrilé. O
I s'appcflefa npotUfmiI]MMU...Qatùfm»UmàtnoKnm
i ne dédaraîi que f en aiais menlL Cad s*appelfe k cù
qmereUaue. Et ainsi de suite jnsqa*an déwigi
et an drseati Ured (30].
D combien de fois arez-Toos dit qw sa bartie n'était |
bieDtaîIkse?
niiiE re TorcHE.
Je n'omi pas aller plus loin qoe le iéwtemH nrindirianari
il n'osa pas me donner If iéwÊmti dirrcf. Sor ce, ooos mes
rimes nosépées et oons doqs séparâmes.
Poorriez-TOQS à présent nommer par ordre les degi
da démenti?
piEUi K Toccas.
Oh ! monsîear, noos noos qnereUons d*après Fimprim
il T a un Urre poor ça comme il t a des liTies poor I
bonnes manières. Je Tais Toas nommer les degrés. Premi
degré, la Réplique courtoise : second, le Sarcasme modes!
troisième, la Répartie grossière ; quatrièn^, la Riposte ^
lante; dnquième, la Contradiction qnerellense: sixième;
Démenti à condition ; septième, le Démenti direct. Yo
8GÉNE XXll, 385
pouvez les éluder tous, excepté le démenti direct ; et encore
vous pouvez éluder celui-là par un Si. J'ai vu le cas où sept
juges n'avaient pu arranger une querelle; mais, les adversai-
res se rencontrant, Tun d'eux eut toutbonnement l'idée d'un
SU comme par exemple : Si vous avez dit eeci^ fai dit cela,
et alors ils seserrèrent la main et jurèrent d'être frères. Votre
Si est l'unique juge de paix; il y a une grande vertu dans
le Si.
JACQUES, audac.
N'est-ce pas là un rare gaillard, monseigneur? Il est aussi
bon en tout, et pourtant ce n'est qu'un fou.
LE DOC.
Sa folie n'est qu'un dada à l'abri duquel il lance ses traits
d'esprit.
Entrent l'hymen, conduisant RosALiNDE, f ètae on femme, et Célia.
Mosiqae solennelle.
l'hymen, chantant.
Il y a joie an ciel
Qoand tous sar la terre s'aceordent
Et se mettent en harmonie.
Bon doc, reçois (a fille.
Du ciel rhymen Ta ramenée,
Oui, ramenée ici,
Afin qae tu donnes sa main à celoi
Dont elle a le cœur dans son sein.
ROSALINDE, an duc.
— A VOUS je me donne, car je suis à vous.
A Orlando.
- A VOUS je me donne, car je suis à vous.
LE VIEUX DUC.
- Si cette vision ne me trompe, vous êtes ma fille.
ORUNDO.
— Si cette vision ne me trompe, vous êtes ma Rosa-
linde.
f
380 CONUE IL VOtrS PLàlU.
raist.
— Si cette tUIod, si cette forme ne me iranqw, - ^
adiea moa amour !
— Je veux ne pas aToir de père, si ce D'est toos.
A Orlando.
— Je ne veai pas avoir de mari, si ce c'est tous.
1 Phébé.
— Je Teox ii'époaser jamais une femme, si es a'ai
TOOS.
l'htm».
Slenec! Ob ! j'inienUs U cODfasioB t
C'est moi qoi dois rare li eondnsioB
De CM éTéoeiiKDU élnnges.
Ces hnil fiatieé» doiTeDt se donner b nria
El l'nnir par les tient il« rhjmea.
Si la >érilé ml visic.
A OriandO «t k ftooEDde.
Voua, TOUS £le$ inséparablei.
A Oliiler d t GAb.
Voas, >aus ùtes lecnar dios Je cieiir.
Qd prenez une femme foor époui.
* rn.TC .l.'Tco.-hL.uIiAuJirv.
Vous, TOUS êtes loués l'un à l'antre.
Comme l'hiter au miuvaii lemps.
Tandis qae non* chonteroDi un L-pilhalame,
IUs«Asiez-Toiis de qne^ilions,
ArjD que U ra\soa calme votre surprise
ËD vous eipliqusQl notre réunion et ce déDODenicDl,
De U gronde Junoa \a norc c'^l la coaronne :
0 lien sucri de la lalili: cL du lit !
C'cjt l'hymen qui peuple loute cîIl-,
8GÉNK XXll. 387
Honneor» hoontor et gloire
A rhymeo, diea do tonte cité !
LE MEUX DUC.
- 0 ma chère nièce, sois ia bienvenue près de moi, -
aussi bien venue qu'une autre fille !
PHÊBi, àSiWias.
- Je ne veux pas reprendre ma parole : désormais tu es à
moi. -- Ta fidélité fixe sur toi mon amour.
Entre Jacques des Bois.
JACQUES DES BOIS.
- Accordez-moi audience pour un mot ou deux; —je
suis le second fils du vieux sire Roland, — et voici les nou-
velles que j'apporte h cette belle assemblée. — Le duc Fré-
déric, apprenant que chaque jour — des personnages de
haute distinction se retiraient dans cette forêt, — avait levé
des forces considérables et s'était mis — à leur tête, dans
le but de surprendre — son frère ici et de le passer au fil
de l'cpée. — A peine était-il arrivé à la lisière de ce bois
sauvage, — qu'ayant rencontré un vieux religieux — et
causé quelques instants avec lui, il renonça •- à son entre-
prise et au monde, — léguant sa couronne à son frère
banni, — et restituant toutes leurs terres à ceux — qui
l'avaient suivi dans l'exil. Sur la vérité de ce récit —j'en-
gage ma vie.
LE VIEUX DUC.
Sois le bienvenu, jeune homme. — Tu offres à tes frères
un beau présent do noces : — h l'un ses terres confis-
quées, à l'autre — un vaste domaine, un puissant duché. —
D'abord achevons dans cette forêt la mission — que nous
y avons si bien commencée et soutenue. — Ensuite chacun
de ces élus ~ qui ont enduré avec nous les jours et les
nuits d'épreuve — aura part à la prospérité qui nous est
3» aam n. vocs iluêl.
.1
»i
— Si cette tîsîod, si cette forme De me trompe^ — alors,
«fiea moD amour !
;' lûSiliSlB, «4k.
! — Je Tem ne pas avoir de père^ si ce D*est loas.
'^ AOiUsëo.
— Je ne veux pas aïoir de mari, si œ n'est mns.
— Je feox n'épouser jamais uie JBmmfi, si ce n'a
TOUS.
SOeMe! Ob ! j'iateidis b eonfirâMi f
CtA Boi qui dois Cure U amdmûoÊ
I>e ces éréDeaeats cCraaget.
Ces kvt SaMés éoifeat 98 d^aaer II
Et s'oair par les lieas de rhymeo,
Sî U %érité est vraie.
A Oiiuiéo et k ftosaliode.
Toas, TOUS êtes inséparablef.
A Oimer d à caia.
Vous, vous élet le eoev dm k «v.
Hoetnfit sa^ius à fbétc.
} Tons, oéda à toa amoar,
( Oa prenez ane femme pour épom.
A rkrre de Touche et à André?.
Toas, T009 êtes fooéi ron à rralre.
Comme l'hifer an maoTais temps.
Tandis qae sons ckanlereas mi épithalame,
Rassasies-fOis de qneslioiis,
▲Gn qae la raison calme f oCn surprise
£d toqs expliquant notre rtenioa et ce ddBOoeaeiit.
CHA!rr.
De U grande Janon la noce est.la eoaronne :
0 lien sacré de la lablc et da lit !
C*C5t rhymen qoi peuple tonte dté.
Qne l'angoàtc mariage soii donc honoré.
SGÉIIK XXII. 387
Hoanenn honntor et gloire
A rhymeo, diea do toote cité I
LE MEUX DUC.
- 0 ma chère nièce, sois la bienvenue près de moi, -
aussi bien venue qu'une autre fille !
PHÊBÈ, àSiWias.
- Je ne veux pas reprendre ma parole : désormais (u es à
moi. -- Ta fidélité fixe sur toi mon amour.
Entre Jacques des Bois.
JACQUES DSS BOIS.
- Accordez-moi audience pour un mot ou deux; —je
suis le second fils du vieux sire Roland, — et voici les nou-
velles que j'apporte h cette belle assemblée. — Le duc Fré-
déric, apprenant que chaque jour — des personnages de
haute distinction se retiraient dans cette forêt, — avait levé
des forces considérables et s*élait mis — à leur tôte, dans
le but de surprendre — son frère ici et de le passer au fil
de l'épée. — A peine était-il arrivé à la lisière de ce bois
sauvage, — qu'ayant rencontré un vieux religieux — et
eausé quelques instants avec lui, il renonça — à son entre-
prise et au monde, — léguant sa couronne à son frère
banni, — et restituant toutes leurs terres à ceux — qui
l'avaient suivi dans Texil. Sur la vérité de ce récit — j'en-
gage ma vie.
LE VIEUX DUC.
Sois le bienvenu, jeune homme. — Tu offres à tes frères
on beau présent do noces : — h l'un ses terres confis*
quées, à Tautre — un vaste domaine, un puissant duché. —
D'abord achevons dans cette forêt la mission — que nous
y avons si bien commencée et soutenue. — Ensuite chacun
de ces élus — qui ont enduré avec nous les jours et les
nuits d'épreuve — aura part à la prospérité qui nous est
NOTES
LES DEUX GENTILSHOMMES DE VERONE,
MARCHAND DE VENISE, ET COMME IL VOUS PLAIRA
^K^€>QS3^9
(1) Les Deux Gentilshommes de Vérone ont été publiés pour la
première fois sept ans après la mort de Shakespeare, dans le
Cprand in-folio de 1623. La division absurde adoptée par les édi-
teurs place cette pièce, qui fut évidemment une des premières
compositions du maître, immédiatement après la Tempête^ qui fut
eertainement une des dernières. La date h laquelle les Deux Gen-
Ubhommes ont été représentés n'a pu être fixée par aucun docu-
ment précis. Malone, après avoir délibérément assigné celte date à
Tannée 1595, s*cst rétracte et l'a reportée à l'année 1591. Quel-
ques paroles dites par un personnage sur les pères de famille
€ qui envoient leurs fils à la guerre ou à la découverte des îles
» lointaines y^ lui ont paru faire allusion à l'expédition des vo-
lontaires protestants qui, en 1591, sous la conduite de lord Essex,
allèrent grossir l'armée d'Henri IV, en mémo temps qu'aui
nombreux voyages d'exploration entrepris à la même époque par
Raleigb, Cavendish et d'autres. — Cette conjecture repose» on
392 LKS DSOX GKNTILSUOMMKS DB TÉBimS. ETC.
le voit» sur des données bien vagues. — Sans désigner une <
positive, comme Ta fait un peu légèrement Malone, la criti
peut, selon moi, afGrmerque cette comédie esl, par sa eom(
lion et par Tordre d'idées qu'elle soulève, contemporaine
poèmes et des Sonnets de Shakespeare. Nul doute qu'elle n'ail
improvisée dans cette première période où le poète s'essajait
core. La brusquerie du dénouement trahit dans Tesprilde Tau
une certaine fatigue que n'eût jamais ressentie son génie une
sûr de lui-môme. — J'ai déjà dit à l'Introduction queShakesp
s'était inspiré, pour certaines scènes de sa comédie, d'un n»
pastoral, la Diane de Montemayor. La Diane n'a été tradaiti
anglais qu'en 1598. Il est donc infiniment probable que Sha
peare n'a pas connu directement par l'œuvre espagnole eet
sodé des amours de don Félix et de Félismàne qui lui a foi
plusieurs incidents. Mais cet épisode avait fait le sujet d'un€
médie représentée en 1584, à Greenwich, devant la reine É
beth, sous ce titre : The historié of Félix and PhUmnena^ et (
vraisemblablement par celte comédie, aujourd'hui perdue,
Shakespeare a été initié à l'idée qu'il a plus tard mise en œu
Les Dtxix Gentilshommes de Vérone ont été remaniés pou
scène de Drury Lane par un M. Victor, en 1763.
(2) La môme comparaison se retrouve deux fois dans les i
nets de Shakespeare :
Canker vice ihe sweelest bads dolh lore,
And thoo presenl'sl a pure uostained prime.
c Le ver du mal aime les plus suaves boutons, — et ta loi prése
un printemps pur et sans tache. »
Sonnet lxxxix (ëdit. française)» 70 (édit^anglti
The loathsome canker lives in the svreelest bod.
AU men roake fanlts.
Sonnet rxxii, 35.
« Le ver répugnant vit dans le pins snave bouton ; — . tous les hom
font des fautes. »
(3) Voir la Note 23 du quatrième volume.
NOTES. * 393
(4) Ce reproche d'aveuglement que Valentin reçoit ici de son
page à cause de son admiration pour la brune Silvia, Shakespeare
se l'adresse à lui-mûroe b propos de son engouement pour la
brune héroïne de ses Sonnets. Diligence dit à Valentin : c Ifyou
love her, you cannoi see her^ becatise lote U blind. Si vous l'ai-
mez, vous ne pouvez pas la voir, parce que Tamour est avetigle. »
Le poète a développé la même pensée dans ces vers :
Thon BLiNB fool, Love» what dost thoa to mine eyes,
Thaï they behold, and see not what they see Y
They know what beaaty is, see where it lies,
Yet what the best is, take the worst to be.
t 0 toi^ aveiAglê foo, amour, qae Tais-ta à mes yeox — poor qQ*ils
regardent ainsi sans voir ce qa*ils voient ? — Ils savent ce qn*est la
beanté, ils voient o& elle se trouve : — pourtant Us prennent pour
parfait ce qu*il y a de pire. »
Sonnet xv, 187.
Ce qui rend ce rapprochement plus frappant, c'est que la bien-
aimée de Valentin est accusée de se farder comme la bien-aimée
du poêle : c Her beauty û painted^ sa beauté est peinte, prétend
le page en parlant deSilvia. » — « Mon mauvais génie, dit Sha-
kespeare de sa maltresse, est une femme fardée. )»
My worser spirit a woman, colonr*d iU.
Sonnet xxix, 144.
l'ai déjà noté, au sixième volume, certains traits de ressem-
blance entre Rosaline et la coquette qui fit tant souffrir Shakes-
peare. Les mêmes traits se retrouvent dans la figure de Silvia. Le
jeune Shakespeare semble avoir suivi l'exemple du jeune Ra-
phaël : il a fait poser sa maîtresse pour ses premiers portraits de
femme. Silvia, dans les Deux Gentilshommes de Vérone, Rosa-
line, dans Peines d'amour perdues, Béatrice, dans Beaucoup de
bruit pour rien, Rosalinde, dans Comme il vous pfaira, rappel-
lent a des degrés différents le type provoquant et gracieux que l'a*
mour révéla au poète.
(5) Le raisonnement spécieux par lequel Prêtée essaie icid'at-
394 ' LIS Diux onmLSHOimii db tArori, rc.
ténuer sa faute» le poète le fait dans ud de ses êommeiê pour «
cuser la double trahison de son ami et de se maîtresse :
If I lose thee, œy Iom is my 1ot6*8 gain.
And, losiDgher, rny friend has fooDd ihat lest;
Both fînd each other, and I lose both twaio.
And both for my sake lay on me this cross.
« Si je te perds, ma perte fait le gain de ma bien-aimée, — etsiji
perds, c*est moD ani qui recouvre l'égarée; — si ja Toaa perds tu
deai, tous deux vous voas recouvrez» — et e'est eneere pour BMabl
que vous me faites porter cette croii. tt
Sommet juj, 4t.
J'insiste expressément sur ces similitudes qu*auean comme
tateur n'a remarquées jusqu'ici et qui prouvent la parenté,
longtemps méconnue, entre Pœuvre lyrique et l'œuvre dramalîq
de notre poète.
(6) The table hersin ail my thoughts
Are visibly charactared.
Julia compare ici la mémoire de sa confidente & un carnet
elle écrit toutes ses pensées. La môme comparaison se retrou
exprimée en termes presque identiques dans un des SonneU
Shakespeare. Le poëte, s'adressent i son mystérieux ami, I
dit:
Thy tables are witiiiu my braio
Full cbaracter*d wilb lastiog memory.
« Ta as pour tablettes mon cerveau — où sont ioscrits partootde i
râbles souvenirs. »
Sonnu Lxxix, iîl.
(7) L'idée exprimée brièvement ici a été développée par le po
dans deux sonnets :
If the dail substance of my flesh were thoaght»
Injarious distance should not stop my way ;
For then, despile of space, I would be bronght
Froro limits far reroote where thou stay.
c 8i It pettfée était l'cutnce de mon être grott|er, — |a tttbttavet
ilijQrieaM n'trrèleuit |mi8 m« marcht, — car tlort, «n d^pit de Vet-
D«c#, je nt tren^nerait — des limites les p|at reculées aa lieo où tit
résides. ^
Sonnet LX, 44.
... My thoQghts (from far where I abide)
Intend a zealoos pilgrimage io Ihee.
« Mes pensées loin dn lien où Je sais — entreprennent on ferreaf
pèlerinage vers toi. »
SofMiel LTI, 17.
(8) Variante :
Thon away. the Ttry birds are mnte.
En ton absence» les oiseaax mêmes sont moets.
Sonnet LXii, 97.
(9) a C'est une vérité incontestable que la mère seule est sAre
de la légitimité de l'enfant. Lance suppose que» si son interlocu-
teur savait lire, il aurait lu quelque part cette maxime bien con-
nue. » Stbevens.
(10) Le troisième brigand invoque ici le joyeux frère Tuck que
la ballade anglaise donne pour confesseur au chevaleresque ban-
dit Robin Hood. a Nous vivrons et mourrons ensemble, dit un
personnage dans V Edouard I" de Peele (159S), comme Robin
Hood, Frire Tuck et la pucelle Marianne. »
(1 1 ) Même idée en d'autres termes :
... Love knows, il is a greafer grief
To b^r love's wrong tban hate*s known injary.
L'amitié sait qne c*est une pins grande dooleor — de snbir l'ontrage
de Tamitié qne Tinjare prévue delà haine.
Sonnet xxxm. 40.
(12) Variante:
« Ton remords n'est pas un remède i ma douleur» tous tes re-
I
396 LES DBUX QS1ITCLSH01I1IES DB VtlORB, RC.
grels ne réparent pas ma perle. — Le chagrin de l'oSenieor n'i^
porle qu'on faible soulagement — i celui qui porte la lourde ou
de l'offense. — Ah ! maie ces larmes sont des perles que toneonr
répand, — et cette richesse-là est la rançon de tous tas torts. »
Sonnet xxxi, 34.
(1 3) C'est dans la dernière année du seiziàme siècle que k
Marchand de Venise a été imprimé pour la première fois et (m-
bliécn deux éditions différentes, l'une portant le nom d'unia-
primeur« J. Roberts, l'autre le nom d'un libraire, Thomas Uejes.
Le titre prolixe de celle seconde édition a été reproduit en tèledc
noire traduction K — Dés le mois de Juillet 1598, l'imprinm
avait fait enregislrer son droit au SUUioner's HaU, ainsi que Fit
leste l'extrait suivant:
tS juillet I59S.
James Roberis.
Un livre du Marchand
de Venise, aulrement appelé le
Juif de Venise, l*onrvo qu'il
no soit pas imprimé par ledit James
llobcris ou aocuu antre,
sans une licence obtennc préalablement
du très-honorable Lord Cham-
bellan.
Celle restriction, qui faisait dépendre l'impression de Touvrigi
de l'aulorisalion du lord Chambellan, a donné â croire que l
1 Le lecteur a remarqué et admiré, comme moi» les charmants tiue
eizeviriens que la typographie Bloulin a , dans cette édition mèiM
placés en tête des principales pièces de Shakespeare. Ces Utm, pa
la forme des caractères et par la coupe des lignes, donnent nne iéé
parfaitement exacte des litres des éditions originales qoi ont été UN
exprès colqués au Briiish Muséum» La maison Pagnerre» fidèle i si
nobles traditions, n*a rien négligé pour que ce monnment, élevé pi
des Français à la plus grande gloire de l'Angleterre, fût digne à h foi
et de la France et de Shakespeare.
floifs. sn
pièM n âml pu encore étô jouée h l'époqae de IVnregiElrcmeQl,
et querinlendatil du ihéàlrodo In reino voulait réserver à la cour
la [irimeur de la comédie nouvelle. Co ([m leiidruil ù conOrmer
celte conjecture, c'est que le ilarriiaiid de Venise esl la dernière
des pièces de Shakespeare mentionnées dans le catalogue que
Francis Mores publia à la Gn de 1 598. Le Marchand de Vmi$e
aurait donc élé reprûEenlé prirailivemeni par les comédiens da
I ord Cbambellan dans riniervalle nW\ sépare lemois de juillet du
mois de décembre de celte année.
Ce qui toutefois diminue la solidité de celte bypolhèse savam-
ment conçue par les commcntalcurs modernes, c'est que, parmi
lei pièces représentées en 159'! au lliéAire de Newiiiglon par lei
troupes réunies du lord Amiral et du lord Chambellan, les livres
du chef de troupe Henslowe citent, ù la date du 35 août, une Co-
médie Yénitientu (Vmimi/oti Comedy] qui, s'il faut en croire Ma-
lone, pourrait bien être le Harchand de Venix.
J'ai déjà indiqué à l'Inlroduclion les sources légendaires aux-
quelles Shakespeare a puisé les éléments de l'intrigue prlncipila
de son merveilleux chef-d'œuvre. Le lecteur connaît déjà, par
l'analyse que j'en ai donnée, b ballade de Gemutus. et tout •
l'heure il va pouvoir lire à l'Appendice la nouvelle du Pecormie
que le poète semble avoir plus spécialement consultée. L'anecdote
racontée par les Gesla Itomanorvm se retrouve développée dans
la nouvelle italienne : je me dispenserai donc de la traduire ici.
Hais je ne puis m'empéclier de citer le conte oriental que l'ensei-
gne Thomas Munroo, du premier bataillon de Cypaycs, découvrit
au siècle dernier dans un manuscrit persan. En voici la tradue-
a On rapporte que, dans une ville de Syrie, un pauvre musul-
man vivait dans le voisinage d'un riche juif. Un jour il alla trou-
ver le juif et lui dit : < Préte-moi cent dinars, que je puisse éta-
blir un commerce, et je le donnerai une part dans les bénérices. »
Ce musulman avait une femme fort belle. Le juif l'avait vue el
s'était épris d'elle; trouvant li une heureuse ocx^asion, il dit: «Je
ne ferai pas cela, mais je te prêterai c^ nt dinars, à cette condi-
tion que dans six mois lu me les rendras. Mais remets-moi un
L
398 LES DKux oniTiLSHOina» DB TtBOin, ne.
billel qui me donne le droit, si lu excèdes d'an tool joir V
terme convenu, de couper une livre de-cbair dans b partie d
ton corps que je choisirai. » Le juif pensait que, par oe DOfH
peut-être, il pourrait posséder la femme du musolmsn. La m
sulman était consterné et dit : « Pareille chose serait-elle po«i
Lie? D Mais, comme sa détresse était extrême, il prit l'argent i
la condition requise, 6t le billet et partit pour un vojrsge.
» Dans ce voyage il fit de grands bénéOces, et chaque jour 3 1
disait à lui-même : c A Dieu ne plaise que je laisae passer le joi
de l'échéance et que le juif attire malheur sur moi! » En eon
séquence il confia cent dinars d'or aux mains d*une pefsonaad
confiance et l'envoya dans son pays pour les remettre au jol
Mais les gens de sa maison, étant sans argent, les dépenièni
pour se maintenir.
D Quand le musulman revint de son voyage, le juif réclamai
payement de son argent et sa livre de chair. Le musulman dit
« Je t'ai envoyé ton argent, il y a longtemps. » Le juif dit : i T«
argent ne m'est pas parvenu. » Quand ce fait fut, après exaiM
reconnu pour vrai, le juif mena le musulman devant le cadi i
exposa toute l'affaire.
» Le cadi dit au musulman : € Ou rembourse le Juif ou doDM
lui la livre de chair. » Le musulman, ne consentant pas iceh
dit : « Allons à un autre cadi. » Ils allèrent trouver un autre cri
qui prononça la même sentence. Le musulman consulta un ia
génieux ami qui lui dit : a Présente-toi devant le cadi d'EmèM
et ton affaire s'arrangera à ta satisfaction. x> Alors le musulmsi
alla trouver le juif et lui dit : c Je m'en remets au jugement di
cadi d'Emèse. » I^ juif dit : a Et moi aussi. »
» Ils partirent alors pour la ville d'Emèse. Quand ils fareii
devant le tribunal, le juif dit : « 0 monseigneur le juge, a
homme m'a emprunté cent dinars, sous la garantie d'une livre d
sa propre chair: ordonne qu'il me livre mon argent et sa chair.
Il se trouva que le cadi était l'ami du père du musulman, et poi
cette raison il dit au juif : <( Tu dis vrai, c'est là la teneur d
billet. > Et il ordonna qu'on apportât un couteau bien affilé, l
musulman, en entendant cela, resta muet. Le couteau apporti
le cadi se tourna vers le juif et dit : « I^ve-toi et coupe sur i«
V0TK8. S09
éorps une livre de chair ; mais de telle sorte qu'il n'y en ait pas
un grain en plus ou on moins : si tu en coupes plus ou moin^
qu'une livre, j'ordonnerai que tu sois mis à mort. » Le juif dit :
€ Je ne puis; j'abandonne TafTaire, et je pars. » Le cadi dit : a Tu
ne le peux pas. » Il dit : a 0 juge, je le tiens quitte. » Le juge
dit : a. Cela ne se peut. Ou coupe-lui une livre de chair ou paie-
lui les frais de son voyage, d Les dépenses du voyage furent fixées
i deux cents dinars. Le juif paya les deux cents dinars et partit. »
Shakespeare, qui a suivi assez fidèlement la fable indiquée par
l'auteur du Pecorone^ a été obligé néanmoins de modifier la con-
dition étrange mise par le romancier italien au mariage de la
dame de Belmont. On se figure difficilement cette Poriia a qui
n'est inférieure en rien à la Portia de firutus» » permettant an
premier venu de partager son lit, comme le fait sa devancière,
l'héroïne trop galante de Ser Giovanni Fiorentino. Aussi Shakes-
peare a-t-il substitué à celle convention le pacte en vertu duquel
Portia doit appartenir à l'heureux prétendant qui choisira entre
trois coffrets le coffret désigné par un testament sacré. Une lé-
gende des Gesta Romanorum a donné è notre auteur l'idée du
contrat bizarre etcharmantqui fait ici le nœud de l'intrigue secon-
daire. Celte légende, écrite en bas latin, raconte qu'il y avait une
fois un roi d'Apulie donl la fille voulut épouser le fils de l'empe-
reur de Rome, Anselme. La princesse fut amenée devant le C^ar
légendaire qui lui dit : PuelUif propter amorem fUii mei muUa
adverta suilinuisti. Tamen si digna fueris ut uxor ejtu sis eito
probabo. d Autrement dit : a Jeune fille, tu as soutenu de nom-
breuses adversités pour l'amour de mon fils. Pourtant j'éprouve-
rai sur-le-champ si tu es digne d'être son épouse, d Et fecU fieri
tria vasa. Le premier de ces trois vases était d'or pur et plein d'os
de morts, et portait celle inscription :
Qui me elegeril, in me ioveoiet qaod meroit.
Le second était d'argent et plein de terre, et portait cette ins-
cription :
Qoi ne elegerit, in me inveniet qnod natura appétit.
i
400 LES DEDX GEHTILSHOMMES DE VÉHOSE, ETC.
Le iroUîâme élail de plomb et plein de pierres précieuisa
porlail celle iiiacriplton :
Qui ma utegeril, io mo ioteuict quoJ dcus diapotaU.
L'empereur Anselme déclara qu'il n'accorderait son iils à li
fille du roi d'Apuliequesi ellocliotsissaii entre ces trois iiaso-
lui dont le contenu avait le plus de valeur. Il va sans diK<{Kll
princesse désigna le colTrel de plomb. Sur quoi, l'empcKBili
Ail: Bonapuslta, bene (legisli; idea filium meum haM«.b
c'est ainsi que le fils de l'empereur de Rome épousa U filk ^
roi d'Apulie. — Celte fable nuive a été révélée à Sb3kespein(«
une traduction qu'en avait publiée l'imprinieur Wînkji k
Worde, sous le règne da Henri VI.
La Marchand dtVenise a éié altéré pour le théâtre de Liwiiii
Inn, en 1701, par un cerlain lord Lansdowne. Je ne meniioDH
que pour la nùirir eelie profanalion qui travestit Shylock eo pr-
Mnnage comique. L'œuvre du mstire, resliiuée enfia à h scia
dans sa pureté première, est aujourd'hui la plus populaire petl-
are de toutes ki comédies deSbakespeare.
[14) Le nom de S/(i/(or^- est dérivé, prétend-on, dunomasisï-
queSeta/of que portail un maronite du mont Liban, coniempo-
rain de Shakespeare, l'ne hypothèse ditTérenie en fait une cou-
traction du mol italien Scialacquo (prodigue). II eslcertain en loal
cas que ce nom n'était pas nouveau parmi les membres de b
tribu, ainsi que le prouve un almanach contenant les prophéli»
du juif Calcb Shilock pour l'an do gràco 1607 : « Qu'il soil
connu de toutes gens que, dans l'an 1607, lo inonde sera ei
grand danger, cor un savant juif, nommé Caleb Shiloce écrit
que, dans ladite année, le soleil sera couvert par le dragon dini
la mHtinûc, de cinq heures à neuf heures, et apparaîtra connu
Il feu, etc. » Cet almanach, daté de 1607, était la r
impre^srDO
d'une premiCrc édition, paruehien avant la fin du seizième siècle
et par conséquent antérieure au Marchand de Venise.
(15) Au lieu de : U lord Écossais, l'édition de 1623 dit: /'ai
n
NOTES. 401
tre seigneur. Le sarcasme contre la politique de l'Écossè, alliée
à la France contre TAngleterre, a été retranché du texte original,
évidemment après l'accession de Jacques I*' et par déférence
pour le fils de Marie Stuart.
(16) Au lieu de : je prieDieu^ le texte de 1623 dit :je souhaUe.
Altération exigée par le statut de Jacques I«% qui prohibait sur la
scène Tinvocation à Dieu. On voit, par ces minutieuses variations
du texte» que la censure des Stuarls était plus tyrannique même
que la censure des Tudors.
(17) Au lieu de : entre Luncelot GobbOf l'édition primitive dit :
entre le Clown seul. Lancelot est désigné par le nom de Cloum à
toutes ses entrées et sorties.
(18) La chiromancie, dont Lancelot parait être un adepte fer-
vent, place la ligne de vie au bas du pouce entre le mani de Véntu
et la ligne naturelle moyenne.
(19) Le chroniqueur Stowe indique ainsi l'origine de cette sin-
gulière appellation, Lundi noir : a Le quatrième jour d'avril
1360, au lendemain de Pâques, le roi Edouard campa avec son
armée devant la Cité de Paris par un si grand froid, que beau-
coup d'hommes moururent gelés sur leurs chevaux. Voilà pour-
quoi le lundi de Pâques a été surnommé le Lundi noir. »
(20) La pièce d'or à l'effigie de l'Ange était une monnaie cou-
rante au temps d'Elisabeth : elle s'appelait Àngel et était aussi
ancienne que la monarchie saxonne. î/antiquaire Verstegan pré-
tend que le root English^ qui désigne la race anglaise, est une
contraction du mot Angel-like^ semblable à un ange. Celte éty-
mologio prétendue expliquerait pourquoi les premiers princes
d'Angleterre avaient fait sculpter la figure d'un ange sur leur
plus belle monnaie.
(21) Ce vers:
DoDC prends ce qui t*esl Uû, prends ta livre do chair,
iQi LES DBDX GEHTILSHOHMBB DB VÉBOIlt, STC-
omi» dans l'édiliOD in-quarlo, a été rendu au texte pti Yth»
de 1633.
[22] Dix parrains de plus, c'est-à-dire les douze jaréj qiii.di
près la coutume soglaise, décidaient par leur verdict loaM ivt-
jamoBtion à mort. Shakespeare prèle ici à )a republiqot de Xt-
nise les (ormes de la procédure brJtaDnique.
[23] Lanceioi imite ici le son de la trompa par lequdtntw-
riers de la poste signalaient leur approche aa temps de Sbikfr
peare.
(24) La première édition connue de Comme U cotu plairas
celle de 1633. Celle pièce occupe le neuvième rang danslsaiil
des Comédies el y prend place entre le Marchand de YeniM di
Sauvage apprivoisée, de la page 16S à la page 185. — - Elle mit
ià ôlre originairement publtf-e du vivant de Sbakespeait*
même temps que Beaucoup rff bntU pmir rien et Henri V, wà
la publication en fut suspendue pour des raisons ignorées , un
que le prouve l'inscription suivante placée au commenc^ineolds
second volume des enregistrements au Slationers'HaU -.
i &aoat(3ans indication d'anofe]-
n Comme il t>ous plaira, un livre
» Bairi Cinq, un livre l à suspendre. »
iiD^ttie de Beaucoup de brait pour ritn J
La prohibition, levée pour Henri l'ot Beaucoup de. bruitpouf
rien dès l'année ICOO, ne parait pas l'avoir été pour Cammc iJ
vous plaira avant l'année 1623.
L'époque à laquelle Corinne il tous plaira a été représenté
pour la première fois, ne peut âire fixée qu'approximalivetaeaL
Celle comédie n'est pas meniionnée par Mcres dans le catalogue
des pièces de Shakespeare connues en 1598, et en outn? elle ciM
un vers du poérae do Marlowe, Hcro et Léandre, qui ne fut pu-
lilié que dans le cours dp la même année. L'extrait des registres
du Slalioners'Hall, antérieur évidemment à la Qq de l'anoé^
/>
I600i {wonTe, d'aaire part, qu'elle avait élé livrée au publie
avaDi celle époque. C'esl Jonc en 1599 ou au plus tard au com-
mencemeDl de l'année 1600. qu'a dû avoir lieu la première re-
présenlalion de celto raviîsanle pastorale.
Une tradition, devenue fameuse, attribue i Shakespeare la créa-
lion du ri^te d'Adam duns Corime U tous plaira. Le récit sur le-
quel repose celte traditiou a Mé recueilli sous le règne de Char-
les II de la bouche même du dernier frère survivant de Shakes-
peare, el voici en quels lermes le chroniqueur Oldys l'a résumé :
« Va des plus jeunes frères de Shakespeare qui vécut jusqu'à un
Sge avancé , après la restauration du roi Charles II, Gilbert avatl
conservé l'habitude de fr<fquenler les théâtres. I^s principaux ac-
teurs do l'époque, tout eu lui témoignant h plus gronde défé-
rent, tâchflieni de le faire parler sur le compte de son frère etiuî
demandaient avec une vivo curiorisité des détails, spécialomeol
sur le jeu dramatique de William. Hais déjà Gilbert était telle-
ment cassé par les années Dt avait la mémoire lellemeni affaiblie
par les infirmités, qu'il ne pouvait qu'éclaircir faiblement les
questions qui lui étaient soumise». Tout ce qu'on put obtenir de
lui était l'idée vague, indécise et presque oblitérée, qu'une fois
il avait vu son frère Will jouer, dans une de ses comédies, le
Tiih d'un vieillard décrépit : il portait la barbe longue et parais-
sait si faible, si accablé, si incapable de marcher, qu'il fallait
qu'une autre personne le portât jusqu'à une lable â laquelle il
s'asseyait parmi de nombreux convives, dont un chantait une
chanson. » Où reconnaît â celle description l'entrée d'Adam é la
scène X,
Comme il tout plaira a donné lieu à de nombreuses imita-
tioDS. La seule qui mérite de rester célèbre est une charmante va-
riation que M"" George Sandu fait jouer, en I8ô6, sur la scène du
Théâtre-Fran^iiiis.
(2 j) Shakespeare donne ici l'autorité do la poésie à une croyance
populaire, d'après laquelle la lèledu crapaud élait censée renfer-
mer une pierre précieuse, douée de prodigieuses vertus. Cette
croyance était d'ailleurs conlirmée \ipT plus d'un savant livre.
« 11 est hors de doulo, écrivait en 1569 le naturaliste Edward
I
4M
FcatOA, fill T a dui b tfle des
fiem appîiêie Boni os Sldon. Elle se
ma^i iau b iHe da cnfaod nifev a le
po«âocDe»ttt ci est on spédiiiQe
b pMne. » — JfcfmUa Hrrvies dr le
S c n T a beaMMp de grtee
R<Bsai!mi> : «3^ oibqoe soo
dJie, ei qvaDd Gêltt eoofinw ses
malîcKsse, cUe se anlredî! fllr ■f»ti plaltl qaa ds ta
som fii\ici SUIS dêéttse. » i<»asQa.
.•►•i
C* T«% ciiê î par b bersm Ptaêfcé, esteBprenléànpoi
de Markve, («bliê eA USS, Arro ef Léamdrt. Llimmîoa
c pi'.r-: eas«rili » esi aa lûodiaDl scavenir adressé par TaH
de Cjmsmt u vyta piaira à rasleor de Fmmsi, et jeom pi
I : mxi nïci Vigiy d&at J'ai neoolê aillears la fin tragique. '
f5 c Os a êleiê dtiis Qmpside vn tabemade en aail
fr?^ nrSKSâEaenl !cnl(4ê. socs kqoel c$i une «tnlur de Dk
en a^Urï . 3c«t les seins sas bîsseni jaillir de Fean»
b Taz.:sp. 1 âoipr'f Svrrfjf cfLmàm^ 1599.
K à I adresse des biographes f
racc^nuc: îi vie des fikîktsopb» de Tantiquilé tels que Diofè
LMfvv. r&iiastnld, LjLapias, etc., rapportaient comne (
e.iMB;?«s if b pfitf ^.ew^ M^nar les paroles et les actions
p!Qf is5inii&uiV$. > WiiBiiT05. — Un livre appelé les Dkk
ff éfs r^rriW ifsr P^^u^^vT^^fs, a^ait été pnblié par CaiU»
14TT. V. fu: *«7>iiii:t eu fnrxiis en argbis par lord Rirers.
c'est stC5 dxiif far ceVéd i(^r>::n que Shakespeare a en conu
saoce de cm fiiQiTY".è« philosophiques. » Stiktc!C5.
;30; € Le line anqnei il est bil id allnsàon est on trailé d
i U Fcm: tmpim. cte Xichd Léi?. U-18, SUS.
NOTES. 405
certain Vincentio Saviolo, intitulé : De Phonneur et des querella
honorables^ in-quarlo imprimé par Wolf en 1594. La première
partie de ce traité a pour titre : Disœurs fort nécessaire à tous
les gentilshommes qui ont souci de leur honneur^ touchant la fa-
çon de donner et de recevoir le démenti , d^où s* ensuivent le duel
ei le combat sous diverses formes et maints attires inconvénients^
faute d*avoir la vraie science de Vhonneur et la vraie intelligence
des termes qui sont ici expliqués, — Les titres des divers chapi-
tres sont comme il suit : — L Quelle est la raison pour laquelle
la Partie à laquelle est donné le Démenti^ doit devenir P Agresseur
eide la Nature des Démentis, — II. De la Méthode et delà Diver-
sité des Démentis, — III. Des Démentis certains [ou directs]. —
IV. Des Démentis conditionnels, — V. Du Démenti en général,
— VI. Du Démenti en particulier, — VU. Des Démentis pué-
rils. — VIII. Conclusion touchant la manière d'extorquer ou de
rétorquer le Démenti [ou la contradiction querelleuse]. — Au
chapitre des Démentis conditionnels ^ Tauteur, parlant de la parti-
cule Si^ dit : « Les démentis conditionnels sont ceux qui sont
donnés conditionnellement, par exemple, par un hommedisanlou
écrivant ces mots : Si tu as dit que j'ai fait affront à roilord, lu en
as menti ; Si lu le dis à l'avenir, tu en auras menti. Ces sortes de
démentis donnent souvent lieu à de vives discussions verbales qui
ne peuvent aboutir à aucune conclusion décisive, d Saviolo entend
par là que deux adversaires ne peuvent parvenir à se couper la
gorge tant qu'un Si les sépare. Voilà pourquoi Shakespeare fait
dire à Pierre de Touche : <c J'ai vu le cas où sept juges n'avaient
pu arranger une querelle ; les adversaires se rencontrant, l'un
d'eux eut tout bonnement l'idée d'un Si, comme par exemple :
9% vou» avex dit ceci^fai dit cela ; et alors ils se serrèrent la main
et jurèrent d'être frères. Votre si est l'unique juge de paix ; il y a
une grande vertu dans le si. » Caranza était un autre de ces au-
teurs qui faisaient autorité en matière de duel. Fleicher le ridi-
culise avec esprit au dernier acte de son Pèlerinage d amour. »
— Wàrburton .
fin dbs notes.
▼m. 20
APPENDICE.
U DIANE DE GEORGE DE HONTEMAYOR
Traduite d'espagnol en francaia» par M. Gomv.
1578.
RÉGIT DE FÉLISMÉNS.
[PrewUère partie^ livre second,]
Sachez que, comme j'étais en la maison de ma mère-*
grand', âgée déjà presque de dix-sept ans, un gentilhomme
devint amoureux de moi, qui ne demeurait pas si loin de
notre maison que, d'une terrasse qui était en la sienne, on
ne pût bien voir dans un jardin où Tété je soûlais aller pas-
ser le temps après souper. De là donc ce malgracieux
Félix ' ayant vu l'infortunée Félismène ^ (qui est le nom de
la pauvrette qui vous conte ses désaventures), il s'énamoura
de moi ou feignit être énamouré. Félix employa plusieurs
jours à me Caire entendre sa peine, et, comme ni pour ses
> Protée dans les Deux Gentilshommes de Vérone,
a Jolia.
11)8 U DU3E D£ MQJmMiTM
démoostratioos et passages, ni poar mosiques et toun
qui àoaf eûtes fois se disaient deirani ma porte^ je ne m
trais aucunement connaître qu'il UA épris de moo amo
il délibéra de m'écrire. Et pariant i une mienne sem
et l'avant gagnée aTec plusieurs présents, loi doooa i
lettre pour me faire tenir. Quant aux préambules que 1
sette ' ainsi s'appelait-elle} me fit avant que me U donii
les serments qu'elle me jura, les cauteleuses paroles qa'<
me dit afin que je ne me fichasse, ce fat chose mem
leuse. Mais pour tout cela, je ne laissai de loi mer pai
les yeux, disant :
— Si je ne me considérais qui je sois et ce qu'on po
rait dire, je t'assore que je marquerais si bien cette face
est si dépourvue de honte, qu'elle serait reconnue ei
toutes les autres. Mais pour la première ibis c'est assez,
garde-toi de la seconde.
Il me semble que je Tois maintenant comme cette ti
tresse de Rosette se sut si bien taire, dissimulant ce qu'î
sentait de mon courroux. Car tous l'eussiez Tue, 6 g!
tilles nymphes, feindre un petit ris, disant :
— Jésus ! madame, je ne tous l'ai donnée que pi
nous en moquer ensemble, et Dieu fisse, si janoais mon
tention fut de vous donner ennui, que j'en reçoire le p
grand que jamais fille de mère endura.
Et reprenant ma lettre, s'ôta de ma présence. Et c
passé, semblait qu'Amour allait excitant en moi un désir
voir la lettre, mais la honte me détournait de l'aller re(
^ mander à ma servante. Et ainsi je passai tout ce jour ji
qu'à la nuit en grande variété de pensement. Et quand F
sette entra pour me déshabiller, me voulant aller coucb<
Dieu sait si j'eusse désiré qu'elle m'eût représenté cette 1
tre, mais jamais ne m'en voulut parler, ni m*y faire penst
* Locetti.
Et moi, ponr voir si, lui allant au-devaiil, ou la meltaut en
chemin, je pourrais profiler de queUiuechose, je lui disainsi :
— Roselle. si le seigneur Félix, sans Cire plus avisé, se
met encore en avant de m'écrire?
Ktle me répondit tout froidement : — Madame, ce sont
choses que l'amour apporte arec soi, je vous supplie très-
liumblemcnl me piirdonner: carsi j'eusse pensd vous devoir
en cela ennuyer, je me fusse plulAt arraché les ^eui.
Dieu sait en quel état je demeurai de celte réponse, lou^
lefois je dissimulai, et me laissa toute celle nuit accompa-
gnée de mon désir. Et arrivant le matin, la prudente Ro-
sette enlra en ma chambre pour me donner mes vêtements
et laissa tomber après elle celle lellre en terre. Et comme je
la vois, je lui dis : — Qu'est-ce que cela qui est tombé?
Montre-moi, que je le voie. -—Ce n'est rJen, madame, dit*
elle. — Çà, çà, montre-moi, lui dis-je sans me fâcher, ou
dis-moi que c'esl. — Jésus ! madame, pourquoi le vouiez-
vousvoir? C'est la lettre d'hier. —Non, non, dis-je. Ce
n'est pas cela : inonlre-moi que je voie si tu ne me mens
point.
Je n'avais pas encore achevé ce mol, qu'elle me la mit
entre les mains, disant : — Dieu me fusse mal si c'esl autre
chose !
Et encore que je la connusse fort bien, si dis-je : — .as-
surément que ce n'est point elle, car je la connais : il n'y a
point de faute que c'est de quelqu'un de tes amoureux ; je
la veux lire, pour voir les fuites qu'il l'écrit.
£t l'ouvrant, je vis ce qu'elle disait... Ajant vu cette lel-
lre de dom Félii, je commençai à lui vouloir bien, et pour
mou grand mal le commenç«i-je. Et incoalinent deman-
dant pardon i Boselle de tout ce je lui avais dit, et lui re-
commandant le secret de mes amours, je retournai h lire
une autre fois celle letlrc, m'arrélant h chaque mol un peu :
puis prenant encre et papier, lui répondis... Je lui envoyai
L
410 LA DliNE DK MORTEMATOK.
cette lettre, ce que je ne devais faire, car elle fat depuis c
casioD de tout mon mal. Quelques jours te passèrent
demandes et réponses. Les tournois Tinrent k se reiKiitfel
les musiques de nuit n'ataient point de oesset et ainsi
passa un an entier.
Mon malheur voulut qu'au temps oîi nos amoura étaî
plus enflammées, son père en fut averti ; et celui qui loi
lui sut si bien agrandir l'affaire que, craignant qu'il se a
HAt avec moi» l'envoya i la cour de la grande princessa i
guste Césarine, disant qu'il n'était honnôte qu'un gen
homme jeune et de si noble race perdit sa jeunesse ei
maison de son père» où on ne pouvait apprendre que
vices dont l'oisiveté est maltresse. Il partit ai ennujé, t
sa tristesse Tempôcha de me pouvoir faire entendre son {
tement. Mais quand j'en fus avertie, je demeurai en tel<
que peut imaginer celle qui s'est autrefois vue autant s
prise d'amour que lors* à mon grand malheur, je l'él
Étant donc acheminée jusques au milieu de mon inforta
et parmi les angoisses que l'absence de dom Félix me :
sait sentir, et m'étant avis qu'aussitôt qu'il se trouve
dans cette cour, tant è cause des autres dames de {
grande qualité et beauté qu'à raison de l'absence, je
faudrais d'être oubliée, je résolus de m'aventurer à laîit
que jamais femme ne pensa, qui fut me vêtir en hi
d'homme et m'en aller à la cour pour voir celui en la
duquel était toute mon espérance.
Et à ce faire ne défaillit l'industrie, parce qu'avec l'i
d'une mienne grande amie qui m'acheta les vêtements <
je lui voulus commander et un cheval pour me porter,
sortis de mon pays et ensemble de ma bonne renommée
ainsi m'en allai droit à la cour. Je demeurai vingt joui
arriver, au bout desquels je m'en allai en une maisoi
plus éloignée do toute conversation que je pusse trouver
n'osais m'enquérir de lui à mon hôte, de crainte que 1'
APPENDICE. 411
casiondema venue ne fût découverte. En cette confusion,
je passai tout ce jour jusqu'à la nuit, chacune heure de la-
quelle me semblait un an. Et étant un peu plus de minuit,
l'hôte m'appela è la porte de ma chambre, me dit que si je
voulais avoir le plaisir d'une musique qui se faisait en la
rue, je me levasse incontinent, et me misse i la fenêtre : ce
que je fis aussitôt. Et me tenant coite , ayant mis la tête
dehors, j'ouïs un page de dom Félix qui avait nom Fabio,
disant à des autres qui allaient avec lui : Or^ messieurs^ il
est temps, maintenant que la dame est en la galerie sur le
jardin, prenant la fraîcheur de la nuit. Et n'eut pas plutôt
dit cela, qu'ils commencèrent à sonner trois cornets et une
saquebute ' avec si grande harmonie qu'il semblait que ce
fût une musique céleste... Après qu'ils eurent chanté, j'ouïs
toucher une lyre et une harpe, avec la voix du mien dom
Félix.
Nul ne pourrait imaginer le grand contentement que je
reçus de l'ouïr, car il me sembla l'ouïr en cet heureux
temps de nos amours. Mais aussitôt que cette imagination
vint i se changer en vérité, voyant que la musique se fai-
sait à une autre et non à moi, Dieu sait si je n'eusse pas
aimé mieux endurer la mort, et avec une angoisse qui me
rongeait l'âme, je demandai à mon hôte s'il savait point à
qui se faisait cette musique. 11 me répondit qu'il ne pou-
vait penser à qui c'était, parce qu'en ce quartier demeu-
raient plusieurs dames et bien excellentes. Et voyant qu'il
ne me rendait raison de ce que je demandais, je m'en re-
tournai ouïr dom Félix, lequel en cet instant commençait
au son d'une harpe à chanter ce sonnet :
Un temps fot que Tamonr met tristes ans perdait
En espoirs raios, menteon et par trop ioutiles,
> Saquêbute , espèce de trompette qu'on allonge ou raeoooreit à ?o«
looté, ressemblant au trombone.
4lf Là VUa K
1 1
\jt gat jMfL'a}AflaBiBCfu:
Ujt
i.
Li iDcsiqihe in: fiai dès fanbe do jour : je in*ef(
ôe vcoT H- mksL 3Ciil Fêln, maïs i'ohscarîlé de U nuit i
csipfcbï. E: v:T8Xk: qc'ils sa étaient aflës, je m'en m
Bai coDcb» . pifomn idûd malheur. El étant berne di
Ifvf?, jf fkirts de la mmsxm ei m'en aUu droit ma i^l«
Il princessiK oa i! me sesnitii qae je poorraîs mieox roi
qae je desirak tanu pnctiiosas: de là en avant me faire a|
ier Tft^ri: <;: cm me dnnaxiiaî: mon nom. Êtamt donc i
ve* t 1é prime iu çr&Dd n&lais. je ris ▼enir dom Faix,
îi»fir a:*rci:LriBfiit de ««niiears tons ikhement lélos d
livri^ de drep ccmiecr célesie, i bandes de i^loars ora
Le zTMù dctsi Féiix ponaii des rffcap<8ses de veloois b
ooTTSicees;, K îv^u&nies de icùle d'or tmx|niDe ; le pouf
ettn de satic Manr Sfirhiqoeté H cooven de cainneliUe c
e: DB «o.iet de ve.:*=rç 5e irfme cmlenr et brodetie, e
pecii nujyiaao de ««ic»ar( Doâr tHXMlè d*or et doublé de f
MC^fH emncDe. i cwe. u daçroe el la ceinture d'or,
U*vnDei; for* :»je!n îr:.j>îîe i^ec je cûrdon semé d'étoiles c
et au milieu ir (-barux>e us çros diamant : les plomes éta
d'aror, arancef» M:>taDcbef. «lions aes^êiemeots se toji
APPENDICE. 413
semés de gros boutODS de perles : et portait en son ool une
très-riche chaîne d*or avec les chaînes faites d'une nouvelle
iaçon. Il était monté sur un beau cheval rouge enhamaché
d'un riche harnais de couleur bleue et garni de belle bro*
deries d*or et d'argent.
Et comme dom Félix arrivant au château se fut mis i pied
et monta par un escalier qui allait à la chambre de la prin-
cesse, je m'approchai du lieu où étaient ses serviteurs, et
voyant entr'eux Fabio, lequel auparavant j'avais vu» je le
tirai à part, lui disant :
— Monsieur, qui est ce chevalier qui vient de descendre
ici de cheval? Car il m'est avis qu*il ressemble merveilleu-
sement à un autre que j'ai vu bien loin d'ici.
Fabio me répondit : — Êtes-vous si nouveau dans cette
cour que ne connaissez dom Félix , vu que ne sache cheva-
lier en icelle si connu que lui ?
" Je ne doute point de cela, lui dis-je, mais hier fut le
premier jour que j'arrivai en cette cour.
— Il n'y a donc de quoi vous reprendre, dit incontinent
Fabio. Partant sachez que ce chevalier s'appelle dom Félix
du pays de Vandalie et demeure en celte cour pour quelques
siennes affaires et de son père. Vous devez entendre qu'il est
ici serviteur d'une dame appelée Célia '. Et pour cela il porte
la livrée d'azur qui est couleur du ciel, et le blanc et orangé
qui sont les couleurs de la même dame.
Quand j'ouïs ceci vous pouvez penser quelle je devins ;
toutefois dissimulant le mieux qu'il me fut possible, je lui
répondis :
— A la vérité, cette dame lui est fort redevable, puisque
ne se contentant pas de porter ses couleurs , il veut encore
porter son nom propre pour livrée. Mais est-elle belle ?
— Oui pour certain , dit Fabio , combien qu'en notre
1 SilTia.
de rieo lerri. Lequel incoatinent me dei
moD nom , et de quel pays. A quoi je fi
dalie était mon pays, mon dodi Valerio
wnt je ne demeurais stoc personne.
— Aiasi doQG, dit*il, k ce compte i
d'uu pays, et encore pourrioDS-DOus Atn
son, si vous voulez, parce qoe dom Féli:
oomoiandé de lui chercher un page. Et p
envie deleservir.arriïez. Ki le boire, ni 1<
réaux par jour ne voua manqueront poio
— A la rérité, lui répondis-je, je n'av
me donner à personne; mais puisque la f
dans un temps où je n'ai rien à faire >
semble que le meilleur serait de demeurei
pour ce qu'il doit être 6 mon avis geatilt
et ami de ses serviteurs qu'autre de cette
FinaletnentFabio en parla à son melti
qu'il sortait et il commanda que je m'en
son b^is. Je m'y en allai ; et il me reçut
faisant le meilleur traitement du mond
dom Félix commença à me porter une
qu'il me découvrit toutes ses amours
avait été fort bien traité de sa dame at
AIRNDICK. 415
JQsqu'à ce qae les affiiires» pour lesquelles il était à la cour,
fussent achevées. — Et n'y a point de doute , me disait le
même Félii» que je le commençai seulement à cette inten-
tion qu'elle dit ; mais maintenant Dieu sait s'il y a chose
en ce monde que j'aime davantage.
Vous pouvez penser, 6 belles nymphes , ce que je sentis
oyant ceci» mais avec toute la dissimulation qui m'était
possible, je lui répondis : — Il vaudrait beaucoup mieux,
monsieur , que la dame se plaignit de vous à juste cause et
qu'il fût ainsi comme elle dit : car si cette autre que vous
serviez auparavant n'avait mérité que vous la missiez en
oubli, vous lui faites un très-grand tort.
Dom Félix me répondit : — L'amour que maintenant je
porte à ma Célia, ne me permet de le penser ainsi; mais au
contraire, il m'est avis que je me fis grand tort moi-môme,
mettant mes premières amours en autre endroit qu'en elle.
— De ces deux torts, lui répondis-je, je sais bien lequel
est le pire... 11 me semble que votre pensée ne se devrait
diviser en cette seconde passion, puisqu'elle est tant obligée
à la première.
Dom Félix me répondit en soupirant, et me donnant de la
main sur l'épaule :
— 0 Valerio , que tu es plein de discrétion et quel bon
conseil me donnes-tu, si je le pouvais prendre ! Allons-nous-
en dtner. Car incontinent après je veux que tu portes une
mienne lettre à madame Célia, et, la voyant, tu connaîtras si
elle mérite que, pour penser à elle, on oublie tout autre peh-
sement.
Après que nous eûmes dtné, dom Félix m'appela, et me
faisant grand cas de l'obligation que je lui avais pour m'avoir
fait part de son mal et mis le remède entre mes mains, me
pria que je lui portasse une lettre qu'il avait écrite. Et pre-
nant la lettre et m'informant de ce qu'il y avait è faire, m'en
allai à la maison de Célia , rêvant au triste état auquel mes
416
U DIANE DE UÛ.vrEMATOIt.
amours m'avaient ri-Juile, puisqu'il fallait que moî-ménieme
Bssâ la guerre, étanl conlraitite d'intercéder pour eho« n«
était si contraire à mon contentement. Et arrivant au lo^
de CéliH, et trouvant un sien page à la porte, je lui iemak
si je pourrais parler h sa maîtresse. El le page m'avsn'J'-
mandé qui j'étais , le dit à Célia , lui louant grandement m
beauté et disposition, el lui disant que dom Félix m'init
nouvellement pris en sa maison. Cëlia lui dît :
- Puisque dom Félix découvre ainsi tôt ses cogiialiuu
à un homme nouveau, il faut qu'il y ait quelque raison pour
ce faire. Dis-lui qu'il entre et que nous sachions ce qu'il
demande.
J'entrai incontinent au lieu où était la principale eDaenw
démon bien, et avec la révérence due je lui baisai les nuin
et lui mis en icelles la lettre de dom Félix. Célia la pnlU
jeta les yeax sur moi, de façon que je sentis l'altération qpi
ma vue lui avait causée , parce qu'elle demeura si hors de
soi qu'elle ne me répondit pour lors un seul mot. Maiiiu
peu après se retournant vers moi, me dit :
— Quelle aventure l'a nmenO on celte cour? Qui a lîil
dom Félis si heureux que de l'avoir pour serviteur?
— MaJamo. lui répoiulis-je, il ne peut être que l'aveo-
lure qui m'a amené en cette cour ne soit beaucoup meil-
leure que je n'eusse jamais pensé , puisqu'elle a été cause
que je visse si grande perfection et beauté, comme est celle
que je vois devant mes yeux. El si auparavant j'avais com-
passion lies soupirs de dom Félix, mon maître, niainlenanl
que j'ai vu la cause de son mal , la pilié que j'avais de lui
s'est du tout convertie en envie. Maïs s'il est ainsi, madame,
que mon arrivée vous soit agréable, je vous supplie que
votre réponse le soit semblablemenl.
- Il n'y a chose, me répondit Célia, que je ne veuille
faire pour toi, encore que j'élois bien déterminée de n'aimer
jamais un qui en a laissé une autre pour moi. Car c'est une
APrENDICK. 417
grande discrétion k une personne de pouvoir faire profit des
accidents d'autrui pour s'en prévaloir aux siens.
Et sur ce je lui répondis: - Ne croyez pas, madame, qu'il
y puisse avoir chose en ce monde pour laquelle doin Félix,
mon mallre, vous oublie jamais. Et s'il a oublié une eulre
dame h votre occasion , ne vous en émerveillez , car votre
beauté est telle, et celle de l'autre si petite qu'il n'y a de
quoi estimer que, pour l'avoir oubliée pour vous, il vous
puisse oublier pour une autre,
— Comment 1 dit Célia, as-tu connu Felismène, celle à qui
ton mallre était serviteur en son pays?
— Oui, madame, répondis-je, je l'ai connue, combien
que non tant qu'il eût été nécessaire pour empêcher si
grande infortune. Elle était voisine de la maison de mon
pure. Mais considéré voire grande beauté accompagnée de
tant de bonne grâce et discrétion, il n'y a raison d'accuser
dom Félix pour avoir mis en oubli ses premières amours.
A cela me répondit Célia joyeusement : ~ Tu as bîtnlAl
appris de ton mallre h savoir te moquer.
— A vous savoir bien dire, lui répondis-je, voudrais-je
pouvoir apprendre : caroù il y a si grande raison de dire ce
qui se dit, il n'y peut intervenir moquerie.
Célia commenta à me prier que je lui disse à bon escient
que c'était de Felismène.
A quoi je répondis: - Quant fi sa beauté, il y en a aucuns
qui l'estiment fort belle, mais Jamais ne me sembla telle,
parce qu'il y a longtemps qu'elle a faute de la principale
partie qui est plus requise pour l'élre.
— Quelle partie est-ce? demanda Célia.
— C'est, lui dis-je, le contentement, parce queoîi il n'est
point, il n'est possible qu'il y ait beauté accomplie.
— Tu as la plus grande raison du monde, dit-elle, mais
j'ai vu quelques dames auxquelles il sied si bien d'ôlre
tristes, et i autres d'être ennuyées , que c'est une chose
w
U DIAKE DK HOHTEMÀYOR.
étrange : de tuym que l'eanoi ot la Irîstesse las hnt {ib
belles qu'elles ne sont.
Lèfdessus je lui répondis : — En vérité bien est milbn-
reuse la beauté qui a pour gouverneur l'ennni od U tré-
lesse. Quant k moi, je me connais bien peu en telles fk^a,
mais quant K celles qui ont besoin d'iadustrie pour ptralUt
b^e8,jenelesti«ispourtelles,etn'}ra reisoQ deletiMM
au rang de celles qui le sont.
— Tuas grande raison, dilCëlia, et me semble bianlB
discrétion qu'il n'y aura chose en quoi tu ne l'aies.
- U me coûte bien cher, lui rdpondis-je, de l'aToirai
tant de choses. Mais je vous supplie, madame, faire répoo»
à la lettre que vous ai apportée, afin que dom Félix, m*
mahrc, l'ait aussi de recevoir ce contentement par mS'
mains.
— J'en suis contente, mo dit Célia. Mais avant je lat
que tu me dises ce que c'est de Pélismène en nutière df
discrétion : est-elle fort bien avisée?
Je lui répondis lors : - Jamais femme ne fut plus aviiéiy
car il y a longtemps que plusieurs infortunes l'avisent, nm
jamais elle ne s'avise; que si elle s'avisait aussi bien comme
elle est avisée, elle ne serait avisée à être si contraire à soi-
même.
— Tu parles si discriilemcnt en toutes choses, qu'il n'j
en a point, dit Célia, que je fisse plus volontiers que ée
t'ouïr continuellement.
- Au contraire, madame, mes paroles ne sont pas viande
pour un si subtil enlendement comme le vôtre.
- Je sais bien qu'il n'y aura chose que lu n'enlendes,
répondit Célia; mais afin que tu n'emploies aussi mal ton
temps à me louer, comme ton maître h me servir, je veui
lire la lettre et te dire ce que tu dois dire.
El la dépliant, commença à In lire, et l'ayant achevée me
dit : - Dis à ton maître que celui qui sait si bien dire
r\
APPENDICE. 419
ce qu'il endare» ne le doit sentir si bien comme il le dit.
Et s'approchant de moi me dit en Toix un petit plus
basse: - Et ce, plus pour Tamour de toi, Valërio, que
pour ce que je doite à aucune affection que j'aie à dom
Félix, afin que tu connaisses que c'est toi qui le fiiTorises.
Et lui baisant les mains, pour la faveur qu'elle me faisait,
m'en retournai vers dom Félix avec la réponse de laquelle
il ne reçut peu de plaisir. Chose qui à moi était une autre
mort; et disais sou ventes fois en moi-même (quand par fortune
je portais ou rapportais quelque message) : 0 infortunée que
tues, Félismène, qui, avec tes propres armes, te viens & tirer
l'âme du corps, venant à accumuler des faveurs pour celui
qui a fiait si peu de cas des tiennes ! Et ainsi je passais ma
vie en si grand tourment que, si la vue de dom Félix ne
m'y eût remédié, je ne pouvais daillir de la perdre. Plus de
deux mois durant , Célia me tint caché Tamour qu'elle me
portait, encore que non pas tant que je ne vinsse à m'en
apercevoir. Dont je ne reçus pas peu d'allégeance pour
le mal qui me poursuivait avec si grande importunité,
m'étant avis que ce serait cause suffisante & ce que dom
Félix ne fût aimé, qu'il lui pourrait advenir comme à plu-
sieurs qui à force de refus et de défaveur changèrent enfin
d'affection. Mais il n'en prit ainsi à dom Félix, parce que»
tant plus il entendait que sa dame le mettait en oubli, tant
plus les angoisses et les travaux le tourmentaient en son âme.
Un jour, ainsi que j'étais suppliant Célia, avec toute
l'instance qu'il m'était possible, qu'elle eût compassion
d'une si triste vie que dom Félix passait à son occasion, elle
avec les larmes aux yeux , accompagnées de profonds sou-
pirs, me répondit :
— Ah! infortunée que je suis, A Valério, qui commence
enfin à connaître combien je me trompe auprès de toi ! Je
n'avais encore pu croire jusqu'à présent que les laveurs que
tu me demandais avec si grande instance pour ton maître.
\
420 LA DUNE DE HOlfTKlIATOR.
fassent i autre fin que pour employer le temps, que tn (
dais i me le demander, è jouir de ma vue. Mais maintei
je vois bien que lu les demandes à bon escient et, puisqo
as si grande envie que je le traite bien , que sans douh
ne m'aimes aucunement. Oh ! combien tu me paies mi
bonne affection que je te porte, et ce que je délaisse i aii
pour toi ! Je prie à Dieu que le temps un jour me vengi
toi» puisque l'amour n'a été assez puissant h ce faire : ca
ne puis croire que la fortune me soit tant contraire qu'
ne te châtie une fois de ne l'avoir voulu connaître. Et dis l
mattre dom Félix que , s'il a envie de me voir jamais i
qu'il se garde de me voir. Et toi, traître ennemi de i
repos, ne te trouve plus devant le regard de ces miens j
travaillés, puisque leurs larmes n'ont eu assez de force ]
te donner à connaître de combien tu m'es redevable.
Et ce disant, s'en alla d'auprès de raoi avec si gn
abondance de larmes que les miennes ne furent suffisa
de la pouvoir retenir, parce qu'avec très-grande vitesse el
retira en une cbambrette, et serra la porte après soi de '
sorte que ni l'appeler ni la supplier, avec mes amoure
paroles, qu'il lui plût m'ouvrir et prendre de moi telle si
faction qu'il lui plairait, ni lui dire plusieurs autres cho
où je lui remontrais le peu de raison qu'elle avait eue d
fAcher, ne pul servir de rien pour la persuader qu'elle
voulût ouvrir la porte. Mais seulement me dit de là-ded
avec une étrange furie :
— Ingrat el discourtois Valérie, ne me cherche plus c
parle plus à moi, car il n'y a aucune satisfaction à si gn
discourtoisie et désamour; et ne veux autre remède au
que tu m'as fait, que la seule mort, laquelle je me donn
avec mes propres mains en satisfaction de celle que I
bien méritée de moi.
Et moi, voyant ceci , je m'en vins au logis de dom 1
avec plus grande tristesse que je ne pus pour lors dissimi
APPENDICB. 43t
Et je lui dis que je n'avais pu parler à Célia, pour certaine
Visitation à quoi elle était empêchée. Mais le lendemain au
matin nous sûmes et fut encore su de toute la cité que cette
nuit lui avait pris un évanouissement, avec lequel elle avait
rendu l'esprit, qui ne donna pas peu d'étonnement à toute
la cour. Aussitôt que dom Félix fut averti de sa mort, il
partit et s'évanouit la même nuit de la maison, sans qu'aucun
de ses serviteurs ni autre sût qu'il était devenu. Vous pouvez
penser là-dessus, gracieuses nymphes, ce que je devais endu-*
rer : que plût à Dieu que jà je fusse morte, et qu'une si
grande malencontre ne me fût point survenue ! car la for-
tune devait être bien lasse de celles que jusqu'alors elle
m'avait envoyées. Et voyant que toute la diligence que je
mettais à savoir nouvelles de dom Félix, ne servait de rieUt
je déterminai de me mettre en cet habillement , que vous
me voyez, avec lequel il y a plus de deux ans que je le vas
cherchant par plusieurs contrées, mais la fortune m'a tou-
jours empêchée de le trouver.
*
LES AVENTURES DE GIANETTO
Nouvelle extraite du PKCOiiO!«e de Ser Giovanni FioreiitÎDO
et traduite de Titalien en fhincais par F.-V. Hugo.
Il y avait à Florence, dans la maison des Scali, un mar-
chand qui avait nom Bindo« lequel avait été plusieurs fois
aux bouches du Tanaïs et à Alexandrie, et avait fait les autres
grands voyages entrepris généralement par les gens de com«*
> Celte Doavelle, écrite dans le courant du quatorzième siècle, fatini'-
primoe pour la première fois k Rlilan , en 1 568. Elle n*a ëté traduite en an-
glais qu'en 1755, et n*a été connue en France qa*en 1836, par la tra«
dnclion pudiquement tronquée de M. de Guénifey. La version que voici
est la seule complète qui ait 6acor« été fabUée d«M notre hnigie.
VIII. 27
49 IBi'
npoadit k pève. fi B*«st pv decni
ic^ fias de fais qs'à toi. ctaa
a MOB BBBVf 3BHWIIW M|BM» ■ amm pas WDKv
m rmmyu pris de hL El je pas te
fi i cA k ffai ikke aaftead fâ soit iMnni les ckréti
EkaoK îevcn qv, es qM jesBsi BOft. ta dcsàl
1b reBfen» oeoe ktire : A à ta SB ii conipoitv, la dei
— MoQ poe, cKt le fils, je sois prépare à frire ce
Scr qsci k p^ hà àsmoM a bmêlictioo, et moonil
ifc»: ttisfcktesoijBaèfeBtkphtgiaiida doolnr.ct
a;«è!s. k» ôecx liDS loaDdèrœt Gîuetlo et lui diieol
— Fme» i eit Ima mi qae aoiie père a fût eoa I
t ei aoas a iaMitafi ses léaaUiis» et B*a Ml d
ta a*CB s ptf »■» noire hèn i
«s cette karr, prUcaer ane pert é§de à k Bâm
rhmtueentîer.
— Mes CrèrRS» ffffiqn Gkiiello. je toos reods p
pow nitre offre, oim qoaot à moi, moa inienlioo eH cT
APPENDICE. 4t3
chercher fortune ailleurs; j'j suis fermement dMoidëi jomê^
sez donc en toute bénédiction de rhéritage qoi foot ett
assigné.
Sur ce, ses frères, foyant sa détermination, loi donnèrent
im cheval et de l'argent pour les dépenses du voyage. Gia-
aetk) prit congé d'eux et s'en alla & Venise, et arriva an
oomptoir de messire Ànsaldo S et lui donna la lettre que
aon père lui avait donnée avant de mourir. Lors messire
Ansaldo, lisant cette lettre, apprit que le porteur était le fils
de son très-cher Bindo, et dès qu'il l'eut lue, il l'embrassa
aussitôt, disant : c Qu'il soit bienvenu, le fils que j'ai tant
désiré ! d Et aussitôt il demanda des nouvelles de Bindo ;
Gianetto lui répondit qu'il était mort. Sur quoi meeaire
Ansaldo, fondant en larmes, l'embrassa, le baisa et dit:
c Je suis désolé de la mort de Bindo , ayant gagné par son
aide la plus grande partie de ce que j'ai; mais si grande
est Tallégresse où je suis de te voir, qu'elle mitigé cette dou«
leur. » Il le fit mener à son comptoir et ordonna à ses {ac-
teurs, à ses commis , à ses écuyers et à tous ses serviteurs,
d'obéir à Gianetto et de le servir avant lui-même.
Et d'abord il lui confia la clef de son argent comptant et
lui dit : c Mon fils, dépense ce que tu voudras, habille-toi et
équipe-toi à ta guise, tiens table ouverte et liais-loi con^-
nattre ; c'est à toi que je laisse ce soin, et tu me seras d'autant
plus cher que tu seras plus estimé de tous*
C'est pourquoi Gianetto se mit à fréquenter les gentila-
hommes de Venise, à donner des fêtes et des dîners, à Caire
des largesses , à habiller richement ses gens et h acheter
de bons coursiers, et à jouter et à fréquenter les tournois,
comme un homme expert en ces exercices , magnanime et
courtois en toutes choses, et il se montrait honorable en cha-
que occasion, et toujours il rendait hommage à messire
> Anloaio.
424 LBS iV£5TCBIS OK GUnTTO.
Ansaldo plus que s*il «fait été eeot iois son père. El3i
hibOemeot se eomporter afec toales sortes de gens
quasi toute la popalation de Yenise loi Toalah da bk
vojaot si sage* si aBaUe* si eieessiTeoieot coortoî!
fiemmes et les hommes paraissaient niffoler de loi, et
sire Ansaldo ne jurait plus que par loi, tant loi plaisai
conduite et ses manières. H ne se donnait quasi pas ua
à Yenise que ledit Gianello n'y fût ioTÎtë, tant il élai
fu de chaque personne.
Or, il adTiot que deux de ses compagnons les plus
foolureot aller à Alexandrie afec deux navires char^
leurs mardiandises, coomie ils étaient habitués à le
chaque année; ils s*adrassèrent donc à Gianetto t
dirent:
— Tu devrais te donner le plaisir de naviguer afec i
pour Toir le monde éL surtout Damas et le pays d*aleii
— En bonne ioi , répondit Gianetto » j*irais bien f(
tiers, si mon père, messire Ansaldo , và'en donnait l'ai
sation.
— Nous ferons si bient dirent ceux-ci, qu'il te la
nera et sera content.
Et aussitôt ils allèrent à messire Ansaldo et lui dii
— Nous Tenons tous prier de vouloir bien autoriser
netto à Tenir avec nous oe printemps à Alexandrie, et i
fournir quelque navire ou embarcation pour qu'il voi
peu le monde.
. — J en suis charmé, si cela lui platt, dit messire Ans
' — Messire, répondirent-ils, il en est cbannë.
Messire Ansaldo fit donc aussitôt fréter pour lui un
gnifique nsTire, et ordonna qu'il fût chargé de marc
dises, garni debanderoUes et d'armes en aussi grande q
tilé qu'il était nécessaire. Aussitôt qu'il fut préparé, me
Ansaldo commanda au patron et à tous ceux qui étaiei
serricedu narirB* de fiure tout ce que Gianetto leur eonu
APPENDICB. 4CS
lierait et d'avoir pour lui tous égards : « Car, dit-il , je ne
l'envoie pas dans le but de spéculer, mais pour qu'il voie le
monde à son aise. » Et quand Gîanetlo fut pour s'embarquer.
Venise tout entière se pressa pour le voir, parce que depuis
longtemps il n'élsit sorti de Venise un navire aussi beau et
aussi bien équipé que celui-là. Et tout le monde était attristé
de son départ. 11 prit congé de messire .^nsaldo et de tous
SCS camarades; puis on mit à la mer, on hissa les voiles et
on prit le chemin d'Alexandrie en invoquant Dieu et la
bonne fortune.
Ces trois compagnons étant chacun sur un navire et
naviguant ensemble depuis plusieurs jours, il advint qu'un
matin, avant lo jour, ledit Gianetto aperrut un golfe avec un
porl magnifique et demanda au patron comme se nommait
ce port.
- Messire, répondit celui-ci. cet endroit appartient i une
noble veuve qui a fait la ruine de bien des seigneurs,
- Comment? dit Gianetto.
- Messire, répondit l'autre, cette dame est belle et gra-
cieuse, mais voici sa loi : Tout voyageur qui arrive doit
coucher avec elle, et, s'il réussit â la posséder, il doit la
prendre pour femme et devenir seigneur du port et de tout
le pays. Mais s'il ne réussit pas à la posséder, il perd tout
ce qu'il a.
Gianetto réfléchit un instant, et puis dit : <i Emploie
tous les moyens que tu pourras pour entrer dans ce port, »
- Messire, dit le patron, prenez garde à ce que vous
dites, car beaucoup de seigneurs sont entrés là qui en sont
partis ruinés.
- Ne l'embarrasse de rien, dit Gianelto. fais ce que je
te dis.
Ainsi fut fait; le navire vira de bord et entra dans le port
si rapidement, que les compagnons des deui autres na-
vires ne s'aperçurent de rien.
I
4SS LB iTESTom M «mmn.
Daas li niitiiiée, h noofrile m répand qtm m bcn
fin ëlail eotré au port, si bien que tout le monde d
foir: d immédîaleiDeDt eela fiit dit à k dame. Bk m
Gianello qui, incoodneot, se présenta à elle et k salua
grande rétërenee. Elle le prit par k main et loi deau
qui 0 était, d'oli il venait, et s'il savait TnangB dn f
Gianello répondit que om, et qu'il n'était pas venu ]
une antre cause. Élk lui dit : c Soyez donc eent ioi
bkofenu ; a et toute h journée elle hii rendit de gn
honneurs et fit inriter quantité de barons, de eomles i
ebefaliers qui étaient ses vassan, pour qa'ik tinaaent c
pagnk à son bMe. Tous ces seigneurs forent channés
manières de GtanetlOt de ses kçons aisées, aflables et {
Tenantes; ehaeun était ravi de lui, et toot k joor fl n*]
que danses» chansons et fêtes pour l'arnoor de Gianeik
chacun se f At tenu pour sstishit de l'avoir pour seign
Or, k soir étant venu, k dame k prit par k maia
mena à sa chambre et lui dit : c — L'heure me seo
venue d'aller au lit. — Madame, Je suk à toos, i^
Gknetto. a Et aussitôt arrivèrent deux damoiseOes, ï
avec du vin» l'autre avec des confitures. « Je sais que^
devez avoir soif, dit k dame, buvez donc. » Gknetto
des confitures et but de ce vin , lequel était préparé i
faire dormir ; mais lui, qui n'en savait rien et qui k tim
agréable, en but une demi-tasse, se déshabilla et alla
poser. Et dès qu'il fut au lit, il s'endormit. La dami
coucha à son c6\é. Il ne se réveilk que k lendemain nu
passé la troisième heure. La dame se leva dès qu'il fit
et fit commencer i décharger le navire, qu'on trouva c
de grandes richesses et de bcmnes marchandises. Oi
troisième heure étant passée, les caméristes de k d
allèrent au lit de Gianetto, le firent lever et loi diren
* Porlia.
APPENDICE. 4!7
8*6D âlldp k la grâce de Dieu, parce qu*!! amit perdu mm
navire et toat ce qa*il arait : ce dont il fut tout penaud,
Tojant qu'il avait échoué. La dame lui fit donner un dieval
et de l'argent pour ses dépenses de voyage. Il partit triste et
accablé, et se dirigea vers Venise.
Quand il y fut arrivé» la honte l'empôcha de rentrer chez
lui ; et il s'en alla de nuit à la maison d'un sien compa-
gnon, qui s'écria tout émerveillé : Gianetto ici ! qu'est-ce à
dire? — Mon navire, répondit-il, a touché sur un écueQ
pendant la nuit et s'est brisé ; tout a été détruit ; l'équipage
a été jeté de côté et d'autre ; je me suis accroché à un mor-
ceau de bois qui m'a jeté à la côte ; et ainsi je m'en suis
revenu par terre, et me voici.
Gianetto resta plusieurs jours dans la maison de cet ami,
lequel alla un matin visiter messire Ansaldo et le trouva
fort mélancolique.
— J'ai si grand 'peur, dit messire Ansaldo, que mon fils
ne soit mort ou que la mer ne lui ait fait mal, que je ne
saurais me trouver bien nulle part, tant est grand l'amour
que je lui porte.
— Je puis vous donner de ses nouvelles, dit le jeune
homme ; il a fait naufrage , tout est perdu, lui seul a échappé,
— Loué soit Dieu ! dit messire Ansaldo, s'il a échappé,
je suis satisfait; quant aux richesses qu'il a perdues, je ne
m'en soucie pas. Où est-il?
— Il est chez moi, répondit le jeune homme.
Et aussitôt messire Ansaldo se leva et voulut aller le voir.
Et, dès qu'il le vit, il courut vite l'embrasser et dit :
« Mon (ils, il n'est nul besoin d'être confus devant moi,
car c'est chose fort ordinaire que des navires se perdent à
la mer; ainsi, mon fils, ne te tourmente pas ; puisque tu
n'as point de mal, je suis content. » Et il le mena chez lui
sans cesser de le consoler.
La nouvelle se répandit par toute la ville de Venise, et
f
4-2S LES AYENTIRES DE GIANETTO.
UD chacun était affligé du malheur qu'avait eu Gianetto.i
il advint que, peu de tomps après, ses compagnon:
vûjage revinrent, tous enrichis, d'Alexandrie ; dès leur a
véc, ils s'iuformùrent de (iiauelto, et toute l'histoire leur
dite: c'est pourquoi ils counirent vite l'embrasser et
dirent :
- Comment t*es-tu sépare de nous et où donc es4u a
Nous n'avons pu avoir de tes nouvelles, bien que d
ajons rebroussé clicmin toute la journée ; nous n'avon:
l'apercevoir ni savoir où tu étais allé, et nous avons eu
de douleur que, pendant loulo la traversée, nous nai
pu nous réjouir, croyant que tu étais mort.
Gianetto répondit : - Il s'est élevé, dans un bras dei
un vent contraire, qui a chassé le navire tout droit co
1 I un écueil qui était près do te rre , de telle sorte qu'à grandf
• ■ je me suis t^chappé, et tout a été perdu.
Telle fut l'excuse que leur donna Gianetto pour ne
*• découvrir sa faute. Et ils se livrèrent à la joie renierc
i Dieu de l'avoir sauvé, et lui dirent : « Au printemps]
chain , avec la grAce de Dieu , nous regagnerons ce
tu as perdu cette fois: en attendant, passons le te
gaiement et sans mélancolie. » Et dès lors , ils passé
le temps joyeusement comme ils avaient coutume di
foire.
Mais pourtant Gianetto ne faisait que penser aux mo^
de retourner auprès de cette dame, rénéchissant et se
sant h lui-mémo : « A coup sur, il faut que je l'aie i
femme ou j'en mourrai; )> et rien ne pouvait le distra
C'est pourquoi nios>ire Ansaido lui dit plusieui-s fois : v<
te fais pas de chagrin, car il nous reste assez de fort
pour pouvoir fort bien vivre. » (iianetto répondit : a Mon
«flDri je ne serai content que quand j'aurai fait une
é foi» ce voyage. » Aussi, voyant sa volonté bien
Ansaldo n*hésitaplus, au moment venu.
àPPBNDICK. 429
fiMirnir ud second navire plus richement chargé que le
premier, et à mettre dans ce chargement la majeure partie
de ce qu'il avait au monde ; ses compagnons, ayant fourni
leurs navires de ce qui était nécessaire, mirent à la mer, fi*
lent voile et naviguèrent de conserve avec Gianetto. Après
plusieurs jours de traversée, Gianetto concentra toute son
attention à retrouver le port de sa dame, qui s'appelait le
Port de la dame de Belmonte. Une nuit, étant arrivé à la
bouche de ce port, lequel était dans une rade, Gianetto le
reconnut aussitôt , fit virer de bord et y pénétra si vite
que ses compagnons, qui étaient sur les autres navires, ne
8*en aperçurent pas plus que la première fois.
La dame de Belmonte , s' étant levée le matin et ayant
regardé en bas dans le port, vit flotter le pavillon de ce na«
Tire, et. Tayaut aussitôt reconnu , appela une sienne ca«
mériste et lui dit: Reconnais*tu ce pavillon?
— Madame, répondit la camériste, il semble que c*est le
navire du jeune homme qui est venu, il y a un an, et qui
nous a laissé une si riche cargaison.
— Certainement, tu dis vrai, dit la dame : et, bien sûr, il
faut qu'il soit énamouré de moi, car je n'ai jamais vu per*
sonne venir ici plus d'une fois.
— Jamais, dit la camériste, je n'ai vu un homme plus
courtois ni plus gracieux que lui.
La dame lui dépécha nombre de pages et d'écuyers qui le
Tisitèrent en grand gala. Il leur fit l'accueil le plus aimable,
et se rendit avec eux au château de la dame. Dès qu'elle le
rit, elle l'embrassa avec joie et allégresse, et il l'embrassa
avec grande révérence. Tout le jour se pas^ en fêtes et en
r^ouissances. La châtelaine fit inviter nombre de barons et
de dames qui vinrent à la cour faire fête i Gianetto. Pres-
que tous les barons lui témoignaient de la sympathie et au-
raient voulu l'avoir pour seigneur à cause de son affabilité
fi de sa courtoisie ; et presque toutes les dames étaient éna-
430 LES AYENTURin M GlimETTO.
mourées délai ; et voyant a?eo quelle mesareil eondoisa
danse et quelle élégance avaient tous ses dehors, ehacan
maginait qu'il était le fils de quelque grand seigneur,
voyant que l'heure de dormir était venue, la dame de !
monte prit Gianetto par la main et lui dit : c Allons n
reposer. » Us allèrent dans la chambre, et dôs qn'ils Au
assis, voici venir deux damoiselles avec le vin et les ec
tures. Ils burent et mangèrent, puis s'en allèrent an U
à peine furent-ils au lit que Gianetto s'endormit, la d
étant déshabillée et couchée à côté de lui. Bref, il ne
veilla pas de toute la nuit. Et quand le matin fut veni
dame se leva, et sur-le-champ ordonna de foire dédia
le navire. Après la troisième heure, Gianetto se rêve
chercha la dame et ne la trouva pas ; s'étant mis sur
séant, il vit qu'il était grand jour ; alors il se leva et (
mença à avoir grand'honte. On lui donna un cheval c
l'argent pour ses dépenses, en lui disant : c Va ton
min ; d et, pris de vergogne, il partit sur-le-champ tris
mélancolique.
Il ne s'arrêta pas qu'il ne fût à Venise ; arrivé là, i
rendit de nuit à la maison du môme ami qui , dès i
l'aperçut, s*ccria avec la plus vive surprise : « Mon D
que signifie ceci ?
— Jo suis perdu, répondit Gianetto. Maudite soit la
tune qui m'a fait venir en co pays !
— Certes, tu peux bien la maudire, lui dit Tami, ci
as ruiné mcssire Ansaldo qui était le plus grand et le
riche marchand de la chrétienté : et ta honte doit être
grande que le mal dont tu es cause.
Gianetto se tint caché plusieurs jours chez son ami
sachant que faire ni que dire, il fut sur le point de s'ei
tourner à Florence sans dire un mot à messire Ansa
enfin pourtant, il se décida h aller le trouver. Dès que i
sire Ansaldo le vit, il se leva, et, courant Tembrasserj
AFFENDIGE. 431
dît : ce Soit le bienyeon, mon flit ! » Et Giinetto l'embratM
en pleurant. Après avoir entendu son récit , ineesîre An«
saido dit : c Qu'à cela ne tienne» Gianetto i Ne te donne
point de mélancolie ; puisque tu m'es renda» je suis con-
tent. Il nous reste encore assez pour pouvoir vivre douce-
ment. La mer fait la fortune des uns et la ruine des au«
très. 1» La nouvelle de ces événements se répandit par
toute la ville de Venise, et chacun plaignait fort messire
Ansaldo du malheur qu'il avait eu. Il fallut que messire
Ansaldo vendit la plus grande partie de ce qu'il possédait
pour payer les créanciers qui lui avaient fourni les mar-
chandises. Les compagnons d'Ansaldo revinrent tous ri-
ches d'Aleiandrie ; on leur conta, dès leur arrivée à Venise,
comment Gianetto était revenu et avait tout perdu. Ce dont
ils s'émerveillèrent, disant que c'était la chose la plus éton-
nante qu'ils eussent jamais vue. Us allèrent trouver messire
Ansaldo et Gianetto, et, leur ayant fait fête, dirent : c Mes-
sire Ansaldo, ne tous tourmentez pas ; nous avons l'inten-
tion de foire l'année prochaine nn nouveau voyage à votre
bénéBce ; car c'est nous qui avons causé votre ruine en in-
duisant Gianetto à nous accompagner dans notre première
expédition ; ainsi ne craignez rien, et tant que nous aurons
du bien, usez-en comme du vôtre. » Messire Ansaldo leur
rendit grâce, en disant qu'ils avaient encore de quoi subsis-
ter. Cependant, soir et matin, Gianetto restait absorbé dans
ses réHexions et ne pouvait se réjouir. Messire Ansaldo lui
demanda ce qu'il avait.
— Je ne serai content, répondit-il, que quand j'aurai
rattrapé ce que j'ai perdu.
^ Mon fils, dit messire Ansaldo/je ne veux plus que tu
me quittes : vivons ici paisiblement avec le peu que nous
avons ; cela vaut mieux pour toi que d'entreprendre un nou-
veau voyage.
— Je suis résolu, répliqua Gianetto, à faire tout mon
432 US àVBHTOBBS M OAHITTO.
le pour sortir d'ane situation où je ne puis rester si
la plus grande honte.
C'est pourquoi t voyant sa volonté fermenient arrétëet m
sire Ansaido se disposa à vendre tout ce qu'il avait au moi
pour fournir à Gianetto un nouveau navire ; il vendit à
ce qu'il lui restait sans rien garder et ranplit le navire
la plus belle cargaison. Comme il lui manquait dix m
ducats, il alla trouver un juif * à Mestre et les lui emprui
sous cette condition que, s'il ne les avait pas rendus l
Saint- Jean du mois de juin prochain, ce juif pourrait
enlever une livre de chair de quelque endroit du corps
lui conviendrait. Messire Ansaido y consentit. Le juii
dresser un acte authentique, par devant témoins, dam
forme et avec la solennité nécessaires, et compta les
mille ducats.
Avec cet argent, messire Ansaido se procura tout ce
manquait encore au navire. Si les deux premiers char
ments avaient été beaux, celui-ci était encore plus rich<
plus abondant. De leur côté, les compagnons de Gian<
frétèrent leurs deux navires avec cette intention que toui
qu'ils gagneraient serait pour leur ami. Quand le \
ment du départ fut venu, messire Ansaido dit à Gianel
« Mon fils , tu pars et tu vois par quelle obligation je !
lié. Je ne te demande qu'une grâce : s'il t'arrive malhe
veuille revenir vite auprès de moi, afin que je puisse te \
avant de mourir, et je serai content. » Gianetto lui répom
« Messire Ansaido, je ferai tout ce que je croirai vous i
agréable. » Messire Ansaido lui donna sa bénédiction.
voyageurs prirent congé et se mirent en route. Pendan
traversée, les deux compagnons de Gianetto ne cessai
d'observer son navire et Gianetto n'avait d'autre préoccu
tion que d'aborder au port de Belmonte. Il s'entendit i
1 Shylock.
IPPRNDICE.
433
UQ de ses pilotes, si bien qu'une nuit le uâvire (ut amené
dans le port de celte dame. Au lever du jour, ses compa-
gnons, regardantaulDur d'eux et ne voyant nulle part le na*
vire de (tianelto, se dirent : « Certainement il y a un mau-
vais sort jeté sur celui-ci; » et ils prirent le parti de pour-
suivre leur route, tout tSmerveillds de ce qui s'était passé.
Le navire étant arrivé au port, tous accoururent du châ-
teau, apprenant que Gianotto était revenu et s'en étonnant
fort, a Ce doit être, tlisaient-ils. le lils de quelque grand
personnage, puisqu'il peut venir ainsi tous les ans avec tant
de niarcliandisos et de si beaut navires : plût h Dieu qu'il
fAt notre seigneur I » Il reçut la visite de tous les grands,
barons et chevaliers de ce pays. On alla dire d la dame que
Gianetto était de retour. Aussitôt elle se mit à la fenéire du
palais, et vit ce magnifique navire, et reconnut le pavillon,
et faisant le signe de la croii, elle s'écria ; « Voilà certaine-
ment un fait extraordinaire : c'est le même homme qui a
déjà laissé tant do richesses duns le pays ; » et elle l'envoya
chercher. Gianetto alla à elle. Ils s'embrassèrent avec effu-
sion, se saluèrent et se firent do grandes révérences. Toute
la journée se passa dans les fêtes et dans l'allégresse. Il y
eut en l'honneur de Gianetto un beau tournoi où Joutèrent
toute la journée nombre de barons et de chevaliers. Gia-
netto voulut y prendre part et fit merveilles de sa personne,
tant il se tenait bien sous les armes et à cheval ; et sa bonne
mine plaisait tellement à tous les barons que chacun le dé-
sirait pour seigneur. Or, il advint qu'au soir, le moment
étant venu d'aller se reposer, la dame prit Gianetto par la
main et lui dit : a Allons nous reposer. » Quand il fut à
l'entrée de la chambre, une chambrière de la dame qui por^
lait un vif intérêt à Gianetio, se pencha à son oreille et lui
dit bien doucement : a Faites semblont de boire, mais ne
buvez rien ce soir. j> Gianetto, ayant bien romprîs ces paro-
les, entra dans ta chambre. La dame lui dit : a Je sais que
434 LIS iYElTUUS K OilinO.
¥0115 derez tToir grand'soîf, et ansâ je Teox que lom
nn afaDl que d*aller a« lit. » El aiHMifll deux dooid
qui reuemblaieDt à dau aoges , vimeiil ^^'*"*"^ dliabit
arec le fin el les coofitoieSt et loi oAivent à boîrt : c
poarrait refuser, voyant deaxdamoiselks stbeBet? » s'é
GianelU). La dame ne pot s'empèdier de rire. GianMo
k tasae et, feignant de boira, lersa le tout dama mm u
la dame, croyant qo'ilafaitbo, aediaaiten elleHiiènw : «
noos amèneras un aotre oarire, car, pour celai-ei, ta
perda. » Gianetio» s'étant mis an lit, se sentait tout gail
et tout dispos, et troofait que la dame se Caisait attei
mille ans. « Cette fois je Tai attrapée, se disail*il : au
de l'iTTogne qu'elle attend, elle trouTeie le teremier. :
pour que la dame se dépêchât de Tenir ma lit» fl eommen
frire semblant de ronfler et de dormir. Sur qooi la di
dit : « C'est bien ; » et, s'étant déshabillëe, se mit as
près de Gianetto. Dès qu'elle fut entrée sons la cooTerti
celui-ci, sans perdre de temps, se tourna Terselle et lui
«a Tombrassant : « Voilé donc ce que j'ai tant désiré, s
ce, il lui donna la paix du saint mariage, et loole la nuîi
restèrent dans les bras l'un de l'autre. De quoi la dama
plus que contente; et, s'étant lerée le matin avant le je
elle fit mander tous les barons et chcTaliers et les princip
citoTens, et leur dit : « Gianetto est Totre seigneur, pH
raz-vous donc à lui faire fête. » Aussitôt par toute la coni
éclatèrent les acclamations : « Vire le seigneur 1 vive le
gneuri d Les cloches et les instruments sonnèrent con
pour une fête ; des courriers furent envoyés k une fook
barons et de comtes qui étaient loin du château, pour I
dire : « Venez toir Totre seigneur ! » Et alors comme
une grande et magniflque fête. Et quand Gianetio sortit d(
chambre, il fut fait chetalier et placé surun tr6ne. On lui
en main le sceptre, et on le proclama seigneur avee gr
triomphe et grande gloire. Et dès que tous les baron
APPENDICE. 485
toutes les daines furent arrives i la cour, il épousa la souie-
raine au milieu de fêtes et de réjouissances qu'il serait im^
possible de dire et d'imaginer. Tous les barons et seigneurs
du pays vinrent à la fôte en grand gala. Ce n'étaient que jou-
tes, pas d'armes, danses, chansons et musiques, divertisse-
ments de toutes sortes. Messire Giànetto , magnifique en
tout, se mit à distribuer des étoffes de.soie et autres riches
choses qu'il avait apportées : exerçant virilement le pouvoir,
il fit craindre son autorité et rendre justice à toute espèce
de gens. Et ainsi il vivait en fête et en allégresse, sans s'in-
quiéter ni se souvenir de ce pauvre messire Ansaido qui
restait engagé envers le juif pour dix mille ducats.
Or, un jour que messire Giànetto était à la fenêtre du pa-
lais avec sa dame, il vit passer sur la place une procession
d'hommes qui, un ciergeallumé à la main, allaient faire une
offrande, c Que veut dire ceci, dit messire Giànetto? —
C'est, répondit la dame, une procession d'artisans qui vont
faire une offrande à l'église de Saint-Jean, parce que c'est
aujourd'hui sa fête. » Messire Giànetto se souvint alors de
messire Ànsaldo : il se retira de la fenêtre, poussa un grand
soupir, changea de visage, et se promena de long en large
dans la salle, absorbé dans ses réflexions. La dame lui de-
manda ce qu'il avait. Messire Giànetto répondit : « Je n'ai
rien. » Sur quoi la dame se mit à Texaminer, en disant :
« Certainement vous avez quelque chose que vous ne voulez
pas dire. » Et tant elle insista que messire Giànetto lui
eonta comment messire Ansaido s'était engagé pour dix
mille ducats et que le terme était échu, a J'ai la plus
grande frayeur, ajouta-t-il, que mon père ne meure pour
moi; car s'il ne rembourse pas la somme aujourd'hui, il
doit perdre une livre de sa chair. t> La dame lui répondit :
c Messire, montez sur-le-champ à cheval et prenez la route
de terre ; vous arriverez par là plus vite que par mer ; em-
menés telle escorte que vous voudrez, emportez cent mile
436 LIS ATBSTCBES DB GtARITO.
ducats et ne vous arrêtez que quand woas seras 1 Tenisc
et si Toire ami n'est pas mort, faites en sorte de ranm
ici. » Aussitôt Gianetto fit sonner la trompette^ monta i ch
val avec vingt compagnons, prit œ qn'il loi frUail d*arge
et se mit en route pour Yenise.
Or il advinlque» le terme fixé étant écho^ le joif fit appi
hender messire Ânsaido et voulut lui enleirer da corps m
livre de chair. Messire Ànsaldo le pria de voiiloir bien i
tarder sa mort de quelques jours» afin que, si son Giane
revenait, il pût au moins le voir. Le joif répondit : c
consens au délai que vous voulez, mais cfoand il arriva
cent fois, je suis décidé à vous enlever one livre de du
conformément à nos conventions. »
Ansaldo répondit qu'il était résigné.
Venise entière parlait de cet événement ; on diaeon
était affligé, et plusieurs marchands se réunirent afin
payer la somme. Le Juif ne voulut jamais Tacoepter, déci
qu'il était à commettre cet homicide, pour pouroir dire qi
avait fait mourir le premier marchand de la chrétienté. Oi
advint qu aussitôt après le prompt départ de messire G
netto, sa dame le suivit, d^isée en juge et accompigi
de deux familiers. Arrivé à Venise, messire Gianetto <
droit chez le Juif, embrassa avec grande allégresse mesi
Ansaldo , et dit au Juif qu'il était prêt à lui donner Targ
et tout ce qu'il voudrait en sus. Le Juif répondit qu'il
voulait pas d'argent, puisqu'on ne l'avait pas payé à tem
mais qu'il voulait la livre de chair. La question fut viven
débattue, et tout le monde donnait tort au Juif. Mais consi
rantque Venise était une terre de droitetquele Juif avait
droit établi en bonne forme, on n'osait lui faire oppositioi
on se bornait à le prier. Tous les marchands de Venise i
rent ainsi supplier le Juif, qui se montrait plus dur que
mais. Messire Gianetto voulut lui donner vingt mille du
qui furent refusés ; il en offrit trente mille , pois qoan
AITKNDICE.
437
mille, puis cinquaule mille, et coHn cent mille ducats,
a Inutile! rlit le Juif, quand tu m'olTrirais plus de ducats
que n'en vnut celle cité, je ue les prendrais pas; je veux
exécuter dos conventions écrites. »
Pendant qu'avait lieu ce débat, voici venir à Venise la
dame de Belmonle vêtue à la mnniiïre d'un juge. Elle des-
cendit â une auberge , et aussitflt l'aubergiste demanda h un
de ses domestiques : « Quel est ce genlilliomme? » Le do-
mestique, quë la dame avait instruit de ce qu'il devait ré-
pondre à cette question, répliqua : a C'est un gentilhomme
ès-lois qui vient d'étudier à Bologne et qui retourne elles
lui. n L'aubergiste, en entendant cela , lui rendit de grands
honneurs. Ltantà Inble, le juge dit à l'aubergiste: x Com-
ment 50 régit votre cité? »
— MessJre , répondit l'hâte , la loi est ici trop sévère.
— Comment cela, dillcjuge'?
— Comment? repartit l'hOic. Je vais vous le dire. Il était
venu de Florence un jeune homme ayant nom Ginnetlo,
qui s'était établi chez un sien parent, ayant nom messire
Ansaldo ; il s'était montré si gracieux et si aiïabie que tous
les hommes et toutes les dames du pays s'étaient énamourés
d» lui: Et jamais nouveau-venu dans cette cité n'a été estimé
autant que l'était celui-ci. Or, cet Aosaldo lui fournit, pour
trois expéditions successives, trois navires magniûquement
chargés ; mais les deux premières ne réussirent pas, el pour
équiper la troisième, messire Ansaldo emprunta dix mille
ducats d'un juif à cette condition, que s'il ne les avait pas
rendus à la Saint-Jean au mois de juin suivant, ledit Juif
pourriiit lui enlever une livre de chair de quelque endroit
du corps qu'il voudrait. Aujourd'hui ce jeuiie homme, que
Dieu bénisse! est de retour, et en remboursement des dix
mille ducats, il a voulu en donner cent mille ; mais ce fourbe
de Juif ne veut pas ; tous les bonshommes de ce pays ont eu
beau le supplier, il ne veut céder en rien.
«m» que ci» bDoiumiiie ae m^vre
«ncvpvs . 41 aoss «i» tous les hoames de ce pcj>s.
Sfxr ^aiji le ]iK ft pfodHDcr ut hm par toaie h i
trée . poctuit <pie qinnwqœ «u ms ^aesliaB 1^
ps9oa*int. vint le trouver. XcsgireGîflaeCtoappntdoeti
àaiCi«Hi an jage ée lofaçie qui rr -giliair
lioas. Cert poarqooi mesaie Giaieito dit
«jase.
— AUoiis, reçomfit fe Mf : mab adfî^uM qae poi
je n'en tiendrai i ce qm? dit le bilkc
Es 5e n^Qiiirefit en preâeiii!e da jamt et In fifoilla i
reœe d'osage. Le jotie recoamit measâre GisBeHo,
Giaoettû ce reGOfmci pas le jage cpû s'était transipi
râace ta moyen de eertaîaes lierbes. Messira Giasetto
Juif dirent cfaaeao lear aSure ci npligaérat daîrem
qaestioii ta joae* qai prit le bîUet^ te kit et ifil aa Jni
— fenteods qae ta pcenocscesccBl mille doeats d
ta ééiiffes ce braie hûCBBie qui te sera i|aflMÎ5 ob%é.
— Je n'en feni riea. répondit le JoiL
— C'est pcarttnt, «lit le joee, ce que ta peux bh
mieux.
Mais le Juif ne ^onlot pas celer. Alors ils se rend
d'acdird ta tribunal établi pour des cas pareils : et notre
prit ia parole pour mesâire Ansaido et dit : Failas aira«
partie adverse. Et, le Juif s' étant aTancé :
— ALoQS, s'écria- t-ii, coope une lirre de la chair d
homme oà ta Toodras, et exerce ton droit.
Sur ce, le Juif le fit de:>habiller tout na et prit en mai
rasoir qu'il a^ait fait faire tout exprès. Et messîre Gia
se tooma Ters le jajre, et loi dit :
— Messîre, ce n'est pas de cela que je nMa avais
APPENDICE. 439
— Sois tranquille, répondit le juge, il n'a pas encore
coupé la livre de chair.
Le Juif se mit en devoir d'opérer.
— Prends bien garde & ce que tu fais, dit le juge; car si
tu enlèves plus ou moins qu'une livre, je te ferai enlever la
tète. Et je te dis en outre que, si tu verses une seule goutte
de sang, je te ferai mourir. Car ton billet ne fait pas men-
tion d'effusion de sang ; au contraire, il dit expressément
que tu devras lui ôter une livre de chair, ni plus ni moins.
Et partant , si tu es sage, fais ce que tu croiras pour le
mieux.
Et, sur-le-champ, il fit mander l'exécuteur, apporter le
billot et la hache, et dit :
— Si je vois une goutte de sang , je te fais aussitôt tran-
cher la tète.
Le Juif commença à avoir peur et messire Gianetto à se
rassurer. Enfin, après de longs débats, le Juif dit :
— Messire juge, vous en savez plus long que moi : faites-
moi compter les cent mille ducats et je suis content.
— Non, dit le juge, coupe-lui une livre de chair, comme
l'indique ton billet; je ne te donnerai pas un denier, tu as
refusé l'argent quand je voulais te le faire compter.
Le Juif réduisit sa demande à nonante, puis à quatre-
vingt mille ducats ; mais le juge se montra de plus en plus
ferme dans son refus. Alors messire Gianetto dit au juge :
— Donnez-lui ce qu'il veut , pourvu qu'il nous rende
Ansaldo.
— Je te dis de me laisser faire, lui répondit le juge.
— Donnez-moi au moins cinquante mille ducats , fit le
Juif.
— Non, repartit le juge, je ne te donnerai pas le plus
chétif denier.
— Au moins, riposta le Juif, rendez-moi mes dix mille
ducatSi et maudits soient l'air el la terre !
440 LES AVENTURES DE GIÂNBTTO.
— Est-ce que tu n'entends pas, dit le juge? Je ne
rien te donner ; si tu veux lui couper la chair, eh 1
coupe-la-lui; sinon, je ferai protester et annuler ton b
Tous ceux qui étaient présents étaient en grandis
allégresse, et chacun, narguant le Juif, disait : « Te
attrapé qui croit attraper autrui. » Sur quoi, le Juif tc
qu'il ne pouvait faire ce qu'il avait voulu, prit son bille
de rage, le déchira. Ainsi fut délivré messire Ansaldi
Gianetto le ramena chez lui en' grande pompe ; et pr
ment, il prit les cent mille ducats, et il alla h la dem
du juge, et il le trouva dans sa chambre qui se prépai
partir. Alors messire Gianetto lui dit :
— Messire, vous m'avez rendu le plus grand servici
j'aie jamais reçu; en conséquence je veux que vous en
tiez chez vous ces ducats : vous les avez bien gagnés.
~ Cher médire Gianetto, répondit le juge, je vou
mercie beaucoup, mais je n'en ai pas besoin. Remp
cette somme avec vous, que votre femme ne dise paî
vous êtes un mauvais ménager.
— Ma foi, dit messire Gianetto, elle est si magnanin
affable et si bonne que, quand j'en dépenserais quatre
autant, elle serait contente ; elle voulait même que ,
portasse avec moi une plus forte somme.
— Et quels sont, repartit le juge, vos sentiments à \\
de votre femme ?
— Il n'est pas de créature au monde, répliqua Giai
à qui je veuille plus de bien. Elle est si sage et si bell(
la nature n'aurait pu la mieux douer. Et si vous voule
faire la grâce de venir la voir, vous serez émerveille
honneurs qu'elle vous rendra, et vous verrez si ce qi
vous dis est exagéré.
— Je ne puis aller avec vous, répondit le juge, parce
j'ai autre chose à faire, mais puisque vous la dites si bo
quand vous la verrez, saluez-la de ma part.
— Je n'y manquerai pas, dit messire Gîanetto, mais je
veux que vous emportiez ces ducats.
Tandis qu'il disait ces paroles, le juge, lui TOj'ant SD
doigt un anneau, lui dit :
— Je veux cet anneau et ne veui pas d'argent.
— J'y consens, répondit messire Gianetto, maïs je vous
le donne h regret, parce que c'est ma femme qui me l'a
donné. Elle m'a dit de le porter toujours pour l'amour
d'elle, et, si elle no me le voit plus, elle croira que je l'ai
donné a quelque femme ; el ainsi elle se fûcliera contre moi
cl croira que je suis énamouré d'une autre, moi qui lui suis
plus atlnchë qu'à moi-même.
— 11 me parait certain, dit le juge, qu'elle se fiern è
votre parole, puisqu'elle vous veut tant de bien : vous lui
direz que vous me l'avez donné. Mais peut-être voulez-vous
le donner ici h quelque ancienne maltresse.
— Telle est l'affeciion, telle esl la foi que je lui porte,
répondit messire Gianetto, que je ne la changerais pour
aucune femme au monde, tant elle est accomplie en toute
chose.
Sur ce, il tira l'anneau do son doigt et le donna au juge.
Puis ils s'embrassèrent et se firent la révérence.
— Faites-moi une grâce, dit le juge.
— Demandez, riposta messire Ansaldo.
— Eh bien, dit te juge, ne restez pas ici, et allez bien
vite retrouver votre femme.
— 11 me semble, dit messire Gîanetto, qu'il y a cent
mille ans que je ne l'ai vue.
Alors ils se séparèrent. Le juge s'embarqua et partit à la
grâce de Dieu. De son câté, messire Gîanetto donna des
dtners et des soupers, distribua des chevaux et de l'argent
à ses amis ; et, après avoir festoyé el It-nu table ouverte pen-
dant plusieurs jours, il prit congé de tous les Vénitiens el
emmena avec lui messire Ansaldo. Beaucoup de ses anciens
442 LES ÂYENTDRES DB 6IA1IBTT0.
camarades s'en allèrent avec lui ; et presque tous les homi
et toutes les femmes pleurèrent d'attendrissement à son <
part, tant il avait été affable pour tout le aïonde durant i
séjour à Venise. Enfin il partit et retourna à Belmonte.
Sa femme était arrivée déjà depuis plusieurs jours. 1
feignit d'avoir été prendre les bains ; et, ayant repris
vêtements de femme , elle fit faire de grands préparât
couvrir toutes les rues de tapis , et équipa plusieurs ce
pagnies d'hommes d'armes. Et quand messires Gianett
Ansaldo arrivèrent, tous les barons et toute la cour allèi
à leur rencontre en criant : Vive le seigneur ! vive le
gneur! Dès qu'ils eurent mis pied à terre, la dame de 1
monte courut embrasser messire Ansaldo et prit un aii
peu fAcbé avec messire Gianetto, qu'elle aimait pour
mieux qu'elle-même. Il y eut de grandes fêtes, animées
des joutes, des tournois, des danses et des chants, a
quelles prirent part barons, dames et damoiselles.
Messire Gianetto voyant que sa femme ne lui faisait
aussi bon visage qu'à l'ordinaire, se retira dans sa cbami
l'appela et lui dit : Qu'as-tu donc? et il voulut l'embras
— Tu n'as pas besoin, dit la dame, de me faire toutes
caresses , car je sais bien que tu as retrouvé tes anciec
maîtresses à Venise.
Messire Gianetto de s'excuser.
— Où est l'anneau que je t'ai donné? dit la dame.
— Ce que j'avais prévu m'arrive, répondit messire (
netlo; j'avais bien dit que tu penserais mal de moi. Mai
te jure, par la foi que je garde à Dieu et à toi, que j'ai do
cet anneau au juge qui ma fait gagner le procès.
— Eh bien, dit la dame, je te jure, par la foi que je gi
à Dieu et à toi, que lu l'as donné à une femme, et je le
bien, et ne jure pas le contraire, par pudeur!
— Je prie Dieu de m'enlever de ce monde, reprit t
sire Gianetto, si je ne dis pas vrai!... J'avais bien i
APPENDICE 443
venu le juge de tout cela, quand il m'a den^ndé Tanneau.
— Tu aurais aussi bien fait, dit la dame, de m'envoyer
inessire Apsaldo, et de rester là*bas à te goberger avec teç
maîtresses, car j'apprends qu elles ont toutes pleuré quand
tu es parti.
Messire Gianetto commença à verser des larmes, et, en
proie aux plus vives tribulations, reprit : —Tu fais un article
de foi de ce qui n*est pas vrai, de ce qui ne peut l'être.
La dame, voyant ces larmes, qui étaient pour son cœur
autant de coups de couteau, courut aussitôt l'embrasser et
partit d'un grand éclat de rire. Elle lui montra Fanneau, lui
répéta ce qu'il avait dit au juge, lui conta comment ce juge,
c'était elle-même, et de quelle manière elle avait obtenu la
bague. Messire Gianetto témoigna la plus grande surprise
du monde, et, reconnaissant que c'était vrai, reprit sa gaieté.
Étant sorti de sa chambre, il raconta la chose aux barons Qt
à ses amis, et l'amour ne fit que s'en accroître entre les
deux époux. Ensuite messire Gianetto manda la chambrière
qui, un soir, lui avait insinué de ne rien boire, et la donna
pour femme à messire Ansaldo. Et tous passèrent en allé-
gresse et en fêtes le reste de leur longue existence.
•H-
ROSAUNDE.
Tri(SOR LÉGïJt PAR ECPHUBS ET TROUfli APRÈS SA MORT A SiLIXEDRA.
Rapporta, des Canaries par Thomas Lodge, GE?rrnjiOMVE *.
Traduit de l'anglais en français par F.-V. Hcco.
Près de la cité de Bordeaux vivait un chevalier de très-
honorable maison, que la fortune avait gratifié de maintes
faveurs, et la nature, honoré de nombre de qualités exquises.
> Dans ane dédicace adressée à Lord Uansdon, lord chambellan de la
reine Éiisabetb, Tautear dit avoir composé ce roman pendant UD voyage
m ROSALINDE.
Il était si sage qu'il pénétrait aussi Join que Nestordusk
prorondeurs du gouvernement civil, et, ce qui rendaili
sagesse plus gracieuse, il avait ce salem ingemi « H*
agréable éloquence qui étaient tant admirés dans Ulf».
Sa valeur n'était pas moindre que son esprit, etlecoopi
sa lance était aussi puissant qu'était persuasive la dDaint
de su langue; car il avait été élu pour son coursgele|m-
cipal chevalier de Malte. Ce hardi chevalier, nonrafin
Jehan de Bordeaux, ayant, dans le printemps dcsajeaoesst.
combattu maintes fois contre les Turcs, finit par vieillir: js
cheveux prirent une nunoce argentine, et la carte de ses in-
nées fut dessinée sur son front par les lignes de ses ridcj.
ire Jehfin, ajant trois fils de sa femme Lynida, ror^Ufili
saviepasséo.etvoysntque la mon allait le forcer ilesquiils.
songea à leur faire un legs qui leur prouvât sa tendrons
accrût leur affection fulure. Ajant fait appeler ces jeow
gentilshommes, en présence des chevaliers de Malle ses cofi-
pagnons, il résolut de leur laisser un mémorial de sa sollici-
tude paternelle en leur rappelant les devoirs de l'amour (n-
lernel. Donc, ayant la mort dans ses traits pour les attendrir
qu'il fit snt Teri^eires eL aoi Caniiriet. k l'époque oii il écrÎTiil, l'i*-
glelerre élait eocore dan» loate U Terveur île son entliousistCDC r'^'
ri'up/iHfls lie I.illj, ca cher de l'école précieuse donl j'ai longntoifBl
]inrlii ilnns riiitroduction nu «iiiéme volume. Voilà {iauri|ii(ii Ih^nn
l.odge cml nssurer le succès de sa Irgende en Ja préseatanl cooiiM
□ lie sorte d'appendice à une lEUïre universellemenl vantée. Il eilMf-
loin que In Husalinde obtiiil morneDl'niument une vogue con>idér3:<>.
s'il en fauL eo ji^ger pnr \e tliiTrâ des rùitnpressïous qui en fnrcnl ii'i-
bliéei pendant plus <le cinqu.mli; ans ; mais il en eerlnin .-iiissi qu'c:.,
serait ni)jaurd*liiti compli'lemeiit oubliée, tî Shakfpcare ne l'aïaii ud-
morlalisée dans un cher-d'œiivrc. Du resie, la nuDvelte. éJi:ée pour li
preniièru fois en Iti^l, snus le nom île Lodge, n'est pas nut; crvitwn
originiile du poiile qui l'a signée : elle n'est que le dtveloppt-mynl d'une
vieille linllflde, inlilntée le Conte de Gamelyn, et altribAéei quelqu*
obsi;ur cooleroporflin de Cluucer.
I
APPnOIGR.
445
et les larmes dans ses yeux pour peinJre In profondeur de
ses émolioris, il prit son fils einii par la uisin el commençA
aÏDsi :
— Ornes fils, vous voypitiueledestinalorminé la période
de mon existence. Je me rends au tombeau qui délivre de
tous soucis, et je vous laisse Ji cl> monde qui multiplie les
chagrins. Cons^quemm<>nt, tout en vous laissant quelques
bions éphf5miircs pour combattre la pauvreté, je veux vous
léguer d'iiifaillibles [.réceptes qui vous conduiront h la vertu.
Donc, d'nbord k toi, Saladin ', l'atné et par conséquent le
principal pilier de ma maison, je donne quatorze champs
labourables, avec tous mes manoirs et ma plus riohe vais-
selle. Ensuite, h Fernandin* je 16gue douze champs labou-
rables. Mais, â Rosader', le plusjeuno.je donne mon cheval,
mon armure et ma lance, avec seize champs labourables;
car si les sentiments intimes peuvent être révélés par les
reflets extorieurs, Rosnder vous surpassera tous en généro-
sité et en honneur. Ainsi, mes fils, j'ai partagé entre vous la
substance de mes richesses ; et, si vous étiez aussi prodigues
à les dépenser que j'ai été économe h les acquérir, vos amis
s'affligeraient de vous voir plus eilrnvagants que je n'ai été
généreui, et vos ennemis souriraient de voir vos eicts naître
de ma chute. Que mon honneur soit donc le sablier de vos
actes, et le renom de mes vltIus l'éloile polaire qui dirige le
cours de votre pèlerinage.. Dans ma mort voyez et remar-
quez, mr;s fils, la folie de l'homme qui, fait de poussière,
essaie, avec Briarée, d'escalader le ciel, et, près de mourir à
toute minute, espère toujours un siècle de bonheur. Voyant
donc la fragilité humaine, tâchez que votre existence soit
vertueuse, afm que votre mort soil couverte d'une admi-
rable gloire : ainsi vous sommerez la renommée d'être
■ Olivier, dans Comm» il vum plaira.
* iacijuei des Dai«,
* OflauJu.
M douleur dans oes lonibres vêtements
la bjèae qai, quand elle se lamente, e
fide, Saladio cachait bous ces âémoostn
cœur pleia de satiBlacUon. Après un i
prit h considérer le testament de son pèi
avait bit i son jeune frère an plus beau
que Rosaderavaitété le favori de son pi
teuaat sous sa surveitlBuce; que, comi
□'avaient pas encore atteint leur majori
étant leur tuteur, siaon les frustrer dt
moins dévaster si bien leurs patrimoines
en fussent considérablement amoindri
jeune , se dit-il , tiens-le dès à présent
permets pas de te faire échec, car
Nimia tuniliariui conteiBpUun pi
a Qu'il sache peu, il ne sera pas capable
éteins ses esprits sous la bassesse de sa i
qu'il soit gentilhomme par nature, faç4
ut fais de lui un paysan par l'éducation,
comme un esclave, et tu régneras en se
toutes les possessions de ton frère. Quan
APPENDICE.
«7
s'il a de la science, c'est assez ; qu'il renonce au reste! »
Dans cette humeur, Saladin fit ilo son frèro Hosader son
valet de pied pendant deux ou trois ans, le maintenant dans
une sujétion aussi serviie que s'il avait é\é le fils de quel-
que vassal de campagne. Le jeune ^enliihonime supporta
tout avec patience, Jusqu'K ce qu'un jour, se promenant
seul dans le jardin, il rédéchil qu'il était le fils de Jehan de
Bordeaux, chevalier renommé par ses nombreuses victoires,
et gentilhomme fameux pour ses vertus, et que, contraire-
ment au testament de son père, il était frustré de ses biens,
traité comme un valet et relégué dans une si ténébreuse
servitude qu'il ne pourrait jamais s'élever à d'honorables
exploits. Comme il ruminait ainsi mélancoliquement, Sala-
din arriva avec ses gens, et vojanl que son frère, absorbé
dans ses sombres réflexions, avait oublié la révérence d'u-
sage, il voulut l'arracher k sa râverie : v Manant, dil-il,
votre cœur est-il en détresse, ou diriei-vous une palenôlre
pour l'âme de votre père? Allons, mon dtner est-il prêt?
— Tu me demandes tes ragoûts, répliqua Saludin en dé-
tournant la tËte et en froni,'aut le sourcil? Demande-les à
quelqu'un de tes paysans, qui sont faits pour un pareil of-
fice. Je suis ton égal par la nature, sinon par la naissance;
et, quoique tu aies plus do caries que moi dans la main, j'ai
dans la mienne autant d'atouts, tine question! Pourquoi
as-tu abattu mes bois, dépouillé mes manoirs, et fait main-
basse sur tout le mobilier que m'avait donné moo père?
Je t'en préviens, Saladin, réponds-moi en frère ou je t6
truilerai un ennemi.
— Ç'i, drdie, repartit Saladin en souriant de la présomp-
tion de Hosader, je vois que l'arbrisseau, qui doit devenir
ronce, a de bonne heure des épines; est-ce mon regard
bienveillant qui vous a appris fi être si arrogant? Je puis
promptcmenl remédier h ce mal, et je ploierai l'arbrisseau
tandis qu'il n'est encore qu'une baguette. Vous, mes amis.
délennioltîaii, eonfia son salut i ses I
dus DD gicnîer qui wlioigDaît le jardin
sonaH ngoureasaneDt. Saladîn. «raigni
frère, loi ma : — Rossder, oe t'empor
Ion frère, ton aloè, et, si j'ai eu des tort
prêt i les réparer. Ne venge pas ta colëi
tu souillerais la Tert.u du TÎeux sire Jehai
ce qui te mécooteDle et tu obtiendras sal
Ces paroles apaisèrent )a cdère de I
d'une douce et affable nature), si bien
arme, et, sur sa foi de gentilbomme, t
qu'il ne lui porterait aucun préjudice.
descendit, et, après de courts pourparle
rent et se réconcilièrent, Saladin ayant pi
restitution de toutes ses terres et toutes I
ressources permettaient i Taniour fratem
Sur ces cnlrefailes, il arriva que Th
France ', avait désigné un jour de joût
afin d'occuper les principaux de son peuj
qu'étant oisife, ils n'appliquassent leur pi
plus sérieuses et ne se souvinssent de leu
Un champion devait se mesurer contre toi
un Normand *, un homme de haute statut
At>rENDICi:. 4îg
saires. Saludio, prenant l'occasion aux cheveui, s'enleodit
secrètement avec ce Normand, et, par l'eppâl de riches ré-
compenses, lui fit jurer que, si Rosader lui lombaîl sous la r
grilTe, il ne reviendrait jamais chercher querelle b Saladia
pour ses possessions. Le Normand, désireux de lucre, accepta
les écus de Saladin en s'engageant à exécuter le stratagème.
Le champion une fois lié par serment h sa criminelle dé-
termination, Saladin alla trouver ie jeune Rosader et se mit
à lui parler de ce tournoi et de ces joules, lui rappelant qus
le roi serait U, et les principaux pairs de France, et toutes
les belles damoîselles de la contrée : « Ah ! frère, lui dit-il,
pour l'honneur de sire Jehan de Bordeaux , pour illustrer
cette maison qui a toujours eu des hommes accomplis dans
la chevalerie, montre ta résolution d'être intrépide. Cadet
par les années, tu es l'atno par la valeur. Prends la lance
de mon père, son épée et son cheval, cours au tournoi,
et romps vaillamment une lance, ou dispute au Normand It
palme du l'adresse. »
Les paroles de Saladio étaient autant de coups d'éperon h
un cheval ardent; car à peine les eut-il prononcées que Ro-
sader le serra dans ses bras, prenant celle offre en si bonne
part qu'il promit de faire tout au monde pour lui témoigner
sa reconnaissance.
Le lendemain était le jour du tournoi, el Rosader était si
désireux de montrer ses sentimcnis héroïques qu'il passa
la nuit presque sans dormir ; mais aussitôt que Phébus eut
replié les rideaux de la nuit, il se leva, el. ajant pris congé
de son frère, chevaucha vers le lieu désigné, chaque mille
lui faisant l'effet de dix lieues jusqu'à ce qu'il fût arrivé.
Mais laissons-le h son impatience et venons au roi de
France Thorismond. Celui-ci, aj'anl banni par la force Gé-
rismond, le roi légitime ', qui vivait dans la forfit des Ar-
II duc, dans Commt il voiu plaira.
i
450 ROSALiNDK.
dennes comme un homme hors la loi, cherchait à ooeope
les Français par toutes les distractions qui pouvaient le
amuser. Entre autres plaisirs , il avait imaginé ce tourne
solennel où il devait se rendre accompagné des doute paii
de France ; et voulant charmer les spectateurs par la vu
des objets les plus rares et les plus éclatants, il avait dési
gnë, pour assister à la fête, sa propre fille Alinda ', aioi
que la blonde Rosalinde, fille de Gérismond, et toutes k
damoiselles fameuses en France pour la beauté de leoi
traits. Tous vantaient les admirables richesses que la n^
ture avait entassées sur le visage de Rosalinde. Les gria
semblaient livrer bataille sur ses joues et lutter à qui rem
bellirait le plus par ses dons. La rougeur de la glorieai
Luna, alors qu'elle baisa le berger sur les hauteurs de La
mos, n'était pas d'une nuance aussi délicieuse que ce vei
millon que faisaient ressortir les couleurs argentines d
teint de Rosalinde. Ses yeux étaient comme ces lampes qi
illuminent la nappe somptueuse des cieux; ils rayonnaiei
la grAce et le dédain, aimables et pourtant timides, coma
si Vénus y avait concentré toutes ses tendresses et Diai
toute sa chasteté. Les boucles de sa chevelure» enroulé
dans une résille d'or, surpassaient autant Téclat scintilla
du métal que le soleil la plus humble étoile. Les tresses q
entourent le front d'Apollo n'étaient pas aussi splendides
la vue, car il semblait que, dans les cheveux de Rosalind
Amour se fût mis en embuscade pour surprendre le rega
assez arrogant pour oser contempler leur excellence *.
Rosalinde, assise près d'Alinda, assistait donc à ces jeu
et par sa présence excitait les cavaliers à rompre plus va
> Cétii.
3 Ce portrait» scmpnleaseneat traduit, oflrt aa lactanr 1# puiaii i
dële de celte phraséologie cuphaiste qae Shakespeare a ai admirablem
ridiculisée dans Peines d'amour perdues. Comme je Tai déjà dit, 1'
teur de cette nouvelle était an disciple fervent da poëte LUly.
APPENDICE. 451
lamment leur lance. Quand le tournoi eut cesse, la lutte
commença, et le Normand se présenta comme provocateur
contre tout venant. Un riche franc-tenancier de la campa-
gne arriva avec deux grands garçons qui étaient ses fils, de
bonne mine et d'extérieur agréable. L*atné, ayant plié le ge-
nou devant le roi, entra dans la lice et s*offrit au Normand
qui sur-le-champ l'accosta avec furie, le terrassa et le tua
sous le poids de sa corpulente personne. Ce que voyant, le
jeune frère, altéré de vengeance, bondit immédiatement
sur la place et assaillit le Normand avec une telle valeur
qu'au premier choc il le fit tomber h genoux. Mais le
Normand, revenu bientôt à lui-même, et fort d'une énergie
que doublait la crainte du déshonneur, se redressa contre
le jeune homme, et, le saisissant dans ses bras, le rejeta
contre terre si violemment qu'il lui rompit le cou et termina
ses jours comme ceux de son frère. A ce massacre inat-
tendu, le peuple murmura ; mais le vieux père releva les
corps de ses fils sans changer de visage ni donner aucun
signe extérieur de mécontentement.
Rosader, qui avait assisté à cette tragédie, sauta à bas de
son cheval, puis, s'asseyant sur la pelouse, commanda à son
page de lui tirer ses^ bottes, et s*équipa pour la lutte. Une fois
prêt, il frappa sur Tépaule du franc-tenancier en lui disant :
(c Attends un peu, brave homme, tu vas me voir tomber le
troisième dans cette tragédie ou venger la chute de tes fils
par un noble triomphe. » Le campagnard, voyant un si beau
gentilhomme lui apporter une si courtoise consolation, le
remercia cordialement et lui promit de prier pour son heu-
reux succès. Sur ce, Rosader sauta allègrement dans la lice,
et, jetant un regard sur la foule de dames qui brillaient là
comme autant d'étoiles, il aperçut Rosalinde dont l'admira-
ble beauté Téblouit au point que, s*oubliant lui-même, il
s'arrêta pour rassasier sa vue de ses traits. Celle-ci s'en apen-
çut et rougit, ce qui doubla l'éclat de ses charmes au point
45? APPENDICE.
que la pudique rougeur d'Aurora, à l'aspect împréTn i
Pbaéto, était loin d'être aussi splendide.
Le Normand, voyant ce jeune gentilhomme ainsi enchal
dans la contemplation des dames, le rappela à lui-même
lui frappant sur Tépaule. Rosaderse retourna d'un air irri
comme s'il avait été réveillé de quelque agréable rêve,
prouva à tous, par la fureur de sa physionomie, qu'il él
un homme d'une certaine hauteur de pensées : mais toi
remarquant sa jeunesse et la douceur de son visage, s'
fligeaient de voir un si beau jeune homme s'aventurer da
une action si infime ; mais, sentant que ce serait pour s
déshonneur qu*on le détournerait de cette entreprise, te
lui souhaitaient la palme de la victoire. Quand Rosader (
été rappelé à lui-même par le Normand, il raccosta d'uo
terrible choc que tous deux tombèrent à terre et furent fi
ces, par la violence de la chute, de reprendre haleine. Di
rant cet intervalle, le Normand se rappela qu'il avait afiai
à celui dont Saladin lui avait demandé la mort; et, dans cet
pensée, il raidissait ses membres et tendait tous ses musc!
afin de gagner Tor qui lui avait été si libéralement promi
De son côté, Rosader fixait ses yeux sur Rosalinde qui, po
l'encourager d'une faveur, lui lança un tendre regard, cap
ble de rendre héroïque Thomme lepluslAchc. Cette œilla
enflamma Tardeur passionnée de Rosader, si bien que,
retournant vers le Normand, il courut sur lui et Taborda (
un violent choc. Le Normand le reçut vaillammment; et
acharné fut le combat qu'il était difficile de Juger de qi
côté la fortune se montrerait prodigue. Enfin Rosader se i
leva et terrassa le Normand, en tombant sur sa poitrine d'
poids si écrasant que le Normand céda à la nature son
et à Rosader la victoire.
I^ mort de ce champion, tout en donnant au vieux cam]
gnard la satisfaction d'être vengé, provoqua l'admiration
roi et de tous les pairs, étonnes que de si jeunes années et
453
si beaux dehors fussent altiës h ua si vaillant courage. Mais
quand on sut que c'était le plus Jeune fils de sire Jehan de
Bordeaux, le roi se leva de son trâne et l'embrassa, et les
jiairs l'accablèrent de prévenances et de courtoisies. Tandis
qu'il recevait ces félicitalions, les dames le favorisaient de
leurs regards, spécialement Kosalinde, que la beauté et
la valeur de Rosader avaient déjà touchée : mais elle consi-
dérait l'amour comme un hochet, comma une passion mo-
iiientance qui s'allumait d'un regard el s'éteignait d'un clin
d'œil, et aussi ne craignait-elle pas de jouer avec la flamme;
et, pour faire savoir à Rosader qu'elle l'avait en gré, elle
détacha un bijou de son cou el l'envoya par un page au
jeune gentilhomme. Le prix que Vonus donna à Paris fut
loin de plaire au Troyen autant que ce joyau à Rosader. No
pouvant la remercier par un cadeau pareil et voulant lui
révéler ses sentiments autrement que par des rogards, il se
retira dans une lente, prit une plume cl du papier, et écri-
vit un beau sonnet qu'il lui envoya. Rosalinde rougit en le
lisant, mais elle était charmée de savoir que l'Amour lui
avait attaché un si tendre serviteur.
Rosader , accompagné d'une troupe de gentilshommes
qui désiraient être ses familiers, s'en revint chez son frère
Saladin. Celui-ci se promenait devant sa porte pour savoir
plus vite le ïort de son radct, s'assurant de sa mort et se
préparant i célébrer ses ruoérailles (vec une feinte douleur.
Tandis qu'il était dans ces réflexions, il leva les yeux et
aperijut Rosader qui revenait avpc une couronne sur la tète,
accompagné d'une bande de joyeux compagnons : il rentra
furieux et ferma la porte. Rosader, qui avait vu cela et ne
s'attendait pas à une réception si désobligeante, dit poof
excuse à ses compagnons que son frère, ayant été à la cam*
pagne, s'était absenté, ne se trouvant pas fait pour recevoir
si brillante compagnie. Mais il eut beau atténuer les torts
de son frère, il no put, par aucun moyen, obtenir accès dans
454 BOSiUKML
la iDdîsoo : sur quoi, d'an ooap de pied« il enfoDçikfc
et, répée nue, entra hardiment dans Fantithambre, <
ne trouTa [car tous avaient fui) qu'un certain Adam Spei
un Anglais qui avait été le vieux et fidiSe serrîtcar de
Jehan de Bordeaux. Cet Adam, pour Tamour qa^ii port
son feu maître, avait pris parti pour Rosader et le i
aussi bien qu'il put, lui et les siens. Avec aon aide, Bcb
mit le couvert et garnit les tables de tout œ qa*il pot t
ver dans la maison. Quand ils eurmt festoyé, tous les
vives prirent congé de Rosdder. Aussitôt âpres leur dq
celui-ci, exaspéré de loutrage qu'il avait reço» tira son i
et jura de se venger du discourtois Saladîn. Mais A
Spencer parvint à réconcilier les deux frères eooore
fois, et ils vécurent assez longtemps dans un amical ao
qui réjouissait leurs serviteurs et charmait leurs voij
Laissons-les à cette heureuse union et reTenons à A
linde.
Quand RosaUnde, revenue de la fête, fat restée se
Tamour présenta à sa pensée les perfections de Rosadtf
la surprenaut sans défense, la frappa si profondén
qu*eUe se sentit atteinte d*une excessive passion. Ta
quelle se rappelait les charmes personnels de son fa
aimé, rboDDeurdt'sesancéires et les vertus qui lerenda
si gracieux aux yeux de tous, arriva Thorismond, accou
gné de sa fille Alinda et d*un grand nombre de pairs
France. Ce Thorismond, craignant que la perfection de
salinde ne lui portAt préjudice, avait résolu de la ban
Le visage plein de colèret il lui signifia un arrêt qu
condamnait à quitter la cour dès la nuit suivante : « (
lui dit-ily j'ai ouï parler de tes discours ambitieux el
tes projets de tnibison. d Surprise do cette sentence»
salinde se couvrit du bouclier de son innocence» et s
bardit à se justifier en termes respectueux ; mais 1
rismoud uc voulut pas entendre raison » et aucun
APPENDICE. 455
pairs n'osa intercéder pour Rosalinde. Tandis que tous
restaient muets et que Rosalinde restait interdite, Alinda,
qui l'aimait plus qu'elle-même, se jeta à genoux en implo-
rant son père :
« Puissant Tborismond, si j'ai tort d'intercéder pour mon
amie, que la loi de l'amitié soit l'excuse de ma hardiesse.
Rosalinde et moi, nous avons été élevées ensemble dès no-
tre enfance et nourries dans une familiarité si intime que
l'habitude a fait de notre union un besoin de nature, et
qu'ayant deux corps, nous n'avons qu'une Ame. Ne vous
étonnez donc pas si, voyant mon amie en détresse, je me
trouve tourmentée de mille chagrins. Quant à la vertueuse
innocence de ses pensées, elle est telle qu'elle peut défier le
dévouement même et désarçonner le soupçon. Je vous laisse
juger par vos propres yeux de son obéissance envers Votre
Majesté. Depuis l'exil de son père, n'a-t-elle pas dévoré
patiemment toutes ses douleurs? En dépit de la nature, ne
vous a-t-elle respectueusement honoré comme son père
d'adoption, sans prononcer une parole de mécontentement,
sans concevoir une pensée de vengeance ? Sa sagesse , sa
retenue, sa chasteté et ses autres précieuses qualités, je n'ai
pas besoin de les décrire. Il ne me reste plus qu'à conclure
en un mot : elle est innocente. Si le sort a suscité quel-
que personne assez envieuse pour ternir Rosalinde d'un
soupçon de trahison, qu'elle soit confrontée avec elle et
qu'elle produise des témoins à l'appui de son accusation.
La preuve faite, que Rosalinde meure, et Alinda elle-même
se chargera de l'exécution. Si personne n'ose garantir cette
délation de ses desseins, faites justice, monseigneur, c'est
la gloire d'un roi, et rendez-lui votre ancienne faveur, car
si vous la bannissez, moi-même, sa compagne d'adversité,
j'irai chercher dans l'exil ma part de ses malheurs !
— Fille arrogante, répondit Tborismond en fronçant le
sourcil comme si la tyrannie eût siégé tri(Hnphante sur son
DHt a prison. Mm pourquoi te donn
faoeoir. petile màugfen. et retoorne i
kàsîr TCos tend â étovrdie, oa la libert
je Toos jHeBeni vile i one nide tAche . . .
nez bit vos piquets ce soir ; allez clans .
de TOtie pète, allez oà mue boiaisie vm
KMS De Rsideiei plus i li coor.
Cette liftmivose réplique ne décooc»!
poorsornt soo pbicloyer ai bienr de Ko:
père, si l'anét ne poonit pis être réroqu
pour h compagne de soo exil: s'ils'; rei
ndeiait seeièleBtentpoin-tqmiidie Roeali
tait ses jours par quelque genre de mort <
TborÊiDOod vit safiUe si réscrioe, smctsai
dam à son égard qu'il proocHiça nne se
et pèremptoire qui les baonïssail toutes dei
lent beaa le supplier de garder sa propre £
le faire revenir sur sa résolution ; tooti
quitter la cour sans délai ni compagnie. E
retira en ^nde méiaiieolie , laissant :
dames. Rosalinde désolée s'assit et pleura,
die sourit, et, s'assejant près de son ui
APPENDICE. 457
très de si bons remèdes, que n'en fais-tu usage pour toi-
même ? Si tu te plains de ce qu'étant fille de prince , i*ad-
vcrsité t'accable de si rudes exigences, songe que la royauté est
une éclatante désignation à ses coups et que les couronnes
ont leurs épines quand la joie est dans les chaumières. Pa-
tience donc, Rosalinde ! Par ton exil tu vas retrouver ton
père : et l'amour d'un parent doit être plus précieux que
toutes les dignités. Pourquoi donc ma Rosalinde s'afOige-
t«elle de la colère deThorismond qui» en lui causant un pré-
judice, lui apporte un bonheur plus grand? D'ailleurs, folie
enfant, est-ce le cas d'être mélancolique quand tu as avec
toi Alinda qui a quitté son père pour te suivre et qui aime
mieux supporter toutes les extrémités que renoncer à ta
présence? Allons, Rosalinde,
Solamen misent socios habaisse dolorit.
Courage, femme! compagnes de lit dans la royauté,
nous serons camarades dans la pauvreté. Je serai toujours
ton Alinda, et tu seras toujours ma Rosalinde. Ainsi l'uni-
vers canonisera notre amitié et parlera de Rosalinde et d'A-
linda, comme d'Oreste et de Pylade. Et si jamais la fortune
nous sourit encore, si jamais nous rentrons dans nos pre-
miers honneurs, alors enlacées l'une à l'autre dans les
délices de notre amitié , nous dirons gaiement , songeant
à nos misères passées:
Olim hoBC meminisse joTabit.
A ce discours, Rosalinde commença à se consoler;
après avoir versé quelques larmes de tendresse dans le sein
de son Alinda, elle la remercia cordialement, et alors elles
se rassirent pour se concerter sur la manière dont elles
voyageraient. La seule chose que regrettât Alinda était de
vntaz *:les -r^JTinwj^tr i»iTt. jjî,i
V **fiL 'JOL: iiL r lârs. % limlfiinr <
.juat ai.u » laBuimtTK. «le» câu
^gaâà». t£. iir mit inùt' » *àtf»n
ç^jinsc *a^ if» tatiios âc a i^rEc, ^
*T';auir«, Bititseii» frjsr^-td |]*r as £i
t/<^ de n-UJt: Sr-joSivùtus.. Eb£n, Gai
fcrirtequfclê^ûenleiTrâroeRkiitïTes;-
j'afiefVjtt lh% tnc«s des btmnïes; a
f(r9«^ *!*« ïers de berz^ere oa d'amn
a m eut irons.
- SsDS dout^. dit A'iêna après ai
[Kx-hie exprime la passion de quelque
iriouré de quelfjue lielle pastourelle, i
APPENDICE. 450
de cire. Vous ôtes charmées qu'on vous fasse la oour, et alors
vous mettez votre gloire à faire les sainte«n'y-toache ; et
c'est quand vous êtes le plus désirées, que votre dédain est
le plus glacial. Ce défaut est si commun à votre sexe que
vous en voyez l'exemple dans la douleur de ce berger, qui
trouve sa maîtresse aussi maussade qu'il est amoureux.
— Eh ! répondit Aliéna, supposons, je vous prie, qu'on
vous retirât vos habits ! De quel métal ôtes-vous donc formé,
que vous ôtes à ce point satyrique contre les femmes? Le
vilain oiseau qui dégrade son propre nid ! ' Prends garde,
Ganimède, que Rosader ne t'entende I
— C'est ainsi , dit Ganimède , que je soutiens mon râle.
Je parle maintenant comme page d' Aliéna, non comme fille
de Gérismond. Qu'on me remette un jupon, et je soutiendrai
contre tous que les femmes sont courtoises, constantes, ver*
tueuses, tout au monde.
— A merveille! fit Aliéna.
Et sur ce , elles se remirent en route et marchèrent jus*
qu'au soir. Alors, arrivant à une charmante vallée entourée
de montagnes que couvraient de beaux arbustes, elles dé-
couvrirent une prairie où paissaient deux troupeaux. Puis,
regardant aux alentours, elles aperçurent un vieux berger et
un jeune pitre assis l'un près de l'autre dans un retrait fort
agréablement situé. Aliéna s'avança suivie de Ganimède. A
leur aspect, les bergers se levèrent et Aliéna les salua ainsi :
« Bon jour à vous, bergers! Bonne chance à vous, amants!
Je suis une dame en détresse. Egarés seuls dans une forêt
inconnue, moi et mon page, nous sommes épuisés de fatigue,
et nous voudrions trouver un lieu de repos. Si vous pouviez
nous désigner un calme asile, quelque humble qu'il fût, je
vous en serais reconnaissante.
1 De même, la Célia de Shakespeare dit h Rosalinde : « Voas méri-
teriez qa'on relevât votre pourpoint et votre haot-de-chaatset, et na*on
raonlrAt au monde le tort çue t'oiseau a fait à son propre nid. »
Ui^oM I
— Si je u Tc^ c
yàtn , j'itDpkccnî de iobs c
r/fnnallre la aase de «es infortones. et
quel but tous errtz ainsi arec toIr pi
(lADgflmue,
- Ricoaler mes aveotnres, répondît
iiouvelcr mes dooleors. Qu'il tous safE
fientil berger : ma détresse est aussi gnuii
Mt ptfrilleui. J'erre dans cette forât poui
cabeiio où moi et mon page noos poissii
Iniiliuii d'aclieter une ferme et dd troup
lit) devenir bergôre, résolue à rirre humb)
tenter de la vie champêtre ; car les pAtn
J'«l appris, qu'ils boivent sans soupçotj
souol,
~ l>«rbl«u, madame, dit CoridoD, si te
\\nu vttua Mm «rrivdeaa bon moment, car
_ 461
et vous ponvex les nvoir h bon mnrclié pour argent comp-
tant. Quant à la vie îles bergers, ab ! madame, pour peu que
vous eussiez vécu dans leur condition, vous diriez que la
cour est plut6t un lieu de douleur que de délices. Ici la
fortune ne vous conlrariera que par de petites infortunes
comme la perte de quelques moutons, perte que l'année
suivante peut réparer par une nouvelle génération. L'envia
ne nous émeut pas. Le souci n'a pas d'asile dans nos caba-
nes et nos coucbes rustiques ne connaissent pas les insom-
nies : comme notre nourriture n'est jamais excessive, nous
avons toujours assez, et voici tout mon latin, madame:
Sali» est quod sufficit.
— Ha foi , berger, dit Aliéna , lu me fais aimer votre vie
champêtre; envoie donc chercher ton maître: j'achèterai
la ferme et ses troupeaux, et tu continueras sous ma dépen-
dance d'en prendre soin. Seulement, pour le plaisir, nous
t'aiderons , nous mènerons les troupeaux aux champs et
nous les parquerons. Ainsi veux-je vivre tranquille, igno-
rée et satisfaite.
Coridon, enchanté île n'être pas mis hors de sa ferme,
retira son chapeau de berger et fil h Aliéna le plus pro-
fond salut.
Pendant tout ce temps Montanus était resté assis dans une
profonde rêverie, songeant il la cruauté de sa Phébé qu'il
avait longtemps fleurée, mais qu'il désespérait de gagner,
danimède, qui avait toujours dans sa pensée le souvenir de
Rosader, demanda à Coridon pourquoi ce jeune berger
paraissait si triste.
— Ah ! monsieur, dit Coridon, le gars est nmoureui.
— Comment, dit Ganimède, est-ce que les bergers peu-
vent aimer?
— Oui, répondit Montanus, aimer et suraimer, autre-
ment lu ne me verrais pas si pensif. L'amour est aussi pré-
cieux aux yeui d'un berger qu'au regard d'un roi , el nous
— Dw dëôn, do moins je 1'
ment mon ecpoirMilît perdu: et ladà
c'crt h mort.
Tandis qu'ils devisaient ëiaà, le sol
de se coucher et l« brelus o'élant poi
GoridoD pria Aliéna de rester assise are
que Hontanut et lui eussent logé lei
nuit. Puis il partit aTec soo camarade
peaui dans leurs parcs. Easoile reveo
do GaDÏmède, il les conduisit à sa paui
tniius les quitta; les voyageuses allèrei
mirent aussi prorondément que si elles
do TUorismond, Le leodemain DUljn.
toviius, Aliéna, résolue à fixer là sa rési
l'onlrflinisD de CoridOQ, un marché ari
dovint ainsi maltresse de la fenoe et d
vtHit on liorgàro et Ganimède en jeune
Aitt eimduisnit ses troupeaux avec un
Miiiiuit sou exil. Laissons-la s'Illustrei
dos Ardi'iines ol revenons à Saladin.
Apràt avoir longtemps dissimulé ses [
COI, Sflladin npiwla un matin plusienra
àFPINDlGK. 463
lui répondit que par ud regard de dédain et partit » laissant
le pauvre garçon dans une profonde perplexité. Rosader
resta deux ou trois jours sans manger et, voyant que son
frère ne voulait pas lui donner de nourriture, commença à
désespérer de sa vie. Adam Spenoer, le vieux serviteur de
sire Jehan de Bordeaux, sentit un remords de oonscienoe à
laisser son fils dans une pareille détresse; et, bien que
Saladin eût défendu à tous ses serviteurs, sous peine de
mort, d'apporter à boire ou à manger à Rosader, il se leva
une nuit secrètement, lui apporta tous les aliments qu'il
put trouver et le mit en liberté. Quand Rosader se fut ras-
sasié, sa première pensée fut de se venger immédiatement,
mais Adam l'en dissuada : — Monsieur, dit-il, ayez patience,
et reprenez vos fers pour cette nuit encore. Demain votre
frère a invité ses parents et alliés à un déjeûner solennel,
rien que pour vous voir; il leur dira que vous êtes fou et
qu'il a fallu vous lier à un poteau. Aussitôt qu'ils arri-
veront, plaignez-vous à eux de cet outrage. S'ils vous font
justice, c'est bon. Mais, s'ils n'écoutent pas vos plaintes,
alors voici : j'aurai laissé vos fers détachés et mis au bout
de la salle une paire do haches d'armes, une pour vous et
une autre pour moi. Quand je vous ferai signe, secouez vos
chaînes, tombons sur eux tous, chassons-les de la maison
et gardons-en possession jusqu'à ce que le roi ait redressé
vos griefs.
Rosader se laissa persuader par Adam. A l'heure dite,
arrivèrent tous les invités. Le couvert était mis dans la salle
où Rosader était attaché, et Saladin montrait son frère à ses
hôtes, le donoaut pour lunatique. En vain Rosader protesta
contre un pareil outrage et implora leur pitié. Tous, sans
se soucier de lui, se mirent à table avec Saladin. Enfin,
quand les fumées de la grappe eurent monté péle-mèle à
leurs cerveaux, ils se mirent à narguer Rosader par des
propos satyriques. Adam à bout de patience donna le
■ dclifartti I
t Ils deaiK flectcts qâ r<wiiliiî ■■ ii! i >inii
iB^KBifeli^ ^émihtal par la ptmîute île BoideMifl
HTnèrrat ^as fowwsbrç I la toréi des AnJeoneî. h
■almir, cn>*uK prendre nn chemin de trarene [«'
gKMT Ltoo. Qs «aOètnil uo seotier qui les mena id pit
qus de la forfl :de (elle sotte qu'ils errèrent eînqoaâ
jours sans nutçer. nsTant pss rencoDtré ane «baof m
irooTer du îetoars. La tiim deïenaiit eitrème. iia
Speocer, quiétiil Tieni. îe sentit détailiîr et, s'asseTtnt ^c
DD \a\ai. jperral RosjHkr éteoda i terre. 8(!«ab(é lue
même par U faiblesse et l'aniiëté. A cette vue il Tersa ».
Urm^i et s'écria : — Ah î Rosader, si je pooTsis i'asjt>ter
ma douleur serait moindre ; et bienheureuse serait au
mort, si elle pouviiit être un soulagement j>our toi. !i»i<
à nous Toir périr tous deui dans une même détresse, mi
souffrance est double- Que puis-je donc faire? M'épar-
gner le spectacle de tes ntiffoisses en terminant immédiate-
APPUDICE. 465
ment ma vie! Ah! le désespoir «st un peclié damoable !
Comme il allait céder à l'excès de sod émotion, il regarda
Bosadçr ; le voyant changer de couleur, il se leva et alla à
lui, puis, lui prenantes Itmpes : — Du courage, maître >
dit-il ; si tout nous fait défaut, que le cœur du moins ne
nous manque pas. La voleur d'un bonunese montre dans
sa fermeté à mourir.
— Ah ! Adam ! répondit Rosadcr en levant les yeux, je ne
regretta pas de mourir, mais je suis aflligé de la manière
dont je meurs. Si j'avais pu rencontrer IVnnemi, la lanre au
poing, et périr sur le champ de bataille , v.'etu été pour moi
un honneur et une joie. Si j'avais pu combattre une bêle
[éi'Dce et âlre sa proie, je serais satisfait ; mais mourir de
faim, AAdam ! c'est de toutes les eitrémilés la plusestréme.
— Maître, reprit le serviteur, vous voyez que nous som-
mes tous deux dans la même situation, et je ne puis vivre
longtemps sans manger. Eh bien, puisque nous ne pouvons
trouver de nourriture, que In mort de l'un sauve la vie de
l'autre. Je suis vieux et accablé par l'Age, vous £tes jeune et
vous êtes l'espoir de bien des honneurs. A moi donc de
mourir. Je vais me couper les veines, et de mon sang chaud,
maître, ranimer vos esprits défaillants : sucez-le jusqu'à ce
que jo périsse, et vous serez rétabli.
Sur ce, Adam Spencer s'apprêtait i tirer son couteau,
quand Rosnder, plein de courage, quoique très-aQ'aibli, se
leva et pria Adam de rester U jusqu'à son retour : a Un
pressentiment, s'écria-t-il, me dit que je te procurerai à
manger. » Alors Jl se mit h fouiller en tous sens la forêt,
cherchant h rapporter à Adam de la nourriture ou à donner
sa vie pour gage de son dévouement.
Le hasard fit que, ce jour-là, Gérismond, le rot légitime
do France, banni parThorismond, qui vivait dans cette forêt
avec une bande joyeuse de proscrits, célébrait l'anniversaire
de sa naissance par un festin qu'il donnait à ses tenants ; et
H
toDS faisaient bombance ()e vin et de venaison, nssif kc^^
longue tablo, à l'omBre des citronniers. Ce fat justerwniir
endroit que la fortune conduisit Rosader. Voyant uneilu-j--
breuse société de braves gens qui avaient è prnfasionl^
aliments faute desquels lui et Adamallaient périr, rliWi
bravement au bout de la table, et, saluant )a rxtrn;*^
s'écria :
— Qui que tu sois, maître de ces joyeux écujrers,jf ï
salue aussi gracieusement que peut le faire un boaunda
une extrême détresse : sacbo qu'un ami qui lu'acconçip
et moi-même, nous errons affamés dans cette lottA'.tat
n'avons plus qu'à périr, si nous ne sommes soulagéspuk
charité. Donc, si tu es un gentilhomme, donne à miMwl
des hommes, à des élrcs qui, sous tous les rapports, a»
dignes de la vie. Que le plus ûer écuyer, assis a celte labk,
se mesure avec moi à quelque noble exercice que ce soit. S
si Je ne lui donne pas, à lui et à loi, la preuve que jesoisn
homme, renvoie-moi d'ici sans secours. Si, avare de Ifi
mets, tu te refuses à cela, je m'élancerai su milieu de
l'épéa à la main, aimant mieux mourir vaillamment que pé-
rir dans une si lâche extrémité !
Gérismond, qui le regardait en face attentivement, Tonc;
un gi^nlilhomme si accompli dans une si amère eiallatioc.
fut ému d'une pitié si grande qu'il se leva de table, k
prit ta main et lui souhaita la bienvenue, le priant de s'a-
seoir à sa place, et non-seulement de manger à sa fantaisie,
mais de faire, en son nom, les honneurs du festin.
— Grand merci, messire, fit Uosader , mais j'ai totii
près d'ici un nmi défaillant d'inanition; c'est un vieil-
lard, et conséquemment il est moins capable que him
de supporter les angoisses dd la faim. Il y aurait pour tcoi
déshonneur à toucher une miette de pain, avant de l'avoir
associé à mon bonheur : je cours donc le chercher, et alors
j'accepterai votre oITre avec gratitude.
I
APPENDICE. 467
Vite Rosader alla annoncer la nouvelle i Adam. Celui-ci
fut ravi de ce fortuné hasard, mais il était trop faible pour
pouvoir marcher ; sur quoi Rosader le prit sur son dos et
l'amena au lieu de réunion. Dès que Gérismond et ses gens
les aperçurent, ils applaudirent fort cette ligue de dévoue-
ment. Rosader, à qui était réservée la place de Gérismond^
ne voulut pas s'j asseoir, mais y mit Adam Spencer. Aus-
sitôt que le banquet fut terminé, Gérismond pria Rosader
de raconter les circonstances de son voyage. Rosader lui
narra de point en point toute son histoire. Quand il eut fini,
Gérismond lui sauta au cou et lui dit qu'il était le roi légi-
time, exilé par Tborismond ; quelle familiarité avait existé de
tout temps entre son père, sire Jehan de Bordeaux, et lui;
avec quelle loyauté avait vécu, avec quelle dignité était mort
ce fidèle sujet ! En souvenir de lui, Gérismond promit à Ro-
sader et à son ami toutes les distinctions que sa condition
présente lui permettait d'offrir ; et sur ce, il fit de Rosader
un de ses veneurs. Rosader lui demanda pardon de sa har-
diesse passée et le remercia humblement de cette courtoise fa-
veur. Gérismond s'enquit alors s'il avait été récemment à la
cour de Thorismond et s'il y avait vu sa fille Rosalinde. A
cette question, Rosader poussa un profond soupir et versa
des larmes sans répondre; enfin, reprenant ses esprits, il
révéla au roi comment Rosalinde avait été bannie, com-
ment Alinda avait pour elle une si sympathique affection
qu'elle avait mieux aimé la suivre dans l'exil que se séparer
d'elle; et maintenant toutes deux erraient, on ne sait oui
Cette nouvelle fit grand chagrin au roi, qui se retira immé-
diatement de la fête, et jeta la consternation parmi tous les
convives. Rosader et Adam allèrent prendre du repos. Lais-
sons-les donc et retournons à Thorismond.
La nouvelle de la fuite de Rosader parvint à Thorismond.
Sachant que Saladin était le seul héritier de sire Jehan de
Bordeaux, et désirant s'emparer de ses revenus, le tyran prit
meseheTalien les plus brares etlesfdus r
à la justice de te punir: en souTenîr de
ta vie, maisje te bannis pour jamais de la
France ! Sois parti dans dix jours ; sint
tète tombera.
A ces mots, le roi se retira furieux et lai
plexité le pauvre Saladin qui, bieo qu'ait
résigna h le supporter patiemmeot, en
fautes passées, et à voyager dans tous les
qu'il eût trouvé son frère Rosader, à i
récit.
Quoique fit Rosader, quelque part qi
image de Rosalinde restait dans son souv<
sa pensée des doucesperfections de sa bie:
qu'il était, comme l'aigle, oiseau de noblt
plant la beauté suprême aussi fixement q
le soleil. Un jour entre autres, trouvant
ptce et un lieu favorable, désireux de
aux bois, il grava, avec son couteau, sur I
& myrrhe cette jolie appréciation des perf(
De tous les oiieaux chiiteg la Dhéaii est 1a
4PPBlfDlGE. 469
De tout le&oiseaax fiers Ja[ûn préfère Taigie,
Da joli monde ailé Vénos diatingoe la colombe^
De toas les arbres Minerre aime le mieux roUyier,
De toutes les nymphes Rosalinde est ma favorite.
De tons ses dons sa sagesse charme le plus,
De toutes ses grâces la ?ertu est sa seule fierté.
Pour tous ses charmes ma ?ie et ma joie sont perdues,
Si Rosalinde est rigoureuse et cruelle.
Aliéna et Ganimède, forcées par l'ardeur du soleil à cher-
cher UQ abri, arrivèrent, par un heureux hasard, à l'endroit
même où l'amoureux veneur enregistrait sa passion mélan-
colique. Elles remarquèrent le soudain changement de sa pby-r
sionomie, ses bras croisés, ses soupirs douloureux ; elles l'en»
tendirent maintes fois appeler brusquement Rosalinde qui,
pauvre âme ! était aussi ardemment embrasée que lui-même,
mais qui couvait ses souffrances sous les cendres d'une ho-
norable réserve. Sur quoi , devinant qu'il était amoureux,
elles interrompirent sa mélancolie par leur approche, et Ga-
nimède l'arracha à sa rêverie en ces termes :
— Qu'y a-t-il, veneur? As-tu perdu la trace de quelque
cerf blessé? Ne t'afQige pas, l'ami, d'une perte aussi futile :
tu n'aurais eu pour ta part que la peau, l'épaule et les cor-
nes ; c'est le sort du chasseur de bien viser et de manquer sa
proie.
— Tu frappes à côté, Ganimède, dit Aliéna. Sa douleur
est grande, et ses soupirs dénotent une perte plus sérieuse ;
peut-être, en traversant ces halliers, a-t-il vu quelque belle
nymphe, et est-il devenu amoureux.
— C'est possible, dit Ganimède, car il vient de graver id
quelque sonnet. Voyons donc ce que disent les vers du
veneur.
Lisant le sonnet et remarquant le nom de Rosalindct
Aliéna regarda Ganimède et se prit à rire ; et Ganimède, de-
vin. 30
470 AOMtMMé
tournant ses regard! Sur 10 ehaâMttr M MMlMUiflstlit Rosi
der, se prit à rodgif, inais, toulAiit cacher son secret soi
son travestissement de page, elle s'adressa iiardiment à loi
— Dis-moi, je te prie, veneur, quelle est cette Rosalint
pour qui tu te consumes en une telle douleur? Ssl-ee que
que nymphe, de la stiile de Diane, dont tu as Tante la eha
telë par de tëlleâ épithètes? ott est^ (}uelqoe berg^ q
hante ces plaines et a, par sa beauté, ensorcelé ton âme, qi
tu chantes sous le nom supposé de RosaUnde, comme Ovi(
chanta itllie sous le nom de CdHnne? ou, dis-itioi, Inoi
Meti^ ést-ce 6ette Rosalinde dont les bergers ont souve]
oifl parler, tu sais bien, berger, la fille de 6e Gërismoi
qtii fut jadis roi, et est maintenant ptt»crit datis là forM à
Afdenties ?
«^ C'est elle, dit Rosadef en poussant un profond soupii
6 gentil pâtre, c'est elle ! c'est cette sainte que je sei^, c'e
devant la châsse de cette déesse que je pfosteme tontes m
dtfvotiotis ; eUe est la plus belle de toutes les belles, le pb
diit de tout soti sexe et l'idéal de tonte terfestta pa
fection.
^ FocitTtuôi, gentil ehasseuf , puis(}u*elle est si belle i
t|tl0 td es si atnodretlt, pourquoi j a-t-^ilun tel trotible dai
tes pensées ? Peut-être tessemble-t^lle i la rose, embaumé
tnais eottverte d'épities ? Peut-être ta Rosalinde esVelle ai
mable, mais cruelle, pleine de grâce, mais farouche, pnxé
âans sagesse et dédaigneuse sans raison.
•^ Oh I berger, si tu connaissais sa personne, pâtée i
reicellehce de toutes les perfections. Ce port où les grâce
abritent les vertus, tu ne proférerais pas un tel blasphèn]
bontre la belle Rosalinde. Mais, malheureut qne je suis, j'a
eomtne Iiion, fixé mon amour sur Junon, et je n'enibr»
Serai, je le crains, qu'un nuage. Ah ! berger, j'ai aspiré
nue étoile, mes désirs se ik)Ut élevés au^^esstis de ma eoii
I, et mes pensées au-dessus de mes dettitts« Pigfsai
ÂPPBHAIGI. 471
j'ai osé contempler tine princesse, dont le Mtlg est trop
élevé pour se mésallier à de si infimes amours.
— Allons, chasseur, fit Ganimède, reprends courage.
L'amour plonge aussi bas qu'il plane haut. Cupido vise aux
guenilles aussi bien qu'aux manteaux4 Le regard d'une
femme n'est pas attaché à l'aigrette des dignités. Rassure-
toi : jamais faible cœur ne conquit belle damd. Mais où est
Rosalinde, à présent? à la cour?
— Hélas ! non, elle vit je ne sais où, et c'est là ma dou-
leur ; bannie parThorismond, et c'est là mon enfer. Car si je
pouvais trouver sa personne sacrée et porter devant le tri-
bunal de sa pitié la plainte de ma passion , je ne sais quel
espoir me dit qu'elle m'honorerait de quelque faveur, et
cela suffirait à compenser toutes mes misères passées.
— J'ai beaucoup ouï parler des charmes de ta maltresse»
et je sais, chasseur, que tu peux la décrire parfaitement,
ayant étudié toutes ses grâces d'un œil si curieux. Fais-moi
donc la faveur de me dépeindre ses perfections.
— Volontiers, dit Rosader.
Et sur ce, il tira un papier de son sein où il lut ceci :
Semblable à la clarté de k plof haute splièrt
Où brille toate splendear impériale^
Est la coolear de sa chef elure,
OéDOoëe 00 tressée.
Hé 1 ho ! belle Rosalinde 1
Ses yeaz sont des saphirs enchâssés dans la neigs,
Éblooissant le ciel poar pea qa*Us s'entroorrent ;
Les dieoi ont peur dès qu'ils brillent,
Et moi, je tremble, rien que d'y penser.
Hé ! ho I qoe n'est-eUe à moi 1
Sa joae est comme la nuée rougissante
Qui embellit la face d'Aurore,
Ou oomiue U soaife d'ergént flttpdd^pré
fc tu Inla *■ — -^•'■*-
cs^ 3ian£ ^tcvzà^ -an hjk fes ir ni., rw.» m»; ion
fS^&jBBtti. X -rur È» pape» 9 Mpacfaife.
~ ii : cêsï^ Kraaitr. yâafit m ne p«ax et» le-
îtace x B periecaùc wieMi la d'en anw ^ i^
c «K OK etnâeaoe «âbw ât nsscMUer i raeAaa
APPBNDICR. 473
pour los pages de servir les belles dames, sans être beaux
eux-mêmes.
— Oh! madame, repartit Ganimède, taisez-vous, car
vous êtes partiale. Qui ne sait que toutes les femmes dési-
rent attacher la souveraineté à leurs jupes et garder la
beauté pour être seules ? Bah ! si les pages s'habillaient
comme elles, peut-être seraient-ils aussi agréables, ou du
moins aussi avenants. Mais, dis-moi, chasseur, n'as-tu pas
écrit d'autres poëmes en l'honneur de ta maltresse?
— Oui, gentil berger, mais je ne les ai pas sur moi ; de-
main, au lever du jour, si vos troupeaux restent dansées
pAtis, je vous les apporterai ici.
Sur ce, souhaitant un cordial bonsoir à Ganimède et
à Aliéna, il retourna à sa grotte. Les deux amies parquè-
rent leurs troupeaux et rentrèrent à la chaumière de Cori-
don. Aliéna dit qu'il était temps d'aller au lit. Coridon jura
que c'était vrai, car la grande ourse s'était levée au nord.
Sur quoi tous, ayant pris congé, allèrent se reposer, tous,
excepté la pauvre Rosalinde, qui, pleine de sa passion, ne
put trouver le calme. Le soleil ne fut pas plus tôt sorti du lit
d'Aurore, qu'Aliéna fut éveillée par Ganimède, qui, agitée
toute la nuit, déclara qu'il était l'heure d'aller déparquer les
troupeaux. Sur ce. Aliéna passa son jupon et se leva; dès
qu'elle fut prête et qu'elles eurent déjeuné, vite elles revin-
rent au champ avec leurs sacs et leurs bouteilles. A peine
furent-elles près des parcs qu'elles aperçurent le trisie ve-
neur qui se promenait mélancoliquement.
— Chasseur, s'écria Ganimède en s'approchant de lui, je
vous rappellerai votre promesse : voici le moment de nous
faire connaître ces poëmes que vous aviez, disiez-vous, lais-
sés dans votre grotte.
— Je les ai sur moi, fitRosader; asseyons-nous, et alors
vous apprendrez quelle fureur poétique l'amour inspire à
un homme. Sur ce, tous s'assirent sur un banc de gazoq
414 ROSALINOE.
ombragé de Bguiers, et Eosader. pouauntUDpnfiiadB
ir, lui celle é
Si J« tonros mei («garda von le ci«l,
AmoDi blatte met jeax de set nêdiei.
Si je caasidère le gaioo,
AmODr m'sppiratt dans cbaqne fleur.
Si je cherclie i'oiuhre pour éviter ma peine,
Je JB retrouve i l'ombre.
Bi par an détoor je gagne art bosijaet cmU,
ie TOBCOQlre eecore cet amoar sacré.
Si js ne baigoe dam un luisseaii,
]e l'e&tenil) chanler au bord.
Si je mâdile senl.
Il lera conndenl de ms tristesse.
SI J8 m'afflige, il pleure avec moi,
Bl «eut être partout où je suis,
Ooiod je parle de RoisliDde,
La dieu l'etTaroiiche et devient tendre,
Et lemble brûler des mSntes llammes
Et dn mémo amour qae moi.
Suave RasBlinde, aie pitié.
Car je inii ploa lldÈle que l'amoar.
Loi, a'il réussit. l'enfuira vile,
MaiB moi je ïliroi et moarrai de ton amonr
4
— Comment Iroiivez-vous celte lîlégio, fit Rosader?
— Ma foi, dit Oanimède, le style m'en plaît, mais nonii
passion ; cor j'admire l'un el je plains l'autre, en ce seœ
quB tu poursuis un nuage el que tu aimes sans retour ni
succès.
— Ce n'est pas la faute de son inseDsibililé, mais demi
mauvaise fortune qui, pour mon malheur, prolonge son ab-
sence ; car, si elle se doutait de mon amour elle ne œt
laisserait pas languir ainsi. Les femmes vraiment nobles fs-
timent plus le dévoijement que l'opulence , la fidélité éun!
l'objet auquel vise leur tendresse. Mais laissons là ce? di-
gressions, et écoutez ces dernières strophes, alors vousfon-
notlrpz toute ma poésie.
AirmiMB. 4T5
Et mr M» il wwp\n ainsi :
P*mi p4r(iM( mon? j« pois Mil «• ▼«fMTi
Car elle est la beauté ani<ioey
Qae j'ai pour sainte adorée.
Ainsi, poar la fidélité, je snii stni rifai,
fi poar la beaa^ çlle ef t inopinpif (|bl9 «
Qoe le tendre Pétrarqoe ratare l'éloge de Lêore
Et qae Tasse cesse de etianter son afléetion,
Poiâque nu foi a résisté à tontes les épfeofea
Et qn'elle est la belle qn'admirent tons lee beaaiee.
Ma poésie, eonme ma foi, eonsaere sa beanté.
Ainsi je fis par l'amoa? , et l'anionF fit à jamaia par mal*
- Je suis au bout de mes poèmes, dit Rosader, niais
pon pour cela au terme de ma douleurs ; ainsi je ressem-
ble à celui qui, dans la profondeur de sa détresse, ne trouve
que récho pour lui répondre.
Ganimède, ayant pitié de Rosader et croyant le tirer de
son amoureuse mélancolie, observa qu'il était temps de dé-
jeuner. € Ainsi, chasseur» si tu veux accepter le menu que
contiennent nos grossiers bissaes, notre cordialité suppléera
aux délicatesses que nous ne pouvons t*offrir. » Aliéna re-
nouvela r invitation et pria Rosader d'être son hôte. Il les
remercia cordialement, et, s'étant assis près d'elles, parta-
gea les humbles provisions que leur allouait l'existence
champêtre. Le repas fini, Rosader» après leur avoir rendu
grâces, allait se retirer, quand Ganimède» qui avait peine à
le laisser disparaître de sa présence, l'inlerpella ainsi :
— Voyons, chasseur, si tu n'as rien de mieux à fair^,
puisque tu es si profondément épris» montre-moi commept
tu sais prier d'amour : je représenterai Rosalinde, el tu res-
teras ce que tu es, Rosader. Imaginons une églogue eroti-
que, où Rosalinde serait présente et où tu lui fierais la oour ;
— Jflle lapj^ft, BTiaphe, par lootes lei p«
tODte* les larmM, les «ras, les marmures qae c
pir tout ce qat noDs sDggtre !■ pensée ou la 1
tercède poar mes sonflranees eu les dévoilant,
mon amour [oaî, Dieu le Tenille, mon aman
veuille, ma vie I) aie pitié de n:oi I — Tes le
blet comme la colombe, — et la pitié doit ton
^ Regarde mes yeux ronges de larmes donloi
plnie d'une vraie détresse, — mon visagQ si {
— Je ne puis £tre sonlagd qoe par l'amoai
qn'une orageuse rigueur n' assombrisse pas to
choisi pour Irùne K m démeace. — I. 'arbre li
souffle de Borée. — Le fer se plie h In chnleut
Hosslinde, sois indolgente, — csr Rosalinde s
— Les amants libertios arment leurs snf
larmes, — de vceei, de serments, de tendres rc
mais quand leur afTeclion est mise h l'épreuve
trahi par leurs sabtils fsux-fujanls 1 — Ainsi
pire l'amorce empoisonnée ; ' — ainsi le cœar
nels ; — ainsi la pensée mSme se rnssssia de
jenxie laissent aveogler par des charmes snb
siennes, les soupirs qui se déchaînent si dool
de plears que verte ene duplicité profondémen
ÂPPENDIGB. 477
le soleil dans sa splendeur, Taurore dans sa clarU*, — par ces joues si
do aces où s*embosqae Tamoar <» pour baiser les roses de Tannée prin-
tanniëre. — Je t'invoque, Rosalindc, par des plaintes déchirantes —
que ne simulent ni trahison ni trompeuse hypocrisie,^ mais que pro?o«
qoe une douleur inexprimable 1 — Douce nymphe, sois indulgente, et
la?orise-moi d'une sourire. — Puissent, à ce prix, les cieux préserrer
des aliments funestes — tes troupeaux h jamais prospères 1 Paisse, à oe
prix, l'été prodiguer — les trésors de sa splendide opulence — pour en-
graisser tes moutons, citoyens de la prairie ! — Oh ! cesse d'armer de
dédains ton front adorable. — L'oiseau a son bec, le lion a sa queue,
— mais Tamant n'a que des soupirs et d'amères lamentations — pour
assaillir l'idéale forteresse du sentiment. — Oh 1 Rosalinde, sois indul-
gente, car Rosalinde seule est belle.
ROSALINDE.
— La flamme rend malléable l'acier le plus dor.
ROSÀDER.
— Et Rosalinde, ma bien-aimée, elle qui est plus douce que l'a-
gneau , •— ne laisserait pas enflammer son tendre cœur par des
soopirs I
ROSALINDE.
— Si les amants étaient sincères, les femmes les croiraient plus
souvent.
ROSADER.
— Sincérité, respect et honneur guident mon amour.
ROSALINDE.
— Je voudrais bien m*y fier, mais je n'ose m'y risquer.
"* ROSADER.
— Oh l pitié, douce nymphe ! — Mets-moi seulement à l'épreuve I
ROSALINDE.
— Je voudrais résister, mais je ne sais pas pourquoi.
ROSADER.
«- Oh ! Rosolinde, sols indulgente, cor les temps changeront : —
ton visage ne sera pas toujours ce qu'il est maintenant, — tes années
peuvent lui aliéner la beauté. — Ah I cède à temps, douce nymphe, et
aie pitié de moi.
ROSALINDE.
— Oh I Rosalinde , tu dois avoir pitié, — car Rosader est jeune et
beau.
ROSADER.
— Conquête plus belle qu'un royaume ou qu'une couronne I
nosju.iin».
AOSAI,[NRR.
v Oh I la bonne foi ut trahie, si RoEsdar me trotnp«.
HOSADEft.
— PnJKent lei cieut cantpirer ma cliuie, — et le ciel et le tmnm
i«j«lM comme abject, —puiiwnt les chagrins tomb» i OoUMtHft
traite maudite, — et eue barreur iadesLructible conter dinwsë^
— (initae In beaulù m'iccabler i jamaii de sonibret Reerd»—Mh
Jétoipoir profead me poariaivra mds rcldcbe, — ivant qu iMririi
m'ait convaiDca de dÉlojauté, — avant qas Roealiode m'mmt à
froideur.
BOSALimiB.
•~ Amii Eoulinde veut-elle l'aeoorder kod emoor ; •— lori 1»
liade veal-elle l'avoir loDJOQrs en gré.
HOSADBR.
— Que ce triomphe oie rende plag radfetu qna l'amante de Tilhai''
•~ Puisque Rosalinde ctde i Koiader, — que mon riia^ btuiM
looi sir chagrin — et s'Jpanouiase dan» les joiei de l'affeettoe I - Ë
diaODt i\ae Itosaliode est U bonl^ aniqae, — comme BoMlindettlI'u»-
— Eh bien, chasseur, s'écria Ganimède quand cette ten-
dre églogiie fut achevée, no vous ai-je pas bien donné li
rpplique? N'ai-je pas joué admirablement la fommG? N'ai-jf
pas monlré autant de répulsion h céder que de comptai-
sauce à ilésircr? K'ai-je pas témoigne une défiance; égale 1
l'Iij'pocrisie des hommes'/ Et. pour réparer tout le mal, nf
me suis-je pas empressé de conclure par une douce umon
d'amour? Est-ce que Rosalindo n'a pas satisfait sou Ro-
sader ?
— En vérité, répondit gaiement Rosader, en secouant 1'.
tête et en croisant les bras, Rosader a sa Bosalinile mais
comme liion a eu sa Junon : croyant posséder une déesse,
il n'embrasse qu'un nuage. En ces jouissances irafl''iDaireî
je rcssemlile aux oiseaui qui se nourrissaient des grappes
pointes par Zeuxis; ils devinrent si maigres à ne becqueter
AFFIHDIGI. 479
que des ombres qu'ils furent bien aises, comme le coq
d'Ésope, d'attraper un grain de mil. De même, si je ne me
nourris que de ces visions amoureuses, Vénus, au bout
d'un an, me trouvera un bien malingre galant. Néanmoins
j'espère que ce simulacre d'affection cacbe une conclusion
de réelles amours.
— Et sur ce, dit Aliéna, je jouerai le râle de prêtre : à
partir de ce jour, Ganimède t'appellera son époui, et tu ap-
pelleras Ganimède ta femme, et ainsi nous aurons un ma-
riage.
— J'y consens, dit Rosader en riant.
— J'y consens, dit Ganimède , aussi pourpre qu'une
rose.
Et ainsi, le sourire aux lèvres, la rougeur au front, ils
conclurent ce mariage ficlif qui plus tard devint un mariage
en réalité, Rosader se doutant peu qu'il avait prié et obtenu
sa Rosalinde. Aliéna déclara que ce mariage ne valait pas
un fétu, si l'on ne faisait quelque chère, et que le marché
n'était pas bon s'il n'était pas scellé le verre en main ; con-
séquemment elle pria Ganimède de servir toutes les provi-
sions qu'il avait, et de tirer sa bouteille; elle conjura le
chasseur, qui s'était si bien marié en imagination, de se
figurer que ces provisions étaient le plus somptueux ban-
quet, et de boire une chope de vin à sa Rosalinde; ce que
Rosader fit, et ils passèrent la journée en agréable causerie.
Enfin Aliéna, ayant fait remarquer que le soleil baissait et
était prêt à se coucher, on termina le banquet par un toast
final. Cela fait, tous trois se levèrent:
— Ma foi, chasseur, s'écria Aliéna, bien qu'il y ait eu
mariage, il faut pour cette nuit que j'emmène avec moi l'é-
pousée, et demain, si nous nous retrouvons, je promets de
vous la restituer aussi parfaitement vierge qu'en ce moment.
— J'y consens, dit Rosader ; il doit me suffire de rêver
d'amour la nuit, puisque, le jour, je suis assez fou pour ra-
4B0 EOSALniDE.
doter d'amour. A demain donc. Allez h vos pares, je tsl
ma grotte.
Et sur ce, ils se séparèrent. A peine le chasseur étt'
il parti, qu'A1i(!na etGanimède allèrent parquer lean ton-
peaui, et, ayant pris leurs houlettes, leurs bissacs diee
bouloillcs, elles retournèrent chez elles. Tout ca deiisui,
elles aperçurent le vieux Coridon qui venait clopiniJo^
leur annoncer que le fouper ëtait prêt. Celle noaroUeblk
leur retour au logis où nous les laisserons jusqu'au iak
main pour revenir à Saladin.
Pendant tout ce temps, le pauvre Saladîn, banni deict-
deaui et do la cour de France par Thorismond , errait ps
monts et par vaux dans la forêt des Ardennes, croyant pB-
venirjusqu'iLjon.et de là, à travers l'Allemagne, se renJ»
en Italie. Mais, la forfit étant pleine de défilés, luî-mêmei!
conuflissanl pas bien le pays, il perdit son chemin etamn
dans 1g bois, non loin du lieu où étaient Gérismond et sce
frère Hosader. Épuisé de fatigue, il découvrit, au foud d'ai
hallier, une petite grotteoù ils'aCfaissa dansle plusprofoui
sommeil. Comme i! était ainsi couché, un lion nffsmé p-y
sur la lisii';re (lu fourrd, clierchant sa proie: ayant apeM
Saladin, il mit la patte sur lui, mais, voyant qu'il ne bou-
geait pas, il la relira, car le lion a horreur de se nourrira;
cadavres; mais, désirant trouver sa pâture, il se mil i Mùi
pour voir s'il remuerait. Tandis que Saladin dormait îina
i-n pleine sécuriti', la fortune voulut que Rosader, poursui-
vant à traversée hallier un cerf qu'il avait légèrement blessé,
arrivât en grande hilte, son cpieu à la main. Il aperçul
l'homme endormi et le lion tout près do lui : tandis qu'il
s'arrÉtait étonné devant ce spectacle, il fui pris d'nn brusque
saignement de nez, ce qui lui fit conjecturer qu'il y avait là
quelqu'un de ses amis; s'élaiit approché, il reconnut son
frère Saladin, cl, tout perplexe à la vue d'un événement si
inattendu, il su rnil à rélléuliir en lui-mûme : « Tu vois Sa-
APPENDICE. 481
ladin» se dit-il, ton ennemi, l'ouvrier de tes infortunes et
Tauteur de ton exil, tu le vois, Rosader, livré à la merci
d'un lion impitoyable par les dieux mêmes qui ont voulu ma-
nifester leur justice, en châtiant ses rigueurs et en vengeant
tes injures. Désormais tu peux retourner à Bordeaux, ren-
trer dans ton patrimoine et prendre possession de son héri-
tage : tu peux triompher dans tes amours et décorer de guir-
landes l'autel de ton bonheur. Ce lion, en terminant la vie
de ce misérable, va t'élever de la détresse à la félicité su-
prême. » Sur ce, rejetant son épieu sur ses épaules, il se
remit en marche. Mais à peine avait-il fait deux ou trois pas
qu'un nouveau sentiment le frappa au cœur : (( Ah ! Rosa-
der, vas-tu déshonorer ton sang, en mentant à la nature
d'un gentilhomme? Qu'importe que Saladin t'ait molesté
et t'ait fait vivre, exilé, dans une forêt? Ta nature sera-t-elle
assez cruelle , ton éducation assez perverse , ta pensée assez
sauvage, pour permettre une si épouvantable vengeance?
Non, Rosader, ne ruine pas une existence, pour gagner un
monde de trésors. En le sauvant tu sauves un frère ; en ris-
quant ta vie pour lui, tu gagnes un ami, et tu te réconcilies
un ennemi. r>
Tout à coup, Saladin fit un mouvement et le lion se
dressa. Aussitôt Rosader chargea l'animal avec son épieu et
le blessa grièvement du premier coup. Le lion, se sentant
mortellement blessé , bondit sur Rosader et, avec sa grifie,
lui étreignit la poitrine si violemment, qu'il faillit s'évanouir;
mais comme c'était un homme très-énergique, il se remit
bien vite et tua le lion après un court combat. La bête en
expirant rugit si fort que Saladin s'éveilla en sursaut, stu-
péfait de voir un animal si monstrueux étendu mort et un
si charmant gentilhomme blessé à ses côtés. Ne reconnais-
sant pas son frère sous le nouveau costume ; «c Messire, lui
dit-il, qui que tu sois, je vois que tu as redressé ma desti-
née par ton courage , et sauvé ma vie au sacrifice de la
livres, tandis que je vivrais sur ses rer
plus jeune qui était la joie de mon père
Rosader, (et en prononçant ce Dom, Salai
mes] après l'aToir élevé chez moi commi
l'ai chassé de Bordeaux, et il vit, od ne :
gentiltiomme, sans doute daos une délref
dieux, ne pouvant laisser impunie une pai
voulu que le roi rae cherchât querelle,
s'emparer de mes terri's, et m'exilât de F
jours. Accablé de remords, pour péniten
passées, je vais ainsi en pèlerinage à la n
frère, afin de me réconcilier avec lui en t
ensuite je me rendrai en Terre sainte,
jours dans une vieillesse aussi vertueuse
a été pleine de coupables vanités. »
En apprenant la résolution de Saladin ,
de pitié pour ses douleurs : « Saladin, t
donc que tu as enfin retrouvé ton frère, t
détresse que tu es accablé de sa misère.
tes yeux et considérant sa phjstoDomie, i
Rosader. Des explications pathétiques eurf
deux frères, l'un implorant son pardon, l'ai
oubliant toutes les injures passées. Dès qu'
ÂPPBIIDIGI. 483
permettrait de lui conférer. Puis, avec un profond M)upir,
il lui demanda s'il avait des nouvelles d*Âlinda ou de ai
fille Rosalinde. « Aucune , sire , dit Saladin ; depuis leur
départi on n'a pas entendu parler d'elles, n — « Cruelle fof-
tune, s'écria le roi^ qui, pour doubler les misères du pèfe»
8*acharae contre la fille! i» Sur ce, accablé de douleurs, il
86 retira dans sa grotte, laissant les deui frères ensemble.
Aussitôt Rosader conduisit chez lui Saladin : pendant
deux ou trois jours, il se promena avec son frère pour lui
montrer les beautés des environs.
De son côté, Ganimède, ayant toujours son amour ati
cœur , ne pouvant trouver de repos, s'impatientait de la
cruelle absence de Rosader : car les amants comptent tou*
tes les minutes, et tiennent les heures pour des jours et les
jours pour des mois, jusqu'à ce qu'ils puissent rassasier
leurs yeux par la vue de l'objet aimé. Dans cette perplexité
vivait la pauvre Ganimède, quand un jour, assise près d'A-
liéna, toute rêveuse, elle leva les yeux et vit venir Rosader
avec son épieu sur les épaules. A cette vue, elle changea de
couleur, et dit à Aliéna : « Voyez donc, madame, voici
notre joyeux chasseur ! r> Dès que Rosader fut à portée de
parole. Aliéna l'interpella :
— Eh bien , gentil chasseur, quel vent vous a donc tenu
éloigné d'ici ? Si nouvellement marié, vous n'avez donc pas
plus de souci de votre Rosalinde? Est-ce là cette passion
que vous peigniez dans vos sonnets et dans vos rondeaux?
— Tous vous trompez, madame, répliqua Rosader. En
m'absentant, je n'ai fait que répondre au procédé peu gra-
cieux par lequel vous avez enlevé la mariée à son époux.
Pourtant, si je vous ai offensé par cette disparition de trois
jours, je demande humblement votre pardon, et vous ne pou-
vez le refuser quand la faute est avouée avec un si amical
repentir. La vérité est que mon frère atné est banni de
Bordeaux et que je Tai rencontré par hasard dans la forêt.
484 ROSÂLIUDB.
Et Rosader raconta tout ce qui s'était passé entre les
deux frères.
Or , il y avait dans cette forêt des bandits qui vivaient de
brigandage et qui, par crainte de la prévôté, se cachaient
dans des cavernes au fond des halliers. Ayant ouï parler de la
beauté d' Aliéna , ces misérables avaient résolu de l'enlever,
pour en faire présent au roi , espérant par un tel cadeau
< obtenir leurs grAces du roi qui était un grand paillard.
Tandis qu'Aliéna et Ganimède étaient en grave conversa-
tion , ils s*élancèrent sur Aliéna et sur son page, qui appe-
lèrent Rosader à leurs secours. Résolu à mourir pour la
défense de ses amis, Rosader asséna aux assaillants des
coups assez vigoureux pour prouver à leurs carcasses qu*il
n*était pas lâche. Mais il ne put résister longtemps au
nombre, n'ayant personne pour le soutenir, et il finit par
être repoussé, et même grièvement blessé. Aliéna et Gani-
mède auraient été enlevées , si un heureux hasard n'avait
amené de ce côté Saladin qui fondit sur la bande , son
épieu à la main, et étonna les misérables par la vigueur de
ses coups. Rosader, voyant son frère se comporter si vail-
lamment, revint à la charge avec une telle violence que plu-
sieurs des bandits furent tués et que le reste s'enfuit, lais-
sant Aliéna et Ganimède en la possession des vainqueurs.
TandisqueGanimède pansait lablessure du veneur, Aliéna,
revenue de sa frayeur, regarda le galant champion qui leur
' avait si intrépidement porté secours ; prise pour lui d'une
vive sympathie, elle commença à admirer complaisamment
tous ses dehors et à louer en elle-même sa personne et sa
vaillance. Enfin, reprenant ses esprits — : Gentil sire, lui dit-
elle, pour rançon de notre salut, il faut que vous vous con-
tentiez d'accepter l'affectueux remerciement d'une pauvre
bergère qui promet de ne jamais être ingrate.
— Jolie bergère, répondit Saladin, je regarde votre affec-
tueux remerciement comme la plus précieuse récompense.
AmtNDIGK. 485
Comme il parlait ainsi, Ganimède le considéra attentive-
ment 3t s'écria : —Vraiment» Rosader, ce gentilhomme vous
ressemble beaucoup par les traits du visage.
— Cela n*a rien d'étonnant , gentil pâtre , c'est mon
frère aine.
— Votre frère, répartit Aliéna, cette parenté ne le rend
que plus agréable, et je me reconnais d'autant plus volon-
tiers sa débitrice, après le service signalé qu'il m'a rendu.
S'il veut bien me faire cet honneur, je l'appellerai mon ser-
viteur et il m'appellera sa maîtresse.
— Avec plaisir, chère maîtresse, dit Saladin, et, si jamais
je néglige de vous appeler ainsi, c'est que je me serai oublié
moi-même.
Sur ce, Rosader, soutenu par son frère, s'en retourna
à sa cabane. De leur côté, Ganimède et Aliéna rentrèrent
chez elles après avoir parqué leurs brebis. Là elles sou-
pèrent avec le vieux Goridon qui, le repas fini, leur raconta
longuement comme quoi Montanus ne pouvait obtenir au-
cune faveur de Phébé et restait toujours le plus désespéré
des amoureux transis.
— Je voudrais voir cette Phébé , dit Aliéna. Est-elle donc
si jolie qu'elle ne croie aucun berger digne de sa beauté,
ou si acariâtre que ni amour ni dévouement ne puisse la
satisfaire, ou si prude qu'elle veuille être toujours priée,
ou si follement vaniteuse qu'elle oublie qu'il faut faire une
large récolte pour obtenir un peu de blé !
— Je ne saurais distinguer enlre des qualités si subtiles,
répondit Goridon. Mais ce dont je suis sûr, c'est que, si
toutes les filles étaient de son sentiment, le monde
tomberait dans l'extravagance; il y aurait quantité de
galanterie et peu d*épousailles, beaucoup de mots et peu de
dévouement, beaucoup de folie et pas de foi.
A cette grave remarque de Goridon, si solennellement dé-
bitée, Aliéna sourit, et, comme il se faisait tard , elle et
vin. 3i
/\
r.AMsiMâqaBHiBbKnlvki
Umé»amàMÊan,àBmtam ln««t rdralli CanoUi:
uops. Aprèi mèéf-
t elles s'assÙFDt sous on olim ; «
it À leurs amours, elles aper^aml
_B^aeeoQnBtvcfs elles, loat essooOld.
- QkOb est dooc U iwuTelle , dit Aliéai , quilMtUl
ymk me tst» de hlle*
- Ob! nuduM, rapoodhCoridon. Tnm uti-t hngwm
désire lotr Phêbé. tajobebatgère doai MoDtantiseitépà
Qi bîeo, à voos «odei, nws et Ganimède , aller inc ma
josquaa bouqael d'vbres U-bos . voaa TCfrei Moatunn «
eOe ssâtt près d'une foolaine, lui, la courtisjiDt eo mâdft-
gua chuopAtres elle, «ui»i insensibie que si elle a'aù
pour ramoui que da dêdata.
Celle DouTelle ïul tellement agrëablo aox dem anxii-
reusts, qu'aossilôl elles se levèrpDt et partirent a*-ec Coridm.
Ws quelles approcbèranl du taillis, eUes aperçurcDl, sssia
sur le gïMMi, Pbébé, U plus jolie bei^gère de toutes les A^
dennes, lêlue d'une jupe décariate, duoe maulille Tertt,
et couroQuèe dune guirlande de roses, sous laquelle bril-
laient deui jeui qui auraiLUl pu enflammer un plus prand
persouiiage que .Montauus. En extase devant cette njmpbe
raviisanle, était assis le berger ; la tète dans sa main et son
coude sur son genou, il murmurait ainsi contre l'iujusbee
de l'Amour ;
Hélas I Tjwn, pleio de ngaear.
Modère qb peu la violence;
One le sert si grande dépense ?
C'est trop de flammes poor un cœur.
Épargnes-en nne tlincelle,
Puis fais loD eirort d'eroDOToir
Li riére qai ae venl point Toir
ï.a iiuel Teu je biûle pour elle.
APPSIIDIGI. 487
Eië«Qte» Âmoari ce dMiein,
Et rabaisse an pea son aodace :
Son cœar ne doit être de glace.
Bien qu'elle ait de neige le sein K
Montanus termina ces stances par une volée de soupirs et
par un torrent de larmes qui auraient pu émouvoir toute autre
que Phébé : — Àh! Fbébé, s'écria-t-il enRn, de quoi donc
es-tu faite, que tu n*as pas pitié de ma souffrance? 8uis-je
un objet si odieux ou si vil, que tu ne puisses m*accorder
un gracieux regard f Tout dévoué au service de Phébé , ne
recueillerai-je aucune récompense de ma fidélité? Si le
temps peut prouver ma constance, voilà deux fois sept hi-
vers que j'aime la belle Phébé. Si les signes extérieurs peu-
vent révéler les affections intérieures, les sillons creusés sur
ma face peuvent révéler les souffrances de mon cœur. Les
larmes du désespoir ont ridé mes joues. Et Phébé est
seule insensible à mes plaintes. Pourquoi! Parce que
je suis Montanus et qu'elle est Phébé : je suis un misérable
pâtre, et elle est la plus admirable des belles. Charmante
Phébé, si je pouvais t'appeler tendre Phébé, j'en serais
bien heureux, ce bonheur ne me fût-il permis que pour
une minute! Sinon, ah! si Phébé ne peut aimer, qu'elle
mette fin à mon désespoir par une tempête de dédains ! En
mourant, j'aurai du moins l'indéniable privilège de dire que
je suis mort pour la cruelle Phébé.
— Importun berger, répliqua sèchement Phébé en fron«
çant le sourcil, tes passions sont-elles à ce point violentes
que tu ne puisses les comprimer patiemment? Es-tu enchaîné
à une affection si exigeante que Phébé seule puisse les sa«
tisfaire ? Allons , monsieur, si vous ne pouvez faire votre
marché ailleurs, rentrez chez vous : mes raisins sont trop
1 Ces ?ers, qne ne désa?ooerait pas na poète de la Pléiade^ lenl m
fraoçiîf dtnt le texte origina)»
488 ROSALINDE.
hauts pour que vous puissiez y atteindre. Si je te parle ainsi,
Montanus, ce n'est pas que je te méprise» c^est que je bais
Tamour ; je tiens plus à honneur de triompher de la passion
que de la fortune. Quand tu serais aussi beau que Paris,
aussi hardi qu'Hector, aussi constant que Trojlus, aussi
tendre que Léandre, Phébé ne pourrait t'aimer : et, si tu me
poursuivais avec Phébus, je te fuirais avec Daphné !
Ganimède, ayant entendu toutes les plaintes de Montanus,
ne put supporter la cruauté de Phébé, et, s'élançant du
fpurré, s'écria : « Et moi, si vous me fuyiez, donzelle, je
vous changerais comme Daphné en laurier , afin de fouler
dédaigneusement vos rameaux sous mes pieds, d
A cette apostrophe soudaine, Phébé fut toute ébahie, sur-
tout quand elle vit la beauté du berger Ganimède ; elle allait
s'enfuir, toute rougissante, quand Ganimède lui prit la main
et poursuivit : « Eh quoi, bergère, si belle et si cruelle !
Prends garde qu'à force de dédaigner l'amour, tu ne sois
accablée par l'amour, et que, comme Narcisse, tu n'éprou-
ves une passion sans espoir. Parce que tu es belle, ne sois
pas si difficile. S'il n'est rien d'aussi charmant que la beauté,
il n'est rien non plus d'aussi fragile: elle est aussi éphémère
que l'ombre qui tombe d'un ciel nébuleux. Aime donc quand
tu es jeune, de peur que tu ne sois dédaignée en vieillissant.
On ne saurait rattraper ni la beauté ni le temps. Situ aimes,
donne la préférence à Montanus ; car, si sa passion est ar-
dente, ses mérites sont grands.
Pendant tout ce temps, Phébé était restée en extase de-
vant Ganimède, s*imaginant voir l'ombre d'Adonis échappée
de l'Elysée sous la forme d'un pâtre ; enfin elle répondit
doucement: <c Je ne puis nier, monsieur, que j'aie ouï parler
de l'amour, bien que jamais je ne l'aie ressenti, ni que j'aie
lu maintes descriptions de la déesse Vénus, bien que je ne
l'aie jamais vue qu'en peinture... Et peut-être, monsieur,
ajouta-t-elle en rougissant, ma vue est-elle plus prodigue
APPBHDIGE. 489
aujourd'hui que jamais. » A ces mots elle s'interrompit,
comme si quelque grande émotion la troublait. En vain
Aliéna lui demanda d'achever ; Phébé, la face couverte des
nuances du vermillon, se rassit en soupirant. Sur ce, Aliéna
et Ganimède, voyant la bergère dans une si étrange humeur,
la laissèrent avec son Montanus, en lui souhaitant amicale-
ment de devenir plus docile à l'Amour, de peur qu'en repré-
sailles Vénus ne la soumit à quelque rude châtiment. Phébé
s*en retourna chez son père, embrasée par une ardente
flamme. L'image des perfections de Ganimède avait laissé
dans l'esprit de la pauvre bergère une impression de plaisir
mêlée à une intolérable souffrance, et elle souhaitait de
mourir plutôt que de vivre dans cette amoureuse angoisse.
Le trouble de son esprit agissant sur la santé de son corps,
elle tomba malade, et si malade qu'on désespérait presque
de la sauver.
La nouvelle de sa maladie se répandit bien vite par toute
la forêt. Montanus accourut, comme un fou, pour visiter
Phébé : assis, les larmes aux yeux, près de son lit, il lui de-
manda la cause de sa maladie. Phébé garda le silence, puis
bientôt pria Montanus de se retirer un moment, sans pour
cela quitter la maison, — voulant voir, disait-elle, si elle ne
pourrait pas dérober un instant de sommeil. Montanus ne
fut pas plus tôt sorti de la chambre, que, s'élançant vers son
écritoire, elle prit une plume et de l'encre, et écrivit une
lettre ainsi conçue :
a Beau berger,
» Qaoiqoe jusqu'ici mes yeux aient été de diamant poor réiîater
k l'amoar, il m'a suffi de voir ton visage, pour qu'ils aient eédé à
l'amour. Ta beauté a assenri Phébé au point qu'elle reste à ta merci»
potiTant élre, & ton gré, ou la plus fortunée des femmes ou la plus mi-
sérable des vierges. Ne mesure pas, Ganimède, mon amour à ma ri-
chesse, ni ma passion à mon rang ; mais crois que mon âme est aussi
tendre que ton visage est gracieux. Si tu m'as jugée trop cruelle à cause
490 EOtÂLllIDK.
éè IMM tf tMioa pMr MmUdm, du-toi qM J*y ai été flireés par le woiti;
pi le ma Jogat trap laadra paar i*af oir aIsU û légèranant aa preoiiar
mgani. 4i>-0i qQtt j*T •> At^ obligée |iar eoe îrrétislible destinée.
Si dope il ast frai, GaDÎmèda, que Tainoor pénètre par les yeai, se ré-
fbgîe dans le cœor et ne feot s*an laisier chasser par aocnn remède ni
par aaeone raison, aie pitié de nioi,connie d*nne malade qui ne peat re-
eateir la gaérisen qne de ta dooee main. Réduite ao désespoir, ai je ne
aiis ioaiagée par toi, Je dots m'attendra on à ?irre lienreiise de la fiif ear
•Vl Mourir piaérable de ton reftis,
a Celle qni doit Aire à loi on ne pu être,
» PattÉ. a
Cette lettre terminée, elle appela Montanus et le pria de
la porter à Ganimàde. Bien que le pauTre Montanus se dou-
tât de la passion qui la tourmentait, pourtant, voulant prou-
fer à 89 maîtresse son entier dévouement, il dissimula la
chose et se fit le messager volontaire de son propre mar«
tgrre. Ayant pris la lettre, il se rendit le lendemain de bon
matin dans la plaine où Aliéna faisait paître ses troupeaux,
et y trouva Ganimède qui, assis sous un grenadier , dëplo-
rtit le douloureux accident qui tenait son Rosader éloigné
d'elle. Montanus le salua en lui remettant la lettre qui, dit*
il» lui était envoyée par Phébé. Quand Ganimède eut lu et
relu la lettre, il se prit à sourire, et regardant Montanus :
— Dis-moi , je te prie , berger , es-tu amoureux de
Phébé f
— Oh ! mon damoiseau, répondit Montanus, si je n'é-
tais pas si profondément épris de Phébé, mes troupeaux
seraient plus gras, et leur maître plus tranquille ; car ce
sont mes chagrins qui font la maigreur de mes brebis.
— Hélas ! pauvre pâtre, ta passion est-elle si extrême, ta
tendresse si obstinée qu'aucune raison n'en puisse humilier
l'orgueil ?
— Rien ne pourra me faire oublier Phébé, tant que Mon-
tanus s'oubliera lui-même.
APPKlfDICK. 491
— Allons» Montants , considère combien ta tendresse est
désespérée, et tu reconnaîtras la profondeur de ta propre
folie. Je te le déclare, en faisant la cour à Pbébé, tu buries
à la lune avec les loups de Syrie. Pour preuve, lis cette
lettre.
Montanus prit la lettre et la lut, changeant de couleur à
chaque ligne , et terminant chaque phrase par une période
de soupirs.'
— Eh bien , lui dit Ganimède, reconnais-tu que ton
grand dévouement est bien faiblement récompensé ? Cesse
donc d'avaler avidement cette potion que tu sais être un
poison ; cesse de ramper devant celle qui ne se soucie pas
de toi. Ah! Montanus, il y a bien des femmes aussi jolies
que Phébé, mais plus aimables qu'elle. Crois-moi, les fa-
veurs sont le combustible de Tamour ; puisque tu ne peux
en obtenir, laisse la flamme s'évanouir en fumée.
— Inutiles conseils! reprit Montanus; la raison n'apporte
aucun remède à celui que la passion rend si obstiné. Quoi-
que Phébé aime Ganimède, Montanus n'honorera jamais
d'autre que Phébé.
— Mais, dit Ganimède, que puis-je faire pour t'étre
agréable? Teux-tu que je dédaigne Phébé, comme elle te
dédaigne?
— Ah ! répondit Montanus , ce serait renouveler mes
chagrins et doubler mes souffrances : car la vue de sa don-
leur serait mon arrêt de mort. Hélas! Ganimède, quoique
je dépérisse dans ma passion , ne la laisse pas succomber
dans ses désirs. Puisqu'elle t'aime si chèrement, ne la tue
pas de tes dédains. Sois le mignon de cette incomparable !
elle a assez de beauté pour te plaire et assez de troupeaux
pour t'enrichir. Tu ne peux rien désirer de plus que ce
que tu obtiendras en la possédant, car elle est belle, ver-
tueuse et riche, —trois stimulants puissants à rendre l'amour
joyeux. U me suCGra de la voir contenu et de rassasier mes
492 ROSmifDR.
rc^wis de son bonheur. Si elle se marie, quoique ce soit
pour moi un martyre, je le supporterai patiemment pourvu
qu'elle soit satisfaite, et je bénirai mon étoile en voyant ses
désirs exaucés.
Montanus prononça ces paroles avec une contenance si
assurée qu'Aliéna et Ganimède furent stupéfaites de sa rési-
gnation : pleines de pitié pour ses souffrances , elles cher-
chèrent par quel habile moyen elles pourraient obtenir
pour Montanus la faveur de Phébé.
— Montanus, s'écria enGn Ganimède, puisque Phébé est
dans une telle détresse, je craindrais d'être accusé de cruauté
en n'allant pas saluer une si belle créature : j'irai donc avec
toi voir Phébé pour l'entendre répéter de vive voix ce
qu'elle m'a déclaré par écrit, et alors je prononcerai mon
arrêt, au gré de ma sympathie. . . Je passerai par chez nous»
et j'enverrai Coridon tenir compagnie à Aliéna.
Montanus parut charmé de cette détermination, et tous
deux se dirigèrent vers la demeure de Phébé. Dès qu'ils
furent près de la chaumière, Montanus courut en avant
pour annoncer à Phébé que Ganimède était à la porte. A ce
nom de Ganimède, Phébé se souleva sur son lit, comme à
demi ranimée, et l'incarnat de la vie reparut sur ses joues
flétries. Ganimède entra, puis, s'asseyant à côté de son lit, la
questionna sur sa maladie et lui demanda où elle souffrait.
— Beau Ganimède, répondit Phébé, l'impérieux amour
a allumé un tel feu dans mon âme que, pour donner pas-
sage à la flamme, il me faut franchir les bornes de la modes-
tie. Ne me blâme donc pas si je suis trop franche et trop
effrontée, car c'est ta beauté, c'est la connaissance de tes
vertus qui m'a mise en ce délire; laisse-moi donc dire en
un mot ce qui peut être développé en un volume : Phébé
aime Ganimède.
Sur ce, elle laissa retomber sa tète et fondit en larmes.
— Phébé, répliqua Ganimède, n'arrose pas ainsi tes tristes
APPKNDIGK. 493
plaintes, car j'ai pitié de tes plaintes. Si Ganimède peut
te guérir» ne doute pas de ton rétablissement. Pourtant
laisse-moi dire, sans t'oiïenser, que je serais désolé de con-
trarier Montanus en ses amours, l'ayant vu si content et a
loyal. Tout en plaignant ton martyre, je ne puis t'accor*
der le mariage; car, si belle que je te trouve, tu n'as pas
encore enchaîné mon regard. Je suis pour toi sans dédain,
comme sans passion , indifférent jusqu'à ce que le temps et
l'amour aient fixé mes sentiments. Ainsi , Pbébé, n'essaie
pas de comprimer ta tendresse , mais tâche d'éâeindre le
souvenir de Ganimède dans l'amour de Montanus. Tâche
de me haïr à mesure que je chercherai à t'apprécier, et
sans cesse aie présent à l'esprit le dévoument de Montanus:
car, si tu peux trouver un amant plus riche, tu n'en trou-
veras pas un plus loyal.
— Eh quoi, balbutia Pbébé en sanglotant, n'obtiendrai-
je de Ganimède d'autre remède que Tincertitude, d'autre
espoir qu'un hasard douteux? Les dieux ont pesé ma desti*-
née à leur juste balance, puisque , cruelle pour Montanus,
j'ai trouvé Ganimède aussi inexorable pour moi-même.
— Je suis bien aise, dit Ganimède, que vous voyiez vos
propres fautes, en mesurant à voire propre passion les
souffrances de Montanus.
— C'est vrai, répliqua Phébé, et je me repens si pro-
fondément de ma dureté pour le berger que, si je pouvais
cesser d'adorer Ganimède, je voudrais aimer Montanus.
— Quoi ! si je pouvais par la raison persuader à Phébé
de ne plus aimer Ganimède, elle consentirait à prendre en
goût Montanus?
— Du jour où la raison, dit Phébé, éteindra l'amour que
j'ai pour toi, je consens à le prendre en gré, à cette condi-
tion que, si la raison ne peut détruire mon amour comme
étant sans raison, Ganimède consente à épouser Phébé.
— C'est convenu, jolie bergère, dit Ganimède; et, pour
tfl nourrir des douceurs de l'espérance, toîcî nurteV
lion : je n'épouserai jamjiis une femme, si ce n'est loi.
Sur ce.Gonimèdoprit congé de Phébé el partit, laisianl
la bergère satisfaite et Monlanus enchanté. En arrinoidaiii
la prairie, elle aperçut Rosader et Saladin assis ï i'ontn
avf f Aliéna ; et In vue de son amoureux fut an tel cordiil
pour son cœur qu'elle bondit sur la pelouse, pleine de joïï,
Coridon, qui était avec eux, aperçut Gaoiroède, se Im
aussitôt et courut k sa rencontre en criant : Eh! l'amiioM
noce! urfonoce! notre maîtresse se marie dimanche!
Gflnimède, si gaiement accueilli par le pauîre pajsM.
salua la compagnie el surtout Rosader h qui il décUr» qu'a
étftil chflrmiî de le voir si bien rétabli de ses blessures.
- A peine suis-je sorti, dil Rosader, que me voilà m\i
h un mariage qui doit être célébra diraaoche prochnt
entre mon frère et Aliéna. Je vois bien que, ïk où règM
l'amour, les délais sont fastidieux et qu'une courte dêclan-
tion est tout ce qu'il faut, quand les parties sont d'acMfd.
- C'est vrai, dit Ganimède, mais quel heureux jour Cl
serait, si Rosader pouvait, ce jour-là même, ^ire marici
Rosalinde!
- Ah ! bon Ganimède, ne renouvelle pas mes doulean
en nommant Rosalinde . car le souvenir de ses perfeclions
est le sceau de mon malheur.
- Bah ! s'écria Ganimède, aie bon courage , mon cher :
j'ai un ami qui est profondément eipérimenté en nécre-
mancii' et en magie; tout ce que l'art peut accomplir sen
fait en ta faveur. Je lui ferai évoquer Rosalinde, qu'elle scàl
cachée en Francp. ou dans quelque pays limitrophe.
Aliéna sourit en voyant la moue que faisait Rosader. per-
suadé que (ianimède s'était moqué de lui. La journée ?*
passa en causerie, et tous se séparèrent au coucher dti
soleil. Aliéna prépara, pour le jour des noces, le banquet
le plus solennel et la plus belle toilette que permit l'eus-
iPPINDlGI. 495
tenee pastorale , et fit d'autant plus de frais que Rosa*
der avait promis d'amener Gérismond à la fête. Ganimède,
ayant l'intention de se faire reconnaître de son père , s'était
fg^it une robe tout enguirlandée et une jupe du plus beau
taffetas, si bien qu'elle ressemblait à quelque nymphe célesfë,
revêtue d'un costume champêtre.
Enfin le dimanche arriva. A peine l'écuyer de Phébus
avait paru dans les cieux pour annoncer à son mattre que
ses chevaux étaient attelés à son radieux coche, et déjà
Coridon, couvert de ses habits de fête, avait décoré de
fleurs toute la maison, si bien qu'elle ressemblait plutdt à
quelque bosquet favori de Flore qu'à une chaumière de
campagne. Phébé était arrivée avec toutes les filles de la
forêt, pour parer la mariée de la manière la plus avanta-
geuse; mais, quelque xèle qu'elle mit à orner Aliéna, elle ne
perdait pas de vue Ganimède qui , comme un joli page,
suppléait sa maltresse et veillait à ce que tout fût près
pour l'arrivée du marié. Saladin, en costume de veneur,
arriva de bonne heure, accompagné de Gérismond et de son
frère Rosader. Les nouveaux venus furent reçus solennelle-
ment par Aliéna. Gérismond vanta hautement l'heureux
choix de Saladin, qui possédait une bergère dont les grâces
extérieures annonçaient tant de qualités. II accepta des
mains de Coridon une belle mesure de cidre, et but à la
santé d'Aliéna et de ses jolies compagnes. Aliéna fit raison
au roi et but à Rosader. Tandis qu'ils buvaient ainsi, tous
prêts à partir pour l'église, arriva Montanus, tout de jaune
habillé, pour signifier qu'il était délaissé : sur sa tête était
posée une guirlande de saule, sa bouteille pendait à son
côté en signe de désespoir, et à sa houlette étaient atta-
chés deux sonnets, testaments de ses amours et de ses mal-
heurs. Les bergers, dès qu'ils l'aperçurent, lui rendirent
tous les honneurs possibles, le tenant pour la fleur des ber-
gers de l'Ardenne ; car on n'avait jamais vu un plus beau
M6 ROSALmOE.
garçon depuis cù mauvais sujet qui faisait pattra taiMi
de l'Ida, ('•érismond d(>manda qui il élnit. SurqtnilMfa
faconta l'amour de Moulanus pour Phéb^. sa grandB biSâ
envers cette cruelle , et commeot par représailles les 'lias
pvaient rendu cette mijaurée amoureuse du jeuûe Gai-
mède. Après ce récit, le roi désira voir Phébe qui, ame-
née devant Gérismond par Rosader, colora la beatitèdes»
visage d'une nuance de vermillon si charmante qveleni
fut ébloui do in pureté de ses grâces. Gérismond luidemiodi
pourquoi elle récompensait si pauvrement l'amour de Mot-
tanus, voyant ses mérites si grands et ses passions si nnt,
-Sire, repondit Pbébé, l'amour vole sur les ailes &
destin, et ce que décrètent les astres est un iuhillibti
ani^t. Je connais toutes les qualités de Montanus, je te
loue. Je les admire , mais je n'aime pas sa personne, para
que le sort en a décidé autrement. Vénus m'enaptioiepa
une peine égale à la sienne. Car je suis éprise d'un fiSrt,
aussi impitoyable pour moi que je suis cruelle pour Mon-
tanus, aussi obstiné dans ses dédains que je suisocbaniH
dans mes désirs; et, ajouta-l-elle, c'est le page d'AliéOJ,
li; jeune Ganimède,
Gérismond, désirant poursuivre jusqu'au bout son en-
quitte sur toutes ces amours, appela (.ianimède qui appro-
cba, en rougissant. Le roi remarqua cette physionomie,
dont les traits lui rappelèrent le visage de sa Rosaliode, a
poussa un profond soupir. Rosader, qui était plus que fami-
lier avec Gérismond, lui demanda pourquoi il soupirail si
douloureusement.
— Kosader, répondit le roi, c'est que les traits de Gani-
mède me rappellent Rosalinde.
A ce nom, Rosader soupira si profondément qu'il sem-
blait (jue sou cœur allait éclater.
- i:i comment se foit-il , ajouta Gérismond , que tu mt
répondi's par un tel soupir?
ÀPPBNDIGR. 497
— Pardon , sire , c'est que Rosalinde est la seule femme
que j*aime.
— Ah ! reprit Gérismoud, je te la donnerais bien volon-
tiers en mariage aujourd'hui même, à condition qu'elle
fût ici.
A ces mots, Aliéna détourna la tète et sourit à Ganimède
qui eut grand* peine à garder contenance , mais qui cepen-
dant parvint à dissimuler son secret. Gérismond, pour
chasser sa mélancolie, demanda à Ganimède par quelle
raison il ne répondait pas à Tamour do Phébé, voyant
qu'elle était aussi belle que la coquette qui causa la ruine
de Troie.
— Si je cédais à la belle Phébé, répondit doucement Ro<
salinde, je ferais au pauvre Montanus l'injure grande de lui
ravir en un moment ce que, pendant bien des mois, il s'est
efforcé de conquérir. Pourtant j'ai promis à la belle bergère
de n'épouser jamais d'autre femme qu'elle, mais à condi-
tion que, si je pouvais par la raison éteindre son amour
pour moi , elle s'engageât à ne pas agréer un autre que
Montanus.
— Et je m'en tiens à cette convention, dit Phébé, car
mon amour a tellement dépassé les bornes de la raison qu'il
est inaccessible à la voix de la raison.
— J'en appelle au jugement de Gérismond, dit Ganimède.
— Et je m'en réfère à son arrêt, dit Phébé.
— Les hasards de ma destinée, dit Montanus, sont sus-
pendus à l'issue de cette lutte : si Ganimède triomphe, Mon-
tanus assiste au couronnement idéal de ses amours; si
Phébé gagne, je suis en réalité le plus misérable des amants.
— Nous assisterons à ces débats , dit Gérismond, et en-
suite nous irons à l'église. Ainsi, Ganimède, faites-nous
connaître vos arguments.
— Permettez-moi de m'absenter un peu, dit Ganimède,
et je vous en présenterai un que je tiens en réserve.
p
m ROSAUKDI.
GaniinAdo se retira «1 rovfttil ses habilleroeots de femme:
sa robe couverte do guirlandes et sa jupe du plus ricbelaEe-
las lui allaient si bien qu'elle ressemblait h Diane trionh
pbante. Sur sa tète elle portait une couronne de rose», mt
tant de grâce qu'on eût dît Flore épanouie dans tout l'éclrt
de ses (leurs. Ainsi parée, Rosal iode entra et sejelastupitd!
de son père ; les larmes aux yeux , elle implorai sa béoédic-
tioD et lui raconta toutes ses aventures, comment elle anit
étû bannie par Thorismond et comment depuis tors elle mil
constamment vécu déguisée dans ce pays.
Gérismond, reconnaissant sa fiHe, se[Ieva de son sit'geet
lui snuta au cou , eiprimant toutes les émotions de sa jost
par d'humides sanglots, transporté en une telle eilase de
Iwntieur qu'il ne pouvait dire un mot! Je laisse ceut qiù
ont l'expérience de l'amour juger de la stupéfaction et da
ravissement de Rosader, voyant devant lui cette Rosalinde
qu'il avait si longtemps et si profondément aimée. Enfin
Gérismond, ayant n;pris possession de ses esprits, paria à si
fille dons les termes les plus paternels et lui demaDda,âprès
niaintrs autres questions, ce qui s'était passé entre elle et
Rosader.
— Tant de choses, sire, répondit Rosalinde, qu'il oe
reste plus que le consentement de Votre Grâce pour conclure
le mariage.
— Eh bien donc, dit GiSrismond, prends-la, Rosader:
elle est à toi. One celte journée solennise tes noces, ainsi
que celles de Ion frère !
Rosader, satisfait au-delà de toute mesure, remercia hum-
blement le roi et embrassa sa Rosalinde qui , se tournant
vers Phébé , lui demanda si elle lui avait donné une raison
suffisante pour comprimer la violence de son amour.
— Oui, dit Phébé, une raison si éloquente que, pour peu
que vous j consentiez, vous, madame, et Aliéna, Montanus
r\
API'RNDICe.
4!)9
Qt mot noos feroni aujourd'hui le troisièma couple de
mari(^,
k peioe eut-elle prononce celle parole que Montooui
arracha sa guirlande de saule et jota nu feu ses sonnet*, as*
montrant aussi jovial que Pdris quand il obtint l'amour
(l'Hélène. Sur ce, Gérisoiond «t les autres se prirent 6 rira
et décidèrent que Montanus et Phélté célébreraient leurs
noces en mâmo temps que les deux frères. Aliéna, voyant
que Soladio restait absorbé, le réveilla de sa reserve en
lui disant:
— Qu'as-tu donc, mon Saladin? Tu es tout mornel
Quoi 1 Mon cher, de la mélancolie un jour de noces ! Peut-
être ce qui t'ufnige, c'est de songer k la haute fortune de
ton frère Et h In bassesse d'une nifection qui t'a fait choisir
UDO si humble bergère. Console-toi, l'ami! Car. en ce jour,
tu seras marié i la Pdle d'un roi. Sache en efTel, Saladin, que
je ne suis pas Aliéna, mais Alinds, la fille de ton mortel en-
nemi Thorismond.
A ces mots toute la compagnie fut stupéfaite, surtout Gé-
rismond qui, s'éiant levé, prit Aliéna dans ses bras cl dit à
Itûsalinde : — Est-ce là cette belle Alinda, fameuse par tant
de vertus, qui a quitté la cour de son père pour vivre avec
toi dans l'eiil?
— Ello-miime, dit Rosalindo.
— Eh bien, dit Gérismond en se tournant vers Saladin,
sois gai, beau veneur, car ta fortune est grande et tes désirs
sont augustes : tu possèdes une princesse aussi fameuse
qu'incomparable par ses perfections.
— Elle a conquis par sa beauté, répondit Saladin, un
humble serviteur, aussi plein de dévouement qu'elle est
pleine de grflce.
Tandis quo chacun restait ébahi de ces joyeux événe-
ments, Coridon arriva en gambadant annoncer que le prêtre
était à l'église et attendait la compagnie. Sur ce, Gérismond
p
ROS&LINDE.
ouvrit la marche, les autres suivirent, et lesmarisg^hnot
célébrés solenellement, à la grande admiratioD desplSe
de l'Ardenne. Aussilûl que le prêtre eut fini, tous s'en re-
tournèrent h la demeure d'Aliéna , où Coridon avait W
préparé. Les labiés dressées, le dîner fut servi; Gërismool
Rosador, Saladia et Montanus installèrent les mariées m
furent ce jour-là leurs serviteurs. Le repas était simple et
tel que le permettaient les ressources du pays ; mais !ei
convives suppléèrent aux lacunes du menu par une bonne
causerie el par les récits variés de leurs amours et de leun
aventutes. Vers le milieu du dîner, pour égayer la f^
Coridon arriva avec une bande nombreuse et joua une &rw
dans laquelle il chanta celte chanson plaisante :
Uue [ille des champs iccorte et génie,
Ue; 1 ho I U génie tille I
ËUit taux SDr l'Iierbe leadre
Etdiisit flïeD larmes: Nal ne me Tiendra donc BciimT
Uo ïorl gnlont, un pilre enjôleur,
He; t ho I un gaIdDtpitre I
Qui dans ses omours était fort ardent.
D'un air souriant vint tout droit à elle,
Qaant la coqueUe aperjnl,
Ile;f ! ho I iguaud elle aperçut
Le mayeii de se foire épouser,
Elle 50urit doiiccmeut comme une gente belle.
Le paire, voyant son oblique <£>lladc,
Hrj I ho I l'oblique œillade 1
Passa son brus auloor de sa taille.
Eh I belle nlle. eommeot nlIeE-vous ?
L'amie des champs dit : Bien, morguienDe I
He; I ho I bien, niargaienue!
ïlais j'ai une ilémangertisan,
Une démangeaison qui me fait plearer.
Hélas I dit-il, d'où vient ton mal T
Hey I bo ! doii vient ton mal ?
APPKNDICK. 501
D*ane plaie, dit-elle, irrémédiable :
Je crains de mourir fille.
Si c'est là tout, dit le berger,
Hey I hol dit le berger.
On t*épousera, mignoooe.
Pour guérir ta maladie.
Là-dessus, ils s'enibrassèreat avec maints serments,
Hey ! ho I avec maints serments !
Kt devant le dieu Pan engagèrent leur foi,
Et à réglise vite allèrent.
Que Dieu envoie à toute jolie fille,
Hey ! ho I toute jolie fille !
Oui craint de mourir de cet ennni-là.
Un aussi bon ami pour la guérir !
Coridon ayant ainsi égayé les convives, comme l'hilarilé
était à son comble, on vint dire à Saladin et à Rosader qu'un
certain Fernandin, leur frère, était arrivé et désirait leur
parler. Gérismond, entendant cette nouvelle, demanda qui
c'était. (1 Sire, répondit Rosader, c'est notre second frère
qui est étudiant à Paris, mais je ne sais quelle occurrence
Ta obligé à venir nous chercher. » Sur ce, Saladin alla au
devant de son frère qu'il rerut avec une entière courtoisie,
et Rosader lui lit un accueil non moins amical : le nouveau-
venu fut introduit par ses deux frères dans le parloir où tous
étaient à table. Fernandin, qui connaissait les bonnes ma-
nières aussi bien que les problèmes de la philosophie, —
aussi bien élevé qu'il était lellni — salua toute la compa-
gnie. Mais (lès qu'il aper(;ut Gérismond , se jetant à ses
genoux, il lui rendit l'hommage di^ h son âge et prononça
ces paroles :
- Très-puissant prince, quoique le jour des noces do
mes frères soit un jour de gaîlé, le moment réclame d'autres
occupations : élancez- vous donc de ce banquet friand aux
Mil. 32
ItOSALINDK.
instruments de combat. El vous, fils de sir Jehan de Bor-
deaux, arrachez- vous à vos amours pour courir auianua;
au liou do vos bien-aimécs , étreignez vos lances, et que «
jour vous trouvo aussi vaillants que, jusqu'ici, vousaveiêlé
Iiassionnés . Sache en elTel, Gérismond, que sur la lisière de
cette forôt, les douze pairs de France sont rangés en baiaille
pour revendiquer les droits; Thorismond. entouré d'une
bande de renégats désespérés, est prêt à les attaquer. les
armées sont sur le point d'en venir aux mains : montre-la
donc dans la mêlée pour encourager tes sujets. El vous,
Saladin, Rosadcr, a cheval ! Montroz-vous aussi hardis soldats
que vous avez été tendres amants : vous démontrerez ainsi,
pour le bien de votre patrie, que les vertus de votre père oat
laissé leurs empreintes dans vosâmes, et vous prouverez qae
vous êtes les dignes fils d'un si noble parent.
A cette alarme donnée par Fernandio , Gérismond sa
leva de table, et Saladin et Rosader coururent aux armes.
a Venez avec moi, dit Gérismond, j'ai des chevaux et desar-
mures pour nous tous; et une fois en selle, montrons que
nous portons la vengeance et l'honneur à la pointe de an
glaives. » Ainsi ils laissèrent tes mariées pleines de douleur;
Aliéna, plus émue que les autres, demanda à Gérismond
d'être indulgent pour son pf-re. I.e roi , à qui sa grande hâte
ne laissait pas le temps de répondre, courut à sa caverne oil
il remit à Saladin et à Rosader un cheval el une armure.
Royalement armé, il prit lui-même les devants ; à peine
avaient-ils chevauché deux lieues, qu'ils aperçurent les
deux armées aux prises dans une vallée. Gérismond, re-
connaissant l'aile où combattaient les pairs , s'y jeta en
criant Saint-Denis .' et chargea l'ennemi de manière à mon-
trer que! prix il attocliail h la couronne. Quand les pairs
virent que leur roi légitime était présent, li^ur ardeur re-
doubla. Saladin et Rosader firent de tels exploits que nul
n'osait leur faire obsl.'icii.' [ii soutenir la furie de leurs
/^
APPENDICE. 503
armes. Bref, les pairs furent vainqueurs, Tarmée de Thoris-
mond fut mise en déroute, et lui-môme périt flans la ba-
taille. Les pairs alors se réunirent et, ayant salué leur roi,
le conduisirent solennellement à Paris, où il fut reçu avec
grande joie par tous les citoyens. Dès que tout fut tranquille
et qu'il eut repris possession de la couronne, il envoya cher-
cher Alinda et Rosalinde : Alinda était désolée de la mort
de son père, mais elle supporta cette douleur avec d'autant
plus de patience qu'elle avait la joie de voir son Saladin
sauvé. Dès qu'elles furent arrivées à Paris, Gérismond donna
aux pairs et aux seigneurs de ses Etats une fête royale qui
dura trente jours. Ayant convoqué un parlement, du con-
sentement de ses nobles, il créa Rosader héritier présomptif
de la couronne, il restitua à Saladin toutes les terres de son
père et lui donna la duché de Nemours, il fit de Fernandin
son principal secrétaire, et, afin que l'événement fût en tout
point joyeux , il fit MonUmus seigneur de la forêt des Ar-
dennes, Adam Spencer capitaine des gardes du roi et Co-
ridon intendant des troupeaux d'Alinda.
Dans ce récit doré, légué par Euphuès, vous pouvez voir,
messieurs, que ceux qui mettent en oubli les préceptes don-
nés par leur père encourent un grand préjudice; que toute
animosité contraire à la nature est une tache à l'éducation
en môme temps qu'une atteinte au bonheur; que la vertu
ne se mesure pas à la naissance , mais à la conduite ; que
les frères cadets, quoique inférieurs en âge, peuvent être
supérieurs en qualités; que la concorde est la plus douce
des conclusions, et que l'amour fraternel est plus fort que
les événements. Si vous retirez quelque fruit de cette his-
toire, parlez bien d'Euphuès qui l'a écrite et de moi qui
vous l'ai rapportée.
Th. Lodge.
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APPK^nlCE :
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de re^pngnol pur N. l'oLii 401
I.E5 Aventures de Giasettd, nouvelle eitr.iiie du Pecotvne de
9er tiiomnni Fbfeiitiiio, el iraduile de lilalieii pirF.-V. Hugo. 111
HOSALINUE, nouvcllo de Tliomas Ludge, traduite de l'anglais par
F.-ï. Uugu 4y
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lit 11 fninni M ponraUi S xil. lï fr.
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par A. D* Labib-
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Churlra RcLim. ao«[«a repréMaunt. i lol. 3 fr, h) c.
I.« HM-m^lXKTt HC POmX, Kiaal Mr rmra ifa la R^aIMÛm. par M. Paul bl
Purrrc, «noiBii re{ir<iriiuni du peuple. I vu! 3 fr. au c-
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par H. LiLOnn- 9 unuM en du turi vol. 3 fr. nO <.
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