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Full text of "François; V. Hugo traducteur. Œuvres complètes de W. Shakespeare"

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80001 9042M 


n  .  aJtli.  5-1    d.  r 


rBANÇOIS-TICTOB  HCGO 


ŒUVRES  COMPLÈTES 

l  SHAKESPEARE 


k. 


OEUVRES    COMPLÈTES 


01 


W.   SHAKESPEARE 


TOME   VII 


LES  AMANTS  TRAGIQUES 


y 


H 


fAWT-DtSIS 


.  _  TYrObRAmiG  DE  A.  MOtLH. 


n 


lïl.aicU- 


^1 


oL.  I] 


FRANÇOIS-VICTOR    HUGO 


TRABUCTEUR 


ŒUVRES  COMPLETES 


W.  SHAKESPEARE 


LES    AMANTS    TRAGIQUES 


T  CLÉO?ATRE.   —  ROHËO  ET  JULIITTE. 


PARIS 
PAGNERRE,    LIRRAIRE-ÉDITEUR 

HUE    DE    SEINE ,    18 

18S0 

RïprodHetlon  et  traduction  r^suri™». 


I- 

II 

■ 

v 


A   JULES   JANIN 


F.-V.  H, 


▼D. 


;        .:> 


INTRODUCTION 


ir 


h' 


I 


Lorsque  messire  Jacques  Amyot,  abbé  de  Bellozane,  publia 
sa  traduction  des  œuvres  de  Plutarque  sous  le  patronage 
de  très-haut  et  très-chrétien  roi  de  France  Henri  Deuxième^ 
rémolion  fut  grande  chez  nos  aïeux  de  la  Renaissance.  Les 
personnages  antiques,  que  le  Moyen  Age  avait  relégués  daos 
la  légende  h  c6\6  des  Arthur  et  des  Roland,  rentraient  brus» 
quement  dans  Thistoh^.  Grâce  à  Finterprétalion  du  bon* 
homme  Amyot,  les  léftèbres  amassées  anlour  de  tant  de 
noms  illustres  étaient  enfin  dissipées  ;  les  exagérations  de 
la  tradition  orale  tombaient  devant  le  témoignage  écrit.  La 
déposition  de  Plutarque  était  là,  traduite  avec  un  scrupule 
implacable.  Ces  êtres  prestigieux  auxquels  une  crédulité 
séculaire  attribuait  des  proportions  démesurées  reprenaient 
fout  à  coup  la  taille  humaine.  Le  biographe  de  Chéronée 
racontait  la  vie  intime  de  ces  héros  ;  il  les  montrait  en  robe 
de  chambre,  assis  au  foyer  de  famille  ;  il  disait  leurs  infir- 
eomme  leurs  vertus  ;  il  les  fnsait  voir,  dès  l'enfance, 


8  LES  AMÂiNTS  TRAGIQUES. 

soumis  à  tous  les  besoins  e(  sujets  à  toutes  les  défaillances  de 
la  créature.  Les  générations  modernes  regardaient  tous  ces 
grands  hommes  qu'Âmyot  leur  expliquait,  et,  stupéfaites, 
elles  reconnaissaient  des  hommes.  Elles  contemplaient  avec 
une  incessante  avidité  ces  vivants  portraits  :  Thémistocle, 
Alcibiade,  Agis  et  Gléomène,  Coriolan,  Ànnibal,  les  Grac- 
ques,  Cicéron,  Brutus.  C'était  donc  là  Pompée  !  C'était  donc 
là  César  !  Quoi  !  ce  petit  homme,  c'était  Alexandre  ! 

Mais,  dans  cette  galerie  glorieuse,  il  y  avait  un  groupe 
qui  provoquait  une  curiosité  inexprimable  :  c'étaient  deux 
amants  qui  se  tenaient  étroitement  embrassés.  —  L'un,  vêtu 
de  la  laticlave  romaine,  était  flgé  de  cinquante  ans  au 
moins  ;  il  avait  «  la  barbe  forte  et  épaisse,  le  front  large,  le 
»  nez  aquilin...  Il  usait  du  style  et  façon  de  dire  qu'on  ap- 
»  pelle  asiatique,  laquelle  florissait  et  était  en  grande  vogue 
»  en  ce  temps-là,  et  si  avoit  grande  conformité  avec  ses 
»  mœurs  et  sa  manière  de  vivre  qui  était  venteuse,  pleine 
»  de  braverie  vaine  et  d'ambition  inégale  qui  ne  s'entrete- 
«  nait  point...  Si  avait  outre  cela  une  dignité  fort  libérale  et 
»  sentant  son  homme  de  bonne  maison...  Il  ne  faisait  point 
)»  difficulté  de  boire  devant  tout  le  monde  et  de  s'asseoir 
))  auprès  des  soldats  quand  ils  dtnaient ,  et  de  boire  et 
»  manger  avec  eux  à  leur  table  ;  il  n'est  pas  croyable  com- 
»  bien  cela  le  faisait  aimer,  souhaiter  et  désirer  d'eux...  Il 
n  était  grossier  et  peu  subtil  de  nature  et  s'apercevait  à  tard 
D  des  fautes  qu'on  lui  faisait  ;  mais  aussi  quand  il  les  con- 
D  naissait,  il  en  était  bien  fort  marri,  et  les  confessait  ron- 
n  dément  à  ceux  à  qui  sous  son  autorité  on  avait  fait  tort  ; 
D  bien  avait-il  le  cœur  grand,  tant  à  punir  les  forfaits  comme 
»  à  rémunérer  les  bienfaits,  d  —  L'autre,  habillée  à  la  mode 
macédonienne,  était  une  femme  de  trente  ans  environ  ;  «  sa 
»  beauté  seule  n'était  point  si  incomparable  qu'il  n'y  en  pût 
»  bii*n  avoir  d'aussi  belles  comme  elle,  ni  telle  qu'elle  ra- 
»  vit  incontinent  ceux  qui  la  regardaient  ;  mais  sa  conversa- 


■>  tinu  îk  la  baiil<;r  était  si  amiaLle,  qu'il  élnit  impossjblu 
»  H'eo  é\itvT  h  priso,  et  avec  sa  bcaiiti^,  la  lionne  grflee 

>  qu'elle  avait  à  deviser,  la  douceur  et  ta  gc nlillessc  de  son 

*  naliirel  qui  assaisonnait  tout  ce  qu'elle  disait  ou  faisait, 

■  éuil  un  aiguillon  qui  poignait  au  vif;  et  si  y  avait  outre 

>  cela  grand  pUisir  au  son  de  sa  voix  seulement  et  à  sa  pro-  i 

>  Doociotion,  parce  que  sa  langue  était  comme  un  instru- 

■  ment  do  musique  à  plusieurs  jeux  et  registres  qu'clla  1 
s  tournait  nisément  va  tel  langage  comme  il  lui  plutsait,  tel* 

■  lement  qu'elle  jiarlait  h  peu  de  nations  barbares  partni-  ] 

*  cbetnent,  mais  leur  rendait  par  elle-même  réponse,  aa  [ 
B  moins  à  la  plus  grande  partie,  comme  aux  Étiiîopiens,  1 

■  Arabes,  Troglodytes,  llébreui,  aux  Syriens,  Médois  et  j 

*  aux  Tanties  et  h  beaucoup  d'autres  dont  elle  avait  appris  J 

■  leslsaguos.  d  Tels  étaient  Antoine  et  Cléopdlrt-,  d'apràs 
la  réridique  peinture  de  Plutarque  ;  telsapparniss«ient,  aux  I 
jeux  de  nos  pères  étonnés,  ces  amants  illustres  que  l'épo-  I 
p6tt  erotique  plaçait  dans  une  lumineuse  apothéose  h  cdté 
lie  ces  couples  fabuleux,  PAris  et  Hélène,  Achille  et  Briséis, 
Thésée  et  Hippuljte,  Hercule  et  Omphale. 

Quelle  légende  tragique  que  cette  biographie  d'Antoine  j 
et  de  Cléop3tro,  racontée  naïvement  par  le  digne  précep- 
teur de  Marc-AurèW  !  1^  fantaisie  humaine  ne  pourra  ja>  \ 
nuis  rdfer  rien  de  plus  merveilleux  que  ce  drame,  inventa  ] 
par  l'histoire,  qui  se  noue  par  une  amourette  et  se  dénoue  j 
par  le  bouleversement  d'un  empire.  Pascal  a  indiqué  dam 
une  phrase  célèbro  toutes  les  profondeurs  do  cet  étonnant  j 
sujet  :  «  Si  le  nez  de  Clco[ullre  avait  été  plus  court,  toute  la  j 
bce  de  la  terre  annit  changé.  »  Ce  qui  frappe  le  penseur  J 
dans  cetio  mémomble  leçon  donnée  aux  hommes  par  la  T 
destinée,  c'est  la  prodigieuse  disproportion  entre  le  fait  et  j 
la  conséquence,  entre  le  mojcn  et  le  résultat,  entre  les  pré-  i 
misses  et  la  conclusion,  n  La  c-iuse  est  un  je  ne  saisqtui  | 
pl  les  efletN  en  sont  elTroyables.  » 


10  LES  AMANTS  TRAmQUES. 

Pour  TOUS  rendre  compte  de  celte  disproportion,  réduisez 
i  ^es  éléments  essentiels  Taction  dont  il  s'agit  :  —  un  pro- 
digue, épris  d*une  courtisane  qu'il  entretient  à  grands  frais, 
se  décide,  pour  réparer  sa  fortune,  à  épouser  une  femme 
qu'il  n'aime  pas  ;  à  peine  le  mariage  est-il  eondu,  qu'il 
retourne  BUprès  de  sIei  maîtresse  pour  manger  avec  elle  la 
dot  de  sa  femme.  L'épouse  délaissée  se  réfugie  chez  son 
frère  qui,  furieux,  provoque  le  mari.  Un  duel  a  lieu  ;  le 
prodigue  succombe  et  la  courtisane  désespérée  se  suicide. 
-*-  Supposez  que  les  événements  que  je  viens  de  dire  se 
passent  dans  le  cercle  restreint  de  la  vie  bourgeoise  :  qu'en 
résultera-t-il  ?  Une  simple  tragédie  domestique  dont  la  ca- 
tastrophe n'atteindra  que  quelques  existences  immédiate- 
ment compromises.  Faites  au  contraire  que  ces  mêmes  évé- 
nements aient  lieu  dans  les  plus  hautes  régions  de  la  vie 
publique;  faites  que  la  courtisane] s'appelle  CléopAtre  et 
porte  une  couronne  ;  faites  que  le  mari  prodigue  s'appelle 
Antoine  et  règne  sur  l'Orient  ;  faites  que  le  frère  qui  venge 
l'épouse  outragée  se  nomme  Octave  et  soit  maître  de  l'Occi- 
dent :  alors  tout  l'univers  connu  se  trouvera  engagé  dans 
une  querelle  do  ménage  ;  le  deuil  d'une  famille  produira  le 
deuil  de  l'humanité.  La  terre  frémira  sous  le  pas  des  ar- 
mées, la  mer  sous  le  poids  des  flottes  ;  les  peuples  se  pro- 
voqueront et  se  rueront  les  uns  sur  les  autres  ;  Alexandrie 
Jettera  le  défi  à  Carthagène  ;  Rome  se  colletera  avec  Athè- 
nes. Pour  soutenir  la  cause  de  la  courtisane,  cent  mille 
hommes,  douze  mille  chevaux,  trois  cents  vaisseaux  suffi- 
ront à  peine  ;  on  verra  accourir  à  la  rescousse  le  roi  des  Li- 
byens Bocchus,  le  roi  de  la  Haute-CilicieTarcodemus,  le  roi 
de  Cappadoce  Archélaùs,  le  roi  de  Paphlagonie  Philadel- 
phus,  le  roi  de  Commagène  Mithridate,  le  roi  de  Thrace 
Adallas,  le  roi  de  Pont  Polémon,  le  roi  d'Arabie^  Nanchus. 
le  roi  des  Lycaoniens  et  des  Galates  Amynthas,  le  roi  des 
Juifs  Hérode,  et  enfin  le  roi  des  Mèdes.  Pour  défendre  les 


DmiODCCTlOS. 


Il 


droits  do  la  femme  légitime,  co  ne  sera  pas  trop  de  qualrc- 
ïingl  mille  véliirans.  de  douze  mill<'  thovaun  et  de  deuï 
cent  cinquaale  vaissoauii  I'IliNl',  l'Espagne,  la  Uaule  en- 
?erroiit  leurs  légions,  et  l'Europe  s'ébranler»  depuis  l'Ës- 
davonte  jusqu'à  la  mer  Océane.  —0  logique  surprenante  des 
bits]  Se  peut-il  qu'une  cause  aussi  mince  ait  d'aussi  énor- 
mes résultais!  Pour  soulever  le  globe,  le  sourire  d'une 
TÎergo  folle  est-il  donc  un  levier  suftisant? 

Quoi  I  parce  qu'un  homme  s'est  amouraché  d'une  lille, 
parce  qu'U  s'est  alTolé  d'un  profil  équivoque,  voilà  la 
guerre  universelle  allumée.  Il  faut  que  partout  les  mères 
pleurvDt  leurs  enfants,  que  partout  les  fiancés  s'arra- 
chent à  leurs  lancées,  que  partout  les  co'urs  se  déchi- 
rent. La  corvée  enlève  le  laboureur  à  son  sillon,  le  paysan 
à  SB  cabane,  le  berger  à  son  troupeau.  La  presse  dé- 
peuple les  maisons  pour  peupler  les  galbres  ;  on  prend 
de  force,  —  c'est  Plutarque  qui  le  raconte.  —  les  mule- 
tiers, les  moissoQueurs ,  les  voyageurs  qui  passent:  le 
désert  envahit  tes  cités;  la  Guerre  et  le  Chaos  courent  à 
travers  cbsmps,  la  torche  à  la  main  ;  le  ciel  s'empour- 
pre de  lueurs  sinistres  :  ce  sont  les  hameaux  qu'on  brûle, 
CO  sont  les  escadres  qu'on  incendie.  —  L'Orient  et  l'ûc- 
radent,  après  s'Élre  lougtemps  défiés,  se  rencontrent.  Le 
choc  a  lieu  devant  le  promontoire  d'Âctium.  L'Orient 
recule  devant  l'Occident.  A  peine  le  combat  a-t-îl  com- 
mencé que  Cléopâlre  effarée  s'enfuit  ;  pour  rejoindre  sa 
maltresse.  Antoine  s'enfuit  à  son  tour;  il  laisse  à  Oclave 
le  champ  de  bataille  et  la  victoire  ;  il  déserte  ces  peu- 
ples qui  étaient  venus  là  se  faire  tuer  pour  lui  :  il  se 
dérobe  è  ces  légions  fidèles  qui  t'avalent  si  vaillamment 
coulenu  h  Tharsale  et  à  Phihppes.  Que  lui  Importent 
l'honneur  et  la  gloire  et  la  toute-puissance?  Il  n'écoute 
que  sa  passion  ;  lui,  le  lieutenant  de  César,  le  vainqueur 
de  CasBius,  il  s'est  sauvé  comme  un  lâche,  et  un  bai- 


12  LES  AMANTS  TRAG'Ol'tS. 

ser  de  CléopAtre  Ta  déjà  consolé  de  lempiro  pordu.  Mais 
Octave  ne  lui  laisse  pas  de  répit;  il  rallie  à  ses  aigles 
implacables  l'Europe  et  l'Asie,  et  vient  assiégor  l'adultère 
jusque  dans  Alexandrie.  En  vain  les  amants  ont  cru  ressai- 
sir la  victoire  dans  une  sortie  heureuse.  Le  dieu  Bac- 
chus  qui  les  protégeait  les  abandonne;  le  peuple  fait 
comme  le  dieu  et  les  trahit.  La  désertion  va  les  livrer  à 
Octave,  mais,  au  moment  où  le  vainqueur  croit  les  te- 
nir, tous  deux  lui  échappent  par  le  suicide.  Ijk  dynastie 
des  Ptolémées  succombe  à  la  morsure  d'un  aspic  ;  la  fière 
Egypte  devient  une  province  romaine  :  l'univers  n'a  plus 
qu'un  maître;  l'ère  des  Césars  commence;  Octavie  est 
vengée  et  le  monde  est  esclave. 

On  comprend  à  quel  point  ce  drame,  si  éloquemment 
raconté  par  Plutarque,  devait  séduire  le  génie  de  Shakes- 
peare. L'auteur  d'Hamlet  trouvait  dans  ce  sujet  unique 
l'éclatante  confirmation  de  ses  vues  sur  l'impuissance  de 
la  volonté  humaine  aux  prises  avec  les  forces  mystérieu- 
ses qui  dirigent  la  marche  des  choses.  Pendant  des  siècles, 
une  grande  ville,  qui  représentait  une  grande  idée,  avait 
tenté  de  transformer  l'univers  à  son  image  ;  aidée  des  plus 
vaillants  capitaines  et  des  hommes  d'État  les  plus  habiles, 
Rome  avait  voulu  agglomérer  les  peuples  sous  sa  su- 
prématie tutélaire  ;  elle  avait  essayé  de  rallier  les  nations 
ennemies  dans  une  vaste  communauté  à  laquelle  elle  avait 
donné  d'avance  le  nom  sublime  de  République.  Chimé- 
rique espoir  !  L'effort  de  Rome  vers  l'avenir  devait  abou- 
tir à  la  plus  triste  contradiction.  L'événement  allait  donner 
à  la  ville  éternelle  le  plus  formidable  démenti.  Tandis  que 
Rome  élaborait  la  civilisation,  l'événement  produisait  la  dé- 
cadence ;  tandis  que  Rome  s'évertuait  pour  le  progrès,  l'évé- 
nement inaugurait  le  césarisroe  ;  tandis  que  Rome  ébau- 
chait la  République,  l'événement  formait  le  triumvirat  et 
complotait  l'empire.  La  glorieuse  politique  des  Gaton,  des 


niTRODucnoif.  13 

Bratus,  des  Gracques  et  des  Scipioo  s'écroulait  dans  une 
intrigue  ;  l'entreprise  de  cent  générations  avortait  dans  un 
démêlé  de  famille.  Dérision  suprême  de  la  destinée  !  Trente 
ans  ayant  Jésus-Christ,  l'univers  romain  n'est  plus  qu'un 
patrimoine  qu'un  libertin  dévore  dans  une  oigie  sans  nom 
en  compagnie  d'une  gourgandine.  A  CléopAtre  la  Syrie  ! 
A  Cléopâtre  l'tle  de  Chypre  !  La  Lydie  à  CléopAlre  !  La 
maltresse  d'Antoine  a-t-elle  la  fantaisie  d'un  peuple  ?  Elle 
n'a  qu'à  choisir. 

Une  aventure  si  triste  pour  l'initiative  humaine  of- 
frait aux  idées  du  poète  un  symbole  trop  éclatant  pour 
qu'il  ne  fût  pas  tenté  de  la  mettre  sur  la  scène.  Mais  ce  sujet 
si  profondément  tragique  présentait  à  l'exécution  des  diffi- 
cultés presque  insurmontables.  Comment  élait-il  possible, 
sans  distraire  et  sans  disperser  l'intérêt,  de  produire  sur  le 
théâtre  tous  les  incidents  que  l'annaliste  indiquait  au  poëte  : 
la  mort  de  Fulvie,  le  départ  d'Antoine  pour  Rome,  son  ma- 
riage avec  Octavie,  la  réconciliation  des  triumvirs,  leur  pacte 
avec  Cnéius  Pompée,  l'entrevue  de  Misène,  la  fête  donnée 
par  Pompée  aux  maîtres  du  monde,  la  rupture  d'Antoine 
avec  Octavie,  son  retour  auprès  de  CléopAtre,  la  déposition 
de  Lépide,  la  bataille  d'Âctium,  la  fuite  des  amants,  le  dé- 
barquement d*Octave  en  Egypte,  le  combat  d'Alexandrie, 
la  victoire  décisive  d'Octave,  enGn  la  mort  d'Antoine  et  de 
Cléopâtre?  Comment  grouper  en  un  harmonieux  ensemble 
tous  ces  faits  accumulés  par  l'histoire  universelle  dans  un 
iolervalle  de  douze  années?  Une  pareille  tâche  aurait  fait 
reculer  tous  nos  auteurs  classiques  :  avant  même  de  la  ten- 
ter, il  leur  aurait  fallu  enfreindre  toutes  leurs  règles,  violer 
tontes  leurs  conventions,  bouleverser  toute  leur  poétique. 
Le  théâtre  de  Shakespeare  était  seul  assez  vaste  pour  con- 
tenir une  pareille  action  ;  son  génie  était  seul  assez  puis- 
sant pour  la'  condenser.  L'auteur  anglais  a  scrupuleuse- 
ment recueilli  les  faits  principaux  consignés  par  le  chro<- 


14  LES  AXÀIITS  TRAOIQUES. 

niqueur  grec;  mais  il  a  eu  l'art  de  les  rattacher  i  uo 
point  central.  Dans  le  drame  comme  dans  l'histoire,  c'est 
Cléopâtre  qui  est  l'Ame  des  ^événements.  C'est  elle  qui, 
en  dominant  le  triumvir,  soulève  le  monde  ;  c'est  elle  qui, 
d'un  signe,  arrache  Antoine  à  Octavie  ;  c'est  elle  qui  le 
brouille  avec  César  ;  c'est  elle  qui  le  fait  fuir  à  Actium  ; 
c'est  pour  elle  qu'Antoine  se  débat  sous  Alexandrie  ;  c'est 
pour  elle  qu'il  se  tue  ;  c'est  elle  qui  termine  l'ailloo  par 
sa  mort. 

Le  poëte  a  tout  Cait  pour  que  son  héroïne  fût  sans 
cesse  présente  h  notre  pensée.  Ce  n'est  jamais  que  pour 
peu  de  temps  que  nous  la  perdons  de  vue.  A  peine  An- 
toine àAAl  pu  débarquer  en  Italie»  qu'aussitôt  l'action 
nous  ramène  en  Egypte  pour  nous  montrer  Cléop&tre  pieu* 
rant  son  amant. 

•*-  Charmion,  donne-moi  à  boire  de  la  mandragore. 

—  Pourquoi,  madame? 

—  Pour  que  je  puisse  dormir  ce  grand  laps  de  temps  où 
mon  Antoine  est  absent  !... 

Le  mariage  d'Antoine  avec  !a  sœur  d'Octave  ne  s'est  pas 
plus  tôt  conclu  sous  nos  yeui,  que  vite  le  magique  auteur 
évoque  Alexandrie  et  Cléopâtre  pour  nous  peindre,  dans 
une  scène  superbe  qui  manque  à  Plutarque,  l'impression 
que  va  faire  sur  l'impérieuse  reine  la  nouvelle  apportée  de 
Rome. 

LE  MESSAGER. 

Madame,  il  est  marié  à  Octavie. 

CLÉOPÂTRE,  le  frappanl. 

One  la  peste  la  plus  venimeuse  fonde  sur  toi  ! 

LE  MESSAGER. 

Bonne  madame,  patience! 

CLEOPATRE. 

Hors  d*ici,  horrible  drôle,  ou  je  vais  chasser  tes  yeui  comme  des 
balles  devant  moi  ;  je  vais  dénuder  la  tète. 
Le  secouant  violomment. 

Je  te  ferai  fouettar  avec  du  fer,  étuver  dans  la  fautnare  ei  eoofire  i 


nmoDucnoN.  13 

la  uaee  «denta...  Ohl  dis  qo«  cela  n'est  pas,  al  je  te  donnerai  une 
province,  et  je  rendrai  ta  fortune  splendide,  et  je  te  gratifierai  de  tons  las 
dons  que  ton  hamilité  peat  mendier. 

LE  MESSAGER. 

Il  est  marié,  madame. 

CLÊOPATRE,  tirant  un  couteau. 

Misérable,  tn  as  trop  longtemps  Téen. 

Le  Messager  s'eaftiiu 

BieniAt  l'action  nous  rappelle  à  Rome  où  nous  assistons  à 
la  séparation  d'Octave  et  d'Octavie  ;  mais  c'est  comme  & 
contre-cœur  que  le  poëte  cède  cette  fois  encore  aux  exi- 
gences du  sujet;  il  écourte  les  adieux  du  frère  et  de  la  sœur, 
et  il  invente  une  nouvelle  scène  où  la  reine  d'Egypte  repa- 
raît pour  questionner  le  messager  sur  sa  rivale  : 

—  As-tu  aperçu  Octavié  ? 

—  Oui»  reine  redoutée. 

—  Où? 

—  A  Rome»  madame.  Je  l'ai  regardée  de  face  :  elle  mar* 
chaît  entre  son  frère  et  Marc- Antoine. 

—  Est-elle  aussi  grande  que  moi  ? 

—  Non»  madame. 

—  L'as-tu  entendue  parler?  A-t*elle  la  voix  perçante  ou 
basse? 

•*  Sa  voix  est  basse. 

—  Cela  n*a  rien  de  si  gracieux  !  Elle  ne  peut  lui  plaire 
longtemps...  Yoix  sourde  et  taille  naine  !...  Quelle  mcyesté 
a  sa  tournure? 

—  Elle  se  traîne.  Sa  marche  ne  fait  qu'un  avec  son  re- 
pos. Elle  a  un  corps  plutôt  qu'une  animation.  C'est  une 
statue  plutôt  qu'une  vivante. 

— >  Estime  son  âge,  je  t'en  prie. 

—  Madame,  elle  était  veuve. 

—  Veuve  !  Cbarmion,  tu  entends? 

—  El  je  croît  qu'elle  a  bien  trente  ans. 


16  LES  AMANTS  TRAQIQCES. 

—  As-tu  sa  figure  dans  Tesprit?  Est-elle  longue  ou 
ronde  ? 

—  Ronde  à  l'excès. 

—  La  plupart  de  ceux  qui  sont  ainsi  sont  niais.  Et  ses 
cheveux,  de*quelle  couleur? 

—  Bruns,  madame,  et  son  front  est  aussi  bas  qu'on  peut 
le  désirer. 

—  Tiens  !  voilà  de  l'or  pour  toi.  Tu  ne  dois  pas  prendre 
mal  mes  premières  violences. . .  Eh  !  à  Ten  croire,  cette 
créature  n'est  pas  grand'chose. 

C'est  par  de  telles  scènes  que  le  génie  de  Shakespeare 
supplée  à  l'histoire  et  en  comble  les  lacunes.  C'est  par  ces 
traits-d'union  ineffaçables  que  le  poëte  rejoint  les  incidents 
épars  dans  la  chronique.  Sans  cesse  il  ramène  Tintérôt 
vers  cette  figure  souveraine  qui  donne  à  l'œuvre  son  unité. 
Absente  ou  présente,  CléopAtre  anime  le  drame  tout  entier. 
Même  dans  la  fête  que  le  jeune  Pompée  offre  aux  triumvirs 
2  bord  de  sa  galère ,  même  dans  cette  orgie  monstrueuse 
oii  le  vin  tourne  les  tètes  les  plus  hautes,  oii  Lépide  roule 
sous  la  table,  où  Antoine  trébuche  et  où  César  balbutie,  c'est 
Cléopfttro  qui  préside  inaperçue.  CléopAtre  est  l'enchante- 
resse fatale  qui  a  initié  Rome  aux  effrayants  mystères  de  la 
volupté  orientale.  Elle  est  la  sorcière  invisible  qui  entraîne 
les  maîtres  du  monde  dans  le  tourbillon  vertigineux  de  la 
bacchanale  égyptienne. 

Et  c'est  ici  surtout  que  se  manifeste  la  toute-puissance 
de  Shakespeare.  CléopAtre  étant  Théroïne  de  son  drame, 
comment  s'y  est-il  pris  pour  attirer  sur  cette  créature  fu- 
neste les  sympathies  du  public?  A-t-il  fait  comme  Corneille 
dans  Pompée  et  nous  a-t-il  présenté  la  fille  des  Ptolémées 
comme  le  modèle  de  la  grandeur  d'Ame  et  de  l'intrépidité 
morale?  A-t-il  fait  comme  Dryden  dans  Tout  pour  V amour ^ 
et  a-t-il  travesti  la  formidable  reine  d'Egypte  en  une  timide 
Lavallière  dont  un  Louis  XIV  romain  mé^nnatt  l'inaltérable 


INTRODUCTION. 


17 


dirouemenl?  Non,  Shakespeare  n'a  pas  iiail  aiDsi  ;  il  n'a 
pas  triompha  de  l'obstacle  en  l'éludant;  il  n'a  pas  tronqué 
la  prodigiense  figure  que  Plutarque  lui  indiquait  ;  il  lui  a  ' 
lusse  toutes  ses  laideurs  et  toutes  ses  beautés,  toutes  ses 
bassesses  et  toutes  ses  grandeurs.  Dans  le  drame,  Cléopâtre 
reparaît  avec  toutes  les  contradictions  qui  font  sa  physiono- 
mie dans  l'histoire.  Nous  la  retrouvons  telle  qu'elle  dut 
ètie,  t/ranoique  et  généreuse,  hautaine  et  familière,  vio- 
lante et  tendre,  mélancolique  et  rieuse,  perGde  et  dévouée, 
peureuse  et  héroïque,  lascive  et  sublime,  a  L'âge  ne  saurait  1 
ta  Détrir,  ni  l'habitude  épuiser  sa  variété  ialinio.  Les  autres  J 
renmes  rassasient  les  appétits  qu'elles  nourrissent  :  mais  | 
die,  plus  elle  satisfait,  plus  elle  aFTame.  Car  les  choses  les 
plus  immondes  séduisout  en  elle  au  point  que  les  prêtres 
ainls  la  bénissent  quand  elle  se  prostitue  !  » 

Cléopdtre  csl  le  type  suprême  de  la  séduction.  Le  prestige  ] 
qo'dle  eicrce  est  le  plus  grand  triomphe  de  la  magie  fémi- 
nioe.  Ses  sceurs,  les  autres  héroïnes  de  Shakespeare,  ne 
nous  plaisent  que  par  leurs  vertus  et  par  leurs  qualités  :  e\le, 
elle  nous  enchante  par  ses  défauts,  par  ses  faiblesses  même.  1 
«  Je  l'ai  vue  une  fois,  dit  le  sceptique  Enobarbus,  sauter  | 
quarante  pas  h  cloche-pied  ;  ayanl  perdu  haleine,  elle  voa-»  1 
lut  parler  et  s'arrêta  palpitante,  si  gracieuse,  qu'elle  faisait  1 
d'one  dëfûllance  une  beauté,  et  qu'à  bout  de  respiration  j 
elle  respirait  le  charme,  s  Sa  grâce  est  telle  qu'elle  survit 
à  l'odieux.  Shakespeare  peut  impunément  lui  attribuer  les  I 
paroles  les  plus  monstrueuses,  a  Majesté,  dit  Alcias  à  Cleo-  ! 
pitre,  Hérode  de  Judée  n'ose  vous  regarder  que  quand  voua 
Wes  de  bonne  humeur.  — J'aurai  la  tète  de  cet  Hérode,  ré-  J 
pond-elle  impassible.  ■  I.es  peuples  ne  sont  pas  plus  sacrés  | 
pour  elle.  «  Je  voudrais  que  lu  mentisses,  dit-elle  au  mes- 
ta^r  qui  lui  annonce  te  mariage  d'Anloine,  dût  la  moitié 
de  mon  Egypte  être  changée  en  citerne  !  ■> 
'  Bien  sâr  de  l'irrésistible  charme  de  son  héroïne,  le  poète 


L 


18  LES  ÀMiNTS  TRAGIQUES. 

ne  nous  laisse  pas  d'illusions  sur  elle  un  seul  instant.  Dès 
le  commencement  du  drame,  au  mamœt  môme  où  Cléo^ 
pfttré  entre  en  scène  au  bras  de  son  amant»  il  nous  dit  oe 
qu'elle  est  avec  une  énergique  franchise  :  «  Faites  bien  atr 
ttolioiif  8'éerie4-il,  et  vous  Terrttdans Antoine  l'un  des  trois 
pîUeffs  du  monde  tiansfonné  en  bouffon  d'une  proiUluée.  » 

Take  bot  good  Dote,  and  you  shall  see  in  him 
The  triple  piUar  of  the  world  transform'd 
In  a  strampet's  fool. 

Ainsi,  pas  de  réiiœnce,  pas  de  faux-fuyant,  pas  d'équiyo- 
que.  Shakespeare  n'a  pas  la  timidité  de  Corneille  ni  de  Dry*- 
den  :  il  n'esquive  pas  le  sujet,  il  l'aborde  de  front.  Il  ne  re- 
nie pas  son  héroïne,  il  la  proclame.  C'est  une  «  prostituée  )» 
qu'il  intronise  sur  la  scène  ;  c*est  sur  une  prostituée  qu'il 
attire  rintérét;  c'est  pour  l'affection  d'une  prostituée  qu'il 
réclame  ootre^ pitié;  c'est  pour  la  mort  d'une  prostituée 
et  de  son  amant  qu'il  eiige  nos  larmes.  Omnipotence  du 
génie  1  Dans  ce  drame  où  une  épouse  outragée  revendique 
ses  droits  contre  une  courtisane,  ce  n'est  pas  l'épouse  qui 
nous  émeutf  c'est  la  courtisane  !  Celle  que  nous  plaignons, 
ce  n'est  pas  cette  Octavie,  si  austère  et  si  chaste,  «  dont  la 
vertu  et  les  grftces  parlent  une  langue  ineffable,  »  c'est  cette 
Aile  perdue  qu'Antoine  a  ramassée  «  comme  un  reste  sur 
TassieUe  de  César  mort  !  i>  Celle  dont  le  malheur  nous  tour 
cbe  y  ce  n'est  pas  la  matrone  romaine ,  c'est  la  catin 
d'Egypte! 

Mais  par  quel  moyen  le  poëte  a-t-il  pu  donner  ainsi  le 
cban0d  à  la  conscience  inCaillible  du  spectateur  et  concen- 
trer sur  Cléop&tre  toutes  les  sympathies  qui  semblaient  dues 
à  Octa¥ie?  Pour  opérer  ce  prodige,  Shakespeare  n'a  eu  qu'à 
difa  ]fL  vérité  :  û  n'a  eu  qu'à  nous  révéler  le  sentiment  pro^ 
fond  qui  inspire  son  héroïne.  Cléopâtre  a  dans  te  eœur  la 
Oimm  qui  9W#W  to)it  :  elle  aimeé  G'esl  par  l'amour  que 


UfTRODDGTION.  )9 

k  oooitisaiie  royale  se  relève  à  nos  yeux  ;  c'est  par  Tamour 
qn'eUa  se  réhaKlite, 

Oui,  eet  Antrâie  qu'elle  bafoue,  qu'elle  harcèle»  qu'elle 
inite,  cet  ÀDloine  qu'die  renie  par  instant  et  qu'elle  trom*» 
perait  aans  scrupule  avec  un  Thyréus,  elle  l'aime  ;  elle 
l'aime  éperdument.  En  doutez- vous?  Voyez«  Dès  qu'An- 
toine n'est  plus  là,  tout  manque  à  Cléopàtre.  Elle  ne  pense 
qu  à  lui,  elle  ne  parle  que  de  lui  ;  elle  s'enivre  de  mandra- 
gore pour  dormir  tout  le  temps  de  son  absence  :  «  Oh  ! 
Charmioo,  où  erois-tu  qu'il  est  maintenant?  Est-il  debout 
ou  assis?  Esl-il  à  pîed  ou  à  cheval?  0  heureux  coursier 
diaigé  du  poids  d'Antoine,  sois  vaillant  !  car  sais-tu  qui  tu 
portes  ?  Le  demi- Atlas  de  cette  terre,  le  bras  et  le  cimier  du 
genre  homainl  En  ce  moment  il  parle  et  dit  tout  bas  : 
Oà  cU  mon  ierpeiU  du  tfieux  NUî  »  Et,  quand  Antoine  a  ex- 
piré, quels  regrets  !  quelle  désolation  !  La  douleur  éclata* 
t-elle  jamais  en  sanglots  plus  pathétiques  :  «  Veux-tu  doue 
mourir,  ô  le  plus  noble  des  hommes  ?  As-tu  pas  souci  de 
moi  ?  Resterai-je  donc  dans  ce  triste  monde  qui  en  ton  ab- 
senoe  n'est  plus  que  fumier  ?  Oh  !  voyez,  mes  femmes,  le 
oouroDiiement  du  monde  s'écroule. . .  Oh  !  flétri  est  le  lau*- 
lier  de  la  guerre  !  L'étendard  du  soldat  est  abattu  I  Les  pe- 
tits garçons  et  les  petites  filles  sont  désormais  à  la  hauteur 
des  hommes  ;  plus  de  supériorité  !  U  n'est  rien  resté  de  r^ 
atfquabk  sous  l'empire  de  la  lune  !  »  Elle  s'évanouit,  et, 
quand  eUe  revient  à  la  vie,  c'est  avec  la  rés(riutioi)  de  la 
quitter.  «  L'acte  vraiment  brave  et  vraiment  noble,  nous 
allons  l'aocomplir  à  la  grande  façon  romaine,  et  nous  ren- 
drons la  mort  fiàre  de  nous  obtenir...  Allons!  sortons! 
L'envdoppe  de  qb  vaste  esprit  est  d^  froide...  Ab  !  f<*m- 
OMS,  feomies;  nous  n'avons  plus  pour  amis  que  notre  cou- 
rage et  la  fin  la  plus  prompte.  » 

Shakespeare  a  scrupuleusement  suivi  le  récit  de  Piular- 
que  :  il  n'y  a  fait  qu'une  modification  essentielle.  Dans 


30  LES  AMANTS  TRAGIQUES. 

rhistoire,  Antoine,  après  sa  réconciliation  avecOctave,  co- 
habite avec  Octavie  et  a  d'elle  des  enfonts.  Dans  le  drame» 
Antoine  n*épouse  Octavie  que  pour  la  forme  :  il  se  refuse 
«  à  fouler  l'oreiller  conjugal  et  à  engendrer  d'elle  une  race 
l^itime.  x> 

Hafe  I  my  pillow  left  impress'd  in  Rome, 
Forborae  the  getting  of  a  lawfol  race* 

Qui  ne  voit  dans  cette  correction  de  l'histoire  par  le  génie 
un  trait  d'exquise  délicatesse?  Le  poëte  n'a  pas  voulu  que 
son  héros  fût  un  seul  instant  infidèle  à  son  héroïne  :  il  n'a 
pas  permis  qu'une  trahison,  même  légale,  profanAt  cet  adul- 
tère sacré.  Pour  Shakespeare,  l'union  d'Antoine  avec  Octa- 
vie n'a  jamais  été  qu'un  marché  éphémère  bftclé  par  la  po- 
litique ;  mais  son  union  avec  CléopAtre  est  un  pacte  éternel, 
conclu  par  le  dévouement.  Aussi  le  poëte  n'hésite-t-il  pas  à 
sacrifier  la  première  à  la  seconde.  A  ses  yeux,  ce  qui  sanc- 
tifie les  rapports  entre  l'homme  et  la  femme,  c'est  moins  la 
convention  sociale  que  la  loi  naturelle.  Que  deux  êtres  s'ai- 
ment, qu'ils  vivent  l'un  pour  l'autre,  qu'ils  soient  prêts  à 
mourir  l'un  pour  l'autre,  cela  suffit  :  en  dépit  de  tout  en- 
gagement contraire,  ils  sont  fiancés  à  jamais.  Devant  la  pos- 
térité comme  devant  Shakespeare,  l'épouse  d'Antoine,  ce 
n'est  plus  Octavie,  c'est  CléopAtre. 

L'intensité  de  la  passion  en  est  la  légitimité  :  telle  est  la 
vérité  morale  qui  ressort,  éclatante,  de  l'œuvre  admirable 
que  nous  venons  d'étudier. 

Quel  contraste  entre  les  deux  couples  qui  remplissent  ce 
livre  de  leurs  émotions  :  Antoine  et  CléopAtre,  Roméo  et  Ju- 
liette !  —  Ceux-ci  sont  adolescents,  loyaux  et  candides  ;  ils 
n'ont  pas  une  ride  au  front,  pas  un  remords  au  cœur  ;  leur 
caractère  est  pur  comme  leur  affection  ;  leur  esprit  est 
vierge  comme  leur  corps.  Leur  accord  est  une  continuelle 
effusion  de  tendresses  ;  c'est  un  harmonieux  duo  où  pas  un 


ISTRODl'CnoN, 


?1 


murmure  ne  détonne.  Ce  qu'il  rêve,  elle  le  voil  :  ce  qu'elle 
sent,  il  le  pressent.  Les  soupirs  répliquent  aux  soupirs,  les 
larmes  aux  larmes,  les  baisers  aux  baisers  :  bouches  qui 
^'efHi-ureot  !  peasées  qui  se  confoodent'  —  L'innocence 
des  amants  cbrctiens  n'a  d'égale  que  la  corruption  des 
smants  païens.  Anloineestau;>sivicieui que  Roméo  est  intè- 
gre; Géopâtre  est  aussi  dissolue  que  Juliette  est  chaste.  L'u- 
nioD  du  Romain  et  de  l'Égyptienne  est  rnci'ouplemenl  néfaste 
de  deux  grandes  âmes  que  le  pouvoir  absolu  a  faites  mons- 
trueuses :  cette  union  est  sombre  comme  l'orage,  ranque 
comme  la  débauche,  écheveléc  comme  l'orgie.  Les  peuples 
écrasés  par  le  despotisme  conlemplenl  aveceffroi  cette  passion 
tilanique  qui  gronde  au-dessus  de  leurs  télés  et  jaillit  en 
fclairs  foudroyants.  Entre  le  triumvir  et  la  reine  d'Egypte, 
ce  ue  sont  que  querelles,  récriminations,  sarcasmes,  în- 
veclîtres!  Qu'importe"?  Ils  s'aiment  ;  et  lelle  esl  la  grandeur 
de  leur  amour  que  nous  en  oublions  leurs  crimes.  Oui, 
derant  ce  sentiment  si  réel  et  si  profond,  nous  sommes 
letlement  émus  que  nous  ne  nous  rappelons  plus  les  forfaits 
de  ces  amants,  les  nations  asservies,  la  Grèce,  l'Égypti-  et 
l'Asie  raui;onnées,  Tunivers  mis  au  piit.igc.  Nous  n'grettons 
la  défaite,  pourtant  si  méritée,  d'Actium  ;  nous  déplorons 
le  désastre,  pourtant  si  nécessaire,  d'Alesandrie,  Tel  esl 
le  prestige  exercé  sur  nous  par  l'immense  passion,  que, 
malgré  nous,  nous  pardonnons  aux  despotes.  Notre  com- 
passion se  rebelle  contre  notre  équité,  et  la  mort  d'Antoine 
et  de  Cléopâtre  nous  frappe  autant  que  la  mort  de  Roméo  et 
de  Juliette. 

C'est  qu'en  effet  In  même  fatalité  qui  entraîne  ceiix-ri,  pré- 
cipite ceux-là  Pour  les  uns  comme  pour  les  autres,  1b  sui- 
cide est  une  nécessité.  L'affinité  entre  Its  deux  catastrophes 
i-st  teJIe  qu'il  semble  qu'en  les  préparant  la  destinée  se  soit 
plagiée  elle-même.  On  n'a  pas  assez  remarqué  cette 
surprenante  analogie  qui.  jusque  dans  le»;  dét^iils.  provoque 


jfii. 


n 


2Ï 


LES  AHAJtTS  TRAatQOES. 


les  rapprochements.  Les  deui  dénoûments  ont  lieu  dans  le 
même  décor  funèbre  :  ici  c'est  le  tombeau  des  Plolémées,  là 
c'est  !e  tombeau  des  Capulels. 

Traqués  par  l'adversité,  les  amants  païens  ontéCé,  comme 
les  amants  chrétiens,  acculés  au  sépulcre  ;  c'est  au  sépulcre 
qu'ils  se  réfugient  ;  c'est  au  sépulcre  qu'est  leur  dernier 
rendez-vous.  Dans  les  deui  drames,  la  même  erreur  a  les 
mêmes  conséquences  ;  Antoine  croit  Cléopâlre  morte  et  se 
tue  ;  Roméo  croit  Juliette  morte  et  se  tue.  L'attachement 
des  femmes  est  à  la  hauteur  du  dévouement  des  hommes  : 
toutes  deuï  refusent  de  se  sauver.  Celle-ci  résiste  aux  sol- 
licitations de  César,  comme  celle-là  aux  prières  de  Lau- 
rence :  «  Je  ne  méfie  qu'à  ma  résolution,  »  dit  l'une,  et 
elle  s'applique  l'aspic.  —  Je  ne  veux  pas  parlir,  s'écrie 
l'autre,  et  elle  saisît  le  poignard. 

Sublime  conclusion  !  Entre  ces  deux  couples  qui^ont  vécu 
si  différemment,  l'Hmour  infini  supprime  toute  différence  : 
il  efface  toute  distinction  entre  les  innocents  et  les  coupa- 
bles ;  il  fait  de  l'Égyptienne  expirante  l'égale  de  la  Véronaise 
à  l'agonie,  il  donne  à  l'adultère  l'auguste  majesté  du  ma- 
riage, u  Donne-moi  mon  manteau,  mets-moi  ma  couronne. 
J'ai  en  moi  d'immortelles  convoitises-  Vile,  vile.  Iras.  Il  me 
semble  que  j'entends  Antoine  qui  appelle.  Je  le  vois  qui  se 
lève  pour  louer  ma  noble  action.  ,  Epoux, j'arrive:  que  mon 
courage  soit  désormais  mon  titre  à  ce  nom  !  »  Oui,  le  même 
nom  que  Juliette  donne  à  Roméo,  Cléopâtre  a  enfin  conquis 
le  droit  de  le  donner  à  Antoine  :  au  moment  oii  elle  se  tue 
pour  lui,  il  lui  est  bien  permis  de  l'appeler  son  époux.  Les 
deux  amants  ont  échangé  en  mourant  te  baiser  des  éter- 
nelles fiançailles.  Entre  elle  et  lui,  désormais  plus  de  sé- 
paration à  craindre,  plus  de  divorce  possible,  Leur  en- 
nemi même  est  obligé  de  reconnaître  cette  union  sainte, 
perpétuée  par  le  sacrifice,  «  Enlevez-la.  dit  Octave  à  ses 
gardes,  elle  sera  enterrée  près  d(>  son  Antoine  :  jamais 


■ k_ 


M 


II 


INTHODICTION.  23 

tombe  sur  la  terre  o'étreindra  un  couple  aussi  fameui.  » 
EDserelis  par  leur  vainqueur,  Antoiae  et  Cléopâtre  repo- 
sent cûtfl  à  cûle  daus  le  cercueil  nuptial.  La  mort  a  été  pour 
eoi  l'hymen. 

^^^Hhil  après  Narignan.  La  guerre  que  la  république  de 
Venise,  aiJée  de  la  France  chevaleresque,  soutenait  contre 
l'empereur  d'Allemagne,  durait  encore,  lin  jeune  officier 
<îeealÎD  au  service  de  la  sérénisâîme  république,  don 
Luigî  da  Porto,  avait  pris  en  afTectiou  un  archer  de  sa  com- 
(Hgnie,  nommé  Perégrino,  vétéran  de  cinquante  ans  envi- 
ron, qui,  comme  tous  ses  compatriotes  véronais,  était  un 
JDveoi  compagnon  et  un  beau  parleur  Chaque  fois  qu'il 
mit  à  faire  quelque  reconnaissance  ou  quelque  eicursion, 
dou  Luigi  emmenait  cet  archer  favori,  qui  charmait  les 
heures  du  bivouac  par  sa  verve  intarissable.  Un  jour  donc 
qu'il  devait  se  rendre  de  tiradisca  à  Udine,  comme  les  che- 
mins du  Frioul  étaient  peu  sûrs  à  celle  époque,  il  s'éliiit  I 
bit  suivre  pur  Pérégriuo  et  par  deux  autres  archers.  La 
toute  Était  Apre,  sinistre  et  désolée.  L'Autrichien  avait  laissé 
partout  la  trace  de  son  passage  ;  ce  n'étaient  que  champs 
iétViéi,  autres  armcltés,  malsons  incendiées,  hameaux 
déserts.  L'oflicier  cheminait  triste  et  pensif  in  avant  de  sod 
worte,  lorsqu'il  fut  iuterrompu  au  milieu  de  sa  rêverie  par 
use  voix  qui  appelai!  derrière  lui.  Il  se  retourna  et  recon- 
mi  Pér^riuo.  L'arclier.  ayant  remarqué  la  mélancolie  da-j 
HQ  commandant,  s'oiTraît  gracieusement  h  l'eu  distraire  J 
parle  récit  d'une  aventure  émouvante  qui  avait  eu  lieti^ 
jtft  dans  sa  villt;  natale  Don  Luigi  accepta  de  grand  cœur* 


k  proposition,  et  v 


i  peu  près  ce  que,  cbemin  faisant,  I 


brâax  soldat  raconta  : 
«  .tacnmmencement  du  treizième  sièrlo,  h  l'époquo  oJi 


24 


LES  AMA.VTS    IKAGIOUES. 


Barlholoméo  Jella  Scala  était  seigoeur  de  Vérone,  il  y  avait 
daas  celle  ville  deui  familles  qui  se  baïssaieal  d'une  haine 
immémoriale.  Entre  les  Cappellelti  et  les  Honlecchi  les 
provocations  et  Il>s  querelles  étaient  continuelles  et  c'était  h 
grand'peine  que  le  podestat  était  parvenu  pour  un  moment 
h  les  faire  cesser.  Pendant  cette  trêve  épliémère,  le  chef  de 
l'uue  de  ces  familles.  Antonio  Cappelletti,  avait  réuni  tous 
ses  partisans  dans  une  fôte  de  nuit.  Un  jeune  homme  qui 
appartenait  h  la  maison  rivale,  Roméo  Montecchi,  n'hésita 
pas,  en  dépit  du  danger,  à  pénétrer  dans  ce  bal  pour; 
poursuivre  uue  dame  qui  lui  tcuaît  rigueur  et  dont  il  était 
épris  A  peine  fut-il  entré  dans  la  salle  que  Juliette,  la 
lille  d'Antonio,  fiia  les  jeux  sur  lui  et  fut  frappée  de  sa 
beauté.  Roméo  s'aperçut  de  l'impression  qu'il  avait  pro- 
duite sur  la  jeune  personne  ;  bientôt  il  s'approcha  d'elle  et 
proûta  des  libertés  de  la  danse  pour  lui  presser  h  main. 
Juliette  répondit  à  la  douce  étreinte  et  avoua  naïvement  à 
Roméo  sa  tendre  admiration.  Roméo  répliqua  par  la  plus 
respectueuse  protestation  de  dévouement  et,  la  fête  étant 
terminée,  se  relira  avec  le  reste  des  convives. 

Il  Dès  celte  soirée,  Juliette  ne  songea  plus  qu'à  Roméo, 
et  Roméo,  oubliant  la  cruelle  pour  Inquelle  il  avait  soupiré 
vainement  jusque 'là,  ne  rCvu  ptusqu<:de  Juliette.  Les  deux 
amants  cbercbèrenl  ù  se  rencontrer  de  nouveau.  Roméo 
passait  ses  nuits  seul,  eu  péril  de  sa  vie,  sous  les  fenêtres 
de  SB  belle:  quelquefois  même,  l'imprudent  grimpait  jus- 
qu'au balcon  de  sa  chambre,  et  là,  sans  être  vu  d'elle  ni 
di' personne,  il  pouvait  In  voir  ol  l'entendre.  Une  nuit  que 
la  lune  brillait,  au  moment  où  Roméo  se  préparait  à  son 
escalade,  Julielle  ouvrit  sa  fenêtre  et  l'aperçut  : 

—  Que  faites  vous  ici  à  cette  heure?  murmura-l-elle 
stupéfaite. 

—  Uélas.  répondit  Roméo,  tout  ce  qu'il  plaît  k  l'amour 
de  m'inspirer. 


À 


INTHonPCTIOK. 


?5 


z-voiis  pns  nsqiifi 


—  Et  si  fOus  étiez  surpris,  ne  cnan 
d'être  lue? 

—  Certainement;  mais  il  me  strn  doui  de  mourir  prAs 
<le  vous,  si  }o  ne  puis  vivre  avec  vous. 

—  Jnmnis  jo  ne  m'opposerai  fl  cp  que  vous  viviez  près 
lie  mni.  Plût  à  Dieu  que  l'inimitié  qui  existe  entre  nos  fleiii 
maisons  n'y  mtt  pas  plus  d'obslacle  que  ina  volonté  ! 

—  O"''mporte  celte  inimitié  !  Consentez  à  être  ma  femme, 
et  je  n»>  crains  pas  que  personne  ose  vous  an-flcher  de  mes 
brss. 

■  Cependant  Juliette  résista  aux  instances  de  ttomén,  et 
les  deuï  jeunes  gens  se  séparèrent  sans  avoir  pris  de  parti. 
Enfin,  tm  soirque  la  nrige  tonibnit  à  gros  ilocons,  li>  pau- 
vre amoureux  transi  frapp.^  au  balron  de  la  jeune  fîlle  et 
la  supplia  de  l'admettre  dans  sa  chambre.  Juliette  s'y  re- 
fusa avec  irritation  et  répliqua  tout  net  qu'elle  n'accorderait 
nne  pareille  faveur  qu'à  son  mari.  Toutefois,  ne  voulant 
pas  que  Doméo  s'eiposAt  pins  longtemps  pour  venir  In 
visiter,  elle  se  déclara  prête  à  l'épouser  et  à  le  suivre  ensuitn 
partout  où  il  voudrait  l'emmener.  t.e  jeune  hnmme  fui  ravi 
d'avoir  obtenu  le  consentement  souhaité.  Pour  célébrer  le 
mariage,  tous  deux  convinrent  de  s'adresser  secrètement 
au  moine  franciscain  Lorenzo,  grand  philosophe,  tr^s- 
•^périmenté  en  beaucoup  de  sciences  tant  naturelles  que 
physiques. 

»  Ce  religieux  était  le  confesseur  de  Juliette  et  l'ami  de 
Roméo.  11  n'ful  aucune  objection  '\  consacrer  une  alliance 
qui.  espérait-il,  pouvait  amener  une  réconciliation  entre 
les  EamiUes  rivales.  Conformément  à  un  plan  arr/^.té  d'a- 
vance, on  jour  de  carême,  Juliette  quitta  la  mni^^on  pnler- 
nelle  sons  prétexte  d'aller  à  confesse  et  se  rendit  nu  couvent 
[fe  Saint-Frai)(;oi5-en- Citadelle,  od  Roméo  l'ottendail.  I.e 
niariflX*'  f'il  conclu  dans  le  confessionnal  même, 

o  Onelqui*  ■seniainp'^  apr^s  celle  imiou  Handcsline,  nue 


26 


LES  AMANTS  TnAGIOl'ES 


t 


rixe  éclate  sur  la  promenade  du  Cours  eotre  les  Cappelletlî 
et  les  Monlnc'hi  ;  Roméo,  quoique  présent,  s'abstient  d'a- 
bord d'y  prendre  part,  mais  il  entend  les  cris  de  ses  par- 
tisans blessés:  il  veut  les  venger,  s'élance  suruncerlain 
Tebaldo  qui  paraissait  le  plus  enragé  parmi  les  ennemis,  et 
d'un  coup  d'épée  létend  roide  mort  sur  la  place.  Les Cap- 
pellclti  furibonds  courent  se  plaindre  au  seigneur  délia 
Scala  et,  sur  leurs  instances,  le  meurtrier  est  eipulsé  de 
Vérone.  A  la  oouvelle  de  cet  arrôt,  Juliette  se  rend  à  la 
cellule  de  Lorenzo  où  son  mari  est  caché  :  là  elle  déclare  h 
Roméo  qu'elle  l'accompagnera  dans  son  eïil  :  elle  coupera 
ses  tresses  blondes  et  le  senira  comme  son  page,  et  Jamais 
seigneur  n'aura  été  mieux  servi.  Roméo  repousse  généreu- 
sement celle  offre  généreuse;  convaincu  qu'avant  peu  il 
obtiendra  sa  grflce,  il  décide  sa  femme  à  attendre  à  Vérone 
le  résultat  des  démarches  qui  vont  être  faites  auprès  du 
podestat.  —  Voilà  les  époux  séparés.  L'un  chevauche  triste- 
mejit  vers  Manloue,  tandis  que  l'autre  retourae  désolée 
sous  le  toit  paternel. 

»  Les  jours  se  passent.  Le  chagrin  mine  la  santé  de  Ju- 
liette et  altère  ses  traits.  Sa  mère  s'inquièle  de  ce  change- 
ment et  veut  en  savoir  la  cause.  Mais  Juliette  la  lui  dissi- 
mule; elle  n'attribue  qu'à  des  prétextes  futiles  la  douleur 
qui  ta  tue.  Donna  tiiovauna,  i)  bout  de  conjectures,  finit 
par  se  persuader  que  la  pauvre  enfant  meurt  d'envie  de  se 
marier  et  qu'elle  a  honte  d'en  convenir.  Toute  fière  de  sa  dé- 
couverte, elle  va  la  communiquera  son  seigneur  et  maître, 
don  Aolonio.  qui  sur-le-champ  ordonne  que  sa  Hlle,  pour 
se  guérir,  épousera  sans  délai  le  comte  de  I.odrone.  Juliette 
a  beau  protester  qu'elle  ne  désire  pas  se  marier,  don  An- 
tonio n'en  veut  pas  démordre;  il  menace  Juliette  de  toute 
sa  tyrannie  paternelle  si  elle  se  refuse  plus  longtemps  à  de- 
vi^nir  comtesse.  Mais  la  femme  de  RomiiO  aime  mieux  mou- 
lir  que  de  violer  la  foi  jurée.  Conduite  par  sa  mère,  qui 


rNTKODlJCTION.  57 

rjoit  ta  mener  à  confesse,  Juliette  retourne  au  couvent  de 
Saint-François  el  conjure  Lorenzo  de  lui  fournir  les  moyens 
d'accomplir  sa  résolution  désespérée  :  si  le  bon  père  ne 
«eut  pas  lui  fournir  un  poison  rapide,  elle  se  frappera  d'un 
coup  de  couteau.  Le  religieux  la  supplie  énergiquement  de 
reDoncer  h  son  projet  de  suicide,  et  lui  propose  un  espé- 
dieol  :  nu  lieu  de  poison  Juliette  avalera  un  narcotique 
qui  l'endormira  pendant  quarante-huit  heures.  Ses  parents, 
la  croyant  morte,  la  feront  ensevelir  et  déposer,  sur  un  cpr- 
cueil  découvert,  dans  le  tombeau  de  famille  qui  est  placé 
jastement  au  milieu  du  cimetière  du  couvent.  Le  moment 
Tenu.  I.orenzo  la  retirera  du  caveau,  la  transportera  dans 
sa  cellule.  Jettera  sur  elle  une  robe  de  moine,  puis  t'escor- 
tera jusqu'à  Mantoue,  où  l'attendra  Roméo,  initié  d'avance, 
par  une  lettre  de  sa  femme,  è  tous  les  détails  du  strslag^me. 
-  Juliette  accepte  avec  joie  ce  plan  sauveur,  elle  prend  la 
poudre  que  lui  présente  Lorenzo .  promet  de  lui  envoyer 
sar-le-cbamp  la  lettre  destinée  à  prévenir  Roméo  et,  ra- 
dieuse, retourne  auprès  de  sn  mère  à  qui  elle  demande 
pardon  de  son  obstination  passée.  Euchanlo  de  cette  conver- 
sion miraculeuse,  don  Antonio  veut  hâter  les  noces  de  sa 
ûlle  el  l'envoie,  sous  l'escorle  de  deui  tanles,  dans  un 
cbAteau.  situé  k  deux  milles  de  Vérone  où  elle  doit  être 
présealéoà  In  famille  de  son  lîancé. 

n  Juliette  se  laisse  conduire  au  manoir  de  fort  bunne 
grôce  ;  mais,  le  soir  venu,  elle  prétexte  la  fatigue  du  voyage. 
el  se  retire  dans  sa  chambre  avec  une  jeune  camériste  qui 
coucbe  ordinairement  près  d'elle.  Vite  elle  se  déshabille  et 
se  met  au  lit;  la  camériste  en  fait  autant  et  s'endorl.  Au 
bout  de  quelque  temps,  Juliette  la  réveille,  lui  dit  qu'elle  a 
grand  soif  el  la  prie  d'aller  lui  chercher  un  verre  d'eau.  I.a 
»>ubre(tc  obéit  machinalement  et  se  recouche.  Juliette 
prend  le  verre  d'eau,  y  verse  précipitamment  la  poudre 
narcotique,   l'avale,  puis  se  relève,  se  revèt  di^  ses  hiiblls 


LES  AMAKTi;  TRl^GKJlES, 

de  fête,  éteint  sa  lumière,  s'ëtend  de  nouveau  sur  son 
croise  les  bras  et  s'endort.  Le  lendemain  matin,  tout 
le  monde  é\sH  debout  au  château  que  Juliette  n'était  pas 
encore  levée.  Ses  tantes  et  sa  chambrière  s'étonnent  de 
ce  relard  inaccoutumé;  elles  se  décident  à  la  réveiller  et 
l'appellent.  Pas  de  réponse.  Elles  tirent  les  rideaui  du  lit, 
regardent  et  trouvent  la  jeune  fille  rigide  et  blême  comme 
un  cadavre.  Plus  de  doute  :  Juliette  est  morte  !  Aut  cris  de 
douleur  qui  retentissent,  don  Antonio,  arrivé  depuis  un 
moment  au  château,  accourt  dans  la  cbambre  de  sa  fille  et 
fait  vile  appeler  un  médecin.  I.'homme  do  l'art  déclare, 
après  e^araen,  que  la  malheureuse  enfanl  est  morte  et 
qu'il  ne  reslo  plus  qu'à  l'ensevelir.  On  pronède  aux  funé- 
railles. I.e  corps  de  Julielte  est  ramené  solennellement 
à  Vérone  et  déposé  dans  le  caveau  de  famille  au  cimetièrB.  1 
Saint-François.  I 

n  La  funèbre  cérémonie  terminée,  un  valet  de  Roméo, 
qui  depuis  longtemps  servait  d'intermédiaire  entre  les  deux 
époux,  Piétro,  court  àMantouepourraconlerà  son  maître  les 
tristes  événements  dont  tout  Vérone  est  ému.  Par  suite  d'un 
contre-temps  funeste,  Roméo  n'avait  pas  reçu  la  lettre  qui 
lui  expliquait  le  stratagème  de  I^ren?x)  :  au  récit  circonstan- 
cié que  lui  fait  son  6dèle  valet,  il  ne  doute  pas  que  Juliette  _ 
ne  soit  morte;  dès  lors  il  n'écoute  plus  que  son  déses-  I 
poir.  Il  congédie  Piétro,  qui  pourrait  s'opposer  h  ses  si-  i 
nistres  projets,  revêl  une  défroque  de  paysan,  prend  dans 
une  armoire  une  fiole  d'eau  de  serpent,  part  pour  Vérone, 
arrive  pendant  la  nuit  au  cimetière  du  couvent  de  Saint- 
François,  s'introduit  dans  le  caveau  des  Cappclletti,  dont  il 
descelle  la  pierre,  et  hoil  le  poison  en  embrassant  pour  la 
dernière  fois  sa  bien-atmée.  A  ce  contact  suprême,  Juliette 
s'éveille. 

Il  Alors  n  lieu  une  scène  déchirante  entre  le  mari  qui  va 
mourir  et  ta  femnir  qui  viinl  de  rmaltre.  Roméo  explique 


ISTrirtDlCTIOH  ?9 

dequtrlle  fatale  méprise  il  a  l'ié  victime;  Juliette  déclare 
qu'elle  suivra  Roméo  dans  In  tombe.  Roméo  combat  d'une 
voix  épuisée  cette  héroïque  résolution. 

—  Si  ma  foi  el  mon  amour  vous  ont  été  chers,  vivez,  ja 
vous  en  supplie,  vivez,  puisque  vous  pouvez  encore  Jouir  de 
la  vie  1 

—  Ah  !  répond-elle,  si  vous  avez  sacriBé  votre  vie  pour  - 
ma  mort  qui  n'était  que  simulée,  que  ne  dois-je  pas  faire, 
mon  bien-aîmé,  pour  votre  mort  qui  n'est,  hélas  !  qus 
trop  réelle?  Mon  seul  regret  est  de  ne  pas  avoir  le  moyen  de 
mourir  i-ivont  vous,  et  je  m'en  veui  à  moi-même  de  vivre 
encore  au  moment  de  vous  perdre. 

•  Honiéo  essaye  de  répliquer  h  Juliette  ;  mais  les  forces 
lui  manquent:  te  râle  le  serre  h  la  gorge  et  l'empêche  de 
parier.  A  ce  moment,  le  Père  Lorcnzo,  qui  doit  venir  ch'T- 
cher  la  jeune  T'mme,  Bpp.iralt^  l'entrée  du  cavenu.  lis'é- 
toDoe  des  gémissements  qu'il  entend  : 

—  Crains-tu  donc,  ma  chère  fille,  dit-il  à  Juliette,  que  je 
le  laisse  mourir  ici? 

—  Bien  loin  de  là  ;  ma  seule  crainte  est  que  vous  ne 
m'en  retiriez  vivante.  Ah  !  par  pitié,  refermez  ce  sépulcre  et 
éloigna z-ïOu s,  que  je  puisse  mourir  tranquille  Mon  père  ! 
mon  père  !  est  ce  donc  ainsi  que  vous  m'avez  rendue  à  Ro- 
méo ?  Voyei  !  voyez  !  je  le  presse  sur  mon  sein  ! 

■  El  Juliette  montre  au  moine  elTarc  son  mari  qui  ago- 
nise. Lorenzo  se  penche  sur  Roméo  el  le  supplie  de  parler  à 
sa  Juliette.  A  ce  nom  bien-aimé,  le  moribond  rouvre  les 
jvax,  les  fixe  tendrement  sur  Juliette,  soupire  et  rend 
rime. 

»  Le  jour  commençait  è  poindre.  Lorenzo  veut  éloigner 
la  jeune  femme  du  cher  cadavre  qu'elle  étreint  encore  :  oh  ! 
qu'elle  vienne  dans  un  couvent  prier  pour  Roméo  !  Mais  Ju- 
liette refuse  ;  son  unique  vœu  est  d'être  enterrée  avec  lui. 
Elle  se  retourne  vers  son  mari,  lui  ferme  1rs  yeux,  puis  reste 


LtS  AMANTS  TRAGIQUES- 
quelque  temps  à  le  contempler,  relient  violemment  sa  respi- 
'  ration  et  retombe  morte  sur  le  mort. 

n  Cfpendant  les  gardes  du  podestat,  en  passant  près  du 
cimetière,  ont  remarqué  avec  ëlonnement  la  lumière  qui 
brille  dans  te  caveau  des  Cappetletti.  !ls  se  dirigent  vers  le 
monument,  surprennent  I.orenzo  à  côte  des  deux  cadavres, 
et,  le  soupçonna.jt  d'un  double  meurtre,  le  somment  de 
sortir  du  tombeau  pours'eipliquer.  Lorenzo,  qui  est  clerc. 
résiste  d'abord  à  la  sommation  des  officiers  laïques.  Mais  le 
seigneur  délia  Scala,  prévenu  de  cette  étrange  arrestation, 
envoie  au  moine  l'ordre  de  comparaître  devant  lui.  Lorenzo 
SI' justifie  bien  vite  on  racontant  minulieusoment  la  tragique 
histoire  des  amants  véronais.  Touché  jusqu'aux  larmes  de 
ces  tristes  événements,  ce  brave  seigneur  se  rend  lui-même 
au  cimetière,  déjà  envahi  par  une  foule  immense,  et  or- 
donne que  les  deux  époux,  transportés  à  l'église  Saint- 
fninçois,  soient  inhumés  dans  le  même  sépulcre.  Atti- 
rés par  une  douleur  commune,  les  Cappelletli  et  les  Mon- 
tecclii  se  rendent  en  masse  à  l'église  ;  et  les  deux  familles  si 
longtemps  ennemies  se  réconcilient  enfin  sur  la  tombe  des 
dt^ux  jeunes  gens  que  leur  discorde  a  tués.  » 

Ainsi  finit  l'aventure  tragique  que  l'archer  Pérégrino  ra- 
contait au  capilaiue  Luigi  da  Porto  sur  le  chemin  de  Gradîsca 
a  Udine. 

Que  va  devenir  ce  récit,  écoulé  au  milieu  des  dist^a(^- 
tions  de  toute  espèce  qui  peuvent  assaillir  l'esprit  dans 
une  excursion  militaire  à  travers  un  pays  désolé?  Petil- 
être  le  vent  qui  sooflle  l'a-t-il  emporté  el  jeté  dans  l'ou- 
bli, phrase  h  phrase,  parole  à  parole;  peut-être  n'en  res- 
tera-t-il  rien,  pas  môme  un  souvonir. 

Mais  non,  rassurez-vous.  \ji  récit  du  soldat  véronais 
ne  doit  pas  périr  :  il  est  destiné  à  une  prodigieuse  for- 
lune.  Tonl  A  l'heure  la  poésie  va  le  recueillir  etl'iinmorta- 


HITHODCCTION 


31 


User.  Roman,  il  va  émouvoir  l'Italie  et  la  France;  comédie, 
il  Ha  amuser  l'Espagne:  tirarne.  il  va  passionner  l'AnglO' 
terre  et  le  monde. 

En  1.M6,  Luigida  Porto,  oe  même  officier  que  je  vous  si 
montré  tout  k  l'heure  cheminant  sur  la  route  du  Frioul,  est 
blessé  grièvement  en  défendant  l'entrée  de  Vicence  à  la  tète 
de  sa  compagnie.  Forcé  de  renoncer  au  service,  il  quitte 
l'épee  pour  la  plume,  et  d  homme  d'armes  se  fait  homme  de 
lettres.  Alors,  grâce  à  son  eiceltente  mémoire,  il  se  rappelle 
la  oarratioD  de  Pérégrino  et  la  développe  dans  une  nouvelle 
quiest  publiée  A  Veniseen  1S35,  six  ans  après  sa  mort,  sous 
ce  titre  :  LaGiuiietta. 

Dix-buil  ans  plus  tard,  un  romancier  en  vogue,  le  moine 
domtoicaiii  Maleo  Bandello  s'approprie  la  nouvelle  de  Luigi, 
l'amplifie,  en  rectifie  certains  détails  secondaires,  et,  ainsi 
modifiée,  l'insère  sous  son  nom  dans  le  recueil  de  ses  contes 
qui  parait  avec  grand  fracas  en  IIS53. 

Sii  ans  après,  notre  compatriote  trop  oublié,  le  breton 
Pierre  Boisteau,  sous  prétexte  de  mettre  en  français  le  roman 
de  Baodello.  le  refait  presque  complètement,  y  introduit 
même  un  personnage  de  sa  fafon  '  et  remplace  la  conclu- 
Moa  tmditionnelle  par  un  dénoâineat  tout  nouveau  où  Ro- 
méo meurt  sans  avoir  assisté  au  réveil  de  sa  femmo,  et  où 
Juliette  se  tue  avec  le  poignard  de  son  mari. 

C'est  toujours  par  la  France  que  l'Angleterre  est  initiée 
au  mouvement  littéraire  de  la  Renaissance.  Le  roman  ita- 
lien, corrigé  par  Pierre  Boisteau,  passe  le  détroit,  et  aussi- 
tôt un  rapsode  anglais,  Arthur  Rrooke,  paraphrase  la  ver- 
sioo  française  dans  un  poëmo  de  quatre  mille  vers  qu'il 
lidite  en  1562,  avec  ses  initiales,  sous  ce  titre  prolixe  : 
La  tragique  histoire  de  Romeus  et  Juliette,  contenant  un 

'  L'»po[hicaife  iiui  vend  le  pouon  k  Roméo.  (Voir  *  l'appendice  celle 
rarMaie  noDvelle,  réimprimée  ici  pour  la  première  foiidepoit  leimiiniq 
Hètto.) 


LES  AMANTS  TIIAGIUIES. 

rare  exemple  de  vraie  eonstaiiee  ainsi  que  les  subtils  ron- 
seils  et  pratiques  d'un  vieux  mirine,  et  leur  fatal  résultat. 

Cinq  nns  plus  tard,  un  héraut  d'armes  de  la  reine  Elisa- 
beth, Wilham  Paynter,  plus  modeste  qu'Arthur  Brooke. 
traduit  littéralement  le  texte  de  Boisteau  et  insère  coite  tra- 
duction dans  une  compilation  banale.  Le  Palais  du  Plaisir, 
colportée  par  toute  l'Angleterre  dès  1367. 

Shakespeare  venait  de  naître. 

C'est  par  celte  série  d'interprètes  que  la  légende  murmu- 
rée jadis  sur  une  route  par  un  passant  est  parvenue  de 
souffle  en  souffle  jusqu'à  l'esprit  souverain  qui  doit  la 
vivifier. 

Coïncidence  frappante  !  Au  moment  même  où  la  fable  itn- 
lienne  traverse  la  Manche,  invoquée  par  le  génie  du  Nord, 
elle  franchit  les  Pyrénées,  réclamée  par  le  génie  du  Midi.  Elle 
prend  possession  à  la  fois  de  ces  deui  grandes  scènes  riva- 
les. In  scène  anglaise  et  la  scène  espagnole.  Pendant  que  là- 
has,  au  milieu  des  brumes  de  ta  Tamise,  William  Shakes- 
peare rêve  Bornéo  et  Juliette,  ici,  sous  un  soleil  presque 
africain,  Lope  de  Vega  compose  Les  Castelvins  et  les  Mon- 
lèses. 

Avant  d'entrer  dans  le  théâtre  de  Londres  et  d'y  assister 
au  drame  que  répètent  les  comédiens  ordinaires  de  la  reine 
Elisabeth,  pénétrons,  s'il  vous  plall,  dans  le  théStre  de  Ma- 
drid et  voyons  un  peu  la  pièce  que  joue  la  troupe  du  roi  don 
Philippe. 

Le  rideau  si-  lève.  Le  décor  représente  une  place  deVérone. 
Au  fond  est  un  beau  palais  qui  appartient  au  vieil  Antonio, 
chef  de  la  faction  des  Ciislelvins.  11  y  a  bal  dans  ce  palais.  Le 
bruit  des  violons  et  des  llûteà  parvient  jusqu'à  nous.  Sur  le 
devant  de  lu  scène,  Roséto,  jeune  cavalier  de  la  faction  des 
Montèses,  cause  gravimcnt  avec  son  ami  Anselme  et  lui 
■  onfie  snn  désir  ^'assister  à  la  fiHe   I.c  iirudml  .Vnselme  s'é- 


INTHODi;CTI<lN  33 

vcftue  h  te  dissuaiJer  île  ce  projet  insensé  :  Rosélu  n'ignore 
pss  quelle  buoe  implacable  se  sont  jurée  les  Castelvjns  et 
lesMonlèses.Va-t-Jl  donc,  parpurefnnfaronnade.se  livrer  & 
seseoDemis,  s'exposer  à  quelque  outrage  éclatant,  risquer 
sa  ïie? —  Rosélo  s'eotêle  :  une  sorle  de  transport  surnaturel 
te  pousse,  préteud-il,  à  entrer  chez  Ânloine  ;  il  émet  l'espoir 
que  l'aiDOur  lenniiiera  toutes  ces  méchantes  querelles  el  que 
l'hyméoée  réconciliera  les  deux  partis.  Anselme  lient  bon, 
mais  Rosélo  persiste  el  finit  par  décider  son  ami  à  l'accom- 
pagner. Les  deux  jeuni^s  gens  se  masquent  el  s'insinuent 
dans  le  palais,  suivis  du  gracioso  Mario  qui  proteste  par  sa 
tojreur  boutîonnL*  contre  l'extravagance  de  son  rasllre. 

Le  décor  change.  Nous  voici  devant  un  vaste  jardin  où 
circuleni  sUègrement  des  groupes  de  cavaliers  et  de  dames 
travestis.  Un  jeune  Castelvin,  Octave,  tîts  de  Théobalde,  fait 
la  cour  à  sa  fiancée,  la  charmante  Juhe,  litle  d'Antoine,  qui 
nipoiid  froîdemenl  à  ses  fadaises.  Dans  ce  moment  parais- 
sent dos  trois  intrus.  Rosélo  aperçoit  Julie;  frappé  de  sa 
beauté  rare,  il  perd  la  tète  et  ôte  son  masque.  ï.e  maître  de 
céaos,  Antoine,  le  reconnaît,  a  Peut-on  pousser  l'audace  plus 
loin?  s'écrie-t-il.  Rosélo  dans  mon  palais!  nEt  furieux  il  va 
s'ëlaucer  sur  le  jeune  homme,  la  rapière  au  poing.  Heureu- 
semenl  Théobalde  retient  son  vieil  ami  et  le  rappelle  au 
nspoct  de  l'hospilalité.  Grâce  fi  cette  intervention,  Rosélo 
peut  impunément  contempler  Julie,  a  Hélas  !  pcnse-l-il, 
pourquoi  su  is-je  né  du  sang  des  Mon  lèses  ?  En  aurait -il  coûté 
daiaotage  au  ciel  de  me  faire  Castelvin  '  T  n  De  son  cdté  Ju- 
lie ressent  un  trouble  étrange  à  l'aspect  de  cet  étranger 
dooi  elle  ignore  le  nom  ;  u  Si  l'amour  descendait  chez  les 
hommes,  il  prendrait  le  visage  et  la  taille  de  cet  inconnu.  » 

■  Ce*t  dsDs  le  mSaie  senliineDi  que  le  Rddk^o  de  Shakespeare  dit  1 
JoliWle;  ■  MoD  nom,  uiiile  chérie,  m'eit  odieni  à  moi-même,  puii- 
qatl  Mt  on  eoneni  pour  loi  ;  ai  je  l'avais  écril  It,  je  le  décliirerais  en 


34  LES  AMAIITS  TRiOlOUSS. 

Les  deux  jeunes  gens  se  rapprochent  dans  le  désordre  du 
bai  champêtre  :  Roséb  avoue  à  Julie  qn'il  TaiBie;  Julie,  pro- 
fitant d'un  moment  où  Octave  a  le  dos  tourné,  glisse  une 
bague  au  doigt  de  Rosélo  et  lui  accorde  un  rendez* vous 
pour  la-nuit  prochaine. 

Cependant  le  jour  baisse  et  le  crépuscule  met  un  terme  à 
la  fête.  Tous  les  invités  se  retirent  Julie  reste  seule  avec 
Célie,  sa  suivante,  et  lui  révèle  ses  tendres  sentiments  pour 
le  bel  inconnu.  Célie  se  récrie  :  «  Ce  bel  inconnu,  c'est  le 
fils  de  Fabrice,  l'ennemi  de  votre  nom  et  de  votre  Camille  !  » 
Elle  supplie  sa  maltresse  de  combattre  cette  passion  néfaste. 
Julie  voudrait  bien  suivre  un  si  bon  conseil,  mais  elle  n'en 
a  plus  la  force.  D'ailleurs,  comment  pourrait-elle  se  déga- 
ger ?  Elle  lui  a  répondu  d'un  ton  qui  n'annonce  pour  lui 
aucune  horreur.  Faut-il  donc  qu'elle  passe  dans  l'esprit  de 
Rosélo  pour  une  Ame  double  et  sans  foi  ? 

—  Quelques  politesses  pour  un  étranger,  affirme  Célie, 
ne  tirent  pas  à  conséquence. 

— -  Mais  je  lui  ai  donné  une  bague. 

—  C'est  une  innocente  galanterie  qui  peut  échapper  dans 
un  jour  d'allégresse. 

—  Mais... 

—  Quoi  !  encore  un  mais,  madame. 

—  Célie,  ne  me  désespère  pas,  il  s'attend  A  me  parler 
cette  nuit  dans  le  jardin.  J'ai  promis  de  m'y  trouver. 

—  Ne  vous  y  trouvez  point  ;  il  se  piquera,  vous  ne  le 
verrez  plus,  et  c'est  l'unique  moyen  de  vous  guérir  promp- 
tement. 

En  dépit  des  remonU'ances  de  la  soubrette,  Julie  s'est  dé- 
cidée à  tenir  parole.  La  nuit  est  venue.  La  jeune  fille  erre 
seule  dans  l'allée,  et  attend  Rosélo  qui  apparaît  après  avoir 
escaladé  les  murs  du  jardin.  Tête-à-tête. 

—  Rosélo,  écoutez-moi.  J'ai  fait  mes  réflexions...  Cet 
amour  nous  mènerait  trop  loin  l'un  et  l'autre.  Nous  som- 


IltTRODUCTIOS  35 

mes  sar  le  bord  d'un  abîme.  Tâcbons  de  qous  en  écar< 
ter.  Vous  êtes  né  MoQtèse  et  je  suis  Castelvine.  Quelle  hor- 
reur si  Ton  découvrait  que  je  souffre  vos  assiduités!  Je  vois 
Totre  mort  certaine,  mon  désespoir,  ma  honte  inévitable. 
Oubliez-moi  et  que  moD  nom  ne  sorte  jamais  de  votre  bou- 
che. Adieu,  Rosélo,  retirez-vous!  Hélas!  je  tremble  au 
momeoloù  je  vous  parle!  Simon  père  vous  surprenait  ici  ! 

Rosélo  ne  tient  pas  compte  des  prières  de  Julie  :  il  ne 
peut  pas  partir,  il  ne  partira  pas.  a  Chère  ennemie,  le  ciel 
sait  que  je  vous  obéirais  si  je  pouvais  vous  obéir  ;  mais  l'a* 
mour  qui  me  pénètre  me  rend  incapable  d'un  si  grand  ef- 
fort. Rien  ne  m'épouvante.  Il  me  serait  plus  doux  de  perdre 
la  vie  que  d'être  privé  de  la  joie  de  \ous  voir  '.  o  Puis,  se 
jetant  aux  genoux  de  sa  bicn-aimcc  :  u  Julie,  frappe  ce 
aeat  qui  t'adore,  répands  tout  le  sang  odieux  des  Monté- 
ses  qui  coule  dans  mes  veines,  ou  donne-moi  ta  maîo  : 
.songe  que  le  ciel  nous  a  peut-être  formés  pour  étouffer 
l'intmitié  de  nos  pères  et  pour  rétablir  la  paix  dans  notre 
pairie.  » 

A  ce  moment  pathétique,  on  entend  une  rumeur  au  fond 
du  jardin.  Julie  reconnaît  la  voix  de  son  père  :  u  Ëloigne- 
loi,  dit-elle  tremblante,  il  te  sacrifierait  à  sa  haine. 

—  Non,  je  ne  te  quitterai  point  :  dois-je  vivre  ou  mou- 
rir ?  Parle.  A  quoi  te  résous-tu  ? 

Julie  se  décide  enfin  ;  elle  aime  mieux  épouser  Rosélo 
que  de  le  laisser  tuer  ;  elle  accorde  son  consentement  et  le 
jeune  homme  se  retire. 

Ici  fiait  la  première  journée.  Quand  ta  deuxième  com- 
mence, le  soleil  de  midi  luit  sur  la  place  publique  de  Vérone 
et  écUîre  de  ses  plus  ardents  rayons  le  portail  de  la  cathé- 
drale. Rosélo  fait  part  a  Anselme  de  sua  union  avec  la  fille 

>  Dt  même  Roméo  A  Joliette  :  ■  Si  tu  ob  io'siniei  pas,  que  les  pa- 
reil* me  Uvuveut  ici.  J'nirue  aieui  ma  vie  fiaiv  par  leur  baine  qac  ma 
mort  prorogi-c  mu«  tua  amoar.  D 


36 


LbS   A,>IANTS  TRAGIQUES 


d'Antoine  :  le  mariage  vient  d'être  conclu  secrètenient  par 
le  miuislère  du  prêtre  Aurélio.  Au  moment  où  les  deux  amis 
s'eDlretieonent,  un  cliquetis  d'épées  accompagné  de  voci- 
férations reieiitit  à  rentrée  de  l'église  :  bientôt  débouchent 
sur  la  place  des  bandes  furieuses,  années  de  rapières  et  de 
perluisanes.  Ce  sont  les  Castelvins  el  les  Montèses  qui  se 
sont  provoqués  et  qui  vont  se  batlie.  Rusélo  intervient  entre 
les  deux  factions:  a  Seigneurs,  arrétez-voiis!  Je  suis  Montèse, 
mais  je  ne  souhaite  pas  le  malheur  des  Castelvins  ' .  SoutTrey. 
qu'enfin  la  raison  vous  éclaire,  et  daignez  m'apprendre  quel 
sujet  vous  a  mis  les  armes  à  la  main,  n  Octave  explique  t) 
lloselo  que  les  valets  d'une  dnmii  Montèse  ont  eu  l'audace 
de  déranger  un  tabouret  placé  sous  les  pieds  de  sa  sœur 
Dorothée,  Boséto  ne  [«ut  voir  là  im  motif  suflisanl  pour  que 
taiil  di'  personnes  s'enlr'égorgenl .  Il  s'offre  ù  réparer  l'offense 
eu  allant  lui-même  replacer  le  tabouret  et  propose  en  ou- 
tre de  prévenir  toute  discorde  nouvelle  par  une  double  al- 
liance cnlre  les  deux  familles  :  Octave  se  marierait  à  dona 
Andréa,  daine  Montèse.  el  lui,  Rosélo,  épouserait  Julie.  — 
Celte  proposition  exaspère  le  jeune  Castelvin,  qui  n'a  nulle- 
ment nnoncé  à  ses  prétentions  sur  la  fille  d'Antoine.  Il 
s'élance  sur  son  rival,  l'ëpée  nue.  a  Seigneurs,  s'écrie 
Rosélo  .'[1  s'adressant  aux  fientilshommes  qui  l'entourent, 
soyez  témoins  que  je  suis  réduit  â  me  défendre  lorsque  je 
ne  cherchais  que  la  paix,  n  Le  duri  s'engage.  Après  la 
deuxième  botte ,  Octave  tombe  mort,  et  Rosélo  n'a  que  h' 
temps  de  fuir  pour  se  soustraire  aux  peines  terribles  dont 
la  loi  menace  les  meurtriers.  Au  bruit  de  la  querelle,  le  duc 
de  Vérone  Maximilieu  est  accouru.  Sa  Grflce  interroge  les 
assistants  pour  connaître  les  coupables  et  les  châtier.  Tou- 
tes les  dépositions  sont  à  la  dérjjargfi  de  Rosélo;  Julie  elle- 


'  De  m&me  Rom^o  à  T^bnlt  ■ 
que  \e  mie»;  li(!ii>-toi  pour  <ali3 


Il  (le  Capulel  m'etl  «osni  dwf 


ISTRODLUTION. 


37 


iiM>me  âort  de  l'église  pour  le  justifier.  Mais  le  duc  vrain- 
drail  d'irriter  les  Castelvins  si  Rosélo  restait  impuni  :  il 
l'c-iile. 

Changemvut  de  décor.  Nous  recoannissons  le  jardin 
d'Autoiiw  éclairé  vaguement  par  la  lune.  Avant  de  quitter 
Vérone,  Hosélo  a  voulu  revoir  Julie  et  s'est  rendu  nuprès 
d'eik-.  Accompagné  de  Marin,  qui,  de  son  c6té,  désire  faire 
»es  adieux  à  Cèlie.  —  Julie  est  toute  en  larmes.  Kosélo  lui 
demande  si  c'est  la  mort  d'Octave  qui  la  désole  '  :  si  cela  est, 
il  lui  ofTre  son  poignard  pour  en  frapper  le  meurtrier. 
«  Cniel,  répond  la  jeune  femme,  ne  saîs-tu  pas  que  ton  ab- 
sence est  la  seule  cause  de  mes  pleurs?  Je  n'ai  plus  d'autres 
parents  que  toi.  Tu  es  mon  bien,  mon  espoir,  ma  gloire  et 
ta»  «ic.  La  nature  m'a  faite  Castelvine,  mais  l'amour  me 
rend  Muntèse.  d  Tout  en  devisant  avec  une  tendre  effusion, 
les  deux  époux  disparaissent  sous  la  charmille,  laissant  la 
place  au  gracioso  et  à  la  soubrette  qui  égayent  U  scène  de 
leurs  épanchements  comiques.  —  Marin  raconte  que,  pen- 
dant la  dernière  bagarre,  il  s'est  réfugié  au  haut  d'une  tour, 
ne  se  sentant  nulle  envie  de  mourir,  et  trouvant  d'ailleurs 
que  Célie  méritait  bien  qu'on  vécOt  pour  elle.  Célie  ap- 
prouve fort  la  couardise,  si  flatteuse  pour  elle,  de  son  bon 
«mi.  A  l'en  croire,  les  galants  doivent  être  un  pi'u  poltrons 
pour  rendre  de  longs  services  h  leurs  maltresses.  Un  rodo- 
moDl  croit  pouvoir  entrer  partout  l'épée  à  la  main  ;  il  s'at- 
tire des  affaires,  réveille  le  voisinage  et  nous  met  dans  des 
transe»  continuelles.  Parlez-nous  d'un  poltron  !  u  Sa  timidité 
nous  assure  de  sa  prudence  et  nous  goûtons  avec  lui  des 
plaisirs  tranquilles  sans  craindre  pour  notre  réputation.  * 
Mario  enchanté  jure  par  les  jeux  mutins  de  Célie  qu'on  ne 
trouvera  pas  dans  Vérone  un  Idcbe  plus  consciencieux  que 

*  Lndoule  temblalitc  troierse  l'esprit  de  Roméo  :  «Est-ce  qu'elle 
M  ■«  regarde  p>«  coium«  on  iannie  meurtrier,  nnlnteosni  que  j'ti 
miilM  l'curuce  de  noire  honheur  don  Miig  ii  proche  du  sien  T  • 


38  LES  UUJm  TBAQIQUES. 


M.  A  peine  oe  Figaro  sans  Yetgogne  t-^i-U  ea  le  temps 
d'embreieer  sa  Suzanne  que  les  deui  époox  reparaissent 
—  Roséio»  qui  doit  se  réfugier  à  Ferrare,  promet  de  revenir 
Toir  sa  femme  de  tempe  à  autre.  Julie  est  déjà  inquiète  des 
suites  de  cette  absence  forcée  ;  et,  pour  la  rassurer,  il  fout 
que  Rosélo  se  confonde  en  protestations  de  fidélité.  A  son 
tour,  Marin  ecdge  des  garanties  de  Célie,  qui  (ait  voeu  d'être 
aussi  constante...  qu'un  papillon.  A  ce  moment  pathëtfaïue, 
des  torches  luisent  à  trsTers  la  fouillée.  Voici  Autoine  qui 
s'atanoe  avec  des  falets  armés  jusqu'aux  dents  pour  recon- 
naître d'où  provient  ce  bruit  inusité  qu'il  entend  dans  le 
jardin.  Rosélo  et  Marin  ont  juste  le  temps  de  s'esquiver. 
Antoine  trouve  sa  fille  toute  éplorée  et  veut  savoir  la  cause 
de  cette  pluie  de  larmes.  Julie  Tattribue  à  la  mort  de  son 
oousin  Octave.  Le  vieillard  la  loue  de  cette  sensibilité, 
et,  pour  consoler  la  pauvre  enfant»  se  met  en  tâte  de  la  ma- 
rier au  comte  P&ris,  jeune  seigneur  aimable,  riche  et  fort 
accrédité  dans  Vérone.  Sans  crier  gare»  il  envoie  aucomte 
une  lettre  pressante  :  «  Je  vous  donne  ma  fille ,  éorit**il, 
quittes  tout,  venez  nous  trouver  ^  » 

Ici  l'intrigue  se  complique.  Ls  comédie,  qui  jusqu'ici  a 
suivi  sans  trop  de  divagation  le  scénario  italien,  s'en  écarte 
brusquement  et  s'égare  dans  les  méandres  de  l'imbroglio 
picaresque.  A. peine  sorti  de  Vérone,  Rosélo  tombe  en  jMin 
dans  une  embuscade  que  lui  ont  tendue  les  Castelvios.  Au 
moment  où  il  va  succomber  sous  le  nombre  de  ses  agfes> 
aeurst  survient  fort  à  propos  le  comte  Paris,  qui  lui  prête 
main^forte,  le  dégage  et  lui  offre  un  asile  dans  une  char- 
mante villa  qu'il  possède  aux  environs.  C'est  là»  en  fg^ 
sence  de  Rosélo,  qu'il  reçoit  la  missive  d'Antoine  :  il  s'em- 
presse de  la  montrer  à  son  hôte  pour  lui  fiûre  part  de  la 


'  Le  vieax  Capotât  iii  tv«c  It  mèae  0ttlr«Qai4«nM  :  <i  Sira  Péris,  j« 
pois  hardÛMBl  vooi  oflkir  TMMHir  da  na  fiUo.  • 


INTRODDCTIOx^.  39 

bonne  nouvelle.  Rosélo  la  lit,  se  croit  reDÎé  par  Julie,  et 
part  aussitôt  pour  Ferrare  avec  riotentioD  formelle  de  se 
venger  de  cette  trahison  dans  les  bras  de  quelque  maîtresse. 

La  troisième  journée  nous  montre  Julie  renfermée  chez 
elle  et  violemment  persécutée  par  son  père  qui  veut  lui  im- 
poser le  comte  PAris.  La  jeune  femme  désespérée  écrit  au 
prôtre  Aurélio  qu'elle  est  décidée  à  mourir  plutôt  que  de  su- 
bir ce  second  mariage,  et  envoie  Célie  porter  la  lettre. 
La  soubrette  revient  avec  un  flacon  que  lui  a  remis  le  prè* 
tre  et  qui  contient,  a-t-il  dit,  un  calmant  souverain.  Que 
madame  preoue  cette  potion,  et  elle  sera  délivrée  de  tous 
ses  tourments  !  Cette  affirmation  laconique  suffit  à  Julie  : 
•(  Aurélio,  pense-t-elle,  est  un  grand  philosophe  ;  toutes  les 
propriétés  des  plantes  lui  sont  connues,  la  nature  n'a  point 
de  secrets  pour  lui.  De  plus,  il  aime  Julie  comme  il  aime 
Rosélo.  Depuis  qu'il  les  a  mariés,  il  les  appelle  ses  en- 
fants. »  Rassurée  par  ces  réflexions,  Julie  boit  la  liqueur, 
les  yeux  fermés  ;  mais  aussitôt  elle  se  plaint  de  souffrances 
intolérables  ;  un  feu  ardent  la  dévore  ;  elle  ne  voit  plus  qu'à 
travers  un  nuage.  Plus  de  doute.  Le  prêtre  s'est  trompé  et, 
au  lieu  d'un  cordial,  lui  a  envo)^é  du  poison  :  «  Arrête,  Cé- 
lie, ne  trouble  pas  mes  derniers  moments...  Je  meurs  con- 
tente... Quand  tu  verras  Rosélo,  dis-lui  que  je  n'ai  pas  dés- 
honoré mon  titre  d'épouse,  dis  lui  que  j'emporte  mon  amour 
dans  la  tombe,  dis-lui  qu'il  se  souvienne  de  moi,  mais  qu'il 
se  console...  qu'il  vive  heureux...  Adieu,  Rosélo!  Rosélo!  d 

A  peine  Célie  a-t-elle  emmené  sa  maîtresse  défaillante, 
qu'une  décoration  nouvelle  nous  montre  une  rue  de  Fer- 
rare.  Rosélo,  transformé  en  petit-maître,  est  installé  sous 
le  balcon  de  dofia  Sylvia,  jeune  coquette  célèbre  dans  la 
ville,  et  fait  à  cette  merveilleuse  une  déclaration  qui  semble 
fort  bien  accueillie.  Ces  pourparlers  galants  sont  interrom- 
pus par  Anselme  qui  vient  d'assister  aux  funérailles  de  Ju- 
lie, et  qui  apprend  à  Rosélo  tous  les  événements  dont  a'en*- 


iO  LES  AMANTS  TRAGIQUES. 

tretient  à  Vérone  la  douleur  publique  :  la  fille  d'Antoine 
s'est  empoisonnée  ;  elle  a  été  trouvée  morte  dans  son  lit  et 
enterrée  le  matin.  Rosélo,  indigné  contre  lui-même  d'avoir 
méconnu  un  dévouement  si  héroïque,  veut  s'en  punir  par 
un  coup  de  couteau.  Mais  Anselme  lui  retient  le  bras  et  ré- 
vèle enfin  à  son  ami  le  secret  que  le  prêtre  Aurélio  lui  a  con- 
fié :  ce  n'est  pas  un  poison  que  Julie  a  bu,  c'est  un  narco- 
tique ;  tous  la  croient  morte,  mais  elle  n'est  qu'endormie. 
La  nuit  prochaine,  elle  s'éveillera,  et  Rosélo  n'a  qu'à  partir 
bien  vite  pour  retirer  sa  femme  du  monument  funèbre.  — 
Rosélo  ne  perd  pas  un  instant  et  se  lance  au  galop  sur  la 
route  de  Vérone,  en  compagnie  du  gracioso  Marin  qui  a 
peine  à  le  suivre. 

Changement  à  vue.  Voici  le  tombeau  de  familledes  Castel- 
vins,  vaste  caveau  encombré  d'ossements  et  de  têtes  de  mort. 
Au  milieu  est  le  cercueil  où  a  été  déposée  Julje.  La  jeune 
femme  vient  de  s'éveiller  :  elle  ne  sait  pas  où  elle  est,  elle 
distingue  vaguement  les  squelettes  qui  l'entourent  et  se  croit 
sous  l'influence  d'un  horrible  cauchemar.  Bientôt  paraissent 
à  l'entrée  du  sépulcre  Rosélo  et  son  valet.  Marin  éclaire  la 
route  avec  un  flambeau  ;  il  s'avance,  plus  frémissant  que 
Sganarelle  traîné  par  don  Juan;  il  trébuche  contre  un 
crâne ,  il  tombe  :  la  lumière  s'éteint  !  Malgré  l'obscurité 
qui  règne,  les  deux  époux  se  sont  bientôt  reconnus  ;  ils 
ont  hAte  de  quitter  cet  horrible  lieu  et  vont  chercher  asile 
dans  une  ferme  qu'Antoine  possède,  aux  environs. 

C'est  là,  dans  un  décor  tout  agreste,  que  nous  retrouvons 
nos  fugitifs,  en  compagnie  d'Anselme  qui  s'est  joint  à  eux. 
Tous  ont  revêtu  des  costumes  champêtres  et  mènent  une 
existence  pastorale.  Mais  ces  félicités  bucoliques  sont  brus- 
quement troublées  par  l'arrivée  d'Antonio  qui  vient,  avec 
une  cohue  d'invités ,  célébrer  son  mariage  avec  mademoi- 
selle Dorothée,  sœur  du  défunt  Octave.  Craignant  d'être 
surpris  par  leurs  ennemis,  Rosélo ,  Ansdme  et  Marin  ont 


tl^uerpi  au  plus  viu?.  De  son  rflié,  Jrilie  a  grimpt'-  dans  une 
libelle  pratiquiîe  au-dessus  de  l'oppartoment  mOme  d'An- 
loioe  :  de  cette  retraite  invisible,  elle  interpelle  son  père; 
elle  prétend  être  revenue  de  chez  les  morts  pour  lui  repro- 
cher son  injustice  et  sa  rigueur  :  c'est  lui  qui  l'a  tuiîe  en  la 
forçant  à  épouser  Paris,  bien  qu'elle  fôt  d<îjà  mariée  h  Ro- 
iélo;  aussi  est-elle  décidée  à  le  hanter  tant  qu'il  ne  consen- 
tir» pas  à  reconnaître  son  pondre  et  h  l'uinier.  Le  bon  An- 
toioe,  persuadé  que  c'est  l'ombre  de  sa  fille  qui  lui  parle, 
est  saisi  de  panique  :  pour  apaiser  les  mânes  de  Julie,  il 
jure  qu'il  aimera  son  mari  comme  un  fils.  Au  moment  où  il 
rient  de  prononcer  ce  vœu  solennel,  arrivent  Théobalde  et 
d'autres  seigneurs,  entraînant  Rosélo ,  Anselme  et  Marin 
qu'ils  oui  faits  prisonniers.  Les  Castelvins  furibonds  propo- 
M'nl  d'infliger  à  ces  trois  mécréants  les  plus  aiïreux  suppli- 
pts;  mais  Antoine  s'y  oppose;  il  déclare  vouloir  tenir  le 
semieDl  qu'il  a  fait  au  spectre  de  sa  fîlle;  il  prend  Rosélo 
sous  sa  protection  et,  pour  lui  prouver  sa  tendresse  toute 
paternelle,  il  oiïre  de  lui  céder  sa  propre  fiancée  Dorothée. 
I.e  mariage  entre  Rosëlo  et  la  fille  de  Théobalde  est  sur  le 
point  de  s'accomplir,  quand  apparaît  Julie,  qui  descend  du 
ciol  pour  réclamer  en  personne  son  mari.  Surprise  géné- 
rale. Antonio,  trop  heureux  de  retrouver  son  enfant,  e\- 
CH.^e  la  ruse  dont  il  a  été  dupe  et  ratifie  l'union  définitive  de 
Julie  et  de  Rosélo;  lui-même  épouse  Dorothée,  et  Marin 
obtient  Célie  ornée  d'une  dot  de  mille  ducais.  La  pais  entre 
Ifs  Hontèses  elles  Coslolvinsest  enfin  conclue,  au  milieu  de 
l'hilarité  générale,  par  une  triple  noce. 

Iji  pièce  de  fA)po  de  V^a  est  amusante,  leste  et  spiri- 
loeile  :  on  y  iroave  tous  les  mérites,  comme  tous  les  défauts 
do  [a  comédie  de  cape  et  d'épée  ;  elle  a  IVntrain,  la  variété, 
la  saillie  prompte,  l'allure  facile,  le  geste  rapide  :  mais  il  lui 
manque  les  qualités  suprêmes,  l'observation  qui  scrute  les 


42  LES  AMAlfTS  TRAftlQUES. 

passions,  rimaginaiion  qui  crée  les  caractères,  la  concentra- 
tion qui  règle  l'action.  Dans  l'œuvré  espagnole»  il  y  a  le 
mouvement,  il  n'y  a  pas  la  vie;  tous  ces  personnages  s'agi- 
tent, mais  ne  respirent  pas  :  parlent,  mais  ne  pensent  pas  ; 
crient,  mais  ne  sentent  pas  ;  ils  passent  devant  nous  comme 
autant  d'automates  qu'agite  au  hasard  un  caprice  irrespon- 
sable. Pourquoi  Rosélo,  qui  semblait  ôtre  passionnémeoi 
épris  de  Julie,  est-il  prêt  à  la  tromper  avec  la  première  fille 
venue?  Nous  ne  savons.  L'auteur  ne  se  donne  pas  la  peine 
d'expliquer  cette  contradiction.  Lui-même  ne  croit  pas  plus 
que  nous  à  la  réalité  des  sentiments  qui  animent  ses  person- 
nages :  il  doute  de  cette  affection  exceptionnelle  que  Ro- 
sélo et  Julie  professent  l'un  pour  l'autre  ;  voilà  pourquoi  il 
en  altère  sans  scrupule  le  dénoûment  tragique  ;  voilà  pour- 
quoi il  en  fait  la  caricature  dans  l'amourette  bouffonne  du 
gracioso  et  de  la  soubrette. 

Lope  de  Véga  a  fait  la  parodie  de  la  légende  italienne , 
Shakespeare  en  a  fait  le  drame. 

William  a  vengé  les  amants  de  Vérone  des  ironies  de 
Lope  :  il  leur  a  restitué  leur  tendresse  éperdue,  leur  fidélité 
inébranlable,  leur  suicide  sublime.  Ces  héros,  fourvoyés 
dans  la  comédie,  il  les  a  livrés  pour  toujours  à  la  fatalité  tra- 
gique. Il  les  a  soustraits  au  bonheur  banal  dont  le  poëte  es- 
pagnol avait  flétri  leur  union,  et  if  les  a  voués  à  jamais  au 
martyre  dont  ils  étaient  dignes  II  leur  a  rendu  leur  ennui, 
leur  désespoir,  leur  agonie  ;  il  leur  a  rendu  leurs  sanglots, 
et  les  larmes  du  genre  humain. 

Le  drame  anglais  n'est  pas  la  reproduction  de  la  lé- 
gende italienne,  il  en  est  la  résurrection.  Shakespeare 
a  ranimé  de  son  souffle  souverain  toutes  ces  figures  enseve- 
lies dans  la  tradition  :  Roméo,  Juliette,  Tybalt,  la  nourrice, 
le  moine,  le  vieux  Gapulet.  GrAce  à  lui,  chacune  de  ces  om- 
bres a  acquis  une  individualité  impérissable.  Le  poëte  a  fait 
revivre,   non-seulement  les  personnages,  mais  l'époque 


IimODtlCTlON.  43 

disporoe.  Dès  II  première  scène,  dans  cette  Vérone  qu'en- 
ungtantent  les  querelles  civiles,  ndus  reconnaissons  l'Italie 
do  qoatorziènie  siècle,  cett»  misérable  Italie  pour  laquelle 
le  Dante  mendie,  du  fond  du  purgatoire,  la  pitié  de  l'empe- 
re«r  Albert  :<i  Viens  voiries  Monteccht  et  lesCappelletti,  les 
MoD^Idi  et  les  Filippcschi,  ô  toi,  bomme  sans  souci,  les  uns 
Aé\i  Inslas.  tes  autres  craignant  de  le  devenir...  Maintenant 
ne  peuvent  vivre  sans  guerre  ceux  qui  habitent  ces  contrées, 
et  l'on  j  voit  se  ronger  l'un  l'autre  ceux  qu'entourent  une 
arftne  muraille  et  un  même  fossé  '.  »  Alors  la  discorde  est 
pirtoat,  le  déchirement  partout,  le  morcellement  partout. 
f>tie  société  que  nous  avons  vue,  au  temps  /l'Antoine  et  de 
CléopAtre.  limitée  aux  bornes  de  l'univers  connu,  est  main- 
tenant réduite  aux  proportions  d'une  cité  :  non,  pas  même 
d'une  cîlé.  —  d'une  maison.  Les  enfants  de  la  rnSme  ville 
te  battent  d'une  rue  à  l'autre.  Guelfes  contre  Gibelins, 
Blancs  contre  Noirs,  Orsinis  contre  Coionoas,  Capulets  con- 
tre Montajtues.  A  voir  cette  universelle  manie  de  fratricide, 
il  Haibleraitque  chaque  créature  est  possédée  de  l'esprit  de 
Caln.  On  croirait  que  l'humanité  va  disparaître,  que  la  civi- 
lisation va  s'éteindre  et  que  ta  haine  va  triompher. 

Hiis  non.  Ne  perdons  pas  espoir.  Au  fond  même  du  cœur 
bnmaiD,  ilya  un  instinct  tutélaire  que  n'ont  pas  étouffé  tous 
les  appétits  néfastes  ;  il  y  a  un  sentiment  diviu  qui  résiste  à 
Unies  (es  passions  bestiales.  Cet  instinct  tutélaire,  ce  senti- 
ment divin,  c'est  l'amour.  Tandis  que  ta  haiue  pousse  au 
désordre,  k  la  guerre,  au  chaos,  l'amour  prêche  la  con- 
oorde,  la  paix,  l'harmonie.  L'amour  tente  de  réunir  ceux 
que  la  baine  divise.  Acharne  comme  la  haine,  tl  est,  comme 
elle,  aveugle  :  il  ignore  les  obstacles.  Peu  lui  importent  les 
ftéfOgéB  de  caste,  lesacliarnemeuts  de  parti,  les  jalousies 
de  raee.  les  vendettas  héréditaires.  11  poursuit,  en  dépit  de 


■  DmU.  U  Pvrgatoirt  [«•  ch»«). 


44  LB8  AMANTS  TIUOIOUKS. 


/ 


tout,  sa  mission  providentielie  :  organe  mystérieux  da  pio- 
grès,  il  s'évertue  à  réconcilier  les  ftimilles»  à  rapprocher  les 
nationst  à  reconstituer  l'humanité.  La  haine  aie,  l'amour 
affirme  ;  la  haine  détruit»  l'amour  vivifie.  Homéo  et  Juliette 
est  le  splendide  symbole  de  cet  antagonisme  étemel  entre 
les  deux  principes  contraires. 

Tandis  qu'on  se  bat  dans  les  rues  de  Vérone  et  que  les 
valets  préludent  à  coups  de  couteau  h  la  querelle  des  maî- 
tres ;  tandis  que  cette  brute  de  'Tybalt  force  à  la  riposte 
l'inoffensîf  Benvolio  ;  tandis  que  le  vieux  Capulet  menace  de 
sa  rapière  rouillée  le  vieux  Montague,  apercevez-vous  ce 
jeune  homme»  p&le  et  défait,  qui,  dès  l'aube,  erre  à  l'aven- 
ture dans  ce  grand  bois  de  sycomores?  Il  soupire,  il  gémit, 
il  pleure.  Qu'a-t-il  donc?  Il  a  besoin  d'aimer  :  il  est  tour- 
menté de  ces  vagues  désirs  que  révèle  la  puberté  à  l'adoles- 
cent inquiet  ;  il  souffre  de  l'isoleâient  où  il  a  vécu  jusqu'ici; 
il  cherche  un  cœur  sympathique  qui  batte  à  l'unisson  du 
sien  ;  il  appelle  l'âme  égarée  qui  doit  compléter  son  Ame. — 
Cette  &me  prédestinée  à  la  sienne,  Roméo  croit  l'avoir  retrou- 
vée dans  Rosaline.  Mais  Rosaline  est  un  mythe  ;  c'est  unecréa- 
ture  insaisissable  «  qui  échappe  au  choc  des  r^rds  provo- 
quants ;  »  nul  ne  l'a  vue,  nul  ne  la  verra  jamais  ;  elle  n'existe 
que  dans  l'imagination  de  son  platonique  amant.  Le  nom 
de  Rosaline  est  le  pseudonyme  de  la  beauté  idéale  dont 
Roméo  est  épris.  Jusqu'ici  Roméo  a  poursuivi  vainement 
cette  beauté  fugitive,  et  voilà  la  cause  de  sa  mélancolie. 
Yoilà  la  cause  de  ce  trouble  étrange  qu'il  ressent  :  <(  0  tu- 
multueux amour  !  ô  amoureuse  haine  !  6  tout  créé  de  rien  ! 
informe  chaos  de  ravissantes  visions  !  plume  de  plomb  ! 
lumineuse  fumée!  feu  glacé,  santé  malade  I  sommeil  tou- 
jours éveillé  qui  n'est  pas  ce  qu'il  est  !  Voilà  l'amour  que  je 
sens  et  je  n'y  sens  pas  d'amour!  d 

Ce  conflit  d'impressions  contradictoires  peut  seul  donner 
une  idée  de  la  crise  morale  qui  précède  chez  le  jeune  homme 


l'aiplosion  de  la  passion.  Roméo  a  peiue  s  se  rendre  rompte 
àe  ee  qu'il  éprouve;  il  est  inquiet,  agile  :  il  a  la  fièvre  de  la 
sympitlbie.  U  faut  qu'il  aime;  mais  qui?  mnis  qui  donc? 

C'est  l'époque  où  le  carnaval  agile  sus  grelots  dans  les 
raes  de  Vérone.  Le  soir  vient.  Vojez-vons  ce  palais  dont 
les  vitres  s'illu minent?  Eh  bien,  s'il  est  dans  le  inonde  ua  . 
lieu  funeste  pour  Homéo  Montague,  c'est  celte  demeure  1 
spleodide.  Là  les  Capulels  sont  en  fête  ;  là  sooL  réunis  tous  I 
les  eonemb  de  Romeo  :  de  tous  les  cavaliers,  de  toutes  le*  1 
dames  qui  entrent  sons  ce  porche,  il  n'en  est  pas  un,  it<  f 
D'en  est  pas  une  qui  ne  prononce  avec  exécration  le  noai<  | 
de  Montague.  Que  Roméo  passe  donc  vite  devant  cette  mai" 
Mm  maudite  el  qu'il  se  garde  d'j  entrer!...  Mais  je  ne  saiS'  1 
quelle  sédurtion,  plus  forte  que  la  raison,  entraîne  le  Mon-  I 
tague.  Il  semble  fasciné  par  ce  senil  fatal  ;  il  se  sent  entraîné  1 
vers  ce  salon  doré  par  la  môme  force  mystérieuse  qui  attira  1 
Hamiet  sur  la  sombre  plate-forme.  —  Il  entre,  déguisé  en>  [ 
pèlerin.  U  regarde  tous  ces  fronts  menaçants,  tous  ces  visa- 
ges hostiles.  0  stupeur!  «  Quelle  est,  murmure-t-il,  celt»  1 
liante  qui  enrichit  la  main  de  ce  cavalier  là-bas?  Oh  !  elld'  1 
apprend  aut  ilambeaui  à  resplendir  !  Sa  beauté  est  suspens  I 
(lue  à  la  joue  de  la  nuit  comme  un  riche  joyau  à  l'oreillB'  ] 
il'nae  Éthiopienne!  Beauté  trop  précieuse  pour  la  possession, 
trop  exquise  pour  la  t^rre!...  Mon  cœur  a-I-il  aimé  jus»  1 
qu'ici?  Non,  car  je  n'avais  pas  encore  vu  la  vraie  beauté,  m  1 
Dès  ce  moment,  Roméo  ne  s'appartient  plus  :  la  vague  lea-4 
dresse  qu'il  éprouvait  naguère  est  devenu>^  une  irrésistible:  | 
pusion  ;  la  beauté  qu'il  rêvait  a  enfin  pris  forme  devant  ses 
jïus  rtvis.  Dans  son  eitase,  le  jeune  homme  ne  remarque 
pasTyball  qui  le  menace  de  son  épée  ;  il  n'a  qu'une  préoccu- 
pation, contempler  cette  jeune  fille  ;  qu'un  désir,  luiparler.  !1 
s'approche  d'elle,  il  lui  prend  la  main,  il  lui  donne  un  baiser 
et.  dans  ce  baiser,  son  âme.  Mais  cette  inconnue  qu'il  ndore, 
^us  quel  nom  doit-il  l'invoqupr?  Roméo  s'informe:  pins  de 


46  LIS  AIIÀITS  TtâOIQUIS. 

doute»  elle  s'af^^e  Julielle,  et  e*est  une  Gapulet  !  «  O  trop 
dbèrecréanoe,  s'écrie-l-il  en  se  retirant,  ma  rie  est  doeà  moo 
ennemie.  »  De  son  côté  Juliette  demande  aireo  anxîélé  les 
noms  de  ces  cavaliers  qui  s'en  vont  :  — *  Nourrice,  quel  est 
ce  gentilhomme  Ià4>as?  — -  C'est  le  fils  et  l'héritier  du  Tieux 
"nbério.  —  Quel  est  celui  qui  sort  à  présoit?  «—  Ma  foi,  je 
crois  que  c'est  le  jeune  Pétruchio.  — »  Quel  est  cet  antre  qpd 
suit  et  qui  n'a  pas  voulu  danser?  —  Je  ne  sais  pas.  «—  Ya 
demander  son  nom  ;  s'il  est  marié,  mon  cercueQ  pourrait 
bien  être  mon  lit  nuptial...  —  Son  nom  est  Roméo,  c'est  un 
Montague,  le  fils  unique  de  votre  plus  grand  eonraii.  — • 
Mon  unique  afieclion  émane  de  mon  unique  aversion!  D 
m'est  né  un  prodigieux  amour,  puisqu'il  Coiut  que  j'aime 
mon  ennemi  exécré  !  »  Ainsi  la  sympathie  humaine  est  im- 
prescriptible :  la  nature  finit  toujours  par  ressaisir  ses  droits 
méconnus.  Qu'importe  que  Roméo  ait  appris  dès  l'enfiuioe 
à  détester  les  Ca  pu  tels!  Qu'importe  que  Juliette  ait  été  éle* 
vée  dans  l'horreur  des  Montagues  !  L'éducation,  si  forte 
qu'elle  soit,  est  moins  forte  que  la  passion.  L'inimitié  des 
deux  familles  se  résout  en  tendresse,  la  haine  acharnée  des 
parents  suscite  chez  les  enfants  un  amour  acharné  qui  lui 
donne  le  démenti  et  la  brave. 

Après  la  scène  du  bal,  la  scène  du  balcon.  Dès  que  Roméo 
et  Juliette  se  sont  retrouvés,  l'union  est  devenue  pour  eux 
la  nécessité  suprême.  Pour  atteindre  ce  but  radieux,  les 
deux  amants  sont  prêts  à  tout,  —  oui,  même  à  renier  leurs 
pères  et  à  abjurer  leurs  noms.  «  Tu  n'es  pas  un  Montague, 
lui  dit-elle,  tu  es  toi-même.  Qu'est-ce  qu'un  Montague?  Ce 
n'est  ni  une  main,  ni  un  pied,  ni  un  bras,  ni  un  visage,  ni 
rien  qui  fasse  partie  d'un  homme.. .  Oh  !  sois  quelque  autre 
nom  !  Qu'y  a-t-il  dans  un  nom  ?  Ce  que  nous  appelons 
rose  embaumerait  autant  sous  un  autre  nom.  Quand  Roméo 
ne  s'appellerait  plus  Roméo,  il  n'en  garderait  pas  moins 
ses  chères  perfections...  Roméo,  renonce  à  ton  nom,  et,  en 


INTRODUCTION. 


M 


échBDgerfe  ton  nom,  prends-mni  tout  entière.  —  Je  te  prends 
SI)  mol.  r^ponrl-il,  «[ipellc-moi  srulemenl  Ion  nmour,  ot  je 
niçois  un  nouveau  bnptéme  ,  je  ne  suis  plus  Roméo.  »  La 
Jalietle  anglaise  est  bien  plus  raialement  éprise  que  la  Giu- 
lietU  italienne  ou  la  Julia  espagnole.  Elle  ne  résiste  pas, 
cotnmecelles-rî.nux  sollicitations  de  son  amant  .elle  se  donne 
tout  de  suite,  à  jamais  :  «  Ah  !  Je  voudrais  bien  rester  dans 
les  convenancns,  je  TOudrais  bien  nier  ce  que  j'ai  dit.  Mais 
adipu  les  cérémonies!  H'aimes-tu?  Je  sais  que  tu  vas 
dire  oui  et  Je  te  croirai  sur  parole...  Si  lu  penses  que 
jt  me  laisse  trop  vite  R»gni-r,  je  froncerai  le  sourcil,  et  Je  se- 
rai cruelle,  et  je  te  dirai  non.  pour  que  tu  me  fasses  la  cour  : 
autrement,  rien  au  monde  ne  m'y  déciderait.  En  vërité,  beau 
Hontague.  je  suis  trop  éprise,  et  aussi  tu  pourrais  cruire  ma 
conduite  léft^re:  mais  crois-moi,  gentilhomme,  je  me  mon- 
trerai plus  Gdële  qup  celles  qui  savent  le  mieux  affecter  la 
réserve.  »  Devant  Bornéo,  Juliette  laisse  tomber  tous  les 
voiles  ;  elle  n'a  ni  honte,  ni  coquetterie,  ni  fierté;  elle  dé- 
daigne la  tactique  banale  de  la  défensive  féminine  ;  les  ru- 
ses d"  h  résistance  lui  répugnent  comme  autant  d'hypocri- 
sies. A  quoi  bon  les  équivoques?  A  jjpoi  bon  les  fnni- 
hyanlf  ?  .\  quoi  bon  les  délais?  A  quoi  tx)n  les  mensonges? 
N'est-pllo  pas  à  lui  comme  il  est  i  elle?  Qu'il  la  possède 
dooc  Pudeur  suprfirae  de  l'amnur!  la  vierge  s'offre  avec 
l'enipressemont  de  la  prostituée. 

L'unioD,  résolue  entre  les  amants,  doit  être  consacrée  dès 
le  lendemain.  Mais  où  donc  est  le  prêtre  digne  de  bénircetle 
saiuU)  fusion  des  deux  Ames?  Regardez,  â  In  lueur  de  l'au- 
rore, ce  vieillard  qui  entre  dans  celle  cellule  ,  un  panier  au 
brss.  Il  vient  de  cueillir  dans  les  champs  les  simples  dont  il 
a  besoin  pour  composer  ses  philtres  bienfaisants.  Sans  être 
magicien  comme  le  Lorenzo  dp  la  légende,  Laurence  est  un 
uvanl.  Il  e*t  de  ces  clercs  tolérants  qui  n'ont  pas  peur  d'é- 
tudier Dieu  dans  son  œuvre  ;  il  a  beaucoup  observé,  beau- 


48  LES  AMANTS  TRAGIQUES. 

coup  médité.  Pour  lui,  a  il  n'est  rien  sur  la  terre  de  si 
humble  qui  ne  rende  à  la  terre  un  service  spécial.  »  Il 
cherche  la  grâce  dans  ce  qu'il  y  a  de  plus  vil,  comme  dans 
ce  qu'il  y  a  de  plus  noble  ;  il  interroge  les  plantes,  les  her- 
bes, jusqu'aux  pierres.  La  nature  lui  révèle  ses  secrets 
aussi  volontiers  que  la  société  ;  il  est  l'arbitre  choisi 
des  choses  et  des  hommes.  La  fleur,  comme  Juliette,  Ta 
pris  pour  confesseur.  Observez-le  bien.  C'est  un  des  plus 
vénérables  caractères  que  le  théâtre  nous  offre.  Quel  con- 
traste entre  ce  religieux  rêvé  par  le  poëte  hérétique,  et  le  re- 
ligieux vulgaire  que  les  écrivains  catholiques  ont  peint  d'a- 
près nature  !  Ck>mbien  ce  ministre  de  la  charité  et  de  la 
science  ressemble  peu  au  moine  intrigant,  ignorant  et 
fourbe,  dont  Boccace  et  Rabelais  ont  levé  la  cagoule  !  Lau- 
rence est  le  représentant  le  plus  auguste  du  sacerdoce  :  c'est 
un  philosophe,  c'est  un  sage  !  Pour  sanctifier  l'amour  de 
ses  héros,  le  poëte  a  évoqué  la  majestueuse  figure  du  pontife 
idéal. 

Shakespeare,  qui,  comme  chacun  sait,  a  re&it  Roméo  et 
JuUette,  a  complètement  modifié  la  scène  où  les  deux 
amants  viennent  trouver  le  moine  dans  sa  cellule.  Dans  le 
drame  primitif,  publié  en  1597,  Laurence  ratifiait  le  ma- 
riage entre  le  fils  des  Montagues  et  l'héritière  des  Gapu- 
lets,  sans  témoigner  aucune  inquiétude  sur  les  conséquen- 
ces de  cette  union  clandestine.  <c  Père,  lui  disait  Roméo  en 
entrant,  c'est  de  ton  concours  sacré  que  dépendent  mon 
bonheur  et  celui  de  Juliette.  —  Sans  plus  de  paroles,  ré- 
pondait  (.aurence,  je  ferai  tout  au  monde  pour  vous  rendre 
heureux,  si  cela  est  en  mon  pouvoir.  »  Dans  le  drame  défi- 
nitif, imprimé  en  1599,  le  moine  a  perdu  cette  fausse  con- 
fiance. Ce  n'est  plus  sans  appréhension  qu'il  accorde  son 
concours  :  «  Puisse  le  ciel,  s'écrie-t-il,  sourire  à  cet  acte 
pieux,  et  puisse  l'avenir  ne  pas  nous  le  reprocher  par  un 
chagrin  !  v»  Il  ne  dissimule  plus  les  inquiétudes  qu'autorise 


LSTHOOUCTIO.X. 

sa  ricille  expérience;  le  bonheur  de  ces  anioureui  lut  paraît 
trop  gnnd  pour  durer  :  a  Ces  joies  violentes  ont  des  lins 
noleales  ;  flamme  et  poudre,  elles  se  consument  dans  un 
baiser.  »  Ainsi  le  moine  nous  pr<:pare  par  ses  pressenti- 
DMDts  à  la  fatale  conclusion.  Grâce  à  une  retouche  magis- 
mle,  il  acquiert  la  puissance  augurale  qui  lui  manquait.  Ce 
trait  nouveau  complète  désormais  sa  figure.  Le  prêtre  est  . 
devenu  prophète. 

Hélas  !  la  prédiction  de  Laurence  ne  se  rijalise  que  trop 
tAL  A  peine  Roméo  a-t-il  épousé  Juliette,  à  peine  a-t-il 
qiûOé  ta  cellule,  que  Tybalt  le  défie  sur  la  place  publique. 
-  Vous  vous  rappelez  eomment  a  Heu  la  rencontre  entre  Ro- 
néo et  Tebaldo  dans  la  légende  italienne.  Une  nie  a  éclaté 
nr  la  promenade  du  Cours  entre  les  dftui  familles  rivales  ; 
RtMDéo.d'abord  neutre,  se  laisse  émouvoirparlescris  de  si 
partisans  blessés;  ilsejetlesurlebaldoet  le  tue.  -Afin  da  I 
JQStiCercctteaetiondo  Roméo,  Shakespeare  a  pris  un  surcroît 
dd  précaution  :  quelque.s  coups  d'épée  donnés  à  d'obscurs 
partisans  ne  lui  ont  pas  paru  une  provocation  suffisante  ;  il 
aafçgravé  roCfense  do  Tybalt  par  le  meurtre  de  Mercutto. 
Ce  n'est  pas  seulement  pour  Roméo,  son  ami  intime,  que  la 
mort  de  Mercutio  est  une  perte  irréparable,  c'est  pour  la 
foule,  dont  il  était  le  favori.  Jamais  Qgure  plus  aimable,  plus 
gracieuse  et  plus  gaie  n'avait  paru  sur  la  scène.  —  Shakes- 
peare avait  trouvé  dans  des  ébauches  antérieures  les  autres 
personnages  de  son  drame.  Mais  Mercutio  était  né  de  sa 
fantaisie  :  aussi  avait-il  traité  ce  Ris  unique  en  enfant  gâté  ; 
il  avait  prodigué,  pour  en  doter  celui-ci,  tous  les  trésors  de 
sa  vervo  inépuisable;  il  lui  avait  accordé  les  dons  les  plus 
enviés  de  l'intelligence.  Mercutio  n'était  pas  seulement  un 
homme  d'esprit  dans  l'acception  moderne  du  mot,  c'était  un 
poeta.  Il  n'avait  pas  seulement  tous  les  mérites  superficiels, 
la  saillie,  la  répartie  soudaine,  la  raillerie,  l'étincelle  ;  il 
avait  toutes  les  facultés  puissantes,  l'intuition  mystérieuse. 


50  LES  AMAKTS  TRÂGIQGES. 

la  pensée  profonde,  l'imagination  ardente,  le  fea  sacré.  Il 
ne  savait  pas  seulement  lancer  l'épigramme  mordante  aux 
trousses  de  la  nourrice  ahurie  ;  il  pouvait,  quand  bon  loi 
semblait,  atteler  le  quadrige  effréné  du  rêve  ao  diar  aérien 
de  la  reine  Biab. 

Dryden  rapporte  une  tradition  étrange  è  propos  de  la 
mort  de  Mercutio  ;  d'après  cette  tradition,  l'auteur  de  Roméo 
et  Juliette  aurait  déclaré  qu'il  avait  été  obligé  de  tuer  Mer* 
eutio  au  milieu  de  la  pièce  pour  ne  pas  être  tué  par  lui. 
Dryden,  qui  se  platt  à  croire  à  l'authenticité  de  ces  paroles, 
ajoute  assez  méchamment  que  Mercutio  ne  lui  semble  pas 
un  personnage  si  formidable  et  que  V auteur  aurait  bien  pu, 
sans  danger  pour  lui-même,  le  laisser  vivre  jusqu'à  la  fin  do 
la  pièce  et  mourir  dans  son  lit.  Johnson,  peu  suspect  de 
partialité  pour  Shakespeare,  relève  avec  colère  l'assertion 
malveillante  de  Dryden  et  en  fait  justice  en  peu  de  mots  : 
«  La  gaieté  de  Mercutio,  son  esprit  et  son  courage,  dit  le 
célèbre  critique,  feront  toujours  désirer  par  ses  amis  qu'il 
eût  vécu  plus  longtemps  ;  mais  sa  mort  n'est  pas  précipitée  ; 
il  a  vécu  le  temps  qui  lui  était  assigné  dans  la  construction 
de  la  pièce,  et  je  ne  doute  pas  que  Shakespeare  n'eût  été  ca« 
pable  de  prolonger  son  existence,  bien  que  quelques-imes 
de  ses  saillies  dépassent  la  portée  de  Dryden.  d  La  riposte 
de  Johnson  est  dure,  mais  méritée.  Conçoit-on,  en  effet, 
l'outrecuidance  du  poëtede  la  Restauration,  raillant,  sur  un 
propos  do  coulisse,  l'incapacité  de  Shakespeare  !  Comme  il 
est  vraisemblable  que  l'auteur  de  Comme  U  vous  plaira  et  de 
Beaucoup  de  bruit  pour  rien  eût  proclamé  son  impuissance 
à  soutenir  jusqu'au  bout  un  personnage  comique  !  Shakes- 
peare, le  père  de  Béatrice  et  de  Rosaline ,  Shakespeare, 
l'auteur  de  l'intarissable  Falstaff,  se  déclarant  épuisé  par 
Mercutio  !  Quelle  absurdité  !  —  L'affirmation  de  Dryden  ne 
prouve  qu'une  chose  :  c'est  qu'il  n'a  point  compris  la  sa* 
vante  construction  du  drame  dont  il  parle.  La  mort  de  Mer- 


INTBODUCTIOH. 


51 


culio  n'est  pas  un  accident  intempestif,  dû  au  caprice 
soudiin  d'un  esprit  fatigué  :  elle  est  l'événement  nécessaire 
d'où  doit  sortir  le  dénoûinent  même. 

Tjballdoit  tuer  MerculioaGn  que  Roméo  tue  Tybalt.  Pour' 
(joecel  Hamlet  de  l'amour  s'orracbe  à  son  inaction,  pourqu'il 
bûileotralné  à  se  battreavec  ce  Laértes  farouche  dont  Juliette 
estUcousine,  il  faut  une  de  ces  causes  suprêmes  qui  mettent 
l'épée  A  ta  main  des  plus  lâches  :  il  faut  qu'il  ait  à  venger, 
uuon  un  père,  du  moins  un  frère,  u  Donc  ce  genlilhommei, 
moo  intime  ami,  a  reçu  un  coup  mortel  pour  moi,  après 
l'outrage  déshonorant  fait  à  ma  réputation  !...  Tybalt  est  vî- 
faul.  triomphant,  et  Merculio  e;t  tue.  Ah  !  remonte  m  rt^l, 
drootispecte  douceur,  et  loi,  furie  à  l'œil  de  flamme,  sois 
moo  guide!  ..  Tybalt,  reprends  pour  toi  ce  nom  d'tnfâme  ' 
qua  lu  m'as  donné  tout  h  l'hrure.  L'âme  de  Mercutio  n'a 
fait  que  peu  de  chemin  au-dessus  de  nos  tètes  ;  elle  attend  * 
que  la  tienne  aille  lui  tenir  compagnie  !  Il  faut  que  toi  ou  moi 
ou  tous  d«ui  nous  allions  la  rejoindre!  »  Ainsi  parie  Roméo. 
Devant  le  cadavre  de  Hercutio,  il  sent  renaître  en  lui  ses 
nncuoes  de  Montague;  l'antique  esprit  des  vemletlas  lui 
re6iJtiie  ses  vertiges  ;  il  est  possédé  de  nouveau  de  ce  dé- 
mon de  la  haine  qu'avait  eiorcisé  le  doux  regard  de  sa  bfen- 
aimé»  ;  le  sang  de  ses  aïeux  lui  remonte  à  la  face.  Il  menace 
de  sa  lame  furieuse  la  rapière  redoutable  qui  vient  de  frap- 
per son  ami.  Le  mari  de  Juliette  croise  le  fer  avec  le  cousin 
de  Juliette.  C'en  est  bit.  Tybalt  tombe  et  Roméo  est  banni. 

Quelle  scène  étonoanle  que  celle  où  Juliette  apprend  les 
terribles  événements  qui  vonl  décider  de  sa  vie  !  Jamais 
poëte  n'a  combiné  avec  une  plus  savante  audace  ces  deux 
éléments  du  drame,  le  comique  et  le  tragique.  —  La  nour- 
rice arrive  haletante,  épuisée,  toussant,  crachant,  n'eu  pou- 
TiDt  plus.  A  son  geste  de  désespoir.  Juliette  comprend 
qu'une  catastrophe  est  arrivée  ;  mais  quelle  est  au  juste  cette 
catastrophe,  elle  ne  peut  parvenir  à  le  découvrir  :  «  U  est 


k. 


:/J  LES  AMÂKTS  TRAGIQUES. 

mort  !  il  est  tué  !  il  n'est  plus  !  »  Mais  qui  donc  est  mort  ? 
La  nourrice  ne  le  dit  pas.  Son  essoufflement  prolonge  l'af- 
freuse équivoque.  Il  faut  que  Juliette  attende  que  la  TÎeille 
femme  ait  repris  haleine  ;  il  faut  que  cette  immense  douleur 
reste  suspendue  aux  intermittences  de  ce  catharre  :  «  Quel 
démon  es-tu  pour  me  torturer  ainsi  ?  s'écrie  la  pauvre  en- 
fant. C'est  un  supplice  à  faire  rugir  les  damnés.  Roméo  est- 
il  mort?  Dis  oui  ou  non,  et  qu'un  seul  mot  décide  de  ma  mi- 
sère !  r>  L'asthme  de  la  vieille  est  impitoyable.  Quelques 
minutes,  quelques  siècles  s'écoulent  avant  qu'elle  parvienne 
à  articuler  ces  mots  décisifs  :  «  Tybalt  n'est  plus  et  Roméo 
est  banni  !  Roméo  qui  l'a  tué  est  banni!  d  Enfin  Juliette 
connaît  la  vérité  tout  entière  :  elle  est  frappée  d'un  double 
malheur  ;  elle  a  h  pleurer  en  môme  temps  son  cousin  mort 
et  son  mari  proscrit.  Pour  un  instant  la  perte  de  Tybalt  parait 
être  le  regret  suprême  de  Juliette  :  on  dirait  qu'alors  elle  se 
rappelle  cette  douce  enfance  dont  Tybalt  fut  le  compagnon, 
et  que  cessouvenirs  afQuent  dans  son  esprit  pour  accuser  Ro- 
mé3.  Durant  une  minute,  les  prédilections  de  la  jeune  fille 
semblent  dominer  les  affections  de  la  femme.  Juliette  cesse 
d'être  une  Montague  pour  redevenir  une  Capulet.  A  l'écou- 
ter parler  de  Roméo,  on  croirait  entendre  la  Chimène  mau- 
dissant Rodrigue  :  a  0  cœur  de  reptile  caché  sous  la  beauté 
en  fleur!  Corbeau  aux  plumes  de  colombe  !  Agneau  ravisseur 
de  loups  !  Méprisable  substance  d'une  forme  divine  !  Se 
peut-il  que  la  perfidie  habite  un  si  splendide  palais  !  »  Mais 
l'Italienne  n'a  pas  l'acharnement  familial  de  l'Espagnole. 
Chez  elle,  cette  apparente  velléité  de  résistance  à  la  passion 
n'a  que  la  durée  d'un  éclair.  Pour  que  ses  vrais  sentiments 
fassent  explosion,  il  suffit  d'un  mot  de  la  nourrice  :  «  Il  n'y 
a  plus  à  se  fier  aux  hommes,  marmonne  cette  commère»  ce 
sont  tous  des  parjures,  tous  des  vauriens,  tous  des  hypocri- 
tes. Ah  !  où  est  mon  valet?  Vite,  qu'on  me  donne  de  l'eau- 
de-vie  !...  Honte  h  Roméo  !  » 


INTRODUCnOH.  53 

Travesties  de  cette  façon  bouffonne,  les  paroles  que  Ju- 
fiette  fient  de  prononcer  contre  son  mari  lui  semblent  au- 
tttit  de  blasphèmes  ;  elle  se  tourne  avec  fureur  contre  la 
nulle  qui  loi  renvoie  cet  écho  burlesque  de  ses  impréca« 
tioDS  :  «  Maudite  soit  ta  langue  pour  ce  souhait  !  U  n'est  pas 
né  pour  la  honte,  lui  !  La  honte  serait  honteuse  de  siéger 
sur  90D  front»  car  c'est  le  trône  où  l'honneur  devrait  être 
eouronné  monarque  absolu  de  l'univers.  Âh  !  quel  monstre 
'  fêlais  de  l'outrager  ainsi  !  »  Le  grotesque  déchaîne  le  su* 
blime.  Provoqué  par  la  ridicule  interruption  de  la  nourrice, 
l'amour  reparait  chez  Juliette  dans  toute  sa  pathétique  gran- 
deur; le  désespoir  de  l'épouse  foudroie  le  deuil  de  la  oour 
sine  de  ses  dédains  superbes  :  «  Oh  !  il  y  a  un  mot  plus  ter* 
rible  que  la  mort  de  Tybalt  qui  m'a  assassinée  ;  je  voudrais 
bieo  l'oublier,  mais,  hélas  !  il  pèse  sur  ma  mémoire  comme 
une  bute  damnable  sur  l'âme  du  pécheur.  Tybalt  est  mort 
et  Roméo  est  banni.  Banni!  ce  seul  mot  banni  a  tué  pour 
moi  dix  mille  Tybalt.  Que  Tybalt  mourût,  c'était  un  mal- 
heur suffisant,  se  fût-il  arrêté  là.  Si  même  le  malheur  inexo- 
rable a  besoin  d'un  cortège  de  catastrophes,  pourquoi,  après 
m'avoir  dit  Tybalt  est  mort^  n'a-t-elle  pas,  ajouté  ton  père 
iMiti  ou  ta  mère  aussi,  ou  même  ton  père  et  ta  mère  aussi  ? 
Hais,  à  la  suite  de  la  mort  de  Tybalt,  faire  surgir  cette  ar- 
rière-garde :  Roméo  est  banni,  c'est  tuer,  c'est  égorger  à  la 
fois  père,  mère ,  Tybalt,  Roméo  et  Juliette  !  Roméo  est 
kimi...  11  n'y  a  ni  fin,  ni  Umite,  ni  mesure,  ni  borne  à 
ee  iDot  meurtrier  !  » 

La  scène  suivante  entre  Laurence  et  Roméo  est  un  des  plus 
frappantsexemples  de  la  toute-puissance  dugénie.  Ici  s'offrait 
iTaoleur  une  formidable  difficulté  :  il  avait  à  peindre  l'état 
meotal  d'un  homme  que  l'exil  arrache  à  tout  ce  qu'il  aime. 
Pour  une  pareille  tâche,  les  éléments  que  fournit  robserva- 
tioD  personnelle  manquaient  au  poëte.  —  Tant  qu'il  ne  s'a- 
giisait  que  d'exprimer  les  douleurs  imposées  à  l'homme  par 
vn.  ♦ 


54 


UiS  \HfLNTS  THAOtOUES- 


J 


la  vie,  Shakespeare  pouvait  trouver  dans  ses  propres  impres- 
sions les  documeDls  qui  lui  étaient  nécessaires.  Il  avait  été 
jaloui  comme  Othello  ;  il  avait  pleuré  un  enfant  comme  le 
roi  Lear;  il  avait  éprouvé,  comme  Claudio,  les  terreurs  delà 
mort  :  il  avait  épuisé,  comme  Hamiet,  les  amertumes  de  la 
mélancohe.  Il  avait  été  frappé  par  la  nature,  mais  it  n'avait 
pas  été,  comme  Roméo,  accablé  par  la  société.  Il  n'avait  pas 
été  proscrit,  il  n'avait  pas  été  mis  hors  la  loi,  it  n'avait  pas 
subi  l'épouvantable  déchirement  de  l'homme  qui  est  arraché 
par  la  mémo  secousse  à  la  patrie  et  à  la  femme  adorées.  Il 
n'avait  pas  été  condamné  à  quitter  pour  toujours  le  foyer 
héréditaire,  à  rompre  les  douces  habitudes  de  l'enfance, 
i  briser  les  chères  relations  do  la  jeunesse.  U  n'avait  pas  été 
réduit  à  abandonner  la  terre  douce  et  triste,  im 

TombesD  de  ses  oisai  «t  nid  de  ses  amoars.  J^H 

Il  n'avait  pas  été  suffoqué  par  les  sanglots  d'un  éternel 
adieu  :  il  n'avait  pas  senti  son  cœur  se  fondre  et  son  âme 
s'en  aller  sur  ses  lèvres  dans  ie  baiser  suprême  d'un  dernier 
rendez- vous . 

Comment  donc  le  poète  pouvait-il  eiprimer  les  angoisses 
de  Roméo,  ne  les  ayant  pas  éprouvées?  Toutes  les  données 
de  l'expérience  faisant  défaut,  un  talent  vulgaire  aurait  éludé 
ou  écourlé  la  terrible  scène.  Mais  Shakespeare  n'a  pas  eu 
cette  défaillance.  Il  a  aflronté  le  sujet  avec  toute  l'assurance 
du  génie:  il  a  suppléé  par  l'intuition  aux  lacunes  de  l'ana- 
lyse ;  ne  pouvant  voir,  il  a  deviné,  et,  par  un  miracle  d'ima- 
gination, il  a  évoqué  le  vrai. 

0  vous  tous  qui  avez  traversé  ces  éprouves ,  vous  tous  que 
la  destinée  a  violemment  enlevés  aui  joies  natales,  relisez 
cette  scène  oi^  Bornéo  apprend  la  sentence  qui  le  frappe. 
et  dites-moi  si  le  poète  n'a  pas  bien  trahi  le  secret  de  vos 
souffrances.  Ne  sont-ce  pas  vos  plaies  cachées  que  voilà  i 


WTBODUCTIOB.  55 

se» A  nu?  Ne  soDl-ce  pas  les  douleurs  stoïquement  désa- 
vouées par  tous  qui  hurlent  parla  voii  de  Roméo? «  Ab!  le 
baonissementl  par  pitié,  dis  :  la  mort!  L'eiil  a  l'aspect 
plus  terrible,  bien  plus  terrible  que  la  mort!...  Hors  de  ces 
murs,  le  monde  n'eiiste  pas  :  il  n'y  a  que  purgatoire,  tor- 
ture, enfer  même!  Être  banni  d'ici,  c'est  être  banni  du 
monde,  et  cet  exil-là,  c'est  la  mort!...  Tu  n'uvais  donc  pas 
dtf  poison  subtil,  pas  un  couteau  affilé,  un  instrument  quel- 
cooque  de  mort  subite?  Tu  u'avais  doue  pour  me  tuer  que 
ce  seul  mot  :  banni  !  banni  !  Ce  mot-là,  mon  père,  les  dam- 
D^del'oofer  le  prononcent  dans  les  rugissements!...  Au 
gibet  la  philosophie  !  Tu  ne  peux  pas  parler  de  ce  que  tu  ne 
seos  pas.  Si  tu  étais  jeune  comme  moi.  éperdu  comme  moi 
et  comme  mot  proscrit,  alors  tu  pourrais  t'arracber  les  che- 
veux et  te  Jeter  contre  terre  pour  y  prendre  d'avance  la  me^ 
sure  de  ta  fosse  !  » 

Quelle  nuit  de  noces  ils  ont  eue,  les  époui  véronaîsl 
Nuit  de  délices  et  de  tortures!  Nuit  d'eitase  et  d'effroi  !  Nuit 
d'immense  ravissement  et  de  désolation  immense  !  Entre  ces 
jeDoes  gens  que  l'amour  marie  ce  soir,  demain  l'exil  pro- 
nooce  le  divorce.  Les  voyez-vous  dans  la  chambre  nuptiale, 
sUflDtdu  balcon  à  ralc()ve  et  de  l'alcOve  au  balcon,  enchantés 
et  eSarés,  maudissant  et  bénissant  chaque  minute  qui  s'é- 
coule, échevelés  à  la  fois  par  la  jouissance  et  par  l'horreur  ? 
fiélas  !  ces  étreintes  si  douces  doivent  être  les  dernières  ; 
tous  ces  baisers  sont  des  baisers  d'adieu  !  La  proscription,  la 
hideuse  proscription  est  à  la  porte  et  n'attend  que  le  point 
du  jour  pouf  les  enlever  l'un  à  l'autre.  Misérablis  bienheu- 
reux I  il  bot  qu'ils  rassasient  en  quelques  heures  l'infini  de 
leurs  désirs  ;  îl  fout  qu'ils  vivent  en  quelques  secondes  toute 
une  éternité  de  tendresses...  Ciel!  quel  est  l'oiseau  qui  a 
ebanté.  Est-ce  le  rossignol?  Est-ce  l'alouette?  "  C'e.st  le  ms- 
ugad,  prétend  Juliette  ;  toutes  les  nuits  il  chante  sur  le  gre- 
nadier là-bas.  Crois-moi,  amour,  c'était  le  rossignol.  —  C'est 


L 


56  US  àMàSflS  TtAOlQCIS. 

Taloaette,  affirme  Roméo,  c  est  U  messagère  do  matiii  !  Re- 
garde, arooor,  ces  lueurs  jaloiises  qui  deotetlent  le  bord  des 
nuages  è  l'orient.  Je  dois  partir  et  TÎTre  ou  rester  et  mourir. 
—  C^te  clarté  lè-bas  n'est  pas  la  darté  du  jour,  je  le  sais 
bien,  moi!  c'est  quelque  météore  que  le  soleil  exhale  pour 
te  serrir  de  torche  cette  nuit  Reste  donc!  —  Soit  !  qu'on 
me  prenne,  qu'on  me  mette  è  mort,  je  suis  content  si  tu  le 
veux  ainsi.  Non,  cette  lueur  grise  n'est  pas  le  regard  du 
matin,  elle  n'est  que  le  pâle  reflet  du  front  de  Cynthia,  et  oe 
n'est  pas  l'alouette  qui  frappe  de  ces  notes  stridentes  la 
Toûte  du  ciel.  Vienne  la  mort  et  elle  sera  la  bienvenoe. 
Ainsi  le  reut  Juliette...  Comment  ëtes-foos,  mon  âme? 
Causons,  il  n'est  pas  jour.  —  Il  est  jour,  il  est  jour!  Va-t'en, 
pars.  C'est  l'alouette  qui  détonne  ainsi.  Sa  voix  nous  dérobe 
l'un  à  l'autre  et  te  chasse  d'ici  par  son  hounrarî  matinal. 
Ah  !  maintenant  pars  ! . . .  Allons,  fenêtre,  laisse  entrer  le  jour 
et  sortir  ma  vie.  —  Adieu,  adieu  !  un  baiser  et  je  descends.  » 
Et  l'affreux  arrachement  a  lieu  et  Roméo  descend»  et, 
quand  il  est  descendu,  les  deux  époux  échangent  un  der- 
nier regard  ;  mais  déjà  ils  sont  méconnaissables  ;  l'exil  a  jeté 
sor  leur  visage  son  crêpe  lugubre,  c  0  Dieu  !  s'écrie-t-elle, 
tu  m'apparais  comme  au  fond  d'une  tombe.  Ou  mes  yeux 
me  trompent,  ou  tu  es  bien  pftie.  —  Crois-moi,  ma  bien- 
aimée,  tu  me  semblés  bien  pâle  aussi.  L'angoisse  a  bu 
notre  sang,  adieu  !  »  Pour  les  amants,  la  séparation,  c'est 
la  mort.  Chaque  pas  qui  les  éloigne  est  un  pas  dans  le  sé- 
pulcre. Dès  l'instant  où  ils  se  quittent,  ce  ne  sont  plus  des 
vivants,  ce  sont  des  spectres. 

Roméo  et  Juliette  est,  de  tous  les  drames  de  Shakespeare, 
celui  où  l'action  est  la  plus  rapide.  Voyez  avec  quelle  logi- 
que inexorable  les  événements  s'y  sont  précipités.  L'entrée 
de  Roméo  au  bal  des  Capulets  a  eu  immédiatement  une 
double  conséquence,  son  mariage  avec  Juliette  et  son  duel 
avec  Tybalt.  Son  duel  avec  Tybalt  a  eu  pour  résultat  aon 


INTRODOCTION.  -,7 

Mil.  Son  eii!  a  causé  le  désespoir  de  JuIioUo.  I,e  desespoir 
■le  JiilieUe  esl  ie  motif  qui  ilccide  ses  parents  à  la  marier 
sans  relard  à  Piris.—Dflns  la  li^gende  italienne,  un  intervalle 
lie  plusieurs  mois  s'écoule  entre  le  départ  de  Roméo  et  cette 
funeste  décision,  a.  Roméo  ayant  pris  congé  de  Juliette  s'cd 
va  h  SeintFrançois,  et,  après  qu'il  eut  fait  entendre  soQ 
nftaire  à  frère  Laurens,  partit  de  Vérone  accoutré  en  mar- 
rliand  étranger  et  fit  si  bonne  diligence,  que  sans  encom- 
bricr  il  arriva  è  Mantoue,  où  il  loua  maisou,  et  vivant  en 
Gompagoie  honorable,  s'essaya  pour  quelques  mois  h  déce- 
voir Tennemi  qui  le  tourmentait.  Mais  durant  sou  absence, 
la  mîs^ble  Juliette  ne  sut  donner  si  bonne  trêve  à  son 
deuil  que  par  ta  mauvaise  couleur  de  son  visage,  on  ne  dé- 
œuvrll  aisément  l'inl^-rieur  de  sa  passion  '.  n  —  Dans  le 
drame,  pas  de  délai.  Iji  fatalité  tragique,  une  fois  en  be- 
sogne, ne  s'interrompt  pas.  A  peine  Roméo  a-t-il  quitté  la 
chambre  nuptiale  que  voici  venir  Capulet  et  lady  Capulet 
pour  signilier  A  leur  lîlle  que  dans  deui  jours  elle  doit 
^oser  le  comte  Paris.  Placée  entre  la  foi  conjugale  et  le 
respect  filial.  Juliette  agit  comme  Desdémona  :  elle  résiste, 
arec  déférence  mais  avec  fermeté,  à  l'autorité  paternelle. 

Alors  éclate  sur  la  jeune  femme  la  formidable  colère  du 
père  offensé.  Capulet  est  de  la  même  race  que  Brabantio. 
Cest  un  de  ces  seigneurs  de  vieille  roche  habitués  à  exercer 
chez  eux  le  pouvoir  absolu.  Devant  lui  tous  plient,  tous  s'hu- 
milii^nt,  tous  tremblent.  Sa  femme  n'est  que  la  première  de 
ses  servantes.  U  traite  sps  gens  comme  sa  famille,  et  sa  fa- 
mille comme  ses  gens.  Doué  de  qualités  réelles,  affable, 
bospilalier,  assez  bon  homme  au  fond,  Capulet  devient  fé- 
roce à  la  moindre  résistance.  Vous  vous  rappelez,  pendant 
la  scène  du  bal,  avec  quelle  indignation  il  gourmandsit 
son  neveu  Tybalt.  Jugez  par  là  combien  il  doit  être  exas- 

<  No(i>eHa  d«  Baoïlelln.  traduite  ysr  Itoiilemi 


58  LES  AÏAirrS  TRAGIQUES. 

péré  par  la  désobéissance  de  sa  fille  :  <x  Mignonne  donzeUe, 
s'écriait-il,  dispensez-moi  de  vos  fieMés  et  préparez  vos 
fines  jambes  pour  vous  rendre  jeudi  prochain  h  relise 
Saint-Pierre,  en  compagnie  de  PAris»  ou  je  t'y  traînerai  sur 
la  claie»  moi  !  —  Cher  père»  je  vous  en  supplie  à  genoux» 
ayez  la  patience  de  m'écouter»  rien  qu'un  mot  !  —  Arrière» 
éhontée  !  »  Repoussée  par  le  vieillard  qui  vient  de  sortir  fu- 
rieux, Juliette  se  traîne  aux  pieds  de  lady  Capulet.  Si  son 
père  ne  ;ra''  pas  comprise,  peut-être  sa  mère  la  devinera-t- 
elle  :  <x]Oh  !  ne  me  rejetez  pas,  ma  mère  bien-aimée.  Ajour- 
nez ce  mariage  d'un  mois,  d'une  semaine.  Sinon,  dressez 
le  lit  nuptial  dans  le  sombre  monument  où  Tybalt  repose! 
—  Ne  me  parle  plus,  je  n'ai  rien  à  te  dire,  car  entre  toi  et 
moi  tout  est  fini.  x>  Et  lady  Capulet  court  rejoindre  son 
mari.  Qui  donc  aura  pitié  de  la  pauvre  enfant»  si  sa  mère 
l'abandonne  ?  H  est  encore  une  affection  sur  laquelle  Ju- 
liette compte  :  la  nourrice  I  —  Oui,  cette  vieille  servante  qui 
l'a  allaitée,  qui  l'a  tenue  dans  ses  bras  toute  petite»  qui  a  (Âh 
tenu  d'elle  son  premier  sourire,  et,  vous  vous  en  souvenez, 
sa  première  grimace,  cette  fidèle  gouvernante  qui  l'a  vue 
grandir  sous  ses  yeux,  qui  toujours  l'a  gâtée»  adulée»  choyée, 
qui  pour  elle  a  tendu  les  langes  du  berceau  elles  draps  du 
lit  nuptial,  celle^à  du  moins  sympathisera  avec  Juliette  : 
«  0  mon  Dieu,  nourrice,  comment  empêcher  cela?  Console- 
moi,  conseille-moi  !  n  Ici  encore  le  sublime  se  heurte  au 
grotesque.  Le  vulgaire  raisonnement  de  la  nourrice  n'indi- 
que au  noble  délire  de  Juliette  que  le  plus  ignoble  expé- 
dient :  <c  Ma  foi,  écoutez  !  Roméo  est  banni  ;  je  gage  le  monde 
entier  contre  néant  qu'il  n'osera  jamais  venir  vous  récla- 
mer. . .  Puisque  tel  est  le  cas,  mon  avis,  c'est  que  vous  épou- 
siez le  comte.  Oh  !  c'est  un  si  aimable  gentilhomme.  Roméo 
n'est  qu'un  torchon  à  côté  de  lui  !  y>  Devant  cet  infilme  con- 
seil, la  généreuse  créature  se  révolte,  Juliette  récuse  à  tout 
jamais  le  lâche  dévouement  qui  lui  offre  le  bonheur  dans 


ISTflODUCnOS.  59 

le  iWshoiinear  :  «  0  vieille  damnée!  abominable  démon! 
Je  ne  sais  quel  est  ton  plus  grand  crime,  ou  de  souhaiter  que 
je  me  parjure,  ou  d'outrager  mou  seigneur!  Va-t'en,  perfide 
conseillère.  Ëolre  toi  et  mon  cœur,  il  y  a  désormais 
rupture.  :• 

Miiddite  par  son  père,  honnie  par  sa  mère,  trahie  par  sa 
nourrice,  Juliette  va  s'adresser  à  la  mon  :  elle  se  tuera  plu- 
tôt que  d'épouser  PAris.  Mais,  avant  d'accomplir  cette  réso- 
lution désespérée,  elle  veut,  pour  l'acquit  de  sa  conscience, 
invoquer  une  dernière  fois  l'arbitrage  de  la  sagesse  hu- 
maine. Elle  se  rend  chez  son  confesseur,  un  poignard  à  la 
main  :  ■  Oh!  donne-moi  vite  un  conseil,  dit-elle  à  I^urence  ; 
RDon,  entre  ma  détresse  et  moi,  je  prends  ce  couteau  pour 
médiateur,  n  A  la  situation  extrême  où  est  placée  Juliette, 
Laurence  entrevoit  tout  de  suite  la  véritable  issue  :  cette 
issue,  ce  n'est  pas  le  suicide,  c'esNia  fuite.  11  faut  que  Ju- 
liette fuie,  et  fuie  avec  Roméo.  Mais  comment  opérer  cette 
évasion  sans  un  scandale  qui  perde  la  jeune  femme?  Com- 
ment protéger  la  retraite  des  époux?  Comment  dépister 
à  jamais  les  vendettas  acharnées  h  les  poursuivre?  La 
Kienoe  extraordinaire  du  moine  lui  révèle  un  moyen  ex- 
traordinaire. Comme  l'alchimiste  païen  de  Cymbdine,  le 
mage  chrétien  a  la  recette  d'un  narcotique  inoffensif  qui 
peut  donner  h  un  vivant  toute  l'apparence  d'im  cadavre. 
Endormie  par  ce  narcotique,  Juliette  passera  pour  morte; 
ses  parents  l'enseveliront  au  caveau  de  famille  ;  au  bout  de 
quarante-deux  heures  elle  s'éveillera;  Roméo,  appelé  de 
Maotoue  par  une  lettre  pressante,  l'enlèvera  de  ta  tombe 
et  tous  deux  pourront,  sans  être  inquiétés,  se  réfugier 
dans  quelque  lointain  asile.  Tel  est  le  plan  qui  doit  sau- 
ror  Juliette,  «  si  aucune  frayeur  féminine  ne  vient  abat- 
tre son  courage  au  moment  de  l'exécution,  d  —  Donne, 
oh  !  donne,  ne  me  parte  pas  de  frayeur,  s'écrie  l'n- 
i^use  qui  ne  doute   pas  d'elle-même,  et  elle  om- 


3 


60  LES  AMANTS  TRAGIQUES. 

porte  la  précieuse  fiole  qui  contient  sa  réunion  à  Roméo. 

Rentrée  à  la  maison,  Juliette  suit  les  instructions  de  son 
directeur  ;  elle  feint  de  consentir  à  épouser  Paris,  et,  tandis 
que  Gapulet,  dupe  de  ce  pieux  mensonge,  Teille  aux  prépa- 
ratifs de  la  noce,  elle  s'apprête  pour  les  funérailles.  Une  fois 
seule  dans  sa  chambre,  elle  saisit  la  fiole  ;  mais,  au  moment 
d'avaler  l'étrange  liqueur,  elle  sent  un  frisson  qui  lui  glace 
le  sang  ;  sa  frêle  et  délicate  constitution  se  révolte  contre  la 
violence  qui  lui  est  faite.  Une  lutte  sinistre  s'établit  entre  sa 
nature  et  sa  volonté,  entre  les  instincts  de  la  femme  et  la 
résolution  de  l'épouse.  Toutes  les  suppositions  que  peut 
suggérer  l'effroi  traversent  en  un  instant  sa  pensée.  Elle 
craint  d'être  empoisonnée;  elle  craint  que  Roméo  n'arrive 
pas  à  temps  ;  elle  craint  d'être  suffoquée  ou  tout  au  moins 
de  devenir  folle  dans  ce  caveau  <k  où  depuis  des  siècles  sont 
entassés  les  os  de  ses  ancêtres,  où  Tybalt  sanglant  pourrit 
sous  son  linceul,  où,  à  certaines  heures  de  la  nuit,  les  es- 
prits apparaissent.  »  Elle  craint  de  s'éveiller  avant  l'heure 
«  au  milieu  de  gémissements  semblables  à  ces  cris  de  man- 
dragore déracinée  que  les  vivants  ne  peuvent  entendre  sans 
tomber  en  démence.  Oh  !  alors  elle  perdrait  la  raison  ;  et 
peut-être,  insensée,  voudrait-elle  jouer  avec  les  squelettes 
de  ses  ancêtres,  et,  saisissant  l'os  de  quelque  grand  parent, 
en  broyer  sa  cervelle  désespérée  !  i»  Dans  son  délire,  elle 
aperçoit  le  spectre  de  son  cousin  poursuivant  Roméo... 
«  Arrête,  Tybalt,  arrête  !  d  II  semble  qu'en  ramenant  sa 
pensée  vers  Roméo,  Juliette  ait  repris  courage.  Elle  porte 
la  fiole  à  ses  lèvres  et  avale  le  breuvage,  dans  un  toast  à  son 
bien-aimé  :  a  Roméo  !  Roméo  !  Roméo  !  voici  à  boire,  je 
boisa  toi.  » 

Mistress  Jameson,  dans  une  remarquable  étude,  a  juste- 
ment fait  ressortir  la  différence  qui  existe  entre  Juliette  et 
les  autres  types  féminins  de  Shakespeare.  L'énergie  de 
Juliette  ne  rappelle  jamais  celle  que  produit  chez  sa  sœur 


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inTRonucrroR, 

Imogène  la  ^ndeiir  morale  ou  che?.  sa  sœur  Portia  la 
puissance  intellectuelle:  elle  est  fondée  sur  le  sentiment, 
DOD  sor  le  caractère  ;  elle  est  accidentelle,  non  inhérente'. 
Otez  i  Juliette  son  amour,  vous  retrouverez  tout  de  suite  Ift  J 
hible  et  pusillanime  nature  il'une  nnïve  enfant.  Au  con- 
traire rwtHuer-lui  sa  passion,  et  anssildt  cette  nature  s'eial- 
tera.  sa  faiblesse  deviendra  force,  sa  pusillanimitt^,  se  chau- 
ffera en  iotrépifiité.  sa  naïveté  se  transformera  en  ('loquence. 
Elle  aura  tout  courage  et  toute  bravoure:  elle  affrontera  ' 
tontes  les  épreuves,  tous  les  [>érils,  tous  les  épouvantnils. 
L'enisnt  deviendra   sublime,  et  l'héroïsme  posera  sur  ce  ] 
front  de  quinze  ans  son  éblouissante  auréole. 

Jnsqu'ici  le  stratagème  imaginé  par  Laurence  a  réussi  ' 
tHDlidremcni .  C^^  que  le  moine  avait  prémédité  s'est  accom^  ' 
pli  dans  le  moindre  détail.  Le  matin  même  où  Paris  devait  I 
l'iÇpoaser,  Juliette,  immobilisée  par  le  somnifère,  a  été  Aéi^ 
(Urée  morte,  et  conduite  a»  cimetière  au  lieu  d'être  menée 
\  l'église.  «  Tous  les  préparatifs  de  fêle  se  sont  changés  ea 
appareil  funèbre  :  It*  gai  concert  est  devenu  un  glas  mélan> 
colique,  le  repas  de  noces  un  triste  banquet  d'obsèqueit 
l'hymne  solennel  un  chant  lugubre  n  La  jeune  femme, 
coDcb^  dans  un  cercueil  ouvert,  dort  au  caveau  de  famille; 
«nnl  vingt-quatre  heures,  elle   doit  s'éveiller.   Qu'alors 
RomiV)  arrive,  qu'il  la  retire  du  sépulcre,  qu'il  l'emmène  de 
cette  triste  Vérone,  et  les  deui  époux,  désormais  à  l'abri  du 
péril,  pourront  transporter  dans  quelque  désert  éloigné  \ 
l'Êden  de  leur  amour!  Oh  !  quelle  ciistenre  d'eitases,  âe 
ravissements  et  de  délices  leur  promet  ce  paradis  retrouvé!  , 
Quelle  joie  de  vivre,  loin  des  haines  du  monde,  sous  quel-  ' 
que  humble  toit,  côte  h  cûte.  la  bouche  sur  la  bouche.  lé  J 
«eor  sur  le  cœur,  Roméo  pour  Juliette,  Juliette  pour  Ro- 
méo !  Le  bon  prêtre  n  tout  arrangé  et  tout  deviné  ;  il  a  totit  1 
ftén,  oui,  tout,  -  hormis  l'imprévu!  Laurence  a  biea  . 
é^'ril  h  Roméo  pour  lui  révéler  son  plan  mystérinui,  mais 


^ 


62  LES  ÂMAlfTS  TRAOIQUIS. 

la  lettre  n'a  pas  été  remise  à  Roméo.  Le  moine  qui  s'était 
chargé  de  la  porter  a  été  retenu  par  un  accident.  —  Cet  ac- 
cident, c'est  le  veto  mis  par  le  sort  au  bonheur  des  amants 
véronais.  Cet  accident,  c'est  le  trait  oblique  lancé  sur  les 
deux  prédestinés  par  les  astres  ennemis.  Cet  accident*  c'est 
la  brusque  échappatoire  opposée  à  la  conjecture  par  le  mjs- 
tère  !  Cet  accident,  c'est  l'infranchissable  grain  de  sable  jeté 
par  la  fiitalité  en  travers  de  la  volonté  humaine. 

Hélas!  les  plus  sages  sont  sujets  à  l'erreur  :  frère  Jean 
n'ayant  pu  remplir  sa  mission,  le  projet  de  Laurence  avorte. 
Balthazar  arrive  le  premier  ;  et,  au  lieu  de  l'heureuse  issue 
qu'avait  rêvée  le  moine,  arrive  la  catastrophe. 

Persuadé  par  le  récit  du  page  que  Juliette  est  morte, 
Roméo  ne  verse  pas  une  larme,  ne  pousse  pas  un  sanglot, 
n'articule  pas  un  cri.  Devant  une  telle  douleur,  le  poëte  a 
fait  taire  la  parole  :  il  n'a  pas  cherché  à  exprimer  l'inexpri- 
mable, il  n'a  pas  tenté  de  définir  Tinfini.  A  quoi  bon  pour 
ce  désespoir  les  lieux  communs  de  la  plainte  ?  Juliette  est 
morte.  Il  s'agit  bien  de  la  pleurer  !  Il  faut  la  rejoindre.  «  0 
ma  Juliette,  je  dormirai  près  de  toi  ce  soir  !  »  Pour  arriver 
à  ce  but  suprême,  Roméo  veut  le  moyen  le  plus  infaillible 
et  le  plus  rapide  :  il  s'empoisonnera.  Mais  comment  se  pro- 
curer du  poison  ?  La  loi  de  Mantoue  punit  de  mort  le  trafic 
de  cette  denrée-là.  Bien  misérable  serait  celui  que  l'appât 
du  gain  déciderait  à  braver  une  prohibition  si  terrible.  C'est 
alors  que  Roméo  se  souvient  d'avoir  rencontré,  il  y  a  quel- 
ques jours,  un  pauvre  apothicaire  occupé  à  cueillir  des  sim- 
ples, a  Ce  gueux  que  la  famine  a  rongé  jusqu'aux  os  »  tient 
aux  environs  une  chétive  échoppe  où  se  dessèchent  une  tor- 
tue, un  alligator  empaillé  et  des  peaux  de  poissons  mons- 
trueux ;  sur  sa  devanture  <x  sont  épars  pour  faire  étalage  des 
boites  vides,  des  pots  de  terre  verdAtres,  des  vessies,  des 
graines  moisies,  des  restes  de  ficelle  et  de  vieux  pains 
de  rose,  i»  Roméo  se  rappelle  minutieusement  ces  détails 


INTRODICTION. 


63 


qai  confirment  son  plas  cher  espoir.  Nul  doute  que  cette 
pAiurie  squBlide  ne  soit  corruptible,  et  que  ce  meurl-de- 
(sim  ne  lui  Teude  à  mourir.  — Bornéo  frappe  h  la  porte  du 
booge.  L'homme  ouvre.  Roméo  lui  offre  une  fortune,  qua- 
rante ducats,  pour  une  dose  de  poison.  «  J'ai  des  poisons 
Bwartriers,  rëpond  l'homme  timidement,  mais  la  loi  de 
HiDtoue.  c'est  la  mort  pour  qui  les  débite,  n  Roméo  est  sur*-  j 
pris  do  scrupule.  Ce  téméraire  qui  s'insurge  contre  la  de»-   . 
tioée  s'étonne  de  ce  pusillanime  qui  hésite  à  se  révoltercon- 
IfG  ta  société.  Roméo  viole  bien  la  loi  naturelle  :  pourquoi  ce   '. 
malbeureux  n'enfreindrait -il  pas  une  convention  factice? 
Le  Monlague  insiste  avec  une  sinistre  éloquence.  [^  mî< 
tère  morale  prêche  l'insurrection  k  la  misère  matérielle 
pour  CD  faire  sa  complice  :  «  Le  monde  ne  t'est  point  1 
ami,  ni  la  loi  du  monde  ;  le  monde  n'a  pas  fait  sa  loi  pour 
l'enrichir,  viole-la  donc,  cesse  d'être  pauvre  et  prends  ceci.  » 
EnTin  le  gueui  se  laisse  tenter:  tout  tremblant,  il  accepte  la 
bourse  en  échange  de  la  fiole.  «  Voici  ton  or,  reprend 
RomÀ)  impassible.  Ce  poison-là  est  plus  funeste  à  l'âme  des  | 
hommes,  il  commet  plus  de  meurtres  en  cet  odieux  monde  , 
que  ces  pauvres  mixtures  que  lu  n'as  pas  le  droit  de  vendre.    ' 
C'est  moi  qui  te  vends  du  poison  ;  loi,  tu  ne  m'en  as  pas 
vendu.  Adieu,  achète  de  quoi  manger  et  engraisse...  Ce(» 
du  poison!  non  !  viens,  Lordial,  viens  avec  moi  au  tombeau 
4e  Juliette,  c'est  là  que  tu  dois  me  servir  !  » 

La  nuit  est  venue.  Les  ténèbres  couvrent  le  cimetière  an 
miliea  duquel  se  dresse  le  mausolée  des  Capulets.  Derrière 
les  ifs  et  les  cyprès  dont  les  ombres  s'agitent  dans  le  champ  . 
funèbre,  apercevez-vous  cette  lumière  qui  s'avance  vers  I 
nous,  sinistre  comme  un  feu  follet?  C'est  la  torche  qui  j 
éclaire  la  marche  de  Uoméu  vers  le  sépulcre  où  dort  si 
foicn-aimée.  A  cette  lueur  fantastique,  le  proscrit  apparaît, 
drapé  dans  un  manteau  sombre.  Son  ceil  fixe,  ses  trait» 
wotraclés.son  geste  saccadé,  sa  face  spectrale  annoncent  une 


64  LKS  ÂMiNTS  TRA61QUBS. 

détermination  irrévocable.  Que  va-t-il  se  passer?  —  Arri?é 
devant  le  tombeau,  Roméo  prend  un  levier  des  mains  de 
Balthazar  qui  l'accompagne,  puis,  congédiant  le  fidèle  servi- 
teur :  «  Va-l'en,  lui  dit-il,  éloigne-toi  ;  si  tu  oses  revenir 
pour  épier  ce  que  je  vais  faire,  par  le  ciel  !  je  te  déchirerai 
lambeau  par  lambeau  et  je  joncherai  de  tes  membres  ce  ci- 
metière affamé.  Ma  résolution  est  farouche  comme  le  mo- 
ment, elle  est  plus  inexorable  que  le  tigre  à  jeun  ou  la  mer 
rugissante.  —  Je  vais  me  retirer,  murmure  le  page  atterré, 
je  ne  vous  troublerai  pas.  —  C'est  ainsi  que  tu  me  prouveras 
ton  dévouement.. .  Prends  cet  or,  vis  et  sois  heureux.  Adieu, 
cher  enfant!  »  Dès  que  le  page  a  disparu,  Roméo  s'élance 
vers  la  tombe,  le  levier  à  la  main  :  «  Matrice  de  nK)rt, 
s'écrie-t-il ,  je  parviendrai  bien  à  ouvrir  tes  lèvres  pourries 
et  à  te  fourrer  de  force  une  nouvelle  proie.  )>  Mais  au  mo- 
ment où  il  va  crocheter  la  porte,  une  voix  menaçante  l'in- 
terpelle du  fond  de  l'ombre  :  a  Suspends  ta  besogne,  vil 
Montagne!  Misérable  condamné,  je  t'arrête.  Obéis  et  viens 
avec  moi,  car  il  faut  que  tu  meures.  )»  Roméo,  déjà  tourné 
vers  la  tombe,  se  retourne  vers  ce  vivant  qui  ose  le  déranger, 
et  le  conjure  de  ne  pas  intervenir  follement  entre  lui  et  la 
tombe  :  a  Oh!  va-t'en.  Parle  ciel,  je  t'aime  plus  que  moi- 
même,  car  c'est  contre  moi-même  que  je  viens  ici  armé.  Ne 
tarde  pas,  vis,  et  dis  un  jour  que  la  pitié  d'un  fou  t'a  foroé 
de  fuir,  n  Mais  l'inconnu  brave  la  commisération  de  Roméo 
et  le  provoque  de  son  épée.  Le  Montague  pare  le  coup  et 
riposte  :  son  adversaire  tombe  expirant.  Roméo  ne  sait  pas 
encore  qui  il  a  tué  :  il  approche  la  torche  du  cadavre  et  re- 
connaît —  qui?  %)n  rival,  Pftris. 

Nombre  de  critiques  ont  blâmé  comme  une  complication 
inutile  ce  duel  entre  Paris  et  Roméo  que  le  poëte  a  ajouté 
à  la  l^ende  italienne.  Ces  critiques  auraient  dû  mieux  com- 
prendre la  pensée  du  mettre.  Si  Shakespeare  s'est  ici  dé- 
parti de  sa  scrupuleuse  fidélité  au  scénario  original,  c'est 


ISTRODOCTION. 


65 


qu'uD  motif  puissant  l'y  a  détermiiié.  Saiis  doute  la  cods- 
cîeDc«  du  poëte  a  protesté  contre  l'impunité  accordée  par 
la  tradition  au  persécuteur  de  Juliette.  La  coupable  obstiua- 
lion  de  Paris  lui  a  paru  mériter  ud  cliâtiment.  N'est-ce  pas 
M  effet  Paris  qui  a  réduit  Juliette  au  désespoir?  Voulant 
épouser  la  GUe  de  Capulet,  cet  Looime  ne  l'a  même  pas 
consultée  !  Au  lieu  de  s'adresser  à  elle  afin  d'obtenir  son 
aveu,  il  a  provoqué  conlre  elle  toutes  les  rigueurs  du  despo- 
tique paternel.  En  vain  Laurence  lui  avait  reproché  cette  i 
conduite  déloyale  ;  Paris  n'a  pas  tenu  compte  de  ces  objec-i  j 
tioos.  En  dépit  de  Juliette  elle-mâme,  qui  ne  lui  dissimulait  | 
passes  antipathies,  il  s'est  enlété  dans  ses  poursuites  avee  1 
la  froide  persévérance  d'un  calculateur  qui  ne  voit  dans  I»  I 
mariage  que  le  contrat  et  qui  traite,  comme  des  affaires  d'ar>^  ( 
geDi,  les  pins  délicates  questions  du  cœur.  Poussé  par  H 
plus  prosaïque  couvoitise,  le  comte  s  voulu  faire  violence  I 
aux  goAls  de  Juliette:  il  a  attenté  aux  franchises  les  plus  sa-f 
CT^  de  cette  belle  âme.  Le  téméraire  !  il  n'a  pas  vu  où  de-(  j 
vait  l'entratner  sa  triste  cupidité.  En  s'acharnant  ainsi,  9  I 
n'a  pas  vu  h  quelle  rivalité  formidable  il  allait  se  heurter  ;  il  ] 
n'a  pas  deviné  qu'il  essayait  de  séparer  deux  eiisteuces  i(H'  ' 
separables.  Celte  erreur  lui  a  coQté  la  vie.  Paris  a  succombé  I 
pour  s*£tre  interposé  jusqu'au  dernier  moment  entre  Homéô'  ' 
elJutieUe;  il  a  été  broyé  dans  le  suprême  embrassement  des   ' 
épous  préijestinés. 

PAris  tué.  le  Montagne  peut  enfm  accomplir  sans  obstacle 
sa  résolution.  11  pénétre  dans  le  tombeau,  traînant  le  corps 
MDglaot  qu'il  ensevelit  de  ses  mains,  en  adversaire  gén^  J 
retix  ;  puis,  ce  pieux  devoir  accompli,  il  contemple  pour  la  1 
demièrw  fois  la  forme  terrestre  de  la  beauté  idéale  qu'il  croit,-  ] 
hélostenfuie  ailleurs.  —  Un  instant,  on  espèrequ'llvarecoo''  1 
naître  sa  méprise.  A  voir  ce  teint  blanc  et  rose,  ces  traits  8|] 
calmes,  celte  fiKure  si  sereine,  Roméo  semble  soupçonnée  ' 
d'abord  que  Juliette  n'est  qu'assoupip    «  0  ma  bien-aimée. 


66  LES  IMAMTS  TBAQIQUBS. 

la  mort  ne  t'a  pas  conquise;  la  flamme  de  la  vie  est  encore 
toute  cramoisie  sur  tes  lèvres  et  sur  tes  joues»  et  le  blâme 
drapeau  de  la  mort  n'est  pas  encore  déployé  là.  i»  Mais  ce 
doute  ne  fait  que  traverser  son  esprit  comme  une  poétique 
image.  Roméo  ne  prend  pas  au  mot  la  tutélaire  métaphore 
qu'une  secrète  inspiration  lui  suggère.  Pour  lui»  Juliette  est 
morte,  bien  morte  :  Balthazar  ne  le  luia-t-il  pas  dit?  Allons  ! 
il  faut  mourir  !  a  Chère  Juliette,  je  veux  rester  près  de  toi, 
et  ne  plus  sortir  de  ce  sinistre  palais  de  la  nuit.  Je  veux  res- 
ter ici  avec  la  vermine  que  tu  as  pour  chambrière.  Oh  !  c'est 
ici  que  je  veux  fixer  mon  éternelle  demeure  et  soustraire 
aux  étoiles  ennemies  cette  chair  lasse  du  monde. . .  Viens, 
amer  conducteur,  viens,  Acre  guide.  Pilote  désespéré,  lance 
sur  les  brisants  ma  barque  épuisée  par  la  tourmente...  A 
toi  !  mon  amour  !  x>  A  peine  Roméo  a-t-il  été  foudroyé  par 
le  poison,  que  Juliette  tressaille.  Elle  ouvre  les  yeux;  son 
premier  cri  est  pour  demander  Roméo.  Encore  engourdie 
par  le  sommeil,  elle  ne  voit  pas  ce  cadavre  qui  l'étreint.  U 
faut  que  Laurence  qui  vient  d'entrer  lui  révèle  l'afireuse  vé- 
rité :  «  Un  pouvoir  au-dessus  de  toute  contradiction  a  tra- 
versé nos  projets.  Viens  !  partons  !  Ton  mari  est  là  gisant 
sur  ton  sein...  Viens,  je  te  placerai  dans  une  communauté 
de  saintes  religieuses.  Pas  de  question  !»  —  a  Va-t'en  d'ici, 
répond-elle  au  prêtre,  moi,  je  ne  m'en  irai  pas!...  Qu'est 
ceci?  Une  fiole  dans  la  main  de  mon  bien-aimé  !  Le  poi- 
son, je  le  vois,  a  causé  sa  fin  prématurée.  Le  ladre  !  il  a  tout 
bu  !  U  ne  m'a  pas  laissé  une  goutte  amie  pour  le  rejoindre. 
Je  veux  baiser  ses  lèvres.  Peut-être  y  trouverai-je  un  reste 
de  poison  dont  le  baume  me  tuera  !  »  En  vain  Juliette  ac- 
cumule les  baisers  :  elle  ne  peut  sucer  la  mort  sur  cette 
bouche  adorée.  Heureusement  elle  aperçoit  le  poignard  sus- 
pendu au  côté  de  Roméo,  elle  le  saisit  :  «  Voici  ton  four- 
reau, s'écrie-t-elle,  rouille-toi  là  et  laisse-moi  mourir!  » 
Ainsi  que  le  lecteur  s*en  souvient,  dans  la  légende  de 


Loigi  da  Porto,  Juliette  s'éveille  avant  que  Roméo,  déjà  em- 
poisoooé,  ail  rendu  le  dernier  soupir;  les  deui  ëpoui  ont 
on  dernier  entretien  et  s'expliquent  dans  une  scène  na- 
rrante l'effroyable  erreur  dont  ils  sont  victimes.  Selon  toute 
probabilit*^,  Shakespeare  n'a  pas  eu  connaissance  de  ce  dé- 
nofiment  que  tes  traducteurs  onglais,  Arthur  Brooke  et 
William  Pajrnter,  lui  ont  présenté,  modifié  selon  la  version 
française  de  Pierre  Boisteau.  S'il  en  avait  eu  connaissance, 
aarait-il  altéré  son  drame  conformément  à  la  tradition  pri- 
mitive?  Aurait-il  préféré  la  conclusion  italienne  à  la  conclu- 
sion fran^se  ? 

Cette  grave  question,  qui  aujourd'hui  encore  tient  en  sus- 
pens la  critique  européenne,  David  ûarritk  l'a  tranchée  an 
siècle    dernier  par  l'affirmative.  Croyant   obéir  au  génie 
même  de  Shakespeare,  l'illustre  tragédien  n'a  pas  hésité  à 
refaire  ta  scène  finale  du  drame  d'après  les  indications  de 
Luîgî  da  Porto  et  à  jouer  sur  le  théâtre  de  Drury-Lane  la 
pièce  ainsi  transformée.  Le  lecteur  trouvera,  reproduit  fidè- 
lement dans  les  notes  placées  à  la  fin  de  ce  volume,  tout  le 
tniail  de  Garrick   et  pourra  ainsi  décider  par  lui-même 
si  l'cpurre  du  maître  a  gagné  ou  perdu  k  cette  correction 
posthume.  Quant  à  moi,  s'il  m'est  permis  d'exprimer  un  ti- 
mide «vis  dans  celte  importante  controverse,  j'avouerai  que 
le  succès  obtenu  par  tiarrick  ne  justifie  pas  à  mes  yeux  sa 
témérité,  le  drame  de  Shakespeare  corrigé  par  le  chef  de 
troupe  me  fait  l'efTet  d'un  merveilleus  tableau  du  Titien  re- 
tODcbé  crament  par  quelque  peintre  de  décor.  Cette  retou- 
che criarde  détonne,  non-seulement  avec  le  style,  mais  avee  ' 
la  pensée  du  maître.  Les  Inmentations  pénibles  qu'arracha 
i  Roméo  et  à  Juliette  la  reconnaissance  finale  intercalée  par  j 
Garrick  troublent  complètement  l'impression  que  le  poète  a  , 
eotenda  produire  sur  le  spectateur.  Au  lieu  de  la  salutaire  j 
tristesse  que  doit  laisser  dans  son  esprit  la  conclusion  pri-  I 
mîlîre,  le  public,  devant  ce  surcroit  de  supplice,  n'éprouvB 


68  LES  AMANTS  TRAGIQUES. 

plus  que  rhorreur  et  l'effroi.  Est-ce  là  ce  que  le  poète  a 
voulu  ?  Loin  d'exagérer  la  douloureuse  émotion  causée  par 
la  mort  des  amants  véronais;  il  a  tout  fait  au  contraire  pour 
l'atténuer;  c'est  dans  ce  but  qu'il  a  prolongé  la  scène  jusqu'à 
la  réconciliation  des  Montagnes  et  des  Gapulets.  Logique 
dans  son  système,  Garrick  a  retranché  ce  dernier  épisode. 
Mais  comment  ne  pas  voir  que  cette  suppression  est  directe- 
ment contraire  aux  intentions  les  plus  formelles  de  l'auteur? 
Au  lieu  de  conclure  son  œuvre  par  l'anatbème  du  déses- 
poir,  Shakespeare  l'a  résumée  par  un  cri  d'espérance.  La 
lutte  entre  l'amour  et  la  haine,  dont  Roméo  et  Juliette  est  le 
merveilleux  emblème,  se  teràiine  en  définitive  par  le  succès 
du  bon  principe  :  la  bataille  qui  semblait  perdue  par  l'a- 
mour s'achève,  grâce  à  un  brusque  retour,  par  la  déroute 
de  la  haine.  Ces  familles  ennemies  que  n'avait  pu  rapprocher 
l'union  des  deux  amants  sont  réconciliées  par  leur  mort  : 
elles  abjurent  les  rancunes  et  les  animosités  qui  ont  tué  leurs 
enfants.  Les  bourreaux  sont  convertis  par  les  martyrs  ;  la  vic- 
toire reste  aux  victimes.  Désormais  plus  de  querelles  intes- 
tines !  Plus  de  vendettas  domestiques  !  Les  Capulets  tendent 
la  main  aux  Montagnes  ;  Ëtéocle  ouvre  les  bras  à  Polynice  ; 
Thyeste  se  jette  aux  pieds  d'Atrée.  Le  sacrifice  de  Roméo  et 
de  Juliette  est  l'holocauste  expiatoire  qui  doit  apaiser  à 
jamais  les  furies  du  fratricide. 

Que  cette  solution  suprême  nous  rassure  et  nous  console. 
Espérons,  espérons.  L'amour,  en  voie  de  triomphe,  ne  s'ar- 
rêtera pas.  L'amour,  c'est  la  fatalité  propice  qui  emporte 
l'humanité  vers  l'harmonie  divine.  Aujourd'hui  l'amour 
fonde  la  cité  par  le  rapprochement  des  familles  ;  demain  il 
fondera  la  patrie  par  la  réconciliation  des  cités.  Un  jour, 
inspirées  par  lui,  les  villes  ennemies  feront  comme  les  mai- 
sons ennemies  :  elles  renieront  leurs  rivalités  et  leurs  jalou- 
sies séculaires.  Alors  plus  de  Guelfes  ni  de  GibeUns!  Ainsi 


que  les  Capulelâ  aux  Moiitagues,  ceux  do  l'îse  tendront  la 
maio  à  ceux  de  t'Iorence,  ceui  de  Ferrare  à  ceux  de  Ritnini, 
ceux  (le  Modène  à  ceux  de  Parme.  Milan  conspirera  en  fa- 
veur de  Mantoue.  Gênes  preudra  les  armes,  uon  plus  pour 
ruiner,  mais  pour  sauver  Venise.  I-e  Nord  affranchira  le 
Midi  :  lefilsd'uii  pjkheurde  la  cote  subalpine  s'embarquera 
dans  l'ouragan  pour  aller  délivrer  la  lerrc  de  Masauiello. 

L'n  dernier  mot  pour  évoquer  un  pieux  souvenir. 

Dans  un  faubourg  de  Vérone,  près  d'ufl  couvenl  francîs- 
rxiD  silué  hors  de  l'enceinte  Scaliger,  au  milieu  d'un  champ 
(jui  fui  jadis  un  cimetière  et  qui  est  aujourd'hui  converti  en 
>ignoble.  on  voit,  sous  un  berceau  de  pampres,  un  sarco- 
pbai^e  de  marbre  rouge,  en  partie  dégradé  par  les  siècles. 
Cesaroopbage,  profond  d'un  pied  et  demi,  large  de  deux 
pieds  et  long  de  six  pieds,  est  frusle  et  découvert;  dansl'in- 
tétieur,  à  l'estrémîté  orientale,  est  un  oreiller  de  pierre  qui 
semble  avoir  été  placé  là  pour  appuyer  une  tête  ;  à  deux  des 
parois  se  remarquent  deux  trous,  évidemment  creusés  à  la 
hâte,  qui  ont  dû  faire  office  de  soupirail.  C'est  dans  co  tom- 
beau, plus  semblable  à  un  lit  qu'à  un  sépulcre,  que,  selon 
une  tradition  immémoriale,  le  moine  Lorenzo  a  déposé 
Juliette. 

A  l'heure  où  j'écris,  le  canon  autrichien  menace  le 
cbamp  sacré  qui  contient  lu  glorieuse  relique;  une  bande 
lie  lettres  bivouaque  dans  le  vénérable  monastère  ;  un  soudard 
gennanique  est  en  faction  auprès  du  sarcophage  ! 

0  vous  tous,  camarades  d'outre-monts,  jeunes  gens  qui 
avei  su  cœur  la  sainte  tismme  de  Koméo  et  qui  parlez  sa 
langue,  songez  qu'une  sentinelle  tudesque  garde  le  monu- 
ment où  fut  inhumée  la  tille  des  Capulets  I  Songez  à  cela,  et 
poisse  cette  pensée  surexciter  votre  acharnement,  au  jour 
de  la  lutte  décisive  contre  l'étrangerl  Puisse  le  ressentiment 
d'une  telle  profanation  exalter  votre  fureur  jusqu'à  l'hc- 
roisrael  Alors,  pu  dépit  des  bastions  et  de  la  forteresse,  ni;u- 


70  LES  AMANTS  TRAGIQUES. 

chez  sur  Vérone,  intrépides;  forcez  le  faubourg  sous  la  mi- 
traille, pénétrez  dans  le  champ  funèbre,  reprenez-ie,  et, 
quand  vous  l'aurez  reconquis,  A  prodige  !  vous  {verrez  surgir 
de  la  tombe,  après  une  léthargie  de  quinze  cents  ans,  cette 
Juliette  immortelle  qui  s'appelle  Tltalie  ! 


Hautevilleilouse,  10  aoùl  1860. 


ANTOINE   ET  CLÉOPATRE  (*> 


PERSONNAGES: 


MAUC-ANT01N| 

OCTAVE   CÉSAR  ^  Triumvirs. 

LÉPIDË 

SKXTUS  rOMPËE. 

DOMITIUS  ÉNOBARBUSy 

VENTIDIUS 


l^arlisatis 
d'Anloiae. 


ÉROS 

SCARUS 

DERCÉTAS 

DÉMÉTRIUS 

PHILON 

MÉCÈNE 

AGRIPPA 

DOLADELLA 

PROG13LÉ1136 

THYRÉLS 

GALLUS 

MENAS 

MÉNECRATE  }  partisans  de  Tompée. 

VARRIUS 


Parlisans  de  César. 


TAURUS,  lieolenant  de  César. 
CA.NIDIUS,  lieuteDaDtd*Antoine. 
SiLllS,  officier  dans  Tarmée   de 

Yentidius. 
EUPHROMOS,  précepleur   des  ea- 

faols  d*  Antoine. 
ALEXAS     \ 

MARDIAN   (  au  service  de   Cléo- 
SÉLEUCUS  l       pâtre. 
DIOMEDE    / 

UN  DEVIN. 
UN  PAYSAN. 

CLÉOPATRE,  reine  d'Egypte. 

OGTAVIE,  sœur  de  César  et  feffliM 

d*Antoine. 

CHARMION  ».      ,     .   ^, ,    ,. 
>  suivantes  de  Cléopâlre. 

IRAS  S 

OFFIUERS,    SOLDATS»    MESSAGERS 
ET  AUTRES  GENS  DE  SERVICE. 


La  scène  se  passe  successivement  dans  diverses  parties  de 

TEmpire  romain. 


PHIWN. 
-  Non.  mais  cet  poivremeot  de  notre  gi^ntral  -  dëhorde 
.  hfÊtaate.  Ses  ^eui  superbes,  -  qui  sur  les  lignes  et  les 
bMM  gaerrières,  -  ra^onnoient  comme  l'armure  de  Mars, 
abaissent  désormais,  détournent  désormais  -  le  feu  et  ia 
dévotion  de  leurs  regards  -  sur  un  front  basané.  Son  cœur 
de  capitaine,  -  qui  dans  les  mêlées  des  grandes  batailles 
faisait  éclater  -  les  boucles  île  sa  cuirasse,  a  perdu  toute  sa 
trempe,  -  et  est  devenu  un  soufflet,  un  éventail  -  S  r.i- 
fralchir  les  ardeurs  d'unp  gipsy...  Tenez,  les  voici  qui 
«irnoent. 


Il  AnTOINK  el  rT.F.OPATT.E  a» 
MgilPDl  iW  vventaiU  dcïiiii 


;  Icursoiln.  D«ei 


—  Faites  bien  attention,  el  vous  verrez  en  lui  l'iiii  des 
trois  piliers  du  monde  transformé  -  en  bouffon  d'une  |irns- 
litDPe.  Regarde/ et  voyez. 

CLÉfU'ATBE.  t  Anloiiit. 

—  Si  c'est  vraiment  de  l'amour,  di-î-moi  combien  il  est 


L^ 


74  ANTOINE  ET  CLÉOPATRE. 

ANTOINE. 

—  Il  y  a  indigence  dans  Tamour  qui  peut  s'évaluer. 

aÉOPATRE. 

—Je  veux  fiïer  la  limite  jusqu'où  on  peut  être  aimé. 

ANTOINE. 

—  Alors  il  te  faut  découvrir  un  nouveau  ciel,  une  nou- 
velle terre. 

Entre  on  serviteur. 
LE  SERVITEUR,   à  Antoine. 

—  Mon  bon  seigneur,  les  nouvelles  de  Rome... 

ANTOINE. 

M'agacent.  Sois  bref. 

atOPATRE. 

—  Voyons,  écoutez-les,  Antoine  :  -  Fnlvîe  peut-être  est 
irritée;  ou  qui  sait  —  si  l'imberbe  César  ne  vous  signifie 
pas  -  ses  ordres  souverains  :  Fais  ceci  ou  cela,  —  prends  ee 
royaume  et  affranchis  cet  autre;  —  obéis  ou  nous  te  damnonsf 

ANTOINE. 

Quoi,  mon  amour  ! 

aÉOPATRE. 

—  Peut-être  (oui,  c'est  bien  probable,)  —  ne  devez-vous 
pas  rester  ici  plus  longtemps  :  c'est  votre  congé  —  que  César 
vous  envoie.  Ecoutez-le  donc,  Antoine.  —  Où  est  la  somma- 
tion de  Fulvie. . .  de  César,  veux-je  dire  ?  Non,  de  tous  deux  ! 
—  Faites  entrer  les  messagers.  Aussi  vrai  que  je  suis  reine 
d'Egypte,  —  tu  rougis,  Antoine  ;  et  ce  sang  sur  ton  visage  — 
(3St  un  hommage  à  César  ;  ou  bien  ta  joue  paye  un  tribut  de 
honte  —  parce  que  tu  entends  gronder  la  voix  stridente  de 
Fulvie. . .  Les  messagers  ! 

ANTOINE. 

—  Que  Rome  s'effondre  dans  le  Tibre  !  et  que  l'arche 
immense  —  de  l'empire  édifié  s'écroule  !  Voici  mon  uni- 


r 


SCÈNS  T  7S 

Tws!  -  }jB6  royaumes  ne  soDl  que  fange  :  Dotrc  fumier 
lerreslre  —  nourrit  également  la  bête  ei  l'homme.  La  no- 
blesse delà  ïie,  -  c'est  de  s'embrasser  ainsi, 

Il  embrasse  Cléopdtre. 

quand  an  couple  si  bien  appareillé,  -  quand  deux  êtres 
comme  nous  peuvent  le  faire!...  Dans  cette  sublime 
étreiDte,  j'enjoins  —  au  monde  entier,  sous  peine  de  châti- 
ment, de  reconnaître  -  que  nous  sommes  incomparables  .' 
CLÉOPATRE. 

Etrellenle  imposture!  -  Pourquoi  eftt-il  épousé  Fulvia. 
s'il  ne  t'aimait  pas  ?  -  Je  ne  suis  pas  la  folle  que  je  veux 
paraître  :  Antoine  -  sera  toujours  lui-même. . . 
ASTOIBE. 

Sans  cesse  animé  par  Cléopâtre.  -  Ah  !  pour  l'amour  de 
mon  amour  et  de  ses  douces  heures,  -  ne  perdons  pas  le 
temps  en  conférences  ardues.  -  11  n'est  pas  une  minute  de 
nwtrc  existence  qui  doive  se  prolonger  -  désormais  sans 
quelque  plaisir  :  quelle  fête  ce  soir? 
CliOPATRE. 

-  Écoutez  les  ambassadeurs. 

UiTOrHE. 
Fi  !  raine  querelleuse.  -  à  qui  tout  sied,  gronder,  rire.  - 
pleurer  :  chez  qui  toutes  les  passions  réussissent  pleinement 
-  h  paraître  belles  et  à  se  faire  admirer  !  -  Pas  de  messa- 
gers!... Seuls  tous  les  deux,  -  ce  soir  nous  flânerons  dans 
les  mes  el  nous  observerons  -les  mœurs  du  peuple.  Venez, 
ma  reine  :  -vous  me  l'ave/  demandé  la  nuit  dernière...  (3). 
In  seniteof. 

B  nous  parle  pas. 

Sorlent  l.Dtoi[ie  et  Clén^iAiiv  iivec  leur  saite. 
DËIHBTBItlS. 
-  César  a-l-il  donc  pour  Antoine  si  peu  d'importance? 

PHIUIN. 
•  Parfois,  seigneur,  quand  il  n'est  plus  Antoine,  -  il  se 


J 


76  ANTOINE  ET  CLÉOPATRE. 

dépare  trop  de  cette  noble  digaité  ~  qui  ne  devrait  jamais 
quitter  Antoine. 

DËMÉTRIUS. 

C'est  avec  douleur  que  je  le  vois — confirmer  ainsi  la  médi- 
sance vulgaire  qui  —  parle  de  lui  à  Rome.  Mais  je  veux  es- 
pérer — pour  demain  une  conduite  meilleure. . .  Que  le  repos 
vous  soit  heureux  !  — 

Ils  sorlent. 

SCÈNE  II. 

[Alexandrie.  Une  autre  partie  da  palais.] 

fiutrent  Charmion»  Iras,  Albxas,  puis  un  devin. 

CHARMION. 

Seigneur  Alexas,  suave  Alexas,  superlatif  Alexas,  presque 
parfait  Alexas,  où  est  le  devin  que  vous  avez  tant  vanté  à  la 
reine?  Oh!  que  je  connaisse  ce  mari  qui,  comme  vous 
dites,  doit  entrelacer  ses  cornes  de  guirlandes  ! 

alexas. 

Devin  ! 

I.E   DEVIN,  s'avançant. 

Platt-il  ? 

CHARmON,   montrant  le  Devin. 

-Est-ce  là  l'homme?...  Est-ce  vous,  monsieur,  qui  con- 
naissez les  choses  ? 

LE  DEVIN. 

—  Dans  le  livre  infini  des  secrets  de  la  nature  —  je  sais 
lire  un  peu. 

ALEXAS,    n  Charmion. 

Montrez-lui  votre  main. 


ËN'OBARBI'S. 

-  Qu'on  dresse  vite  le  dessert  !  et  qu'il  j  uil  du  vin  siif- 
lissminenl  -  pour  boire  h  la  santé  de  Ck'opâlre  ! 

Cn^RMION. 
Ion  bon  monsieur,  donnez-moi  une  bonno  destint^e. 
LE  DRIS. 
■  —  Je  ne  la  fais  pas,  je  la  prédis.  — 

nHABinos. 
kXb  bien,  je  vous  en  prie,  prédites-la -moi  bonne. 
LE  DRVIN,  euminant  ta  main  de  ChannioD. 

-  Vous  serez  beaucoup  plus  blanche  que  vous  n'êtes.  — 
CHARH10N. 

In  veut  dire  plus  blanche  de  peau. 

nus. 
ÏRon,  vou«  vous  peindrez  quand  vous  serez  vieille. 

aiAHMlON. 
IAus  rides  ne  plaide! 

âLEXAS. 
e  troublez  pas  sa  prescience  ;  soyez  attentive. 

CnABMION. 
3iut! 

IB  DEVIN. 

-  Vous  aimerez  plus  que  vous  ne  serez  aimi^e.  — 
CnAPMION. 

bl'aimerais  mieui  m'échauiîer  le  foie  fi  boire. 

AI.FXAS. 
Voyons,  ëcoutei-le. 

CHARHION. 

Allons,  maintenant,  quelque  excellente  aventure  !  Que. 

'isns  une  malinée,  je  sois  l'épouse  de  trois  rois,  et  leur 

veuve  à  tous  !  Qu'à  cinquante  .ins  j'nîp  un  fils  h  qui  Hérode 

'Je  Judée  rende  hommage!  Trouve-moi  uu  moyen  de  me 


I 


78  AIVTOINE  ET  CLKOPATRE. 

marier  à  Octave  César,  que  je  sois  l'égale  de  ma  maîtresse. 

LE  DEVIN. 

—  Vous  survivrez  à  la  dame  que  vous  servez.  — 

GHARMION. 

0  excellent  !  j'aime  mieux  une  longue  vie  qu'un  plat  de 
figues. 

LE  DEVIN. 

—  Vous  avez  vu  et  traversé  jusqu'ici  une  existence  meil- 
leure —  que  celle  qui  vous  attend.  — 

GHÀRIOON. 

Alors  il  est  probable  que  mes  enfants  n'auront  pas  de 
nom  de  famille.  De  grftce,  combien  dois-je  avoir  de  garçons 
et  de  filles  ? 

LE  DEVIN. 

—  Si  chacun  de  vos  désirs  avait  une  matrice  —  et  si 
chacun  était  fécond»  vous  en  auriez  un  million.  — 

GHÀRIOON. 

A  d'autres,  fou  !  je  te  pardonne  tes  contes  de  sorcière. 

ALEXAS,    à  CharmioD. 

Vous  croyez  que  vos  draps  sont  les  seuls  confidents  de 
vos  désirs. 

CHARMION,   au  Devin. 

Eh  bien,  voyons,  dites  à  Iras  son  sort. 

ALEXAS. 

Nous  voulons  tous  savoir  le  nôtre. 

ÉNOBARBUS. 

Le  mien,  et  celui  de  la  plupart  d'entre  nous,  ce  sera  de 
nous  coucher  ivres  ce  soir. 

IRAS|   tendant  sa  main  au  Devin. 

Voici  une  paume  qui  annonce  tout  au  moins  la  chasteté. 

GHARMION. 

Juste  comme  le  Nil  débordé  annonce  la  famine. 


IRAS. 

41lez,  folle  compagne  de  lit,  vous  ne  vous  entendez  pas  à 
prédire. 

CHARMIOS. 

NoD  1  Si  une  main  onctueuse  n'est  pas  un  pronostic  de 
fécondilé,  il  n'est  pas  vrai  que  je  puisse  me  gratter  l'oreille... 
Je  leo  prie,  ne  lui  prédis  qu'une  destinée  de  manoauTre.       i 

LE   DEVi:4,    après  aroir   eumlné  U  main  d'Iris. 

Vos  destins  sont  pareils. 

IRAS. 

Mais  comment  î  Mais  comment  ?  Donnez-moi  des  détails. 

LE  nEvm. 
J'ai  dit. 

BUS. 
Quoi  !  je  n'ai  pas  un  pouce  de  chance  de  plus  qu'elle? 

dURUON. 
Eh  bien,  quand  vous  auriez  un  pouce  de  chance  de  plus 
que  moi,  où  le  souhaiteriez-vous? 
IRAS. 
Ce  ù'est  pas  précisément  au  bout  du  nez  de  mon  mari. 

aiÂRMIOS. 
Que  le  ciel  redresse  nos  mauvaises  pensées  !...  Au  tour 
d'Aletas!  Allons!  sa  bonne  aventure  !  sa  bonne  aventure  !... 
Oh  !  qu'il  épouse  une  femme  qui  ne  sache  pas  se  tenir, 
douce  Isis,  je  t'en  supplie!  £t  que  celte  femme  meure,  et 
donne-lui-en  une  pire!  Et  qu'une  pire  succède  à  celle-ci, 
jusqu'à  ce  que  la  pire  de  toutes  le  mène  en  riant  à  sa  tombe, 
cinquante  fois  cocu  !  Bonne  Isis,  eiauce-moi  cette  prière, 
quand  tu  devrais  me  refuser  une  chose  plus  importante. 
BcHine  Isis.  je  t'en  supplie  l 

IRAS. 

Amen  !  Exauce  celte  prière  des  fidèles  !  Car,  si  c'est  un 
crève-coBur  de  voir  un  galant  homme  mal  marié,  c'est  un 
i-tiagrin   mortel   Je  renconlrei   un    affreux    maroufle  non 


80  ANTOINE  ET  GLÉOPATRE. 

COCU  !  Ainsi,  bonne  Isis,  maintiens  les  bienséances,  et  qu*il 
soit  loti  congrument  I 

CHARMION. 

Amen  ! 

ALEXAS. 

Ah  !  vous  le  voyez  !  s*i]  dépendait  d'elles  de  me  faire 
COCU,  elles  se  feraient  putains  rien  que  pour  ça. 

ÉNOBARBUS. 

—  Chut  !  voici  Antoine. 

CHARMION. 

Non,  pas  lui,  la  reine! 

Entre  Clêopatre. 
CLÉOPATRE. 

—  Avez-vous  vu  Monseigneur? 

ÊNOBAHBUS. 

Non,  madame. 

GLÊOPATRE. 

Est-ce  qu'il  n'était  pas  ici  ? 

CHARMION. 

—  Non,  madame. 

CLÉOPATRE. 

—  Il  était  disposé  à  la  joie  ;  mais  soudain  -  une  idée 
romaine  l'a  frappé...  Énobarbus! 

ÈNOBARBITS. 

—  Madame! 

CLÉOPATRE. 

Cherchez-le  et  amenez-le  ici...  Où  est  Aleias? 

ALEXAS. 

—  Ici,  madame,  à  vos  ordres...  Monseigneur  arrive. 

Kntre  Antoine,  suivi  d'un  MESSAGER  et  de  sa  soite. 

CLÉOPATRE. 

—  Nous  ne  voulons  pas  le  voir  :  venez  avec  nous. 

Sortent  Cléopfttre,  Énobarbus,  Âleias,  Iras.  Charmîon,  le  de?in  et  la 
suite  de  la  reine. 


I 

IIK 

de 

I 


SCËiNE  11.  81 

ï£  MESSAGER. 
Fulvie,  ta  femme,  est  entrée  la  première  eu  cam- 
(3}. 

ANTOINE. 

—  CoQlre  luoD  frère  Lucius  ? 

LE  MESSAGES. 

—  Oui  ;  mais  celte  guerre  a  vite  pris  fin,  et  Is  raison 
d'état  —  les  a  réconciliés  et  réunis  contre  César  -  dont  le 
triomphe  les  a,  -  dès  le  premier  choc,  chassés  d'Italie. 

AKTOISE. 
Eh  bien.  -  quoi  de  pire? 

LE  UESSAGEK. 
Toute  mauvaise  nouvelle  empeste  celui  qui  la  dit. 
ANTOINE. 

—  Quand  elle  concerDC  un  fou  ou  un  lâche,..  Continue  : 
les  choses  passées  sont  finies  pour  moi.  C'est  ainsi.  - 

Celui  qui  me  dit  la  vérité,  quund  son  récit  recèlerait  la 
mort,  -  je  l'écoute  comme  un  flatteur. 
LE  MESSAGER. 
Lsbiéaus  —  (c'est  une  dure  nouvelle)  a,  avec  son  armée 
de  Parthes,  —conquis  l'Asie  depuis  l'Euphrate  :  -  sa  ban- 
nière viclorieusea  oscdié  de  la  Syrie  -  à  la  Lj'dic  et  à  l'ionic; 
tandis  que... 

AMOl."iE. 
Aotoine,  veux-tu  dire... 

LE  MESSAGER.  ''' 

Oh  !  Monseigneur  ! 

ASTOINE. 

-Parle-moi  tout  net;  n'atténue  pas  le  langage  public;  — 
nomme  Clëopdtru  comme  on  l'appelle  à  Rome  ;  -déblatère 
dans  le  style  de  Fulvie,  et  taxe  mes  fautes  -  avec  toute  b 
licence  que  la  vérité  et  la  malveillance  réunies  -  peuvent  se 
permettre  en  paroles...  Oh  !  nous  ne  produisons  que  des 
ronces,  —  quand  les  soufûcsqui  nous  viviiieii!  s'arrêtent; 


À 


8'i  ANTOINE  ET  CLEOPATRE. 

chez  elle  une  ruse.  Si  c'en  est  une»  elle  fait  tomber  les  aver- 
ses aussi  bien  que  Jupiter. 

ANTOINE. 

Que  je  voudrais  ne  jamais  l'avoir  vue  ! 

ÉNOBARBUS. 

Oh  !  seigneur  !  En  ce  cas,  vous  auriez  perdu  le  spectacle 
d'un  merveilleux  chef-d'œuvre  ;  et  cette  félicité  de  moins 
eût  jeté  du  discrédit  sur  votre  voyage. 

ANTOINE. 


Fùlvie  est  morte. 


Seigneur  ? 


Fulvie  est  morlc. 


Fulvie? 


Morte  ! 


ËNOBARBUS. 


ANTOINE. 


ENOBAHBUS. 


ANTOINE. 


ÈNOBARBUS. 

Eh  bien»  seigneur»  offrez  aux  dieux  un  sacrifice  d'actions 
de  grâces.  Quand  il  platt  à  leurs  divinités  d'enlever  à  un 
homme  sa  femme,  l'homme  les  reconnaît  comme  les  tail- 
leurs  de  la  terre  et  se  console  par  cette  réflexion  que»  quand 
une  vieille  robe  est  usée,  il  y  a  de  quoi  en  faire  une 
neuve.  S'il  n'y  avait  pas  d'autre  femme  que  Fulvie,  vous 
auriez  vraiment  reçu  un  coup,  et  le  cas  serait  lamentable  : 
mais  cette  douleur  est  couronnée  d'une  consolation.  Votre 
vieille  jupe  vous  vaut  un  cotillon  neuf;  et,  en  vérité,  toutes 
les  larmes  qui  doivent  laver  ce  chagrin-là  tiendraient  dans 
un  oignon. 

.VNTOLNE. 

-  Les  affaires  qu'elle  a  entamées  dans  l'État  —  ne  peu- 
vent tolérer  plus  longtemps  mon  absence.  - 


El  les  affaires  quB  vous  avez  eulamées  ici  oe  peuvent  se 
passer  de  vous,  surtout  celles  de  Clëopûtre  qui  dépendent 
entièrement  de  voire  rtîsidence. 
ANTOLNE. 

—  Plus  de  réponses  frivoles  !  Que  nos  officiers  -  reçoi- 
*ent  avis  de  noire  résolution.  Je  m'ouvrirai  —  à  la  reine 
sur  les  causes  de  notre  départ, —et  j'obtiendrai  son  con- 
sentement. Car  ce  n'est  pas  seulement  -  la  mort  de  Fulvie 
et  d'autres  raisons  personnellement  urgentes  -  qui  nous 
[«rient  si  puissamment  ;  les  lettres  —  de  nos  amis  les  plus 
Ktib  à  Rome  —  nous  réclament  cbez  nous.  Sextus  Pompée  i 
-  a  jeté  le  défi  h  César  et  commande  —  l'empire  des 
mers  :  notre  peuple  capricieux,  -  dont  l'amour  ne  s'atta- 
che jamais  à  l'homme  méritant  —  que  quand  ses  mérites  ne 
sont  plus,  fait  déjà  revivre  ~  le  grand  Pompée  avec  toutes 
ses  qualités  —  dans  son  Gis.  Itedoutabb  par  son  nom  et  par 
sa  puissance,  —plus  redoutable  encore  par  son  ardeur  et  par 
son  énergie,  Sextus  se  produit-  comme  le  premier  des  sol- 
dais ;  et  son  importance,  en  grandissant,  -  serait  un  danger 
pour  les  Oancs  du  monde.  !l  y  a  dans  l'avenir  plus  d'un 
germe  —  qui,  comme  le  crin  du  coursier,  a  déjà  la  vie,  — 
mais  pas  encore  le  venin  du  serpent  [4],  Dis  —  à  ceux  qui 
seneot  sous  nos  ordres  que  notre  bon  plaisir  exige  —  notre 
prompt  éloignement  d'ici. 

ÉNOBARBIS. 

J'obéis. 

tis  sonenl, 

SCÈNE  ni. 

L  De  aotre  partie  ûo  pdais.] 

Eolrent  Cleopatiie,  CH.tR)llo>,  Ikas  el  Alexas. 

CLÉOP&TRE. 


I 


86  ANTOINE  IT  GLiOPATRK. 

GHARMIQII. 

Je  ne  l'ai  pas  vu  depuis. 

GLiOPATRE,  à  Aleias. 

—  Voyez  où  il  est,  avec  qui,  ce  qu'il  ftiit.  —  Il  est  en- 
tendu que  je  ne  vous  ai  pas  envoyé.  Si  vous  le  trouvez 
triste,  —  dites  que  je  danse  ;  s'il  est  gai,  annoncez  —  que 
je  me  suis  brusquement  trouvée  mal.  Vite  et  revenez. 

AJexas  sort. 
CHARMION. 

—  Madame,  il  me  semble  que,  si  vous  l'aimez  tendre- 
ment, -  vous  ne  prenez  pas  le  moyen  de  le  forcer  —  à  la 
réciprocité. 

GLÉOPATRE. 

Ne  lais-je  pas  ce  que  je  dois  ? 

CHARMION. 

—  Cédez-lui  en  tout  ;  ne  le  contrariez  en  rien . 

GliOPATRE. 

—  Tu  enseignes  en  vraie  niaise  ;  ce  serait  le  moyen  de  le 
perdre. 

CHARMION. 

—  Ne  le  poussez  pas  trop  à  bout  ;  modérez-vous,  je  vous 
prie  ;  -  nous  finissons  par  haïr  ce  que  trop  souvent  nous 
craignons.  —  Mais  voici  Antoine. 

Enlre  ANTOINE. 
GLÉOPATRE. 

Je  suis  malade  et  triste. 

ANTOINE. 

—  Je  suis  désolé  de  donner  souffle  à  ma  résolution... 

GLÉOPATRE. 

—  Aide-mot  à  sortir,  chère  Charmion ,  je  vais  tomber. . . 
—  Cela  ne  peut  pas  durer  longtemps  ainsi  ;  les  flancs  d'une 
créature  —  ne  sauraient  y  résister. 


SCÉNK  111. 

ANTOINE ,   SB  npprochïDt. 
Eh  bien,  ma  Irès-chère  reiDe... 
CLPflPATBE. 

—  Je  vous  eu  prie,  teuez-vous  plus  loin  de  moi. 

AMOHE. 

Ou*y  a-t-il? 

fA.mmM. 

—  Je  lis  dans  ces  yeui-là  qu'on  a  de  bonnes  nouvelles.  , 
-  Que  (lit  la  feninie  loanée"!...  Vous  pouvez  partir...  -  J^M 
voudrais  qu'elle  ne  vous  eût  jamais  donné  permission  de  v 
dr  ;  —  Qu'elle  n'aille  pas  dire  que  c'est  moi  qui  vous  re-  ' 
tiens  ici!  —  Je  n'oî  pas  de  pouvoir  sur  vous.  Vous  êtes  tout 
idlc. 

ASTOISE. 

—  Les  dieux  savent  trop  bien. . . 

CLEOPATRE. 
Oh  '.  y  eot-il  jamais  reine  -  si  effronlémenl  trahie!... 
Pourtant,  dès  les  commencements,  -  j'ai  vu  poindre  la 
trahison. 

ASTOISR. 
CI<!opàtre  ! 

CLËOrATRE. 

—  Quand  vous  ébranleriez  de  vos  prolesKitions  le  Irône 
des  divni,  -  i^mmunt  pourrais-je  croire  que  vous  dtes  à 
moi  sincèrement,  -  vous  qui  avez  trompe  Fulvie  ?  Extra- 
ngante  folie'  -  de  se  laisser  empêtrer  par  ces  serments  des 
I^rec.  —  rompus  aussitAI  que  proférés  ! 

ANTOINE. 
Adorable  reine  ! 

OÈOPATRE. 

—  Non,  je  vous  prie;  ne  cherchez  pns  de  prélcite  pour 
votre  départ,  -  maïs  dites  adieu  et  parlez  :  quand  vous  im- 
ploriez de  rwlcr,  -  alors  était  le  temps  des  (wi-oles!...  l'3s 
de  départ,  alors!  —  L'éteruiti.-  était  sur  nos  lèvres  et  dans 


88  ANTOINE  EN  CLKOPATRE. 

nos  yeux,  —  la  béatitude  dans  Tare  de  nos  sourcils  !  Rien 
en  nous  de  si  chétif  —  qui  n*cût  une  saveur  de  ciel!  Tout 
cela  est  vrai  encore,  —  ou  bien  toi,  le  plus  grand  soldat  du 
monde,  —  tu  en  es  devenu  le  plus  grand  menteur  ! 

ANTOINE. 

Eh  bien,  madame  ! 

CLÉOPATItE. 

—  Je  voudrais  avoir  ta  taille;  tu  apprendrais  —  qu'il  y  a 
un  cœur  en  Egypte. 

ANTOINE. 

Reine,  écoutez-moi  :  —  l'impérieuse  nécessité  des  temps 
réclame  —  momentanément  nos  services  ;  mais  mon  cœur 
tout  entier  —  reste  en  servitude  avec  vous.  Notre  Italie— 
étincelle  d'estocades  civiles  :  Sextus  Pompée— approche  des 
portes  de  Rome.  —  L'égalité  des  deux  partis  domestiques— 
produit  l'exigence  des  factions.  Les  plus  haïs,  accrus  en 
forces,  —  croissent  en  sympathies  :  le  condamné  Pompée, 
—  riche  de  la  gloire  de  son  père,  s'insinue  rapidement  — 
dans  les  cœurs  de  ceux  qui  n'ont  rien  gagné  —  au  présent 
état  de  choses.  Leur  nombre  devient  menaçant  ;  —  et  leur 
calme,  écœuré  d'inaction,  voudrait  se  purger — par  quelque 
changement  désespéré.  Ma  raison  personnelle,  —  celle  qui 
doit  le  mieux  vous  rassurer  sur  mon  départ,  —  c'est  la  mort 
de  Fulvie. 

CLÉOPATRÉ. 

—  Bien  que  l'âge  n'ait  pu  me  préserver  de  la  folie,  -  il 
me  préserve  de  la  puérilité...  Est-ce  que  Fulvie  peut 
mourir? 

ANTOINE. 

—  Elle  est  morte,  ma  reine... 

Lai  reraeltont  an  papier. 

—  Jette  les  yeux  sur  ceci,  et,  h  ton  loisir  souverain,  tu 
liras  — les  désordres  qu'elle  a  suscités  ;  sa  fin  est  ce  qu'elle 
a  fait  de  mieux.  —  Tu  verras  où  et  (|uand  elle  est  morte. 


SCtNE  III.  89 

rxÉOPATRB. 
0  te  plus  faux  des  amants  !  —  Où  sont  donc  les  fioles  sa- 
crées que  lu  devrais  remplir  —  de  larmes  de  douleur?  Ah .' 
je  Tois,  je  vois,  —  par  la  mort  de  Fulvie,  comment  sera 
reçue  la  mienne. 

ANTOINE. 

-  Ne  <juere!ez  plus,  mais  prëpurez-vous  à  apprendre  — 
les  projets  que  j'ai  en  tête  :  ils  existent  ou  s'évanouissent  — 
«u  gré  de  vos  avis...  Oui,  par  le  feu  —  qui  féconde  le 
limon  du  Nil,  je  pars  d'ici  -  Ion  soldai,  ton  serviteur, 
prêt  k  faire  la  paîi  ou  la  guerre,  —  selon  que  tu  le  désires. 

aÉOPATRK. 

Coupe  mon  locct,  Charmion,  tiens...  —  Mais  non, 
laisse-moi  ;  en  un  instant,  je  me  sens  mal  et  bien  :  -  ainsi 
aime  Antoine. 

ANTOl-NE. 

Calme-loi,  ma  précieuse  reine;  -  et  accorde  la  pleino 
conBance  à  un  amour  qui  affronte  -  une  si  honorable 
épreuve. 

CLÉOPATRE. 

Fulvie  m'y  a  encouragée  !..  -  Je  t'en  prie,  détourne-toi, 
et  pleure  en  songeant  h  elle;  —  puis  dis-moi  adieu  et  pré- 
tends que  tes  larmes  —  appartiennent  à  rÉgjpliennc.  Par 
grSce,  joue  donc  une  scène  —  de  parfaite  dissimulation  et 
mime  —  l'honneur  intègre  ! 

ANTOLNE. 

Vous  m" échaufferez  le  sang  !  Assez. 

CLÈOl'ATRE. 

-  Vous  pourriez  mieux  faire  encore  ;  mais  cela  n'est  pas 
mal. 

ASTÛISE. 
—  Eh  bien,  par  mon  épée! 

OÊOPATRE,    le  eon  Ire  faisan  t. 

Et  par  mon  boucher  !..  Il  y  a  progrès  ;  -  mais  ce  n'est 


i 


90  ANTOmS  ET  GLÉOPATRE. 

pas  encore  parfait.  Vois^donc,  je  t'en  prie,  Charmion,  — 
comme  cet  Hercule  romain  a  Tattitude  —  digne  de  son 
ancêtre  ! 

ANTOINE. 

Je  vous  laisse,  madame. 

aÈOPATRE. 

—  Courtois  seigneur,  un  mot  ! . . .  —  Vous  et  moi,  il  faut 
nous  séparer,  messire...  Ce  n'est  pas  ça...  —  Vous  et  moi. 
nous  nous  sommes  aimés,  messire...  Ce  n'est  pas  ça  non 
plus;  —  cela,  vous  le  savez  bien  !..  Il  y  a  quelque  chose 
que  je  voulais...  —  QJi!  mon  souvenir  est  un  autre  An- 
toine, -  et  j'ai  tout  oublié. 

ANTOINE. 

Si  votre  royauté  —  n'avait  la  frivolité  pour  sujette,  je 
vous  prendrais  —  pour  la  frivolité  même. 

GLÉOPATRE. 

C'est  un  rude  labeur  —  que  de  porter  la  frivolité  aussi 
près  du  cœur  —  que  Cléopâtre.  Mais  pardonnez-moi,  sei- 
gneur :  —  mes  habitudes  les  plus  chères  m'assomment,  dès 
qu'elles  —  ne  vous  plaisent  pas.  Votre  honneur  vous  ap- 
pelle loin  d'ici  :  —  soyez  donc  sourd  à  ma  folie  incomprise, 
—  et  que  tous  les  dieux  aillent  avec  vous  !  que  sur  votre 
épée  —  se  pose  le  laurier  Victoire  !  et  que  le  plus  doux  suc- 
cès —  jonche  la  route  sous  vos  pas  ! 

ANTOIJSE. 

Partons!..  Allons!  —  nos  adieux  s'attardent  et  s'envolent 
de  telle  sorte  —  que,  résidant  ici,  tu  pars  aveemoi,  —  et 
que,  m'éloignant  d'ici,  je  reste  avec  toi!..  -  En  route!.. 

Ils  sortent. 


SCBBE  1¥. 

SCÈNE  IV. 

[  Rome.  Diai  le  palais  de  César.] 

EotrvQt  OCTAVR.  Cestfi,  LËPIIte  et  leur  suils. 

CÉSAR. 

-  Vous  pouvez  le  voir,  Lépide,  et  à  l'aveuîr  vous  le  re- 
conaaltrez,  —  César  n'a  pas  le  vice  naturel  de  haîr  -  notre 
grand  collègue.  D'Alexandrie  —  voici  les  nouvelles  :  il  pè- 
che, boit  et  use  -  en  orgie  les  flambeaux  de  la  nuit;  il  n'est 
pis  plus  viril  -  que  Cléopâtre,  et  la  veuve  de  Ptolémée  - 
s'est  pas  plus  efféminée  que  lui:  â  peine  consent-nl  à  donner  j 
aiHfience,  ou  —  daigoe-t-il  se  souvenir  qu'il  a  des  collègues. 
Tous  en  conviendrez,  —  cet  bomiue-là  est  l'abrégé  de  tous  ] 
les  (lébnts  —  dont  l'humanité  peut  être  atteinte. 

LÉPIDE. 

Je  ne  puis  croire  que  —  le  mal  cbe/.  lui  soit  suffisant -i 
pour  temîr  tout  le  bien  :  —  les  imperfections  en  lui  sont 
oKnnie  les  taches  du  ciel  :  —  ta  noirceur  de  la  nuit  ne  1^ 
rend  que  plus  lumineuses.  Kl  les  sont  hérédilaires  —  plutflt   ' 
qu'acquises,  irreniédiablos  -  plutM  qu'arbitraires. 

CiSAH. 

-  Vous  Êtes  trop  indulgent.  Concédons  que  ce  n'est  pas  ' 
-  un  crime  de  choir  sur  le  lit  de  Ptolémée,  -  d'accorder 
UD  royaume  pour  une  facétie,  de  s'asseoir  —  avec  un  < 
clave  et  de  lui  donner  In  réplique  du  gobelet,  -  de  battre  le 
pavé  h  midi  et  de  faire  le  coup  de  poing  —  avec  des  drdies  i 
qui  sentent  la  sueur.  Admettons  que  cela  lui  va  bien  —  (et  ' 
certes  il  faut  être  d'une  rare  organisation  —  pour  ne  pas 
tee  souillé  par  de  pareilles  vilenies);  pourtant  Antoine  — 
t'a  plus  aucune  excuse,  quand  c'est  nous  qui  portons  — 


92  iNTOINB  ET  CLÉOPATRE. 

* 

rénorme  poids  de  ses  légèretés.  S'il  se  bornait  —  à  remplir 
ses  loisirs  de  ses  voluptés,  —  je  laisserais  l'indigestion  et 
le  rachitisme  —  lui  en  demander  compte;  mais  perdre  ainsi 
les  heures  en  fêtes,  —  quand  il  entend  le  tambour  du  temps 
qui  le  rappelle  aussi  fort  —  que  son  intérêt  et  le  nôtre,  c'est 
mériter  d'être  grondé,  —  comme  ces  garçons  qui,  déjà 
mûris  par  la  science,  —  sacrifient  leur  éducation  à  leurs 
plaisirs  présents  —  et  se  révoltent  contre  la  raison. 

Entre  an  MESSAGER. 
LÉPIDE. 

Voici  encore  des  nouvelles. 

LE  MESSAGER. 

—  Tes  ordres  ont  été  exécutés;  et  d'heure  en  heure,  — 
très-noble  César,  tu  seras  instruit  —  de  ce  qui  se  passe. 
Pompée  est  fort  sur  mer  ;  —  et  il  semble  qu'il  soit  adoré  de 
tous  ceux  —  que  la  crainte  seule  attachait  à  César.  Vers  les 
ports  —  il  voit  affluer  les  mécontents,  et  la  rumeur  publique 

-  le  présente  comme  une  victime. 

CËSAR. 

J'aurais  dû  le  prévoir.  —  L'histoire,  dès  les  temps  primi- 
tifs, nous  apprend  —  que  celui  qui  est  au  pouvoir  n'a  été 
désiré  que  jusqu'à  ce  qu'il  y  fût ,  —  et  que  l'homme 
déchu,  non  aimé  tant  qu'il  méritait  vraiment  de  l'être, 

—  devient  cher  au  peuple  dès  qu'il  lui  manque.  Cette 
multitude  —  est  comme  un  roseau  errant  sur  les  flots  — 
qui  va  et  vient  au  gré  du  courant  capricieux  —  et  qui  se 
pourrit  par  son  mouvement  même. 

Entre  un  deuxième  messager. 
LE  MESSAGER. 

César,  je  t'apporte  une  nouvelle  :  —  Ménécrate  et  Menas, 
ces  fameux  pirates,  —  ont  asservi  la  mer  qu'ils  sillonnent 


3CÉNB  IV.  93 

et  [acèrenl  -  avec  des  quilles  de  toute  forme.  Ils  font  en 
Italie  —  maintes  chaudes  incursions.  Les  riverains  da  la 
mer  —  blêmissent  rien  que  d'y  penser,  et  la  jeunesse  exal- 
tée se  rêtolte.  —  Nul  vaisseau  ne  peut  se  hasarder  sans  être 
aossitAt  —  pris  qu'apert^u  :  et  te  nom  de  Pompée  fait  plus  de 
ravages  —  que  n'en  feraient  ses  forces  opposées  aux 
ndtres. 

Antoine.  -  laisse  là  les  lascives  orgies.  Naguère,  quand 
—  ta  fus  chassé  deModène,  où  lu  avais  tué  —  tes  consuls 
HirliQs  et  Pansa,  la  famine  —  marcha  sur  tes  talons  (S)  :  tu 
la  combattis,  -  bien  qu'élevé  délicatemenl,  avec  plus  de  pa- 
tience —  qu'un  sauvage.  On  te  vit  boire  —  l'urine  des  che- 
vaux et  cette  lie  dorée  des  mares  ~  qui  faisait  renâcler  les 
listes.  Ton  palais  ne  dédaignait  pas  -  le  fruit  le  plus  âpre 
du  buisson  le  plus  grossier.  —  Comme  le  cerf  alors  que  la 
neige  couvre  les  pâturages,  —  tu  broutais  même  l'écorce 
des  arbres.  Sur  les  Alpes,  —  à  ce  qu'on  rapporte,  tu  man- 
geas d'une  chair  étrange  -  que  plusieurs  n'avaient  pu  voir 
sans  mourir.  Et  tout  cela  —  (souvenir  aujourd'hui  blessant 
pour  ton  honneur!]  —  fut  supporté  si  héroïquement  que 
ta  joue  —  n'en  maigrit  même  pas! 

LÊPIDE. 

Pîiojable  déchéance  ! 

—  Paissent  ses  remords  le  ramener  vite  —  h  Rome!  11 
est  temps  que  tous  deux  —  nous  nous  montrions  dans  la 
plaine;  à  cet  effet,  —  assemblons  immédiatement  le  con- 
seil. Pompée  —  se  renforce  de  notre  înaclion. 
LÉPIDE. 

Demain,  César,  -  je  serai  en  mesure  de  vous  indiquer 
exactement  —  cequejepuisfournirsur  terre  et  sur  mer  — 
pour  affronter  la  crise  actuelle. 


1 


94  AirrOlNE  ET  GLiOPATRE. 

CÉSAR. 

Jasqu'à  ce  que  nous  nous  revoyions,  —  je  m!oocuperai 
du  même  objet.  Adieu. 

LÈPIDK. 

-  Adieu,  monseigneur.  Si  dans  l'intervalle  vous  appre^ 
nez  —  de  nouveaux  mouvements  au  dehors,  je  vous  supplie 
—  de  m'en  faire  part. 

CÉSAR. 

N'en  doutez  pas,  seigneur.  —  Je  sais  que  c'est  mon  de- 
voir. 

Ils  sortent. 

SCÈNE  V. 

[Aleiandrie.  Dans  le  pelais.] 

Entrent  Cléopatre,  Charmion,  Iras  et  Mardiam. 

GLÉOPATRE. 

Charmion  ! 

CHARMION. 

Madame? 

aÉOPATRE. 

Ah  !  ah  ! . .  —  donne-moi  à  boire  de  la  mandragore. 

•  CHARMION. 

Pourquoi,  madame  ? 

GLÉOPATRE. 

—  Pour  que  je  puisse  dormir  ce  grand  laps  de  temps  - 
où  mon  Antoine  est  loin  de  moi. 

CHARMION. 

Vous  pensez  à  lui  —  bien  trop. 

GLÉOPATRE. 

Oh  !  c'est  une  trahison  ! 

CHARMION. 

J*espère  que  non,  madame* 


scfin  T-  95 

OiOPATRE. 

-  Eunuque!  Marilian! 

HÂM)IÀ5. 
Que)  i>sl  le  bon  plaisir  de  Votre  Altesse  ? 
OÉOPATHE. 

-  Ce  n*e»t  pas  de  l'entendre  cbanter.  Je  ne  prends  au- 
cun plaisir  —  à  ce  que  peut  un  eunuque.  Tu  es  bien  heu- 
reux —  d'être  chAtré.:  ta  pensée,  restée  libre,  -  peut  ne 
pas  s'envoler  d'Égjfpte.,.  As-tu  des  passions? 

-  Oui,  gracieuse  madame. 

CLÈOPATIIB. 
En  réalité? 

HAIIDU!). 

-  Pas  eo  réalilié.  madame  ;  car  je  ne  puis  —  en  réalité 
rien  faire  que  d'innocent  ;  —  pourtant  j'ai  des  passions  fu- 
ribondes, et  je  pense  ~  à  ce  que  Vénus  fit  avec  Mars. 

afeOPATRE. 
0  CbartnîoD  !  -  Où  croîs-lu  qu'il  est  maintenant?  Est-il 
Irboot  ou  assis?  -  Est-il  à  pied  ou  h  cheval?  ~  0  heu- 
tfut  cheval  chargé  du  poids  d'Antoine!  -  sois  vail- 
Lint!  car  saîs-tu  qui  tu  portes?  —  I.e  demi-Atlas  de  cette 
imib!  le  bras  -  et  le  cimier  du  genre  humain  !  En  ce  mo- 
iDtut  il  parle  —  et  dit  tout  bas  :  Où  est  mon  serpent  dv 
ntu  A'ii  *  —  Car  il  m'appelle  ainsi . . .  Mais  je  m'enivre  - 
du  |ilus  délicieux  poison.  Lui,  penser  à  moi  -qui  suis  toute 
Mire  des  amoureuses  caresses  de  Phébus,  -  à  moi  que  le 
Knpsa  couverte  de  rides  si  profondes!...  C^sar  au  vaste 
riODi,  -  quand  tu  étais  ici  au-dessus  de  la  terre,  j'étais  — 
«D  morceau  digne  d'un  monarque  :  alors  le  grand  Pompée, 
-immobile,  fixait  ses  yeui  dilatés  sur  mon  front;  —  c'é- 
Uit  U  qu'il  voulait  jeter  l'ancre  de  son  eit,<ise  et  mourir 
-  eu  conteniplanl  celle  qui  ^tait  sa  vje  ! 


i 


96  iNTOINE  ET  GLÉOPATRE. 


Entre  Alexas. 


ALEXAS. 

Souveraine  d'Egypte,  salut  ! 

GLÉOPATRE. 

—  Combien  tu  ressembles  peu  à  Marc-Antoine  !  —  mais 
tu  viens  de  sa  part,  et  ce  merveilleux  élixir  —  t'a  transBguré 
et  converti  en  or.  —  Comment  va  mon  brave  Marc-Antoine? 

ALEXAS. 

—  Savez-vous  la  dernière  chose  qu*il  a  faite,  chère  reine? 

—  II  a  appliqué  un  baiser,  le  dernier  après  bien  d'autres, 

—  sur  cette  perle  orientale...  Ses  paroles  sont  rivées  à  mon 
cœur. 

CLÈOPATRE. 

—  Il  faut  que  mon  oreille  les  en  arrache. 

ALEXAS. 

a  Ami,  s'est-il  écrié,  —  dis  que  le  fidèle  Romain  envoie 
à  la  grande  Égyptienne  -  ce  trésor  d'une  huître  ;  pour  ra- 
cheter à  ses  pieds,  —  la  mesquinerie  de  ce  présent,  je  veux 
incruster  —  de  royaumes  son  trône  opulent  ;  tout  l'Orient, 

—  dis-le-lui,  la  nommera  sa  maltresse  !  »  Sur  ce,  il  a  fait  un 
signe  de  tète  —  et  il  est  monté  gravement  sur  un  coursier 
fougueux  —  qui  hennissait  si  haut  que,  eussé-je  voulu  parler, 

—  son  cri  bestial  m'eût  rendu  muet  ! 

GLÉOPATRE. 

Eh  bien,  était-il  triste  ou  gai? 

ALEXAS. 

—  Comme  la  saison  de  l'année  intermédiaire  —  entre  la 
chaleur  et  le  froid  :  il  n'était  ni  triste  ni  gai. 

GLÉOPATRE. 

—  0  disposition  bien  équilibrée  !  Remarque  bien,  —  re- 
marque bien,  bonne  Charmion,  voilà  l'homme;  mais  re- 
marque bien  :  —  il  n'était  pas  triste ,  car  il  voulait  rester 
serein  pour  ceux  —  qui  composent  leur  mine  sur  la  sienne; 


SCtoB  V.  97 

il  n'était  pas  g«i,  -  comme  pour  leur  dire  que  son  souvenir 
était  relégué  —  en  Egypte  avec  toute  sa  joie  ;  mais  il  était 
cotre  les  deux  extrêmes.  —  0  mélange  céleste!.,.  Va,  quand 
tu  serais  triste  ou  gai,  —  les  transports  de  tristesse  ou  de 
joie  te  siéraient  encore  -  mieux  qu'à  nul  autre... 
A  AteiM. 
As-tu  rencontré  mes  courriers? 
ALEX.VS. 

-  Oui,  madame,  une  vingtaine  au  moins.   —  Pourquoi 
les  envojez-ïous  ainsi  les  uns  sur  les  autres  ? 

CLKOPATRE. 
L'enfant  qui  nalira  lo  jour  —  oiï  j'aurai  oublié  d'envoyer 
*efs  Antoine  —  mourra  misérable...  De  l'encre  et  du  pa- 
pier, Cbarmion!...  -  Sois  le  bienvenu,  mon  bon  Alexas  .. 
Cbannioa,  ~  ai-je  jamais  aimé  César  â  ce  point? 
CH\ltino:f. 
Oh  !  ce  brave  César  ! 

CLÉOPATRE. 

-  Qn'une  seconde  exclamation  de  ce  genre  te  sufToque  ! 

-  Dis  donc,  ce  brave  Antoine  ! 

CHABMION. 
Ce  Taillant  César! 

aÉOPATRE. 

-  Par  Isis,  je  te  ferai  saigner  les  dents  —  si  lu  compa- 
res encore  i  César  —  mon  préféré  entre  les  hommes. 

GflAHMIOR. 

Avec  votre  très-gracieuse  indulgence,  -  je  ne  fais  que 
répéter  vos  refrains. 

CLÉDPATBE. 

J'étais  alors  aux  jours  de  ma  primeur,  -  dans  toute  la 

verdeur  de  mon  ineipérîence...  Il  faut  avoir  le  sang  glacé 

--  pour  dire  ce  que  je  disais  alors...  Mais  viens,  sortons. 

-  Procure-moi  de  l'encre  et  du  papier  :  il  aura  tous  les 
joors  —  un  roessagedc  moi,  dussé-je  dépeupler  l'Egypte. 


98  ANTOINE  KT  CLÉOP&TRE. 

SCÈNE    VI. 

[Messine.  Dans  la  maison  de  Pompée.] 

Entrent  Pompée,  Mënêcrate  et  Menas. 

POMPÉE. 

—  Si  les  dieux  grands  sont  justes,  ils  appuieront  —  les 
actes  des  hommes  justes. 

mènègràte. 
Croyez-bien,  digne  Pompée,  —  que  ce  qu'ils  différent, 
ils  ne  le  refusent  pas. 

POMPÉE. 

—  Tandis  que  nous  sommes  suppliants  au  pied  de  leur 
trône,  elle  dépérit,  —  la  cause  pour  laquelle  nous  sup- 
plions. 

MÈNÉCRATE. 

Ignorants  de  nous-mêmes,  —  nous  implorons  souvent 
notre  propre  malheur,  et  les  puissances  tutélaires  -  nous 
refusent  pour  notre  bien  :  ainsi  nous  trouvons  profit  -  à 
l'insuccès  de  nos  prières. 

POMPÉE. 

Je  réussirai,  —  le  peuple  m'aime  et  la  mer  est  à  moi.  - 
Ma  puissance  est  à  son  croissant,  et  mes  pressentiments  — 
me  disent  qu'elle  atteindra  son  plein.  Marc-Antoine  —  est 
à  dîner  en  Egypte  et  il  n'ira  pas  — faire  la  guerre  au  dehors; 
César  amasse  de  l'argent,  —  tandis  qu'il  perd  des  cœurs; 
Lépide  les  flatte  tous  deux,  —et  tous  deux  le  flattent  ;  mais 
il  n'aime  ni  l'un  ni  l'autre,  —  et  ni  l'un  ni  l'autre  ne  se 
soucie  de  lui. 

MÈNÉCRATE . 

César  et  Lépide  — sont  en  campagne;  ils  commandent 
des  forces  imposantes. 


—  D'où  toDez-ïous  cela?  c'est  faui. 

HÈNECUtTE. 
De  SilTÎus,  seigneur. 

—  Il  rêre  ;  je  sais  qu'ils  sonl  tous  deux  à  Rome,  — atten-  . 
danl  Antoine.  Mais  que  tous  les  charmes  de  l'amour,  —  H 
lascive  CléopAtre,  adoucissent  ta  lèvre  flétrie!  —  que  la  ma- 
fie  se  joigne  à  la  beauté,  la  luiure  à  toutes  deui!  —Enferme 
le  libertin  dans  une  lice  de  fêtes  :  —  maintiens  son  cerveau 
dans  les  fumées;  que  des  cuisiniers  épicuriens  -  aigui- 
sent son  appétit  de  ragoûts  toujours  stimulants  !  —  Qu'enfin 
te  sommeil  et  la  bonne  clière  prorogent  son  honneur  —  jus- 
qu'à l'assoupissement  du Lélhé!...  Eh  bien,  Varrius? 

Entre  VahHILS. 

V.VRWUS. 

-Ce  que  je  vais  annoncer  est  très-certain  :  —  Marc-An- 
toine est  d'heure  en  heure  attendu  -  dans  Rome  ;  depuis 
qa'il  est  parti  d'Ëgj'pte,  il  a  eu  —  plus  que  le  temps  d'ar- 

POttFËE. 
J'aurais  plus  volontiers  prêté  l'oreille  —  à  une  nouvelle 
moins  grave...  Menas,  je  ne  croyais  pas  -  que  ce  glouton 
•i'aoMur  mettrait  son  casque  —  pour  une  si  petite  guerre. 
Commesoldal,  —  il  vaut  deux  fois  les  deux  autres...  Mais 
D'eD  soyons  — que  plus  Sers  d'avoir  pu,  au  premier  mouve- 
ment, —  arracher  du  giron  de  la  veuve  d'Egypte  —  l'insatiable 
dëbaucbë  Antoine. 

Je  ne  puis  croire  —  que  César  et  Antoine  s'accordent  bien 
ensemble.  -  La  femme  d'Antoine,  qui  vient  de  mourir,  a  fait 
lorlàCésar;  —son  frère  a  guerroyé  contre  lui,  sans  tou- 
tefois, je  pense,  —  avoir  élé  suscité  par  Antoine. 


É 


100 


ANTOINE  KT  CLKOrATHE. 


rOHPÉE. 
Je  ne  sais  pas,  Menas,  —  comment  les  moindres  Jni< 
Riitiës  ont  pn  faire  trêve  nu i  plus  grandes.  —  N'était  que 
nous  nous  soulevons  conirc  eux  tous,  ~  il  est  évident  qu'ils 
se  querelleraient  entre  eux,  -  car  ils  ont  des  motifs 
sufËssuls  -  pour  tirer  l'^pce  ;  mais  comment  la  crainte  que 
nous  leur  inspirons  —  peut-elle  raccommoder  leurs  divi- 
sions par  la  ligature  -  d'un  différend  inférieur,  c'est  ce  que 
nous  ne  savons  pas  encore.  —  Qu'il  en  soit  ce  que  nos 
dieux  voudront!  Il  j'  va  —  de  notre  salut  de  déployer  toutes 
nos  ressources.  —Venez,  Menas. 


[Rome.  Chez  Lépide.] 


Entrent  Enobarbus  et  LEfede. 


LÉPIDE. 

-  Enobarbus,  vous  feriez  un  acte  méritoire  -  et  digne 
de  vous  en  implorant  de  votre  capitaine  —  un  langage  doux 
et  conciliant. 

ÉSOBARDUS. 
Je  l'engagerai  —  à  répondre  comme  il  lui  sied  : 
lirrite,  -  qu'Antoine  regarde  par-dessus  la  tète  de  César,  ~ 
et  parle  aussi  haut  que  Mars  !  Par  Jupiter,  —  si  j'étais  por- 
teur de  ta  barbe  d'Antoine,  -  je  ne  me  raserais  pas  au- 
jourd'hui. 

liPlDE. 
Ce  n'est  pas  le  moment  —  des  rancunes  privées. 

ÉXOBARDtlS. 
Tout  moment  -  est  bon  pour  la  question  qu 
naître. 


SCKKE  Vil,  m 

\imt. 
~  Mais  les  peliles  queslions  doivenl  téder  la  place  aux 
grandes. 

ÈNOBAilBUS. 

—  Non,  si  les  potiles  viennent  les  premières. 

LÉPIDE. 

Noirti  langage  esl  tout  de  passion.  —  Mais,  je  vous  en 
prie,  ne  remuez  pas  les  cendres.  Voici  venir  —  le  noble 
Antoine. 

Eoireiii  Amoihe  cl  Vehtidils. 

KNOBARBUS. 
Kt  puis,  la-bas,  César. 


Enlrent,  d'un  aulre  cû!é,  CÉSAR,  MEcKwi;  ot  Acrii'm. 
ANTOl-NE. 

-  Si  nous  nous  accorJoQS  bit;n  ici,  vite  chez  les  ("ar- 
thes  !  -  Vous  entendez,  Ventidîus  î 

CÊSAH. 

Je  ne  sais  pas,  —  Mécène  ;  demandez  à  Agrippa. 

LÈFIDE. 

Nobles  amis,  —  le  sujetqui  nous  réunit  ici  est  d'une  gra- 
<ilé  suprême;  tju'une  —cause  chétive  ne  produise  pas 
notn  décLiremeot;  que  les  griefs,  s'il  ea  esl,  —  soient 
tettJe  avec  douceur.  Quand  nous  déballons  -  avec  vio- 
■Mt  DOS  mesquins  différends,  nous  commettons  —  le 
Hntreen  pansant  la  blessure.  Ainsi,  nobles  collègues,  - 
jeious  en  conjure  inslainmcot,  -  loucbez  les  points  les 
plos  amers  avec  les  termes  le-s  plus  douï,  -  et  que  rem- 
portement  n'aggrave  point  le  mal. 
ANTOINE. 

Cesl  bien  parlé.  -  Nous  serions  à  la  Ifile  de  nos  armûes, 
«tprôts  Â  combattre,  —  quo  j'en  agirais  ainsi. 


1 


iOifc  ANTOINE  ET  GLÉOPATRE. 

GÈSAR. 

—  Soyez  le  bieuvenu  à  Rome. 

ANTOINE. 

Merci . 

CtSÂR. 

Asseyez-vous. 

ANTOINE. 

Asseyez-vous,  monsieur! 

GÈSAR. 

Eh  bien,  voyons... 

Hs  s*asseoieni. 
ANTOINE. 

—  J'apprends  que  vous  trouvez  mauvaises  les  choses  qui 
ne  le  sont  pas,  —  ou  qui,  le  fussent-elles,  ne  vous  regar- 
dent pas. 

CÉSAR. 

Je  serais  ridicule,  —  si,  pour  rien  ou  pour  peu,  je  médi- 
sais offensé,  avec  vous  —  surtout  ;  je  serais  plus  ridicule  en- 
core, si  je  —  vous  nommais  avec  défaveur,  sans  avoif 
intérêt  —  à  prononcer  vorre  nom. 

ANTOINE. 

Que  je  fusse  en  Egypte,  César,  —  cela  vous  touchait-il? 

CÉSAR. 

—  Pas  plus  que  ma  résidence  ici,  à  Rome,  ~  ne  pouvait 
vous  toucher  en  Egypte.  Pourtant,  si  de  là  —  vous  intri- 
guiez contre  mon  pouvoir,  votre  présence  en  Egypte  - 
pouvait  m'occuper. 

ANTOINE. 

Qu'entendez-vous  par  intriguer? 

CÉSAR. 

—  Vous  pouvez  facilement  saisir  ma  pensée,  —  après  ce 
qui  m'est  arrivé.  Votre  femme  et  votre  frère  —  m'ont  fait  la 
guerre  ;  leurs  hostilités  -  vous  avaient  pour  thème  ;  vous 
étiez  leur  mot  d'ordre. 


sctut  vil.  103 

ASTOINE. 

-  Vous  vous  aiépreaei.  Jamais  mon  frère  -  oe  m'a  mis 
en  avanitlaos  ses  actes;  je  mV'rj  suis  enquis,  —  et  je  tiens  mes 
reii>eigo<?mPQts  de  rappi^rteurs  fidèles  -  qui  ont  lire  l'épée 
pour  \ous.  Est-co  que  bien  plutill  —  il  n'attaquait  pas  moQ 
autoriié  en  même  temps  que  la  vôtre?  —  Est-ce  qu'il  oe 
faisait  pas  la  guerre  contre  mes  Jiîsirs,  -  votre  cause  étant 
b  mioiiDc?Surcepoiiii,  mes  ielires  -  vous  onldéjàCdifié. 
Si  »ous  voulez  bâcler  une  querelle.  -  n'ayant  pas  de  motif 
{•our  eu  faire  une,  -  cherchez  autre  chose. 

CÈS.tR. 
Vous  TOUS  justifiez  -  en  ra'impulant  des  erreurs  (le  juge- 
ments; mois  -  vous  bAclez  vous-même  ceseicuses-là. 

tMOLMi. 

HoD  pas,  non  pas.  -  Je  sais,  je  suis  sûr  que  vous  ne 
pouviez  vous  soustraire  -  h  l'ëviilence  de  ce  raisonnement  : 
moi,  —  votre  associé  dans  la  uause  qu'il  combattait,  —  je 
oe  pouvais  pas  voir  d'un  œil  complaisant  cette  guerre  —  qui 
bntlait  en  brèche  mon  repos.  Quant  à  ma  femme,  —  je 
voudrais  que  vous  fussiez  uni  h  un  esprit  pareil.  —  Le  tiers 
du  monde  est  à  vous,  et  avec  un  licou  —  vous  pourriez  aisé- 
moot  le  mener,  mais  une  pareille  femme,  ooo  pas  t  - 

Plût  aux  dieui  que  nous  eussions  tous  de  pareilles 
épouses  :  les  hommes  pourraient  aller  en  guerre  contre  les 
femmes  t 

ANIOI.NE. 

—  Oui,  César,  les  implacables  commotions  —  que  causait 
lOO  impatience,  jointe  —  è  une  certaine  astuce  jiolitique, 
j'en  conviens  avec  douleur,  -  vous  ont  trop  inquiété  ;  mais, 
vous  êtes  tenu  —  de  reconnaître  quu  je  n'j'  pouvais  rien. 

CÉSAR. 

Je  TOUS  ai  écrit ,  —  pendant  vos  oi^ies ,  à  Aleian- 
dr«;  TOUS  -  avez  mis  mes  lettres  dans  votre  poche,   ul 


1 04  ÀNTOlNfi  ET  GLÉOPATRE. 

par  des  sarcasmes  —  outrageants  éconduit  moD  messager. 

ANTOINB. 

Seigneur,  —  il  m'est  tombé  brusquement,  sans  être  au- 
torisé. Alors  —  je  venais  de  festoyer  trois  rois,  et  je  n'étais 
plus  tout  à  fait  —  ce  que  j'avais  été  le  matin  ;  mais,  le  len- 
demain, "  je  le  lui  ai  expliqué  .moi-même;  ce  qui  était 
même  chose  —  que  de  lui  demander  pardon.  Que  ce  com- 
pagnon ~  no  soit  pour  rien  dans  notre  brouille  ;  si  nous 
devons  nous  quereller,  —  rayez-le  delà  question. 

CÉSAR. 

Vous  avez  rompu  -  l'engagement  de  la  foi  jurée  ;  et  c'est 
ce  que  jamais  —  vous  n'aurez  droit  de  me  reprocher. 

LÈPIDE. 

Doucement,  César! 

ANTOINE. 

Non,  Lépide,  laissez-le  parler.  —  Il  m'est  sacré  l'hon- 
neur dont  il  parle  -  et  auquel  il  suppose  que  j'ai  manqué. 
Continuez  donc,  César!  —  Cet  engagement  de  la  foi  jurée... 

CÉSAR. 

-  C'était  de  me  prêter  vos  armes  et  vos  subsides,  à  la 
première  réquisition  :  —  vous  avez  tout  refusé. 

ANTOINE. 

Dites  plutôt  négligé  :  —  j'étais  alors  dans  ces  heures  em- 
l>oisonnées  qui  m'ôtaient  —  la  conscience  de  moi-même. 
Autant  que  je  le  pourrai,  —  je  vous  en  témoignerai  mes 
regrets  ;  mais  jamais  la  loyauté  —  ne  désertera  ma  gran- 
deur plus  que  ma  grandeur  —  ne  se  passera  de  la  loyauté. 
La  vérité  est  que  Fulvie,  -  pour  me  faire  quitter  l'Egypte, 
vous  a  fait  la  guerre  ici  ;  —  et  moi,  le  motif  innocent,  je  vous 
en  offre  —  toutes  les  excuses  auxquelles  l'honneur,  —  en 
pareil  cas,  m'autorise  à  descendre. 

LÉPIDE. 

C'est  parler  noblement. 

MÉCÈNE. 

—  Veuillez  ne  pas  insister  davantage  —  sur  vos  griefs 


HŒHB  Vtl.  105 

mutuels.  Les  oublier,  —  ce  sérail  vous  souvenir  que  les 
nëc^ssrles  présentes  —  réclament  voire  réconnlialion. 
LËFISE. 
C'est  parler  dignement.  Miocène.  — 

RNOMRBliS. 
On  du  moins  prêtez-vous  votre  afTection  l'un  è  l'autre 
pour  le  moment  ;  el.  dès  que  vous  n'entendrez  plus  parler 
de  Pompée,  vous  pourrez  vous  la  restituer.  Vous  aurez  le 
temps  de  vous  chamailler,  quand  vous  n'aurez  pas  autre 
cboseji  foire. 

ASTOISE. 

—  Tu  n'es  qu'un  soldat;  tais-toi.  - 

én'OBaubi's. 
J'avais  presque  oublié  que  la  vérité  doit  Otrc  muette. 
ASTOiîiE. 

—  Vous  faites  tort  à  cette  réunion  solennelle;  ainsi, 
taisez-vous.  — 

ÉNÛB.UIBIS. 
Poursuivez  donc.  Votre  auditeur  est  de  pierre. 

CÉSAB. 

—  Je  ne  désapprouve  pas  le  fond,  mais  -  la  forme  de  son 
langage  ;  car  il  est  impossible  —  que  nous  restions  amis, 
DOS  pouvoirs  —  étant  si  peu  d'accord  dans  leurs  actes.  Pour- 
tant, si  je  savais  —  une  chaîne  assez  forte  pour  nous  tenir 
unis,  d'un  bout  du  monde  —  à  l'autre,  je  la  chercherais. 

AGRIPPA. 
Permets-moi,  César. 

ctSAR. 

—  Pariez,  Agrippa. 

AGRIPPA. 

—  Tu  as  du  côté  maternel  une  sœur,  -  l'illustre  Octavie 
(6)  ;  te  grand  Marc-Antoine  ~  est  maintenant  veuf. 

CÉSAR. 
Ftp  dites  pas  cela,   Agrippa.  -  Si  Cléopritre   vous  en- 


106  Aim)INS  BT  GLÉOPATRR. 

tendait,  vous  seriez  —  justement  taxé  d*impertinGiice, 

ANTOINE. 

—  Je  ne  suis  pas  mari^,  César  ;  laissez-moi  écouter  — 
Agrippa. 

AGRIPPA. 

-^  Pour  vous  maintenir  en  perpétuelle  amitié,  —  pour 
faire  de  vous  des  frères,  et  lier  vos  cœurs  —  par  un  nœud 
indissoluble,  qu'Antoine  prenne  —  Octavie  pour  femme  :  le 
mari  que  sa  beauté  réclame  —  ne  doit  être  rien  moins  que 
le  premier  des  hommes  ;  —  sa  vertu  et  toutes  ses  grftces 
parlent  —  une  languo  ineffable.  Grâce  à  ce  mariage.  — 
toutes  ces  petites  jalousies  qui  maintenant  semblent  si 
grandes,  -  et  toutes  ces  grandes  craintes  qui  offrent  main- 
tenant leurs  dangers,  -  seraient  réduites  à  néant  :  les  vé- 
rités même  deviendraient  mensonges,  —  tandis  qu'à  pré- 
sent les  demi-mensonj[es  sont  vérités.  L*amour  qu'elle 
aurait  pour  vous  deux  —  entraînerait  votre  mutuel  amour  et 
Tamour  de  tous  pour  vous  deux.  —  Pardonnez-moi  ma 
franchise.  —  Ce  n*est  pas  une  idée  improvisée,  c^est  une 
idée  étudiée,  —  ruminée  par  le  dévouement. 

ANTOINE. 

César  parlera-t-il? 

CÉSAR. 

—  Non,  pas  avant  de  savoir  quel  est  le  sentiment  d'An- 
toine —  sur  ce  qui  vient  d'être  dit. 

ANTOINE. 

Quels  pouvoirs  aurait  Agrippa,  —  si  je  disais  :  Agrippa, 
soit!  —  pour  effectuer  ce  qu'il  propose? 

CÉSAR. 

Le  pouvoir  de  César,  et  —  mon  pouvoir  sur  Octavie. 

ANTOINE. 

Ah  !  puissé-je,  —  à  ce  bon  projet,  plein  de  si  belles  pror 
messes,  —  ne  jamais  imaginer  d'obstacle!...  Donne-moi  ta 
main  ;  —  accomplis  celte  action  de  grâces,  et,  désormais,  — 


SCËSE  Vil.  1(17 

qu'un  cceur  frateraei  commande  h  nos  affections  -  et  règle 
DOS  gnmds desseins! 

Toid  ma  main.  —  Je  te  lègue  une  sœur  que  j'aime  | 
comme  jamais  —  frère  n'aima.  Qu'elle  vive  —  pour  uniç  , 
DOS  empires  et  DOS  cceurs;  et  puissent  —  nos  alTections  ne 
((lus  jamais  s'envolfr! 

LËFIDG. 

Je  dis  avec  bonheur  :  amen  ! 
AlfTOmK. 

-  Je  ne  crojaispasav'iîr  à  tirer  l'efiee  contre  l'ompee,  — ■ 
car  il  m'a  acablé  Je  courtoisies  eitmoi-ilinaires  -  tout  n^- 
cemment;  il  faut  que  'l'abord  je  Ip  rpraorcie,  —  pour  ne  ! 
pas  faire  tort  .'i  ma  répulation  de  graiitude  :  —  el,  sur  te 
talon  de  ce  remerctment,  je  lui  jetterai  mon  défi. 

liPinE. 
te  temps  nous  pressn.  —  Allons  vite  chercher  Pompée, 

-  autrement  ce  sera  lui  qui  \iendra  nous  chercher. 

ANTOINE. 
Et  où  est-il? 

CÉSAR. 

-  Aui  environs  du  mont  Misène. 

ANTOIXE- 

Ouplles  sont  ses  forces  -  sur  terre? 

CÉSAR. 
Imposantes  déjil,  et  sans  cesse  croissantes  :  maïs  stir  mer 

-  il  est  le  maître  absolu. 

ANTOINE. 
Tel  est  le  bruit  public.  —  Je  voudrais  que  nous  nous  fus- 
sions d^à  parlé.  Hâlons-noiis.  -  Mais,  avant  de  prendre 
les  armes,  dépêchons  —  l'affaire  rlont  nous  avons  causé. 
CÉSAR. 
Avec  le  plus  grand  plaisir;  -  je  vous  invita  à  voir  ma 
wur,  —  et  je  vais  de  ce  jias  vous  conduire  à  elle.  , 


108  ANTOINE  ET  GLÉOPATRE. 

ANTOINE. 

Lépide,  ne  nous  —  privez  pas  de  votre  compagnie. 

LÈPIDE. 

Noble  Antoine»  —  la  maladie  même  ne  me  retiendrait 
pas.  — 

Fanfares.  Sortent  Antoine,  César  et  Lépide. 
MÉCÈNE,   à  Ënobarbos. 

Soyez  le  bienvenu  d'Egypte,  seigneur. 

ÉNOBARBUS. 

Moitié  du  cœur  de  César»  digne  Mécène!...  Mon  hono- 
rable ami,  Agrippa  ! 

AGRIPPA. 

Bon  Énobarbus  ! 

MÉCÈNE. 

Nous  devons  être  heureux  que  les  choses  se  soient  si  bien 
arrangées.  Vous  vous  êtes  bien  tenus  en  Egypte. 

ÉNOBARBUS. 

Oui,  monsieur;  nous  dormions  toutes  les  heures  du  jour, 
et  nous  abrégions  la  nuit  à  boire. 

MÉCÈNE. 

Huit  sangliers  rôtis  tout  entiers  à  un  déjeuner,  et  pour 
douze  personnes  seulement  !  Est-ce  vrai  ? 

ÉNOBARBUS. 

Eh  !  cela  n'est  qu'une  mouche  auprès  d'un  aigle  ;  nous 
avons  fait  des  bombances  bien  plus  monstrueuses  et  bien 
plus  dignes  d'êtres  citées. 

MÉCÈNE. 

C'est  une  femme  bien  irrésistible,  si  les  rapports  cadrent 
avec  la  vérité. 

ÉNOBARBUS. 

La  première  fois  qu'elle  a  rencontré  Marc-Antoine,  sur  le 
fleuve  Cydnus,  elle  a  emboursé  son  cœur. 

AGRIPPA. 

C'est  là  qu'elle  est  apparue,  en  effet,  si  mes  rapports  ne 
me  trompent  pas. 


SCÈNE  ïll,  \m 

ÉKOBAimrs. 
Je  rais  vous  dire.  —  Le  baleau  où  elle  é\a'd  assise,  pareil  b 
un  trAne  élincelanl,  -  flamboyait  sur  l'eau  ;  la  poupe  ëtait 
d'or  battu;— les  ¥Oiles,  de  pourprée!  si  parfumées  que  -  lea 
renls  se  pAmaîent  sur  elles  ;  les  rames  tSlaient  d'argent  :  — 
maniées  eu  cadence  ausoQ  des  flûtes,  elles  forçoiem  — l'eau 
qu'elles  cbassaieot  à  revenir  plus  vite,  ~  comme  amoureuse 
de  leurs  coups.  Quant  à  sa  personne,  —  elle  appauvrissait 
toute  description  ;  couchée  -  sous  un  pavillon  de  drap  d'or, 
-elle  effarait  cette  Vénus  où  nous  voyons  ~  l'art  surpasser 
la  nature  ;  à  ses  cdtés,  —  des  enfants  aux  gracieuses  fossettes, 
pareils  â  des  Cupidons  souriants,  —  se  tenaient  avec  des 
ércDlails  diaprés,  dont  le  souffle  semblait  -  enflammer  les 
joues  délicates  qu'il  rafralcbissaît  —  et  faire  ce  qu'il  dé- 
faisait. 

.^GRIPPA. 

0  splendtde  spectacle  pour  Antoine  ! 

ÈNÛBARDEIS. 

—  Ses  femmes,  comme  autant  de  Néréides,  -  ou  de  fi!es 
des  eaui,  luj  obéissaient  sur  un  regard  —  et  s'inclinaient 
dans  les  plus  joUes  attitudes.  Au  timon  —  c'est  une  sirène 
qu'on  croirait  voir  commander;  les  cordages  dcsoie  — frémis- 
sent au  contact  de  ces  mains,  moelleuses  comme  des  fleurs, 

-qui  font  lestement  la  manœuvre.  Du  bateau,— un  étrange 
et  invisible  parfum  frappe  les  sens  —  des  quais  adjacents.  La 
cité  —  avait  jeté  tout  son  peuple  au-devant  d'elle  ;  et  Antoine, 

—  assis  sur  un  Irône  au  milieu  de  la  place  publique,  y  res- 
tait seul,  —  jetant  ses  cris  à  l'air  qui,  si  le  vide  avait  été  pos- 
sible, -serait  allé  aussi  contempler  Cléopâtre-et  aurait  fait 
une  brèche  â  la  nature  [8]  '. 

Kcmn. 
iji  rare  Egyptienne  ! 

ÉSOEWRDUS. 

—  Quand  elle  fut  dcsci'ndue  en  terre,  Antoine  l'envoya 


no  ANTOINE  rr  CLtOPATRE. 

—convier  à  souper.  Elle  répliqua— cpi'il  valait  mienx  qu'il 
fût  son  hâte,  —et  le  décida.  Notre  courtois  Antoine,  —  h  qui 
jamais  femme  n'a  entendu  dire  le  mot  naut  —  se  (ait  raser 
dix  fois,  va  au  festin,— et,  pour  éoot,  donne  son  coeur— en 
payement  de  ce  que  ses  yeux  ont  dévoré. 

AGRIPPA. 

Royale  gourgandine!  —  elle  a  forcé  le  grand  César  è 
mettre  son  épée  au  lit;  -  il  Ta  labourée,  et  elle  a  porté 
moisson  « 

ÈNOBARBUS. 

Je  Taî  vue  une  fois  —  dans  la  rue  sauter  quarante  pas  i 
cloche-pied  :  —  ayant  perdu  haleine,  elle  voulut  parler  et 
s'arrêta  palpitante,  —si  gracieuse  qu'elle  faisait  d'une  défail^ 
lance  une  beauté, — et  qu'à  bout  de  respiration,  elle  respirait 
le  charme. 

MiciM. 

—  Maintenant,  voilà  Antoine  obligé  de  la  quitter  abso- 
lument. 

ÊNOBARBUS. 

—  Jamais  !  il  ne  la  quittera  pas.  —  L'âge  ne  saurait  la 
flétrir,  ni  l'habitude  épuiser  —  sa  variété  infinie.  Les  autres 
femmes  —  rassasient  les  appétits  qu'elles  nourrissent  ;  mais 
elle,  plus  elle  satisfait,  —plus  elle  affame.  Car  les  choses  les 
plus  immondes  —  séduisent  en  elle  au  point  que  les  prêtres 
saints— la  bénissent,  quand  elle  se  prostitue  ! 

MfiCÈNE* 

—  Si  la  beauté,  la  sagesse,  la  modestie  peuvent  fixer  —  le 
cœur  d'Antoine,  Octavie  est  —  pour  lui  une  bienheureuse 
fortune. 

AGRJPPA. 

Partons.  —  Bon  Énobarbus,  soyez  mon  hôte  —  tant  que 
vous  demeurerez  ici. 

ÊNOBARBUS. 

Je  vous  remercie  humblement,  seigneur. 

lli  sorUDt. 


SCENE   VIII. 

[Rome.  Dbds  le  jmIbu  de  Cûsat.] 

Entre  OCTAVIB.  accompagnée  J'on  tbli  par  CESAR,  <le  raatrv  pur 
AsroiXE;  OD  Dbvih  el  det  geos  de  ««rvice  le*  stiirenl. 

àirroiHB. 

-  Le  monde  et  mes  haute;;  foDctions  —  m'arracheront 
parfois  de  TOtre  sein. 

Sans  «esse  alors  -  mon  genou  ploiera  devant  les  dieux 
mes  prières  -  pour  vous. 

(iVrOISE,    i  Césnr. 

Bonne  nuit,  seigneur...  Mon  Oolavie,  —ne  lisez  pas  mes  . 
défauts  dans  les  récits  du  monde  :  —  jusqu'ici  je  n'ai  pas 
gardé  la  mesure;  mais  3t  l'avenir  —  tout  sera  fait  selon  la 
n^fcle.  Bonnp  nuit,  chère  dame. 

OCTAVIB. 
Bonne  nuit,  seigneur. 

CiSAR. 
Bonne  nuit. 

Sortenl  César,  Oelavi».  el  le*  gem  de  service. 
ANTOINE,    ail  OeJÎa. 

-  Eh  bien,  maraud  I  souhsiteriez-vous  être  en  Égjpte? 

1.E   DîMS. 

-  Plût  aui  dieiis  que  je  n'en  fusse  jamais  sorti,  et  qua 
vous  —  De  fussiez  jamais  venu  ici  ! 

AWOWE. 

Votre  raison,  si  tous  pouvez  ? 

LE  DEVEÏ. 
Jp  la  vois  —  dans  mon  ênT^lion.  je  ne  l'ni  pas  sur  les 
lèvres.,-  Mais  —  retournez  vile  en  Egypte.  i   r  !   i- 


112  ANTOINE  ET  CLÉOPATRB. 

ANTOINE. 

Dis-moi  —  qui»  de  César  ou  de  moi»  aura  la  plus  haute 
fortune  (9). 

LE  DEVIN. 

César.  —Donc,  ô  Antoine,  ne  reste  pas  à  ses  côtés.  —Ton 
démon,  c'est-à-dire  l'esprit  qui  fa  en  garde,  est  —  noble, 
courageux,  hautain,  incomparable  —  là  où  n'est  pas  celui 
de  César  ;  mais  près  de  lui,  ton  ange,  —  comme  accablé,  n'est 
plus  que  Frayeur  ;  donc— mets  une  distance  suffisante  entre 
vous  deux. 

ANTOINE. 

Ne  parle  plus  de  cela. 

LE  DEVIN. 

—  A  nul  autre  que  toi;  jamais,  si  ce  n'est  devant  toi.  — 
Si  tu  joues  avec  lui  à  n'importe  quel  jeu,  —  tu  es  sûr  de 
perdre;  et  il  a  tant  de  bonheur  naturel  —  qu'il  te  bat  contre 
toutes  les  chances;  ton  lustre  s'assombrit,  —dès  qu'il  brille 
près  de  toi  ;  je  répète  que  ton  esprit  —  est  tout  effrayé  de  te 
gouverner,  près  de  lui,  —  mais  que,  lui  absent,  il  est  vrai- 
ment noble. 

ANTOINE. 

Va-t'en  —  et  dis  à  Ventidius  que  je  veux  lui  parler. 

Le  Devin  sort. 

—  Il  faut  que  je  marche  contre  les  Parthes...  Soit  science, 
soit  hasard,  —  il  a  dit  vrai...  Les  dés  même  Ifi  obéissent  ; 
—  et,  dans  nos  jeux,  toute  ma  supériorité  s'évanouit  — 
devant  son  bonheur;  si  nous  tirons  au  sort,  il  gagne  ;  —  ses 
coqs  l'emportent  toujours  sur  les  miens,  —  quand  tous  les 
calculs  sont  pour  le  contraire  ;  et  toujours  ses  cailles  —  bat- 
tent les  miennes  dans  l'enceinte  de  la  lutte.  Je  veux  re- 
tourner en  Egypte  ;  —  j'ai  fait  ce  mariage  pour  ma  tranquil- 
lité; soit!  —  Mais  c'est  en  Orient  qu'est  mon  plaisir... 

Entre  Ventidius. 
ANTOINE, 

Ah  !  venez,  Ventidius.  —  Vous  allez  marcher  contre  les 


pBithes  :  TOlre  commission  est  prèle  ;  -  suivez-moi  pour  la 
recevoir. 


i 


SCÈNE    IX. 

[Rome.  Une  (ilsce  public|ue.] 

{vouent  LtPiDE,  Hecëne  et  Aghippa. 

LÊPIDE. 


—  Se  vous  déraogezpas  plus  longtemps;  je  vous  en  prie, 
rejoignez  vite  -  vos  généraui. 

AGRIPrA. 
Seigneur,  que  Marc-Antoine  —  prenne  seulement  !o  temps 
d'embrasser  Octavie,  et  nous  marchons. 
LÈPlDE. 

—  Jusqu'à  ce  que  je  vous  voie  dans  ce  costume  de  soldat 
—  qui  vous  ira  si  bien  à  tous  deux,  adieu  ! 

HÈCÈITE. 

—  D'après  mes  conjectures  sur  ce  vojrage,  nous  serons  au 
mont  Misène  —  avant  vous,  Lépide. 

LËPIDE. 
La  route  que  vous  suivez  est  beaucoup  plus  courte  ;  —  mes 
afbires  m'en  écarteront  beaucoup;  -  vous  gagnerez  deui 
jours  sur  moi. 

UËCÈKE    El    AGKIPPA. 

Seigneur,  bon  succès  ! 

WPIDE. 

Adieu. 

Us  sortent. 


L 


3 


It4  ANTOINK  ET  atoPATRB. 

SCÈNE  X. 

[Alexandrie.  Dans  le  palais.] 

Entrent  Cléopatre,  Charmion,  Iras   Albxas,  et   des  gens  de 

service. 

GLÈOPÂTRE. 

—  Donnez-tnoi  de  la  musique»  de  la  musique,  ce  mélan- 
colique —  aliment  de  nous  tous,  les  affairés  d'amour  ! 

UN  8ERVITEUR. 

La  musique  !  Holà  ! 

Entre  MàRdian. 
CLÈOPilTRE. 

-Laissons  cela...  Allons  jouer  au  billard.  —  Viens, 
Charmion. 

CHÂRMION. 

Mon  bras  me  fait  mal.  Jouez  plutôt  avec  Mardian. 

GLÊOPÀTRE. 

—  Pour  une  femme,  autant  jouer  avec  un  eunuque  — 
qu'avec  une  femme... 

A  Mardian. 

Allons,  voulez-vous  jouer  avec  moi ,  messire? 

marbiân. 
Aussi  bien  que  je  puis,  madame. 

GLEOPATRE. 

—  Et  des  que  le  bon  vouloir  est  démontré,  il  a  beau  être 
insuffisant,  —  l'acteur  a  droit  au  pardon...  Mais  non,  je  ne 
veux  plus...  —Donnez-moi  ma  ligne.  Nous  irons  au  fleuve  ; 
là,  —ma  musique  jouant  au  loin,  j'amorcerai  —  des  pois- 
sons aux  fauves  nageoires  ;  mon  hameçon  recourbé  percera 
—  leurs  visqueuses  mâchoires  ;  et,  à  chaque  poisson  que 


SQtm  X. 


115 


j'enlèverai,  —  je  m'imaginerai  tjue  c'est  un  Intoioe,  —  et 
je  dirai  :  Âh  !  ab  I  vous  ^tas  pris  ! 

COAllUlON. 

L'umasantti  journée  —  où  vous  Ûles  ce  pari  à  qui  poche- 
rait le  plus,  et  où  votre  plongeur  -  accrochf^à  l'hamei^oa 
d'Antoiae  oo  poisson  salé  -  qu'il  retira  avec  transport  !  (lO) 
CLÉOMTBE. 

Ce  temps-U  !  oh  !  quel  temps!  —  Je  me  moquai  de  tui.k 
lui  Ater  la  patience  ;  et,  le  soir  venu,  -  je  me  moquai  de  lui 
i  la  lai  rendre  ;  le  lendemain  matin,  -  avant  neuf  heures, 
je  le  restituai,  ivre,  à  son  lit  :  —  puis  je  le  couvris  de  mes 
mbes  et  de  mes  manteaux,  tandis  que  —  je  portais  Sun  épée 
dt  Philippcs. 

Knlre  ua  Hessuger. 

OiOPATHE. 
Oh!  d'Italie!...  -Entasse  tes  f<icondes  nouvelles  dans 
mon  oreille  —  longtemps  stérile. 

U  MESSiGER. 
Madame,  madame... 

CLÉOl'ATRE. 

Antoine  est  mort  !  —  Si  tu  dis  cela,  drôle,  tu  assassines 
ta  maltresse  ;  -  mais  s'il  est  libre  et  bien  portant,  —  si 
c'est  ainsi  que  lu  me  le  présentes,  voilà  de  l'or  et  voici  - 
mes  veines  les  plus  bleues  à  baiser;  prends  cette  main  que 
des  rois  —  ont  pressée  de  leurs  lèvres  et  n'ont  baisée  qu'en 
tremblant  ! 

LE  HEBS&GilR. 
D'abord,  madame,  il  est  bien. 

OtOPilM. 
—  liens  !  voil  de  l'or  encore.  Mais  fais  attention,  ma- 
raud. !Sous  avons  coutume  —  de  dire  que  tes  morts  sont 
l>ivu  ;  si  c'est  à  cela  que  tu  veui  en  venir,  —  cet  or  que  je 
te  donne,  je  Itt  ferai  fondre  ni  je  le  verserai  —  dans  ta  gorge 
mal  embauchée. 


1 


116  ANTOINE  ET  CLÉOPATRE. 

LE  MESSAGER. 

—  Bonne  madame,  écoutez-moi. 

CLÉOPATRE. 

Eh  bien,  va,  j'y  consens  ;  —  mais  il  n'y  a  rien  de  bon 
dans  ta  figure.  Si  Antoine  —  est  libre  et  en  pleine  santé,  que 
sert  d'avoir  cette  mine  sinistre  —  pour  trompetter  de  si  bon- 
nes nouvelles  ?  S'il  n'est  pas  bien,  -  tu  devrais  arriver 
comme  une  furie  couronnée  de  serpents,  —  et  non  sous  la 
forme  d'un  homme. 

LE  MESSAGER. 

Vous  plaira-t-il  de  m'écouter? 

CLÉOPATRE. 

—  J'ai  envie  de  te  frapper  avant  que  tu  parles.  —  Mais, 
si  tu  dis  qu'Antoine  est  vivant,  bien  portant,  —  l'ami  do 
César  et  non  pas  son  captif,  —  je  t'enfouirai  sous  une  pluie 
d'or  et  sous  une  grêle  —  de  perles  fines. 

LE  MESSAGER. 

Madame,  il  est  bien. 

CLÉOPATRE. 

Bien  dit. 

LE  MESSAGER. 

—  El  l'ami  de  César. 

CLÉOPATRE. 

Tu  es  un  honnête  homme. 

LE  MESSAGER. 

—  César  et  lui  sont  plus  grands  amis  que  jamais. 

CLÉOPATRE. 

—  Fais-toi  une  fortune  avec  moi  ! 

LE  MESSAGER. 

Mais,  madame... 

CLÉOPATRE. 

—  Je  n'aime  pas  ce  mais,  il  affaiblit  —  un  si  bon  com- 
mencement. Fi  de  ce  mais!  —  Ce  mais  est  comme  un  geô- 
lier qui  va  produire  —  quelque  monstrueux  malfaiteur.  Je 


SCÉSl  X.                                        117 

1 

t'en  i»ie.  ami,  -  wne>  toute  ta  charge  dans  rnoo  oreille,  — 

le  bien  et  le  maU  la  fois.  Il  est  ami  avec  César,  -en  pleine 

^^H 

santé,  dis-tu,  et  libre,  dis-tu? 

^^1 

LE  MESSAGER. 

^^H 

-  Libre,  madame  t  non  :  je  o'ai  point  fait  un  pareil  rap- 

^^^^H 

port  :  -  il  est  attaché  Â  Octaïie. 

^^^^^1 

OÉOPATM. 

^^^^1 

Poor  quel  bon  office  * 

^^^^1 

a  MESSAGEH.                                "' 

-  Pour  le  meilleur,  l'office  du  lit.                      '  '  **  " 

^^^^^1 

^^^^1 

atoPATRB. 

^^^^^1 

Je  palis,  Cfaanntoa. 

^^^H 

LE   «ESSAGEH. 

^^^^^1 

-  Madame,  il  est  marié  à  Octavie. 

^^^^^1 

Œ^PATItS. 

^^^^1 

-  Que  la  peste  la  plus  venimeuse  fonde  sur  toi  ! 

Elle  le  frappe  ei  l«  lerraue. 

U   MESSAGER. 

-  Bonne  madame,  patience  ! 

afeOPATRE. 

Que  dites- vous  T. . 

Elle  le  frsppe  encore. 

Bors  d'ici.  -  horrible  drôle  !  ou  je  vais  chasser  tes  yeux 

-  comme  des  billes  devanl  moi  ;  je  vais  dénuder  ta  tête. . , 

4 

k  le  ferai  fouetter  avec  le  fer,  étuver  dans  la  saumure,  - 

•il  confire  à  la  sauce  ardente. 

LE  MLSSAGER. 

Gracieuse  madame,  -si  j'apporte  la  nouvelle,  je  n'ai  pas 

btlemaria^. 

CLÈOPATRB. 

-  Dis  que  cela  n'est  [«s.  et  je  te  donnerai  une  province. 

-rtje  rendrai  ta  fortune  splendide  ;  le  coup  que  lu  as  reçu 

-  le  fera  pardonner  de  m'avoir  mise  en  rage  :  -  el  je  te 

™.                                                                             8 

.ft^ 

1^^^ 

» 

118  ANTOINK  BT  OUOPàTRK. 

gratifierai  de   tous  les  dons  -^  que   Iob  kumiUlé  peut 
mendier. 

LS  llK96àeBB4 

Il  est  marié»  madame* 

"  Misérable,  tu  as  véca  trop  longtomps. 

Elle  tira  an  cooteaa. 
LS  MSSSAGSi. 

Ah!  je  me  sauve.  —Que  prétendez- vous,  madame?  Je 
n'ai  tait  aucune  iaute . 

Il  s'enfuit. 
CfiAffliAM. 

-  Bonne  madame,  contenez-vous  r  —  HiMniôé  est  in- 
nocent. 

diOPATRl. 

-  Il  est  des  innocents  qui  n'échappent  pas  au  coup  de 
foudre...  -  Que  TÉgypte  s'effondre  dans  le  Nil  !  et  que 
toutes  les  créatures  bienfaisantes  -  se  changent  en  serpents  ! 
Rappelez  cet  esclave  ;  -  toute  furieuse  que  je  suis,  je  ne  le 
mordrai  pas. . .  Rappelez-le . 

Qaelqn'an  sort. 
GHARinON. 

-  Il  a  peur  de  revenir. 

GLÈOPATRE. 

Je  ne  lui  ferai  pas  de  mal  ;  —  ces  mains  perdent  leur  no- 
blesse en  frappant  —  un  plus  petit  que  moi,  alors  que  seule 
-  je  me  suis  mise  en  cet  état. 

Rentre  le  messager. 
OÈOPATRE. 

Approchez,  monsieur  !  ~  Il  peut  être  h(Miiiète^  mab H 
n'est  jamais  bon  —  d'apporter  une  mauvaise  nouvelle. 
Donnes  à  un  gracieux  message  —  une  légion  de  langues  ; 
mais  laissez  les  mauvaises  noavdles  s'annooeer  -  elles- 
mêmes  par  le  coup  qui  nous  frappe« 


F 


LE  I 
J'ai  hit  moD  devoir. 

CLËOPiTni. 
Esl-il  marié?  —  Je  te  h»ïr8t  de  ma  pire  haine,  -  si  lu 
di»  encore  oui. 

LE  MESSAGER. 

Il  est  marié,  madame. 

atorATRE. 
~  Que  les  dieux  le  confondent  !  Tu  persistes  donc  lou- 
joors? 

U  HESSikGER. 

-  Fani-il  que  je  mente,  madnme? 

OÈOPATBE. 

Oh  !  Je  voudrais  que  tu  mentisses,  -  quand  la  moitié  de 
mon  Ëgyp'^  devrait  éire  submei^  et  faire  —  une  citerne 
pour  les  serpents  squammeui  !  Va,  sors  d'ici  ;  —  quand  tu 
aurais  le  visage  da  Narcisse ,  h  moi  —  tu  me  paraîtrais 
affreux...  Il  est  marié  ? 

Ll  BESSACEB.  ' 

-  J'implore  le  pardon  de  Votrt.'  Altesse.  '  '  """   I 

OiOPATItE. 
n  est  marié? 

LE  HBSSAGBR. 

-  Ne  TOUS  oETenseï  pas  du  ce  que  je  ne  veuille  pas  vous 
ufleoser  ;  -  me  punir  pour  ce  que  vous  me  faîtes  faire  -  me 
semble  bien  inique.  Il  est  marié  à  Octavie. 

aiOPATRE, 

— Ob!  si  son  exemple  avait  pu  te  rendre  fourbe,  toi  — qui 
ne  l'es  pas!...  Quoi  !  tu  essftrde  cela?  Va-t'en  d'ici.  —  Iji 
marchandisp  qu»  tu  as  rapportée  de  Rome  —  est  trop  chère 
pour  moi.  Qu'elle  te  reste  sur  [es  bras,  -  et  sois  ruiné  par 

'     -'■  '' Le  iiie>Mg«r9on.' 


120  ÀI«T01N£  KT  CLtOPàTRK. 

GHARWON. 

Bonne  Altesse,  patience  ! 

dtoPATRB. 

—  En  louant  Antoine,  j'ai  déprécié  César. 

GHARiaON. 

—  Maintes  fois,  madame. 

CLtoPATRS. 

J'en  suis  bien  payée  à  présent  !  —Emmenez-moi  d'ici... 
-  Je  me  sens  défaillir...  Oh  !  Iras!  Charmion  !.  .  Ce  n'est 
rien. .  -  Va  trouver  cet  homme,  bon  Alexas  ;  commande-loi 
de  te  dire  les  traits  d'Octavie,  ses  années,  —  ses  îndiiia* 
tions;  qu'il  n'oublie  pas  la  —  couleur  de  ses  chereox  I  .. 
Rapporte- moi  vite  ses  paroles  . . 

Alexas  sort. 

—  Renonçons  à  lui  pour  toujours...  Mais  non,  Gbar- 
mion  !  —  Si,  d'un  côté,  il  a  le  masque  de  Gorgone»  —  de 
l'autre,  c'est  Mars  pour  moi  ! . . . 

A  Mardian. 

Dis  à  Alexas  —  de  me  rapporter  quelle  taille  elle  a.<>» 
Plains-moi,  Charmion,  —  mais  ne  me  parle  pas. . .  Menei- 
moi  dans  ma  chambre. 

Ils  sortent. 

SCÈNE   XI. 

[Près  do  cap  Mitàne.] 

PoMPÈB  et  MENAS  arrivent  d'no  cAté,  an  son  des  tambonrs  et  det  litMi- 
pettes;  de  l'autre,  CéSAR,  LfiPU>E,  ÀNTOUfB,  IsNOBARBUS,  MtcÉMI 
afec  une  escorte  de  soldats. 

POMPfiK. 

—  J'ai  VOS  otages,  vous  avez  les  miens,  —  et  nous  aUoiis 
causer  avant  de  combattre  (11). 

CÉSAR. 

■       • 

Il  est  fort  juste  -  que  nous  en  venions  d'abord  aux  paro- 


SCÈlfR  XI  t2t 

les:  aussi  t'sToiisnous  —  envoyé  d'avaDcenos  proposîltons 
écrites;  —  pour  peu  que  tii  les  tiits  eiaminées,  fais-nous 
Hvoir  -  si  elles  sufBseDt  pour  cnchataer  ion  épée  mëcon- 
lente  -et  ramener  en  Sicile  toutecetle  bellejeunesse  -  qui 
autrement  devra  périr  ici. 

POKPfiE. 
Croutez-moi,  tous  trois,  —  seuls  sénateurs  de  ce  vaste 
uni»efs, -agenlssuprêmesdesdieux  :  je  oevois  pas  -  pour- 
quoi moa  père  manquerait  de  vengeurs,  -  lui  qui  o  laissé 
un  fils  el  des  amîs,  quand  Jules-César,  —  qui  apparu!  au 
bon  Brutas  à  Philippes,  -  vous  a  vus  là  travailler  pour  lui. 
Qo'esl-ce  —  qui  poussa  le  pAle  Cassius  h  conspirer  ?  Qu'est-ce 
qui—  décida  le  très-honoré,  l'Honnèle  Romain  Brutus  — et 
ses  compagnons  d'armes,  rourtisans  de  la  belle  liberté,  — 
h  eosangianler  li-  Capitole?  C'est  qu'ils  ne  voulurent  —  voir 
duis  an  homme  qu'un  bomme.  Et  voilA  —  ce  qui  m'a 
porté  i  équiper  celte  flotte  dont  le  poids  -  fait  écumer 
i'Océao  irrité  el  avec  laquelle  j'entends  -  châtier  l'ingra- 
titude dont  la  haineuse  Rome  -  accabla  mon  noble  père. 
CÈSAB. 

A  votre  aise. 

iKTOESB. 

—  Tu  oe  parviendras  pas  à  nous  effrayer,  Pompée,  avec 

toutes  les  voiles  ;  —  nous  saurons  te  répliquer  sur  mer  ; 

•or  lerre.  tu  sais  -  tout  ce  que  tu  as  de  moins  que  nous. 

POMPÉE. 

Sur  terre,  en  effet,  —tu  as  de  plus  que  moi  la  maison  de 

mon  père;  -  mais,  puisque  le  coucou  se  niche  toujours 

cflleunqae  chez  lui,  —  restes-y  tant  que  lu  pourras. 

Veuillez  nous  dire  —  (car  tout  ceci  est  hors  de  la  qties- 
tioo]  comment  vous  accueillez  -  les  offres  qui*  nous  vous 
irons  transmises 


m  A!ITOI!IE  ET  atOPATII 

GÉBài. 

Vdli  le  point. 

ARTUUII. 

-  Re  te  laisse  pes  dédder  par  nos  prières,  mais  ooDsi- 
dère  —  quel  parti  fl  faut  mieux  embrassa. 

(ÉSàM. 

Et  quelles  eoosëqueoces  aurait  pour  toi  —  l'ambitioD 
d'une  plus  haute  iortuue. 

ronti. 
Vous  m'arei  frit  offre  —  de  la  Sicile  et  de  la  Sardaigne; 
à  conditioD  queje  nettoierais  la  merdes  pirates  et  que  j'en- 
▼errais  —  à  Rome  eertaines  mesures  de  blé.  Cette  conten- 
tion faite,  —  nous  defons  nous  séparer  sans  une  entaille  I 
nos  épées,  —  sans  une  balafre  à  nos  boucliers. 

cÉSAi,  Aimm,  Ltm. 

Voilà  nos  offres. 


Sachez  donc— <pie  j'étais  tenu  id«  défaut  tous,  en  homme 
préparé  —  à  accepter  ces  offres.  Hais  Marc-Antoine  —  m'a 
causé  quelque  impatience. 

A  Antoiae. 

Dussé-je  perdre  —  mon  mérite  en  le  rappelant,  tous 
saurez  —  que»  quand  César  et  tos  frères  étalent  aux  prises, 
-  Totremère  est  tenue  en  Sicileet  y  atruufé  —  un  accueil 

amical. 

Anomi. 
Je  Tai  appris,  Pompée  ;  —  et  je  suis  tout  disposé  à  vous 
offrir  libéralement  les  remerdments  —  que  je  vous  dois. 

Donnez-moi  votre  main.  -  Je  ne  m'attendais  pas»  sei- 
gnour,  à  vous  rencontrer  ici. 

A9T0DIB. 

-  Les  lits  sont  moelleux  en  Orient.  Merci  à  vous -de 
in*Avoir  fuit  revenir  ici  plus  tAt  que  je  ne  comptais!  —  car 
j'y  ai  gagné. 


seine  XI.  123 

Depuis  la  dernière  fois  que  je  vous  ai  vu,  -*  fMaèvez 
changé. 

POMPÈK. 

Vraiment,  je  ne  sais  pas  -^  quais  comptes  l'Apre  fortune 
tient  sur  mon  râage;  •*  en  tout  cas,  jésiafs  elle  n-eBvahira 
mon  sein,  —jusqu'à  faire  de  mon  cœur  son  vassal  ! 

LINDI,  à^ Pompée. 

Heureuse  réunion  !  — 

POMPil. 

Je  Tespère,  Lépide...  Ainsi,  nous  sommes  d'aooocd ; — 
je  demande  que  notre  convention  soit  mise  par  écrit,  —  et 
scellée  de  nous. 

gIbsâr. 

Cest  la  première  chose  que  nous  devons  foire. 

PMPii. 

—  n  faut  nous  fêter  les  uns  les  autres^  avant  dénoua  sé- 
parer; tirons  -au  sort  à  qui  commencera. 

ANTODIB. 

Ce  sera  moi»  Pompée. 

PMPÉB. 

—  Non,  Antoine,  laissons  décider  le  sort;  mais,  que  voua 
sojez  le  premier  —  ou  le  dernier,  votre  estimable  cuisine 
égyptienne  -  aura  toute  la  vogue.  J'ai  ouï  dire  que  ^uies 
César  —  s'est  engraissé  à  festiner  là-bas. 

ANTOINE. 

Vous  avez  ouï  dire  bien  des  choses. 

POMPtas. 

—  Je  n'ai  que  de  courtoises  pensées,  messire. 

ANTOOn. 

Et  d'aussi  courtoises  paroles. 

—  Voilé  ce  que  j*ai  ouï  dire.  —  Et  j'ai  ouï  dire  aussi 
qu' Apollodore  porta. . . 


124  A!mi!IE  ir  GiiDfiTII. 

ÈKÊàMBEê. 

-Soflh.  iirtfût. 

FOifPil. 

Porta  quoi,  je  tous  prie? 


Geitaiiie  fôie  i  Céstf  diDs  im  iimelai(tl). 


-  Je  te  reeomiaîs  à  préseot  ComineDt  Yas-Ca,  soldai? 

Fort  hien  :  —  et  il  est  probaMe  que  je  cootinuerai:  car 
j'apergoia  —  quatre  banquets  en  perspeetife. 

roifpii. 

Laisse-moi  serrer  ta  main  ;  —  je  ne  t*ai  jamais  hai;  je 
t'ai  TU  combattre,  —  et  j*aî  envié  ta  faleor. 

tROBilBCS. 

Monsieur»  -  je  ne  tous  ai  jamais  beaucoup  aimé  ;  mais 
je  fousai  loué,  —  quand  tous  méritiez  dix  fois  plus  d'éloges 
—  que  je  ne  vous  en  donnais. 

POMPil. 

Jouis  de  ta  franchise  :  -  elle  ne  te  sied  pas  mal.  —  Je 
TOUS  inrite  tous  h  bord  de  ma  galère.  —  OuTrez  la  marche, 
seigneurs. 

GtaAR»  ANT0I9B,  LÈPmi. 

Montrei-nous  le  chemin»  monsieur.  - 

POMPÈB. 

Venez. 

Sortent  Pompée,  CéMr,.  Aoloine,  I>|Mde,  les  soldais  el  les  gens  Ae  U 

sotte. 

MENAS,   A  psrt. 

Ton  père,  Pompée,  n'aurait  jamais  (ait  ce  traité-lè. 

Haot,  è  Énobarbas. 

Vous  et  moi,  nous  nous  sommes  connus,  monsieur. 

tnOBARBUS. 

je  crois. 


BCkSl  XI.  i!^5 

tffefAS. 

En  cflét,  monnoiip* 

iROBAIfflDS. 

Yoa»  a^ei  fnt  ménreilles  Sdr  l'eau. 

MteAS. 

Et  Toos  sar  terre. 

tlKffiAItBIlS. 

Je  louerai  toujours  qui  me  loue.  Aussi  bien,  on  ne  peut 
nier  ee  que  j'ai  Ml  sur  terre. 

MilUS. 

Ni  ee  que  j'ai  fait  sur  l'eau. 

tHOBARBUS. 

Si,  il  7  a  quelque  chose  que  tous  pouvez  niez  pour  votre 
sûreté  même  :  vous  avez  été  un  giraind  bandit  tat  mer. 

MiNAS. 

Et  vous  sur  terre. 

En  ce  cas,  je  nie  mes  services. #.  Mais  donnez-moi  la 
main,  Menas.  Si  vos  jput  avaient  cette  autorité,  ils  pour- 
Frieot  saisir  ici  deux  bandits  qui  s'embrassent. 

Us  se  tendent  ti  màfii. 

idafÂS. 

Le  visage  d*un  homme  ne  ment  pas,  quoi  que  fesse  sa 
miin. 

inOBARBUS. 

En  revanche,  il  n'est  pas  de  jolies  femmes  dont  le  vidage 
assoit  fourbe. 

MENAS. 

n  ne  les  calomnie  pas  :  elles  volent  les  cœurs 

ÈNOBABfiUS. 

Hons  étions  venus  ici  pour  nous  battre  avec  vous. 

MiNAS. 

huar  ma  part,  je  suis  fftché  que  cela  ait  tourné  en  bois- 
ans.  Aujourd'hui  Pompée  perd  sa  fortune  k  rire. 


Iî6t  àNTOIRE  Vî  CLÉOPATRB 

fiNOBàm». 

Si  cela  est,  pour  sûr  il  ne  la  regagnera  pan  à  plemiarr  ; 

Vous  l'avez  dit,  monsieur.  Noutn'atteiidkMaa  pas  Marc- 
Antoine  ici  :  dites-moi,  est-ce  qu'il  est  mariéàCléopAtre? 

ÈNOMRBUS. 

La  sœur  de  César  s'appelle  Octavie. 

V  MÈKAS. 

C'est  vrai,  monsieur  ;  elle  était  la  femoie  de  Caïua  Mar- 
cellus. 

iSNOBARBDS. 

Mais  elle  est  maintenant  Ja  femme  de  Marcus  Àntonius. 

MfalAS. 

Que  dite^vous,  monsieur? 

ÉNOBABBUS. 

C'est  la  vérité. 

Alors,  César  et  lui  sont  liés  pour  toujours. 

felîOBÀRBUS. 

Si  j'étais  tenu  de  prédire  le  sort  de  cette  unios,  je  ne  pro- 
phétiserais pas  ainsi. 

Je  crois  que  la  politique  a  plus  fait  dansoeroariage  que 
l'amour. 

ËNOBàRBGB. 

Je  le  crois  aussi  ;  mais  vous  verres  que  le  tien  même  qui 
semble  resserrer  leur  amitié,  l'étranglera.  Octavieeat  d'un 
abord  austère,  froid  et  calme. 

MENAS. 

Et  quel  est  Thomme  qui  ne  voudrait  voir  sa  femme 
ainsi? 

fiNOBARBUS. 

Cehii  qui  lui-même  n'est  pas  ainsi  ;  et  cet  homme  est 
Marc-Antoine.  H  retournera  à  son  fagoAt  égyptien;,  alors 


SCÉKE  XII  1*7 

les  soupirs  d'Octavîe  attiseront  la  colère  dans  César:  el. 
romme  je  viens  de  le  dire,  ce  qui  est  la  force  de  leur  ami- 
tié dépendra  la  cause  immédiate  de  leur  rupture.  Antoine 
laissera  son  affection  ofi  elle  est  ;  il  n'a  épousé  ici  que  l'oc- 
casion . 

MENAS. 
Cela  pourrait  bien  être.  Allons,  monsieur,  venez-vous 
À  bord?  J'ai  un  toast  pour  vous. 
Knobuibis. 
J'y  répondrai,  monsieur  :  nous  a 
^^p-ËeTpte. 
^^■^ 
^^^Kfeoez.  Partons. 


ms  firessé  nos  gosiers 


SCENE    XII. 


Tlord  de  I*  galèn  de  Pompée,  près  da  cap  Miitne.  tin  pont  de  boi» 
rejomi  la  galerie.] 

]«»  on  troif  GBKViTeuns,  ponant  ane  ubie  terfie. 

PREHBB   SER^TTEUR. 
t  vont  venir,  camarade   Déjà  plusieurs  ont  la  plante 
des  pieds  presque  déracinée  ;  le  moindre  vent  va  les  abattre. 
DËCXIÈHE  SERVITEUR. 

Lépide  est  haut  en  couleurs. 

pRiMiEti  sERvrmnt. 
Ils  lui  ont  lait  boire  leur  rebut. 

DEUXIÈME  SSRYITErB. 
Quand  les  deui  autres  se  piquent  à  l'endroit  sensible,  il 
leur  crie  :  assez  !  et,  tout  en  les  réconciliant  avec  sa  prière, 
il  se  réconcilie  avec  la  liqueur. 

PREMIER  SERVITEUR. 

Mais  il  ne  fait  qu'envenimer  la  ^erre  entre  lui  et  son 

bon  sens,  *  ■■  :  ■;!,  .  i,^!  iir.'.  t  -".  . 


m  ANTOIKE  KT  GLtOPATRI. 

DBUXlÈm  8HIV1TIUK. 

Tout  cela,  pour  être  compté  danis  la  société  des  honnoM 
supérieurs  !  Moi,  j'aimerais  mieux  avoir  un  roseau  dont  je 
pourrais  me  servir  qu'une  pertuisane  que  je  ne  pourrais 
pas  soulever. 

PBKmsR  snvrnsuR. 

Être  admis  dans  les  sphères  hautes  sans  y  faire  sentir  son 
action ,  c'est  ressembler  à  ces  orbites  où  les  yeux  ne  sont 
plus  et  qui  font  un  vide  pitoyable  dans  le  visage. 

Fanfares.  Entrent  CfisAR»  AirroiNB,  Pompée,  Lëpidb»  AcaupTA,  Mtt- 
CÉNB,  ÈlOBARBCS,  MtNAS  et  aatret  capitaines.  Tons  se  mettent  à 
-  table. 

ANTOINS^  à  César. 

-  C'est  ainsi  qu'ils  font,  seigneur;  ils  mesurent  la  crue 
du  Nil  —  à  une  certaine  éch^  sur  la  pyramide,  et  ils 
savent,  —  selon  le  niveau  élevé,  bas  ou  moyen  de  l'étiage, 
s'il  y  aura  disette  —  ou  abondance.  Plus  le  Nil  monte,  - 
plus  il  promet  ;  lorsqu'il  se  retire,  le  laboureur  —  sème  son 
grain  sur  le  limon  et  la  vase,  —  et  bientôt  obtient  moisson. 

LiFIDgy  d'one  TOfix  avinée. 

Vous  avez  là  d'étranges  serpents. 

ANTOIIfS. 

Oui,  Lépide. 

LÈPIDB. 

Votre  serpent  d'Egypte  natt  de  votre  fange  par  l'opération 
de  votre  soleil  :  de  même  votre  crocodile. 

ANTOINB. 

C'est  vrai. 

POMPÉE. 

Asseyons-nous,  et  du  vin.  A  la  santé  de  Lépide. 

liPIDE. 

Je  ne  suis  pas  aussi  bien  que  je  le  devrais,  mais  jamais  je 
ne  serai  hors  de  raison. 


tENOBkHBliS. 
,,  Non,  jusqu'à  ce  que  vous  dormiuz.  Jusque-lâ,  je  craios 
kien  que  tous  ne  soyez  dedaus. 

LÉriDS. 

Chl  cemÎQemeDt  j'ai  oui  dire  que  les  Pyramides  de  Pto- 
Umêa  étaient  de  irès-belles  clioses  ;  sans  contredit,  j'ai  ouï 
direçi. 

UfcNAS,  R  pari. 
—  Pompée,  UD  moi! 

POBPÈK. 
Dis-le-moi  à  l'oreille  :  qu'est-ce? 
M^AS,  i  part. 
~  Quitte  ton  siège,  je  t'en  supplie,  capitaine,  -  que  je 
tidise  UD  mot. 

eowti. 
iUends  !  tout  k  l'heure  !  -  Celte  rasade  pour  Lépide  ! 

Quelle  espèce  d'âtre  est  voire  crocodile? 

KWïom. 
U  est  formé,  monsieur,  comme  lui-même  ;  et  il  est  tiiffii 
large  qu'il  a  de  largeur  ;  il  est  juste  aussi  haut  qu'il  l'est,  et 
il  se  meut  avec  ses  propres  organes  ;  il  vil  de  ce  qui  le  nour- 
rit :  et,  dès  que  les  éléments  dont  il  est  formé  se  décompo- 
sent, il  opère  sa  transmigraliou . 
limi. 
De  quelle  couleur  est-il? 

AKTDINI. 
De  sa  propre  couleur. 

LtPiDE.  *uhtibnt^ 

C'est  no  étrange  serpent. 

iaroBi.  ' 

C'est  nm  ;  et  ses  larmes  sont  humides . 

CtSAH,  t  ADioioe. 
Ciille description  le  satisfera-t-elle?  i,,>if>cniii  > 


tSO  iirroiltt  ST  GUiOPATRS. 


Oui,  avec  la  ssnté  que  Pompée  lui  porte.  Aotrement,  ce 
serait  un  épicurien  bien  difficile. 

POMPÈB,  bat,  à  Menas. 

—  Allez  tous  &ire  pendre,  olon  ëher,  allez  t ...  me  parier 
de  quoi?...  Arriàfe!  -  Obéisses... 

Hant. 

Où  est  la  coupe  que  j'ai  demandée  ? 

MENAS,  ban,  à  Pompée. 

—  Au  nom  de  mes  services,  di  tu  veux  bien  m'entendre, 
—  lève-toi  de  ton  tabouret. 

POMPfSy  bas,  h  Menas. 

Tu  es  fou,  j'e  croîs.  De  quoi  s'agît-îl? 

T1  se  lèfe  et  se  retire  à  Técart  afec  Menas. 

mInas. 

, ,  <  '  ■ 

—  rai  toujours  eu  le  chapeau  bas  devant  ta  fortune. 

POMPÉS. 

1       I 

—  Tu  m'as  toujours  servi  avec  une  grande  fidélité. 
Après? 

Haal,  auieonvives. 

—  Soyez  joyeux,  seigneurs  ! 

AMTOINK. 

Lépide,  -  défiez-vous  des  banos  de  sable  ;  voua  sonir 
brez. 

MENAS,  bas,  à  Hmpéê. 

—  Veux-tu  ôlre  seigneur  de  tout  l'univers  ! 

POMPÈB,  bas,  à  Ménatf. 

Que  dia-tu  ? 

MkNAS. 

—  Encore  une  fois,  ve6i*-tu  être  seigneur  de  l'univers 
entier?  ' 

POMPte. 

—  Comment  serait-ce  possible? 


HËU8. 
»pte  seulemenlt  el»  —  tout  pauvre  que  tu  me  crois,  je 
s  homme  -  i  te  donoer  tom  l'uniïers. 

POKPËE.  >ij.<taijiHiU]V 

As-tu  beaucoup  but 

HtSkS. 

-  NoD,  Pompée,  je  me  suis  abstenu  de  la  coupe.  -  Tu  j 
«s,  situ  l'oses,  leJupiterterresIre:— tout  cequet'OcéaDea-  I 
Ml,  tout  ce  que  le  ciel  embrasse,  -  est  i  toi,  si  tu  le  veux,  ] 

POMTÉE. 
Montre-moi  par  quelle  voie. 
Ht»  AS. 

-  Ces  partageurs  du  monde,  les  triumvirs,  -  sont  daot  I 
lOD  raisseau;  laisse-moi  couper  le  cordage.  -  et,  quand  1 
nous  serons  au  large,  «uluus-leur  k  la  gorge,  -  tout  ttt  j 
ttûi. 

poicpte. 

Ah  l  tu  aurais  dû  le  faire  — sans  m'en  avertir.  De  ma  part,  1 
ce  serait  une  vilenie  ;  —  de  la  tienne,  c'eût  été  un  bon  ser-  j 
vice.  Tu  devais  savoir  —  que  mon  intérêt  oe  guide  pas  moQ  j 
honneur,  —  mais  est  guidé  par  lui.  Regrette  que  ta  langue  \ 
aitjamais  -  trahi  Ion  action.  Faite  à  mon  insu,  -  je  l'au- 
rais trouvée  bien  faite.  -  Mais  maintenant  Je  dois  la  con-  < 
liamner.  N'y  pense  plus  et  bois. 

Il  reTieol  prè»  dei  c 
HtîlAS,  t  pan. 
Puisque  c'est  ainsi,  —  je  ne  veux  plus  suivre  ta  fortune 
étentée.  -  Qui  cherche  une  chose  et  la   repousse  quand  ' 
die  s'offre,  -  ae  la  retrouvera  plus. 

A  ta  santé  de  Lépide! 

AFTOIM. 

-  Qu'on  le  porte  h  la  cOte  !.,.  je  vous  ferai  raison  pour 


132  ANTOINE  BT  GLtOPATEK. 

tNOBARBUS,  ane  ooope  à  la  main. 

"  A  toi.  Menas. 

MilNAS. 

Volontiers,  Énobarbus. 

POMPÈB,  à  reaelafe  qai  Tene  A  boira. 

Remplis  jusqu'à  cacher  la  coupe. 

fnOBARBDS,  montmit  no  esclave  qm  eiapoitie  Lépide. 

^.  Yoilè  un  fort  gaillard.  Menas. 

MinAS. 

Pourquoi  ? 

fafOBABBDS. 

Il  porte  -  un  tiers  du  monde»  mon  cher,  ne  Yois-tu  pas? 

MtNAS. 

-  Alors  le  tiers  du  monde  est  ivre;  que  ne  l'est-il  tout 
entier  pour  pouvoir  rouler  plus  aisément  1 

tNOBABBUS. 

Bois  donc  et  aide  à  le  mettre  an  branle. 

MENAS. 

Viens. 

POMPIb,  à  ÀDioine. 

Ce  n'est  pas  encore  là  une  fête  d'Alexandrie  ! 

ANTOINB. 

-  Gela  en  approche...  Choquons  les  coupes!  Holà!  - 
La  santé  de  César  ! 

CÉSAR. 

Je  me  passerais  bien  de  celle-là.  —  C'est  un  labeur  mons- 
trueux :  me  laver  le  cerveau  —  pour  ne  le  rendre  que 
{dus  trouble  ! 

ANTONB. 

Soyez  Tenfuit  de  la  cirotmsiance. 

CfeSAR. 

-  Bois  donc,  je  te  donnerai  la  réplique  ;  mais  j'aurais 
■ufiux  timé  jeûner,  —  pendant  quatre  jours,  que  dê^  boire 
tant  en  un  seul. 


SCÈNE  Xll.  133 

tNOBABBCS,  t  Aotoine. 

—  Elh  1  mon  brave  empereur  !  —  Si  nous  dansions  msia- 
teoBDt  la  bacchanale  égjptieiuie  —  pour  célébrer  noire 
boire? 

POUFÊE. 

Volontiers,  bon  soldat. 

Ton*  se  lèresl  de  Uble. 

AHTonre. 

-  Allons  !  tenons^nous  tous  par  la  main  -  jusqu'à  ce 
qae  le  Tin  triompbaol  ait  plongé  nos  sens  —  dans  un  doux 
et  délicieuï  Lélhé  ! 

ÈSOBARBUS. 

Prenous-nous  tous  la  main.  —  Qu'une  musique  reten- 
lissante  batte  nos  oreilles.  -  Pendant  ce  temps-là ,  je  tous 
placerai  ;  puis  cet  enfant  chantera,  —  et  chacun  entonnera 
le  refrain  aussi  baul  —  que  ses  vigoureux  poumons  pour- 
ront lancer  leur  volée. 

La  miuique  joue.  ÉoobflrbDS  plaça  toa 


Vieot,  toi,  mODarqueda  via, 

BMchat  JonRla,  A  I'œiI  cote  : 
Que  DOS  M>ucis  «oiant  Dojéi  dans  tes  cures. 
Et  no»  chereui  couronnés  de  les  grappes  ! 
Tene-oous  jutqo'l  ce  que  le  monde  tantoe , 
Verse-noas  jasqii'l  ce  que  le  moude  tourne  I 

CËUt,    ae  retirant. 

-  Quevoudriez-vousdeplus?...  Pompée,  bonne  nuit... 
A  Antoiae. 

Bon  frère,  —  laissez-moi  vous  emmener  :  nos  graves 
ilbires  —  répugnent  à  tant  de  légèreté!...  Gentils  seî- 
SOïUR.  séparons-nous;  -  vous  voyez,  nous  avons  les  joues 
«Q  feu  :  le  vigoureux  Ênobarbus  —  est  plus  faible  que  le 
*in.  el  ma  propre  langue  —  balbutie  ce  qu'elle  dit:  peu 
leu  faut  que   l'eitravagante   orgie  —  ne    nous   ait  tous 


134  AirrOINt  ET  GLÈOPATRE. 

hébétés.  Qu'est-îl  besoin  de  plus  de  paroles?  Bonne  nuit. 
—  Bon  Antoine,  votre  main. 

POM^. 

Je  veux  veiller  sur  vous  jusqu'à  la  côte. 

ANTOINE,   chancelant. 

-  Fort  bien,  monsieur  :  donnezHmoi  voire  main. 

POMPÉE. 

0  Antoine,  ~  vous  avez  la  maison  de  mon  père...  Mais 
quoi?  Nous  sommes  amis.  —  Allons  !  descendons  dans  le 
bateau. 

ÈNOBARBUS. 

Prenez  garde  de  tomber. 

Pompée,  César,  Antoine  et  leor  soîte  B'embarqnenl. 

-  Menas,  je  n'irai  pas  à  terre. 

MENAS. 

Non  I  dans  ma  cabine  !  —  Hé  !  les  tambours  !  les  trom- 
pettes !  les  flûtes  !  Ué  !  —  Que  Neptune  nous  entende  dire 
un  bruyant  adieu  —  à  ces  grands  compagnons  !  Sonnez  ! 
Peste  soit  de  vous  !  Sonnez  donc  ! 

Fanfares  et  tambours. 
ÈNOBARBUS,    ioterpellaot  ceax  qui  s*embarqaent. 

Ho,  là-bas  !  Voilà  mon  bonnet  ! 

Il  agite  son  bonnet. 
MENAS. 

Holà  ! . . .  Noble  capitaine,  —  venez  ! 

Sortent  Énobarbus  et  Menas  . 

SCÈNE    XIII. 

[En  Syrie.] 

Entre,  comme  après  une  victoire,  Ventidius,  accompagné  de  Silius  et 
d  antres  Romains,  officiers  el  soldais.  On  porte  devant  lui  le  corps  de 
Pacoms,  fils  d'Orodes,  roi  des  Parthes. 

VKNTIDIUS. 

-  Enfin,  en  dépit  de  tes  flèches,  Partbie,  te  voilà  frappée  I 


SCÈNE  xm.  tss 

EbSo  —  la  Fortane  daigne  feire  de  moi  —  le  yeogeur  de 
Marcus  Crassus. . .  Que  le  corps  de  ce  fils  du  roi  soit  porté 

-  devant  notre  armée...  Ton  Pacorus,  Orodes,  —  nous 
paye  Marcus  Crassus  (13). 

snJDS. 

Noble  YentidiuSy  —tandis  que  ton  épée  est  encore  chaude 
da  sang  des  Parthes,  —  poursuis  les  fugitife  ;  galope  à  tra- 
vers la  Médie,  -la  Mésopotamie  et  tous  les  repaires— où  se 
dispersent  les  vaincus.  Alors  ton  grand  capitaine  Antoine 

-  te  mettra  sur  un  char  triomphal,  et  —  posera  des  cou- 
ronnes sur  ta  tête. 

VKNTIDIUS. 

0  Silius,  Silius  !  —  J'en  ai  fait  assez.  Un  subalterne,  re- 
marque bien,  —  peut  accomplir  un  trop  grand  exploit.  Car 
retiens  ceci,  Silius  :  —  Mieux  vaut  rester  inactif,  qu'acquérir 
par  nos  actes  —  une  trop  haute'  gloire,  en  l'absence  de  celui 
que  nous  servons.  —César  et  Antoine  ont  eu  plus  de  succès 
par  leurs  officiers  qu'en  personne  :  Sossius,  —  mon  prédé- 
cesseur en  Syrie,  lieutenant  d'Antoine,  —  par  une  accumu- 
lation de  renommée  —  trop  vite  acquise,  perdit  la  faveur  du 
maître.  —  Celui  qui  en  guerre  fait  plus  que  ne  peut  son 
capitaine  —  devient  le  capitaine  de  son  capitaine  ;  et  Tarn- 
bition,  -  cette  vertu  du  soldat,  doit  mieux  aimer  une  dé- 
laite -  qu'une  victoire  qui  la  dessert.  —  Je  pourrais  faire 
plus  pour  le  bien  d'Antoine,  —  mais  cela  l'offenserait  ;  et 
dans  cette  offense,  —  mes  exploits  disparaîtraient. 

snjus. 
Tentidius,  tu  as  les  qualités  —  sans  lesquelles  un  soldat 
et  son  épée  —  diffèrent  à  peine.  Tu  écriras  à  Antoine  ? 

YSNTIDIUS. 

-  Je  lui  signifierai  humblement  ce  qu'en  son  nom,  — 
ce  magique  cri  de  guerre,  nous  avons  effectué  :  —  com- 
loeot,  grâce  à  ses  bannières  et  à  ses  troupes  bien  payées. 


136  ÂNTOINK  KT  CLÉOPATRK. 

—  le  cheyal  indompté  du  Parthe  —  a  été  surmené  par 
nous. 

siuus. 
Où  est-il  maintenant  ? 

VKMTUyiDS. 

—  II  se  rend  &  Athènes  :  là,  aussi  vite  —  que  nous  le 
permettra  le  poids  du  butin ,  ~  nous  paraîtrons  devant 
lui...  En  avant»  mardions! 

Ils  sortent. 

SCÈNE   XIV. 

[Rome.  Dans  le  palais  de  César]. 

Entrent,  d'un  côté»  Agrippa^  de  Taatre  Énorarbob. 

AGRIPPA. 

Quoi  !  ces  frères  se  sont-ils  déjà  séparés  ? 

ÊNOBARBUS. 

—  Ils  ont  terminé  avec  Pompée  qui  est  parti  ;  —  tous 
trois  scellent  le  traité.  Octavie  pleure  —  de  quitter  Rome  ; 
César  est  triste  ;  et  Lépide,  —  depuis  le  festin  de  Pompée, 
est,  à  ce  que  dit  Menas,  troublé  —  par  les  pâles  cou- 
leurs. 

AGRIPPA. 

Ce  noble  Lépide  ! 

ÊNOBARBUS. 

—  Ce  digne  homme  !  Oh  !  comme  il  aime  César  ! 

AGRIPPA. 

—  Oui,  mais  combien  il  adore  Marc-Antoine  ! 

ÊNOBARBUS . 

—  César  ?  Eh,  c'est  le  Jupiter  des  hommes  ! 

AGRIPPA. 

—  Qu*estce  qu'Antoine?  Le  dieu  de  Jupiter. 


sGtifK  xnr.  137 

iaiOBÀBBUS. 

-  Pariez-vous  de  César  ?  Ah  I  c'est  le  sans-pareil  ! 

AGRIPPA. 

-  D'AntoÎDe  ?  Oh  !  c'est  le  phénix  d'Arabie  ! 

ËlfOBARBUS. 

-  Voulez-Yous  louer  César,  dites  César  et  restez-en  là. 

AGRIPPA. 

-  En  Térité ,  il  les  accable  tous  deux  d'excellents 
éloges. 

ËlfOBARBUS. 

-  Mais  c'est  César  qu'il  aime  le  mieux  ;  pourtant  il  aime 
Antoine.  —  Oh  !  ni  cœurs,  ni  langues,  ni  chiffres,  ni  scri- 
bes, ni  bardes,  ni  poètes,  ne  pourraient  —  imaginer,  ex- 
primer, évaluer,  écrire,  chanter,  nombrer  son  amour  — 
pour  Antoine  !  Mais  pour  César,  —  à  genoux ,  à  genoux 
et  admirez. 

AGRIPPA. 

Il  les  aime  tous  deux. 

ÉNOBARBtfS. 

-  Ils  sont  les  ailes  dont  il  est  le  hanneton.  Aussi... 

Fanfares. 

-  C'est  le  boute-selle  !  Adieu,  noble  Agrippa. 

AGRIPPA. 

-  Bonne  chance,  digne  soldat,  et  adieu  ! 

Entrent  César,  Antoinb,  Lêpidb  et  Octatie. 
Airronns,   à  Céaar. 

Pas  plus  loin,  seigneur  I 

CÉSAR. 

-  Vous  m'enlevez  une  grande  partie  de  moi-même; 
traitez-moi  bien  en  elle...  Sœur,  sois  comme  épouse— telle 
que  ma  pensée  te  rêve,  toujours  &  la  hauteur— de  mes  plus 
vastes  promesses.  Très-noble  Antoine,  —  que  ce  modèle  de 


rSt  ÂNTOIl^E  IT  GUtoPATRE. 

vertu  qui  est  mis  -  entre  iious  comme  le  ciment  de  notre 
affection,  —  pour  la  tenir  édifiée,  ne  soit  pas  un  bélier  qui 
en  ébranle— la  forteresse.  Car  mieux  eût  valu  -  que  notre 
amitié  se  pass&t  de  ce  lien,  s'il  ne  nous  est  pas  —  égale- 
lement  précieux  &  tous  deux. 

ANTOINE. 

Ne  m'offensez  pas  —  par  votre  défiance. 

(iSAR. 

J'ai  dit. 

ANTonn. 

Vous  ne  trouverez  pas,  —  si  susceptible  que  vous  soyez, 
le  moindre  sujet  —  &  l'inquiétude  que  vous  semble^  avoir. 
Sur  ce,  que  les  dieux  vous  gardent — et  décident  les  cœurs 
des  Romains  à  servir  vos  projets  !  —  Nous  allons  nous  se* 
parer  ici. 

GÊSAR. 

—  Sois  heureuse,  ma  sœur  chérie,  sois  heureuse!  — 
Que  les  éléments  te  soient  propices  et  fassent  —  de  joie 
ton  humeur  !  Sois  heureuse. 

OGTAVIE,  les  larmes  aoi  yeni. 

Mon  noble  frère  ! 

ANTOINE. 

—  Avril  est  dans  ses  yeux;  c'est  le  printemps  de  l'a- 
mour, —  et  voici  les  averses  qui  l'inaugurent. . .  Consolez- 
vous! 

OCTAVIE,    h  César, 

—  Seigneur,  soyez  bienfaisant  &  la  maison  de  mon  mari 
et... 

CÉSAR. 

Quoi,  —  Octavie? 

OGTAVK. 

Je  vais  vous  le  dire  à  l'oreille. 

Elle  s'entretient  toat  bas  a?ec  son  frère. 


sciiis  XIT.  t89 

ÂNTOm. 

—Sa  langue  ne  veut  pas  obéir  à  son  cœur»  et  son  oœur  * 

-  ne  peut  pas  animer  sa  langue.  C'est  le  duvet  du  cjgne— 
qui  flotte  sur  la  vague  au  plus  fort  de  la  marée — et  n'incline 
d'aucun  câté. 

ÈNOBÀRBUS,   bas,  à  Agrippa. 

-  César  pleurera-t-il  ? 

.     iGRIPPi. 

U  a  un  nuage  sur  la  Cace. 

ÈN0RÀBBU8. 

-  0  serait  cheval  que  cette  tache  le  défigurerait  ;  —  à 
plus  forte  raison,  on  homme. 

AGRIPPA. 

Bah,  Énobarbus!  —  Lorsque  Antoine  reconnut  Jules 
César  mort,  —  il  poussa  presque  des  rugissements,  et  il 
pleura  —  lorsqu'à  Philippes  il  reconnut  Brutus  tué. 

ÈNOBARBUS. 

-  C'est  que  cette  année-là  il  était  tourmenté  d'un  gros 
rhame  :  —  il  se  lamentait  sur  ce  qu'il  avait  volontaire- 
ment anéanti.  —  Croyez  à  ses  larmes  quand  je  pleurerai 
moi-même. 

GÈSAR. 

Non,  chère  Octavie,  —  vous  aurez  toujours  de  mes  nou- 
velles ;  jamais  le  temps  —  ne  devancera  ma  pensée  envolée 
îers  vous. 

ANTOINE. 

Allons,  seigneur,  allons!  —  je  lutterai  d'amour  avec 
TOUS...  —  Tenez!  je  vous  embrasse!...  Puis  je  vous  laisse 

-  et  je  vous  donne  aux  dieux. 

CÉSAR. 

Au  revoir  :  soyez  heureux! 

LÈPIDE^  èAntoiae. 

-  Que  toute  la  pléiade  des  astres  éclaire  —  ta  voie  ra- 
dieuse! 


140  ÀMTOINB  KT  atOPÀTIlK. 

GÈSAR. 

Adieu  !  adieu  I 

Il  embraMe  OeUrie. 
ANTOINE. 

Adieu  ! 

Fanfares.  Ils  aortanl. 

SCÈNE   XV. 

[Alexandrie.  Dana  le  palais.] 

BDtrant  Clëopatre,  Chàrmion,  Iras  et  Albxas. 

GLÈOPATRS. 

—  Où  est  l'homme? 

ALEXÀS. 

II  est  à  moitié  effrajë  de  venir. 

CLËOPATRE. 

—  Allons!  allons...  Venez  ici,  monsieur. 

Entre  le  messager. 
ALEXAS. 

Bonne  Majesté,  —  Hérode  de  Judée  n*ose  jeter  les  yeux 
sur  vous,  —  que  quand  vous  êtes  bien  disposée. 

aÉOPATRE . 

Je  veux  avoir  la  tète  —  de  cet  Hérode.  Mais  comment  cela, 
maintenant  que  j'ai  perdu  Antoine  —  par  qui  j'aurais  pu 
l'exiger?...  Approche. 

LE  MESSAGER. 

—  Très-gracieuse  Majesté. . . 

CLÉOPATRE. 

As-tu  aperçu  -  Octavie  (14)? 

LE  MESSAGER. 

Oui,  reine  redoutée. 


SC&RB  XT.  141 

OiOPATRE. 
Où? 

IfMKSSAGSR. 

A  Rome»  madame.  —  Je  l'ai  regardée  en  face  :  je  l'ai  Tue 
marcher  —  entre  son  frère  et  Marc-Antoine. 

CLËOPATRE. 

-  Est-elle  aussi  grande  que  moi? 

U  lOGSSÂOKB. 

Non,  madame. 

GLÈOPATRS. 

-  L'as- tu  entendue  parler?  A-t-elle  la  yoix  perçante  ou 

basse? 

LE  MESSAGER. 

-  Madame,  je  l'ai  entendue  parler  :  sa  voix  est  basse. 

CLÉOPATRE. 

-  Cela  n'a  rien  de  si  gracieux!...  Elle  ne  peut  lui  plaire 

longtemps. 

GHARinON. 

-  Lui  plaire?  0  Isis!  c'est  impossible. 

CLÉOPATRE. 

-  Je  le  crois,  Charroion  :  voix  sourde  et  taille  naine!... 
-  Quelle  majesté  a  sa  démarche?  Rappelle-toi,  —  si  jamais 
lu  as  TU  la  vraie  majesté. 

LE  MESSAGER. 

Elle  se  traîne  :  —  sa  marche  ne  fait  qu'un  avec  son  re- 
pos :  -  elle  a  un  corps  plutôt  qu'une  animation  :  —  c'est 
"ne  statue  plutôt  qu'une  vivante. 

CLÉOPATRE. 

Esl-cp  certain  ? 

LE  ITESSAGER. 

-  Oui,  OU  je  ne  sais  pas  observer. 

CHARMION. 

Il  n'est  pas  en  Egypte  trois  hommes  —  dont  le  diagnostic 
soit  plus  sûr. 


142  ANTOINK  ET  aÉOPiTRI. 

(SÉOPATRt. 

0  s*y  connaît  bien,  —  je  m'en  aperçois...  U  n'y  a  en- 
core rien  en  elle. . .  -  Le  gaillard  a  un  bon  jugement. 

CHARIOON. 

Excellent. 

GLtoPATRS,  an  messager. 

-  Estime  son  âge,  je  t'en  prie. 

u  MESSÂGKB. 

Madame,  —  elle  était  veuve. . . 
Veuve?...  Cbarmion,  tu  entends. 

LE  MESSAGER. 

-  Et  je  crois  qu'elle  a  bien  trente  ans  ! 

GLÈOPATRE. 

-  As-tu  sa  figure  dans  l'esprit?  est-elle  longue  ou 
ronde? 

LE  MESSAGER. 

-  Ronde  jusqu'à  l'excès. 

CLËOPATRE. 

La  plupart  de  ceux  —  qui  sont  ainsi  sont  niais. . .  —  Ses 
cheveux,  de  quelle  couleur? 

LE  MESSAGER. 

~  Bruns,  madame  :  et  son  front  est  aussi  bas  —  qu'elle 
peut  le  souhaiter. 

GLÈOPATRE,  lai  jetant  nne  bonrse. 

Voici  de  l'or  pour  toi.  —  Tu  ne  dois  pas  prendre  mai 
mes  premières  vivacités.  —  Je  veux  te  faire  repartir  :  je  te 
trouve  —  très-bon  pour  l'emploi.  Va  te  préparer  :  —  nos 
lettres  sont  prêtes. 

Le  messager -sort. 
CHARMION. 

C'est  un  homme  convenable. 

GLÈOPATRE. 

-  Oui,  vraiment  :  je  me  repens  beaucoup  —  de  l'avoir 


ainsi  radoyé...  Eb,  &  l'en  croire»  —  cette  créature  n*est 
pas  grand'ohose, 

CHARMION. 

Oh!  rien,  madame! 

GLËOPÀTRE. 

-  L'homme  a  sans  doute  tu  la  majesté  :  il  doit  s'y  con  • 
nattre. 

GHÂRMION. 

-  S'il  a  TU  la  majesté  ?  Bonne  Isis  ! . . .  —  lui  qui  tous  a 
serri  si  longtemps  ! 

CLÊOPÂTRE. 

-  J'ai  encore  une  question  à  lui  Cairey  chère  Charmion. 

-  Mais  peu  importe  :  tu  me  ramèneras  -  là  où  je  Tais 
écrire  :  tout  peut  encore  s'arranger. 

GHÂRMION. 

-  Je  TOUS  le  garantis,  madame. 

Tous  sortent. 

SCÈNE   XVI. 

[Athènes.  Dans  le  palais  d'Antoine.] 

Entrent  AirroiNE  et  Octatie. 
AliTOINE. 

-  Non,  non,  OctaTie,  pas  seulement  cela  :  —  ce  tort 
serait  excusahle,  comme  mille  autres  -  de  semblable  im- 
portance ;  mais  il  a  engagé  -  une  nouTelle  guerre  contre 
Pompée;  il  a  fiait  son  testament  et  l'a  lu  -  en  publie.  —  A 
peine  y  a-t-il  parlé  de  moi  ;  quand  forcément  -  il  m'a  dû 
on  témoignage  honorable,  c'est  froidement  et  à  contre-cœur 

-  qu'il  me  l'a  rendu  ;  il  m'a  mesuré  très-étroitement 
reloge  ;  —  les  meilleures  occasions  de  me  louer»  il  les  a  re* 
pées  -  ou  ne  les  a  saisies  que  du  bout  des  lèTres. 


i 


144  ANT0I5B  ET  GLtOPiTRK.  . 

OCTAVIE. 

0  mon  bon  seigneur,  —  ne  crojez  pas  tout,  ou,  si  vous 
devez  tout  croire,  —  ne  tous  irritez  pas  de  tout.  Jamais 
femme  ne  fut  plus  malheureuse  que  moi,  ~  si  cette  rup- 
ture a  lieu  !  Être  placée  entre  deux  partis  -  et  prier  pour 
tous  deux  !  —  Les  dieux  bons  se  moqueront  de  mes  prières, 

—  lorsque  je  leur  dirai  :  Oh!  bénissez  mon  seigneur^  mon 
mari  !  —  et  qu*annulant  ce  souhait,  je  leur  crierai  tout  aussi 
fort  :  —  Oh!  bénissez  mon  frère  l  Succès  au  mari,  succès  au 
frère,  —  une  prière  détruit  l'autre  ;  point  de  moyen  terme 

—  entre  ces  extrêmes  (18). 

ANTOINE. 

Douce  Octavie,  -  que  votre  préférence  incline  vers  le 
côté  qui  fait  le  plus  -  d*efTorts  pour  la  fixer.  Si  je  perds 
mon  honneur,  —  je  me  perds  moi-même  :  mieux  vaudrait 
l»our  vous  ne  pas  m'avoir  —  que  m'avoir  ainsi  dégradé. 
Mais,  comme  vous  le  demandez,  —  vous  pouvez  intervenir 
entre  nous.  Pendant  ce  temps,  madame,  —  je  ferai  des 
préparatifs  de  guerre  —  qui  contiendront  votre  frère.  Met- 
tez-y toute  votre  diligence.  —  Ainsi  vos  désirs  sont  exaucés. 

OCTAVIE. 

Merci  à  mon  seigneur!  —  Que  le  puissant  Jupiter  fasso 
par  moi,  bien  faible,  bien  faible  femme,  —  votre  réconci- 
liation. La  guerre  entre  vous  deux,  ce  serait  —  comme  si 
le  monde  s'entr'ouvrait  et  qu'il  fallût  combler  le  gouffre 

—  avec  des  cadavres. 

ANTOINE. 

—  Dès  que  vous  reconnaîtrez  le  moteur  de  ceci,  —  to^^ 
nez  de  son  côté  votre  déplaisir  :  car  nos  fautes  —  ne  peu- 
vent  jamais  être  tellement  égales  que  votre  affection  -  flotte 
également  entre  elles.  Préparez  votre  départ  ;  —  choisîsseï 
votre  cortège  et  faites,  coûte  que  coûte,  les  commandes  - 
r/  ^""^       dont  vous  aurez  fantaisie. 

Us  sortent. 


sciNK  xvn.  145 

SCÈNE  XVTI 

[Athèoat.   Une  aatre  partie  da  palais.J 

Énobarbus  et  ÉROS  se  reDoontreot. 
ilNOBÂRBUS. 

Eh  bien,  ami  Éros  ! 

ÈROS. 

Il  est  arrivé  d'étranges  nouvelles,  messire. 

ÈNOBÂRBUS. 

Quoi  donc»  T homme? 

ÈROS. 

César  et  Lépide  ont  fait  la  guerre  à  Pompée. 

ÈNOBÂRBUS. 

C'est  vieux...  quelle  en  est  l'issue? 

ÈROS. 

César,  après  s'être  servi  de  Lépide  dans  la  guerre  contre 
Pompée,  l'a  renié  comme  collègue;  il  n'a  pas  voulu  qu'il  eût 
part  à  la  gloire  de  la  campagne  ;  non  content  de  cela,  il 
l'accuse  d'avoir  auparavant  écrit  des  lettres  à  Pompée,  et,  sur 
sa  seule  affirmation,  il  l'arrête.  Voilà  le  pauvre  triumvir  à 
J'ombre,  jusqu'à  ce  que  la  mort  l'ait  élargi  de  prison. 

ÈNOBARBUS. 

—  Ainsi,  6  monde,  il  ne  te  reste  plus  qu'une  paire  de 
mâchoires  ;  —  tu  auras  beau  leur  jeter  tous  les  aliments  que 
tu  possèdes,  —  elles  grinceront  des  dents  l'une  contre 
l'autre...  Où  est  Antoine? 

ÈROS. 

—  U  se  promène  dans  le  jardin...  comme  ceci;  il  écrase 
-  le  fétu  qui  se  trouve  devant  lui,  en  criant  :  ce  niais  de 
Lépide!  —  et  il  menace  à  la  gorge  celui  de  ses  officiers  — 
qui  a  assassiné  Pompée . 


146  AirronvK  bt  cLtoATRB. 

ÈNOBiRBUS. 

Notre  grande  flotte  est  équipée. 

ÈROS. 

—  Contre  l'Italie  et  César.  Autre  chose,  Domitius  :  - 
Monseigneur  vous  réclame  immédiatement.  Mes  nouTelles, 

-  j'aurais  dû  les  remettre  à  un  autre  moment. 

ÈNOBARBCS. 

C'est  sans  doute  pour  un  rien,  —  mais  n'importe.  Con- 
duisez-moi à  Antoine. 

fiROS. 
Venez,  messire. 

Ils  tortent. 

SCÈNE  xvni. 

[Rome.  Dans  le  palais  de  César,  j 

Entrent  Cêsàr,  Agei?pa  et  Mécène. 

CÉSAR. 

—  Au  mépris  de  Rome,  il  a  fait  tout  cela.  Bien  plus,  — 
à  Alexandrie,  voici  en  détail  ce  qui  s'est  passé.  —  En  plac^ 
publique,  au  haut  d'un  tribunal  argenté,  —  Gléopfttre  et  lui 
dans  des  chaires  d'or  —  ont  été  publiquement  introqisés  : 
à  leurs  pieds  étaient  assis  —  Césarion,  qu'ils  appellent  le  fils 
de  mon  père,  —  et  tous  les  enfants  illégitimes  que  leurs  dé- 
bauches—ont depuis  lors  engendrés  entre  eux.  A  Cléopâtre 

—  il  a  donné  l'établissement  d'Egypte;  puis,  —  delà  basse 
Syrie,  de  Chypre  et  de  Lydie  -  il  l'a  faite  reine  absolue  (16). 

MÉCÈNE. 

Et  cela  en  public. 

CÉSAR. 

—  Sur  la  grande  place  où  se  font  les  exercices.  -*  Là  il 
a  proclamé  ses  fils  rois  des  rois  :  —  la  grande  Médie,  la 


scÈifi  xvm.  147 

Parthie  et  T ATmëoie, — il  les  a  données  à  Alexandre  ;  &  Pto- 
lémée  il  a  assigné  —  la  Syrie»  la  Cilicîe  et  la  Phénîeie.  Quant 
è  elle,  —  c'est  sous  Taccoutrement  de  la  déesse  Isis  — 
qu'elle  a  paru  ce  jour-là  ;  et  souvent  déjà  elle  avait  donné 
audience,  -  dit-on,  dans  ce  costume. 

nficÈNE. 
U  faut  que  Rome  en  soit  —  informée  ! 

AGRIPPA. 

Et,  déjà  écœurée  de  tant  d'insolence,  —  Rome  retirera 
son  estime  à  Antoine. 

CfcSAR. 

—  Le  peuple  sait  tout  ;  il  vient  de  recevoir  —  ses  accu- 
sations. 

AGRIPPA. 

Qui  accuse-t-il? 

CÉSAR. 

-  César!  Il  se  plaint  de  ce  qu'ayant  dépouillé  de  la 
Sicile  ~  Sextus  Pompée,  je  ne  lui  aie  point  baillé  —  sa 
part  de  l'Ile  ;  puis  il  dit  m'avoir  prêté  -  des  vaisseaux  que 
je  ne  lui  ai  point  rendus  ;  enfin,  il  se  fflche  —  de  ce  que 
Lépide  ait  été  déposé  —  du  triumvirat,  et,  cela  étant,  de  ce 
que  nous  détenions  —  tous  ses  revenus. 

AGRIPPA. 

Sire,  il  faut  répondre  à  cela. 

CÉSAR. 

~  C'est  déjà  fait,  et  le  messager  est  parti.  —  Je  leur  dis 
que  Lépide  était  devenu  trop  cruel,  —  qu'il  abusait  de  son 
autorité  -  et  qu'il  a  mérité  sa  déposition  ;  quant  à  ce  que 
j'ai  conquis,  —  je  lui  en  accorde  sa  part,  pourvu  que,  dans 
%n  Arménie  —  et  dans  les  autres  royaumes  qu'il  a  conquis, 
-  il  me  fasse  la  mienne. 

MÉCÈIfE. 

Il  n'y  consentira  jamais. 


148  AKTOUIE  ST  GLÉOPiTRK. 

GÈSAR. 

—  Alors  je  oe  dois  pas  consentir  à  ce  qu'il  demande. 

Eotre  OcTAYis. 
OCTiVIE. 

—  Salut,  César!  salut,  monseigneur!  salut,  très-cher 
César! 

CinSAR» 

—  Qui  m'eût  dit  que  jamais  je  t'appellerais  abandonnée  ! 

OCTiYIE. 

—  Vous  ne  m'avez  jamais  appelée  ainsi  et  vous  n'avez 
pas  sujet  de  le  faire. 

GÈSAR. 

—  Pourquoi  donc  nous  surprenez-vous  ainsi?  Vous  n'ar- 
rivez pas  —  comme  la  sœur  de  César  :  la  femme  d'Antoine 
—  devrait  avoir  une  armée  pour  huissier,  et  —  les  hennis- 
sements des  chevaux  devraient  annoncer  son  approche,  — 
longtemps  avant  qu'elle  paraisse  ;  les  arbres  du  chemin  — 
devraient  être  chargés  de  gens,  et  l'attente  publique  devrait 
languir  —  k  souhaiter  sa  venue  trop  lente.  Oui,  la  pous- 
sière —  aurait  dû  monter  jusqu'au  faîte  du  ciel,  —  sou- 
levée par  votre  cortège  populaire.  Mais  vous  êtes  venue  —à 
Rome  comme  une  fille  du  marché,  et  vous  avez  prévenu  — 
la  manifestation  de  noire  amour,  oubUant  que  l'affection, 
restée  cachée,  —  reste  souvent  méconnue.  Nous  aurions  été 
à  votre  rencontre  -  par  terre  et  par  mer,  vous  rendant  à 
chaque  étape  —  un  nouvel  hommage  ! 

OCTAVIE. 

Mon  bon  seigneur,  —  je  n'étais  pas  forcée  d'arriver  ainsi, 
je  l'ai  fait  —  de  mon  plein  gré.  Monseigneur,  Marc-An- 
toine, —  apprenant  .que  vous  faisiez  des  préparatifs  de 
guerre,  en  a  instruit  ~  mon  oreille  affligée;  sur  quoi,  j'ai 
imploré  de  lui  —  la  grftce  de  revenir. 


SCÈNE  xvm. 


149 


CÉSAK. 
Et  fo-tte  grâce,  il  tous  l'a  vite  accordée,  —  puisque  vous 
éliez  l'obslacle  entre  sa  luxure  et  lui. 
OCTAÏIB. 

—  Ne  dîtes  pas  cela,  monseigneur. 

CÉSAR. 

J'ai  les  jeux  sur  lui,  —  et  la  uouvelle  Je  ses  actes  m'ar- 
riteaTecleveot...  —  Sarez-vous  oii  il  est  mainteuaul? 
OCTAVIB. 
A  Athènes,  monseigneur. 

CÉSAR. 

—  Non,  ma  sœur  trop  outragée  :  Cléopâtre  —  l'a  rappela 
d'un  signe.  Il  a  livré  son  empire  -  à  une  prostituée,  et 
tous  deux  maintenant  lèveat  -  pour  la  guerre  tous  les  rois 
de  la  terre.  11  a  rassemblé  —  Boixhus,  le  roi  de  Libye,  Ar- 
chéiaiis,  -  deCappadoce,  Phîladelphos,  roi  —  de  Papbla- 
gonie.  le  roi  deThrace,  Adallas,  —  le  roi  .Malcbus  d'Arabie, 
le  roi  de  Pont,  —  Hérode  de  Judée,  Milbrldate,  roi  —  de 
Comagèno,  Polémon  et  Aoiintas.  —  les  rois  de  Médie  et  de 
L)rcaonie,  avec  un  -  vaste  arrière-ban  de  sceptres, 

OCTAVIE. 

Oh!  malheureuse  que  je  suis  —  d'avoir  le  cœur  partage 
entre  deux  parents  —  qui  s'accablent  l'un  l'autre  ! 
CtSAR. 
Soyeï  la  bienvenue  ici.  —  Vos  lettres  ont  relardé  notre   . 
rupture  -  jusqu'au  moment  où  j'ai  reconnu  combien  vous 
^etoutragée  -  et  combien  notre  négligence  était  dange- 
reuse. Reprenez  courage!  —  Ne  vous  laissez  pas  déoon- 
t>*rter  par  des  temps  qui  amoiicèlent  —  au-dessus  de  votre 
twnheur  ces   sombres  nécessités;  -  mais  laissez,  impas- 
iilile.  les  choses  déterminées  par  le  destin  -  suivre  k'ur 
"'Ufs,  Soyez  la  bienvenue  à  Rome,  -  vous,  ce  que  j'ai  de 
P'us  cher.  Vous  avez  été  insultée  -  au  delà  de  toute  idée,  et 
^  ilieui  grands,  -  pour  vous  faire  justice,  nous  ont  pris 

TO.  10 


150  ÂNT01NR  BT  GLÉOPATRE. 

pour  ministres,  -  nouset  tous  ceux  qui  vous  aiment.  Con- 
solez-vous ;  -  et  soyez  pour  toujours  la  bienvenue  près  de 
nous. 

iGRVPA. 

Soyez  la  bienvenue,  madame. 

—  Chère  dame,  soyez  la  bienvenue.  —  Tous  les  cœurs 
dans  Rome  vous  aiment  et  vous  plaignent.  ~  Seul  Tadvl- 
tère  Antoine,  dans  l'excès  —  de  ses  abominations,  vous 
renie  —  et  abandonne  sa  puissance  h  uiie  impure  —  qui  la 
fait  gronder  contre  nous. 

OCTiVIB. 

Est-il  vrai,  seigneur? 

GËSAR. 

—  Rien  de  plus  certain.  Sœur,  soyez  la  bienvenue  :  je 
vous  en  prie,  -  ne  perdez  jamais  patience...  Ma  sœur 
bien-aimée  ! 

lU  sortcnu 

SCÈNE  XIX. 

[Le  camp  d'ÂDloioe  près  d'Actium.J 

Entrent  Clêopatre  et  Énobarbus. 

GLÈOPATRB. 

—  Je  ne  te  tiens  pas  quitte,  sois-en  sûr. 

ÈNOBARBUS. 

Mais  pourquoi? pourquoi?  pourquoi? 

GLfeOPATRE. 

—  Tu  t'es  opposé  à  ma  présence  dans  cette  guerre,  -  et 
tu  HS  dit  qu'elle  n'était  pas  convenable. 

ÈNOBARBUS. 

Voyons,  Test-elle?  l'est-elle? 


SCiNB  XIX.  151 

aJsoPiîBs. 

-  A  moins  qu'il  n'y  ait  exception  contre  moi,  ~  pour- 
quoi ne  devrais-je  pas  être  ici  en  personne? 

ÈNOBARBUSy  à  part. 

^  Je  sais  bien  ce  que  je  pourrais  répondre.  —  Si  nous 
allions  en  guerre  avec  les  chevaux  et  les  juments  tout  en- 
semble, —  les  chevaux  deviendraient  absolument  inutiles, 
car  les  juments  porteraient  chacune  —  un  cavalier  et  son 
cheval. 

GLfeOPATRE. 

Qu'est-ce  que  vous  dites  ? 

ÈNOBÂBBUS. 

-  Votre  présence  ne  peut  qu'embarrasser  Antoine,  — 
et  distraire  de  son  cœur,  de  son  cerveau,  de  son  temps  — 
ce  qu'il  n'en  doit  pas  aliéner.  U  est  déjà  —  accusé  de  légè- 
reté, et  l'on  dit  à  Rome  —  que  ce  sont  vos  femmes  et  l'eu- 
nuque Pbotin  —  qui  dirigent  cette  guerre  (17)« 

CLÉOPATRE. 

Que  Rome  s'effondre,  et  que  pourrissent  toutes  les  lan- 
gues ~  qui  parlent  contre  nous  !  Je  porte,  moi  aussi,  le 
poids  de  cette  guerre,  —  et  je  dois  au  royaume  que  je  pré- 
side —  d'y  figurer  comme  un  homme.  Cesse  de  me  contre- 
dire :  -  je  ne  resterai  pas  en  arrière. 

ÈNOBARBUS. 

Eh  bien!  j'ai  fini.  —  Voici  l'empereur. 

Rntrent  AirroiNR  etCANiDius. 

AirromE. 

.N'est-il  pas  étrange,  Canidius,  —  que,  de  Tarente  et  de 
Brindes,  —  il  ait  pu  si  vite  fendre  la  mer  Ionienne,  —  et 
prendre  Toryne? 

A  Cléopâtre. 

Vous  savez  cela,  ma  charmante? 


152  A19T0INE  ET  GLËOPATRE. 

GLËOPiTRE. 

"  La  rapidité  n'est  jamais  plus  admirée  —  que  par  les 
paresseux. 

ANTOINE. 

Excellente  épigramme  —  qui  ferait  honneur  au  plus  vail- 
lant des  hommes  —  et  qui  tance  notre  indolence...  Cani- 
dius>  nous  —  voulons  le  combattre  sur  mer  (18). 

CLÈOPATRE. 

Oui,  sur  mer,  serait-ce  possible  ailleurs? 

GÂNIDIUS. 

—  Pourquoi  cette  résolution,  monseigneur? 

ANTOINE. 

Parce  qu'il  udlis  y  provoque  ! 

ÈNOBARBUS. 

—  Monseigneur  Ta  bien  provoqué,  lui,  à  un  combat  sin- 
gulier. 

CANIDIUS. 

—  Oui,  et  vous  lui  avez  offert  la  bataille  à  Pharsale,  - 
où  César  se  mesura  avec  Pompée.  Mais^  vos  propositions- 
n'étant  pas  à  son  avantage,  il  les  repousse.  —  Eh  bien  !  re- 
poussez les  siennes. 

ËNOBARBUS. 

Vos  navires  ne  sont  pas  bien  équipés  :  —  vos  matelots 
sont  des  muletiers,  des  moissonneurs,  tous  gens  —  enlevés 
de  vive  force.  Sur  la  flotte  de  César  —  sont  des  marins  qui 
souvent  ont  combattu  Pompée  ;  —  ses  vaisseaux  sont  faciles 
k  manier;  les  vôtres  sont  lourds.  Aucune  honte  —  pour 
vous  à  refuser  le  combat  sur  mer,  —  quand  vous  y  êtes 
prêt  sur  terre. 

ANTOINE. 

Sur  mer  !  sur  mer  ! 

ËNOBARBUS. 

—  Très-digne  sire,  vous  annulez  par  li  —  la  stratégie 
consommée  que  vous  avez  sur  terre  ;  —  vous  divisez  votre 


SCÈNE  XIX. 


t;i3 


armée,  composée  surtout  —  de  fantassins  aguerris;  tous 
laissez  ioactive  -  votre  eipérience  renommée;  vous  écar- 
tez—les moyeos  qui  assurent  le  succès  ;  ~  et,  pour  vous 
jeter  h  la  merci  de  la  chance  et  du  hasard,  vous  renoncez 

-  aux  plus  solides  garanties. 

UilOWE. 
Je  combattrai  sur  mer. 

CLÈOPÂTRE. 

—  J'ai  soixante  vaisseaux  :  César  n'en  a  pas  de  meilleurs. 

ASTOINB. 

—  Nous  brûlerons  le  superflu  de  notre  marine:  -  et, 
avec  le  reste  complélement  équipé,  de  la  pointe  d'Actium 

-  nous  repousserons  César,  s'il  approche.  Au  cas  oii  nous 
^bouons,  —  alors  nous  pouvons  agir  sur  terre. 

Entre  un  mëSSagbb. 

Ton  message? 

LE   MESSAGER. 

~  La  nouvelle  est  vraie,  monseigneur;  l'eiiuemiesl  si- 
imaié  :  —  César  a  pris  Tcrj-ne. 

AHTonre. 

—  Se  peut-il  qu'il  j  soit  en  personne?  c'est  impossible! 

-  Hest  étrange  que  ses  [unes  soient  le  !...  Canidius,  —  tu 
commanderas  sur  terre  nos  dix-neuf  légions  — el  nos  douze 
mille  chevaux...  Nous  allons  à  bord...  -Partons,  ma  Thétis! 

LDlre  DU  SOLDAT. 

ABTOISK. 
Eb  bien  !  brave  soldat? 

LB  SOLDAT. 

—  0  noble  empereur,  ne  combats  pas  sur  mer:  —  ne 
Ip  risque  pas  sur  des  planches  pourries.  Te  déRes-lu  —  de 
celte  épéc  et  de  ces  miennes  cicatrices?  Laisse  les  Egyptiens 

-  et  les  Phéniciens  pntnuRer:   nous.  —  nous  avons  cou- 


154  AMTOIME  KT  GLÉOPiTRE. 

tume  de  vaincre  debout  sur  terre,  ~  en  combattant  pied 
à  pied  (19). 

ANTOINE. 

Bien,  bien.  Partons. 

Sortent  AntoiDe,  Cléopâtre  et  Énobarbos. 
LE   SOLDAT. 

—  Par  Hercule,  je  crois  que  je  suis  dans  le  vrai. 

CANIDIUS. 

—  Oui,  soldat.  Mais  ses  actions  u'obéissent  plus  —  à  leur 
régie  légitime.  Notre  meneur  est  mené,  -  et  nous  sommes 
les  soldats  des  femmes. 

LE  SOLDAT. 

Vous  commandez  sur  terre  —  les  légions  et  toute  la  ca- 
valerie, n'est-ce  pas? 

CANIDIUS. 

—  Marcus  Octavius,  Marcus  Justeius,  —  Publicola  et  Cé- 
lius  tiennent  sur  mer;  —  nous,  nous  commandons  toutes 
les  forces  de  terre.  Cette  rapidité  de  César  —  passe  toute 
croyance. 

LE  SOLDAT. 

Quand  il  était  encore  à  Rome,  —  son  armée  s'achemi- 
nait par  petits  détachements,  de  manière  —  i  dépister  tous 
les  éclaireurs. 

CANIDIUS. 

Quel  est  son  lieutenant,  savez-vous? 

LE  SOLDAT. 

—  Un  nommé  Taurus.  dit-on. 

CANIDRIS. 

Oh!  je  connais  l'homme. 

Entre  an  MESSAGER. 
LE   MESSAGER. 

—  L'empereur  demande  Canidius. 


SGÉHK  XX.  1&5 

GAmiHUS. 

~  Le  temps  est  en  travail  d'éTënemeots  et  il  en  eiiâmte 
-  à  chaque  minute. 

lis  sortent. 

SCÈNE    XX. 

[Un  plateaa  près  d*àelîaoi*] 
Entrent  CteAE,  Taurds,  des  officiers  et  des  soldats. 

CiSÂR. 

—  Taanis!. 

TAURUS. 

Monseigneur  ! 

CËSiR. 

N*agis  pas  sur  terre  ;  reste  compact  ;  —  n'offre  pas  la  ba- 
taille avant  que  nous  ayons  fini  sur  mer  ;  ^  n'outrepasse 
point  les  ordres  que  contient  cet  écrit. 

l\  loi  remet  on  roaleao. 

—  Notre  fortune  dépend  de  ce  hasard  suprême. 

Ils  sortent. 
Entrent  ArrroiNB  et  Enobarbus. 
ANTOINE. 

—  Plaçons  nos  escadres  sur  ce  côté  de  la  colline  —  en 
vue  de  l'armée  de  César  ;  de  le  —  nous  pourrons  découvrir 
le  nombre  de  ses  vaisseaux  —  et  manœuvrer  en  consé- 
quence. 

Ils  sortent. 

Entrent,  d'un  côté,  les  troapes  d*Anteine,  conduites  par  Canidius;  de 
Taotre  celles  d*0cteve,  commandées  par  Taurus.  Après  qa*e11es  ont 
défilé,  on  entend  le  brait  d'an  combat  naval.  Panlares  d'alarme. 

Rentre  Énobarbus. 
ÈNOBABBUS. 

—  Néant,  néant,  tout  à  néant!  Je  n'en  puis  voir  davan- 


156  ÂlfTOIllE  KT  GLÉOPiTRE. 

tage.  —  VAntoniadey  le  vaisseau  amiral  Égyptien,  —  tourne 
le  gouvernail  et  fuit  avec  soixante  voiles  ;  —  i  le  voir,  mes 
yeux  se  sont  aveuglés  (20) . 

Entre  Sgaaus. 
SGARUS. 

A  nous,  dieux  et  déesses,  —  et  tout  le  céleste  synode  ! 

ÈNOBâRBUS. 

D'où  vient  ton  émotion  ? 

SGiRUS. 

-  Le  plus  beau  tiers  du  monde  est  perdu  ~  par  pure 
ineptie  !  Nous  avons  perdu  en  baisers  -  des  royaumes  et 
des  provinces. 

ÈNOBÂRBUS. 

Quel  aspect  présente  le  combat? 

SGARUS. 

—  De  notre  côté,  tous  les  signes  de  la  peste— qui  précè- 
dent la  mort!  Cette  monture  à  ribaud,  cette  rosse  d'Egypte, 

-  que  la  lèpre  l'étouffé  !  Au  milieu  de  la  bataille,  —  quand 
les  deux  chances  étaient  comme  des  jumelles  —  du  môme 
Age,  si  même  la  nôtre  n'était  l'aînée,  —  je  ne  sais  quel  taon 
la  pique  ainsi  qu'une  vache  en  juin  !  —  Elle  déploie  les 
voiles  et  s'enfuit! 

ÈNOBÂRBUS. 

J'en  ai  été  témoin  :  mes  yeux,  —  malades  de  ce  specta- 
cle, n'ont  pu  l'endurer  —  plus  longtemps. 

SGARUS. 

Une  fois  qu'elle  a  viré  de  bord,  —  la  noble  victime  de  sa 
magie,  Antoine,  —  secoue  ses  ailes  marines,  et,  comme  un 
canard  éperdu,  -  vole  après  elle,  laissant  la  bataille  au 
plus  fort  de  l'action.  -  Je  n'ai  jamais  vu  une  affaire  si 
honteuse;  —  l'expérience,  l'énergie,  l'honneur  n'ont  ja- 
mais -  attenté  ainsi  h  eux-mêmes. 


SGÉlfB  XXI.  157 

ÊNOBARBCS. 

Hélas  !  hélas  ! 

Enlre  Canidius. 
GANIDroS. 

—  Notre  fortune  sur  mer  a  perdu  le  souffle  —  et  sombre 
lamentablement.  Si  notre  général  s'était  montré  -  ce  qu'il 
était  jadis,  tout  aurait  bien  été.  —  Oh  !  il  nous  a  donné 
l'exemple  de  la  ftSite  —  bien  lâchement. 

ÈNOBâRBUS,  èpart. 

—  Ah!  Yous  en  êtes  li?  alors,  bonsoir  -  cette  fois! 

GÂNIDIUS. 

Ils  se  sont  enfuis  vers  le  Péloponèse 

SGÀRUsr 

—  La  route  en  est  aisée,  et  j'irai  y  attendre  —  l'événe- 
ment. 

CANIDIUS. 

Je  vais  me  rendre  k  César  —  avec  mes  légions  et  ma 
cavalerie  ;  six  rois  déjà  —  m'ont  montré  la  voie  de  la  sou- 
mission. 

ÉNOBÂRBUS. 

Moi,  je  veux  suivre  encore  —  la  fortune  blessée  d'An- 
toiDe,  bien  que  ma  raison  —  se  tourne  avec  le  vent  contre 
moi 

\\n  sortent. 

SCÈNE    XXI. 

[Aleiandrie.  Dans  le  palais.] 

knirent  Antoine  ei  pluhienra  serviteurs. 

ANTOINE. 

—  Ecoutez!  la  terre  me  somme  de  ne  plus  la  fouler  !  — 
Elle  a  honte  de  me  porter  ! . . .  Amis,  approchez  !  —  Je  me  suis 


158  ANTOINE  ET  GLÉOPATRE. 

tellement  attardé  dans  ce  raonde  que  j'ai  —  pour  toujours 
perdu  mon  chemin..  J'ai  là  un  navire  -  chargé  d'or;  pre- 
nez-le, partagez- vous- le;  fuyez  —  et  faites  votre  paix 
avec  César  (21). 

LES  SERVITEURS. 

Nous  fuir  !  jamais  ! 

ANTOINE. 

—  J'ai  fui  moi-même,  et  j'ai  appris  aux  autres  —  i  se 
sauver  et  à  montrer  leurs  épaules...  Amis/  partez,  —  je  me 
suis  moi-même  décidé  pour  une  voie  —  où  je  n'ai  pas  be- 
soin de  vous;  partez!  —  mon  trésor  est  dans  le  havre, 
prenez-le  ! . . .  Oh  !  —  j'ai  couru  après  ce  que  je  rougis 
maintenant  de  regarder  !  —  Mes  cheveux  mêmes  en  sont 
révoltés  :  car  les  blancs  ~  reprochent  aux  bruns  tant  de 
témérité,  et  ceux-ci  reprochent  h  ceux-là  ~  tant  de  couar- 
dise et  d'ineplie!.  .  Amis,  partez;  vous  auri'z  -  des  lettres 
de  moi  pour  quelques  amis  qui  vous  —  balayeront  l'accès 
auprès  de  César.  Je  vous  en  prie,  n'ayez  pas  l'air  triste  - 
et  ne  me  faites  pas  d'objections;  prenez  l'avis  —  que  pro- 
clame mon  désespoir;  abandonnez  —  qui  s'abandonne. 
Vile  au  rivage  !  —  Je  vais  vous  livrer  ce  navire  et  ce  trésor. 
—  Laissez-moi  un  peu,  je  vous  prie!  oui,  je  vous  en  prie,  - 
laissez-moi  !  Voyez-vous,  j'ai  perdu  le  droit  de  commander; 
aussi,  je  vous  prie  !  Je  vous  rejoindrai  tout  à  l'heure. 

Il  s'assied. 
Entre  Éros»  pois  Clëopatre,  sontcnae  par  (^harmion  et  Iras. 

ÉROS,  èCléopâtre. 

Ah  !  bonne  madame  !  allez  le  consoler. 

IRAS. 

Allez,  chère  reine. 

CHARMION. 

Allez  !  Que  pouvez-vous  faire  de  mieux  ? 


SGÉflK  XXI  159 

GLtoPATRE. 

Laissez-moi  m'asseoirl...  0  Junon! 

Elle  s*aflaiMe  comme  eo  défaillance.  Ëros  la  mon  ire  h  Aotoine. 

AliTOINE. 

Non,  non,  non,  non,  dod  ! 

ÈROS. 

Voyez  un  peu,  Sire. 

AirroiNE. 
0  fi!fi!fi! 

GHARMION. 

Madame  ! 

IRAS. 

Madame  !  0  bonne  impératrice  ! 

ÈBOS. 

Sire  !  Sire  ! 

ANTOINE. 

-  Oui,  seigneur,  oui!  A  Philippes,  il  tenait  —  son  épée 
comme  un  danseur,  tandis  que  je  frappais  —  le  maigre  et 
ridé  Cassius  ;  et  ce  fut  moi  —  qui  anéantis  ce  fou  de  Bru- 
tus  !  Lui,  —  il  n'agissait  que  par  ses  lieutenants  ;  il  n'avait 
aucune  pratique  —  des  manœuvres  hardies  de  la  guerre  ! 
Aujourd'hui  pourtant...  n'importe. 

CLÈOPATRE,    se  redressanl. 

Ah  !  rangez-vous  ! 

ÉROS,    a  Auloiue. 

La  reine,  monseigneur,  la  reine  ! 

IRAS. 

Allez  à  lui,  madame  !  Parlez-lui  !  —  Il  est  anéanti  par 
l'humiliation. 

aÈOPATRË. 

Eh  bien,  soutenez-moi...  Oh  ! 

Elle  s'arrête,  pois  va  lentement  vers  Autoiue,  supportée  par  ses  femmes. 

ÈROS,    à  Aotoiue. 

-  Très-noble  Sire,  levez-vous  ;  la  reine  s'avance  ;  — 


160  ANTOINE  ET  CLÉOPATRE. 

sa  tête  s'incline  et  la  mort  va  la  saisir;  rien  —  qu*un  mot  de 
consolation,  et  vous  la  sauvez. 

ANTOINE. 

J'ai  forfait  à  la  gloire  !  —  Reculade  ignoble  ! 

ÈROS. 

Sire,  la  reine  ! 

ANTOINE,  se  détoarnaoU 

—  Oh  !  OÙ  m'as-tu  réduit.  Égyptienne?  Vois,  —je  ne  puis 
te  cacher  ma  confusion,  —qu'en  regardant,  derrière  moi,  — 
les  ruines  de  mon  honneur  ! 

CLÉOPATRE. 

0  Monseigneur!  Monseigneur!  —  Pardonnez  à  mes 
voiles  peureuses  !  Je  ne  croyais  pas  —  que  vous  me  sui- 
vriez. 

ANTOINE. 

Égyptienne,  tu  savais  trop  bien  —  que  mon  cœur  était 
attaché  par  toutes  ses  cordes  à  ton  gouvernail  —  et  que  tu 
me  remorquerais.  Tu  savais  -  ta  pleine  suprématie  sur 
mon  Ame,  et  —  qu'un  signe  de  toi  pourrait  me  faire  en- 
freindre —  l'ordre  même  des  dieux. 

CLÉOPATRE. 

Oh  !  pardon  ! 

ANTOINE. 

Maintenant,  il  faut  —  que  j'envoie  d'humbles  supplica- 
tions à  ce  jeune  homme  ;  il  faut  que  je  biaise  —  et  que  je 
rampe  dans  tous  les  méandres  de  la  bassesse,  moi  qui  — 
avais  pour  hochet  la  moitié  du  monde,  —  qui  faisais  et  dé- 
faisais les  fortunes  ! . . .  Vous  saviez  —  à  quel  point  vous 
m'aviez  conquis,  et  que  —  mon  épée,  affaiblie  par  ma  pas- 
sion, —  lui  obéirait  en  tout. 

CLÉOPATRE. 

Oh  !  pardon  !  pardon  ! 

Elle  pleore. 
ANTOINE. 

-  Ne  pleure  pas,  te  dis-je  ;  une  seule  de  tes  larmes  vaut 


SGilfE  XXU.  161 

—  tout  ce  qui  a  été  gagné  et  perdu.  Donne-moi  un  baiser.. . 

—  Voici  ce  qui  me  dédommage...  J'ai  envoyé  le  précepteur 
de  nos  enfants;  —  est-il  de  retour?...  Mon  amour,  je  ne 
sab  quel  plomb  pèse  sur  moi...  —  Du  vin,  holà!  et  à 
souper!...  La  fortune  sait  —  que,  plus  elle  menace,  plus 
je  la  nargue. 

Ils  sortant. 

SCÈNE    XXII. 

[Le  camp  de  César  en  Egypte.] 
Entrent  César,  Dolabella,  THYRfius  et  d*aatres. 

GËSâB. 

—  Qu'on  fasse  paraître  l'envoyé  d'Antoine  ! 

A  Dolabella. 

—  Le  connaissez- VOUS? 

DOLABELIA. 

César,  c'est  son  maître  d'école  !  —  Jugez  i  quel  point  il 
est  dépouillé,  puisqu'il  vous  —  envoie  une  si  pauvre  plume 
de  son  aile,  —  lui  qui  pour  messager  avait  des  rois  i  foison, 

—  il  y  a  quelques  lunes  à  peine  ! 

Entre  Euphronius. 

cêsàr. 
•     Approche  et  parle. 

EUPHRONIUS. 

—  Si  peu  que  je  sois,  je  viens  de  la  part  d'Antoine  ;  — 
j'étais  naguère  aussi  insignifiant  pour  ses  desseins  —  .que 
la  goutte  de  rosée  perdue  sur  la  feuille  du  myrte  ~  l'est 
pour  cette  vaste  mer. 

CÉSAR. 

Soit!  Déclare  ta  mission. 


162  ANTOINE  ET  CLÉOPATRE. 

EUPHRONIUS. 

—  Antoine  salue  en  toi  le  maître  de  ses  destinées  et  — de- 
mande à  vivre  en  Egypte  ;  en  cas  de  refus,  —  il  restreint  sa 
demande  et  prie  —  de  le  laisser  respirer  entre  les  cieux  et  la 
terre,  —  comme  personne  privée,  dans  Athènes;  voilà  pour 
lui.  —  Quant  à  Cléopâtre.  elle  confesse  ta  grandeur,  -  se 
soumet  à  ta  puissance,  et  implore  de  toi  —  pour  ses  enfants 
le  diadème  des  Plolémées  -  maintenant  h  la  merci  de  ta 
£ft veur  (22) . 

CÉSAR. 

Pour  Antoine,  —  je  suis  sourd  à  sa  requête.  Quant  à  la 
reine,  —  je  consens  à  l'entendre  et  à  la  satisfaire,  pourvu 
qu  elle  —  chasse  d'Egypte  son  amant  dégradé  -  ou  lui  Ole 
la  vie.  Cela  fait,  —  elle  ne  priera  pas  en  vain.  Telle  est  ma 
réponse  à  tous  deux. 

EUPHRONIUS,    s'ÎDcliuant. 

—  Que  la  fortune  te  suivcî  ! 

CÉSAR. 

Qu'on  le  reconduise  à  travers  nos  lignes  ! 

Eaphronins  sort  nvec  une  escorte. 
A  Thyréns. 

—  Voici  le  moment  d'essayer  ton  éloquence.  Pars  vite  ; 

—  détache  Cléopâtre  d'Antoine  :  promets-lui,  —  en  notre 
nom,  ce  qu'elle  demande  ;  ajoute  même  —  des  offres  de 
ton  chef  ;  les  femmes,  —  même  en  plein  bonheur,  ne  sont 
pas  fortes;  mais  la  misère  parjurerait  —  la  vestale  immacu- 
lée. Montre  ton  savoir-faire,  Thyréus  ;  -  et,  quant  à  ta  ré- 
compense, tu  promulgueras  toi-même  l'édit  qui  pour  nous 

—  sera  loi. 

THYRÉUS. 

Je  pars.  César. 

CÉSAR. 

—  Observe  comment  Antoine  supporte  sa  chute,  —et  épie 
tous  les  mouvements  par  lesquels  —  se  manifeste  son  action . 


SCÈNE  XXIII.  163 

THTRiUS. 


J'obéirai,  Césnr. 


SCENE  xxni. 


[AleiaDdrie.  Dans  le  palais.] 

Entrent  Clêopatre,  Lnobarbus,  Charhion  et  Iras. 

GLtoPATRE. 

-  Que  devons-nous  faire,  Éoobarbus? 

ÈNOBARBUS. 

Méditer  et  mourir. 

aÈOPÀTRE. 

-  Est-oe  Antoine  ou  moi  qu*il  faut  accuser  de  ceci  ? 

ÈNOBARBUS. 

—Antoine  seul,  qui  a  voulu  faire  de  son  désir— le  mattre 
desa  raison  !  Qu^mportait  que  vous  eussiez  fui  -  de  ce  terri- 
ble front  de  bataille  où  les  rangs  opposés  -  se  renvoyaient 
répouvante?  Pourquoi  vous  a-t-il  suivie  ?  —  Les  démangeai- 
sons de  son  affection  n'auraient  pas  dû  —  troubler  en  lui 
le  capitaine,  au  moment  suprême  —  oîi  les  deux  moitiés  du 
monde  se  heurtaient  et  oîi  son  empire  —  était  en  cause.  Il 
}'  avait  pour  lui  honte  —  autant  que  désastre  à  suivre  vos 
étendards  en  fuite  -  et  à  laisser  là  sa  flotte  effarée. 

GLÈOPATRK. 

Paix,  je  te  prie  ! 

Entrent  AntOINB  el  Buphrontos. 
ANTOINE. 

-  Est-ce  là  ta  réponse  If 

EUPHRONIUS. 

Oui,  Monseigneur. 


164  ANTOINE  BT  GLÂOPATRB. 

ANTOINE. 

Ainsi  la  reine  —  aura  droit  à  ses  courtoisies  si  elle  veut 
—  me  sacrifier. 

EUPHRONIDS. 

C'est  ce  qu'il  dit. 

ANTOINE. 

11  faut  qu'elle  sache  cela. 

MontraDt  sa  tête  à  Cléopâtre. 

—  A  Tenfant  César  envoie  cette  tête  grisonnante  —  et 
jusqu'au  bord  il  remplira  tes  souhaits  —  de  royaumes. 

GLËOPATRE. 

Cette  tête,  Monseigneur  ! 

ANTOINE,    à  EuphroQiiM. 

—  Retourne  à  lui  ;  dis-lui  qu'il  porte  sur  son  front  —  la 
rose  de  la  jeunesse,  et  que  le  monde  attend  de  lui  — 
quelque  action  d'éclat  :  son  argent,  ses  vaisseaux,  ses  lé- 
gions ~  pourraient  aussi  bien  appartenir  à  un  lAche; 
ses  lieutenants  pourraient  vaincre  —  au*  service  d'un  en- 
fant aussi  heureusement  —  que  sous  les  ordres  de  César. 
C'est  pourquoi  je  le  provoque  —  à  mettre  de  côté  ces  splen- 
dides  avantages  —  et  à  se  mesurer  avec  Antoine  déclinant, 
épée  contre  épée,  —  seul  à  seul.  Je  vais  le  lui  écrire.  Suis- 
moi. 

Sortent  Antoine  et  Eaphronins. 
ÊNOBARBUS. 

—  Oui,  comme  il  est  vraisemblable  que  César  au  faite  de 
la  victoire  voudra  —  désarmer  son  bonheur  et  s'exhiber  en 
spectacle  —  aux  prises  avec  un  bretteur!  Je  le  vois,  le  ju- 
gement des  hommes  —  s'altère  avec  leur  fortune  ;  et  les 
dignités  extérieures  —  entraînent  les  facultés  intérieures 
après  elles  -  dans  la  déchéance.  Comment  a-t-il  pu  rêver, 
—ayant  l'intelligence  des  proportions,  que  César  en  sa  plé- 
nitude— se  mesurerait  avec  son  dénâment!...  César,  tu  as 
vaincu  —  sa  raison  aussi. 


8GÉN£  XXm.  165 


Entre  on  Seryitbub. 


LE  SERVITEUR. 

Un  envoyé  de  César  ! 

GLÊOPATRE. 

—  Qaoi  !  sans  plus  de  cérémonie  !  Voyez,  mes  femmes, 
-  ils  se  bouchent  le  nez  devant  la  rose  épanouie,  —  ceux 
qui  l'adoraient  en  bouton...  Introduisez-le,  monsieur. 

Le  servileor  sort. 
ÈNORiRBUS. 

—  Mon  honnêteté  et  moi ,  nous  commençons  à  nous 
quereller.  —  La  loyauté  qui  reste  dévouée  aux  fous  fait— de 
notre  foi  une  pure  folie...  Pourtant,  celui  qui  a  la  force  — de 
garder  allégeance  à  son  seigneur  déchu  —  est  le  vainqueur 
du  vainqueur  de  son  mattre  ~  et  gagne  une  place  dans 
l'histoire  ! 

Entre  ThteéUS. 
aÈOPATRE. 

La  volonté  de  César? 

TBYRÉUS. 

—  Écoutez-la  en  particulier. 

aÉOPATRB. 

U  n'y  a  ici  que  des  amis;  parlez  hardiment. 

THYRÉUS. 

—  Peut-être  ausi  sont-ils  les  amis  d'Antoine. 

ÉNOBARBUS. 

—  Il  lui  faut  autant  d'amis  qu'en  a  César  :  —  sinon,  nous 
lui  sommes  inutiles.  S'il  plaît  à  César,  notre  mattre  —  s'é- 
lancera au-devant  de  son  amitié.  Quant  à  nous,  vous  le 
savez.  —  nous  sommes  à  qui  il  est,  et  alors  nous  serons  ac- 
quis à  César. 

THYRÉUS. 

Soit  !...  —  Écoutez-moi  donc,  illustre  reine;  César  vous 

VII.  11 


166  mOMK  KT  CLKOPATRK 

conjure  -  d'oublier  tout,  dans  votre  situation  présente,  — 
excepté  qu'il  est  César. 

atOPATRE« 

Poursuivez  :  c'est  d'une  générosité  royale. 

THYRÉOS. 

—  Il  sait  que  vous  ne  vous  êtes  pas  attachée  à  Antoine  — 
par  amour,  mais  par  crainte. 

GLtoPATRE. 

Oh! 

THTiiUS. 

—  Aussi,  lesbalafresfaites  à  votre  honneur— l'émeuvent- 
elles  de  pitié,  comme  des  plaies  causées  par  la  violenœ,  — 
mais  imméritées 

aÈOPATRE. 

César  est  un  dieu,  et  il  reconnaît  -  ce  qui  est  bien 
vrai  :  mon  honneur  n'a  pas  été  cédé,   -  il  a  été  conquis. 

ÉNOBARBUS,    à  pari. 

Pour  être  sûr  de  cela,  -je  vais  le  demander  à  Antoine... 
Maître,  maître,  tu  fais  eau  de  toutes  parts,  —  et  nous  n'a- 
vons plus  qu'à  te  laisser  sombrer,  car  -  ce  que  tu  as  de 
plus  cher  t'abandonne. 

Il  sort. 

TBYRÉUS. 

Dirai-je  à  César  -  ce  que  vous  désirez  de  lui  ?  Il  sol- 
licite —  les  demandes  afin  de  les  accorder.  Il  serait  charmé 
-  que  de  sa  fortune  vous  fissiez  un  bâton  —  pour  vous 
appuyer;  mais  combien  son  zèle  serait  enflammé,  —  s'il 
apprenait  de  moi  que  vous  avez  quitté  Antoine,  —  et  que 
vous  vous  êtes  mise  sous  la  protection  —  du  maître  de  l'u- 
nivers ? 

CLÉOPATRE. 

Quel  est  votre  nom? 

THYRÈUS. 

—  Mou  nom  est  Thyréus. 


âCÉNB  XXm.  167 

diOPÂTRB. 

Très-aimable  messager,  —  dites  au  grand  César  que  par 
votre  intermédiaire  —  je  baise  sa  main  triomphante;  dites- 
lui  que  je  suis  prête  —  à  déposer  ma  couronne  à  ses  pieds 
et  à  m'agenouiller  devant  lui  :  -dites-lui  que  de  son  souffle 
souverain  il  peut  me  signifier  —  le  sort  de  TEgjpte. 

THYRÉUS. 

Vous  prenez  le  parti  le  plus  noble.  -  Quand  la  sagesse  et 
la  fortune  sont  en  lutte,  —  si  la  première  n*ose  que  ce 
qu'elle  peut,  -  aucun  hasard  ne  peut  l'ébranler.  Laissez- 
moi  par  grAce  déposer  -  mon  hommage  sur  votre  main . 

CLÉOPATRE. 

Souvent  le  père  de  votre  César,  —  après  avoir  rêvé  de 
royaumes  à  conquérir,  -  imprima  ses  lèvres  à  cette  place 
indigne,  ~  comme  s'il  pleuvait  des  baisers  ! 

Thyréas  lai  baise  la  maio. 
Entrent  précipitammeot  Antoine  et  Énobarbus. 

ANTOINE. 

Des  faveurs,  par  Jupiter  tonnant!...  —  Qui  es-tu, 
drôle? 

THYRÈUS. 

Le  strict  exécuteur—  des  ordres  de  l'homme  le  plus  puis- 
sant et  le  plus  digne  -  d'être  obéi. 

iSiOBARBUS. 

Vous  allez  être  fouetté. 

âNTOINB,   appelant. 

-  Holà  !  qu'on  vienne  ! 

A  Thjréos. 

Ah!  mon  oiseau  de  proie!  ..  Par  les  dieux  et  les  démons, 

-  l'autorité  fond  sous  moi  !  Naguère,  quand  je  criais  :  holà  ! 

-  comme  des  enfants  qui  se  bousculent,  des  rois  s'élan- 
çaient -  me  criant  :  Que  voulez- vous?...  N'avez-vous  pas 
d oreilles?  Je  suis  -  encore  Antoine  ! 

Tes  senritears  paraiMeot. 


168  iRTOUIK  BT  GLtOPATRK. 

Emmenez-moi  ce  gueux,  et  fouettez-le. 

&NOBARBUS. 

—  Mieux  vaut  jouer  avec  un  lionceau,  —  qu'avec  un 
vieux  lion  mourant. 

ANTOmE. 

Lune  et  étoiles!  —  fouettez-le...  Quand  ils  seraient  là 
vingt  des  plus  grands  tributaires  —  qui  reconnaissent  César, 
si  je  les  trouvais  —  à  ce  point  insolents  avec  la  main  de 
cette  femme...  Comment  se  nômme-t-elle  —  depuis  qu'elle 
n'est  plus  CléopAtre?...  Donnez-lui  le  fouet,  compagnons, 

—  jusqu'à  ce  que  vous  le  voyiez  grimacer,  comme  un  en- 
fant, —  et  geindre  en  implorant  merci...  Enmienez-le. 

THYRËUS. 

—  Marc-Antoine... 

ANTOmE. 

Entraînez-le,  et,  dès  qu'il  sera  fouetté,  —  ramenez-le... 
Ce  valet  de  César  -  lui  portera  un  message  de  notre  part. 

Les  senritean  emmèoent  Thyréos. 
A  Cléopâtre. 

—  Vous  étiez  à  moitié  flétrie  avant  que  je  vous  con- 
nusse... Âh!  —  Ai-je  donc  laissé  à  Rome  l'oreiller  nuptial, 
sans  même  l'avoir  foulé,  —  aije  donc  renoncé  à  avoir  une 
race  légitime  —  de  la  perle  des  femmes,  pour  être  trompé 

—  par  une  créature  qui  regarde  des  laquais  T 

aÉOPATRK. 

Mon  bon  seigneur... 

ANTOINE. 

—  Vous  avez  toujours  été  une  hypocrite...  -  Mais,  dès 
que  nous  nous  endurcissons  dans  le  vice,  —  d  misère  !  les 
dieux  sages  ferment  nos  yeux  ;  —  ils  laissent  tomber  notre 
pure  raison  dans  notre  propre  ordure,  nous  font  adorer  — 
nos  erreurs  et  rient  de  nous,  quand  nous  nous  pavanons  - 
sur  le  chemin  de  notre  ruine  ! 


sce:(E  xxiil.  169 

nitoPATRE. 
Oh!  en  est-ce  venu  là? 

ANTOINB. 

—  Je  TOUS  ai  trouvée  comme  un  morceau  refroidi  -  sur 
l'flssiette  deCésar  mort...  Que  dis-je!  vous  étiez  un  reste- 
de  Cnéius  Pompée  :  sans  compter  ces  heures  ardentes,  - 
non  pnregislrées  par  la  renommée  vulgiiire,  que  —  votre 
luiure  avait  dérobées!..  Car.  j'en  suis  sftr,  — sivousêtes 
capable  de  deviner  ce  que  peut  être  la  vertu,  -  vous  ne 
savez  pas  ce  que  c'est  ! 

OÉOPATRE. 
Pourquoi  tout  ceci? 

ANToms. 

—  permettre  qu'un  drûle  fait  pour  recevoir  un  salaire  — 
et  pour  dire  :  Dieu  vous  le  rende!  soit  familier  ~-  avec  ma 
compagne  de  jeui,  avef  votre  main,  avec  ce  sceau  rojal,  — 
garant  de  la  foi  des  grands  cœurs!...  Ob!  quenesuis-je  — 
sur  la  montagne  de  Sasan,  pour  y  rugir  plus  haut  —  que 
les  troupeaux  à  cornes!  Car  j'ai  de  farouches  griefs:  -  et 
les  exprimer  humsinement,  ce  serait  faire  -  comme  le  con- 
dïmné  qui,  la  corde  au  cou,  remercie  le  bourreau  ~  de 
sa  dextérité!... 

TnvBEDS  revient  avec  te«  fervitenn. 
ANTOINE. 
Est-il  fouetté* 

PREMIEU  SEil^TTEUR. 

~  Solidement,  monseigneur. 

AffrOLNE. 
A-t-il  crié?  a-t-il  imploré  son  pardon? 

PHF.MIER    SERVTTIDB. 

-Ha  demandé  grâce. 

ASTOrSE,  ï  Thyréru. 

~  Si  Ion  père  vit  encore,  i)  regrettera  ■-  que  tu  ne  sois 
P*sné  fille:  et  toi,  tu  te  repentiras  -  d'avoir  suivi  César 
'''ns  son  triomphe,  puisque  -  lu   as  été  fouetté  pour 


170  ANTOINB  ET  CLSOPATRI. 

l'avoir  suivi  :  désormais,  —  que  la  blanche  main  d'une 
femme  le  donne  la  fièvre;  —  tremble,  rien  qu'à  la  voir.. 
Retourne  vers  César,  —  raconte- lui  ta  réception  :  songe  i 
lui  dire  —  qu'il  m'irrite,  pour  autant  qu'il  fait  trop  —  du 
superbe  et  m'a  en  mépris.  En  rabâchant  sur  ce  que  je  suis, 
—  il  oublie  ce  que  je  fus.  Il  m'irrite,  —  au  moment  même 
oti  je  suis  si  facile  à  aigrir,  -  lorsque  les  astres  propices, 
qui  jusqu'ici  ont  été  mes  guides,  -  se  sont  échappés  de 
leurs  orbites,  et  ont  lamé  leurs  feux  —  dans  les  abtmes  de 
l'enfer  !  S'il  trouve  mauvais  —  ce  que  je  dis  et  ce  que  j'ai 
fait,  mande-lui  qu'il  a  —  par-devers  lui  Hipparque,  mon 
affranchi ,  et  qu'il  —  peut  à  plaisir  le  fouetter,  le  pendre  ou 
le  torturer,  —  afin  que  nous  soyons  égaux.  Insiste  pour 
cela  toi-même,  —  et  va-t'en  avec  tes  marques  sur  le  dos. 

Sort  Thyréos. 
CliOPATRB. 

—  Avez* vous  fini? 

ANTOINE. 

Hélas,  notre  lune  terrestre  —  est  maintenant  éclipsée; 
et  cela  seul  suffirait  pour  annoncer  -  la  chute  d'Antoine! 

aÉOPATRE. 

Attendons  qu'il  ait  achevé. 

ÂM'OINE,  aCIeopâtre. 

—  Pour  flatter  César,  vous  échangez  des  regards  -  avec 
un  drôle  qui  lui  attache  ses  aiguillettes! 

CLÉOPATRB. 

Ne  pas  me  connaître  encore  ! 

ANTOINE. 

—  Êtes- VOUS  donc  de  glace  pour  moi  ? 

CLÉOPATRE. 

Ah  !  cher,  si  je  suis  ainsi,  —  que  de  mon  cœur  glace  le 
ciel  engendre  une  grêle  ~  empoisonnée  à  sa  source  ;  et  que 
le  premier  grêlon  —  tombe  dans  ma  gorge  pour  se  dis- 
soudre —  avec  ma  vie!  que  le  second  frappe  Césarion !  - 


SGÉNB  XXIII.  171 

\j\ie  successivement  tous  les  fruits  de  mes  entrailles,  —  et 

0 

mes  braves  Egyptiens,  —  soient  lapidés  par  cet  ouragan  en 
fusion  !  —  Et  que  tous  restent  gisants  sans  tombes  jusqo'è  ce 
que  les  mouches  et  les  insectes  du  Nil  -  les  ensevelissent  en 
les  dévorant! 

ANTOINE. 

Je  suis  satisfait.  —  César  s'établit  sous  Alexandrie  ;  c'est 
\h  —  que  je  veux  combattre  sa  destinée.  Nos  forces  de  terre 

-  ont  noblement  tenu  ;  notre  flotte  dispersée  -  s'est  ral- 
liée et  vogue  dans  sa  menace  navale.  —  Qu'étais-tu  donc 
devenu,  mon  courage?...  Écoutez,  madame,  —  si  je  reviens 
encore  une  fois  du  champ  de  bataille,  —  pour  baiser  ces 
lèvres,  je  veux  apparaître  couvert  de  sang.  —  Moi  et  mon 
ëpée,  nous  allons  gagner  notre  chronique;  —  il  y  a  de  l'es- 
poir encore  ! 

CLÉOPÀTRB. 

Voilà  enfin  mon  vaillant  seigneur  ! 

ANTOINE. 

-  Mes  muscles,  mon  cœur,  mon  souffle  vont  être  triplés, 

-  et  je  veui  combattre  sans  merci.  Quand  mes  heures  — 
coulaient  insouciantes  et  propices,  les  vaincus  rachetaient 
de  moi  leur  vie  —  avec  un  bon  mot,  mais  maintenant,  je 
vais  grincer  des  dents  —  et  envoyer  dans  les  ténèbres  tous 
ceux  qui  m'arrêteront. ..  Allons,  -  ayons  encore  une  nuit 
joyeuse  ;  qu'on  appelle  à  moi  —  tous  mes  tristes  capitaines 
et  qu'on  remplisse  nos  coupes  ;  encore  une  fois  —  narguons 
la  cloche  de  minuit  ! 

CLËOPÂTRE. 

C'est  aujourd'hui  l'anniversaire  de  ma  naissance  ;  -  je 
croyais  qu'il  serait  pauvrement  fêlé  ;  mais  puisque  mon  sei- 
gneur —  est  redevenu  Antoine,  je  veux  être  Cléopâtre. 

ANTOQQL 

-  Tout  ira  bien  tncore. 


^ 


172  iNTOINE  ET  CLÉOPATRB. 

CLtOPATBK. 
~  0»'*in  appelle  auprès  de  monseigneur  tous  ses  nobles 
capitaines  ! 

ANTOINE. 

-  Faites.  Nous  voulons  leur  parler;  et  ce  soir  je  forcerai 

-  le  vin  à  sourdre  sous  leurs  cicatrices...  Venez,  ma  reine  : 

-  il  y  a  encore  de  la  sève,  là!  La  prochaine  fois  que  je  com- 
battrai, -  je  rendrai  la  mort  amoureuse  de  moi;  car  je  vais 
rivaliser  —  avec  sa  faux  pestilentielle. 

Sorleni  Antoine.  Cléopltre  et  les  servtican. 
ÉNOBARBUS. 

-  Le  voilà  résolu  à  éclipser  la  foudre  !  Élre  ,furieux,  - 
c'est  n'avoir  plus  peur  à  force  d'effarement;  dans  cette  hu- 
meur-là, —  une  colombe  attaquerait  une  autruche.  Je  le 
vois,  c'est  toujours  -  aux  dépens  de  sa  cervelle  que  notre 
capitaine  —  reprend  du  cœur.  Quand  la  valeur  -  entame 
Is  raison,  —  elle  dévore  le  glaive  avec  lequel  elle  combat... 
Je  vais  chercher  —  un  moj'en  de  le  quitter. 


[Le  camp  de  Céur  k  Aleiendrie.]  ^ 

';  Intrenl  C£mk,  lium  une  lettre,  Aorippa,  HeceifS  et  antrM.      ^Ê 

CÉSAR. 
—  Il  me  traite  d'enfant,  et  me  morigène  coromes'îl  avait 
le  pouvoir  — do  me  chasser  d'Éjtypte.  Mon  messager,  —il  l'a 
haltii  de  verges  :  il  me  provoque  à  un  combat  singulier,  - 
César  contre  Antoine  !  Que  Ip  vieux  ruffian  sache  —  que  j'ai 
beaucoup  d'autres  moyens   <\c   mourir  et  qu'en  attendant 
—  je  me  moque  de  son  défi  (24). 
MÉCÈNK. 
CCsar  doit  penser  -  que,  quand  un  homme  si  grand  est 


A 


8GÉ1II  XXT.  173 

pris  de  rage,  c'est  qu'il  est  —  anx  abois.  Ne  lai  donnez  pas 
de  répit,  mais  Tite  —  profitez  de  son  égarement.  Jamais 
la  fbrear  —  n'a  fait  bonne  garde  pour  elle-même. 

dCSAR. 

Faites  savoir  à  nos  meilleurs  chefs  -  que  demain  ta  der- 
nière de  tant  de  batailles  —  sera  livrée  par  nous...  H  y  a 
dans  nos  rangs  —  assez  de  déserteurs  de  l'armée  d'Antoine 
—  pour  l'aller  chercher. . .  Veillez  i  ce  que  ce  soit  fait,  ~ 
et  qu'on  festoie  les  troupes  ;  nous  regorgeons  de  vivres,  — 
et  elles  ont  bien  mérité  cette  prodigalité.  Pauvre  Antoine  I 

Ils  lOTteDt. 

SCÈNE  XXV. 

[▲leiaftdrie.  Dans  la  palaii.] 

Entrant  AirroiNB,  CLtoPATEB,  ÉiioBAaiius,  CHAaMioM,  Iras,  Albxas 

at  aatres. 

AHTOINK. 

—  n  ne  veut  pas  se  battre  avec  moi,  Domitios  ! 

tiTOBABBUS. 

Non. 

iSTOniK. 

Pourquoi  pas? 

—  n  pense  qu'étant  vingt  fois  plus  fortuné  que  vous,  — 
il  risquerait  vingt  contre  un. 

AKTOniB. 
Demain,  soldat,  —  je  veux  me  battre  sur  terre  et  sur  mer; 
ou  je  sunrivrai,  —  ou  je  donnerai  h  ma  gloire  mourante  un 
bain  de  sang  —  qui  la  fera  revivre.  Es-tu  prêt  &  bien  te 
battre? 

fafOBARNIS. 

—  Je  frapperai  en  eriant  :  Pas  de  quartier! 


174  AlfTOlNE  ET  GLtOPATRE. 

ANTOINE. 

Bien  dît!  Allons!  —  Qu'on  appelle  les  gens  de  ma  mai- 
son !  que  cette  nuit  —  il  y  ait  profusion  à  notre  banquet  ! 

EotreDt  des  SERVITEURS.  Il  leor  tend  saccessivement  la  main. 

Donne-moi  la  main,  toi,  —  tu  as  toujours  été  bien 
fidèle...  Et  toi  aussi...  —  Et  toi.  .  Et  toi...  Vous  m'avez 
bien  servi,  —  et  vous  aviez  des  rois  pour  compagnons. 

CLÉOPÂTRE,  à  pari,  à  Éaobarbas. 

Que  signifie  ceci? 

ÉNOBARBUS,  h  pari. 

-  C'est  un  de  ces  traits  bizarres  que  la  douleur  —  déco- 
che de  l'âme. 

ANTOINE. 

Et  toi  aussi,  tu  es  un  serviteur  fidèle  !  -  Je  voudrais  me 
multiplier  en  autant  d'hommes  que  vous  êtes,  —  et  vous 
voir  tous  réunis  en  -  un  Antoine,  pour  pouvoir  vous  ser- 
vir —  aussi  bien  que  vous  m'avez  servi  ! 

LES   SERVITEURS. 

Aux  dieux  ne  plaise  ! 

ANTOINE. 

-  Allons,  mes  bons  camarades,  assistez-moi  cette  nuit 
encore  :  —  ne  ménagez  pas  mes  coupes,  et  traitez-moi,  - 
comme  quand  tout  un  empire  était  votre  compagnon  —  et 
obéissait  à  mes  ordres. 

GLÉOPATRE. 

Que  prétend-il  ? 

ÉNOBABBIS. 

-  Faire  pleurer  ses  amis  ! 

ANTOINE. 

Aidez-moi  cette  nuit  encore.  —  Peut-être  est-ce  la  fin 
de  votre  service  ;  —  peut-être  ne  me  verrez-vous  plus  ou 
ne  verrez-vous  de  moi  -  qu'une  forme  mutilée  ;  peut-être 
demain,  —  serviroMrous  ua  autt©  maître.  Je  vous  regarde 


SCtHB  XXV).  175 

(ous  —  «0  boiome  qui  vous  fait  ses  adieux.  Mes  âdèles 
amis,  —  je  ne  vous  renvoie  pas  ;  j'ai,  comme  maître,  — 
épousé  Totre  bon  service  et  je  ne  m'en  déferai  qu'à  la  mort. 
-  Assislez-moi  celte  nuit  deux  heures,  pas  davantage,  - 
et  que  les  dieux  vous  en  récomponseot  ! 

T(in<-  les  tervilenri  Toodent  en  larme*. 

ÉNOBARBl'S. 

Que  prétendez -vous ,  Sirr?    -  Pourquoi  leur  donner  ce 

décciuragemeni  V  Voyez,  ils  pleurent  ;  —  et  moi,  flne  que  je  . 

SDÎ$,j*ai  un  oignon  dansl'œtl  Par  pudeur,—  ne  nous  trans- 

(onneoE  pas  en  femmes. 

unousi. 
Assez  !  assez  !  assez  !  —  Que  la  sorcière  m'emporte,  si 
j'avais  cette  intention  !  -  Que  l'allégresse  germe  où  sont 
tombées  ces  larmes  !  Mes  générf  ux  amis,  -  vous  prenez  ce 
que  je  dis  dans  un  sens  trop  douloureui  :  je  vous  parlais 
pour  vous  encourager,  quand  je  vous  demondais  -  d'in- 
cendier cette  nuit  avec  des  lorches  !  Sachez ,  mes  chers 
cœurs,  -  que  j'ai  bon  espoir  pour  demain.  Si  je  vous  con- 
duis au  combat,  -  c'est  que  j'-n  attends  la  victoire  et  la 
vie  -  plutôt  que  la  mort  et  la  gloire  Allons  souper;  venez 
~  et  noyons  les  rélleitons  [2o). 

Ti>u«  sorUnt 


SCENE    XXVI. 

[Aleiandrie.  Devant  le  palais.  1 
Entrani  deux  soldats. 


rlflEMIER  SOLDAT. 
Bonne  nuit,  frère;  demain  esl  le  jour. 
I  DEUXlËliE  SOLn.\T. 

-  Oui,  qui  décidera  de  tout  :  bonne  chance  !  - 
vous  entendu  rien  d'étrange  dans  les  rues? 


m 


176  ÀlfTOnn  et  CLtOFATRB. 

PREMTEH  SOLDAT. 

-  Rien  :  quelles  nouvelles? 

DEUXIÈME   SOLDAT. 

Ce  n'est  probablement  qu'une  rumeur  :  —  bonne  nuit  à 

TOUS. 

PREMIER  SOLDAT. 

Allons,  mon  cher,  bonne  nuit. 

Entreot  DEUX  autres  soldats. 

DEUXIÈME   SOLDAT,   aoi  ooaveaoi  venus. 

Soldats,  -  attention  au  poste  ! 

TROISIÈME  SOLDAT. 

Attention,  vous  aussi  !  Bonne  nuit,  bonne  nuit. 

Les  deoi  premiers  soldats  se  metteDt  en  (action  an  fond  dn  théâtre. 
QUATRIÈME  SOLDAT,    ao  troisième* 

-  Nous,  ici  ! 

Ils  se  postent  snr  le  devant  de  la  scène. 

Si  demain  —  notre  flotte  l'emporte,  j'ai  la  conviction  ab- 
solue —  que  nos  gens  de  terre  tiendront  bon. 

TROISIÈME  SOLDAT. 

C'est  une  brave  armée,  -  et  pleine  de  résolution... 

Mnsiqne  de  bantbois  soos  la  scène. 
QUATRIÈME  SOLDAT. 

Silence  !  quel  est  ce  bruit  ? 

PREMIER  SOLDAT. 

Écoutez  !  écoutez  ! 

DEUXIÈME  SOLDAT. 

-  Chut  ? 

PREMIER  SOLDAT. 

De  la  musique  dans  l'air! 

TROISIÈME  SOLDAT. 

Sous  terre  ! 

QUATRIÈME  SOLDAT. 

C'est  bon  signe,  —  n'est-ce  pasT 


8CÈSB  XXVU. 


m 


TROISIÙIE  SOLDAT. 

NOQ. 

PREMIER  SOLDAT. 
Paii,  VOUS  dis-je  I  Qu'est-ce  que  cela  signifie  ? 
DEUXIÈME   SOLDAT. 

-  C'est  le  dieu  Hercule,  tant  aimé  d'Antoine,  -qui  l'a- 
bandoQue  aujourd'hui  {'Ho). 

PHKU1ER  SOLDAT. 
AvauçoQS  !  Voyons  si  les  autres  sentinelles  —  entendent 
comme  nous. 

Ils  l'amicent  dmi  la  direclioli  d'an  antra    poiU. 
DEUXIÈME  SOLDÂT  ,   appeUal. 
Eh  bien,  camarades? 

PLUSIEURS  SOLDATS,  r.^poDdanl  t  la  toii. 

Eh  bien!  -  Eh  bien  !  entendez-vous? 

PREMIER   SOLDAT. 
Oui.  N'est-ce  pas  étrange? 

TROISIÈME  SOLDAT.  i 

-  Entendez-Tous ,  camarades  ?  entendez-vous  ?  i 

PREMIER  SOLDAT. 

-  Suivons  le  bruit  jusqu'à  la  limite  de  dos  quartiers  ; 
-  voyons  comment  il  cessera. 

PLUSIEURS  SOLDATS. 
Volontiers  :  voilà  qui  est  étrange. 

Toiu  sorte  uL. 

SCÈNE  XXVI!. 

[Alnaadne.  Dans  le  palais.  Le  jour  se  lëfe.; 
Entreol  AnTOiNE  et  Clëopatre    suivis  Ae  ChaRmion  et  d'aaires. 


ANTOLVE. 
~  Éros!  mon  armure,  Éros  ! 

CLliOl'ATRB. 
[lurmez  un  {h<u. 


178  ANTOINB  KT  CLBOPATRK. 

idrroiiiB. 

—  Non,  ma  poule...  Eros,  viens  donc;  mon  /irmure, 
Éros! 

Entre  Éros,  a?ec  nne  annare. 
ANTOmE. 

—  Viens,  mon  brave,  couvre-moi  de  fer.  —  Si  la  fortune 
n'est  pas  pour  nous  aujourd'hui,  c'est  —  que  nous  la  bra- 
vons... Allons! 

Éros  se  met  en  devoir  de  Téqaiper. 
CLÈOPATRE. 

Ah  !  je  veux  aider,  moi  aussi. 

Prenant  ane  pièce  de  i*armaTe. 

—  Oïl  se  met  ceci? 

ANTomE. 
Ah  !  laisse  ça,  laisse  ça...  Tu  es  -  l'armurière  de  mon 
cœur...  Tu  te  trompes,  tu  te  trompes!...  Ceci  !  ceci! 

Antoine  désigne  la  cuirasse.  CtéopAtre  la  prend  et  la  lui  met. 

CLÈOPATRE. 

—  Doucement!  là!  je  veux  vous  aider...  Voilà  comment 
ça  doit  être. 

ANTOINE. 

Bien,  bien  !  —  Nous  réussirons  à  présent...  Allons,  mon 
brave,   -  va  t'équiper. 

ÉROS. 

Tout  de  suite,  Sire. 

CLÈOPATRE. 

—  Est-ce  que  ce  n'est  pas  bien  bouclé  ? 

ANTOINE. 

A  merveille ,  à  merveille  ;  -  celui  qui  débouclera  ceci 
avant  qu'il  nous  plaise  — de  l'ôter  pour  nous  reposer,  aura 
entendu  une  tempête...  —  Tu  tâtonnes,  Éros,  et  ma  reine 
est  un  écuyer  —  bien  plus  adroit  que  toi...  Dépêchons- 
nous.  0  mon  amour,  -  que  ne  pe;ux-tu  me  voir  combattre 


SCÉflE  XXVII  179 

aigounjliui,  et  assieler  —  à  mes  royales  occupations  !  tu 
«errais  —  quel  ouvrier  je  guis! 

Entre  an  officie it  nttaé. 

ASTORE. 
Boojour;  sois  le  bienvpnu;  -  tu  as  l'air  d'un  homme 
chargé  d'une  mission  belliqueuse:  -  pour  l'ouvrage  que 
oous  aimons  nous  nous  levons  de  bonne  heure,  -et  nous 
;  allons  avec  joie. 

P&SÏIER  OFnaEB. 
Mille  combattants.  Sire,   -  quoique  ce  soit  bien  \.6t,  ont 
Héjà  rivé  leur  armure  -   et  vous  attendent  aui  porlfs. 

AeclanalioDi  mêlées  an  bruit  des  [rompetles  . 

Eotrent  des  ofkigiehs  et  îles  soldats. 

PEUXIÈJiE   OFflOEH. 

-  La  matinée  est  belle...  Bonjour,  général! 

TOUS. 

-  Bonjoar,  général  ^  ' 

ASTODiE. 
Voilà  qui  est  bien  embouché,  mes  enfants  !  —  Le  mstio, 
précoce  comme  le  génie  d'un  jeune  homme  —  qui  doit  faire 
parler  de  lui,  commence  du  bonne  heure.. 

A  En»,  qui  aeliéve  île  l'armer. 

--  Ainsi,  ainsi...  Allons,  donne-moi  cela...  de  cette  fa- 
çon... Bien... 

A  cléopJtre. 

-  Sois  heureuse,  ma  dame,  quoi  qu'il  advienne  de 
moi  ! 

Il  l'embnsM. 

-  C'est  un  baiser  de  soldat,  mais  je  serais  blâmable  — et 
digne  des  plus  humiliants  reproches,  si  je  m'arrêtais  ~à  de 
plus  minutieux  compliments;  je  dois  le  quitter  -  mainle- 
tiaol,  comme  'lu  homme  d'acier.     Vous  ijui   voulez  com- 


180  ANTOINE  ET  GLÈOPATRS. 

battre,  —  suivez-moi  de  près  ;  je  vais  tous  conduire  à  l'œu- 
vre... Adieu! 

Sortent  Antoiae,  Éros,  les  officiers  et  les  soldats. 
GHARMION. 

—  Vous  plairait-il  de  vous  retirer  dans  votre  chambre  ? 

GLÈOPATRE. 

Conduis-moi.  —Il  part  vaillamment.  Ah  !  si  lui  et  César 
avaient  pu  —  décider  cette  grande  guerre  dans  un  combat 
singulier!  -  Alors  Antoine...  Mais  maintenant...  Eh  bien, 
marchons. 

Elles  sortent. 

SCÈNE    XXVUI. 

[Le  camp  d'Antoine  près  d'Alexandrie.] 

Les  trompettes  sonnent.  Entre  Antoine,  accompagné  d'ÉROS  ;   il  ren- 
contre le  SOLDAT  qai  Ta  interpellé  h  Actiam. 

LE   SOLDAT. 

— Fassent  les  dieux  que  cette  journée  soit  heureuse  pour 
Antoine  ! 

ANTOINE. 

—  Ah  !  que  n'ai-je  été  décidé  par  tes  conseils  et  par  tes 
cicatrices  —  à  combattre  sur  terre  ! 

LE  SOLDAT. 

Si  tu  Tavais  fait,  —  les  rois  qui  se  sont  révoltés  et  le  sol- 
dat —  qui  t'a  quitté  ce  matin,  marcheraient  encore  —  à  ta 
suite. 

ANTOINE. 

Qui  donc  a  déserté  ce  matin  ? 

LE   SOLDAT. 

Qui?  —  Quelqu'un  qui  était  toujours  près  de  toi.  Appelle 
Énobarbus,  —  il  ne  t'entendra  plus,  ou  du  camp  de  César 
"  il  répondra  :  Je  ne  mis  pltis  des  tiens. 


SGÉNK  XXDC.  181 

AlfTOHiS. 

Que  dis-tu  ? 

LE  SOLDAT. 

Seigneur,  —  il  est  avec  César. 

ÈROS. 

Seigneur,  ses  coffres  et  ses  trésors,  —  il  a  tout  laissé  ici. 

ANTOINE. 

Est-il  parti  vraiment? 

LE  SOLDAT. 

Rien  de  plus  certain. 

ANTOINE. 

-  Va,  Éros,  renvoie-lui  ses  trésors;  fais  vite,  —  et  n'en 

retiens  pas  une  obole,  je  te  le  défends  ;  écris-lui  —  la  plus 

affectueuse  lettre  d'adieu,  je  la  signerai  ;  —  dis-lui  que  je 

souhaite  que  désormais  il  n'ait  plus  de  motif  —  de  changer 

dp  maître...  Ohl  ma  fortune  a  —  corrompu  les  honnêtes 

gens...  Dépêche-toi...  Enobarbus  ! 

Us  sortent. 

SCÈNE    XXIX. 

fLe  camp  de  César  devant  Alexandrie.] 

Fanfares.  Entre  César,  accompagné  d' AGRIPPA,  d*^OBARBUS  et 

d'autres. 

CÉSAR. 

-  Pars,  Agrippa,  et  engage  la  bataille  ;  —  notre  vo- 
lonté «»st  qu'Antoine  soit  pris  vivant  ;  —  fais-le  savoir. 

AGRIPPA. 

J'obéis,  César. 

Il  sort. 

CÉSAR. 

-  \fi  temp*;  de  la  paix  universelle  est  proche  ;  —  si  cette 

TII.  i« 


18?  ANTOINE  ET  CLÉOPATRE. 

journée  est  heureuse,  les  trois  parties  du  monde  —  porte- 
ront spontanément  Toliv*'. 

Kotre  un  MESSAGER. 
LE  MESSAGER. 

Antoine  —  est  arrivé  sur  le  champ  de  bataille. 

CÉSAR. 

Va,  dis  à  Agrippa  —  de  poser  les  déserteurs  à  Tavant- 
garde,  —  atin  qu'Antoine  épuise  en  quelque  sorte  sa  furie- 
sur  lui-même. 

Sorleot  César  el  sa  suite. 
ÉNOBARBUS. 

—  Alexas  a  trahi  ;  envoyé  en  Judée  —  pour  les  intérêts 
d'Antoine,  il  a  persuadé  —  au  grand  Hérode  de  passer  à 
César  —  et  d'abandonner  Antoine ,  son  maître  :  pour  la 
peme,  ~  César  l'a  fait  pendre.  Canidius  et  les  autres  — 
qui  ont  déserté  ont  obtenu  do  l'emploi,  mais  —  non  une 
honorable  confiance.  J'ai  mal  agi,  —  et  je  m'en  accuse  si 
amèrement  -  que  je  n'aurai  plus  de  joie. 

Entre  uo  SOLDAT  de  César. 
LE  SOLDAT. 

Énobarbus,  Antoine  — te  renvoie  tous  tes  trésors,  grossis 
—  de  ses  largesses.  Sonmessager  —  est  venu,  sous  ma  garde, 
et  il  est  maintenant  dans  ta  tente  —  à  décharger  ses 
mules. 

ÉNOBARBUS. 

—  Je  vous  donne  tout. 

LE   SOLDAT. 

Ne  vous  moquez  pas,  Enobarbus,  -  je  vous  dis  la  vé- 
rité. Vous  feriez  bien  d'escorter  le  messager  -  jusqu'à  la 
sortie  du  camp;  je  dois  uie  rendre  à  mon  poste,  —  sans  quoi 


SCÈNE  XXX.  183 

je  l'aurais  fait  moi-même.  Votre  empereur  —  est  toujours 
un  Jupiter. 

Il  sort. 

ËNOBARBUS,  seul. 

-  Je  suis  le  vrai  scélérat  de  Tunivers,  —  et  je  le  sens 
tout  le  premier.  0  Antoine,  -  mine  de  générosité,  de  quel 
prix  tu  aurais  payé  —  mes  fidèles  services,  toi  qui --cou- 
ronnes d'or  ma  turpitude  !  Mon  cœur  se  gonfle  :  —  si  le 
remords  violent  ne  le  brise  pas,  un  moyen  plus  violent  — 
devancera  le  remords  ;  mais  le  remords  suffira,  je  le  sens  ; 

—  moi,  combattre  contre  toi  !  Non...  Je  veux  chercher  — 
un  fossé  où  mourir  ;  le  plus  immonde  est  le  meilleur —pour 
la  fin  de  ma  vie  ! 

Il  sort. 

SCÈNE    XXX. 

[Le  champ  de  bataille.  Bruit  de  combat.  Tambours  et  trompettes.] 

Entre  A/;ri?pa,  suifi  d'autres  combattants. 

AGRIPPA. 

-  Relirons-nous,  nous  nous  sommes  engagés  trop 
avant  ;  -  César  lui-même  a  cle  la  besogne,  et  la  résistance 

—  excède  ce  que  nous  attendions. 

Ils  sortent. 

Bruit  de  combat.  F:ntrent  ANTOINE  etSCARUS  blessé. 

SCARUS. 

-  0  mon  brave  empereur ,  voilà  ce  qui  s'appelle  com- 
battre !  -  Si  nous  avions  fait  de  même  tout  d'abord .  ils 
auraient  été  repoussés  jusque  chez  eux  —avec  des  chiffons 
autour  de  la  tête. 

ANTOINE. 

Tu  saignes  abondamment. 


184  INTOlin  ET  GLÉOPATRE. 

SGâRUS.   . 

—  J'avais  ici  une  blessure  en  forme  de  T  ;  —  elle  est 
maioteDant  faite  comme  uo  U. 

ÂNT01N8. 

Ils  font  retraite. 

SGARUS. 

—Nous  les  chasserons  dans  des  trous  ;  j'ai  encore — place 
pour  six  balafres. 

Entre  Éros. 
ÈROS. 

—  Us  sont  battus,  seigneur  ;  et  notre  avantage  a  tout 
l'effet  —  d'une  belle  victoire. 

SGARUS. 

Taillons-leur  les  épaules,  —et  attrapons-les  comme  nous 
prendrions  des  lièvres,  par  derrière  ;  —c'est  plaisir  de  hous- 
piller un  fuyard. 

ANTOINB. 

Je  te  récompenserai  -  une  fois  pour  ta  joyeuse  humeur 
et  dix  fois  —  pour  ta  bonne  vaillance.  Viens. 

SGARUS. 

Je  vous  suis  clopin-clopant. 

Ils  sortent. 

SCÈNE   XXXI. 

[Sons  les  murs  d'Alexandrie]. 

Entre  Antoine,  en  marche  militaire  ;  Scarus  et  tooie  Tarmée  le 

soi  vent. 

ANTOINE. 

—  Nous  l'avons  chassé  jusque  dans  son  camp!  Qu'on 
coure  en  avant  —  annoncer  à  la  reine  les  hâtes  qui  nous 


8CBNB  XXXI. 


\8h 


arrirenl.  Demain,  — avant  qiiele  soleil  nous  voie,  nous  ver- 
serons le  sang  -  qui  nous  a  échappé  aujourd'hui.  Je  vous 
remercie  lous;  —car  vous  avez  le  bras  vaillanl,  el  vous  vous 
é(^  battus,  ~  Don  comme  si  vous  serviez  nuirui.  mais  comme 
si  ma  causp  —  avait  été  celle  de  chacun  de  vous  ;  vous  vous 
êtes  tous  montrés  des  îlectors.  -  Entrez  dans  ht  ville,  em- 
hrasseï  vos  femmes,  vos  amis,  —  et  raconlez-leur  vos  exploits, 
tandis  qu'avec  des  larmes  de  joie  —  ils  laveront  les  caillots 
lie  vos  blessures  et  baiseront  — vos  plaies  honorées. 

A  Scan*. 

DoDne-moî  ta  main. 

Clëopatrb  arrive  tiee  m  «uite. 

ANTOINE, 
—  C'est  à  cette  grande  fée  que  je  veui  vanter  tes  exploits, 
-  pour  qu'elle  te  bénisse  de  sa  remnoaissance. 

À  Cl^opAlre. 

0  loi.  lumière  du  jour,  —  étreins  mon  rou  bardé  de  fer; 
toute  radieuse,  élance-toi,  -  en  dépit  de  cette  armure, 
sur  mon  cœur  pour  t'y  laisser  -  soulever  par  les  élans 
du  triomphe! 

CLËOrATRE,    le  prenant  d«n«  se»  bras. 

Seigneur  des  soigneurs,  -  fl  héroïsme  infini  !  te  voilà 
doDc  revenu  souriant,  -  après  avoir  échappé  au  grand 
^ége  des  hommes. 

AirtOISB. 

Mon  rossignol,  -  nous  les  avons  chassés  jusqu'à  leurs 
Iitî. 

PoTiRDi  la  maio  A  «es  rheveui. 
Eh  bien,  ma  Qlle,  bien  que  les  gris  —  soient  quelque  peu 
mêlés  aux  bruns,  nous  avons  encore  -  assez  de  cervelle 
pour  nourrir  notre  énergie  et  —pour  tenir  tête  à  la  jeunesse. 

MoDtraiil  Scarui. 

Regarde  cet  homme  ;  —  confie  à  ses  lèvres  ta  main  sympa- 
thique   .  -  Baise  cette  main,  mon  guerrier, .   11  a  combntlu 


186  ^  ANTOINE  ET  GLÉOPÂTRE. 

aujourd'hui  —  comme  si  un  dieu,  hostile  au  genre  humain, 
avait  —  pris  sa  forme  pour  détruire. 

CLÈOPÂTRE. 

Ami,  je  vais  fe  donner  —  une  armure  d'or,  qui  appar- 
tenait à  un  roi. 

ANTOINE. 

—  Il  Ta  bien  méritée,  fût-elle  couverte  d'escarboucles  - 
comme  le  char  sacré  de  Phébus  ! . . .  Donne-moi  ta  main  ;  — 
faisons  à  travers  Alexandrie  une  marche  joyeuse  ;  —  portons 
devant  nous  nos  boucliers  balafrés  comme  leurs  maîtres.  - 
Si  notre  grand  palais  était  assez  vaste  —  pour  camper  cette 
armée,  nous  souperions  tous  ensemble  — et  nous  boirions  à 
la  ronde  à  la  journée  de  demain  —  qui  nous  promet  un 
royal  péril...  Trompettes,  —  assourdissez  la  ville  de  vos 
fanfares  cuivrées,  —  et  qu'on  y  mêle  le  cliquetis  de  nos 
tambourins,  —  en  sorte  que  le  ciel  et  la  terre  se  fassent  écho 

—  pour  applaudir  à  notre  approche. 

SCÈNE  xxxn. 

[Le  camp  de  (lésar  pendant  la  nuit.  La  lune  brille.] 

Des  soldais  sont  en  sentinelle.  Entre  ÉNOBARBUS- 

PREMIER  SOLDAT. 

—  Si  nous  ne  sommes  pas  relevés  avant  une  heure,  ~ 
nous  devrons  retourner  au  corps  de  garde.  La  nuit  —  est 
brillante  et  l'on  dit  que  nous  serons  en  bataille  —  dès  la 
deuxième  heure  du  matin. 

DEUXIÈME  SOLDAT. 

La  journée  a  été  —  dure  pour  nous. 

ÉNOBARBUS. 

0  nuit,  sois-moi  témoin... 

TROISIÈME   SOLDAT. 

—  Quel  est  cet  homme  ? 


SGÉIVE  XXII.  187 

DEUXIÈME  SOLDiT. 

Approchons  et  écoutons-le. 

ÉNOBÂRBUS. 

—  Sois  témoin,  6  lune  sacrée,  —  quand  l'histoire  jettera 
sur  les  traîtres  ~  un  souvenir  flétrissant,  sois  témoin  que 
le  pauvre  Énobarbus  —  s'est  repenti  devant  ta  face! 

PREMIER  SOLDÂT. 

Enot)arbus  ! 

TROISIÈME  SOLDÂT. 

Silence!  —  Ecoutons  encore. 

ÈNOBÂRBUS. 

-  0  souveraine  maîtresse  de  la  mélancolie  profonde,  — 
déverse  sur  moi  les  humides  poisons  de  la  nuit,  ~  afin  que 
celte  vie,  rebelle  à  ma  volonté,  —  ne  m*accable  plus.  Jette 
mon  cœur  —  contre  la  pierre  dure  de  ma  faute.  —  et  que, 
desséché  par  la  douleur,  il  s'y  brise  en  poussière  -  pour  on 
fiuir  avec  toute  sombre  pensée.  0  Antoine,  —  plus  généreux 
que  ma  révolte  n'est  infâme,  pardonne-moi  pour  ta  part,  — 
et  qu'alors  le  monde  m'inscrive  sur  le  registre  —  des  déser- 
teurs et  des  transfuges!  —  0  Antoine!  6  Antoine! 

Il  menrt. 
DEUXIÈME  SOLDÂT. 
Parlons-lui. 

PRE^nER  SOLDAT. 

-  Écoutuuslc  bien;  car  les  choses  qu'il  dit  -  peuvent 
intéresser  César. 

TROISIÈME   SOLDÂT. 

Oui.  Mais  il  dort! 

PREMIER   SOLDÂT. 

—  Je  crois  plutôt  qu'il  s'évanouit;  car  jamais  prière  aussi 
déchirante  —  n'a  app»'lé  le  sommeil. 

DEUXIÈME   SOLDÂT. 

Allons  à  lui. 

\U  >'a(>prochent  dn  cadavre. 


188  ANTOINE  ET  GLÉOPÂTRE. 

TROISIÈME  SOLDAT. 

—  Éveillez-vous,  éveillez-vous,  seigneur;  parlez-nous. 

DEUXIÈME  SOLDAT,   le  secouant. 

Entendez-vous,  seigneur? 

PREMIER  SOLDAT. 

—  La  main  de  la  mort  Ta  atteint. 

Roalement  de  tambonr  aa  loin. 

Écoutez,  les  tambours  —  éveillent  solennellement  l'armée 
endormie...  Portons-le— au  corps  de  garde.  C'est  quelqu'un 
de  notable.  Notre  faction''  -  est  amplement  terminée. 

TROISIÈME  SOLDAT. 

Allons,  portons-le  :  —  il  peut  encore  revenir. 

Ils  sortent  avec  le  corps. 

SCÈNE  XXXIII. 

[Un  terrain  accidenté  entre  les  deux  camps.  On  aperçoit  an  bois  de 

pins  sar  ane  éminence.] 

Arrivent  Antoine  et  Sgarus  suivis  de  troapes  en  marche. 

ANTOINE. 

Aujourd'hui  tous  leurs  préparatifs  sont  pour  un  combat 
naval  ;  —  nous  ne  leur  plaisons  pas  sur  terre. 

SCARUS. 

On  se  battra  sur  terre  et  sur  mer,  monseigneur. 

ANTOINE. 

—  Je  voudrais  qu'on  pût  se  battre  dans  le  feu  ot  dans 
l'air;  —  là  aussi  nous  les  attaquerions.  Mais  écoute  :  notre 
infanterie,  —  postée  sur  les  hauteurs  qui  avoisinent  la  ville, 
—  restera  avec  nous;  les  ordres  sont  donnés  à  la  flotte,  — 
et  elle  a  déjà  quitté  la  rade.  Allons  chercher  une  position  - 
d'oîi  nous  puissions  découvrir  leur  ordre  de  bataille  -  et 
observer  leurs  manœuvres. 

Us  sortent. 


SCÈNE  xxxin.  189 

Entre  César  à  la  tête  de  ses  troupes. 

CÉSAR. 

—  Nous  resterons  immobiles  sur  terre,  à  moins  que  nous 
ne  soyons  attaqués,  —  et  nous  ne  le  serons  pas,  je  crois, 
car  ses  meilleures  troupes  —  sont  employées  au  service  de 
ses  galères.  Gagnons  les  vallées,  —  et  gardons  nos  plus 
grands  avantages. 

Ils  sortent. 
Rentrent  Antoine  et  Scarus. 

ANTOINE. 

—  Ils  ne  se  sont  pas  encore  abordés.  De  l'endroit  oh  ce 
pin  s'élève,  —  je  découvrirai  tout  :  je  reviendrai  te  dire  — 
immédiatement  quelle  apparence  ont  les  choses. 

l\  sort. 

SCARUS. 

I.es  hirondelles  —  ont  bâti  leurs  nids  dans  les  voiles  de 
Cléopâtre  :  les  augures  —  prétendent  qu'ils  ne  savent  pas, 
qu'ils  ne  peuvent  pas  dire. .  Ils  ont  l'air  lugubre,  —  et  n'osent 
exprimer  leur  pensée.  Antoine  —  est  vaillant  et  abattu  ;  et, 
par  accès,  —  sa  fortune  agitée  le  remplit  d'espoir  ou  de 
crainte,  —  à  la  vue  de  ce  qu'il  a  et  de  ce  qu'il  n'a  pas. 

Bruit  lointain  annonçant  an  combat  naval. 
Rentre  Antoine. 
ANTOINE. 

Tout  est  perdu  ;  —  cette  noire  Égyptienne  m'a  trahi  ;  (Î7) 
-  ma  flotte  s'est  rendue  h  Tennemi;  et  les  voilà  là-bas  — 
qui  jettent  leurs  bonnets  en  l'air  et  qui  boivent  tous  en- 
semble -  comme  des  amis  longtemps  éloignés...  Triple 
prostituée  !  c'est  toi  —  qui  m'as  vendu  à  ce  novice,  et  mon 
cœur  —  ne  fiait  plus  la  guerre  qu'à  toi  seul . . . 

A  Scaras. 

Dis-leur  à  tous  de  fuir,  —  car,  dès  que  je  serai  vengé 


190  ANTOINE  ET  CLÉOPATRE. 

de  ma  charraeresse,  -  j'aurai  fini...  Dis-leur  à  tous  de 
fuir,  va  ! 

Sort  Scanis. 

—  0  soleil,  je  ne  verrai  plus  ton  lever!  —  La  Fortune  et 
Antoine  se  séparent  ici  ;  c'est  ici  —  que  nous  nous  serrons 
la  main...  Que  tout  en  soit  venu  là!  Les  cœurs  —  qui  ram- 
paient à  mes  talons  et  dont  je  comblais  —  les  désirs,  fondent 
et  distillent  leur  baume—  sur  le  florissant  César;  et  le  cèdre 
reste  dépouillé,  —  qui  les  ombrageait  tous.  Je  suis  trahi  !  —  0 
âme  noire  d'Egypte  !  sinistre  charmeresse  —  dont  un 
regard  m'envoyait  à  la  guerre  ou  me  rappelait  au  foyer,  — 
dont  le  sein  était  ma  couronne  et  mon  but  suprême  !  - 
Véritable  gipsy,  elle  m*a,  par  ses  impostures,  —  entraîné  au 
cœur  de  la  ruine.  —  Holà,  Éros  !  Éros  ! 

Entre  ('lêopatre. 
ANTOINE. 

Àb!  enchanteresse!  ctrricTe! 

•       CLÉOPATRE. 

—  Pourquoi  mon  seigneur  est-il  furieux  contre  sa  bien- 
aimée? 

ANTOINE. 

—  Évanouis- toi.  ou  je  le  donnerai  ce  que  tu  mérites,  — 
et  je  ferai  tort  au  triomphe  de  César.  Qu'il  te  prenne  -  et 
qu'il  t'expose  aux  acclamations  des  plébéiens;  -  suis  son 
chcir,  comme  l'opprobre  le  plus  grand  —  de  tout  ton  sexe. 
Monstre  prodigieux,  sois  exhibée  -  aux  badauds,  pour  la 
plus  chétive  obole ,  et  que  —  la  patiente  Oclavie  te  laboure 
le  visage  —  de  ses  ongles  aiguisés  ! 

Cl(^opâtre  sort. 

Tu  as  bien  fait  de  t'enfuir,  —  si  c'est  un  bien  de  vivre  : 
pourtant,  mieux  eût  valu  pour  toi  -  succomber  sous  ma 
furie,  car  cette  mort  —  t'en  eût  épargné  mille...  Holà! 
Éros  !...  —  La  chemise  de  Nessus  est  sur  moi  :  ô  toi,  — 
Àlcide,  mon  ancêtre,  enseigne-moi  ta  rage.  -    Puîssé-je, 


8GÉNK  XXXI?.  191 

moi  aussi,  lancer  Licbas  sur  les  cornes  de  la  lune,  —  et,  à 
l'aide  de  ces  bras  qui  brandissaient  la  plus  lourde  massue, 
—  m*anéantir  héroïquement  ! . . .  Cette  sorcière  mourra  :  — 
elle  m'a  vendu  au  marmouset  romain,  et  je  succombe  — 
sous  sa  trahison  :  elle  mourra  pour  cela.  À  moi,  Éros  ! 

Il  sort. 

SCÈNE   XXXIV. 

[Aleiandrie.  Daos  le  palais  de  GléopAtre.] 
Kntreiii  Clêopatrb,  Charmion,  Iras  et  Mardian. 

CLÉOPATRE. 

-  A  mon  secours,  mes  femmes!  Oh!  il  est  plus  furieux 
'  que  le  fils  de  Télamon  frustré  du  bouclier  d'Achille  ;  le 
sanglier  de  Thessalie  —  n'était  pas  plus  écumant. 

GHARMION. 

Rendez- VOUS  au  tombeau.  —  Enfermez-vous  là,  et  fsdtes- 
lui  dire  que  vous  êtes  morte.  —  La  séparation  de  T&me  et 
du  corps  n'est  pas  plus  déchirante  ~  que  la  perte  de  la 
grandeur. 

aÈOPATRE. 

Au  tombeau  !  -  Mardian,  va  lui  annoncer  que  je  me  suis 
tuée  ;  —  dis-lui  que  mon  dernier  mot  a  été  :  Antoine!  ~  et, 
je  Ten  prie,  attendris-le  par  ton  récit.  Pars,  ~  Mardian,  et 
reviens  m'apprendre  comment  iUprend  ma  mort.  —  Au 
tombeau! 

Tous  sortent. 

SCÈNE    XXXV. 

,  Alexandrie.  Dtns  ie  |>alais  d'Antoine.] 

Entrent  Antoine  et  Éros. 
ANTOINE. 

-  Eros,  tu  me  vois  encore  ? 


192  ANTOIIŒ  ET  GLËOPâTRE. 

ÈROS. 

Oui,  noble  seignear. 

ANTOWB. 

—  Nous  voyons  parfois  un  nuage  qui  ressemble  à  un 
dragon,  —  parfois  une  vapeur  ayant  la  forme  d'un  ours  ou 
d'un  lion,  —  d'une  citadelle  flanquée  de  tours,  d'une  roche 
pendante,  —  d'une  montagne  dentelée  ou  d'un  bleu  pro- 
montoire -  couronné  d'arbres  qui  font  des  signes  au  monde 

—  et  jettent  à  nos  regards  une  aérienne  moquerie!  Tu  as 
vu  ces  météores  :  —  ce  sont  les  spectacles  du  sombre 
Vesper. 

ÈROS. 

Oui,  monseigneur. 

ANTOINE. 

—  Rien  que  le  temps  d'y  penser,  et  ce  qui  tout  à  l'heure 
était  un  cheval,  -  la  nuée  le  rature  et  le  rend  indistinct  — 
comme  de  l'eau  dans  de  l'eau. 

ËROS. 

En  effet,  monseigneur. 

ANTOINE. 

—  Eh  bien,  mon  bon  serviteur  Éros,  ton  capitaine  est  — 
comme  un  de  ces  corps-là.  Je  suis  encore  Antoine,  —  mais 
je  ne  puis  plus  garder  cette  forme  visible,  ô  mon  serviteur  ! 

—  C'est  pour  l'Égyptienne  qu«'  j'ai  fait  la  guerre:  et  cette 
reine,  -  dont  je  croyais  posséder  le  cœur  comme  elle  pos- 
sédait mon  cœur  —  (mon  cœur  qui,  si  j'en  fusse  resté 
maître,  se  serait  attaché  —  un  million  de  cœurs,  maintenant 
aliénés),  celte  reine,  Éros,  a  -battu  les  cartes  pour  César  et 
triché  ma  gloire  —  pour  le  triomphe  de  mon  ennemi!...  — 
Va,  ne  pleure  pas,  doux  Eros;  il  nous  reste  encore  —  nous- 
môme  pour  mettre  fin  à  nous-même. 

Entre  Mardian. 
ANTOINE. 

Oh  !  ton  inf&me  maltresse  !  —  Elle  m'a  volé  mon  épée! 


SGÈIIE  UXY.  193 

MARDIAll. 

iNoD,  Antoine,  —  ma  maîtresse  t'aimait,  et  sa  foitone 
s'était  associée  —  sans  résenre  à  la  ttenne. 

ANTOIHK. 

Arrière,  eunaqae  impudent!  tais-toi  !  —  Elle  m'a  trahi  et 
elle  mourra. 

MÀRMAN. 

—  La  mort  est  une  dette  qui  ne  se  paye  qu'une  fois,  -- 
et  elle  l'a  acquittée.  Ce  que  tu  voulais  foire  —  est  foit  ;  ses 
dernières  paroles  —  ont  été  :  Antoine  !  très-noble  Antoine  ! 
—  Alors  un  cri  déchirant  lui  a  brisé  dans  la  gorge  —  le  nom 
d*ADtoine,  suspendu  —  entre  son  cœur  et  ses  lèvres  :  elle 
a  rendu  l'âme,  —  gardant  ton  nom  enseveli  en  elle. 

Airroi^E. 
Elle  est  donc  morte? 

MâRDIâR. 

Morte! 

ANTOINE. 

—  Ëros,  désarme-moi  ;  la  tflche  de  la  longue  journée 
est  finie,  -  et  nous  devons  dormir. 

A  MardiiiD* 

Pars  d'ici  sain  et  sauf,  —et  tiens-toi  pour  bien  payé  de  ta 
peine.  Va. 

Mardian  sort. 

Allons,  défois  tout  cela. 

liros  loi  enlève  ton  armare,  pièee  è  piëee. 

~  Le  bouclier  à  sept  peaux  d'Ajax  ne  saurait  contenir  — 
les  battements  de  mon  cœur.  Oh!  déchirez-vous,  mes 
flancs!  —  Mon  cœur,  sois  plus  fort  que  ton  récipient  —  et 
brise  ta  frêle  enveloppe...  Vile,  Eros,  vite!  —  Je  ne  suis 
plus  un  soldat...  Lambeaux  de  mon  armure,  allez!  —  Vous 
avez  été  noblement  portés!...  Laisse- moi  un  instant. 

Éros  sort. 

—  Je  vais  te  rejoindre,  Cléopâtre,  et  —  implorer  mon 


f94  ANTOINK  ET  CLÉOPATRE. 

pardon.  Oui,  il  le  faut,  car  maintenant  —  tout  délai  est 
torture...  Puisque  la  torche  est  éteinte,  -  couchons-nous, 
sans  plus  tarder.  Maintenant  tout  labeur  —  s'évertuerait  en 
pure  perte;  la  force  ne  ferait  que  s'embarrasser  —  par  ses 
efforts  mêmes.  Apposons  notre  sceau,  et  tout  est  fini...  — 
Éros!...  Je  viens,  ma  reine...  Éros  !...  Attends-moi.  —  Là 
où  les  âmes  couchent  sur  des  fleurs,  nous  irons  la  main 
dans  la  main,  —  et  nous  éblouirons  les  esprits  de  notre 

r 

auguste  apparition  ;  —  Didon  et  son  Enée  perdront  leur 
cortège,  —  et  la  foule  des  spectres  nous  suivra...  Allons, 
Éros,  Éros  ! 

Rentre  Éros. 
ÈROS. 

-  Que  veut  monseigneur  ? 

ANTOINE. 

Depuis  que  Cléopâtre  est  morte,  —  je  vis  dans  un  tel 
déshonneur  que  les  dieux  -  détestent  ma  bassesse.  Moi, 
qui  avec  mon  épée  ~  taillais  le  monde,  et  qui  sur  le  dos  du 
vert  Neptune  —  faisais  des  cités  avec  mes  vaisseaux,  je 
m'accuse  de  n'avoir  pas  —  le  courage  d'une  femme.  Je  suis 
moins  magnanime  —  que  celte  qui,  en  mourant,  vient  de 
dire  à  César  :  —  Je  suis  vaincue  par  moi  seule  /. . .  Tu  as 
juré,  Éros,  que,  —  si  jamais  les  circonstances  l'exigeaient 
(et  —  elles  l'exigent  maintenant),  si  jamais  je  voyais  derrière 
moi  -  l'inévitable  poursuite  du  —  déshonneur  et  de  l'hor- 
reur, alors,  sur  mon  commandement,  —  tu  m'occirais. 
Fais-le,  le  moment  est  venu.  —  Ce  n'est  pas  moi  que  tu 
frapperas,  c'est  César  que  tu  dépouilleras.  ~  Rappelle  la 
couleur  sur  ta  joue. 

ÉROS. 

Que  les  dieux  retiennent  mon  bras!  —  Ferai -je  donc  ce 
que  toutes  les  flèches  parthes,  —  bien  qu'ennemies,  n'ont 
pu  faire? 


scinK  XXXV.  195 

Airronifi. 
Êros,  voudrais-tu  dooc  —  d'une  feDÔtre,  dans  la  grande 
Rome,  voir  —  passer  ton  maître,  les  bras  croisés,  le  cou 
plo)é  -  sous  le  châtiment,  le  visage  abattu  —  par  une  poi- 
gnante humiliation,  tandis  que,  traîné  devant  lui,  —  le 
trône  roulant  du  fortuné  César,  narguerait  --  sa  honte 
captive? 

ÈROS. 

Non,  je  ne  voudrais  pas  voir  cela. 

ANTOINE. 

~  Approche  donc  ;  car  je  ne  puis  être  guéri  que  par  une 
blessure.  —  Tire  cette  honnête  épée  que  tu  as  portée  -  si 
utilement  pour  ton  pays. 

ÈROS. 

Oh  !  gr&ce,  seigneur  ! 

ANTOLNE. 

-Quand  je  t'ai  affranchi,  n*as-tu  pas  juré  — de  faire  cela 
dès  que  je  t'en  requerrais?  Fais- le  donc  vite  ;  —  ou  tous  les 
services  passés  ne  sont  plus  pour  moi  —  que  des  hasards 
involontaires.  Tire  ton  épée  et  approche. 

ÉROS. 

-  Détourne  de  moi  ce  noble  visage  —  où  respire  la  ma» 
jesté  de  tout  un  monde. 

ANTOINE,    détoarniiDt  la  tète. 

Allons  ! 

ÈROS. 

-  Mon  épée  est  tirée. 

ANTOINE. 

Qu'elle  fasse  donc  vite  -  la  chose  pour  laquelle  tu  l'as 
tirée. 

ÉROS. 

Mon  maître  chéri,  -  mon  capitaine  et  mon  empereur! 
laissez-moi,  —  avant  de  frapper  ce  coup  sanglant,  laissez- 
moi  vous  dire  adieu. 


196  ANTOIMK  ET  GLÉOPÂTRK. 

âNTOINS. 

C'est  dit,  l'ami  :  adieu. 

ÉROS. 

—  Adieu,  grand  chef.  Frapperai-je  maintenant? 

ANTOINE. 

Maintenant,  Eros  ! 

ÊROS. 

—  Eh  bien  donc,  voilà  ! 

Il  se  jette  sar  son  épée. 

C'est  ainsi  que  j'échappe  à  la  douleur  — de  tuer  Antoine  ! 

Il  eipire. 
ANTOINE. 

Ami  trois  fois  plus  noble  que  moi-même,  —  tu  me  mon- 
tres, vaillant  Éros,  qu'il  faut  -  que  je  fasse  ce  que  tu  n'as 
pu  faire.  Ma  reine  et  Eros  —  m'ont,  par  leur  brave  exem- 
ple, rappelé  —  à  la  dignité  :  je  veux  être  —  un  Bancé  pour 
la  mort,  et  courir  à  elle  —  comme  au  lit  d'une  bien-aimée. 

9 

Allons!  Eros,  —  ton  maître  meurt  ton  disciple  :  voilà  ce  que 
—  tu  m'as  appris  (28) . 

Il  se  jette  sar  son  épée. 

Eh  quoi  !  pas  encore  mort  !  pas  mort  !  —  Holà,  gardes  ! . . . 
Oh!  achevez-moi. 

Eotrent  DercêTAS  et  des  gardes. 
PREMIER   GARDE. 

Quel  est  ce  bruit? 

ANTOINE. 

—  J'ai  mal  fait  ma  besogne,  ami  :  oh  !  a<;hevez  —  ce  que 
j'ai  commencé. 

DEUXIÈME   GARDE. 

L'étoile  est  tombée  ! 

PREMIER  GARDE. 

—  Et  les  temps  sont  consommas  ! 


SCENE  XXXV,  197 

Tors. 
Hoiaset  malheur! 

(LNTOINK. 

-  Que  celui  qui  m'aime  me  frappe  à  morl  I 

PREMIER    GARDE.  , 

O  De  sera  pas  moi. 

DEnXiËUE  r.ARDE. 
Ni  moi. 

TROISIÈME  GARDE.  , 

Ni  8UCUD  de  dous. 

Lm  garde*  sonant. 

derc£ta3. 

-  Ta  mort  fl  (a  fortune  foiil  fuir  les  partisaus. 

BoiniMBDI  Vépée  (l'Aoïoiue. 

-  (*tle  épée  apportée  à  OJsar  avec  celte  nouvelle  - 
me  fera  biea  recevoir  de  lui. 

En  ire  DiomËdb. 

DIUMËDE. 

-  OÙ  esl  Antoine? 

DERCÈTAS. 

U,  Dioroède,  là. 

niOMËDE. 
Est-il  vivaiilî..    —  Veux-tu  pas  répondre,  l'homme? 

DercéUi  son. 
ANTOIPre. 

-  Est-ce  toi,  Diomède?  tiri'  ton  épée  et  donne-moi  — 
uu  coup  sufSsanl  pour  mi'  tuer. 

DIUMÉDE. 
Très-excellent  seigneur.  -   ma  maîtresse  Cléopfltre  m'a 
envujré    vers   loi. 

ANTOINE. 

-  Quand  t'fl-t-elle  envoyé? 

nioMÈDi. 
A  l'instant,  monseigneur 

TU.  13 


198  ANTOINE  ET  CLÉOPATRK. 

ANTOINE. 

Où  est-elle  ? 

D10MÈDE. 

—  Enfermée  dans  son  sépulcre.  Elle  avait  une  crainte 
prophétique  -  de  ce  qui  est  arrivé.  Voyant  —  que,  par 
une  déûance  à  jamais  injustifiable,  vous  la  soupçonniez  - 
d'avoir  traité  avec  César,  et  que  votre  rage  —  ne  pouvait 
plus  se  guérir,  elle  vous  avait  envoyé  dire  qu'elle  était 
morte;  —  mais  depuis,  craignant  l'effet  de  ce  message,  elle 
m'a  envoyé  —  vous  déclarer  la  vérité,  et  j'ai  peur  d'être 
venu  —  trop  tard. 

ANTOINE. 

Trop  tard,  bon  Diomède...  Appelle  ma  garde,  je  te  prie. 

DIOMÉDE. 

—  Holà!  la  garde  de  l'empereur!  La  garde,  holà!  — 
venez,  voire  maître  appelle. 

Entrent  plasiears  gardes. 
ANTOINE. 

—  Portez-moi,  mes  bons  amis,  où  s'esl  retirée  Cléopâ- 
tre:   -  c'est  le  dernier  service  que  je  vous  commanderai. 

PREMIER   GARDE. 

—  Quelle  douleur  pour  nous.  Sire,  que  vous  n'ayez  pu 
survivre  —  au  dernier  de  vos  partisans  fidèles  ! 

TOUS. 

Jour  accablant  ! 

ANTOINE. 

—  Ah  !  mes  braves  camarades,  n'accordez  pas  au  destin 
cruel  —  la  jouissance  de  votre  douleur  :  accueillons  bien 
l'ennemi  -  qui  vient  nous  châtier,  et  nous  le  châtions  — 
par  notre  apparente  insouciance.  Enlevez-moi!  —  Je  vous 
ai  souvent  menés;  portez-moi  à  votre  tour,  mes  bons  amis, 
—  et  recevez,  tous,  mes  remercîments 

Les  gardes  sortent,  emportant  Antoine. 


SCSNK  XJUVl.  199 

SCÈNE   XXXVI. 

[Alexandrie.  De?aiit  qd  monaineot  funéraire,  pereé  de  fenêtres  dans  sa 

partie  snpërieare.] 

Cl&opatke,  Chârmion  et  Iras  paraissent  è  la  principale  de  ces 

fenêtres. 

GLfeOPÀTRB. 

-  0  GhannioD,  je  De  sortirai  jamais  d'ici. 

GHÂRMION. 

-  CoDSolez-YOus,  chère  madame. 

GLÈOPÂTRE. 

Non,  je  ne  veux  pas  :  —  tous  les  événements  étranges  et 
tprribles  sont  les  bienvenus,  -  mais  je  méprise  les  conso- 
lations. Ma  douleur,  -  pour  être  proportionnée  à  sa  cause, 
doit  être  immense  —  comme  elle. 

Arri?e  DiomÈdb. 
CLÉOPATRE. 

Eh  bien!  est-il  mort? 

DIOMÈDE. 

-  I^  mort  est  sur  lui,  mais  il  n'est  pas  mort  ;  —  regar- 
dez aux  abords  de  votre  monument  :  —  ses  gardes  ramè- 
nent. 

Entre  Antoine»  porté  par  ses  gardes. 

CLÈOPATRE. 

0  soleil,  —  brûle  la  vaste  sphère  où  tu  te  meus,  et  que 
les  ténèbres  couvrent  -  la  face  trop  changeante  du  monde! 
.   0  Antoine  !  —  Antoine  !  Antoine  ! . . .  Charmion,  à  Taide  ! 
à  Faide,  Iras  ;  -  à  l'aide,  vous,  mes  amis,  là-bas.  Montons- 
le  jusqu'ici. 

ANTOINE. 

Silence  !  —  ce  n'est  pas  la  valeur  de  César  qui  a  renversé 


200  ANTOINE  ET  CLEOPATRE. 

ÀDtoiDe,  —  c'est  Antoine  qui  a  triomphé  de  lui-même. 

CLEOPATRE. 

—  Cela  devait  être  :  nul  autre  qu'Antoine  —  ne  devait 
vaincre  Antoine  ;  mais  quel  malheur  que  cela  soit  ! 

ANTOINE. 

—  Je  suis  mourant,  Egypte,  je  suis  mourant,  mais  — 
j*implorede  la  mort  un  répit,  jusqu'à  ce  que,  —  de  tant  de 
milliers  de  baisers,  j'aie  déposé  —  sur  tes  lèvres  le  pauvre 
dernier. 

CLEOPATRE. 

Je  n'ose  pas,  cher  —  (mon  cher  seigneur,  pardon  !),  je 
n'ose  pas  descendre,  —  de  peur  d'être  prise.  Jamais  l'im- 
périeuse parade  ~  du  fortuné  César  ne  sera  —  rehaussée 
par  ma  présence.  Si  les  couteaux,  les  poisons,  les  serpents - 
ont  une  pointe,  un  dard,  une  action,  jo  suis  sauvegardée.  — 
Ta  femme  Octavie,  avec  ses  regards  prudes  —  et  son  sang- 
froid  impassible,  n'aura  pas  l'honneur  — de  me  dévisager... 
Mais  viens,  viens,  Antoine.  .  -  Aidez-moi,  mes  femmes. 
Il  faut  que  nous  le  montions  !  —  Assistez-moi,  mes  bons 
amis. 

Elle  jette  par  la  fenêtre  des  cordes  auxquelles  les   gardes  attachent 
AntoiDe;  puis  elle  hisse  celui-ci,  avec  Taide  de  ses  femmes. 

ANTOINE. 

Oh  !  vile,  ou  je  suis  à  bout. 

CLEOPATRE,  tirant  sur  les  cordes. 

—  Voilà  un  exercice,  en  vérité!...  Combien  monsei- 
gneur est  pesant  !  -  Notre  force  s'en  va  toute  dans  la  dou- 
leur —  qui  nous  accable.  Si  j'avais  le  pouvoir  de  la  grande 
Junon,  —  Mercure  t'enlèverait  sur  ses  robustes  ailes  —  et 
te  déposerait  aux  côtés  de  Jupiter...  Viens.  Encore  un  petit 
effort. . .  —  Les  souhaits  furent  toujours  des  niaiseries. . .  Oh  ! 
viens,  viens,  viens. 

Elle  attire  Antoine  h  elle  et  le  tient  embrassé. 

~  Sois  le  bienvenu,  le  bienvenu!  Meurs  oti  tu  as  vécu, 


SCKN8  \\X\l.  201 

—  et  revis  50us  les  baisers  :  si  mes  lèTres  avaient  le  pou- 
viMf  de  te  raaimer,  -  je  les  userais  aiasi .' 
TOUS. 
Accablant  spectacle! 

&M01IIE. 

-  Je  meurs,  Egjpte,  je  meurs  :  -  donnez-moi  du  vin, 
que  je  puisse  parler  un  i>e\i  ! 

CLÉOrATRE. 

-  Non,  laisse-moi  parler,  leisse-nioi  proférer  de  telles 
invectives  —  que  cette  perfide  ménagère,  la  Fortune,  brise 
son  rouet  -  de  dépit. 

ANTOIRE. 
L'n  seul  mot,  reine  bien-aïroée  :  —  assurez  auprès  de 
César  votre  honneur  et  volrf  vie...  Oh  l 
clèopatre. 

-  Ce  sont  deui  choses  inconciliables. 

ANTOISE. 

r.hnrmante,  écoutez-moi  :  -  de  tous  ceui  qui  approchent 
César,  ne  vous  fiez  qu'à  Proculéius. 
ai.ov,\ms. 

-  Je  me  Rerai  à  ma  résolution  et  à  mon  brns.  —  Jamais 
à  quelqu'un  qui  approche  César 

Anroms. 

-  Ne  vous  lamentez  point  pour  Is  misérable  mutation  de 
ma  fortune  —  A  la  (în  de  mes  jours  (29)  ;  mais  charmez  vos 
pensées  —  en  les  reportant  sur  les  prospérités  premières  — 
où  j'ai  *"'eii,  le  plus  puissant  prinre  de  l'univers  -  et  le  plus 
Rloricui.  Je  meurs  aujonrd'hui.  mais  sans  bassesse  —  et 
sans  lârhelf^  si  Je  rends  mon  cimier,  c'est  -  à  un  compa- 
triote; Romain,  par  un  Romain  —je  suis  vaincu  vaillam- 
mf>nt.  Maintenant,  mon  esprit  s'en  va  :  —  Je  n'en  puis 
plus    . 

[1  empire. 
OiOFATBE. 
Veux-tu  donc  mourir,  û  le  plus  noble  des  hommes?  — 


202  ANTOINE  ET  CLÉOPATRE. 

As-tu  pas  souci  de  moi?  Restorai-je  donc*  —  dans  ce  triste 
monde  qui,  en  ton  absence,  n'est  plus  —  que  fumier?... 
Oh!  voyez,  mes  femmes,  —  le  couronnement  du  monde 
s'écroule...  Monî>eigneur  !  -  Oh!  flétri  est  le  laurier  de  la 
guerre,  —  l'étendard  du  soldat  est  abattu  :  les  petits  gar- 
çons et  les  petites  filles  —  sont  désormais  à  la  hauteur  des 
hommes  ;  plus  de  supériorité  !  —  Il  n'est  rien  resté  de  re- 
marquable —  sous  l'empire  de  la  lune. 

Elle  s*évanonit. 
CHARMION. 

Oh!  du  calme,  madame! 

IRAS. 

—  Elle  est  morte  aussi,  notre  souveraine. 

CHARMION. 

Maîtresse  ! 

IRAS. 

Madame  ! 

CHARMION. 

—  0 madame,  madame,  madame! 

IRAS. 

Royale  Egypte  !  -  Impératrice! 

CHARMION. 

Silence,  silence.  Iras! 

CLÉOPATRE,  reveDADt  h  elle. 

—  Je  nesuisplusqu'une  femme,  soumise  -  aux  mêmes 
passions  misérables  que  la  laitière  —  qui  fait  la  plus  hum- 
ble besogne...  Je  devrais  -  jeter  mon  sceptre  à  la  face  des 
dieax  injurieux  —  en  leur  disant  que  f-e  monde  valait  le 
leur  —  avant  qu'ils  nous  eussent  volé  notre  trésor  Tout 
n'eat  plus  que  néant;  —  la  patience  estsottise  et  l'impatience 

—  est  bonne  pour  un  chien  enragé. . .  Est-ce  donc  un  crime 

—  de  s'élanoer  dans  la  secrète  demeure  de  la  mort,  -  avant 
que  la  mort  osevenir  à  nous?  .  Comment  vous  trouvez-vous, 
%nidMt?  -  Allons,  allons,  bon  courage!...  Eh  bien,  Char- 


SCÈNE  XXXïll.  20.1 

mion!  —  MesooblesSlIes!  ..  Ab!  femmes,  femmes!  voyez, 
-  tiutre  flambeau  esl  coasiuné,  il  s'est  éteint... 

Aui  garde*  resici  en  bas. 

Uu  courage,  mes  bons  amis!  —  Nous  allons  l'ensËvelir, 
et  puis,  l'acte  vraiment  brave  et  vraiment  noble,  —  nous 
raccomplirons  à  la  grande  façon  romaine,  ~  et  nous  ren- 
lirons  la  mort  fière  de  nous  obtenir.  Allons,  sortons  :  — 
l'enveloppe  de  ce  vaste  esprit  est  dt'jà  froide. —  Ah  !  femmes, 
ft.'nnnes,  nous  n'avons  pluspour  amis  —  que  notre  courage 
et  la  fin  la  plus  prompte. 

Elle»  s'ineni,  umportuDl  leMcps  d'&iiUiiae, 

SCÈNE    XXXVI! . 

[Le  i:aiup  de  César  iJevaDl  AleuDiJne.] 

Kainoi  CesAH,  Agrippa,  Dolauella,  ïiecbne,  Gallus,  PnocuLetttB 
et  aotres. 

CÉSAR. 

-  Allez  â  lui,  Holabella,  sommez-le  de  se  rendre;  - 
dites-lui  que.  dans  un  pareil  dénùment,  —  il  nous  oppose 
des  délais  dérisoires. 

IIÛU^BELU. 

J'obéis,  César. 

Sort  DotabelU. 

tiitr«  IIEnCËTAS,  ■pportinl  l'^pée  d'Anloinp. 

cisiJt. 

-  Qui-  sigiiitie  ceci  1  (fui  es-lu  donc,  loi  qui  oses  —  pa- 
raître ainsi  devant  nous'* 

DEBCÉTIS. 

Je  m'appelle  Dercélas:  -j'ai  servi  Maro-Antoine,  l'homme 

le  plus  tti|f  ne  -  d'ôtre  le  mieui  servi.  Tant  qu'il  a  pu  rester 

debout  et  {wrler.   -  Il  a  été  mou  maître  ei  Je  n'ai  tenu  à  la 


304  ANTOINE  KT  CLÉOPATEtB. 

vie  —  que  pour  l'employer  contre  ses  ennemis.  S'il  te  plaît 
-  de  me  prendre  à  ion  seiïice,  ce  que  j'ai  été  pour  lui.  - 
je  le  serai  pour  loi  ;  si  cela  ne  le  ptalt  pas,  —je  t'abandonne 


cfesAH. 
Qu'est-ce  que  lu  dis  là  ? 

DEBCÉTAS. 

-  Je  dis,  ô  César,  qu'Antoine  nsl  mort. 

CÉSAR. 

—  L'écroulemenl  d'une  si  ^''^nde  eiistnnce  aurait  dû 
faire  —  un  bien  autre  craquement.  I.e  globe  houl*;versé 
aurait  dû  lancer  -  les  lions  dans  les  rues  diis  cités,  -  et 
les  citoyens  dans  les  antres.  La  mort  d'Antoine  ~  n'est 
pas  une  catastrophe  isolée  :  dans  son  nom  tenait  —  une 
moitié  du  monde. 

dergEtas. 
Il  «8t  mort.  César,  —  mais  non  sous  le  (çlaive  de  ta 
justice  publique,  —  non  sous  un  couteau  soudoyé:  c'esl 
de  sa  propre  main,  —  de  cette  main  qui  a  écrit  sa  gloire 
dans  ses  actes,  —  qu'Antoine,  avec  le  courage  que  lui 
inspirait  le  cœur,  -  s'est  déchiré  le  cœur...  Voici  son 
épée ,  -  je  l'ai  volée  à  sa  blessure  :  regarde-la,  teinte 
encore  —  du  plus  ooble  sang. 

CÉSAR. 
Soyez  tristes  à  votre  aise,  amis  !  —  Que  les  dieux  mectiA- 
tient,  si  ce  n'est  pas  là  une  nouvelle  —  à  inondtT  les  yei 
des  rois  ! 

AGRIPPA. 

Cbose  étrange  —  que  la  nature  nous  force  à  déplorer 
nos  succès  les  mieux  prémédités  ! 
MÉCÈNE. 
Les  opprobres  et  les  mérites  —  se  balançaient  en  lui. 

AGRIPPA. 

Jamais  plus  rare  esprit  -  ne  pilota  l'humanité,  m 


lA-  _ 

\ 


A 


SGÉI4E  xxxvn.  205 

vous,  dieux,  vous  nous  donnez  toujours  —  quelques  fai- 
blesses pour  nous  faire  hommes.  César  est  ému. 

MÉCÈNE. 

-  Quand  un  miroir  si  spacieux  est  placé  devant  lui,  —  il 
faut  bien  qu'il  s'y  voie. 

CÉSAR. 

0  Antoine!  -  c'est  moi  qui  t'ai  réduit  h  ceci...  Mais  il 
est  des  maladies  —  qui  exigent  le  coup  de  lancette.  H  fal- 
lait forcément  —  ou  que  je  t'offrisse  le  spectacle  d'une  pa- 
reille chute  —  ou  que  j'assistasse  à  la  tienne  :  nous  ne  pou- 
vions pas  tenir  ensemble  —  dans  l'univers.  Pourtant  laisse- 
moi  te  pleurer  —  avec  ces  larmes  suprêmes  qui  saignent 
du  cœur!  —  0  toi,  mon  frère,  mon  associé  —  au  but  de 
toute  entreprise,  mon  collègue  dans  l'empire,  —  mon  ami, 
uiou  compagnon  à  la  face  des  guerres,  —  bras  droit  de 
mon  corps,  cœur  —  où  le  mien  allumait  ses  pensées,  pour- 
quoi faut-il  que  nos  étoiles  -  irréconciliables  aient  rompu 

—  ainsi  notre  égalité  !...bcoutez-moi,  mes  bons  amis...  (30) 

BDlreUD  MESSAGER. 

CÉSAR. 

-  Mais  je  vous  dirai  cela  dans  un  meilleur  moment;  — 
la  mine  de  cet  homme  annonce  quelque  message  ;  -  écou- 
tons ce  qu'il  dit...  D'où  venez- vous? 

LE  MESSAGER. 

-  Je  ne  suis  qu'un  pauvreJÊgyptien.  La  reine,  ma  maî- 
tresse, —  confinée  dans  le  domaine  qui  lui  reste,  son 
tombeau,  —  désire  être  instruite  de  tes  intentions,  —  afin 
de  se  décider  d'avance  —  sur  le  parti  qu'il  lui  faut  prendre. 

CÉSAR. 

Dis-lui  de  se  rassurer;  —  elle  saura  bientôt,  par  quel- 
qu'un des  nôtres,  —  quel  traitement  honorable  et  cordial 

—  nous  lui  réservons.  César  ne  peut  vivre  —  que  généreux. 

LE  MESSAGER. 

Qu'ainsi  les  dieux  te  préservent  ! 

Il  son. 


206  AKTOIWE  ET  CLEOPATRE. 

CÉSAR. 

—  Approchez,  Proculéius;  allez  lui  dire  —  qu'elle  ne 
craigne  de  nous  aucune  humiliation  ;  donnez-lui  les  con- 
solations -  que  la  violence  de  sa  douleur  exigera,  -  de  peur 
que,  dans  son  orgueil,  vWe  ne  nous  échappe  —  par  quelque 
coup  mortel.  Cléopâtre,  vivante  à  Rome,  —  serait  pour  nous 
un  éternel  triomphe!  Allez,  —  et  revenez  au  plus  vite  nous 
apprendre  ce  qu'elle  dit  —  et  ce  que  vous  pensez  d'elle. 

PROCULÉIUS. 

J'obéis,  César 

Il  sort. 
CÉSAR. 

—  Gallus,  allez  avec  lui. 

Gallas  sort. 

Où  est  Dolabella,  -  pour  seconder  Proculéius? 

AGRIPPA  ET  MÉCÈNE,   appelant. 

Dolabella  ! 

CÉSAR. 

—  Laissez  ;  je  me  rappelle  maintenant  —  à  quelle  mission 
il  est  employé  :  il  sera  prêt  à  temps.  .  —  Venez  avec  moi 
dans  ma  tente:  vous  verrez  —  avec  quelle  répugnance  je 
me  suis  engagé  dans  cette  guerre:  —  quel  calme  «t  quelle 
douceur  j'ai  toujours  montrés  -  dans  mes  lettros.  Venez  avec 
moi  :  vous  verrez  -  les  preuves  que  je  puis  vous  donner 

Us  sortent. 

SCÈNE    XXXVIll. 

[L'Intérieur  da  monumeni  funèbre.  Âa  fond  une  grille.) 

Luirent  Clêopatre,  Charmion  et  Iras. 

GLÉOPATRE. 

—  Ma  désolation  commence  à  prendre  —  meilleur  cou- 
rage. Chose  misérable  que  d'être  César  !  -  Il  n'est  pas  la 


SCÉNR  SXXÏIII  l'fl? 

Fortune,  il  n'est  quo  «on  valet,  —  Ip  ministre  de  ses  caprices  ! 
En  revanche,  il  est  grand  -  d'accomplir  l'acte  qui  met  fin 
è  tous  les  autres,  —  l'acte  qui  gairotle  les  accidetils  et  ver- 
rouille les  vicissitudes,  —  l'acte  qui  endort  et  dégoûte  à 
jamais  de  la  fange  -  qu'not  pour  nouirice  li;  mentliant  et 
César. 

PSOCOLtIVS,  Gallcs  el  des  tolàals  ealr«nt  *ti   Tond  du   Ihéllre  el   se 
placent  derrière  la  grille. 
PBOCtlLÉHJS,    Ja  dehor*. 

-  César  envoie  saluer  la  reine  d'Egypte  —  et  l'invite  à 
réfléchir  aux  demandes  -  qu'elle  désire  se  voir  accordées 
par  lui 

CLEOPàTBE,    Je  ri.il^riear  dn  monomeol. 

Quel  est  ton  nom? 

PROCÏÏLÉroS. 

—  MoD  nom  est  Proculéius. 

CLÉOPATRE. 
Antoine  -  m'a  parlé  de  vous.elm'a  ditde  me  fiera  vous; 
mais  —  je  ne  me  soucie  gtière  d'être  trompée,  —  n'ayant 
plus  que  faire  de  la  fidélité.  Si  votre  maître  —  veut  avoir  une 
reine  pour  mendiante,  allei  lui  dire  -  que  la  majesté,  pour 
garder  son  décorum,  no  peut  -  mnndier  moins  qu'un 
royaume  S'il  lui  platl  -  de  me  donner  pour  mon  fils 
l'Egyple  qu'il  a  conquise,  —  il  me  donnera,  sur  ce  qui 
m'appartient,  assez  pour  -  que  je  le  remercie  à  genoux. 

l'ROCULÉICS. 

Ayeï  bonne  espérance  :  -  vous  êtes  tombée  entre  des 
mains  vraiment  princîères.  ne  craignez  rien  :  -  ne  doutez 
point  de  tout  commettre  su  bon  vouloir  de  mon  seigneur  :  - 
sa  générosité  est  si  vaste  qu'elle  déborrie  -  sur  tous  ceux 
qui  la  réclament.  Laissez-moi  lui  annoncer  -  votre  gra- 
cieuse soumission;  et  vous  trouverez  -  un  vainqueur  qui 
appellera  la  bonté  i  votre  aide,  -  dès  que  vous  implorerez 
sa  clémencf.  "'       "  


■ 


208  USTOraE  ET  CLÉOPiTRE. 

CLÉOPATM. 
Dites-lui,  je  vous  prie,  -  que  je  suis  la  vassale  de  sa  for- 
tune et  que  je  lui  remets    -  l'autorilé  qu'il  a  conquise.  Je 
m'instruis  d'hi'ure  en  heure  —  dans  la  science  d'obéir,  et 
je  serais  bien  aise  -  de  le  voir  face  à  face. 
PROaiLÈIUS. 
Je  vais  le  lui  dire,  chère  dame;  —  prenez  courage,  car 
je  sais  que  votre  malheur  émeut  de  pitié  —  celui  qui  l'a 
causé. 

PeodiDi  is  Jeroière  partie  de  ce  dialogue,  des  garde»  oui  dresse  iid« 
lidielle  conlro  une  teDèlre  pratiquée  aa  lianl  (iu  monumeat.  i.  peipe 
f'roculéius  a-l-il  achevé  de  parler  i|ii'il  t'étance  aa  bnut  de  l'échetle. 
?^tiivi  de  deoT  «oldaLa.  et  piSnÈiru  liaus  l'intérieur  dn  inaDwIiie  (31). 

GMXUS,    aux  soldats  restés  eu  dehort, 

—  Vous  voyez  combien  il  élan  aisé  de  la  surprendre  !  — 
(iardez-la  jusqu'à  ce  que  César  vienne. 

Il  s'éloigue. 
IKAS,    ai^iTcevauc  Praculéius. 

—  0  reine  ! 

CHAMIION. 
0  CléopAtre  !  tu  es  prise,  ma  reine  ! 

OÉOFiTRE,    lirBi.1  Due  dagoe. 

—  Vite,  vile,  mes  bonnes  mains! 

PHOCULKIUS,    lui  reteDant  le  bran. 

Arrêtez,  noble  dame,  arrêtez.  —  N'attentez  pas  ainsi  à 
vous-même  ;  je  viens  —  voussauver  et  non  vous  perdre! 

Taudii  qiie  Procoléiu*  désarme  lUéopAUe.  les  deui  soldai*  qui  l'ont 
Miîri  Dovreot  l«  grille  du  uouunienl  et  t'j  placeut  eu  faction  avec 
le  reite  des  gardes  <\at  enireui  en  foule. 

CLÉOPiTRE,  i  Proculéius. 

Vous  ne  me  sauvez  que  de  la  mort,  -  qui  délivre  jus- 
qu'aux chiens  de  la  douleur  ! 

PROCDLÉIUS. 
Cléopfltre.  -  ne  trompez  pas  In  générosité  d 


SCÈNE  XXXVlll.  209 

Ire.  —  en  vous  détruisant  vims-même  ;  que  le  mouHe  ïoie 

—  se  manifester  sa  noblesse  d'âme,  saas  que  votre  mort  - 
y  mette  obstacle  ! 

afiOPATRE. 
Où  es-tu,  mort?  —  Viens  ici,    ïieos,  viens,  viens  et 
prends-moi  :  uoe  reine  —  vaut  bien  un  tas  d'enfants  et  de 
misérables  ! 

pRociiiiaiiâ. 
Oh  !  du  calme,  madame  ! 

CliOl'AIRK. 
—  Monsieur,  je  ne  veui  plus  manger;  je  ne  veux  plus 
boire,  monsieur:  -  et,  puisqu'il  faut  perdre  le  temps  en 
l'Xplications  friToles,  —  je  ne  veux  plus  dormir...  Je  ruinerai 
cette  mortelle  demeure,  -  en  ddpil  de  César.  Sachez-le, 
monsieur,  je  ne  veux  pas  —  paraître  garrottée  à  la  cour  de 
votre  maître,  —  ni  me  laisser  insulter  par  le  regard  hautain 

—  de  la  stupide  Octavie.  Croient-ils  donc  qu'ils  vont  me 
traîner  —  et  m'eihiher  sous  les  huées  de  la  valetaille  —  in- 
solente de  Rome'/  Plutôt  avoir  un  fossé  de  l'Egypte  —  pour 
mn  plus  douce  sépulture  !  l'IulAlétre  couchée  toute  nue- 
sur  Is  vase  du  Nd  et  j  devenir  la  proie  horrible  -  des  mous- 
tiques l  Plutâl  avoir  —  pour  gibet  les  hautes  pyramides  de 
mon  pays  -  et  y  être  pendue  à  des  chaînes  ! 

PROCUIËIUS. 

Vous  vous  créez  -  des  terreurs  dont  l'exagération  vous 
sera  prouvée  -  par  César. 

Entre  Doubell^. 

awJMUA. 
Croculéiiis,  —  César,  ton  maître,  sait  ce  que  tu  as  fait  — 
et  t'envoie  demander.  Quant  à  la  reine,  —  je  la  prends 
sous  ma  garde. 

PROCOLtlUS. 
Soit  !  Dolabella,  -  j'y  consens  de  grand  cœur...  Soyez 
bon  pour  elle,  '«'■       ■<'  •   ' 


210  ANTOINE  ET  CLÉOFÂTRE. 

A  Cléopâtre. 

—  Je  dirai  à  César  ce  qui  vous  plaira,  —  si  vous  voulez 
m'employer  près  de  lui. 

CLEOPATRE. 

Dites-lui  que  je  voudrais  mourir. 

ProcaléiiM  sort. 
DOUBEIXA . 

—  Très-noble  impératrice,  vous  avez  entendu  parler  de 
moi? 

CLEOPATRE. 

—  Je  ne  puis  dire. 

DOLABELLA. 

Assurément,  vous  me  connaissez. 

aÈOPATRE. 

—  Peu  importe,  monsieur,  ce  que  j'ai  ouï  dire  et  ce  que 
je  sais.  —  Vous  éclatez  de  rire  quand  un  enfant  ou  une 
femme  vous  raconte  son  rêve  :  —  n'est-ce  pas  là  votre 
manie? 

DOLABELLA. 

Je  ne  comprends  pas,  madame. 

CLEOPATRE. 

—  Eh  bien,  j'ai  rêvé  qu'il  y  avait  un  empereur  nommé 
Antoine...  —  Oh  !  que  ne  puis-je  refaire  un  pareil  somme 
pour  revoir  —  un  homme  pareil  ! 

DOLABELLA. 

Si  VOUS  permettez... 

CLEOPATRE. 

—  Son  visage  était  comme  les  deux  ;  on  y  voyait  briller 

—  une  lune  et  un  soleil  qui ,  dans  leur  cours,  illuminaient 

—  le  petit  orbe  terrestre. 

DOLABEUJ^. 

Souveraine  créature... 

CLEOPATRE. 

—  Il  enjambait  l'Océan  :  son  bras  levé  -  faisait  un  ci- 


SGEM!    XXXVIil. 


•211 


mîer  sa  monde  ;  sa  voix  ébiit  barniooieuse  —  comme  les 
sphères,  quand  elle  parlait  il  des  amis  :  -  mais  qiiaad  11  von  - 
lait  dominer  etébranler  l'univers,  -c'élaillecride  la  foudre. 
Sa  gén<^rosité  -  n'avait  pas  d'hiver  :  c'était  un  automne 
-  fërondé  pnr  la  moisson  elle  môme.  Ses  plaisirs  -étaient 
autant  deilauphinsqui  s'ébattaient  au-dessus -de  l'élément 
où  ils  vivaient.  Dans  sa  livrée  —  erraient  des  couronnes  et 
des  tortils  :  des  royaumes  et  de»  îles  étaient  -  Is  mounaie 
qui  tombait  de  ses  poche». 

DOLABBIM. 
Cléopfltr*'  ! 

a*OPATRB. 

-  Crois-iu  qu'il  puisse  j  avoir  ou  qu'il  y  ait  jamais  eu 
un  homme  -  comme  celui  dont  j'ai  rêvé? 

OOIADEUï. 
Non,  gracieuse  madame. 

CLËOrATRE. 

-  Vous  en  avez  menti,  à  la  face  des  dieux!  —  Mais,  qu'il 
ait  eiislé  ou  qu'il  dDJve  exister  jamais,  —  un  pareil  être  dé- 
passe les  proportions  du  rêve.  Lu  nature  est  bien  souvent 
impuissante  ~  h  rivaliser  avec  les  créations  merveilleuses 
de  la  penséu  ;  mais,  en  concevani  -  un  Antoine,  la  nature 
l'emporterait  sur  la  pensée  -  et  condamnerait  au  néant 
tontes  les  fictions. 

DOL&DEIM. 
Éfoutez-rooi,  madame;  -  votre  perte  est  aussi  grande 
que  TOUS  môme,  cl  votre  douleur  -  répond  il  sou  immen- 
sité. Puissé-Je  ne  Jamais  —  obtenir  un  succès  désiré,  s'il 
n'est  pas  vrai  que  —  votre  tiflliction  rebondit,  par  contre- 
coup, —  jusqu'au  fond  de  mon  cœur! 

ilfcOPATRE. 

Je  TOUS  remercie,  monsieur.  -  Savez-vous  ce  que  César 
entend  faire  de  moi?  h  .• 


212  ANTOmB  ET  CLÉOPATRK. 

DOUBELLÀ. 

—  Je  répugne  à  vous  dire  ce  que  je  voudrais  que  vous 
connussiez. 

CLÉOPATRE. 

—  iih  !  je  vous  en  prie,  monsieur  ! 

DOLABELLA. 

Quoique  César  soit  magnanime. . . 

aÉOPATRE. 

—  Il  veut  me  traîner  en  triomphe  ! 

DOUBELLA. 

Il  le  veut,  madame,  —  je  le  sais. 

UNE  VOIX,    d»i  dehors. 

Faites  place,  là.. .  César  ! 

Enlrenl  Cësar,  Gallus,  ProculêiuS,  MÉCÈNE,  SÊLEUCUSeï  nutres 

perfion nages  de  la  su  île. 

CÉSAR. 

Où  est  la  reine  —  d'Egypte  ? 

DOLABELLA,    à  Cléopâtre. 

C'est  l'empereur,  madame. 

Cléopâtre  se  jetle  aux  pieds  de  César. 
CÉSAR. 

Relevez-vous.  —  Ne  vous  agenouillez  pas.  -  Je  vous  en 
prie,  debout  1  debout,  Egypte  ! 

CLÉOPÂTRE. 

Sire,  les  dieux  —  le  veulent  ainsi  ;  h  mon  maître  et  sei- 
gneur —  il  me  faut  obéir. 

César: 

Ne  vous  mettez  point  en  tête  d'idées  pénibles  ;  —  les  in- 
jures que  vous  nous  avez  faites,  bien  que  le  souvenir  —  en 
soit  écrit  avec  notre  sang,  ne  :-ont  plus  pour  nous  — que  les 
effets  du  hasard. 

CLÉOPÂTRE. 

Seigneur  unique  du  monde,  —  je  ne  puis  présenter  ma 


SCENE  xxxvni.  213 

propre  cause  assez  bien  —  pour  qu'elle  paraiâsejuste;  mais 
je  confesse  — avoir  cédé  aux  faiblesses  qui  déjà  — trop  sou- 
vent ont  Tait  la  hoote  de  notre  sexe. 
CÉSAR. 
CléopAlre,  sachez  -  que  nous  sommes  plus  disposé  k 
atténuer  tout  qu'à  tout  a^raver.  —  Si  vous  vous  conformez 
à  nos  inlentions,  —  qui  sont  pour  vous  des  plus  bienveillao- 
tes.  vous  trouverez  —  uo  bénéfice  h  ce  changement;  mais, 
si  TOUS  cherches— ô  me  rendre  responsable  d'une  cruauié, 
en  suivant  —  l'exemple  d'Antoine ,  vous  vous  priverez  dd 

—  mes  bienfaits,  et  vous  exposerez  vos  enfants  —  à  une 
destruGlioa  dont  je  les  sauverai  -si  vous  vous  fiez  à  moi... 
ie  vais  prendre  congé  de  vous. 

aÉOrATHK. 

-  Vous  pouvez  aller  h  travers  le  monde  entier;  il  est  à 
vous  ;  et  nous,  —  vos  écussons.  vos  insignes  de  victoire, 
nous  resterons  ~  Bxés  »  la  place  qui  vous  plaira. 

Loi  remetuot  an  papier. 

Tenez,  mon  bon  seigneur. 

CÈSAH. 

—  Je  prendrai  conseil  de  vous  pour  tout  ce  qui  concerne 
CléopAtre. 

CLÉOPATRE. 

—  Voici  le  bordereau  des  sommes,  de  l'argenterie  et 
des  bijoux  -  qui  sont  eu  ma  possession  ;  c'est  un  relevé 
exact,  -  A  quelques  vétilles  près...  Où  est  Séleucus? 

SÈUtiCUS. 

Ici,  madame.  • 

CLÉOPATBR. 

-  Voici  mon  trésorier,  monseigneur  ;  sommez-le,  —  ft 
»es  risques  et  périls,  de  dire  si  je  rne  suis  rien  réservé 

-  pour  moi-même.  Diies  la  vérité,  Séleucus. 


Madame,  —  j'aimerais  mieux  sceller  mes  lèvres  que  de 
dire,  b  mes  risques  et  périls,  —  ce  qui  n'est  pas. 


214  ANTOINE  ET  GLÉOPATRE. 

GLÈOPATRE. 

Ou'ai-je  donc  caché  T 

SÈLEUCUS. 

—  Assez  pour  racheter  ce  que  vous  avez  déclaré. 

CÉSAR. 

—  Voyons,  ne  rougissez  pas,  Cléopâlre;  j'approuve  — 
en  ceci  votre  sagesse. 

CLÉOPATRE. 

Voyez,  César,  oh!  voyez  —  comme  le  succès  attire  tout! 
Mes  gens  sont  désormais  à  vous  ;  —  et,  si  nous  changions 
de  situation,  les  vôtres  seraient  à  moi.  —  L'ingratitude  de 
ce  Séleucus  —  m'exaspère  :  ô  esclave,  aussi  peu  digne  de 
foi  —  que  l'amour  mercenaire  ! 

Elle  s'avance  vers  lui  roeoacaDte.  Séleacus  recale  devant  elle. 

Ah!  tu  recules?  tu  auras  beau  —  reculer,  je  te  garantis 
que  j'attraperai  tes  yeux,  —  eussent-ils  des  ailes  !  Maroufle, 
scélérat  sans  âme,  chien  !  —  ô  prodige  de  bassesse  (32)  ! 

CÉSAR. 

Bonne  reine,  laissez-nous  vous  supplier. 

CLÉOPATRE. 

—  0  César,  quelle  blessante  indignité!  —  Quoi  !  lorsque 
tu  daignes  me  venir  voir  ici,  —  et  faire  les  honneurs  de  ta 
grandeur  —  à  une  si  chétive  créature,  il  faut  que  mon 
propre  serviteur  —  ajoute  à  la  somme  de  mes  disgrâces  — 
le  surcroît  de  sa  perfidie  !  Admettons,  bon  César.  -  que 
j'aie  réservé  quelques  colifichets  de  femme,  —  des  baga- 
telles sans  valeur,  de  ces  riens  —  qu'on  offre  aux  amis  les 
plus  familiers;  admettons  -  que  j'aie  mis  à  part  quelque 
présent  plus  noble  -pour  Livie  et  pour  Octavie,  afin  de  me 
concilier  —  leur  intercession,  est-il  juste  que  je  sois  dé- 
noncée —  par  un  homme  que  j'ai  nourri?...  0  dieux  !  ce 
nouveau  coup  —  rend  ma  chute  plus  profonde... 

A  Séleacas. 

Je  t'en  prie,  va-t'en!  —  ou  j'attiserais  ma  colère  —  sous 


SCÈNE  ixxvm.  215 

les  cendres  de  mon  malheur. . .  Si  tu  étais  un  homme»  —  tu 

aurais  pitié  de  moi. 

GÈSàr. 

Retirez-vous,  Séleucus. 

Séleoeos  sort. 

GLÈOPÀTRE. 

—  Qu'on  le  sache,  nous,  les  grands  de  la  terre,  nous 
sommes  toujours  blâmés  -pour  ce  que  font  les  autres:  et, 
dès  que  nous  tombons,  —  nous  avons  à  répondre  person- 
nellement des  fautes  d'autrui.  —  Ah!  nous  sommes  bien  k 
plaindre. 

CËSAR. 

—  Cléopàtre,  rien  de  ce  que  vous  avez  réservé  ou  déclaré 

—  ne  sera  mis  au  bilan  de  notre  conquête.  Tout  est  encore 
à  vous,  -  disposez-en  à  votre  gré;  croyez  bien  —  que 
Cés^ir  n*est  pas  homme  à  vous  marchander  —  des  choses 
qui  sont  vendues  par  les  marchands.  Rassurez- vous  donc  ; 

-  ne  vous  faites  pas  une  prison  imaginaire;  non,  chère 
reine  ;  —  car  nous  entendons  ne  régler  votre  sort  que  — 
d'après  vos  conseils.  Mangez  et  dormez  ;  —  notre  bienveil- 
lante compassion  vous  est  tellement  acquise  —  que  nous 
resterons  votre  ami;  sur  ce,  adieu. 

GLÊOPÀTRE. 

—  Mon  maître  !  mon  seigneur  ! 

CÉSAR. 

Ne  m'appelez  pas  ainsi. . .  Adieu  ! 

César  sort  avec  sa  suite. 
CLÉOPÀTRE. 

—  II  me  flagorne,  mes  filles,  il  me  flagorne  pour  que  je 
n'aie  plus  —  le  sentiment  de  ma  dignité  :  mais  écoute, 
Charmion  ! 

Elle  parle  bas  à  Charmion. 
IRAS. 

—  Finissons-en,  madame  ;  le  jour  brillant  est  passé,  — 
et  nous  sommes  à  l'heure  des  ténèbres. 


216  ANTOINE  ET  CLKOPATRE. 

aÉOPATRE,    «  Charmion. 

Pars  vite;  -    j*ai  déjà  donné  des  ordres  et  tout  est  pré- 
paré; —  va  dire  qu'on  se  dépêche. 

CHARMION. 

J'obéis,  madame. 

Reiilre    OOLABELLA. 
DOUBELLA. 

—  Où  est  la  reine  ? 

CHARMION,    montroDl  Cléopâtre. 

Vous  la  voyez,  seigneur. 

Charmion  sort. 
CLÉOPÂTRE. 

Dolabella? 

DOLABELU. 

—  Madame ,  lidèle  au  serment  que  vous  avez  exigé  de 
moi  —  et  que  mon  affection  se  fait  scrupule  de  tenir,  —  je 
viens  vous  prévenir  que  César  a  décidé  —  de  reprendre  son 
chemin  par  la  Syrie  ;  dans  trois  jours,  -  il  vous  enverra 
devant,  vous  et  vos  enfants.  —  Faites  votre  profit  de  cet  avis  : 
j  ai  rempli  —  votre  désir  et  ma  promesse. 

CLÉOPATRE. 

Dolabella,  —  je  resterai  votre  débitrice. 

DOUBELLA. 

Et  moi,  votre  serviteur.  -  Adieu,  bonne  reine;  il  faut 
que  je  retourne  auprès  de  César. 

aÉOPATRE. 

—  Adieu  et  merci. 

Dolabella  sort. 

Kh  bien!  Iras,  qu'en  penses-tu?  —  Marionnette  égyp- 
tienne, tu  vas  être  exhibée  —  dans  Rome,  ainsi  que  moi  : 
de  misérables  artisans,  -  avec  des  tabliers,  des  équerres  et 
des  marteaux  crasseux,  nous  — hisseront  à  la  portée  de  tous 
les  regards  ;  leurs  haleines  épaisses,  —  rancies  par  une 


Dourritun?  grossière,  feront  un  nuage  autour  de  nous,  —  et 
Dous  serons  forcées  d'en  aspirer  la  vapeur. 
IRAS. 
Aux  dieux  ne  plaise! 

CLËOPATRE. 

—  Oui,  cela  est  certain,  Iras.  D'insolents  licteurs  —  nous 
rudoieront  comme  des  filles  publiques  ;  de  sales  riineurs  — 
nasilleront  sur  nous  df^s  ballades  ;  des  comédiens  expéditifs 

-  nous  parodieront  en  impromptu,  et  figureront  —  nos 
orgies  d'Alexandrie.  Antoine  —  sera  représenté  ivre;  et  je 
verrai  —  quelque  garçon  criard  singer  la  graude  Gléopâtre 

—  dans  la  posture  d'une  prostituée. 

IRAS. 

0  dieux  bons! 

OÈOPATRI. 

—  Oui,  I  eta  est  certain. 

IRAS. 
-Je  ne  le  vernii  jamais;  car  mes  ongles,  je  suis  sûre,— 
sont  plus  forts  que  mes  yeux. 

CLÉOPATRE. 
Certes,  Toili  le  moyen  —  de  déjouer  leurs  prépsratife  et 
4'fcraser  -  leurs  projets  sous  le  ridicule!... 

Eolre  ChakmiûN. 

CLÈOPATHR. 
Eh  bien,  Charmion?...  — Mes  femmes,  parez^moi  comme 
ODe  reine,  allez  me  chercher  —  mes  plus  beaux  vêtements; 
J*  *ais  encore  sur  le  Cydnus  -  à  la  rencontre  d'Antoine.. - 
*i*e.  Iras!...  -Oui, ma  noble  Cbarmion,  nous  allons  en 
"lir  ;_  -  et,  quand  tu  auras  achevé  cette  tAche,  je  te  donne- 
•••  —  congé  jusqu'au  jour  dn  jugement... 
A  Ira». 
Apporte-moi  ma  couronne  et  le  reste... 
Sort  Ini.  Rameur  sa  dehort. 

—  D'oii  fient  ce  bruit? 


^ 


218  AHTOINK  ET  aÉOPATRE. 

Entre  on  garde. 
LE   GARDE. 

Il  y  a  ici  un  homme  de  la  campagne  —  qui  veut  absolu- 
ment être  admis  devant  Votre  Altesse  :  -  il  vous  apporte 
des  figues. 

GLtoPATRE. 

Qu*il  entre  ! 

Sort  le  garde. 

Quelle  noble  action  peut  s'accomplir  —  avec  un  pauvre 
instrument  !  Il  m'apporte  la  liberté.  -  Ma  résolution  est 
fixée,  et  je  n'ai  plus  rien  —  d'une  femme  en  moi. 
Désormais  de  la  tôte  aux  pieds  —  je  suis  un  marbre  im- 
passible ;  désormais  la  lune  variable  —  n'est  plus  ma 
planète. 

Rentre  le  garde,  accompagn/f  d'on  paysan  portant  nne  corbeille 

chargée  de  figoes. 

LE  GARDE. 

Voilà  l'homme. 

GLtoPATRE. 

—  Retire-toi,  et  laisse-nous. 

Le  garde  sort. 
An  paysan. 

—  As-tu  là  ce  joli  reptile  du  Nil  —  qui  tue  sans  faire 
soufl'rir?  -  « 

LE   PAYSAN. 

Oui,  vraiment,  je  l'ai  ;  mais  je  ne  voudrais  pas  être  le 
particulier  qui  vous  engagerait  à  y  toucher,  car  sa  morsure 
est  immortelle  ;  ceux  qui  en  meurent  n'en  revii^nnent  ja- 
mais ou  n'en  reviennent  que  rarement. 

CLÈOPATRE. 

Te  rappelles-tu  quelqu'un  qui  en  soit  mort? 

LE  PAYSAN. 

Beaucoup  de  personnes,  hommes  et  femmes.  J'ai  on- 


SCÈNE  xxxvm.  219 

tendu  parler  de  Tune  d'elles,  pas  plus  tard  qu'hier  ;  une 
très-honnéte  femme,  mais  quelque  peu  adonnée  au  men- 
songe, ce  qu'une  femme  ne  doit  jamais  être,  si  ce  n'est 
en  tout  honneur;  j'ai  ouï  comme  quoi  elle  est  morte  de 
la  morsure  de  la  bête,  quelle  peine  elle  a  sentie...  Eh  bien, 
vraiment,  elle  fait  du  reptile  un  excellent  rapport.  Mais  ce- 
lui qui  croirait  toutes  les  choses  que  disent  les  femmes 
ne  serait  pas  sauvé  la  moitié  de  celles  qu'elles  font.  Ce  qu'il 
y  a  de  faillible,  c'est  que  le  reptile  est  un  singulier 
reptile. 

aÉOPÀTRE. 

Va-t'en  d'ici.  Adieu. 

LE   PAYSAN. 

Je  vous  souhaite  bien  du  plaisir  avec  le  reptile. 

Il  dépose  le  panier. 
CLÈOPATRE. 

Adieu. 

LE  PAYSAN. 

Il  faut  toujours  vous  rappeler,  voyez- vous,  que  le  reptile 
obéit  à  son  instinct. 

CLÉOPATRE. 

Oui,  oui,  adieu. 

LE   PAYSAN. 

Voyez-vous,  le  reptile  ne  doit  être  confié  qu'à  la  garde 
de  personnes  prudentes;  car,  vraiment,  il  ny  a  pas  de 
bonté  dans  le  reptile. 

CLÉOPATRE. 

Sois  sans  inquiétude;  on  y  veillera. 

LE  PAYSAN. 

Très-bien.  Ne  lui  donnez  rien,  je  vous  prie,  car  il  ne  vaut 
pas  la  nourriture. 

CLÉOPATRE. 

Et  moi,  me  mangerait-il? 


220  ANTOINE  ET  CLÉOPATRE 

LE  PAYSAN. 

Ne  me  croyez  pas  assez  simple  pour  ignorer  que  le  dia- 
ble lui-même  ne  mangerait  pas  une  femme.  Je  sais  que  la 
femme  est  un  mets  cligne  des  dieux,  quand  ce  n'est  pas  le 
diable  qui  l'accommode.  Mais,  vraiment,  ces  putassiers  de 
diables  font  grand  tort  aux  dieux  dans  les  femmes  ;  car 
sur  dix  que  créent  les  dieux,  les  diables  en  gâtent  cinq. 

aÉOPATRE. 

C'est  bien.  Va-t'en,  adieu. 

LE   PAYSAN. 

Oui,  ma  foi ,  je  vous  souhaite  bien  du  plaisir  avec  le 
serpent. 

il  sort. 

Iras  rentre,  apportant  an  mantetiu  royal,  une  couronne  et  autres  in- 
signes dont  elle  aide  Giéopâtre  h  se  revêtir.  Tout  en  habillant  la 
reine,  qui  continue  de  parler,  elle  prend  le  temps  de  plonger  son 
bras  dans  la  corbeille  où  sont  cachés  les  aspics  et  Ten  retire,  sans 
que  sa  maîtresse  s'en  aperçoive. 

CLÉOPATRE. 

—  Donne-moi  ma  robe...  Pose  ma  couronne...  Je  sens 

—  en  moi  d'immortelles  ardeurs.  Désormais  —  le  jus  de  la 
grappe  d'Egypte  ne  mouillera  plus  ma  lèvre...  -  Leste- 
ment, lestement,  bonne  Iras,  vite  !  Il  me  semble  que  j'en- 
tends —  Antoine  qui  appelle  ;  je  le  vois  se  dresser  -  pour 
louer  ma  noble  action  ;  je  l'entends  qui  se  moque  —  du 
bonheur  de  César,  bonheur  que  les  dieux  accordent  aux 
hommes  —  pour  justifier  leurs  futures  colères. . .  Époux,  j'ar- 
rive !  —  Qu'à  ce  nom  si  doux  mon  courage  soit  mon  titre  ! 

—  Je  suis  d'air  et  de  feu  ;  mes  autres  éléments,  —  je  les 
lègue  à  une  plus  infime  existence...  Bon...  avez-vous  fini? 

—  Venez  donc,  et  recueillez  la  dernière  chaleur  de  mes 
lèvres....  —  Adieu,  bonne  Charmion  !  Iras,  un  long 
adieu  ! 

Elle  len  embrasse.  Iras  chancelle  et  tombe  morte. 


SCÈNE  XXXVIÎI. 


271 


CLÈOPATRE,  cnnlinoiiol. 
*  — \  n-1-ildonc  un  aspic  sur  mes  lèvres?  quoi,  t«  tombes? 
—  Si  tu  peux  si  doucement  le  séparer  de  h  nature.  —  le 
coup  de  la  mort  est  comme  l'étreinte  d'un  amant,  -  qui 
blesse  Pl  qu'on  sonhnite...  Es-lu  donc  immobile  ?  —  Situ 
t'évanouis  ainsi,  tu  déclares  au  monde  —  qu'il  n'est  pat> 
digne  d'un  adieu. 

cnAR«Io^. 

-  Nuages  épais,  dissolvez-vous  en  pluie,  que  Je  puisse 
dire  :  —  Les  dieux  eux-mêmes  pleurent  ! 

CLÈOPATRE. 

Ceci  m'accuse  de  lâcbeté  :  —  si  elle  rencontre  la  pre- 
mière Antoine  dans  son  tourbillon,  —  il  lui  demandera  de 
mes  nouvelle!'  en  lui  accordant  ce  baiser  -  qui  est  pour 
moi  le  ciel. 

A   l'atpic  qu'eMe  applique  iiir  sod  sein. 

Viens,  misérable  tupur.  —  défais  avec  ta  dent  acérée  le 
nœud  ardu  —  de  cette  vie  :  pauvre  bêf  venimeuse.  —  ir- 
rite-loi et  dépêche...  Oh  !  que  ne  peux-tu  parler,  -  pour 
que  je  t'entende  appeler  le  grand  César  âne  —  slupide  ! 
CUARiaON. 

0  étoile  d'Orient  î 

CLÉOrATRE. 
Silence  !  silence  !  -  Ne  vnis-lu  pas  mon  enfant  h  la  ma- 
melle -  qui  telle  sa  nourrice  en  l'endormant  ? 

ouitum. 
Oh!  finissons'  finissons! 

CLÈOPATRE. 

—  Aussi  suave  qu'un  baume,  aussi  doux  que  l'air,  aussi 
tendre...  -  0  Antoine! 

Appliiiuaiit  au  BDtre  aspic  a  son  brus. 

Allons,  je  veux  le  prendre,  toi  aussi...  -  Pourquoi  res- 
teniis-je. . . . 

Elle  eipite. 


222  ÂNTOINB  ET  CLËOPATRB. 

CHÀRinON. 

-Dans  ce  monde  désert?...  Adieu  donc  !...- Mainte- 
nant, ô  mort  !  tu  peux  te  vanter  d'avoir  en  ta  possession  — 
une  créature  incomparable  ! . . . 

Loi  fermant  les  yeox. 

Rideaux  frangés,  fermez-vous  !  —  Et  puisse  le  dieu  d'or 
Phébus  ne  jamais  être  contemplé  —  d'un  regard  si  royal  !... 
Votre  couronne  est  de  travers  ;  —  je  vais  la  redresser,  et 
puis  je  prendrai  congé. 

Eotreol  précipiummeot  plusieurs  gardes. 
PREMIER   GARDE. 

—  Où  est  la  reine. ^ 

GHARiaON. 

Parlez  doucement,  ne  l'éveillez  pas. 

PREMIER   GARDE. 

—  César  a  envoyé. . . 

CHARMION. 

Un  messager  trop  lent. 

Elle  s'applique  un  aspic. 

—  Oh  !  viens  !  vite  !  dépêche  !  Je  te  sens  déjà. 

PREMIER   GARDE. 

—  Arrivez  vite,  holà  !  il  y  a  quelque  malheur.  César  est 
trahi. 

DEUXIÈME   GARDE. 

—  Dolabella  vient  d'être  envoyé  par  César...  Appe- 
lez-le ! 

PREMIER   GARDE,    considérant  Cléopâtre. 

—  Quelle  est  cette  besogne?...  Charmion,  cela  est-il 
beau? 

CHARMION. 

—  Très-beau,  et  convenable  à  une  princesse  —  extraite 
de  la  race  de  tant  de  rois  ! . . .  -  Ah  !  soldats  (33)  ! 

Elle  expire. 


SCÈNE  xxxvm.  2?3 

Entre  Dolabella. 
DOLABELLA. 

-  Que  se  passe-t-il  ici? 

DEUXIÈME  SOLDAT. 

Toutes  mortes  ! 

DOLABELLA. 

César,  tes  conjectures  —  viennent  de  se  réaliser.  Tu 
arrives  —  pour  voir  accompli  Tacte  redouté  que  tu  —  avais 
tant  cherché  à  prévenir. 

VOIX,   an  dehors. 

Place,  là  !  Place  à  César  ! 

Entrent  César  et  m  saite. 
DOLABELLA. 

-Ah,!  seigneur,  vous  étiez  un  trop  infaillible  augure  :  — 
ce  que  vous  craigniez  s'est  accompli. 

CÉSAR. 

C'est  une  fin  héroïque  !  —  Elle  avait  pénétré  nos  inten- 
tions, et,  en  vraie  reine,  —  elle  a  tout  décidé  à  sa  guise... 
Comment  sont-elles  mortes  ?  —  Je  ne  vois  pas  couler  leur 
sang. 

DOLABELLA. 

Qui  les  a  quittées  le  dernier  ? 

PREMIER   GARDE. 

—  Un  simple  campagnard  qui  leur  a  apporté  des  figues  : 
-  voici  son  panier. 

CÉSAR. 

Ces  figues  étaient  donc  empoisonnées? 

PRECHER   GARDE. 

0  César  !  -  Cette  Charmion  vivait,  il  n'y  a  qu'un  mo- 
ment ;  elle  était  debout  et  parlait  ;  —  je  l'ai  trouvée  raccou- 
trant  le  diadème  —  de  sa  maîtresse  morte  ;  elle  était  toute 
tremblante,  —  et  soudain  elle  s'est  afiaissée. 

CÉSAR. 

0  noble  faiblesse  /  —  Si  elles  avaient  avalé  du  poison, 


224  ANTOnfE  BT  GLÊOP\TRE 

cela  se  reconnaîtrait  —  à  quelque  enflure  extérieure  ;  mais 
Cléopâtre  semble  endormie,  —  comme  si  elle  voulait  atti- 
rer un  autre  Antoine  —  dans  le  filet  tout-puissanl  de  sa 
grflce. 

DOIABELLA. 

Là,  sur  son  sein,  —  il  y  a  un  épancheraent  de  .^ang  et 
une  légère  tuméfaction  :  —  la  même  marque  est  à  son 
bras. 

PREMIER   SOLDAT. 

—  C'est  la  trace  d'un  aspic  :  ces  feuilles  de  figuier -ont 
sur  elles  la  bave  que  laissent  les  aspics  —  dans  les  cavernes 
du  Nil. 

CÉSAR. 

Il  est  très-probable  —  qu'elle  est  morte  ainsi ,  car  son 
médecin  m'a  dit  —  qu'elle  avait  recherché  par  d'innom- 
brables expériences  —  les  genres  de  mort  les  plus  doux. 
Emportez-la  sur  son  lit,  —  et  relirez  ses  femmes  de  ce  monu- 
ment. —  Elle  sera  ensevelie  auprès  de  son  Antoine  ;  -  nulle 
tombe  sur  la  terre  n'aura  enveloppé  —  un  couple  aussi  fa- 
meux. De  si  grands  événements  — frappent  ceux  mêmes  qui 
les  ont  faits;  et  leur  histoire  —  vivra  dans  la  pitié  des  âges 
aussi  longtemps  que  la  gloire  —  de  celui  qui  a  rendu  leur 
fin  lamentable.  Notre  armée,  —  avec  uno  pompe  solen- 
nelle ,  assistera  à  ces  funérailles  ;  —  et  ensuite  à  Rome*  ! 
Allez,  Dolabella,  veillez  — à  ce  que  le  meilleur  ordre  préside 
à  cette  grande  solennité. 

Tous  sortent. 


FIN   D'ANTOINE   ET  CLÉOPÂTRE. 


LA 

TRÈS    EX- 

cellente   et   lamentable 
Tragédie    de    Roméo 

et  Juliette 

NoavilUmait  corrigée,  aagmentit  tt 

amendée  : 

Comme  elle  a  été  souventefois  jouée  publiquement  par  les 

serviteurs  du  très  honorable 

Lord  Chambellan. 


LONDRES 

ede  pour 
outique  p 

'^99 


Imprimé  par  Thomas  Creede  pour  Cuthbert  8urby  et  mis 
en  vente  à  sa  boutique  prés  la  Bourse 


PftSIllICCS    34 


Ll  m3Cl  et  r 

CiTTLIT  » 

l«:i£ù.   iif  et  Wo 
VIHCrnO.   pcremc    la   7r:met  d 
TTÎaLT.    a«ven  de  Ca9<b<t. 
FR£3E  ULliI^a.   wHse 
Hkiâl  1115.   r«ix2sau  i*i 
EiLTRlZiB.   p*£e 
5A1S03  I 

ABBAfllM,   ▼■lei  de  !«o«ugxie. 
MEftBf,   fdet  de  b  nocmei» 
C5  iPCfTHlCiUK. 
LI  CL0W5. 
TlOtS    VCSiOE». 

C^   OFFICm 

LADY  MOTTIGCE.   femme  de   MoiiU^nie. 
UDT  CAPCLET,   femme  de  Opulet 
JlLirTTE,   fiUe  de  C«pakt. 
LA  50LBRICE. 

CHOYEES  DE  TEROXE  ;  SEIG^ÎEUIS  ET  DAMES ,  P-AKENTS  DES 
DEUT  FAMILLES;  MASOCES ,  GARDES,  GUETTEURS  DE  MHT. 
GEXS  DE  SIRTICE. 

Là  seéué  est  UntAt  è  Vérone,  laoUk  à  Mantooe. 


CHŒUR. 


Deux  familles,  égales  en  noblesse, 

Daus  la  belle  Vérooe,  où  noas  plaçons  notre  scène. 

Sont  entraînées  par  d'anciennes  rancones  à  des  rixes  Dcavelles 

Où  le  sang  des  citoyens  sooille  les  mains  des  citoyens. 

Des  entrailles  prédestinées  de  ces  deui  ennemies 

A  pris  naissance,  sons  des  étoiles  contraires,  an  eoaple  d'amoareoi 

Dont  la  mine  néfaste  et  lamentable 

Doit  ensevelir  dans  lear  tombe  Tanimosité  de  lears  parents. 

Les  terribles  péripéties  de  leur  fatal  amoar 

Et  le:»  eflets  de  la  rage  obstinée  de  ces  familles 

Ooe  peut  seule  apaiser  la  mort  de  lears  enfants 

Vont  en  deax  heures  être  exposés  sur  notre  scène. 

Si  vous  daignez  nous  écooter  patiemment, 

Notre  zèle  s'efforcera  de  corriger  notre  insoffisance  (35). 


SCÈNE    I. 

[Vérouc.  Uao  place  publique.] 

EDlrcDt  Samson  et  Grégoire,  àtmés  d'épées  et  de  boacliers. 

SÂMSON. 

Grégoire,  sur  ma  parole,  nous  ne  supporterons  pas  leurs 
brocards. 

GRÉGOIRE. 

Non,  nous  ne  sommes  pas  gens  à  porter  le  brocart. 

SÂMSON. 

Je  veux  dire  que,  s*ils  nous  mettent  en  colère,  nous 
allongeons  le  couteau. 

GRÉGOIRE. 

Oui,  mais  prends  garde  qu'on  ne  t'allonge  le  cou  tdt  ou 
tard. 

SAMSON. 

Je  frappe  vite  quand  on  m'émeut. 

GRÉGOIRE. 

Mais  tu  es  lent  à  t'émouvoir. 

SAMSON. 

Un  chien  de  la  maison  de  Montagne  m'émeut. 

GRÉGOIRE. 

Qui  est  ému,  remue;  qui  est  vaillant,  tient  ferme;  consé- 
quemment,  si  tu  es  ému,  tu  l&ches  pied. 

vil.  15 


ROHËO  KT  JDUBTTK. 
SIMSON. 

aod  un  chien  de  cette  maison-là  m'émeut,  je  tiens 
B.  Je  suis  décidé  h  prendre  le  haut  du  payé  sur  tous  les 
agnes,  hommes  ou  femmes. 

GRÉGOIRE. 
B  prouve  que  tu  n'es  qu'un  faible  drAle;  les  faibles 
nient  toujours  au  mur. 

SUISON. 
est  vrai  ;  et  voilà  pourquoi  les  femmes,  étant  les  vases 
ilus  faibles,  sont  toujours  adosséesau  mur  ;  aussi,  quand 
si  affaire  aux  Hontagues,  je  repousserai  les  hommes  du 
et  j'y  adosserai  les  femmes. 

GRÉGOIRE. 

querelle  ne  regarde  que  nos  maîtres  et  nous,  leurs 


aporte  I  je  veux  agir  en  tyran.  Quand  je  me  serai 
ivec  les  hommes,  je  serai  (iruel  avec  les  femmes.  Il 
UB  plu^  4e  visses  1 

GRÉGOIRE. 
Tu  feras  donc  sauter  toutes  leurs létes? 

SAHSON. 

Ou  tous  leurs  pucelages.  Comprends  la  chose  comme  tu 
V9udras. 

GRÉGOIRE. 
Celles-là  comprendront  U  chose,  qui  la  sentiront. 

6AHS0H- 
Je  la  leur  ferai  sentir  tant  que  je  pourrai  tenir  ferme ,  et 
l'on  sait  que  je  suis  un  joli  morceau  de  chair. 
GRÉGOIRE. 
Il  est  fort  heureux  que  tu  ne  sois  pas  poisson  ;  tu  aurais 
fait  un  pauvre  merlan.  Tire  ton  instrument:  en  voici  venir 
deux  de  la  maison  de  Montague. 

Ils  dégainent. 


SCÈNE  I.  231 

Entrent  Abraham  et  Balthazar. 

SAMSON. 

Voici  mon  épée  nue;  cherche-leur  querelle;  je  serai 
derrière  loi. 

GRÉGOIRE. 

Oui,  tu  te  tiendras  derrière  pour  mieux  déguerpir. 

SÀMSON. 

Ne  crains  rien  de  moi. 

GRÉGOIRE. 

De  toi?  Non,  morbleu. 

SAMSON. 

Mettons  la  loi  de  notre  côté  et  laissons-les  commencer. 

GRÉGOIRE. 

Je  vais  froncer  le  sourcil  en  passant  près  d'eux,  et  qu'ils 
le  prennent  comme  ils  le  voudront. 

SÀMSON. 

C'est-à-dire  comme  ils  l'oseront.  Je  vais  mordre  mon 
pouce  en  les  regardant,  et  ce  sera  une  disgrâce  pour  eux, 
s'ils  le  supportent  (36). 

ABRAHAM,   h  Samson. 

Est-ce  à  notre  intention  que  vous  mordez  votre  pouce, 
monsieur? 

SAMSON. 

Je  mords  mon  pouce,  monsieur. 

ABRAHAM. 

Est-ce  à  notre  intention  que  vous  mordez  votre  pouce, 
monsieur  ? 

SAMSON,    bas,  à  Grégoire. 

La  loi  est-elle  de  notre  côté,  si  je  dis  oui? 

GRÉGOIRE,    bas,  à  Samson. 

Non. 

SAMSON,   haut,  à  Abraham. 

Non,  monsieur,  ce  n'est  pas  à  votre  intention  que  je 


232  ROMÉO  ET  JILIKTTE. 

mords  mon  pouce,  monsieur;  mais  je  mords  mon  pouce, 
monsieur. 

GRÉGOIRE,    i  Abraham. 

Cherchez-vous  une  querelle,  monsieur  ? 

ABRAHAM. 

Une  querelle,  monsieur?  Non,  monsieur! 

SAMSON. 

Si  vous  en  cherchez  une,  monsieur,  je  suis  votre  homme. 
Je  sers  un  maître  aussi  bon  que  le  vôtre. 

ABRAHAM. 

Mais  pas  meilleur. 

SAMSON. 

Soit,  monsieur. 

Entre  au  fond  da  théâtre  Benvolio  ;  puis,  a  distance,  derrière  lui, 

Tybalt. 

GRÉGOmE^   à  Saroson. 

Dis  meilleur!  Voici  un  parent  de  notre  maître. 

SAMSON,   à  Abraham. 

Si  fait,  monsieur,  meilleur! 

ABRAHAM. 

Vous  en  avez  menti. 

SAMSON. 

Dégainez,  si  vous  êtes  hommes  ! 

Tous  se  mettent  en  garde. 

Grégoire,  souviens-toi  de  ta  maltresse  botte  ! 

BENVOLIO,   s'avançant,  la  rapière  au  poing. 

Séparez-vous,  imbéciles!  rengainez  vos  ép^s;  vous  ne 
savez  pas  ce  que  vous  faites. 

Il  rabat  les  armes  des  valels. 
TYBALT,    s*élançant,  l'épée  nue,  derrière  BenTolio. 

—  Quoi  !  l'épée  à  la  main,  parmi  ces  marauds  sans 
cœur!  —  Tourne-toi,  Benvolio,  et  fais  face  à  ta  mort. 

BENVOUO,    à  Tyball. 

—  Je  ne  veux  ici  que  maintenir  la  paix  ;  rengaine  ton 


scÈ^'E  I.  233 

épée,  —  ou  emploie-la,  comme  moi»  à  séparer  ces  hommes. 

TYBALT. 

—  Quoiy  i'épée  à  la  main»  tu  parles  de  paix  !  Ce  mot»  je 
le  bais,  -  comme  je  hais  Tenfer»  tous  les  Montagues  et  toi. 
—  A  toi,  lâche! 

Tous  te  battent.  D'aotres  partisans  des  deux  maisons  arrivent  et  se 
joignent  à  la  mêlée.  Alors  arrivent  des  citoyens  armés  de  bâtons  (37) . 

PREMIER  CITOYEN. 

—  A  l'œuvre  les  bâtons,  les  piques,  les  pertuisanes  ! 
Frappez!  Écrasez-les!  -  A  bas  les  Montagues!  à  bas  les 
Capulets  ! 

Entrent  Cafui.et,  en  robe  de  chambre,  et  lady  Capulbt. 

CAPULET. 

—  Quel  est  ce  bruit?...  Holà!  qu'on  me  donne  ma 
grande  épée. 

UDY  CAPULET. 

—  Non!  une  béquille!  une  béquille!...  Pourquoi  de- 
mander une  épée? 

CAPULET. 

—  Mon  épée,  dis-je  !  le  vieux  Montague  arrive  —  et  bran- 
dit sa  rapière  en  me  nai^uant  ! 

Entrent  Montague,  Tépée  à  la  main,  et  lady  Montague. 

MONTAGUE. 

—  A  toi,  misérable  Capulet  ! ...  Ne  me  retenez  pas  !  lâchez- 
moi. 

UDY  MO:tTAGUE^   le  retenant. 

—  Tu  ne  feras  pas  un  seul  pas  vers  ton  ennemi  (38). 

Entre  le  prince,  avec  sa  suite. 
LE  PRINCE. 

—  Sujets  rebelles,  ennemis  de  la  paix!  —  profanateurs 


234  .  ROMÉO  ET  JULIETTE. 

qui  souillez  cet  acier  par  un  fratricide!...  —  Est-ce  qu'on 
ne  m'entend  pas?...  Holà!  vous  tous,  hommes  ou  brutes, 

—  qui  éteignez  la  flamme  de  votre  rage  pernicieuse—  dans 
les  flots  de  pourpre  échappés  de  vos  veines,  —  sous  peine 
de  torture,  obéissez  !  Que  vos  mains  sanglantes  —  jettent 
à  terre  ces  épées  trempées  dans  le  crime,  —  et  écoutez  la 
sentence  de  votre  prince  irrité  ! 

Tous  les  combattants  s'arrêtent. 

—  Trois  querelles  civiles,  nées  d'une  parole  en  Tair,  — 
ont  déjà  troublé  le  repos^de  nos  rues,  —  par  ta  faute,  vieux 
Capulet,  et  par  la  tienne,  Montague  ;  —  trois  fois  les  anciens 
de  Vérone,  —  dépouillant  le  vêtement  grave  qui  leur  sied, 

—  ont  dû  saisir  de  leurs  vieilles  mains  leurs  vieilles  per- 
tuisanes,'—  gangrenées  par  la  rouille,  pour  séparer  vos 
haines  gangrenées.  —  Si  jamais  vous  troublez  encore  nos  rues, 

—  votre  vie  payera  le  dommage  fait  à  la  paix.  —  Pour  cette 
fois,  que  tous  se  retirent.  —Vous,  Capulet,  venez  avec  moi  ; 

—  et  vous,  Montague,  vous  vous  rendrez  cette  après-midi, 

—  pour  connaître  notre  décision  ultérieure  sur  cette  affaire, 

—  au  vieux  château  de  Villafranca,  siège  ordinaire  de  notre 
justice.  —  Encore  une  fois,  sous  peine  de  mort,  que  tous 
se  séparent  (39)  ! 

Tous  sortent,  excepté  Montague,  lady  Montague  et  Benvolio. 

MONTAGUE. 

—  Qui  donc  a  réveillé  cette  ancienne  querelle?  —  Parlez, 
neveu,  étiez-vous  là  quand  les  choses  ont  commence  ? 

BLNTOLIO. 

—  Les  gens  de  Yo*?e  adversaire  —  et  les  vôtres  se  bat- 
taient ici  à  outrance  quand  je  suis  arrivé;  —  j'ai  dégainé 
pour  les  séparer;  à  l'instant  même  est  survenu  —  le  fou- 
gueux Tybalt,  l'épée  haute,  —  vociférant  ses  défis  à  mon 
oreille,  —  en  môme  temps  qu'il  agitait  sa  lame  autour  de 
sa  tète  et  pourfendait  l'air  —  qui  narguait  son  impuissance 


bcAhi  1. 
par  un  sifQemeDt.  —  Tandis  qu6  dous  écbaDgions  les  coups 
et  les  estocades,  —  sont  arrivés  des  deux  edtés  de  nooveauz 
partisans  qui  ont  combattu  —  jusqu'à  ce  que  le  prince  soit 
venu  les  séparer  (40}. 

USï  HfflJTAGUI. 
—  Oh  l  où  est  donc  Roméo?  l'avez-vous  vli  aujoRM'hiliT 
—  Je  suis  bien  aise  qu'il  n'ait  pas  été  dans  eette  bagarre. 


—  Madattie,  une  hetire  avant  que  le  soteii  saCté  —  pâ 
la  vitre  d'or  de  l'Orient,  -  tnon  esprit  agité  tn'a  eotrall 
sortir  ;  —  tout  en  marchant  dads  le  bois  dé  sj'coroores 
qui  s'étend  à  l'ouest  de  la  ville,  -  j'ai  vu  votre  fils  qui  s^ 
promenait  déjà  ;  —  je  me  suis  dirigé  vêts  lai,  inais,  î  môb 
aspect,  —  il  s'ost  dérobé  dans  les  profondeurs  du  bols.  — 
Pour  moi,  jugeant  de  ses  émotions  par  les  miennes,  —  qui 
ne  sont  jamais  aussi  absorbantes  que  quand  elles  sont  soli- 
taires, -j'ai  suivi  ma  fantaisie  sans  poursuivre  la  sienne, 
—  et  j'ai  évité  volontiers  qui  me  fuyait  si  voloolïers  (41). 

MOSTAGUB. 

—  Voilà  bien  des  matinées  (42)  qu'on  l'a  vu  là  —  augmen- 
ter de  ses  larmes  la  fraîche  rosée  du  matin  —  et  à  force  de 
soupirs  ajouter  des  nuages  aui  nuages.  —  Mais,  aussilât  qsa 
le  vivifiant  soleil  —  commence,  dans  le  plus  lointain  orient^ 
i  tirer  —  les  rideaux  ombreux  du  lit  de  l'Aurore,  —  vite  mon 
fils  accablé  fuit  la  lumière,  il  rentre,  —  s'emprisonne  dans 
sa  chambre,  —  ferme  ses  fenêtres,  lire  le  verrou  sur  le  beau 
jour,  -  et  se  fait  une  nuit  artiGcielle.  -  Ah  !  celte  humeur 
sombre  lui  sera  falale,  —  si  de  bons  conseils  n'en  dissipent 
la  cause. 

BENYOUO. 

—  Cette  cause,  la  connaissez-vous,  mon  noble  oncle? 

VONTAGCE. 

—  Je  ne  la  connais  pas  et  je  n'ai  pu  l'appnmdre  de  lui. 


236  ROMÉO  ET  JDLIETTE. 

BENYOUO. 

—  Avez-vous  insisté  pi^s  de  lui  suffisamment? 

MONTAGDE, 

—  J'ai  insisté  moi-même,  ainsi  que  beaucoup  de  mes 
amis;  -  mais  il  est  le  seul  conseiller  de  ses  passions;  —  il 
est  l'unique  confident  de  lui-même,  confident  peu  sage 
peut-être,  —  mais  aussi  secret,  aussi  impénétrable,  —  aussi 
fermé  &  la  recherche  et  à  Texamen  —  que  le  bouton  qui  est 
rongé  par  un  ver  jaloux  —  avant  de  pouvoir  épanouir  à  Tair 
ses  pétales  embaumées  -  et  offrir  sa  beauté  au  soleil  !  — 
Si  seulement  nous  pouvions  savoir  d'où  lui  viennent  ces 
douleurs,  —  nous  serions  aussi  empressés  pour  les  guérir 
que  pour  les  connaître. 

Roméo  paratt  à  dislance. 
WESSOUO. 

—  Tenez,  le  voici  qui  vient.  Eloignez-vous,  je  vous  prie , 
—  OU  je  connaîtrai  ses  peines,  ou  je  serai  bien  des  fois 
refusé. 

MONTÂGUE. 

—  Puisses-tu,  en  restant,  être  assez  heureux  —  pour 
entendre  une  confession  complète!...  Allons,  madame, 
partons  ! 

Sortent  Montagne  et  lady  Montngue. 

BEN  voue. 

—  Bonne  matinée,  cousin! 

ROMÉO. 

Le  jour  est-il  si  jeune  encore? 

BENVOUO. 

—  Neuf  heures  viennent  de  sonner. 

ROMÉO. 

Oh  !  que  les  heures  tristes  semblent  longues  !  —  N'est-ce 
pas  moD  père  qui  vient  de  partir  si  vite? 


DESVnUO. 
-  C'est  lui-rûêrae.  Quelle  est  doue  la  tristesse  qui  allonge 
les  heures  de  Roméo? 


-  La  tristesse  de  ne  pas  avoir  ce  qui  les  abrégerait. 

BEWOUO. 

-  Tu  es  amoureux? 

HOUÉO. 
Je  suis  éperdu... 

BEtnOLIO. 

D'amour  ! 


-  Des  dédains  de  celle  que  j'aime. 

BL1V0U0. 

-  Hélas!  faut-il  que  l'amour,  si  doux  en  apparence,  — 
soit  si  t^rannique  et  si  cruel  à  l'épreuve  ? 

ROMÈn, 

-  Hélas  !  faut-il  que  l'amour,  malgré  le  bandeau  qui 
l'aveugle.  —  trouve  toujours,  sans  y  voir,  un  chemin  vers 
son  but  (43)!...  -  Où  dînerons-nous?...  0  mon  Dieu!... 
Quel  ûlaii  celapage?..,  -  Mais  non,  ne  me  le  dis  pas,  car 
je  sais  tout  !  —  Ici  on  a  beaucoup  à  faire  avec  la  haine, 
mais  plus  encore  avec  l'amour...  —Amour!  û  tumultueux 
amour I  0  amoureuse  haine!  —  0  tout,  créé  de  rien  !  — 
0  lourde  légèreté  !  vanité  sérieuse  !  —  Informe  chaos  d 
ravissantes  visions!  —  Plume  de  plomb,  lumineuse  fu- 
mée, feu  glacé,  santé  maladive!  —  Sommeil  toujours 
éveillé  qui  n'est  pas  ce  qu'il  est  !  —  Voilà  l'amour  que  je 
sens,  et  je  n'y  sens  pas  d'amour. . .  —  Tu  ris,  n'est-ce  pas  ? 

BHn'OUO. 
Ron,  cousin  :  je  pleurerais  plutôt. 
ROUËU. 

-  Bonne  flme!...  et  de  quoi? 


238  ROMÉO  ET  JULIETTE. 

BENVOUOb 

De  voir  ta  bonne  âme  si  accablée. 

ROMÉO. 

—  Oui,  tel  est  l'effet  de  la  sympathie.  —  La  douleur  ne 
pesait  qu'à  mon  cœur,  et  tu  veux  l'étendre  sous  la  pression 

—  de  la  tienne  :  cette  affection  que  tu  me  montres  —  ajoute 
une  peine  de  plus  à  l'excès  de  mes  peines.  —  L'amour  est 
une  fumée  de  soupirs;  —  dégagé,  c'est  une  flamme  qui 
étincelle  aux  yeux  des  amants  ;  —  comprimé,  c'est  une 
mer  qu'alimentent  leurs  larmes  (44).  —  Qu'est-ce  encore?  la 
folie  la  plus  raisonnable,  —  une  suffocante  amertume,  une 
vivifiante  douceur!...  —  Au  revoir,  mon  cousin, 

U  va  pour  sortir. 
BENVOUO. 

Doucement,  je  vais  vous  accompagner  :  —  vous  me  faites 
injure  en  me  quittant  ainsi. 

ROMËO. 

—  Bah  !  je  me  suis  perdu  moi-même  ;  je  ne  suis  plus 
ici  ;  —  ce  n'est  pas  Roméo  que  tu  vois,  il  est  ailleurs. 

BENVOLIO. 

—  Dites-moi  sérieusement  qui  vous  aimez. 

ROMÈO. 

—  Sérieusement?  Roméo  ne  peut  le  dire  qu'avec  des 
sanglots. 

BENVOUO . 

Avec  des  sanglots?  non  !  —  Dites-le-moi  sérieusement. 

ROMÉO. 

—  Dis  donc  à  un  malade  de  faire  sérieusement  son  tes- 
tament !  —  Ah  !  ta  demande  s'adresse  mal  à  qui  est  si  mal  ! 

—  Sérieusement,  cousin,  j'aime  une  femme. 

BENVOUO. 

—  En  le  devinant,  j'avais  touché  juste. 

ROMÉO. 

—  Excellent  tireur!...  j'ajoute  qu'elle  est  d'une  écla- 
tante beauté. 


SCÈNE  I. 


239 


BENVOLIO. 
-  Plus  le  but  est  éclatant,  beau  cousin,  plus  il  est  facile 
f'mèindre. 

BOBÉO. 

—  Ce  irdit-là  frappe  fi  cflté  ;  cap  ello  est  hors  d'atteiolo 

-  des  Dèches  de  Cupidoo  ;  elle  a  le  caractère  de  Diane  ;  - 
armée  d'une  chasteté  à  toute  épreuve,  —  elle  vil  à  l'abri  de 
l'arc  enfantin  de  l'Amour;  -  elle  ne  se  laisse  pas  assiéger 
en  termes  amoureux.  -  elle  se  dérobe  au  choc  des  regards 
provocauls  (43)  —  et  ferme  son  giron  à  l'or  qui  séduirait 
une  sainte.  —  Oh  !  elle  est  riche  en  beauté,  misérable  seule- 
ment —  en  ce  que  ses  beaux  trésors  doivent  mourir  avec 
elle  (46)  ! 

BLWOUO. 

—  Elle  a  donc  juré  de  vivre  toujours  chaste* 

BOM^. 

—  Elle  l'a  juré,  et  cette  réserve  produit  une  perte  im- 
mense. -  En  aflamaiit  une  telle  beauté  par  ses  rigueurs, 

—  elle  en  déshérite  toute  la  postérité.  -  Ulle  est  trop  belle, 
trop  sagi-,  trop  sagement  belle,  —  car  elle  mérite  le  ciel  en 
faisant  mon  désespoir.  —  Elle  a  juré  de  n'aimer  jamais,  et 
ce  serment  —  me  tue  en  me  laissant  vivre,  puisque  c'est 
un  vivant  qui  te  parle. 

B£11\'0U0. 

—  Suis  mon  conseil  ;  cesse  de  penser  à  elle. 

HOHËO. 

—  Oli!  apprends-moi  comment  je  puis  cesser  de  penser. 

HESSQUO. 

—  Eo  readant  la  liberté  à  tes  yeux  :  -  examine  d'autres 
beautés, 


Ce  serait  le  moj'en  ~  de  rehausser  encore  ses  grûces 
exquises.  -~  Les  bienheureux  mnsques  qui  baisent  le  front 
des  belles,  —  ne  servent,  par  leur  noirceur,  qu'à  nous  rsp- 


L 


ffétr^  M»iiii'iiii  qtTm 


hfte 


ee  SKRI-&.  d^aî  je  Bonr  oBohibk! 


SCÈ\E  IL 


CaKICT,  PaBB  d  It  GL9V1I. 


CAFOIT. 

—  lloiitagiie  est  lié  eomnie  moi,  —  ci  sons  une  égale 
tatiûoa.  D  n  est  pts  bien  difficile,  je  pense,  —  i  des  TÎetl- 
kvds  commeiiofisdegarder  kpaix[4T\ 

PUIS. 

—  Yoos  afcz  tous  deux  k  plus  hooonhie  répotalioo  ;  — 
cl  c'est  pitié  que  tous  ajei  iréca  si  longtemps  eo  queielle... 
^  liais  maintenant,  nK)ttseignear,  que  répcmki-Toas  à 
ma  reqoête? 

—  Je  ne  pois  que  redire  ce  que  j'ai  déjà  dit.  —  Mon  en- 
tàùi  est  encore  étrangère  au  monde  ;  <-  eUe  n'a  pas  encore 
m  k  fin  de  ses  quatorze  ans  ;  —  kissons  deux  étés  encore 
se  flétrir  dans  kur  orgueil,  —  arant  de  k  juger  mûre  pour 
k  mariage. 

PAUS. 

—  De  plus  jeunes  qu'elle  sont  déjà  d'heureuses  mères. 

CàlULBT. 

—  Trop  Tite  étiolées  sont  ces  mères  trop  précoces...  — 


SCÈNE  11.  S41 

La  [erre  a  englouti  toutes  mes  esptirauccs  ;  Juliette  seule, 
-  Julielle  est  la  reine  espérée  de  raa  terre.  —  Courtisez-la, 
gentil  Pflris,  obtenez  son  cœur  ;  -  mon  bon  vouloir  n'est 
que  la  conséquence  de  son  assentiment  ;  —  si  vous  lut 
agréez,  c'est  de  son  choix  -  que  dépendent  mon  appro- 
bation et  mon  plein  consentement...  [48]  —Je  donne  ce  soir 
une  fête,  consacrée  par  un  vieil  usage,  —  à  laquelle  j'invite 
ceux  que  j'aime  ;  vous  —  serez  le  très-bienvenu,  si  vous 
voulez  être  du  nombre.  —  Ce  soir,  dans  ma  pauvre  de- 
meure, attendez-vous  à  contempler  —  des  étoiles  qui,  tout 
en  foulant  la  terre,  éclipseront  la  clarté  des  cieux.  —  Les  dé- 
licieux transports  qu'éprouvent  les  jeunes  galants  —  alors 
qu'Avril  tout  pimpant  arrive  sur  les  talons  -  de  l'imposant 
hiver,  vous  les  ressentirez  —  ce  soir  chez  moi,  au  milieu 
de  ces  fraîches  beautés  en  bouton.  —  Écoutez-les  toutes, 
vojez-les  toutes,  -  et  donnez  la  préférence  k  celle  qui  la 
méritera.  —  Ma  fille  sera  une  de  celles  que  vous  verrez,  - 
et,  si  elle  ne  se  fait  pas  compter,  elle  peut  du  moins  fair 
nombre.  -  Allons,  venez  avec  moi... 


Holà,  maraud  !  tu  vas  te  démener  -  à  travers  notre  belle  i 
Vérone  ;  tu  iras  trouver  les  personnes  —  dont  les  noms 
sont  écrits  ici,  et  tu  leur  diras  —  que  ma  maison  et  mon 
hospitalité  sont  mises  à  leur  disposition. 

It  remet  an  papier  «a  clown  et  sort  avec  Firi*. 

l£  dOWN,  seul,  les  jenx  (Itëi  sar  le  papier. 
Tnraver  les  gens  dont  les  noms  sont  écrits  ici  [49)?  Il  est 
écrit...  que  le  cordonnier  doit  se  servir  de  sa  verge,  le  tail- 
leur do  son  aléoe,  le  pêcheur  de  ses  pinceaux  et  le  peintre  ' 
de  ses  filets;  mais  moi,  on  veut  que  j'aille  trouver  les  per- 
sonnes dont  les  noms  sont  écrits  ici,  quand  je  ne  peux 
même  pas  trouver  quels  noms  a  écrits  ici  l'écrivain  !  Il  faut 
queje  m'adresse  aux  savants...  Heureuse  rencontre! 


242  ROXÉO  ET  JULIETTE. 

Entrent  Benvouo  et  Roméo. 
BE5V0U0. 

—  Bah  !  mon  cher,  une  inflammation  éteint  une  autre 
inflammation  ;  —  une  peine  est  amoindrie  par  les  an- 
goisses d'une  autre  peine.  —  La  tête  te  tourne-t-elie  ? 
tourne  en  sens  inverse,  et  tu  te  remettras...  -r  Une  douleur 
désespérée  se  guérit  par  les  langueurs  d'une  douleur  nou- 
velle ;  —  que  tes  regards  aspirent  un  nouveau  poison,  — 
el  l'ancien  perdra  son  action  venimeuse. 

ROMÉO,   iroDiqoement. 

—  La  feuille  de  plantain  est  excellente  pour  cela  (50). 

BENVOUO. 

—  Pour  quoi,  je  te  prie  ? 

ROMÉO. 

Pour  une  jambe  cassée. 

BEN\'0U0. 

—  Ça,  Roméo,  es- tu  fou? 

ROMÉO. 

—  Pas  fou  précisément,  mais  lié  plus  durement  qu'un 
fou  ;  —  je  suis  tenu  en  prison,  mis  à  la  diète,  —  flagelle, 
tourmenté  et... 

Ao  clown. 

Bonsoir,  mon  bon  ami. 

LE  GLô^^li• 
Dieu  vous  donne  le  bonsoir!...  Dites-moi,  monsieur, 
savez-vous  lire? 

ROMËO. 

Oui,  ma  propre  fortune  dans  ma  misère. 

LE  CLOWN. 

Peut-être  avez- vous  appris  ça  sans  livre:  mais,  dites- 
moi,  savez-vous  lire  le  premier  écrit  venu? 

ROMÉO. 

Oui,  si  j'en  connais  les  lettres  et  la  langue. 


8GÉNS  U.  843 

LE  (WVfV. 

Tous  parlez  cx)ngruineDt.  Le  ciel  vous  tienne  en  joie  ! 

u  va  pour  se  retirer. 
ROMÉO  9  le  rappelant. 

Arrête,  Tami,  je  sais  lire. 

Il  prend  le  papier  des  mains  dn  valet  et  lit  : 

«  Le  signer  Martine^  sa  femme  et  ses  filles  ;  le  comte  Anselme  0t 
ses  charmantes  sœurs  ;  la  veuve  da  signer  Vitruvio  ;  le  signor  Placen- 
tio  et  ses  aimables  nièces  ;  Mercntio  et  son  frère  Valentin  ;  mon  oncle 
Capolet,  sa  femme  et  ses  filles  ;  ma  jolie  nièce  Rosaline  ;  Livia  ;  le 
figi^or  Yalentio  et  son  consin  Tybalt  ;  Locio  et  la  vive  Héléna.  » 

Rendant  le  papier. 

Voilà  une  belle  assemblée.  Où  doit-elle  se  rendre  ? 

LE  CLOWN. 


LÀ-haut. 


Où  cela? 


Chez  nous,  à  souper. 
Chez  qui  ? 


Chez  mon  maître. 


ROHÉO. 


LE  CLOWN. 


ROMÉO. 


LE  CLOWN. 


ROMÉO. 

J'aurais  dû  commencer  par  cette  question . 

LE  CLOWTî. 

Je  vais  tout  vous  dire  sans  que  vous  le  demandiez  :  mon 
maître  est  le  grand  et  riche  Capulet  ;  si  vous  n'êtes  pas  de 
la  maison  des  Montagnes,  je  vous  invite  à  venir  chez  nous 
faire  sauter  un  cruchon  de  vin...  Dieu  vous  tienne  en 
joie  ! 

Il  sort. 
BENVOUO. 

—  C'est  l'antique  fête  des  Capulets  ;  —  la  charmante  Ro- 


244  wornÈb  ET  joiette:. 

nlîiie,  œUe  qoe  ta  aimes  tant,  y  soopera,  —  ai&si  que 
tootes  les  bernés adoûrées  deTmoe;  —  tbs-t,  puis,  d*un 
€Bfl  impartial,  —  compare  sod  nsa^  i  d  autres  que  je  te 
montrerai,  —  et  je  te  ieni  coofoûr  que  too  crgne  n  est 
qa'oo  corbeau. 

—  Si  jamais  mon  regard,  en  dépit  d^une  rdigieuse  dé- 
folioo,  —  prodamait  un  tel  mensonge,  que  mes  larmes 
se  changent  en  flammes  !  —  et  que  mes  jeux,  restés  vi- 
fants,  quoique  tant  de  fois  noT^  ~  transparents  héré- 
tiques, soient  noyés  ccHnme  imposteurs  !  —  Une  femme  plus 
bdle  que  ma  Imn-aimée  !  Le  soleil  qui  Toit  tout  —  n'a 
jamais  vu  son  égale  dqmis  qu  a  comm^icé  le  monde  ! 

icnrouo. 

—  Bah  !  TOUS  l'avez  vue  belle,  parte  que  tous  l'avez  vue 
seule  ;  -  pour  vos  yeux ,  elle  n'avait  d'autre  contre-poids 
qu'elle-même  ;  —  mais,  dans  ces  balances  cristallines,  met- 
tez votre  -  bien -aimée  en  regard  de  telle  autre  beauté  —  que 
je  vous  montrerai  toute  brillante  à  cette  fête, — et  die  n'aura 
plus  cet  éclat  qu'elle  a  pour  vous  aujourd'hui. 

ROMÉO. 

—  Soit  !  J'irai,  non  pour  voir  ce  que  tu  dis,  —  mais  pour 
jouir  de  la  splendeur  de  mon  adorée. 

Us  sortent. 

SCÈNE  m. 

[Dans  là  nuÎMD  de  CapoIeL] 

Ëotrent  ladt  Capclet  et  h  NOuaaicE. 

UDY  CAPCLET. 

—  Nourrice,  où  est  ma  fille  T  Appelle-la. 

U  NOURRICE. 

—  Eh  !  par  ma  virginité  de  douze  ans,  —  je  lui  ai  dil  de 
venir... 


Appelint. 
Allons,  mon  agneau!  Allons,  mon  oisoUe!  -  Dieu  me 
pardonne  ! ...  Où  est  donc  cette  tîlle  ?. . .  Allons,  Juliette  ! 

Entre  Jfl.lETTE.  ^  ' 

JUUEHE.  ' 

—  Ehbien,  qui  m'appelle? 

U  NOUfimCE. 
Votre  mère. 

JUUnTE. 
Mevoici,  madame.  —  Quillb  est  volri;  volonté? 
lADÏ  aPL'UT. 

—  Voici  la  chose. . .  Nourrice,  laîsse-nous  un  peu  ;  -  nous 
avons  à  cnuser  en  secret... 

La  Dotirrite  va  pour  sortir. 
Non,  reviens,  nourrice;  —je  me  suis  ravisée,  ta  assis- 
teras à  notre  conciliabule.  —  Tu  sais  que  ma  fille  est  d'un 
joli  âge. 

U  NOURRICE. 

—  Ma  foi,  je  puis  dire  son  fige  h  une  heure  près. 

UDï  rXPLlET. 

—  Elle  n'a  pas  quatorze  ans. 

U  .\0URR1CE. 
Je  parierais  quatorze  de  mes  deuts,  —  et,  à  ma  grande 
douleur,  je  n'en  ai  plus  que  quatre,  —  qu'elle  n'n  pas  qua- 
torze ans...  Combien  ya-t-il  d'ici  à  la  Saint-Pierre-ès-Liens? 
UDÏ   CAPULET. 
Une  quinzaine  au  moins? 

LA  NOURRICE. 

—  Au  moins  ou  au  plus,  n'importe  !  —  Entre  tous  les 
jours  de  l'année,  c'est  précisément  —  la  veille  au  soir  de  la 
Saint-Pierre-ès-Liens  qu'elle  aura  quatorze  ans.  —  Susanne 
et  elle,  Dieu  garde  toutes  lésâmes  chrétiennes!  -étaient  du 

Tii.  u; 


M 


246  ROHto  BT  JULIEHE. 

même  tge...  Oui,  à  présent,  Susanne  est  avec  Dieu  :  —  elle 
étah  trop  bonne  pour  moi  ;  mais,  comme  je  disais, — la  veille 
au  soir  de  la  Saint-Pierre-ès-Liens  elle  aura  quatorze  ans  ;  - 
elle  les  aura,  ma  parole.  Je  m*en  souviens  bien.  —  Il  y  a 
maintenant  onze  ans  du  tremblement  de  terre  ;  —  et  elle  fut 
sevrée,  je  ne  l'oublierai  jamais,  —  entre  tous  les  jours  de 
Tannée,  précisément  ce  jour-lè  ;  —  car  j'avais  mis  de  l'ab- 
sinthe au  bout  de  mon  sein,  —  et  j'étais  assise  contre  le 
mur  du  pigeonnier  ;— Monseigneur  et  vous,  vous  étiez  alors 
à  Mantoue. . .  —  Oh  !  j'ai  le  cerveau  solide  1. . .  Mais,  comme  je 
disais,  -  dès  qu'elle  eut  goûté  l'absinthe  au  bout— de  mon 
sein  et  qu'elle  en  eut  senti  l'amertume,  il  fallait  voir  comme 
la  petite  folle,  —  toute  furieuse,  s'est  emportée  contre  le 
téton  1  -  Tremble,  fit  le  pigeonnier  ;  il  n'était  pas  besoin, 
je  vous  jure,  —  de  me  dire  de  décamper...  —  Et  il  y  a 
onze  ans  de  ça  ;  —  car  alors  elle  pouvait  se  tenir  toute  seule  ; 
oui,  par  la  sainte  croix,  —  elle  pouvait  courir  et  trottiner 
tout  partout  ;  —  car,  tenez,  la  veille  même,  elle  s'était  cogné 
le  front  ;  —  et  alors  mon  mari.  Dieu  soit  avec  son  âme  !  — 
c'était  un  homme  bien  gai  !  releva  Tenfant  :  —  Out-dà,dit-il, 
tu  tombes  mr  la  face?  -  Quand  tu  auras  plus  d'esprit^  tu 
tomberas  sur  le  dos;  —  n* est-ce pas^  Juju  î  Et,  par  Notre- 
Dame,  —  la  petite  friponne  cessa  de  pleurer  et  dit  :  Oui  !  — 
Yoyez  donc  à  présent  comme  une  plaisanterie  vient  à 
point  !  —  Je  garantis  que,  quand  je  vivrais  mille  ans,  — 
je  n'oublierais  jamais  ça  :  HT  est-ce  pas,  Juju?  fit-il  ;  —  et  la 
petite  folle  s'arrêta  et  dit  :  Oui  ! 

Limr  CAPUUT. 

—  En  voilà  assez  ;  je  t'en  prie,  tais-toi. 

U  NOURRICE. 

—  Oui,  madame;  pourtant  je  ne  peux  pas  m'empécher 
de  rire  —  quand  je  songe  qu'elle  cessa  de  pleurer  et  dit  : 
0ml  —  Et  pourtant  je  garantis  qu'elle  avait  au  front  —  une 
boaae  aussi  grosse  qu'une  coque  de  jeune  poussin,  —  un 


SCÈNE   111.  m 

i-oup  terrible!  Et  elle  pleurait  amèrement  :  —  Oui-dà,  6t 
mon  mari,  tu  lombes  sur  la  face  ?  —  Quand  tu  seras  £âge, 
tu  tomberas  sur  le  dos;—  n'est-ce  pas,  Juju.  ?  Et  elle  s'arrêta 
et  dit  :  Oui  (fil)  ! 

JUUBHG. 

—  Arrôt6-toi  donc  aussi,  je  feo  prie,  nourrice  ! 

LA   KOURHICE. 

—  Paix!  j'ai  fini.  Que  Dieu  le  marque  de  sa  grflce  !— Tu 
étais  le  plua  joli  poupon  que  j'aie  jamais  nourri  ;  —  si  je 
puis  ïivre  pour  te  voir  marier  un  jour,  —  je  serai  satis- 
faite. 

UkDY  CACDLET. 

VoilS  jusiemeut  le  sujet  —  dont  je  viens  l'entretenir... 
Dis-moi,  Juliette,  ma  fille,  -  quelle  disposition  te  sens-tu 
pour  le  mariage? 

JULUTTS. 

—  C'est  un  honneur  auquel  je  n'ai  pas  même  songé. 

U  NOUHRICE. 

—  Uo  honneur!  Si  je  n'étais  pas  ton  unique  nourrice,— 
je  dirais  que  tu  as  sucé  Is  sagesse  avec  le  tait. 

UOÏ  WPtlLET. 

—  Eh  bien,  songez  au  mariage  dès  à  présent  ;  de  plus 
jeunes  que  vous,  -dames  fort  estimées,  Ici  à  Vérone  môme, 

-  sont  d(ji  devenues  mères;  si  je  ne  me  trompe,  —j'étais 
mère  moi-même  avant  l'flge  —  où  vous  êtes  fille  encore.  En 
deux  mots,  voici  :  —  le  vaillant  Paris  vous  recherche  puur 
M  fiancée  [Si). 

U  KOURniCE. 

—  VoilJi  un  homme,  ma  jeune  dame  !  un  homme  — 
comme  le  monde  entier...  Quoi!  c'est  un  homme  en 
cire  î 

LADÏ   CiPULET. 

—  Le  parterre  de  Vérone  n'offre  pas  une  fleur  pareille 


248  ROMÉO  KT  IL'L1£TTE. 

LA  Homiici. 

—  Oui,  ma  foi,  il  est  la  fleur  do  pays,  la  flear  par  ex- 
edlenee  (53). 

UDT  CàPUUT. 

— Qo'en  dites-Toas  ?  Pourrez-Toas  aimer  ce  gentilhomme  ? 
—  Ce  soir  foos  le  verrez  à  notre  fête;  —  lisez  alors  sur  le 
Tisage  du  jeune  Pflris,  —  et  observez  toutes  les  grâces  qu'y 
a  tracées  la  plume  de  la  beauté  ;  —  examinez  ces  trails  si 
bira  mariés,  -  et  voyez  quel  charme  chacun  prête  à  l'au- 
tre ;  —  si  quelque  chose  reste  obscur  en  cette  belle  page,  — 
vous  le  trouverez  éclairci  sur  la  marge  de  ses  yeux.  —  Ce 
précieux  livre  d'amour,  cet  amant  jusqu'ici  détaché, —pour 
être  pariait,  n'a  besoin  que  d'être  relié!...  —  Le  poisson 
brille  sous  la  vague,  et  c'est  la  splendeur  suprême  —  pour 
le  beau  extérieur  de  receler  le  beau  intérieur;  —  aux  yeux 
de  beaucoup»  il  n'en  est  que  plus  magnifique»  le  livre  — 
qui  d'un  fermoir  d'or  étreint  la  légende  d'or  !  —  Ainsi,  en 
l'épousant,  vous  aurez  part  à  tout  ce  qu'il  possède,  —  sans 
que  vous-même  soyez  en  rien  diminuée. 

U  NOURRICE. 

'   —Elle,  diminuer!  Elle  grossira,  bien  plutôt.  Les  femmes 
s'arrondissent  auprès  des  hommes  I 

LADT  GàPUlET ,  à  JnUeCte. 

—  Bref,  dites-moi  si  vous  répondrez  à  l'amour  de  Péris. 

JUUETTE. 

—  Je  verrai  à  l'aimer,  s'il  suffit  de  voir  pour  aimer  :  — 
mais  mon  attention  à  son  égard  ne  dépassera  pas  —  la  por- 
tée que  lui  donneront  vos  encouragements. 

En  Ire  un  valet. 
LE  VALET. 

Madame,  les  invités  sont  venus,  le  souper  est  servi  ;  on 
tous  appelle  ;  on  demande  mademoiselle  ;  on  maudit  la 


SCÉflE  IV.  349 

nourrice  h  l'office  ;  et  tout  est  terminé.  Il  faut  que  je  m'en 
aille  pour  servir;  je  vous  en  conjure,  veaez  vile. 

LADÏ   CAPULET. 

-  Nous  le  suivons,  Juliette,  le  comte  nous  atlend, 

LÀ   lïOURRlCE. 

-  Va,  fillette,  va  ajouter  d'heureuses  nuits  à  tes  heureux 
jours. 

Toni  sorleot. 

SCÈNE   IV. 

[Une  place  sor  laquelle  est  «iluée  U  maison  de  Capulei.] 

Katreot  nOMf.u,  eoilamé  en  ptlerin  ;  Heecutio,  Benvolio,  avec  cinri 
00  lii  matqaei:  dei  geai  poriauldes  torches  et  Jes  moaiciens. 

ROUËO. 

-  Voyons,  faut-il  prononcer  un  discours  pour  nous  ex- 
cuser —  ou  entrer  sans  apologie  ? 

BES\-OUO. 

-  Ces  harangues  proUies  ne  sont  plus  de  mode.  —  Nous 
n'surous  pas  de  Cupidon  aux  ^'eux  bandits  d'une  ëcharpe, 
—  portant  un  arc  peint  à  ta  tartare,  —  et  faisant  fuir  les 
dames  comme  un  épouvanlail  ;  —  pas  de  prologue  appris  par 
cœur  et  mollement  débile  —  à  l'aide  d'un  souffleur,  pour 
jiréparer  notre  entrée.  -  Qu'ils  nous  estimenl  dans  la  me- 
sure qui  leur  plaira:  —  nous  leur  danserons  une  mesure, 
et  nous  partirons. 

ROMÉO- 

-  Qu'on  me  donne  une  torche  !  Je  ne  suis  pas  en  train 
de  gambader!  —  Sombre  comme  je  suis.  Je  veux  porter  la 
lumière  [S4). 

MERCUTIO. 

-  Ah  !  mon  doux  ftoraéo  ,  nous  voulons  que  vous 
dansiez. 


<60  ROMÉO  IT  JULIETTE. 

ROMtO. 

—  Non,  croyez-moi  :  vous  avez  tous  la  chaussure  de  bal 

—  et  le  talon  léger  :  moi,  j'ai  une  âme  de  plomb  —  qui  me 
cloue  au  sol  et  m'ôte  le  talent  de  remuer. 

MERCuno. 

—  Vous  êtes  amoureux  (55)  ;  empruntez  à  Cupidon  ses 
ailes,  —  et  vous  dépasserez  dans  votre  vol  notre  vulgaire 
essor. 

ROMÉO. 

—  Ses  flèches  m'ont  trop  cruellement  blessé  —  pour  que  je 
puisse  m'élancer  sur  ses  ailes  légères  ;  enchaîné  comme  je 
le  suis,  —je  ne  saurais  m'élever  au-dessus  d'une  immuable 
douleur  ;  —  je  succombe  sous  Tamour  qui  m'écrase. 

MERCuno. 

—  Prenez  le  dessus  et  vous  l'écraserez  :  —  le  délicat  en- 
fant sera  bien  vite  accablé  par  vous. 

ROMÉO. 

—  L'amour,  un  délicat  enfant  !  11  est  brutal,  —  rude,  vio- 
lent ;  il  écorche  comme  l'épine. 

MERCUTIO. 

—  Si  l'amour  est  brutal  avec  vous,  soyez  brutal  avec  lui  ; 

—  écorchez  l'amour  qui  vous  écorche,  et  vous  le  domp- 
terez. 

Aox  valets. 

—  Donnez-moi  un  étui  à  mettre  mon  visage  ! 

Se  masqaaDt. 

—  Un  masque  sur  un  masque  !  Peu  m'importe  à  présent 

—  qu'un  regard  curieux  cherche  à  découvrir  mes  laideurs  ! 

—  Voilà  d'épais  sourcils  qui  rougiront  pour  moi  ! 

BENVOLIO. 

—  Allons,  frappons  et  entrons  ;  aussitôt  dedans,  —  que 
chacun  ait  recours  à  ses  jambes  (56)  I 

ROMÉO. 

—  A  moi  une  torche!  Que  les  galants  au  cœur  léger  — 


SCÈKK  IV.  251 

agacent  du  pied  le  nsKe  inseasible.  —  Pour  moi,  je  m'nc- 
cominode  d'une  phrase  de  grand-père  :  —  je  tiendrai  la 
chandelleet  je  regarderai...  —  A  vos  brillants  ébats  mon 
humeur  noire  ferait  tache. 

MKBCUTIO. 

—  Bah  '.  In  nuit  tous  les  chats  sont  gris  !  —  Si  tu  es  en 
humeur  noire,  nous  te  tirerons,  sauf  respect,  du  bourbier 
-  de  cet  amour  oii  tu  pataufïes  —  jusqu'aux  oreilles... 
Allons,  vite.  Nous  usons  notre  éclairage  de  jour... 

ROMÉO. 

—  Comment  cela? 

BnciiTio. 
J*»  veux  dire,  niessire,  qu'en  nous  attardant  —  nous 
consumons  nos  lumières  en  pure  perte,  comme  des  lampes 
en  plein  jour...  —  No  tenez  compte  que  de  ma  pensée  : 
notre  mérite  -  est  cinq  fois  dans  noire  intention  pour  une 
fois  qu'il  ost  dans  notre  bel  esprit. 

ROHËO. 

—  En  allant  à  cette  mascarade,  nous  avons  bonne  inten- 
tion, -  mais  il  j  a  peu  d'esprit  à  y  aller. 

MERCUTTO. 

Peut-on  demander  pourquoi? 

ROMÉO. 

—  J'ai  fait  un  rêve  celte  nuit. 

MEBœTIO. 
Kt  moi  aussi. 

ROMÉO. 

—  Eh  bien  !  qu'avez-vous  rêvé? 

«ERCL'TIO. 
Que  souvent  les  rêveurs  sont  mis  dedans  ! 
ROMÉO. 

—  Oui,  diins  le  lit  où,  tout  en  dormant,  ils  rêvent  la  I 
vérité. 

l 1 


252  ROMÉO  ET  JCUEnK. 

HERCUTIO. 

-  Oh  !  je  le  vois  bien,  la  reine  Mab  vous  a  fuit  visite.  — 
Elle  est  la  fée  accoucheuse  el  elle  arrive,  —  pas  plus  grande 
qu'une  agate  -  à  l'index  d'un  aldcrman,  -  traînée  par 
un  attelage  de  petits  atomes  -  à  travers  les  nez  îles 
hommes  qui  gisent  endormis.  —  Les  rayons  des  roues  de 
son  char  sont  faits  de  longues  pattes  de  faucheux;  —  la 
capote,  d'jiiles  de  sauterelles;  —  les  rênes,  de  la  plus  ûue 
toile  d'araignée  ;  —  les  harnais,  d'humides  ravons  de  lune. 

—  Son  fouut,  foit  d'un  os  de  grillon,  a  pour  cord-?  un  fil  de 
la  Vierge,  —  Son  cocher  est  un  petit  cousin  en  livrée  grise, 

—  moins  gros  de  moitié  qu'une  petite  bÊte  ronde  -  tirée 
avec  une  épingle  du  doigt  paresseui  d'un  servante.  —  Son 
chariot  est  une  noisette  vide,  —  taillée  par  le  menuisier 
écureuil  ou  par  le  vieux  ciroo,  —  carrossier  immémorial 
des  fées.  —  C'est  dans  cet  apparat  qu'elle  galope  de  nuit 
en  nuit  —  à  travers  les  cerveaux  des  amants  qui  alors 
rêvent  d'amour,  —  sur  les  genoux  des  courtisans  qui 
rêvent  aussitAt  de  courtoisies,  —  sur  les  doigts  des  gens 
de  loi  qui  aussitôt  rôvent  d'honoraires,  —  sur  les  lèvres 
des  dames  qui  rêvenlde  baiser-s  aussitôt!  —  Ces  lèvres,  Mab 
les  crible  souvent  d'ampoules,  irritée  -  de  ce  que  leur 
haleine  est  gfltée  par  quelque  pommade.  -  Taniôt  elle 
galope  sur  le  nez  d'un  solliciteur,  —  et  vite  il  rôve  qu'il  flaire 
une  place;  -  tantôt  elle  vient  avec  la  queue  d'un  cochon 
de  la  dlmo  —  chatouiller  la  narine  d'un  curé  endormi,  — 
et  vite  il  rêve  d'un  autre  bénéfice  ;  -  tantôt  elle  passe  sur 
le  cou  d'un  soldat,  -  et  alors  il  rôve  de  gorges  ennemies 
coupées,  —  de  brèches,  d'embuscades,  de  lames  espagnoles, 

—  de  rasades  profondes  de  cinq  brasses,  el  puis  de  tam- 
bours -  battant  à  son  oreille;  sur  quoi  il  tressaille,  s'é- 
veille. —  el,  ainsi  alarmé,  jure  une  prière  ou  deux,  -  el  se 
rendort.  C'est  celle  môme  Mab  -  qui,  la  nuit,  tresse  la 
crinière  des  chovaux  —  et  danf  les  poils  emmêlés  durcit  ces 


scÈ:!E  V,  353 

nœuds  magiques  —qu'on  ne  peut  débrouiller  sans  encourir 
malliPur.  —  C'est  la  strjge  qui,  quand  les  filies  sool  cou- 
chéiis  sur  le  dos,  —  les  étreint  ot  les  habitue  h  porter  leur 
cbarge  —  pour  en  faire  des  femmes  à  solide  carrure.  —  C'est 
elle  (37)... 

HOUÈO. 

Paii,  paix,  MercuUo,  paix.  —  Tu  nous  parles  de  riens  ! 

MEBCIJTIO. 
En  effet,  je  parle  des  rêves,  -  ces  enfants  d'un  cerveau 
en  délire,  —  que  peut  seule  (engendrer  riiallucination,  — 
aussi  insubstanlielle  que  l'air,  —  et  plus  variable  que  le 
vent  qui  caresse  -  en  ce  moment  le  seinglacé  du  nord,  —et 
qui  tout  i  l'heure,  s'échappnnt  dans  une  bouffée  de  colère, 
—  va  se  tourner  vers  le  midi  encore  h  imide  de  rosée  ! 
BESVOUO, 

—  Ce  vent  dont  vous  parlez  nous  emporte  hors  de  nous- 
mêmes  :  —  le  souper  est  fini  et  nous  arriverons  trop  tard. 

HOMÉO. 

—  Trop  tôt,  j'en  oi  peur!  Mon  âme  pressent  —  qu'une 
amère  catastrophe,  encore  suspendue  à  mon  étoile.  — 
aura  pour  date  funeste  —  cette  nuit  de  fête,  et  terminera  — 
lu  méprisable  existence  contenue  dans  mon  sein  —  par  le 
coup  sinistre  d'une  mori  prématurée.  -  Mais  que  Celui 
qui  est  le  nautonnier  de  ma  destinée  —  dirige  ma  voile  ! . . . 
En  avant,  joyeux  amis! 

BE>TOLIO. 

—  Bflttei,  tambours! 

Ils  aarleot. 

SCÈNE   V. 

[Une  suite  dani  la  dibJwi]  de  Capalet.] 

liDlreat  PLL'SIEIHS  VALETS. 

PBESIIER    VALET. 

Où  est  donc  Uterrine,  qu'il  ne  m'aide  pas  à  desservir? 


J 


254  ROMÉO  KT  JUUETTE. 

Lui,  soulever  une  assiette!  Lui»  frotter  une  table!   Fi 
donc! 

DSUUÊME  YAUT. 

Quand  le  soin  d'une  maison  est  confié  aux  mains  d'un  ou 
deux  hommes,  et  que  ces  mains  ne  sont  même  pas  lavées, 
•  c'est  une  sale  chose. 

PREMIER  VAUT. 

Dehors  les  tabourets!...  Enlevez  le  buffet!...  Attention  à 
l'argenterie... 

k  Tan  de  ses  camarades. 

Mon  bon,  mets-moi  de  côté  un  massepain  ;  et,  si  tu 
m*aimes,  dis  au  portier  de  laisser  entrer  Susanne  Lameule 
etNelly...  Antoine!  Laterrine! 

/   TROISIÈME  VALET. 

Voilà,  mon  garçon  !  présent! 

PREMIER  VALET. 

On  vous  attend,  on  vous  appelle,  on  vous  demande,  on 
vous  cherche  dans  la  grande  chambre. 

TROISIÈME  VÂLET. 

Nous  ne  pouvons  pas  être  ici  et  là...  Vivement,  mes  en- 
iants;  mettez-y  un  peu  d'entrain,  et  que  le  dernier  restant 
emporte  tout  (58). 

Ils  se  retireot. 

Entrent  le  vieux  Capulet,  pais,  pnnni  la  fbale  des  convives,  Ttbalt, 
Juliette  et  la  nourrice  ;  enfin  Robiêo,  accompagné  de  ses  amis, 
tous  masqués.  Les  valets  vont  et  viennent. 

GAPULET 

—  Messieurs,  soyez  les  bienvenus  !  Celles  de  ces  dames 
qui  ne  sont  pas  —  affligées  de  cors  aux  pieds  vont  vous 
donner  de  l'exercice  !...  —  Ah  !  ah  !  mes  donzelles  !  qui  de 
vous  toutes  —  refusera  de  danser  à  présent?  Celle  qui  fera 
la  mijaurée,  celle-là,  —  je  jurerai  qu'elle  a  des  cors!  Eh! 
je  voua  preudi  par  l'endroit  sensible»  n'est-ce  pas? 


SCfiHK  V. 


2&5 


A  de  DoaTeaax  arrivaDti- 

—  Vous  êtes  les  bienvenus,  messieurs.  J'ai  vu  le  temps 

—  où.  moi  aussi,  je  portais  un  masque  et  où  Je  savais  — 
cfaucbotter  à  l'oreille  des  belles  dames  de  ces  mots  —  qui 
tes  cbarmenl  :  ce  temps-là  ii'est  plus,  il  ti'esl  plus,  il  n'est 
plus  [S9]  ! 

A  de  nôuieoni  Birivaola. 

—  Vous  êtes  les  bienvenus,  messieurs...  Allons,  musi- 
ciens, joueï  !  —  Salle  nette  pour  le  bal  !  Qu'on  fasse  place  ! 
el  en  avant,  jeunes  filles  ! 

Ui  rDii<>iqii^  joue.  Les  ilanies  commem^ent.  Aat  valRts. 

—  Rncore  des  lumières,  marauds.  Redressez  ces  tables, 

—  01  éleiçnei  le  feu  ;  il  fait  trop  chaud  ici, . . 

A  9on  eonsÏD  Capnlet.  qni  arrîre.     ' 

—  Ah  '.  mon  cher,  ce  plaisir  inespéré  est  d'autant  mieux 
venu...  —  Asseyez-vous,  asseyez-vous,  bon  cousin  Capulet; 

—  car  vous  et  moi,  nous  avons  passé  nos  jours  de  danse.  - 
Combien  de  temps  y  a-t-il  depuis  le  dernier  bnl  où  vous  et 
moi  -  nous  étions  masqués? 

DBCXIÈMB  aniLET. 
Trente  «ns.  par  Notre-Oame! 

PREMIER   rAi'CLn. 

—  Bah  !  mon  cher  \  pas  tant  que  ça  !  pas  tant  que  ça  !  — 
C'était  fi  la  noce  de  Lucenlin.  —  Vienne  la  Penlecflte  aussi 
vite  qu'elle  voudra.  -  il  y  aura  de  cela  quelque  vingt-cinq 
ans;  el  cette  fois  nous  étions  masqués. 

DECXIÉMI  CmilET. 

—  Il  y  a  plus  longtemps,  il  y  a  plus  longtemps  :  son  fils 
est  plus  âgé,  messire  ;  —  son  Bis  a  trente  ans. 

IMIEMIER  UPLILET. 
Pouvez-vous  me  dire  çal  -  Son  fils  était  encore  mineur 
il  y  a  deux  ans.  {00) 

(tOHtO,  A  un  Talet,  iDooirmi  Jalietle. 

—  Quelle  est  cette  dama  qui  eurichii  la  main  —  de  ce 
cavalier.  16-bas? 


256  RO)IÉO  ET  JULIETTE. 

LB  VALET. 

Je  ne  sais  pas,  monsieur. 

ROMÉO. 

Oh  !  elle  apprend  aux  flambeaux  à  illuminer  ! — Sa  beauté 
est  suspendue  à  la  face  de  la  nuit  —  comme  un  riche  joyau 
à  l'oreille  d'une  Éthiopienne!  —  Beauté  trop  précieuse 
pour  la  possession,  trop  exquise  pour  la  terre  !  —  Telle  la 
colombe  de  neige  dans  une  troupe  de  corneilles  (61),  - 
telle  apparaît  cette  jeune  dame  au  milieu  de  ses  compagnes. 
"  Cette  danse  finie,  j'épierai  la  place  où  elle  se  tient,  —  et 
je  donnerai  à  ma  main  grossière  le  bonheur  de  toucher  la 
sienne.  —  Mon  cœur  a-til  aimé  jusqu'ici?  Non;  jurez-le, 
mes  yeux  !  —  Car  jusqu'à  ce  soir,  je  n'avais  pas  vu  la  vraie 
beauté. 

TTBALT,   désignant  Romëo. 

—  Je  reconnais  cette  voix  ;  ce  doit  âtre  un  Montagne. . . 

A  un  page. 

—  Va  me  chercher  ma  rapière,  page  !  Quoi  !  le  misérable 
ose  —  venir  ici,  couvert  d'un  masque  grotesque,  —  pour 
insulter  et  narguer  notre  solennité?  —  Ah  !  par  l'antique 
honneur  de  ma  race,  —  je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  péché  à 
rétendre  mort  ! 

PREMIER  GiLPULET,   s'approchant  de  Tybalt. 

—  Eh  bien  !  qu'as-tu  donc,  mon  neveu?  Pourquoi  cette 
tempête? 

TYRALT. 

—  Mon  oncle,  voici  un  Montagne,  un  de  nos  ennemis, 
—  un  misérable  qui  est  venu  ici  par  bravade  —  insulter  à 
notre  soirée  solennelle. 

PREMIER  GAPULET. 

—  N'est-ce  pas  le  jeune  Roméo? 

TYRALT. 

C'est  lui»  ce  misérable  Roméo  ! 


SCÈNE  V,  557 

HinnER  CAPOBT. 

—  Du  calme,  gentil  cousin!  laisse-le  tranquille  ;  — il  a  les 
manières  du  plus  courtois  gentilhomme  ;  -  et,  à  dire  vrai, 
Vérone  est  fière  de  lui,  —  comme  d'un  jouvenceau  ver- 
tueux et  bien  élevé.  -  Je  ne  voudrais  pas,  pour  toutes  les 
richesses  de  cette  ville,  —  qu'ici,  dans  ma  maison,  il  lui 
fflt  fait  une  avanie.  -  Aie  donc  patience,  ne  fais  pas  atten- 
tion h  lui,  —  c'est  ma  volonti5  :  situ  la  respectes.  -  prends 
un  air  gracieux  et  laisse-là  cette  mine  farouche  —  qui  sied 
mal  dans  une  fête. 

—  Elle  sied  bien  dès  qu'on  a  pour  hôte  un  tel  misé- 
rable ;  —  je  ne  le  tolérerai  pas  ! 

PREMIER  CAPCLET. 
Vous  le  tolérerez  !  -Qu'est-ce  à  dire,  monsieur  le  frelu- 
quet! J'entends  que  vous  le  tolériez...  Allons  donc!  — 
Qui  est  le  maître  ici,  vous  ou  moi?  Allonc  donc  !  —  Vous 
ne  le  tolérerez  pas  !  Dieu  me  pardonne  !  -  Vous  voulez 
soulever  une  émeute  au  mihtïu  de  mes  hdles  !  —  Vous 
voulez  mettre  le  vin  en  perce  !  vous  voulez  faire  l'homme  ! 
TTBiLT. 

—  Hais,  mon  oncle,  c'est  une  honte. 

PREMIER   CJiPtLET. 

Allons,  allons,  -  vous  êtes  un  insolent  garçon.  En  vérité, 
—  celle  incartade  pourrait  vous  coilter  cher.  Je  sais  ce  que  je 
dis...  —  n  faut  que  vous  me  contrariiez!...  Morbleu!  c'est 
le  moment  [fi2}!... 

Aux  donieart. 

—  A  merveille,  mes  chers  cœurs!... 
A  Jjball. 

Vous  êtes  un  faquin...  —  itestez  tranquille,  sinon... 

A  m  itiels. 
Des  lumières  !  encore  des  lumières  !  par  décence  ! 

A  T;bflli. 

—  Je  vous  ferai  rcâter  Iraiiqtiillu,  alliez  ! 


258  ROMÉO  ET  JULIEHE. 

Adx  dansears. 

De  Tentrala,  mes  petits  cœure  ! 

TYBALT, 

—  La  patience  qu'on  m'impose  lutte  en  moi  avec  une 
colère  obstinée,  —  et  leur  choc  fait  trembler  tous  mes 
membres...  —  Je  vais  me  retirer;  mais  cette  fureur  ren- 
trée» —  qu*en  ce  moment  on  croit  adoucie,  se  convertira  en 
fiel  amer. 

II  sort. 
ROMtO,   preuant  la  maio  de  Jolielie. 

—  Si  j'ai  profané  avec  mon  indigne  main  —  cette 
chflsse  sacrée,  je  suis  prêt  à  une  douce  pénitence  :  —  per- 
mettez à  mes  lèvres,  comme  à  deux  pèlerins  rougissants, 
—  d'effacer  ce  grossier  attouchement  par  un  tendre  baiser. 

JULIETTE. 

—  Bon  pèlerin,  vous  êtes  irop  sévère  pour  votre  main  — 
qui  n*a  iait  preuve  en  ceci  que  d'une  respectueuse  dévo- 
tion. —  Les  saintes  mêmes  ont  des  mains  que  peuvent 
toucher  les  mains  des  pèlerins  ;  —  et  cette  étreinte  est  un 
pieux  baiser. 

ROMÉO. 

—  Les  saintes  n'ont-elles  pas  des  lèvres,  et  les  pèlerins 
aussi? 

JUUETTB. 

—  Oui,  pèlerin,  des  lèvres  vouées  à  la  prière. 

ROMÈO. 

--  Oh  I  alors,  chère  sainte,  que  les  lèvres  fassent  ce  que 
font  les  mains.  —  Elles  te  prient;  exauce-les,  de  peur  que 
leur  foi  ne  se  change  en  désespoir. 

—  Les  saintes  restent  immobiles,  tout  en  exauçant  les 
prières. 

ROMÉO. 

—  Restez  donc  immobile,  tandis  que  je  recueillerai  l'ef- 
fet de  ma  prière. 

n  rembrasse  sur  la  bouché.! 


BClNE  T.  ?59 

—  Vos  lèvres  ont  efface  Ip  p^rhé  des  miennes. 

jnLinTF. 

—  Mes  lèvres  ont  gardo  pour  elles  le  péché  qu'elles  ont 
pris  des  vôtres. 

ROMÉO. 

—  Vous  avez  pris  le  péché  de  mes  lèvres  ?  0  reproche 
charmant!  -  Alors  rendez-mot  mon  péché. 

Il  l'embrasse  encore. 
IILIETTE. 

Vous  avez  l'art  des  baisers. 

—  Madame,  votre  mère  voudrait  vous  dire  un    mot  (63). 

JulietU  se  diriga  «en  ladj  C'palet. 
BOMËO,    h  la  iiourriie, 

—  Qui  donc  est  sa  mtre? 

LA  TIOUHmCE. 
Eh  bien,  bachelier,  ~  sa  mère  est  la  maltresse  de  la 
maison,  -  une  bonne  dame,  et  sage  et  vertueuse  ;  -  j'ai 
nourri  sn  fille,  celle  avec  qui  vous  causiez  ;  —  je  vais  vous 
dire  :  celui  qui  parviendra  à  mettre  la  main  sur  elle  — 
pourra  faire  sonner  les  écus. 

HOHÉO. 
Cest  uue  Capulet  1  —  0  trop  chère  créance  !  Ma  vie  est 
due  è  mon  enmrmie  {6i)  ! 

BESVOLIO,    à  Roméo. 

—  Allons,  parlons  ;  la  fôte  est  è  sa  fin. 

ROMEO,  h  pnrl. 

—  Hélas  !  oui,  et  mon  trouble  est  à  son  comble. 

CAFlin',  aa\  iorités  qui  se  relirent. 

—  Çé,  messieurs,  n'allez  pas  nous  quitter  encore:  — 
nous  avons  un  méchant  petit  souper  qui  se  prépare...  — 
Votts  êtes  donc  décidés?.. .  Eh  bien,  alors  je  vous  remercie 
tous...  -  Je  vous  remercie,  honnêtes  geniilsbommes . 
bonne  nuit  [65).  -  Des  torches  par  ici!...  Allons,  meltons- 
Dous  au  lit  ! 


m 


260  ROMÉO  ET  JULIBTTE. 

A  800  ooaiin  Capulet. 

—  Ah  !  ma  foi,  mon  cher,  il  se  fait  tard  :  —  je  vais  me 
reposer. 

Tous  sortent,  excepté  Juliette  et  la  noarrice. 
JUIXEITB. 

—Viens ici,  nourrice  :  quel  est  ce  gentilhomme,  là-bas? 

U  NOURBIGE. 

—  C'est  le  fils  et  l'héritier  du  vieux  Tibério. 

JULIETTE. 

—  Quel  est  celui  qui  sort  à  présent? 

U  NOURRICE. 

—  Ma  foi,  je  crois  que  c'est  le  jeune  Pétruchio. 

JULIETTE»  montrant  Roméo. 

—  Quel  est  cet  autre  qui  suit  et  qui  n'a  pas  voulu 
danser? 

LA  NOURRICE. 

Je  ne  sais  pas. 

JULIETTE. 

—  Va  demander  son  nom. 

La  nourrice  8*éloigne  nn  moment. 

S'il  est  marié,  —  mon  cercueil  pourrait  bien  être  mon  lit 
nuptial. 

LA  NOURRICE,  re?enant. 

—  Son  nom  est  Roméo  ;  c'est  un  Montagne,  —  le  fils 
unique  de  votre  grand  ennemi. 

JULIBTIB. 

—  Mon  unique  amour  émane  de  mon  unique  haine  I  — 
Je  l'ai  vu  trop  tôt  sans  le  connaître  et  je  Tai  connu  trop 
tard.  —Il  m'est  né  un  prodigieux  amour,  —  puisque  je  dois 
aimer  un  ennemi  exécré  ! 

u  NOIRRIGE. 

—  Que  dites-vous?  que  dites-vous? 


(SCKHIi  VI.  3[il 

JLLIETTE. 

Une  strophe  qae  vient  de  in*appren<ire  -  un  de  mes  dan- 
seurs. 

Voii  m  dehors  appelant  Julielle. 
U  NOUHftlCE. 
Tout  S  l'heure!  tout  à  l'heure!...  — Allons-nous-en  ;tous 
lus  (Jtrstigers  sont  parli». 

ICdik  le  cuoeuit. 

LE  ClICEUR. 
IUiatcn*iit,  te  viait  amour  igoaise  ïar  son  lit  Je  luorl, 
Kt  nne  pansion  nouvelle  aspire  i  wn  liâritgge. 
Celte  faellu  pour  (jul  noire  nmant  géniisaait  et  ToaloiL  mourir, 
Compariie  i  la  lendre  lulielle.  a  cené  d'être  belle. 
MaintenaDl  Roioéo  est  aimu  de  celle  qu'il  aime  : 
El  Iniis  deui  sont  ensorcelés  par  le  charme  de  leurs  regard». 
U«i4  il  ■  besoin  de  couler  »es  peines  à  son  ennemie  supposée, 
El  tlle  dcmbe  ce  doui  appât  (l'anioar  «ur  un  hsineçon  dan(;ereui. 
Traité  L-n  ennemi,  HomJo  ne  p«ul  avoir  un  libre  bccës 
Pour  soupirer  ces  voeni  que  les  amant*  se  pinisent  à  prononcer, 
Kl  Juliette ,  tonl  aoi«i  éprise,  «st  plu»  împniManli:  encore 
A  niénager  une  rencontre  cntru  les  auioureui. 
Mab  la  pAMion  leur  donne  la  force,  et  le  temps,  l'occasion 
I)e  go Aler ensemble  d'iocirahles  jaicj  dans  d'iiielTables  irnosej. 

Il  sort  (66). 

SCÈNE    VI. 
[Une  route  »ui  abords  du  jardin  de  Capulel.j 


ROMÉO,  moDtrsnl  là  mar  du  jardin. 

—  Puis-je  aller  plus  loin,  quand  mon  cœur  est  ici?  — 1 
arrière,  masse  terrestre,  et  retrouve  ton  centre. 

Il  cstaladflcitinr  cldi^Minll. 


3 


I6S  ROMÉO  BT  JUUKTTE. 


Entrent  Benvolio  et  Hebcotio. 


BENYOUO. 

—  Roméo  !  mon  cousin  Roméo  ! 

VERGimO. 

Il  a  fait  sagement.  —  Sur  ma  vie»  il  s'est  esquivé  pour 
gagner  son  lit, 

BENVOUO. 

—  Il  a  couru  de  ce  cdté  et  sauté  par-dessus  |e  mur  de  ce 
jardin.  —  Appelle-le,  bon  Mercutio. 

MERCuno. 
Je  ferai  plus  ;  je  vais  le  conjurer...  —  Roméo  !  caprice  I 
frénésie  !  passion  !  amour  !  —  apparais-noos  sous  la  forme 
d'un  soupir  !  —  Dis  seulement  un  Yers,  et  je  suis  satisfait  ! 

—  Crie  seulement  hélas!  accouple  seulement  amour  avec 
70ur/—  Rien  qu'un  mot  aimable  pour  ma  commère  Yénus  ! 

—  Rien  qu'un  sobriquet  pour  son  fils»  pour  son  aveugle 
héritier,  —  le  jeune  Abraham  Gupido,  celui  qui  visa  si 
juste,  —  quand  le  roi  Cophétua  s'éprit  de  la  mendiante  (67)  ! . . . 

—  Il  n'entend  pas,  il  ne  remue  pas,  il  ne  bouge  pas.  —  Il 
faut  que  ce  babouin-là  soit  mort  :  évoquons-le  (68) .  —  Roméo, 
je  te  conjure  par  les  yeux  brillants  de  Rosaline,  —  par  son 
front  élevé  et  par  sa  lèvre  écarlate,  —par  son  pied  mignon, 
par  sa  jambe  svelte,  par  sa  cuisse  frémissante,  —  et  par  les 
domaines  adjacents  :  —apparais- nous  sous  ta  propre  forme  ! 

BENVOUO. 

—  S'il  t'entend,  il  se  fftchera. 

IIERCUTIO. 

—  Gela  ne  peut  pas  le  fâcher  ;  il  se  fâcherait  avec  raison, 

—  si  je  faisais  surgir  dans  le  cercle  de  sa  maltresse  un  dé- 
mon -  d'une  nature  étrange  que  je  laisserais  en  arrêt —jus- 
qu'à ce  qu'elle  l'eût  désarmé  par  ses  exorcismes.  —  Cela  se- 
rait une  oQense  :  mais  j';igis  en  enchanteur—  loyal  et  bon- 


SCÉNB  \11. 


263 


nêle  :  «l,  au  nom  de  sa  maîtresse,  -  c'est  lui  seul  que  je 
.veux  foire  surgir. 

misouo, 

—  Allons  !  il  s'est  enfoncé  sous  ces  arbres  —  pour  y 
cherclier  une  nuit  assortie  à  son  humeur.  —  Son  amour 
est  aveugle,  et  n'est  à  sa  place  que  dans  les  ténèbres. 

MiRCcno. 

—  Si  l'amour  est  aveugle,  il  ne  peut  pas  frapper  le  but... 
—  San*  doute  Homik)  s'est  assis  au  pied  d'un  pêcher,  — 
pour  rOver  qu'il  le  commet  avec  sa  maltresse.  —  Bonne 
nuit.  Romife...  Je  vais  trouver  ma  chère  couchette:  —  ce 
lit  d'e  camp  est  trop  froid  pour  que  j'y  dorme.  —  Eh  bien, 
partons-itous  ? 

BESTOLTO. 
Oui,  partons  :  car  il  est  inutile  -  de  chercher  ici  qui  ue 
veut  pas  se  laisser  trouver  (69). 

Ils  sortent, 

SCÈNE  VII. 

Il^ejardio  de  Cipulet.  Sous  le)  fenêtrei  de  l'ipparieineiit  <le  Juliette.] 
Botte  RouSD. 


—  D  se  rit  des  plaies,  celui  qui  n'a  jamais  reçu  de  bles- 
sures! 

Apereerani  JaUelle  qai  apparati  à  one  feDâtre. 

—  Mais  doucement  !  Quelle  lumière  jaillit  par  cotte  feoô- 
tre?  —  Voilà  l'Orient,  etJulîeUeest  le  soleil!  -  Lève- toi, 
belle  aurore,  et  lue  la  lune  jalouse,  —  qui  déjà  languit  et 
pdlitde  douleur.  —  parce  que  toi,  sa  prélresse,  tu  es  plus 
belle  qu'elle-même  !  —  >e  sois  plus  sa  prêtresse,  puisqu'elle 
e^l  jaloux  du  toi;  -  sa  livioi  dt.'  vesUile  eal  maliidive  «t 


4 


264  UOM£0  ET  JULI&TTË. 

blême,  —  elles  folles  seules  la  portent:  rejette-la!...  — 
Toilà  ma  dame!  Oh!  voilà  mon  amour!  —Oh!  si  elle  pouvait 
le  savoir  (70)  I...  -Que  dit-elle?  Rien...  Elle  se  tait...  Mais 
non  :  —  son  regard  parle,  et  je  veux  lui  répondre. . .  —  Ce 
n'est  pas  à  moi  qu'elle  s'adresse.  —Deux  des  plus  belles 
étoiles  du  ciel,  —  ayant  affaire  ailleurs,  adjurent  ses  yeux  — 
de  vouloir  bien  resplendir  dans  leur  sphère  jusqu'à  ce 
qu'elles  reviennent.  —  Àh  !  si  les  étoiles  se  substituaient  à 
ses  yeux,  en  même  temps  que  ses  yeux  aux  étoiles,  —le  seul 
éclat  de  ses  joues  ferait  pâlir  la  clarté  des  astres,  —  comme 
le  grand  jour,  une  lampe;  et  ses  yeux,  du  haut  du  ciel,  — 
darderaient  une  telle  lumière  à  travers  les  régions  aérien- 
nes, —  que  les  oiseaux  chanteraient,  croyant  que  la  nuit 
n'est  plus.  —Voyez  comme  elle  appuie  sa  joue  sur  sa  main! 
—  Oh  !  que  ne  suis-je  le  gant  de  cette  main  !  —  Je  touche- 
rais sa  joue  ! 

JULIETTE. 

Hélas! 

ROMÉO. 

Elle  parle!  —  Oh!  parle  encore,  ange  resplendissant! 
Car  —  tu  rayonnes  dans  cette  nuit,  au-dessus  de  ma  tète,  — 
comme  le  messager  ailé  du  ciel,  —  quand,  aux  yeux  bou- 
leversés —  des  mortels  qui  se  rejettent  en  arrière  pour  le 
contempler,  —  il  devance  les  nuées  paresseuses— et  vogue 
sur  le  sein  des  airs  ! 

JULIETTE. 

-  0  Roméo  !  Roméo  !  pourquoi  es-tu  Roméo?  -Renie 
ton  père  et  abdique  ton  nom  ;  —  ou,  si  tu  ne  le  veux  pas, 
jure  de  m'aimer,  —  et  je  ne  serai  plus  une  Capulet. 

ROMÈO9    à  part. 

-  Dob-je  l'écouter  encore  ou  lui  répondre? 

JULIETTE. 

-  Ton  nom  seul  est  mon  ennemi.  —  Tu  n'es  pas  un 
Montague,  tu  es  toi-mcmc  (71).  -  Qu'est-ce  qu'un  Montagne? 


Ce  n'est  nJunemnin,  ni  un  pieil,  -ni  un  bras,  ni  un  vi.iage, 
ni  rien  —  qui  fasse  partie  d'im  homme...  Oh  !  snis quelque 
autre  nom  (72}!  —  Qu'ya-l-il  dnnsun  nom?  Ce  que  nous  ap- 
pelons une  rose  —  embaumerait  autant  eous  un  autre  nom.   < 

—  Ainsi,  quand  Roméo  ne  s'appellerait  plus  Roméo,  -  il 
conserverait  encore  les  chères  perfections  qu'il  possède  (73). . . 

--  Roméo,  renonce  à  Ion  nom  ;  -  el,  à  la  place  de  ce  nom  qui 
ne  lait  pas  partie  de  toi,  —  prends-moi  tout  entière  (74). 

BUMÊO. 
Je  te  prends  au  mol!  ■-  Appelle-moi  seulement  ton 
amour,  et  je  reçois  un  nouveau  baptême  :  —  désormais  je 
ne  suis  plusRoraéo. 

Jl-UETTE. 

—  Quel  homme  es-lu,  toi  qui,  ainsi  caché  par  la  nuit,  — 
viens  (le  te  heurter  6  mon  secret  ? 

ROHÉO. 
Je  ne  sais  —  parquel  noml'indiquerqui  jesuis.  ~  Mon 
nom,  sainte  chérie, m' est  odieux  à  moi-même,  -parce  qu'il 
est  pour  toi  un  ennemi  :  —  si  je  l'avais  écrit  là,  j'en  déchi- 
rerais les  lettres. 

JULlEnE. 

—  Mon  oreille  n'a  pas  encore  aspiré  cent  paroles -pro- 
férées par  cette  voix,  el  pourtant  j'en  reconnais  le  son.  - 
If'es-tu  pas  Roméo  et  un  Montague  t 

ROMÉO. 

—  Ni  l'un  ni  l'autre,  belle  virile,  si  lu  délesles  l'un  et 
l'autre. 

jtiLiBrra. 

—  Comment  es-tu  venu  ici,  dis-moi?  et  dans  quel  but? 

—  Les  murs  du  jardin  sont  hauts  et  diffiiiles  ?i  gravir.  — 
Considère  qui  tu  es  :  ce  lieu  est  Li  mort,  -  si  quolipruii 
de  mes  parents  te  trouve  ici. 

KOMÈO. 

—  J'ai  escaladé  ces  murs  sur  les  ailes  légères  de  l'a- 


L 


266  ROMÉO  BT  JULUTTK. 

mour  :  —  car  les  limites  de  pierre  ne  sauraient  arrêter 
Tamour,  —  et  ce  que  l'amour  peut  fairft,  Tamour  ose  le 
tenter;  —  voilà  pourquoi  tes  parents  ne  sont  pas  un  obsta- 
%  cle  pour  moi. 

JUUKTTE. 

~  S'ils  te  voient,  ils  te  tueront. 

ROMÉO. 

—  Hélas  !  il  y  a  plus  de  péril  pour  moi  dans  ton  regard  — 
que  dans  vingt  de  leurs  épées  :  que  ton  œil  me  soit  doux,  — 
et  je  suis  à  l'épreuve  de  leur  inimitié. 

JULIETTE. 

—  Je  ne  voudrais  pas  pour  le  monde  entier  qu'ils  te  vis- 
sent ici. 

ROMÈO. 

—  J'ai  le  manteau  de  la  nuit  pour  me  soustraire  à  leur 
vue.  —  D'ailleurs,  si  tu  ne  m'aimes  pas,  qu'ils  me  trouvent 
ici!  —  J'aime  mieux  ma  vie  unie  par  leur  haine—  que  ma 
mort  prorogée  sans  ton  amour. 

JULIETTE. 

—  Quel  guide  as-tu  donc  eu  pour  arriver  jusqu'ici? 

ROMÉO. 

—  L'amour,  qui  le  premier  m'a  suggéré  d'y  venir  :  —  il 
m'a  prêté  son  esprit  et  je  lui  ai  prêté  mes  yeux.  —  Je  ne 
suis  pas  un  pilote  ;  mais,  quand  tu  serais  à  la  même  dis- 
tance —  que  la  vaste  plage  baignée  par  la  mer  la  plus  loin- 
taine ,  —  je  risquerais  la  traversée  pour  une  denrée  pa- 
reille. 

JULIETTE. 

—  Tu  sais  que  le  masque  de  la  nuit  est  sur  mon  visage: 
—  sans  cela,  tu  verrais  une  virginale  couleur  colorer  ma 

joue,  —  quand  je  songe  aux  paroles  que  tu  m'as  entendue 
dire  cette  nuit.  —Ah  !  je  voudrais  rester  dans  les  convenan- 
ces; je  voudrais,  je  voudrais  nier  —  ce  que  j'ai  dit...  Mais, 
adieu  les  cérémonies  !  —  M'aimes-tu  ?  Je  sais  que  tu  vas 


SCÈNE  VII.  ?67 

dire  ouU  —  et  J6  te  croirai  sur  parole.  Ne  le  jure  pas  :  —tu 
pourrais  trahir  ||n  serment  :  les  parjures  des  amoureux 
font,  dit-on,  rire  Jupiter...  Oh!  gentil  Roméo,  -  si  tu  m'ai- 
mes, proclame-le  loyalement  :  —  et  si  tu  crois  que  je  me 
laisse  trop  vite  gagner,  —  je  froncerai  le  sourcil,  et  je  serai 
cruelle,  et  je  te  dirai  non,  —  pour  que  tu  me  fasses  la  cour  : 
autrement,  rien  au  monde  ne  m'y  déciderait...  —  En  vérité, 
beau  Montague,  je  suis  trop  éprise,  —  et  aussi  tu  pourrais 
croire  ma  conduite  légère  ;  —  mais  crois-moi,  gentilhomme, 
je  me  montrerai  plus  fidèle  —  que  celles  qui  savent  mieux 
affecter  la  réserve.  —  J'aurais  été  plus  réservée,  il  faut  que 
je  Tavoue,  ~  si  tu  n'avais  pas  surpris,  à  mon  insu,  —  Taveu 
passionné  de  mon  amour  :  pardonne-moi  donc  — et  n'impute 
pas  à  une  légèreté  d'amour  cette  faiblesse  -  que  la  nuit 
noire  t'a  permis  de  découvrir. 

ROMÉO. 

—  Madame,  je  jure  par  cette  lune  sacrée  —  qui  argenté 
toutes  ces  cimes  chargées  de  fruits!... 

JULIETTE. 

—  Oh  !  ne  jure  pas  par  la  lune,  l'inconstante  lune  — dont 
le  disque  change  «haque  mois,  —  de  peur  que  ton  amour 
ne  devienne  aussi  variable  ! 

ROMÉO. 

—  Par  quoi  dois-je  jurer? 

JUUETTB. 

Ne  jure  pas  du  tout;  —  ou,  si  tu  le  veux,  jure  par  ton 
gracieux  être  (75),  —  qui  est  le  dieu  de  mon  idolâtrie,  —  et 
je  te  croirai. 

ROMÉO. 

•    Si  l'amour  profond  de  mon  cœur. . . 

JULIETTE. 

—  Ah  !  ne  jure  pas  (76)  !  Quoique  tu  fasses  ma  joie,  -je 
ne  puis  goûter  cette  nuit  toutes  les  joies  de  notre  rap- 
prochement; —  il  est  trop  brusque,  trop  imprévu,  trop 


jr    ■* 


?68  noMfio  rr  joushk. 

subit ,  -  trop  semblable  à  l'édair  qui  a  cessé  d'élre  — 
avant  qu'on  ait  pu  dire  :  il  brille!...  Hfox  ami,  bonne 
nuit  !  -  Ce  bouton  d'amour,  mari  par  l'baleine  de  l'été, 

—  pourra  détenir  une  belle  flebr,  h  notre  prochaine  entre- 
vue... —  BoaoB  nuil,  bonne  nuit  !  Puisse  le  repos,  puisse 
lo  calme  déliâeox  -  qui  est  dans  mon  sein,  arriver  k  ton 
cœur! 

ROUÈa. 

—  Oh  !  v.is-ta  donc  me  laisser  si  peu  salislisit  ? 

JULIETTE. 

—  Quelle  satisfaction  peux-tu  obtenir  cette  nuit? 

BOHtO. 

—  le  solennel  échange  de  ton  amour  contre  ie  mien. 

JULIETTE. 

—  Mon  amouri  je  le  l'ai  donné  avant  que  tu  l'aies  de- 
mandé. —  El  pourtant  je  voudrais  qu'il  Î(A  encore  k 
donner. 

EOKto. 

—  Voudrais-ln  me  le  retirer?  Et  pour  qaelle  raison,  mon 
amour  ? 

JULIETTE. 

—  Rien  que  pourêlre  généreuse  el  le  le  donner  encore, 

—  Maisje  désire  un  bonheur  que  j'ai  déjà  :  —ma  tibératité 
est  aussi  illiniitée  que  lu  mer,  —  et  mon  amour  aussi  pro- 
fond :  plus  je  le  donne,  —  plus  il  me  reste,  car  l'une  et  l'iiu- 
ire  sont  infinis. 

On  enlenii  la  voii  de  la  nourrice. 

—  .l'entends  du  bruit  dans  la  maison...  Cher  amour, 
adieu!  —  J'y  vais,  bonne  nourrice!...  Doux  Monliiguc, 
sois  fidèle.  —  Attends  nn  moment,  je  vais  revenir. 

Elle  se  retire  da  la  feoètie. 
ROHÉO. 

—  0  céleste,  céleste  nuit!  J'ai  peur,  —  comme  il  fait 


SCÈNE  TO;  269 

nuiU  que  tout  oeci  ne  soit  qu'uniéve» — trop  délicieusement 
flatteur  pour  Vtrtfepéd^ 

lULUTTK  revient. 
JUUETO. 

—  Trois  mots  encore,  cher  Roméo»  et  bonne  nuit,  cette 
fois  !  —  Si  l'intention  de  ton  amour  est  honorable,  —  si  ton 
but  est  le  mariage,  fais-moi  savoir  demain,  —  par  la  per- 
sonne que  je  ferai  parvenir  jusqu'à  toi,  —  en  quel  lieu  et  à 
quel  moment  tu  veux  accomplir  la  cérémonie,  —  et  alors  je 
déposerai  à  tes  pieds  toutes  mes  destinées,  —et  je  te  suivrai, 
mon  seigneur,  jusqu'au  bout  du  monde  ! 

LA  NOURRICE,   derrière  le  théâtre* 

Madame  ! 

juusrrE. 

—  J'y  vais  !  tout  à  l'heure  !  Mais  si  ton  arrière-pensée 
n'est  pas  bonne,  —  je  te  conjure... 

U  NOURRIGB,  derrière  le  théâtre. 

Madame  ! 

JULIKTTE. 

À  l'instant  !  j'y  vais  ! ...  —  de  cesser  tes  instances  et  de  me 
laisser  à  ma  douleur...  -  J'enverrai  demain. 

Routo. 
Par  le  salut  de  mon  âme... 

JULIETTE. 

—  Mille  fois  bonne  nuit  ! 

Elle  quitte  h  fenôtre. 
ROMto. 

—  La  nuit  ne  peut  qu'empirer  mille  fois,  dès  que  ta  lu- 
mière lui  manque... 

Se  retirant  à  pas  lents. 

—  L'amour  court  vers  l'amour  comme  l'écolier  hors  de 
de  la  classe  ;  —  mais  il  s'en  éloigne  avec  l'air  accablé  de 
TenCant  qui  rentre  à  l'école. 

Jelietta  re|Mn^  à  It  fenêtfe. 


,.pP  soHÉQiTininmi. 

*  '  muRTi. 

—  Stt!  Roméo!  Rtt!..-  Oh!  que jé'm^  Uf  toûc  du  tan- 
ooDDier  —  pour  réclamer  mon  lu^nrtiercelell  —  Hais  la 
captivité  est  eorouée  et  De  beot  porter  haut  :  —  sans  quoi 
j'ébranlerais  la  caverne  où  Echo  dort,  —  et  sa  voix  aérienae 
serait  bientôt  plus  enrouéQ  qu9  la  qwdqq,  -  tnnt  je  lui 
ferais  répéter  le  nom  de  mon  Rptn^! 

ROHËO,    •4M4«lit  «w  (fl  PMi 

—  C'estnion  âme  qui  iqerappelle par  tQDQQQm!— Quels 
sons  argentins  a  dans  la  puit  la  tqïx  (Jq  la  biaQ-aimée  !  ~ 
Quelle  suave  musique  pour  l'oreillf)  atteotivQ  (77)  ! 

—  Roméol 

ROHio. 
Ma... 

U  NOlltlRlCI,   dflrpirt  le  Ih^Uf. 
Madame  ! 

jnUBTTE. 
A  quelle  heure,  demain.  —  enremi-Je  vers  toi? 

ROHiO. 
A  neuf  heures. 

ivuem. 

—  Je  n'y  manquerai  pas  :  il  y  a  vingt  ans  d'ici  tù.  —  J'ai 
oublié  pourquoi  je  t'ai  rappelé. 

ROMÉO. 

—  Laisse-moi  rester  ici  jusqu'à  ce  que  tu  t'en  sou- 
viennes. 

JULIETTE. 

—  Je  l'oublierai,  pour  que  lu  restes  là  toujours,  —  me  rap- 
pelant seulement  combien  j'aime  ta  compagnie. 

RDUËO. 

—  Et  je  resterai  là  pour  que  tu  l'oublies  toujours,  ~  ou- 
bliant moi-même  que  ma  demeure  est  ailleurs. 

JULIETTI. 

—  Il  est  presque  jour.  Je  voudrais  que  tu  fusses  parti,  — 


SCÈNE  VII.  ?67 

dire  oui.  —  et  je  tecroirni  sur  parole.  Ne  lo  jure  pas:  —tu 
pourrnis  trahir  l^n  serment  :  les  parjures  des  amoureux 
font,  dit-on,  rire  Jupiter...  Ob  !  gentil  Roméo,  -  si  tu  m'ai^ 
mes.  proclame-le  loyalement  :  —  et  si  tu  crois  que  je  me 
laisse  trop  vile  gagner,  —je  froncerai  le  sourcil,  et  je  sera! 
cruelle,  et  je  te  dirai  non,  —  pour  que  tu  me  fasses  ta  cour  : 
autrement,  rien  au  monde  ne  m'y  décidernil...—  En  vérité, 
beAU  Hontague,  je  suis  trop  éprise,  —  et  aussi  tu  pourrais 
croire  ma  conduite  légère  ;  -mais  crois-moi,  gentilhomme, 
je  me  montrerai  plus  firtèlo  —  que  celles  qui  savent  mieux 
affecter  la  réserve.  -  J'aurais  été  plus  réservée,  il  faut  que 
je  l'avoue,  —  si  tu  n'avais  pas  surpris,  à  mon  insu,  ~  l'aveu 
passionné  de  mon  amour  :  pardonne-moi  donc  — et  n'impute 
pas  h  une  légèreté  d'amour  cette  faiblesse  -  que  la  nuit 
noire  l'a  permis  de  découvrir. 

ROMÉO. 

—  Madame,  je  jure  par  celte  lune  sacrée  —  qui  argenté 
toutes  ces  cimes  chargées  de  fruits!... 

jriJBTTE. 

—  Oh  !  ne  jure  pas  par  la  lune,  l'inconstante  lune  — dont 
le  disque  change  «haque  mois.  —  de  peur  que  ton  amour 
□e  devienne  aussi  variable  ! 

noMKo. 

—  Par  quoi  dois-je  jurer? 

JliUETTE. 
Nejurepasdu  tout;  -   ou,  si  tu  le  veux,  jure  par  ton 
gracieux  être  [15],  -  qui  est  le  dieu  de  mon  idolâtrie,   -  m 
je  te  croirai. 

ROUËO. 

.    Si  l'amour  profond  de  mon  cœur, . . 

JULIETTE. 

—  Ab  !  ne  jure  pas  (76)  !  Quoique  tu  fasses  ma  joie,  -je 
ne  puis  goûter  cette  nuit  toutes  les  joies  de  noire  rap- 
prochement ;  -  il  est  trop  brusque,  trop  imprévu ,  trop 


272  RO>IÉO  KT  JULirPTE. 

plantes  pernicieuses  et  de  fleurs  au  suc  précieux.  —  La 
terre,  qui  est  la  mère  des  créatures,  est  aussi  leur  tombe  ;  — 
leur  sépulcre  est  sa  matrice  même.  —  Les  enfants  de  toute 
espèce,  sortis  de  son  flanc,  —  nous  les  trouvons  suçant  sa 
mamelle  inépuisable;  —la  plupart  sont  doués  de  nom- 
breuses vertus  ;  —  pas  un  qui  n'ait  son  mérite,  et  pourtant 
tous  diiïèrent  (78)  !  —  Oh!  combien  efficace  est  la  grâce  qui 
réside  ~  dans  les  herbes,  dans  les  plantes,  dans  les  pierres 
et  dans  leurs  qualités  intimes;  —  il  n'est  rien  sur  la  terre 
de  si  humble  —  qui  ne  rende  à  la  terre  un  service  spécial  ; 

—  il  n'est  rien  non  plus  de  si  bon  qui,  détourné  de  son 
légitime  usage,  —  ne  devienne  rebelle  à  son  origine  et  ne 
tombe  dans  l'abus.  —  La  vertu  même  devient  vice,  étant 
mal  appliquée,  —  et  le  vice  est  parfois  ennobli  par 
l'action. 

Entre  Roméo. 
LAUBENGBy  prenant  une  fleor  dans  le  panier. 

—  Le  calice  enfant  de  cette  faible  fleur  —  recèle  un  poi- 
son et  un  cordial  puissants  :  —  respirez-la,  elle  stimule  et 
l'odorat  et  toutes  les  facultés;  —  goûtez-la,  elle  frappe  de 
mort  et  le  cœur  et  tous  les  sens.  —  Deux  reines  ennemies 
sont  sans  cesse  en  lutte  —  dans  l'homme  comme  dans  la 
plante,  la  grâce  et  la  rude  volonté;  —  et  là  où  la  pire 
prédomine,  —  le  ver  de  la  mort  a  bien  vite  dévoré  la 
créature. 

BOMÈO. 

—  Bonjour,  père. 

LAURENCE. 

Benedicite  !  —  Quelle  voix  matinale  me  salue  si  douce- 
ment?—Jeune  fils,  c'est  signe  de  quelque  désordre  d'esprit, 

—  quand  on  dit  adieu  sitôt  à  son  lit.  —  Le  souci  fait  le 
guet  dans  les  yeux  du  vieillard,  —  et  le  sommeil  n'entre 
jamais  où  loge  le  souci.   —  Mais  là  où  la  jeunesse  in- 


gaoïbe  repose,  le  cerveau  dt^egë.  —  Ih  règne  le  sommeil 
d'or.  —  Je  conclus  donc  de  (a  visite  œaliasle  —  que  quel- 
que grave  perlurbatton  t'a  mis  sur  pied.  —  Si  cela  n'est 
pas,  je  devine  que  —  noire  Roméo  ne  s'est  pas  couché  uelte 
nuit. 

muio. 

—  Celle  dernière  conjecture  est  la  vraie  ;  mais  mon  repos 
n'eu  a  été  que  plus  doux. 

—  Dieu  pardonne  au  pécbeur  !  Elais-tu  donc  avec  llo- 
saline? 

nouËo. 

—  Avec  Hosalinel  Oh  non,  mon  pcre  spirituel  :  -  j'ai 
oublie  ce  nom,  el  tous  les  maui  attachés  à  ce  nom. 

UlfRESCB. 

—  VolUunbon  fils...  Mais  où  as-tu  été  alors? 

HUMËO. 

—  Je  vais  le  le  dire  el  l'épargner  de  nouvelles  questions. 
—  Je  me  suis  trouvé  à  la  même  fête  que  mon  ennemie  :  — 
tout  à  coup  celte  ennemie  m'a  blessé,  ~  et  jiî  l'ai  blessée  à 
mon  tour  :  notre  guérison  à  tous  deux  —  dépend  de  tes 
secours  et  de  ton  ministère  sacré.  —  Tu  le  vois,  saint 
homme,  je  n'ai  pas  de  haine  ;  car  -  j'intercède  pour  mon 
adversaire  comme  pour  moi. 

LAURENCE. 

—  Parle  clairement,  mon  cher  fils,  et  explique-loi  sans 
détour  :  —  une  confession  équivoque  n'obtient  qu'une  ab- 
solntion  équivoque. 

nouËO. 

—  Apprends-le  donc  tout  net,  j'aime  d'un  amour  pro- 
fond —  la  fille  charmante  du  riche  Capulet.  —  Elle  a  fixé 
mon  cœur  comme  j'ai  fixé  le  sion  ;  —  pour  que  notre  union 
soit  complèle,  il  no  nous  mnnque  que  d'être  unis  par  loi  — 
dans  le  saint  managc.  Quand,  où  et  comment      nous  nous 


J 


274  ROIfÉO  ET  IULIETTE. 

sommes  vos,  aimés  et  fiancés»  —  je  te  le  dirai  diemin  fai 
sant;  mais,  ayant  tout,  je  t*en  prie,  —  consens  à  noi 
marier  aujourd'hui  môme. 

LAUKENCS. 

^  —  Par  saint  François  !  quel  changement  !  —  Cette  Ros 

line  que  tu  aimais  tant,  —  est-elle  donc  si  vite  délaissa 
Ah!  Tamour  des  jeunes  gens  —  n'est  pas  vraiment  dans 
cœur,  il  n*est  que  dans  les  yeux.  —  Jesu  Maria!  que  c 
larmes  —  pour  Rosaline  ont  inondé  tes  joues  blêmes!  - 
Que  d'eau  salée  prodiguée  en  pure  perte— pour  assaisonna 
un  amour  qui  n'en  garde  pas  même  l'arrière-goût!  —  I 
soleil  n'a  pas  encore  dissipé  tes  soupirs  dans  le  ciel  :  —  t 
gémissements  passés  tintent  encore  à  mes  vieilles  oreille 
—  Tiens,  il  y  a  encore  là,  sur  ta  joue,  la  trace  —  d'une  ai 
cienne  larme,  non  essuyée  encore  !  —  Si  alors  tu  étais  bie 
toi-même,  si  ces  douleurs  étaient  bien  les  tiennes,  —  toi 
tes  douleurs  vous  étiez  tout  à  Rosaline;  —  et  te  voi 
déjà  changé  !  Prononce  donc  avec  moi  cette  sentence  : — L 
femmes  peuvent  faillir,  quand  les  hommes  ont  si  pen  ( 
force. 

' i  ROMÉO. 

—  Tu  m'as  souvent  reproché  mon  amour  pour  Rosalin 

LAUHENCE. 

^^  —  Ton  amour?  Non,  mon  enfant,  mais  ton  idolâtrie. 

'Ç-  ROMÉO. 

—  Et  tu  m'as  dit  d'ensevelir  cet  amour. 


't 


t 


f 


k 


UURENCE. 

Je  ne  t'ai  pas  dit— d'enterrer  un  amour  pour  en  exhum< 
un  autre. 

ROMÉO. 

—  Je  t'en  prie,  ne' me  gronde  pas  :  celle  que  j'aime 
présent  —  me  rend  faveur  pour  faveur,  et  amour  poi 
amour  ;  —  l'autre  n'agissait  pas  ainsi. 


SIBtKt  a. 


m 


LAURENCE. 
Obi  elle  foyail  bien  que  — ton  nmour  déclamait  sa  leron 
«Tant  même  de  savoir  épelcr,  -  Mais  viens,  jeune  volage, 
viens  avec  moi;  —  une  raison  me  décide  à  t'assister  :  - 
cette  union  peut,  par  un  henreux  effet,  —  changer  en  pure 
sfTection  la  rancune  de  vos  familles. 
nouÈo. 

—  Oh  !  partons  :  il  y  a  urgence  i  nous  hSter. 

UUBENCK. 

-  Allons  sagement  et  doucement  :  trébuche  qui  court 
vite  (79). 

Ils  9orteot. 

SCÈNE    IX. 

[Dne  me.] 
Entrent  Benvolio  et  Mercltio- 


UEBCLTIO. 

—  Où  diable  ce  Romëo  peut-il  être?  ~  Est-ce  qu'il  n'est 
pas  reutn^  cette  nuit? 

BESVOLIO. 

—  Non,  pas  chez  son  père;  j'ai  parlé  à  son  valet. 

BERfitmo. 

—  Ah  !  cette  pâle  fille  au  cœur  de  pierre,  cette  Rosaline, 
—  le  tourmente  tant  qu'à  coup  sûr  il  ea  deviendra  fou. 

bwsQm. 

—  Tybalt,  le  parent  du  vieui  Capulel,  —  lui  a  envoyé 
une  lettre  chez  son  père. 

siERcirno. 

—  Un  cartel,  sur  mon  Jlme  ! 

BENVOUU. 
liomeu  répondra. 


276  UOMÉO  KT  JULIETTE. 

MERGUTIÛ. 

—  Tout  homme  qui  sait  écrire  peut  répondre  à  une 
lettre.  — 

BEN  voue. 

C'est  à  l'auteur  de  la  lettre  qu'il  répondra  :  provocation 
pour  provocation. 

HERUUTIO. 

Hélas!  pauvre  Roméo!  il  est  déjà  mort  :  poignardé  par 
l'œil  noir  d'une  blanche  donzelle,  frappé  à  Toreille  par  un 
chant  d'amour,  atteint  au  beau  milieu  du  cœur  par  la  flccho 
de  l'aveugle  arcberot. . .  Est-ce  là  un  homme  en  état  de  tenir 
têteàTybalt? 

BENVOLIO. 

Eh!  qu'est-ce  donc  que  ce  Tybalt? 

MERCUTIO. 

Plutôt  le  prince  des  tigres  que  des  chats,  je  puis  vous  le 
dire  (80).  Oh  !  il  est  le  courageux  capitaine  du  point  d^hon- 
neur.  Il  se  bat  comme  vous  modulez  un  air,  observe  les  temps, 
la  mesure  et  les  règles,  allonge  piano,  une,  deux,  trois, 
et  vous  touche  en  pleine  poitrine.  C'est  un  pourfendeur  de 
boutons  de  soie,  un  duelliste,  un  duelliste ,  un  gentilhomme 
de  première  salle,  qui  ferraille  pour  la  première  cause 
venue. 

n  se  met  en  garde  et  se  fend. 

Oh!  la  botte  immortelle!  la  riposte  en  tierce!  touché! 

BENYOUO. 

Quoi  donc? 

MERGUnOy   se  relevant. 

Au  diable  ces  merveilleux  grotesques  avec  leur  zézaye- 
ment,  et  leur  affectation,  et  leur  nouvel  accent! 

ChaDgeant  de  voii. 

Jésus!  la  bonne  lame!  le  bel  homme!  l'excellente  putain! 
Ah  !  mon  grand-père,  nVst-ce  pas  chose  lamentable  que 
nous  soyons  ainsi  harcelés  par  ces  moustiques  étrangers, 
par  ces  colporteurs  de  modes  qui  nous  poursuivent  de  leurs 


8GÉHK  a. 


277 


pardonuez-moi  (81),  et  qui,  tant  ils  sont  rigides  sur  leurs 
nouvelles  formes,  ne  sauraient  plus  s'asseoir  à  l'aise  sur  nos 
vieux  escabeaux?  Pesto  soit  de  leurs  bonjours  et  de  leurs 
bonsoirs! 

Entre  RohëDi  rêveur. 

BENVOUO. 
Voici  Roméo  !  Voici  Roméo  ! 

HERCiniO. 
N'ayant  plus  que  les  os!  sec  comme  un  hareng  saur!  Oh! 
pauvre  chair,  quel  triste  maigre  tu  fais  !...  Voyons,  donne- 
nous  un  peu  de  cette  poésie  dont  débordait  Pétrarque  : 
comparée  à  la  dame,  I^ure  n'était  qu'une  fille  de  cuisine, 
bien  que  son  chantre  sût  mieux  rimer  que  toi  ;  Didon,  une 
dondon  ;  Cteopdtre,  unegipsy;  Hélène,  une  catin  ;  Réro, 
une  gourgandine;  Thisbé,  un  œil  d'azur,  mais  sans  éclat! 
Signor  Boméo,  bonjour!  A  votre  culotte  française  le  salut 
français!...  Vous  nous  avez  joués  d'une  manière  charmante 
hier  soir. 

ROMÉO. 
Salut  i  tous  deux  !...  que  voulez-vous  dire? 

MKRCITIO. 
Ebl  vous  ne  compreoez  pas?  vous  avez  fait  une  fugue, 
une  à  belle  fugue  ! 

HOHÉO. 
PardoD,  mon  cher  Mercutio,  j'avais  une  affaire  urgente  ; 
et,  dans  un  cas  comme  le  mien,  il  est  permis  à  un  homme 
de  brusquer  la  politesse. 

Msncimo. 
Autant  dire  que,  dans  un  cas  comme  le  vdtre,  un  homme 
est  forcé  de  fléchir  le  jarret  pour... 
ItOHKO. 
Pourtirersa  rëïérenre. 

TU.  m 


ttH  ROMÉO  IT  jUUinK. 

MERGUTIO. 

Merci.  Tu  as  touche  juste. 

ROMÉO. 

C'est  rexplication  la  plus  bienséante. 

MERCUTIO. 

Sache  que  je  suis  la  rose  de  la  bienséance. 

ROMÉO. 

Fais-la-moi  sentir. 

MERGUTIO. 

La  rose  même  ! 

ROMÉO  y  montrant  sa  cbaussare  conrerte  de  rubans. 

Mon  escarpin  t'en  offre  la  rosette  ! 

MERGUTIO. 

Bien  dit.  Prolonge  cette  plaisanterie  jusqu'à  ce  que  ton 
escarpin  soit  éculé  :  quand  il  n'aura  plus  de  talon,  tu  pourras 
du  moins  appuyer  sur  la  pointe. 

ROMÉO. 

Plaisanterie  de  va-nu-pieds! 

MERCUTIO. 

Au  secours,  bon  Benvolio  !  mes  esprits  se  dérobent. 

ROMÉO. 

Donne-leur  du  fouet  et  de  l'éperon  ;  sinon,  je  crie  :  vic- 
toire ! 

MERCUTIO. 

Si  c'est  à  la  course  des  oies  que  tu  me  défies,  je  me  ré- 
cuse :  il  y  a  de  l'oie  dans  un  seul  de  tes  esprits  plus  que 
dans  tous  les  miens. . .  M  au  riez-vous  pris  pour  une  oie? 

ROMÉO. 

Je  ne  t'ai  jamais  pris  pour  autre  chose. 

MERCUTIO. 

Je  vais  te  mordre  l'oreille  pour  cette  plaisanterie- là. 

ROMÉO. 

Non.  Bonne  oie  ne  mord  pas. 


SCÈNE  IX.  279 

MERCUnO. 

Ton  esprit  est  comme  une  pomme  aigre  :  il  est  è  la  sauce 
piquante. 

ROMÉO. 

N'est-ce  pas  ce  qu'il  faut  pour  accommoder  Toie  grasse? 

MERCUTIO 

Esprit  de  cbeyreau  !  cela  prête  à  volonté  :  avec  un  pouce 
d'ampleur  on  en  fait  long  comme  une  verge. 

ROMÉO. 

Je  n'ai  qu'à  prêter  l'ampleur  à  l'oie  en  question  ;  cela 
suffit  :  te  voilà  déclaré. . .  grosse  oie. 

Us  éclatent  de  rire. 

MKRcuno. 
Eh  bien ,  ne  vaut-il  pas  mieux  rire  ainsi  que  de  geindre 
par  amour?  Te  voilà  sociable  h  présent,  te  voilà  redevenu 
Roméo  ;  Ip  voilà  ce  que  lu  dois  être,  de  par  l'art  et  de  par  la 
nature.  Crois-moi,  cet  amour  grognon  n'est  qu'un  grand 
nigaud  qui  s'en  va,  tirant  la  langue,  et  cherchant  un  trou  où 
fourrer  sa...  marotte. 

BENVOUO. 

Arrête-toi  là,  arrête-toi  là. 

MIRCUTIO. 

Tu  veux  donc  que  j'arrête  mon  histoire  à  contre-poil  ? 

BENVOUO. 

Je  craignais  qu'elle  ne  fût  trop  longue. 

MERCUTIO. 

Oh!  tu  te  trompes  :  elle  allait  être  fort  courte;  car  je  suis 
è  bout  et  je  n'ai  pas  l'intention  d'occuper  la  place  plus 
longtemps. 

ROMÉO. 

Toilà  qui  est  parfait. 

Entrent  la  NOURRICE  et  PlERRB. 
MERCUTIO. 

Une  voile!  une  voile!  une  voile! 


280  ROMÉO  ET  JULISHE. 

BDCVOUO. 

Deux  Yoiles  !  deux  voiles!  une  culotte  et  un  jupon. 

U  ROURRICE. 

Pierre! 

PIERRE. 

Voilà! 

U  NOURRICE. 

Mon  éventail,  Pierre. 

MERCuno. 
Donne-le-lui,  bon  Pierre,  qu'elle  cache  son  visage,  son 
éventail  est  moins  laid. 

u  NOURRICE. 

Dieu  vous  donne  le  bonjour,  mes  gentilshommes  ! 

MERGuno. 
Dieu  vous  donne  le  bonsoir,  ma  gentille  femme  ! 

u  NOURRICE. 

C'est  donc  déjà  le  soir? 

MERGUTIO. 

Oui,  déjà,  je  puis  vous  le  dire,  car  l'index  libertin  du  ca- 
dran est  en  érection  sur  midi. 

lA  NOURRICE. 

Diantre  de  vous!  quel  homme  êtes- vous  donc? 

ROMÉO. 

Un  mortel,  gentille  femme,  que  Dieu  créa  pour  se  faire 
injure  à  lui-même. 

LA  NOURRICE. 

Bien  répondu,  sur  ma  parole  !  Pour  se  faire  injure  à  lui- 
même,  a-t-ildit?...  Messieurs,  quelqu'un  de  vous  saurait- 
il  m'indiquer  où  je  puis  trouver  le  jeune  Roméo? 

ROMÉO. 

Je  puis  vous  l'indiquer  :  pourtant  le  jeune  Roméo,  quand 
vous  l'aurez  trouvé,  sera  plus  vieux  qu'au  moment  oiji  vous 
TOUS  êtes  mise  à  le  chercher.  Je  suis  le  plus  jeune  de  ce 
nom-là,  à  défaut  d'un  pire. 


SCiNB  IX..  281 

lA  NOURRICE. 

Fort  bien  ! 

MERGUnO. 

C'est  le  pire  qu'elle  trouve  fort  bien  !  bonne  remarque, 
ma  foi  y  fort  sensée,  fort  sensée. 

U  NOURRICE,   à  Roméo. 

Si  VOUS  êtes  Roméo,  monsieur,  je  désire  vous  faire  une 
courte  confidence. 

BENVOUO. 

Elle  va  le  convier  à  quelque  souper. 

MERCuno. 
Une  maquerelle!   une  maquerelle!  une   maquerelle! 
Taïaut  ! 

ROMÉO,   à  Mercolio. 

Quel  gibier  as-tu  donc  levé? 

MERGuno. 
Ce  n'est  pas  précisément  un  lièvre,  mais  une  béte  à  poil, 
rance  comme  la  venaison  moisie  d'un  pflté  de  carême. 

Il  chante. 

Un  vieax  lièvre  faisandé, 

Qaoiqa'il  ait  le  poil  gris, 

Est  nn  fort  bon  plat  de  carême  ; 

Mais  on  vient  lièvre  faisandé 

A  trop  longtemps  duré. 

S'il  est  moisi  avant  d'être  fini. 

Roméo,   venez-vous  chez  votre  père?   Nous  y  allons 
dîner  (82). 

ROMÈO. 

Je  vous  suis. 

MERCUnO,  saloantla  nonrrice. 

Adieu,  l'antique  dame,  adieu,  la  dame,  la  dame,  là  dame  ! 

Sortent  Mercutio  et  Benvolio. 
U  NOURRICE. 

Oui,  morbleu,  adieu  !  Diles-moi  donc  quel  est  cet  impu- 
dent fripier  qui  a  débite  tant  de  vilenies? 


282  ROMÉO  ET  JULKTTB. 

ROMto. 

C'est  UD  gentilbomme,  Dourrice,  qui  aime  à  s'entendre 
parler,  et  qui  en  dit  plus  en  une  minute  qu*ii  ne  pourrait 
écouter  en  un  mois. 

U  NOURRICE. 

S'il  s'avise  de  rien  dire  contre  moi,  je  le  mettrai  à  la  rai- 
son, fût-il  vigoureux  comme  vingt  freluquets  de  son  espèce; 
et  si  je  ne  le  puis  moi-même,  j'en  trouverai  qui  y  par- 
viendront. Le  polisson!  le  malotru!  Je  ne  suis  pas  une  de 
ses  drôlesses;  je  ne  suis  pas  une  de  ses  femelles! 

A  Pierre. 

Et  toi  aussi,  il  faut  que  tu  restes  coi,  et  que  tu  permettes 
au  premier  croquant  venu  d'user  de  moi  à  sa  guise  ! 

l'IERRE. 

Je  n'ai  vu  personoe  user  de  vous  à  sa  guise;  si  je  l'avais 
vu,  ma  lame  aurait  bieo  vite  été  dehors,  je  vous  le  garantis. 
Je  suis  aussi  prompt  qu'un  autre  à  dégainer,  quand  je  vois 
occasion  pour  une  bonne  querelle,  et  que  la  loi  est  de  mon 
côté. 

u  NOURRICE. 

Vive  Dieu  !  je  suis  si  vexée  que  j'en  tremble  de  tous  mes 
membres!...  Le  polisson!  le  malotru!...  De  grâce,  mon- 
sieur, un  mot!  Commf-je  vous  lai  dit,  ma  jeune  maîtresse 
m'a  chargée  d'aller  à  votre  recherche...  Ce  qu'elle  m'a 
chargée  de  vous  dire,  je  le  garde  pour  moi...  Mais  d'abord 
laissez-n.oi  vous  déclarer  que,  si  vous  aviez  l'intention, 
comme  on  dit,  de  la  mener  au  paradis  des  fous,  ce  serait 
une  façon  d'agir  très-grossière,  comme  on  dit  :  car  la  de- 
moiselle est  si  jeune  !  Si  donc  il  vous  arrivait  de  jouer  dou- 
ble jeu  avec  elle,  ce  serait  un  vilain  trait  à  faire  à  une  de- 
moiselle, et  un  procédé  très- mesquin. 

ROMÉO. 

Nourrice,  recommande-moi  è  ta  dame  et  maîtresse.  Je  te 
jure... 


SGÉNl  II.  283 

LA  NOURRICE. 

L'excellent  cœur!  Oui,  ma  foi,  je  le  lui  dirai.  Seigneur  ! 
Seigneur  !  elle  va  être  bien  joyeuse. 

ROMÉO. 

Que  lui  diras- tu,  nourrice? Tu  ne  m'écoutes  pas. 

U  NOURRICE. 

Je  lui  dirai,  monsieur,  que  vous  jurez,  ce  qui,  à  mon 
avis,  est  une  action  toute  gentilhommière. 

ROMÉO. 

—  Dis-lui  de  trouver  quelque  moyen  d'aller  à  confesse  — 
cette  après-midi  (83);  —  c'est  dans  la  cellule  de  frère  Lau- 
rence -  qu'elle  sera  confessée  et  mariée.  Voici  pour  ta  peine. 

u  lai  oiïre  Id  bourse. 
U  NOURRICE. 

—  Non  vraiment,  monsieur,  pas  un  denier  ! 

ROMÉO. 

Allons!  il  le  faut,  te  dis-je. 

Là   NOURRICE,   prenaDt  la  bourso. 

—  dette  après-midi,  monsieur?  Bon,  elle  sera  là. 

ROMÉO. 

—  Et  toi,  bonne  nourrice,  tu  attendras  derrière  le  mur 
de  l'abbaye.  —  Avant  une  heure,  mon  valet  ira  te  rejoindre 
—  et  t'apportera  une  échelle  de  cordes  :  —  ce  sont  les  hau- 
bans par  lesquels  je  dois,  dans  le  mystère  de  la  nuit,  — 
mont^^r  au  hunier  do  mon  bonheur...  —  Adieu  !...  Recom- 
mande-moi à  ta  maîtresse. 

u   NOURRICE. 

—  Sur  ce,  que  le  Dieu  du  ciel  te  bénisse!  Écoutez, 
monsieur. 

ROMÉO. 

—  Qu'as-tu  à  dire,  ma  chère  nourrice? 

LA   NOURRICE. 

—  Votre  valet  est-il  discret?  Vous  connaissez  sans  doute 
le  proverbe  :  —  Deux  personnes,  hormis  une,  peuvent 
garder  un  secret. 


?84  M>liD  rr  JCURIE. 

HMÉO. 

—  IfaBsoie-loi  :  moo  lalH  est  épiooré  eomme  Tad      - 

u  mniD. 

Bien,  monsiear  :  ma  mattresse  est  bien  la  plus  charmante 
dame...  Seigneur!  Seigneur!...  Quand  elle  n*était  encore 
qu'on  petit  être  babillard!...  Oh!  il  j  a  en  Tille  un 
grand  seigneur,  un  certain  FIris,  qui  voudrait  bien  tâter  da 
morceau  ;  mais  eUe,  la  bonne  âme,  elle  aimerait  autant  loir 
un  crapaud,  un  Yrai  crapaud,  que  de  le  Toir,  lui.  Je  la 
lâche  quelquefois  quand  je  lui  dis  que  Paris  est  Thomme 
qui  lui  convient  le  mieux  :  ah  !  je  vous  le  garantis,  quand 
je  dis  ça,  elle  devient  aussi  pâle  que  n*importe  quel  linge 
au  monde...  Romarin  et  Jtonufo  ooàmiencent  tous  deux 
par  la  même  lettre,  n*est-ce  pas? 


Oui,  nourrice.  L'un  et  l'autre  oommeoceot  par  on  R. 

Après? 

U  KOOBRIOL 

Ah  !  vous  dites  ça  d'un  air  moqueur.  Un  R«  e*csl  bon 
pour  lo  nom  d'un  chien,  puisque  c'est  un  grognement  de 
chien  (84)...  Je  suis  bien  sûre  que  Roméo  commence  par  une 
autre  lettre. . .  Allez,  elle  dit  de  si  jolies  sentences  sur  vous  et 
nuT  lo  romarin,  que  cela  vous  ferait  du  bien  de  les  entendre. 

ROMÉO. 

Hecommande-moi  à  ta  maîtresse. 


Il 


lA  NOURRICE. 

Oui,  mille  fois  !...  Pierre  ! 

PIERRE. 

VoilA  ! 

U  NOURRICE. 

Kn  avAut,  et  lostoment! 


Ik 


SCÉIIK  X.  TSa 

SCÈNE   X. 

[L'appartement  de  Juliette.] 

Entre  Juliette. 
JUUKTTB. 

—  L*hor1oge  frappait  neuf  heures,  quand  j*ai  envoyé  la 
nourrice  ;  —  elle  m'avait  promis  d'être  de  retour  en  une 
demi-heure...  —  Peut-être  n*a-t -elle  pas  pu  le  trouver!... 
Mais  non...  —Oh  !  elle  est  boiteuse  !  Les  messagers  d'amour 
devraient  être  des  pensées  —  plus  promptes  dix  fois  que 
les  rayons  du  soleil  —  qui  dissipent  l'ombre  au-dessus  des 
collines  nébuleuses.  —  Aussi  l'amour  est-il  tratné  par  dV 
giles  colombes;  —  aussi  Cupidon  a-t-il  des  ailes  rapides 
comme  le  vent.  —  Maintenant  le  soleil  a  atteint  le  sommet 
suprême  —  de  sa  course  d'aujourd'hui  ;  de  neuf  heures  à 
midi  —  il  y  a  trois  longues  heures,  et  elle  n'est  pas  encore 
venue  !  -  Si  elle  avait  les  affections  et  le  sang  brûlant  de 
la  jeunesse,  —  elle  aurait  le  leste  mouvement  d'une  balle  ; 
-  d'un  mot  je  la  lancerais  à  mon  bien-aimé  —  qui  me  la 
renverrait  d'un  mot.  —  Mais  ces  vieilles  gens,  on  les  pren- 
drait souvent  pour  des  morts,  —  à  voir  leur  inertie,  leur 
lenteur,  leur  lourdeur  et  leur  pâleur  de  plomb  (85). 

Entrent  la  NOURRICE  et  PIERRE. 
JUUKTTK. 

—  Mon  Dieu,  la  voici  enfin...  0  nourrice  de  miel,  quoi 
de  nouveau?  —  L'as-tu  trouvé?...  Renvoie  cet  homme. 

U  NOURRICE. 

Pierre,  restez  à  la  porto. 

Pierre  sort. 
JULIETTE. 

—  Eh  bien,  bonne,  douce  nourrice?...  Seigneur  !  pour- 


286  ROMio  rr  juliittb. 

quoi  as-tu  cette  mine  abattue  ?  —  Quand  tes  nouTelles  se- 
raient tristes,  annonce-les-moi  gaiement.  —  Si  tes  nouTelles 
sont  bonnes,  tu  fais  tort  à  leur  douce  musique  —  en  me 
la  jouant  avec  cet  air  aigre. 

Li  NOUKRICS. 

—  Je  suis  épuisée;  laisse-moi  respirer  un  peu.  —  Ah! 
que  mes  os  me  font  mal  !  Quelle  course  j'ai  faite! 

JUUETTS. 

—  Je  voudrais  que  tu  eusses  mes  os,  pourvu  que  j,'eusw 
tes  nouvelles. . .  —  Allons,  je  t'en  prie,  parle  ;  bonne,  bonne 
nourrice,  parle. 

Li  NOUBRICE. 

— Jésus  !  quelle  hâte  !  Pouvez- vous  pas  attendre  un  peu  ? 
—Voyez- vous  pas  que  je  suis  hors  d'haleine? 

JUUETTS. 

—  Comment  peni-tu  être  hors  d'haleine  quand  il  te 
reste  assez  d'haleine  —  pour  me  dire  que  tu  es  hors  d'ha- 
leine? —  L'excuse  que  tu  donnes  à  tant  de  délais  —  est  plus 
longue  è  dire  que  le  récit  que  tu  t'excuses  de  différer.  — 
Tes  nouvelles  sont- elles  bonnf's  ou  mauvaises?  Réponds  à 
cela  ;  —  réponds  d'un  mot,  et  j'attendrai  les  détails.  - 
Édifie-moi  :  sont-elles  bonnes  ou  mauvaises?— 

LA   NOURRICE. 

Ma  foi,  vous  avez  fait  là  un  pauvre  choix  :  vous  ne  vous 
entendez  pas  à  choisir  un  homme  :  Roméo,  un  homme? 
non.  Bien  que  son  visage  soit  le  plus  beau  visage  qui  soit,  il 
a  la  jambe  mieux  faite  que  tout  autre  ;  et  pour  la  main,  pour 
le  pied,  pour  la  taille,  bien  qu'il  n'y  ait  pas  grand'chose  à 
en  dire,  tout  cela  est  incomparable...  Il  n'est  pas  la  fleur  de 
la  courtoisie,  pourtant  je  le  garantis  aussi  doux  qu'un 
agneau...  Ya  ton  chemin,  fillette,  sers  Dieu...  Ahçà!  avez- 
vous  dîné,  ici? 

JULIETTE. 

—  Non,  non...  Mais  je  savais  déjà  tout  cela.  —  Quedit- 
il  de  notre  mariage  ?  Qu'est-ce  qu'il  en  dit  ? 


sctm  X. 


387 


LA  NornmcE. 

—  Seigneur,  que  la  tête  me  fait  raal  1  Quelle  tête  j'ai  t  - 
Elle  bal  comme  si  elle  allait  tomber  en  vingt  morceaux...— 
El  puis,  d'un  autre  cflté,  mon  tlos,..  Oh  !  mon  dos!  mon 
ilos  !  -  Méchant  coBuf  que  vous  êtes  de  m'envoyer  ainsi  — 
pour  attraper  ma  mort  h  galoper  de  tous  cAtés! 

jrLIETTE. 

—  En  vérité,  je  suis  fâché»-  ((iie  tu  ne  sois  pas  bien  :  — 
chère,  chère,  chère  nourrice,  dis-moi,  que  dit  mon  bien-  . 
aimé? 

U  NOiaiRiCE. 

—  Voire  bien-aimé  parle  en  gentilhomme  loyal,  —  ^  I 
courtois,  et  siïable,  et  gracieux,  —  el,  j'ose  W  dire,  ver-  | 
tueux...  Où  est  votre  nière? 

JCLiEm. 

—  Oii  est  ma  mère?  Eh  bien,  elle  esl  à  la  maison  :  —  ] 
ou  veui-tu  qu'elle  soit?  Que  tu  réponds  singulièremi'iit!  - 
Voire  bieii-aimé  parle  en  gentiibomme  loyal,  -  où  est  votre 
mire? 

LA  NOUHBICE. 

Oh  !  Notre-Dame  dn  bon  Dieii  !  —  Ètes-vous  h  ce  point 

tirû]ante?Pardine,  écbaulTez-vuub encore  :  —est-ce  le  votre 

cataplasme  pour  mes  pauvres  os?  —    Dorénavant    faites 

vos  messages  vous-même  ! 

jrUKTTE 

—  Que  d'embarras  !...  Voyons,  que  dit  Roméo? 

u  NOijiiiaa. 

—  Aveï-ïous  permission  d'aller  A  confesse  aiijour- 
•Ihuiî 

JULimE. 
Oui. 

U  NOURtllCE. 

—  Eh  birn,  courez  de  ce  p«s  à  la  cellule  de  frère  Lau- 
rence :  —  un  mari  vous  y  attend  pour  faire  de  vous  sa 


?88  lOMÉO  ET  JQLRTTK. 

femme.  —  Ah  bien  !  ïoilk  œ  fripoD  de  sang  qui  vous  vient 
aux  joaes  :  —  bieDiôt  eOes  demndront  écarUtes  à  la  moin- 
dre noofdle.  —  Courez  à  Téglise  ;  moi,  je  vais  d'un  an- 
tre côlé  —  chercher  réchelle  par  laquelle  fotre  bien-aimé 

—  doit  grimper  jusqu'au  nid  de  l'oiseau,  dès  qu'il  fera  nuit 
noire.  —  C'est  moi  qui  suis  la  b^  de  somme,  et  je  m*é- 
puise  pour  Totre  plaisir  ;  —  mais,  pas  plus  tard  que  ce 
soir,  ce  sera  tous  qui  porterez  le  fordeau.  —  Allons,  je  vais 
dloer  ;  courez  vite  i  la  cellule. 

jninTB. 

—  Vite  au  bonheur  suprême!...  Honnête  nourrice, 
adieu. 

Elles  iortent  par  des  côtés  diflerents. 

SCÈNE  XI  (86). 

[La  eellole  de  Frère  Liorence.] 

Entrent  Frèr^AUBEUCE  et  ROMÉO. 
UURE^CE. 

"  Veuille  le  ciel  sourilt  à  cet  acte  pieux,  —  et  puisse 
l'avenir  ne  pas  nous  le  reprocher  par  un  chagrin  ! 

ROMÉO. 

—  Amen,  amen  !  Mais  viennent  tous  les  chagrins  possi- 
bles, —  ils  ne  sauraient  contrebalancer  le  bonheur  —  que 
me  donne  la  plus  courte  minute  passée  en  sa  présence.  — 
Joins  seulement  nos  mains  avec  les  paroles  saintes,  —  et 
qu'alors  la  mort,  vampire  de  l'amour,  fasse  ce  qu'elle  ose  : 

—  c'est  assez  que  Juliette  soit  mienne! 

LàURENCE. 

—  Ces  joies  violentes  ont  des  fins  violentes,  —  et  meu- 
rent dans  leur  triomphe  :  flamme  et  poudre,  —  elles  se 
consument  en  un  baiser.  Le  plus  doux  miel  —  devient  fas- 
tidieux par  sa  suavité  même,  -  et  détruit  l'appétit  par  le 


goAl  :  —  aime  donc  iiioiJéré[neQt  :  modéré  est  l'amour  du- 
rable :  -  la  préctpitalioa  D'atteint  pas  le  but  plus  tdt  que 
la  lenteur... 


UIKENCE. 

—  Voici  la  dame.  Ob!  jamais  un  pied  aussi  léger—  n'u- 
sera la  dalle  éternelle  ;  -  les  amoureux  pourraient  che-  j 
vaucber  sur  ces  fils  de  la  vierge  —  qui  flottent  ou  souHlo  | 
ardent  de  i'éié,  —  et  ils  ne  tomberaient  pas  :  si  légère  est  J 
toute  vanité! 

I  JULIETTE. 

Salul  à  mon  vénérable  cunresseur  ! 
UUltENŒ. 
Roméo  le  remerciera  pour  nous  deux,  ma  fille. 
JIUETTE. 
Je  lui  envoie  le  même  salut  :  sans  quoi  ses  remercl-  ' 
méats  seraient  immérités. 

muta. 

—  Ab  I  Juliette,  si  ta  joie  est  h  son  comble  -  comme  la 
mienne,  et  si,  plus  habile  que  moi,  —  tu  peux  la  peindre, 
alors  parfume  de  ton  baleine  —  l'air  qui  nous  entoure,  et 
que  la  riche  musique  de  t,i  voix  -  exprime  le  bonheur  idéal 
que  — nous  fait  ressentir  à  tous  deux  une  rencontre  si  cbère. 

JULIEHE. 

—  Le  sentiment,  plus  riche  en  impressions  qu'en  paro- 
les, —  est  fier  de  son  essence,  et  non  des  ornements  :  — 
indigents  sont  ceux  qui  peuvent  compter  leurs  richesses  ;  — 
mais  mon  sincère  nmour  est  parvenu  à  un  tel  excès  —  que 
je  De  saurais  évaluer  la  moitié  de  mes  trésors. 

—  Allons,  venez  avec  moi,  et  nous  aurons  bientôt  fait  ;  — 
sauf  votre  bon  plaisir,  je  ne  vous  laisserai  seuls  ~  que 
quand  la  sainte  Ëgliso  vous  aura  incorporés  l'un  ji  l'outre. 

Ils  aorlenl. 


290  ROMfio  rr  raLonTE. 


SCENE    XII. 

[Vérone.  La  promenade  da  Coars  pi-ès  de  la  porte  des  Borsari.] 

Entrent  Mercutio,  BsifTOLio,  an  page  et  des  valets. 

BBNVOUO. 

—  Je  t'en  prie,  bon  Mercutio,  retirons-nous  ;  —  la  jour- 
née est  chaude  ;  les  Capulets  sont  dehors,  —  et,  si  nous 
les  rencontrons,  nous  ne  pourrons  pas  éviter  une  querelle  : 
—  car,  dans  ces  jours  de  chaleur,  le  sang  est  furieusement 
excité  (87)  !  - 

MERCUTIO. 

Tu  m'a<^  tout  Tair  d'un  de  ces  gaillards  qui,  dès  qu'ils 
entrent  dans  une  taverne,  me  flanquent  leur  épée  sur  la 
table  en  disant  :  Dieu  veuille  que  je  n'en  aie  pas  besoin  !  et 
qui,  à  peine  la  seconde  raçade  a-t-elle  opéré,  dégainent 
contre  le  cabaretier,  sans  qu'en  réalité  il  en  soit  besoin. 

BENVOUO. 

Moi  !  j'ai  l'air  d'un  de  ces  gaillards-là  ? 

MERCUTIO. 

Allons,  allons,  tu  as  la  tête  aussi  chaude  que  n'importe 
quel  drille  d'Italie  ;  personne  n'a  plus  d'emportement  que 
toi  à  prendre  de  l'humeur  et  personne  n'est  plus  d'humeur 
à  s'emporter. 

BBNYOUO. 

Comment  cela  ? 

MERCUTIO. 

Oui,  s'il  existait  deux  êtres  comme  toi,  nous  n'en  aurions 
bientôt  plus  un  seul,  car  l'un  tuerait  l'autre  (88).  Toi  !  mais 
tu  te  querelleras  avec  un  homme  qui  aura  au  menton  ua 
poil  de  plus  ou  de  moins  que  toi  !  Tu  te  querelleras  avec 
un  homme  qui  fera  craquer  des  noix,  par  cette  unique  rai- 


KtHl  XII.  291 

son  que  tu  asTccil  couleur  noisette  :  il  faut  des  yeux  comme 
les  tiens  pour  découvrir  là  un  grief  1  Ta  tête  est  pleine  de 
querelles,  comme  l'œuf  est  pl<-in  du  poussin  ;  ce  qui  ne 
l'empêcbe  pas  d'être  vide,  comme  l'œuf  cassé,  à  force  d'a- 
voir éié  battue  h  chaque  querelle.  Tu  t'es  querellé  avec  un 
humme  qui  louss.iit  dans  la  rue.  parce  qu'il  avait  réveillé 
ton  chien  endormi  au  soleil.  Un  jour,  n'as-tu  pas  cherché 
noise  à  un  tailleur  parce  qu'il  portail  un  pourpoint  neuf 
avant  Pilques,  et  i  un  autre  parce  qu'il  attachait  ses  souliers 
neufs  avec  un  vieux  ruban  ?  V.l  c'est  toi  qui  me  fais  un  ser- 
mon contre  les  querelles  ! 

DENVOUO. 

Si  j'étais  aussi  querelleur  que  toi,  je  céderais  ma  vie  en 
nue  propriété  su  premiiT  acheteur  qui  m'assurerait  une 
heure  et  quart  d'eiistence. 

HERQino. 

En  nue  propriété  !  Yoilà  qui  serait  propre  [HQ]  ! 

EDiKDt  TïULT,  PSTRUcaiO  et  qoelqDW  partiMot, 

BENÏOUO. 
Sur  ma  tête,  voici  les  Capulets. 

uEitnuTlo. 
Par  mon  talon,  je  ne  m'en  soucie  pas. 

TYBALT,    i  ses  ataia. 

Suive7-moi  de  près,  car  je  vais  leur  parler... 

A  Uefcuuo  et  h  BuDToiio, 
Bonsoir,  messieurs  :  uu  mol  h  l'un  de  vous. 

KERCunO. 
Rien  qu'un  mot?  Accouplez-le  à  quelque  chose  :  donnez 
lemot  et  lecoup. 

rTBALT. 
Vous  m'j  trouverez  assez  disposé,  messire,  pour  peu  que 
luusm'i'D  fournissiez  l'occasion. 


292  ROMÉO  ET  JULISHE. 

MERGimO. 

Ne  pourriez-Yous  pas  prendre  l'occasion  sans  qu'on  vous 
la  fournit  ? 

TYBALT. 

Mercutio,  tu  es  de  concert  avec  Roméo... 

iCERcnno. 
De  concert  !  Comment  !  nous  prends-tu  pour  des  ménes- 
trels? Si  tu  fais  de  nous  des  ménestrels,  prépare-toi  à  n'en- 
tendre que  désaccords. 

MeUant  la  maia  sur  son  épéc. 

Voici  mon  archet  ;  voici  qui  vous  fera  danser.  Sangdieu, 

de  concert  ! 

BEmoLio. 

—  Nous  parlons  ici  sur  la  promenade  publique  ;  —  ou 
retirons-nous  dans  quelque  lieu  écarté,  —  ou  raisonnons 
froidement  nos  griefs,  —  ou  enfin  séparons-nous.  Ici  tous 
les  yeux  se  fixent  sur  nous. 

MERCUTIO. 

—  Les  yeux  des  hommes  sont  faits  pour  voir  :  laissons- 
les  se  fixer  sur  nous  :  —  aucune  volonté  humaine  ne  me 
fera  bouger,  moi  (90)  ! 

Entre  ROMÉO. 
TYBALT,   i  Mercatio. 

—  Allons,  la  paix  soit  avec  vous,  messire  ! 

MontraDt  Roméo. 

Voici  mon  homme. 

MERCUTIO. 

—  Je  veux  être  pendu,  messire,  si  celui-là  porte  votre  li- 
vrée :  —morbleu,  allez  sur  le  terrain,  il  sera  de  votre  suite  ; 
—  c'est  dans  ce  sens-là  que  Votre  Seigneurie  peut  Tappeler 
son  homme. 

—  Roméo,  l'amour  quo  je  te  porte  ne  me  fournit  pas  - 
de  terme  meilleur  que  celui-ci  :  Tu  es  un  infâme  ! 


—  Tjbalt,  les  raisons  que  j'ai  de  t'simer  —  me  font  excu- 
ser la  rage  qui  éclate  —  par  un  tel  salut  (91).. .  Je  ne  suis 
pas  un  infAme.y  — AJnsi,  adieu  :  je  vois  que  tu  ne  me  con- 
nais pas. 

Il  »o  pour  Bortir. 
TTBALT. 

—  Enfant,  ceci  ne  saurait  excuser  les  injures  —  que  lu 
m'as  fuites  :  tourne-toi  donc,  et  eu  garde  ! 

ROHÉO. 

—  Je  proteste  que  je  ne  t*ai  jamais  fait  injure,  —  et  que 
je  t'aime  d'une  affection  dont  tu  n'auras  idée  -  que  le  jour 
où  tu  en  connaîtras  tes  motifs...  —  Ainsi,  bon  Capulet... 
(ce  nom  m'est  -  aussi  cber  que  le  mien),  liens-loi  pour 
satîsfsit. 

MERCUTIO. 

—  0  froide,  déshonorante,  ignoble  soumission!  —  Une 
estocade  pour  réparer  cela  ! 

II  met  Vépée  i  la  main. 

—  Tyball,  tueur  de  rats,  voulez-vous  faire  un  tour?  — 

TTBàLT. 
Que  veui-lu  de  moi  ? 

merci;  Tio. 
Rien,  bon  roi  des  cbals,  rien  qu'une  de  vos  neuf  vies  ; 
celle-U,  j'entends  m'en  régaler,  me  réservant,  selon  vo- 
ire conduite  future  à  mon  égard,  de  mettre  en  bacbis  les 
huitautr«s.  Tirez  donc  vite  votre  épée  par  les  oreilles,  ou, 
avant  qu'elle  soit  bors  de  l'élui,  vos  oreilles  sentiront  la 
mienne. 

TTBALT,   Yépie  k  U  main. 
Je  sais  k  vous  (93). 

Mon  bon  Merculio,  remets  ton  épée. 

vil.  19 


2M 


Uiow,  flttsnt.  «cure 


-  bétBÊiat^  Bfirvoiio,  e!  abMODS  lears  nies...  —  Me»- 
near^,  p»  podeor,  reculez  âecsDi  un  H  ontraçe  :  —  Tj- 
ba'-t  !  lkTc:irbo  !  Le  prinoe  a  ciyeameMl  —  interdît  les 
rixes  dans  ks  mes  de  TésxiDe  ..  —  Anètei,  Tjliall!  cber 

Mereatki! 

B«aM»  «l«fti  ftc«  «fM  ealre  le» 

fitr-dcAMO»  le  kras  et  fteoié»  et  s' 


Je  sois  blessé...  -  MalédictioD  sur  les  deux  maîsoiK!... 
Je  sots  expédié...  —  D  est  parti  !  Est-œ  qo*Q  n*a  rien  ? 

n  r^iapplf 

EE^OIIO,   seMcuBl  SeraMie. 

Quoi,  es-io blessé? 

vncmo. 

—  Oui,  oui,  une  égratignure,  une  égiitignure:  mor- 
bleu, c'est  bi«i  suffisant...  —  Où  est  nx>n  page?  Maraud, 
▼a  me  chercher  un  diirurgien. 

Le  page  ton. 
ROMÉO. 

Courage,  ami  :  la  blessure  ne  peut  être  sérieuse. 

imcmo. 

Non,  elle  n'est  pas  aussi  profonde  qu'un  poîts,  ni  aussi 
large  qu'une  porte  d'église:  mais  elle  est  suffisante,  die 
peut  compter  :  demandei  à  me  Toir  demain»  et,  quand  fOiB 
me  ref  rouTerex,  j'aurai  la  gravité  que  donne  la  biàm.  Je  suis 
poivré,  je  vous  le  garantis,  assez  pour  ce  bas-monde...  Malé- 
diction sur  vos  deux  maisons  1...  Moi»  un  bomme,  être  égra- 
tigrié  à  mort  par  un  chien,  un  rat,  une  souris»  un  chat!  par 
un  fier-à-bras,  un  gueux,  un  maroufle  qui  ne  se  bat  que 
par  règle  d'arithmétique! 


SGÉ1«£  111.  295 

A  nCNIMO. 

Pourquoi  diable  vous  êtes-vous  mis  entre  nous?  J'ai  reçu 
le  coup  par-dessous  votre  bras. 

ROMÉO. 

J'ai  cru  faire  pour  le  mieux. 

MERCUnO. 

—  Aide-moi  jusqu'à  une  maison,  Benvolio,  —  ou  je  vais 
défaillir...  Malédiction  sur  vos  deux  maisons!  —  Elles  ont 
fait  de  moi  delà  viande  à  vermine...  —  Oh!  j'ai  reçu  mon 
affaire,  et  bien  à  fond. . .  Vos  maisons  ! . . . 

Mercotio  sort,  soutena  par  Benvolio  (93). 
ROMÉO,    Féal. 

—  Donc  un  bon  gentilhomme,  le  proche  parent  du  prince, 
—  mon  intime  ami,  a  reçu  le  coup  mortel  —  pour  moi,  après 
l'outrage  déshonorant  —  fait  à  ma  réputation  par  Tybalt, 
par  Tybalt,  qui  depuis  une  heure  —  est  mon  cousin!...  0 
ma  douce  Juliette,  —  ta  beauté  m'a  efféminé  ;  —  elle  a 
amolli  la  trempe  d'acier  de  ma  valeur! 

Rentre  Bbnvouo. 
BENYOUO. 

—  0  Roméo,  Roméo  !  le  brave  Mercutio  est  mort  :  — 
Ce  galant  esprit  a  aspiré  la  nuée,  —  trop  tôt  dégoûté  de 
cette  terre. 

ROMÉO. 

Ts.  —  Ce  jour  fera  peser  sur  les  jours  à  venir  sa  sombre 
fatalité  :  —  il  commence  le  malheur,  d'autres  doivent 
l'achever. 

Rentre  Tybalt. 
BBNVOUO. 

—  Voici  le  furieux  Tybalt  qui  revient. 

ROMÉO. 

—  Vivant!  U-iomphant!  et  Mercutio  tué!  —  Remonte  au 


296  ROMÉO  ET  JULIETTE. 

ciel,  circonspecte  indulgence,  ~  et  toi,  furie  à  l'œil  de 
flamme,  sois  mon  guide  maintenant  !  —  Ah  !  Tybalt,  re- 
prends pour  toi  ce  nom  d'infâme  —  que  tu  m'as  donné  tout 
à  l'heure  :  l'âme  de  Mercutio  —  n'a  fait  que  peu  de  che- 
min au-dessus  de  nos  tètes,  —  elle  attend  que  la  tienne 
vienne  lui  tenir  compagnie.  —  Il  faut  que  toi  ou  moi,  ou 
tous  deux,  nous  allions  le  rejoindre  (94). 

TYBALT. 

—  Misérable  enfant,  tu  étais  son  camarade  ici-bas  :  — 
c'est  toi  qui  partiras  d'ici  avec  lui. 

ROMÉO,   mettant  Tépëe  k la  main. 

Voici  qui  en  décidera . 

Ils  se  battent.  Tybalt  tombe. 
BENYOUO. 

—  Fuis,  Roméo,  va-t'en!  —  Les  citoyens  sont  sur  pied, 
et  Tybalt  est  tué...  —  Ne  reste  pas  là  stupéfait.  Le  prince  va 
te  condamner  à  mort,  —  si  tu  es  pris...  Hors  d'ici!  va-f  en! 
fuis! 

ROMÈO. 

—  Oh  I  je  suis  le  bouffon  de  la  fortune  (98)  ! 

BENYOUO. 

Qu'attends-tu  donc? 

Roméo  s*enfait. 
Entrent  nne  foule  de  citoyens  armés. 
PREMIER  CITOYEN. 

—  Par  oîi  s'est  enfui  celui  qui  a  tué  Mercutio?  —  Ty- 
balt, ce  meurtrier,  par  où  s'est-il  enfui? 

BENYOUO. 

—  Ce  Tybalt,  le  voici  i  terre  ! 

PREMIER  CITOYEN. 

Debout,  monsieur,  suivez-moi  :  —  je  vous  somme  do 
m'obéir  au  nom  du  prince. 


e  PRiBCE  et  5a  suite,  Montacue,  Capulet,  ,i.adv  Montague, 
LADï  Capulet  el  d'aatrei. 


LE  PBINCB. 

—  Où  sont  les  vils  promoteurs  de  cette  rixe? 

BENVOUO. 

—  0  noble  prince,  je  pais  te  révéler  toutes  -  les  cir- 
conslances  douloureuses  de  cette  fatale  querelle. 

MoDtriDt  le  corpi  de  Tybalt. 

—  Toici  rhorarae  qui  a  été  tué  par  le  jeune  Roméo.  — 
après  avoir  tué  Ion  parent,  le  jeune  Mereutio. 

UDÏ  CAPULET,    se  peDchanlaarle  corps. 

—  Tjbalt,  mon  neveu!...  Oh!  l'enfant  de  mon  frère!  —  1 
Oh  !  prince  I ...  Oh  !  mon  neveu  ! . . .  mon  mari  (96)  I  C'est  te 
sang  ~  de  notre  cher  parent  qui  a  coulé  I...  Prince,  si  tu  es 
juste,  —  verse  le  sang  des  Montagnes  pour  venger  notre 
sang...  —  Ohl  mou  neveu!  mon  neveu! 

LE   PRmCB. 

—  Benvolio,  qui  a  commencé  cette  rixe? 

BRNVOLIO. 

—  Tjbalt,  que  vous  vojez  ici,  tué  de  la  main  de  Roméo. 

—  Ed  vsîn  Roméo  lui  parlait  sagement,  lui  disait  de  roilé-  | 
chir  —  à  la  futilité  de  la  querelle,  et  le  roettaiten  garde 
contre  voire  auguste  déplaisir...  Tout  cela,  dit  —  d'une  voix  | 
affable,  d'un  air  calme,  avec  l'humilité  d'un  suppliant  age- 
nouillé, -  n'fl  pu  faire  irève  à  la  fureur  indomptable  —  de 
T;rbalt,  qui,  sourd  aux  paroles  de  paix,  a  brandi  —  la  pointe 
de  son  épée  contre  la  poitrine  de  l'intrépide  Mereutio,  — 
Mereutio,  tout  aussi  exalté,  oppose  le  fer  au  fer  dans  ce  duel 

h  outrance;  —  avec  un  dédnin  martial,  il  écarte  d'une  main 

—  la  froide  mort  et  de  l'autre  la  retourne  -  contre  'l'ybalt, 
dont  la  dextérité  -  la  lui  renvoie;  Roméo  leur  crie:  ~  Ar- 
riles,  amis!  amis,  séparez-voug !  el,  d'un  geste  — plus  rapide   ' 
que  sa  parole,  il  abat  les  pointes  fotnies.  -Au  moment  où  il 


298  ROMÉO  ET  JULIETTE. 

s'élance  entre  eux,  passe  sous  son  bras  même  —  une  botte 
perfide  de  Tybaltqui  frappe  mortellement  —  le  fougueux 
Mercutio.  Tybalt  s'enfuit  alors,  —  puis  tout  à  coup  revient 
sur  Roméo,  —  qui  depuis  un  instant  n'écoute  plus  que  la 
vengeance.  —  Leur  lutte  a  été  un  éclair;  car,  avant  que  — 
j'aie  pu  dégainer  pour  les  séparer,  le  fougueux  Tybalt  était 
tué.  —  En  le  voyant  tomber,  Roméo  s'est  enfui.  —Que  Ben- 
volio  meure  si  telle  n'est  pas  la  vérité  (97)  ! 

LADY  GàPULET,   dës^ignaDt  BeoTolio. 

—  Il  est  parent  des  Montagues  ;  —  l'affection  le  fait  men- 
tir, il  ne  dit  pas  la  vérité  (98)  !  —  Une  vingtaine  d'entre  eux 
se  sont  ligués  pour  cette  lutte  criminelle,  —  et  il  a  fallu  qu'ils 
fussent  vingt  pour  tuer  un  seul  homme!  —  Je  demande 
justice,  fais-nous  justice,  prince.  —  Roméo  a  tué  Tybalt; 
Roméo  ne  doit  plus  vivre. 

LE   PRINGE. 

-  Roméo  a  tué  Tybalt,  mais  Tybalt  a  tué  Mercutio  :  — 
qui  maintenant  me  payera  le  prix  d'un  sang  si  cher? 

MONTAGUE. 

^  —  Ce  ne  doit  pas  être  Roméo,  prince,  il  était  l'ami  de 
Mercutio.  —  Sa  faute  n'a  fait  que  terminer  ce  que  la  loi 
eût  tranché,  —  la  vie  de  Tybalt. 

LE  PRINCE. 

Et,  pour  cette  offense,  —  nous  l'exilons  sur-le-champ.— 
Je  suis  moi-même  victime  de  vos  haines  ;  —  mon  sang  coule 
pour  vos  brutales  disputes  ;  —  mais  je  vous  imposerai  une 
si  rude  amende  —  que  vous  vous  repentirez  tous  du  mal- 
heur dont  je  souffre.  —  Je  serai  sourd  aux  plaidoyers  et  aux 
excuses;  —  ni  larmes  ni  prières  ne  rachèteront  les  torts; 

—  elles  sont  donc  inutiles.  Que  Roméo  se  hâte  départir;  — 
l'heure  où  on  le  trouverait  ici  serait  pour  lui  la  dernière.  — 
Qu'on  emporte  ce  corps,  et  qu'on  défère  à  notre  volonté  : 

—  la  clémence  ne  fait  qu'assassiner  en  pardonnant  à  ceux 
qui  tuent  (99). 


SCÈNE  XIII. 


tL'apTuirUmanl  île  Juliette  (100). 


—  Retournée  nu   galop,  vniis  coursiers  auz  pieds  dé 
flamme,  -vers  le  logis  do  Phébus  :  déjà  un  cocher  — comme  , 
Phoélon  vousaurnii  lancés  d<ins  l'ouest  —  elauraîl  ramené 
U  nuit  n<^l>uleuse...~  Etends  ton  ï'psis  rideau,  nuit  vouée  à 
t'nmour,  —  que  les  yeux  de  la  mm^ur  se  ferment  et  que 
Roméo  —  bondisse  dnns  mes  hras,  ignoré,  inaperçu!  — 
Pntir  accomplir  leurs  amoureux  devoirs,  les  amants  y  voient  ; 
assez  —  à  la  seule  lueur  de  leur  beauté;  et,  si  l'amour  est  , 
aveugle,  —  il  s'accorde  d'autant  mieui  avec  la  nuit...  Viens, 
nuit  solennelle,  -  matrone  au   sobre  vêtement   noir,  — 
apprends-moi  i  perdre,  en  la  gagnant,  celte  partie  —  qui 
aura  pour  enjeui  deui  virginités  sans  tache;  —  cachi?  le  ] 
sang  hagard  qui  Sf  débat  dans  mes  joues.  —  avec  ton  noir 
chaperon,  jusqu'à  ce  que  le  timide  amour,  devenu  plus  j 
hardi,  --  ne  voie  plus  que  chasteté  dans  l'acte  de  l'amour! 
—  A  moi.  nuit  !  Viens,  Roméo,  viens  :  tu  feras  le  jour  de  la 
Duit.  -quand  tu  arriveras  surles  ailes  de  la  nuit. —plus  écla- 
tant que  la  neige  nouvelle  sur  le  dos  du  corbeau.  —  Viens, 
gentille  nuit;  viens,  chère  nuit  an  front  noir,  —  donne-moi 
mon  Roméo,  et,  quand  il  sera  mort,  —  preods-le  et  coupe- 
le  en  petites  étoiles,  —  et  il  rendra  la  face  du  ciel  si  splen* 
dtde  —  que  tout  l'univers  sera  amoureux  de  la  nuit  —  et   ! 
refusera  son  culteà  l'aveuglnn*  soleil...  —  Oh!  j'ai  acheta  ] 
un  domaine  d'amour,  -  mais  je  n'en  ai  pas  pris  possi'a- 
sîon,  et  celui  qui  m'a  acquise—  n'a  pas  encore  joui  de  moi. 
Fastidieuse  journée,  —  lente  comme  la   nuit  l'est,  h  la 


L 


300  ROMÉO  ET  JOLISnE. 

veille  d'une  fête,  —  pour  rimpatiente  enfoni  qui  a  une  robe 
neuve  —  et  ne  peut  la  mettre  encore  !  Oh  !  voici  ma  nour- 
rice... 

Entre  la  NOURRICE,  avec  une  écheUe  de  corde. 

JULIETTE. 

Elle  m'apporte  des  nouvelles;  chaque  bouche  qui  me 
parle—  de  Roméo,  me  parle  une  langue  céleste...  —  Eh 
bien,  nourrice,  quoi  de  nouveau?...  Qu'as- tu  là?  l'échelle 
de  corde  —  que  Roméo  t'a  dit  d'apporter  ? 

U  NOURRIGS. 

Oui,  oui,  l'échelle  de  corde! 

Elle  laisse  tomber  T  échelle  avec  an  geste  de  désespoir. 
JULIETTE. 

—  Mon  Dieu  !  que  se  passe-t-il?  Pourquoi  te  tordre  ainsi 
les  mains  ? 

Lk  NOURRICE. 

—  Ah!  miséricorde!  il  est  mort,  il  est  mort,  il  est  mort! 

—  Nous  sommes  perdues,  madame,  nous  sommes  perdues! 

—  Hélas  !  quel  jour  !  C'est  fait  de  lui,  il  est  tué,  il  est  mort! 

JULIEHE. 

—  Le  ciel  a-t-il  pu  être  aussi  cruel  ! 

u  NOURRICE. 

Roméo  l'a  pu,  —  sinon  le  ciel...  0  Roméo!  Roméo!  — 
Qui  l'aurait  jamais  cru  T  Roméo  ! 

JULIETTE. 

—  Quel  démon  es-tu  pour  me  torturer  ainsi  ?  —  C'est  un 
supplice  à  faire  rugir  les  damnés  de  l'horrible  enfer.  — 
Est-ce  que  Roméo  s'est  tué?  Dis-moi  oui  seulement,  —et  ce 
simple  oui  m'empoisonnera  plusvite  — que  le  regard  meur- 
trier du  basilic.  -  Je  cesse  d'exister  s'il  me  faut  ouïr  ce  oui, 

—  et  si  tu  peux  répondre  :  oui,  les  yeux  de  Roméo  sont  fer- 
més !  —  Est-il  mort?  dis  oui  ou  non,—  et  qu'un  seul  mot 
décide  de  mon  bonheur  ou  de  ma  misère  ! 


sctm  xm, 


301 


I.A  NOURRICE. 

—  J'ai  VU  la  blessure,  je  l'oi  vuodti  mes  yeui...  —  Par 
lâ  croix  du  Sauveur!...  là,  sur  sa  œAle  poitrine...  —  Un 
triste  cadavre,  un  triste  cadavre  ensanglanté,  -  pâle,  pAle 

comme  la  cendre,  tout  couvert  de  sang,  —  de  sang  caillé... 
A  le  voir,  je  me  suis  évanouie. 

JITJBTTE. 

—  Ob  !  renonce,  mon  cœur  ;  pauvre  failli,  fais  banque- 
roule  à  cette  vie  I  —  En  prison,  mes  yeux  !  Formez-vous  à 
la  libre  lumière  !  —  Terre  vile,  retourne  à  la  terre,  cesse 
de  te  mouToir,  -  et,  Roméo  el  toi,  affaissez-vous  dans  le 
m^me  tombeau. 

LA  NOURRICE. 

—  0  Tyball,  Tjbalt,  le  meilleur  ami  que  j'eusse!  —  0 
courtois  Tjbalt!  honnête  genlilbomme!  -  Faut-il  que 
j'aie  vécu  pour  te  voir  mourir  ! 

JCLtEHE. 

—  Quel  est  cet  ouragan  dont  les  rafales  se  heurtent  ?  — 
Roméo  est-il  lue  et  Tjbnit  est-il  mort  ?  -  Mon  cher  cou- 
sin, et  mon  mari  plus  cher!  -  Alors,  sonne  la  trompette 
terrible  du  dernier  jugement  !  —  Car  qui  donc  est  vivant,  si 
cfs  doux-lA  ne  sont  plus  ? 

LA  RdURBlCE. 

—  Tyball  n'est  plus,  et  Roméo  est  banni  !  -Roméo,  qui   ' 
l'a  tué,  est  banni. 

Jï  METTE. 

—  0  mon  Bien  !  Esl-ce  que  lu  main  Ju  Roméo  8  versé  le 
s.ingdeTybalt? 

U   NOIRRICE. 

—  Oui,  oui.  hélas!  oui. 

«JURHE. 

—  0  opur  reptile  caché  sous  la  beauté  en  fleur!  — 
Jamais  dragon   ticcupa-t-il  une  caverne  si  splendide!  — 


302  ROMtO  RT  lULIKTTB. 

—  Gracieux  tyran  !  démon  angéliqne  !  —  corbeau  aux  plu- 
mes de  colombe  !  agneau  ravisseur  de  loups  !  -*  méprisable 
substance  d'une  forme  divine  !  —  Juste  l'opposé  de  ce  quê 
tu  semblés  être  justement,—  saint  damné,  noble  misérable 
(101)  !  —  0  nature,  è  quoi  réservais-tu  l'enfer,  —  quand  ta 
reléguas  l'esprit  d'un  démon  —  dans  le  paradis  mortel  d'un 
corps  si  exquis?  —  Jamais  livre  contenant  aussi  vile  rap- 
sodie  —  fut-il  si  bien  relié  ^  Oh  !  que  la  perfidie  habite  - 
un  si  magnifique  palais  1 

LÀ   NOURRICE. 

Il  n'y  a  plus  h  se  fier  aux  hommes  ;  —  chez  eux  ni  bonna 
foi,  ni  honneur,  ce  sont  tous  des  parjures,  —  tous  des  tral* 
très,  tous  des  vauriens,  tous  des  hypocrites...  —  Ahfoii 
est  mon  valet?  Vite,  qu'on  me  donne  de  l'eau^de-vie!  - 
Ces  chagrins,  ces  malheurs,  ces  peines  me  font  vieillir.  - 
Honte  à  Roméo  ! 

JUUETTK. 

Que  ta  langue  se  couvre  d ampoules— après  un  pareil 
souhait  !  Il  n'est  pas  né  pour  la  honte,  lui.  —  La  honte  se» 
rait  honteuse  de  siéger  sur  son  front  ;  —  car  c'est  un  trône 
où  l'honneur  devrait  être  couronné  —  monarque  absolu  de 
l'univers.  —  Oh!  quel  monstre  j'étais  de  l'outrager  ainsi  ! 

U  NOURRICE. 

—  Pouvez-vous  dire  du  bien  de  celui  qui  a  tué  votre 
cousin  ? 

JULIETTE. 

—  Dois-je  dire  du  mal  de  celui  qui  est  mon  mari?  — Ah  ! 
mon  pauvre  seigneur,  quelle  est  la  langue  qui  caressera  ta 
renommée,  —  quand  moi,  ton  épousée  depuis  trois  heures, 
je  la  déchire?  —  Mais  pourquoi,  méchant,  as-tu  tué  mon 
cousin  ?  — C'est  que,  sans  cela,  ce  méchant  cousin  aurait  tué 
mon  Roméo  !  —  Arrière,  larmes  folles,  retournez  à  votre 
source  naturelle  :  -  il  n'appartient  qu'à  la  douleur,  ce  tribut 
—  que  par  méprise  vous  offrez  à  la  joie.  —  Mon  mari,  que 


SC*NE  xin. 


303 


Tybalt voulait  tuer,  psI  vÎTant:  —  el  Tybalt,  qui  voulait  tuer 
mon  mari.estmorl.— Tout  cela  est  heureux  :  pourquoi  donc 
pleurer?...  —  Ah!  il  y  a  un  mot,  plus  terrible  que  la  mort 
de  Tvbalt.  —qui  m'a  assBssinée  !  jft  voudrais  bien  l'oublier, 
—  mais,  hélas  !  il  pèse  sur  ma  mémoire,  —  comme  une  faute 
(lamnable  sur  l'Ame  du  pécheur.  —  Tybalt  e»t  mort  et  Roméo 
est...  banni.  —  Banni  !  ce  seul  mot  banni  —  a  tué  pour  moi 
dix  mille  TybaU.  Que  Tybsll  mourût,  —  c'était  un  malheur 
sutlîsant,  se  fût-il  arrêté  là.  -  Si  mûme  le  malheur  inexora- 
ble ne  se  plaît  qu'en  rompagnie,  —  s'il  a  besoin  d'être  es- 
corté par  d'autres  catastrophes,  —  pourquoi,  après  m'avoir 
dit  :  Tybalt  fut  mort,  n'a-t-elle  pas  ajouté  :  —  Ton  p^re  aussi, 
ou  la  mhe  aussi,  ou  même  ton  père  ft  ta  mère  aussi  ?  — 
Cela  m'aurait  causé  de  tolérables  angoisses.  —  Mais,  à  la 
suite  (le  la  mort  de  Tybalt.  faire  sm^ir  cette  arrière-garde  : 
-Roth^o  «(  fcflfint,  prononcpr  seulement  ces  mots.  -  c'est 
tuer,  c'est  faire  mourir  à  la  fois  père,  mère  Tyball,  Roméo 
cl  Juliette!  -  lïoméo  est  banni!  -  Il  n'y  a  ni  fin.  ni  li- 
mite, ni  mesure,  ni  borne  —  à  ce  mol  meurtrier!  Il  n'y  a 
pas  de  cri  pour  rendre  cette  dôuleur-là.  —  Mou  père  el  ma 
mère,  où  sont-ils,  nourrice  ? 

U    MiLURICE. 

—  Ils  pleurent  el  sanglotent  sur  le  corps  de  Tybalt.  — 
Voulei-vous  aller  près  d'eux?  Je  vous  y  conduirai. 

ItUETTB. 

—  Us  lavent  ses  blessures  de  leurs  larmes?  Les  miennes, 
je  les  réserve,  —  quand  le?  leurs  seront  séchées,  pour  le 
bannissement  de  Roméo  —  Ramasse  ces  rordes..  Pauvre 
ifchelle.  le  voitâ  déi^ue  —  comme  moi,  car  Roméo  est 
exilé  :  —  il  avait  fait  de  toi  nn  chemin  jusqu'à  mon  lit  ;  — 

•mais,  restée  vîei^,  il  faul  que  je  meure  dans  un  virginal 
«(•uvBge.  —  A  moi,  rordes  !  Ji  moi,  nourrice!  je  vais  au  lit 
nuptial,  -  et.  au  lieu  deltoméo,  c'est  le  sépulcre  qui  pren- 
dra ma  virginité. 


304  RO^iÊO  ET  JUUBTTE. 

U  HOUUUCB. 

—  Courez  à  votre  chambre  ;  je  Tais  trouver  Roméo — pour 
qu'il  TOUS  console...  Je  sais  bim  où  il esL..  —  Entendez- 
vous,  votre  Roméo  sera  ici  cette  nuit  ;  —je  vais  à  lui;  il  est 
caché  dans  la  cellule  de  Laurence. 

JULIETTE ,   déuchant  ane  bagve  de  toa  doigt. 

—  Oh  !  trouve-le  !  Remets  cet  anneau  è  mon  fidèle  che- 
valier, —  et  dis-lui  de  venir  me  faire  ses  derniers  adieux. 

SCÈNE    XIV. 

[La  cellule  de  frère  Laareoee.] 
Entreol  frère  Laurence,  puis  RoMto.  Le  jour  baisse. 

UURENCE. 

—  Tiens ,  Roméo  ;  viens,  homme  sinistre  ;  l'afDictioa 
s'est  énamourée  de  ta  personne,  —  et  tu  es  fiancé  à  la  ca- 
lamité. 

ROMÉO. 

—  Quoi  de  nouveau,  mon  père?  Quel  est  Tarrét  du 
prince  ?  —Quel  est  le  malheur  inconnu  qui  sollicite  accès- 
près  de  moi  ? 

lAlRKNTR. 

Tu  n'es  que  trop  familier  -  avec  cette  triste  société, 
mon  cher  fils.  —  Je  viens  l'apprendre  l'arrêt  du  prince. 

ROMÉO. 

—  Quel  arrêt,  plus  doux  qu'un  arrêt  de  mort,  a-t-il  pu 
prononcer  ? 

UURENGE. 

—  Un  jugement  moins  rigoureux  a  échappé  à  ses  lèvres  : 
—  il  a  décidé,  non  la  mort,  mais  le  bannissement  do 
corps. 


SCÔflB  XIT.  , 


305 


BOMKO. 

—  Ah!  le  bannissement  !  Pnr  pîlîé,  dis  la  mort!  -L'eiil 
n  l'aspect  plus  terrible,  —  bien  plus  terrible  que  la  mort. 
Ne  dis  pas  le  bannissenieni  ! 

UtJRSNCE. 

—  Tu  es  désormais  boniii  de  Vérone.  —  Prends  cou- 
rage; le  monde  est  grand  et  vaste. 

ROMÉO. 

—  Hors  des  murs  de  Vérone,  le  monde  n'exislo  pas  ; 

il  a'y  a  que  purgaloire,  toiture,  enfer  même.  -  Être  banni 
d'ici,  c'est  être  banni  du  monde,  ~  et  cet  exil-là,  c'est  la 
mort.  Donc  le  bannissement,  —  c'est  la  mort  sous  un  faux 
nom.  En  appelant  la  morlbannîssemeat, -tume  Irancbesla 
tiîte  avec  une  hache  d'or,  — et  tu  souris  au  coup  qui  me  tue! 

UL'HENCE. 

—  0  péché  mortel  !  0  grossière  ingratitude  !  -  Selon 
notre  loi,  ta  faute,  c'élnil  la  mort  ;  mais  le  bon  prince,— 
prenant  ton  parti,  a  tordu  la  loi,  —  et  à  ce  mot  sombre,  la 
mort,  a  substitué  le  bannissement.  --  C'est  une  grâce  insi- 
gne, et  tu  ne  le  vois  pas. 

ROMÉO. 

—  C'est  one  torture,  et  non  une  grâce  !  I.e  ciel  est  là  - 
où  vil  Juliette  :  un  chat,  un  chien,  —  une  petite  souris,  l'ê- 
tre le  plus  immonde,  —  vivent  dans  le  paradis  et  peuvent  la 
contempler,  —  mais  Roméo  ne  le  peut  pas.  La  mouche  du 
charnier  est  plus  privilégiée,  —  plus  comblée  d'honneur, 
plus  favorisée  —  que  Roméo  ;  elle  peut  saisir  -  les  blanches 
merveilles  de  la  chère  main  de  Juliette,  —  et  dérober  une 
immortelle  béatitude  sur  ces  lèvres  -  qui,  dans  leur  pure 
et  vestale  modestie,  —  rougissent  sans  cesse,  comme  d'un 
péché,  du  baiser  qu'elles  se  donnent  !  —  Mais  Roméo  ne  le 
peut  pas,  il  est  exilé.  -  Ce  bonheur  que  la  mouche  peut 
avoir,jedoisle  (\iir,  moi;  -elle  est  libre,  mais  je  suis  banni. 

-Euu  disque  l'eiil  ti'est  iws  la  mort!  -  Tu  n'avaisdone 


306  ROMÉO  KT  JOLIKTTE. 

pas  un  poison  subtil,  un  couteau  bien  affilé,  —  un  instru- 
ment quelconque  de  mort  subite ,  —  tu  n*avais  donc,  pour 
me  tuer,  que  co  mot  :  Banni!...  banni!  —  Ce  mot-U,  mon 
père,  les  damnés  de  Tenfer  remploient  —  et  le  prononcent 
dans  des  hurlements  !  Comment  as-tu  le  cœur,  —  toi,  prêtre, 
toi,  confesseur  spirituel,  —toi  qui  remets  les  péchés  et  t'a- 
voues mon  ami,  —  de  me  broyer  arec  ce  mot  :  bannissemerUÎ 

UURKNCS. 

—  Fou  d'amour,  laisse-moi  te  dire  une  parole. 

ROMÈO. 

—  Oh  !  tu  vas  encore  me  parler  de  bannissement 

UCRENCE. 

—  Je  vais  te  donner  une  armure  è  Tépreuve  de  ce  mot. 

—  1^  philosophie,  ce  doux  lait  de  l'adversité,  —  te  soutien- 
dra dans  Ion  bannissement. 

ROMtO. 

—  Encore  le  bannissement!...  Au  gibet  la  philoso- 
phie! ~  Si  la  philosophie  ne  peut  pas  faire  une  Juliette, 

—  déplacer    une   ville,    renverser  l'arrêt  d'un  prince, 

—  elle  ne  sert  à  rien,  elle  n'est  bonne  à  rien,  ne  m'en 
parle  plus  ! 

UURENCE. 

—  Oh  !  je  le  vois  bien,  les  fous  n'ont  pas  d'oreilles  ! 

ROMio. 

—  Comment  en  auraient-ils,  quand  les  sages  n'ont  pas 
d'yeux  ? 

LAURENCE. 

—  Laisse-moi  discuter  avec  toi  sur  ta  situation. 

ROMÊO. 

—  Tu  ne  peux  pas  parler  de  ce  que  tu  ne  sens  pas.  —  Si  tu 
étais  jeune  comme  moi  et  que  Juliette  fût  ta  bien-aimée,  — 
si,  marié  depuis  une  heure,  tu  avais  tué  Tybalt,  —  si  tu 
étais  éperdu  comme  moi  et  comme  moi  banni,  —  alors  tu 
pourrais  parler,  alors  tu  pourrais  t'arracher  les  cheveux,  - 


8GÉNE  XIY.  307 

et  te  jeter  contre  terre,  comme  je  fois  en  ce  moment,  -  pour 
y  prendre  d'avance  la  mesure  d'une  tombe  ! 

U  s'afTaisse  à  lerre.  On  frappt  a  la  porte. 
UURINGI. 

—  Lève-toi,  on  frappe...  Bon  Roméo,  cache-toi. 

ROMiO. 

—  Je  ne  me  cacherai  pas  ;  h  moins  que  mes  douloureux 
soupirs  —  ne  fossent  autour  de  moi  un  nuage  qui  me  dé- 
robe aux  regards  ! 

Od  frappe  encore. 
LAURENCE. 

—  Entends-tu  comme  on  frappe?...  Qui  est  là?...  Ro- 
méo, lève-toi,  —  tu  vas  être  pris...  Attendez  un  moment... 
Debout  !  —  Cours  à  mon  laboratoire  ! . . . 

On  fl'appé. 

Tout  à  l'heure  ! . . .  Mon  Dieu  !  —  quelle  démence  ! . . . 

On  frappe. 

J'y  vais,  j'y  vais  ! 

Allant  à  la  porte. 

—  Qui  donc  frappe  si  fort?  D'où  venez-vous?  que  voulez- 
vous? 

LA  NOURRICE,   dn  dehors. 

—  Laissez-moi  entrer  et  vous  connaîtrez  mon  message. 
—  Je  Tiens  de  la  part  de  madame  Juliette. 

LAURENCE,    oovrant. 

Soyez  la  bienvenue,  alors. 

Entre  LA  NOURRICE. 
LA  NOURRICE. 

—  0  saint  moine,  oh  !  dites-moi,  saint  moine,  —  où  est 
le  seigneur  de  madame,  où  est  Roméo? 

LAURB9GE. 

—  Là,  par  terre,  ivre  de  ses  propres  larmes. 


308  BOJIÈO  ET  JlUlilTE. 

LA  NOtJRHia. 

—  Oh!  dans  le  même  état  que  ma  mailresse,  —  juste 
dans  le  même  état. 

UUREHCE. 

0  triste  sympathie  1  —  lamentable  situution  ! 

U    HOURRICK. 

C'est  ainsi  qu'elle  est  alTaissce,  —  sanglotant  et  pleurant, 
pleurant  et  sanglotant!... 

Se  penchant  sur  Roméo. 

—  Debout,  debout.  Levez-vous,  si  vous  êtes  un  homme. 

—  Au  nom  de  Juliette,  au  nom  de  Juliette,  levez-vous, 
debout  I  —  Pourquoi  tomber  daus  un  si  profond  dé- 
sespoir? 

ROHËO,  se  redressant  comme  en  tnnaat. 
La  nourrice  ! 

LA   NOURRICE. 

—  Ahl  monsieur]  ah!  monsieur!...  Vojons,  la  mort  est 
au  bout  de  tout. 

fiOHËO. 

—  Tu  as  parlé  de  Juliette  !  en  quel  état  est-elle  T  -  Est-ce 
qu'elle  ne  me  regarde  pas  comme  un  assassin  endurci,  — 
maintenant  que  j'ai  souillé  l'enfance  de  notre  bonheur  — 
d'un  sang  si  proche  du  sien  ?  —  Oîi  est-elle  ?  et  comment  est* 
elle?  Que  dit  —  ma  mystérieuse  compagae  de  notre  amou- 
reuse misère? 

u  NOURBICB. 

—  Oh  !  elle  ne  dit  rien,  monsieur  ;  mais  elle  pleure,  elle 
pleure  ;  ~  et  alors  elle  se  jette  sur  son  lit,  et  puis  elle  se 
redresse,  -  et  appelle  Tybalt;  et  puis  elle  crie  :  Roméo! 

—  et  puis  elle  retombe. 

ROHBO. 
n  semble  que  ce  nom,  —  lancé  par  quelque  fusil  menr- 
trier,  -  l'assassine,  comme  la  main  maudite  qui  répond  à 
ce  nom  -  a  assassiné  son  cousin  !...  Oh  t  dis-moi,  prêtre, 


SCENE  i\V.  309 

dis^moi  —  dans  quetle  vile  partie  de  ca  squelette  —  esl  logé 
mon  nom  ;  dis-le  moi,  pour  que  je  mette  à  sac  —  ce  hideux 
repaire? 

Il  tire  aon  poignard  comme  pont  sea   finpper.   Id  Doorrice  le  [aï 
nmcbe. 

UURENCE. 

Itetiens  ta  main  désespérée!  —  Es-tu  un  homme?  ta 
forme  crie  que  tu  ea  es  un;  -  mais  tes  larmes  sont  d'une 
Tomme,  cl  la  sauvage  aclioti  dénonce  —  la  furie  déraison- 
nable d'une  bête  brute.  ~  0  femme  disgracieuse  qu'on 
croirait  un  homme,  —  bùle  monstrueuse  qu'on  croirait 
homme  et  femme,  —tu  m'as  étonné!...  Par  noire  saint 
ordre,  -  je  croyais  ton  caractère  raieuï  trempé.  —  Tu  as 
tué  Tjbalt  et  tu  veux  te  tuer  I  —  tu  veux  luer  la  femme  qui 
ne  respire  que  par  loi,  —  en  assouvissant  sur  toi-inème  une 
haine  damnée!  —  Pourquoi  insulles-tu  à  la  vie,  au  cîel  et 
i  la  terre?  -  La  vie,  le  ciel  et  la  terre  se  sont  tous  trois 
réunis  —  pour  Ion  existence  ;  et  tu  veux  renoncer  à  tous 
trois!  -  Fil  fi!  tu  fais  lionte  àln  b^aulé,  àlonnmour,à  ton 
esprit.  —  Usurier,  tu  regorges  de  tous  les  biens,  —  et  lu  ne 
les  emploies  pas  k  ce  légitime  usage  —  qui  ferait  honneur  à 
ta  binante,  J  ton  amour,  à  ton  esprit.  —  Ta  noble  beauté  n'est 
qu'une  image  de  cire,  —  dépourvue  d'iJnergie  virile  :  —  ton 
amour,  ce  tendre  engagement,  n'est  qu'un  misérable  parjure, 
—  qui  tue  celle  que  lu  avais  f.iil  vœu  de  chérir;  —Ion  esprit, 
cet  ornement  de  la  beauté  el  de  l'amour,  -  n'en  est  chez  toi 
que  leguide égaré  :  -comme  la  (loudre  dans  la  cilcbassc  d'un 
soldat  maladroit,  -  il  prend  feu  parla  propre  ignorance  -  el 
te  mutile  au  lieu  de  te  défi'ndre.  -  Allons,  relève-loi,  l'hom- 
me! Elle  vit,  la  Juliette,  -  celle  chère  Juliette  pour  qui  tu 
mourais  tout  à  l'heure  :  —  n'es-tu  pas  heureiis?  Tjbalt  voulait 
l'égorger,  -  mais  tu  as  tué  Tjbalt  :  n'es-tu  pas  heureux 
enrorc?  -  La  loi  qui  le  menaçail  de  la  mort  devient  ton 
amie  —  et  change  la  sentence  en  exil:  n'es-tu  pas  heureux 
vri  ■'** 


L 


310  ROMÉO  ET  JULlirnE. 

toujours?  —  Les  bénédictions  pleuvent  sur  ta  tète .  —  la 
fortune  te  courtise  sous  ses  plus  beaux  atours;  —  mais  toi, 
maussade  comme  une  fille  mal  élevée,  —  tu  fais  la  moue  au 
bonheur  et  à  l'amour. —Prends  garde»  prends  garde,  c'est 
ainsi  qu'on  meurt  misérable.  —  Allons,  rends-toi  près  de  ta 
bien-aimée,  comme  il  a  été  convenu  ;  —  monte  dans  sa  cham- 
bre et  va  la  consoler;  —  mais  surtout  quitte-la  avant 
la  fin  de  la  nuit ,  —  car  alors  tu  ne  pourrais  plus  gagner 
Mantoue;  —  et  c*est  là  que  tu  dois  vivre  jusqu'à  ce  que 
nous  trouvions  le  moment  favorable  —  pour  proclamer  ton 
mariage,  réconcilier  vos  familles,  —  obtenir  le  pardon  du 
prince  et  te  rappeler  ici.  —  Tu  reviendras  alors  plus  heu^ 
reux  un  million  de  fois  —  que  tu  n'auras  été  désolé  au  dé^ 
part...  (102)  —Va en  avant,  nourrice,  recommande-moi  à  ta 
maltresse,  -  et  dis-lui  de  faire  coucher  son  monde  de 
bonne  heure  ;  -  le  chagrin  dont  tous  sont  accablés  les  dis- 
posera vite  au  repos...  —  Roméo  te  suit. 

U  NOURRICE. 

—  Vrai  Dieu  !  je  pourrais  rester  ici  toute  la  nuit  —  à 
écouter  vos  bons  conseils.  Oh  !  ce  que  c'est  que  la  science  I 

A  Roméo. 

—  Mon  seigneur,  je  vais  annoncer  à  madame  que  vous 
allez  venir. 

ROMÉO. 

—  Va,  et  dis  à  ma  bien-aimée  de  s'apprêter  à  me 
gronder. 

lA  NOURRICE,   lai  remettant  aoe  bagae. 

—  Voici,  monsieur,  un  anneau  qu'elle  m*a  dit  de  vous 
donner.  Monsieur,  —  accourez  vite,  dépéchez -vous,  car  il 
se  fait  tard. 

Lt  Doarrioe  fort. 
ROMÉO,   mettant  la  bagne* 

—  Gomme  ceci  ranime  mon  courage  I 

LAURENCE. 

—  Partei.  Bonne  nuit.  Mais  Caites^j  attaotioDi  tout  votre 


SCÈNK  XV.  311 

sort  en  dépend,  —quittez  Vérone  avant  la  fin  de  la  nuit,  — 
ou  éloignez-vous  à  la  pointe  du  jour  sous  un  déguisement. 

—  Restez  h  Mantoue  ;  votre  valet,  que  je  saurai  trouver,  — 
vous  instruira  de  temps  h  autre  —  des  incidents  heureux 
pour  vous  qui  surviendront  ici...  —  Donne-moi  ta  main  ;  il 
est  tard  :  adieu;  bonne  nuit. 

ROMÉO. 

—  Si  une  joie  au-dessus  de  toute  joie  ne  m'appelait  ail- 
leurs, —  j'aurais  un  vif  chagrin  à  me  séparer  de  toi  si  vite. 

—  Adieu. 

Ils  sortent. 

SCÈNE    XV. 

[Dans  la  maison  de  Gapulet.] 
Entrent  Capulet,  lady  Capulet  et  Paris. 

GAPULET. 

—  Les  choses  ont  tourné  si  malheureusement,  messire, 

—  que  nous  n'avons  pas  eu  le  temps  de  disposer  notre  fille. 

—  C'est  que,  voyez- vous,  elle  aimait  chèrement  son  cousin 
Tybalt,  —  et  moi  aussi...  Mais  quoi  !  nous  sommes  nés 
pour  mourir.  —  Il  est  très-tard  ;  elle  ne  descendra  pas  ce 
soir.  —  Je  vous  promets  que,  sans  votre  compagnie,  —  je 
serais  au  lit  depuis  une  heure. 

PARIS. 

—  Quand  la  mort  parle,  ce  n'est  pas  pour  l'amour  le  mo- 
ment de  parler.  —  Madame,  bonne  nuit  :  présentez  mes 
hommages  à  votre  fille. 

LADI   CAPULET. 

—  Oui,  messire,  et  demain  de  bonne  heure  je  connaîtrai 
sa  pensée.  —  Ce  soir  elle  est  cloîtrée  dans  sa  douleur. 

GAPULKT. 

—  Sire  Pftris,  je  puis  hardiment  vous  offrir  —  l'amour 


3J2  ROMEO  KT  JULIETTE- 

de  ma  fille  ;  je  pense  qu'elle  se  laissera  diriger  —  par  moi 
en  toutes  choses;  bien  plus,  je  n'en  doute  pas...  —  Femme, 
allez  la  voir  avant  d'aller  au  lit;  -  apprenez-lui  l'amour  de 
mon  fils  Paris,  -  et  dites-lui,  écoutez  bien,  que  mercredi 
prochain...  —  51ais  doucement!  Quel  jour  est-ce? 

i'ARIS. 

Lundi,  monseigneur. 

CÀPULET. 

—  Lundi?  hé!  hé!  alors,  mercredi  est  trop  tôt.  —  Ce 
sera  pour  jeudi...  dites-lui  que  jeudi  —  elle  sera  mariée  à 
ce  noble  comte...  -  Serez- vous  prêt?  Cette  hâte  vous  con- 
vient-elle? —  Nous  ne  forons  pas  grand  fracas  :  un  ami  ou 
deux!  -  Car.  voyez-vous,  le  meurtre  de  Tybalt  étant  si 
récent,  —  on  pourrait  croire  que  nous  nous  soucions  fort 
peu  —  de  notre  parent,  si  nous  faisions  de  grandes  réjouis- 
sances. —  Conséquemmenl,  nous  aurons  une  demi-dou- 
zaine d'amis,  —  et  ce  sera  tout.  Mais  que  dites-vous  de 
jeudi? 

PARIS. 

—  Monseigneur,  je  voudrais  que  jeudi  fût  demain. 

CAPILET. 

—  Bon;  vous  pouvez  partir...  Ce  sera  pour  jeudi,  alors. 
—  Vous,  femme,  allez  voir  Juliette  avant  d'aller  au  lit,  - 
et  prcparez-la  pour  la  noce...  -  Adieu,  messire...  De  la 
lumière  dans  ma  chambre,  holà!  —  Ma  foi,  il  est  déjà  si 
tard  —  qu'avant  peu  il  sera  de  bonne  heure. . .  Bonne  nuit. 

Us  sortent. 

SCÈNE    XVI. 

[La  chambre  à  coacher  de  Jalielte.} 

Entrent  Roméo  et  Juliette. 

JULIETTE. 

—  Veux-tu  donc  partir?  le  jour  n'est  pas  proche  encore  : 


SCftîlE  XVI. 


:îi3 


—  c'était  )e  rossignol  et  non  l'alouette  -dont  In  voii  jierrait 
lun  oreile  craintive.  —  Toutes  les  nuits  il  chante  sur  le  gre- 
nadier>  là-bas,  —  Crois-moi,  amour,  c'était  le  rossignol. 

HOMÈO. 

—  C'était  l'alouelte,  la  messagère  du  malin,  —  et  non  lo 
rossignol,  negnr<.'e,  amour,  ces  lueurs  jalouses  —  qui  den- 
lelleiil  le  bord  di^s  nuages  à  l'orient!  -  I,cs  flambeaux  de  la 
nuit  sont  éteints,  etlejourjoyeux  —  se  dresse  sur  la  pointe 
du  pied  su  sommet  brumeux  de  la  montagne.  —  Je  dois 
partir  cl  vivre,  ou  rester  et  mourir. 

JU  METTE. 

—  Cette  clarté  là-bas  n'est  pas  la  clarté  du  jour,  je  le  sais 
bien,  moi  ;  —  c'est  quelque  météore  que  le  soleil  eibale  — 
pour  le  servir  de  torche  citle  nuit  -  et  éclairer  ta  marche 
vers  Msntoue.  —  Reste  donc,  lu  n'as  pas  besoin  de  partir 
encore  (103). 

ROMÈn. 

—  Soil!  qu'on  me  prenne,  qu'on  me  mette  à  mort;  — 
je  suis  content,  situ  le  veux  ainsi.  —  Non.  cette  lueur  grisô 
n'est  pas  le  regard  du  malin,  ~  elle  n'est  que  le  pâle  reflet 
du  front  de  Cjnlhia  ;  —  et  ce  u'csl  pas  l'alouette  qui  frappe 
de  notes  si  hautes  -  ta  vortlc  du  ciel  au-dessus  de  nos 
Uïlcs.  '  J'ai  plus  le  déiiir  de  rester  que  la  volonté  de  partir. 

—  Vienne  la  mort,  et  elle  sera  biunvenue  !,..  Ainsi  le  veut 
Juliette...  —  Comment  étus-vous,  mon  âm-'?  Causons,  il 
n'est  pas  jour. 

JCLffiTTE. 

—  C'est  le  jour,  c'est  le  jour!  Fuis  vite,  va-l'en,  pars:  — 
C'est  l'alouftle  qui  détonne  ainsi,  ~  et  qui  lance  ces  notes 
rauques,  ces  sireltes  déplaisantes.  —  On  dit  que  l'alouette 
prolonge  si  doucement  les  accords  ;  —  cela  n'est  pas,  car 
elle  rompt  le  nôtre.  —  Ou  dit  que  l'alouette  et  le  hideux  cra- 
paud ont  changé  d'yeus  :  -  oh  !  que  n'ont-ils  aussi  changé 
de  voix,  —  puisque  rette  vo>x  nous  arrache  plTiirés  l'un  à 


314  ROMÉO  ET  JOLIETTE. 

l'autre  —  et  te  chasse  d'ici  par  son  hourvari  matinal  (104)  ! 
—  Oh  !  maintenant  pars.  Le  jour  est  de  plus  en  plus  clair. 

ROMÉO. 

-  De  plus  en  plus  clair?...  De  plus  en  plus  sombre  est 
notre  malheur. 

Entre  La  Nourrice. 
U  NOURRICE. 


—  Madame! 


Nourrice  ? 


JUUEITE. 


U  NOURRICE. 

Madame  votre  mère  va  venir  dans  votre  chambre.  —  Le 
jour  paraît;  soyez  prudente,  faites  attention. 

La  nourrice  sort. 
JULIETTE. 

—  Allons,  fenêtre,  laissez  entrer  le  jour  et  sortir  ma 
vie. 

ROMÉO. 

—  Adieu,  adieu  !  un  baiser,  et  je  descends. 

lu  s'embrassent.  Roméo  descend. 
JULIETTE,  se  p^^nchant  snr  le  balcon. 

—  Te  voilà  donc  parti?  amour,  seigneur,  époux,  ami!  — 
Il  me  faudra  de  tes  nouvelles  à  chaque  heure  du  jour,  — 
car  il  y  a  tant  de  jours  dans  une  minute  !  —  Oh  !  à  ce 
compte-là,  je  serai  bien  vieille,  -  quand  je  reverrai  mon 
Roméo. 

ROMÉO. 

—  Adieu  !  je  ne  perdrai  pas  une  occasion,  —  mon  amour, 
de  t'envoyer  un  souvenir. 

JUUETTE. 

—  Oh  !  crois-tu  que  nous  nous  rejoindrons  jamais? 

ROMÉO. 

—  Je  n'en  doute  pas;  et  toutes  ces  douleurs  feront  —  le 
doux  entretien  de  nos  moments  à  venir. 


SGÉME  XVI.  315 

JULRTTB. 

—  0  Dieu!  j'ai  dans  l'Ame  un  présage  fatal.  —  Mainte- 
nant que  tu  es  en  bas,  tu  m'apparais  —  comme  un  mort  an 
fond  d'une  tombe.  —  Ou  mes  yeux  me  trompent,  ou  tu  es 
bien  pftle. 

ROMÉO. 

—  Crois -moi,  amour,  tu  me  semblés  bien  pAIe  aussi.  — 
L'angoisse  aride  boit  notre  sang.  Adieu  !  adieu  ! 

Roméo  tort^ 

juLnrrrs. 

—  0  fortune  !  fortune  !  tout  le  monde  te  dit  capricieuse  ! 
—  Si  tu  es  capricieuse,  qu'as-tu  à  faire  avec  un  homme  - 
d'aussi  illustre  constance?  Fortune,  sois  capricieuse,  —  car 
alors  tu  ne  le  retiendras  pas  longtemps,  j'espère,  —  et  tu 
me  le  renverras  (105). 

LADY  CAPULET,  da  dehors. 

—  Holà  !  ma  fille  !  êles-vous  levée  T 

JULIETTE. 

—  Qui  m'appelle?  est-ce  madame  ma  mère?  —  Se  serait- 
ejle  couchée  si  tard  ou  levée  si  tôt?  —  Quel  étrange  motif 
l'amène? 

Entre  lad  y  Capulet. 

UDY   CAPULET. 

—  Eh  bien,  comment  êtes- vous,  Juliette? 

JULIETTE. 

Je  ne  suis  pas  bien,  madame. 

UDY   CAPULET. 

—  Toujours  à  pleurer  la  mort  de  votre  cousin?...  —  Pré- 
tends-tu donc  le  laver  de  la  poussière  funèbre  avec  tes  lar- 
mes? —  Quand  tu  y  parviendrais,  tu  ne  pourrais  pas  le  faire 
revivre.  —  Osse  donc  :  un  chagrin  raisonnable  prouve  l'af- 
fection ;  —  mais  un  chagrin  excessif  prouve  toujours  un 
manque  de  sagesse  (106). 


316  ROMÉO  ET  JULIETTE. 

JUUEnE. 

—  T.aissez-moi  pleurer  encore  une  perle  aussi  sensi- 
ble. 

UDY  CAPULET. 

—  Vous  ne  sentirez  que  plus  vivement  cette  perte,  sans 
sentir  plus  près  de  vous  Tami  —  que  vous  pleurez. 

JUUETTE. 

Je  sens  si  vivement  la  perte  —  de  cet  ami  que  je  ne  puis 
m'empôcher  de  le  pleurer  toujours. 

UDY   CAPULET. 

—  Va,  ma  fille,  ce  qui  te  fait  pleurer,  c'est  moins  de  le 
savoir  mort  —  que  de  savoir  vivant  l'infAme  qui  Ta  tué. 

JULIETTE. 

—  Quel  infâme,  madame  ? 

LADY   CAPULET. 

Eh  bien  !  cet  infAme,  Roméo  ! 

JUUEHE. 

—  Entre  un  infâme  et  lui  il  y  a  bien  des  milles  de  dis- 
tance. —  Que  Dieu  lui  pardonne!  Moi,  je  lui  pardonne  de 
tout  mon  cœur  ;  —  et  pourtant  nul  homme  ne  navre  mon 
cœur  autant  que  lui. 

UDY   CAPULET. 

—  Parce  qu'il  vit,  le  traître! 

JULIEHE. 

—  Oui,  madame,  et  trop  loin  de  mes  bras.  —  Que  ne 
suis-je  seule  chargée  de  venger  mon  cousin  ! 

LADY   CAPULET. 

—  Nous  obtiendrons  vengeance,  sois-en  sûre.  —  Ainsi 
ne  pleure  plus.  Je  ferai  prévenir  quelqu'un  à  Mantoue,  — 
on  vit  maintenant  ce  vagabond  banni  :  —  on  lui  donnera 
une  potion  insolite  —  qui  l'enverra  vite  tenir  compagnie  à 
Tybalt,  —  et  alors  j'espère  que  tu  seras  satisfaite. 

JULIETTE. 

—  Jonc  serai  vraiment  satisfaite  —  que  quand  je  verrai 


SCÉNK  XVI. 


317 


Roméo...  supplicié,  —  torluréest  mon  pnuvrccœur,  depuis 
(|u"un  tel  pareut  m'eal  eulevé.  -  MadRnio,  trouvez  seule- 
ment un  homme  —  pour  porter  le  poison  ;  moi,  jo  le  pré- 
parerai, -  et  si  bien  qu'après  l'avoir  pris,  Romdo  —  dor- 
mira vile  en  paix.  Oh  !  quelle  horrible  soutTrance  pour  mon 
cœur  —  de  Venteudre  nommer,  sans  pouvoir  aller  jusqu'à 
lai,  —  pour  assouvir  l'umour  qui:  je  portais  à  mou  cousin 

—  sur  le  corps  de  son  meurlrit^r  ! 

UDY  CAPULET. 

—  Trouve  les  moyens,  toi;  moi,  jn  trouverai  l'homme. 

-  Maintenaat,  fille,  j'ai  à  te  dire  de  joyeuses  nouvelles. 

JIXIETTE. 

—  La  joie  est  la  bienvenue  quund  elle  est  si  nécessaire  : 

-  quelles  sont  ces  nouvelles  ?  j'adjure  votre  llrâce. 

LÂDï  CIPULET. 

—  Va,  va,  mon  enfani,  tu  as  un  eicellont  pÈre  :  -  pour 
te  tirer  de  ton  accablement,  -  il  a  improvisé  une  journée 
de  fête  —  i  laquelle  tu  ne  t'attends  pas  et  que  je  n'espérais 
guère. 

JIUEIIE. 

—  Quel  sera  cet  heureui  jour,  madame? 

lADY   QPILET. 

—  Eh  bien,  mon  enfaol,  jeudi  prochain,  de  bon  matin, 

—  un  galant,  jeune  el  noble  Rentilhomme,  —  le  comte 
PAris,  le  mènera  à  l'église  Saint-Pierre,  —  et  aura  le  bon- 
heur de  faire  de  toi  sa  joyeuse  épouse.   - 

JULIETTE. 

—  Ah  !  par  l'église  de  Saint-Pierre  et  par  saint  Pierre  lui- 
même,  —  il  ne  fera  pas  de  moi  sa  joyeuse  épouse.  —  Je 
m'étonne  de  tant  de  hâte  :  ordonner  ma  noce,  ~  avant 
que  celui  qui  doit  être  mon  mari  m'ait  fait  sa  coik!  —  Je 
vous  en  prie,  madame,  dites  à  mon  seigneur  el  père  -~  que 
je  ne  veui  pas  me  marier  encore.  Si  jamais  je  me  marie,  je 


318  ROMÉO  ET  JULIETTE. 

le  jure,  —  ce  sera  plutôt  à  ce  Roméo  que  tous  savez  haï  de 
moi,  — qu'au  comte  Paris.  Voilà  des  nouvelles,  en  vérité 

UDY   CAPDLBT. 

—  Voici  votre  père  qui  vient;  faites-lui  vous-même  votre 
réponse,  —  et  nous  verrons  comment  il  la  prendra. 

Ealreot  Gapulbt  et  la  NOURRICE. 
CAPULET,    regardant  Juliette  qui  sanglotte. 

—  Quand  le  soleil  disparaît,  la  terre  distille  la  rosée  ;  — 
mais,  après  la  disparition  du  radieux  61s  de  mon  frère, 

—  il  pleut  tout  de  bon.  Eh  bien!  es-tu  devenue  gouttière,  fil- 
lette? Quoi,  toujours  des  larmes!  —  toujours  des  averses! 
Dans  ta  petite  personne  —  tu  figures  à  la  fois  la  barque,  la 
mer  et  le  vent  ;  —  tes  yeux,  que  je  puis  comparer  à  la  mer, 
ont  sans  cesse  —  un  flux  et  un  reflux  de  larmes  ;  ton  corps 
est  la  barque  —  qui  flotte  au  gré  de  cette  onde  salée,  et  tes 
soupirs  sont  les  vents  -  qui,  luttant  de  furie  avec  tes  larmes, 

—  finiront,  si  un  calme  subit  ne  survient,  par  faire  sombrer 

—  ton  corps  dans  la  tempête...  Eh  bien,  femme,  —  lui 
avez-vous  signifié  notre  décision  ? 

LADY   CAPDLET. 

—  Oui,  messire;  mais  elle  refuse  ;  elle  vous  remercie.  — 
La  folle!  je  voudrais  qu'elle  fût  mariée  à  son  linceul!... 

CAPULBT. 

—  Doucement,  je  n'y  suis  pas,  je  n'y  suis  pas,  femme. 

—  Comment!  elle  refuse!  elle  nous  remercie!  —  et  elle 
n'est  pas  fière,  elle  ne  s'estime  pas  bien  heureuse,  —  tout 
indigne  qu'elle  est,  d'avoir,  par  notre  entremise,  obtenu  — 
pour  mari  un  si  digne  gentilhomme  ! 

JULIETTE. 

—  Jeme  suis  pas  fière,  mais  reconnaissante  :  —  fière,  je 
ne  puis  l'être  de  ce  que  je  hais  comme  un  mal.  —  Mais  je 
suis  reconnaissante  du  mal  même  qui  m'est  fait  par  amour. 


SGÉNB  XVI.  319 

GAPULET. 

—  Eh  bien»  eh  bien»  raisonneuse,  qu'est-ce  que  cela  si- 
gnifie?— Je  vous  remercie  et  je  ne  vous  remercie  pas  ..  Je 
suis  fière  —  et  je  ne  suis  pasfière!...  Mignonne  donzelle, 

—  dispensez-moi  de  vos  remerctments  et  de  vos  fiertés,  — 
et  préparez  vos  fines  jambes  pour  vous  rendre  jeudi  pro- 
chain —  à  l'église  Saint-Pierre  en  compagnie  de  Paris  ;  — 
ou  je  t'y  traînerai  sur  la  claie,  moi  !  —  Ah  !  livide  carogne  ! 
ah  !  bagasse  !  —  Âh  !  face  de  suif  ! 

UDY  GAPULET. 

Fi,  fi!  perdez-vous  le  sens? 

JULIETTE,   s'agenoaillant. 

—  Cher  père,  je  vous  en  supplie  à  genoux  ,  —  ayez  la 
patience  de  m'écouter!  rien  qu'un  mot  ! 

GAPULET. 

—  Au  diable,  petite  bagasse  !  misérable  révoltée  1  —  Tu 
m'entends,  rends-toi  à  l'église  jeudi,  —  ou  évite  de  me 
rencontrer  jamais  face  à  face  :  —  ne  parle  pas,  ne  réplique 
pas,  ne  me  réponds  pas;  —  mes  doigts  me  démangent... 
Femme,  nous  croyions  notre  union  pauvrement  bénie,  — 
parce  que  Dieu  ne  nous  avait  prêté  que  cette  unique  en- 
fant: —  mais,  je  le  vois  maintenant,  cette  enfant  unique 
était  déjà  de  trop,  -  et  nous  avons  été  maudits  en  l'ayant. 

—  Arrière,  éhontée! 

U  NOUBRIGE. 

Que  le  Dieu  du  ciel  la  béniss"  !  —  Vous  avez  tort,  monsei- 
gneur, de  la  traiter  ainsi. 

GAPULET. 

—  Et  pourquoi  donc,  dame  Sagesse?...  Retenez  votre 
langue,  —  maîtresse  Prudence,  et  allez  bavarder  avec  vos 
commères. 

LA  NOURRICE. 

—  Ce  que  je  dis  n'est  pas  un  crime. 


320  KOMÉO  ET  JDLIETTE. 

CAPULBT. 

AU  nom  du  ciel,  bonsoir! 

U  NOURRICE. 

—  Peut- on  pas  dire  un  mot? 

CAPULKT. 

Paix,  stupide  radoteuse  !  —  Allez  émettre  vos  sentences 
sur  le  bol  d'une  commère,  —  car  ici  nous  n'en  avons  pas 
besoin. 

UDY   CAPIJLET, 

Vous  êtes  trop  brusque. 

CAPULET. 

—  Jour  de  Dieu!  j'en  deviendrai  fou.  —  Le  jour,  la  nuit, 
h  toute  heure,  à  toute  minute,  à  tout  moment,  qoe  je  fusse 
occupé  ou  non.  —  seul  ou  en  compagnie,  mon  unique 
souci  a  été  —  de  la  marier  ;  enfin  je  trouve  —  un  gentil- 
homme de  noble  lignée,  —ayant de  beaux  domaines,  jeune, 
d'une  noble  éducation,  —  pétri,  comme  on  dit,  d'honora- 
bles qualités,  —  un  homme  aussi  accompli  qu'un  cceur 
peut  le  souhaiter,  —  et  il  faut  qu'une  petite  sotte  pleurni- 
cheuse, —  une  poupée  gémissante,  quand  on  lui  offre  sa 
fortune,  —  réponde  :  Je  ne  veux  pas  me  marier,  je  nepuis 
aimer,  —je  suis  trop  jeune,  je  vous  prie  de  me  pardonner  ! 
—  Ah  !  si  vous  ne  vous  mariez  pas,  vous  verrez  comme  je  vous 
pardonne  ;  —  allez  paître  où  vous  voudrez,  vous  ne  logerez 
plus  avec  moi.  —  Faites-y  attention,  songez-y,  je  n'ai  pas 
coutume  de  plaisanter.  —  Jeudi  approche  ;  mettez  la  main 
sur  votre  cœur,  et  réfléchissez.  —  Si  vous  êtes  ma  fille,  je 
vous  donnerai  à  mon  ami  ;  —  si  tu  ne  l'es  plus,  va  au 
diable,  mendie,  meurs  de  faim  dans  les  rues.  —  Car,  sur 
mon  âme,  jamais  je  ne  te  reconnaîtrai,  —  et  jamais  rien  de 
ce  qui  est  à  moi  ne  sera  ton  bien.  -  Compte  là-dessus,  réflé- 
chis, je  tiendrai  parole. 

n  son. 

JULIETTE. 

—  N'y  a-t-il  pas  de  pitié,  planant  dans  les  nuages,  — 


SGËNB  XVI.  3Vt 

qui  voie  au  fond  de  ma  douleur ?~0  ma  mère  bien-aimée, 
tic  me   rejetez  pas,  ■-  ajournez  ce  mariage  d'uo  mois, 
(l'une  semaine!  —  Sinon,  dressez  le  Ut  nuptial  —  dans   le 
sombre  monument  où  T^ibnlt  repose  ! 
UDV  CAPULET. 

—  Ne  me  parle  plus,  car  je  n'ai  rien  h  te  dire  ;  -  fais  ce 
que  tu  voudras,  car  entre  toi  et  moi  toul  est  fini. 

Elle  sort. 
JllIETTE. 

—  Omon  Dieu  I...  Nourrice,  comment  empêcher  cela? 

-  Mon  mari  est  encore  sur  la  terre,  et  ma  foi  est  au  ciel  ; 

—  comment  donc  ma  foi  pftut-elle  redescendre  ici-bas,  — 
lanl  que  mon  mari  ne  me  l'aura  pas  renvoyée  du  ciel  —  en 
quinanl  la  terre?...  Console-moi,  coliscille-moi  !  -  Hélas! 
Iwilns!  se  peul-il  que  le  ciel  tende  de  pareils  pièges  —  à  une 
crt'alure  aussi  frêle  que  moi!  -  Que  dis-tu  ?  n'as-lu  pas  ua 
mol  qui  me  soulage?  —  Console-moi,  nourrice  (107). 

U  NOUHRICB. 
Ma  foi,  écoutez  :  Roméo  —  est  banni  ;  je  gage  le  monde 
entier  contre  néant  -  qu'il  n'osera  jamais  venir  vous  récla- 
miT  ;  —  s'il  le  fait,  il  faudra  que  ce  soit  à  la  dérobée.  —  IlonCt 
puisque  tel  est  le  cas,  -  mon  avis,  c'est  que  vous  ëpou- 
siejL  le  comte.  —  Oh  !  c'est  un  sinimable  geniilhomme!  - 
Roméo  n'est  qu'un  torchon  près  de  luil...  Un  aigle,  ma- 
dame, —  n'a  pas  l'œil  aussi  vert,  aussi  vif,  aussi  brillant  — 
que  Paris.  Maudit  soit  mon  creor.  —  si  je  ne  vous  trouve 
pas  bien  heureuse  de  ce  second  mariage!  —  il  vaut  bien 
mieux  que  votre  premier.  Au  surplus,  —  voire  premier 
est  mon,  ou  autant  vaudrait  qu'il  le  fût,  ~  que  de  vivre 
sans  10US  être  bon  h.  rien. 

KLIETTE. 

—  Parles-tu  du  fond  de  ton  cœur':" 

U  NOUHRICK. 
El  du  fond  de  mon  âme:  —  sinon,  malédiiilioji  à  luu 
dcox! 


322  ROMÉO  BT  JDLlinTE. 

JULIETTE. 

Amen! 

U  NOURRICE. 

Quoi? 

JULIETTE. 

—  Ah!  tu  m'as  merveilleusement  consolée.  —  Va  dire  à 
madame  —  qu'ayant  déplu  à  mon  père,  je  suis  allée  à  la 
cellule  de  Laurence,  —  pour  me  confesser  et  recevoir  l'ab- 
solution. 

u  NOURRICE. 

—  Oui,  certes,  j'y  vais.  Vous  faites  sagement. 

Elle  sort. 
JULIETTE,    regardant  s'éloigoer  la  noarrice. 

—0  vieille  damnée  !  abominable  démon!  —  Je  ne  sais 
quel  est  ton  plus  grand  crime,  ou  de  souhaiter  que  je  me 
parjure,  —  ou  de  ravaler  mon  seigneur  de  cette  même  bou- 
che —  qui  l'a  exalté  au-dessus  de  toute  comparaison  —  tant 
de  milliers  de  fois.  ..  Va-t'en,  conseillère;  —  entre  toi  et 
mon  cœur  il  y  a  désormais  rupture.  —  Je  vais  trouver  le 
religieux  pour  lui  demander  un  remède  ;  —  à  défaut  de 
toute  autre,  j'ai  la  ressource  de  mourir. 

Elle  sort. 

scÈ^fE  XVII. 

[La  cellale  de  frère  Laurence.] 

Entrent  Laurence  et  Paris. 
UURENCE. 

—  Jeudi,  seigneur  !  le  terme  est  bien  court. 

PARIS. 

—  Mon  père  Capulet  le  veut  ainsi,  —  et  je  ne  retarderai 
son  empressement  par  aucun  obstacle. 


SCÈNE  xvu.  323 

LAUKENCE. 

—  Vous  ignorez  encore,  dites-vous»  les  sentiments  de  la 
dame.  —  Voilà  une  marche  peu  régulière,  et  qui  ne  me 
plaît  pas. 

PARIS. 

—  Elle  ne  cesse  de  pleurer  la  mort  de  Tyball,  —  et  c'est 
pourquoi  je  lui  ai  peu  parlé  d*amour  ;  —  car  Vénus  ne  sou- 
rit guère  dans  une  maison  de  larmes. —Or,  son  père  voit 
un  danger—  à  ce  qu'elle  se  laisse  ainsi  dominer  par  la  dou- 
leur ;  —  et,  dans  sa  sagesse,  il  hflte  notre  mariage  —  pour 
arrêter  cette  inondation  de  larmes.  —  Le  chagrin  qui  Tabsorbe 
dans  la  solitude  —  pourra  se  dissiper  dans  la  société.  —  Main- 
tenant vous  connaissez  les  raisons  de  cet  empressement. 

LAURENCE,    à  part. 

—  Hélas!  je  connais  trop  celles  qui  devraient  le  ra- 
lentir ! 

Hant. 

—  Justement,  messire,  voici  la  dame  qui  vient  à  ma 
cellale. 

Entre  Juliette. 
PARIS. 

—  Heureux  de  vous  rencontrer,  ma  dame  et  ma 
femme  ! 

JUUETTE. 

—  Votre  femme  !  Je  pourrai  l'être  quand  je  pourrai  être 
mariée. 

PARIS. 

—  Vous  pouvez  et  vous  devez  Tôlre,  amour,  jeudi  pro- 
chain. 

JUUETTE. 

—  Ce  qui  doit  être  sera. 

LAURENCE. 

Voilà  une  vérité  certaine. 


324  ROMÉO  KT  JULIETTE. 

PARIS,   h  Julielte. 

—  Venez-vous  faire  votre  confession  à  ce  bon  père? 

JDUEnE. 

—  Répondre  à  cela,  ce  serait  me  confesser  à  vous. 

PARIS. 

—  Ne  lui  cachez  pas  que  vous  m'aimez. 

JUUEnK, 

~  Je  vous  confesse  que  je  Tairae. 

PARIS. 

—  Comme  vous  confesserez,  j'en  suis  sûr,  que  vous 
m'aimez. 

JULIETTE. 

—  Si  je  fais  cet  aveu,  il  aura  plus  de  prix  —  en  arrière  de 
vous  qu'en  voire  présence. 

PARIS. 

—  Pauvre  Ame,  les  larmes  ont  bien  altéré  ton  visage. 

JULIETTE. 

—  Elles  ont  remi>orlé  là  une  faible  victoire:  -  il  n'avait 
pas  grand  charme  avant  leurs  ravages. 

PARIS. 

—  Ces  paroles-là  lui  font  plus  d'injure  que  tes  larmes. 

JULIEHE. 

—  Ce  n'est  pas  une  calomnie,  monsieur,  c'est  une  vé- 
rité ;  —  et  celte  vérité,  je  la  dis  à  ma  face. 

PARIS. 

—  Ta  beauté  est  à  moi  et  tu  la  calomnies, 

« 

JUUEHE, 

—  Il  se  peut,  car  elle  ne  m'appartient  pas...  —  Êtes- 
vous  de  loisir,  saint  père,  en  ce  moment,  —  ou  reviendrai- 
je  ce  soir  après  vô[)res  ? 

UURKNGE. 

—  J'ai  tout  mon  loisir,  pensive  enfant...  —  Mon  sei- 
gneur, nous  aurions  besoin  d'être  seuls. 


P\WS. 

—  Dieu  me  préserve  de  troubler  la  dévotioD  !  —  Juliette, 
jeudi,  de  boa  matin,  j'irai  vous  réveiller. —Jusque-là,  adieu, 
et  recueillez  ce  pieux  baiser. 

Il  l'embrasse  et  sort. 
JULIinE. 
~  Ob!  ferme  la  porte,  et,  cela  fait,  —  viens  pleurer 
avec  moi  :  plus  d'espoir,  plus  dû  ressource,  plus  de 
remède. 

LAURBKCB. 

—  Ah!  Julielle.  je  connais  déjà  ton  chngrin,  —  et  j'ai 
l'espril  tendu  par  une  anxiété  inexprimable.  —  Je  sais  que 
jeudi  prochain,  sans  délai  possible,  —  tu  dois  être  mariée 
au  comte. 

JUUETTK. 

—  Ne  me  dis  pas  que  tu  sais  cela,  frère,  —  sans  me  dire 
aussi  commentée  puis  l'empêcher.  —  Si  dans  ta  sagesse  tu 
ne  trouïPs  pas  de  remède,  —  déclare  seulement  que  ma 
résolution  est  sage,  —  et  sur-le-cbamp  je  remédie  h.  tout 
avec  ce  couteau. 

Elle  montre  un  poignarJ. 

—  Dieu  a  joint  mon  cœur  à  celui  de  Roméo;  toi,  lu  as 
joint  nos  mains  ;  —  et,  avant  que  cette  main  ,  engagée  par 
toi  è  Bornéo,  —  scelle  un  autre  contrat,  -  avant  que  mon 
cœur  lo;nl,  devenu  perfide  et  traître,  —  se  donne  h  un 
autre,  ceci  aura  eu  raison  de  tous  deui.  —  Donc,  en  vertu 
de  la  longue  expérience  (i08],  —  donne-moi  vite  un  conseil; 
sinon,  regarde!  —entre  ma  détresse  et  moi  je  prends  ce 
couteau  sanglant  —  pour  médiateur  :  c'est  lui  qui  arbitrera 
le  litige  — que  l'autorité  de  ton  flgeet  de  la  science  — n'aura 
pas  su  terminer  à  mon  honneur.  -  Réponds-moi  sans  re- 
tard; il  me  tarde  de  mourir  -  si  ta  réponse  ne  m'indique 
pas  de  remède  ! 

UlIREiNCE. 

—  Arrête,  ma  Glle  ;  j'entrevois  une  cs|it'rancc  possible,  — 


328  ROMÉO  KT  JOLIITTK. 

mais  le  moyen  nécessaire  à  son  accomplissement  —  est 
aussi  désespéré  que  le  mal  que  nous  vodlôns  empêcher.  — 
Si,  plutôt  que  d'épouser  le  comte  t^Aris,  —  tii  as  Ténétf  ie 
de  vouloir  te  tuer,  —  il  est  prob^iblé  qtié  ttl  osetHs  elflronté^ 

—  rimage  de  la  mort  pour  repousser  le  déshonneur,  —  toi 
qui,  pour  y  échapper,  veux  provoquer  la  mort  elle-même.  — 
Eh  bien ,  si  tu  as  ce  courage,  je  te  donnerai  un  remède. 

JULIBTTK. 

—  Oh  !  plutôt  que  d* épouser  Paris,  dis-moi  de  m'élancer 

—  des  créneaux  de  cette  tour  là-bas,  —  ou  d'errer  sur  le 
chemin  des  bandits;  dis-moi  de  me  glisser— où  rampent 
des  serpents;  enchalne-moi  avec  des  ours  rugissants;  —en- 
ferme-moi, la  nuit,  dans  un  charnier,  —  sous  un  monceau 
d'os  de  morts  qui  s*entre-choquent,  — de  moignons  fétides 
et  de  crânes  jaunes  et  décharnés;  —  dis-moi  d'aller,  dans 
une  fosse  fraîche  remuée,  —  m'enfouir  sous  le  linceul 
avec  un  mort  :  —  ordonne-moi  des  choses  dont  le  seul 
récit  me  faisait  trembler,  —  et  je  les  ferai  sans  crainte,  sans 
hésitation,  —  pour  rester  l'épouse  sans  tache  de  mon  doux 
bien-aimé  (109)  ! 

LAURKNCBé 

—  Écoute  alors  :  rentre  à  la  maison  t  aie  l'air  gai  et  dis 
que  tu  consens  —  à  épouser  Paris.  C'est  demain  mercredi. 

—  Demain  soir,  fais  en  sorte  de  coucher  seule  ;  —  que  ta 
nourrice  ne  couche  pas  dans  ta  chambre  ;  —  une  fois  an 
lit,  prends  cette  fiole  —  et  avale  la  liqueur  qui  y  esl  distil* 
lée.  —  Aussitôt  dans  toutes  tes  veines  se  répandra  —  une 
froide  et  léthargique  humeur  :  le  poub  suspeBdra  —  son 
mouvement  naturel  et  cessera  de  battre  ;  —  ni  chaleuri  ni 
souffle  n'attestera  que  tu  vis.  —  Les  roses  de  tes  lèvres  et 
de  tes  joues  seront  flétries  -  et  ternes  comme  la  ôendre; 
les  fenêtres  de  tes  yeux  seront  closes ,  —  comme  si  la  mort 
les  avait  fermées  au  jour  do  la  vie.  —  Chaque  partie  de  ton 
6tre,  privée  de  souplesse  et  d'action,  —  sera  roide,  inflexi- 


i  XVIIl. 


32? 


ble  et  froide  comme  la  mort  [110).  -  Daos  cet  ëtal  appa- 
Tenl  de  codsTre  -  tu  resteras  juste  quarante-deux  heures, 
—  et  alors  lu  t'éveilleras  comme  d'un  doui  sommeil.  -  Le 
matin,  quand  le  (iancé  arrivera  -  pour  hâter  ton  lever,  il 
te  trouvera  morte  daus  ton  lit.  —  Alors,  selon  l'usage  dB 
notre  pays, —  vêtue  de  ta  plus  belle  parure,,  et  placée  dans 
un  cercueil  découvert,  --  tu  seras  transportée  à  l'anciea 
caveau  ~  oii  repose  toute  la  famille  des  Capulets.  -  Ce- 
pendant, avant  que  tu  sois  éveillée,  —  Roméo,  instruit 
de  notre  plan  par  mes  Ittires,  -  arrivera  ;  lui  et  moi  — 
nous  épierons  ton  réveil,  et  celte  nuit-là  même  -  RooiéO 
t'emmènera  à  Mantoue.  —  Et  ainsi  lu  seras  sauvée  d'un 
déshonneur  imminent,  —  si  nul  caprice  futile,  Qulle 
frayeur  féminine  ~  n'abat  ton  courage  au  moment  da  ' 
l'exécution. 

—  Donne  !  oh  !  donne  !  ne  me  parle  pas  de  frayeur. 

LAURENCE,   lui  temetUat  la  figle. 

—  Tiens,  pars  !  Sois  forte  et  sois  heureuse  dans  ta  réso- 
lution. Je  vais  dépêcher  un  religieux  ^  à  Mantoue  avec  un 
message  pour  Ion  mari. 

lULICnE. 

—  Amour,  donne-moi  ts  force ,  et  celte  force  me  sau- 
yeri.  —  Adieu,  mon  père! 

Il*  H  )ép«reai. 


SCENE    XVlll. 

^■Bi  U  naÎHQ  ds  Ctpalei.] 

Lolreiil  CaFLLET,   LAt>V  CaPULET,  la  nOUHKlCE  el  dus  VALETS. 

UIM'IiT,    renetUnt  nn  papier  sa  fremier  filel  (III}. 
—  Tu  inviteras  toutes  les  personnes  dont  les  noms  sont 


328  ROMiO  ET  JULIEHE. 

Aa  second  valet* 

—  Maraud,  va  me  louer  vingt  cuisiniers  habiles.  — 

DEUXIÈME  YÀLET. 

Vous  n'en  aurez  que  de  bons,  monsieur,  car  je  m'assure- 
rai d'abord  s'ils  se  lèchent  les  doigts. 

CAPULET. 

Et  comment  t'assureras-tu  par-là  de  leur  savoir-Caire.? 

DEUXIÈME   VALET. 

Pardine,  monsieur,  c'est  un  mauvais  cuisinier  que  celui 
qui  ne  se  lèche  pas  les  doigts  :  ainsi  ceux  qui  ne  se 
lécheront  pas  les  doigts,  je  ne  les  prendrai  pas. 

CAPULET. 

Bon,  va-t'en. 

Le  Tâlet  sort. 

—Nous  allons  être  pris  au  dépourvu  cette  fois.  —  Eh  bien, 
est-ce  que  ma  fille  est  allée  chez  frère  Laurence? 

U  NOURRICE. 

Oui,  ma  foi. 

CAPULET. 

—  Allons,  il  aura  peut-être  une  bonne  influence  sur  elle. 
—  La  friponne  est  si  maussade,  si  opiniâtre! 

Entre  JuLtBTTB  (H2). 
U  NOURRICE. 

—  Voyez  donc  avec  quelle  mine  joyeuse  elle  revient  de 
confesse. 

CAPULET. 

—  Eh  bien,  mon  entêtée,  où  avez-vous  été  comme  ça? 

JULIETTE. 

—  Chez  quelqu'un  qui  m'a  appris  à  me  repentir  —  do  ma 
coupable  résistance  —  à  vous  et  à  vos  ordres.  Le  vénérable 
Laurence  —  m'a  enjoint  de  me  prosterner  à  vos  pieds,  - 
et  de  vous  demander  pardon . . . 

Elle  s*agenoaillQ  devant  son  përe. 


SCÈNE  XVUl.  329 

Pardon,  je  vous  en  conjure!  -  Désormais  je  me  laisserai 
nigir  enlièrement  par  vous. 

CAPL'LBT. 

—  Qu'on  aille  chercher  lo  comte,  et  qu'on  l'instruise 
de  ceci.  —  Je  veux  que  ce  nœud  soit  noué  dès  demain 
matin. 

lUllETTE. 

—  i'ai  rencontré  le  jeune  comte  à  la  cellule  de  Lau- 
rence, —  et  je  lui  ai  témoigné  mon  amour  autant  que  je  le 
pouvais  —  sans  franchir  les  bornes  de  la  modestie. 

CAI'lilET. 

—  Ab!  j'ensuis  bien  aise...  Voilà  qui  estbîen...  Relève- 
toi. 

Joli  eue  le  relfeve, 

—  Lescbosessont  comme  elles  doivent  Être...  II  faut  que 
je  voie  le  comte.  —  Morbleu,  qu'on  aille  le  chercher,  vous 
dis-je.  —  Ah  !  pardieu,  c'est  un  saint  homme  que  ce  révé- 
rend père,  —  et  toute  notre  cité  lui  est  bien  redevable. 

lUI-IEHE. 

—  Nourrice,  voulez-vous  venir  aveo  moi  dans  mon  cabi- 
-    net?  -  Vous  m'aiderez  à  ranger  les  parures  —  que  vous 

trouverez  convenables  pour  ma  toilelle  de  demain. 
lAOï  aPtLET. 

—  Non,  non,  pas  avant  jeudi.  Nous  avons  le  temps. 

aPÏLET. 

—  Va,  nourrice,  va  avec  elle. 

JalieUe  sorL  avec  la  nourrice. 
A  lodr  CapnlM. 
Nous  irons  à  l'église  demain. 

UDV  CAPULET. 

—  Nous  serons  pris  k  court  pour  les  préparatifs  :  -  il  ist 
presque  nuit  déjà. 

CAPl!LET. 
Bah!  je  vais  me  remuer,  —  et  loulirabicn,  jetelcgHran- 


330  ROMÉO  RT  JULSrrE 

X\$ ,  femme  !  —  Toi,  ta  rejoindre  Juliette,  et  aide^la  à  se 
parer  ;  —  je  ne  me  coucherai  pas  cette  nuit, . ,  Lai^ie^iooi 
seul;  —  c'est  moi  qui  ferai  la  ménagère  cette  fois...  Holà  !... 

—  Ils  sont  tous  sortis.  Allons,  je  vais  moi-même  —  chez  le 
comte  Pftris  le  prévenir  —  pour  demain.  iTai  le  cœur  éton« 
namment  allègre,  —  depuis  que  cette  petite  folle  est  Tenue  à 
résipiscence. 

Hs  sortoaU 

SCÈNE  XIX. 

[La  dumbre  à  eonchar  do  Juliette.] 

Entrent  Juliette  et  la  nourrice  (ii3). 
JUUnTE. 

-»  Oui,  e'est  la  toilette  qu'il  faut...  Mais,  gentille  nour- 
rice, •*-  laitse-moi  seule  cette  nuit,  je  t'en  prie  :  —  car  j'ai 
besoin  de  beaucoup  prier,  —  pour  décider  le  ciel  à  sourire 
à  mon  existence»  —  qui  est,  tu  le  sais  bien,  pleine  de  trouble 

-  et  de  péché. 

Entre  LiU)Y  Capulet. 
LADY  CAPULET. 

—  Allons,  êtes- vous  encore  occupées?  avez-vous  besoin 
de  mon  aide? 

JULIETTE, 

—  Non,  madame;  nous  ayons  choisi  —  tout  ce  qui  sera 
nécessaire  pour  notre  cérémonie  de  demain.  —  Veuillez 
permettre  que  je  reste  seule  à  présent,  —  et  que  la  nourrice 
veille  avec  vous  cette  nuit;  —  car,  j'en  suis  sûre,  vous  avez 
trop  d'ouvrage  sur  les  bras,  —  dans  des  circonstances  si  pres- 
sa) nies. 


aCftNE  XIX. 


.331 


LiDÏ   CArilLET. 
Bonne  nuit  !  —  Mets-toi  au  lit,  et  repose  ;  car  tu  en  as 
besoin. 

Lndï  CapQleL  Mft  «rec  Is  ooQrrJce. 
JlUBnE. 

—  Adieu!...  Dieu  sait  qunnd  nous  nous  reverrons,  —  Une 
vAgue  frayeur  répand  le  frisson  dans  mes  veines  -  et  j 
glace  presque  la  chaleur  vitale.,.  -  Je  vais  les  rappeler 
pour  me  rassurer...  —  Nourrine!...  Qu'a-t-elle  à  faire 
ici  ?  —  fl  fsut  que  je  joue  seule  mon  horrible  scène  '. 

Prennnt  la  Unie  que  Lauraoce  lai  adonnée. 

—  A  njoi,  fiole  !...  -  Eh  quoi  1  si  cr  breuvage  n'agissait 
ptsi  -^  Serais-je  donc  marit^  demain  matin?,..  —  Non, 
non...  Voici  qui  l'empCcherait...  Repose  ici,  loi. 

Elle  mei  im  couleaa  A  côté  deson  lit. 

—  Et  si  c'était  un  poison  que  le  moine  -  m'eût  subtile- 
ment administré  pour  me  faire  mourir,  —  aRn  de  ne  pas 
Être  déshonoré  par  ce  mariage,  -  lui  qui  m'a  déjà  marié  à 
Roméo!  -  J'ai  peur  de  cela;  mais  non,  c'est  impossible  : 

—  il  a  toujours  été  reconnu  pour  un  saint  homme...  -  Et 
si,  une  fois  déposée  dans  le  tombeau,  —  je  m'éveillais  av.int 
le  moment  oh  Roméo  —  doit  venir  me  délivrer  !  Ah  !  l'pf- 
froyablfl  chose!  — Ne  pourrais-je  pas  être  étouffée  dans  ce 
cavenu  -  dont  la  bouche  hideuse  n'aspire  jamais  un  air  par,' 

—  et  mourir  suffoquée  avant  que  Roméo  n'arrive  !  —  Ou 
même,  si  je  vis,  n'est-il  pas  probable  --  que  l'borrible  im- 
pression de  la  mort  et  de  la  nuit  —  jointe  il  la  terreur  dn 
lieu...  -  En  effet,  ee  caveau  est  l'ancien  rcceptacle  —  où 
depuis  bien  des  siècles  sont  entassés  -  les  os  de  lous  mes 
ancêtres  ensevelis  ;  —  où  Tvbalt  sanglant  et  encore  tout  frais 
dans  la  lerro  -  pourrit  sous  son  linceul  ;  où.  dit-on,  -  Jfcer- 
taines  heures  de  la  nuit,  les  esprits  s'assemblent  ! ...  -  Hélas  ! 
hélas  !  n'est-ii  pas  probable  que.  —  réveillée  avant  l'heure, 
au  milieu  d'eihalaisons  infectes  -  et  de  gémissements jpa- 


332  ROMÉO  ET  lULICTTR. 

reils  h  cos  cris  de  mandragores  déracinées  —  qae  des  vifants 
ne  peuvent  entendre  sans  devenir  fous...  (114)  —  Oh!  si  je 
m*éveille  ainsi,  est-ce  que  je  ne  perdrai  pas  la  raison,  —  en- 
vironnée de  toutes  ces  horreurs?  —  Peut-être  alors,  in- 
sensée, voudrai-je  jouer  avec  les  squelettes  de  mes  ancêtres, 
—  et  arracher  de  son  linceul  Tybalt  mutilé»  —  et»  dans  ce 
délire,  saisissant  l'os  de  quelque  grand  parent — comme  une 
massue,  en  broyer  ma  cervelle  désespérée  !  —  Oh  !  tenez  !  il 
me  semble  voir  le  spectre  de  mon  cousin  —  poursuivant 
Roméo  qui  lui  a  troué  le  corps  —  avec  la  pointe  de  son 
épée...  Arrête,  Tybalt,  arrête  ! 

Klle  porte  la  fiole  &  ses  lèvres. 

—  Bornéo!   Roméo!  Roméo!  voici  à  boire!  je  bois 
à  toi. 

Elle  se  jette  sar  son  lit,  derrière  on  rideta. 

SCÈNE   XX. 

[Une  salle  dans  la  maison  de  Capnlet.  Le  jour  se  lère.] 

Entrent  lady  Capulet  et  la  nourrice. 
lADY  GÀPULETy   donnant  un  tronsseaa  de  deî§  à  la  noarrîce. 

—  Tenez,  nourrice,  prenez  ces  clefe  et  allez  chercher 
d'autres  épices  (118). 

U  NOURRICE. 

—  On  demande  des  dattes  et  des  coings  pour  la  pâtis- 
serie. 

Entre  Capulet. 
GâPULET. 

—.Allons!  debout!  debout!  debout!  le  coq  a  chanté 
deux  fois  ;  -  le  couvre-feu  a  sonné;  îl  est  trois  heures... 

A  lady  Capulet. 

—  Ayez  l'œil  aux  fours,  bonne  Angélique  —  et  qu'on 
n'épargne  rien. 


SCftllE  XX.  333 

Là  NOURRICE,  àCapolet. 

Ailes»  allez,  oogne-féta,  allez  —  vous  mettre  au  lit;  ma 
parole,  vous  serez  malade  demain  —  d'avoir  veillé  cette 
nuit. 

GàPULET. 

—  Nenni,  nenni.  Bah  !  j'ai  déjà  passé  —  des  Duits  en- 
tières pour  de  moindres  motifs,  et  je  n'ai  jamais  été  ma- 
lade. 

LÀDY  CAPULBT. 

—  Oui,  vous  avez  chassé  les  souris  dans  votre  temps  ;  — 
mais  je  veillerai  désormais  &  ce  que  vous  ne  veilliez  plus 
ainsi. 

Lady  Capalet  et  la  nourrice  sortent. 
CAPULBT. 

—  Jalousie  !  jalousie  ! 

Det  valeta  passent  portant  des  broches,  des  bûches  et  des  paniers. 
An  premier  valet. 

Eh  bien,  l'ami,  —  qu'est-ce  que  tout  ça  ? 

FREIDSR  VALET. 

—  Monsieur,  c'est  pour  le  cuisinier,  mais  je  ne  sais  trop 
ce  que  c'est. 

CAPULEF. 

—  Hftte-toi,  hftte-toi. 

Sort  le  premier  valet. 
An  deoiième  Talet. 

Maraud,  apporte  des  bûches  plus  sèches ,  —  appelle 
Pierre,  il  te  montrera  où  il  y  en  a. 

DEUXIÈME  VALET. 

—  J'ai  assez  de  tète,  monsieur,  pour  suffire  aux  bû- 
ches —  sans  déranger  Pierre. 

11  sort. 
GAPULET. 

—  Par  la  messe,  bien  répondu.  Voilà  un  plaisant  coquin  ! 
Ah!  —  je  te  proclame  roi  des  bûches...  Ma  foi,  il  est  jour. 


334  ROMÉO  PT  IlILinTK. 

-  Le  comte  va  être  ici  tout  h  rbeufe  avec  la  musique,  - 
car  il  me  l'a  promis. 

Brait  d*io8traineiiM  qqi  se  rapproelifHit, 

Je  l'entends  qui  s'avance...  —Nourrice!  Femme!... 
Holà  !  nourrice,  allons  donc  ! 

Entre  la  NOORRieB. 

CAPuirr. 

—  Allez  éveiller  Juliette,  allez,  et  habillez-la  ;  —  je 
vais  causer  avec  Pftris...  Vite,  bAtez-vous,  —  hâter-vous! 
le  fiancé  est  déjà  arrivé;  —  hfttez*yoiis,  vous  dîs-jç. 

Tous  sortent. 

SCÈNE   XXI. 

[La  chambre  à  coocher  de  Juliette.] 

Entre  la  nourrice. 
LA  NOURBIGE,    appelant. 

—  Madame!  allons,  madame!,..  Juliette!...  f\\e  dort 
profondément,  je  le  garantis...  —  Eh  bien,  agaeau  !  eb 
bien,  maîtresse!...  Fi,  paresseuse!...  —  Allons,  amour, 
allons!  Madame!  mon  cher  cœur!  Allons,   la    mariée! 

—  Quoi,  pas  un  mot  !...  Vous  en  prenez  pour  votre  argent 
cette  fois,  —  vous  dormez  pour  une  ^maine,  car,  la  nuit 
prochaine,  j'en  réponds,  —  le  comte  a  pris  son  p^fti  ~  de 
ne  vous  laisser  prendre  que  peu  de  repos.,.  Dieu  me  par* 
donne  !  —  Jésus  Marie  !  comme  elle  dort!  —  Il  faut  que  je 
réveille...  Madame!  madame!  madame!  —  Oui,  que  le 
comte  vous  surprenne  au  lit  ;  —  c'est  lui  qui  vous  secouerai 
ma  foi... 

Elle  tire  les  rideaux  du  Ht  et  découvre  Juliette  étendue  et  immobile. 

Est-il  possible  !  —  Quoi  !  toute  vêtue ,  toute  parée,  et  re- 
couchée! —  Il  faut  que  je  la  réveille...  Madame!  madame! 


3CÂKK  XXI.  335 

madame!  —  0  malheur!  fnut-il  qpe  je  sois  jamais  née!... 

—  Holà,  deTeau-de-vie!...  MonseigaQur!  M^dam^l 

Entre  làdt  Ca?ui«1|T. 
UDY  GiPUUT. 

—  Quel  est  ce  bruîl? 
0  jour  lamentable  ! 

UDT  CiPCLBT. 

—  Qu'y  a-t-îl  ? 

LA  NOURRICE,   montrant  le  lit. 

Regardez,  regardez  !  0  jour  désolant  ! 

UDT  GAPULBT. 

-^  Cie)  !  ciel  !  Mpn  enfant,  ma  vie  !  -^  lieoais,  rouvre  le$ 
jeux,  pu  je  vais  mourir  avec  toi  !  —  Aq  secours  !  au  secours  I 
appelez  au  secours  ! 

Entre  Capulet. 
GiPUlST. 

—  Par  pudeur,  amenez  Juliette  ;  son  mpri  est  arrivé. 

U  NOUPIGE. 

—  Elle  est  morte,  décédée ,  elle  est  morte  ;  ah  !  mon 
Dieu! 

UDY   CAPULÏT. 

—  Mon  Dieu  !  elle  est  morte  !  elle  est  morte  !  elle  est 
morte! 

CAPULET,    «^approchant  de  Jqliette. 

—  Ah!  que  je  la  voie!...  C'est  finif  hélas!  elle  est 
froide  !  —  Son  sang  est  arrêté  et  ses  membres  sont  roides. 

—  La  vie  a  depuis  longtemps  déserté  ses  lèvres.  —  ï^a  mort 
est  sur  elle,  comme  une  gelée  précoce  —  sur  la  fleur  de^ 
champs  la  plus  suave  (116)  ! 

u  NOURRICE. 

—  0  jour  lamentable  ! 


336  ROMÉO  ET  JDUETTE. 

UDT  GAPULET. 

Douloureux  moment  ! 

GAPULET. 

—  La  mort  qui  me  Ta  prise  pour  me  fiiire  gémir  —  en- 
chaîne  ma  langue  et  ne  me  laisse  pas  parler. 

Entrent  frérb  Làurencb  et  Paris  8ai?i  de  musiciems. 

UURENGE. 

—  Allons,  la  fiancée  est-elle  prête  à  aller  à  l'église? 

GAPULET. 

—  Prête  à  y  aller,  mais  pour  n'en  pas  revenir  ! 

A  PAris. 

—  0  mon  fils,  la  nuit  qui  précédait  tes  noces,  —  la  mort 
est  entrée  dans  le  lit  de  ta  fiancée,  —  et  voici  la  pauvre  fleur 
toute  déflorée  par  elle.  —  Le  sépulcre  est  mon  gendre,  le 
sépulcre  est  mon  héritier,  —  le  sépulcre  a  épousé  ma  fille. 
Moi,  je  vais  mourir  —  et  tout  lui  laisser.  Quand  la  vie  se 
retire,  tout  est  au  sépulcre. 

PARIS. 

—  N'ai-je  si  longtemps  désiré  voir  cette  aurore,  —  que 
pour  qu'elle  me  donnât  un  pareil  spectacle  (117)  ! 

LADY  GAPULET. 

—  Jour  maudit,  malheureux,  misérable,  odieux!  — 
Heure  la  plus  atroce  qu'ait  jamais  vue  le  temps  —  dans  le 
cours  laborieux  de  son  pèlerinage  !  —  Rien  qu'une  pauvre 
enfant,  une  pauvre  chère  enfant,  —  rien  qu'un  seul  être 
pour  me  réjouir  et  me  consoler,  —  et  la  mort  cruelle  l'arra- 
che de  mes  bras  (118)  ! 

U  NOURRICE. 

—  0  douleur !û  douloureux,  douloureux,  douloureux 
jour  !  —  Jour  lamentable  !  jour  le  plus  douloureux  —  que 
jamais,  jamais  j*aie  vu!  —  0  jour!  ô  jour!  ô  jour!  6  jour 
odieux  !  —  Jamais  jour  ne  fut  plus  sombre  !  —  0  jour  dou- 
loureux !  ô  jour  douloureux  ! 


PARIS. 

-  Déçufi,  divorcée,  frappée,  accablée,  assassinée  .'-Oui, 
tlétestsble  morl,  déçue  par  toi,  —  ruinée  par  loi ,  cruelle, 
cruelle  I  -  0  mon  amour!  ma  vie!...  Non,  tu  n'es  plus  ma 
vie,  lu  es  mon  amour  dans  la  mort  l 

CAriLET. 

-  Honnie,  désulce,  navrée,  martyrisée,  tuée  !  -Sinistre 
cat/istrophc,  pourquoi  es~tu  venue  — détruire,  <)étruire  notre 
solennité?...  —  0  mon  enfant  !  mon  entisDt  !  mon  enfant  ! 
Non  !  toute  mon  àmc!  —  Quoi,  tu  es  morte  !■..  Hélas!  mon 
enfant  est  morte.  -  et,  avec  looa  enfant,  sont  ensevelies 
toutes  mes  joies  ! 

UtBEMCE. 

-  Silence,  n'avez-vous  pas  de  honte?  Le  remède  aui 
maus  désespérés  -  n'est  pas  dans  ces  désespoirs.  Le  ciel  et 
vous,  —  vous  vous  partagiez  cette  belle  enfant;  maintenant  le 
ciel  Ta  tout  entière,  -  et  pour  elle  c'est  tant  mieux.  —  Votre 
part  en  elle,  vous  ne  pouviez  la  garder  de  la  mort,  —  mais 
le  ciel  garde  sa  part  dans  réternetle  vie.  —  IJne  haute  for- 
tune était  tout  ce  que  vous  lui  souhaitiez;  —  c'était  le  crei 
pour  vous  de  la  voir  s'élever,  —  et  vous  pleurez  maintenant 
qu'elle  s'élive,  —  au-dessus  des  nuages,  jusqu'au  ciel 
même  !  —  Oh  I  vous  aimez  si  mal  votre  enfant  —  que  vous 
devenez  fous  en  voyant  qu'elle  est  bien.  —  Vivre  longtemps 
mariée,  ce  n'est  pas  être  bien  mariée:  -  la  mieux  mariée 
est  celle  qui  meurt  jeune.  ~  Séchez  vos  larmes  et  attachez 
vos  branches  de  romarin  —  sur  ce  beau  corps  ;  puis,  selon 
la  coutume,  -  portez-la  dans  sa  plus  belle  parure  h  l'église. 

—  Car,  bien  que  la  faible  nature  nous  force  tous  k  pleurer, 

—  les  larmes  do  la  nature  font  sourire  la  raison. 

UPII.KT. 
-~  Tous  nos  préparatifs  do  fêle  ~  se  changent  en  ap- 
pareil funèbre  :  -  noire  concert  devient  un  glas  mélan- 
colique; —  notre  repas  de  noces,  un  triste  banquet  d'ob- 


338  ROMÉO  ET  JULlEnE. 

sèques  ;  —  nos  hymnes  solennels,  des  chants  lugubres.  - 
Notre  bouquet  nuptial  sert  pour  une  motte,  —  et  tout 
change  de  destination. 

LAURENCE  • 

—  Retirez-vous,  monsieur,  et  vous  anssi^  madame,  —et 
vous  aussi,  messire  Paris  ;  cjue  chacun  se  prépare  —  à  es- 
corter cette  belle  enfant  jusqu'à  son  tombeau^  —  Le  ciel 
s'appesantit  sur  vous,  pour  je  ne  sais  quelle  offense  ;  —  ne 
l'irritez  pas  davantage  en  murmurant  contre  sa  volonté  su- 
prême. — 

SorleDt  Cd^lél^  lad  y  Capalet,  Paris  et  frère  LeareDce  (119}* 

PREMIER  MUSICIEN. 

Nous  pouvons  serrer  nos  flûtes  et  partir. 

U  NOURRICE. 

—  Ail!  serrez-les,  serrez-les,  mes  bons,  mes  honnêtes 
amis  ;  —  car,  comme  vous  voyez,  la  situation  est  lamen* 
table.  — 

PREMIER  MUSICIEN. 

Oui,  et  je  voudrais  qu'on  pût  l'amender. 

Sort  la  noarrice. 
Entre  Pierrb  (ISO). 
PIERRE. 

Musiciens  !  Oh  !  musiciens,  vite  Gaieté  du  azur  l  Gaieté 
du  cœur  \  Oh  !  si  vous  voulez  que  je  vive,  jouez-moi  Caieti 
du  cœur! 

PREMIER  MUSICIEN. 

Et  pôUbquol  Gaieté  du  cœur  ? 

PIERRE. 

0  tnusiciébs  !  parce  que  mon  cœur  lui-même  joue  l'air 
de  Mon  cœur  est  triste.  Ah  !  jouez-moi  quelque  complainte 
joyeuse  pour  me  consoler. 

DEU3UÈME  MUSICIEN* 

Pas  la  moindre  complainte  ;  ce  n'est  paâ  le  moment  de 
jouer  à  présent. 


SGtKE  1X1.  339 

PKdtUS. 

Vous  ne  voulez  pas^  alôrd? 

iSB  MtSICiEtfS. 
NOB. 

PIERRE. 

Alors  vous  allez  l'avoir  solide^ 

PREMIER  MUSIGlfiNi 

Qu'est-ce  que  nous  allons  avoir? 

PIERRE. 

Ce  n'est  pas  de  l'argent,  morbleu,  c'est  une  r&clée,  mé- 
ehants  rfteleurs  ! 

PREMIER  MUSICIEN. 

Méchant  valet  ! 

PIERRE. 

Ah  !  je  vais  vous  planter  ma  dague  de  valet  dans  la  per- 
ruque. Je  ne  supporterai  pas  vos  fadaises  ;  je  vous  en  don- 
nerai des  fa-dièse,  moi,  sur  les  épaules,  notez  bien. 

PREMIER  MUSICIEN. 

En  nous  donnant  le  fa-dièse,  c'est  vous  qui  nous  no- 
terez. 

DEUXIÈME  MUSICIEN. 

Voyons,  rengainez  Votre  dague  et  dégainez  votre  esprit. 

PIERRE. 

En  garde  donc  !  ie  vais  vous  attaquer  h  la  pointe  de  l'es- 
prit et  rengainer  ma  pointe  d'acier...  Ripostez-moi  en 
hommes. 

II  chaote. 

QaaDd  aoe  doolear  poignante  blesse  le  cœar 
Et  qa'one  morne  tristesse  accable  Tesprit, 
Alors  la  masiqae  an  son  argentin... 

Pourquoi  son  argentin?  Pourquoi  la  musique  a-t-elle  le 
son  argentin  ?  Répondez,  fiimon  Corde-à-Boyau  I 

PREMIER  MUSICIEN. 

Eh  I  parce  que  l'argent  a  le  sod  fort  dout. 


340  ROBCÉÛ  ET  JULUSnE. 

PIERRE. 

Joli  !...  Répondez,  vous,  Hugues  Rebec! 

DEUXIÈME  MUSICIEN. 

La  musique  a  le  son  argentin  parce  que  les  musiciens  la 
font  sonner  pour  argent. 

PŒRRE. 

Joli  aussi!...  Répondez,  vous,  Jacques  Serpent. 

TROISIÈME  MUSiaEN. 

.   Ma  foi,  je  ne  sais  que  dire. 

PIERRE. 

Oh  !  j'implore  votre  pardon  :  vous  êtes  le  chanteur  de  la 
bande.  Eh  bien,  je  vais  répondre  pour  vous.  La  musique  a 
le  son  argentin,  parce  que  les  gaillards  de  votre  espèce  font 
rarement  sonner  Tor. 

Il  chante. 


Alors  la  musiqae  aa  son  argentin 
Apporle  promptement  le  remède. 


Il  sort. 


PREMIER  MUSICIEN. 

Voilà  un  fieffé  coquin  ! 

DEUXIÈME  MUSICIEN. 

Qu'il  aille  se  faire  pendre!...  Sortons,  nous  autres,  at- 
tendons le  convoi,  et  nous  resterons  à  dîner. 

Us  sortent. 

SCÈNE   XXII. 

[Mantooe.  Une  roe.]) 

Entre  Roméo  (121). 

ROMÈO. 

—  Si  je  puis  me  fier  aux  flatteuses  assurances  du  som- 
meil, —  mes  rôves   m'annoncent   l'arrivée  de  quelque 


scÉNi;  xxn. 


341 


joueuse  nouvelle.  —  La  pensée  souveraine  de  mon  cœur  si^ge 
sereine  sur  son  trône  ;  -et,  depuiscc  matin,  une  allégresse 
singulière  —  m'élève  au-dessus  de  terre  par  de  riantes  pen- 
sées. —  J'ai  rêvé  que  ma  dame  arrivait  et  me  trouvait 
mort,  —  (étrant;e  rave  qui  laisse  à  un  mort  la  faculté  de 
penser!;  — puis,  qu'à  force  debaisers  elle  ranimait  la  vie  sur 
mes  lèvres,  —  et  que  je  renaissais,  et  que  j'étais  empereur. 

—  Ciel  I  combien  doit  èlre  douce  la  ]>ossessioD  de  l'amour, 

—  si  son  ombre  est  déji  si  prodigue  do  joies  (1S2)! 

entre  Balthazar. 


—  Des  nouvelles  de  Vérone!...  Eh  bien,  Ballhazar,  — 
est-ce  que  lu  ne  m'apportes  pas  de  lettre  du  moine  (123)?  — 
Comment  va  ma  dame?  Mon  père  est-il  bien?  —  Comment 
va  madame  Juliette?  Je  te  répèle  celte  question-là  ;  —  car, 
si  ma  Juliette  est  heureuse,  il  n'eiiste  pas  de  malbeur. 

BALTHAZAR. 

—  Elle  est  beureuse,  il  n'eiiste  donc  pas  de  malheur.  - 
SoD  corps  repose  dans  le  tombeau  des  Capulcls,  —  et  son 
4me  immortelle  vil  avec  les  anges.  —  Je  l'ai  vu  déposer  dans 
le  caveau  de  sa  famille,  —  et  j'ai  pris  aussitôt  la  poste  pour 
vous  l'annODcer.  —  Oh  !  pardonnez-moi  de  vous  apporter  ces 
tnslcs  nouvelles:  —je  remplis  l'office  dont  vous  m'aviez 
chargé,  monsieur  (124). 


—  Est-ceainsi?  eh  bien,  astres,  je  vous  déCe!... 

4  B4lthaiar. 

—  Tu  sais  oii  je  loge  :  procure-moi  de  l'encre  cl  du  pa- 
pier, —  et  loue  des  cbevaut  de  poste  :  je  pars  d'ici  ce 
soir  (125). 

BAITHAZ&R. 

—  Je  vous  en  conjure,  monsieur,  ayez  do  la  patience.  - 


342  ROMEO  ET  JUUKTTE. 

Votre  pAleur,  votre  air  hagard  anQonce  —  quelque  cata- 
strophe. 

ROMto. 
Bah  !  tu  te  trompes  !...  —  Laisse-moi  et  fais  ce  que  je  te 
dis  :  -  est-ce  que  tu  n*as  pas  de  lettre  du  moine  pour 
moi? 

BÂLTHA2AR. 

—  Non,  mon  bon  seigneur. 

ROMÉO. 

N'importe  :  va-t'en,  —  et  loue  des  chevaux  ;  je  te  rejoins 
sur-le-champ. 

Sort  Balthazar. 

—  Oui»  Juliette,  je  dormirai  près  de  toi  cette  nuit.  - 
Cherchons  le  moyen...  0  destruction  I  comme  —  tu  t'offres 
vite  à  la  pensée  des  hommes  désespérés  !  —  Je  me  souviens 
d'un  apothicaire  —  qui  demeure  aux  environs  ;  récemment 
eDCore  je  le  remarquais  —  sous  sa  guenille,  occupé,  le  sour- 
cil froncé,  —  à  cueillir  des  simples  ;  il  avait  la  mine  amai- 
grie, —  l'âpre  misère  l'avait  usé  jusqu'aux  os.  —  Dans  sa 
pauvre  échoppe  étaient  accrochés  une  tortue,  —  un  alliga- 
tor empaillés  et  des  peaux  —  de  poissons  monstrueux  ;  sur 
ses  planches,  —  une  chétive  collection  de  bottes  vides,  ^ 
des  pots  de  terre  verdâtres,  des  vessies  et  des  graines  moi* 
sies,  —  des  restes  de  ficelle  et  de  vieux  pains  de  rose  — 
étaient  épars  çà  et  là  pour  faire  étalage.  —  Frappé  de  cette 
pénurie,  je  me  dis  à  moi-même  :  —  a  Si  un  homme  avait 
besoin  de  poison,  —  bien  que  la  vente  en  soit  punie  de 
mort  à  Mantoue,  —  voici  un  pauvre  gueux  qui  lui  en  ven- 
drait. ))  —  Oh  !  je  pressentais  alors  mon  besoin  présent;  - 
il  faut  que  ce  besoigneux  m'en  vende...  —  Autant  qu'il 
m'en  souvient,  ce  doit  être  ici  sa  demeure  ;  —  oomma 
c'est  fête  aujourd'hui,  la  boutique  du  misérable  est  fermée... 
~  Holà!  l'apothicaire  (126)! 


ëCÉNB  \xu,  343 

Une  porte  s'oavre.  Paratt  l'ai»othigàiee. 
L'APOrmCilRS. 

Qui  dooc  appelle  si  fort  ? 

ROMÉO. 

—  Viens  ici,  Tami...  Je  vois  que  tu  es  pauvre;  —  tiens, 
voici  quarante  ducats  (127);  donne-moi  —  une  dose  de 
poison  ;  mais  il  me  faut  une  drogue  énergique— qui,  à  peine 
dispersée  dans  les  veines  —  de  Thomme  las  de  vivre,  le 
fasse  tomber  mort,  —  et  qui  chasse  du  corps  le  soufQe  — 
aussi  violemment,  aussi  rapidement  que  la  flamme  —  ren- 
voie la  poudre  des  entrailles  fatales  du  canon  ! 

l'apothicaire. 

—  y  ai  de  ces  poisons  meurtriers.  Mais  la  loi  de  Mantoue, 

—  c'est  la  mort  pour  qui  les  débite. 

ROMtO. 

—  Quoi!  tu  es  dans  ce  dénûment  et  dans  cette  misère, 

—  et  tu  as  peur  de  mourir  !  La  famine  est  sur  tes  joues  ;  — 
le  besoin  et  la  souffrance  agonisent  dans  ton  regard  ;  —  le 
dégoût  et  la  misère  pendent  à  tes  épaules  (128).  — Le  monde 
De  t*est  point  ami,  ni  la  loi  du  monde  ;  —  le  monde  n'a  pas 
fiait  sa  loi  pour  t'enrichir;  —  viole-la  donc,  cesse  d'être 
pauvre  et  prends  ceci. 

Il  loi  montre  si  boorse* 

l'apothicaire. 

—  Ma  pauvreté  consent,  mais  non  ma  volonté. 

ROMio. 

—  Je  paye  ta  pauvreté,  et  non  ta  volonté. 

l'apothicaire. 

—  Mettez  ceci  dans  le  liquide  que  vous  voudrez,  —  et 
avalez  ;  eussiez-vous  la  force  —  de  vingt  hommes,  vous  se- 
rez expédié  immédiatement  (129). 

ROMÉO,    Ini  jetant  sa  kkourse. 

—  Toici    ton  or;  ce  poison  est  plus  funeste  à  l'Ame 


344  ROMÉO  ET  JULIEHE. 

des  hommes»  —  il  commet  plus  de  meurtres  dans  cet  odieux 
monde  —  que  ces  pauvres  mixtures  que  tu  n'as  pas  le  droit 
de  vendre.  —  C'est  moi  qui  te  vends  du  poison;  tu  ne 
m'en  as  pas  vendu.  —  Adieu,  achète  de  quoi  manger  et  en- 
graisse. 

Serrant  la  fiole  que  Tapothicaire  loi  a  remise. 

—  Ceci,  du  poison?  non  !  Viens,  cordial,  viens  avec  moi 
—  au  tombeau  'de  Juliette  ;  c'est  là  que  tu  dois  me  servir. 

Ils  se  séparent. 

SCÈNE  XXUI. 

[La  cellale  de  frère  Laurence.] 

Entre  frère  Jean. 
JEAN. 

—  Saint  franciscain  !  Mon  frère,  holà! 

Entre  frère  LAURENCE. 
UURENGE. 

—  Ce  doit  être  la  voix  de  frère  Jean.  —  De  Mantoue! 
Sois  le  bienvenu.  Que  dit  Roméo?...  —  A-t-il  écrit  ?  Alors 
donne-moi  sa  lettre. 

JEAN. 

—  J'étais  allé  à  la  recherche  d'un  frère  déchaussé  —  de 
notre  ordre,  qui  devait  m'accompagner,  -  et  je  l'avais 
trouvé  ici  dans  la  cité  en  train  de  visiter  les  malades  ;  - 
mais  les  inspecteurs  de  la  ville,  —  nous  ayant  rencontrés 
tous  deux  dans  une  maison  —  qu'ils  soupçonnaient  infectée 
de  la  peste,  —  en  ont  fermé  les  portes  et  n'ont  pas  voulu 
nous  laisser  sorlir.  —  C'est  ainsi  qu'a  été  empêché  mondé- 
part  pour  Mantoue. 


SCfiNE  U1V.  345 

UURDICB. 

—  Qui  donc  a  porte  ma  lettre  à  Roméo  ? 

WlS. 

—La  Toid.  Je  n*ai  pas  pu  renvoyer, —ni  me  procurer  un 
messager  pour  te  la  rapporter,  —  tant  la  oontngion  effrayait 
tout  le  monde. 

UURBfCB. 

—  Malheureux  éfënement!  Par  notre  confrérie,  —  ce 
n'était  pas  une  lettre  insigniBante,  c'était  un  message  — 
d'une  haute  importance,  et  ce  retard  —  peut  produire  de 
grands  malheurs.  Frère  Jean,  va  —  me  chercher  un  leyier 
de  fer,  et  apporte*le  moi  sur-le-champ  —  dans  ma  cellule. 

JEàN. 

Frère,  je  vais  te  l'apporter. 

11  tort. 

LAURIICGE. 

—  Maintenant  il  faut  que  je  me  rende  seul  au  tombeau  ; 

—  dans  trois  heures  la  belle  Juliette  s'éveillera.  —  Elle  me 
maudira,  parce  que  Roméo  —  n'a  pas  été  prévenu  de  ce 
qui  est  arrivé;  —  mais  je  vais  récrire  &  Mantoue,  —  et  je 
la  garderai  dans  ma  cellule  jusqu'à  la  venue  de  Roméo. 

—  Pauvre  cadavre  vivant,  enfermé  dans  le  sépulcre  d'un 
mort  (130)! 

Il  sort. 

SCÈNE   XXIV. 

[Vérone.  Un  cimetière  nu  miliea  duquel  8*élèvc  le  toml>eaii  des 

Cnpalets.] 

Estre  Paris  soîtI  de  son  page  qui  porte  ane  terehe  et  des  fleors . 

PARIS. 

—  Page,  donne-moi  ta  torche.  Éloigne-toi  et  tiens-toi  à 
réeart...  —  Hais,  non,  éteins-la,  car  je  ne  veux  pasétro 
TU.  -  Va  te  coucher  sous  ces  ifs  la  bas,  —  en  appliquant 


348  ROMtO  ET  JULIETTE. 

ton  oreille  contre  la  terre  sonore  ;  —aucun  pied  ne  pourra  se 
poser  sur  le  sol  du  cimetière,  —  tant  de  fois  amolli  et  fouillé 
par  la  bêche  du  fossoyeur,  —  sans  que  tu  l'entendes  :  tu  sif- 
fleras, —  pour  m'avertir,  si  tu  entends  approcher  quel- 
qu'un... —  Donne-moi  ces  fleurs.  Fais  ce  que  je  te  dis.  Ta. 

LE  PAGE,   h  part. 

— J'ai  presque  peur  de  rester  seul  —  ici  dans  le  cimetière  ; 
pourtant  je  me  risque. 

Il  se  relire. 
PABIS. 

—  Douce  fleur,  je  sème  ces  fleurs  sur  ton  lit  nuptial,  ~ 
dont  le  dais,  hélas!  est  fait  de  poussière  et  de  pierres;  —  je 
viendrai  chaque  nuit  les  arroser  d'eau  douce,  —  ou,  à  son  dé- 
faut, de  larmes  distillées  par  des  sanglots;  —  oui,  je  veux 
célébrer  tes  funérailles  —  en  venant,  chaque  nuit,  joncher 
ta  tombe  et  pleurer  (131). 

Lueur  d'une  torche  et  brait  de  pas  au  loin.  Le  page  sifDe. 

—  Le  page  m'avertit  que  quelqu'un  approche.  —  Quel 
est  ce  pas  sacrilège  qui  erre  par  ici  la  nuit  —  et  trouble  les 
rites  funèbres  de  mon  amgur?...  —  Eh  quoi  !  une  torche!... 
Nuit,  voile-moi  un  instant. 

il  se  cache. 

Eotre  RoMËO,  suivi  de  Balthazar  qui  porte  une  torche,  une  pioche 

et  un  levier. 

ROMÉO. 

—  Donne-moi  cette  pioche  et  ce  crocheteur  d'acier. 

Remettant  un  papier  au  page. 

—  Tiens,  prends  cette  lettre  ;  demain  matin,  de  bonne 
heure,  —  aie  soii^de  la  remettre  à  mon  seigneur  et  père. ..  - 
—  Donne-moi  la  lumière.  Sur  ta  vie,  voici  mon  ordre  :- 
quoi  que  tu  voies  ou  entendes,  reste  à  l'écart  —  et  ne 
m'interromps  pas  dans  mes  actes.  —  Si  je  descends  dans 

tte  alcôve  de  la  mort,   —  c'est  pour  contempler  les  traits 
lâ  dame,  —  mais  surtout  pour  détacher  de  son  doigt 


8GÉNE  XXIT.  347 

inerte  —  un  anneau  précieux,  un  anneau  que  je  dois  em- 
ployer —  à  un  cher  usage.  Ainsi,  éloigne-toi,  va-t'en...— 
Mais  si,  cédant  au  soupçon,  tu  oses  revenir  pour  épier  — 
ce  que  je  veux  faire,  —  par  le  ciel,  je  te  déchirerai  lambeau 
par  lambeau,  —  et  je  joncherai  de  tes  membres  ce  cimetière 
affamé.  —  Ma  résolution  est  farouche  comme  le  moment: 
elle  est  plus  terrible  et  plus  inexorable  —  que  le  tigre  à 
jeun  ou  la  mer  rugissante  (133). 

BALTHÂZAR. 

—  Je  m*en  vais ,  monsieur ,  et  je  ne  vous  troublerai 
pas. 

ROMÉO. 

—  C*est  ainsi  que  tu  me  prouveras  ton  dévouement... 

Lui  jetant  sa  bourse. 

Prends  ceci  :  —  vis  et  prospère...  Adieu,  cher  enfant. 

BALTHAZ.VR^    à  part. 

—  N'importe.  Je  vais  me  cacher  aux  alentours  ;  —  sa 
mine  m'effraye,  et  je  suis  inquiet  sur  ses  intentions. 

n  se  retire. 
ROMÉO,    prenant  le  levier  et  allant  au  tombeau. 

—  Horrible  gueule,  matrice  delà  mort,  —gorgée  de  ce  que 
la  Ityre  a  de  plus  précieux,  —  je  parviendrai  bien  à  ouvrir 
tes  lèvres  pourries  —  et  à  te  fourrer  de  force  une  nouvelle 
proit^  ! 

l\  enfonce  la  porte  du  monument. 

PARIS. 

—  C'est  ce  banni,  ce  Montague  hautain  —  qui  a  tué  le 
cousin  de  ma  bien-airaée  :  —  la  belle  enfant  en  est  morte 
de  chagrin,  à  ce  qu'on  suppose,  —  Il  vient  ici  pour  faire 
quelque  infâme  outrage  —  aux  cadavres  :  je  vais  l'arrêter... 

Il  s*avance. 

—  Suspends  ta  besogne  impie,  vil  Montague  :  —  la  ven- 
gMQce  peut-elle  se  poursuivre  au  delà  de  la  mort?  —  Mi- 


348  ROMÉO  ET  JULIETTE. 

sérabic  condamDé,  je  t'arrête.  —  Obéis  et  viens  avec  moi; 
car  il  faut  que  tu  meures  (133). 

ROMÉO. 

—  Il  le  faut  en  effety  et  c'est  pour  cela  que  je  suis  venu 
ici...  —  Bon  jeune  homme»  ne  tente  pas  un  désespéré»  - 
sauve-toi  d'ici  et  laisse- moi... 

MoQlrant  les  tombeaux. 

Songe  à  tous  ces  morts,  —  et  recule  épouvanté...  Je  t'en 
supplie,  jeune  homme,  —  ne  charge  pas  ma  tête  d'un  pé- 
ché nouveau  —  en  me  poussant  à  la  fureur...  Oh  !  va-t'en. 
—  Par  le  ciel,  je  t'aime  plus  que  moi-même,  —  car  c'est 
contre  moi-même  que  je  viens  ici  armé.  —  Ne  reste  pas, 
va-t'en  ;  vis,  et  dis  plus  tard  —  que  la  pitié  d'un  furieux  t'a 
forcé  de  fuir  (134). 

PARIS,   rëpëe  è  la  maio. 

—  Je  brave  la  commisération,  -  et  je  t'arrête  ici  comme 
félon. 

ROMto. 

—  Tu  veux  donc  me  provoquer?  Eh  bien,  à  toi, 
enfant  ! 

Ils  se  ballent. 

LE  PAGE. 

—  0  ciel  !  ils  se  battent  :  je  vais  appeler  le  guet.      * 

11  sort  en  conraDt. 
PARIS,    tombant. 

—  Oh  !  je  suis  tué  !...  Si  tu  es  généreux,  —ouvre  le  tom- 
beau et  dépose-moi  près  de  Juliette. 

Il  expire. 
ROMÉO. 

—  Sur  ma  foi,  je  le  ferai. 

Se  penchaot  sur  le  cadavre. 

Examinons  cette  figure  :  —  un  parent  de  Mercutio,  le 
noble  comte  Paris  !  ~  Que  m'a  donc  dit  mon  valet?  Mon 
âme,  bouleversée,  — n'y  a  pas  fait  attention... Nous  étions  k 


SCÈNE  XXIV.  J49 

cheïal...  Il  me  contait,  je  crois,  —  que  Paris  devait  épouser 
Juliette.  —  M'a-t-il  dit  cela,  ou  l'ai-je  rêvé  ?-  Ou,  en  l'en- 
tendaol  parler  de  Juliette,  ai-je  eu  la  folie-  de  m'imaginer 
cela? 

Prenanl  le  cidavre  par  le  brat. 
Ob!  donne-moi  la  main,  —  toi  que  l'âpre  adversité  a  in- 
scrit comme  moi  sur  son  livre!  —  Je  vais  t' ensevelir  dans 
un  tombeau  triompbal...  —  Un  tombeau?  Oh  '.  non,  jeune 
victime,  c'est  un  louvre  .splendide,  —  car  Juliette  y  re- 
pose, et  sa  beauté  fait  —  de  ce  caveau  une  salle  de  fête  illu- 
minée. 

Il  dëpoie  Pari)  dsD)  le  monameiil, 

—  Mort,  repose  ici,  enterré  par  un  mort.  —  Que  de  fois 
les  bommes  à  l'agonie  —  ont  eu  un  accès  de  joie,  un  éclair 
avant  la  mort,  -comme  disent  ceux  qui  les  soignent...  Ah! 
comment  comparer  -  ceci  à  un  éclair? 

Contemplant  le  corps  de  Inlielle. 

0  mon  amour  !  ma  femme  !  —La mort  qui  a  sucé  le  mi«l 
(le  ton  baleine  —  n'a  pas  encore  eu  de  pouvoir  sur  to 
beauté  :  —  elle  ne  t'a  pas  conquise  ;  la  ilamme  de  la  beauté 
—  est  encore  toute  cramoisie  sur  tes  lèvres  et  sur  tes 
joues,  —  et  le  pâle  drapeau  de  la  mort  n'est  pas  encore  dé- 
ployé là... 

Allant  â  nn  aatr«  cercueil. 

—  ïybaltl  te  voilà  donc  couché  dans  ton  linceul  san- 
glant!—Oh!  quepuis-je  faire  de  plus  pour  toi?  —De  celte 
même  main  qui  faucha  ta  jeunesse,  —  je  vais  abattre  celle 
de  ton  ennemi.  —  Pardonne-moi,  cousin. 

Kevenant  sut  ms  pi». 

Ah:  cbère  Juliette,  —  pourquoi  es-tu  si  belle  encore? 

Dois-je  croire  —  que  le  spectre  de  la  Mort  est  amoureux  — 

et  que  raffrcux  monstre  décharné  te  garde  -  ici  dans  les 

tént'brcs  pour  te  [losséder  ! ...  -  Horreur  !  Je  veux  rester  près 


350  ROMÉO  ET  JULIETTE. 

de  toi,  —  et  ne  plus  sortir  de  ce  sinistre  palais  de  la  nuit  : 

—  ici,  ici,  je  veux  rester  —  avec  ta  chambrière,  la  vermine! 
Oh  !  c'est  ici  —  que  je  veux  fixer  mon  éternelle  demeure 

—  et  soustraire  au  joug  des  étoiles  ennemies  —  cette  chair 
lasse  du  monde... 

Teoant  le  corps  embrassé. 

Un  dernier  regard ,  mes  yeux  !  ^  bras,  une  dernière 
étreinte  !  et  vous,  lèvres,  vous,  —  portes  de  Thaleine,  scel- 
lez par  un  baiser  légitime— un  pacte  indéfini  avec  le  sépul- 
cre accapareur  ! 

Saisissant  la  fiole. 

—  Viens,  amer  conducteur,  viens,  acre  guide. —Pilote 
désespéré,  vite  !  lance  —  sur  les  brisants  ma  barque  épuisée 
par  la  tourmente!  —  A  ma  bien-aimée ! 

Il  boil  le  poisoo. 

Oh  !  Tapothicaire  ne  m*a  pas  trompé  :  —  ses  drogues  sont 
actives...  Je  meurs  ainsi...  sur  un  baiser  (135)  ! 

Il  eipire  eo  embrassant  Jaliette. 

Frère  Laurence  paratt  A  Tautre  extrémité  do  cimetière,  a?ec  une  lan- 
terne, an  levier  et  ane  bêche. 

LAURENCE. 

—  Saint  François  me  soil  en  aide  !  Que  de  fois  cette  nuit 
~  mes  vieux  pieds  se  sont  heurtés  à  des  tombes  (136)  ! 

Il  rencontre  Balthazar  étendu  à  terre. 

Qui  est  là  ? 

BàLTHAZAR,   se  relerant. 

—  Un  ami  !  quelqu'un  qui  vous  connaît  bien. 

LAURENCE,  mouiraiii  le  tombeau  des  Capulets. 

—  Soyez  béni  !...  Dites-moi,  mon  bon  ami,  —  quelle  est 
cette  torche  là-bas  qui  prête  sa  lumière  inutile  — aux  larves 
et  aux  crânes  sans  yeux  î  II  me  semble  —  qu'elle  brûle  dans 
le  monument  des  Capulets. 


SCÈNE  xxnr.  351 

BÀLTHAZAR. 

—  En  effet,  saint  prêtre  ;  il  y  a  là  mon  maître,  —  quel* 
qu'un  que  vous  aimez. 

UURENGE. 

Qui  donc  ? 

BALTHAZAR. 

Roméo. 

UURKNCE. 

—  Combien  de  temps  a-t-il  été  là? 

BALTHAZAR. 

Une  grande  demi-heure. 

UURINGE. 

—  Viens  avec  moi  au  caveau. 

BALTHAZAR. 

Je  n'ose  pas,  messire.  —  Mon  maître  croit  que  je  suis 
parti  ;  ~  il  m'a  menacé  de  mort  en  termes  effrayants,  —  si 
je  restais  à  épier  ses  actes  (137). 

UURENCE. 

—  Reste  donc,  j'irai  seul...  L'inquiétude  me  prend  :  — 
ob  !  je  crains  bien  quelque  malheur. 

BALTHAZAR. 

—  Comme  je  dormais  ici  sous  cet  if,  —j'ai  rêvé  que  mon 
maître  se  battait  avec  un  autre  homme  —  et  que  mon  maître 
le  tuait  (138). 

LAURENCE,    allant  rers  le  tombeau. 

Roméo  ! 

Dirigeant  la  lamiëre  de  sa  lanterne  sar  rentrée  da  tombean. 

—  Hélas!  hélas!  quel  est  ce  sang  qui  tache  —  le  seuil 
de  pierre  de  ce  sépulcre?  —  Pourquoi  ces  épées  abandon- 
nées et  sanglantes  —  projettent-elles  leur  sinistre  lueur  sur 
ce  lieu  de  paix? 

11  entre  dans  le  monument. 

~  Roméo!  Oh!  qu'il  est  pâle!...  Quel  est  cet  autre? 
Quoi,  Paris  aussi!  —  baigné  dans  son  sang!  Oh!  quelle 


352  ROM&O  ET  JDUBTTE. 

heure  cruelle  -  est  donc  coupable  de  cette  lamentable  ca- 
tastrophe (139)î... 

Éclairant  Joliette. 

Elle  remue  ! 

Jalielte  8*éveille  et  se  soulève. 

JULIETTE. 

—  0  frère  charitable,  où  est  mon  seigneur  ?  —  Je  me 
rappelle  bien  en  quel  lieu  je  dois  être  :  —  m'y  voici...  Mais 
où  est  Roméo  ? 

Rumeor  aa  loio. 
UURENGE. 

—  J'entends  du  bruit...  Ma  fille,  quitte  ce  nid— de  mort, 
de  contagion,  de  sommeil  contre  nature.  —  Un  pouvoir  au- 
dessus  de  nos  contradictions — a  déconcerté  nos  plans.  Viens, 
viens,  partons!  —  Ton  mari  est  là  gisant  sur  ton  sein,  — 
et  voici  PAris.  Viens,  je  te  placerai — dans  une  communauté 
de  saintes  religieuses  ;  —  pas  de  questions  !  le  guet  ar- 
rive...— Allons,  viens,  chère  Juliette. 

La  rameur  se  rapproche. 

Je  n'ose  rester  plus  longtemps. 

Il  sort  da  tombeau  et  disparaît. 
JUUETTE. 

—  Va,  sors  d'ici,  car  je  ne  m'en  irai  pas,  moi.  —  Qu'est 
ceci?  Une  coupe  qu'étreint  la  main  de  mon  bien-aimé?  - 
C'est  le  poison,  je  le  vois,  qui  a  causé  sa  fin  prématurée.  - 
L'égoïste  !  il  a  tout  bu  !  il  n'a  pas  laissé  une  goutte  amie  - 
pour  m'aider  à  le  rejoindre  !...  Je  veux  baiser  tes  lèvres:  - 
peut-être  y  trouverai-je  un  reste  de  poison  —  dont  le  baume 
me  fera  mourir... 

Elle  l'embrasse. 

—  Tes  lèvres  sont  chaudes  ! 

PREMIER  GARDE,    derrière  le  théâtre 

Conduis-nous,  page...  De  quel  côté? 

JULIETTE. 

—  Oui,  du  bruit!  Hâtons-nous  donc! 

Saisissant  le  poigoard  de  Roméo. 


SCÈNE  XXIV. 


0  benreai  poignard  !  —  voici  ton  fourreau. . . 

Elle  se  frappe. 
Louilte-loi  là  et  laisse-moi  mourir  (140)  ! 

Elle  tombe  sar  le  corps  de  Aoinéo  et  et  pire 


Bntre  le  guet,  cooduii  par  le  rA<;E  de  Paris. 


^^^H  LE  PAGE,    moDtrant  k  toinbeau. 

^^^P>  Voilà  l'endroit,  là  où  ta  torche  brûle. 

rilEHlER  GARDE ,   &  l'eDtrée  du  lombeau. 

—  Le  sol  est  sanglant.  Qu'on  fouille  le  cimetière. 
Allez  plusieurs  et  arrêtez  qui  vous  trouverez. 

Det  gardes  sorleot. 

—  Spectacle  navrant!  Voici  le  comte  assassiné...  — 
Juliette  en  sang!...  chaude  encore  !...  morte  il  n'ja  qu'ua  1 
roomeat,  -  ellequi  élaiteusevelîe  depuis  deux  jours  !...- 
Allez  prévenir  le  prince,  courez  chez  les  Capiilels,  —  réveillez 
les  Montagues...  que  d'autres  aillent  aux  recherches. 

D'antres  gardes  sortent. 

—  Nous  voyons  bien  le  lieu  où  sont  entassés  tous  ces  i 
désastres:  —  mais  les  causes  qui  ont  donné  lieu  à  ces  dé- 
sastres lamentables,  —  nous  ne  pouvons  les  découvrir  sanj 
uDe  enquête. 

^^^^ta  Entrenl  quelques  Gabdes,  ramenant  Balthazar. 

^^f  DECXIËUE  GABDE. 

—  Voici  le  valet  de  Roméo,  nous  l'avons  trouvé  dans  le  j 
cimetière. 

PRGHIER  GAtIDE. 

—  Tenez-lc   sous  bonne   garde  jusqu'à    l'arrivce  du  j 
prince. 

Rntre  an  GAitDE,  ramenant  fme  Laurence. 


TIIOISIEKE   GAUUE. 

p Voici  UD  moine  qui  tremble,  soupire  et  pleure  -Nous  , 


354  ROMÉO  ET  JULIETTE. 

lui  avons  pris  ce  levier  et  cette  bêche,  ~  comme  il  venait 
de  ce  câté  du  cimetière. 

PREMIER  GARDE. 

—  Graves  présomptions  I  Retenez  aussi  ce  moine. 

Le  jour  commence  è  poindre.  Entrent  le  prince  et  sa  saite. 

LE   PRmCE. 

—  Quel  est  le  malheur  matinal  —  qui  enlève  ainsi  notre 
personne  à  son  repos  ? 

Entrent  CAfOLST,  lady  Capulrt,  et  leur  saite. 

CAPULET. 

—  Pourquoi  ces  clameurs  qui  retentissent  partout  ? 

UDY   GAPULET. 

—  Le  peuple  dans  les  rues  crie  :  Roméo  !...  —Juliette  !... 
Paris  !  et  tous  accourent,  ~  en  jetant  Talarme»  vers  notre 
monument. 

LE  PRINCE. 

—  D'où  vient  cette  épouvante  qui  fait  tressaillir  nos 
oreilles  ? 

PREMIER   GARDE»  montrant  les  cadavres. 

—  Mon  souverain,  voici  le  comte  Paris  assassiné;  — 
voici  Roméo  mort  ;  voici  Juliette,  la  morte  qu'on  pleurait, 
—  chaude  encore  et  tout  récemment  tuée. 

LE  PRINCE. 

—  Cherchez,  fouillez  partout,  et  sachez  comment  s'est 
fait  cet  horrible  massacre. 

PREMIER  GARDE. 

—  Voici  un  moine,  et  le  valet  du  défunt  Roméo  :  —  ils 
ont  été  trouvés  munis  des  i^nstruments  nécessaires  pour  ou- 
vrir —  la  tombe  de  ces  morts. 

CAPULET. 

~  0  ciel!...  Oh!  vois  donc,  femme,  notre  fille  est  en 


SCÈNE  XXIV.  355 

sangl...  —  Ce  poignard  s'est  mépris...  tiens  I  sa  gatne  — 
est  restée  vide  au  flanc  du  Montague,  —  et  il  s* est  égaré  dans 
la  poitrine  de  ma  fille  (141)1 

UDT   GAPULKT. 

—  Mon  Dieu  !  ce  spectacle  funèbre  est  le  glas  —  qui  ap- 
pelle ma  vieillesse  au  sépulcre. 

Entrent  Monta  GUB  et  sa  suite. 
LE  PRINCE. 

—  Approche,  Montagne  :  tu  t'es  levé  avant  l'heure  — 
pour  voir  ton  fils,  ton  héritier  couché  avant  l'heure. 

MONTÀGUE. 

—  Hélas!  mon  suzerain,  ma  femme  est  morte  cette  nuit. 
—  L'exil  de  son  fils  l'a  suffoquée  de  douleur  (142)  I  —  Quel 
est  le  nouveau  malheur  qui  conspire  contre  mes  années? 

LE  PRINCE,   iDOOtraatletombeaa. 

—  Regarde,  et  tu  verras. 

MONTÀGUE,  recoonaissaDt  Roméo. 

—  0  malappris!  Ya-t-il  donc  bienséance  —  à  prendre 
le  pas  sur  ton  père  dans  la  tombe? 

LE   PRINCE. 

—  Fermez  la  bouche  aux  imprécations,  —  jusqu'à  ce 
que  nous  ayons  pu  éclaircir  ces  mystères,  —  et  en  con- 
naître la  source,  la  cause  et  l'enchaînement.  —  Alors  c'est 
moi  qui  mènerai  votre  deuil,  —  et  qui  le  conduirai,  s'il 
le  faut,  jusqu'à  la  mort.  En  attendant,  contenez-vous,  —  et 
que  Taffliction  s'asservisse  à  la  patience...  —  Produisez  ceux 
qu'on  soupçonne. 

Les  gardes  amèneot  Laareace  et  Baltbazar. 
UIRENCE. 

—  Tout  impuissant  que  j'ai  été,  c'est  moi  -^  qui  suis  le 
plus  suspect,  puisque  Theure  et  le  lieu  —  s'accordent  à 
m'imputer  cet  horrible  meurtre  ;  —  me  voici,  prêt  à  m'ac- 


356  ROMEO  £T  JULIETTE. 

cuser  et  à  me  défendre,  —  prêt  i  m'absoudre  en  me  con- 
damnant. 

LE   PRINCE. 

—  Dis  donc  vite  ce  que  tu  sais  sur  ceci. 

UURENCE. 

—  Je  serai  bref  :  car  le  peu  de  souffle  qui  me  reste  —  no 
suffirait  pas  à  un  récit  prolixe.  —  Roméo,  ici  gisant,  était 
répoux  de  Juliette  ;  —  et  Juliette,  ici  gisante,  était  la  femme 
fidèle  de  Roméo.  —  Je  les  avais  mariés  :  le  jour  de  leur  ma- 
riage secret  —  fut  le  dernier  jour  de  Tybalt,  dont  la  mort 
prématurée  —  proscrivit  de  cette  cité  le  nouvel  époux.  — 
C'était  lui,  et  non  Tybalt,  que  pleurait  Juliette. 

A  Capttlet. 

—  Vous,  pour  chasser  la  douleur  qui  assiégeait  votre  fille, 
—  vous  l'aviez  fiancée  et  vous  vouliez  la  marier  de  force  — 
au  comte  Paris.  Sur  ce,  elle  est  venue  à  moi,  —  et,  d'un  air 
effaré,  m'a  dit  de  trouver  un  moyen  —  pour  la  soustraire  & 
ce  second  mariage  ;  —  sinon,  elle  voulait  se  tuer,  là,  dans 
ma  cellule.  —  Alors,  sur  la  foi  de  mon  art,  je  lui  ai  remis - 
un  narcotique  qui  a  agi,  —  comme  je  m'y  attendais,  en  loi 
donnant  —  l'apparence  de  la  mort.  Cependant  j'ai  écrit  & 
Roméo  —  d'arriver,  dès  celte  nuit  fatale,  —  pour  aider  Juliette 
à  sortir  de  sa  tombe  empruntée,  —  au  moment  où  l'effet 
du  breuvage  cesserait.  —  Mais  celui  qui  était  chargé  de  ma 
lettre,  frère  Jean,  —  a  été  retenu  par  un  accident,  et  me  l'a 
rapportée  -  hier  soir  (143).  Alors  tout  seul,  —  à  l'heure  fixée 
d'avance  pour  le  réveil  de  Juliette,  —  je  me  suis  rendu  aa 
caveau  des  Capulets  dans  l'intention  de  l'emmener  —  et  de 
la  recueillir  dans  ma  cellule  —  jusqu'à  ce  qu'il  me  fût  pos- 
sible de  prévenir  Roméo.  —  Mais  quand  je  suis  arrivé, 
quelques  minutes  avant  le  moment  —  de  son  réveil,  j'ai 
trouvé  ici  -  le  noble  Paris  et  le  fidèle  Roméo  prématuré- 
ment couchés  dans  le  sépulcre.  —  Elle  s'éveille,  je  la  con- 
jure de  partir  —  et  de  supporter  ce  coup  du  ciel  avec  pa* 


SCKWE  XXIV. 


357 


tiencc...  —  Aussitôt  un  bruit  alarroanl  me  chasse  de  la 
tombe  ;  —  Juliette,  désespérée,  refuse  de  me  suivre,  -  et 
c'est  sans  doute  alors  qu'elle  s'est  fait  violence  à  elle-même. 

—  Voilà  tout  ce  que  je  sais.  La  nourrice  était  dans  le  secret 

—  de  ce  mariage.  Si  dans  tout  ceci  quelque  malheur  —  est 
arrivé  par  ma  faute,  que  ma  vieille  vie  —  soit  sacrifiée, 
quelques  heures  avant  son  épuisement,  —  à  la  rigueur  des 
lois  les  plus  sévères. 

LE   PRmCE. 

—  Nous  l'avons  toujours  connu  pour  un  saint  homme... 

—  Où  est  le  valet  de  Roméo  ?  qu'a-t-il  à  dire  î 

aaTUAZAR. 

—  J'ai  porté  à  mon  maître  la  nouvelle  de  la  mort  de  Ju- 
liette; —  aussitAtila  pris  la  poste,  a  quitté  Mantoue  —  et  est 
venu  dans  ce  cimetière,  Ace  monument.  —  L'i.il  m'a  chargé 
de  remettre  de  bonne  heure  à  son  père  la  lettre  que  voici,  — 
et,  entrant  dans  le  caveau,  m'a  ordonné  sous  peine  do  mort 

—  de  partir  et  de  le  laisser  seul. 

LE   PRINCE,  prenant  le  papier  que  tiCDlBrikhdï.ir. 

—  Donne-moi  cette  lettre,  je  veux  la  voir...  -  Où  est  le 
page  du  comte,  celui  quia  appelé  le  guet?  —  Maraud, 
qu'est-ce  que  ton  maître  a  fait  ici? 

LE  PAGE. 

—  n  est  venu  jeter  des  fleurs  sur  le  tombeau  de  sa  fiancée 

—  ot  m'a  dit  de  me  tenir  à  l'écart,  ce  que  j'ai  fait.  —Bientôt 
un  homme  avec  une  lumière  est  arrivé  pourouvrir  la  tombe; 

—  et,  quelques  instants  après,  mon  mallro  a  tiré  l'épée 
contre  lui  ;  ~  et  c'est  alors  que  j'ai  couru  appeler  le  guet. 

LE   PFtI?lCE,    jelBDlIcs  jcuisur  In  leure. 

—  Cette  lettre  confirme  les  paroles  du  moine...  —  Voilà 
tout  le  récit  de  leurs  amours,..  Il  a  appris  qu'elle  était 
morte;  —  aussïtAl,  écrit-il,  il  a  acheté  du  poison  —  d'un 
pauvre  apothicaire  el  sur-le-champ  —  s'est  rendu  dans  ce 
caveau  pour  y  mourir  et  rej>oser  près  do  Juliette... 

vu.  23 


958  ROMÉO  ET  JCUITTE. 

Regardant  aotoor  de  lui. 

—  Où  soDt-ils,  ces  eoDemis?  Capulet!  Mootague!  - 
Voyez  par  quel  fléau  le  ciel  châtie  votre  haine  :  —  pour 
tuer  vos  joies  il  se  sert  de  Tamour!...  —  Et  moi,  pour  avoir 
fermé  les  yeux  sur  vos  discordes,  —  j*ai  perdu  deux  pareots. 
Nous  sommes  tous  punis  (144). 

GAPULR. 

—  0  Montagne,  mon  frère,  donne-moi  ta  main. 

U  serre  la  maio  de  Montagae. 

—  Voici  le  douaire  de  ma  fille  ;  je  n'ai  rien  —  à  te  deman- 
der de  plus. 

MONTAGUE. 

Mais  moi,*j'ai  à  te  donner  plus  encore.  —  Je  veux  dres- 
ser une  statue  de  ta  fille  en  or  pur.  —  Tant  que  Vérone  gar- 
dera son  nom,  —  il  n'existera  pas  de  figure  plus  honorée- 
que  celle  de  la  loyale  et  fidèle  Juliette  (145). 

CAPULET. 

—  Je  veux  que  Roméo  soit  auprès  de  sa  femme  dans  la 
même  splendeur:  —  pauvres  victimes  de  nos  inimitiés! 

LE  PRINCE. 

—  Cette  matinée  apporte  avec  elle  une  paix  sinistre,  -  le 
soleil  se  voile  la  face  de  douleur.  —  Partons  pour  causer  en- 
core de  ces  tristes  choses.  —  Il  y  aura  des  graciés  ,et  des 
punis.  —Car  jamais  aventure  ne  fut  plus  douloureuse— que 
celle  de  Juliette  et  de  son  Roméo. 

ToQS  sortent  (145)» 


FIN    DE   ROMÉO   ET   JULIBttE. 


NOTES 


SOB 


ANTOINE  ET  CLÉOPATRE  ET  ROMÉO  ET  JULIETTE. 


»<^o»a>i 


(1)  La  tragédie  d* Antoine  et  Cléopâlre  a  été  imprimée  pour  la 
première  fois,  sans  division  d'actes  ni  de  scènes,  dans  l'édition 
in-folio  de  1623;  elle  est  Tavant-dernière  pièce  du  volume,  oiî 
elle  prend  place  en  Ire  Othelb  et  Cymheline.  —  Les  recherches 
faites  par  les  commentateurs  pour  fixer  l'époque  à  laquelle  elle  a 
été  représentée  sont  restées  jusqu'ici  infructueuses  :  Malone  et 
Chalmers  indiquent  Tannée  1608,  mais  sans  donner  de  motif 
sérieux.  Antoine  et  Cléopâtre  appartient  évidemment  au  môme 
cycle  que  Coriolan  et  JîUes  César^  et  j'incline  à  croire  avec 
M.  Knight  que  la  composition  des  trois  pièces  romaines  occupa 
la  6n  de  l'existence  de  Shakespeare.  Sans  doute  cette  magnifique 
trilogie  fut  le  dernier  miracle  de  ce  génie  tout-puissant,  qui, 
après  avoir  ressuscité  le  monde  du  moyen  âge,  voulut,  avant  de 
disparaître,  faire  revivre  la  société  antique. 

Ainsi  que  je  l'ai  dit  à  l'Introduction,  l'auteur  a  suivi  minu- 
tieusement le  récit  de  Plutarque.  Dès  1579,  les  Vies  des  hommes 
iUuatreti  avaient  été  traduites  par  sir  Thonias  Norlh,  non  sur  le 
texte  grec,  mais  d'après  la  version  franchise  d'Amyot,  et,  *—  disons- 


360  ANTOIlfB  ET  GLËOPATRE,  ROMÉO  ET  JULIETTE. 

]e  avec  orgueil,  —  c^est  le  travail  de  notre  compatriote  qui  a 
servi  à  Shakespeare  pour  élever  son  monument.  Si  scrupuleuse 
est  l'exactitude  avec  laquelle  Shakespeare  reproduit  Amyot,  que, 
pour  traduire  Tun,  je  n'ai  eu  souvent  qu'à  copier  l'autre.  Le  lec- 
teur  trouvera  cités  plus  loin  tous  les  passages  dont  l'auteur  s'est 
particulièrement  inspiré  ;  j'ai  souligné  dans  ces  citations  quantité 
de  phrases  et  de  mots  littéralement  empruntés  par  le  poète  au 
prosateur. 

Antoine  et  Cléopâtre  a  été  abrégé  pour  le  théâtre  de  Drury- 
Lane,  en  1758,  par  Edward  Capell. 

(2)  «  Mais,  pour  revenir  à  Cléopatra,  Platon  écrit  que  l'art  et 
science  de  flatter  se  traite  en  quatre  manières,  toutefois  elle  en 
inventa  beaucoup  de  sortes  :  car  fût  en  jeu  où  en  affaire  de  con- 
séquence, elle  trouvait  toujours  quelque  nouvelle  volupté  par 
laquelle  elle  tenait  sous  sa  main  et  maîtrisait  Antonius,  ne 
l'abandonnant  jamais,  et  jamais  ne  le  perdant  de  vue  ni  de  jour 
ni  de  nuit  :  car  elle  jouait  aux  dés,  elle  buvait,  elle  chassait 
ordinairement  avec  lui,  elle  était  toujours  présente  quand  il  pre- 
nait quelque  exercice  de  la  personne  :  quelquefois  qu'il  se  dégui- 
sait en  valet  pour  aller  la  nuit  rôder  par  la  mUe^  et  s'amuser  aux 
fenêtres  et  aux  huis  des  boutiques  des  petites  gens  mécaniques,  â 
contester  et  railler  avec  ceux  qui  étaient  dedans,  elle  prenait  l'ac- 
coutrement de  quelque  chambrière,  et  s'en  allait  battre  le  pavé 
et  courir  avec  lui,  dont  il  revenait  toujours  avec  quelques  mo- 
queries et  bien  souvent  avec  des  coups  qu'on  lui  donnait  :  et 
combien  que  cela  déplût  et  fût  suspect  à  la  plupart,  toutefois 
communément  ceux  d'Alexandrie  étaient  bien  aises  de  celte 
joyeuselé  et  la  prenaient  en  bonne  part,  disant  élégamment  et 
ingénieusement  qu'Antonius  leur  montrait  un  visage  comique, 
c'est-à-dire  joyeux,  et  aux  Romains  un  tragique,  c'est-à-dire 
austère.  »  —  (Plutarque  traduit  par  Amyot.  Vie  d* Antoine.) 

(3]  (c  Ainsi,  comme  Antonius  prenait  ses  ébats  en  telles  folies 
et  telles  jeunesses,  il  lui  vint  de  mauvaises  nouvelles  de  deux 
côtés  :  l'une  de  Rome,  que  Lucius,  son  frère,  et  Fulvia,  sa  femme, 
avaient  premièrement  eu  noise  et  débat  ensemble,  et  puis  étaient 


HOTES. 


361 


entrés  en  guerre  ouverte  conire  César,  et  avaient  tout  giJté  tant 
qu'ils  avaient  élé  contraints  de  vider  et  s'enfuir  de  l'Italie: 
l'autre,  qui  n'était  point  meilleure  que  cetle-lâ,  c'est  que  Labié- 
nus,  avec  l'armée  des  Pariiies,  subjuguait  et  conquérait  loule 
l'Asie,  depuis  le  ilcuve  d'Euplirale  et  depuis  la  Syrie,  jusques 
au  pays  de  Ljdit.'  et  lonie.  Et  adonc  commença-t-il  à  luule  peine 
b  s'éveiller  un  peill,  comme  s'il  eîlt  él&  bien  fort  endormi,  et  par 
manière  de  dire  à  s'en  revenir  d'une  grande  ivresse.  S\  voulut 
aller  à  l'euconlre  des  Partîtes  premièrement,  et  lira  jusques  à  la 
conirûu  de  In  l'héiilcie;  mais  là  il  reçut  des  lettres  de  Fulvia 
pleines  de  lamentations  el  de  pleurs:  par  quoi  il  tourne  loul  court 
devers  l'Italie  avec  deux  cents  navires,  et  allant  recueillir  par  les 
cliemins  tous  ses  amis  qui  s'enruyaienl  de  l'italle  vers  lui,  et  par 
lustguels  il  fut  informé  que  Fulvia  était  In  seule  cause  de  celte 
guerre,  laquelle  étant  d'une  nature  fâcheuse,  perverse  et  témé- 
raire, avait  expressément  ému  ce  trouble  et  lumulle  en  Italie, 
pour  l'espérance  de  le  retirer  par  ce  moyen  d'avec  Cléopaira. 
Or  advinl'il  de  bonne  fortune  que  celte  Fulvia,  en  allant  trouver 
Anlonius,  mourut  de  maladie  en  la  vlllo  de  Sicyone,  et  pour- 
uni  fut  l'appoinlemeni  entre  lui  cl  César  plus  aisé  à  traiter.  » 

(t)  Allu-iion  à  une  ant-ienne  superstition  mentionnée  par  Ho- 
linsbed  :  u  Un  crin  de  cheval  jeté  dans  un  bassin  d'eau  croupie 
ne  tardera  pas  â  remuer  et  à  devenir  une  créature  vivante.  — 
OrKTiplion  of  Engtand,  p.  224. 

(.'i)  u  D'autre  part  CicÔron,  qui  était  lors  le  premier  homme  de 
la  ville  en  aulorilé  ei  en  répulalion,  irritait  et  mutinait  tout  le 
monde  à  l'ennintre  d'Anlonius,  tellement  qu'û  la  Hn  il  Qt  Innt 
que  le  sénat  le  déclara  et  jugea  ennemi  de  la  cbose  publique,  el 
d^erna  au  jeune  Oesar  des  sergents  qui  porteraient  les  liaches 
devant  lui  et  autres  marques  el  enseignes  du  magistral  cl  de  la 
dignité  prélortale,  et  envoya  Ulrcius  et  Pansa,  qui  pour  lors 
étaient  consuls,  avec  deux  armées,  pour  débouler  et  chasser  An- 
tonius  hors  de  toute  l'Italie.  Ces  deux  consuls  ensemble,  avec 
Ca'sar  qui  avait  aussi  une  armée,  allèrent  trouver  Aniouius  au 
siège  devant  la  ville  de  Modéne,  el  là  le  détirenl  eu  bataille: 


36?  ANTOINE  ET  CLÉOPATRE,  ROMFO  ET  JULIETTE. 

mais  tous  les  deux  consuls  y  moururent.  Antonius,  en  s'enfuyant 
de  cette  défaite,  se  trouva  en  plusieurs  nécessités  et  détresses 
grandes  tout  à  un  coup,  dont  la  plus  pressante  était  la  faim  : 
mais  il  avait  cela  de  nature  qu'il  se  surpassait  soi-même  en  pa- 
tience et  en  vertu  quand  il  se  trouvait  en  adversité,  et  plus  la 
fortune  le  pressait,  plus  il  devenait  semblable  à  un  homme  véri- 
tablement vertueux.  Or,  l'st-ce  bien  chose  commune  à  tous  ceux 
qui  tombent  en  tels  détroits  de  nécessité,  de  sentir  et  entendre  ce 
que  requiert  alors  le  devoir  et  la  vertu:  mais  il  en  est  peu  qui 
en  telles  traverses  et  secousses  de  fortune  aient  le  cœur  assez 
ferme  pour  faire  et  imiter  ce  qu'ils  louent  et  estiment,  ou  pour 
fuir  c^  quMls  blAment  et  reprennent,  mais  plutôt  au  contraire  se 
laissent  aller  pour  Taccoutumance  qu'ils  ont  de  vivre  à  leur  aise 
et,  par  faiblesse  et  lâcheté  de  cœur,  fléchissent  et  changent  leurs 
premiers  discours.  Pourtant  était-ce  un  exemple  merveilleux  aux 
soldats  de  voir  Antonius,  qui  avait  accoutumé  de  vivre  en  délices 
et  en  si  grande  affluence  de  toutes  choses,  boire  facilement  de 
Teau  puante  et  corrompue,  manger  des  fruits  et  racines  sauva- 
ges :  et  dit-on  encore  plus  qu'il  mangea  des  écorces  d'arbres 
et  des  bétes,  dont  par  avant  jamais  homme  n'avait  tâté,  en  passant 
les  monts  des  Alpes.  » 

(6)  a  Quand  Antonius  eut  pris  terre  en  Italie  et  qu*on  vît  que 
Cœsar  ne  lui  demandait  rien  quant  à  lui,  et  qu'Antonius,  d'autre 
côté,  rejetait  tout  ce  dont  on  le  chargeait  sur  sa  femme  Fulvia, 
les  amis  de  l'un  et  de  l'autre  ne  voulurent  point  qu'ils  entrassent 
plus  avant  en  contestation  ni  inquisition  pour  avérer  qui  avait  le 
tort  ou  le  droit,  et  qui  était  cause  de  ce  trouble,  de  peur  d'aigrir 
davantage  les  choses,  mais  les  accordèrent,  et  divisèrent  entre 
eux  l'empire  de  Rome,  faisant  la  mer  Ionique  borne  de  leur  par- 
tage :  car  ils  baillèrent  toutes  les  provinces  du  Levant  à  Anto- 
nius et  celles  de  l'Occident  à  Cœsar,  laissant  à  Lépidus  l'Afrique, 
et  arrêtèrent  que,  l'un  après  l'autre,  ils  feraient  leurs  amis  con- 
suls quand  ils  ne  le  voudraient  être  eux-mêmes.  Cela  semblait 
être  bien  avisé,  mais  qu'il  avait  besoin  de  plus  étroit  lien  et  de  plus 
grande  sûreté  dont  fortune  bailla  le  moyen  Car  il  y  avait  Octavia, 
sœur  aînée  de  Cœsar,  non  d'une  même  mère,  car  elle  était  née 


NOTIB.  383 

d'ADCbaria,  âl  lui  aprâs  d'Aci-.iu.  Il  uimaii  singuliërenioni  cuUe 
tienne  smur  :  uussi  dlsit-ce  a  la  vérité  une  excellente  dame,  veuve 
de  un  premier  mari,  Caïus  Marcellus,  qui  naguËres  étajl  dëoâdé, 
ut  wmbia  qu'Anlonius  élail  veuf  depuis  le  décâs  de  Fulvis  :  cgr 
il  ne  iiinil  point  qu'il  n'eûl  Cléopuira,  iiiaiit  ausïi  ne  confessait-il 
pas  qu'il  le  tînt  pour  lumme,  mars  débutait  encore  de  cela  la 
raison  contre  l'amour  de  cette  Egyptienne.  Par  quoi  tout  le 
monde  mil  en  avant  ce  mariage,  nspi^rant  que  cette  dame  Octa- 
■ia,  laquelle  avait  la  grdce,  l'tionnâleté  et  la  prudence  conjointe  i 
une  li  rare  beauté,  quand  elle  ilemi^urerait  avec  Anlonius,  étant 
aimée  et  eMimée,  comme  la  raison  voulait  que  le  fût  une  lella 
dame,  qu'elle  serait  cau»e  d'une  bonne  paix  et  certaine  amitié 
entra  eui.  » 

(7)  «  J'ai  autrefoia  oui  raconter  à  mon  grand-pére  Lampryte 
qu'un  Philoias,  médecin,  natif  de  la  ville  d'Amphissa,  lui  contait 
comme  en  ce  lemps-là  il  était  en  Alexandrie,  étudiant  en  son  art 
de  médecine,  et  que  l'un  den  maîtres  cuisiniers  de  la  maison 
d'Antoniut,  auquel  il  avait  pris  connaissance,  le  mena  avec  lui 
comme  un  leuno  homme  curieux  de  voir,  pour  lui  montrer  le 
^rand  appareil  et  la  somptuosité  d'un  seul  souper.  Quand  il 
fut  en  la  cuisine,  il  y  vit  une  inlînitë  de  viandes,  et,  entre 
atitre«,  bnîl  sangliers  tout  entiers  qu'on  rotisi-ait,  dont  il  fut  fort 
ébahi,  diunt  qu'il  devait  avoir  grand  nombre  de  gens  â  ce  sou- 
par.  La  cuisinier  s'en  prit  à  rffe,  et  lui  répomiit  qu'il  n'y  en  avait 
p»  b)>5ucoup,  mais  environ  donie  .oeulement  :  mais  qu'il  fallait 
que  tout  ce  qui  était  mis  sur  la  table  fût  cuit  et  servi  à  son  point, 
lequel  «égalent  se  panse  i-n  un  moment,  et  Antonius  voudra  peut- 
être  souper  tout  à  celte  heure,  ou  bien  d'ici  i  un  peu  de  temps, 
ou  (MMsible  qu'il  le  ditTérera  plus  lard,  pour  ce  qu'il  aura  bu  Mir 
jour.  DU  qu'il  sera  entré  en  quelque  long  propos:  et  â  cette  cause 
on  prépare,  non  un  souper  seul,  mais  plusieurs  pour  autant 
qu'on  ne  saurait  deviner  l'heure  qu'il  voudra  souper,  u 

(8)  a  Ftani  Antonliis  de  telle  nature,  te  dernier  et  le  comble 
de  toua  se*  maux,  c'est  a  savoir  l'amour  de  Cléopatra,  lui  survint 
qui  éveilla  et  excita  plusieurs  vices  qui  étaient  encore  ochês  en 


AHTOINE  ET  LUOPATBE,  BOSIEO  KT  JULIEHB. 

lui  :  et  s'il  lui  élnil  reslé  quelque  sriniille  de  bien  el  quelque 
eiipérance  de  ressource,  elle  l'éieiguil  du  tout  et  le  gala  encore 
plus  qu'il  n'était  auparavant.  Si  fut  pris  en  cette  manière  :  ainsi 
qu'il  allait  pour  faire  la  guerre  contre  les  Parthes,  il  envop 
ajourner  Cléopalra  à  coiiipnroir  en  personne  par-devant  lui 
quand  il  serait  en  la  Cilicie,  pour  répondre  aux  charges  et  impu- 
tations qu'on  proposait  à  l'enconlre  d'elle.  Si  Cléopalra  fit  provi- 
sion de  quantité  de  dons  et  de  présents,  de  force  or  el  argent,  de 
richesses  ot  de  beaux  ornemenis,  comme  il  est  croyable  qu'elle 
pouvait  apporter  d'une  si  grande  maison  et  d'un  si  opulent  el  si 
,  ricbe  royaume  cemme  celui  d'Egypte.  Mais  pourtant  elle  ne 
.  ^rta  rieu  avec  elle  en  quoi  elle  eût  tant  d'espérance  ni  de  con- 
I  tisnce  comme  en  soi-mâme,  et  aux  cliormes  et  enchantemenls 
j  de  sa  beauté  et  bonne  grâce.  Par  quoi,  combien  qu'elle  fût  man- 
f  -iée  par  plusieurs  lettres,  tant  d'Anlonius  même  que  de  ses  amis, 
elle  en  6t  si  peu  de  compte  et  se  moqua  tant  de  lui,  qu'elle  n'en 
daigna  autrement  s'avancer,  sinon  que  de  se  mettre  sur  le  (leuve 
Cyduus  dedans  un  bateau  dont  la  poupe  était  d'or,  lesToiltsde 
fourpre,  les  rameud'argmt,  qu'on  maniait  au  son  et  à  la  cadence 
d'une  musique  do  flûtes,  hautbois,  citbres,  violes  et  autres  lels 
instruments  dont  on  jouoit  dedans.  Et  au  reste,  qunnl  à  sa  per- 
sonnf,  elle  était  coucMe  dessous  un  pavill&n  d'or  tissu,  vêtue  el 
accoutrée  tout  en  la  sorte  qu'on  dépeint  ordinairemenl  Vénus,  el 
auprès  d'elle,  d'un  côlé  et  d'autre,  de  beaux  petits  enfants,  babil- 
les ni  plus  ni  moins  que  les  peintres  ont  accoutumé  de  portraire 
les  amours,  avec  des  éventaux  en  leurs  mains  dont  ils  s'éven- 
taient. Ses  femmes  et  damoiselles,  semblablement  les  plus  belles, 
étaient  habillées  en  nymphes  néréides  qui  sont  les  fées  des  eaux, 
et  comme  les  Grâces,  les  unes  appuyées  sur  le  timon,  les  auLres 
sur  les  câbles  el  cordages  du  bateau,  duquel  il  sortait  de  nier- 
veilleusement  douces  et  suaves  odeurs  de  parfums  qui  remplis- 
saient deçà  el  delà  les  rives  toutes  couvenes  de  monde  innumé- 
rable  :  cur  les  uns  accompagnaient  le  bateau  le  long  do  la  rivière, 
les  autres  accouraient  de  lu  ville  pour  voir  ce  que  c'était  ;  et  sor- 
tit une  si  grande  foule  de  peuple,  que  Tinalement  Anioniui, 
étant  sur  la  place  en  son  siège  impérial  a  donner  audience,  y  d»- 
nieura  toulseul,  el  courait  une  voix  par  les  bouches  du  commua 


1Ï0TK8. 


365 


peuple,  que  c'éuit  la  déesse  Vénus,  laquelle  venail  jouer  cher.  \a 
ilieu  Bacchus  pour  le  bien  universel  do  loule  l'Asie.  Quand  elle 
fui  tUsctniiiit  m  lem,  AtUoniut  l'etitoija  concîrr  de  venir  sou- 
|wr  en  son  logis  :  mais  elle  lui  manda  qu'il  vnlait  mieux  que  lui 
plut6l  vint  souper  chez  elle.  Par  quoi,  pour  se  montrer  gracieux 
i  son  arrivée  envers  elle,  il  lui  voulut  bien  obtempérer  et  y  alla, 
où  il  trouva  l'appareil  du  restin  si  grand  et  si  exquis  qu'il  n'est 
possible  de  le  bien  exprimer,  n 

(9)  t  AnIoniuB  avait  avec  lui  un  devin  égyptien,  de  ceux  qui 
se  méicnl  de  juger  les  nativités  et  prédire  les  aventures  des 
hommes  en  considérant  l'heure  de  leur  naissance,  lequel,  Tùl 
pour  gratifier  à  Cléopatra  ou  pour  ce  qu'il  le  trouvait  ainsi  par 
son  art,  disait  franchement  à  Anlonius  que  sa  Tortune,  laquelle 
était  de  soi  trés-illustre  et  trfu-^rande,  a'efTaçaii  et  s'offusquait 
auprès  de  celle  de  tosar,  et  pourtant  lui  conseillait  de  se  reculer 
le  plus  loin  qu'il  pourrait  de  ce  jeune  seigneur  :  car  ton  démon, 
diMit-il,  c'est-Wire  te  bon  anyt  et  Cetpril  qui  t'a  en  gardr, 
craint  et  redoiile  le  sien,  et  étant  couTat^tx  H  hautain  quand  il 
est  seul  â  part  lui,  il  devient  craintif  et  peureux  quand  il  s'ap- 
proclMde  l'autre.  Quoi  que  ce  soit,  les  événements  approuvaient 
ce  que  disait  cet  Égyptien.  Car  on  dit  que  toutes  les  fois  qu'ils 
tiraient  au  son,  par  manière  de  passe-temps,  a  qui  aurait  quelque 
chose,  ou  qu'ils  jouaient  aux  dés,  Autonius  perdait  toujours. 
Quelquefois,  par  jeu,  ils  faisaient  jouter  des  coqs  ou  des  cailles 
qui  étaient  duiles  el  fuites  à  se  battre.  Celles  de  Cfesar  vain- 
quaient toujours,  do  quoi  Antonius  était  marri  en  soi>méme, 
combien  qu'il  n'en  montrât  rien  par  dehors,  et  pourtant  en  ajou- 
uil  plus  de  foi  à  cet  Égyptien.  » 

(10]  «  Antonius  se  mit  quelquefois  à  pécher  à  la  ligne,  et 
voyant  qu'il  ne  pouvait  rien  prendre,  en  était  fort  dépité  et 
marri  è  cause  que  Cléopatra  était  présente.  Si  commanda  secrè- 
tement à  quelques  pAcheurs,  quand  il  aurait  jeté  sa  ligne,  qu'ils 
so  plongeassent  soudain  en  l'eau  et  qu'ils  allassent  accrocher  à 
son  hameçon  quelques  poissons  de  ceux  qu'ils  auraient  pècbt's 
auparavant,  et  puis  relira  ainsi  deux  on  trois  fois  la  ligne  avec 


366  ANTOINE  ET  GLÉOPATRE,  ROMÉO  ET  JULIETTE. 

prise.  Cléopatra  s'en  aperçai  inconiinent,  toutefois  elle  fit  sem* 
blantcleD*en  rien  savoir  et  de  s'émerveiller  commeot  il  péchait 
si  bien  :  mais  à  part  elle  conta  le  tout  à  ses  familiers  et  leur  dit 
que  le  lendemain  ils  se  trouvassent  sur  l'eau  pour  voir  l'ébatla- 
ment.  Ils  y  vinrent  sur  le  port  en  grand  nombre  et  ae  mirent 
dedans  des  bateaux  de  pécheurs,  et  Antonius  aussi  lâcha  la 
ligne,  et  lors  Cléopatra  commanda  è  l'un  de  ses  serviteurs  qu'il 
se  hâtât  de  plonger  devant  ceux  d'Antonius  et  qu'il  allât  attacher 
a  l'hameçon  de  sa  ligne  quelque  vieux  poisson  salé,  comme  ceux 
qu'on  apporte  du  pays  de  Pont  :  cela  fait,  Antonius,  qui  cuida 
qu'il  y  avait  un^  poisson  de  pris,  tira  incontinent  sa  ligne,  et 
adonc,  comme  on  peut  penser,  tout  les  assistants  se  prirent  bien 
fort  è  rire,  et  Cléopatra  en  riant  lui  dit  :  Laisse-nous,  seigneur, 
à  nous  autres  Égyptiens  habitants  de  Pharus  et  de  CaDopus, 
laisse-nous  la  ligne  :  ce  n'est  pas  ton  métier  :  ta  chasse  est  de 
prendre  et  conquérir  villes  et  cités,  pays  et  royaumes,  t» 

(11)  a  Or  tenait  alors  Sextus  Pompéius  la  Sicile,  et  de  lé 
courait  et  pillait  tonte  l'Italie  avec  un  grand  nombre  de  fustes  et 
autres  navires  de  corsaires  que  conduisaient  Menas  et  Ménécratea, 
deux  écumeurs  de  mer,  dont  ils  travaillaient  tellement  toute  h 
mer  que  personne  ne  s'osait  mettre  à  la  voile  :  et  si  avait  plot 
que  Sextus  Pompéius  s'était  honnêtement  porté  envers  Antonius, 
car  il  reçut  humainement  sa  mère,  laquelle  s'enfuyait  de  l'Italie 
avec  Fulvia  :  par  quoi  ils  avisèrent  qu'il  fallait  aussi  appointeravec 
lui.  Si  convinrent  ensemble  près  le  mont  de  Misène  sur  une  le- 
vée qui  est  jetée  assez  avant  dedans  la  mer,  ayant  Pompéius  la 
flotte  de  ses  navires  là  auprès  à  l'ancre,  et  Antonius  et  Cssar 
leurs  armées  sur  le  bord  de  la  mer  tout  à  l'endroit  de  lui, 
là  où,  après  qu'ils  eurent  «irrêlé  que  Pompéius  aurait  la  Sicile  et 
la  Sardaigne,  par  tel  convenant  quHl  nettoierait  la  mer  de  tous 
cornaix^e»  et  larrons,  et  la  rendrait  sûre  et  navigable  et  outre 
enverrait  quelque  certaine  quantité  de  blés  à  Home,  ils  se  con- 
vièrent les  uns  les  autres  à  manger  ensemble,  et  tirèrent  au  sort 
à  qui  le  premier  ferait  le  festin.  Le  sort  échut  premier  à  Pompéius, 
pourquoi  Antonius  lui  demanda  :  Et  où  souperons-nous?  Là, 
répondit  Pompéius,  en  lui  montrant  sa  galère  Capilainesse  qui 


NOTES.  367 

était  è  six  rangs  de  rames  :  car  c'est,  dit-il,  la  seule  maison  pa- 
leraelle  qu'on  m'a  laissée.  Ce  qu'il  disait  pour  piquer  Antonius, 
è  cause  qu'il  tenait  la  maison  de  Pompéius  le  Grand,  son  père  : 
si  6t  jeter  en  mer  force  ancres,  pour  assurer  sa  galère,  et  bâtir  un 
pont  de  bois  pour  passer  depuis  le  chef  de  Miséne  jusques  en  sa 
galère,  où  il  les  reçut  et  festoya  à  bonne  chère  :  mais  au  milieu 
du  festin,  comme  ils  commençaient  à  s'échauffer  et  à  gaudir 
Antonius  de  l'amour  de  Cléopatra,  Menas  le  corsaire  s'approcha 
de  Pompéius,  et  lui  dit  tout  bas  en  l'oreille  :  Veux-tu  que  je  coupe 
les  cordages  des  ancres,  et  que  y  te  fasse  seigneur,  non-seule* 
ment  de  Sicile  et  de  Sardaigne,  mais  aussi  de  tout  Ntat  et  em- 
pire de  Rome?  Pompéius,  après  avoir  un  petit  pensé  en  soi- 
même,  lui  répondit  :  Tu  le  devais  faire  sans  m'en  avertir^  mais 
maintenant  contentons-nous  de  ce  que  nous  avons  :  car  quant  à 
moi,  je  n'ai  point  appris  de  fausser  ma  foi,  ni  de  faire  acte  de 
trahison.  )» 

(12)  JuliusCaesar  manda  secrètementi  Cléopatra  qui  était  aux 
champs,  qu'elle  revînt;  et  elle  prenant  en  sa  compagnie  Apollo- 
dorus,  Sicilien,  seul  de  tous  ses  amis,  se  mil  dedans  un  petit 
bateau,  sur  lequel  elle  vint  aborder  au  pied  du  château  d'Alexan*- 
drie  qu'il  était  jâ  nuit  toute  noire  :  et  n'ayant  moyen  d'y  entrer 
autrement  sans  être  connue,  elle  s'étendit  tout  de  son  long  des- 
sus un  faisceau  de  bardes  qu^ApolloHorus  plia  et  lia  par-dessus 
avec  une  grosse  courroie,  puis  le  chargea  sur  son  col,  et  le 
porta  ainsi  dedans  à  Cnpsar  par  la  porte  du  château.  Ce  fut  la 
première  amorce,  à  ce  qu'on  dit,  qui  attira  Caesar  à  Taimêr.  » 
Pbiiarque  traduit  par  Amyof.  Vie  de  Julius  Cœmr. 

(13)  <r  Cependant  Venlidius  défit  une  autre  fois  en  bataille, 
qui  fut  donnée  en  la  contrée  Cyrrestiqiie,  Pacorus,  le  fils  d'Orodes, 
roi  des  Parihes,  lequ<*l  était  derechef  venu  avec  grosse  puissance 
pour  envahir  et  occuper  la  Syrie,  en  laquelle  journée  il  mourut 
un  grand  nombre  de  Parihes,  et  entre  les  autres  y  demeura 
Pacorus  lui-môme.  Cet  exploit  d'armes,  excellent  entre  les  plus 
glorieux  qui  furent  onques  faits,  donna  aux  Romains  pleine  et 
entière  vengeance  de  la   hontn  et  p^^rte  qu'ils  reçurent  à  la  mort 


368  ANTOINE  ET  GLÉOPÂTRE,  ROMÉO  ET  iULIETTB. 

de  Marcus  Crassus,  et  fil  retirer  les  Parthes  et  se  contenir  au 
dedans  des  limites  de  la  Mésopotamie  et  de  la  Médie,  après  avoir 
élé  déconfits  et  défaits  par  trois  fois  tout  de  rang  en  bataille 
ordonnée  ;  mais  Venlidius  n'osa  pas  entreprendre  de  les  pour- 
suivre plus  outre,  à  cause  qu'il  craignait  qu'il  ne  s'acquit  l'envie 
et  la  maie  grâce  d'Antonius.  »  Vie  d* Antoine. 

(14)  Shakespeare  semble  avoir  transporté  dans  son  drame  une 
scène  historique  dont  il  a  été  contemporain.  En  écoutant  les 
minutieuses  questions  que  Cléopâtre  adresse  ici  au  messager,  on 
croirait  entendre  la  reine  Élisabelh  interrogeant  Melville  sur  la 
compte  de  sa  rivale  Marie  Sluart.  «  Sa  Majesté,  raconte  l'am- 
bassadeur écossais  dans  ses  Mémoires,  me  demanda  quels  che- 
veux je  préférais,  les  siens  ou  ceux  de  la  reine  Marie.  Je  lui  dis 
que  leurs  deux  chevelures  étaient  d'un  blond  également  rare. 
—  Elle  me  pressa  de  lui  dire  qui  des  deux  était  la  plus  belle.  Je 
lui  dis  qu'elle  (la  reine  Elisabeth)  était  la  plus  belle  en  Angle- 
terre et  que  ma  reine  était  la  plus  belle  en  Ecosse.  Elle  insisU 
sur  sa  question.  Je  répondis  qu'elles  étaient  les  deux  plus  gra- 
cieuses personnes  de  leurs  royaumes  :  que  Sa  Majesté  était  h 
plus  jolie  et  ma  souveraine  la  plus  belle.  —  Elle  me  demanda 
quelle  était  la  plus  grande.  Je  lui  dis  que  c'était  ma  reioe. 
a  Elle  est  trop  grande  alors,  fit-elle,  car  je  ne  suis  ni  trop  grande 
ni  trop  petite.  »  Elle  me  demanda  quelles  étaient  les  occupa* 
tiens  de  la  reine  Marie.  Je  répliquai  que,  d'après  ma  dernière  dé- 
pêche, ma  reine  revenait  d'une  chasse  dans  les  hautes  terres; 
que,  quand  ses  affaires  le  lui  permettaient,  elle  lisait  l'histoire, 
que  d'autres  fois  elle  jouait  du  luth  et  du  clavecin.  —  Enjoué- 
t-elle  bien  ?  —  Mais  raisonnablement  pour  une  reine...  —  Elle 
me  demanda  qui  dansait  le  mieux,  ma  reine  ou  elle?  Je  répondis 
que  ma  reine  dansait  avec  autant  de  noblesse  qu'elle.  Elle  me 
répéta  alors  qu'elle  voudrait  voir  la  reine  Marie  d'une  manière 
commode.  Je  lui  offris  de  la  mener  secrètement  en  poste,  dégui- 
sée en  page.  Elle  pourrait  voir  ainsi  la  reine  comme  le  roi  Jac- 
ques V  avait  vu  la  sœur  du  duc  de  Vendôme  qu'il  devait  épou- 
ser. J'ajoutai  qu'elle  n'aurait  qu'à  faire  défendre  son  appartement 
pendant  son  absence,  comme  si  elle  était  malade.  Il  n'était 


ROTES.  369 

nâcessstre  de  meure  dans  la  cunBâenre  r]ue  Lady  SIrafîord  et  l'un 
des  grooms  de  la  cliambrc.  Celle  idée  poriil  d'nbord  lui  plaire; 
puis  elle  reprit  en  soupirant  :  «  Hélas!  si  je  pouvais  faire  çs\  n 
—  MelvUte'$  Utmoirs. 

(lÔ)  a  Peur  quelques  rapports  qu'on  lui  fil,  Anloniusse  cour- 
rouça derechef  à  rencontre  deCa^sar  et  s'embarqua  pour  aller 
vers  l'Italie  avec  trois  cents  navires  :  ei  pour  ce  que  ceux  da 
Brundusium  ne  voulurent  pas  recevoir  son  armée  en  leur  pori, 
il  tiru  Â  Tarenle  là  oii  Octavia  sa  femme,  qui  était  venue  avec  lui 
dit  U  Grèce,  la  supplia  que  son  plaisir  fût  de  l'envoyer  vers  son 
frère,  «qu'il  St.  Elle  était  pour  lors  enceinte,  et  si  avait  déjà 
une  seconde  fille  de  lui,  et  néanmoins  se  mit  en  voie  ei  rencon- 
tra Ocsar  en  cbemin,  qui  menait  avec  lui  Mitcenaset  Agrippa, 
ses  doux  principaux  amis,  lesquels  elle  tira  a  pari,  et  leur  fit  les 
plus  alTeclueuses  prières  et  supplications  de  quoi  elle  se  put  avi- 
ser, qu'ils  ne  voulussent  permettre  qu'elle  qui  élait  la  plus  heu- 
rru»  femme  du  monde,  devint  la  plus  misérable  el  la  plus  in- 
fortunée qui  fut  oncques  :  car  maintenant  tout  le  monde,  disaît- 
elte,  a  les  yeux  sur  moi,  pour  autant  que  je  suis  sœur  de  l'un 
de« empereurs  et  femme  de  l'autre.  Or  si  [ce  qu'à  Dieu  ne  plaise] 
Irpiro  conseil  a  lieu  cl  que  la  guerre  se  fasse,  quant  à  vous,  il 
est  incertain  auquel  des  deux  les  dieux  ai^nt  destiné  d'être  vain- 
queur ou  vaincu  :  mais  quant  à  moi,  de  quelque  (^lé  que  la  vic- 
toire 60  tourne,  en  tout  événement  ma  condition  sera  toujours 
malheureuse,  d  —  Plutarqw  Iraduil  par  Amyol.  fie  d'Antoine. 


[16)  «  Aussi  à  vrai  dira  Aoloniusélail  par  trop  insolent  el 
Irap  superbe,  el  quasi  comme  fait  en  dépit  el  en  mépris  dos 
Homains.  Caril  fil  assembler  loul  le  peuple  dedans  le  parc,  lé 
0(1  les  jeunes  gens  s'adressent  aux  exercices  de  la  personne,  et 
li,  dessus  un  haul  tributuU  argrnté,  lit  mettre  dmx  chaire»  d^or, 
l'une  pour  lui  et  l'autre  pour  Clëopatrn,  et  d'autres  plus  basses 
[wur  ses  enfants  :  puis  décinra  publiquement  devant  toute 
I'a«sistancc  qu'il  é'abli^'sait  premièrement  Cléopalra  reine 
d'Éij'jpte,  lie  Cypre,  de  Lydie  n  dr.  la  basse  fiyrie,  et  a»ec  elle 
l'a-sarion  aussi  roi  de'  mêmes  royaumes  :  on  cstimntlceOesarion 


370  ANTOINK  ET  GL&OPATRB,  ROMÉO  ET  JULIETTE. 

fils  de  JuHus  CaBsar,  qui  avait  laissé  Cléopatra  enceinte.  Secon- 
dement il  appela  ses  enfants  de  lui  et  d'elle  les  rois  des  rois  et 
donna  pour  apanage  à  Alexandre  T Arménie,  la  Média  et  les 
Parlhes  quand  il  les  aurait  subjugués  et  conquis,  et  à  Plolé- 
mœus  la  Phénicie,  la  Syrie  et  la  Cilicie  :  mais  quand  et  quand  il 
amena  en  public  Alexandre  vêtu  d'une  robe  longue  à  la  médoise, 
avec  un  haut  chapeau  pointu  sur  la  tête,  dont  la  pointe  était 
droite»  ainsi  que  le  portent  les  rois  des  Médois  et  des  Arméniens, 
et  Ptolemœus  vêtu  d'un  manteau  à  la  macédonienne  avec  des 
pantoufles  à  ses  pieds  et  un  chapeau  à  large  rebras  bordé  d'un 
bandeau  royal,  car  tel  était  l'acoutrement  que  soûlaient  porter 
les  rois  successeurs  d'Alexandre  le  Grand.  Ainsi  après  que  ses 
enfants  eurent  fait  la  révérence  et  baisé  leur  père  et  mère,  in- 
continent une  troupe  de  gardes  arméniens,  attitrés  expressément, 
en  environna  l'un,  et  une  de  Macédoniens  l'autre.  Quant  à 
Cléopatra  elle  vêtait  l'accoutrement  sacré  de  la  déesse  Isis  et  don- 
nait audience  à  ses  sujets  comme  une  nouvelle  Isis.  Cœsar  rap- 
portant ces  choses  au  sénat,  et  l'en  accusant  souventefois  devant 
tout  le  peuple  romain,  fit  tant  qu'il  irrita  tout  le  monde  contre 
lui.  Antonius  de  l'autre  côté  envoya  à  Rome  pour  le  contre-char- 
ger  et  accuser  aussi  :  mais  les  principaux  points  des  charges 
étaient  qu'ayant  dépouillé  Sextus  Pompéius  de  la  Sicile,  U  ne  lui 
avait  point  baillé  sa  part  de  l'île  :  secondement,  qu'il  ne  lui 
rendait  point  les  navires  et  vaisseaux  qu'il  avait  empruntés  de 
lui  pour  cette  guerre  :  tiercement,  qu'ayant  débouté  Lépidus 
leur  compagnon  au  triumvirat  de  sa  part  de  l'empire,  et  l'ayant 
destitué  de  tous  honneurs,  il  retenait  par  devers  lui  la  personne, 
les  terres  et  revenus  d'icelles  qui  lui  avaient  été  assignées  pour 
sa  part,  et  après  tout  qu'il  avait  presque  distribué  à  ses  gen- 
darmes toute  l'Italie  et  n'en  avait  rien  laissé  aux  siens.  CaBsar 
lui  répondait,  quant  a  Lépidus,  qu'il  l'avait  déposé  voirement, 
et  privé  de  sa  part  de  l'empire,  pour  autant  qu'il  en  abusait  ou- 
trageusement :  et  quant  à  ce  qu'il  avait  conquis  par  les  armes, 
qu'il  en  ferait  volontiers  part  à  Antonius,  pourvu  qu'il  lui  fit 
aussi  le  semblable  de  l'Arménie  ;  quant  à  ses  gens  de  guerre, 
qu'ils  ne  devaient  rien  quereller  en  Italie  pour  autant  qu'ils 
possédaient  la  Médie  et  la  Parthe,  lesquels  ils  avaient  ajoutées  è 


NOTBS.  371 

l'Empire   Romain,  en  combaltanl  vaillutnmeni  avec  leur  Empe- 
reur. » 

[17)  «  Après  doDc  que  Cœsar  eut  suffis  m  me  lit  fuit  sesapprâts, 
il  fit  publiquement  décerner  la  ){uerre  cunlreCléopatra  el  abro- 
ger la  puissance  el  l'empire  d'Anlonius,  aliendu  qu'il  l'avait 
préalablement  c^é  à  une  femme.  Et  disait  davantage  Ciesar 
qu'Antonius  n'était  pas  maiire  de  soi,  mais  que  Cléopalra  par 
quelques  charmes  et  poisons  amatoires  l'avait  tortreit  de  son  bon 
sens,  et  que  aux  qui  Ifur  feraient  la  guerre,  neraietU  wn  Jfar- 
dian  eunuqw,  un  PkoUnus,  une  Iras,  TeinDiu  de  chambre  de 
Cti'opatni  qui  lui  accoutrait  se>  cheveux,  et  une  Chnrmioti,  U^t* 
quelles  maniaient  les  ^rincifiales  ulTaircs  de  l'empire  d'Anto- 
niuB.  K 

(18)  ■(  Anlonius  était  si  abbéti  et  si  asservi  au  vouloir  d'une 
femme  que,  combien  qu'il  (ùl  de  beaucoup  le  plus  fort  parterre, 
il  voulut  néanmoins  que  l'aiTaire  se  vidât  par  un  combat  de  mer 
pour  l'amour  de  Cléopatru,  encore  qu'il  vit  devant  sesyeux  qu'à 
fauta  de  forçairas  ses  capitaines  prenaient  et  enlevaient  de  la 
pauvre  Grèce  par  force  toutes  gens  qu'on  pouvait  trouver  par  les 
champs  vtatcurs  passants,  muletiers,  moissonneur»,  de  jeunes 
galons,  et  encore  ne  pouvaient-ils  pas  fournira  emplir  les  galères, 
tellement  que  la  plus  grande  partie  était  vide  et  ne  pouvait  vo- 
guer qu'à  peina  à  cause  qu'il  n'y  avait  pas  assez  de  gens  de  rame 
dedans.  Uais  au  contraire,  celles  de  Oesar  n'étaient  point  b3tiea 
pompeusement  en  grandeur  et  hauteur  pour  une  ostentation  de 
magniiicence,  mais  étaient  légères  et  faciles  à  manier,  armées  et 
fournie  de  furçaires  autant  comme  il  leur  en  fallait,  lesquelles  il 
tenait  toutes  prêtes  es  ports  de  iarente  et  de  Brundusium.  Si 
manda  à  Antonius  qu'il  ne  reculât  plus  en  perdant  temps  el  qu'il 
vînt  avec  u>D  armée  6a  llaUa,  et  quanta  lui,  qu'il  lui  baillerait 
havres  et  rades  pour  pouvoir  sûrement  et  sans  empécbemeni 
prendre  terre,  et  qu'il  se  reculerait  avec  son  armée  arrière  de  la 
mer  au  dedans  du  l'Italie,  autant  que  se  peut  étendre  la  course 
d'un  cheval,  jusqu'à  ce  qu'il  eût  exposé  son  armée  en  terre  el 
qu'il  fût  logé.  Antonius  bravant  è  l'opposite,  lui  remanda  qu'il 


372  ANTOINE  KT  GLÉOPATRE,  ROMÉO  ET  JUUEnE. 

le  défiait  de  combaUre  seul  à  seul  en  champ  clos,  combien  qu'il 
fût  le  plus  vieil,  et,  s'il  fuyait  ce  combat,  qu'il  le  combattrait  en 
bataille  rangée  es  campagnes  de  Pharsale,  comme  avaient  fait 
auparavant  Julius  Csesar  et  Pompéius.  » 

(19)  <c  Après  donc  qu'il  fut  tout  conclu  et  arrêté  qu'on  com- 
battrait par  mer,  il  fit  brûler  toutes  les  autres  naves  fors  que 
soixante  égyptiennes,  et  ne  retint  que  les  meilleures  et  les  plus 
grandes  galères  depuis  trois  rangs  de  rames  jusqu'à  dix,  sur  les- 
quelles il  mit  vingt  et  deux  mille  combattants,  avec  deux  mille 
hommes  de  trait  :  mais  ainsi  qu'il  ordonnait  ses  gens  en  bataille, 
îl  y  eut  un  chef  de  bande,  vaillant  homme  et  qui  s'était  trouvé 
en  plusieurs  affaires  et  renconfres  sous  sa  charge,  tellement  qu'il 
en  avait  le  corps  tout  détaillé  et  cicatrice  de  coups,  lequel,  ainsi 
qu'Antonius  passait  au  long  de  lui,  s'écria  et  dit  tout  haut  :  Sire 
empereur,  comment  mets-tu  ton  espérance  en  ces  méchants  et 
frôles  bois  ici  ?  te  dé^ts-tn  de  ces  mienties  cicatrices  et  de  celte 
épée  ?  laisse  combattre  les  Phéniciens  et  les  ^Egyptiens  sur  la 
mer,  et  nous  laisse  la  terre  ferme  sur  laquelle  nous  avons  aceovr 
tumé  de  vaincre  ou  de  mourir  debout.  Antonius  passa  outre  sans 
lui  répondre,  seulement  lui  fit-il  signe  de  la  main  et  de  la  tête, 
comme  s'il  eût  voulu  admonester  qu'il  eût  bon  courage,  tou- 
tefois il  n'avait  pas  lui-même  guère  bonne  espérance.  » 

(20)  a  Toutefois  le  combat  était  encore  égal  et  la  victoire  en 
di)ute  sans  incliner  plus  d'un  côté  que  d'autre,  quand  on  vît 
soudainement  les  soixante  naves  de  Cléopatra  dresser  les  mâts  et 
déployer  les  voiles  pour  prendre  la  fuite  :  si  s'enfuirent  tout  i 
travers  de  ceux  qui  combattaient;  car  elles  avaient  été  mises 
derrière  les  grands  vaisseaux  et  mirent  les  autres  en  grand 
trouble  et  désarroi  :  pour  ce  les  ennemis  mêmes  s'émerveilléreat 
fort  de  les  voir  ainsi  cingler  à  voiles  déployées  vers  le  Pélopo- 
nèse  :  et  là  Antonius  montra  tout  évidemment  qu'il  avait  perdu 
le  sens  et  le  cœur,  non-seulement  d'un  empereur,  mais  aussi 
d'un  vertueux  homme,  et  qu'il  était  transporté  d'entendement, 
et  que  cela  est  vrai  qu'un  certain  ancien  a  dit  en  se  jouant  que 
l'âme  d'un  amant  vit  au  cœur  d'autrui,  non  pas  au  sien  :  tant  il 


KOTES.  373 

se  laissa  mener  ei  traîner  à  celle  femme  comme  s'il  cûl  élé  collé 
i  elle,  et  qu'elle  n'eût  su  se  remuer  sans  le  mouvoir  aussi.  Car, 
tout  aussitôt  qu'il  vil  partir  son  vaisseau,  il  oublia,  abandonna 
ei  trahit  ceux  qui  combsllaient  el  se  raisatent  tuer  pour  lui,  el 
se  jeu  en  une  galère  à  cinq  rangs  de  rames  pour  suivre  relie  qui 
l'avait  d^jâ  coaimoncé  à  ruiner,  et  qui  le  devait  encore  du  tout 
achever  de  détruire.  » 

(31]  «  Oiunl  è  lui-même,  il  se  délibérait  de  traverser  en 
Afrique,  et  prit  l'une  de  ses  carraques  chargée  d'or  cl  d'argent 
et  d'autres  meubles,  laquelle  il  donna  à  ses  amis,  leur  comman- 
dant qu'ils  la  partissent  entre  eux,  et  qu'ils  cherchassent  moyen 
de  se  sauver.  Ils  répondirent  en  pleurant  qu'ils  ne  le  Feraient 
point  et  qu'ils  ne  l'abandonneraient  jamais.  Adonc  Antonius  les 
reconforta  fort  humainement  el  alTectueusement,  les  priant  de 
se  retirer.  Si  écrivit  à  Theophilus,  le  gouverneur  de  Corinthe, 
qu'il  leur  donnât  moyen  d'être  en  stlreié  el  qu'il  les  carhAt  dans 
quelque  lieu  secret  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  fait  leur  appoinlc- 
menl  avec  César,  n 

(22)  «  Ils  envoyèrent  des  ambassadeurs  vers  César  en  l'Asie, 
elle  requérant  le  royaume  d'Egypte  pour  ses  enfants,  et  lui 
priant  qu'on  le  laiiudl  tirre  à  Alhêws  comme  personne  priite, 
si  César  ne  voulait  qu'il  demeurât  en  Egypte.  Et  pour  tant  qu'ils 
n'avaient  à  l'enlour  d'eux  autre  personne  de  quelque  appa- 
rence, i  cause  que  les  uns  s'en  étaient  fuis  et  qu'il  ne  se  Raient 
guéres  tax  autres,  ils  furentcontraints  d'y  envoyer  T-uphronius, 
le  précepteur  do  leurs  enfants;  César  ne  voulut  point  ouïr  les 
prières  et  requêtes  d'Anionius  ;  mais  quant  à  Cléopatra.  il  lui 
fil  réponse  qu'il  ne  lui  refusait  rien  qui  fût  juste  ou  équitable, 
moyenoant  qu'elle  fit  mourir  ou  qu'elle  chassât  hors  de  son  pays 
ADUtnius.  » 

(23]  K  César  envoya  l'un  de  ses  serviteurs,  nommé  Tyréus, 

homme  clairvoyant  et  bien  avisé,  et  qui,  apportant  lettres  de 

créance  d'un  jeune  seigneur  à  une  femme  hautaine  et   qui  se 

l'onlpntait  grandement  et  se  fiait  de  !,i  beauté,  l'eût  par  son  é!<> 

VII.  U 


374  AIfTOlNB  BT  GLÉOPATRE,  ROMÉO  KT  JOLiBTTE. 

quBQce  facilement  pu  émouvoir.  Celui-ci  parlût  é  elle  plus 
longtemps  que  les  autres,  et  lui  faisait  la  reine  très-grand  hon- 
neur, tellement  qu'il  mit  Antonius  en  quelque  imagination  et 
soupçon  :  si  le  fit  saisir  au  corps  et  fouetter  à  bon  escient,  puis  b 
renvoya  ainsi  accoutré  à  César,  lui  mandant  qu*il  Tavait  irrité, 
pour  autant  qu'il  faisait  trop  du  superbe^  et  l'avait  eu  en  mépriif 
mémement  lorsqu'il  était  facile  et  aisé  à  aigrir  pour  la  misère 
en  laquelle  il  se  trouvait.  Bref,  si  tu  le  trouves  mauvais  (dit-il), 
tu  as  par  devers  loi  un  de  mes  affranchis,  Hipparchus^  pends-le 
si  lu  veux^  ou  le  fouette  à  ton  plaisir,  afin  que  nous  soyons 
égaux.  De  là  en  avant  Cléopatra,  pour  se  purger  des  imputations 
qu'il  lui  mettait  sus  et  des  soupçons  qu'il  avait  contre  elle,  l'en- 
tretint et  le  caressa  le  plus  soigneusement  et  le  plus  diligemment 
qu'elle  put  :  car  tout  premier  là  où  elle  solennisait  le  jour  de  sa 
nativité  petitement  et  escharsement,  comme  il  convenait  à  sa 
fortune  présente,  au  contraire  elle  célébrait  le  jour  de  la  sienne 
de  telle  sorte  qu'elle  outrepassait  toutes  les  bornes  de  somptuo- 
sité et  magniGcence  en  manière  que  plusieurs  des  conviés  au 
festin,  lesquels  y  étaient  venus  pauvres,  s'en  retournaient  tous 
riches.  » 

(24]  (c  Si  César  approcha  tant  qu'il  vint  planter  son  camp  tout 
joignant  la  ville  dedans  les  lices,  où  on  avait  accoutumé  de  ma- 
nier et  piquer  les  chevaux.  Antonius  Gt  une  saillie  sur  lui  et 
combattit  vaillamment,  si  bien  qu'il  repoussa  les  gens  de  cheval 
de  César  et  les  mena  battant  jusque  dedans  leur  camp,  puis  s'en 
revint  au  palais  se  glorifiant  grandement  de  cette  victoire,  et 
baisa  Cléopatra  tout  ainsi  armé  comme  il  était  venu  du  oombat^ 
lui  recommandant  l'un  de  ses  hommes  d'armes,  lequel  en  cette 
escarmouche  avait  très-bien  fait  son  devoir,  et  elle  pour  loyer  de 
sa  vertu,  lui  donna  un  corselet  et  un  armet  d'or;  mais  lliomme 
d'armes,  après  qu'il  eut  reçu  ce  riche  présent,  la  nuit  s'en  alla 
rendre  à  César.  Et  Antonius  envoya  une  autre  fois  défier  César,  et 
lui  présenter  le  combat  d'homme  à  homme.  CisarluifU  répmm 
qu'ilavail  beaucoup i autres  moyens  de  mourir  que  celui4à  ^ 

'  L  ttiubigaité  de  cette  phrase,  lidèleuient  reproduite  par  Norll^a  lait 


NOTIW. 


375 


fih)  a  l'sr^uoi  Anionius  vaynnl  qu'il  ne  rB&tail  poini  de  plus 
tionnMe  moyen  de  mourir  qu'en  coinbuiiaiit  vailiammenl,  m 
d^Mn  de  faire  tout  son  dernier  effort  tant  par  mer  uomme 
par  b'rrc  :  ni  en  M)upan[,  comme  on  dit,  commanda  â  tet  servi- 
ti-urs  et  olticiers  domestiques  qui  le  servaient  à  table,  qu'ils  lui 
versaawnl  largement  i  boire  ei  le  traitassent  à  la  meilleore  chère 
qu'ils  fMJurraiudt  :  Car,  dit-il,  vous  ne  savez  si  vous  m'en  ferez 
d«main  auuni,  ou  si  vous  servirez  autres  maîtres,  et  pcut-^trit 
ne  Mn-ce  plus  riun  que  de  moi,  sinon  un  c^rps  mort  étendu  : 
i9Uiefoi«.  xoyanl  queues  gens  et&es  familiers  fondaient  en  larmes 
en  lai  oyant  dire  ces  paroles,  pour  rhabiller  ce  qu'il  avait  dit,  il 
y  ajouia  qu'il  ne  les  mènerait  point  en  bataille,  dont  il  n«  piruài 
plutôt  rtlnumer  tûrumeia  atec  ia  vicUnrt  ^u'y  mourir  oaiUam- 
ment  acte  gloire.  » 


(?t))  «  Au  demeurant  celle  nuit  même  environ  la  minuit  pnts- 
qoe,  eomme  toute  la  ville  était  en'silence,  frayeur  et  tristesse, 
pour  l'attenta  de  l'issus  de  cette  guerre,  on  dit  que  soudainement 
on  ouït  l'harmonie  et  les  sons  accordés  de  toutes  sortes  d'instru- 
ments de  musique,  avec  lu  clameur  d'une  grande  multitude, 
comme  ti  c'euswnl  été  des  gens  qui  eussent  dansé  et  qui  Fussent 
athSs  chsniani,  ainsi  qu'on  fait  es  fâles  de  Bacchus,  avec  mouve- 
ment et  taltaiions  satyriques  ;  et  semblait  que  cette  danse  passât 
loutà  traven  de  la  ville  psr  In  porte  qui  Téptiiidait  nu  camp  de» 
eniwfflù,  et  par  cette  porte  dont  on  oyait  le  bruit,  toute  la  troupe 


«  noa  erreoT  historique.  Le  poêla  a  cru  que  la 
not  Umi  nppotUHi  Cétar,  •!  ea  coos^oence  il  a  prêté  celte  réponte 
*0<U?a  : 

l.el(bea)dniaaa  Kdo», 
Ilttnm 
•  0»c  le Tieoi  nalDu  suhc  —  ijn 


—  ijHB  j'nf  bleu  d' 


«  uioyen»  du  inoarif.  ■ 


Il  lalTit  de  cuniuller  le  texte  grec  pour  reconnaître  la  mépriie.  Octave 
ne  réplique  pis  qoe  c'est  lui-mâme,  mais  son  adversaire  c|ui  n  lien 
d'autres  noient  de  mourir.  La  plirase  de  Ptaiarqiie,  litt^rnlement  tra- 
darte.  ditsipe  loale  jqairaqae  ;  la  voici  :  n  Après  cela,  Antoine  envoya 
défier  (lisar  k  eombaitre  («rp*  I  eorps  el  teçnt  pour  réponse  qu'il  pour- 
rait irvuvtr  d'aultei  KOjMsda  l«ratiu«r  st  tie.  i 


376  ANTOINE  ET  CLÉOPÀTHE,  ROMÉO  ET  JOUETTK. 

sortît  hors  de  la  ville.  Si  fut  avis  é  ceux  qui»  avec  quelque  raison, 
cherchèrent  l'interprétalion  de  ce  prodige  que  c'était  le  dim  au* 
qud  Anloniui  awiii  singalière  défooiion  de  le  oontreiûre  et  affec- 
tion de  lui  ressembler,  qui  k  laistaU.  yt 

(27)  «  Le  lendemain  à  la  pointe  du  jour,  il  alla  parquer  le  peu 
de  gens  de  pied  qu'il  avait  sur  les  coteaux  qui  sont  au-devant  de 
la  ville,  et  de  là  se  prit  à  regarder  ses  galères  qui  partaieut  du 
port  et  voguaient  contre  celles  des  ennemis,  si  s'arrêta  tout  de 
pied  coi,  attendant  de  voir  quelque  exploit  des  gens  de  guerre 
qui  étaient  dedans;  mais  incontinent  qu'à  force  de  rames  ibae 
furent  approchés,  ils  saluèrent  les  premiers  ceux  de  César,  et 
ceux  de  César  les  resaluèrent  aussi,  et  firent  des  deux  une  seule 
armée,  et  puis  tous  d'une  flotte  voguèrent  vers  la  ville.  Antouios 
n'eut  pas  plus  tôt  vu  cela  que  ses  gens  de  cheval  rabandonnèrent 
et  se  rendirent  à  César,  et  ses  gens  de  pied  furent  rompus  H 
défaits  :  par  quoi  il  se  retira  dedans  la  ville,  crîamt  que  CUopetm, 
Cavait  trahi  à  ceux  contre  qui  il  avait  entrepris  et  fait  la  guerre 
pour  l'amour  d'elle.  » 

(28)  <K  Adonc  elle,  craignant  sa  fureur  et  sa  désespérance, 
s'enfuit  dedans  la  sépulture  qu'elle  avait  fait  bfttir,  là  où  elle  lit 
serrer  les  portes  et  abattre  les  grilles  et  les  herses  qui  se  fermaient 
à  grosses  serrures  et  fortes  barrières,  et  cependant  envoya  vere 
Antonius  lui  dénoncer  qu'elle  était  morte  :  ce  qu'il  crut  tout 
aussitôt  et  dit  en  lui-même  :  Qu'attends-tu  plus,  Antonius,  quand 
la  fortune  ennemie  t'a  ôté  la  seule  cause  qui  te  restait,  pour  la- 
quelle tu  aimais  encore  à  vivre?  Après  qu'il  eut  dit  ces  paroles» 
il  entra  en  une  chambre  et  délaça  le  corps  de  sa  cuirasse,  et 
quand  il  fut  découvert,  il  se  prit  à  dire  :  0  Cléopatra,  je  ne  suis 
point  dolent  d'être  privé  et  séparé  de  ta  compagnie,  car  je  me 
rendrai  tantôt  par  devers  toi  :  mais  bien  suis-je  marri  qu'ayant 
été  si  grand  capitaine  et  si  grand  empereur,  je  sois  par  effet 
convaincu  d'être  moins  magnanime  et  de  moindre  cœur  qu'une 
femme.  Or  avait-il  un  sien  serviteur  nommé  Éros,  duquel  il  se 
fiait  et  auquel  il  avait  longtemps  auparavant  fait  dœmer  ta  fd 
qu'il  Coecirait  quand  par  lui  il  en  serait  requis  :  il  le  somma  kn 


NOTES.  377 

de  t#nif  «1  pronie<i<ui  :  par  i|uoi  lo  ^rviinur  di^^nîna  «on  l'-p^t  ei  1 
l'élendîl  comme  pour  le  frapper,  mais  en  délournaiit  son  visage  I 
d'un  autre  nù\é,  il  se  la  fourra  à  soi-méiue  lout  au  Iravprs  du 
corps,  et  tomba  tout  mon  aux  pieds  de  sod  maiire  :  et  adonc  dit 
Anlonius  :  0  genlil  Hros,  Je  te  sais  bon  gré  et  est  verlueuseuieat 
fait  Â  toi  de  nu  mûnirer  qu'U  faut  que  je  fasse  moi-même  ce  que 
tu  n'at  pu  faire  en  mon  endroit.  En  disant  ces  paroles  il   se 
donna  de  l'épéo  dedans  le  ventre,  et  puis  se  laissa  tomber  à  la 
renverse  sur  un  petit  lit  :  si  n'éiail  pas  le  coup  pour  en  mourir 
soudainement,  et  pourtant  l'eiïusion  du  sang  se  restreignit  an  i 
peu  quand  il  fut  couché,  et  après  qu'il  se  fut  un  peu  revenu,  il 
pria  ceux  qui  étaient  là  présents  do  l'achever  d'occire,  mais  tk  ] 
s'enfuirent  tous  de  la  chambre,  et  le  laissèrent  là,  criant  et 
louimentani,  jusqu'à  ce  qu'un  certain  secrétaire,  nommé  D\o~  j 
jaiAb,  \\a.\  par  devers  lui,  lequel  avait  charge  de  le  faire  porter  \ 
dedans  le  monument  où  était  Cléopatra.  Quand  il  sut  qu'ells   ' 
vivait  encore,  il  commanda  de  grande  affection  Â  ses  gens  qu'ils 
y  portassent  son  corps,  et  fut  ainsi  porté  entre  les  bras  de 
serviteurs  jusques  s  l'entrée.  » 

('29)  a  Toutefois  Cléopatra  ne  voulut  pas  ouvrir  les  portes,   i 
mais  elle  se  vint  mettre  à  des  fenêtres  hautes,  et  dévala  en  b 
quelques  chaînes  et  cordes,  dedans  lesquelles  on  empaqueit  | 
Antonius,  et  elle,  avec  deux  île  ses  femmes  SL'ulement  qu'elle 
avait  soufTerl  entrer  avec  elle  dedans  ces  sépulcres,  le  lira  amont. 
Ceux  qui  furent  présents  à  ce  spectacle,  dirent  qu'il  no  fui 
oneques  ehose  si  pileuse  k  voir  :  car  on  tirait  ce  pauvre  homme 
lout  souillé  de  sang  tirant  aux  traits  de  la  mort,  et  qui  tendait  les 
deux  mains  à  Cléopatra,  et  se  soulevait  le  mieux  qu'il  pouvait.   , 
C'était  une  chose  bien  malaisée  que  de  le  monter,  mémement  i  \ 
(les  femmes,  toutefois  Cléopatra  en  grande  peine  s'efTorçnnt  da   | 
toute  sa  puissance,  la  léte  courbée  contre  bas  sans  jamais  lâcher   1 
les  cordes,  lit  tant  à  la  (in  i|u'elle  le  monta  et  tira  à  soi,  à  l'aide   | 
de  ceux  d'à  bas  qui  lui  donnaient  courage,  et  liraient  autant  d 
peine  i  la  voir  ainsi  uavailler  comme  elle-même.  Après  qu'elle 
l'eut  en  celte  sorte  tiré  amont,  et  couché  dessus  un  lit,  elle  dé-  ' 
rompit  et  déchira  adonc  ses  habillements  sur  lui,  battant  sa  poi- 


rs^m^m^^m^^^^mm 


378  ANTOINE  ET  GLÉOPATRE,  ROMÉO  ET  JULIETTE. 

trine,  et  s'égratigoant  le  visage  et  restomae  :  puis  lui  easuja  le 
sang  qui  lui  avait  souillé  U  face,  en  l'appelant  son  seigneur,  son 
mari  et  son  empereur,  oubliant  presque  sa  misère  el  sa  calamiié 
propre,  pour  la  compassion  de  celle  où  elle  le  voyait.  Anloniiu 
lui  fit  cesser  sa  lamentation,  et  demanda  à  boire  da  vin»  fût  eu 
pour  ce  qu'il  eût  soif  ou  pour  ce  qu*il  espérât  parée  moyen  pies 
tôt  mourir.  Après  qu'il  eut  bu,  il  Tadmonesta  et  lui  conseilla 
qu'elle  mit  peine  i  sauver  sa  vie,  si  elle  le  pouvait  taire  sans 
honte  ni  déshonneur  et  qu'elle  u  fiât  prineipatement  m  Prooi- 
kitUf  plus  qu'à  nul  autre  de  ceux  qui  avaient  crédit  autour  de 
César  :  et  quant  à  lui  qu'elle  ne  k  lameniâl  poini  pour  la  mité- 
rMe  muUUion  de  m  fortune  sur  la  fin  de  eeêjaurêt  mais  qu'elle 
l'estimftt  plutôt  bien  heureux  pour  les  triomphes  et  honneurs  qu'il 
avait  reçus  par  le  passé;  vu  qu'il  ataii  été  en  $a  vie  U  pim 
glorieux^  le  plm  triomphant  et  le  plue  puisianl  homme  de  b 
terre,  et  que  lors  il  avait  été  vaincu^  non  lâchement,  mois  vaUltm- 
ment^  lui  qui  était  Romain^  par  un  autre  Romain  oiiaas.  » 

(30)  ((  Après  qu'Antonius  se  fut  frappé,  ainsi  qu'on  le  portait 
dedans  les  sépulcres  à  Cléopatra,  l'un  de  ses  gardes,  nommé  Dsr- 
cetaus,  prit  l'épée  de  laquelle  il  s'était  frappé,  et  la  cacha  :  poil 
se  déroba  secrètement,  et  fut  le  premier  qui  porta  la  nouvdiede 
la  mort  a  César,  et  eu  montra  l'épée  encore  toute  teinte  de  u^, 
César,  ces  nouvelles  ouïes,  se  retira  incontinent  au  plus  aeeret 
de  sa  tente,  et  illec  se  prit  à  pleurer  par  compassion,  et  i  plaindra 
sa  misérable  fortune,  comme  de  celui  qui  avait  été  sou  allié  et 
son  beau-frère,  son  égal  en  empire,  et  compagnon  eu  plusiean 
exploits  d'armes  et  grandes  affaires  :  puis  appela  tous  ses  amifi 
et  leur  montra  les  lettres  qu*il  lui  avait  écrites  et  ses  répomes 
aussi  durant  leurs  différends  et  querelles,  et  commeot  à  tovlff 
les  choses  justes  et  raisonnables  qu'il  lui  écrivait,  l'autre  U 
répondait  fièrement  et  arrogamment.  Cela  fait,  il  y  envoya  ho- 
culeius,  lui  commandant  qu'il  fit  tout  devoir  et  toute  dili|ei0 
de  ravir  Cléopatra  vive,  s'il  pouvait,  pour  autant  qu'il  craigaiil 
que  son  trésor  ne  fût  perdu,  et  davantage  qu'il  estimait  qjiatt 
serait  un  grand  ornement  de  son  triomphe,  s'il  lapouvaiij 
et  mener  vive  à  Rome.  » 


NOTÏS. 


379 


[31)  o  Msîs  elle  n8  so  voulut  point  moltre  cnire  les  mains  i]« 
Proculeius  :  louieroîs  ils  parlèrent  ensemble,  car  Proculelus  s'ap- 
procha  près  des  portes,  qui  élaieni  grosses  ei  forles  et  sûrement 
barrées  :  maïs  il  y  avait  qudquos  fentes  par  où  h  voix  pouvait 
passer,  et  enlendait-on  qu'elle  demandait  le  royaume  d'É^pie 
pour  ses  enfants,  et  quefroculeiDsIut  répondait  qu'elle  eôl  bon tie 
(T«p^ranc0,  et  qu'elle  ne  doutât  point  de  iomiwltre  tout  au  bon 
muUnr  df  Citar.  Après  qu'il  eât  bien  regarda  et  considéré  le 
fÎAu,  il  vint  Taire  son  rapport  i  César,  lequel  envoya  derechef 
Gallus  pour  parlementer  encore  un  coup  avec  elle  :  cl  lui  Gt 
expressément  durer  le  propos,  cependant  que  Proculeius  faisait 
dresser  une  échelle  contre  la  fcnAlre  haute,  par  laquelle  on  avait 
iBonlé  Antonius  et  descendit  dedans  avec  deux  de  ses  serviieun 
tout  contre  la  porte,  prôs  de  laquelle  était  Cléopaira,  entendant 
à  ce  (]ue  Gallus  lui  disait.  L'un»  des  femmes  qui  élaieni  léans 
enfermées  avec  elle,  avisa  d'avenlure  Proculeius  ainsi  qu'il  des- 
o^ndailet  se  prit  k  crier  :  Pauvre  femme  Cléapalra,  lu  es  prise. 
Et  adonc  quand  elle  vit  en  se  retournant  Proculeius  derrière  elle, 
elle  cuida  se  donner  d'une  courte  dague  qu'elle  avait  tout  expres- 
sément ceinte  à  son  cbié;  mais  Proculeius  s'avança  soudaine- 
ment qui  l'embrassa  à  deux  mains,  et  lut  dit  :  Cléopaira,  lu  feras 
lort  s  loiméme  premièrement,  cl  puis  â  César,  lui  voulant  Ater 
l'iMTcation  de  mettre  en  évidence  sa  grande  bonté  et  clémence,  et 
donnant  k  ses  maUeillanls  mstiire  de  calomnier  le  plus  doux  et 
le  plu»  humain  Prince  qui  fut  oncqiies,  comme  s'il  était  personne 
sans  merci,  et  auquel  il  n'y  cCtL  point  (le  fiance.  Kn  disant  cela, 
il  lui  Qta  la  dague  qu'elle  portail,  et  secoua  ses  habillements  de 
peur  qu'elle  n'eilt  dedans  quelque  poison  caché,  n 

(3?)  o  Peu  de  jours  après.  César  lui-même  en  personne  l'alla 
visiter  pour  parler  à  elle  et  la  rtSconforter  :  elle  était  couchée  sur 
un  petit  lit  bas  en  bien  pauvre  état  :  mais  silOl  qu'elle  le  vit 
entrer  eu  sa  chambre,  elle  se  leva  soudain,  et  s'alla  jeter  toute 
nue  en  chemise  i  §es  pieds  étant  merveilleusement  déligurée, 
tant  pour  tes  cheveux  qu'elle  avait  arrachés  que  pour  la  face 
qu'elle  avait  déchirée  avec  ses  ongles,  et  si  avait  la  voix  faible  et 
iremblanle,  les  yeui  battus  el  fondus  i  force  de  larmoyer  conli- 


1^ 


380  AKTOmE  ET  CLËOPATRE,  ROMÉO  ET  JULIETTE. 

nuelleinenty  et  si  pouvait-on  voir  la  plus  grande  partie  de  son 
estomac  déchiré  et  meurtri.  Bref  le  corps  ne  se  portait  guère 
mieux  que  l'esprit  :  néanmoins  sa  bonne  grice,  et  la  vigueor  et 
force  de  sa  beauté  n'étaient  pas  du  tout  éteintes  ;  mais,  encore 
qu'elle  fût  en  si  piteux  état,  elle  apparaissait  du  dedans^  et  se 
démontrait  aux  mouvements  de  son  visage.  Après  que  César 
l'eut  fait  recoucher,  et  qu'il  se  fut  assis  auprès  d'elle,  elle  com- 
mença â  vouloir  déduire  ses  défenses  et  alléguer  ses  justtBca- 
tiens,  s'excusaut  de  ce  qu'elle  avait  fait,  et  s'en  déchargeant  sur 
la  peur  et  crainte  d'Antonius.  César,  au  contraire,  la  convain- 
quait en  chaque  point  et  article  :  par  quoi  elle  tourna  tout  sou- 
dain sa  parole  i  lui  requérir  pardon  et  implorer  sa  merci,  comme 
si  elle  eût  eu  grande  peur  de  mourir  et  bonne  envie  de  vivre.  A 
la  fin  elle  lui  biilla  un  bordereau  des  bagues  et  finances  qu'elle 
pouvait  avoir.  Mais  il  se  trouva  là  d'aventure  l'un  de  ses  tréso- 
riers, nommé  Séleucus»  qui  la  vint  devant  César  convaincre  pour 
faire  du  bon  valet,  qu'elle  n'y  avait  pas  tout  mb,  et  qu'die  en 
recelait  sciemment,  et  retenait  quelques  choses,  dont  elle  fut  si 
fort  pressée  d'impatience  et  de  colère  qu'elle  l'alla  prendre  aux 
cheveux,  et  lui  donna  plusieurs  coups  de  poing  sur  le  visage. 
César  s'en  prit  à  rire,  et  la  fit  cesser.  Hélas!  dit-elle,  adonc. 
César,  rCni-ce  pas  une  grande  indignité^  que  tu  aies  bien  daigné 
prendre  la  peine  de  venir  vers  tiun,  et  m'aies  fait  cet  honneur  de 
parler  avec  moi,  chétive,  réduite  en  un  si  piteux  et  misérable 
état,  et  puisque  mes  serviteurs  me  viennent  accuser,  si  j'ai  peut- 
Ôtre  réservé  et  mis  à  part  quelques  bagues  et  joyaux  propres  aux 
femmes,  non  point,  hélas  !  pour  moi,  malheureuse,  en  parer, 
mais  en  intention  d'en  faire  quelques  petits  présents  à  Oiota- 
viaet  à  livia^  à  celle  fin  que  par  leur  intercession  et  moyen  tu 
me  fusses  plus  doux  et  plus  gracieux.  César  fut  très-joyeox  de 
ce  propos,  se  persuadant  de  là  qu'elle  désirait  fort  assurer  sa 
vie  :  si  lui  fit  réponse  qu'il  lui  donnait  non-seulement  ce  qu'elle 
avait  retenu  pour  en  faire  du  tout  à  son  plaisir,  mais  qu'outre 
cela  il  la  traiterait  plus  libéralement  et  plus  magnifiquement 
qu'elle  ne  saurait  espérer  :  et  ainsi  prit  congé  d'elle,  et  s'en 
alla  pensant  l'avoir  bien  trompée,  mais  étant  bien  trompé  lui- 
même.  » 


XOTKS.  .1K1 

(33)  «  Or  y  avail-il  un  jeune  gontilhomme  nommé  Cornpiius 
DoIsbelU,  qui  <(lail  l'un  des  mignons  dp  César,  el  n'était  poinl 
mal  alTt>clionné  envers  Cléopalra  :  celui-ct  lui  manda  secrè- 
lemenl,  comme  elle  l'en  avait  prié,  que  César  ne  délibérait 
de  Tfprmdre  son  chemin  par  la  Syrie,  et  que  dedans  troi»  jours 
il  la  datait  tntoyrr  derant  avec  nés  enfants.  Quand  elle  cul  en- 
tendu œs  nouvelles,  elle  lit  requête  s  César,  que  son  bon  plaisir 
fi1t  de  lui  permettre  qu'elle  oITrîi  les  dernières  oblaiions  des  morts 
ârSino  d'AnioniuK  :  ce  qui  lui  étant  permis,  elle  se  tit  porter  au 
lieu  de  sa  sépulture,  cl  la,  ù  genoux,  embrassant  le  tombeau 
avec  ses  femmes,  se  prit  h  dire  les  larmes  aux  yeux  :  0  cber 
seigneur  Antonius,  je  t'inhumai  naguère»  étant  encore  libre  et 
franche,  et  maintenant  te  présente  ces  otTerles  et  effusions  funâ- 
brrs  étant  prisonnière  et  captive,  et  me  défend-on  de  déchirer  ei 
meurtrir  de  coups  ce  mien  esclave  corps,  dont  on  fait  sor),'neuse 
garde  seulement  pour  Iriompber  de  toi  :  n'attends  donc  plus 
autres  honneurs,  offrandes  ni  sacrifices  de  moi.  Tant  que  nous 
avons  Técu,  rien  ne  nous  a  pu  séparer  d'ensombte  :  mais  main- 
tenant â  noire  mort  je  fais  doute  qu'on  ne  nous  fasse  échanger 
les  Item  de  notre  naissance  :  et  comme  toi,  llomain,  as  été  ici 
inhumé  en  Kgypte,  aussi  moi,  malheureuse  Égyptienne,  ne  sois 
en  sépulture  en  Italie,  qui  sera  le  seul  bien  que  j'aurai  reçu  de 
ton  pays.  Si  donc  les  dieux  de  là  où  lu  es  a  présent  ont  quelque 
autorité  et  puissance,  puisque  ceux  de  par  deçà  nous  ont  aban- 
donnés, ne  souffre  pas  qu'on  emmène  vive  ton  amie,  et  n'endure 
qu'en  moi  on  triomphe  de  toi,  mais  me  reçois  avec  toi  el  m'en- 
sevelis en  un  mémo  tombeau  :  car,  combien  que  mes  maux 
soient  infinis,  il  n'y  en  a  pas  un  qui  m'ait  été  si  si  grief  à  sup- 
porUr  comme  le  peu  de  temps  que  j'ai  été  contrainte  de  vivre 
sans  toi.  Après  avoir  fait  telles  lamentations,  et  qu'elle  eut  cou- 
ronné le  tombeau  de  bouquets,  feslons  el  chapeaux  de  fleurs,  e| 
qu'elle  l'eut  embrassé  fort  aiïeclueu sèment,  elle  commanda  qu'on 
lui  apprêtât  un  bain,  puis  quand  elle  se  fut  baignée  et  lavée,  elle 
se  mit  &  table  où  elle  tut  servie  magniliqucmenl.  Et  cependant 
qu'elle  dînait,  il  arriva  un  paysan  des  champs  qui  apportait  un 
panier  :  les  gardes  lui  demandèrent  incontinent  que  c'élnil  qu'il 
portail  léans  :  il  ouvrit  son  panier,  et  ùM  les  feuilles  de  hguier 


382  ANTOINE  ET  GLÉOPATRS»  ROMÉO  ET  JULIETTE. 

qui  étaient  dessus,  et  leur  montra  que  c'étaient  des  figue».  Ils 
furent  tous  émerveillés  de  la  beauté  et  grosseur  de  ce  fruil.  U 
paysan  se  prit  à  rire,  et  leur  dit  qu'ils  en  prissent  9'ik  voulaient: 
ils  crurent  qu'il  dit  vrai,  et  lui  dirent  qu'il  les  portât  léan^ 
Après  que  Cléopatra  eut  diné,  elle  envoya  à  César  des  tablettu 
écrites  et  scellées»  et  commanda  que  tous  les  autres  sortissent  àm 
sépultures  où  elle  était,  fgrs  ses  deux  femmes  :  puis  elle  bnni 
les  portes.  Incontinent  que  César  eut  ouvert  ces  tabletlet  et  eut 
commencé  à  y  lire  des  lamentations  et  supplications  par  les- 
quelles elle  le  requérait  qu'il  voulût  la  faire  inhumer  avec  Ao- 
tonius,  il  entendit  soudain  que  c'était  à  dire»  et  y  cuida  aller  lui- 
môme  :  toutefois  il  envoya  premièrement  en  grande  diligenoB 
voir  que  c'était.  La  mort  fut  fort  soudaine  :  car  ceux  que  Céar 
y  envoya  accoururent  à  grande  hâte  et  trouvèrent  les  gardes  qui 
ne  se  doutaient  de  rien,  ne  s'étant  aucunement  aperçus  de  cette 
mort;  mais  quand  ils  eurent  ouvert  les  portes,  ils  trouvèrent 
Cléopatra  raide  morte,  couchée  sur  un  lit  d'or»  accoutrée  de  ses 
habits  royaux,  et  l'une  de  ses  femmes,  celle  qui  avait  nom  Iras, 
morte  aussi  à  ses  pieds;  et  l'autre,  Charmion,  i  demi  mode  et 
déjà  tremblante,  qui  lui  raccoûtrait  le  diadème  qu'elle  portait! 
l'entour  de  la  tête  :  il  y  eut  quelqu'un  qui  lui  dit  en  courroux  : 
Cela  est-il  beau,  Charmion?  Trèi-beaUf  répondit-elle,  et  ome^ 
nabU  à  une  dame  extraite  de  la  race  de  tant  de  roU.  Elle  oe  dit 
jamais  autre  chose,  mais  chût  en  la  place  toute  morte  près  da 
lit.  Aucuns  disent  qu'on  lui  apporta  l'aspic  dedans  ce  pani^ 
avec  les  figues,  et  qu'elle  l'avai^  ainsi  commandé  qu'on  le  caehït 
de  feuilles  de  figuier,  afin  que  quand  elle  penserait  prendre  des 
figues,  le  serpent  la  piquât  et  mordit,  sans  qu'elle  l'aperçût  pre- 
mière ;  mais  que  quand  elle  voulut  ûter  les  feuilles  pour  repren- 
dre du  fruit,  elle  l'aperçut  et  dit  :  Es-tu  donc  ici?  et  qu'elle  loi 
tendit  le  bras  tout  nu  pour  le  faire  mordre.  Les  autres  disent 
qu'elle  le  gardait  dedans  une  buie,  et  qu'elle  le  provoqua  et  irrin 
avec  un  fuseau  d*or,  tellement  que  le  serpent  courroucé  8(^t 
de  grande  raideur  et  lui  piqua  le  bras;  mais  il  n'y  a  personne 
qui  en  sache  rien  à  la  vérité.  Car  on  dit  même  qu'elle  avait  du 
poison  caché  dedans  une  petite  râpe  ou  étrille  creuse  qu'elle 
portait  entre  ses  cheveux,  et  toutefois  il  ne  se  leva  nulle  tadn 


H0TB8.  383 

»ur  soo  corps,  ni  n'y  eul  aucune  Bp«rcevaiic«  ni  signe  qu'elle 
fùl  empoisonnée,  ni  aussi  d'auLfo  cùlé  ne  Irouva-t-on  jamais  de- 
dans le  sépulcre  co  ser|)cnt  ;  saulemenl  dit-on  qu'on  en  vil  quel- 
que [rai  et  quelque  Irace  sur  le  bord  de  la  mer,  là  où  regardait 
ce  wpulurv.  mAmenwnt  du  cfilédeg  portes.  Aucuns  disent  qu'on 
itperçul  deux  piqûres  en  l'un  de  ses  bras  fort  pelil&s  el  qui  n'ap- 
preiisaieul  quafli  poîni;  â  quoi  il  semble  que  César  lui-même 
ajouta  foi,  pour  ce  qu'en  son  triompha  il  (it  porter  l'image  de 
Cléopalra,  qu'un  aspic  mordait  au  bras.  Voilà  comme  on  dit  qu'il 
i-n  alla.  Quant  à  Cé&ar,  combien  qu'il  lût  fort  marri  de  la  mort 
(ie  c«lte  femme,  si  eui-tl  en  admiration  lu  granduur  et  noblesse 
de  ton  courage,  et  commanda  qu'on  inhumùi  royalement  et  ma- 
Knjriquenient  son  corp^  avec  celui  d'Anlonius,  el  voulut  aussi 
que  ses  (emines  eussent  pareillement  honorables  funérailles. 
CMopatra  mourut  en  l'âge  de  trente-huit  ans,  après  en  avoir  régné 
-  vî|i({l  «1  deux,  et  gouverné  avec  Antonius  plus  de  quatorze,  n 

(M)  Les  diverses  traduc^ons  de  Bomfy  tt  JtUîitu  4|ui  jus- 
qu'ici ont  paru  dans  notre  langue  ont  toutes  été  faites  sur  le  texte 
tRMact  d'unu  édition  touta  moderne,  publiée  au  siècle  dernier 
pur  Sieevens  et  Ualone.  A  défaut  d'autre  qu.ilité,  la  traduction 
que  «oici  a  du  moins  ce  mérite  tout  nouveau  de  reproduire  l'œuvre 
dt  ShakMpoare  telle  que  l'auteur  l'a  écrite,  et  non  telle  que  ses 
comiueulBtvurs  l'ont  (orgé«.  U  texte  que  j'ai  adopté  est  celui  de 
l'édition  in-quarto  qui  fui  imprimée,  en  1^99,  par  Thomas  Creede 
pour  Cuthbert  Burby  ot  qui  a  servi  de  type  aux  éditiona  de  1609 
et  de  1623. 

Ainsi  que  l'indique  son  titre  même,  cette  édition  princeps  fut 
composée  sur  un  manuscrit  nouc«i/emmt  ayrrigé  par  l'auteur. 
Deux  ans  avant  su  publication,  avait  paru  à  l'étalage  du  libraire 
Jobn  Danier  un  petit  volumo  iu-quario  de  irenie-neuf  feuillets, 
sur  la  première  page  duquel  on  lisait  ceci  :  «  La  tra^idie  ejxtl- 
letnaunt  coaçur  de  Itirnuo  rt  JulitUe,  tdlt  'ju'elle  a  élé  joui»  sou* 
MrU,  aux  grands  applaudi ssemenu  dapMic,  par  Us  ifrtitnir* 
du  trit-honorablf.  hrd  Uumdim,  tâ07.  n  Celte  édition,  qui 
se  vendait  alors  quelques  deniers,  a  at^uis  aujourd'hui  une 
valeur  iinmerisit,  car  elle  dnnne  le  drame  t\a  Itomeo  tt  Juiietif 


w 


384  AMTOINB  KT  CLÉOPATIIE,  ROMÉO  BT  JULIETTE. 

tel  que  le  poète  l'a  primitivement  conçu  et  écrit.  Grâce  âux  nras 
exemplaires  qui  nous  en  sont  parvenus,  la  critique  peut  mainte- 
nant se  rendre  un  compte  exact  des  phases  qu'a  subies  la  pensée 
de  Shakespeare  avant  de  trouver  son  expression  suprême;  elle 
peut  comparer  le  premier  mot  au  dernier,  le  brouillon  A  Tinme, 
l'ébauche  au  monument  :  étude  pleine  d'attraits  qyi  lui  peroHlée 
pénétrer,  sans  indiscrétion,  dans  le  laboratoire  du  poêla  et  de  sn- 
prendre  sans  scrupule  les  secrets  les  plus  intimes  de  son  génie! 
En  effet,  le  rapprochement  entre  le  iioméo  H  J%»Uette  de  1587 
et  le  Roméo  et  Juliette  de  1599,  en  nous  faisant  voir  quel  trait 
l'auteur  a  jugé  nécessaire  de  rectifier,  quelle  figure  il  a  troavé  boa 
de  modifier,  nous  aide  à  mieux  comprendre  sa  pensée  néaa. 
Disons  vite  que  ces  corrections  n'ont  rien  changé  au  plan  génénl 
de  l'œuvre.  Sauf  un  incident,  —  la  mort  de  BenvoKoque  leposto 
tuait  primitivement  sans  expliquer  pourquoi,  —  le  sofoafiodeli 
pièce  originale  et  le  scénario  de  la  pièce  corrigée  nous  oilrent 
tement  les  mêmes  péripéties,  les  mêmes  événements  »  les 
éléments  d'émolion  et  d'intérêt.  Ce  que  la  retouche  du  mahiea 
transformé,  je  devrais  dire  transfiguré,  ce  n'est  pas  raelîon,€S 
sont  les  caractères.  Les  développements  nouveaux  donnés  paiMI 
au  dialogue  ont  accentué  l'individualité  de  tous  les  personnafes. 
Les  lignes,  d'abord  faiblement  indiquées,  de  chaque  physioas- 
mie  ont  acquis  désormais  un  relief  ineflhçable.  La  passion  ches 
Roméo  et  chez  Juliette  s'est  accusée  par  une  exaltation  plus  éb- 
quente;  la  sénilité  de  Capulet  s'est  nuancée  d'une  bonhomie  origi- 
nale; l'esprit  de  Mercutio  a  gagné  en  verve  railleuse;  le  eymaê 
de  la  nourrice  s'est  trahi  par  un  redoublement  de  loquadté  pops- 
lacière;  la  sagesse  du  moine  Laurence  s'est  élevée,  griee  î  uas 
philosophie  plus  haute,  jusqu'à  l'intuition  prophétique.  Mais  de 
toutes  les  figures  du  drame,  celle  qui  a  subi  la  plus  complèle  mé- 
tamorphose, c'est  celle  de  Paris.  —  Dans  l'esquisse  originale,  b 
rival  de  Roméo  paraissait  réellement  épris  de  Juliette;  la  Cfoyaat 
morte,  il  manifestait  le  plus  profond  désespoir;  si  sincère  était 
son  affection  que  Roméo  lui-même  s'avouait  en  quelque  soila 
vaincu  par  elle  :  m  Je  veux  eoDaucer  ta  dernière  prière^  disaiHl 
en  ensevelissant  son  adversaire,  car  tu  as  estimé  ton  OMn/mr  flfss 
que  ta  vie,  » 


Bat  t  will  uU>rj  ihy  last  reqDWt. 

For  Ihoa  hMt  prlied  Ihy  love  above  thf  llfe. 

En  corrigeDDl  $on  œuvre,  l'auteur  semble  avoir  vu  la  nânessité 
d«  raturer  l'hommage  que  Roméo  adre&sail  i  son  rival  en  termes 
si  élc^ieux  ;  il  a  fait  plus  :  il  a  retranché  i)u  rôle  de  Paris  loul  co 
i)ai  pouvait  faire  croire  à  la  sincériié  de  son  allachemeni  pour 
Julieiie.  Ainsi,  —  pour  ne  citer  qu'un  exemple,  —  d'après  le 
UfXie  primitif,  Paris  s'écriait  en  présence  de  Juliette  iju'il  crojait 
morle  :  «  N'ai-je  si  longtemps  désiré  voir  celle  aurore  —  que  pour 
qu'elle  me  présentât  de  pareilk's  catastrophes!  —  Maudit,  mal- 
heureux, misérable  homme  !  —  Je  suis  abandonné,  délaissé,  ruinéi 
venu  an  monde  pour  y  élre  opprimé  —  par  la  détresse  et  par  une 
irrémédiable  infortune.  —  0  cieux  !  û  nature!  pourquoi  m'avez- 
vous  fait  —  une  existence  si  vile  et  si  lamentable?  »  D'aprâs  le 
mm  révisé,  il  se  borne  à  dire  :  a  N'ai-Je  si  longtemps  désiré  voir 
celle  aurore  —  que  pour  qu'elle  m'olTril  un  pareil  spectacle?  » 
J'appelle  l'aliention  des  critiques  surces  modifications  qui  tendent 
i  prouver  que  Shakespeare  a  voulu  justiQer  la  rencontre  sanglante 
de  Paris  et  de  Roméo  en  établissant  un  contraste  frappant  entre 
les  sentiments  des  deux  rivaux. 

b  lecteur  trouvera,  traduits  plus  loin,  de  nombreux  extraits 
le,  imprimé  en  1597.  En  rapprochant  cesexiraits des  pas- 
qni  y  correspondent  dans  le  drame  publié  en  1699,  il  lui 
bcile  de  poursuivre  lui-même  cette  comparaison  si'intéres- 
Mme  et  si  instructive  entre  l'œuvre  ébauchée  et  l'œuvre  achevée 
par  Shakespeare. 

Les  travaux  des  commentateurs  ont  été  jusqu'ici  impuissants 
à  établir  d'une  manière  certaine  la  date  précise  à  laquelle  Rotnio 
et  JulùUe  a  été  composé  et  représenté.  D'après  une  ingénieuse 
conjecture  de  Tyrwhit  qui  a  voulu  voir  dans  le  célèbre  récit  delà 
nourrice  une  allusion  à  un  tremblement  de  terre  ressenti  à  Lon- 
dres en  1580, /fomi^o  et /ii/i^Kr  aurait  été  composé  sous  sa  forme 
primitive  vers  tâ9i.  Quant  au  drame  définitif,  il  a  été  terminé  el 
joué  peu  de  temps  avant  l'année  1599,  ainsi  que  le  trouve  le  litre 
même  de  l'édition  publiée  par  Cuthberl  Burby  :  a  La  Irès-exett- 
Itnlf  ri  lamrnlablr  Irayriiif  df  limiiio  «  JuluW,  nuuvulleuK-iil 


les  ssnl: 
*4n» 


386  AlfTOUIB  ET  afiOPÂTBE,  BOMÊO  KT  JOLUTTE. 

corrigée,  augmentée  et  amendée^  telk  qu'eUe  a  éU  jouée  plutieurt 
fins  publiquement  par  im  osniumn  eu  êrèi-ktmorable  iard 
Chambellan,  n  Si  ces  calculs  sont  exacte,  il  s'est  écoulé  entre  la 
composition  première  de  Roméo  ei  JulieUe  et  sa  révision  un  inter- 
valle de  huit  années  environ  durant  lesquelles  le  poêle  a  pnHié 
ses  poèmes,  ses  sonnets,  presque  toutes  ses  pièces  bistonques»  et 
ces  deux  ravissantes  comédies,  le  Marchand  de  Feime  et  leSènja 
iune  Nuit  (Tété. 

Aucun  détail  ne  nous  est  parvenu  sur  hi  mise  en  scène  et  sor 
la  distribution  des  rôles  de  Bùméo  et  JuKeue.  Noos  savons  seule- 
ment, d'après  une  mention  insérée  par  inadvertance  dans  Téift* 
tion  de  16?3,  que  le  personnage  de  Pierre,  le  valet  de  la  nourrice, 
était  représenté  par  l'acteur  comique  William  Kempe  qui,  i  en 
croire  le  témoignage  d'un  chroniqueur  contemporain,  «  avait  sae- 
cédé  au  fameux  Tarleton  dans  les  bonnes  grâces  de  la  reine  et  dans 
la  faveur  du  public,  d  Si  un  rôle  aussi  insignifiant  était  rem|ffi 
par  un  comédien  aussi  renommé,  il  faut  croire  que  la  troupe  du 
lord  Chambellan  avait  tout  fait  pour  assurer  le  succès  du  chef- 
d'œuvre  immortel  que  lui  avait  confié  Will  Shakespeare. 

(35)  Dans  la  pièce  primitive  (1597],  le  cœur  s'exprime  ainsi  : 

Deoi  familles  alliées,  égalas  en  noblesse. 
Dans  la  belle  Vérone  où  aoos  plaçons  notre  scèae. 
Sont  eolraloées  par  des  discordes  civiles  à  une  inimitié 
Qui  souille  par  la  guerre  civile  les  mains  des  cilojeas. 
Des  entrailles  prédestinées  de  ces  deux  ennemies 
A  pris  naissance  sous  des  astres  contraires  on  couple  d'amoureoi 
4     Dont  la  mésaventure,  catastrophe  lamentable. 
Causée  par  la  lutte  obstinée  de  leurs  pères 
Et  par  la  rage  fatale  de  leurs  parents, 
Va  en  deux  heures  être  exposée  sur  notre  scène. 
Si  TOUS  daignez  nous  écouter  patiemment, 
Nous  tâcherons  de  suppléer  à  notre  insufBtaace. 

(36)  Ce  genre  d'insulte  «  qu'on  croit  originaire  dltalie,  hélait 
naturalisé  en  Angleterre  au  temps  de  Shakespeare.  Dans  une  co- 
médie de  mœurs  écrite  en  1(K)8 ,  le  poêle  Decker  Dom  préseaie 


m^^^^^rz  ^'y^^-  387 

les  grou|)«s  lurbulenU  qui  frêquenlaieni  le  promenade  de  Ssini' 
Paul  se  dûlîani  de  la  même  mauière. 

[37]  Ceci  esl  une  indication  moderne.  Les  anciens  telles  disent 
toul  siinplemenl  :  «  Enfer  three  or  four  citizfns  irilk  chibs  or 
partj/sant  {mtrtW  trou  ou  quatre  ciloyms  avec  des  masmes  ou 
de$  perlviêannes].  s 

(38)  Tout  ce  diilo^UB,  depuis  l'entrée  de  Benvolio  jusqu'à  l'ap- 
pariiion  du  prince,  a  élâ  ajouiè  par  le  poëie,  lorsqu'il  a  refait  son 
dr.-ime.  Originairement  la  lutte  entre  les  partisans  des  deux  mai- 
sons ennemies  était  une  pantomime,  indiquée  ainsi  par  l'édition 
di^  1597  ;  «  Ils  [Ifs  raleis]  dégaineiU:  au  militu  d'eux  arrire 
Tijbalt  ;  tous  »f.  batlna.  Alors  rntrent  te  prinre,  U  «i^ru^  Hontague 
tt  ta  fi-mme,  ie  rfieux  Cnpulel  et  sa  femm»  a  d'autres  cHoyens  qui 
apparent  Us  combatlanls.  » 

[39)  Ce  discours  du  prince  a  été  considérablement  amplifié.  Le 
voici  dans  sa  concision  primitive  : 

H  Sujets  rebelles,  ennemis  de  la  paix  —  sous  peine  de  torture, 
obéisse!  I  que  vos  mains  sanglantes  —  jettent  à  terre  ces  épées 
trempées  dans  le  mal  !  — Trois  querelles  civiles  nées  d'une  parole 
en  l'air, —  par  ta  Tante,  vieuxCapuIel,  et  par  la  tienne,  Montague, 
ont  trois  fuis  troublé  le  repos  de  nos  rues.  —  Si  jamais  vous  trou- 
bler encore  nos  rues,  —  votre  vie  paiera  la  rançon  de  voire  crime. 
—  Que  pour  cette  fois  chacun  se  retire  en  paix.  —  Vous,  Capulet, 
venez  avec  raoi,  —  et  vous,  Montague,  vous  voua  rendrez  cette 
après-midi,  —  pour  connotire  notre  décision  ultérieure  sur  cette 
alTaire,  —  au  viuuxchAteaude  Villafranca.  siège  ordinaire  de  notre 
justice.  —  Encore  une  fois,  sous  peine  de  mort,  que  chacun  se 
retire,  n 


(411  Ce  vers  :  €  H  j'ai  évité  volontiers  qui  me  fuyait  si  volon- 
tiers M  manque  â  l'édition  de  1597. 

[ii]  La  fin  de  ce  dialogue  entre  Montague  et  Benvolio  [depuis 


388  ÀKTOUIK  &T  GLÉOPâTRK,  AOMÉO  KT  JOUETTC. 

ces  mots  :  Voiià  bien  dn  nuUink^  jusqu'à  ceux-ci  ifour  In  fài- 
Tir  que  pour  Us  connaître,  )  esl  une  addition  à  l'esquisse  origi- 
nale. Des  vingt-cinq  vers  qui  précédent,  l'édition  de  1597  ne  con- 
tient que  ceux-ci  : 

MOMTAGUB. 

—  Ah  !  cette  homear  sombre  lui  sera  fatale,  —  si  de  bons  coaseib 
n*en  dissipenl  la  caase. 

BKNVOUO. 

—  Cette  caase,  la  conoaîsses-voas,  mon  DoUeoMlef 

MONTAGUE. 

—  Je  ne  la  connais  pas  et  je  n*ai  pa  rappiendre  de  loi. 

Après  quoi  BenvoJio  reprend  :  «  Tenez,  le  voici  qui  vient.  i> 

(43)  Au  lieu  de  ce  distique  : 

Alat!  that  tove,  whose  viewsare  moffled  still» 

Shoold  wilhoQt  eyes  see  pathways  to  bis  will  ! 
c  Héias  I  faal-il  qae  Tamoar,  malgré  le  bandeaa  qui  ravengle. 
Trouve,  sans  y  voir,  on  cbemin  vers  son  bot  I  » 

L'édition  de  1597  a  celui-ci  : 

Alas  !  that  love  whose  views  are  moffled  still, 
Shoold,  wiihoQt  laws,  give  pathways  to  oar  will  I 
«  Hélas  I  faoï-il  que  Tarnoor,  malgré  le  bandeaa  qui  Paveogley 
Prescrive,  lai  qui  ne  connatl  pas  de  loi,  an  chemin  à  noCra  vokmtél  » 

(44)  Au  lieu  de  : 

Seing  vex*d,  a  ses  noarish*d  with  lovingtears. 
«  Comprimé,  c'est  ane  mer  qa'alimentent  des  larmes  amourooses*  » 

L'édition  de  1597  dit: 

Being  vex*d,  a  sea  raging  with  a  lorer*s  (ears. 
c  Comprimé,  c*est  une  mer  mise  en  farear  par  les  larmes  d*an  anoii* 
renx.  a 

(45)  Ce  vers:  «Elle  se  dérobe  au  choc  des  regards  provocants  a 
manque  à  l'édition  de  1597. 

(46)  Dans  la  pièce  primitive,  la  scène  finit  à  ces  mots  :  «Ses 


KUTE3.  3S9 

beaux  trfeors  doivent  périr  avec  elle.  »  L'auteur  a  composé  après 
coup  les  vingt  vers  où  fioméo  décrit  en  cooceltis  le  désespoir  au- 
i(uel  le  réduit  Rosaliaeei  son  impuissance  à  combattre  cet  amour 
par  une  diversion. 

(47)  Les  trois  vers  qui  précèdent  manquent  à  l'édition  de  169T. 

(48)Ce  distique  :  u  Si  vousiui  agréez,  c'est  de  son  choix— que 
dépendent  mon  approbation  et  mon  plein  consentement  »  n'est 
p«8  dans  l'édition  de  1&97. 

(49)  Aprte  ces  mots  :  u  Trouver  les  gens  dont  les  noms  sont 
écrits  ici  »  le  clown  ajoutait,  selon  le  texte  primitir  :  «  Je  ne  sais 
ps  nue\s  sonL  les  noms  écrits  iri  ;  il  faut  que  ju  m'adresse  aux 
savants  pour  qu'ils  me  le  fassent  savoir,  n 

(50}  Le  plantain  était  célèbre  pour  ses  vertus  médicales.  Le 
lecteur  se  rappelle  que,  dans  Peints  d'ainour  perdues.  Trogne 
demande  du  plantain  pour  guérir  sa  jambe  meurtrie, 

[5))  Ces  huit  vers  si  caractéristiques  où  la  nourrice  rabAohe  la 
même  histoire  ont  été  ajoutés  par  l'auteur,  lorsqu'il  a  refait  sa 
pièce. 

(5?]  Au  lieu  des  six  vers  qui  précédent,  ladyCapulet  disait  ori- 
ginairement ce  seul  vers  :  «Eh  bien,  riUette,  le  noble  comte  Paris 
ta  recherche  pour  femme.  » 

(53]  Après  ces  paroles  de  la  nourrice  :  «  Oui,  ma  foi,  il  est  la 
fleur  du  pays,  la  fleur  par  excellence  s,  la  scène  se  terminait  ainsi 
primitivement. 

LADY   CAPOLET. 

—  Eh  bien,  luUelte,  commeui  répundei-voQ»  i  l'amour  de  fflru? 

JULIETTE. 

—  Je  verni  i  l'aimer,  s'il  «ifTit  de  voir  poar  aimer;  —  mais  mon 
■Uention  t  md  égard  ae  dépasiera  pas  —  la  portée  qne  lai  doaaeroil 


3§0  AlfTOIllB  BT  GLÉOPâTRS,  ROM&O  KT  JULOTTI. 

Entre  on  vAurr. 

LE  VALET. 
Madame,  on  tous  demande  ;  le  souper  est  prêt  ;  on  maadil  la  ooll^ 
rice  èroffice  ;  toat  est  terminé  ;  dépéchez-vons,  car  il  faut  qae  je  parte 
pour  serrir. 

Os  sortent 

(54)  Un  passage  d'une  comédie  dfi  mœurs  écrite  par  Decker 
et  Webster  explique  parfaitement  pourquoi  Roméo  demande  à 
porter  la  torche  au  milieu  de  la  joyeuse  réunion  :  a  II  est  juste 
comme  un  porte-torche  dans  une  mascarade,  il  porte  de  beaux 
habits,  se  mêle  à  la  bonne  compagnie,  mais  ne  fait  rien.  » 
WestwardHoë{{e07). 

(55)  Ce  dialogue  de  douze  vers  entre  Mercutio  et  Roméo  (de- 
puis ces  mots  :  Vous  êtes  amoureux,  jusqu'à  ceux-ci  :  Écorchia 
CamouT  qui  vous  écorche,  fxms  le  dompterei)  manque  à  l'édi- 
tion de  1597. 

(56)  La  pièce  originale  ne  contient  pas  les  trois  vers  qui  pré- 
cédent. 

(57)  Voici,  telle  que  nous  la  présente  l'édition  de  1597,  l'é- 
bauche de  cette  merveilleuse  peinture  faite  par  Mercutio  : 

MERCUTIO. 

—  Ah  I  je  le  vois  bien,  la  reine  Mab  vous  a  fait  visite. 

fiENVOLIO. 

—  La  reine  Mab?  qui  donc  est-elle? 

MERCUTIO. 

—  Elle  est  la  fée  accoucheuse  et  elle  arrive,  —  pas  plus  grande 
qu'une  agate  à  l'index  d'nn  bourgmestre,  —  traînée  par  un  attelage  da 
petits  atomes  —  à  travers  les  nez  des  hommes,  quand  ils  gisent  en- 
dormis. ~  Les  rayons  des  roues  de  son  char  sont  faits  de  fils  d'arai-, 
gnée,  —  la  capote  d'ailes  de  sauterelles  ;  —  les  rênes  sont  d'homides 
rayons  de  lune  ;  —  les  harnais  des  os  de  grillon  ;  la  corde  de  son  fooet 
un  fil  de  la  vierge.  —  Son  cocher  est  un  petit  cousin  en  livrée  grise, 
—  moins  gros  de  moitié  qa'one  menue  vermine  —  tirée  du  doigt  pa- 


FOTffi.  3»1 

rwKaié'iiiieserTntte.  —  C'mt  de  celle  façon  qu'elle  gslopeen  totu 
!i«as  —  t  travers  let  cerieiai  -ie*  amials qai alors  rôveal  d'amoiu,  — 
tai  les  genoui  des  courtissa;  qui  rêvent  unssititt  de  courtoisies,  —  sur 
Ivs  litres  des  diimes  qoi  riTeot  de  baiier)  aassitûl.  —  Ces  lèvrei ,  Usb 
le«  crible  MO veDl d'ampoules,  —  irritée  deceque  leur  lialeiDeest  gAti^e 
par  quelque  ponmad«  1  —  Tanlôl  elle  galope  lar  les  geaoux  d'an  lé- 
giste, —  et  alors  il  rÔTS  qu'il  flaire  un  procès  ;  —  [aDtOt  elle  vient  avec 
Ib  queao  d'un  cocboo  de  la  dtme  —  chatODiller  la  narine  d'un  corê  en- 
dormi, —  et  rite  il  rare  d'an  autre  bëaélice  :  —  taiitdl  elle  galope  sar 
le  nei  d'an  wldst,  —  et  alors  il  r6ve  de  gorges  eauemies  coupées.  — 
de  brâchea,  il'embDai:ades,  do  coiiiremiaei,  —  de  rasades  profondes 
de  cinq  braates,  et  pais  de  tambours  battant  i  son  oreille  ;  —  ior  qaoj  il 
trcsta i Ile,  9 'r veille,  — jure  une  prière  ou  deui  et  se  rendort.  —  C'est 
celte  M*b  qui  force  te*  filles  h  se  rouclier  sur  le  dos  —  et  en  fait  des 
femmes  i  solide  carrure.  —  C'e^^t  celte  même  5lab  qui,  la  nuit,  tresse 
le»  crinières  des  cbeiraai  —  et  dans  les  poils  emmMés  fuit  cei  ncends 
megiqtiM  —  qu'on  ne  peut  dénouer  sont  «'attirer  malfaenr  I 

(58)  Celle  courte  scène  où  l'auleur  fait  inlervenir  el  parler  les 
vsleu  Ml  ooe  addition  à  la  pièce  primitive. 

{59)  Ces  quatre  vers  où  Capulel  rappelle  in^tancoUqueineni  le 
temps  où  i(  portait  un  masque  el  où  il  chuchotait  à  l'oreille  des 
beUndumn  soat  uue  retouche  magistrale  à  l'esquisse  de  1597 

(6U)  L'édition  de  1697  dontie  ainsi  la  réplique  de  Capulet . 
a  Poiivez-vous  me  dire  ^a  ?  —  Son  fils  élail  encore  mineur,  il 
y  B  trois  ans...  —  Vivent  les  jeuites  gens  I  Oh  1  la  jeunesse  est 
une  Joyeuse  chose  !  » 

(61)  Au  lieu  de  Telie  la  aMomtmdeneiijt,  le  texte  original  dit  : 
TMfrriUe  un  cggiie  blanc  comme  la  neige. 

(63)  Ces  mots  :  «  It  faut  que  vous  me  contrariez  I  morbleu, 
c'est  te  rnomentl...  Vous  Stes  un  faquin,  allez...  De  l'entrain, 
tafs  peliu  cœurs,»  ont  été  sjoutéxi  la  réplique  primitive  de  Ca- 
pulel. 

(63)  Au  lieu  de  :  Madamf,  «rtre  mire  vaudrait  vous  dirt  un 


392  ANTOINS  ET  CLÉOPATRE,  ROMÉO  BT  JULIBTTB. 

moty  la  nourrice  disait  originairement  :  Madame^  voire  min 
appelle. 

(64)  Au  lieu  de  ce  vers  devenu  si  célèbre  : 

0  dear  accoant  I  my  life  is  my  foë's  debt, 

«t  Ohl  trop  chère  créancel  ma  vie  esidue  à  mon  ennemie!  » 

L'édition  de  1597  faisait  dire  è  Roméo: 

0  dear  accoant  I  my  life  is  my  foë's  thrall, 

«  Ohl  trop  chère  créance  !  ma  vie  est  asservie  k  mon  enoemie  1  • 

(65)  Après  ces  mots  je  votis  remercie^  honnêtes  gentils  homme$, 
Capulet  ajoutait  primitivement  :  «  Je  vous  promets  çue,  sans  votre 
coinpagfiie,  —  je  serais  au  lit  depuis  une  heure,  »  L'auteur  a 
transposé  ces  deux  vers  à  la  scène  XV  de  la  pièce  définiUve.  Là» 
au  lieu  de  les  adresser  aux  danseurs,  Capulet  les  adresse  à 
Paris. 

(66)  Dans  la  pièce  originale,  le  chœur  ne  paraissait  pas  ici. 

(67)  Voir  la  note  33  du  sixième  volume. 

(68)  L'édition  de  1597  ne  contient  pas  cette  saillie  de  Mer- 
cutio  :  «  11  n'entend  pas,  il  ne  bouge  pas,  il  ne  remue  pas.  — 
H  faut  que  ce  babouin  soit  mort,  évoquons-le.  » 

(69)  Cette  réplique,  attribuée  définitivement  à  Benvolio^  termiae 
l'apostrophe  de  Mercutio  dans  l'édition  de  1597. 

(70)  Le  Roméo  de  la  pièce  primitive  n'avait  pas  à  dire  ces 
deux  vers  :  «  Voilà  ma  dame  !  Oh  !  voilà  mon  amour  !  —  Ob! 
si  elle  pouvait  le  savoir  !  » 

(71)  Ce  vers  :  Tu  n'es  pas  un  Montague,  tu  es  toi-même^  est 
un  trait  sublime  ajouté  à  l'esquisse  première. 

(72)  Qui  fasse  partie  d*un  homme.  Oh  I  sois  quelque  autre 
nom  l  Encore  une  addition  à  l'œuvre  originale. 


[73}  I,"ë(]ilion  de  1S97  dit  «  les  diDÏnfs  perfecliotin  »  au  lieu 
de  o  les  chfm  perfL-ciions.  n 

(74)  Au  lieu  de  :  prendê-moi  toule  miiire,  Julintle  disait  d'a- 
bord moins  énergiquement  :  prend»  tout  cf  qurj'ai. 

(75)  Ces  mois  :  par  Km  gracinix  ilre,  onl  été  substitués  à 
ceux-ci  ;  parUmgloriextxtlrt. 

(7(j]  Tout  ce  passage  a  été  coDsidérablemenl  allongé  dans 
l'édilion  de  1599.  L'édition  de  1597  présenloil  ainsi  le  dia- 
logue : 

JUMETTE. 
—  Ah  !  na  jare  pas  :  qooiqne  lu  Tasses  mn  joie,  —  je  ne  ptiis  goùler 
c«tt«  nuit  Innteslp*  joie*  'ie  notre  miitiiellc  aoion  :  — elle  e>t  brus- 
qne.  trop  impréiue.  irop  subite,  —  trop  semblable,  à  l'éclair  —  i|Di 
■  «Mé  d'être  —  avant  qu'on  aîlpD  dira  :  Il  brille  1  —  Doni  ami,  bonne 
nnil  I...  —  J' en leods  quelqu'un  (enlr...  Chernmour,  adieo  1  —  Attend» 
no  nomeni,  je  vais  retenir. 


ROHËO. 


-  tib  r  céleate,  céleste  o 


(77)  QHrikntntt  munqw  pour  l'oreille  attentive  I  Addition 
à  l'œuvre  originale. 


[78)  Les  six  beaux  vers  qui  précédent  ont  été  ajnittés  d»ns 
rédilion  de  I&99  au  monologue  de  frère  Laurence. 


(79)  Le  distique  qui  termine  celte  scène  mauque  à  l'édilion  de 
1597. 


[80)  PourcomprendrecetleexctamuliondeMerculio,  il  faut  se 
rappeler  que,  daos  l'antique  légende  du  Renard  (légrndc  tra- 
duite du  lran<;ais  par  Caxiun),  le  prince  des  chais,  Ion  limide  et 
fort  prudent,  s'appelle  Tkibam,  en  anglais  Ubtrl  ou  Tyball. 

(81)  a  Pardonnez-moi  était  une  expression  de  doute  cl  d'bé- 


394     ANTOINE  ET  GLÉOPATRE,  ROMÉO  ET  JULIETTE. 

sitatioD  usitée  parmi  les  gens  d'épée»  dans  un  temps  où  le  pmDt 
d'honneur,  chatouilleux  à  Texcès,  se  fût  offensé  de  tout  autre 
mode  de  contradiction.  x>  Johnson. 

(82)  Au  lieu  de  :  Venei-vous  chez  txïtre  pire?  Nom  y  alkm 
dîner,  Mercutio  disait  primitivement  :  Voîâs  viendrez  souper 
chez  votre  pire. 

(83)  Cette  fin  du  dialogue  entre  la  nourrice  et  Roméo  a  été 
presque  toute  entière  ajoutée  à  la  seconde  édition.  Voici  la  con- 
clusion de  la  scène,  dans  l'édition  de  1597  : 

ROMËO. 

—  Dis-loi  de  sortir  demain  matin  ~-  pour  venir  à  confesse  dans  It 
cellole  de  frère  Lanrenee.  ~~  Adien  I  sois  fidèle  et  je  te  récompenserai 
de  tes  peines  —  Adien  I  recommande-moi  à  ta  mattresse. 

n  ton. 

LA  NOU&aiCB. 

—  Oni,  mille  fois...  Pierre  1 

PIERRE. 

VoUAl 

LA  NOURRICE. 

—  Pierre,  prenez  mon  éventail  et  marchez  devant. 

Os  sortenL 

(84)  Dans  le  moyen  âge,  la  consonne  R  était  appelée  la  lettre 
du  chien,  à  cause  de  son  analogie  avec  le  grognement  de  cet  ani- 
mal. Érasme,  pour  expliquer  Tadage  canina  facundia^  dit  :  R, 
littera  quœ  in  Rixando  prima  est,  canina  vocatur. 

De  môme,  le  vieux  poêle  Lucilius  : 

«  Irritata  canis  qood  RR  qoam  pinrima  dicat.  » 

(85)  Ce  monologue  a  subi,  dans  le  drame  corrigé,  d'importan- 
tes modifications.  Pour  s'en  rendre  compte,  le  lecteur  n'a  qu'à  le 
comparer  avec  l'esquisse  publiée  en  1597  : 

JULIETTE. 

—  L'horloge  frappait  neaf  heares,  qnand  j*ai  envoyé  la  nowrice  ;— 
elle  m'avait  promis  d'être  de  retoar,  en  une  demi-henre.  —  Peat-ètre 
ne  Ta-t-elle  pas  trouvé...  Mais  non...  *-  Oh  1  elle  est  pvossense  1  Les 


NOTKS. 


395 


mesugers  d'amoar  derraienl  élre  des  peniém,  —  et  courir  aaui  litâ 
que  la  Oamme  —  chasse  la  poudre  de  la  gueule  terrible  du  canon, — Ah  I 
eoriD,  elle  arrive  I  Dii-moî,  gentille  nourrice, —  qne  dii  mou  amour? 
Tout  en  relranchanl  de  la  pièce  corrigée  les  quatre  derniers  vers 
de  celle  citation,  le  poète  n'a  pas  voulu  que  son  œuvre  perdît  la 
belle  image  qu'ils  conliennent;  voilà  pourquoi,  avec  ce  tact 
scrupuleux  qui  caractérise  le  génie,  il  a  transposé  cette  image  à 
une  autre  scène  du  drame  déHnitif.  —  En  lisant  loul  à  l'heure  la 
•cène  XXn,  le  lecteur  retrouvera  dans  la  bouche  de  Roméo  la 
pensée  exprimée  ici  par  Juliette  :  a.  Donne-moi  un  poison,  dit 
Bornéo  à  l'apoUiicaire,  qui  enlève  du  corps  le  souflle  vllal  — 
AUSSI  violemment,  aussi  rapidrinent  que  la  fîamine  —  chasse  la 
foudrt  lift  erUraitles  fatales  du  canon.  » 

[86]  Celte  scène  a  élé  comptèienient  refaite.  La  voici,  telle  que 
Ib  poêle  l'avait  primitivement  conçue  : 

Entrent  (rèra  Liike;ici  et  RoMlo. 
ROUEO. 

—  Hiintenaot,  pire  Laarence,  c'est  de  ton  consentemeot  sacré  — 
qae  dépeDdent  mon  bonheur  et  celui  de  Jaliette. 

LAl'ItERCE. 

—  Saiu  plot  de  paroles,  je  ferai  lotit  an  monde  —  pour  vous  rendre 
kenrent,  si  cela  est  en  mon  poutoir. 

noKËO . 

—  Klle  a  décidé  qae  nou»  aonn  rencontrerions  ici  ce  malin  —  et 
qne  dous  reMcrrerioos  tes  liens  imlissolables,  —  gage  de  notre  mntuel 

LAtntENCE. 

—  le  devine  qu'elle  va  venir  en  effet  :  —  l'amour  chei  la  jeaneste 
est  alerte,  il  est  plus  rapide  rj ne  la  plus  rapide  précipitation. 

ICLIETTE  entre  uavi  LUIvemeal  ut  te  lïlie  d»iis  Ir»  bru  de  Rdidco. 

Voveil  II  twili  qui  tient  I  —  Un  pied  aussi  léger  marclierailsor  une 
ikur  tans  la  TroîiMr  :  —  de  l'amour  et  de  la  joïe  vojet,  vojcz  le  sou- 
verain po  avoir. 

JCUBITE- 

.     Rotnéol 

H0)l£0. 
-    Sais  la  bienteniie.  ma  Julieliul  c«mme  le  regard  en  éveil  gnette 


396  ANTOINE  ET  CLÉOPàTRE,  ROBfÉO  ET  JULIETTE. 

la  riante  anrore,  —  toat  eofoai  qa'il  est  dans  les  brames  de  la  nuit,  — 
ainsi  Roméo  a  attendu  Juliette,  —  et  te  voilà  fenae  I 

JULIETTE. 

Si  je  sais  Taorore,  me  voilà  venoe  ~-  à  mon  éclatant  soleil  ;  brille 
donc,  et  fais-moi  rayonner. 

ROMÉO. 

^  Tons  les  rayons  de  la  beanté  sont  dans  tes  yeax. 

JULIETTE. 

—  Roméo,  c'est  de  ta  splendeur  qo'ils  jaillissent. 

LAURENCE. 

—  Allons,  mes  galants,  allons,  les  heures  furtives  passent  ;  ^  ajou- 
nez  les  embrasseroents  à  un  moment  pins  opportun  ;  —  séparez-TOOs 
pour  un  moment;  vous  ne  serez  seuls  —  que  quand  tous  deoz,  joÎBtf 
par  la  sainte  église,  vous  ne  ferez  plus  qu*un. 

ROMÉO. 

—  En  avaot,  saint  père,  tout  délai  semble  long. 

JULIETTE. 

—  Vite  I  vite  !  ces  langueurs  nous  font  mal. 

LAURENCE. 

—  Oh  !  modération  et  douceur  font,  dit-on,  la  meilleure  besogne  ; 

—  d'ordinaire,  la  précipitation  bronche  aux  chemins  de  traverse. 

Us  sortenu 

(87)  Ces  deux  derniers  vers  manquent  à  l'édition  de  1597. 

(88)  Ces  mots  car  tun  tuerait  Cautre  y  manquent  égale- 
ment. 

(89)  Cette  réplique  de  Mercutio  et  les  paroles  de  Benvolio  qui 
la  provoquent  ont  été  ajoutées  au  texte  original. 

(90)  Au  lieu  des  trois  répliques  qui  précèdent»  l'édition  de 
1597,  contient  cette  courte  réponse  de  Mercutio  à  Tybalt: 

a  De  concert  I  corbleu  I  de  concert  !  le  drôle  veut  faire  de  nous  dei 
râcleurs  t  » 

(91)  Cette  réplique  a  été  légèrement  altérée.  Roméo  disaitdaos 
l'origine  :  «  Tybalt,  l'amour  que  je  te  porte  me  fait  excuser  la 
rage  qui  éclate  —  dans  de  telles  paroles  1  x> 


(92)  Après  ces  mo\sjfiiuisà  roiis,  l'édilian  de  1697  abrège  h 
^ne  par  celle  simple  indîcaLion  : 

Tjhdl  frïppfl  HcrcDiio  pn^desjioiis  !i>  braa  de  Bercutin  et  s'enfuit. 


(93|  Les  dernières  paroles  de  Merculio  ont  été  o 
modlGées  â  la  seconde  MitioD.  Voici  colles  que  luipreie  l'édilioD 
de  IS9T. 


Je  nU  poirri  pour  ce  bas  monde,  je  sais  eipédié  loal  de  bon  ;  il  • 
bil  de  moi  de  U  linode  à  vermine.  Si  ran*  demandei  à  me  voir  demalD, 
loni  ne  lron*erei  avec  h  gravilé  que  donne  ts  bière.  Que  la  lûrole 
confonde  vos  msiionil  je  raïs  ôlre  magairiqaemâDl  rnoolé  lor  lea  ëpao* 
le*  de  quatre  hommes  t  Et  cela  pour  vos  maisons  dea  IHontègnes  et  dei 
Capolel»  I  Pni9  quelque  misérable  pajsao,  quelque  fossoyeur,  queltpw  , 
ignoble  maraud,  écrira  pour  mou  épitaphe  que  Tjball  est  venu  el  ■ 
iJolÉ  les  décret!  dn  prince  et  que  Mercotio  n  été  tué  pour  la  coûte  la 
plus  frivole.  Où  est  le  chirurgien? 

LE    PARE. 

11  Ut  crriié,  seigneur. 

MEHCmO. 

Il  va  pouvoir  tenir  conversation  i  travers  mes  bojaoï.  Allons, 
Benvolio ,  prtte-moi  ton  bras.  Que  la  vérole  confonde  vos  maisons  I 

UssnrlcuL 

[94)  Dans  la  pièce  primitive,  le  combat  cnlre  Roméo  ei  Ty- 
bsli  commence,  sans  plus  de  paroles,  après  celle  exclamation 
de  Roméo  : 

(  Il  but  que  loi  ou  moi  ou  tous  deo>  nous  le  suivions,  s 


(95)  D'après  l'édition  de  1S97,  Roméo  s'écrlail  :  Je  suis  r«i- 
elaceAe  laTorlune,  els'enFuyait  sans  que  Benvoliolui  dît  :  (]u'al- 
t«nds-m  donc? 

(96)  Au  lieu  de  ces  mois  :  «  Oh  !  prince  !  oh  I  mon  neveu  ! 
mon  mari  1  n  Lady  Capulet,  s'écriait  :  «  Malheureux  spectacle  I 
hélas  I  » 


(97)  Voici  le  récit  de  Benvolro 
d'abord  : 


tel  que  le  poêle  l'avait  congu 


398  AATOIHI  BT  CllOPATRK,  BOHÉO  IT  lULDETR. 

LB  PtISCI. 
BeoTolio,  qui  a  eommeneé  eeite  me  saaglaBle  f 

BESfYOLIO. 

—  Tybalt,  qae  ? ons  foyes  id  toé  de  U  mAift  de  Ronéo.  *  En  Taii 
Roméo,  loi  parlant  ftagement,  lai  aTait  dit  de  réfléchir  à  la  foUliié  jde  la 
querelle  ;  —  Tybalt  persistait  toojoars  dans  ses  outrages.  ^  Le  fon- 
gaeoi  MercQtio  a  dégafoé  pour  calmer  la  tempête.  —  Ce  qae  f  oyant, 
Roméo  lear  a  crié  :  Arrêtez  tnessieurt  î  —  m*a  appdé,  et  a  dégainé 
poar  séparer  les  combattants.  —  Pois,  d*an  geste  rapide,  le  jeune  Ro- 
méo ^  a  cherché  à  rétablir  la  paix,  en  même  temps  qa*il  U  rédanait 
par  la  parole.  ^  Tandis  qu'ils  échangeaient  les  eoaps  et  les  estocades, 
—  sous  le  bras  même  do  jeone  Roméo  qoi  s'évertuait  à  les  séparer,  ^ 
le  furieux  Tybalt  a  allongé  une  botte  per6de  —  qui  a  terminé  la  rie 
du  fongueux  Mercutio.  —  Sur  quoi  il  s*est  enfui,  mais  il  est  revenu  sor 
le  champ,  —  et  avec  sa  rapière  a  bravé  Roméo,  —  qui  depuis  un  in- 
stant n'écoutait  plus  que  la  vengeance,  »  et,  avant  que  je  poisse  tirer 
répée  —  pour  séparer  leur  furie,  Tybalt  est  tombé,  ^  et  Roméo  s'est 
enfui  de  ce  côté. 

(98)  La  première  édition  omet  ce  vers  :  a  L'affection  le  fait 
mentir,  il  ne  dit  pas  la  vérité,  n  Elle  omet  également  les  deux 
répliques  du  prince  et  de  Montagne  qui  suivent  la  réclamation  de 
Lady  Capulet. 

(99)  Au  lieu  de  ces  vers  : 

Bear  hence  this  body,  and  attend  oar  vill  : 
Mercy  bot  marders,  pardooing  those  that  kill. 

a  Qo'oo  emporte  ce  corps  et  qu'on  défère  à  notre  volonté  :  ^  U 
clémence  ne  fait  qu'assassiner  en  pardonnant  à  ceux  qui  tuent,  a 

Le  prince  du  drame  primitif  disait  : 

Pity  shall  dwell  and  go? ern  with  os  still  : 

Mercy  to  ail  bot  morderers,  pardooing  none  that  kill. 

«  La  pitié  siégera  et  gouvernera  toujours  avec  nous  :  —  la  clémence 
n'exdot  que  les  meurtriers  ;  elle  ne  pardonne  pas  à  celui  qoi  tue.  a 

(100)  Rien  ne  peut  donner  une  plus  complète  idée  de  la  trans- 
figuration subie  par  Roméo  et  JulkHe  que  le  rapprochement  entre 
cette  scène  et  Tesquisse  primitive  : 


50TES.  399 

Enlre  JrLierrt. 
JDLIETTK. 

—  ftetonniez  an  galop,  toqs,  coarsien  mu  pieds  de  (lamme,  —  Ten 
h  demeure  de  Pbébasi  un  cocher  —  camma  Phaëton  vom  annît  vito 
raoïeDé)  —  et  aaraît  aar  le  champ  déchaîné  la  nuit  nébalense. 

JULIETTE,  coBtiniiaBl. 

—  Eh  bien,  noarricef  Oh  mon  Dieut  pourquoi  as-tn  l'air  si  tristel 
—  Qa'a»-ia  lA  T  l'ichella  de  oorde  T 

LA  nOUHRlCE. 

—  Oai,  oDi,  récbellede  corde.  Uéia»!  nooï  aomues  perdue*  t  — 
Daiu  MiDrnes  perdoei,  madame  I  doqs  lommes  perdues  ! 

JULIETTE. 

—  Qoel  démon  es-tn,  pour  me  tortorer  ainsi? 

LA  NOURRICE, 

—  Hélai  !  qael  joor  I  il  eiL  mort,  il  est  mort,  il  eat  mort  1 


—  C'eat  an  sappUce  à  Taire  rogir  les  damnés  d'an  horrible  enfer. 
—  Le*  cieni  oni-ils  po  ^tre  ansai  croels  1 

LA   NOimRlCE. 

Rooiéo  l'a  pa,  «î  les  cieai  ne  l'ont  pn.  —  J'ai  va  la  bleasare,  je  l'ai 
I  ne  de  met  jeai,  —  Dieu  garde  ma  Ame  I  sur  sa  mite  poitrine  I  —  on 
codafre  eouDglanté,  un  triste  cadatre  ensanglanté,  —  pAle  comme  la 
cendre  1  À  le  voir,  je  me  sais  évanoaie  !  etc.,  etc. 

(101)  Les  (jualre  vers  commençanl  par  ces  mois  :  Corbeaux 
auxp^umn  de  coIom6er  manquent  à  l'édilion  de  1697. 

(103)  Les  cinq  vers  qui  précèdent  et  la  phrase  finale  de  celle 
réplique  :  Rmnéo  u  suit  ont  été  ajoutés  à  la  seconde  édition. 

(103)  L'édition  de  1597  a  ici  une  légère  variante  ;  elle  dit  : 
Reste  encore  an  otomeni,  in  ne  l'en  irai  pas  si  vite. 


—  Oui,  je  ri 


:i  :  qu'on 


e  prenne  et  qa'oi 


(104)  Les  commenlateurs  ont  expliqué  ces  paroles  un  peu  obscu- 
res dites  par  Juliette  :  «  Le  crapaud  a  de  très-beaux  yeui,  remar- 
que Warburloo,  cl  l'alouelte  de  Irôs-laids;  de  là  ce  dicton  popu- 
laire, auquel  Juliello  fait  allusion  :  a  Le  crapaud  el  l'alouetle  ont 


400  ANTOINE  ET  CLÉOPATRB.  ROMÉO  ET  JULIETTE. 

changé  d'yeux.  »  —  «  Si  le  crapaud  et  Taiouetia  avaieul  cbaugé 
de  voix,  ajoute  Heath,  le  cri  de  Talouette  n'aurait  plus  indiqué 
l'apparition  du  jour»  et  conséquemment  n'aurait  pas  donné  à 
Roméo  le  signal  du  départ.  » 

(105)  Cette  belle  invocation  à  la  Fortune  et  les  deux  répliques 
qui  précèdent  l'entrée  de  lady  Capulet  manquent  au  drame  pri- 
mitif. 

(106)  Les  trois  vers  qui  précèdent  ont  été  ajoutés  à  la  seconde 
édition. 

(107)  Ces  neuf  vers  admirables  qui  peignent  si  éloqueroment 
l'angoisse  de  Juliette  sont  dûs  à  une  retouche  exquise.  D'après 
l'édition  de  1597,  Juliette  disait  tout  prosaïquement  :  a  Ah  ! 
nourrice!  quelle  consolation,  quel  conseil  peux- tu  me 
donner?  » 

(108)  L'édition  de  1597  ne  contient  pas  les  neuf  vers  qui 
précèdent. 

(109)  Ici  Juliette  disait  primitivement  :  «  Enchaine-moi  au 
sommet  de  quelque  montagne  escarpée  —  où  errent  des  ours  ru- 
gissants ou  des  lions  sauvages,  —  ou  couche-moi  dans  une  tombe 
avec  un  mort  d'hier.  —  Les  choses  dont  le  seul  récit  me  faisait 
trembler,  —  je  les  ferai  sans  crainte,  sans  hésitation,  —  pour  me 
garder,  épouse  fidèle  et  sans  tache,  —  à  mon  cher  seigneur,  i 
mon  très-cher  Roméo.  » 

(110)  Les  six  vers  qui  précèdent  manquent  au  texte  pri- 
mitif. 

(111)  Cette  scène  commençait  ainsi  dans  l'origine  : 

CAPOLET. 

—  Où  es-tu,  maraud  ? 

LE  VALET. 

Id,  pardine. 


NOTES.  401 

CAPOLET. 

— >  Ta  me  chercher  vingt  cuisiniers  habiles,  etc. 

(112)  Le  dialogue,  depuis  Tentrée  de  Juliette  jusqu'à  sa  sor- 
tie, a  été  curieusement  remanié  à  la  seconde  édition  du  drame. 
Le  voici,  tel  que  l'indiquait  la  première  édition  : 

CAPOLET. 

—  Eh  bieo,  mon  entêtée,  où  aTez-voas  été  comme  ça? 

JULIETTE. 

—  Chez  quelqu'un  qui  m'a  appris  à  me  repentir  comme  d*un  péché 
_  de  mon  opposition  impertinente  et  obstinée  —  h  vous  et  h  vos  or- 
dres. Le  pieui  Laurence  —  m'a  enjoint  de  me  prosternera  vos  pieds— 
et  d*implorer  rémission  d'une  si  noire  action. 

Elle  s'agenouille. 

LA  MÈRE. 

—  Allons,  voilà  qui  est  bien  dit. 

CAPOLET. 

—  Ah  I  par  Dieo,  c'est  un  saint  homme  que  ce  révérend  père  —  et 
tonte  notre  cité  Ini  est  bien  redevable.  —  Qn'on  aille  immédiatement 
prévenir  le  comte  de  ceci,  —  car  je  veux  que  ce  nœud  soit  noué  dès 


JULIETTE. 

—  Nourrice,  voulez- vous  venir  avec  moi  dans  mon  cabinet,  —  afin 
de  choisir  les  choses  requises  pour  demain  T 

LA  MERE. 

—  Oui,  je  t*en  prie,  bonne  nonrrice,  va  avec  elle,  —  aide-la  h  trier 
9es  coiffures,  ses  rabats,  ses  chaînes;  —  je  vais  vous  rejoindre  sur-le- 
champ. 

LA  NOURRICE.  ' 

—  Allons,  cher  cœur,  sortons-noosT 

JULIETTE. 

—  Viens,  je  le  prie. 

ExeuDt. 

(113)  Voici  l'esquisse  de  celle  scène,  d'après  Tin-quarto  de 
1597  : 

Entrent  Juliette  et  la  MooanicB. 
LA  NOURRICE. 

—  Allons,  allons,  qaevous  faulril  encore? 


402  AirrOlRB  ET  GLÉOPATRÉ,  ROMÉO  KT  JUUSTTK. 

JULIETTE. 

—  Rien,  bonne  noorrice.  Laitse-moi,  —  car  je  iétn  coodie^  seule 
celle  nuii. 

LA   NOURRICE. 

—  G'esl  bon,  il  y  a  ane  chemise  blanche  sor  ?otre  oreiller;  sur  et, 
bonsoir  I 

Entre  la  MiiB. 
LA  UtSLE, 

—  Eh  bien,  èles-Tons  encore  occopées  T  Esl-ce  qne  tous  avez  besoia 
de  mon  aide  ? 

JULIETTE. 

—  Non,  madame;  nous  aTont  choisi  toos  les  effets  —  qui  me  seronl 
nécessaires  poar  notre  cérémonie  de  demain  ;  —  maintenant  venilla 
permettre  qne  je  resle  seule  —  et  qne  la  nonrrice  veille  arec  yoos  celte 
nuit  ;  — car,  j*en  sois  sûre,  toos  avez  trop  d'onvrage  sar  les  bras,  — 
dans  des  circonstances  si  pressantes. 

LA  MÈRE. 

Bonne  noit  ;  —  mets-loi  an  lit  el  repose,  car  ta  en  at  besoin. 

La  mère  et  la  oourrioe  sorteot. 
JULIETTE. 

—  Adien...  Dieo  sait  quand  nous  noas  roTorrons  :  —  Àh!  j'entre- 
prends une  chose  effrayante.  —  Eh  quoil  si  cette  potion  n'agissait  pis 
da  loul,  —  faudrait-il  donc  forcémenl  qne  je  fusse  mariée  an  comtet 

—  Voici  qui  Tempècherail...  Couteau,  repose  ici...  —  Et  si  le  rnoÎM 
m'avait  donné  ce  breuvage  —  pour  m 'empoisonner,  de  peor  qoe  je  ne 
révèle  noire  récent  mariage  ?  Ah  !  je  le  calomnie,  —  c*esl  an  religieax 
et  saint  homme  :  —  je  ne  veux  pas  accueillir  une  si  mauvaise  pensée. 

—  El  si  j'allais  être  étouffée  dans  la  tombe  !  —  Si  seulement  je  m'éveil- 
lais une  heure  avant  l'instant  fixé  I  —  Ah  I  j'en  ai  peor,  alors  je  devien- 
drais lunatique,  —  et,  jouant  avec  les  ossements  de  mes  anefttres,  ^ 
j'en  broierais  ma  frénétique  cervelle...  Il  me  semble  voir  —  mon  eon- 
sin  Tjbalt,  baigné  dans  son  sang,  —  qui  cherche  Roméo...  Arrête» 
Tybalt,  arrête...  —  Roméo,  j'arrive...  Tiens!  je  bois  à  toi. 

Elle  se  jette  sur  son  lit  derrière  les  riderai. 

(114)  Juliette  fait  ici  allusion  à  Tune  des  superstitions  lei 
plus  tenaces  du  moyen  âge.  D'après  la  croyance  populaire,  la 
mandragore  déracinée  jetait  des  cris  âurnàttirels  qu'aucune  créa- 
ture ne  pouvait  entendre  sans  mourir.  Pour  éviter  ce  danger,  nos 
pères  avaient  recours  à  un  expédient  singulier  :  ils  creanient  la 


NOTES.  403 

terre  aotour  des  raciDes  de  la  plante,  fixaiem  k  là  tîgé  niié  corde 
qu'ils  attachaient  par  Tautre  extrémité  au  cou  d'un  chien,  et, 
après  s'être  soigneusement  bouché  les  oreilles,  appelaient  le  mal- 
heureux animal  qui  tombait  foudroyé,  après  avoir  arraché  la  pré- 
cieuse plante  dans  son  élan. 

(115)  D'après  l'édition  de  1697,  cette  scène  commence 
ainsi  : 

LA  MÈRE. 

—  Voilé  qoi  est  bieo  dit,  Doarrice  :  faites  tout  préparer  ;  —  le  comte 
Ta  être  ici  immédiatement. 

Entre  Capoiat. 
CAPOLET. 

—  Hâtez-Yoas,  hâtez-?oas  I  etc. 
(116]  Texte  primitif  : 

LE  VIEILLARD   (CAPULET.) 

Arrêtez  1  laistez-moi  voir...  Toote  pâle  et  toute  blême  I —  Temps 
maudit!  iofortané  vieillard I  (Éd.  1597.) 

(117)  Au  lieu  de  ces  deux  vers,  Paris  disait  antérieurement  : 
«  N'ai-je  si  longtemps  désiré  voir  celle  aurore,  —  que  pour  qu'elle 
me  présentât  de  pareils  prodiges!  —  Maudit,  malheureux,  misé- 
rable homme!  — ^*Je  suis  abandonné,  délaissé,  ruiné,  —  venu  au 
monde  pour  y  être  opprimé  —  par  la  détresse  et  par  une  irrémé- 
diable infortune!  —  0  cieux!  ô  nature!  pourquoi  m'avez-vous 
fait  une  existence  si  vile  et  si  lamentable?  n 

(118)  Après  celte  réplique  de  lady  Capulet,  le  texte  primitif 
abrège  ainsi  la  scène  : 

Tous  86  tordent  les  mains  et  crient  à  la  fois. 
TOUS. 

Toute  notre  joie,  tonte  notre  espérance  est  morte,  —  morte,  perdne, 
anéantie,  évanouie,  à  jamais  disparue. 

(1 19]  L'édition  de  1S97  contient  ici  cette  curieuse  indication  : 

Tous,  excepté  la  nourrice,  sortent  en  jetant  du  romarin  sur  elle  (Juliette)  et  en  fermant 

les  rideaux. 


Hfc  JHIHK  7  ZaJSP^^TSS, 


J« 


'r   IsKvmof 


•—  21  «  JOB  a»  1^  a 


—  «J« 


!^  La  ânx  v«s  ^RCéiiaLfi  samfMaK  à  réfitân  4e  1417. 

t:^";   DaiLî  jà  puace  •jrgiaaÀe,  Ecmeo  n'jdressMl  pas  à 
ZïT  eeOe  qvstÎGa  à  iaporunif  ^H  la  répéter  iMt  à  1 


\ii  Tex^  primitif  :  c  PardiMiDe-iiioi,  seigneor,  â 
megagfT,  de  fânnoiieer  mie  si  ouaTiise  imiTeik.  » 


125)  Du»  le  drame  origiiial,  Bornéo  ne  donaiit  pas  a  w 


pifffl  en  iiuiruoiioDs.  «  Tu  sais  oi'i  je  toge,  procure-moi  da  l'encre 
ol  du  papier,  —  el  loue  des  chevaux  de  poste,  je  parsd'icî  ce  soir.  » 

(136)  Le  lecteur  verra  avec  un  viT  înlérêl  l'esquisse  de  re 
bmaus  monologue  : 

—  Ooi,  Jollelte,  je  dormirai  prèi  de  toi  cette  nuit.  —  Cherchons  le 
noieii.  Autant  qu'il  m'en  souiient,  —  ici  demenra  nn  iputhicaire  que 
j'ai  MOTent  remarqué  —  en  païunt  :  )■  panvre  «achoppe  est  garnie  — 
d'une  cliélire  colleclion  de  bottes  vides  ;  —  nii  atligalor  y  est  accroché  : 

—  de  rienT  bouts  de  ncelle  et  des  pains  de  rose  —  sont  rangés  ci  et 
Upoor  faire  étalage.  — Tout  en  le  remarqua  ni,  j'ai  peni^é  en  moi-même  : 

—  Si  en  ce  motnenl  un  homme  avait  besoin  de  |ioison,  —  bien  que  la 
venta  en  tait  punie  de  mnrt  i  Mantoue,  — il  pourrait  en  acheter  11.  Cette 
pensée  —  était  nn  pressentlnieni  démon  besoio  prêtent...  C'est  par  ici 
qa'il  demeare.  —  Comme  c'est  Tète  aujourd'hui,  la  boutique  do  miaë- 
nbleest  rermée.  —  UoUI  l'apothicaire!  montre-loi,  altoof  ;  » 

II27I  Toite  primitif  :  «  Vingt  ducnts.  » 

ll?8}  Texte  priroilif  :  o  La  misère  déguenillée  pend  à  les  êpau- 
lea.  —  et  la  famine  hideuse  s'attache  à  les  joues,  n 


(129)  Texte  primitif  :  a  Mettes  c«ci  dans  le  liquide  que  vous 
voudrez,  —  et  vous  serez  expédié ,  eussiez-vous  la  vie  de  viagi 
hommes.  » 


(130}  Texte  primitif: 

l.AURENCS. 

—  HaÏDtenant  il  Taitt  qua  je  me  rende  seul  an  tombeaa>  —  De  peur 
qs*  la  dame  ne  s'éveille  —  avant  que  j'arrive,  je  vais  me  hïler  —  de  Is 
rrer  de  cette  tomba  de  misère. 


(131)  Au  lieu  de  ces  six  vers,  voici  ce  que  l'édition  de  1597 
bit  dire  à  Piris  : 

PAHIS. 

—  Doocelleur.jetèmede^lluiir'i  sur  loti  lit  nuptial!  —  Douce  tombe, 

qoi  contiea»  dan*  Ion  enceinte  —  la  phis  parfait  modèle  de  l'éternité  ; 


406  ÂHTOiNB  ET  aÉOPATRB,  ROMÉO  ET  JUL1BTTB. 

—  belle  Juliette  qui  demeures  avec  les  anges,  —  accepte  de  ma  main  ce 
dernier  hommage.  —  Vivante,  Je  t'honorai  ;  morte,  —  j^oma  ton  ton- 
beau  de  funèbres  louanges. 

(132)  Les  deux  derniers  vers  manquent  à  Téditioti  de  1597. 

(133)  Texte  primitif  : 

PARIS. 

—  C*est  ce  banni,  ce  Montagne  hantain»"*-  qui  a  iné  le  oooain  de  nu 
bien-aimée.  —  Suspends  la  besogne  sacrilège,  vil  Montagne  ;  —  la  ven* 
geance  peut-elle  sa  poursuivre  an  delà  de  la  mort  ?  -—  Je  te  aaisb  ici 
comme  félon.  —  La  loi  te  condamne  :  donc  il  (kvLi  qn«  tu  oiesraa. 

(134)  Les  deux  derniers  vers  ont  été  ajoutés  à  rédilion  origi- 
nale. 

(  1 35)  Ce  monologue  de  Roméo  a  été  transBguré  par  la  retouche 
du  maître.  En  voici  l'ébauche  : 

ROMËO. 

—  Sur  ma  foi,  je  le  ferai...  fcixaminons cette  figure  :  — an  parent  de 

Mercutio,  le  noble  comte  PAris...  —  Que  m'a  donc  dit  mon  valet?  moa 

âme  bouleversée  —  n*y  a  pas  fait  attention...  Nous  étions  à  cheval.  0 

m*a  conte,  je  crois,  —  que  Pâtis  devait  épouser  Juliette;  —  m'a-t-il 

dit  cela  ou  l'ai-je  rêvé  ?  —  N'importe,  je  veox  exaucer  ta  demièra 

prière,  —  car  tu  as  estimé  ton  amonr  plus  que  ta  vie.  —  Mort,  repose 

ici  enterré  par  on  mort. 

Il  dépose  Paris  dans  le  monuBieiit. 

—  Que  de  fois  les  hommes  à  Tagooie  —  ont  eu  un  accès  d'enjooe- 
ment  et  de  gaieté,  un  éclair  avant  la  mort  —  comme  disent  coox  qnilei 
soignent.  Oh!  comment  puis-je  appeler  —  an  éclair  ce  que  je  ressens? 
Ah  I  chère  Juliette,  —  comme  ta  beauté  pare  cette  tombe!  —  Ob!  je 
crois  que  le  spectre  de  la  mort  —  est  amoureux  et  qa*il  coartiae  maa 
adorée.  —  Aussi  je  veux  à  jamais,  oh  I  à  jamais  —  ûxer  ici  mon  éter- 
nelle demeure,  —  avec  la  vermine  qui  te  sert  de  chambrière  !  —  TienSi 
pilote  désespéré,  lance  vite  ^  sur  les  brisants  ma  barqne  épuisée  par  la 
tonrmente...  —  A  mabien-aimée  I 

Il  boit. 

L'apothicaire  ne  m*a  pas  trompé,  —  ses  drognes  sont  actives*..  Ainsi 

je  meurs  sur  un  baiser. 

Il  meurt. 

(Ed.  1697.) 


NOTES.  407 

(136)  Après  ce  vers,  Tédition  de  1597  ajoute: 

—  Quel  est  celui  qui  si  tard  fraternise  avec  les  morts? 

(1 37)  Texte  primitif  :  «  Si  je  le  troublais  dans  son  entreprise.  » 

(138)  Au  lieu  des  cinq  vers  qui  précèdent,  l'édition  de  1697  n'a 
que  ce  seul  vers»  dit  par  Laurence  : 

«  Alors  il  faut  que  j'accoure.  J'ai  dans  l'esprit  un  mauvais 
pressentiment.  » 

(139)  Texte  primitif  :  «  Ah  !  quelle  heure  fatale  —  a  donc  été 
complice  d'un  si  noir- péché?  » 

(liO)  Voici  les  dernières  paroles  que  le  drame  original  faisait 
dire  à  Juliette  : 

Le  moine  sort. 
JULIETTE. 

—  Va, sors  d'ici  1  car  moi,  je  ne  m*en  irai  pas.  —  Qu'est  ceci?  une 
coope  qu'élreiDt  la  main  de  mon  amant  !  —  Ah  !  Tégoisle  !  il  a  tout 
bu  I  11  n'en  a  pas  laissé  une  goutte  pour  moi! 

Rumeur  au  dehors. 

—  Do  bruit  !  alors  soyons  résolue.  —  Oh  !  heureux  poignard,  tu 
vas  mettre  fin  À  ma  frayeur  :  —  repose  dans  mon  seinl...  Ainsi  je 

TÎeot  à  toi. 

Elle  meurt. 

(141)  Texte  primitif: 

CAPOLET. 

—  Vois  donc,  femme.  Ce  poignard  s*est  mépris.  — Tiens,  il  a  quitté 
le  dos  du  jeune  iMootagoe —  pour  se  fourrer  dans  la  poitrine  de  ma 
fille. 

(142)  Texte  primitif: 

MONTAGUE. 

—  Hélas!  mon  suzerain,  ma  femme  est  morte  celte  nuit,  —  et  le 
jeune  benvolio  est  aussi  décédé. 

(143j  Dans  l'origine,  Laurence  expliquait  avec  plus  de  détail 
raccideutqui  avait  arrêté  Fréro  Jean  : 


îUê  AUIM  ir  OKH-AZBI^  HCMâD  D  JttBIl. 


4  Saisaiai,  •&Ht-4L 'fui  amtaa  lettres^  le  religien  Jean,^ 
eherdiHit  on  Frère  <pi  irait  VwaamfÊfper^ —  dins  oo  endroit 
(là  rétpaàt  le  Séaa  caataçi&KL^  —  fii&relBiiB  per  les  inspedean 
«le  la  Tiile^  dlB.  ». 


1 14)  Aa  lie«  i»  ônf  «Bn(|iii  praeèdm»  le  prâeedisaiitd'i- 
berd  :  «  —  04  soi  cm  mnÊaaa?  Tofs ce  fa'a  bit  h  haine.  » 


;145»  Teite  phontif  : 

—  li  a>  jura  pas  ie  slaliie  esdiiiée  à  plas  kaot  prix  —  que 
ceiie  de  Boawo  et  de  9  hian  ■iim'H  JoKette. 


1 46î  Toict  le  déDoûniefiC  de  Mmtàf  M  JmèiMt^  lel  que  Gtr- 
l'a  retet  en  tTiO  pour  b  âcéoe  de  Drvj  Lane  : 

et  Pirk  se  baiiaiL 


—  Mljesais  tué!  âtat»  gémsxma^  —  — fia  1»  fbeia  et  <é- 

fiMHMàpià»  de  Jniiilla. 

a  expire. 

— >  Sar  OM  fin*  je  le  In».. 
éÊ  9si«eC»>  lewMa  ce^ae  Pfris  ! -- Tf 
«r  loa  tivrt.  — je  vm  t* 


la  porte 

--  Car  Jaii«ae  ▼  lapaae.  0  Ma  Mear  l  aa  fieauaa  !  --  U  BMit 
fai  «  »an  la  oùel  «la  tua  bateiBa  — >  a*a  p«i  catoit  ea  de  peaieif  lar 
tabaaaia;  ^aUa  aa  i •  pa»  wanaiw.  U  la—a  4a la  baaalé--flil 

ftms  ci  sar  tes  joats  --  ai  le  plia  inr 
4a  k  MK  a  M  p»  aecafa  ééplafâ  H  !— O  JalieUe, 
siMfe  aaeart?  ^Icx^ià  —  javeaxfi] 
—  at 


■  BÊÊÊitu 

—  Tîaas  aner  coadaetBar,  vîeas  lera  gaièa.  »  Klaca 

fiae,  laaca  --sar  les  brisaals  om  baffae  épairfe  pw la 

—  Assci  !.. .  A  aa  bien  sian'e  ! 

nboitle 

~  La  4araier  re^v^,  acs  ycai  !  bras,  aae  dMaièrn  étreialB, 


YODS,  lètrei,  —  îcellei  le*  pnrtPK   île  relie  hs 

—  DoncemcDt  I...  ellcreipireet  remoel 

JULIETTE. 

—  OÙ ttiîï-je?,..  Défendez- moi,  puissances! 

ROHËO. 

—  Elle  parle,  elle  TJt  I  Nous  allons  Ëlre  heureai 
étoile  propice  me   iléJoairnsge  mainteniinl 
plisses.  Lève-toi,  lëve-toi,  nis  Jolielte;  —  et  de  ( 
(le  cette  BiaituD   il'horieur  —  laitse-moi  l'emporti 


de  I 


ton  Roméo  :  —  laisse-i 
rappeler,  mon  ime,  h 


iDlHer  «I 


eti  I 


—  Ma  bonne 
Bs  chagrin* 
lie  la  mon, 
les  bras  de 
'S  lèvre»  un  esprit  vital  —  at  le 


JULIETTE. 
—  HooDieu!  qu'il  Tait  firoid?...  Qui  esl 

ROMÉO. 
Ton  mari,  —  Juliette  !  Ton  Roméo  revei 
primablei  joies  t...  Qaillc,  quille  ce  lieu. 


idn  désespoir  —  1  J'it 
-  el  rufons  eiKGinble. 


—  Pourquoi  me  faites-vous  violeaceT...  Je  m 
Hes  force»  peuvent  me  trahir,  mais  ma  volooti:  est  immuable-  —  Je  ne 
veii)tp«s  épouser  Firîs  %  Roméo  est  mon  maril 

BOBF.O. 

—  Romi!'0  est  lou  mari  !  je  sui»  ce  lloméo;  — et  loules  le*  puis- 
MDcexde  la  terre  ou  de  l'bomme  —  ne  parviendraieni  pas  i  briser  nos 
liens  ni  k  t'arroclier  de  mon  cfeur  I 

JULIETTE. 

—  Je  reconoait  celle  voii  ;  sa  magique  suavité  éveille  —  mon  Ame 
rniie  -.  h  présenl  je  me  rappelle  bien  —  tontes  les  circonstances.  — 
Obi  non  (eignenrl  mon  mari!  —  F:>t-ce  que  tu  m'ûvitea,  Roméo? 
—  Toai  m'elfrajel  I  E'arlei  !  Oh  !  que  j'entende  une  voii  —  autre  que 
la  mienne  dans  ce  sinistre  caveau  de  la  mort,  —  ou  je  tais  déraillir... 
Sootieas-moi. 

ItOHËO. 
Ohtjene  puis;  —  je  n'ai  plus  de   force  :  j'ai  besoin  moi- mi!  me  de 
ion  faible  appui.  —  Cruel  poison  ! 

JULIETTE. 

— Du  poison  ?  que  vent  dire  monseigneur? — Telle  voii  tremblante! 
ces  lèvres  liviJeil  ces  yi-ui  hagard*  I..,  La  mort  ert  sur  ton  visage  ! 


u 


410  AHTODIB  KT  CLfiOPATIB,  ROlfiO  ET  JDUini. 

ftOHÉO. 

—  Oui,  je  lotte  aree  elle  ea  ee  noseiii.  —  Les  traBitports  qae  j*« 
éproaTéfl  —  è  t'eatendre  parler,  à  voir  tes  yeoi  s^oorrir,  ^  ont  arrêté 
poar  an  moment  sa  marche  ini|iéuievte,  »  et  tonta  aa  penaée  était  ao 
bonheor  et  à  toi  ;  —  mais  maintenant  la  poison  coort  dans  mes  Teines... 

—  Je  n*ai  pas  le  temps  de  l'eipliqoer...  — Le  deatm  Bi*a  ameaé  ici 
pour  dire  an  dernier,  —  an  dernier  adieo  è  ma  bien-aimée  et  moorir 
atec  toi. 

JULUTTB. 

*»  MoarirT  La  maiaa  m*a  doae  troMpéaî 

■CMItO. 

Je  ne  sais  pas  eela.  —  ia  t*ai  eraa  Morta  ;  égaré  à  eetta  Toa,  *  6 
promptitude  fatale  !  j*ai  bo  do  poison,  baiié  tas  Ibnas»  —  al  tronvé 
dans  tes  bras  on  précieox  tombeao  1  ~  Mais  è  ce  moment...  Oh  I 

JULIETTE. 

Et  je  me  sois  é? eillée  poor  eela  ! 

ROMEO. 

—  Mes  forces  soot  brisées  ;  —  la  mort  et  Tamoar  se  dtspatent  et 
m*arrachent  mon  être,  —  mais  la  mort  est  la  phis  forte...  Il  faot  qoe  je 
te  qaitte,  Jaliette!  —  0  cniel,  croel  destin  I  À  la  (ace  da  ciel... 

JULIETTE. 

—  Ta  délires  :  appoie-Ull  sor  mon  sein. 

ROMÉO. 

—  Les  pères  ont  des  cœars  de  pierre  qoe  jamais  larmes  n^attendri- 
root..  —  La  oatare  parle  en  vain  ,  il  faat  qoe  les  enfants  soient  ai- 
sérables. 

JULIETTE. 

—  Oh  I  mon  cœar  se  fend  ! 

ROMÉO. 

—  Elle  est  ms  femme...  ffos  cœars  sont  tramés  Ton  dans  l'antre... 

—  Arrête,  Capalet...  Péris,  lâchez  donc,  —  ne  tirez  pas  ainsi  les  fibres 
de  nos  cœnrs...  elles  éclatent...  elles  se  brisent...  —  Oh  !  Jaliette!  Ja- 
liette ! 

Il  meurt.  Jaliette  s'évanouit  sur  son  corps. 

Entre  FWre  Lacreu^ce,  avee  une  lanterne  et  un  levier. 
LAURENCE. 

—  Saint  François  me  soit  eo  aide!  Que  de  fois  cette  nnii-^ mes 
vieux  pieds  se  sont  heurtés  è  des  lombes  !...  Qui  est  là?  —  HéUs! 
hélas!  quel  est  ce  sang  qai  souille  le  seail  de  pierre  de  ee  sé- 
pulcre 1 


Rons.  41 1 

jnLIBTTB. 

—  Qoî  est  U? 

LAURBNCB. 

—  Ciel  !  Jaliette  est  éTeiJlée  I  et  Roméo  mort  I  —  et  Paris  aassi  ! 
Ah  f  quelle  heare  néfaste  —  est  donc  eonpable  de  cette  lamentable 
catastrophe? 

JULIBÎTB. 

—  Il  est  encore  là,  et  je  le  tiens  bien  ;  —  on  ne  Tarrachera  pas  de  moi. 

LAURENCE. 

—  Patience,  madame  ! 

JtltlBTTB. 

*—  Patlenee  !  ah  1  mandit  prêtre  I  —  ta  parles  de  patience  à  nne 
fliiaérabte  comm  moi  ! 

LAUEKIfCE. 

—  0  fatale  erreur  !  Lève- toi,  belle  désolée,  —  et  fais  cette  scène  de 
mort. 

JULIETTE.  I 

fie  m*approche  pas  ;  —  oo  ce  poignard  va  venger  la  mort  de  mon 
Roméo. 

Elle  tire  an  poignard. 
LAURENCE. 

—  Je  ne  m*en  étonne  pas,  la  donlenr  te  rend  folle. 

Voix  an  debon  criant  :  Venez  1  renés  ! 
LAURENCE. 

—  Quel  est  ce  brait  ?  Chère  Jaliette,  fuyons  !  —  Un  pouvoir  au- 
dessas  de  nos  contradictions  —  a  déconcerté  nos  plans.  Viens,  échap- 
pons-nous! —  Malheureuse  femme,  je  te  placerai —  dans  une  com- 
munauté de  saintes  religieuses. 

Voix  au  dehors  criant  :  l'ar  où  Y  par  où  ? 

—  Plus  de  questions  1  le  guet  arrive...  —  Allons,  viens,  chère 
Miette  ..  Je  n*ose  rester  plus  longtemps. 

u  s'enfuit 
JULIETTE. 

—  Va,  sors  d'ici,  car  moi,  je  ne  m'en  irai  pas.  —  Qa'e^t  ceci  ?  une 
fiole?...  Oui,  la  fin  prématurée  de  Roméo  !  —  L'égoïste  I  il  a  tout  bn, 
il  n*A  pas  laissé  une  goutte  amie  —  pour  m'aider  k  le  rejoindre...  Je 
TWi  baiser  tes  lèvres  ;  peut-être  —  y  Irouverai-je  un  reste  de  poison  ! 

Voix  an  dehors  :  Conduis-nous,  page  :  par  où  ? 

—  Encore  du  bruit!  hâtoos-nons  doue  !...  0  heureux  poignard  !  — 

Voici  ton  fourreau  !...  Repose  là,  et  laisse-moi  mourir! 

Elle  se  poignarde  et  meurt. 


412  ANTOINE  ET  CLÉOPATBE,  ROMÉO  ET  JDL1STTK. 

Entrent  Balthazar  et  le  page  entourés  de  gardes,  puis  le  pai5CE  et  ses  gpii$ 

portant  des  torches. 

BALTHÀZAR. 

— >  Voici  Tendroit,  monseigneiir. 

LB   PRINCB. 

^  Qael  est  le  malheor  matinal  — -  qai  enlève  notre  personne  à  loo 
repos? 

Entrent  Câpolet  et  des  seigneurs. 

CAPULBT. 

— -  Poarqnoi  cas  clameurs  qni  retentissent  partent  î  — >  Dans  les  mei 
les  ODS  crient  :  Roméo  !  — >  d'antres ,  Juliette  !  d'antres,  Paris  !  ei  tooi 
accourent  —  en  jetant  Talarme,  vers  notre  monument. 

LB  PRINCE. 

—  D*où  vient  cette  épouvante  qui  fait  tressaillir  nos  oreilles  T 

BALTHAZAR. 

—  Mon  souverain,  voici  le  comte  Paris  tué,  et  Roméo,  mon  maître, 
mort  !  et  Juliette,  —  qu*on  croyait  déjà  morte,  semble  avoir  été  tnée,  3 
n*y  a  qu'un  moment. 

CAPULBT. 

—  Hélas  I  ce  spectacle  funèbre  est  le  glas  —  qui  appelle  roa  vieillesie 
au  sépulcre. 

Entrent  Mcxtagcf.  et  des  seigneurs. 

LE  PRINCE. 

—  Approche,  Montagne  :  tu  ne  t'es  levé  avant  Thenre  —  que  poar 
voir  ton  fils,  ton  héritier  couché  avant  l'heure. 

MONTAf.UE. 

—  Hélas  !  mon  suzerain,  ma  femme  est  morte  cette  nuit.  —  L'eiil  de 
mon  (ils  l'a  suiroquéo!  —  Ouel  est  le  nouveau  malheur  qni  conspire 
contre  mesann<'es? 

LE  PRINCE. 

—  Regarde,  et  vois  I 

MONTAGUE. 

—  Oh  I  malappris,  y  a-t-il  donc  bienséance  *-  à  prendre  le  pas  sar 
ton  père  dans  la  tombe  ? 

LE  PRINCE. 

—  Fermez  la  bouche  ans  imprécations,  -^  jusqu'à  ce  que  nooi 
ayons  pu  éclaircir  ces  mystères  —  et  reconnaître  leur  source  et  leur 


NOTES.  413 

eaase.  En  atleodaDl,  conleoez-vous,  —  et  que  l'afRiction  s'a^serfisse  à 
la  palience.  ^  Prodoisez  les  suspects. 

Entre  Frère  Lacibnci. 
LAURENCE. 

Je  sois  le  principal. 

LE  PRINCE. 

— >  Dis  donc  vite  ce  qne  tu  sais  de  tout  ced. 

LAURENCE. 

—  RetiroBs-noQS  de  ce  sinistre  théâtre  de  la  mort,  —  et  Je  toqs  ré- 
fëlerai  toat;  si  dans  ceci —  il  est  arrivé  malhenrpar  ma  faute,  —  que 
■â  vieille  vie  —  soit  sacrifiée,  quelques  heures  avant  son  épuisement, 
—  à  la  rigueur  des  lois  les  plus  sévères. 

LE  PRINCE. 

—  Nous  t'avons  toujours  connu  pour  un  saint  homme.  —  Que  le 
▼alet  de  Roméo  et  qne  ce  page  nous  suivent.  —  Nous  allons  sortir,  et 
examiner  à  fond  ce  triste  désastre.  «  Sages  trop  tard,  messeigneurs, 
V008  pouvez  déplorer  maintenant  ^-  les  tragiques  résultats  de  votre 
mutuelle  haine.  —  Que  de  malheurs  terribles  causent  les  discordes 
privées  !  —  Quelle  qu*en  soit  la  cause,  Teffet  inévitable  est  une  ca- 

bmilé. 

Tous  sortent. 


FIN  DES  NOTES. 


APPENDICE. 


TROISIÈME  fflSTOIRE  TRAGIQUE 

Extraite  des  œuvres  italiennes  de  Bandel  et  mise  en  langue  française 
Par  Pierre  Boisteao  ,  surnommé  Launay. 


DE  DBUX  AMANTS  DONT  L'UN  MOURUT  DE  VENIN,  L'AUTKE  DE  TRISTESSE  ■. 

Du  temps  que  le  seigneur  de  l'Escale  était  seigneur  de 
Vérone,  il  y  avait  deux  familles  en  la  cité  qui  étaient  plus 
renommées  qne  les  autres,  tant  en  richesse  qu'en  noblesse, 
l'une  desquelles  s'appelait  les  Montesches,  l'autre  les  Cap- 
pelets  :  mais,  ainsi  que  le  plus  souvent  il  y  a  envie  entre  ceux 
qui  sont  en  pareil  degré  d'honneur,  aussi  survint  quelque 

>  Dans  le  recneil  de  Bandello,  cette  histoire  est  la  oeiiviènie  nou- 
velle de  la  seconde  partie  et  a  pour  titre  :  La  sfortunaia  morte  di 
dut  infelicissimi  Amanti,  che  l'uno  di  velenOt  e  Valtro  di  dohre  mori- 
rano.  Il  est  à  remarquer  que,  daus  la  nouvelle  francisée,  Juliette  ne 
lueort  pas  de  tristesse,  mais  d  un  coup  de  poignard.  Pierre  Boisleau  n*a 
pas  pensé  à  recliOer  ce  titre,  qui  D*est  plus  d'accord  avec  le  dénoû- 
ment  improvisé  par  lui. 


416  APPENDICE. 

iDimitié  entre  eux,  et  combien  que  l'origine  en  fût  légère 
et  assez  mal  fondée,  si  est-ce  que  par  intervalle  de  temps 
elle  s'enflamma  si  bien  qu'en  diverses  menées»  qui  se  dres- 
sèrent d'une  part  et  d'autre,  plusieurs  y  laissèrent  la  vie.  Le 
seigneur  Barthélémy  de  l'Escale,  voyant  un  tel  désordre  en 
sa  République,  s'essaya  par  tous  moyens  de  réduire  et  con- 
cilier ces  deux  ligues,  mais  tout  en  vain,  car  leur  haine  était 
si  bien  enracinée  qu'elle  ne  pouvait  être  modérée  par  au- 
cune prudence  ou  conseil,  de  sorte  qu'il  ne  put  gagner  sur 
eux  autre  chose  que  leur  laisser  les  armes  pour  un  temps, 
attendant  quelque  autre  saison  plus  opportune  où  avec 
plus  de  loisir  il  espérait  apaiser  le  reste. 

Cependant  que  ces  choses  étaient  en  tel  état,  l'un  des  Mon- 
tesches,  qui  se  nommait  Rhoméo,  Agé  de  vingt  à  vingt  et  on 
ans,  le  plus  beau  et  mieux  accompli  gentilhomme  qui  fitt 
en  toute  la  jeunesse  de  Vérone,  s'énamoura  de  quelque 
damoiselle  de  Vérone  ',  et  en  peu  de  jours  fut  tellement 
épris  de  ses  bonnes  grâces,  qu'il  abandonna  toutes  ses  au- 
tres occupations  pour  la  servir  et  honorer.  Et  après  plu- 
sieurs lettres,  ambassades  et  présents,  il  se  délibéra  enfin 
de  parler  à  elle,  et  de  lui  faire  ouverture  de  ses  passions, 
ce  qu'il  fit  sans  rien  pratiquer,  car  elle,  qui  n'avait  été 
nourrie  qu'à  la  vertu,  lui  sut  tant  bien  répondre  et  retran- 
cher ses  afTections  amoureuses,  qu'il  avait  occasion  pour 
l'avenir  de  n'y  plus  retourner,  et  même  se  montra  si  austère 
qu'elle  ne  lui  fit  la  grâce  d'un  seul  regard;  mais  plus  le 
jeuneenfantia  voyait  rétive,  plus  s'enflammait,  et,  aprèsavoir 
continué  quelques  mois  en  telle  servitude  sans  trouver  re- 
mède à  sa  passion,  se  délibéra  enfin  de  s'en  aller  de  Vé- 
rone pour  expérimenter  si,  en  changeant  de  lieu,  il  pour- 
rait changer  d'aflection,  et  disait  en  soi-même  :  Que  me 
sert  d'aimer  une  ingrate,  puisqu'elle  me  dédaigne  ainsi? 

*  Roialine,  dans  le  drame. 


THOISIÉJIK  msTOIllK  TIlAGlyUt. 


i!7 


Je  (a  suis  partout,  et  elle  me  fuit  :  je  ne  puis  vivre  si  je  ne 
suis  auprès  d'elle,  et  elle  n'a  conteDtement  aucun,  siuoa 
quand  elle  est  absente  de  moi.  Je  me  veui  donc  pour  l'a- 
venir étranger  de  sa  présence,  car  peut-être  que,  ne  la 
Tojsnt  plus,  ce  mien  feu  qui  prend  viande  et  aliment  de  ses 
•beaux  yeux  s'amortira  peu  à  peu  :  mais,  pensant  exécuter 
ses  pensers,  en  un  instant  ils  étaient  réduits  au  contraire, 
de  sorte  que,  ne  sachant  en  quoi  se  résoudre,  passait  ses 
jours  et  ses  nuits  en  plaintes  merveilleuses  :  car  amour  te 
sollicitait  de  si  près,  et  lui  avait  si  bien  empreinte  la  beauté 
de  la  demoiselle  en  l'intérieur  de  son  cœur,  que,  n'y  pou- 
vant plus  résister,  il  succombait  au  faix  et  se  fondait  peu  h 
peu  comme  la  neige  au  soleil, 

I>e  quoi  émerveillés  ses  parents  et  alliés  plaignaient  gran- 
dement son  désastre  :  mais  sur  les  autres  un  sien  compa- 
gnon ',  plus  mûr  d'dge  et  de  conseil  que  lui,  comment  à 
le  reprendre  aigrement  :  car  l'amitié  qu'il  lui  portait  était 
si  grande,  qu'il  se  ressentait  6e  son  martyre,  et  participait  à 
sa  passion,  qui  fut  cause  que,  le  voyant  quelquefois  agité  de 
ses  rêveries  amoureuses,  il  lui  dit  : 

—  Rhoméo,  je  m'émerveille  grandement  r^mme  tu  con- 
sumes ainsi  le  meilleur  de  ton  âge  k  la  poursuite  d'une 
chose  de  laquelle  tu  le  vois  méprisé  et  banni,  sans  qu'elle 
ail  respect  ni  à  ta  prodigue  dépense,  ni  à  ton  honneur,  ni 
i  tes  larmes,  ni  même  à  ta  misérable  vie  qui  émeuvent  les 
plus  constants  à  pitié.  Par  quoi  je  te  prie,  par  noire  an- 
cienne amitié  et  par  ton  propre  salut,  que  lu  apprennes  à 
l'avenir  ft  être  tien,  sans  aliéuer  ta  liberté  à  personne  tant 
ingrate,  car,  à  ce  que  je  puis  conjecturer  par  les  choses  qui 
sont  passées  entre  toi  et  elle,  ou  elle  est  amoureuse  de  quel- 
que autre,  ou  bien  est  en  délibération  de  n'aimer  jamais 
aucun.  Tu  es  jeune,  riche  des  biens  de  fortune,  et  plus  re- 


418  APmDHX. 

commandé  en  beauté  que  gentilhomme  de  cette  ché,  tu  es 
bien  instruit  aux  lettres,  tu  es  fils  unique  de  ta  maison.  Quel 
crève-cœur  à  ton  paurre  TieQlard  de  père  et  à  tes  autres  pa- 
rents de  te  voir  ainsi  précipité  en  cet  abtme  de  vices  et  en 
l'âgeoùtu  leurdusses  donner  quelque  espérance  de  ta  verta! 
Commence  donc  désormais  à  reconnaître  rerreur  en  laquelle 
tu  as  vécu  jusqu'ici.  Ote  ce  voile  amoureux  qui  te  bande 
les  yeux  et  qui  t'empêche  de  suivre  le  droit  sentier  par  le- 
quel tes  ancêtres  ont  cheminé,  ou  bien,  si  tu  te  sens  si  sujet 
à  ton  vouloir,  range  ton  cœur  en  autre  lieu,  et  élis  qudqoe 
maîtresse  qui  le  mérite,  et  ne  sème  désormais  tes  peines  en 
si  mauvaise  terre  que  tu  n'en  reçoives  aucun  fruit.  La  sabon 
s*approcbe  qu'il  se  fera  assemblée  des  dames  par  la  dté,  ob 
tu  en  pourras  regarder  quelqu'une  de  si  bon  ceil  qu'elle  te 
fera  oublier  tes  passions  précédentes. 

Ce  jeune  enfant,  ayant  ententivement  écouté  toutes  les 
raisons  persuasives  de  son  ami,  commença  quelque  peu  à 
modérer  cette  ardeur  et  reconnaître  que  toutes  les  exhorta- 
tions qu'il  lui  avait  faites  ne  tendaient  qu'à  bonne  fin,  et  dès 
lors  délibéra  les  mettre  en  exécution,  et  de  se  retrouver  in- 
différemment par  toutes  les  assemblées  et  festins  de  la  vfile, 
sans  avoir  aucune  des  dames  non  plus  affectée  que  d'autres. 
Et  continua  en  cette  façon  de  faire  deux  ou  trois  mois,  pen- 
sant par  ce  moyen  éteindre  les  étincelles  de  ses  anciennes 
flammes. 

Advint  donc  quelques  jours  environ  la  fête  de  Noël  que 
l'on  commença  à  faire  festins,  où  les  masques,  selon  la  eoo* 
tume,  avaient  lieu.  Et  parce  que  Antoine  Capellet  était  chef 
de  sa  famille,  et  des  plus  apparents  seigneurs  de  la  cité,  Q  lit 
un  festin .  et,  pour  le  mieux  solemniser,  il  convia  toute  la 
noblesse  tant  des  hommes  que  des  femmes,  en  laquelle  oo 
put  voir  aussi  la  plus  grande  part  de  la  jeunesse  de  Vérone. 
La  famille  des  Capellpts  (comme  nous  avons  montré  au  cora- 
mencemeut  de  cette  histoire)  était  eu  disside  avec  oelle  des 


TR0151ËHK  UlETOllIE  TRAOIUUE.  419 

Montft5ches,quifut  la  cause  pour  laquelle  les  Hooteschesne 
se  IrouTèrent  h  ce  convi,  hormisce  jeune  adolescent  Ulioméo 
Montesche.  lequel  vinl  en  masque  après  lesouper  avec  quel- 
ques autres  jeuaes  gentil  sbonimes.  Et  après  qu'ils  eurent 
demeuré  quelque  espace  de  temps  la  face  couverte  de  leurs 
masques,  ils  se  démasquèrent.  Et  Hhoniéo  loul  honteux  se 
retirs  en  uQ  coin  de  la  salle  ;  mais,  pour  la  clarté  des  torches 
qui  étaient  allumées,  il  fut  incontinent  avisé  de  tous,  spé- 
cialement des  dames,  car,  outre  la  naïve  beauté  de  laquelle  la 
nature  l'avait  doué,  encore  s'émerveillaient- elles  davantage 
de  son  assurance,  et  comme  il  avait  osé  entrer  avec  telle 
privauté  en  la  maison  de  ceux  qui  avaient  peu  d'occasion  de 
lui  vouloir  bien.  Toutefois  les  Capellets,  dissimulant  leur 
bainc,  ou  bien  pour  la  révérence  de  la  compagnie,  ou  pour 
I«  respect  de  son  Age,  ne  lut  méflreut,  ni  d'effet  ni  de  paro- 
les. Au  moyen  de  quoi,  avec  toute  liberté  il  pouvait  contem- 
pler les  dames  à  son  aise,  ce  qu'il  sut  si  bien  faire,  et  de  si 
bonne  grâce,  qu'il  d'j  avait  celle  qui  ne  reçût  quelque  plai- 
sir du  sa  présence. 

Et  après  avoir  assis  un  jugcmetH  particulier  surl'eicel- 
lence  de  chacune,  selon  que  l'afTection  le  conduisait,  il  avisa 
unefille  entre  autres  d'une  extrême  beauté,  laquelle,  encore 
qu'il  ne  l'eût  jamais  vue,  elle  lui  plut  sur  toutes,  et  lui  dofl* 
n«it  en  son  cœur  le  premier  lieu  en  toute  perfection  do 
beauté.  Et  la  festoyant  incessamment  par  piteux  regards, 
l'amour  qu'il  portait  h  sa  première  damoiselle  demeura 
vaincu  parce  nouveau  feu,  lequel  prît  tel  accroissement  et 
vigueur,  qu'il  ne  se  put  oncques  éteindre  que  par  la  seule 
mort,  comme  vous  pourrez  entendre  par  l'un  de  ces  plus 
étranges  discours  que  l'homme  mortel  saurait  imaginer.  Le 
jeuns  Rhoméo  donc,  se  sentant  agité  de  celte  nouvelle  tem- 
pSte,  ne  savait  quelle  contenance  tenir,  mais  était  tant  sur- 
pris et  altéré  de  ses  dernières  flammes,  qu'il  se  méconnaîs- 
aait  pcasque  gaHnftma,  de  sorte  qu'il  n'avait  ta  hardiesse  de 


420  APPENDICE. 

s'enquérir  qui  elle  était,  et  n'était  ententif  seulement  qu'à  re- 
paître ses  yeux  de  la  vued'icelle  :  par  lequel  il  humait  le  dooi 
venin  amoureux,  duquel  il  fut  enfin  si  bien  empoisonné, 
qu'il  finit  ses  jours  par  une  cruelle  mort.  Celle  pour  qui 
Rhoméo  souffrait  une  si  étrange  passion  s'appelait  Juliette, 
et  était  fille  de  Capellet,  mattre  de  la  maison  où  on  faisait 
cette  assemblée,  laquelle,  ainsi  que  ses  yeux  ondoyaient  çà 
et  là,  aperçut  de  fortune  Rboméo,  lequel  lui  sembla  le  plus 
beau  gentilhomme  qu'elle  eût  oncques  vu  à  son  gré.  Et 
Amour  adonc  qui  était  en  embûche,  lequel  n'avait  point  en- 
core assailli  le  tendre  cœur  de  cette  jeune  damoiselle,  la 
toucha  si  au  vif  que,  quelque  résistance  qu'elle  sût  faire, 
n'eut  pouvoir  de  se  garantir  de  ses  forces,  et  dès  lors  com- 
mença à  contemner  toutes  les  pompes  de  la  fête,  et  ne  sen- 
tait plaisir  en  son  cœur,  sinon  lorsque  par  emblée  elle  avait 
jeté  ou  reçu  quelque  trait  d'œil  de  Rhoméo.  Et  après  avoir 
contenté  leurs  cœurs  passionnés  par  une  infinité  d'amou- 
reux regards,  lesquels  se  rencontrant  le  plus  souvent  et  les 
mêlant  ensemble,  leurs  rayons  ardents  donnaient  suffisant 
témoignage  de  quelque  commencement  d'amitié.  Amour 
ayant  fait  cette  brèche  au  cœur  de  ces  amants,  ainsi  qu'ils 
cherchaient  tous  deux  les  moyens  de  parler  ensemble.  For- 
tune leur  en  apprêta  une  prompte  occasion,  car  quelque 
seigneur  de  la  troupe  prit  Juliette  par  la  main  pour  la  bire 
danser  au  bal  de  la  torche,  duquel  elle  se  sut  si  bien  acquit- 
ter et  de  si  bonne  grâce,  qu'elle  gagna  pour  ce  jour  le  prix 
d'honneur  entre  toutes  les  filles  de  Vérone. 

Rhoméo,  ayant  prévu  le  lieu  où  elle  devait  se  retirer,  fit 
ses  approches  et  sut  si  discrètement  conduire  les  affaires» 
qu'il  eut  le  moyen  à  son  retour  d'être  auprès  d'elle.  Juliette, 
le  bal  fini,  retourna  au  même  lieu  duquel  elle  était  partie 
auparavant,  et  demeura  assise  entre  Rhoméo  et  un  autre  ap- 
pelé Marcucio  ' ,  courtisan  fort  aimé  de  tous,  lequel,  à  cause 

■  Ce  nom,  légèrement  modifié  par  le  traducteur  anglais  AribarBrooke, 


TnOlSlÉHE  HISTOIRE  TltAOlQUE. 


421 


de  ses  faccties  et  gentillesses,  était  bien  reçu  en  toutes  com' 
pagnies.  Marcucio,  hardi  entre  les  vierges  comme  un  lion 
entre  les  agneaui,  saisit  incontinent  la  main  de  Juliette, 
lequel  avait  une  coutume  tant  l'hiver  que  l'été  d'avoir  lou- 
jours  les  mains  froides  comme  un  glaçon  de  montagne, 
même  étant  auprès  du  feu.  Rhoméo,  lequel  était  au  côlé 
senestre  de  Juliette,  voyant  que  Marcucio  la  tenait  par  la 
main  dextre,  afin  de  ne  faillir  à  son  devoir,  prit  l'autre 
main  de  Juliette,  et,  la  lui  serrant  un  peu,  se  sentit  telle- 
ment pressé  de  celte  nouvelle  faveur,  qu'il  demeura  court, 
ans  pouvoir  répondre  ;  mais  elle,  qui  aperçut  par  sa  muta- 
lion  de  couleur  que  le  défaut  procédaitd'une  trop  véhémente 
amour,  désirant  de  l'ouïr  parler,  se  tourne  vers  lui,  et  la 
vois  Ireroblante,  avec  une  honte  virginale  entremêlée  d'une 
pudicité,  lui  dit  :  n  Bénie  soit  l'heure  de  votre  venue  à  mon 
cAté  t  »  Puis,  pensant  achever  le  reste.  Amour  lui  serra 
tellement  la  bouche,  qu'elle  ne  put  achever  son  propos.  A 
quoi  le  jeune  enfant  tout  transporté  d'aise  et  de  contente- 
ment, en  soupirant  lui  demanda  quelle  était  la  cause  de 
cette  fortunée  bénédiction.  Juliette,  un  peu  plus  assurée, 
avec  un  regard  de  pitié  lui  dit  en  souriant  : 

—  Mon  gentilbomme,  ne  soyez  point  émerveillé  si  je 
bénis  votre  venue,  d'autant  que  le  seigneur  Marcucio,  long- 
temps avec  sa  main  gelée,  m'a  toute  glacé  la  mienne,  et 
TOUS,  de  votre  grflce,  la  m'avez  échauffée. 

A  quoi  soudain  répliqua  Rhoméo  : 

—  Madame,  si  le  ciel  m'a  été  tant  favorable,  que  je  vous 
aie  fait  quelque  service  agréable,  pour  m'étre  trouvé  casuel- 
lement  en  ce  lieu,  je  l'estime  bien  employé,  ne  souhaitant 

■  ilâ  ilotmé  par  Shakespeare  à  l'ami  intime  de  son  Roinda.  Il  a'j  a,  do 
reite,  aucun  rapport  entre  le  rôle  iniignifiant  jouù  par  le  Marcucio  de  la 
Ngende,  et  le  râle  si  important  soutenu  par  le  Mercutio  du  drame.  I^ 
figore  lra(;i 'Comique  de  Mercutio  csl  toute  cnliûre  la  création  du 
poêle. 


autre  plus  grand  bien,  pour  le  comble  de  tous  le^  contente^ 
ments  que  je  prétends  en  ce  monde,  que  de  tous  serrif, 
obéir  et  honorer  partout  où  ma  vie  se  pourra  étendre,  comme 
Texpérience  vous  en  fera  plus  entière  preuve,  lorsqu'il  votls 
plaira  en  faire  essai  :  mais  au  reste,  si  vous  avez  reçu  quel- 
que chaleur  par  l'attouchement  de  ma  main,  bien  vous  pois^ 
je  assurer  que  ses  flammes  sont  mortes  au  regard  des  vives 
étincelles  et  du  violent  feu  qui  sort  de  Vos  beaux  yeox,  le« 
quel  a  si  bien  enflammé  toutes  les  plus  sensibles  parties  de 
moi  que,  si  je  ne  suis  secouru  par  la  faveur  de  vos  divines 
grâces,  je  n'attends  que  l'heure  d'ôtre  du  tout  coostimé  et 
mis  en  cendres. 

À  peine  eut-il  achevé  ces  dernières  paroles,  que  le  jeu 
de  la  Torche  *  prit  fln,  dont  Juliette,  qui  toute  brûlait  d'a^ 
mour,  lui  serrant  la  main  étroitement,  n'eut  loisir  que  de 
lui  dire  tout  bas  : 

—  Mon  cher  ami,  je  ne  sais  quel  autre  plos  assuré  témd- 
gnage  vous  voulez  de  mon  amitié,  sinon  que  je  votts 
puis  acertener  que  vous  n*6tes  point  plus  à  vous^mâme  que 
je  suis  vôtre,  étant  prête  et  disposée  devons  obéir  en  tout  ce 
que  l'honneur  pourra  souffrir,  vous  suppliant  de  vous  con- 
tenter de  ce,  pour  le  présent,  attendant  quelque  autre  saison 
plus  opportune  où  nous  pourrons  communiquer  plM  prtvë- 
ment  de  nos  affaires. 

Rhoméo  se  sentant  pressé  de  partir  avec  la  compagnie, 
sans  savoir  par  quel  moyen  il  pourrait  revoir  quelque  aufare 
fois  celle  qui  le  faisait  vivre  et  mourir,  s'avisa  de  demander 
à  quelque  sien  ami  qui  elle  était,  lequel  lui  fit  réponse 
qu'elle  était  fille  de  Capellet,  maître  de  la  maison  où  àféH 

1  Le  pas  del  Torchio  était  ooe  danse  par  laquelle  les  bals  se  tensi- 
naient,  aa  quatorzième  siècle,  dans  Tltalie  da  Nord.  Chaque  daoïe  iO' 
vitait  son  dausear  en  Ini  présentant  ane  torche  allamée.  Le  diTerti»e- 
ment  dei  Moccoletiiy  qui  encore  aujourd'hai  à  Rome  égaie  li  fie  dH 
M>irécs  du  carnaval,  pur:)ii  être  un  reste  de  cet  ancien  usage. 


TROISIÈME  1I18T01HK  TRAGIQUE. 


423 


él^  Tait  cGjour  le  festin,  lequel  iadignéoulreinoâuredequoi 
la  fortuue  l'avait  adressé  en  lieu  si  périllcui,  jugeait  en  soi- 
mCme  qu'il  était  presque  impossible  de  mettre  fin  k  son  en- 
treprise. Juliette,  convoiteuse  d'autre  cdlé  de  savoir  qui  était 
le  jouvenceau  qui  l'avait  tant  humaiuenjt-nt  curessii  te  soir, 
et  duquel  elle  sentait  la  nouvelle  plaie  on  son  cœur,  appela 
une  vieille  dame  d'honneur  '  qui  l'avait  nourriu  et  élevée  àe 
son  lait,  il  laquelle  elle  dit,  étant  Bppuy(.'e  :  ■  Mire,  qui 
sont  ces  deui  jouvenceaux  qui  sortent  les  premiers  avec 
dcui  torches  devant?  »  A  laquelle  la  vieille  répondit,  selon 
Je  nom  des  maisons  dont  ils  étaient  issus.  Puis  elle  interro- 
gea derechef  :  a  Qui  est  ce  jeune  qui  tient  un  masque  en 
sa  main,  et  est  râtu  d'un  manteau  de  damas?  —  C'est,  dit- 
elle,  Rtioffl^o  Montesche,  lils  du  capital  ennemi  de  votre 
pi^re  et  de  ses  alliés.  » 

Mais  la  pucolle.  au  seul  nom  de  Montesche,  demeura 
toute  confuse,  désespérant  du  tout  de  pouvoir  avoir  pour 
époui  90D  tant  atTectionné  Rhoméo  pour  les  anciennes  ini- 
mitiés d'entre  les  deuï  familles  :  néanmoins  elle  sut  (pour 
l'houre)  si  bien  dissimuler  son  ennui  et  mécontentement, 
que  la  vieille  ne  le  put  comprendre,  mais  lui  persuada  de 
se  retirer  en  sa  chumbrepour  st)  coucher,  i  quoi  elle  obéit; 
mais  étant  au  Ut,  et  cuidant  prendre  son  accoutumé  repos, 
un  grand  tourbillon  de  divers  pcneements  commencèrent  k 
TenvironDer  et  traiter  de  telle  sorte,  qu'elle  ne  sut  ooques 
clore  les  yeax,  mais  se  tournant,  <;a  et  là,  faotastiquait  diver- 
ses choses  en  son  esprit,  faisant  tanlAt  état  de  retrancher  du 
tout  cette  pratique  amoureuse,  tantôt  de  la  continuer.  Ainsi 
était  la  pucelle  agitée  de  deux  contraires  desquels  l'un  lui 
donnait  adresse  de  poursuivre  sa  délibération,  l'autre  lui 
jffOposait  le  péril  émiuent  auquel  indiscrètement  elle  se  pré- 
cipitait, et  après  avoir  longtemps  vagué  en  ce  khynntho 

■  La  nuurriet,  liam  te  dratue. 


424  APPEHDICI. 

amoareax,  ne  sayait  enfin  à  qnoi  se  résoudre,  mais  elle  plea- 
rait  incessamment  et  s'accosait  soi-même ,  disant  :  «  Ah  ! 
chétiTe  et  misérable  créature,  dont  procèdent  ces  inaccou- 
tomées  traverses  que  je  sens  en  mon  âme  qoi  me  font  pe^ 
dre  le  repos  ?  Mais,  infortunée  que  je  suis,  que  sais-je  si  ce 
jouvenceau  m'aime  comme  il  dit?  Peut-être  que,  sous  le 
▼oile  de  ses  paroles  amiellées,  il  me  veut  ranr  l'honneur 
pour  se  venger  de  mes  parents  qui  ont  offensé  les  siens,  et 
par  ce  moyen  me  rendre  par  une  étemelle  infomie  la  foble 
du  peuple  de  Vérone.  »  Puis  soudain  après  elle  condamnait 
ce  qu'elle  soupçonnait  au  commencement,  disant  :  c  Était- 
ce  possible  que,  sous  une  telle  beauté  et  accomplie  dou- 
ceur, déloyauté  et  trahison  eussent  mis  leur  siège  T  S'il  est 
ainsi  que  la  foce  est  la  loyale  messagère  des  cono^tions  de 
l'esprit,  je  me  puis  assurer  qu'il  m'aime  :  car  j'ai  expéri- 
menté tant  de  mutation  de  couleur  en  lui,  lorsqu'il  pariait  à 
moi,  et  l'ai  vu  tant  transporté  et  hors  de  soi,  que  je  ne  dois 
souhaiter  autre  plus  certain  augure  de  son  amitié  en  laquelle 
je  veux  persister ,  immuable  jusques  au  dernier  soupir  de 
ma  vie,  moyennant  qu'il  m'épouse,  car  peut-être  que  cette 
nouvelle  alliance  engendrera  une  perpétuelle  paix  et  amitié 
entre  sa  fomille  et  la  mienne,  i» 

Arrêtée  en  cette  délibération,  toutes  les  fois  qu'elle  avi- 
sait Rhoméo  passer  devant  sa  porte,  elle  se  présentait  avec 
un  visage  joyeux,  et  le  conduisait  du  clin  de  l'cail,  tant 
qu'elle  l'eût  perdu  de  vue.  Et  après  avoir  continué  en  cette 
façon  de  faire  par  plusieurs  jours,  Rhoméo,  ne  se  pouvant 
contenter  du  regard,  contemplait  tous  les  jours  l'assiette  de 
la  maison,  et  un  jour  entre  autres,  il  avisa  Juliette  à  la  fe- 
nêtre de  sa  chambre,  qui  répondait  à  une  rue  fort  étroite, 
vis-à-vis  de  laquelle  y  avait  un  jardin  ;  qui  fut  cause  que 
Rhoméo  (craignant  que  leurs  amours  fussent  manifestée^ 
commença  dès  lors  à  ne  passer  plus  le  jour  devant  sa  porte; 
mais  sitôt  que  la  nuit  avec  son  brun  manteau  avait  couvert 


TROISIEME  HISTOIRE  TRAGIQUE. 


42!) 


la  terre,  il  se  promenait  lui  seul  avec  ses  armes  en  cette  pe- 
tite ruelle  :  et  après  y  avoir  été  plusieurs  fois  à  faute,  Ju- 
liette, impatiente  en  son  mal,  se  mit  un  soir  à  la  fenêtre,  et 
aperçut  aisément,  par  la  splendeur  de  la  lune,  son  Rhoméo 
joignant  sa  fenêtre,  non  moins  attendu  qu'attendant.  Lors 
ello  lui  dit  tout  bas,  la  larme  i  l'œil,  avec  une  voii  inter- 
rompue de  soupirs  : 

—  Seigneur  Rhoméo,  vous  me  semblés  par  trop  prodigue 
de  votre  vie,  l'eiposant  à  telle  heure  à  la  merci  de  ceux  qui 
ontsi  peu  d'occasion  de  vous  vouloir  bien  :  lesquels,  s'ils  vous 
surprenaient,  vous  mettraient  en  pièces,  et  mon  honneur, 
quej'ai  plus  cherque  ma  vio,  en  serait  à  jamais  interressé. 

—  Madame,  répondit  Rhoméo,  ma  vie  est  eu  la  main  de 
Dieu,  de  laquelle  lui  seul  peut  disposer,  si  est-ce  que  si 
quelqu'un  voulait  faire  effort  de  me  l'ûter,  je  lui  ferais  con- 
naître en  votre  présence  comme  je  la  sais  défendre,  ne  m'é- 
tant  point  toutefois  si  chère,  ni  en  telle  recommandation, 
que  je  ne  la  voulusse  sacrifier  pour  vous  à  un  besoin  ;  et 
quand  bien  mon  désastre  serait  si  grand  que  j'en  fusse  privé 
en  ce  lieu,  je  n'aurais  point  d'occasion  d'y  avoir  rfgrel,  si- 
non que  la  perdant,  je  perdrais  le  moyen  do  vous  foire  con- 
naître le  bien  que  je  vous  veui,  et  la  servitude  quej'ai  à 
vous,  ne  désirant  la  conserver  pour  aise  que  je  sente  ni 
pour  autre  regard  fors  que  pour  vous  aimer,  servir  et  hono- 
rer, jusques  au  dernier  soupir  d'icelle. 

Soudain  qu'il  eut  donné  fin  à  son  propos,  lors  amour  et 
pitié  commencèrent  à  s'emparer  du  cœur  do  Juliette,  et  te- 
nant sa  tête  appuyée  sur  une  main  ',  ayant  la  face  toute 
baignée  de  larmes,  répliqua  à  Rhoméo  : 

1  Ce  trail  piltorMque  a  étësjauti  par  Pierre  Boiiusu  au  luxle  origi- 
nal. Shake9|ieare  l'a  liiiëraletneoi  reproduit  dans  ce  ven  que  dil  Roméo 
ai>«rt«*aDt  Jalietle  i  son  balcon  •■ 

beï,  lion  ibc  luiuit  hur  diook  ui«>n  lier  Iiand  t 


426  APPKNDIGE. 

— ^  ^igpeur  Rboroéo,  je  vous  prie  de  ne  plus  me  remé- 
morer C96  choses  :  car  la  seule  apprébeosioQ  que  j'ai  d*m 
tel  iocoQTénient  me  fait  balancer  antre  la  mort  et  la  vie, 
étant  mon  cœur  si  uni  au  vôtre,  que  vous  ne  sauriez  rece- 
voir le  moindre  ennui  de  ce  monde,  auquel  je  ne  participe 
comme  vous-même,  vous  priant  au  reste  que  si  vous  désira 
votre  salut  et  le  mien,  que  vous  m'exposiez  en  peu  de  paro- 
les quelle  est  votre  délibération  pour  l'avenir  ;  car,  si  vous 
prétendez  autre  privante  de  moi  que  l'bonneur  ne  le  com- 
mande, vous  vivez  en  très-grande  erreur  :  mais  si  votre  vo- 
lonté est  sainte  et  que  l'amitié^  laquelle  vous  dites  me  por- 
ter, soit  fondée  sur  la  vertu  et  qu'elle  se  consomme  par  ma- 
riage, me  recevant  pour  votre  femme  et  légitime  épouse, 
vous  aurez  telle  part  en  moi  que,  sans  avoir  égard  à  l'obéis- 
sance et  révérence  que  je  dois  à  mes  parents  ni  aux  ancien- 
nes inimitiés  de  votre  famille  et  de  la  mienne,  je  vous  ferai 
mattre  et  seigneur  perpétuel  de  moi  et  de  tout  ce  que  je  pos- 
sède, étant  prête  et  appareillée  de  vous  suivre  partout  ojli 
vous  me  commanderez  :  mais  si  votre  intention  est  autre, 
et  que  vous  pensez  recueillir  le  fruit  de  ma  virginité,  sous 
le  prétexte  de  quelque  lascive  amitié,  vous  êtes  bien  trompé, 
vous  priant  vous  en  déporter  et  me  laisser  désormais  vivre 
en  repos  avec  mes  semblables. 

Rhoméo,  qui  n'aspirait  à  autre  cbose,  joignant  les  mains 
au  ciel,  avec  un  aise  et  contentement  incroyable,  lui 
répondit  : 

—  Madame,  puisqu'il  vous  plaît  me  faire  bonneur  de 
m'accepter  pour  tel,  je  l'accorde  et  m'y  consens,  du  meil- 
leur endroit  de  mon  cœur,  lequel  vous  demeurera  poqr 
gage  et  assuré  témoin  de  mon  dire,  jusques  à  ce  que  Diea 
m'ait  fait  la  grAce  de  le  vous  montrer  par  effet.  Et  afin  que 
je  donne  commencement  à  mon  entreprise,  je  m'en  irai  de- 
main au  conseil  à  frère  Laurens,  lequel,  outre  qu'il  est  mon 
père  spirituel,  a  de  coutume  de  me  donner  instruction  en 


TROISIEIIE  HIST01R8  TRACrOUE. 


4?7 


toutes  mes  autres  aiïaires  iirivées,  et  ne  faudra)  [s'il  vouR 
plaît)  à  me  retrouver  en  ce  lieu,  à  -la  mâme  heure,  oIId  de 
vous  faire  enteadre  ce  que  j'aurai  moyenne  avec  lui. 

Ce  qu'elle  accorda  volontiers,  et  se  Unirent  leurs  propos 
saos  que  Rhoméo  rei;ut  pour  ce  soir  autre  faveur  d'elle  que 
de  parole. 

Ce  frôra  Laurene,  duquel  il  sera  fait  plus  ample  mention 
ci;aprè6,  était  un  ancien  docteur  en  théologie,  de  l'ordre 
des  frères  mineurs,  lequel,  outre  l'heureuse  profession 
qu'il  avait  faite  aux  saintes  lettres,  était  merveilleufiement 
\tiTsé  en  philosophie,  et  grand  scrutateur  des  sflcrets  de  na- 
ture, même  renommé  d'avoir  inlelligence  de  la  magie  et  des 
autres  sciences  cachées  el  occultes,  ce  qui  ne  diminuait  en 
rieji  sa  réputation.  El  avait  ce  frère,  par  sa  prudhommie  et 
bonté,  si  bien  gagné  le  cœur  des  ciio^^ens  de  Vérone,  qu'il 
les  ojrail  presque  tous  en  confession  :  el  n'y  avait  celui  de- 
puis les  petits  jusques  nus  grands  qui  nelerévcrflt  et  aimât , 
et  m^me  le  plus  savant,  par  sa  grande  prudence,  étaitquel- 
quefoi&  appelé  aux  pins  étroites  affaires  des  seigneurs  de  la 
ville.  Et  entre  autres  il  était  grandement  favorisé  du  sei- 
gneur de  l'Escale,  seigneur  de  Vérone,  et  de  toute  la  famille 
des  MoQtescties  et  des  Capellets  et  de  plusieurs  autres. 

Le  jeune  Rbnraéo  (comme  avons  jA  dit),  dès  son  jeune 
âjW  avflit  loi^ours  eu  je  ne  sais  quelle  particulière  nmilië 
avec  frère  Laurens,  el  lui  communiquait  ses  secrets.  Au 
mojfiii  do  quoi,  partant  d'avec  Juliette,  s'en  va  tout  droit  à 
saint  Frani;ois,  où  il  raconta  par  ordre  tout  le  succès  de  ses 
amours  au  bon  père,  et  la  conclusion  du  miiriage  prise  en- 
tre lui  el  Juliette,  ajoutant  pour  la  fm  qu'il  r.4irnil  plutôt  une 
bontense  mort  que  lui  faillir  de  promesse  :  auquel  le  bon 
père,  après  lui  avoir  fait  plusieurs  remontrances  et  proposé 
tous  les  Inconvénients  de  ce  mariage  clandestin,  l'exhorta 
d'y  penser  plus  à  loisir:  toutefois  il  ne  lui  fut  possible  de 
le  réduire:  par  quoi  vaincu  de  sa  perlinacité  cl  aussi  proje- 


L 


428  APPKRDICB. 

tant  en  lui-même  que  ce  mariage  serait  (peut-être)  moyen 
de  réconcilier  ces  deux  lignées,  lui  accorda  enBn  sa  requête, 
avec  la  charge  qu'il  aurait  un  jour  de  délai  pour  exoogîter 
le  moyen  de  pourvoir  à  leur  fait. 

Mais  si  Rhoméo  était  soigneux  de  son  côté  de  donner 
ordre  à  ses  affaires,  Juliette  semblablement  faisait  bien  son 
devoir  du  sien  :  car,  voyant  qu'elle  n'avait  personne  autour 
d'elle,  à  qui  elle  pût  faire  ouverture  de  ses  passions,  s'avisa 
de  communiquer  le  tout  à  sa  nourrice  qui  couchait  en  sa 
chambre  et  lui  servait  de  femme  d'honneur,  à  laquelle  die 
commit  entièrement  tout  le  secret  des  amours  de  Rhoméo 
et  d'elle.  Et  quelque  résistance  que  la  vieille  fit  au  commen- 
cement de  s'y  accorder,  elle  la  sut  enfin  si  bien  persuader 
et  la  gagner,  qu'elle  lui  promit  de  lui  obéir  ce  qu'elle  poa^ 
rait,  et  dès  lors  la  dépêcha  pour  aller  en  diligence  parler 
à  Rhoméo  et  savoir  de  lui  par  quel  moyen  ils  pourraient 
s'épouser,  et  qu'il  lui  fit  entendre  c«  qui  avait  été  déter- 
miné entre  frère  Laurens  et  lui.  A  laquelle  Rhoméo  fit  ré- 
ponse comme,  le  premier  jour  qu'il  avait  informé  firère 
Laurens  de  son  affaire,  il  avait  différé  jusques  au  jour  sub- 
séquent qui  était  ce  même  jour,  et  qu'à  peine  y  avait  une 
heure  qu'il  en  était  retourné  pour  la  seconde  fois,  et  que 
frère  Laurens  et  lui  avaient  avisé  que  le  samedi  suivant 
elle  demanderait  congé  à  sa  mère  d'aller  à  confesse,  et  se 
trouverait  en  Téglise  de  Saint-François ,  en  certaine  cha- 
pelle en  laquelle  secrètement  les  épouserait,  et  qu'elle  ne 
faillite  se  trouver  '. 

Ce  qu'elle  sut  si  bien  conduire  et  avec  telle  discrétion, 

1  Boisteau  a  modifié  le  plan  indiqué  par  Tantenr  de  la  légende  ori- 
ginale. Dans  la  nouvelle  de  Bandello,  les  denx  amants  ont,  avant  ter 
mariage,  une  entrevue  noctome  dans  la  chambre  de  JuUeUe,  et  c*est 
là  qu'ils  conviennent  de  leur  stratagème  pour  accomplir  leur  union  clan- 
destine. Le  traducteur  a  supprimé  cet  incident  et  établi,  par  rintermé- 
diaire  de  la  nourrice,  Tentente  entre  les  jeunes  gens. 


R0IS1ËME  HISTOIRE  TRAGIQUE, 


429 


que  sa  mère  lui  accorda  sa  requête,  et,  accompagnée  seule- 
ment de  la  booDe  vieille  et  d'une  jeune  damoiselte  ',  se 
trouva  au  jour  déterminé  :  et,  sitâl  qu'elle  fui  entrée  eu  l'é- 
glise, elle  6t  appeler  le  bon  docteur  frère  Laurens,  à  la- 
quelle on  lit  réponse  qu'il  était  au  confessionnaire,  et  qu'on 
Valiait  avertir  de  sa  venue.  Silût  que  frère  Laurens  fut 
averti  de  la  venue  de  Juliette,  il  entra  au  grand  corps  de 
l'église,  et  dit  à  la  bonne  vieille  et  à  la  jeune  damoiselle 
qu'elles  allassent  ouïr  messe,  et  qu'il  les  ferait  appeler,  dès 
qu'il  eût  fait  avec  Juliette  :  laquelle  entrée  en  la  cellule 
avec  frère  Laurens,  ferma  la  porte  sur  eux,  comme  il  avait 
àe  coutume,  même  qu'il  y  avait  près  d'une  heure  que  Rho- 
méo  et  lui  étaient  ensemble  enfermés.  Auxquels  frère  Lau- 
rens, après  les  avoir  cuis  en  confession,  il  dit  h  Juliette  : 
■  Ma  fille,  selon  que  Rlioméo  (que  voici  présent)  m'a  ré- 
cité, vous  êtes  accordée  avec  lui  de  le  prendre  pour  mari, 
et  lui  semblablement  vous  pour  son  épouse  :  persistez-vous 
encore  maintenant  en  ces  propos  ?  m  Les  amants  répondirent 
qu'ils  ne  souhaitaient  autre  chose.  Et  voyant  leurs  volontés 
conformes,  après  avoir  raisonné  quelque  peu  à  la  recom- 
mandation de  la  dignité  de  mariage,  il  prononça  les  paroles 
desquelles  on  use,  selon  l'ordonnaiice  de  l'église,  aux  épou- 
sailles. Et  elle  ayant  reçu  l'anneau  de  Rhoméo,  se  levèrent 
(le  devant  lui,  lequel  leur  dit  :  «  Si  avez  quelque  autre  chose 
i  conférer  ensemble  de  vos  menues  affaires,  diligentez- 
vous,  car  je  veux  faire  sortir  Rhoméo  d'ici,  au  désu  des  au- 
tres. «Rhoméo,  presse  de  se  retirer,  dit  secrètement  à  Ju- 
liette qu'elle  lui  envoyât  après  dîner  la  vieille,  et  qu'il  ferait 
faire  une  échelle  de  cordes,  par  laquelle  (le  soir  même)  il 
monterait  en  sa  chambre  par  la  fenôtre  où  plus  à  loisir  ils 
aviseraient  à  leurs  aiïaires. 


■  Dm ■  la  légende  iislieDoe,  Julielte  se  tead  h  confesie,  nccompa- 
gnée  de  lo  mère.  doDnaGiovinaa,  et  de  deux  outres  femme». 


i     ■. 


V. 


430  APPENDICE. 

l,es  choses  arrêtées  entre  eus.  chacun  se  retira  en  la  mai- 
son, avec  un  contentement  ÎDcroynble,  attendant  l'heure 
heureuse  de  la  consommation  de  leur  mariage.  Rboniéo, 
arrivé  à  sn  maison,  ddctara  entièrement  tout  ce  qui  s'était 
passé  entre  lui  et  Juliette  à  un  sien  serviteur  nommé 
Pierre  ',  auquel  il  se  fût  fié  de  sa  vie,  tant  il  avait  eipéri- 
menlé  sa  fidélité,  et  lui  commanda  de  recouvrer  prompie- 
ment  une  échelle  de  cordes,  avec  deux  forls  crochets  de  fer, 
attachés  oui  deux  bouts  :  ce  qu'il  fit  <iisémen(,  parce  qu'elles 
sont  fort  fréquentes  en  Italie.  Juliette  n'oublia  au  soir,  sur 
les  cinq  heures,  d'envoyer  la  vieille  vers  Khoméo.  lequel, 
ayant  pourvu  de  ce  qui  était  nécessaire,  lui  fît  bailler  l'é- 
chelle et  la  pria  d'assurer  Juliette  que,  ce  soir  raàme,  il  ne 
faudrait  au  premier  somme  de  se  trouver  au  lieu  accou- 
tumé; mais  si  cette  journée  sembla  longue  à  ces  passionnés 
amants,  il  en  faut  croire  ceux  qui  ont  fait  autrefois  essai  de 
gemblables  choses,  car  chacune  minute  d'heure  leur  durait 
mille  ans,  de  sorte  que.  s'ils  eussent  pu  commander  au  ciel. 
comme  Josué  au  soleil,  la  terre  eût  été  bientôt  couverte  de 
très-obscurea  ténèbres. 

L'heure  de  l'assignation  venue,  Rhoméo  s'accoutra  des 
plus  somptueux  habits  qu'il  eût,  et,  guidé  par  sa  bonne  fur- 
lune,  se  sentant  approcher  du  lieu  où  son  cœur  prenait  vie, 
se  trouva  tant  délibéré,  qu'il  franchit  agilement  la  muraille 
du  jardin.  Étant  arrivé  joignant  la  fenêtre,  aperçut  Juliette 
qui  avait  jà  tendu  son  laçon  de  corde  pour  le  tirer  en  haut, 
et  avait  si  bien  agrafe  ladite  échelle  que,  sans  aucun  péril, 
il  entra  en  la  chambre,  laquelle  était  aussi  claire  que  le  jour, 
à  cause  de  trois  mortiers  de  cire  vierge  que  Juliette  avait 
fait  allumer  pour  mieux  contempler  son  Bboméo^.  Juhette, 
de  sa  part,  pour  toute  parure  seulement  de  son  couvrechef, 

■  Baliha^r,  dso^  le  drame. 

'  Ces  détail»  cnrieui  snot  île  l'imagiDAtioii  du  iruduclenr. 


IHOIStËME  HIETOIDE  TRAGIQUE. 


*3I 


s'était  coi£E^  de  nuit  :  laquelle  incootinenl  qu'elle  l'nperçut, 
se  Innncba  i  son  col,  et,  «près  l'avoir  baisé  et  rebaisé  un 
million  de  fois,  se  cuida  pâmer  entre  ses  bras,  snns  qu'elle 
eût  pouvoir  de  lui  dire  un  seul  mot,  mais  ne  faisait  que 
soupirer,  tenant  sa  bouche  serrée  contre  celle  de  Rhoméo, 
laquelle  ainsi  transie  le  regardait  d'un  œil  pileux,  qui  le 
hisait  vivre  et  mourir  ensemble.  El  apriJs  Hre  revenue  quel- 
que peu  à  soi.  elle  lui  dit,  tirant  un  profond  soupir  de  son 
œar: 

—  Ah  !  Bboméo,  eiemplaire  de  toute  vertu  et  gentillesse, 
vous  soyez  le  très-bien  venu  maintenant  en  ce  lieu,  auquel 
pour  votre  absence,  et  pour  la  crainte  de  votre  personne, 
j'ai  t4int  jeté  de  larmes,  que  la  source  en  est  presque  épui- 
ser; mais  maintenant  que  je  vous  liens  entre  mes  bras, 
fassent  désormais  Is  mort  et  la  fortune  comme  elles  enten- 
dront, car  je  me  tiens  plus  que  satisraite  de  tous  mes  ennuis 
passés,  par  la  seule  faveur  de  votre  présence. 

A  laquelle  Rhoméo,  la  larme  à  l'ceil.  pour  ne  demeurer 
muet,  répondit  : 

—  .Madame,  combien  que  je  n'aie  jamais  reçu  tant  de  fa- 
veur de  fortune  que  vous  pouvoir  faire  sentir  par  vivij  eipé- 
rience  la  puissance  qu'avez  sur  moi,  et  lu  tourment  que  je 
recevais  à  tous  les  moments  du  jour  à  votre  occasion,  si 
vous  puis-je  assurer,  que  le  moindre  ennui  oli  je  me  suis  vu 
pour  votre  absence  m'a  été  mille  fois  plus  pénible  que  la 
mon.  laquelle  longtemps  eiU  tranché  le  Tdel  de  ma  vie, 
sans  l'espérance  que  j'ai  toujours  eue  en  cette  heureuse 
journée,  laquelle  me  payant  maintenant  le  juste  tribut 
de  mes  larmes  passées,  me  rend  plus  content  que  si 
je  commandais  à  l'univers,  vous  suppliant  (sans  nous 
amuser  à  remémorer  nos  anciennes  misères)  que  nous 
avisions  pour  l'avenir  de  contenter  nos  cœurs  passionnés, 
et  à  conduire  nos  affaires  avec  telle  prudence  et  discré- 
tion ,  que    nos    ennemis ,    n'ayant    aucun  avantage  sur 


432  iPPIHDIGK. 

nous ,  nous  laissent  continuer  le  repos  et  tranquillité  ^ 

Et  ainsi  que  Juliette  voulait  répondre»  la  vieille  survint 
qui  leur  dit  : 

—  Qui  a  temps  à  propos  et  le  perd,  trop  tard  le  recou- 
vre ;  mais  puisqu'ainsi  est  que  vous  avez  tant  &it  endurer  de 
mal  l'un  à  l'autre,  voilà  un  champ  que  je  vous  ai  dressé, 
dit-elle,  leur  montrant  le  lit  de  camp  qu'elle  avait  appa- 
reillé :  prenez  vosarmes,  et  en  tirezdésormais  la  vengeance*. 

A  quoi  ils  s'accordèrent  aisément  :  et  lors  étant  entre  les 
draps  en  leur  privé,  après  s'être  chéris  et  festoyés  de  toutes 
les  plus  délicates  caresses  dont  amour  les  pût  aviser,  Rho- 
méo,  rompant  les  saints  liens  de  virginité,  prit  possession  de 
la  place,  laquelle  n'avait  encore  été  assiégée,  avec  tel  heur  et 
contentement  que  peuvent  juger  ceux  qui  ont  expérimenté 
semblables  délices.  Leur  mariage  ainsi  consommé,  Rhoméo, 
se  sentant  pressé  par  l'importunité  du  jour,  prit  congé 
d'elle,  avec  protestation  qu'A  ne  faudrait  de  deux  jours  l'un 
à  se  retrouver  en  ce  lieu,  et  avec  le  môme  moyen  et  à  heure 
semblable ,  jusqu'à  ce  que  la  fortune  leur  eût  apprêté  sûre 
occasion  de  manifester  sans  crainte  leur  mariage  à  tout  le 
monde.  Et  continuèrent  ainsi  quelques  mois  ou  deux  leurs 
aises,  avec  un  contentement  incroyable,  jusques  à  tant  que 
la  fortune,  envieuse  de  leur  prospérité,  tourna  sa  roue  pour 
les  faire  trébucher  en  un  tel  abtme,  qu'ils  lui  payèrent 
l'usure  de  leurs  plaisirs  passés  par  une  très-cruelle  et  très- 
pitoyable  mort,  comme  vous  entendrez  ci-après  par  le  dis- 
cours qui  s'ensuit. 

Or,  comme  nous  avons  déduit  ci-devant,  les  Capellets  et 
les  Montescbes  n'avaient  pu  être  si  bien  réconciliés  par  le 

>  Ce  dialogue  est  ane  longue  amplificalioD  da  texte  italien. 

^  Dan^  la  légende  originale,  la  nourrice  ne  parait  pas  pendant  la  nnit 
de  noces.  Boistean  esquisse  ici  grossièrement  la  Ogare  comiqne  que 
Shakespeare  doit  peindre  plos  tard. 


TROISIÈME  HlSTOlitE  TRAGIQUE.  433 

seigneur  de  Vérone,  qu'il  ne  leur  restai  encore  quelques 
élincelles  de  leurs  anciennes  inimiliés,  et  n'attendaient  d 'une 
part  et  d'autre  que  quelque  légère  occasion  pour  s'attaquer  : 
ce  qu'ils  firent.  Les  fêtes  de  Pâques  (comme  les  hommes 
sanguinaires  sont  volontiers  coutumiers,  après  les  bonnes 
fûtes  commencent  les  méchantes  œuvres)  auprès  la  porte  de 
Boursari,  devers  le  château  vieux  de  Vérone,  une  troupe 
des  Capellets  rencontrèrent  quelques-uns  des  Monteschcs, 
et,  ssDS  autres  paroles,  commencèrent  à  chamailler  sur  eux, 
et  avaient  les  Capellets,  pour  chef  de  leur  glorieuse  entre- 
prise, un  nommé  Thibaut',  cousin-germain  do  Juliette, 
jeune  homme  dispos,  et  bien  adroit  aux  armes,  lequel 
exhortait  ses  compagnons  de  rabattre  si  bien  l'audace  des 
Montesches,  qu'il  n'en  fût  jamais  mémoire.  El  s'augmenta  la 
rumeur  de  telle  sorte  par  tous  les  cantons  de  Vérone,  qu'il 
survenait  du  secours  de  toules  parts  :  de  quoi  Rhoméo 
averti,  qui  se  promenait  par  la  ville  avec  quelques  siens 
compagnons,  se  trouva  promplemcnl  en  la  place  ofi  se  fai- 
sait ce  carnage  de  ses  parents  et  alliés,  et,  après  en  avoir 
avisé  qu'il  y  en  avait  plusieurs  blessés  des  deux  cAlés,  dit  à 
ses  compagnons  :  «  Mes  amis,  séparons-les,  car  ils  sont  si 
acharnés  les  uns  sur  les  autres,  qu'ils  se  mettront  tous  en 
pièce  avant  que  le  jeu  départe  :  »  et  ce  dit,  il  se  précipita  au 
milieu  de  la  troupe,  et  ne  faisant  que  parer  aux  coups,  tant 
des  siens  que  des  autres,  leur  criant  tout  haut  :  «  Mes  amis, 
c'est  assez,  il  est  temps  désormais  que  nos  querelles  cessent, 
car  outre  que  Dieu  y  est  grandement  oiïensé,  nous  som- 
mes en  scandale  à  tout  le  monde,  et  mettons  cette  Répu- 
blique en  désordre.  »  Mois  ils  étaient  si  animés  les  uns 
contre  les  autres,  qu'ils  no  donnèrent  aucune  audience  à 
Rhoméo,  et  n'entendaient  qu'à  se  tuer,  démembrer  et  déchi- 
rer l'un  l'autre,  et  fut  la  mêlée  tant  cruelle  et  furieuse  entre 


434  ÂPPKIIDICE 

eut,  que  ceux  qui  la  r^rdaient  s'épOdimtitaiêfit  dé  les 
▼oîr  tant  souffrir,  car  la  terre  était  toute  couverte  de  bras, 
de  jambes,  de  cuisses  et  de  saûg,  sans  qu'ils  donnassent  té* 
moigûage  aucun  de  pusillanimité,  et  se  maintinrent  ainsi 
longuement,  sans  qu'on  pût  juger  qui  avait  du  meilleur. 
Lors  Thibaut,  cousin  de  Juliette,  enflammé  d*ire  et  de  cour- 
roux, se  tournant  vers  Rhoméo,  lui  rua  une  estocade,  pen-^ 
sant  le  traverser  de  part  en  part»  mais  il  fut  garanti  du  coup 
par  le  jaques  qu'il  portait  ordinairement,  pour  la  doute  qu'il 
avait  des  Capellets,  auquel  Rhoméo  répondit  : 

—  Thibaut,  tu  peut  connaître,  par  la  patience  que  j'ai 
eue  jusqu'à  l'heure  présente,  que  je  ne  suis  point  venu  ici 
pour  combattre  ou  toi  ou  les  tiens,  mais  pour  moyenner  la 
paix  entre  nous;  et  si  tu  pensais  que,  par  défaut  de  cou*» 
rage»  j'eusse  failli  i  mon  devoir,  tu  ferais  grand  tort  à  ma 
réputation,  mais  je  te  prie  de  croire  qu'il  j  a  quelque  autre 
particulier  respect  qui  m'a  si  bien  commandé  jusquea  ici 
que  je  me  suis  contenu  comme  tu  vois  :  duquel  je  te  prie 
n'abuser,  mais  sois  content  de  tant  de  sang  répandu,  et  de 
tant  de  meurtres  commis  dans  le  passé,  sans  que  me  tu 
contraignes  de  passer  les  bornes  de  ma  volonté. 

—  Ha  !  traître,  dit  Thibaut,  tu  te  penses  sauver  par  le 
plat  de  ta  langue,  mais  entends  à  te  défendre,  car  je  te 
ferai  maintenant  sentir  qu'elle  ne  te  pourra  si  bien  garantir 
ou  servir  de  bouclier,  que  je  ne  t'ôte  la  vie. 

Et  ce  disant,  lui  rua  un  coup  de  telle  furie  que,  sans  que 
l'autre  le  parât,  il  lui  eût  ôté  la  tête  de  dessus  les  épaules» 
mais  il  ne  fit  que  le  prêter  h  celui  qui  le  lui  sut  incontinent 
rendre;  car  étant  non-seulement  indigné  du  coup  qu'il 
avait,  mais  de  l'injure  que  l'autre  lui  avait  faite,  Rhoméo 
commença  è  poursuivre  son  ennemi  d'une  telle  vivacité» 
qu'au  troisième  coup  d'épée  qu'il  lui  rua,  il  le  renversa 
mort  par  terre  d'un  coup  de  pointe  qu'il  lui  avait  donné  en 
la  gorge,  si  qu'il  la  lui  perça  de  part  en  part.  A  raison  de 


t 


TROISIÈME  HISTOIHE  TMaïQUE.  435 

quoi  la  m^lée  cessa  ;  car,  outn^  que  Thibaut  était  chef  de  la 
compagnie,  eacore  ëtail-it  issu  de  l'une  dos  plus  apparentes 
maisons  de  la  cité  :  qui  fut  cause  que  le  podestat  fil  coDgré- 
get  en  diligence  des  soldats  pour  emprisonner  llhoméo. 
lequel,  voyant  son  désastre,  s'en  va  secrètement  vers  frère 
Uurcos,  à  Soint-Francois,  lequel,  ayant  entendu  son  fait, 
le  retint  en  quelque  lieu  secret  du  couvent,  jusqu'à  ce  que 
la  fortune  e>n  eût  autrement  ordonné. 

Le  brait  divulgué  par  la  cité  de  l'accident  survenu  au  sei- 
gneur Thibaul,  les  Capellets  accoutrés  de  deuil  fireol  porter 
iê  corps  mort  devant  le  seigneur  de  Vérone,  tant  pour 
rémouvoir  à  pitié  que  pour  lui  demander  justice,  devant 
lequel  se  trouvèrent  aussi  les  Monlesches.  remontrant  l'in- 
Bscencfl  de  Hhoméoet  l'aggression  de  l'autre.  Le  conseil  as- 
Mublé,  et  les  témoins  ouis  d'une  part  et  d'autre,  il  leur  fut 
QD  étreil  commandement  par  ledit  seigneur  de  poser 
]■  armes.  Et  quant  au  délii  de  [thoméo,  parce  qu'il  avait  tué 
loutre  se  défendant,  il  seruit  banni  à  perpétuité  de  Vérone. 
Bt  ce  commun  infortune  publié  par  la  cité,  tout  était  plein 
dt  plaintes  et  de  murmures.  Les  uns  lamentaient  la  mort  du 
Mifoenr  Thibaut,  tant  pour  la  dextérité  qu'il  avait  aux 

les  que  pour  l'eipérience  qu'on  avait  un  jour  de  lui,  et 
grands  biens  qui  lui  étaient  préparés,  s'il  n'eût  été  pré- 

lU  par  tant  cruelle  mort  :  les  autres  se  doulaient  [et  spé- 
ifilemeDt  les  damée}  de  la  ruine  du  jeune  Rhoméo  lequel 
OQtni  une  beauté  et  bonne  grflce,  de  laquelle  il  était  enrichi, 
eocoreavait-il  jene  sais  quel  charme  naturel,  parles  vertus 
auquel  il  atlirail  si  bien  les  cœurs  d'un  chacun  que  tout  le 
monde  lamentait  son  désastre;  mais  sur  tout  l'infortunée 
Juliette,  laquelle  avertie  tant  de  la  luort  de  son  cousin  Thi- 
baut que  du  bannissement  de  son  mari,  faisait  retentir  l'air 
par  une  infinité  de  cruelles  plaintes  et  misérables  lamenta- 
liODS,  puisse  sentant  par  trop  oulrsKée  de  son  extrême  pas- 
^,  eatni  en  h  chambre,  et  vaincue  de  douleur,  se  jeta 


436  APPENDICE. 

sur  son  lit  où  elle  commença  à  renforcer  son  deuil  par  une 
si  étrange  façon  qu'elle  eût  ému  les  plus  constants  à  pitié, 
puis  comme  transportée,  regardant  çà  et  là,  et  avisant  de 
fortune  la  fenêtre  (par  laquelle  soûlait  Rboméo  entrer  en  sa 
chambre),  s'écria  ; 

—  0  malheureuse  fenêtre  par  laquelle  furent  ourdies  les 
amères  trames  de  mes  premiers  malheurs,  si  par  ton  moyen 
j'ai  reçu  autrefois  quelque  léger  plaisir  ou  contentement 
transitoire,  tu  m'en  fais  maintenant  payer  un  si  rigoureux 
tribut  que  mon  tendre  corps,  ne  le  pouvant  plus  supporter, 
ouvrira  désormais  la  porte  à  la  vie,  afin  que  l'esprit  déchargé 
de  ce  mortel  fardeau  cherche  désormais  ailleurs  plus  assuré 
repos.  Ah  !  Rhoméo,  Rhoméo,  quand  au  commencement 
j'eus  accointance  de  vous  et  que  je  prêtais  l'oreille  à  vos 
fardées  promesses  confirmées  par  tant  de  jurements,  je 
n'eusse  jamais  cru  qu'au  lieu  de  continuer  notre  amitié  el 
d'apaiser  les  miens,  vous  eussiez  cherché  l'occasion  de  la 
rompre  par  un  acte  si  l&che  et  vitupérable  que  votre  re- 
nommée en  demeure  à  jamais  intéressée,  et  moi  miséra- 
ble que  je  suis  sans  consort  et  époux.  Mais  si  vous  étiez  si 
affamé  du  sang  des  Capellets,  pourquoi  avez-vous  épargné 
le  mien,  lorsque  par  tant  de  fois  et  en  lieu  secret  m'avez  vue 
exposée  à  la  merci  de  vos  cruelles  mains?  La  victoire  que 
vous  aviez  eue  sur  moi  ne  vous  semblait-«lle  assez  glo- 
rieuse, si  pour  mieux  la  solenniser  elle  n'était  couronnée 
du  sang  du  plus  cher  de  tous  mes  cousins  ?  Or,  allez  donc 
désormais  ailleurs  décevoir  les  autres  malheureuses  comme 
moi,  sans  vous  trouver  en  part  où  je  sois,  ni  sans  qu'aucune 
de  vos  excuses  puisse  trouver  lieu  en  mon  endroit.  Et  ce- 
pendant je  lamenterai  le  reste  de  ma  triste  vie  avec  tant  de 
larmes,  que  mon  corps  épuisé  de  toute  humidité  cherchera 
en  bref  son  réfrigère  en  terre. 

Et  ayant  mis  fin  à  ces  propos,  le  cœur  lui  serra  si  fort 
qu'elle  ne  pouvait  ni  pleurer  ni  parler,  et  demeura  du  tout 


TWnSlSNE  B1ST01HB  THAGIOliE.  437 

icDcnobîEe,  comme  si  elle  eût  été  trausie,  puis  étant  quelque 
peo  revenue,  avec  une  faible  vois  disait  : 

—  Ah!  langue  meurtrière  de  rbonneurd'autrui,  com- 
ment oses-tu  ofTenser  celui  auquel  ses  propres  ennemis 
iloao«Dt  louange?  Comment  rejettes-tu  le  blâme  sur  Rho- 
néo.  duquel  cbacua  approuve  rinnocence?  où  sers  désor- 
mais son  refuge  puisque  celle  qui  dût  être  l'unique  propu- 
gDKle  et  assuré  '  rempart  de  ses  malheurs,  le  poursuit 
et  le  diffame.  Reçois,  reçois  donc,  hboméo,  la  satisfaction 
d«  mon  ingratitude  par  le  sacritice  que  Je  le  ferai  de  ma 
propre  vie,  et  par  ainsi,  la  faute  que  j'ai  commise  contre 
ta  lovauté  sera  manifestée,  loi  vengé  e  moi  punie  '  l 

Et  cuidsnt  parler  davantage,  tous  les  sentiments  du  corps 
lui  défaillirent,  de  sorte  qu'il  semblaitqu'elle  donnât  lesder- 
niers  signes  de  mort,  mais  la  bonne  vieille  qui  ne  pouvait 
imaginer  la  cause  de  la  longue  absence  de  Juliette,  se  douta 
soadaîn  qu'elle  souffrait  quelque  passion,  et  la  cbercha  tant 
par  tous  les  endroits  du  palais  de  son  père  qu'à  la  Gn  elle  la 
trouva  en  sa  chambre  étendue  et  pâmée  sur  sou  lit,  ayant 
toutes  les  eitrémités  du  corps  froides  comme  marbre,  mais 
la  TÎeille.  qui  la  pensait  morte,  commença  à  crier  comme  si 
elle  eftl  été  forcenée,  disant  : 

—  Ah  1  cbère  nourriture,  combien  votre  mort  maintenant 
me  grève! 

Et  ainsi  qu'elle  la  maniait  par  tous  les  endroits  de  son 
corps,  elle  connut  qu'il  y  avait  encore  scintille  de  vie,  qui 

>  De  même  U  Jolietle  da  drame  : 

Ab  I  mT  pour  loM,  «lui  longue  «taill  anuiotlt  ih;  uamc, 

<  Âb  t  m-™  pMire  soigneur,  quelle  esi  li  lingue  qui  oaro*BiT^  U  ronoiqpié*,  — 
qMod  Boi,  ton  épntui'c  de  trola  heam,  je  TisDE  de  la  dfchlrer  ?  > 


*  Tout  ce  monologac  eit  l'œuvre  do  Irailucteur  frani^aii 


i 


438  iPnmDMi. 

fut  cause  que  rayant  appelée  plusieurs  fcris  par  sou  nom» 
elle  la  fit  retourner  d'extase.  Puis  elle  loi  dit  : 

-»  Madamoiselle  Juliette,  je  ne  sais  dont  tous  procède 
eetle  façon  de  faire,  ni  cette  iramodérëe  tristesse,  mais  bien 
TOUS  puis-je  assurer  que  j*ai  pensé  depuis  une  heure  en  çÀ 
TOUS  accompagner  au  sépulcre. 

«—  Uélas!  ma  grande  amie  (répond  la  désolée  Juliette) 
ne  connaissez-vous  à  vue  d*œil  la  juste  occasion  que  j*ai 
de  me  douloir  et  plaindre,  ayant  perdu  en  un  instant  les 
deux  personnes  du  monde  qui  m'étaient  les  plus  chères? 

«—  Il  me  semble,  répond  cette  bonne  dame,  qu'il  vous 
sied  mal  (attendu  voire  réputation)  de  tomber  en  telle  extré- 
mité, car  lorsque  la  tribulation  survient  c'est  l'heure  où 
mieux  se  doit  montrer  la  sagesse.  Et  si  le  seigneur  Thibaut 
est  mort,  le  pensez-vous  révoquer  par  vos  larmes?  Que  doit- 
on  accuser  que  sa  trop  grande  présomption  et  témérité? 
Eussiez-vous  voulu  que  Rhoméo  eût  fait  ce  tort  à  lui  et  aux 
siens  de  se  laisser  outrager  par  un  à  qui  il  ne  cédait  en  rien? 
Suffise  vous  que  Rhoméo  est  vif,  et  ses  aflaires  sont  en  tel 
état  qu'avec  le  temps  il  pourra  être  rappelé  de  son  exil,  car  il 
est  grand  seigneur  comme  vous  savez,  bien  apparenté  et 
bien  voulu  de  tous.  Par  quoi  armez-vous  désormais  de  pa- 
tience, car  combien  que  la  fortune  le  vous  éloigne  pour 
un  temps,  si  suis-je  certaine  qu'elle  vous  le  rendra  au  para* 
près  avec  plus  d'aise  et  de  contentement  que  vous  n'eûtes 
ooques;  et  afin  que  nous  soyons  plus  assurées  en  quel  état 
il  est,  si  me  voulez,  promettre  de  ne  vous  plus  contrister 
ainsi,  je  saurai  ce  jourd'hui  de  frère  Laurens  où  il  est 
retiré. 

Ce  que  Juliette  accorda.  Et  cette  bonne  dame  prit  le  droit 
chemin  à  Saint-Frauçois  où  elle  trouva  frère  Laurens  qui 
l'avertit  que  ce  soir  Rhoméo  ne  faudrait  à  l'heure  ac- 
coutumée visiter  Juliette,  ensemble  lui  faire  entendre  quelle 
était  sa  délibération  pour  l'avenir.  Celte  journée  donc  se 


TBOISlin  HISTOIRE  TRAGIQUE.  439 

pissa  oomme  sont  celles  des  mariniers,  lesquels  après  avoir 
éé  agités  de  grosses  tempêtes,  voyant  quelque  rayon  de  so- 
leil pénétrer  le  ciel  pour  illuminer  la  terre,  se  rassurant  et 
pensant  avoir  évité  naufrage,  soudain  après  la  mer  vient  à 
s'enfler  et  à  matiner  les  vagues  par  telle  impétuosité  qu'ils 
retombent  en  plus  grand  péril  qu'ils  n'avaient  été  au  pré- 
cédent 

L'heure  de  l'assignation  venue,  Rboméo  ne  faillit  la  pro- 
messe qu'il  avait  faite  de  se  rendre  au  jardin  où  il  trouva  son 
équipage  prêt  pour  monter  en  la  chambre  de  Juliette,  la- 
qoéUe  ayant  les  bras  ouverts  commença  à  l'embrasser  si 
étroitement  qu'il  semblait  que  l'âme  dût  abandonner  son 
eorpa.  Et  furent  plus  d'un  gros  quart  d'heure  en  telle  agonie 
tiios  deux  sans  pouvoir  prononcer  un  seul  mot.  Et  ayant 
leun  faces  serrées  l'une  contre  l'autre,  humaient  ensemble 
avec  leurs  baisers  les  grosses  larmes,  qui  tombaient  de  leurs 
jeax.  De  quoi  s'apercevant  Rboméo,  pensant  la  remettre 
quelque  peu,  lui  dit  : 

— >  M'amie,  je  n'ai  pas  maintenant  délibéré  de  vous  déduire 
b  diversité  des  accidents  étranges  de  l'inconstante  et  fragile 
fortaoe,  laquelle  élève  l'homme  en  un  moment  au  plus 
haut  d^é  de  sa  rouo,  et  toutefois  en  moins  d'un  cil  d'oeil 
elle  le  rabaisse  et  déprime  si  bien  qu'elle  lui  apprête  plus 
de  'misères  en  un  jour  que  de  faveurs  en  cent  ans  ;  ce  qui 
s'eipérimente  maintenant  en  moi-même,  qui  ai  été  nourri 
délicatement  avec  les  miens,  maintenu  en  telle  prospérité 
et  grandeur  que  vous  avez  pu  connaître,  espérant  pour  le 
comble  de  ma  félicité  par  moyen  de  notre  mariage  réconci- 
lier vos  parents  avec  les  miens,  pour  conduire  le  reste  de  ma 
vie  k  son  période  déterminé  dn  Dieu.  Et  néanmoins  toutes 
mes  entreprises  sont  renversées  et  mes  desseins  tournés  au 
contraire,  de  sorte  qu'il  me  faudra  désormais  errer  vaga- 
bond par  diverses  provinces,  et  mu  séq^o^trer  des  miens 
sans  avoir  lieu  assuré  de  ma  iciraite.  Ce  que  j'ai  bien  voulu 


440  AmiOKK. 

mettre  detant  ?  os  jeox,  afin  de  tous  exhorter  à  l'a?  enir  de 
porter  patiemment  tant  mon  absence  que  ce  qui  joos  est 
destiné 'de  Dieu. 

Mais  Juliette»  toute  confite  en  larmes  et  mortelles  an- 
goisses, ne  f  oulut  laisser  passer  outre,  mais  lui  interrom- 
pant ses  propos  lui  dit  : 

—  Gômmeoty  Rhomëo,  aurez-Tous  bien  le  cœur  si  dur 
ëloignëde  toute  pitié  de  me  vouloir  laisser  ici  seule,  assiégée 
de  tant  de  mortelles  misères  qu'il  n'y  a  heure  ni  mo- 
ment ao  jour  où  la  mort  ne  se  présente  mille  fois  h  moi  ?  et 
toateidis  mon  malheur  est  si  grand  que  je  ne  puis  mourir  : 
de  sorte  qu'il  semble  proprement  qu'elle  me  veut  conserver 
la  vie,  afin  de  se  délecter  en  ma  passion  et  de  triompher  de 
mon  mal,  et  vous,  comme  ministre  et  tyran  de  sa  cruauté, 
ne  fûtes  conscience  (à  ce  que  je  vois),  après  avoir  recueilli 
le  meilleur  de  moi,  de  m'abandonoer.  En  quoi  j'expéri- 
mente que  toutes  les  lois  d'amitié  sont  amorties  et  éteintes, 
puisque  celui  duquel  j'ai  plus  espéré  que  de  tous  les  autres, 
et  pour  lequel  je  me  suis  faite  ennemie  de  moi-même,  me 
dédaigne  etcontemne.  Non,  non,  Rboméo,  il  vous  faut  ré- 
soudre en  Tune  des  deux  choses  ou  de  me  voir  incontinent 
précipiter  du  haut  de  la  fenêtre  en  bas  après  vous  ou  que 
vous  souffriez  que  je  vous  accompagne  partout  où  la  fortune 
vous  guidera  :  car  mon  cœur  est  tant  transformé  au  vôtre 
que,  lorsque  j'appréhende  votre  département,  je  sens  ma 
vie  incontinent  s'éloigner  de  moi,  laquelle  je  ne  désire  con- 
tinuer pour  autre  chose  que  pour  me  voir  jouir  de  votre 
présence  et  participer  à  toutes  vos  infortunes  comme  vous- 
même.  Et  par  ainsi,  si  oncques  la  pitié  logea  en  cœur  de 
gentilhomme,  je  vous  supplie,  Rhoméo,  en  toute  humilité, 
qu'elle  trouve  place  en  votre  endroit,  que  vous  me  receviez 
pour  votre  servante  et  fidèle  compagne  de  vos  ennuis;  et 
si  voyez  que  ne  puissiez  me  recevoir  commodément  en  l'état 
de  femme,  et  qui  me  gardera  de  changer  dhabits?  serai-je 


THOISIÉME  PISTOIBE  TRAOIOUE. 


441 


la  première  qui  en  n  usé  ainsi  pour  échapper  la  tyrannie 
des  siens?  Doutez-vous  que  mon  service  ne  vous  soit  aussi 
agréable  que  celui  de  Pierre  votre  serviteur?  Ma  loyauté 
sera-t-elle  moindre  que  la  sienne?  Ma  beauté  laquelle  vous 
avez  autrefois  tant  exaltée  n'aura-t-elle  aucun  pouvoir  sur 
vous?  Mes  larmes,  mon  amiiîé  et  les  ancieas  plaisirs  que 
TOUS  avez  reçues  de  moi  seront-ils  mis  eu  oubli? 

Rhoméo,  la  voyant  entrer  en  ces  altères,  craignant  qu'il 
lui  advint  pis,  la  reprît  de  rechef  entre  ses  bras,  et,  U  bai- 
sant amoureusement,  lui  dit  : 

—  Juliette,  l'unique  maîtresse  de  mon  cœur,  je  vous 
prie,  au  nom  de  Dieu  et  ds  la  fervente  amitié  que  me  per- 
lez, que  vous  déraciniez  du  tout  celte  entreprise  de  votre 
entendement,  si  ne  cherchez  l'entière  ruine  de  votre  vie  et 
delà  mienne  :  car  si  vous  suivez  votre  conseil,  il  ne  peut 
advenir  autre  chose  que  la  perte  des  deux  ensemble,  car, 
lorsque  voire  absence  sera  manifestée,  votre  père  fera  une 
si  vive  poursuite  après  vous,  que  nous  ne  pourrons  faillir  h 
être  découverts  et  surpris,  et  enfin  cruellement  punis,  moi 
comme  rapteur,  et  vous  fille  désobéissante  à  son  père  ;  et 
ainsi  cuîdant  vivre  contents,  nos  jours  prendront  leur  (in 
par  une  mort  honteuse.  Mais  si  vous  voulez  vous  forli6er 
on  peu  à  la  raison  plus  qu'aux  délices  que  nous  pourrions 
recevoir  l'un  de  l'autre,  je  donnerai  tel  ordre  à  mon  bannis- 
sement que  dedans  trois  ou  quatre  mois,  pour  tout  délai,  je 
serai  révoqué.  Et  s'il  en  est  autrement  ordonné,  quoiqu'il  en 
advienne,  je  retournerai  vers  vous,  vA,  avec  1»  puissance  de 
mes  amis,  je  vous  inlèverai  de  Vérone  à  main  forte,  non 
point  en  habit  dissimulé,  comme  étrangère,  mais  comme 
mon  épouse  et  perpétuelle  compagne.  Et  par  ainsi  modérez 
désormais  vos  passions,  et  vivez  assurée  que  la  mort  seule 
me  peut  séparer  de  vous  et  non  autre  chose. 

I^s  raisons  de  Rhoméo  gagnèrent  tant  sur  Juliette,  qu'elle 
lui  répondit  : 


M? 

—  MoDdierainivjeiieTcoiqiieceqiiiKntpfalL  Scst- 
ce  quelque  part  que  toos  tiriec  moD  eœur  vonsdcnmcni 
pour  gage  du  pouvoir  que  tous  m'aifez  donné  sur  loos. 
CependaDt,  je  tous  prie  ne  fiiîllir  me  faire  eoleodre  $00- 
vent  par  frère  Laurens  en  quel  état  seront  tos  affiires,  méiDe 
le  lien  de  votre  ré<îdenee  '. 

Ainsi  oes  deui  pauvres  amants  passèrent  la  naît  ensem- 
Me,  JQsques  h  ce  que  le  jour  qui  commençait  i  poindre 
causa  leur  séparation  avec  pvtrAme  deuil  et  tristesse.  Rbo- 
méo,  ayant  pris  congé  de  Juliette,  sVn  va  à  Saînt-Franrois, 
et,  après  qu'il  eût  fait  entendre  son  affaire  à  frère  Laarens, 
partit  de  Vérone  accoutré  en  marchand  étranger,  et  fit  si 
bonne  diligence  que,  sans  encombrier,  il  arriva  à  Mantoue 
(accompagné  seulement  de  Pierre  son  serviteur ,  lequel  il 
renvova  sciudainement  h  Vérone  au  senice  de  son  père),  oè 
il  loua  maison  ;  et,  %ivant  en  compagnie  honorable,  s'es- 
saya pour  quelques  mois  à  décevoir  Tennui  qui  le  tour- 
mentait. Mais,  durant  son  al>5enct\  la  misérable  Juliette  ne 
sut  donner  si  bonnes  trêves  h  cr»n  deuil  que,  par  la  mauvaise 
couleur  de  son  visage,  on  ne  découvrît  aisément  l'intérieur 
de  sa  passion. 

A  raison  de  quoi  sa  mère ,  qui  l'entendait  soupirer  à 
toute  heure  et  se  plaindre  incessamment,  ne  se  put  conte- 
nir de  lui  dire  : 

—  M'amie,  si  vous  continuez  en  ces  façons  défaire,  vous 
avancerez  la  mort  à  votre  bon  homme  de  père  et  à  moi 
semblabk'ment  qui  vous  ai  aussi  chère  que  la  %ie.  Parquoi 
modérez-vous  pour  Tavenir,  et  mettez  peine  devnus  réjouir, 
sans  plus  songer  à  la  mort  de  votre  cou>in  Thibaut,  lequel, 
s'il  a  plu  à  Dieu  de  l'appeler,  le  pensez- vous  révoquer  par 
vos  larmes  et  contrevenir  à  sa  volonté? 


•  Ce  dialogae  diffère  entièrement,  «inon  pr  le  fond,  da  moins  par 
1a  forme,  do  leile  italien. 


TROISIÈME  HISTOmS  TRACIOnE. 


4i:i 


Mnis  la  pauvrette,  qui  ne  pouvait  dissimiiler  son  mal, 
lui  dit  : 

—  Madame,  il  y  a  longtemps  que  les  dernières  larmes  de 
Thibaut  sont  jetées,  et  crois  que  la  source  en  est  si  bien 
Lirie,  qu'il  n'en  renaîtra  plus  d'a'ilrc. 

La  mère,  qui  ne  savait  iifi  temlaient  tous  ces  propos ,  se 
lut  de  peur  d'ennuyer  sa  lille.  Et  quelques  jours  après,  la 
ropnt  continuer  en  ses  Irisles^es  et  angoisses  nccoulu- 
mées,  Hcha  par  tous  moypns  He  savoir,  tant  d'elle  que  de 
tous  Ifts  domestiques  de  la  maison,  l'oeeasion  de  son  deuil, 
mais  tout  en  vain.  De  quoi  la  pauvri-  mère,  fâchée  outre 
mesure,  s'avisa  de  fîiire  enltndre  le  tout  au  seigneur  An- 
tonio, son  mari.  Et,  un  jour  quVllu  le  trouva  A  |)rupos,  lui 
dit: 

~-  Monseigneur,  ^i  vous  avez  considéré  la  contenance  de 
notre  fille  et  ses  gestes,  depuis  la  mort  du  seigneur  Thibaut 
son  cousin,  vous  y  trouverez  une  si  élnuige  mulalion,  que 
vous  en  d'-meurerez  émerveillé.  Car  elle  n'est  pas  sonlement 
contente  de  perdre  le  brjire.  le  manger  et  Ip  dormir,  mais 
elle  ne  s'eii^rce  S  autre  chosp  qu'i  pleurer  cl  lamenter,  et 
n'a  autre  plus  grau'l  plaisir  cl  cunlcntenienl  que  de  se  tenir 
récluse  en  sa  chnnibre,  où  elle  se  passionne  si  fort  quf,  si 
nous  n'y  donnons  ordre,  je  doute  désormais  de  sa  vie,  et, 
ne  pouvant  savoir  l'origine  de  son  mal,  In  remède  sera  jilus 
difFicile.  Cor  encore  que  je  me  sois  employi'e  ."i  loulc  exlnî- 
mité,  je  n'en  ai  rien  su  comprendre,  et  combien  que  j'aie 
pensé  au  commencement  qui"  rr-]n  lui  procéiMt  pour  li'  décès 
de  son  cousin,  je  crois  maintenant  le  contraire,  joint 
qu'elle-même  m'a  assurée  que  les  dernières  larmes  en 
étaient  jetées  ;  et  ne  sachant  plus  i.n  quoi  me  résoudre,  j'ai 
pensé  en  moi-même  qu'elle  se  cuatrislait  ainsi  pour  un  dé- 
pit qu'elle  a  conçu  de  voir  la  plupart  de  ses  compagnes  ma- 
riées et  elle  non.  se  persuadant  peut-être  que  nous  la  vou 
Ions  laisser  ainsi.  l'ar  quoi,  mon  .'mi.  je  vous  supplie  allée- 


444  APPENDICE. 

lueusempnt,  pour  nolro  repos  ut  pour  le  sien ,  que  vous 
sojez  pour  l'avenir  curieux  de  la  pourvoir  en  lieu  digne  île 
nous.  I 

A  quoi  le  seigneur  Antonio  s'accorda   volontiers,  Ifl 
disant  :  m 

—  M'aœie,  j'avais  plusieurs  fois  pensé  ce  que  me  dites  : 
toutefois,  voyant  qu'elle  n'avait  encore  atteint  l'âge  de  dit- 
huit  ans,  je  délibérais  y  pourvoir  plus  à  loisir,  Néanmoins, 
puisque  les  choses  sont  en  terme  et  que  c'est  un  dangereux 
trésor  que  de  Hlles,  j'y  pourvoirai  si  promptement  que  vous 
aurez  occasion  de  vous  en  contenter,  et  elle  de  recouvrer 
son  embonpoint  qui  se  perd  &  vue  d'œil.  Cependant,  avisez 
si  elle  n'est  point  amoureuse  de  quelqu'un,  afin  que  nous 
n'ayons  point  tant  d'égard  aux  biens  ou  à  la  grandeur  de  la 
maison  où  nous  la  pourrions  pourvoir  qu'à  la  vie  et  sanlé  de 
notre  fille  :  laquelle  m'est  si  chère,  que  j'aimerais  mieux 
mourir  pauvre  et  déshérité  que  de  la  donner  à  quelqu' 
qui  la  traitAtmal. 

Quelques  jours  après  que  le  seigneur  Antonio  eut  évi 
mariage  de  sa  Bile,  il  se  trouva  plusieurs  gentilshommes 
la  demandaient  tant  pour  l'excellence  de  sa  beauté  que  pour 
sa  richesse  et  extraction  ;  mais,  sur  tous  autres,  l'alliance 
d'un  jeune  comte  nommé  Paris,  comte  de  Lodronné.  sem- 
bla plus  aviirilageuse  au  seigneur  Antonio,  auquel  il  l'ac- 
corda libéralement,  après  loulefois  l'avoir  communiquée 
sa  femme,  la  mère,  fort  joyeuse  d'avoir  rencontré  un  si 
hormétn  parti  pour  sa  fille,  la  fit  appeler  en  privé  et  lui  lit 
entendre  comme  les  choses  étaient  passées  enire  son  père 
et  le  comle  Paris,  lui  mettant  la  beauté  et  bonne  grflce  de 
ce  jeune  comte  devant  les  yeux,  les  vertus  pourlesquellesil 
était  recommandé  d'un  chacun,  njoulanl  pour  conclusion 
les  grandes  richesses  et  faveurs  qu'il  avait  aux  biens  de  for- 
tune, par  le  mojen  desquelles  elle  et  les  siens  vivraient  en 
étemel  honneur.  Mais  Juliette,  qui  eAt  plutdt  consenti 


u'u^^_ 


1 


TROISIKMB  HISTOIRE  TRAGIQUE.  445 

démembrée  toute  vive  que  d'accorder  re  m;iriflge,  lui  dit 
avec  une  audace  non  accoutumée  : 

—  Madame,  je  m'étonne  comme  avez  été  si  libérale  de 
votre  fille  de  la  commettre  au  vouloîrd'autrui,  sans  premier 
savoir  quel  ëlait  le  sien  ;  vous  en  ferez  ainsi  que  l'enlen- 
drez,  mais  assurez-vous  que,  si  vous  le  faites,  ce  sera  ou- 
tre mon  gré.  El  quant  au  regard  du  comte  Paris,  je  perdrai 
premier  la  vie  qu'il  ait  part  à  mon  corps,  de  laquelle  vous 
serez  homicide,  ro'ayant  livrée  entre  les  mains  de  celui  le- 
quel je  ne  puis  ni  ne  veux  ni  ne  saurais  aimer.  Par  quoi  je 
TOUS  prie  me  laisser  désormais  vivre  ainsi  sons  prendre  au- 
COD  soin  de  moi,  tant  que  ma  cruelle  fortune  ait  autrement 
disposé  de  mon  fait. 

La  dolente  mère,  qui  ne  savait  quel  jugement  asseoir  sur 
ta  réponse  de  sa  fille,  comme  confuse  et  hors  de  soi,  va 
trouver  le  seigneur  Antonio  auquel,  sans  lui  rien  déguiser, 
fit  entendre  le  tout.  Le  hon  vieillard,  indigné  outre  mesure, 
commanda  qu'on  l'amenât  incontinent  par  force  devant  lui, 
si  de  bon  gré  elle  ne  voulait  venir.  Et  sitât  qu'elle  fut  ar- 
rivée toute  éplorée,  elle  commença  à  se  jeter  à  ses  pieds, 
lesquels  elle  baignait  tous  de  larmes  pour  la  grande  abon- 
dance qui  distillait  de  ses  yeu\.  Et  cuidant  ouvrir  la  bouche 
pour  lui  crier  merci,  les  sanglots  et  soupirs  lui  interrom- 
paient si  souvent  la  piirole,  qu'elle  demeura  muette  sans 
pouvoir  former  un  seul  mot;  mais  le  vieillard,  qui  n'était 
eo  rien  ému  des  larmes  de  se  fille,  lui  dit  avec  Irès-grande 
colère  : 

—  Viens  çA,  ingrate  et  désobéissante  fille,  as-lu  déjà  rois 
en  oubli  ce  que  tant  de  fois  as  ouï  raconter  à  ma  table  de 
la  puissance  que  les  anciens  pères  Romains  avaient  sur 
leurs  enfants?  Auxquels  il  n'était  pas  seulement  loisible  de 
les  vendre,  engager  et  aliéner  (en  leur  nécessité)  comme  il 
leur  plaisait,  mais  qui  plus  est,  ils  avaient  entière  puissance 
de  vie  et  mort  sur  eux.  De  quels  fers,  de  quels  tourments, 


446  AmirDiCB 

de  quf Is  liens  te  chAtîraieDt  ces  bons  pères,  s'ils  étaient 
ressuscites,  et  s'ils  voyaient  l*ingratitude,  félonie  et  déso- 
béissance de  laquelle  tu  uses  envers  ton  père,  lequel,  avec 
maintes  prières  et  requêtes,  t'a  pourvue  de  Tun  des  plus 
grands  seigneurs  de  cette  province,  des  mieux  renommés 
en  toute  espèce  de  vertus,  duquel  toi  et  moi  sommes  in« 
dignes,  tant  pour  les  grands  biens  (auxquels  il  est  appelé) 
comme  pour  la  grandeur  et  générosité  de  la  maison  de  la- 
quelle il  est  issu,  et  néanmoins  tu  fais  la  délicate  et  rebelle 
et  veux  contrevenir  à  mon  vouloir.  J'atteste  la  puissance  de 
celui  qui  m'a  fait  la  grflce  de  le  produire  sur  terre  que  si, 
dedans  mardi  pour  tout  le  jour,  tu  faux  à  te  préparer  pour 
te  trouver  à  mon  château  de  Villefranche  *  où  doit  se  rendre 
le  comte  P&ris,  et  là  donner  consentement  h  ce  quêta  mère 
et  moi  avons  déjà  accordé,  non-seulement  je  te  priverai  de 
ce  que  j'ai  des  biens  de  ce  monde,  mais  je  te  ferai  épouser 
une  si  étroite  austère  prison,  que  tu  maudiras  mille  fois  le 
jour  et  l'heure  de  ta  naissance.  Et  avise  désormais  à  ce  que 
tu  as  à  faire  :  car,  sans  la  promesse  que  j'ai  faite  de  toi  au 
comte  Paris,  je  te  ferais  dès  à  présent  sentir  combien  est 
grande  la  juste  colère  d'un  père  indigné  contre  l'enfant 
ingrat  ^. 

Et,  sans  attendre  autre  réponse,  le  vieillard  part  de  sa 
chambre  et  laisse  là  sa  fille  à  genoux,  sans  vouloir  attendre 
aucune  réponse  d'elle.  Juliette,  connaissant  la  fureur  de  son 
père,  craignant  d'encourir  son  indignation  ou  de  l'irriter 
davantage,  se  relira  (pour  ce  jour)  en  sa  chambre  '  et  exerça 

1  Villafranc«,  lien  de  iriste  mémoire,  aux  environs  de  Vérone. 

*  Tout  ce  discours  est  l'œuvre  de  Boisteau. 

*  le  tradociear  sapprirae  ici  un  incident  important  de  la  Ié;rende  iU- 
lienne.  D'après  le  récil  de  Bandello,  Juliette^  ane  fois  retirée  dans  son 
appartement,  écrit  à  Roméo  tout  ce  qui  s*est  passé  et  lui  fait  parvenir  la 
lettre  par  l'intermédiaire  du  pt- re  Lorenzo.  Roméo  lui  répond  qu'elle  soit 
tranquille»  que  bientôt  il  viendra  la  chercher  et  l'emmènera  avec  lui  è 


TROISIÈME  msTOinE  THACIOUE. 


447 


toute  la  nuit  plus  ses  yeux  S  pleurer  qu'à  dormir.  Et,  le  ma- 
tin, elle  partit,  feignant  aller  h  la  messe,  avec  sa  dame  de 
chambre,  arriva  aux  Cordeliers,  et,  après  avoir  fait  appeler 
frère  Ijiurens.  le  pria  de  l'ouïr  en  confession.  Sitôt  qu'elle 
fui  A  genoux  devant  lui,  elle  commenna  sa  confession  par 
larmes,  lui  remontrant  le  grand  malheur  qui  lui  était  pré- 
para pour  le  mariaf»  accordé  par  son  ptre  avec  le  comte 
Paris,  et,  pour  la  conclusion,  lui  dit: 

—  Monsieur,  parce  que  vous  savez  que  je  ne  puis  être  ma- 
ri^ deux  fois  et  que  je  n'ai  qu'un  Dieu,  qu'un  mari  et 
qu'une  foi,  je  sois  déliLKÎrce  parlant  d'ici,  avec  ces  deui 
mains  que  vous  voyez  jointes  devant  vous ,  ce  jourd'huf 
donner  fin  ft  mn  douloureuse  vie  :  afin  que  mon  esprit 
(lone  témoignage  au  ciel  et  mon  sang  k  Is  terre,  de  ma  foi 
et  loyauté  gardée. 

Puis,  avant  mis  fin  â  ce  propos,  elle  regardait  çà  et  là,  fai- 
sant entendre,  par  sa  [toucIio  contennnci-,  qu'elle  bâtis- 
sait quelque  sinistre  entreprise.  De  quoi  frère  Laurens, 
étonné  outre  mesure,  craignant  qu'elle  n'exécutât  ce  qu'elle 
avait  délibéré,  lui  dit  : 

—  MadamoiseileJiiliette,  je  vous  prie,  au  nom  de  Dieu, 
modérez  quelque  peu  votre  ennui  et  vous  tenez  coie  en  ce 
ti«u  jusqu'à  ce  que  j'aie  pourvu  h  votre  affaire  :  car,  avant 
que  vous  partiez  de  céans,  je  vous  donnerai  telle  consolation 
H  remédierai  si  bien  à  vos  afflictions  que  vous  demeurerez 
satisfaite  et  contente. 

f.i  l'ayant  laissée  en  cette  bonne  opinion,  sort  de  l'église 
f\  monte  subitement  en  sa  chambre,  où  il  commença  i 
prqjetçr  diverses  choses  en  son  esprit,  se  sentant  sollicité 
en  sa  conscience  de  ne  souffrir  qu'elle  épousfll  le  comte  Pa- 
ris, sachant  que  par  son  mojen  elle  en  avait  épousé  un  au- 

Hmiloue.  —  Bointeaii  a  jugé  nécËAinire  i|ue  Rliuiuéo  ignorll  jasqu'an 
bam  le  péril  qui  iiieance  sn  femuie,  et  celle  correclioD  Mgace  ■  èli 
euDiirr's  par  Sbskeipe.ire. 


448  APRHDICS. 

tre  ;  sentant  ores  son  entreprise  difficile,  et  encore  plus 
périlleuse  l'exécution,  d'autant  qu'il  se  commettait  è  la  mi- 
séricorde d'une  jeune  simple  damoiselle  peu  aooorte,  el  que, 
si  elle  détaillait  en  quelque  chose,  tout  leur  fait  serait  diful- 
gué,  lui  difiamé,  et  Rhoméo  son  époux  puni.  Néanmoins, 
après  avoir  été  agité  d'une  infinité  de  divers  pensements,  fut 
enfin  vaincu  do  pitié  et  avisa  qu'il  aimait  mieux  son  hon- 
neur que  de  souffrir  l'adultère  de  PAris  avec  Juliette.  Et, 
étant  résolu  en  ceci,  ouvrit  son  cabinet  et  prit  une  fiole,  et 
s'en  retourna  vers  Juliette,  laquelle  il  trouva  quasi  transie, 
attendant  nouvelles  de  sa  mort  ou  de  sa  vie,  à  laquelle  le 
beau-père  demanda  : 

—  Juliette,  quand  est-ce  l'assignation  de  vos  noces? 

—  La  première  assignation,  dit-elle,  est  à  mercredi  qui 
est  le  jour  ordonné  pour  recevoir  mon  consentement  au  ma- 
riage accordé  par  mon  père  au  comte  P&ris,  mais  la  solen- 
nité des  noces  ne  se  doit  célébrer  que  le  dixième  jour  de 
septembre. 

—  Ha  fille,  dit  le  religieux,  prends  courage,  le  Seigneur 
m'a  ouvert  un  chemin  pour  te  délivrer,  toi  et  Rhoméo,  de 
la  captivité  qui  t'est  préparée.  J'ai  connu  ton  mari  dès  le 
berceau.  11  m'a  toujours  commis  les  plus  intérieurs  secrets 
de  sa  conscience,  et  je  l'ai  aussi  cher  que  si  je  l'avais  en- 
gendré, par  quoi  mon  cœur  ne  saurait  souffrir  qu'on  lui  fit 
tort,  en  choses  où  je  pusse  pourvoir  par  mon  conseil.  Et 
d'autant  que  (i\es  sa  femme,  je  te  dois  par  semblable  rai- 
son aimer,  et  m'évertuer  de  te  délivrer  du  martyre  et  an- 
goisse qui  te  tient  assiégée.  Entends  donc,  ma  fille,  au  secret 
que  je  vais  è  présent  manifester ,  et  te  garde  surtout  de  le 
déclarer  à  créiiture  vivante,  car  en  cela  consiste  ta  vie  et  ta 
mort.  Tu  n'es  point  ignorante,  par  le  rapport  commun  des 
citoyens  de  cette  cité  et  par  la  renommée  qui  est  publiée 
partout  de  moi,  que  j'ai  voyagé  quasi  par  toutes  les  provin- 
ces de  la  terre  habitable  :  de  sorte  que  par  l'espace  de  vingt 


TKOISIKUE  HlâTOIEtK  TUAGl^lJi:. 


449 


ans  continus,  je  n'ai  donné  repos  à  mon  corps,  mais  Je  l'ai 
le  plus  souveDl  exposé  à  la  merci  des  bêtes  brûles  par  les 
Héserls,  et  quelquefois  h.  celle  des  ondes,  à  la  merci  des 
pirates,  et  de  mille  autres  périls  et  naufrages  qui  se  retrou- 
vent tant  en  la  mer  que  sur  la  terre.  Or,  est-il,  ma  Glle,  que 
toutes  mes  pérégrinations  ne  m'ont  point  été  inutiles,  car, 
outre  le  contentement  incroyable  que  j'en  reçois  ordinai- 
rement en  mon  esprit,  encore  en  ai-je  recueilli  un  autre 
fruit  particulier,  lequel,  avec  la  grâce  de  Dieu,  lu  ressentiras 
en  bref.  C'est  que  j'ai  éprouvé  les  propriétés  secrètes  des 
pierres,  plantes,  métaux  et  autres  choses  cachées  aux  en- 
trailles de  la  terre,  desquelles  jo  me  sais  aider  (contre  la 
commune  loi  des  hommes),  lorsque  la  nécessité  me  sur- 
Tienl,  spécialement  aux  choses  esquelles  je  connais  mon 
Dieu  en  être  moins  offensé.  Car,  comme  tu  sais,  étant  sur 
le  bord  de  ma  fosse  [comme  je  suis)  et  que  l'heureapproche 
qu'il  me  faut  rendre  compte,  je  dois  désormais  avoir  plus 
grande  appréhension  des  jugements  de  Dieu  que  lorsque  les 
ardeurs  de  l'inconsidérée  jeunesse  bouillonnaient  en  mon 
corps.  Entends  donc,  ma  fille,  qu'avec  les  autres  grâces  et 
faveurs  que  j'ai  reçues  du  ciel,  j'ai  appris  et  expérimenté 
longtemps  la  composition  d'une  pâte  que  je  fais  de  certains 
soporifèrcs,  laquelle,  puis  après  réduite  en  poudre  el  bue 
avec  un  peu  d'eau,  en  un  quart-d'heure  endort  tellement 
celui  qui  la  prend  et  ensevelit  si  bien  ses  sens  et  autres  es- 
prits de  vie  qu'il  n'y  a  médecin  tant  excellent  qui  ne  juge 
pour  mort  celui  qui  en  a  pris.  Et  a  encore  davantage  un 
effet  plus  merveilleux  :  c'est  que  la  personne  qui  en  use  no 
sent  aucune  douleur  ;  et.  selon  la  quantité  de  la  dose  qu'on 
a  reçue,  le  patient  demeure  en  ce  doux  sommeil,  puis, 
quand  son  opération  est  parfaite,  il  retourne  en  son  pri;inier 
état.  Or,  reçois  donc  maintenant  l'instruction  de  ce  que  tu 
dois  faire,  et  dépouille  cette  affection  féminine,  et  prends  un 
courage  viril,  car  en  la  seule  force  de  tou  cœur  consiste 


450  àPPBMDIGB. 

l'heur  ou  malheur  de  ton  affaire.  Voilà  une  Gole  que  je 
te  donne,  laquelle  tu  garderas  comme  ton  propre  cœur,  et 
le  soir  dont  le  jour  suivant  seront  tes  épousailles,  ou  le  ma- 
tin avant  jour,  tii  Temphras  d'eau  et  boiras  ce  qui  est  con- 
tenu dedans,  et  lors  tu  sentiras  un  plaisant  sommeil,  lequel 
glissant  peu  à  peu  par  toutes  les  parties  de  ton  corps,  les 
contraindra  si  bien  qu'elles  demeureront  immobiles,  ot, 
sans  faire  leurs  accoutumés  offices,  perdront  leurs  naturels 
sentiments  ;  et  demeureras  en  telle  extase  l'espace  de  qua- 
rante heures  pour  le  moins,  sans  aucun  pouls  ou  mouve- 
ment perceptible  :  de  quoi  étonnés  ceux  qui  te  viendront 
voir  te  jugeront  morte,  et,  selon  la  coutume  de  notre  cité, 
ils  te  feront  apporter  au  cimetière  qui  est  près  notre  église 
et  te  mettront  au  tombeau  où  ont  été  enterrés  tes  ancêtres 
les  Cflpellets.  Et  cependant  j'avertirai  le  seigneur  Rhoméo 
par  homme  exprès  de  toute  notre  affaire,  lequel  est  à  Man- 
toue,  qui  ne  faudra  à  se  trouver  la  nuitée  suivante  où  nous  fe- 
rons, lui  et  moi,  ouverture  du  sépulcre,  et  enlèverons  Ion 
corps.  Et  puis  l'opération  de  la  poudre  parachevée,  il  te 
pourra  emmener  secrètement  à  Mantoue ,  au  déçu  de 
tous  tes  parents  et  amis,  puis  peut-être  quelquefois  la  paix 
de  Rhoméo  faite,  ceci  pourra  être  manifesté  avec  le  conten- 
tement de  tous  les  tiens. 

Les  propos  du  beau-père  finis,  nouvelle  joie  commença  à 
s'emparer  du  cœur  de  Juliette,  laquelle  avait  été  si  atten- 
tive à  les  écouter  qu'elle  n'en  avait  mis  un  seul  point  en 
oubli.  Puis  elle  lui  dit  : 

—  Père,  n'ayez  doute  que  le  cœur  me  défaille  en  Tao- 
complissement  de  ce  que  vous  m'avez  commandé  :  car, 
quand  bien  serait  quelque  forte  poison  et  venin  mortel, 
plutôt  le  mettrais- je  en  mon  corps  que  de  consentir  de  tom- 
ber ès-mains  de  celui  qui  ne  peut  avoir  part  en  moi.  A  plus 
forte  raison  donc  me  dois- je  fortifier  et  exposer  à  tout  mor- 
tel péril,  pour  m'approcher  de  celui  duquel  dépend  entià- 


TBOISIÉMS  HISTOIRE  TRAGIQUE.  ib\ 

mni-nt  ma  vie  et  lout  le  conlentemeat  que  je  prétends  ea 
M  monde . 

—  Or  va  donc,  ma  lilk>  (dit  le  licau-pèrej  à  ta  garde  àt  \ 
Dieo.  lequel  je  prie  te  tenir  la  main  i^t  le  coufirmer  celte  J 
ToloDié  en  l 'accumpliâscmint  de  toD  œuvre. 

Juliette,  partie  d'avec  frère  Laurens,  s'en  retuurua  au.piH-  j 
Uîs  de  son  père  sur  k-s  onze  tioures,  où  elle  trouva  sa  mère  i 
k  la  [tOTie  qui  l'Bllendail  en  twune  dévotion  de  lui  deman- 
der si  file  voulait  eucoru  cunlinuer  en  ses  premières  er- 
reurs :  mais  Juliette,  avec  une  contenance  plus  gaie  que  de 
coutume,  sans  avoir  pntience  que  sa  mère  IJulerrogeâl,  lui 
dit: 

—  Madame,  je  viens  de  Saint- François  où  j'ai  séjourné 
peut-âtre  plus  que  mon  devoir  ne  requérait,  néanmoios  ce 
n'a  été  sans  Truit  et  sans  apporter  un  grand  repos  à  ma  con- 
scûuco  affligée  par  le  moyen  de  notre  père  spirituel,  frère 
Laurens,  auquel  j'ai  fait  udl-  bien  ample  déclaration  de  ma 
vie,  et  même  lui  ai  communiqué  eu  confession  ce  qui  était 
passé  entre  monseigneur  mon  père  et  vous  sur  le  mariage 
du  comte  Paris  el  de  moi  ;  mais  le  bon  homme  m'a  su  si 
bien  gagner  par  ses  saintes  remontrances  et  louables  horta* 
lions,  qu'encore  que  je  n'eusse  aucune  volonté  d'être  ja- 
mais mariée,  si  est  ce  que  je  suis  maintenant  disposée  de 
vous  obéir  en  tout  ce  qu'il  vous  plaira  me  commander.  Par 
quoi,  madame,  je  vous  prie,  impétrez  ma  grâce  envers  mua 
seigneur  et  père  et  lui  dites,  s'il  vous  plaît,  qu'obéissant  à 
sou  commandement,  je  suis  prête  d'aller  trouver  le  comle 
Ptris  h  Villefranche,  et  là,  en  vos  présences,  l'acci'pter  pour 
seigneur  et  époux  :  en  assurance  de  quoi  je  m'en  vais  à  mon 
cabinet  élire  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  prét^imx,  afm  que  me 
voyant  en  si  bon  équipage,  je  lui  suis  plus  agréable. 

La  Uonn>.'  mère,  ravie  de  trop  grand  aise,  ne  peut  répon- 
dre un  seul  mol,  mai»  s'en  va  en  diligence  (rouvur  le  soi- 
gneur Anlooio  sou  mari,  auquel  elle  raconta  par  le  meau 


452  APPENDICE. 

le  bon  vouloir  de  sa  fille,  et  comme  parle  moyen  de  frère  Lau- 
retiselle  avait  du  tout  changé  de  volonté  :  de  quoi  lebon  vieil- 
lard, joyeux  outre  mesure,  louait  Dieu  en  son  cœur  disant  : 

—  M 'amie,  ce  n*est  pas  le  premier  bien  que  nous  ayons 
reçu  de  ce  saint  homme,  même  qu'il  n'y  a  citoyen  en  cette 
République  qui  ne  lui  soit  redevable  :  plût  au  Seigneur 
Dieu  que  j'eusse  acheté  vingt  de  ses  ans  la  tierce  partie  de 
ma  vie,  tant  m'est  griève  son  extrême  vieillesse  ! 

Le  seigneur  Antonio  à  la  même  heure  va  trouver  le  comte 
PAris  auquel  il  pensa  persuader  d'aller  à  Villefrancbe. 
Mais  le  comte  lui  remontra  que  la  dépense  serait  exces- 
sive» et  que  ce  serait  le  meilleur  de  la  réserver  au  jour  des 
noces  pour  les  mieux  solenniser  :  toutefois  qu'il  était  bien 
d'avis,  s'il  lui  semblait  bon,  d'<(11er  voir  Juliette,  et  ainsi 
s'en  partirent  ensemble  pour  l'aller  trouver.  La  mère,  aver- 
tie de  sa  venue,  fit  préparer  sa  fille  h  laquelle  elle  com- 
manda de  n'épargner  ses  bonnes  grâces  à  la  venue  du  comte, 
lesquelles  elle  sut  si  bien  déployer,  qu'avant  qu'il  partit  de  la 
maison,  elle  lui  avait  si  bien  dérobé  son  cœur,  qu'il  ne  vivait 
désormais  qu'en  elle,  et  lui  tardait  tant  que  l'heure  déter- 
minée n'était  venue  qu'il  ne  cessait  d'importuner  et  le  père 
et  la  mère  de  mettre  une  fin  et  consommation  à  ce  ma- 
riage. Et  ainsi  se  passa  cette  journée  assez  joyeusement,  et 
plusieurs  autres,  jusques  au  jour  précédant  les  noces,  au- 
quel la  mère  de  Juliette  avait  si  bien  pourvu  qu'il  ne  res- 
tait rien  de  ce  qui  appartenait  à  la  magnificence  et  grandeur 
de  leur  maison.  Villefrancbe  duquel  nous  avons  lait  men- 
tion était  un  lieu  de  plaisance  où  le  seigneur  Antonio  se 
voulait  souvent  récréer,  qui  était  un  mille  ou  deux  de  Vé- 
rone, où  le  dtner  devait  se  préparer,  combien  que  les  solen- 
nités requises  dussent  être  faites  h  Vérone. 

Juliette  sentant  son  heure  approcher,  dissimulait  le 
mieux  qu'elle  pouvait,  et  quant)  ce  vint  l'heure  de  se  reti- 
rer, sa  dame  de  chambre  lui  voulait  faire  compagnie  et 


m 


TROIBIÉHE  EISTOIRE  TBAGlQrE.  453 

coucher  en  sa  chambre,  comme  elle  avait  accoutumé.  Mais 
Juliette  lui  dit: 

—  Ma  graud'amie,  vous  savez  que  demain  se  doivent  cé- 
lébrer mes  noces,  et  parce  que  je  veux  passer  la  plupart  de 
la  auît  en  oraisons,  je  vous  prie  pour  aujourd'hui  me  lais- 
ser seule  et  venez  demain  sur  les  six  heures  m'sider  à 
m'accoûtrer  '. 

Ce  que  la  bonne  vieille  lui  accorda  aisément,  ne  se  dou- 
tant pas  de  ce  qu'elle  so  proposait  de  faire.  Juliette,  s'élant 
retirée  seule  en  sa  chambre,  ayant  un  bocal  d'eau  sur  la  ta- 
ble, emplit  la  fiole  que  le  beau-père  lui  avait  donnée  :  et 
après  avoir  fait  cette  mixtion,  elle  mit  le  tout  sous  le  chevet 
de  son  lit,  puis  elle  se  coucha  :  et,  étant  au  lit,  nouveaux 
pensers  commencèreut  à  l'environner,  avec  une  appréhen- 
sion de  mort  si  grande  qu'elle  ne  savait  en  quoi  so  résou- 
dre, mais  se  plaignant  incessamment,  disait  : 

—  Ne  suis-je  pas  la  plus  malheureuse  et  désespérée  créa- 
ture qui  naquit  onques  entre  les  femmes?  Pour  moi  n'y  a 
au  monde  que  malheur,  misère  et  mortelle  tristesse,  puis- 
que mon  infortune  m'a  réduite  à  telle  extrémité  que,  pour 
sauver  mon  honneur  et  ma  conscience,  il  faut  que  je  dé- 
vore ici  un  breuvage  duquel  je  ne  sais  la  vertu.  Mais  que 
sais-je  (disait-elle)  si  l'opération  de  cette  poudre  se  fera 
point  plus  tôt  ou  plus  tard  qu'il  n'est  de  besoin  et  que,  ma 
faute  étant  découverte,  je  demeure  la  fable  du  peuple?  Que 
sai&-je  davantage  si  les  serpents  et  autres  bétes  venimeuses 
qui  se  trouvent  coutumièrement  aux  tombeaux  et  cachots  de 
la  terre  ra'oiïenscronl  pensant  que  je  sois  morte?  Mais 
comment  pourrai-je  endurer  la  puanteur  de  tant  de  charo- 
gnes et  ossements  de  mes  ancêtres  qui  reposent  en  ce  sé- 

'  Daiu  [■  légende  il^ljonae.  Juliette  D'éli)i({"e  pns  MgouterninM 
qui  passe  la  naît  Untii  sa  chambre.  La  iirécauiion  prise  ici  ds  cQUgôdier 
il  camfriite  eat  due  i  la  Mgacilû  du  trniluctear  fraudais. 


454  AfPIllDICI. 

palcre?  Si  de  fortane  je  m'ëveillais  avant  que  Rhomëo  et 
Laarens  me  finssent  secourir? 

Et  ainsi  qu'elle  se  plongeait  en  la  contemplation  de  ces 
choses,  son  imagination  fut  si  forte  qu'il  lui  semblait  avis 
qu'elle  voyait  quelque  spectre  ou  fantôme  de  son  cousin 
Thibaut,  en  la  même  sorte  qu'elle  l'avait  vu  blesse  et  san- 
glant, et  appréhendait  qu'elle  devait  vive  être  ensevelie  à 
son  cùXé  avec  tant  de  corps  morts  et  d'ossements  dénués  de 
chair  que  son  tendre  corps  et  délicat  se  prit  à  frissonner  de 
peur,  et  ses  blonds  cheveux  à  hérisser  tellement  que, 
pressée  de  frayeur,  une  sueur  froide  commença  à  percer 
son  cuir  et  arroser  tous  ses  membres,  de  sorte  qu'il  lui 
semblait  avis  qu'elle  avait  déjà  une  infinité  de  morts 
autour  d'elle  qui  la  tiraillaient  de  tous  côtés  et  la  met- 
taient en  pièces  :  et  sentant  que  ses  forces  se  diminuaient 
peu  à  peu,  et  craignant  que  par  trop  grande  débilité  elle 
ne  pût  exécuter  son  entreprise,  comme  furieuse  et  force- 
née, sans  y  penser  plus  avant,  elle  engloutit  l'eau  contenue 
en  la  fiole;  puis,  croisant  les  bras  sur  son  estomac,  per- 
dit à  l'instant  tous  ses  sentiments  du  corps  et  demeura  en 
extase. 

Sa  dame  de  chambre,  qui  l'avait  enfermée  avec  la  clef, 
ouvrit  la  porte,  et,  la  pensant  éveiller,  l'appelait  souvent,  et 
lui  disait  :  «  Madamoiselle,  c'est  trop  dormir  !  Le  comte 
Paris  nous  viendra  lever.  »  La  pauvre  femme  chantait  aux 
sourds,  car,  quand  tous  les  plus  horribles  et  tempétueux 
sons  du  monde  eussent  résonné  à  ses  oreilles,  ses  esprits 
de  vie  étaient  tellement  liés  et  assoupis,  qu'elle  ne  s'en 
fût  éveillée. 

De  quoi  la  pauvre  vieille  étonnée  commença  à  la  ma- 
nier, mais  elle  la  trouva  partout  froide  comme  marbre  : 
puis,  lui  mettant  la  main  sur  sa  bouche,  jugea  soudain 
qu'elle  était  morte,  car  elle  n'y  avait  trouvé  aucune  respira- 
tion :  dont  comme  forcenée  et  hors  de  soi,  courut  l'annon- 


TROISIEME  HISTOIRE  TRAGIQUE. 


45à 


cer  à  la  mère,  laquelle  effrénée  comme  un  tigre  qui  a  perdu 
ses  faons,  entra  soudaiuemeDt  en  la  chambre  de  sa  (ille, 
et,  l'ajaDt  avisée  en  si  pileux  élat,  la  pensant  morte, 
s'écria  ; 

—  Ah  !  mort  cruelle,  qui  as  mis  fin  k  toute  ma  joie  et  fô- 
iidté,  exécute  le  dernier  fléau  de  ton  ire  contre  moi,  de 
peur  que,  me  laissant  vivre  le  reste  de  mes  jours  en  tris- 
tesse, mon  martyre  ne  soit  augmenté. 

Lors  elle  se  prit  tellement  à  soupirer  qu'il  semblait  que 
le  cœur  lui  dût  fondre  :  et  ainsi  qu'elle  renfon;ait  ses  cris, 
Toici  le  père,  le  comte  Paris,  et  grande  troupe  de  geutils- 
honimes  et  damoiselles,  qui  étaient  venus  pour  honorer  la 
fête  :  lesquels,  sitôt  qu'ils  eurent  le  tout  entendu,  menà- 
reut  tel  deuil,  que,  qui  eût  vu  lors  leurs  contenances,  il 
eût  pu  aisément  juger  que  c'était  la  journée  d'ire  et  de  pi- 
tié, spécialement  le  seigneur  Antonio,  lequel  avait  le  cœur 
si  serré,  qu'il  ne  pouvait  ni  pleurer  ni  parler,  et,  ne  sa- 
chant que  faire,  mande  incontinent  quérir  les  plus  experts 
médecins  de  la  ville,  lesquels,  après  s'être  enquêtes  de  la 
tie  passée  de  Juliette,  jugèrent  d'un  commun  rapport 
qu'elle  était  morte  de  mélancolie,  et  lors  les  douleurs 
commencèrent  à  se  renouveler.  Et  si  oncques  journée 
fut  tamentahie,  piteuse,  malheureuse  et  fatale,  eerlsine- 
ment  ce  fut  cellu  en  laquelle  la  mort  de  Juliette  fut 
publiée  par  Vérone  :  car  elle  était  tant  regrettée  des  grands 
et  des  petits,  qu'il  si.'mblait  à  voir  les  communes  plain- 
tes que  toule  la  République  fût  en  péril,  et  non  sans  cause. 
Car,  outre  la  naïve  beauté,  accompagnée  de  beaucoup  de 
vertus,  desquetl<>s  nature  l'avait  enrichie,  encore  élail-elte 
tant  humble,  sage  et  débonnaire,  que,  pour  cette  humilité 
et  courtoisie,  elle  avait  si  bien  dérobé  les  cœurs  d'un 
chacun,  qu'il  n'y  avait  celui  qui  ne  lamenlât  son  dé- 
sastre. 

Comme  ces  choses  se  mcnaienl,  frère  Laurens  dépêcha 


456  Ammci. 

en  dfligeoee  on  betn-père  de  soo  cooTent  nommé  frère 
Ansebne  *  aaqoel  fl  se  fiait  comme  en  lui-même,  et  lui 
donna  ane  lettre  écrite  de  sa  main,  et  lui  commanda  ex- 
pressément ne  la  bailler  à  autre  qu'à  Rhoméo,  en  laquelle 
était  eonté  tout  ce  qui  était  passé  entre  lui  et  Juliette,  nom- 
mant la  fertu  de  la  pondre,  et  lui  mandant  qu'il  eût  à  venir 
la  nnil  snitante,  parce  que  l'opération  de  la  poudre  pren- 
drait fiu,  et  qu'il  emmènerait  Juliette  avec  lui  à  Mantoue  en 
habit  dissimulé,  jusqu'à  ce  que  la  fortune  en  eût  autrement 
ordonné.  Le  cordelier  fit  si  bonne  diligence,  qu'il  arriva 
à  Mantoue  peu  de  temps  après.  Et  pour  ce  que  la  coutume 
dllalieestque  lesCordeliers  doivent  prendre  un  compagnonà 
leor  couvent  pour  aller  £ûre  leurs  affaires  par  la  ville,  le  cor- 
délier  s'en  va  à  son  couvent,  mais  depuis  qu'il  j  fut  entré,  il 
ne  lui  fut  loisible  de  sortir  à  ce  jour  comme  il  pensait,  parce 
qne  quelques  jours  avant,  il  était  mort  quelque  religieux  au 
ooovent  (comme  on  disait]  de  peste  :  par  quoi  les  députés 
de  la  santé  avaient  défendu  au  gardien  que  les  Cordeliers 
n'eussent  à  aller  par  ville,  ni  communiquer  avec  aucun  des 
dtojens,  tant  que  Messieurs  de  la  justice  leur  eussent  donné 
permission  :  ce  qui  fut  cause  d'un  grand  mal,  comme  vous 
verrez  ci-après.  Ce  cordelier  étant  en  cette  perplexité  de  ne 
pouvoir  sortir,  joint  aussi  qu'il  ne  savait  ce  qui  était  contenu 
en  la  lettre,  voulut  différer  pour  ce  jour. 

Cependant  que  ces  choses  étaient  en  cet  état,  on  se  pré- 
para à  Vérone  pour  faire  les  obsèques  de  Juliette.  Or,  ont 
une  coutume  qui  est  vulgaire  en  Italie,  de  mettre  tous  les 
plus  apparents  d'une  lignée  en  un  môme  tombeau,  qui  fut 
cause  que  Juliette  fut  mise  en  la  sépulture  ordinaire  des  Ca- 
pellets,  en  un  cimetière  près  l'église  des  Cordeliers,  où 
même  Thibaut  était  enterré. 

Et  les  obsèques  parachevées  honorablement,  chacun  s'en 

*  Prert  Jean  dans  le  drame. 


TROISIÉIIB  HISTOIRE  TBAGIQUK- 


457 


retourna;  auxquelles  Pierre',  serviteur  de  Rhoméo,  avait 
assisté,  car,  comme  nous  avons  dit  ci-devant,  son  maître 
l'avait  renvoyé  de  Mautoue  à  Vérone  faire  service  h  son 
père,  et  l'avertir  de  tout  ce  qui  se  bâtirait  en  son  absence  & 
Vérone.  Et  ayant  vu  le  corps  de  Juliette  enclos  dans  le  tom- 
beau, jugeant  comme  les  autres  qu"  elle  était  morte,  prit  in- 
continent la  poste  el  fil  tant  par  sa  diligence,  qu'il  arriva  à 
Maatoue  où  il  trouva  son  maître  en  sa  maison  accoutumée, 
auquel  il  dit,  ayant  ses  yeux  tout  mouillés  de  grosses  larmes  : 

—  Mon  seigneur,  il  vous  est  survenu  un  accident  si 
étrange,  que,  si  vous  ne  vous  armez  de  constance,  j'aî 
peur  de  devenir  le  cruel  ministre  de  votre  mort.  Sachez, 
monseigneur,  que  depuis  hier  matin  medamoiselle  Juliette 
a  laissé  ce  monde  pour  chercher  repos  en  l'autre,  et  l'ai 
vue  en  ma  présence  recevoir  sépulture  au  cimetière  de  Saint- 
Prançois. 

Au  son  de  ce  Irisle  message,  Rhoméo  commença  à  mener 
tel  deuil  qu'il  sembla  que  ses  esprits,  ennuyés  du  martyre 
de  sa  passion,  dussent  â  l'instant  abandonner  son  corps; 
mais  son  fort  amour  qui  ne  put  lui  permettre  de  faillir  jus- 
quesà  l'exlrëmilé,  lui  mit  en  fantaisie  que  s'il  pouvait  mourir 
auprès  d'elle,  sa  mort  serait  plus  glorieuse,  et  elle  (ce  lui 
semblait)  mieux  satisfaile.'A  raison  de  quoi,  après  s'filre  lavé 
la  face,  de  peur  qu'on  ne  connût  son  deuil,  il  part  de  sa 
chambre  et  défend  à  sou  serviteur  de  le  suivre,  puis  il  s'en 
va  par  tous  les  cantons  de  hi  villi',  chercher  s'il  pourrait 
trouver  remède  propre  h  son  mal.  Et  ayant  avisé  entre  autres 
ta  boutique  d'un  apothicaire  .nssez  mal  peuplée  de  boites  et 
autres  choses  requises  à  son  étal,  il  pensa  lors  en  lui-même 
que  l'extrême  pauvreté  du  maître  le  ferait  volontiers  con- 
sentir il  ce  qu'il  prétendait  lui  demander.  Et  après  l'avoir 
tiré  à  part,  lui  dit  en  secret  : 


U 


458  ÂPPXITDKZ 

—  Maître,  voilà  cinquante  ducats  que  je  tous  donne,  et 
me  délivrez  quelque  violenle  poison,  laquelle  en  un  quart 
d*beure  fasse  mourir  celui  qui  en  usera. 

Le  malheureux  vaincu  d*avarice  lui  accorda  ce  qu'il  lui 
demandait,  et  feignant  lui  donner  quelque  autre  médecine 
devant  les  gens ,  lui  prépare  soudainement  le  venin,  puis 
lui  dit  tout  bas  : 

—  Monseigneur,  je  vous  en  donne  plus  que  n'avez  besoin, 
car  il  n'en  faut  que  la  moitié  pour  faire  mourir  en  une  heure 
le  plus  robuste  homme  du  monde  '. 

Rhoméo,  après  avoir  serré  son  venin  s*en  retourna  è  sa 
maison  où  il  commanda  à  son  serviteur  qu'il  eût  à  partir  en 
diligence  et  s'en  retourner  à  Vérone,  et  qu'il  fit  provision 
de  chnndelles,  de  fusil  et  d'instruments  propres  pour  ouvrir 
le  sépulcre  de  Juliette,  et  surtout  qu'il  ne  faillît  à  l'attendre 
joignant  le  cimetière  de  Saint-François,  et  sur  la  vie  qu'il 
ne  dtt  à  personne  son  désastre.  A  quoi  Pierre  obéit,  en  la 
forme  que  son  maître  lui  avait  commandée  et  fit. si  bonne 
diligence  qu'il  arriva  de  bonne  heure  à  Vérone,  donna  ordre 
à  tout  ce  qui  lui  étiit  enchargé. 

Rhoméo  cependant  sollicité  de  mortels  pensements,  se  fit 
apporter  encre  et  papier,  et  mit  en  peu  de  paroles  tout  le 
discours  de  ses  amours  par  écrit,  les  noces  de  lui  et  de 
Juliette,  le  mojen  observé  en  la  consommation  d'icelles,  le 
secours  de  frère  I^urens,  l'achat  de  sa  poison,  finalement 
sa  mort,  puis  ayant  mis  fin  à  sa  triste  tragédie ,  il  ferma  les 
lettres  et  les  cacheta  de  sou  cachet,  puis  mit  la  superscrip- 
tion  h  son  père,  et  serrant  ses  lettres  en  sa  bourse,  il  monta 
à  cheval  et  fit  si  bonne  diligence,  qu'il  arriva  par  les  obscures 

>  Cette  scène  qae  Shakespeare  a  si  merveilleosement  déTeloppée,  est 
dae  tOQte  entière  à  Timagi nation  de  Pierre  Boistean.  Le  texte  italien 
dit  tout  simplement  :  «  Roméo  prit  avec  Ini  an  flacon  rempli  d*an  poison 
très-violent  ;  et  sous  le  costume  d*nn  marchand  allemand,  monta  è  ehe- 
Tal.  » 


TROISIÈME  HISTOIRE  TRAGIOUB. 


459 


ténèbres  de  Ifl  nuit  en  la  cité  de  Vérone,  avant  que  les  porles 
fuâseal  fermées,  où  il  trouva  son  si-rviteur  qui  l'atteDdail. 
avi'C  laDlernes  et  iDstruments  susdits,  propres  pour  ouvrir 
le  sépulcre,  auquel  il  dit  : 

—  Pierre,  aide-moi  à  ouvrir  ce  sépulcre  et,  sitât  qu'il 
sera  ouvert,  je  te  coinmanderoi  sur  peine  de  la  vie,  de  a'ap- 
procber  de  moi,  ni  de  nietU%  empêchement  à  chose  que  je 
veuille  eiécuter.  Voilà  une  leltre  que  lu  présenteras  demain 
au  matin  à  mon  pare  à  son  lover,  laquelle  peut-être  lui  sera 
plus  agréable  que  tu  ne  penses. 

Pierre  ne  pouvant  imaginer  quel  était  le  vouloir  de  son 
maître,  s'éloigna  quelque  peu  afin  de  contempler  ses  gestes 
et  contenances.  Et  lorsque  le  cercueil  fut  ouvert,  Rhoraéo 
descend  deux  degrés,  lignant  sa  chandelle  à  la  main,  et  com- 
mença à  aviser  d'un  œil  piteui  le  corps  de  celle  qui  élnit 
l'organe  de  sa  vie,  puis,  l'ayant  arrosée  de  ses  larmes  et 
baisée  étroitement,  la  tenant  entre  ses  bras,  ne  se  pouvant 
rassasier  de  sa  vue,  mil  ses  craintives  mains  sur  le  froid  es- 
tomac de  Juliette  et,  après  l'avoir  maniée  en  plusieurs  en- 
droits, et  n'y  pouvant  asseoir  aucun  jugement  de  vie,  îl  tira 
la  poison  de  sa  botte,  el  en  ayant  avalé  une  grande  quantité, 
il  s'écrie  : 

—  0  Juliette  de  laquelle  le  monde  était  indigne,  quelle 
mort  pourrait  élire  mon  cœur  qui  lui  fût  agréable  que  celle 
qu'il  souffre  près  de  toi?  quelle  sépulture  plus  glorieuse  que 
d'être  enfermé  en  Ion  tombeau?  quelle  plus  digne  ou  excel- 
lente épitaphe  se  pourrait  sacrer  A  la  mémoire  que  ce  mutuel 
et  piteui  sacrifice  de  nos  vies? 

El  cuidant  renforcer  son  deuil,  le  coeur  lui  commença  à 
frémir  pour  la  violence  du  venin,  lequel  peu  à  peu  s'-mpa- 
rait  de  son  cusur,  et,  regardant  cji  et  là,  avisa  te  corps  de 
Thibaut,  près  de  celui  de  Juliette,  lequel  n'était  encore  <lu 
tout  putréfié,  parliinl  fi  lui  comme  s'il  élait  vif.  disait  : 

—  Cousin  Thibaut,  en  quelque  lieu  que  tu  sois,  je  te  crie 


460  APRUDICS. 

maintenant  merci  de  l'offense  qoe  je  fis  de  te  priter  de  vie, 
et  si  ta  souhaites  vengeance  de  moi,  quelle  autre  plus  grande 
ou  cruelle  satisfaction  saurais-tu  désormais  espérer  que  de 
voir  celui  qui  t'a  méfait  »  empoisonné  de  sa  propre  main  et 
enseveli  à  tes  côtés  ^ 

Puis,  ayant  mis  fin  à  ce  propos,  sentant  peu  à  peu  la  vie 
lui  défaillir,  se  prosternant  à  genoux,  d'une  voix  faible  dit 
assez  bas  : 

—  Seigneur  Dieu,  qui  pour  me  racheter  es  descendu  du 
sein  de  ton  père  et  as  pris  chair  humaine  au  ventre  de  la 
Vierge,  je  te  supplie  prendre  compassion  de  cette  pauvre 
âme  affligée  :  car  je  connais  bien  que  ce  corps  n'est  plus 
(JUe  terre. 

Puis  saisi  d'une  douleur  désespérée,  se  laissa  tomber  sur 
le  corps  de  Juliette  de  telle  véhémence  que,  le  cœur  atténué 
de  trop  grand  tourment,  ne  pouvant  porter  un  si  dur  et  der- 
nier effort,  demeura  abandonné  de  tous  les  sens  et  vertus 
naturelles  :  en  façon  que  le  siège  de  l'ftme  lui  faillit  à  l'in- 
stant, et  demeura  raide  étendu  '. 

*  Ainsi  qoe  je  Tai  dit  h  rintroduclion,  Pierre  Boistean  a  complète- 
ment modifié  la  fin  de  la  légende  italienne.  Dans  la  nooTelle  de  Ban- 
dello,  Roméo  et  Juliette  te  reconnaissent  avant  de  monrir.  J'extrais  de 
la  traduction  de  M.  de  Gnénifey,  publiée  en  1836,  le  récit  de  cette 
funèbre  entrevue  : 

«...  Roméo,  ayant  pris  Juliette  entre  ses  bras,  loi  prodiguant  les 
pins  tendres  caresses,  attendait  une  mort  inévitable  et  prochaine,  en 
conjurant  Piétro  de  fermer  la  tombe  sur  lui.  Le  temps  était  vena  où  la 
poudre  entièrement  digérée  avait  perdu  toute  sa  vertu.  Juliette  se  ré- 
veilla, et  sentant  que  quelqu'un  la  tenait  embrassée,  elle  crnt  qne  le 
père  Lorenzo  venait  pour  la  retirer  du  cercueil  et  la  conduire  dans  sa 
cellule  ;  que,  poussé  par  quelque  mauvaise  pensée,  il  osait  attenter  à  sa 
pudeur.  «  0  mon  père  I  dit-elle,  est-ce  ainsi  qne  voos  répondez  h  la 
»  confiance  que  Roméo  a  eu  vous  ?  Retirez-vous  !  »  et  s'agitant  ponr  t'en 
débarrasser,  elle  changea  de  position,  ouvrit  les  yeux  et  vit  qu'elle  était 
dans  les  bras  de  Roméo,  qu'elle  reconnut  aussitôt  quoiqu'il  fût  dégnisé 
en  Allemand  :  «  0  mon  Dieu  !   s'écria -t-elle,  ma  chère  vie,  vons  icil 


THOTSIÈME  HISTOIRE  TRAOIOUK.  461 

Frôpe  Lnurens  qui  connaissait  le  période  certain  3e  l' opé- 
ration de  sa  poudre,  émerveillé  qu'il  n'avait  aucune  réponse 
de  la  lettre  qu'il  avait  envoyée  à  Rhoméo  par  son  compagnon 
frère  Anselme,  s'en  part  de  Saint-François,  et  avec  înstru- 

■  Où  esl  te  përe  Loreazo?  Ponrqnoi  ne  me  reiirei-Yoas  pas  de  ce  sépul- 

■  cwT  Ponr  l'nmour  de  Dieu,  sortons  d'ici,  a 

•  Roméo,  10 jani  Juliette  ouvrir  les  yeui  el  l'ajnnl  eosnite  entendge 
parler,  rit  dniremeot  qu'elle  viiail,  qu'elle  n'était  pai  morte  ;  il  en  res' 
Mntît  i  la  Tois  ane  joie  et  un  chagrin  indicibles.  Il  serrait  dans  set 
brat  celle  chtre  épouse  qu'il  arroMît  de  ses  larmes. 

—  «  0  ciel  I   vie  de  ma  vie,  cœur  de  mon  corps,  quel   homme  au 

>  monde  épronvn  jamais  autant  de  joie  que  j'en  resieas  en  ce  momeiit  ; 

■  rermement  persuadé  que  vous  étiei  morte,  quel  est  mon  bonheur 

>  de  TOUS  tenir  dans  mea  bras  pleine  de  nie  et  de  santé  1  Mais  aoasi 

>  quelle  douleur  fut  jamais  égale  à  ma  doalenr,  quelle  peine  peot  être 

■  plus  cuisante  que  la  mienne  de  me  voir  parTenu  i  la  (in  de  ma  malheu- 
•  reuM  carrière  et  de  sentir  la  vie  prêle  à  m'échapper  quand  plus  qne 

■  jamais  elle  me  serait  agréable  1  Car,  si  je  vis  encore  une  demi-heure, 
B  c'est  plus  que  je  ne  puis  espérer.  Eiista-t-il  jamais  au  monde  nne 
»  personne  qui,  dans  le  même  temps,  éprouva  autant  d'allégresse  et  de 
»  désespoir  que  j'en  ressens  moi-même  en  ce  moment?  En  alTet,  quelle 
1  n'eit  pas  ma  satisfaction,  chère  compagne,  de  vods  retrouver  virsDie 
V  nprès   vous  avoir  cru  perdue  pour  toujours  et  voua  avoir  pleurée  si 

■  amèrement  !  Il  est  viai,  je  doi^  avec  vous  me  réjouir  d'un  si  heureux 

■  événement  ;  mais  en  même  temps,  à  quelle  extrême  douleur  ne  suis- je 

■  pas  en  proie,  pensant  que  bientôt  je  ne  pourrai  plu»  vous  voir,  vous 

■  eolendre,  rester  avec  vous  et  jouir  de  votre  compagnie  si  douce,  si 

■  agréable  elaprès  laquelle  j'ai  taiil  sonpirél  II  est  certain  que  la  joie 

■  de  vous  voir  rendue  au  monde  surpasse  de  beaucoup  la  douleur  qui  me 

■  lonrnienle  en  sentant  approcher  l'Instant  fatal  qui  doit  me  séparer  i 
D  jamais  ile  vous;  je  prie  notre  divin  Créateur  qu'autant  d'années  qui 
H  vont  se  trouver  retranchée*  de  mon  eiistence,  il  veuille  bien  tes  ajon- 
i>  1er  A  la  vdtre  et  rendre  voire  sort  moins  funeste  que  le  mien  ;  je  sens 

■  que  déji  ma  vie  est  Dnie.  s 

Juliette  qui  s'était  presque  eotièremeol  mise  sur  son  séant,  enten- 
dant ce  discours  de  Roméo,  lui  dil  :  n  Ah  !  quelles  paroles  me  dites- 
»  vous  donc,  seigneur,  eu  ce  momenll  Est-ce  donc  là  la  consolation  que 

>  je  devais  atteudreT  êtes-vous  veuu  etprës  de  Mantoue  poar  m'apporler 

■  une  aussi  lerrible  nouvelleT  quels  aeni 


462  APPSNDIGE. 

ments  propres  délibère  d'ouvrir  le  sépulcre  pour  donner  air 
è  Juliette,  laquelle  était  prête  à  s'éveiller.  Et  approchant  du 
lieu,  il  avisa  la  clarté  dedans»  qui  lui  donna  terreur  jusques 
à  ce  que  Pierre,  qui  était  prè»,  Teût  acertené  que  Roméo 

•  meott  qnel  mal  teotei-Toas  donc  poor  parler  de  monrir?  ji 

»  L'iDforiQDé  Roméo  loi  raconta  aion  la  circonstance  da  poison  qu'il 
arait  pris. 

—  «  Hélas  !  infortonée  qne  je  sois  I  s'écria  Juliette,  qa'est-ce  qoe 
»  j'apprends  T  qne  me  dites-Tons?  sqis-je  assez  malheoreose  l  mon  sort 
»  est-il  assez  déplorable  !  mais,  d'après  ce  qoe  j'entends,  le  père  Lorenzo 
»  ne  TODS  a  point  écrit  qoelles  étaient  les  mesores  qoe  noos  avions  adop- 
»  tées.  11  m'avait  si  bien  promis  qo'il  toos  iostroirait  de  toot  I 

a  Ainsi,  cette  jeone  femme  inconsolable,  dans  l'amertome  de  sa  doo- 
leor,  ao  milieu  des  plears,  des  cris,  des  sanglots,  presque  hors  d'elle- 
même,  dans  one  agitation  aflreose,  raconta  i  son  mari,  ayec  détail,  toot 
ce  qoi  avait  été  concerté  entre  le  religieui  et  elle,  afin  qu'elle  ne  fût 
pas  contrainte  d'accepter  le  mari  que  son  père  voulait  la  forcer  d'épou- 
ser. 

9  Ces  détails,  parvenus  h  la  connaissance  de  Roméo,  augmentèrent 
d'autant  plus  sa  douleur  et  ses  violents  chagrins....  La  pauvre  Juliette, 
la  plus  effrayée  des  femmes,  car  il  n'y  avait  aucun  remède  è  sa  douleur, 
s'adressant  è  Roméo  :  c  Puisqu'il  n'a  pas  plu  h  Dieu,  dit-elle,  de  nous 
»  accorder  la  grâce  de  passer  noire  vie  ensemble,  qo'il  loi  plaise  ao 
»  moins  que  j'aie  la  consolation  d'être  ensevelie  ici  avec  voos  et  qoe  noos 
»  n'ayons  qu'une  seule  et  même  sépulture.  Soyez  bien  convaincu  que, 
»  quelque  chose  qu'il  arrive,  nulle  puissance  au  monde  ne  pourra  ro'o- 
»  biiger  à  quitter  ce  lieu  sans  vous.  »  Roméo,  l'ayant  prise  de  nouveau 
dans  ses  bras,  recommença  avec  toutes  sortes  de  caresses,  h  la  supplier 
de  se  consoler  et  de  se  résigner  è  vivre,  ajoutant  que,  pour  lui,  il  ne 
pourrait  quitter  la  vie  avec  moins  de  douleur  qu'autant  qu'il  aurait  l'as- 
surance que  Juliette  serait  vivante  et  disposée  à  prendre  soin  de  ses 
Jours.  Il  lui  dit,  à  ce  sujet,  les  choses  les  plus  touchantes  pour  la  con- 
vaincre. Quant  A  lof,  il  se  sentait  progressivement  défaillir;  sa  vue  était 
déjà  presque  éteinte,  et  ses  forces  Tabandonnaient  ;  toot  è  coup,  il  tomba 
en  (liant  d'une  manière  attendrissante  ses  derniers  regards  sur  sa  femme 
inconsolable;  il  s'écria  :  «  0  ciel!  malheureux  que  je  suis!  adieu,  ma 
»  chère  Juliette,  adieu,  je  meurs.  » 

Le  père  Lorenzo  (quelle  qu'en  fût  la  cause)  n'avait  pas  voulu  transpor- 
ter Juliette  la  nuit  même  qu'elle  fut  ensevelie,  dans  une  chambre  du 


THOISIÈME  HISTOIRE  TRAGlOl-E. 


463 


éUil  dedans  et  n'avait  cessé  de  se  plaindre  et  lameiiler  de- 
puis deux  heures.  Et  lors  entrèrent  dedans  le  sépulcre  et 
trouvant  Rhoméo  sans  vie ,  menèrent  un  deuil  tel  que 
peuvent  appréhender  ceux  qui  ont  BÎmé  quelqu'un  de  par- 
faite amitié. 


iivnQle,  «ûjant  que 


g  Roméo  ne  piraJEsaît  pat,  il  em- 
mena BTec  lui  un  religieui  qui  avsil  sa  conrinace,  et  il  Tint  avec  toul  ce 
qu'il  fallait  pocr  ourrir  le  lombuai].  Lesdeni  relifileui  j  arrivÈrenl  au 
(Domenl  où  Roméo  allait  eilialer  soe  dernier  soupir.  Le  père  l.oreoio, 
ajant  vu  qae  la  porte  du  lonibenu  -'-lait  ouverte  et  recouua  Piélro.  lui 
dit  raïuilièiemenl  :  a  Bb  I  l'ami,  oiïeat  ton  malireîs  Jalietic.eaiendant 
parler  el  ayant  reconiin  lunt  de  sulle  la  roii  du  rfligieui,  <oulevant  la 
tête,  Ini  adressa  ce  qui  mit  :  «  Que  Dieu  vous  le  pardonne,  ino.i  père, 

■  mais  vous  avex  <''lé  Ijje»  eiacl  a  envoyer  la  lettre  i  Roinéol  n  —  v  Je 
*  Ib  loi  ai  bien  certainement  adressée,  répondit  le  Père  ;  et  c'eil  le  frère 
»  Anselme,  que  lu  connais  bien,  que  j'ni  chargé  de  ce  mesnnge.  Mais, 
t  ma  lllle,  pourquoi  me  fais-tu  celte  question  T  ■  Juliette,  Tondant  en 
larioes.  lui  rf-pondit  :  «  Veuei  id,  et  tous  le  lerrei,  v 

a  Le  religieux  se  rendit  t  l'invitation  de  Juliette  et  vit.  en  effet, 
Homéo  couché  et  i  qui  il  ret>tait  a  peine  un  souffle  Je  vie  :    »  Roméo, 

■  non  cher  (ils,  qu 'as-tu?  quel  mal  éprouvei-luT  ■  Roraéo,  quoique  à 
•on  hvare  suprême,  ouvrit  encore  ses  yeut  mourants,  reconnut  1c  reli- 
gieux el  lui  dit  aveu  une  grindedirTieulu- qu'il  lui  recamoianilait  Juliette, 
que,  pour  lui,  ni  secoiir»  ni  conseils  n'él.ilent  pies  nécessaires,  et  que, 
répondant  de  ses  fautes,  il  demandait  pardon  t  I>ïpu  el  k  lui.  A  peine 
l'inTorinné  Roméo  eut-il  pronun ce  ces  dernières  parole*  et  se  fui-il  frappé 
faiblement  Ja  poitrine,  qu'il  eipira. 

■  Combien  ce  spectacle  fut  stfreui  pour  an  jeune  femme  déji  réduite 
au  désespoir  1  lUon  cœur  est  incapable  de  pouvoir  le  décrire.  Que  celui 
qni  porte  un  cœur  sensible  et  qui  aime  véritablemeni,  s'en  faste  une 
Juste  idée  el  cberclie,  |<ar  rimaginatiOD,  n  se  repréienler  un  spectacle 
aussi  horrible,  l'elle-ci,  sanglolaul,  répétait  sans  cesse  le  nom  d'unépoai 
•doré,  qu'elle  appelait  en  vain  ;  le  cceur  brisé,  elle  tomba  *ur  le  corpa 
inanimé  de  Roméo,  où  sa  doulcor  la  retint  longtemps  éranaiiie.  Le  boa 
religieux  et  Piélro,  eicesaivemanl  aniig<-s,  parugeant  sa  douleur  el 
innrhés  de  son  d.'-sespoir,  réussirent,  i  force  desoins,  à  la  rappeler  à  la 
vie.  Ayint  recouvré  le  sentiment,  ellejoignit  étroitement  ses  deni 
et  les  réunissant  aiec  foreei  elle  donna  un  libre  coora  i  «e*  lannaa 


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TROISIÈME  HISTûlBE  TIUGIIJCE. 


465 


loi  raconta  fidèlement  comme  il  avait  envoyé  frère  Anselme 
vers  Rhoméo  à  Mantoue,  duquel  il  n'avait  pu  avoir  réponse, 
toutefois  qu'il  avait  trouvé  Rhoméo  au  sépulcre,  mort,  duquel 
il  lui  montra  le  corps  étendu  joignant  le  sien  :  la  suppliant 
au  reste  de  porter  patiemment  l'infortune  survL'nue,  et  que, 
s'il  lui  plaisait,  il  la  conduirait  en  quelque  monastère  secret 
de  femmes  où  elle  pourrait  [avec  le  temps)  modérer  son  deuil 
et  donner  repos  à  son  âme.  Mais  à  l'instant  qu'elle  eut  jeté 
l'œil  sur  le  corps  mort  de  Rlioméo,  elle  commença  à  détoupcr 
la  bonde  à  ses  larmes  par  telle  impétuosité  que,  ne  pouvant 
supporter  la  fureur  de  son  mal.  elle  haletait  sans  cesse  sur 
sa  bouche,  puis,  se  lançant  sur  son  corps  et  l'embrassant 
ëlroitement,  il  semblait  qu'à  force  de  soupirs  et  de  sanglots, 
elle  dût  le  vivifier  et  remettre  en  essence.  Et  après  l'avoir 
baisé  et  rebaisé  un  million  de  fois,  elle  s'écria  : 

—  Ah  !  doux  repos  de  mes  pensées  et  de  tous  les  plaisirs 
que  jamais  j'eus,  as-tu  bien  eu  le  cœur  si  assuré  d'élire 
ton  cimetière  en  ce  lieu,  entre  les  bras  de  la  parfaite  amante, 
et  de  finir  le  cours  de  ta  vie  à  mon  occasion ,  en  la  ileur  de 

■  chère  et  plus  Agrfal>Ia  quels  tienne?  Oai,  je  suivrai  les  iraces  et  ne 

>  l'abandonnerui  pai.  ii 

>  Le  religieni  et  Piétro,  pénétrés  de  compassioa,  fondnieat  en  larmes 
et  faisaient  tout  leur  poMible  pour  lui  donner  linéique  consolation  ; 
mais  tout  cela  en  vain.  Le  pïre  Lorenzo  lui  disail  :  ■  Ma  Hlle,  noas  ae 

>  pouvass  pas  revenir  sar  ce  qui  eut  Tait  etacrompti.  S'il  étail  possible 

■  Biec  de«  plenri  de  ressusciter  Ronn-o,  nous  fondrions  tous  en  larmes 

■  aRn  de  le  rappeler  h  la  vie,  mais  il  n'y  a  point  de  rcmiide.  Reprends 
»  conrage,  songe  i  présent  à  vivre,  et  si  lu  ne  veux  pas  rtlourner  duns 
B  la  maison  de  loii  père,  je  pourrai  réussir  s  le  placer  daus  un  saint 

■  raonasti^re  oti,  te  consacrent  au  service  du  seigneur,  tu  lui  adresseias 

■  do  Teifenlos  prières  pour  Time  de  Inn  mari.  » 

B  Mais  Juliette  ne  voulait  rien  écouler,  et  ddseAp^ranl  de  pouvoir 
racheter  la  vie  de  Boméu  au  prii  de  la  sienne,  elle  persista  dans  son 
cniel  dessein  et  se  résolut  à  mourir.  Ajfliit  donc  coaccniré  lontei  ses 
pensées  sur  sou  malheureux  époni  qu'elle  serrait  sur  sa  poitrine,  elle 
tomba  dam  nne  rêverie  profonde,  |inis  eiptra.  > 


L 


466  APPniDiCI 

ta  jeunesse  lorsque  le  vine  te  détail  6tre  plus  dier  et  délec- 
table? Cotnment  ce  tendre  corps  a-l-il  pu  résister  au  furieux 
combat  de  la  mort  lorsqu'elle  s'est  présentée?  Gomment  ta 
tendre  et  délicate  jeunesse  a-t-elle  pu  permettre  son  gré,  que 
tu  te  sois  confiné  en  ce  lieu  ordurier  et  infect  où  tu  serviras 
désormais  de  pâture  à  vers,  indignes  de  toi?  Hélas!  hélas! 
quel  besoin  m'était-il  maintenant  que  les  douleurs  se  renou- 
fêlassent  en  moi ,  que  le  temps  et  ma  longue  patience  de- 
taient  ensevelir  et  éteindre?  Ah  !  misérable  et  chétive  que 
je  suis!  pensant  trouver  remède  A  mes  passions,  j*ai  émoulu 
le  couteau  qui  a  fait  la  cruelle  plaie  dont  je  reçois  le  mortel 
bommage  !  ab  !  heureux  infortuné  tombeau  qui  servira  es 
siècles  futurs  de  témoin  de  la  plus  parfoiite  alliance  qu'ont 
les  deux  plus  infortunés  amants  qui  furent  oncques  !  reçois 
maintenant  les  derniers  soupirs  et  accès  du  plus  cruel  de 
tous  les  cruels  sujets  d*ire  et  mort. 

Et  comme  elle  pensait  continuer  ses  plaintes,  Pierre  aver- 
tit frère  Laureos  qu'il  entendait  un  bruit  près  de  la  citadelle, 
duquel  intimidés  ils  s'éloignèrent  promptement,  craignant 
être  surpris.  Et  lors  Juliette  se  voyant  seule  et  en  pleine  li- 
berté, prit  de  rechef  Rhoméo  entre  ses  bras,  le  baisant  par 
telle  affection  qu'elle  semblait  être  plus  atteinte  d'amour 
que  de  la  mort.  Et  ayant  tiré  la  dague  que  Rhoméo  avait 
ceinte  à  son  côté,  se  donna  de  la  pointe  plusieurs  coups  au 
travers  du  cœur,  disant  d'une  voix  faible  et  piteuse  : 

—  Ha  !  mort,  fin  de  malheur  et  commencement  de  félicité, 
sois  la  bienvenue  :  ne  crains  à  cette  heure  de  me  darder,  et 
'  ne  donne  aucune  dilatioo  à  ma  vie,  de  peur  que  mon  esprit 
ne  travaille  à  trouver  celui  de  mon  Rhoméo  entre  tant  de 
morts  !  Et  toi,  mon  cher  seigneur  et  loyal  époux  Rhoméo,  s'il 
te  reste  encore  quelque  connaissance,  reçois  celle  que  tu  as 
si  loyalement  aimée,  et  qui  a  été  cause  de  ta  violente  mort  : 
laquelle  t'offre  volontairement  son  âme  afin  qu'autre  que 
toi  ne  soit  jouissant  de  l'amour  que  si  justement  tu  as  con- 


TROISIEME  mSTOIRE  TRAGIQUE. 


467 


quis,  et  afin  que  nos  espriis,  sortant  do  celte  lumière,  soieat 
éterDellemeol  vivants  ensemble,  au  lieu  d'éternelle  immor- 
talité ! 

Et  ces  propos  achevés  elle  rendit  l'esprit. 

Pendant  que  ces  choses  se  passaient,  les  gardes  de  la  ville  j 
passaient  fortuitement  par  là  auprès,  lesquels,  avisant  la  J 
clarté  en  celorabcau ,  soupçonnèrent  incontinent  que  c'étaieDt 
nécromanciens  qui  avaient  ouvert  ce  sépulcre  pour  abuser  ' 
des  corps  morts  et  s'en  aider  en  leur  art.  El  curieux  de  savoir 
ce  qui  en  était,  enlrt'rent  au  cercueil  oii  ils  trouvèrent  Rboméo 
et  Juliette,  aj'ant  les  bras  lacés  au  col  l'un  de  l'autre,  comme  . 
s'il  eût  resté  quelque  marque  de  vie.  Et  après  les  avoir  bien 
regardés  à  loisir,  connurent  ce  qui  en  était;  et  lors  tout  I 
étonnés  cherchèrent  tant  ç^  et  là,  pour  surprendre  ceux 
qu'ils  pensaient  avoir  fait  le  meurtre,  qu'ils  trouvèrent  enfin 
le  beau  père  frère  Laurens  et  Pierre,  serviteur  du  défunt 
Rhoméo,  qui  s'étaient  cachés  sous  une  stalle,  lesquels  ils 
menèrent  aui  prisons,  et  avertirent  le  seigneur  de  l'Escale  et 
les  magistrats  de  Vérone  de  l'inconvénient  survenu,  lequel 
fut  publié  eu  un  instant  par  toute  la  cité.  Vous  eussiez  vu 
lors  tous  les  citoyens  avec  leurs  femmes  et  enfants  aban- 
donner leurs  maisons  pour  assister  à  ce  pilem  spectacle.  Et 
afin  qu'en  présence  de  tous  les  citoyens  le  meurtre  (Ot  pu- 
blié, les  magistrats  ordonnèrent  que  les  deux  corps  morts 
fussent  érigés  sur  un  théâtre,  à  la  vue  de  tout  le  monde  en 
la  forme  qu'ils  étaient  quand  ils  furent  trouvés  au  sépulcre, 
et  que  Pierre  et  frère  Laurens  seraient  publiquement  inter- 
rogés afin  qu'aupiiraprès  on  ne  pût  murmurer  ou  prétendre 
aucune  cause  d'ignorance.  El  ce  bon  vieillard  de  frère,  étant 
sur  le  théâtre,  ayant  sa  barbe  blanche  toute  baignée  de 
grosses  larmes,  les  juges  lui  commandèrent  qu'il  eût  à  dé- 
clarer c€ui  qui  étaient  auteurs  de  ce  meurtre,  attendu  qu'à 
heure  indue  il  avait  été  appréhendi^  avec  quelques  ferrements 
près  le  sépulcre.  Frère  Laurens,  homme  roud  et  libre  en 


468  APPEHDICE. 

parole,  sans  s'émoaToir  aiicaiian^it  pour  l'accosation  pro- 
posée, leur  dit  avec  une  voix  assurée  : 

—  Messieurs,  il  n'y  a  celui  d'entre  vous  qui  (s'il  avait 
égard  à  ma  vie  passée  et  à  mes  vieux  ans  et  au  triste  spec- 
tacle où  la  malheureuse  fortune  m'a  maintenant  réduit)  ne 
soit  grandement  émerveillé  d'une  tant  soudaine  et  inespérée 
mutation  :  attendu  que  depuis  soixante  et  dix  ou  douze 
ans  que  je  fis  mon  entrée  sur  la  terre  et  que  je  commençai 
à  éprouver  les  vanités  de  ce  monde,  je  ne  fus  oncques  at- 
teint, tant  s'en  faut  convaincu  de  crime  aucun  qui  me  sût 
faire  rougir,  encore  que  je  me  reconnaisse  devant  Dieu  le 
plus  grand  et  abominable  pécheur  de  la  troupe.  Si  est-ce 
toutefois  que  lorsque  je  suis  plus  prêt  à  rendre  mon  compte 
el  que  les  vers,  la  terre  et  la  mort  m'ajournent  à  tous  les 
moments  du  jour  à  comparaître  devant  la  justice  de  Dieu,  ne 
faisant  plus  autre  chose  qu'attendre  mon  sépulcre,  c'est 
l'heure  (ainsi  comme  vous  vous  persuadez)  en  laquelle  je 
suis  tombé  au  plus  grand  intérêt  et  préjudice  de  ma  vie  et 
de  mon  honneur.  Et  ce  qui  a  engendré  cette  sinistre  opi- 
nion de  moi  en  vos  cœurs,  sont  (peut-être)  ces  grosses  lar- 
mes qui  découlent  en  abondance  dessus  ma  face  :  comme 
s'il  ne  sç  trouvait  pas  en  récriture  sainte,  que  Jésus-Christ 
eût  pleuré  ému  de  pitié  et  compassion  humaine,  et  même 
que  le  plus  souvent  elle  sont  fidèles  messagères  de  l'inno- 
cence des  hommes.  Ou  bien,  ce  qui  est  plus  probable,  c'est 
l'heure  suspecte  el  les  ferrements,  comme  le  magistrat  a 
proposé,  qui  me  rendent  coupable  des  meurtres,  comme  si 
les  heures  n'avaient  pas  toutes  été  cré^  du  Seigneur, 
égales  :  et  ainsi  que  lui-même  a  enseigné,  il  y  en  a  douze 
au  jour,  montrant  pour  cela  qu'il  n'y  a  point  exception 
d'heures  ni  de  moments,  mais  qu'on  peut  faire  bien  ou  mal 
à  toutes  indifféremment,  ainsi  que  la  personne  est  guidée 
ou  délaissée  de  l'espril  de  Dieu.  Quant  aux  ferrements  des- 
quels je  fus  trouvé  saisi,  il  n'est  besoin  maintenant  de  vous 


TROISIÈME  niSTOlRE  TnAOIQUE. 


469 


fiiire  entendre  pour  quel  usage  a  été  créé  le  fer  première- 
ment, et  comme  de  soi  il  no  peut  rien  accroilro  en  l'homme 
do  bien  ou  de  mal,  sinon  par  la  maligne  volonté  de  celui  qui 
en  abuse.  Ce  que  j'ai  bien  voulu  mettre  en  avant  pour  vous 
faire  entendre  que  ni  mes  larmes  ni  le  fer  ni  l'heure  sus- 
pecte ne  me  peuvent  convaincre  de  meurtre,  ni  me  rendre 
autre  que  je  suis,  mais  seulement  le  tcraoîgnoge  de  mo  pro- 
pre conscience,  lequel  seul  me  servirait  (si  j'étais  coupable) 
d'accusateur,  de  témoin  et  de  bourreau.  Laquelle  [vu  l'âge 
où  je  suis  et  la  réputation  que  j'ai  eue  le  passé  entro  vous 
et  le  petit  séjour  que  j'ai  plus  à  faire  en  ce  monde)  me  de- 
vrait plus  tourmenter  là  dedans  que  toutes  les  peines  mor- 
telles qu'on  saurait  proposer.  Mais  (la  grâce  à  mon  Dieu)  je 
ne  sens  aucun  ver  qui  me  ronge,  ni  aucun  remords  qui  mo 
pique,  touchant  le  fait  pour  lequel  je  vous  vois  tous  troublés 
et  épouvantés.  Et  afin  de  mettre  vos  âmes  en  repos,  et  pour 
éteindre  les  scrupules  qui  pourraient  tourmenter  désormais 
vos  consciences,  je  vous  jure  sur  toute  la  part  que  je  pré- 
tends au  ciel,  de  vous  faire  entendre  maintenant  de  fond  en 
comble  le  discours  de  celte  piteuse  tragédie,  de  laquelle  vous 
ne  serez  (peul-ôtre)  moins  émerveillés  que  de  deux  pauvres 
passionnés  amants  qui  ont  été  forts  et  patients  à  s' exposer  à 
la  miséricorde  do  la  mort,  pour  la  fervente  et  indissoluble 
amitié  qu'ils  se  sont  portée. 

Et  lors  le  beau  père  commença  à  leur  déduire  le  com- 
mencement des  amours  de  Juliette  etdelthoméo  :  lesquelles 
après  avoir  élé  par  quelque  espace  de  temps  confirmées, 
s'était  ensuivie  parole  de  présent,  promesse  de  mariage 
entre  eui,  sans  qu'il  en  sût  rien.  Et  comme  (quelques  jours 
après)  les  amants  se  sentant  aiguillonnés  d'une  amour  plus 
forte,  s'étaient  adressés  h  lui  sous  le  voile  de  confession, 
attestant  tous  deui  par  serment  qu'ils  élaienl  mariés  et  que, 
s'il  ne  lui  plaisait  solenniscr  leur  mariage  en  face  d'église, 
ils  seraient  contraints  d'offenser  Dieu  et  vivre  en  concubî- 


4T0 

nage.  Eo  eoosîdératîoD  de  quoi,  et  même  voyant  l'allia  nce 
éire  bcMiiie  el  cootonne  en  dignité,  richesse  et  noblesse  de 
tons  les  deux  eôlés,  espérant  par  ce  moyen  (peut-être)  ré- 
GODcOier  les  Mootescfaes  et  Capdkts  ensemble  et  faire  œuvre 
agréable  à  Dien,  leor  atait  donné  la  bàiédiction  en  une 
chapelle  :  dont  la  nuit  même  ils  afaîent  consommé  leur 
mariage,  au  palais  des  Capellets  :  de  quoi  la  femme  de 
chambre  de  Juliette  pourrait  encore  déposer.  Ajoutant  puis 
après  le  meurtre  de  Ibibaut,  eoosin  de  Juliette,  être  sur- 
venu, i  raison  doqnel  le  ban  de  Rhoméo  s'était  ensuivi,  et 
comme  en  Tabsence  dudit  Rhoméo,  le  mariage  étant  tenu 
secret  entre  eux,  on  l'avait  voula  marier  au  comte  PAris,  de 
quoi  Juliette  indignée,  s'était  prosternée  i  ses  pieds  en  une 
chapelle  de  l'église  Saint-François  avec  une  ferme  espérance 
de  s'occire  de  ses  propres  mains,  s'il  ne  lui  donnait  conseil 
au  mariage  accordé  par  son  père  avec  le  comte  Pftris.  Ajou- 
tant pour  conclusion,  encore  qu'il  eût  résolu  en  lui-même 
(pour  une  appréhension  de  vidllesse  et  de  mort)  d'abhorrer 
toutes  les  sciences  cadiées  auxquelles  il  s'était  délecté  en  ses 
jeunes  ans ,  toutefois  pressé  d'importunité  et  de  pitié,  et 
craignant  que  Juliette  exerçât  cruauté  contre  elle-même,  il 
avait  élargi  sa  conscience  et  mieux  aimé  donner  quelque 
légère  atteinte  à  son  âme  que  de  souffrir  que  cette  jeune 
damoiselle  défit  son  corps  et  mît  son  âme  en  péril,  et  partant 
avait  déployé  son  ancien  artifice,  et  lui  avait  donné  certaine 
poudre  pour  Tendormir,  par  le  moyen  de  laquelle  on  l'avait 
jugée  morte.  Leur  faisant  puis  après  entendre  comme  il  avait 
envoyé  frère  Anselme  avertir  Rhoméo  par  une  lettre  de 
toutes  leurs  entreprises,  duquel  il  n'avait  encore  eu  réponse  : 
déduisant  après  par  le  menu  comme  il  avait  trouvé  Rhoméo 
au  sépulcre,  mort,  lequel  (comme  il  était  vraisemblable) 
s'était  empoisonné  ou  étoufié ,  ému  de  juste  deuil  qu'il 
avait  de  trouver  Juliette  en  cet  état,  la  pensant  morte  :  puis, 
poursuivant  son  discours,  déclara  comme  Juliette  s'était  tuée 


TROISIlUm  IIISTOIIIE  TIlACIOtli. 


471 


elle-même  de  la  dsgue  de  Rhomco,  pour  l'accompagner 
après  sa  mort,  et  comme  il  ne  leur  avait  été  possible  de  la 
sauver,  pour  le  bruit  survenu  des  gardes  qui  les  avaient  con- 
traints de  sYcarter. 

El  pour  plus  ample  Information  de  son  dire,  il  supplia  le 
seigneur  de  Vérone  et  les  magistrats  d'envoyer  h  Mantoue 
quérir  frèro  Anselme  savoir  la  cause  de  son  retardement,  de 
voirie  contenu  des  lettres  qu'il  avait  envoyées  à  Rhoméo,  do 
faire  interroger  la  dame  de  chambre  de  Juliette  et  Pierre  le 
serviteur  de  Rhoméo,  lequel,  sans  attendre  qu'on  fit  autre 
enquête,  leur  dit  : 

—  Messieurs,  ainsi  que  Rhoméo  voulut  enlrerau  sépulcre, 
il  me  bailla  ce  paquet  (;\  mon  avis,  écrit  de  sa  main)  lequel 
il  me  commanda  expressément  présenter  à  son  père. 

Le  paquet  ouvert,  ils  trouvèrent  entièrement  tout  le  coq- 
tenu  de  l'histoire,  même  le  nom  de  l'apothicaire  qui  lui  avait 
vendu  le  poison,  le  prix  et  l'occasion  pour  laquelle  il  en 
avait  usé.  Et  fut  le  tout  si  bien  liquidé  qu'il  ne  restait  autre 
chose  pour  la  vérification  de  l'histoire,  sinon  d'y  avoir  été 
présents  à  l'exécution  :  car  le  tout  était  si  bien  déclaré  par 
ordre  qu'il  n'y  avait  plus  aucun  qui  en  fit  doute. 

Et  lors  le  seigneur  Barthélémy  de  l'Escale  (qui  comman- 
dait de  ce  temps  là  ft  Vérone],  après  avoir  le  tout  communi- 
qué aux  magistrats,  fut  d'avis  que  la  dame  de  chambre  do 
Juliette  fût  bannie  pour  avoir  celé  au  père  de  Rhoméo  ce 
mariage  clandestin,  lequel  s'il  eflt  été  manifesté  en  sa  saison 
eût  été  cause  d'un  très-grand  bien.  Pierre,  pour  ce  qu'il 
avait  obéi  h  son  ma!lre,  fut  laissé  en  sa  première  liberté. 
L'apothicaire  pris,  géhenne  et  convaincu  fut  pendu.  Le  bon 
vieillard  do  frère  Laurens,  tant  pour  le  regard  des  anciens 
services  qu'il  avait  faits  à  lu  république  de  Vérone  que  pour 
la  bonne  vie  de  laquelle  il  avait  toujours  été  recommandé, 
fut  laissé  en  paix,  sans  aucune  note  d'infamie.  Toutefois  il 
se  confina  de  lui-môme,  en  un  petit  bermitage,  à  deux  milles 


près  de  Vérone,  où  il  vécut  encore  depuis  cinq  ou  sii  ans 
en  continuelles  prières  et  oraisons  jusques  h  ce  qu'il  fût  ap* 
pelé  de  ce  monde  à  l'autre.  Et  pour  la  compassion  d'une  si 
étrange  infortune,  les  Montesches  et  les  Capellets  rendirent 
tant  de  larmes  qu'avec  leurs  pleurs  ils  évacuèrent  leurs  co- 
lères, de  sorte  que  dès  lors  ils  furent  réconciliés,  et  ceux 
qui  n'avaient  pu  être  modérés  par  aucune  prudence  ou  con- 
seil humain  furent  enfin  vaincus  et  réduits  par  pitié. 

Et  pour  immortaliser  la  mémoire  d'une  si  parfaite  et  ac- 
complie amitié,  le  seigneur  de  Vérone  ordonna  que  les  deux 
corps  do  ces  pauvres  passionnés  demeureraient  enclos  au 
tombeau  auquel  ils  avaient  fini  leur  vie,  qui  fut  érigé  sur  une 
haute  colonne  de  marbre  et  honoré  d'une  infinité  d'excel- 
lentes épilaphes,  et  est  encore  pour  le  jourd'huî  en  essence  : 
de  sorte  qu'entre  toutes  les  rares  excellences  qui  se  retrou- 
vent en  la  cilé  de  Vérone,  il  ne  se  voit  rien  de  plus  célèbre 
que  le  monument  de  Rhoméo  et  de  Juliette. 


«  DE    L  APPKMilCE. 


TABLE 


DU   TOME   SEPTieXB 


lalroductioD 

inroïKE  ET  ClEopATKB 

BOHEO  ET  Jui.ieiTB 

Notes 

Appendice  =  ' 

TroitiËine  biiloiTS   Irsgiqoe  eitraito   da  Baadello  et  n 
langue  Itm^i'at  par  Ticrre  Uoittoia     .... 


StlDt-IMblt.  —  Tnwgnphif  d*  A.  S 


ŒUVRES  DE   SHAKESPEARE. 


Volumes  parus. 

Tome    I.  Les  deux  Hamlet. 

Tome  II.  Les  Féeries. 

Le  Songe  d'une  Nuit  d'Été. 
La  Tempête. 

Tome  111.  Les  Tyrans. 

Macbeth. 
Le  Roi  Jean. 
Richard  III. 

Tome  IV.  Les  Jaloux  —  I. 
Troyius  et  Cressida. 
Beaucoup  de  bruit  pour  rien. 
Conte  d'hiver. 

Tome  V.  Les  Jaloux  —  II. 

Cymbeline. 
Othello. 

Tome  YI.  Les  Comédies  de  l*âmour. 
La  Sauvage  apprivoisée. 
Tout  est  bien  qui  finit  bien. 
Peines  d'amour  perdues. 

Tome  VU.  Les  Amants  tragiques. 
Antoine  et  Cléopâtre. 
Roméo  et  Juliette. 

Sous  presse. 

Tome  VIII.  Les  Amis. 

Les  Deu.\  Gentilshommes  de  Vérone. 
Le  Marchand  de  Venise. 
Comme  il  vous  plaira. 


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,mduiut  par  Fr«n;iiU<Tlclor  n__„, 
il.  »  (r.  «7  d. 


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IC  gravures. 


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W.  SHAKESPEARE 


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FBANÇOI8-VICTOB  HUGO 

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FRAHÇ018-VIGT0B  HUGO 

TR4Ul'I.TKtiH 


ŒUVRES  COMPLÈTES 


W.  SHAKESPEARE 


LES  AMIS 


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PAIÎNERRI!,  UBRAmE-ÉDlTBUIl 


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•tvBiin*  IninHliidioB  par  Vitiut  Baoo.  Ut«L  tt  Ir.  UflA 

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tatn,  [urLunn  Dutn; ,  tr  <>lfiloa,  OImM*  d*  s 
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LmumiMit         

prn(4*  T(nW,  l>iulia  «i  UciB»! 

n  i>B  r<>iM:tii'Mttijjt.fai'£ii(JB«Pujj(Tiui,i'^t.  1^.  3  (r.  EiU  c- 

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LluHa»  llouAiiD,  iiK'iun  r-pi*»t>nla*L  I  M-l 
U  «orruiiurri  »V  wi^w.,  S/iu  ««t  Cwrij  a*  i«  iiMi^utim,  par  U.  faut  tu 

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m:  LtIBSiSWATK)*  WR  t*  «IM'BUtH'li  lUpo»  Uoiia  JIM^'k  IWt  Jl.ur»,  DM 

AsrnM  OullM',  inri>3i  h-dmiIIt  il  Eui    1  Imn  toi-  3  tt.  MF  L 

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FBARÇOIS-VICTOB  BUGO 

TKÀDumvii 


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ŒCVBES  COMPLÈTES 

W.  SHAKESPEARE 


LES  AMIS 


PARIS 

PARNERHE,   LIBRAIRE-ËDITEUH 


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OEUVRES    COMPLÈTES 


DE 


W.    SHAKESPEARE 


TOME    VIII 


LES    AMIS 


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>.\i>T-i»KSis.  —  ni'iMiKAi'iiu:  m:  \.  moimn. 


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m.  B\  ci. 


FBANCOIS-VICTOR    HUGO 


TRADUCTEUR 


ŒUVRES  COMPLÈTES 


W.  SHAKESPEARE 


LES   AMIS 


s  niVX  CUniUiRDMMES  DE  vùio:<B.  —  LE  »>€»!»  U  VtRIM. 


PÀGNERRE,   IIBRIIRE-EOITEUR 

RUB    VE    SKIHB  ,    IS 


iBODl  L!BR| 
12S!jai9'o  ! 
OXFORD  î 


A  PAUL  DE  SAINT-VICTOR 


I 


(i 


'    n  y  '-  '""'  r--  n 


INTRODUCTION 


l'homme  qui  s'esl  appelù  Shakespeare  (îtait  bon,  cordial, 
alFable,  tendre,  bienveillant  et  bienfaisant.  Tous  ceux  qui 
rapprochaient  se  sentaient  entraînes  vers  lui  par  une  in- 
surmontable sympathie,  a  Son  excessive  candeur  et  sa 
douce  nature  devaient  nécessairement  engager  la  plus 
noble  partie  du  monde  à  l'aimer  »  Tous  les  documents 
qui  nous  sont  parvenus  confirment  ce  témoignage  de 
Rowe,  son  premier  biographe.  La  seule  lettre  à  son  adresse 
dont  l'authenlicité  ne  soit  pas  contestée  est  une  demande 
de  secours  signée  Ryc.  Quyney,  datée  du  l"  octobre  1598, 
el  portant  cette  suscriplion  :  ,4  mon  aimable  ami  et  compa- 
triote M'.  William  Shakespeare,  l'ius  heureux  que  Molière, 
il  s'était  fait  aimer  de  ses  camarades  de  théâtre  :  sept  ans 
après  sa  mort,  Héminge  et  Condell,  deux  comédiens  du 
Globe  qui  éditèrent  l'in-folio  biblique  de  16<â3,  pleuraient 
encore  «  leur  Shakespeare,  nn  si  digne  ami  et  compa- 
gnon, n  so  worthn  a  friend  and  feltoui  as  was  our  Shakes- 
peare, dit  l'épltro  dédicaloirc.  Ses  confrères,  je  devrais  dire 


8  LES  AMIS. 

ses  ennemis  littéraires,  subissaient  le  charme  comme  les 
autres;  il  enchantait  jusqu'à  ses  envieux  :  «  J'aimais 
l'homme,  avoue  Ben  Jonson,  et  j'honore  sa  mémoire  ;  c'est 
pour  moi  une  idolâtrie  autant  que  pour  quiconque.  II  était 
vraiment  honnête,  et  d'une  ouverte  et  généreuse  nature.  » 
Cette  nature  franche,  expansive,  affectueuse,  si  bien  appré- 
ciée par  un  écrivain  hostile,  s'est  révélée  directement  à  nous 
dans  une  série  de  poèmes  intimes  que  la  postérité  ne  sau- 
rait trop  relire.  Les  sonnets  de  Shakespeare  nous  appren- 
nent ce  qu'il  fut  comme  amant,  ce  qu'il  fut  comme  ami. 
Jamais  Ame  humaine  ne  fut  remuée  plus  profondément  par 
l'affection.  Il  en  connut  toutes  les  délicatesses  et  toutes  les 
violences,  il  en  perçut  les  vibrations  infinies,  il  en  épuisa 
les  joies  et  les  douleurs,  les  extases  et  les  délires.  L'affection 
lui  prouva  sa  toute-puissance  par  deux  miracles  :  penseur, 
elle  l'agenouilla  aux  pieds  d'une  femme  galante  ;  histrion, 
elle  le  lia  avec  un  grand  seigneur. 

L'amitié  exerça  sur  ce  tendre  caractère  une  prodigieuse 
influence.  Nous  autres,  enfants  du  dix-neuvième  siècle,  nous 
ne  pouvons  lire  sans  une  sorte  de  stupeur  ces  poèmes  où  la 
tendresse  d'un  homme  pour  un  homme  s'exprime  avec 
une  telle  exaltation.  L'amitié  en  ces  effusions  poétiques  a 
tout  le  lyrisme  de  l'amour  ;  elle  en  parle  la  langue  et  en 
usurpe  le  nom.  «  Lord  of  tny  love,  lord  de  mon  amour,  » 
s'écrie  William  en  invoquant  son  ami.  «  Accepte,  dit-il 
plus  loin,  accepte  mon  amour,  humble  et  sincère  offrande, 
où  nul  autre  que  toi  n'a  de  part,  don  de  mon  être  en 
échange  du  tien  !  »  William  s'est  en  effet  donné  sans  ré- 
serve ;  c'est  pour  toujours  qu'il  a  marié  son  Ame  à  l'Ame  du 
bien-aimé.  Union  indissoluble,  conclue  en  dehors  de  toutes 
les  vicissitudes  terrestres  et  que  la  mort  elle-même  n'inter- 
rompra pas  :  a  Oh  !  puissé-je  ne  jamais  apporter  d'entra- 
ves au  mariage  de  nos  Ames  fidèles  !  Ce  n'est  pas  de  l'ami- 
tié que  l'amitié  qui  change  quand  elle  voit  un  change- 


ISTRODLCTION.  9 

ment.  Non  1  ramifié  est  un  fnnnl  permnnent  qui  domine  les 
U)mp<>lcs  sans  tire  t-brnnlé  par  elles;  c'est  letoile  brillant 
pour  toute  barque  E^rranle,  dont  le  service  est  méconnu  de 
celui  même  qui  en  consulte  la  bauleur!  L'amitié  reste 
immuable  jusqu'au  jour  du  jugement.  Si  ma  vie  dément 
jamais  ce  que  je  dis  là,  je  n'ai  jamais  eu  d'ami  '.  »  A  enten- 
dre le  poète,  l'amitié  semble  une  émotion  supérieure  à 
l'amour  même;  elle  n'est  pas,  comme  l'amour,  à  moitié 
plongée  dans  la  matière  périssable.  Dégagée  de  toute  préoc* 
cupaliofl  sensuelle,  placée  au-dessus  des  séductions  de  la 
cliair,  elle  s'élève  par  le  désintéressement  aux  régions  les 
plus  hautes  que  puisse  atteindre  l'âme. 

h'aul-il  s'étonner  que  Shakespeare  ait  dans  sou  drame 
fait  une  si  belle  part  au  sentiment  qui  l'avait  lui-même  si 
vivement  ému  et  si  éloquemment  inspiré?  Quand  Shakes- 
peare veut  ennoblir  une  ligure  et  l'achever,  l'amitié  est  le 
trait  augusio  qu'il  lui  ajoute.  La  sympathie  dont  il  frustre 
les  méchants,  il  la  prodigue  aux  bons.  L'ami  qu'il  refuse 
aux  Richard  lil  et  aux  Macbeth,  il  l'accorde  au  More  de 
Venise,  au  lils  des  Montagues,  au  prince  de  Danemark.  —  Il 
fait  de  Cessio  le  complice  discret  des  amours  d'Othello  et  de 
Desdëmona,  et  ce  dévouement  ancien  est  l'argument  su- 
prême que  la  Vénitienne  fait  valoir  en  faveur  du  disgracié  avec 
une  insistance  fatale.  —  A  Bornéo  il  donne  Merculio  pour 
frère  d'armes,  et  si  puissante  est  cette  fraternité,  qu'au  mo- 
mf  ni  décisif  elle  impose  silence  à  l'amour  même  et  fait  tuer 
par  le  mari  de  Julielle  le  cousin  de  Juliette.  —  A  Hamiel  il 
désigne  lloratio  pour  confident  et  rapproche  l'éludlaiit  du 
prince  par  une  inaltérable  tendresse,  Hamiet,  si  dur  et  ap- 
paremment si  ingrat  pour  Opbélia,  garde  jusqu'au  bout  sa 
prédilection  pour  Horatio  ;  sans  cesse  il  le  porte  »  dans  l( 

■  Sono«t  Lxxiii  dans  l'Mition  {mbliée  par  moi,  sannel  IIS  dini 


10  LSS  AVIS. 

eœur  de  son  cxBur  ;  i»  il  le  met  dans  son  secret  en  tiers 
afec  Dieu  ;  et  cette  camaraderie  est  tellement  durable,  tel- 
lement obstinée»  tellement  dédaigneuse  des  atermoiements 
terrestres,  tellement  acharnée  à  l'éternité,  qu'Horatio  se 
tuerait  ayec  Hamlet  s'il  ne  recevait  du  mourant  l'ordre  de 
lîfre. 

L'amitié ,  si  héroïque  chez  les  hommes ,  n'est  pas  moins 
dévouée  chez  les  femmes,  mais,  en  changeant  de  [sexe,  elle 
ebange  de  caractère.  Elle  perd  son  stoïcisme  viril.  Ses  rap- 
ports deviennent  plus  gracieux,  son  expansion  plus  aban- 
donnée, sa  familiarité  plus  caressante.  C'est  une  incessante 
réciprocité  de  tendresses  félines  et  d'exquises  câlineries. 
Dans  cette  union  de  deux  existences,  les  compagnes  met- 
tent tout  en  commun,  le  travail,  le  repos,  le  plaisir,  la  souf- 
france et  jusqu'à  l'insaisissable  rêverie.  Ce  délicieux  accord 
est  toute  l'harmonie  possible  ici-bas  à  un  duo  d'flmes. 
«  Rappelez-vous,  dit  Héléna  à  Hermia,  rappelez-vous  tous 
no6  épanchements  mutuels,  nos  serments  d'être  sœurs, 
notre  amitié  écolière,  notre  innocence  enfantine!  Que  de 
fois,  vraies  déesses  d'adresse,  nous  avons  créé  toutes  deux 
avec  nos  aiguilles  une  même  fleur,  toutes  deux  sur  le  même 
modèle,  assises  sur  le  même  coussin,  toutes  deux  fredon- 
nant le  même  chant,  sur  le  même  ton  toutes  deux,  comme 
si  nos  mains,  nos  flancs,  nos  voix,  nos  Ames  eussent  été 
confondues!  Ainsi  on  nous  a  vues  croître  ensemble,  comme 
deux  cerises,  apparemment  séparées,  mais  réunies  par  leur 
séparation  même,  fruits  charmants  moulés  sur  une  seule 
tige.  »  Par  moments  cette  amitié  toute  féminine  puise  dans 
sa  tendresse  même  une  fermeté  extraordinaire.  Voyez,  dans 
Beaucoup  de  bruit  pour  rien^  avec  quelle  énergie  Béatrice 
défend  contre  tous  sa  chère  Héro  qu'on  diffame  !  Si  elle  ne 
chfttie  pas  le  calomniateur,  ce  n'est  pas  le  courage  qui  lui 
manque  :  c  Oh  !  si  j'étais  un  homme  !  Mon  Dieu  !  si  j'étais 
un  homme,  je  lui  mangerais  le  cœur  sur  la  place  du  mar- 


IHTnODUCTIOH.  tl 

ché.  »  Et  fauline!  Rappelez-vous  Bvec  quelln  véhémence 
elle  riïvcnciiquB  dans  le  Conte  d'hiver  l'honneur  de  sa  royale 
amie  :  «  —  Je  te  ferai  brûler,  s'écrie  Léonles  furîeuï.  — 
Que  m'importe,  répond-elle,  l'hérétique,  c'est  celui  qui  fera 
lo  feu  et  non  celle  qui  ;  brûlera,  n  Le  supplice  que  Pau- 
line alTronte  pour  Uermione,  Émilia  le  subit  pour  Uesdé- 
niona  :  couchée  près  d'elle  dans  le  lit  funèbre,  elle  murmure 
h  l'agonie  l'innocence  de  la  Vénitienne  :  «  Que  présageait  ta 
chanson,  maîtresse?...  Ecoute!  peux-tu  m'entendre?  Je 
vais  faire  cnmme  le  c)'gne  et  expirer  en  musique..,  Le  saule! 
le  saule!  le  saule!...  More,  elle  était  chaste!  Elle  t'aimait, 
cruel  More  : ...  puisse  mon  Ame...  n'aller  ù  la  béatitude  que 
si  Je  dis  vrai  !  n 

Ainsi,  chez  Shakespeare,  l'amitié  est  une  dévotion  h.  la 
mort.  Il  n'esl  pas  de  sacrilice  auquel  elle  se  refuse.  Son  ab- 
négation va  jusqu'au  suicide,  son  désintéressement  jusqu'au 
martyre.  —  Les  exemples  que  je  viens  de  rappeler  ont  déjà 
prouvé  quel  immenseempireelle  exerce  sur  l'âme  humaine. 
Ln  démonstration  aurait  pu  s'arrêter  li),  mais  le  poète  no  l'a 
pas  trouvée  assez  éclatante.  Toute  large  qu'elle  est,  la  pnrt 
jusqu'ici  faite  à  l'amilié  dans  son  théâtre  ne  lui  a  pas  paru 
suffîsautc.  C'était  peu  qu'une  si  noble  passion  eût  animé 
rerlaius  épisodes  et  se  fût  incarnée  dans  certaines  figures 
secondaires.  Il  fallait  qu'elle  aussi  elle  eût  son  drame  spé- 
cial comme  l'amour  avait  eu  le  sien.  Il  fallait  qu'à  son  tour 
elle  fil  ogir  les  principaux  personnages  ;  il  fallait  qu'elle  de- 
vint un  ressort  essentiel  de  l'action,  et  qu'elle  manifestât  sa 
force  dans  une  succession  de  symboles. 

Ces  symboles,  ce  sont  les  trois  pièces  que  réunit  ce  vo- 
lume. 

Dans  les  Deux  Gentilshommes  de  Vérone,  raroilié  nous 
apparaît  aux  prisas  avec  l'amour.  Entre  deux  sentiments  si 
énergiques,  la  lutte  ne  peut  qu'être  acharnée.  L'amour  sem- 
ble l'emjwrtcr  tout  d'abord  par  la  félonie  de  Prolée  qui 


12  LES  AVIS. 

trahît  son  compagnon  d'enfoncé  pour  lui  enlever  sa  mat- 
tresse.  Mais  ce  triomphe  n'est  que  momentané»  et  au  dé- 
noûment  le  repentir  du  coupable  restitue  à  l'amitié  la  vic- 
toire qui  lui  est  due. 

Le  Marchand  de  Vetiise  nous  montre  Tamitié»  non  plus 
luttant  avec  l'amour»  mais  formant  avec  lui  une  alliance 
toute  romanesque.  Antonio  est  le  héros  de  l'abnégation. 
Pdur  que  son  cher  Bassanio  épouse  celle  qu'il  aime,  il  ris- 
que sa  fortune»  sa  liberté»  sa  vie»  il  engage  à  un  juif  jusqu'à 
sa  chair.  Obligé  de  rembourser  l'usurier»  Antonio  serait  vic- 
time de  son  dévouement,  si»  au  moment  critique,  l'amour» 
prenant  les  traits  de  Portia,  n'intervenait  pour  prononcer  la 
sentence  et  pour  sauver  d'un  péril  imminent  l'amitTé»  sa 
bienfoitrice. 

Dans  Comme  il  vous  plaira^  Célia  foit  à  sa  tendresse  pour 
Rosalinde  les  mêmes  sacrifices  qu'Antonio  à  son  affection 
pour  Bassanio.  Célia  est  l'héroïne  du  désintéressement» 
comme  le  marchand  de  Venise  en  est  le  héros.  Pour  suivre 
sa  compagne  dans  l'exil»  elle  quitte  le  palais  de  son  père» 
renonce  à  une  existence  princière  et  abdique  une  cou- 
ronne. A  l'opulence  sans  Rosalinde  elle  préfère  la  misère 
avec  Rosalinde.  L'amitié  qui  entraîne  les  fugitives  vers  la 
m6me  destinée  les  amène  aux  parages  enchantés  où  règne 
Tamour.  —  Dans  l'idéale  forêt  des  Ardennes ,  l'amour  et 
Tamitié»  dont  les  Detix  GentUdiommes  de  Vérone  nous  mon- 
traient l'antagonisme»  effectuent  leur  réconciliation  défini- 
tive par  ce  double  hymen  qui»  unissant  Rosalinde  à  Orlando 
et  Célia  à  Olivier»  fait  des  deux  frères  deux  amis  et  des  amies 
deux  sœurs. 


Sur  le  théAtre  de  Shakespeare»  les  passions  ne  rencon- 
trent pas  cet  obstacle  moral  que  leur  oppose  le  point  d'hon- 


INTKODUCnON,  13 

oeur  sur  la  scène  espagnole  ou  la  grandeur  d'âmo  dans  la 
tragédie  de  Corneille.  L*,  si  fort,  si  pur,  si  vnillant  qu'il 
soit,  qu'il  s'appelle  Roméo,  Posthumus.  Othello,  Timon, 
firutus  ou  Macbeth,  rbomme  obéit  aui  passions  ;  il  est  en- 
traîné par  elles,  quoi  qu'il  fasse  :  il  a  beau  résister, il  faut 
qu'il  sutcombe.  Pas  d'inclination  qui  ne  lui  donne  le  ver- 
tige. Tout  penchant  est  un  précipice. 

L'homme,  tel  que  l'a  vu  Shakespeare,  semble  être  ab- 
solument dominé  par  le  système  nerveui  :  il  va ,  vient,  se 
meut,  rf  ve,  pense  et  parle  au  gré  de  ses  impressions.  Chez 
lui,  par  un  enchaînement  m  quelque  sorie  organique,  toute 
impression  devient  sentiment,  tout  sentiment  devient  pas- 
sion, toute  passion  devient  action,  toute  action  devient 
drame. 

Cette  sujétion  de  l'homme  à  des  émotions  variables  et 
contradictoires  n'est  nulle  part  plus  tristement  évidente  que 
dans  les  Deux  Genlilshommes  de  Vérone.  Protée  est  par  ex- 
cellence lo  marionnette  humaine  dont  la  sensation  agite  le 
fil.  Quand  la  comédie  commence,  il  professe  pour  son  cher 
Valentin  une  amitié  è  foute  épreuve  et  pour  sa  chère  Julia 
un  éternel  amour  :  «  Doux  Valenlin ,  dit-il  è  l'un,  souhaite- 
moi  toujours  pour  compagnon  de  h's  jouissances,  chaque 
fois  que  t'arrivera  quelque  bonheur,  et,  dans  tes  dangers,  si 
jamais  les  dangers  t'environnent,  recommande  tes  angoisses 
à  mes  pii'uses  prières.  »  —  a  Voici  ma  main  pour  gage  de 
ma  loyale  constance,  dit-il  à  l'autre.  Si  jamais  je  laisse 
échapper  une  heure  du  jour  sans  soupirer  pour  toi,  Julia. 
que  d^s  l'heure  suivante  quelque  alfreui  m.tlheur  châtie  ma 
trahison.  »  Pur  verbiage!  »  De  même  que  la  flamme  re- 
foule la  flamme  et  qu'un  clou  chasse  l'autre,  de  même  le 
souvenir  des  premières  amours  doit  s'effacer  devant  un  ob> 
jet  nouveau.  »  0"^  Silvia  paraisse,  et  aussitâl  Prolée  vio- 
lera tous  ces  beaux  serments.  Oii'iniporte  que  Silvia  soit 
fiancée  à  Valenlin  et  que  iui-mêmi'  soit  Gnncé  h  Julia  ! 


^ 


14  LES  AMIS. 

Protëe  n'hésite  pas  à  immoler  ses  affections  de  la  veille  à  sa 
prédilection  du  jour»  sans  souci  du  double  engagement  qui 
le  lie  et  comme  amant  et  comme  ami  :  «  En  quittant  ma  Ju- 
lia»  je  me  parjure  ;  en  aimant  la  belle  Julia,  je  me  parjure  ; 
en  trahissant  Yalentin,  je  me  parjure.  Le  même  pouvoir 
qui  m'a  imposé  mes  premiers  serments  me  provoque  à  ce 
triple  manque  de  foi.  Amour  m'a  dit  de  jurer ,  et  Amour 
me  dit  de  me  parjurer.  0  doux  tentateur  Amour,  si  tu  fais 
mon  péché,  enseigne*moi  du  moins  à  l'excuser  !  » 

C'est  ainsi  que  Prêtée  plaide  et  gagne  sa  cause  devant  sa 
propre  conscience  :  il  croit  n'être  qu'un  instrument  inerte 
à  la  merci  d'un  pouvoir  aveugle,  et  il  s'amnistie  d'avance 
en  attribuant  à  ce  pouvoir  l'initiative  de  tous  ses  actes.  Fort 
de  cette  innocence  prétendue ,  il  commet  sans  sourciller 
tous  les  méfaits  que  sa  passion  lui  commande.  Aucune  hy- 
pocrisie ne  lui  répugne,  aucune  coquinerie  ne  le  rebute. 
Cet  homme»  «  qui  a  toute  la  verdeur  de  l'Age  et  toute  la  ma- 
turité du  jugement,  »  et  qu'on  nous  présentait  naguère 
comme  «  doué  à  l'extérieur  et  au  moral  de  toutes  les  quali- 
tés qui  peuvent  qualifier  un  gentilhomme,  »  ce  lettré,  cet 
érudit,  ce  sage  affronte  toute  abjection  pour  atteindre  cet 
abject  idéal  :  souffler  à  son  ami  sa  maîtresse  ! 

Yalentin  a  formé  le  projet  d'enlever  nuitamment  Silvia 
qu'un  tyran  père  noble  veut  marier,  malgré  elle,  au  richis- 
sime et  grotesque  Thurio.  Mis  dans  la  confidence  du  com- 
plot. Prêtée  va  le  dénoncer  au  duc  de  Milan.  Le  duc  furieux 
exile  Yalentin.  Ainsi  débarrassé  de  son  ami,  Protée  essaie 
de  le  supplanter  auprès  de  Silvia  en  le  calomniant.  Mais  Silvia 
aime  trop  Yalentin  pour  être  dupe  de  cette  ruse  odieuse  ; 
elle  repousse  Protée  en  lui  jetant  à  la  face  son  double  par- 
jure, et  s'enfuit  au  plus  vite  pour  rejoindre  son  fiancé  qu'elle 
croit  réfugié  à  Mantoue.  Malheureusement  Protée  court 
sur  ses  traces.  11  la  rattrape  dans  une  forêt,  au  moment  où 
des  bandits  vont  l'enlever,  la  délivre  de  ces  mécréants ,  et, 


INTRODUCTION.  15 

pour  prix  de  ce  service  sigoalé,  implore  la  complaisance  de 
)s  belle.  Celle-^i  repousse  avec  indignation  l'outrageante 
prière  :  que  n'a-t-elie  éié  saisie  par  un  lion  {ifTaniQ,  au  lieu 
d'être  délivrée  parce  fourbe!  Mais  celte  résistance  ne  fait 
qu'irriter  le  libertin  :  «  Ab  !  puisque  la  douce  induencedes 
plus  toucbanles  paroles  ne  peut  vous  attendrir,  je  veux 
vous  faire  ma  cour  en  soudard,  h  la  pointe  de  Vépée  ,  vous 
aimer  contre  la  nature  do  l'amour,  vous  forcer...  oui,  je  te 
forcerai  à  me  céder  !  » 

Et  Prêtée  joint  te  geste  h  la  parole  en  étreîgnant  Silvîa. 
Déjà  commence  ce  hideux  conQit  où  la  victoire  ne  peut  être 
qu'une  souillure.  Déjà  la  pudeur  éperdue  frémit  au  contact 
de  la  luiure  éperdue,  quand  tout  h  coup  relenlitune  voix 
tutélaire  :  a  Ruffian,  crie  cette  voix,  lâche  cette  brutale 
étreinte...  Ami  vulgaire,  sans  foi  et  sans  amour,  comme 
sont  les  amis  d'à-présent,  tu  as  menti  à  mes  espérances. 
Mes  yeux  seuls  ont  pu  me  convaincre  de  ceci.  A  présent  je 
n'ose  plus  dire  que  j'ai  un  seul  ami  vivant  :  tu  me  démenti- 
rais. A  qui  donc  vous  fier  désormais  quand  votre  bras  droit 
est  parjure  envers  votre  cœur?  Trotéc,  j'en  suis  navré,  en 
détruisant  pour  jamais  m.i  confiance  en  toi,  tu  me  rends 
ôlranger  à  rbumanilé.  La  blessure  intime  est  la  plus  pro- 
fonde. Temps  maudit  où  de  tous  les  ennemis  un  ami  est  le 
pire  !  " 

Sous  le  coup  de  celte  foudroyante  imprécation,  Proteo 
s*est  arrôté  au  seuil  de  son  forfait.  Dans  le  personnage  fa- 
rouche qui  vient  d'apparaître,  il  a  reconnu  son  ami  d'en- 
fance que  la  proscription  afaitcapitaJne  de  bandits.  Blémo, 
la  tôte  basse,  l'œil  piteux,  il  balbutie  l'excuse  :  t  Ma  honte 
et  mon  crime  me  confondent,, .  Pardonne-moi,  Valentin. 
Si  un  cordial  remords  est  pour  ma  faute  une  rançon  suffi- 
sante, je  te  l'offre  ici!..,  »  Que  va  faire  Valentin?  Il  tient 
Protée  en  son  pouvoir.  Il  est  à  la  fois  le  franc-tenancier  et  le 
franc-juge  de  celle  forfil.  Il  exerce  sur  tous  les  furbans  qui 


^ 


i 


16  LES  AMIS. 


reotourent  cetto  £asciDation  souveraine  par  laquelle  l'intcl- 
i  ligence  dompte  la  force  brutale.  Il  a  muselé  tous  ces  hom- 

mes féroces,  et  d'un  geste  il  peut  les  déchaîner  contre  le 
\  coupable.  II  n*a  qu'à  sonner  la  fanfare,  et  toute  une  meute 

^  de  furieux  va  se  ruer  sur  le  misérable  aux  abois. 

Protée  attend  en  tremblant  l'arrêt  que  va  prononcer  le 
'  tout-puissant  justicier.  Pour  rançon  de  son  crime,  il  vient 

.  d'offrir  le  remords  :  cela  suffira-t-il  ?  «  Oui,  répond  Va- 

l  lentin.  Je  t'admets  encore  une  fois  à  Tbonneur.  Qui  n'est 

pas  satisfait  par  le  repentir  n'appartient  ni  au  ciel  ni  à  la 
terre,  car  le  ciel  et  In  terre  se  laissent  fléchir.  La  pénitence 
apaise  la  colère  de  l'Éternel.  »  Et  ce  disant,  il  ouvre  les  bras 
A  Protée. 

Nombre  de  critiques  ont  réclamé  contre  cetto  sentence 
magnanime  qui  termine  la  comédie  et  en  règle  le  dénoû- 
ment.  Quoi  !  se  sont-ils  écriés  avec  une  vertueuse  indigna- 
tion, ce  félon  qui  a  commis  tant  de  bassesses  et  de  lAchetés, 
ce  fourbe  qui  a  trahi  son  ami,  ce  criminel  digne  de  la  hart 
qui  a  tenté  de  violer  la  fiancée  de  son  ami,  n'a  qu'à  murmu- 
rer quelques  mots  d'excuse,  et  le  voilà  pardonné.  Et  non- 
seulement  il  est  pardonné,  mais  il  lui  est  permis  de  revenir 
à  ses  premières  amours  et  d'épouser  cette  Julia  qu'il  a  dé- 
laissée si  cruellement,  le  jour  même  où  Valentin  obtient  du 
vieux  duc  converti  la  main  de  sa  chère  Silvia  !  Quelle  solu- 
tion inique  et  subversive  !  Quel  encouragement  au  vice  ! 
Quel  renversement  des  principes  élémentaires  de  toute  so- 
ciété !  Les  critiques  qui  poussent  ces  clameurs  sont  les 
mêmes,  vous  vous  en  souvenez,  qui  ont  déjà  dénoncé  à 
la  réprobation  publique  le  dénoûment  de  Tout  est  bien  qui 
finit  bi£n,  le  dénoûment  de  Cymbeline,  le  dénoûment  du 
Conte  d'hiver^  le  dénoûment  de  la  Tempête,  etc.  A  les  en 
croire,  le  comte  de  Roussillon  aurait  dû  faire  plus  longue 
pénitence  avant  d'être  amnistié  par  Hélène;  Posthumus 
n'aurait  pas  dû  tendre  la  main  à  lachimo,  en  lui  disant  ces 


INIRODUCnON. 

simples  et  grandes  paroles  :  Ma  vengeance,  envers  loi,  c'est  de 
te  pardonner;  Léontes  n'aurait  pas  i]  il  attendrir  Bermione 
par  seize  aimées  de  remords;  eDlin  Prospôro  n'aurait  pas 
dû  ouvrir  ses  bnis  au  fratricide  Antoaio.  I,e  pardon  ac- 
corde ici  par  Valeotin  à  Prolée  n'est  qu'un  exemple  de  plus 
de  l'immorale  indulgence  accordée  systématiquement  aux 
coupables  par  la  comédie  de  Shakespeare. 

Cette  immorale  indulgence  qu'une  critique  draconienne 
a  signalée  h  la  honte  du  poète,  signalons-la,  nous  autres,  h 
sa  gloire.  Loin  de  le  blâmer,  honorons-le  d'avoir  si  sou- 
vent proclamé  du  haut  do  la  scène  la  prescription  de  la 
faute  parle  repentir  et  do  la  rancune  par  le  remords.  Re- 
mercions-le d'avoir  fait  du  théâtre  la  vraie  chaire  et  d'avoir 
prêché  la  charité,  Toubli  des  injures,  la  rémission  des  of- 
fenses dans  un  siècle  oîli  les  ministres  d'une  religion  d'a- 
mour fulminaient  la  colère,  l'extermination  et  l'anathème. 
Admirons-le  d'avoir  opposé  aux  prescriptions  atroces  de 
l'implacable  code  social  les  généreux  arrâts  d'une  juris- 
prudence idéale. 

En  faisant  de  la  mansuétude  la  prondonce  de  sa  comé- 
die, Shakespeare  est  ri'sté  conséquent  avec  lui-même.  Nul 
mieux  que  lui  ne  connaissait  la  fragilité  de  notre  nature. 
Nul  n'avait  examiné  de  plus  près  cette  trame  de  la  vie  tissée 
à  la  fais  de  bien  et  de  mal.  «  Nos  vertus  seraient  arrogao^ 
tes,  a-l-il  dit  quelque  part,  si  nos  fautes  ne  les  Qagellaient 
pas,  et  nos  vices  désespéreraient,  s'ils  n'étaient  pas  relevés 
par  nos  vertus.  »  L'homme  étant  imparfait  par  nature,  doit- 
on  lui  demander  un  compte  trop  rigoureux  des  conséquen- 
ces de  cette  imperfection  ?  Si  vraimi?nt  il  est  incapable  de 
résister  par  sa  seule  volonté  à  la  violence  des  passions,  doit- 
on  lui  faire  expier  sans  merci  cette  incapacité?  Qui  n'est 
pas  responsablt;,  n'est  pas  coupable.  Or,  l'homme  n'est  pas 
responsable  de  son  tempérament.  Do  quel  droit  l'en  puni- 
riez-vous?  Si  vous  voulez  n'être  que  sévères  ,  accordez-liiî 


18  LBS  AMIS. 


i 
« 


* 
S 


aa  moins  le  bénéfice  des  circonstances  atténuantes.  Le  jage 
9  ici-bas  ne  peut*étre  impartial  qu'en  étant  indulgent.  La 

justice  stricte  n'est  due  qu'à  la  stricte  perfection.  L'équité  à 
la  taille  de  l'homme,  c'est  la  pitié. 

Voilà  ce  que  nous  dit  Shakespeare  à  la  fin  de  sa  comédie. 
Et  quand  Shakespeare  parle  ainsi,  il  obéit  aux  plus  intimes 
sollicitations  de  son  cœur  en  même  temps  qu'à  la  Ic^que 
suprême  de  son  esprit.  Le  sentiment  l'entratne  aux  mêmes 
conclusions  que  le  raisonnement.  Ce  n'est  pas  seulement 
son  génie  qui  lui  commande  l'indulgence,  c'est  son  tem- 
pérament. Placé  dans  la  même  situation  que  Talentin,  Sha- 
kespeare aurait  agi  comme  Yalentin.  En  doutez-vous? 
Écoutez. 

Ainsi  que  Yalentin ,  William  avait  un  ami  cher  et  une 
maîtresse  chère,  et  pour  lui,  comme  pour  Yalentin,  cette 
affection  était  un  double  culte.  Mais  William  ayait  été  moins 
heureux  que  son  héros  dans  le  choix  de  son  héroïne.  Celle 
dont  il  était  épris  n'avait  pas  les  scrupules  de  Silvia.  Loin 
de  résister  à  Protée,  elle  le  provoqua  ;  loin  de  le  repousser, 
elle  s'offrit  à  lui.  William  surprit  ces  avances  faites  par  sa 
maltresse  à  son  ami,  et  l'un  de  ses  sonnets  nous  peint  le 
trouble  où  le  jeta  cette  découverte  :  ce  Mon  démon  femelle 
entraine  loin  de  moi  mon  bon  ange  et  tâche  de  séduire  mon 
saint  pour  en  faire  un  diable,  poursuivant  sa  pureté  de  sa 
ténébreuse  ardeur.  Mon  bon  ange  est-il  devenu  démon  ?  Je 
puis  le  soupçonner  sans  l'affirmer  encore  ^..  i»  Hélas!  le 
démon  finit  par  l'emporter;  le  bon  ange  se  laissa  enflam- 
mer par  le  mauvais.  Combien  William  souffrit  de  cette  triste 
certitude,  ses  poëmes  ne  le  disent  qu'imparfaitement.  Pas 
plus  que  Yalentin,  le  pauvre  grand  homme  ne  put  compri- 
mer d*abord  un  mouvement  d'indignation.  «  Ah  !  dit-il  à 
l'ami  qui  l'avait  trahi,  tu  aurais  dû  respecter  mon  foyer  et 

I  Sonnet  xxn. 


/    ^ 


ISTFtODUCTlO:!. 


19 


empêcher  ta  beauté  et  ta  jeunesse  vagabonde  de  l'entraîner 
dans  leur  débauche  là  oh  lu  es  forcé  de  violer  une  double 
foi  :  celle  qu'elli;  me  doit,  par  la  tentation  où  ta  beauté  l'en- 
traîne,  celle  que  (u  me  dois,  par  ton  infidélité.  »  Ces  re- 
proches attendrirent  le  coupable  :  les  larmes  aux  jeui  il 
implora  sa  grâce,  comme  Prottie,  et,  comme Prolée,  il lob- 
lint.  a  !4'aie  plus  de  chagrin  do  ce  que  tu  as  fait  :  les  roses 
ont  l'épine  et  les  sources  d'argent  la  vase:  les  nuages  et 
les  éclipses  cachent  le  soleil  el  la  lune,  et  le  ver  répugnant 
vit  dans  le  plus  tendre  bouton.  Tout  homme  fait  des  fau- 
tes '...  Ton  remords  n'est  pas  un  remède  à  ma  douleur;  tes 
regrets  ne  réparent  piis  ma  perte.  Le  chagrin  de  l'offenseur 
n'apporte  qu'un  faible  soulagement  h  la  lourde  croix  de 
l'offense.  Ah  !  mais  ces  larmes  sont  des  perles  que  Ion 
cœur  répand,  et  elles  sont  la  riche  rançon  de  tous  tes 
torts  '...  »  Surprenante  analogiel  A  Prolée  qui  lui  offre 
un  cordial  remords  pour  rançon  de  sa  faute,  Valentin  ré- 
pond :  «  Je  suis  payé.  »  William  dit  à  son  ami  :  «  Tes  lar- 
mes sont  la  riche  rançon  de  tous  tes  torts.  »  C'est  la  même 
pensée  répétée  presque  dans  les  mêmes  termes. 

La  critique  n"a  pas  remarqué  jusqu'ici  les  intimes  et  mi- 
nutieux rapports  qui  existent  entre  le  drame  réel  où  figura 
Shakespeare  dans  sa  jeunesse  et  la  comédie  fictive  que  dans 
sa  jeunesse  il  composa  pour  la  scène.  Ces  rapports,  que  j'ai 
scrupuleusement  révélés  dans  les  noies  placées  à  la  On  de 
ce  volume,  ont  d'autant  plus  d'importance  que,  jusqu'à 
présent,  les  commentateurs  ont  été  de  leur  propre  aveu 
parfaitement  impuissants  h  découvrir  les  origines  de  la  fable 
mise  en  œuvre  par  Shakespeare.  Les  archives  de  toutes  les 
bibliothèques  ont  élé  fouillées  ;  tous  les  documents  littérai- 
res, antérieurs  au  dix-septième  siècle,  romans,  chroniques. 


1  Sonoet  xxtn. 
»  Sonnet  \XXI. 


I 
* 


I 


i" 


20  LES  AMIS. 

légendes,  ont  été  compulsés.  Inutiles  efforts  !  La  souroe  où 
l'auteur  des  Deux  Gentilshommes  de  Vérone  a  puisé  ses  in- 
spirations s'est  dérobée,  comme  celle  du  Nil,  aux  explora- 
tions des  plus  érudits.  Cependant  une  femme  savante  du 
siècle  dernier  a  cru  un  instant  être  sur  la  voie  :  un  jour 
qu'elle  lisait  la  Diane  de  Montemayor^  —  ce  fomeux  roman 
pastoral  qui  a  servi  de  modèle  à  VAstrée  et  que  l'admiration 
de  Cervantes  a  épargné  dans  l'auto-da-fé  des  livres  de  don 
Quichotte,  —  mistress  Lenox  fut  frappée  de  certains  traits 
de  ressemblance  outre  l'histoire  de  Julia  et  l'épisode  de  la 
bergère  Félismène  '.  Ainsi  que  Julia,  Félismène  reçoit,  par 
rintermédiaire  de  sa  suivante,  une  lettre  d'un  beau  sei- 
gneur à  laquelle  elle  répond  favorablement ,  après  avoir  si- 
mulé la  plus  vive  colère  contre  «c  cette  traîtresse  de  Rosette  » 
qui  a  laissé  choir  devant  elle  laffreux  billet  doux.  Ainsi 
que  Julia,  Félismène  s'énamoure  du  galant  et  se  déguise  en 
page  pour  le  rejoindre  en  pays  étranger.  Ainsi  que  Julia, 
Félismène,  à  peine  arrivée  dans  la  ville  où  loge  son  fiancé, 
le  surprend  roucoulant  une  sérénade  sous  le  balcon  d'une 
beauté  nouvelle.  Ainsi  que  Julia,  Félismène  s'engage  au 
service  de  l'infidèle  qui,  ne  la  reconnaissant  pas  sous  sa  li- 
vrée d'emprunt,  lui  fait  porter  ses  lettres  à  sa  rivale.  Enfin, 
toujours  comme  Julia,  Félismène  pardonne  au  coupable  et 
l'épouse.  Sur  tous  ces  points,  la  similitude  entre  le  roman 
et  la  comédie  est  vraiment  remarquable,  mais  elle  s'arrête 
là.  Dans  le  roman,  Félismène  plaide  la  cause  de  son  per- 
fide amant  avec  une  abnégation  qui  manque  h  Julia,  et  ne 
réussit,  par  toute  cette  éloquence  désintéressée,  qu'à  inspi- 
rer à  sa  rivale  une  passion  fatale.  Malgré  cette  différence 
profonde  entre  les  deux  épisodes,  admettons,  avec  mistress 
Lenox,  que  Shakespeare  ait  emprunté  au  roman  de  Monte- 
mayor  certains  incidents  secondaires  de  sa  comédie.  Il  n'en 

*  Voir  cet  épisode  à  TA  ppendice. 


INinODUCTlOS.  21 

est  pas  moins  vrai  que  l'élément  fondamental  de  l'intrigue 
des  Deux  Genlilshommes  de  Vérone  n'est  pas  même  indiqué 
par  l'écrivain  espagnol,  ha  Diane  ne  nous  montre  nulle  part 
deux  camarades,  épris  de  la  miîme  femme,  que  l'amour  di- 
vise et  que  l'smilié  finit  par  réconcilier.  Or,  là  est  le  sujet 
véritable  de  la  pièce.  Qui  donc  a  révélé  ce  sujet  à  Shakes- 
peare? Qui  donc  lui  a  tracé  son  scénario  ?  Qui  donc  a  es- 
quissé dans  ses  linéaments  principaux  ce  dramatique  tableau 
que  le  poète  a  oiposé  à  nos  jeux  charmés?  S'il  était  permis 
de  répondre  par  une  hjpothiisc  à  cette  question  resiée  jus- 
qu'ici sans  réplique,  je  n'hésiterais  pas  à  dire  ;  c'est  la 
vie! 

Oui,  c'est  dans  la  biographie  de  Shakespeare  qu'est  l'ori- 
gine des  Deux  Gentilthomims  de  Vérone.  Toutes  ces  émo- 
tions que  le  poêle  a  fait  agir  et  parier  sur  son  théâtre, 
l'homme  les  avait  vues  agir,  les  avait  entendues  parler  en 
lui  et  près  de  lui.  Ce  drame  que  Shakespeare  a  mis  en  scène 
vers  4S91,  il  l'avait  répété  avec  le  concours  des  deux  person- 
nages mystérieux  qui  ûgiirent  avec  lui  dans  ses  Sonuels. 
Lui-mémo  il  avait  été  le  héros  de  ce  drame.  Soutflc  par  son 
propre  cœur,  il  y  avait  créé  le  plus  l>eau  râle,  il  en  avait 
joué  les  scènes  les  plus  pathétiques .  il  en  avait  déclamé 
les  plus  fières  douleurs,  il  en  avait  pleuré  les  plus  nobles 
larmes,  il  en  avait  soutenu  le  dénouement.  C'est  lui  qui,  en 
pardonnant  à  son  ami  coupable,  avait  trouvé  le  geste  sublime 
de  Valenlin  tendant  la  main  à  Protée. 


Leshilotes  à  Sparte,  les  parias  dans  l'Inde,  les  ghiaours 
en  Turquie,  les  nègres  en  Amérique  ont  moins  souffert 
que  les  juifs  dans  l'Rurope  chrétienne.  Celte  malheureuse 
nation  eut  i  gémir  pendant  des  siècles  du  préjugé,  si  puis* 


saat  encore  aujourd'hui,  qui  fait  les  enraals  solidaires  des 
actions,  bonnes  ou  mauvaises,  commises  par  tes  parents. 
Auij'eui  des  nations  chrétiennes,  ce  peuple  elait  toujours  la 
même  populace  qui  avait  réclumé  de  Pilale  le  nieurtre  du 
Dieu  fnit  bomine.  Tout  cbrélien  avait  contre  tout  Juif  un 
grief  personnel  et  lui  gardait  rancune  du  crime  commis 
par  Judas.  L'tsraiMite  était  hors  de  l'humanité  :  c'était  une 
œuvre  pie  de  l'injurier,  de  le  molester,  de  le  maltraiter. 
Loin  de  contrarier  la  prévention  populaire,  les  gouvernants 
l'encourageaient  et  la  consacraient.  Dès  l'an  613,  le  concile 
de  Paris  avait  déclaré  les  juifs  incapables  de  remplir  aucune 
fonction  civile;  d'autres  conciles  leur  avaient  défendu  de 
travailler  pour  les  chrétiens;  les  édits  royaui  leur  avaient 
interdit  la  possession  foncière.  Ainsi  traqué  par  la  législa- 
tion, chassé  des  métiers,  repoussé  de  l'industrie,  excommu- 
nié du  travail,  le  juif  s'ingénia  pour  vivre  :  il  éluda  par  l'as- 
tuce ce  code  qui  prétendait  l'affaraer  ;  il  convertit  tout  son 
avoir  en  numéraire  et  fit  le  Iralic  des  espèces  ;  il  entassa 
l'or,  t'accapara  ol  le  vendit  au  prii  qu'il  voulut  :  il  devint 
usurier.  Ce  commerce  avilissant  auquel  le  chrétien  l'a- 
vait réduit,  le  juif  le  tourna  contre  le  chrétien.  11  exploita 
au  profil  de  lu  vengeance  l'épargne  du  désespoir.  Le  chré- 
tien lui  avait  interdit  le  gain  honnête  :  il  Ttl  aux  dépens  du 
chrétien  un  bénéfice  infâme.  Le  chrétien  avait  voulu  le 
ruiner,  il  s'enrichit  par  la  ruine  du  chrétien. 

Mais  cet  enrichissement  même  fut  fatal  aux  israéliles. 
L'opulence  des  mécréants  excita  la  cupidité  des  croyants. 
Un  seigneur  catholique,  prince  ou  baron,  était-il  embar- 
rassé dans  ses  linances?  Sans  forme  de  procès  il  empoignait 
quelque  richard  do  la  tribu  et  lui  soutirait  de  l'argent  par  la 
torture.  Ce  fut  ainsi  que  dans  l'anuée  1210,  Jean  ,  roi 
d'Angleterre,  emprunta  dix  mille  marcs  à  un  Hébreu  de 
Bristol  en  lui  arrucbunl  huit  dents.  Le  juif  était  une  ferme 
princière  que  le  bourreau   faisait  valoir.  Ce  même  Jean, 


A 


inthoduction. 


23 


daas  un  pressant  besoin,  loua  à  sod  frère  Richard  tous  les 
juifs  de  ses  États  pour  plusieurs  années,  ut  quos  rex  exco- 
riaverat,  cornes  evisceraret,  afio  que  le  comte  vidât  ceux 
qu'avait  écorchés  le  roi,  dil  Maihieu  Pflris.  C'était  chose 
loule  simple.  En  19C2,  les  lords  révoltés  contre  Henri  III 
n'obtinrent  l'appui  du  peuple  qu'en  lui  accordant  le  pil- 
lage du  quartier  juif  à  Londres.  Trois  cents  maisons  fu- 
rent saccagées,  et  sept  cents  personnes,  hommes,  femmes, 
enfants,  furent  assassinées.  Le  peuple  triomphant  exerçait 
cette  année-lè  les  droits  régaliens.  —  La  France  n'était 
guère  plus  tendre  aux  juifs  que  l'Anglelerre.  Pour  les  em- 
pêcher d'échapper  à  l'expropriation  par  l'abjuration,  saint 
Louis  fait  confirmer  par  le  synode  de  Melun  l'édit  qui  con- 
fisque au  profil  du  seigneur  les  biens  de  tout  israélite  con- 
verti. En  même  temps,  par  une  atroce  contradiction  ,  le 
pieui  roi  permet,  &  Paris  et  dans  les  provinces,  regorge- 
ment de  tous  les  Israélites  qui  refusent  de  se  convertir.  Eu 
Brie,  en  Touraine,  en  Anjou,  dans  le  Poitou  et  dans  le 
Maine,  deux  mille  cinq  cenlsjuifs  furent  massacrés.  Cela  eut 
lieu  pendant  la  semaine  de  Pâques  de  l'an  de  grâce  1238, 
c'est-à-dire,  si  je  ne  me  trompe,  trois  cent  trente-quatre 
ans  avant  la  Saint- Barthélémy.  On  le  voit,  ce  n'est  pas  seu- 
lement pnr  la  date  que  Louis  1\  doit  prendre  rang  avant 
Charles  IX.  Les  Valois  sotimellaient  les  juifsà  un  système 
savant  de  déprédations  périodiques  :  tour  à  tour  ils  les  chas- 
saient après  les  avoir  dépouillés  et  les  rappelaient  pour  les 
dépouiller  encore  :  c'étaient  des  coupes  réglées.  —  Les 
rois  catholiques  faisaient  valoir  les  réprouvés  aussi  ingénieu- 
sement que  les  rois  très-chrétiens.  Ils  les  spoliaient,  puis 
les  laissaient  s'enrichir  et  les  spoliaient  encore.  L'intègre 
Torquemada  mit  fin  à  cette  exploitation  sanglante  :  il  ré- 
clama du  Ferdinand  l'expulsion  à  perpétuité  do  tous  les  juifs 
qui  n'auraient  pas  abjuré  avant  quatre  mois.  Les  juifs  aver- 
tis offrirent  au  roi  trente  mille  ducats  pour  qu'il  consentît  â 


L 


S4  LES  AMIS, 

les  garder.  FerdÎDand  hés'ilnit  à  signer  le  décret,  quand  le 
œoino  entra,  UD  cruciGx  à  la  maJo,  ets'écna  :  «  Judas  Isca- 
riûle  a  vendu  son  Dieu  pour  trente  deniers  ;  vous,  vous 
allez  te  vendre  pour  Irenle  mille!  »  Le  roi  signa,  et,  au 
calcul  de  Mariana .  huit  cent  mille  Hébreux  s'eipatriè- 
renl.  —  Que  devinrent-ils?  Demandez-le  à  la  misère,  à  la 
détresse,  à  l'épidémie,  à  la  peste,  à  la  famine,  demandez- 
le  aui  tempêtes  de  l'Océan,  demandez-le  aus  lions  de  l'A- 
tlas ,  demandez- le  aux  bommes  du  Portugal. 

Décimés  à  Lisbonne  par  le  massacre,  chassés  de  France 
par  l'édit  de  Charles  VI,  d'Angleterre  par  le  statut  d'E- 
douard I",  d'Allemagne  par  le  rescrit  de  Maiimilien  I",  les 
circoncissetratnèrent  jusqu'au  nord  de  l'Europe,  au  Fond 
de  la  Bohême,  du  Alecklembourg  et  de  la  Pologne.  ÇA  et 
là  pourtant  quelques  villes  libres  et  souveraines  les  admi- 
rent :  Metz,  Nuremberg,  Florence,  Venise.  La  Rome  des 
papes  tira  pour  les  laisser  entrer  l'énorme  verrou  du  Ghetto. 
Mais,  môme  dans  ces  cités  tolérantes,  les  israélites  restèrent 
voués  à  l'infamie  :  ils  durent  porter  la  dégradante  livrée 
ordonnée  par  le  concile  de  Bâle,  la  rouelle  à  l'épaule  ou  sur 
la  poitrine,  et  ce  bonnet  jaune  qui  les  désignait  partout  aux 
huées  des  enfants  et  aux  aboiements  des  chiens.  —  Utt 
instant  les  malheureux  eurent  une  lueur  d'espoir:  ils  crurent 
que  la  Réforme  les  relèverail  de  l'analbème  dont  les  acca- 
blait le  catholicisme.  Ils  demandèrent  à  entrer  dans  les  États 
germaniques  révoltés  contre  le  saint-siége.  Luther  s'y  op- 
posa. L'excommunié  excommuniait  les  maudits.  Us  împlo- 
rèrenl  de  la  reine  Elisabeth  leur  rappel  en  Angleterre.  Eli- 
sabeth refusa  et  n'en  fut  que  plus  populaire.  Loin  d'apaiser 
les  préjugés  contre  les  juifs,  le  protestantisme  les  fanatisa; 
il  crut  prouver  son  orthodoxie  en  exagérant  l'horreur  pour 
les  prétendus  meurtriers  du  Christ.  Sa  crédulité  fervente 
donnait  force  aux  vieilles  fables  qui  les  accusaient  d'em- 
poisonner les  rivjères  et  les  fontaines,  de  communiquer  fa 


TNTRODrCT[ON.  ?5 

lèpre,  d'immoler  à  leur  Pâque  des  enfants  volés  nux  chré- 
tiens. Les  poètes  répétaient  en  vers  In  calomnie  que  les  pré- 
dicateurs ressassaient  en  prose.  Les  Iréleaui  de  la  scène  fai- 
sflientécho  aux  lréte«uide  l'église.  Dès  1590,  un  des  fon- 
dateurs du  théâtre  anglais,  un  écrivain  qui  pourtant  avait  du 
cœur  et  du  talent,  Christophe  Marlowe .  faisait  jouer  par  la 
troupe  du  Cockpit  un  drame  où  certain  juif  de  Malle,  appelé 
Barabbas  (le  nom  est  bien  choisi),  empoisonne  tout  un  cou- 
vent de  religieuses  pour  être  silr  d'empoisonner  sa  fille 
Ahigaïl.  récemment  convertie.  Voulez-vous  avoir  une  idée 
du  stylo  de  cette  diatribe?  Écoutez  ce  petit  dialogue  entre  le 
juif  et  son  esclave,  un  More  qu'il  vient  d'acheter  sur  le 
marché  : 

—  Bis-moi  ton  nom,  ta  naissance,  ta  condition  et  ta  pro- 
fession. 

—  Ma  foi,  seigneur,  ma  naissance  n'est  que  basse,  mon 
nom  Ithamore,  ma  profession  ce  que  vous  voudrez. 

—  Tu  n'as  pas  d'étal?  Eh  bien,  fais  attention  à  mes  pa- 
roles. Je  vais  t'inculquer  une  leron  qui  devra  se  cheviller  en 
toi.  D'abord  débarrasse-toi  de  tous  ces  seniimenls,  compas- 
sion, amour,  espérance  vainc,  scrupule  pusillanime.  Ne  t'é- 
meus de  rien,  n'aie  pitié  de  personne,  mais  souris-toi  à 
toi-même  quand  les  chrétiens  gémissent, 

—  Oh  !  brave  maître.  Je  n'en  ai  que  plus  de  respect  pour 
votre  nez!  {Pour  faire  comprendre  ce  lazzi  d'ithamore, 
disons  vile  entre  parenthèses  que  le  juif  de  comédie  portait 
traditionnellement  un  énorme  faui  nez,  L'épouvaDtail  n'a- 
vail  même  plus  figure  humaine). 

—  Quant  à  moi,  reprend  Barabbas ,  je  passe  ta  nuit  h 
rAder  et  à  tuer  les  malades  agonisant  aux  pieds  des  murs. 
Parfois  je  vais  Ô  l'écart  et  j'empoisonne  les  puits.  De  temps 
k  autre,  pour  entretenir  les  voleurs  chrétiens,  je  perds  vo- 
lontiers quelques  écus ,  pourvu  toutefois  que  bientôt  je 
puisse,  en  me  promenant  dans  ma  galerie,  les  voir  passer 


u 


26  LIS  AMIS. 

garrottés  devant  ma  porte.  Étant  jeune,  j'ai  étudié  la  méde- 
cine et  j'ai  commencé  par  exercer  d'abord  sur  les  Italieiis. 
Alors  j'enrichissais  les  prêtres  par  les  enterremeDts  et  saas 
cesse  j'occupais  les  bras  du  sacristain  h  creuser  la  tombe  et 
à  sonner  le  glas.  Puis,  j'ai  été  ingénieur,  et,  dans  les  guerres 
entre  la  France  et  l'Allemagne,  sous  prét^te  de  serrir 
Gbarles-Quint,  je  tuais,  par  mes  stratagèmes,  amis  et  enne- 
mis. Puis,  j'ai  été  usurier,  et,  à  force  d'extorsions,  d'escro- 
queries, de  confiscations  et  de  ruses  de  courtage,  en  un  an 
je  remplissais  les  geôles  de  banqueroutiers  et  j'encombrais 
les  hôpitaux  de  jeunes  orphelins.  Grflce  h  moi,  il  n'était  pas 
de  lune  qui  ne  rendit  quelqu'un  fou  ;  de  temps  à  autre,  un 
homme  se  pendait  de  désespoir,  portant,  attaché  sur  la  poi- 
trine, un  long  écriteau  qui  disait  combien  je  l'avais  torturé 
par  mon  usure.  Mais  vois  quelle  bénédiction  m'ont  value 
toutes  leurs  douleurs  :  j'ai  assez  d'argent  pour  pouvoir 
acheter  toute  la  ville!  Mais  dis-moi,  toi,  à  quoi  passais-tu  le 
temps? 

—  Ma  foi,  maître,  à  incendier  les  villages  chrétiens,  à 
enchaîner  les  eunuques,  à  lier  les  galériens.  A  une  époque, 
j'ai  été  cabaretier  dans  une  hôtellerie,  et,  pendant  la  nuit,  je 
me  glissais  furtivement  dans  les  chambres  des  voyageurs  et 
je  leur  coupais  la  gorge.  Un  jour,  à  Jérusalem,  j'ai  semé  de  la 
poudre  sur  les  dalles  de  marbre  où  s'agenouillaient  les  pèle- 
rins, et  leurs  genoux  en  furent  si  bien  éclopés  que  j'éclatais 
de  rire  à  voir  tous  ces  culs-de-jatte  retourner  dans  leur 
chrétienté  sur  des  béquilles. 

—  Allons,  ce  n'est  pas  mal.  Regarde-moi  comme  ton  ca- 
marade. Nous  sommes  mécréants  tous  deux,  tous  deux  cir- 
concis, et  nous  haïssons  les  chrétiens  tous  deux.  Sois  fidèle 
et  discret,  et  l'or  ne  to  manquera  pas. 

Telles  étaient  les  monstruosités  que  le  dramaturge  hugue- 
not  mettait  sans  scrupule  dans  la  bouche  du  juif.  Ces  difTa- 
mations  impossibles,  qui  aujourd'hui  indignent  le  bon  sens 


inthoouctios,  27 

et  révoltent  l'imaginalion,  étaieDi  alors  consacrées  par  l'as- 
sentiment général.  Il  falldit  voir  l'enlhousissme  du  public  & 
la  fin  de  la  pièce,  quand  Barabbas  était  Jeté  dans  la  cuve  ar- 
dente. Quel  plaisir  d'écouter  les  rugissements  et  d'observer 
les  convulsions  du  juif  bouilli  vivant  !  Toute  la  bonne  ville 
voulut  se  donner  ce  spectacle.  Le  drame  de  Marlowe  obtint 
un  succès  eiceplionnel  que  constalenl,  recette  à  recolle,  les 
registres  du  chef  de  troupe  Henslowe.  Ne  pouvant  rûlir  le 
juif  en  personne,  comme  avaient  fait  récemment  les  bour- 
geois de  Melï,  la  populace  de  Londres  allait  cbaque  jour  le 
voir  brûler  en  efligie  :  elle  soufllait  ses  acclamations  sur  ce 
feu  d'enfer  et  l'allissit  de  hourrahs.  Oh!  celte  foule  fré- 
nétique, i'apercevez-vous  ft  la  lueur  de  ce  sabbat  sinislre  ? 
La  voyez-vous,  comme  moi ,  trépigner  de  joie,  battre  des 
mains  et  danser  une  ronde  aulour  de  Is  chaudière  en  enloo- 
nant  le  refraÎD  sauvage  de  la  complaiole  de  Gemutus? 

Good  peaple,  thatdoe  hêare  thii  topg, 

For  iruelh  I  dare  nell  say 
Thnt  man;  a  wretch  ai  iU  bs  bee 

Doth  lite  DOW  at  thïs  daj  ; 
TliDl  seekelh  oothios  bat  ibe  apojle 

ormanj  a  weallliey  laan, 
Kod  for  lo  trap  Uie  innocent 

Dflviselh  ivhal  Ihey  can. 
Frnm  wlioiD  Ihe  Lerd  deliver  me, 

à  nd  ercry  Clirisliaa  too, 
And  send  lotliem  like  sentence  eke 

Tlut  meaaelli  ui  lo  do  '. 

}ji  baltado  de  Gernultis  était  une  chanson  populaire, 


■  Beanc 


gens  qoi  ti 


le  chanion.  J'ose  adJrmer  comm 

\i  néchanlt  que  lai  e>istent  e 


TéritR  qae  bien  de»  mîiérables  ai 

g  Qui  ne  cliercbeni  qae  la  ipoliatioii  de  mainl  homme  opulent,  el 
qok,  pour  attraper  l'inooMal.  imaginent  tous  Iw  moyeni. 
B  De  ceui'li  puiﻫ  le  b«igiieut  me  délivrer  ainsi  que  tous  les  chrd- 


28  LES  AMIS. 

sortie  on  ne  sait  d'où,  qui  courait  les  rues  de  Londres.  Elle 
racontait,  sur  l*air  de  Black  and  yeUaw^  comme  quoi  il  y 
eut  jadis  à  Venise  un  marchand  de  bonne  renomnoée  qui, 
ayant  besoin  d'argent,  demanda  h  un  usurier  juif,  Doamié 
Gemutus,  de  lui  prêter  cent  écus  pour  un  an  et  un  jour.  Le 
juif  consentit  à  le  faire  sans  réclamer  d'intérêt,  mais  à  la 
condition  que  le  marchand  s'engagerait,  en  cas  de  non  reoF 
boursement,  à  lui  donner  une  livre  de  sa  chair.  Le  billet  fat 
signé.  Dans  l'intenralle,  le  marchand  eut  des  malheurs  ;  ses 
navires  naufragèrent  et  ses  coffres  ne  se  remplirent  pas  : 
bref,  le  jour  de  l'échéance,  il  ne  put  payer.  Gemutus  fit 
arrêter  son  débiteur  et  le  traduisit  devant  le  tribunal  en  ré- 
clamant la  pénalité  stipulée.  Les  amis  du  Vénitien  s'inter- 
posèrent et  supplièrent  l'usurier  de  renoncer  à  ses  pour- 
suites :  en  remboursement  des  cent  écus  qui  lui  étaient 
dus,  ils  lui  offrirent  cinq  cents,  mille,  trois  mille  et  jusqu'à 
dix  mille  écus.  Le  juif  repoussa  toutes  ces  offres  et  réclama 
le  dédit  convenu.  Autorisé  par  le  tribunal,  déjà  il  tirait  son 
couteau,  quand  le  juge  le  prévint  que,  s'il  outrepassait  son 
droit  d'un  scrupule,  s'il  versait  une  seule  goutte  de  sang,  s'il 
coupait  plus  ou  moins  que  la  quantité  de  chair  qui  lui  reve- 
nait, il  serait  pendu  haut  et  court.  Sur. cette  observation  du 
juge,  Gemutus  frémit  :  il  rengaina  piteusement  sa  lame  et 
déclara  consentir  à  accepter  les  dix  mille  écus  proposés  par 
les  amis  du  Vénitien.  «  Non,  dit  le  magistrat,  tu  n'auras 
pas  une  obole  ;  prends  ton  dédit,  n  Gemutus  demanda  son 
principal.  «  Non,  fit  le  magistrat,  prends  ta  livre  de  chair 
ou  déchire  ton  billet,  d  Sur  quoi,  Gemutus  maudit  son 
juge  et  s'enfuit. 

Cette  légende,  si  propre  à  propager  Tanimosité  contre  la 
race  maudite,  avait  fait  le  sujet  d'une  pièce  représentée  en 


liens!  Poisse-t-il  frapper  d'une  sentence  pareille  qaiconqoe  prélend 
agir  ainsi  !  » 


ISTRODUCTION.  29 

1S78  sur  le  théâtre  du  Bull,  aiii  grands  applaudissements 
des  puritains  de  Londres  '.  Cependant,  si  appréciée  qu'elle 
fût  du  public  anglais,  elle  n'était  pas  d'invention  britan- 
nique :  on  la  retrouvait  dans  presque  toutes  les  littératures  ; 
elle  était  connue  non-seulement  en  Angleterre,   ninis  ea 
France,  mais  en  Italie,  mais  dans  toute  'a  chrétienté.  Pendant 
le  seizième  siècle,  un  juriste  frnni;jiis,  Alexandre  Sylvain,  en 
avait  fait  le  Ihème  de  sh  quatre-vingt-quinzième  Déclama- 
tion dans  un  manuel  d'éloquence,  intitulé  L'Orateur.  Au 
quatorzième  siècle,  un  conteur  italien,  Giovanni  Fiorenlino, 
en  avait  tait  l'incident  d'une  nouvelle  dans  un  recueil  im- 
primé en  1558,  sous  ce  titre  :  /i  Pecorme  Dès  le  treizième 
siècle,  l'auteur  anonyme  des  GesUi  iivmanonim  l'avait  conté  i 
en  bas  lalin  A  l'Rurope  entière.  Quelle  était  l'origine  de  | 
cette  légende  ?  De  quelle  sombre  région  était-elle  venue? 
On  ne  savait.  Elle  était  cosmopolite  et  immémoriale.  Il 
n'y  a  pus  cent  ans  qu'un  oflicier  anglais,  l'enseigne  Thomas  i 
Hunroe,  la  déchiffra  sous  la  poussière  dans  un  vieux  manu»-  | 
crit  persan,  trouvé  à  Tanjore,  au  fond  de  l'Inde!  Elle  était  i 
familière,  non-seulement  ^  toute  la  chrétienté,  tnaisâ  tout  \ 
l'islam.  1.0  croissant  l'avaii  adoptée  comme  la  croii.  Par- 
tout, à  travers  ions  les  peuples,  daus  tous  les  climats  tA  I 
sous  tous  les  cieux,  sur  les  bords  de  la  Tamise,  sur  lei  J 
bords  de  la  Seine,  au  Rialto,  sur  tes  rives  de  l'Euphrate, 
au-dcli  de  l'Indus,  au-delà  du  Gange,  elle  suivait  le  jutf, 


ette  pièce,  antérieure  d'environ  vingt  aman  ifor-  | 
ehand  Ht  i'ettit,  eil  prouvée  par  un  pflmpliUt  religieux  que  publia,  m 
1S7I),  nn  Tanatique  appelû  Sleplien  Gouod.  Ce  Oosioa.  fort  boslile  a^ 
Ihéltre  naissant,  oomme  Ion*  let  porilains,  t»ii  par  nception  l'Éloge 
d'ane  traftériie  intimide  le  Juif.  ■  laquelle  ««I  jon^e  an  fiull  et  repré- 
Mnte  l'avidiié  de<  clioisiveuTS  (chowrt)  moniinios  et  les  seaiimenu 
Mngnin«ire«  des  usnrien-  n  U'aprën  celte  analyse  sommaire,  il  csi  per- 
mit de  croire  que  cette  piËce,  comme  celle  de  SlisVespesre,  r^uoisiaît 
dant  ane  compcsition  aniqae  les  deai  incidenls  si  divers  des  coR^U  et 
du  billet.  Elle  en  inalheureosrmcnt  ;  erdue. 


30  LES  ÀM18. 

elle  lui  courait  sus  et  le  persécutait  de  sa  huée  impla- 
cable. 

Ce  fut  vers  la  fin  du  seizième  siècle,  aa  moment 
où  elle  courait  les  carrefours  de  Loodres  dans  le  chant 
populaire  de  Gemutus^  que  Shakespeare  arrêta  la  légende 
au  passage.  Qu'allait  (aire  le  poëte  ?  Était-ce  donc  pour  la 
fortifier  de  son  génie  et  pour  en  accabler  le  misérable 
israélite,  qu'il  allait  évoquer  dans  son  drame  cette  fable  de 
la  haine?  Allait-il  accroître  les  douleurs  de  ce  souffre- 
douleur,  en  joignant  son  imprécation  au  haro  universel? 
Lui,  l'apôtre  de  l'indulgence,  entendait-il  donc,  cédant  aux 
préventions  publiques,  eicepter  une  créature  de  Diea  de 
cette  tolérance  qu'il  réclamait  pour  tous? 

Non,  telle  n*a  pas  été  la  pensée  du  mattre.  Il  n'a  pas 
sacrifié  au  préjugé,  si  impérieux  qu'il  fût,  sa  mission  civili- 
satrice. Il  n'a  pas  donné  le  démenti  à  son  apostolat.  De  sa 
charge,  le  poëte  n'a  pas  rejeté  TAme  du  juif.  Loin  d'écraser 
ce  lépreux,  il  a  tenté  de  le  relever.  Certes,  l'entreprise  était 
ardue  et  périlleuse.  Le  fanatisme  ne  se  laissait  pas  braver 
impunément  h  celte  furieuse  époque.  Il  n'y  avait  pas  long- 
temps que  Reuchlin,  tout  favori  d'empereur  qu'il  était, 
avait  failli  expier  du  dernier  supplice  son  équivoque  sym- 
pathie pour  la  tribu  maudite.  S'il  ne  risquait  pas  sa  vie 
ou  sa  liberté  dans  une  lutte  déclarée  contre  l'opinion  do- 
minante, le  penseur  risquait,  h  coup  sûr,  son  autorité 
morale.  Shakespeare  avait  donc  certains  tempéraments  à 
prendre,  certains  ménagements  à  garder,  pour  ne  pas  exas- 
pérer sou  public.  L'intérêt  même  de  l'opprimé  exigeait  qu'il 
ne  fût  pas  trop  ouvertement  soutenu.  C'était  risquer  le  suc- 
cès que  vouloir  l'emporter,  et  le  maître  eût  compromis  son 
plaidoyer  en  s'aliénant  dès  le  premier  mot  la  confiance  du 
jury.  Chose  étrange,  pour  gagner  une  pareille  cause,  il 
fallait  la  plaider  non  du  banc  de  la  défense,  mais  du  banc 
de  l'accusation  !  Cette  ruse  de  forme  était  nécessaire.  £t 


l.MBODlCnOS. 


3t 


voilà  pourquoi  Shakespeare  a  choisi,  pour  y  développer 
BOD  idée,  une  légende  qui  devait  à  son  hostilité  contre  les 
juife  son  immense  popularitt;.  Mais,  par  un  prodige  de 
^ënJQ,  tout  en  gardant  TétiqueiiL',  il  en  a  moditîé  le  sens. 
En  évoquant  la  légende,  il  la  transfigurée.  Elle  grimaçait 
la  haine,  il  lui  a  imposé  l'expression  sereine  de  la  mansué- 
tude. Depuis  des  siècles,  elle  vociférait  l'eilerminatioa ,  il 
lui  a  arraché  le  cri  de  l'humanllé. 

Donc,  pour  bien  comprendre  la  pensée  qui  ici  a  inspiri 
Shakespeare,  deux  conditions  sont  indispensables  :  la  pra^ 
nitèro  condition,  cVsl  de  se  reporter  au  temps  où  il  a  com- 
posé son  drame,  époque  de  fanatisme  universel,  où  le  nÛ 
catholique  Charles  l\  u  tenait  que,  contre  les  hérétiques, 
c'était  cniauté  d'être  humain  et  humanité  d'être  cruel  ',  * 
et  où  le  poêle  prolestant  Marlowe  s'écriait  en  plein  théâtre  :  ' 
o  Détruire  un  juif  est  charité  et  non  péché  '.  »  La  second* 
L-oiiditioD.  c'est  de  confronter  l'œuvre  du  maître  avec  les 
opuscules  qui  l'ont  précédée.  Jamais  comparaison  n'a  été 
plus  instructive,  plus  probante,  plus  nécessaire;  jamais  la 
critique,  pour  ne  pas  s'égarer,  n'a  eu  plus  grand  besoin 
d't'tre  éclairée  par  Ihistoire. 

Ile  tous  les  écrivains,  romanciers,  chroniqueurs  ou 
chansonniers,  qui,  avant  Shakespeare,  ont  traité  le  sujet  àa 
Marchand  de  Venise,  il  n'en  est  pas  un  qui  ait  essayé  d'ex- 
pliquer par  un  motif  quelconque  le  sanglant  contrat  pnssA-j 
entrele  juif  et  le  chrétien.  L'auteur  italien,  dont  la  nouvelle 
a  servi  de  cadre  au  chef-d'œuvre  anglais,  dit  tout  simple*  j 
ment  :  a  Comme  il  lui  manquait  dix  mille  ducats,  messire 
Ansaldo  alla  trouver  un  juif  à  .Meslre,  et  les  lui  emprunta 
avec  cette  convention  et  condilinn  que,  s'il  ne  les  avait  pas 
rendus  à  la  Saint' Jean  de  juin  prochain,  le  juif  lui  pourrait 


>  BrantAme, 

*  ■  Tu  undu  a 


»  {Lt  Jaif  d»  Halle.) 


32  LES  AMIS. 

polever  une  livre  de  chair  dnns  quelque  endroit  du  corps 
qu'il  voudrait '.  n  Puis  il  parle  d'outre  chose,  sans  s'arrô- 
tor,  môme  pour  s'en  indigner,  sur  cette  monstrueuse  con- 
venlion.  Le  prêteur  est  juif  :  cela  suffit.  Est-ce  que  les 
juifs  n'ont  pas  pour  habitude  de  sacrifier  à  leur  Pâque 
un  enfant  chrétien  et  de  communier  en  le  dévorant?  Il 
est  donc  tout  simple  quo  celui-ci  veuille  avoir  la  chair  de 
messire  Ansatdo,  A  quoi  bon  chercher  des  prétextes  k  un 
appétit  si  naturel  ?  Qui  dit  juif,  dit  vampire.  Ainsi  pensait 
maître  Giovanni  Fiorentino,  conteur  du  quatorzième  siècle. 
Ainsi  n'a  pas  pensé  maître  William  Shakespeare,  le  cooteur 
de  tous  les  Ages. 

El  d'abord,  Shakespeare  a  restitué  une  âme  au  ji 
Le  juif  était  hors  l'humanité,  Shakespeare  l'y  a  rap] 
d'un  trait  ào  plume.  Il  a  voulu  que  l'action  du  juif,  si  in- 
humaine qu'elle  fût,  eût  une  raison  humaine.  Voilà  pour- 
quoi il  a  créé  entre  Shjlock  et  Antonio  une  baine  invété- 
rée (o  lodged  bâte]  qui  n'existe  pas  entre  le  mécréant  de  la 
nouvelle  et  messire  Ansaido,  Voilà  pourquoi  il  a  accumulé 
les  griefs  dans  le  cœur  de  Shj'lock.  Shylock  haït  Antonio, 
parce  qu'Antonio  est  chrétien,  parce  qu'Antonio,  qui  est 
royalement  riche,  prêle  l'arRcnt  pralis:  mais  il  hait  Antonio 
surtout  parce  qu'Antonio  hait  la  sainte  nation  israélile, 
parce  qu'Antonio  va  partout  clabaudant  contre  Shylock, 
contre  ses  opérations,  coQlre  ses  profils  légitimes,  parce 
que.  quand  lui,  Shylock.  passe,  Antonio  l'appelle  chien,  le 
chasse  du  pied  et  lui  crache  au  visage.  Cependant  un  jour 
vient  où  cet  Antonio  qui  a  pour  habitude  u  de  vider  sa  bave 

■  K  E  perche  gli  mancavana  djeci  mila  dneaii,  mestere  Aosaldo  andô 

A  un  Giudeti  a  Mesiri,  e  accilORli  cou  qiieaLî  patti  «  condiiioni,  chu 
s'egli  iioD  gtie  l'avease  readmi  dnl  deUo  di  a  Sun  liiovanni  dî  giaguo 
protaicDO,  clie'l  Giuileo  gli  poLe^sv  levure  unn  librn  di  Mrne  d'addo-siio 
rii  qiisliinquB  loogo  e'  ïolesse.  a  II  Pecorune.  Giomala  quarla.  (Voir  j| 
l'Appendice  la  traduction  de  celle  ntiavelle.} 


iieur 
>peM^ 


J 


INTRODUCnOS.  33 

sur  la  barbe  »  de  Shjlock,  a  besoin  de  Shjlock  et  s'adresse 
â  lui.  tii  rlc|iit  de  son  juste  ressen Liment,  Sliylock  rei^oit  furt 
bien  le  marchand  : 

—  Le  bonheur  vous  garde,  bon  signer  1  dil-il  le  sourire 
sur  les  lèvres. 

—  Âhylock,  répond  sMiemcnl  Antonio,  bien  que  je 
n'ai»  pas  l'usage  de  préler  ni  d'emprunter  ji  inlérât,  pour 
subvenir  aux  besoins  de  mou  ami,  je  romprai  une  babi- 
lude... 

L'exorde  est  singulier.  Antonio  commence  par  déclarer 
contraire  à  ses  principes  l'action  môme  qu'il  vient  implorer 
de  Shylock.  Celui-ci  aurait  bon  droit  de  se  choquer,  conve- 
nez-en. Cependant  il  ne  se  formalise  pas  ,  il  discute  poli- 
ment avec  Antonio,  il  invoque  pour  sa  défense  le  livre  sa- 
cré que  révèrent  également  le  juifel  le  chrétien,  a  Le  profit 
est  béni  quand  il  n'est  pas  volé,  u  Et,  pour  justifier  ses  bé- 
néfices, Sbylock  cite  l'eiemple  de  Jacob  prélevant  la  dime 
sur  les  troupeaux  de  Labon  par  une  ruse  dont  Dieu  même 
est  complice. 

Sur  quoi  Antonio,  interromparil  la  conversation ,  se 
tourne  vers  Bassanio  el  lui  dit  sans  baisser  la  voix  : 

—  Remarquez  ceci,  le  diable  peut  citer  l'Êcriiure  pour 
ses  fins.  Une  âme  mauvaise  produisant  de  saints  témoigna- 
ges est  comme  un  scélérat  à  la  joue  sourianle,  une  belle 
pomme  pourrie  au  cu!ur.  Oh  !  que  l'imposture  a  de  beaux 
dehors  ! 

Vous  le  voyez,  Antonio  ne  discute  pas.  Aux  arguments 
de  sou  interlocuteur,  il  répond  tout  de  suite  par  des  invec- 
tives :  Shylock  est  un  imposteur,  un  scélérat,  un  diable  ! 
Ce  qui  n'empôcbe  pas  Antonio  de  lui  adresser,  un  moment 
après,  cette  question  doucereuse  : 

—  Eh  bien,  Shjlock,  serons-nous  vos  obligés? 

On  con<;oit  que  tant  d'impertinence  finisse  par  agacer 
Shjlock.  Cette  façon  de  demander  un  scrviceà  un  homme  en 


34  LES  AMIS. 

lui  jetant  de  la  boue  a  de  quoi  lasser  la  patience  da  plus 
patient.  Aussi  le  rouge  monte  à  la  face  du  juif»  et  c'est  avec 

peine  qu'il  contient  sa  colère  prête  à  éclater  : 

—  Signor  Antonio,  dit-il  d'une  voix  de  plus  en  plus  vi- 
brante, mainte  et  mainte  fois  sur  le  Rialto,  vous  m'avei 
honni  à  propos  de  mon  argent  et  de  mon  usance.  Je  Tai 
supporté  patiemment  avec  un  haussement  d'épaules,  car  la 
souffrance  est  l'insigne  de  toute  notre  tribu.  Vous  m'appe- 
liez mécréant,  chien,  coupe-jarrets,  et  vous  crachiez  sur 
mon  gaban  juif,  et  cela  parce  que  j'use  de  ce  qui  m'appar- 
tient. Eh  bien,  il  paraît  qu'aujourd'hui  vous  avez  besoin  de 
mon  aide.  En  avant  donc  !  Vous  venez  à  moi  et  vous  me 
dites  :  Shylock ,  nous  voudrions  de  l'argent  !  Vous  dites 
cela,  vous  qui  vidiez  votre  bave  sur  ma  barbe  et  qui  aie  re- 
poussiez du  pied  comme  on  chasse  un  limier  étranger  de 
son  seuil  !  Vous  sollicitez  de  l'argent  !  Que  puis-je  vous 
dire?  Ne  devrais-je  pas  vous  dire  :  Est-ce  qu'un  chien  a  de 
l'argent  ?  est-il  possible  qu'un  limier  puisse  prêter  trois 
mille  ducats?  Ou  bien  dois-je  m'incliner  profondément  et 
d'un  ton  servile,  retenant  mon  haleine  dans  un  murmure 
d'humilité,  vous  dire  ceci  :  Mon  beau  monsieur,  vous  avez 
craché  sur  moi  mercredi  dernier  ,  vous  m'avez  chassé  du 
pied  tel  jour,  une  autre  fois  vous  m'avez  appelé  chien: 
pour  toutes  ces  courtoisies,  je  vais  vous  prêter  tant  d'ar- 
gent? 

A  cette  plainte  si  éloquente  et  si  pathétique  du  souffre- 
douleur,  que  va  répliquer  Antonio?  Va-t-il  faire  réparation 
au  juif  ?  Va-i-il,  comme  il  le  devrait,  effacer  par  une  écla- 
tante apologie  ses  violences  passées?  Va-t-il,  comme  il  le 
devrait,  demander  pardon  de  tous  ses  torts?  Va-t-il  au 
moins  s'engager  pour  l'avenir  à  des  procédés  plus  doux? 
Fi  donc  ! 

—  Je  suis  bien  capable,  répond-il  au  juif,  de  t'appeler 
chien  encore,  de  cracher  sur  toi  encore,  de  te  chasser  du 


l 

I 


INTBODUOnON. 


35 


pied  encore.  Si  tu  prêtes  de  l'argent,  ne  le  prête  pas 
comme  à  un  ami.  L'amitié  a-l-elle  jamais  tiré  profit  du 
stérile  métal  confié  par  un  ami?  Non,  considère  ce  prêt 
comme  faite  ton  ennemi.  S'il  manque  à  l'engagement,  \a 
auras  meilleure  figure  h  exiger  contre  lui  la  pénalité  ! 

Antonio  a  commencé  par  insulter  Shvlock.  il  finit  par  le 
tiraver.  Tuut  à  l'heure  il  l'outrageait,  maintenant  il  le  pro- 
voque. C'en  est  fait,  la  mesure  est  comblée.  L'excessive  in- 
solence n  épuisé  l'excessive  patience.  Ce  défi  que  le  chré- 
tien lui  jetle,  le  juif  ne  peut  plus  le  repousser.  Shylock  ne 
voulait  pas  la  lutle.  mais  Antonio  la  veut  :  soit  !  il  l'aura. 
Aussi  bien,  dans  son  duel  avec  Antonio,  Shylock  accepte 
les  conditions  mêmes  de  son  adversaire.  Antonio  réprouve 
l'usure,  Shylock  dédaigne  celte  arme  :  il  le  déclare  d'a- 
vance, il  ne  prendra  pas  un  denier  d'intérêt,  il  prêtera  son 
argent  pour  rien.  Seulement,  «  par  manière  de  plaisante- 
rie, n  si  Antonio  ne  rembourse  pas  la  somme  dite  au  jour 
dit,  il  perdra  une  livre  pesant  de  sa  belle  chair,  laquelle 
aura  coupée  et  prise  dans  Ulle  partie  du  corps  que  dési- 
gnera Shjlock.  —  Certes,  en  ce  moment,  la  proposition 
de  Sbj'lock  a  bien  l'air  d'une  plaisanterie  ;  elle  semble  bien 
plulûl  imaginée  pour  faire  rire  que  pour  faire  frémir.  Quelle 
vraisemblance  qu'Antonio  ne  puisse  pas  acquitter  dans  trots 
mois  uue  misérable  dette  de  trois  mille  ducats?  Antonio  a 
été  surnommé  le  a  Marchand  royal.  »  Il  a  des  galions  sur 
toutes  les  mers,  il  attend  de  somptueuses  eai^aisons  de  tous 
les  points  du  globe,  d'Angleterre,  de  Lisbonne,  de  Tripoli,  . 
de  Barbarie,  du  Mexique,  des  Indes  et  de  je  ne  sais  où.  On 
peut  craindre  dix  naufrages,  on  n'en  prévoit  pas  cent.  An- 
tonio ne  pourrait  être  réduit  h  lo  banqueroute  que  par  uns 
coalition  inouïe  de  désastres.  A  supposer  que  le  Juif  conspi- 
rât du  fond  de  sa  haine  contre  la  vie  de  ce  chrétien ,  il  fau- 
drait encore  qu'il  pût  embaucher  dans  son  stratagème  toutes 
les  catastrophes  du  ciel.  Ce  mécréant  aurail-il  â  ses  ordres 


36  LIS  AJOS. 

les  foudres  de  Dieu  ?  Aatooio  ne  peut  admettre 

ture  impie  :  bien  iùr  d'être  en  règle  aa  jour  de  Vi 

il  regarde  le  prêt  proposé  par  Sfaylock  comme  an  prit  gn- 

tuit  :  (i  Vraiment  le  juif  fait  preuve  de  grande 

il  devient  bon.  Il  se  f»^ra  chrétien.  ■  Et  tout  en 

ainsi  la  religion  «le  Sh?lixk,  Antonio  se  rend  vite  cfaei  k 

notaire  pour  signer  le  plaisant  billet. 

ATOuez-le,  tant  d'insultes  et  de  provocations  safBraiaB 
bien  à  expliquer  dans  I  avenir  ranîmosité  «le  Shjlock»  Mai 
le  po^te  ne  s'est  pas  contenté  de  cette  excuse.  Ponr  justifie 
l'acharnement  du  juif,  il  lui  a  créé  un  dernier»  un  suprèn» 
grief.  Ce  n*était  pas  assez  que  Shjlock  fût  souffleté  dans  s 
foi,  dans  sa  race,  dans  son  crédit,  dans  son  hoonear,  il  M 
lait  qu'il  fût  frappé  au  cœur  dans  la  plus  vénérable  et  la  pin 
auguste  de  ses  affections. 

Kcoutez  cette  histoire  qui  tout  entière  a  été  ajoutée  pai 
Shakespeare  à  la  légende. 

Sbylock  a  donné  à  sa  ûlle  la  sévère  éducation  que  lo 

prescrit  sa  croyance  religieuse.  Il  a  élevé  Jessica  dans  la  so- 

I   II  litude  du  foyer  domestique,  à  Tabri  d'un  monde  corrompo 

avec  une  sorte  de  puritanisme  rabbinique.  Il  n'a  cessé  delà 
prêcher  Taustérité  rigide,  l'orgueil  des  ancêtres,  le  dévoue 
ment  à  la  tribu,  la  dévotion  à  la  foi,  la  défiance  envers  «  L 
race  d'Agar,  d  le  dédain  de  la  société  chrétienne,  le  mépri 
du  plaisir  chrétien,  du  rire  chrétien, de  la  mascarade  chré 

Il  tienne  :  «  Écoutez-moi,  Jessica,  fermez  bien  mes  portes 

I  et,  si  vous  entendez  le  tambour  et  l'ignoble  fausset  du  Qfr 

au  cou  tors,  n'allez  pas  grimper  aux  fenêtres  ni  allonge 

votre  tête  sur  la  voie  publique  pour  contempler  ces  fous  d 

chrétiens  aux  visages  vernis.  Mais  bouchez  les  oreilles  d 

I  I  ma  maison,  je  veux  dire  mes  fenêtres  :  que  le  bruit  de  ! 

vaine  extravagance  n'eutre  [)as  dans  mon  austère  maison. 
Jessica  n'a  que  faire  de  regarder  les  jeunes  païens  qui  pai 
sent  enfarinés  dans  la  rue  :  si  elle  veut  se  mettre  en  ména( 


I. 


\ 


IMHODDCTION. 


37 


avec  le  consentement  de  son  père,  elle  ne  se  mariera  qu'à  la 
synagogue.  «  PliU  &  Dieu,  dit  Stiylock ,  qu'elle  eût  pour 
roari  un  descendant  de  Barabbas  plutôt  qu'un  chrétien  !  u 
Par  malheur,  Jessica  n'a  gahre  mis  à  profit  les  leçons  pa- 
ternelles. I.ecarflclère  mutin  de  la  bellejutve  résiste  à  cette 
farouche  éducation.  «  Fille  de  Shylock  par  le  sang,  elle  ne 
l'est  pas  par  le  caractère.  ■»  Jamais  la  nature  ne  s'est  dé- 
mentie aussi  formellement  d'une  génération  à  l'autre.  Les 
goûts  de  l'enfant  sont  en  contradiction  éclatante  avec  les 
goûts  du  père.  Autant  Shylock  est  rigide,  âpre,  frugal,  dur 
à  la  souffrance,  autant  Jessica  est  tendre,  molle,  friande  et 
indolente.  Shylock  est  fanatique  d'austérité;  Jessica,  de 
plaisir.  Shylock  outre  l'économie  jusqu'à  l'avarice  ;  Jes- 
sica exagérerait  la  prodigalité  jusqu'au  gaspillage.  Shy- 
lock se  défierait  du  chrétien  le  plus  sage  ;  Jessica  s'affole- 
rait du  plus  écervelé.  Vous  connaissez  Lorenzo,  ce  jeune 
mcrveilleui,  velu  à  la  dernière  mode  vénitienne,  qui  tou- 
jours arpenle  la  place  Saint-Marc,  la  moustache  en  croc  et 
l'épée  en  civsdière?  Eh  bien,  Jessica  abjurerait  avec  joie  le 
Dieu  de  ses  ancêtres  pour  pouvoir  battre  le  pavé  aux  bras 
de  ce  Philistin.  La  rieuse  enfant  ne  peut  se  faire  à  l'exis- 
tence claustrale  que  lui  impose  son  père  :  elle  étouffe  dans 
celle  almo$plihc  d'ennui.  «  Noire  maison  est  un  enfer,  » 
pense-t-elle,  et  elle  suit  d'un  œil  d'envie  ce  «  joyeux  dia- 
ble »  de  Lancelot  qui  s'en  va  en  chantant  chercher  fortune 
ailleurs. 

Enfin, l'occasionlantatlenduesepréseote.  -  Le  jour  même 
où  Shylock  a  prêté  les  trois  mille  ducats,  il  est  invité  par  le 
reconnaissant  Bassnnio  à  un  souper  où  Antonio  et  tous  ses 
amis  doivent  choquer  les  verres.  Shylock  hésite  longtemps 
à  accepter  l'invitation  :  il  a  fait  la  veille  un  mauvais  rêve,  il 
pressent  que  «  quelque  vilenie  se  brasse  contre  son  re- 
pos, n  Cependsni  l'envie  de  n  manger  aux  dépens  du  chré- 
tien prodigue  »  finit  par  l'emporter  :  il  se  rend  chez  Bassa- 


38  LES  AMIS. 

Dio.  Pendant  le  souper,  les  plus  gais  convives,  Gratiano, 
Salarino  et  Lorenzo,  s'esquivent  sous  prétexte  d'aller  cher- 
cher leurs  masques.  Mais  les  trois  jeunes  gens  se  sont  donoé 
rendez-vous  d*un  air  mystérieux  devant  certaine  maison.  Us 
arrivent. 

—  Holà  I  quelqu'un  !  exclame  Lorenzo  en  s'avançant 
sous  le  balcon. 

A  ce  cri  qui  semble  un  signal,  une  lumière  brille,  une  fe- 
nêtre s'ouvre  et  un  page  apparaît. 

—  Qui  êtes- vous  T  répond  le  page  d'une  voix  singulière- 
ment douce. 

—  Lorenzo  !  ton  amour  ! 

—  Lorenzo,  c'est  certain  !  Mon  amour,  c'est  vrai  !  Mais 
qui  sait  si  je  suis  votre  amour  T 

—  Le  ciel  m'est  témoin  que  tu  l'es. 

—  Eh  bien,  tenez!  attrapez  cette  cassette...  Je  vais  fer- 
mer les  portes,  me  dorer  encore  de  quelques  ducats,  et  je 
suis  à  vous. 

Une  minute  après,  Jessica  se  présentait  sur  le  seuil  de  la 
rigide  demeure  dans  sa  livrée  de  carnaval  et  s'enfuyait, 
une  torche  à  la  main,  au  milieu  de  la  bande  joyeuse. 

Quand  Shylock  rentra  chez  lui,  il  trouva  son  logis  dé- 
sert, son  coffre-fort  pillé,  mais  il  ne  trouva  plus  son  enfant. 
Qu'on  imagine  sa  douleur  !  Le  misérable  père  fouilla  toute 
la  ville  pour  découvrir  Jessica.  Il  courait  dans  les  rues 
comme  un  fou,  traqué  par  une  meute  d'écoliers  qui  répé- 
taient en  riant  ses  cris  de  détresse.  Un  chrétien  qui  le  vit 
passer  disait  n'avoir  jamais  entendu  «  fureur  aussi  trou- 
ble, aussi  extravagante,  aussi  incohérente  que  celle  qu'exha- 
lait ce  chien  de  juif.  »  —  Dans  sa  course  effarée,  Shylock 
traverse  le  Rialto  sans  même  apercevoir  Salarino  qui  cause 
avec  Solanio  des  nouvelles  alarmantes  reçues,  dit-on,  par 
Antonio.  Salarino  appelle  le  juif. 

**^  Holà,  Shylock  !  Quoi  de  nouveau  f 


ISTIIODlCTIOiV .  39 

Shjlock  se  détouroe  et  reconnaît  dsns  celui  qui  l'a- 
postrophe un  des  convives  disparus  pendant  le  souper 
fatal  : 

—  Vous  avez  su  mieux  qui3  personne  la  fuite  de  ma  Glle, 
dit-il. 

—  Cela  est  certain,  répond  Salarino  on  ricanant,  je  sais 
même  lo  tailleur  qui  a  fait  les  ailes  avec  lesquelles  elle  s'est 
envolée. 

—  Et  pour  sa  part,  observe  Soianio,  Shylock  savait  que 
l'oiseau  avait  toutes  ses  plumes  et  qu'alors  il  estdaus  le 
tfmpérameni  de  tous  les  oiseaux  du  quitter  la  maman. 

—  Elle  est  damnée  pour  cela. 

—  C'est  certain,  si  elle  a  le  diable  pourjugc. 

—  Ma  chair  et  mon  sang  se  révollur  ainsi  ! 

—  Fi,  vieille  charogne!  devraieiit-ils  se  révulCer  k  (on 
AgeT 

C'est  ainsi  que  ces  jeunes  gens  parlent  ù  ce  vieillard  ! 
Les  insolents  !  Les  imprudents  !  Et  c'est  au  moment  ofi  ils 
vieunent  de  lui  jeter  à  la  face  ce  dernier  outrage  ramassé 
dans  le  plus  sale  égoul  de  l'ignominie,  qu'ils  usent  demaa- 
der  au  juif  d'épargner  un  chrétien  I 

—  Si  Antonio  n'est  pas  en  règle,  dit  Salarino,  lu  ne  pren- 
dras pas  sa  chair.  A  quoi  te  serait-elle  bonne? 

—  A  amorcer  le  poisson,  s'écrie  Slijlock  qui  éclate  enfin. 
Dât-elle  ne  rassasier  que  ma  vengeance,  elle  la  rassasiera. 
Il  m'a  couvert  d'opprobre,  il  m'a  fait  tort  d'un  demi-million, 
il  a  ri  de  mes  pertes,  il  s'est  moqué  de  mes  gains,  U  a  cons- 
pué ma  nation...  El  quel  est  son  motif?  Je  suis  juif!  L'n 
juif  n'a^l-il  pas  des  yeux?  Un  juif  n'a-l-il  pas  des  mains, 
des  organes,  des  proportions,  d(>s  sens,  des  affections,  des 
passions?  N'esl-il  pas  nourri  de  la  mémo  nourriture,  blessé 
des  mèmi.'S  armes,  sujet  aux  m«^mes  maladies,  gui-'H  par  le6  i 
mêmes  mo/ens,  échauUé  et  refraidî  par  le  même  été  et  par 
le  même  hiver  qu'un  chrétiin  ?  Si  vous  nou&  piquoe,  est-ce 


40  LES  AMIS. 

que  nous  ne  saignons  pas  T  Si  vous  nous  chatoaillex,  est-oa 
que  nous  no  rions  pas  ?  Si  vous  nous  empoisoniiezt  esl-oa 
que  nous  ne  mourons  pas?  Et  si  vous  nous  outragez,  esl-oa 
que  nous  ne  nous  vengerons  pas?  Si  nous  sommes  oomme 
▼ous  du  reste,  nous  vous  ressemblons  aussi  en  cela.  Qu'on 
chrétien  soit  outragé  par  un  juif»  où  met-il  son  huadlité?  A 
se  venger.  Qu'un  juif  soit  outragé  par  un  chrétien»  où  doit- 
il»  d'après  Texemple  chrétien,  mettre  sa  patience?  Eh  bien, 
à  se  venger  !  La  perfidie  que  vous  m'enseignec»  je  la  pra- 
tiquerai, et  j'aurai  du  malheur  si  je  ne  surpasse  pas  mes 
maîtres! 

Cette  imprécation  sublime  est  le  plus  éloquent  plaidoyer 
que  jamais  voix  humaine  ait  osé  prononcer  en  face  d'une 
race  maudite.  Quelque  terrible  que  soit  le  dénoûment,  die 
le  prépare  et  le  justifie.  Certes,  si  implacable  qu'il  soit, 
Shylodi  aura  de  la  peine  à  dépasser  ses  mattres.  A  supposer 
qu'il  la  réclame,  une  livre  de  la  chair  d'Antonio  ne  fera 
jamais  contre-poids  dans  la  balance  des  représailles  à  ces 
milliers  de  cadavres  entassés  sur  le  charnier  chrétien  par 
une  tuerie  de  treize  siècles  ! 

En  donnant  à  la  conduite  de  Shylock  ce  mdbile  qui 
suscite  les  héros,  le  patriotisme,  en  lui  fournissant  pour 
excuses,  non-seulement  ses  griefs  personnels,  mais  les 
griefs  séculaires  de  tout  un  peuple,  Shakespeare  a  d'avance 
amnistié  le  juif.  —  Doutez-vous  encore  que  celteamnistie  ait 
été  préméditée  par  le  poëte?  Hésitez*vous  encore  à  croire 
qu'il  ait  voulu  nous  montrer  dans  l'acharnement  du  juif 
la  conséquence  fatale  d'une  légitime  rancune?  Eh  bien, 
votre  incertitude  va  disparaître.  Écoutez  la  conversation 
que  l'auteur  a  ménagée  entre  Shylock  et  son  ami  Tubal,  et 
vous  reconnaîtrez  avec  quelle  logique  profonde  il  a  soudé 
la  ruine  d'Antonio  à  l'enlèvement  de  Jessica  : 

—  Votre  fille  a  dépensé  à  Gènes,  m'a-t-on  dit,  quatre- 
vingts  ducats  eu  une  nuit. 


ISTBODLXT10X  il 

—  Tii  m'enforirps  un  poignard  ;  jn  no  rpvprrai  jamais 
mon  or.  OoalR'-vîngts  ducats  J'un  coup!  Ouatre-vingls 
ducats  ! 

—  Il  est  venu  avec  moi  de  Venise  des  créanciers  d'An- 
tonio, qui  jurent  qu'il  ne  jieut  manquer  de  faire  bau- 
querouto. 

—  J'en  suis  ravi.  Je  le  harcèlerai,  je  le  lurlnrcrsi.  J'en 
suis  ravi! 

—  l'n  d'entre  eux  m'a  montré  une  bague  qu'il  a  eue  de 
votre  fille  pour  un  singe. 

—  Mallieur  i  elle!  Tu  me  tortures,  Tubal  !  C'était  ma 
turquoise  l  Je  l'avais  eue  de  Lia,  quand  j'étais  garçon.  Je  ne 
l'aurais  pas  donnée  pour  une  forêt  de  singes  ! 

Remarque!  ce  trait  magistral  ajouté  ici  par  une  brusque 
inspiration.  Alaintenanl  ce  n'est  plus  seulement  le  père  qui 
souffre  dans  Shylock,  c'est  l'amant.  Voilà  l'ombre  de  Lia, 
la  chère  morte,  qui  apparaît  ici,  comme  pour  exciter  4e 
juif  Jl  la  vengeance. 

—  Mais,  reprend  vile  Tubal,  Antonio  est  ruiné  certaine- 
ment. 

—  Oui,  c'est  vrai,  c'est  vrai...  Va,  Tubal,  engage-moi 
un  eiempt,  retiens-le  quinze  jours  d'avance...  S'il  ue  paj'e 
pas,  je  veux  avoir  son  cœur.  Va,  Tubal,  et  viens  me  re- 
joindre h  la  synagogue.  Va,  mon  bon  Tubal.  A  notre  syna- 
gogue, Tubal. 

Et  déco  pas,  l'Uraélite  va  invoquer  l'Klernel,  qui  jadis 
parla  à  Moise,  disant  : 

u  Quand  quelque  homme  aura  fait  outrsgf^  h  son  pro- 
chain, on  lui  fera  comme  il  a  fait  ; 

■  Fracture  pour  fracture,  œil  pour  «il,  dent  pour  dent: 
on  lui  fera  le  même  mal  qu'il  a  fait  à  un  autre  homme.  » 

Ko  se  rendant  i  la  synagogue,  Shylock  a  pincé  sa  haine 
sous  la  sauvegarde  de  sa  foi.  t>ésormais  sa  vengeance  s  pris 
un  caractère  sacré.  Son  acharnement  contre  le  chrétien  de- 


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42  LES  AMIS. 


vient  hiératique.  Le  supplice  d'Antonio  n'est  plus  qu*ui 
holocauste  offert  au  Tout-Puissant  exterminateur.  Shyloci 
s'est  engagé  par  des  vœux  irrévocables.  Et  quand  il  oom 
paraît  devant  le  tribunal,  il  a  l'impassibilité  farouche  di 
I  lévite  qui  va   immoler  l'agneau  expiatoire  au  Dieu  de 

armées. 

Que  lui  parle-t-on  de  faire  grftce  ?  Shylock  a  juré  d'êtn 
inflexible  par  le  saint  Sabbat,  ce  II  a  un  serment  ai 
ciel,  un  serment!  un  serment!  Mettrait-il  le  parjure  sui 
son  flme?  Non,  pas  pour  tout  Venise,  d  Le  supplier,  lui  ! 
y  songez- vous  ?  «  Autant  vaudrait  aller  vous  installer  sui 
la  plage,  et  dire  à  la  grande  marée  d'abaisser  sa  hauteui 
habituelle  !  Autant  vaudrait  défendre  aux  pins  de  la  mon 
tagne  de  secouer  leurs  cimes  hautes  et  de  bruire  lor& 
qu'ils  sont  agités  par  les  rafales  !  »  D'ailleurs,  que  ré- 
clame4-il?  la  stricte  justice.  Un  engagement  a  été  pris,  ce 
engagement  doit  être  tenu.  Un  billet  a  été  souscrit,  ce  bille 
j .  doit  être  remboursé.  Le  juif  ne  sort  pas  de  la  légalité.  I 

ni  [  invoque  à  son  profit  la  législation  môme  qui,  si  souvent,  i 

"  été  invoquée  à  son  détriment.  Ce  contrat  social,  sous  leque 

on  l'a  accablé  de  tout  temps,  voulez-vous  donc  qu'il  hésite 
quand  il  le  peut,  à  le  faire  retomber  sur  ses  adversaires  ' 
Dans  la  légende  du  Pecoroney  le  juif  insiste  sur  soi 
droit  sans  donner  de  raison. 

—  J'entends,  dit  le  juge,  que  tu  prennes  ces  cent  milli 
ducats  et  que  tu  délivres  ce  brave  homme,  qui  te  sera  \ 
jamais  obligé. 

—  Je  n'en  ferai  rien,  répond  laconiquement  le  juif  ^ 
Bien  différent  de  son  devancier,  Shylock  consent  à  don- 
ner à  ses  juges  des  explications  auxquelles  il  n'est  pa; 


*  «  Disse  il  giadice  :  lo  voglio  che  ta  U  tolga  questi  cento  mila  da 
cati,  e  liberi  qaesto  baon  uomo,  il  qaal  anco  te  ne  sarè  sempre  teouto 
Rispose  il  Giudeo  :  lo  non  ne  faro  n lente.  »  //  /Vcoron^,  par  Ser  Gio 
vanni  Fiorentino. 


mTfiODUCTio:(. 

obligé.  Ce  qui  l'aDicno  coutrc  Antonio,  c'est  «  imo  haino 
rédéchie  et  une  horreur  invétérée,  n  Celte  haine,  Antonio 
lui-même  l'a  provoquée,  sollicitée,  méritée  ;  il  l'a  oblcDue  : 
qu'avez-vous  à  dire?  Chrétiens  du  seizième  siècle,  vous 
parlez  de  miséricorde  I  mais  étes-vous  vraiment  bien  fon- 
dés à  parler  de  miséricorde?  Vous-mêmes,  étes-vous  plus 
miséricordieux  que  Shylock?  Cette  religion  de  charité  que 
vous  priî^ez  si  éloquemmeul,  la  pratiquez- vous?  Votre 
constitution  civile  et  politique  ne  reposc-t-elle  pAS  tout 
enlière  sur  la  servitude?  Vous  plaignez  Antonio  ;  eh  !  com- 
mencez donc  par  plaindre  les  innombrables  serfs  dont  le 
labeur  est  voire  richesse  et  le  désespoir  votre  luxe  !  «  Vous 
avez  parmi  vous  nombre  d'esclaves  que  vous  employez 
comme  vos  Anes,  vos  chiens  et  vos  mules,  à  des  travaux 
abjects  et  serviles,  parce  que  vous  les  avez  achetés.  Irai-je 
vous  dire  :  faites-les  libres  I  mariez-les  à  vos  enfants! 
pourquoi  suent-ils  sous  des  fardeaux?  que  leurs  lits  soient 
aussi  moelleux  que  les  vdlres  !  que  des  mets  comme  les 
vôtres  (Inllent  leurs  palais!  Vous  me  répondriez  :  ces  es- 
claves sont  à  nous  !  Eh  bien  ,  je  réponds  de  môme  ;  la 
livre  de  chair  que  j'exige  de  lui,  je  l'ai  chèrement  payée  : 
elle  est  à  moi,  et  je  la  veux  !  Si  vous  me  refusez,  Il  de  vos 
lois  !  les  décrets  de  Venise  soûl  sans  force.  Je  demande  ta 
jusiice  :  l'aurai-Je?  Répondez  !  » 

C'est  avec  uoe  irrésistible  logique  que  Shylock  en  ap- 
pelle ici  au  pacte  social.  Ce  pacte,  qui  consacre  l'esclavage 
en  autorisant  l'achat  de  l'homme  par  l'homme,  sera  désor- 
mais  lettre  morte,  si  le  juif  n'obtient  pas  gain  de  cause. 
L'engagement  qui  lui  adjuge  une  livre  de  la  chair  d'An- 
tonio est  aussi  légal  que  le  marché  qui  concède  au  négrier 
toute  une  cargaison  de  chair  humaine.  La  magistrature 
vénitienne  n'hésiterait  pas  h  donner  raison  k  tel  coloa 
qui  poursuivrait  un  nègre  échappé  de  sa  plantation.  Elle 
ne  peut  dt»ic,  sans  une  contradictioQ  périlleuse,  donner 


44  LES  AMIS. 

tort  &  Sh7k)ck  exigeant  sa  vivante  pnqpriétë.  m  Si  SbfoA 
persistOt  le  strict  tribunal  de  Venise  n'a  plus  qo'à  pranaa- 
eer  la  sentence  contre  le  marchand.  »  Poor  qa'AnlQBio 
puisse  être  sauvé,  pour  que  sa  poitrine  aaaeffia  pœm 
échapper  an  couteau  qui  la  rëdamCt  il  but  qae  les  magistnli 
constitués  se  récusent  et  qu'un  juge  nouveau  apparaisBe. 
Arrière»  doge  sérénissime!  Place  i  Fortia  !       ^ 
Portia  est  l'interprète  d'une  jurisprudence  ineonnoe.  Il 
loi  qu'elle  revendique  n'est  plus  la  loi  du  passé ,  la  loi  de 
haine  ;  c'est  la  loi  de  l'avenir,  la  loi  d'amour.  Elle  enree  fe 
ministère  public,  non  phis  au  nom  de  la  justice^  mais  as 
nom  de  la  clémence.  «  La  clémence  est  la  poissanca  das 
puissances  ;  elle  est  au-dessus  de  l'autorilé  du  sceptre  ;  eOe 
est  l'attribut  de  Dieu  môme ,  et  le  pouvoir  terrestre  qoi 
ressemble  le  plus  à  Dieu  est  celui  qui  tempère  la  justiea 
par  la  clémence.  Ainsi,  juif,  bien  que  la  justice  soit  loo 
argument,  considère  ceci  :  qu'avec  une  stricte  jnstioe,  nul 
de  nous  ne  verrait  le  salut.  C'est  la  clémence  qo'inToqoe  k 
prière,  et  c'est  la  prière  même  qui  nous  enseigne  A  tons  1 
faire  acte  de  clémence.  Tout  ce  que  je  viens  de  dire  est 
pour  mitiger  la  justice  de  ta  cause...  Sois  donc  dément. 
Prends  trois  fois  ton  argent  et  dis-moi  de  déchirer  œ 
billet.  » 

On  comprend  que  Sbylock  résiste  avec  toute  l'énergie  de 
sa  croyance  religieuse  à  ce  droit  inouï,  plaidé  brusquement 
par  l'avocat  de  l'avenir.  Le  sectateur  de  Moïse  ne  peut  que 
protester  contre  cette  jurisprudence  étrange  qui  oblige  à 
pardonner  les  ennemis.  Le  texte  dont  il  relève,  ce  n'est  pas 
celui  qui  dit  :  a  Ne  résiste  point  au  mal ,  et  si  quelqu'un  te 
frappe  à  la  joue  droite,  présente-lui  aussi  l'autre  ;  »  c*est 
celui  qui  dit  :  «  Œil  pour  œil,  dent  pour  dent.  »  Voilà 
pourquoi  le  juif  rejette  tout  accommodement*  toute  tran- 
saction :  K  Sur  mon  flroe ,  je  le  jure ,  il  n'est  au  pouvoir 
d'aucune  langue  humaine  de  m'ébranler  :  je  m'en  tiens  à 


isTnoniicTio\. 


^5 


mon  billet.  >'  I.e  sanglanl  roiilral  va-t-11  donc  i^lpe  Cïfîrulé  ? 
Non,  un  droil  supérieur  h  la  loi  s'y  oppose.  —  A  bout  d'ar- 
guments, la  Pitié,  dont  Portiaesl  l'organe,  a  recours  à  l'ar- 
gutie :  elle  saisit  le  glaive  l^gal  dont  Shyloek  est  armé,  y 
découvre  une  paille  et  le  brise  en  le  ployant. 

La  Justice  aurait  livré  Antonio,  la  Pitié  le  délivre.  Cette 
«  puissance  des  puissances»  qui  un  jour  déclarera  inviolable 
l'existence  humaine,  retire  au  juif  sa  propriété  palpitante. 
Shylock  est  dépossédé,  mais,  songez-y  bien,  il  n'a  pu  ûtre  con- 
damné que  par  un  tribunal  supérieur  â  tous  les  tribunaux. 
En  réalité,  ce  n'est  pas  Shylock  que  frappe  l'arrêt  de  Porlia; 
ce  que  frappe  cet  arrêt,  c'est  la  coutume  du  talion,  c'est 
cette  rigoureuse  justice  qui  n'est  qu'une  injustice  rigou- 
reuse, c'est  cette  législation  vengeresse  que  promulguent 
tous  les  édits  des  princes  et  qu'appliquent  sans  merci  tou- 
tes les  magistratures  établies,  —  parlements,  commissions 
prévotales,  chambres  ardentes,  chambres  étoilées,  cours 
d'assises,  —  c'est  celle  procédure  de  représailles  qui  tour- 
mente, tenaille,  roue,  écartèle,  pend,  décapite,  assassine 
l'assassin,  qui  lave  le  sang  avec  du  sang  et  qui  punit  la 
faute  en  commettant  le  crime. 

Le  condamné,  ce  n'est  pos  le  juif,  c'est  le  judaïsme. 

Telle  est  la  portée  véritable  de  l'arrfil  prononcé.  En  défi- 
nitive, Shylock  a  gagné  mieux  que  sa  cause,  il  a  gagné  la 
cause  de  tout  un  peuple  :  il  a  revendiqué  les  droits  mécon- 
nus de  sa  race  et  il  les  a  fait  prévaloir  par  la  condamnation 
éclatante  du  code  exterminateur  qui  pesait  sur  elle. 

En  confirmant  un  pareil  jugement,  Shakespeare  n'a  donc 
pas  cédé,  comme  beaucoup  l'ont  cru  jusqu'ici,  à  une  inspi- 
ration fanatique.  Loin  d'encourager  l'nnimosité  séculaire 
entre  le  chrétien  et  l'Israélite,  le  maître  a  voulu  y  mettre  fin 
par  une  sentence  qui,  pour  me  servir  d'une  expression  ju- 
diciaire toute  britannique,  fiait  à  ta  paix  les  deux  adversai- 
res. Oui,  il  a  été  le  juge  de  paix  de  ce  grand  litige  ;  il  a  ré- 


eoMifié  1»  pirticf  ptr  m 
eooenMM  rédpnMfuc».  En 
f  erdl  ra  cimitiniflne,  i  n'a  p»  ( 
eooom  ioeoDoo  de  b  Ubcrié  da 
leoient  ftire  pratiquer  par  tooi» 
ligioD  idéale  qd  prêche  le 
téiae,  le  juif  aoia  deux  parraina;  û  f 
aorail  en  dix  pour  le  meoer,  non  paaan 
polenee.  »  Cette  eidamation  de 
appiandifiementi  da  pobliCt  eootra  la 
aojoif  d'entrer  dans  l'édite  cbrétienna 
fentenee  do  poète  choquait 
pa»  par  fon  iotoléranoe. 

La  réconciliation  ordonnée  par  le  fcrdicidn, 
dément  consacrée  par  la  légitime  union 
fiea«  En  mariant  la  fille  de  Shjlock  an 
tien,  Shakespeare  a  brafé  le  sentiment  pnhiin  qoi 
▼ait  comme  sacrilège  tonte  mésalliance  entre  le 
le  saitg  chrétien  ;  en  dépit  da  pr^ogé  fuian  »  A  a 
damé  régalité  des  races  ennemies  et  les  a  poar 
rapprochées  et  confondues  dansie  m6me  amour 
la  même  foi.  Grèce  à  la  Taillante  inspiration  da  poêla,  le 
terrible  drame  se  dénoue  de  lui-même  dans  ona  délicien» 
comédie.  L'immémoriale  animosité  des  aieux  s'éfumoîl  anr 
les  lèvres  des  enfants  en  chuchottements  de  tendreaM.  Gaa 
serments  de  haine,  ces  cris  de  rage,  ces  imprécalÎQoaa  aes 
huées  que  se  renvoyaient  depuis  des  siècles  les  gënëraiions 
ennemies ,  expirent ,  par  une  nuit  splendidot  à  roaihra 
embaumée  d'une  végétation  tropicale,  sous  les  ramuraa 
enivrantes  des  oraugers  et  des  lauriers  roses,  en  un  duo  da 
baisers  :  «  Comme  ce  clair  de  lune  dort  doucement  sor  ca 
banc  !...  Assieds-toi,  Jessica...  Vois  comme  le  parquet  dn 
ciel  est  partout  incrusté  de  disques  d'or  étincelants  I  De  tooa 
ces  globes  que  tu  contemples,  il  n'en  est  pas  un  qui ,  dans 


^^P^Wi^^ 


INTRODDCTIOK.  « 

son  mouveraent,  ne  clianlc  comine  un  ange,  toujours  en 
chœur  avec  les  chérubins  aux  jeunes  >euit.  Il  esl  dans  les 
Ames  immortelles  une  harmonie  pareille,  mais,  tant  que 
cette  /augu  périssable  la  couvre  do  son  enveloppe  grossière, 
nous  De  pouvons  l'entendre.  » 

Ah  !  comment  la  haine,  si  invétérée  qu'elle  soit,  résiste- 
rait-elle aux  exorcismes  de  ce  ciel  enchanteur  ?  Comment,  eu 
dépit  de  l'enveloppe  grossière  qui  la  gène,  les  âmes  no  met- 
(raient-elles  pas  leur  harmonie  Intente  d'accord  avec  l'har- 
monie înetTable  des  astres?  Dans  ces  jardins  féeriques, 
toute  rancune  doit  s'upaiser,  toute  querelle  doit  s'éteindre. 
Portîa  et  Nérissa  peuvent  bien  accuser  leurs  maris  de  les 
avoir  trompées,  mais  celte  accusation  n'est  pas  même  sou- 
tenahle.  La  vérité,  un  instant  travestie,  jette  bien  vite  le 
masque  pour  justifier  les  accusés  stupéfaits.  Bassanio  croit 
avoir  remis  son  anneau  nuplial  au  docteur  Ballhazar  :  er- 
reur !  il  l'a  donné  à  sa  femme.  (îratiano  se  ligure  avoir  cédé 
sa  bague  do  fiani;ailles  au  clerc  du  docteur  :  illusion  !  il  l'a 
donnée  è  sa  femme.  Quelques  paroles  su^îsent  pour  expli- 
quer la  méprise.  L'évidence  confond  d'un  mot  l'apparence. 
Lo  droit,  obscurci  par  un  quiproquo,  révèle  gaiement  son 
identité  à  la  raison  qui  l'a  tant  de  fois  méconnu,  et  la  chi- 
cane humaine,  dont  le  cri  implacable  retentissait  naguère 
■levant  le  tribunal  des  doges,  linit  ici  par  retirer  sa  plainte 
•lans  un  éclat  du  rire. 


Lorsque,  la  belle  saison  venue,  Shakespeare  relournsit  i 
Stralford-sur-Avon,  après  avoir  quitté  lx)ndres,  —  ce  Lon- 
dres ténébreux  et  sinistre  oîi  Irânaît  le  sanglant  despotisme 
des  Tudors,  ce  Londres  qui  avait  pour  monuments  l'échnfaud 
de  Thomas  Morus,  le  billot  de  Jane  Grey  et  le  bitcher  de 


l.»timer:  —  lorsqu'au  «orilr  île  In  grande  villo  noire  of)  «Vi». 
laieiil  lanl  île  \ices,  où  se  caclinieul  tanl  de  misères,  où 
lanl  de  désespoirs  mniitraienl  le  poing,  il  retrouvait  le  dooi 
pays  nalal  ;  lorsqu'il  revoyait  l'humble  toit  de  chaume  sous 
lequel  il  élaîl  né.  et  sa  maisonnette  de  New-Place,  el  ti 
rerme  dont  son  frère  Richard  était  le  métayer,  et  le  jardiu 
dont  l'allée  fleurie  menait  à  la  berge  de  la  rivière  :  lorsque, 
prolongeant  de  quelques  milles  sa  tournée  de  reconnais- 
sance, il  poussait  jusqu'à  Wilmecote  pour  visiter  l'hêritagï 
de  sa  mère  et  qu'il  traversait  ces  riantes  prairies,  toutes  illu- 
minées pour  lui  de  souvenirs  et  de  rayons,  alors  le  poète 
comparait  dans  son  âme  le  spectacle  d'aujourd'hui  au  spec- 
tacle de  la  veille,  toutes  ces  harmonies  è  toutes  ces  discor- 
des, ces  routes  pavées  de  primevères  h  ces  rues  jonchées  de 
boue,  ces  sources  pures  h  ces  ruisseaux  infecis,  cette  rivière 
limpide  h  ce  fleuve  immonde,  ce  ciel  lumineux  à  ce  firma- 
ment enfumé,  celle  campngne  en  fôte  à  cette  ville  en  deuil. 
Puis  il  méditait  sur  ce  conlraste,  il  en  cherchait  les  causes 
el  il  reconnaissait  que  l'homme  est  le  principal  auteur  des 
maux  qui  l'accablent;  il  défaisait  par  la  pensée  la  société  si 
mal  faite  par  l'homme  et  il  y  substituait  dans  son  esprit  un 
monde  supérieur  exclusivement  soumis  aux  lois  de  la  db- 
ture.  —  Laissez  faire  la  nature,  cessez  de  la  g€ner  par  vos 
prohibitions  et  par  vos  entraves.  Elle  rétablira  partout  l'or- 
dre, la  paix,  le  bien-èlre,  la  tempérance;  elle  détruira  tous 
les  préjugés  comme  tous  les  abus  ;  elle  abolira  les  castes  et 
les  aristocraties  factices  ;  devant  elle  il  n'y  aura  plus  ni 
grands  ni  petits  ;  elle  dira  â  tous  :  vous  éles  égaux  ,  é^aui 
devant  le  besoin,  égaux  devant  la  passion,  égaux  devant  le 
berceau,  égaux  devant  la  tombe,  et  elle  ajoutera  comme 
conclusion  nécessaire  do  celle  vérité  primordiale  ;  Vous  êtes 
frères.  — Ainsi  pensait  le  poète,  louten  cheminant  rêveur  le 
long  du  sentier,  bordé  de  sautes,  qui  eiHoie  l'Avon.  Et, 
inspiré  par  la  promenade  champêtre,  le  poète  rentrAtLj 


I.MIlUDUCTll)i\.  -19 

logis,  prenait  une  plume  et  écrivait  la  première  scène  de 
Comme  H  vousplaira. 

La  capitale  du  duché  de  *"  uous  offre  le  fidèle  tableau  de 
la  société  civilisée.  La  force  brutale  y  triomphe  ;  tous  les 
droits  y  sont  opprimés;  h  mérite  y  est  disgrâce.  Ici  «  les 
vertus  ne  sont  que  de  célestes  traîtresses,  et  la  perfection 
empoisonne  qui  elle  parc,  n  L'iniquité  gouverne  l'État 
comme  la  famille.  Le  duc  régnant  a  usurpé  la  couronne  sur 
son  frère  aîné  qu'il  a  banni  et  la  garde  par  la  terreur.  La 
coiita^'ion  du  fratricide  s'étend  de  la  cour  à  la  cité.  Tel 
suzerain,  toi  vassal.  —  Al'inslardu  duc  Frédéric,  Olivier  est 
un  tyran  domestique.  Jalous  de  son  cadet  Orlando,  il  lui 
a  confisqué  sa  part  d'héritage,  il  u  a  miné  par  l'éducation 
sa  noblesse  native,  n  il  l'a  élevé  dans  une  ignorance  crasse, 
pour  école  il  lui  a  donné  une  élablc,  et,  n'ayant  pas  réussi 
à  faire  de  lui  un  manant,  il  n  fait  de  lui  son  valet.  La  géné- 
reuse UBlure  d'Orlsndo  a  résisté  à  ce  traitement  dégradant. 
L'adolescent  a  grandi  et  est  devenu  homnii:.  Alors,  si  doux 
et  si  patient  qu'il  soit,  Orlando  ne  peut  plus  supporter  l'Ob' 
jection  où  son  aîné  le  relègue  :  il  faut  qu'Olivier  lui  restitue 
1(!  millier  d'écus  que  lui  a  légués  son  père,  et  il  ira  chercher 
fortune  ailleurs.  Olivier  feint  de  consentir  à  cette  réclama- 
tion, mais  secrètement  il  complote  la  mort  de  son  frère.  Il 
stipendie  le  fameux  boxeur  Charles,  et  celui-ci  s'engage  à 
assommer  le  jeune  gars  dans  un  pugilat  qui  doit  avoir  lieu 
le  lendemain  au  palais.  —  En  effet,  pour  se  désennuyer,  le 
duc  Frédéric  a  fait  défier  par  son  champion  tous  les  jeunes 
gens  de  ses  étals  et  a  convié  sa  cour  à  assister  â  cette  lutte 
intéressaute.  Ce  digne  prince  que  la  violence  a  fait  souverain 
aime  le  spectacle  de  la  violence  ;  il  renouvellerait  volontiers 
ces  combats  de  gladiateurs  qui  charmaient  les  .Nérons  et  les 
liéliogabales  :  pour  lui  et  pour  ses  pairs ,  c'est  volupté  de 
voir  évenlrer  vivante  une  créature,  de  regardor  sa  cervelle 
jaillir  ol  sa  chair  tomber  pur  lambcaui,  d'écouler  ses  gé- 


; 


4C  *M 

pinir  «miiiMflmz 
«Mr.  si  «las  nQiû 

piipitt  iMMCUIIp  -X* 
^iBAiiiiiiiiiS  :  ù!  li 

iw  j*9  iff  i')mi»nMiiu  >* 
tm  iu  iui:  i  v(ui  àa  macaorn 
h  jmMiw  àiM^^fiB!  j'ai  «à 
«(  jo  janttMWOCpuur  é»] 

4^  %tcw^  3t«Hiw  itf  piaisor.  la 

ttt  im/cL  U  cuTHnoti»  biosé»  se  soAI» 

Amu»  aiuofrtruiMa  *jù.  i»  nerf» 
MWMt^  sut:»'  .hàiir  j  cn»  jmix 

Ktt  Mf^fMi  Orùmàii  «îoikc  ^iaas  Taièiid  ^-^fe^  «Ue  M 
«Mk^çrv  ^h$  'j%tar  c^  ùxi»  »itfiea€gat  qû  ym  se  BMRorar  v 
W  cvic^sHii  uueur  v>iu&  !  -iCK  À  biiMi,  si  jeona  et  si  las 
«i^rv  !  Lj  uiie  Ju  iuc  «ijjje  éprouve  une  ii^miny^i 
^te  (var  v.vi  :tti.vuau.  opçnc^î  ciMune  elle  per  im  à 
po«e  viuuie>ii^w  :  aï  cvaimmmM^  de  leslheur  «âmMit  | 
«v»uwm  tfttitv  ihie  <;c  ,xa  uoe  commmmnJié  de  sjmpeth 
lUwdyiJUhk  voudrait  sauver  Orîaeikv  wiammai  prix  d'une  i 
cbeuf. . .  «  Kettaif«-^uu5^  jevuM  5iie«  lolie  réputstioii  n' 
9iw«  uuUiftuttrut  ieprvctKM  :  uou»  imphireroDs  do  doc  qea 
lutt»  u'3ât  (^ibi^  Ueu.  "i  ÏJx  ^aia  Cetiai.  qoî  perte^  loules 
iMuoUottjL  dhf  Koi$aiuhie«  jeta:  »$  pcièn»  i  celles  de  se  a 
siw.  Oiriausk>  K>&àf.  au  uoui  d«  Ibouiear,  à  ces  bel 
:wp(4MUite  :  Le  ùi:>  du  coie^aJuer  Roisud  w  moi  pis  dev 
Is^wduoeraniUk;  d  siLteujRs  c  &  il  ett  loé,  il  ne  feiei 


i 


cun  tort  Ji  ses  amis,  car  il  n'en  a  aucun  pour  le  pleurer, 
aucun  prt^judice  au  monde,  car  il  n'y  possède  rien  ;  il  oc- 
cupe une  place  qui  sera  beaucoup  mieux  remplie,  quand  il 
l'aura  laissée  vide,  n 

La  lutte  s'engage.  0  miracle  !  Est-ce  le  regard  de  Rosa- 
linde  qui  inspire  â  Orlando  cette  agilité  surprenante,  celle 
adresse  incomparable,  cette  vigueur  herculéenne  V  On  di- 
rait Alcide  étreigtiaot  Antée.  L'athlète  est  terrassé  et  son 
jeune  adversaire  n'est  pas  même  en  haleine.  On  emporte 
le  gt^ant  qui  r/lle.  Orlando  est  sorti  triomphant  du  guet- 
apens  dressé  contre  lui,  et  pour  trophée  opime  il  emporte  à 
son  cou  la  chaîne  qu'y  a  posée  Rosatinde.  Mais,  hélas  I  un 
nouveau  péril  l'attend.  Au  moment  de  rentrer  chez  lui,  il 
rencontre  sur  le  seuil  Adam  qui  lui  barre  le  passage.  Le 
vieux  seniteur  affirme  que,  ce  soir,  Olivier  mettra  le  feu  au 
logis  où  doit  dormir  Orlando. 

—  Cette  maison  n'est  qu'une  Iraucherie  :  abhorrez-la, 
redoutez- la,  n'y  entrez  pas. 

—  Mais  où  veux-tu  que  j'aille,  Adamï 

—  N'importe  où,  excepté  ici. 

Comment  faire?  Faut-il  donc  qu'Orlando  a  mendie  dé- 
sormais sur  les  routes  ou  y  exige  â  main  armée  la  ration  du 
Yol¥  n  Orlando  est  sans  ressources,  mais  il  a  compté  sans  le 
dévouement  du  Adèle  valut.  Adam  a  cinq  cents  écus,  x  une 
humhie  épai^ne  qu'il  gardait  comme  une  inCrmière  pour 
te  temps  où  sa  vieillesse  dédaignée  seroit  jetée  dans  un 
coin.  »  U  offre  cette  épargne  h  son  jeune  maître,  et  il  se 
propose  à  le  suivre  dans  son  aventureuse  émigration.  Or- 
lando accepte  i  «  0  bon  vieillard,  que  tu  me  fais  bien  l'effet 
de  ce  constant  serviteur  des  anciens  jours  qui  donnait  sa 
sueur  par  devoir  et  non  par  intérêt!  Tu  n'es  plus  à  la 
mode  de  cette  époque  où  chacun  s'évertue  uniquement  pour 
un  profit  et  amortit  son  zèle,  ce  prulit  obtenu.  U  n'en  est 
pas  ainsi  de  toi.  Oui,  pauvre  vieillard,  viens,  nous  irons 


52      '  LK8  AMIS. 

ensemble,  et,  avant  d*aYoir  dépensé  les  gages  de  ta  jeoiiem, 
nous  trouverons  quelque  humble  établîssemmt  i  ooin 
gré.  1» 

La  proscription  qui  dépayse  Orlando  expatrie  Rosalinde. 
Tandis  que  celui-là,  n'ayant  plus  d'autre  ami  qu*an  valet  en 
cheveux  blancs,  échappe  À  la  haine  de  son  frère,  oelle-eis'eQ- 
fuit  devant  la  persécution  de  son  oncle.  Le  crime  de  la  jeune 
fiUeest  celui  du  jeune  homme  :  <k  sa  douceur,  sonsileooemôme 
et  sa  patience  parlent  au  peuple  qui  la  plaint.  »  EUe  est  cou- 
pable de  bonté  dans  un  monde  où  le  méchant  règne,  et  voill 
pourquoi  on  la  chasse.  Du  reste,  elle  n'est  pas  partie  seule  : 
elle  a  trouvé  dans  Célia  le  même  dévouement  qu'Orhndo 
dans  Adam.  La  fille  du  duc  régnant,  qui  a  partagé  le  bon* 
heur  avec  sa  cousine,  a  voulu  partager  avec  elle  un  malheur 
dont  elle  était  digne.  Et  voilà  les  deux  Altesses,  travesties, 
l'une,  en  page,  l'autre,  en  paysanne,  qui  cheminent  bras 
dessus  bras  dessous,  accompagnées  du  bouffon  Pierre  de 
Touche  qui  les  soutient  de  sa  verve  étincelante.  La  vertu 
proscrite  a  pour  escorte  la  joie. 

Apercevez-vous  au  bout  de  cette  clairière  cette  forêt  pro- 
fonde dont  l'automne  dore  les  ctmçs  mélancoliques  ?  C'est 
la  forêt  des  Ardennes  !  Mais  ne  vous  y  trompez  pas,  ce  n'est 
pas  la  forêt  historique  à  travers  laquelle  la  Meuse  conduit  à  la 
dérive  le  touriste  charmé.  Vous  ne  trouverez  dansées  haliiers 
ni  le  manoir  d'Herbeumont,  ni  le  chAteau-fort  de  Bouillon, 
ni  la  grotte  de  Saint-Remacle.  La  forêt  où  nous  transporte  le 
poëte  n'a  pas  d'itinéraire  connu  ;  aucune  carte  routière  n'en 
faitmention,  aucun  géographe  ne  l'adéfrichée. — C'estla  forêt 
vierge  de  la  Muse.  Elle  rassemble  dans  sa  pépinière  unique 
toutes  les  végétations  connues  :  le  sapin  du  Nord  s'y  croise 
avec  le  pin  du  Midi,  le  chêne  y  coudoie  le  cèdre,  le  houx 
s'y  acclimate  à  l'ombre  du  palmier.  Dans  ses  taillis  antédi- 
luviens l'Arche  a  vidé  toute  sa  ménagerie  :  le  serpent  de 
rinde  rampe  dans  les  hautes  herbes  qu'effleure  le  daim  ef« 


r 


INTRODUCTION.  53 

iaré  ;  le  rugissement  de  la  lionne  y  fait  envoler  un  essaim  de 
cerfs.  —  Là  la  guerre  et  la  vanité  humaines  n'ont  jamais  été 
admises  h  bâtir  leurâ  demeures  :  là,  ni  palais  ni  forteresses. 
Tout  au  plus,  sur  la  lisière  du  bois,  quelque  humble  toit  de 
chaume.  Le  prince  banni  qui  vit  dans  ces  lieui,  et  qui  jadis 
régna  sur  un  duché  puissant,  y  tient  ses  grands  levers  dans 
une  grotte  :  n  Eh  bien,  mes  amis,  mes  frères  d'eiil,  la 
vieille  habitude  u'a-t-elle  pas  rendu  celte  vie  plus  douce  que 
celle  d'une  pompe  faclico?  Celle  forél  n'est-elle  pas  plus 
exemple  de  dangers  qu'une  cour  envieuse  ?  Ici  nous  ne  su- 
bissons que  la  péaahté  d'Adam,  la  différence  des  saisons... 
Doux  sont  les  procédés  de  l'adversité  :  comme  le  crapaud  *e- 
tiimeux,  elle  porte  un  précieux  joyau  dans  sa  lële.  Cetlo 
existence  h  l'abri  de  la  cohue  publique  révèle  des  voix  dans 
les  arbres,  des  livres  dans  les  ruisseaux  qui  coulent,  des  le- 
vons dans  les  pierres,  le  bien  en  toute  chose,  d 

Ouel  contraste  entre  la  forêt  des  Ardennes  et  les  Etats  du 
Juo  Frédéric  !  Là-bas,  la  violence,  le  guet-apens,  la  dis- 
pute, la  trahison,  le  meurtre  à  plaisir,  le  fratricide  cou- 
ronné. Ici,  la  douceur,  l'urbanité,  la  causerie  affable,  l'hos- 
pitalilé  prévenante,  la  charité  souveraine.  Qu'un  mendiant 
affamé  se  présente  ,  et  le  vieux  duc  se  lèvera  pour  faire  au 
malheureux  les  honneurs  de  son  repas  frugal.  Ici,  plus  d'é- 
tiquette :  on  est  poli  sans  être  obséquieux  :  on  est  courtois, 
mais  non  courtisan.  Plus  de  préjugé  ni  de  prévention. 
L'homme  a  fait  table  rase  du  passé  :  il  a  raturé  pour  ja- 
mais cette  informe  ébauche  sociale  qui  n'a  de  la  civilisation 
que  le  nom,  et  il  est  revenu  en  pleine  sauvagerie  pour  re- 
faire sa  vie  d'après  nature.  —  C'est  sur  la  nature  que  dé- 
sormais se  modèle  la  société  :  pas  d'autre  loi  que  la  loi  de 
nature  ;  pas  d'autres  peines  que  celles  que  la  nature  inOige. 
Ah  !  combien  ce  code  élémentaire  est  plus  doux  que  nos 
codes  savants!  Combien  la  rigueur  des  chosi^  semble  lé- 
gère à  cdté  de  la  rigueur  humaine  : 

vni.  4 


4 


^ 

; 


54  LES  AMIS. 

Sooflle,  loaffle,  fent  d*hif6r! 

Ta  o*et  pas  aosti  malfaÎMOt 

Que  riogratitade  de  Thomme. 

Ta  deot  n'est  pas  sî  acérée, 

Car  tu  es  infitible, 

Quelque  rade  que  soit  ton  haleine. 
Hé  !  Iio  !  Chantons  hé  !  ho  !  sous  le  boas  TarU 
Trop  sentent  l'amitié  est  feinte,  Tamoar  pare  folie  ! 

Donc  hé  !  ho  !  sons  le  houx. 

Cette  vie  est  la  pins  riante. 

^  Ici  la  nature  règle  le  plaisir  comme  la  peine.  Fi  do  a 

'  distractions  monstrueuses  qui  ont  la  cruaaté  pour  rtflB 

nement  !  Ici  la  joie  est  sans  remords.  Les  seuls  divertisM 
ments  sont  les  éternels  spectacles  qu'offre  la  création.  I 
ciel  s*est  chargé  de  la  mise  en  scène,  et,  pour  varier  le  dé 
cor,  sans  cesse  il  refait  ses  aurores,  il  redore  ses  crëpusca 
les,  il  allume  de  nouveaux  astres  à  sa  rampe  étoilée. 

C*est  dans  ces  lieux  privilégiés  que  la  destinée  attire  Of 
lando  et  Rosalinde.  Si  vaste  est  la  forêt  que  les  deux  amaol 
se  cherchent  longtemps  avant  de  se  retrouver.  Orlando  îds 
crit  sur  tous  les  arbres  le  nom  de  Rosahnde;  il  scuipt 
dans  récorce  de  tous  les  bouleaux  des  sonnets  è  la  gloire  d 
Rosalinde  ;  pas  un  saule  qui  ne  pleure  sous  son  coutea 
l'absence  de  Rosalinde.  A  force  de  nommer  sa  maîtresse 
Tamant  finit  par  l'évoquer.  Mais  il  ne  la  reconnaît  pas  sou 
son  costume  de  fantaisie.  Comment  croire  que  ce  page  qc 
I»orte  si  gaillardement  le  pourpoint  et  le  haut-de-chausses 
ce  Ganimède  si  espiègle,  si  malicieux,  si  mutin,  si  mauvai 
sujet,  soit  la  séraphique  créature  dont  Orlando  a  vu  luire  l 
sourire  tutélaire  pendant  sa  lutte  avec  Tathlète?  Rosalind 
se  plaît  à  garder  Tincognito  qui  lui  va  si  bien  ;  elle  met  ui 
adorable  égoisme  à  prolonger  la  douce  mystification  ;  ell 
s*amuse  à  surprendre  les  secrets  d*Orlando  sans  lui  révèle 
les  siens  ;  elle  savoure  avec  délices  ces  confidences  et  ce 
épancliemoiits,  hommages  involontaires  qui  lui  sont  rendus 


Il  faot  lire  el  relire  ces  scènes  exquises  qai  échappent  à  I'b- 
oal^se  par  leur  inefTable  grAce.  Avf^c  quel  art  Rosalinde  joue 
l'indiiïércnce  devant  ces  aveui  h  chacun  desquels  sa  vie  est 
suspendue  !  Quello  énergie  elle  ci(?ploie  pour  no  pas  répon- 
dre :  et  moi  aussi,  je  t'aime  !  Avec  quelle  héroïque  coquet- 
terie elle  retient  son  cœur  prfil  à  déborder  !  Son  masque  de 
raillerie  laisse  entrevoir  son  œil  humide.  On  entend  dans 
son  éclat  de  rire  comme  la  saccade  lointaine  d'un  sanglot 
élouflé.  — Un  jour  cependant,  la  belle  enfant  finit  par  se 
heurtera  ce  jeu  périlleui.  Orlando,  onlinaîremeut  si  exact 
aux  rendeï-vous,  se  fuit  allendro  depuis  deux  heures.  Ga- 
iiimMe  ne  peut  expliquer  ce  retard  étrange.  Quel  accident 
a  donc  pu  empMier  l'amoureux  de  venir  ?  Enfin  un  messa- 
ger arrive,  il  apporte  un  mouchoir  ensanglanté  et  raconte 
qu'Oriando  a  été  blessé  en  luttant  avec  une  lionne  qui  guet- 
inil  un  homme  endormi.  Cette  fois  l'émotion  est  trop  forte 
pour  pouvoir  être  comprimée.  A  la  vue  d'un  sang  si  cher,  le 
prétendu  page  chancelle  :  les  forces  lui  manquent.  Ganï- 
mé<le  s'évanouit  cl  Hosaliode  parait. 

Devinez-vous  quel  est  ce  nouveau  venu  pour  qui  Orlando 
vient  d'exposer  ses  jours?  C'est  Olivier,  Olivier  qui,  banni 
à  son  tour,  a  trouvé  refuge  dans  la  forêt  !  Le  misérable,  s'é- 
tnnt  affaissé  sous  un  chêne .  allait  élre  dévoré  par  une  bêle 
féroce,  quand  Orlando  est  accouru  et  s'est  vengé  de  lui  — 
en  le  sauvant.  Du  reste,  dans  celui  qui  parlp,  il  serait  dif- 
litile  de  reconnaître  le  fils  aîné  du  chevalier  Roland,  si  dif- 
férent est  son  langage,  si  complote  est  la  métamorphose 
morale  qu'il  a  subie.  En  foulant  le  sot  du  bois  sncré,  Olivier 
fi  ressenti  un  trouble  prodigieui.  Ses  forfaits  passés  ont  ap- 
paru dons  toute  leurlaideurà  ses  yeux  dessillés.  Le  repentir 
l'a  saisi,  et  le  fratricide  s'est  jeté,  éperdu  de  remords,  aux 
pieds  de  son  frère  attendri.  Désormais  Olivier  n'est  plus  le 
même.  1^  nature,  souveraine  en  ces  lieux,  a  repris  possession 
de  ce  caractère  dénaturé,  elle  l'a  débarrassé  de  loiK  les  vices 


56  US  AMIS. 

qu'une  société  corrompue  lui  avait  inoculés»  elle  lui  a  ratî- 
tué  cette  santé  idéale  qui  s'appelle  la  bonté  et ,  pour  pié- 
venir  toute  rechute,  elle  a  fait  veiller  par  l'amour  cette  âme 
convalescente.  Célia  s'empresse  d'assurer  la  cure,  en  épcm- 
sant  Olivier  le  jour  même  où  Rosalinde  épouse  Orlaodo. 

La  conversion  du  duc  Frédéric  n'est  pas  moins  miracii- 
leuse  que  la  guérison  d'Olivier.  Le  tyran  s'était  aTanoé  à  la 
tête  d'une  nombreuse  armée  pour  s'emparer  de  la  forêt  des 
Ardennes  et  mettre  à  mort  son  frère,  le  duc  légitime.  Maisi 
peine  a-t-il  touché  la  lisière  du  bois  qu'un  vieil  ermite  s'est 
avancé  vers  lui  et  par  une  courte  harangue  l'a  décidé  à  r&> 
noncer  h  son  entreprise  et  au  monde.  Le  duc  a  abdiqué  im- 
médiatement, a  restitué  le  pouvoir  h  son  atné  et  s*est  lui- 
même  retiré  dans  la  forêt  pour  y  embrasser  la  vie  contem- 
plative. —  Sous  le  froc  vénérable  du  solitaire,  c'est  la  oatuie 
elle-même  qui  s'est  révélée  à  Frédéric.  C'est  la  nature  qui 
l'a  arrêté  au  passage  et  qui,  par  cette  voix  sainte,  lui  a  crié  : 
Tyran,  tyran,  pourquoi  me  persécutes-tu  ?  Le  duc  est  entré 
dans  la  forêt  par  la  route  de  Damas.  Un  rayon  d'en  haut  a 
percé  la  nue,  et,  éclairé  par  cette  clarté  divine,  le  despote  a 
reconnu  toute  l'horreur  de  son  despotisme.  Le  bourreau  du 
droit  en  est  devenu  l'apôtre.  Il  s'est  prosterné  devant  les  vé- 
rités qu'il  venait  combattre.  Usurpateur,  il  a  renié  l'usurpa- 
tion ;  porte-sceptre,  il  s'est  défait  de  la  couronne  ;  homme 
de  guerre,  il  a  mis  bas  les  armes  ;  porte-glaive,  il  a  rendu 
son  épée  à  la  nature  anachorète  et  il  s'est  constitué  prison- 
nier du  désert. 

Tout  autre  était  la  conclusion  qu'indiquait  à  Shakespeare 
la  légende  de  Rosalinde  d'où  le  poète  a  tiré  la  fable  de  sa 
comédie.  Dans  le  roman  pastoral  de  Lodge  ' ,  une  bataille 
fratricide  a  lieu  entre  le  roi  détrôné  Gérismond  et  l'usurpa* 

1  Voir  è  l'AppeDdice  la  tradaction  de  cette  nouvelle,  docament  ti 
important  poar  rtiistoire  des  leUres,  qu'il  était  temps  de  réTéler  è  It 
FraDce. 


tNTBODL'CTIOS. 


S7 


iRiir  TliorisTiioni).  Celui-ci  est  vniticu  M  tiiù,  pt  c'est  par 
cplti"  ïictoirn  que  !e  prince  li^itime  reprend  possession  de 
ses  ÉWts.  I. 'auteur  de  Comme  H  vous  plaira  a  rejeté  ce  fié- 
nriûmenl  qui  n'^tail  plus  d'ncrord  svpc  la  composilîoD  ^éné- 
ralede  l'œuvre  courue  par  lui.  I^evieui  duc  qui.dnnsia  pa- 
cifique forM  des  Ardennes,  avait  si  solennellement  répudié 
toutes  les  vanités  de  ce  monde,  ne  pouvait,  sans  se  dé- 
mentir, suivre  l'exemple  de  Gérismond  et  recourir  autar- 
mps  pour  revendiquer  son  dueW  :  plulAt  renoncer  su  scep- 
tre que  de  le  ramasser  dans  le  sang,  1^  restauration  du 
titulaire  légitime  ne  pouvait  s'effectuer  dicnement  que  par 
l'abdication  volontaire  de  l'usorpaleur.  et  il  était  juste  que 
la  nature  elle-même,  toute-puissante  dans  fette  comédie, 
prouvAt  son  înOiience  jusqu'^  la  lîn  en  obtenant  par  la  per- 
suasion la  démission  de  Frédéric.  —  Cette  modification  de  la 
rnnrlusion  légendaire  décèle  la  logique  siipr/'me  qui  règle 
rhoT.  Shakespeare  les  conceptions  en  apparence  les  plus  rn- 
pririeuses  de  l'art.  Tout  significatif  qu'il  est,  ce  changement 
n'est  pourtant  pas  le  plus  important  que  l'auteur  ait  fait 
subir  h  la  pastorale  de  Lodge.  Le  cadre  do  la  nouvelle  ori- 
ginale a  été  démesurément  agrandi  pour  faire  place  h  deux 
figures  nouvelles,  nées  toutes  deux  d'un  génie  colossal  ; 
Pierre  de  Touche  et  Jacques. 

L'existence  de  l'homme,  nécessairement  imparfaite  et 
mitte.  petfl  être  envisagée  h  deux  points  de  vue  diamétrale- 
ment opposés  ,  —  dans  ses  qualités  ou  dans  ses  défauts, 
dans  ses  latitudes  ou  dans  ses  lacunes,  sous  son  aspect 
riant  ou  sous  son  aspect  sombre.  Par  ses  perpétuelles  anti- 
thèses, l'eiistenco  provoque  les  appréciations  les  plus  con- 
tradictoires ;  elle  justifie  l'éloge  comme  le  blâme,  le  déni- 
grement comme  l'enthousiasme.  Elle  a  asseîi  de  beaulés. 
assez  d'aurores,  assez  de  zépbjrs,  assez  d'azur,  assez  de 
printemps,  assez  d'espérances,  assez  de  satisfactions  pour 
autoriser  une  incessante  gaieté;  elle  a  assez  de  laideurs. 


58  LES  AMIS. 

assez  de  crépuscules,  assez  de  tempêtes,  assez  de  téoèbns, 
assez  d'hÎTers,  assez  de  déceptkms,  assez  de  souCEtumb 
pour  justifier  uoe  perpétuelle  tristesse. 

De  là  b  leptimité  égale  de  ces  deox  types  qui  représei- 
teot  dans  Comme  il  toms  plaira  la  double  critique  homaÎDe. 
Pierre  de  Touche  est  Toptimiste  par  ezeellence.  Auen 
contre-temps  ne  peut  troubler  sa  bonne  humeur  pUloia- 
phique  :  il  a  dans  la  forêt  des  Ardennes  autant  d'entiû 
que  dans  le  palais  du  tvran.  Il  conserve  le  même  enyoue- 
ment  sous  le  chaume  et  sous  les  lambris,  dans  rezil  eldass 
la  patrie,  dans  la  prospérité  et  dans  la  disgrftce.  —  Pis  de 
situation  è  laquelle  il  ne  se  fasse.  Il  rit  de  tout  à  tnfen 
tout.  Il  vous  démontrera,  quand  vousTOudrez,  que  la  rie  do 
paysan  est  aussi  délicate  que  celle  du  courtisan,  et  que  la  main 
encrassée  de  goudron  sent  meilleur  que  la  main  parfumée 
de  civette  :  «  La  civette,  pouah  !  c'est  de  la  fiente  de  chat  t 
—  S*il  est  quelque  part  dans  les  champs  un  laideron,  dont 
personne  ne  veuille,  Pierre  de  Touche  lui  découvrira  des 
grâces  ignorées  de  tous  :  il  trouvera  à  ses  défauts  même  je 
ne  sais  quelle  perfociion,  je  ne  sais  quel  atlrait  à  ses  difibr- 
mités.  Pour  ce  don  Quichotte  du  laid,  Haritoroe  aura  toutes 
les  séductions  de  Dulcinée.  —  Ne  lui  parlez  pas  de  Phœbé, 
celte  pastourelle  dont  la  beauté  prude  fait  pâtir  le  pastou- 
reau Silvius.  Pierre  de  Touche  aime  bien  mieux  sa  mie 
Audre}'  :  «  Une  pauvre  pucelle,  monsieur,  une  créature 
mal  lagoiée,  mais  qui  est  à  moi.  Un  pauvre  caprioe  à  moi, 
monsieur,  de  prendre  ce  dont  nul  autre  homme  n*a  voulu. 
La  riche  humilité  se  loge  comme  un  avare,  monsieur,  dans 
une  masure ,  comme  votre  perle  dans  votre  sale  huître.  » 
Pierre  de  Touche  ne  regarde  pas  à  Técaille  :  il  ne  voit  que 
la  perle.  Môme  avant  de  se  mettre  en  ménage,  il  a  prém 
toutes  les  conséquences  de  cet  acte  solennel,  et  il  s*accoiih 
mode  des  plus  désastreuses.  Il  est  déji  apprivoisé  au  sort 
(|ui  effarouche  les  autres.  I/épouvanlail  qui  terrifie  Georges 


D.iii^JD  no  fait  que  lui  sourire  :  u  Bli  bii'n.aprèsV  I.e  plus 
ooble  cerf  en  porle  d'aussi  amples  que  te  plus  mia^rable. 
Le  célibataire  est-il  donc  heureux  ?  De  même  qu'une  ville 
crénelée  est  plus  importante  qu'un  village,  de  même  le  chef 
d'un  homme  marié  est  plus  honorable  que  le  front  uni  d'un 
garçon,  »  Vous  le  voj'eï,  l'indomptable  jovialité  du  boulîon 
triomphe  de  toutes  les  épreuves,  survit  à  toutes  les  dis- 
grâces. Le  vent  de  l'adversité  aura  beau  s'acharner  conlre 
lui  :  il  ne  fera  qu'agiter  plus  gaiement  les  grelots  de  sa 
marotte. 

Si  Pierre  de  Touche  est  l'optimiste  achevi' ,  Jacques  est 
le  pessimiste  parfait.  Ce  que  l'un  voit  en  rose,  l'autre  le 
voit  en  noir.  De  même  que  les  plus  tristes  choses  ne  font 
qu'^ayer  celui-ci,  de  même  les  choses  les  plus  gaies  ne 
font  qu'attrister  celui-là.  Pour  Jacques  il  n'existe  plus  de 
refrain  joyeux  ;  cet  homme  «  suce  la  mélancolie  d'une 
chanson  comme  la  belette  le  contenu  d'on  œuf.  »  Ne 
croyez  pas  cependant,  comme  on  a  voulu  vous  le  faire  en- 
londrc,  qu'une  hostilité  systématique  contre  l'humanité  ait 
produit  ce  tempérament  atrabilaire.  Des  critiques  ingénieux 
ont  comparé  Jacques  à  Alcestc.  Mais  Jacques  n'est  pas  un 
niisanthrofie:  il  ne  hait  pas  les  hommes,  il  les  plaint  ;  s'il 
les  censure,  c'est  par  sollicitude,  non  par  animosité.  Ce  ne 
sont  pas  les  considérations  mondaines  qui  le  rendent  bypo- 
condre.  Il  n'a  u  ni  la  mélancolie  de  l'écolier,  laquelle  n'est 
qu'émulation  ;  ni  la  mélancolie  du  courtisan,  laquelle  n'est 
que  vanité;  ni  la  mélancolie  du  soldat,  laquelle  n'est  qu'am- 
bition ;  ni  la  mélancolie  du  législateur,  laquelle  n'est  que 
politique:  ni  la  mélancolie  de  la  femme,  laquelle  n'est 
qu'afféterie;  ni  In  mélancolie  de  l'amant,  laquelle  est  tout 
cela  ;  mais  il  a  une  mélancolie  à  lui,  composée  d'une  foule 
de  simples  et  extraite  d'un  las  d'objets.  »  La  mauvaise  hu- 
meur d'Alceste  lient  ^  des  causes  accidentelles  :  il  a  perdu 
son  procès,  il  a  été  dupe  par  une  coquette,  il  est  né  au  mi- 


60  LES  AMIS. 

lieu  d'une  société  frivole,  hypocrite  et  oorrompoe,  Hiti 
son  antipathie  contre  Fespèce  humaiDe.  Supposes  qo"!  al 
gagné  sa  cause,  qu'il  se  soit  fait  aimer  de  GélimèM,  d^K 
tous  les  abus  dénoncés  par  lui  aient  été 
thropie  n*aura  plus  de  raison  d'être, 
dans  le  milieu  où  Shakespeare  a  placé  Jaoqoes.  et  3  7  i 
tout  lieu  de  croire  qu'Alceste  sera  satisfait.  Poorqooi  è&m 
Jacques  ne  Test-il  pas?  D'où  vient  que  la  répoÛiqne  |n- 
mitive  établie  h  l'ombre  de  la  forêt  des  Ardenoes  n*a  jm 
désarmé  son  opposition?  (x)mment  se  fait-il  que  le  rrtoor 
de  l'âge  d'or  n'ait  pas  apaisé  ses  murmures?  Ab  !  c*estqiie 
le  spleen  de  Jacques  est  produit  par  des  raisons  proiooda. 
Ce  n'est  pas  contre  la  société  qu'il  a  des  griefis,  c'est  eootre 
l'existence.  Ce  n'est  pas  à  l'humanité  qu'il  rompt  en  fi- 
sièro,  c'est  à  la  nature. 

Ce  qui  attriste  Jacques,  c'est  ce  drame  monotone  dont 
une  omnipotence  anonyme  a  fait  le  scénario  et  que  tous 
successivement  nous  jouons  sur  le  théâtre  du  monde  ;  c'est 
cotte  tragédie  lugubre  qui  commi^nce  par  des  gémissemeols 
et  qui  finit  par  des  gémissements,  dont  la  première  scène 
est  une  enfance  «  qui  vagit  et  bave  au  bras  d'une  nour- 
rice, »  et  dont  «  la  scène  finale  est  une  seconde  enfance, 
état  de  pur  oubli,  sans  dents,  sans  yeux,  sans  goût, 
sans  rien  !  d  —  Jacques  a  connu  toutes  les  joies  de  ce 
monde,  il  a  épuisé  la  jouissance,  il  a  bu  de  la  volupté  jus- 
qu'à cette  lie  capiteuse,  la  débauche.  Et  d'une  satiété 
aussi  complète,  il  n'a  gardé  qu'une  insondable  amertume. 
Toutes  nos  délices  terrestres  n'ont  réussi  qu'à  l'éccBU- 
rer.  La  plus  haute  des  émotions  humaines,  l'amour*  n'est 
plus  pour  lui  qu'un  malaise  moral.  Le  pire  de  vos  défauts, 
dit-il  à  Orlando,  c'est  d'être  amoureux.  Et  il  se  détourne 
avec  une  sorte  de  rage  de  ce  jeune  affolé.  —  Nos  appétits 
révoltent  Jacques  autant  que  nos  inclinations.  U  n'est  pas 
jusqu'au  plus  frugal  repas  dont  le  menu  ne  lui  répugne  :  il 


INTBODUCTION,  61 

s'indigno  de  iclle  voracilc  sanguinaire  quo  peut  seule  apai- 
ser une  boucherie;  il  a  horreur  de  celte  cuisine  vampire 
qui  ne  di^pèce  que  des  cadavres.  Quand  le  vieux  duc  s'en  va 
quérir  h  la  chasse  son  souper  du  soir,  il  faut  entendre  Jac- 
ques s'apiloyer  «  sur  ces  pauvres  animaux  tachetés.  bour< 
^eois  natifs  de  celle  cité  sauvage,  quo  les  flèches  fourchues 
atteignent  sur  leur  propre  terrain  ;  »  il  faut  l'entendre  dé- 
noncer la  cruauté  du  noble  veneur  et  «  jurer  que  le  vieui 
duc  est  un  plus  grand  usurpateur  que  son  frère.  »  Ainsi  les 
exigences  mêmes  de  la  faim  «  navrent  le  mélancolique 
Jacques.  »  Il  critique  la  vie  dans  ses  nécessités  élémentai- 
res :  il  allaque,  dans  l'ordre  physique  comme  dans  l'ordre 
moral,  la  constitution  mCmede  l'être.  C'est  au  nom  de  l'âme 
hautaine  qu'il  s'insurge  contre  celle  double  servitude  im- 
posée à  l'homme  ici-bas  :  le  besoin  et  la  passion.  11  esl  l'in- 
corrigible  mécontent  qu'aucune  réforme  ne  satisfera,  qu'au- 
cune concession  ne  ralliera.  Sa  mélancolie  superbe  est  le 
dédaigneux  reproche  jeté  par  l'idée  â  la  matière,  par  l'esprit 
au  corps,  par  la  créature  à  la  création. 


lUaUville-HoaM,  31  décembre  1660. 


DEUX    GENTILSHOMMES 

DE    VERONE. 


riisiiiiMS  (t) 


U  DDG  m  mus,  pèT«  4e  SïWm. 

TiLUm      I        ...  .  „, 

.  }  gububoMMei  d«  Térona. 

iSTOinO,  pfcra  de  Proije. 

THDMO,  TÎTel  groteMiM  de  Vilealiii. 

tOLUKKnt,  coMpegM*  d«  Silm4«H  sa  Ml». 

mUGKHCI,  pagebevOHdeVeleBlia. 

UnCK,  |wg«  d«  Proiée. 

PAKTHtON,  ialMdiBt  d'Antonio. 

Un  BOTKUUi  cbet  lequel  Jolie  loge  1  Hilen. 


JTLIA.   dame  de  Vérone,  atnoureuM  de  Prolce. 
SILVIA.   amoareuM  de  Valenua. 
LUCSnif,  soiianle  de  Julie. 
Valets  et  musiciens. 


La  Htoe  est  tantôt  à  Itilao,    tanlAl  k  Vérooe,  tanlùt  d 
Totèt  sur  11  route  de  Mealoue. 


Butreat  Valentin  et  ProtEe. 


VALENTIN. 

Renonce  à  me  persuader,  mon  aimable  Prêtée  ;  -  la  jeu- 
nesse qui  se  borne  nu  Ic^is  a  toujours  l'esprit  borné-  -  Si 
rafTectioti  n'encbntnait  pas  tes  tendres  jours  -  aux  douces 
œillades  de  Ia4>^lle  que  tu  honores,  -  je  t'engagerais  à 
m 'accompagner  —  pour  voir  les  merveilles  du  monde,  — 
pluldt  que  de  vivre  chez  loi  en  une  indolente  apathie,  - 
et  d'user  ta  jeunesse  dans  une  frivolité  grossière.  -  Mais, 
puisque  tu  aimes,  continue  d'aimer,  et  réussis  -  comme 
je  désire  réussir  quand  je  me  mettrai  à  aimer. 
PHOTÈE. 

—  Veui -tu  donc  partir?  Mon  doui  Valentin,  adieu!  — 
Pense  à  ton  Protée,  quand  par  hasard  tu  verras  —  quelque 
objet  rare  et  digne  de  note  dans  les  voyages  ;  —  souhaite- 
moi  pour  compagnon  de  tes  jouissances,  -  quand  il  l'ar- 
rivera  quelque  bonne  fortune  ;  et,  dans  tes  dangers,  —  si 
jamais  les  dangers  t'environnent,  -  recommande  les  anxié- 
tés à  mes  pieuses  prières  ;  -car  je  veux  être  ton  desservant, 
Valentin. 


« 


i>»  prâtSH  pnv  M  'tes  «paiiiB» 


C«IC    «Mit 


<»lw»nte. 


Smiffmà 


ta  «da»  Fi 


àb 


3te  BK 


!Mi«  Çj  M  l«  ttfft  pas!  M 


((Mi  donc? 

rjumcr. 

D'^Slfe  -  êfDOQreoi  !  Aimer,  c'est  jUmIu  le 
b»  pleurât  de  prudes  regard»  —  pv  des  soupirs  dédûnon, 
U  joie  ^phimèfe  d'oo  moment  ~  ptr  viict  noils  de  toHs» 
de  fitii^  et  d'emoi.  —  En  en  de  conquête,  iralve  f/m 
peut  être  un  mslheur  ;  —en  cas  d'échec,  une  pénible  serf- 
frsnœ  est  toire  conquête.  -A  coup  sûr  e*esi  le  fbiieeelie- 
Uie  au  pris  de  la  raison,  —ou  c'est  la  raison  vaincue  per  h 
folie. 

PIOTtf. 

—  Ainsi,  vous  concluez  en  rn 'appelant  fou. 


ECtRB  I.  07 

VAIENTO, 

-  Ainsi,  vous  concluerez,  j'en  ai  peur,  on  le  devo- 
nant. 

PHOTÈE. 

-  C'esl  l'amour  qui'  vous  crîtiqiiPi.  Je  no  suis  pns 
l'amour. 

VALESTIS. 

-  l/amour  est  votre  maître,  car  il  vous  maîtrise  ;  —  i-t 
celui  qui  so  laisse  ainsi  subjuguer  par  tm  fou  -  ne  doit 
pas,  ce  me  semble,  èlre  repulësage. 

PROTÉE. 

-  Les  auteurs  disent  pourtant  que,  comme  le  ver  dévo- 
rant -  se  logo  dans  le  plus  suave  bouton ,  ainsi  l'amour 
dévorant  -  habite  dans  tes  plus  beaui  esprits  (3). 

VALKSTIN. 

-  Au  dire  des  auteurs  aussi,  de  même  que  le  bouton  le 
plus  précoce  -  est  dévoré  par  le  ver  avant  de  s'épanouir,  - 
de  rnèuie  aussi  l'esprit  jeune  rt  tendre  -  est  changé  par 
l'amour  en  folie;  il  se  flétrit  en  bouton  ;  -dès  Is  primeur 
il  perd  sa  verdure -et  toute  sa  belle  floraison  d'espérances 
h  venir.  -  Mais  pourquoi  vais-je  perdre  le  temps  à  te 
conseiller,  —  toi  qui  es  voué  h  une  ardente  passion?  — 
Encore  une  fois,  adieu  !  Mon  père  m'attend  sur  le  port  — 
pour  me  voir  embarquer. 

PROTÉE. 

-  Et  je  veux  t'y  conduire,  Valenlîn. 

VALESTIN. 

-  Non,  mon  doux  Protée  ;  faisons-nous  ici  nos  adieui. 
-  Quand  je  serai  h  Milan,  écris-moi  —  tes  succès  en  amour 
et  tout  —  ce  qui  t'arrivera  de  nouveau  ici,  en  l'absence  de 
ton  ami  ;  —  et  moi.  de  mon  cfilé,  je  te  visiterai  de  mes 
lettres. 

PBOTtB. 

-  Que  tous  les  bonheurs  t'arrivent  à  Milan  ! 


68  LB  OnX  GMTlLSHOiailS  DE  itMOKÊ. 

TiLORlR. 

—  Comme  à  toi,  ici  !  Et  sur  oe,  adîea. 

ValmUa  tort. 
RBOTÈI. 

—  Il  est  en  chasse  d'honneur»  moi,  en  chasse  d*amoiir. 

—  Il  abandonne  ses  amis  pour  les  enorgueillir  daTantige; 

—  moi  j'abandonne  tout,  mes  amis  et  nioi-méme.  pour 
l'amour.  —  Ah  !  Julia,  c'est  toi  qui  m'as  métaoïorphosé,  - 
qui  m'as  fait  négliger  mes  études,  perdre  mon  temps,  - 
combattre  les  meilleurs  conseils,  mettre  le  noonde  à  néant; 

—  c'est  ta  faute  si  mon  esprit  est  épuisé  de  rêverie  et  moa 
cœur  malade  d'anxiété. 

Ebu«  Diligence. 

diugbigi. 

—  Seigneur  Prot^e,  salut  !  Avez-vous  vu  mon  maître? 

PROTtS. 

—  Il  vient  justement  de  partir  afin  de  s'embarquer  pour 
Milan. 

DIUGBNCE. 

—  Vingt  contre  un  qu'il  est  déjà  h  bord  !  —  Et  moi  qui 
ne  fais  que  bêler  après  lui  depuis  que  je  l'ai  perdu  I 

PROTÊE. 

—  Le  bélier  s'égare  fort  souvent  —  quand  le  berger 
n'est  plus  là.  — 

DUJGDICE. 

Vous  concluez  donc  que  mon  maître  est  un  berger,  et 
moi  un  bélier? 

PROTËB. 

Oui. 

DIUGENCE. 

Alors,  mes  cornes  sont  ses  cornes,  que  je  dorme  ou  que 
je  veille. 


biaise  réponse,  (.'Ibieu  digne  d'un  Iwlier! 

niLlOENCE. 
El  qui  prouverait  que  je  suis  un  bélier? 

photék. 
Oui,  et  tou  maitre  un  berger. 

DILIGENCE, 

ïh  bien,  je  prouverai  que  non  par  un  raisoiineuieiit. 

PROTÉK. 

Ou  ju  me  trompe  fort,  ou  je  prouverai  que  si  par  un 
autre. 

iHLIGENc:K. 
I.C  berger  court  après  le  bélier,  et  non  le  bélier  apr^  le 
berger.  Or,  je  cours  après  mon  maître,  el  mon  maître  ne 
court  pas  après  moi  :  donc,  je  no  suis  pas  un  bélier. 
PBOTBK. 
Le  bélier  pour  du  fourrage  suit  le  bei^er,  le  berger  ne 
suit  pns  le  bélier  pour  sa  pitance  :  or,  lu  suis  ton  maître 
pour  des  gages,  et  ton  maître  ne  le  suit  pas  pour  do;  gages. 
Donc  tu  es  un  bélier. 

DILIGENCE. 
Encore  une  preuve  pareille,  et  vous  me  faites  crier: 
béli! 

PftOTËE. 

Mais  écoute-moi  :  as-lu  donné  ma  lettre  h  Julia  * 
mUGËNCE. 

Oui,  seigneur.  Moi.  pauvre  mouton  perdu,  je  lui  ai 
donne  votre  lettre ,  à  cette  brebis  égarée  :  et  elle ,  cette 
brebis  égarée,  ne  m'a  non  donné  ?i  moi,  pauvre  mouton 
perdu. 

l'RIITEE. 
Ce&t  que  la  pâture  n'cbl  (las  sufrisanle  jwur  tout  ce  trou- 
peau-là. 

VIII  S 


70  LIS  DBUX  6ENTILSH0MMKS  DE  YtÊOM. 

NUGOICS. 

Si  votre  brebis  n'a  pas  assez,  augmentei  le  fourrage. 

PROrtB. 

Foin  de  toi  !  Je  vais  t'envoyer  pattre  ! 

IMUGBIGI. 

Pour  porter  une  lettre,  on  me  paye  au  moins  cent  demeis 
comptant. 

FKOliB. 

On  te  doit  moins  d'argent,  sans  dénier  qu'on  t'en  doife. 
Voyons  !  que  t'a-t-elle  dit  ? 

Diligence  fait  on  sigoa  de  déoégilîia. 

Â-t-elle  secoué  la  tête? 

DIU6EIVGB. 

Hé!  hé! 

PROTÈK. 

Elle  a  secoué  la  tète  ? 

IHU6K1I6B. 

Sans  doute,  monsieur,  elle  a  son  cou  et  sa  tète. 

PRorfs. 
Butor  ! 

mUGBIGI. 

Décidément,  vous  me  prenez  pour  une  bète  de  somme  ! 

PROTÈE. 

Comment  ça,  messire  ? 

DIUGENGE. 

Eh  bien,  vous  me  faites  porter  vos  lettres,  et  vous  me 
payez  de  ce  pauvre  compliment  :  butor  !  Convenez  que  je 
vous  sers  pour  une  bète  de  somme. 

PROTÊE. 

Malepeste  !  tu  as  l'esprit  vif. 

mUGEIfGE. 

Pas  assez  cependant  pour  attraper  une  bourse  inerte 
comme  la  vôtre. 


r 


Allons,  allous,  ouvre-loi  à  moi  c»  jicu  tti.'  mois  :  qu'a- 
l-ellc  liit  ? 

DILIGENCE. 
Ouvrez  votre  bourse,  et  "je  m'ouvrirai  à  vous  iramcJia- 
tcmeul. 

PHOTËE  ,   lui  ramvtttoL  aoe  pièce  de  monnaie. 
Eh    bien ,    messirc ,   voici  pour    voire    peine.    Qu'a- 
t-ellc  dit? 

DIUGENCE. 
Vraiment,  monsieur,  jo  crois  que  vous  aurez  do  la  peine 
à  la  gagner. 

Comment?  T'a-t-elle  laissé  percevoir  cela  ? 
DILIGËKE. 

Monsieur,  je  n'ai  rien  pu  percevoir  d'elle,  non  ,  pas 
même  un  ducat  pour  le  |)Ort  de  votre  lettre  ;  j'rii  peur 
qu'ayant  été  si  dure  pour  moi,  quand  je  lui  faisais  part 
de  vos  sentiments,  elle  ne  soit  aussi  dure  pour  vous, 
quand  elle  vous  dira  les  siens.  Si  vous  voulez  la  séduire,  ne 
soj'ez  pas  trop  mou,  car  elle  est  dure  comme  fer. 
PROTÉE. 

Comment!  elle  n'a  rien  dit! 

DIUGENCE. 

Non,  pas  môme  un  :  voillt  pour  ta  peine  .'  Pour  me  t»i- 
moigner  votre  générosité,  vous  m'avez  donné  six  deniers, 
je  vous  en  remercie.  En  récompense,  vous  pouvez  désor- 
mais porter  vous-même  vos  lettres.  Et  sur  ce ,  monsieur,  je 
vous  recommanderai  à  mon  maître, 

—  Va,  vu  ,  cours  assurer  contre  le  naufrage  le  navire 
en  )iarlancc  :  —  il  ne  stiuroit  périr ,  l'avaiilà  boni,  -  des- 
tiné que  tu  es  à  une  mort  plus  sèche  en  terre  ferme.  —  11 
faut  que  j'envoie  un  uuurrier  plus  convenable ,  -je  craiu- 


72  LES  DKUX  OBKTiLSHOIIMES  DE  VtMMII. 

drais  que  ma  Julia  ne  dédaignât  mes  vers,  —  les  recevant 
d'un  aussi  indigne  messager. 

Ils  sorleol. 

SCÈNE  H. 

[Vérone.  Uo  jardin  chex  ialia.] 

Eolrenl  Jllu  et  Lugette, 
JUUA. 

—  Dis-donc ,  Lucette ,  maintenant  que  nous  sommfô 
seules,  —  me  conseillerais-tu  de  tomber  amoureuse  ? 

LUCETTE. 

—  Oui,  madame,  iK)urvu  que  vous  ne  trébuchiez  pas 
étourdiment. 

JUUA. 

—  De  tout  le  beau  monde  des  gentilshommes  —  qui  cha- 
que jour  m'abordent  en  causant,  —  lequel  est,  dans  ton 
opinion,  l'amoureux  le  plus  accompli? 

LUCETTE. 

—  Veuillez  me  répéter  leurs  noms,  et  je  vous  révélerai 
ma  pensée,  —  selon  mon  simple  bon  sens. 

jum. 

—  Que  penses-tu  du  beau  sire  Églamour? 

LUGETTE. 

—  C'est  un  chevalier  beau  parleur,  élégant  et  rafiiné , 
—  mais ,  si  j'étais  de  vous ,  il  ne  serait  jamais  mon 
homme. 

juuâ. 

—  Que  penses-tu  du  riche  Mercutio? 

LUCETTE. 

-De  sa  fortune,  beaucoup  de  bien  ;  mais  de  lui-même, 
peub  ! 


SGÉIIK  11.  73 

JUUA. 

-  Qiio  penses-tu  du  gentil  Protëe  ? 

LUCCTTR. 

-Seigneur!  Seigneur!  voir  ainsi  comme  la  sottise 
règne  en  nous  ! 

JUUA. 

-  Eh  bien  !  que  signiRe  cette  émotion  à  ce  nom  ? 

LIÎCETTE. 

-  Pardon,  chère  madame!  Il  est  par  trop  honteux  — 
que  moi,  indigne  créature,  —  je  prononce  un  jugement  sur 
de  si  aimables  gentilshommes! 

JUUA. 

-  Pourquoi  pas  sur  Protée ,  comme  sur  tous  les 
autres? 

LUCEnB. 

-  Tout  simplement  parce  que,  de  tous  les  bons,  je  le 
crois  le  meilleur. 

JULU. 

-  Et  votre  raison  de  le  croire  ? 

LUGETTE. 

-  Je  n'en  ai  pas  d'autre  qu'une  raison  de  femn^p  :  -  je 
le  crois,  parce  que  je  le  crois. 

JUUA. 

-  Et  tu  voudrais  me  voir  jeter  mon  amour  sur  lui? 

LUGETTE. 

-  Oui,  si  vous  ne  croyez  pas  votre  amour  ainsi  jeté  au 
vent. 

JUUA. 

-  Eh  bien  9  il  est  de  tous  celui  qui  m'a  le  moins 
pressée. 

LUGETTE. 

-  C'est  qu'il  est  de  tous,  à  mon  avis,  celui  qui  vous 
nimo  le  plus. 


74  LES  DEUX  OENTILSBCmMES  DB  TtRDNI. 

JUUA. 

—  Son  peu  de  parole  montre  son  peu  d'amour. 

UJCBTTB. 

--  Le  feu  le  plus  concentré  est  le  plus  brûlant  de 
tous. 

JUUA. 

—  Ils  n*Biinent  point,  ceux  qui  ne  montreot  pas  leur 
amour. 

LUGETTB. 

—  Oh  !  ceux-là  aiment  le  moins  qui  font  counattre  aux 
gens  leur  amour. 

JUUA. 

—  Que  je  voudrais  connaître  sa  pensée  ! 

LUCETTE  y   lai  remettADt  ao  pli. 

Lisez  cette  lettre,  madame. 

JUUA  ,   lisanl. 

—  A  Julia  1  De  quelle  part,  dis  ? 

LUGETTE. 

Le  contenu  vous  l'apprendra. 

JUUA. 

—  Dis,  dis,  qui  te  Ta  donnée  ? 

LUCETTE. 

—  Le  page  de  sire  Valentin,  envoyé,  je  crois,  par  Protée. 

—  Il  voulait  vous  la  remettre  ;  mais,  étant  sur  le  chemin,  — 
je  l'ai  reçue  en  votre  nom  ;  pardonnez  la  faute,  je  vous 
prie. 

JUUA. 

—  Voilà,  par  ma  pudeur,  une  entremetteuse  émérite  !  — 
Vous  osez  prendre  sur  vous  de  recueillir  ces  lignes  galantes, 

—  et  conspirer  à  la  sourdine  contre  ma  jeunesse!  — 
Croyez-moi,  c'est  là  une  fonction  de  grand  profit,  —et  vous 
feriez  pour  l'emploi  un  excellent  fonctionnaire.  —  Tenez, 
prenez  cette  lettre,  veillez  à  ce  qu'elle  soit  renvoyée  :  — 
sinon,  je  vous  renvoie  à  jamais  de  ma  présence. 


Xt.Vt  It.  75 

l-UCETIK. 

-  Un  plaidoyer  pour  l'amour  mérite  il'aulrcs  honoraires 
que  le  haine. 

mu. 

-  Voulez-vous  vous  en  aller? 

LUCETTE. 

Oui,  pour  vous  bisser  réfléchir. 

Elle  son. 
JIJUA. 

-N'importe!  j'aurais  voulu  jeter  un  eoup  d'œil  sur  cette 
lettre.  ~  Ce  serait  une  honte  de  la  rappeler—  et  de  ta  prier 
h,  une  faute  pour  laquelle  je  viens  <ie  la  gronder.  -  Solle 
qu'elle  est,  sachant  que  je  suis  fille,  —  de  ne  pas  m'avnir 
mis  la  lettre  de  force  sous  les  jeux .'  -  A  cortaines  offres 
les  niles,  par  modestie,  disent  un  non  -  qu'elles  voudraient 
qu'on  prit  pour  un  oui.  —  Fi  !  fi  !  Que!  capricieux  que  ce 
fol  amour  -  qui,  comme  un  marmot  t^lu,  égrotiftne  sa 
nourrice  -  et  aussitdi  baise  la  verge,  hurobtemenl  !  — 
r^mmej'ai  chassé  brutalement Lucetle,  -  quandje  l'aurais 
si  volontiers  gardée  ici  !  —  Quelle  moue  furieuse  je  m'étu- 
diais i  (aire,  -  quand  la  joio  intérieure  forrail  mon  cœur 
6  sourire  !  -  Pour  pénitence,  je  vais  appeler  Julia  -  et  lui 
demander  la  rémission  de  ma  sottise  passée.  -  Ho\h  '. 
Lucette  ' 

LtcBTTR  revienl. 

LIXETTE. 
Que  désire  Votre  Grâce  ? 

JUUA. 

-  Esl-il  bicatât  l'heure  do  dîner? 

LI'CETTE,   M  baisuinl  comme  pour  rama&scr  quelque  cIiom. 
Je  le  voudrais  —  pour  que  vous  pussiez  assouvir  vos 
fureurs  sur  vntre  repas,  -  et  non  sur  votre  servante  ! 


76  LES  ncns  (lEyPIÎ-SHOliMES  DE   VÉHOXE.  ■ 

}L'UA.  I 

Ou'est-rc  .ionc  que  vous  avez  ramassé  —  si  délink-  I 

meni  ?  ^Ê 

uHxm.  I 

ititn.  v    .        ■ 

niUA.  ^ 

Pourquoi  donc  vous  êles-vous  baissée  ?  1 

LLCETTE.  I 

~  Pour  ramasser  UQ  papier  que  j'avais  laissé  tomber.      | 
nuk.  I 

—  Kl  CB  papier  n'est  Jonc  rien  ? 

LUCETTE.  A 

Rien  qui  me  concerne.  1 

lUUA.  1 

—  Laissez-le  à  lerro  pour  ceux  qu'il  ooDcenic. 

UlCEnE. 

—  Madame,  il  n'a  rien  h  taire  pour  ceux  qu'il  ron- 
cerne. 

JUUA. 

—  Quelque  amour(>ux  à  vous  qui  vous  aura  écrit   en 
bouts  rimes  ! 

UGEHE. 

—  Pour  que  je  puisse  les  thanler,  madame  !  —  Donnez- 
moi  un  sir  :  Voire  GrAcG  sait  mettre  eu  musique. 

lULU. 

—  Aussi  mal  que  possible,  de  pareilles  sonieltes  !  — 
Chanlez-Ies  sur  l'air  de  :  Léger  amotir  [3]  ! 

LtCETTB. 

—  Ces  vers  sont  trop  graves  pour  un  air  si  lëger. 

JUUA. 

—  Trop  graves  !  I,n  note  doit  être  en  bourdon. 

LUCKHS. 
1       —  Elle  doit  élre  la  mtîlodio  mfime,  si  c'est  vous  qui  la 
chantez. 


SCiNE  11. 


i  i 


JUUA. 

—  Et  pourquoi  pas  vous? 

LUGEHE. 

Je  ne  puis  pas  atteindre  cette  nole-là. 

JDLU. 

—  Voyons  votre  chanson. 

Elle  prend  le  papier  et  fredonne. 

Qu'en  dites-vous,  mignonne  7 

LUcrrTE. 

-  Continuez  sur  ce  ton,  jusqu'à  la  fin  ;  —  et  pourtant, 
à  vrai  dire,  votre  ton  ne  me  platt  guère. 

JUUA. 

-  Il  ne  vous  platt  guère  ? 

LUCETTE. 

—  Non,  madame  :  il  est  trop  haut. 

JUUA. 

Vous,  mignonne,  vous  êtes  trop  impertinente  ! 

LUCETTE. 

-  Maintenant,  il  est  trop  bas.  —  Vous  gâtez  l'accord  par 
un  changement  si  brusque.  —  Il  faut  garder  la  mesure  pour 
chanter  juste. 

JULU. 

—  Comment  le  puis-je,  quand  tu  le  prends  toi-roéme  si 
haut? 

LUCETTE. 

-  Je  ne  prends  si  haut  que  votre  parti,  d  Protée  ! 

JUUA. 

-  Je  ne  veux  plus  être  importunée  de  ce  verbiage.  - 
Voici  le  cas  que  je  fais  de  la  déclaration. 

Elle  déchire  la  leUre. 

—  Partez,  allez- vous-en ,  et  laissez  voler  tous  ces  petits 
papiers;  -  pour  peu  que  vous  les  touchiez,  je  me  fâche. 


78  LB8  inUX  61 


-:i;  »    I 


LDGRTI. 

— Elle  fait  la  dégoûtée  ;  mais  elle  Mfwt  ehannëe  -  it 

Toir  à  se  fâcher  d'une  autre  lettre. 


JUUA. 

-  Plût  à  Dieu  que  je  fusse  même  fâchée  de  eeUed!  - 
Oh  !  odieuses  mains,  qui  avec  déchiré  de  si  tendres  paroksl 

-  Perfides  guêpes,  c'est  donc  pour  butiner  ce  dom  mI, 

-  que  vous  avez  lacéré  de  vos  dards  Tabeille  qui  le  prodoit! 

Elle  ramasse  qoeUpes-oas  des  ■Mreeaoi  iepifîff. 

-  Pour  réparation»  je  veux  baiser  tous  ces  firagmedH! 

-  Voyez,  ici  est  écrit  :  Banne  JuUal..  Mëdiante  Jalia! 

-  Pour  te  punir  de  ton  ingratitude,  —  je  ¥ais  brojertoi 
nom  contre  ces  pierres,  -  et  mettre  tes  mépris  sous  mei 
pieds  dédaigneux! 

Elle  jette  à  terre  le  frugieeit 

-  Voyez,  ici  est  écrit  :  Prêtée  blessé  d^ amour  !  paoTre  non 
blessé  !  -  je  veux  te  donner  un  lit  —  dans  mon  sein,  jusqa*! 
ce  que  ta  plaie  soit  complètement  guérie  :  —  tiens,  je  b 
panse  avec  ce  baiser  souverain. 

Elle  baise  le  fragmeetei  le  net  dans  ■•  gergeietts» 

-  Mais  voici  Protée  écrit  deux  ou  trois  fois  :  —  reste 
calme,  bon  vent,  ne  fais  pas  envoler  un  seul  mot,  —  laisse- 
moi  retrouver  toutes  les  lettres  de  cette  lettre,  —  excqplé 
celles  de  mon  nom  !  Celles-là,  qu'un  tourbillon  les  emporlB 

-  sur  un  roc  hérissé,  terrible,  à  pic,  —  et  les  précipite  dans 
la  mer  en  rage  !  —  Là  !  voici  en  une  seule  ligne  son  nom  écrit 
doux  fois:  -  Le  pauvre  Protée  délaissé,  le  passionné  Protée... 

-  àla  charmante  JuUa  :  ce  mot-là,  je  vais  le  déchirer,  - 
ot  pourtant  iM)n,  il  l'a  si  gentiment  -  accouplé  à  son  nom 
plaintif!  -  Je  vais  les  plier  l'un  sur  l'autre,  comme  ceci. 

-  Maintenant  baisez- vous,  embrassez-vous,  étreignez-vous, 
faites  co  que  vous  voudrez  ! 


SGÉKS  111.  79 

LUCETTB  reTient. 
^  LUCETTK. 

—  Madame,  le  dtner  est  prêt,  et  votre  père  vous  attend. 

1  JUUA. 

—  Eh  bien ,  allons  ! 

f  UJGKTTB. 

t       —  Quoi  !  vous  laisserez  traîner  ces  papiers  indiscrets  ? 

l'  JUUA. 

I        —  Si  vous  en  faites  cas,  reprenez-les. 

'  LDGETTB. 

^        -  J'ai  été  reprise  pour  les  avoir  ramassés  :  —  pourtant 
il  ne  faut  pas  qu*ils  restent  là  à  attraper  froid. 

JUUA. 

—  Je  vois  qu'ils  vous  sont  à  cœur. 

LUGBTTE. 

—  Oui,  madame,  vous  pouvez  dire  ce  que  vous  voyez, 
—  je  vois  bien  des  choses,  moi  aussi ,  —  quand  vous  me 
croyez  les  yeux  fermés. 

JULIA. 

—  Allons,  allons,  vous  plaira-t-il  de  venir? 

Elles  sortent. 

SCÈNE   m. 

[Vérone.  Chez  Antonio.] 

Entrent  Antonio  et  Panthéon. 
ANTONIO. 

—  Dites-moi,  Panthéon,  quel  grave  discours  —  vous  tenait 
donc  mon  frère  dans  le  cloître? 

PANTHÉON. 

—  C'était  à  propos  de  son  neveu  Protée,  votre  fils. 


80  LES  DEUX  GENTILSHOMMBS  DE  TÉMin. 

ANTœno. 

—  Eh  bien  !  que  disait-il  de  lui? 

PAKTHlON. 

—  Il  s'ëtonnait  que  Votre  Seigneurie  —  le  laissât  pisser 
ici  sa  jeunesse,  —  quand  tant  d'autres  gens  de  mine 
crédit  —  envoient  leurs  fils  chercher  carrière,  —  les  uns, 
à  la  guerre,  pour  y  tenter  fortune,  —  les  autres  à  la  dëeoo- 
verto  d'tles  lointaines,  —  d'autres»  aux  cours  des  anhersilés. 
-  11  disait  que  votre  fils  Prêtée  était  propre  —  à  chacooe 
de  ces  occupations,  voire  même  à  toutes  :  ~  et  il  m'eng^eiit 
à  vous  presser  —  de  ne  pas  le  laisser  davantage  perdre  son 
temps  ici ,  —  car  ce  serait  plus  tard  un  grand  inoonvéoient 
pour  lui  —  de  n'avoir  pas  fait  de  voyage  dans  sa  jeunesse. 

AÎTOîflO. 

-  Tu  n'as  pas  besoin  de  me  presser  à  ce  sujet;  -^  e^ 
idée  me  met  martel  en  tète  depuis  un  mois.  —  Je  me  sois 
bien  dit  qu'il  perd  son  temps  —  et  qu'il  ne  peut  être  un 
homme  accompli,  -  sans  avoir  été  éprouvé  à  Tëcoledo 
monde.  -  L'expérience  est  acquise  par  la  pratique,  —  et 
perfectionnée  par  le  cours  rapide  du  temps.  —  Ainsi,  db- 
moi  où  je  ferais  bien  de  l'envoyer. 

PANTHÉON. 

—  Votre  Seigneurie  n'ignore  pas,  je  pense,  —  que  son 
camarade,  le  jeune  Valentin,  -  est  attaché  à  la  cour  de 
l'empereur. 

ANTONIO. 

-  Je  le  sais  parfaitement. 

PANTHÉON. 

-  Il  serait  bon,  je  pense,  que  Votre  Seigneurie  l'envoyât, 
lui  aussi ,  là-bas  :  -  il  s'y  formerait  aux  carrousels  et  aux 
tournois,  —il  entendrait  un  langage  exquis,  converserait  avec 
de  grands  seigneurs,  —  et  aurait  à  sa  portée  toutes  sortes 
d'exercices,  —  dignes  de  sa  jeunesse  et  de  sa  noble  nais- 
sance. 


'  SCÈHï.  III. 

ANTONIO. 
■    -  J'iiime  ton  conseil  :  tu  as  fort  bien  raisonné  ;  -  cl 
pour  que  tu  juges  combien  je  l'aime.  -  je  veux  le  mettre  à 
exécution,  et  au  plus  vite  -  dépêcher  Trolée  à  la  cour  du 
l'empereur. 

PAWTHÉON. 

—  Demain,  si  cela  vous  platt.  Don  Alphonse.  -  ainsi 
que  d'autres  gentilshommes  de  bonne  renommée,  ~  par- 
tent pour  saluer  l'Empereur  el  mettre  leurs  services  à  sus 
ordres. 

ANTUNIU. 

~  Bonnecompngnie!  l'roléo  ira  avec  eux!  -  Juslcmcnl, 
le  iriici  Nous  allons  nous  en  ouvrir  h  lui. 

rniiTËE  entre,  lisAnt  iinc  lattra,  el  saoi  voir  Anioniu  ni  ranlliùim. 

l'KOTÉB. 

—  Doux  amour!  Douces  lignes!  douce  vie!  -  Voici 
bien  sa  main,  l'agent  de  son  cœur  !  —  Et  voici  son  serment 
d'amour,  son  engagement  d'honneur.  —  Ah  !  si  nos  pères 
pouvnieni  applaudir  à  nos  amours  -  et  sceller  notre  bon- 
heur de  leur  consentement  !  —  0  céleste  Julia! 

ANTONIO,   bmiqiiemcni  à  Trotte. 
Kh  bien  ?  Quelle  lellre  Hsez-vous  doDC  là  ? 
rnoTÈE,  atec  embnrras. 

—  N'en  déplaise  à  Votre  Seigneurie...  c'est  un  mot  ou 
deux  -  de  souvenir...  que  m'envoie  Valentin  —  et  que  m'a 
remis  un  ami  venu  de  sa  part. 

ANTONIO. 

—  Prêtez-moi  celte  lettre,  que  je  voie  les  nouvelles. 

PHQTÉE. 

—  Il  n'y  a  |)as  de  nouvelles,  monseigneur,  il  uréerit  sim- 
plement-comme  quoi  il  vil  heureux,  adoré,— et  chaque  jour 
comblé  par  l'empereur  ;  -  il  me  souhaiterait  auprès  de  lui 
pour  partenaire  de  sa  fortune. 


82  U»  DEUX  GENTILSHOMMES  HB  ftMMB. 

AHTOmO. 

-  Et  comment  accueillez-TOus  ce  souhait  ? 

PROTfl. 

—  Comme  quelqu'un  qui  se  soumet  à  la  Tolonté  de  Totn 
Seigneurie,  —  et  qui  ne  dépend  pas  de  son  désir  ami. 

AitTono. 

-  Ma  volonté  n'est  point  en  désaccord  aY6C  son  désir,  - 
pourtant  ne  te  figure  pas  qu'il  me  décide  brusqueBMl 
—  Ce  que  je  Yeux,  c'est  moi  qui  le  veax»  et  cela  suffit  - 
J'ai  résolu  que  tu  passerais  quelque  temps  —  a^ec  Yakatia 
à  la  cour  de  l'empereur  :  —  la  pension  qu*il  reçoit  de  9 
famille,  —  je  te  la  ferai  pour  ton  entretien.  ~  Demain  sois 
prêt  à  partir.  —  Pas  d'excuse  :  mon  ordre  est  péremp- 
toire. 

PROTÈE. 

~  Monseigneur,  je  ne  puis  pas  être  si  tôt  en  mesure  :  - 
de  grftce,  accordez-moi  un  jour  ou  deux. 

ANTOMO. 

—  Écoute,  ce  qu'il  te  faut  sera  expédié  apràs  toi.  —  Pltf 
de  retard.  Demain,  tu  dois  partir.  —  Allons»  Pantbéoo; 
vous  allez  vous  occuper  —  de  hâter  ses  préparatifs. 

▲ntooio  et  Panthéon  sortent. 
PROTÈE. 

~  Ainsi,  j'ai  évité  le  feu  par  crainte  de  me  brûler,  -  et 
je  me  suis  plongé  dans  la  mer  où  je  me  noie.  —  Je  n'ai  pas 
voulu  montrer  à  mon  père  la  lettre  de  Julia,  —  de  peur  qu'il 
n'objectit  à  mes  amours  :  —  et  du  prétexte  donné  par  moi- 
il  a  fait  la  plus  puissante  objection  à  mes  amours.  —  Oh! 
comme  ce  printemps  d'amour  ressemble,  —  par  son  ince^ 
taine  splendeur,  à  la  journée  d'avril,  —  qui  tout  à  l'heorB 
montrait  toute  la  beauté  du  soleil  —  et  qui  maintenant  II 
laisse  dérober  par  un  nuage  ! 


SCÈNE  IV.  83 

Pamth&or  nTieot. 
PANTHiON. 

—  Sire  Prolée,  votre  père  vous  appelle  :  —  il  est  pressé  : 
ainsi  partez,  je  vous  prie. 

PROTÈK. 

—  Oui,  il  le  faut.  Mon  cœur  y  consent ,  —  et  pourtant  il 
dit  mille  fois  non  ! 

Us  sortent. 

SCÈNE   IV. 

[Milan.  Dans  le  palais  da  dac] 

Entrent  Valbntin  et  Diligence. 
DIUGENGB. 

—  Monsieur,  un  gant  à  vous  ! 

VALKNTm. 

Pas  à  moi  :  mes  gants  sont  déjà  mis. 

DIUGSNGE. 

—  Celui-ci  est  à  vous,  alors,  car  c'est  un  gant  déjà  mis. 

VALBNTIN^   prenant  le  gant. 

—  Ah  !  fais-moi  voir.  Oui,  je  le  garde,  il  m'appartient. 
—  Douce  parure  qui  orne  un  objet  divin  !  —  Ah  !  Silvia  ! 
Silvia! 

IMUGENGBy  criant. 

—  Madame  Silvia  !  madame  Silvia  ! 

VALENTIN. 

Qu'est-ce  à  dire,  drôle? 

DIUGENGB. 

—  Elle  n'est  pas  à  portée  de  voix,  monsieur  ! 

vâlentin. 
~  Eh  bien  !  monsieur,  qui  vous  a  ditde  l'appeler  ? 


84  LES  DEUX  GEIITILSHOMMES  DB 

D1U6KRGB. 

-  Votre  Révérence,  seigneur;  ou  bien  c*est  que  je  ■ 
suis  trompé. 

YAunmN. 

-  Allons!  vous  serez  toujours  trop  pétulant. 

DIUGCHCE. 

—  Et  pourtant  je  viens  d'être  grondé  pour  avoir  ététnf 
lent. 

VALENTIN. 

—  Ah  rà,  monsieur,  dites-moi,  est-ce  que  touscoh 
naissez  madame  Silvia?  — 

mUGENGE. 

Celle  que  votre  Révérence  aime? 

VALENTIH. 

Eh  !  comment  savez- vous  que  je  suis  amoureux? 

DILIGENCE. 

Parbleu,  à  ces  signes  spéciaux  :  d'abord  vous  avez  appris, 
comme  messirc  Protée,  à  croiser  vos  bras  comme  un  mé- 
content, puis  h  ressasser  un  chant  d'amour»  comme  un 
rouge-gorge,  à  vous  promener  seul,  comme  un  pestiféré, 
à  soupirer  comme  un  écolier  qui  a  perdu  son  ABC»  à 
pleurer  comme  une  jeune  donzelle  qui  a  enterré  sa  m^ 
grand,  à  jeûner  comme  quelqu'un  qui  est  à  la  diète» 
à  veiller  comme  quelqu'un  qui  a  peur  d'être  volé,  en6n 
à  geindre  comme  un  mendiant  à  la  Toussaint.  Auparavant, 
quand  vous  riiez,  vous  éclatiez  comme  un  coq  ;  quand 
vous  marchiez,  vous  marchiez  comme  un  lion  :  quand 
vous  jeûniez,  c'était  immédiatement  après  dtner  ;  quand 
vous  aviez  l'air  triste,  c'était  faute  d'argent  ;  et  maintenant 
vous  êtes  à  ce  i)oint  métamorphosé  par  une  maîtresse 
(|nc,  quand  je  vous  i^egarde,  j'ai  peine  à  croire  que  vous 
soyez  mon  mattre. 

VALBSTIN. 

Est-ce  que  toutes  ces  choses  se  remarquent  eu  moi? 


SGÉ1«E  IV.  85 

DiUGENCE. 

Elles  se  remarquent  toutes  aux  dehors  de  monsieur. 

YALBNTIN. 

Hors  de  moi?  c*est  impossible. 

DlUGEIfCE. 

Si  fait,  dans  tous  vos  dehors.  Il  est  certain  qu'en  dehors 
de  vous,  on  ne  trouverait  chez  personne  tant  de  simplicité. 
Ces  folies  ne  se  voient  si  bien  aux  dehors  de  monsieur,  que 
parce  qu'elles  sont  au  dedans  de  monsieur.  Elles  brillent 
à  travers  sa  personne  comme  l'eau  dans  un  urinoir,  si  bien 
que  pas  un  œil  ne  peut  le  voir  sans  deviner,  comme  un 
médecin ,  sa  maladie .  « 

VALENTIN. 

Mais  dis-moi,  connais-tu  madame  Silvia? 

DIUGENCB. 

Celle  que  vous  regardez  si  fixement  à  souper  ? 

VALENTm. 

Tu  as  observé  ca  ?  c'est  celle-là  même. 

DIUGENGB. 

Eh  bien ,  monsieur,  je  ne  la  connais  pas. 

VALEIfFIN. 

Gomment  !  tu  m'as  vu  la  regarder  et  tu  ne  la  connais 
pas! 

DIUGENCE. 

N'est-ce  pas  elle  qui  est  si  disgracieuse,  monsieur  ? 

VALENTIN. 

Imbécile  !  elle  est  encore  plus  gracieuse  que  belle. 

DILIGENCE. 

Monsieur,  je  sais  cela . 

VALENTIN. 

Que  sais-tu  ? 

DIUGENCE. 

Que  vous  lui  accordez  des  grâces  bien  supérieures  à  sa 
beauté. 

VIII  G 


86  LIS  DEUX  OENTILSHOIQIIS  M  TtftOB. 

VALENTIN. 

Je  veux  dire  que  sa  beauté  est  éclatante»  mais  que  9 
grflce est  sans  prix. 

D1U6ENGB. 

Parce  que  l'une  est  peinte  et  que  l'autre  D*est  d'aaou 
prix. 

VAIINTIN. 

Comment,  peinte  ?  comment,  d*aucun  prix  ? 

DIUGKNGE. 

Je  veux  dire  qu'elle  se  peint  tant,  pour  paraître  jolie»  que 
pas  un  homme  n'attache  de  prix  à  sa  beauté. 

VALENTIN. 

Pour  qui  donc  me  prends-tu?  j'attache  grand  prix  à  st 
beauté. 

DIUGENCE. 

Vous  ne  l'avez  pas  vue  depuis  qu'elle  est  défigurée. 

VALENTIN. 

Et  depuis  quand  est-elle  défigurée? 

DUiGENGE. 

Depuis  que  vous  l'aimez. 

VALENTIN. 

Je  l'ai  aimée  du  jour  où  je  l'ai  vue,  et  je  la  vois  toujours 
belle. 

DIUGENCE. 

Si  vous  l'aimez,  vous  ne  pouvez  pas  la  voir. 

VALENTIN. 

Pourquoi  ? 

DIUGENCE. 

Parce  que  l'amour  est  aveugle  (4).  Ah  !  si  vous  aviez  mes 
yeux  !  ou  si  vos  yeux  avaient  les  mêmes  lumières  que 
quand  vous  reprochiez  à  messire  Protée  d'aller  sans  jarre- 
tières ! 

VALENTIN. 

Que  verrais-je  alors? 


SCÈHE  IV.  87 

DIUGENGB. 

Votre  folie  à  vous  et  son  extrême  laideur  à  elle.  Quand 
messire  Protée  était  amoureux,  il  n'y  voyait  pas  à  attacher 
son  haut-de-chausses  ;  vous,  depuis  que  vous  êtes  amou- 
reux, vous  n'y  voyez  même  pas  à  mettre  le  vôtre. 

VAUENTIN. 

M'est  avis,  mon  gars,  que  vous  êtes  amoureux,  alors  ; 
car  hier  matin  vous  n'y  voyiez  pas  à  brosser  mes  sou- 
liers. 

DIUGENGE. 

C'est  vrai,  monsieur,  j'étais  amoureux  de  mon  lit; 
je  vous  remercie  de  m'avoir  secoué  sur  mes  amours,  car 
(a  me  rend  plus  hardi  à  vous  tancer  sur  les  vôtres. 

VÂLENTIN. 

En  somme,  je  me  sens  de  l'affection  pour  elle. 

DUJGDfGB. 

Que  ne  vous  en  guérissez -vous!  Votre  affection  ces- 
serait. 

VALQITIN. 

Hier  soir,  elle  m'a  enjoint  d'écrire  quelques  vers  pour 
quelqu'un  qu'elle  aime. 

DIU6KNCE. 

Et  vous  l'avez  fait  ? 

VALBNTIN. 

Oui. 

DIUGSNCE. 

Vous  avez  écrit  en  brouillon  ! 

VALBNTIN. 

Non,  de  mon  mieux.  Mais  silence!  la  voici  qui  vient! 

Entre  SiLVU. 
DILIGENCE,  à  part. 

0  la  bonne  farce  !  ô  l'excellente  marionnette  !  va-t-il  pas 
maintenant  lui  servir  d'interprète  ! 


88  LIS  DEUX  0K1ITILSH01I1UE8  01 

VAUDmif. 

Madame  et  maltresse,  mille  bonjours  ! 

DUiGENGB,  à  part. 

Oh!  donnez- vous  donc  un  simple  bonsoir  1  Pùorqini 
faire  un  million  de  façons  7 

SILYIA. 

Sire  Valentin,  mon  serviteur,  à  tous  deux  milie  ! 

DIUGBIGBy  à  pari. 

Ce  serait  à  lui  de  payer  Tintérôt,  et  c'est  elle  qui  II 
paye. 

VÂLBNTIN,  remelUiit  on  papier  à  Sîirâ. 

—  Comme  vous  me  l'avez  enjoint,  j'ai  écrit  votre  leltn 
-  il  cet  ami  secret  que  vous  ne  nommez  pas  :  —  j'aurais  m 
grande  répugnance  à  le  faire,  —  n'était  ma  soumissiool 

Voire  Grâce. 

SILVIÂ,   eiamînanl  le  papier. 

—  Je  vous  remercie ,  gentil  serviteur  :  c'est  fait  conune 
par  un  clerc. 

VALKNTIN. 

—  Croyez-moi,  madame,  cela  venait  mal.  -^  Ignonnt 
pour  qui  était  la  chose,  —j'ai  écrit  au  hasard  et  sans  asso- 
rance. 

SlLVIA. 

—  Peut-être  trouvez- vous  que  c'est  trop  de  peine? 

YÂLBNTIN. 

—  Non ,  madame ,  si  cela  vous  rend  service.  —  Vous 
n'avezqu'àordonner,  j'en  veux  écrire  mille  fois  autant;  - 
et  pourtant. . . 

SILVU. 

—  La  jolie  phrase  !  Oui,  j'en  devine  la  suite:  —  et  pour- 
tant...  je  n'ose  pas  le  dire;  et  pourtant...  je  ne  m'en  sou- 
cie pas  ;  —  et  pourtant...  reprenez  ceci. 

Elle  lai  lend  la  lettre. 

Et  pourtant. . .  je  vous  remercie,  -  décidée  que  je  sais 
désormais  à  ne  plus  vous  donner  tant  de  trouble. 


SCftSR  IV.  89 

DILIGENCE,    i  pari. 

-  Et  pourtflDt  si  !  et  pourtant,  encore  un  pourtant  ! 

VAUINTIN,    voyant  le  moDTement  deSilvia. 

-  Que  veut  dire  Votre  Grâce?  n'ôles-vous  pas  satis- 
faite ? 

81LVU. 

-  Si  fait  !  les  vers  sont  très-jolis  ;  —  mais,  puisque 
vous  les  avez  écrits  avec  répugnance,  reprenez-les,  -oui, 
prenez-les. 

VÀLEin'L'i,  ■roeptiDl  le  papier. 
Madame,  ils  sont  pour  vous. 
mviA. 

-  Oui,  oui,  vous  les  avez  écrits,  monsieur,  à  ma  re- 
quête, -  mais  je  n'en  veux  pas  ;  ils  sont  pour  vous  :  —  je 
les  aurais  voulus  d'un  stj'Ie  plus  pathétique. 

VALESTIN. 
~  Si  vous  te  désirez,  madame,  je  vous  écrirai  une  autre 
épllre. 

SILV1.\. 

-  Et  quand  elle  sera  écrite,  lisez-la  en  mon  nom,  -  Si 
elle  vous  plait,  soit!  Si  elle  vous  déplati,  soit  encore! 

VALENTL'i. 

-  Si  elle  me  plaît,  madame,  quoi  alors  ? 

SlUTA. 

-  Eli  bien,  si  elle  vous  plaît,  gardcz-lo  pour  votre  peine. 
—  El  sur  ce,  bonjour,  serviteur  ! 

tlle  se  MDte. 
niUGENCE,    i  part. 

-  0  rouerie  imperceptible,  inscrutable,  invisible,  - 
comme  un  nez  au  milieu  d'un  visage  d'homme  ou  comme 
une  girouette  au  haut  d'un  clocher!  —  Mon  maiire soupire 
pour  elle  ;  et  elle  enseigne  au  soupirant,  —  en  se  faisant  son 
écolier,  à  devenir  son  maître.  —  0  l'excellent  lour!  Ouït- 


on  j;«md»  parier  4*on  locîUear?  —  Mon  ■okre.  |ffi  fm 
HJtréUm^  s'émJêni  à  loi-niCiiie  !  — 

T1LOI15,  m 

Eh  bieOy  moDsieor?  Sor  qooî 

seul? 

DIIJCI». 

lloi?  Je  ii'étais  occopé  que  de  rime.  ¥< 
raison. 


De  (aire  quoi? 

DOJGDCI. 

D'être  l'interprète  de  madame  SilTÎa. 

VAUOTDI. 

Près  de  qui  ? 

MLJGD((Z. 

Près  de  vous-même.  Sa  déclaration  est  par&jtemeÉl 
tournée. 

YALE5TI5. 

Quelle  déclaration? 

DIUGENCE. 

Eh  bien  !  la  lettre  ! 

VALENTLN. 

Comment  !  elle  ne  m'a  pas  écrit. 

niUGENCE. 

Quel  besoin  en  avait-elle,  puisqu'elle  vous  a  fait  écrire 
è  vous-même?  Quoi!  est-ce  que  vous  n'apercevez  pas  la 
rouerie? 

VALENTIN. 

Non,  crois-moi. 

DILIGENCE. 

Impossible  vraiment  de  vous  en  croire ,  monsieur. 
N'avez-vouspas  vu  tout  ce  qu'elle  a  montré  d'art? 


SCÈNE  IV.  91 

YALENTIN. 

En  fait  d'arrhes,  elle  ne  m'a  donné  que  paroles  de  re- 
proche. 

mUGENGE. 

Comment  !  elle  vous  a  donné  une  lettre. 

VALEimN. 

C'est  la  lettre  que  j'ai  écrite  à  son  ami. 

DIUGEKGE. 

Eh  bien  !  cette  lettre,  elle  l'a  remise,  et  c'est  fini. 

VALENTIN. 

Je  voudrais  qu'il  n'y  eût  rien  de  pire  là-dessous. 

DIUGENCB. 

Je  vous  le  garantis,  c'est  comme  je  vous  le  dis. 

Déclamant. 

Car  vons  loi  avîei  soof  ent  écrit,  et  elle  n*af  ait  pa  répoodre , 

Par  modestie  oa  par  manque  de  loisir, 

Oa  par  crainte  qn*un  messager  ne  déooof  rtt  son  secret  : 

C*est  pourquoi  elle  a  fait  écrire  à  son  amoureux  par  son  amant  lui-même. 

Tout  ce  que  je  dis  là  est  à  la  lettre,  car  je  Vai  deviné  à 
la  lettre.  Mais  à  quoi  songez-vous,  monsieur?  il  est  l'heure 
de  dîner. 

VALEimN. 

J'ai  diné. 

DILIGENCE. 

Soit,  mais  écoutez,  monsieur  :  quoique  le  caméléon 
amour  puisse  vivre  d'air,  je  suis  de  ceux  qui  se  nourrissent 
de  victuailles,  et  je  mangerais  volontiers.  Oh  !  ne  soyez  pas 
comme  votre  maîtresse  :  ne  résistez  pas  !  ne  résistez  pas  ! 

Ils  sortent. 


>; 


SGBKE   T. 


•  \jtz  ptlience,  ftûSBe  JoEi. 

ioa. 
Il  k  but  biefj,  puisqu'il  d*j  a  pas  <ie 

pwrtL 
'    Ait^ilM  que  je  pourrai,  je  serai  de 

ma. 

-  Si  rien  ne  vous  détourne,  foos  serez  plos  Ml  de  n- 
lour.  -  Garde  ce  soutenir  pour  ramonr  de  lai  Jolii. 

ElkM 
FlOrtCy  preMBt  I'ibimmo  et  eo  rcatttuiftua  mtÊMmà 

-  Eh  bien»  nous  ferons  un  échange, 
celui'ti. 

jum. 

-  Kt  scellons  le  marché  par  un  saint  baiser. 

pnoiti. 

Voici  ma  main  pour  gage  de  ma  loyale  ooostaiiee.  «- 

8i  jr;  laisse  échapper  une  heure  du  jour  —  sans  soupirv 

pour  toi,  Julin,  -  puisse,  dès  Theure  suivante,  qnàqM 

affreux  accident  ~  me  faire  expier  cet  oubli  de  mes  amoun! 

Mon  père  m'attend;  ne  réponds  pas.  —  C'est  l*betDe 

poiir  la  marén,  mais  non  pour  la  marée  des  larmes.  — 

('rite  mnréo-U  me  retiendrait  plus  longtemps  qu'il  neCiiiL 

•    Julia,  adieu  I 

Jiilia  Mit  précipitamment. 

Quoi  !  jwirlie  sans  iiii  mot?  —  Oui ,  voilA   bien  Tanioar 


vrai  :  il  ne  peut  rien  <Jire,  -Sa  sinccrilé  se  distingue  par  les 
actes  bien  mieui  que  par  les  paroles. 

Entre  TanthEon. 

PAKTnÉON. 
—  Sire  i'rolée,  vous  êtes  attendu. 

ITOTÈE. 

Allons!  je  viens,  je   viens.    -    Hiilas!    la   séparation 
frappe  de  mutisme  les  pauvres  amants. 


[Vérone.  Une  p!«e.l 


UNCE. 
Oui ,  il  se  passera  une  heure  encore  avant  que  j'aie 
fini  de  pleurer.  Toute  l'espèce  des  Lance  a  ce  défnut-là.  J'ai 
reçu  ma  ration,  comme  l'enfant  prodige,  et  je  pars  avec 
messire  Prolee  pour  la  cour  impériale.  Je  rrois  que  Crabe, 
mon  chien,  est  bien  le  chien  le  plus  insensible  qui  existe  :ina 
mère  pleurait,  mon  père  sanglotait,  ma  sœur  criait,  notre 
servante  hurlait,  notre  chatte  se  tordait  les  bras,  toute  la 
maison  était  en  grande  perplexité,  et  ce  méctianl  mâtin  n'a 
pas  verse  une  Inrmc  !  C'est  une  pierre,  un  vrai  caillou,  et  il 
n'y  a  pas  plus  de  pitié  en  lui  que  dans  un  chien.  Un  juif 
Burait  pleuré  d'avoir  vu  notre  séparation.  Et  même,  ma 
prand'maman  qui  n'a  plus  d'yeux,  vojez-vous,  pleurait  de 
mon  départ  à  s'aveugler.  Tenez,  je  vais  vous  montrer  la 
chose.  O  stmlier-ci  est  mon  père...  non,  c'est  le  soulier 
gauche  qui  est  mon  pfcre.  .  non,  non,  le  soulier  gauche  est 
ma  mère.  .  non.  ça  ne  se  peut  pas  nnn  plus,..  Si  !  c'est  ça, 


94  LES  DEDX  GENTILSHOMMES  DE  VÉROfïE. 


c'est  ça  :  il  a  la  semelle  ptrcée.  Ce  soulier  troué  (9» 
mare,  et  celui-ci  est  mon  père.  Dieu  me  damne,  si  ce  o'<a 
pBSca!...  Maiotenaiil,  monsieur,  ce  Mlon  est  ma  sœar:ar, 
voyez-vous,  elle  est  aussi  blanche  qu'un  lis  et  aussi  mina 
qu'une  badine.  Ce  cLspcau  est  Nanette,  notre  semale.li 
suisle  chien. . .  Nou,  le  cbieu  est  lui-même,  cl  je  suis  le  chîeD... 
Oh!  le  chien,  c'est  moi  et  je  suis  moi-même...  Oui,c"C!t 
ça,  c'eatça...  Alors  j'arrive  à  mon  père.  Père,  votre  béntik- 
tionl  alors,  le  soulier  ne  doit  pas  dire  un  mot  A  force  «h 
pleurer;  alors  je  dois  embrasser  mon  p&re  ;  boo,  il  plfure 
encore  plus.  .  Alors  j'arrive  à  ma  mère...  Ah!  si  elle  pou- 
vait parler!.,  mais  elle  est  comme  abrutie. ..  bon,  je  l'em- 
brasse... Oui,  c'est  i;a...  voici  exactement  le  soupir  balelsm 
de  ma  mère...  Alors  j'arriveâ  ma  sœur;  écoutez  le  gémisse- 
ment qu'elle  Tait. . .  Alors  le  chien  ne  répand  pas  une  larme 
et  ne  dit  pas  un  mot  |)en<lant  tout  ce  temps-là  ;  mais  moi, 
voyez  comme  j'arruse  la  poussière  de  mes  larmes! 


l'ANTilKdN. 
Ijiiice  ,  en  nvaul ,  en   avant  !  à  Lord  !  Tuii    mallre  oi 
embarqué,  et  il  faut  que  lu  le  rallrapes  a  force  de  rames. 
Qu'y  a-t-il*?  qu'as-tu  à  pleurer,  l'hommeT  Kn  avant,  ânci 
Tu  perdras  la  marée  si  lu  lardes  plus  longtemps. 

LANCE. 

Peu  importe  si  la  marée  est  perdue  :  l'amarré  que 
voici  est  si  désagréable  qu'on  n'en  a  jamais  vu  de  pire  à 
l'amarre. 

MMHÈUS. 

Que  veux-tu  dircV  lu  marée  est  désagréable  ! 

UNtE. 
Oui,  parbleu,  celui  que  je  tiens  ici  amarré  :  Crabe,  mon 
chien  ! 


SCtilB  Tl.  95 

PiflTBÈOH. 
Bah!  Je  te  dis,  l'ami  que  tu  vas  perdra  l'heure  du  flot, 
et,  en  perdsDt  l'heure  du  flot,  perdre  Ion  voyage,  et,  en  per- 
dant ton  voyage,  perdre  ton  maître,  et,  eu  perdant  ton 
matlre,  perdre  ton  service,  et  en  perdant  ton  service. . .  pour- 
quoi me  fermes-tu  la  bouche  î 

LANCE. 
Pour  que  tu  oe  perdes  pas  tes  paroles. 

PANTEliffil. 
Et  en  quoi  perdrais-je  mes  paroles? 

LAIfCE. 

En  ce  récit  futile. 

PANTBÈON. 
Je  ne  connais  pas  de  récif  utile. 

LMJCE. 
Moi,  perdre  la  marée,  et  mon  voyage,  et  mon  maître,  et 
mon  service,  el  l'amarriS  que  voici!  Tu  ne  sais  donc  pas, 
l'ami,  que,  si  la  rivière  était  è  sec,  je  semis  homme  à  la  rem- 
plir de  mes  larmus,  et  que,  si  le  venl  était  tombe,  je  pour- 
rais pousser  le  bateau  avec  mes  soupirs! 
PAHTUtON. 
.Vllons  !  parlons,  l'ami  ;  je  suis  envoyé  pour  l'appeler. 

UÎÏCE. 
Monsieur,  appelez-moi  comme  vous  voudrez. 

PASTQÈON. 
Vcui-lu  partir? 

LANCE. 
C'est  lK»n.  On  y  va. 

Ut  Kiri«iit< 


96  LES  DEUX  oBHTiLSHOianEs  ui  mlsom. 


SCÈNE  VIL 


[Milan.  Dni  le  paltit  doeal.] 


EDtrent  Valentin,  Silyu  ,  Thquo  «t  I>ilici 


SOiVU. 
Serviteur  ! 

VALDriDI. 

Maîtresse! 

DILIGENCE,   bas  à  Valenlin. 

Maître,  messiro  Tburio  vous  regarde  de  traTers. 

YALENTIN,  bas  à  Diligence. 

Bah  !  mon  garçoD,  c'est  de  l'amour. 

DIUGENCX,  bas  à  Valenlin. 

Pas  pour  vous. 

YàLENTIN,  bas  à  Diligence. 

Pour  ma  maîtresse  alors  ! 

DIUGENGE,   bas  à  ValenUn. 

Vous  feriez  bien  de  l'assommer. 

SILYIA,   è  Valentin. 

Serviteur,  vous  êtes  mélancolique. 

VALENTDI. 

Vraiment,  madame,  je  le  parais. 

TiirRin. 
Paraltriez-vous  ce  que  vous  n'elcs  pas? 

VALENTIN. 

Peut-être. 

Tiirnio. 
Ainsi,  vous  auriez  une  mine  contrefaite. 

VALESTIN. 

Comme  vous. 


SCÈNE  VII.  97 

THURIO. 

Que  parais-je  être»  que  je  ne  sois  pas? 

VALKSTIN. 

Sensé. 

TBURIO. 

Quelle  preuve  avez-vous  que  je  ne  le  suis  pas? 

VALKNTIN. 

Votre  folie. 

THURIO. 

Et  où  découvrez- vous  ma  folie? 

VALENTUf. 

A  la  recherche  de  votre  joquette. 

THURIO. 

Ma  jaquette  est  un  pourpoint  à  crevés  ! 

VALENTIN. 

Votre  folie  aussi  est  à  crever...  les  yeux. 

THURIO,  farieoi. 

Comment? 

smvu. 
Ah  çà,  de  la  colère,  sire  Tburio?  vous  changez  de  cou- 
leur? 

VALENTIN, 

Laissez-le  faire,  madame,  c'est  une  espèce  de  caméléon. 

THURIO^    à  part. 

Qui  a  plus  envie  de  se  repaître  do  votre  sang  que  de  dé- 
vorer votre  air. 

VALDiTIN. 

Vous  avez  dit,  monsieur? 

THURIO. 

Oui,  monsieur,  et  j'ai  fini  aussi,  pour  cette  fois. 

vALEirrm. 
Je  le  sais,  monsieur  :  vous  finissez  toujours  avant  de  com- 
mencer. 


98  LES  DIUX  OBirnLSHOmilS  M  TtBcm. 

SDLVIi. 

Voilà,  messieurs,  une  belle  volée  de  moto  et  ib 
tirée. 

YAUHTIll. 

C'est  vrai,  madame  :  nous  remerdoiis  le  foarmmm. 

WLYlk. 

Qui  est-il»  mon  cavalier? 

VÀLSimN. 

C'est Yous-môme,  madame;  car  c*est  vous  qui  aveiCMini 
le  feu.  Messire  Thurio  emprunte  son  esprit  aux  regwds  de 
Votre  GrAce,  et  dépense  ce  qu'il  emprunte,  génëreuseoient, 
en  votre  présence. 

THURIO. 

Monsieur,  si  vous  dépensiez  avec  moi  mol  pour  mot, 
j'aurais  bientôt  fait  faire  banqueroute  &  votre  esprit. 

VÀLEimN. 

Je  le  sais  bien,  monsieur  :  vous  avez  un  trésor  de  pa- 
roles, et,  je  crois,  pas  d'autre  monnaie  &  donner  à  vos 
gens  :  on  peut  voir  à  la  nudité  de  leurs  livrées  qne  iroos  ne 
les  payez  que  de  mots  tout  nus. 

SUMA. 

Assez,  messieurs,  assez  !  voici  mon  père. 

Entre  le  duc. 
LE  DUC. 

—Eh  bien,  Silvia,  ma  fille,  vous  voilà  rudement  assiégiée. 
-  Sire  Valentin,  votre  père  est  en  bonne  santé.  —  Quel 
accueil  feriez-vous  à  la  lettre  d'un  ami,  —  vous  apportant 
d'excellentes  nouvelles? 

VALBNTm. 

Monseigneur,  je  serais  reconnaissant  -  à  l'heureux  mes- 
sager venu  de  si  bonne  part. 

LE  DUC. 

—  Connaissez-vous  don  Antonio,  votre  compatriote? 


SCliftE  VII. 


99 


I 

U  —  Oui,  mon  bon  seigneur,  je  le  connais  pour  un  gentil- 
f  imme  -  de  qualilé,  fort  estimé  -  et  n'ajanl  pas  sans  mé- 
I'    te  cette  belle  réputation. 
m  LE  DUC. 

N'a-t-il  pasuQ  fils? 

vALems. 

—  Oui,  mon  bon  seigneur  :  un  fits  qui  no  déroge  pas  ~ 
I  l'bonneur  et  au  renom  d'un  tel  père. 

1^    DIC. 

Vous  te  connaissez  bien  ? 

VALEHTIS. 

—Je  le  connais  comme  moi-même  ;  car,  dès  notre  en- 
—  nous  avons  vécu  et  passé  toutes  nos  heures  en- 
^ÏBemble.  -  Je  n'étais,  moi ,  qu'un  paresseux  vaurien.  - 
llierdant  les  moments  précieux  ~  ofi  je  pouvais  parer  ma 
Jounesse  d'une  perfection  angéiique,  —  tandis  que  Protée, 
[«'est  ainsi  qu'il  se  nomme,  -  faisait  un  utile  et  noble  em- 
ln\oi  de  ses  journées.  -  Jeune  encore  par  les  années,  mais 
•Aé]i,  vieux  d'expérience.  —  il  a  toute  la  verdeur  de  l'Age, 
mais  toute  la  uialurilé  du  jugement  ;  -  en  un  mot  [car  son 
mérite  est  bien  au-dessus  des  éloges  que  je  lui  accorde  ici), 
—  il  est  doué  à  l'intérieur  comme  au  moral,  -  de  toutes 
les  bonnes  qualités  qui  peuvent  qualifier  un  gentil- 
homme. 

1.E   DI'C. 

~  Peste,  moDseur  !  S'il  justifie  ce  que  vous  dites,  -  il 
est  aussi  digne  d'être  aimé  d'une  impératrice  -  que  d'être 
le  conseiller  d'un  empereur.  ~  Eb  bien,  monsieur,  ce  gen- 
tilhomme s'est  présenté  à  moi,  -  avec  la  recommnndatîon 
de  puissants  seigneurs,  -  et  il  se  propose  de  passer  ici  quel- 
que temps.  -  Je  pense  que  cette  nouvelle  n'est  pas  la  mal- 
venue près  de  vous 


L 


100  LKS  DIUX  GENTILSHOMMES  DE  VtMR. 

VALENTm. 

—  Si  j'avais  désiré  un  ôtre  ici,  c'eût  été  lai. 

LE  DUC. 

—  Faites-lui  doDC  l'accueil  conforme  à  son  mérite.  - 
Silvia,  c'est  à  vous  que  je  parle,  et  à  vous,  sire  Thario.  - 
Pour  Yalentin,  je  n'ai  pas  besoin  de  l'y  exhorter.  —  Je  vais 
vous  renvoyer  ici  sur-le-champ. 

Le  dac  sort. 

VALENTIN,   À  Sylvia. 

—  C'est  là  ce  gentilhomme,  je  l'ai  dît  à  Votre  Grâce»  - 
qui  serait  venu  avec  moi,  si  sa  maltresse  n'avait  tenu  —  ses 
yeux  captifs  dans  ses  regards  de  cristal. 

SILMA. 

—  Elle  les  a  sans  doute  mis  en  liberté,  ~  sous  la  cau- 
tion de  quelque  autre  gage. 

VALENTIN. 

—  Non ,  je  suis  sûr  qu'elle  les  tient  toujours  prison- 
niers. 

SILVU. 

—  Non ,  car  il  serait  aveugle  ;  et,  étant  aveugle ,  - 
comment  pourrait -il  voir  son  chemin  pour  vous  re- 
trouver? 

VALKNTTN. 

—  Madame,  c'est  que  l'amour  a  vingt  façons  d'y  voir. 

THURIO. 

—  On  dit  que  l'amour  est  sans  yeux... 

VALENTIN. 

—  Pour  voir  des  amoureux  comme  vous,  Thurio.  — 
L'amour  ferme  les  yeux  sur  un  objet  fâcheux. 

SILVU. 

—  Finissez  !  finissez  !  voici  venir  le  gentilhomme. 

Entre  Protêe. 
VALENTIN. 

—  Bienvenu,  cher  Protée!  Maîtresse,  je  vous  en  sup- 


SCftlIK  Vil.  101 

plie,  —  prouvez-lai  qu'il  est  le  bienrenu  par  quelque  grftoe 
spéciale. 

SUVIA. 

—  Son  mérite  est  garant  de  sa  bieuTenue  ici,  —  s'il  est 
bien  celui  dont  vous  ayei  si  sourent  souhaité  des  nou- 
ïdles. 

YALflmN. 

—  Maîtresse  »  c'est  lui-même.  Charmante  dame ,  per^ 
mettez-lui  —  d'être  mon  collègue  au  service  de  Votre 
Grâce. 

8ILVU. 

—  Maîtresse  trop  vulgaire  pour  un  serviteur  si  rare  ! 

PRorti. 
—Non,  charmante  dame  :  serviteur  tropvil— pour  méri- 
ter même  un  regard  d'une  si  noble  maltresse  I 

VAURTm. 

—  Laissez-là  ces  protestations  d'indignité.  —  Charmante 
dame,  agréez-le  pour  votre  serviteur. 

PKOTkB. 

—  Je  mettrai  toute  ma  fierté  h  accomplir  mon  devoir. 

SILVU. 

—  Et  le  devoir  accompli  est  sûr  de  la  récompense.  — 
Serviteur,  vous  êtes  le  bienvenu  près  d'une  maltresse 
indigne. 

PROTÈB. 

—  Je  jouerai  ma  vie  contre  quiconque,  hormis  vous,  dira 
cela. 

SlLVU. 

—  Que  vous  êtes  le  bienvenu  ? 

PBOTil. 

Non,  que  vous  êtes  indigne. 

THURIO. 

-•  Madame,  mon  seigneur  votre  père  voudrai!  vous 
parler. 

vui.  7 


10{  LES  DBUX  OENTlLSHOmOS  DE  VtBÛKK. 

81LVU. 

—  Je  me  rends  à  ses  ordres.  Allons^  sire  Thurio,  — ^ 
avec  moi. 

A  Protée. 

Encore  une  fois,  mon  nouveau  senrileur,  soytt  leU 
venu.   —  Je  vous  laisse  causer  de  vos  affaires  iolnm. 

—  Quand  vous  aurez  fini,  nous  espérons  avoir  de  vos  noii- 
velles. 

Siâfia,  Tkorio  el  DîlîgMce  loilafti. 

VÀLENim. 

—  Maintenant,  dites-moi  comment  sont  tous  ceox  que 
vous  avez  laiasës  là- bas? 

PftOTii. 

—  Vos  parents  sont  bien  et  vous  enfoieBl  fona  com- 
pliments. 

VAUmN. 

—  Et  les  vôtres? 

PItOTÈE. 

Je  les  ai  quittés  tous  en  bonne  santé. 

VALBmN. 

—  Comment  va  votre  dame?  Vos  amours  prospè- 
rent-elles ? 

PROTÈE. 

—  Mes  histoires  d'amour  avaient  Thabitude  de  vous 
ennuyer  ;  —  je  sais  que  vous  ne  vous  plaisez  guère  à  parler 
amour. 

VALENTIN. 

—  Ah  !  Protée,  ma  vie  est  tout  à  fait  changée  depuis  lors. 

—  J'ai  été  bien  mortifié  pour  avoir  méprisé  Tatûcur.  - 
Son  impérieuse  autorité  m'en  a  puni  —  par  des  jeûnes 
amers,  par  des  gémissements  de  pénitence^  —  par  des  lar- 
mes, toutes  les  nuits,  et,  tous  les  jours,  par  de  déchirants 
soupirs.  —Oui,  pour  se  venger  de  mes  mépris,  —ramour  a 
shassé  le  sommeil  de  mes  yeux  asservis  —  et  fait  d*eux  les 


actiiK  vu.  103 

gardes- malades  de  mon  coBar.  —  0  gentil  Protée  !  Tamour 
est  un  seigneur  puissant»  -  et  il  m'a  buoiilié  à  ce  point  que, 
je  le  confesse,  —  il  n'est  pas  sur  terre  de  souffrance  égale  à 
ses  rigueurs,  —  ni  de  joie  comparable  à  ses  faveurs  !  — 
Désormais,  plus  de  causerie,  si  ce  n'est  sur  l'amour  I  — 
Désormais,  pour  avoir  déjeuné,  dtné,  soupe  et  dormi,  —  il 
me  suffit  de  ce  mot  tout  sec  :  Amour  ! 

PBOTÉB. 

—  Assez  ;  je  lis  votre  aventure  dans  vos  regards.  -Est-ce 
là  l'idole  que  vous  adorez  ainsi  ? 

VALEMTIN. 

—  Elle-même.  N'est-ce  pas  une  sainte  céleste  ? 

PROTte. 

—  Non,  mais  c'est  une  perfection  terrestre. 

VALBirrDi* 

—  Appelez-la  divine. 

pBorii. 
le  ne  veux  pas  la  flatter. 

VAURTm. 

—  Oh  !  flattez-m(M  i  l'amour  se  complaît  aux  louanges. 

PBOTÈI. 

—  Quand  j'étais  malade,  vous  me  donniez  des  pilules 
amères;  —  il  faut  que  je  vous  en  administre  de  pa- 
reilles. 

VAUMTIV. 

—  Eh  bien  !  dis  la  vérité  sur  elle  :  sinon  pour  divine, 
-  reconnais-la  du  moins  pour  une  beauté  sérsphique — qui 

domine  toutes  les  créatures  de  la  terre. 

PROTÈE. 

—  Excepté  ma  maîtresse. 

VALERTUf. 

Ah  !  cher,  n*exeeple  personne,  —  si  tu  ne  vwx  pas  feîre 
I  mes  amours  une  injure  exceptionnelle. 

protÎe. 

—  N'ai-jopas  raison  d'exalter  mon  amour  avant  tout? 


104  LK8  DKUX  GENTILSHOMMES  DE  VÉB0III. 

YÂLBUrm. 

-  Et  je  veux  contribuer  i  l'exalter.  ^  Ta  bien-aimée 
sera  élevée  h  l'honneur  suprême  —  de  porter  la  queoede 
ma  reine,  pour  empêcher  que  la  terre  vile  —  ne  parneoBe 
à  dérober  un  baiser  à  son  vêtement,  ^  et,  enofgoeiDîe 
d'une  si  grande  faveur,  —  ne  dédaigne  d'enradoer  la  fleur 
parfumée  d'été,  —  et  ne  rende  le  rude  hiver  pmpétoel! 

PROltE. 

-  Comment,  Yalentin,  qu'est-ce  que  tout  ce  phébos? 

VALENTIN. 

—  Pardonne-moi,  Protée  :  tout  ce  que  je  pais  dire 
n'est  rien  —  à  côté  de  celle  dont  le  mérite  réduit  tout 
autre  mérite  à  néant.  —  11  n'y  a  qu'elle  seule. 

PROTÈE. 

£h  bien  !  laissez-la  seule. 

YALKMTDI. 

—  Non  pas  pour  le  monde  entier.  Sais-tu,  moo  dier, 
qu'elle  est  à  moi?  —  Et  je  suis  aussi  riche  en  possédant  un- 
tel  joyau  —  que  vingt  mers  dont  tous  les  grains  de  sable 
seraient  des  perles,  —  l'eau  du  nectar,  et  les  rochers  de 
l'or  pur.  —  Pardonne-moi  de  ne  pas  songer  à  toi,  —  quand 
tu  me  vois  radoter  de  mes  amours.  —  Mon  niais  de  rival, 
que  le  père  aime  uniquement  —  à  cause  de  son  inunenae 
fortune,  —  vient  de  partir  avec  elle;  et  il  faut  que  je  tes 
suive,   -  car  l'amour,  tu  le  sais,  est  plein  de  jalousie. 

PROTÊE. 

~  Mais  vous,  vous  aime-t-elle? 

VALENTIN. 

Oui,  et  nous  sommes  fiancés.  —  Il  y  a  plus,  l'heure  de 
notre  mariage  —  et  tout  le  plan  mystérieux  de  notre  éyasion 
—  sont  arrêtés  :  je  dois  escalader  sa  fenêtre  —  à  l'aide 
d'une  échelle  de  corde;  tous  les  moyens  —  ont  été  concer- 
tés et  combinés  pour  mon  bonheur.  --  Bon  Protée,  viens 


SCÈNE  ÏII. 


lOfi 


avec  moi  dans  ms  chambre,  -  pour  m'aider  do  t,es  con- 
seils dans  cette  affaire. 

rflOTÈE. 
-Allez  devant;  je  vous  retrouverai    :    —  il  faut  que 
j'aille  au  port  pour  faire  débarquer  -  des  cfTets  dont  j'ai 
grand  besoin,  —  et  alors,  j'irai  immédiatement  vous  re- 
joindre. 

VALBSTIS. 

-  Vous  vous  lii^pêcherez  ? 

I-ROTÈB. 
Sans  doute. 

Valentia  tort. 

-  De  même  que  la  (Isnimc  refoule  la  flamme,  -  et 
qu'un  clou  chasse  l'aulre,  -  ninsî  le  souvenir  de  mon  pre- 
mier amour  —  est  tout  à  fait  effacé  par  un  objet  plus  nou- 
veau. —  ï^t-ce  ma  propre  admiration  ou  l'enthousiasme 
de  Valentin,  -  csl-co  sa  perfection  véritable  ou  ma  cou- 
pable illusion  -qui   font  ainsi  déraisonner  ma  raison? 

-  Celte  femme  est  belle  ;  mais  elle  est  belle  aussi,  la  Julia 
que  j'aime,  -  que  j'ai  aimée,  dois-je  dire,  car  mon  amour 
s'est  fondu  -  comme  une  figure  de  cire  devant  le  feu,  -  et 
ne  garde  plus  vestige  de  ce  qu'il  était.  -  Il  me  semble  que 
mon  dévouement  pour  Valentin  s'est  refroidi,  -  et  que  je 
ne  l'aime  plus  comme  par  le  passé.  —  Ah  !  mais  j'aime 
trop,  bien  trop  sa  maltresse  :  -  voilà  pourquoi  je  l'aime  si 
peu,  lui.  —Combien  je  vais  ralfoler  d'elle  en  la  connaissant 
mieux,  —  moi  qui  déjA  l'aime  sans  la  connaître  I  -  je  n'ai 
encore  vu  que  son  image,  -  et  elle  a  ébloui  les  >eus  de 
ma  raison;  -  mais  quand  je  considérerai  ses  perfections, 

-  il  D'y  a  pas  de  raison  pour  que  je  n'en  sots  pas  aveuglé. 

-  J'arrêterai,  si  je  puis,  mon  amour  égaré;  -  sinon, 
j'userai  de  tout  mon  pouvoir  pour  la  séduire  ! 

Il  Mrt. 


lœ  LES  DEUX  GENTIlSnO«MES   DE  VÉROSK. 

SCÈNE    VIII. 

rMilan.  Une  ne.] 

Entrent  DILIGENCE  et  LanCI. 

iJlUGENCE. 
Lance  !  sur  mon  honneur,  lu  es  le  bienvenu  è  Mihn. 

LASCB. 

Ne  le  parjure  pas  ,  doux  jouvenceau,  je  ne  suis  pas  te 
bienvenu.  Je  calcule  toujours  qu'on  n'est  jamais  perdu  lanl 
qu'on  n'est  pas  pendu,  ni  bienvenu  quelque  part  lani  que 
certain  écol  n'a  pas  élé  payé  el  que  l'bôlesso  n'a  pas  dil; 
bienvenu  l 

D1UGF.NCE. 

Allons!  cervelle  folle,  je  vais  te  mener  immédiatenientè 
une  taverne  où,  pour  un  écot  de  dix  sous,  lu  seras  dii  mille 
fois  le  bienvenu...  Mais  dis-moi,  drôle,  comment  ton  maître 
s'esl-il  s(*pnr(i  de  madame  Jolia  ? 
LANCE. 

Ma  foi,  après  s'être  embrassés  tout  de  bon,  ils  se  sont  sé- 
parés évidemment  pour  rire. 

D1LIGE^'CE. 

Mais  l'épousera-t-el!e? 

LANCE. 
Non. 

DEicencs. 
Comment  !  alors  il  l'épousera,  lui  ? 

UNCE. 
Non  plus. 

DILIGENCE. 
Quoi  !  esl-cequ'ilsjont  rompu? 

LANCE. 

Non,  ils  ne  font  qu'un. 


sckiii  Yni.  107 

DUGIHGE. 

Eh  bien  !  alors,  comment  l'afieire  s'arrange-t^eUe  entre 
eux? 

LANGE. 

Mort)Ieu,  comme  ceci  :  quand  elle  s'arrange  bien  pour 
lui,  elle  s'arrange  bien  pour  elle. 

DOIGIHGB. 

Quel  âne  tu  es  de  soutenir  un  pareil  non-sens  ! 

LANGE  y  8*appayant8or  sacaDoe. 

Quelle  bûche  tu  es  de  contester  ça,  quand  mon  bAton 
même  me  soutient  ! 

DIUGENGE. 

Que  dis-tu  ? 

UNGE. 

Oui,  et  je  te  le  prouve.  Vois,  je  n*ai  qu'à  m'appuyer  sur 
mon  bAton,  et  mon  bAton  me  soutient. 

DIUGENGE. 

Tu  yeux  dire  qu'il  se  tient  sous  toi. 

LANGE. 

Eh  bien,  se  tenir  sous  moi  et  me  soutenir,  c'est  tout  un. 

DUJGENGE. 

Voyons,  dis-moi  la  yérité,  le  mariage  se  fera-t-il? 

LANCE, 

Demande  à  mon  chien  ;  s'il  dit  oui,  il  se  fera;  s'il  dit 
non,  il  se  fera  ;  s'il  remue  la  queue  et  ne  dit  rieUt  il  se 
fera. 

DIUGENGE. 

En  conclusion  donc,  le  mariage  se  fera. 

LANCE. 

Tu  n'obtiendras  jamais  de  moi  un  pareil  secret,  si  ce 
n'est  par  parabole. 

DIUGENGE. 

Ça  m'est  égal,  si  je  l'obtiens  ainsi.  Mais  que  dis-tu  de 
eeci,  Lanoe?  mon  maitie  est  fou  éperdu. 


108  \M  MVX  GRNTIUH0)I1IIS  ME  ftlOlCC. 

UlfCE. 

Je  ne  l'ai  jamais  conna  aotremeot. 

dhjgiiicb. 
Que  quoi? 

UlIGI. 

Que  fou  et  que  perdu,  comme  ta  le  dis  fDrI  bien. 

DDJGBIlCi. 

Ah  ch,  fils  de  putain,  Ane  qœ  ta  es,  ta  ne  m'cnleedi 
pas! 

LAKCB. 

Ah  çà,  imbécile,  ce  n'est  pas  toi  qœ  j'mtends,  e*cst  tae 
maître. 

UUGENGB. 

Je  te  dis  que  mon  maître  est  amoureux  éperdu. 

LANGE. 

Eh  bien  !  je  te  dis  que  ça  m'est  égal  qu'il  se  perde  par 
amour.  Allons,  viens  avec  moi  prendre  la  bière  au  cabaret; 
si  tu  refuses,  tu  es  un  hébreu,  un  juif,  et  tu  n'es  pas  digne 
d'une  terre  chrétienne. 

DIUGKNCB. 

Pourquoi  T 

LAKGE. 

Parce  que  tu  n'auras  pas  été  assez  charitable  pour  aToir 
la  bière  en  compagnie  d'un  chrétien.  Veux-tu  venir? 

DIUGKNGE. 

A  ton  service  ! 

Ils  sortent. 

SCÈNE   IX. 

FMiUn.  Dans  le  palais  dacal.] 
Entre  Protêe. 

PROTfcE. 

-  En  quittant  ma  Julia,  je  me  parjure  ;  —  en  aimant  la 
belle  Silvifl ,  je  me  parjure  :  -  en  trahissant  mon   ami,  je 


SCftNR  IX. 


t09 


me  parjure  hautement.  —  l.c  pouvoir  <jui  ni 'a  imposù  mon 
premier  serment  —  est  le  même  qui  me  provoque  &  ce 
triple  manque  de  foi  !  —  Amour  m'a  ditde  jurer,  et  Amour 
me  dit  de  me  parjurer.  —  0  doux  tentateur  Amour,  si  tu  es 
fait  mon  péchë,  -  enseigne-moi,  h  moi  Ion  sujet  si^uit,  h 
l'excuser...  —  D'abord  j'idolâtrais  une  équivoque  étoile,  — 
mais  maintenantj'adore  un  céleste  soleil.  ~  Des  vœux  irnî- 
fléchis  peuvent  être  rompus  par  I»  réQexion  :  —  et  celui-U 
n'a  pas  d'esprit  qui  n'a  pas  la  résolution  ~  d'obliger  son 
esprit  k  échanger  le  mal  pour  le  mieux.  -  Fi ,  H 1  langue 
irréïérente  !  peux-tu  dénigrer  ainsi -celle  dont  tuas  sisou- 
vent  consacré  la  souveraineté  -  par  vingt  mille  serments 
du  cceur?  —  Je  ne  dois  pas  cesser  d'aimer,  et  je  cesse 
pourtant  :  —  mais  si  je  cesse  d'aimer,  c'est  toujours  pour 
aimer.  -  Je  perds  Julia,  et  je  perds  Valentin.  -  Si  je  les 
garde,  il  faut  que  je  me  perde.  -  Si  je  les  perds,  je  recou- 
vre, grAce  i  cette  perte,  —  au  lieu  do  Valentin,  Protée,  au 
lieu  de  Julia,  Silvia  (5).  —  Je  me  suis  plus  cher  à  moi- 
même  qu'un  ami,  —  car  l'amour  de  soi  passe  avant  tout 
autre.  -  Près  de  Silvia,  j'en  atteste  le  ciel  qui  l'a  créée  si 
belle,  —  Julia  n'est  qu'une  éthiopienne  hâlée.  -  Je  veux 
oublier  que  Julia  est  vivante  —  et  me  rappeler  seulement 
que  mon  amour  pour  elle  estmort.  -  Quant  à  Valentin,  je 
le  traiterai  en  ennemi  —  pour  chercher  auprès  de  Silvia 
une  amitié  plus  douce.  —  Je  ne  puis  plus  être  constant 
envers  moi-même,  —  sans  user  de  trahison  envers  Valen- 
tin. —  Cette  nuit,  il  compte  par  une  échelle  de  cordes  — 
escalader  la  fenêtre  de  la  céleste  Silvia  :  —  moi,  son  rival, 
je  suis  confident.  -  Eh  bien  !  je  vais  sur-le-champ  révéler 
au  père  —  leur  déguisement  et  leur  projet  de  fuite  ;  ~  il 
sera  furieux,  et  il  exilera  Valentin,  -  car  il  entend  que 
Thurio  épouse  sa  fille.  —  Mais,  Valentin  une  fois  parti, 
j'arrêterai  vite,  -  par  quelque  adroilf  manœuvre,  les 
lents  progrès  de  ce  slupido  Thurio.   -  Amour,    donne- 


110  LIi  DICI  G 

moi  t€f  ailes  poor  bâier  noo  pragel^  —  mÊmmm  U  wim 
prélé  Ion  dénie  pour  le  eonploter  ! 


SCÈNE  X. 


[f éroM.  Omi  Mm.] 

KaMAi  JCUA  t(  IXOTIB. 
itUA. 

"  Un  coDseily  Lacette  !  assiste-moi,  nugnom»  !  —  tm 
ton  afTectaeQT  dëYouemeot,  je  te  conjare»  toi,  —  nmêt 
tablette  où  tontes  mes  pensées — sont  lisiblement  inscrte  tf 
grafées  (6),  —  instruis-moi!  dis-moi  par  quel  mofai- 
je  pois  af  ec  honneur  rejoindre  —  mon  bien-ainié  PMfe. 

LUGRTI. 

—  Hélas  !  la  voie  est  (atigante  et  longue. 

JUUi. 

—  Un  pèlerin  rraiment  dévot  ne  se  Mgae  pes  —  de 
mesurer  des  rojaumes  de  ses  faibles  pas  :  —  encore  moins 
celle  qui  vole  sur  les  ailes  de  ramoar,  ^  quand  son  vd 
est  dirigé  vers  un  être  aussi  cher,  —  aussi  parfut,  ansn 
divin  que  sire  Prolée. 

LUCBTTB. 

—  Mieux  vaut  attendre  qu'il  revienne. 

JUUA. 

—  Oh  !  tu  ne  sais  donc  pas  que  sa  vue  est  Taliment  de 
mon  Ame  ?  —  Plains-moi  de  la  disette  où  je  languis,  - 
affamée  de  lui  depuis  si  longtemps.  —  Si  ta  connaissais 
seulement  l'impression  profonde  de  l'amour,  —  tu  songe- 
rais autant  à  allumer  du  feu  avec  de  la  neige  —  qu'à  éteindre 
le  feu  de  l'amour  avec  des  paroles. 

LUCETTB. 

—  Je  ne  songe  pas  à  éteindre  le  feu  ardent  de  totie 


SGÈHI  X.  111 

amoar,  -  mais  à  en  tempérer  l'eitrâme  fureur»  —  pour 
qu'il  ne  brûle  pas  au-delà  des  bornes  de  la  raison* 

JULIA. 

—  Plus  tu  veux  le  contenir,  plus  il  brûle.  —  Le  cou- 
rant qui  glisse  avec  un  doux  murmure  »  -  tu  le  sais,  pour 
peu  qu'on  l'arrête,  s'impatiente  et  s'irrite.  —  Mais,  quand 
son  cours  naturel  n'est  pas  empoché,  —  il  fiotit  une  suaye 
musique  sur  les  cailloux  émaillés,  —  en  donnant  on  doux 
baiser  à  chaque  roseau — qu'il  dépasse  dans  son  pèlerinsge  : 
«-  et  ainsi,  par  mille  sinueux  méandres,  il  ya  s'évanouir, 
«-avec  une  folAtre  complaisance,  dans  le  iarouche  océan.  — 
Laisse-moi  donc  aller  et  n'empêche  pas  ma  course  ;  — 
je  serai  aussi  patiente  qu'un  doux  ruisseau,  —  et  je  me 
ferai  un  passe-temps  de  iatiguer  mes  pas,  —  pourvu  que  le 
dernier  m'amène  à  mes  amours  1  —  là,  je  me  reposerai, 
eomme,  après  de  longs  tourments,  —  une  Ame  élue,  dans 
l'Elysée! 

LUCSTTE. 

—  Mais  SOUS  quel  costume  voulez-vous  partir  ? 

JUUÂ. 

-  Pas  sous  celui  d'une  femme  :  car  je  veux  me  mettre 
en  garde  «-  contre  les  abords  impertinents  des  libertins. 
—  Gente  Lucette»  prépare-moi  un  accoutrement  —  qui  irait 
à  un  page  de  bonne  maison. 

LUCBTTE. 

-  Eh  bien  donc,  madame  doit  couper  ses  cheveux  ! 

JUUÂ. 

— Non,  la  fille  !  je  les  tresserai  avec  des  lacets  de  soie — en 
vingt  boucles  amoureuses  et  originales.  —  Un  peu  de  fiin- 
laisie  ne  messied  pas  à  une  jeunesse  —  plus  grave  même 
que  ne  paraîtra  la  mienne. 

LUCETTE. 

.-  De  quelle  façon,  madame,  ferai-je  vos  culottes  ? 

JUUA. 

-C*est  comme  si  tu  disais  :  «  Dites-moi,  mon  bon  mon- 


H  2  LES  DECX  GENTILSHOMMES  DE  VtRMi. 

sieur,  -  de  quelle  ampleur  vouIez-TOus  votre  Tarlogi- 
din  ?  »  -  Eh  bien!  de  la  foçon  qui  te  (daim  le  pliis,Lii- 
cette. 

LDGRTB. 

—  U  iîBtut  absolument  que  tous  les  porlies  awe  k  bia- 
guette»  madame. 

JCUÂ. 

-Fi  !  fi  !  Lucette,  ce  serait  indécent. 

LUGEITB. 

—  Un  haut-de-chausses»  madame,  ne  vaut  pas  une  épia* 
gle  —  si  tous  n*avez  pas  une  braguette  où  attadiw  iros  <piii- 
gles. 

JULIA. 

—  Si  tu  m*aimes,  Lucette,  donne-moi  —  ce  que  to  crai- 
ras  le  plus  convenable  et  le  plus  élégant.  —  Mais  disnnoi, 
fillette,  qu'est-ce  que  le  monde  pensera  de  moi  —  pov 
avoir  entrepris  un  si  aventureux  voyage  ?  —  Je  crains  de 
faire  scandale. 

LUGETTB. 

—  Si  vous  le  croyez,  eh  bien,  restez  chez  toos  el  ne  par- 
tez pas. 

JDLU. 

—  Ah  !  pour  ça,  non. 

LUGEHE. 

~  Alors,  partez  sans  songer  à  Tesclandre.  —  Si  Prêtée 
approuve  votre  voyage  quand  vous  arriverez,  --  peu  im- 
porte qui  le  blAme  quand  vous  serez  partie  :  —  j'ai  peur 
qu'il  n'en  soit  guère  charmé. 

JUUA. 

—  C'est  la  moindre  de  mes  peurs,  Lucette.  —  Mille 
serments,  un  océan  de  larmes  —  et  des  preuves  infinies  de 
son  amour  —  me  garantissent  le  bon  accueil  de  Protée. 

LDCEnB. 

—  Toutes  ces  choses  servent  les  hommes  trompeurs. 


SCbtK  Zl. 


113 


Jl'UA. 

—  Bien  vils  ceux  qui  en  font  usage  pour  ce  vil  objet  !  — 
raais  des  étoiles  plus  fiies  ont  présidé  à  la  Daisssnce  de 
Proléo;  —  ses  paroles  sont  des  engagements,  ses  serments 
des  oracles  —  :  sonaoïouresl  sincère,  ses  pensées  sont  im- 
maculées ;— ses  larmes,  les  pures  messagères  de  son  cceur; 
-  son  cœur  est  aussi  éloigné  delà  fraudequele  ciel  de  la  terre. 

LICETTB. 

-  Fasse  le  ciel  que  vous  le  retrouviei  le  môme  à  votre 
arrivée  ! 

iVUK. 

-Ah!  si  tu  m'aimes,  ne  lui  fais  pas  l'injure  -  d'avoir 
mauvaise  opinion  de  sa  loyauté  :  —  lu  ne  mériteras  moo 
amour  qu'on  l'aimant.  -  Viens  tout  de  suite  avec  moi 
dans  ma  chambre,  -  nous  prendrons  note  de  ce  qui  est  né- 
cessaire—â  mon  équipement  pour  ce  voj'agotantsouhaitf^.  — 
Je  laisse  h  ta  disposition  tout  ce  qui  m'appartient,  —  mes 
biens,  mes  terres,  ma  réputation.  —  Je  ne  te  demande,  eu 
retour,  que  de  m'expédier  d'ici.  —  Allons,  ne  réponds  pas, 
et  vite  i  l'œuvre  I  -  Je  suû  impatiente  de  tant  de  retard. 


SCENE  XI. 

[Mitao.  Daa»  tapalaii  ducal.] 
Entrent  le  duc,  Thurio  «l  Protée. 


LE  DlC. 
~  Sire  Thurio,  veuillez,  je  vous  prie,  nous  laisser  un 
moment,  —  nous  avons  à  causer  d'affaires  secrètes. 
Sort  Thurio. 

-  Maintenant,  l'rotée,  parlez,  que  me  voulez-vous? 

[■Rom. 

-  Mou  ijraùeus  seigneur,  vc  que  jo  veux  vous  docou- 


114  LES  DEUX  GEiNTlLSHOMlBS  DB  TÉtOHI. 

vrir,  -  la  loi  de  l'amitié  m'ocdonne  de  le  cacher  ;  —  maii, 
quand  je  reporte  ma  pensée  sur  les  fafears  -^  ôoêâ  fooi 
m'avez  comblé,  moi  indigne,  —je  me  sens  ttimolë  parités* 
▼oir  h  révéler  —  ce  que  tous  les  biens  de  ce  monde  ne  n'v* 
Tacheraient  pas.  —  Sachez,  digne  prince,  que  sire  Vihetii, 
mon  ami,  —  al'intention  d'enlever  votre  fille  o^te  noil;-» 
c'est  à  moi-même  qu'il  a  fait  confidence  do  eompiol. — Jsshi 
que  vous  avez  décidé  de  la  donner  —  à  ce  Thurio  que  hiît 
votre  charmante  fille  :  —si  elle  vous  avait  été  ainsi  enlevée,  - 
c'eût  été  une  grande  vexation  pour  votre  vieillesse.  ^  Aom» 
par  déférence  pour  mon  devoir,  ai-je  mieux  aimé  —  t^lve^ 
ser  les  plans  de  mon  ami  —  que  de  laisser,  en  les  eadiaot, 
s'entasser  sur  votre  tète  —  un  monceau  de  chagrins  qi 
vous  précipiteraient— à  l'improviste  dans  une  tombe  préma- 
turée. 

LE  DUC. 

—  Protée,  je  te  remercie  de  ton  honnête  sotlicitnde  :  «* 
en  retour,  dispose  de  moi  tant  que  je  vivrai.  —  Je  m'élns 
souvent  moi-même  aperçu  de  leurs  amours,  —  alors  même 
qu'ils  me  croyaient  profondément  endormi  :  —  et  souvent 
je  m'étais  proposé  d'interdire  —  à  sire  Yalentin  la  compa- 
gnie de  ma  fille  et  ma  cour;  —  mais,  craignant  de  me  trom- 
per dans  mes  soupçons  jaloux  —  et  de  disgracier  injuste- 
ment un  homme,  —  tort  que  j'ai  jusqu'ici  toujours  évité, 
—  je  lui  ai  fait  bon  visage  afin  de  m'assurer  —  de  ce  que 
toi-même  me  dénonces  en  ce  moment.  —  Juge  combien 
j'étais  inquiet,  —  sachant  la  tendre  jeunesse  si  facile  à 
séduire  :  —  je  la  loge  toutes  les  nuits  dans  une  haute  tou- 
relle —  dont  je  garde  toujours  la  clef  sur  moi  :  —  il  est 
donc  impossible  de  Tenlever. 

PROTÉE. 

—  Sachez  donc,  noble  seigneur,  que,  d'après  le  moyen 
qu'ils  ont  imaginé,  —  il  pourra  monter  à  la  fenêtre  de  sa 
chambre  —  et  la  faire  descendre  par  une  échelle  de  corde. 


BGtflE  XI.  1 15 

-  Celle  éohelte,  k  jeime  aaant  est  d^à  parti  k  ohendiir,  <-- 
et,  comme  il  Ta  tout  à  Theare  la  rapporter  par  ici»  —  tous 
pourrez,  a'il  fous  plati,  lai  barrer  le  passage.  —  Mais,  mon 
bon  aeigoeor,  preoexF-foua-j  assez  adroitement  —  pour 
qe'il  ne  ae  doute  pas  de  ma  dëDoncktioa.  —  Car  c'est  par 
amour  pour  fous,  et  dod  par  haine  pour  mon  ami,  —  que  je 
me  sois  fut  le  rérélateur  de  ce  projet. 

LB  DUC. 

—  Sur  mon  honneur,  il  ne  saura  jamais  —  que  j'ai  eu 
de  toi  aucune  lumière  sur  eeci. 

noTii. 

—  Adieu,  mon  seigneur,  Toici  messire  Valentin  qui 
tient. 

Ufort, 

Valentin  entre,  enfelappë  dasi  sa  long  oiaatôao,  et  trafene 

rapidement  la  scène. 

U  DUG« 

—  Sife  Talentin,  où  attez-fons  si  fîte  f 

VALENTIN,   s'arrêtent. 

—  Votre  Grâce  m'excusera,  il  y  a  un  courrier  —  qui  at- 
tend pour  emporter  mes  lettres  à  ma  famille,  —  et  je  vais 
les  lui  remettre. 

LE  njc. 
Sont-elles  de  grande  importance  ? 

VALENTIH» 

—  Ellea  ne  parlait,  c'est  là  leur  teneur,  —  que  de  ma 
santé  et  de  mon  bonbeer  à  la  eonr. 

LE  DOC. 

—  Eh  bien  1  alors,  peu  importe. 

D*an  air  aimable  et  mystérieax. 

Reste  un  moment  avec  moi.  —  J'ai  à  m'ouvrir  à  toi  sur 
eertaines  abires  —  qui  me  touchent  de  près  et  pour  les- 
quelles tu  deis  élre  discret.  —  Tu  n'es  pas  sans  savoir  qoe 


116  LES  DEUX  GElimSflOMllES  M 

j*ai  songé  i  unir  mon  ami,  menire  Thnio,  à 

-  Je  le  sais  fort  bien,  mons^gneor  ;  el,  à  eonpsAr,  a 
serait  un  parti  —  riche  et  h<moraUe  ;  en  outoe ,  le  faâr 
homme—  est  plein  de  Terto,  de  générMÎté,  deméritoetè 
tontes  les  qualités  —  qui  peuvent  eoawemr  è  mie  fmm 
comme  votre  charmante  fille.  —  Est-ce  que  Yoiie  GiAee  m 
peut  pas  la  décider  à  le  prendre  en  goAt  ? 

LE  roc. 

-  Non»  je  t'assure.  C'est  une  fille  mainsade,  mome, 
revéche ,  —  altière ,  désobéissante,  entéiëe,  inseosible  m 
devoir,  —  qui  ne  se  regarde  pas  plus  coaune  mon  enfant 
—  qu'elle  ne  me  redoute  comme  son  père.  —  Bref,  je  pois  b 
dire,  son  orgueil,  réflexion  foite, — m'a  6të  toat  amour  poor 
elle  ;  —  et,  renonçant  à  attendre  —  le  bonhear  de  m» 
vieux  jours  de  sa  piété  filiale ,  —  je  suis  désormais  piei- 
nement  résolu  à  prendre  femme  —  et  à  Tabandcmiier  à  qn 
voudra  la  recueillir.  —  Qu'elle  ait  donc  sa  beauté  pour 
toute  dot,  —  puisqu'dle  fiiit  si  peu  de  cas  de  moi  et  de  mes 
biens. 

VALSHTIH. 

-  X}ue  puisse  pour  Votre  Grâce  dans  tout  ceci  ? 

LE  DUC. 

-  Mon  cher,  il  y  a  ici  à  Milan  une  grande  dame  —  doot 
je  suis  épris  ;  mais  elle  garde  une  froide  résenre»  —  et  ne 
fait  aucun  cas  de  ma  vieille  éloquence.  —  Eh  bien,  je  te 
voudrais  maintenant  pour  mon  précepteur, — car  il  y  a  long- 
temps que  j'ai  désappris  à  fure  la  cour,  —  et  d'aÛlears  It 
mode  du  jour  est  changée.  —  Dis-moi  donc  comment  je 
dois  m'y  prendre  —  pour  attirer  sur  moi  son  plus  radieux 
regard. 

VALENTO, 

-  Gagnez-la  par  des  cadeaux,  si  elle  ne  tient  pas  oomple 
de  V05  paroles.  -  Souvent  les  bijoux  muets,  avec  leur  genre 


6GÉI»  XI.  1 17 


silencieux,  —  émou vent  plus  une  âme  de  Temmo  que  de  vives 
paroles. 

LE  DUC. 

—  Mais  elle  a  repoussé  un  présent  que  jo  lui  ai  envoyé. 

VALESTIN. 

—  Une  femme  repousse  parfois  ce  qui  la  charme  lu  plus. 

-  Envojez-lui-en  un  autre  ;  ne  renoncez  jamais.  -Car  les 
dédains  dans  le  passé  augmentent  l'amour  dans  l'avenir,  — 
Si  elle  fait  la  moue,  ce  n'est  pas  en  haine  de  vous,  —  mais 
au  contraire  pour  vous  rendre  plus  amoureux.  —Si  elle  vous 
gronde,  ce  n'est  pas  pour  vous  congédier  ;  —  car  ces  folles- 
là  sont  furieuses  si  on  les  laisse  seules.  —  Ne  vous  robutez 
pas,  quoi  qu'elle  vous  dise.  —Par  retirez-vous,  elle  n'entend 
pas  parles  !  —  Flattez,  louez,  vantez,  cialtez  ses  grâces  ;  — 
si  noire  qu'elle  soil,  diles-lui  qu'elle  a  une  figure  d'ange. 

-  L'homme  qui  a  une  langue,  je  le  dis,  n'est  pas  un 
homme  —  si,  avec  sa  tangue,  il  ne  sait  pas  gagner  une 
femme. 

LE  WC. 

—  Mais  celle  dont  je  parle  est  promise  par  ses  parents  — 
à  un  jeune  homme  de  qualité  :  -  et  elle  est  si  sévèrement 
tenue  h  l'écart  des  hommes  — que,  pendant  le  jour,  nul  n'a 
accès  près  d'elle. 

VALENTIN. 

—  Eh  bien,  j'essaierais  do  l'aborder  la  nuit. 

LE  DUC. 

—  Oui,  mais  les  portes  sont  si  bien  fermées,  et  les  clefs 
si  bien  serrées  —  que  pas  un  homme  ne  peut  l'approcher 
la  nuit. 

VALENTIN. 

—  Qui  empêche  d'entrer  par  sa  fenêtre? 

LE   DL'C. 

—  La  chambre  est  à  une  telle  hauteur,  et  la  muraillo 
on  est  si  escarpée,  qu'où  ne  peut  pas  y  grimper  —  sans  ris- 
que évident  de  la  vie. 


118  LES  DEUX  GENTILSHOMMES  DE  TÉROHK. 

VÀl^IfTW. 

—  Eh  bien»  une  échelle,  artistement  faite  de  oordes-et 
pendue  à  deux  crochets  bien  ancrés,  —  suffirait,  pour  es- 
calader la  tour  de  la  nouvelle  Héro,  —  aa  Léandre  hardi 
qui  tenterait  l'aventure. 

LE  DUC. 

—  Maintenant,  si  tu  es  un  gentilhomme  de  race,  - 
enseigne-mol  où  je  puis  avoir  une  échelle  pareille. 

VALENTIN. 

—  Quand  vous  en  serviriez-vous  ?  Voyons,  semeur, 
dites-moi. 

LE  DUC. 

—  Ce  soir  même  :  car  Tamour  est  comme  un  enfant-  I 
qui  il  tarde  d'avoir  tout  ce  qu'il  peut  atteindre. 

VALENTIN. 

—  Vers  les  sept  heures  je  vous  procurerai  réchelle. 

LE  DUC. 

—  Mais  écoute  bien  :  je  veux  y  aller  seul.  —  Comment 
pourrai-je  transférer  Téchelle  là-bas? 

VALENTIN. 

—  Elle  sera  assez  légère,  monseigneur,  pour  que  vous 
puissiez  la  porter —  sous  un  manteau  quelque  peu  long. 

LE  DUC. 

—  Un  manteau  long  comme  le  tien  fera-t-il  l'a£faire  ? 

•  VALENTIN. 

-^  Oui,  mon  bon  seigneur. 

LE  DUC. 

Eh  bien,  laisse-moi  voir  ton  manteau.  —  Je  m'en  procM« 
ferai  un  de  la  mfime  longueur. 

VALENTIN. 

—  Oh  !  le  premier  manteau  venu  fera  Taffaire,  monsei- 
gneur. 

LE  DUC. 

—  Gomment  m*y  prendrai-jc   pour   porter  un   nian- 


SCÈNE  XI.  119 

tonu?...  ~  Voyons,  laisse-moi  cssayor  lu  Ucu  sur  inui. 
Il  imehe  le  iMniMu  qoi  enve1op|>e  Vultmin,  lo  met  viM 
Im  et  la  feuille, 

—  Quelle  09t  cette  lettre  ? 
Lisant  radreue. 

Qu'y  a-t-il  ici  ?  A  Silvia  ! 

Il  foaille  ane  aalre  poche  et  en  tire  l'ikliclle  dii  corde. 

-  Kt  voici  un  engin  propre  à  mes  opérations!...  -Jtt 
prendrai  pour  celte  fois  la  liberté  de  briser  le  cacliel. 

-Il  onvre  la  lettre  et  lit  le»  ters  SQirAnt»  ; 

Me«  pensers  9e  r^rugient  DaitsmmODl  prës  de  ma  Sïlvia, 
El  ee  ne  wnl  qoe  mes  eaclavei,  ï  moi  qni  legr  donne  essor. 
Oh  I  iii  lenr  nintlre  pouvait  aller  et  «soir  ans»!  prestement, 
Il  l'iriit  lai-mème  loger  où  se  nichent  ce»  ioMoaibiei. 

Le«  peniers,  mes  h^raots,  reposent  sur  ton  seio  par  (7), 

Kt  moi,  )ear  roi,  moi  qni  lei  diïpùclie  IMias. 

Je  maudis  la  gréée  qni  leur  accorde  cette  céleste  grSce, 

Farceqoe  je  voodraiipotirraoi-mèmola  bonne  forlnne  de  me»  sujet*. 

Je  wc  niiudis  moi-même  de  le*  avoir  envojës, 
l'uisqo'ils  occupent  l'asile  où  démit  Sire  leur  maître. 

Ou'y  a-t-il  ici  ? 

5i7i'rfl,  cette  nuit  je  te  délivrerai.  —  Oui,  vraiment, 
cl  voici  tout  exprès  l'écbelle.  —  Eb  quoi!  toi,  qui  n'c^j 
que  le  fils  d'un  Mérops,  —  tu  aspires,  comme  Pbaêlon, 
à  guider  le  char  divin.  -  au  risque  d'umbraser  lo  monde 
par  ton  audacieuse  folie!  —  Veux-tu  donc  atteindre  les 
étoiles,  parce  qu'elles  brillenl  au-dessus  de  toi?  —  Va, 
vil  intrus!  faquin  outrecuidant!  —  réserve  tes  sourires 
nagorneurs  pour  tes  égales  I  —  Crois-le,  c'est  k  ma  clé- 
mence, el  non  À  la  stricte  justice  —  que  tu  dois  le  pri- 
vilège de  partir  d'ici.  —  Itomercie-moi  de  celte  faveur-là 
plus  que  de  toutes  celles  —  dout,  trop  généreux,  je  t'ai 
jusqu'ici  comblé.  -  Mais  si  lu  restes  sur  mon  loiritoirc 


120  LES  DEUX  GENTILSHOMMES  DK  VtiUllIS. 

au-delà  du  délai  -  que  la  vitesse  la  plus  expéditive  —  te  donne 
pour  quitter  notre  cour,  -  par  le  ciel»  ma  colère  dépassai 
de  beaucoup  Taffection  —  que  j'ai  jamais  eue  pour  ma 
nile,  ou  pour  toi  !  -  Va-t'en  ;  je  ne  veux  pas  entoidretes 

vaines  excuses  :  —  si  tu  aimes  ta  vie,  hâte-toi. 

Le  dae  tort. 

ViLLKNTIN. 

-  Et  pourquoi  pas  la  mort  plutôt  qu'une  viTante  tor- 
ture ?  —  Mourir ,  c'est  être  banni  de  moi-môme  ,  —  et 
Silvia  est  moi-même  ;  être  banni  d'elle,  —  c'est  encore  l'être 
de  moi  :  bannissement  meurtrier  !  —  Quelle  lumière  est 
lumière,  si  Silvia  n'est  plus  visible?  —  Quelle  joie  est  joie, 
si  Silvia  n'est  plus  là?—  Suffit-il  de  me  figurer  qu'elle  est  là? 

—  L'ombre  de  la  perfection  peut-elle  me  rassasier?  -  La 
nuit,  si  je  ne  suis  pas  près  de  Silvia,  —  le  rossignol  est  sans 
musique  (8).  ~  Le  jour,  si  je  n'aperçois  pas  Silvia,  - 
je  n'aperçois  pas  le  jour.  —  Elle  est  mon  essence  ;  et  je  cesse 
d'être,  —  si,  par  sa  radieuse  influence  je  ne  suis— plus  ré- 
chauffé, illuminé,  caressé,  vivifié!  —  Je  ne  fuis  pas  la  mort 
en  fuyant  l'arrêt  de  mort.  —En  restant  ici,  j'attends  la  mort, 

-  mais,  en  fuyant  d'ici,  je  fuis  de  la  vie. 

La  nuit  tombe. 
ËDtrent  Protêb  et  Lance. 
PROTÈEy  à  Laace. 

Cours,  page,  cours,  cours,  et  découvre-le. 

LANGE,   appelant. 

Taïaut  !  Taïaut  ! 

PROTÉE. 

Que  vois-tu  ? 

LANCE. 

Le  lièvre  que  nous  cherchons.  Il  n'a  pas  un  poil  sur  la  tête 
quinesoitâValentin. 


SCftlIB  XI.  t2l 

PROTÈK. 

Esl-cc  loi ,  Valenlin  ? 

YALBNTIN. 

Non. 

PROTKE. 

Qui  donc  alors  ?  son  ombre  ? 

vâlentin. 
Non  plus. 

PROTfaB. 

Quoi  alors? 

VALKNTIN. 

Rien. 

UNCi. 

Est-ce  que  rien  peut  s'exprimer  T  Maître ,  si  je  frap- 
pais? 

PROris. 
Qui  veux-tu  frapper  ? 

UNGB. 

Rien. 

PROrfaS,  le  retenant. 

Drôle,  je  te  le  défends. 

UNCE. 

~  Mais,  monsieur,  si  je  frappe,  c'est  sur  rien  :  je  vous 
en  prie... 

PROTÈE. 

—  Je  te  dis,  coquin,  que  je  te  le  défends...  Ami  Yalen- 
tin,  un  mot. 

VALBRTm. 

—  J'ai  les  oreilles  bouchées  :  elles  ne  pourraient  pas  en- 
tendre —  de  bonnes  nouvelles,  tant  elles  sont  déjà  piffinos 
des  mauvaises. 

PROTËR. 

—  Eh  bien,  j'ensevelirai  les  miennes  dans  un  profond 
silence,  —  car  elles  sont  Apres,  malsonnantes  et  tristes. 


122  LIS  IttDX  GE1IT1L8B01I1IKS  DB  JÈaOWE. 

vAuarTm. 

—  Est-ce  que  Silvia  est  morte  ? 

piorti. 
Non,  Yalentin. 

VALOmif. 

—  Non,  Yalentin  n'existe  plus  pour  Tadorable  Silna.  - 
Est-ce  qu'elle  m'a  renié  ? 

PROTÈE. 

Non,  Yalentin. 

YALBHTIN. 

—  Non,  Yalentin  no  serait  plus  si  SiWia  Tayait  renié. 

LANCE,    viTOment. 

—  Monsieur,  il  y  a  une  proclamation  qui  vous  avanit 

PROTÈE. 

—  Qui  t'a  banni  !  Oh  !  voilà  la  nouvelle.  —  Banni  d'ici  ! 
banni  de  Silvia  !  banni  de  moi,  ton  ami  ! 

VALEimN. 

—  Ah  !  j'ai  déjà  dévoré  cette  douleur,  —  et  j*en  sens 
l'excès  qui  m'étouffe.  —  Silvia  sait-elle  que  je  suis  banni? 

PROTÉE. 

—  Oui  !  oui  !  et  elle  a  opposé  à  cet  arrêt,  —  qui,  encore 
irrévoqué,  reste  dans  toute  sa  force,  -  une  mer  de  ces  perles 
liquides  que  quelques-uns  appellent  des  larmes  :  —elle les 
a  jetées  aux  pieds  rudes  de  son  père,  —  en  s'agenouillant 
humblement  elle-même  —  et  en  tordant  ses  bras  qui,  ad* 
mirables  de  blancheur,  —  semblaient  tout  exprès  pftlis  pour 
la  douleur.  —  Mais  ni  ses  genoux  plies,  ni  ses  mains  pures 
tendues,  —  ni  ses  tristes  soupirs,  ni  ses  profonds  gémisse* 
ments,  ni  ses  larmes  argentines  —  n'ont  pu  émouvoir  l'in- 
flexible vieillard  :  —  si  tu  es  pris,  Yalentin,  il  faut  que  tu 
meures  !  —  D'ailleurs,  il  a  été  tellement  irrité  par  cette  in* 
tercession  de  sa  fille  —  qui  implorait  ta  grâce,  —  qu'il  Ta 


scÈnK  xr. 

consignée  dans  une  étroite  prison,  -  avec  la  cruelle  me- 
nace  de  l'y  laisser  toujours. 

vmsTiN. 

-  Tais-tcn,  A  moins  que  le  mot  qui  le  reste  h  dire  — 
n'ait  quelque  action  funeste  sur  ma  vie  !  —  Si  cela  est,  mur- 
mure-leà  mon  oreille -comme  l'antienne  finale  de  mon  in- 
fime douleur  ! 

PBOTÊE. 
"  Cesse  de  t'aftliger  de  l'irrémédiable,  —  et  cherche  le 
remède  k  ton  affliction.  -  Le  temps  est  le  nourricier  et 
le  père  de  tout  bien.  -  Si  tu  restes  ici,  lu  ne  peui  plus 
voir  la  bien-aimée,  —  et  songe  que  rester .  c'est  abréger  la 
vie.  ~  L'espoir  est  le  bâton  do  l'amoureux  :  pars  en  l'empor* 
tant,  -  et  emploie-le  contre  les  pensées  décourageantes.  - 
Tas  lettres  peuvent  être  ici,  si  lu  n'y  es  plus  :— adressées 
àmoi,  elles  seront  déposées-dans  le  sein  lacté  de  ta  bien- 
aimée.  —  Le  temps  n'est  pas  aux  récriminalions.  —  Viens, 
je  vais  le  mener  hors  des  portes  de  la  cité,  —  et,  avant  do 
nous  séparer,  nous  causerons  à  fond -de  tout  ce  qui  peut 
intéresser  les  affaires  d'amour.  —  Par  amour  pourSilvia, 
sinon  pour  toi-même,  —mets-loi  en  garde  contre  le  danger 
cl  viens  avec  moi. 

VALENTIN. 

-  Je  te  prie,  Lanc«,  si  lu  vois  mon  page,  -  dis-lui  (îo  se 
dépêcher  et  de  me  rejoindre  à  la  porte  du  Nord. 

PROTÈE. 

—  Va,  drôle,  cherche-le...  Viens,  Valentîn. 

VALESHX. 

—  Oh  !  ma  chère  Silvia  !  malheureux  Valenlin  1  - 

Vtoiée  et  VileDlia  sortent. 

LANCE. 

Je  ne  suis  qu'un  nigaud,  vojez-vous;  et  pourtant  j'ai 

assez  d'esprit  pourcroire  que  mon  maître  est  une  esp6eB  de 

coquin  :  mais  s'il  n'est  qu'un  coquin  ordinaire,  peu  im- 

iwrto...  Nul  Otro  vivant  ne  sait  encore  que  je  suis  amou- 


124  LK8  DEUX  GKNTILSHOIIMIS  DK  fÉaORI. 

reux,  et  pourtant  je  suis  amoureux...  Mais  un  attelage  de 
chevaux  n'arracherait  pas  de  moi  ce  aecrei-li,  ni  un  smI 
aveu  sur  Tobjet  de  mon  amour ,  et  pourtant  c'est  uae 
femme.  Hais  je  ne  dirai  jamais  ce  qu'est  cette  femme.  El 
pourtant,  c'est  une  fille  de  ferme...  ^urtant,  elle  n'est  plus 
fille,  car  elle  a  bit  beaucoup  jaser  ;  pourtant  si  !  elle  est 
fille,  car  elle  est  fille  de  ferme  chez  son  maître»  et  elle  seit 
pour  des  gages...  Elle  a  plus  de  qualités  qu'un  épagneol, 
ce  qui  est  beaucoup  pour  une  simple  chrétienne.  Yoici  le 
raisiné  de  ses  qualités  : 

U  tira  ott  papier  de  m  podM. 

Imprimis  :  elle  peut  chercher  et  rapporter.  Eh  bien,  m 
cheval  ne  peut  pas  faire  plus  ;  et  même,  un  cheTal  ne  peut 
pas  chercher ,  il  ne  peut  que  rapporter  :  ainsi  elle  vint 
mieux  qu'une  rosse...  Item.  Elle  sait  traire  :  yoilà  une 
Tertu  suave,  voyezrvous,  chez  une  fille  qui  a  les  mains 
propres. 

£Dtra  DlUGBMCE. 

DIUGKNCi. 

Eh  bien ,  signer  Lance ,  quelles  nouvelles  Votre  Sei- 
gneurie T.. . 

LANGE,  rinterrompant. 

Mon  seigneur  ne  rit  pas. 

DIUGKNCi. 

Bon.  Toujours  votre  vieux  déCsiut  :  jouer  sur  les  mots  ! 
Voyons,  quelles  nouvelles  avez-vous  sur  ce  papier? 

LANCE. 

Les  nouvelles  les  plus  noires  que  tu  aies  jamais  ouïes. 

DIUGENCE. 

Comment,  mon  cher,  noires? 

LANGE. 

Oui,  noires  comme  de  Tencre. 

DIUGENCE. 

Laisse-moi  les  lire. 


'.        -m  ^ 


■  •\ 


■^-w 


SCtRB  XI.  125 

LANGE. 

Foin  !  bourrique  !  Tu  ne  sais  pas  liro . 

DIU6KNGE. 

Tu  mens,  je  sais. 

LÂ9GB. 

Je  Tais  t'ezaminer.  Dis-moi  :  qui  t*a  mis  au  monde  ? 

DUJ6BNGE. 

Morbleu,  c'est  le  fils  de  mon  grand-père. 

UNGB. 

Oh  !  l'illettré  benél  !  c'est  le  fils  de  ta  grand'mère  :  ceci 
prouve  que  tu  ne  sais  pas  lire  (9). 

DQJGKNGE. 

Allons,  imbécile,  allons  ;  examine-moi  sur  ton  papier. 

UNGB. 

Tiens  !  Saint-Nicolas  te  soit  en  aide  ! 

U  loi  tend  le  papier. 
DIUGBNCBy  lÎMDt. 

ImprimiSf...  elle  sait  traire. 

LANGE. 

Oui,  ça,  elle  le  sait. 

DIUGENGB. 

Item^  eUe  brasse  d'excellente  bierre. 

LANGE. 

De  là  vient  le  proverbe  :  bénis  soient  ceux  qui  brassent 
d'excellente  bierre  ! 

DIUGENGB. 

Item,  elle  sait  faire  un  point. 

LANCE. 

C'est  un  point  capital. 

DIUGSNGB. 

Item,  eUe  sait  tricoter. 

LANGE. 

Une  fille  qui    sait  tricoter   chausse  partutement  son 
homme. 


126  LS8  DEUX  GEKTILSIOOIS  Dl  TtMn. 


Item^  elle  lave  et  rânume  die^mime. 


Une  verta  toute  spéciale  :  elle  n*a  pas  baioiii 

ni  qu'on  la  ramone. 


Item^  elle  peut  filer. 

Je  serai  heureux  comme  un  rouet,  si  elle  61e  asseï  pour 
gagner  sa  vie. 

DOiGDICK. 

Item,  elle  a  une  foule  de  vertui  innommées. 

UHCE. 

Autant  dire  des  vertus  bâtardes,  lesquelles  ne  connais- 
sent point  leurs  parents  et  par  conaéqnenl  n'ont  pas  de 

noms. 

DOJGDIGE. 

Ici  Suivent  ses  défauts. 

UNCE. 

àSur  les  talons  de  ses  vertus. 

mUGENCE. 

Item  y  il  ne  faut  pas  V embrasser  à  jeun,  en  raison  de  son 
haleine. 

UNCE. 
Soit  !  Ce  défaut-là  peut  se  corriger  avec  un  déjeuner. 
Continue. 

DILIGENCE. 

Item,  elle  a  le  palais  trop  délicat. 

UNCE. 

Ça  fait  compensation  pour  Vhaleine  trop  forte. 

DILIGENCE. 

Item,  elle  park  en  dormant. 

UNCE. 

Peu  importe,  si  elle  ne  dort  pas  quand  elle  parle* 


BGiHB  XI.  iS7 

DIUGBIGE. 

Item,  elle  a  la  parole  lente. 

LANCB. 

Oh  !  le  butor  qui  met  ça  parmi  ses  défauts  !  Avoir  la  pa- 
role lente,  pour  une  femme,  ce  n'est  qu'une  vertu.  Je  t'en 
prie,  efface-ça  et  mets-le  en  tête  de  ses  qualités. 

DUilOERCE. 

Item,  elle  est  coquette. 

LANCB. 

Efface-ça  aussi  :  c'est  un  legs  d'Eve  à  sas  filles,  on  ne 
peut  pas  le  leur  retirer. 

DIU6ENGB. 

Item,  eUe  n'a  pas  de  dents. 

UNGB. 

Ça  ne  me  fait  rien  non  plus  ;  car  j'aime  la  croûte. 

DUiGBNGE. 

Item,  elle  est  hargneuse. 

Lange. 
Qu'importe,  puisqu'elle  n'a  pas  de  dents  pour  mordre  ! 

DILIGENCE. 

Item,  elle  goûte  fort  la  liqueur. 

LANCE. 

Si  la  liqueur  est  bonne,  elle  doit  la  goûter  ;  elle  ne  le  fe- 
rait pas,  que  je  le  ferais,  moi  !  Il  faut  goûter  les  bonnes 
choses. 

DIUGENCE. 

Item,  elle  est  trop  libérale. 

LANCE. 

De  sa  parole,  ça  ne  se  peut  pas,  car  il  est  écrit  plus  haut 
qu'elle  l'a  fort  lente;  de  sa  bourse,  ça  ne  sera  pas,  car  j'en 
tiendrai  les  cordons  ;  d'autre  chose,  ça  se  peut,  car  je  n'en 
puis  mais.  Allons,  poursuis! 

DIUGENCE. 

Item,  elle  a  plus  de  cheveux  que  d'esprit,  plus  de  dé- 
fauts  que  de  cheveux,  et  plus  d'icus  que  de  défauts. 


128  LIS  DKUX  Gl 


Ualte-U  !  Jo  la  prends.  Elle  a  été  à  mai  0t  psà 
deux  OQ  trois  fois,  dans  cet  artîde.  Repaie  la  pba» 

une  fois. 


Item,  elle  a  plus  de  cheveux  que  de 

IkSCL 

Plus  de  cheveux  que  de  eervdU...  Çaae  peoL 
démontrer.  Le  couvercle  delà  sali&ne  cache  le  ael,  ictf  te 
plus  volumineux  que  le  sel  ;  de  même»  les  clititai  •  en- 
vrant  la  cervelle,  sont  plus  volumineax  que  la  ccnderk 
contenu  est  moindre  que  le  contenant.  Après  ? 

DIUGBCCE. 

Plus  de  défauts  que  de  cheveux. 

UHCE. 

Ça,  c'est  monstrueux.  Plût  au  ciel  qae  ça  0*7  fûA  pas! 

DQJGIIIGi. 

Et  plus  d'écus  que  de  défauts. 

LAKCE. 

Eh  bien ,  ce  mot-l&  rend  les  débuts  diaiTiiants.  AUk 
je  la  prends  :  et  s'il  y  a  mariage,  comme  rien  n'est  ia- 


• . . 


DIUGEKCE. 

Alors? 

LÂ9GB. 

Eh  bien,  alors,  je  te  dirai  que  ton  mattre  t'attend  i  h 
porte  du  Nord. 

DIUGENCE. 

Moi? 

UNGE. 

Oui,  toi  !  Qui  es-tu  donc  ?  Il  en  a  attendu  de  meiHeoR 
que  toi. 

DILIGENCE. 

Et  faut-il  que  j'aille  à  lui  ? 


SCtKE  XII. 

LUÏCE. 
11  faut  que  tu  coures  à  lut,  car  tu  es  resté  ici  si^ongtemp^ 
qu'il  ne  suffirait  pas  d'y  aller. 

DlUGGXCe. 

Pourquoi  ne  me  le  disais-tu  pas  plus  Idl?  Peste  soit  do  les 
lettres  d'amour! 

Il  tort. 
UNCE. 
Va-t-il  ôtro  secoué  pour  avoir  lu  ma  lettre  !  Le  drôlu  mal- 
appris qui  veut  se  fourrer  dans  des  secrets  !  Suîvons-le.  T^ 
me  réjouira  de  voir  corriger  ce  garnement-lJi  ! 

Il  sort. 

SCÈNE    XII. 

[Milan.  Dans  le  palii»  ducsU] 

unirent  le  DlC  ei  Tiiunio,  pnis  Pbotëe,  qoi  se  lient  quelque  temps 
au  fond  da  IhéAlre. 

LE  DlC. 

—  SircThurio,  rassurez-vous;  elle  vous  aimera,  —  niain- 
Iciiant  que  Valentin  est  banni  de  sa  vue. 

Tiiunio. 

—  Depuis  qu'il  est  exilé,  elle  me  méprise  encore  davan- 
tage;—elle  a  maudit  ma  société  et  m'a  tellement  insulté— 
que  j'ai  désespéré  de  l'obtenir. 

L8  ni'C. 

—  Celle  faible  impression  d'amour  est  —  comme  une 
ligure  leillée  dans  la  glace  qu'une  heure  de  chaleur  — dissout 
et  déforme.  —Un  peu  de  temps  fondra  la  glace  do  ses  pen- 
sées, -  et  l'indigne  Valentin  sera  oubhé. 

Il  aperçoit  Prêtée. 

—  Eh  bien,  sire  Prolée?  Votre  compalriote- est-il  parti, 
conformément  k  notre  édït? 


^WOI.^i 


Si  illii  iraui  sssl 


—  Cn  T^sd  ôf  Tsnaé^ 


Il  m. 


TuiÂwIe 


—  ^  ti  rnis^  nais 

^NBSmSBt  'XR  IL  SL  B 

r^odisr  i  xii^ 


w  —  IlWt,! 

éeè- 
I» 


-  Tu  inxr  nx  î!  if*  ien  pîias  knil  eoicfs  Toire  Grttt, 

-  roi  li  r^iîfai  âî  rT^apenesiBade  losgrices! 

U  SX. 

ioc"  SK  Tiiin:  «  lia  ilt  ? 


—  t 


-  li  :a  » 


f*i5»  je 


!JÏ  9fT. 


—  •,*!:.  ziâLif  ^i_if  :*;r5if^ 


\K?  oxiirise  -ec  .:e  rxare  :  -  trois  dioscs 
baissent  po,H.>olêc:ei::. 

u  r-o:. 
—  Oui,  2iiLi  t^lc  :r?in  q^e  c'est  la 


-9m 
Li  AxnSk  k  oublier- 
Ttario? 


-de 
qœles 


■  sein  XII.  tSI 

?  noiftt. 

«-  Oui,  si  c'est  dd  ennemi  de  Valentin  qui  afSrme  la 
chose.  —  Aussi  fout-il  qu'elle  soit  dite,  avec  des  délaHs 
^    probants, -par  quelqu'un  qu'Ole  regarde  comme  son  ami. 
4  Ll  DOC. 

*      —  Eh  bien,  TOus-méiDe,  chargez-vous  de  lecitomoier. 

PBOTÉE. 

Η  Ah  !  c'est  à  quoi  je  répugne ,  nKnseignenr.  —  C'est 
an  vilain  râle  pour  un  gentilhomme;  -spécialement,  coa* 
Iro  un  ami  intime! 
11  DOC. 

—  Puisque  vos  éloges  ne  sauraient  le  servir,  —  vos  ca- 
1  lomnies  ne  sauraient  lui  faire  tort.  —  Prenez  donc  ce  rdle 
j  sans  scrupule, -à  la  prière  de  votre  ami. 

PROTiE. 
^       —  Vous  m'avez  décidé,  monseigneur.  Si  jo  puis  y  réus- 
sir —  par  une  médisance  quelconque,— elle  cessera  bientôt 
'   de  l'aimer.  —  Mais ,  en  admettant  que  je  déruciiic  sou 
,   amour  pour  Vatentin,  —  il  ne  s'en  suit  pas  qu'elle  situera 
nre  Thurio. 

I  THDRIO. 

—  Aussi,  quand  vous  déviderez  son  amour,  —  de  peur 
qu'il  ne  s'embrouille  et  ne  soit  plus  bon  à  rien ,  —  vous 

I  devez  avoir  soin  de  le  pelotonner  sur  moi  :  —  ce  qui  doit 
dtro  lait  en  m'ezaltant  autant  -  que  vous  ravalerez  sire 
Talentin. 

I  LE  DUC. 

—  Protée ,  nous  nous  confions  à  tous  dans  cette  af- 
faire, —  sachant  par  Valentin  -  que  vous  avez  déjà  fixé 
ailleurs  le  culte  de  votre  amour,  -  et  que  vous  êtes  inca- 
pable d'apostasier  si  vite  en  changeant  d'inclination.  —  Sur 
celte  garantie,  je  veux  que  vous  soj'ez  admis  —  à  conférer 
avec  Silvia  en  tonte  liberté.  -  Elle  est  moiDse ,  triste ,  mé- 
lancolique, —  mais,  fia  sourcirir  de  voire  ami,  eHe  seta 


132 


LES  DKOX  GKNTILSHOIOIKS  Dl  ViÊOU. 


contente  de  vous  voir.— Alors,  tous  pourrez  la  di^)Oser  pv 
la  persuasion  —  à  haïr  le  jeune  Yalentin  et  à  s^éfieabtit 
mon  ami. 

protIe. 

—  Je  ferai  tout  ce  que  je  pourrai. —Hais  tous,  sire  Un- 
no,  vous  n'êtes  pas  assez  insinuant.  —  Vous  devriez  en- 
gluer ses  sympathies  —  dans  des  sonnets  plaintifs  dont  les 
rimes  savantes  —  ne  devraient  offrir  que  vœux  dedéfooe- 
ment. 

LE  DUC. 

—  Oui,  grande  est  la  force  de  la  poésie»  fille  du  cid. 

PROTÉE. 

—  Dites  à  Silvia  que,  sur  l'autel  de  sa  beauté»  —  vous  sacri- 
fiez vos  larmes,  vos  soupirs,  votre  cœur!  —  Écrivez  jusqul 
ce  que  votre  encrier  soit  sec,  et  remplissez-le — alors  de  ?os 
pleurs  ;  puis ,  composez  quelques  vers  toachants  —  qui 
lui  révèlent  un  si  parfait  amour.  —  Pour  cordes  à  sa  lyre  il 
avait  des  nerfs  de  poëte ,  cet  Orphée  —  dont  la  touche  d*or 
pouvait  attendrir  l'acier  et  les  pierres,  —  apprivoiser  les  ti- 
gres et  forcer  les  léviathans  énormes  —  è  quitter  les  ablines 
insondés  pour  danser  sur  la  plage!  ~  Après  ces  élégies  af- 
freusement lamentables,  —  rendez-vous  la  nuit  sous  la  fe- 
nètre  de  votre  belle — avec  quelque  suave  sérénade  :  chaiH 
tez  sur  les  instruments  —  une  mélodie  éplorée.  Le  silence 
funèbre  de  la  nuit  —  accompagnera  bien  votre  doakor 
doucement  gémissante.  —  Ce  n'est  que  comme  cdaqœ 
vous  l'obtiendrez. 

LE  DUC. 

—  Cette  tactique  montre  que  tu  as  été  amoureux. 

THURIO. 

—  Et  je  veux  ce  soir  même  mettre  ton  avis  en  pratique. 
—  Ainsi,  suave  Protée,mon  directeur,  —  allons  de  oe  pas 
dans  la  cité  —  choisir  quelques  musiciens  habiles.  -  J*» 


SGÈME  Xlil.  133 

UD  sonnet  qui  fera  parfaitement  raflaire,  -  comme  prélude 
à  ton  beau  programme. 

LB  DUC. 

—  A  Tœuvre,  messieurs  ! 

PROTÈK. 

—  Nous  resterons  auprès  de  Votre  Grâce  jusqu'après 
souper  :  —  et  ensuite  nous  arrêterons  nos  plans. 

LE  DUC. 

—  Non  !  tout  de  suite  à  l'œuvre  !  je  vous  excuserai. 

Ils  sorieoi. 


SCENE    Xlll. 

[Une  forêt,  près  de  Manloue.] 

Entrent  plasiears  bandits.  ^ 

PREMIER  RANDIT. 

—  Camarades,  rangez-vous.  Je  vois  un  passant. 

DEUXIÈME  RÂNDIT. 

—  Quand  il  y  en  aurait  dix,  ne  reculons  pas,  tombons 
dessus. 

Entrent  Yalentin  et  Diligence. 

TROISIÈME  BANDIT,    se  metUnt  derant  ValenUn. 

~  Halte-là,  monsieur  !  jetez-nous  ce  que  vous  avez  sur 
vous  ;  —  sinon,  nous  allons  vous  asseoir  et  vous  dévaliser. 

DIUGENGE,  à  Valentin. 

—  Nous  sommes  perdus,  monsieur  !  Ce  sont  les  bandits 
—  dont  tous  les  voyageurs  ont  si  grand'peur. 

VALENTIN. 

—  Mes  amis... 

VIII.  9 


.  *  -. 


it:  :  irL.- 


-  Vtj.  I  &>iâ  iiwctf  r 


f 


uiii  bMHBf?  tr»]'>t  pèT  r»iitrsùê.  —  J'aî  poor  li^  n- 
b'ïïH^  t^s  piOTrcs  fa»bilkfixc3  :  -  a  VDBi  si'cB  dôpri- 
l«z,  -  f  oas  preiidrei  en  sobsâiixe  toot  lae  que  je  pCBvdt 

-  O'j  Toas  rço4€z-TOU5? 
A  Véroue. 

nuun  uuii. 

-  D'où  ètes-Toos  veon  ? 

viixyro. 

TlMaiME  U5IJIT. 

-  Y  iTez-voQS  séjourné  longtemps  ? 

"  Quelque  seize  mois.  J'aurais  pu  y  rester  plos  loDg* 
temps,  -  si  la  fortune  tortueuse  ne  m*6a  «raît  chassé. 

PREVIER  Bi5Drr. 

-  Quoi  !  auriez-voos  été  banni  de  Mibn  ? 

VALCnW. 

J(;  Tai  été. 

DEUXIÈME   B.CÎDIT. 

Pour  quel  roéfoit  ? 

-  Pour  un  acte  que  je  ne  puis  raconter  maintenant  sans 
tourment.  -  J'ai  tué  un  homme  dont  je  regrette  beaucoop 


I  SCK.^'K  XIII.  f35 

la  mort,  —  mais  pourtant  je  l'ai  égorgé  vaillamment  dans 
I   un  combat,  -  sans  avantage  déloyal  ni  basse  trahison. 

PREMIER  BANDIT. 

—  Eh  bien,  ne  regrettez  rien,  s'il  en  est  ainsi.  —  Com- 
ment !  vous  avez  été  banni  pour  une  pareille  peccadille  ! 

^  VALENTIN. 

—  Je  l'ai  été,  et  je  me  tiens  pour  heureux  de  cette  con- 
damnation. 

^  PREMIER  BANDIT. 

I        —  Possédez-vous  les  langues  ? 

'  VALLVnN. 

'        —  Une  jeunesse  voyageuse  m'a  valu  ce  privilège,  —  sans 
lequel  j'aurais  été  souvent  bien  embarrassé. 

TROISIÈME  BANDIT. 

—  Par  la  tonsure  du  gras  chapelain  de  Robin-Hood  (10), 
—  ce  compagnon  serait  un  bon  roi  pour  notre  bande  fa- 
rouche. 

PREMIER   BANDIT. 

—  Prenons-le...  Messieurs,  un  mot! 

Les  brigands  se  reliront  à  Técart  et  se  consultent  h  voix  basse. 

DIUGENCË. 

Maître,  soyez  Tun  d'eux.  —  C'est  une  honorable  espèce 
de  voleurs. 

^  VALENTIN. 

'         -  Assez,  coquin  ! 

DEUXIÈME  BANDIT  ,   savançant,  à  Valenlin. 

—  Dites-nous,  avez-vous  encore  quelque  ressource  ? 

VALENTIN. 

—  Aucune  autre  que  ma  fortune. 

TROISIÈME   BANDrr. 

—  Sachez  donc  que  quelques-uns  de  nous  sont  des  gen- 
tilshommes —  que  la  furie  d'une  jeunesse  indisciplinée  —  a 
ehassés  de  la  société  légale.  -  Moi-même  j'ai  été  banni  de 


136  LES  DKDX  GKNTILSHOMMBS  1»  TÉMMB. 

Vérone  -  pour  avoir  tenté  d'enlever  ane  dame,  -  on  M* 
ritière,  alliée  de  près  au  duc. 

DSUXlto  BAHUT. 

—  Et  moi ,  de  Mantoue,  pour  ua  geatOhomme  -  V^ 
dans  une  boutade,  j'ai  poignardé  au  eœur. 

PRBMISR  aiNDIT. 

—  Et  moi,  pour  quelque  menu  crime  oooune  œox-lL- 
Mais  venons  au  fait...  Nous  vous  avons  dit  nos  fautes -pov 
excuser  à  vos  yeux  notre  existence  irrégalière.  —  Sur  a, 
considérant  que  vous  êtes  orné  —  d*une  belle  presliDtt, 
que,  d'après  votre  propre  dire,  —  vous  ètas  lingôislB,  qK 
vous  êtes  l'homme  par  excellence  —  dont  nom  avons  be- 
soin dans  notre  profession. .  • 

DBOXito  BAIOMT. 

—  Qu'enfin  et  surtout,  vous  êtes  un  banni,  —  nous  tni* 
tons  avec  vous  :  -  consentez-vous  à  6tie  notre  géodral,  - 
et,  faisant  de  nécessité  vertu,  —  A  vivre,  comme  nous,  dm 
cette  solitude? 

TROISIÈIIB  BANDIT. 

"  Que  dis-tu  ?  Veux-tu  être  de  notre  clique  ?  —  Dis  ov, 
et  tu  seras  notre  capitaine  A  tous  ;  —  nous  te  ferons  bon- 
mage  et,  gouvernés  par  toi,  —  nous  t'aimerons  comme  m- 
tre  chef  et  notre  roi. 

PRDIIER  BAHUT. 

—  Mais  si  tu  dédaignes  nos  politesses,  tu  es  mort. 

DEUXIÈME  Bandit. 

—  Tu  ne  vivras  pas  pour  te  targuer  de  nos  avances. 

YALKNTIN. 

—  J'accepte  votre  offre,  et  je  veux  vivre  arec  vous,  - 
pourvu  que  vous  ne  commettiez  pas  d'outrages  —  sur  de 
simples  femmes  ou  de  pauvres  passants. 

TROisffiME  Bandit. 

—  Non,  nous  avons  horreur  de  ces  viles  et  lâches  pnli- 
ques.  -^  Allons,  viens  avec  nous,  nous  allons  t'intiodsiit 


KÊm  XI?.  137 

dans  nos  bandes,  -  et  te  montrer  tons  nos  trésors,  -  les- 
qads  sont,  comme  noos-mdmes,  à  ta  disposition. 

IktortMt. 


SCÈNE   XIV. 

ruilon.  Soai  les  feaèlm  de  SilTit.  CMr  de  Iom.] 

BiUtPlOTÉB. 

PIOTil. 

-D^j'ai  trahi  Valentin,  —  et  maintenant  il  iant  qoe  je 
trompe  Thorio.  -  Soas  prétexte  de  parler  pour  loi,  —  j*ai 
la  liberté  d'atancer  mon  propre  amour  ;  —  mais  Silfia  est 
trop  honnête ,  trop  sincère,  trop  sainte  —  pour  se  laisser 
corrompre  par  mes  offres  indignes.  -Quand  je  lui  proteste 
de  ma  loyauté  vraie,  -  die  me  rétorque  ma  fousseté  envers 
mon  ami.  —  Quand  je  consacre  mes  vœux  à  sa  beauté,  — 
elle  me  rappelle  que  je  me  suis  parjuré  —  en  manquant  de 
foi  à  Julia  que  j'aimais.  -Nonol^tant  toutes  ces  vives  rail- 
leries —  dont  la  moindre  devrait  amortir  Tespoir  d'un 
amant,  —  mon  amour  est  comme  un  épagneul  :  plus  elle  le 
rebute,  —  plus  il  est  tendre  et  caressant  pour  elle.  —  Mais 
voici  Thurio  :  nous  allons  maintenant  sous  la  fenêtre  de 
Silvia,  —  pour  lui  donner  une  sérénade. 

Tmmio  arrifs  avae  des  moiidasi. 
TDURIO. 

—  Eh  bien,  rocssire  Protée,  vous  vous  êtes  donc  glissé 
ici  avant  nous  T 

PROTiE. 

—  Oui,  gentil  Thurio  :  vous  le  savez,  l'amour  —  a  lo  ta- 
lent de  se  glisser  là  où  il  no  peut  aller. 


138  LKS  DEUX  GENTILSHOMMES  ÙE  ?6B09E. 

TBIIRM). 

-  Hé  !  mais  j'espère ,  monsieur*   qye  wos  ii*m 

pas  ici. 

PROTÈE. 

—  Si  fait,  monsieur  :  autrement  je  n*y  serais  pas. 

TiirRio. 

—  Qy\\  doncTSilvia? 

PROTÉB. 
Oui,  Silvia.  Pour  votre  compte. 

THURIO. 

-  Prenez  mes  remercîments  pour  le  vôtre. 

Au\  masiciens. 

Eh  bien,  messieurs,  —  accordons^nous»  et  etëeirtODs  ti- 

goureusement  ! 

Le»  musiciens,  précédés  par  Proiée  et  par  Tharîo,  romt  se  plaecr  soai 
les  fenêtres  de  Silvia.  Un  hotelibr  entre,  aeeompagaé  et  JiaJi« 
dégui^i'C  CD  page.  Tous  deux  se  tiennent  à  distance. 

l'uotsusb, 

Eb  bien  !  mon  jeune  bote,  vous  avez  l'air  tout  à  la  coli- 
que :  pourquoi  ça,  je  vous  prie  ? 

JUUA. 

Ma  foi,  mon  bote,  parce  que  je  ne  peux  pas  6lre  gai. 

L'i10T£UER. 

Eh  bien  !  nous  allons  vous  rendre  gai  :  je  vous  mène  à  im 
endroit  où  vous  entendrez  de  la  musique,  et  oh  vous  verra 

le  gentilhomme  que  vous  demandâtes. 

jruA. 
Mais  est-ce  que  je  l'entendrai  parler? 

l' HOTELIER. 

Oui,  certainement. 

JlUA. 

Quelle  musique  pour  moi  ! 

L'orchestre  commence. 

l'hôtelier. 

Altontion  !  attention  ! 


SGKftB  XIV.  139 

JOUA. 

Est-il  donc  panni  ces  gens-là? 

l'hotbuer. 

Qui  :  mais  silence,  écoutons^les. 

CHANSON. 

Quelle  e^t  celle  Silvia  f  qa*e»i-eUe, 
Qoe  toaft  nos  pâMt  le  ventent  ? 
flelalê,  bnlle  ti  »go  elle  eei  I 
Le  ciel  lui  prètA  toatae  les  grâces 
Qui  pooTeient  la  faire  admirer. 

Est-elle  aussi  bonne  qoe  belle  f 
Oui,  car  la  beauté  vit  de  bonté. 
L*amour  eberche  dans  eet  yeax 
Le  remède  à  aon  ereaglementt 
Et,  Ty  troarant,  il  s*y  installe. 

Chantons  done  à  Silfia 
Qoe  Silfia  est  parûdle  ; 
Elle  aarpeeie  tout  tee  nortel 
Habitant  cetto  triste  terre. 
Apportons-lai  nos  couronnes. 

L'DOTEUER,    à  Julia. 

Eh  bien  !  vous  êtes  plus  triste  encore  que  tout  à  l'heure? 
Qu'avez-Yous  donc,  Tami  ?  La  musique  ne  vous  plaît  pas  ? 

jruA. 
Vous  faites  erreur.  C'est  le  niiisieien  qui  ne  me  platt  pas. 

l'hotsuer. 
Pourquoi  donc,  mon  joli  damoiseau? 

JlUA. 

Il  joue  faux,  bon  père. 

l'hotkuer. 
Comment?  les  cordes  sont-elles  hors  de  ton? 


2Xl^flK  àt 


MU.  «  «monK  •£!» 


itm'wfO'yx 


mK  «/l 


Cifi  'a  wûlûa  qs  ctf 


VcQi  voaisia.  qàts 


iDût.  moc  &I«e.  est-ce  qae  ce 
{orâpGs.  ta  s*>3vect  chez  celle  dme? 


étqâ 


Je  Toos  diru  ce  qoeLuwe,  soohoaHne.  n'a  ifit  :  i  TaM 
OQtre  mesore. 

JOli. 
Ouest  Lance? 

L*HmiJD. 

Il  est  allé  chercber  soo  cfaico  :  el  deoiaîn,  par  orireée 
soD  maltr?.  îi  dt>it  te  porter  en  présent  1  eeUe 

mil. 

Sileoce!  raogez-Tous!  Toici  la  fntnpagnie  qai  se  sépae. 


■  KÊm  xnr.  141 

PSOTÉB* 

I      -  Mesure  Thorio,  ne  emgnei  rien  I  Je  plaiderai  si  bien 
—  qœ  Yous  déclarerez  parCûte  ma  manœaTre. 

THimo. 
-  Où  nons  retronverons-noos? 

norti. 
I       Au  puits  de  Saint-Grégoire. 

THURK), 

Au  revoir. 

Tborio  et  l«t  amieiiu  tortast. 


SiLViA  partit  SB  baieoi  de  m  fimètra. 
PIOTil. 

-  Madamet  bonsoir  à  Yotre  Grêeel 

sum. 

—  Je  tous  remerde  de  votre  musique,  messieurs.  —  Qui 
donc  vient  de  parier? 

raOTlK. 

—  Un  homme  que  vous  sauriez  vite  reoonnattre  à  sa  voix, 
—  si  vous  reconnaissiez ,  madame ,  la  pure  sincérité  de  son 
eœur. 

SILVIA. 

-  Sire  Protée,  ce  me  semble? 

PROTfti. 

Oui,  gentille  dame,  sire  Protée,  votre  ser?iteur. 

SDiVU. 

—  Quel  est  votre  désir? 

PROTil. 

D'accomplir  le  vôtre. 

SOiVIA. 

-  Soyez  saiisbit,  je  désire  justement  ceci  —  que  vous 
rentriez  vite  vous  mettre  au  lit.  —  Ah  !  homme  subtil,  par- 
jure, fourbe»  déloyal!  —  Me  crois-tu  donc  assez  frivole, 
assez  étourdie,  —  pour  me  laisser  séduire  par  tes  flatteries. 


* 
T^rjcbet  —  ^  nxjcifmt  sutae  qœ  je  pénis  à  tepHkr. 


Poor  »  dꌫiîir,  ]e  aimb  qa*l parler;  —  ev je 
^'j  r*  qn'elie  a'«st  pas  gptettw  eneore. 


-  AdsKttoas  qa'eOe  ie  soîL 
^t  viTaQ'L.  et  c'e<:  à  lui.  ta  en  es  tëcootn  toi-méiM,  -  qv 
je  suis  âaocée.  ^Tas-lo  {m&  hoale  —  ttai'nyliniji  iii^'l- 
tir>  importonhé»? 


-  J'ai  appris  rgajpmfnt  que  Yakatu  eal 

-  Eh  bi^Q  !  suppose-moi  morte  aussi  ;  car  <!»?**  sa  inafcr. 
—  v)is-en  silr,  est  eose^eli  mon  amour. 


—  Charmante  dame,  laissei-moi  Texhumer. 

SOMSl. 

—  Va  au  tombeau  de  ta  matiresse»  et  éroque-Ia  :  —  oa, 
au  moins,  enterre  ton  amour  avec  le  sien. 

JILLlf   à  ptrt. 

Il  n'entend  pas  cela. 

PRÛflÉE. 

—  Madame,  puisque  votre  cœur  est  si  endurci,  —  accor- 
dez du  moins  à  mon  amour  votre  portrait,  —  le  portiait 
qui  est  pendu  dans  votre  chambre.  —  A  lui  je  parlerai,  à  lai 
j'adresserai  mes  soupirs  et  mes  larmes.   ~  Car,  puisque  h 


I  SCÈNE  XIV.  143 


I  substance  de  vos  perfections  —  est  consacrée  à  un  autre,  je 
I  ne  suis  plus  qu'une  ombre,  -  et  c'est  à  votre  ombre  que  je 
I    veux  reporter  mon  amour  vrai  ! 

r  JL'LlAy    À  pArt. 

—  Si  vous  la  possédiez  en  substance,  pour  sûr,  vous  la 
tromperiez,  —  clbienlôt  vous  n'en  auriez  fait  qu'une  ombre, 
comme  moi. 

SILVU. 

—  J'ai  grande  répugnance  à  être  votre  idole,  monsieur  ; 
—  mais,  puisque  le  mensonge  vous  dispose  si  bien  —  à  en- 
censer des  ombres  et  à  adorer  des  formes  menteuses,  — 
envoyez  chez  moi  demain  matin,  et  je  vous  renverrai.  — 
Sur  ce,  dormez  bien. 

PROTÉE. 

Aussi  bien  que  les  misérables  —  qui  attendent  leur  exé- 
cution pour  la  matinée.  - 

Silvia  5ie  retire  du  balcon.  Prêtée  sort. 
JULIA,   secouant  Thôtelier. 

I/hôtelîer,  voulez-vous  partir? 

L'iIOTEUER,    se  réveillant. 

Foi  de  crétin,  j'étais  profondément  endormi. 

JUUA. 

Dites-moi,  où  loge  messire  Protée? 

l/lIOTEUER. 

Chez  moi,  parbleu!  Je  crois  vraiment  qu'il  est  presque 
jour. 

JllïA. 

—  Pas  encore  ;  mais  c'est  bien  la  plus  longue  nuit  — 
que  j'aie  jamais  passée,  et  la  plus  accablante. 

Us  sortent. 

I.e  jour  se  lève.  Kntre  Eglanouk  en  habit  de  deail. 

EGUMOUR. 

-  Voici  l'heure  OÙ  madame  Silvia  —  m'a  prié  de  veniri 


IM 


Voire  serfîteor,  fotre 
TotreGrftee. 

-  Sire  E^ftemofir,  mîDe  boqovs. 


-  AoUDt,  DoUedame,  inNis4Bêne!  — 
aox  iojoDctioDS  de ToCre  Griee,  —  je  mis  mmu  mmk 
boDoe  heore,  pour  safoir  qod  serfiee  —  luos  fooki  Vm 
exiger  de  moi. 

8B.TIJL 

-OEgiamoar!  toesongeDlilhoiiiiiie— (ne  crois pts^n 
je  te  flatte,  car  je  jore  que  dod)  —  failhnt»  mgb.  eonpl- 
tjssant,  accompli.  —  Tu  n'es  pas  ssos  savoir  quoDe  teodie 
ioclioatioD  —  j'ai  pour  le  proscrit  Yalmtio,  —  eCeomiMot 
mon  père  foadrait  me  forcer  à  épouser  —  ee  frt  de  Thurio 
que  j'abhorre  du  fond  de  l'flme.  —  Toî-mëme»  to  as  aioé; 
et  je  t'ai  entendu  dire  —  qu'aucun  malbeor  ne  t'a  naTrë  le 
cœur  —  autant  que  la  mort  de  ta  dame»  de  ta  bien-aimée,  - 
—  et  que,  sur  sa  tombe,  tu  as  hit  vœu  de  chasteté  et»- 
nelle  !  -  Eglamour,  je  voudrais  rejoindre  Yaloitin  - 1 
Mantoue  où  j'apprends  qu'il  s'est  fixé;  —  et,  couuiie  les 
routes  sont  dangereuses  à  traverser»  —  je  le  demande  ti 
digne  compagnie,  —  à  toi  dont  la  foi  et  Thonnear  m'ins- 
pirent toute  confiance.  —  N'objecte  pas  la  colère  de  mon 
père,  Eglamour,  —  mais  pense  &  ma  donlear,  la  doolear 
d'une  femme  !  -  et  à  la  légitimité  de  cette  évasion  —  qui 
me  préserve  d'une  union  sacrilège,  —  que  le  ciel  et  la  fo^ 
tune  récompenseraient  par  d'éternelles  misères.  —  Je  te  le 


^  SGÂdK  XIV.  145 

)   demande,  c'est  le  vœu  d'un  cœur  -  aussi  plein  de  chagrins 
i   que  l'Océan  de  sables,  —  accompagnennoi»  viens  avec  moi. 

—  Sinon,  tiens  caché  ce  que  je  t'ai  dit,  -  et  je  me  risque- 
rai &  partir  seule. 

EOLÂMOUR. 

—  Madame,  je  compAtis  à  des  douleurs  —  qui  procèdent, 
je  le  sais,  d'une  vertueuse  affection,  —  et  je  consens  &  par- 
tir avec  vous,  —  aussi  insouciant  de  ce  qui  peut  m'arriver 

—  que  désireux  de  vous  voir  heureuse.  —  Quand  voulez- 
vous  partir? 

SILVU. 

Ce  soir  même. 

S6UM0UB. 

—  Où  Yous  rejoindrai-je  ? 

SILVIA. 

A  la  cellule  de  frère  Patrick,  —  où  je  veux  porter  une 
pieuse  confession. 

SGLÂMOUR. 

—  Je  ne  ferai  pas  attendre  Votre  Grâce.  —  Bonjour, 
gentille  dame. 

saviA. 
Bonjour,  cher  sire  Eglamour. 

Silria  se  retire  do  balcon.  BgUnioor  8*eo  va. 
Entre  Lancb,  conduisant  son  chien. 

LANGE. 

Quand  on  a  un  serviteur  qui  se  conduit  comme  un  mâtin, 
voyez-vous,  ça  va  mal.  Un  être  que  j'ai  soigné  tout  petit! 
un  être  que  j'ai  sauvé  de  la  noyade,  quand  trois  ou  quatre 
de  ses  frères  et  sœurs  aveugles  y  allaient,  que  j'ai  élevé  de 
façon  à  faire  dire  précisément  au  monde  :  voUà  comme  je  vou- 
drais élever  un  chien  !  Eh  bien,  je  suis  chargé  de  le  remettre 
en  présent  â  madame  Silvia,  de  la  part  de  mon  maître»  et  i 


yame  "v*-*-  '•ixvf-  ians  a  aile  i  nmçer  qi^3  me  SRÉesv 

-•n  i«»-tf  -î   m  -^itf  9  cuû-wi  «ie  chapon.  Oh!  c'est» 

31*^  iifr*Mse    v::\ii*i  m  nÉtin  c<?  snk  pas  se  tenir  is 

■  ::' r   rr   -  .  :tr-t:=-    .tt   ■i?iiianis  -^Q  iToîr  iiB  y  pour  MB 
'•f^r-     r::  T.'-îî'ir'/  -n  7«rri  «r-itre  an  TérîtaUe  dùec 
i' -«r-  -I  nxH'iriH  -r»? m *±ï*m  ?«Mir toot  &îre.SijeB'mis 
Ta^  *»i  ^nn^  f*  •s)rr  rw  ni-  -ît  ?ns  «or  noi  b  hBle  qui 
T^ait  n»  -»fTî!E»*tp?     »■  :r?fs  ?cjîtfi*.meut  qa'îl  fonilclé 
T««!ini  -«t'ur  -1    r'^irrf  ^mi  -nwf^Tfsftp.  H  anrail  souffntpoor 

1        i:>  Il  -1  'Q   ':'^*r      iicoâitHir  va  se  fourrer  (hnsh 

.iir.ùwiif  :•   r-  ^^  »!  r:.i  :>^faieT2:^^ntimtres,  soushtabie 
•M  ::i.      i  :  *  1.-  "'i  -'■*  .1  ;.i>^2-aioî  le  mol)  letonpsde 

.?>  •  :• .'      ;  e     I-— s.!»**»  t* -wnrj-t- .1  la  perte  U  ekin, 

.  •--.        .  î  r  is-  !v*    ^   '■'#*:-<».  lit  :e  «lae.  Moi,  qaiaw 

'v^^Minii    >  »**ir  :»'f}m>  'r^jenotfbe  savais  qaee*ëliîtCrik: 

.'  H  n         ^^  i:  ^i*-"i:    r:    :«:i:iece  les  chiens  :  ^aî, 

...  -  '  i.       »    '•     il  w  warfifc:.''  >  ';;ifV?»  ?...  Oui.  «wr- 

''•:iÉ-i>  •■.  ".'■•i  •"»'-■  .-«f 'Hi^  nMWjarej 

V  .*  v:--  I  .>  •♦■  :-r  ::.i.(ii«.  x»?  rh-îiie  fie  !a  chambre 
.i:  .:n.::  :..}.  r-  •  :  •  -i  >^rc  ri-jnc  pccr  iecr  wiiileii 
?-i-:i»-i.  ••  ^M  *•  ••  îr«»-.  H  Tî»»  f?::*  ia^sse  a:et:n?  aux  ceps 
:i'ù'  •>  :«  .  ^-  :  :  .  I  i.  .:-?- sac*  •:juoi  il  aurai:  êti 
:;\A-u.  .r  irairnf   m  ?iii.»r.  pour  «les  oies  qu'il  aTaiî 

t 

.  .':^;>.    >  -.T'    ,  ■•  I    _   I  .    J-  M  -.7:  . 

T*:  "T  ;  7tîcs.'<  7  ■■■5  ^ii:"'?'.!:"'  Mais  3»i.  mcnsîenr.  j*: 

r.'T  .^T;^"  •■;  *':..»  *.»:::  >i ''»■.»  es:-:*?  q":»?  jç  ne  t'aTsîs  pas 
"^.rvcrrrii::''»^  "p  "'•«'«■th^  *  7!"ïUT:::«:t'*t'fc  faire  comi» 
j  j-?'  Fh  ':î'.'.-.  :;:.'-  !  r  ï-  — .  '-T/çri'  patte  et  anrser 
V^:r*  ,:'•••  -j^  .  »  ^'  »-: ;;»"::ij"5  ^a  faire  nnepj- 


séAke  XIV.  147 


! 


Botiml  PtoTÉB  6t  JOLU,  toujoara  fMse  en  page. 

bI  PROTÉC. 

^      —  Sébastien  est  ton  nom?  Tu  uio  plais,  —  et  je  vais 
g  f  Miplogrer  toat  à  l'heure. 

g  '  jruA. 

g  •   —  A  tout  ce  qui  vous  plaira.  Je  ferai  ce  que  je  pourrai. 

I  PROTtE. 

I       —  J'y  oomple. 

▲  Leace. 

*      Eh  bien,  maraud,  fila  de  putaia  que  vous  êtes,  —  où 
-    dûDO  avei-vous  flAné  ces  deux  jours-ci  ? — 

I  LàHGB, 

Pardine,  monsieur,  j'ai  porté  à  madame  Silvia  le  ohien 
^    que  vous  m'avez  dit. 

PIOIÈE. 

Et  que  dit*elle  de  moa  petit  byou? 

UNGB. 

Pardon,  elle  dit  que  votre  chiaa  est  un  mAtio,  et  aile 
ajoute  qu'un  grognement  est  tout  le  remerdment  que  mérite 
un  pareil  cadeau. 

pRorte. 
Mais  elle  a  accepté  mon  chien  ? 

Non  vraiment.  Je  le  ramène  ici  aveo  moi. 

PB0ltB. 
Comment  !  tu  lui  as  offert  celui-ci  de  na  part? 

UMGI. 

Oui,  monsieur.  L'autre  écureuil  m'avait  éé  màA  sur  la 
place  du  marohé  par  les  valets  du  boarrtan  ;  et  alors  je  lui 
ai  offert  le  mien  propre  qui  est  un  chien  dhc  foie  gros 
comme  le  viUre,  et  ainsi  le  cadeau  n'en  était  que  plus  con- 
sidérable. 


» 


irkî,ledEÎe! 


A  Zrtsr  IL 


—  ci 

-     •  • 


^  co  putiepBtt 

OMS  |SB5 

fi  n'j  a  pas  i  se  fier  ici 


ri5r«:-^.  -  n^jî  >iT7:*r  ;o3r  u  mme  et  poar  taleniK  - 
r^  K  ^-î  >i^  biic  f^nrç,  ~  annnnneut  mM  ocdkiÉe 
•:<»s=»:c  ZK  beccBse  •-€  boHaMe  MfeBie. -- foOà,  aïk- 
:-=  hi-sc.  zccrraii  je  t'MUpie.  —  Itai  iiMiûliilfimri 
-isiptir»  ^K  uLOBt*.  —  ec  fcmete  fe  à  "■•***»"t  Sîhrii...  - 
Cie  m'sirsait  bim,  eeOe  qoi  me  le  donna. 

—  L  ;an.t  que  toqs  ne  raimîa  pas  pnisc|iie  muas  nw 
defutes  •>?  ce  zase  :  —  eUe  est  morte,  sans  donle? 

PBQTII. 

NoD  pas:  je  crois  qu'elle  tIu 

jnii. 

—  H^las! 

ftOTil. 

Pourquoi  cries-tu  :  bêlas? 

JOli. 

—  Je  ne  puis  m*empêdier  de  la  plaindre. 

PMTil. 
Pourquoi  la  plains-tu? 

mjA. 

—  Parce  qu'elle  tous  aimait,  je  crois,  autant  —  que  voos 
aimez  votre  madame  Silf  ia.  —  Elle  songe  à  oelai  qui  a  ou- 
blié son  amour,  —  et  tous  raffolez  de  celle  qui  ne  se  soqcîb 
pas  du  TÔtre.  —  Cest  dommage  de  Toir  tant  d'amour  OOD* 
trarié  ;  -  et  y  penser  me  fait  crier  :  bêlas  ! 


■  SCÈNE  XIV.  149 

PROTÈe. 

■      —  Allons  !  donne-loi  cet  anneau ,  el  en  même  temps — 
Il  cette  lettre. 

U  loi  montre  la  fenêtre  de  Silvia. 

ig      Voilà  sa  chambre.  Dis  à  ma  dame -que  je  réclame  son 
I  divin  portrait  promis  par  elle.  —  Ton  message  terminé,  re* 
I  iriens  vite  à  ma  chambre  —  où  tu  me  retrouveras,  triste  et 
solitaire. 

'  Prot^  sort. 

'  JUUA. 

I  -  Combien  do  femmes  se  chargeraient  d'un  pareil  mes- 
V  sage  ?  -  Hélas,  pauvre  Prêtée  !  tu  as  pris— un  renard  pour 
\  berger  de  tes  brebis.  —  Uélas ,  pauvre  folle  !  pourquoi 
i    plains-tu  celui  —  qui  te  dédaigne  de  tout  son  cœur?  Lui, 

—  c'est  parce  qu'il  en  aime  une  autre,  qu'il  me  dédaigne  : 

—  moi,  c'est  parce  que  je  l'aime,  que  je  ne  puis  m'empè- 
eher  de  le  plaindre.  —  Cet  anneau,  je  le  lui  donnai ,  quand 
il  me  quitta,  —  pour  l'obliger  à  se  souvenir  de  ma  ten- 
dresse ;  —  et  maintenant  me  voilà  tenue ,  malheureuse 
messagère,  —d'implorer  ce  que  je  ne  voudrais  pas  obtenir, 

—  d'offrir  ce  que  je  voudrais  voir  refuser,  —  et  de  vanter 
un  dévouement  que  je  voudrais  entendre  blâmer.  —  Je 
sois  l'amante  scrupuleusement  loyale  démon  maître,  —mais 
je  ne  puis  être  sa  servante  loyale,  —  sans  me  trahir  déloya- 
lement  moi-même.— Pourtant  je  plaiderai  pour  lui,  —mais 
pourtant  avec  autant  de  froideur  —  que  j'ai,  le  ciel  le  sait, 
de  répugnance  pour  son  succès. 

Entre  Silvia,  avec  sa  suite. 
JUUA. 

—  Bonjour,  noble  dame  !  Veuillez,  je  vous  prie,  —  me 
servir  d'introductrice  auprès  de  madame  Silvia. 

SILVIA. 

-  Ou'auriez-vous  à  lui  dire,  si  j'étais  elle? 

VIII.  10 


-d'é» 


-  't  ■  I  '!:ut-  -JLv.tâ  : 


«u.  3xa:amtf 


dtmipKi. 


La  ieciv  poor  Toira  GffiBe. 


a. 


J<  :  ^a  ;ne.  «LàêeHUùt  i^:^  aK%iR  ccUe-là. 


i:-:  -9cv«»i.: .  rr^niare  lia  lecoAj  papier. 

J*»  ne  Ttui  :j5  z:-!l:«  marier  les  Ters  de  Toire  nui- 
tre  :  -je  sais  qu'ils  «ootbooirês  de  prole5tBtioi»,--«l  ran- 
plii  de  seruHfDts  itnprnvîsés  qu'il  romprait,  —  aosn 
meut  que  je  «J'Ahire  foii  billet. 


■  SCÈNE  \IV.  151 

Jl'UA,  lui  remclUol  un  ouoeau. 

§      —  Madame,  il  envoie  cette  bague  à  Votre  Grâce. 

SILVIA. 

—  C'est  un  surcroît  d'opprobre  pour  lui  qu'un  pareil 
i  envoi  ;  —  car  je  lui  ai  entendu  dire  mille  fois—  que  sa  Julia 
r  la  lui  avait  donnée  à  son  départ.  —  Quoique  son  doigt  traître 
.  «it  profané  cet  anneau,  —  le  mien  ne  fera  pas  une  si  noire 

iiyure  à  sa  Julia. 

Kilo  rend  Tanneaa  à  Julia. 
JUUA. 

—  Elle  vous  en  remercie. 

SILVIA. 

Que  dis-tu  ? 

JULU. 

—  Je  vous  remercie,  madame,  de  vous  intéresser  à  elle. 
—  Pauvre  gentillefemme  !  Mon  maître  Ta  bien  fait  souf- 
frir. 

SILVIA. 

—  Est-ce  que  tu  la  connais  ? 

JUUA. 

Presque  autant  que  je  me  connais  moi-même.  —  Rien 
qu'en  pensant  h  ses  malheurs,  je  vous  jure  —  que  j'ai 
pleuré  cent  fois. 

SILVU. 

—  Elle  pense  sans  doute  que  Protéc  l'a  abandonnée. 

JUUA. 

—  Je  crois  que  oui,  et  c'est  là  la  cause  de  son  chagrin. 

SlLVU. 

—  N'est-elle  pas  éclatante  de  beauté  ? 

JUUA. 

—  Elle  l'a  été,  madame,  plus  qu'elle  ne  l'est.  ~  Quand 
elle  se  croyait  aimée  do  mon  maître,  —elle  avait,  à  mon  ju- 
gement, autant  d'éclat  que  vous;  —  mais  depuis  qu'elle  a 
négligé  son  miroir  -  et  jeté  le  masque  qui  l'abritait  du  so- 


\bi  LL<  DU'l  tifLMIUMOMMES  US  ftBOSE. 

IciL  -  Tair  a  flétri  les  roses  de  ses  joues  —  et  nMmth  si 
tciot  de  lys.  -  teileiiieiit  qu'elle  est  aajotudlniiHnUR 

que  moi. 

—  De  quelle  taille  est-die? 

jrm. 

-  A  peu  près  de  ma  hauteur  :  car,  à  la  Penteeâie, -^ari 
se  jouaient  nos  parades  joyeuses,  —  nos  jeunes  esmnin 
me  faisaient  jouer  un  rAle  de  femme,  —  je  mliafailliiKrai 
robe  do  madame  Julia,  —  etoevèteoientni'allaitaoKiliBii 
(le  l'avis  de  tous  les  hommes,  -  que  s'il  «Tait  été  fûtpoa 
iDoi.  '  Je  sais  ainsi  qu'elle  est  h  peu  près  de  ma  grandw. 

-  Ce  jour-li,  je  la  faisais  pleurer  tout  de  bon,  —  eu  jt 
remplissais  un  rôle  lamentable  :  —  madame,  c'était  Ariat 
se  lamentant  —  sur  le  parjure  et  la  fuite  iod^goe  de  Thàét 

-  Je  jouais  arec  des  larmes  si  naies,  —  que  ma  psom 
maîtresse,  tout  émue,  —  en  pleurait  amèrement.  Ah!ji 
\eui  être  morte,  —  si  je  ne  ressentais  pas  par  la  peeséi 
toute  sa  douleur. 

—  Elle  doit  t*en  être  reconnaissante,  gentil  jou?enc6ia! 

-  Hélas  !  pauvre  fille,  esseulée,  abandonnée  !  —  Je  pleure 

moi-même  en  pensant  à  ce  que  tu  tiens  de  dire.  —  Heos, 

jouvenceau,  voici  ma  bourse  ;  je  te  la  donne,  —  pour  IV 

mour  de  ta  chère  maîtresse,  puisque  tu  lui  es  si  dénnié.  - 

Au  revoir. 

Jolia  sort  avee  sai  ftwgi, 

JlUA. 

-  Kt  elle  vous  en  remerciera ,  si  jamais  tous  la  con- 
naissez. -  Noble  femme,  vertueuse,  douce  et  bdie!  - 
J'espère  que  mon  maître  ne  sera  qu'un  amoureux  transi, 

-  puisqu'elle  s'intéresse  tant  à  Tamour  de  ma  maltresse. 

-  Hélas  !  que  Tamour  a  d'enfantillage  !  —  Voici  son  por- 
trait. Voyons.  Je  crois  -  quavec  cette  coifTure^,  mon 


■  SCÈIiE  XV.  153 

-t  visage  -  serait  tout  nussi  charmant  que  le  sien  :  —  et 
i  pourtant  le  peintre  Va  un  peu  flattée, -si  je  ne  me  flatte 
moi-même  d'une  illusion.  —  Ses  cheveux  sont  d'un  chft- 
lain  foncé,  les  miens  d'un  blond  parfait.  —  Si  c'est  à 
cette  seule  difl'érence  que  tient  l'amour  de  Protée,  —  je  me 
procurerai  une  perruque  de  cette  couleur-là.  —  Ses  yeux 
I  Mot  glauques  comme  le  verre,  et  les  miens  aussi.  —  Oui,  mais 
f    son  front  est  aussi  bas  que  le  mien  est  haut  !  —  Qu'est-ce 
i    donc  qu'il  admire  en  elle,  —  que  je  ne  pourrais  lui  faire 
admirer  en  moi,  —  si  ce  fol  amour  n'était  pas  un  Dieu  aveu- 
glé? —  Allons,  pauvre  ombre,  allons,  emporte  cette  ombre, 
—  ta  rivale. 

Elle  regarde  le  portrait. 

0  insensible  forme  !  —  tu  vas  être  encensée ,  baisée,  ai- 
mée, adorée;  —  et,  si  son  fétichisme  avait  du  sens,— c'est 
ma  personne  qui  devrait  être  idole  à  ta  place.  —  Je  veux  te 
traiter  bien  par  égard  pour  ta  maltresse  —  qui  m'a  bien 
traitée  :  n'était  cela,  je  le  jure  par  Jupiter,  -  j'aurais  déjà 
crevé  tes  yeux  inertes,  —  afln  d'arracher  à  mon  maître  son 
amour  pour  toi  ! 

Elle  sort. 

SCÈNE    XV. 

l' M  il  An.  Une  abbaye.] 

Entre  Églamour. 
ÈGUMOUR. 

—  Le  soleil  commence  à  dorer  le  ciel  à  l'occident  ;  —  et 
voici  bientôt  l'heure  —  où  Silvia  doit  me  rejoindre  h  la  cel- 
lule de  frère  Patrick.  —  Elle  sera  exacte  ;  car  les  amants  ne 
manquent  pas  l'heure,  —  à  moins  que  ce  ne  soit  pour  la  de- 
vancer, —  tant  ils  éperonnent  leur  empressement  ! 


1S4  LES  DSTX  GEimLSflUOItS  M  tlHn. 

bM  floilft. 

-  Tojez,  la  voici  :  hramxsoir,  madame  I 

-AmeD!âaien!Alk)m,bon«^«n^ 
te  polerae  des  murs  ite  Ttbbtje;  —  je  cuios  d*M|i|| 
psr  desespioDS. 

tGUiom. 

-  NeGriigD6sriea;tei(irétn*iBtpaBàtnii]i0a|||| 

—  si  iKHis  pouTODs  raUeiodre,  QOQS  sommes  en  <<M4 

SCÈNE  XVI. 

[DoM  k  filsit  éÊf&ÊL) 
Eitfwi  Thosio,  PMttt  al  JinjA. 

TBURIO. 

-  SîreProtée,  quo  répond  Silvia  h  mes  instances  t 

PROTte. 

-  Oh  !  messire*  je  te  troufe  plus  douce  qu'die  n'i 

-  et  néanmoios  elle  fait  des  objections  contre  votie 
sonne. 

THURIO. 

-  Que  dit-elle  ?  que  j'ai  la  jambe  trop  longue  ? 

PROTiX. 

Non,  que  yous  Tavez  trop  menue. 

THDRIO. 

-  Je  porterai  des  bottes  pour  la  rendre  on  peu 
ronde. 

JUUAy  à  part. 

—Il  n*cst  pas  d*ëperon  qui  mène  Tamour  à  ce  i 
déteslei 


■  SCtNR  XVf.  155 

THITRIO. 

-  Que  dit-elle  de  ma  face? 

g  PROTÈE. 

Qu'elle  est  blanche. 

^  THURIO. 

I       —  NoD,  elle  ment,  la  coquette.  Ma  face  eat  brune. 

protIs. 

—  Mais  les  perles  sont  blanches;  et  le  proverbe  dit—  que 
i    les  hommes  bruns  sont  des  pertes  aux  yeux  des  belles 

dames. 

JILU,  iparu 

-  De  pareilles  perles  offusquent  les  regards  des  femnaes  ; 
—  pour  moi,  je  ferme  les  yeux  pour  ne  pas  les  voir. 

TIIUMO.* 

—  Comment  trouve-t-elle  que  je  cause  ? 

raorii* 

Mal,  quand  vous  parlez  de  guerre. 

THumD. 

-  Mais  bien,  sans  doute,  quand  je  cause  d*ainour  et  de 
paix? 

JUUA,  à  part. 

—Mais  mieux  encore,  quand  il  reste  en  paix. 

THURIO. 

—  Que  dit-elle  de  ma  valeur? 

PROTÈE. 

Oh  !  messire,  elle  n'a  pas  de  doute  sur  ce  point. 

JUUA,  à  part. 

-Elle  n*en  doit  pas  avoir^  connaissant  sa  couardise. 

THURIO. 

-Que  dit-elle  de  ma  naissance  ? 

PROTtE. 

Que  vous  êtes  descendu  d'une  botiiie  fiimîlleâ 


156  LES  DKITX  GENTlL^HOlUiES  DC  TtaCHIK. 

-  C'est  vrai  ;  d'une  race  de  genUlshommes  aa  nng  Hê- 
bécile! 

THUBIO. 

-  Pense-t-elle  à  mes  propriétés  ? 

vwtto. 
Ob  !  oui  ;  et  avec  regret. 

THURIO. 

Pourquoi  donc  ? 

mUKj   h  part. 

—Parce  qu'elles  sont  à  un  âne  pareil. 

PRortE. 
Parce  qu'elles  sont  aliénées. 

^  JULIA. 

Voici  venir  le  duc. 

Entre  le  wc. 
LE  DUC. 

-  Eh  bien/ sire  Protée?Eh  bien,  ThurioT  —  Qui  de 
vous  a  vu  sire  Églamour  ? 

THURIO. 

-  Ce  n'est  pas  moi. 

PRortE. 
Ni  moi. 

LE  DUC. 

Avez-vous  vu  ma  fille? 

PROTÈE. 

Non  plus. 

LE  DUC. 

-  Il  est  donc  vrai  qu'elle  a  fui  pour  rejoindre  ce  manant 
de  Valentin,  -  et  qu'Ëglamour  l'accompagoe.  —  Cela  est 
certain,  r^r  le  frère  Laurence  les  a  rencontrés  tous  deux  - 
dans  la  forêt  ou  il  errait  par  pénitence  :  -il  Ta  parfiailemeot 


SCÈNE  XVll.  157 

ri^onnu,  lui,  et  il  a  cru  devinerquec'était  elle;  -  mais,  comme 
elle  était  masquée,  il  n'a  pu  s'en  assurer.  -Au  surplus,  elle 
a  prétendu  qu'elle  allait  se  confesser  —  ce  soir  à  la  cellule 
de  Patrick,  et  on  ne  l'y  a  pas  trouvée.  —  Ces  présomptions 
confirment  sa  fuite.  —  Aussi,  je  vous  en  prie,  ne  restez  pas 
à  discourir,  -mais  montez  &  cheval  immédiatement  et  venez 
me  retrouver  —  au  pied  de  la  côte  —  qui  mène  à  Mantoue. 
C'est  par  là  qu'ils  se  sont  sauvés.  —  Dépêchez- vous,  chers 
messieurs»  et  suivez-moi. 

Il  sort. 
THURIO. 

—  Oui-dà  !  voilà  une  fille  bien  difficile  !  -  Fuir  ainsi  le 
bonheur,  quand  le  bonheur  la  poursuit  !  —  Je  pars ,  mais 
plutôt  pour  châtier  Églamour  —  que  par  amour  pour  l'ex- 
travagante Silvia. 

Il  sort. 
PROTÈE. 

—  Je  pars  aussi ,  mais  plutôt  par  amour  pour  Silvia,  - 
que  par  haine  pour  Églamour  qui  fuit  avec  elle. 

H  sort. 
SILVU,   h  part. 

—  Je  pars  aussi,  mais  plutôt  pour  traverser  cet  amour- 
là  ,  —  que  par  haine  pour  Silvia  qui  s'est  enfuie  par 
amour  ! 

Elle  sort. 

SCÈNE    XVII. 

;ilne  forêt  sar  la  roate  de  Mantoue.] 

Des  BANDITS  entrent,  emmcnanl  Sii.via. 
PREMIER  RAND1T. 

Allons,  allons  !  —  Patience  !  il  faut  que  nous,  vous  me- 
nions à  notre  capitaine. 


r 


ir.8  l,KS  DRIX  liEltTII.SH0M5fES  tlE  VÉim\F. 

-  Mille  malheurs  plus  grands  m*ont  appris-  i  wffB- 
ter  cplui-ci  j)atieininent. 

DErXlèME   IUNDIT. 

-  Allons!  ommenons-la. 

PREMIER    BANDn*. 

-  Oft  est  le  gentilhomme  qui  était  avw!  elle? 

TROISIÈME  BATOir. 

-  h^tanl  do  pied  léger,  il  nous  a  échappé,  —  mailHk 
el  Valérius  le  poursuivent. 

Xa  premier  bandit. 

-  Couduis-la,  toi,  h  l'cxtrétuilii  occidentale  de  la  bA, 

—  C'est  \h  qu'est  notre  cupilnine.  Nous  autres,  nous  f09- 
suivrons  le  fujord  ;  -  le  taillis  est  cerné  ,  il  dc  pwt  Ht 
s'évader. 

rREHlEH  BAHDIT,   i  Silvia. 

-  Allons!  il  font  que  je  vous  mène  à  la  raveroedeno- 
tre  capitaine.  —  N'ayez  pas  peur  ;  il  porte  un  oCBtir  ik^. 

—  et  il  n'est  pas  homme  à  traiter  une  femme  irrévéreiicicii- 
^emeiit. 

sii.ïh. 

-  Q.  Valonliii  !  c'est  pour  toi  que  j'endure  reri  .' 


SCÈNE   XVHl. 

\V.ûe  autre  pariie  de  U  forêt,] 

Knlre  Vm.KMIN. 

VALENTIS. 

Comme  l'usage  crée  vite  une  habitude  chez  l'iiomme  !  - 
Cette  solitude  ombreuse,  ces  bois  infréquenlés,  —  je  mert 
arran(;o  mieux  que  de»  vilios  peuplées  et  florissantpa    -  Ifj 


/\ 


I  SCÈNE  XYllI.  159 

je  puis  m'assooir  soûl,  inaperçu  de  tous,  —  et  sur  les  airs 
I  plaintifs  du  rossignol  —  chanter  mes  détresses,  et  soupirer 
mes  malheurs.  —  0  toi  qui  as  pour  foyer  mon  cœur,  —  ne 
laisse  pas  ta  demeure  si  longtemps  inoccupée,  —  de  peur 
que,  tombant  en  ruines,  rédifice  ne  s'écroule,  —  sans  laisser 
mémo  le  souvenir  de  ce  qu'il  était  !  —  Restaure-moi  par  ta 
I  présence,  Silvia  !  —  Ah  !  douce  nymphe,  soutiens  ton  ber- 
ger désolé  ! 

On  entend  on  cliquetis  d*épées  mèI6  de  cris. 

-  Quel  vacarme,  quel  tumulte  aujourd'hui  !  —  Ce  sont  mes 
camarades  qui  font  de  leur  volonté  leur  loi  ;  —  ils  donnent  la 
chasse  à  quelque  malheureux  passant.  —Ils  m'aiment  bien  ; 
pourtant  j'ai  beaucoup  à  faire— pour  les  empêcher  de  com- 
mettre de  sauvages  excès.  —  Retire-toi,  Valentin.  Voyons, 
qui  vient  là  ? 

\\  se  met  è  l'écart. 
Kotrent  ProtCe,  Tépée  à  le  main,  SiLYiA  et  Julia. 

l»ROTÉE. 

-  Oui,  madame,  je  vous  ai  rendu  ce  service,  —  quelque 
indifférente  que  vous  soyez  à  ce  que  fait  votre  serviteur;  —j'ai 
hasardé  ma  vie  pour  vous  délivrer  d'un  homme  -  qui  vou- 
lait faire  violence  à  votre  honneur  et  à  votre  amour.  — 
En  récompense,  accordez-moi  au  moins  un  tendre  regard. 
-»  Je  ne  puis  demander  et  vous  ne  pouvez ,  j'en  suis  sûr, 

-  me  concéder  une  faveur  moindre. 

VALENTlNy   à  part. 

Comme  ce  que  je  vois  et  entends  ressemble  à  un  rêve  ! 

-  Amour ,   prête-moi  la   patience   de  me  contenir  un 

moment. 

SILYIA. 

-  0  misérable  !  malheureuse  que  je  suis  ! 

PROTÈE. 

^  Malheureuse ,  vous  l'étiez ,  madame  i  avant  que  je 


1 60  LES  DErX  GENTILSHOMMES  DE  ViillOlCE. 

vinsse;  -  mais,  par  ma  venue,  je  vous  ai  rendue  hn- 
reusc. 

SILVU. 

-  Ton  approche  fait  le  comble  de  mon  maihear. 

JUUA,  à  put. 

-  El  du  mien,  quand  c'est  de  tous  qu'il  s'BpptoduL 

SILVIA. 

-  Si  j'avais  été  saisie  par  un  lion  aflbmé,  —  j'aunismien 
aimé  être  le  déjeuner  de  la  béte  —  que  de  me  voir  délivrée 
par  le  fourbe  Protée.  —  Oh  !  le  ciel  sait  quel  est  monamov 
pour  Valentin» — dont  la  vie  m'est  aussi  chère  que  mon  las! 

—  Eh  bien,  aussi  grande  (car  plus  grande,  c*est  imposdik) 
est  -  ma  haine  pour  le  parjure  Protée  !  —Ainsi  ta-t*eD,M 
me  sollicite  plus. 

PROTÉE. 

-  Quel  danger,  si  proche  qu'il  fût  de  la  mort,  —  n% 
fronterais-je  pas  pour  un  seul  regard  affectueux  ?  —  0  élK<- 
nel  malheur  de  Tamour  !  -  Ne  pouvoir  être  aimé  de  h 
femme  qu'on  aime  ! 

SILVIA. 

-  Ou,  comme  Protée,  ne  pouvoir  aimer  celle  dont  on 
est  aimé  !  —  Relis  donc,  dans  le  cœur  de  Julia,  l'hisloiR 
de  ton  premier  amour  !  —  Pour  lui  plaire ,  tu  déchiias 
ton  honneur  en  mille  serments;  —  et  tous  ces  serments  se 
sont  envolés  en  parjure  pour  l'amour  de  moi  !  -^  Tu  n'as 
plus  de  parole  maintenant,  h  moins  que  tu  n*en  aies  deux, 

—  ce  qui  est  bien  pire  que  de  ne  pas  en  avoir  !  Oui,  plutAt 
ne  pas  en  avoir,  —  que  d'avoir  deux  paroles  dont  une  est  de 
trop.  —  Tu  as  été  trattre  à  ton  meilleur  ami  ! 

PROTÉE. 

En  amour,  —qui  donc  respecte  l'amitié? 

SILVIA. 

Tous  les  hommes,  hormis  Protée. 


SGiNfi  XVIU.  161 

PROTiB. 

-  Eh  bien,  si  la  douce  éloquence  des  plus  touchantes 
paroles  —  ne  peut  pas  vous  attendrir,  —  je  vais  vous  faire 
ma  cour  en  soudart,  à  la  pointe  de  Tëpée,  —  vous  aimer  en 
dépit  de  Tamour,  —  vous  forcer  ! 

SILVIA. 

-Ociel! 

PROT^y   la  prenant  dans  ses  bras. 

Je  te  forcerai  de  céder  à  mes  désirs. 

YALENTINy   s'éJaoçanl. 

-  RufBan,  lâche  cette  rude  et  brutale  étreinte!  -  Ami 
do  mauvais  aloi  ! 

PROTÉE. 

Valentin  ! 

VALENTIN. 

—  Ami  vulgaire,  sans  foi  iii  amour,  —  comme  sont  les 
amis  d'à-présent,  homme  de  trahison  !  —  tu  as  menti  à  mes 
espérances.  Mes  yeux  seuls — pouvaient  me  convaincre  de 
ceci.  A  présent  je  n'ose  plus  dire  —  que  j'ai  un  seul  ami 
vivant  :  tu  me  démentirais.  —  A  qui  pouvez-vous  vous  fier 
quand  votre  bras  droit  —  est  parjure  à  votre  cœur?  Protée, 
—  j'en  suis  nAvré,  en  détruisant  pour  jamais  ma  confiance 
en  toi,  -  tu 'me  rends  étranger  à  l'humanité.  —  La  bles- 
sure intime  est  la  plus  profonde.  —  0  temps  maudit»  —  où 
de  tous  les  ennemis  un  ami  est  le  pire  (11)  ! 

PROTÈE. 

—  Ma  honte  et  mon  crime  me  confondent.  -  Pardonne- 
moi,  Valentin  :  si  un  cordial  remords  —  est  pour  ma  faute 
une  rançon  suffisante,  -  je  te  l'offre  ici.  Ma  souffrance  est 
aussi  grande  —  que  mon  forfait. 

VALENTIN. 

Eh  bien!  je  suis  payé  (12)  !  —  Je  t'admetsi^ encore  une 
fois  à  l'honneur.  —  Celui  qui  n'est  pas  satisfait  par  le  re- 
pentir, —  n'appartient  ni  au  ciel,  ni  à  la  terre  :  car  le  ciel 


Iti2  LES  DEUX  GKNT1LSU03IIIES  DE  VÉROHB. 

et  la  terre  se  laissent  fléchir.  —  La  péniteocc  apaise  la  a>- 
lùro  de  rÉternel.  —  Et,  pour  qu'on  voie  oombia  n» 
amitié  est  franche  et  généreuse,  —  je  te  rends,  autaiil  qs 
j*en  puis  disposer,  toutes  les  bonnes  grâces  de  Silna.        ' 

JUUA. 

-  Malheur  à  moi  ! 

Elle  duBOflOs. 

PUOTÉE,  inonlrant  Jolja. 

Qu  a  donc  le  page? 

VALENTlNy    s'approchant  de  Jalia. 

Eh  bien,  page?  -  Eh  bien,  espiègle!  allons!  Qa'ya4il? 
Lcvç  les  yeux,  parle. 

JLUA. 

-  Ah  !  cher  monsieur,  mon  maître  m'avait  chaigé  de  n- 
mettre  un  anneau  à  madame  Silvia,  et  j'ai  négligé  delebiie. 

PROTÊE. 

-  Où  est  cet  anneau,  page? 

JULIA. 

Le  voici  :  tenez. 

Elle  loi  remet  une  bagne. 

l'ROTÉE. 

Comment!  voyons  donc!  -  Mais  c'est  Tanneau  que  j'ai 
donné  à  Julia. 

JULIA. 

-  Oh!  j'implore  votre  pardon,  monsieur,  je  me  sois 
méprise.  —  Voici  l'anneau  que  vous  envoyiez  à  Silvia. 

Klle  lui  montre  ane  aatrc  bague. 
PROTÉM,   considérant  toojoors  la  première  bague. 

—Mais  d'où  t'est  venu  cet  anneau-ci?  A  mon  départ,  - 
je  lai  donné  à  Julia. 

JCUA. 

-  Et  c'est  Julia  elle-même  qui  me  l'a  donné.  —  Etc'esl 
Julia  elle-même  qui  l'a  apporté  ici. 

PUOTÉE. 

-  Comment!  Julia! 


■ 
il 


SCiMC  XYIU.  163 

JUUA. 

-  Regarde  celle  qui  s'oiïrit  en  butte  à  tous  tes  sermeuts» 
I    —  et  qui  les  reçut  en  plein  dans  son  cœur!  —  Que  de  fois 
I    depuis  tu  Tas  criblée  de  parjures!  —0  Prolée,  que  ce  vête- 
ment te  fasse  rougir  !  —  Sois  honteux  de  ce  qu'il  m'a  fallu 
prendre  —  un  si  immodeste  accoutrement.  S'il  y  a  de  la 

I  honte  —  dans  ce  déguisement  d'amour,  —  aux  yeux  de  la  pu- 
deur, la  flétrissure  est  moindre  —  pour  la  femme  à  changer 
de  costume,  que  pour  l'homme  à  changer  d'âme  ! 

PROTÈE. 

-  Que  pour  l'homme  à  changer  d'Ame  !  c'est  vrai.  0  ciel  ! 
si  l'homme  —  était  constant,  il  serait  parfait  :  cette  unique  er- 
reur -  le  remplit  de  défauts  et  l'entraine  à  toutes  les  vile- 
nies. —  L'inconstance  est  une  déchéance,  avant  mémo 
d'avoir  commencé.  —  Qu'y  a-t-il  dans  les  traits  de  Silvia, 
que  je  ne  puisse,—  par  de  constants  regards,  retrouver  plus 
suave  dans  ceux  de  Juliaf 

VALRRTW. 

-  Allons  !  allons  !  La  main  tous  deux  !  —  Que  j'aie  la 
joie  de  faire  cet  heureux  rapprochement  !  —  Ce  serait  pitié 
que  deux  amis  comme  vous  fussent  longtemps  ennemis  I 

PROTÈE. 

-  Ciel  !  sois-en  témoin,  mon  désir  est  à  jamais  comblé. 

JUUA. 

Etle  mien  aussi. 

t)BS  BANDrrs  arrirent,  menant  le  Duc  et  Thurio. 

UN  BANDIT. 

Une  prise!  une  prise!  une  prise! 

VALSNTIN. 

-  Arrêtez  !  arrêtes,  vousdis-je  !  c'est  monseigneur  ledoc..; 

-  Votre  Grâce  est  la  bienvenue  auprès  d'un  homme  disgra- 
cie, -  le  proscrit  Valentin. 


I6i  LKS  DEUX  GLNTILSUOSUIKS  DE   VÛUmC. 

LE  DUC. 

Sire  Yalentin  ! 

THURIO. 

-  Voilà  Sihia,  et  Silvia  est  à  moi. 

VALENTIN,  répéeàlamJB. 

-  Tburio,  recule,  ou  tu  te  jettes  dans  les  bras  di  li 
mort.  —  Ne  te  mets  pas  à  la  portée  de  ma  colère.  —  lle<fe 
pas  que  Silyia  est  à  toi;  si  tu  le  répètes,  —  Milan  oeten- 
verra  plus.  La  voici  devant  toi  !  —  Ose  donc  prendre  po»- 
sessioQ  d'elle  par  un  seul  attouchement  !  —  Je  le  défie  d'ef- 
fleurer ma  bien-aimée  d'un  souffle. 

THURlO. 

—  Sire  Valentîn,  je  ne  me  soucie  pas  d'elle»  moi.  -  BÎM 
fou  est  celui  qui  risquera  —  sa  personne  poar  une  fille  qa 
ne  l'aime  pas.  —  Je  ne  la  réclame  pas,  et  ainsi  elle  est  à  loi! 

LE  DUCy   à  Thorio. 

—  Tu  n'en  es  que  plus  dégénéré  et  que  plus  vil,  —  après 
tous  les  moyens  que  tu  as  employés  pour  l'avoir,  —  de 
l'abandonner  à  de  si  faciles  conditions.  ~  Ah  !  par  Thoi- 
neur  de  mes  aïeux,  —  j'applaudis  à  ton  ardeur,  Valentiii, 

-  et  je  te  tiens  pour  digne  de  l'amour  d'une  impératrice. 
~  Sache-le  donc,  j'oublie  ici  tous  mes  anciens  griefs,  - 

-  j'efTace  toute  rancune  et  je  te  rappelle  dans  nos  foyers. 

-  Réclame  une  grandeur  nouvelle  pour  ton  mérite  ineom- 
parable,  -  et  j'y  souscris  en  te  disant  :  Sire  Yalentin,  In 
es  gentilhomme,  et  bien  né  :  -  prends  ta  Silna,  car  tu  l'as 
méritée. 

YALENTIN. 

—  Je  remercie  Votre  GrAce.  Ce  don  me  rend  heureux.- 
Maintenant,  je  vous  en  supplie,  au  nom  de  votre  fille,  —ac- 
cordez la  faveur  que  je  vais  vous  demander. 

LE  DUC. 

-  Je  l'accorde,  à  ta  requête,  quelle  qu'elle  soit. 


I  SCÈNE  XYllI.  165 

VALENTIN. 

—  Ces  proscrits,  avec  qui  j'ai  vécu,  -  sont  des  hommes 
doués  do  nobles  qualités  ;  —  pardonnez-leur  ce  qu'ils  ont 
commis,  —  et  qu'ils  soient  rappelés  de  leur  exil.  —  Ils  sont 
réformés,  civils,  pleins  de  bons  sentiments,  —  et  peuvent 

r    rendre  de  grands  services,  digne  seigneur. 

L  LE   DUC. 

.  —  Tu  as  prévalu.  Je  leur  pardonne,  ainsi  qu'à  toi.  — 
Dispose  d'eux,  selon  les  mérites  que  tu  leur  connais.  — 
Allons,  partons  :  nous  conclurons  toutes  nos  querelles  — 
par  des  galas,  des  réjouissances  et  de  rares  solennités. 

VALBNTIN. 

—  Tout  en  marchant,  je  prendrai  la  liberté  —  de  faire 
sourire  Votre  Grâce  par  mes  récits. 

Montrant  Jalia. 

—  Que  pensez- vous  de  cépage,  monseigneur? 

LE   DUC. 

—  Je  pense  que  ce  garçon-là  a  la  grâce  en  lui  :  il  rougit. 

VALENTIN. 

—  Je  vous  garantis,  monseigneur,  qu'il  a  plus  de  grâce 
qu'un  garçon. 

LE   DUC. 

—  Que  voulez-vous  dire  par  là? 

VALENTIN. 

—  Si  cela  vous  platt,  je  vous  raconterai,  chemin  faisant, 
—  des  événements  qui  vous  émerveilleront.  —  En  avant, 
Protée  !  Il  faudra  pour  pénitence  que  vous  entendiez  —  la 
révélation  de  vos  amours.  —  Cela  fait,  le  jour  de  nos  noces 
sera  le  jour  des  vôtres:  —  n'ayons  qu'une  mêmefcte,  qu'une 
même  maison,  qu'un  môme  bonheur. 

Ils  sortent. 

FIN  DBS  DEUX  CKNTILSIIOMMES  DE  YÉaO.NË. 

viu.  11 


M  liliuKl  uitavr  iiaVf>  lH 


H»»' 


Lia    très    excellente 


Histoire    du   Marchand 
de  T^enise. 

Avec   l'extresme   cruauté  que  monstra  Shylock  le  Juif 

envers  ledit  Marchand ,  lui  voulant  couper  une 

juste  livre  de  sa  chair  :  et  la  coii<iiiesCe 

de  Portia  par  le  choix  des  trois 

coffrets. 


Comme  elle  *a  été  diverses  fois  représentée  par  les  serviteurs 

du  Lord  Chambellan. 


Ecrite  par  William  Shakespeare 


A    LONDRES, 

Iinprîuié  par  I.  R.  pour  Thomas  Heyes, 

et  mise  en  vente  au  cimetière  de  Paul,  au 
signe  du  Vert  Dragon 


PEISIIIACES   (<3} 


LE  DOGE  DE  VENISE. 
LE  PRINCE  DE  ILVROC. 
LE  PRINCE  D'ARAGON. 
ANTONIO,  le  marchand  de  Veaise. 
DASSAN10>  lOB  ami. 
SOLANIO,         j 

SAL.VRINO,       ;  amis  d* Antonio  et  de  Bassanio. 

GIIATIANO,       ) 

LORENZO,  amooreoi  de  Jessica. 

SHYLOCK,  JQif  (14). 

TIBAL,  antre  juif,  ami  de  Shjk>ck. 

LVNCELOT  GOBBOy  le  down,  son  valet. 

LE  VIEUX  QOBBO,  père  de  Uncclot. 

SALERIO,  messager  de  Venise. 

LEONARDO,  valet  de  Dasaanio. 

BALTllAZAn,      ) 

8TKPHAN0,        i  ''^'''  ^'  ^'''''' 

PORTIA,  riche  héritière. 

NÉRISSA,  sa  sairante. 

jessica;  fille  de  Shylock. 

Magnifiques  sénateurs  de  Venise,  ophciers  db  la  oooi 

JUSTICE,  geôlier,  valets,  GEHS  DE  SBRVlCE. 

La  scène  est  tantôt  i  Venise,  tantôt  k  Belraont,  chàleaa  éê  PMiaa 

en  terre  ferme. 


SCÈNE  1. 

[Venise.  Le  comploir  d*Àiilonio.] 

Entrent  Antonio,  Salarino  et  SoiJiNio. 

ilNTONIO. 

—  Ma  foi,  je  ne  sais  pourquoi  j'ai  cette  tristesse.  —  Elle 
m*obsède;  vous  dites  qu'elle  vous  obsède  aussi!  —  Mais 
comment  je  Tai  gagnée,  trouvée  ou  rencontrée,  —  de  quelle 
étoffe  elle  est  faite,  d'où  elle  est  née,  —  je  suis  encore  à 
l'apprendre.  —  Elle  me  rend  si  stupide  —  quej'aigrand'- 
peine  à  me  reconnaître. 

SAUKINO. 

—  Votre  pensée  roule  sur  l'Océan,  —  partout  où  vos 
'galions  à  la  voile  majestueuse,  -  seigneurs  et  riches  bour- 
geois des  flots,  —  ou,  si  vous  voulez,  décors  mouvants  de  la 
mer,  -  planent  sur  les  petits  navires  marchands  —  qui 
leur  font  courtoisement  la  révérence,  —  alors  qu'ils  volent 
près  d'eux  avec  leurs  ailes  de  toile. 

SOLANIO. 

—  Croyez-moi,  monsieur,  si  je  courais  de  pareils  ris- 
ques, —  la  meilleure  partie  .de  mes  émotions  —  voyagerait 
avec  mes  espérances.  Je  serais  sans  cesse  —  à  arracher  des 
brins  d'herbe  pour  savoir  d'où  le  vent  souffle,  —  à  observer 


170  LE  MARCHAND  DE  VBlflSB. 

sur  les  cartes  les  ports,  les  mâles  et  les  rades  ;  —  et  tort  ce 
qui  pourrait  me  faire  craindre,  —  par  conjectures,  unied- 
dent  à  mes  cargaisons,  —  me  rendrait  triste. 

SAURINO. 

Mon  souffle,  refroidissant  mon  bouilIoD,  —  me  feraitfn- 
sonner,  à  la  pensée  —  de  tout  le  mal  qu'un  trop  grand  ml 
peut  faire  en  mer.  —  Je  ne  pourrais  pas  voir  cooler  le  si- 
blier,  ~  sans  penser  aux  bas-fonds  et  aux  bancs  de  sàk^ 

—  sans  voir  mon  riche  Saint'André^  engrayé»  —  indinafll 
son  grand  mAt  plus  bas  que  ses  sabords ,  —  pour  baiser 
son  sépulcre.  Pourrais-je  aller  à  l'église  —  et  yoir  le  saiol 
édifice  de  pierre,  —  sans  songer  immédiatement  aux  rocs 
dangereux  —  qui,  rien  qu'en  touchant  le  flanc  de  mon  dooi 
navire,  —  disperseraient  toutes  mes  épices  sur  la  vague  - 
et  habilleraient  les  lames  rugissantes  de  mes  soieries;  - 
bref,  sans  songer  que  cette  opulence,  si  grande  naguère, - 
peut  être  h  cette  heure  réduite  à  néant?  Puis-je  arrêter  m 
pensée  -  sur  cette  pensée,  sans  avoir  la  pensée  —  qa'oK 
pareille  inquiétude  me  rendrait  fort  triste?  —  Ailes,  nmtik 
de  le  dire!  Je  sais  qu'Antonio  —  est  triste  parce  qu'il  paon 
à  ses  marchandises. 

ANTONIO. 

-  Non,  croyez-moi  :  j'en  remercie  ma  fortune,  mes  pa- 
cotilles —  ne  sont  pas  aventurées  dans  une  seule  cale,  —  ni 
sur  un  seul  point  :  mes  biens  ne  sont  pas  tous  à  la  merd 

—  des  hasards  de  cette  année.  —  Ce  ne  sont  donc  pas  mes 
spéculations  qui  me  rendent  triste. 

SOLANIO. 

-  Alors  vous  êtes  amoureux. 

ANTONIO. 

Fi,  fi! 

SOLANIO. 

-  Pas  amoureux  non  plus?  Disons  alors  que  vous  êtes 
triste,  —  parce  que  vous  n'êtes  pas  gai  :  il  vous  serait  aassi 


SGtNR  I.  171 

facile  —  fin  rire,  de  sauter  et  de  dire  que  vous  êtes  gai 

—  parce  que  vous  n'êtes  pas  triste.  Par  Janus  au  double 
visage,  -  la  nature  forme  à  ses  heures  d'étranges  gaillards  : 

—  ceux-ci  cligneront  de  l'œil  perpétuellement  —  et  riront, 
comme  des  perroquets,  au  son  d'une  cornemuse,  —  ceux- 
là  ont  l'aspect  si  vinaigré  —  qu'ils  ne  montreraient  pas 
les  dents  en  manière  de  sourire,  —  quand  Nestor  jurerait 
que  la  plaisanterie  est  risible. 

KDtrent  Bassanio,  Lorenzo  et  Gratiano. 

SOLANIO. 

—  Voici  venir  Bassanio,  votre  très-noble  parent,  —  avec 
Gratiano  et  Lorenzo.  Adieu.  —  Nous  vous  laissons  en  meil- 
leure compagnie. 

SAURINO. 

—  Je  serais  resté  jusqu'à  ce  que  je  vous  eusse  rendu  gai, 
iî  de  plus  dignes  amis  ne  m'ataient  prévenu. 

ANTONIO. 

—  Vos  bontés  me  sont  bien  précieuses.  —  Je  pense  que 
vos  propres  affaires  vous  réclament,  —  et  que  vous  saisissez 
cette  occasion  pour  me  quitter. 

SAURINO. 

—  Bonjour,  mes  bons  messieurs. 

BASSANIO. 

—  Mes  bons  seigneurs,  quand  rirons-nous?  Dites, 
quand?  -  Vous  devenez  excessivement  rares.  Ensera-t-il 
toujours  ainsi? 

SALARINO. 

—  Nous  mettons  nos  loisirs  aux  ordres  des  vôtres. 

Sortent  SalariDO  et  Solanio. 
LORBNZO. 

—  Mon  seigneur  Bassanio,  puisque  vous  avez  trouvé 
Anlonioi  —  nous  deux,  nous  vous  laissons.  MaiSi  à  l'heure 


172  LE  MARCHAND  DE  NESISE. 

(lu  (Itner,  —  rappelez- vous,  je  vous  prie,  notre  mifr 
vous. 

BASSàmo. 

-  Je  ne  vous  manquerai  pas. 

GnATIANO. 

Vous  ne  paraissez  pas  bien,  signor  ÀDtoDÎo.  -  Vob 
avez  trop  de  préoccupations  dans  cette  vie  ;  —c'est  b  perin 
que  l'nchetcr  par  trop  de  soucis.  —  Croyez-moi,  tous  te 
merveilleusement  changé. 

AKTONIO. 

>-  Je  tiens  ce  monde  pour  ce  qu'il  est,  Gratiano  :  -  ob 
thé&tre  où  chacun  doit  jouer  son  rôle,  —  et  où  le  mien  est 
d'être  triste. 

GRATIAKO. 

  moi  donc  le  rôle  de  fou  !  —  Que  les  rides  de  l'âge  m 
viennent  à  force  de  gaieté  et  de  rire!  —  Puissé-je  avoir k 
foie  échauffé  par  le  vin  plutôt  que  —  le  cœur  glacë  par  des 
soupirs  mortiéants  !  —  Pourquoi  un  homme  qai  a  du  stt| 
ardent  dans  les  veines  —  serait-il,  comme  son  grand-papi, 
taillé  dans  Talbâtre?  —  Pourquoi  dormir  tout  éveillé  et  gh 
gner  la  jaunisse  -  à  force  d'ôlre  grognon?  ÉcootBi  ia- 
tonio,  -  je  t*nime  et  c'est  mon  amitié  qai  parle  :  —  ilyi 
une  sorti;  d'hommes  dont  le  visage  de  crème  —  croupi 
comme  un  mnrais  stagnant,  -  qui  gardent  une  immobîlilé 
volontaire  —  exprès  pour  se  draper  dans  une  répatatioB 
-  do  sagesse,  de  gravité  et  de  profondeur,    —   et  qoi 
semblent  dire  :  a  Je  mi^   messire   VOrade;    —  qumd 
f  ouvre  les  lèvres^  qu*aucun  chien  n'aboie  /  »  —  O  mon  An- 
tonio !  J'en  connais  —  qui  passent  pour  des  sages  unique- 
ment —  parce  qu'ils  ne  disent  rien,  et  qui,  j'en  suis  bien 
sûr,  —  s'ils  parlaient,  compromettraient  le  salut  de  leurs 
auditeurs,  -  en  les  forçant  à  traiter  le  prochain  d'imbé- 
cile !  —  Je  t'en  dirai  plus  long  une  autre  fois.  —  Crois- 
moi,  ne  pèche  pas,  avec  l'amorce  de  la  mélancolie,  —  la 


SCÈNE  I.  173 

réputation»  ce  goujon  des  sots  !...  ~  Viens»  bon  Lorenzo... 
Au  revoir»  -  je  finirai  mon  sermon  après  dtner. 

LORENZO. 

—  Allons  !  Nous  vous  laissons  jusqu'au  dtner.  —  Il  faut 
bien  que  je  sois  un  de  ces  sages  muets»  -  car  Gratiano  ne 
me  laisse  jamais  parler. 

GRATIANO. 

—  Bon  !  Tiens-moi  compagnie  encore  deux  ans»  —  et  tu 
ne  reconnaîtras  plus  le  son  de  ta  propre  voii. 

ANTONIO. 

—  Adieu  !  Je  deviendrais  bavard  à  celte  école-li. 

GRATIANO. 

—  Tant  mieux,  ma  foi  !  car  le  silence  n*est  recomman- 
dable  —  que  dans  une  langue  fumée  ou  dans  une  vierge 
non  vénale.  - 

Griiliano  et  Lorenzo  sortent. 
ANTONIO. 

Y  a-t-il  quelque  chose  dans  tout  cela? 

EASSANIO. 

Gratiano  est  Thomme  de  Venise  qui  sait  dire  indéfini- 
ment le  plus  de  riens.  Ses  raisonnements  sont  comme  deux 
grains  de  blé  perdus  dans  deux  boisseaux  de  menue  paille  ; 
vous  les  chercherez  tout  un  jour  avant  do  les  trouver,  et, 
quand  vous  les  aurez,  ils  ne  vaudront  pas  vos  recherches. 

ANTONIO. 

—  Q,  dites-moi  maintenant,  quelle  est  cette  dame  —  à 
qui  vous  avez  fait  vœu  d'un  secret  pèlerinage  -  et  dont  vous 
m'avez  promis  de  me  parler  aujourd'hui? 

EASSANIO. 

—  Vous  n'ignorez  pas,  Antonio,  —  dans  quel  délabre- 
ment j'ai  mis  ma  fortune,  —  en  étalant  quelque  temps  un 
faste  excessif  —  que  mes  faibles  ressources  ne  m'ont  pas 
permis  de  soutenir.  —  Je  ne  gémis  pas  de  ne  pouvoir  con- 
tinuer —  ce  noble  train  ;  mais  mon  plus  grand  souci  —  est 


171  LE  MAP.CH\5D  DE 

(lo  sortir  honnêtomont  des  dettes  Gonsidérables  -  m» 
jeunesse,  un  peu  trop  prodigue,  ->  m'a  laisse  engiffi.  C«E 
à  vous,  Antonio,  —  que  je  dois  le  plus,  en  argent  et  a 
aiïection  ;  —  et  c'est  sur  la  foi  de  votre  afiEectioo.  que  je» 
décide  —  à  vous  faire  part  de  tous  les  plans  et  pniijetsfe 
j'.'i  formés  —  pour  me  débarrasser  de  toutes  mes deOek 

.VNTOMO. 

—  Je  vous  en  prie,  bon  Bassanio,  faîtes^es-moi  cob- 
nnîtm  :  —  et,  s'ils  ne  s'écartent  pas  plus  que  vous  na  k 
faites  vous-memo  —  des  voies  de  FhoaDeur,  sovczsûr- 
que  ma  bourse,  ma  personne,  mes  ressources  dernières  - 

sont  toutes  ouvertes  à  votre  service. 

RASSANIO. 

—  Étant  écolier,  lorsque  j'avais  perdu  une  flèche,  —  j*« 
lanrais  une  autre  de  la  même  portée  —  dans  la  même  di- 
rection, en  la  suivant  d'un  regard  plus  attentif,  —  pourra 
trouver  la  première;  et,  en  risquant  les  deux,  —  je  retrao- 
vais  souvent  les  deux.  Si  je  vous  cite  cet  exemple  de  l'eDDam 

—  c'est  que  ma  conclusion  est  de  la  plus  pure  candeor.  - 
Je  vous  dois  beaucoup;  et  par  mon  étourderie  dejeoK 
homme  —  ce  que  je  vous  dois  est  perdu  ;  mais  si  yoiisoqs* 
sentez  —  à  lancer  une  seconde  flèche  dans  la  même  dim- 
tion  —  que  la  première,  je  ne  doute  pas,  —  comme  fci 
surveillerai  le  vol,  ou  de  les  retrouver  toutes  deux  —  ou  de 
vous  rapporter  la  seconde  —  en  restant  pour  la  première 
votre  débiteur  reconnaissant. 

ANTONIO. 

—  Vous  me  connaissez  bien  ;  et  vous  perdez  votre  temps- 
h  circonvenir  mon  amitié  par  tant  d'ambages.  —  Et  vous 
me  faites  plus  de  tort,  par  vos  doutes,  —  en  mettant  en 
question  mon  dévouement  absolu ,  —  que  si  vous  aviei 
dissipé  tout  ce  que  j'ai.  —  Dites-moi  seulement  ce  que  je 
dois  faire  —  d'après  votre  connaissance  de  ce  que  je  puis. 

—  et  je  suis  tout  prêt.  Ainsi,  parlez. 


^  SCÈNE  !l.  175 

B  *  BA8SAN10. 

H      —  Il  est  à  Bclmont  une  riche  héritière,  --  d'une  beauté 

>i  ^'embellissent  —  les  plus  merveilleuses  vertus  :  j'ai  déjà 

il  de  ses  yeux  —  reçu  de  doux  messages  muets.  —  Elle  se 

I  aomroe  Portia  et  n'est  inférieure  en  rien  —  à  la  fille  de 

■  Gaton,  la  Portia  de  Brutus.  —  L'univers  n'ignore  pas  son 

prix,  —  car  les  quatre  vents  lui  soufflent  de  toutes  les  côtes 

^    —  d'illustres  galants  :  sa  chevelure  radieuse  —  pend  à  ses 

f  tempes  comme  une  toison  d'or,  —  et  fait  de  sa  résidence 

f  de  Belmont  une  plage  de  Colchos  —  où  bien  des  Jasons 

I   viennent  pour  la  conquérir.  —  0  mon  Antonio!  Si  j'avais 

seulement  les  moyens  —  de   soutenir  ma   rivalité  avec 

eux,  —  mon  esprit  me  présage  un  tel  succès  —  que  je  ne 

I    pourrais  manquer  de  réussir. 

I  AÎTONIO. 

—  Tu  sais  que  toute  ma  fortune  est  sur  mer  ;  —  je 

I    ii*ai  pas  d'argent,  ni  de  moyen  —  de  réunir  sur-le-champ 

I    une  somme.  Ainsi,  va,  —  essaie  ce  que  peut  mon  crédit 

[  dans  Venise  ;  —  je  suis  prêt  à  le  tordre  jusqu'au  dernier 

I    écu  —  pour  t'envoyer,  bien  équipé,  à  Belmont  près  de  la 

belle  Portia.  —  Va,  cherche,  je  chercherai  de  mon  côté  — 

à  trouver  de  l'argent  ;  et,  à  coup  sûr,  —  j'en  obtiendrai  de 

la  confiance  ou  de  la  sympathie  que  j'inspire. 

Ils  sortent. 

SCÈNE  II. 

[Belmoot.  Chez  Portia.] 

Entrent  Portia  et  Nêrissa. 
PORTU. 

Surmafoi,  Nérissa,  mon  petit  corps  est  bien  las  de  ce 
grand  monde^ 


•  1 


JL  l\^a^30 


•jt  i^rmr  *i;*ii  smoÊtt. 
•  T.:  iLiâ  j;iu 


'• 


^  iLr*:  zA.z  viâsi  liS;  'T'^A  sAvoir  ce  qu'il  est  boB  de  lift 
.Tï  •!CJc<'..»rï  s^n:»;!::  w<  -idiïses,  et  les  chanuins  m 
;«i^r^  frC5  iKi  :a^i^  ii^  grinces.  Le  boo  prtdkiiegdl 
-:i:-.  zi  ru  ?ait  ses  7  rocns  inâtnctioos.  H  a^cst  pios  ■ 
-:  jpçr&::>:r*;  1  ^.nxi  :4rrs:ca<s  ce  qail  est  boa  de  Cûe^fl 
i  rCTï .  ,^r  ics  T.nin  3  enivre  ec^  propres  leçons.  Le  ce-j 
T-^ii  peitia^^a  j:r  ies  Was  poor  ia  passioa  :  msis  m  ^^ 
nxec:  ir^c:  5d::e  par-^iiess^iâ  Li  froide  règle  :  k  jeanetl 
:'oL*r  §e  ùii  iirfrî  pocr  facciir par^Jesscs  les  filets  qee  IeéI 
I-f  ^-ui-^ie-jaue  L«:c  crcseii.  Mais  ce  rsisoniiemml  n*est  p 
-:e  =:.ic  1  :  :L/i:*aiec:  i^  z:-?  •.hoisir  an  mari...  Qœ  dBJB» 
r.r-j5?  •Qi.iîir  !  J-?  L'T  p'iLS  ci  choisir  qui  je  Toodnis ni R- 
:':5cr  qui  nie  ;  :  .1::  liriSi  il  volonté  de  la  fille  mafc 
■ioi".  s^  ccorii^r  >:r:>  :j  T::.tonte  Ju  père  mort...  yesl-il 
p-j5  birrr.  -i^ir.  >Tr  sij.  le  ne  p<:aToir  ni  choisir,  ni  refaser 
fiersocaeT 

Votre  pcrre  fut  totijours  vertueux,  et  les  saints  personai- 
zes  n'oQt  à  leur  mort  que  île  bonnes  inspirations.  Toili 
fMTiurquoi  cette  loterie,  imi^uée  f^r  lui,  en  Tertu  de  laqneDe 
vous  appartenez  à  celui  qui  choisit,  suirant  son  intentîoD, 
entre  ces  trois  cutTrtts  d'or,  «i  argent  et  de  plomb,  ne  favo- 


SGËNE  11.  177 

risera»  soyez-en  sûre,  qu'un  homme  digne  de  votre  amour. 
Voyons,  avez-Yous  quelque  ardente  affection  pour  un  de  ces 
prétendants  princiers  <iui  sont  déjà  venus? 

PORTIA. 

Redis-moi  leurs  noms,  je  t'en  prie  ;  à  mesure  que  tu  les 
nommeras,  je  les  décrirai,  et,  par  ma  description,  tu  devi- 
neras mon  affection. 

NÈRISSA. 

D'abord,  il  y  a  le  prince  napolitain. 

PORTIA. 

Ah  !  celui-là,  il  est  né  à  l'écurie  ;  car  il  ne  fiait  que  parler 
de  s&à  cheval  :  il  se  vante,  comme  d'un  grand  mérite ,  de 
pouvoir  le  ferrer  lui-même!  J'ai  bien  peur  que  madame  sa 
mète  n'ait  triché  avec  un  forgeron. 

NÈRISSA. 

Ensuite,  il  y  a  le  comte  palatin. 

PORTU. 

Il  ne  fait  que  froncer  le  sourcil,  comme  s'il  voulait  dire  : 
aï  wms  ne  voulez  pas  de  moi^  décidez-vous.  Il  écoute  les  plus 
joyeux  récits  sans  sourire.  Je  crains  qu'il  ne  devienne  le 
philosophe  larmoyeur  quand  il  se  fera  vieux ,  puisqu'il  est 
dans  sa  jeunesse  d'une  tristesse  si  immodérée.  J'aimerais 
mieux  me  marier  à  une  tête  de  mort  ayant  un  os  entre  les 
dents  qu'à  un  de  ces  deux-là.  Dieu  me  garde  de  ces  deux 
hommes! 

NÉRISSA. 

Que  dites-vous  du  seigneur  français,  monsieur  Lebon  ? 

PORTIA. 

Dieu  l'a  fait  :  qu'il  passe  donc  pour  un  homme  !  En  vé- 
rité, je  sais  que  c'est  un  péché  de  se  moquer  :  mais  lui, 
comment  donc  !  Il  a  un  meilleur  cheval  que  celui  du  Napo- 
litain :  la  mauvaise  habitude  de  froncer  le  sourcil ,  il  l'a 
plus  parfaite  que  le  comte  palatin.  11  est  tous  les  hommes 
sans  être  un  homme.  Qu'un  merle  chante,  vite  il  fait  la  eu- 


178  LE  MARGUA!<D  DB  V£K1SE. 

briole;  il  dégainerait  contre  son  ombre.  Si  je  Tamisais,  j'é- 
pouserais vingt  maris.  Il  me  dédaignonait,  que  je  loi  par- 
donnerais ;  car,  m'aimât-il  à  la  Me,  je  ne  le  piyeni  jamais 

de  retour. 

NiMSSA. 

Que  direz-TOus  donc  à  Fauconbridge ,  le  jeune  baron 

d'Angleterre  ? 

PORTIA. 

Tu  sais  que  je  ne  lui  dis  rien»  car  nous  ne  nous  com- 
prenons ni  l'un  ni  l'autre  :  il  ne  possède  ni  le  latin ,  ni  le 
français,  ni  l'italien ,  et  vous  pourez  jurer  en  coarde  jus- 
tice que  je  ne  possède  pas  une  pauvre  obole  d'anglais.  Il 
est  le  portrait  d'un  homme  distingué.  Mais,  hélas  !  qui  peut 
causer  avec  un  mannequin  ?  Qu'il  est  drôlement  affaMé  !  Je 
pense  qu'il  a  acheté  son  pourpoint  en  Italie,  son  haut-de- 
chausses  en  France,  sa  toque  en  Allemagne  et  ses  manières 
partout. 

NÈRISSA. 

Que  pensez- vous  du  lord  écossais,  son  proche  voisin  (18}? 

TORTIA. 

Qu'il  fait  preuve  de  charité  envers  son  prochain»  car  il  a 
emprunté  un  soufQet  à  l'Anglais  et  a  juré  de  le  lui  ren- 
dre, quand  il  en  serait  capable.  Je  crois  que  le  Français  loi 
a  donné  sa  garantie  et  s'est  engagé  à  restituer  le  double. 

NÈRISSA. 

Ck)mment  trouvez- vous  le  jeune  Allemand,  le  neveu  du 
duc  de  Saxe  ? 

PORTIA. 

Répugnant  le  matin,  lorsqu'il  est  à  jeun,  et  plus  répu- 
gnant dans  l'après-midi,  lorsqu'il  est  ivre.  Dans  ses  meil- 
leurs moments,  il  vaut  un  peu  moins  qu'un  homme  ;  dans 
ses  plus  mauvais,  un  peu  plus  qu'une  bête.  Quelque  mal- 
heur qui  m'arrivc,  j'espère  trouver  moyen  de  lui  échapper. 


SCÈNE  11.  179 

NÈRISSA. 

S'il  offre  de  tenter  l'épreuve  et  qu'il  choisisse  le  eoffiret 
gagnant,  vous  refuseriez  d'accomplir  la  volonté  de  votre 
père,  en  refusant  de  l'épouser  ? 

PORT!  A, 
Aussi,  de  crainte  de  malheur,  mets,  je  t'en  prie,  un  grand 
verre  de  vin  du  Rhin  sur  le  coffret  opposé  :  car,  quand  le 
diable  serait  dedans,  si  cette  tentation  est  dessus,  je  sais  bien 
qu'il  le  choisira.  Je  ferai  tout  au  monde,  Mérissa,  plutôt 
que  d'épouser  une  éponge. 

NfoUSSA. 

Vous  n'avez  rien  à  craindre,  madame ,  vous  n'aurez  aucun 
de  ces  seigneurs  ;  ils  m'ont  fait  connaître  leur  résolution  de 
s*en  retourner  chez  eux  et  do  ne  plus  vous  troubler  de  leurs 
hommages,  à  moins  que,  pour  tous  obtenir,  il  n'y  ait  un 
autre  moyen  que  le  choix  des  coffrets  imposé  par  yotre  père. 

PORTIA. 

Dussé-je  vivre  aussi  vieille  que  la  Sibylle,  je  mourrai 
chaste  comme  Diane,  à  moins  que  je  ne  sois  obtenue  selon 
la  dernière  volonté  de  mon  père.  Je  suis  charmée  de  voir  si 
raisonnables  ce  tas  de  soupirants  :  car  il  n'en  est  pas  un  pour 
l'absence  duquel  je  ne  brûle,  et  je  prie  Dieu  de  leur  accor- 
der un  bon  voyage  (16). 

NÈiaSSA. 

Vous  rappelez- vous  ,  madame,  un  Vénitien,  un  savant, 
un  brave,  qui  vint  ici,  du  vivant  de  votre  père,  en  compagnie 
du  marquis  de  Montferrat  ? 

PORTlA. 

Oui,  oui,  Bassanio!  C'est  ainsi,  je  crois,  qu'on  l'ap- 
'  pelait. 

NÉRÎSSA. 

Justement,  madame  ;  do  tous  les  hommes  que  mes  faibles 
yeux  aient  jamais  regardés,  c'est  lui  qui  est  le  plus  digne 
d'une  jolie  femme. 


180  LE  MARCHAND  DE  VENISE. 

PORTIA. 

Je  me  le  rappelle  bien  ;  et,  tel  que  je  me  le  raiq)eUe,  il 
mérite  tes  éloges. 

Entre  on  valet. 
PORTIA. 

Eh  bien  !  quoi  de  nouveau  ? 

LE  VALET. 

Les  quatre  étrangers  vous  cherchent ,  madame ,  pour 
prendre  congé  de  vous.  Il  est  arrivé  un  courrier  dépêché  par 
un  cinquième,  le  prince  de  Maroc.  Il  porte  la  nouvelle  que 
le  prince,  son  maître,  sera  ici  ce  soir. 

PORTIA. 

Si  je  pouvais  souhaiter  la  bienvenue  au  cinquième  aussi 
volontiers  que  je  souhaite  un  bon  voyage  aux  quatre  autres, 
je  serais  charmée  de  son  approche  :  eût-il  les  qualités  d'un 
saint,  s'il  a  le  teint  d'un  diable,  je  l'aimerais  mieux  pour 
confesseur  que  pour  mari.  Viens,  Nérissa. 

An  valet. 

Maraud,  marche  devant.  Au  moment  où  nous  fermons 
la  grille  sur  un  soupirant,  un  autre  frappe  à  la  porte. 

lis  sortent. 

SCÈNE   111. 

[Venise.  Devant  la  maison  de  Shylock.] 
Entrent  Bassanio  et  Shtlock. 

SIIVLOCK. 

Trois  mille  ducats?  Bien. 

BASSANIO. 

Oui,  monsieur,  pour  trois  mois. 

SHYLOCK. 

Pour  trois  mois  ?  Bien. 


SCÈNE  Ul.  181 

BÂSSAKIO. 

Pour  laquelle  somme,  comme  je  vous  l'ai  dit,  Antonio 
s'engagera. 

snYLOCK. 
Antonio  s'engagera...  Bien. 

BÂSSAKIO. 

Pouvez-vous  me  rendre  ce  service  ?  Voulez-vous  me  faire 
ce  plaisir  ?  Connaltrai-je  votre  réponse  ? 

SHYLOCK. 

Trois  mille  ducats,  pour  trois  mois,  et  Antonio  engagé. 

bassânio. 
Votre  réponse  à  cela  ? 

SHYLOCK. 

Antonio  est  bon. 

BÂSSÂNIO. 

Avez*yous  jamais  entendu  contester  cela  T 

SHYLOCK. 

Oh!  non,  non,  non,  non.  Quandje  dis  qu'il  estbon,  je  veux 
dire  qu'il  est  solvable.  Mais  ses  ressources  sont  exposées; 
il  a  un  galion  en  route  pour  Tripoli,  un  autre  pour  les  Indes. 
De  plus,  j'apprends  sur  le  Rialto  qu'il  en  a  un  troisième 
pour  Mexico,  un  quatrième  pour  l'Angleterre,  et  d'autres 
encore  aventurés  dans  de  lointaines  spéculations.  Mais  les 
navires  ne  sont  que  des  planches,  les  matelots  que  des  hom- 
mes. Il  y  a  des  rats  de  terre  et  des  rats  d'eau,  des  voleurs 
de  terre  et  des  voleurs  d'eau,  je  veux  dire  des  pirates; 
et  puis  il  y  a  le  danger  des  eaux,  des  vents,  et  des  rocs. 
L'homme  est  néanmoins  solvable.  Trois  mille  ducats?...  Je 
crois  que  je  peux  prendre  son  billet. 

bâssanio. 
Soyez  assuré  que  vous  le  pouvez. 

SHYLOCK. 

Je  veux  en  être  assuré  ;  et  c'est  pour  m'en  assurer  que  je 
veux  réfléchir...  Puis-je  parler  à  Antonio? 

VIII.  it 


182  LE  MARCHAND  DE  VENISE. 

BASSANIO. 

Si  VOUS  voulez  dloer  avec  nous. 

SHYLOCK. 

Oui,  pour  sentir  le  porc,  pour  manger  de  la  demeure  où 
votre  prophète,  le  Nazaréen,  a  évoqué  le  diable  !  Je  veux 
bien  acheter  avec  vous,  vendre  avec  vous,  causer  avec  vous, 
cheminer  avec  vous,  et  ce  qui  s'en  suit  ;  mais  je  neveux  pas 
manger  avec  vous,  boire  avec  vous,  ni  prier  avec  vous... 
Quelles  nouvelles  au  Rialto?...  Qui  vient  ici? 

Entre  ANTONIO. 
BASSANIO. 

—  C'est  le  signor  Antonio. 

SHYLOCK 9   à  part. 

Comme  il  a  l'air  d'un  publicain  flagorneur!  —  Je  le  hais 
parce  qu'il  est  chrétien,  —  mais  surtout  parce  que,  dans  sa 
simplicité  vile,  —  il  prête  de  l'argent  gratis  et  fait  baisser 
—  le  taux  de  l'usance  ici,  parmi  nous,  à  Venise.  —  Si  ja- 
mais je  le  tiens  dans  ma  poigne,  —  j'assouvirai  la  vieiOe 
rancune  que  je  lui  garde.  —  Il  hait  notre  sainte  nation;  et 
il  clabaude,  —  dans  l'endroit  même  où  se  réunissent  les 
marchands,  —  contre  moi,  contre  mes  opérations,  contre 
mes  légitimes  profits  —  qu'il  appelle  intérêts!  Maudite  soit 
ma  tribu,  -  si  je  lui  pardonne! 

BASSANIO 9    parlant  haat  è  Shylock  qni  paraît  absorbé. 

Shylock  !  entendez-vous? 

SHYLOCK. 

—  Je  calcule  ce  que  j'ai  en  réserve,  -  et,  d'après  une 
évaluation  faite  de  mémoire,  —  je  ne  puis  immédiatement 
réunir  le  capital  —  entier  de  ces  trois  mille  ducats.  N'im- 
porte! —  Tubal,  un  riche  hébreu  de  ma  tribu,  —  me  four- 
nira ce«qu'il  faut...  Mais  doucement;  combien  de  mois  ~ 
demandez-vous? 


SCÈNE  m.  183 

A  Antonio. 

Le  bonheur  vous  garde,  bon  signor  !  —  Le  nom  de  Votre 
Honneur  était  justement  sur  nos  lèvres. 

ANTONIO. 

^  Sbylock,  bien  que  je  n'aie  pas  l'usage  de  prêter  ni 
d'emprunter  —  à  intérêt,  —  cependant,  pour  subvenir  aux 
besoins  urgents  de  mon  ami,  —  je  romprai  une  habitude. 

A  BassiiDio. 

Sait-il  déjà  —  combien  vous  voudriez? 

SHYLOCK. 

Oui,  oui,  trois  mille  ducats. 

ANTONIO. 

—  Et  pour  trois  mois. 

SHYLOCK. 

—  J*avais  oublié...  Trois  mois,  m'a vez-vous  dit?  —  Et 
puis,  votre  billet...  Ah  çà,  voyons...  mais...  écoutez!  — 
Tous  avez  dit,  ce  me  semble,  que  vous  ne  prêtiez  ni  n'em- 
pruntiez —  à  intérêt. 

ANTONIO. 

Je  ne  le  fois  jamais. 

SHYLOCK. 

—  Quand  Jacob  menait  pattre  les  moutons  de  son  oncle 
Laban,  —  grâce  à  ce  que  fit  pour  lui  sa  prudente  mère,  — 
ce  Jacob  était  le  troisième  patriarche  —  après  notre  saint 
Abraham;  oui,  il  était  le  troisième. 

ANTONIO. 

—  Eh  bien,  après?  Prêtait-il  à  intérêt? 

SHYLOCK. 

—  Non,  il  ne  prêtait  pas  à  intérêt;  pas,  comme  vous 
diriez,  —  positivement  à  intérêt.  Écoutez  bien  ce  que  faisait 
Jacob.  —  Laban  et  lui  étaient  convenus  —  que  tous  les 
agneaux  qui  étaient  rayés  et  tachetés  —  seraient  le  salaire 
de  Jacob.  Les  brebis,  étant  en  rut,  —  cherchèrent  les  bé- 
liers à  la  fin  de  l'automne  ;  -  tandis  que  le  travail  de  la  gé- 


184  LE  MARCHAND  DE  VENISE. 

nération  —  s'accomplissait  entre  ces  bêtes  à  laine,  —  le 
malin  bei^er  se  mit  à  me  peler  certaines  baguettes»  —et.  aa 
moment  de  l'œuvre  de  nature,  —  les  planta  devant  les 
brebis  lascives,  —  lesquelles,  concevant  alors,  mirent  bas, 
au  moment  venu ,  —  des  agneaux  bariolés ,  et  ceux-ci 
furent  pour  Jacob.  ~  C'était  là  un  moyen  de  pro6t,  et  Jaoob 
était  béni,  —  et  le  profit  est  bénédiction  quand  il  n'est  pas 
volé. 

ANTONIO. 

—  Jacob,  monsieur,  servait  là  en  vue  d*un  bénéfice  aven- 
tureux —  qu'il  n'était  pas  en  son  pouvoir  de  produire,  - 
mais  qui  était  réglé  et  créé  par  la  main  de  Dieu.  —  Est-ce 
là  un  argument  pour  justiGer  l'intérêt  T  —  Votre  or  et  votre 
argent  sont-ils  des  brebis  et  des  béliers? 

SHYLOCK. 

—  Je  ne  saurais  dire;  je  les  fais  produire  aussi  vite.  - 
Mais  suivez-moi  bien,  signor... 

ANTONIO. 

Remarquez  ceci,  Bassanio,  ~  le  diable  peut  citer  rÉcri- 
ture  pour  ses  fms.  —  Une  Ame  mauvaise  produisant  de 
saints  témoignages  —  est  comme  un  scélérat  à  la  joue  sou- 
riante, —  une  belle  pomme  pourrie  au  cœur.  —  Oh!  que 
la  fausseté  a  de  beaux  dehors  ! 

SHYLOCK. 

—  Trois  mille  ducats!  c'est  une  somme  bien  ronde!  - 
Trois  mois  de  douze...  Voyons  quel  sera  le  taux? 

ANTONIO. 

—  Eh  bien,  Shylock,  serons-nous  vos  obligés? 

SHYLOCK. 

—  Signor  Antonio,  mainte  et  mainte  fois,  —  sur  le 
Rialto,  vous  m'avez  honni  —  à  propos  do  mon  argent  et  de 
mes  usances.  —  Je  l'ai  supporté  patiemment  en  haussant 
les  épaules,  —  car  la  souffrance  est  l'insigne  de  toute  notre 
tribu.  —  Vous  m'appelez  mccrcant,  chien,  coupe-jarrets, 


SCÈNE  m.  185 

—  el  vous  crachez  sur  mon  gaban  juif,  -  et  cela  parce 
que  j*use  de  ce  qui  m'appartient.  -  Eh  bien,  il  pa- 
rait qu'aujourd'hui  vous  avez  besoin  de  mon  aide.  —  En 
avant  donc  !  vous  venez  à  moi  et  vous  me  dites  :  —  Shylock, 
nous  voudrions  de  l'argent!..  Vous  dites  cela,  —  vous  qui 
vidiez  votre  bave  sur  ma  barbe  —  et  qui  me  repoussiez  du 
pied  comme  vous  chassez  un  limier  étranger  —  de  votre 
seuil  !  Vous  sollicitez  de  l'argent  !  —  Que  devrais-je  vous 
dire?  Ne  devrais-je  pas  vous  dire  :  —  Est-^e  qu'un  chien  a 
de  f  argents  Est-il  possible  —  qu^un  limier  puisse  prêter  trois 
miUe  ducats  ?  Ou  bien,  —  dois-je  m'incliner  profondément 
et,  d'un  ton  servile,  —  retenant  mon  haleine  dans  un  mur- 
mure d'humilité,  —  vous  dire  ceci  :  —  Mon  beau  monsieur , 
vous  avez  craché  sur  moi  mercredi  dernier^  —  vous  m'avez 
chassé  du  pied  tel  jour;  une  autre  fois^  —  vous  m'avez  appelé 
chien;  pour  toutes  ces  courtoisies  —  je  vais  vous  prêter  tant 
d'argent? 

ANTONIO,   vivement. 

-  Je  suis  bien  capable  de  t'appeler  encore  de  même,  —  de 
cracher  sur  toi  encore,  de  te  chasser  du  pied  encore.  —  Si 
tu  prèles  cet  argent,  ne  le  prête  pas  —  comme  à  un  ami  ; 
l'amitié  a-t-elle  jamais  tiré  —  profit  du  stérile  métal  confié 
à  un  ami?  —  Non,  considère  plutôt  ce  prêt  comme  fait  à 
ton  ennemi.  —  S'il  manque  à  l'engagement,  tu  auras  meil- 
leure figure  -  à  exiger  contre  lui  la  pénalité. 

SHYLOCK. 

Ah  !  voyez  comme  vous  vous  emportez  !  —  Je  voudrais 
me  réconcilier  avec  vous,  avoir  votre  affection,  —  ou- 
blier les  affronts  dont  vous  m'avez  souillé,  —  subvenir  à 
vos  besoins  présents,  sans  prendre  un  denier  —  d'intérêt 
pour  mon  argent,  et  vous  ne  voulez  pas  m'entendre  !  — 
Mon  offre  est  bienveillante  pourtant  ! 

ANTONIO. 

Ce  serait  la  bienveillance  même. 


186  LB  MARCHAND  DE  VKRISK. 

SHYLOCK. 

—  Celle  bienveillance,  je  veux  vous  la  montrer.  —  Venez 
avec  moi  chez  un  noiaire,  signez-moi  là  —  un  simple  billet. 
Et,  par  manière  de  plaisanterie,  —  si  vous  ne  me  rem- 
boursez pas  Ici  jour,  —  en  tel  endroit,  la  somme  ou  les 
sommes  —  énonciées  dans  l'acte,  qu'il  soit  stipulé  —  que 
vous  perdrez  une  livre  pesant  ~  de  votre  belle  cbair»  la- 
quelle sera  coupée  et  prise  —  dans  telle  partie  de  votre 
corps  qui  me  plaira. 

AMONIO. 

—  Ma  foi,  j'y  consens;  je  signerai  ce  billet  —  et  je  dirai 
que  le  juif  fait  preuve  de  grande  bienveillance. 

BASSAN10. 

—  Vous  ne  signerez  pas  un  pareil  billet  pour  naoi  ;  — 
j'aime  mieux  rester  dans  ma  nécessité. 

ANTONIO. 

—  Allons!  ne  crains  rien,  l'ami,  je  n'encours  pas  celle 
perte.  —  Dans  deux  mois,  c'est-à-dire  un  mois  avant  — 
l'échéance,  je  compte  qu'il  me  rentrera  -  neuf  fois  la  va- 
leur de  ce  billet. 

SHYLOCK. 

—  0  père  Abraham  !  ce  sont  bien  là  les  chrétiens  !  —  La 
dureté  de  leurs  propres  procédés  leur  apprend  à  suspecter— 
les  intentions  des  autres. 

A  Dassanio. 

Répondez-moi,  je  vous  en  prie  :  —  s'il  manque  à 
l'échéance,  que  gagnerai-je  --  à  exiger  le  dédit?  —  Une 
livre  de  chair,  ôtée  d'un  homme,  -  n'est  pas  aussi  estima- 
ble ni  aussi  profitable  qu'une  livre  ~  de  chair  de  mouton, 
de  bœuf  ou  de  chèvre».  Je  le  répète,  —  c'est  pour  acheter 
ses  bonnes  grâces  que  je  lui  offre  ce  service.  —  S'il  l'acccple» 
soit!  Si  non,  adieu!  —  Mais,  de  grâce,  ne  m'outragez  pas 
jusque  dans  ma  bonté. 


SCÈNE  IV.  187 

ANTONIO, 

—  Oui,  Shylock,  je  signerai  ton  billet. 

SHYLOCK. 

—  Allez  donc  sur  le  champ  m'attendra  chez  le  notaire; 

—  faites-lui  rédiger  ce  plaisant  billet.  —  Moi,  je  vais  tout 
droit  chercher  les  ducats,  —  donner  un  coup  d  œil  à  mon 
logis,  laissé  à  la  garde  périlleuse  —  d'un  valet  négligent  ; 
et  aussitôt  —  je  suis  à  vous. 

11  sorL 
ANTONIO. 

Cours,  aimable  juif.   —  Cet  Hébreu  se  fera  chrétien,  il 
devient  bon. 

BASSANIO. 

—  Je  n*aime  pas  les  plus  beaux  termes  à  la  pensée  d'un 
coquin. 

ANTONIO. 

—  Marchons.  Il  n'y  a  ici  rien  à  redouter  :  —  mes  navires 
arrivent  un  mois  avant  l'échéance. 

Ils  sortent. 

SCÈNE    iV. 

[BelmoDt.  Chez  Portia.] 

Fanfare  de  cor.  Entre  LE  prince  de  Maroc,  niore  basané,  veto  de 
blanc,  et  trois  on  quatre  courtisans  costumés  de  ipême  ;  puis  PoRTiA, 
Nérissa  et  d'autres  suivantes. 

MAROC. 

—  Ne  me  prenez  point  en  aversion  à  cause  de  mon  teint, 

—  sombre  livrée  du  soleil  de  bronze  —  dont  je  suis  le  voi- 
sin et  près  de  qui  j'ai  été  nourri!  —  Amenez-moi  Tclre  le 
plus  blanc  qui  soit  né  vers  le  nord,  —  là  oti  le  feu  de  Phébus 
fait  à  peine  fondre  les  glaçons  ;  —  et  pour  l'amour  de  vous, 
faisons-nous  une  incision  -  afin  de  voir  qui  des  deux  a  le 


188  LE  MARCHAND  DE  VENISE. 

sang  le  plus  rouge.  —  Je  te  le  dis,  belle  dame,  ce  visage  — 
a  terrine  les  vaillants,  et,  je  le  jure  par  nnon  amour,  —  les 
vierges  les  plus  admirées  de  nos  climats  —  ne  l'en  ont  que 
plus  aimé.  Je  ne  voudrais  pas  changer  de  couleur,  —à 
moins  que  ce  ne  fût  pour  ravir  vos  pensées,  ma  douce 
reine. 

PORTIA. 

—  Dans  mou  choix  je  ne  suis  pas  uniquement  guidée 

—  par  l'impression  superficielle  d'un  regard  déjeune  fille; 

—  d'ailleurs  la  lolerie  de  ma  destinée  —  m'ôte  la  faculté 
d'un  choix  volontaire.  —  Mais  si  mon  père  ne  m'avait  pas 
astreinte,  —  par  sa  sagesse  tutélaire,  à  me  donner  pour 
femme  —  à  celui  qui  m'obtiendra  par  le  moyen  que  je 
vous  ai  dit,  —  vous,  prince  renommé,  vous  auriez  autant 
de  titres  —  que  tous  ceux  que  j'ai  vus  venir  ici,  —  à  mon 
affection. 

MAROC. 

C'est  assez  pour  que  je  vous  rende  grâce.  —  Veuillez 
donc,  je  vous  prie,  me  conduire  à  ces  coffrets,  —  que  je 
tente  ma  fortune.  Par  ce  cimeterre  —  qui  a  égorgé  le  Sophi 
et  un  prince  persan,  —  qui  a  gagné  trois  batailles  sur  le 
sultan  Soliman,  —  je  suis  prêt  à  foudroyer  de  mon  regard 
les  regards  les  plus  insolents,  —  et  de  ma  bravoure  le  plus 
audacieux  courage  ;  —  à  arracher  les  oursins  de  la  mamelle 
de  l'ourse.  —  et  même  à  insulter  le  lion  rugissant  après  sa 
proie,  —  pour  te  conquérir,  ma  dame!  Mais,  hélas!  —  si 
Hercule  et  Lychas  jouent  aux  dés  —  à  qui  l'emportera,  le 
plus  beau  coup  —  peut  tomber  par  hasard  de  la  main  la 
plus  faible,  —  et  Alcide  sera  battu  par  son  page.  —  Ainsi 
pourrais-je,  guidé  par  l'aveugle  fortune,  —  manquer  ce  que 
peut  atteindre  un  moins  digne,  —  et  en  mourir  de  dou- 
leur ! 

PORTIA. 

Il  faut  accepter  votre  chance  ;  —  renoncez  tout  à  fait  à 


SCÈNE  Y.  189 

choisir,  —  ou  jurez,  avant  de  choisir,  que,  si  vous  faites 
un  mauvais  choix,  —  jamais,  à  l'avenir,  vous  ne  parlerez 
de  mariage  -  à  aucune  femme...  Ainsi,  réfléchissez. 

MAROC. 

-  J'y  consens,  allons  !  conduisez-moi  à  ma  chance. 

PORTIA. 

—  Au  temple,  d'abord!  Après  dtner,  -  vous  tenterez 
votre  hasard. 

HÀROG. 

Alors  que  la  fortune  me  soit  bonne  !  —Elle  peut  me  faire 
une  existence  ou  bénie  ou  maudite! 

Ils  sorteot.  Fanfares  de  cor. 

SCÈNE   V. 

[Venise.  Une  rne.] 

£ntre  Lancelot  Gobbo  (17). 
lANCELOT. 

U  faudra  bien  que  ma  conscience  m'autorise  à  décamper 
de  chez  le  juif,  mon  maître.  Le  démon  me  touche  le  coude 
et  me  tente,  en  me  disant  :  Gobbo,  Lancelot  Gobbo,  ou  bon 
Lancelot,  ou  bon  Gobbo,  ou  bon  Lancelot  Gobbo,  joue  des 
jambes,  prends  ton  élan  et  décampe.  Ma  conscience  dit  : 
Non,  prends  garde,  honnête  Lancelot,  prends  garde,  honnête 
Gobbo,  ou,  comme  je  disais,  honnête  Lancelot  Gobbo,  ne 
fuis  pas,  mets  ce  projet  de  fuite  sous  tes  talons.  Alors  le  dé- 
mon imperturbable  me  presse  de  faire  mes  paquets  :  en 
route!  dit  le  démon,  va  t'en!  dit  le  démon ,  au  nom  du  ciel, 
prends  un  brave  parti,  dit  le  démon,  et  décampe.  Alors,  ma 
conscience,  se  pendant  au*  cou  de  mon  cœur,  me  dit  très- 
sagement  :  —  Mon  honnête  ami  Lancelot,  toi  qui  es  le  (Us 
d'un  honnête  homme  (ou  plutôt  d'une  honnête  femme  ;  car 


190  LE  IIABCHA5D  DE  VENISE. 

mon  père  a  eu  quelque  petite  tache,  il  s'est  parfois  laissé 
aller,  il  avait  certain  goût...)  Alors  ma  conscience  me  dit  : 
Lancelot^  ne  bouge  pas.  Bouge^  dit  le  démon.  Ne  bauge 
pas,  dit  ma  conscieDce.  Conscience^  dis-je,  vous  me  conseil- 
lez bien;  démon,  dis-je,  vous  me  conseillez  bien.  Pour  obéir 
à  ma  conscience,  je  dois  rester  avec  le  juif  mon  maître  qui, 
Dieu  me  pardonne,  est  une  espèce  de  diable  ;  et,  pour  dé- 
camper de  chez  le  juif,  je  dois  obéir  au  démon  qui,  sauf 
votre  respect,  est  le  diable  en  personne.  Mais,  pour  sûr,  le 
juif  est  le  diable  incarné;  et,  en  conscience,  ma  conscience 
est  une  bien  dure  conscience  de  me  donner  le  conseil  de 
rester  chez  le  juif.  C'est  le  démon  qui  me  donne  le  conseil 
le  plus  amical  Je  vas  décamper,  démon  ;  mes  talons  sont 
à  vos  ordres  ;  je  vas  décamper  ! 

Entre  le  vieux  GoBBO,  portant  an  panier. 

GOBBO. 

Monsieur!  Jeune  homme!  c'est  à  vous  que  je  m'adresse! 
Quel  est  le  chemin  pour  aller  chez  le  maître  juif? 

LANCELOT,    à  part. 

0  ciel  !  c'est  mon  père  légitime  !  Comme  il  est  presque 
aveugle  et  qu'il  a  la  gravelle  dans  l'œil,  il  ne  me  reconnaît 
pas.  Je  vais  tenter  sur  lui  des  expériences. 

GOBBO. 

Mon  jeune  maître,  mon  gentilhomme,  quel  est  le  che- 
min, je  vous  prie,  pour  aller  chez  le  maître  juif? 

LANCELOT. 

Tournez  à  main  droite,  au  premier  détour,  puis,  au  dé- 
tour suivant,  à  main  gauche,  puis,  morbleu,  au  prochain 
détour,  ne  tournez  ni  h  main  droite,  ni  à  main  gauche,  mais 
descendez  indirectement  chez  le  juif. 

GOBBO. 

Par  les  sentiers  de  Dieu  !  ce  sera  un  chemin  difflcilc  à 


SG£^E  V.  191 

trouver.  Pourriez-vous  me  dire  si  un  certain  Lancelot  qui 
demeure  avec  lui,  demeure  avec  lui  ou  non? 

UNCELOT. 

Parlez-vous  du  jeune  sieur  Lancelot? 

A  part. 

Remarquez-moi  bien,  je  vais  fairejouer  les  grandes  eaux. 

Haat. 

Parlez-vous  du  jeune  sieur  Lancelot? 

GOBBO. 

Ce  n'est  pas  un  sieur,  monsieur,  mais  le  fils  d'un  pauvre 
homme.  Son  père,  quoique  ce  soit  moi  qui  le  dise,  est  un 
honnête  homme,  excessivement  pauvre,  mais.  Dieu  merci, 
en  état  de  vivre. 

LANCELOT. 

Soit!  que  son  père  soit  ce  qu'il  voudra,  nous  parlons  du 
jeune  sieur  Lancelot. 

60BB0. 

De  Lancelot,  pour  vous  servir,  seigneur  ! 

LANCELOT. 

Mais,  dites-moi,  je  vous  prie,  vieillard,  ergd,  je  vous  sup- 
plie, parlez-vous  du  jeune  sieur  Lancelot? 

GOBBO. 

De  Lancelot,  n'eu  déplaise  à  Votre  Honneur. 

LANCELOT. 

Ergb^  du  sieur  Lancelot  !  ne  parlez  pas  du  sieur  Lancelot, 
père,  car  le  jeune  gentilhomme  (grâce  à  la  fatalité  et  à  la 
destinée  et  autres  locutions  hétéroclites,  grâce  aux  trois 
Sœurs  et  autres  branches  de  la  science),  est  effectivement 
décédé  ;  ou,  pour  parler  en  termes  nets,  il  est  allé  au  ciel. 

GOBBO. 

Morbleu,  Dieu  m'en  préserve!  Ce  garçon  était  mon  uni- 
que bâton  de  vieillesse,  mon  unique  soutien. 

LANCELOT. 

Est-ce  que  j'ai  l'air  d'un  gourdin,  d'un  poteau,  d'un  bâ- 
ton, d'un  étai?  Me  reconnaissez- vous,  père? 


192  LE  MARCHAND  DB  YKRISB. 

GOBBO. 

Hélas!  non,  je  ne  vous  reconnais  pas,  mon  jeune  gen- 
tilhomme  ;  mais,  je  vous  en  prie,  dites-moi,  mon  garçon 
(Dieu  fasse  paix  à  son  âme!)  est-il  vivant  ou  mort? 

LANCELDT. 

Est-ce  que  vous  ne  me  reconnaissez  pas,  père? 

GOBBO . 

Hélas  !  monsieur,  j'ai  la  vue  trouble,  je  ne  vous  recon- 
nais pas. 

LLNCELOT. 

Àh  !  ma  foi,  vous  auriez  vos  yeux  que  vous  risqueriei 
aussi  bien  de  ne  pas  me  reconnaître  ;  bien  habile  est  le  père 
qui  reconnaît  son  propre  enfant  1  Eb  bien,  vieux,  je  vais  vous 
donner  des  nouvelles  de  votre  fils  ;  donnez-moi  votre  béné- 
diction. La  vérité  doit  se  faire  jour;  un  meurtre  ne  peut 
rester  longtemps  caché,  le  fils  d'un  homme  le  peut,  mais,  h 
la  fin,  la  vérité  se  découvre. 

GOBBO. 

Je  vous  en  prie,  monsieur,  mettez-vous  debout  :  je  suis 
sûr  que  vous  n'êtes  pas  Lancelot,  mon  garçon. 

LANCELOT. 

Je  vous  en  prie,  cessons  de  batifoler,  donnez-moi  votre 
bénédiction.  Je  suis  Lancelot,  celui  qui  était  votre  garçon, 
qui  est  votre  fils,  qui  sera  votre  enfant. 

GOBBO. 

Je  ne  puis  croire  que  vous  soyez  mon  fils. 

UNCELOT. 

Je  ne  sais  ce  que  j'en  dois  croire;  mais  je  suis  Lancelot, 
l'homme  du  juif;  et  ce  dont  je  suis  sûr,  c'est  que  Margue- 
rite, votre  femme,  est  ma  mère. 

GOBBO. 

Son  nom  est  Marguerite,  en  effet.  Je  puis  jurer,  si  tu  es 
Lancelot,  que  tu  es  ma  chair  et  mon  sang.  Dieu  soit  béni  ! 


SCÈNE  V.  193 

Quelle  barbe  tu  as  !  Tu  as  plus  de  poils  à  ton  menton  que 
Dobbin,  mon  limonnier,  à  sa  queue. 

UNCELOT. 

Il  faut  croire  alors  que  la  queue  de  Dobbin  pousse  à  re- 
bours ;  je  suis  sûr  qu'il  avait  plus  de  poils  à  la  queue  que  je 
n'en  ai  sur  la  face,  la  dernière  fois  que  je  l'ai  yu. 

GOBBO. 

Seigneur  !  que  tu  es  changé  !...  Comment  vous  accordez- 
vous/ ton  maître  et  toi?  Je  lui  apporte  un  présent.  Com- 
ment vous  accordez- vous  maintenant? 

UNCELOT. 

Bien,  bien.  Mais  quant  à  moi,  comme  j'ai  pris  la  résolu- 
tion de  décamper  de  chez  lui,  je  ne  m'arrêterai  pas  que  je 
n*aie  couru  un  bon  bout  de  chemin.  Mon  maître  est  un  vrai 
juif.  Lui  donner  un  présent,  à  lui  ?  Donnez-lui  une  hart.  Je 
meurs  de  faim  à  son  service;  vous  pourriez  compter  toutes 
les  phalanges  de  mes  côtes.  Père,  je  suis  bien  aise  que  vous 
soyez  venu  ;  donnez-moi  ce  présent-  là  à  un  certain  monsieur 
Bassanio.  En  voilà  un  qui  donne  de  magnifiques  livrées 
neuves  !  Si  je  n*entre  pas  à  son  service,  je  veux  courir  aussi 
loin  que  Dieu  a  de  la  terre...  0  rare  bonheur!  Le  voici  en 
personne.  Abordez-le,  père  :  car  je  veux  être  juif,  si  je  sers 
le  juif  plus  longtemps. 

Entre  Dassanio,  saivi  de  Lêonardo  et  d'autres  domesUqaes. 

BASSANIOy   i  an  valet. 

Vous  le  pouvez,  mais  hâlez-vous,  pour  que  le  souper  soit 
prêt  au  plus  tard  à  cinq  heures.  Faites  porter  ces  lettres  à 
leur  adresse,  faites  faire  les  livrées,  et  priez  Gratiano  de  ve- 
nir chez  moi  incontinent. 

Sort  an  valet. 
LANCELOTy   bas  i  Gobbo. 

Abordez-le,  père  ! 


194  LE  MARGHÂlID  DE  YBRISI. 

GOBBO. 

Dieu  béDÎsse  votre  Excellence  ! 

BASSANIO. 

Grand  merci  !  Me  veux-tu  quelque  chose? 

GOBBO. 

Voici  mon  fils,  monsieur,  un  pauvre  garçon... 

UNCELOT. 

Non  pas  un  pauvre  garçon,  monsieur,  mais  bien  le  servi- 
teur du  riche  juif,  lequel  voudrait,  monsieur,  conune  mon 
père  vous  le  spécifiera... 

GOBBO. 

Il  a,  comme  on  dirait,  une  grande  démangeaison  de 
servir... 

LANGELOT. 

Eiïectivement,  le  résumé  et  Texposé  de  mon  aflaire,  c'est 
que  je  sers  le  juif  et  que  je  désire,  comme  mon  père  vous  le 
spéciGera.... 

GOBBO. 

Son  mattre  et  lui,  sauf  le  respect  dû  à  votre  Excellence, 
ne  sont  pas  tendres  cousins... 

LANGELOT. 

Pour  être  bref,  la  vérité  vraie  est  que  le  juif,  m*ayant  mal 
traité,  m*oblige,  comme  mon  père,  en  sa  qualité  de  vieillard, 
vous  Texpliquera,  j'espère,  avec  féconde... 

GOBBO. 

J'ai  ici  un  plat  de  pigeons  que  je  voudrais  offrir  à  votre 
Excellence,  et  ma  requête  est... 

LANGELOT. 

Bref,  la  requête  est  pour  moi  de  grande  impertinence, 
ainsi  que  voire  Excellence  l'apprendra  par  cet  honnête  vieil- 
lard, qui,  quoique  ce  soit  moi  qui  le  dise,  est  pauvre,  quoi- 
que vieux,  et  de  plus  est  mon  père... 

BASSAMO. 

Qu'un  de  vous  parle  pour  tous  deux...  Que  voulez-vous? 


SCÈNE  V.  195 

LANCELOT. 

Vous  servir,  monsieur. 

GOBBO. 

Voilà  Tunique  méfait  de  notre  demande,  monsieur. 

BASSilNiPy   à  Lancelot. 

~  Je  te  connais  bien  ;  tu  as  obtenu  ta  requête.  —  Shy- 
lock,  ton  maître,  m'a  parlé  aujourd'hui  même  —  et  a  con- 
senti à  ton  avancement,  si  c'est  un  avancement  -  que  de 
quitter  le  service  d'un  ricbejuif  pour  te  mettre  —  à  la  suite 
d'un  pauvre  gentilhomme  comme  moi.  — 

LANCELOT. 

Le  vieux  proverbe  se  partage  très-bien  entre  mon  maître 
Shylock  et  vous,  monsieur  :  vous  avez  la  grAce  de  Dieu, 
monsieur,  et  lui,  il  a  de  quoi. 

BASSANIO. 

—  Bien  dit...  Va,  père,  avec  ton  fils.  —  Va  prendre  congé 
de  ton  vieux  maître,  et  fais-toi  indiquer  —  ma  demeure. 

A  ses  geos. 

Qu'on  lui  donne  une  livrée  —  plus  galonnée  qu'à  ses 
camarades.  N'y  manquez  pas.  — 

H  s*eDlrelieDt  i  voix  basse  avec  Léonardo. 
UKCELOT. 

Enlevé,  mon  père  !..  Ah  !  je  ne  suis  pas  capable  de  trou- 
ver une  place!  Ah!  je  n'ai  jamais  eu  de  langue  dans  ma 
léte!..  Bien. 

Regardant  la  paame  de  sa  main. 

Est-il  un  homme  en  Italie  qui  puisse,  en  jurant  sur  la 
Bible,  étendre  une  plus  belle  paume?..  J'aurai  du  bonheur: 
tenez,  rienquecettesimplelignede  vie  (18)!  Voici  une  menue 
ribambelle  d'épouses  !  Hélas!  quinze  épouses,  ce  n'est  rien. 
Onze  veuves,  et  neuf  vierges,  c'est  une  simple  mise  en  train 
pour  un  seul  homme;  et  puis,  cette  échappée  à  trois  noyades  ! 
et  ce  péril  qui  menace  ma  vie  aubord  d'un  lit  de  plume!..  Ce 
sont  de  simples  chances!..  Allons,  si  la  fortune  est  femme, 


196  LE  MARCHAND  DB  VENISE. 

à  ce  compte-là  c*est  une  bonne  fille...  Tenez,  mon  père  ;  je 
vas  prendre  congé  du  juif  en  un  clin  d'œii. 

Sortent  Lancelot  et  le  vieux  Gobbo. 

BASSANIO. 

—  Je  t*en  prie,  bon  Léonardo,  pense  à  cela.  —  Quand 
tu  auras  tout  acheté  et  tout  mis  en  place,  —  reviens  vite, 
car  je  festoie  ce  soir  —  mes  connaissances  les  plus  estimées. 
Dépêche- toi,  va. 

LÉONÂRDO. 

—  J'y  mettrai  tout  mon  zèle. 

Entre  Gratiano. 
GRATIANO. 

—  Où  est  votre  maître? 

LÊONARDO. 

Là  bas,  monsieur,  il  se  promène. 

Sort  LéoDardo. 
GRATIANO. 

—  Signor  Bassanio... 

BASSANIO. 

Gratiano  ! 

GRATIANO. 

—  J'ai  une  chose  à  vous  demander. 

BASSANIO. 

Vous  l'avez  obtenue. 

GRATIANO. 

—  Vous  ne  pouvez  plus  me  refuser  :  il  faut  que  j'aille 
avec  vous  à  Belmont. 

BASSANIO. 

—  S'il  le  faut,  soit  !..  Mais  écoute,  Gratiano,  —  tu  es  trop 
pétulant,  trop  brusque,  trop  tranchant  en  paroles.  —  Ces 
façons-là  te  vont  assez  heureusement,  —  et  ne  sont  pas  des 
défauts  pour  des  yeux  comme  les  nôtres;  —  mais  pour 
ceux  qui  ne  te  connaissent  pas,  ch  bien,  elles  ont  —  quel- 


SCÈNE  VI.  197 

que  chose  de  trop  libre.  Je  t'en  prie,  prends  la  peine  —  de 
calmer  par  quelques  froides  gouttes  de  modestie  —  Teffer- 
vescence  de  ton  esprit  ;  sans  quoi  ta  folle  conduite  —  me 
ferait  mal  juger  aux  lieux  où  je  vais,  -  et  ruinerait  mes 
espérances. 

GRÀTIÂNO. 

Signor  Bassanio,  écoutez-moi  :  —  si  vous  ne  me  voyez 
pas  adopter  un  maintien  grave,  —  parler  avec  réserve,  jurer 
modérément,  -  porter  dans  ma  poche  des  livres  de  prière, 
prendre  un  air  de  componction,  —  et,  qui  plus  est,  quand 
on  dira  les  grâces,  cacher  mes  yeux,  —  comme  ceci,  avec 
mon  chapeau,  et  soupirer,  et  dire  :  Âmen!  —  enfin  ob- 
server tous  les  usages  de  la  civilité,  —  comme  un  être  qui 
s'est  étudié  à  avoir  la  mine  solennelle  —  pour  plaire  à  sa 
grand'mère,  ne  vous  fiez  plus  à  moi! 

BASSÂNIO. 

—  C'est  bien ,  nous  verrons  comment  vous  vous  compor- 
terez. 

GRÀTIANO: 

—  Àh  !  mais  je  fais  exception  pour  ce  soir.  Vous  ne  pren- 
drez pas  pour  arrhes  —  ce  que  nous  ferons  ce  soir. 

BASSANIO. 

Non,  ce  serait  dommage.  —  Je  vous  engagerais  plutôt  à 
revêtir  —  votre  plus  audacieux  assortiment  de  gaieté,  car 
nous  avons  -  des  amis  qui  se  proposent  de  rire...  Sur  ce, 
au  revoir!  —  J'ai  quelques  affaires. 

GRATIANO. 

—  Et  moi,  il  faut  que  j'aille  trouver  Lorenzo  et  les  autres; 
—  mais  nous  vous  rendrons  visite  à  l'heure  du  souper. 

Ils  sortent. 


VIII.  13 


198  u  KiRGHÂMD  m  uns. 

SCÈNE  VI. 

[Yenite.  Une  chambre  ehez  Sbylo^]. 

EDtreDt  JBSSiCà  et  Lancilot. 
JXSSIGA. 

—  Je  suis  fâchée  que  tu  quittes  ainsi  mon  père;  —  notre 
maison  est  un  enfer,  et  toi»  joyeux  diable,  —  ta  loi  dércriMis 
un  peu  de  son  odeur  d*ennui  ;  —  mais  adieu.  Yoîd  un  ducat 
pour  toi.  —  Àh  !  Lancelot,  tout  à  l'heure  au  souper  ta  ver- 
ras —  Lorenzo,  un  des  convives  de  ton  nouveau  mattre  :  - 
donne-lui  cette  lettre...  secrètement!  —  Sur  ce,  adiealJe 
ne  voudrais  pas  que  mon  père  —  me  vit  causer  avec  toi. 

LANCELOT,   larmoyant. 

Adieu  ! . .  Les  pleurs  sont  mon  seul  langage. . .  0  ravissante 
païenne,  délicieuse  juive  !  Si  un  chrétien  ne  fait  pas  quelque 
coquinerie  pour  te  posséder,  je  serai  bien  trompé. Mais^adieu  ! 
Ces  sottes  larmes  ont  presque  noyé  mon  viril  courage.  Adieu! 

11  ton. 

JESSIGÀ. 

—  Porte-toi  bien,  bon  Lancelot.  Hélas  !  Quel  affreux  pédié 
c'est  en  moi  — que  de  rougir  d'être  l'enfant  de  mon  père  !  - 
Mais  quoique  je  sois  sa  fille  par  le  sang,  —  je  ne  la  suis  pas 
par  le  caractère.  0  Lorenzo,  —  si  tu  tiens  ta  promesse,  je 
terminerai  toutes  ces  luttes  :  —  je  me  ferai  chrétienne  pour 
être  ta  femme  bien-aimée. 

Elle  tort. 
SCÈNE    VU. 

[Toujours  i  Venise.  Une  me]. 
Entrent  GaATUMO,  LoREifzo,  Saueimo  et  Solanio. 

LORENZO. 

—  Oui,  nous  nous  esquiverons  pendant  le  souper  ;  - 


SGÉNB  Vn.  199 

nous  nous  déguiserons  chez  moi»  et  nous  serons  de  retour 

—  tous  en  moins  d'une  heure. 

GRATIÂNO. 

Nous  n'avons  pas  fait  de  préparatifs  suffisants. 

SJOARINO. 

—  Nous  n'avons  pas  encore  retenu  de  porte-torche. 

SOLANIO. 

—  C'est  bien  vulgaire,  quand  ce  n'est  pas  élégamment 
arrangé;  —  il  vaut  mieux,  selon  moi,  nous  en  passer. 

LORENZO. 

—  n  n'est  que  quatre  heures  ;  nous  avons  encore  deux 
heures  —  pour  nous  équiper. 

Entre  Lancelot,  portant  one  lettre. 
LORSNZO. 

Ami  Lancelot,  quelle  nouvelle? 

LANGELOT. 

—  S'il  vous  plaît  rompre  ce  cachet,  vous  le  saurez  pro- 
bablement. 

LORENZO. 

—  Je  reconnais  la  main  ;  ma  foi ,  c'est  une  jolie  main  : 

—  elle  est  plus  blanche  que  le  papier  sur  lequel  elle  a  écrit, 

—  cette  jolie  main-là  ! 

GRÀTIAMO . 

Nouvelle  d'amour,  sans  doute.  — 

LÂNŒLOT,   se  retirant.^ 

Avec  votre  permission,  monsieur... 

LORENZO. 

(Kl  vas-tu? 

UNCELOT. 

Pardieu,  monsieur,  inviter  mon  vieux  maître  le  juif  à 
souper  ce  soir  chez  mon  nouveau  maître  le  chrétien. 

LORENZO,   bai  à  Lancelot,  en  loi  remettant  de  l'argent. 

—  Arrête  ;  prends  ceci...  Dis  h  la  gentille  Jessica  — 


206  LE  MARGHÂRD  DE  VENISE. 

que  je  ne  lui  manquerai  pas...  Parle-lui  en  seeret;  fa. 

Sort  Laacelol. 

—  Messieurs,  —  voulez-vous  VOUS  préparer  pour  la  masca- 
rade de  ce  soirT  —  Je  suis  pourvu  d'un  porte-torche. 

SAURINO. 

—  Oui,  pardieu  !  j'y  vais  à  l'instant. 

SOLANIO. 

—  Et  moi  aussi. 

LORINZO. 

Venez  nous  rejoindre,  Gratiano  et  moi,  -  dans  une  heure 
d'ici,  au  logis  de  Gratiano. 

SAURINO. 

—  Oui,  c'est  bon. 

Sortent  Salarino  et  Solanio. 
GRATIANO, 

—  Cette  lettre  n'était-elle  pas  de  la  belle  Jessica? 

LORENZO. 

—  Il  faut  que  je  te  dise  tout!  Elle  me  mande  —  le  moyen 
par  lequel  je  dois  l'enlever  de  chez  son  père,  —  l'or  et  les 
bijoux  dont  elle  s'est  munie,  —  le  costume  de  page  qu'elle 
tient  tout  prêt.  —  Si  jamais  le  juif  son  père  va  au  ciel,  — 

-  ce  sera  grAce  à  sa  charmante  fille  ;  —  quant  à  elle,  jamais 
le  malheur  n'oserait  lui  barrer  le  passage,  —  si  ce  n*est 
sous  le  prétexte  —  qu'elle  est  la  fille  d'un  juif  mécréant 

—  Allons,  viens  avec  moi  ;  lis  ceci,  chemin  faisant  :  —  la 
belle  Jessica  sera  mon  porte-torche  ! 

Ils  sortent. 

SCÈNE   VIII. 

[Toujours  à  Venise.  Devant  la  maison  de  Shylock.] 
Entrent  Shylock  et  Lancelot. 
SHTLOCK. 

—  Soit!  tu  en  jugeras  par  tes  yeux,  tu  verras  ^  la  dif- 
férence entre  le  vieux  Shylock  et  Bassanio.  -  Holà ,  Jessica  !.. 


SCÈNE  YIII.  201 

Tu  ne  pourras  plus  l'empiffrer  —  comme  tu  faisais  chez 
moi...  Holà,  Jessica  !...  —  ni  dormir,  ni  ronfler,  ni  mettre 
en  lambeaux  ta  livrée.  —  Eh  bien  !  Jessica,  allons  ! 

LANGELOT^   criant. 

Eh  bien  !  Jessica  ! 

SHTLOGK. 

—  Qui  te  dit  d'appeler?  Je  ne  te  dis  pas  d'appeler.  — 

LANCELOT. 

Votre  Honneur  m'a  si  souvent  répété  que  je  ne  savais  rien 
faire  sans  qu'on  me  le  dise  ! 

Entre  Jessica. 
JESSICA  9       Sbylock. 

—  Appelez-vous?  Quelle  est  votre  volonté? 

SHYLOGK. 

—  Je  suis  invité  à  souper  dehors,  Jessica  :  -^  voici  mes 
clefs...  Mais  pourquoi  irais-je?  —  Ce  n'est  pas  par  amitié 
qu'ils  m'invitent  :  ils  me  flattent!  —  J*irai  pourtant,  mais 
par  haine,  pour  manger  —  aux  dépens  du  chrétien  pro- 
digue... Jessica,  ma  fille,  —  veille  sur  ma  maison...  J'ai 
une  vraie  répugnance  à  sortir  :  —  il  se  brasse  quelque  vi- 
lenie contre  mon  repos,  —  car  j'ai  rêvé  cette  nuit  de  sacs 
d'argent.  — 

LANCELOT. 

Je  vous  en  supplie,  monsieur,  partez;  mon  jeune  maître 
est  impatienté  de  votre  présence. 

SHYLOGK. 

Et  moi,  de  la  sienne.    • 

LANCELOT. 

Ils  ont  fait  ensemble  une  conspiration...  Je  ne  dis  pas 
que  vous  verrez  une  mascarade  ;  mais  si  vous  en  voyez  une, 
cela  m'expliquera  pourquoi  mon  nez  s'est  mis  à  saigner  le 
dernier  lundi  noir  (19),  à  six  heures  du  matin,  après  avoir 


202  LB  MARCHAND  DE  VBRISB. 

saigné»  il  y  a  quatre  ans,  le  mercredi  des  oendres»  dans  Ta» 
près-midi. 

SHYLOGK. 

—  Quoi  !  il  y  aura  des  masques?  Écoutez-moi,  Jessica; 

—  fermez  bien  mes  portes  ;  et  quand  vous  entendrez  le  tam- 
bour—et rignoble  fausset  du  fifre  au  cou  tors,  —n'allez  pas 
grimper  aux  croisées,  ~  ni  allonger  votre  téta  sur  la  voie 
publique  —  pour  contempler  ces  fous  de  chrétiens  aux  vi- 
sages vernis.  —  Mais  bouchez  les  oreilles  de  ma  maison,  je 
veux  dire  mes  fenêtres.  —  Que  le  bruit  de  la  vaine  extrava- 
gance n'entre  pas  —  dans  mon  austère  maison...  Par  le 
bâton  de  Jacob,  je  jure  —  que  je  n'ai  nulle  envie  de  souper 
dehors  ce  soir;  —  mais  j'irai...  Pars  devant  moi,  drôle,  — 
et  dis  que  je  vais  venir. 

lângelot. 
Je  pars  en  avant,  monsieur. 

Bas,  à  Jessica. 

Maltresse,  n'importe,  regardez  par  la  fenêtre. 

Voas  verrez  passer  un  chrétien, 
Bien  digne  de  l'œillade  d'une  juive. 

Sort  LaDceloU 
SHYLOGK. 

—  Que  dit  ce  niais  de  la  race  d' Agar,  hein  ? 

JESSICA. 

—  Il  me  disait  :  adieu,  madame;  voilà  tout. 

SHYLOCK. 

—  C'est  un  assez  bon  drille,  mais  un  énorme  mangeur, 

—  lent  à  la  besogne  comme  un  limaçon  et  puis  dormant 
le  jour  -  plus  qu'un  chat  sauvage!  Les  frelons  ne  sont 
pas  de  ma  ruche.  -  Aussi  je  me  sépare  de  lui,  et  je  le  cède 

—  à  certain  personnage  pour  qu'il  l'aide  à  gaspiller  —  de 
l'argent  emprunté...  Allons,  Jessica,  rentrez;  —  peut- 
être  reviendrai-je  immédiatement;  ~  faites  comme  je  vous 
dis,  —  fermez  les  portes  sur  vous.  Bien  serrée  bien  re- 


SCÈNE  IX.  203 

trouvé;  —  c*ost  un  proverbe  qai  ne  rancit  pas  dans  un  esprit 
éGonome. 

IliorU 
JESSIGA,   regardant  s'ébigoer  Sbyloek. 

—  Adieu;  si  la  fortune  ne  m*est  pas  contraire,  —  nous 
avons  perdu»  moi,  un  père,  et  vous,  une  fille. 

Elle  sort. 

SCÈNE  IX. 

[Toujours  à  Venise.] 

Enirtnt  Gratuno  et  SàLAEINO,  masqués. 
GRATIANO. 

Voici  l'auvent  sous  lequel  Lorenzo  —  nous  a  priés  d'at- 
tendre. 

SAURINO. 

L'heure  est  presque  passée. 

GRATIANO. 

—  C'est  merveille  qu'il  n'arrive  pas  à  l'heure,  —  car  les 
amants  courent  toujours  en  avant  de  l'horloge. 

SAURINO. 

—  Oh  !  les  pigeons  de  Vénus  volent  dix  fois  plus  vite  — 
pour  sceller  de  nouveaux  liens  d'amour  —  que  pour  garder 
intacte  la  foi  jurée. 

GRATIANO. 

—  C'est  toujours  ainsi.  Qui  donc,  en  se  levant  d'un  festin, 
—  a  l'appétit  aussi  vif  qu'en  s'y  asseyant?  —  Où  est  le  che- 
Tal  qui  revient  —  sur  sa  route  fastidieuse  avec  la  fougue  in- 
domptée —  du  premier  élan?  En  toute  chose  —  on  est  plus 
ardent  à  la  poursuite  qu'à  la  jouissance.  —  Qu'il  ressemble 
à  l'enfant  prodigue,  —  le  navire  pavoisé,  quand  il  sort  de  sa 
baie  natale,  —  pressé  et  embrassé  par  la  brise  courtisane  ! 


204  LE  MARCHABD  M  YEHISB. 

—  Qu'il  ressemble  à  renfant  prodigue,  quand  il  reneni,  — 
les  flancs  avariés,  les  voiles  en  lambeaux,  — extéoué,  ramé, 
épuisé  par  la  brise  courtisane  ! 

SÂLàRniO. 

—  Voici  Lorenzo...  Nous  reprendrons  cela  plus  tard. 

Entre  Lorekzo. 
LDREKZO* 

—  Chers  amis,  pardon  de  ce  long  retard  :  —  ce  n'est 
pas  moi,  ce  sont  mes  affaires  qui  vous  ont  fait  attendre.  — 
Quand  vous  voudrez  vous  faire  voleurs  d'épouses,  ~  je  ferai 
pour  vous  une  aussi  longue  faction...  Approchez:  —ici 
loge  mon  père  le  juif. . .  Holà  !  quelqu'un  ! 

Jessica  parait  à  la  fenêtre,  vètoe  en  page. 

JESSICÂ. 

—  Qui  êtes-vous?  dites-le-moi,  pour  plus  de  certitude, 

—  bien  que  je  puisse  jurer  que  je  reconnais  votre  voix. 

LORENZO. 

—  Lorenzo,  ton  amour! 

JESSICÂ. 

—  Lorenzo,  c'est  certain  ;  mon  amour,  c'est  vrai.  —  Car 
qui  aimé-jc  autant?  Mais  maintenant,  qui  sait,  —  hormis 
vous,  Lorenzo,  si  je  suis  votre  amour? 

LOBENZO. 

—  Le  ciel  et  tes  pensées  sont  témoins  que  tu  l'es. 

JESSICÂ,  jetant  an  coffret. 

—  Tenez,  attrapez  cette  cassette;  elle  en  vaut  la  peine. 

—  Je  suis  bien  aise  qu'il  soit  nuit  et  que  vous  ne  me  voyiez 
pas,  —  car  je  suis  toute  honteuse  de  mon  déguisement  ;  - 
mais  l'amour  est  aveugle,  et  les  amants  ne  peuvent  voir  - 
les  charmantes  folies  qu'eux-mêmes  commettent;  —  car, 
s'ils  le  pouvaient,  Cupido  lui-même  rougirait  —  de  me 
voir  ainsi  transformée  en  garçon. 


SCÈNE  IX.  205 

LORSNZO. 

—  Descendez»  car  il  faut  que  vous  portiez  ma  torche. 

JESSICÂ. 

—  Quoi  !  faut-il  que  je  tienne  la  chandelle  à  ma  honte?  ~ 
Celle-ci  est  déjà  d'elle-même  trop,  bien  trop  visible.  — 
Quoi!  mon  amour,  vous  me  donnez  les  fonctions  d*éclaireur 

—  quand  je  devrais  me  cacher! 

LORENZO. 

N'êtes- vous  pas  cachée,  ma  charmante,  —  sous  ce  gra- 
cieux costume  de  page?  —  Mais  venez  tout  de  suite:  —  car 
la  nuit  close  est  fugitive,  —  et  nous  sommes  attendus  à  sou- 
per chez  Bassanio. 

JESSICA. 

—  Je  vais  fermer  les  portes,  me  dorer  —  encore  de 
quelques  ducats,  et  je  suis  à  vous. 

Elle  quitte  la  feoètre. 
GRATIÀNO. 

—  Par  mon  capuchon,  c  est  une  gentille  et  non  une 
juive. 

LORENZO. 

—  Que  je  sois  maudit,  si  je  ne  l'aime  pas  de  tout  mon 
cœur  !  —  Car  elle  est  spirituelle,  autant  que  j'en  puis  juger  ; 

—  elle  est  jolie,  si  mes  yeux  ne  me  trompent  pas;  —  elle 
est  Gdèle,  comme  elle  me  l'a  prouvé.  —  Aussi,  comme  une 
fille  spirituelle,  jolie  et  fidèle,  —  règnera-t-elle  constam- 
ment sur  mon  cœur. 

Entre  Jessica. 
LORENZO. 

—  Ah!  te  voilà  venue?...  En  avant,  messieurs,  partons  ; 

—  nos  camarades  nous  attendent  déjà  sous  leurs  masques. 

Il  sort  avec  Jessica  et  Salarino. 
Entre  Antonio. 

ANTONIO. 

—  Qui  est  là? 


#Wlh| 


206  U  XABCHASD  DE  vmSE. 

GlilUHO. 

Le  signor  Antonio  ? 

AincNiio. 

—  Fi!  G!  Gratiaool  où  sont  tous  les  antres?  —  U  est 
neuf  heures,  tous  nos  amb  tous  attendent  :  —  pas  de  mas- 
carade ce  soir.  Le  Tent  s'est  leté  ;  —  Bassanio  Ta  s'embar- 
quer immédiatement.  —  J'ai  euToyé  vingt  persomies  tous 
chercher. 

6RÂTIÂ90. 

—  Je  suis  bien  aise  de  cela  ;  mon  plus  cher  désir  ~  est 
d'être  sous  voile  et  parti  ce  soir. 

U*  sortaBU 

SCÈNE  X. 

[BelmoDU  Dans  te  palais  de  Portia.] 

Faofares  de  cors.  Entrent  PoRTU  et  le  prinee  de  Haaoc,  Toiie  et 

Taotre  avec  leur  soite. 

PORTU. 

—  Allons  !  qu'on  tire  les  rideaux  et  qu'on  fasse  voir  — 
les  divers  coffrets  à  ce  noble  prince  ! 

Au  prince  de  Blaroc. 

—  Maintenant,  faites  votre  choix. 

MAROC. 

—  Le  premier  est  d'or  et  porte  celle  inscription  : 

Qui  me  choisit,  gagnera  ce  qao  beancoap  d'hommes  désirent. 

—  Le  second,  tout  d'argent,  est  chargé  de  celte  pro- 
messe : 

Qoi  me  choisit,  obtiendra  toat  ce  qu*il  mérite. 

—  Le  troisième,  de  plomb  grossier,  a  une  devise  brute 
comme  son  métal  : 

Qai  me  choisit,  doit  donner  et  hasarder  tout  ce  qu'il  a. 

—  Comment  saurai-je  si  je  choisis  le  bon? 


SCÈNE  X.  207 

POBTIA. 

—  L'un  d'eux  contient  mon  portrait,  prince;  —  si  vous 
le  prenez,  moi  aussi,  je  suis  à  vous  ! 

MAROC. 

—  Qu'un  dieu  dirige  mon  jugement  !  Voyons.  —  Je  vais 
relire  les  inscriptions.  —  Que  dit  ce  coffret  de  plomb? 

Qui  me  choisit,  doit  donner  et  hasarder  toat  ce  qo'il  a. 

—  Tout  donner...  Pour  quoi?  Pour  du  plomb  I  tout  ha- 
sarder pour  du  plomb!  —  Ce  coffret  menace.  Les  hommes 
qui  hasardent  tout  —  ne  le  font  que  dans  l'espoir  d'avan- 
tages suffisants.  —  Une  Ame  d'or  ne  se  laisse  pas  éblouir 
par  un  métal  de  rebut  ;  —  je  ne  veux  donc  rien  donner, 
rien  hasarder  pour  du  plomb.  —  Que  dit  l'argent  avec  sa 
couleur  virginale? 

Qai  me  chérit,  obtiendra  ce  qa*il  mérite. 

—  Ce  quil  mérite  ?. . .  Arrête  un  peu,  Maroc,  —  et  pèse 
ta  valeur  d'une  main  impartiale  ;  —  si  tu  es  estimé  d'après 
ta  propre  appréciation,  —  tu  es  assez  méritant,  mais  être 
assez  méritant  —  cela  suffit-il  pour  prétendre  à  cette  beauté? 

—  Et  pourtant  douter  de  mon  mérite,  —  ce  serait,  de  ma 
part,  un  désistement  pusillanime.  —  Ce  que  je  mérite  f  Mais 
c'est  elle  !  —  Je  la  mérite  par  ma  naissance,  par  ma  fortune, 

—  par  mes  grâces,  par  les  qualités  de  l'éducation  —  et  sur- 
tout par  mon  amour!...  —  Veyons;  si,  sans  m'aventurer 
plus  loin,  je  fixais  ici  mon  choix?...  —  Lisons  encore  une 
ibis  la  sentence  gravée  dans  l'or  : 

Qai  me  choisit,  gagnera  ce  qae  beaucoup  d*hommes  désirent. 

—  Eh  !  c'est  cette  noble  dame  !  Tout  le  monde  la  désire  : 

—  des  quatre  coins  du  monde,  on  vient  —  baiser  la  châsse 
de  la  sainte  mortelle  qui  respire  ici.  —  Les  déserts  de  THyr- 
canie,  les  vastes  solitudes  —  de  l'immense  Arabie,  sont 
maintenant  autant  de  grandes  routes  —  frayées  par  les 
princes  qui  visitent  la  belle  Portia!  ~  L'empire  liquide, 
dont  la  crête  ambitieuse  -  crache  à  la  face  du  ciel,  n'est 


208  LE  MARCHiHD  M  VKSBK. 

pas  une  barrière  —  qui  arrête  les  soupirants  lointains  : 
Ums  la  franchissent,  —  comme  un  raissean»  poor  loir  h 
belle  Portia.  —  Un  de  ces  trois  coffrets  eontiei^  sa  eâesia 
image.  —  Est-il  probable  que  ce  soit  celni  de  plomb?  Ce 
serait  un  sacrilège  —  d'avoir  une  si  basse  pensée  :  œ  serait 
trop  brutal  —  de  tendre  pour  elle  un  suaire  dans  oet  obecar 
tombeau!...  —  Croirai-je  qu'elle  est  murée  dans  eet  A^ent, 
->  dix  fois  moins  précieux  que  l'or  pur?  --  0  ooopable  pen- 
sée !  Il  faut  à  une  perle  si  riche  —  au  moins  une  monture 
d'or.  U  est  en  Angleterre  —  une  monnaie  d*or  sur  laquelle 
la  figure  d'un  ange  —  est  gravée  (20),  mais  c'eslà  la  surface 
qu'elle  est  sculptée,  —  tandis  qu'ici  c'est  intérîenrenient« 
dans  un  lit  d'or,  —  qu'un  ange  est  couché.  Remettez-moi 
la  clef.  —  Je  choisis  celui-ci,  advienne  que  pourra. 

PORTU. 

—  Voici  la  clef,  prenezrla,  prince,  et,  si  mon  image  est  U, 
—  je  suis  à  vous. 

Il  oone  le  coffret  d*or. 
IIÀROC. 

0  enfer!  qu'avons-nous  là?  —  Un  squelette,  dans  ToBil 
duquel  —  est  roulé  un  grimoire.  Lisons-le  : 

ToQl  ce  qoi  lait  n^est  pas  or. 

Vous  l'avez  souvent  entendu  dire  ; 

Bien  des  hommes  ont  vendu  lear  vie. 

Rien  que  pour  me  contempler  : 

Les  tombes  dorées  renferment  des  vers. 

Si  TOUS  aviez  <^té  aussi  sage  que  hardi, 

Jeune  de  corps  et  vieoi  de  jugement. 

Votre  réponse  n*aurait  pas  été  sar  ce  parchemin. 

Adieu  :  recevez  ce  froid  cougé. 

—  Bien  froid,  en  vérité.  Peines  perdues  !  —  Adieu  donc, 
brûlante  flamme  !  Salut,  désespoir  glacé.  —  Portia,  adieu, 
j'ai  le  cœur  trop  affligé  —  pour  prolonger  un  pénible  arrache- 
ment. Ainsi  partent  les  perdants. 

11  sort. 


SGËNE  XI.  209 

PORTU. 

"  Charmantdébarras!... Fermez  les  rideaux,  allons!  — 
Puissent  tous  ceux  de  sa  couleur  me  choisir  de  même! 

Tous  sortent. 

SCÈNE  XI. 

[Venise.  Une  rae.] 

Entrent  Salarino  et  Solanio. 
SALÂRINO. 

—  Oui,  mon  brave,  j'aivu  Bassanio  mettre  à  la  voile; 
—  Gratianoesl  parti  avec  lui.  —  Et  je  suis  sûr  que  Lorenzo 
n'est  pas  sur  leur  navire. 

SOUNIO. 

.     —  Ce  coquin  de  juif  a  par  ses  cris  éveillé  le  doge,  —  qui 
est  sorti  avec  lui  pour  fouiller  le  navire  de  Bassanio. 

SAURINO. 

—  Il  est  arrivé  trop  tard  ;  le  navire  était  à  la  voile.  — 
Mais  on  a  donné  à  entendre  au  doge  —  que  Lorenzo  et  son 
amoureuse  Jessica  —  ont  été  vus  ensemble  dans  une  gon- 
dole ;  -  en  outre,  Antonio  a  certifié  au  duc  — qu'ils  n'étaient 
pas  sur  le  navire  de  Bassanio. 

SOLANIO. 

—Je  n'ai  jamais  entendu  fureur  aussi  désordonnée,  — 
aussi  étrange,  aussi  extravagante,  aussi  incohérente  —  que 
celle  que  ce  chien  de  j uif  exhalait  dans  les  rues  :  —  Ma  fiUe  /. . . 
â  mes  ducats  L , .  6  ma  fille!  —  Enfuie  avec  un  chrétien!... 
oh!  mes  ducats  chrétiens!  —  Justice!  La  loi!...  mes  du- 
cats et  ma  fille  !  —  Vu  sac  plein,  deux  sacs  pleins  de  du- 
cats, —  de  doubles  ducats,  à  moi  volés  par  ma  fille!.,.  — 
Et  des  bijoux!...  deux  bourses,  pleines  des  plus  précieux 
bijoux,  —  volées  par  ma  fille  !...  Justice  !  qu'on  retrouve  la 
fille  !  -  Elle  a  sur  elle  les  bourses  et  les  ducats  ! 


210  LE  lAlCflilD  K  SWHOL. 


—  Ansn,  tous  les  eoiuils  de  Yenise  le  Auifml  —  en 
criant  :  Ohé  !  $a  fHU^  ses  boMnes  et  ses  imemts! 

soLàno. 

—  Que  le  bon  Antonio  soit  exact  à  Téchteiee;  —  sinon, 
il  payera  pour  tout  oda. 

SiUiDfO. 

Pardieu  !  tous  m'y  faites  songer  :  —  on  Français  airec  qpi 
je  causais  hier  —  me  disait  que,  dans  les  mers  étroites  qui 
séparent  —  la  France  et  l'Angleterre,  il  avait  péri  ~  un 
narire  de  notre  pays,  ridiement  chargé.  —  J'ai  pensé  i 
Antonio  quand  il  m'a  dit  ça,  —  et  j'ai  souhaité  en  ailen» 
que  ce  ne  fftt  pas  on  des  siens. 

SOLAICH). 

"  Tous  ferez  très-bien  de  dire  i  Antonio  ce  qœ  vous 
saTez  ;  —  mais  pas  trop  brusquement,  depeor  de  l'affliger. 

SAuanio. 

—  Il  n'est  pas  sur  la  terre  de  meilleur  homme.  —  J*aî 
TU  Bassanio  et  Antonio  se  quitter.  —  Bassanio  loi  disait 
qu'il  hâterait  autant  que  possible  —  son  retour.  D  a  ré- 
pondu :  PTen  faites  rien,  —  Bassanio^  ne  krusquez  pas  te 
choses  à  cause  de  moi^  —  mais  attendez  que  le  temps  les  et 
mûries.  — Et  quant  au  billet  que  le  juif  a  de  moi^  —  fii*iliir 
préoccupe  pas  votre  cervelle  d^  amour  eux.  —  Soyez  gai;  coih 
sacrez  toutes  vos  pensées  —  à  faire  votre  cour  et  à  prouver 
votre  amour  —  par  les  démonstrations  que  vous  crairex  les 
plus  décisives.  —  Et  alors,  les  yeux  gros  de  larmes,  —  fl  a 
détourné  la  tète,  tendu  la  main  derrière  lui,  —  et,  avec  une 
prodigieuse  tendresse,  —  il  a  serré  la  main  de  Bassanio. 
Sur  ce,  ils  se  sont  séparés. 

solâhio. 

—  Je  crois  qu'il  n'aime  cette  rie  que  pour  Bassanio.  — 
Je  t'en  prie,  allons  le  trouver,  —  et  secouons  la  mélancdie 
qu'il  couve  —  par  quelque  distraction. 


SCÈNE  xn.  211 

SALARIIIO. 


Oui,  allons. 


Ils  sortent. 


SCÈNE  XII. 


[Belmont.  Dans  le  |Mlais  de  Portie.] 

Entre  Nérissa,  soivie  d*an  valet. 
NÈRISSA. 

—  Vite  !  vite  !  tire  les  rideaux  sur-le-champ,  je  te  prie  ; 
—  le  prince  d'Aragon  a  prêté  serment  —  et  vient  foire  son 
ehoix  à  Tinstant  même. 

Fanfares  de  eors.  Entrent  le  prince  D*ÂIiAGON,  PORTU  et  lear  saite. 

PORTU. 

—  Regardez,  ici  sont  les  coffrets,  noble  prince;  —  si  vous 
choisissez  celui  où  je  suis  renfermée,  —  notre  fête  nuptiale 
sera  célébrée  sur-le-champ,  —  mais  si  vous  échouez,  il  fau- 
dra, sans  plus  de  discours,  —  que  vous  partiez  d*ici  immé- 
diatement. 

ARAGON. 

—  Mon  serment  m'enjoint  trois  choses  :  —  d'abord,  de 
ne  jamais  révéler  à  personne  —  quel  coffret  j'ai  choisi;  puis, 
si  je  manque  ~  le  bon  coffret,  de  ne  jamais  —  courtiser 
une  fille  en  vue  du  mariage  ;  enfin,  —  si  j'échoue  dans  mon 
choix,  —  de  vous  quitter  immédiatement  et  de  partir. 

PORTU. 

—  Ce  sont  les  injonctions  auxquelles  jure  d'obéir  — 
quiconque  court  le  hasard  d'avoir  mon  indigne  personne. 

ARAGON. 

—  J'y  suis  préparé.  Que  la  fortune  réponde  —  aux  es- 
pérances de  mon  cœur!..  Or,  argent  et  plomb  vil. 

Qui  me  choisit  doit  donner  et  hasarder  tout  ce  qo*il  a. 


212  LE  lUBCHi!(D  DE  TUOSI. 

—  Tu  auras  plus  belle  mine,  aTant  que  je  donne  ou  ha* 
sarde  rien  fiour  toi!  —  Que  dit  la  cassette  d'or  T  Ha!  yo^oiis! 

Qui  me  chcisit  gagnera  ce  que  beaaooap  d'boffliBM  désireot. 

—  Ce  que  beaucoup  d'hommes  désirent...  Ce  beaueoMp 
peut  désigner  —  la  folle  multitude  qui  choisit  d'après  l'appa- 
rence,  —  ne  connaissant  que  ce  que  lui  dit  son  œil  ébloui, 

—  qui  ne  regarde  pas  à  l'intérieur,  mais,  comme  le  marti- 
net, —  bâtit  au  grand  air,  sur  le  mur  extérieur,  —  à  la  por- 
tée et  sur  le  chemin  même  du  danger.  —  Je  ne  Teux  pas 
choisir  ce  que  beaucoup  d*bommes  désirent,  —  parce  que 
je  ne  Teux  pas  frayer  avec  les  esprits  vulgaires  —  et  me 
ranger  parmi  les  multitudes  barbares.  —  A  toi  donc,  main- 
tenant, écrin  d'argent!  -  Dis-moi  une  fois  de  plus  qnefle 
devise  tu  portes  : 

Qui  me  choisit  obtiendra  ce  qo'il  mérite. 

—  Bien  dit.  Qui  en  effet  voudrait  —  duper  la  fortune  en 
obtenant  des  honneurs  —  auxquels  manquerait  le  sceau  da 
mérite?  que  nul  n'ait  la  présomption  —  de  revêtir  une  di- 
gnité dont  il  est  indigne  !  -  Ah  !  si  les  empires,  les  grades, 
les  places  —  ne  s'obtenaient  pas  par  la  corruption,  si  les 
honneurs  purs  —  n'étaient  achetés  qu'au  prix  du  mérite, 

—  que  de  gens  qui  sont  nus  seraient  couverts,  --  que 
de  gens  qui  commandent  seraient  commandés!  Quelle 
ivraie  de  bassesse  on  séparerait  —  du  bon  grain  de  l'hon- 
neur! Et  que  de  germes  d'honneur,  —  glanés  dans  le  fu- 
mier et  dans  le  rebut  du  temps,  —  seraient  mis  en  lu- 
mière !..  Mais  faisons  notre  choix. 

Qai  me  choisit,  obtiendra  ce  qo*il  mérite. 

—  Je  prends  ce  que  je  mérite.  Donnez-moi  la  clef  de  ce 
coffret,  —  que  j'ouvre  ici  la  porte  à  ma  fortune  ! 

U  ooTre  le  coffret  d*argeBt. 
FORTU. 

—  Ce  que  vous  y  trouvez  ne  valait  pas  c^te  longue  pause. 


SCÈNE  XII.  213 

ARAGON. 

—  Que  vois-je?  Le  portrait  d'un  idiot  grimaçant  —  qui 
me  présente  une  cédule!  je  vais  ia  lire.  —Que  tu  ressembles 
peu  à  Portia  !  —  Que  tu  ressembles  peu  à  ce  que  j'espérais, 
à  ce  que  je  méritais! 

Qui  me  choisit,  aora  ce  qu*il  mérite. 

"  Ne  méritais-je  rien  de  plus  qu'une  tête  de  niais?  - 
Est-ce  là  le  juste  prix  de  mes  mérites? 

PORTIA. 

—  La  place  du  coupable  n'est  pas  celle  du  juge  :  —  ces 
deux  rôles  sont  de  nature  opposée. 

ARAGON. 

—  Qu'y  a-t-il  là? 

Le  feo  m*a  éprouvé  sept  fois  ; 

Sept  fois  éprouvé  doit  être  le  jugement 

Qui  n*a  jamais  mal  choisi. 

Il  est  des  gens  qui  n'embrassent  que  des  ombres  ; 

Ceui-là  n'oDt  que  l'ombre  du  bonheur. 

11  est  ici-basy  je  le  sais,  des  sots 

Qui  ont,  comme  moi,  le  dehors  argenté. 

Menez  au  Ut  l'épouse  que  vous  voudrez. 

Je  serai  toujours  la  tête  qui  vous  convient. 

Sur  ce,  parlez  :  vous  êtes  eipëdié. 

—  Plus  je  larderai  ici,  —  plus  j'y  ferai  sotte  figure.  — 
J'étais  venu  faire  ma  cour  avec  une  tète  de  niais,  —  mais  je 
m'en  vais  avec  deux.  —  Adieu,  charmante!  Je  tiendrai  mon 
serment,  —  et  supporterai  patiemment  mon  malheur. 

Sort  le  prince  d'Aragon  avec  sa  suite. 
PORTIA. 

—  Ainsi,  le  phalène  s'est  brûlé  à  la  chandelle.  —  Oh  ! 
les  sots  raisonneurs  !  Quand  ils  se  décident, —ils  ont  l'es- 
prit de  tout  perdre  par  leur  sagesse. 

NÈRISSA. 

—  Ce  n'est  point  une  hérésie  que  le  vieux  proverbe  :  - 
pendaison  et  mariage,  questions  de  destinée! 

vm.  14 


214  LE  llAElCHA5b  DE  ÎIIOSE. 

PORTU. 

—  Allons!  ferme  le  rideau,  Kérissa. 

Eatre  on  MESSAGEft. 

* 

LE  MESSAGER. 

—  Où  est  madame? 

POBTU. 

—  Ici  :  que  veut  monseigneur? 

LE  MESSAGEK. 

—  Madame,  il  vient  de  descendre  h  ▼otre  porte  —  on 
jeune  Vénitien  qui  arrive  en  avant — pour  signifier  l'approche 
de  son  maître.  —  Il  apporte  de  sa  part  des  hommages  subs- 
tantiels, —  consistant,  outre  les  compliments  et  les  mur- 
mures les  plus  courtois,  —  en  présents  de  riche  valeor.  Je 
n'ai  pas  encore  vu  —  un  ambassadeur  d'amour  aussi  afe- 
nant  :  —  jamais  jour  d'avril  n'a  annoncé  aussi  délicieuse- 
ment -  rapproche  du  fastueux  été  —  que  ce  piqueor 
la  venue  de  son  maître. 

PORTU. 

—  Assez,  je  te  prie.  J  ai  k  moitié  peur  —  que  tu  ne  dises 
bientôt  qu'il  est  de  tes  parents,  —  quand  je  te  vois  dépen- 
ser à  le  louer  ton  esprit  des  grands  jours.  —  Viens,  viens, 
Nérissa;  car  il  me  tarde  de  voir  —  ce  rapide  courrier  de 
Cupido,  qui  arrive  si  congrûment. 

HÉRISSA. 

—  Veuille,  seigneur  .imour,  que  ce  soit  Bassanio  ! 

Toos  sonenu 

SCÈNE   XIII. 

[Une  me  de  Venise.] 

EaueDt  S0LA5I0  et  Salarcio. 

SOULXIO. 

Maintenant,  quelles  nouvelles  sur  le  Rialto? 


SGÉNB  XIII.  215 

SÀURINO. 

Eh  bien,  le  bruit  court  toujours,  sans  être  démenti,  qu'un 
navire  richement  chargé,  appartenant  à  Antonio,  a  fait  nau- 
frage dans  le  détroit,  aux  Goodwins  :  c'est  ainsi,  je  crois, 
que  l'endroit  s'appelle.  C'est  un  bas-fond  dangereux  et  fa- 
tal où  gisent  enterrées  les  carcasses  de  bien  des  navires  de 
haut  bord.  Voilà  la  nouvelle,  si  toutefois  la  rumeur  que  je 
répète  est  une  créature  véridique. 

SOULMO. 

Je  voudrais  qu'elle  fût  aussi  menteuse  que  la  plus  fourbe 
commère  qui  ait  jamais  grignoté  pain  d' épiées  ou  fait  croire 
à  ses  voisins  qu'elle  pleurait  la  mort  d'un  troisième  mari. 
Mais,  pour  ne  pas  glisser  dans  le  prolixe  et  ne  pas  obstruer 
le  grand  chemin  de  la  simple  causerie,  il  est  trop  vrai  que 
le  bon  Antonio,  Thonnète  Antonio...  Oh  !  que  ne  trouvé-je 
une  épithète  digne  d'accompagner  son  nom!... 

SAURINO. 

Allons  !  achève  ta  phrase. 

SOLAWO. 

Hein?  que  dis-tu?...  Eh  bien,  pour  finir,  il  a  perdu  un 
navire. 

SALARINO. 

Dieu  veuille  que  ce  soit  là  la  fin  de  ses  pertes  ! 

SOLANIO. 

Que  je  dise  vite  :  Amen  !  de  peur  que  le  diable  ne  vienne 
à  la  traverse  de  ma  prière  :  car  le  voici  qui  arrive  sous  la  fi- 
gure d'un  juif... 

ËDtre  Shylock. 
SOLANIO. 

Eh  bien,  Shylock?  Quelles  nouvelles  parmi  les  mar- 
chands ? 

SDYLOCK. 

Vous  avez  su,  mieux  que  personne,  la  fuite  de  ma  fille  ? 


216  LB  MARCHAND  DE  YKIIISC. 

SALABLNO. 

Cela  est  certain.  Pour  ma  part,  je  sais  le  tailleur  qai  a  fait 
les  ailes  avec  lesquelles  elle  s*est  envolée. 

souxio. 

Et,  pour  sa  part,  Shylock  savait  que  l'oiseau  avait  toola 
ses  plumes,  et  qu'alors  il  est  dans  le  tempérameol  de  tous 
les  oiseaux  de  quitter  la  maman. 

SHTLOGK. 

Elle  est  damnée  pour  cela. 

SAURIRO. 

C'est  certain,  si  elle  a  le  diable  pour  juge. 

SHYLOCK. 

Ma  chair  et  mon  sang  se  révolter  ainsi  ! 

SOLANIO. 

Fi,  vieille  charogne  !  le  devraient-ils  k  ton  Age? 

SHYLOCK. 

Je  parle  de  ma  fille  qui  est  ma  chair  et  mon  sang. 

SAURINO. 

Il  y  a  pins  de  diiïérence  entre  ta  chair  et  la  sienne  qu'en- 
tre le  jais  et  Ti voire  ;  entre  ton  sang  et  le  sien  qu'entre  le  vio 
muge  et  le  vin  du  Rhin...  Mais,  dites-nous,  savez-voussi 
Antonio  a  fait,  ou  non,  des  pertes  sur  mer? 

SHYLOCK. 

Encore  un  mauvais  marché  pour  moi  !  Un  banquerou- 
tier, un  prodigue,  qui  ose  à  peine  montrer  sa  tête  sur  le 
Rialto!  Un  mendiant  qui  d'habitude  venait  se  prélasser  sur 
la  place!...  dare  à  son  billet!  Il  avait  coutume  de  m'appe- 
1er  usurier.  Gare  à  son  billet  !  11  avait  coutume  de  prêter  de 
l'argent  par  courtoisie  chrétienne.  Gare  à  son  billet  ! 

SAURLNO. 

Bah  !  je  suis  sûr  que,  s'il  n'est  pas  en  règle,  tu  ne  pren- 
dras pas  sa  chair.  A  quoi  serait-elle  bonne? 

SHYLOCK. 

A  amorcer  le  poisson  !  dût-elle  ne  rassasier  que  ma  >-en- 


SCÈNE  XIII.  217 

geance,  elle  la  rassasiera.  Il  m'a  couvert  d  opprobre,  il  m'a 
fait  tort  d'uD  demi-million ,  il  a  ri  de  mes  pertes,  il  s'est 
moqué  de  mes  gains,  il  a  conspué  ma  nation,  traversé  mes 
marchés,  refroidi  mes  amis,  échauffé  mes  ennemis;  et 
quelle  est  sa  raison?..  Je  suis  un  juif!  Un  juif  nVt-il  pas 
des  yeux?  Un  juif  n'a-t-il  pas  des  mains,  des  organes,  des 
proportions,  des  sens,  des  affections,  des  passions?  N'est-il 
pas  nourri  de  la  même  nourriture,  blessé  des  mêmes  armes, 
sujet  aux  mêmes  maladies,  guéri  par  les  mêmes  moyens, 
échauffé  et  refroidi  par  le  même  été  et  par  le  même  hiver 
qu'un  chrétien?  Si  vous  nous  piquez,  est-ce  que  nous  ne 
saignons  pas  ?  Si  vous  nous  chatouillez ,  est-ce  que  nous 
ne  rions  pas  ?  Si  vous  nous  empoisonnez,  est-ce  que  nous 
ne  mourons  pas?  Et  si  vous  nous  outragez,  est-ce  que  nous 
ne  nous  vengerons  pas?  Si  nous  sommes  comme  vous  du 
reste,  nous  vous  ressemblerons  aussi  en  cela.  Quand  un 
chrétien  est  outragé  par  un  juif,  où  met-il  son  humilité !f  à 
se  venger!  Quand  un  juif  est  outragé  par  un  chrétien,  où 
doit-il,  d'après  l'exemple  chrétien,  mettre  sa  patience?  Eh 
bien,  à  se  venger!  La  perfidie  que  vous  m'enseignez,  je  la 
pratiquerai,  et  j'aurai  du  malheur,  si  je  ne  surpasse  pas 
mes  maîtres  ! 

En  Ire  un  VALET. 
LB  VALET. 

Messieurs,  mon  maître  Antonio  est  chez  lui  et  désire  vous 
parler  à  tous  deux. 

SAURLNO. 

Nous  l'avons  cherché  de  tous  côtés. 

SOLANIO. 

En  voici  un  autre  de  la  tribu  !  On  n'en  trouverait  pas  un 
troisième  de  leur  trempe,  à  moins  que  le  diable  lui-même 
ne  se  fit  juif. 

Sortent  Solanio,  Salariao  et  le  valet. 


i\S  LE  1L\RCUAXD  DE  VE51SE. 

Entre  Tcbal. 
SHYLOCK. 

Eh  bien,  Tubal,  quelles  nouTelles  de  Gènes?  As-tu  troafé 
ma  fille  ? 

TUBAL. 

J'ai  entendu  parler  d  elle  en  maint  endroit,  mais  je  n'ai 
pas  pu  la  trouver. 

SBYLOCK. 

Allons,  allons,  allons,  allons  !  Un  diamant  qui  m'avait 
coûté  à  Francfort  deux  mille  ducats,  perdu  !  Jusqu'à  présent 
la  malédiction  n'était  pas  tombée  sur  notre  nation  ;  je  ne  l'ai 
jamais  sentie  qu*à  présent...  Deux  mille  ducats  que  je  perds 
là,  sans  compter  d'autres  bijoux  précieux,  bien  précieux  !... 
Je  voudrais  ma  fille  là,  à  mes  pieds,  morte,  avec  les  bijoux  à 
ses  oreilles  !  Je  la  voudrais  là  ensevelie,  à  mes  pieds,  avec 
les  ducats  dans  son  cercueil!..  Aucune  nouvelle  des  fugitiCs ! 
Non,  aucune  !..  Et  je  ne  sais  pas  ce  qu'ont  coûté  toutes  les 
recherches.  Oui,  perte  sur  perte!  Le  voleur  parti  avec  tant; 
tant  pour  trouver  le  voleur!  Et  pas  de  satisfaction ,  pas  de 
vengeance  !  Ah  !  il  n'y  a  de  malheurs  accablants  que  sur 
mes  épaules,  de  sanglots  que  dans  ma  poitrine,  de  larmes 
que  sur  mes  joues! 

Il  pleure 
TUBAL. 

Si  fait,  d'autres  hommes  ont  du  malheur  aussi.  Antonio, 
à  ce  que  j'ai  appris  à  Gencs... 

SHYLOCK. 

Quoi  !  quoi  !  quoi  !  un  malheur?  un  malheur? 

TLBAL. 

A  perdu  un  galion,  venant  de  Tripoli. 

SHYLOCK. 

Je  remercie  Dieu,  je  remercie  Dieu  !  Esl-co  bien  vrai? 
Est-ce  bien  vrai? 


SCÈNE  XIII.  219 

TUBAL. 

J'ai  parlé  à  des  matelots  échappés  au  naufrage. 

SHYLOGK. 

Je  te  remercie,  bon  Tubal  ! . .  Bonne  nouvelle  ;  bonne  nou- 
velle. Ha!  ha  !  Où  ça?  à  Gènes? 

tubâl. 

Votre  fille  a  dépensé  à  Gènes,  m*a-t-on  dit,  quatre-vingts 
ducats  en  une  nuit! 

SHTLOCK. 

Tu  m'enfonces  un  poignard...  Je  ne  reverrai  jamais  mon 
or.  Quatre-vingts  ducats  d*un  coup!  quatre-vingts  ducats! 

TUBAL. 

Il  est  venu  avec  moi  à  Venise  des  créanciers  d'Antonio 
qui  jurent  qu'il  ne  peut  manquer  de  faire  banqueroute. 

SHYLOCK. 

J'en  suis  ravi.  Je  le  harcèlerai ,  je  le  torturerai;  j'en  suis 
ravi. 

TDBAL. 

Un  d'eux  ma  montré  une  bague  qu'il  a  eue  de  votre  fille 
pour  un  singe. 

SHYLOCK. 

Malheur  à  elle  !  Tu  me  tortures,  Tubal  :  c'était  ma  tur- 
quoise! Je  l'avais  eue  de  Lia,  quand  j'étais  garçon  :  je  ne 
l'aurais  pas  donnée  pour  une  forêt  de  singes. 

TUBAL. 

Mais  Antonio  est  ruiné,  certainement. 

SHYLOCK. 

Oui,  c'est  vrai,  c'est  vrai.  Va,  Tubal,  engage-moi  un 

exempt,  retiens-le  quinze  jours  d'avance...  S'il  ne  paie  pas, 

je  veux  avoir  son  cœur  :  car,  une  fois  qu'il  sera  hors  de 

Venise,  je  puis  faire  tous  les  marchés  que  je  voudrai.  Va, 

Tubal,  et  viens  me  rejoindre  à  notre  synagogue  ;  va,  bon 

Tubal.  Â  notre  synagogue,  Tubal  ! 

U»  sortent. 


330  LE  XÂRCHiSD  DE  TE91SB. 


XIV. 


^Le  palais  de  Portia  i  BelmonU] 


Eoireoi  Passamo,  Portl\.  G&atia50,  Nérissa  eid*aiitr«9  somates.  La 

coffrets  soBt  déeooferts. 

PORTU. 

—  Différez,  je  vous  prie.  Attendez  ud  jour  ou  deux — avant 
de  vous  hasarder;  car,  sî  vous  choisissez  mal,  —  je  perds 
votre  compagoie.  Ainsi,  tardez  un  peu.  —  Quelque  chose 
me  dit  mais  ce  nVst  pas  ramour,)  —  que  je  ne  voudrais 
pas  vous  perdre  :  et  vous  savez  vous-même  —  qu'oœ 
pareille  suggestion  ne  peut  venir  de  la  haine.  —  Biais,  pour 
que  vous  mo  compreniez  mieux,  —  (et  pourtant  une  vieiige 
n*a  pas  de  langage  autre  que  sa  pensée,)  —  je  voudrais  vous 
retenir  ici  un  mois  ou  deux,  -  avant  que  vous  vous  aventn* 
riez  pour  moi.  Je  pourrais  vous  apprendre  —  comment  bien 
choisir  ;  mais  alors  je  serais  parjure,  —  et  je  ne  le  serai 
jamais.  Vous  pouvez  donc  échouer;  —  maissî  vous  échouez, 
vous  me  donnerez  le  regret  coupable  —  de  n'avoir  pas  âé 
parjure.  Maudits  s^DÎent  vos  yeux!  —  Ils  m'ont  enchantée 
et  partagée  en  deux  moitiés  :  -  l'une  est  i  vous,  Tautre  est 
à  vous...  -  à  moi,  voulais-je  dire:  mais,  si  elle  est  A  moi, 
elle  est  à  vous,  —  et  ainsi  le  tout  est  i  vous.  Oh  !  cruelle 
destinée  —  qui  met  une  barrière  entre  le  propriétaife  et 
la  propriété.  -  et  fait  qu'étant  i  vous,  je  ne  suis  pas  à 
vous  !..  Si  tel  est  Tévénement,  —  que  ce  soit  la  fortune,  et 
non  moi,  qui  aille  en  enfer!  —  J'en  dis  trop  long,  mus 
c'est  pour  suspendre  le  temps,  -  l'élendre,  le  traîner  en 
longueur,  -  et  relarder  votre  choix. 

B.\SSJLX10. 

laissez- moi  choisir,  -  car,  dans  cet  état,  je  suis  à  la 
torture. 


SG&NE  XIV.  221 

PORTIA. 

—  A  la  torture,  Bassanio?  Alors  avouez  —  quelle  trahison 
est  mêlée  à  votre  amour. 

bâssânio. 

—  Aucune,  si  ce  n'est  cette  affreuse  trahison  de  la  dé- 
6ance  —  qui  me  fait  craindre  pour  la  possession  de  ce  que 
j'aime.  —  Il  y  a  autant  d'afGnité  et  de  rapport  —  entre  la 
neige  et  la  flamme  qu'entre  la  trahison  et  mon  amour. 

PORTIA. 

—  Oui,  mais  je  crains  que  vous  ne  parliez  comme  un 
homme  ~  que  la  torture  force  à  parler. 

BASSANIO. 

—  Promettez-moi  la  vie,  et  je  confesserai  la  vérité. 

PORTIA. 

—  Eh  bien  alors,  confessez  et  vivez. 

BASSANIO. 

En  me  disant  :  confessez  et  aimez,  —  vous  auriez  ré- 
sumé toute  ma  confession.  —  0  délicieux  tourment  où  ma 
tourmenteuse  —  me  suggère  des  réponses  pour  la  déli- 
vrance !  —  Allons  !  menez-moi  aux  coffrets  et  à  ma  fortune. 

PORTIA. 

—  En  avant  donc  !  Je  suis  enfermée  dans  Tun  d'eux  :  — 
si  vous  m'aimez,  vous  m'y  découvrirez.  —  Nérissa,  et  vous 
tous,  tenez-vous  à  l'écart...  —  Que  la  musique  résonne 
pendant  qu'il  fera  son  choix  !  —  Alors,  s'il  perd,  il  finira 
comme  le  cygne,  —  qui  s'évanouit  en  musique;  et,  pour 
que  la  comparaison  —  soit  plus  juste,  mes  yeux  seront  le 
ruisseau  —  qu'il  aura  pour  humide  lit  de  mort.  Il  peut 
gagner  :  —  alors,  que  sera  la  musique?  Eh  bien,  la  musique 
sera— la  fanfare  qui  retentit  quand  des  sujets  loyaux  saluent 
—  un  roi  nouvellement  couronné  :  ce  sera  —  le  doux 
son  de  l'aubade  —  qui  se  glisse  dans  l'oreille  du  fiancé  rê- 
vant -  et  l'appelle  au  mariage...  Voyez!  il  s'avance  —  avec 
non  moins  de  majesté,  mais  avec  bien  plus  d'amour,  — 


--x  ]^ i^zii^  JLjisà^.  &j:rs  quH  TBcbeta  —  le TÛ^ÎBal  tribat 
pfT*  imr  Tniiç  ren!s?58i!îe  -  bg  maosire  de  la  mer.  loi, 
j*  m*  •>::?  :«r>*^  ^osr  Hr  swrifi»  :  —  rcs  femmes,  à  Féent. 
c*  s,:,!,:  i^i  ItEriinkiiDes  —  qrri,  le  rissee  efliré.  rânoeot 
Toir  -  î*î5?De  dç  '  çBîppprise...  Ta,  Hercule!  —  TseC  je 
^TVTfti.  .  J*ei  l^es  p:iis  <raiixifté,  —  moi  qui  assiste  m 
rozii^iTL  giH-  loi  qui  rençaces. 

Li  mes  ÇK  niiLn*e&9t.  Tasd»  que 

!•«»»  tt  ra  LT  PL  daBff  li  ifie? 
i_ciiiin>vL:  b&?:-i  «s  k  ddcttu-i]  ? 


•**e  itfiDT.  Ot  r^rwo*.  «  mam 


lubf  fc  xier;.«ac  oc  A  nfiom. 


m  caioAXie.  Ii:aç.  ér«z,  «o'c! 
TiCS- 

I>.Lr.  ÔMftT.  vole! 

-  Dciric  )r<  II' J5  i'ri'îaDîs  dehors  fieuvent  être  les  moins 
sincc-Tps.  -  Le  sr-Di^  est  ««ns  cesse  déçu  par  romemeoL 
-  En  jusiiœ.  q  jt*lle  es!  h  cause  malade  et  impure  —  doal 
les  tempénmer*^  d'une  voîi  gracieuse— ne  dissimulent  pas 
l'c^ieux?  Ed  relifiriD.  —  quelle  erreur  si  damnable  qui  ne 
puisse,  sancliô**  -  par  en  front  austère  et  s^aatorisaot  d'uo 
teite.  —  ca*  ber  sa  cr^ssièntté  sous  de  beaux  ornements?  — 
11  n'est  pas  de  ^ice  si  sirrple  qui  n'afficbe  —  des  dehors  de 
vertu.  -  Combien  de  p:»*/jv»ns,  au  oœur  traître  —  comme 
un  escâlitT  de  saMe,  qc:  jorteni  au  menton  —  la  barbe 
dun  Hercule  et  dun  Mar?  farouche!  —  Sondez-les intê- 
rieuremenl  :  ils  ont  le  foie  bîanc  comme  du  lait!  —  Ils 
n'assument  reicrtment  de  la  virilité  —  que  pour  se  rendre 


SCÈNE  XIV.  223 

redoutables...  Regardez  la  beauté,  —  et  vous  verrez  qu'elle 
s'acquiert  au  poids  de  la  parure  :  —  de  là  ce  miracle,  nou- 
veau dans  la  nature,  —  que  les  femmes  les  plus  chargées  sont 
aussi  les  plus  légères.  —  Ainsi,  ces  tresses  d*or  aux  boucles 
serpentines  —  qui  jouent  si  coquettement  avec  le  vent  -  sur 
une  prétendue  beauté,  sont  souvent  connues  —  pour  être 
le  douaire  d'une  seconde  tète,  —  le  crAne  qui  les  a  produites 
étant  dans  le  sépulcre  !  —  Ainsi  Tornement  n'est  que  la 
plage  trompeuse  —  de  la  plus  dangereuse  mer,  c'est  la 
splendide  écbarpe  —qui  voile  une  beauté  indienne!  C'est, 
en  un  mot,  —  Tapparerice  de  vérité  que  revêt  un  siècle 
perfide  —  pour  duper  les  plus  sages.  Voilà  pourquoi,  or 
édatant,  —  âpre  aliment  de  Midas,  je  ne  veux  pas  de  toi. 

Montrant  le  coiïret  d*argent. 

—  Ni  de  toi,  non  plus,  pâle  et  vulgaire  agent  —  entre 
rbommeetThomme...  Mais  toi!  toi,  maigre  plomb,  -  qui 
fais  une  menace  plutôt  qu'une  promesse,  —  ta  simplicité 
m'émeut  plus  que  l'éloquence,  -  etje te  choisis,  moi!  Que 
mon  bonheur  en  soit  la  conséquence  ! 

PORTIA. 

—  Comme  s'évanouissent  dans  les  airs  toutes  les  autres 
émotions,  —  inquiétudes  morales,  désespoir  éperdu,  — 
frissonnante  frayeur,  jalousie  à  l'œil  vert!  —  0  amour, 
modère-toi,  calme  ton  extase,  —  contiens  ta  pluie  de  joie, 
affaiblis-en  l'excès;  —  je  sens  trop  ta  béatitude,  atténue- 
la,  —  de  peur  qu'elle  ne  m'étouffe. 

BASSÂMO,  oayrant  le  coflret  de  plomb. 

Que  vois-je  ici?  -  Le  portrait  de  la  belle  Portia  !  Quel 
demi-dieu  —  a  approché  à  ce  point  de  la  création?  Ces  yeux 
remuent-ils,  —  ou  est-ce  parce  qu'ils  agitent  mes  pru- 
nelles, —  qu'ils  me  semblent  en  mouvement?  Voici  des 
lèvres  entr'ouvertes  —  que  traverse  une  haleine  de  miel  ; 
jamais  barrière  si  suave  —  ne  sépara  si  suaves  amis.  Ici, 
dans  ces  cheveux,  —  le  peintre,  imitant  Arachné,  a  tissé 


224  LK  MARCHilfD  DE  YENISI. 

—  UD  réseau  d'or  où  les  cœurs  d*homines  se  prenoeDt  plus 
vite  —  qu'aux  toiles  d'araignée  les  ooasiDs!  Mais  ees 
yeux  !...  —  Comment  a-t-il  pu  Toir  pour  les  frire?  Un  aeol 
achevé  —  suffisait,  ce  me  semble»  pour  ravir  ses  deux  jeux, 
à  lui,  —  et  Tempècher  de  finir.  Mais  voyez,  aolant  —  k 
réalité  de  mon  enthousiasme  calomnie  cette  ombre  --  par 
ses  éloges  insuffisants,  autant  cette  ombre  —  se  traîne  pé- 
niblement loin  delà  réalité...  Voici  l'écriteau  qui  oontieot 
et  résume  ma  fortune  : 

• 

À  foas  qai  ne  choisissez  pas  sar  rapparenee. 

BoDDe  chaoce  ainsi  qa*heareai  choii  ! 

Paisqne  ce  bonheur  vous  arrive, 

Soyez  content,  n'en  cherchez  pas  d*aotre  ; 

Si  TOUS  en  êles  satisfait 

Ht  si  votre  sort  fait  votre  bonheor, 

Tonmez-voQs  vers  votre  dame 

Et  réclamez -la  par  un  tendre  baiser. 

-Charmantécriteau  !  Belle  dame,  avec  votre  permissîoo... 

n  Tembrasse. 

—  Je  viens,  celte  note  à  la  main,  donner  et  recevoir.  — 
Un  jouteur,  luttant  avec  un  autre  pour  le  prix,  —  croît 
avoir  réussi  aux  yeux  du  public,  —  lorsqu'il  entend  les  ap- 
plaudissements et  les  acclamations  universelles  ;  >-  il  s'ar* 
rête,  l'esprit  étourdi,  l'œil  fixe,  ne  sachant  —  si  ce  tonnerre 
de  louanges  est,  oui  ou  non,  pour  lui.  —  De  même,  je  reste 
devant  vous,  trois  fois  belle  dame,  —  doutant  de  la  vérité 
de  ce  que  je  vois,  —  jusqu'à  ce  qu'elle  ait  été  confirmée, 
signée,  ratifiée  par  vous. 

PORTIA. 

—  Vous  me  voyez  ici,  seigneur  Bassanio,  —  telle  que  je 
suis.  Pour  moi  seule,  —  je  n'aurais  pas  l'ambitieux  d^îr— 
d'être  beaucoup  mieux  que  je  ne  suis.  Mais  pour  vous,  — 
je  voudrais  tripler  vingt  fois  ce  que  je  vaux,  —  être  mille 
fois  plus  belle,  dix  mille  fois  —  plus  riche  —  et,  rien  que 
pour  grandir  dans  votre  estime,  ~  avoir,  en  vertus,  eo 


SCÈNE  XIV.  225 

beautés,  en  fortune,  en  amis,  —  un  trésor  incalculable. 
Mais  la  somme  de  ce  que  je  suis  —  est  une  médiocre  somme  : 
à  l'évaluer  en  gros,  —  vous  voyez  une  fille  sans  savoir,  sans 
aequis,  sans  expérience,  —  heureuse  d*ètre  encore  d*âge  à 
apprendre,  plus  heureuse  —  d'être  née  avec  assez  d'intel- 
ligence pour  apprendre,  —  heureuse  surtout  de  confier  — 
son  docile  esprit  à  votre  direction,  —  ô  mon  seigneur,  mon 
gouverneur,  mon  roi  !  —  Moi  et  ce  qui  est  mieUf  tout  —  est 
vôtre  désormais.  Naguère,  j'étais  le  seigneur  ~  de  cette 
belle  résidence,  le  maître  de  mes  gens,  —  la  reine  de 
moi-même  :  et  maintenant,  au  moment  oti  je  parle,  — 
cette  maison,  ces  gens  et  moi-même,  —  vous  avez  tout, 
mon  seigneur.  Je  vous  donne  tout  avec  cette  bague.  —Gar- 
dez-la bien  !  Si  vous  la  perdiez  ou  si  vous  la  donniez,  — 
oeia  présagerait  la  ruine  de  votre  amour  —  et  me  donnerait 
motif  de  récriminer  contre  vous. 

BASSANIOy  mettant  è  son  doigt  la  bagae  qne  lai  offre  Portia. 

—  Madame,  vous  m'avez  fait  perdre  la  parole;  —  mon 
sang  seul  vous  répond  dans  mes  veines,  —  et  il  y  a  dans 
toutes  les  puissances  de  mon  être  cette  confusion  —  qui, 
après  la  harangue  gracieuse  —  d'un  prince  bien-aimé,  se 
manifeste  —  dans  les  murmures  de  la  multitude  charmée  : 

—  chaos  oti  tous  les  sentiments,  mêlés  ensemble,  —  se 
Gonfondent  en  une  joie  suprême  —  qui  s'exprime  sans 
s'exprimer.  Quand  cette  bague  —  aura  quitté  ce  doigt,  alors 
ma  vie  m'aura  quitté;  —  oh!  alors,  dites  hardiment:  Bas- 
sanio  est  mort. 

NÉRISSÂ. 

-^  Mon  seigneur  et  madame,  voici  le  moment  pour  nous, 

—  spectateurs  qui  avons  vu  nos  vœux  s'accomplir,  —  de 
crier  :  Bonheur  !  Bonheur  à  vous,  monseigneur  et  ma- 
dame  ! 

GRATIANO. 

—  Mon  seigneur  Bassanio  et  vous,  ma  gentille  dame,  — 


î*fS  LE  liLCâm  DE  mfil. 

)t  KiDS  soobBJii:  \C0oi  \t  hxïhesiT  qiK  TOUS  pourez  soohaiter, 

—  CET  jt  î^  slr  qoe  «^os  sc^ohâhs  ne  s'opposeot  pas  à  mon 
bMtbeLr.  —  Lt  jctij-  oà  tos  eicelleDces  oompleot  solea- 
Li>:T  -  .  eciiUice  (k  i^ur  foi,  je  jes  eo  ooDJiire«  —  qo'dks 

Toi  j»rrz:rUcL;  Str  Hir  ntMJÎer  aossî. 

-  bê  ii*'.Ài  mîMk  oi^ui.  si  iQ  peax  trooTer  une  fanme. 

-  it  re^^encie  ^cfirt  SeiçDeurie:  nMis  m'eo  aToetroufé 
LUr.  —  Xt<  ^r:ix»:tii:  au^^i  pr^ùmptsque  les  ^tres,  moD- 
>r- -rue^.  -  V.ius  lojiei  .a  nîaltresâe.  j'ai  regardé  b  soî- 
't:  .i .  -  V>i25  &^l:::1.  j  â4  aix&ê:  car  les  délais  —  ne  sont 
^i%>  i  ^>  ôe  ZKQ  fc^:.  î-'.-içDear.  qœ  da  T6lre.  —  Volie 
:-.>:.^ijf  iùti:  iiiiici<  .oSnrzs  queToilà,  —  la  mienne aossi, 
K\^u.7:ji: .  1  irûrzirii:  *e  foyjve.  —  J'ai  saé  sang  et  eaa  pour 
p.7irv.  -  ;e  !i.r  î^w.5  ôef^àccbé  le  palais  à  prodiguer  —  ks 
>rrr.-'tL.5  iamc'ur.  eiriîmi.  sî  ceue  promesse  est  une  fin, 

-  j  ai  ci*:eL-  ir  ceoe  brlle  la  promesse  —  qu^elle  m'ac- 
oi>rieraîi  K*:i  aax^ur.  si  vc^is  ariez  la  cbanœ  —  de  oooqué- 
rir  >a  iL&îu>câse. 

IMtlli. 

L>:-<eTrai,  Nerissa? 


~  tKii.  Di»ian>e.  sa  tous  t  consentez. 

-  Et  ^>us.  tintsarïo.  éles-Tcms  de  bonne  foi  ? 

-  Oui,  aia  foi,  seiraeur. 

-  So5  ncoes  servant  fon  b-^^nor^  de  votre  mariage.  - 

Nous  jouerons  a^ec  eux  mille  ducats  à  qui  fera  le  premier 
gan.'ou. 


SCÈNE  XIV.  227 

NÉRISSÀ. 

Bourse  déliée  ? 

GRATIANO. 

—  Oui  ;  on  ne  peut  gagner  à  ce  jeu-là  que  bourse  déliée. 
—  Mais  qui  vient  ici  !  Lorenzo,  et  son  infidèle?  —  Quoi! 
mon  vieil  ami  de  Venise,  Solanio  ! 

Eoireni  Lorenzo,  Jessica  et  Solanio. 
BASSANIO. 

—  Lorenzo  et  Solanio,  soyez  les  bienvenus  ici:  —  sî  tou- 
tefois la  jeunesse  de  mes  droits  céans  —  m'autorise  h  vous 
souhaiter  la  bienvenue...  Avec  votre  permission,  —  douce 
Portia,  je  dis  à  mes  amis  et  à  mes  compatriotes  —  qu'ils 
sont  les  bienvenus. 

PORTU. 

Je  le  dis  aussi,  mon  seigneur.  —  Ils  sont  tout  h  fait  les 
bienvenus. 

LORENZO. 

—  Je  remercie  votre  Grâce...  Pour  ma  part,  monsei- 
gneur, -  mon  dessein  n'était  pas  de  venir  vous  voir  ici  ;  — 
mais  Solanio,  que  j'ai  rencontré  en  route,  —  m'a  tellement 
supplié  de  venir  avec  lui  —  que  je  n'ai  pu  dire  non. 

SOUNIO. 

C'est  vrai,  mon  seigneur,  —  et  j'avais  des  raisons  pour 
cela.  Le  signor  Antonio  —  se  recommande  à  vous. 

H  remet  ooe  lettre  è  Bassaoio. 
BASSANIO. 

Avant  que  j'ouvre  cette  lettre,  —  dites-moi,  je  vous  prie, 
comment  va  mon  excellent  ami. 

SOLANIO. 

—  S'il  est  malade,  seigneur,  ce  n'est  que  moralement; 
—  s'il  est  bien,  ce  n'est  que  moralement.  Sa  lettre  —  vous 
indiquera  son  état.  * 


?»  U  liBCHASO  K  nSBL 


GUTIA50,  MMiiaC  h 

-  !(én>sa,  chômez  cette  étrangère  :  souhulez-liii  b  Imd- 
Tenue.  —  Votre  main,  SoUdîo.  Quelles  noatelles  de  Venise? 

-  Cooiinent  Ta  le  roval  marchand,  le  boo  Ânloiiio?  —  Je 
sais  qu'il  sera  content  de  notre  succès  :  —  doos  sommes 
des  JasoQs.  nous  btcos  conquis  la  Toison. 

soi^no. 

-  Ooe  n  aTex-TOQS  conquis  la  toison  qo'îl  a  perdue  ! 

ponu. 

-  11  T  a  dans  cette  lettre  de  sinistres  ooavdks  —  qui 
ravissent  leur  couleur  aux  joues  de  Bassauio  :  —  sans 
ooute  la  mort  d'un  ami  cher  !  Car  rieo  au  aïoode  —  ne 
(ourrait  chaoçer  à  ce  point  les  traits  —  d'un  hooime  résolu. 
<>io:  !  i^  five  en  f^ire  !  —  Permetlei,  Bessuûo,  je  suis  une 
nx*iùé  A^  Tous-mcme.  -  et  je  dois  avoir  ma  large  moitié 

-  lie  c^  que  ce  f  .apier  tous  apporte. 

0  dc«ace  Portia  !  —  Il  }  a  ici  plusieurs  des  mots  les  phs 
de>L»lant5  —  qui  aient  jamais  noirci  le  papier.  Charmante 
dame,  -  qoand  je  toos  ai  pour  la  première  fois  Cait  part  de 
mon  amocr.  —  je  tchis  ai  dit  franchement  que  tonte  ma 
richesse  -  ciTvu'*aiî  dans  mes  Teines,  que  j'étais  gentil- 
homme. -  Akr?  je  tojs  disais  Trai,  et  pourtant,  chère 
d.^nH\  —  en  m'eva.uaDi  i  néant,  vous  allez  Toir  —  combien 
je  me  T^intiiis  encc^re.  Ou>Q^  je&iimais  —  ma  fortune  à  rieo, 
j'aurais  dû  vous  din?  -  qu  elle  é*iait  moins  que  rien  :  car 

-  jo  me  suis  lai:  !o  débiteur  d'un  ami  cher,  —  et  j'ai 
fait  vîo  cet  imi  -o  -iti»i**eur  Je  son  pire  ennemi,  —  pour  me 
créer  des  ressouTws.  Vc4ci  une  lettre,  madame,  —  dont  le 
papier  es:  comme  !e  Ci>rps  de  mon  ami,  —  et  dont  chaque 
iiKM  est  une  plaie  h^anie  —  par  où  saigne  sa  Tie...  Mais 
e^-ee  bien  Trai,  Solanio?  -  Toutes  ses  expéditions  ont 
manque?  pas  une  n'.v  neussi  ?  —  De  Tripoli ,  du  Mexi- 
que, dWi^ieterrw  -  de  IjsLionue,  de  Barbarie,  des  Indes, 


SG&NE  XIV.  229 

—  pas  un  vaisseau  qui  ait  échappé  au  contact  terrible  — 
des  rochers,  funestes  aux  marchands? 

SOIANIO. 

Pas  un,  monseigneur.  —  Il  parait  en  outre  que,  quand 
même  il  aurait  —  l'argent  nécessaire  pour  s'acquitter,  le 
juif  —  refuserait  de  le  prendre.  Je  n'ai  jamais  vu  —  d'être 
ayant  forme  humaine  —  s'acharner  si  avidement  à  la 
nÛDe  d'un  homme.  —  Il  importune  le  doge  du  matin  au  soir, 

—  et  met  en  question  les  libertés  de  l'état  —  si  on  lui  re- 
fuse justice.  Vingt  marchands,  —  le  doge  lui-même  et  les 
Magnifiques  —  du  plus  haut  rang  ont  tous  tenté  de  le  per- 
suader, —  mais  nul  ne  peut  le  faire  sortir  de  ces  arguments 
haineux  :  —  manque  de  parole,  justice,  engagement  pris. 

JESSICA. 

—  Quand  j'étais  avec  lui,  je  l'ai  entendu  jurer  —  devant 
Tabal  et  Chus,  ses  compatriotes,  —  qu'il  aimerait  mieux 
avoir  la  chair  d'Antonio  —  que  vingt  fois  la  valeur  de  la 
somme  —  qui  lui  est  due  :  et  je  sais,  monseigneur,  — 
que,  si  la  loi,  l'autorité  et  le  pouvoir  ne  s'y  opposent,  —  cela 
ira  mal  pour  le  pauvre  Antonio. 

PORTlÂ,   àBassaaio. 

—  Et  c'est  votre  ami  cher  qui  est  dans  cet  embarras? 

BASSANIO. 

—  Mon  ami  le  plus  cher,  l'homme  le  meilleur,  -  le 
cœur  le  plus  disposé,  le  plus  infatigable  —  à  rendre  ser- 
vice, un  homme  en  qui  —  brille  l'antique  honneur  romain 
plus  —  que  chez  quiconque  respire  en  Italie. 

PORTIA. 

Quelle  somme  doit-il  au  juif? 

BASSANIO. 

—  Il  doit  pour  moi  trois  mille  ducats. 

PORTIA. 

Quoi!  pas  davantnge  !  —  Payez-lui-en  six  mille  et  déchi- 
rez le  billet  ;  —  doubb'z  les  six  mille,  triplez-les,  —  plutôt 
vin.  15 


il  m^iàTK^msk 


pQcni. 


-  0  3»xi  izsocr. 


et  partez. 


—  Pu2§q<3e  ^•Q§  !Zï&  doQoei  la  pfmiîssâoo  de  partir,  —je 
vais  lae  hiser  :  nuis  Jlci  à 

entiv  ^c««i5  et  aiot. 


n»  retour,  -  aocmi  Ihoesen 
aman  rrpos  ne  s*inlefpo6ea 


SCÉNB  XV.  231 

SCÈNE   XV. 

[Venise.  Une  rue.] 
Eoireni  Siiylock,  Salarino»  Antonio  et  an  geôlier. 

SHYLOCK. 

—  Geôlier,  ayez  Tœil  sur  lui...  Ne  me  parlez  pas  de  pi- 
tié... —  Voilà  l'imbécille  qui  prêtait  de  l'argent  gratis! 
—  Geôlier,  ayez  l'œil  sur  lui. 

ANTONIO. 

Pourtant  écoute-moi,  bon  Shylock. 

SHYLOCK. 

—  Je  réclame  mon  billet  :  ne  me  parle  pas  contre  mon 
billet,  —  j'ai  juré  que  mon  billet  serait  acquitté.  —  Tu  m'as 
appelé  chien  sans  motif;  —  eh  bien  !  puisque  je  suis  chien, 
prends  garde  h  mes  crocs.  —  Le  doge  me  fera  justice.  Je 
m'étonne,  —  mauvais  geôlier,  que  tu  sois  assez  faible  — 
pour  sortir  avec  lui,  sur  sa  demande. 

ANTONIO. 

—  Je  t'en  prie,  écoute-moi. 

SHYLOCK. 

—  Je  réclame  mon  billet,  je  ne  veux  pas  t'entendre  ;  — 
je  réclame  mon  billet  :  ainsi,  ne  me  parle  plus.  —  On  ne 
fera  pas  de  moi  un  de  ces  débonnaires,  à  l'œil  contrit,  — 
qui  secouent  la  tête,  s'attendrissent,  soupirent,  et  cèdent  — 
aux  instances  des  chrétiens.  Ne  me  suis  pas  :  —  je  ne  veux 
pas  de  paroles,  je  ne  veux  que  mon  billet. 

Sort  Shylock. 
SALARLNO. 

—  C'est  le  m&lin  le  plus  inexorable  —  qui  ait  jamais 
frayé  avec  des  hommes. 

ANTONIO. 

Laissons-le  ;  -  je  ne  le  poursuivrai  plus  d'inutiles  prié- 


232  LE  MARCHAND  DE  YKRISB. 

res.  —  II  en  veut  à  ma  vie  ;  je  sais  sa  raison  :  —  j'ai  soo- 
venl  sauvé  de  ses  poursuites  —  bien  des  gens  qui  m'ont 
imploré  ;  —  voilà  pourquoi  il  me  hait. 

SAURINO. 

Je  suis  sûr  que  le  doge  —  ne  tiendra  pas  cet  engagement 
pour  valable. 

ANTONIO. 

~  Le  doge  ne  peut  arrêter  le  cours  de  la  loi.  —  Les  ga« 
ranties  que  les  étrangers  trouvent  —  chez  ooos  A  Yeniie 
ne  sauraient  être  suspendues  —  sans  que  la  justice  de  l'état 
soit  compromise  -  aux  yeux  des  marchands  de  toutes  na- 
tions dont  le  commerce  —  fait  la  richesse  de  U  cité.  Aiosi« 
advienne  que  pourra!  —  Ces  chagrins  et  ces  pertes  m'oot 
tellement  exténué  ~  que  c*est  à  peine  si  j'aurai  une  livre 
de  chair  —  à  livrer,  demain,  à  mon  sanglant  créancier.  - 
Allons,  geôlier,  en  avant!..  Dieu  veuille  que  Bassanio  nenae 

—  me  voir  payer  sa  dette,  et  le  reste  m'importe  peu. 

Ils  sortent. 

SCÈNE  XVI. 

[BeliDont.  Dans  le  palais  de  Portia.] 
Knirent  Portia,  Nérissa,  Loremzo,  Jessica  et  Balthazar. 

LORENZO. 

-  Je  n'hésite  pas,  madame,  à  le  dire  en  votre  pi^sence, 

—  vous  avez  une  idée  noble  et  vraie  —  de  la  divine  amitié: 
vous  en  donnez  la  plus  forte  preuve  —  en  supportant  de  cette 
façon  Tabsence  de  voire  seigneur.  —  Mais,  si  vous  savia 
qui  vous  honorez  ainsi,  —  à  quel  vrai  gentilhomme  voas 
portez  secours,  —  à  quel  ami  dévoué  de  mon  seigneur  votre 
mari,  —  je  suis  sûr  que  vous  seriez  plus  fière  de  votre 
œuvre  —  que  vous  ne  pourriez  l'êlre  d'un  bienfiiit  ordi- 
naire. 


SCÈNE  XVI.  233 

PORTIA. 

—  Je  n'ai  jamais  regretté  d'avoir  faille  bieo,  —  et  je  ne 
commencerai  pas  aujourd'hui.  Entre  camarades  —  qui  vi- 
vent et  passent  le  temps  ensemble,  —  et  dont  les  Ames 
portent  également  le  joug  de  laflection,  —  il  doit  y  avoir 
une  véritable  harmonie  —  de  traits,  de  manières  et  de  goûts  : 

—  c'est  ce  qui  me  fait  penser  que  cet  Antonio,  —  étant 
Tami  de  cœur  de  mon  seigneur,  ~  doit  ressembler  à  mon 
seigneur.  S'il  en  est  ainsi,  —  combien  peu  il  m'en  a  coûté 

—  pour  soustraire  cette  image  de  mon  Ame  —  à  l'empire 
d'une  infernale  cruauté  !  —  Mais  j'ai  trop  l'air  de  me  louer 
moi-même  ;  —  aussi,  laissons  cela  et  parlons  d'autre  chose. 

—  Lorenzo,  je  remets  en  vos  mains  —  la  direction  et  le 
ménagement  de  ma  maison  —  jusqu'au  retour  de  monsei- 
gneur. Pour  ma  part,  —  j'ai  adressé  au  ciel  le  vœu  secret 

—  de  vivre  dans  la  prière  et  dans  la  contemplation,  — 
sans  autre  compagnie  que  Nérissa,  —  jusqu'au  retour  de 
son  mari  et  de  mon  seigneur.  —  Il  y  a  un  monastère  à  deux 
milles  d'ici  ;  —  c'est  là  que  nous  résiderons.  Je  vous  prie  — 
de  ne  pas  refuser  la  charge  —  que  mon  amitié  et  la  nécessité 

—  vous  imposent  en  ce  moment. 

LORENZO. 

Madame,  c'est  de  tout  mon  cœur  —  que  j'obéirai  à  tous 
vos  justes  commandements. 

PORTIA. 

—  Mes  gens  connaissent  déjà  mes  intentions  :  —  ils  vous 
obéiront  à  vous  et  à  Jessica  —  comme  au  seigneur  Bassanio 
et  à  moi-même.  —  Ainsi,  portez-vous  bien;  au  revoir! 

LORENZO. 

—  Que  de  suaves  pensées  et  d'heureux  moments  vous  fas- 
sent cortège! 

JESSICA. 

—  Je  souhaite  à  Votre  Grâce  toutes  les  satisfactions  du 
cœur! 


234  LE  MARCHAND  DB  VENISE. 

PORTIA. 

—  Merci  de  votre  souhait;  j'ai  plaisir  —  à  tous  le  ren- 
voyer. Adieu,  Jessica. 

Sortent  Jesnea  el  Loreuo. 

—  Maintenant  à  toi,  Balthazar.  —  Je  t'ai  foajoars  troofé 
honnête  et  fidèle  :  —  que  je  te  trouve  encore  de  même  ! 
Prends  cette  lettre  —  et  fais  tous  les  efforts  humains  —  pour 
être  vite  à  Padoue  ;  remets-la  —  en  main  propre  au  dodaur 
Bellario,  mon  cousin.  —  Puis  prends  soigneusement  les  pa- 
piers et  les  vêtements  qu'il  te  donnera,  —  et  rapporte-les, 
je  te  prie,  avec  toute  la  vitesse  imaginable,  ~  h  l'embarea- 
dèrc  du  bac  public  —  qui  mène  à  Venise.  Ne  perds  pas  le 
temps  en  paroles,  —  pars;  je  serai  là  avant  toi. 

BALTHAZAR. 

—  Madame,  je  pars  avec  toute  la  diligence  possible. 

n  «on. 

PORTIA. 

—  Avance,  Nérissa.  J'ai  en  main  une  entreprise  —  que 
tu  ne  connais  pas.  Nous  verrons  nos  maris  —  plus  tdt  qu'ils 
no  le  pensent. 

!CÈRISSA. 

Est-ce  qu'ils  nous  verront? 

PWmA. 

—  Oui,  Nêrissa,  mais  sous  un  costume  tel  —  qu'ils  nous 
on^iront  |x^unrues  —  de  ce  qui  nous  manque.  Je  gage  ce 
que  tu  voudras,  -  que,  quand  nous  serons  l'une  et  l'autre 
jiccinitnVs  comme  des  jeunes  hommes,  —  je  serai  le  ploi 
joli  cavalier  des  deux,  —  et  que  je  porterai  la  dague  delà 
meilleurt^  «r^ce.  -  Tu  verras  comme  je  prendrai  la  voix 
nAttHM]ui  marque  —  la  transKionde  l'adolescent  à  Thomme: 
iHunin»*  jo  donnerai  à  notrv*  pas  menu  —  une  allure  virile: 
a>mino  je  |>arierai  querelles  —  en  vraie  jeunesse  fanfiironoe, 
et  quels  jolis  mensonjres  je  dirai  !  -  Que  d'honorables  dames, 
avant  nviK'fcht?  uK^n  amour,  -  seront  tombées  malades  et 


SCÈNE  XVU.  235 

seront  mortes  do  mes  rigueurs!..  —  Pouvais-je  suffire  à 
toutes?  Puis  je  me  repentirai.  —  et  je  regretterai,  au  bout 
du  compte,  de  les  avoir  tuées.  —  Et  je  dirai  si  bien  vingt 
de  ces  mensonges  mignons  —  qu'il  y  aura  des  gens  pour 
jurer  que  j'ai  quitté  Técole  —  depuis  plus  d'un  an!..  J'ai 
dans  l'esprit  ~  mille  gentillesses,  à  Tusage  de  ces  fats,  - 
que  je  veux  faire  servir. 

KÈRISSA. 

On  nous  prendra  donc  pour  des  hommes? 

PORTU. 

—  Fi  !  quelle  question,  —  si  tu  la  faisais  devant  un  in- 
terprète égrillard  !  —  Allons  !  je  te  dirai  tout  mon  plan,  - 
quand  je  serai  dans  mon  coche  qui  nous  attend  ~  à  la  porte 
du  parc.  Dépéchons-nous,  —  car  nous  avons  vingt  milles  à 
faire  aujourd'hui. 

Ils  sortent. 

SCÈNE    XVII. 

[Les  jardins  de  Portia  à  Belmont.] 

Entrent  Lancelot  et  Jessica. 

LANCELOT. 

Oui,  vraiment  :  car,  voyex-vous,  les  péchés  du  père  doi- 
vent retomber  sur  les  enfants  ;  aussi,  je  vous  promets  que 
j'ai  peur  pour  vous.  J'ai  toujours  été  franc  avec  vous,  et 
voilà  pourquoi  j'agite  devant  vous  la  matière.  Armez-vous 
donc  de  courage  ;  car,  vraiment,  je  vous  crois  damnée.  11  ne 
reste  qu'une  espérance  en  votre  faveur,  et  encore  c'est  une 
sorte  d'espérance  bâtarde. 

JESSICA. 

Et  quelle  est.cette  espérance,  je  te  prie? 

LANCELOT. 

Ma  foi»  vous  pouvez  espérer  à  la  rigueur  que  votre  père 


£36  1£  l&lGi&ll)  M  msc 

oe«0B&a{«sebçei>irte,qiie«OBSD'tÉespfe5  la  fi&e  <iB  j«ii. 


C«5ft  là.  en  tSsA^  uBe  sorte  d'fspinmot  bAtvde.  Eo  « 
cKs  oe  senieot  tes  péchés  de  ma  mm  qoi  MMimt  «ÎBléi 
en  moB. 

LiKILOf. 

TraJiDeD:.  doDC.  j'ai  («or  que  vous  ne  so^cz  dimnée  A 
'5€  {•ère  et  de  mère  :  tînsu  quand  j^êrHe  Srrlla,  ictre  pm, 
je  lomlf.'  en  OunlMle,  T(Are  inère.  AUods,  vous  éies  pndoe 

ie  ««rai  sauvée  ;ar  mots  mari  :  il  m'a  fiûte  cfaréticoDe. 

Traiment,  H  d>d  est  que  plus  blâmable  :  noos  âkos 
dijà  b>eo  assez  de  cbre-bens,  jusie  assez  pour  pouvoir  bien 
yivre  le^  ods  t  dAé  des  aatreî>.  Gede  coniectioD  de  chràjens 
va  hausser  k  prii  do  oocbotï  :  si  nous  de^^eooiis  tous  man- 
geurs de  {icin-.,  OD  oe  pourra  plus  i  aucun  prix  avoir  une 
cout'iiûe  sur  leghl. 

Enirt  Loanoo. 
JiSS3Câ. 

Je  rais  coûter  à  moo  mari  œ  que  i^ous  dites,  Laooelol: 

justement  )e  vcàd. 

LCftCQCi. 

Je  deTiendrai  bieDt^»t  jaloux  de  vous,  Lanodot,  si  vous 
attirez  ainsi  ma  femme  dans  des  coins. 

AH  î  vouf  n'avez  fias  besoin  «le  vous  inquiéler  de  doqs, 
I  orf-nz»"*.  lJinrel»t  et  moi.  nwis  sommes  mal  ensemble.  Il 
me  dit  nettement  qu'il  n>  a  point  de  merri  pour  moi  dans 
le  cieK  parcv  nue  je  suis  fille  d'un  juif,  et  il  prétend  que 
vous  êtes  un  mt^cbant  memiire  de  la  république  {oitoe  qu'en 


SCÈNE  XVII.  237 

convertissant  les  juifs  en  chrétiens,  vous  haussez  le  prix  du 
porc. 

LORENZO9   à  Lancelot. 

J'aurais  moins  de  peine  à  me  justifier  décela  devant  la 
république  que  vous  de  la  rotondité  de  la  négresse.  La  fille 
maure  est  grosse  de  vous,  Lancelot. 

LAIfCKLOT. 

Tant  mieux,  si  elle  regagne  en  embonpoint  ce  qu'elle  perd 
en  vertu.  Cela  prouve  que  je  n'ai  pas  peur  de  la  maure. 

LORENZO. 

Comme  le  premier  sot  vemi  peut  jouer  sur  les  mots!  Je 
crois  que  bientôt  la  meilleure  grâce  de  l'esprit  sera  le  si- 
lence, et  qu'il  n'y  aura  plus  de  mérite  à  parler  que  pour  les 
perroquets.  Allons,  maraud,  rentrez  leur  dire  de  se  préparer 
pour  le  dîner. 

UNCELOT. 

C'est  fait,  monsieur,  ils  ont  tous  appétit. 

LORENZO. 

Bon  dieu  !  quel  tailleur  d'esprit  vous  êtes  !  Dites-leur  alors 
de  préparer  le  dîner. 

LANCELOT. 

Le  dîner  est  prêt  aussi  :  c'est  le  couvert  que  vous  devriez 
dire. 

LORENZO. 

Alors,  monsieur,  voulez-vous  mettre  le  couvert? 

LANCELOT,  s'inclinant,  le  chapcao  h  la  maio. 

Non  pas;  ici,  je  me  garde  découvert;  je  sais  ce  que  je 
¥Ous  dois. 

LORENZO. 

Encore  une  querelle  de  mots  !  Veux-tu  montrer  en  un 
instant  toutes  les  richesses  de  ton  esprit?  Comprends  donc 
simplement  un  langage  simple.  Va  dire  à  tes  camarades 
qu'ils  mettent  le  couvert  sur  la  table,  qu'ils  servent  les  plats 
et  que  nous  arrivons  pour  dîner. 


238  LE  lUIGHilin  DK  TOISB. 

LâSCBiOT. 

Oaî,  on  Ta  serrîr  la  table»  roonsieor,  et  meltre  le  ooineit 
sur  les  plats,  roonsîear  ;  quant  à  TOtre  arrivée  pour  dtoer, 
monsieur»  qu'9  en  soit  selon  fOire  hmneor  et  votre  fan- 
taisie! 


—  Vife  la  raison  !  quelle  suite  dans  ses  paroles!  —  L'im- 
bécile a  campé  dans  sa  mémoire  —  une  armée  de  boas 
mots  ;  et  je  connais  —  bien  des  imbéciles,  plus  haut  placés 
que  lui,  —  qui  en  sont  comme  lui  tout  cuirassés  et  qui  pour 
un  mot  drôle  ~  rompent  en  risière  au  sens  commua. 
Comment  va  ta  bonne  humeur,  Jessica?  —  Et  maintenant, 
chère  bien -aimée,  dis  ton  opinion  :  —  comment  trooiw- 
tu  la  fenune  du  seigneur  Bassanio? 

JISSKà. 

—  Au-dessus  de  toute  expression.  Il  est 


—  que  le  seigneur  Bassanio  tife  d'une  vie  exemplaire,  - 
car,  ajant  dans  sa  femme  une  tdie  fâicîté^  —  il  trouien 
sur  cette  terre  les  joies  du  ciel  ;  —  et,  s'il  ne  les  iqppréde 
pas  sur  terre,  il  est  —  bien  juste  qu'il  n'aille  pas  les 
recueillir  au  ciel.  —  Ah  !  si  deux  dieux,  faisant  quelque 
céleste  gageure,  -  mettaient  pour  enjeu  deux  femmes  de 
la  terre,  -  et  que  Portia  fût  l'une  d'elles,  il  faudrait  néces- 
sairement ~  ajouter  quelque  chose  à  l'autre,  car  ce  paurre 
monde  grossier  —  n'a  pas  son  égale. 

umERZO. 
Tu  as  en  moi,  —  comme  mari,  ce  qu'elle  est  comme 
femme. 

JESSIQ. 

-  Oui-di^  !  demandez-moi  donc  aussi  mon  opinion  tt- 
dessus. 

LQKEKZO. 

-  Je  le  ferai  tout  à  rheure:  d'abord  allons  dîner. 


SCÈNE  XVill.  239 

JESSIGÂ. 

-  Nenni,  laissez-moi  vous  louer,  tandis  que  je  suis  en 
appétit. 

LORENZO. 

—Non,  je  t'en  prie,  réservons  cela  pour  propos  de  table  ; 
—  alors,  quoi  que  tu  dises,  je  le  digérerai  —  avec  tout 
le  reste. 

JESSIGA. 

C'est  bien,  je  vais  vous  démasquer. 

Ils  sortent. 

SCÈNE    XVIII. 

[Venise.  Une  cour  de  justice.] 

Bnlrent  le  Doge,  les  Magnihoues,  Antonio,  Bassanio,  Gratiano, 

SoLARiNO,  SoLANio,  et  autres. 

LE  DOGE. 

-  Eh  bien,  Antonio  est-il  ici? 

ANTONIO. 

Aux  ordres  de  Votre  Grflce. 

LE  DOGE. 

-  J'en  suis  navré  pour  toi  :  tu  as  à  répondre  —  à  un 
adversaire  de  pierre,  à  un  misérable  inhumain,  —  incapa- 
ble de  pitié,  dont  le  cœur  sec  ne  contient  pas  —  une  goutte 
de  sensibilité. 

ANTONIO. 

J'ai  appris  —  que  Votre  Grflce  s'était  donné  beaucoup  de 
peine  pour  modérer  —  la  rigueur  de  ses  poursuites  ;  mais 
puisqu'il  reste  endurci,  —  et  que  nul  moyen  légal  ne  peut 
me  soustraire  —  aux  atteintes  de  sa  rancune,  j'oppose  - 
ma  patience  à  sa  furie  ;  et  je  m'arme  —  de  toute  la  quié- 
tude de  mon  âme  pour  subir  —  la  tyrannie  et  la  rage 
de  la  sienne. 


l.  intiiZ  h  \i  Y.^J:  :  fe  T*:âd,  xnoosdgDeor. 


LE  IM£. 

-  F*r.r^  p*  vv.  q^i  il  se  tie&De  en  lace  de  nous.  —  Shy- 
•:<k.  j-É  crois,  ««r-iDr  t>-i:  1*  monde,  —  que  to  n'as  foolo 
s^'iLenir  ^*  r*!.>  iep?rr^rç  — que  jusqu'à  Theuredu  déooue- 
mec:  :  et  q::'8V:*rs  —  tu  n^xitreras  une  pitié  et  une  iodal- 
ççnoe  plu?  etran^^  —  que  n'est  étrange  ton  apparente 
cruaut-i:.  —  A'ors,  cn>it-i:»D.au  lieu  de  fédamer  la  pénalité, 

-  c'est-à-'iire  une  livre  de  la  chair  de  ce  panvre  marchand, 

—  o<>D  seulement  tu  renonceras  i  ce  dédit,  —  mais  encore, 
tL'urbr:  fiar  I9  tendresse  et  par  rafiection  humaines,  —  to 
le  tiendras  quitte  de  la  moitié  du  principal;  —  tu  considé- 
r**r»s  d'un  «pi!  «le  pitié  les  désastres  —  qui  Tiennent  de 
fondre  sur  son  «los.  —  et  qui  suffiraient  pour  accabler  un 
marchand  rojaK  —  pour  arracher  la  commisération  -  i 
des  poitrines  de  bronze,  à  des  cœurs  de  marbre,  —  à  des 
Turcs  inflexibles,  à  des  Tartares  n'ajant  jamais  pratiqué  - 
les  devoirs  d'une  affectueuse  courtoisie.  —  Nous  attendons 
tous  une  bonne  réponse,  juif. 

SHYLOCK. 

-  J'ai  informé  Votre  Grâce  Je  mes  intentions.  —  J'ai  juré 
par  notre  saint  Sabbath  —  d*exiger  le  dédit  stipulé  dans 
mon  billet.  —  Si  vous  me  refusez,  que  ce  soit  au  péril  - 
de  votre  charte  et  des  libertés  de  votre  cité  !  —  Vous  me 
demanderez  pourquoi  j'aime  mieux  -  prendre  une  livre 
de  charogne  que  recevoir  —  trois  mille  ducats.  A  cela  je 
n'ai  point  à  répondre,  —  sinon  que  tel  est  mon  goût.  Est-ce 
répondre?  —  Supposez  que  ma  maison  soil  troublée  par  un 


SCENE  XYIII.  241 

rat,  -  et  qu'il  me  plaise  de  donner  dix  mille  ducats  — 
pour  le  faire  empoisonner!...  Cette  réponse  vous  suffit-elle? 

—  Il  y  a  des  gens  qui  n'aiment  pas  voir  bftiller  un  porc, 

-  d'autres  qui  deviennent  fous  à  regarder  un  chat,  — 
d'autres  qui,  quand  la  cornemuse  leur  chante  au  nez,  —  ne 
peuvent  retenir  leur  urine  :  car  la  sensation,  —  souveraine 
de  la  passion,  la  gouverne  au  gré  —  de  ses  désirs  ou  de  ses 
dégoûts.  Or,  voici  ma  réponse  :  ~  De  même  qu'on  ne  peut 
expliquer  par  aucune  raison  solide  —  pourquoi  celui-ci  a 
horreur  d'un  cochon  qui  bâille,  —  celui-là,  d'un  chat  fami- 
lier et  inofTensif,  —  cet  autre,  d'une  cornemuse  gonflée, 
et  pourquoi  tous,  —  cédant  forcément  à  une  inévitable  fai- 
blesse, —  font  pâtir  à  leur  tour  ce  qui  les  a  fait  pâtir,  —  de 
même  je  ne  puis  et  ne  veux  donner  d'autre  raison  —  qu'une 
haine  réfléchie  et  une  horreur  invétérée  —  pour  Antonio, 
afin  d'expliquer  pourquoi  je  soutiens,  —  contre  lui  ce  pro- 
cès ruineux...  Cette  réponse  vous  suffit-elle? 

BilSSANIO. 

~  Ce  n'est  pas  une  réponse,  homme  insensible»  —  qui 
excuse  l'acharnement  de  ta  cruauté. 

SHYLOCK. 

—  Je  ne  suis  pas  obligé  à  te  plaire  par  ma  réponse. 

bâssanio. 

—  Est-K^e  que  tous  les  hommes  tuent  les  êtres  qu'ils  n'ai^ 
ment  pas? 

SHYLOCK. 

~  Est-ce  qu'on  hait  un  être  qu'on  ne  veut  pas  tuer? 

Bâssanio. 

—  Tout  grief  n'est  pas  nécessairement  de  la  haine. 

SHYLOCK. 

—  Quoi  !  voudrais-tu  qu'un  serpent  te  piquât  deux  fois? 

ANTONIO. 

—  Songez,  je  vous  prie,  que  vous  discutez  avec  le  juif.  — 
Autant  vaudrait  aller  vous  installer  sur  la  plage  —  et  dire  à 


242  LE  MARCHAND  DE  VENISB. 

la  grande  marée  d'abaisser  sa  hauteur  habituelle,  —  autant 
vaudrait  demander  au  loup  —  pourquoi  il  fait  bêler  la  brebis 
après  son  agneau,  —  autant  vaudrait  défendre  aux  pins  de  la 
montagne  —  de  secouer  leurs  cimes  hautes  et  de  bruire  - 
lorsqu'ils  sont  agités  par  les  rafales  du  ciel,  —  autant  vau- 
drait accomplir  la  tftche  la  plus  dure,  —  que  d'essajer  (car 
il  n'est  rien  de  plus  dur)  d'attendrir  —  ce  cœur  judaïque... 
Ainsi,  je  vous  en  supplie,  —  ne  lui  faites  plus  d*offre,  n'es- 
sayez plus  aucun  moyen.  —  Plus  de  délai.  C'est  assez  chi- 
caner,  -  à  moi,  ma  sentence,  au  juif,  sa  requête. 

BASSANIO. 

—  Pour  tes  trois  mille  ducats,  en  voilà  six. 

SHYLOCK. 

—  Quand  chacun  de  ces  six  mille  ducats  serait  —  divisé 
en  six  parties  et  quand  chaque  partie  serait  un  ducat,  —  je 
ne  voudrais  pas  les  prendre  ;  je  réclame  mon  billet. 

LE  DOGE. 

—  Quelle  miséricorde  peux-tu  espérer,  si  tu  n'en  mon- 
tres aucune  7 

SHYLOCK. 

—  Quel  jugement  ai-je  à  craindre,  ne  faisant  aucune  in- 
fraction? —  Vous  avez  parmi  vous  nombre  d'esclaves,  - 
que  vous  employez  comme  vos  fines,  vos  chiens  et  vos 
mules,  —  à  des  travaux  abjects  et  serviles,  —  parce  que 
vous  les  avez  achetés...  Irai-je  vous  dire  :  —  Faites-Us 
libres!  Mariez-les  à  vos  enfants l  —  Pourquoi  suent-ils  sous 
des  fardeaux  ?  Que  leurs  lits  -  soient  aussi  moelleux  que 
les  vôtres  l  Que  des  mets  comme  les  vôtres  —  flattent  leur 
palais!  Vous  me  répondriez  :  —  Ces  esclaves  sont  à  nous... 
Eh  bien,  je  réponds  de  même  :  —  La  livre  de  chair  que 
j'exige  de  lui,  -  je  l'ai  chèrement  payée  :  elle  est  à  moi  et 
je  la  veux.  —  Si  vous  me  la  refusez,  fi  de  vos  lois!  —  Les 
décrets  do  Venise  sont  sans  force  !  —  Je  demande  la  justice; 
l'aurai-je?  répondez. 


SCÉME  XYIU.  243 

LE  DOGE. 

—  En  vertu  de  moD  pouvoir,  je  puis  oongédier  la  cour, 

—  à  moins  que  Bellario,  savant  docteur  —  que  j'ai  envoyé 
chercher  pour  déterminer  ce  cas,  —  n'arrive  aujourd'hui. 

SOLANIO. 

Monseigneur,  il  y  a  là  dehors  —  un  messager  nouvelle- 
ment arrivé  de  Padoue  —  avec  une  lettre  du  docteur. 

LE  DOGE. 

—  Qu'on  nous  apporte  cette  lettre;  qu'on  appelle  le 
messager. 

BASSANIO. 

—  Rassure-toi,  Antonio!  allons,  mon  cher!  courage 
encore!  —  Le  juif  aura  ma  chair,  mon  sang,  mes  os,  tout, 
"  avant  que  tu  perdes  pour  moi  une  seule  goutte  de  sang. 

ANTONIO. 

"  Je  suis  la  brebis  galeuse  du  troupeau,  —  celle  qui  est 
bonne  à  tuer.  Le  plus  faible  fruit  —  tombe  à  terre  le  pre- 
mier ;  laissez-moi  tomber.  -  Ce  que  vous  avez  de  mieux  à 
fiiire,  Bassanio,  -  c'est  de  vivre  pour  faire  mon  épitaphe. 

Entre  N£RISSA,  défpiisée  en  clerc. 
LE  DOGE. 

—  Vous  venez  de  Padoue,  de  la  part  de  Bellario  ? 

NËRISSA. 

—  Oui,  mon  seigneur,  Bellario  salue  Votre  Grâce. 

Elle  présente  une  lettre  au  doge. 
BASSANIO,   èShylock. 

—  Pourquoi  repasses-tu  ton  couteau  si  activement? 

SHYLOCR. 

—  Pour  couper  ce  qui  me  revient  de  ce  banqueroutier. 

GRATIANO. 

—  Ce  n'est  pas  sur  ce  cuir,  c'est  sur  ton  cœur,  âpre  juif, 

—  que  tu  affiles  ton  couteau!  Mais  aucun  métal,  —  non, 


344  Lt  UAllCUAHD  DE  VEMSE. 

pas  même  la  Imctie  rlu  bourreau,  n'(;st  aussi  affilé  -  qneli 

rnnounc  actinie.  Aucune  prière  ne  peut  donc  le  péuétiw' 

snïLOCK. 

-  AuRuiieque  Ion  esprit  suffise  à  imaginer. 

GRATIANO. 

-  Ohl  sois  damné,  chien  inexorable!  —  El  que  la  vie 
accuse  la  juslico!  —  Pou  s'en  raiilquelii  ne  me  fasses  chm- 
celer  dons  ma  foi  -  et  croire  avec  Pythngore  -  que  les 
ftmes  des  animaux  passent  -  dans  les  corps  des  hommes. 
Ton  esprit  hargneux  ~  gouvernait  un  loup  qui  fui  pendu 
pour  meurtre  d'homme  -  et  dont  l'âme  féroce,  enTol» 
(lu  gibet  -  quand  tu  étais  encore  dans  le  venlre  de  U 
mère  profane,  —  s'introduisit  en  toi!  tes  appétits  -  sont 
ceux  d'un  loup,  sanguinaires,  voroces  et  furieux. 

SHïLOfiK. 

-  Tant  que  les  injures  ne  ratureront  pas  la  signature  Je 
m  bitlet,  —  tu  ne  blesseras  que  tes  poumons  à  pérorersi 
fort.  —  Étoic  ton  esprit,  bon  jeune  homme,  sinon,  il  « 
subir  —un  irréparable  écroulement...  J'attends  ici  justice. 

I.K   DOGE. 

-  Cette  lettre  de  Bellarîo  reccommande  —  à  la  cour  un 
jeune  et  savant  docteur.  —  OJi  est-il? 

NÉBISSA. 
11  attend  tout  près  d'ici  -  pour  savoir  si  vous  voudrei 
bien  l'admettre. 

IX  IIOGE. 

-  De  tout  moncteur...  Que  trois  ou  quatre  d'entre  vous 
—  soilcnt  et  lui  fassentjusqu'ici  une  escorte  de  courtoisie. 
-Kn  attendant,  la  cour  entendra  la  lettre  de  Bellario. 

LE  CLERC,   lisaui. 

«  Voire  Grlce  npprcnjra  que,  lorsque  j'ai  reço  ss  lettre,  j'ëtais  très- 

B   malade;  main,  au  momeiil  miime  où  sao  messnger  arrivait,  je  rec*' 

B  vais  l'aimable  visite  il'un  jeune  JocLeur  <le  Rome,  iioinmé  BailliBïar. 

»  Je  l'ai  instruit  do  la  cause  pendaiilc  erilrc  le  juif  file  niarcliani]  in- 


/^ 


SCÈME  XYilI.  245 

»  tonio.  Noos  avons  feailleté  beaucoup  de  livres  ensemble.  Il  est  muni 
»  de  mon  opinion  ;  il  tous  la  portera  ëpnrée  par  sa  propre  science  dont 
»  je  ne  saurais  trop  ranter  retendue;  et  sur  ma  sollicitation,  il  rem- 
»  plira  à  ma  place  les  intentions  de  Votre  Grâce.  Que  les  années  dont 
»  il  est  privé  ne  le  privent  pas,  je  tous  en  conjure,  de  TOtre  haute 
»  estime;  car  je  n*ai  jamais  tu  si  jeune  corps  avec  une  tète  si  vieille. 
»  Je  le  livre  h  votre  gracieux  accueil,  bien  sûr  que  Téprenve  enchérira 
»  sur  mes  éloges.  » 

LE  DOGE. 

—  Vous  entendez  ce  qu'écrit  le  savant  Bellario,  —  et 
voici,  je  suppose,  le  docteur  qui  vient. 

Entre  PoRTiA,  dans  le  costume  de  docteur  en  droit. 

LE  DOGE. 

—  Donnez-moi  votre  main .  Vous  venez  de  la  part  du  vieux 
Bellario? 

PORTIA. 

Oui,  monseigneur. 

LE   DOGE. 

—  Vous  êtes  le  bienvenu.  Prenez  place.  —  Étes-vous 
instruit  du  différend  —  qui  s'agite  présentement  devant  la 
cour? 

PORTIA. 

—  Je  connais  à  fond  la  cause.  —  Lequel  ici  est  le  mar- 
chand, et  lequel  est  le  juif? 

LE  D06E. 

—  Antonio,  et  vous,  vieux  Sbylock,  avancez  tous  deux. 

PORTIA. 

—  Votre  nom  est-il  Shylock? 

SHYLOCK. 

Shylock  est  mon  nom. 

PORTIA. 

—  Le  procès  que  vous  intentez  est  d'une  étrange  nature  ; 
—  mais  vous  êtes  si  bien  en  règle  que  la  loi  vénitienne  — 
ne  peut  pas  faire  obstacle  à  vos  poursuites. 

A  Antonio. 

—  C'est  vous  qui  êtes  à  sa  merci,  n'est-ce  pas? 

Tlll.  16 


SIS  U  liïOUlKD  M  TDBE. 

—  Oui,  i  œ  qa*îl  dit. 

nmnk» 
ReeooBaisâei-Toas  lebflkt? 

—  Je  le  reconnais. 

U  but  donc  que  le  juif  soit  clémeoL 

SSTLùiLk. 

—  En  Terta  de  quelle  obligation?  Dites4e-iiioi. 

—  La  cicmecce  ne  se  commande  pas.  —  Elle  tombe  di 
cie!.  coccme  une  ploie  douce.  —  sur  le  lien   qu'elle  do- 
mùie  :  d-jutle  bienfaisance*  —  e!ie  bit  do  bien  à  celui  qttî 
donne  e:  à  c>elui  qui  nr*.oît.  —  Elle  esl  la  puissance  des 
puisèances.  Elle  sie*i  -  oui  monarques  sur  leur  trône  mien^ 
que  leur  coun>nne.  —  Leur  sceptre  représente  la  force  do 
pouvoir  temporel:  —  il  est  l'attribui  d'épouTaote  et  de  ma- 
jesté —  dont  émanent  le  re:^)ect  et  la  terreur  des  rois.  - 
Mais  la  clémence  est  au-dessus  de  lautorilé  du  sceptre,  - 
elle  trdne  dans  k  cceur  des  rois»  —  elle  est  rattribot  de 
Dieu  même  :  —  et  !e  pouvoir  terrestre  qui  resseoible  le  pbs 
à  Dieu  est  —  o^lui  qui  tempère  la  justice  par  la  clémence. 
Ainsi,  juif»  ~  bien  que  la  justice  soit  ton  argument,  consi- 
dCre  ce*:i  :  —  qu'avei*  la  striite  justice  nul  de  nous  —  œ 
\err»it  le  salut.  C'e^t  la  clémence  qu'iuToque  la  prière,  - 
et  c'est  Ivi  prière  même  qui  nous  enseigne  à  tous  i  faire  - 
acte  Je  o!tiiitn*.e.  Tout  ce  que  je  viens  dédire  est  —  pour 
militer  la  justice  Je  ta  cause:  -  si  lu  persistes,  le  strict 
tribunal  de  Venise  —  n'a  plus  qu'à  prononcer  sa  sentence 
contre  ce  marchand. 

SHTLOCK. 

~  Que  mes  actions  retombent  sur  ma  lèle!  Je  réclame  k 
loi,  -  la  pénalité  et  le  dédit  stipulé  par  mon  bîUel. 


SCÈNE  XYUI.  247 

rORTU. 

—  Est-ce  qu'il  n'est  pas  en  état  de  rembourser  l'argent? 

BASSÂinO. 

—  Si  fait.  Je  le  lui  offre  ici  devant  la  cour  :  —  je  double 
nléme  la  somme.  Si  cela  ne  suffit  pas,  -  je  m'obligerai  à  la 
{làyër  dix  fois,  —  en  donnant  pour  gages  mes  mains,  ma  tAte, 
mon  cœur.  —  Si  cela  ne  suffit  pas,  il  est  notoire  —  que  c'est 
la  méchanceté  qui  accable  l'innocence.  Je  vous  en  conjure, 
—  ibûlez  une  fois  la  loi  sous  votre  autorité.  —  Pour  rendre 
la  grande  justice,  faites  une  petite  injustice,  —  et  domptez 
le  cruel  démon  de  son  acharnement. 

PORTIÀ. 

—  Cela  ne  doit  pas  être  :  il  n'y  a  pas  de  puissance  à  Ye^ 
Dise  —  qui  puisse  altérer  un  décret  établi.  —  Cela  serait 
enregistré  comme  un  précédent;  —  et  par  cet  exemple, 
bien  des  abus  -  feraient  irruption  dans  l'État.  Cela  ne  se 
peut. 

SHYLOCK. 

—  C'est  un  DAniel  qui  nous  est  venu  pour  juge!  oui,  un 
Daniel!  —  0  juge  jeune  et  sage^  combien  je  t'honore  ! 

PORTU. 

—  Faites-moi  voir  le  billet,  je  vous  prie. 

SHYLOCK. 

—  Le  voici,  très-révérend  docteur  ;  le  voici. 

PORTIA. 

—  Shylock,  on  t'offre  ici  trois  fois  ton  argent. 

SHYLOCK. 

—  Un  serment!  un  serment!  J'ai  un  serment  au  ciel  !  -^ 
Mettrai-je  le  parjure  sur  mon  âme?  —  Non,  pas  pour  tout 
Venise. 

PORTIA. 

£h  bien  1  l'échéance  est  passée  ;  —  et  légalement,  avec 
ceci,  le  juif  peut  réclamer  —  une  livre  de  chair,  qui  doit 
être  coupée  par  lui  —  tout  près  du  cœur  du  marchand... 


-2U 


U  KlKtUD  DE  TÏSlâC. 


Sois  dëmeot,  -  preD(k  trots  fûts  loa  sr^eot  cC  dsHRid 
dédùrer  C8  biUcL 

-  QoukI  il  iMiiinji'  iiHilwm/BWiii  h  M  IiimmT  '0 
«oh  qoetoes  élet  nn  juge  êaérîle:  —  mas  coaMissKl 
k»;  TOtre  Mpoatioa  -  s  élé  pèrraplaîre;  jenmsBMi 
ao  twcB  de  la  kn  -  dont  «oos  éles  le  d^»B  pffifw.  -  i 
procéder  au  jogemeaL  J«  jure  cor  non  Sme  —  qa'S  ■*■ 
as  poomir  d'aocone  Uagot  hamaioe  —  de  m'âunki 
Je  m'en  liess  à  inoo  biUeL 


-  Jesuppbe  t 


-  de  rendra  sja  iiv 


1 


mm. 
EhlMo!  le  voîct. 

—  U  bat  offrir  votre  poîlrine  i  son  couteau. 

SttUJX^ 

—  ODoblejogeidexcelkol  jeanebomme! 

pwmi. 

—  Car  U  gloîe  et  l'esprit  île  U  loi  —  agrégat  tout  à  far 
arec  la  pt-tialilè  —  sliputée  clairement  dans  re  biUet. 

SHUOCS. 

—  C'esA.  très-Trai  !  0  juge  saje  et  équitable  !  —  Combtiii 
lu  es  plus  Tîeui  que  tu  ne  le  parais  I 

rv'Bni,  à  Xuom». 

—  AiDîî.  ineC.ez  à  nu  TOtre  sein, 

s&noa. 
Oui,  sa  poitrine  :  -  1«  bîUet  le  dit.  5'est-ce  pas,  oolitc 
juçe?  -  Toot  près  de  soo  cœur,  ce  sont    les  pn^m 
lennÇï. 

iC-UTlk. 
~  E\arlemenl.  \  a-l-il  ici  une  halaoce  pour  peser  -  li 


SCÈNE  xvm.  .    ?49 

SHYLOCK, 

J'en  ai  une  toute  prête. 

PORTIA. 

—  Ayez  aussi  un  chirurgien  à  vos  frais,  Shylock,  —  pour 
bander  ses  plaies  et  empêcher  qu'il  ne  saigne  jusqu'à 
mourir. 

SHYLOCK. 

—  Cela  est-il  spécifié  dans  le  billet? 

PORTIA. 

—  Cela  n'est  pas  exprimé  ;  mais  n'importe  !  —  Il  serait 
bon  que  vous  le  lissiez  par  charité. 

SHYLOCK. 

—  Je  ne  trouve  pas  ;  ce  n'est  pas  dit  dans  le  billet. 

PORTLA,   à  AnloDio. 

—  Allons,  marchand,  avez-vous  quelque  chose  à  dire? 

ANTONIO. 

—  Peu  de  chose.  Je  suis  armé,  et  parfaitement  préparé. 

—  Donnez-moi  votre  main ,  Bassanio  ;  adieu  !  —  Ne  vous 
attristez  pas,  si  je  suis  réduit  pour  vous  à  cette  extrémité. 

—  Car  la  fortune  se  montre  en  ce  cas  plus  indulgente  — 
que  de  coutume.  D'ordinaire,  —  elle  force  le  malheureux 
à  survivre  à  son  opulence,  —  et  à  contempler  avec  des  yeux 
baves  et  un  front  ridé  —  un  siècle  de  pauvreté  :  elle  me 
retranche  —  les  pénibles  langueurs  d'une  pareille  misère. 

—  Recommandez-moi  à  votre  noble  femme  ;  —  racontez- 
lui,  dans  toutes  ses  circonstances,  la  fm  d'Antonio  ;  —  dites- 
lui  combien  je  vous  aimais;  rendez  justice  au  mort.  —  Et, 
quand  l'histoire  sera  contée,  qu'elle  déclare— s'il  n'est  pas 
vrai  que  Bassanio  eut  un  ami.  —  Ne  vous  repentez  pas  d'a- 
voir perdu  cet  ami  ;  —il  ne  se  repent  pas,  lui,  de  payer  votre 
dette.  -Car,  pourvu  que  le  juif  coupe  assez  profondément, 

—  je  vais  la  payer  sur-le-champ  de  tout  mon  cœur. 

BASSANIO. 

—  Antonio,  je  suis  marié  à  une  femme  —  qui  m'est 


?5Û  a  HllCBUB  DB  TEIflSB. 

■ossi  chère  que  ma  TÏe  même;   —  mais  ma  vie  même,  nu 
fcinme,  le  monde  eoUer  -  ne  sont  pas  pour  moi  plaspfé- 
cieax  que  ta  TÎe  ;  -  je  suis  prêt  à  perdre  loul,  oui,  à  sioi- 
fier  lout  —  i  oe  démon  que  TOtci,  pour  te  sauver, 
rwcu. 

—  Votre  femme  tous  reraerciersit  peu.  —  si  elle  rau 
eoleodait  faire  une  pareille  offre. 

GUTUm. 

—  J'ai  une  femme  que  j'aime,  je  )e  jor©  ;  —  eh  bien,  j* 
TOodnris  qu'ede  fût  an  ciet,  si  elle  pouvait  —  décider  quel- 
que puissance  à  chajtgcr  ce  juif  bai^em. 

!rË81SSl. 

—  Yoos  (ahes  bien  de  le  soahailer  en  arrière  d'elle  ;  - 
aolremeni  ce  \œu-là  mettrait  le  trouble  dans  voire  mé- 
nage. 

SHTUKI,    •  part, 

—  Voilà  bien  ces  époui  cbr<?tiens.  J'ai  une  fille  :  —  pltt 
i  Dieu  qu'elle  eût  «n  'îœcendant  de  Barabbas  —  pour  mari, 
plutôt  qu'un  chrétien! 

—  Nous  gaspillons  le  temps.  Je  l'en  prie,  procède  â  II 
sentence, 

PORTU. 

—  Tu  as  droit  h  une  liTre  de  la  chair  de  ce  marchand. - 
La  cour  te  l'adjuge  et  la  loi  le  la  donne. 

SUVLOCK. 

0  le  juge  mérite  I 

PORTLV. 

—  Et  tu  dois  ta  couper  de  son  sein  ;  —  la  loi  le  permet, 
et  la  cour  le  concède. 

SHVLOCK. 

—  0  le  savant  juge  !  Voilà  une  sentence.  Allons  !  préru- 
rez-vous- 


n 


SGJtlB  XVIII.  2S1 

PORTIA. 

^rr6te  ud  peu.  Ce  n'est  pas  tout.  —Ce  billet-ci  ne  t'ac* 

une  goutte  de  sang.  —  Les  termes  exprès  sont  : 

4e  chair.  —  Prends  donc  ce  qui  t*est  dû,  prends  ta 

Jeehair  (21)  ;  —  mais  si,  en  la  coupant»  tu  verses-  une 

utte  de  sang  chrétien,  tes  terres  et  tes  biens  —sont, 

,  tes  lois  de  Venise,  confisqués  -  au  profit  de  TÉtat 

enise. 

GRÀTIANO. 

^^0  juge  émérite!  —  Attention,  juif!,..  0  le  savant 

SHYLOGK. 

*-  Est-ce  là  la  loi  ? 

PORTU. 

verras  toi-même  le  texte.  —  Puisque  tu  réclames  jus- 
a«.f<N8  sûr  —  que  tu  obtiendras  justice,  plus  même  que 
le  désires. 

GRATIANO. 

V  0  le  savant  juge!...  Attention,  juif!...  0  le  savant 
ige! 

SHYLOGK. 

P  —  Alors  j'accepte  Toffre...  Payez-moi  trois  fois  le  billet, 
-*  et  que  le  chrétien  s'en  aille. 
mI-  rassânio. 

f   Toici  l'argent. 

PORTIA. 

(  IkiMieement!  —  Le  juif  aura  justice  complète...  Douce- 
ment... Pas  de  bâte!  —  Il  n'aura  rien  que  la  pénalité 
prévue. 

".    '  GRATIANO. 

^  0  juif  !  quel  juge  émérite!  quel  savant  juge  ! 

PORTIA. 

—  Ainsi,  prépare-toi  à  couper  la  chair.  -  Ne  verse  pas 
le  aiog  ;  ne  coupe  ni  plus  ni  moins,  -  mais  tout  juste  un 


252  LK  MARCRAKD  DE  TOISE. 

livre  de  chair.  Si  tu  en  prends  —  plus  ou  moins  que  lajusle 
livre ,  —  si  tu  diminues  ou  augmentes  le  poids  conima  - 
ne  fût-ce  que  de  la  vingtième  partie  —  d*un  seul  pauvn 
grain  «  si  même  la  balance  incline  —  de  Tépaissear  d'un 
cheveu,  —  tu  meurs,  et  tous  tes  biens  sont  confisqués. 

GRATIAKO. 

—  Un  second  Daniel  !  un  Daniel,  juif!  MaiotenaDt,  in- 
fidèle, je  te  tiens. 

PORTU. 

—  Qu'attcnds-tu,  juif?  Prends  ce  qui  te  revient. 

SHYIjOCK. 

—  Donnez-moi  mon  principal,  et  laissez-moi  aller. 

BÂSSA510. 

—  Je  Tai  tout  prêt  :  prends-le. 

roRTU. 

—  n  l'a  refusé  en  pleine  cour.  —  11  n'aura  que  ce  qn 
lui  est  dû  en  stricte  justice. 

GRATIAHO. 

—  Un  Daniel,  je  le  répète!  un  second  Daniel  !  —  Jeté 
remercie,  juif,  de  m'avoir  soufflé  ce  mot. 

SHYLOCK. 

—  Quoi  !  je  n'aurai  pas  même  mon  principal? 

PORTIA. 

"  Tu  n'auras  rien  que  le  dédit  stipulé.  —  Prends-le  i 

tes  risques  et  périls,  juif. 

SHYLOCK. 

—  En  ce  cas,  que  le  diable  se  charge  du  remboursement  ! 
—  Je  ne  resterai  pas  plus  longtemps  à  discuter. 

PORTU, 

Arrête,  juif.  -  La  justice  ne  te  lâche  pas  encore. —Il  est 
écrit  dans  les  lois  de  Venise  —  que,  s'il  est  prouvé  qu'un 
t'irangcr,  —  par  des  manœuvres  directes  ou  indirectes,  - 
attente  ii  la  vie  d'un  citoyen,  —  la  personne  menacée  — 

sira  la  moitié  des  biens  du  coupable  ;  l'autre  moitié  - 


SGÉHB  XYIII.  ?53 

rentrera  dans  la  caisse  spéciale  de  l'État  ;  -et  la  vie  do  l'of- 
fenseur sera  livrée  à  la  merci— du  doge  qui  aura  voix  souve- 
raine. —Or,  je  dis  que  tu  te  trouves  dans  le  cas  prévu,  —  car 
il  est  établi  par  preuve  manifeste — qu'indirectement  et  même 
directement  —  tu  as  attenté  à  la  vie  même— du  défendant  ; 
et  tu  as  encouru  —  la  peine  que  je  viens  de  mentionner.  — 
A  genoux,  donc,  et  implore  la  merci  du  doge. 

6RATIAN0. 

—  Implore  la  permission  de  t'aller  pendre.  -  Mais,  tes 
biens  faisant  retour  à  l'État,  —  tu  n'as  plus  de  quoi  acheter 
une  corde  ;  -  il  faut  donc  que  tu  sois  pendu  aux  frais  de 
l'État. 

LE  DOGE. 

—  Pour  que  tu  voies  combien  nos  sentiments  diffèrent, 

—  je  te  fais  grâce  de  la  vie  avant  que  tu  l'aies  demandée.  — 

—  La  moitié  de  ta  fortune  est  à  Antonio ,  -  l'autre  moitié 
revient  à  l'État  ;  —  mais  ton  repentir  peut  encore  commuer 
la  confiscation  en  une  amende. 

poRm. 

—  Soit ,  pour  la  pari  de  l'État  ;  non ,  pour  celle  d'An- 
tonio. 

SHYLOCK. 

—  Eh  !  prenez  ma  vie  et  tout,  ne  me  faites  grâce  de  rien.       y^^^Sà!!^^ 

—  Vous  m'enlevez  ma  maison  en  m'enlevant  —  ce  qui  sou-  ^V^y '/ 
tient  ma  maison  ;  vous  m'ôtez  la  vie  —  en  m'ôtant  les  res-  p.  v^.'v'>. 
sources  dont  je  vis.  -    :  - 

PORTIA. 

—  Que  lui  accorde  votre  pitié,  Antonio? 

GR  ATI  ANC. 

—  Une  hart  gratis,  rien  de  plus,  au  nom  du  ciel  ! 

ANTONIO. 

—  Que  monseigneur  le  doge  et  toute  la  cour  daignent  — 
lui  abandonner  sans  amende  la  moitié  de  ses  biens.  —  Je 
consens,  pourvu  qu'il  me  prête  —  à  intérêt  l'autre  moitié. 


S54 


LE  MARCHAND  DE  VENISE. 


à  la  restituer,  -après sa  mort,  au  genlîlUomme  —  qoi^weifc 
retnent  a  enlevé  sa  fille.  —  A  celte  faveur  deux  coadïliBHl 
l'une,— c'est  qu'il  se  fera  chrétien  siip-le-champ;  -l'auMt 
c'est  qu'il  fera  donalion,  par  acte  passé  —  devant  la  coût, 
(ie  tout  ce  qu'il  possédera  en  mourant  —  à  son  liU  Loreiuo 
et  à  SB  fillo. 

LE   DOGE. 

—  11  fera  cela,  ou  je  révoque  -  la  grâce  que  je  viens  de 
lui  accorder. 

roRTU. 

—  T  consens-lu,  juit?Quedis-taï 

8in-L0CK.  ''Il 

—  J'y  consens. 

POBTIA. 
Clerc,  dressez  l'acte  de  donation. 

SHÏLOCK. 

—  Je  vous  prie  de  me  laisser  partir  d'ici  :  —  jo  no  sui? 
pas  bien.  Envoyez-moi  l'acte,  —  et  je  le  signerai. 

LE  DOGE. 

—  Pars,  mais  ne  manque  pas  de  signer. 

i;il,\Tl.VNO. 

—  A  ton  baptême,  tu  nuras  deux  parrains.  — Si  j'avais  été 
juge,  tu  on  aurais  eu  dix  de  plus  —  pour  le  mener,  non  au 
baptistère,  mais  h  la  potence  (22)  l 

Sort  ShïloeK. 
LE  DOCE,   ù  l'orliD. 

—  Monsieur,je  vous  conjure  de  venir  dîner  chez  moi. 

PORTIA. 

—  Je  demande  humblement  pardon  à  Votre  GrAce  :  —  je 
dois  retourner  ce  soir  à  Padoue,— et  il  convient  que  je  parte 
sur-le-champ. 

LE   DQr.E. 

—  Je  suis  fâché  que  vos  loisirs  ne  vous  laissent  pas  libre. 


SGftFB  X^ni.  855 

—  Antonio,  rétribuez  bien  ce  gentilhomme,  —car  vous  lui 
êtes,  selop  moi,  grandement  obligé. 

Le  doge,  les  magnifiques  et  leor  soite  sortent. 
BASSÂNIO,    i  Portia. 

*-  Très-digne  gentilhomme  »  mon  ami  et  moi»  nous  ve- 
nons d'être  soustraits  par  votre  sagesse  —  à  une  pénalité 
cruelle...  Comme  honoraires,  -  acceptez  les  trois  mille  du- 
cats qui  étaient  dus  au  juif;  —  nous  nous  empressons  de 
vouç  les  offrir  pour  un  si  gracieux  service. 

ANTONIO. 

—  Et  de  plus  nous  restons  vos  débiteurs  —  pour  tou- 
jours, en  affection  et  dévouement. 

PORTU. 

*-  Estbien  payé  qui  est  bien  satisfait.  —  Moi,  je  suis  sa- 
iilblitde  vous  avoir  délivrés,  —et  par  conséquent  je  me  tiens 
pour  bien  payé.  —  Mon  âme  n*a  jamais  été  plus  mercenaire 
que  ça.  —  Je  vous  prie  seulement  de  me  reconnaître  quand 
nous  pous  rencontrerons  :  —  je  vous  souhaite  le  bonjour, 
et,  sur  ce,  je  prends  congé  de  vous. 

BASSÀNIO. 

—  Cher  monsieur,  il  faut  absolument  que  j'insiste  auprès 
de  vous.  -  Acceptez  quelque  souvenir  de  nous,  comme  tri- 
but, —  sinon  comme  salaire.  Accordez-moi  deux  choses,  je 
vous  prie,  —l'une,  c'est  de  ne  pas  me  refuser  ;  l'autre,  c'est 
de  me  pardonner. 

PORTIA. 

—  Vous  me  pressez  si  fort  que  je  cède. 

A  Antonio. 

—  Donnez-moi  vos  gants,  je  les  porterai  en  mémoire  de 

TOQS. 

A  Bassanio. 

—  Etpourl'amourde  VOUS,  j'accepterai  cetanneau...— 
Ne  retirez  pas  votre  main  :  je  ne  prendrai  rien  de  plus  ;  — 
fotre  amitié  ne  me  refusera  pas  cela. 


256  LE  MARCHAND  DE  ^IHISE. 

BASSA510. 

—  Cet  anneau,  cher  monsieur!  Hélas!  c*e8t  une  baga- 
telle !  —  Je  serais  honteux  de  vous  donner  cela. 

PORTIA. 

—  Je  ne  veux  avoir  que  cela  ;  —  et  maintonant,  Yoyez- 
vous,  j'en  ai  la  fantaisie. 

BASSANIO. 

—  Il  a  pour  moi  une  importance  bien  au-dessus  de  sa 
valeur.  —Je  ferai  chercher  par  proclamation — la  plus  riche 
bague  de  Venise,  et  je  vous  la  donnerai  :  —  quant  h  celle- 
ci,  je  vous  prie,  excusez-moi. 

PORTIA. 

—  Je  le  vois,  monsieur,  vous  êtes  libéral...  en  offres.  — 
Vous  m'avez  appris  d*abord  à  mendier  ;  et  mainteDant,  ce 
me  semble,  —  vous  m'apprenez  comment  il  faut  répondre 
au  mendiant. 

BASSANIO. 

—  Cher  monsieur,  cet  anneau  m'a  été  donné  par  ma 
femme  ;  —  et,  quand  elle  me  Ta  mis  au  doigt,  elle  m'a 
fait  jurer  —  de  ne  jamais  ni  le  vendre,  ni  le  donner,  ni  le 
perdre. 

PORTIA. 

—  Cette  excuse-là  économise  aux  hommes  bien  des  ca- 
deaux. —  A  moins  que  votre  femme  ne  fût  folle,  —  sachant 
combien  j'ai  mérité  cette  bague,  —  elle  ne  saurait  vous  gar- 
der une  éternelle  rancune  -  de  me  Tavoir  donnée.  C'est  bon. 
I^  paix  soit  avec  vous  ! 

Portia  et  NérisM  sorte&t. 
ANTONIO. 

—  Monseigneur  Bassanio,  donnez-lui  la  bague.  —  Que 
ses  services  et  mon  amitié  —  soient  mis  en  balance  avec  la 
recommandation  de  votre  femme. 

BASSANIO. 

—  Va,  Gratiano,  cours  et  rattrape-le  ;  —  donne-lui  la  ba- 


SGÉKE  XiX.  257 

gae,  et  ramène-le,  si  tu  peux,  ~  à  la  maison  d'Antonio. 
Cours,  dép6cbe-toi. 

GreUano  tort. 

—Allons  chez  vous  de  ce  pas.  -Demain  matin  de  bonne 
heure,  nous  volerons  tous  deux  —  vers  Belmont.  Venez, 
Antonio. 

Ils  sortent. 

SCÈNE   XIX. 

[Une  rno  de  Venise.] 

Entrent  Portia  et  Nérissa. 
PORTU. 

—  Informe-toi  de  la  demeure  du  juif;  présente-lui  cet 
acte,  -  et  fais-le  lui  signer.  Nous  partirons  ce  soir,  —  et 
nous  serons  chez  nous  un  jour  avant  nos  maris.  -  Cet  acte- 
là  sera  le  bienvenu  auprès  de  Lorenzo. 

Entre  Gratiano. 
GRATUNO. 

—  Mon  beau  monsieur,  vous  voilà  heureusement  rat- 
trapé :  —  monseigneur  Bassanio,  toute  réflexion  faite,  — 
vous  envoie  cette  bague,  et  implore  —  votre  compagnie  à 
dîner. 

PORTU. 

C'est  impossible.  —  Pour  la  bague,  je  l'accepte  avec  une 
vive  reconnaissance;  —  dites-le-lui  bien,  je  vous  prie.  Ah  ! 
—  je  vous  prie  aussi  de  montrer  à  mon  jeune  clerc  la  mai-* 
son  du  vieux  juif. 

GRATIANO. 

—  Très-volontiers. 

NÊRISSA,   è  Portia. 

Monsieur,  je  voudrais  vous  dire  un  mot. 


258  LE  MARCHAND  DE  VENISE. 

Bas. 

—  Je  vais  voir  si  je  puis  obtenir  de  mon  tAin  —  là  MgUe 
que  je  lui  ai  fait  jurer  de  garder  toujours. 

PORTIA. 

—  tu  Tobtieudras,  je  te  le  garantis.  Us  nous  donneroiii 
leur  antique  parole  d'honneur  —  que  c'est  à  des  hommes 
qu'ils  ont  offert  leurs  bagues  ;  —  mais  nous  leur  tiendrons 
tête,  en  jurant  plus  haut  qu'eux  le  contraire.  —  Pars,  dé- 
pêche-toi !  Tu  sais  où  je  t'attends. 

NÈRISSA^    à  Gratiano. 

—  Allons,  cher  monsieur,  voulez-vous  me  montrer  cette 
maison  ?         * 

Ils  sortent. 

SCÈNE   XX. 

[Belmont.  Une  avetiae  menant  ati  palais  de  Pôrtia.] 

Entrent  Lorenzo  et  Jessica. 
LORJSNZO. 

—  La  lune  resplendit.  Dans  une  nuit  pareille  à  celle-ci, 

—  tandis  que  le  suave  zéphyr  baisait  doucement  les  arbres» 

—  sans  qu'ils  fissent  de  bruit  ;  dans  une  nuit  pareille»  — 
Troylus  a  dû  monter  sur  les  murs  de  Troie  —  et  exhaler 
son  âme  vers  les  tentes  grecques  —  où  reposait  Cressida  ! 

JBSSIGA. 

Dans  une  nuit  pareille,  -Thisbé,  effleurant  la  rosée  d*uii 
pas  timide, — aperçut  l'ombre  du  lion  avant  le  lion  même, 

—  et  s'enfuit  effarée. 

LORHfW. 

Dans  une  nuit  pareille,  —  Didon,  une  branctië  clé  saule 
à  la  main,  se  tenait  debout  —  sur  la  plage  déserte  et  faisait 
signe  à  son  bien-aimé  -  de  revenir  à  Carthage. 


SGÉNB  XX.  2&9 

J18SIGA. 

Dans  une  nuit  pareille,  —  Médée  cueillait  les  herbes  en- 
cbantées  -  qui  rajeunirent  le  vieil  iEson. 

LORENZO. 

Dans  une  nuit  pareille,  —  Jessica  se  déroba  de  chez  le 
juif  opulent  —  et,  urée  un  amant  prodigue,  courut  de  Yenise 
--  jusqu'à  Belmont. 

JESSICA. 

Et  dans  une  nuit  pareille,  —  le  jeune  Lorenzo  jurait  de 
bien  Taimer,  —  et  lui  dérobait  son  âme  par  mille  vœux  de 
constance  -  dont  pas  un  n'était  sincère  ! 

LORENZO. 

Et  dans  une  nuit  pareille,  —  la  jolie  Jessica,  comme  une 
petite  taquine,  —  calomniait  son  amant  qui  le  lui  pardon- 
nait. 

JESSlCÂ. 

—  Je  vous  tiendrais  lête  toute  la  nuit,  si  personne  ne  ve- 
nait. —  Mais,  écoutez  !  J'entends  le  pas  d'un  homme. 

Eulre  St£PUAM0. 
LORENZO. 

—  Qui  s'avance  si  vile  dans  le  silence  de  la  nuit? 

STEPHANO. 

Un  ami. 

LORENZO. 

—  Un  ami  !  Quel  ami  ?  Votre  nom,  je  vous  prie,  mon 
ami? 

STEPHANO. 

—  Siepbano  est  mon  nom  :  et  j'apporte  la  nouvelle  ~ 
C[u 'avant  le  lever  du  jour,  ma  maltresse — sera  ici  à  fielmotit  : 
elle  chemine  dans  les  environs,  —pliant  le  genoif  devant  les 
croix  saintes  et  priant  —  pour  le  bonheur  de  son  mariage; 

LORENZO. 

Qui  vient  avec  elle  ? 


260  LE  MARCHAND  DB  VKlilSE. 

STKPHANO. 

—  Un  saint  ermite  et  sa  suivante  :  voilà  tout.  —  Dites- 
moi,  je  vous  prie,  si  mon  maître  est  de  retour. 

LOREMZO. 

—  Pas  encore.  Nous  n'avons  pas  eu  de  ses  nouvelles.  — 
Rentrons,  je  t'en  prie»  Jessica,  —  et  préparon»-nous  pour 
recevoir  avec  quelque  cérémonie  —  la  maîtresse  de  la 

maison . 

Entre  LanCELOT. 
LANGELOT. 

Sol  la  !  Sol  la  !  ho  !  ha  !  ho!  Sol  la  !  Sol  la  (23)  ! 

LORENZO. 

Qui  appelle  ? 

LANCELOT. 

Sol  la  !  avez-vous  vu  maître  Lorenzo  et  dame  Lorenzo  ? 
Sol  la  !  Holà  ! 

LORENZO. 

Gesse  tes  holà,  Tami  !  Ici. 

LANCELOT. 

Holà! OÙ?  où? 

LORENZO. 
Ici. 

LANCELOT. 

Ici.  Dites-lui  qu'un  courrier  est  arrivé  de  la  part  de  moo 
maître,  la  trompe  pleine  de  bonnes  nouvelles.  Mon  maître 
sera  ici  avant  le  matin. 

11  sort. 

LORENZO. 

—  Rentrons,  ma  chère  âme,  pour  attendre  leur  arrivée. 

—  Non,  ce  n'est  pas  la  peine,  pourquoi  rentrerions-noos  f 

—  Âmi  Stephano,  annoncez,  je  vous  prie»  —  à  la  maison 
que  votre  maltresse  va  arriver,  —  et  faites  jouer  votre  or- 
chestre en  plein  air. 

Stephano  sort. 


SCÈNE  XX.  26! 

-  Comme  le  clair  de  lune  dort  doucement  sur  ce  banc  ! 

—  Venons  nous  y  asseoir,  et  que  les  sons  de  la  musique  — 
glissent  jusqu'à  nos  oreilles  !  Le  calme,  le  silence  et  la  nuit 

—  conviennent  aux  accents  de  la  suave  harmonie.  —  Às- 
sieds-toi,  Jessica.  Vois  comme  le  parquet  du  ciel— est  par- 
tout incrusté  de  disques  d'or  lumineux.  —  De  tous  ces  glo- 
bes que  tu  contemples,  -  il  n'est  pas  jusqu'au  plus  petit  — 
qui,  dans  son  mouvement,  ne  chante  comme  un  ange,  — 
en  perpétuel  accord  avec  les  chérubins  aux  jeunes  yeux  !  — 
Une  harmonie  pareille  existe  dans  les  Ames  immortelles  :  — 
mais  tant  que  cette  argile  périssable  la  couvre  -  de  son  vê- 
tement grossier,  nous  ne  pouvons  l'entendre. 

Ëntreot  les  musiciens* 
LORENZO)   oontinaant. 

—  Allons  !  éveillez  Diane  par  un  hymne.  —Que  vos  plus 
suaves  accents  atteignent  l'oreille  de  votre  maîtresse,  -  et 
attirez-la  chez  elle  par  la  musique. 

Masiqoe. 

jEssia. 

-  Je  ne  suis  jamais  gaie  quand  j'entends  une  musique 
douce. 

LORENZO. 

—  La  raison  est  que  vos  esprits  sont  absorbés.  —Remar- 
quez seulement  un  troupeau  sauvage  et  vagabond,  —  une 
horde  de  jeunes  poulains  indomptés  ;  -  ils  essaient  des 
bonds  effrénés,  ils  mugissent,  ils  hennissent,  —  emportés 
par  Tardeur  de  leur  sang.  —  Mais  que  par  hasard  ils  enten- 
dent le  son  d'une  trompette,  —ou  que  toute  autre  musique 
frappe  leurs  oreilles,  —  vous  les  verrez  soudain  s'arrêter  tous, 

—  leur  farouche  regard  changé  en  une  timide  extase,  — 
sous  le  doux  charme  do  la  musique!  Aussi  les  poètes  —  ont- 
ils  feint  qu'Orphée  attirait  les  arbres,  les  pierres  et  les  flots, 

—  parce  qu'il  n'est  point  d'être  si  brut,  si  dur,  si  furieux,  — 

VIII.  17 


262  LB  MARCHAND  DE  VBKISE. 

dont  la  musique  ne  change  pour  un  moment  la  nature.  — 
L'homme  qui  n'a  pas  de  musique  en  lui  —  et  qui  n'est  pas 
ému  par  le  concert  des  sons  harmonieux  —  est  propre  aux 
trahisons,  aux  stratagèmes  et  aux  rapines.  —  Les  mou?e- 
ments  de  son  Ame  sont  mernes  comme  la  nuit,  —  et  ses 
affections  noires  comme  l'Érèbe.  —  Défiez-?oas  d'un  tel 
homme!...  Écoutons  la  musique. 

PoaTU  et  NIÎEISSA  entrent  et  se  tiennent  à  distance. 

PORTU. 

—  Cette  lumière  que  nous  voyons  brûle  dans  mon  ves- 
tibule. —  Que  ce  petit  flambeau  jette  loin  ses  rayons  !  - 
Ainsi  brille  une  bonne  action  dans  un  monde  méchant. 

NÈRISSA. 

—  Quand  la  lune  brillait,  nous  ne  voyions  pas  le  flam- 
beau. 

PORTU. 

—  Ainsi  la  plus  grande  gloire  obscurcit  la  moindre.  —  Un 
ministre  brille  autant  qu'un  roi  —  jusqu'à  ce  que  le  roi  pa- 
raisse :  et  alors  tout  son  prestige  —  s'évanouit,  comme  un 
ruisseau  des  champs  —  dans  l'immensité  des  mers...  Une 
musique  !  Écoute  ! 

NÈRlSSÂ. 

—  C'est  votre  musique,  madame,  celle  de  la  maison. 

PORTU. 

—  Rien  n'est  parfait,  je  le  vois,  qu'à  sa  place  :  —  il  me 
semble  qu'elle  est  bien  plus  harmonieuse  que  de  jour. 

NÉRISSA. 

—  C'est  le  silence  qui  lui  donne  ce  charme,  madame. 

PORTU. 

—  Le  corbeau  chante  aussi  bien  que  l'a  louette  —  pour 
qui  n'y  fait  pas  attention,  et  je  crois  —  que,  si  le  rossignol 
chantait  le  jour,  —  quand  les  oies  croassent,  il  ne  passerait 
pas  —  pour  meilleur  musicien  que  le  roitelet.  —  Que  de 


SCÈNE  XX.  163 

choses  n'obtiennent  qu'à  leur  saison  —  leur  juste  assai- 
sonnement de  louange  et  de  perfection  !  —  Oh,  silence  ! 
la  lune  dort  avec  Endymion,  -  et  ne  veut  pas  être 
éveillée  ! 

La  motiqoe  cesse. 
LORBNZO. 

C'est  la  voix  —  de  Portia  ou  je  me  trompe  fort. 

PORTIA. 

—11  me  reconnaît,  comme  l'aveugle  reconnaît  le  coucou, 

—  à  la  vilaine  voix. 

LORSNZO. 

Chère  dame,  soyez  la  bienvenue  chez  vous. 

PORTIA. 

—  Nous  venons  de  prier  pour  le  succès  de  nos  maris, 

—  que  nous  espérons  bien  avoir  hâté  par  notre  intercession. 

—  Sont-ils  de  retour? 

LORENZO. 

Pas  encore,  madame  :  —  mais  il  est  venu  tout  à  l'heure 
un  courrier  —  pour  signifier  leur  arrivée. 

PORTU. 

Rentre,  Nérissa.  —  Donne  h  mes  gens  l'ordre  de  ne  faire 

—  aucune  remarque  sur  notre  absence.  —  N'en  parlez  pas, 
Lorenzo;  ni  vous,  Jessica. 

On  entend  nne  fanfare. 
LORENZO. 

—  Votre  mari  n'est  pas  loin.  J'entends  sa  trompette.  — 
Nous  ne  sommes  pas  bavards,  madame  :  ne  craignez  rien. 

PORTIA. 

—  Cette  nuit  me  fait  simplement  l'effet  du  jour  malade  : 

—  elle  n'est  qu'un  peu  plus  pâle.  C'est  un  jour  —  comme 
est  le  jour  quand  le  soleil  est  caché. 

Entrent  Bassanio,  Antonio,  Gratiano  et  lear  suite. 

DASSAMO,    i  Portia. 

—  Nous  aurions  le  jour  en  même  temps  que  les  anti- 


264  LI  MiBCfiAKD  DE  TCBttl. 

podes ,  —  si  tous  af^iaraissiez  toujours  en  l'absenee  do 

soleil. 

ponu. 

—  Puissé-je  être  brillaDte  comme  la  lamière,  sans  être 
légère  comme  elle!  —La  légèreté  de  la  femme  fait  l'accable- 
ment du  mari  :  —  puisse  Bassanio  ne  jamais  être  accablé  de 
la  mienne.  -  Ihi  reste,  à  la  grâce  de  Dieu  !.. .  Sajex,  le  bien- 
venu c:bez  vous,  monseigneur. 

BASSA510. 

—  Je  vous  remercie,  madame.  Faites  fête  à  mon  ami  :  — 
voici  Antonio,  voici  l'homme  —  auquel  je  suis  si  infiniment 
obligé. 

PtttTlA. 

~  Vous  lui  avez,  en  effet,  toutes  sortes  d'obligations  :  - 
car  pour  vous  il  en  avait  contracté  de  bien  grandes. 

ÂKTONM). 

—  Aucune  dont  il  ne  se  soit  parfaitement  acquitté  ! 

PORTU,   à  Àotonio. 

—  Monsieur,  vous  êtes  le  très-bienvenu  en  notre  maisoo. 
—  Il  faut  vous  le  prouver  autrement  qu'en  paroles:  —  aussi 
j'abrège  ces  courtoisies  verbales. 

Graliano  et  Nérissa  m  parlent  à  part  avec  aDÎmatioB. 

GRATlAîiO. 

—  Par  cette  lune  que  voilà,  je  jure  que  vous  me  faites 
tort.  —Sur  ma  foi,  je Tai  donnée  au  clerc  du  juge.  —Je  vou- 
drais que  celui  qui  l'a  fût  eunuque,  —  puisque  vous  preoex 
la  chose  si  fort  à  cœur,  mon  amour  ! 

PORTU. 

—  Une  querelle!  Ah,  déjà  !  De  quoi  s'agit-il? 

GRÀTUNO. 

—  D'un  cercle  d'or,  d'une  misérable  bague  —  qu'elle 
m'a  donnée  et  dont  la  devise,  —s'adressant  à  tout  le  monde 
comme  la  poésie  du  coutelier  —  sur  un  couteau,  disait  : 
Aimez-moi  et  ne  me  quittez  pas. 


SCÈNE  XX.  265 

NÈRISSA. 

--  Que  parlez-vous  de  devise  ou  de  valeur?  —  Quand  je 
vous  l'ai  donnée»  vous  m'avez  juré  —  que  vous  la  porteriez 
jusqu'à  l'heure  de  votre  mort  —  et  qu'elle  ne  vous  quitte- 
rait pas  même  dans  la  tombe.  —  Sinon  pour  moi,  du  moins 
pour  des  serments  si  pathétiques,  —  vous  auriez  dû  avoir 
plus  d'égard,  et  la  conserver.  —Vous  l'avez  donnée  au  clerc 
du  juge  !...  Mais  je  suis  bien  sûre  —  que  ce  clerc-là  n'aura 
jamais  de  poil  au  menton. 

6RATIAN0. 

—  Il  en  aura,  s'il  peut  devenir  homme. 

NÈRISSA. 

—  Oui,  si  une  femme  peut  devenir  homme. 

GRATIANO ,   levant  le  bras. 

—  Par  cette  main  levée  I  je  l'ai  donnée  à  un  enfant,  — 
une  espèce  de  gars,  un  méchant  freluquet,  —  pas  plus  haut 
que  toi,  le  clerc  du  juge,  —  un  petit  bavard  qui  me  l'a  de- 
mandée pour  ses  honoraires.  —  En  conscience,  je  ne  pou- 
vais pas  la  lui  refuser. 

PORTIA. 

—  Je  dois  être  franche  avec  vous,  vous  étiez  à  blâmer  — 
de  vous  séparer  si  légèrement  du  premier  présent  de  votre 
femme  :  —  un  objet  scellé  à  votre  doigt  par  tant  de  serments 
—  et  rivé  à  votre  chair  par  la  foi  jurée.  —  J'ai  donné  une 
bague  à  mon  bien-aimé,  et  je  lui  ai  fait  jurer— de  ne  jamais 
s'en  séparer.  Le  voici.  —  Eh  bien,  j'ose  jurer  pour  lui  qu'il 
ne  voudrait  pas  la  quitter  — ni  l'ôter  de  son  doigt,  pour  tous 
les  trésors  —  que  possède  le  monde.  En  vérité,  Gratiano,  — 
vous  donnez  à  votre  femme  un  trop  cruel  grief.  —Si  pareille 
chose  m'arrivait,  j'en  deviendrais  folle. 

BASSANIO,   à  part. 

—  Ma  foi,  ce  que  j'aurais  de  mieux  à  faire,  ce  serait  de 
me  couper  la  main  gauche  —  et  de  jurer  que  j'ai  perdu  la 
bague  en  la  défendant. 


266  LE  MARCHAND  DE  YEHISK. 

GRATIANO. 

—  Monseigneur  Bassanio  a  donné  sa  bague  —  aa  juge 
qui  la  lui  demandait  et  qui,  vraiment,  —  la  méritait  bien. 
Et  c'est  alors  que  le  garçon,  son  clerc,  —  qui  avait  eu  la 
peine  de  faire  les  écritures ,  m'a  demandé  la  mienne  :  — 
ni  le  serviteur  ni  le  maître  n'ont  voulu  acc^[»ter  autre  chose 
—  que  nos  deux  bagues. 

PORTIA,    è  Bassanio. 

Quelle  bague  avez-vous  donnée,  monseigneur  ?  —  Ce  n'est 
pas  celle,  j'espère,  que  vous  aviez  reçue  de  moi? 

BASSAinO. 

—  Si  je  pouvais  ajouter  le  mensonge  à  la  faute,  —  je 
nierais  :  mais,  vous  voyez,  la  bague— n'est  plus  à  mon  doigt, 
je  ne  l'ai  plus. 

PORTIA. 

—  La  foi  n'est  pas  davantage  dans  votre  cœur.  —  Par  le 
ciel,  je  n'entrerai  jamais  dans  votre  lit — que  je  n'aie  revu  la 
bague. 

NÈRISSÂ,    i  Gratiano. 

Ni  moi  dans  le  vôtre  —  que  je  n'aie  revu  la  mienne. 

BASSANIO. 

Charmante  Portia,  —  si  vous  saviez  à  qui  j'ai  donné  la 
bague,  —  si  vous  saviez  pour  qui  j'ai  donné  la  bague,  — 
si  vous  pouviez  concevoir  pour  quoi  j'ai  donné  la  bague, 
—  avec  quelle  répugnance  j'ai  abandonné  la  bague,  — 
lorsqu'on  ne  voulait  accepter  que  la  bague,  —  vous  calme- 
riez la  vivacité  de  votre  déplaisir. 

PORTIA. 

—Si  vous  aviez  connu  la  vertu  de  la  bague, —ou  soup- 
çonné la  valeur  de  celle  qui  vous  donna  la  bague,  —ou  at- 
taché votre  honneur  à  garder  la  bague,  -  vous  ne  vous  se- 
riez jamais  séparé  de  la  bague.  —Quel  homme  eût  été  assez 
déraisonnable,  —  s'il  vous  avait  plu  de  la  défendre— avec 
un  semblant  de  zèle,  pour  réclamer  avec  cette  outrecuî- 


SGËNE  XX.  £67 

dance  —  un  objet  regardé  comme  sacré?  —  Nérissa  m'ap- 
prend ce  que  je  dois  penser.  —  Que  je  meure»  si  ce  n'est 
pas  une  femme  qui  a  la  bague  ! 

BASSANIO. 

-  Non,  sur  mon  honneur,  madame,  sur  ma  vie!  —  Ce 
n'est  point  une  femme,  mais  un  docteur  fort  civil,  —  qui  a 
refusé  de  moi  trois  mille  ducats  —  et  m*a  demandé  cet  an- 
neau. J'ai  commencé  par  le  lui  refuser,— et  je  l'ai  laissé  par- 
tir mécontent,  —  lui  qui  avait  sauvé  la  .vie  môme  —  de 
mon  plus  cher  ami.  Que  pourrais-je  dire,  ma  charmante 
dame?  —  Je  me  suis  vu  contraint  de  le  lui  envoyer;  —j'ai 
dû  céder  au  remords  et  à  la  bienséance  ;  —  mon  honneur 
n'a  pu  se  laisser  souiller  —  par  tant  d'ingratitude.  Pardon- 
nez-moi,  généreuse  dame  :  —  car,  par  ces  flambeaux  bénis  de 
la  nuit,  —  si  vous  aviez  été  là,  je  crois  que  vous  m'eussiez 
demandé  -  la  bague  pour  la  donner  à  ce  digne  docteur. 

PORTIA. 

—  Ne  laissez  jamais  ce  docteur-là  approcher  de  ma  mai- 
son. -  Puisqu'il  a  le  joyau  que  j'aimais  —  et  que  vous  aviez 
juré  de  garder  en  souvenir  de  moi,  —  je  veux  être  aussi  li- 
bérale que  vous.  —  Je  ne  lui  refuserai  rien  de  ce  qui  m'ap- 
partient, —  non,  pas  même  mon  corps,  pas  même  le  lit  de 
mon  mari  !  —  Âh  !  je  me  lierai  avec  lui,  j'y  suis  bien  déci- 
dée ;  —  ne  découchez  pas  une  seule  nuit,  surveillez-moi, 
comme  un  argus.  —  Sinon,  pour  peu  que  vous  me  laissiez 
seule,  -  sur  mon  honneur,  que  j'ai  encore,  moi  !  —  j'aurai 
ce  docteur-là  pour  camarade  de  lit. 

NÉRISSA,   h  Graltaao. 

-  Et  moi,  son  clerc  !  Ainsi,  prenez  bien  garde  —  au  mo- 
ment où  vous  me  laisserez  à  ma  propre  protection. 

GRATIANO. 

—  Soit  !  faites  comme  vous  voudrez  !  Seulement,  que  je 
ne  le  surprenne  pas,  —  car  j'écraserai  la  plume  du  jeune 
clerc. 


268  LE  MARCHAND  DE  VENISE. 

ANTONIO. 

—  Et  c'est  moi  qui  suis  le  malheureux  sujet  de  ces  que- 
relles! 

PORTIA,  à  Antonio. 

—  Monsieur,  ne  vous  affligez  pas  :  vous  n'en  êtes  pas 
moins  le  bienvenu. 

RASSANIO. 

—  Portia,  pardonne-moi  ce  tort  obligé.  —  Et,  devant 
tous  ces  amis  qui  m'écoutent,  —  je  te  jure,  par  tes  beaux 
yeux  —  où  je  me  vois... 

PORTU. 

Remarquez  bien  ça  !  —  Il  se  voit  double  dans  mes  deux 
yeux,  —  une  fois  dans  chaque  œil  !...  Donnez  votre  parole 
d'homme  double  :  —  voilà  un  serment  qui  mérite  crédit  ! 

BÂSSANIO. 

Voyons,  écoute-moi  seulement.  —  Pardonne  cette  faute, 
et,  sur  mon  Ame,  je  jure— de  ne  jamais  être  coupable  à  ton 
égard  d'un  seul  manque  de  foi. 

ANTONIO,  h  Portia. 

—  J'avais  engagé  mon  corps  pour  les  intérêts  de  votre 
mari,  —  et,  sans  celui  qui  a  maintenant  la  bague,  —  il  me 
serait  arrivé  malheur  :  j'ose  répondre,  —  cette  fois,  sur  la 
garantie  de  mon  âme,  que  votre  seigneur  —  ne  violera  ja- 
mais volontairement  sa  foi. 

PORTIA  ,  détachant  an  anneao  de  son  doigt  et  le  tendant  à  Antonio. 

—  Ainsi,  vous  serez  sa  caution.  Donnez-lui  cette  bague  — 
et  dites-lui  de  la  garder  mieux  que  l'autre. 

ANTONIO^  remettant  Tannean  à  Bassanio. 

—  Tenez,  seigneur  Bassanio.  Jurez  de  garder  cette 
bague. 

BASSANIO. 

—  Par  le  ciel  !  c'est  la  même  que  j'ai  donnée  au  doc- 
teur. 


SCÈNE  XX.  269 

PORTU. 

—Je  l'ai  eue  de  lui.  Pardonnez-moi,  Bassanio...— Pour 
cette  bague,  le  docteur  a  couché  avec  moi. 

NËRISSA. 

—  Pardonnez-moi  aussi,  mon  gentil  Gratiano  :  -  ce  mé- 
chant freluquet,  vous  savez,  le  clerc  du  docteur,  —  a  couché 
avec  moi  la  nuit  dernière  au  prix  de  cette  bague-ci. 

GRÀTIANO. 

—  Ah  çà,  répare-t-on  les  grandes  routes  -  en  été,  quand 
elles  sont  parfaitement  bonnes?  —  Quoi!  nous  serions 
cocus  avant  de  Tavoir  mérité  ! 

PORTU. 

—  Ne  parlez  pas  si  grossièrement Vous  êtes  tous 

ébahis.  —  Eh  bien,  prenez  celte  lettre,  lisez-la  à  loisir:  — 
elle  vient  de  Padoue,  de  Bellario.  —Vous  y  découvrirez  que 
Portia  était  le  docteur  en  question,  —  et  Nérissa  que  voici, 
son  clerc.  Lorenzo  —  vous  attestera  que  je  suis  partie  d'ici 
aussitôt  que  vous,  —  et  que  je  suis  revenue  il  n'y  a  qu'un 
moment  :  je  ne  suis  pas  même  encore  —  rentrée  chez  moi... 
Antonio,  vous  êtes  le  bienvenu.  —  J'ai  pour  vous  des  nou- 
velles meilleures  —  que  vous  ne  l'espérez.  Décachetez  vile 
celle  lettre.  —  Vous  y  verrez  que  trois  de  vos  navires  — 
viennent  d'arriver  au  port  richement  chargés.  —  Je  ne  vous 
apprendrai  pas  par  quel  étrange  hasard  —  j'ai  trouvé  cette 
lettre. 

Elle  remet  an  papier  à  Antonio* 
ANTONIO. 

Je  suis  muet  ! 

BASSANIO. 

—  Comment  !  vous  étiez  le  docteur,  et  je  ne  vous  ai  pas 
reconnue  ! 

GRATIANO. 

—  Comment  !  vous  étiez  le  clerc  qui  doit  me  faire 
cocu! 


U  HiBCHA^ID  DE  VEKISC. 


-  quilot 


—  Om,  mats  le  clerc  qui  oe  le  Toudra  jamais,  - 

MBt  devenu  un  homme. 

BASSASIO,  à  PofU». 

—  Cbannant  docteur,  vous  serez  moD  camarade  de  lit  ; 
—  et,  quand  je  serai  absent,  vous  coucherez  avec  nu 
lemme. 

A-NTOSIO. 

—  Charmante  dame,  vous  m'avez  rendu  l'être  et  le  bien- 
&rc  ;  —  car  j'apprends  ici  comme  chose  certaine  que  mes 
navires  —  sont  arrivés  à  bon  port. 

POBTIA. 
■    Comment  va,  Lorenio?  —  Mon  clerc  a  pour  vous  aus;> 
des  nouvelles  réconfortantes. 

NËRISS.V. 
Oui,  et  je  les  lui  donnerai  sans  rélributioa. 
BemettBDt  un  papier  i  Loremo. 

—  Voici,  pour  vous  et  pour  JessJca,  -  un  acte  formel  pir 
lequel  le  riche  juif  vous  lègue -tout  ce  qu'il  posséiJera  à  s» 
mort. 

LORENZO. 

—  Belles  dames,  vous  versez  la  manne  sur  le  chemin  - 
des  gens  affamés. 

PORTU. 

Il  est  presque  jour,  —  et  pourt;int,  j'en  suis  sûre,  vous 

n'êtes  pas  encore  pleinement  édifiés  -  sur  ces  événements. 

Rentrons  donc ,  —  et  alors  pressez-nous  de  questions  ;   — 

nous  répondrons  â  toutes  fidèlement. 

liRATIASO. 

—  Soit! Pour  commencer  l'interrogatoire  —  auquel  ma 
Nérissa  répondra  sous  serment,  je  lui  demanderai  —  ce 
qu'elle  aime  mieui  ;  rester  sur  pied  jusqu'à  la  nuit  pro- 
chaine —  ou  aller  au  lit  de  ce  pas,  deux  heures  avant  le 
jour.  -  Pour  moi,  quand  il  serait  jour,  je  souhaiterais  les 


SCÈNE  XX.  271 

ténèbres  —  afin  d'aller  me  coucher  avec  le  clerc  du  doc- 
teur. —  Du  reste,  tant  que  je  vivrai,  je  mettrai  ma  sollici- 
tude -  la  plus  tendre  à  garder  scrupuleusement  Tanneau 
de  Nérissa. 

Ils  sortent. 


PIN  DO  MARCHAND  DE  VIN18B. 


COMME  IL  VOUS  PLAIRA 


PERS0MA6ES{â4): 


I.K  VIKUX.  DUC,  proscrit. 

FHËDËRIC,  son  Mte,  duc  asarpateiir. 

JACQUES,       1 

>   «eignear»  aytini 
AMIENS,       (       "  ' 

LEBËAU,   ramilier  de  Frédéric. 

CHARLES,  ton  InUeor. 

OLIVIER,       i 

JACQUES,       /    fils  de  sir«  Roland  das  Boi 

ORLANDO,     ) 

PIERRE  DE  TOCCaB,  clown. 

ADAH, 

DENIS, 

SIHB  OLIVIBR  GACHETKKTB.  Ticairo. 

CORIN, 

S1LVII13. 


<l«ns  l'eiil  le  duc  Imbiil. 


f  «erritenr*  d'Olivier, 


j   berger! 

WILLIAM,   paysiin  nmi 


I  d'Audrey. 


nOSALINDE. 
CÉ1.1A. 
PIIÉIIÉ. 
AIIDBRV, 

L'HYMEN. 


EURS.   (;E^S   DR  SEIIVJCE. 


inlût  ilaaa  les  Ktals  usurpas  par  Pri'dérù-,  lanlili  dai 
la  forèl  des  Ardenues. 


SCÈNE   I. 

[Un  verger,  devanl  la  maison  d*01ivier.] 

Entrent  Orlando  el  Adam. 
ORUNDO* 

Autant  qu*il  m*en  souvient,  Adam,  c'est  dans  ces  condi- 
tions que  m*a  été  fait  ce  legs  :  par  testament,  rien  qu'un 
pauvre  millier  d'écus,  mais,  comme  tu  dis,  injonction  h 
mon  frère  de  bien  m'élever,  sous  peine  de  la  malédiction 
paternelle  ;  et  voilà  l'origine  de  mes  chagrins.  Il  entretient 
mon  frère  Jacques  à  l'école,  et  la  renommée  fait  de  ses  pro- 
grès le  récit  le  plus  doré.  Quant  à  moi,  il  m'entretient  rus- 
tiquement  au  logis,  ou ,  pour  mieux  dire,  il  me  garde  au 
logis  sans  entretien  :  car,  pour  un  gentilhomme  de  ma  nais- 
sance, nppelez-vous  entretien  un  traitement  qui  ne  diffère 
pas  de  la  stabulation  d'un  bœuf?  Ses  chevaux  sont  mieux 
élevés;  car,  outre  qu'ils  ont  abondance  de  fourrage,  ils 
sont  dressés  au  manège,  et  dans  ce  but  on  loue  à  grands 
frais  des  écuyers.  Mais  moi,  son  frère,  je  ne  gagne  rien 
sous  sa  tutelle  que  de  la  croissance  :  sous  ce  rapport  les 
bétes  de  son  fumier  lui  sont  aussi  obligées  que  moi.  En 
échange  de  ce  néant  qu'il  m'accorde  si  libéralement,  il  af- 
fecte par  tous  ses  procédés  de  m'enlever  le  peu  que  m'a  ac- 
cordé la  nature  :  il  me  fait  manger  avec  sa  valetaille,  m'in- 


6  COMME  IL  VOUS  PLAIRA. 

iJil  la  place  iruti  frère,  et,  autant  qu'il  est  en  loi,  mue 
i  gentilhommerie  par  itiod  éducation.  Voilà  ce  qai  m'il- 
j,  Adam.  Mais  l'àine  do  mon  père,  que  je  crois  sentiren 
01,  (!ommeni:e  à  se  muliner  contre  cette  servitude  :  je  ne 
eu\  pas  l'etidurer  plus  looglemps,  quoique  je  ne  cou- 
lisse pas  encore  de  rcmôde  sensé  pour  m'en  délivrer, 

Enlre  OuvrKit. 

ADAM. 
Voilà  mon  maître,  votre  frère,  qui  vient, 

OItUSDO. 

Tiens-toi  à  l'écart,  Adam,  et  tu  catemlras  comme  il  Ta 
me  secouer. 

OLIVIER,    i  OrlaoJo. 

Eh  biuii,  monsieur,  que  faites-vous  ici? 

ORUNDO. 
Rien.  On  ne  m'a  pas  appris  h.  faire  quelque  chose. 

OLIVŒR. 

Que  dégradez-vous  alors,  monsieur? 

oausDO. 
Ma  foi,  monsieur,  je  vous  aide  à  dégrader  par  la  fai- 
néantise ce  que  Dieu  a  fait,  votre  pauvreet  indigne  frère. 
OLIVIER . 
Ma   foi,  monsieur,  occupez-vous  mieux   cl  allez  au 
diable. 

ORLANDO. 
Suis-je  fait  pour  garder  vos  porcs  et  manger  des  glands 
avec  eux  7  Quel  patrimoine  d'enfant  prodigue  ai-je  dépen-é 
pour  être  réduit  h  une  telle  détresse? 

OLIVIER. 

Savez-vous  ofi  vous  (îtes,  monsieur? 

ORUNDO. 
Oli!  oui,  monsieur,  ici,  très-hien;  dans  votre  vertfer 


SCÈNE  I.  277 

OUVIER. 

Savez-vous  devant  qui ,  monsieur  ? 

ORUNDO. 

Oui,  mieux  que  celui  devant  qui  je  suis  ne  sait  qui  je 
suis.  Je  sais  que  vous  êtes  mon  frère  aîné,  et  par  là, 
grAcc  aux  doux  rapports  du  sang,  vous  deviez  savoir  qui  je 
suis.  La  courtoisie  des  nations  vous  accorde  la  préséance 
sur  moi  en  ce  que  vous  êtes  le  premier  né  ;  mais  cette  tra- 
dition ne  me  retire  pas  mon  sang,  y  eût-il  vingt  frères  entre 
nous.  J'ai  en  moi  autant  de  mon  père  que  vous,  quoique 
(je  le  confesse)  vous  soyez,  étant  venu  avant  moi,  le  mieux 
placé  pour  devenir,  comme  lui,  vénérable. 

OUVlER. 

Qu'est-ce  à  dire,  petit? 

ORLANDO,    le  saisissant  à  la  gorge. 

.\llons,  allons,  frère  aîné,  vous  êtes  trop  jeune  en  ceci. 

OUVIER. 

Veux-tu  donc  mettre  la  main  sur  moi,  manant? 

ORUNDO. 

Je  ne  suis  pas  un  manant,  je  suis  le  plus  jeune  fils  de 
sire  Roland  des  Bois  :  il  était  mon  père,  et  trois  fois  manant 
est  celui  qui  dit  qu'un  tel  père  a  engendré  des  manants!  Si 
tu  n'étais  mon  frère,  je  ne  détacherais  pas  de  ta  gorge  cette 
main,  que  celte  autre  n'eût  arraché  ta  langue  pour  avoir 
parlé  ainsi  :  tu  t'es  outragé  toi-même. 

ADAM. 

Cliers  maîtres ,  calmez-vous  ;  au  nom  du  souvenir  de 
votre  père,  soyez  d'accord. 

OLIVIER. 

Làche-raoi,  te  dis-jc. 

ORUNDO. 

Non,  pas  avant  que  cela  me  plaise.  Vous  m'entendrez.... 
lion  père  vous  a  enjoint  dans  son  testament  de  me  donner 
une  bonne  éducation  ;  vous  m'avez  élevé  comme  un  paysan, 

Ylll.  18 


278  COMME  IL  VOUS  PiMRA. 


obscurcissant  et  étoiitTaDt  en  moi  toutes  les  qualités  d'un 
gentilhomme  ;  mois  l'Ame  de  mon  père  pread  farce  en  moi, 
et  je  ne  le  tolérerai  pas  plus  longtemps.  Allouez-moi 
donc  les  exercices  qui  conviennent  à  un  gentillioinme,  ou 
donnez-moi  le  pauvre  pécule  que  mon  père  m'a  laissé  par 
testament,  et  avec  cela  j'irai  en  quùle  de  mon  sort. 
OUïIEH. 

Et  que  veux-tu  faire?  Mendier,  sans  doute,  quand  tout 
sera  dépensé?  C'est  bon,  monsieur,  rentrez,  ie  ne  veux 
plus  être  ennujé  de  vous.  Vous  aurez  une  partie  de  ce  qw 
vous  désirez.  Laissez-moi,  je  vous  prie. 
OIlU^'DO,    retirant  H  maîD. 

.!e  ne  veux  pas  vous  molester  plus  que  ne  l'eiige  mon 
bien. 

OUTIER,  è  Adam. 

Rentrez  avec  lui,  vieux  chien  l 
ADAM. 

Vieux  chien!  Est-ce  donc  là  ma  récompense?  C'est 
vrai,  j'ai  perdu  mes  dcnlsft  voire  service...  Dieu  soil  avec 
mon  vieux  maître  !  Ce  n'est  pas  lui  qui  aurait  dit  un  mot 
pareil. 

Sortent  Orlando  et  Adnni. 
IILIVIER. 

Oui-dà,  c'est  ainsi  !  Vous  commencez  h  empiéter  sur 
moi  .'Eh  bien,  jo  guCrirai  voire  exubérance,  et  cela  sans 
donner  mille  écus...  Holà,  Denis! 


DESIS. 

Votre  Honneur  appelle? 

oyvifiit. 
Charles,  le  lultcur  du  duc,  ne  s'esl-il  pas  présenté  i 
pour  me  parler  ? 


/l 


SCÈNE  I.  279 

Avec  votre  pcrmis&ioQ ,  il  est  ici  à  la  porte  et  sollicite 
accès  près  de  vous. 

UUVlfiR. 

Faites-le  entrer . 

Ce  sera  un  bon  moyen...  La  lutte  est  pour  demain. 

Entre  Charles. 
CHARLES. 

Le  bonjour  à  Votre  Honneur. 

OUVIER. 

Bon  monsieur  Charles  !  quelle  nouvelle  nouvelle  y  a-t-il 
à  la  nouvelle  cour  ? 

CHARLES. 

Messire,  il  n'y  a  de  nouvelles  à  la  cour  que  les  vieilles 
nouvelles  :  c'est-à-dire  que  le  vieux  duc  est  banni  par  son 
jeune  frère  le  nouveau  duc  ;  avec  lui  se  sont  exilés  volon- 
tairement trois  ou  quatre  seigneurs  tous  dévoués.  Leurs 
terres  et  leurs  revenus  enrichissent  le  nouveau  duc  qui,  à 
ce  prix,  leur  accorde  volontiers  la  permission  de  vagabonder, 

OUVlER. 

Pouvez-Yous  me  dire  si  Rosalinde,  la  fille  du  duc,  est 
bannie  avec  son  père? 

CHARLES. 

Oh  !  non,  car  la  fille  du  nouveau  duc,  sa  cousine,  Taime 
tant,  ayant  été  élevée  avec  elle  dès  le  berceau,  qu'elle  l'au- 
rait suivie  dans  son  exil  ou  serait  morte  en  se  séparant 
d'elle.  Elle  est  à  la  cour  où  son  oncle  l'aime  autant  que  sa 
propre  fille,  et  jamais  deux  femmes  ne  se  sont  aimées 
comme  elles. 

QUVIER. 

Où  va  vivre  le  vieux  duc  ? 


280  œMM£  IL  vous  PLÂlRÂ. 

CHARLES. 

On  dit  qu'il  est  déjà  dans  la  forêt  des  Ardeiwes  »  avec 
maints  joyeux  compagnons,  et  que  là  tous  vivent  oomme  k 
vieux  Robin  Uood  d'Angleterre.  On  dit  que  nombre  de 
jeunes  gentilshommes  affluent  chaque  jour  auprès  de  kii,0K 
qu'ils  passent  le  temps  sans  souci,  comme  oo  faisait  dans 
l'âge  d'or. 

OUVIER. 

Çà,  vous  luttez  demain  devant  le  nouveau  duc? 

CHARLES. 

Oui,  pardieu,  monsieur,  et  je  suis  venu  vous  informer 
dune  chose.  Monsieur,  on  m'a  donné  secrètement  à  enten- 
dre que  votre  jeune  frère,  Orlando,  est  disposé  à  venir  sous 
un  déguisement  tenter  assaut  contre  moi.  Demain»  mon- 
sieur, c'est  pour  ma  réputation  que  je  lutte,  et  celui  qui 
m'échappera  sans  quelque  membre  brisé  s'en  tirera  bien 
heureusement.  Votre  frère  est  bien  jeune  et  bien  délicat, 
et,  par  égard  pour  vous,  j'aurais  répugnance  à  l'assommer 
comme  j'y  serai  obligé  par  mon  propre  honneur,  s'il  se  pré- 
sente. Aussi,  par  afl'ection  pour  vous,  suis-je  venu  vous  pré- 
venir, afm  que  vous  puissiez  ou  le  détourner  de  son  inten- 
tion ou  vous  bien  préparer  au  malheur  qu'il  encourt  :  c'est 
lui-même  qui  l'aura  cherché,  et  tout  à  fait  contre  mon 
gré. 

OUVlER. 

Charles,  je  te  remercie  de  ton  affection  pour  moi,  et  sois 
sûr  que  je  m'en  montrerai  bien  reconnaissant.  Moi-même 
j'ai  eu  avis  des  desseins  de  mon  frère  et  j'ai  fait  sous  main 
tous  mes  efforts  pour  l'en  dissuader  ;  mais  il  est  résolu.  Te 
le  dirai-je,  Charles  ?  c'est  le  jeune  gars  le  plus  obstiné  de 
France,  un  ambitieux,  un  envieux  émule  des  talents  d'autrui, 
un  fourbe  et  un  lâche  qui  conspire  contre  moi,  son  frère 
par  la  nature.  Ainsi  agis  a  ta  guise.  J'aimerais  autant  que  tu 
lui  rompisses  le  cou  qu'un  doigt...  Et  tu  feras  bien  d'y 


SCiNE  I.  281 

prendre  garde  ;  car,  si  tu  ne  lui  ménagesqu*un  insuccès  léger 
ou  s'il  n'obtient  pas  sur  toi  un  éclatant  succès,  il  emploiera 
le  poison  contre  toi,  il  te  fera  tomber  dans  quelque  per- 
fide embûche,  et  ne  te  lAcbera  pas  qu'il  ne  t'ait  Até  la  vie 
par  quelque  moyen  indirect  ou  autre.  Car,  je  te  l'affirme,  et 
je  parle  presque  avec  larmes,  il  n'y  a  pas  aujourd'hui  un 
vivant  à  la  fois  si  jeune  et  si  scélérat.  Encore  est-ce  en  frère 
que  je  parle  de  lui;  car,  si  je  faisais  4evant  toi  son  anatomie 
complète,  je  serais  forcé  de  rougir  et  de  pleurer,  et  toi  tu 
pâlirais  de  stupeur. 

CHARLES. 

Je  suis  fort  aise  d'être  venu  ici  vous  trouver.  S'il  vient 
demain,  je  lui  donnerai  son  compte.  Si  jamais  après  cela  il 
peut  marcher  seul,  je  renonce  à  jamais  lutter  pour  le  prix, 
Et  sur  ce,  Dieu  garde  Votre  Honneur  ! 

OUVIBR. 

Au  revoir,  bon  Charles. 

Charles  sort. 

A  présent  je  vais  stimuler  le  gaillard,  j'espère  que  je  ver- 
rai sa  fin  :  car  mon  Ame,  je  ne  sais  pourquoi,  ne  hait  rien 
plus  que  lui.  Pourtant,  il  est  doux,  savant  sans  avoir  été  ins- 
truit, plein  de  nobles  idées,  aimé  comme  par  enchantement 
de  toutes  les  classes  et,  en  vérité,  si  bien  dans  le  cœur  de 
tout  le  monde  et  spécialement  de  mes  propres  gens  qui  le 
connaissent  le  mieux,  que  j'en  suis  tout  à  fait  déprécié.  Mais 
cela  ne  durera  pas.  Cet  athlète  arrangera  tout.  Il  ne  me  reste 
plus  qu'à  enflammer  le  jeune  gars  pour  la  lutte,  et  j'y  vais 
de  ce  pas. 

11  sort. 


28i  COMME  IL  VOUS  PUIRi. 

SCÈNE  n. 

[Une  peloQse  devant  le  palais  dfieal.1 

Entrent  Cêlu  ei  ROBAUimB. 

GÊUA. 

Je  t'en  prie,  Rosalinde,  ma  chère  petite  cousine,  sob 
gaie. 

rosâlinde. 

Chère  Célia,  je  montre  plus  de  gaieté  qae  je  n'en  pos- 
sède, et  vous  voudriez  encore  que  je  fusse  plus  gaie  !  S 
vous  ne  pouvez  me  faire  oublier  un  père  banni,  vous  ne  sau- 
riez me  rappeler  aucune  idée  extraordinairement  plaisante. 

CËLIA. 

Je  vois  par  là  que  tu  ne  m*aimes  pas  aussi  absolument 
quejet*aime  :  si  mon  oncle,  ton  père  banni,  avait  banni 
ton  oncle,  le  duc  mon  père,  et  que  tu  fusses  toujours  restée 
avec  moi,  j'aurais  habitué  mon  affection  éprendre  ton  père 
pour  le  mien,  et  c'est  ce  que  tu  ferais,  si  en  vérité  ion  affec- 
tion pour  moi  était  aussi  parfaitement  trempée  que  mon  af- 
fection pour  toi. 

ROSALINDE. 

Soit  !  j'oublierai  ma  situation  pour  me  réjouir  de  I9 
vôtre. 

CÈUA. 

Ta  le  sais,  mon  père  n'a  d'enfant  que  moi  ;  il  n'est  pas 

probable  qu'il  en  ait  d'autre,  et  sûrement,  à  sa  mort,  tu  se- 
ras son  héritière  ;  car  ce  qu'il  a  pris  à  ton  pèro  par  force,  je 
te  le  rendrai  par  affection  ;  sur  mon  honneur,  je  le  ferai,  et 
si  je  brise  co  serment,  que  je  devienne  un  monstre  !  Ainsi, 
ma  douce  Rose,  ma  chère  Rose,  sois  gaie. 

ROSALINDE. 

Je  veux  l'être  désormais,  petite  cousine,  etm'ingénier  en 


6GÉNE  U.  2t3 

amusements...  Voyons,  si  on  se  livrait  à  Tamour...  Qu'en 
pensea-voud? 

CÉLIA. 

Oui,  ma  foi,  n'hésite  pas,  fais  de  l'amour  un  amusement; 
mais  ne  va  pas  aimer  sérieusement  un  homme,  ni  même 
pousser  l'amusement  jusqu'à  ne  pouvoir  te  retirer  eu  tout 
bonneury  avec  l'intacte  pureté  d'une  pudique  rougeur. 

ROSÂLINDE. 

A  quoi  donc  nous  amuserons-nous  ? 

CÉLIA. 

Asseyons-nous  et  sous  nos  sarcasmes  chassons  dame 
Fortune  de  son  rouet  :  que  cette  ménagère  appreni^  désor- 
mais à  répartir  ses  dons  équitabl«[nent. 

R0SAUND8. 

Je  voudrais  que  cela  nous  fût  possible»  car  ses  bienfaits 
sont  terriblement  mal  placés,  et  la  bonne  vieille  aveugle  se 
méprend  surtout  dans  ses  dons  aux  femmes. 

ciui. 

C'est  vrai  :  celles  qu  elle  taii  jolies,  elle  les  fait  rarement 
vertueuses,  et  celles  qu'elle  fait  vertueuses,  elles  les  fait  fort 
peu  séduisantes. 

ROSALINDE. 

* 

Et  ne  vôis-tu  pas  que  tu  passes  du  domaine  de  la  fortune  à 
celui  de  la  nature?  La  fortune  règle  les  dons  de  ce  monde, 
non  les  traits  naturels. 

« 
EDlre  PlBERB  DB  TOUCHE. 

CÈLIA. 

Non.  Quand  la  nature  a  produit  une  jolie  créature,  est-ce 
que  la  fortune  ne  peut  pas  la  faire  tomber  dans  le  feu  ? 

Montrant  Pierre  de  Tonche. 

Si  la  nature  nous  a  donné  l'esprit  de  narguer  la  fortune, 
est-ce  que  la  fortune  n'a  pas  envoyé  ce  fou  pour  couper 
court  à  nos  propos  ? 


P»nt-4lr»'  a'-îst-î^ 


BEH9  4s>  Eb 


?!EUIB  at  iwiaL. 

Toos  i-t-oa  pris  pour 

;,  sur  cooci  hocuirar,  ssik  ou  b*i 


3l)6UJ9H. 

?!iiu  Qt  r^ccai. 

cT^^pcs  edimt  bixm«s  <K  jizmc  sot  «m  hoonem 
tinie  cbe  i}!^:  rmi  :  iinoc«  je  SEWtms  q«e  les 
bîipfit  râc  ec  qiu»  Li  fnoctïrie  e&it  bonne;  et 
fèevaiwr  ce  se  poijarait  pcs. 

OLU. 

Cixnmect  pnxmîï-voQs  ^,  me  folie  bel 


qœh 


neia- 


•>3t-.jj.  .|>Hni;<et^  Totre  s 


SCÈNE  H.  285 

PIERRE  DE  TOrCHE. 

Eh  bien ,  avancez-vous  toutes  deux ,  caressez-vous  le 
menton  et  jurez  par  vos  barbes  que  je  suis  un  coquin. 

CÈUA. 

Par  nos  barbes,  si  nous  en  avions,  tu  en  es  un. 

PIERRE  DE  TOUCHE. 

Par  ma  coquinerie,  si  j'en  avais,  je  serais  un  coquin.  Mais 
quand  vous  jurez  par  ce  qui  n'est  pas,  vous  ne  vous  parju- 
rez pas  :  or,  ce  chevalier  ne  se  parjurait  pas  en  jurant  par 
son  honneur,  car  il  n'en  avait  pas,  ou,  s'il  en  avait,  il  l'avait 
foussé  longtemps  avant  de  voir  ces  crêpes  ou  cette  mou- 
tarde-là. 

CÈLIA. 

Dis-moi,  je  te  prie,  de  qui  tu  veux  parler. 

PIERRE  DE  TOUCHE. 

De  quelqu'un  qu'aimo  fort  le  vieux  Frédéric,  votre  père. 

CÈUA. 

L'amitié  de  mon  père  suffit  pour  le  faire  respecter.  Assez  ! 
ne  parlez  plus  de  lui.  Un  de  ces  jours  vous  serez  fouetté 
pour  médisance. 

PIERRE   DE  TOUCHE. 

Tant  pis  si  les  fous  ne  peuvent  parler  sensément  des  fo- 
lies que  font  les  hommes  sensés. 

CÉLÏA. 

Sur  ma  parole,  tu  dis  vrai  :  car,  depuis  que  les  fous  doi- 
vent imposer  silence  au  peu  de  sens  commun  qu'ils  ont,  le 
peu  de  folie  qu'ont  les  gens  sensés  fait  un  grand  étalage. 
Voici  venir  monsieur  Lebeau. 

Entre  Lebbau. 
ROSAUNDE. 

loi  bouche  pleine  de  nouvelles. 


COMME  II,  VOUS  PLAIHA. 

CÊLIA. 
Qu'il  va  nous  dégorger,  comme  un  pigeon  noorrit  se 
petits. 

HOSAUNUE. 
Alors  nous  allons  être  farcies  de  nouvelles.  , 

CÉUA. 
Tant  mieux  ;  nous  n'en  serons  que  plus  achalaiiijées. 
Bonjour,  monsieur  Lebeau.  Quelle  nouvelle? 
LEBEAU. 
Belle  princesse,  vous  avez  perdu  un  bien  bon  divertisse- 
meut. 

CÉLU. 

Un  divortissemenl  ?  De  quelle  couleur  ? 

l?.\iUV. 
Dr  quelle  couleur,  madame?  Comment  puis-je  vous  ré- 
pondre ? 

ROSAUNUE. 
Comme  le  voudront  votre  esprit  et  la  fortune. 

piEnBf;  m  toucbe. 
Ou  comme  le  d(!créteront  les  deslins. 

GKUA. 

Bien  dit.  Voilà  une  phrase  vile  maçoiuii'C. 

l'IERRE   DE  TOUCHE. 

Si  jamais  ma  verve  rancit  ! 

liOSALKDE. 

Tu  cesseras  d'être  en  bonne  odeur. 

Vous  me  déconcertez,  mesdames.  Je  vous  aurais  parle 
d'une  bonne  lutte  dont  vous  avez  perdu  le  spectacle. 
ROSAUNDE. 
Ttiles-nous  toujours  les  dtilails  do  celte  lutte. 

lEBEAV. 
Je  vais  vous  dire  le  commencement,  et,  s'il  plalt  i  Vos 


/^ 


ÉGÈITE  U.  287 

Grâces,  tous  pourrez  Toir  la  fin  :  car  le  plus  beau  est  eticore 
à  faire,  et  c'est  ici  même,  où  vous  êtes,  qu'ils  viennent  l'ae- 
complir. 

ciUA. 

Eh  bien,  voyons  ce  commencement  qui  est  mort  et  en- 
terré. 

LEBEAU. 

Voici  venir  un  vieillard  et  ses  trois  fils. . . 

GÈUA. 

Je  pourrais  adapter  ce  commeMement  à  on  vieux  conte. 

LEBEAU. 

Trois  beaux  jeunes  gens  de  taille  et  de  mine  excel- 
lentes... 

ROSÀUNDE. 

Avec  des  écriteaux  au  cou  disant  :  A  tous  ceux  qui  ver- 
ront ces  présentes  salut  ! 

LEBEAU. 

L'aîné  des  trois  a  lutté  avec  Charles,  le  lutteur  du  duc, 
lequel  Charles  l'a  renversé  en  nn  moment  et  loi  a  brisé 
trois  côtes,  si  bien  qu'il  y  n  peu  d'espoir  de  le  saover.  I^ 
second  a  été  traité  de  môme,  et  de  môme  le  troisième.  Ils 
sont  là-bas  gisants  ;  le  pauvre  vieillard,  leur  père,  se  lamente 
si  douloureusement  sur  leurs  corps  que  tous  les  spectateurs 
prennent  son  parti  en  pleurant. 

ROSAUNDE. 

Hélas  ! 

PIERRE  DE  TOUCHE. 

Mais,  monsieur,  quel  est  le  divertissement  que  ces  dames 
ont  perdu  ? 

LEBEAU . 

Eh  bien,  celui  dont  je  parle. 

PIERRE  DE  TOUCHE. 

Ainsi  les  hommes  deviennent  plus  savants  de  jour  en 
jour  !  C'est  la  première  fois  que  j'ai  jamais  ouï  dire  que 


^w 


œm  IL  TOCS  fumà. 


▼oir  briser  (le<  cMes  était  on   difcrtnaerneot  povk 
femines. 

ŒLLl. 

Et  moi  aussi,  je  te  le  promets. 

iOSALDDC. 

Mais  V  a-t-il  encore  quelqu'un  qui  aspire  1  entaiR 
dans  ses  cotes  ce  bris  musical?  Reste-t-il  quelque 
do  côtt'S  brisées?...  VerroDS-DOus  cette  lotte»  coosine? 

Lonr. 

II  le  (aut  bien,  si  vous  restez  ici;  car  Toici  Teiidroîl  mte 
fixé  p*)ur  la  lutte,  et  ils  sont  prêts  i  Teogager. 

(inx. 
Pour  sur,  ce  sont  eux  qui  Tiennent.  Restons  doKd 
vovons. 


Fanfare».   Eatreot   le  duc    Feudeaic,  Oelaubo, 

jaear«  et  des  gens  de  senrice. 


ClUBlXS,  det  !«- 


rRÊDEIlC. 

En  avant  !  puisque  ce  jeune  homme  ne  rent  pas  se  )» 
ser  fléchir,  qu'il  coure  les  risques  de  sa  témëritë. 

ROSiUXDE.   Bonlrant  Orbndo. 

E*it-ce  là  l'homme? 

LfS£Ar. 

Lui-même,  madame. 

CÉLU. 

Hélas  !  il  est  trop  jeune  ;  pourtant  il  a  un  air  trion- 
phanL 

FRCDéllH:. 

Vous  Toilà,  ma  fille,  et  vous,  ma  nièce!  Tous  tous  êtes 
donc  glissées  ici  pour  voir  la  lutte? 

ROSAUNDE. 

Oui,  monseigneur,  si*  vous  daignez  nous  le  permettre. 

FRÉDÉRIC. 

Vous  n'y  prendre/  gu»^re  do  plaisir,  je  puis  tous  le  dire, 


i  SGÉN£  II.  289 

Il  il  y  a  tant  d'inégalité  entre  les  hommes.  Par  pitié  pour  la 
:  ?  jeunesse  du  provocateur»  je  serais  bien  aise  de  le  dissuader, 

mais  il  ne  veut  pas  se  laisser  fléchir.  Parlez-lui,  mesdames  ; 

rojei  si  vous  pouvez  Témouvoir. 

GÈUA. 

I 

1       Appele2-le,  cher  monsieur  Lebeau. 

I  FRÉDÉRIC. 

I       Faites,  je  m'éloignerai. 

Le  dac  s'éloigoe. 
I  LEBEAU,   allant  à  OrlaDdo. 

Monsieur  le  provocateur,  les  princesses  vous  deman- 
dent. 

orlàndo. 
Je  me  rends  à  leurs  ordres,  avec  tout  respect  et  toute  dé- 
férence. 

U  s'approche  des  princesses. 
ROSAUNDE. 

Jeune  homme,  avez-vous  provoqué  le  lutteur  Charles? 

ORLANDO. 

Non,  belle  princesse  :  il  a  lancé  une  provocation  générale. 
Je  viens  seulement,  comme  les  autres,  essayer  contre  lui  la 
vigueur  de  ma  jeunesse. 

CÉLU. 

Jeune  gentilhomme,  votre  caractère  est  trop  hardi  pour 
votre  Age.  Vous  avez  eu  la  cruelle  preuve  de  la  vigueur  de 
œt  homme.  Si  vous  pouviez  vous  voir  vous-même  avec  vos 
yeux  ou  vous  juger  vous-même  avec  votre  raison,  la  crainte 
de  votre  danger  vous  conseillerait  une  entreprise  moins  iné- 
gale. Nous  vous  prions,  par  intérêt  pour  vous,  de  pourvoir 
à  votre  propre  sûreté  et  d'abandonner  cette  tentative. 

ROSALINDE. 

I 

Faites-le,  jeune  sire  ;  votre  réputation  n'en  sera  nulle- 
ment dépréciée  ;  nous  nous  chargeons  d'obtenir  du  duc  que 
la  lutte  s'arrête  là. 


r\,- 


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.-.    !.;:   "..-     •    -d'u    '-ar  -:   tts   loiix  ÂtuowsflB 


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4  TKi.   -*-  1  tt^^-in-»  m  ih*n«ie  ni  me  ^imbb   nu  an  h 

}  ■  :;.  l.-l::  "'«cri.!-  :v.:inii  f     iiuru  aiââee ''lue. 


'tir  t—  •■  :::ii»:.-  ir*  -sur  r-it-ni  r^»K!  'ous! 

j  ji: .. 


^  SCÈNE  II.  201 

•     >  OBUNDO. 

pi»  Vous  comptez  me  railler  après  la  lutte,  you3  oe  devriez 
i  pas  me  railler  avant.  Allons,  approchez! 

I^»>  ROSÀUNDE. 

t       Hercule  te  soit  en  aide,  jeune  homme  ! 

I  CÈUA. 

I       Je  voudrais  être  invisible  pour  attraper  par  la  jambe  ce 
i  ^itobnste  compagnon  ! 

I  Charles  et  Orlando  latteot. 

P     '  ROSAUNDE. 

I  ''   0  excellent  jeune  homme  ! 

i  CÈUA. 

Si  j'avais  la  foudre  dans  les  jeux,  je  sais  bien  qui  serait  à 
f    terre. 

Charles  est  renversé.  Acclamation. 
FRÉDÉRIC. 

I 

Assez  !  assez  ! 

ORLAKDO. 

Encore  !  j'adjure  Votre  Grflce;  je  ne  suis  même  pas  en 
jb^eine. 

FRÉDÉRIC. 

Comment  eS'tu,  Charles? 

UREAU. 

Il  ne  peut  pas  parler,  monseigneur. 

FRÉDÉRIC  )   à  ses  gens. 

Emportez-le. 

On  emporte  Charles. 
A  Orlando. 

Quel  est  ton  nom,  jeune  homme  ? 

ORLANDO. 

Orlando,  monseigneur,  le  plus  jeune  fils  de  sire  Roland 
des  Bois. 

FRÉDÉRIC. 

-  Que  n'^u  le  fils  d'un  autre  homme  !  —  Le  monde 


GOMME  IL  VOUS  PUIRA. 


I» 


tenait  ton  père  pour  honorable ,  ~  mais  je  Tii  tain 
trouve  mon  ennemi  ;  -  tu  m'aurais  charmé  davantipii 
cet  exploit ,  —  si  tu  descendais  d*ane  autre  masoi.  - 
Adieu  !  tu  es  un  vaillant  jouvenceau  ;  ^  je  YoadraisqKh 
meusses  nommé  un  autre  père. 

Il  sort,  soif  i  des  cooitisani  et  de  lém. 
CÈUA. 

—  Si  j'étais  mon  père,  petite  cousine»  agirats^ev^* 

ORUNDO. 

—  Je  suis  plus  fier  d'être  le  fils  de  sire  Roland,— son  ffai 
jeune  fils...  Ah!  je  ne  changerais  pas  ce  litre  —  pouredi 
d'héritier  adoptif  de  Frédéric. 

ROSAUMDE. 

—  Mon  père  aimait  sire  Roland  comme  son  Ame,  - 1 
tout  le  monde  était  du  sentiment  de  mon  père.  —  Si  j'av» 
su  d'avance  que  ce  jeune  homme  était  son  fils»  —  je  loin- 1 
rais  adressé  des  larmes  pour  prières,  —  plutôt  que  de  le 
laisser  s'aventurer  ainsi. 

CÈUA. 
Gentc  cousine,  —  allons  le  remercier  et  rencourager:-' 
la  brusque  et  jalouse  humeur  de  mon  père  —  m'est  restée 
sur  le  cœur. 

À  Orlando. 

Messirc,  vous  avez  beaucoup  mérité  :  —  si  vous  sam 
seulement  tenir  vos  promesses  en  amour  —  aussi  bien  que 
vous  avez  su  tout  à  l'heure  dépasser  toute  promesse,  —  vo- 
tre maîtresse  sera  heureuse. 

nOSALiNDK,    donnant  à  Orlando  nne  chaîne  détachée  do  son  coa. 

Gentilhomme,  —  portez  ceci  en  souvenir  de  moi,  d'une 
créature,  rebutée  par  la  fortune,  -qui donnerait  davantage, 
si  elle  en  avait  les  moyens  sous  la  main...  —  Partons-nous, 
petite  cousine? 

CÈLU. 

Oui.  Adieu,  beau  gentilhomme. 

Kllcs  s^éioigoeoi. 


SCÈNE  II.  293 

ORLANDO. 

—  Ne  puis-je  même  pas  dire  merci  T  Mes  facultés  les 
plus  hautes  —  sont  abattues,  et  ce  qui  reste  debout  ici  — 
n'est  qu'une  quintaine,  un  bloc  inanimé. 

ROSAUNDEy  reTenant  vers  Orlando. 

—  Il  nous  rappelle...  Ma  fierté  est  tombée  avec  ma  for- 
tune: —  je  vais  lui  demander  ce  qu'il  veut...  Avez-vous 
appelé,  messire?...  —  Messire,  vous  avez  lutté  à  merveille  et 
vaincu  -  plus  que  vos  ennemis. 

CfeUA. 

Venez-vous,  cousine? 

ROSAUNDE. 

-Je  suis  à  vous...  Adieu. 

Sortent  Rosalinde  et  Célia. 
ORLANDO. 

—  Quelle  émotion  pèse  donc  sur  ma  langue?  —  Je  n'ai 
pu  lui  parler,  et  pourtant  elle  provoquait  l'entretien. 

Rentre  Lbbbau. 
ORLANDO. 

—  0  pauvre  Orlando  !  tu  es  terrassé  :  -  si  ce  n'est  Charles^ 
quelque  créature  plus  faible  t'a  maîtrisé. 

LEBEAU. 

—  Beau  sire,  je  vous  conseille  en  ami  —  de  quitter  ces 
lieux.  Bien  que  vous  ayez  mérité  —  de  grands  éloges,  de 
sincères  applaudissements  et  l'amour  de  tous,  —  pourtant 
telle  est  la  disposition  du  duc  -  qu'il  interprète  à  mal  tout 
ce  que  vous  avez  fait.  —  Le  duc  est  fantasque  :  ce  qu'il  est 
au  juste,  —  c'est  à  vous  de  le  concevoir  plutôt  qu'k  moi  de 
le  dire. 

ORLANDO. 

—  Je  vous  remercie,  monsieur...  Ah!  dites-moi,  je  vous 
prie,  -  laquelle  était  la  fille  du  duc,  de  ces  deux  dames  — 
qui  assistaient  à  la  lutte? 

VIII.  19 


COUME  IL  VOUS  PLAIRA. 


-  Ni  l'une  ni  l'aulre,  si  nous  eu  jugeons  par  le  onc- 
lère  ;  -  pourtant,  en  réalité,  c'est  Ja  plus  petite  qui  est  u 
fille.  -  L'autre  est  la  fille  du  duc  banoi;  —  sod  oode 
l'usurpateur  la  détient  ici  — pour  tenir  compagnie  àsa  fiBe: 
leur  mutuelle  affection  —  est  plus  teodre  que  lemtun! 
attachement  de  deux  sœurs.  -  Mais  je  puis  vousdireque. 
depuis  peu,  ce  duc-ci  -  a  coii(;u  du  déplaisir  coutresageii' 
tille  nièce  —  par  cet  unique  motif  —  que  le  peuple  la  kme 
pour  ses  vertus  -  et  la  plaint  pour  l'amour  de  son  bon 
père.  —  Je  gage,  sur  ma  vie,  que  sa  rage  contre  ^e- 
(Sctatera  brusquement...  Messire,  adieu.  —  Plus  tard,  dans 
un  monde  meilleur  que  celui-ci,  —  je  solliciterai  de  tok 
une  amitié  et  une  connaissance  plus  étroites. 

OttUSDO. 

-  Je  vous  suis  grandement  obligé  :  adieu  ! 

-  Maintenant  il  me  faut  passer  de  la  fumée  à  l'étouffoir, 
-  d'un  duc  tyran  à  un  frère  tyran...  —  Ah  !  céleste  Bo- 
salinde  ! 


SCENE  III. 

[Dans  le  palais  dacal.] 

Entrent  Cëma  et  Rosalinde. 

UÉLU. 

Eh  bien,  cousine!  eh  bien,  Rosalinde!...  Cupide,  un 
peu  de  pitié  !  Pas  un  mot? 

nOSALlSDE. 
Pas  un  à  jeter  aux  chiens  ! 

CÈL1A. 

Non,  tes  mois  sont  trop  précieux  pour  être  jetés  aux 


n 


SCÈNE  m.  (§5 

chiens,  mais  jette-m'en  quelques-uns.  Allons,  lance  tes  rai- 
sons h  mes  trousses. 

ROSÂUNDE. 

U  n'y  aurait  plus  alors  qu'à  enfermer  les  deux  cousines, 
Tune  étant  estropiée  par  des  raisons  et  l'autre  folle  par  dé- 
raison. 

Elle  pooMe  on  soapir. 
GfaJA* 

Est-ce  que  tout  cela  est  pour  YOtre  père  ? 

ROSAUNDE. 

Non,  il  y  en  a  pour  le  père  de  mon  enfant.  Oh  t  combien 
ce  monde  de  jours  ouvrables  est  encombré  de  ronces  ! 

CÈUA. 

Bah  !  cousine,  ce  ne  sont  que  des  chardons,  jetés  sur  toi 
dans  la  folie  d'un  jour  de  fête  ;  si  nous  ne  marchons  pas 
dans  les  sentiers  battus,  ils  s'attacheront  à  nos  jupes. 

ROSJILINDE. 

De  ma  robe  je  pourrais  les  secouer  ;  mais  ils  sont  dans 
mon  cœur. 

cfcLli. 
Expectore-les. 

ROSÂUNDE. 

J'essaierais,  si  je  n'avais  qu'à  faire  hem!  pour  réussir. 

GÈUA. 

Allons,  allons,  lutte  avec  tes  affections. 

ROSAUNDE. 

Oh!  elles  ont  pris  le  parti  d'un  lutteur  plus  fort  que 
moi.    . 

GÈUA. 

Oh  I  je  vous  souhaite  bonne  chance  !  Le  moment  vien- 
dra où  vous  tenterez  la  lutte,  même  au  risque  d'une  chute.. . 
Mais  trêve  de  plaisanteries,  et  parlons  sérieusement  :  est-il 
possible  que  subitement  vous  ayez  conçu  une  si  forte  in- 
clination pour  le  plus  jeune  fils  du  vieux  sire  Roland? 


296  CO\[MË  IL  VOUS  PUIRA. 

ROSALINOE. 

Le  duc  mon  père  aimait  son  père  profondément. 

CÈL1A. 

S'ensuit-il  donc  que  vous  deviez  aimer  son  fils  profonde* 
ment  ?  D'après  ce  genre  de  logique,  je  deYrais  le  haïr,  car 
mon  père  haïssait  son  père  profondément  ;  pourtaDt  je  ne 
hais  pas  Orlando. 

ROSALINDE. 

Non ,  de  grâce,  ne  le  haïssez  pas,  pour  l'amour,  de  moi. 

CËLTA. 

Pourquoi  le  haïrais-je?  N'a-t-il  pas  de  grands  mérites? 

ROSALINDE. 

Laissez-moi  l'aimer  par  cette  raison,  et  vous,  aimez-le 
parce  que  je  l'aime...  Tenez,  voici  le  duc  qui  vient. 

GÊLÎA. 

La  colère  dans  les  yeux. 

Entre  le  duc  Frédéric  avec  sa  suite. 
FRÉDÉRIC,  à  Rosalinde. 

—  Donzelle,  dépêchez-vous  de  pourvoir  à  votre  sûreté  — 
en  quittant  notre  cour. 

ROSALINDE. 

Moi,  mon  oncle? 

rRÉDÉRIC. 

Vous,  ma  nicce  !...  —  Si  dans  dix  jours  tu  te  trouves  — 
à  moins  de  vingt  milles  de  notre  cour,  —  tu  es  morte. 

ROSAUNDE. 

Je  supplie  Votre  Grâce  —  de  me  laisser  emporter  la  con- 
naissance de  ma  faute.  —  S'il  est  vrai  que  j'aie  conscience 
de  moi-même,  -  que  je  sois  au  fait  de  mes  propres  désirs,  - 
que  je  ne  rêve  pas,  que  je  ne  divague  pas,  —ce  dont  je  sois 
C/Onvaincue,  alors,  cher  oncle,  —  j'affirme  que  jamais, 
même  par  la  plus  vague  pensée,  -  je  n'ai  offensé  Votre 
Altesse. 


SCÈNE  111.  297 

FRÉDÉRIC. 

'lien  est  ainsi  de  tous  les  traîtres:  ~  si  leur  justification 
4^|pradait  de  leurs  paroles,  —  ils  seraient  aussi  innocents 
4(pe  la  pureté  même.  ~  Je  mo  défie  de  toi  :  que  cela  te 

}  ROSALINDE. 

.  —  Pourtant  votre  défiance  ne  suffit  pas  h  me  faire  irai* 
tresse.  —  Dites-moi  en  quoi  consistent  les  présomptions  con- 
fire moi. 

FRÉDÉRIC. 

\     —  Tu  es  la  fille  de  ton  père,  et  c'est  assez. 

ROSAUNDK. 

I  .,  —  Je  rétais  aussi,  quand  Votre  Altesse  lui  prit  son  du- 
i^  ;  —  je  l'étais  aussi,  quand  Votre  Altesse  le  bannit.  —La 
-tlibison  n'est  pas  héréditaire,  monseigneur,  —  et,  quand 
néme  elle  nous  serait  transmise  par  nos  parents,  -  que 
m'importe!  mon  père  n'a  jamais  été  .traître.  —  Donc,  mon 
l}fio  suzerain,  ne  me  méjugez  pas  —  jusqu'à  voir  dans  ma 
'vîsàre  une  trahison. 

CÉUA. 

—  Cher  souverain,  veuillez  m' entendre. 

FRÉDÉRIC. 

—  Oui,  Célia.  C'est  à  cause  de  vous  que  nous  Tavons  re- 
tenue, —  autrement  il  y  a  longtemps  qu'elle  vagabonderait 
avec  son  père. 

CÉLU. 

—  Je  ne  vous  priais  pas  alors  de  la  retenir  :  —  ce  fut  l'acte 
de  votre  bon  plaisir  et  de  votre  libre  pitié.  —  J'étais  trop 
jeune  en  ce  temps-là  pour  apprécier  ma  cousine,  -  mais  à 
présent  je  la  connais.  Si  elle  a  trahi,  -  j'ai  trahi,  moi  aussi  : 
tpujours  nous  avons  dormi  ensemble,  —  quitté  le  lit  au 
DDtoie  instant,  appris,  joué,  mangé  ensemble  ;  —  et  par- 
tout où  nous  allions,  comme  les  cygnes  de  Junon,  —  tou- 
jours nous  sommes  allées  accouplées  et  inséparables. 


ae  œm  il  tocs  puiul 

"  EDe  est  trop  subtile  pour  toi  :  sadoooeor,  —  mt* 
lenee  inèDDe  et  sa  patmice  -  pukoi  «o  peuple  fi  h 
plaint.  -  Tu  es  one  foHe  :  elle  teTole  te  reDonunëe.  -  û 
tu  brilleras  bien  daTaniase  et  tu  sembleras  bien  plosacon* 
plie  —  quand  ei!e  sera  loin  d'ici.  Ainsi,  n'oaTrepeshboi- 
che.  — Absohi  et  irrétoeable  est  l'arréc  —  que  j*«  pnn 
contre  elle  :  die  est  buinie. 

Œlii. 

—  ProDoncez  donc  aussi  la  sentence  eontre  moi,  vut 
seigoeur  :  -  je  ne  puis  mre  hors  de  sa  compagnie. 

nisiaic. 

—  Vous  êtes  une  foDe...  Vous,  nièce*  faites  rosptégt 
ratifs  :  —  si  tous  restez  au-deli  du  temps  fixé,  sur  mn 
bonneuft  -  par  la  puissance  de  ma  parole,  tous  êtes  morte! 

Il  ffwt  aree  ai  loila. 
Ctlii. 

—  0  ma  pauTTe  Rosalinde  !  où  fas-tu  aller?  —  Yen-li 
changer  de  père?  Je  te  donnerai  le  mien.  —  AhîjelBb 
défends,  ne  sois  pas  plus  affligée  que  moi. 

KOSium. 

—  J'ai  bien  plus  sujet  de  l'être. 

ciui. 
Nullement,  cousine.  —  Du  courage,  je  l'ai  prie!  SaiMi 
pas  que  le  duc  —  m'a  bannie,  moi  sa  fille? 

ROSALCCDC. 

Pour  cda,  non  ! 

CiLLl. 

—  Non?  n  ne  m'a  pas  bannie?  Tu  ne  sens  donc  pas,  I0- 
saiinde,  l'affection  —  qui  te  dit  que  toi  et  moi  ne  bisM 
qu'une.  -  Quoi  !  nous  serions  arrachées  Tune  i  l'autic! 
Nous  nous  séparerions,  douce  fille  !  —  Non.  Que  mon  pii* 
cherche  une  autre  héritière  !  —  .\insi  décide  avec  moi  gob- 
roent  nous  nous  enfuirons,  —  où  nous  irons  et  ce  que  notf 


SCÈNE  m.  390 

emporterons  avec  nous.  —  Ah  !  n'espérez  pas  garder  votre 
malheur  pour  vous,  —  supporter  seule  vos  chagrins  et  m'en 
exclure  :  car,  par  ce  ciel /déjà  tout  pAle  de  nos  douleurs, 

—  tu  auras  beau  dire,  j'irai  partout  avec  toi  ! 

ROSAUNDE. 

—  Eh  bien,  où  irons-nous  ? 

CÉUA. 

Retrouver  mon  oncle  dans  la  forôt  des  Ardennes. 

ROSAUNDE. 

—  Hélas  !  quel  danger  il  y  aura  pour  nous,  -  filles  que 
nous  sommes,  à  voyager  si  loin  !  —  La  beauté  provoque  les 
voleurs  plus  même  que  Tor. 

CÉUA. 

—  Je  m'aiïublerai  d'un  accoutrement  pauvre  et  vulgaire, 

—  et  me  barbouillerai  la  figure  avec  une  sorte  de  terre  de 
Sienne.  —  Vous  en  ferez  autant,  et  nous  passerons  notre 
chemin,  —  sans  jamais  tenter  d'assaillants. 

ROSAUNDE* 

Ne  vaudrait-il  pas  mieux,  —  étant  d'une  taille  plus  qu'or- 
dinaire, —  que  je  fusse  en  tout  point  vêtue  comme  un 
homme?  —  Un  coutelas  galamment  posé  sur  la  cuiçse,  —  un 
épieu  à  la  main,  je  m'engage,  dût  mon  cœur  —  receler 
toutes  les  frayeurs  d'une  femme,  —  à  avoir  l'air  aussi  ro- 
domont  et  aussi  martial  —  que  maints  polirons  virils  —  qui 
masquent  leur  couardise  sous  de  fiaux  semblants. 

CÉUA. 

—  Coniment  t'appellerai-je,  c^\iànd  tu  seras  un  homme? 

ROSAUNDE. 

—  Je  ne  veux  pas  un  moindre  nom  que  celui  du  propre 
page  de  Jupin.  —  Ainsi  ayez  soin  de  m^appeler  Ganimède. 

—  Et  vous,  comment  voulez-vous  vous  appeler  ? 

GÈUA. 

# 

—  D'un  nom  qui  soif  en  rapport  avec  ma  situation  :  — 
délia  n'est  plus,  je  suis  Aliéna. 


300  COMME  IL  TOCS  PLAflU. 

MfiàUXK. 

—  Dites  donc,  coosine,  si  nous  essayioiis  d'enlever  —  et 
la  coar  le  fou  de  votre  père?  —  Est-ce  qQ*il  ne  serait pesn 
soutien  pour  nous  dans  notre  pérégrioatîoD? 

CEUX. 

—  Il  irait  au  bout  du  inonde  avec  moi  :  --  UsseHOMiî  seok 
le  séduire.  Vite  —  allons  réunir  nos  jojaux  el  dos  riciiesses; 
-  puis  choisissons  le  moment  le  plus  propice  el  la  voie  la 
plus  sûre  —  pour  nous  dérober  aux  recherches  qui  seront 
laites  —  après  notre  évasion.  Marchons  avec  joie,  —  non 
vers  Texil»  mais  vers  la  liberté. 

Elles  sortent. 

SCÈNE    IV. 

[Uoe  grotte  daos  la  forêt  des  Ardesnes.] 

Entrent  le  vieux  duc,  1mie:cs  et  d*«otres  seigneurs,  en  babits  de 

Teneurs. 

LE  DUC. 

—  Eh  bien,  mes  compagnons,  mes  frères  d'exil,  —  la 
vieille  habitude  n'a-t-elle  pas  rendu  cette  vie  plus  douce  — 
que  celle  d*une  pompe  fardée?  Cette  forêt  n'est-elle  pas  — 
plus  exempte  de  dangers  qu'une  cour  envieuse?  —  Ici  nous 
ne  subissons  que  la  pénalité  d'Adam ,  —  la  différence  des 
saisons.  Si  de  sa  dent  glacée,  —  de  son  soufDe  brutal,  le 
vent  d'hiver  -  mord  et  fouette  mon  corp^  —  jusqu'à  ce 
que  je  grelotte  de  froid,  je  souris  et  je  dis  :  -  Ici  point  de 
flatterie;  voilà  un  conseiller  —  qui  me  fait  sentir  ce  que  je 
suis.  —  Doux  sont  les  procédés  de  l'adversité  :  —  comme  le 
crapaud  hideux  et  venimeux,  —  elle  porte  un  précieux  joyau 
dans  sa  tête  (25) .  -  Cette  existence  à  l'abri  de  la  cohue  pu* 
bliquc  ~  révèle  des  voix  dans  les  arbres,  des  livres  dans  les 


SC&ME  IV,  301 

ruisseaux  qui  coulent,  -  des  leçons  dans  les  pierres  ot  le 
bien  en  toute  chose.  ^ 

AMIENS. 

-  Je  ne  voudrais  pas  changer  do  vie.  Heureuse  est  Votre 
Grâce  —  de  pouvoir  traduire  racharnement  de  la  fortune  - 
en  st^le  si  placide  et  si  doux  ! 

LE  DUC. 

-  Ah  çà,  irons-nous  tuer  quelque  venaison?...  —Et 
pourtant  je  répugne  à  voir  les  pauvres  êtres  tachetés,  — 
bourgeois  natifs  de  cette  cité  sauvage»  -  atteints  sur  leur 
propre  terrain  par  les  flèches  fourchues  -  qui  ensanglan- 
tent leurs  hanches  rondes. 

PREMIER  SEIGNEUR. 

Aussi  bien,  monseigneur,  —  cela  navre  le  mélancolique 
Jacques  ;  —  il  jure  que  vous  êtes  sous  ce  rapport  un  plus 
grand  usurpateur  —  que  votre  frère  qui  vous  a  banni.  — 
Aujourd'hui,  messire  d'Amiens  et  moi-même,  —  nous  nous 
sommes  faufilés  derrière  lui,  comme  il  était  étendu  -  sous 
un  chêne  dont  les  antiques  racines  se  projettent  —  sur  le 
ruisseau  qui  clapote  le  long  de  ce  bois.  —  Là,  un  pauvre  cerf 
égaré,  —  qu'avait  blessé  le  trait  des  chasseurs,  -  est  venu 
râler  ;  et  vraiment,  monseigneur,  —  le  misérable  animal 
poussait  de  tels  sanglots  —  que,  sous  leur  effort,  sa  cotte  de 
cuir  se  tendait  —  presque  à  éclater;  de  grosses  larmes  — 
roulaient  l'une  après  l'autre  sur  son  innocent  museau  — 
dans  une  chasse  lamentable.  Et  ainsi  la  bête  velue,  —  ob- 
servée tendrement  par  le  mélancolique  Jacques,  -se  tenait 
sur  le  bord  extrême  du  rapide  ruisseau  -  qu'elle  grossis- 
sait de  ses  larmes. 

LE   DUC. 

Mais  qu'a  dit  Jacques?  —  A-t-il  pas  tiré  lu  morale  de  ce 
spectacle  ? 

PREMIER  SEIGNEUR. 

-  Oh  !  oui,  en  mille  rapprochements.  -  D'abord,  voyant 


302 


COMME  IL  VOUS  puiha. 


tant  (le  larmes  perdues  dnnfi  le  torrent  :  —  ■  Pauert  «rf, 
a-t-il  dit,  lu  fais  loii  testament  —  cotnm^  nos  monâam,/i 
tu  donnes  —  à<iui  avait  déjà  trop.  "  Puis,  voyant  la  Mis 
seule,  —  délaissée  et  abandoiiDée  de  ses  amies  veloutée)  : 
—  "  Cestjuste,  a-l-il  ajouté,  la  misère  écarte  — le  floldeU 
compagnie.  <•  Toutàcoup,  unetroupedecerfs  insoitciants- 
et  bien  repus  bondit  à  cflté  du  blessé,  —  sans  même  s'arrtter 
à  le  choyer  :  Oui,  dit  Jacques,  -  enfuyez-vous,  gras  et  plan- 
tureux citoyens  :  -  voilà  bien  la  mode  !  d  quoi  bon  jeter  m 
regard  —  sur  le  pauvre  hanqueroutier  ruiné  que  voilà?  -  Ain« 
te  trait  de  ses  invectives  frappait  à  fond  —  la  campagne,  Il 
ville,  la  cour  — etjusqu'à  notre  existence  ;  il  jurait  que  uom 
— somnies  de  purs  usurpateurs,  des  tyrans  et  ce  qu'il  y  a  de 
pire,  —  d'effrayer  ainsi  les  animaux  et  de  les  massacrer  - 
dans  le  domaine  que  leur  assigne  la  nature, 

LE    DUC. 

—  Et  vous  l'avez  laissé  dans  cette  contemplation  ? 

DËL1XLÉUE   SEIGNEUR. 

—  Oui,  monseigneur,  pleurant  et  dissertant  —  sur  ce  cerf 
à  l'agonie. 

LE   DUC. 
Moatrez-moi  l'endroit.  -  J'aime  h  l'aborder   dans  ces 
accès  moroses,  —  car  alors  il  est  plein  de  choses    pro- 
fondes. 

DEUXIÈME  SEIGNEUR. 
Je  vais  vous  conduire  droit  h  lui. 

Ils  sorte  Dt. 

SCÈNE    V. 

[Dans  le  palais  ducal.] 

Kdlro  LE  DUC  rtif.D£n[c,  suivi  tic  SEIGNEURS  «t  de  counisani. 

FBÈDKRIC. 

—  Est-il  possible  que  personnu  ne  les  ait  vues?  -  Cela 


r\ 


SCÉNB  VI.  303 

ne  peut  être  :  quelques  traîtres  de  ma  cour  —  sont  d'accord 
et  de  conniyence  avec  elles. 

PRSMIKR  SKIGNEUR. 

—  Je  ne  sache  pas  que  quelqu'un  les  ait  aperçues.  —  Les 
femmes  de  chambre  qui  la  servent  —  l'ont  vue  se  mettre  au 
lit  ;  mais,  le  matin  de  bonne  heure,  —  elles  ont  trouvé  le 
lit  dégarni  de  son  auguste  trésor. 

DEUXIÈME  SEIGNEUR. 

—  Monseigneur,  ce  coquin  de  bouffon  qui  si  souvent — fai- 
sait rire  Votre  Grâce,  a  également  disparu.  —  ITespérie,  la 
dame  d'atours  de  la  princesse,  —  avoue  qu'elle  a  secrète- 
ment entendu  —  votre  fille  et  sa  cousine  vanter  beaucoup  — 
le^  qualités  et  les  grâces  du  lutteur  —  qui  tout  dernièrement 
a  assommé  le  robuste  Charles  ;  -et,  en  quelque  lieu  qu'elles 
soient  allées,  elle  croit  —  que  ce  jouvenceau  est  sûrement 
dans  leur  compagnie. 

FRÉDÉRIC. 

—  Envojrez  chez  son  frère  chercher  ce  galant  ;  —  s'il  est 
absent,  amenez-moi  son  frère,  —  je  le  lui  ferai  bien  trou- 
ver :  faites  vite,  —  et  ne  ménagez  pas  les  démarches  et  les 
perquisitions  —  pour  rattraper.ces  folles  vagabondes. 

l\^  fortent. 

SCÈNE   VI. 

[Devant  la  maison  d'Olivier.] 

Orlando  et  Adam  te  eroitent. 

ORLANDO. 

Qui  est  là  ? 

ADAM. 

—  Quoi  ! . . .  mon  jeune  maître  !  0  mon  bon  maître,  — 
ô  mon  cher  maître,  ô  image  —  du  vieux  sire  Roland  !  que 
faites- vous  donc  ici  ?  -  Pourquoi  êtes- vous  vertueux  ?  Pour- 


m 

W 


^364  coMKE  11.  vous  puinv. 

quoi  les  gens  vous  aimenl-ils?  —  El  pourquoi  éIps-tois 
doux,  fort  et  vaillant?  -  Pourquoi,  impruOeal,  avei-rast 
terrassé  -  le  champion  ossu  de  ce  liuc  fantasque  î-¥«ff 
gloire  vous  a  lix)i)  vite  devauoi  ici.  —  Savez-vous  jias,  œil- 
tra,  qu'il  est  ciirtaias  hommes  -  pour  qui  luùrs  quililù 
sont  autant  d'euneniis?  —Vous  êtes  do  ceux-là  ;  vos  vertus, 
mou  bon  maître,  ~  ne  sont  à  votre  égard  que  de  saiDlt^ 
et  pures  traîtresses.— Oli!  qu'esl-ce  donc  qu'un  monde gù 
toute  grAce  —  empoisonne  qui  elle  parc  ? 
OULVSDO. 

—  Voyons,  de  quoi  s'iigil-il? 

ADAM. 

0  mallieureux  jeune  liorame  I  -  Ne  francbissez  pas  celle 
porte.  Sous  ce  toit  -  logo  l'ennemi  de  tous  vos  mérites.  - 
Votre  frère...  non,  pas  votre  frère...  Lefîis...  —  non,  pas 
le  fils  !  je  no  veux  pas  l'appeler  le  fils  —  de  celui  que  j'al- 
lais appeler  son  père...  --n  appris  votre  triomphe;  celte  nuit 
mémo  il  se  propose  -  de  mettre  le  feu  au  logis  où  vous  arez 
l'habitude  de  coucher,  -  et  de  vous  brfller  dedans.  S'il 
y  ëchoue,  -  il  recourra  à  d'autres  moyens  pour  vous  snéaD- 
tir  :  -  je  l'ai  surpris  dans  ses  machinations.  —  Ce  n'est  pas 
ici  un  lieu  pour  vous,  celte  maison  n'est  qu'une  boucherie. 
—  Abhorre/,-la,  redoulez-la,  n'y  entrez  pas, 
naiANDO. 

—  Mais  où  veux-tu  que  j'aille,  Adam? 

ADAM. 

—  N'importe  OÙ,  excepté  ici. 

niiusiK). 

—  Veux-tu  donc  que  j'aille  mendier  mon  pain  -  ou  qu'a- 
vec une  épée  ISclie  et  forcenée  j'exige  — sur  la  grande  roule 
la  ration  du  vol  ?  -  C'est  ce  que  j'aurais  ù  faire,  ou  je  ne 
sais  que  faire  ;  —  mais  c'est  ce  que  je  ne  veux  pas  faire, 
quoi  que  je  puisse  faire.   -  J'aime  mieux  rn'expuser  à  l'a- 


SCENE  M.  305 

charnement  -  d'un  sang  dénature»  d*un  frère  sanguinaire. 

ADAM. 

-  Non,  n'en  faites  rien.  J'ai  cinq  cents  écus,— épargne 
amassée  au  service  de  votre  père,  —  que  je  gardais  comme  une 
infirmière  —  pour  le  temps  où  l'activité  se  paralysera  dans 
mes  vieux  membres  —  et  où  ma  vieillesse  dédaignée  sera 
jetée  dans  un  coin.  —  Prenez-les,  et  que  Celui  qui  nourrit 
les  corbeaux—  et  dont  la  providence  fournit  des  ressources 
au  passereau,  —  soit  le  soutien  de  ma  vieillesse!...  Voici 
de  l'or  :  je  vous  donne  tout  ça.  Mais  laissez- moi  vous  ser- 
vir. "  Si  vieux  que  je  paraisse,  je  n'en  suis  pas  moins 
fort  et  actif  :  —  car,  dans  ma  jeunesse,  je  n'ai  jamais  vicié 
—  mon  sang  par  des  liqueurs  ardentes  et  rebelles  ;  —jamais 
Je  n*ai  d'un  front  sans  pudeur  convoité  —  les  moyens  d'af- 
foiblissement  et  de  débilité.  —  Aussi  mon  vieil  Age  est-il 
comme  un  vigoureux  hiver,—  glacé,  mais  sain.  Laissez-moi 
partir  avec  vous  :  —  je  vous  rendrai  les  services  d'un  plus 
jeune  homme  -  dans  toutes  vos  affaires  et  dans  toutes  vos 
nécessités. 

ORLANDO. 

-  0  bon  vieillard  !  Que  tu  me  fais  bien  l'effet  —  de  ce 
serviteur  constant  des  anciens  jours  —  qui  s'évertuait  par 
devoir  et  non  par  intérêt  !  —  Tu  n'es  pas  h  la  mode  de 
cette  époque  —  où  chacun  s'évertue  seulement  pour  un 
profit  —  et,  une  fois  satisfait,  laisse  étouffer  son  zèle  — 
par  cette  égoïste  satisfaction  :  il  n'en  est  pas  ainsi  de  toi.  — 
Pauvre  vieillard,  tu  soignes  un  arbre  pourri  —  qui  ne  peut 
pas  même  te  donner  une  fleur  —  en  échange  de  toutes  tes 
peines  et  de  toute  ta  culture.  —  Mais  viens,  nous  ferons 
route  ensemble,  —  et,  avant  que  nous  ayons  dépensé  les 
gages  de  ta  jeunesse,  —  nous  aurons  trouvé  quelque  hum- 
ble sort  à  notre  gré. 

ADAM. 

-  En  avant,  maître  !  je  te  suivrai,  —  jusqu'à  mon  dar- 


p 


,11$  CDUE  n.  fM'S  PUIBI. 

■tar  woÊfir,  anc  copsanee  et  loyauté.  —  Depoji,^* 
dix-sefituisjasqo'ipns de  quatre-vingts,  —  j'uiAmb, 
je  D'y  Teu»  plus  TÎTre.  —  A  da-«)it  w 
vont  cbercber  fortuoe,  —  nuis  à  qaatre-Tinfts . 
il  est  Mp  tKd  d'uDe  semaine  au  ntoios.  —  N'imporU  !  ta 
ioctane  m  peol  pas  mien  me  récompenser  —  qu'en  at 
it  de  mourir  bonoèle  et  quîUe  envers  mon  mitln. 
Us  KKieiL 

SCÈNE  vn. 


«  kiU  il*  pajun  :  Ceiu,  dégiû«éeeBberpn,« 
rmu  os  TWCHE- 

Bo&umc 
0  JufHier!  <|ae  nies  esprits  sont  lassés! 

mn  M  TMR^. 
Peu  m'importerait  pour  mes  esprits,  si  mes  jambes  M 

réWienl  pas. 

RUSAlBSe. 
Je  serais  disposée  de  lont  cœur  à  déshonorer  mon  co; 
lume  d'homme  et  i  pleurer  comme  une  femme  :  mais  il 
but  que  je  soutienne  le  »ase  W  plus  fragile.  Le  pourpoint  « 
le  haa(-de-chauss«s  doivent  à  la  jupe  l'eiemple  du  cours^: 
wura^e  donr .  boone  Aliéna .' 

CZLU. 

Je  TOUS  en  prie .  supportez  ma  dèhilLance  ;  je  ne  pois 
aller  plus  loin. 

PliBRE  OK  TOTCilB. 

Pour  ma  pari,  j'aimerais  mieui  supporter  votre  tléiaîl- 
lance  que  porter  votre  personne  :  jKiurtanl,  si  je  vous  por- 
tais, mon  fardeau  ne  serait  pas  pesant,  car  je  crois  que  toii^ 
u'avez  pas  un  besan  dans  votre  bourse. 


SCÈNE  VII.  307 

ROSAUNDE. 

Yoilè  donc  la  forôt  des  Ardennes. 

PKRRS  DE  TOUCHE. 

Oui,  me  voilà  dans  les  Ardennes  ;  je  n'en  suis  que  plus 
fou.  Quand  j'étais  h  la  maison,  j'étais  mieux  ;  mais  les  voya- 
geurs doivent  être  contents  de  tout. 

BOSALINDE. 

Oui,  sois  content,  bon  Pierre  de  Touche...  Toyez  donc 
qui  vient  ici  :  un  jeune  homme  et  un  vieux  en  solennelle 
conversation. 

Entrent  CoRiM  et  SiLVivs. 
CORIN. 

—  C'est  le  moyen  de  vous  faire  toujours  mépriser  d'elle. 

SILVIUS. 

—  0  Corin,  si  tu  savais  combien  je  Taime  ! 

GORm. 

—  Je  m'en  fais  une  idée,  car  j'ai  aimé  jadis. 

savius. 

—  Non,  Corin,  vieux  comme  tu  Tes,  tu  ne  saurais  en 
avoir  idée,  —  quand  tu  aurais  été  dans  ta  jeunesse  l'amant 
le  plus  vrai  -qui  ait  Jamais  soupiré  sur  l'ôréiller  nocturne  ! 
—  Si  jamais  ton  amour  a  ressemblé  au  mien,  —  (et  je  suis  sûr 
que  jamais  homme  n'aima  autant),  —  dis-moi  à  combien 
d'actions  ridicules  -  tu  as  été  entraîné  par  ta  passion. 

GORIN. 

—  A  mille  que  j*aî  oubliées. 

saviis. 

—  Oh  !  tu  n'as  jamais  aimé  aussi  ardemment  que  moi.  - 
Si  tu  ne  te  rappelles  pas  la  moindre  des  folies  —  auxquelles 
t'a  poussé  l'amour, —tu  n'as  pas  aimé.  -Si  tu  ne  t'es  pas 
assis,  comme  je  le  fais  maintenant,  -  en  fatiguant  ton  au- 


J08  œxiE  IL  vixs  miiA. 

diteur  des  louanges  de  ta matlresse,  —  tu  n'as  pasaimé.- 

Si  to  n*as  pas  laossé  compagnie  —  brasqnement,  faicé  par 

la  passion,  comme  moi  en  cet  instant,  —  ta  n'as  pas  aimé... 

0I1iébé!Phâ>é!Pbébé! 

n  Ml. 

eosiUMn. 

—  Hélas!  paoTre berger!  tandis  que  ta  sondais  ta  blessore, 
—  j*ai  par  triste  arratare  senti  se  roaTrir  la  mienne.  — 

rauK  u  TorcBi. 

Et  moi  la  mienne.  Je  me  soariens  qae ,  quand  j*élais 
amoureux,  je  brisai  ma  lame  contre  une  pierre,  et  lai  dis: 
Voilà  qui  f apprendra  à  aUrrde  naU  trcmvfr  Jeanmetan  Soa- 
rire.  Et  je  me  souTÎens  que  je  baisais  son  battoir  et  les  pis 
de  la  Tache  que  Tenaient  de  traire  ses  jolies  mains  gercées. 
Et  je  me  souriens  qu*uD  jour,  au  lieu  d'elle ,  je  caressais 
une  gousse  :  j'en  pris  les  deux  moitiés  et,  les  lai  offrant,  je 
lui  dis  tout  en  larmes  :  Parîes4e$  pour  Fanioar  † mm. 
yous  autres,  rrais  amoureux,  nous  nous  liTrons  à  d'étran- 
ges caprices  :  mais,  de  même  que  tout  est  mortel  dans  la  na- 
ture,  de  même  toute  nature  atteinte  d'amour  est  mortelle- 
ment atteinte  de  folie. 

tOSJOJSU. 

Tu  paries  spirituellement,  sans  y  prendre  garde. 

niRRB  DB  TOUCHE. 

Ah  !  je  ne  prendrai  jamais  garde  k  mon  esprit  que  quand 
je  me  serai  brisé  contre  lui  les  os  des  jambes. 

RQSALKDE. 

~  Jupin  !  Jupin  !  La  passion  de  ce  berger  —  a  beaucoup 
de  la  mienne. 

PIERRE  DE  TOICOE. 

—  Et  de  la  mienne  :  mais  elle  commence  un  peu  à  s'é- 
Tenter  chez  moi. 

CÈUA,   moDlrant  Corin. 

—  De  grâce,  que  l'un  de  tous  demande  à  cet  homme-là 


SCÈNE  YII.  309 

—  si  pour  de  l'or  il  veut  nous  donner  à  manger.  -Je  suis 
presque  mourante  de  faiblesse. 

PIERRE  DE  TOUCHE^    appelant. 

-  Holà,  vous,  rustre  ! 

ROSAUNDE. 

Silence,  fou  !  il  n'est  pas  ton  parent. 

CDRm. 

-  Qui  appelle  7 

PIERRE  DE  TOUCHE. 

I>es  gens  mieux  lotis  que  vous»  messire. 

GORIN. 

-  Pour  ne  pas  Tôtre,  il  faudrait  qu'ils  fussent  bien  roi« 
sërables. 

ROSAUNDE. 

Paix,  te  dis-je!...  ~  Bonsoir  à  vous,  Tami  ! 

GORIN. 

-  Et  i  vous,  gentil  sire,  et  i  vous  tous  ! 

ROSAUNDE. 

-  Je  t'en  prie,  berger,  si  l'humanité  ou  l'or  -  peut  nous 
procurer  un  gtte  dans  ce  désert,  —  conduis-nous  quelque 
part  où  nous  puissions  trouver  repos  et  nourriture.  — 
Voici  une  jeune  Glle  accablée  do  fatigue  et  qui  succombe  de 
besoin. 

CORLN. 

Beau  sire,  je  la  plains  -  et  je  souhaiterais,  bien  plus  pour 
die  que  pour  moi,  —  que  la  fortune  me  rendit  plus  facile  de 
la  secourir.  —  Mais  je  suis  le  berger  d*un  autre  homme,  — 
et  je  ne  tonds  pas  les  brebis  que  je  fais  paître.  —  Mon  maî- 
tre est  de  disposition  incivile  —  et  se  soucie  fort  peu  de  s'ou- 
vrir le  chemin  du  ciel  ~  en  faisant  acte  d'hospitalité.  —En 
outre,  sa  cabane,  ses  troupeaux  et  ses  pitis  —  sont  mainte- 
nant en  vente,  et  dans  notre  bergerie,  —  à  cause  de  son 
alwence,  il  y  a  rien  -  pour  vous  à  manger.  Mais  venez  voir 
VIII.  20 


310  COMME  IL  VOIS  PLAIRA. 

ce  qu'il  y  a,  -et  il  ne  tiendra  pas  à  moi  que  vous  nosovez 
(tarfaitement  reçus  ! 

ROSALDCDE. 

—  Qui  donc  doit  acheter  ses  troupeaux  et  ses  pâtu- 
rages ? 

coRm. 

—  Ce  jeune  berger  que  vous  venez  de  voir  —  et  qui 
pour  le  moment  se  soucie  peu  d'acheter  quoi  qoe  oe  soit. 

ROSAUKDI. 

—  Si  la  loyauté  oe  s*y  oppose  en  rien,  je  le  prie  —  d'a- 
cheter la  chaumière,  le  pâturage  et  le  troupeau  :  —  tu  auras 
de  nous  de  quoi  payer  le  tout. 

CÈLU. 

—  Et  nous  augmenterons  tes  gages  :  j'aime  cet  endroit, 
-  et  j'y  passerais  volontiers  mes  jours. 

CORIN. 

—  Assurément  la  chose  est  à  vendre.  —  Venez  avec  moi. 
Si,  information  prise,  vous  aimez  —  le  terrain,  le  reveoa 
et  ce  genre  de  vie,  —  je  veux  être  votre  très-fidèle  berger - 
et  tout  acheter  immédiatement  avec  votre  or. 

Us  sortent. 

SCÈNE    VIII. 

[Dans  la  forél.j 
Enirent  Amiens,  Jacques  et  d'autres. 

AMIENS,   chantaDt. 

Qoe  celai  qui  soos  Tarbre  vert 
Aime  s'étendre  avec  moi 
Et  moduler  son  chant  jojeai 
D'accord  avec  le  doux  gosier  de  Toiseaui 
Vienne  ici,  vienne  ici,  vienne  ici! 
Ici  il  ne  Tcrra 


.  ff 


A        SGÉftK  Yill.  3fl 

D'autre  ennemi 
Que  Thiver  M  !•  mMvdi  temps. 

*-  fiooavé)  encore,  je  t'eû  prie,  encore  i 

ASlSRo* 

\'«  m  «aus  rendre  mélancolique^  monsieur  Jacqnes. 

JACQUES. 

Tentmieu.  Eticore,  je  t'en  prie,  encore  !  Je  puis  sucer 
la  mélancolie  d'une  chanson  comme  la  belette  suce  un  œuf. 
Encore,  je  t'en  prie»  encore! 

▲MIENS. 

Ma  voix  est  enrouée  :  je  sais  que  je  ne  pourrais  vous 
plaire. 

JAOQUtS. 

Je  ne  vous  demande  pas  de  me  plaire,  je  vous  demande 
de  chanter.  Allons,  allons,  une  autre  stance.  N'est-ce  pas 
stances  que  vous  les  appelez  ? 

AMIENS. 

Comrme  i^us  voudrez,  monsieur  Jacques. 

JAGOUES. 

Bah  !  peu  m'importe  leur  nom  :  elles  ne  me  doivent  rien. 
Voulez- vous  chanter  ? 

AMIENS. 

Soit  !  à  votre  requête  plutôt  que  pour  mon  plaisir. 

JACQUES. 

Eh  bien,  si  jamais  je  remercie  quelqu'un,  ce  sera  vous. 
«  Mais  ce  qu'ils  appellent  compliment  ressemble  à  la  rencontre 
de  deux  babouins  :  el  quand  un  homme  ne  remercie  cor- 
dialement, il  me  semble  que  je  lui  ai  donné  une  obole  et 
qu'il  me  témoigne  une  reconnaissance  de  mendiant.  Al- 
lons, chantez. . .  Et  vous  qui  ne  chantez  pas,  retenez  vos  lan- 
gues. 

AMIENS. 

Eh  bien,  je  vais  finir  la  chanson...  Messieurs,  mettez  le 
dravert,  le  duo  ^ent  boire  sons  cet  arbrei 


312  COMME  IL  VOUS  PLAllU. 

A  iacqaes. 

Il  VOUS  a  cherché  toute  la  journée. 

JACQUES. 

Et  moi,  je  Tai  évité  toute  la  journée.  U  est  trop  etgotaor 
pour  moi.  Je  pense  à  autant  de  choses  que  lui,  mais  j'en 
rends  grioes  au  ciel  et  je  n'en  tire  pas  vanité.  AlloDSt  gi- 

zouille,  allons. 

AmieM  chaste  H  tovt  Ti 

CHANSON. 

Qae  celai  qoi  fait  rambiUon 
fit  aime  TÎTre  aa  loleil, 
Qiefthant  sa  noorriUire 
Et  satisfait  de  ce  qa'il  troa? e  • 
Vienne  ici,  viesoe  ici,  Tienne  ici  ! 

Id  U  ne  Terra 

D'aotre  ennemi 
Qae  ThiTer  etlemanTais  temps. 

JAOQUKS. 

Je  vais  vous  donner  sur  cet  air-là  une  strophe  que  j'ai 
faite  hier  en  dépit  de  mon  imagination. 

AMUENS. 

Ëtje  la  chanterai. 

JACQUES. 

Ia  voici. 

Si  par  hasard  il  anire 
Qu*nn  homme,  changé  en  ânCt 
Laisse  ses  richesses  et  ses  aises 
Pour  satisfaire  an  caprice  entêté, 
Dac  ad  me,  dnc  ad  me,  due  ad  ae  l 

Ici  il  verra 
D*aossi  grands  foos  qae  loi, 
S*il  reat  Tenir  h  moi. 

AMIEKS. 

Que  signifie  ce  duc  ad  me? 

JACQUES. 

C'est  une  invocation  grecque  pour  attirer  les  ioibëcte 


SCÈNE  IX.  313 

dans  un  cercle...  Je  vais  dormir  si  je  peux;  si  je  ne  peux 
pas,  je  vais  déblatérer  contre  tous  les  premiers -nés 
d'Egypte. 

AMIKKS. 

Et  moi  je  Tais  chercher  le  duc  ;  son  banquet  est  tout  pré- 
paré. 

lit  ft  «lispertent. 

SCÈNE   IX. 

[Sur  là  lisière  de  k  forèu] 

KDtreai  Orlando  et  Adam. 
ADAM. 

Cher  maître ,  je  ne  puis  aller  plus  loin...  Oh  !  je  meurs 
d'inanition  !  Je  vais  m'étendre  ici  et  y  prendre  la  mesure 
de  ma  fosse.  Adieu,  mon  bon  mattre. 

Il  t*Airaitfe  h  terre. 
OaLANDO. 

Comment,  Adam  !  tu  n'as  pas  plus  de  cœur!  Ah  !  vis  en- 
core un  peu,  soutiens-toi  encore  un  peu,  ranime-toi  encore 
un  peu  !  Si  cette  farouche  forêt  produit  quelque  béte  sau- 
vage, ou  je  serai  mangé  par  elle,  ou  je  te  l'apporterai  à  man- 
ger. La  mort  est  plus  dans  ton  imagination  que  dans  tes 
forces.  Pour  l'amour  de  moi,  reprends  courage  :  tiens  pour 
un  moment  la  mort  à  distance.  Je  vais  être  tout  de  suite  à 
loi,  et  si  je  ne  t'apporte  pas  de  quoi  manger,  je  te  donne  per- 
mission de  mourir;  mais  si  tu  meurs  avant  mon  retour, 
c'est  que  tu  te  moques  de  ma  peine. . .  A  la  bonne  heure  !  tu 
semblés  te  ranimer  :  je  vais  être  à  toi  bien  vite...  Mais 
tu  es  là  étendu  à  l'air  glacé.  Viens,  je  vais  te  porter  sous 
quelque  abri,  et  tu  ne  mourras  pas  faute  d'un  dîner,  s'il  y  a 
dans  ce  désert  un  être  vivant...  Du  courage,  bon  Adam. 

Il  son,  en  porttDt  Adam. 


314  COMME  Mi  YOOft  PLAÎRA. 

SCENE  Xé  -n.i  :    «.L.    -^      .. 

[Dans  la  forêt.  Une  taU«  ionrie  sont  les  arbres.] 


'     •    ^  ^»       • 


Entrent  te  Tîeai  duc,  Amiens,  et  des  seignbues. 

LE  DUC. 

—  Je  crois  qu'il  est  nétapajpp^osé  en  bête;  —  car  je 
De  peux  le  découvrir  nulle  part  sous  forme  d'homme. 

—  Monseigneur,  il  était  ici  tout  à  l'heure,  —  s'égayant 
fort  à  écouter  une  chanaon.  .  , 

LE    DUC. 

—  S'il  devient  musicien,  loi,  ee  composé  de  dissonnançes, 

-  nous  aurons  Uetiiôt  du  xléia6d[)ttd'ââl^  Ib^^^âi^.^  - 
ABez  le  chercher;  dites-lui  que  jëVotrdnWs'lufpaflé^:^'*'''*^ 

Entre  Jacques. 
PREMDBH  SnÇlWUB,  .  ^     ...  , 

—  tl  m*en  épargne  la  peine  en  venant  lai-méme« 

U5  DUC.  ,.>'.. 

—  Eh  bien,  monsieur?  Est-ce  là  une  existence?  —  jf^aol- 
il  que  vos  pauvres  amis  implorent  votre  çoa^p^^^i^?  ~ 
Mais  quoi  !  vous  avez  l'air  tout  joyeux.  . 

JACQUES.  .  .      .  , , 

—  Un  fou  !  un  fou  !  j'ai  rencontré  un  fou  ^ajis  la  .iorÀ« 

—  un  fou  en  livrée  bariolée. . .  0  migérablô  fqonde  V  —  Àofisi 
vrai»que  je  vis  de  nourriture,  j'ai  rencontré  un  ioî^  — 
étendu  par  terre,  qui  se  chauffait  au  soleil  —  e^  qui  nar- 
guait dame  Fortune  en  bons  termes,  —  en  ternies  fort  bien 
pesés,  et  cependant  c'était  un  fou  en  livrée.  —  JSofùowfj, 
fou,  ai-je  dit...  Non,  monsieur ^  a-t-il  dit,  —  ne  m*appeff$ 
fou  que  quand  le  ciel  m'aura  fait  faire  fortune.  —  Puis  il  a 


SCÈNE  X.  315 

tiré  de  sa  poche  uq  cadrao  —  qu'il  a  regardé  d*un  œil  terne 

-  en  disant  tràs-seosément :  Hest  dixheuresl...  —  Ainsi^ 
a-t-il  ajouté»  nous  pouvons  voir  comment  se  démène  le 
motide:  —  il  n*y  a  qu'une  heure  ^  qu'il  était  neuf  heures;  — 
et  dans  une  heure ^  il  sera  onze  heures;  —  et  ainsi,  d'heure 
eu  heure,  nous  mûrissons,  mûrissons,  —  et  puis,  d'heure  en 
heure,  nous  pourrissons,  pourrissons,  —  et  ainsi  finit  l'his- 
toire. Quand  j*ai  entendu  -  le  fou  en  livrée  moraliser ainsisur 
le  temps,  —  mes  poumons  se  sont  mis  à  chanter  comme  un 
coq,  —  à  la  pensée  qu'il  est  des  fous  aussi  contemplatifs; 
•-  et  j'ai  ri,  sans  interruption,  —  une  heure  à  son  cadran... 
0  noble  fou  !  -  0  digne  fou  !  L'habit  bariolé  est  le  seul  de 
mise. 

LE  DUC. 

Quel  est  donc  ce  fou? 

Jacques. 
—  0  le  digne  fou  !...  C'en  est  un  qui  a  été  à  la  cour  :  — 
il  dit  que,  pour  peu  que  les  femmes  soient  jeunes  et  jolies» 

—  elles  ont  le  don  de  le  savoir;  dans  sa  cervelle,  -aussi  sè- 
che que  le  dernier  biscuit  —  après  un  long  voyage,  il  y 
a  d'étranges  cases  bourrées  -  d'observations  qu'il  Iftche 

-  en  formules  hachées...  Oh!  si  j'étais  fou!  -  J'ambi- 
tionne la  cotte  bariolée. 

LE  DUC. 

-Tu  en  auras  une. 

JACQUES. 

C'est  la  seule  qui  m'aille  :  —  pourvu  que  vous  extirpiez 
devotresain  jugement-cetteopinion,  malheureusement  en- 
racinée, —  que  je  suis  raisonnable.  Il  faut  que  j'aie  franchise 

—  entière  et  que,  comme  le  vent,  je  sois  libre  —  de  soufQer 
sur  qui  bon  me  semble,  car  les  fous  ont  ce  privilège.  —  Et 
ce  sont  ceux  qu'aura  le  plus  écorchés  ma  folie  —  qui  de- 
vront rire  le  plus.  Et  pourquoi  ça,  messire?  —  La  raison  est 
aussi  unie  que  le  chemin  de  l'église  paroissiale  :  —  celui 


310 


aweis.  a.  vocs  fuira. 


qa'aB  Im  a  frappa  «l'uDe  saillie  spirituelte,  -  qoetqixdgi 
fBlIlneoeaise.aptIiillemeat,  —  s'il  ne  paralIpssiiEB- 
iMe  M  raap  :  autruDeot,  -  la  folie  de  l'faommesiptfl 
mise  i  nu  -  par  les  traits  les  plus  hasardeux  du  lin. 
Affublet-CDOÎ  de  moa  eostome  bariolé,  donoez-moi  perm» 
sioa  —  de  dire  ma  pensée.  et)e  prétends  —  purger  ifbodk 
sale  corps  de  ce  moade  corrooipu,  -  pounru  qu'en 
agir  patiemmenl  ma  médecÎDe. 
a  Mc. 

-  Fi  de  t(H  !  je  puis  ilire  ce  que  ta  ferais. 

-  th  !  que  ferais-Je,  au  bout  du  compie,  si  ce  n'est  di 
bien? 

U  DCC. 

-  Tu  commettrais  le  plus  affreux  p^hé,  en  réprimm- 
dant  le  péché.  -  Car  lu  as  été  toi-même  un  libertÎD,  - 
aussi  sensuel  que  le  rut  bestial;  -  et  tous  les  ulcères tuœê- 
fiés  et  tous  les  maux  endurés  —  que  lu  as  attrapés  dansu 
Uceo<»  vagabonde.  —  tu  les  communiquerais  au  moak 
entier, 

JACOL'ES. 

-  Bah  !  parce  qu'on  crie  contre  la  vanité,  —  la  reproche- 
t-on  pour  cela  à  quelqu'un  en  particulier?  —  Ce  vice  w 
s'étend-il  pas,  énorme  comme  la  mer,  —  jusqu'au  point  ûù 
l'impuissance  même  le  force  i  refluer?  —  Quelle  est  li 
femme  que  Je  nomme  dans  la  cité,  —  quand  je  dis  queli 
femme  de  la  cilé  —  porte  sur  d'indignes  épaules  la  fortune 
d'un  prince?  -  Quelle  est  celle  qui  peut  s'avancer  et  dire 
que  je  l'ai  désignée,  —  quand  sa  voisine  est  en  tout  pareille 
il  elle?  -  Ou  quel  est  l'homme  d'ignoble  métier  —  qui 
s'écriera  que  sa  parure  ne  me  coille  rien,  —  se  crojant  dé- 
signé par  moi,  s'il  n'applique  lui-même  ~  à  sa  folie  le 
stigmate  de  ma  parole?  -  Eh  bien  !  allons  donc  !  faites-moi 
voir  en  quoi  -  ma  langue  l'a  outragé;  si  elle  a  dit  juste  i 


/^ 


SCÈNE  X.  317 

son  égard,  —  c'est  lui-même  qui  s'est  outragé  ;  s'il  est  san<; 
reproche,  -  alors  ma  critique  s'envole  comme  une  oie  sau- 
vage, —  sans  être  réclamée  de  personne. . .  Mais  qui  vient 
ici? 

Orlando  s'élaoee  l'épce  h  la  maiu. 
ORUNDO. 

-  Arrêtez  et  ne  mangez  plus  ! 

JACQUES. 

Eh  !  je  n'ai  pas  encore  mangé. 

oaLANDO. 

-  Et  tu  ne  mangeras  pas,  que  le  besoin  ne  soit  servi  ! 

JACQUES. 

—  De  quelle  espèce  est  donc  ce  coq-li  ? 

LK  DUC. 

—  L'ami!  est-ce  ta  détresse  qui  t'enhardit  i  ce  point?  — 
ou  est-ce  par  un  grossier  dédain  des  bonnes  manières  -  que 
tu  semblés  à  ce  point  dépourvu  de  civilité? 

ORLAHDO. 

—  Vous  avez  touché  juste  au  premier  mot  :  la  dent  ai- 
guë —  de  la  détresse  aflamée  m'a  6té  les  dehors  —  de  la 
douce  civilité;  pourtant  je  suis  d'un  pays  policé,  —  et  j'ai 
idée  du  savoir-vivre.  Arrêtez  donc,  vous  dis-je!  —  il  meurt, 
celui  de  vous  qui  touche  i  un  de  ces  fruits  -  avant  que  moi 
et  mes  besoins  nous  soyons  satisfaits  ! 

JACQUES. 

—  Si  aucune  raison  ne  suffit  à  vous  satisfaire,  -  il  faut 
que  je  meure. 

LE   DUC. 

-  Que  voulez-vous?...  Vous  nous  aurez  plutêt  forcés  par 
votre  douceur  —  qu'adoucis  par  votre  force. 

ORLANDO. 

-  Je  suis  mourant  de  faim  ;  donnez-moi  i  manger 


cmm.  II.  vous  plaira. 

U   DUC. 

-  Assoyez-vous  et  mangez,  et  soyez  le  bienvenu  incft 

OHUNDO. 

—  Pariez-vous  si  doucement?  Oh  !  pardon,  je  vousprie! 
—  J'ai  cru  que  tout  était  sauvage  ici,  —  et  voilà  pourqowj'ii 
pris  le  Ion  -de  le  farouche  exigeance.  Mais,  qui  que  tous 
soyez,  — qui  (tans  ce  désert  inaccessible,  —à  l'ombre dw 
lancoliques  rnmures,  -  passez  n(?g!igpmment  les  heures  fur- 
tives  du  iLmps,  -  si  jamais  vous  avez  vu  des  jours  ineii- 
leurs,  -  si  jamais  vous  avez  vécu  Ih  où  des  cloches  appelleni 
I  l'église,  —  si  ^dmis  vous  vous  êtes  assis  h  )a  uÛt  «J'od 
brave  homme,  -  si  jamais  vous  avez  essuyé  une  laratede 
vos  paupières,  —  et  su  ce  que  c'est  qu'avoir  pitié  emblfloir 
pitié,  -  que  la  douceur  soit  ma  grande  violence!  -  Dsni 
cet  espoir,  je  rougis  et  cache  mon  épée. 

Il  reujjstne  son  épie. 

LE   DUC. 

-  C'est  vrai,  nous  avons  vu  des  jours  meilleurs,  —  elh 
cloche  sainte  nous  a  appelés  ft  l'égUse,  —  et  nous  nous 
sommes  assis  à  la  table  dp  braves  gens,  ei  nous  avons  es- 
suvé  de  nos  yeux  -  des  larmes  qu'avait  engendrées  une 
pitié  sacrte,  -  etainsi  asspyez-vnus  en  toute  douceur,  - 
el  prenez  à  volonté  ce  que  nos  ressources  —  peuvent  offrir 
k  votre  dénûment. 

ORUNUO. 

—  Eh  bien,  retardez  d'un  instant  voire  repas,  —  tandis 
que,  pareil  h  la  biche,  je  vais  chercher  mon  faon  —  pour 
le  nourrir.  Il  y  a  IS  un  pauvre  vieillard  -  qui  .^  ma  suite  a 
Iniîné  son  pas  péniblt;  —  par  pur  dévouement  :  jusqu'à  ce 
qu'il  ait  réparé  ses  forces  -  occabk'espnr  la  double  défail- 
lance de  l'âReet  de  la  faim,  -je  ne  veux  rien  toucher. 

i,E  m  n. 
Allez  le  chercher,  -  nous  ne  prendrons  rien  jusqu'à 
votre  retour. 


/^ 


sgjS;nk  X.  310 

ORIANDO. 

-  Je  vous  remercie  :  soyez  béni  pour  votre  généreuse 
assistance  ! 

LE  DUC,    àjflcqaaibri   .   .•  .  :.  t  ^ 

—  Tu  vois  que  nous  ne  sommes  pas  les  seuls  malheu- 
reux :  -  ce  vaste  théAiro  de  Tunivers  --  ofice  de  plus  dou- 
loureux spectacles  que  la  soèDd  —  où  nous  figurons. 

Le  monde  entier  est  UBfthéAtre^  '^;ettou8»  liomraes^et 
femmes,  n'en  sont  que  les  aeteurs.  —  Tous  ont  leurs  en- 
trtèfe  et  Jeurs' sorliei',  —  et  chacun^  y  jôW  sticeesslt^ement 
tèifdtfKrenfs  rMes  -  d'un  dfime  en  sept  âge».  C'est  d^atonl 
FèM^nt^tagissant  et  bavant  daM  les  Ifras  de  Id  nourrice. 
—  Puis  l'écolier  pleurnicheur,  avec  sa  sacocfbé'  -^  et  sa-lioe 
radieuse  d'aurore,  qui,  fomme  nH  limaçon,  rampe  -  à 
contre-cœur  vers  Técole.  Et  puis,  l'amant,  —  soupirant,  avec 
l'ardeur  d'une  fournaise,  une  douloureuse  ballade  —  dédiée 
aux  sourcils  de  sa  maltresse.  Puis»  te  soldat,  —  plein  de 
jurons  étrangers,  barbu  comme  le  léopard,  —  jaloux  sur 
le  point  d'honneur,  brusque  et  vif  h  la  querelle,  —  pour- 
suivant la  fumée  réputation  —  jusqu'à  la  gueulé  du  canon. 
Et  puis  te  juge,  —  dans  sa  belle  panse  rotide,  garnie  d'un 
bon  chapon,  —  l'œil  sévère,  la  barbe  solennellement  taillée, 
--  plein  de  sages  dictons  et  de  banales  maximes,  —  et 
jouant,  lui  aussi,  son  rôle.  Le  sixième  Age  nous  offre  -  un 
maigre  Pantalon  en  pantouffles,  —  avec  des  lunettes  sur  le 
nez,  un  bissac  au  oôté  ;  —  les  bas  de  son  jeune  temps  bien 
conservés,  mais  inâDÎment  trop  laides  -^  pour  son  jarret  ra- 
corni; sa  voix,  jadis  pleine  et  mâle,  —  revenant  au  fausset 
enfantin  et  modulant-  un  aigre  sifflement.  La  scène  finale, 
qui  termine  ce  drame  historique,  étrange  et  accidenté,  ~ 
est  une  seconde  enfance»  étal  de  pur  oubli;  —  sans  dents, 
sans  yeux,  sans  goût,  sans  rien  !  .«         • 


3ib  amc  il  tocs  naiiâ 

tel 


U  KC 

--  Sogrez  le  bîeofeoa!...  Déposa  Yotre  ^tfnhMt  far- 
Jeio,  -  elfûmJe 


Je  tous  femcrcie  de  loot  eœur  pov  loi. 


—  ToasCûles  bien...  -  Car  e*eiti  peine  si  je  pois  pr 
1er  d  tous  ranefcîer  poor  moî-flièiiie. 

u  KC. 

—  Sojez  le  bêenfena!...  A  table!  Je  ne  leos  pas  iM 
troubler  -  eoeore  eo  tous  qoertiomiapt  sor  ma  awli 
res...  -  Qo*oD  nous  doooe  de  la  aioskiQe,  et  loos,  bM 
oousio,  chantez. 

Soalic,  iMiic,  ftal  élûiw» 

Ta  B*et  pas  «u«  ■ilfiiiit. 

Qom  f  mgralila^  éê  Thùmmt. 

Ta  deal  b'csI  pas  li  acMe, 

Car  la  et  iBTisible« 

Qaclqve  raila  qaa  aail  Imi  hÊÊmmm, 
lié!bo!eluBlOMlM!bo!aMflalMn  vwt. 
Trop  sooveat  Vêmuùé  ttX  iwae»  raaow,  para  Mie. 

DoBc,  hé  !  bo  !  soua  la  Imnu  * 

Celle  f  ie  esl  U  plus  riaate. 


Gèle,  gèle,  eiel  aigre, 

To  Be  Bords  pas  aussi  dur 

Qo'oB  bieeCiil  oublié. 

Si  fort  que  la  iagelles  les  eeoi. 

Ta  lanière  ae  blesse  pas  aaUal 

Qu'uo  ami  saas  mémoire. 
Hé  !  bo  !  ehanloos,  hé  !  bo  !  sous  le  boas  ?€rt. 
Trop  soofeol  l'amilié  esl  feiate,  raiaour,  fMwe  Mie. 

Doac,  hé  !  bo  !  soos  le  boei  ! 

Celle  vie  esl  la  plas  riaate. 

Pcadeal  qa'Amieas  chaolait,  le  doc  a  eaosé  à  toîi  basas  avec  OiUaii» 


WÀ»i  Xi.  321 

UB  DUC. 

-  Si,  en  effet,  vous  êtes  le  fils  du  brave  sire  Robnd«  — 
comme  vous  me  l'avez  dit  franchement  tout  bas,  —  et 
comme  l'atteste  mon  regard  qui  retrouve  —  son  très-fidèle 
et  vivant  portrait  dans  votre  visage,  —  soyesle  très-bienvenu 
k»!  Je  suis  le  duc  —  qui  aimait  votre  père...  Quanta  la 
suite  de  vos  aventures,  —  venez  dans  mon  antre  me  la 


A  Ad«B. 

Bon  vieillard,  -  tu  es,  comme  ton  mahre,  le  très-bicD* 
venu. 

Mootrant  kdêm  à  a»  d«  tes  gt»t. 

—  Soutenez-le  par  le  bras... 

A  OrUado. 

Donnez-moi  votre  main ,  -  et  faites-moi  connaître  toutes 
vos  aventures. 

SCÈNE  XI. 

[Dans  la  paldt  doeaL] 

Bilreot  l«  doc  FEiDÉâic»  Olivier,  des  SBiGRiims  M  des  geis  de 

senrîee. 

FRÉDÉRIC,   iOliTier. 

—  Vous  ne  l'avez  pas  vu  depuis?  Messire,  messire,  cela 
n'est  pas  possible.  -  Si  je  n'étais  pas  dominé  par  l'indul- 
gence, —  je  n'irais  pas  chercher  un  autre  objet  —  de  ma 
vengeance,  toi  présent...  Mais  prends-y  garde  :  —  il  faut 
que  tu  retrouves  ton  frère,  en  quelque  lieu  qu'il  soit  :  — 
cherche-le  aux  flambeaux,  ramène-le,  mort  ou  vif,  —  avant 
on  an  ;  si  non,  ne  songe  plus  —  à  chercher  ta  vie  sur  notre 
territoire.  —  Tes  terres  et  tous  tes  biens,  -  dignes  de  saisie, 
resteront  saisis  entre  nos  mains  —  jusqu'à  ce  que  tu  te  sois 


COMME  il.  \WH  PLAIRA. 

Justilié,  par  la  boucUe  de  ton  ttère,  —  des  souprcu^  ] 
nous  STOns  conlre  loi.  '  ' 

~  Oh  !  si  Voire  Altesse  connaissait  à  food  moataiii^ 
jamais  jft  n'ai  aimé  mon  frère,  de  ma  »ie.  ■  • 

HUtDifilQ. 

-  Ta  n'en  es  que  plus  infâme...  AUooft,  qu'on  UjeHi 
is  porte, —  et  que  les  oflitiers  spéciaux  —  mettent  Wé 
questre  sur  sa  maison  el  sur  ses  terres  :  —  qu'oa  prodè 
su  plus  vite  ol  qa'oo  le  chasse  !  4 

Ils  sortent.  ^ 

SCÈNE  X;i. 


ri 


[Dans  la  toril.] 

•1  '"Un .. 

OKLA.^uo  CDlrB  et  appeodun  papier  à  an  arbra." 

ORUNUO,    déclamsDt. 
Piiez-roas  lA,  mes  vari,  en  léuwigoage  de  mon  amour  ! 
El  toi,  teine  de  la  nuit  h  la  triple  couroone,  darde 

ToD  cliaste  rcgiiril,  du  haut  de  lu  pille  «plière, 

Sur  le  nom  de  In  clinsseri'i'i'"  qui  règne  snr  ma  vie. 

0  Uosdlinde  !  ces  arbres  «crout  mes  registres. 
Et  dans  leur  écorce  je  graierai  mes  pensées. 
Afin  que  tous  les  yeun  ouverts  dans  celle  foriîi 


Couri,  coora,  Orlando,  inscris  lur  chaque  arbr« 
La  belle,  lanbasle,  l'ineUable! 


tulreplCuRlNetI>IEIlRË  DB'i'OtIUlB. 

CûRIN. 
Et  comment  trouvez-vous  celte  vie  de  berger,    malt 
Pierre  de  Touche? 

PlEBRE  ItE  TOUCHE, 
l'ranclicmcnt,  berçcr,  considérée  en  clle-m6mc,  c'est  ut 


/^ 


scÈNt:  XII.  3^3 

vio  couvenable  ;  mais  considérée  comme  vie  de  berger,  elle 
ne  vaut  rien.  En  tant  qu'elle  est  solitaire,  je  l'apprécie  fort  ; 
mais  en  tant  qu'elle  est  retirée,  c'est  une  vie  misérable.  En 
tant  qu'elle  se  passe  à  la  campagne,  elle  me  platt  fort  ;  mais 
en  tant  qu'elle  se  passe  Ibin  de  la  cour,  elle  est  fastidieuse. 
Comme  vie  frugale,  voyez- vous,  elle  sied  parfaitement  à  mon 
humeur;  mais  comme  vie  dépourvue  d'abondance,  elle  est 
tout  h  fait  contre  mon  goût.  As-tu  en  toi  quelque  philoso- 
phie, berger? 

amnr. 
Tout  ce  que  j'en  ai  consiste  à  savoir  que,  plus  on  est  ma- 
lade, plus  on  est  mal  h  l'aise,  et  que  celui  qui  n'a  ni  ar- 
gent, ni  ressource,  ni  satisfaction,  est  privé  de  trois  bons 
amis;  que  la  propriété  de  la  pluie  est  de  mouiller,  et  celle 
du  feu  de  brûler  ;  que  la  bonne  pâture  fait  le  gras  troupeau, 
et  que  la  grande  cause  de  la  nuit  est  le  manque  de  soleil  ; 
et  que  celui  à  qui  ni  la  nature  ni  la  sdence  n'a  donné  d'in- 
telligence, a  à  se  plaindre  de  l'éducation  ou  est  né  de  parents 
fort  slupides. 

PIERRE  DI  TOOGBE. 

C'est  une  philosophie  naturelle  que  eelle-là...  As-tu  ja- 
mais  été  à  la  coar,  berger? 

COHIN. 

Non,  vraiment. 

PIERRE   DR  TOUCHE. 

Alors  tu  es  damné. 

OORIN. 

J'espère  que  non. 

PIERRE  DE  TOUCHE. 

Si  fait,  tu  es  damné  et  condamné  comme  un  œuf  cuit 
d*Qn  seul  cAté. 

coRm. 
Pour  n'avoir  pas  été  à  la  cour  !  Comment  i;a? 


324  GOMME  IL  VOUS  PUIRA. 

PKBII  DB  TOCGBI. 

Eh  bien»  si  tu  n'as  jamais  été  à  la  ooor,  ta  B*as  ji 
vu  les  bonnes  CBiçras;  si  tu  n'as  jamais  tu  les 
façons,  tes  Cfliçons  doivent  être  néoessairemeDl  ma» 
et  le  mal  est  péché,  et  le  péché  est  damnaliQD.  Ta  es 
un  état  périlleux*  berger. 

CDa». 

Point  du  tout.  Pierre  de  Touche.  Les  boiuies  liçonsè 
la  cour  seraient  aussi  ridicules  à  la  campagne  que  les  mMft- 
res  de  la  campagne  seraient  grotesques  à  la  coar.  Tov 
m'avez  dit  qu'on  ne  se  salue  à  la  cour  qu'en  se  baisant  ks 
mains  ;  cette  courtoisie  serait  très-malpropre,  si  les  coorfi* 
sans  étaient  des  bergers. 

PHERE  DS  TOUGHB. 

La  preuve,  vite  !  allons,  la  preuve! 

GOBIH. 

Eh  bien,  nous  touchons  continueUemeol  nos  brebis,  d 
vous  savez  que  leur  toison  est  grasse. 

PIERRE  K  TOUGHB. 

Eh  bien,  est-ce  que  les  mains  de  nos  courtisans  m 
suent  pas?  et  la  graisse  d'un  mouton  n'esl-elle  pas  ans 
saine  que  la  sueur  d'un  homme?  Raison  creuse,  rma 
creuse!  une  meilleure ,  allons! 

CORIN. 

En  outre,  nos  mains  sont  rudes. 

PIERRE  DE  TOUCHE. 

Vos  lèvres  n'en  sentiront  que  mieux  le  contact.  Encore 
une  creuse  raison  :  une  plus  solide,  allons  ! 

GORIN. 

Et  puis  elles  se  couvrent  souvent  de  goudron,  quand  noos 
soignons  notre  troupeau  :  voudriez-vous  que  nous  ba- 
sions du  goudron?  Les  mains  du  courtisan  sont  parfumées 
de  civette. 


I 


i 
I 
I 

M» 

I 
I 


ri 


I 


SCÈNE  Xll.  325 

PIERRE  DE  TOUCHE. 

Homme  borné,  lu  n'es  que  de  la  chair  à  vermine,  corn- 


I   paré  à  un  bon  morceau  de  viande.  Oui-dà  ! . . .  Ecoute  le  sage 
I  et  réfléchis  :  la  civet(e  est  de  plus  basse  extraction  que  le 
I  goudron,  c'est  la  sale  fiente  d'un  chat.  Une  meilleure  rai- 
son» berger. 

CORLN. 

Vous  avez  un  trop  belesprit  pour  moi  :  j'en  veux  rester  là. 

PIERRE   DE    TOUCHE. 

Yeux-tu  donc  rester  damné?  Dieu  t'assisie,  homme 
borné  !  Dieu  veuille  t'ouvrir  la  cervelle  !  tu  es  bien  naïf. 

CORIN. 

Monsieur,  je  suis  un  simple  journalier  :  je  gagne  ce  que 
je  mange  et  ce  que  je  porte  ;  je  n'ai  de  rancune  contre  per- 
sonne, je  n'envie  le  bonheur  de  personne  ;  je  suis  content 
du  bonheur  d'autrui  et  résigné  à  tout  malheur;  et  mon 
plus  grand  orgueil  est  de  voir  mes  brebis  paître  et  mes 
agneaux  téter. 

PIERRE  DE  TOUCHE. 

Encore  une  coupable  simplicité  :  rassembler  brebis  et 
1   béliers  et  tâcher  de  gagner  sa  vie  par  la  copulation  du  bé- 
I   lail  !  se  faire  l'entremetteur  de  la  bête  à  laine,  et,  au  mépris 
f   de  toute  conscience,  livrer  une  brebis  d'un  an  h  un  bélier 
cornu,  chenu  et  cocu.  Si  tu  n'es  pas  damné  pour  ça,  c'est 
que  le  diable  lui-même  ne  veut  pas  avoir  de  bergers;  autre- 
ment, je  ne  vois  pas  comment  tu  peux  échapper. 

CORLN. 

Voici  venir  maître  Ganimède,  le  jeune  frère  de  ma  nou* 
telle  maltresse. 

Ëatre  Rosalinde,  lisant  ud  papier. 


g  ROSALINDE. 

De  Torient  à  Tf  nde  occidentale. 
Nul  joyaa  comme  Rosalinde. 
Sa  gloire,  montée  sur  le  Tenl, 

21 


KL  KCS 


Je  vous  hoKnî  cocBme  «^a  hait  années  dmant,  kshn 
di  dîner,  *ii  soaper  et  da  donnir  eseepiées;  c'est  en 
ment  le  trot  Time  marduode  de  beorre  aDaiit  «■  bbrI 

lOÊUzm. 


Ualéceressû 


Babil  âlBY«?  doit  èir« 
Et  de  CKflie  Li  Bince  R«iii 

Pvi4  càjrricr  avec  ImaiBde. 
Up*néo«ccMiiaUplBi  «gve 
Ctne  leri,  c'ett 
V^B  fcot  tio«Tcr  U  plv 
Trosve  épiac  d'aaav  et 


m 


C'est  U  le  bm  galop  do  Tefs  :  pouiquoî  tous  empesl 
nxis  de  pareilles  rimes? 

Silence,  foa  obtu?  :  je  les  ai  trouTées  sur  on  arbre. 

pfau  H  Tocaii. 
Ma  foi,  cet  arbre-là  tienne  de  maaTais  froits. 

Je  Teux  le  greJer  sur  tous,  et  puis  Tenter  d'un  néfli 
Alors  TOUS  ferez  l'arbre  le  plus  aTancé  de  toale  la  cootn 
TOUS  ikmaerez  «les  fruits  pourris  avant  d  être  à  moitié  mil 
ce  qui  est  la  qualité  m^oie  du  Deûîer. 


SGftNB  XII.  397 

PIERRE  DE  TOUCHE. 

Vous  avez  parlé;  si  c*est  sensément  ou  non,  que  la  forêt 
Q  décide. 

Entre  Célia,  liiant  on  papier. 
ROSÀUHBE. 

Silence  !  Voici  ma  sœur  qui  vient  en  lisant  ;  rangeons- 
ous. 

CÈLIÂ,    déclamant. 
Pourqaoi  ce  bois  serait-il  désert? 
Parce  qn^il  est  inhabité  ?  Non  I 
J'attacherai  à  chaque  arbre  des  langues 
Qai  proclameront  des  rérités  solennelles  : 
Elles  diront  combien  vite  la  rie  de  l'homme 
Parcourt  ion  errant  pèlerinage; 
Qoe  la  somme  de  ses  années 
Tiendrait  dans  une  main  tendue; 
Que  de  fois  ont  été  violés  les  serments 
Échangés  entre  deax  Ames  amies. 
Mais^  sur  les  branches  les  plus  belles 
Et  aa  bont  de  chaque  phrase» 
J'écrirai  le  nom  de  Rosaliade, 
Pour  faire  savoir  à  tous  ceux  qui  lisent 
Que  le  ciel  a  voulu  condenser  en  elle 
La  quintessence  de  tonte  grâce. 
Ainsi  le  ciel  chargea  la  nature 
D'entasser  dans  un  seul  corps 
Tontes  les  perfections  éparscs  dans  le  monde. 
Au<si(ôt  la  nature  passa  h  son  crible 
La  beauté  d*Hélëno,  sans  son  cœur, 
La  majesté  de  Cléopâtre, 
Le  charme  suprôme  d*Atalante» 
L'austère  chasteté  de  Lucrèce. 
Ainsi  de  maintes  qualités  Rosalinde 
Fut  formée  par  le  synode  céleste  : 
Nombre  de  visages,  de  regards  et  de  cœurs 
Loi  cédèrent  leurs  plus  précieni  attraits. 


COMME  11:  VOUS  PLA1HA 


El  que  jo 


:  Ions  CCS  dons, 
son  esclan. 


nosmsDE. 
0  miséricordieux  Jupiter!  De  (luellc  fastidieuse  homélie 
(l'amour  vous  venez  d'assommer  vos  paroissiens,  sans  cria: 
Patience,  bonnes  gem  ! 

CËLIA. 
Quoi  !  vous  étiei!  là,  amis  d'arrière-garde  ! 

A  Corin. 
Berger,  retire-toi  un  peu. 

A  Pierre  Je  Touche. 
Va  avec  lui,  drôle. 

mnilE   DE  TOCCRE,    i  CoriD. 
Allons,  berger,  Taisons  une  retraite  honorable;  siDOs 
avec  armes  et  bagage,  du  moins  avec  la  cape  et  l'dpée. 
Pierre  lio  Touche  ei  Corin  sortenL. 
CËLIA. 
As-tu  entendu  ces  vers? 

ROSALINDE. 
Je  les  QÎ  cnicndus,  et  de  reste,  car  quelques-uns  avaient 
plus  de  pieds  que  des  vers  n'en  doivent  porter. 

CÈLIA. 

Peu  importe,  si  les  pieds  pouvaient  porter  les  vers. 

nOSALINDK. 
Oui,  mais  les  pieds  eux-mêmes  clochaient  et  ne  pou- 
vaient se  supporter  en  dehors  du  vers,  et  c'est  pourquoi 
ils  faisaient  clocher  le  vers. 

CÉLU. 
Mais  as-tu  pu  remarquer  sans  surprise  comme  Ion  nom 
est  exalté  et  grave  sur  ces  arbres? 

noSAl-INDE, 

Sur  neuf  jours  de  surprise  j'en  avais  déjà  épuisé  sept, 
quand  vous  êtes  arrivée.  Car  voyez  ce  que  j'ai  trouvé  sur  un 


h  /\ 


SGÈNK  XII.  329 

palmier.  Je  n*ai  jamais  été  tant  rimée*  depuis  le  temps  de 
Pythagore,  époque  où  j'étais  uii  rat  irlandais,  ce  dont  je  me 
souviens  à  peine. 

CfcUA. 

Devinez-vous  qui  a  fait  ça  ? 

ROSUINDE. 

Est-ce  un  homme? 

CÉUA. 

Ayant  au  cou  une  chaîne  que  vous  portiez  naguère.  Vous 
changez  de  couleur  ! 

ROSAUNDB. 

Qui  donc,  je  t'en  prie? 

CJÉUÀ. 

0  Seigneur!  Seigneur!  Pour  des  amants,  se  rejoindre 
est  chose  bien  difficile  ;  mais  des  montagnes  peuvent  être 
déplacées  par  des  tremblements  de  terre,  et  ainsi  se  ren- 
contrer. 

ROSAUNDE. 

Ah  çà,  qui  est-ce? 

CÈUA. 

Est-il  possible  ! 

ROSALWDE. 

Voyons,  je  t'en  conjure  avec  la  plus'  suppliante  véhé- 
mence, dis-moi  qui  c'est. 

CÈLU. 

0  prodigieux,  prodigieux,  prodigieusement  prodigieux, 
et  toujours  prodigieux  !  prodigieux  au-delà  de  toute  excla- 
mation ! 

ROSAUNDE. 

Par  la  délicatesse  de  mon  teint!  crois-tu,  que,  si  je  suis 
caparaçonnée  comme  un  homme,  mon  caractère  soit  en 
pourpoint  et  en  haut-de-chausses  ?  Un  moment  de  retard  de 
plus  est  pour  moi  une  exploration  aux  mers  du  sud.  Je  t'en 
prie,  dis-moi  qui  c'est?  Vite,  dépécbe-toi  de  parler.  Je  vou* 


SIB  COMME  fl,  VOns  PLAIRA, 

cirais  que  tu  fusses  bègue,  afin  que  ce  nom  enfoui  tàaffl 
de  tes  lèvres,  comme  le  vin  sort  d'une  bouteille i l'ért 
goulot  ;  tropù  In  toisou  pas  du  touti  Je  t'en  prie,liiih 
bouchoD  de  ta  bouche,  que  je  puisse  avaler  ton  injslte. 

(ÉUA. 
Vous   pourriez   donc  mettre    un    homme   dans  nbi 
ventre  ? 


Est-il  de  la  façon  de  Dieu?  Quelle  sorte  d'homme? Son 
chef  est-il  digne  d'un  chapeau,  son  menton  digne  i'm 
barbe? 

CÈLIA. 

Ma  foi,  il  n'a  que  peu  de  barbe. 


Eh  bien,  Dieu  lui  en  accordera  davantage,  s'il  seinoiilif 
reconnaissant.  Je  consens  à  attendre  la  pousse  de  sa  bstbi, 
si  tu  ne  diifères  pas  plus  longtemps  la  description  da  w 


CfeUA. 
C'est  le  jeune  Orlando,  celui  qui  au  mi^me  instaotj 

oulbuli;  le  Uittcuf  Gl  votre  cœur, 

IinSiLINltE. 

Allons!  au  diable  les  plaisanleries!  parle  d'un  ton  «i^- 
rieux  et  en  vierge  sage. 

CKLIA. 
En  vérité,  petite  cousine,  c'est  lui. 

nOSALlNDB. 
Orlando  T 

CËMA. 

Orlando. 

nOSALlKDE. 

Hélas!  que  vais-je  faire  à  présent  de  mon  ponrpoinle 
de  mon  haut-de-chnusses  !...  One  fnisait-il,  qu«nd  ta  1> 
vu?  Qu'a-l-il  dit?  Quelle  mino  avail-il?  Dans  quelle  lenfi" 


/Ti 


BGÉIIE  XII.  331 

ëtait-il?  Que  fait-il  ici?  S'est-il  informé  de  moi?  Où  reste-t- 
il?  Comment  s'est-il  séparé  de  toi?  Et  quand  dois-tu  le  re- 
voir? Réponds-moi  d'un  mot. 

CÈUA. 

Il  faut  d'abord  que  vous  me  procuriez  la  bouche  de  Gar- 
gantua :  ce  mot-là  serait  trop  volumineux  pour  une  bouche 
de  moderne  dimension.  On  aurait  plus  vite  répondu  au  ca- 
téchisme que  répliqué  par  oui  ou  non  à  tant  de  questions. 

ROSÂLINDE. 

Mais  sait-il  que  je  suis  dans  cette  forêt,  et  en  costume 
d'homme?  A-t-il  aussi  bonne  mine  que  le  jour  de  la 
latte? 

GÈUÂ. 

Il  est  aussi  aisé  de  compter  les  atomes  que  de  résoudre 
les  propositions  d'une  amoureuse.  Mais  déguste  les  détails 
de  cette  découverte  et  savoure-les  avec  un  parfait  recueille- 
ment... Je  l'ai  trouvé  sous  un  arbre,  comme  un  gland 
abattu! 

ROSAUNDE. 

Cet  arbre  peut  bien  s'appeler  l'arbre  de  Jupiter,  puis- 
qu'il en  tombe  un  pareil  fruit  ! 

CÈLIA. 

Accordez-moi  audience,  bonne  madame. 

ROSALINDE. 

Poursuis. 

CÈUA. 

n  était  donc  là,  gisant  tout  de  son  long,  comme  un  che- 
valier blessé. 

ROSALINDE. 

Si  lamentable  que  pût  être  ce  spectacle,  cela  devait  bien 
faire  dans  le  paysage. 

CÊLIA. 

Crie  :  halte  !  à  ta  langue,  je  t'en  prie  ;  elle  fait  des  écarts 
bien  intempestifs...  Il  était  vêtu  en  chasseur. 


'Mi  COJIME  IL  VOUS  PUIBA. 


^B  ROSALINDE. 

^H  0  siuislro  présage  \  il  vient  pour  me  percer  le  cam. 

^H  ŒUA. 

^B  Ji!  voudrais  chanter  ma  chanson  sans  refrain  ;  tu  m  Iiis 

^1  toujours  sortir  du  loo. 

^Ê  ROSALiNDE. 

^^  SovoK-vous  pas  que  je  suis  femme?  Quand  je  pense,  il 

^H  faut  que  jo  parle.  Chère,  continuez. 

I 


Entrent  Oni.Asno  el  jACQrES. 


CEL!(\. 

Vous  me  déroulez...  Chut!  n'est-ce  pas  lui  qui  vient  iril 

ROSALINDE. 
C'est  lui...  Embusquons-nous  et  observons-le. 

Célin  et  Rosalinde  se  m«Ltcnt  è  l'écart. 

I.\CI,1UES. 
Je  vous  remercie  de  votre  compagnie  ;   mais,    ma  foi, 
j'aurais  autant  aimé  rester  seul. 

oulakdo. 

El  moi  aussi  ;  cependant,  pour  la  forme,  je  vous  remercie 
également  de  votre  société. 

JACQUES. 

Dieu  soit  avec  vous  !  Rencontrons-nous  aussi  rarement 
que  possible. 

OBUNDO. 
Je  souhaite  que  nous  devenions  de  plus  en  plus  étrangers 

l'un  à  l'autre. 

JACQUES. 
Je  vous  en  prie,  ne  déparez  plus  les  arbres  en  écrivant 
des  chants  d'amour  sur  leur  écorce. 

OEIUNDO. 

Je  vous  en  prie,  ne  dépare?-  plus  mes  vers  en  les  lisant  de 
si  mauvaise  grtlce. 


n 


SC^NE  XII.  333 

JACQUES. 

Rosalinde  est  le  nom  de  votre  amoureuse? 

ORUNDO. 

Oui,  justement. 

JACQUES. 

Je  n'aime  pas  son  nom. 

ORLANDO. 

On  ne  songeait  pas  à  vous  plaire»  quand  on  Ta  baptisée. 

JACQUES. 

De  quelle  taille  est-elle? 

ORLAinX). 

Juste  à  la  hauteur  de  mon  cœur. 

JACQUES. 

Vous  êtes  plein  de  jolies  réponses.  N*auriez-vous  pas  été 
en  relation  avec  des  femmes  d'orfèvre  et  ne  leur  auriez-vous 
pas  soutiré  des  bagues? 

ORLANDO. 

Nullement.  Je  vous  réponds  dans  ce  style  de  tapisserie 
qui  a  servi  de  modèle  à  vos  questions. 

JACQUES. 

Vous  avez  l'esprit  alerte  :  je  le  croirais  formé  des  talons 
d'Âtalante.  Voulez-vous  vous  asseoir  près  de  moi?  et  tous 
deux  nous  récriminerons  contre  notre  maltresse,  la  création, 
et  contre  toutes  nos  misères. 

ORLANDO. 

Je  ne  veux  blâmer  au  monde  d'autre  mortel  que  moi- 
même,  à  qui  je  connais  maints  défauts. 

JACQUES. 

Votre  pire  défaut,  c'est  d'être  amoureux. 

ORLANDO. 

C'est  un  défaut  que  je  ne  changerais  pas  pour  votre  meil- 
leure qualité.  Je  suis  las  de  vous. 

JACQUES. 

Sur  ma  parole,  je  cherchais  un  fou,  quand  je  vous  ai 
trouvé. 


J'y  verrai  ma  propre  figure. 

OEtUNDO. 
Que  je  prends  pour  celle  d'un  fou  ou  d'un  zéro. 

lACQUES. 

Je  ne  resterai  pas  plus  longtemps  arec  vous  :  adieu,  bon 
BÎgDor  Amour. 

ORLAHDO. 
Je  suis  aise  de  votre  départ.  Adieu,  bon  tnoDsieur  de  la 
,  Mélancolie. 

Jicquet  Mil,  Rossliada  el  Célia  •'■nnevnt. 

R0S.U.1NDE. 

Je  vais  lui  parler  en  page  impudent,  et,  sous  cet  accoii> 
Irement,  trancher  avec  lui  du  faquin...  Hé!  ctissseur,  en- 
tendez-vous? 

ORUNDO. 
Très-bien  ;  que  voulez-vous? 

ROSAUNDE. 

Quelle  heure  dit  l'horloge,  je  vous  prie? 

ORLiSDO. 
Vous  devriez  me  demander  quel  moment  marque  le  jour: 
il  n'y  a  pas  d'horloge  dans  la  forêt. 
ROSM.l"JDE. 
Alors  c'est  qu'il  n'y  a  pas  dans  la  forêt  de  véritable 
amant  :  car  un  soupir  à  chaque  minute  et  un  gémissement 
à  chaque  heure  indiqueraient  la  marche  lente  du  temps 
aussi  bien  qu'une  horloge. 

ORLANDO. 
Et  pourquoi  pas  la  marche  rapide  du  temps?  L'expression 
ne  serait-elle  pas  au  moins  aussi  juste? 


n 


seUifE  xii.  935 

BOfiALnnys. 

Nullement,  monsieur.  Le  temps  suit  diverses  allures  avec 
diverses  personnes.  Je  vous  dirai  avec  qui  le  temps  va 
Tamble,  avec  qui  il  trotte,  avec  qui  il  galope  et  avec  qui  il 
dit  balte. 

ORLAKDO. 

Dites-moi,  avec  qui  trotte-t-il? 

BOSALINDE. 

Ma  foi,  il  trotte,  et  très-dur,  avec  la  jeune  fille»  entre 
le  contrat  de  mariage  et  le  jour  delà  célébration.  Quand  l'in- 
lérim  serait  de  sept  jours,  l'allure  du  temps  est  si  dure 
qu'il  semble  long  de  sept  ans. 

ORLANDO. 

Avec  qui  va-t-il  l'amble? 

RosÂumns. 
Avec  un  prêtre  qui  ne  possède  pas  le  latin  et  un  riche  qui 
n*a  pas  la  goutte.  Car  l'un  dort  moëlleusement»  parce  qu'il 
ne  peut  étudier;  et  l'autre  vit  joyeusement,  parce  qu'il  ne 
ressent  aucune  peine.  L'un  ignore  le  fardeau  d'une  science 
desséchante  et  ruineuse  ;  l'autre  ne  connaît  pas  le  fardeau 
d'une  accablante  et  triste  misère.  Voilà  ceux  avec  qui  le 
temps  va  l'amble. 

ORLANDO. 

Avec  qui  galope -t-il? 

ROSAUIO)!. 

Avec  le  voleur  qu'on  mène  '  au  gibet  :  allAt-il  du  pas  le 
plus  lent,  il  croit  toujours  arriver  trop  tdt. 

ORLAIQX). 

Avec  qui  fait-il  halte? 

ROSALUfDB. 

Avec  les  gens  de  loi  pendant  les  vacations  ;  car  ils  dorment 
d'un  terme  à  l'autre,  et  alors  ils  ne  s'aperçoivent  pas  de  la 
marche  du  temps. 


COMME  II.  VODS  PLAIRA. 

ORUNDO. 
OÙ  (lomeiiroz-ïous,  joli  damoiseau  ? 

ROSAa\DE. 
Avec  cette  bergère,  ma  sœur,  ici,  sur  la  lisière d(1» 
forêt,  comme  une  frange  au  bord  d'une  jupe. 
ORIANDO. 
Ëtes-vous  natif  de  ce  pays? 

HOSALlSnE. 
Comme  le  lapin  que  vous  voyez  demeurer  où  il  \nmï 
s'apparier. 

ORUNDO. 
Votre  accent  a  je  ne  sais  quoi  de  raniné  que  vous  a'm 
pu  acquérir  dans  un  séjour  si  retiré. 
nOSAUSDE. 
Bien  des  gens  me  l'ont  dit,  mais,  vrai,  j'ai  appris  k  païkt 
d'un  vieil  oncle  dévol  qui,  dans  sa  jeunesse,  avait  étéôli- 
din  et  qui  ne  se  connaissait  que  trop  bien  eo  galanterit, 
car  il  avait  eu  une  passion.  Je  l'ai  entendu  lire  bien  des 
sermons  contre  l'amour,  et  je  remercie  Dieu  de  ne  pis 
être  femme,  pour  ne  pas  être  atteint  de  tous  les  travers  in- 
sensés qu'il  reprochait  au  sexe  en  gûnt'ral. 
onuNDO. 
Pouvez-vous  vous  rappeler  quelqu'un  des  principaux  dé- 
fauts qu'il  mettait  à  la  charge  des  femmes  ? 

ROSAUNTIE. 

Il  n'y  en  avait  pas  de  principal  ;  ils  se  ressemblaient  tous 
comme  des  liards  ;  chaque  di^faul  paroîssail  monstrucus  jus- 
qu'au moment  où  le  suivant  venait  l'égaler, 
OHUNDO. 

De  grâce,  citez-m'en  quelques-uns. 

nOSALTXDE. 

Non.  Je  ne  veux  employer  mon  traitement  que  sur  ceux 

qui  sont  malades.  Il  y  a  un  bommc  qui  hante  la  forêt  et  qui 

dégrade  nos  jeunes  arbres  en  gravant  UosALTwnE  sur  leur 

écorce;  il  suspend  des  odes  ouï  aubépines  et  des  élegiei 


/\ 


SCfiNE  XII.  337 

aux  ronces,  et  toutes  à  l'envi  déifient  le  nom  de  Rosalinde. 
Si  je  pouvais  rencontrer  ce  songe-creux,  je  lui  donnerais 
une  bonne  consultation,  car  il  parait  avoir  la  fièvre  d*amour 
quotidienne. 

ORUNDO. 

Je  suis  ce  tremblant  d*amour  ;  je  vous  en  prie,  dites-moi 
votre  remède. 

ROSALINDE. 

Il  n'y  a  en  vous  aucun  des  symptômes  signalés  par  mon 
oncle  :  il  m'a  enseigné  à  reconnaître  un  homme  attrapé  par 
Tamour,  et  je  suis  sûr  que  vous  n'êtes  pas  pris  dans  cette 
cage  d'osier-là. 

ORLANDO. 

Quels  étaient  ces  symptômes? 

ROSALINDB. 

Une  joue  amaigrie,  que  vous  n'avez  pas  ;  un  œil  cerné  et 
cave,  que  vous  n'avez  pas  ;  une  humeur  taciturne,  que  vous 
n'avez  pas  ;  une  barbe  négligée,  que  vous  n'avez  pas;  mais 
ça,  je  vous  le  pardonne,  car,  en  fait  de  barbe,  votre  avoir 
est  le  lot  d'un  simple  cadet.  Et  puis  votre  bas  devrait  être 
sans  jarretière,  votre  bonnet  débridé,  votre  manche  débou- 
tonnée, votre  soulier  dénoué,  et  tout  en  vous  devrait  an- 
noncer une  insouciante  désolation.  Mais  vous  n'êtes  point 
ainsi  ;  vous  êtes  plutôt  raffiné  dans  votre  accoutrement,  et 
vous  paraissez  bien  plus  amoureux  de  vous-même  que  de 
quelque  autre. 

ORUNDO. 

Beau  jouvenceau,  je  voudrais  te  faire  croire  que  j'aime. 

ROSAUNDE. 

Moi,  le  croire  !  Vous  auriez  aussitôt  fait  de  le  persuader 
à  celle  que  vous  aimez;  et  elle  est,  je  vous  le  garantis,  plus 
capable  de  vous  croire  que  d'avouer  qu'elle  vous  croit!  C'est 
là  un  des  points  sur  lesquels  les  femmes  donnent  conti- 
nuellement le  démenti  à  leur  conscience.  Mais,  sérieuse- 


338  COMME  IL  TOCS  lUOUL 

niait,  éie»-fOQS  eehiî  qui  suspend  am  «itees  kMS  casm 
où  6sl  tant  lantëe  Rosalinde? 

Par  la  blanche  main  de  Rosalinde,  je  le  jure, 
qne  je  suis  celoi-li  :  je  sois  ee  loi  infortané. 


Maïs  étes-Toas  aussi  amooreui  que  tos  rûnas  ïdb* 
ment? 

oiunao. 
Hi  rÛBe  ni  raison  ne  saurait  exprimer  à  qud  point  jab 


ROSAITTO. 

L*amour  est  une  pure  démenée  :  je  tous  le  dédare,  fl  mé- 
riterait la  chambre  noire  et  le  fouet  autant  que  la  felie;ei, 
s'il  n'est  pas  ainsi  réprimé  et  traité,  c'est  qoe  Tafifection  est 
tellement  ordinaire  que  les  fouetteurs  eax-méiDes  en  se- 
raient atteints.  Pourtant  je  m'engage  à  la  goérir  par  oonssl- 
tatîon. 

ORULMK). 

A^ei-vous  jamais  guéri  quelque  amant  de  cette  manièref 

losiLcm. 

Oui,  un,  et  foici  comment.  H  défait  s'imaginer  qne  j'étais 
sa  bien-aimée,  sa  maîtresse,  et  je  l'obligeais  tons  les  jours! 
me  (aire  la  cour.  Alors,  en  jeune  611e  qui  a  ses  lunes,  j'étais 
chagrine,  eflféminée,  changeante,  exigeante  et  capricieuse; 
arrogante,  fantasque,  mutine,  friToIe,  inconstante,  pleine 
de  larmes  et  pleine  de  sourires  :  affectant  toutes  les  émotioDS, 
sans  Traiment  en  ressentir  aucune,  et  pareille,  sons  ces  coo- 
leurs,  au  commun  troupeau  des  jeunes  gens  et  des  femmes. 
Tantôt  je  Taimais,  tantôt  je  le  rebutais  ;  tour  à  tour  je  le 
choyais  et  le  maudissais,  je  m'éplorais  pour  lui  et  je  cradiais 
sur  lui.  Je  fis  tant  que  mon  soupirant,  passant  de  sa  folle 
humeur  d'amour  h  une  humeur  chronique  de  folie,  s'arra- 
cha pour  jamais  au  torrent  du  monde  et  s'en  alla  Tine  daas 


8CftNE  XUI.  339 

une  retraite  toute  monastique.  Et  c'est  ainsi  que  je  Tai 
guéri  ;  et  je  me  fais  fort  par  ce  moyen  de  laver  votre  cœur 
et  de  le  curer,  comme  un  foie  de  mouton,  si  bien  qu'il  n'y 
reste  pas  la  moindre  impureté  d'amour. 

ORUMK). 

Je  ne  saurais  être  guéri,  jouvenceau. 

ROSAUNDB. 

Je  vous  guérirais,  si  seulement  vous  vouliez  m'appeler 
Rosalinde  et  venir  tous  les  jours  à  ma  cabane  me  faire  votre 
oour. 

ORLAlfDO. 

Eh  bien»  foi  d'amoureux,  j'y  consens.  Dites-moi  où.  est 
votre  cabane. 

ROSALINDE. 

Venez  avec  moi,  et  je  vous  la  montrerai  ;  et,  chemin  fai- 
sant, vous  me  direz  dans  quel  endroit  de  la  forêt  vous  habi- 
taB.  Voulez-vous  venir? 

ORLANDO. 

De  tout  mon  cœur,  bon  jouvenceau. 

ROSALUfDK. 

Non  ;  il  faut  que  vous  m'appeliez  Rosalinde. 

À  Cëlia. 

Allons,  sœur,  voulez-vous  venir? 

Ils  sortent. 

SCÈNE    XIII, 

[Même  lieu.] 

Batrent  PlBKRB  de  Touchb  et  Ai)dr£Y,  pais  iàoçnou  qoi  les  obsenre 

à  distance. 

purre  de  touche. 
Venez  vite,  bonne  Audrey.  Je  vais  chercher  vos  chèvres, 
Audrey.  Eh  bien,  Audrey?  suis-je  toujours  votre  homme? 
Mes  traits  simples  vous  conviennent-ils? 


340  GOMME  IL  VOUS  RUIHÀ. 

ÀUDRET. 

Vos  traits  !  Dieu  nous  protège!  quels  traits? 

PIERRE  DE  TOUCHE. 

Je  suis  avec  toi  et  tes  chèvres  an  milieu  de  ces  sites, 
comme  jadis  le  plus  capricieux  des  poètes,  rhonnête  Ovide, 
au  milieu  des  Scythes. 

JACQUES,  à  part. 

0  savoir  plus  mal  logé  que  Jupiter  sous  le  chaume  ! 

PIERRE  DE  TOUCHE. 

Quand  un  homme  voit  que  ses  vers  sont  incompris  ou 
que  son  esprit  n'est  pas  secondé  par  cet  enfant  précoce, 
l'entendement,  cela  lui  porto  un  coup  plus  mortel  qu'an 
gros  compte  dans  un  petit  mémoire...  Vrai,  je  voudrais  que 
les  dieux  t'eussent  faite  poétique. 

ÀUDREY. 

Je  ne  sais  point  ce  que  c'est  que  poétique.  Ça  veut-il  dire 
honnête  en  action  et  en  parole?  Est-ce  quelque  chose  de 
vrai? 

PIERRE  DE  TOUCHE. 

Non,  vraiment;  car  la  vraie  poésie  est  toute  fiction,  et  les 
amoureux  sont  adonnés  à  la  poésie  ;  et  l'on  peut  dire  que, 
comme  amants,  ils  font  une  fiction  de  ce  qu'ils  jurent 
comme  poëtes. 

AUDREY. 

Et  vous  voudriez  que  les  dieux  m'eussent  faite  poé- 
tique ! 

PIERRE  DE  TOUCHE. 

Oui,  vraiment,  car  tu  m'as  juré  que  tu  es  vertueuse;  or, 
si  tu  étais  poète,  je  pourrais  espérer  que  c'est  une  fiction. 

AUDREY. 

Voudriez- vous  donc  que  je  no  fusse  pas  vertueuse? 

PIERRE  DE  TOUCHE. 

Je  le  voudrais  certes,  à  moins  que  tu  ne  fusses  laide.  Car 


SCÈNE  XIII.  341 

la  vertu  accouplée  à  la  beauté,  c*est  le  miel  servant  de  sauce 
au  sucre. 

JACQUES,   à  port. 

Fou  profond  ! 

AUDREY. 

Eh  bien,  je  ne  suis  pas  jolie,  et  conséquemment  je  prie 
les  dieux  de  me  rendre  vertueuse. 

PIERRE  DE  TOUCHE. 

Oui,  mais  donner  la  vertu  à  un  impur  laideron,  c*est 
servir  un  excellent  mets  dans  un  plat  sale. 

AUDREY. 

Je  ne  suis  pas  impure,  bien  que  je  sois  laide.  Dieu 
merci  ! 

PIERRE   DE  TOUCHE. 

C'est  bon,  les  dieux  soient  loués  de  ta  laideur!  L'impu- 
reté a  toujours  le  temps  de  venir. . .  Quoi  qu'il  en  soit,  je  veux 
t'épouser,  et  à  cette  fin  j'ai  vu  sire  Olivier  Gâche-Texte,  le 
vicaire  du  village  voisin,  qui  m'a  promis  de  me  rejoindre 
dans  cet  endroit  de  la  forêt  et  de  nous  accoupler. 

JACQUES,    à  part. 

Je  serais  bien  aise  de  voir  cette  réunion. 

AUDREY. 

Allons,  les  dieux  nous  tiennent  en  joie  ! 

PIERRE   DE  TOUCHE. 

Amen!...  Certes  un  homme  qui  serait  de  cœur  timide 
pourrait  bien  chanceler  devant  une  telle  entreprise;  car  ici 
nous  n'avons  d'autre  temple  que  le  bois,  d'autres  témoins 
que  les  bétes  à  cornes.  Mais  bah  !  Courage  !  Si  les  cornes 
sont  désagréables,  elles  sont  nécessaires,  on  dit  que  bien  des 
gens  ne  savent  pas  la  fin  de  leurs  fortunes;  c'est  vrai  :  bien 
des  gens  ont  de  bonnes  cornes  et  n'en  savent  pas  la  véri- 
table fin.  Après  tout ,  c'est  le  douaire  de  leurs  femmes  ; 
ce  n'est  pas  de  leur  propre  apport.  Des  cornes?.!.  Dame, 
oui!...  Pour  les  pauvres  gens  seulement?...  Non,  non;  le 
vui.  22 


342  GOMME  IL  VOUS  PLAlBi. 

plus  noble  cerf  en  a  d*aussi  amples  que  le  plus  filain. 
L'homme  solitaire  est-il  donc  si  heureux?  Non.  De  même 
qu'une  ville  crénelée  est  plus  majestueuse  qu'uD  village,  de 
même  le  chef  d'un  homme  marié  est  plus  honorable  que 
le  front  uni  d*un  célibataire.  Et  autant  une  bonne  défeose 
est  supérieure  à  l'impuissance,  autant  la  corne  est  préféra- 
ble à  l'absence  de  corne. 

Entre  siRE  Olivier  Gache-Textb  . 
1  PIERRE  DE   TOUCHE. 

!  Voici  sire  Olivier...  Sire  Olivier  Gâche-texte,  vous  êtes  le 

I  bien  venu.  Voulez- vous  nous  expédier  sous  cet  arbre,  oq 

I  irons-nous  avec  vous  à  votre  chapelle  ? 

'  SIRE  OUVIER. 

Est-ce  qu'il  n'y  a  personne  ici  pour  présenter  la  femme? 

PIERRE   DE   TOUCHE. 

Je  ne  veux  l'accepter  d'aucun  homme. 

SIRE  OLIVIER. 

Il  faut  vraiment  qu'elle  soit  présentée,  ou  le  mariage  n'est 
pas  légal. 

JACQUES,    s*aTançant. 

Procédez,  procédez  !  je  la  présenterai. 

PIERRE  DE  TOUCHE. 

j  Bonsoir,  cher  monsieur  Qui  vous  voudrez  !  Comment  va, 

messire?  Vous  êtes  le  très-bien  venu  :  Dieu  vous  bénisse 
pour  cette  dernière  visite!  Je    suis   bien  aise  de  vous 

i  voir... 

iMonlrant  le  chapeau  que  Jacques  garde  k  la  maio. 

"*  Quoi,  ce  joujou  à  la  main,  messire?...  Allons,  je  vous  en 

;  prie,  couvrez-vous. 

JACQUES. 

Vous  voulez  donc  vous  marier,  porte-marotte? 

PIERRE  DE   TOUCHE. 

De  même  que  le  bœuf  a  son  joug,  messire,  le  cheval  sa 


SCÈNE  XIII.  343 

gourmette  et  le  faucon  ses  grelots,  de  même  Thomme  a  ses 
envies;  et  de  même  que  les  pigeons  se  becquettent,  de  même 
les  époux  aiment  à  se  grignotter. 

JACQUES. 

Quoi  !  Un  homme  de  votre  éducation  serait  marié  sous 
un  buisson,  comme  un  mendiant!  Allez  à  Téglise  et  choi- 
sissez un  bon  prêtre  qui  puisse  vous  dire  ce  que  c'est  que 
le  mariage.  Ce  gaillard-là  vous  joindra  ensemble  comme 
on  joint  une  boiserie  ;  Tun  de  vous  passera  bientôt  à  Tétat 
de  panneau  rétréci  et,  comme  du  bois  vert,  déviera,  déviera. 

PIERRE  DE   TOUCHE,    à  part. 

J'ai  dans  Tidée  qu'il  vaudrait  mieux  pour  moi  être  marié 
par  celui-là  que  par  tout  autre  :  car  il  ne  me  parait  pas  ca- 
pable de  me  bien  marier  ;  et,  n'étant  pas  bien  marié,  j'aurai 
plus  tard  une  bonne  excuse  pour  lâcher  ma  femme. 

JACQUES. 

Viens  avec  moi  et  prends-moi  pour  conseil. 

PIERRE  DE  TOUCHE. 

Viens,  bonne  Audrey...  Nous  devons  ou  nous  marier  ou 
vivre  en  fornication...  Adieu,  maître  Olivier! 

Fredonnant. 

Non!...  0  brave  Olivier, 

0  brave  Olivier, 

Ne  me  laisse  pas  derrière  toi. 

Mais...  prends  le  large, 

Décampe,  te  dis-je. 

Je  ne  veux  pas  de  toi  pour  ma  noce! 

Sortent  Jacques,  Pierre  de  Touche  et  Audrey. 
SIRE  OUVIER. 

C'est  égal...  Jamais  aucun  de  ces  drôles  fantasques  ne 
parviendra  à  me  dégrader  de  mon  ministère. 

II  sort. 


344  COMME  IL  VOUS   FUIRA. 

SCÈNE  xrv. 

[Une  clinninière  snr  la  lisière  de  la  forél.] 

Entreol  Rosalinds  et  C£i.U. 

ROSAUNDE. 
Ne  me  parle  plus,  je  veui  pleurer. 

CËLU. 
À  ton  aise,  je  l'en  prie;  pourtant  aie  la  bonté  de  o 
sidérer  que  les  larmes  ne  conviennent  pas  â  un  homme, 
ROSXIISDE. 
Mais  est-ce  que  je  n'ai  pas  motif  de  pleurer? 

nÉUA. 
Un  aussi  bon  motif  qu'on  peut  le  désirer  ;  ainsi,  pleon. 
ROSAUNDB.  J 

Ses  cheveux  mêmes  ont  la  couleur  de  la  trahison.        | 
CÈLL\.  " 

Ils  sont  un  peu  plus  hmns  que  ceux  do  Judas  :  au  fuit, 
ses  baisers  sont  baisers  judaïques. 
nOSALISIlE. 
A  dire   vrai,   ses  cheveux  sont  d'une    fort  bonne  cou- 
leur (-2fï). 

CÉUA. 
Eïcellenle  !  voire  cbAlain  est  toujours  la  seule  couleur. 

ROSALISDE. 
Et  ses  baisers  sont  aussi  pleins  d'onction  qno  lo  coiitid 
du  pain  bënil. 


I!  a  acheté  de  Diane  des  lèvres  de  rhaix.  Une  nonaf 
vouée  à  l'hiver  ne  donne  p^is  de  baisers  plus  purs;  toute b 
glace  de  la  chasteté  est  en  eux. 


/l 


SCÈNE  XIV.  345 

ROSAUNDS. 

Mais  pourquoi  a-t-il  juré  de  venir  ce  matiu,  et  ne  vient- 
il  pas? 

GÈLU. 

Ah!  certainement,  il  n'a  pas  d'honneur. 

ROSÀUNDE. 

Vous  croyez? 

GÈUA. 

Oui,  je  crois  qu'il  n'est  ni  détrousseur  de  bourses  ni  vo- 
leur de  chevaux;  niais  pour  sa  probité  en  amour,  je  le  crois 
aussi  creux  qu'un  gobelet  vide  ou  qu'une  noix  mangée  aux 
vers. 

ROSAUNDE. 

Il  n'est  pas  loyal  en  amour? 

GÈLU. 

Quand  il  est  amoureux,  oui  ;  mais  je  ne  crois  pas  qu'il  le 
soit. 

R0SAL1NDE. 

Vous  l'avez  entendu  jurer  hautement  qu'il  était  amou- 
reux. 

CÉUA. 

Il  était  n'est  pas  tl  est.  D'ailleurs,  le  serment  d'un 
amoureux  n'est  pas  plus  valable  que  la  parole  d'un  cabare- 
tier  :  l'un  et  l'autre  se  portent  garants  de  faux  comptes...  Il 
est  ici,  dans  la  forêt,  à  la  suite  du  duc  votre  père. 

ROSAUNDE . 

J'ai  rencontré  le  duc  hier,  et  j*ai  eu  une  longue  cause- 
rie avec  lui.  Il  m'a  demandé  de  quelle  famille  j'étais;  je  lui 
ai  dit  :  d'une  aussi  bonne  que  la  sienne  ;  sur  ce,  il  a  ri  et  m'a 
laissée  aller.  Mais  pourquoi  parler  de  pères,  quand  il  existe 
un  homme  tel  qu'Orlando? 

CÉUA. 

Oh!  voilà  un  galant  homme!  il  écrit  des  vers  galants, 
parle  en  mots  galants,  multiplie  les  serments  galants  et  les 


iW  CnUME  IL  \OUS  PLAIRA. 

rompt  galamment  à  plot  sur  le  cœur  de  sa  maiLrescié 
qu'un  joAteur  novice  qui  n'éperoone  son  cheval  qoeia 
côte  et  rompi  sa  laoce  de  travers  comme  un  noble  a 
K'imporle!  ce  que  jeunesse  monte  et  folie  guide  est 
jours  galant. . .  Qui  vient  ici? 

Entre  CoKiN. 

CORifl. 

—  Mallresse,  el  vous,  maître,  vous  vous  êtes  soonB 
enquis  -  de  ce  berger  qui  se  plaignait  de  l'amour  -« 
que  vous  avez  vu  assis  près  de  moi  sur  le  gazon,  -  noUl 
la  Hère  et  dédaigneuse  bergère,  ~  sa  maîtresse. 

CÈLU. 

Oui,  après? 

CDRIK. 

—  Si  TOUS  voulez  voir  une  scène  jouée  au  naturel  - 
untro  le  teint  pâle  de  l'amour  pur  —  et  la  vive  roagearlt 
l'nrrogant  et  fier  dédain,  —  venez  à  quelques  pas  d'id  «je 
vous  conduirai,  -  pour  peu  que  vous  soubaiiiez  êtreqw- 
lalciirs. 

iiOJALl.\rif.. 
Oh!  venez!  parlons!  -  Ia  vue  des  amanis  soutienlle 
amoureui...  —  Conduisez -nous  à   ce    spectacle,  el  von- 
verrez  —  que  je  jouerai  un  rùle  actif  dans  la  pièce. 

Ils  sorleat. 

SCÈNE    XV. 


Entrent  SiLviL'S  et  PhéBE. 

SILVIL'S. 
-  Non,  Phébé;  ne  me  rebutez  pas,  charmante  Phébe 
■  Dites  que  vous  ne  m'aimez  pas,  mais  ne  le  dites  pas  -- 


n 


SCÈNE  XV.  347 

avec  aigreur.  L'exécuteur  public,  —  dont  ie  cœur  est  en- 
durci par  le  spectacle  habituel  de  la  mort,  —  n'abaisse  pas 
la  hache  sur  le  cou  humilié,  —  sans  demander  pardon. 
Voulez-vous  être  plus  cruelle  —  que  celui  qui,  jusqu'à  sa 
mort,  vit  de  sang  versé? 

RosALiNDB,  Cêlu  et  Corin  entrent  et  se  tiennent  à  distance. 

PHtBË. 

—  Je  no  veux  pas  être  ton  bourreau  ;  —  je  te  fuis,  pour 
ne  pas  te  faire  souiïrir.  —  Tu  me  dis  que  le  meurtre  est 
dans  mes  yeux  :  —  voilà  qui  est  joli,  en  vérité,  et  bien  pro- 
bable, —  que  les  yeux,  qui  sont  les  plus  frêles  et  les  plus 
tendres  choses,  —  qui  ferment  leurs  portes  craintives  à 
un  atome,  —  puissent  être  appelés  tyrans,  bouchers,  meur- 
triers !  —  Tiens,  je  te  fais  la  moue  de  tout  mon  cœur  :  - 
si  mes  yeux  peuvent  blesser,  eh  bien,  qu'ils  te  tuent  !  — 
Allons,  aiïecte  de  t'évanouir,  allons,  tombe  à  la  renverse! 

—  sinon,  oh!  par  pudeur,  par  pudeur,  —  cesse  de  mentir 
en  disant  que  mes  yeux  sont  meurtriers!  —  Allons,  montre- 
moi  la  blessure  que  mon  regard  ta  faite...  —  Egratigne-toi 
seulement  avec  une  épingle,  il  en  reste  —  une  cicatrice. 
Appuie-toi  sur  un  roseau,  —  une  marque,  une  empreinte 
se  voient  ~  un  moment  sur  ta  main  ;  mais  les  regards  — 
que  je  viens  de  te  lancer  ne  t'ont  point  blessé,  —  et  je 
suis  bien  sûre  que  des  yeux  n*ont  pas  la  force  —  de  faire 
mal. 

SILVIUS. 

0  chère  Phébé  !  -  si  un  jour  (et  ce  jour  peut  être  proche) 

—  quelque  frais  visage  a  le  pouvoir  de  vous  charmer,  — 
alors  vous  connaîtrez  ces  blessures  invisibles  —  que  font  les 
flèches  acérées  de  l'amour. 

PHÉBÈ. 

Soit  !  jusqu'à  ce  moment-là,  —  ne  m'approche  pas,  et 


348  COMME  IL  VOUS  PLiIftÂ. 

quand  ce  inomeDt  viendra.  -  accable-moi  de  tes  railknes 
sois  pour  moi  sans  pilié,  -  comme  je  le  serai  pour  ta 
jusqu'à  ce  moment-là. 

—  tl  pourquoi,  je  tous  prie?  De  quelle  mère  èles-von 
donc  née.  -  pour  insulter  ainsi  et  accabler  à  plaisir  -  k 
malheureux?  Quand  vous  auriez  de  la  beauté,  —  (^n 
foi,  je  vous  en  vois  tout  juste  -  assez  pour  aller  au  lit  1 
nuit  sans  chandelle',  —  serait-ce  une  raison  pour  être u 
rogante  et  impitoyable?...  -  Eh  bien,  que  signiOeoed 
Pourquoi  me  considérez-vous?  —  Je  ne  vois  en  tous  m 
de  plus  que  dans  le  plus  ordinaire  —  article  de  la  ni 
ture...  Mort  de  ma  peiile  vie!  -  Je  crois  qu'elle  a  Tinten 
tion  de  me  fasciner,  moi  aussi...  —  Non  vraiment,  fiif 
donzelle,  ne  l'espérez  pas  :  —  ce  ne  sont  pas  vos  soaitîl 
d*encre,  vos  cheveux  de  soie  noire,  —  vos  yeux  de  jais  i 
vos  joues  de  crème  -  qui  peuvent  soumettre  mon  éme 
votre  divinité!... 

A  SiWias. 

—  Et  VOUS,  berger  niais,  [tourquoi  la  poursuivezvoos- 
comme  un  nébuleux  vent  du  sud,  soufflant  le  vent  et  11 

I  pluie?  -   Vous  êtes  mille  fois  mieux  comme  homme  - 

qu'elle  n'est  comme  femme.  Ce  sont  les  imbéciles  tels  qn 
vous  —  qui  peuplent  le  monde  d  enfants  mal  venus!  —  û 
n'est  pas  son  miroir  qui  la  flatte,  c'est  vous!  —  Grâce i 
vous,  elle  se  voit  plus  belle  -  que  ses  traits  ne  la  montreol 
en  réalité... 

A  Phéb^. 

—  .\llons,  donzelle,  apprenez  à  vous  connaître  ;  mettez- 
vous  à  genoux,  -  jeûnez  et  remerciez  le  ciel  d*étre  aimée 
d'un  honnête  homme.  -  Or  je  dois  vous  le  dire  amicale- 
ment à  Toreille,  —  livrez- vous  quand  vous  pouvez,  vous  ne 
serez  pas  toujours  de  défaite.  —  Implorez  la  merci  de  cet 
homme,  aimez-le,  acceptez  son  offre.  —  ÏJà  laideur  ne  bit 


SCÈNE  XV,  349 

que  s'enlaidir  par  Timpertinence.  -  Ainsi,  berger,  prends- 
la  pour  fennme. . .  Adieu  ! 

PHÉBÉ. 

—  Je  vous  en  prie,  beau  damoiseau,  grondez-moi  un  an 
de  suite;  —  j'aime  mieux  entendre  vos  gronderies  que  les 
tendresses  de  cet  homme.  — 

BOSALINDE. 

Il  s*est  énamouré  de  sa  laideur  et  la  voilà  qui  s'énamoure 
de  ma  colère... 

A  Silvias. 

S*il  en  est  ainsi,  toutes  les  fois  qu'elle  te  répondra  par  des 
regards  maussades,  je  l'abreuverai  de  paroles  amères. 

A  Phébé. 

Pourquoi  me  regardez- vous  ainsi? 

PHÊBÈ. 

Ce  n'est  pas  par  malveillance  pour  vous. 

BOSAUNDE. 

—  Je  vous  en  prie,  ne  vous  éprenez  pas  de  moi,  —  car 
je  suis  plus  trompeur  que  les  vœux  faits  dans  le  vin...  — 
Et  puis,  je  ne  vous  aime  pas.  Si  vous  voulez  connaître  ma 
demeure,  —  c'est  au  bouquet  d'oliviers,  tout  près  d'ici... 
—  Sœur,  venez- vous?...  Berger,  serre-la  de  près...  —  Al- 
lons, sœur...  Bergère,  faites  lui  meilleure  mine  —  et  no 
soyez  pas  ficre  :  quand  tout  le  monde  vous  verrait,  —  nul 
ne  serait  ébloui  de  votre  vue  autant  que  lui.  —  Allons!  A 
notre  troupeau  ! 

Sorienl  Rosalinde,  Cëlia  et  Corin. 
PUÈBÊ. 

0  pâtre  enseveli!  C'est  maintenant  que  je  reconnais  la 
force  de  tes  paroles  : 

Quiconque  doit  aimer  aime  à  première  vue  (37). 

SILVIUS. 

—  Chère  Phébé  ! 


350  COMME  IL  NOUS   PUISA. 

PHÈBÈ. 
Hé!  que  dis-tu,  Silvius? 

siLnus. 

—  Douce  Phébé,  ajei  pitié  de  moi. 

PilÉBÈ. 
Eh  bien,  je  compatis  â  ton  état,  gentil  Sîlnus. 

SILVIUS. 

—  Parlout  où  est  la  compassion,  le  soulagement  densi 
accourir;   —  si  vous  compatissez  à  mon  chagrin  d'amour, 

-  donnez-moi  votre  amour,  et  votre  compassion  ettucB 
chagrin  —  seront  eiterminés  d'un  coup. 

rHEBÉ. 

—  Tu  as  moti  afEeclion  :  n'est-ce  pas  charitable? 

SlLVlUS. 

—  Je  voudrais  vous  avoir. 

PHÉBÈ. 
Oh  !  ce  s^ait  de  la  convoitise.  —  Silvius,  il  fut  uo  teopt 
où  je  te  haïssais...  -  Cn  n'est  pas  que  je  t'aime  encore  : - 
mais  puisque  lu  parles  si  bleu  le  langage  de  l'amour,  - 
quelque  importune  que  ta  sociôié  m'ait  ete  jusqu'ici,  -  ]! 
consens  à  la  supporter,  el  mûme  je  me  servirai  de  loi;  - 
mais  n'attends  pas  d'autre  récompense  —  que  le  bonheur 
de  me  servir, 

SILVILS. 

—  Si  religieux  et  si  parfait  est  mon  amour,  —  et  telle  est 
ma  disette  de  faveurs  —  que  je  regarderai  comme  la  plus 
riche  récolte  —  quelques  épis  glanés  à  la  suite  de  l'homme 

—  qui  doit  recueillir  la  moisson.  Laisse  tomber  de  tempsj 
autre  —  un  sourire,  et  cela  me  suffira  pour  vivre. 

PIlÈRt 

—  Connais-ta  le  jouvenceau  qui  me  parlait  tout  à 
l'heure? 


n 


SCÈNE  XV.  351 

SILYIUS. 

—  Pas  très-bien,  mais  je  Tai  rencontré  souvent.  —  C'est 
lui  qui  a  acheté  la  cabane  et  les  courtils  —  que  possédait  le 
vieux  Carlot. 

PHÉBÈ. 

—  Ne  crois  pas  que  je  Taime,  parce  que  je  m'informe  de 
lui.  —  Ce  n'est  qu'un  maussade  enfant...  Pourtant  il  jase 
bien.  —  Mais  que  m'importent  des  paroles?...  Pourtant  les 
paroles  sonnent  bien,  -  quand  celui  qui  les  dit  plaît  à  qui 
les  écoule.  —  C'est  un  joli  garçon...  pas  très-joli,  —  mais 
il  est  fier,  j'en  suis  sûre  ;  et  pourtant  la  fierté  lui  sied  bien. 
—  Il  fera  un  homme  agréable.  Ce  qu'il  a  de  mieux,  —  c'est 
son  teint  ;  et  plus  vite  que  ne  blessait— sa  langue,  son  re- 
gard guérissait...  —  Il  n'est  pas  grand  ;  mais  il  est  grand 
pour  son  âge...  —Sa  jambe  est  couci  couci...  Pourtant  elle 
est  bien.  —  II  y  avait  une  jolie  rougeur  sur  sa  lèvre  :  —un 
vermillon  un  peu  plus  foncé  et  plus  vif  —  que  celui  qui 
nuançait  sa  joue  ;  c'était  juste  la  diiïérence  —  entre  le  rouge 
uni  et  le  rouge  damassé.  —  Il  est  des  femmes,  Silvius,  qui, 
pour  peu  qu'elles  l'eussent  considéré  —  en  détail  comme 
moi,  auraient  été  bien  près  —  de  s'amouracher  de  lui... 
Mais,  pour  ma  part,  —je  ne  l'aime,  ni  ne  le  hais  ;  et  pour- 
tant —  j'ai  plus  sujet  de  le  haïr  que  de  l'aimer...  —  Mais 
lui,  quel  droit  avait-il  de  me  gronder  ainsi?  -  Il  a  dit  que 
mes  yeux  étaient  noirs  et  mes  cheveux  noirs;  —  et  je  me 
rappelle  à  présent  qu'il  m'a  narguée...  —  Je  m'étonne  de 
ne  pas  lui  avoir  répliqué.  —  Mais  c'est  égal  :  omission 
n'est  pas  rémission.  —  Je  vas  lui  écrire  une  lettre  très- 
impertinente,  —  et  tu  la  porteras  :  veux-tu,  Silvius  ? 

SILVlUS. 

—  De  tout  mon  cœur,  Phébé. 

PHÉBÈ. 

Je  vas  l'écrire  sur-le-champ.  —  Le  contenu  est  dans  ma 


COMVE  IL  VOL'S   PLAIRA. 


Wl6  et  dans  mon  cœur  :  ~  je  vas  être  bien  aigre  A  |« 
qu'eipéditîve  avec  lui.  —  Viens  avec  moi,  Sitvîus. 


SCENE   XVI. 


[La  Usihn  de  U  forèl.  Un  bouqaet  d'oliviers  en  t 


Entrent  HOSALINDE,  Cei,u  et  Jacolies. 

JACQUES. 
De  grâce,  joli  jouvenceau,  lions  plus  iolime  eonous- 
sance. 

ROSALIKDE. 
On  dit  que  vous  ôles  un  gnillard  mélancolique. 

JACOCES. 

C'est  vrai  ;  j'aime  raieoi  ça  que  d'être  rieur. 

ROSAUNDE. 
Ceux  qui  donnent  dans  l'un  ou  l'autre  excès,  sont  d'abo- 
minables gens  et  s'eiposent,  plus  que  des  i^Tognes,  à  li 
censure  du  premier  venu. 

JADjn:s. 
Bail  !  il  est  bon  d'Clie  grave  et  de  ne  rien  dire, 

EOSALINIIE. 
Il  est  bon  d'être  un  poteau. 

iACyiLS. 
Je  n'ai  ni  la  mélancolie  de  l'ctudiant.  laqucDi'  n'est  qu>- 
mulation:  ni  celle  du  musicien,  laquelle  n'est  que  fan- 
taisie; ni  celle  du  courlisnn,  Inquelle  n'est  que  vanité;  ni 
celle  du  soldai,  laquelle  n'est  qu'ambition  ;  ni  celle  de 
l'homme  de  loi,  laquelle  n'est  que  politique  ;  ni  cu'lle  de  la 
femme,  laquelle  n'est  qu'afféleric;  i)i  celle  de  l'amant,  la- 
quelle est  tout  cela;  mais  j'ai  une  mélancolie  à  moi,  com- 
posée d'une  foule  de  simples  et  extraite  d'une  foule  dob- 


/\ 


SCÉlfE  XVI.  353 

jets;  et,  de  fait,  la  contemplation  de  mes  divers  voyages, 
dans  laquelle  m'absorbe  mon  habituelle  rôverie,  me  Cait  la 
plus  humoriste  tristesse. 

ROSAUNDE. 

Un  voyageur!  Sur  ma  foi,  vous  avez  raison  d'être  triste. 
J'ai  bien  peur  que  vous  n*ayez  vendu  vos  propres  terres 
pourvoir  celles  d'autrui.  En  ce  cas,  avoir  beaucoup  vu  et 
De  rien  avoir,  c'est  avoir  les  yeux  riches  et  les  mains 
pauvres. 

JACQUES. 

J'ai  bien  gagné  mon  expérience. 

Eotre  Orlamdo. 
ROSAUNDE. 

Et  votre  expérience  vous  rend  triste  !  J'aimerais  mieux 
une  folie  qui  me  rendrait  gaie  qu'une  expérience  qui  me 
rendrait  triste  ;  et  voyager  pour  ça  encore! 

ORUNDO. 

—  Bon  jour  et  bon  heur,  chère  Rosalinde  !  — 

JACQUES,  regardant  Orlando. 

Ah  !  VOUS  parlez  en  vers  blancs  !  Dieu  soit  avec  vous  ! 

Il  sort. 
ROSAUNDE,  loarnée  vers  Jacqoes  qui  s'éloigne. 

Adieu,  monsieur  le  voyageur!  Si  vous  m'en  croyez,  gras- 
seyez et  portez  des  costumes  étrangers  ;  dénigrez  tous  les  bien- 
ftiits  de  votre  pays  natal  ;  soyez  désenchanté  de  votre  venue 
au  monde,  et  grondez  presque  Dieu  de  vous  avoir  fait  la  phy- 
sionomie que  vous  avez;  sinon,  j'aurai  peine  à  croire  que 
vous  ayez  navigué  en  gondole!...  Eh  bien,  Orlando,  où 
avez-vous  été  tout  ce  temps-ci  ?  Vous,  un  amoureux  !...  Si 
vous  me  jouez  encore  un  tour  pareil,  ne  reparaissez  plus  en 
ma  présence. 


( 


354  COMME  IL  VOUS  PLAIRA. 

ORLANDO. 

Ma  belle  RosaliDde,  je  suis  en  retard  d'une  heure  ipeioe 

sur  ma  promesse  ! 

ROSALINDE. 

En  amour,  manquer  d'une  heure  à  sa  promesse  !  Celai 
qui  aura  divisé  une  minute  en  mille  parties  et  se  sera  at- 
tardé delà  millième  partie  d'une  minute  en  affaire  d'amoiff, 
on  pourra  dire  de  lui  que  Cupido  Ta  frappé  à  l'épaule, 
mais  je  garantis  que  son  cœur  est  intact. 

ORLANDO. 

Pardonnez-moi,  chère  Rosalinde. 

ROSAUNDE. 

Non,  si  vous  êtes  à  ce  point  retardataire,  ne  reparaisses 
plus  devant  moi  ;  j'aimerais  autant  être  adorée  d'un  li- 
maçon. 

ORLANDO. 

D'un  limaçon! 

ROSAUNDE. 

Oui,  d'un  limaçon  ;  car,  s'il  vient  lentement,  il  porte  au 
moins  sa  maison  sur  son  dos  ;  un  meilleur  douaire,  je  pré- 
sume, que  vous  n'en  pourriez  assigner  à  votre  femme.  En 
outre,  il  apporte  sa  destinée  avec  lui. 

ORLANDO. 

Quoi  donc  ? 

ROSAUNDE. 

Eh  bien,  les  cornes  dont  il  faut  que,  vous  autres,  vous 
ayez  l'obligation  à  vos  épouses;  mais  lui,  il  arrive  armé  de 
sa  fortune,  ce  qui  prévient  la  médisance  sur  son  épouse. 

ORLANDO. 

La  vertu  n'est  point  faiseuse  de  cornes,  et  ma  Rosalinde 
est  vertueuse. 

ROSALINDE. 

Et  je  suis  votre  Rosalinde. 


SCÈNE  XVI.  355 

CÈUA,    k  RoMliode. 

11  lui  plaît  de  vous  appeler  ainsi,  mais  il  a  une  Rosalinde 
de  meilleur  aloi  que  vous. 

ROSAUNDE. 

AUoDs,  faites-moi  la  cour,  faites-moi  la  cour  ;  car  aujour- 
d'hui je  suis  dans  mon  humeur  fériée  et  assez  disposée  à 
consentir.  Qu'est-ce  que  vous  me  diriez  à  présent,  si  j'étais 
votre  vraie,  vraie  Rosalinde? 

ORUNDO. 

Je  vous  donnerais  un  baiser  avant  de  parler. 

ROSAUNDE. 

Non  !  Yous  feriez  mieux  de  parler  d'abord ,  et  quand 
vous  seriez  embourbé,  faute  de  sujet,  vous  en  prendriez 
occasion  pour  baiser.  Il  y  a  de  très-bons  orateurs  qui, 
quand  ils  restent  court,  se  mettent  à  cracher;  et  pour  les 
amoureux,  dès  que  la  matière  (ce  dont  Dieu  nous  garde  I) 
leur  fait  défaut,  l'expédient  le  plus  propre,  c'est  de  baiser. 

ORLANDO. 

Mais  si  le  baiser  est  refusé? 

ROSAUNDE. 

Alors  vous  voilà  amené  aux  supplications,  et  ainsi  s'en- 
tame une  nouvelle  matière. 

ORLANDO. 

Qui  pourrait  rester  en  plan  devant  une  maîtresse  bien 
aimée? 

ROSAUNDE. 

Vous,  tout  le  premier,  si  j'étais  votre  maîtresse  ;  autre- 
ment je  considérerais  ma  vertu  comme  plus  piètre  que  mon 
esprit. 

ORLANDO. 

Quoi  !  je  serais  complètement  défait  ! 

ROSAUNDE. 

Vos  vœux  seraient  défaits,  mais  point  vos  vêtements. ..  Ne 
suis-je  pas  votre  Rosalinde  ? 


f. 


356  COMME  IL  VOUS  PLAIRA. 

ORUNDO. 

Je  me  plais  à  dire  que  vous  Tètes ,  parce  que  je  désire 
parler  d'elle. 

ROSAUNDE. 

Eh  bien,  Rosalinde  vous  dit  en  ma  personne  :  je  ne  veux 
pas  de  vous. 

ORUNDO. 

Alors,  je  n'ai  plus  qu'à  mourir,  de  ma  personne. 

ROSAUNDE. 

Non,  croyez-moi,  mourez  par  procuration.  Ce  pauTre 
monde  est  vieux  d'à  peu  près  six  mille  ans,  et  pendant  tout 
ce  temps-là  il  n'y  a  pas  un  homme  qui  soit  mort  en  per- 
sonne, j'entends  pour  cause  d'amour.  Trojlus  a  eu  la  cer- 
velle broyée  par  une  massue  grecque  ;  pourtant  il  avait  fût 
tout  son  possible  pour  mourir  d'amour,  car  c*est  un  des  sou- 
pirants modèles.  Quanta  Léandre,  il  aurait  vécu  nombre  de 
belles  années,  quand  même  Iléro  se  fût  faite  nonnain,  n'eût 
été  la  chaleur  de  certaine  nuit  de  juin  :  car,  ce  bon  jeune 
homme,  il  alla  tout  simplement  se  baigner  dans  THelles- 
pont,  et,  étant  pris  d'une  crampe,  il  se  noya  :  les  niais  chro- 
niqueurs du  temps  ont  trouvé  que  c'était  la  faute  à  Hérode 
Sestos.  Mais  mensonges  que  tout  ça  !  Les  hommes  sont 
morts  de  tout  temps,  et  les  vers  les  ont  mangés,  mais  jamais 
pour  cause  d'amour. 

ORLANDO. 

Je  ne  voudrais  pas  que. ma  vraie  Rosalinde  fût  dans  ces 
idées-là  ;  car  je  proteste  qu'un  froncement  de  son  sourcil 
me  tuerait. 

ROSAUNDE. 

Par  celle  main  levée,  il  ne  tuerait  pas  une  raouche.  Mais 
voyons,  je  vais  être  pour  vous  une  Rosalinde  de  plus  ave- 
nante disposition.  Demandez-moi  ce  que  vous  voudrez,  je 
vous  l'accorderai. 


SGÉN£  XVI.  357 

ORIANDO. 

Eh  bien,  aime-moi,  Rosalinde. 

ROSAUNDE. 

Oui 9  ma  foi,  je  le  veux  bien,  les  vendredisi  les  samedis  et 
tous  les  jours. 

ORLÀNDO. 

Et...  veux-tu  de  moi? 

KOSAUNDE. 

Oui,  et  de  vingt  comme  vous. 

ORLâNDO. 

Que  dis-tu  ? 

ROSÂUNDB. 

Est-ce  que  vous  n'êtes  pas  bon  ? 

ORLAïaK). 

Je  l'espère. 

ROSALINDE. 

Eh  bien,  peut-on  désirer  trop  de  ce  qui  est  bon?... 
Allons,  sœur,  servez-nous  de  prêtre  et  mariez-nous...  Don- 
nez-moi votre  main,  Orlando. 

Orlando  et  Rosalinde  se  prennent  la  nuiio. 

Que  dites-vous,  ma  sœur? 

ORLANDO,  A  Célia. 

De  grâce,  mariez-nous. 

GÉUA. 

Je  ne  sais  pas  les  paroles  à  dire. 

ROSALINDE. 

Il  faut  que  vous  commenciez  ^insi  :  Camente^-vousp 
Orlando  ?, . . 

CÉLIA. 

J'y  suis...  Consentez-vous,  Orlando,  à  prendre  pour 
femme  cette  Rosalinde  ? 

ORLANDO. 

J'y  consens. 

VIII.  33 


358  COMME  il  VOUS  PLàlBA. 

ROSALUn». 

Oui»  mais  quand? 

ORUNDO. 

Tout  éd  suite,  aussi  vite  qu'elle  peut  nous  marier. 

ROSALIMDE^    à  OrlaDdo. 

Sur  ce,  vous  devez  dire  :  Je  le  prends  pour  femmes  /to- 
salinde. 

ORUKDO. 

Je  te  prends  pour  femme,  Rosaliode. 

ROSALIND£»  i  Célia. 

Je  pourrais  vous  demander  vos  pouvoirs;  mais  n*im- 
porte.  Orlando,  je  te  prends  pour  mari...  Voilà  la  fiancée 
qui  devance  le  prêtre  ;  il  est  certain  que  la  pensée  d'wie 
femme  court  toujours  en  avant  de  ses  actes. 

ORLANDO. 

Il  en  est  ainsi  de  toutes  les  pensées  :  elles  ont  des 
ailes. 

ROSAUNDE. 

Dites-moi  maintenant ,  combien  de  temps  voudrez- voos 
d'elle,  quand  vous  l'aurez  possédée? 

ORLANDO. 

L'éternité  et  un  jour. 

ROSALINDE. 

Dites  un  jour,  sans  Téternité.  Non,  non,  Orlando.  Les 
hommes  sont  Avril  quand  ils  font  leur  cour,  et  Décembre 
quand  ils  épousent.  Les  filles  sont  Mai  tant  qu'elles  sont 
filles,  mais  le  temps  change  dès  qu'elles  sont  femmes.  Je 
prétends  être  plus  jalouse  de  toi  qu'un  ramier  de  Barbarie 
de  sa  colombe,  plus  criarde  qu'un  perroquet  sous  la  pluie» 
plus  extravagante  qu'un  singe,  plus  éperdue  dans  mes  dé- 
sirs qu'un  babouin.  Je  prétends  pleurer  pour  rien  corame 
Diane  à  la  fontaine  (28),  et  ra  quand  vous  serez  en  homeiff 
de  gaieté  ;  je  prétends  rire  comme  une  hyène,  et  ça  quand 
tu  seras  disposé  à  dormir. 


SCÈNE  XVI.  389 

ORUNDO. 

Mais  ma  Rosalinde  fera-t-elle  tout  cela? 

R0SAL1NDE. 

Sur  ma  vie,  elle  fera  comme  je  ferai. 

ORLÂNDO. 

Oh!  mais  elle  est  sage  ! 

ROSAUNDE. 

Oui,  autrement  elle  n'aurait  pas  la  sagesse  de  faire  tout 
cela.  Plus  elle  sera  sage,  plus  elle  sera  maligne.  Fermez  les 
portes  sur  l'esprit  de  la  femme,  et  il  s'échappera  par  la  fe- 
nêtre; fermez  la  fenêtre,  et  il  s'échappera  parle  trou  de 
la  serrure  ;  bouchez  la  serrure,  et  il  s'envolera  avec  la  fu- 
mée par  la  cheminée. 

ORUNDO. 

Un  homme  qui  aurait  une  femme  douée  d'autant  d'es- 
prit pourrait  bien  s'écrier  :  Esprit,  où  t'égares-tu? 

ROSALINDE. 

Oh!  vous  pouvez  garder  cette  exclamation  pour  le  cas  où 
tous  verriez  l'esprit  de  votre  femme  monter  au  Ut  de  votre 
toisin. 

ORUNDO. 

Et  quelle  spirituelle  excuse  son  esprit  trouverait-il  à 
cela? 

ROSALINDE. 

Parbleu  !  il  lui  suffirait  de  dire  qu'elle  allait  vous  y  cher- 
cher. Vous  ne  la  trouverez  jamais  sans  réplique,  à  moins 
que  vous  ne  la  trouviez  sans  langue.  Pour  la  femme  qui  ne 
saurait  pas  rejeter  sa  faute  sur  le  compte  de  son  mari,  oh! 
qu'elle  ne  nourrisse  pas  elle-même  son  enfant,  car  elle  en 
ferait  un  imbécile. 

ORLANDO. 

Je  vais  te  quitter  pour  deux  heures,  Rosalinde. 

ROSALINDE. 

Hélas  !  cher  amour,  je  ne  saurais  me  passer  de  toi  deux 
heures. 


360  COMIU  IL  VOUS  PUUUL. 

ORLANDO. 

Je  dois  me  trouver  aa  dtner  du  duc  ;  vers  deax  heures  je 
reYiendrai  près  de  toi. 

ROSALINDE. 

Oui,  allez,  allez  votre  chemin...  Je  savais  comment  vous 
tourneriez...  Mes  amis  me  l'avaient  prédit,  et  je  m'yatten* 
dais...  C'est  votre  langue  flatteuse  qui  m'a  séduite...  Eooore 
une  pauvre  abandonnée...  Vienne  la  mort!...  A  deux  heu- 
res, n'est-ce  pas? 

ORLANDO. 

Oui,  charmante  Rosalinde. 

ROSALINDE. 

Sérieusement,  sur  ma  parole,  sur  mon  espoir  en  Diea, 
et  par  tous  les  jolis  serments  qui  ne  sont  pas  dangereux,  si 
vous  manquez  d'un  iota  à  votre  promesse,  si  vous  venez  UM 
minute  après  l'heure,  je  vous  tiens  pour  le  plas  pathétique 
parjure,  pour  l'amant  le  plus  fourbe  et  le  plus  indigne  de 
celle  que  vous  appelez  Rosalinde,  qu'il  soit  possible  de 
trouver  dans  l'énorme  bande  des  infidèles.  Ainsi  redouta 
ma  censure,  et  tenez  votre  promesse. 

ORUNDO. 

Aussi  religieusement  que  si  tu  étais  vraiment  ma  Rosi- 
linde.  Sur  ce,  adieu. 

ROSALINDE. 

Oui,  le  temps  est  le  vieux  justicier  qui  examine  tous  ces 
délits-là  :  laissons  le  temps  juger.  Adieu! 

Orlando  sort. 

CÉLIA. 

Vous  avez  rudement  maltraité  notre  sexe  dans  votre  bava^ 
dage  amoureux  ;  vous  mériteriez  qu'on  relevât  votre  pour- 
point et  voire  haul-de-chausses  par-dessus  votre  tête,  et 
qu'on  fit  voir  au  monde  le  tort  que  l'oiseau  a  fait  à  son  pro- 
pre nid. 


SCÉIIE  XVII.  361 

ROSâUNDE. 

0  cousine,  cousine,  cousine,  ma  jolie  petite  coosine,  si 
ta  savais  à  quelle  profondeur  je  suis  enfoncée  dans  l'amour  ! 
Mais  elle  ne  saurait  être  sondée  :  mon  affection  a  un  fond 
inconnu,  comme  la  baie  de  Portugal. 

CÉLIA. 

Ou  plutôt,  elle  n'a  pas  de  fond  :  aussitôt  que  vous  Tépan* 
chez,  elle  fuit. 

R0SAL1NDE. 

Ab  !  ce  méchant  bAtard  de  Vénus,  engendré  de  la  rêve- 
rie, conçu  du  spleen  et  né  de  la  folie  !  cet  aveugle  petit  gar- 
nement qui  abuse  les  yeux  de  chacun  parce  qu'il  a  perdu  les 
siens  !  qu'il  soit  juge,  lui,  de  la  profondeur  de  mon  amour!. .. 
Te  le  dirai-je,  Aliéna?  Je  ne  puis  vivre  loin  de  la  vue  d'Or- 
lando.  Je  vais  chercher  un  ombrage  et  soupirer  jusqu'à  ce 
qu'il  vienne. 

GÉLIA. 

Et  moi,  je  vais  dormir. 

EUet  sorteot. 

SCÈNE   XVII. 

[Dans  la  forêt.] 

Entrent  Jacqubs  et  des  seigneurs  en  habits  de  chasse. 

JACQUES. 

Quel  est  celui  qui  a  tué  le  cerf? 

PREMIER  SEIGNEUR. 

Monsieur,  c'est  moi. 

JACQUES. 

Présentons-le  au  duc  comme  un  conquérant  romain  ;  il 
serait  bon  aussi  de  poser  sur  sa  tète  les  cornes  du  cerf, 
comme  palmes  triomphales...  Veneur,  n*avez-vous  pas  une 
chanson  de  circonstance? 


362  COmR  H  VOUS  PLAHà. 

DEUXIEME  fflGNEUB. 

Oui,  monsieur. 

JACQUES. 

Chantçz-la  :  peu  importe  que  ce  soit  d'accord,  f(mm 
qu'elle  fasse  assez  de  bruit. 

CHANSON. 
PREMIER  CHASSEUR. 

Qo*obliendra  celoi  qoi  tua  le  cerf? 

DEUXIÈME  CHASSEUR. 

Qo*il  emporle  la  peaa  et  les  cornes  ! 

PREMIER  CHASSEUR. 

Pnis  ramenoDs-le  en  chantant. 

TOUS  LES  CHASSEURS. 

Ne  fais  pas  fî  de  porter  la  corne  : 

Elle  servait  de  cimier  avant  ta  naissance. 

PREMIER  CHASSEUR. 

Le  përe  de  ton  përe  Ta  portée. 

DEUXIÈME   CHASSEUR. 

Et  ton  père  Ta  portée. 

TOUS  LES  CHASSEURS. 

La  corne,  la  corne,  la  puissante  corne 
N'est  chose  risible  ni  méprisable! 

SCÈNE   XVIII. 

[Dans  la  forêt.  Un  pinleaii  dominant  une  vallée,  an  bas  de  laquelle  M 

distin^'ue  vaguement  une  cabane.] 

Entre  Rosalinde  et  Célu. 
ROSAUNDE. 

Qu'en  diles-vousà  présent?  il  est  passé  deux  heures,  et 
si  peu  (l'Orlando! 


fciiiB  XYiii.  363 

CÈUA. 

Je  vous  garantis  que,  cédant  à  l'amour  pur  et  au  trouble 
de  sa  cervelle,  il  a  pris  son  arc  et  ses  flèches  et  est  allé... 
dormir...  Voyez  donc  !  qui  vient  ici? 

Entre  SiLVits. 
SILYIUS,   àRosalinde. 

—  J'ai  un  message  pour  vous,  beau  jouvenceau.  —  Ma 
mie  Phébé  m'a  dit  de  vous  donner  ceci. 

Il  lai  remet  une  lettre  qne  Rosaliode  lit. 

—  Je  ne  sais  pas  le  contenu  de  ce  billet;  mais,  si  j'en 
juge  —  par  le  front  sévère  et  par  la  mine  irritée  —  qu'elle 
avait  en  l'écrivant,  —  la  teneur  en  doit  être  furieuse.  Par-* 
donnez-moi,  —  je  ne  suis  que  l'innocent  messager. 

ROSALINDR. 

—  La  patience  elle-même  bondirait  à  cette  lecture  —  et 
deviendrait  duelliste.  Supporter  ceci,  c'est  tout  supporter.  — 
Elle  dit  que  je  ne  suis  pas  beau,  que  je  manque  de  formes, 
—  que  je  suis  arrogant,  et  qu'elle  ne  pourrait  m'aimer,  — 
l'homme  fût-il  aussi  rare  que  le  phénix...  Dieu  merci  !  — 
Son  amour  n'est  pas  le  lièvre  que  je  cours.  —  Pourquoi 
m'écrit-elle  ainsi?...  Tenez,  berger,  tenez,  —  cette  lettre 
est  de  votre  rédaction. 

SiLVIUS. 

—  Non,  je  proteste  que  je  n'en  sais  pas  le  contenu  :  - 
c'est  Phébé  qui  la  écrite: 

ROSALÏNDE. 

Allons,  allons,  vous  ôles  fou  :  —  Tamour  vous  fait  ex- 
travaguer.  —  J'ai  vu  sa  main  :  elle  a  une  main  de  cuir,  — 
une  main  couleur  de  moellon  ;  j'ai  vraiment  cru  —  qu'elle 
avait  ses  vieux  gants,  mais  c'étaient  ses  mains.  —  Elle  a  une 
main  de  ménagère;  mais  peu  importe.  —  Je  dis  que  jamais 
elle  n'a  rédigé  cette  lettre:  —  c'est  la  rédaction  et  la  main 
d'un  homme. 


364  CO»HE  IL  vous  PLAIRA. 

S)L\TUS  I 

—  C'est  bien  la  sienne.  I 

ROSALIXDE. 
Mais  c'est  un  style  TréDétique  et  fëroce  ,  —  un  stj!t  d: 
cartel  !  mais  elle  me  jelle  le  déû,  —  connme  un  Turc  à  w 
chrétien!  la  mignonne  cervelle  d'une  femme  -neatnal 
concevoir  des  eiprcssions  si  gignntesquenient  bmlals,  - 
de  ces  mois  éthiopiens,  plus  noirs  par  leur  signification  - 
que  par  la  couleur  mémo  de  leurs  lettres...  Voulei-îoiB 
enlenOre  l'épUre? 

S1T.V11TS. 

-Oui,  s'il  vous  plall,  car  je  n'en  connais  rien  encore,- 
bien  que  je  connaisse  déjà  trop  la  cruauté  de  PhéW. 

ROS.<lUNDE. 

—  Elle  me  Phébéise  !  Écouter  comme  écrit  ce  tjrsn  [*■ 
melle. 

Elle  lit. 
E«-ta  on  (lien  changé  ea  pllre. 
Toi  qui  as  brûlé  un  cœur  devicrgcf 

—  Une  femme  peut-elle  pousser  l'outrage  jusqiie-!i? 

SILVIUS. 
Appelez-vous  ça  un  outrage? 

liOSALINDE. 
Pourquoi,  te  dépouillBUt  de  lu  ilivinilé, 
Guerroics-lu  contre  un  cœur  da  femme? 

—  Ouïles-vous  jamais  pareil  outrage? 

Tant  qa'nn  regard  d'Iiomme  m'apoursuivie 


Elle  me  prend  pour  une  bêle. 

Si  le  (tùdain  da  vos  yeui  éclaUot* 
A  pu  m'iaspirer  un  tel  aiuour, 
H^Us!  quel  <!-trange  eHfct 


SCÈHE  XVIII.  365 

M'aarait  caosé  leur  tendre  aspect! 

Si  je  voas  aimais  quand  vous  me  grondiez, 

Combien  m'aoriez-vons  émuo  de  yos  prières  ! 

Celui  qui  te  porte  mon  amonr 

Se  doute  pen  de  cet  amour  : 

Apprends-moi  p^  lui  sous  un  pli 

Si  ton  jeune  cœur 

Accepte  Toffrande  sincère 

De  ma  personne  et  de  tout  mon  avoir  ; 

Ou,  par  lui,  rejette  mon  amour. 

Et  alors,  je  ne  songerai  plus  qu*à  mourir» 

*    ■     .  r"  • 

'  I 

SILVIUS,  :• 

Vous  appelez  ça  des  invectives  ! 

CÉLIA. 

Hélas,  pauvre  berger  ! 

ROSALINDE9   àCéiia. 

Vous  le  plaignez?  Non,  il  ne  mérite  pas  de  pitié. 

A  Silvius. 

Peux-tu  aimer  une  pareille  femme!  Quoi!  te  prendre 
pour  instrument  et  jouer  de  toi  avec  cette  fausseté  !  Ce  n'est 
pas  tolérable  ! . . .  Eh  bien,  retourne  à  elle  (car  je  vois  que 
l'amour  a  fait  de  toi  un  reptile  apprivoisé),  et  dis-lui  ceci  : 
que,  si  elle  m'aime,  je  lui  enjoins  de  t'aimer  ;  que,  si  elle  re- 
fuse, je  ne  voudrai  jamais  d'elle  qu'au  jour  où  tu  inter- 
céderas pour  elle...  Si  tu  es  un  véritable  amant,  va,  et 
plus  un  mot!  car  voici  de  la  compagnie  qui  nous  vient. 

Silvius  sort. 
Entre  Olivier,  un  linge  ensanglanté  à  la  main. 

OUVIER. 

Bonjour,  belle  jeunesse.  Dites«moi,  savez-vous  —  dans 
quelle  clairière  de  la  forêt  est  —  une  bergerie  entourée 
d'oliviers? 

CÈUA. 

—  A  l'orient  de  ce  lieu»  au  bas  du  vallon  voisin.  —  Vous 


I 


366  comn  IL  V0D8  rumi. 

voyez  cette  rangée  de  saules  le  long  de  eo  mineaa  monBi- 
rant?  —  Laissez-la  à  ^otre  main  droite,  et  fons  y  tes.  - 
Mais  à  cette  heure  la  cabane  se  garde  e1Ie*mème;  ~  fl  d'j 
a  personne. 

OUYlsa. 

—  Pour  peu  qu'une  langue  ait  po  guider  qd  regard,  -je 
vous  reconnais  parle  signalement  doonë  :  —même  eostome, 
môme  Age. ..  Le  garçm  est  blond,  —aies  traits  fémhim,(l 
tout  à  fait  Vair  —  d'une  sœur  atnée  ;  la  jeune  fiUe  est  ftSk 
—  et  plus  brune  que  son  frère,..  Ne  seriez-vous  pas  -  ks 
propriétaires  de  l'habitation  que  je  cherche? 

CËUA. 

—  A  cette  question  nous  pouvons,  sans  vanité,  répondR 
que  oui. 

OLIVIER. 

—  Orlando  se  recommande  à  vous  deux  ;  —  et  à  oe  jou- 
venceau, qu'il  appelle  sa  Rosalinde,  —  il  envoie  oe  moadioir 
sanglant.  Est-ce  vous? 

BOSAUNDE. 

—  C'est  moi...  Que  doit  nous  apprendre  oeci? 

OLmiR. 

—  Ma  honte,  si  vous  tenez  k  savoir  de  moi  —  qui  je  sm 
et  comment,  et  pourquoi,  et  où  —  ce  mouchoir  a  été  tadié 
de  sang. 

CiLIA. 

Je  vous  en  prie,  parlez. 

OLIVIER. 

—  La  dernière  fois  que  le  jeune  Orlando  vous  a  quittés, - 
il  vous  laissa  la  promesse  de  revenir  —  dans  deux  heures. 
Il  cheminait  donc  par  la  forêt,  —  mAcbant  l'aliment  dooi 
et  amer  de  la  rêverie,  '—  quand,  ô  surprise!  il  jeta  les  jeu 
de  côté,  —  et  voici,  écoutez  bien,  le  spectacle  qui  s'offrit 
à  lui.  —  Sous  un  chêne  dont  les  rameaux  étaient  moussus 
de  vieillesse  —  et  la  ctme  chauve  d'antiquité  caduque,  - 


SGÈN£  XVIII.  367 

un  misérable  en  guenilles,  k  la  barbe  démesurée,  —  dor- 
mait, couché  sur  le  dos  :  autour  de  son  cou  —  s'était  en- 
lacé un  serpent  vert  et  or  —  dont  la  tête,  dardant  la  me- 
nace, s'approchait  —  de  sa  bouche  entr'ouverte  ;  mais  tout 
k  coup,  —  à  la  vue  d'Orlando,  il  s'est  détaché  —  et 
s'est  glissé  en  replis  annelés  —  dans  qn  taillis  k  l'om- 
bre duquel  —  une  lionne  aux  mamelles  taries  —  était 
Jtapie  la  tête  contre  terre,  épiant  d'un  œil  de  chat  —  le 
moment  où  l'homme  endormi  s'éveillerait  :  car  il  est—  dans 
la  nature  royale  de  cette  bote -de  ne  jamais  faire  sa  proie  de 
pd  qui  semble  mort.  —  A  sa  vue,  Orlando  s'est  approché  de 
l'homme  —  et  a  reconnu  son  frère,  son  frère  atné  ! 

CÊLIA. 

—  Oh  !  je  lui  ai  entendu  parler  de  ce  frère  ;  -  il  le  re- 
présentait comme  le  plus  dénaturé  —  des  hommes. 

ousim. 
Et  il  avait  bien  raison  ;  —  car  je  sais,  moi,  combien  il 

^it  dénaturé. 

ROSAUNDK. 

—  Mais  Orlando  !  est-ce  qu'il  l'a  laissé  là  —  à  la  merci 
de  cette  lionne  affamée  et  épuisée  ? 

OUVIER. 

—  Deux  fois  il  a  tourné  le  dos,  comme  pour  se  retirer. 

—  Mais  la  générosité,  toujours  plus  noble  que  la  rancune, 

—  et  la  nature,  plus  forte  que  ses  justes  griefs,  —  l'ont 
décidé  :  il  a  livré  bataille  à  la  lionne  —  qui  bientôt  est 
tombée  devant  lui  :  au  vacarme,  —  je  me  suis  éveillé  de 
mon  terrible  sommeil. 

GÉUA. 

—  Vous  êtes  donc  son  frère  ! 

ROSAUNDE. 

C'est  donc  vous  qu'il  a  sauvé  ! 

GÈLU. 

—  C'est  donc  vous   qui  si  souvent  avez  conspiré  sa 
mort! 


COSSE  IL  VOUS  PUIRA. 

ournR. 

—  Cftait  moi,  mais  ce  n'est  plus  moi.  Je  ne  nKtp!)B 
—  (le  TOUS  dire  ce  que  j'clais,  depuis  que  ma  convemn- 
me  rend  si  heureux  d'être  ce  que  je  suis. 

ROSAILVDE. 

—  Mais  ce  mouchoir  sanglant  ! 

OLIMER. 

Tout  à  l'heure.  —  Quand  tous  deux  à  l'enn  -  ans 
eAmes  mouillé  de  larmes  de  tendresse  nos  premiers  i^ 
chements,  -  quand  j'eus  dit  comment  j'étais  venu  tlssi 
désert,  -  vile  il  m'a  conduit  au  bon  duc  —  qui  m'a 
des  vêtements  frais,  une  collation,  —  et  m'a  confié  à  II 
sollicitude  fraleroclle,  —  Mon  frère  m'a  conduit  imméfr 
temeat  dans  sa  grotte  —  où  il  s'est  déshabillé,  et  c'estdos 
que,  sur  son  bras,  ~  nous  avons  vu  une  écorcbure.Eiil 
par  la  lionne,  —  d'où  le  sang  n'avait  cessé  de  couler;  i 
aussildt  il  s'est  évanoui  —  en  prononçant  dans  un  gémis» 
raent  le  nom  de  Rosalinde.  —Bref,  je  l'ai  ranimé,  j'ai 
sa  plaie,  —  et,  après  un  court  intervalle,  son  cœur  ajanl» 
pris  force,  -  il  m'a  envove  ici,  loul  étranger  que  je  sui- 
pour  vous  faire  ce  récit,  rescus(;r  auprès  de  vous  —  dVcù." 
manqué  à  sa  promesse,  et  remettre  ce  mouchoir  —  teintdî 
son  sang  au  jeune  pdlre  —  qu'il  appelle  en  plaisantants 
Rosalinde. 

CÉUA,    sûateaaDL  Rosaliudequi  s'ûranouit. 

~  Qu'avez-vous  donc,  Gauimède,  doux  Gaoimède? 

OUMER. 

—  Beaucoup  s'évanouissent  à  la  vue  du  sang. 

CÉLIA. 

—  Si  ce  n'ëlait  que  cela!  Cous...  Ganimède! 

—  Voyez,  il  revient  à  lui. 

ROSAUXDE. 
Je  voudrais  bien  être  à  la  maison. 


/^ 


SCÉ!«E  xviu.  369 

CÈUA. 

-  Nous  allons  vous  y  mener. 

A  Olivier. 

—  Veuillez  le  prendre  par  le  bras,  je  vous  prie.  - 

OLIVIER,   emmenant  Rosalinde. 

Remettez- vous ,  jouvenceau...  Vous,  un  homme!  Vous 
n*avez  pas  le  cœur  d'un  homme! 

ROSALINDE. 

Non,  je  le  confesse...  Eh  bien,  Tami,  il  faut  le  re- 
connaître, voilà  qui  est  bien  joue  ;  dites,  je  vous  prie,  à 
.  Totre  frère  comme  j'ai  bien  joué  la  chose.  Ha  !  ha  ! 

Elle  poasse  an  soupir  doalooreax. 
OLIVIER. 

Ce  n'était  pas  un  jeu.  Votre  pAleur  témoigne  trop  bien 
que  c'était  une  émotion  réelle. 

ROSALINDE. 

Simple  jeu,  je  vous  assure. 

OLIVIER. 

Eh  bien,  reprenez  du  cœur  et  montrez-vous  un  homme. 

ROSAUNDE. 

C'est  ce  que  je  fais...  Mais  en  bonne  justice  j'aurais  dû 
être  femme... 

CÊUA. 

Tenez,  vous  pâlissez  de  plus  en  plus  ;  je  vous  en  prie, 
rentrons...  Vous,  bon  monsieur,  venez  avec  nous. 

OUVIER. 

—  Volontiers,  car  il  faut  que  je  rapporte  —  à  mon  frère 
en  quels  termes  vous  l'excusez,  Rosalinde.  — 

ROSALLNDE. 

Je  vais  y  réfléchir.  iMais,  je  vous  prie,  dites-lui  comme 
j  ai  bien  joue...  Voulez-vous  venir? 

Ils  sortent. 


.' 


370  COMME  IL  TOUS  FUUUL 


SCÈNE    XIX- 


[Une  daîrière.] 
^  Entrent  PiBRRi  db  Touche  el  Audkbt. 

PŒRRS  I»  TOUCHE. 

Nous  trouTerons  le  moment,  Audrey.  Patience,  ge&te 
Âudrey. 

AUDREY. 

Bah  !  ce  prètre-lÀ  était  suffisant  ;  le  vieux  gentilhomme 
avait  beau  dire  ! 

PIEREE  DE  TOUCHE. 

C'est  un  misérable  que  ce  sire  Olivier,  Audrey,  on  iiH 
\  f&me  Gache-Texte...  Çà,  Audrey,  il  y  a  ici  dans  la  forêt  on 

gars  qui  a  des  prétentions  sur  vous. 

AIDREY. 

^  Oui,  je  sais  qui  c'est  :  il  n'a  aucun  droit  sur  moi...  Jus- 

tement voici  l'homme  dont  vous  parlez. 


Entre  William. 

PIERRE  DE  TOUCHE. 

C'est  pour  moi  le  boire  et  le  manger  que  la  vue  d'ao 
villageois.  Sur  ma  foi,  nous  autres  gens  d'esprit,  nous  au- 
rons bien  des  comptes  à  rendre.  Il  faut  toujours  que  nous 
nous  moquions  ;  nous  ne  pouvons  nous  en  empêcher. 

AV1LUÀM. 

Bonsoir,  Audrey. 

AUDREY. 

Dieu  vous  donne  le  bonsoir,  William  ! 

WILLLVM,   À  Pierre  de  Touche. 

Et  bonsoir  a  vous  aussi,  monsieur. 


8CtRE  XIX.  371 

PIBIBB  DE  TOUCHE. 

Bonsoir,  mon  cher  ami.  Couvre  ton  chef,  couvre  ton  chef; 
voyons,  je  t'en  prie,  couvre-toi...  Quel  âge  avez-vous, 
ramiT 

wauAM. 

Vingt-cinq  ans,  monsieur. 

PIERRE   DE  TOUCHE. 

On  ftge  mûr.  Ton  nom  est  William? 

WILUAH. 

William,  monsieur. 

PIERRE  DE  TOUCHE. 

Un  beau  nom.  Es-tu  né  ici  dans  la  forât? 

WILUAM. 

Oui,  monsieur.  Dieu  merci  ! 

PIERRE  DE  TOUCHE. 

Dieu  merci  !  Une  bonne  réponse.  Es-tu  riche  ? 

WILUAM. 

Ma  foi»  monsieur,  couci,  couci. 

PIERRE  DE  TOUCHE. 

Couci  couci  est  bon,  très-bon,  excellemment  bon...  el 
pourtant  non,  ce  n'est  que  couci  couci.  Es-ta  sage? 

WILLIAM. 

Oui,  monsieur,  j'ai  suffisamment  d'esprit. 

PIERRE  DE  TOUCHE 

Eh!  tu  réponds  bien.  A  présent  je  ma  rappelle^  une 
maxime  :  le  fou  se  croit  sage  et  le  sage  reconnaît  lui-même 
rCêtre  quun  fou.  Le  philosophe  païen,  quand  il  avait  envie 
de  manger  une  grappe,  ouvrait  les  lèvres  au  moment  de  la 
mettre  dans  sa  bouche;  voulant  dire  par  là  que  le»  ^ppes 
étaient  faites  pour  être  mangées  et  les  lèvres  pour  s'ou- 
vrir (29). 

MODlraDt  Aadrey. 

Vous  aimez  celte  pucclle? 

W1LLUM. 

Oui,  monsieur. 


I 


372  OOUMfi  IL  VOUS  PLAIlÀ. 

PURRE  DE  TOUCHE. 

Donnez-moi  la  main...  Es-tu  savant? 

WILUÀM. 

Non,  monsieur. 

PIERRE  DE  TOUCHE. 

Eb  bien,  sacbe  de  moi  ceci  :  Avoir,  c'est  aroir.  Car  c*es 
une  figure  de  rbétoriquc  qu'un  liquide,  étant  versé  d*(mi 
tasse  dans  un  verre,  en  remplissant  l'un  évacue  Tautre 
Car  tous  vos  auteurs  sont  d*avis  que  ipse  c'est  lui-même  ;  or 
tu  n*espas  ipse^  car  je  suis  lui-mime. 

WILLIAM. 

Quel  lui-même,  monsieur? 

PIERRE  DE  TOUCHE  9   montrant  Aadrej. 

Celui-mème,  monsieur,  qui  doit  épouser  cette  îemBt 
I  C'est  pourquoi,  ô  rustre,  abandonnez,  c'est-à-dire,  en  ter 

mes  vulgaires,  quittez  la  société,  c'est-à-dire,  en  stjle  vflli- 
*  geois,  la  compagnie  de  cette  femelle,  c'est-à-dire,  en  langa 

commune,  de  cette  femme,  c'est-à-dire,  en  résumé,  abaD" 
j  donne  la  société  de  cette  femelle;  sinon,  rustre,  tu  périSi 

ou,  pour  te  faire  mieux  comprendre,  tu  meurs!  en  d'aulni 
termes,  je  te  tue,  je  t'extermine,  je  translate  ta  vie  a 
mort,  ta  liberté  en  asservissement  !  j'agis  sur  toi  par  le  poi- 
son, parla  bastonnade  ou  par  l'acier,  je  te  fais  sauter  pa 
guet-apens,  je  t'écrase  par  stratagème,  je  te  tue  de  cent  dn 
quante  manières  !  C'est  pourquoi  tremble  et  décampe. 

AUDREY. 

Va-t-en,  bon  William. 

WILUAM. 

Dieu  vous  tienne  en  joie,  monsieur! 

Il  8*enfàit. 

EDlrc  CORIN. 

CORIN,  à  Pierre  de  Touche. 

Noire  maître  et  notre  matlresse  vous  cherchent  ;  allons 
en  route ,  en  route  ! 


SCÈNE  XX.  373 

PIERRE  DE  TOUCHE. 

File,  Audrey,  file,  Audrey...  J'y  vais,  j'y  vais. 

Ils  sortcQl. 

SCÈNE   XX. 

[Los  eaviroQs  do  la  grotte  d'Orlando*] 

Entrent  Orlando,  le  bras  en  écharpe^  et  Olivier. 

ORLANDO. 

Est-il  possible  qu'à  peine  connue  de  vous,  elle  vous  ait 
plu  ;  qu'à  peine  vue,  elle  ait  été  aimée  ;  à  peine  aimée,  de- 
mandée; à  peine  demandée,  obtenue!  Et  vous  êtes  décidé 
i  la  posséder  ? 

OUVIER. 

Ne  discutez  pas  tant  de  précipitation,  sa  pauvreté,  nos 
courtes  relations,  ma  brusque  demande  et  son  brusque  con- 
sentement; mais  dites  avec  moi  que  j'aime  Aliéna,  dites 
avec  elle  qu'elle  m'aime,  convenez  avec  nous  deux  que  nous 
pouvons  nous  unir  ;  et  ce  sera  pour  votre  bien.  Caria  maison 
de  mon  père,  les  revenus  du  vieux  sire  Roland,  je  veux  tout 
TOUS  céder,  et  vivre  et  mourir  ici  berger. 

Entre  Rosalindb. 
ORLANDO. 

Tous  avez  mon  assentiment.  Que  votre  noce  soit  pour  de- 
main :  j'y  convierai  le  noble  duc  et  tous  ses  courtisans  char- 
més. Allez  presser  Aliéna;  cor,  voyez- vous,  voici  maRo- 
salinde. 

ROSALINDE,   à  Olivier. 

Dieu  vous  garde,  frère  ! 

OLIVIER. 

Et  vous,  charmante  sœur! 

vni.  31 


Tê\  COmE  IL  VOUS  PLAIEA. 

ROSALHCDB. 

0  mon  cher  Orlando,  que  cela  m'aflBige  de  fa  fOff  porto 
ton  cœur  en  écbarpe  ! 

ORLANDO. 

Ce  n* est  que  mon  bras. 

rosâunde. 
J*ai  cru  que  ton  cœur  avait  été  blessé  par  les  griffes  d'tt 
lionne. 

ORUKDO. 

11  est  blessé,  mais  par  les  yem  d*une  femme. 

MAhimm. 
Votre  frère  ^us  a-t-il  dit  comme  j'ai  joaé  rénnooi» 
ment,  quand  il  m'a  montré  votre  taoochoir? 

ORUNDO. 

Oui,  et  des  prodiges  plus  grands  encore  qae  celui-là. 

ROSALIKDK. 

Oh  !  je  sais  où  vous  Toulez  en  venir. . .  Oaî,  c'est  vni  ;  I 
ne  s'est  jamais  rien  vu  de  si  brusque,  honnis  le  chœ  à 
deux  béliers  et  la  fanfaronnade  hyperbolique  de  César: A 
suis  venu^fai  ru,  fai  vaincu.  Car  votre  frère  et  masœora 
se  sont  pas  plus  tôt  rencontrés,  qu'ils  se  sont  considéra;  p 
plus  tôt  considérés,  qu'ils  se  sont  aimés;  pas  plustftt 
mes,  qu'ils  ont  soupiré  ;  ils  n'ont  pas  plus  tôt  soupiré,  qal 
s'en  sont  demandé  la  raison  ;  ils  n'ont  pas  plus  tôt  su  la  ni 
son,  qu'ils  ont  cherché  le  remède,  et  ainsi  de  degré  eo  de 
gré  ils  ont  fait  une  échelle  à  mariage  qu'ils  devront  grvri 
incontinent,  sous  peine  d'être  incontinents  avant  le  ai 
nage.  Ils  sont  dans  la  fureur  même  de  l'amour,  et  il  ii 
qu'ils  en  viennent  aux  prises  :  des  massues  ne  les  aépiM 
raient  pas  ! 

ORUNDOi 

Ils  seront  mariés  demain,  et  j'inviterai  le  duc  à  la  noa 
Mais,  ah  !  que  c'est  chose  amère  de  ne  voir  le  bonheur  qc 


SCÈNE  XX.  375 

par  les  yeux  d*autrui!  Demain,  plus  je  verrai  mon  frère 
'  heureux  de  posséder  ce  qu'il  désire,  plus  j'aurai  le  cœur 
accablé. 

ROSAIINDE. 

Allons  donc  !  est-ce  que  je  ne  peux  pas  demain  vous  tenir 
Itea  de  RosalindeT 

ORUNDO. 

Je  ne  puis  plus  vivre  d'imagination. 

ROSÀUNDE. 

Eh  bien»  je  ne  veux  plus  vous  fatiguerde  phrases  creuses. 
Sachez  donc  de  moi  (car  maintenant  je  parle  sérieusement) 
que  je  vous  sais  homme  de  grand  mérite...  Je  ne  dis  pas  ça 
pour  vous  donner  une  haute  opinion  de  mon  savoir  en  vous 
prouvant  que  je  sais  qui  vous  êtes.  Si  j'ambitionne  votre 
estime,  c'est  dans  une  humble  mesure,  afin  de  vous  inspi- 
rer juste  assez  de  confiance  pour  vous  rendre  le  courage 
sans  surfaire  ma  valeur.  Croyez  donc,  s'il  vous  plaît,  que  je 
puis  faire  d'étranges  choses.  J'ai  été,  depuis  l'âge  de  trois 
ans,  en  rapport  avec  un  magicien  dont  la  science  est  fort 
profonde  sans  être  en  rien  damnable.  Si  dans  votre  cœur 
vous  aimez  Rosalinde  aussi  ardemmeut  que  votre  attitude  le 
proclame,  vous  l'épouserez  quand  votre  frère  épousera 
Aliéna.  Je  sais  h  quelles  extrémités  la  forlunc  l'a  réduite  :  et 
il  ne  m'est  pas  impossible,  si  vous  n'y  voyez  pas  d'inconvé- 
nient, de  l'évoquer  demain  devant  vos  yeux  sous  sa  forme 
humaine  et  sans  aucun  danger. 

ORLANDO. 

Parlez-vous  sérieusement? 

Oui,  sur  ma  vie,  que  j'aime  chèrement,  bien  que  j'avoue 
être  magicien.  Ainsi  parez-vous  de  vos  plus  beaux  atours, 
conviez  vos  amis;  car,  si  vous  voulez  être  marié  dcmaiu, 
vous  le  serez,  et  à  Rosalinde,  pour  peu  que  vous  le  désiriez. 


376  GOMME  IL  VOUS  PLAIRA. 

Entrent  Silvius  et  Ph&bé. 
ROSAUNDE. 

Tenez,  voici  mon  amoureuse  et  son  amoureux. 

PHÉBÈ. 

—  Jeune  homme,  vous  m'avez  fait  une  grande  îndTililé, 
—  en  montrant  la  lettre  que  je  vous  avais  écrite. 

ROSALINDE. 

—  Cela  m'est  bien  égal.  Je  m'étudie  —  h  paraître  dédai- 
gneux et  incivil  envers  vous.  -  Vous  avez  là  h  votre  saile 
un  fidèle  berger;  -  tournez  les  yeux  sur  lui,  aimez-ie:i 
vous  adore. 

PHÉBÈ,  à  Sîlnas. 

—  Bon  berger,  dites  à  ce  jouvenceau  ce  que  c'eH 
qu'aimer. 

SIL>TDS. 

—  C'est  être  tout  soupirs  et  tout  larmes  ;  —  et  ainsi  sois- 
je  pour  Phébé. 

PHÈBÉ. 

Et  moi  pour  Ganimède. 

ORLANDO. 

—  Et  moi  pourRosalinde. 

rosâunde. 
Et  moi  pour  pas  une  femme. 

SILVIUS. 

—  C'est  être  tout  fidélité  et  dévouement;  —  et  ainsi  sois- 
je  pour  Phébé. 

PiiteÉ. 
Et  moi  pour  Ganimède. 

ORLANDO. 

—  Et  moi  pour  Rosalinde. 

ROSÂUNDE. 

Et  moi  pour  pas  une  femme. 


8GÉNE  XX.  377 

SILYIUS. 

—  C'est  être  tout  eitasOi  -  tout  passion  et  tout  désir,  — 
tout  adoration,  respect  et  sacrifice,  -  tout  humilité,  tout 
patience  et  impatience,  —  tout  pureté,  tout  résignation, 
tout  obéissance,  —  et  ainsi  suis-je  pour  Phébé*. 

PUÈBÈ. 

—  Et  ainsi  suis-je  pour  Ganimède. 

ORUNDO. 

—  Et  ainsi  suis-je  pour  Rosalinde. 

ROSAUNDE. 

—  Et  ainsi  suis-je  pour  pas  une  femme. 

PHÈBÈ,  à  Rosalinde. 

—  Si  c*est  ainsi,  pourquoi  me  blAmez-TOus  de  vous 
limer? 

SILVIUS,   à  Phébë. 

—  Si  c'est  ainsi,  pourquoi  me  blftmez-YOus  de  tous 
aimer? 

ORLANDO. 

—  Si  c'est  ainsi ,  pourquoi  me  blAmez-TOus  de  tous 
aimer? 

ROSAUNDE. 

—  A  qui  dites-vous  :  pourquoi  me  bl&mez-vous  de  vous 
aimer  ? 

ORUNDO. 

—  A  colle  qui  n'est  pas  ici  et  qui  ne  m'entend  pas.  — 

ROSAUNDE. 

Assez,  je  vous  prie  !  On  dirait  des  loups  d'Irlande  hurlant 
h  la  lune. 

A  Silvius. 

Je  vous  servirai,  si  je  puis. 

A  Phébé. 

Je  vous  aimerais,  si  je  pouvais...  Demain,  venez  tous  me 
trouver. 


378  GOIOfE  IL  VOUS  PUIBA. 

A  Phébé. 

Je  me  marierai  avec  vous,  si  jamais  je  me  marie  avec  une 
femme,  et  je  me  marierai  demain. 

À  Orlando. 

Je  vous  satisferai,  si  jamais  je  satisfiiis  un  homme,  et  vous 
serez  marié  demain. 

A  SiWias. 

*  Je  vous  contenterai,  si  ce  qui  vous  platt  peut  toqs  oonteD- 

ter,  et  vous  serez  m^rié  demain. 

!^  A  Orlando. 

h  Si  vous  aimez  Rosalinde ,  soyez  exact. 

A  Silvias. 

Si  vous  aimez  Phébé,  soyez  exact...  Aussi   Trai  que  je 
n'aime  pas  une  femme,  je  serai  exact.  Sur  ce,  au  revoir!  je 

vous  ai  laissé  mes  ordres. 

SILVIDS. 

~  Je  ne  manquerai  pas  au  rendez-vous,  si  je  vis. 

PHËBÈ. 


Ni  moi. 


Ni  moi. 


ORLANDO. 


Ils  sortent. 


SCÈNE   XXI. 

[Sous  la  feuillée.] 

Eeirent  Tibrre  de  Touche  et  Audrby. 
PIERRE   DE   TOUCHE. 

Demain  est  le  joyeux  jour,  Audrey  ;  demain  nous  serons 
mariés. 

AUDREY. 

Je  lo  désire  de  tout  mon  cœur,  et  j'espère  que  ce  n'est 


SCÈNE  XXI.  379 

pas  un  désir  déshonnâte  de  désirer  6tre  une  femme  établie. . . 
Voici  venir  deux  pages  du  duc  banni. 

Entrent  deux  pages. 
PREMIER  PAGE,  à  Pierre  de  Toache. 

Heureuse  rencontre,  mon  honnête  gentilhomme  ! 

PIERRE  DE  TOUCHE. 

Oui,  ma  foi,  heureuse  rencontre!...  Allons,  asseyez-vous, 
asseyez-vous,  et  vite  une  chanson! 

DEUXIÈME  PAGE. 

Nous  sommes  h  vos  ordres,  asseyez- vous  au  milieu. 

Pierre  de  Toache  s'assied  entre  les  deox  peges. 
PREMIER  PAGE,   an  deoiième. 

Exécuterons-nous  la  chose  rondement,  sans  tousser  ni 
cracher  ni  dire  que  nous  sommes  enroués,  préludes  obligés 
d'un  vilaine  voix  ? 

DEUXIÈME  PAGE. 

Oui,  oui,  et  tous  deux  sur  le  même  Ion,  comme  deux 
bohémiennes  sur  un  cheval. 

CHANSON. 

Il  était  an  amant  et  si  mie, 

Hey  !  ho!  hey  nonino! 

Qai  traversèrent  le  champ  de  blé  vert, 

Au  printemps,  an  joli  temps  nuptial 

Où  les  oiseaax  chantent,  hey  ding  !  ding  !  ding  ! 

Tendres  omonts  aiment  le  printemps. 

Entre  les  rangées  de  seigle, 

Hey  !  ho  I  hey  nonino  I 

Les  jolis  campagnards  se  couchèrent 

Au  printemps,  on  joli  temps  nuptial,  etc. 

Sur  Theure  ils  commencèrent  la  chanson, 
Hey!  ho  !  hey  nonino! 


COMME  IL   VOUS  PLAIHA. 

Contme  quoi  la  vie  n'est  qa'ane  t\eor, 
An  printemps,  etc. 

rrolitrz  donc  du  temps  prùteot, 
(  lley  I  ho  ',  licf  ooD'mo  ! 

Car  l'omour  se  coiiroane  de  primean. 
Au  primomps,  etc. 

PIERRE  DE    TOUCRE. 

En  vt'rilé,  mes  jeunes  geatilshommes,  quoique  Isp» 

les  ne  signifient  pas  grand'chose,  le  cfaant  a  élé  ^fa 

harmonieux. 

PREinEtl  PAGE. 

Vous  vous  trompez,  mcssire  ;  nous  ayons  obsefré  laœe- 

sure,  nous  n'avons  pas  perdu  nos  temps. 

PIERRE  DE  TOUCHE. 

Mn  foi,  si  ;  je  déclarn  que  c'est  temps  perdu  fkats 

une  si  sotte  chanson.  Dieu  soil  avec  vous,  et  Dîea  tciA 

amender  vos  voix!...  AUons,  Audrey. 

Ils  sortent. 

SCÈNE    XXII. 

[Iji  diauintiro  dea  princesses  dworije  comme  ponr  une  file. 


Enlreni  In  ^teux  dl'c,  A)I[E^s  ,  Jacques,  Orlando  ,  Ouvra 
et  CéLTa, 

LE   VIEUX    tlfC. 

—  Crois-tu,  Orlando,  que  ce  garçon    ~  puisse  fnirp  lOK 
ce  qu'il  a  promis? 

onUNDO. 

—  TanlAt  je  le  crois,  tantôt  je  ne  le  crois  plus,  -  comme 
ceux  qui  craignent    et  qui   espèrent    on   dt^pit  de  Inui 


/^ 


SCÈNE  xxn.  381 

Entrent  Rosalinde,  Siiaius,  et  Phébê. 
ROSAUNDE. 

—  Encore  un  peu  de  patience ,  que  nous  résumions  nos 
conventions  ! 

Au  duc. 

—  Vous  dites  que,  si  j'amène  ici  votre  Rosalinde,  —  vous 
l'accorderez  à  Orlando  que  voici  ? 

LE  VIEUX  DUC. 

—  Oui,  dussé-je  donner  des  royaumes  avec  elle  ! 

ROSAUNDE ,  à  Orlando. 

—  Et  VOUS  dites,  vous,  que  vous  l'accepterez,  dès  que  je 
la  présenterai  ? 

ORLANDO. 

—  Oui,  fussé-je  roi  de  tous  les  royaumes  ! 

ROSALINDE,  h  Phébë. 

—  Vous  dites  que  vous  m'épouserez,  si  je  veux  bien? 

PHËBË. 

—  Oui,  dussé-je  mourir  une  heure  après! 

ROSALINDE,  montrent  Silvius. 

—  Mais,  si  vous  refusez  de  m'épouser,  —  vous  vous  don- 
nerez à  ce  très-fidèle  berger  ? 

phIbè. 

—  Tel  est  notre  marché. 

ROSAUNDE,   à  Silfiof. 

—  Vous  dites  que  vous  épouserez  Phébé,  si  elle  veut 
bien  ? 

SILVIUS. 

—  Fallût-il,  en  l'épousant,  épouser  la  mort! 

ROSAUNDE. 

—  J'ai  promis  d'arranger  tout  cela. 

BTontrant  Orlando  au  duc. 

—  0  duc,  tenez  votre  promesse  de  lui  donner  votre 
fille. 


—  0  nesniibù» 


I  f  ai  cm  «oîr  «b  &m  àt  voev  ilk.  —  Sâs, 

*  CMor.  cifr  ortcoi  es  oè  iMS  ks  bois;  ~  3  a  éfté  iailî^ 

FD&UB^ — -àfr  ctilBDO  scnc»  éésopéreas  par  SQB  oack 
—  qqi'I  dédm  4ti«  ca  oumI  BapcieB  —  caché  <faiis  k 


DfaaKialTaiiaaatiadAiVicarair. 
les  cxmpies  nmieirt  aiosî  ânsfache!  T< 
d*anim«ix  écnnces  qoe,  iiaslOBlB  les  lufoes,  oo  appelk 


Stlat  et  compliaKiils  à  tras  ! 

NoD  1k>o  setenear,  recevez-le  bien.  Cest  ce  eentîlhoiiime 
aa  «TfeaQ  bariolé  que  j'ai  si  soafcnt  reoooolré  dans  b 
fonH  :  fl  a  élé  homme  «ie  cour,  assme-Ml. 

rsÈM  se  lorcBE. 

Si  qoelqu'on  en  doQte^  qu'il  me  soumette  i  Texama. 
J'ai  daosé  on  pas,  j'ai  cajolé  une  dame,  j'ai  élé  politique 
avec  moo  ami,  caressant  avec  mon  ennemi.  j*ai  miné  troii 


BCÈNE  XXII.  383 

tailleurs,  j'ai  eu  quatre  querelles  et  j*ai  failli  en  vider  une 
sur  le  terrain. 

JAGQUIS. 

Et  comment  s'est-elle  terminée? 

PIERRS  DB  TOUCHE. 

Eh  bien,  nous  nous  sommes  rencontrés  et  nous  avons 
reconnu  que  la  querelle  était  sur  la  limite  du  septième 
grief. 

JàGQUES. 

Qu'est-ce  donc  que  le  septième  grief?...  Mon  bon  sei- 
gneur, prenez  en  gré  ce  compagnon. 

LE  VIEUX  DUC. 

Il  m'est  fort  agréable. 

riERRE  DE  TOUCHE. 

Dieu  vous  en  récompense,  monsieur  !  Puissiez-vous  être 
aussi  agréable  pour  moi!...  J'accours  ici,  monsieur,  au  mi- 
lieu de  ces  couples  rustiques,  pour  jurer  et  me  parjurer, 
pour  resserrer  par  le  mariage  les  liens  que  rompt  la  pas- 
sion... 

Montrant  Aadrey. 

Une  pauvre  pucelle,  monsieur!  une  créature  mal  fagotée, 
monsieur,  mais  qui  est  à  moi.  Un  pauvre  caprice  à  moi, 
monsieur,  de  prendre  ce  dont  nul  n'a  voulu.  La  riche 
honnêteté  se  loge  comme  l'avare,  monsieur,  dans  une  ma- 
sure, ainsi  que  votre  perle  dans  votre  sale  huttre. 

LE  MEUX  DUC. 

Sur  ma  foi,  il  a  le  verbe  vif  et  sententieux. 

PIERRE  DE  TOUCHE. 

Autant  que  peuvent  l'être  des  traits  de  fou,  monsieur,  et 
autres  fadaises  ! 

JACQUES. 

Mais  revenez  au  septième  grief. . .  Comment  avez-vous  re- 
connu  que  la  querelle  était  sur  la  limite  du  septième 
grief? 


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3M  aamt  b.  vio 


Col-ir-â?»  ôs  é^yiri  sqA  fois 

ie  défypTAtiJi  11  oaropt  et  U  fcarhe  de 

t  D  gàe  fc  dift  qpe,  si  jedwJMjkqt 

mÊét,  ^H^d^wmqafBt  TélÊiL  Cad s'ijipf ili  h f^pip 
eavtmr...  0»  si  >e  hs  lus»  dire  cooore  qa'cfle  B*éfc 

r  jm  btoi  tu.i«e,  il  ms  iûsût  £re  ^H  la  flOfil  poor 

*  (ùftîre  à  }si'2i^sDe.  Ced  s'jppeDe  Ir  MToanir  wàcdm 

Qot  û  JsHBtûs  de  DCMivQn,  fl  fompOitt  aott  jugaim 
Ceci  s'^ipbje  i«  rffortit  fmwrr...  Qae  â  j^jaiartais 
ooovBMU  il  me  répoodait  qoe  je  mt  dàsaàs  pas  la  Tcrilé.  O 

I  s'appcflefa  npotUfmiI]MMU...Qatùfm»UmàtnoKnm 

i  ne  dédaraîi  que  f  en  aiais  menlL  Cad  s*appelfe  k  cù 
qmereUaue.  Et  ainsi  de  suite  jnsqa*an  déwigi 
et  an  drseati  Ured  (30]. 


D  combien  de  fois  arez-Toos  dit  qw  sa  bartie  n'était  | 
bieDtaîIkse? 

niiiE  re  TorcHE. 

Je  n'omi  pas  aller  plus  loin  qoe  le  iéwtemH  nrindirianari 
il  n'osa  pas  me  donner  If  iéwÊmti  dirrcf.  Sor  ce,  ooos  mes 
rimes  nosépées  et  oons  doqs  séparâmes. 

Poorriez-TOQS  à  présent  nommer  par  ordre  les  degi 
da  démenti? 

piEUi  K  Toccas. 
Oh  !  monsîear,  noos  noos  qnereUons  d*après  Fimprim 
il  T  a  un  Urre  poor  ça  comme  il  t  a  des  liTies  poor  I 
bonnes  manières.  Je  Tais  Toas  nommer  les  degrés.  Premi 
degré,  la  Réplique  courtoise  :  second,  le  Sarcasme  modes! 
troisième,  la  Répartie  grossière  ;  quatrièn^,  la  Riposte  ^ 
lante;  dnquième,  la  Contradiction  qnerellense:  sixième; 
Démenti  à  condition  ;  septième,  le  Démenti  direct.  Yo 


8GÉNE  XXll,  385 

pouvez  les  éluder  tous,  excepté  le  démenti  direct  ;  et  encore 
vous  pouvez  éluder  celui-là  par  un  Si.  J'ai  vu  le  cas  où  sept 
juges  n'avaient  pu  arranger  une  querelle;  mais,  les  adversai- 
res se  rencontrant,  Tun  d'eux  eut  toutbonnement  l'idée  d'un 
SU  comme  par  exemple  :  Si  vous  avez  dit  eeci^  fai  dit  cela, 
et  alors  ils  seserrèrent  la  main  et  jurèrent  d'être  frères.  Votre 
Si  est  l'unique  juge  de  paix;  il  y  a  une  grande  vertu  dans 
le  Si. 

JACQUES,    audac. 

N'est-ce  pas  là  un  rare  gaillard,  monseigneur?  Il  est  aussi 
bon  en  tout,  et  pourtant  ce  n'est  qu'un  fou. 

LE  DOC. 

Sa  folie  n'est  qu'un  dada  à  l'abri  duquel  il  lance  ses  traits 
d'esprit. 

Entrent  l'hymen,  conduisant  RosALiNDE,  f ètae  on  femme,  et  Célia. 

Mosiqae  solennelle. 

l'hymen,  chantant. 

Il  y  a  joie  an  ciel 

Qoand  tous  sar  la  terre  s'aceordent 

Et  se  mettent  en  harmonie. 

Bon  doc,  reçois  (a  fille. 

Du  ciel  rhymen  Ta  ramenée, 

Oui,  ramenée  ici, 

Afin  qae  tu  donnes  sa  main  à  celoi 

Dont  elle  a  le  cœur  dans  son  sein. 

ROSALINDE,   an  duc. 

—  A  VOUS  je  me  donne,  car  je  suis  à  vous. 

A  Orlando. 

-  A  VOUS  je  me  donne,  car  je  suis  à  vous. 

LE   VIEUX   DUC. 

-  Si  cette  vision  ne  me  trompe,  vous  êtes  ma  fille. 

ORUNDO. 

—  Si  cette  vision  ne  me  trompe,  vous  êtes  ma  Rosa- 
linde. 


f 


380  CONUE  IL  VOtrS  PLàlU. 

raist. 

—  Si  cette  tUIod,  si  cette  forme  ne  me  iranqw,  -  ^ 
adiea  moa  amour  ! 

—  Je  veux  ne  pas  aToir  de  père,  si  ce  D'est  toos. 

A  Orlando. 

—  Je  ne  veai  pas  avoir  de  mari,  si  ce  c'est  tous. 

1  Phébé. 

—  Je  Teox  ii'époaser  jamais  une  femme,  si  es  a'ai 

TOOS. 

l'htm». 

Slenec!  Ob  !  j'inienUs  U  cODfasioB  t 
C'est  moi  qoi  dois  rare  li  eondnsioB 
De  CM  éTéoeiiKDU  élnnges. 
Ces  hnil  fiatieé»  doiTeDt  se  donner  b  nria 
El  l'nnir  par  les  tient  il«  rhjmea. 
Si  la  >érilé  ml  visic. 
A  OriandO  «t  k  ftooEDde. 

Voua,  TOUS  £le$  inséparablei. 
A  Oliiler  d  t  GAb. 

Voas,  >aus  ùtes  lecnar  dios  Je  cieiir. 

Qd  prenez  une  femme  foor  époui. 
*  rn.TC  .l.'Tco.-hL.uIiAuJirv. 

Vous,  TOUS  êtes  loués  l'un  à  l'antre. 

Comme  l'hiter  au  miuvaii  lemps. 

Tandis  qae  non*  chonteroDi  un  L-pilhalame, 

IUs«Asiez-Toiis  de  qne^ilions, 

ArjD  que  U  ra\soa  calme  votre  surprise 

ËD  vous  eipliqusQl  notre  réunion  et  ce  déDODenicDl, 


De  U  gronde  Junoa  \a  norc  c'^l  la  coaronne  : 
0  lien  sucri  de  la  lalili:  cL  du  lit  ! 
C'cjt  l'hymen  qui  peuple  loute  cîIl-, 


8GÉNK  XXll.  387 

Honneor»  hoontor  et  gloire 
A  rhymeo,  diea  do  tonte  cité  ! 

LE  MEUX  DUC. 

-  0  ma  chère  nièce,  sois  ia  bienvenue  près  de  moi,  - 
aussi  bien  venue  qu'une  autre  fille  ! 

PHÊBi,   àSiWias. 

-  Je  ne  veux  pas  reprendre  ma  parole  :  désormais  tu  es  à 
moi.  --  Ta  fidélité  fixe  sur  toi  mon  amour. 

Entre  Jacques  des  Bois. 

JACQUES  DES  BOIS. 

-  Accordez-moi  audience  pour  un  mot  ou  deux;  —je 
suis  le  second  fils  du  vieux  sire  Roland,  —  et  voici  les  nou- 
velles que  j'apporte  h  cette  belle  assemblée.  —  Le  duc  Fré- 
déric, apprenant  que  chaque  jour  —  des  personnages  de 
haute  distinction  se  retiraient  dans  cette  forêt,  —  avait  levé 
des  forces  considérables  et  s'était  mis  —  à  leur  tête,  dans 
le  but  de  surprendre  —  son  frère  ici  et  de  le  passer  au  fil 
de  l'cpée.  —  A  peine  était-il  arrivé  à  la  lisière  de  ce  bois 
sauvage,  —  qu'ayant  rencontré  un  vieux  religieux  —  et 
causé  quelques  instants  avec  lui,  il  renonça  •-  à  son  entre- 
prise et  au  monde,  —  léguant  sa  couronne  à  son  frère 
banni,  —  et  restituant  toutes  leurs  terres  à  ceux  —  qui 
l'avaient  suivi  dans  l'exil.  Sur  la  vérité  de  ce  récit  —j'en- 
gage ma  vie. 

LE  VIEUX  DUC. 

Sois  le  bienvenu,  jeune  homme.  —  Tu  offres  à  tes  frères 
un  beau  présent  do  noces  :  —  h  l'un  ses  terres  confis- 
quées, à  l'autre  —  un  vaste  domaine,  un  puissant  duché.  — 
D'abord  achevons  dans  cette  forêt  la  mission  —  que  nous 
y  avons  si  bien  commencée  et  soutenue.  —  Ensuite  chacun 
de  ces  élus  ~  qui  ont  enduré  avec  nous  les  jours  et  les 
nuits  d'épreuve  —  aura  part  à  la  prospérité  qui  nous  est 


3»  aam  n.  vocs  iluêl. 


.1 


»i 


—  Si  cette  tîsîod,  si  cette  forme  De  me  trompe^  —  alors, 
«fiea  moD  amour  ! 

;'  lûSiliSlB,  «4k. 

!  —  Je  Tem  ne  pas  avoir  de  père^  si  ce  D*est  loas. 

'^  AOiUsëo. 

—  Je  ne  veux  pas  aïoir  de  mari,  si  œ  n'est  mns. 

—  Je  feox  n'épouser  jamais  uie  JBmmfi,  si  ce  n'a 

TOUS. 


SOeMe!  Ob  !  j'iateidis  b  eonfirâMi  f 

CtA  Boi  qui  dois  Cure  U  amdmûoÊ 

I>e  ces  éréDeaeats  cCraaget. 

Ces  kvt  SaMés  éoifeat  98  d^aaer  II 

Et  s'oair  par  les  lieas  de  rhymeo, 

Sî  U  %érité  est  vraie. 
A  Oiiuiéo  et  k  ftosaliode. 

Toas,  TOUS  êtes  inséparablef. 
A  Oimer  d  à  caia. 

Vous,  vous  élet  le  eoev  dm  k  «v. 

Hoetnfit  sa^ius  à  fbétc. 
}  Tons,  oéda  à  toa  amoar, 

(  Oa  prenez  ane  femme  pour  épom. 

A  rkrre  de  Touche  et  à  André?. 

Toas,  T009  êtes  fooéi  ron  à  rralre. 

Comme  l'hifer  an  maoTais  temps. 

Tandis  qae  sons  ckanlereas  mi  épithalame, 

Rassasies-fOis  de  qneslioiis, 

▲Gn  qae  la  raison  calme  f  oCn  surprise 

£d  toqs  expliquant  notre  rtenioa  et  ce  ddBOoeaeiit. 

CHA!rr. 

De  U  grande  Janon  la  noce  est.la  eoaronne  : 
0  lien  sacré  de  la  lablc  et  da  lit  ! 
C*C5t  rhymen  qoi  peuple  tonte  dté. 
Qne  l'angoàtc  mariage  soii  donc  honoré. 


SGÉIIK  XXII.  387 

Hoanenn  honntor  et  gloire 
A  rhymeo,  diea  do  toote  cité  I 

LE  MEUX  DUC. 

-  0  ma  chère  nièce,  sois  la  bienvenue  près  de  moi,  - 
aussi  bien  venue  qu'une  autre  fille  ! 

PHÊBÈ,   àSiWias. 

-  Je  ne  veux  pas  reprendre  ma  parole  :  désormais  (u  es  à 
moi.  --  Ta  fidélité  fixe  sur  toi  mon  amour. 

Entre  Jacques  des  Bois. 

JACQUES  DSS  BOIS. 

-  Accordez-moi  audience  pour  un  mot  ou  deux;  —je 
suis  le  second  fils  du  vieux  sire  Roland,  —  et  voici  les  nou- 
velles que  j'apporte  h  cette  belle  assemblée.  —  Le  duc  Fré- 
déric, apprenant  que  chaque  jour  —  des  personnages  de 
haute  distinction  se  retiraient  dans  cette  forêt,  —  avait  levé 
des  forces  considérables  et  s*élait  mis  —  à  leur  tôte,  dans 
le  but  de  surprendre  —  son  frère  ici  et  de  le  passer  au  fil 
de  l'épée.  —  A  peine  était-il  arrivé  à  la  lisière  de  ce  bois 
sauvage,  —  qu'ayant  rencontré  un  vieux  religieux  —  et 
eausé  quelques  instants  avec  lui,  il  renonça  —  à  son  entre- 
prise et  au  monde,  —  léguant  sa  couronne  à  son  frère 
banni,  —  et  restituant  toutes  leurs  terres  à  ceux  —  qui 
l'avaient  suivi  dans  Texil.  Sur  la  vérité  de  ce  récit  —  j'en- 
gage ma  vie. 

LE  VIEUX  DUC. 

Sois  le  bienvenu,  jeune  homme.  —  Tu  offres  à  tes  frères 
on  beau  présent  do  noces  :  —  h  l'un  ses  terres  confis* 
quées,  à  Tautre  —  un  vaste  domaine,  un  puissant  duché.  — 
D'abord  achevons  dans  cette  forêt  la  mission  —  que  nous 
y  avons  si  bien  commencée  et  soutenue.  —  Ensuite  chacun 
de  ces  élus  —  qui  ont  enduré  avec  nous  les  jours  et  les 
nuits  d'épreuve  —  aura  part  à  la  prospérité  qui  nous  est 


NOTES 


LES   DEUX  GENTILSHOMMES  DE  VERONE, 


MARCHAND  DE  VENISE,  ET  COMME  IL  VOUS  PLAIRA 


^K^€>QS3^9 


(1)  Les  Deux  Gentilshommes  de  Vérone  ont  été  publiés  pour  la 
première  fois  sept  ans  après  la  mort  de  Shakespeare,  dans  le 
Cprand  in-folio  de  1623.  La  division  absurde  adoptée  par  les  édi- 
teurs place  cette  pièce,  qui  fut  évidemment  une  des  premières 
compositions  du  maître,  immédiatement  après  la  Tempête^  qui  fut 
eertainement  une  des  dernières.  La  date  h  laquelle  les  Deux  Gen- 
Ubhommes  ont  été  représentés  n'a  pu  être  fixée  par  aucun  docu- 
ment  précis.  Malone,  après  avoir  délibérément  assigné  celte  date  à 
Tannée  1595,  s*cst  rétracte  et  l'a  reportée  à  l'année  1591.  Quel- 
ques paroles  dites  par  un  personnage  sur  les  pères  de  famille 
€  qui  envoient  leurs  fils  à  la  guerre  ou  à  la  découverte  des  îles 
»  lointaines  y^  lui  ont  paru  faire  allusion  à  l'expédition  des  vo- 
lontaires protestants  qui,  en  1591,  sous  la  conduite  de  lord  Essex, 
allèrent  grossir  l'armée  d'Henri  IV,  en  mémo  temps  qu'aui 
nombreux  voyages  d'exploration  entrepris  à  la  même  époque  par 
Raleigb,  Cavendish  et  d'autres.  —  Cette  conjecture  repose»  on 


392  LKS  DSOX  GKNTILSUOMMKS  DB  TÉBimS.  ETC. 

le  voit»  sur  des  données  bien  vagues.  —  Sans  désigner  une  < 
positive,  comme  Ta  fait  un  peu  légèrement  Malone,  la  criti 
peut,  selon  moi,  afGrmerque  cette  comédie  esl,  par  sa  eom( 
lion  et  par  Tordre  d'idées  qu'elle  soulève,  contemporaine 
poèmes  et  des  Sonnets  de  Shakespeare.  Nul  doute  qu'elle  n'ail 
improvisée  dans  cette  première  période  où  le  poète  s'essajait 
core.  La  brusquerie  du  dénouement  trahit  dans  Tesprilde  Tau 
une  certaine  fatigue  que  n'eût  jamais  ressentie  son  génie  une 
sûr  de  lui-môme.  —  J'ai  déjà  dit  à  l'Introduction  queShakesp 
s'était  inspiré,  pour  certaines  scènes  de  sa  comédie,  d'un  n» 
pastoral,  la  Diane  de  Montemayor.  La  Diane  n'a  été  tradaiti 
anglais  qu'en  1598.  Il  est  donc  infiniment  probable  que  Sha 
peare  n'a  pas  connu  directement  par  l'œuvre  espagnole  eet 
sodé  des  amours  de  don  Félix  et  de  Félismàne  qui  lui  a  foi 
plusieurs  incidents.  Mais  cet  épisode  avait  fait  le  sujet  d'un€ 
médie  représentée  en  1584,  à  Greenwich,  devant  la  reine  É 
beth,  sous  ce  titre  :  The  historié  of  Félix  and  PhUmnena^  et  ( 
vraisemblablement  par  celte  comédie,  aujourd'hui  perdue, 
Shakespeare  a  été  initié  à  l'idée  qu'il  a  plus  tard  mise  en  œu 
Les  Dtxix  Gentilshommes  de  Vérone  ont  été  remaniés  pou 
scène  de  Drury  Lane  par  un  M.  Victor,  en  1763. 

(2)  La  môme  comparaison  se  retrouve  deux  fois  dans  les  i 
nets  de  Shakespeare  : 

Canker  vice  ihe  sweelest  bads  dolh  lore, 
And  thoo  presenl'sl  a  pure  uostained  prime. 

c  Le  ver  du  mal  aime  les  plus  suaves  boutons,  —  et  ta  loi  prése 
un  printemps  pur  et  sans  tache.  » 

Sonnet  lxxxix  (ëdit.  française)»  70  (édit^anglti 

The  loathsome  canker  lives  in  the  svreelest  bod. 
AU  men  roake  fanlts. 

Sonnet  rxxii,  35. 

«  Le  ver  répugnant  vit  dans  le  pins  snave  bouton  ;  — .  tous  les  hom 
font  des  fautes.  » 

(3)  Voir  la  Note  23  du  quatrième  volume. 


NOTES.  *      393 

(4)  Ce  reproche  d'aveuglement  que  Valentin  reçoit  ici  de  son 
page  à  cause  de  son  admiration  pour  la  brune  Silvia,  Shakespeare 
se  l'adresse  à  lui-mûroe  b  propos  de  son  engouement  pour  la 
brune  héroïne  de  ses  Sonnets.  Diligence  dit  à  Valentin  :  c  Ifyou 
love  her,  you  cannoi  see  her^  becatise  lote  U  blind.  Si  vous  l'ai- 
mez, vous  ne  pouvez  pas  la  voir,  parce  que  Tamour  est  avetigle.  » 
Le  poète  a  développé  la  même  pensée  dans  ces  vers  : 

Thon  BLiNB  fool,  Love»  what  dost  thoa  to  mine  eyes, 
Thaï  they  behold,  and  see  not  what  they  see  Y 
They  know  what  beaaty  is,  see  where  it  lies, 
Yet  what  the  best  is,  take  the  worst  to  be. 

t  0  toi^  aveiAglê  foo,  amour,  qae  Tais-ta  à  mes  yeox  —  poor  qQ*ils 
regardent  ainsi  sans  voir  ce  qa*ils  voient  ?  —  Ils  savent  ce  qn*est  la 
beanté,  ils  voient  o&  elle  se  trouve  :  —  pourtant  Us  prennent  pour 
parfait  ce  qu*il  y  a  de  pire.  » 

Sonnet  xv,  187. 

Ce  qui  rend  ce  rapprochement  plus  frappant,  c'est  que  la  bien- 
aimée  de  Valentin  est  accusée  de  se  farder  comme  la  bien-aimée 
du  poêle  :  c  Her  beauty  û  painted^  sa  beauté  est  peinte,  prétend 
le  page  en  parlant  deSilvia.  »  —  «  Mon  mauvais  génie,  dit  Sha- 
kespeare de  sa  maltresse,  est  une  femme  fardée.  )» 

My  worser  spirit  a  woman,  colonr*d  iU. 

Sonnet  xxix,  144. 

l'ai  déjà  noté,  au  sixième  volume,  certains  traits  de  ressem- 
blance entre  Rosaline  et  la  coquette  qui  fit  tant  souffrir  Shakes- 
peare. Les  mêmes  traits  se  retrouvent  dans  la  figure  de  Silvia.  Le 
jeune  Shakespeare  semble  avoir  suivi  l'exemple  du  jeune  Ra- 
phaël :  il  a  fait  poser  sa  maîtresse  pour  ses  premiers  portraits  de 
femme.  Silvia,  dans  les  Deux  Gentilshommes  de  Vérone,  Rosa- 
line, dans  Peines  d'amour  perdues,  Béatrice,  dans  Beaucoup  de 
bruit  pour  rien,  Rosalinde,  dans  Comme  il  vous  pfaira,  rappel- 
lent a  des  degrés  différents  le  type  provoquant  et  gracieux  que  l'a* 
mour  révéla  au  poète. 

(5)  Le  raisonnement  spécieux  par  lequel  Prêtée  essaie  icid'at- 


394    '  LIS  Diux  onmLSHOimii  db  tArori,  rc. 

ténuer  sa  faute»  le  poète  le  fait  dans  ud  de  ses  êommeiê  pour  « 
cuser  la  double  trahison  de  son  ami  et  de  se  maîtresse  : 

If  I  lose  thee,  œy  Iom  is  my  1ot6*8  gain. 
And,  losiDgher,  rny  friend  has  fooDd  ihat  lest; 
Both  fînd  each  other,  and  I  lose  both  twaio. 
And  both  for  my  sake  lay  on  me  this  cross. 

«  Si  je  te  perds,  ma  perte  fait  le  gain  de  ma  bien-aimée,  —  etsiji 
perds,  c*est  moD  ani  qui  recouvre  l'égarée;  —  si  ja  Toaa  perds  tu 
deai,  tous  deux  vous  voas  recouvrez»  —  et  e'est  eneere  pour  BMabl 
que  vous  me  faites  porter  cette  croii.  tt 

Sommet  juj,  4t. 

J'insiste  expressément  sur  ces  similitudes  qu*auean  comme 
tateur  n'a  remarquées  jusqu'ici  et  qui  prouvent  la  parenté, 
longtemps  méconnue,  entre  Pœuvre  lyrique  et  l'œuvre  dramalîq 
de  notre  poète. 

(6)  The  table  hersin  ail  my  thoughts 
Are  visibly  charactared. 

Julia  compare  ici  la  mémoire  de  sa  confidente  &  un  carnet 
elle  écrit  toutes  ses  pensées.  La  môme  comparaison  se  retrou 
exprimée  en  termes  presque  identiques  dans  un  des  SonneU 
Shakespeare.  Le  poëte,  s'adressent  i  son  mystérieux  ami,  I 
dit: 

Thy  tables  are  witiiiu  my  braio 

Full  cbaracter*d  wilb  lastiog  memory. 

«  Ta  as  pour  tablettes  mon  cerveau  —  où  sont  ioscrits  partootde  i 
râbles  souvenirs.  » 

Sonnu  Lxxix,  iîl. 

(7)  L'idée  exprimée  brièvement  ici  a  été  développée  par  le  po 
dans  deux  sonnets  : 

If  the  dail  substance  of  my  flesh  were  thoaght» 
Injarious  distance  should  not  stop  my  way ; 
For  then,  despile  of  space,  I  would  be  bronght 
Froro  limits  far  reroote  where  thou  stay. 


c  8i  It  pettfée  était  l'cutnce  de  mon  être  grott|er,  —  |a  tttbttavet 
ilijQrieaM  n'trrèleuit  |mi8  m«  marcht,  —  car  tlort,  «n  d^pit  de  Vet- 
D«c#,  je  nt  tren^nerait  —  des  limites  les  p|at  reculées  aa  lieo  où  tit 
résides.  ^ 

Sonnet  LX,  44. 

...  My  thoQghts  (from  far  where  I  abide) 
Intend  a  zealoos  pilgrimage  io  Ihee. 

«  Mes  pensées  loin  dn  lien  où  Je  sais  —  entreprennent  on  ferreaf 
pèlerinage  vers  toi.  » 

SofMiel  LTI,  17. 

(8)  Variante  : 

Thon  away.  the  Ttry  birds  are  mnte. 

En  ton  absence»  les  oiseaax  mêmes  sont  moets. 

Sonnet  LXii,  97. 

(9)  a  C'est  une  vérité  incontestable  que  la  mère  seule  est  sAre 
de  la  légitimité  de  l'enfant.  Lance  suppose  que»  si  son  interlocu- 
teur savait  lire,  il  aurait  lu  quelque  part  cette  maxime  bien  con- 
nue. »  Stbevens. 

(10)  Le  troisième  brigand  invoque  ici  le  joyeux  frère  Tuck  que 
la  ballade  anglaise  donne  pour  confesseur  au  chevaleresque  ban- 
dit Robin  Hood.  a  Nous  vivrons  et  mourrons  ensemble,  dit  un 
personnage  dans  V Edouard  I"  de  Peele  (159S),  comme  Robin 
Hood,  Frire  Tuck  et  la  pucelle  Marianne.  » 

(1 1  )  Même  idée  en  d'autres  termes  : 

...  Love  knows,  il  is  a  greafer  grief 

To  b^r  love's  wrong  tban  hate*s  known  injary. 

L'amitié  sait  qne  c*est  une  pins  grande  dooleor  —  de  snbir  l'ontrage 
de  Tamitié  qne  Tinjare  prévue  delà  haine. 

Sonnet  xxxm.  40. 

(12)  Variante: 

«  Ton  remords  n'est  pas  un  remède  i  ma  douleur»  tous  tes  re- 


I 


396  LES  DBUX  QS1ITCLSH01I1IES  DB  VtlORB,  RC. 

grels  ne  réparent  pas  ma  perle.  —  Le  chagrin  de  l'oSenieor  n'i^ 
porle  qu'on  faible  soulagement — i  celui  qui  porte  la  lourde  ou 
de  l'offense.  — Ah  !  maie  ces  larmes  sont  des  perles  que  toneonr 
répand,  —  et  cette  richesse-là  est  la  rançon  de  tous  tas  torts.  » 

Sonnet  xxxi,  34. 

(1 3)  C'est  dans  la  dernière  année  du  seiziàme  siècle  que  k 
Marchand  de  Venise  a  été  imprimé  pour  la  première  fois  et  (m- 
bliécn  deux  éditions  différentes,  l'une  portant  le  nom  d'unia- 
primeur«  J.  Roberts,  l'autre  le  nom  d'un  libraire,  Thomas  Uejes. 
Le  titre  prolixe  de  celle  seconde  édition  a  été  reproduit  en  tèledc 
noire  traduction  K  —  Dés  le  mois  de  Juillet  1598,  l'imprinm 
avait  fait  enregislrer  son  droit  au  SUUioner's  HaU,  ainsi  que  Fit 
leste  l'extrait  suivant: 

tS  juillet  I59S. 

James  Roberis. 

Un  livre  du  Marchand 
de  Venise,  aulrement  appelé  le 
Juif  de  Venise,  l*onrvo  qu'il 
no  soit  pas  imprimé  par  ledit  James 
llobcris  ou  aocuu  antre, 
sans  une  licence  obtennc  préalablement 
du  très-honorable  Lord  Cham- 
bellan. 

Celle  restriction,  qui  faisait  dépendre  l'impression  de  Touvrigi 
de  l'aulorisalion  du  lord  Chambellan,  a  donné  â  croire  que  l 

1  Le  lecteur  a  remarqué  et  admiré,  comme  moi»  les  charmants  tiue 
eizeviriens  que  la  typographie  Bloulin  a ,  dans  cette  édition  mèiM 
placés  en  tête  des  principales  pièces  de  Shakespeare.  Ces  Utm,  pa 
la  forme  des  caractères  et  par  la  coupe  des  lignes,  donnent  nne  iéé 
parfaitement  exacte  des  litres  des  éditions  originales  qoi  ont  été  UN 
exprès  colqués  au  Briiish  Muséum»  La  maison  Pagnerre»  fidèle  i  si 
nobles  traditions,  n*a  rien  négligé  pour  que  ce  monnment,  élevé  pi 
des  Français  à  la  plus  grande  gloire  de  l'Angleterre,  fût  digne  à  h  foi 
et  de  la  France  et  de  Shakespeare. 


floifs.  sn 

pièM  n  âml  pu  encore  étô  jouée  h  l'époqae  de  IVnregiElrcmeQl, 
et  querinlendatil  du  ihéàlrodo  In  reino  voulait  réserver  à  la  cour 
la  [irimeur  de  la  comédie  nouvelle.  Co  ([m  leiidruil  ù  conOrmer 
celte  conjecture,  c'est  que  le  ilarriiaiid  de  Venise  esl  la  dernière 
des  pièces  de  Shakespeare  mentionnées  dans  le  catalogue  que 
Francis  Mores  publia  à  la  Gn  de  1 598.  Le  Marchand  de  Vmi$e 
aurait  donc  élé  reprûEenlé  prirailivemeni  par  les  comédiens  da 
I  ord  Cbambellan  dans  riniervalle  nW\  sépare  lemois  de  juillet  du 
mois  de  décembre  de  celte  année. 

Ce  qui  toutefois  diminue  la  solidité  de  celte  bypolhèse  savam- 
ment conçue  par  les  commcntalcurs  modernes,  c'est  que,  parmi 
lei  pièces  représentées  en  159'!  au  lliéAire  de  Newiiiglon  par  lei 
troupes  réunies  du  lord  Amiral  et  du  lord  Chambellan,  les  livres 
du  chef  de  troupe  Henslowe  citent,  ù  la  date  du  35  août,  une  Co- 
médie Yénitientu  (Vmimi/oti  Comedy]  qui,  s'il  faut  en  croire  Ma- 
lone,  pourrait  bien  être  le  Harchand  de  Venix. 

J'ai  déjà  indiqué  à  l'Inlroduclion  les  sources  légendaires  aux- 
quelles Shakespeare  a  puisé  les  éléments  de  l'intrigue  prlncipila 
de  son  merveilleux  chef-d'œuvre.  Le  lecteur  connaît  déjà,  par 
l'analyse  que  j'en  ai  donnée,  b  ballade  de  Gemutus.  et  tout  • 
l'heure  il  va  pouvoir  lire  à  l'Appendice  la  nouvelle  du  Pecormie 
que  le  poète  semble  avoir  plus  spécialement  consultée.  L'anecdote 
racontée  par  les  Gesla  Itomanorvm  se  retrouve  développée  dans 
la  nouvelle  italienne  :  je  me  dispenserai  donc  de  la  traduire  ici. 
Hais  je  ne  puis  m'empéclier  de  citer  le  conte  oriental  que  l'ensei- 
gne Thomas  Munroo,  du  premier  bataillon  de  Cypaycs,  découvrit 
au  siècle  dernier  dans  un  manuscrit  persan.  En  voici  la  tradue- 


a  On  rapporte  que,  dans  une  ville  de  Syrie,  un  pauvre  musul- 
man vivait  dans  le  voisinage  d'un  riche  juif.  Un  jour  il  alla  trou- 
ver le  juif  et  lui  dit  :  <  Préte-moi  cent  dinars,  que  je  puisse  éta- 
blir un  commerce,  et  je  le  donnerai  une  part  dans  les  bénérices.  » 
Ce  musulman  avait  une  femme  fort  belle.  Le  juif  l'avait  vue  el 
s'était  épris  d'elle;  trouvant  li  une  heureuse  ocx^asion,  il  dit:  «Je 
ne  ferai  pas  cela,  mais  je  te  prêterai  c^ nt  dinars,  à  cette  condi- 
tion que  dans  six  mois  lu  me  les  rendras.  Mais  remets-moi  un 


L 


398       LES  DKux  oniTiLSHOina»  DB  TtBOin,  ne. 

billel  qui  me  donne  le  droit,  si  lu  excèdes  d'an  tool  joir  V 
terme  convenu,  de  couper  une  livre  de-cbair  dans  b  partie d 
ton  corps  que  je  choisirai.  »  Le  juif  pensait  que,  par  oe  DOfH 
peut-être,  il  pourrait  posséder  la  femme  du  musolmsn.  La  m 
sulman  était  consterné  et  dit  :  «  Pareille  chose  serait-elle  po«i 
Lie?  D  Mais,  comme  sa  détresse  était  extrême,  il  prit  l'argent i 
la  condition  requise,  6t  le  billet  et  partit  pour  un  vojrsge. 

»  Dans  ce  voyage  il  fit  de  grands  bénéOces,  et  chaque  jour  3 1 
disait  à  lui-même  :  c  A  Dieu  ne  plaise  que  je  laisae  passer  le joi 
de  l'échéance  et  que  le  juif  attire  malheur  sur  moi!  »  En  eon 
séquence  il  confia  cent  dinars  d'or  aux  mains  d*une  pefsonaad 
confiance  et  l'envoya  dans  son  pays  pour  les  remettre  au  jol 
Mais  les  gens  de  sa  maison,  étant  sans  argent,  les  dépenièni 
pour  se  maintenir. 

D  Quand  le  musulman  revint  de  son  voyage,  le  juif  réclamai 
payement  de  son  argent  et  sa  livre  de  chair.  Le  musulman  dit 
«  Je  t'ai  envoyé  ton  argent,  il  y  a  longtemps.  »  Le  juif  dit  :  i  T« 
argent  ne  m'est  pas  parvenu.  »  Quand  ce  fait  fut,  après  exaiM 
reconnu  pour  vrai,  le  juif  mena  le  musulman  devant  le  cadi  i 
exposa  toute  l'affaire. 

»  Le  cadi  dit  au  musulman  :  €  Ou  rembourse  le  Juif  ou  doDM 
lui  la  livre  de  chair.  »  Le  musulman,  ne  consentant  pas  iceh 
dit  :  «  Allons  à  un  autre  cadi.  »  Ils  allèrent  trouver  un  autre  cri 
qui  prononça  la  même  sentence.  Le  musulman  consulta  un  ia 
génieux  ami  qui  lui  dit  :  a  Présente-toi  devant  le  cadi  d'EmèM 
et  ton  affaire  s'arrangera  à  ta  satisfaction.  x>  Alors  le  musulmsi 
alla  trouver  le  juif  et  lui  dit  :  c  Je  m'en  remets  au  jugement  di 
cadi  d'Emèse.  »  I^  juif  dit  :  a  Et  moi  aussi.  » 

»  Ils  partirent  alors  pour  la  ville  d'Emèse.  Quand  ils  fareii 
devant  le  tribunal,  le  juif  dit  :  «  0  monseigneur  le  juge,  a 
homme  m'a  emprunté  cent  dinars,  sous  la  garantie  d'une  livre  d 
sa  propre  chair:  ordonne  qu'il  me  livre  mon  argent  et  sa  chair. 
Il  se  trouva  que  le  cadi  était  l'ami  du  père  du  musulman,  et  poi 
cette  raison  il  dit  au  juif  :  <(  Tu  dis  vrai,  c'est  là  la  teneur  d 
billet.  >  Et  il  ordonna  qu'on  apportât  un  couteau  bien  affilé,  l 
musulman,  en  entendant  cela,  resta  muet.  Le  couteau  apporti 
le  cadi  se  tourna  vers  le  juif  et  dit  :  «  I^ve-toi  et  coupe  sur  i« 


V0TK8.  S09 

éorps  une  livre  de  chair  ;  mais  de  telle  sorte  qu'il  n'y  en  ait  pas 
un  grain  en  plus  ou  on  moins  :  si  tu  en  coupes  plus  ou  moin^ 
qu'une  livre,  j'ordonnerai  que  tu  sois  mis  à  mort.  »  Le  juif  dit  : 
€  Je  ne  puis;  j'abandonne TafTaire,  et  je  pars.  »  Le  cadi  dit  :  a  Tu 
ne  le  peux  pas.  »  Il  dit  :  a  0  juge,  je  le  tiens  quitte.  »  Le  juge 
dit  :  a.  Cela  ne  se  peut.  Ou  coupe-lui  une  livre  de  chair  ou  paie- 
lui  les  frais  de  son  voyage,  d  Les  dépenses  du  voyage  furent  fixées 
i  deux  cents  dinars.  Le  juif  paya  les  deux  cents  dinars  et  partit.  » 

Shakespeare,  qui  a  suivi  assez  fidèlement  la  fable  indiquée  par 
l'auteur  du  Pecorone^  a  été  obligé  néanmoins  de  modifier  la  con- 
dition étrange  mise  par  le  romancier  italien  au  mariage  de  la 
dame  de  Belmont.  On  se  figure  difficilement  cette  Poriia  a  qui 
n'est  inférieure  en  rien  à  la  Portia  de  firutus»  »  permettant  an 
premier  venu  de  partager  son  lit,  comme  le  fait  sa  devancière, 
l'héroïne  trop  galante  de  Ser  Giovanni  Fiorentino.  Aussi  Shakes- 
peare a-t-il  substitué  à  celle  convention  le  pacte  en  vertu  duquel 
Portia  doit  appartenir  à  l'heureux  prétendant  qui  choisira  entre 
trois  coffrets  le  coffret  désigné  par  un  testament  sacré.  Une  lé- 
gende des  Gesta  Romanorum  a  donné  è  notre  auteur  l'idée  du 
contrat  bizarre  etcharmantqui  fait  ici  le  nœud  de  l'intrigue  secon- 
daire. Celte  légende,  écrite  en  bas  latin,  raconte  qu'il  y  avait  une 
fois  un  roi  d'Apulie  donl  la  fille  voulut  épouser  le  fils  de  l'empe- 
reur de  Rome,  Anselme.  La  princesse  fut  amenée  devant  le  C^ar 
légendaire  qui  lui  dit  :  PuelUif  propter  amorem  fUii  mei  muUa 
adverta  suilinuisti.  Tamen  si  digna  fueris  ut  uxor  ejtu  sis  eito 
probabo.  d  Autrement  dit  :  a  Jeune  fille,  tu  as  soutenu  de  nom- 
breuses adversités  pour  l'amour  de  mon  fils.  Pourtant  j'éprouve- 
rai sur-le-champ  si  tu  es  digne  d'être  son  épouse,  d  Et  fecU  fieri 
tria  vasa.  Le  premier  de  ces  trois  vases  était  d'or  pur  et  plein  d'os 
de  morts,  et  portait  celle  inscription  : 

Qui  me  elegeril,  in  me  ioveoiet  qaod  meroit. 

Le  second  était  d'argent  et  plein  de  terre,  et  portait  cette  ins- 
cription : 

Qoi  ne  elegerit,  in  me  inveniet  qnod  natura  appétit. 


i 


400  LES  DEDX  GEHTILSHOMMES  DE  VÉHOSE,  ETC. 

Le  iroUîâme  élail  de  plomb  et  plein  de  pierres  précieuisa 
porlail  celle  iiiacriplton  : 

Qui  ma  utegeril,  io  mo  ioteuict  quoJ  dcus  diapotaU. 

L'empereur  Anselme  déclara  qu'il  n'accorderait  son  iils  à  li 
fille  du  roi  d'Apuliequesi  ellocliotsissaii  entre  ces  trois iiaso- 
lui  dont  le  contenu  avait  le  plus  de  valeur.  Il  va  sans  diK<{Kll 
princesse  désigna  le  colTrel  de  plomb.  Sur  quoi,  l'empcKBili 
Ail:  Bonapuslta,  bene  (legisli;  idea  filium  meum  haM«.b 
c'est  ainsi  que  le  fils  de  l'empereur  de  Rome  épousa  U  filk  ^ 
roi  d'Apulie.  —  Celte  fable  nuive  a  été  révélée  à  Sb3kespein(« 
une  traduction  qu'en  avait  publiée  l'imprinieur  Wînkji  k 
Worde,  sous  le  règne  da  Henri  VI. 

La  Marchand  dtVenise  a  éié  altéré  pour  le  théâtre  de  Liwiiii 
Inn,  en  1701,  par  un  cerlain  lord  Lansdowne.  Je  ne  meniioDH 
que  pour  la  nùirir  eelie  profanalion  qui  travestit  Shylock  eo  pr- 
Mnnage  comique.  L'œuvre  du  mstire,  resliiuée  enfia  à  h  scia 
dans  sa  pureté  première,  est  aujourd'hui  la  plus  populaire  petl- 
are  de  toutes  ki  comédies  deSbakespeare. 

[14)  Le  nom  de  S/(i/(or^- est  dérivé,  prétend-on,  dunomasisï- 
queSeta/of  que  portail  un  maronite  du  mont  Liban,  coniempo- 
rain  de  Shakespeare,  l'ne  hypothèse  ditTérenie  en  fait  une  cou- 
traction  du  mol  italien  Scialacquo  (prodigue).  II  eslcertain  en  loal 
cas  que  ce  nom  n'était  pas  nouveau  parmi  les  membres  de  b 
tribu,  ainsi  que  le  prouve  un  almanach  contenant  les  prophéli» 
du  juif  Calcb  Shilock  pour  l'an  do  gràco  1607  :  «  Qu'il  soil 
connu  de  toutes  gens  que,  dans  l'an  1607,  lo  inonde  sera  ei 
grand  danger,  cor  un  savant  juif,  nommé  Caleb  Shiloce  écrit 
que,  dans  ladite  année,  le  soleil  sera  couvert  par  le  dragon  dini 
la  mHtinûc,  de  cinq  heures  à  neuf  heures,  et  apparaîtra  connu 


Il  feu,  etc.  »  Cet  almanach,  daté  de  1607,  était  la  r 


impre^srDO 


d'une  premiCrc  édition,  paruehien  avant  la  fin  du  seizième  siècle 
et  par  conséquent  antérieure  au  Marchand  de  Venise. 

(15)  Au  lieu  de  :  U  lord  Écossais,  l'édition  de  1623  dit:  /'ai 


n 


NOTES.  401 

tre  seigneur.  Le  sarcasme  contre  la  politique  de  l'Écossè,  alliée 
à  la  France  contre  TAngleterre,  a  été  retranché  du  texte  original, 
évidemment  après  l'accession  de  Jacques  I*'  et  par  déférence 
pour  le  fils  de  Marie  Stuart. 

(16)  Au  lieu  de  :  je  prieDieu^  le  texte  de  1623  dit  :je  souhaUe. 
Altération  exigée  par  le  statut  de  Jacques  I«%  qui  prohibait  sur  la 
scène  Tinvocation  à  Dieu.  On  voit,  par  ces  minutieuses  variations 
du  texte»  que  la  censure  des  Stuarls  était  plus  tyrannique  même 
que  la  censure  des  Tudors. 

(17)  Au  lieu  de  :  entre  Luncelot  GobbOf  l'édition  primitive  dit  : 
entre  le  Clown  seul.  Lancelot  est  désigné  par  le  nom  de  Cloum  à 
toutes  ses  entrées  et  sorties. 

(18)  La  chiromancie,  dont  Lancelot  parait  être  un  adepte  fer- 
vent, place  la  ligne  de  vie  au  bas  du  pouce  entre  le  mani  de  Véntu 
et  la  ligne  naturelle  moyenne. 

(19)  Le  chroniqueur  Stowe  indique  ainsi  l'origine  de  cette  sin- 
gulière appellation,  Lundi  noir  :  a  Le  quatrième  jour  d'avril 
1360,  au  lendemain  de  Pâques,  le  roi  Edouard  campa  avec  son 
armée  devant  la  Cité  de  Paris  par  un  si  grand  froid,  que  beau- 
coup d'hommes  moururent  gelés  sur  leurs  chevaux.  Voilà  pour- 
quoi le  lundi  de  Pâques  a  été  surnommé  le  Lundi  noir.  » 

(20)  La  pièce  d'or  à  l'effigie  de  l'Ange  était  une  monnaie  cou- 
rante au  temps  d'Elisabeth  :  elle  s'appelait  Àngel  et  était  aussi 
ancienne  que  la  monarchie  saxonne.  î/antiquaire  Verstegan  pré- 
tend que  le  root  English^  qui  désigne  la  race  anglaise,  est  une 
contraction  du  mot  Angel-like^  semblable  à  un  ange.  Celte  éty- 
mologio  prétendue  expliquerait  pourquoi  les  premiers  princes 
d'Angleterre  avaient  fait  sculpter  la  figure  d'un  ange  sur  leur 
plus  belle  monnaie. 

(21)  Ce  vers: 

DoDC  prends  ce  qui  t*esl  Uû,  prends  ta  livre  do  chair, 


iQi  LES  DBDX  GEHTILSHOHMBB  DB  VÉBOIlt,  STC- 

omi»  dans  l'édiliOD  in-quarlo,  a  été  rendu  au  texte  pti  Yth» 
de  1633. 

[22]  Dix  parrains  de  plus,  c'est-à-dire  les  douze  jaréj  qiii.di 
près  la  coutume  soglaise,  décidaient  par  leur  verdict  loaM  ivt- 
jamoBtion  à  mort.  Shakespeare  prèle  ici  à  )a  republiqot  de  Xt- 
nise  les  (ormes  de  la  procédure  brJtaDnique. 

[23]  Lanceioi  imite  ici  le  son  de  la  trompa  par  lequdtntw- 
riers  de  la  poste  signalaient  leur  approche  aa  temps  de  Sbikfr 
peare. 

(24)  La  première  édition  connue  de  Comme  U  cotu  plairas 
celle  de  1633.  Celle  pièce  occupe  le  neuvième  rang  danslsaiil 
des  Comédies  el  y  prend  place  entre  le  Marchand  de  YeniM  di 
Sauvage  apprivoisée,  de  la  page  16S  à  la  page  185.  — -  Elle  mit 
ià  ôlre  originairement  publtf-e  du  vivant  de  Sbakespeait* 
même  temps  que  Beaucoup  rff  bntU  pmir  rien  et  Henri  V,  wà 
la  publication  en  fut  suspendue  pour  des  raisons  ignorées ,  un 
que  le  prouve  l'inscription  suivante  placée  au  commenc^ineolds 
second  volume  des  enregistrements  au  Slationers'HaU  -. 


i  &aoat(3ans  indication  d'anofe]- 


n  Comme  il  t>ous  plaira,  un  livre 

»  Bairi  Cinq,  un  livre  l  à  suspendre.  » 


iiD^ttie  de  Beaucoup  de  brait  pour  ritn  J 

La  prohibition,  levée  pour  Henri  l'ot  Beaucoup  de.  bruitpouf 
rien  dès  l'année  ICOO,  ne  parait  pas  l'avoir  été  pour  Cammc  iJ 
vous  plaira  avant  l'année  1623. 

L'époque  à  laquelle  Corinne  il  tous  plaira  a  été  représenté 
pour  la  première  fois,  ne  peut  âire  fixée  qu'approximalivetaeaL 
Celle  comédie  n'est  pas  meniionnée  par  Mcres  dans  le  catalogue 
des  pièces  de  Shakespeare  connues  en  1598,  et  en  outn?  elle  ciM 
un  vers  du  poérae  do  Marlowe,  Hcro  et  Léandre,  qui  ne  fut  pu- 
lilié  que  dans  le  cours  dp  la  même  année.  L'extrait  des  registres 
du  Slalioners'Hall,  antérieur  évidemment  à  la   Qq  de  l'anoé^ 


/> 


I600i  {wonTe,  d'aaire  part,  qu'elle  avait  élé  livrée  au  publie 
avaDi  celle  époque.  C'esl  Jonc  en  1599  ou  au  plus  tard  au  com- 
mencemeDl  de  l'année  1600.  qu'a  dû  avoir  lieu  la  première  re- 
présenlalion  de  celto  raviîsanle  pastorale. 

Une  tradition,  devenue  fameuse,  attribue  i  Shakespeare  la  créa- 
lion  du  ri^te  d'Adam  duns  Corime  U  tous  plaira.  Le  récit  sur  le- 
quel repose  celte  traditiou  a  Mé  recueilli  sous  le  règne  de  Char- 
les II  de  la  bouche  même  du  dernier  frère  survivant  de  Shakes- 
peare, el  voici  en  quels  lermes  le  chroniqueur  Oldys  l'a  résumé  : 
«  Va  des  plus  jeunes  frères  de  Shakespeare  qui  vécut  jusqu'à  un 
Sge  avancé ,  après  la  restauration  du  roi  Charles  II,  Gilbert  avatl 
conservé  l'habitude  de  fr<fquenler  les  théâtres.  I^s  principaux  ac- 
teurs do  l'époque,  tout  eu  lui  témoignant  h  plus  gronde  défé- 
rent, tâchflieni  de  le  faire  parler  sur  le  compte  de  son  frère  etiuî 
demandaient  avec  une  vivo  curiorisité  des  détails,  spécialomeol 
sur  le  jeu  dramatique  de  William.  Hais  déjà  Gilbert  était  telle- 
ment cassé  par  les  années  Dt  avait  la  mémoire  lellemeni  affaiblie 
par  les  infirmités,  qu'il  ne  pouvait  qu'éclaircir  faiblement  les 
questions  qui  lui  étaient  soumise».  Tout  ce  qu'on  put  obtenir  de 
lui  était  l'idée  vague,  indécise  et  presque  oblitérée,  qu'une  fois 
il  avait  vu  son  frère  Will  jouer,  dans  une  de  ses  comédies,  le 
Tiih  d'un  vieillard  décrépit  :  il  portait  la  barbe  longue  et  parais- 
sait si  faible,  si  accablé,  si  incapable  de  marcher,  qu'il  fallait 
qu'une  autre  personne  le  portât  jusqu'à  une  lable  â  laquelle  il 
s'asseyait  parmi  de  nombreux  convives,  dont  un  chantait  une 
chanson.  »  Où  reconnaît  â  celle  description  l'entrée  d'Adam  é  la 
scène  X, 

Comme  il  tout  plaira  a  donné  lieu  à  de  nombreuses  imita- 
tioDS.  La  seule  qui  mérite  de  rester  célèbre  est  une  charmante  va- 
riation que  M""  George  Sandu  fait  jouer,  en  I8ô6,  sur  la  scène  du 
Théâtre-Fran^iiiis. 

(2  j)  Shakespeare  donne  ici  l'autorité  do  la  poésie  à  une  croyance 
populaire,  d'après  laquelle  la  lèledu  crapaud  élait  censée  renfer- 
mer une  pierre  précieuse,  douée  de  prodigieuses  vertus.  Cette 
croyance  était  d'ailleurs  conlirmée  \ipT  plus  d'un  savant  livre. 
«  11  est  hors  de  doulo,  écrivait  en   1569  le  naturaliste  Edward 


I 


4M 

FcatOA,  fill  T  a  dui  b  tfle  des 
fiem  appîiêie  Boni  os  Sldon.  Elle  se 
ma^i  iau  b  iHe  da  cnfaod  nifev  a  le 
po«âocDe»ttt  ci  est  on  spédiiiQe 
b  pMne.  »  —  JfcfmUa  Hrrvies  dr  le 

S    c  n  T  a  beaMMp  de  grtee 
R<Bsai!mi>  :  «3^  oibqoe  soo 
dJie,  ei  qvaDd  Gêltt  eoofinw  ses 

malîcKsse,  cUe  se  anlredî!  fllr  ■f»ti  plaltl  qaa  ds  ta 
som  fii\ici  SUIS  dêéttse.  »  i<»asQa. 


.•►•i 


C*  T«%  ciiê  î  par  b  bersm  Ptaêfcé,  esteBprenléànpoi 
de  Markve,  («bliê  eA  USS,  Arro  ef  Léamdrt.  Llimmîoa 
c  pi'.r-:  eas«rili  »  esi  aa  lûodiaDl  scavenir  adressé  par  TaH 
de  Cjmsmt  u  vyta  piaira  à  rasleor  de  Fmmsi,  et  jeom  pi 
I  :  mxi  nïci  Vigiy  d&at  J'ai  neoolê  aillears  la  fin  tragique.  ' 

f5  c  Os  a  êleiê  dtiis  Qmpside  vn  tabemade  en  aail 
fr?^  nrSKSâEaenl  !cnl(4ê.  socs  kqoel  c$i  une  «tnlur  de  Dk 
en  a^Urï .  3c«t  les  seins  sas  bîsseni  jaillir  de  Fean» 
b  Taz.:sp.  1  âoipr'f  Svrrfjf  cfLmàm^  1599. 


K  à  I  adresse  des  biographes  f 
racc^nuc:  îi  vie  des  fikîktsopb»  de  Tantiquilé  tels  que  Diofè 
LMfvv.  r&iiastnld,  LjLapias,  etc.,  rapportaient  comne  ( 
e.iMB;?«s  if  b  pfitf  ^.ew^  M^nar  les  paroles  et  les  actions 
p!Qf  is5inii&uiV$.  >  WiiBiiT05.  — Un  livre  appelé  les  Dkk 
ff  éfs  r^rriW  ifsr  P^^u^^vT^^fs,  a^ait  été  pnblié  par  CaiU» 
14TT.  V.  fu:  *«7>iiii:t  eu  fnrxiis  en  argbis  par  lord  Rirers. 
c'est  stC5  dxiif  far  ceVéd  i(^r>::n  que  Shakespeare  a  en  conu 
saoce  de  cm  fiiQiTY".è«  philosophiques.  »  Stiktc!C5. 

;30;  €  Le  line  anqnei  il  est  bil  id  allnsàon  est  on  trailé  d 
i  U  Fcm:  tmpim.  cte  Xichd  Léi?.  U-18,  SUS. 


NOTES.  405 

certain  Vincentio  Saviolo,  intitulé  :  De  Phonneur  et  des  querella 
honorables^  in-quarlo  imprimé  par  Wolf  en  1594.  La  première 
partie  de  ce  traité  a  pour  titre  :  Disœurs  fort  nécessaire  à  tous 
les  gentilshommes  qui  ont  souci  de  leur  honneur^  touchant  la  fa- 
çon de  donner  et  de  recevoir  le  démenti ,  d^où  s* ensuivent  le  duel 
ei  le  combat  sous  diverses  formes  et  maints  attires  inconvénients^ 
faute  d*avoir  la  vraie  science  de  Vhonneur  et  la  vraie  intelligence 
des  termes  qui  sont  ici  expliqués,  —  Les  titres  des  divers  chapi- 
tres sont  comme  il  suit  :  —  L  Quelle  est  la  raison  pour  laquelle 
la  Partie  à  laquelle  est  donné  le  Démenti^  doit  devenir  P Agresseur 
eide  la  Nature  des  Démentis,  —  II.  De  la  Méthode  et  delà  Diver- 
sité des  Démentis,  —  III.  Des  Démentis  certains  [ou  directs].  — 
IV.  Des  Démentis  conditionnels,  —  V.  Du  Démenti  en  général, 

—  VI.  Du  Démenti  en  particulier,  —  VU.  Des  Démentis  pué- 
rils. —  VIII.  Conclusion  touchant  la  manière  d'extorquer  ou  de 
rétorquer  le  Démenti  [ou  la  contradiction  querelleuse].  —  Au 
chapitre  des  Démentis  conditionnels ^  Tauteur,  parlant  de  la  parti- 
cule Si^  dit  :  «  Les  démentis  conditionnels  sont  ceux  qui  sont 
donnés  conditionnellement,  par  exemple,  par  un  hommedisanlou 
écrivant  ces  mots  :  Si  tu  as  dit  que  j'ai  fait  affront  à  roilord,  lu  en 
as  menti  ;  Si  lu  le  dis  à  l'avenir,  tu  en  auras  menti.  Ces  sortes  de 
démentis  donnent  souvent  lieu  à  de  vives  discussions  verbales  qui 
ne  peuvent  aboutir  à  aucune  conclusion  décisive,  d  Saviolo  entend 
par  là  que  deux  adversaires  ne  peuvent  parvenir  à  se  couper  la 
gorge  tant  qu'un  Si  les  sépare.  Voilà  pourquoi  Shakespeare  fait 
dire  à  Pierre  de  Touche  :  <c  J'ai  vu  le  cas  où  sept  juges  n'avaient 
pu  arranger  une  querelle  ;  les  adversaires  se  rencontrant,  l'un 
d'eux  eut  tout  bonnement  l'idée  d'un  Si,  comme  par  exemple  : 
9%  vou»  avex  dit  ceci^fai  dit  cela  ;  et  alors  ils  se  serrèrent  la  main 
et  jurèrent  d'être  frères.  Votre  si  est  l'unique  juge  de  paix  ;  il  y  a 
une  grande  vertu  dans  le  si.  »  Caranza  était  un  autre  de  ces  au- 
teurs qui  faisaient  autorité  en  matière  de  duel.  Fleicher  le  ridi- 
culise avec  esprit  au  dernier  acte  de  son  Pèlerinage  d amour.  » 

—  Wàrburton  . 

fin  dbs  notes. 
▼m.  20 


APPENDICE. 


U  DIANE  DE  GEORGE  DE  HONTEMAYOR 

Traduite  d'espagnol  en  francaia»  par  M.  Gomv. 

1578. 


RÉGIT  DE  FÉLISMÉNS. 
[PrewUère  partie^  livre  second,] 

Sachez  que,  comme  j'étais  en  la  maison  de  ma  mère-* 
grand',  âgée  déjà  presque  de  dix-sept  ans,  un  gentilhomme 
devint  amoureux  de  moi,  qui  ne  demeurait  pas  si  loin  de 
notre  maison  que,  d'une  terrasse  qui  était  en  la  sienne,  on 
ne  pût  bien  voir  dans  un  jardin  où  Tété  je  soûlais  aller  pas- 
ser le  temps  après  souper.  De  là  donc  ce  malgracieux 
Félix  '  ayant  vu  l'infortunée  Félismène  ^  (qui  est  le  nom  de 
la  pauvrette  qui  vous  conte  ses  désaventures),  il  s'énamoura 
de  moi  ou  feignit  être  énamouré.  Félix  employa  plusieurs 
jours  à  me  Caire  entendre  sa  peine,  et,  comme  ni  pour  ses 

>  Protée  dans  les  Deux  Gentilshommes  de  Vérone, 
a  Jolia. 


11)8  U  DU3E  D£  MQJmMiTM 

démoostratioos  et  passages,  ni  poar  mosiques  et  toun 
qui  àoaf eûtes  fois  se  disaient  deirani  ma  porte^  je  ne  m 
trais  aucunement  connaître  qu'il  UA  épris  de  moo  amo 
il  délibéra  de  m'écrire.  Et  pariant  i  une  mienne  sem 
et  l'avant  gagnée  aTec  plusieurs  présents,  loi  doooa  i 
lettre  pour  me  faire  tenir.  Quant  aux  préambules  que  1 
sette  '  ainsi  s'appelait-elle}  me  fit  avant  que  me  U  donii 
les  serments  qu'elle  me  jura,  les  cauteleuses  paroles  qa'< 
me  dit  afin  que  je  ne  me  fichasse,  ce  fat  chose  mem 
leuse.  Mais  pour  tout  cela,  je  ne  laissai  de  loi  mer  pai 
les  yeux,  disant  : 

—  Si  je  ne  me  considérais  qui  je  sois  et  ce  qu'on  po 
rait  dire,  je  t'assore  que  je  marquerais  si  bien  cette  face 
est  si  dépourvue  de  honte,  qu'elle  serait  reconnue  ei 
toutes  les  autres.  Mais  pour  la  première  ibis  c'est  assez, 
garde-toi  de  la  seconde. 

Il  me  semble  que  je  Tois  maintenant  comme  cette  ti 
tresse  de  Rosette  se  sut  si  bien  taire,  dissimulant  ce  qu'î 
sentait  de  mon  courroux.  Car  tous  l'eussiez  Tue,  6  g! 
tilles  nymphes,  feindre  un  petit  ris,  disant  : 

—  Jésus  !  madame,  je  ne  tous  l'ai  donnée  que  pi 
nous  en  moquer  ensemble,  et  Dieu  fisse,  si  janoais  mon 
tention  fut  de  vous  donner  ennui,  que  j'en  reçoire  le  p 
grand  que  jamais  fille  de  mère  endura. 

Et  reprenant  ma  lettre,  s'ôta  de  ma  présence.  Et  c 

passé,  semblait  qu'Amour  allait  excitant  en  moi  un  désir 

voir  la  lettre,  mais  la  honte  me  détournait  de  l'aller  re( 

^  mander  à  ma  servante.  Et  ainsi  je  passai  tout  ce  jour  ji 

qu'à  la  nuit  en  grande  variété  de  pensement.  Et  quand  F 
sette  entra  pour  me  déshabiller,  me  voulant  aller  coucb< 
Dieu  sait  si  j'eusse  désiré  qu'elle  m'eût  représenté  cette  1 
tre,  mais  jamais  ne  m'en  voulut  parler,  ni  m*y  faire  penst 

*  Locetti. 


Et  moi,  ponr  voir  si,  lui  allant  au-devaiil,  ou  la  meltaut  en 
chemin,  je  pourrais  profiler  de  queUiuechose,  je  lui  disainsi  : 

—  Roselle.  si  le  seigneur  Félix,  sans  Cire  plus  avisé,  se 
met  encore  en  avant  de  m'écrire? 

Ktle  me  répondit  tout  froidement  :  —  Madame,  ce  sont 
choses  que  l'amour  apporte  arec  soi,  je  vous  supplie  très- 
liumblemcnl  me  piirdonner:  carsi  j'eusse  pensd  vous  devoir 
en  cela  ennuyer,  je  me  fusse  plulAt  arraché  les  ^eui. 

Dieu  sait  en  quel  état  je  demeurai  de  celte  réponse,  lou^ 
lefois  je  dissimulai,  et  me  laissa  toute  celle  nuit  accompa- 
gnée de  mon  désir.  Et  arrivant  le  matin,  la  prudente  Ro- 
sette enlra  en  ma  chambre  pour  me  donner  mes  vêtements 
et  laissa  tomber  après  elle  celle  lellre  en  terre.  Et  comme  je 
la  vois,  je  lui  dis  :  —  Qu'est-ce  que  cela  qui  est  tombé? 
Montre-moi,  que  je  le  voie.  -—Ce  n'est  rJen,  madame,  dit* 
elle.  —  Çà,  çà,  montre-moi,  lui  dis-je  sans  me  fâcher,  ou 
dis-moi  que  c'esl.  —  Jésus  !  madame,  pourquoi  le  vouiez- 
vousvoir?  C'est  la  lettre  d'hier.  —Non,  non,  dis-je.  Ce 
n'est  pas  cela  :  inonlre-moi  que  je  voie  si  tu  ne  me  mens 
point. 

Je  n'avais  pas  encore  achevé  ce  mol,  qu'elle  me  la  mit 
entre  les  mains,  disant  :  —  Dieu  me  fusse  mal  si  c'esl  autre 
chose  ! 

Et  encore  que  je  la  connusse  fort  bien,  si  dis-je  :  —  .as- 
surément que  ce  n'est  point  elle,  car  je  la  connais  :  il  n'y  a 
point  de  faute  que  c'est  de  quelqu'un  de  tes  amoureux  ;  je 
la  veux  lire,  pour  voir  les  fuites  qu'il  l'écrit. 

£t  l'ouvrant,  je  vis  ce  qu'elle  disait...  Ajant  vu  cette  lel- 
lre de  dom  Félii,  je  commençai  à  lui  vouloir  bien,  et  pour 
mou  grand  mal  le  commenç«i-je.  Et  incoalinent  deman- 
dant pardon  i  Boselle  de  tout  ce  je  lui  avais  dit,  et  lui  re- 
commandant le  secret  de  mes  amours,  je  retournai  h  lire 
une  autre  fois  celle  letlrc,  m'arrélant  h  chaque  mol  un  peu  : 
puis  prenant  encre  et  papier,  lui  répondis...  Je  lui  envoyai 


L 


410  LA  DliNE  DK  MORTEMATOK. 

cette  lettre,  ce  que  je  ne  devais  faire,  car  elle  fat  depuis  c 
casioD  de  tout  mon  mal.  Quelques  jours  te  passèrent 
demandes  et  réponses.  Les  tournois  Tinrent  k  se  reiKiitfel 
les  musiques  de  nuit  n'ataient  point  de  oesset  et  ainsi 
passa  un  an  entier. 

Mon  malheur  voulut  qu'au  temps  oîi  nos  amoura  étaî 
plus  enflammées,  son  père  en  fut  averti  ;  et  celui  qui  loi 
lui  sut  si  bien  agrandir  l'affaire  que,  craignant  qu'il  se  a 
HAt  avec  moi»  l'envoya  i  la  cour  de  la  grande  princessa  i 
guste  Césarine,  disant  qu'il  n'était  honnôte  qu'un  gen 
homme  jeune  et  de  si  noble  race  perdit  sa  jeunesse  ei 
maison  de  son  père»  où  on  ne  pouvait  apprendre  que 
vices  dont  l'oisiveté  est  maltresse.  Il  partit  ai  ennujé,  t 
sa  tristesse  Tempôcha  de  me  pouvoir  faire  entendre  son  { 
tement.  Mais  quand  j'en  fus  avertie,  je  demeurai  en  tel< 
que  peut  imaginer  celle  qui  s'est  autrefois  vue  autant  s 
prise  d'amour  que  lors*  à  mon  grand  malheur,  je  l'él 
Étant  donc  acheminée  jusques  au  milieu  de  mon  inforta 
et  parmi  les  angoisses  que  l'absence  de  dom  Félix  me  : 
sait  sentir,  et  m'étant  avis  qu'aussitôt  qu'il  se  trouve 
dans  cette  cour,  tant  è  cause  des  autres  dames  de  { 
grande  qualité  et  beauté  qu'à  raison  de  l'absence,  je 
faudrais  d'être  oubliée,  je  résolus  de  m'aventurer  à  laîit 
que  jamais  femme  ne  pensa,  qui  fut  me  vêtir  en  hi 
d'homme  et  m'en  aller  à  la  cour  pour  voir  celui  en  la 
duquel  était  toute  mon  espérance. 

Et  à  ce  faire  ne  défaillit  l'industrie,  parce  qu'avec  l'i 
d'une  mienne  grande  amie  qui  m'acheta  les  vêtements  < 
je  lui  voulus  commander  et  un  cheval  pour  me  porter, 
sortis  de  mon  pays  et  ensemble  de  ma  bonne  renommée 
ainsi  m'en  allai  droit  à  la  cour.  Je  demeurai  vingt  joui 
arriver,  au  bout  desquels  je  m'en  allai  en  une  maisoi 
plus  éloignée  do  toute  conversation  que  je  pusse  trouver 
n'osais  m'enquérir  de  lui  à  mon  hôte,  de  crainte  que  1' 


APPENDICE.  411 

casiondema  venue  ne  fût  découverte.  En  cette  confusion, 
je  passai  tout  ce  jour  jusqu'à  la  nuit,  chacune  heure  de  la- 
quelle me  semblait  un  an.  Et  étant  un  peu  plus  de  minuit, 
l'hôte  m'appela  è  la  porte  de  ma  chambre,  me  dit  que  si  je 
voulais  avoir  le  plaisir  d'une  musique  qui  se  faisait  en  la 
rue,  je  me  levasse  incontinent,  et  me  misse  i  la  fenêtre  :  ce 
que  je  fis  aussitôt.  Et  me  tenant  coite ,  ayant  mis  la  tête 
dehors,  j'ouïs  un  page  de  dom  Félix  qui  avait  nom  Fabio, 
disant  à  des  autres  qui  allaient  avec  lui  :  Or^  messieurs^  il 
est  temps,  maintenant  que  la  dame  est  en  la  galerie  sur  le 
jardin,  prenant  la  fraîcheur  de  la  nuit.  Et  n'eut  pas  plutôt 
dit  cela,  qu'ils  commencèrent  à  sonner  trois  cornets  et  une 
saquebute  '  avec  si  grande  harmonie  qu'il  semblait  que  ce 
fût  une  musique  céleste...  Après  qu'ils  eurent  chanté,  j'ouïs 
toucher  une  lyre  et  une  harpe,  avec  la  voix  du  mien  dom 
Félix. 

Nul  ne  pourrait  imaginer  le  grand  contentement  que  je 
reçus  de  l'ouïr,  car  il  me  sembla  l'ouïr  en  cet  heureux 
temps  de  nos  amours.  Mais  aussitôt  que  cette  imagination 
vint  i  se  changer  en  vérité,  voyant  que  la  musique  se  fai- 
sait à  une  autre  et  non  à  moi,  Dieu  sait  si  je  n'eusse  pas 
aimé  mieux  endurer  la  mort,  et  avec  une  angoisse  qui  me 
rongeait  l'âme,  je  demandai  à  mon  hôte  s'il  savait  point  à 
qui  se  faisait  cette  musique.  11  me  répondit  qu'il  ne  pou- 
vait penser  à  qui  c'était,  parce  qu'en  ce  quartier  demeu- 
raient plusieurs  dames  et  bien  excellentes.  Et  voyant  qu'il 
ne  me  rendait  raison  de  ce  que  je  demandais,  je  m'en  re- 
tournai ouïr  dom  Félix,  lequel  en  cet  instant  commençait 
au  son  d'une  harpe  à  chanter  ce  sonnet  : 

Un  temps  fot  que  Tamonr  met  tristes  ans  perdait 
En  espoirs  raios,  menteon  et  par  trop  ioutiles, 

>  Saquêbute ,  espèce  de  trompette  qu'on  allonge  ou  raeoooreit  à  ?o« 
looté,  ressemblant  au  trombone. 


4lf  Là  VUa  K 


1 1 


\jt  gat  jMfL'a}AflaBiBCfu: 


Ujt 


i. 


Li  iDcsiqihe  in:  fiai  dès  fanbe  do  jour  :  je  in*ef( 
ôe  vcoT  H-  mksL  3Ciil  Fêln,  maïs  i'ohscarîlé  de  U  nuit  i 
csipfcbï.  E:  v:T8Xk:  qc'ils  sa  étaient  aflës,  je  m'en  m 
Bai  coDcb» .  pifomn  idûd  malheur.  El  étant  berne  di 
Ifvf?,  jf  fkirts  de  la  mmsxm  ei  m'en  aUu  droit  ma  i^l« 
Il  princessiK  oa  i!  me  sesnitii  qae  je  poorraîs  mieox  roi 
qae  je  desirak  tanu  pnctiiosas:  de  là  en  avant  me  faire  a| 
ier  Tft^ri:  <;:  cm  me  dnnaxiiaî:  mon  nom.  Êtamt  donc  i 
ve*  t  1é  prime  iu  çr&Dd  n&lais.  je  ris  ▼enir  dom  Faix, 
îi»fir  a:*rci:LriBfiit  de  ««niiears  tons  ikhement  lélos  d 
livri^  de  drep  ccmiecr  célesie,  i  bandes  de  i^loars  ora 
Le  zTMù  dctsi  Féiix  ponaii  des  rffcap<8ses  de  veloois  b 
ooTTSicees;,  K  îv^u&nies  de  icùle  d'or  tmx|niDe  ;  le  pouf 
ettn  de  satic  Manr  Sfirhiqoeté  H  cooven  de  cainneliUe  c 
e:  DB  «o.iet  de  ve.:*=rç  5e  irfme  cmlenr  et  brodetie,  e 
pecii  nujyiaao  de  ««ic»ar(  Doâr  tHXMlè  d*or  et  doublé  de  f 
MC^fH  emncDe.  i  cwe.  u  daçroe  el  la  ceinture  d'or, 
U*vnDei;  for*  :»je!n  îr:.j>îîe  i^ec  je  cûrdon  semé  d'étoiles  c 
et  au  milieu  ir  (-barux>e  us  çros  diamant  :  les  plomes  éta 
d'aror,  arancef»  M:>taDcbef.  «lions  aes^êiemeots  se  toji 


APPENDICE.  413 

semés  de  gros  boutODS  de  perles  :  et  portait  en  son  ool  une 
très-riche  chaîne  d*or  avec  les  chaînes  faites  d'une  nouvelle 
iaçon.  Il  était  monté  sur  un  beau  cheval  rouge  enhamaché 
d'un  riche  harnais  de  couleur  bleue  et  garni  de  belle  bro* 
deries  d*or  et  d'argent. 

Et  comme  dom  Félix  arrivant  au  château  se  fut  mis  i  pied 
et  monta  par  un  escalier  qui  allait  à  la  chambre  de  la  prin- 
cesse, je  m'approchai  du  lieu  où  étaient  ses  serviteurs,  et 
voyant  entr'eux  Fabio,  lequel  auparavant  j'avais  vu»  je  le 
tirai  à  part,  lui  disant  : 

—  Monsieur,  qui  est  ce  chevalier  qui  vient  de  descendre 
ici  de  cheval?  Car  il  m'est  avis  qu*il  ressemble  merveilleu- 
sement à  un  autre  que  j'ai  vu  bien  loin  d'ici. 

Fabio  me  répondit  :  —  Êtes-vous  si  nouveau  dans  cette 
cour  que  ne  connaissez  dom  Félix ,  vu  que  ne  sache  cheva- 
lier en  icelle  si  connu  que  lui  ? 

"  Je  ne  doute  point  de  cela,  lui  dis-je,  mais  hier  fut  le 
premier  jour  que  j'arrivai  en  cette  cour. 

—  Il  n'y  a  donc  de  quoi  vous  reprendre,  dit  incontinent 
Fabio.  Partant  sachez  que  ce  chevalier  s'appelle  dom  Félix 
du  pays  de  Vandalie  et  demeure  en  celte  cour  pour  quelques 
siennes  affaires  et  de  son  père.  Vous  devez  entendre  qu'il  est 
ici  serviteur  d'une  dame  appelée  Célia  '.  Et  pour  cela  il  porte 
la  livrée  d'azur  qui  est  couleur  du  ciel,  et  le  blanc  et  orangé 
qui  sont  les  couleurs  de  la  même  dame. 

Quand  j'ouïs  ceci  vous  pouvez  penser  quelle  je  devins  ; 
toutefois  dissimulant  le  mieux  qu'il  me  fut  possible,  je  lui 
répondis  : 

—  A  la  vérité,  cette  dame  lui  est  fort  redevable,  puisque 
ne  se  contentant  pas  de  porter  ses  couleurs ,  il  veut  encore 
porter  son  nom  propre  pour  livrée.  Mais  est-elle  belle  ? 

—  Oui  pour  certain ,  dit  Fabio ,  combien  qu'en  notre 

1  SilTia. 


de  rieo  lerri.  Lequel  incoatinent  me  dei 
moD  nom ,  et  de  quel  pays.  A  quoi  je  fi 

dalie  était  mon  pays,  mon  dodi  Valerio 
wnt  je  ne  demeurais  stoc  personne. 

—  Aiasi  doQG,  dit*il,  k  ce  compte  i 
d'uu  pays,  et  encore  pourrioDS-DOus  Atn 
son,  si  vous  voulez,  parce  qoe  dom  Féli: 
oomoiandé  de  lui  chercher  un  page.  Et  p 
envie  deleservir.arriïez.  Ki  le  boire,  ni  1< 
réaux  par  jour  ne  voua  manqueront  poio 

—  A  la  rérité,  lui  répondis-je,  je  n'av 
me  donner  à  personne;  mais  puisque  la  f 
dans  un  temps  où  je  n'ai  rien  à  faire  > 
semble  que  le  meilleur  serait  de  demeurei 
pour  ce  qu'il  doit  être  6  mon  avis  geatilt 
et  ami  de  ses  serviteurs  qu'autre  de  cette 

FinaletnentFabio  en  parla  à  son  melti 
qu'il  sortait  et  il  commanda  que  je  m'en 
son  b^is.  Je  m'y  en  allai  ;  et  il  me  reçut 
faisant  le  meilleur  traitement  du  mond 
dom  Félix  commença  à  me  porter  une 
qu'il  me  découvrit  toutes  ses  amours 
avait  été  fort  bien  traité  de  sa  dame  at 


AIRNDICK.  415 

JQsqu'à  ce  qae  les  affiiires»  pour  lesquelles  il  était  à  la  cour, 
fussent  achevées.  —  Et  n'y  a  point  de  doute ,  me  disait  le 
même  Félii»  que  je  le  commençai  seulement  à  cette  inten- 
tion qu'elle  dit  ;  mais  maintenant  Dieu  sait  s'il  y  a  chose 
en  ce  monde  que  j'aime  davantage. 

Vous  pouvez  penser,  6  belles  nymphes ,  ce  que  je  sentis 
oyant  ceci»  mais  avec  toute  la  dissimulation  qui  m'était 
possible,  je  lui  répondis  :  —  Il  vaudrait  beaucoup  mieux, 
monsieur ,  que  la  dame  se  plaignit  de  vous  à  juste  cause  et 
qu'il  fût  ainsi  comme  elle  dit  :  car  si  cette  autre  que  vous 
serviez  auparavant  n'avait  mérité  que  vous  la  missiez  en 
oubli,  vous  lui  faites  un  très-grand  tort. 

Dom  Félix  me  répondit  :  —  L'amour  que  maintenant  je 
porte  à  ma  Célia,  ne  me  permet  de  le  penser  ainsi;  mais  au 
contraire,  il  m'est  avis  que  je  me  fis  grand  tort  moi-môme, 
mettant  mes  premières  amours  en  autre  endroit  qu'en  elle. 

—  De  ces  deux  torts,  lui  répondis-je,  je  sais  bien  lequel 
est  le  pire...  11  me  semble  que  votre  pensée  ne  se  devrait 
diviser  en  cette  seconde  passion,  puisqu'elle  est  tant  obligée 
à  la  première. 

Dom  Félix  me  répondit  en  soupirant,  et  me  donnant  de  la 
main  sur  l'épaule  : 

—  0  Valerio ,  que  tu  es  plein  de  discrétion  et  quel  bon 
conseil  me  donnes-tu,  si  je  le  pouvais  prendre  !  Allons-nous- 
en  dtner.  Car  incontinent  après  je  veux  que  tu  portes  une 
mienne  lettre  à  madame  Célia,  et,  la  voyant,  tu  connaîtras  si 
elle  mérite  que,  pour  penser  à  elle,  on  oublie  tout  autre  peh- 
sement. 

Après  que  nous  eûmes  dtné,  dom  Félix  m'appela,  et  me 
faisant  grand  cas  de  l'obligation  que  je  lui  avais  pour  m'avoir 
fait  part  de  son  mal  et  mis  le  remède  entre  mes  mains,  me 
pria  que  je  lui  portasse  une  lettre  qu'il  avait  écrite.  Et  pre- 
nant la  lettre  et  m'informant  de  ce  qu'il  y  avait  è  faire,  m'en 
allai  à  la  maison  de  Célia ,  rêvant  au  triste  état  auquel  mes 


416 


U  DIANE  DE  UÛ.vrEMATOIt. 


amours  m'avaient  ri-Juile,  puisqu'il  fallait  que  moî-ménieme 
Bssâ  la  guerre,  étanl  conlraitite  d'intercéder  pour  eho«  n« 
était  si  contraire  à  mon  contentement.  Et  arrivant  au  lo^ 
de  CéliH,  et  trouvant  un  sien  page  à  la  porte,  je  lui  iemak 
si  je  pourrais  parler  h  sa  maîtresse.  El  le  page  m'avsn'J'- 
mandé  qui  j'étais ,  le  dit  à  Célia ,  lui  louant  grandement  m 
beauté  et  disposition,  el  lui  disant  que  dom  Félix  m'init 
nouvellement  pris  en  sa  maison.  Cëlia  lui  dît  : 

-  Puisque  dom  Félix  découvre  ainsi  tôt  ses  cogiialiuu 
à  un  homme  nouveau,  il  faut  qu'il  y  ait  quelque  raison  pour 
ce  faire.  Dis-lui  qu'il  entre  et  que  nous  sachions  ce  qu'il 
demande. 

J'entrai  incontinent  au  lieu  où  était  la  principale  eDaenw 
démon  bien,  et  avec  la  révérence  due  je  lui  baisai  les  nuin 
et  lui  mis  en  icelles  la  lettre  de  dom  Félix.  Célia  la  pnlU 
jeta  les  yeax  sur  moi,  de  façon  que  je  sentis  l'altération  qpi 
ma  vue  lui  avait  causée ,  parce  qu'elle  demeura  si  hors  de 
soi  qu'elle  ne  me  répondit  pour  lors  un  seul  mot.  Maiiiu 
peu  après  se  retournant  vers  moi,  me  dit  : 

—  Quelle  aventure  l'a  nmenO  on  celte  cour?  Qui  a  lîil 
dom  Félis  si  heureux  que  de  l'avoir  pour  serviteur? 

—  MaJamo.  lui  répoiulis-je,  il  ne  peut  être  que  l'aveo- 
lure  qui  m'a  amené  en  cette  cour  ne  soit  beaucoup  meil- 
leure que  je  n'eusse  jamais  pensé ,  puisqu'elle  a  été  cause 
que  je  visse  si  grande  perfection  et  beauté,  comme  est  celle 
que  je  vois  devant  mes  yeux.  El  si  auparavant  j'avais  com- 
passion lies  soupirs  de  dom  Félix,  mon  maître,  niainlenanl 
que  j'ai  vu  la  cause  de  son  mal ,  la  pilié  que  j'avais  de  lui 
s'est  du  tout  convertie  en  envie.  Maïs  s'il  est  ainsi,  madame, 
que  mon  arrivée  vous  soit  agréable,  je  vous  supplie  que 
votre  réponse  le  soit  semblablemenl. 

-  Il  n'y  a  chose,  me  répondit  Célia,  que  je  ne  veuille 
faire  pour  toi,  encore  que  j'élois  bien  déterminée  de  n'aimer 
jamais  un  qui  en  a  laissé  une  autre  pour  moi.  Car  c'est  une 


APrENDICK.  417 

grande  discrétion  k  une  personne  de  pouvoir  faire  profit  des 
accidents  d'autrui  pour  s'en  prévaloir  aux  siens. 

Et  sur  ce  je  lui  répondis:  -  Ne  croyez  pas,  madame,  qu'il 
y  puisse  avoir  chose  en  ce  monde  pour  laquelle  doin  Félix, 
mon  mallre,  vous  oublie  jamais.  Et  s'il  a  oublié  une  eulre 
dame  h  votre  occasion  ,  ne  vous  en  émerveillez ,  car  votre 
beauté  est  telle,  et  celle  de  l'autre  si  petite  qu'il  n'y  a  de 
quoi  estimer  que,  pour  l'avoir  oubliée  pour  vous,  il  vous 
puisse  oublier  pour  une  autre, 

—  Comment  1  dit  Célia,  as-tu  connu  Felismène,  celle  à  qui 
ton  mallre  était  serviteur  en  son  pays? 

—  Oui,  madame,  répondis-je,  je  l'ai  connue,  combien 
que  non  tant  qu'il  eût  été  nécessaire  pour  empêcher  si 
grande  infortune.  Elle  était  voisine  de  la  maison  de  mon 
pure.  Mais  considéré  voire  grande  beauté  accompagnée  de 
tant  de  bonne  grâce  et  discrétion,  il  n'y  a  raison  d'accuser 
dom  Félix  pour  avoir  mis  en  oubli  ses  premières  amours. 

A  cela  me  répondit  Célia  joyeusement  :  ~  Tu  as  bîtnlAl 
appris  de  ton  mallre  h  savoir  te  moquer. 

—  A  vous  savoir  bien  dire,  lui  répondis-je,  voudrais-je 
pouvoir  apprendre  :  caroù  il  y  a  si  grande  raison  de  dire  ce 
qui  se  dit,  il  n'y  peut  intervenir  moquerie. 

Célia  commenta  à  me  prier  que  je  lui  disse  à  bon  escient 
que  c'était  de  Felismène. 

A  quoi  je  répondis:  -  Quant  fi  sa  beauté,  il  y  en  a  aucuns 
qui  l'estiment  fort  belle,  mais  Jamais  ne  me  sembla  telle, 
parce  qu'il  y  a  longtemps  qu'elle  a  faute  de  la  principale 
partie  qui  est  plus  requise  pour  l'élre. 

—  Quelle  partie  est-ce?  demanda  Célia. 

—  C'est,  lui  dis-je,  le  contentement,  parce  queoîi  il  n'est 
point,  il  n'est  possible  qu'il  y  ait  beauté  accomplie. 

—  Tu  as  la  plus  grande  raison  du  monde,  dit-elle,  mais 
j'ai  vu  quelques  dames  auxquelles  il  sied  si  bien  d'ôlre 
tristes,  et  i  autres  d'être  ennuyées ,  que  c'est  une  chose 


w 


U  DIAKE  DK  HOHTEMÀYOR. 

étrange  :  de  tuym  que  l'eanoi  ot  la  Irîstesse  las  hnt  {ib 

belles  qu'elles  ne  sont. 

Lèfdessus  je  lui  répondis  :  —  En  vérité  bien  est  milbn- 
reuse  la  beauté  qui  a  pour  gouverneur  l'ennni  od  U  tré- 
lesse.  Quant  k  moi,  je  me  connais  bien  peu  en  telles  fk^a, 
mais  quant  K  celles  qui  ont  besoin  d'iadustrie  pour  ptralUt 
b^e8,jenelesti«ispourtelles,etn'}ra  reisoQ  deletiMM 
au  rang  de  celles  qui  le  sont. 

—  Tuas  grande  raison,  dilCëlia,  et  me  semble  bianlB 
discrétion  qu'il  n'y  aura  chose  en  quoi  tu  ne  l'aies. 

-  U  me  coûte  bien  cher,  lui  rdpondis-je,  de  l'aToirai 
tant  de  choses.  Mais  je  vous  supplie,  madame,  faire  répoo» 
à  la  lettre  que  vous  ai  apportée,  afin  que  dom  Félix,  m* 
mahrc,  l'ait  aussi  de  recevoir  ce  contentement  par  mS' 
mains. 

—  J'en  suis  contente,  mo  dit  Célia.  Mais  avant  je  lat 
que  tu  me  dises  ce  que  c'est  de  Pélismène  en  nutière  df 
discrétion  :  est-elle  fort  bien  avisée? 

Je  lui  répondis  lors  :  -  Jamais  femme  ne  fut  plus  aviiéiy 
car  il  y  a  longtemps  que  plusieurs  infortunes  l'avisent,  nm 
jamais  elle  ne  s'avise;  que  si  elle  s'avisait  aussi  bien  comme 
elle  est  avisée,  elle  ne  serait  avisée  à  être  si  contraire  à  soi- 
même. 

—  Tu  parles  si  discriilemcnt  en  toutes  choses,  qu'il  n'j 
en  a  point,  dit  Célia,  que  je  fisse  plus  volontiers  que  ée 
t'ouïr  continuellement. 

-  Au  contraire,  madame,  mes  paroles  ne  sont  pas  viande 
pour  un  si  subtil  enlendement  comme  le  vôtre. 

-  Je  sais  bien  qu'il  n'y  aura  chose  que  lu  n'enlendes, 
répondit  Célia;  mais  afin  que  tu  n'emploies  aussi  mal  ton 
temps  à  me  louer,  comme  ton  maître  h  me  servir,  je  veui 
lire  la  lettre  et  te  dire  ce  que  tu  dois  dire. 

El  la  dépliant,  commença  à  In  lire,  et  l'ayant  achevée  me 
dit  :  -  Dis  à  ton  maître  que  celui  qui  sait  si  bien  dire 


r\ 


APPENDICE.  419 

ce  qu'il  endare»  ne  le  doit  sentir  si  bien  comme  il  le  dit. 

Et  s'approchant  de  moi  me  dit  en  Toix  un  petit  plus 
basse:  -  Et  ce,  plus  pour  Tamour  de  toi,  Valërio,  que 
pour  ce  que  je  doite  à  aucune  affection  que  j'aie  à  dom 
Félix,  afin  que  tu  connaisses  que  c'est  toi  qui  le  fiiTorises. 

Et  lui  baisant  les  mains,  pour  la  faveur  qu'elle  me  faisait, 
m'en  retournai  vers  dom  Félix  avec  la  réponse  de  laquelle 
il  ne  reçut  peu  de  plaisir.  Chose  qui  à  moi  était  une  autre 
mort;  et  disais  sou  ventes  fois  en  moi-même  (quand  par  fortune 
je  portais  ou  rapportais  quelque  message)  :  0  infortunée  que 
tues,  Félismène,  qui,  avec  tes  propres  armes,  te  viens  &  tirer 
l'âme  du  corps,  venant  à  accumuler  des  faveurs  pour  celui 
qui  a  fiait  si  peu  de  cas  des  tiennes  !  Et  ainsi  je  passais  ma 
vie  en  si  grand  tourment  que,  si  la  vue  de  dom  Félix  ne 
m'y  eût  remédié,  je  ne  pouvais  daillir  de  la  perdre.  Plus  de 
deux  mois  durant ,  Célia  me  tint  caché  Tamour  qu'elle  me 
portait,  encore  que  non  pas  tant  que  je  ne  vinsse  à  m'en 
apercevoir.  Dont  je  ne  reçus  pas  peu  d'allégeance  pour 
le  mal  qui  me  poursuivait  avec  si  grande  importunité, 
m'étant  avis  que  ce  serait  cause  suffisante  &  ce  que  dom 
Félix  ne  fût  aimé,  qu'il  lui  pourrait  advenir  comme  à  plu- 
sieurs qui  à  force  de  refus  et  de  défaveur  changèrent  enfin 
d'affection.  Mais  il  n'en  prit  ainsi  à  dom  Félix,  parce  que» 
tant  plus  il  entendait  que  sa  dame  le  mettait  en  oubli,  tant 
plus  les  angoisses  et  les  travaux  le  tourmentaient  en  son  âme. 

Un  jour,  ainsi  que  j'étais  suppliant  Célia,  avec  toute 
l'instance  qu'il  m'était  possible,  qu'elle  eût  compassion 
d'une  si  triste  vie  que  dom  Félix  passait  à  son  occasion,  elle 
avec  les  larmes  aux  yeux ,  accompagnées  de  profonds  sou- 
pirs, me  répondit  : 

—  Ah!  infortunée  que  je  suis,  A  Valério,  qui  commence 
enfin  à  connaître  combien  je  me  trompe  auprès  de  toi  !  Je 
n'avais  encore  pu  croire  jusqu'à  présent  que  les  laveurs  que 
tu  me  demandais  avec  si  grande  instance  pour  ton  maître. 


\ 


420  LA  DUNE  DE  HOlfTKlIATOR. 

fassent  i  autre  fin  que  pour  employer  le  temps,  que  tn  ( 
dais  i  me  le  demander,  è  jouir  de  ma  vue.  Mais  maintei 
je  vois  bien  que  lu  les  demandes  à  bon  escient  et,  puisqo 
as  si  grande  envie  que  je  le  traite  bien ,  que  sans  douh 
ne  m'aimes  aucunement.  Oh  !  combien  tu  me  paies  mi 
bonne  affection  que  je  te  porte,  et  ce  que  je  délaisse  i  aii 
pour  toi  !  Je  prie  à  Dieu  que  le  temps  un  jour  me  vengi 
toi»  puisque  l'amour  n'a  été  assez  puissant  h  ce  faire  :  ca 
ne  puis  croire  que  la  fortune  me  soit  tant  contraire  qu' 
ne  te  châtie  une  fois  de  ne  l'avoir  voulu  connaître.  Et  dis  l 
mattre  dom  Félix  que ,  s'il  a  envie  de  me  voir  jamais  i 
qu'il  se  garde  de  me  voir.  Et  toi,  traître  ennemi  de  i 
repos,  ne  te  trouve  plus  devant  le  regard  de  ces  miens  j 
travaillés,  puisque  leurs  larmes  n'ont  eu  assez  de  force  ] 
te  donner  à  connaître  de  combien  tu  m'es  redevable. 

Et  ce  disant,  s'en  alla  d'auprès  de  raoi  avec  si  gn 
abondance  de  larmes  que  les  miennes  ne  furent  suffisa 
de  la  pouvoir  retenir,  parce  qu'avec  très-grande  vitesse  el 
retira  en  une  cbambrette,  et  serra  la  porte  après  soi  de  ' 
sorte  que  ni  l'appeler  ni  la  supplier,  avec  mes  amoure 
paroles,  qu'il  lui  plût  m'ouvrir  et  prendre  de  moi  telle  si 
faction  qu'il  lui  plairait,  ni  lui  dire  plusieurs  autres  cho 
où  je  lui  remontrais  le  peu  de  raison  qu'elle  avait  eue  d 
fAcher,  ne  pul  servir  de  rien  pour  la  persuader  qu'elle 
voulût  ouvrir  la  porte.  Mais  seulement  me  dit  de  là-ded 
avec  une  étrange  furie  : 

—  Ingrat  el  discourtois  Valérie,  ne  me  cherche  plus  c 
parle  plus  à  moi,  car  il  n'y  a  aucune  satisfaction  à  si  gn 
discourtoisie  et  désamour;  et  ne  veux  autre  remède  au 
que  tu  m'as  fait,  que  la  seule  mort,  laquelle  je  me  donn 
avec  mes  propres  mains  en  satisfaction  de  celle  que  I 
bien  méritée  de  moi. 

Et  moi,  voyant  ceci ,  je  m'en  vins  au  logis  de  dom  1 
avec  plus  grande  tristesse  que  je  ne  pus  pour  lors  dissimi 


APPENDICB.  43t 

Et  je  lui  dis  que  je  n'avais  pu  parler  à  Célia,  pour  certaine 
Visitation  à  quoi  elle  était  empêchée.  Mais  le  lendemain  au 
matin  nous  sûmes  et  fut  encore  su  de  toute  la  cité  que  cette 
nuit  lui  avait  pris  un  évanouissement,  avec  lequel  elle  avait 
rendu  l'esprit,  qui  ne  donna  pas  peu  d'étonnement  à  toute 
la  cour.  Aussitôt  que  dom  Félix  fut  averti  de  sa  mort,  il 
partit  et  s'évanouit  la  même  nuit  de  la  maison,  sans  qu'aucun 
de  ses  serviteurs  ni  autre  sût  qu'il  était  devenu.  Vous  pouvez 
penser  là-dessus,  gracieuses  nymphes,  ce  que  je  devais  endu-* 
rer  :  que  plût  à  Dieu  que  jà  je  fusse  morte,  et  qu'une  si 
grande  malencontre  ne  me  fût  point  survenue  !  car  la  for- 
tune devait  être  bien  lasse  de  celles  que  jusqu'alors  elle 
m'avait  envoyées.  Et  voyant  que  toute  la  diligence  que  je 
mettais  à  savoir  nouvelles  de  dom  Félix,  ne  servait  de  rieUt 
je  déterminai  de  me  mettre  en  cet  habillement ,  que  vous 
me  voyez,  avec  lequel  il  y  a  plus  de  deux  ans  que  je  le  vas 
cherchant  par  plusieurs  contrées,  mais  la  fortune  m'a  tou- 
jours empêchée  de  le  trouver. 


* 


LES  AVENTURES  DE  GIANETTO 

Nouvelle  extraite  du  PKCOiiO!«e  de  Ser  Giovanni  FioreiitÎDO 
et  traduite  de  Titalien  en  fhincais  par  F.-V.  Hugo. 

Il  y  avait  à  Florence,  dans  la  maison  des  Scali,  un  mar- 
chand qui  avait  nom  Bindo«  lequel  avait  été  plusieurs  fois 
aux  bouches  du  Tanaïs  et  à  Alexandrie,  et  avait  fait  les  autres 
grands  voyages  entrepris  généralement  par  les  gens  de  com«* 

>  Celte  Doavelle,  écrite  dans  le  courant  du  quatorzième  siècle,  fatini'- 
primoe  pour  la  première  fois  k  Rlilan ,  en  1 568.  Elle  n*a  ëté  traduite  en  an- 
glais qu'en  1755,  et  n*a  été  connue  en  France  qa*en  1836,  par  la  tra« 
dnclion  pudiquement  tronquée  de  M.  de  Guénifey.  La  version  que  voici 
est  la  seule  complète  qui  ait  6acor«  été  fabUée  d«M  notre  hnigie. 
VIII.  27 


49  IBi' 


npoadit  k  pève.  fi  B*«st  pv  decni 
ic^  fias  de  fais  qs'à  toi.  ctaa 

a  MOB  BBBVf  3BHWIIW  M|BM»  ■  amm  pas  WDKv 

m  rmmyu  pris  de  hL  El  je  pas  te 
fi  i  cA  k  ffai  ikke  aaftead  fâ  soit  iMnni  les  ckréti 
EkaoK  îevcn  qv,  es  qM  jesBsi  BOft.  ta  dcsàl 
1b  reBfen»  oeoe  ktire  :  A  à  ta  SB  ii  conipoitv,  la  dei 

—  MoQ  poe,  cKt  le  fils,  je  sois  prépare  à  frire  ce 

Scr  qsci  k  p^  hà  àsmoM  a  bmêlictioo,  et  moonil 
ifc»:  ttisfcktesoijBaèfeBtkphtgiaiida  doolnr.ct 

a;«è!s.  k»  ôecx  liDS  loaDdèrœt  Gîuetlo  et  lui  diieol 

—  Fme»  i  eit  Ima  mi  qae  aoiie  père  a  fût  eoa  I 
t  ei  aoas  a  iaMitafi  ses  léaaUiis»  et  B*a  Ml  d 

ta  a*CB  s  ptf  »■»  noire  hèn  i 

«s  cette  karr,  prUcaer  ane  pert  é§de  à  k  Bâm 
rhmtueentîer. 

—  Mes  CrèrRS»  ffffiqn  Gkiiello.  je  toos  reods  p 
pow  nitre  offre,  oim  qoaot  à  moi,  moa  inienlioo  eH  cT 


APPENDICE.  4t3 

chercher  fortune  ailleurs;  j'j  suis  fermement  dMoidëi  jomê^ 
sez  donc  en  toute  bénédiction  de  rhéritage  qoi  foot  ett 
assigné. 

Sur  ce,  ses  frères,  foyant  sa  détermination,  loi  donnèrent 
im  cheval  et  de  l'argent  pour  les  dépenses  du  voyage.  Gia- 
aetk)  prit  congé  d'eux  et  s'en  alla  &  Venise,  et  arriva  an 
oomptoir  de  messire  Ànsaldo  S  et  lui  donna  la  lettre  que 
aon  père  lui  avait  donnée  avant  de  mourir.  Lors  messire 
Ansaldo,  lisant  cette  lettre,  apprit  que  le  porteur  était  le  fils 
de  son  très-cher  Bindo,  et  dès  qu'il  l'eut  lue,  il  l'embrassa 
aussitôt,  disant  :  c  Qu'il  soit  bienvenu,  le  fils  que  j'ai  tant 
désiré  !  d  Et  aussitôt  il  demanda  des  nouvelles  de  Bindo  ; 
Gianetto  lui  répondit  qu'il  était  mort.  Sur  quoi  meeaire 
Ansaldo,  fondant  en  larmes,  l'embrassa,  le  baisa  et  dit: 
c  Je  suis  désolé  de  la  mort  de  Bindo ,  ayant  gagné  par  son 
aide  la  plus  grande  partie  de  ce  que  j'ai;  mais  si  grande 
est  Tallégresse  où  je  suis  de  te  voir,  qu'elle  mitigé  cette  dou« 
leur.  »  Il  le  fit  mener  à  son  comptoir  et  ordonna  à  ses  {ac- 
teurs, à  ses  commis ,  à  ses  écuyers  et  à  tous  ses  serviteurs, 
d'obéir  à  Gianetto  et  de  le  servir  avant  lui-même. 

Et  d'abord  il  lui  confia  la  clef  de  son  argent  comptant  et 
lui  dit  :  c  Mon  fils,  dépense  ce  que  tu  voudras,  habille-toi  et 
équipe-toi  à  ta  guise,  tiens  table  ouverte  et  liais-loi  con^- 
nattre  ;  c'est  à  toi  que  je  laisse  ce  soin,  et  tu  me  seras  d'autant 
plus  cher  que  tu  seras  plus  estimé  de  tous* 

C'est  pourquoi  Gianetto  se  mit  à  fréquenter  les  gentila- 
hommes  de  Venise,  à  donner  des  fêtes  et  des  dîners,  à  Caire 
des  largesses ,  à  habiller  richement  ses  gens  et  h  acheter 
de  bons  coursiers,  et  à  jouter  et  à  fréquenter  les  tournois, 
comme  un  homme  expert  en  ces  exercices ,  magnanime  et 
courtois  en  toutes  choses,  et  il  se  montrait  honorable  en  cha- 
que occasion,  et  toujours  il  rendait  hommage  à  messire 

>  Anloaio. 


424  LBS  iV£5TCBIS  OK  GUnTTO. 

Ansaldo  plus  que  s*il  «fait  été  eeot  iois  son  père.  El3i 
hibOemeot  se  eomporter  afec  toales  sortes  de  gens 
quasi  toute  la  popalation  de  Yenise  loi  Toalah  da  bk 
vojaot  si  sage*  si  aBaUe*  si  eieessiTeoieot  coortoî! 
fiemmes  et  les  hommes  paraissaient  niffoler  de  loi,  et 
sire  Ansaldo  ne  jurait  plus  que  par  loi,  tant  loi  plaisai 
conduite  et  ses  manières.  H  ne  se  donnait  quasi  pas  ua 
à  Yenise  que  ledit  Gianello  n'y  fût  ioTÎtë,  tant  il élai 
fu  de  chaque  personne. 

Or,  il  adTiot  que  deux  de  ses  compagnons  les  plus 
foolureot  aller  à  Alexandrie  afec  deux  navires  char^ 
leurs  mardiandises,  coomie  ils  étaient  habitués  à  le 
chaque  année;  ils  s*adrassèrent  donc  à  Gianetto  t 
dirent: 

—  Tu  devrais  te  donner  le  plaisir  de  naviguer  afec  i 
pour  Toir  le  monde  éL  surtout  Damas  et  le  pays  d*aleii 

—  En  bonne  ioi ,  répondit  Gianetto  »  j*irais  bien  f( 
tiers,  si  mon  père,  messire  Ansaldo ,  và'en  donnait  l'ai 
sation. 

—  Nous  ferons  si  bient  dirent  ceux-ci,  qu'il  te  la 
nera  et  sera  content. 

Et  aussitôt  ils  allèrent  à  messire  Ansaldo  et  lui  dii 

—  Nous  Tenons  tous  prier  de  vouloir  bien  autoriser 
netto  à  Tenir  avec  nous  oe  printemps  à  Alexandrie,  et  i 
fournir  quelque  navire  ou  embarcation  pour  qu'il  voi 
peu  le  monde. 

.  —  J  en  suis  charmé,  si  cela  lui  platt,  dit  messire  Ans 

'  —  Messire,  répondirent-ils,  il  en  est  cbannë. 

Messire  Ansaldo  fit  donc  aussitôt  fréter  pour  lui  un 
gnifique  nsTire,  et  ordonna  qu'il  fût  chargé  de  marc 
dises,  garni  debanderoUes  et  d'armes  en  aussi  grande  q 
tilé  qu'il  était  nécessaire.  Aussitôt  qu'il  fut  préparé,  me 
Ansaldo  commanda  au  patron  et  à  tous  ceux  qui  étaiei 
serricedu  narirB*  de  fiure  tout  ce  que  Gianetto  leur  eonu 


APPENDICB.  4CS 

lierait  et  d'avoir  pour  lui  tous  égards  :  «  Car,  dit-il ,  je  ne 
l'envoie  pas  dans  le  but  de  spéculer,  mais  pour  qu'il  voie  le 
monde  à  son  aise.  »  Et  quand  Gîanetlo  fut  pour  s'embarquer. 
Venise  tout  entière  se  pressa  pour  le  voir,  parce  que  depuis 
longtemps  il  n'élsit  sorti  de  Venise  un  navire  aussi  beau  et 
aussi  bien  équipé  que  celui-là.  Et  tout  le  monde  était  attristé 
de  son  départ.  11  prit  congé  de  messire  .^nsaldo  et  de  tous 
SCS  camarades;  puis  on  mit  à  la  mer,  on  hissa  les  voiles  et 
on  prit  le  chemin  d'Alexandrie  en  invoquant  Dieu  et  la 
bonne  fortune. 

Ces  trois  compagnons  étant  chacun  sur  un  navire  et 
naviguant  ensemble  depuis  plusieurs  jours,  il  advint  qu'un 
matin,  avant  lo  jour,  ledit  Gianetto  aperrut  un  golfe  avec  un 
porl  magnifique  et  demanda  au  patron  comme  se  nommait 
ce  port. 

-  Messire,  répondit  celui-ci.  cet  endroit  appartient  i  une 
noble  veuve  qui  a  fait  la  ruine  de  bien  des  seigneurs, 

-  Comment?  dit  Gianetto. 

-  Messire,  répondit  l'autre,  cette  dame  est  belle  et  gra- 
cieuse, mais  voici  sa  loi  :  Tout  voyageur  qui  arrive  doit 
coucher  avec  elle,  et,  s'il  réussit  â  la  posséder,  il  doit  la 
prendre  pour  femme  et  devenir  seigneur  du  port  et  de  tout 
le  pays.  Mais  s'il  ne  réussit  pas  à  la  posséder,  il  perd  tout 
ce  qu'il  a. 

Gianetto  réfléchit  un  instant,  et  puis  dit  :  <i  Emploie 
tous  les  moyens  que  tu  pourras  pour  entrer  dans  ce  port,  » 

-  Messire,  dit  le  patron,  prenez  garde  à  ce  que  vous 
dites,  car  beaucoup  de  seigneurs  sont  entrés  là  qui  en  sont 
partis  ruinés. 

-  Ne  l'embarrasse  de  rien,  dit  Gianelto.  fais  ce  que  je 
te  dis. 

Ainsi  fut  fait;  le  navire  vira  de  bord  et  entra  dans  le  port 
si  rapidement,  que  les  compagnons  des  deui  autres  na- 
vires ne  s'aperçurent  de  rien. 


I 


4SS  LB  iTESTom  M  «mmn. 

Daas  li  niitiiiée,  h  noofrile  m  répand  qtm  m  bcn 
fin  ëlail  eotré  au  port,  si  bien  que  tout  le  monde  d 
foir:  d  immédîaleiDeDt  eela  fiit  dit  à  k  dame.  Bk  m 
Gianello  qui,  incoodneot,  se  présenta  à  elle  et  k  salua 
grande  rétërenee.  Elle  le  prit  par  k  main  et  loi  deau 
qui  0  était,  d'oli  il  venait,  et  s'il  savait  TnangB  dn  f 
Gianello  répondit  que  om,  et  qu'il  n'était  pas  venu  ] 
une  antre  cause.  Élk  lui  dit  :  c  Soyez  donc  eent  ioi 
bkofenu  ;  a  et  toute  h  journée  elle  hii  rendit  de  gn 
honneurs  et  fit  inriter  quantité  de  barons,  de  eomles  i 
ebefaliers  qui  étaient  ses  vassan,  pour  qa'ik  tinaaent  c 
pagnk  à  son  bMe.  Tous  ces  seigneurs  forent  channés 
manières  de  GtanetlOt  de  ses  kçons  aisées,  aflables  et  { 
Tenantes;  ehaeun  était  ravi  de  lui,  et  toot  k  joor  fl  n*] 
que  danses»  chansons  et  fêtes  pour  l'arnoor  de  Gianeik 
chacun  se  f  At  tenu  pour  sstishit  de  l'avoir  pour  seign 

Or,  k  soir  étant  venu,  k  dame  k  prit  par  k  maia 
mena  à  sa  chambre  et  lui  dit  :  c  —  L'heure  me  seo 
venue  d'aller  au  lit.  —  Madame,  Je  suk  à  toos,  i^ 
Gknetto.  a  Et  aussitôt  arrivèrent  deux  damoiseOes,  ï 
avec  du  vin»  l'autre  avec  des  confitures.  «  Je  sais  que^ 
devez  avoir  soif,  dit  k  dame,  buvez  donc.  »  Gknetto 
des  confitures  et  but  de  ce  vin ,  lequel  était  préparé  i 
faire  dormir  ;  mais  lui,  qui  n'en  savait  rien  et  qui  k  tim 
agréable,  en  but  une  demi-tasse,  se  déshabilla  et  alla 
poser.  Et  dès  qu'il  fut  au  lit,  il  s'endormit.  La  dami 
coucha  à  son  c6\é.  Il  ne  se  réveilk  que  k  lendemain  nu 
passé  la  troisième  heure.  La  dame  se  leva  dès  qu'il  fit 
et  fit  commencer  i  décharger  le  navire,  qu'on  trouva  c 
de  grandes  richesses  et  de  bcmnes  marchandises.  Oi 
troisième  heure  étant  passée,  les  caméristes  de  k  d 
allèrent  au  lit  de  Gianetto,  le  firent  lever  et  loi  diren 

*  Porlia. 


APPENDICE.  4!7 

8*6D  âlldp  k  la  grâce  de  Dieu,  parce  qu*!!  amit  perdu  mm 
navire  et  toat  ce  qa*il  arait  :  ce  dont  il  fut  tout  penaud, 
Tojant  qu'il  avait  échoué.  La  dame  lui  fit  donner  un  dieval 
et  de  l'argent  pour  ses  dépenses  de  voyage.  Il  partit  triste  et 
accablé,  et  se  dirigea  vers  Venise. 

Quand  il  y  fut  arrivé»  la  honte  l'empôcha  de  rentrer  chez 
lui  ;  et  il  s'en  alla  de  nuit  à  la  maison  d'un  sien  compa- 
gnon, qui  s'écria  tout  émerveillé  :  Gianetto  ici  !  qu'est-ce  à 
dire?  —  Mon  navire,  répondit-il,  a  touché  sur  un  écueQ 
pendant  la  nuit  et  s'est  brisé  ;  tout  a  été  détruit  ;  l'équipage 
a  été  jeté  de  côté  et  d'autre  ;  je  me  suis  accroché  à  un  mor- 
ceau de  bois  qui  m'a  jeté  à  la  côte  ;  et  ainsi  je  m'en  suis 
revenu  par  terre,  et  me  voici. 

Gianetto  resta  plusieurs  jours  dans  la  maison  de  cet  ami, 
lequel  alla  un  matin  visiter  messire  Ansaldo  et  le  trouva 
fort  mélancolique. 

—  J'ai  si  grand 'peur,  dit  messire  Ansaldo,  que  mon  fils 
ne  soit  mort  ou  que  la  mer  ne  lui  ait  fait  mal,  que  je  ne 
saurais  me  trouver  bien  nulle  part,  tant  est  grand  l'amour 
que  je  lui  porte. 

—  Je  puis  vous  donner  de  ses  nouvelles,  dit  le  jeune 
homme  ;  il  a  fait  naufrage ,  tout  est  perdu,  lui  seul  a  échappé, 

—  Loué  soit  Dieu  !  dit  messire  Ansaldo,  s'il  a  échappé, 
je  suis  satisfait;  quant  aux  richesses  qu'il  a  perdues,  je  ne 
m'en  soucie  pas.  Où  est-il? 

—  Il  est  chez  moi,  répondit  le  jeune  homme. 

Et  aussitôt  messire  Ansaldo  se  leva  et  voulut  aller  le  voir. 
Et,  dès  qu'il  le  vit,  il  courut  vite  l'embrasser  et  dit  : 

«  Mon  (ils,  il  n'est  nul  besoin  d'être  confus  devant  moi, 
car  c'est  chose  fort  ordinaire  que  des  navires  se  perdent  à 
la  mer;  ainsi,  mon  fils,  ne  te  tourmente  pas  ;  puisque  tu 
n'as  point  de  mal,  je  suis  content.  »  Et  il  le  mena  chez  lui 
sans  cesser  de  le  consoler. 

La  nouvelle  se  répandit  par  toute  la  ville  de  Venise,  et 


f 

4-2S  LES  AYENTIRES   DE  GIANETTO. 

UD  chacun  était  affligé  du  malheur  qu'avait  eu  Gianetto.i 
il  advint  que,  peu  de  tomps  après,  ses  compagnon: 
vûjage  revinrent,  tous  enrichis,  d'Alexandrie  ;  dès  leur  a 
véc,  ils  s'iuformùrent  de  (iiauelto,  et  toute  l'histoire  leur 
dite:  c'est  pourquoi  ils  counirent  vite  l'embrasser  et 
dirent  : 

-  Comment  t*es-tu  sépare  de  nous  et  où  donc  es4u  a 
Nous  n'avons  pu  avoir  de  tes  nouvelles,  bien  que  d 
ajons  rebroussé  clicmin  toute  la  journée  ;  nous  n'avon: 
l'apercevoir  ni  savoir  où  tu  étais  allé,  et  nous  avons  eu 
de  douleur  que,  pendant  loulo  la  traversée,  nous  nai 
pu  nous  réjouir,  croyant  que  tu  étais  mort. 

Gianetto  répondit  :  -  Il  s'est  élevé,  dans  un  bras  dei 
un  vent  contraire,  qui  a  chassé  le  navire  tout  droit  co 
1  I  un  écueil  qui  était  près  do  te  rre ,  de  telle  sorte  qu'à  grandf 

•  ■  je  me  suis  t^chappé,  et  tout  a  été  perdu. 

Telle  fut  l'excuse  que  leur  donna  Gianetto  pour  ne 

*•  découvrir  sa  faute.  Et  ils  se  livrèrent  à  la  joie  renierc 

i  Dieu  de  l'avoir  sauvé,  et  lui  dirent  :  «  Au  printemps] 

chain ,  avec  la  grAce  de  Dieu ,  nous  regagnerons  ce 
tu  as  perdu  cette  fois:  en  attendant,  passons  le  te 
gaiement  et  sans  mélancolie.  »  Et  dès  lors ,  ils  passé 
le  temps  joyeusement  comme  ils  avaient  coutume  di 
foire. 

Mais  pourtant  Gianetto  ne  faisait  que  penser  aux  mo^ 
de  retourner  auprès  de  cette  dame,  rénéchissant  et  se 
sant  h  lui-mémo  :  «  A  coup  sur,  il  faut  que  je  l'aie  i 
femme  ou  j'en  mourrai;  )>  et  rien  ne  pouvait  le  distra 
C'est  pourquoi  nios>ire  Ansaido  lui  dit  plusieui-s  fois  :  v< 
te  fais  pas  de  chagrin,  car  il  nous  reste  assez  de  fort 
pour  pouvoir  fort  bien  vivre.  »  (iianetto  répondit  :  a  Mon 
«flDri  je  ne  serai  content  que  quand  j'aurai  fait  une 
é  foi»  ce  voyage.  »  Aussi,  voyant  sa  volonté  bien 
Ansaldo  n*hésitaplus,  au  moment  venu. 


àPPBNDICK.  429 

fiMirnir  ud  second  navire  plus  richement  chargé  que  le 
premier,  et  à  mettre  dans  ce  chargement  la  majeure  partie 
de  ce  qu'il  avait  au  monde  ;  ses  compagnons,  ayant  fourni 
leurs  navires  de  ce  qui  était  nécessaire,  mirent  à  la  mer,  fi* 
lent  voile  et  naviguèrent  de  conserve  avec  Gianetto.  Après 
plusieurs  jours  de  traversée,  Gianetto  concentra  toute  son 
attention  à  retrouver  le  port  de  sa  dame,  qui  s'appelait  le 
Port  de  la  dame  de  Belmonte.  Une  nuit,  étant  arrivé  à  la 
bouche  de  ce  port,  lequel  était  dans  une  rade,  Gianetto  le 
reconnut  aussitôt ,  fit  virer  de  bord  et  y  pénétra  si  vite 
que  ses  compagnons,  qui  étaient  sur  les  autres  navires,  ne 
8*en  aperçurent  pas  plus  que  la  première  fois. 

La  dame  de  Belmonte ,  s' étant  levée  le  matin  et  ayant 
regardé  en  bas  dans  le  port,  vit  flotter  le  pavillon  de  ce  na« 
Tire,  et.  Tayaut  aussitôt  reconnu ,  appela  une  sienne  ca« 
mériste  et  lui  dit:  Reconnais*tu  ce  pavillon? 

—  Madame,  répondit  la  camériste,  il  semble  que  c*est  le 
navire  du  jeune  homme  qui  est  venu,  il  y  a  un  an,  et  qui 
nous  a  laissé  une  si  riche  cargaison. 

—  Certainement,  tu  dis  vrai,  dit  la  dame  :  et,  bien  sûr,  il 
faut  qu'il  soit  énamouré  de  moi,  car  je  n'ai  jamais  vu  per* 
sonne  venir  ici  plus  d'une  fois. 

—  Jamais,  dit  la  camériste,  je  n'ai  vu  un  homme  plus 
courtois  ni  plus  gracieux  que  lui. 

La  dame  lui  dépécha  nombre  de  pages  et  d'écuyers  qui  le 
Tisitèrent  en  grand  gala.  Il  leur  fit  l'accueil  le  plus  aimable, 
et  se  rendit  avec  eux  au  château  de  la  dame.  Dès  qu'elle  le 
rit,  elle  l'embrassa  avec  joie  et  allégresse,  et  il  l'embrassa 
avec  grande  révérence.  Tout  le  jour  se  pas^  en  fêtes  et  en 
r^ouissances.  La  châtelaine  fit  inviter  nombre  de  barons  et 
de  dames  qui  vinrent  à  la  cour  faire  fête  i  Gianetto.  Pres- 
que tous  les  barons  lui  témoignaient  de  la  sympathie  et  au- 
raient voulu  l'avoir  pour  seigneur  à  cause  de  son  affabilité 
fi  de  sa  courtoisie  ;  et  presque  toutes  les  dames  étaient  éna- 


430  LES  AYENTURin  M  GlimETTO. 

mourées  délai  ;  et  voyant  a?eo  quelle  mesareil  eondoisa 
danse  et  quelle  élégance  avaient  tous  ses  dehors,  ehacan 
maginait  qu'il  était  le  fils  de  quelque  grand  seigneur, 
voyant  que  l'heure  de  dormir  était  venue,  la  dame  de  ! 
monte  prit  Gianetto  par  la  main  et  lui  dit  :  c  Allons  n 
reposer.  »  Us  allèrent  dans  la  chambre,  et  dôs  qn'ils  Au 
assis,  voici  venir  deux  damoiselles  avec  le  vin  et  les  ec 
tures.  Ils  burent  et  mangèrent,  puis  s'en  allèrent  an  U 
à  peine  furent-ils  au  lit  que  Gianetto  s'endormit,  la  d 
étant  déshabillée  et  couchée  à  côté  de  lui.  Bref,  il  ne 
veilla  pas  de  toute  la  nuit.  Et  quand  le  matin  fut  veni 
dame  se  leva,  et  sur-le-champ  ordonna  de  foire  dédia 
le  navire.  Après  la  troisième  heure,  Gianetto  se  rêve 
chercha  la  dame  et  ne  la  trouva  pas  ;  s'étant  mis  sur 
séant,  il  vit  qu'il  était  grand  jour  ;  alors  il  se  leva  et  ( 
mença  à  avoir  grand'honte.  On  lui  donna  un  cheval  c 
l'argent  pour  ses  dépenses,  en  lui  disant  :  c  Va  ton 
min  ;  d  et,  pris  de  vergogne,  il  partit  sur-le-champ  tris 
mélancolique. 

Il  ne  s'arrêta  pas  qu'il  ne  fût  à  Venise  ;  arrivé  là,  i 
rendit  de  nuit  à  la  maison  du  môme  ami  qui ,  dès  i 
l'aperçut,  s*ccria  avec  la  plus  vive  surprise  :  «  Mon  D 
que  signifie  ceci  ? 

—  Jo  suis  perdu,  répondit  Gianetto.  Maudite  soit  la 
tune  qui  m'a  fait  venir  en  co  pays  ! 

—  Certes,  tu  peux  bien  la  maudire,  lui  dit  Tami,  ci 
as  ruiné  mcssire  Ansaldo  qui  était  le  plus  grand  et  le 
riche  marchand  de  la  chrétienté  :  et  ta  honte  doit  être 
grande  que  le  mal  dont  tu  es  cause. 

Gianetto  se  tint  caché  plusieurs  jours  chez  son  ami 
sachant  que  faire  ni  que  dire,  il  fut  sur  le  point  de  s'ei 
tourner  à  Florence  sans  dire  un  mot  à  messire  Ansa 
enfin  pourtant,  il  se  décida  h  aller  le  trouver.  Dès  que  i 
sire  Ansaldo  le  vit,  il  se  leva,  et,  courant  Tembrasserj 


AFFENDIGE.  431 

dît  :  ce  Soit  le  bienyeon,  mon  flit  !  »  Et  Giinetto  l'embratM 
en  pleurant.  Après  avoir  entendu  son  récit ,  ineesîre  An« 
saido  dit  :  c  Qu'à  cela  ne  tienne»  Gianetto  i  Ne  te  donne 
point  de  mélancolie  ;  puisque  tu  m'es  renda»  je  suis  con- 
tent. Il  nous  reste  encore  assez  pour  pouvoir  vivre  douce- 
ment.  La  mer  fait  la  fortune  des  uns  et  la  ruine  des  au« 
très.  1»  La  nouvelle  de  ces  événements  se  répandit  par 
toute  la  ville  de  Venise,  et  chacun  plaignait  fort  messire 
Ansaldo  du  malheur  qu'il  avait  eu.  Il  fallut  que  messire 
Ansaldo  vendit  la  plus  grande  partie  de  ce  qu'il  possédait 
pour  payer  les  créanciers  qui  lui  avaient  fourni  les  mar- 
chandises. Les  compagnons  d'Ansaldo  revinrent  tous  ri- 
ches d'Aleiandrie  ;  on  leur  conta,  dès  leur  arrivée  à  Venise, 
comment  Gianetto  était  revenu  et  avait  tout  perdu.  Ce  dont 
ils  s'émerveillèrent,  disant  que  c'était  la  chose  la  plus  éton- 
nante  qu'ils  eussent  jamais  vue.  Us  allèrent  trouver  messire 
Ansaldo  et  Gianetto,  et,  leur  ayant  fait  fête,  dirent  :  c  Mes- 
sire Ansaldo,  ne  tous  tourmentez  pas  ;  nous  avons  l'inten- 
tion de  foire  l'année  prochaine  nn  nouveau  voyage  à  votre 
bénéBce  ;  car  c'est  nous  qui  avons  causé  votre  ruine  en  in- 
duisant Gianetto  à  nous  accompagner  dans  notre  première 
expédition  ;  ainsi  ne  craignez  rien,  et  tant  que  nous  aurons 
du  bien,  usez-en  comme  du  vôtre.  »  Messire  Ansaldo  leur 
rendit  grâce,  en  disant  qu'ils  avaient  encore  de  quoi  subsis- 
ter. Cependant,  soir  et  matin,  Gianetto  restait  absorbé  dans 
ses  réHexions  et  ne  pouvait  se  réjouir.  Messire  Ansaldo  lui 
demanda  ce  qu'il  avait. 

—  Je  ne  serai  content,  répondit-il,  que  quand  j'aurai 
rattrapé  ce  que  j'ai  perdu. 

^  Mon  fils,  dit  messire  Ansaldo/je  ne  veux  plus  que  tu 
me  quittes  :  vivons  ici  paisiblement  avec  le  peu  que  nous 
avons  ;  cela  vaut  mieux  pour  toi  que  d'entreprendre  un  nou- 
veau voyage. 

—  Je  suis  résolu,  répliqua  Gianetto,  à  faire  tout  mon 


432  US  àVBHTOBBS  M  OAHITTO. 


le  pour  sortir  d'ane  situation  où  je  ne  puis  rester  si 
la  plus  grande  honte. 

C'est  pourquoi  t  voyant  sa  volonté  fermenient  arrétëet  m 
sire  Ansaido  se  disposa  à  vendre  tout  ce  qu'il  avait  au  moi 
pour  fournir  à  Gianetto  un  nouveau  navire  ;  il  vendit  à 
ce  qu'il  lui  restait  sans  rien  garder  et  ranplit  le  navire 
la  plus  belle  cargaison.  Comme  il  lui  manquait  dix  m 
ducats,  il  alla  trouver  un  juif  *  à  Mestre  et  les  lui  emprui 
sous  cette  condition  que,  s'il  ne  les  avait  pas  rendus  l 
Saint- Jean  du  mois  de  juin  prochain,  ce  juif  pourrait 
enlever  une  livre  de  chair  de  quelque  endroit  du  corps 
lui  conviendrait.  Messire  Ansaido  y  consentit.  Le  juii 
dresser  un  acte  authentique,  par  devant  témoins,  dam 
forme  et  avec  la  solennité  nécessaires,  et  compta  les 
mille  ducats. 

Avec  cet  argent,  messire  Ansaido  se  procura  tout  ce 
manquait  encore  au  navire.  Si  les  deux  premiers  char 
ments  avaient  été  beaux,  celui-ci  était  encore  plus  rich< 
plus  abondant.  De  leur  côté,  les  compagnons  de  Gian< 
frétèrent  leurs  deux  navires  avec  cette  intention  que  toui 
qu'ils  gagneraient  serait  pour  leur  ami.  Quand  le  \ 
ment  du  départ  fut  venu,  messire  Ansaido  dit  à  Gianel 
«  Mon  fils ,  tu  pars  et  tu  vois  par  quelle  obligation  je  ! 
lié.  Je  ne  te  demande  qu'une  grâce  :  s'il  t'arrive  malhe 
veuille  revenir  vite  auprès  de  moi,  afin  que  je  puisse  te  \ 
avant  de  mourir,  et  je  serai  content.  »  Gianetto  lui  répom 
«  Messire  Ansaido,  je  ferai  tout  ce  que  je  croirai  vous  i 
agréable.  »  Messire  Ansaido  lui  donna  sa  bénédiction. 
voyageurs  prirent  congé  et  se  mirent  en  route.  Pendan 
traversée,  les  deux  compagnons  de  Gianetto  ne  cessai 
d'observer  son  navire  et  Gianetto  n'avait  d'autre  préoccu 
tion  que  d'aborder  au  port  de  Belmonte.  Il  s'entendit  i 

1  Shylock. 


IPPRNDICE. 


433 


UQ  de  ses  pilotes,  si  bien  qu'une  nuit  le  uâvire  (ut  amené 
dans  le  port  de  celte  dame.  Au  lever  du  jour,  ses  compa- 
gnons, regardantaulDur  d'eux  et  ne  voyant  nulle  part  le  na* 
vire  de  (tianelto,  se  dirent  :  «  Certainement  il  y  a  un  mau- 
vais sort  jeté  sur  celui-ci;  »  et  ils  prirent  le  parti  de  pour- 
suivre leur  route,  tout  tSmerveillds  de  ce  qui  s'était  passé. 

Le  navire  étant  arrivé  au  port,  tous  accoururent  du  châ- 
teau, apprenant  que  Gianotto  était  revenu  et  s'en  étonnant 
fort,  a  Ce  doit  être,  tlisaient-ils.  le  lils  de  quelque  grand 
personnage,  puisqu'il  peut  venir  ainsi  tous  les  ans  avec  tant 
de  niarcliandisos  et  de  si  beaut  navires  :  plût  h  Dieu  qu'il 
fAt  notre  seigneur  I  »  Il  reçut  la  visite  de  tous  les  grands, 
barons  et  chevaliers  de  ce  pays.  On  alla  dire  d  la  dame  que 
Gianetto  était  de  retour.  Aussitôt  elle  se  mit  à  la  fenéire  du 
palais,  et  vit  ce  magnifique  navire,  et  reconnut  le  pavillon, 
et  faisant  le  signe  de  la  croii,  elle  s'écria  ;  «  Voilà  certaine- 
ment un  fait  extraordinaire  :  c'est  le  même  homme  qui  a 
déjà  laissé  tant  do  richesses  duns  le  pays  ;  »  et  elle  l'envoya 
chercher.  Gianetto  alla  à  elle.  Ils  s'embrassèrent  avec  effu- 
sion, se  saluèrent  et  se  firent  do  grandes  révérences.  Toute 
la  journée  se  passa  dans  les  fêtes  et  dans  l'allégresse.  Il  y 
eut  en  l'honneur  de  Gianetto  un  beau  tournoi  où  Joutèrent 
toute  la  journée  nombre  de  barons  et  de  chevaliers.  Gia- 
netto voulut  y  prendre  part  et  fit  merveilles  de  sa  personne, 
tant  il  se  tenait  bien  sous  les  armes  et  à  cheval  ;  et  sa  bonne 
mine  plaisait  tellement  à  tous  les  barons  que  chacun  le  dé- 
sirait pour  seigneur.  Or,  il  advint  qu'au  soir,  le  moment 
étant  venu  d'aller  se  reposer,  la  dame  prit  Gianetto  par  la 
main  et  lui  dit  :  a  Allons  nous  reposer.  »  Quand  il  fut  à 
l'entrée  de  la  chambre,  une  chambrière  de  la  dame  qui  por^ 
lait  un  vif  intérêt  à  Gianetio,  se  pencha  à  son  oreille  et  lui 
dit  bien  doucement  :  a  Faites  semblont  de  boire,  mais  ne 
buvez  rien  ce  soir.  j>  Gianetto,  ayant  bien  romprîs  ces  paro- 
les, entra  dans  ta  chambre.  La  dame  lui  dit  :  a  Je  sais  que 


434  LIS  iYElTUUS  K  OilinO. 

¥0115  derez  tToir  grand'soîf,  et  ansâ  je  Teox  que  lom 
nn  afaDl  que  d*aller  a«  lit.  »  El  aiHMifll  deux  dooid 
qui  reuemblaieDt  à  dau  aoges ,  vimeiil  ^^'*"*"^  dliabit 
arec  le  fin  el  les  coofitoieSt  et  loi  oAivent  à  boîrt  :  c 
poarrait  refuser,  voyant  deaxdamoiselks  stbeBet?  »  s'é 
GianelU).  La  dame  ne  pot  s'empèdier  de  rire.  GianMo 
k  tasae  et,  feignant  de  boira,  lersa  le  tout  dama  mm  u 
la  dame,  croyant qo'ilafaitbo,  aediaaiten  elleHiiènw  :  « 
noos  amèneras  un  aotre  oarire,  car,  pour  celai-ei,  ta 
perda.  »  Gianetio»  s'étant  mis  an  lit,  se  sentait  tout  gail 
et  tout  dispos,  et  troofait  que  la  dame  se  Caisait  attei 
mille  ans.  «  Cette  fois  je  Tai  attrapée,  se  disail*il  :  au 
de  l'iTTogne  qu'elle  attend,  elle  trouTeie  le  teremier.  : 
pour  que  la  dame  se  dépêchât  de  Tenir  ma  lit»  fl  eommen 
frire  semblant  de  ronfler  et  de  dormir.  Sur  qooi  la  di 
dit  :  «  C'est  bien  ;  »  et,  s'étant  déshabillëe,  se  mit  as 
près  de  Gianetto.  Dès  qu'elle  fut  entrée  sons  la  cooTerti 
celui-ci,  sans  perdre  de  temps,  se  tourna  Terselle  et  lui 
«a  Tombrassant  :  «  Voilé  donc  ce  que  j'ai  tant  désiré,  s 
ce,  il  lui  donna  la  paix  du  saint  mariage,  et  loole  la  nuîi 
restèrent  dans  les  bras  l'un  de  l'autre.  De  quoi  la  dama 
plus  que  contente;  et,  s'étant  lerée  le  matin  avant  le  je 
elle  fit  mander  tous  les  barons  et  chcTaliers  et  les  princip 
citoTens,  et  leur  dit  :  «  Gianetto  est  Totre  seigneur,  pH 
raz-vous  donc  à  lui  faire  fête.  »  Aussitôt  par  toute  la  coni 
éclatèrent  les  acclamations  :  «  Vire  le  seigneur  1  vive  le 
gneuri  d  Les  cloches  et  les  instruments  sonnèrent  con 
pour  une  fête  ;  des  courriers  furent  envoyés  k  une  fook 
barons  et  de  comtes  qui  étaient  loin  du  château,  pour  I 
dire  :  «  Venez  toir  Totre  seigneur  !  »  Et  alors  comme 
une  grande  et  magniflque  fête.  Et  quand  Gianetio  sortit  d( 
chambre,  il  fut  fait  chetalier  et  placé  surun  tr6ne.  On  lui 
en  main  le  sceptre,  et  on  le  proclama  seigneur  avee  gr 
triomphe  et  grande  gloire.  Et  dès  que  tous  les  baron 


APPENDICE.  485 

toutes  les  daines  furent  arrives  i  la  cour,  il  épousa  la  souie- 
raine  au  milieu  de  fêtes  et  de  réjouissances  qu'il  serait  im^ 
possible  de  dire  et  d'imaginer.  Tous  les  barons  et  seigneurs 
du  pays  vinrent  à  la  fôte  en  grand  gala.  Ce  n'étaient  que  jou- 
tes, pas  d'armes,  danses,  chansons  et  musiques,  divertisse- 
ments de  toutes  sortes.  Messire  Giànetto ,  magnifique  en 
tout,  se  mit  à  distribuer  des  étoffes  de.soie  et  autres  riches 
choses  qu'il  avait  apportées  :  exerçant  virilement  le  pouvoir, 
il  fit  craindre  son  autorité  et  rendre  justice  à  toute  espèce 
de  gens.  Et  ainsi  il  vivait  en  fête  et  en  allégresse,  sans  s'in- 
quiéter ni  se  souvenir  de  ce  pauvre  messire  Ansaido  qui 
restait  engagé  envers  le  juif  pour  dix  mille  ducats. 

Or,  un  jour  que  messire  Giànetto  était  à  la  fenêtre  du  pa- 
lais avec  sa  dame,  il  vit  passer  sur  la  place  une  procession 
d'hommes  qui,  un  ciergeallumé  à  la  main,  allaient  faire  une 
offrande,  c  Que  veut  dire  ceci,  dit  messire  Giànetto?  — 
C'est,  répondit  la  dame,  une  procession  d'artisans  qui  vont 
faire  une  offrande  à  l'église  de  Saint-Jean,  parce  que  c'est 
aujourd'hui  sa  fête.  »  Messire  Giànetto  se  souvint  alors  de 
messire  Ànsaldo  :  il  se  retira  de  la  fenêtre,  poussa  un  grand 
soupir,  changea  de  visage,  et  se  promena  de  long  en  large 
dans  la  salle,  absorbé  dans  ses  réflexions.  La  dame  lui  de- 
manda ce  qu'il  avait.  Messire  Giànetto  répondit  :  «  Je  n'ai 
rien.  »  Sur  quoi  la  dame  se  mit  à  Texaminer,  en  disant  : 
«  Certainement  vous  avez  quelque  chose  que  vous  ne  voulez 
pas  dire.  »  Et  tant  elle  insista  que  messire  Giànetto  lui 
eonta  comment  messire  Ansaido  s'était  engagé  pour  dix 
mille  ducats  et  que  le  terme  était  échu,  a  J'ai  la  plus 
grande  frayeur,  ajouta-t-il,  que  mon  père  ne  meure  pour 
moi;  car  s'il  ne  rembourse  pas  la  somme  aujourd'hui,  il 
doit  perdre  une  livre  de  sa  chair.  t>  La  dame  lui  répondit  : 
c  Messire,  montez  sur-le-champ  à  cheval  et  prenez  la  route 
de  terre  ;  vous  arriverez  par  là  plus  vite  que  par  mer  ;  em- 
menés telle  escorte  que  vous  voudrez,  emportez  cent  mile 


436  LIS  ATBSTCBES  DB  GtARITO. 

ducats  et  ne  vous  arrêtez  que  quand  woas  seras  1  Tenisc 
et  si  Toire  ami  n'est  pas  mort,  faites  en  sorte  de  ranm 
ici.  »  Aussitôt  Gianetto  fit  sonner  la  trompette^  monta  i  ch 
val  avec  vingt  compagnons,  prit  œ  qn'il  loi  frUail  d*arge 
et  se  mit  en  route  pour  Yenise. 

Or  il  advinlque»  le  terme  fixé  étant écho^  le  joif  fit  appi 
hender  messire  Ânsaido  et  voulut  lui  enleirer  da  corps  m 
livre  de  chair.  Messire  Ànsaldo  le  pria  de  voiiloir  bien  i 
tarder  sa  mort  de  quelques  jours»  afin  que,  si  son  Giane 
revenait,  il  pût  au  moins  le  voir.  Le  joif  répondit  :  c 
consens  au  délai  que  vous  voulez,  mais  cfoand  il  arriva 
cent  fois,  je  suis  décidé  à  vous  enlever  one  livre  de  du 
conformément  à  nos  conventions.  » 

Ansaldo  répondit  qu'il  était  résigné. 

Venise  entière  parlait  de  cet  événement  ;  on  diaeon 

était  affligé,  et  plusieurs  marchands  se  réunirent  afin 

payer  la  somme.  Le  Juif  ne  voulut  jamais  Tacoepter,  déci 

qu'il  était  à  commettre  cet  homicide,  pour  pouroir  dire  qi 

avait  fait  mourir  le  premier  marchand  de  la  chrétienté.  Oi 

advint  qu  aussitôt  après  le  prompt  départ  de  messire  G 

netto,  sa  dame  le  suivit,  d^isée  en  juge  et  accompigi 

de  deux  familiers.  Arrivé  à  Venise,  messire  Gianetto  < 

droit  chez  le  Juif,  embrassa  avec  grande  allégresse  mesi 

Ansaldo ,  et  dit  au  Juif  qu'il  était  prêt  à  lui  donner  Targ 

et  tout  ce  qu'il  voudrait  en  sus.  Le  Juif  répondit  qu'il 

voulait  pas  d'argent,  puisqu'on  ne  l'avait  pas  payé  à  tem 

mais  qu'il  voulait  la  livre  de  chair.  La  question  fut  viven 

débattue,  et  tout  le  monde  donnait  tort  au  Juif.  Mais  consi 

rantque  Venise  était  une  terre  de  droitetquele  Juif  avait 

droit  établi  en  bonne  forme,  on  n'osait  lui  faire  oppositioi 

on  se  bornait  à  le  prier.  Tous  les  marchands  de  Venise  i 

rent  ainsi  supplier  le  Juif,  qui  se  montrait  plus  dur  que 

mais.  Messire  Gianetto  voulut  lui  donner  vingt  mille  du 

qui  furent  refusés  ;  il  en  offrit  trente  mille ,  pois  qoan 


AITKNDICE. 


437 


mille,  puis  cinquaule  mille,  et  coHn  cent  mille  ducats, 
a  Inutile!  rlit  le  Juif,  quand  tu  m'olTrirais  plus  de  ducats 
que  n'en  vnut  celle  cité,  je  ue  les  prendrais  pas;  je  veux 
exécuter  dos  conventions  écrites.  » 

Pendant  qu'avait  lieu  ce  débat,  voici  venir  à  Venise  la 
dame  de  Belmonle  vêtue  à  la  mnniiïre  d'un  juge.  Elle  des- 
cendit â  une  auberge ,  et  aussitflt  l'aubergiste  demanda  h  un 
de  ses  domestiques  :  «  Quel  est  ce  genlilliomme?  »  Le  do- 
mestique, quë  la  dame  avait  instruit  de  ce  qu'il  devait  ré- 
pondre à  cette  question,  répliqua  :  a  C'est  un  gentilhomme 
ès-lois  qui  vient  d'étudier  à  Bologne  et  qui  retourne  elles 
lui.  n  L'aubergiste,  en  entendant  cela  ,  lui  rendit  de  grands 
honneurs.  Ltantà  Inble,  le  juge  dit  à  l'aubergiste:  x  Com- 
ment 50  régit  votre  cité?  » 

—  MessJre ,  répondit  l'hâte ,  la  loi  est  ici  trop  sévère. 

—  Comment  cela,  dillcjuge'? 

—  Comment?  repartit  l'hOic.  Je  vais  vous  le  dire.  Il  était 
venu  de  Florence  un  jeune  homme  ayant  nom  Ginnetlo, 
qui  s'était  établi  chez  un  sien  parent,  ayant  nom  messire 
Ansaldo  ;  il  s'était  montré  si  gracieux  et  si  aiïabie  que  tous 
les  hommes  et  toutes  les  dames  du  pays  s'étaient  énamourés 
d»  lui:  Et  jamais  nouveau-venu  dans  cette  cité  n'a  été  estimé 
autant  que  l'était  celui-ci.  Or,  cet  Aosaldo  lui  fournit,  pour 
trois  expéditions  successives,  trois  navires  magniûquement 
chargés  ;  mais  les  deux  premières  ne  réussirent  pas,  el  pour 
équiper  la  troisième,  messire  Ansaldo  emprunta  dix  mille 
ducats  d'un  juif  à  cette  condition,  que  s'il  ne  les  avait  pas 
rendus  à  la  Saint-Jean  au  mois  de  juin  suivant,  ledit  Juif 
pourriiit  lui  enlever  une  livre  de  chair  de  quelque  endroit 
du  corps  qu'il  voudrait.  Aujourd'hui  ce  jeuiie  homme,  que 
Dieu  bénisse!  est  de  retour,  et  en  remboursement  des  dix 
mille  ducats,  il  a  voulu  en  donner  cent  mille  ;  mais  ce  fourbe 
de  Juif  ne  veut  pas  ;  tous  les  bonshommes  de  ce  pays  ont  eu 
beau  le  supplier,  il  ne  veut  céder  en  rien. 


«m»  que  ci»  bDoiumiiie  ae  m^vre 

«ncvpvs .  41  aoss  «i»  tous  les  hoames  de  ce  pcj>s. 

Sfxr  ^aiji  le  ]iK  ft  pfodHDcr  ut  hm  par  toaie  h  i 
trée .  poctuit  <pie  qinnwqœ  «u  ms  ^aesliaB  1^ 
ps9oa*int.  vint  le  trouver.  XcsgireGîflaeCtoappntdoeti 
àaiCi«Hi  an  jage  ée  lofaçie  qui  rr -giliair 
lioas.  Cert  poarqooi  mesaie  Giaieito  dit 
«jase. 

—  AUoiis,  reçomfit  fe  Mf  :  mab  adfî^uM  qae  poi 
je  n'en  tiendrai  i  ce  qm?  dit  le  bilkc 

Es  5e  n^Qiiirefit  en  preâeiii!e  da  jamt  et  In  fifoilla  i 
reœe  d'osage.  Le  jotie  recoamit  measâre  GisBeHo, 
Giaoettû  ce  reGOfmci  pas  le  jage  cpû  s'était  transipi 
râace  ta  moyen  de  eertaîaes  lierbes.  Messira  Giasetto 
Juif  dirent  cfaaeao  lear  aSure  ci  npligaérat  daîrem 
qaestioii  ta  joae*  qai  prit  le  bîUet^  te  kit  et  ifil  aa  Jni 

—  fenteods  qae  ta  pcenocscesccBl  mille  doeats  d 

ta  ééiiffes  ce  braie  hûCBBie  qui  te  sera  i|aflMÎ5  ob%é. 

—  Je  n'en  feni  riea.  répondit  le  JoiL 

—  C'est  pcarttnt,  «lit  le  joee,  ce  que  ta  peux  bh 
mieux. 

Mais  le  Juif  ne  ^onlot  pas  celer.  Alors  ils  se  rend 
d'acdird  ta  tribunal  établi  pour  des  cas  pareils  :  et  notre 
prit  ia  parole  pour  mesâire  Ansaido  et  dit  :  Failas  aira« 
partie  adverse.  Et,  le  Juif  s' étant  aTancé  : 

—  ALoQS,  s'écria- t-ii,  coope  une  lirre  de  la  chair  d 
homme  oà  ta  Toodras,  et  exerce  ton  droit. 

Sur  ce,  le  Juif  le  fit  de:>habiller  tout  na  et  prit  en  mai 
rasoir  qu'il  a^ait  fait  faire  tout  exprès.  Et  messîre  Gia 
se  tooma  Ters  le  jajre,  et  loi  dit  : 

—  Messîre,  ce  n'est  pas  de  cela  que  je  nMa  avais 


APPENDICE.  439 

—  Sois  tranquille,  répondit  le  juge,  il  n'a  pas  encore 
coupé  la  livre  de  chair. 

Le  Juif  se  mit  en  devoir  d'opérer. 

—  Prends  bien  garde  &  ce  que  tu  fais,  dit  le  juge;  car  si 
tu  enlèves  plus  ou  moins  qu'une  livre,  je  te  ferai  enlever  la 
tète.  Et  je  te  dis  en  outre  que,  si  tu  verses  une  seule  goutte 
de  sang,  je  te  ferai  mourir.  Car  ton  billet  ne  fait  pas  men- 
tion d'effusion  de  sang  ;  au  contraire,  il  dit  expressément 
que  tu  devras  lui  ôter  une  livre  de  chair,  ni  plus  ni  moins. 
Et  partant ,  si  tu  es  sage,  fais  ce  que  tu  croiras  pour  le 
mieux. 

Et,  sur-le-champ,  il  fit  mander  l'exécuteur,  apporter  le 
billot  et  la  hache,  et  dit  : 

—  Si  je  vois  une  goutte  de  sang ,  je  te  fais  aussitôt  tran- 
cher la  tète. 

Le  Juif  commença  à  avoir  peur  et  messire  Gianetto  à  se 
rassurer.  Enfin,  après  de  longs  débats,  le  Juif  dit  : 

—  Messire  juge,  vous  en  savez  plus  long  que  moi  :  faites- 
moi  compter  les  cent  mille  ducats  et  je  suis  content. 

—  Non,  dit  le  juge,  coupe-lui  une  livre  de  chair,  comme 
l'indique  ton  billet;  je  ne  te  donnerai  pas  un  denier,  tu  as 
refusé  l'argent  quand  je  voulais  te  le  faire  compter. 

Le  Juif  réduisit  sa  demande  à  nonante,  puis  à  quatre- 
vingt  mille  ducats  ;  mais  le  juge  se  montra  de  plus  en  plus 
ferme  dans  son  refus.  Alors  messire  Gianetto  dit  au  juge  : 

—  Donnez-lui  ce  qu'il  veut ,  pourvu  qu'il  nous  rende 
Ansaldo. 

—  Je  te  dis  de  me  laisser  faire,  lui  répondit  le  juge. 

—  Donnez-moi  au  moins  cinquante  mille  ducats ,  fit  le 
Juif. 

—  Non,  repartit  le  juge,  je  ne  te  donnerai  pas  le  plus 
chétif  denier. 

—  Au  moins,  riposta  le  Juif,  rendez-moi  mes  dix  mille 
ducatSi  et  maudits  soient  l'air  el  la  terre  ! 


440  LES  AVENTURES  DE  GIÂNBTTO. 

—  Est-ce  que  tu  n'entends  pas,  dit  le  juge?  Je  ne 
rien  te  donner  ;  si  tu  veux  lui  couper  la  chair,  eh  1 
coupe-la-lui;  sinon,  je  ferai  protester  et  annuler  ton  b 

Tous  ceux  qui  étaient  présents  étaient  en  grandis 
allégresse,  et  chacun,  narguant  le  Juif,  disait  :  «  Te 
attrapé  qui  croit  attraper  autrui.  »  Sur  quoi,  le  Juif  tc 
qu'il  ne  pouvait  faire  ce  qu'il  avait  voulu,  prit  son  bille 
de  rage,  le  déchira.  Ainsi  fut  délivré  messire  Ansaldi 
Gianetto  le  ramena  chez  lui  en'  grande  pompe  ;  et  pr 
ment,  il  prit  les  cent  mille  ducats,  et  il  alla  h  la  dem 
du  juge,  et  il  le  trouva  dans  sa  chambre  qui  se  prépai 
partir.  Alors  messire  Gianetto  lui  dit  : 

—  Messire,  vous  m'avez  rendu  le  plus  grand  servici 
j'aie  jamais  reçu;  en  conséquence  je  veux  que  vous  en 
tiez  chez  vous  ces  ducats  :  vous  les  avez  bien  gagnés. 

~  Cher  médire  Gianetto,  répondit  le  juge,  je  vou 
mercie  beaucoup,  mais  je  n'en  ai  pas  besoin.  Remp 
cette  somme  avec  vous,  que  votre  femme  ne  dise  paî 
vous  êtes  un  mauvais  ménager. 

—  Ma  foi,  dit  messire  Gianetto,  elle  est  si  magnanin 
affable  et  si  bonne  que,  quand  j'en  dépenserais  quatre 
autant,  elle  serait  contente  ;  elle  voulait  même  que  , 
portasse  avec  moi  une  plus  forte  somme. 

—  Et  quels  sont,  repartit  le  juge,  vos  sentiments  à  \\ 
de  votre  femme  ? 

—  Il  n'est  pas  de  créature  au  monde,  répliqua  Giai 
à  qui  je  veuille  plus  de  bien.  Elle  est  si  sage  et  si  bell( 
la  nature  n'aurait  pu  la  mieux  douer.  Et  si  vous  voule 
faire  la  grâce  de  venir  la  voir,  vous  serez  émerveille 
honneurs  qu'elle  vous  rendra,  et  vous  verrez  si  ce  qi 
vous  dis  est  exagéré. 

—  Je  ne  puis  aller  avec  vous,  répondit  le  juge,  parce 
j'ai  autre  chose  à  faire,  mais  puisque  vous  la  dites  si  bo 
quand  vous  la  verrez,  saluez-la  de  ma  part. 


—  Je  n'y  manquerai  pas,  dit  messire  Gîanetto,  mais  je 
veux  que  vous  emportiez  ces  ducats. 

Tandis  qu'il  disait  ces  paroles,  le  juge,  lui  TOj'ant  SD 
doigt  un  anneau,  lui  dit  : 

—  Je  veux  cet  anneau  et  ne  veui  pas  d'argent. 

—  J'y  consens,  répondit  messire  Gianetto,  maïs  je  vous 
le  donne  h  regret,  parce  que  c'est  ma  femme  qui  me  l'a 
donné.  Elle  m'a  dit  de  le  porter  toujours  pour  l'amour 
d'elle,  et,  si  elle  no  me  le  voit  plus,  elle  croira  que  je  l'ai 
donné  a  quelque  femme  ;  el  ainsi  elle  se  fûcliera  contre  moi 
cl  croira  que  je  suis  énamouré  d'une  autre,  moi  qui  lui  suis 
plus  atlnchë  qu'à  moi-même. 

—  11  me  parait  certain,  dit  le  juge,  qu'elle  se  fiern  è 
votre  parole,  puisqu'elle  vous  veut  tant  de  bien  :  vous  lui 
direz  que  vous  me  l'avez  donné.  Mais  peut-être  voulez-vous 
le  donner  ici  h  quelque  ancienne  maltresse. 

—  Telle  est  l'affeciion,  telle  esl  la  foi  que  je  lui  porte, 
répondit  messire  Gianetto,  que  je  ne  la  changerais  pour 
aucune  femme  au  monde,  tant  elle  est  accomplie  en  toute 
chose. 

Sur  ce,  il  tira  l'anneau  do  son  doigt  et  le  donna  au  juge. 
Puis  ils  s'embrassèrent  et  se  firent  la  révérence. 

—  Faites-moi  une  grâce,  dit  le  juge. 

—  Demandez,  riposta  messire  Ansaldo. 

—  Eh  bien,  dit  te  juge,  ne  restez  pas  ici,  et  allez  bien 
vite  retrouver  votre  femme. 

—  11  me  semble,  dit  messire  Gîanetto,  qu'il  y  a  cent 
mille  ans  que  je  ne  l'ai  vue. 

Alors  ils  se  séparèrent.  Le  juge  s'embarqua  et  partit  à  la 
grâce  de  Dieu.  De  son  câté,  messire  Gîanetto  donna  des 
dtners  et  des  soupers,  distribua  des  chevaux  et  de  l'argent 
à  ses  amis  ;  et,  après  avoir  festoyé  el  It-nu  table  ouverte  pen- 
dant plusieurs  jours,  il  prit  congé  de  tous  les  Vénitiens  el 
emmena  avec  lui  messire  Ansaldo.  Beaucoup  de  ses  anciens 


442  LES  ÂYENTDRES  DB  6IA1IBTT0. 

camarades  s'en  allèrent  avec  lui  ;  et  presque  tous  les  homi 
et  toutes  les  femmes  pleurèrent  d'attendrissement  à  son  < 
part,  tant  il  avait  été  affable  pour  tout  le  aïonde  durant  i 
séjour  à  Venise.  Enfin  il  partit  et  retourna  à  Belmonte. 

Sa  femme  était  arrivée  déjà  depuis  plusieurs  jours.  1 
feignit  d'avoir  été  prendre  les  bains  ;  et,  ayant  repris 
vêtements  de  femme ,  elle  fit  faire  de  grands  préparât 
couvrir  toutes  les  rues  de  tapis ,  et  équipa  plusieurs  ce 
pagnies  d'hommes  d'armes.  Et  quand  messires  Gianett 
Ansaldo  arrivèrent,  tous  les  barons  et  toute  la  cour  allèi 
à  leur  rencontre  en  criant  :  Vive  le  seigneur  !  vive  le 
gneur!  Dès  qu'ils  eurent  mis  pied  à  terre,  la  dame  de  1 
monte  courut  embrasser  messire  Ansaldo  et  prit  un  aii 
peu  fAcbé  avec  messire  Gianetto,  qu'elle  aimait  pour 
mieux  qu'elle-même.  Il  y  eut  de  grandes  fêtes,  animées 
des  joutes,  des  tournois,  des  danses  et  des  chants,  a 
quelles  prirent  part  barons,  dames  et  damoiselles. 

Messire  Gianetto  voyant  que  sa  femme  ne  lui  faisait 
aussi  bon  visage  qu'à  l'ordinaire,  se  retira  dans  sa  cbami 
l'appela  et  lui  dit  :  Qu'as-tu  donc?  et  il  voulut  l'embras 

—  Tu  n'as  pas  besoin,  dit  la  dame,  de  me  faire  toutes 
caresses ,  car  je  sais  bien  que  tu  as  retrouvé  tes  anciec 
maîtresses  à  Venise. 

Messire  Gianetto  de  s'excuser. 

—  Où  est  l'anneau  que  je  t'ai  donné?  dit  la  dame. 

—  Ce  que  j'avais  prévu  m'arrive,  répondit  messire  ( 
netlo;  j'avais  bien  dit  que  tu  penserais  mal  de  moi.  Mai 
te  jure,  par  la  foi  que  je  garde  à  Dieu  et  à  toi,  que  j'ai  do 
cet  anneau  au  juge  qui  ma  fait  gagner  le  procès. 

—  Eh  bien,  dit  la  dame,  je  te  jure,  par  la  foi  que  je  gi 
à  Dieu  et  à  toi,  que  lu  l'as  donné  à  une  femme,  et  je  le 
bien,  et  ne  jure  pas  le  contraire,  par  pudeur! 

—  Je  prie  Dieu  de  m'enlever  de  ce  monde,  reprit  t 
sire  Gianetto,  si  je  ne  dis  pas  vrai!...  J'avais  bien  i 


APPENDICE  443 

venu  le  juge  de  tout  cela,  quand  il  m'a  den^ndé  Tanneau. 

—  Tu  aurais  aussi  bien  fait,  dit  la  dame,  de  m'envoyer 
inessire  Apsaldo,  et  de  rester  là*bas  à  te  goberger  avec  teç 
maîtresses,  car  j'apprends  qu  elles  ont  toutes  pleuré  quand 
tu  es  parti. 

Messire  Gianetto  commença  à  verser  des  larmes,  et,  en 
proie  aux  plus  vives  tribulations,  reprit  :  —Tu  fais  un  article 
de  foi  de  ce  qui  n*est  pas  vrai,  de  ce  qui  ne  peut  l'être. 

La  dame,  voyant  ces  larmes,  qui  étaient  pour  son  cœur 
autant  de  coups  de  couteau,  courut  aussitôt  l'embrasser  et 
partit  d'un  grand  éclat  de  rire.  Elle  lui  montra  Fanneau,  lui 
répéta  ce  qu'il  avait  dit  au  juge,  lui  conta  comment  ce  juge, 
c'était  elle-même,  et  de  quelle  manière  elle  avait  obtenu  la 
bague.  Messire  Gianetto  témoigna  la  plus  grande  surprise 
du  monde,  et,  reconnaissant  que  c'était  vrai,  reprit  sa  gaieté. 
Étant  sorti  de  sa  chambre,  il  raconta  la  chose  aux  barons  Qt 
à  ses  amis,  et  l'amour  ne  fit  que  s'en  accroître  entre  les 
deux  époux.  Ensuite  messire  Gianetto  manda  la  chambrière 
qui,  un  soir,  lui  avait  insinué  de  ne  rien  boire,  et  la  donna 
pour  femme  à  messire  Ansaldo.  Et  tous  passèrent  en  allé- 
gresse et  en  fêtes  le  reste  de  leur  longue  existence. 


•H- 


ROSAUNDE. 

Tri(SOR  LÉGïJt  PAR  ECPHUBS  ET  TROUfli  APRÈS  SA  MORT  A  SiLIXEDRA. 

Rapporta,  des  Canaries  par  Thomas  Lodge,  GE?rrnjiOMVE  *. 
Traduit  de  l'anglais  en  français  par  F.-V.  Hcco. 

Près  de  la  cité  de  Bordeaux  vivait  un  chevalier  de  très- 
honorable  maison,  que  la  fortune  avait  gratifié  de  maintes 
faveurs,  et  la  nature,  honoré  de  nombre  de  qualités  exquises. 

>  Dans  ane  dédicace  adressée  à  Lord  Uansdon,  lord  chambellan  de  la 
reine  Éiisabetb,  Tautear  dit  avoir  composé  ce  roman  pendant  UD  voyage 


m  ROSALINDE. 

Il  était  si  sage  qu'il  pénétrait  aussi  Join  que  Nestordusk 
prorondeurs  du  gouvernement  civil,  et,  ce  qui  rendaili 
sagesse  plus  gracieuse,  il  avait  ce  salem  ingemi  «  H* 
agréable  éloquence  qui  étaient  tant  admirés  dans  Ulf». 
Sa  valeur  n'était  pas  moindre  que  son  esprit,  etlecoopi 
sa  lance  était  aussi  puissant  qu'était  persuasive  la  dDaint 
de  su  langue;  car  il  avait  été  élu  pour  son  coursgele|m- 
cipal  chevalier  de  Malte.  Ce  hardi  chevalier,  nonrafin 
Jehan  de  Bordeaux,  ayant,  dans  le  printemps  dcsajeaoesst. 
combattu  maintes  fois  contre  les  Turcs,  finit  par  vieillir:  js 
cheveux  prirent  une  nunoce  argentine,  et  la  carte  de  ses  in- 
nées fut  dessinée  sur  son  front  par  les  lignes  de  ses  ridcj. 
ire  Jehfin,  ajant  trois  fils  de  sa  femme  Lynida,  ror^Ufili 
saviepasséo.etvoysntque  la  mon  allait  le  forcer  ilesquiils. 
songea  à  leur  faire  un  legs  qui  leur  prouvât  sa  tendrons 
accrût  leur  affection  fulure.  Ajant  fait  appeler  ces  jeow 
gentilshommes,  en  présence  des  chevaliers  de  Malle  ses  cofi- 
pagnons,  il  résolut  de  leur  laisser  un  mémorial  de  sa  sollici- 
tude paternelle  en  leur  rappelant  les  devoirs  de  l'amour  (n- 
lernel.  Donc,  ayant  la  mort  dans  ses  traits  pour  les  attendrir 

qu'il  fit  snt  Teri^eires  eL  aoi  Caniiriet.  k  l'époque  oii  il  écrÎTiil,  l'i*- 
glelerre  élait  eocore  dan»  loate  U  Terveur  île  son  entliousistCDC  r'^' 
ri'up/iHfls  lie  I.illj,  ca  cher  de  l'école  précieuse  donl  j'ai  longntoifBl 
]inrlii  ilnns  riiitroduction  nu  «iiiéme  volume.  Voilà  {iauri|ii(ii  Ih^nn 
l.odge  cml  nssurer  le  succès  de  sa  Irgende  en  Ja  préseatanl  cooiiM 
□  lie  sorte  d'appendice  à  une  lEUïre  universellemenl  vantée.  Il  eilMf- 
loin  que  In  Husalinde  obtiiil  morneDl'niument  une  vogue  con>idér3:<>. 
s'il  en  fauL  eo  ji^ger  pnr  \e  tliiTrâ  des  rùitnpressïous  qui  en  fnrcnl  ii'i- 
bliéei  pendant  plus  <le  cinqu.mli;  ans  ;  mais  il  en  eerlnin  .-iiissi  qu'c:., 
serait  ni)jaurd*liiti  compli'lemeiit  oubliée,  tî  Shakfpcare  ne  l'aïaii  ud- 
morlalisée  dans  un  cher-d'œiivrc.  Du  resie,  la  nuDvelte.  éJi:ée  pour  li 
preniièru  fois  en  Iti^l,  snus  le  nom  île  Lodge,  n'est  pas  nut;  crvitwn 
originiile  du  poiile  qui  l'a  signée  :  elle  n'est  que  le  dtveloppt-mynl  d'une 
vieille  linllflde,  inlilntée  le  Conte  de  Gamelyn,  et  altribAéei  quelqu* 
obsi;ur  cooleroporflin  de  Cluucer. 


I 


APPnOIGR. 


445 


et  les  larmes  dans  ses  yeux  pour  peinJre  In  profondeur  de 
ses  émolioris,  il  prit  son  fils  einii  par  la  uisin  el  commençA 
aÏDsi  : 

—  Ornes  fils,  vous  voypitiueledestinalorminé  la  période 
de  mon  existence.  Je  me  rends  au  tombeau  qui  délivre  de 
tous  soucis,  et  je  vous  laisse  Ji  cl>  monde  qui  multiplie  les 
chagrins.  Cons^quemm<>nt,  tout  en  vous  laissant  quelques 
bions  éphf5miircs  pour  combattre  la  pauvreté,  je  veux  vous 
léguer  d'iiifaillibles  [.réceptes  qui  vous  conduiront  h  la  vertu. 
Donc,  d'nbord  k  toi,  Saladin  ',  l'atné  et  par  conséquent  le 
principal  pilier  de  ma  maison,  je  donne  quatorze  champs 
labourables,  avec  tous  mes  manoirs  et  ma  plus  riohe  vais- 
selle. Ensuite,  h  Fernandin*  je  16gue  douze  champs  labou- 
rables. Mais,  â  Rosader', le  plusjeuno.je  donne  mon  cheval, 
mon  armure  et  ma  lance,  avec  seize  champs  labourables; 
car  si  les  sentiments  intimes  peuvent  être  révélés  par  les 
reflets  extorieurs,  Rosnder  vous  surpassera  tous  en  généro- 
sité et  en  honneur.  Ainsi,  mes  fils,  j'ai  partagé  entre  vous  la 
substance  de  mes  richesses  ;  et,  si  vous  étiez  aussi  prodigues 
à  les  dépenser  que  j'ai  été  économe  h  les  acquérir,  vos  amis 
s'affligeraient  de  vous  voir  plus  eilrnvagants  que  je  n'ai  été 
généreui,  et  vos  ennemis  souriraient  de  voir  vos  eicts  naître 
de  ma  chute.  Que  mon  honneur  soit  donc  le  sablier  de  vos 
actes,  et  le  renom  de  mes  vltIus  l'éloile  polaire  qui  dirige  le 
cours  de  votre  pèlerinage..  Dans  ma  mort  voyez  et  remar- 
quez, mr;s  fils,  la  folie  de  l'homme  qui,  fait  de  poussière, 
essaie,  avec  Briarée,  d'escalader  le  ciel,  et,  près  de  mourir  à 
toute  minute,  espère  toujours  un  siècle  de  bonheur.  Voyant 
donc  la  fragilité  humaine,  tâchez  que  votre  existence  soit 
vertueuse,  afm  que  votre  mort  soil  couverte  d'une  admi- 
rable gloire  :  ainsi  vous  sommerez  la  renommée  d'être 

■  Olivier,  dans  Comm»  il  vum  plaira. 

*  iacijuei  des  Dai«, 

*  OflauJu. 


M  douleur  dans  oes  lonibres  vêtements 
la  bjèae  qai,  quand  elle  se  lamente,  e 
fide,  Saladio  cachait  bous  ces  âémoostn 
cœur  pleia  de  satiBlacUon.  Après  un  i 
prit  h  considérer  le  testament  de  son  pèi 
avait  bit  i  son  jeune  frère  an  plus  beau 
que  Rosaderavaitété  le  favori  de  son  pi 
teuaat  sous  sa  surveitlBuce;  que,  comi 
□'avaient  pas  encore  atteint  leur  majori 
étant  leur  tuteur,  siaon  les  frustrer  dt 
moins  dévaster  si  bien  leurs  patrimoines 
en  fussent  considérablement  amoindri 
jeune ,  se  dit-il ,  tiens-le  dès  à  présent 
permets  pas  de  te  faire  échec,  car 

Nimia  tuniliariui  conteiBpUun  pi 

a  Qu'il  sache  peu,  il  ne  sera  pas  capable 
éteins  ses  esprits  sous  la  bassesse  de  sa  i 
qu'il  soit  gentilhomme  par  nature,  faç4 
ut  fais  de  lui  un  paysan  par  l'éducation, 
comme  un  esclave,  et  tu  régneras  en  se 
toutes  les  possessions  de  ton  frère.  Quan 


APPENDICE. 


«7 


s'il  a  de  la  science,  c'est  assez  ;  qu'il  renonce  au  reste!  » 
Dans  cette  humeur,  Saladin  fit  ilo  son  frèro  Hosader  son 
valet  de  pied  pendant  deux  ou  trois  ans,  le  maintenant  dans 
une  sujétion  aussi  serviie  que  s'il  avait  é\é  le  fils  de  quel- 
que vassal  de  campagne.  Le  jeune  ^enliihonime  supporta 
tout  avec  patience,  Jusqu'K  ce  qu'un  jour,  se  promenant 
seul  dans  le  jardin,  il  rédéchil  qu'il  était  le  fils  de  Jehan  de 
Bordeaux,  chevalier  renommé  par  ses  nombreuses  victoires, 
et  gentilhomme  fameux  pour  ses  vertus,  et  que,  contraire- 
ment au  testament  de  son  père,  il  était  frustré  de  ses  biens, 
traité  comme  un  valet  et  relégué  dans  une  si  ténébreuse 
servitude  qu'il  ne  pourrait  jamais  s'élever  à  d'honorables 
exploits.  Comme  il  ruminait  ainsi  mélancoliquement,  Sala- 
din arriva  avec  ses  gens,  et  vojanl  que  son  frère,  absorbé 
dans  ses  sombres  réflexions,  avait  oublié  la  révérence  d'u- 
sage, il  voulut  l'arracher  k  sa  râverie  :  v  Manant,  dil-il, 
votre  cœur  est-il  en  détresse,  ou  diriei-vous  une  palenôlre 
pour  l'âme  de  votre  père?  Allons,  mon  dtner  est-il  prêt? 

—  Tu  me  demandes  tes  ragoûts,  répliqua  Saludin  en  dé- 
tournant la  tËte  et  en  froni,'aut  le  sourcil?  Demande-les  à 
quelqu'un  de  tes  paysans,  qui  sont  faits  pour  un  pareil  of- 
fice. Je  suis  ton  égal  par  la  nature,  sinon  par  la  naissance; 
et,  quoique  tu  aies  plus  do  caries  que  moi  dans  la  main,  j'ai 
dans  la  mienne  autant  d'atouts,  tine  question!  Pourquoi 
as-tu  abattu  mes  bois,  dépouillé  mes  manoirs,  et  fait  main- 
basse  sur  tout  le  mobilier  que  m'avait  donné  moo  père? 
Je  t'en  préviens,  Saladin,  réponds-moi  en  frère  ou  je  t6 
truilerai  un  ennemi. 

—  Ç'i,  drdie,  repartit  Saladin  en  souriant  de  la  présomp- 
tion de  Hosader,  je  vois  que  l'arbrisseau,  qui  doit  devenir 
ronce,  a  de  bonne  heure  des  épines;  est-ce  mon  regard 
bienveillant  qui  vous  a  appris  fi  être  si  arrogant?  Je  puis 
promptcmenl  remédier  h  ce  mal,  et  je  ploierai  l'arbrisseau 
tandis  qu'il  n'est  encore  qu'une  baguette.  Vous,  mes  amis. 


délennioltîaii,  eonfia  son  salut  i  ses  I 
dus  DD  gicnîer  qui  wlioigDaît  le  jardin 
sonaH  ngoureasaneDt.  Saladîn.  «raigni 
frère,  loi  ma  :  —  Rossder,  oe  t'empor 
Ion  frère,  ton  aloè,  et,  si  j'ai  eu  des  tort 
prêt  i  les  réparer.  Ne  venge  pas  ta  colëi 
tu  souillerais  la  Tert.u  du  TÎeux  sire  Jehai 
ce  qui  te  mécooteDle  et  tu  obtiendras  sal 

Ces  paroles  apaisèrent  )a  cdère  de  I 
d'une  douce  et  affable  nature),  si  bien 
arme,  et,  sur  sa  foi  de  gentilbomme,  t 
qu'il  ne  lui  porterait  aucun  préjudice. 
descendit,  et,  après  de  courts  pourparle 
rent  et  se  réconcilièrent,  Saladin  ayant  pi 
restitution  de  toutes  ses  terres  et  toutes  I 
ressources  permettaient  i  Taniour  fratem 

Sur  ces  cnlrefailes,  il  arriva  que  Th 
France  ',  avait  désigné  un  jour  de  joût 
afin  d'occuper  les  principaux  de  son  peuj 
qu'étant  oisife,  ils  n'appliquassent  leur  pi 
plus  sérieuses  et  ne  se  souvinssent  de  leu 
Un  champion  devait  se  mesurer  contre  toi 
un  Normand  *,  un  homme  de  haute  statut 


At>rENDICi:.  4îg 

saires.  Saludio,  prenant  l'occasion  aux  cheveui,  s'enleodit 
secrètement  avec  ce  Normand,  et,  par  l'eppâl  de  riches  ré- 
compenses, lui  fit  jurer  que,  si  Rosader  lui  lombaîl  sous  la  r 
grilTe,  il  ne  reviendrait  jamais  chercher  querelle  b  Saladia 
pour  ses  possessions.  Le  Normand,  désireux  de  lucre,  accepta 
les  écus  de  Saladin  en  s'engageant  à  exécuter  le  stratagème. 
Le  champion  une  fois  lié  par  serment  h  sa  criminelle  dé- 
termination, Saladin  alla  trouver  ie  jeune  Rosader  et  se  mit 
à  lui  parler  de  ce  tournoi  et  de  ces  joules,  lui  rappelant  qus 
le  roi  serait  U,  et  les  principaux  pairs  de  France,  et  toutes 
les  belles  damoîselles  de  la  contrée  :  «  Ah  !  frère,  lui  dit-il, 
pour  l'honneur  de  sire  Jehan  de  Bordeaux ,  pour  illustrer 
cette  maison  qui  a  toujours  eu  des  hommes  accomplis  dans 
la  chevalerie,  montre  ta  résolution  d'être  intrépide.  Cadet 
par  les  années,  tu  es  l'atno  par  la  valeur.  Prends  la  lance 
de  mon  père,  son  épée  et  son  cheval,  cours  au  tournoi, 
et  romps  vaillamment  une  lance,  ou  dispute  au  Normand  It 
palme  du  l'adresse.  » 

Les  paroles  de  Saladio  étaient  autant  de  coups  d'éperon  h 
un  cheval  ardent;  car  à  peine  les  eut-il  prononcées  que  Ro- 
sader  le  serra  dans  ses  bras,  prenant  celle  offre  en  si  bonne 
part  qu'il  promit  de  faire  tout  au  monde  pour  lui  témoigner 
sa  reconnaissance. 

Le  lendemain  était  le  jour  du  tournoi,  el  Rosader  était  si 
désireux  de  montrer  ses  sentimcnis  héroïques  qu'il  passa 
la  nuit  presque  sans  dormir  ;  mais  aussitôt  que  Phébus  eut 
replié  les  rideaux  de  la  nuit,  il  se  leva,  el.  ajant  pris  congé 
de  son  frère,  chevaucha  vers  le  lieu  désigné,  chaque  mille 
lui  faisant  l'effet  de  dix  lieues  jusqu'à  ce  qu'il  fût  arrivé. 

Mais  laissons-le  h  son  impatience  et  venons  au  roi  de 
France  Thorismond.  Celui-ci,  aj'anl  banni  par  la  force  Gé- 
rismond,  le  roi  légitime  ',  qui  vivait  dans  la  forfit  des  Ar- 


II  duc,  dans  Commt  il  voiu  plaira. 


i 


450  ROSALiNDK. 

dennes  comme  un  homme  hors  la  loi,  cherchait  à  ooeope 

les  Français  par  toutes  les  distractions  qui  pouvaient  le 

amuser.  Entre  autres  plaisirs ,  il  avait  imaginé  ce  tourne 

solennel  où  il  devait  se  rendre  accompagné  des  doute  paii 

de  France  ;  et  voulant  charmer  les  spectateurs  par  la  vu 

des  objets  les  plus  rares  et  les  plus  éclatants,  il  avait  dési 

gnë,  pour  assister  à  la  fête,  sa  propre  fille  Alinda  ',  aioi 

que  la  blonde  Rosalinde,  fille  de  Gérismond,  et  toutes  k 

damoiselles  fameuses  en  France  pour  la  beauté  de  leoi 

traits.  Tous  vantaient  les  admirables  richesses  que  la  n^ 

ture  avait  entassées  sur  le  visage  de  Rosalinde.  Les  gria 

semblaient  livrer  bataille  sur  ses  joues  et  lutter  à  qui  rem 

bellirait  le  plus  par  ses  dons.  La  rougeur  de  la  glorieai 

Luna,  alors  qu'elle  baisa  le  berger  sur  les  hauteurs  de  La 

mos,  n'était  pas  d'une  nuance  aussi  délicieuse  que  ce  vei 

millon  que  faisaient  ressortir  les  couleurs  argentines  d 

teint  de  Rosalinde.  Ses  yeux  étaient  comme  ces  lampes  qi 

illuminent  la  nappe  somptueuse  des  cieux;  ils  rayonnaiei 

la  grAce  et  le  dédain,  aimables  et  pourtant  timides,  coma 

si  Vénus  y  avait  concentré  toutes  ses  tendresses  et  Diai 

toute  sa  chasteté.  Les  boucles  de  sa  chevelure»  enroulé 

dans  une  résille  d'or,  surpassaient  autant  Téclat  scintilla 

du  métal  que  le  soleil  la  plus  humble  étoile.  Les  tresses  q 

entourent  le  front  d'Apollo  n'étaient  pas  aussi  splendides 

la  vue,  car  il  semblait  que,  dans  les  cheveux  de  Rosalind 

Amour  se  fût  mis  en  embuscade  pour  surprendre  le  rega 

assez  arrogant  pour  oser  contempler  leur  excellence  *. 

Rosalinde,  assise  près  d'Alinda,  assistait  donc  à  ces  jeu 
et  par  sa  présence  excitait  les  cavaliers  à  rompre  plus  va 

>  Cétii. 

3  Ce  portrait»  scmpnleaseneat  traduit,  oflrt  aa  lactanr  1#  puiaii  i 

dële  de  celte  phraséologie  cuphaiste  qae  Shakespeare  a  ai  admirablem 
ridiculisée  dans  Peines  d'amour  perdues.  Comme  je  Tai  déjà  dit,  1' 
teur  de  cette  nouvelle  était  an  disciple  fervent  da  poëte  LUly. 


APPENDICE.  451 

lamment  leur  lance.  Quand  le  tournoi  eut  cesse,  la  lutte 
commença,  et  le  Normand  se  présenta  comme  provocateur 
contre  tout  venant.  Un  riche  franc-tenancier  de  la  campa- 
gne arriva  avec  deux  grands  garçons  qui  étaient  ses  fils,  de 
bonne  mine  et  d'extérieur  agréable.  L*atné,  ayant  plié  le  ge- 
nou devant  le  roi,  entra  dans  la  lice  et  s*offrit  au  Normand 
qui  sur-le-champ  l'accosta  avec  furie,  le  terrassa  et  le  tua 
sous  le  poids  de  sa  corpulente  personne.  Ce  que  voyant,  le 
jeune  frère,  altéré  de  vengeance,  bondit  immédiatement 
sur  la  place  et  assaillit  le  Normand  avec  une  telle  valeur 
qu'au  premier  choc  il  le  fit  tomber  h  genoux.  Mais  le 
Normand,  revenu  bientôt  à  lui-même,  et  fort  d'une  énergie 
que  doublait  la  crainte  du  déshonneur,  se  redressa  contre 
le  jeune  homme,  et,  le  saisissant  dans  ses  bras,  le  rejeta 
contre  terre  si  violemment  qu'il  lui  rompit  le  cou  et  termina 
ses  jours  comme  ceux  de  son  frère.  A  ce  massacre  inat- 
tendu, le  peuple  murmura  ;  mais  le  vieux  père  releva  les 
corps  de  ses  fils  sans  changer  de  visage  ni  donner  aucun 
signe  extérieur  de  mécontentement. 

Rosader,  qui  avait  assisté  à  cette  tragédie,  sauta  à  bas  de 
son  cheval,  puis,  s'asseyant  sur  la  pelouse,  commanda  à  son 
page  de  lui  tirer  ses^ bottes,  et  s*équipa  pour  la  lutte.  Une  fois 
prêt,  il  frappa  sur  Tépaule  du  franc-tenancier  en  lui  disant  : 
(c  Attends  un  peu,  brave  homme,  tu  vas  me  voir  tomber  le 
troisième  dans  cette  tragédie  ou  venger  la  chute  de  tes  fils 
par  un  noble  triomphe.  »  Le  campagnard,  voyant  un  si  beau 
gentilhomme  lui  apporter  une  si  courtoise  consolation,  le 
remercia  cordialement  et  lui  promit  de  prier  pour  son  heu- 
reux succès.  Sur  ce,  Rosader  sauta  allègrement  dans  la  lice, 
et,  jetant  un  regard  sur  la  foule  de  dames  qui  brillaient  là 
comme  autant  d'étoiles,  il  aperçut  Rosalinde  dont  l'admira- 
ble beauté  Téblouit  au  point  que,  s*oubliant  lui-même,  il 
s'arrêta  pour  rassasier  sa  vue  de  ses  traits.  Celle-ci  s'en  apen- 
çut  et  rougit,  ce  qui  doubla  l'éclat  de  ses  charmes  au  point 


45?  APPENDICE. 

que  la  pudique  rougeur  d'Aurora,  à  l'aspect  împréTn  i 
Pbaéto,  était  loin  d'être  aussi  splendide. 

Le  Normand,  voyant  ce  jeune  gentilhomme  ainsi  enchal 
dans  la  contemplation  des  dames,  le  rappela  à  lui-même 
lui  frappant  sur  Tépaule.  Rosaderse  retourna  d'un  air  irri 
comme  s'il  avait  été  réveillé  de  quelque  agréable  rêve, 
prouva  à  tous,  par  la  fureur  de  sa  physionomie,  qu'il  él 
un  homme  d'une  certaine  hauteur  de  pensées  :  mais  toi 
remarquant  sa  jeunesse  et  la  douceur  de  son  visage,  s' 
fligeaient  de  voir  un  si  beau  jeune  homme  s'aventurer  da 
une  action  si  infime  ;  mais,  sentant  que  ce  serait  pour  s 
déshonneur  qu*on  le  détournerait  de  cette  entreprise,  te 
lui  souhaitaient  la  palme  de  la  victoire.  Quand  Rosader  ( 
été  rappelé  à  lui-même  par  le  Normand,  il  raccosta  d'uo 
terrible  choc  que  tous  deux  tombèrent  à  terre  et  furent  fi 
ces,  par  la  violence  de  la  chute,  de  reprendre  haleine.  Di 
rant  cet  intervalle,  le  Normand  se  rappela  qu'il  avait  afiai 
à  celui  dont  Saladin  lui  avait  demandé  la  mort;  et,  dans  cet 
pensée,  il  raidissait  ses  membres  et  tendait  tous  ses  musc! 
afin  de  gagner  Tor  qui  lui  avait  été  si  libéralement  promi 
De  son  côté,  Rosader  fixait  ses  yeux  sur  Rosalinde  qui,  po 
l'encourager  d'une  faveur,  lui  lança  un  tendre  regard,  cap 
ble  de  rendre  héroïque  Thomme  lepluslAchc.  Cette  œilla 
enflamma  Tardeur  passionnée  de  Rosader,  si  bien  que, 
retournant  vers  le  Normand,  il  courut  sur  lui  et  Taborda  ( 
un  violent  choc.  Le  Normand  le  reçut  vaillammment;  et 
acharné  fut  le  combat  qu'il  était  difficile  de  Juger  de  qi 
côté  la  fortune  se  montrerait  prodigue.  Enfin  Rosader  se  i 
leva  et  terrassa  le  Normand,  en  tombant  sur  sa  poitrine  d' 
poids  si  écrasant  que  le  Normand  céda  à  la  nature  son 
et  à  Rosader  la  victoire. 

I^  mort  de  ce  champion,  tout  en  donnant  au  vieux  cam] 
gnard  la  satisfaction  d'être  vengé,  provoqua  l'admiration 
roi  et  de  tous  les  pairs,  étonnes  que  de  si  jeunes  années  et 


453 

si  beaux  dehors  fussent  altiës  h  ua  si  vaillant  courage.  Mais 
quand  on  sut  que  c'était  le  plus  Jeune  fils  de  sire  Jehan  de 
Bordeaux,  le  roi  se  leva  de  son  trâne  et  l'embrassa,  et  les 
jiairs  l'accablèrent  de  prévenances  et  de  courtoisies.  Tandis 
qu'il  recevait  ces  félicitalions,  les  dames  le  favorisaient  de 
leurs  regards,  spécialement  Kosalinde,  que  la  beauté  et 
la  valeur  de  Rosader  avaient  déjà  touchée  :  mais  elle  consi- 
dérait l'amour  comme  un  hochet,  comma  une  passion  mo- 
iiientance  qui  s'allumait  d'un  regard  el  s'éteignait  d'un  clin 
d'œil,  et  aussi  ne  craignait-elle  pas  de  jouer  avec  la  flamme; 
et,  pour  faire  savoir  à  Rosader  qu'elle  l'avait  en  gré,  elle 
détacha  un  bijou  de  son  cou  el  l'envoya  par  un  page  au 
jeune  gentilhomme.  Le  prix  que  Vonus  donna  à  Paris  fut 
loin  de  plaire  au  Troyen  autant  que  ce  joyau  à  Rosader.  No 
pouvant  la  remercier  par  un  cadeau  pareil  et  voulant  lui 
révéler  ses  sentiments  autrement  que  par  des  rogards,  il  se 
retira  dans  une  lente,  prit  une  plume  cl  du  papier,  et  écri- 
vit un  beau  sonnet  qu'il  lui  envoya.  Rosalinde  rougit  en  le 
lisant,  mais  elle  était  charmée  de  savoir  que  l'Amour  lui 
avait  attaché  un  si  tendre  serviteur. 

Rosader ,  accompagné  d'une  troupe  de  gentilshommes 
qui  désiraient  être  ses  familiers,  s'en  revint  chez  son  frère 
Saladin.  Celui-ci  se  promenait  devant  sa  porte  pour  savoir 
plus  vite  le  ïort  de  son  radct,  s'assurant  de  sa  mort  et  se 
préparant  i  célébrer  ses  ruoérailles  (vec  une  feinte  douleur. 
Tandis  qu'il  était  dans  ces  réflexions,  il  leva  les  yeux  et 
aperijut  Rosader  qui  revenait  avpc  une  couronne  sur  la  tète, 
accompagné  d'une  bande  de  joyeux  compagnons  :  il  rentra 
furieux  et  ferma  la  porte.  Rosader,  qui  avait  vu  cela  et  ne 
s'attendait  pas  à  une  réception  si  désobligeante,  dit  poof 
excuse  à  ses  compagnons  que  son  frère,  ayant  été  à  la  cam* 
pagne,  s'était  absenté,  ne  se  trouvant  pas  fait  pour  recevoir 
si  brillante  compagnie.  Mais  il  eut  beau  atténuer  les  torts 
de  son  frère,  il  no  put,  par  aucun  moyen,  obtenir  accès  dans 


454  BOSiUKML 

la  iDdîsoo  :  sur  quoi,  d'an  ooap  de  pied«  il  enfoDçikfc 
et,  répée  nue,  entra  hardiment  dans  Fantithambre,  < 
ne  trouTa  [car  tous  avaient  fui)  qu'un  certain  Adam  Spei 
un  Anglais  qui  avait  été  le  vieux  et  fidiSe  serrîtcar  de 
Jehan  de  Bordeaux.  Cet  Adam,  pour  Tamour  qa^ii  port 
son  feu  maître,  avait  pris  parti  pour  Rosader  et  le  i 
aussi  bien  qu'il  put,  lui  et  les  siens.  Avec  aon  aide,  Bcb 
mit  le  couvert  et  garnit  les  tables  de  tout  œ  qa*il  pot  t 
ver  dans  la  maison.  Quand  ils  eurmt  festoyé,  tous  les 
vives  prirent  congé  de  Rosdder.  Aussitôt  âpres  leur  dq 
celui-ci,  exaspéré  de loutrage qu'il  avait  reço»  tira  son i 
et  jura  de  se  venger  du  discourtois  Saladîn.  Mais  A 
Spencer  parvint  à  réconcilier  les  deux  frères  eooore 
fois,  et  ils  vécurent  assez  longtemps  dans  un  amical  ao 
qui  réjouissait  leurs  serviteurs  et  charmait  leurs  voij 
Laissons-les  à  cette  heureuse  union  et  reTenons  à  A 
linde. 

Quand  RosaUnde,  revenue  de  la  fête,  fat  restée  se 
Tamour  présenta  à  sa  pensée  les  perfections  de  Rosadtf 
la  surprenaut  sans  défense,  la  frappa  si  profondén 
qu*eUe  se  sentit  atteinte  d*une  excessive  passion.  Ta 
quelle  se  rappelait  les  charmes  personnels  de  son  fa 
aimé,  rboDDeurdt'sesancéires  et  les  vertus  qui  lerenda 
si  gracieux  aux  yeux  de  tous,  arriva  Thorismond,  accou 
gné  de  sa  fille  Alinda  et  d*un  grand  nombre  de  pairs 
France.  Ce  Thorismond,  craignant  que  la  perfection  de 
salinde  ne  lui  portAt  préjudice,  avait  résolu  de  la  ban 
Le  visage  plein  de  colèret  il  lui  signifia  un  arrêt  qu 
condamnait  à  quitter  la  cour  dès  la  nuit  suivante  :  «  ( 
lui  dit-ily  j'ai  ouï  parler  de  tes  discours  ambitieux  el 
tes  projets  de  tnibison.  d  Surprise  do  cette  sentence» 
salinde  se  couvrit  du  bouclier  de  son  innocence»  et  s 
bardit  à  se  justifier  en  termes  respectueux  ;  mais  1 
rismoud  uc  voulut  pas   entendre  raison  »  et   aucun 


APPENDICE.  455 

pairs  n'osa  intercéder  pour  Rosalinde.  Tandis  que  tous 
restaient  muets  et  que  Rosalinde  restait  interdite,  Alinda, 
qui  l'aimait  plus  qu'elle-même,  se  jeta  à  genoux  en  implo- 
rant son  père  : 

«  Puissant  Tborismond,  si  j'ai  tort  d'intercéder  pour  mon 
amie,  que  la  loi  de  l'amitié  soit  l'excuse  de  ma  hardiesse. 
Rosalinde  et  moi,  nous  avons  été  élevées  ensemble  dès  no- 
tre enfance  et  nourries  dans  une  familiarité  si  intime  que 
l'habitude  a  fait  de  notre  union  un  besoin  de  nature,  et 
qu'ayant  deux  corps,  nous  n'avons  qu'une  Ame.  Ne  vous 
étonnez  donc  pas  si,  voyant  mon  amie  en  détresse,  je  me 
trouve  tourmentée  de  mille  chagrins.  Quant  à  la  vertueuse 
innocence  de  ses  pensées,  elle  est  telle  qu'elle  peut  défier  le 
dévouement  même  et  désarçonner  le  soupçon.  Je  vous  laisse 
juger  par  vos  propres  yeux  de  son  obéissance  envers  Votre 
Majesté.  Depuis  l'exil  de  son  père,  n'a-t-elle  pas  dévoré 
patiemment  toutes  ses  douleurs?  En  dépit  de  la  nature,  ne 
vous  a-t-elle  respectueusement  honoré  comme  son  père 
d'adoption,  sans  prononcer  une  parole  de  mécontentement, 
sans  concevoir  une  pensée  de  vengeance  ?  Sa  sagesse ,  sa 
retenue,  sa  chasteté  et  ses  autres  précieuses  qualités,  je  n'ai 
pas  besoin  de  les  décrire.  Il  ne  me  reste  plus  qu'à  conclure 
en  un  mot  :  elle  est  innocente.  Si  le  sort  a  suscité  quel- 
que personne  assez  envieuse  pour  ternir  Rosalinde  d'un 
soupçon  de  trahison,  qu'elle  soit  confrontée  avec  elle  et 
qu'elle  produise  des  témoins  à  l'appui  de  son  accusation. 
La  preuve  faite,  que  Rosalinde  meure,  et  Alinda  elle-même 
se  chargera  de  l'exécution.  Si  personne  n'ose  garantir  cette 
délation  de  ses  desseins,  faites  justice,  monseigneur,  c'est 
la  gloire  d'un  roi,  et  rendez-lui  votre  ancienne  faveur,  car 
si  vous  la  bannissez,  moi-même,  sa  compagne  d'adversité, 
j'irai  chercher  dans  l'exil  ma  part  de  ses  malheurs  ! 

—  Fille  arrogante,  répondit  Tborismond  en  fronçant  le 
sourcil  comme  si  la  tyrannie  eût  siégé  tri(Hnphante  sur  son 


DHt  a  prison.  Mm  pourquoi  te  donn 
faoeoir.  petile  màugfen.  et  retoorne  i 
kàsîr  TCos  tend  â  étovrdie,  oa  la  libert 
je  Toos  jHeBeni  vile  i  one  nide  tAche . . . 
nez  bit  vos  piquets  ce  soir  ;  allez  clans  . 
de  TOtie  pète,  allez  oà  mue  boiaisie  vm 
KMS  De  Rsideiei  plus  i  li  coor. 

Cette  liftmivose  réplique  ne  décooc»! 
poorsornt  soo  pbicloyer  ai  bienr  de  Ko: 
père,  si  l'anét  ne  poonit  pis  être  réroqu 
pour  h  compagne  de  soo  exil:  s'ils';  rei 
ndeiait  seeièleBtentpoin-tqmiidie  Roeali 
tait  ses  jours  par  quelque  genre  de  mort  < 
TborÊiDOod  vit  safiUe  si  réscrioe,  smctsai 
dam  à  son  égard  qu'il  proocHiça  nne  se 
et  pèremptoire  qui  les  baonïssail  toutes  dei 
lent  beaa  le  supplier  de  garder  sa  propre  £ 
le  faire  revenir  sur  sa  résolution  ;  tooti 
quitter  la  cour  sans  délai  ni  compagnie.  E 
retira  en  ^nde  méiaiieolie ,  laissant  : 
dames.  Rosalinde  désolée  s'assit  et  pleura, 
die  sourit,  et,  s'assejant  près  de  son  ui 


APPENDICE.  457 

très  de  si  bons  remèdes,  que  n'en  fais-tu  usage  pour  toi- 
même  ?  Si  tu  te  plains  de  ce  qu'étant  fille  de  prince ,  i*ad- 
vcrsité  t'accable  de  si  rudes  exigences,  songe  que  la  royauté  est 
une  éclatante  désignation  à  ses  coups  et  que  les  couronnes 
ont  leurs  épines  quand  la  joie  est  dans  les  chaumières.  Pa- 
tience donc,  Rosalinde  !  Par  ton  exil  tu  vas  retrouver  ton 
père  :  et  l'amour  d'un  parent  doit  être  plus  précieux  que 
toutes  les  dignités.  Pourquoi  donc  ma  Rosalinde  s'afOige- 
t«elle  de  la  colère  deThorismond  qui»  en  lui  causant  un  pré- 
judice, lui  apporte  un  bonheur  plus  grand?  D'ailleurs,  folie 
enfant,  est-ce  le  cas  d'être  mélancolique  quand  tu  as  avec 
toi  Alinda  qui  a  quitté  son  père  pour  te  suivre  et  qui  aime 
mieux  supporter  toutes  les  extrémités  que  renoncer  à  ta 
présence?  Allons,  Rosalinde, 

Solamen  misent  socios  habaisse  dolorit. 

Courage,  femme!  compagnes  de  lit  dans  la  royauté, 
nous  serons  camarades  dans  la  pauvreté.  Je  serai  toujours 
ton  Alinda,  et  tu  seras  toujours  ma  Rosalinde.  Ainsi  l'uni- 
vers canonisera  notre  amitié  et  parlera  de  Rosalinde  et  d'A- 
linda,  comme  d'Oreste  et  de  Pylade.  Et  si  jamais  la  fortune 
nous  sourit  encore,  si  jamais  nous  rentrons  dans  nos  pre- 
miers honneurs,  alors  enlacées  l'une  à  l'autre  dans  les 
délices  de  notre  amitié ,  nous  dirons  gaiement ,  songeant 
à  nos  misères  passées: 

Olim  hoBC  meminisse  joTabit. 

A  ce  discours,  Rosalinde  commença  à  se  consoler; 
après  avoir  versé  quelques  larmes  de  tendresse  dans  le  sein 
de  son  Alinda,  elle  la  remercia  cordialement,  et  alors  elles 
se  rassirent  pour  se  concerter  sur  la  manière  dont  elles 
voyageraient.  La  seule  chose  que  regrettât  Alinda  était  de 


vntaz  *:les  -r^JTinwj^tr  i»iTt.  jjî,i 
V  **fiL  'JOL:  iiL  r  lârs.  %  limlfiinr    < 

.juat  ai.u  »  laBuimtTK.  «le»  câu 
^gaâà».  t£.  iir  mit  inùt'  »  *àtf»n 
ç^jinsc  *a^  if»  tatiios  âc  a  i^rEc,  ^ 

*T';auir«,  Bititseii»  frjsr^-td  |]*r  as  £i 
t/<^  de  n-UJt:  Sr-joSivùtus..  Eb£n,  Gai 

fcrirtequfclê^ûenleiTrâroeRkiitïTes;- 
j'afiefVjtt  lh%  tnc«s  des  btmnïes;  a 
f(r9«^  *!*«  ïers  de  berz^ere  oa  d'amn 
a  m  eut  irons. 

-  SsDS  dout^.  dit  A'iêna  après  ai 
[Kx-hie  exprime  la  passion  de  quelque 
iriouré  de  quelfjue  lielle  pastourelle,  i 


APPENDICE.  450 

de  cire.  Vous  ôtes  charmées  qu'on  vous  fasse  la  oour,  et  alors 
vous  mettez  votre  gloire  à  faire  les  sainte«n'y-toache  ;  et 
c'est  quand  vous  êtes  le  plus  désirées,  que  votre  dédain  est 
le  plus  glacial.  Ce  défaut  est  si  commun  à  votre  sexe  que 
vous  en  voyez  l'exemple  dans  la  douleur  de  ce  berger,  qui 
trouve  sa  maîtresse  aussi  maussade  qu'il  est  amoureux. 

—  Eh  !  répondit  Aliéna,  supposons,  je  vous  prie,  qu'on 
vous  retirât  vos  habits  !  De  quel  métal  ôtes-vous  donc  formé, 
que  vous  ôtes  à  ce  point  satyrique  contre  les  femmes?  Le 
vilain  oiseau  qui  dégrade  son  propre  nid  !  '  Prends  garde, 
Ganimède,  que  Rosader  ne  t'entende  I 

—  C'est  ainsi ,  dit  Ganimède ,  que  je  soutiens  mon  râle. 
Je  parle  maintenant  comme  page  d' Aliéna,  non  comme  fille 
de  Gérismond.  Qu'on  me  remette  un  jupon,  et  je  soutiendrai 
contre  tous  que  les  femmes  sont  courtoises,  constantes,  ver* 
tueuses,  tout  au  monde. 

—  A  merveille!  fit  Aliéna. 

Et  sur  ce ,  elles  se  remirent  en  route  et  marchèrent  jus* 
qu'au  soir.  Alors,  arrivant  à  une  charmante  vallée  entourée 
de  montagnes  que  couvraient  de  beaux  arbustes,  elles  dé- 
couvrirent une  prairie  où  paissaient  deux  troupeaux.  Puis, 
regardant  aux  alentours,  elles  aperçurent  un  vieux  berger  et 
un  jeune  pitre  assis  l'un  près  de  l'autre  dans  un  retrait  fort 
agréablement  situé.  Aliéna  s'avança  suivie  de  Ganimède.  A 
leur  aspect,  les  bergers  se  levèrent  et  Aliéna  les  salua  ainsi  : 
«  Bon  jour  à  vous,  bergers!  Bonne  chance  à  vous,  amants! 
Je  suis  une  dame  en  détresse.  Egarés  seuls  dans  une  forêt 
inconnue,  moi  et  mon  page,  nous  sommes  épuisés  de  fatigue, 
et  nous  voudrions  trouver  un  lieu  de  repos.  Si  vous  pouviez 
nous  désigner  un  calme  asile,  quelque  humble  qu'il  fût,  je 
vous  en  serais  reconnaissante. 

1  De  même,  la  Célia  de  Shakespeare  dit  h  Rosalinde  :  «  Voas  méri- 
teriez qa'on  relevât  votre  pourpoint  et  votre  haot-de-chaatset,  et  na*on 
raonlrAt  au  monde  le  tort  çue  t'oiseau  a  fait  à  son  propre  nid.  » 


Ui^oM  I 

—  Si  je  u  Tc^  c 
yàtn ,  j'itDpkccnî  de  iobs  c 
r/fnnallre  la  aase  de  «es  infortones.  et 
quel  but  tous  errtz  ainsi  arec  toIr  pi 
(lADgflmue, 

-  Ricoaler  mes  aveotnres,  répondît 
iiouvelcr  mes  dooleors.  Qu'il  tous  safE 
fientil  berger  :  ma  détresse  est  aussi  gnuii 
Mt  ptfrilleui.  J'erre  dans  cette  forât  poui 
cabeiio  où  moi  et  mon  page  noos  poissii 
Iniiliuii  d'aclieter  une  ferme  et  dd  troup 
lit)  devenir  bergôre,  résolue  à  rirre  humb) 
tenter  de  la  vie  champêtre  ;  car  les  pAtn 
J'«l  appris,  qu'ils  boivent  sans  soupçotj 
souol, 

~  l>«rbl«u,  madame,  dit  CoridoD,  si  te 
\\nu  vttua  Mm  «rrivdeaa  bon  moment,  car 


_  461 

et  vous  ponvex  les  nvoir  h  bon  mnrclié  pour  argent  comp- 
tant. Quant  à  la  vie  îles  bergers,  ab  !  madame,  pour  peu  que 
vous  eussiez  vécu  dans  leur  condition,  vous  diriez  que  la 
cour  est  plut6t  un  lieu  de  douleur  que  de  délices.  Ici  la 
fortune  ne  vous  conlrariera  que  par  de  petites  infortunes 
comme  la  perte  de  quelques  moutons,  perte  que  l'année 
suivante  peut  réparer  par  une  nouvelle  génération.  L'envia 
ne  nous  émeut  pas.  Le  souci  n'a  pas  d'asile  dans  nos  caba- 
nes et  nos  coucbes  rustiques  ne  connaissent  pas  les  insom- 
nies :  comme  notre  nourriture  n'est  jamais  excessive,  nous 
avons  toujours  assez,  et  voici  tout  mon  latin,  madame: 
Sali»  est  quod  sufficit. 

—  Ha  foi ,  berger,  dit  Aliéna ,  lu  me  fais  aimer  votre  vie 
champêtre;  envoie  donc  chercher  ton  maître:  j'achèterai 
la  ferme  et  ses  troupeaux,  et  tu  continueras  sous  ma  dépen- 
dance d'en  prendre  soin.  Seulement,  pour  le  plaisir,  nous 
t'aiderons ,  nous  mènerons  les  troupeaux  aux  champs  et 
nous  les  parquerons.  Ainsi  veux-je  vivre  tranquille,  igno- 
rée et  satisfaite. 

Coridon,  enchanté  île  n'être  pas  mis  hors  de  sa  ferme, 
retira  son  chapeau  de  berger  et  fil  h  Aliéna  le  plus  pro- 
fond salut. 

Pendant  tout  ce  temps  Montanus  était  resté  assis  dans  une 
profonde  rêverie,  songeant  il  la  cruauté  de  sa  Phébé  qu'il 
avait  longtemps  fleurée,  mais  qu'il  désespérait  de  gagner, 
danimède,  qui  avait  toujours  dans  sa  pensée  le  souvenir  de 
Rosader,  demanda  à  Coridon  pourquoi  ce  jeune  berger 
paraissait  si  triste. 

—  Ah  !  monsieur,  dit  Coridon,  le  gars  est  nmoureui. 

—  Comment,  dit  Ganimède,  est-ce  que  les  bergers  peu- 
vent  aimer? 

—  Oui,  répondit  Montanus,  aimer  et  suraimer,  autre- 
ment lu  ne  me  verrais  pas  si  pensif.  L'amour  est  aussi  pré- 
cieux aux  yeui  d'un  berger  qu'au  regard  d'un  roi ,  el  nous 


—  Dw  dëôn,  do  moins  je  1' 
ment  mon  ecpoirMilît  perdu:  et  ladà 
c'crt  h  mort. 

Tandis  qu'ils  devisaient  ëiaà,  le  sol 
de  se  coucher  et  l«  brelus  o'élant  poi 
GoridoD  pria  Aliéna  de  rester  assise  are 
que  Hontanut  et  lui  eussent  logé  lei 
nuit.  Puis  il  partit  aTec  soo  camarade 
peaui  dans  leurs  parcs.  Easoile  reveo 
do  GaDÏmède,  il  les  conduisit  à  sa  paui 
tniius  les  quitta;  les  voyageuses  allèrei 
mirent  aussi  prorondément  que  si  elles 
do  TUorismond,  Le  leodemain  DUljn. 
toviius,  Aliéna,  résolue  à  fixer  là  sa  rési 
l'onlrflinisD  de  CoridOQ,  un  marché  ari 
dovint  ainsi  maltresse  de  la  fenoe  et  d 
vtHit  on  liorgàro  et  Ganimède  en  jeune 
Aitt  eimduisnit  ses  troupeaux  avec  un 
Miiiiuit  sou  exil.  Laissons-la  s'Illustrei 
dos  Ardi'iines  ol  revenons  à  Saladin. 

Apràt  avoir  longtemps  dissimulé  ses  [ 
COI,  Sflladin  npiwla  un  matin  plusienra 


àFPINDlGK.  463 

lui  répondit  que  par  ud  regard  de  dédain  et  partit  »  laissant 
le  pauvre  garçon  dans  une  profonde  perplexité.  Rosader 
resta  deux  ou  trois  jours  sans  manger  et,  voyant  que  son 
frère  ne  voulait  pas  lui  donner  de  nourriture,  commença  à 
désespérer  de  sa  vie.  Adam  Spenoer,  le  vieux  serviteur  de 
sire  Jehan  de  Bordeaux,  sentit  un  remords  de  oonscienoe  à 
laisser  son  fils  dans  une  pareille  détresse;  et,  bien  que 
Saladin  eût  défendu  à  tous  ses  serviteurs,  sous  peine  de 
mort,  d'apporter  à  boire  ou  à  manger  à  Rosader,  il  se  leva 
une  nuit  secrètement,  lui  apporta  tous  les  aliments  qu'il 
put  trouver  et  le  mit  en  liberté.  Quand  Rosader  se  fut  ras- 
sasié, sa  première  pensée  fut  de  se  venger  immédiatement, 
mais  Adam  l'en  dissuada  :  —  Monsieur,  dit-il,  ayez  patience, 
et  reprenez  vos  fers  pour  cette  nuit  encore.  Demain  votre 
frère  a  invité  ses  parents  et  alliés  à  un  déjeûner  solennel, 
rien  que  pour  vous  voir;  il  leur  dira  que  vous  êtes  fou  et 
qu'il  a  fallu  vous  lier  à  un  poteau.  Aussitôt  qu'ils  arri- 
veront, plaignez-vous  à  eux  de  cet  outrage.  S'ils  vous  font 
justice,  c'est  bon.  Mais,  s'ils  n'écoutent  pas  vos  plaintes, 
alors  voici  :  j'aurai  laissé  vos  fers  détachés  et  mis  au  bout 
de  la  salle  une  paire  do  haches  d'armes,  une  pour  vous  et 
une  autre  pour  moi.  Quand  je  vous  ferai  signe,  secouez  vos 
chaînes,  tombons  sur  eux  tous,  chassons-les  de  la  maison 
et  gardons-en  possession  jusqu'à  ce  que  le  roi  ait  redressé 
vos  griefs. 

Rosader  se  laissa  persuader  par  Adam.  A  l'heure  dite, 
arrivèrent  tous  les  invités.  Le  couvert  était  mis  dans  la  salle 
où  Rosader  était  attaché,  et  Saladin  montrait  son  frère  à  ses 
hôtes,  le  donoaut  pour  lunatique.  En  vain  Rosader  protesta 
contre  un  pareil  outrage  et  implora  leur  pitié.  Tous,  sans 
se  soucier  de  lui,  se  mirent  à  table  avec  Saladin.  Enfin, 
quand  les  fumées  de  la  grappe  eurent  monté  péle-mèle  à 
leurs  cerveaux,  ils  se  mirent  à  narguer  Rosader  par  des 
propos  satyriques.  Adam  à  bout  de  patience  donna  le 


■  dclifartti  I 


t  Ils  deaiK  flectcts  qâ  r<wiiliiî  ■■  ii!  i  >inii 
iB^KBifeli^  ^émihtal  par  la  ptmîute  île  BoideMifl 
HTnèrrat  ^as  fowwsbrç  I  la  toréi  des  AnJeoneî.  h 
■almir,  cn>*uK  prendre  nn  chemin  de  trarene  [«' 
gKMT  Ltoo.  Qs  «aOètnil  uo  seotier  qui  les  mena  id  pit 
qus  de  la  forfl  :de  (elle  sotte  qu'ils  errèrent  eînqoaâ 
jours  sans  nutçer.  nsTant  pss  rencoDtré  ane  «baof  m 
irooTer  du  îetoars.  La  tiim  deïenaiit  eitrème.  iia 
Speocer,  quiétiil  Tieni.  îe  sentit  détailiîr  et,  s'asseTtnt ^c 
DD  \a\ai.  jperral  RosjHkr  éteoda  i  terre.  8(!«ab(é  lue 
même  par  U  faiblesse  et  l'aniiëté.  A  cette  vue  il  Tersa  ». 
Urm^i  et  s'écria  :  —  Ah  î  Rosader,  si  je  pooTsis  i'asjt>ter 
ma  douleur  serait  moindre  ;  et  bienheureuse  serait  au 
mort,  si  elle  pouviiit  être  un  soulagement  j>our  toi.  !i»i< 
à  nous  Toir  périr  tous  deui  dans  une  même  détresse,  mi 
souffrance  est  double-  Que  puis-je  donc  faire?  M'épar- 
gner  le  spectacle  de  tes  ntiffoisses  en  terminant  immédiate- 


APPUDICE.  465 

ment  ma  vie!  Ah!  le  désespoir  «st  un  peclié  damoable  ! 
Comme  il  allait  céder  à  l'excès  de  sod  émotion,  il  regarda 
Bosadçr  ;  le  voyant  changer  de  couleur,  il  se  leva  et  alla  à 
lui,  puis,  lui  prenantes  Itmpes  :  —  Du  courage,  maître > 
dit-il  ;  si  tout  nous  fait  défaut,  que  le  cœur  du  moins  ne 
nous  manque  pas.  La  voleur  d'un  bonunese  montre  dans 
sa  fermeté  à  mourir. 

—  Ah  !  Adam  !  répondit  Rosadcr  en  levant  les  yeux,  je  ne 
regretta  pas  de  mourir,  mais  je  suis  aflligé  de  la  manière 
dont  je  meurs.  Si  j'avais  pu  rencontrer  IVnnemi,  la  lanre  au 
poing,  et  périr  sur  le  champ  de  bataille ,  v.'etu  été  pour  moi 
un  honneur  et  une  joie.  Si  j'avais  pu  combattre  une  bêle 
[éi'Dce  et  âlre  sa  proie,  je  serais  satisfait  ;  mais  mourir  de 
faim,  AAdam  !  c'est  de  toutes  les eitrémilés la  plusestréme. 

—  Maître,  reprit  le  serviteur,  vous  voyez  que  nous  som- 
mes tous  deux  dans  la  même  situation,  et  je  ne  puis  vivre 
longtemps  sans  manger.  Eh  bien,  puisque  nous  ne  pouvons 
trouver  de  nourriture,  que  In  mort  de  l'un  sauve  la  vie  de 
l'autre.  Je  suis  vieux  et  accablé  par  l'Age,  vous  £tes  jeune  et 
vous  êtes  l'espoir  de  bien  des  honneurs.  A  moi  donc  de 
mourir.  Je  vais  me  couper  les  veines,  et  de  mon  sang  chaud, 
maître,  ranimer  vos  esprits  défaillants  :  sucez-le  jusqu'à  ce 
que  jo  périsse,  et  vous  serez  rétabli. 

Sur  ce,  Adam  Spencer  s'apprêtait  i  tirer  son  couteau, 
quand  Rosnder,  plein  de  courage,  quoique  très-aQ'aibli,  se 
leva  et  pria  Adam  de  rester  U  jusqu'à  son  retour  :  a  Un 
pressentiment,  s'écria-t-il,  me  dit  que  je  te  procurerai  à 
manger.  »  Alors  Jl  se  mit  h  fouiller  en  tous  sens  la  forêt, 
cherchant  h  rapporter  à  Adam  de  la  nourriture  ou  à  donner 
sa  vie  pour  gage  de  son  dévouement. 

Le  hasard  fit  que,  ce  jour-là,  Gérismond,  le  rot  légitime 
do  France,  banni  parThorismond,  qui  vivait  dans  cette  forêt 
avec  une  bande  joyeuse  de  proscrits,  célébrait  l'anniversaire 
de  sa  naissance  par  un  festin  qu'il  donnait  à  ses  tenants  ;  et 


H 


toDS  faisaient  bombance  ()e  vin  et  de  venaison,  nssif  kc^^ 
longue  tablo,  à  l'omBre  des  citronniers.  Ce  fat  justerwniir 
endroit  que  la  fortune  conduisit  Rosader.  Voyant  uneilu-j-- 
breuse  société  de  braves  gens  qui  avaient  è  prnfasionl^ 
aliments  faute  desquels  lui  et  Adamallaient  périr,  rliWi 
bravement  au  bout  de  la  table,  et,  saluant  )a  rxtrn;*^ 
s'écria  : 

—  Qui  que  tu  sois,  maître  de  ces  joyeux  écujrers,jf  ï 
salue  aussi  gracieusement  que  peut  le  faire  un  boaunda 
une  extrême  détresse  :  sacbo  qu'un  ami  qui  lu'acconçip 
et  moi-même,  nous  errons  affamés  dans  cette  lottA'.tat 
n'avons  plus  qu'à  périr,  si  nous  ne  sommes  soulagéspuk 
charité.  Donc,  si  tu  es  un  gentilhomme,  donne  à  miMwl 
des  hommes,  à  des  élrcs  qui,  sous  tous  les  rapports,  a» 
dignes  de  la  vie.  Que  le  plus  ûer  écuyer,  assis  a  celte  labk, 
se  mesure  avec  moi  à  quelque  noble  exercice  que  ce  soit.  S 
si  Je  ne  lui  donne  pas,  à  lui  et  à  loi,  la  preuve  que  jesoisn 
homme,  renvoie-moi  d'ici  sans  secours.  Si,  avare  de  Ifi 
mets,  tu  te  refuses  à  cela,  je  m'élancerai  su  milieu  de 
l'épéa  à  la  main,  aimant  mieux  mourir  vaillamment  que  pé- 
rir dans  une  si  lâche  extrémité  ! 

Gérismond,  qui  le  regardait  en  face  attentivement,  Tonc; 
un  gi^nlilhomme  si  accompli  dans  une  si  amère  eiallatioc. 
fut  ému  d'une  pitié  si  grande  qu'il  se  leva  de  table,  k 
prit  ta  main  et  lui  souhaita  la  bienvenue,  le  priant  de  s'a- 
seoir  à  sa  place,  et  non-seulement  de  manger  à  sa  fantaisie, 
mais  de  faire,  en  son  nom,  les  honneurs  du  festin. 

—  Grand  merci,  messire,  fit  Uosader ,  mais  j'ai  totii 
près  d'ici  un  nmi  défaillant  d'inanition;  c'est  un  vieil- 
lard, et  conséquemment  il  est  moins  capable  que  him 
de  supporter  les  angoisses  dd  la  faim.  Il  y  aurait  pour  tcoi 
déshonneur  à  toucher  une  miette  de  pain,  avant  de  l'avoir 
associé  à  mon  bonheur  :  je  cours  donc  le  chercher,  et  alors 
j'accepterai  votre  oITre  avec  gratitude. 


I 


APPENDICE.  467 

Vite  Rosader  alla  annoncer  la  nouvelle  i  Adam.  Celui-ci 
fut  ravi  de  ce  fortuné  hasard,  mais  il  était  trop  faible  pour 
pouvoir  marcher  ;  sur  quoi  Rosader  le  prit  sur  son  dos  et 
l'amena  au  lieu  de  réunion.  Dès  que  Gérismond  et  ses  gens 
les  aperçurent,  ils  applaudirent  fort  cette  ligue  de  dévoue- 
ment. Rosader,  à  qui  était  réservée  la  place  de  Gérismond^ 
ne  voulut  pas  s'j  asseoir,  mais  y  mit  Adam  Spencer.  Aus- 
sitôt que  le  banquet  fut  terminé,  Gérismond  pria  Rosader 
de  raconter  les  circonstances  de  son  voyage.  Rosader  lui 
narra  de  point  en  point  toute  son  histoire.  Quand  il  eut  fini, 
Gérismond  lui  sauta  au  cou  et  lui  dit  qu'il  était  le  roi  légi- 
time, exilé  par  Tborismond  ;  quelle  familiarité  avait  existé  de 
tout  temps  entre  son  père,  sire  Jehan  de  Bordeaux,  et  lui; 
avec  quelle  loyauté  avait  vécu,  avec  quelle  dignité  était  mort 
ce  fidèle  sujet  !  En  souvenir  de  lui,  Gérismond  promit  à  Ro- 
sader et  à  son  ami  toutes  les  distinctions  que  sa  condition 
présente  lui  permettait  d'offrir  ;  et  sur  ce,  il  fit  de  Rosader 
un  de  ses  veneurs.  Rosader  lui  demanda  pardon  de  sa  har- 
diesse passée  et  le  remercia  humblement  de  cette  courtoise  fa- 
veur. Gérismond  s'enquit  alors  s'il  avait  été  récemment  à  la 
cour  de  Thorismond  et  s'il  y  avait  vu  sa  fille  Rosalinde.  A 
cette  question,  Rosader  poussa  un  profond  soupir  et  versa 
des  larmes  sans  répondre;  enfin,  reprenant  ses  esprits,  il 
révéla  au  roi  comment  Rosalinde  avait  été  bannie,  com- 
ment Alinda  avait  pour  elle  une  si  sympathique  affection 
qu'elle  avait  mieux  aimé  la  suivre  dans  l'exil  que  se  séparer 
d'elle;  et  maintenant  toutes  deux  erraient,  on  ne  sait  oui 
Cette  nouvelle  fit  grand  chagrin  au  roi,  qui  se  retira  immé- 
diatement de  la  fête,  et  jeta  la  consternation  parmi  tous  les 
convives.  Rosader  et  Adam  allèrent  prendre  du  repos.  Lais- 
sons-les donc  et  retournons  à  Thorismond. 

La  nouvelle  de  la  fuite  de  Rosader  parvint  à  Thorismond. 
Sachant  que  Saladin  était  le  seul  héritier  de  sire  Jehan  de 
Bordeaux,  et  désirant  s'emparer  de  ses  revenus,  le  tyran  prit 


meseheTalien  les  plus  brares  etlesfdus  r 
à  la  justice  de  te  punir:  en  souTenîr  de 
ta  vie,  maisje  te  bannis  pour  jamais  de  la 
France  !  Sois  parti  dans  dix  jours  ;  sint 
tète  tombera. 

A  ces  mots,  le  roi  se  retira  furieux  et  lai 
plexité  le  pauvre  Saladin  qui,  bieo  qu'ait 
résigna  h  le  supporter  patiemmeot,  en 
fautes  passées,  et  à  voyager  dans  tous  les 
qu'il  eût  trouvé  son  frère  Rosader,  à  i 
récit. 

Quoique  fit  Rosader,  quelque  part  qi 
image  de  Rosalinde  restait  dans  son  souv< 
sa  pensée  des  doucesperfections  de  sa  bie: 
qu'il  était,  comme  l'aigle,  oiseau  de  noblt 
plant  la  beauté  suprême  aussi  fixement  q 
le  soleil.  Un  jour  entre  autres,  trouvant 
ptce  et  un  lieu  favorable,  désireux  de 
aux  bois,  il  grava,  avec  son  couteau,  sur  I 
&  myrrhe  cette  jolie  appréciation  des  perf( 


De  tous  les  oiieaux  chiiteg  la  Dhéaii  est  1a 


4PPBlfDlGE.  469 

De  tout  le&oiseaax  fiers  Ja[ûn  préfère  Taigie, 
Da  joli  monde  ailé  Vénos  diatingoe  la  colombe^ 
De  toas  les  arbres  Minerre  aime  le  mieux  roUyier, 
De  toutes  les  nymphes  Rosalinde  est  ma  favorite. 

De  tons  ses  dons  sa  sagesse  charme  le  plus, 
De  toutes  ses  grâces  la  ?ertu  est  sa  seule  fierté. 
Pour  tous  ses  charmes  ma  ?ie  et  ma  joie  sont  perdues, 
Si  Rosalinde  est  rigoureuse  et  cruelle. 

Aliéna  et  Ganimède,  forcées  par  l'ardeur  du  soleil  à  cher- 
cher UQ  abri,  arrivèrent,  par  un  heureux  hasard,  à  l'endroit 
même  où  l'amoureux  veneur  enregistrait  sa  passion  mélan- 
colique. Elles  remarquèrent  le  soudain  changement  de  sa  pby-r 
sionomie,  ses  bras  croisés,  ses  soupirs  douloureux  ;  elles  l'en» 
tendirent  maintes  fois  appeler  brusquement  Rosalinde  qui, 
pauvre  âme  !  était  aussi  ardemment  embrasée  que  lui-même, 
mais  qui  couvait  ses  souffrances  sous  les  cendres  d'une  ho- 
norable réserve.  Sur  quoi ,  devinant  qu'il  était  amoureux, 
elles  interrompirent  sa  mélancolie  par  leur  approche,  et  Ga- 
nimède  l'arracha  à  sa  rêverie  en  ces  termes  : 

—  Qu'y  a-t-il,  veneur?  As-tu  perdu  la  trace  de  quelque 
cerf  blessé?  Ne  t'afQige  pas,  l'ami,  d'une  perte  aussi  futile  : 
tu  n'aurais  eu  pour  ta  part  que  la  peau,  l'épaule  et  les  cor- 
nes ;  c'est  le  sort  du  chasseur  de  bien  viser  et  de  manquer  sa 
proie. 

—  Tu  frappes  à  côté,  Ganimède,  dit  Aliéna.  Sa  douleur 
est  grande,  et  ses  soupirs  dénotent  une  perte  plus  sérieuse  ; 
peut-être,  en  traversant  ces  halliers,  a-t-il  vu  quelque  belle 
nymphe,  et  est-il  devenu  amoureux. 

—  C'est  possible,  dit  Ganimède,  car  il  vient  de  graver  id 
quelque  sonnet.  Voyons  donc  ce  que  disent  les  vers  du 
veneur. 

Lisant  le  sonnet  et  remarquant  le  nom  de  Rosalindct 
Aliéna  regarda  Ganimède  et  se  prit  à  rire  ;  et  Ganimède,  de- 
vin. 30 


470  AOMtMMé 

tournant  ses  regard!  Sur  10  ehaâMttr  M  MMlMUiflstlit  Rosi 
der,  se  prit  à  rodgif,  inais,  toulAiit  cacher  son  secret  soi 
son  travestissement  de  page,  elle  s'adressa  iiardiment  à  loi 

—  Dis-moi,  je  te  prie,  veneur,  quelle  est  cette  Rosalint 
pour  qui  tu  te  consumes  en  une  telle  douleur?  Ssl-ee  que 
que  nymphe,  de  la  stiile  de  Diane,  dont  tu  as  Tante  la  eha 
telë  par  de  tëlleâ  épithètes?  ott  est^  (}uelqoe  berg^  q 
hante  ces  plaines  et  a,  par  sa  beauté,  ensorcelé  ton  âme,  qi 
tu  chantes  sous  le  nom  supposé  de  RosaUnde,  comme  Ovi( 
chanta  itllie  sous  le  nom  de  CdHnne?  ou,  dis-itioi,  Inoi 
Meti^  ést-ce  6ette  Rosalinde  dont  les  bergers  ont  souve] 
oifl  parler,  tu  sais  bien,  berger,  la  fille  de  6e  Gërismoi 
qtii  fut  jadis  roi,  et  est  maintenant  ptt»crit  datis  là  forM  à 
Afdenties  ? 

«^  C'est  elle,  dit  Rosadef  en  poussant  un  profond  soupii 
6  gentil  pâtre,  c'est  elle  !  c'est  cette  sainte  que  je  sei^,  c'e 
devant  la  châsse  de  cette  déesse  que  je  pfosteme  tontes  m 
dtfvotiotis  ;  eUe  est  la  plus  belle  de  toutes  les  belles,  le  pb 
diit  de  tout  soti  sexe  et  l'idéal  de  tonte  terfestta  pa 
fection. 

^  FocitTtuôi,  gentil  ehasseuf ,  puis(}u*elle  est  si  belle  i 
t|tl0  td  es  si  atnodretlt,  pourquoi  j  a-t-^ilun  tel  trotible  dai 
tes  pensées  ?  Peut-être  tessemble-t^lle  i  la  rose,  embaumé 
tnais  eottverte  d'épities  ?  Peut-être  ta  Rosalinde  esVelle  ai 
mable,  mais  cruelle,  pleine  de  grâce,  mais  farouche,  pnxé 
âans  sagesse  et  dédaigneuse  sans  raison. 

•^  Oh  I  berger,  si  tu  connaissais  sa  personne,  pâtée  i 
reicellehce  de  toutes  les  perfections.  Ce  port  où  les  grâce 
abritent  les  vertus,  tu  ne  proférerais  pas  un  tel  blasphèn] 
bontre  la  belle  Rosalinde.  Mais,  malheureut  qne  je  suis,  j'a 
eomtne  Iiion,  fixé  mon  amour  sur  Junon,  et  je  n'enibr» 
Serai,  je  le  crains,  qu'un  nuage.  Ah  !  berger,  j'ai  aspiré 
nue  étoile,  mes  désirs  se  ik)Ut  élevés  au^^esstis  de  ma  eoii 
I,  et  mes  pensées  au-dessus  de  mes  dettitts«  Pigfsai 


ÂPPBHAIGI.  471 

j'ai  osé  contempler  tine  princesse,  dont  le  Mtlg  est  trop 
élevé  pour  se  mésallier  à  de  si  infimes  amours. 

—  Allons,  chasseur,  fit  Ganimède,  reprends  courage. 
L'amour  plonge  aussi  bas  qu'il  plane  haut.  Cupido  vise  aux 
guenilles  aussi  bien  qu'aux  manteaux4  Le  regard  d'une 
femme  n'est  pas  attaché  à  l'aigrette  des  dignités.  Rassure- 
toi  :  jamais  faible  cœur  ne  conquit  belle  damd.  Mais  où  est 
Rosalinde,  à  présent?  à  la  cour? 

—  Hélas  !  non,  elle  vit  je  ne  sais  où,  et  c'est  là  ma  dou- 
leur ;  bannie  parThorismond,  et  c'est  là  mon  enfer.  Car  si  je 
pouvais  trouver  sa  personne  sacrée  et  porter  devant  le  tri- 
bunal de  sa  pitié  la  plainte  de  ma  passion ,  je  ne  sais  quel 
espoir  me  dit  qu'elle  m'honorerait  de  quelque  faveur,  et 
cela  suffirait  à  compenser  toutes  mes  misères  passées. 

—  J'ai  beaucoup  ouï  parler  des  charmes  de  ta  maltresse» 
et  je  sais,  chasseur,  que  tu  peux  la  décrire  parfaitement, 
ayant  étudié  toutes  ses  grâces  d'un  œil  si  curieux.  Fais-moi 
donc  la  faveur  de  me  dépeindre  ses  perfections. 

—  Volontiers,  dit  Rosader. 

Et  sur  ce,  il  tira  un  papier  de  son  sein  où  il  lut  ceci  : 

Semblable  à  la  clarté  de  k  plof  haute  splièrt 
Où  brille  toate  splendear  impériale^ 
Est  la  coolear  de  sa  chef  elure, 
OéDOoëe  00  tressée. 
Hé  1  ho  !  belle  Rosalinde  1 

Ses  yeaz  sont  des  saphirs  enchâssés  dans  la  neigs, 
Éblooissant  le  ciel  poar  pea  qa*Us  s'entroorrent  ; 
Les  dieoi  ont  peur  dès  qu'ils  brillent, 
Et  moi,  je  tremble,  rien  que  d'y  penser. 
Hé  !  ho  I  qoe  n'est-eUe  à  moi  1 

Sa  joae  est  comme  la  nuée  rougissante 

Qui  embellit  la  face  d'Aurore, 

Ou  oomiue  U  soaife  d'ergént  flttpdd^pré 


fc      tu      Inla  *■  — -^•'■*- 


cs^   3ian£  ^tcvzà^  -an  hjk  fes  ir  ni.,   rw.» m»;  ion 
fS^&jBBtti.  X  -rur  È»  pape»  9  Mpacfaife. 

~  ii  :  cêsï^  Kraaitr.  yâafit  m  ne  p«ax  et»  le- 
îtace  x  B  periecaùc  wieMi  la  d'en  anw  ^  i^ 
c  «K  OK  etnâeaoe  «âbw  ât  nsscMUer  i  raeAaa 


APPBNDICR.  473 

pour  los  pages  de  servir  les  belles  dames,  sans  être  beaux 
eux-mêmes. 

—  Oh!  madame,  repartit  Ganimède,  taisez-vous,  car 
vous  êtes  partiale.  Qui  ne  sait  que  toutes  les  femmes  dési- 
rent attacher  la  souveraineté  à  leurs  jupes  et  garder  la 
beauté  pour  être  seules  ?  Bah  !  si  les  pages  s'habillaient 
comme  elles,  peut-être  seraient-ils  aussi  agréables,  ou  du 
moins  aussi  avenants.  Mais,  dis-moi,  chasseur,  n'as-tu  pas 
écrit  d'autres  poëmes  en  l'honneur  de  ta  maltresse? 

—  Oui,  gentil  berger,  mais  je  ne  les  ai  pas  sur  moi  ;  de- 
main, au  lever  du  jour,  si  vos  troupeaux  restent  dansées 
pAtis,  je  vous  les  apporterai  ici. 

Sur  ce,  souhaitant  un  cordial  bonsoir  à  Ganimède  et 
à  Aliéna,  il  retourna  à  sa  grotte.  Les  deux  amies  parquè- 
rent leurs  troupeaux  et  rentrèrent  à  la  chaumière  de  Cori- 
don.  Aliéna  dit  qu'il  était  temps  d'aller  au  lit.  Coridon  jura 
que  c'était  vrai,  car  la  grande  ourse  s'était  levée  au  nord. 
Sur  quoi  tous,  ayant  pris  congé,  allèrent  se  reposer,  tous, 
excepté  la  pauvre  Rosalinde,  qui,  pleine  de  sa  passion,  ne 
put  trouver  le  calme.  Le  soleil  ne  fut  pas  plus  tôt  sorti  du  lit 
d'Aurore,  qu'Aliéna  fut  éveillée  par  Ganimède,  qui,  agitée 
toute  la  nuit,  déclara  qu'il  était  l'heure  d'aller  déparquer  les 
troupeaux.  Sur  ce.  Aliéna  passa  son  jupon  et  se  leva;  dès 
qu'elle  fut  prête  et  qu'elles  eurent  déjeuné,  vite  elles  revin- 
rent au  champ  avec  leurs  sacs  et  leurs  bouteilles.  A  peine 
furent-elles  près  des  parcs  qu'elles  aperçurent  le  trisie  ve- 
neur qui  se  promenait  mélancoliquement. 

—  Chasseur,  s'écria  Ganimède  en  s'approchant  de  lui,  je 
vous  rappellerai  votre  promesse  :  voici  le  moment  de  nous 
faire  connaître  ces  poëmes  que  vous  aviez,  disiez-vous,  lais- 
sés dans  votre  grotte. 

—  Je  les  ai  sur  moi,  fitRosader;  asseyons-nous,  et  alors 
vous  apprendrez  quelle  fureur  poétique  l'amour  inspire  à 
un  homme.  Sur  ce,  tous  s'assirent  sur  un  banc  de  gazoq 


414  ROSALINOE. 

ombragé  de  Bguiers,  et  Eosader.  pouauntUDpnfiiadB 


ir,  lui  celle  é 


Si  J«  tonros  mei  («garda  von  le  ci«l, 

AmoDi  blatte  met  jeax  de  set  nêdiei. 

Si  je  caasidère  le  gaioo, 

AmODr  m'sppiratt  dans  cbaqne  fleur. 

Si  je  cherclie  i'oiuhre  pour  éviter  ma  peine, 

Je  JB  retrouve  i  l'ombre. 

Bi  par  an  détoor  je  gagne  art  bosijaet  cmU, 

ie  TOBCOQlre  eecore  cet  amoar  sacré. 

Si  js  ne  baigoe  dam  un  luisseaii, 

]e  l'e&tenil)  chanler  au  bord. 

Si  je  mâdile  senl. 

Il  lera  conndenl  de  ms  tristesse. 

SI  J8  m'afflige,  il  pleure  avec  moi, 

Bl  «eut  être  partout  où  je  suis, 

Ooiod  je  parle  de  RoisliDde, 

La  dieu  l'etTaroiiche  et  devient  tendre, 

Et  lemble  brûler  des  mSntes  llammes 

Et  dn  mémo  amour  qae  moi. 

Suave  RasBlinde,  aie  pitié. 

Car  je  inii  ploa  lldÈle  que  l'amoar. 

Loi,  a'il  réussit.  l'enfuira  vile, 

MaiB  moi  je  ïliroi  et  moarrai  de  ton  amonr 


4 


—  Comment  Iroiivez-vous  celte  lîlégio,  fit  Rosader? 

—  Ma  foi,  dit  Oanimède,  le  style  m'en  plaît,  mais  nonii 
passion  ;  cor  j'admire  l'un  el  je  plains  l'autre,  en  ce  seœ 
quB  tu  poursuis  un  nuage  el  que  tu  aimes  sans  retour  ni 
succès. 

—  Ce  n'est  pas  la  faute  de  son  inseDsibililé,  mais  demi 
mauvaise  fortune  qui,  pour  mon  malheur,  prolonge  son  ab- 
sence ;  car,  si  elle  se  doutait  de  mon  amour  elle  ne  œt 
laisserait  pas  languir  ainsi.  Les  femmes  vraiment  nobles  fs- 
timent  plus  le  dévoijement  que  l'opulence  ,  la  fidélité  éun! 
l'objet  auquel  vise  leur  tendresse.  Mais  laissons  là  ce?  di- 
gressions, et  écoutez  ces  dernières  strophes,  alors  vousfon- 
notlrpz  toute  ma  poésie. 


AirmiMB.  4T5 

Et  mr  M»  il  wwp\n  ainsi  : 

P*mi  p4r(iM(  mon?  j«  pois  Mil  «•  ▼«fMTi 

Car  elle  est  la  beauté  ani<ioey 

Qae  j'ai  pour  sainte  adorée. 

Ainsi,  poar  la  fidélité,  je  snii  stni  rifai, 

fi  poar  la  beaa^  çlle  ef t  inopinpif (|bl9  « 

Qoe  le  tendre  Pétrarqoe  ratare  l'éloge  de  Lêore 

Et  qae  Tasse  cesse  de  etianter  son  afléetion, 

Poiâque  nu  foi  a  résisté  à  tontes  les  épfeofea 

Et  qn'elle  est  la  belle  qn'admirent  tons  lee  beaaiee. 

Ma  poésie,  eonme  ma  foi,  eonsaere  sa  beanté. 

Ainsi  je  fis  par  l'amoa? ,  et  l'anionF  fit  à  jamaia  par  mal* 

-  Je  suis  au  bout  de  mes  poèmes,  dit  Rosader,  niais 
pon  pour  cela  au  terme  de  ma  douleurs  ;  ainsi  je  ressem- 
ble à  celui  qui,  dans  la  profondeur  de  sa  détresse,  ne  trouve 

que  récho  pour  lui  répondre. 

Ganimède,  ayant  pitié  de  Rosader  et  croyant  le  tirer  de 
son  amoureuse  mélancolie,  observa  qu'il  était  temps  de  dé- 
jeuner. €  Ainsi,  chasseur»  si  tu  veux  accepter  le  menu  que 
contiennent  nos  grossiers  bissaes,  notre  cordialité  suppléera 
aux  délicatesses  que  nous  ne  pouvons  t*offrir.  »  Aliéna  re- 
nouvela r  invitation  et  pria  Rosader  d'être  son  hôte.  Il  les 
remercia  cordialement,  et,  s'étant  assis  près  d'elles,  parta- 
gea les  humbles  provisions  que  leur  allouait  l'existence 
champêtre.  Le  repas  fini,  Rosader»  après  leur  avoir  rendu 
grâces,  allait  se  retirer,  quand  Ganimède»  qui  avait  peine  à 
le  laisser  disparaître  de  sa  présence,  l'inlerpella  ainsi  : 

—  Voyons,  chasseur,  si  tu  n'as  rien  de  mieux  à  fair^, 
puisque  tu  es  si  profondément  épris»  montre-moi  commept 
tu  sais  prier  d'amour  :  je  représenterai  Rosalinde,  el  tu  res- 
teras ce  que  tu  es,  Rosader.  Imaginons  une  églogue  eroti- 
que, où  Rosalinde  serait  présente  et  où  tu  lui  fierais  la  oour  ; 


—  Jflle  lapj^ft,  BTiaphe,  par  lootes  lei  p« 
tODte*  les  larmM,  les  «ras,  les  marmures  qae  c 
pir  tout  ce  qat  noDs  sDggtre  !■  pensée  ou  la  1 
tercède  poar  mes  sonflranees  eu  les  dévoilant, 
mon  amour  [oaî,  Dieu  le  Tenille,  mon  aman 
veuille,  ma  vie  I)  aie  pitié  de  n:oi  I  —  Tes  le 
blet  comme  la  colombe,  —  et  la  pitié  doit  ton 
^  Regarde  mes  yeux  ronges  de  larmes  donloi 
plnie  d'une  vraie  détresse,  —  mon  visagQ  si  { 
—  Je  ne  puis  £tre  sonlagd  qoe  par  l'amoai 
qn'une  orageuse  rigueur  n' assombrisse  pas  to 
choisi  pour  Irùne  K  m  démeace.  —  I. 'arbre  li 
souffle  de  Borée.  —  Le  fer  se  plie  h  In  chnleut 
Hosslinde,  sois  indolgente,  —  csr  Rosalinde  s 


—  Les  amants  libertios  arment  leurs  snf 
larmes,  —  de  vceei,  de  serments,  de  tendres  rc 
mais  quand  leur  afTeclion  est  mise  h  l'épreuve 
trahi  par  leurs  sabtils  fsux-fujanls  1  —  Ainsi 
pire  l'amorce  empoisonnée  ;  ' —  ainsi  le  cœar 
nels  ;  —  ainsi  la  pensée  mSme  se  rnssssia  de 
jenxie  laissent  aveogler  par  des  charmes  snb 
siennes,  les  soupirs  qui  se  déchaînent  si  dool 
de  plears  que  verte  ene  duplicité  profondémen 


ÂPPENDIGB.  477 

le  soleil  dans  sa  splendeur,  Taurore  dans  sa  clarU*,  —  par  ces  joues  si 
do  aces  où  s*embosqae  Tamoar  <»  pour  baiser  les  roses  de  Tannée  prin- 
tanniëre.  —  Je  t'invoque,  Rosalindc,  par  des  plaintes  déchirantes  — 
que  ne  simulent  ni  trahison  ni  trompeuse  hypocrisie,^ mais  que  pro?o« 
qoe  une  douleur  inexprimable  1  —  Douce  nymphe,  sois  indulgente,  et 
la?orise-moi  d'une  sourire.  —  Puissent,  à  ce  prix,  les  cieux  préserrer 
des  aliments  funestes —  tes  troupeaux  h  jamais  prospères  1  Paisse,  à  oe 
prix,  l'été  prodiguer  —  les  trésors  de  sa  splendide  opulence  —  pour  en- 
graisser tes  moutons,  citoyens  de  la  prairie  !  —  Oh  !  cesse  d'armer  de 
dédains  ton  front  adorable.  —  L'oiseau  a  son  bec,  le  lion  a  sa  queue, 
—  mais  Tamant  n'a  que  des  soupirs  et  d'amères  lamentations  —  pour 
assaillir  l'idéale  forteresse  du  sentiment.  —  Oh  1  Rosalinde,  sois  indul- 
gente, car  Rosalinde  seule  est  belle. 

ROSALINDE. 

—  La  flamme  rend  malléable  l'acier  le  plus  dor. 

ROSÀDER. 

—  Et  Rosalinde,  ma  bien-aimée,  elle  qui  est  plus  douce  que  l'a- 
gneau ,  •—  ne  laisserait  pas  enflammer  son  tendre  cœur  par  des 
soopirs  I 

ROSALINDE. 

—  Si  les  amants  étaient  sincères,  les  femmes  les  croiraient  plus 
souvent. 

ROSADER. 

—  Sincérité,  respect  et  honneur  guident  mon  amour. 

ROSALINDE. 

—  Je  voudrais  bien  m*y  fier,  mais  je  n'ose  m'y  risquer. 

"*  ROSADER. 

—  Oh  l  pitié,  douce  nymphe  !  —  Mets-moi  seulement  à  l'épreuve  I 

ROSALINDE. 

—  Je  voudrais  résister,  mais  je  ne  sais  pas  pourquoi. 

ROSADER. 

«-  Oh  !  Rosolinde,  sols  indulgente,  cor  les  temps  changeront  :  — 
ton  visage  ne  sera  pas  toujours  ce  qu'il  est  maintenant,  —  tes  années 
peuvent  lui  aliéner  la  beauté.  —  Ah  I  cède  à  temps,  douce  nymphe,  et 
aie  pitié  de  moi. 

ROSALINDE. 

—  Oh  I  Rosalinde ,  tu  dois  avoir  pitié,  —  car  Rosader  est  jeune  et 
beau. 

ROSADER. 

—  Conquête  plus  belle  qu'un  royaume  ou  qu'une  couronne  I 


nosju.iin». 

AOSAI,[NRR. 

v  Oh  I  la  bonne  foi  ut  trahie,  si  RoEsdar  me  trotnp«. 

HOSADEft. 

—  PnJKent  lei  cieut  cantpirer  ma  cliuie,  —  et  le  ciel  et  le  tmnm 
i«j«lM  comme  abject, —puiiwnt  les  chagrins  tomb»  i  OoUMtHft 
traite  maudite,  —  et  eue  barreur  iadesLructible  conter  dinwsë^ 
—  (initae  In  beaulù  m'iccabler  i  jamaii  de  sonibret  Reerd»—Mh 
Jétoipoir  profead  me  poariaivra  mds  rcldcbe,  —  ivant  qu  iMririi 
m'ait  convaiDca  de  dÉlojauté,  —  avant  qas  Roealiode  m'mmt  à 
froideur. 

BOSALimiB. 

•~  Amii  Eoulinde  veut-elle  l'aeoorder  kod  emoor  ;  •—  lori  1» 
liade  veal-elle  l'avoir  loDJOQrs  en  gré. 

HOSADBR. 

—  Que  ce  triomphe  oie  rende  plag  radfetu  qna  l'amante  de  Tilhai'' 
•~  Puisque  Rosalinde  ctde  i  Koiader,  —  que  mon  riia^  btuiM 
looi  sir  chagrin  —  et  s'Jpanouiase  dan»  les  joiei  de  l'affeettoe  I  -  Ë 
diaODt  i\ae  Itosaliode  est  U  bonl^  aniqae,  —  comme  BoMlindettlI'u»- 

—  Eh  bien,  chasseur,  s'écria  Ganimède  quand  cette  ten- 
dre églogiie  fut  achevée,  no  vous  ai-je  pas  bien  donné  li 

rpplique?  N'ai-je  pas  joué  admirablement  la  fommG?  N'ai-jf 
pas  monlré  autant  de  répulsion  h  céder  que  de  comptai- 
sauce  à  ilésircr?  K'ai-je  pas  témoigne  une  défiance;  égale  1 
l'Iij'pocrisie  des  hommes'/  Et.  pour  réparer  tout  le  mal,  nf 
me  suis-je  pas  empressé  de  conclure  par  une  douce  umon 
d'amour?  Est-ce  que  Rosalindo  n'a  pas  satisfait  sou  Ro- 
sader  ? 

—  En  vérité,  répondit  gaiement  Rosader,  en  secouant  1'. 
tête  et  en  croisant  les  bras,  Rosader  a  sa  Bosalinile  mais 
comme  liion  a  eu  sa  Junon  :  croyant  posséder  une  déesse, 
il  n'embrasse  qu'un  nuage.  En  ces  jouissances  irafl''iDaireî 
je  rcssemlile  aux  oiseaui  qui  se  nourrissaient  des  grappes 
pointes  par  Zeuxis;  ils  devinrent  si  maigres  à  ne  becqueter 


AFFIHDIGI.  479 

que  des  ombres  qu'ils  furent  bien  aises,  comme  le  coq 
d'Ésope,  d'attraper  un  grain  de  mil.  De  même,  si  je  ne  me 
nourris  que  de  ces  visions  amoureuses,  Vénus,  au  bout 
d'un  an,  me  trouvera  un  bien  malingre  galant.  Néanmoins 
j'espère  que  ce  simulacre  d'affection  cacbe  une  conclusion 
de  réelles  amours. 

—  Et  sur  ce,  dit  Aliéna,  je  jouerai  le  râle  de  prêtre  :  à 
partir  de  ce  jour,  Ganimède  t'appellera  son  époui,  et  tu  ap- 
pelleras Ganimède  ta  femme,  et  ainsi  nous  aurons  un  ma- 
riage. 

—  J'y  consens,  dit  Rosader  en  riant. 

—  J'y  consens,  dit  Ganimède ,  aussi  pourpre  qu'une 
rose. 

Et  ainsi,  le  sourire  aux  lèvres,  la  rougeur  au  front,  ils 
conclurent  ce  mariage  ficlif  qui  plus  tard  devint  un  mariage 
en  réalité,  Rosader  se  doutant  peu  qu'il  avait  prié  et  obtenu 
sa  Rosalinde.  Aliéna  déclara  que  ce  mariage  ne  valait  pas 
un  fétu,  si  l'on  ne  faisait  quelque  chère,  et  que  le  marché 
n'était  pas  bon  s'il  n'était  pas  scellé  le  verre  en  main  ;  con- 
séquemment  elle  pria  Ganimède  de  servir  toutes  les  provi- 
sions qu'il  avait,  et  de  tirer  sa  bouteille;  elle  conjura  le 
chasseur,  qui  s'était  si  bien  marié  en  imagination,  de  se 
figurer  que  ces  provisions  étaient  le  plus  somptueux  ban- 
quet, et  de  boire  une  chope  de  vin  à  sa  Rosalinde;  ce  que 
Rosader  fit,  et  ils  passèrent  la  journée  en  agréable  causerie. 
Enfin  Aliéna,  ayant  fait  remarquer  que  le  soleil  baissait  et 
était  prêt  à  se  coucher,  on  termina  le  banquet  par  un  toast 
final.  Cela  fait,  tous  trois  se  levèrent: 

—  Ma  foi,  chasseur,  s'écria  Aliéna,  bien  qu'il  y  ait  eu 
mariage,  il  faut  pour  cette  nuit  que  j'emmène  avec  moi  l'é- 
pousée, et  demain,  si  nous  nous  retrouvons,  je  promets  de 
vous  la  restituer  aussi  parfaitement  vierge  qu'en  ce  moment. 

—  J'y  consens,  dit  Rosader  ;  il  doit  me  suffire  de  rêver 
d'amour  la  nuit,  puisque,  le  jour,  je  suis  assez  fou  pour  ra- 


4B0  EOSALniDE. 

doter  d'amour.  A  demain  donc.  Allez  h  vos  pares,  je  tsl 
ma  grotte. 

Et  sur  ce,  ils  se  séparèrent.  A  peine  le  chasseur  étt' 
il  parti,  qu'A1i(!na  etGanimède  allèrent  parquer  lean ton- 
peaui,  et,  ayant  pris  leurs  houlettes,  leurs  bissacs  diee 
bouloillcs,  elles  retournèrent  chez  elles.  Tout  ca  deiisui, 
elles  aperçurent  le  vieux  Coridon  qui  venait  clopiniJo^ 
leur  annoncer  que  le  fouper  ëtait  prêt.  Celle  noaroUeblk 
leur  retour  au  logis  où  nous  les  laisserons  jusqu'au  iak 
main  pour  revenir  à  Saladin. 

Pendant  tout  ce  temps,  le  pauvre  Saladîn,  banni  deict- 
deaui  et  do  la  cour  de  France  par  Thorismond ,  errait  ps 
monts  et  par  vaux  dans  la  forêt  des  Ardennes,  croyant  pB- 
venirjusqu'iLjon.et  de  là,  à  travers  l'Allemagne,  se  renJ» 
en  Italie.  Mais,  la  forfit  étant  pleine  de  défilés,  luî-mêmei! 
conuflissanl  pas  bien  le  pays,  il  perdit  son  chemin  etamn 
dans  1g  bois,  non  loin  du  lieu  où  étaient  Gérismond  et  sce 
frère  Hosader.  Épuisé  de  fatigue,  il  découvrit,  au  foud  d'ai 
hallier,  une  petite  grotteoù  ils'aCfaissa  dansle  plusprofoui 
sommeil.  Comme  i!  était  ainsi  couché,  un  lion  nffsmé  p-y 
sur  la  lisii';re  (lu  fourrd,  clierchant  sa  proie:  ayant  apeM 
Saladin,  il  mit  la  patte  sur  lui,  mais,  voyant  qu'il  ne  bou- 
geait pas,  il  la  relira,  car  le  lion  a  horreur  de  se  nourrira; 
cadavres;  mais,  désirant  trouver  sa  pâture,  il  se  mil  i  Mùi 
pour  voir  s'il  remuerait.  Tandis  que  Saladin  dormait  îina 
i-n  pleine  sécuriti',  la  fortune  voulut  que  Rosader,  poursui- 
vant à  traversée  hallier  un  cerf  qu'il  avait  légèrement  blessé, 
arrivât  en  grande  hilte,  son  cpieu  à  la  main.  Il  aperçul 
l'homme  endormi  et  le  lion  tout  près  do  lui  :  tandis  qu'il 
s'arrÉtait  étonné  devant  ce  spectacle,  il  fui  pris  d'nn  brusque 
saignement  de  nez,  ce  qui  lui  fit  conjecturer  qu'il  y  avait  là 
quelqu'un  de  ses  amis;  s'élaiit  approché,  il  reconnut  son 
frère  Saladin,  cl,  tout  perplexe  à  la  vue  d'un  événement  si 
inattendu,  il  su  rnil  à  rélléuliir  en  lui-mûme  :  «  Tu  vois  Sa- 


APPENDICE.  481 

ladin»  se  dit-il,  ton  ennemi,  l'ouvrier  de  tes  infortunes  et 
Tauteur  de  ton  exil,  tu  le  vois,  Rosader,  livré  à  la  merci 
d'un  lion  impitoyable  par  les  dieux  mêmes  qui  ont  voulu  ma- 
nifester leur  justice,  en  châtiant  ses  rigueurs  et  en  vengeant 
tes  injures.  Désormais  tu  peux  retourner  à  Bordeaux,  ren- 
trer dans  ton  patrimoine  et  prendre  possession  de  son  héri- 
tage :  tu  peux  triompher  dans  tes  amours  et  décorer  de  guir- 
landes l'autel  de  ton  bonheur.  Ce  lion,  en  terminant  la  vie 
de  ce  misérable,  va  t'élever  de  la  détresse  à  la  félicité  su- 
prême. »  Sur  ce,  rejetant  son  épieu  sur  ses  épaules,  il  se 
remit  en  marche.  Mais  à  peine  avait-il  fait  deux  ou  trois  pas 
qu'un  nouveau  sentiment  le  frappa  au  cœur  :  ((  Ah  !  Rosa- 
der,  vas-tu  déshonorer  ton  sang,  en  mentant  à  la  nature 
d'un  gentilhomme?  Qu'importe  que  Saladin  t'ait  molesté 
et  t'ait  fait  vivre,  exilé,  dans  une  forêt?  Ta  nature  sera-t-elle 
assez  cruelle ,  ton  éducation  assez  perverse ,  ta  pensée  assez 
sauvage,  pour  permettre  une  si  épouvantable  vengeance? 
Non,  Rosader,  ne  ruine  pas  une  existence,  pour  gagner  un 
monde  de  trésors.  En  le  sauvant  tu  sauves  un  frère  ;  en  ris- 
quant ta  vie  pour  lui,  tu  gagnes  un  ami,  et  tu  te  réconcilies 
un  ennemi.  r> 

Tout  à  coup,  Saladin  fit  un  mouvement  et  le  lion  se 
dressa.  Aussitôt  Rosader  chargea  l'animal  avec  son  épieu  et 
le  blessa  grièvement  du  premier  coup.  Le  lion,  se  sentant 
mortellement  blessé ,  bondit  sur  Rosader  et,  avec  sa  grifie, 
lui  étreignit  la  poitrine  si  violemment,  qu'il  faillit  s'évanouir; 
mais  comme  c'était  un  homme  très-énergique,  il  se  remit 
bien  vite  et  tua  le  lion  après  un  court  combat.  La  bête  en 
expirant  rugit  si  fort  que  Saladin  s'éveilla  en  sursaut,  stu- 
péfait de  voir  un  animal  si  monstrueux  étendu  mort  et  un 
si  charmant  gentilhomme  blessé  à  ses  côtés.  Ne  reconnais- 
sant pas  son  frère  sous  le  nouveau  costume  ;  «c  Messire,  lui 
dit-il,  qui  que  tu  sois,  je  vois  que  tu  as  redressé  ma  desti- 
née par  ton  courage ,  et  sauvé  ma  vie  au  sacrifice  de  la 


livres,  tandis  que  je  vivrais  sur  ses  rer 
plus  jeune  qui  était  la  joie  de  mon  père 
Rosader,  (et  en  prononçant  ce  Dom,  Salai 
mes]  après  l'aToir  élevé  chez  moi  commi 
l'ai  chassé  de  Bordeaux,  et  il  vit,  od  ne  : 
gentiltiomme,  sans  doute  daos  une  délref 
dieux,  ne  pouvant  laisser  impunie  une  pai 
voulu  que  le  roi  rae  cherchât  querelle, 
s'emparer  de  mes  terri's,  et  m'exilât  de  F 
jours.  Accablé  de  remords,  pour  péniten 
passées,  je  vais  ainsi  en  pèlerinage  à  la  n 
frère,  afin  de  me  réconcilier  avec  lui  en  t 
ensuite  je  me  rendrai  en  Terre  sainte, 
jours  dans  une  vieillesse  aussi  vertueuse 
a  été  pleine  de  coupables  vanités.  » 

En  apprenant  la  résolution  de  Saladin  , 
de  pitié  pour  ses  douleurs  :  «  Saladin,  t 
donc  que  tu  as  enfin  retrouvé  ton  frère,  t 
détresse  que  tu  es  accablé  de  sa  misère. 
tes  yeux  et  considérant  sa  phjstoDomie,  i 
Rosader.  Des  explications  pathétiques  eurf 
deux  frères,  l'un  implorant  son  pardon,  l'ai 
oubliant  toutes  les  injures  passées.  Dès  qu' 


ÂPPBIIDIGI.  483 

permettrait  de  lui  conférer.  Puis,  avec  un  profond  M)upir, 
il  lui  demanda  s'il  avait  des  nouvelles  d*Âlinda  ou  de  ai 
fille  Rosalinde.  «  Aucune ,  sire ,  dit  Saladin  ;  depuis  leur 
départi  on  n'a  pas  entendu  parler  d'elles,  n  —  «  Cruelle  fof- 
tune,  s'écria  le  roi^  qui,  pour  doubler  les  misères  du  pèfe» 
8*acharae  contre  la  fille!  i»  Sur  ce,  accablé  de  douleurs,  il 
86  retira  dans  sa  grotte,  laissant  les  deui  frères  ensemble. 

Aussitôt  Rosader  conduisit  chez  lui  Saladin  :  pendant 
deux  ou  trois  jours,  il  se  promena  avec  son  frère  pour  lui 
montrer  les  beautés  des  environs. 

De  son  côté,  Ganimède,  ayant  toujours  son  amour  ati 
cœur ,  ne  pouvant  trouver  de  repos,  s'impatientait  de  la 
cruelle  absence  de  Rosader  :  car  les  amants  comptent  tou* 
tes  les  minutes,  et  tiennent  les  heures  pour  des  jours  et  les 
jours  pour  des  mois,  jusqu'à  ce  qu'ils  puissent  rassasier 
leurs  yeux  par  la  vue  de  l'objet  aimé.  Dans  cette  perplexité 
vivait  la  pauvre  Ganimède,  quand  un  jour,  assise  près  d'A- 
liéna,  toute  rêveuse,  elle  leva  les  yeux  et  vit  venir  Rosader 
avec  son  épieu  sur  les  épaules.  A  cette  vue,  elle  changea  de 
couleur,  et  dit  à  Aliéna  :  «  Voyez  donc,  madame,  voici 
notre  joyeux  chasseur  !  r>  Dès  que  Rosader  fut  à  portée  de 
parole.  Aliéna  l'interpella  : 

—  Eh  bien ,  gentil  chasseur,  quel  vent  vous  a  donc  tenu 
éloigné  d'ici  ?  Si  nouvellement  marié,  vous  n'avez  donc  pas 
plus  de  souci  de  votre  Rosalinde?  Est-ce  là  cette  passion 
que  vous  peigniez  dans  vos  sonnets  et  dans  vos  rondeaux? 

—  Tous  vous  trompez,  madame,  répliqua  Rosader.  En 
m'absentant,  je  n'ai  fait  que  répondre  au  procédé  peu  gra- 
cieux par  lequel  vous  avez  enlevé  la  mariée  à  son  époux. 
Pourtant,  si  je  vous  ai  offensé  par  cette  disparition  de  trois 
jours,  je  demande  humblement  votre  pardon,  et  vous  ne  pou- 
vez le  refuser  quand  la  faute  est  avouée  avec  un  si  amical 
repentir.  La  vérité  est  que  mon  frère  atné  est  banni  de 
Bordeaux  et  que  je  Tai  rencontré  par  hasard  dans  la  forêt. 


484  ROSÂLIUDB. 

Et  Rosader  raconta  tout  ce  qui  s'était  passé  entre  les 

deux  frères. 
Or ,  il  y  avait  dans  cette  forêt  des  bandits  qui  vivaient  de 

brigandage  et  qui,  par  crainte  de  la  prévôté,  se  cachaient 

dans  des  cavernes  au  fond  des  halliers.  Ayant  ouï  parler  de  la 

beauté  d' Aliéna ,  ces  misérables  avaient  résolu  de  l'enlever, 

pour  en  faire  présent  au  roi ,  espérant  par  un  tel  cadeau 

<  obtenir  leurs  grAces  du  roi  qui  était  un  grand  paillard. 

Tandis  qu'Aliéna  et  Ganimède  étaient  en  grave  conversa- 
tion ,  ils  s*élancèrent  sur  Aliéna  et  sur  son  page,  qui  appe- 
lèrent Rosader  à  leurs  secours.  Résolu  à  mourir  pour  la 
défense  de  ses  amis,  Rosader  asséna  aux  assaillants  des 
coups  assez  vigoureux  pour  prouver  à  leurs  carcasses  qu*il 
n*était  pas  lâche.  Mais  il  ne  put  résister  longtemps  au 
nombre,  n'ayant  personne  pour  le  soutenir,  et  il  finit  par 
être  repoussé,  et  même  grièvement  blessé.  Aliéna  et  Gani- 
mède auraient  été  enlevées ,  si  un  heureux  hasard  n'avait 
amené  de  ce  côté  Saladin  qui  fondit  sur  la  bande ,  son 
épieu  à  la  main,  et  étonna  les  misérables  par  la  vigueur  de 
ses  coups.  Rosader,  voyant  son  frère  se  comporter  si  vail- 
lamment, revint  à  la  charge  avec  une  telle  violence  que  plu- 
sieurs des  bandits  furent  tués  et  que  le  reste  s'enfuit,  lais- 
sant Aliéna  et  Ganimède  en  la  possession  des  vainqueurs. 
TandisqueGanimède pansait  lablessure  du  veneur,  Aliéna, 
revenue  de  sa  frayeur,  regarda  le  galant  champion  qui  leur 

'  avait  si  intrépidement  porté  secours  ;  prise  pour  lui  d'une 

vive  sympathie,  elle  commença  à  admirer  complaisamment 
tous  ses  dehors  et  à  louer  en  elle-même  sa  personne  et  sa 
vaillance.  Enfin,  reprenant  ses  esprits  —  :  Gentil  sire,  lui  dit- 
elle,  pour  rançon  de  notre  salut,  il  faut  que  vous  vous  con- 
tentiez d'accepter  l'affectueux  remerciement  d'une  pauvre 
bergère  qui  promet  de  ne  jamais  être  ingrate. 

—  Jolie  bergère,  répondit  Saladin,  je  regarde  votre  affec- 
tueux remerciement  comme  la  plus  précieuse  récompense. 


AmtNDIGK.  485 

Comme  il  parlait  ainsi,  Ganimède  le  considéra  attentive- 
ment 3t  s'écria  :  —Vraiment»  Rosader,  ce  gentilhomme  vous 
ressemble  beaucoup  par  les  traits  du  visage. 

—  Cela  n*a  rien  d'étonnant ,  gentil  pâtre ,  c'est  mon 
frère  aine. 

—  Votre  frère,  répartit  Aliéna,  cette  parenté  ne  le  rend 
que  plus  agréable,  et  je  me  reconnais  d'autant  plus  volon- 
tiers sa  débitrice,  après  le  service  signalé  qu'il  m'a  rendu. 
S'il  veut  bien  me  faire  cet  honneur,  je  l'appellerai  mon  ser- 
viteur et  il  m'appellera  sa  maîtresse. 

—  Avec  plaisir,  chère  maîtresse,  dit  Saladin,  et,  si  jamais 
je  néglige  de  vous  appeler  ainsi,  c'est  que  je  me  serai  oublié 
moi-même. 

Sur  ce,  Rosader,  soutenu  par  son  frère,  s'en  retourna 
à  sa  cabane.  De  leur  côté,  Ganimède  et  Aliéna  rentrèrent 
chez  elles  après  avoir  parqué  leurs  brebis.  Là  elles  sou- 
pèrent  avec  le  vieux  Goridon  qui,  le  repas  fini,  leur  raconta 
longuement  comme  quoi  Montanus  ne  pouvait  obtenir  au- 
cune faveur  de  Phébé  et  restait  toujours  le  plus  désespéré 
des  amoureux  transis. 

—  Je  voudrais  voir  cette  Phébé ,  dit  Aliéna.  Est-elle  donc 
si  jolie  qu'elle  ne  croie  aucun  berger  digne  de  sa  beauté, 
ou  si  acariâtre  que  ni  amour  ni  dévouement  ne  puisse  la 
satisfaire,  ou  si  prude  qu'elle  veuille  être  toujours  priée, 
ou  si  follement  vaniteuse  qu'elle  oublie  qu'il  faut  faire  une 
large  récolte  pour  obtenir  un  peu  de  blé  ! 

—  Je  ne  saurais  distinguer  enlre  des  qualités  si  subtiles, 
répondit  Goridon.  Mais  ce  dont  je  suis  sûr,  c'est  que,  si 
toutes  les  filles  étaient  de  son  sentiment,  le  monde 
tomberait  dans  l'extravagance;  il  y  aurait  quantité  de 
galanterie  et  peu  d*épousailles,  beaucoup  de  mots  et  peu  de 
dévouement,  beaucoup  de  folie  et  pas  de  foi. 

A  cette  grave  remarque  de  Goridon,  si  solennellement  dé- 
bitée, Aliéna  sourit,  et,  comme  il  se  faisait  tard ,  elle  et 
vin.  3i 


/\ 


r.AMsiMâqaBHiBbKnlvki 

Umé»amàMÊan,àBmtam  ln««t  rdralli  CanoUi: 

uops.  Aprèi  mèéf- 

t  elles  s'assÙFDt  sous  on  olim  ;  « 

it  À  leurs  amours,  elles  aper^aml 

_B^aeeoQnBtvcfs  elles,  loat  essooOld. 

-  QkOb  est  dooc  U  iwuTelle ,  dit  Aliéai ,  quilMtUl 
ymk  me  tst»  de  hlle* 

-  Ob!  nuduM,  rapoodhCoridon.  Tnm  uti-t  hngwm 
désire  lotr  Phêbé.  tajobebatgère  doai  MoDtantiseitépà 
Qi  bîeo,  à  voos  «odei,  nws  et  Ganimède ,  aller  inc  ma 
josquaa  bouqael d'vbres  U-bos .  voaa  TCfrei  Moatunn « 
eOe  ssâtt  près  d'une  foolaine,  lui,  la  courtisjiDt  eo  mâdft- 
gua  chuopAtres  elle,  «ui»i  insensibie  que  si  elle  a'aù 
pour  ramoui  que  da  dêdata. 

Celle  DouTelle  ïul  tellement  agrëablo  aox  dem  anxii- 
reusts,  qu'aossilôl  elles  se  levèrpDt  et  partirent  a*-ec  Coridm. 
Ws quelles approcbèranl du  taillis,  eUes  aperçurcDl,  sssia 
sur  le  gïMMi,  Pbébé,  U  plus  jolie  bei^gère  de  toutes  les  A^ 
dennes,  lêlue  d'une  jupe  décariate,  duoe  maulille  Tertt, 
et  couroQuèe  dune  guirlande  de  roses,  sous  laquelle  bril- 
laient deui  jeui  qui  auraiLUl  pu  enflammer  un  plus  prand 
persouiiage  que  .Montauus.  En  extase  devant  cette  njmpbe 
raviisanle,  était  assis  le  berger  ;  la  tète  dans  sa  main  et  son 
coude  sur  son  genou,  il  murmurait  ainsi  contre  l'iujusbee 
de  l'Amour  ; 


Hélas  I  Tjwn,  pleio  de  ngaear. 

Modère  qb  peu  la  violence; 

One  le  sert  si  grande  dépense  ? 

C'est  trop  de  flammes  poor  un  cœur. 

Épargnes-en  nne  tlincelle, 

Puis  fais  loD  eirort  d'eroDOToir 

Li  riére  qai  ae  venl  point  Toir 

ï.a  iiuel  Teu  je  biûle  pour  elle. 


APPSIIDIGI.  487 

Eië«Qte»  Âmoari  ce  dMiein, 
Et  rabaisse  an  pea  son  aodace  : 
Son  cœar  ne  doit  être  de  glace. 
Bien  qu'elle  ait  de  neige  le  sein  K 

Montanus  termina  ces  stances  par  une  volée  de  soupirs  et 
par  un  torrent  de  larmes  qui  auraient  pu  émouvoir  toute  autre 
que  Phébé  :  —  Àh!  Fbébé,  s'écria-t-il  enRn,  de  quoi  donc 
es-tu  faite,  que  tu  n*as  pas  pitié  de  ma  souffrance?  8uis-je 
un  objet  si  odieux  ou  si  vil,  que  tu  ne  puisses  m*accorder 
un  gracieux  regard  f  Tout  dévoué  au  service  de  Phébé ,  ne 
recueillerai-je  aucune  récompense  de  ma  fidélité?  Si  le 
temps  peut  prouver  ma  constance,  voilà  deux  fois  sept  hi- 
vers que  j'aime  la  belle  Phébé.  Si  les  signes  extérieurs  peu- 
vent révéler  les  affections  intérieures,  les  sillons  creusés  sur 
ma  face  peuvent  révéler  les  souffrances  de  mon  cœur.  Les 
larmes  du  désespoir  ont  ridé  mes  joues.  Et  Phébé  est 
seule  insensible  à  mes  plaintes.  Pourquoi!  Parce  que 
je  suis  Montanus  et  qu'elle  est  Phébé  :  je  suis  un  misérable 
pâtre,  et  elle  est  la  plus  admirable  des  belles.  Charmante 
Phébé,  si  je  pouvais  t'appeler  tendre  Phébé,  j'en  serais 
bien  heureux,  ce  bonheur  ne  me  fût-il  permis  que  pour 
une  minute!  Sinon,  ah!  si  Phébé  ne  peut  aimer,  qu'elle 
mette  fin  à  mon  désespoir  par  une  tempête  de  dédains  !  En 
mourant,  j'aurai  du  moins  l'indéniable  privilège  de  dire  que 
je  suis  mort  pour  la  cruelle  Phébé. 

—  Importun  berger,  répliqua  sèchement  Phébé  en  fron« 
çant  le  sourcil,  tes  passions  sont-elles  à  ce  point  violentes 
que  tu  ne  puisses  les  comprimer  patiemment?  Es-tu  enchaîné 
à  une  affection  si  exigeante  que  Phébé  seule  puisse  les  sa« 
tisfaire  ?  Allons ,  monsieur,  si  vous  ne  pouvez  faire  votre 
marché  ailleurs,  rentrez  chez  vous  :  mes  raisins  sont  trop 

1  Ces  ?ers,  qne  ne  désa?ooerait  pas  na  poète  de  la  Pléiade^  lenl  m 
fraoçiîf  dtnt  le  texte  origina)» 


488  ROSALINDE. 

hauts  pour  que  vous  puissiez  y  atteindre.  Si  je  te  parle  ainsi, 
Montanus,  ce  n'est  pas  que  je  te  méprise»  c^est  que  je  bais 
Tamour  ;  je  tiens  plus  à  honneur  de  triompher  de  la  passion 
que  de  la  fortune.  Quand  tu  serais  aussi  beau  que  Paris, 
aussi  hardi  qu'Hector,  aussi  constant  que  Trojlus,  aussi 
tendre  que  Léandre,  Phébé  ne  pourrait  t'aimer  :  et,  si  tu  me 
poursuivais  avec  Phébus,  je  te  fuirais  avec  Daphné  ! 

Ganimède,  ayant  entendu  toutes  les  plaintes  de  Montanus, 
ne  put  supporter  la  cruauté  de  Phébé,  et,  s'élançant  du 
fpurré,  s'écria  :  «  Et  moi,  si  vous  me  fuyiez,  donzelle,  je 
vous  changerais  comme  Daphné  en  laurier ,  afin  de  fouler 
dédaigneusement  vos  rameaux  sous  mes  pieds,  d 

A  cette  apostrophe  soudaine,  Phébé  fut  toute  ébahie,  sur- 
tout quand  elle  vit  la  beauté  du  berger  Ganimède  ;  elle  allait 
s'enfuir,  toute  rougissante,  quand  Ganimède  lui  prit  la  main 
et  poursuivit  :  «  Eh  quoi,  bergère,  si  belle  et  si  cruelle  ! 
Prends  garde  qu'à  force  de  dédaigner  l'amour,  tu  ne  sois 
accablée  par  l'amour,  et  que,  comme  Narcisse,  tu  n'éprou- 
ves une  passion  sans  espoir.  Parce  que  tu  es  belle,  ne  sois 
pas  si  difficile.  S'il  n'est  rien  d'aussi  charmant  que  la  beauté, 
il  n'est  rien  non  plus  d'aussi  fragile:  elle  est  aussi  éphémère 
que  l'ombre  qui  tombe  d'un  ciel  nébuleux.  Aime  donc  quand 
tu  es  jeune,  de  peur  que  tu  ne  sois  dédaignée  en  vieillissant. 
On  ne  saurait  rattraper  ni  la  beauté  ni  le  temps.  Situ  aimes, 
donne  la  préférence  à  Montanus  ;  car,  si  sa  passion  est  ar- 
dente, ses  mérites  sont  grands. 

Pendant  tout  ce  temps,  Phébé  était  restée  en  extase  de- 
vant Ganimède,  s*imaginant  voir  l'ombre  d'Adonis  échappée 
de  l'Elysée  sous  la  forme  d'un  pâtre  ;  enfin  elle  répondit 
doucement:  <c  Je  ne  puis  nier,  monsieur,  que  j'aie  ouï  parler 
de  l'amour,  bien  que  jamais  je  ne  l'aie  ressenti,  ni  que  j'aie 
lu  maintes  descriptions  de  la  déesse  Vénus,  bien  que  je  ne 
l'aie  jamais  vue  qu'en  peinture...  Et  peut-être,  monsieur, 
ajouta-t-elle  en  rougissant,  ma  vue  est-elle  plus  prodigue 


APPBHDIGE.  489 

aujourd'hui  que  jamais.  »  A  ces  mots  elle  s'interrompit, 
comme  si  quelque  grande  émotion  la  troublait.  En  vain 
Aliéna  lui  demanda  d'achever  ;  Phébé,  la  face  couverte  des 
nuances  du  vermillon,  se  rassit  en  soupirant.  Sur  ce,  Aliéna 
et  Ganimède,  voyant  la  bergère  dans  une  si  étrange  humeur, 
la  laissèrent  avec  son  Montanus,  en  lui  souhaitant  amicale- 
ment de  devenir  plus  docile  à  l'Amour,  de  peur  qu'en  repré- 
sailles Vénus  ne  la  soumit  à  quelque  rude  châtiment.  Phébé 
s*en  retourna  chez  son  père,  embrasée  par  une  ardente 
flamme.  L'image  des  perfections  de  Ganimède  avait  laissé 
dans  l'esprit  de  la  pauvre  bergère  une  impression  de  plaisir 
mêlée  à  une  intolérable  souffrance,  et  elle  souhaitait  de 
mourir  plutôt  que  de  vivre  dans  cette  amoureuse  angoisse. 
Le  trouble  de  son  esprit  agissant  sur  la  santé  de  son  corps, 
elle  tomba  malade,  et  si  malade  qu'on  désespérait  presque 
de  la  sauver. 

La  nouvelle  de  sa  maladie  se  répandit  bien  vite  par  toute 
la  forêt.  Montanus  accourut,  comme  un  fou,  pour  visiter 
Phébé  :  assis,  les  larmes  aux  yeux,  près  de  son  lit,  il  lui  de- 
manda la  cause  de  sa  maladie.  Phébé  garda  le  silence,  puis 
bientôt  pria  Montanus  de  se  retirer  un  moment,  sans  pour 
cela  quitter  la  maison,  —  voulant  voir,  disait-elle,  si  elle  ne 
pourrait  pas  dérober  un  instant  de  sommeil.  Montanus  ne 
fut  pas  plus  tôt  sorti  de  la  chambre,  que,  s'élançant  vers  son 
écritoire,  elle  prit  une  plume  et  de  l'encre,  et  écrivit  une 
lettre  ainsi  conçue  : 

a  Beau  berger, 

»  Qaoiqoe  jusqu'ici  mes  yeux  aient  été  de  diamant  poor  réiîater 
k  l'amoar,  il  m'a  suffi  de  voir  ton  visage,  pour  qu'ils  aient  eédé  à 
l'amour.  Ta  beauté  a  assenri  Phébé  au  point  qu'elle  reste  à  ta  merci» 
potiTant  élre,  &  ton  gré,  ou  la  plus  fortunée  des  femmes  ou  la  plus  mi- 
sérable des  vierges.  Ne  mesure  pas,  Ganimède,  mon  amour  à  ma  ri- 
chesse, ni  ma  passion  à  mon  rang  ;  mais  crois  que  mon  âme  est  aussi 
tendre  que  ton  visage  est  gracieux.  Si  tu  m'as  jugée  trop  cruelle  à  cause 


490  EOtÂLllIDK. 

éè  IMM  tf  tMioa  pMr  MmUdm,  du-toi  qM  J*y  ai  été  flireés  par  le  woiti; 
pi  le  ma  Jogat  trap  laadra  paar  i*af oir  aIsU  û  légèranant  aa  preoiiar 
mgani.  4i>-0i  qQtt  j*T  •>  At^  obligée  |iar  eoe  îrrétislible  destinée. 
Si  dope  il  ast  frai,  GaDÎmèda,  que  Tainoor  pénètre  par  les  yeai,  se  ré- 
fbgîe  dans  le  cœor  et  ne  feot  s*an  laisier  chasser  par  aocnn  remède  ni 
par  aaeone  raison,  aie  pitié  de  nioi,connie  d*nne  malade  qui  ne  peat  re- 
eateir  la  gaérisen  qne  de  ta  dooee  main.  Réduite  ao  désespoir,  ai  je  ne 
aiis  ioaiagée  par  toi,  Je  dots  m'attendra  on  à  ?irre  lienreiise  de  la  fiif  ear 
•Vl  Mourir  piaérable  de  ton  reftis, 

a  Celle  qni  doit  Aire  à  loi  on  ne  pu  être, 

»  PattÉ.  a 

Cette  lettre  terminée,  elle  appela  Montanus  et  le  pria  de 
la  porter  à  Ganimàde.  Bien  que  le  pauTre  Montanus  se  dou- 
tât de  la  passion  qui  la  tourmentait,  pourtant,  voulant  prou- 
fer  à  89  maîtresse  son  entier  dévouement,  il  dissimula  la 
chose  et  se  fit  le  messager  volontaire  de  son  propre  mar« 
tgrre.  Ayant  pris  la  lettre,  il  se  rendit  le  lendemain  de  bon 
matin  dans  la  plaine  où  Aliéna  faisait  paître  ses  troupeaux, 
et  y  trouva  Ganimède  qui,  assis  sous  un  grenadier ,  dëplo- 
rtit  le  douloureux  accident  qui  tenait  son  Rosader  éloigné 
d'elle.  Montanus  le  salua  en  lui  remettant  la  lettre  qui,  dit* 
il»  lui  était  envoyée  par  Phébé.  Quand  Ganimède  eut  lu  et 
relu  la  lettre,  il  se  prit  à  sourire,  et  regardant  Montanus  : 

—  Dis-moi ,  je  te  prie ,  berger ,  es-tu  amoureux  de 
Phébé  f 

—  Oh  !  mon  damoiseau,  répondit  Montanus,  si  je  n'é- 
tais pas  si  profondément  épris  de  Phébé,  mes  troupeaux 
seraient  plus  gras,  et  leur  maître  plus  tranquille  ;  car  ce 
sont  mes  chagrins  qui  font  la  maigreur  de  mes  brebis. 

—  Hélas  !  pauvre  pâtre,  ta  passion  est-elle  si  extrême,  ta 
tendresse  si  obstinée  qu'aucune  raison  n'en  puisse  humilier 
l'orgueil  ? 

—  Rien  ne  pourra  me  faire  oublier  Phébé,  tant  que  Mon- 
tanus s'oubliera  lui-même. 


APPKlfDICK.  491 

—  Allons»  Montants ,  considère  combien  ta  tendresse  est 
désespérée,  et  tu  reconnaîtras  la  profondeur  de  ta  propre 
folie.  Je  te  le  déclare,  en  faisant  la  cour  à  Pbébé,  tu  buries 
à  la  lune  avec  les  loups  de  Syrie.  Pour  preuve,  lis  cette 
lettre. 

Montanus  prit  la  lettre  et  la  lut,  changeant  de  couleur  à 
chaque  ligne ,  et  terminant  chaque  phrase  par  une  période 
de  soupirs.' 

—  Eh  bien ,  lui  dit  Ganimède,  reconnais-tu  que  ton 
grand  dévouement  est  bien  faiblement  récompensé  ?  Cesse 
donc  d'avaler  avidement  cette  potion  que  tu  sais  être  un 
poison  ;  cesse  de  ramper  devant  celle  qui  ne  se  soucie  pas 
de  toi.  Ah!  Montanus,  il  y  a  bien  des  femmes  aussi  jolies 
que  Phébé,  mais  plus  aimables  qu'elle.  Crois-moi,  les  fa- 
veurs sont  le  combustible  de  Tamour  ;  puisque  tu  ne  peux 
en  obtenir,  laisse  la  flamme  s'évanouir  en  fumée. 

—  Inutiles  conseils!  reprit  Montanus;  la  raison  n'apporte 
aucun  remède  à  celui  que  la  passion  rend  si  obstiné.  Quoi- 
que Phébé  aime  Ganimède,  Montanus  n'honorera  jamais 
d'autre  que  Phébé. 

—  Mais,  dit  Ganimède,  que  puis-je  faire  pour  t'étre 
agréable?  Teux-tu  que  je  dédaigne  Phébé,  comme  elle  te 
dédaigne? 

—  Ah  !  répondit  Montanus ,  ce  serait  renouveler  mes 
chagrins  et  doubler  mes  souffrances  :  car  la  vue  de  sa  don- 
leur  serait  mon  arrêt  de  mort.  Hélas!  Ganimède,  quoique 
je  dépérisse  dans  ma  passion ,  ne  la  laisse  pas  succomber 
dans  ses  désirs.  Puisqu'elle  t'aime  si  chèrement,  ne  la  tue 
pas  de  tes  dédains.  Sois  le  mignon  de  cette  incomparable  ! 
elle  a  assez  de  beauté  pour  te  plaire  et  assez  de  troupeaux 
pour  t'enrichir.  Tu  ne  peux  rien  désirer  de  plus  que  ce 
que  tu  obtiendras  en  la  possédant,  car  elle  est  belle,  ver- 
tueuse et  riche, —trois  stimulants  puissants  à  rendre  l'amour 
joyeux.  U  me  suCGra  de  la  voir  contenu  et  de  rassasier  mes 


492  ROSmifDR. 

rc^wis  de  son  bonheur.  Si  elle  se  marie,  quoique  ce  soit 
pour  moi  un  martyre,  je  le  supporterai  patiemment  pourvu 
qu'elle  soit  satisfaite,  et  je  bénirai  mon  étoile  en  voyant  ses 
désirs  exaucés. 

Montanus  prononça  ces  paroles  avec  une  contenance  si 
assurée  qu'Aliéna  et  Ganimède  furent  stupéfaites  de  sa  rési- 
gnation :  pleines  de  pitié  pour  ses  souffrances ,  elles  cher- 
chèrent par  quel  habile  moyen  elles  pourraient  obtenir 
pour  Montanus  la  faveur  de  Phébé. 

—  Montanus,  s'écria  enGn  Ganimède,  puisque  Phébé  est 
dans  une  telle  détresse,  je  craindrais  d'être  accusé  de  cruauté 
en  n'allant  pas  saluer  une  si  belle  créature  :  j'irai  donc  avec 
toi  voir  Phébé  pour  l'entendre  répéter  de  vive  voix  ce 
qu'elle  m'a  déclaré  par  écrit,  et  alors  je  prononcerai  mon 
arrêt,  au  gré  de  ma  sympathie. . .  Je  passerai  par  chez  nous» 
et  j'enverrai  Coridon  tenir  compagnie  à  Aliéna. 

Montanus  parut  charmé  de  cette  détermination,  et  tous 
deux  se  dirigèrent  vers  la  demeure  de  Phébé.  Dès  qu'ils 
furent  près  de  la  chaumière,  Montanus  courut  en  avant 
pour  annoncer  à  Phébé  que  Ganimède  était  à  la  porte.  A  ce 
nom  de  Ganimède,  Phébé  se  souleva  sur  son  lit,  comme  à 
demi  ranimée,  et  l'incarnat  de  la  vie  reparut  sur  ses  joues 
flétries.  Ganimède  entra,  puis,  s'asseyant  à  côté  de  son  lit,  la 
questionna  sur  sa  maladie  et  lui  demanda  où  elle  souffrait. 

—  Beau  Ganimède,  répondit  Phébé,  l'impérieux  amour 
a  allumé  un  tel  feu  dans  mon  âme  que,  pour  donner  pas- 
sage à  la  flamme,  il  me  faut  franchir  les  bornes  de  la  modes- 
tie. Ne  me  blâme  donc  pas  si  je  suis  trop  franche  et  trop 
effrontée,  car  c'est  ta  beauté,  c'est  la  connaissance  de  tes 
vertus  qui  m'a  mise  en  ce  délire;  laisse-moi  donc  dire  en 
un  mot  ce  qui  peut  être  développé  en  un  volume  :  Phébé 
aime  Ganimède. 

Sur  ce,  elle  laissa  retomber  sa  tète  et  fondit  en  larmes. 

—  Phébé,  répliqua  Ganimède,  n'arrose  pas  ainsi  tes  tristes 


APPKNDIGK.  493 

plaintes,  car  j'ai  pitié  de  tes  plaintes.  Si  Ganimède  peut 
te  guérir»  ne  doute  pas  de  ton  rétablissement.  Pourtant 
laisse-moi  dire,  sans  t'oiïenser,  que  je  serais  désolé  de  con- 
trarier Montanus  en  ses  amours,  l'ayant  vu  si  content  et  a 
loyal.  Tout  en  plaignant  ton  martyre,  je  ne  puis  t'accor* 
der  le  mariage;  car,  si  belle  que  je  te  trouve,  tu  n'as  pas 
encore  enchaîné  mon  regard.  Je  suis  pour  toi  sans  dédain, 
comme  sans  passion ,  indifférent  jusqu'à  ce  que  le  temps  et 
l'amour  aient  fixé  mes  sentiments.  Ainsi ,  Pbébé,  n'essaie 
pas  de  comprimer  ta  tendresse ,  mais  tâche  d'éâeindre  le 
souvenir  de  Ganimède  dans  l'amour  de  Montanus.  Tâche 
de  me  haïr  à  mesure  que  je  chercherai  à  t'apprécier,  et 
sans  cesse  aie  présent  à  l'esprit  le  dévoument  de  Montanus: 
car,  si  tu  peux  trouver  un  amant  plus  riche,  tu  n'en  trou- 
veras pas  un  plus  loyal. 

—  Eh  quoi,  balbutia  Pbébé  en  sanglotant,  n'obtiendrai- 
je  de  Ganimède  d'autre  remède  que  Tincertitude,  d'autre 
espoir  qu'un  hasard  douteux?  Les  dieux  ont  pesé  ma  desti*- 
née  à  leur  juste  balance,  puisque ,  cruelle  pour  Montanus, 
j'ai  trouvé  Ganimède  aussi  inexorable  pour  moi-même. 

—  Je  suis  bien  aise,  dit  Ganimède,  que  vous  voyiez  vos 
propres  fautes,  en  mesurant  à  voire  propre  passion  les 
souffrances  de  Montanus. 

—  C'est  vrai,  répliqua  Phébé,  et  je  me  repens  si  pro- 
fondément de  ma  dureté  pour  le  berger  que,  si  je  pouvais 
cesser  d'adorer  Ganimède,  je  voudrais  aimer  Montanus. 

—  Quoi  !  si  je  pouvais  par  la  raison  persuader  à  Phébé 
de  ne  plus  aimer  Ganimède,  elle  consentirait  à  prendre  en 
goût  Montanus? 

—  Du  jour  où  la  raison,  dit  Phébé,  éteindra  l'amour  que 
j'ai  pour  toi,  je  consens  à  le  prendre  en  gré,  à  cette  condi- 
tion que,  si  la  raison  ne  peut  détruire  mon  amour  comme 
étant  sans  raison,  Ganimède  consente  à  épouser  Phébé. 

—  C'est  convenu,  jolie  bergère,  dit  Ganimède;  et,  pour 


tfl  nourrir  des  douceurs  de  l'espérance,  toîcî  nurteV 
lion  :  je  n'épouserai  jamjiis  une  femme,  si  ce  n'est  loi. 

Sur  ce.Gonimèdoprit  congé  de  Phébé  el  partit,  laisianl 
la  bergère  satisfaite  et  Monlanus  enchanté.  En  arrinoidaiii 
la  prairie,  elle  aperçut  Rosader  et  Saladin  assis  ï i'ontn 
avf  f  Aliéna  ;  et  In  vue  de  son  amoureux  fut  an  tel  cordiil 
pour  son  cœur  qu'elle  bondit  sur  la  pelouse,  pleine  de  joïï, 
Coridon,  qui  était  avec  eux,  aperçut  Gaoiroède,  se  Im 
aussitôt  et  courut  k  sa  rencontre  en  criant  :  Eh!  l'amiioM 
noce!  urfonoce!  notre  maîtresse  se  marie  dimanche! 

Gflnimède,  si  gaiement  accueilli  par  le  pauîre  pajsM. 
salua  la  compagnie  el  surtout  Rosader  h  qui  il  décUr»  qu'a 
étftil  chflrmiî  de  le  voir  si  bien  rétabli  de  ses  blessures. 

-  A  peine  suis-je  sorti,  dil  Rosader,  que  me  voilà  m\i 
h  un  mariage  qui  doit  être  célébra  diraaoche  prochnt 
entre  mon  frère  et  Aliéna.  Je  vois  bien  que,  ïk  où  règM 
l'amour,  les  délais  sont  fastidieux  et  qu'une  courte  dêclan- 
tion  est  tout  ce  qu'il  faut,  quand  les  parties  sont  d'acMfd. 

-  C'est  vrai,  dit  Ganimède,  mais  quel  heureux  jour  Cl 
serait,  si  Rosader  pouvait,  ce  jour-là  même,  ^ire  marici 
Rosalinde! 

-  Ah  !  bon  Ganimède,  ne  renouvelle  pas  mes  doulean 
en  nommant  Rosalinde  .  car  le  souvenir  de  ses  perfeclions 
est  le  sceau  de  mon  malheur. 

-  Bah  !  s'écria  Ganimède,  aie  bon  courage ,  mon  cher  : 
j'ai  un  ami  qui  est  profondément  eipérimenté  en  nécre- 
mancii'  et  en  magie;  tout  ce  que  l'art  peut  accomplir  sen 
fait  en  ta  faveur.  Je  lui  ferai  évoquer  Rosalinde,  qu'elle  scàl 
cachée  en  Francp.  ou  dans  quelque  pays  limitrophe. 

Aliéna  sourit  en  voyant  la  moue  que  faisait  Rosader.  per- 
suadé que  (ianimède  s'était  moqué  de  lui.  La  journée  ?* 
passa  en  causerie,  et  tous  se  séparèrent  au  coucher  dti 
soleil.  Aliéna  prépara,  pour  le  jour  des  noces,  le  banquet 
le  plus  solennel  et  la  plus  belle  toilette  que  permit  l'eus- 


iPPINDlGI.  495 

tenee  pastorale ,  et  fit  d'autant  plus  de  frais  que  Rosa* 
der  avait  promis  d'amener  Gérismond  à  la  fête.  Ganimède, 
ayant  l'intention  de  se  faire  reconnaître  de  son  père ,  s'était 
fg^it  une  robe  tout  enguirlandée  et  une  jupe  du  plus  beau 
taffetas,  si  bien  qu'elle  ressemblait  à  quelque  nymphe  célesfë, 
revêtue  d'un  costume  champêtre. 

Enfin  le  dimanche  arriva.  A  peine  l'écuyer  de  Phébus 
avait  paru  dans  les  cieux  pour  annoncer  à  son  mattre  que 
ses  chevaux  étaient  attelés  à  son  radieux  coche,  et  déjà 
Coridon,  couvert  de  ses  habits  de  fête,  avait  décoré  de 
fleurs  toute  la  maison,  si  bien  qu'elle  ressemblait  plutdt  à 
quelque  bosquet  favori  de  Flore  qu'à  une  chaumière  de 
campagne.  Phébé  était  arrivée  avec  toutes  les  filles  de  la 
forêt,  pour  parer  la  mariée  de  la  manière  la  plus  avanta- 
geuse; mais,  quelque  xèle  qu'elle  mit  à  orner  Aliéna,  elle  ne 
perdait  pas  de  vue  Ganimède  qui ,  comme  un  joli  page, 
suppléait  sa  maltresse  et  veillait  à  ce  que  tout  fût  près 
pour  l'arrivée  du  marié.  Saladin,  en  costume  de  veneur, 
arriva  de  bonne  heure,  accompagné  de  Gérismond  et  de  son 
frère  Rosader.  Les  nouveaux  venus  furent  reçus  solennelle- 
ment par  Aliéna.  Gérismond  vanta  hautement  l'heureux 
choix  de  Saladin,  qui  possédait  une  bergère  dont  les  grâces 
extérieures  annonçaient  tant  de  qualités.  II  accepta  des 
mains  de  Coridon  une  belle  mesure  de  cidre,  et  but  à  la 
santé  d'Aliéna  et  de  ses  jolies  compagnes.  Aliéna  fit  raison 
au  roi  et  but  à  Rosader.  Tandis  qu'ils  buvaient  ainsi,  tous 
prêts  à  partir  pour  l'église,  arriva  Montanus,  tout  de  jaune 
habillé,  pour  signifier  qu'il  était  délaissé  :  sur  sa  tête  était 
posée  une  guirlande  de  saule,  sa  bouteille  pendait  à  son 
côté  en  signe  de  désespoir,  et  à  sa  houlette  étaient  atta- 
chés deux  sonnets,  testaments  de  ses  amours  et  de  ses  mal- 
heurs. Les  bergers,  dès  qu'ils  l'aperçurent,  lui  rendirent 
tous  les  honneurs  possibles,  le  tenant  pour  la  fleur  des  ber- 
gers de  l'Ardenne  ;  car  on  n'avait  jamais  vu  un  plus  beau 


M6  ROSALmOE. 

garçon  depuis  cù  mauvais  sujet  qui  faisait  pattra  taiMi 
de  l'Ida,  ('•érismond  d(>manda  qui  il  élnit.  SurqtnilMfa 
faconta  l'amour  de  Moulanus  pour  Phéb^.  sa  grandB  biSâ 
envers  cette  cruelle ,  et  commeot  par  représailles  les  'lias 
pvaient  rendu  cette  mijaurée  amoureuse  du  jeuûe  Gai- 
mède.  Après  ce  récit,  le  roi  désira  voir  Phébe  qui,  ame- 
née  devant  Gérismond  par  Rosader,  colora  la  beatitèdes» 
visage  d'une  nuance  de  vermillon  si  charmante  qveleni 
fut  ébloui  do  in  pureté  de  ses  grâces.  Gérismond  luidemiodi 
pourquoi  elle  récompensait  si  pauvrement  l'amour  de  Mot- 
tanus,  voyant  ses  mérites  si  grands  et  ses  passions  si  nnt, 

-Sire,  repondit  Pbébé,  l'amour  vole  sur  les  ailes  & 
destin,  et  ce  que  décrètent  les  astres  est  un  iuhillibti 
ani^t.  Je  connais  toutes  les  qualités  de  Montanus,  je  te 
loue.  Je  les  admire ,  mais  je  n'aime  pas  sa  personne,  para 
que  le  sort  en  a  décidé  autrement.  Vénus  m'enaptioiepa 
une  peine  égale  à  la  sienne.  Car  je  suis  éprise  d'un  fiSrt, 
aussi  impitoyable  pour  moi  que  je  suis  cruelle  pour  Mon- 
tanus,  aussi  obstiné  dans  ses  dédains  que  je  suisocbaniH 
dans  mes  désirs;  et,  ajouta-l-elle,  c'est  le  page  d'AliéOJ, 
li;  jeune  Ganimède, 

Gérismond,  désirant  poursuivre  jusqu'au  bout  son  en- 
quitte  sur  toutes  ces  amours,  appela  (.ianimède  qui  appro- 
cba,  en  rougissant.  Le  roi  remarqua  cette  physionomie, 
dont  les  traits  lui  rappelèrent  le  visage  de  sa  Rosaliode,  a 
poussa  un  profond  soupir.  Rosader,  qui  était  plus  que  fami- 
lier avec  Gérismond,  lui  demanda  pourquoi  il  soupirail  si 
douloureusement. 

—  Kosader,  répondit  le  roi,  c'est  que  les  traits  de  Gani- 
mède me  rappellent  Rosalinde. 

A  ce  nom,  Rosader  soupira  si  profondément  qu'il  sem- 
blait (jue  sou  cœur  allait  éclater. 

-  i:i  comment  se  foit-il ,  ajouta  Gérismond ,  que  tu  mt 
répondi's  par  un  tel  soupir? 


ÀPPBNDIGR.  497 

—  Pardon ,  sire ,  c'est  que  Rosalinde  est  la  seule  femme 
que  j*aime. 

—  Ah  !  reprit  Gérismoud,  je  te  la  donnerais  bien  volon- 
tiers en  mariage  aujourd'hui  même,  à  condition  qu'elle 
fût  ici. 

A  ces  mots,  Aliéna  détourna  la  tète  et  sourit  à  Ganimède 
qui  eut  grand* peine  à  garder  contenance ,  mais  qui  cepen- 
dant parvint  à  dissimuler  son  secret.  Gérismond,  pour 
chasser  sa  mélancolie,  demanda  à  Ganimède  par  quelle 
raison  il  ne  répondait  pas  à  Tamour  do  Phébé,  voyant 
qu'elle  était  aussi  belle  que  la  coquette  qui  causa  la  ruine 
de  Troie. 

—  Si  je  cédais  à  la  belle  Phébé,  répondit  doucement  Ro< 
salinde,  je  ferais  au  pauvre  Montanus  l'injure  grande  de  lui 
ravir  en  un  moment  ce  que,  pendant  bien  des  mois,  il  s'est 
efforcé  de  conquérir.  Pourtant  j'ai  promis  à  la  belle  bergère 
de  n'épouser  jamais  d'autre  femme  qu'elle,  mais  à  condi- 
tion que,  si  je  pouvais  par  la  raison  éteindre  son  amour 
pour  moi ,  elle  s'engageât  à  ne  pas  agréer  un  autre  que 
Montanus. 

—  Et  je  m'en  tiens  à  cette  convention,  dit  Phébé,  car 
mon  amour  a  tellement  dépassé  les  bornes  de  la  raison  qu'il 
est  inaccessible  à  la  voix  de  la  raison. 

—  J'en  appelle  au  jugement  de  Gérismond,  dit  Ganimède. 

—  Et  je  m'en  réfère  à  son  arrêt,  dit  Phébé. 

—  Les  hasards  de  ma  destinée,  dit  Montanus,  sont  sus- 
pendus à  l'issue  de  cette  lutte  :  si  Ganimède  triomphe,  Mon- 
tanus assiste  au  couronnement  idéal  de  ses  amours;  si 
Phébé  gagne,  je  suis  en  réalité  le  plus  misérable  des  amants. 

—  Nous  assisterons  à  ces  débats ,  dit  Gérismond,  et  en- 
suite nous  irons  à  l'église.  Ainsi,  Ganimède,  faites-nous 
connaître  vos  arguments. 

—  Permettez-moi  de  m'absenter  un  peu,  dit  Ganimède, 
et  je  vous  en  présenterai  un  que  je  tiens  en  réserve. 


p 


m  ROSAUKDI. 

GaniinAdo  se  retira  «1  rovfttil  ses  habilleroeots  de  femme: 
sa  robe  couverte  do  guirlandes  et  sa  jupe  du  plus  ricbelaEe- 
las  lui  allaient  si  bien  qu'elle  ressemblait  h  Diane  trionh 
pbante.  Sur  sa  tète  elle  portait  une  couronne  de  rose»,  mt 
tant  de  grâce  qu'on  eût  dît  Flore  épanouie  dans  tout  l'éclrt 
de  ses  (leurs.  Ainsi  parée,  Rosal  iode  entra  et  sejelastupitd! 
de  son  père  ;  les  larmes  aux  yeux ,  elle  implorai  sa  béoédic- 
tioD  et  lui  raconta  toutes  ses  aventures,  comment  elle  anit 
étû  bannie  par  Thorismond  et  comment  depuis  tors  elle  mil 
constamment  vécu  déguisée  dans  ce  pays. 

Gérismond,  reconnaissant  sa  fiHe,  se[Ieva  de  son  sit'geet 
lui  snuta  au  cou ,  eiprimant  toutes  les  émotions  de  sa  jost 
par  d'humides  sanglots,  transporté  en  une  telle  eilase  de 
Iwntieur  qu'il  ne  pouvait  dire  un  mot!  Je  laisse  ceut  qiù 
ont  l'expérience  de  l'amour  juger  de  la  stupéfaction  et  da 
ravissement  de  Rosader,  voyant  devant  lui  cette  Rosalinde 
qu'il  avait  si  longtemps  et  si  profondément  aimée.  Enfin 
Gérismond,  ayant  n;pris  possession  de  ses  esprits,  paria  à  si 
fille  dons  les  termes  les  plus  paternels  et  lui  demaDda,âprès 
niaintrs  autres  questions,  ce  qui  s'était  passé  entre  elle  et 
Rosader. 

—  Tant  de  choses,  sire,  répondit  Rosalinde,  qu'il  oe 
reste  plus  que  le  consentement  de  Votre  Grâce  pour  conclure 
le  mariage. 

—  Eh  bien  donc,  dit  GiSrismond,  prends-la,  Rosader: 
elle  est  à  toi.  One  celte  journée  solennise  tes  noces,  ainsi 
que  celles  de  Ion  frère  ! 

Rosader,  satisfait  au-delà  de  toute  mesure,  remercia  hum- 
blement le  roi  et  embrassa  sa  Rosalinde  qui ,  se  tournant 
vers  Phébé  ,  lui  demanda  si  elle  lui  avait  donné  une  raison 
suffisante  pour  comprimer  la  violence  de  son  amour. 

—  Oui,  dit  Phébé,  une  raison  si  éloquente  que,  pour  peu 
que  vous  j  consentiez,  vous,  madame,  et  Aliéna,  Montanus 


r\ 


API'RNDICe. 


4!)9 


Qt  mot  noos  feroni  aujourd'hui  le  troisièma  couple  de 
mari(^, 

k  peioe  eut-elle  prononce  celle  parole  que  Montooui 
arracha  sa  guirlande  de  saule  et  jota  nu  feu  ses  sonnet*,  as* 
montrant  aussi  jovial  que  Pdris  quand  il  obtint  l'amour 
(l'Hélène.  Sur  ce,  Gérisoiond  «t  les  autres  se  prirent  6  rira 
et  décidèrent  que  Montanus  et  Phélté  célébreraient  leurs 
noces  en  mâmo  temps  que  les  deux  frères.  Aliéna,  voyant 
que  Soladio  restait  absorbé,  le  réveilla  de  sa  reserve  en 
lui  disant: 

—  Qu'as-tu  donc,  mon  Saladin?  Tu  es  tout  mornel 
Quoi  1  Mon  cher,  de  la  mélancolie  un  jour  de  noces  !  Peut- 
être  ce  qui  t'ufnige,  c'est  de  songer  k  la  haute  fortune  de 
ton  frère  Et  h  In  bassesse  d'une  nifection  qui  t'a  fait  choisir 
UDO  si  humble  bergère.  Console-toi,  l'ami!  Car.  en  ce  jour, 
tu  seras  marié  i  la  Pdle  d'un  roi.  Sache  en  efTel,  Saladin,  que 
je  ne  suis  pas  Aliéna,  mais  Alinds,  la  fille  de  ton  mortel  en- 
nemi Thorismond. 

A  ces  mots  toute  la  compagnie  fut  stupéfaite,  surtout  Gé- 
rismond  qui,  s'éiant  levé,  prit  Aliéna  dans  ses  bras  cl  dit  à 
Itûsalinde  :  —  Est-ce  là  cette  belle  Alinda,  fameuse  par  tant 
de  vertus,  qui  a  quitté  la  cour  de  son  père  pour  vivre  avec 
toi  dans  l'eiil? 

—  Ello-miime,  dit  Rosalindo. 

—  Eh  bien,  dit  Gérismond  en  se  tournant  vers  Saladin, 
sois  gai,  beau  veneur,  car  ta  fortune  est  grande  et  tes  désirs 
sont  augustes  :  tu  possèdes  une  princesse  aussi  fameuse 
qu'incomparable  par  ses  perfections. 

—  Elle  a  conquis  par  sa  beauté,  répondit  Saladin,  un 
humble  serviteur,  aussi  plein  de  dévouement  qu'elle  est 
pleine  de  grflce. 

Tandis  quo  chacun  restait  ébahi  de  ces  joyeux  événe- 
ments, Coridon  arriva  en  gambadant  annoncer  que  le  prêtre 
était  à  l'église  et  attendait  la  compagnie.  Sur  ce,  Gérismond 


p 


ROS&LINDE. 

ouvrit  la  marche,  les  autres  suivirent,  et  lesmarisg^hnot 
célébrés  solenellement,  à  la  grande  admiratioD  desplSe 
de  l'Ardenne.  Aussilûl  que  le  prêtre  eut  fini,  tous  s'en  re- 
tournèrent h  la  demeure  d'Aliéna  ,  où  Coridon  avait  W 
préparé.  Les  labiés  dressées,  le  dîner  fut  servi;  Gërismool 
Rosador,  Saladia  et  Montanus  installèrent  les  mariées  m 
furent  ce  jour-là  leurs  serviteurs.  Le  repas  était  simple  et 
tel  que  le  permettaient  les  ressources  du  pays  ;  mais  !ei 
convives  suppléèrent  aux  lacunes  du  menu  par  une  bonne 
causerie  el  par  les  récits  variés  de  leurs  amours  et  de  leun 
aventutes.  Vers  le  milieu  du  dîner,  pour  égayer  la  f^ 
Coridon  arriva  avec  une  bande  nombreuse  et  joua  une  &rw 
dans  laquelle  il  chanta  celte  chanson  plaisante  : 

Uue  [ille  des  champs  iccorte  et  génie, 

Ue;  1  ho  I  U  génie  tille  I 
ËUit  taux  SDr  l'Iierbe  leadre 

Etdiisit  flïeD larmes:  Nal  ne  me  Tiendra  donc  BciimT 
Uo  ïorl  gnlont,  un  pilre  enjôleur, 

He;  t  ho  I  un  gaIdDtpitre  I 
Qui  dans  ses  omours  était  fort  ardent. 

D'un  air  souriant  vint  tout  droit  à  elle, 

Qaant  la  coqueUe  aperjnl, 

Ile;f  !  ho  I  iguaud  elle  aperçut 
Le  mayeii  de  se  foire  épouser, 

Elle  50urit  doiiccmeut  comme  une  gente  belle. 
Le  paire,  voyant  son  oblique  <£>lladc, 

Hrj  I  ho  I  l'oblique  œillade  1 
Passa  son  brus  auloor  de  sa  taille. 

Eh  I  belle  nlle.  eommeot  nlIeE-vous  ? 

L'amie  des  champs  dit  :  Bien,  morguienDe  I 

He;  I  ho  I  bien,  niargaienue! 
ïlais  j'ai  une  ilémangertisan, 

Une  démangeaison  qui  me  fait  plearer. 
Hélas  I  dit-il,  d'où  vient  ton  mal  T 

Hey  I  bo  !  doii  vient  ton  mal  ? 


APPKNDICK.  501 

D*ane  plaie,  dit-elle,  irrémédiable  : 
Je  crains  de  mourir  fille. 

Si  c'est  là  tout,  dit  le  berger, 

Hey  I  hol  dit  le  berger. 
On  t*épousera,  mignoooe. 

Pour  guérir  ta  maladie. 
Là-dessus,  ils  s'enibrassèreat  avec  maints  serments, 

Hey  !  ho  I  avec  maints  serments  ! 
Kt  devant  le  dieu  Pan  engagèrent  leur  foi, 

Et  à  réglise  vite  allèrent. 

Que  Dieu  envoie  à  toute  jolie  fille, 

Hey  !  ho  I  toute  jolie  fille  ! 
Oui  craint  de  mourir  de  cet  ennni-là. 

Un  aussi  bon  ami  pour  la  guérir  ! 


Coridon  ayant  ainsi  égayé  les  convives,  comme  l'hilarilé 
était  à  son  comble,  on  vint  dire  à  Saladin  et  à  Rosader  qu'un 
certain  Fernandin,  leur  frère,  était  arrivé  et  désirait  leur 
parler.  Gérismond,  entendant  cette  nouvelle,  demanda  qui 
c'était.  (1  Sire,  répondit  Rosader,  c'est  notre  second  frère 
qui  est  étudiant  à  Paris,  mais  je  ne  sais  quelle  occurrence 
Ta  obligé  à  venir  nous  chercher.  »  Sur  ce,  Saladin  alla  au 
devant  de  son  frère  qu'il  rerut  avec  une  entière  courtoisie, 
et  Rosader  lui  lit  un  accueil  non  moins  amical  :  le  nouveau- 
venu  fut  introduit  par  ses  deux  frères  dans  le  parloir  où  tous 
étaient  à  table.  Fernandin,  qui  connaissait  les  bonnes  ma- 
nières aussi  bien  que  les  problèmes  de  la  philosophie,  — 
aussi  bien  élevé  qu'il  était  lellni  —  salua  toute  la  compa- 
gnie. Mais  (lès  qu'il  aper(;ut  Gérismond ,  se  jetant  à  ses 
genoux,  il  lui  rendit  l'hommage  di^  h  son  âge  et  prononça 
ces  paroles  : 

-  Très-puissant  prince,  quoique  le  jour  des  noces  do 
mes  frères  soit  un  jour  de  gaîlé,  le  moment  réclame  d'autres 
occupations  :  élancez- vous  donc  de  ce  banquet  friand  aux 
Mil.  32 


ItOSALINDK. 

instruments  de  combat.  El  vous,  fils  de  sir  Jehan  de  Bor- 
deaux, arrachez- vous  à  vos  amours  pour  courir  auianua; 
au  liou  do  vos  bien-aimécs ,  étreignez  vos  lances,  et  que  « 
jour  vous  trouvo aussi  vaillants  que,  jusqu'ici,  vousaveiêlé 
Iiassionnés .  Sache  en  elTel,  Gérismond,  que  sur  la  lisière  de 
cette  forôt,  les  douze  pairs  de  France  sont  rangés  en  baiaille 
pour  revendiquer  les  droits;  Thorismond.  entouré  d'une 
bande  de  renégats  désespérés,  est  prêt  à  les  attaquer. les 
armées  sont  sur  le  point  d'en  venir  aux  mains  :  montre-la 
donc  dans  la  mêlée  pour  encourager  tes  sujets.  El  vous, 
Saladin,  Rosadcr,  a  cheval  !  Montroz-vous  aussi  hardis  soldats 
que  vous  avez  été  tendres  amants  :  vous  démontrerez  ainsi, 
pour  le  bien  de  votre  patrie,  que  les  vertus  de  votre  père  oat 
laissé  leurs  empreintes  dans  vosâmes,  et  vous  prouverez  qae 
vous  êtes  les  dignes  fils  d'un  si  noble  parent. 

A  cette  alarme  donnée  par  Fernandio  ,  Gérismond  sa 
leva  de  table,  et  Saladin  et  Rosader  coururent  aux  armes. 
a  Venez  avec  moi,  dit  Gérismond,  j'ai  des  chevaux  et  desar- 
mures pour  nous  tous;  et  une  fois  en  selle,  montrons  que 
nous  portons  la  vengeance  et  l'honneur  à  la  pointe  de  an 
glaives.  »  Ainsi  ils  laissèrent  tes  mariées  pleines  de  douleur; 
Aliéna,  plus  émue  que  les  autres,  demanda  à  Gérismond 
d'être  indulgent  pour  son  pf-re.  I.e  roi ,  à  qui  sa  grande  hâte 
ne  laissait  pas  le  temps  de  répondre,  courut  à  sa  caverne  oil 
il  remit  à  Saladin  et  à  Rosader  un  cheval  el  une  armure. 
Royalement  armé,  il  prit  lui-même  les  devants  ;  à  peine 
avaient-ils  chevauché  deux  lieues,  qu'ils  aperçurent  les 
deux  armées  aux  prises  dans  une  vallée.  Gérismond,  re- 
connaissant l'aile  où  combattaient  les  pairs ,  s'y  jeta  en 
criant  Saint-Denis .'  et  chargea  l'ennemi  de  manière  à  mon- 
trer que!  prix  il  attocliail  h  la  couronne.  Quand  les  pairs 
virent  que  leur  roi  légitime  était  présent,  li^ur  ardeur  re- 
doubla. Saladin  et  Rosader  firent  de  tels  exploits  que  nul 
n'osait    leur    faire    obsl.'icii.'  [ii  soutenir  la  furie   de  leurs 


/^ 


APPENDICE.  503 

armes.  Bref,  les  pairs  furent  vainqueurs,  Tarmée  de  Thoris- 
mond  fut  mise  en  déroute,  et  lui-môme  périt  flans  la  ba- 
taille. Les  pairs  alors  se  réunirent  et,  ayant  salué  leur  roi, 
le  conduisirent  solennellement  à  Paris,  où  il  fut  reçu  avec 
grande  joie  par  tous  les  citoyens.  Dès  que  tout  fut  tranquille 
et  qu'il  eut  repris  possession  de  la  couronne,  il  envoya  cher- 
cher Alinda  et  Rosalinde  :  Alinda  était  désolée  de  la  mort 
de  son  père,  mais  elle  supporta  cette  douleur  avec  d'autant 
plus  de  patience  qu'elle  avait  la  joie  de  voir  son  Saladin 
sauvé.  Dès  qu'elles  furent  arrivées  à  Paris,  Gérismond  donna 
aux  pairs  et  aux  seigneurs  de  ses  Etats  une  fête  royale  qui 
dura  trente  jours.  Ayant  convoqué  un  parlement,  du  con- 
sentement de  ses  nobles,  il  créa  Rosader  héritier  présomptif 
de  la  couronne,  il  restitua  à  Saladin  toutes  les  terres  de  son 
père  et  lui  donna  la  duché  de  Nemours,  il  fit  de  Fernandin 
son  principal  secrétaire,  et,  afin  que  l'événement  fût  en  tout 
point  joyeux ,  il  fit  MonUmus  seigneur  de  la  forêt  des  Ar- 
dennes,  Adam  Spencer  capitaine  des  gardes  du  roi  et  Co- 
ridon  intendant  des  troupeaux  d'Alinda. 

Dans  ce  récit  doré,  légué  par  Euphuès,  vous  pouvez  voir, 
messieurs,  que  ceux  qui  mettent  en  oubli  les  préceptes  don- 
nés par  leur  père  encourent  un  grand  préjudice;  que  toute 
animosité  contraire  à  la  nature  est  une  tache  à  l'éducation 
en  môme  temps  qu'une  atteinte  au  bonheur;  que  la  vertu 
ne  se  mesure  pas  à  la  naissance ,  mais  à  la  conduite  ;  que 
les  frères  cadets,  quoique  inférieurs  en  âge,  peuvent  être 
supérieurs  en  qualités;  que  la  concorde  est  la  plus  douce 
des  conclusions,  et  que  l'amour  fraternel  est  plus  fort  que 
les  événements.  Si  vous  retirez  quelque  fruit  de  cette  his- 
toire, parlez  bien  d'Euphuès  qui  l'a  écrite  et  de  moi  qui 

vous  l'ai  rapportée. 

Th.  Lodge. 

riff   DB   L*APPEIfDICB. 


hSI 


TABLB 


nu   TOXE   hlitiChb 


Introilnction j 

Lu  neox  <>B.fTit£Moxxss  de  Vëk(»ie.       ......  ci 

te  MAnaum  ok  Venise I4T 

Come  IL  VOLS  HMRS .in 

NoTts 391 

APPK^nlCE  : 

REUIT  UE  Fn.isiiENE,  eilr-:iit  dij  la  Dirt^ic  de  Mnnli-niiyor.  (radait 

de  re^pngnol  pur  N.  l'oLii 401 

I.E5  Aventures  de  Giasettd,  nouvelle  eitr.iiie  du  Pecotvne  de 

9er  tiiomnni  Fbfeiitiiio,  el  iraduile  de  lilalieii  pirF.-V.  Hugo.  111 

HOSALINUE,  nouvcllo  de  Tliomas  Ludge,  traduite  de  l'anglais  par 

F.-ï.  Uugu 4y 


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M  iDiroducUciD  pu  TieiM  ioso.  1&  vol.  &1  b.  K>  c 

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«InTMmitKim  ftXH.  inn  t  ibm.  p«r  Lomi  Hune .  9-  ^Jltion.  iYr»<irt«  de  15 

ii»|BiQqaM  tnrufDi  m  pucmiu  inr  acier,  b  toI.  xur  utM  «ilin.  M  fr. 

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par  A.  D*  Labib- 

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Purrrc,  «noiBii  re{ir<iriiuni  du  peuple.  I  vu!  3  fr.  au  c- 

ninOIRB  USI  «AtfOLl'TIOUS  rt  oki  crutBES  PtriLni,  en  IStï.  w  «i  tm  n>r 

If  («nfrnl  C  Para.  I  roriiol  3  Ir.  ào  c, 

iXiriATios  a  LA  PKaosoMUiHi  ti  un«T«,  par  H  Ch  Laaiiaa.  ïiol.    7  tr 

ftTUTVUU  RE  Cl  URV.  m  Mx^rt  dr  ^s  IbjwMifw  M  ia  CtmmtUt.  par  A.  UotMAV 

UM  liaaiU,  IMmlitiB  df  rinnliai.  9  vnl,  7  fr. 

t.w»  wiaTxma  mi  ta  fiRUiui  ««Brasas ,  df-pnii  Chulw  l'JiufB't  ont  }Mr% 

par  H.  LiLOnn-  9  unuM  en  du  turi  vol.  3  fr.  nO  <. 

nRi*miiikTi«iiB  Kl  OKiurr  —  RfTpia,  &;'■•<  falcMlna,  Tnriiio,  <ir#c«.  cte  .par 

^H.  F.ut^lM  lia  SiLLiu.  Itom»  «a  na  fortvul.  U  fr.  Sl>  e. 

Oit  L-oBciKisaTinN  kk  u  BirrBUOrR  dc^U  BoIm  tniqu'l  uoa  joun.  par 

-  AltiuiM  1III.I.4RU.  ancien  cimtrlU^r  d'Eul.  I  beau  lal.  3  Ir    M  o. 

{  «  air  le  Ca*nl«c«i>  Rrarral.  ) 

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JïOlr.    11