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Frédéric NIETZSCHE
ocr oi
J973
HUBERT LE
HARDY A^
F
RÉDÉKiC
NIETZSCHE
ÉTUDE MORALE
BRUXELLES
HENRI LAMERTIN, Libraire-Éditeur
o8-62, RUE COUDENBERG, 58-62
1914
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A Frédéric Nietzsche
« Païav na|.i)Lir)Teipav àeiao)aoi, fii)9é|ue9\ov,
npeapiaTriv, r| qpép^ei èm xGovi ttôvG', ôitôo' iariv...
'Ek aéo b' eûiraibeç Te Koi eÛKopnoi reX^Gouoiv...
Xaîpc, eeiiiv lifiTcp, âXox' Oùpavoû àOTepôevToç. »
Hymnes homériques.
Dans ces quelques pages consacrées à Frédéric
Nietzsche, nous avons voulu rendre hommage
au caractère, aux qualités morales supérieures
de celui qui fut par excellence un héros dans la
vie du cœur et de lesprit. Si les hommes pou-
vaient comprendre les sources profondes de leurs
pensées, il y aurait bien moins de contradictions:
d'une même aspiration du cœur peuvent naître
dans différents esprits des opinions et des
croyances en apparence inconciliables.
Les idées de Nietzsche peuvent se discuter ; ce
quHl vécu sera toujours vrai et émouvant pour les
âmes sincères qui n''ont pas ,d4s£tp^is les nobles
sentiments. Volontiers nous nous assimilons des
théories aptes à flatter notre amour-propre oti
à justifier nos convoitises; pour le réel amour de
vérité, pour la sincérité envers soi-même et envers
ceux qu^on doit estimer — le temps nous manque.
Si le bonheur est le sens et le but véritable
de la vie, Frédéric Nietzsche a mal vécu et
son œuvre est sans valeur. Vous tous qui
voulez « vivre votre vie » et affirmer votre
« droit au bonheur », laissez là Zarathoustra :
cet Art n'est pas pour vous.
« «
Les formes de la pensée évoluent et se
perdent dans l'infini des nuances et des con-
tradictions, mais ce qui reste éternellement
vrai dans le Génie, ce sont les quahtés du
cœur, la noblesse dans les souffrances et
l'héroïsme des victoires. Voilà ce que nous
estimons dans un grand homme ; c'est au
second plan que doivent passer les froids cal-
culs d'une intelligence, la seule grandeur véri-
table réside dans ce qui fut vécu. D'ailleurs ce
qui nous rend un Maître sympathique, c'est
1
A FREDERIC NIETZSCHE
la noble sincérité de son caractère. Par sa
valeur niorale il se survit à lui-même en nos
cœurs. Une âme ardente et volontaire, en
laquelle s'agite tout un monde, tel nous nous
imaginons le vrai génie : dédaigneux d'un
bonheur actuel, né pour des douleurs et des
pensées titanesques. Voisin de ces forêts dodo-
néennes qui rendaient les oracles sous le
souffle des vents puissants, l'homme supérieur,
interprête de toute vaste aspiration humaine,
se dresse — soHtaire — par dessus l'État et
les formes de la société.
Une chose est l'homme, une autre son
œuvre; l'auteur de Zarathoustra n'est pas
Zarathoustra, encore moins Vadeur de son
idéal. Commençons donc par chercher à com-
prendre l'Artiste en tant qu'homme, avant de
nous élever dans les dangereuses régions de
sa pensée. L'esprit moderne peut atteindre
à une telle complexité, qu'il n'est plus
étonnant de le voir vivre par l'art et la pensée
ce qui constitue précisément l'antipode idéal
du milieu qui l'entoure. Ce qu'il nous faut
A FREDERIC NIETZSCHE
donc considérer avant tout dans un artiste,
un penseur, c'est l'homme privé, la signi-
fication véritable de ses luttes, les relations
psychologiques unissant le cœur à Tesprit.
« *
S'il n'y avait eu que la pensée en Frédéric
Nietzsche, nous pourrions le considérer à bon
droit comme un dangereux destructeur, sou-
vent même un fanatique, il ne serait à nos
yeux qu'un puissant cerveau dont les pensées
froides et irrésistibles veulent anéantir notre
univers moral. N'est-ce pas là quelque sacri-
lège impie et sans pitié qui prétend anéantir nos
dernières espérances ? Un conquérant moral
dont la figure ne s'épanouit que sur les
ruines?
Nous savons cependant qu'en ce guerrier de
l'idéal, sous ce masque de vieux grenadier
impitoyable, vibrait une âme d'élite, un cœur
vaste et sensible dans lequel toute chose avait
son écho. C'était un de ces génies puissants et
A FREDERIC .NIETZSCHE
rares, dans les sentiments desquels s'agite
tout un univers.
Frédéric Nietzsche a rêvé la Grandeur. Mais
qui peut comprendre ce que signifiait ce mot
pour un homme tel que lui : tout à la fois le
génie de la Grèce antique en sa belle époque,
les vastes poitrines des héros achéens, les
marbres dressés sur les rivages méditer-
ranéens, tous ces puissants et généreux
sentiments spontanés de l'âme hellénique,
VImperium Bomanum « œre perennius », les
Olympiens couronnés de lumière et l'ineffable
ivresse de la vie saine et innocente : en un
mot tout ce qui fut, est et sera vaste, lourd de
conséquences et débordant de pure vitalité
sur la terre î Mais que sont tous ces vains mots
à côté de ce que l'âme seule peut ressentir.
Pour un Titan les perspectives changent;
des montagnes surgissent, des vallées s'effon-
drent. Pour celui qui souffrit avec plus de
noblesse que les autres hommes, grandissent
aussi des joies nouvelles et des espoirs que
nul encore n'osa concevoir. Cette noble gran-
A FREDERIC NIETZSCHE
deur est le sens supérieur de toute l'existence
de Frédéric Nietzsche ; elle vit dans toutes ses
pensées, dans tout son « empire » artistique.
A ce cher idéal il sait tout sacrifier. D'un
caractère intraitable et entier, seul il lutta
contre son temps, rêveur inactuel de la pléni-
tude antique dans un monde qui méconnaît
le vrai génie. Son courage le mène jusqu'aux
dernières conséquences de ses idées et de sa
volonté. Il est une de ces natures qui ne
peuvent se taire et garder en elles ce qu'il est
dangereux de crier au grand jour. Peu lui
importe son bonheur, sa vie matérielle, son
bien-être ; qu'est-ce que tout cela en face de
sa foi?
Gomme tous les véritables grands hommes,
Nietzsche eut sa foi, non pas des opinions,
mais une croyance absolue en son œuvre, en
son idée. C'est peu de pouvoir créer si l'on ne
sait pas se sacrifier à cette grandeur. Réunis-
sant en lui-même des qualités très chrétiennes
et toutes spontanées, la clarté volontaire et
impitoyable de son esprit l'emporta bien loin
 FREDERIC NIETZSCHE
de la religion romaine. Très religieux en face
de sa propre foi, il est le premier saint qui ait
voulu se faire passer pour un satyre.
Vous autres, jouisseurs et phtisiques de la
haute classe, combien de fois n'avez-vous pas
jette les yeux vers Zarathoustra? Ne serait-il
pas le roi des viveurs ?
Mais croyez-vous donc que c'est pour vivi-
fier vos tristes et méprisables générations que
ces pures et sublimes paroles furent pro-
noncées, que cet Art fut vécu ?
Zarathoustra est le fruit intellectuel et
raisonné de la vie d'une âme vaste et doulou-
reuse, en laquelle bien des siècles gémissent
et aspirent à leur rédemption. Zarathoustra
n'est pas un enseignement pour les hommes
qui veulent « jouir » de la vie.
C'est à nos rêves les plus nobles qu'il
s'adresse, non pas à l'égoïsme de notre dégra-
dation morale et physique. Mais comment cet
A FRÉDÉRIC NIETZSCHE
idéal aurait-il pu pénétrer dans des cœurs
actuels sans être souillé par l'essentielle
laideur ultra-moderne ?
Nous avons dit que Nietzsche n'avait pas
d'opinions. C'est la foi qu'il avait en ses vérités
qui constitue sa religion, sans partage ni con-
cession. Tandis que les opinions viennent de
l'esprit, de la raison, toute foi vient du cœur
et nul syllogisme ne peut la conquérir. Tel
est le cas du philosophe, de l'artiste dont les
idées et les conceptions ne sont que les con-
séquences intellectuelles du sentiment tout
puissant qui les pousse et qui crée. Jamais la
dialectique ni la logique ne pourront produire
une œuvre si vécue, si sincère que celle du
solitaire de Sils- Maria. Aussi, c'est dans le
cœur, dans l'âme de tels hommes qu'il faut
chercher les origines de leurs créations, les
bases de leur pensée. Voyez-les tous trois,
Nietzsche, Wagner et Schopenhauer : pleins
de majesté, façonnant des mondes en eux-
mêmes, entiers et violents. Chacun d'eux a
Técu intégralement toute son œuvre, là est
8 A FRÉDÉRIC NIETZSCHE
leur supériorité sur tant d'autres grands
hommes. Que nous importent donc les formes
extérieures de leurs idées si nous comprenons
le sens de leur volonté. Alors que la Vie elle-
même nous apparait comme la synthèse de
toutes les contradictions, comment serions-
nous étonnés des formes paradoxales que
doit contenir fatalement tout vaste intellect.
Dans une œuvre comme celle de Nietzsche,
c'est en la profonde et continuelle aspiration
du cœur que réside la véritable unité.
Nous ne pouvons nous résoudre à ne voir
dans le génie qu'une puissance intellectuelle,
mécanique et froide, utilitaire et artificielle ;
il doit avoir pour base la noblesse innée de
sentiments supérieurs, la force indomptée des
désirs les plus élevés. Toute raison, toute
richesse intellectuelle doit reposer sur ces
qualités du caractère et cette volonté sponta-
née de ce qui nous élève vers la Perfection.
Le voilà, Tinactuel, riche de lui-même, créant,
dans sa lumière à lui, un monde où rien ne
serait menteur. Gomment pouvait-il ne pas
A FREDERIC NIETZSCHE
haïr violemment, lui qui se consacra si
complètement à son amour de Vérité?
* *
Strictement, nous ne pouvons reprocher à
Nietzsche ses écarts de paroles ou de pensée.
Nous savons que toujours il est sincère et
convaincu. Sans doute, il a trop souffert, —
mais avec quelle grandeur ! Les déceptions,
les rudes épreuves de son existence, au heu
de l'abattre, le rendirent plus noble et plus
fort ; là où les autres apprennent à se courber
et à se mentir, il entreprit Tâpre lutte, il se
raidit dans le suprême effort d'où devait
jaillir Thymne impérissable, la victoire, la
perfection, — Zarathoustra.
Après avoir créé et vécu intérieurement la
« tragédie > de son œuvre, Frédéric Nietzsche
se retrouvait en face de la vie réelle comme
quelqu'ascète du désert, égaré par hasard au
milieu des hommes. Lorsqu'en lui nous consi-
dérons l'homme physique placé dans la vie
1.
10 A FRÉDÉRIC NIETZSCHE
moderne, nous comprenons quel abîme le
sépare de ses rêves et des acteurs de son art.
Il n'est pas homme d'action au sens matériel
du mot, sa Pensée n'appelle pas l'action dans
notre monde actuel.
C'est déjà beaucoup d'avoir acquis des
vérités là où nul ne peut nous les ravir ; s'il
est vrai que la Vie dans sa puissance harmo-
nieuse et saine doit toujours finir par vaincre
l'hypocrite artificiafité, nous pouvons avoir la
certitude que l'avenir lui-même accomplira ce
que nos esprits peuvent dès à présent conce-
voir. Celui qui veut l'action doit renoncer à
la grande connaissance. Le surhumain ne
sera possible que par le développement
d'hommes capables d'agir avec innocence
sous l'empire des saines forces de leurs
natures aristocratiquement disciplinées.
Ainsi donc un Nietzsche peut vivre inté-
rieurement toute la grandeur imaginable;
mais au physique, dans son époque, rien ne
le distingue, sinon cette « dignité royale »,
cette « grâce pleine de mesure » qui ne le
quittaient jamais.
A FRÉDÉRIC NIETZSCHE H
Durant la période qui vit naîlre sa plus
belle œuvre, il était extrêmement triste et
déprimé ; c'est à grand peine qu'il surmontait
le dégoût d'un milieu pour lequel il n'était pas
né. Ses œuvres les plus claires et divinement
joyeuses sont issues des plus profondes dou-
leurs et des plus cruelles déceptions! C'est
donc son contraire, le contraire de son propre
temps, qu'il lui fallut vivre moralement.
Au fond, n'était- il pas très sensible à la
pitié, lui qui la combattit si âprement dans son
idéal 1 N'était-il pas très décadent, lui qui se
montra ennemi mortel de toute décadence ?
Certes ici nous retrouvons bien sa courageuse
sincérité, car lui-même avoue son propre
état physique, bien éloigné de toute réalité sur-
humaine. Son grand mérite est d'avoir cherché
le chemin d'une jeunesse et d'une innocence
nouvelles, de n'avoir pu se complaire dans
cette « santé » morale et physique du monde
moderne.
Inactuel, — par le Passé, vers l'Avenir —
son temps fut pour lui le plus grand ennemi,
15 A FRÉDÉRIC NIETZSCHE
car sa supériorité morale spontanée et acquise
le plaçait trop haut par dessus ses contem-
porains. La plus rare loyauté, le plus noble
amour de vérité, le condamnaient à errer seul
sur des mers où nul ne pouvait le suivre.
« Je ne suis pas mon propre interprête, dit-
il, mais celui qui s'élève sur sa propre voie
porte avec lui mon image à la lumière. >
Comment pouvait-on comprendre? Ces cou-
rageux « surhommes » qui, en prétendant
s'inspirer de lui, se sont « élevés sur leur
propre voie », n'ont-ils pas tout simplement
porté à la lumière l'image de leurs instincts
les plus vils, les moins nobles et les moins
innocents !
La Vie d'un Richard Wagner nous montre
la force de vitalité du génie aux prises avec
les réalités, la victoire matériellement rem-
portée sur le monde extérieur par un art pro-
digieux, vaste, complexe et plein de sève
nationale. Nietszche, lui, n'a pas lutté
A FRÉDÉRIC NIETZSCHE 13
matériellement contre son époque, il n'a
jamais cherché à en tirer profit personnel-
lement. Sa vie est un exemple de courage
et de fermeté en face des idéaux mensongers.
Trop éclairé pour jamais croire qu'il lui
était possible de changer la destinée de l'hu-
manité, trop fier pour s'abaisser à combattre
de fait un état social qu'il méprisait, — sa foi,
il l'a mise dans la croyance à la Vie et à la
Terre, sa force, il l'a menée vers un champ de
bataille digne de son génie : la Connaissance.
Ceux qui sentent la différence entre l'estime
et l'admiration enthousiaste comprendront
pourquoi l'auteur de Zarathoustra ne peut être
comparé à tant d'autres artistes et philo-
sophes dont la gloire est d'ailleurs assurée.
« Diamantine » et harmonieuse, sa pensée
chercha le chemin d'un idéal plus humain.
C'est là qu'il devient le Titan du monde
moral, l'explorateur audacieux des mers igno-
14 A FRÉDÉRIC NIETZSCHE
rées. Le premier, il découvrit une Hellade
tombée dans Y incompréhensible depuis vingt-
cinq siècles : lame de la Grèce tragique.
Arquebouté sur ce Passé, de son regard
ardent, il fixe l'Avenir.
Sans doute, il était une vaste et puissante
intelligence, celui qui créa Zarathoustra. Mais
croyez'vous que cette divine musique, cette
immortelle œuvre d'art soit le fruit d'un esprit
uniquement philosophique? Ici doit cesser
toute sagesse conventionnelle. Qu'il y ait
encore des « Sages » en face de l'Etat, cela se
comprend, mais en face de la personnalité d'un
Frédéric Nietzsche, n'est-ce pas un manque de
décence intellectuelle et morale?
« Par delà le Bien et le Mal » ! est-ce la
raison qui créa seule ; le cœur se gonflant de
vastes sentiments, ne l'a-t-il pas vivifié puis-
samment? La voilà bien, la lumière rêvée
par celui qui se débat dans la nuit, la joie
conçue par le héros qui se redresse sous
l'accablement des douleurs et des hideuses
réalités.
A FRÉDÉRIC NIETZSCHE 15
Quelqu'un rêva ï Innocence; ce rêve devenu
chef-d'œuvre c'est Zarathoustra.
L'esprit suit le cœur : dès sa plus tendre
enfance, Nietzsche s'était montré l'esclave dé-
voué de la Sincérité et de la Bonne Conscience.
Sa volonté le porte irrésistiblement vers la
grande clarté psychologique. C'est dans l'An-
tiquité seule qu'il devait trouver les valeurs
morales sincères et l'aspect de perfection dont
son âme était avide. Toute sa philosophie se
résume en ces mots : le Sens de la Terre; ceux
qui ont trouvé leur plus cher idéal dans
Homère ne peuvent manquer de comprendre.
Évidemment; par la violence de sa lutte
morale, par sa vie tourmentée, Frédéric
Nietzsche offre bien des traits caractéristiques
du chrétien ; mais tandis que nous devons
nous vaincre à chaque instant pour acquérir
les vertus chrétiennes, la supériorité de son
caractère unie à son extrême clairvoyance lui
fit entreprendre de surmonter en lui-même ce
qu'il y a de meilleur dans le Christianisme.
Michel- Ange, ce douloureux génie qui plus
16 A FRÉDÉRIC NIETZSCHE
que tout autre en son temps souffrit du pessi-
misme religieux et de lui-même, Michel- Ange
faible et laid, mortellement triste et accablé,
n'a-t-il pas fait revivre en son art les antiques
formes olympiennes? C'est donc vers la
lumière qu'il aspirait. Ame tourmentée, c'est
vers la force harmonieuse qu'il était poussé.
Glorieux retour des évoluations païennes ! Lui
aussi : son contraire, il le vécut en idéal ; dans
un monde sans soleil, il sut faire briller sa
propre lumière. Lui aussi, vainqueur dans sa
peine, il aspira à la splendeur antique pleine de
vie saine et bien équilibrée. De même que le
malade rêve la Santé, l'inactuel vit moralement
son contraire après avoir courageusement sur-
monté ce qu'il est en tant qu'homme de son temps.
Ce que d'autres avant lui avaient tenté sponta-
nément, Nietzche le fit consciemment; mais
jamais, il ne fut un lâche qui veut écliapper
au joug des obligations gênantes ; ce qu'il ne fut
certainement pas, c'est un chercheur de bonheur.
Ceux-là l'on fait à leur image, qui le regar-
dèrent comme un maître de vie très moderne.
A FRÉDÉRIC NIETZSCHE 17
C Pour atteindre à la hauteur du « Gai
Savoir » il faut commencer par être honnête
et droit de cœur, il faut avoir renoncé aux
bas plaisirs d'aujourd'hui.*^ r^ v-c-oU tr^
« Il y a tant de convoitises qui veulent aller
sur les hauteurs! » — Ainsi parlait Zara-
thoustra et là du moins il avait raison.
« *
A peine Nietzsche était-il mort que les
déclassés et les hystériques de toute catégorie
« découvrirent » sa philosophie. C'est à grand
bruit qu'ils se réclamèrent de lui pour légi-
timer leur droit au bonheur et à la vie. Les
voilà donc ces pauvres décadents, sceptiques,
névrosés, qui s'exhortent mutuellement à
l'énergie et à l'optimisme ! Ils veulent à tout
prix se faire illusion sur leur état physiolo-
gique et moral, trouver dans le monde exté-
rieur ce qui leur manque précisément en
eux-mêmes. Si les premiers chrétiens se recru-
tèrent parmi les simples, le prétendu « Nietz-
i8 A FRÉDÉRIC NIETZSCHE
scheïsme „ de la première heure opéra une
mobilisation en masse de la canaille la plus
prétentieuse.
Néanmoins, les forts, les bien-portants ne
se soucient nullement aujourd'hui de « vivre
leur vie » ! Riches intérieurement d'une joie
et d'une santé suffisantes, ils continuent à
envisager le monde avec une certaine tristesse.
Pour eux la Philosophie et l'Art ne sont pas
des enseignements de vie réelle ; disposés
plutôt à s'appuyer sur des croyances solides,
leur cœur les porte à l'action dépourvue de
prétentions surhumaines mais honnête.
Nietzsche devint un dieu pour la sensualité
masquée et malpropre des petites gens de
toutes les castes, un justificateur de l'instinct !
Des poètes hystériques, vautrés dans la boue
de leur génie, ont osé le salir de leur pensée.
Des « femmes d'esprit » , des femmes d'énergie
surtout, ont fait grand bruit à son sujet. Mais
nous savons ce que vaut cette énergie, ce que
représente cet esprit spécial! Il y a tant d'in-
décence et de laideur dans de telles choses,
A FRÉDÉRIC NIETZSCHE 19
tant de mesquine misère qu'elles ne peuvent
entrer en ligne de compte; — un peu de
mépris et du grand air! Ne pouvant l'attein-
dre dans sa grandeur, ne semble-t-il pas que
l'humanité la plus « moderne » s'est efforcée
de ternir la pure noblesse morale de Frédéric
Nietzsche?
Combien sont préférables les âmes droites
et fermes qui le détestent ouvertement et
refusent de le connaître. L'homme le plus
pieux et le plus chrétien qui n'est point né
pour les plaisirs inférieurs, — esprit avide et
inquiet cherchant un port nouveau, cœur
honnête et sain souffrant profondément, —
celui-là aujourd'hui est vraiment digne de
Zarathoustra; il y puisera la joie sereine et la
consolation, l'Innocence et la Santé nouvelles.
Seuls les meilleurs sont dignes de cette foi
inactuelle et aristocratique. Les meilleurs dans
le Christianisme, ceux-là peuvent devenir les
bons dans l'idéale vie tragique.
* »
*
ÎO A FRÉDÉRIC NIETZSCHE
Peu importe l'idée que Nietzsche prétendait
se faire de lui-même. Son âme débordait de
lumière et de force, son caractère le portait
naturellement vers l'ascétisme: vaillante et
disciplinée, sa pensée s'élançait à l'assaut du
ciel même. Ainsi doivent être ses bons dis-
ciples, ceux qui l'estiment, le comprennent et
Taiment : leur pensée sera un guerrier armé
de pied en cap, leur cœur honnête et loyal.
Nous ne croyons pas que l'élite intellec-
tuelle d'aujourd'hui soit appelée à former un
jour une majorité. Elle n'est pas un embryon
de grandeur à venir. Cette élite a reçu en par-
tage le bonheur du crépuscule. C'est par elle que
la Vie se recueille et se mire en elle-même.
Prenant plaisir à contempler sa propre image,
elle croit se comprendre. Par la Connaissance,
l'homme se détourne de toute réalité, de toute
action matérielle pour diriger ses désirs et ses
facultés vers V Action morale. Parles Croyances
A FRÉDÉRIC NIETZSCHE 24
il est soutenu dans la vie, toutes les erreurs lui
sont bonnes pour agir. Si la foi ne pousse pas
directement à l'action, du moins donne-t-elle
des « motifs » à celui qui est né pour les réa-
lités. Dans l'histoire de l'humanité toutes les
grandes choses se sont faites loin de la Con-
naissance. Ceux qui « savent > n'agissent
pas; leur vitalité se porte vers leur monde
intérieur. La grandeur matérielle, au contraire,
est basée sur les forces aveugles et sponta-
nées, tenaces et profondes ; l'Empire Romain
ne s'est pas édifié sur la Connaissance
humaine. Ne nous attendons pas à voir un
jour la froide science créer quelque puissante
hiérarchie, condition première de toute Gran-
deur. Zarathoustra lui-même n'est pas une
morale pour les hommes de l'avenir ; jamais
une caste surhumaine ne se réclamera d'une
philosophie. Avouons-le : aucun édifice social
futur ne sortira jamais de la Transmutation
des Valeurs : il y a des choses qui ne s'appren-
nent pas. Nietzsche ne peut être compris que
par une élite actuelle et à venir, élite com-
2Î A FRÉDÉRIC NIETZSCHE
posée de tard-venus, d'aventuriers de la Con-
naissance et de l'Art. Pour cette aristocratie,
il sera l'évangile parfait, l'espoir qui purifie
et donne courage, le gai-savoir qui enseigne
l'Innocence et sa joie; il sera encore la science
cachée et dangereuse de la Vie et de son méca-
nisme moral le plus profond. Celui qui le com-
prend véritablement pourra vivre la Grandeur
en son « monde intérieur ». Le chrétien qui
souffre, envahi par le grand désespoir du
néant et par les épreuves morales, peut trou-
ver en lui la Foi nouvelle en de lointaines
aurores. Ne l'oublions pas, nous trouvons
dans l'œuvre de Nietzsche, la victoire suprême
remportée sur la décadence. C'est de lui que
nous vient le sublime enseignement qu'il
faut voir la vie telle quelle est et Vaimer ainsi,
avec toutes ses joies et toutes ses douleurs. Seul
un lâche veut saisir les joies sans supporter
les peines : ij^ m audit Ia_vifi car il en souffre.
NietzsciiJ&--esf-le-§tami--«Taître de la Victoire
sup^^i-même. Chez lui se vaincre n'est pas
s/nonyme de contrecarrer la nature; il veut
A FRÉDÉRIC NIETZSCHE ±7>
que l'on se surmonte dans la mesure de ses
forces et selon le sens d'un Avenir supérieur^
Le Christianisme ntms a enseigné à vaitîcre
les plaisirs, Zarathoustra nous donne l'exem-
ple de la victoire sur la douleur. Eh bien !
s'il est encore aujourd'hui des hommes dont
l'idéal dépasse les hmites de l'Etat moderne,
des hommes qui ne peuvent vivre de cœur
dans cette société dégradée, parce qu'ils sont
moralement trop bien nés, trop francs et trop
fiers, s^il se trouve encore quelque part des
âmes sohtaires et farouches, aspirant à un
noble idéal, ceux-là trouveront en Frédéric
Nietzsche un ami et un maître. C'est ainsi
qu'il leur sera donné de vivre à l'avance par
la Pensée, ce qui ne peut devenir réahte que
dans un avenir insoupçonné.
Lui aussi, le triste Beethoven, c'est à cette
Joie de plénitude et d'innocence qu'il aspirait
lorsqu'il déchaîna les forces « dionysiennes »
de sa Neuvième Symphonie. « En un long cré-
puscule, lourd de fatigue et de complexité
tardive, j'ai rêvé l'ivresse de la pure Force et
24 A FRÉDÉRIC NIETZSCHE
de l'éternelle Aurore ». Ainsi pourrait parler
l'Artiste inactuel.
» *
Mais vous, les hommes d'aujourd-'hui, qui
aimez la vie moderne, vous n'êtes pas nés
pour renier votre temps et ses évaluations
morales ; jamais les âpres montagnes de Zara-
thoustra ne seront votre patrie : entre son
univers et votre monde misérable est un abîme
infranchissable. Il est des trésors qui devraient
rester cachés aux ambitieux, connus de ceux-
là seuls qui ne se sont pas courbés ! Prenons
garde de nous tromper sur ce dangereux mot :
l'Immoralité^ Elle peut exister comme un
^e supérieur aux valeurs actuelles et signi-
fier avant tout un état naturel de supériorité
très morale sur les vertus chrétiennes : Sieg-
fried, les hommes d'Homère et d'Eschyle.
Evidemment ce sont les hommes qui doivent
être alors essentiellement nobles de naissance
et de cœur. Cette grandeur-là, nul ne l'attein-
dra par sa volonté consciente. Par ses raison-
A FRÉDÉRIC NIETZSCHE 25
nements et ses désirs, l'individu élevé dans
l'État, type plus ou moins avancé du décadent,
ne parviendra qu'à se libérer du joug moral
sous lequel il a grandi, c'est-à-dire à déchoir
de sa dernière dignité. La voilà, l'Immoralité
moderne, Immoralité de la mauvaise conscience
qui, loin de nous hausser par-dessus notre
temps, nous abaisse dans la fange du scepti-
cisme dissolvant, signe certain de la dégéné-
rescence d'une race. Nietzsche a rêvé de sur-
monter les «Vertus» caractéristiques de notre
civilisation, précisément par une Santé morale,
une Innocence, qui soit capable d'écarter toute
faiblesse. L'évolution fatale et les destinées de
notre humanité peuvent seules amener un jour
cet état dans sa plus haute plénitude, comme
elles le tentèrent déjà, nous semble-t-il, pour
ces grecs de la belle époque. 11 est évident que,
par la ruine de ses évaluations morales, notre
civilisation perdra sa dernière apparence de
dignité, sa véritable base ; loin d'annoncer une
victoire, 1' « Immorahté » d'aujourd'hui ne
peut être qu'un indice de décadence générale.
2
26 A FRÉDÉRIC NIETZSCHE
Ne sont-ils pas nombreux ceux qui s'imaginent
danser par-dessus le bien et le mail Gela
prouve tout simplement qu'il est facile au
cœur de se faufiler par-dessous la morale,
tandis que la raison proclame sa victoire sur
les anciens tyrans !
« Montre-moi que tu n'es ni parmi ceux qui
convoitent, ni parmi les ambitieux!... Es-tu
quelqu'un qui avait le droit de s'échapper d'un
joug? » Ainsi parlait Zarathoustra.
Bien des esprits qui auraient dû commen-
cer par s'élever en cherchant la vertu Chré-
tienne, ont préféré suivre les faiblesses de leur
nature en proclamant la faihite de toutes les
morales anciennes.
Ne nous méprenons pas : la réalisation du
rêve surhumain suppose avant tout le renver-
sement complet de notre société moderne et
de sa civilisation. C'est dans l'âme grecque
tragique que Nietzsche a découvert l'étincelle
A FRÉDÉRIC NIETZSCHE 27
de son Avenir titanesque. Cet Avenir n'est
possible que par l'avènement d'une race
d'hommes supérieure encore aux grecs, pos-
sédant comme ces derniers la Grandeur uni-
que, à nulle autre pareille : la Grandeur qui a
pour base les qualités du cœur, l'harmonie
parfaite entre l'homme et la Terre qui le porte.
Vers ce but si noble, vers cet idéal rédempteur
nul chemin réel ne peut conduire nos généra-
tions; par l'Art seul il est accessible aujour-
d'hui. Cet Avenir capable de justifier à nos
yeux tout le présent, cet Avenir qui ne peut
aller à rencontre du sens de la Terre, nous le
vivons à l'avance par l'Art, par la Connais-
sance. Voilà ce qui nous permet de considérer
avec une nouvelle bienveillance l'état du
monde actuel. Nous ne pouvons nous résoudre
à voir dans l'homme moderne le type le plus
élevé qui puisse être atteint. Tard-venus, arti-
ficiels, hypocondriaques et fatigués, héritiers
d'un sang appauvri par des ancêtres qui
vécurent à nos dépens, avihs par le milieu si
peu naturel dans lequel nous vivons, il nous
i8 A FRÉDÉRIC NIETZSCHE
faudra bien un jour céder la place à Véternel-
lement jeune.
Le retour actuel à la « culture physique »
ne représente qu'un degré de plus dans l'arti-
fîcialité : jamais une race ne s'améliorera par
sa volonté consciente. C'est à une école bien
dilïérente de celle des « sports » que se forment
les races fortes, bien équilibrées, harmonieuses
et capables de produire une culture sponta-
née. Nous ne pouvons remonter en arrière ;
il nous faudra bien la suivre jusqu'au bout
la marche de cette civilisation qui repose
essentiellement sur la froide raison et la
science. Mais de même que cette science est
incapable de soustraire un seul homme à la
vieillesse et à la mort, elle ne pourra préserver
notre race de la déchéance et de la disparition
inévitables, elle ne pourra retarder son propre
déclin. Malgré les richesses extérieures dont
elle nous entoure, cette étrange science, l'uni-
vers n'a cessé de s'enlaidir et de s'appauvrir.
Tandis que le monde antique avec ses dieux-
artistes s'épanouissait comme une immense
A FRÉDÉRIC NIETZSCHE 29
œuvre d'Art, notre monde moderne se glace
par les victoires apparentes d'une intelligence
qui prétend soumettre les forces naturelles,
violenter la Terre elle-même en lui arrachant
des secrets qui devaient rester cachés. Dès
lors, nous les modernes, qui vivons dans une
clarté anti-naturelle, nés pour habiter un
monde plus humain et moins mathématique,
ne perdons-nous pas en grandeur morale ce
que nous avons gagné en conquêtes scienti-
fiques ? En savons-nous plus long ? Jamais
l'homme ne fut plus inquiet, plus indécis,
jamais les contradictions ne s'élevèrent plus
violentes.
Victorieux de ces forces élémentaires que
les anciens, non sans grandeur, regardaient
comme le domaine exclusif de leurs divinités,
plus que jamais nous sommes devenus les
esclaves de notre misérable état physiologique
et moral : esclaves devant nos passions, notre
hypocrisie, devant l'Etat, devant l'Argent !
• *
50 A FRÉDÉRIC NIETZSCHE
Frédéric Nietzsche est le prophète attendu
par le type d'homme le plus élevé aujourd'hui :
l'Artiste dans le large sens du mot, l'intellec-
tuel aux vastes sentiments. L'Artiste dont
l'âme et l'esprit sont des miroirs du monde,
l'ami de la vraie connaissance, celui qui sait
prendre son temps pour écouter des mélodies
inconnues aux autres hommes, gar 1/^1 r/ la
yie_Sjest-J«stifiée;.^elle devient. Jligne. d'être
,Yé£ue_iïioralement, intérieurement, par ceux
qui onJ_comprisJejion-sens absolu de toute
éïûllltion. Pour ceux-là qui en savent trop
long, l,^AryustifiêJ^ivers.
Dans l'Avenir, la philosophie Nietzschéenne
pourra-t-elle mener les hommes à l'action ?
Jamais : ceux qui seraient capables un jour
de la réaliser ne pourraient agir selon les
enseignements d'un maître. Nietzsche n'est
pas un fondateur de religion, mais il appelle
dans l'avenir bien des forces créatrices. Sa
parole s'accomplira lorsque le monde sera
mûr pour l'avènement d'une race d'hommes
assez généreux, assez nobles et courageux pour
A FRÉDÉRIC NIETZSCHE 31
vivre selon leur cœur et leur nature, « super-
ficiels par profondeur », conscients dans leur
santé toute spontanée et créatrice. C'était peu
de rêver l'ombre d'un surhumain par-dessus
l'homme moderne; Nietzsche a deviné les plus
hautes destinées possibles de l'humanité en
prenant pour base l'âme grecque tragique!
En face de l'avenir, Zarathoustra est le
prophète de toute force harmonieuse, de toute
grandeur bien orientée ; il est le prédicateur
de la Vertu hellénique et romaine, de la Vertu
que n'écrase point le poids du Passé. Appuyé
sur ces dieux antiques qui sont la synthèse
du plus pur et du plus sain idéal humain,
Zarathoustra ébauche le prodigieux tableau
des printemps possibles.
Une Athènes, une Rome futures devraient
sedifier sur de bien plus larges bases que
dans le passé. A cette condition seulement,
l'égalisation de notre société peut prendre un
sens sérieux. Si un jour encore, au crépuscule
de notre civilisation un peuple jeune et neuf,
race obscure que rien encore n'a débilité, se
32 A FRÉDÉRIC NIETZSCHE
mettait à suivre la voie de la grande discipline f
— Ne peut-on envisager un futur Imperium ?
Que de grandeur cachée et contenue ne
faudrait-il pas pour cela! Quelle immensité
de force calme et silencieuse devrait se dissi-
muler dans l'âme d'un tel peuple! Pour un
pareil avenir ce n'est pas un Napoléon qui est
nécessaire, mais une race entière, capable de
bâtir le plus largement sur les plus solides
bases ; une race qui tire sa force et sa destinée
de la nature même, façonnée par les forces
élémentaires; une puissance impétueuse et
vivifiante, capable de rendre à la Terre sa
signification sans tâche et sa tragique
noblesse. Néanmoins la surhumanité même
consiste principalement dans le perfectionne-
ment moral du type actuel : la grandeur
possible par le cœur et par l'esprit.
Nietzsche en savait trop long pour prétendre
changer le cours des choses; il croit à la Vie
et à sa victoire certaine sur l'artificialité :
« Zarathoustra dit qu'il fera..., mais Zara-
thoustra ne fera pas... Il suffit de le bien
A FRÉDÉRIC NIETZSCHE 53
comprendre ». C'est la destinée même de la
nature humaine, qui doit un jour porter cet
Art à la lumière réelle. C'est dans l'éternelle
Réalité, dans le sens le plus profond de la
Vie qu'est puisée cette justification du monde.
L'anarchie moderne envisagée comme condi-
tion d'une ferme hiérarchie future, l'impiété
d'un monde en décadence, comme présage de
la plus vaste foi.
Le poids du Passé! Comprend-on ce que
signifient ces mots? Nous vivons sous le poids
du passé au dépend de V Avenir. Nietzsche est
le premier génie européen qui s'éleva suffi-
samment haut pour désirer le sacrifice de
l'individu à la Vie : la Tragédie. La sécurité,
le bien-être individuel, le bonheur des hommes
actuels, tout cela perd sa signification sérieuse
en face du plus grand bien de V Avenir. Ne
peut-on voir là les éléments d'une Foi pos-
sible pour des hommes d'une clairvoyance
supérieure, riches assez pour se sacrifier à la
34 A FRÉDÉRIC NIETZSCHE
« belle ligne » de la Vie, artisants conscients
d'un type surhumain qui sera le fruit et la
justification de leurs souffrances ?
Depuis son aurore notre civilisation marche
vers une hberté illusoire dont nul ne serait
capable de supporter le poids. Dans notre
égoïsme à courtes vues, nous n'osons voir
plus loin que notre propre génération; à plus
forte raison sommes-nous incapables d'avoir
une Foi dans ce qui peut s'édifier par delà
notre civilisation. Notre époque ne peut-elle
avoir un sens plus élevé que son propre bien-
être? La science elle-même nous enseigne
dans quelle admirable hiérarchie les orga-
nismes s'échelonnent les uns par dessus les
autres. L'homme seul trouverait-il en lui-
même sa raison d'être? Chercheur infatigable
d'une liberté qui est le principe de toute
anarchie misérable, c'est par l'obéissance qu'il
atteignit jadis sa plus sincère noblesse; c'est
encore par l'obéissance qu'il parviendra dans
l'avenir à sa plus haute signification. C'est
par faiblesse que l'on réclame cette liberté
A FRÉDÉRIC NIETZSCHE 35
idéale lorsqu'on est au fond esclave en face
de son propre cœur, car le chemin de la vraie
liberté, c'est la domination de soi. Ceux-là qui
ont en eux-mêmes la hiérarchie peuvent
devenir des maîtres ou des « esprits libres ».
L'homme ne peut s'élever que par dessus
Vhomme et non pas dans sa royauté sur la
nature matérielle. N'attendons pas la grandeur
humaine de la science, mais de la lutte et de
la souffrance qui seule trempe le meilleur
acier. Notre civilisation ne pourrait-elle un
jour servir de base à quelque destinée dans
laquelle se trouvent dès à présent son but et
sa justification ?
* *
Tout peuple qui ne s'est pas développé dans
l'indépendance d'une culture antécédente
reste infailliblement courbé sous le joug
moral de ses prédécesseurs. Le sang épuisé
des races vieillies et dégénérées continue à
peser dans les cœurs des races jeunes. Autant
la Grèce héroïque et tragique s'aventura loin
56 A FRÉDÉRIC NIETZSCHE
dans le sens de la perfection humaine, autant
fut intense et accentuée la réaction contre
l'harmonie de cette vitalité supérieure. Dès
Socrate l'âme grecque court vers son antipode.
Ce n'est pas le Christianisme qui a brisé la
grandeur Hellénique, c'est l'esprit grec qui a
marché vers le Christianisme. Et Pvome ! la
vertueuse république en marche ascendante
qui aboutit à son contraire dans la « Ville
éternelle » épuisée et dégénérée.
Nous, les Européens, depuis quinze cents
ans nous portons le poids de ces deux prédé-
cesseurs : notre culture sort de ces deux civi-
lisations. Avons-nous hérité de la Perfection
grecque et des magistrales vertus romaines?
Non, car ces qualités sont les résultantes des
conditions physiologiques et naturelles. L'âme
antique ne peut s'acquérir par la raison; seule
la marche future de l'espèce humaine peut
faire surgir encore de pareils hommes, assez
riches d'innocence spontanée pour mécon-
naître toutes nos vertus.
De fait la Grèce nous a légué sa culture la
A FRÉDÉRIC NIETZSCHE 37
plus anti-hellénique, les formes de sa trop
« sage » vieillesse : la Philosophie, la Démo-
cratie, la Dialectique et surtout la Comédie!
Rome nous a chargé du poids de sa suprême
dégénérescence : son droit, sa culture cosmo-
polite en laquelle viennent se fondre toutes
les « infamies » du monde antique en décom-
position. En mourant matériellement, Rome,
par une sélection, nous a confié à la hiérar-
chie du Cathohcisme, c'est-à-dire l'héritier
moral de la puissance impériale.
Le voilà! le poids du Passé :1a force imma-
térielle qui se déploie sur le barbare à la
genèse du monde moderne. Notre moyen-âge
à la fois jeune et sénile, vigoureux et triste,
hypocrite avec naïveté, porte bien la marque
de son origine complexe. Aujourd'hui les
formes, les lourdes contradictions de ce
moyen-âge ont disparu, mais sa grossière et
relative sincérité nous fait totalement défaut.
Depuis lors notre monde matériel s'est large-
ment régularisé et embelli; il n'en fut pas de
même pour les cœurs. Bien des passés vivent
38 A FRÉDÉRIC NIETZSCHE
en nous, reconnaissables pour le médecin et
le psychologue, mais notre époque vit pour
son plus grand bien, sans foi ancestrale, sans
sacrifices à l'Avenir.
Le premier, Nietzsche s'est élevé sérieuse-
ment contre le poids du Passé. Sans doute, ses
conceptions géniales ne peuvent être vraies
aujourd'hui que pour l'Artiste, pour celui qui
n'a pas besoin d'entrer vivant dans son para-
dis ! Néanmoins le monde est devenu singu-
lièrement plus large et plus animé, la nature
elle-même nous apparaît plus riante et plus
claire, la bienveillance renaît en nous. Dans
les abîmes de PA venir commencent à luire des
constellations nouvelles, des océans d'énergie
doivent encore être vécus, déjà des sifflements
de tempête parviennent jusqu'à nos oreilles :
le nouveau Prométhée a paru.
Comme nous comprenons bien cet olym-
pien qui du haut de l'Ida se plaisait à contem-
A FRÉDÉRIC METZSCHE 39
pler les plaines du Scamandre chargées de
fiers guerriers! Certes, il était Artiste par
excellence, ce dieu heureux de la plus belle
époque!
Les héros d'Homère représentent le plus
haut degré de Grandeur humaine possible : ils
possèdent l'Innocence. Cette innocence n'est
pas acquise : elle est en eux dans leurs chairs
aussi bien que dans leurs cœurs, elle n'est pas
un voile jeté sur la honte. Ils sont des sim-
ples d'esprit sans manquer d'harmonie, de
grands enfants, mais non sans profondeur
véritable, — tout d'une pièce dans la Tragé-
die ; leur vitaUté est essentiellement généreuse
et bien équilibrée, saine et spontanée. Dans
les victoires ils ne méditent pas, dans la lutte
ils savent goûter la joie de vivre : leur sagesse
n'est pas une sagesse apprise, elle bénit la
Terre. C'est dans l'admiration de ces fils de
Titans que Nietzsche a puisé les bases de sa
Philosophie. Hélas ! quel est le noble Idéal qui
ne soit aujourd'hui souillé, terni et renversé
par l'esprit dissolvant de la froide décadence
40 A FRÉDÉRIC NIETZSCHE
moderne? Naturellement, Zarathoustra devait
être compris selon la lettre. Anarchiste origi-
nal pour les uns, éducateur de la « Jeunesse
d'avenir » pour les autres, bien peu s'efforcent
d'en comprendre le sens véritable, mais cha-
cun se plaît à puiser dans les richesses incom-
parables de cette pensée et de ce style, tout en
se gardant bien de l'avouer. Il devient difficile
aux plus habiles faiseurs de livres de paraître
profond sans avoir recours aux puissantes
vérités de celte Philosophie.
Si vraiment il est impossible de servir deux
maîtres à la fois, nous ne pouvons désirer de
voir les mêmes hommes serviles devant l'Etat
et esclaves de leur désir de vérité. C'est un
bonheur pour Nietzsche de n'avoir jamais été
le « philosophe officiel » et de ne pouvoir
jamais le devenir : sa place est trop haut par
dessus toutes les formes périssables de la
société humaine. Qu'importent ici les calomnies
méprisables? Nous savons que Nietzsche n'est
véritablement iu et apprécié que par l'élite et
non par la canaille la moins honorable. Pour
A FRÉDÉRIC NIETZSCHE 41
comprendre un Kant, il faut savoir raisonner :
chacun prodigue volontiers son esprit dans
l'étude des choses lointaines. Zarathoustra
réclame une longue application de l'intelli-
gence, des sentiments de la meilleure qualité
et de plus une solide culture historique, mais
bien peu sont capables d'avoir encore du cœur
là où tout égoïsme bas doit s'éteindre devant
les splendeurs de la Connaissance.
« «
L'art Wagnérien, malgré les apparences,
est bien plus « actuel » que la Philosophie
Nietzschéenne. Un Wagnérien peut être
homme d'action sans se trouver forcé de
renier à chaque instant l'idéal qu'il a choisi ;
un disciple de Zarathoustra, pour ne pas se
courber, devra concentrer le meilleur de lui-
même en son monde intérieur. Fervents ado-
rateurs de l'Hellade antique, ces bons disciples
s'avanceront solitaires dans la vie d'une épo-
que qu'ils méprisent, peu soucieux de s'épar-
42 A FRÉDÉRIC NIETZSCHE
gner dans leur amour de la Connaissance,
éclairés par les clartés vivifiantes de l'Aii,
suffisamment forts pour se passer de tout nar-
cotique. Des tard-venus, issus d'une race pour
laquelle toute grandeur matérielle véritable
s'est évanouie, les meilleurs d'aujourd'hui
cherchent leur patrie dans les hauteurs fré-
missantes de la Pensée vécue. La franchise, la
simplicité, la bienveillance en face de la réa-
lité actuelle, mais la noblesse et la puissance
indomptables dans la pure lumière du monde
intérieur. Là du moins sont toujours possibles,
la Grandeur, la Santé parfaite, la Vertu anti-
que et la complète Sincérité.
Les ennemis sont salutaires, mais prenons
garde de nous attaquer à des géants qui nous
sont de loin supérieurs : en les combattant
nous ne ferions pas preuve de force mais
d'orgueil méprisable, nous manquerions de
goût. Si Nietzsche avait le droit de combattre
Richard Wagner et le Christianisme comme
il l'a fait, ce droit, qui donc oserait encore le
revendiquer sérieusement? Sans doute, il se
A FRÉDÉRIC NIETZSCHE 43
croyait fort assez; néanmoins; seul dans la
lutte, il finit par sombrer malgré sa supério-
rité intellectuelle et morale. V Ennoblissement
est-il possible P Ceïies, il le fut pour Lui, mais
au prix seulement de cette lutte et de cette
souffrance que nous ne pouvons comprendre
qu'en nous élevant dans les plus hautes
régions de la vitalité humaine : cette souf-
france intérieure du génie loyal par excellence,
divinement solitaire !
« Qu'est-ce qui seul pourra nous rétablir?
— L'aspect de la perfection ». Elle seule, en
effet, pouvait satisfaire cette âme avide de
vérité. La Perfection, c'est-à-dire l'harmonie
complète dans la hiérarchie intérieure du type
humain, dans l'orientation de ses facultés:
l'harmonie de la Force qui se possède, calme
et généreuse, s'avançant avec noblesse dans
le Sens delà Terre. La Perfection! mais n'est-
ce pas déjà nommer l'Hellade ? Si l'humanité
doit un jour se courber devant la puissance
de Titans à venir, tout le passé et le présent
sont justifiés, rachetés : l'histoire des deux
44 A FRÉDÉRIC NIETZSCHE
derniers millénaires prend un sens sérieux.
Mais si de nouveaux printemps sont impossi-
bles pour la Vie, si la destinée de l'homme est
de toujours souffrir et lutter sans aucune Fin
surhumaine et naturelle, quelle signification
peut-on trouver dans notre monde, sinon la
perpétuelle satisfaction d'égoismes méprisa-
bles, la conquête illusoire d'un bien-être acheté
au prix de toutes les hontes et de toutes les
laideurs, la poursuite d'une liberté universelle
qui rend chacun esclave de tous? La Comédie
ne peut-elle un jour tourner en Tragédie?
Bien des voies, sans doute, peuvent mener
vers des aurores nouvelles. Tandis qu'ils
croyaient avoir découvert l'anarchie rêvée,
les hommes n'ont-ils pas souvent trouvé des
maîtres? Aujourd'hui même la Perfection est
encore possible dans une certaine mesure :
l'Art, la Connaissance.
Il eut été bien étonnant que l'on n'eut pas
reproché à Frédéric Nietzsche son manque
A FRÉDÉRIC NIETZSCHE 45
d'originalité, ses contradictions, sa fausse
compréhension du monde antique, les excès
de sa parole et surtout sa folie. Le solitaire
de Sils-Maria serait un « esprit aigu, subtil,
disloquant et dissolvant ! » On lui accorde
une « certaine ardeur et conviction violente
et sombre, qui fait penser et est au moins effi-
cace en cela » ! Peut-être, après tout, pourrait-
on lui accorder aussi quelque talent à cet
infirme presqu'aveugle, cet halluciné du midi
dont on parle en souriant d'un air entendu !
Au fond, il est convenu a priori qu'un génie ne
peut exister hors de PEtat et contre l'Etal.
Nietzsche devait ainsi fatalement mériter la
haine de tous ceux qui préfèrent la sécurité au
danger, les plaisirs de la société aux rudes
ascensions solitaires. Nietzsche est un danger,
voilà le grand argument! On craint son génie,
on s'efforce de le rendre petit. La « conjuration
du silence » qui s'est faite contre lui n'est
peut-être qu'un bien. Mais qu'est-ce que cela
prouve? — La grossièreté intellectuelle et
morale d'une époque qui doit mépriser ce qui
46 A FRÉDÉRIC NIETZSCHE
lui est véritablement supérieur, le manque de
sincérité des hommes d'élite qui admirent et
estiment sans oser le proclamer, une philoso-
phie réprouvée par la « Sagesse officielle » .
« •
Nous aimons à nous représenter un Homère
aveugle et vieux, puissant visionnaire des
gloires passées, évocateur magistral des héros
et des dieux, poète enthousiaste d'une vie
majestueuse et rude, gonflée comme l'Océan
dans la tempête, lumineuse comme les cîmes
de l'Olympe. Nous comprenons la tristesse
inquiète et résignée d'un Michel-Ange aux
yeux douloureux et cependant pleins d'es-
pérance. Mais son art! Quel contraste entre
l'homme extérieur et ses rêves! Est-ce donc
là le créateur du « David », le héros de la
Sixtine? Un génie païen sous les apparences
chrétiennes. Même contradiction chez un Beet-
hoven : le plus durement éprouvé, au sein de
la plus noire tristesse, luttant contre le déses-
A FREDERIC NIETZSCHE
poir, il eut cependant la force du Titan, qui
des gouffres nébuleux s'élancerait à l'assaut
du ciel. Beethoven se conquit un ciel sur la
terre; il sut faire jaillir de son cœur la joie la
plus pure et la plus lumineuse : la détresse
même lui créa des ailes. Ainsi le vrai génie,
surmontant sa faiblesse extérieure et ses souf-
frances, parvient à vaincre là où tout autre
devrait succomber faute de vitalité. C'est la
puissance intérieure, la force de réaction
et la qualité des aspirations qui permettent à
l'homme supérieur de découvrir malgré tout
sa joie claire, son soleil et sa patrie véritable.
Glorieuse victoire remportée par le monde
moral sur la réalité du temps. Le vrai génie
trouve précisément en lui-même les richesses
que la plupart des hommes s'efforcent d'ac-
quérir au dehors.
Le meilleur des Grecs d'avant Périclès
devait naturellement bénir les réalités de son
époque puisqu'il ne pouvait trouver mieux eti
aucun idéal; les meilleurs des modernes ont
tous fait la guerre à leur temps : c'est qu'ils
A FREDERIC NIETZSCHE
ne pouvaient courber leur pensée et leur cœur
devant la mauvaise conscience et la laideur
morale de la société dans laquelle ils vivaient.
Par la dégénérescence multiple, l'excès de
complexité, par la situation de plus en plus
fausse et anormale de l'homme vis-à-vis de la
nature, de la Terre mère, la jeunesse, l'har-
monie, la Santé, la noblesse constamment
étouffées, contrecarrées, cessent d'être possi-
bles dans la réalité physique. Dès lors a com-
mencé dans V Art et la pure Connaissance la
genèse de mondes nouveaux pleins de riches-
ses contradictoires en apparence, résultats
des plus nobles aspirations humaines, créa-
tions du génie victorieux.
Né pour vivre intérieurement d'une façon
bien plus intense qu'au physique, le bon intel-
lectuel d'aujourd'hui apprécie trop justement
la puissance surprenante de la Pensée pour
désirer l'Action selon son idéal ; il estime trop
ses vérités pour désirer leur avènement dans la
société actuelle des grandes villes. Nietzschéen
savait trop long pour croire encore qu'il est
A FRÉDÉRIC NIETZSCHE 49
possible d'améliorer le monde par des raison-
nements. Là, où seules sont capables d'agir les
forces natm'elles, le temps et la destinée, l'esprit
est impuissant et stérile; car l'homme pourra se
rendre maître un jour de toute la nature
matérielle, mais il ne parviendrait jamais par
sa volonté consciente à rebâtir une Athènes
et une Rome et à les remplir de citoyens qui
soient dignes du passé. « L'aspect de la per-
fection » n'est plus possible aujourd'hui que
pour l'Artiste, le penseur, le solitaire. Il est
une voie que nous ne suivons certainement
pas à l'heure présente, celle de la dure dis-
ciphne , de l'éducation par l'impitoyable
nature : le chemin qui mène aux Vertus
antiques.
* *
Chacun doit vivre selon l'idéal pratique et
réalisable qui est à sa hauteur. La claire sin-
cérité est la première condition de beauté
morale. Si souvent l'esprit, tout en se croyant
libre et impartial, ne fait qu'obéir aux plus
3
50 A FRÉDÉRIC NIETZSCHE
méprisables désirs du cœur! La plupart
secouent le joug d'une religion dans la pensée
qu'ils cherchent la liberté, mais n'est-ce pas
plutôt pour devenir les jouets de leur faiblesse
et de leurs instincts les moins nobles? Com-
bien d'entre eux pensèrent trouver en Zara-
thoustra un nouveau dieu de leur laideur et
de leur lâcheté !
Pour ceux qui veulent aujourd'hui « vivre
leur vie » Nietzsche ne peut en rien être un
maître à moins d'être absolument mal compris
ou mal connu. Aux forts qui veulent l'Action
et non la pure Connaissance, c'est la foi ferme
et sincère qui convient; leur esprit et leur sen-
timent ne peuvent s'égarer dans la pour-
suite de vérités et d'idéaux supérieurs dont
le propre est précisément d'anéantir dans
l'homme tout désir matériel et tout égoïsme
pratique. Là où l'amour de vérité tient sans
cesse en éveil l'audacieuse intelligence, où les
âmes sincères aspirent à l'ennoblissement
moral, là où les cœurs, sans basse convoitise,
sont avides de lumière et de grand air, Zara-
A FRÉDÉRIC NIETZSCHE 51
thoustra est parmi ses vrais disciples, même
lorsqu'il est méconnu.
«
* *
Frédéric Nietzsche n'eut pas été sincère s'il
avait voulu agir selon ses conceptions. Entre
l'artiste et l'homme, entre celui qui crée et
son œuvre, il ne peut y avoir que des relations
morales, intellectuelles. Malgré tout son génie,
comment pourrions-nous estimer un homme
supérieur qui, par sa Pensée, justifierait ses
faiblesses. Héroïque par sa franchise et son
absolue bonne foi comme « aventurier de la
Connaissance », Nietzsche, plus que tout autre,
garda toujours intactes ces qualités capitales,
grâce à l'élévation morale et à la fi^e honnê-
teté d'une vie privée humble, simple et soli-
taire. Si la plupart de ses lecteurs sont disposés
à prendre sa parole dans un sens trop maté-
riel, c'est qu'il y a peu d'artistes et beaucoup
de « jouisseurs ».
Ceux qui veulent le comprendre croient
52 A FRÉDÉRIC NIETZSCHE
tout d'abord se trouver en face d'un idéal sans
acteur; d'un rêve qui ne peut trouver son écho
dans la réalité. De fait, son œuvre est une
Renaissance morale des « sommets de l'anti-
quité » projetés dans la pure lumière de la
Connaissance. C'est par l'esprit des Platon et
des Aristote que la Grèce avait survécu à
elle-même. Par la Raison de sa décadence, par
la logique de ses vertus factices, elle a conti-
nué à peser sur l'humanité: la sagesse inventée
des philosophes survivant à la sagesse supé-
rieure et éternelle de la Vie. C'est dans la
Grèce d'Eschyle et d'Homère, dans la vraie
âme hellénique, la plus haute perfection
humaine réalisée jusqu'aujourd'hui, que
Nietzsche a trouvé les bases de sa Philoso-
phie ; c'est là qu'il découvrit les acteurs réels
de son rêve le plus profond .• l'harmonieuse
Perfection comme but de la Vie, la « suprême
Victoire sur soi-même » comme idéal ter-
restre pour le type humain à venir.
*
A FRÉDÉRIC NIETZSCHE 55
Lorsqu'une époque est près de la Perfection
selon le sens de la nature humaine, l'Art ne
peut représenter que la plus haute affirmation
de la réalité extérieure. L'Art antique, exempt
de toute complexité morale, puise directement
sa sève dans le monde extérieur. L'Olympe
n'est qu'une reproduction subhme des réalités
humaines; les dieux sont des types caractéris-
tiques du monde héroïque; rien n'est con-
struit en vue d'une utilité quelconque. La
raison humaine se tait devant l'irréfutable
« belle ligne » de la Vie; les réalités s'impo-
sent à des hommes qui, par leur Santé morale
et physique, peuvent se passer de toute logique.
Heureux de son univers, le Grec trouvait dans
l'Art une représentation triomphale de sa vita-
lité ; conscient de sa dignité profonde dans les
pires catastrophes, il trouva dans le malheur
même la source de sa Tragédie. Ici, le monde
intérieur est en parfait accord avec l'Action.
De tels hommes n'avaient aucun motif de
chercher en eux-mêmes une clarté plus pure
que celle de leur soleil méditerranéen; il leur
54 A FRÉDÉRIC NIETZSCHE
suffisait d'animer le marbre d'une étincelle de
cette Perfection dont ils étaient pénétrés, —
jusqu'à Périclès c'est la réalité même qui fut
leur plus beau rêve. Héritier d'Eschyle et d'Ho-
mère, Frédéric Nietzsche a grandi parmi les
Achéens et les Hellènes de la forte époque :
comme nul avant lui n'avait pu les com-
prendre, il les comprit et les aima passionné-
ment, puisant ainsi à la source la plus pure
et la plus vivifiante. Aujourd'hui, dans un
temps qui est à l'antipode du monde antique,
l'âme grecque resplendit plus que jamais dans
les régions de la Connaissance, pour les esprits
avides de la vérité supérieure : celle qui repré-
sente le sens de la Vie et de la Terre, même à
rencontre de toute logique.
Nous pouvons mesurer la distance parcou-
rue de l'art d'Eschyle à celui de Richard
Wagner : si la complexité s'est accrue d'une
façon extraordinaire, la profondeur naturelle
et la qualité des sentiments ne semblent pas y
avoir gagné. L'Art est évidemment devenu le
meilleur moyen d'échapper à la réalité ; c'est
A FRÉDÉRIC NIETZSCHE 55
le « monde intérieur » de l'homme d'élite qui
réagit fatalement contre la dégradation con-
stante du milieu extérieur. Réalisation sen-
sible des aspirations d'une aristocratie morale,
l'œuvre d'art moderne, en opposition avec la
réalité du temps, devient une preuve indiscu-
table de la fausse position dans laquelle nous
nous trouvons vis-à-vis des éternelles vérités
de la Vie. Les qualités d'un Siegfried, si
éminemment vraies selon la perfection du
cœur humain, ne peuvent manquer de faire
ressentir à l'esprit supérieur actuel la profonde
déchéance morale de son époque. Siegfried
est d'ailleurs la seule conception par laquelle
Richard Wagner se soit rapproché de la Per-
fection même; tout le restant de son art n'est
qu'un rêve splendide mais menteur qui nous
mène bien loin de toute réalité possible et
vraie.
Autre chose est de vivre par la Connais-
sance au-dessus de la morale actuelle ou de
56 A FRÉDÉRIC NIETZSCHE
chercher à s'y soustraire par lâcheté. La sin-
cérité même exige que, dans l'Action, nous
vivions selon le bien et le mal de notre temps;
la Connaissance ne peut nous servir dans la
vie pratique. Tard-venus du XX« siècle, des-
cendants dégénérés d'une noblesse écroulée,
fils d'esclaves parvenus, comment pouvons-
nous prétendre à vivre selon les héros d'Ho-
mère? Nos ancêtres ont trop vécu; leur civili-
sation dépourvue de « grande discipline » doit
avoir sa descente en nous. Héritier des diffé-
rentes castes du passé, l'homme moderne
réunit en lui la complexe dégénérescence du
type supérieur et l'hypocrisie des opprimés qui
trop longtemps ont haï dans l'ombre. Nos
quahtés mêmes ne sont nullement de nature
à nous placer par-dessus la morale actuelle.
Dans le domaine de la Pensée, dans l'Art
seulement nous pouvons rompre avec tout le
présent, nous élever jusqu'aux plus hautes
conceptions de la Vie. Là du moins la Perfec-
tion est encore possible aujourd'hui, le passé
peut encore être vécu moralement et l'Avenir
A FRÉDÉRIC NIETZSCHE 57
même le plus rédempteur peut être entrevu.
Fervents admirateurs de la Philosophie Nietzs-
chéenne, prenons garde de souiller par une
interprétation basse et matérielle ce que nous
devons vénérer dans le plus pur amour de
Vérité ; maintenons « Zarathoustra » bien haut
par dessus nos actions, dans le domaine de nos
rêves les plus chers et de notre pensée la plus
noble. Nous, les modernes, nous ne pouvons
dans la vie pratique renier la morale chré-
tienne que par faiblesse ou par hypocrisie.
De fait, les faibles seuls actuellement désirent
s'y soustraire dans leurs actions : même avec
l'apparence de la force, ils sont incapables de
se commander et de s'obéir. Il n'y a qu'une voie
aujourd'hui pour les esprits les plus sincères
et les plus nobles qui veulent à tout prix l'ab-
solue Vérité : c'est de chercher leur patrie dans
la Connaissance et dans l'Art, là où scintillent
mille facettes de la Perfection, là où la grande
sincérité est toujours possible dans l'amour
de ce qui fût et sera éternellement vrai selon
la noblesse du cœur humain. Honte sur ceux
3.
S8 A FRÉDÉRIC .NIETZSCHE
qui rampent vers les « montagnes de Zara-
thoustra » pour y chercher la justification de
leur faiblesse !
Agir sans connaître, chercher la Connais-
sance en renonçant à l'action immédiate! La
plupart des hommes naissent pour l'action ma-
térielle; ceux-là ne vivront jamais leurs meil-
leurs moments dans le domaine intellectuel
et moral. Aux forts de la pensée, c'est la
franche simplicité qui convient dans la vie
pratique. Les Grecs d'avant Périclès sont évi-
demment jusqu'aujourd'hui les meilleurs
« Nietzschéens » de la réalité. Tandis qu'ils
ne sont en rien comparables à nous au point
de vue de la puissance scientifique, ne nous
sont-ils pas infiniment supérieurs par la
dignité morale et V Innocence, en un mot par
toutes les qualités qui concourent à l'élévation
du type humain dans chaque individu. Il leur
suffisait de puiser dans les réalités pour créer
leurs dieux; mais nous ne pourrions nous
A FRÉDÉRIC NIETZSCHE 59
satisfaire d'un Olympe fabriqué sur le plan de
notre état physiologique et des formes de la
société moderne ! Nous aimons cependant trop
sincèrement la Vérité pour croire à une per-
fection et à une noblesse extra-humaines,
c'est pourquoi tout notre espoir et tout notre
amour se sont portés vers cette vie « diaman-
tine » de l'antique Hellade et le surhumain
dont elle est le prélude.
La vérité peut-elle contredire la Vie? Nous
croyons plutôt que seuls les Sages ont rêvé
une vérité transcendantale contraire à l'éter-
nel esprit de la Vie. Cependant, les hommes
doivent s'appuyer sur l'illusion et l'erreur
pour agir ; ils doivent croire sans raisonner
pour se donner des motifs. Au fond, ce ne sont
pas les croyances qui sont cause d'une gran-
deur historique, elles en sont tout simplement
la base apparente. La capacité de grandeur
historique, résultat des forces profondes qui
60 A FRÉDÉRIC NIETZSCHE
représentent la « destinée », est elle-même la
vraie génératrice d'une puissante foi. C'est
lorsqu'ils ne sont plus capables d'agir avec
générosité que les hommes deviennent scep-
tiques : le désir de vérité ne guide jamais
un peuple. L'avènement de la « Raison » n'est
qu'une marque de sénilité, de complexité,
d'anarchie, — l'incapacité de bâtir encore
quelque chose de grand, le manque de sève
printanière. En croyant servir leurs intérêts,
en croyant lutter pour leurs dieux et leur foi,
les hommes, sans le savoir, se sacrifient à la
Vie, à l'Avenir ; c'est ainsi qu'ils servent la
Vérité. Tous ont lutté et souffert de tout temps
en se donnant mille motifs : de fait ils tra-
vaillaient toujours inconsciemment à l'édifica-
tion de quelque puissance morale ou maté-
rielle située en dehors des limites de leur
individualité. Pour agir grandement, il faut
une foi, or l'esprit ne peut créer la foi : celle-ci
trouve sa source dans les dispositions du
cœur, la santé spontanée c'est-à-dire les forces
profondes de l'individu, de la race. Orientées
A FRÉDÉRIC NIETZSCHE 61
selon la qualité de ces forces, les croyances
donnent un sens apparent au monde et à
l'Action.
Peut-il naître un jour des hommes capables
de comprendre selon la Connaissance et d'agir
le plus largement sans illusions? Ce qui se fit
jusqu'aujourd'hui sous le ciel de la foi, est-il
possible qu'on le fasse un jour en pleine con-
science? La Connaissance remplaçant les
anciennes formes de l'Idéal !
Si le but de la Raison est le bonheur par la
vertu, le but de la Vie est la marche en avant
par l'éternelle mobilité, par le sacrifice cons-
tant du présent à l'avenir, de l'individu à la
grande ligne. Surmontant cette Raison par
son amour de vérité, l'esprit vraiment supé-
rieur ne peut méconnaître cette Sagesse
indiscutable de la Vie ; dès lors il est amené à
se demander si la Connaissance unie à la
Santé ne peut élever l'homme à une hauteur
qu'il n'a pu atteindre jusqu'ici : l'absolue sin-
cérité et Hnnocence, la suprême grandeur
morale — la Surhumanité.
62 ' A FRÉDÉRIC NIETZSCHE
« «
« Pareille à la voile que fait trembler l'im-
pétuosité de l'esprit, ma sagesse passe sur la
mer — ma sagesse sauvage! Mais, serviteurs
du peuple, sages illustres, — cotnment pomriez-
vous venir avec moi? » Ils ne l'ont pas suivi
mais ils l'on jugé : Socrate contre Homère !
Cela prouve que bien peu d'esprits sont capa-
bles de se développer et de s'élever pour eux-
mêmes en dehors de la servitude morale de
l'Etat, par dessus le souci des honneurs et
des vils intérêts. Pour comprendre Nietzsche
il ne suffit pas d'être un fin raisonneur, il faut
encore avoir du cœur, des aspirations essen-
tiellement nobles et desintéressées ; peut-être
même n'est-il pas inutile d'avoir été à l'école
de l'antiquité grecque. C'est ainsi que le petit
nombre prévaudra toujours sur le peuple ;
l'aristocratie d'aujourd'hui est fondée sur la
Connaissance. Pour ceux qui devinent la
puissance et les possibilités d'avenir conte-
nues dans les profondeurs de ce « monde
A FRÉDÉRIC NIETZSCHE 63
intérieur », l'état présent de la société doit
commencer à prendre un sens. La noblesse
actuelle ne peut reposer sur la supériorité
matérielle et extérieure ; les bien-nés d'aujour-
d'hui forment l'aristocratie de Pesprit, du
goût et des sentiments supérieurs. Le patri-
cien moderne se distingue du restant des
hommes par la façon même dont il recherche
la joie et dont il surmonte ses souffrances,
par la sincérité de sa vie intellectuelle et la
simplicité de sa vie pratique. Qu'importe le
« progrès » matériel ! — C'est le progrès
moral seul qui peut élever le surhumain dans
l'homme.
Deux mondes sont en présence sans se
comprendre ; l'un recherche ce que l'autre
possède naturellement : la perfection humaine,
la Vertu, l'hmocence, réalités pour le monde
Homérique deviennent un Idéal pour le Chris-
tianisme. Le grec de l'Iliade, presqu'un dieu
par ses qualités surhumaines, n'est qu'un
64 A FRÉDÉRIC METZSCHE
grand enfant par le cœur : la santé morale,
VInnocence, il la possède spontanément. Le
chrétien, qui ne peut trouver en lui-même son
paradis, doit commencer par vaincre sa propre
nature afin d'acquérir des vertus vers les-
quelles son instinct naturel ne le porte pas.
Un « monde meilleur » ne peut exister dans
l'avenir que pour des hommes vraiment jeu-
nes et bien portants au point de vue moral et
héréditaire, des hommes chez qui rien n'est
artificiel, pas même la Vertu ! Que recher-
chaient-ils sinon l'Innocence, la noblesse, la
perfection, ceux-là qui, par force et non par
faiblesse, quittèrent la société dégradée pour
aller chercher au désert une vie moins hypo-
crite, plus conforme à la nature et plus sim-
ple? Leur raison se donnait mille motifs, mais
leur cœur aspirait à l'éternelle Vérité.
Méprisant un bonheur payé au prix de
concessions qui répugnaient à sa noblesse
morale, Frédéric Nietzsche resta jusqu'au bout
le héros de la sincérité dans la connaissance.
Tout devait concourir à combattre les qualités
A FRÉDÉRIC NIETZSCHE 65
exceptionnelles de ce cœur débordant qui ne
pouvait trouver son semblable ; condamné à
la plus dure solitude, il devait bien finir par
se consumer à son propre feu. Trop facile-
ment il accordait à d'autres l'estime que lui
seul méritait : l'ami véritable lui manqua tou-
jours. La tragédie de sa vie est dans l'histoire
de sa réaction contre Richard Wagner et
contre le Christianisme. Se fit-il ainsi l'inter-
prète de ceux qui professent les idées les plus
modernes et les moins chrétiennes? — Ceux-là
combattent ce qui est au-dessus d'eux, lui
combattit d'en haut, ennobli par sa souffrance
même. Comment aurait-il pu ne pas combattre
ce qu-'il y a encore de plus puissant dans notre
monde actuel? L'histoire de cette réaction de
plus en plus exaspérée contre la tentation de
Rome est avant tout un drame intérieur.
Nous pouvons l'imaginer, poussé par l'irré-
sistible volonté de l'absolu, s'élevant dans une
solitude toujours plus âpre et plus dange-
reuse ; la paix toujours possible dans la douce
demi-clarté d'un idéal consolateur, un pas
66 A FRÉDÉRIC NIETZSCHE
vers Parsifal, quelques concessions..., il était
sauvé. Mais il n'a pas voulu se courber comme
tout autre l'eût fait dans sa situation ; malgré
le pressentiment de la catastrophe inévitable,
malgré les souffrances physiques et la détresse
morale, par une admirable victoire de son
génie et de son noble caractère, il crée Zara-
thoustra : l'ineffable chef-d'œuvre de l'effort
vers la lumière, la perfection, l'harmonie.
*
Homère regarde l'homme comme le plus
malheureux des êtres qui rampent sur la terre.
Nous savons ce que signifie la conception
« tragique » de la vie : la vraie force consiste
précisément dans le fait de pouvoir envisager
la Vie telle qu'elle est, avec tout son mal et tout
son bien, sans en avoir peur, sans la mau-
dire. C'est le rôle des malades et des décadents
de charger le monde de leurs laideurs et de
leur mauvaise conscience; mais comme ils se
plaisent aussi à décorer la Vie de fausses
A FRÉDÉRIC NIETZSCHE 67
guirlandes et de bonheurs hypocrites et arti-
ficiels! Voilà bien cette comédie par excellence,
la comédie de ceux qui prétendent se faire
passer pour bien portants, forts et nobles
alors qu'en eux tout est mensonge, basse
convoitise et manque de saine vitalité. Com-
prendre vraiment l'esprit de la Grèce tragique,
c'est commencer à aimer Nietzsche. Quel
spectacle admirable que ce monde sculpté par
la dureté naturelle, spontané, exceptionnelle-
ment équilibré, où les hommes sont capables
de garder leur grandeur et leur noblesse aussi
bien dans la détresse extrême des catastro-
phes que dans les joies sereines dont la per-
fection inspire le désir de l'éternité.
*
* »
Wagner fut toujours pour Frédéric Nietz-
sche le seul ami possible; il l'eût été de fait,
si l'amitié n'avait pour base les qualités du
caractère et l'estime mutuelle. A défaut d'ami-
tié véritable, l'admiration, l'enthousiasme
68 A FRÉDÉRIC NIETZSCHE
persistaient chez Nietzsclie pour un art vers
lequel son cœur était naturellement porté.
Son esprit de vérité lui fit alors remporter sa
plus belle victoire en reniant consciemment
ce qu'il avait adoré plus que tout autre par la
seule impulsion première de son instinct.
N'avait-il pas trouvé là ses plus vives joies
artistiques? Plus nous connaissons l'homme
dans Wagner, plus nous admirons la valeur
morale de celui qui a si noblement préféré la
soUtude et les souffrances dans la vérité sin-
cère et absolue, au bonheur facile dans les
hautes régions d'un milieu et d'un art où tout
pour lui devenait concession et mensonge.
Frédéric Nietzsche a découvert la vraie psy-
chologie; il bâtit sur de bonnes bases : les
hommes peuvent personnellement contredire
Zarathoustra; il sera toujours vrai selon la
Vie. La Connaissance ne peut mener à un
idéal plus noble, plus désintéressé surtout; un
A FRÉDÉRIC NIETZSCHE 69
Idéal plein de courageuse sincérité,qui méprise
les bas calculs de la raison en vue du bien-
être personnel, car il aspire à la plus haute
perfection réalisable; une foi saine et clair-
voyante qui plane par dessus les égoïsmes
étroits du grand nombre, car elle veut la
qualité et non la quantité, le bien du type
humain et non la satisfaction momentanée
de chaque individu. Zarathoustra ne promet
pas ce qu'il ne peut donner — mais il ne
donne pas à tout le monde. C'est la dégéné-
rescence des grandes villes, l'hypocrisie, la
mauvaise conscience qui sont des dissonances
en face de Zarathoustra; l'homme digne de ce
nom fut et sera toujours son vrai disciple.
Par le mérite d'une vie toute consacrée à la
lutte pour la lumière, par la noblesse acquise
dans ses souffrances morales, Frédéric Nietz-
sche avait le droit de dire avec dignité ce que
tout autre n'aurait pu concevoir en bonne
conscience : sans doute, il lui était indispen-
sable de mériter sa propre estime pour s'en-
gager dans une telle voie.
70 A FRÉDÉRIC NIETZSCHE
Son caractère exceptionnellement sincère
et loyal l'entraînait irrésistiblement dans un
domaine où toute concession devenait un
mensonge. Solitaire, héroïque, fier et libre,
dur envers lui-même et ne s'épargnant pas, il
se sacrifia tout entier à la puissante aspira-
tion qui le poussait vers une Vérité supé-
rieure, — jamais il ne se rendit, jamais il ne
se courba, lui qui rêva l'Absolu et la Perfec-
tion malgré tout.
919g?i
Bibliothèque
Université d'Ottawa
Échéance
Library
University of Ottawa
Date Due
'•^*
B 3316 «LA 1914
LE HflRDVi HUBERT»
p FREDERIC NIETZSCHE
CE B 3316
.L4 1914
COU LE HARDY,
ACC# 1318379
HU A FREDERIC