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i FRÉDÉRIC OZANAM
SA A^IE ET SES ŒUVRES
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in 2010 with funding from
University of Ottawa
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FRÉDÉRIC OZANAM
SA VIE ET SES ŒUVRES
M. PIERRE CHAUVEAU, Fils
AVEC UNE INTRODUCTION PAti M. CHAUVEAU
MEMBRE DE LA SOCIÉTÉ ROYALE DU CANADA
MONTRÉAL
C. O. Beauchemin & Fils, Libraires-Imprimeurs
256 et 258, rue Saint- Paul
1887
ExKKCiisTRÉ cunforménient à l'Acte du Parlement du Canada,
par l'auteur, M. Pieerh André Rémi David Ciiauveau, en
l'année 1887, au Ministère de l'Agriculture à Ottawa.
IjNTRODUCTïON
Parlant de deux héros d'un de ses derniers romans,
Madame Craven disait : " Tous deux appartenaient à
cette élite qui empêche le monde de périr de sa sen-
sualité, de son égoïsme et de son orgueil.'" *
Ce sont bien là, en effet, les grands maux dont le
monde du dix-neuvième siècle souffre au point d'en
mourir, ou peu s'en faut.
Il n'est point difficile de deviner quel était le tj^pe
de ces deux héros ; on reconnaît chez eux les idées,
les aspirations d'un parent de Madame Craven, M.
Albert de Mun, le brillant orateur catlioliciue, le pro-
pagateur des cercles d'ouvriers.
Mais on peut dire la même chose de Féminent écri-
vain, du chrétien intréi^ide, du généreux fondateur de
la Société de Saint- Vincent de Paul, Frédéric Ozanam,
dont la vie et les oeuvres font le sujet du livre que
l'auteur m'a prié de présenter au public canadien.
* I.p Valhrkmf.
VI INTRODUCTION
Oznnam, sans être un ascète, opposait à la sensualité
de ses contemporains une grande modération dans
ses goûts et ses habitudes ; à l'égoïsme du siècle, une
rare abnégation ; enfin à cet orgueil insupportable qui
affecte aujourd'hui des formes si diverses, une modes-
tie exemplaire.
Toute sa vie fut une triple prédication, par la
parole, par l'écriture, par l'action.
Tout ce qu'il a fait, il l'a entrepris dans un seul but,
faire du bien â ses semblables, et par-dessus tout, leur
procurer le plus nécessaire de tous les biens, la foi.
Or, comme la foi était alors obscurcie par le doute
et que la meilleure démonstration c'est toujours l'ac-
tion, il voulait surtout combattre le scepticisme parles
œuvres de la charité.
Il possédait lui-même cette vertu au plus haut
degré ; elle était chez lui héréditaire et comme une
seconde nature ; et, si la charité pouvait avoir des
défauts, il faudrait dire que les seuls qu'à tort ou à
raison on reproche à ce zélé chrétien, y avaient leur
source.
Au moment où Ozanam commençait la lutte en
faveur du catholicisme, les conditions en étaient fort
inégales. Chateaubri md par son Génie du christianisme,
de Maistre, de Bonald, par leurs écrits, l'abbé de
Frayssinous par ses célèbres conférences, avaient
ramené les esprits d'une impiété profonde à de meil-
leures dispositions.
Mais il semblait qu'à la révolution de 1830, l'Eglise,
identifiée avec la restauration, devait être de nouveau
en butte à toutes les attaques, et mise pour bien dire
au ban de la civilisation.
Une jeunesse catholique ardente et généreuse essaya
de combler le gouffre qui semblait se rouvrir entre
INTRODUCTION VII
l'Église et la société civile ; mais le chef autour duquel
elle s'était groupée se lança dans de périlleuses aven-
tures, et devenant indisciplinable, il finit par perdre
la foi après s'être vu abandonné de ses disciples les
plus brillants. Montalenibert, Lacordaire et quelques
autres, après avoir répudié les doctrines condamnées
par Rome dans lesquelles Lamennais avait persisté,
reprirent en sous-ordre ce qui leur paraissait raison-
nable dans les projets de leur ancien ami. Pour cette
tâche qui inspirait peu de sympathie à une partie
importante des catholiques, et qui, d'un autre côté,
provoquait les sarcasmes et la colère des ennemis de
la religion, il fallait autant de courage que de talent.
Mais, Dieu aidant, les choses prirent bientôt un autre
aspect. Mgr Dupanloup qui avait été loin d'être sym-
pathique aux amis de Lamennais, Louis Veuillot qui
ne tarda pas à apporter à la cause catholique sa plume
neuve et tranchante comme une épée, et bien d'autres
encore, formèrent une phalange compacte décidée à
obtenir du gouvernement de Juillet ce qu'il avait
promis : la liberté de V enseignement.
Ceux qui se liguaient ainsi en faveur de la religion
et d'une juste liberté, avaient à combattre toute l'école
voltairienne. l'Université et presque tous les fonction-
naires d'un gouvernement qui se prétendait cependant
favorable à la religion. On donnait de l'argent pour
les églises, on laissait se multiplier le clergé reconnu
par le concordat et, par conséquent, on augmentait le
budjet des cultes ; mais, en somme, on professait une
grande indifférence en matière religieuse et, dans le
monde officiel comme dans le monde littéraire, tout
ce que les zélateurs de la religion pouvaient attendre
de mieux, c'était une indulgence pleine d'ironie, et le
plus souvent une hostilité sarcastique et méprisante.
VIII INTRODUCTION
Ce fut dans ces circonstances, qu'Ozanam, ami de
Lacordaire et de Montalembert, avec quelques autres
hommes pleins de dévouement, créa la Société de
Saint- Vincent de Paul.
Cependant, le catholicisme reprenait une nouvelle
vigueur. La jeunesse des écoles se pressait autour de
la chaire de Notre-Dame, qu'occupaient alors tour à
tour Lacordaire, Ravignan et Combalot. Les deux pre-
miers étaient sortis du monde, où l'avenir le plus bril-
lant leur était assuré. Ravignan entra dans l'ordre
des jésuites, et plus tard, Lacordaire rétablit en
France l'ordre des dominicains.
Pendant les cinq dernières années du gouvernement
de Juillet, la question de la liberté de l'enseignement
fut vivement agitée. M. Guizot, quoique protestant et
doctrinaire, avait fait certaines concessions plus im-
portantes en théorie qu'en pratique ; M. Villemain
et M. de Salvandy, qui furent ses successeurs au minis-
tère de l'Instruction publique, ne purent se décidera
des réformes plus larges.
La révolution de Février survint, et il est plus que
probable que l'élément catholique entra pour quelque
chose dans le mouvement qui s'était fait contre le pou-
voir personnel de Louis-Philippe.
Les commencements de la seconde république paru-
rent favorables à la religion ; mais bientôt les illu-
sions se dissipèrent, et les terribles journées de Juin
qui amenèrent la mort si tragique de Mgr Afîre, firent
voir, une fois de plus, qu'on ne saurait impunément
ouvrir la cage des lions et des tigres. Cependant, une
première loi fut présentée pour la liberté de l'ensei-
gnement dans l'assemblée constituante et une seconde
plus complète, préparée par M. de Falloux, fut passée
sous la présidence du prince Louis-Napoléon. Les
INTRODUCTION IX
différentes fractions du parti do l'ordre, Mgr Parisis,
Mgr Dupanlonp, Lacordairc, Ravignan, Montalembert
d'une part, et de l'autre M. Thicrs, M. Dupin et plu-
sieursautres hommes politiques qui, jusque-là, avaient
professé des idées bien différentes, se réunirent pour
donner à la société et à la religion des garanties plus
sérieuses que celles qu'elles avaient. Ce fut malheu-
reusement à cette occasion que commença dans le
parti catholique ce malentendu qui, en s'étendant de
jour en jour, l'a divisé et le divise encore, non seu-
lement en France, mais dans d'autres pays. La ques-
tion de l'enseignement des classiques vint bientôt
envenimer les différends résultant d'une simple ques-
tion d'opportunité entre ceux qui voulaient tout ou
rien, et ceux qui acceptaient quelque chose afin d'avoir
plus tard tout ce qu'ils désiraient.
Ozanam, par ses relations et par la tournure de son
esprit, était naturellement du parti de la conciliation ;
il dut être très affligé de cette première rupture
entre des hommes faits pour s'estimer et qui, ayant
un même objet en vue, auraient dû continuer à com-
battre côte à côte. Heureusement pour lui, il ne vécut
pas assez longtemps pour être témoin de luttes plus
acharnées, et de discussions où la charité qu'il aimait
tant semblait perdre tous ses droits.
Cette vertu, qui était sa vertu dominante, il la pra-
tiquait dans toute son étendue et sous tous ses
aspects : elle ne se bornait pas chez lui à secourir les
misères temporelles, elle s'appliquait surtout aux
misères spirituelles et savait les traiter avec une
douceur, un tact et une délicatesse infinis. On en
trouve un exemple remarquable dans la lettre cj^u'il
écrivit à son ami M. Ampère lorsqu'ils se séparèrent
en Angleterre, l'un partant pour l'Amérique, l'autre
retournant en France.
INTRODUCTION
Ozanam avait toujours remarqué avec chagrin que
son ami, sans avoir aucune hostilité envers le catholi-
cisme, ne marchait point sur les traces de son père et
se laissait aller à une indifférence voisine de l'incré-
dulité. Le voyant partir pour un de ces longs voyages
qui offrent tant de dangers, il se crut obligé d'ap-
peler son attention sur ses intérêts spirituels ; on sera
à la fois touché de l'amitié qui lui faisait prendre une
démarche à laquelle, en pareille occasion,- on a tou-
jours mille prétextes pour se soustraire, et ravi de la
manière si habile et en même temps si simple et si
naturelle avec laquelle l'apôtre laïque sut remplir la
mission qu'il s'était imposée.
" Ainsi, nous vous devons le plaisir de cette belle
" excursion. Nous ajoutons une obligation de plus à
" toutes celles que nous vous avons déjà! Car, c'est
" en vain, cher ami, que vous cherchez à en effacer le
" souvenir, nous nous rappellerons toujours que vous
" avez fait ma carrière, que nous tenons de vous cette
" condition dévie qui ne fait pas le bonheur, mais sans
"laquelle le bonheur est bien troublé ; qu'enfin et
" par-dessus tout vous avez pris un si tendre intérêt à
" tous nos intérêts de cœur, et que vous avez voulu
" être pour nous un frère, ne nous permettant la defé-
" rence et le respect que dans la mesure que permet
" un frère aîné.
" Et maintenant, comment vous étonneriez-vous de
'' ma tristesse en vous voyant partir? Pardonnez-moi
" d'avoir contrarié, peut-être, par ma mélancolie trop
" peu réprimée, le plaisir (|ue vous vous promettiez
" dans ce grand voyage.
" Mais je ne pouvais vous dire de vive voix ce qui
" faisait le fond de ma tristesse. Je ne pouvais le dire
" parce que je ne voulais pas que vous fussiez obligé de
INTRODUCTION XI
" me répondre, et si je vous l'écris maintenant, c'est
" qu'il est trop tard pour que vous me répondiez. Si
" mon épanchement est indiscret, les vagues qui
" vous poussent vers l'Amérique, en emporteront la
" mémoire, les impressions qui vont se succéder pour
" vous effaceront cette impression ; quand nous nous
" reverrons dans six mois, vous aurez eu le temps
" d'oublier ma lettre, ce qui vous y aura déplu ne
" pourra mêler d'aucune froideur la joie du retour.
" Cher ami, vous vous engagez dans de longues
" fatigues, qui ne sont pas sans péril pour une santé
" si cruellement éprouvée. Souffrez donc mes inquié-
" tudes. Vous cherchez à vous créer, disiez-vous, de
" nouveaux intérêts, et avec ce rare esprit que Dieu
" vous a donné, vous remuez toutes les études et main-
" tenant vous faites la moitié du tour du monde pour
" trouver des nouveautés qui vous attachent. Et,
" cependant, il y a un intérêt souverain, un bien capa-
" ble d'attacher et de satisfaire votre excellent cœur ;
" et je crains, cher ami, je crains peut-être à tort, que
" vous n'y songiez pas assez. Vous êtes chrétien par
" les entrailles, par le sang de votre incomparable
" père, vous remplissez tous les devoirs du christia-
" nisme envers les hommes, mais ne faut-il pas les
" remplir envers Dieu ? ne faut-il pas le servir? vivre
" dans un étroit commerce avec lui ? Ne trouveriez-
" vous pas dans ce service des consolations infinies ?
" n'y trouveriez- vous pas la sécurité de l'éternité ?
" Vous m'avez plus d'une fois laissé pressentir que
" ces pensées n'étaient pas éloignées de votre cœur.
" L'étude vous a fait connaître tant de grands chré-
" tiens, vous avez vu autour de vous tant d'hommes
" éminents finir chrétiennement leur vie. Ces exem-
" pies vous sollicitent, mais les difiBcultés de la foi
XII INTRODUCTION
" VOUS arrêtent. Cependant, cher et excellent ami, je
" n'ai jamais causé de ces difficultés avec vous parce
" que vous avez inj&niment plus de savoir et d'esjDrit
" que moi. Mais, laissez-moi vous le dire, il n'y a que
" la philosophie et la religion. La philosophie a des
" clartés ; elle a connu Dieu, mais elle ne l'aime pas;
" mais elle n'a jamais fait couler une de ces larmes
" d'amour qu'un catholique trouve dans la commu-
" nion, et dont l'incomparable douceur vaudrait à
" elle seule le sacrifice de toute la vie. Si moi, faible
'^ et mauvais, je connais cette douceur, que serait-ce
" de vous dont le caractère est si élevé et le cœur si
" bon! Vous trouveriez là l'évidence intérieure devant
" laquelle s'évanouissent tous les doutes. La foi est un
" acte de vertu, par conséquent un acte de volonté. Il
" faat vouloir un jour, il faut donner son âme, et
" alors Dieu donne la plénitude de la lumière.
" Ah ! si quelque jour, dans une ville d'Amérique,
'' vous étiez malade, sans un ami à votre chevet,
" souvenez- vous qu'il n'est plus un lieu de quelque
" importance aux Etats-Unis, où l'amour de Jésus-
" Christ n'ait conduit un prêtre, pour y consoler le
" voyageur catholique..."
Le monde dans lequel vivait Ozanani, et Ozanam
lui-même, peuvent facilement se juger d'après cette
lettre. Du reste, il suffit de citer les noms de quelques-
uns de ses correspondants : M. de Montalembert, le
Père Lacordaire, M. Eugène Rendu, M. Fortoul, M. de
La Villemarqué, M. Lallier, M. Foisset, le comte de
Champagny, M. Duffieux et M. Charles Lenormant ;
les moins zélés de ces chrétiens valaient mieux que
les plus inoffensifs philosophes de la puissante pha-
lange qu'il s'agissait de combattre, ou plutôt de rame-
ner dans la bonne voie.
INTRODUCTION XIII
Pour cette entreprise il ne fallait pas un médiocre
courage. Parlez-moi de la persécution ouverte et
révoltante ; l'homme se raidit contre elle et trouve
dans son indignation un aliment pour sa verve !
Facit indignatio versum.
Mais l'indifférence, pire que le dénigrement ; la
conspiration du silence, pire que la critique la plus
acerbe ; le dédain subtil et ironique ; les douches
froides d'une pitié méprisante qui semblent tomber
de haut sur votre enthousiasme ; ce sont là des obs-
tacles que les âmes les plus généreuses se décident
difficilement à braver. Dans une telle lutte, il semble
que les armes tombent de vos mains avant que vous
n'ayez songé à vous en servir, ou bien, le plus souvent,
vous vous escrimez dans le vide, et bientôt, las et
dégoûté, vous ne savez plus que faire.
Lorsque Ozanam dans ses premières leçons se fit le
défenseur avoué du catholicisme, il y eut avec l'éton-
nement que l'on éprouva dans le monde universi-
taire une certaine curiosité sympathique qu'expli-
quent la jeunesse du professeur, son courage et son
talent. Il eut bientôt conquis l'admiration de ses ad-
versaires, l'amitié même de plusieurs d'entre eux. Son
biographe reproduit un petit billet qui lui fit grand
plaisir, car il lui prouvait que tout en faisant son
devoir de professeur, il avait ramené une âme dans
le bon chemin. " Je n'étais pas chrétien, lui disait-
on, j'espère le devenir grâce à vos leçons. "
C'est le privilège delà littérature d'embrasser toutes
les connaissances humaines et de pouvoir relier en-
semble la théologie, la philosophie, l'histoire, l'art et
toutes les sciences. Professeur de littérature étran-
gère, Ozanam ne se fit pas faute d'exploiter toutes ces
ressources. Le temps n'est plus où les cours de litté-
XIV INTRODUCTION
rature consistaient, comme celui de Laharpe, à éplu-
cher phrase par phrase les œuvres des grands écri-
vains, et à juger par le menu toutes leurs produc-
tions. Villemain avait créé l'histoire littéraire, Cousin
l'histoire de la philosophie ; Ozanam sut se servir de
leur méthode pour préparer la construction du grand
édifice qui avait été le rêve de sa première jeunesse.
Il avait fait le projet d'un grand ouvrage dans
lequel l'histoire de la civilisation moderne se fût
développée complètement à partir de la naissance de
Jésus-Christ jusqu'à nos jours. C'eût été non pas une
imitation et une continuation du Discours sur V histoire
universelle, mais un laborieux et brillant supplément
plus approprié aux besoins de la critique et de la dia-
lectique comtemporaines, entrant dans beaucoup plus
de détails ; une œuvre d'amour, de foi et de patience,
remettant en lumière les travaux des fondateurs du
christianisme, de ceux qui commencèrent notre civi-
lisation dans les débris de l'empire romain et de ceux
qui, se succédant les uns aux autres sans interrup-
tion, la conduisirent à travers le moyen âge et la féo-
dalité jusqu'à la renaissance, et delà jusqu'à la grande
époque du dix-septième siècle.
Ceux-là ne furent pas toujours des guerriers, des
financiers et des politiques ; ce fut surtout des théolo-
giens, des savants, des philosophes, des poètes, des
artistes, guidés par des évoques, des prêtres et des
moines dont qvielques-uns ont laissé dans l'une ou
l'autre de ces catégories le plus grand renom. Montrer
qu'à rencontre de la force brutale et de la' passion
avide du gain, l'amour des lettres et de la science
sauve les nations et les tire de la barbarie ; détruire le
terrible préjugé que la grande conspiration du dix-
huitième siècle avait répandu contre les siècles de
INTRODUCTION XV
foi, contre l'Église représentée comme complice de
l'ignorance; telle était la mission qu'Ozanam s'était
donnée, et pour laquelle il ne voulut rien négliger.
Assez singulièrement, ce grand travail qui se faisait
Ijièce par pièce, se faisait aussi au rebours de Tordre
chronologique et en remontant les siècles. Dante et la
philosophie catholique, nous reportent au quatorzième
et au treizième siècle, les Etudes germaniques au sixiè-
me, au septième et au huitième, quoique la première
partie de cet ouvrage remonte encore plus haut ; enfin
la Civilisation au cinquième siècle prend l'Eglise à ses
commencements pour la conduire à son triomphe sur
le paganisme romain et sur le paganisme barbare.
Ce dernier ouvrage, le plus important de tous, a été
publié après la mort de son auteur, et l'on ne lira pas
sans une vive émotion une partie du rapport de M.
Villemain proposant à l'Académie française de cou-
ronner le livre posthume d'un homme qui eût été
digne de siéger dans cette illustre compagnie.
L'analj^se de ce chef-d'œuvre occupe dans le pré-
sent volume un espace relativement très considéra-
ble ; mais c'est à bon droit, car ou y trouve plus que
partout ailleurs les preuves d'un grand talent et d'une
vaste érudition. C'eût été du reste la base du grand
ouvrage qu'Ozanam se proposait d'écrire et dont toug
ceux qu'il a écrits ne contenaient pour bien dire que
les matériaux. C et ouvrage immense aurait renfermé
dans un ordre tout différent la substance des livres
dont on va lire une étude aussi modeste que sincère
et sympathique; mais s'enchaînant avec le récit de la
vie de l'auteur et se présentant naturellement suivant
la date de leur publication.
La biographie d'un homme qui n'a pris qu'une
petite part au mouvement politique de son temps, qui
XVI INTRODUCTION
a été plutôt un homme d'étude qu'un homme d'action,
doit consister surtout à raconter ses ouvrages. Ses
livres sont en effet presque toute sa vie ; ils en sont la
meilleure ou la plus mauvaise partie selon qu'ils ont
été faits pour la plus grande gloire de Dieu et pour le
plus grand bien de l'humanité, ou bien pour la satis-
faction de l'orgueil et de toutes les passions qui fer-
mentent en nous.
Dans ce système qui tend à se répandre, les faits de
la vie intime, la biographie anecdotique d'une part,
les. œuvres de l'auteur de l'autre, forment comme
deux miroirs s'éclairant et se complétant l'un par
l'autre, et ce ne sont peut-être pas les livres qui
offrent l'image la moins ressemblante,*
Les œuvres complètes d'Ozanam forment neuf volu-
mes, sans compter deux volumes de lettres, et les
notes, qui n'ont pas encore été publiées. Ce travail
considérable a été accompli dans une vie relative-
ment courte. Né le 28 avril 1813, il est mort le 2
septembre 1853 ; il n'avait pas encore parcouru la moi-
tié de sa quarante et unième année ; et de cette courte
vie une très grande partie avait été occupée par les
voyages ou par la maladie qui rarement, il est vrai,
interrompaient ses études.
Il donnait aussi à la famille, à l'amitié une- large
part de son temps, comme l'atteste sa correspondance ;
mais c'était surtout son œuvre de prédilection, la
Société de Saint- Vincent de Paul qui absorbait les
heures arrachées à la science et à la littérature.
Lorsque l'on compare cette vie si bien remplie, si
* L'Acadéiiiie française a couronné dernièrement un ex-
cellent livre fait sur ce plan et publié ici même: Al. Faillon,
sa ine et .se."; œuvres, par M. Desmazui'cs, Ptro, du séminaire de
Saint-Sulpice. Montréal, 1879.
INTRODUCTION XVII
heureuse malgré le travail, disons mieux à cause du
travail, et malgré des souffrances presque continuelles,
avec celle d'un si grand nombre de nos contemporains,
même les plus brillants, on voit d'une manière bien
saisissante tout le bien que peuvent faire une éduca-
tion chrétienne, les traditions de la famille et cette
philosophie pratique qui s'inspire de la religion.
Le savant professeur eut couime d'autres, dans sa
jeunesse, ses moments de doute, mais jamais une
heure de véritable défaillance. Les passions n'étaient
pas sans avoir quelque prise sur lui ; l'amour inné et
peut-être exagéré de la liberté, la rêverie, le vague de
l'âme auraient pu le conduire loin de la voie qu'il a
suivie avec tant de persévérance et de fermeté; enfin il
a peut-être couru le risque de devenir un de ces
incompris qui s'analysant eux-mêmes, et se retrou-
vant en toutes choses, arrivent à force d'orgueil et
d'égoisme à l'impuissance et à la stérilité morales.
La littérature contemporaine offre de nombreux
exemples de ces malheureuse-i existences gouvernées
plus encore par le caprice que par l'a passion, et qui
après avoir jeté quelques rayons de lumière et recueilli
quelques bouffées d'encens, vont s'éteindre dans un
ignoble marasme. Sans parler des fins tragiques
comme celle de Gérard de Nerval, il ne manque pas
d'hommes de talent, d'esprit distingués, qui comme
Prosper Mérimée, n'ont pas donné toute la mesure de
leur capacité, n'ont rien fait de vraiment utile pour
leurs semblables, parce que, "craignant toujours d'être
dupes de quelqu'un ou de quelque chose, ils ont fini
par être dupes d'eux-mêmes." *
* Taine.— Préface des Lettres à uuf inconnue.
XVIII INTRODUCTION
La foi et la charité ont fait qu'Ozanam a pu échap-
per à ces dangers. Quel contraste entre son dévoue-
ment, son abnégation, et la vie futile et inutile de tant
de gens, entre sa modestie, son humilité, et leur vanité !
M. Maxime Du Camp, dans ses Souvenirs littéraires,
fait une peinture bien saisissante des ravages du scep-
ticisme et de la lassitude morale et intellectuelle
qui en est la suite; il en tire des conclusions alarman-
tes pour l'avenir de notre ancienne mère patrie.
Mais celle-ci n'est pas la seule à subir cette funeste
influence; T Allemagne, l'Italie, l'Angleterre, en souf-
frent aussi a un très haut degré. Tandis que des cou-
ches inférieures de la société, monte comme une ter-
rible marée prête à tout détruire, tandis que dans les
deux mondes, les problèmes sociaux les plus difficiles
se posent d'une manière effrayante, il semble qu'une
partie des classes dirigeantes se dépouille comme à
plaisir de ce qui faisait leur force et leur prestige.
Du reste, nous aurions tort de nous croire nous-
mêmes pour toujours, même pour longtemps, à l'abri
des maux qui affligent l'Europe et les Etats-Unis. Et
puis, il est d'autres périls que nous avons à conjurer,
en supposant que ce que l'on veut bien appeler notre
esprit arriéré nous préserve des dangereuses modes du
jour. Ce n'est qu'hier qu'une voix autorisée regrettait
de voir les forces vives de notre jeune nationalité s'en-
gouffrer dans des carrières honorables par elles-mêmes,
qui nous fournissent sans doute de nombreux sujets
dont nous avons droit d'être fiers, mais qui pour être
trop recherchées, et recherchées sans une préparation
suffisante, conduisent souvent aux phis tristes décep-
tions. *
* Mgr Hamel. — Discours annuel du président de la Société
Royale.
INTRODUCTION XIX
Ces préoccupatious n'ont pas été étrangères à la
composition de ce volume. Ajoutera plusieurs livres
publiés dans le même but, un nouvel ouvrage offrant
à notre jeunesse de grands exemples et une saine et
instructive lecture, c'est, il me semble, accomplir une
tâche utile et patriotique.
Par son amour de la science, par ses grands tra-
vaux, travaux qui paraîtraient surhumains à ceux
qui ne connaissent pas les fortes études qui se font en
France, et à quel prix on y obtient le succès ; par ses
œuvres incessantes de foi et de charité, car il ne bor-
nait pas ses efforts à la Société de Saint- Vincent de
Paul, il donnait de fréquentes conférences à d'autres
sociétés composées d'ouvriers ; par toute une vie dans
laquelle il ne se démentit jamais; par sa maladie
soufferte avec une résignation si touchante ; par sa
mort si édifiante, Ozanam est un des plus beaux
modèles que l'on puisse proposer à la jeunesse dans
les temps où nous vivons. Ce modèle est un de ceux
qui tout en surprenant, n'effraient point et ne rebutent
point.
C'est une figure sympathique qui nous montre l'en-
trée d'une carrière accessible, et si l'on ne peut attein-
dre à tout son dévouement, à toute son abnégation,
on peut au moins tenter de l'imiter et le suivre de
loin sans se décourager.
Comme maître il a tout pour lui : la force dans la
conviction et la douceur dans la méthode, la profon-
deur de la science et l'élégance du style, les recherches
laborieuses et la facilité de la mise en œuvre, enfin,
avec la gravité dans la pensée, l'agrément et quelque-
fois même l'enjouement dans l'expression ; et sur le
tout quelque chose de jeune, de suave et de mélan-
colique, qui ne cesse d'attirer, de séduire et de retenir.
lA
XX INTRODUCTION
Ceux qui le lisent, comme ceux qui l'écoutaient,tombent
vite sous le charme et y demeurent ; après l'avoir lu,
ils ne se contentent pas de penser comme lui, ils vou-
draient parler, écrire et agir comme il l'a fait.
Ses œuvres et les différentes études qui en ont été
faites sont assez rares dans ce pays. L'auteur de ce
volume a beaucoup emprunté au Père Lacordaire, à
M. Ampère, à M. de Montrond et à l'abbé Ozanam, à ce
dernier surtout ; mais sans avoir la prétention de faire
mieux, il a cru devoir faire autrement. Il a consacré
un plus large espace à l'analyse et à la reproduction
partielle des œuvres du savant écrivain. *
Puisse ce travail être utile à nos jeunes compa-
triotes, et réaliser ce que dit Ozanam lui-même du
mérite qu'il y a " à se dévouer à la tâche obscure
d'étudier, de commenter, de conserver la pensée
■d'autrui, la parole d'autrui, la renommée d'autrui! f
Pierre J. 0. Chauveau.
Montréal, 15 juin 1887.
* L'abbé Ozanam (aujourd'hui Mgr Ozanam) et le Dr
Charles Ozanam vivent encore. Ce dernier a épousé une demoi-
selle d'Aquin, de la célèbre famille des comtes d'Aquin ou
à^Aquino, et est devenu, par là, le beau-frère de M Eugène
Veuillot.
t Études germaniques, vol. 2, p. 456.
FRÉDÉRIC OZANAM
CHAPITRE I.
NAISSANCE d'oZANAM. — SES PREMIÈRES ANNÉES.
Antoine Frédéric Ozanam naquit le 23 avril 1813, à
Milan, où son père originaire de Lyon était venu s'éta-
blir lors de l'occupation française.* Il était le cin-
quième enfant du docteur Ozanam et descendait du
célèbre mathématicien de ce nom qui aimait à dire :
" qu'il appartient aux docteurs de Sorbonne de dis-
" puter, au pape de prononcer, aux mathématiciens
" d'aller au paradis par la ligne perpendiculaire."
Lorsque les troupes françaises évacuèrent ritalio, la
* La famille Ozanam était juive d'origine, comme l'indique
son nom qui s'écrivait primitivement Hozanna ou plutôt Ilomn-
y^iam ; elle embrassa le christianisme à une époque très reculée.
FREDEEIC OZANAM
famille d'Ozanam revint à Lyon, Frédéric était faible
de santé et de tempérament ; son développement phy-
sique fut aussi lent que son intelligence fut précoce et
remarquable. A peine âgé de cinq ans, il étudiait, sous
la direction de sa sœur Eliza, l'histoire et la géogra-
phie, et apprenait par cœur un recueil de poésies.
Ha charité pour ceux qui souffraient s'est manifestée
dès ses plus tendres années. Au milieu des nombreuses
maladies qui éprouvèrent son enfance, quand on vou-
lait l'empêcher de se plaindre on n'avait qu'à lui par-
ler des douleurs d'un autre malade et alors il cessait
de se lamenter et ne s'occupait plus que du malheu-
reux dont on lui avait parlé.
A l'âge de six ans, il eut les lièvres typhoïdes qui le
conduisirent aux ^lortes du tombeau; mais il fut heu-
reusement guéri par une neuvaine à St. François Régis
pour qui il garda le reste de ses jours la plus tendre
dévotion. A peine remis de cette maladie il se livra
de nouveau à l'étude avec le plus grand courage et
apprit le latin sous la direction de son père.
A l'âge de dix ans il entra au Collège de Lyon. Ace
lycée il eut pour compagnons d'études M. Devoucoux,
depuis Evêque d'Evreux, et M. Fortoul qui devint
plus tard Ministre de l'Instruction publique et des
Cultes. Son professeur de belles-lettres M. Legeay
garda toute sa vie la i>lus grande estime pour son
élève et il en donna une preuve dans VEtade Biogra-
phique qu'il i)ublia en 1854.
Doué des plus grandes aptitudes, Ozanam se dis-
FREDERIC OZANAM
tingua dans ses classes par ses talents et surtout par
son gpût pour Tétude. Son professeur disait "qu'il
était du petit nombre de ceux dont un maître prudent
doit ralentir l'ardeur." Et il était d'autant plus néces-
saire d'en agir ainsi que l'élève était d'une constitu-
tion très délicate. Son frère nous dit que les exercices
littéraires (^ui lui souriaient le plus et dans lesquels
il réussissait le mieux, étaient ceux (|ui avaient la reli-
gion et le patriotisme pour but.
Dans la biographie de son frère, l'abbé Ozunam,
puldîe plusieurs poésies latines conservées avec lu
plus grand soin par son ancien professeur. L'esi)ace
nous manque pour reproduire aucun de ces poèmes,
mais nous devons dire qu'on y remarque une grande
élévation de sentiment, Ijeaucoup d'enthousiasme et
surtout un sérieux (pii a fait dire d'Ozanam " qu'il
n'avait jamais eu de jeunesse." On peut ceiiendant
trouver parmi ses compositions quelques pièces où
la fiction revêt entre les mains du jeune poète une
forme légère, badine et gracieuse : et il y réussissait si
bien qu'il est difficile de dire dans quel genre il l'em-
portait. Comme le fait remarquer son très digne frère,
il avait Ijesoin, même alors, de dérider son front trop
souvent soucieux.
Vers cette époque, c'est-à-dire comme il se prépa-
rait à entrer dans la classe de philosophie, le doute
et l'incertitude vinrent assaillir celui qui devait passer
lereste de ses jours à coopérer aux plus grandes conver-
sions religieuses. Sur ce sujet délicat nous laissons par-
4 FKÉDÉRIC OZANAM
1er l'abbé : " Au milieu de ces charmants exercices de
" littérature, dit-il, qui aurait pu croire que les tenta-
" tions du doute eussent jamais pu assaillir cette âme
" droite, simple, naïve et en même temps si éclairée ?
"Comment le démon de l'incrédulité osa-t-il jamais
" s'attaquer à ce cœur si fortement trempé par une
" éducation éminemment chrétienne et par des exem-
" pies touchants de foi et de charité qui l'entouraient
" dans sa famille.
" La Providence lui ménagea sans doute cette épreuve
" pour rendre son âme plus compatissante envers
" ceux qui seraient soumis aux tourments par lesquels
"il avait lui-même passé. Elle voulait encore lui in-
" diquer en quelque sorte, la voie qu'il devait suivre
"et les études spéciales auxquelles elle le destinait.*
Laissons maintenant parler Ozanam lui-même :
" Au milieu d'un siècle de scepticisme, Dieu m'a
" fait la grâce de naître dans la foi ; il me prit sur les
" genoux d'un père chrétien et d'une sainte mère ;
" il me donna pour première institutrice une sœur
" intelligente, pieuse comme les anges qu'elle est
"allée rejoindre. Plus tard, les bruits d'un monde
"qui ne croyait point vinrent jusqu'à moi. Je connus
" toute l'horreur de ces doutes qui rongent le cœur
" pendant le jour, et qu'on retrouve la nuit sur un
" chevet baigné de larmes.
* Voir t. 1, ŒuvEEs complètes. Introduction a la Civilisa-
tion AU Ve SIÈCLE p. 2.
FREDERIC OZANAM
" L'incertitude de ma destinée éternelle ne me
"laissait pas de repos. Je m'attachais avec désespoir
"aux dogmes sacrés, et je croyais le? sentir se briser
" sous ma main. C'est alors que l'enseignement d'un
" prêtre philosophe me sauva. Il mit dans mes pen-
" sées Tordre et la lumière; je crus désormais d'une
"foi assurée, et, touché d'un bienfait si rare, je promis
"à Dieu de vouer mes jours au service de la vérité,
" qui me donnait la paix."
Ozanam avait alors quinze ans et ce prêtre philoso-
phe qui le sauva était cet abbé Xoirot dont il a dit
dans une de ses lettres : " Quel ami. ce bon M. Noirot !
sa bonté est toujours la même, à lui reconnaissance
éternelle.'"* Ce très digne prêtre était en toutes choses
le Mentor d'Ozanam. Ecolier, celui-ci recherchait
ses conseils, et plus tard, professeur à la Sorbonne,
il ne faisait paraître aucun de ses ouvrages sans
l'avoir consulté sur l'ensemble et sur les détails.
A seize ans et demi Ozanam était bachelier es
lettres ; nous n'avons pas besoin d'ajouter que chaque
année passée par lui au collège de Lyon se terminait
par des triomphes. " Que de fois, dit l'abbé Ozanam,
" n'avons-nous pas eu la joie de déposer sur son front
" ces couronnes qui n'étaient qu'un faible prélude des
" éclatants succès qui l'attendaient sur un théâtre
" bien autrement vaste et élevé."
* Letteks t. 1er p. 1-1, lettre à M. Fortoiil.
FREDERIC OZANAM
CHAPITRE II.
OzANAM ÉTUDIE LE DROIT A LYON PENDANT DEUX
ANNÉES. — Sa lutte contre LES Saint-Simoniens.
Se conformiint aux désirs de son père, Ozanam, au
sortir du collège, entra comme clerc dans l'étude de
M. Coulet, l'un des avoués les plus distingués de
Lyon. Un grand nombre d'étudiants en droit s'y
trouvaient avec lui, le fait était heureux pour Ozanam
et surtout pour son patron, car dès cette époque notre
futur professeur avait la tête constamment occupée
de son grand ouvrage: "la Démonstration de la
Religion Catholique par l'antiquité des croyances
historiques, religieuses et morales."* Il apprenait
de plus l'allemand et le dessin et composait quelques
articles pour une revue mensuelle qui paraissait à
Lyon, V Abeille. Quand on aura ajouté à cela la lutte
(lu'il eut à soutenir contre les Saint-Simoniens, on
pourra s'imaginer que son esprit errait quelquefois
loin des paperasses qu'il avait à copier. Après cela il
* Il n'a pas publié co livre sous ce titre, mais sons relui de
Hhtoirf de la Oirilisatinn aux tfmpx hftrharcp.
FREDERIC OZANA>r
n'est pas surprenant de lire dans une lettre qu'il
écrivit, un an plus tard, à M. Edouard Jouteux, avo-
cat : " Pour moi qui ne fais que mettre la main à
" l'œuvre, j'aurai encore bien des difficultés à vaincre.
" Je rougis presque de vous avouer ma pusillanimité ;
"mais l'examen que je vais bientôt subir est un fan-
" tome qui m'effraye. Peu halùtué à l'étude du droit,
"je n'ai pas su m'en occuper comme il fallait dans le
"courant de l'année, et au moment où je viens à
" peine de faire une méthode on exige de moi la con-
" naissance des matières. Qu'y faire? Je ne puis pas
"balancer, et je me présente aventureusement à la
" grâce de Dieu et peu confiant en moi-même."'
Cependant si l'étude du droit fut quelque peu négli-
gée pendant ces deux années, il n'en fut pas ainsi de
l'étude des langues, car au milieu des ennuis que lui
causait la nombreuse clientèle de son patron il prépa-
rait son grand travail. Dans ce but il étudiait l'hébreu
et même le sanscrit. Son père lui avait donné de pkis
un professeur d'allemand. Il devait tirer un précieux
parti de l'étude de ces trois langues pour connaître
plus à fond les religions primitives dans lesquelles
il voulait puiser les preuves de sa démonstration.
Quant à sa part de collaboration à V Abeille, journal
publié sous le bienveillant patronage de M. l'abbé
Noirot et de M. Legeay, M. l'abbé Ozanam nous donne
la reproduction de quelques-uns de ses essais tant en
prose qu'en vers ; il en est de très remarquables.
" Nous voulions, dit-il, montrer ce qu'Ozanam fai-
8 FRÉDÉRIC OZANAM
"sait 'à dix-sept ans. Déjà on y voit le germe de
"toutes ces qualités éminentes qui s'épanouirent et
" se développèrent bien autrement plus tard sous la
" parole du professeur et sous la plume de l'écrivain.
" Pensées profondes, philosophiques, style toujours
" coloré d'images vives et saisissantes, souvent éner-
" gique et concis, sans autre prétention que celle
" d'exprimer ses idées telles qu'il les a conçues et
" qu'il les sent lui-même, et de communiquer à ceux
" qui le lisent ou qui l'entendent, l'enthousiasme dont
" la sincérité de ses convictions l'anime presque habi-
" tuellement. Enfin, par dessus tout la défense de sa
" foi et de sa patrie qui le préoccupe sans cesse et lui
"inspire, dès l'âge de quinze ans, le plan de l'ou-
" vrage dont nous avons parlé, défense au service de
"laquelle il a voué son talent et sa vie. C'est là
" qu'Ozanam est tout entier, tel qu'il s'est montré
" depuis sa tendre jeunesse jusqu'à son dernier soupir,
" sans se démentir un seul instant."
Vers ce moment arrivèrent à Lyon plusieurs pré-
dicateurs de la doctrine de Saint-Simon. Quelques-
uns de ces hommes avaient une facilité d'élocution
remarquable, et s'ils ne réussirent pas à faire un
grand nombre de disciples, ce ne fut i>as manque de
talent et d'habileté. En peu de temps Lyon se trouva
inondée de Saint-Simoniens tandis que plusieurs
journaux se mirent à publier les discours de ces nou-
veaux apôtres. Blessé dans ses croyances, Ozanani
entra immédiatement en lutte avec ces nouveaux
FRÉDÉRIC OZANAM 9
docteurs. Les questions traitées dans cette polémique
et les arguments du jeune défenseur de l'Eglise peu-
vent se résumer de la manière suivante.
Personne n'ignore que les disciples de Saint-Simon
prétendaient constituer sur de nouvelles bases la pro-
priété, la religion et môme la famille. Pour mettre ces
innovations en pratique, les prédicateurs demandaient
une hiérarchie nouvelle dans la société. Ils préten-
daient aussi modifier le mariage, abolir l'hérédité et
régénérer la famille en substituant à la filiation natu-
relle une filiation toute conventionnelle. Bien plus ils
prêchèrent l'établissement d'un culte nouveau, disant
que le catholicisme avait fini son temps et que l'Eglise
catholique allait nécessairement succomber sous les
coups réunis du protestantisme et de la philosophie.
Ozanam répondit dans les journaux, et si bien, que,
malgré leurs promesses, aucun des novateurs n'osa
entreprendre la discussion avec lui. Après ce premier
triomphe Ozanam publia ses Réflexions sur la doc-
trine de Saint-Simon, où ayant donné un exposé des
idées de la nouvelle secte telle que constituée par
Saint-Simon lui-même, il présenta un abrégé des
croyances et des dogmes catholiques. Ses arguments
d'ailleurs irréfutables étaient appuyés de preuves four-
nies par les livres saints et par les docteurs de TEglise.
C'est ainsi qu'après avoir cité la Bible en plusieurs
endroits il reproduit certaines parties des ouvrages
de saint Justin, de saint Clément, de saint Augustin
et d'Origène. Plus loin, répondant aux Saint-Simo-
10 FRÉDÉRIC OZANAM
niens qui prétendaient que la religion primitive de
l'homme était un fétichisme grossier, il ouvre l'his-
toire des peuples de l'antiquité la plus reculée, et
montre le peuple juif, gardien fidèle des traditions
du genre humain, qui ne reconnaît qu'une seule
divinité Jehovah ou Dieu. Enfin les statistiques les
plus indiscutables fournissent la preuve que le nom-
bre des catholiques, depuis le temps de Luther, bien
loin d'être diminué, s'est accru de trente-cinq mil-
lions ; il y avait donc loin de là à la disparition
prochaine de la religion catholique comme les disci-
ples de Saint-Simon le prétendaient !
Pour terminer nous citerons le jugement de M.
Ampère, de l'Académie française sur cet opuscule.
" A peine âgé de dix-huit ans, dit-il, Ozanam fut en
" état de publier une brochure contre le Saint-Simo-
" nisme, écrit où l'on sent la jeunesse de l'auteur, qui
" néanmoins mérite d'être cité à cause du sentiment
" sincère et courageux cpii poussait un jeune homme
" inconnu à entrer en lice contre une secte qui ren-
" fermait des hommes de talent ; et dont les prédi-
" cations avaient eu un certain succès. Cet écrit est
" encore remarcpiable par ce qu'on y trouve déjà en
" germe la plupart des qualités qui se sont depuis
" développées chez Ozanam : un goût vif, bien que
" novice encore, pour l'érudition puisée aux sources
" les plus variées, de la chaleur, de l'élan, et avec
" une conviction très arrêtée sur les choses, une
" grande modération envers les personnes. J'aime à
FRÉDÉRIC OZANAM 11
" y signaler cette libéralité de vues qui lui faisait re-
" connaitre des sympathies même hors du camp pour
" lequel il comliattait. et lumoror généreusement, par
" exemple, dans ce livre, catholique s'il en fut, les
" luttes que la philosophie spiritualiste soutenait
" contre le matérialisme."
12 FRÉDÉRIC OZANAM
CHAPITRE ITT.
OzANAM SE REND A PARIS. — Tl Y CONTINUE l'ÉTUDE DU
DROIT ET CONTRIBUE A FONDER LES CONFERENCES DE
ST. VINCENT DE PAUL. — IMPORTANCE DE CETTE ŒUVRE.
— Ses DÉVELOPPEMENTS DANS LE MONDE ENTIER ET
PARTICULIÈREMENT AU CANADA.
Nous sommes rendus à une des époques les plus
intéressantes do la vie d'Ozanam. Plus tard, à la vérité,
nous le verrons publier les ouvrages les plus remar-
quables parla solidité et la variété des connaissances ;
nous le verrons, professeur à la Sorbonne, recueillir
des honneurs mérités ; mais ici nous le trouvons tout
jeune encore, contribuant à jeter les bases d'une Société
dont l'influence a été immense, qui se répand chaque
jour, et qui se répandra partout où il y aura un être
humain dans la misère et la souffrance : cette gloire qui
ne l'estimerait pas autant qu'aucune gloire humaine !
Pour nous surtout qui savons ce que fait dans notre
pays, pendant nos longs hivers, cette admirable
Société établie dans toutes nos villes, notre admiration
est sans bornes comme paraît l'être aussi la charité
des nombreux associés.
FRÉDÉRIC OZANAM 13
Nous n'entreprendrons pas ici de faire l'historique
de la Société St. Vincent de Paul, le temps et l'espace
ne nous le permettent pus. Il faudrait en effet écrire
des volumes pour donner même un abrégé de ce qui
a été accompli par cette Société depuis le soir où Oza-
nam et son condisci})le M. Letaillandicr, portaient, de
leurs propres mains, à un pauvre de leur connaissance
le peu de bois qui leur restait pour se chauffer pen-
dant les derniers jours de Thiver.
Qui pourra jamais énumérer le nombre d'aumônes
et d'œuvres de charité, accomplies i)ar les Sociétés St.
Vincent de Paul depuis la fondation, en 1833, de la
pieuse conférence de charité, composée de huit
meml)res, à venir jusqu'à nos jours où elles se
comptent par milliers et où elles distribuent pour
plus de dix millions d'aumônes par année ?
Ozanam arrivait à Paris au commencement de
novembre 1831, il n'était âgé que de dix-neuf ans.
C'était avec chagrin qu'il s'était éloigné })Our la
première fois du toit paternel La tristesse et la mé-
lancolie restèrent empreintes sur sa figure longtemps
encore après son arrivée. Voici en quels termes il
décrit il sa mère les désagréments auquels il se trouve
exposé. " Je suis fort mécontent et mes griefs sont
" nombreux. Je suis éloigné de l'école de droit, des
" cabinets de lecture, du centre des études et des
" cariiarades de Lyon ; puis ma maîtresse de pension
" a l'air d'être une rusée commère ; ses paroles et ses
" manières m'ont fait présumer qu'elle est fort affec-
14 FRÉDÉKIC OZANAM
" tionnée pour la bourse des jeunes gens. Enfin, et
" c'est ma grande raison, la compagnie n'y est point
" bonne. Il y a des dames et des demoiselles, aussi
" pensionnaires, qui mangent à table avec nous, tien-
" nent le haut de la conversation et dont les discours
" et la tournure sont extrêmement communs ; de ma
" chambre je les entends pousser de gros éclats de rire,
" car il faut que vous sachiez qu'il est d'usage ici de
" se réunir le soir pour jouer aux cartes, et l'on me
" presse de prendre part à ces jeux. Vous pensez l)ien
" comme j'ai refusé. Ces gens là ne sont ni chrétiens
" ni turcs, je suis le seul qui fasse maigre, et par là
" même exposé à mille quolibets. Il est fort désa-
" gréable de se trouver en pareille société."
Cependant le jeune étudiant ne devait pas rester
longtemps dans cette maison, et la Providence qui
avait ses vues sur lui, le fit tomber en de meilleures
mains. En cfi'et, peu de jours après avoir écrit cette
lettre, Ozanam alla faire visite à M. Ampère de l'Insti-
tut, et ce dernier après l'avoir interrogé sur sa situa-
tion à Paris et le prix de sa pension, lui offrit une
chaml)rc très agréable chez lui en lui disant: "Je
" vous oft're la table et le logement chez moi, au
" même prix que dans votre pension. Vos goûts et
" vos sentiments sont analogues aux miens, je serai
" bien aise d'avoir occasion de causer avec vous. Vous
" ferez connaissance avec mon fils qui s'est occupé de
" littérature allemande ; sa bibliothèque sera à votre
" disposition. Vous faites maigre, nous aussi ; ma
FRÉDÉRIC OZANAM 15
" sœur, ma fille et mon fils dînent avec moi, ç-a sera
" pour vous une société agréal)lc. Qu'en pensez-vous ? "
C'est ainsi qu'Ozanam devint l'hôte et le commensal
de M. Ampère, et son fils continua l'amitié qui, mal-
gré la différence d'âge, l'unissait à cet homme cé-
lèbre.
Le jeune étudiant que la Providence lui avait en-
voyé aidait souvent M. Ampère dans son travail, et ils
passaient bien des heures ensem1)le à causer, à lire
différents ouvrages, et même à faire des vers latins.
En même temps qu'Ozanam ne pouvait trouver rien
de plus intéressant que la conversation de son hôte, il
ne pouvait non plus rencontrer rien de plus édifiant
que la vie embellie par la foi de ce célèbre mathéma-
ticien. Le trait suivant rapporté par M. l'abbé Ozanam
peint bien la solide })iété de ces deux amis : " Un
"jour, accablé par le découragement, qui était sa
" tentation habituelle, Frédéric Ozanam entra dans
" l'Eglise de Saint-Etienne-du-Mont, pour répandre
" devant le Seigneur son âme désolée; il venait pui-
" ser aux pieds des saints autels, le courage qui lui
" manquait, et que ne refuse jamais Celui qui a dit:
" Venez à moi, vous tous qui travaillez, et qui pliez
" sous le fardeau de la vie et je vous soulagerai."
" Mais voilà que dans un coin retiré, parmi les bonnes
" FEMMES, un homme agenouillé priait dans un pro-
" fond recueillement Ozanam l'avait reconnu;
" c'était M. Ampère. Ozanam contemplant l'illustra-
" tien de toute une époque, prosternée devant Dieu, se
16 FRÉDÉRIC OZANAM
" prit à rougir de sa lâcheté, et la foi dont s'honorait
" l'immortel génie d'Ampère, vint raffermir son cou-
" rage ébranlé, consoler sa tristesse ; il sortit tout
" renouvelé."
Cette première année de séjour à Paris, se passa au
milieu des études et des traductions nécessaires pour
continuer son travail, sans cependant abandonner
l'étude et les cours de droit dont il devait passer les
premiers examens.
Il traduisit un opuscule allemand sur la religion
du Thibet, et poursuivit ses études de l'hébreu et du
sanscrit. Outre les cours de droit il suivait de plus les
cours d'économie politique de M. DeCoux. Il lisait
les ouvrages de M. Ballanche, son compatriote et pas-
sait de longues heures dans les bibliothèques qui lui
étaient ouvertes, surtout dans celle de l'Institut que
M. Ampère lui avait rendue accessible.
Chez son aimable hôte et protecteur, il rencontrait
plusieurs hommes éminents dont cette maison était
le rendez-vous et il alla lui-même faire visite aux
sommités de l'époque. C'est ainsi qu'il alla voir M.
de Chateaubriand qui le reçut avec une extrême
bonté.
Dans le cours de cette même année, il eut occasion
de donner des preuves de son grand dévouement et
de son infatigable charité pendant le choléra qui
sévissait alors dans plusieurs quartiers de la capitale.
Il eut la consolation de se rendre utile à plusieurs
personnes sans être atteint lui-même par cette terrible
maladie.
FRÉDÉRIC OZANAM 17
Dans une de ses lettres à son cousin M. Ernest Fal-
eonnet, Ozanam disait : "Tu n'ignores pas combien
"je désirerais m'entourer de jeunes gens sentant,
" pensant comme moi ; or je sais qu'il y en a beau-
" coup, mais ils sont dispersés comme l'or sur le
" fumier, et difficile est la tâche de celui qui veut
" réunir des défenseurs autour d'un drapeau."*
■ Néanmoins le jeune étudiant avait déjà réussi à
s'associer un certain nombre d'amis avec lesquels il
livra, cette même année, non seulement contre quel-
ques-uns de ses compagnons d'étude, mais encore
contre un des professeurs du cours de Philosophie,
quelques combats dans lesquels il fut victorieux.
Parmi les jeunes gens qui suivaient les cours, il y
avait des saint-simoniens, des fouriéristes, des déistes,
et lui et ses amis étaient à peu près les seuls véri-
tables catholiques.
Il soutint d'abord, avec grand succès, une polé-
mique contre un certain monsieur qui avait entrepris
de prouver la dissolution du christianisme par l'his-
toire des révolutions et par l'anarchie actuelle de ses
doctrines. Puis, appuyé par ses amis, il livra un com-
bat sérieux, au cours de philosophie, contre le i^rofes-
seur M. Joufifroy, qui avait osé attaquer la révélation.
Le professeur ne répondit pas d'abord aux premières
observations par écrit qu'Ozanam lui envoya, mais il
* Lettres t. 1. p. 44.
y
18 FRÉDÉKIC OZANAM
ne put pas passer sous silence une seconde protesta-
tion rédigée par Ozanam et revêtue à la hâte de quinze
signatures. M. Jouffroy, du haut de sa chaire, fit une
réponse mais il ne réussit qu'à tout embrouiller et
termina en ex])rimant ses regrets et en déclarant qu'il
n'avait pas eu l'intention d'attaquer le catholicisme.
Le jeune étudiant se rendait aussi le soir chez M. le
Comte de Montalembert ; là il rencontra les hommes
les plus distingués de la France et de l'étranger. Enfin
il assistait à des réunions d'étudiants qui s'occupaient
de droit et d'histoire. C'est dans ces Conférences
comme on les appelait, que prit naissance la Société
St-Vincent de Paul, dont nous allons faire connaître
l'origine.
Nous avons dit que dans ses lettres, Ozanam expri-
mait le désir de s'associer un certain nombre déjeunes
gens qui partageraient ses goûts et l'aideraient à faire
quelque chose pour le peuple. Voici ce qu'il disait un
jour à ses amis :
" Combien il est douloureux de voir le catholicisme
" et notre sainte mère l'Eglise ainsi attaqués, tra-
" vcstis, calomniés ! Eestons sur la brèche pour faire
" face aux attaques. Mais n'éprouvez-vous pas comme
" moi ce désir, ce besoin d'avoir en dehors de cette
" conférence,* une autre réunion, composée exclu-
" sivemcnt d'amis chrétiens et toute consacrée à la
* La Conférence d'Histoire.
FRÉDÉRIC OZANAM 19
" charité? Ne vous semLle-t-il pas qu'il est temps de
"joindre l'action à la parole et d'affirmer par des
" œuvres la vitalité de notre foi ?"
Cette pensée, ce désir de former une Conférence de
Charité, c'étaient les adversaires même d'Ozanam qui
l'avaient fait surgir dans son esprit, au cours d'une
discussion. En effet, un jour qu'il exposait à la Con-
férence tout ce qu'avait fait le christianisme pour la
civilisation et le progrès, un de ses contradicteurs ré-
pondit: " Vous avez raison si vous parlez du i)assé.
" Le christianisme a fait -autrefois des prodiges, mais
" aujourd'hui il est mort. Et en effet, vous qui vous
"vantez d'être catholique, que faites-vous? où sont
" les œuvres qui démontrent votre foi, et qui peuvent
" nous la faire respecter et admettre ? " *Ce reproche
ou plutôt ce défi frappa vivement Ozanam, et il réso-
lut de travailler à Tavenir, de manière à ce qu'on ne
fût pas en droit de répéter une pareille objection.
La Conférence d'Histoire se tenait chez M. Bailly,
propriétaire d'un journal La Tribune Catholique.
alors, à la tête d'un pensionnat d'étudiants, et qui
devait être plus tard Président des Conférences. Cepen-
dant depuis quelque temps Ozanam se demandait s'il
ne serait i^as possible d'avoir des séances consacrées,
non à des discussions, mais à des œuvres de charité.
Dans une de ces réunions, un des membres, et l'on
* Discours prononcé par Ozanam en LSôo devant la Confé-
rence de Florence.
\
20 FKÉDÉRIC OZANAM
prétend que ce fut Ozanam, s'écria: "Fondons une
Conférence de Charité ! " Si on avait demandé à
quelques-uns des assistants, peut-être même à celui qui
avait prononcé cette phrase, ce qu'ils entendaient par
Conférence de Charité, ils auraient été bien embaras-
sés de répondre et ils étaient loin de prévoir ce que
deviendrait plus tard leur association. Ils résolurent
aussitôt de~réunir les aumônes de chacun des assis-
tants et d'aller les distribuer eux-mêmes aux pauvres.
Dans ce but il fut décidé de rendre visite à la Supé-
rieure des Sœurs de St- Vincent de Paul, et de la
prier d'indiquer quelques familles pauvres à visiter.
A partir de ce jour, la Conférence de Charité était
fondée et elle avait pour président M. Bailly qui lui
offrit pour ses séances les bureaux de La Tribune
Catholique, où elle s'installa au mois de mai 1833.
La réunion était composée, en sus de M. Bailly, de
huit membres tous très jeunes. On peut citer six noms
dont le souvenir s'est conservé : Messieurs Ozanam,
Letaillandier, Devaux, Lamarche, Lallier et Clavé ; les
deux autres noms sont restés inconnus. Plusieurs
d'entre eux, dans les écrits qu'ils ont laissés, recon-
naissent Ozanam comme fondateur. Il est vrai que lui-
même nous dit dans un discours prononcé à Florence :
- "Nous ne pouvons pas nous donner véritablement le
"titre de fondateurs; c'est Dieu qui a voulu et qui a
" fondé notre société." Il est une chose cependant que
les premiers associés admettent, c'est qu'aucun n'a
travaillé autant qu'Ozanam à constituer et à dévelop-
per les conférences de saint Vincent de Paul.
FRÉDÉRIC OZANAM 21
-V-
Pendant quelque temps les membres fondateurs ne
voulurent pas s'adjoindre de nouveaux confrères
pensant que la Conférence de Charité serait une
société limitée à eux seuls. La Providence en avait
toutefois décidé autrement. M. De Lanoue, jeune
poète de grandes espérances, fut bientôt après admis
à faire partie de la société et à la fin de l'année (1883)
le nombre des membres était de dix-huit. Les séan-
ces commençaient et s'achevaient par la prière ; on
faisait une courte lecture de piété, le plus ordinaire-
ment dans V Imitation de Jésus-Christ ou dans la vie de
saint Vincent de Paul, puis chacun rendait compte
de la visite de ses pauvres. Car les Conférences à
l'origine de même que de nos jours n'ont tenu essen-
tiellement qu'à une œuvre : la visite des pauvres à
domicile. Après cela on faisait la distrilnition des
bons et l'on terminait toujours par une modeste quête.
Ces quêtes auraient été bien insuffisantes si Ozanam
et quelques autres membres n'avaient pas mis de
temps en temps dans la bourse de la confrérie le pro-
duit des articles qu'ils écrivaient dans les journaux.
A une de leurs réunions les membres choisirent
saint Vincent de Paul pour leur patron et depuis ce
temps la Conférence de Charité fut surtout connue
sous le nom de Conférence de Saint Vincent de Paul.
A la fin de l'année suivante, 1834, la conférence
se composait déjà d'une centaine de membres. C'est
alors qu'il fut question de limiter le nombre des as-
sociés à ce chiffre ; mais M. de la Perrière, qui fut
22 FRÉDÉRIC OZANAM
plus tard président général des conférences de Lyon,
plaida si bien contre cette mesure que l'on continua
à admettre de nouveaux associés, se contentant de
changer de local et de se rendre à l'amphitéâtre des
Bonnes Etudes. Peu de temps après, il fut cependant
encore question de se séparer en deux conférences,
car le nombre des associés était devenu si grand qu'on
ne pouvait plus s'occuper des détails sur les visites
aux pauvres, tout le temps se passait à distribuer des
bons.
Cette proposition fit surgir une tempête, et ce n'est
qu'après maintes assemblées tumultueuses qu'on con-
vint de se séparer en deux sections, sans se diviser en
deux sociétés. C'est néanmoins grâce à cette première
séparation qu'on vit s'établir dans les autres paroisses
de la capitale d'autres conférences liées cependant
entre elles, et la conférence-mère par un conseil géné-
ral. De Paris, la société Saint Vincent de Paul passa
en province et bientôt il n'y eut pas une ville en
France, de quelque importance, qui n'eut pas sa
société de Saint Vincent de Paul. La première confé-
rence organisée à Paris à part de la conférence-mère
dont nous avons donné l'origine, fut celle de la pa-
roisse de St-Sulpice et la seconde, celle de la })aroisse
de St-Philippe du Roulle.
En 1837, la société comptait, dans la capitale, deux
cent trente-sept membres ; elle avait créé des confé-
rences à Nîmes, à Lyon, à Nantes, à Rennes, à Dijon,
à Toulouse et même à Rome. En 1838, elle en fo^ida
FRÉDÉRIC OZANAM 23
Il Nancy, îl Metz, à Quiinper, à Langres et à Lille. Eu
1851, il y avait en France quatre cent C|uinze confé-
rences établies dans trois cent onze communes.
Voici ce que disait Ozanam dans son discours pro-
noncé à Florence, le 30 janvier 1853 : "A Paris seu-
" lement nous sommes deux mille, et nous visitons
" cinq mille familles, ou environ vingt mille indivi-
" dus, c'est-à-dire le quart des pauvres que renferment
" les murs de cette immense cité. Les conférences,
" en France seulement sont au nombre de cinq cents,
" et nous en avons en Angleterre, en Espagne, en
" Belgique, en Amérique et jusqu'à Jérusalem. C'est
" ainsi qu'en commençant humblement on peut arri-
" ver à faire de grandes choses, comme Jésus-Christ,
"qui de l'abaissement delà crèche s'est élevé à la
"gloire du Thabor. C'est ainsi que Dieu a fait de
"notre œuvre la sienne, et l'a voulu répandre par
"toute la terre en la comblant de ses bénédictions."
Puisqu'il est fait mention de l'Amérique nous don-
nerons ici quelques renseignements sur l'établisse-
ment et le fonctionnement dans notre pays de la
société Saint Vincent de Paul.*
* Nous devons ces renseignements à l'obligeance de M. Le
Sage, vice-président de la société, pour ce qui concerne la ville
de Québec. Pour ce qui est de Montréal nous devons nos
remerciements au président actuel,M. Bellemare. Nous sommes
surtout redevables à M. Joseph Desrosiers et à IM. Ernest
Myrand, de leurs beaux et importants travaux sur la société
Saint Vincent de Paul qui ont rendu nos recherches faciles et
agréables.
24 FRÉDÉRIC OZANAM
M. le docteur Painchaud, mort en Orégon en 1855,
fonda la société à Québec le 12 novembre 1846. M. le
juge Chabot en fut le premier président. On compte
près de 3,000 pauvres secourus annuellement par la
société, qui dépense en moyenne la somme de
$5,000 chaque année. Il y a aussi sous sa direction,
l'œuvre du patronage qui pourvoit à l'entretien
de 125 enfants et en habille un certain nombre,
chaque année, pour la première communion. M. Paul
Ernest Smith est le président actuel et INtM. S. L.
Rivard et Ed. Foley sont les secrétaires. L'œuvre
du patronage est due au zèle infatigable et à la coura-
geuse et persévérante initiative de M. le grand-vicaire
Hamel, recteur de L'Université Laval.
La société Saint Vincent de Paul fut fondée à
Montréal, en 1848, deux ans après celle de Québec.
M. Hubert Paré en fut le premier président. Comme
à Québec on adopta tous les règlements de la société
tels qu'ils étaient en force à Paris, et l'on écrivit au
président général dans cette dernière ville pour de-
mander l'agrégation de la nouvelle conférence. On
ne se contenta pas des quêtes faites à chaque
réunion, mais on en fit encore à domicile et dans
les églises. La société Saint Vincent de Paul compte
actuellement, à Montréal, dix-huit conférences, dont
seize françaises et deux irlandaises. D'après le der-
nier rapport général, ces conférences comprenaient
1615 membres, dont 1215 membres actifs et 400 sous-
cripteurs. Elles secourent, chaque année, au delà de
FRÉDÉRIC OZANAM 25
700 familles comprenant plus de 3,000 personnes.
Elles ont distribué dans l'année 1882, plus de 50,000
pains, environ 1,000 cordes de bois, et pour plus de
^2,000 d'autres secours.
M. R. Bellemare est le président actuel et M. L. A.
Huguet Latour, le secrétaire.
En sus de celles de Québec et de Montréal, la so-
ciété Saint Vincent de Paul a aussi des conférences
en Canada, dans les villes suivantes: Lévis, Hull,
Rimouski, Nicolet, Arthabaskaville et Bécancour dans
la province de Québec ; Ottawa, Toronto, liOndon,
Hamilton, Guelph, Lindsay, Belleville, Brantford,
dans la province d'Ontario; Chatham, Almonte et St-
Jean, dans la province du Nouveau- Brunswick ; Yar-
mouth et Halifax, dans la province de la Nouvelle-
Ecosse; et Winnipeg, dans la province de Manitoba.
c^^^^^^
26 FRÉDÉRIC OZANAM
CHAPITRE IV
ÉTUDES ET VACANCES. — PART QUE PRIT OZANAM A L'ÉTA-
BLISSEMENT DES CONFÉRENCES DE NOTRE-DAME.
Il ne faut pas s'étonner si nons insistons tellement
sur les différentes études et sur le travail assidu au-
quel se livrait Ozanam. Il peut être considéré comme
le modèle de l'étudiant et nous devons mettre sous
les yeux de nos lecteurs sinon tous les détails au
moins les grandes lignes de cette existence si bien
remplie.
En même temps qu'il se préparait aux premiers
examens du droit, Ozanam poursuivait ses études
pour obtenir la licence ès-lettres. Il suivait plusieurs
cours et prenait part aux discussions dans plusieurs
conférences. Il écrivait de plus un grand nombre
d'articles pour les journaux, entr'autres pour la Reime
Européenne.
Au milieu de tous ces travaux les vacances arrivè-
rent et ce fut avec bonheur qu'il se dirigea vers le
toit paternel où il allait revoir son père, ses frères, un
grand nombre d'amis, mais surtout sa mère qu'il ai-
mait tendrement. Dans une lettre qu'il adressait à
FRÉDÉRIC OZANAAI 27
cette époque, à un de ses amis, M. Lallier, Ozanam
décrit la douleur qu'il éprouva en revoyant sa mère
affaiblie et l)ien changée par la maladie.
"A quelques lieues de Lyon, je trouvai une mau-
" vaise carriole qui m'amena à huit heures du soir à
" la maison, au moment où toute la famille assemblée
" pour fêter maman s'affligeait de mon retard. Père
" "mère, frères, oncle, tante, cousines, tout était là ;
"je laisse à penser la joie du premier embrassement.
" Toutefois à ce premier embrassement s'est bien
" mêlée quelque tristesse. Les inquiétudes que j'avais
" eues sur la santé de ma bonne mère n'avaient été
" que trop fondées. Vous vous souvenez de ce jour de
" chagrin, et de cette lettre charmante que je vous
" communiquai ; ce chagrin et ces alarmes mon père
" et mes frères les avaient partagés ; maman avait été
" saisie pendant plus de deux mois d'une faiblesse et
" d'une langueur dont on ne prévoyait pas la fin; des
" accidents assez graves s'étaient joints à cette indis-
" position, et les craintes qu'on avait eues à Lyon
" n'étaient guère au dessous de celles que j'avais éprou-
" vées à Paris. Heureusement à mon retour une grande
"amélioration s'était faite; ma bonne mère n'était
" plus souffrante, mais elle portait les traces de ses
" souffrances passées, et en la baisant j'ai été effrayé
" de la maigreur de son visage. Tranquille pour le
" présent, je suis encore bien tourmenté pour l'avenir,
"je vois que cette santé qui m'est si chère s'est véri-
" tablement affaiblie, que sa sensibilité est devenue
28 FRÉDÉRIC OZANAM
extrême, que peu de chose suffit pour la cha-
griner, la désoler ; que sa vertu et sa bonté angéli-
ques sont toujours en lutte avec son organisation
maladive et nerveuse ; avec cela elle redouble de
bonnes œuvres, et s'impose des fatigues devant les-
quelles moi, jeune et fort, je reculerais ; j'ai bien du
souci pour l'hiver prochain. Mon cher ami, si vous
avez deux places à me donner dans vos prières,
donnez en une pour la santé de maman et l'autre
pour moi ; si vous n'en avez qu'une, qu'elle soit
pour ma mère ; c'est prier pour moi que de prier
pour^lle ; à sa conservation dans ce monde est
peut^tre attaché mon salut dans l'autre."
Pendant ces vacances de 1833, Ozanam eut le plai-
sir de faire un premier voyage en Italie. Il était ac-
compagné de son père et de son frère l'abbé
qu'il appelait son ange gardien. Ce premier voyage
fit sur le jeune étudiant l'impression la plus profonde
et il en revint raffermi dans la foi et le cœur rempli
du feu de la charité.
A son retour d'Italie, il se mit à la tête d'un groupe
déjeunes étudiants qui signèrent une pétition à Mgr
de Quélen pour l'établissement de conférences à
Notre-Dame. Cette première démarche n'eut pas de
résultat, malgré la bonne volonté de l'archevêque.
L'année suivante, les même étudiants, ayant un
vague espoir de réussir cette fois, rédigèrent une nou-
velle supplique couverte de deux cents signatures,
MM. Ozanam, Lallier et Lamarche délégués pour la
FRÉDÉRIC OZANAM 29
présenter à l'archevêque eurent leur audience le 13
janvier 1834, et cette fois avec plus de succès. Cepen-
dant quoiqu'ils eussent demandé M. l'abbé Lacordaire
pour être le seul prédicateur de ces conférences, elles
furent distribuées entre huit conférencirs y compris
INIgr de Quélen lui-même. Malgré le talent de ces
prédicateurs, cet enseignement sans unité eut peu
de résultats. Toutefois les conférences de Kotre-
Dame étaient fondées et l'année suivante les sermons
de Lacordaire eurent les plus beaux succès. Chaque
année, pendant cinquante ans, les plus célèbres pré-
dicateurs se succédèrent dans la chaire cle Notre-
Dame et cette grande œuvre bénie de Dieu^Ft pour
beaucoup dans le retour aux idées chrétiennes et ca-
tholiques.
Les travaux des Lacordaire, des Ravignan, des
Félix et des Monsabré sont donc dus en partie à l'ini-
tiative d'Ozanam et de ses courageux amis. Ce n'est
pas là un de ses moindres titres de gloire. "Quelle
œuvre singulièrement féconde que cet apostolat spé-
cial d'hommes visiblement suscités du ciel pour ra-
mener dans le chemin de la vérité catholique tant
d'esprits égarés dans les arides déserts du doute et
du mensonge ! "' *
Vers cette époque (1834) les évêques de Belgique
fondèrent une Université catholique soutenue par
* Frédéric Ozanam par Maxime de Montrond.
30 FRÉDÉRIC OZANAM
des actionnaires. Les actions n'étaient que d'un franc
payable pendant cinq ans ou de cinq francs une fois
payés ; Ozanani s'occupa très activement de trouver
des souscripteurs et s'intéressa beaucoup au succès de
Tentreprise. Plus tard, quand les étudiants catholiques
de l'Université de France eurent à protester au nom
de la liberté, contre un groupe de jeunes étudiants
de l'Université de Louvain qui attaquaient les évê-
ques de Belgique et faisaient tout en leur possible
pour étouffer la nouvelle Université à sa naissance,
ce fut encore Ozanani qui fut chargé de rédiger cette
protestation et d'écrire et de parler au nom de tous.
Par s^Ptudes sérieuses, autant que par son maintien
grave, par ses connaissances autant que par sa cou-
rageuse attitude dans la défense de ses idées, il
était considéré comme le chef des étudiants catholi-
ques, le porte- drapeau de ceux qui ne craignaient pas
de combattre Fimpiété et le désordre.
Les vacances de 1834 furent marquées par un inci-
dent dont Ozanam conserva toujours le souvenir. En
1831, il avait reçu de M. de Lamartine une lettre très
flatteuse à l'occasion d'une pièce de vers qu'il lui
avait adressée, mais il n'avait pas encore eu l'honneur
d'être présenté an grand poète. M. Dufieux se chargea
de le conduire à 8aint-Point et de lui ménager une
entrevue. Voici en quels termes le jeune étudiant
écrivit l'impression que lui fit cette conversation avec
Lamartine: "Il semble philosophe encore plus que
" poète par la pensée et i)lus poète que philosophe
FREDERIC OZANAM
'" par la parole A la tal)lc et au salon il lira paru
" rempli cramabilité ; il nous a instamment pressés
" de passer une huitaine de jours auprès de lui, et
" comme nous ne le pouvions pas. il nra fait proiuet-
" tre d'aller le voir à Paris cet hiver Nous avons
" dîné, passé la nuit, et le lendemain il nous a menés
" visiter ses deux autres maisons de ]\lilly et de Mon-
".ceaux. Le long du grand chemin, les paysans le
" saluaient d'un air d'affection ; il les abordait et
" causait avec eux en leur demandant des nouvelles
" de . leurs vendanges, de leurs intérêts, de leurs
" familles. Aussi semblaient-ils T'aimer Ijea^up, et
" les petits enfants couraient après lui e^jpi-iant :
" Bonjour M. Alphonse.'"
L'admiration d'Ozanam pour M. de Lamartine
n'était pas aveugle cependant, et Ton verra par le
passage suivant d'une de ses lettres * où il est ques-
tion de "Jocelyn" que tout en rendant hommage
au génie du poète il ne manquait pas de condamner
en lui les idées qui blessaient sa foi.
"Ce grand poète, disait-il, est en même temps si
" impressionable, qu'en traversant l'Asie, il s'est
" imprégné d'une partie de ses idées et de ses ten-
" dances. Il donne des louanges extrêmes à l'Alcoran
" et à force d'optimisme et de tolérance il sort évideni-
" ment deTorthodoxie. Parce que des ordres avaient
* Lettres d'Ozanam t. 1, p. 154, :.'e éLlition.
32 FRÉDÉRIC OZANAM
été donnés pour qu'il fût bien reçu, parce que les
pachas et les chefs de tribus l'ont accueilli en grand
seigneur, menacés qu'ils étaient de perdre la tête
s'ils y manquaient ; sa belle âme, qui ne sait pas
soupçonner le m al, s'est laissée prendre à ces dehors,
et s'est éprise d'admiration pour les mœurs orien-
tales. Cependant le mal n'est pas sans remède, car
ce n'est que l'exagération d'une bonne qualité. D'ail-
leurs ce livre ne renferme pas une apostasie formelle,
mais il est évident que le ciel de la Palestine s'est
reflété avec toutes ses ardeurs dans l'âme limpide
du poète. Le temps effacera ce qu'il y a d'impur
daiUcette image."
C'était toujours ainsi qu'en usait Ozanam avec ceux
qu'il admirait sans pouvoir approuver toutes leurs
idées. Il en avait agi ainsi avec M. de Lamennais dont
il passait pour être un des plus fervents admirateurs
tout en condamnant ses fausses doctrines. Il ne lais-
sait jamais échapper un mot d'amertume dans les
critiques qu'il faisait des œuvres de ses contempo-
rains.
G^^^âE:)
FRÉDÉRIC OZANAM iJS
CHAPITRE V.
J>ES DEUX CHANCELIERS DANGI.ETERRE. — BACON ET
ST THOMAS DE CANTORBÉKV.
Telestle titre du secondessai d"Ozanaiu. Cft opiis-
cule parut eu 1836 et eut un graud succès. IAu.iteur,
dans les quelques phrases suivantes, nous fait connaître
comment lui est venue la pensée d'un parallèle entre
ces deux hommes si dissemblables à bien des égards.
" En poursuivant, dit-il, le cours de quelques études
" historiques, nous nous trouvâmes au seuil du dix-
" septième siècle, face à face avec l'un des plus puis-
" sants esprits qu'aient enfantés les temps modernes,
" Bacon de Vérulam. Nous essayâmes de suivre de
" loin ce génie explorateur signalant à ses contempo-
" rains des sources ignorées de science et de prospé-
" rite où Ton a largement puisé dans la suite. Nous
'■ vîmes cet homme revêtu des }ilus augustes fonctions
" politiques, et Chancelier d'Angleterre, de qui Ton
" avait droit d'attendre de grandes actions comme
" de grandes idées, déshonorer sa simarro par d'in-
" croyal)les faiblesses. Alors nous nous souvînmes
" que la même simarre avait été portée par un autre
34 FRÉDÉRIC OZANAM
" personnage que l'Eglise compte parmi ses saints,
" Thomas Becket, Archevêque de Cantorbéry, lui
"■ aussi doue d'un beau génie, mais en même temps
" d'une invincible vertu. Nous nous rappelâmes sa
''laborieuse vie, sa mort (pu fut un triomphe; et
" notre âme (j^ui venait d'assister au triste spectacle
" des bassesses du [iliilosophc, fut heureuse de rencon-
" trer sur son chemin la consolante mémoire du
" martyr."
La vie de Bacon considéré comme philosophe donne
à Ozanam une occasion de jeter un rapide coup d'œil
sur la marche de la philosophie à travers les siècles.
Après avoir parlé longuement des philosophes de
l'antiquité et surtout d'Aristote (^ui, dit-il, "entreprit
de résumer tout le passé pour instruire l'avenir ;"
après avoir suivi la nuirche des idées des philosophes
au milieu des changements nécessités par l'avène-
ment du christianisme et nommé les défenseurs delà
doctrine aristotélicnne tels que Abélard, Pierre le
Grand, Pierre Loml)ard et saint Thomas d'Aquin ainsi
<|ue leur vénérable adversaire le savant Gerson ; enfin
après avoir parlé du système de tolérance apporté à
Torganisation de TUniversité de Paris, l'auteur ter-
mine son exposé de l'état de la philoso})hie au moyen
âge par ces renuir(iuables paroles:
" D'un autre côté, quelques rêveurs qui s'ennuyaient
" d'errer entre les murs infranchissables du trivium et
FRÉDÉRIC OZANAM 35
" du quadriviuiii se séparaient de la foule, luoutaieul
" sur leurs observatoires, se penehaient sur leurs
" creusets enfumés, comptant rencontrer soudaine-
" ment dans les cieux ou dans les entrailles de la
" terre quelque mystérieux levier capable de remuer
" les mondes. De là rastrologie.rak'himie et la magie
" elle-même; car ce qu'elles ne trouvaient ni sur la
"•terre ni au ciel, des âmes exaltées purent bien dans
" leur délire le chercher aux enfers. Toutes ces aberra-
" tions venaient d'une même cause. L'intelligence de
" l'homme est impérieuse, ses désirs sont impatients
" parcequ'ils sont immenses; les obstacles l'irritent,
" les lenteurs de la science la désolent; elle cherche
" incessamment quelque moyen, non de soulever,
" mais de déchirer le rideau et d'embrasser tout d'un
.'i.coup la vérité tout entière. Il semble qu'elle se
" souvienne d'un temps où elle n'avait qu"à voulois
" pour connaître. C'est un aigle qui s'est brisé les ailes
" en tombant de son aire : il pourrait y remonter de
" rocher en rocher ; mais il ne sait pas se servir de ses
" serres pour marcher, elles ne sont faites que pour
" étreindre : il voudrait reprendre son vol et s'élancer
" d'un seul essor ; mais ses ailes lui manquent et tou-
" jours il retombe."
Cependant avec la Renaissance, avec l'invention de
la poudre à canon et de l'imprimerie, avec la décou-
verte d'un nouveau continent par Christophe Colomb,
ce triste état de choses vint à changer, le philosophe
se lança dans une autre voie et l'étude des sciences
36 FRÉDÉRIC OZANAM
reprit un nouvel élan. " Christophe Colomb, dit
" Ozanam, avait grandi d'un continent la terre connue
" des anciens, Copernic et Galilée l'avaient arrachée
" du poste qu'on lui avait prescrit, et, brisant les
" cieux factices dePtolémée, avaient reculé les astres
" dans un espace sans fin. Toutes les sphères de la
" science s'éclairaient et semblaient commencer une
"révolution nouvelle; il leur fallait une nouvelle
" direction, il fallait une philosophie, une logique
" appropriée aux besoins présents de l'esprit humain;
" Descartes et Leibnitz allaient paraître: Bacon les
" devança."
Bacon naquit en 1561 et était encore étudiant à
l'Université de Cambridge quand il eut l'idée de tra-
vailler à une restauration universelle des sciences. Il
fit paraître un premier essai où il exposait son plan
sous un titre pompeux.
Pour donner une idée des travaux du célèbre philo-
sophe nous allons reproduire, d'après Ozanam, l'ordre
dans lequel il procéda:
"1° Préparer le nouvel avènement de la science en
" découvrant son origine et ses destinées, retrouver
" ses droits méconnus, déterminer l'étendue et la dis-
" tribution de son domaine, indiquer les parties qui
"jusque là étaient restées incultes et celles qui avaient
" besoin de changer de culture: tel devait être l'objet
" d'un premier travail. 2** Signaler les anciens égare-
" ments de l'entendement humain, en constater les
" causes, lui tracer une voie meilleure, lui donner la
FRÉDÉRIC OZANAM 37
"-méthode qui devait le conduire comme un guide sûr
" à la recherche de la vérité: Novuw organv.m. 8* Faire
" l'épreuve de cette méthode, et. s'enfonçant, le fil
" d'Ariane à la main, dans les profondeurs de la
" nature, aller à la découverte dans cette forêt encore
" vierge, et revenir riche d'observations: Sylva Sylra-
" ruvi. 4' De l'étude des phénomènes naturels et des
" lois qui les gouvernent déduire les applications
" nombreuses aux besoins de l'homme et de la société
" et ainsi donner naissance à une philosophie pra-
" tique non moins belle et non moins féconde que la
" philosophie contemplative, sa sœur aînée : Philoso-
'■" 'phia secunda. Et l'ensemble de cette vaste entreprise
" devait être désigné par un seul nom: Instauratio
" magna scientiarum.^^
On aura une idée du grand travail et des recherches
nombreuses que ce plan embrasse lorsqu'on saura que,
seulement sous le titre de Sylva Sylvarum, Bacon })ul )lia
une collection d'observations et de vues sur lesquelles
son histoire naturelle devait reposer: il écrivit l'his-
toire particulière du Soufre, du Mercure et du Sel; V His-
toire des Vents, celles du Son et de VOuïe; du Dense et du
Rare, de la Vie et de la Mort ; les Qiœstions sur les Miné-
raux et sur r Aimant, etc. " Ces travaux,ajouteOzanam,
" sont des prodiges de patience, et souvent, au milieu
" de beaucou}) d'erreurs, on y rencontre des traits
" d'une étonnante perspicacité " C'est ainsi qu'il
prédit avec une merveilleuse justesse les conquêtes
futures de la chimie: "On doit cette louange à la
38 FRÉDÉRIC OZANAÎVr
" chimie, dit-il, qu'elle peut être comparée an labou-
" reiir d'Esope. Au moment de quitter la vie ce bon
" père annonça à ses enfants qu'il leur laissait un grand
" trésor enfoui dans sa vigne : ceux-ci la remuèrent
" en tous sens, et ne trouvèrent point d'or, mais la
" vendange de l'année suivante les paya bien de leurs
" i^eines. Ainsi ces veilles infatigables des alchimistes,
" labeurs sans fin pour faire de l'or, ont fini par allu-
" mer un flamljcauaux clartés duquel s'accompliront
"de nombreuses découvertes: les entrailles de la
" nature s'ouvriront et de grandes choses se feront
" pour les usages de la vie."
Une autre fois, devançant Newton, Bacon entrevit
la loi de l'attraction, ce principe générateur de la
mécanique universelle. "Il faut, écrivait-il, ou que les
" corps graves soient poussés vers le centre de la terre,
" ou qu'ils en soient mutuellement attirés; et, dans ce
" dernier cas, il est évident que })lus les corps en tom-
" bant s'approcheront de la terre, plus ils seront attirés
" fortement. Il faudra expérimenter si la même hor-
" loge à poids va plus vite sur le haut d'une montagne
'■ qu'an fond d'une mine; si la force des poids dimi-
" nue sur la montagne et augmente dans la mine, il
'' y a apparence que la terre a une véritable attrac-
" tion."
Voici maintenant ce qu'était au point de vue reli-
gieux ce savant aussi admirable dans l'analyse que
dans la synthèse. Nos lecteurs verront qu'il était loin
d'être ce ])hilosophe athée et so^ihiste que des hommes
FRÉDÉnic 0/CANA>r 39
tels que Voltaire, Naigeon etCondoroet ont acraldi''
tlo rinfaniio do leurs louanges selon Thcurouse expres-
sion (le notre auteur.
" Contemplons, dit Ozanani, ee grand philosophe
" dans toute la solennité de ses méditations. A la
" lueur do la lampe (|ui veille avoe lui. il vient <le
" relire son livre De Dignitate et Avgmentis scicnlia-
^^'ritm, qu'il s'a^j^u'ête à rendre puldie ; il vient d'en
" tracer la préface : devant lui la Bilde est ouverte ;
" une grave pensée est descendue sur son front ; le
" voilà qui découvre sa tête vénérahle. il s'agenouille.
" et d'une main que l'inspiration fait trcmldev il
" ajoute à sa préface ces dernières lignes :
" Au commencement de cet ouvrage nous ofl'rons à
"Dieu le Père, à Dieu le Fils, à Dieu l'Esprit, des
" prières très huml)les et très ardentes, afin que, se
" souvenant des misères du genre humain et du pèle-
" rinage de cette vie,où nos jours sont courts et mau-
" vais, il daigne par nos mains répandre de nou-
" velles aumônes sur la famille chrétienne. Et, de
" plus, nous lui demandons ceci avec instance : que
" les choses terrestres ne nuisent pas aux choses
" divines, et que le nouvel éclat des lumières natu-
" relies ne jette pas de ténèhres dans notre esprit sur
" les mystères révélés; mais plutôt que notre intelli-
" gence épuisée, délivrée des fantômes qui la trou-
" blaient, demeure soumise aux oracles divins et
•' rende à la foi l'hommage que la foi réclame."
Après nous avoir décrit Bacon comme philosophe
40 FRÉDÉRIC OZANAM
et avoir fait connaître une partie de ses travaux, notre
jeune mais savant auteur nous le montre ci-ans sa vie
publique et politique.
Nous sommes au temps d'Elizabeth et avec elle
règne un tel cortège de vices de tout genre qu'il est
bien difficile d'y voir paraître une seule bonne qualité,
une seule vertu. A moins qu'on ne soit assez bon pour
donner ce nom à cet art qu'elle a possédé par excel-
lence, l'art de se faire craindre des grands. Par
son exemple la reine prêcbe l'apostasie et par
ses ordres les droits les plus sacrés sont foulés aux
pieds. C'est ainsi ([ue Marie Stuart, sa bonne
sœur, et une foule de personnages illustres par leur
naissance et leur vertu sont traînés d'outrages en
outrages jusqu'à l'écliafaud, n'ayant, quelques-uns,
d'autres fautes à se reprocher que de pratiquer une
religion qu'elle avait pratiquée elle-même, mais qu'elle
venait d'abjurer. Et nous ne parlons ici que des
crimes de la reine, les fautes de la femme sont assez
connues.
C'est à cette princesse fameuse à plus d'un titre que
Bacon encore enfant et élevé dans l'atmosphère de la
cour devait adresser ses premières louanges. On rap-
porte, en effet, qu'un jour que la reine lui demandait
quel âge il avait, il répondit sans hésiter : "Juste deux
" ans de moins que le règne heureux de Votre Majesté."
Avec de pareilles dispositions cet enfant devait se
rendre loin, aussi loin du moins que peuvent conduire
l'adulation et la bassesse.
■p
FRÉDÉRIC OZANAM 41
A dix-neuf ans, le jeune Bacon réussit dans une
mission délicate entre la reine et l'ambassadeur de
France et il publia vers ce temps un ouvrage sur VÉtnt
de PEurope, où, dit Ozanam, on trouve plusieurs
marques d'une maturité précoce. A la mort de son
père, n'étant pas homme à se contenter du sort
modeste qui lui était fait, il abandonna la carrière du
barreau à laquelle il se destinait d'abord pour porter
ses convoitises sur les fonctions publiques.
Dans un ouvrage intitulé Antitheta reruni il semble
prédire lui-même le triste rôle qu'il jouerait s'il obte-
nait jamais une charge de quelqu'importance. Citons
plutôt, d'après Ozanam, un passage où se lisent des
maximes présentées il est vrai comme de sinîples
lieux communs, dont cependant, nous ne tarderons
pas à voir la triste application :
" La dissimulation est l'abrégé de la sagesse; c'est
" comme une haie vive qui protège les desseins des
" hommes habiles; c'est une sorte de pudeur intelleç-
" tuelle qui nous fait couvrir la nudité de nos pensées.
" Celui qui ne dissimule jamais ne trompe pas moins ;
" car, le plus grand nombre des hommes étant accou-
" tumés au mensonge, rien ne les surprend et ne les
" met en défaut comme la vérité. La magnanimité
" n'est qu'une vertu poétique. La flatterie est excusable.
" Les grands ont droit à ne recevoir de leçons que celles
" qui se cachent sous les formes de la louange. Ce
" que l'on nomme du nom odieux d'ingratitude n'est
" autre chose que la juste appréciation des motifs d'un
42 FRÉDÉRIC OZANAM
'■ ])ienfiùt. La reeonniiissanee envers qiielques-nns
" nous fait manquer de justice envers les autres, et
" trahir notre indépendance. On ne doit point réconi-
" penser un service, puisqu'on n'en saurait estimer la
•ç^ " valeur."
Il n'aurait jamais eu peut-être l'occasion de mettre
en ])rati([ue d'aussi jolies maximes s'il n'avait eu
la pensée de pulilieren même temps V Eloge de la Beine
Elizaheth, "œuvre de rhéteur, dit Ozanam, où l'adula-
'^tion s'élève jusqu'au cynisme de Tliyperbole." Il y
suppose toutes espèces de vertus à la Reine et loue les
traits, la démarche et le teint de cette vierge la 'j;)his
chaste et qui avait alors plus d'un demi-siècle. " Au
" milieu de ce panégyrique, dit Ozanam, François
" Bacon avait jeté une phrase courte et rapide, mais qui
" n'était peut-être pas la moins importante selon ses
" vues : c'était celle où il exaltait l'hahileté de la reine
" dans le choix de ses serviteurs, et l'art merveilleux
'' avec lequel elle savait satisfaire les uns et tenir les
" autres en appétit." On sut tenir le savant philosophe
en ajypctit \)^Y des emplois très considérables, mais qui
raïqjortaient plus d'honneurs (pie de revenus. Ce n'est
que vingt ans après qu'il entra dans la première caté-
gorie " des hommes dont la reine savait si bien faire
'• le choix et qu'elle avait l'art merveilleux de satis-
" faire."
Jusqu'ici, dans le caractère de Bacon, nous n'avons
remarqué, comme défaut dominant, qu'une flatterie
basse et intéro.-sée : mais nous sommes rendus à la
FRÉDÉRIC OZANAM 4o
})age la plus soml)re de sa ])i<igrai)liio et il nous faut
narrer avec notre auteur la ]ilus grande ingratitiule et
la })lus infâme trahison ([uo Ton ])uisse iui])uter à un
homme de génie.
Deux factions rivales se tenaient auprès du trône
d'Elizaheth. D'un côté les grands hommes d'état et
les guerriers célèhres de l'époque, ayant à leur tête
lord Burleigh et son fils, lord Cecil. Ceux-ci en ser-
vant avec honneur et courage leur patrie s'étaient
acquis la confiance de la reine et l'admiration du
peuple. De l'autre côté on voyait la jeunesse de
la cour ne manquant pas de valeur et détalent, mais
poursuivant avec une ardeur égale les plaisirs effrénés
et les honneurs et les charges publiques. Robert Deve-
reux, comte d'Essex, était le chef reconnu de ce parti
([ui devait disparaître par les suites de sa témérité
dans SCS attaques imprudentes contre les hommes au
pouvoir. Le comte d'Essex était lui-même en grande
faveur auprès de sa souveraine et le })eu})le aimait ce
grand maréchal du royaume, car il était aussi l>rave
que beau. Ses partisans étaient loin d'être aussi popu-
laires.
C'est entre ces deux chefs, que Bacon, se sentant
encore trop éloigné de la reine, avait à se choisir un
protecteur. Sa parenté avec le premier ministre l'avait
poussé d'a]>ord à se présenter à lord Burleigh ; mais
il fut reçu si froidement qu'il ne tarda pas à offrir ses
services à la faction ojiposée. Le comte d'Essex le
reçut avec la plus grande bienveillance et en retour
44 FRÉDÉEIC OZANAM
des services que lui rendit sa plume habile et com-
plaisante, il reçut un })atronage honorable et une
amitié fructueuse. La bonté de l'infortuné comte pour
son protégé ne connaissait pas de bornes et il n'y avait
pas de charge honorable et rémunérative qu'il ne lui
eût pas donnée. C'est ainsi que, ne pouvant lui obtenir
la charge de solliciteur-général, il lui fit présent d'un
domaine de plus de dix-huit cents livres sterling.
Nous allons voir comment sut le remercier de tous
ces bienfaits le grand philosophe cpii avait écrit : "on
" ne doit pas récompenser un service, parcecpi'on ne
"■ saurait en estimer la valeur."
Le jour vint en effet où éclata la conspiration du
comte d'Essex pour renverser par la force le ministre
Robert Cecil et gouverner à sa place. Le comte d'Essex
fut pris les armes à la main; on lui fit immédiate-
ment son procès et la reine n'osa pas entreprendre de
défendre son ancien ami. Bacon élevé à la magistra-
ture grâce à l'influence du malheureux comte ne se
contenta pas de diriger lui-même volontairement la
poursuite contre son protecteur, mais il demanda à
grands cris la tête du comte. On le vit, dit Ozanam,
lui, tant de fois dépositaire des confidences de ce
noble cœur, y descendre maintenant par des voies
ténébreuses pour y surprendre quelqu'intention crimi-
nelle. Il réussit à obtenir sa condamnation à mort
et quelques jours plus tard la tête du grand maréchal
tombait au milieu des murmures de la nation. Bacon
pour se justifier publia un opuscule sous le titre de
FRÉDÉRIC OZAXAM 45
" Déclaration des intrigues et trahisons de Robert
" dernier comte d'Essex." L'extrême bassesse qui
frappe dans cet ouvrage n'a d'égale que la vilenie des
actions de l'auteur. Et malheureusement ce ne fut pas
la seule trahison rapportée dans la vie du grand chan-
celier. Ozanani dit. en effet, (pril travailla avec une
haineuse persévérance à la disgrâce de &on ancien
rival Coke, aiguillonnant le mécontentement royal,
que la fermeté de ce jurisconsulte rigide avait provo-
qué. Il prit au^si une part honteuse Ti la mort de
Walter Ealeigh qui, condamné au commencement du
règne de Jacques l^"", sortit ensuite de prison, et mis à
la tête d'une flotte anglaise fut arrêté de nouveau au
bout de quinze ans, victime d'intrigues diplomatiques,
et sur l'avis de Bacon subit le dernier supplice.
Plus loin, après la mort d'Elizabeth, nous voyons
Bacon tombé de nouveau dans l'ombre et dans l'oubli ;
puis quelques années plus tard nous assistons à son
élévation aux plus hautes dignités, jusqu'il celle de
chancelier du Royaume sous Jacques 1". Ozanam
nous donne un aperçu d'un opuscule que le chance-
lier publia pendant les premières années qui suivirent
la mort de la reine. Voici ce que pense notre auteur
de cet ouvrage qui a pour titre : Doctrina de ambitu
vitse. *' L'histoire, dit Ozanam, n'est que la révéla-
" tion des âmes. C'est pourquoi toute l'histoire i)oli-
" tique de Bacon est dans ce livre. Là sont prises sur
" le fait les pensées dont la réalisation va devenir
" pour lui l'œuvre de chaque jour. Tout ce qui dans
46 FBÉDÉRIC OZANAM
"• s;i vie aurait pu nous paraître coniiuandé par les
" circonstances, arraché par la surprise; tout est là
" prévu, médité; rien n'est laissé au hasard, presque
" rien à la Providence ; on eût aimé à chercher, à trou-
" ver des excuses au génie coupable ; et voilà qu'on
" est confondu en présence de ses calculs et de sa
'' désolante sagacité." Et Ozanam termine l'analyse
de cet ouvrage par ces renuirques: '" On doit se tenir
'' averti que l'auteur n'a prétendu choisir et proposer
" ici que des règles ({ue la morale avoue et des moyens
" honnêtes ; pour ceux qvii chercheraient la fortune
" par des voies plus courtes, mais fangeuses il les ren-
" voie à l'école de Machiavel. Néanmoins nous trou-
" vous dans les récits de Bacon d'auties .iiaximes que
'' nous ne saurions passer sous silence et qui font
"corps de doctrines avec celles-ci: " Quand le vice
" est utile, dit-il, (pielque part, le fuir, c'est pécher."
" Ailleurs, à celui qui craint d'avoir offensé le prince,
'' il conseille de rejeter la faute sur les autres. Entin,
'' dans un autre passage il se propose pour modèle le
'' philosoi»he Aristippe qui, s'étant jeté aux pieds de
" Denis le tyran, répondit aux reproches d'un specta-
" tcur indigné: ''Est-ce ma faute, si Dcnys a les
" (treilles aux pieds."
Enfin, Bacon, mettant en pratique ces maximes
d'une honnêteté plus que douteuse, et rampant halule-
ment aux pieds du duc de Buckingham i>arvient au
faîte des grandeurs. Il est fait chevalier puis ensuite
il passe successivement aux charges suivantes : con-
FREDERIC OZANAM
seiller, pollicitcur-gt'iu'ral. juge de la maison du roi,
})roeureur-généi-al et nieinhie du Conseil Privé. Enlin
il arrive à la charge de chancelier d'Angleterre, l'apo-
gée de toutes ses espérances. C'est du haut de cette
échelle si difficilement atteint en rampant que nous
allons le voir loialicr. Sa ruine se préparait depuis
longtemi)s: la mesure était rem})lie. Le luxe de sa
maison engloutissait des sommes énormes. Jamais il
n'y avait eu d'ordre dans l'admistration de ses affaires
privées; deux fois dans sa jeunesse ses créanciers
l'avaient conduit en prison. " Ses domestiques le pil-
laient, dilapidaient ses biens et allaient jusqu'à se ser-
vir du sceau du roi quand le chancelier était absent.
Pour remplir ses coffres qui se vidaient à mesure, il
alla, lui, premier magistrat du pays, jusqu'à tendre
la main et accepter des présents de ceux qui atten-
daient de lui des sentences."
La Chambre des communes s'alarma à bon droit
de cet état de choses et elle présenta à la Chambre des
lords un impeachment qui accusait le lord Chancelier
de s'être laissé corrompre. " La Commission chargée
d'instruire son procès étaljlit ipi'en vingt-sept diffé-
rentes occasions il avait rcyu plus de six mille livres
sterling, des meubles, des diamants, des prêts gratuits
et jusqu'à une douzaine de l)outons, car toute 2)roie
était Ijonne à cette insatialjle cupidité." Deux mois
après le commencement de l'enquête le lord Juge en
chef rendait une sentence par laquelle Bacon était
condamné à une amende de quarante mille livres et à
48 FRÉDÉRIC OZANAM
l'emprisonnement à la Tour durant le bon plaisir du
roi. Il était de plus déclaré inhabile à siéger au Par-
lement ou à remyjlir aucune charge ou emploi La sen-
tence portait aussi le l)annissemcnt de la cour. Cinq
ans plus tard, Bacon, âgé de soixante-six ans, mourait
dans la solitude et la disgrâce. Cependant, pendant
les dernières années de sa vie, à force de lamentations
et de sollicitations dégradantes, il était parvenu à
obtenir du roi, d'abord sa liberté, puis l'exemption de
son amende, l'abrogation de la clause qui le bannis-
sait de la cour et enfin des lettres de grâce qui le rele-
vaient de toute incapacité.
Ozanam termine par les réflexions suivantes :
" Et maintenant ne sont-ce point deux visions difie-
" rentes qui viennent de passer devant nos yeux ?
" D'où vient que cet homme de génie et cet homme
" d'Etat portèrent tous deux le même nom de Fran-
" çois Bacon ? Jamais il n'y eut tant de dissemblance
" entre deux frères ! N'y a-t-il point là quelque erreur
" de la postérité, quelque confusion de deux indivi-
" dualités distinctes; ou bien ne serait-ce pas le renou-
" vellement de ce vieux récit mythique qui fait asseoir
" Hercule aux pieds d'Omjjhale ? Non. La proximité
" des temps ne permet pas le doute, le symbolisme
" n'est ici de nul secours : ces deux hommes ne sont
" qu'un homme, ces deux histoires ne sont que l'his-
" toire d'une seule vie. Oui, celui que nous avons vu,
" au premier réveil de sa raison, secouer si fièrement
" la servitude de l'école ; celui qui, par la seule puis-
FREDERIC OZANAM
4^J
" sance de sa pensée, renversa une autorité usurpa-
" trice, vieille de deux mille ans ; celui de (|ui la
" science recevait des lois et devant qui la nature se
" plaisait à dévoiler ses mystère., ; celui "lui s'était
" fait un si vaste empire et s'y mouvait avec tant
"' d'aisance et de majesté, ([ui se révélait par de si
'' admirables euvrages, bravait si généreusement la
" colère et la jalousie de la multitude des esprits
'• subalternes, et s'agenouillait si magnifiquement
'• devant Dieu ; celui enfin qui nous apparaît cxeryaut
" une. si heureuse influence sur le développement des
" connaissances humaines et sur la prospérité des
" nations ; couronné de tant de rayons de gloire : c'est
" le même que nous avons trouvé faisant dès sa jeu-
" nesse rapprentissage de la servitude des cours, et
" qui, durant (quarante ans.se traîna dans les fangeux
■• sentiers du pouvoir, tressaillant (Tespérancc ou de
" crainte à la parole d"une reine capricieuse ou d'un
'• monarque imbécile,et ne s'arrêtant jamais ni devant
" le crime ni devant l'ignominie ; c'est le même qui
" traçait pour son usage de si odieuses maximes, (^ui
'• mendiait des Inenfaits et trahissait son bienfaiteur ;
'•c'est le même encore ciui exerça une si funeste
" influence sur les destinées de son pays, qui reçut un
" aft-ront retentissant et mérité, qui ne sut point eou-
" ronner ses cheveux blancs de l'honneur d'une infor-
" tune noblement portée et laissa planer sur son tom-
" beau de sinistres souvenirs. C'est le même ; et, si
'' nous avons au cœur quelques sentiments de pitié ;
4
50 FRÉDÉRIC OZANAM
" pi nous ne voyons pas sans tristesse la cognée au
'' tronc (Tun vieux chêne, le serpent dans le nid des
■' oiseaux, un volcan sous de récentes contrées, une
" blessure dans un corps plein de vie ; si nous voyons
" avec douleur l'erreur et la l'olic, la souftrance et la
" mort, et rette intirmité qui est dans les choses ter-
'' restres même les plus grandes et les plus belles, nous
" })leurerons ici : car il y a plus qu'erreur et folie, il
" y a [)lus (pie la soutï'rance et la mort ; il y a avilisse-
'■ ment d'une grande âme, il y a une sublime créature
"à qui Dieu avait donné une mission glorieuse et qui
" s'est dégradée. Vous étiez envoyé. Bacon, ainsi que
" le corbeau de rarche. à de vastes découvertes; et,
" comme lui. vous jetant sur une honteuse pâture,
" vous avez oublié d'où vous étiez venu, et vos égare-
" ments ont alarmé les hommes qui vous attendaient
" au rendez-vous sacré du devoir. Votre exemple a pu
'■ taire maudire la science et douter de la vertu. Vous
" êtes grand, nuvis vous avez été mauvais. Et, malgré
'' les honneurs de votre nom, nul homme de bien,
" vous apercevant à travers les âges, ne s'écriera avec
" une sainte ialousie: •" Je voudrais être lui! "
FRÉDÉRIC OZANAM 51
CHAPITRE VI.
LES DEUX CHANCELIERS D'aNGLETEKRE. — (SllUc.)
'in ST-TIIOM.VS »K lAXTORBEK V.
Ozaiiani. avant dV'crire' un abrégé de la vie de St
Thomas, remontant aux sources du contraste entre les
deux hommes, établit celui qui existe entre la religion
et la philosophie, " La philosophie est une grande
" et magnifique conception, dit-il, mais c'est une con-
" ception humaine. La religion est une conception
" divine. C'est plus encore, c'est une puissance ; car
" ce que Dieu conçoit, il le veut. La philosophie, con-
" tinue-t-il, est une idée et non une puissance ; elle
" demeure dans les régions de l'intelligence, elle n'agit
'■ guère sur le domaine de la volonté ; c'est presque
" toujours une clarté sans chaleur. Nous en avons eu
" une preuve dans la vie de Bacon. La religion est
" dans le monde depuis le commencement ; elle y est
" visible, agissante, accessible à tous ; mais toujours
" il se trouve un certain nombre d'hommes choisis qui
" se font d'une manière plus spéciale ses disciples et
" ses instruments. St-Thomas Becket, archevêque de
'' Cantorbéry, Chancelier d'Angleterre, futun de ces
" héros."
52 FKÉDÉRIC OZANAM
Comme la vie de ce grand homme ne fut qu'une
lutte continuelle en faveur des droits et des libertés de
l'Eglise, l'auteur nous donne dans les premières pages
de son travail un long exposé de l'origine et de la
nature de ces droits. Puis il nous montre l'Eglise tra-
versant les siècles en cherchant à sauvegarder ses
privilèges et ses droits, d'al)ord contre les empiéte-
ments de la féodalité, puis contre les abus du pouvoir
de la royauté. Dans des pages admirables il nous fait
assister aux grandes luttes du Saint Siège contre les
Empereurs d'Allemagne qui se prévalaient de leur
titre usurpé de Rois des Romains pour créer de temps
à autres des antipapes. C'est ainsi que, parcourant
les différentes époques, il nous conduit jusqu'au règne
de Henri II d'Angleterre c^u'il nous montre s'unissant
à Louis VII de France pour consoler le pape Alexandre
III dans son exil; })uis il ajoute: "et toutefois si le
" vieillard avait pu jeter dans l'avenir un regard divi-
" nateur, il aurait vu bien des épines préparées à son
" front, bien des tristesses à son cœur par l'un de ces
" deux hommes couronnés c^ui tenaient la bride de
" son cheval."
Depuis la conquête de l'Angleterre par les Nor-
mands, les prêtres anglo-saxons avaient vu le roi
Guillaume et seti descendants attaquer chacun des
pouvoirs et des droits du clergé et s'en emparer. On
s'était arrogé successivement le droit d'investiture, de
procédure dans les causes spirituelles et on en était
venu jusqu'à contrôler la correspondance du clergé
FRÉDÉRIC OZANAM 53
avec le Souverain Pontife. Seuls les archevêques de
Cantorbéry, primats d'Angleterre avaient disputé
pied à pied les droits de l'Eglise. Lanfranc et saint
Anselme qui occupèrent le siège primordial avant
saint Thomas osèrent résister à ces rois normands qui
ne connaissaient pas de maîtres ni sur mer ni sur
terre.
■ Cependant lorsqu'éclatèrent les troul)les et les
désordres du règne du roi Etienne, le clergé parvint à
ressaisir une partie de ses droits et même son influence
se faisait tellement sentir-que Henri II avait été obligé,
en montant sur le trône,de faire serment de respecter
les immunités de l'Eglise. Le nouveau roi. Henri II,
était doué de grandes connaissances et du don de la
parole, il était de i»lus plein de courage et d'adresse,
mais son caractère hautain et son orgueil excessif le
portèrent Inentôt à briser tout ce qui paraissait être un
obstacle à sa volonté ou une borne à son autorité
suprême.
Henri II était sur le trône depuis quekpies années
lorsque le siège primatial de Cantorbéry devint va-
cant. Le roi avait alors pour chancelier du royaume,
précepteur de son fils et premier conseiller de l'Etat,
un homme sage et bon, Thomas Becket, en qui le
monarque avait toute confiance et le peuple toute
estime. Ce fut lui qu'il choisit pour devenir primat
d'Angleterre. On prétend quelorsquele prince annonça
à son ministre le choix qu'il avait fait, les paroles sui-
vantes furent échangées entr'eux à Falaise. '' Allez,lui
54 FRÉDÉRIC OZANAM
" avait-il dit, et soyez archevêque." Le chancelier
jeta sur ses vêtements profanes un ironique regard.
'• Vraiment, réi)ondit-il, vous avez fait choix d'un
" saint et religieux personnage et bien fait pour gou-
" verner une Eglise aussi célèbre ! Si pourtant Dieu
" permet qu'il en soit ainsi, je sais très certainement
" (pie votre esprit se détournera, de moi. Car vous
'' élèverez et déjà vous avez élevé des prétentions que
"je ne pourrais souffrir, et mes envieux trouveront
'' une occasion de s'interposer entre vous et moi; et
'' votre ancienne affection se changera en une inimitié
" qui ne finira point." Si l'on considère que la tradi-
tion populaire fait précéder et accompagner la nais-
sance de StTliomas Becket de plusieurs prodiges, l'on
ne sera pas surpris de le voir ainsi prédire l'avenir.
Thomas Becket était fils d'un citoyen de Londres,
Gilbert Becket, qui avait combattu en Syrie pendant
les croisades. Sa mère était la fille convertie d'un émir
arabe chez qui Gilbert B«cket avait été longtemps
prisonnier. On rapporte que cette femme, lorsqu'elle
beryait sur ses genoux son fils unique Thomas, avait
de longues extases pendant lesquelles elle voyait et
|)rédisait l'avenir. Le jeune Becket reçut sa première
éducation dans le cloître de Merton, puis plus tard il
fltde longues et fortes étudesaux Universités d'Oxford,
de Paris et de Boulogne. Avant de devenir ministre
de la couronne il avait été nommé archidiacre du
dernier archevêque de Cantorbéry, Théobalde, qui
l'avait chargé de plusieurs missions importantes dont
il s'était acquitté avec beaucoup d'honneur.
FRÉDÉRIC OZANAM 55
Sa nomination an trône aTchiépiscojial snpcita bien
des rumcnvs contradictoires, liien des apprt'ciations
différentes sur ses mérites. Les iins voyaient dans son
passé le présage d'une heureuse administration. tandis
que d'antres ne trouvaient dans leurs souvenirs que
des prévisions sinistres. Seul Thouias v:^yait s'ouvrir
devant lui un avenir l)eauc(nip plus glorieux <iue ne
pouvaient se l'imaginer se« meilleurs amis; mais aussi
beaucoup plus orageux et ])lus tragique que n'auraient
désiré ses détracteurs les plus hostiles.
Dès son installation comme jn-imat d'Angleterre,
Thomas changea sa manière de vivre, diminua le
train de sa maison et abandonna complètement le
luxe dans lequel il avait vécu jusqu'alors. Il retint,
cependant, un an sa charge de ministre garde des
sceaux, mais les ]iauvres furent ceux qui profitèrent le
plus de ce cumul. Il se préparait ainsi aux luttes qu'il
prévoyait par mie vie simple et modeste et ])ar des
œuvres de mortification et de charité.
Thomas avait résigné sa charge de ministre depuis
quelque temps lorsque surgit un incident (pii fut le
commencement de la guerre entre le prince et le pri-
mat. Ce dernier ayant suspendu de tout bénéfice
ecclésiastique et condamné au fouet un chanoine qui
avait insulté un des officiers royaux, Henri ne trouva
pas la punition suffisante et demanda qu'on livrât le
coupable à la justice séculière. L'archevêque refusa et
le monarque chercha dès lors une occasion de prendre
une revanche prompte et éclatante. Dans ce but il
56 FRÉDÉRIC OZANAM
assembla les prélats d'Angleterre à Westminster et
essaya de les faire acquiescera plusieurs propositions
qui étaient autant d'empiétements du pouvoir séculier
sur le pouvoir ecclésiastique. Les prélats assemblés
refusèrent unanimement leur approbation à ces chan-
gements. Cependant le prince ne se considéra pas
comme battu, il revint de nouveaif à la charge deman-
dant aux évêques " s'ils voulaient au moins promettre
" d'observer les coutumes royales." Ne connaissant
pas ce que le monarque voulait dire par ces coutumes
royales, les évêques répondirent naturellement qu'ils
étaient prêts à renouveler le serment de fidélité qu'ils
prêtaient d'ordinaire au couronnement des rois, mais
pas autre chose. Henri, incapable de contenir plus
longtemps sa colère, se leva alors et se retira sans
saluer les prélats assemblés.
Cependant parmi les évêques plusieurs eurent peur
de leur victoire. et craignant le ressentiment du roi, ils
firent tout en leur pouvoir auprès du primat pour
revenir sur cette décision et prêter serment entre les
mains du prince, d'observer les coutumes royales.
L'archevêque refusa pendant longtemps son consente-
ment. Toutefois, il se rendit plus tard au désir una-
nime du clergé et s'engagea dans un concile tenu à
Clarendon " à observer de bonne foi les coutumes
royales." St Thomas pleura le reste de ses jours cette
condescendance aux désirs des autres évêques, mais
en même temps il fit tout en son pouvoir dans les
limites de sa juridiction pour réparer le mal qu'il
n'avnit pas ]^\^ prévoir.
FRÉDÉJRIC OZANAM 57
Il ne voulut pas cependant briser de lui-même les
engagements pris, mais il se fit relever par le pape de
son serment que la mauvaise foi de Henri rendait
d'ailleurs nul. Dans son diocèse il continua d'exercer
tous les droits dont avaient joui ses prédécesseurs et il
rétablit même plusieurs privilèges tombés en désué-
tude par négligence ; il frappa à coups redoublés sur
tous les abus en quelque lieu qu'ils se rencontrassent
Il n'ignorait pas que cette manière ferme d'agir lui
attirerait le ressentiment du monarque dont la haine
devait être d'autant plus forte et tenace que leur
attachement antérieur avait été plus grand. D'ailleurs
les courtisan? représentaient l'archevêque comme un
ambitieux qui n'aspirait à rien moins qu'à gouverner
seul le royaume. Henri convorpia un parlement à
Northampton devant lequel le prélat fut accuséd'avoir
gardé pour lui-même les sommes considérables qu'il
avait reçues pour le trésor pul)lic dans le temps qu'il
était chancelier. L'archevêque prouva,par des témoins,
que les sommes mentionnées avaient été employées
par lui à l'entretien des forteresses du royaume et il
ajouta qu'il n'entendait pas s'abaisser à des questions
d'argent et qu'il était prêt à remettre tout si c'était là
la seule demande du prince. Ce n'était pas ce que
désirait le monarque ; c'était sa perte qu'il avait en
vue, et il s'était promis d'obtenir une condamnation
quand même. Au jour fixé pour le prononcé du juge-
ment le primat se rendit au parlement en grande
pompe et revêtu de ses habits pontificaux. Lorsque le
58 FRÉDÉEIC OZANAM
comte de Leicesier s'avança pour lire la sentence
l'archevêque se leva et lui dit : " 0 comte ! O mon fils !
" écoute toi-même. Tu n'ignores pas, mon fils, ccnnbien
"j'ai été cher et fidèle au roi au temps où je gouver-
" nais les affaires de ce monde. C'est pour cela qu'il
" lui a plu de m'élever au siège archiépiscopal de
" Cantt)rhéry, malgré ma résistance, Dieu le sait, car
"je connais mon infirmité, je me suis soumis plutôt
" l)our l'amour de mon roi que pour l'amour de mon
" Dieu. En ce temps là je fus déchargé de toute ol)li-
" gation séculière, et là-dessus je ne dois plus aucun
" compte et n'en veux rendre aucun Mon fils,
" écoute encore. Autant l'âme est plus précieuse que
" le corps autant je dois obéir à Dieu plutôt qu'au roi
" de la terre. Ni la loi ni la raison ne permettent aux
" fils déjuger leur père. C'est pourquoi je décline le
"jugement du roi et le tien, et celui des autres, ne
'' pouvant être jugé que par le pape après Dieu. J'en
" appelle devant vous tous à son tribunal, et je me
" retire sous la protection du Siège apostolique et de
" l'Eglise universelle." Il se retira calme et majes-
tueux au milieu des vociférations des gens de cour, et
personne n'osa l'arrêter. Une immense multitude l'ac-
clama au dehors et l'accompagna en triomphe.
Thomas cependant comprit qu'il n'était plus en
sûreté dans le royaume, car plusieurs nobles, familiers
du prince, avaient conspiré contre sa vie. Il s'éloi-
gna donc dans une barque de pêcheurs qui le porta
aux rivages de Flandre d'où il parvint non sans périls
sur le territoire français.
FRÉDÉRIC OZANAM Ôi)
Nous n'entrerons pas avec l'auteur dans les détails
de cette longue persécution. L'espace nous nian([ue
pour énuniérer les scènes et les actions (pii ont fait
ressortir riuimilité protonde, le courage, l'énergie
liéroï(|ue du saint archevêque de Cantorbéry pendant
les sept années que dura son exil.
Aussitôt <|ue le départ du primat fut connu Henri
accrédita quatre des évêques de son parti auprès
du pape qui se trouvait alors à Sens, lui demandant
d'envoyer un /('f/a^ à /a^ere en Angleterre. Devinaiit un
piège dans i;ette proi)osition, Alexandre TIT ne voulut
rien faire sans avoir entendu Thomas dont il connais-
sait la foi et le courage. Celui-ci se rendit alors auin'ès
de Louis VII qui d'al:)ord le reçut dignement et lui
tint un langage qui lui faisait le plus grand honneur.
'■ Si le roi d'Angleterre, dit-il, dans l'intérêt de sa
" propre dignité royale maintient les coutumes qu'il
'■ dit être celles de ses ancêtres et <[ui offensent la loi
" divine, moi aussi je conserverai les coutumes de
'■ France pour lesquelles j'ai reçu avec le trêtne un
" respect héréditaire. Or, c'est la coutume de la France
" depuis les temps les plus anciens de nourrir et de
" défendre tous ceux qui souffi'ent. ceux surtout ciui
'■ sont exilés pour la justice."
La France servait alors de refuge au ])a}ie persécuté
par l'empereur d'Allemagne. C'était donc un proscrit
qui allait plaider sa cause devant un autre proscrit.
Thomas se déclara coupable non d'avoir trop résisté
au roi, mais d'avoir montré une faiblesse qu'il ne se
60 FRÉDÉRIC OZANAM
pardonnait point. Il remit au souverain pontife pon
anneau pastoral, le priant de choisir quelqu'un plus
digne que lui.
Malgré les avis do plusieurs cardinaux qui n'eussent
pas été fâchés d'éloigner une difficulté ajoutée à tant
d'autres, Alexandre refusa d'accéder à la généreuse
proposition du saint archevêque. Il le plaça dans
l'abbaye de Pontigny appartenant à l'ordre de Cîteaux.
Le roi d'Angleterre eut l'incroyable bassesse de faire
savoir aux moines que s'ils continuaient de donner
asile au saint prélat il abolirait les monastères de leur
ordre qui se trouvaient dans ses domaines.
Thomas se retira dans la ville de Sens. C'est alors
cpic le roi fit pire encore ; par une cruauté qu'on peut
justement appeler diabolique, après avoir confisqué
les biens des parents et amis de l'archevêque, il obligea
ces pauvres gens, hommes, femmes et enfants, à aller
le trouver dans son exil, à lui porter leurs plaintes et
leurs sup])lications, espérant vaincre par la douleur
des autres celui qui résistait si noblement à celles qui
lui étaient infligées à lui-même.
Voyant cependant que le roi de France conservait
sa bienveillance et sa protection au prélat proscrit,
Henri imagina une ruse à laquelle Louis VII se laissa
prendre. Il lui proposa une entrevue avec l'arche-
vêque en sa présence. Henri mit tant d'astuce dans sa
manière d'exiger de l'archevêque ce que celui-ci no
pouvait promettre que le roi de France et sa cour
furent d'avis qu'on avait affaire à un homme intrai-
FRÉDÉRIC OZANAM 61
table. Se voyant aliaudonné. Thomas se rendit dans le
Lyonnais où il continua à jouir de la protection du
pape, la seule c^ui lui restât.
Ne pouvant lui enlever cette dernière ressource, le
perfide souverain se mit à intriguer enfaveur de l'anti-
pape soutenu par l'emijereur d'Allemagne et essaya
d'enlever l'Angleterre à la juridiction d'Alexandre. Il
n'en intriguait pas moins aussi auprès de ce dernier.
" Protée aux mille formes, dit notre auteur, il clian-
'• geait à toute heure d'attitude et de langage, il dissi-
'■ mulait son alliance avec les schismatiques, en pro-
" testant de sa soumission filiale à l'Eglise romaine,
" formant des vœux pour la paix, déplorant amère-
" ment les dissentions qui l'avaient séparé de l'arche-
"■ vê<iue autrefois son ami. Il contrefaisait à merveille
" l'innocence et, ce qui est plus difficile à contrefaire,
" le remords. Un jour, il pleura avec tant de perfection
" devant deux cardinaux que l'un se mit à pleurer
" avec lui, l'autre éclata de rire. D'autre fois il faisait
"gronder l'orage Il faisait entendre qu'il pour-
" rait bien prendre le turban et soumettre l'Angleterre
" à la loi de Mahomet. Car se donnant le choix des
" apostasies, une instinctive sagacité lui révélait entre
" tant de religions fausses, la religion des tyrans."
Cependant l'année 1170 devait apporter avec elle le
présage d'heureux changements et les événements en
Europe prirent une telle tournure que bientôt on put
prévoirie triomphe de l'Eglise, la victoire de la bonne
cause. Déjà le pape Alexandre III était rentré dans
62 FRÉDÉRIC OZANAM
Rome où il régnait paisible. Frédéric 1"'' avait été
excommunié pour avoir lutté contre l'Eglise et ses
sujets déliés du serment de fidélité. De plus, les rois
de Danemark et de Hongrie s'étaient détachés du
schisme. Henri Plantagenet, à la vue de tous ces chan-
gements, commença à trembler, non pour sonroyaume
d'Angleterre, mais pour ses possessions de Normandie,
d'Anjou et d'Aquitaine que l'excommunication dont
il était menacé séparait forcément des domaines de la
couronne. Il résolut donc de faire sa paix avec l'Eglise
et de provoquer une réconciliation officielle iwec
l'archevêque de Cantorbéry.
L'entrevue entre le roi et le primat eut lieu eu 1171
sur les frontières de la Tourainc dans une admirable
prairie connue sous le nom de Champ des Traîtres.
Quelque temps après ce rendez-vous, l'archevôciue se
présenta en deux différentes occasions à la cour du roi
})our obtenir les restitutions promises, mais il ne réus-
sit pas. Malgré cela, emporté par le désir de revoir
son pays et son église bien aimée, Thouias s'embarqua
})()ur son diocèse après avoir dit à ses amis : " Je vais
mourir en Angleterre." Il était en efi'et impossible
pour lui de vivre longtemps et surtout de vivre heu-
reux dans un pays où il ne devait rencontrer de tous
côtés que mauvais vouloir et désagrément. Au-dessus
de lui il ne voyait qu'une haine implacable, car le roi
n'avait pas pardonné il n'avait fait que jouer à la
réconciliation. A ses côtés, les évoques compromis
dans les difficultés avec le saint-siège et surtout
FRÉDÉRIC OZANAM 63
l'urchcvêque d'York dont lu conduite scandaleuse
faisait horreur, les évoques, disions-nous, ses suffra-
gants portaient sur Saint Thomas des yeux remplis de
ressentiment et de colère, car loin de laisser en paix
leurs faiblesses et leurs vices, il leur avait l'ait parve-
nir les lettres de suspension et d'excommunication
dont le pape l'avait chargé.
Il n'y avait que le peuple et surtout ses diocésains
(pli lui témoignaient un grand amour et la i)lus sincère
estime. La foule s'était rendue en procession à sa ren-
contre et cluicun s'écriait: '' Béni soit celui (j^ui vient
au noin du Seigneur ! " On lui fit un véritable
triomphe, une grande ovation depuis le })(irt où avait
abordé son vaisseau jusqu'à Cantorbéry.
Bientôt après cependant les nuages s'accumulèrent
plus épais que jamais et la tempête éclata aveu une
violence des plus sinistres. Le jour même où il devait
donner sa vie pour sauver les droits de l'Église, il
aurait pu fuir et tous ses clercs l'y exhortaient avec
larmes ; mais il s'y refusa avec un invincible courage.
Quatre conjurés, avec leurs hommes d'armes, frap-
pèrent à coups redoublés les portes du monastère
l)Our en forcer l'entrée, au moment où Thomas se ren-
dait auxvê^jres de la cathédrale. Le saint archevêque
resta impassilde et continua à s'avancer lentement à
travers les cloîtres, nuxrchant, comme à l'ordinaire, le
dernier de tous. Il était à peine arrivé aux marches
de l'autel que les conjurés parvinrent jusqu'à lui. Il
s'écria alors: "Je reyois volontiers la mort, si dans
64 FRÉDÉRIC OZANAM
" l'effusion démon sang, l'Église peut trouver la paix
" et la liberté." Il se mit à genoux et proféra cette
dernière prière: "Je recommande à Dieu, à la bien-
" heureuse Marie, aux saints patrons de ce lieu, et au
'' bienheureux martyr saint Denis, mon âme, et la
" cause de l'Église." Alors trois coups d'épée s'abat-
tirent sur lui et_lui donnèrent la couronne du martyr
le 29 décembre 1171.
Ozanam fait suivre la scène du martyr de Saint
Thomas des réflexions suivantes :
" Lorsque deux hommes au moyen âge, s'en
"remettaient au jugement de Dieu, ils combattaient
" en champ clos ; le bon droit devait se trouver du
"côté où se rangerait la victoire, et l'ignominie
" accompagnait la défaite ou la mort. C'était peut-
" être un vieux reste de paganisme, de culte de la
" nature qui, donnant à tout phénomène physique
" une portée mystérieuse, divinisant la force l^ru-
" taie, faisait plier toute chose sous une loi de terreur.
" La querelle de Thomas avait fini par une sorte de
" combat où la vertu s'était trouvée aux prises avec
" le crime : le crime avait vaincu par le fer. D'après
" la législation barbare de ce temps, Thomas ne
" vivait plus, il était condamné.
" Mais il est une autre loi, une loi d'amour selon
" laquelle le droit est dégagé du fait, qui reconnaît
"une justice invisible, qui ne s'arrête point devant
"le silence de la mort, et qui entend la voix du sang
"versé. Devant cette loi, celui-là triomphe qui a le
FRÉDÉRIC OZANAM 65
"plus aimé et celui qui a aimé jusquà mourir est
" appelé martyr et se couronne d'une triple gloire ;
"car, dans le martyr, il y a trois choses. Première-
" ment, un acte d'indépendance morale ; l'âme, aban-
" donnant sa chair, comme autrefois Joseph le pieux
"esclave de Putiphar, abandonna son manteau,
" échappe à la violence qu'on méditait contre elle.
"Secondement un acte de charité : le martyre est
" un témoignage qu'un homme rend, non pas à sa
" propre doctrine, mais à celle de ses frères croyant
"comme lui, et par lequel il rassure en eux ce qu'il
" y a de plus précieux et de plus fragile, la foi : rien
" ne rassure la foi comme le témoignage d'un homme
" de bien, et rien ne donne plus de valeur à cette
" affirmation que le sceau de la mort. Enfin et par-
" dessus tout, un sacrifice, un sacrifice offert à Dieu,
" qui en retour donne la victoire et la paix: il faut
" que la croix soit ensanglantée sur le Calvaire avant
" de régner au Capitole. Voilà, comment Saint
"Thomas fut justifié à l'heure où il tomba massacré
"aux pieds des autels
" Le peuple, avec un admirable instinct de recon-
" naissance courut aux funérailles de ce pasteur qui
" avait donné sa vie pour lui ; des miracles nomljreux
" illustrèrent sa sépulture ; l'Angleterre tomba à
"genoux et le proclama saint, toute la chrétienté
" répéta le cri de l'Angleterre et l'Eglise ratifia le vœu
" de la chrétienté
"Une récompense encore plus magnifique lui fut
5
66 FRÉDÉEIC OZANAM
" décernée : son sang avait payé la rançon de l'Eglise,
" l'Eglise reconquit sa liberté. Le tombeau de Saint
" Thomas fut placé entre elle et les rois comme un
"abîme que ceux-ci n'osèrent franchir et il y eut une
" longue trêve. Henri II lui-même s'humilia et
" abjura les prétentions qui avaient engagé la lutte
"fatale."
Appuyé sur les témoignages de Hume, de Thierry
et de Michelet, Ozanam, considère que Saint
Thomas rendit les services les plus signalés, non
seulement à son pays dont il retarda le schisme de
quatre siècles, mais encore à l'Europe entière parce-
que sa grande et sublime lutte empêcha l'incorpora-
tion de l'Eglise dans le système féodal.
"A cette époque, dit Ozanam, l'Eglise seule ne
' reconnaissant aucune suzeraineté et restant com-
' plètement indépendante, conservait toute son auto-
' rite La royauté était faible, elle-même était
' féodale, et dans sa naïveté, elle conservait encore
' un respect profond pour son principe : le roi n'était
' que le seigneur suzerain et les ducs, les comtes et
' les barons étaient ses pairs. Restait l'Eglise, seule,
' mais forte de son antiquité, forte de son incorrup-
' tibilité. En présence d'un tel adversaire, la féoda-
' lité était contrainte de se tenir dans ses bornes et
' si parfois elle essayait une sortie furtive, elle était
' bientôt repoussée, non sans un notable dommage
' pour son honneur et pour son crédit. Avec un tel
' auxiliaire elle eut envahi la société entière, écrasé
FRÉDÉRIC OZANAM H?
"toute opposition, doublé l'intensité de son pouvoir
" et prolongé de plusieurs âges l'ère de son règne.
" Saint Thomas de Cantorbéry empêcha que cette
"alliance ne fut conclue; et comme les puissants
" d'alors étendaient des mains avides et qu'il fallait
"les remplir, il leur donna sa vie et pendant ce
" temps-là l'Eglise sauvait dans un pan de sa robe la
" liberté des nations. "
Ozanam après avoir ainsi tracé le tableau de la vie
de ces deux grands hommes, Bacon de Vérulam et
Saint Thomas de Cantorbéry, arrive à la conclusion
de son œuvre: "Souvenons-nous maintenant de
" Bacon, dit-il et mesurons dans notre pensée ses
" œuvres et sa gloire avec la gloire et les œuvres de
" Saint Thomas ; pesons dans la même balance les
" cendres des deux chanceliers.
" L'histoire de Bacon est celle du plus grand nom-
bre des philosophes qui tous ont fait connaître ce
qu'on peut- attendre du rationalisme en fait d'hon-
neur et de liberté. Il sacrifia sa personalité et son
génie aux passions et aux caprices des têtes couron-
nées dont il s'était résigné à être le docile instru-
ment.
" L'histoire de Saint Thomas est celle de beaucoup
d'entre les saints : une juste et religieuse indépen-
dance fut le caractère dominant de cette noble vie.
"Ce ne sont donc plus deux hommes qui sont en
" présence ce sont deux types: c'est le philosophe et
" c'est le saint Et maintenant, continue Ozanam,
68 FRÉDÉRIC OZANAM
"vous avez devant vous deux grandes figures: le
"rationalisme a fait l'une, le catholicisme a fait
"l'autre; c'est à vous de voir auquel des deux vous
"voulez livrer votre âme "
FRÉDÉRIC OZANAM 69
CHAPITRE VIT
■OzANAM SE PRÉPARE AUX EXAMENS ET SOUTIENT SES
THÈSES DE DOCTEUR EN DROIT ET DE DOCTEUR ÈS-
LETTRES. Il est NOMME PROFESSEUR DE DROIT
COMMERCIAL A LYON, MORT DE SON PÈRE (1835-1839.)
Ici nous devons nos excuses au lecteur pour cette
longue excursion dans le domaine de l'histoire d'An-
gleterre ; nous nous sommes laissés entraîner non-
seulement par le style si élevé et si coulant de l'au-
teur, mais encore par la narration de faits si impor-
tants.
Nous sommes en 1835, notre jeune étudiant est à
Paris se préparant tout à la fois aux examens du
doctorat en droit et aux épreuves nécessaires pour le
diplôme de docteur ès-lettres. Ceux qui ont lu les
belles liages, et elles sont nombreuses,contenues dans
les ouvrages d'Ozanam tels que " les Poètes Francis-
cains en Italie, " ''les sovrces de la Divine Comédie^'' et
V Introduction à ^histoire de la civilisation aux temps
barbares, ceux-là, sont loin de penser que cet élégant
auteur n'écrivait qu'avec grande difficulté. C'est
peut-être pour cela que ses écrits sont émaillés des
70 FRÉDÉRIC OZANAM
plus belles comparaisons ; c'est là, il nous semble, la
figure de rhétorique dont il se sert le plus souvent
et le plus habilement. Craignant que les mots ne
puissent pas rendre complètement toute sa pensée, il
appelle les choses extérieures à son secours et non
content de nous expliquer tout, il s'efforce de tout
nous montrer.
Pendant sa dernière année consacrée à l'étude du
droit, Ozanam fut constamment préoccupé de son
avenir. D'un côté il se sentait attiré malgré lui par
les belles lettres, qui, disait-il, lui faisaient payer fort
cher leur familiarité. De l'autre côté afin de plaire
à son père qui espérait le voir un jour un brillant
avocat et un savant magistrat, il désirait donner tout
le tem])s possible à l'étude du droit et il se préparait,
avec quelque répugnance, à entrer au barreau. Il
exposait à un de ses amis l'anxiété qu'il éprouvait
alors et lui écrivait : " Tout en reconnaissant dans le
passé de ma vie cette conduite providentielle que je
ne cesse pas d'admirer, je ne puis m'empêcher de
jeter un regard défiant et un peu sombre sur l'avenir.
Le moment de se choisir une destinée est un
moment solennel, et tout ce qui est solennel est
triste. Je souff"re de cette absence de vocation qui
me fait voir la poussière et les pierres de toutes les
routes de la vie, et les fleurs d'aucune. En parti-
culier, celle dtnit je suis le plus près maintenant,
celle du barreau, m'apparaît moins séduisante. J'ai
causé avec quelques gens d'affaires ; j'ai vu les
FRÉDÉRIC OZANAM 71
" misères auxquelles il faudrait se résigner pour obte-
" nir d'être employé, et les autres misères qui accom-
"pagneraient l'emploi. On a coutume de dire que
" les avocats sont les plus indépendants des hommes ;
" ils sont au moins aussi esclaves que les autres, car
" ils ont deux sortes de tyrans également insuppor-
" tables : les avoués au commencement et les clients
"■plus tard." *
Malgré son aversion pour la voie que son père dési-
rait le voir suivre, Ozanam se préparait par de lon-
gues et solides études à ses derniers examens qu'il
subit sans difficulté. La même année (1837) il sou-
tint avec distinction sa thèse pour le doctorat en
droit.
Pendant les cinq années de son ^séjour à Paris,
Ozanam avait eu des rapports presque journaliers
avec les hommes les plus distingués dans les sciences
et dans les lettres. Il avait passé bien des heures
agréables et utiles dans les bibliothèques, où en cher-
chant des renseignements, il avait découvert des
trésors. Il avait donné à l'établissement de la Société
St. Vincent de Paul toute son activité et son énergie
et il continuait à surveiller son fonctionnement et ses
progrès avec amour. Maintenant que ses études
étaient finies, qu'il était reçu avocat, il lui fallait dire
adieu à toutes ces occupations et briser tous ces liens
* Lettres d'Ozanain 1 1, p. 209 2e édit.
72 FRÉDÉRIC OZANAM
que l'amour commun des lettres et des sciences avait
si bien resserrés. Il n'avait plus aucune raison à
donner pour rester à Paris, et à Lyon, son père l'at-
tendait avec impatience. On préparait pour le nouvel
avocat un bel et grand cabinet où l'on avait
apporté un assez grand nombre de livres pour lui
former une bibliothèque. Quel bonheur pour ce bon
père de revoir son fils et de le revoir entré dans la
voie où semblaient aboutir toutes les ambitions pater-
nelles ! Mais hélas ! ce père bien aimé ne devait pas
vivre assez longtemps pour assister aux triomphes
professionnels et littéraires de son fils.
Ozanam était encore à Paris lorsqu'il apprit la mort
de son père. Le docteur Ozanam, malgré ses fatigues
et ses chagrins, avait toujours joui d'une forte santé ;
un accident seul semblait pouvoir triompher de ce
robuste tempérament. Malheureusement ce déplo-
rable accident eut lieu et fut la cause de sa fin préma-
turée. Le 12 Mai 1837, vers la fin du jour, il prit
l'escalier qui descendait à une cave, pour celui qui
montait à l'étage où l'appelaient ses affaires. Il
tomba sur la tête, et ne survécut qu'environ quatre
heures à cette épouvantable chute.
Le jour même, tout en dînant, il disait : " La mort
" n'est rien, mais les jugements de Dieu sont redou-
" tables. " Heureusement il était prêt à y paraître,
car il y avait à peine trois ou quatre jours qu'il s'était
confessé, et Dieu lui donna le temps de recevoir les
derniers sacrements, dont il avait lui-même procuré
FREDERIC OZANAM
les bienfaits à plusieurs de ses malades ; il n'avait
encore que soixante et quatre ans. *
Il est plus facile de s'imaginer que d'exprimer le
chagrin profond qu'Ozanam ressentit à la nouvelle de
ce triste accident, car il professait pour son père la plus
grande admira'tion et surtout le plus tendre amour.
Comme il n'existait pas alors de communication par
chemin de fer entre Paris et Lyon, ce ne fut que le
sixième jour qu'il arriva au milieu de sa famille. Il
y trouva sa mère bien faible et bien souffrante.
M. le docteur Ozanam était très estimé et très res-
pecté dans sa ville natale. Avant d'étudier la méde-
cine, il avait servi dans l'armée, sous Napoléon, et
s'était acquis une grande réputation de bravoure.
Devenu capitaine des hussards, il reçut dans une
seule campagne cinq blessures, et fut envoyé comme
parlementaire près du général Souwarow dont il
obtint tout ce qu'il était chargé de demander. Il se
distingua aussi en faisant prisonnier le Prince de la
Cattolica, général Napolitain, qu'il emmena à Bologne
et plus tard, il s'empara de l'étendard des uhlans de
Kerazinski, et le présenta à Bonaparte.
Comme médecin, le père de Frédéric Ozanam s'était
fait une grande réputation et une bonne clientèle dans
la ville qu'il habitait. Il écrivit pour la Société médi-
cale de Lyon et pour celle de Montpellier, deux
* Vie de Frédéric Ozanam par M. l'abbé Ozanam.
74 FRÉDÉEIC OZANAM
dissertations qui lui valurent des médailles d'or. Ces
ouvrages étaient écrits en latin, comme c'était assez
l'usage. En 1814, il reçut la décoration de l'ordre de
la couronne de fer du royaume d'Italie pour ses ser-
vices et sa générosité dans les hôpitaux qui regor-
geaient alors de malades et de blessés français, italiens
et autrichiens.
Il publia plusieurs ouvrages entr'autres un livre
important intitulé : Histoire médicale générale des
maladies épidémiques contagieuses qui ont régné en
Europe depuis les temps les plus reculés et notamment
depuis le XI V siècle jusque nos purs.
Le père d'Ozanam était profondément religieux. Ce
brave et brillant officier de hussards suivait toujours
la procession de la Fête-Dieu, un cierge <à la main,
comme membre de la confrérie du Saint Sacrement.
Dans la famille les prières se faisaient toujours à
haute voix et en commun.
Au milieu de son grand deuil et de son profond
chagrin, Ozanam éprouvait aussi les plus vives inquié-
tudes pouj.' sa bonne mère. Voici d'ailleurs comment
il exprime toutes ses tristesses, toutes ses angoisses.
A un ami intime, il écrivait en date du 1er Juin
1837: "Vous savez, vous aussi quelle solitude fait
" dans une famille la perte d'un de ses chefs, si la
"mort d'une mère est plus déchirante pour ses fils,
" celle d'un père est plus accablante : elle fait peut-être
"verser moins de larmes, mais elle laisse après elle
"une sorte de terreur. Comme un jeune enfant,
FREDERIC OZANAM
"habitué à vivre à l'ombre d 'autrui, si on le laisse
" pendant une heure seul dans une maison, pénétré
"du sentiment de sa propre faiblesse s'effraye et se
'• met à pleurer ; de même lorsqu'on vivait si paisible
" à l'ombre de cette autorité paternelle, de cette pro-
"vidence visible en qui l'on se reposait de touteî^
''choses, en la voyant disparaître tout à coup, en se
"trouvant seul chargé d'une responsabilité inaccou-
" tumée au milieu de ce monde mauvais, on éprouve
"un des plus douleureux sentiments qui aient été
" préparés depuis le commencement du monde pour
" chcâtier l'homme déchu. Il est vrai que ma mère
"est encore là pour m'encourager de sa présence et
" me bénir de ses mains; mais abattue, souffrante,
" me désolant par les inquiétudes que sa santé me
" donne. Il est vrai que j'ai d'excellents frères ; mais
"cpielques bons que soient ceux dont on est entouré,
" ils ne peuvent suppléer à l'absence de ceux dont
" on était protégé ; moi surtout d'un caractère irré-
" solu et craintif, j 'ai besoin non-seulement d'avoir
"beaucoup d'hommes meilleurs que moi autour de
" moi, mais d'en avoir au-dessus de moi ; j'ai besoin
" d'intermédiaires entre ma petitesse et l'immensité
"de Dieu: et maintenant je suis pareil à celui qui,
" demeurant dans une région orageuse, sous l'abri
" d'un large toit, en lequel il aurait mis sa confiance,
" le verrait brusquement s'écrouler et resterait perdu
" sous la voûte infinie des cieux."
Le fragment suivant d'une lettre qu'il adressait
76 FRÉDÉRIC OZANAM
alors ta M. Ampère fils, donne, en même temps qu'une
idée de sa douleur, une nouvelle preuve de la sincère
reconnaissance qu'il avait vouée à cette illustre famille.
" L'année dernière, écrivait-il, vous aviez perdu à
" cette époque un excellent père, la France une de
" ses gloires, moi un patronage qui honorait et encou-
" rageait ma jeunesse. Mon deuil se confondait avec
" le deuil général qui devait être une des consolations
"du vôtre. Toutefois vous voulûtes bien m'admettre
" d'une manière plus intime à partager vos douleurs.
" Je me souviens d'un jour où vous vîntes me visiter
" dans ma petite chambre ; tous deux nous avions les
"larmes aux yeux; je vous disais combien je me
" sentais pressé de retourner dans ma famille, de
" profiter de toutes les heures que le ciel accorderait
" à mes vieux parents. L'exemple de votre malheur
" me faisait penser en frémissant à la possibilité d'un
" malheur semblable."
" Aujourd'hui, vous le savez, ces tristes pressen-
" timents se sont réalisés, et les sévérités de la Pro-
" violence se sont aussi appesanties sur moi. Moi aussi,
" pendant une courte absence, j'ai reçu une alarmante
" nouvelle; je suis arrivé, il était trop tard; je suis
" arrivé pour embrasser ma mère et mes frères seu-
"lement: mon père les avait quittés ; il n'était plus
" là ; il n'y devait plus être ; je ne lui avais dit (ju'un
" adieu de trois mois, et je m'en trouvais séparé de
" tout l'intervalle de la vie. Ceux qui ne l'ont pas
" éprouvé ne peuvent dire quel vide fait la privation
FRÉDÉRIC OZANAM 77
" d'un seul homme, quand tant de respect et d'amour
" l'entourait, quand on avait coutume de faire tant
" de choses à cause de lui et de se reposer sur lui de
" tant de choses, quand il était vraiment parmi les
" siens la présence visible de la Divinité."
Ozanam après la mort de son père, étant chargé de
régler les affaires, comprit bientôt que les revenus
de la succession étaient insuffisants. Il prit alors la
résolution de faire tout en son pouvoir pour obtenir
une charge qui lui permît d'aider à sa famille.
La ville de Lyon avait obtenu du gouvernement la
création d'une chaire de droit commercial et elle
avait demandé au ministre pour premier titulaire son
jeune et déjà savant concitoyen Ozanam. Grâce à la
complication des rouages administratifs cette nomi-
nation n'était pas chose facile, il fallait faire bien des
démarches et mettre en cause bien des influences.
Enfin un plein succès vint couronner Tentreprise de
la ville et les espérances d'Ozanam furent exaucées.
Le 6 juillet 1839, M. Cousin annonçait au jeune savant
sa nomination à la chaire de droit commercial créée
à Lyon. " J'aurais bien aimé, ajoutait-il, vous voir
" dans mon régiment, mais je n'en désespère pas, et,
" en tout cas, je suis sûr, qu'avec ou sans moi, vous
" aimerez et servirez toujours la vraie philosophie.
" Ne m'oubliez pas trop; car vous êtes sûr de trouver
" toujours en moi un ami."
Ozanam professa le droit conimercial à Lyon, durant
une année scolaire seulement (1839-40). Une foule
78 FBÉDÉRIC OZANAM
iiiunense assistait à la séance d'ouverture. Le pro-
fesseur continua son cours au milieu d'un nombreux
auditoire qui admirait en lui " la solidité d'un vieux
docteur et la verve d'un jeune érudit. *
Une fois les affaires de la famille réglées. Ozanam
malgré toutes ses répugnances ne tarda pas à se faire
inscrire au tableau des avocats du barreau de Lyon.
L'aversion que ressentait notre jeune savant pour la
pratique de sa profession, n'était pas due seulement à
l'aridité de l'étude du droit comparée aux travaux
littéraires vers lesquels il se sentait naturellement
porté, mais encore, et surtout, au malaise où se trou-
vait continuellement son âme délicate en face des
injustices et des bassesses qu'il rencontrait parmi les
gens d'affaires. Il aimait assez à plaider et s'en acquit-
tait fort bien. Il donnait souvent des consultations
et rédigeait nombre de mémoires pour des contes-
tations entre commerçants. Tout en étant frappé par
la modestie dont il fait preuve dans la lettre suivante
qu'il adressait à un ami pour lui faire connaître ses
occupations au barreau, on remarque qu'il n'était pas
sans ambition, ni insensible aux triomphes oratoires.
" Vous intéresserai-je, écrivait-il, en vous disant deux
" mots de la vie que je mène ici ? C'est toujours cette
" vie bizarre entre des études inconstantes et des
" occupations importunes. Je compte irrévérencieu-
* Maxime de Muntrond, Frédéric Ozanam, p. 10 h.
FRÉDÉRIC OZANAM
79
" sèment parmi ces derniers les rares plaidoieries qui
" me conduisent au Palais. La fameuse affaire d'in-
" terdiction, pendante à l'époque de votre départ, a
" été plaidée deux fois depuis, et se jugera peut-être
"demain. En deux autres occasions, j'ai dû porter
" la parole à la Ijarre du tribunal civil et à la police
" correctionnelle pour de minimes intérêts. Cette
" semaine les assises m'ont donné beaucoup de
" besogne. Lundi, un pauvre homme, défendu par
" moi, a été condamné à cinq ans de travaux forcés,
" non pas tant pour un crime qui n'a pas été prouvé,
" que pour des antécédents détestables qui étaient
" trop certains. Avant-hier, la scène avait changé ; et
" si, présent en notre bonne cité, votre mauvais génie
" vous eût conduit à la grande salle de l'hotel-de-
" ville, vous eussiez vu le plus humble de vos servi-
" teurs aux côtés de Pitrat, le directeur de la " Gazette
" du Lyonnais,'' citée pour attac[ue au gouvernement.
" du roi ; vous auriez entendu une longue harangue
" du ministère public, requérant contre le chétif
"journal toutes les sévérités de la loi, et le jeune
" défenseur s'eflforçant, selon sa louable coutume,
" d'occuper une place neutre entre l'accusateur et
" l'accusé ; et de justifier le second sans irriter le
" premier. Vous auriez ouï un homme d'Etat de
" vingt quatre ans, se prononçant avec une impertur-
" bable audace sur les plus hautes questions du droit
" constitutionel, et sur les causes des plus illustres
" faits contemporains. Je ne sais si, comme la presque
80 FRÉDÉRIC OZANAM
" totalité de l'auditoire, vous eussiez après les débats,
" compté sur un verdict d'acquittement ; mais je sais
" fort bien que, n'étant pas sourd, vous auriez entendu
" prononcer une condamnation qui, pour n'être point
" trop sévère, n'en a pas moins désappointé le défen-
" seur et le défendu. On m'a vraiment complimenté
" sur mon discours ; mais vous le savez, mes pauvres
" paroles ont ce bonheur d'obtenir des félicitations
" quelquefois, des convictions jamais. Voilà, mon
" cher ami, la plus mémorable scène de cette vie de
" barreau, laquelle j'ai l'avantage de mener depuis
" quatre mois, jugez du reste."
Aussi, quand Ozanam fut obligé de se rendre de
nouveau à Paris, vers la fin de 1836, pour les épreuves
du doctorat es lettres, ce qu'il quittait avec le plus de
regret, ce n'était pas assurément ses occupations pro-
fessionnelles ni sa clientèle, mais sa bonne mère dont
l'état de santé était très alarmant. Il fallait cependant
se décider, car il y avait longtemps que le jeune
savant désirait ce diplôme. Les épreuves eurent lieu
au milieu d'une pompe inaccoutumée, et les séances
furent très intéressantes ; nous en empruntons les
détails à M. l'abbé Ozanam.
" Le sujet de sa thèse latine était : De frequenti apud
'•'■ veteres poetas her'ôum adinferos descensu. C'est-à-dire
" sur la fréquente fiction de la descente des héros
" aux enfers chez les poètes de l'antiquité. Elle était
" dédiée à son père. Dans sa thèse française, il trai-
" tait : De la divine Comédie et de la Philosophie de
FRÉDÉRIC OZANAM 81
*' Dante. Elle était dédiée à M. de Lamartine, à M.
" Ampère fils et à M. Noirot, son ancien professeur de
" philosophie.
" Outre un auditoire très nombreux, neuf profes-
" seurs de la faculté des lettres y assistaient ; plusieurs
" d'entr'eux pourtant ne l'étaient plus comme titu-
" laires, tels que M. Villemain et M. Cousin, M. de
" Lacretelle, qui avait soixante-quatorze ans, était au
" nombre des examinateurs. Il était professeur d'his-
" toire à la faculté des lettres de Paris depuis 1809;
" son cours était un des plus suivis. Il posa à Ozanam
"cette question: Quels ont été au XVI*? siècle les
" maîtres de la langue française et de la littérature?
" Ozanam dans sa réponse, plaça en tête saint Fran-
" çois de Sales, puis, par ordre de date, avec leurs
" caractères divers, Rabelais, Michel Montaigne, Char-
" ron, Etienne Pasquier, etc. Alors le vieux professeur,
" qui n'avait probablement jamais lu saint François
" de Sales, se recria sur la priorité donnée à ce dernier.
" Ozanam donna ses raisons. * M. de Lacretelle multi-
" plia ses objections, mais il tombait souvent à faux, et
" son contradicteur, le serrait de près, ne laissait rien
" passer sans le relever.
" Cependant la lutte s"échauffait ! A l'occasion de
* Ses raisons étaient si vraies, si concluantes qu'elles furent
comme le prélude du jugement que porta quarante ans plus
tard le souverain pontife, en proclamant saint François de
Sales docteur de VEglise. {M. l'abbé Ozanam.)
6
82 FRÉDÉRIC OZANAM
" la littérature, on ne tarda pas à mettre en jeu les
" convictions. On ne pouvait amener Ozanam sur
" un terrain qui lui assurât mieux la victoire : philo-
" logie aussi bien que science de l'expression ; philo-
" Sophie comme doctrine de fond ; origine de notre
" langue, ses oscillations au XV^ siècle, ses sources
" dans les idiomes grec, latin, germanique, et jusqu'aux
" racines émanées des langues orientales ; tout fut
" exploité par le candidat avec une surabondance et
" surtout avec une verve incomparable. Le vieux
" professeur aux abois s'arrêta, forcé de ne plus reven-
" diquer autre choj-e que le respect dû à ses cheveux
" blancs."
D'autre part l'argumentation sur le Dante eut un tel
succès que M. Cousin intervint en s'écriant avec
enthousiasme : Monsieur Ozanam, il est impossible
" d'être plus éloquent que vous. Ces paroles qui expri-
" niaient si bien l'admiration de tous les auditeurs,
" furent couvertes des applaudissements unanimes
" de l'assemblée. Jamais thèse ne fut passée d'une
" manière plus brillante.
FRÉDÉRIC OZANAM 83
CHAPITRE VIII.
Autres travaux littéraires d'Ozanam. Il perd sa
MÈRE. Son concours pour l'agrégation a une chaire
DE littérature A LA SORBONNE. (1839-1840.)
Nous avons vu dans le chapitre précédent Ozanam
préparer et passer ses épreuves pour le diplôme de
docteur es lettres et pour celui de docteur en droit.
On sait combien en Europe ces examens sont sérieux,
sévères même. Nous l'avons vu de plus occupé à
régler des affaires de famille et en même temps se
mettre à l'exercice de sa profession, Au milieu de
toutes ses occupations, il trouva encore moyen de
publier dans différentes revues, plusieurs articles litté-
raires assez importants, et il se chargea de plus de la
rédaction des Annales de la Propagation de la Foi.
Maintenant si on ajoute à cela les moments consacrés
à la correspondance et aux réunions de la Société
Saint Vincent de Paul, on sera tenté de se demander
où il prenait le temps de faire tant de travail, d'écrire
tant et de si profonds articles. Ozanam ne cessa pas
un instant de travailler, même dans ses voyages, il
travailla avant, pendant et après s"es examens, et si
84 FRÉDÉRIC OZANAM
l'on considère qu'il ne dépassa point l'âge de qua-
rante ans, on a une preuve indéniable de son immense
activité dans le nombre et la valeur des écrits publiés
dans une si courte existance.
Parmi les différents articles qu'il écrivit alors (1837-
38), nous nous contenterons d'en indiquer quelques-
uns qu'on retrouve dans ses œuvres complètes, sep-
tième et huitième volumes intitulés: Mélanges:
'' Droit Public — Des biens de V Eglise, 1837 — Origines,
" du droit français, cherchées dans les symboles et formules
" du droit universel. — Critique de [^ouvrage de Michelet,
" 1837. — Du protestantisme dans ses rapports avec la liberté,
" 1838.
Vers le milieu de l'année 1839, Ozanam fut obligé
d'aller passer quelques jours à Paris pour y régler
quelques affaires. Il revint à Lyon vers le milieu du
mois d'Août et trouva sa mère mourante. Elle avait
pris le lit, le jour même de son départ, souffrant d'ex-
cessiA^es douleurs et atteinte d'une fièvre ardente qui
devait l'emporter au bout de deux mois. La perte de
sa bonne mère jeta Ozanam dans une grande désola-
lation, et cette nouvelle affliction à laquelle il devait
pourtant s'attendre, vint rouvrir toutes les blessures
de son cœur sensible qui souffrait encore de la mort
de son père.
Comme le fait très bien remarquer M. l'abbé Oza-
nam, lorsqu'on veut faire connaître un homme, il est
important de montrer le milieu dans lequel s'est faite
sa première éducation, de découvrir les principes qui
FRÉDÉRIC OZANAM 85
y ont présidé et de produire surtout les modèles sur
lesquels il s'est formé. Nous dirons donc ici un mot
de la vie de cette excellente femme que ses fils pleu-
rèrent si longtemps.
Marie Nantas naquit à Lyon le 15 juillet 1781 ; elle
passa son enfance au milieu des horreurs de la révo-
lution. Ses parents, échappés comme par miracle à la
guillotine, se réfugièrent en Suisse dans un petit village
appelé Echallens, c'est là qu'elle alla les rejoindre
après être demeurée longtemps cachée dans les caves
de sa ville natale. Elle y fit sa première communion.
Elle reçut une éducation solide et pratique, même
un peu austère, elle s'en trouva bien au milieu des
infortunes et des malheurs qui ne lui furent pas épar-
gnés. Elle épousa en 1800 M. Ozanam dont elle
partagea pendant trente-sept ans toutes les peines et
les épreuves, et elle mourut à l'âge de cinquante-huit
ans. C'est d'elle que Frédéric Ozanam prit le goût du
travail, car elle était infatigable à l'ouvrage et l'emploi
de chaque instant de la journée était réglé d'avance.
C'est par elle aussi qu'il apprit à faire toutes les œuvres
de charité qui le distinguèrent pendant sa vie et
surtout la visite des pauvres.
A Lyon les indigents habitent les étages les plus éle-
vés des maisons et pour aller les secourir il faut monter
quatre ou cinq et quelquefois même six escaliers.
M. Ozanam, alors que sa femme n'était plus jeune lui
avait défendu de se rendre plus haut qu'au quatrième
étage, et de son côté Madame Ozanam qui savait que
86 FEÉDÉRIC OZANAM
son mari était sujet aux étourdissements, lui avait fait
la même défense. Or, on rapporte qu'un jour, étant
allés séparément et à l'insu l'un de l'autre, visiter un
pauvre malheureux malade, ils se rencontrèrent et se
prirent tous deux en flagrant délit. Tous deux avaient
désobéi ; tous deux se pardonnèrent et revinrent
ensemble, faisant valoir chacun de leur mieux les cir-
constances atténuantes, mais contents d'avoir accom-
pli une bonne œuvre.
Les fils de si bons et de si charitables parents ont su
résumer la vie de ces êtres qui leur étaient si chers
dans le verset suivant des psaumes. C'est l'inscription
gravée sur leur tombe commune.
Beatus qui intelligit super egenum. et pauperem ; in die
nialâ liherahit eiim Dominus.
Bienheureux celui qui a l'intelligence des souffrances
de l'indigent et du pauvre. Le Seigneur le sauvera au
jour redoutable (du jugement), Ps. XL, 2.
M. l'abbé Ozanam termine par les remarques sui-
vantes : " Tel est le sang qui a coulé dans les veines
" de Frédéric Ozanam ; avec ce sang généreux s'inocu-
" lèrent dans son âme tous les sentiments élevés
" d'amour passionné du devoir, de dévouement, de
" charité chrétienne, de solide piété qui firent de lui
" cet homme éminent dont nous essayons de retracer
" la vie. Sans doute il ne reçut pas des mains de la
" Providence tout ce qui devait illustrer son nom ;
" son mérite personnel y eut une grande part ; mais
" il puisa toujours, au sein de la famille qui lui donna
FREDERIC OZANAM
'• le jour, les éléments de noblesse, de grandeur d'âme
" et de ce beau caractère, qui furent l'objet de l'admi-
" ration de ses contemporains, et qui laisseront long-
" temps encore les plus honorables souvenirs. Quant
" à lui, il travailla avec un rare courage à féconder ces
" dons précieux, pour les mettre au service de la
" vérité et de la vertu. Au milieu de ses succès et de
" la gloire qui couronnait ses efforts, il sut toujours
" reconnaître tout ce qu'il devait à ceux qui, mar-
" chant les premiers, lui avaient ouvert le difficile
" sentier qui conduit à la vraie science, à l'honneur et
" à la sainteté."
Si Ozanam eut un grand chagrin à la perte de son
père, son affliction fut encore jjIus profonde, si c'est
possible, à la mort de sa mère. Sa douleur semble le
pousser au désespoir, lisons plutôt ce qu'il écrivait à
un de ses amis : " C'était elle, disait-il, dont les pre-
" miers enseignements m'avaient donné la foi ; elle
" qui était pour moi comme une image vivante de la
" sainte Eglise, notre mère aussi ; elle qui me semblait
" la plus parfaite expression de la Providence ; aussi
"je dois me sentir à peu près comme les disciples
" devaient être après l'ascension du Sauveur, je suis
" comme si la Divinité s'était retirée d'auprès de moi.
" Il me semble par moments, vous l'avouerai-je, que
" la foi m'échappe avec celle qui en fut pour bien dire
" rinterprête, et que je demeure seul dans mon néant.
" Oh ! demandez pour moi au Seigneur qu'il m'envoie,
" comme à ses disciples, orphelins aussi, l'esprit qui
88 FRÉDÉEIC OZANAM
" console, le Paraclet. Je voudrais seulement obtenir
" la force nécessaire pour achever mon pèlerinage de
" quelques années, peut-être quelques jours, et pour
" finir enfin comme a fini ma mère."
Ozanam, nous le savons, s'était livré à l'étude et à
la pratique du droit, malgré ses répugnances, dans
l'unique but de plaire à son père ; mais son père était
mort avant qu'il eût pu jouir de ses sacrifices. Plus
tard, comme nous l'avons vu, il s'était fait nommer
professeur de droit commercial afin de concilier les
exigences pécuniaires de sa position avec les soins
qu'il devait à sa mère. Maintenant tous ces sacrifices
devenaient inutiles ; de là de nouvelles hésitations sur
le choix d'une vocation, de nouvelles inquiétudes sur
le sort qui lui était réservé. D'un côté, sa correspon-
dance avec l'abbé Lacordaire semblait indiquer qu'il
penchait vers l'état religieux. Il alla même jusqu'à
prier le célèbre dominicain de lui faire connaître les
règles de son ordre et celui-ci en lui répondant ne lui
avait pas caché " qu'il éprouverait une joie bien vive
" s'il pouvait un jour l'appeler mon père ou mon frère."
D'un autre côté, M. de Montalembert voulait le mettre
à la rédaction d'une publication qu'il venait de fonder
et M. Cousin lui faisait de sérieuses instances pour
V enrégimenter dans l'enseignement universitaire. Au
milieu de ces hésitations, la chaire de droit commer-
cial était le seul lien qui le retenait dans sa profession.
Il se décida enfin à reprendre son cours vu qu'il
avait eu tant de difficulté à l'obtenir, et craignant sur-
FRÉDÉRIC OZANAM 89
tout de manquer à ses devoirs envers ses concitoyens
qui avaient demandé sa nomination. Durant l'année sco-
laire de 1840 il donna quarante-sept leçons. Elles étaient
bien suivies et les hommes d'affaires s'y rendaient
en si grand nombre que la salle qui pouvait pourtant
contenir deux cent cinquante personnes ne suffisait
pas. Le jeune profeseur s'efforçait de rendre ses leçons
intéressantes en commentant l'esprit des codes et en
donnant des considérations historiques et économiques.
" Son ascendant sur son auditoire était tel, dit son bio-
" graphe, que c'était merveille de voir un homme
" de vingt-six ans inspirant à des négociants bien plus
" âgés que lui pour la plupart, l'amour et le respect de
" leur profession, et par conséquent l'observance des
•* devoirs qu'elle impose, et obtenant leurs applaudis-
"sements, malgré les vérités, quelquefois sévères qu'il
" se croyait obligé de leur adresser."
Notre jeune professeur aurait aimé à prouver son
amour et sa reconnaissance à ses concitoyens en gar-
dant aussi longtemps que possible sa chaire de droit
commercial, mais il se sentait de plus en plus et
malgré lui attiré par les belles-lettres. Un jour il
apprend que la chaire de littérature étrangère à la
faculté des lettres de Lyon va devenir vacante par la
retraite de M. Quinet. Aussitôt il se rappelle que 'M.
Cousin lui avait écrit : '' J'aimerais mieux vous voir
" dans mon régiment, mais je ne désespère pas. Ne
" m'oubliez pas trop, car vous êtes toujours sûr de
" trouver en moi un ami." Il part immédiatement
90 FRÉDÉRIC OZANAM
pour Paris où il s'empresse d'aller rendre visite au
ministre de l'Instruction publique à qui il expose sa
demande. Il pensait qu'il pourrait probablement
cumuler les deux professorats. M. Cousin le reçut avec
la plus grande affabilité et lui annonça son intention
de le nommer l'année suivante à la chaire de littéra-
ture étrangère à Lyon, mais il y mit une condition.
Le ministère de l'Instruction publique venait d'établir
un concours pour l'agrégation à la chaire de littérature
étrangère de la Sorbonne. Il n'ignorait pas que des
jeunes gens pleins de talent et très savants, se pré-
paraient à ce tournoi depuis plus d'un an ; mais
telle était sa confiance dans les connaissances et les
talents d'Ozanam qu'il ne craignit pas de l'engager à
prendre part à cette lutte, quand notre jeune profes-
seur n'avait plus que six mois pour se préparer. En
insistant sur cette condition le ministre ajouta: " Ce
" n'est pas que vous puissiez espérer d'y être nommé
" (à la chaire de la Sorbonne), car vous avez de redou-
" tables concurrents qui se préparent depuis long-
" temps, mais je désire que ce premier concours soit
" brillant et que le plus grand nombre déjeunes gens
" qui ont du talent s'y présentent. Si vous voulez
"bien me donner cette preuve de bonne volonté, je
" vous nommerai à Lyon."
Cédant aux sollicitations pressantes du ministre, du
directeur de l'Académie de Lyon et d'un grand nom-
bre de ses amis qui tous avaient la plus grande con-
fiance dans ses capacités, Ozanam se décida à subir
FRÉDÉRIC OZANAM 91
ces épreuves de la ^haute licence et il repartit pour
Lyon où il désirait s'absorber dans les études prépa-
ratoires.
Il lui fallut renoncer à un voyage qu'il se proposait
de faire en Suisse et en Allemagne et s'enfermer avec
ses livres. Il ne s'agissait de rien moins que d'ap-
prendre et de confier à sa mémoire les diverses ori-
gines, les progrès et les époques les plus brillantes
des langues française, anglaise, allemande, italienne,
espagnole, latine et grecque, s'imbiber de leur littéra-
ture et en connaître les maîtres avec leurs différentes
spécialités et leurs caractères.
Au temps fixé pour ce tournoi littéraire, Ozanarii
retourna à Paris, la tête remplie de toutes les connais-
sances requises, mais dans un état d'énervement bien
difficile à décrire. On s'expliquera cependant l'agita-
tion qui s'était emparée de lui, si l'on songe à toutes
les occupations qu'il avait déjà, et qu'il continuait en
mêine temps.
Nous empruntons encore à M. l'abbé Ozanam le
compte rendu de ces épreuves pour la liante licence,
ainsi que l'extrait du rapport adressé au ministre de
l'Instruction publique par le président du concours.
" Les candidats étaient au nombre de sept et il y
avait cinq juges dont voici les noms: 1. M. Leclerc,
doyen de la faculté, président. Il devait interroger
sur la littérature en général ; 2. M. Alexandre avait à
examiner sur la langue et la littérature grecques ;
3. M. Patin, sur la langue et la littérature latines ;
92 FRÉDÉRIC OZANAM
4. M. Fauriel, sur les quatre littératures étrangères,
anglaise, allemande, italienne, espagnole; sur les-
quelles Ozanam fut seul à fournir carrière complète ;
5. enfin M. Ampère, professeur au Collège de France,
pour la littérature française." *
" On réunit les concurents dans une salle de la Sor-
bonne, et là sous clef, ils avaient devant eux huit
heures pour une dissertation latine sur les causes qui
arrêtèrent le développemenl de la tragédie chez tes Romains.
" Ozanam possédait la question ; " mais, n'étant pas
habitué à composer vite, il était aux abois quand
sonna l'heure fatale, et il dut donner un brouillon
dont la rédaction lui paraissait laisser beaucoup à
désirer." Même aventure le lendemain pour la dis-
sertation française : De la valeur historique des oraisons
funèbres de Bossuet.
" Les auspices lui paraissant peu favorables, il se
serait retiré du concours si quelques encourageantes
indiscrétions de l'un des juges ne lui eussent donné à
entendre que ses compositions avaient réussi.
" Venaient ensuite trois argumentations distinctes
à des jours différents, et de trois heures chacune envi-
ron, sur des textes grecs, latins et français, donnés
vingt-quatre heures d'avance. En grec^ Ozanam dut
expliquer un chœur d^ Hélène d'Euripide, et un frag-
ment de la Rhétorique de Denis d'Halicarnasse (dans
* Extrait de la lettre LXXI.
FRÉDÉRIC OZANAM 93
sa modestie il s'accuse d'avoir fait peu de philologie
et beaucoup de phrases) : Hélène envisagée comme
caractère poétique et mythe religieux ; histoire de
l'art oratoire à Athènes et à Rome. En latin, un frag-
ment de Lucain et un chapitre théologique de Pline:
discussion sur le rôle de César et sur les révolutions
des doctrines religieuses chez les Romains. — En fran-
çais, Philémon et Baucis de La Fontaine, et le Dialogue
de Sylla et d'Eucrate par Montesquieu ; ici quelques
conjectures un peu hardies sur les causes de l'abdica-
tion de Sylla et une comparaison qui lui paraissait
plus téméraire encore, de Montesquieu comme publi-
ciste avec saint Thomas d'Aquin. Cette saillie assez
vive de catholicisme, aussi bien que deux ou trois
autres, ne déplurent ni à l'auditoire ni au jury, elles
leur parurent même fort originales.
" A la suite de cette épreuve vint l'interrogatoire
sur les quatre littératures étrangères. Dante, les
auteurs espagnols, Shakespeare et Klopstock, furent
tour à tour expliqués avec succès.
"Restaient deux leçons sur des sujets différents
pour chaque concurrent, et désignés par le sort, l'un
vingt-quatre heures, l'autre une heure d'avance. Le
sujet de littérature ancienne fut pour Ozanam : Vhis-
toire des scoliastes grecs et latins.
" Ceci semblait une méchanceté du sort, et l'on
savait si bien que le candidat n'était nullement au
courant de cette spécialité philologique, que la lecture
du billet fut accueillie par un rire général de malice,
94 FRÉDÉRIC OZANAM
et peut-être un peu de vengeance par les nombreux
universitaires qui composaient le public. Frédéric se
croyait perdu et bien qu'un de ses rivaux, M. Egger,
lui eût fait passer d'excellents livres avec une géné-
rosité au-dessus de tout éloge ; après une nuit de veille
et une journée d'angoisses, il arriva plus mort que vif
au moment de prendre la parole. N'attendant plus
rien de lui-même, il fit un acte d'espérance en Dieu,
tel que jamais il n'en forma de plus vif, et jamais non
plus il ne s'en trouva mieux. Il parla sur les scoliastes
pendant sept quarts d'heure avec une assurance, une
liberté dont il s'étonnait lui-même ; il parvint à inté-
resser, à émouvoir même, à captiver non pas seule-
ment les juges, mais l'auditoire, et s'en tira avec tous
les honneurs de la guerre, ayant mis les rieurs de son
côté.
" Enfin la dernière séance était plus facile; il eut
à parler de la critique littéraire au siècle de Louis XI V. Il
prit encore ses aises, se donna carrière au sujet de
l'influence funeste exercée par l'école janséniste sur la
poésie française et trouva le moyen de signaler les
services rendus à la langue par saint François de
Sales. Il craignait d'avoir brisé les vitres, mais tout
fut pris pour le mieux.
" Le scrutin définitif, fait d'après la moyenne des
rangs obtenus dans les divers épreuves, fit sortir Oza-
nam le premier ; et à son grand étonnement, dans ce
résultat il ne fut pas nécessaire de tenir cempte des
littératures étrangères, c'est-à-dire que pour les lettres
FRÉDÉRIC OZAXAM 95
classiques seulement, il avait été placé au-dessus de
ses concurrents, dont plusieurs réunissaient pourtant
à de profondes études une improvisation coulante,
vive et gracieuse. * Ce triomphe fut accueilli par des
applaudissements unanimes, non seulement des audi-
teurs, mais même de ses rivaux."
Parmi ceux qui prirent part à la lutte, il y avait
entr'autres concurrents, un homme qui vit encore et
dont le nom est célèbre dans le monde des lettres.
Nous voulons parler de M. Egger, l'helléniste. Son
nom est mentionné au rapport immédiatement après
celui d'Ozanam.
Voici l'extrait du rapport auquel nous avons fait
allusion.
" Monsieur le ^Ministre. Trois concurrents ont dès
l'abord dans ces diverses épreuves, montré une supé-
riorité qui leur a été quelquefois disputée vivement,
mais qu'ils ont cependant presque toujours conservée.
" M. Ozanam, déjà connu, comme ses deux rivaux
dont les noms suivent, par les plus honorables épreuves
de notre faculté, a semblé aux juges mériter le premier
rang, non-seulement par ses connaissances classiques,
fort étendues sans doute,mais égales peut-étrechez d'au-
tres,mais encore par sa manière large et ferme de conce-
voir un auteur et un sujet, par la grandeur de ses com-
mentaires et de ses plans, par ses vues hardies et
* Extrait de la lettre LXXI 1. p. 413.
96 FRÉDÉEIC OZANAM
justes, et par un langage qui, alliant l'originalité à la
raison, et l'imagination à la gravité, paraît éminemment
convenir au professorat public. Seul des candidats, il
a fait preuve d'une étude grammaticale et littéraire
des quatre langues étrangères indiqu.ées au programme,
l'italien, l'espagnol, l'allemand et l'anglais.
" M. Egger, qu'un prix remporté à l'Académie des
inscriptions et belles-lettres, et des services distingués
dans les collèges de Paris, avaient signalé de plus près
à notre attention, est, avant tout, un philologue très
savant et très habile ; mais la rapidité de sa pensée, la
vivacité de sa parole, et l'immense avantage qu'il a
obtenu dans la composition française, qui a fait partie
de ce concours, prouvent qu'il est appelé à joindre au
mérite de savoir beaucoup, le talent d'être écouté.
" M. Berger, esprit plus calme et plus froid, aussi
incapable de commettre une faute de goût que de se
tromper dans l'interprétation d'un texte difficile, porte
à un degré singulier la netteté et la précision du lan-
gage: on ne peut appliquer aux lettres avec plus d'art
et d'élégance, la rigueur des études philosophiques.
" C'est ainsi que le concours qui vient de com-
mencer sous vos auspices une ère nouvelle pour les
facultés, ne sera peut-être pas surpassé de longtemps."
Ozanam et tous ses amis, M. Ampère surtout, crurent
voir dans cet éclatant triomphe, une manifestation de
la volonté divine qui avait enfin exaucé ses nombreuses
prières pour connaître sa véritable vocation. Il n'eut
jtlus d'hésitation et dès lors son nom, ses talents et ses
FRÉDÉRIC OZANAM 97
grandes connaissances furent exclusivement acquis
il la littérature.
Aussi quand, le cours à peine terminé, M. Fauriel,
professeur de littérature étrangère à la Sorbonne, crut
devoir se retirer pour prendre du repos, accepta-t-il
cette chaire pour laquelle son prédécesseur lavait
recommandé avec chaleur.
Avant de se livrer aux études préparatoires des
épreuves de la haute licence, Ozanam, en même temps
qu'il préparait les leçons de son cours de droit commer-
cial, avait composé un livre avec sa thèse svlt Dante ; il
l'avait intitulé : Dante et la philosophie catholique au
XIII^ siècle. Nous nous eflbrcerons dans le chapitre
suivant, de donner une idée de cet ouvrage.
G^-
98 FRÉDÉRIC OZANAM
CHAPITRE IX.
DANTE Eï LA PHILOSOPHIE CATHOLIQUE.
L'édition que nous avons entre les mains contient 1.
un discours préliminaire sur la tradition littéraire en
Italie, depuis la décadence latine jusqu'à Dante.
2. Une introduction complètement consacrée à Dante.
3. Le livre lui-même, qui n'est que la thèse, annotée et
augmentée, que soutint Ozanam pour le doctorat
es lettres. 4. Les documents et recherches pour servir
à l'histoire de Dante et à l'histoire de la philosophie
au XlIIe siècle.
Dans son discours sur la tradition littéraire en Italie,
Ozanam nous dit ce qu'il entend par ces expressions.
" Ce travail obscur qui nous a conservé les lettres clas-
" siques, cet enseignement qui a son foyer en Italie et
" ses rayons partout, c'est ce que je nomme la tradition.
" Elle recueille l'art pour traverser les époques ora-
" geuses, comme l'arche à la veille du déluge recueillit
" dans ses flancs la nature vivante. L'arche était un
" refuge ténébreux, triste et pauvre, et cependant la
" nature y était tout entière. De même, la tradition
" semble réduite au misérable échafaudage des gloses
FRÉDÉRIC OZANAM 99
" scolastiques et des règles grammaticales ; elle porte
" dans son sein toutes les grandes époques littéraires
" de l'Europe."
Notre auteur au commencement de cet article se
place au temps de la décadence de l'Empire romain.
Là il considère trois choses qui touchent à leur
décadence, la religion, les lois et les lettres. De ces
trois choses la religion païenne seule disparait complè-
tement, mais non subitement, au contraire elle dispute
le terrain jusqu'au bout devant l'Evangile.
Quant aux lois, pendant- (|ue l'édifice romain allait
crouler, que la cité périssait, les provinces sous le pou-
voir de Rome grandissaient sous une administration
commune, le droit des gens. Ce fut le droit des gens,
c'est-à-dire, la loi que le monde s'était faite i)ar l'entre-
mise des RomAins,qui seconservadans les compilations
de Justinisn pour devenir le fondement des sociétés
futures. Les lois de tous les états européens sont basées
sur ce code.
Les lettres eurent le même sort que les lois. Dans la
première période de temps embrassée par l'auteur (ce
temps commence au siècle d'Auguste et se rend jusqu'à
l'apparition de la langue italienne), Rome subjugua
toute la terre plus souverainement et universellement
encore par sa langue et ses institutions, qu'elle ne
Tavait subjuguée autrefois par ses armes.
Du nord de l'Italie les lettres passèrent d'abord en
Espagne, témoins, les deux Sénèque, Lucain, Quin-
tilien et Martial, puis elles se rendirent dans les Gaules
100 FRÉDÉRIC OZANAM
jusqu'aux confins de la Germanie, témoins encore
Ausone, Rutilius et Sidoine Apollinaire. Nul n'était
réputé civilisé s'il ne possédait à fond la langue et
les lettres des Romains. C'est pour désigner cette cul-
ture universelle qui s'étendait de la Grande Bretagne
aux extrémités de la Hongrie que TertuUien créa un
barbarisme éloquent, il l'appelle Rovianitas.
" En même temps, dit notre auteur, s'établissait une
" puissance nouvelle que les âges antérieurs n'avaient
" pas connue : l'enseignement public. De là les sco-
" liastes qui se chargèrent de maintenir la pureté de
" la langue, la correction des textes, d'éclairer les
" allusions mal comprises et de consacrer le souvenir
" des usages effacés,"
Voilà pour la première période.
Puis vient la dissolution de la société romaine et
l'époque où la religion païenne disparaît devant le
christianisme. Les lettres en ces temps furent sauvées
par l'Eglise qui fit surgir alors tant de grands hommes,
évêques et docteurs, littérateurs et poètes, témoins
saint Justin, saint Augustin et saint Ambroise, Lac-
tance, Victorinus et le poète Prudence, c'est la seconde
période. Mais voilà que les barbares apparaissent et
qu'ils envahissent tout. Qui pourra maintenant empê-
cher les lettres de périr? L'Église encore, par ses papes
et ses moines, et ceci forme la troisième époque. Dans
ces temps ont vécu parmi les papes: saint Léon le
Grand et saint Grégoire le Grand ; parmi les moines :
saint Benoît et saint Colomban et avant eux, parmi
FRÉDÉRIC OZANAM 101
les séculiers, Cassiodore et Boëce qu'on nppeln "le
dernier des Romain?."'
" Ainsi ajoute Ozanam, la tradition ne périt pas,
" Elle se maintient dans l'Eglise et par là danslachré-
" tienté. Au milieu de cette obscurité qui s'étend du
" septième au huitième siècle, l'esprit humain ne
" détruisit pas son œuvre de tant d'années. L'ouvrier
" immortel travaillait dans le silence, ou, s'il sembla
" un moment sommeiller, l'Eglise veilla pour lui,
" comme l'ange de cet artiste pieux, qui, à son réveil,
" trouva achevé par une main invisible, le tableau
" interrompu le soir."
Quand les barbares, les chrétiens et les hommes de
l'ancienne civilisation ne formèrent plus qu'une seule
société, les lettres se réfugièrent dans les écoles établies
par les rois, tels que C'harlemagne et Lothaire. Puis
plus tard on vit apparaître les moines de Saint-Gall
qui représentèrent les lettres et les sciences.
Quand la querelle éclata entre le sacerdoce et l'em-
pire, Grégoire VIT. en foryant le prince allemand Fre-
derick Barberousse à venir s'humilier à Canossa, fit
triompher la civilisation sur la barbarie et en réalisant
l'émancipation du clergé de l'esclavage féodal, il pro-
clama en même temps l'émancipation des sciences et
des lettres. Les décrets des conciles remettaient conti-
nuellement en force les bulles ordonnant l'établisse-
ment, auprès des églises épiscopales, de chaires pour
l'enseignement. Vers ces temps Ijrillèrent Lanfranc,
saint Anselme, et Pierre Lombard qui donnèrent une
102 . FRÉDÉRIC OZANAM
grande impulsion aux études littéraires dans l'Europe
septentrionale.
Enfin apparaissent les langues populaires, et les
langues classiques deviennent plus proprement le par-
tage des savants et de l'Eglise. C'est d'abord lefrançais
qui par les trouvères et les troubadours pénètre un peu
partout. On le parle même dans les provinces du
Midi et à la cour de Palerme ; plus tard saint François
demandait l'aumône en français aux portes de la
Basilique du Vatican, et Sordello n'était pas moins
habile versificateur en langue d^oïl qu'en langue d'oc.
Tant d'exemples, dit Ozanam, enhardirent enfin la
timidité de cette belle langue italienne, née depuis
deux cents ans et qui n'osait encore se produire dans
les lettres. Enfin apparaît Ricordano Malespini avec
la première prose en langue populaire, et Brunetto
Latini avec la première poésie. Ce sont les amis et les
maîtres de Dante.
L'auteur termine en faisant les remarques suivantes :
" Ainsi les lettres n'ont jamais péri. Ainsi cette période
" de barbarie complète, qu'on étendait dans un espace
" de mille ans, de la chute de l'empire romain à la
" prise de Constantinople, qu'on avait successivement
" réduite, et qui demeurait enfin restreinte aux sep-
'' tième et dixième siècle, s'évanouit devant un examen
" plus sévère. La barbarie put usurper, elle ne pres-
" crivit jamais. Une protestation nombreuse, toujours
" transmise, toujours recueillie conserva les droits du
" savoir. Je ne trouve point cette ignorance univer-
FRÉDÉRIC OZANAM 103
" selle déplorée par plusieurs contemporains; et parce
"que plusieurs la déplorent éloquemment, je com-
" mence à n'y plus croire. L'intelligence humaine a
•' eu cet honneur, que la ruine du monde ancien, et
" le débordement de l'invasion n'aient pu prévaloir
'' contre elle. La Providence pour qui rien n'est petit,
'■ a pris soin des destinées de l'art, comme des révolu-
" tions des peuples. Elle ne laissa jamais le monde
" sans un foyer où il put rallumer ses flambeaux. Il
'■ n'y a que les temps qui n'ont de foi ni en Dieu ni
"dans l'homme, il n'y a qiie les siècles impies qui
" croient à une nuit éternelle."
Imi^iaque œternam timuerunt steciila noctem.
Dans l'introduction, Ozanam. nous l'avons dit, s'oc-
cupe uniquement de Dante et de la philosophie con-
tenue dans ses ouvrages.
Dans un de ses voyages en Italie, lorsqu'il parcourait
le Vatican, il avait été frappé par une des fresques des
Chambres de Raphaël. Cette fresque, représente le
Saint Sacrement sur un autel, élevé entre ciel et terre :
le ciel qui s'ouvre et laisse voir dans ses splendeurs la
Trinité divine, les anges et les saints ; la terre couronnée
d'une nombreuse assemblée de pontifes et de docteurs
de l'Eglise. " Au milieu de l'un des groupes dont
" l'assemblée se compose, on distingue une figure
" remarquable par l'originalité de son caractère, la
" tête ceinte, non d'une tiare ou d'une mitre, mais
" d'une guirlande de laurier, noble et austère toutefois,
" et nullement indigne d'une telle compagnie. Et si
104 FRÉDÉRIC OZANAM
" l'on recueille ses souvenirs, on reconnaît Dante
" Alighiéri.
" Alors, poursuit l'auteur, on se demande de quel
" droit l'image d'un tel homme a-t-elle été introduite
" parmi celles des vénérables témoins de la foi, parmi
" peintre accoutumé à l'observation scrupuleuse des
" traditions liturgiques, sous l'œil des papes, et dans
" la citadelle même de l'orthodoxie."
Ozanam explique cette place d'honneur donnée à
Dante, par le besoin d'une réparation éclatante
à la mémoire de cet homme qui non seulement fut un
grand poète, mais aussi un grand philosophe. Toute
l'Italie est couverte de monuments du poète populaire,
et chaque chose qu'il a touchée, chaque endroit où il
a été vu, devient l'objet d'un culte de respect et d'hon-
neur. " Florence surtout a entouré d'un culte expia-
" toire tout ce qu'elle a conservé de lui; le toit qui
" abritait sa tête, la pierre même où il avait coutume
" de s'asseoir. Elle lui a décerné une sorte d'apo-
" théose en le faisant représenter par la main de
" Giotto, vêtu d'une robe triomphale et le front cou-
" ronné, sous un des portiques de l'Eglise métropoli-
" taine, et presque entre les saints patrons de la cité."
En même temps que les monuments se chargeaient
de faire la partie matérielle de cette réparation, les
chaires publiques en faisaient la partie spirituelle.
Florence, Pise, Plaisance, Venise, Bologne entendaient
donner dans ces chaires, l'interprétation de la Divine
Comédie. Les plus beaux génies italiens s'occupèrent
FREDERIC OZANAM
105
d'expliquer les œuvres de Dante et de les commenter,
et tous ses compatriotes s'unirent pour le saluer comme
un i^oète excellent, un philosophe profond et un théo-
logien judicieux.
L'auteur exprime ensuite son regret de ce que le
côté philosophique dans les œuvres de Dante ait été si
souvent traité avec dédain et que plus souvent encore
il ait passé inaperçu.
La Divine Comédie, selon lui, était spécialement
écrite pour les esprits méditatifs, et pour ceux qui
parmi les philosophes sont le plus exempts de la conta-
gion de l'erreur, et cependant le plus grand nombre de
ceux-ci, tout en admettant la philosophie contenue
dans l'ouvrage, n'ont pas voulu en reconnaître l'impor-
tance, la grande portée. D'autres n'y ont vu qu'un
épouvantail de plus dans ces ténèbres fabuleuses du
treizième siècle déjà peuplées de tant de fantômes.
D'autres enfin y ont découvert, tout à la fois, une pas-
sion pieusement romanesque et un manifeste politique.
" Ce qui prouve, ajoute Ozanam, que parmi nous,
" périssables créatures que nous sommes, telle est
" l'impuissance des souvenirs et la courte portée de
" la gloire, qu'à peine de ceux qui honorèrent le plus
" l'humanité, nous parvient-il au bout de quelques
" siècles, autre chose que le nom. Ces noms vont ordi-
" nairementà l'immortalité, portés par une admiration
" traditionnelle et ignorante, comparable au dauphin
"de la fable, qui, sans le savoir, portait à travers les
" mers tantôt un animal moqueur et tantôt un poète
106 FBÉDÉRIC OZANAM
" aux accents divins. Si ces complaisances paresseuses
" delà postérité profitent quelquefois à des i:)ersonnages
" peu dignes, plus souvent elles font tort aux grands
" hommes. Il semble qu'une justice suffisante leur ait
" été rendue parce qu'on leur paie en l'occasion un
" tribut de vulgaires louanges, tandis que leurs titres
'' les plus précieux restent ensevelis dans la poussière.
" En sorte que, s'ils pouvaient soulever tout à coup
" les pierres de leurs tombes, on ne sait, quel sentiment
" les agiterait davantage, ou l'indignation de se voir
" ainsi méconnus, ou l'orgueil d'être entourés de tant
" d'hommages, alors même qu'on les connaît si peu."
Ozanam n'a pas voulu que la philosophie contenue
dans les œuvres de Dante, fût ignorée et c'est pour
cela, que considérant ce mérite comme un des plus
beaux fleurons de la couronne du poète, il s'est décidé
à produire cette thèse et plus tard à écrire cet ouvrage.
L'auteur n'ignore pas qu'on a traité avec dédain la
philosophie de l'époque où vécut Dante et que de
toutes les choses du moyen âge, elle a été la plus
calomniée, celle dont la réhabilitation s'est fait, le plus
attendre. On a représenté le moyen âge comme parlant
un langage barbare, mais les œuvres de Dante ne sont-
elles pas écrites dans la langue la plus mélodieuse de
l'Europe? On a dit de plus que le langage en était
pédantesque dans sa forme et monacal dans son
esprit, et cependant, pour charmer leurs loisirs, n'a-t-
on pas vu les princes se faire réciter les chants de la
Divine Comédie^ tandis que pour se délasser de leurs
■ FRÉDÉRIC OZANAM 107
travaux, les artisans les répétaient dans leurs humbles
demeures. Ils expriment tout à la fois les plus doux
mystères du cœur et les plus brillantes luttes de la
place publique.
De nos jours, le plus grand nombre des poètes ne font
de la poésie qu'une affaire d'art, et n'y voient qu'une
beauté relative, résultant de la double harmonie des
pensées avec les paroles, et des paroles entre elles. La
dernière de leurs occupations est de voir à la valeur
logique de la pensée et à la portée morale de la parole.
Dante lui, n'ayant plus de patrie ici-bas, pénètre
dans le monde invisible dont il fait sa patrie. De là
laissant tomber ses regards sur les choses humaines il
en découvre le principe et la fin. Aussi ses chants sont-
ils remplis d'enseignements, car chaque vers semble
porter en lui-même une double valeur logique et
morale.
Enfin on a accusé le moyen âge d'être un temps
d'abrutissement où non seulement personne ne savait
exprimer ses idées, mais encore où les idées mêmes
semblaient faire défaut. Dante, par ses chants remplis
d'une philosophie poétique, une poésie philosophique
vraiment sociale, venge bien cette époque de ces repro-
ches si mal fondés. Qui, en eff"et, après avoir lu et
médité les écrits du grand poète italien, pourra nier la
culture de l'esprit à l'époque où il vécut ? " Pour nous,
" ajoute Ozanam, comme nous nous arrêtons avec
" respect devant la maison qui vit naître un homme
" illustre, encore que les murs en soient noircis par la
108 FEÉDÉRIC OZANAM
" vétusté, et que nous n'en comprenions pas l'ordon-
" nance intérieure ; nous apprendrons aussi à respecter
" la civilisation au sein de laquelle il vécut, bien
" qu'elle nous apparaisse confuse dans l'ombre des
" temps."
L'auteur passe ensuite au plan qu'il veut adopter,
il nous indique la marche qu'il suivra et nous en
fait connaître les différentes étapes. Il nous donne
de plus une idée des recherches que ce travail a
nécessitées et nous découvre les sources où il est allé
puiser. Ces documents forment la dernière partie du
livre et consistent en une série d'extraits de saint
Bonaventure, de saint Thomas, d'Albert le Grand et
de Roger Bacon. On y trouve aussi une légende rimée :
la Vision de saint Paul ; poème inédit du treizième
siècle.
* Seignors frères, ore escoutez
Vous qui estes à Deu nummez f
Et aidez-moi à translater
La visiun Saint Paul le ber X
* Seignors etc., Il suffit d'avertir une fois pour toutes que Vo
tient souvent lieu des diphthongues eu et ou; qu'il est lui-même
ordinairement remplacé par Vu devant les liquides un et in ; que
l et r, b et g se permutent ; que et et ou s'écrivent pour oi, i pour
y, e pour i.
f A Deu, nummez, a Dieu voués. Il est remarquable que le
traducteur s'adresse à des moines.
X Saint Pol le ber, le baron; c'est-à-dire le brave et puissant
Le moyen âge aimait à rapprocher la milice du ciel et celle des
rois.
FRÉDÉRIC OZANAM 109
Deu, par sa douçor
Et par la soue grant amor, §
Ait merci et mémoire.
Des aimes qui sunt eu purgatoire !
Seiguors frères, par Deu amor
Gauduns nos di tel labor
Et escbevun, nos de toz mal.-;
Et de toz péchez criminals ;
Et à Dampne-Deu convertuns
Et nos ensemble 0 lui vivuns
* Amen, Deus. par ta merci
Otrie nos que soit issi !
Dans la première partie du livre, Ozanam jette un
coup d'œil sur l'état général de la chrétienté du trei-
zième au quatorzième siècle, et nous fait connaître les
causes qui favorisèrent le développement de la philo-
sophie. Cette époque, dit l'auteur, fut un temps de tran-
sition. L'Eglise, abandonnant les luttes extérieures,
semble se replier sur elle-même et donner plus d'atten-
tion que jamais aux affaires spirituelles. Aussi il n'est
])as de siècle qui ait produit un aussi grand nombre de
saints que le treizième siècle.
ë Souc, sa., sua.
* Et ce manuscrit de Musée Britannique (Bibliothèque Cat-
tonienne), Yespas A. VII, donne plusieurs variantes, et termine
par ces deux vers où l'auteur se fait connaître :
Jeo suis serf Deu, Adam de Ros ;
Ici fais je le mun repos.
110 FRÉDÉKIC OZANAM
La situation politique subissait aussi une révolution.
Les nationalités se formaient, et les peuples, échappés
à la centralisation du saint Empire romain, se livraient
à un travail d'organisation à l'intérieur et essayaient
leurs forces entr'eux à l'extérieur afin d'établir leurs
frontières respectives. En certains pays les communes
s'émancipaient, et le peuple essayait de se soustraire
au régime féodal afin de se gouverner lui-même, et l'on
vit ainsi surgir les Parlements, les Diètes et les Cortès.
Les lettres, les sciences et les beaux-arts subissaient
aussi l'influence que de nouvelles découvertes ne pou-
vaient manquer de leur donner. Les voyages de Marco-
Polo, les missions de quelques pauvres religieux à
travers les déserts de l'Asie septentrionale, enfin les
vaisseaux génois poussés par les vents aux rivages des
Canaries avaient reculé les bornes de la terre connue.
La découverte de la boussole, de la poudre à canon,
faisait pressentir dans la nature des forces inaperçues
jusque-là. En même temps s'ouvraient les grandes
Universités, celle de Paris qui fut la première ne comp-
tait pas moins de quarante mille étudiants venus de
tous les coins du monde ; puis surgirent successivement
les universités d'Oxford, Bologne, Padoue, i^'alamanque,
Naples, Lisbonne et Rome. La poésie faisait place à
la prose qui faisait sa première apparition assujettie
aux seules règles d'une grammaire mal assurée. Dans
l'architecture et dans la peinture, les progrès étaient
aussi très marqués. La peinture surtout ne se contenta
plus de décorer les vitraux des basiliques, mais elle
FRÉDÉRIC OZANAM 111
passa aux murs et les couvrit de fresques. Enfin les
croisades donnèrent le plus grand élan au commerce
en ou%a-ant les grandes voies de communication avec
l'Orient.
Est-ce que, seule, la philosophie serait restée en
arrière dans le chemin du progrès ? Non, certainement ;
et en ce temps où Ptolémée, Platon et Aristote trouvè-
rent leurs premiers interprètes, en ce siècle qui pro-
duisit Jean de Salisbury, Roger Bacon et Albert le
Grand, non seulement les traditions savantes de
l'humanité ne restèrent pas dans l'oubli, mais toutes
les sciences se rapportant à la philosophie semblent y
avoir atteint leur apogée. L'effervescence causée
par toutes ces découvertes et ces innovations se fit
sentir jusque dans les plus grandes solitudes, et les
événements contemporains communiquèrent à la phi-
losophie un mouvement durable.
Dans les pages suivantes l'auteur s'occupe plus spé-
cialement de la philosophie scolastique. Aux temps de
l'effondrement de l'empire romain et de l'invasion des
barbares, les lettres, les sciences et les beaux-arts,
nous l'avons vu, cherchèrent un refuge dans les cloîtres.
C'était le temps où l'on ne connaissait que sept arts
libéraux divisés sous les noms de trivium et quadrivium;
la philosophie n'en faisait partie que par la dialec-
tique. La théologie n'y avait pas de place, mais quand
elle vint y prendre la première, elle donna naissance
à cette longue lutte des réalistes et des idéalistes ou
nominaux. Il s'agissait de démontrer s'il y avait ou
112 FRÉDÉRIC OZANAM
non correspondance entre les existences invisibles que
la métaphysique suppose et les notions que la logique
déduit entre les réalités et les idées.
Lorsqu'apparut le siècle dont s'occupe particulière-
ment notre auteur, les discussions philosoj^hiques
étaient à l'ordre du jour si bien que les philosophes,
par suite d'opinions différentes, se trouvaient divisés
en sept camps, sur le nombre desquels trois ou quatre
furent anathématisés. A cause même de ces diver-
gences d'opinions la philosophie atteignit dans ce
siècle sa plus grande gloire, et reçut l'élan le plus
puissant.
La politique au treizième siècle, rapprocha les dif-
férents systèmes et il y eut fusion des différents camps,
même des réalistes et des idéalistes. Cette union fit
apparaître d'illustres docteurs dont chacun représenta
plus excellemment un des systèmes, mais jamais ne
méconnut les autres. Citons entr'autres célébrités les
noms d'Albert le Grand dont l'érudition paraissait
sans bornes. " Grand philosojihe et grand magicien, de-
venu célèbre, dit M. Cousin, dans les souvenirs de la
postérité comme un être presque mythologique et
plus qu'humain." Roger Bacon d'Angleterre qui, par
des expériences faites dans un monastère obscur et
dans une cellule plus obscure encore, fit connaître les
merveilleux effets de la poudre, prédit l'utilité de la
vapeur appliquée à la navigation et sa puissance
comme force motrice. Saint Bonaventure, le séraphi-
que docteur, aux doctrines contemplatives; toutes ses
FRÉDÉRIC OZANAM 113
œuvres publient l'accord des facultés humaines avec
les sources divines, accord bien propre à consoler
ceux qui vivent ici-bas au milieu des misères hu-
maines, par Tespoir des félicités éternelles cachées dans
les hauteurs mystérieuses. Saint Thomas d"A(juin,
l'Ange de l'école, le grand maître de la métaphysique,
celui qui a réuni dans la Summu totiv.s théologie, tout
ce qu'une philosophie vraiment catholique peut savoir
de Dieu, de l'homme et de leurs rapports.
Il est vrai que ce siècle donne aussi naissance, parmi
les philosophes à des hommes dont les opinions ne
furent pas sans reproches; au nombre de ces derniers
on peut citer Raymond Sulle, Dun Scott et Occam,
mais la grandeur des premiers ne sutht-elle pas à prou-
ver que la philosophie et les sciences qui s'y rapjior-
tent avaient atteint leur apogée ?
Le savant professeur poursuit ensuite ces considé-
rations sur la philosophie au treizième siècle, en nous
faisant connaître les caractères particuliers de la phi-
losophie italienne. '"L'Italie, cette terre bénie du ciel,
" dit-il, et d'une nature si active, a toujours eu une
" philosophie qui a su maintenir dans leur primitive
" alliance la direction morale et la forme poétique."
Les philosophes et les poètes de l'antiquité latine sont
cités et rapprochés les uns des autres.
Au moyen âge la philosophie italienne n'était ni
moins tiorissante ni moins fidèle à son caractère. La
renommée des penseurs de la Péninsule était si
grande qu'on a vu Lanfranc et saint Anselme sortis de
114 FRÉDÉRIC OZANAM
Pavie et d'Aoste aller prendre possession l'un après
l'autre du siège primatial de Canterbury, plus tard
aussi le Lombard Pierre fut porté, par l'ad-
miration universelle, de sa chaire de professeur à
l'évêché de Paris. Quant il s'agissait de l'étude des
hautes sciences la plus grande rivalité semblait exister
entre les différentes villes. Bologne et Padoue avaient
leurs écoles de philosophie. JNlilan ne comptait pas
moins de deux cents maîtres de grammaire, de logi-
que, de médecine et de philosophie.
La vigueur exubérante de la philosophie italienne
se manifeste surtout dans les luttes que firent surgir
les différents systèmes, luttes qui furent souvent san-
glantes. Dès l'année 1115, les Epicuriens étaient assez
nombreux à Florence pour y former une faction re-
doutée et pour y provoquer une guerre civile, et plus
tard le matérialisme y apparaissait comme la doctrine
avouée des Gibelins. La lutte entre les Papes et les
Empereurs donna aussi un nouvel élan aux sciences,
car de même que les premiers s'entouraient des
hommes les plus savants et professant les systèmes
les plus orthodoxes, de même aussi les derniers
ralliaient autour d'eux les hommes les plus capables
de soutenir les opinions les plus perverses, et de faire
la guerre à l'enseignement catholique. Mais ils furent
admirablement bien combattus par saint Thomas
d'Aquin et par saint Bonaventure. Pour terminer,
citons encore parmi les savants les plus célèbres
d'Italie, Algidius Colonna, Albertano de Brescia,
Brunetto Latini et Guido Cavalcanti.
FREDERIC OZANAM 115
Ozanam termine la première partie do son livre par
un abrégé de la vie de Dante, suivi du plan général
de la Divine Comédie dont il nous indique les parties
se rapportant plus particulièrement à la philosophie.
Dante Alghiéri naquit à Florence en 1265. Le grand
poète vint au monde dans la maison d'un exilé et
mourut en exil. Dès sa plus tendre enfance il se mit â
l'étude et cultiva toutes les sciences connues de son
temps. Il eut pour maître Erunetto Latini. Il
n'avait que neuf ans quand il fit la rencontre de la
jeune Béatrix dont il fut pour toujours épris, et
qui mourut à la fleur de l'âge. Cette beauté qui
s'était montrée à lui sous des formes réelles, devenait
un type idéal qui remplissait son imagination, et Béa-
trix apparaît chaque fois que le poète veut faire en-
tendre un chant d'amour, il semble même que c'est
elle qui l'inspire continuellement. Après la mort
de Béatrix, Dante se maria et il a laissé plusieurs
enfants. Il prit une part importante dans les troubles
qui agitèrent alors l'Italie: il se distingua particulière-
ment à Campaldino, où les Guelfes remportèrent une
victoire sur les Gibelins. Le futur poète s'était jeté dans
les rangs des Guelfes, c'est-à-dire, qu'il était un des dé-
fenseurs de l'indépendance italienne contre les Gibe-
lins qui combattaient pour le maintien des droits féo-
daux et de la suzeraineté du Saint-Empire. Dante fut
souvent chargé par son parti de missions politiques
très importantes, et en 1300 on le trouve un des prieurs
ou magistrats de sa ville natale. Plus tard, la division
116 FRÉDÉKIC OZANAM
s'étant mise parmi les Guelfes victorieux, la guerre
civile éclata à Florence entre les Noirs et les Blancs, et
Dante épousa la cause de ces derniers. Les premiers
formaient le parti des nobles qui voulaient ouvrir les
portes de la ville à Charles de Valois, tandis que les
plébéiens ou les Blancs le rei)oussaient. Le parti dont
le poète était un des chefs, malheureusement pour lui,
fut vaincu et Dante dut s'enfuir, banni de sa ville na-
tale par le prince français. C'est dans l'exil qu'il écrivit
la Divine Comédie, poème qui, a bon droit, excita
l'admiration universelle. Outre cette grande œuvre
Dante a aussi composé des Poésies lyriques qui ne sont
pas indignes de lui. Il écrivit de plus la Vita nuova,
qui renferme dew détails sur ses preuiières années ;
des traités : De vulgari eloquentiâ ; De Monarchiâ v.ni-
versali, ouvrage favorable à l'Empereur et condamné à
Rome. Dante mourut à Ravenne en 1321. Il était ami
du musicien Casello et de l'architecte Arnolfo, et con-
temporain de Guido Cavalcanti et du très célèbre
peintre Giotto. Dante savait V Enéide entière, était fami-
lier avec Ovide, Lucain, Stace, Pline et Frontin^
il savait le grec, citait volontiers des vers espa-
gnols ou français, et composait souvent lui-même
en provençal. Cependant, ce qu'il connaissait et étu-
diait de préférence ce sont les nombreux dialectes de
l'Italie. Il étudia à l'Université de Paris, et Padoue,
Crémone, Bologne et Naples ont revendiqué l'honneur
de l'avoir compté au nombre de leurs élèves.
" A la mort de Béatrix, dit Ozanam, le grand poète
FRÉDÉRIC OZANAM 117
" chercha danslalecturedeCicéronet doBoèceclos pen-
" sées consolantes, il y trouva plus car c'est dans cette
" lecture qu'il prit goût à la philosophie qui vint cou-
" ronner toutes ses grandes connaissances. Il poursui-
" vit l'étude de cette science avec une telle opiniâtreté
" que sa vue fut pour longtemps altérée par suite de
" ses nombreuses lectures et préparations aux discus-
" sions publiques. Comme le fait remarquer Ozanam,
" ce culte qu'il avait voué à la philosophie ne se ren-
" fermait pas dans les bornes d'un seul ordre de con-
" naissances, il embrassait la vérité absolue et com-
" plète. Universalité de savoir, élévation de points de
" vue, ne sont-ce pas là deux éléments constitutifs de
" l'esprit philosophique ? C'est ainsi, poursuit notre
" auteur, que dans la Divine Comédie nous nous trou-
" vons en présence d'une vaste philosophie dont l'ex-
" position détaillée va nous occuper désormais et dont
" nous pouvons déterminer d'avance les caractères
" généreux, d'après les faits corrélatifs qui ont été
" l'objet de nos recherches préliminaires. Elle sera
" éclectique dans ses doctrines comme le furent les
" plus illustres doctrines d'alors ; poétique par sa
" forme et morale dans sa direction comme il le fal-
" lait pour obéir aux habitudes nationales ; elle sera.
" comme l'esprit de son auteur, hardie dans son essor,
" encyclopédique dans l'étendue qu'elle eml^rasse.
" Car, dit Ozanam, une doctrine philosophique peut
" se comparer à une fontaine, le génie de celui qui la
" professe est comme le bassin où elle est contenue.
118 FRÉDÉRIC OZANAM
" et dont elle prend la configuration ; les circons-
" tances de temps et de lieu ressemblent à l'atmos-
" phère environnante dont elle subit la température,
" et dont les vents rident la surface."
(^^E
FRÉDÉRIC OZANAM 119
CHAPITRE X
Dante et la philosophie catholique au xiii^ siè-
cle (suite). — Exposition des doctrines philosophi-
ques DE Dante.
Ozanam au commencement de cette deuxième par-
tie de son livre nous donne une définition de la phi-
losophie d'après Dante. Déjà, dans le cours du livre,
nous avons rencontré des définitions de cette science
d'après saint Thomas d'Aquin et saint Bonaventure ;
avec notre auteur nous reproduirons ici celle de Dante
qui certes en vaut bien une autre. Après avoir fait un
rapprochement entre les neuf cieux de Ptolémée et les
neuf sciences du système encyclopédique de Dante ;
après avoir parlé des cieux et des astres sans nombre
qui les illuminent Ozanam ajoute : " Et de même qu'au
" dessus de ces orbes matériels s'étend le ciel empy-
" rée, pure lumière, immuable en son repos; de même
" par delà toutes les sciences profanes se trouve la
" théologie, où la vérité repose dans une radieuse et
" pacifique évidence. La physique, la métaphysique
" et la morale sont donc les derniers degrés de l'échelle
" scientifique auxquels nos forces naturelles peuvent
120 FEÉDÉRIC OZANAM
" atteindre; on les réunit sous le nom de philoso-
" phie. * La philosophie dans le sens étendu de son
" étymologie, est plus encore: c'est une affection
" sainte, un amour sacré dontTobjet est la sagesse. Et
" comme nulle part la sagesse et l'amour n'existent
" plus parfaitement qu'en Dieu même, il est permis
" de dire que la philosophie est de l'essence divine,
" qu'elle est l'éternelle pensée, l'éternelle complai-
" sance réfléchie sur elle-même, la fille, la sœur,
" l'épouse du souverain empereur de l'univers." f
L'auteur vient à s'occuper plus particulièrement de
la Divine Comédie, et dans le cours de ce chapitre, il
explique l'apparition dans les chants du poète des
diflérents personnages qui y jouent les premiers rôles,
tels que la Vierge Marie, Lucie, Béatrix et Virgile ;
Dante avait pour la sainte Vierge un culte de prédi-
lection et c'est elle qui dans ses écrits rej^résente tou-
jours la clémence divine. Les commentateurs de Dante
reconnaissent tous en Lucie la grâce illuminante dont
le poète a besoin. Quant à Béatrix, elle n'était plus
pour lui une simple fille des hommes, mais une intel-
ligence inspiratrice, une dixième Muse, la Muse qui,
dans ce temps, dominait toutes les autres, la Muse de
la Théologie. L'auteur cite à l'appui de cette assertion
un grand nombre de vers du poète. Enfin Virgile, à
* Cnvrito tratt II, 14.
t Coimto tratt II, 10; III, 12, 14, 15.
FREDERIC OZANAM
121
cause de sa quatrième églogue, est considéré par
Dante comme le maître de toute science humaine, c'est-
à-dire le plus grand philosophe. L'auteur reproduit
plusieurs vers du poète qui vont à prouver cet avancé.
Passant ensuite plus particulièrement à l'examen
du côté philosophique de l'œuvre, Ozanam remarque
que le poète dédaigne, dans ses écrits, cette par-
tie de la philosophie qui est la logique, et qu'il s'at-
tache de préférence à la physique, à la métaphysique
et surtout à la morale. Il ne se livre pas comme le
plus grand nombre de philosophes ses contemporains
à la discussion de questions aussi oiseuses que de
savoir par exemple : quel est le nombre des moteurs
des cieux ? s'il faut admettre l'existence d'un premier
mouvement? etc. Non, ce qu'il recherche surtout c'est
la morale. " La morale à ses yeux, dit Ozanam, est
"' l'ordonnatrice de l'entendement humain, elle en
•' règle l'économie, elle y prépare la place, elle y mé-
*• nage l'accès des autres sciences qui ne sauraient
" exister sans elle; de même que la justice légale, or-
" donnatrice des cités, y protège la culture des arts
" utiles. * C'est ainsi que le poète considère les
" vérités morales comme le plus bel héritage que lais-
" sèrent au monde, ceux qui, par le raisonnement,
" descendirent au fond des choses." t
* Convito II, cap. XV.
t Purgatorio XVIII, 23.
122 FRÉDÉRIC OZANAM
Dante laissant de côté cette dialectique improduc-
tive qui se complaît dans la discussion de questions
pour le moins inutiles, a toujours pour but dans toutes
ses recherches l'utilité pratique. " Dans ses ouvrages
" ajoute l'auteur, l'étude elle-même est représentée
" comme une obligation morale et la science un de-
" voir. Il ne faudra donc pas s'étonner si dans ces
" œuvres toutes les connaissances obtenues viennent se
" classer sous la notion du bien et du mal. Il y aura
" un ensemble de doctrines qui comprendra le mal
" d'abord, puis le mal en lutte ou en rapport avec le
" bien ; enfin le bien lui-même, dans l'homme, dans
" la société, dans la vie à venir, dans les êtres exté-
" rieurs aux influences desquels la nature humaine est
" soumise. Le monde invisible sera pris pour théâtre
" principal de ces explorations, parce que là seule-
" ment les problèmes du monde visible ont leur solu-
■' tion définitive, là se contemplent face à face les
" substances et les causes admises ici-bas sur la foi de
" leurs phénomènes et de leurs effets. Ainsi les con-
" ceptions savantes de la raison entreront comme
" d'elles-mêmes dans le cadre poétique donné par
" la tradition religieuse : Enfer, Purgatoire et Pa-
" radis."
Poursuivant sa thèse, notre savant auteur nous
donne dans les autres chapitres, de belles et savantes
dissertations, d'abord sur le mal (l'enfer) puis sur le
mal et le bien dans leur rapprochement (le purga-
toire), et enfin sur le bien (le paradis). Nous regret-
FRÉDÉRIC OZANAM 123
tons que le cadre de cet ouvrage ne nous permette
pas de donner autre chose que l'analyse la plus suc-
cincte de ces belles pages.
Donnant différentes définitions du mal Ozanam dit
entr 'autres choses : "Le mal ce n'est pas seulement
l'absence c'est la privation du bien." Dante avait dit :
" Comme la vérité est le bien suprême de l'intelligence,
le mal intellectuel est l'ignorance et l'erreur." *
L'ignorance et l'erreur varient comme leurs causes ;
de ces causes les unes sont en dedans de l'homme, les
autres en dehors. Les premières se divisent en quatre
catégories : les défauts du corps ; les infirmités natives
et universelles de l'âme ; les infirmités volontaires de
l'esprit telles que la jactance, la pusillanimité, la lé-
gèreté, enfin les vices du cœur, ennemis des bonnes
pensées.
Les causes du dehors se divisent en deux catégories
distinctes. D'abord les difficultés de la vie domestique
et civile ; hi difficulté des temps et des lieux ; l'absence
des moyens d'étude, de conseils, d'exemples et enfin
les opinions vulgaires.
La fin de ces diverses maladies de l'entendement
c'est la mort, car cesser de raisonner pour l'homme
c'est mourir, f C'est pour cela que Dante dit quelque
part: "Comment peut-on appeler mort celui qu'on
* Ivfernn III, 40:i
f Cnririfn TV, 7.
124 FRÉDÉRIC OZANAM
voit encore agir ? Il faut répondre : que riiomme est
mort et que la l)ête est restée ! *
Le mal encore, le mal moral, c'est le vice et le vice
est la disposition de notre vouloir contraire au vouloir
divin. Or le vouloir divin défend l'incontinence, la
luxure et la gourmandise, la l>rutalité, le blasphème,
le meurtre, la calomnie et la médisance, l'usure, la
fraude et la trahison.
"L'homme, dit Ozanam, à mesure qu'il s'enfonce
" dans la forêt de la vie, y rencontre trois monstres
" menaçants : la volupté, pareille à la panthère légère
" et lascive et qui ne cesse pas de fasciner les regards
" qu'une fois elle a captivés ; l'ambition, qu'on peut
"comparer au lion superl^e ; la cupidité semblaljle
" à la louve, dont la maigreur accuse les insatiables
" désirs: c'est elle qui fait les plus nombreuses vic-
" times. Mais ces bêtes redoutables ne sont point ori-
" ginaires du monde (qu'elles ravagent : filles de Tcnfer,
" l'envie leur en ouvre les portes." f
Après avoir donné les causes du mal dans l'homme
pris individuellement, Ozanam examine les mêmes
causes suivies des mêmes résultats dans la société, car
la société, dit-il, n'est que la multiplication de l'indi-
vidu dans l'espace.
* Convito IV, 7.
t Nel camino délia vita, etc, débuts du poème de V Enfer.
X Infemo 1, 11, 15, 17, 32, 37.
FRÉDÉRIC OZANAM 125
Les égarements de rhuinanité commencent à ses
premiers jours, il faut presque, remonter à la création.
Déchu du bonheur de converser ici-bas face à face
avec la Divinité, l'homme la chercha dans les astres;
de là ridolâtrie, la première erreur des premiers
peuples. * Plus tard la recherche de la vérité aljsente
et l'amour de la sagesse formèrent les premiers philo-
sophes. Que d'erreurs et d'aberrations dans les diffé-
rents systèmes depuis Parménide jusqu'à Epicure qui
fait mourir l'esprit et le corps : depuis Pythagore qui
fait descendre les âmes à travers tous les degrés de la
création, jusqu'à Platon qui les voit remonter aux
étoiles dont elles sont émanées, f
Et de nos jours n'a-t-on pas aussi l'enseignement et
la croyance du faux : l'hérésie et le schisme dans
l'ordre moral; et la révolution et l'usurpation dans
Tordre civil, car, ajoute Ozanam si l'ordre est le sou-
verain bien de la société, la confusion, le désordre est
pour elle la dernière expression du mal.
L'auteur jusqu'ici n"a traité que du mal tel qu'il
existe sur cette terre où il est souvent en présence du
bien, ce qui permet un retour possible à la vérité,
mais dans les pages qui suivent, il s'occupe du mal
dans son isolement, le mal avec désespoir d'en sortir,
l'enfer enfin.
* Faradiso IV, 21; VIII, 1.
t Convito IV, 21 ; PanuUso IV, 8.
126 FRÉDÉRIC OZANAM
Il faudrait des volumes pour décrire les supplices
et tout ce qui a été écrit, par les différents poètes et
surtout par Dante, sur la cité des méchants dont les
portes sont marquées de cette inscription. "Vous qui
entrez, laissez toute espérance. *
Nous nous contenterons seulement d'indiquer ce
qui nous a le plus frappé en certains endroits de cette
analyse qu'Ozanam fait du poème de Dante. L'auteur
nous dit dans le cours de ce chapitre que l'enfer garde
encore les vestiges de l'omniprésence divine. La puis-
sance, l'intelligence et l'amour le préparèrent dès le
commencement: l'amour lui-même, car il est juste
que des douleurs éternelles soient le partage de
ceux qui méprisèrent l'éternel amour, t
Après avoir parlé de l'enfer tel que Dante l'a décrit,
composé de neuf cercles se resserrant à mesure qu'ils
s'enfoncent, l'auteur ajoute: " Mais la souffrance phy-
" sique suppose l'existence des sens, qui semblent à
" leur tour ne se point séparer de leurs organes. Ainsi
" avant que la résurrection générale ait rendu aux
" réprouvés la chair en laquelle ils se corrompirent
" autrefois, des corps provisoires leur sont donnés :
'' ombres, si on les compare aux membres vivants
" qu'ils remplacent, et pourtant réalités visibles; ne
" déplaç^-ant pas les objets étrangers qu'ils rencontrent,
* Inj.^ruo III, 40, 3.
-j- Inferno III, 2.
FRÉDÉRIC OZANAM 127
" et dérobant l'aspect de ceux devant lesquels ils s'in-
" terposent ; vanités en eux-mêmes, mais donnant
" prise aux tortures. Ils perdent quelquefois la for-
" me humaine pour en revêtir de plus sinistres,
■' ramper sous des figures de serpents, se ramifier sous
" une écorce trompeuse, s'agiter en tourbillons de
" flammes, *
.Le dernier supplice indiqué c'est l'absence d'amour.
De là cette haine de la Divinité qu'ils bravent au milieu
de leurspeines, f tle là ce blasphème éternel contre le
lieu, le temps, les auteurs de leur naissance, de là aus-si
ces malédictions sur les parents et les amis trop indul-
gents et ce désir du néant, désir qui ne s'exaucera
jamais. |
Avant de sortir de l'antre infernal, Ozanam nous
donne d'après Dante une description des maîtres de
ces lieux horribles.
" Dans l'enfer du poète, dit-il, par une réminis-
" cence de la poésie païenne, que la théologie ne con-
'' damnait pas, Caron, Minos, Cerbère, Plutus, Phli-
" gias, les Furies, les Centaures, les Harpies, Géryon,
" Cacus, les Géants, transformés en démons, sont
" établis les gardiens d'autant de zones successi-
* Inferno VI, 6, 12; XVII, 29, 23 ; XII, 27.
t Inferno XIX, 18.
% Inferno III, 34.
128 FRÉDÉRIC OZANAM
" ves. * D'innombrables légions sont répandues, soit
" sur les ramparts de la cité douleureuse, soit dans
" ses diverses parties et s'y jouent parmi les terribles
" spectacles qui s'y donnent, f Mais ces légions
" sont les esclaves d'un seul maître. Celui-là est le
" premier-né, et jadis le plus beau des esprits; au-
" jourd'hui c'est le Mauvais Vouloir qui ne cherche
" que du mal, celui de qui toute douleur procède,
" l'antique ennemi de l'humanité. | Divinité de
" triste et mensongère parodie, empereur du royaume
" des souffrances: il a son trône de glace en un point
" qui est tout ensemble le milieu et le fond de l'abîme,
" autour de lui s'échelonnent les neuf hiérarchies de
" la réprobation ; sur lui repose tout le système de
" l'iniquité." §
Considérant le nuil et le bien dans leur rapproche-
ment, l'auteur étudie les circonstances et les effets de
cette rencontre. Il nous les montre se rencontrant
soit dans les vicissitudes de la vie individuelle ou
sociale ; soit dans cette prorogation de la vie où d'effi-
caces expiations s'accomplissent ; soit dans la nature
qui est le théâtre de tous les faits temporels et qm se
ressent toujours en quelque manière de leur passage.
* Iiifemo III, V, VI, VIII, IX, XII, XXXI, XXXIV
t/}i/t?-riO VIII, 28;XXI.
X Inferno XXX, IV, (5.
§ Purgatorio XIV, 49; Ivfenio XXXIV.
FRÉDÉRIC OZANAM 129
Après nous avoir fait connaître Justine dans les plus
profonds détails la constitution intime de riiomnie,
le savant professeur s'occupe de rame et traite des
rapports de Tànie avec le corps. Dans de très belles
pages il nous décrit Torigine de l'âme, son essence et
ses attributs : plus loin il nous la montre possédée de
trois puissances, une végétative, l'autre animale et la
troisième rationnelle.
L'âme est unie au corps, dit-il. comme la forme à
la matière, la cause à TefiFet et l'acte à la i)uissance.
L'âme est partout dans les moindres atomes de })Ous-
sière vivante qui forment tout le corps, mais elle ha-
bite surtout dans la tête de l'homme où elle se mani-
feste dans ses yeux, et dépose dans son cerveau les
images qu'elle veut retenir.
De même, dit Ozanam, qu'aux quatre âges de la
vie correspondent pour le corps quatre tempéraments
qui résultentde la combinaison de rhumide,du chaud.
du sec et du froid ; de même l'âme passe par quatre
phases, dont chacune a son caractère distinct, ses
charmes et ses tristesses, ses vices plus familiers et
ses vertus de prédilection. *
Telle est l'âme pendant la vie. mais la mort vient
interrompre cette harmonie. L'Eternel, dit Dante, ne
communique pas une vie tarissable: l'humanité est son
œuvre. Ihumanité tout entière, âme et corps, fut
* Condto IV, 2, 25, 28.
loO FRÉDÉRIC OZANAM
formée de ses mains, animée de son souffle, au sixième
jour du monde; au dernier jour, tout entière, corps
et âme, elle revivra. *
Après la mort de chacun de nous, cependant,j usqu'au
jugement général, que devient notre âme? Plusieurs
philosophes anciens, ainsi qu'un grand nombre de
penseurs modernes, sont d'avis qu'il existe un royaume
composé complètement d'ombres, où l'âme recouvre
les fonctions de sa vie animale, et révèle sa présence
par la parole, les')urire, ou par les larmes ; ce royaume,
c'est le royaume des âmes.
Poursuivant sa dissertation sur râme,rauteur fait
une analyse très détaillée de tout ce qui s'y rapporte,
et tout ce qui la frappe par les sens et surtout par la
vue.
Les sensations de Tâme par la vue sont les plus
compliquées. Souvent les yeux donnent de telles sen-
sations à l'âme c;[uelcs autres sens semblent paralysés.
C'est ainsi qu'il arrive que, retenue par le charme d'un
spectacle qui enchante les yeux, Tâme ne s'aperçoit
point de la fuite du temps que l'horloge fidèle an-
nonce à Toreille. Non seulement les sensations frap-
pent ainsi l'âme, mais elles lui donnent un sentiment
d'utilité, de peine ou de plaisir, selon certaines dispo-
sitions de l'objet d"où elles émanent. C'est ce qu'on
appelle.en ramenant à sa valeur primitive, un nom de-
* J'aradiso VIT, L'3, -ii'
FRÉDÉRIC OZAXAM 131
puis longtemps dénaturé "appréhension"* Les sens
jouent donc le plus grand rôle dans les opérations de
l'esprit humain. Mais cette partie de l'âme, qui est
soumise aux influences extérieures, n'est que la région
basse ou première partie ; il y a de plus une région
supérieure où tout est spontané, pur et radieux. C'est
là où se trouvent toutes les facultés, telles que celles
du jugement, de l'invention, de l'intellect qui marche
hardiment à la recherche de l'inconnu, et la mémoire
qui revient sur les traces laissées par lui sans pouvoir
toujours les suivre jusqu'au bout, f
Dans l'esprit humain il faut encore reconnaître tles
idées premières dont on ne saurait expliquer l'origine ;
il y a des principes qui ne nous viennent pas du de-
hors et que nous ne nous sommes point donnés. Il y
a une création intérieure continuelle qui annonce la
présence invisible de la Divinité, i
Puis l'auteur donne des conseils pour suivre le che-
min de la science véritable et de la vérité au lieu de
celui de l'ignorance et de l'erreur. Ces préceptes se
résument en trois mots qui sont: expérience, prudence,
persévérance.
Après avoir décrit toutes les passions qui viennent
assaillir l'âme, et surtout celle de l'amour, l'auteur
"" Faradim XVII, !».
t Paradlso I, lî.
+ (Ji)urlti', (Jicéi'un, l'iulun.
132 FRÉDÉRIC OZANAM
nous donne, d'après Dante, une idée des difficultés
que l'âme rencontre quand après s'être laissée en-
traîner par les passions, elle a reconnu son erreur
et désire revenir dans la bonne voie. Le premier
obstacle c'est l'isolement, car souvent celui qui
tombe, se détache en même temps de la société reli-
gieuse ; le second obstacle c'est la négligence, qui
fait qu'on retarde autant que possible à se corriger
des mauvaises habitudes. Cel ui qui voudra marcher j us-
qu'au bout dans cette voie du repentir et du bonheur,
s'appliquera à la méditation des exemples c|ue l'his-
toire profane et l'Ecriture sainte lui fourniront, des
vices auxc;[uels il se livra et des vertus contraires. *
D'ailleurs l'œuvre de la régénération morale est une
seconde création, elle ne saurait s'accomplir sans l'in-
tervention divine. On la sollicitera donc par la prière,
la prière fait violence à la Toute-Puissance même,
parceque la Toute-Puissance s'est fait une douce loi
de se laisser vaincre par l'amour pour vaincre à son
tour par la bonté, f C'est ainsi qu'on parviendra à
éviter le Purgatoire dont le poète a si bien peint tous
les tourments.
Nous avons vu ce que c'était que le mal, voyons
maintenant ce qu'est le bien et ce qu'en dit le poète.
Pour parvenir au paradis il ne suffit pas d'éviter le
* J'iirgatorio Xlli, !;>.
1 Pwyatork) IX, 28,
FRÉDÉRIC OZANAM 133
mal, qui n'est pas suivi de repentir (l'enfer), ou le
mal qui est effacé par la contrition et la pénitence
(purgatoire), il faut de plus pratiquer la vertu, faire
le bien.
"' Le bien pour Tbomme, c'est ce qu'il doit être,
" c'est la fin dernière de son existence. Cette fin, dit
" Ozanam, peut être considérée tour à tour comme
^' extérieure, puisqu'on y tend et comme intérieure
'• puisqu'on y touche. Le bien aperçu au dehors, à la
** possession duquel on s'efforce d'atteindre, c'est le
'' bonheur, le bien conçu au dedans et qu'on réalise
" en soi, s'appelle perfection. Ce dernier bien ne se
'' laisse pas atteindre en ce monde, car l'intelligence
•' ne saurait parvenir ici-bas, à son exercice le plus
" complet, qui est de contempler l'être souverainc-
" ment intelligible, Dieu. Les trois femmes, dit l'au-
" teur, qui allèrent visiter le Sauveur au sépulcre, ne
" l'y trouvèrent pas, mais à sa place, un ange qui leur
" dit : Il n'est point ici; vous le verrez ailleurs. De
" même, trois écoles, celles d'Epicure de Zenon et
" d'Aristote, vont chercher dans ce tombeau terrestre
" que nous habitons, le souverain bien qu'elles n'y
'' trouvèrent point. Mais le sentiment intérieur, qui
'• vient d'en haut comme un messager divin, nous
'■ fait savoir qu'en une autre vie, ce bien nous attend."
La Providence a mis en nous, dit Ozanam. l'amour
inné du l^eau et du bien ; cette initiative providen-
tielle s'exerce à notre insu dans nous-mêmes, elle s'an-
nonce par des dispositions heureuses qui varient avec
134 FRÉDÉRIC OZANAM
les âges de la vie. " L'adolescence, dit notre auteur,
" a pour elle l'obéissance et la douceur, la modestie
" et la beauté: la modestie qui comprend l'humilité,
" la pudeur et la honte; la beauté qui consiste dans
" la proportion et dans la santé de toutes les parties
" du corps, dans leur fidélité à rendre les impressions
" de l'âme, à subir ses impulsions. Les ornements de la
"jeunesse sont : la tendresse, la courtoisie, la loyau-
" té, la tempérance et la force. On peut dire que ces
" deux dernières sont le frein et l'éperon dont la rai-
" son se sert pour gouverner l'appétit, ainsi que
" l'écuyer gouverne un cheval généreux. La vieillesse
" est l'époque où les acquisitions laborieuses des an-
" nées écoulées doivent se communiquer, c'est l'heure
" où la rose s'ouvre et répand ses parfums. Les quali-
" tés qui lui sont propres sont : la prudence, la justice,
" la bienfaisance et l'affabilité. Enfin le dernier âge
" se repose dans l'attente pieuse et sereine de la mort,
" dans un retour reconnaissant sur les jours passés,
" dans une affectueuse aspiration vers Dieu, qui est
" proche.
Dans les pages suivantes, l'auteur fait une longue
énumération de toutes les vertus, vertus cardinales et
vertus théologales.
Une des formes du bien c'est la vérité. " Nous avons
" vu, dit Ozanam, se multiplier les systèmes et les
" écoles, sans rien de commun que leur insuffisance.
" La plénitude de la science ne pouvait se retrouver
" que dans un nouvel homme : elle habite la poitrine
FRÉDÉRIC OZANAM • V65
" sacrée qui fut ouverte sur le calvaire par la lance du
" soldat. * De là elle devait se répandre parmi ces
" sages du sanctuaire, pères et docteurs de l'Eglise."
Ici l'auteur nomme Denis l'Aréopagite, Boèce, Isidore,
Bède, Raban le Maure, Anselme Bernard, Pierre Da-
mien, Pierre Lombard, Hugues et Richard de Saint
Victor, Pierre l'Espagnol et Albert le Grand, saint Bo-
nhventure et saint Thomas d'Aquin.
Une autre forme du bien encore c'est la justice, le
droit. L'homme en effet,dit notre auteur,a une double
mission en ce monde, l'une est de réaliser toute la
somme de bien-être possible en cette vie : on y par-
vient par l'accomplissement des préceptes de la phi-
losophie, par la pratique des vertus intellectuelles et
morales. L'autre est d'atteindre à la béatitude éter-
nelle ; et l'on y arrive par une adhésion docile aux
enseignements de la révélation, par l'exercice des ver-
tus théologiques, f Toutefois cette admirable écono-
mie serait bientôt troublée par les passions rebelles,
si un frein ne les contenait, si une main ne les diri-
geait, si des circonstances extérieures ne les modi-
fiaient : le frein, c'est la loi ; la main, l'autorité ; les
circonstances extérieures, la société. Aux deux mis-
sions de l'homme correspondent deux sortes de loi,
d'autorité, l'une temporelle, l'autre spirituelle. J
* Paradim XIII, 14.
t De Monorchia III.
X Piirr/atnrio XXI.
136 FRÉDÉRIC OZANAM
De même qu'en parlant du mal, Ozanam a été en-
traîné Ti nous faire une peinture de l'enfer d'après le
poète, de même aussi le bien l'a porté à analyser ce
que le poète a chanté du bonheur du ciel. Nous re-
produirons quelques parties de ce chapitre qui nous
ont le plus frappé.
'■ D'après la loi qui s'accomplit dans les trois roy-
" aumes du monde invisible, dit notre auteur, loi qui
" supplée à l'absence temporaire des corps, les âmes
" bienheureuses revêtent des formes sensiljles. Mais
'" ces formes resplendissent d'une clarté merveilleuse
" et toujours mesurée à la grandeur des vertus qu'elle
" couronne. Ce n'est d'abord qu'un voile de lumière,
" ce sont des flambeaux ardents, des astres enflam-
" mes; ce qu'il y a de matériel se spiritualise pour
'"ainsi dire: ce ne sont plus des ombres, mais des
" gloires." *
Le poète continue dans les pages suivantes à nous
retracer ces apparitions éblouissantes de lumière, de
l)onheur et de joie. Pour parler de cette fête sans len-
demain, il a réuni les plus ravissantes et les
plus suaves couleurs. "'Il a vu, dit-il, au milieu
" de l'empyrée, un immense réservoir de lumière
" s'étendre en forme circulaire, et réfléchir les splen-
" deurs de la gloire divine; alentour des trônes bril-
" lants s'élèvent en amphithéâtre, où sont assis, cou-
* Paradiso III, 8, Y, 36 ; XXI, 5.
FRÉDÉRIC OZANAM 137
" verts de blancs vêtements, les rangs pressés des
" bienheureux. C'est comme une rose blanche aux
" feuilles innombrables qui s'épanouit : l'allégresse et
" la louange sont les parfums qui s'échappent de son
" calice. Des anges aux ailes d'or descendent, pareils
' il des essaims d'abeilles, dans cette grande fleur et
" et remontent vers le soleil éternel, sans que leur
" foule en intercepte les rayons. Seul, en effet, il satis-
" fait et captive les contemplations et les affections
" de ces millions d'esprits, astre que jamais aucun
" nuage ne voila, sans coucher et sans hiver, affranchi
" des lois de la création que lui-même a fixées." *
Avant de sortir de l'enfer, l'auteur nous a donné
une description des maîtres de ce terrible roj^aume,
il fait la même chose, avant de descendre du ciel, et
il nous représente le souverain Maître de l'univers,
tel que l'a décrit Dante.
'■ Il arrive un moment, dit-il, où le poète semble
" devoir s'arrêter, infidèle à son procédé systématique,
'■ où chaque série de conceptions, se réfléchit dans une
" vision correspondante; il semblait que l'image ne
" pouvait plus c^u'appesantir la pensée. Mais le génie
" accepta le défi; et jamais peut-être, ni avant ni de-
" puis, l'expression poétique ne s'éleva à une pureté
" plus parfaite, avec une plus audacieuse énergie. —
" Le ciel était ouvert, un point lumineux apparut.
* Paradiso XXX, 33.
138 FRÉDÉRIC OZANAM
qui rayonnait cVune clarté insoutenable à l'œil.
Environ à la même distance où l'auréole aux sept
couleurs se forme à l'entour de l'astre, dont elle
réfléchit les rayons, autour de ce point immobile,
un cercle de feu tournait si rapide, qu'il surpas-
sait en vitesse la rotation des cieux. D'autres
cercles concentriques entouraient celui-ci jusqu'au
nombre de neuf, toujours plus vastes dans leurs
dimensions, mais moins prompts dans leur course,
moins purs dans leur éclat. Or comme à ce spec-
tacle, le poète demeurait suspendu entre l'étonne-
ment et le doute, il lui fut dit : De ce point, dépend
le ciel et toute nature." C'était Dieu. Et dans ces
cercles, qui mutuellement s'attiraient vers leur
centre, il reconnut les neuf ordres de créatures
spirituelles, qui, entraînées par l'amour, entraînent
elles-mêmes le monde entier : c'étaient les Anges. *
" Les mondes que nous avons parcourus annoncent
l'art admirable qui les fit être. Jusque sur les portes
de l'Enfer, nous avons vu l'empreinte de la puis-
sance, de la sagesse et de l'amour. Le ciel, en pour-
suivant sur nos têtes le cours de ses évolutions,
nous montre ces beautés éternelles, comme pour
nous convier à reconnaître l'ouvrier qui les fa-
çonne."
" P«r«(fi.so XX Vril, 6, 14.
FRÉDÉRIC OZANA>r 139
Tout cela est bien hardi et l'on a raison de préférer
la sagesse des livres saints qui recouvre d'un voile
épais lu personnalité divine, ailleurs que dans l'incar-
nation et dans des manifestations très rares.
Qui pourra cependant, après avoir admiré ce qui pré-
cède, nier l'existence d'un Dieu infiniment puissant,
infiniment sage et infiniment aimable : un Dieu infini-
ment juste, qui condamnera à des tourments et à des
supplices éternels, ceux qui auront fait le mal, de
même qu'il accordera un bonheur sans mélange, une
félicité sans fin, à ceux qui auront pratiqué la vertu
et fait le l)ien?
Dans les chapitres suivants, Ozanam, faisant une
appréciation de la philosophie de Dante, démontre
les analogies de cette philosophie avec les opinions
des penseurs indiens, et les idées orientales.
Rien de surprenant, que le poète florentin ait eu
connaissances des différents systèmes des philosophes
de l'Inde, puisqu'à cette époque, toute l'Europe, et
surtout ritalie,était en relation avec l'extrême Orient,
par les croisades. " De plus, comme le remarque
'* l'auteur, les traductions d'Avicennes, d'Agazil et
" d'Averrhoès, circulant dans toutes les mains, n'a-
" valent pu manquer de tomber dans celles de Dante ;
'' des citations répétées en font foi dans ses écrits.''
C'est ainsi, que la montagne du purgatoire, décrite
140 FRÉDÉRIC OZANAM
dans la Divine Comédie, comme le centre primitive-
ment destiné â l'habitation de Thomme, et couronné
par les délicieux ombrages du Paradis terrestre, n'est
autre que le mont Mérou, que les brahmes se repré-
sentaient comme le pivot du monde, aux pieds du-
quel rayonnaient toutes les contrées habitées par les
hommes et les génies, et dorit le sommet contenait la
demeure terrestre des dieux.
Plus loin, l'auteur nous énumère aussi les nom-
breux rapports entre la philosophie de Dante et les
écoles de l'antiquité, d'après Platon et Aristote. Le phi-
losophe florentin considérait toujours Aristote, comme
la souveraine puissance philosophi(pie,legrand maître
de toutes les connaissances humaines. Cependant,
cette prédilection pour celui qu'il appelait le
docteur de la science et de la sagesse, ne l'a pas
empêché d'accepter un grand nombre de dogmes
platoniciens et de partager les opinions de Platon
sur l'idéalisme. "Car, dit Ozanam, Dieu reconnu a
^^ priori })Our expliquer le monde, les idées pour faire
" comprendre les réalités, la raison pour dominer l'ex-
" périence; la vie future pour régler la vie présente :
" les vérités intelligibles devançant dans l'ordre lo-
" gique les vérités expérimentales, ne sont-ce pas
" tous les traits de l'idéalisme ? "
Tout en acceptant un grand nombre des doctrines
de Platon, et en suivant Aristote avec une confiance
inébranlable, lorsqu'il ne s'agissait que de questions
purement philosophiques, Dante avait assez de discer-
FRÉDÉRIC OZANAM 141
nenient pour se garder de suivre toutes les erreurs, dans
lesquelles sont tombés ces deux grands philosophes.
C'est ainsi qu'il se sépare d'eux, lorsqu'il s'agit de l'im-
mortalité de l'âme : il la conçoit séparable du corps, et
la fait survivre séparée tout en proclamant la nécessité,
de leur réunion future pour l'éternité. C'est ainsi aussi
qu'avec Aristote, il admet l'expérience acquise par
les sens (sensualisme), comme une base nécessaire
de toute science, mais non pas comme la seule et
unique base de toutes connaissances.
Le poète philosophe a bientôt saisi toutes les er-
reurs et aperçu toutes les lacunes des différents
dogmes philosophiques ; il en rejette complètement
quelques-uns et n'en admet d'autres qu'avec certaines
restrictions. Mais d'Aristote comme de Platon, il em-
prunte des vues profondes et des principes très rigou-
reux.
La plus grande sauvegarde contre l'erreur était sa
grande connaissance des ouvrages de saint Thomas
d'Aquin et de saint Bonaventurc. Ajoutons à cela,
l'amour et l'admiration (pi'il professait pour ces deux
grands docteurs, et nous ne serons pas surj)ris de le
voir parmi leurs plus fidèles disciples.
"' Dante rencontrait, dit Ozanam, dans le monde
" savant leur mémoire toute récente et toute puis-
'■ santé, leurs enseignements et leurs vertus, confon-
" dus encore en un même et vivant souvenir. Aussi
'• traitait- il quelquefois avec eux, comme avec de
" nobles mais bienveillants amis, citant à rai)pui
142 FRÉDÉRIC OZANAM
" de ses opinions, avec une familiarité sublime,
" le bon frère Thomas. * Et cependant il devan-
" çait, il dépassait même par son jugement phi-
" losophique, l'apothéose solennelle, que l'autorité
"religieuse devait lui décerner un jour; il plaçait,
'• dans une des plus belles sphères de son Paradis, les
" deux anges de l'école; il les représentait, dominant
" dans une souveraineté fraternelle, la multitude bien-
" heureuse des docteurs de l'Eglise."
Rien de surprenant alors, que les doctrines philo-
sophiques de Dante, se ressentent de l'influence et de
l'admiration que lui inspiraient ces deux grands
maîtres, les plus fidèles représentants de tout ce qu'il
y avait eu de plus sage et de plus pur dans la phi-
losophie scolastique.
Plus loin, Ozanam ajoute : "En se plaçant à la fois,
" sous les auspices de saint Thomas et de saint Bona-
" venture, Dante suivait cet heureux entraînement,
" qui déjà l'avait conduit à subir tour a tour les in-
" fluences du platonisme et de l'aristotélisme. S'il
" avait cru à la possibilité d'un rapprochement entre
" les deux princes des écoles grecques, il le voyait
" complètement réalisé entre les maîtres du mysti-
" cisme et du dogmatisme. C'est à leur école que
" Dante avait recueilli plusieurs de ses plus intéres-
" sants aperçus : les rapports de l'erreur et du vice ;
Cuurliu IV, oO, " buoii fia Toiuuiaso".
FRÉDÉRIC OZANAM 143
" de la vertu et du savoir; l'ordre généalogique des
" péchés capitaux, et l'action réciproque du physique
" et du moral. Enfin, il n'y a pas jusqu'à la forme
" générale de la Divine Comédie, qui, en décrivant le
" pèlerinage de son auteur, par les sphères du ciel,
"séjour d'autant de vertus distinctes, jusqu'aux pieds
" du Tout-Puissant, qui ne rappelle les titres favoris,
"des opuscules de saint Bonaventure: Itinéraire de
^^ Pâme vers Dieu; V Echelle dorée des vertus; les sept
" chemins de V Eternité, etc.
Dante, nous l'avons vu, ne trouvait pas de titres
assez élevés, pour en parer Platon et Aristote. Saint
Thomas et saint Bonaventure eux-mêmes ne ména-
geaient pas leur admiration à ces grands philosophes
païens. Cependant, i)as plus que saint Bonaventure
et saint Thomas, Dante ne se bornait pas à être le
simple continuateur des systèmes philosophiques du
paganisme.
Nous l'avons dit plus haut, la philosophie du poète
florentin est surtout éclectique dans ses doctrines.
A part de ce qu'il trouvait dans les ouvrages des deux
grands maîtres de l'école de philosophie catholique,
il lui fallait de grandes et profondes études et re-
cherches dans les systèmes antiques et païens, pour
ne prendre et ne choisir que ce qui n'était pas erreur,
ou n'y pouvait pas conduire, surtout lorsqu'il s'agis-
sait de points aussi essentiels, que ceux de l'inixiiorta-
lité de l'âme, du devoir, et de Dieu. "En effet, dit
•• Ozanam, la philosophie païenne est une philosophie
144 FEÉDÉRIC OZANAM
" d'investigation, qui se perd en d'interminables
" généralités, dans les prolégomènes d'un système
'" encyclopédique, toujours incomplet. La philosophie
" chrétienne, toute de démonstration, conduisait à
" des recherches précises, détaillées, fécondes : en dé-
" gageant de tous les alliages de l'erreur, les deux
" idées capitales de Dieu et de l'âme, elle a fondé la
" théodicée et la psychologie ; elle a préparé des loi-
" sirs à ceux, qui voudraient un jour observer la na-
" ture, des instructions à ceux qui seraient appelés à
" réformer les sociétés ; elle a vraiment accomidi ce
" que Bacon nommait la grande instauration des
" connaissances humaines. Si donc les systèmes de
" l'antiquité semblèrent se continuer à quelques
" égards^ dans le dogmatisme et le mysticisme, par-
" mi les réalistes et les conceptualistes, ce fut pour se
" rapprocher et se ranimer, sous l'action conciliante
" de la foi nouvelle. Les dispositions générales de
" l'époque favorisaient ce résultat : Dante, disciple
" fidèle de son époque, avant d'en devenir le maître,
" devait donc être Téclectique chrétien."
Dante, nous l'avons déjà dit, ne voulut pas s'asso-
cier à l'admiration des philosophes, ses contempo-
rains, pour cette partie de la philosophie, qui est la
logique, il alla même jusqu'à contester son infaillibi-
lité, en ce c^ui concerne du moins le syllogisme.
En agissant ainsi, il se rapprocha de la philosophie ■
moderne: "Car, dit Ozanam, l'essai d'une réforme
*■ logique, et l'esquisse d'une nouvelle méthode; la
FRÉDÉRIC OZANAM 145
" liberté de Tintelligence reconquise, et son premier
" exercice, récompensé par la prévision de plusieurs
" vérités, desquelles dépendaient tous les j^rogrès des
" sciences physiques; voilà, par quels services, Dante
" s'associa aux progrès de l'empirisme moderne, mais
" il en sut éviter les aberrations ; il laissa loin de lui
" les routes, par où la foule alla plus tard se perdre
". dans la fange des doctrines matérialistes et des
" systèmes utilitaires."
Plus loin, l'auteur dit encore que "Dante, en se
" plaçant au point de vue de la mort, avait conçu le
" plan d'une philosophie de la vie ; il en fit le centre
" et le lieu de ralliement de toutes ses recherches
"ultérieures; il en fit une science universelle. Or,
" cette sagesse pratique, ce côté positif du savoir, est
" précisément ce qui distingue les deux célèbres
" écoles du dix-septième siècle, celle de Descartes,
" d'où sortirent Nicole, Bossuet et Fénelon, et celle de
" Leibnitz, où l'esprit germanic^ue devait acquérir
" la profondeur et la gravité dont il s"enorgueillit."
D'un autre côté, Dante, en cherchant continuelle-
ment à donner un but utile et pratique à ses écrits
philosophiques, se rapprochait du rationalisme mo-
derne. '• Toutefois, dit Ozanam, il n'alla pas aux excès
'• qui se sont vus de nos jours. Il ne divinisa pas Thu-
" manité, en la représentant suffisante à soi-même,
" sans autre lumière que la raison, sans autre règle
" que son vouloir. Il ne l'enferma pas non plus dans
" le cercle vicieux de ses destinées terrestres, comme
10
146 PEÉDÉEIC OZANAM
" le font ceux pour qui, tous les événements histo-
" riques ne sont que les causes et les effets néces-
" saires d'autres événements passés ou futurs. Il ne
" plaça l'humanité, ni si haut ni si bas. Il vit qu'elle
" n'est pas tout entière dans ce monde, où elle passe,
" en quelque sorte, par essaims ; il alla tout d'abord
" la chercher, au terme du voyage, où les inombrables
" pèlerins de la vie sont rassemblés pour toujours."
Pour terminer disons que, cette analogie des idées
de Dante avec celles des principaux philosophes
modernes, a été la principale cause, d'après notre au-
teur, de l'intérêt et de l'admiration, qu'on a ressentis
pour le grand poète florentin, dans ces derniers temps.
Ozanam,par l'extrait suivant du discours de réception
de M. de Lamartine à l'Académie française, prouve
jusqu'à quel point, Dante a pu attirer, l'attention et
les sympathies des penseurs et des écrivains de notre
temps. Dante, a dit M. de Lamartine, "semble le poète
" de notre époque, car, chaque époque adopte et ra-
" jeunittour à tour, quelques-uns de ces génies im-
" mortels, qui sont toujours aussi des hommes de cir-
" constance ; elle s'y réfléchit elle-même, elle y trouve
" sa propre image, et trahit ainsi sa nature, par ses
" prédilections."
Avant de terminer cette troisième partie du livre,
l'auteur s'occupe de l'orthodoxie de Dante, et nous
fait connaître les raisons pour lesquelles, plusieurs
ont refusé d'admettre que le poète philosophe fut
vraiment catholique. Pour nous, qui vivons au milieu
FRÉDÉRIC OZANAM 147
d'une population de croyances mixtes, et dont le pro-
testantisme forme une large part, nous avons été
surpris de voir qu'on ait pu compter Dante, comme
un des précurseurs de Luther et de Calvin. Il est vrai
que la religion prétendue réformée, s'est enrichie de
bien des variations, depuis son apparition jusqu'à nos
jours, mais elle a toujours rejeté, il nous semble, des
points aussi importants c^ue le purgatoire, le culte de
la sainte Vierge, le sacrement de Pénitence, et bien
d'autres croyances qui font notre joie et notre bon-
heur, et qui ont inspiré les chants les plus sublimes,
de la Divine Comédie. * Il est vrai, comme le remarque
l'auteur, que la religion établie par Henri VIII a
cherché dès ses commencements, dans les œuvres des
hommes célèbres de l'antiquité et du moyen âge, des
rapprochements, des idées, et des principes qui tou-
chassent, de plus ou moins loin, aux doctrines religi-
euses prêchées par Luther, afin de faire remonter la
nouvelle religion jusqu'à eux; mais, nous étions loin
de nous attendre,à cequ'on accordât la paternité, d'une
hérésie au poète c^ui place dans la partie, la plus hor-
rible de son enfer, tous les hérésiarques connus avant
son temps, et tous ses contemporains qui paraissaient
incliner vers le schisme, sans distinction de parti, et
sans exception pour les vertus guerrières et civiles
qui pouvaient les illustrer.
* Voyez Paradiso V, 25; Purgatano IX, 20 ; III, 46; V, 19;
IX Pcmion II, 23 ; Paradm XXV, 23 ; IV, 14.
148 FBÉDÉRIC OZANAM
" Plus tard, dit Ozanam, lorsque la littérature ita-
" lienne, affranchie de la funeste influence des scien-
" tisti, revint à des traditions meilleures, le culte des
" vieux poètes de la patrie, fut habilement mis à pro-
" fit par les sociétés secrètes, et rattaché à leurs théories
" politiques et religieuses." Ainsi on voulut faire de
Dante, non seulement un protestant, mais un franc
maçon, " chef d'une association mystérieuse, à la-
" quelle Dante, Pétrarque et Boccace, auraient prêté
" leurs serments et leur génie."
Quelle a été la cause de toutes ces suppositions?
car il ne peut y avoir que supposition ; et quelles
parties des œuvres du poète ont pu donner naissance à
ces malentendus ? Tout cela vient de l'opiniâtreté
avec laquelle Dante, poursuivit de ses invectives, la
cour romaine et quelques-uns des souverains pontifes.
Ici, il nous paraît préférable de reproduire la réponse
d'Ozanam, à ce blâme jeté au poète italien. " On peut
" répondre, dit-il, d'abord en distinguant le souverain
" pontificat, indéfectible et divin, d'avec la personne
" sacrée, mais mortelle et fragile, qui en est revêtue.
" Jamais les catholiques ne furent tenus de croire à
" l'impeccabilité de leurs pasteurs. Les défenseurs
" les plus ardents des droits du sacerdoce: saint Ber-
" nard par exemple, et saint Thomas de Cantorbéry,
" ne dissimulaient pas les vices, qui le déshonoraient
" quelquefois. L'Eglise, couverte d'une inviolabilité
" plus sérieuse que celle dont on environne les rois,
" ûe saurait être solidaire des iniquités de ses mi-
FRÉDÉRIC OZANAM 149
*' nistres. Sans doute, il est plus pieux de détourner
" nos regards, et, comme les fils du patriarche, de je-
" ter le manteau sur les turpitudes de ceux qui, dans
" la foi, sont nos pères. Mais si Dante l'oublia ; si, dans
" les jours mauvais qu'il passa loin de sa patrie, il
" accusa les chefs du parti qui lui en fermait les
" portes; si, dans l'entraînement d'une indignation
■" qu'il croyait vertueuse, il répéta souvent les calom-
" nies de la renommée; s'il apprécia mal la piété de
" saint Célestin, le zèle impétueux de Boniface VIII,
" la science de Jean XXil, ce fut imprudence et co-
" 1ère, ce fut erreur et faute, et non pas hérésie." (1)
Après avoir, par des preuves nombreuses, établi
l'orthodoxie de Dante, Ozanam résume dans les
phrases suivantes, les différents sujets, traités dans
cette troisième partie du livre.
" Notre tâche est accomplie. L'orthodoxie de Dante,
" complètement établie par les preuves qui viennent
" d'être rassemblées, nous semble résulter plus évi-
" demment encore du travail tout entier que nous
" achevons. C'est la vérité dominante, où viennent
" aboutir toutes nos inductions et nos recherches. En
" étudiant les circonstances dans lesquelles le poète
" fut placé, nous l'avons vu naître, pour ainsi dire, sur
(1) Mais c'était une faute très grave et dan^ son principe et
dans ses conséquences. Ici Ozanam se montre trop indulgent.
150 FRÉDÉRIC OZANAM
" la dernière limite des temps héroïques du moyen
" âge, lorsque la philosophie catholique était parve-
" nue à son apogée, et dans une contrée, oùellerépan-
" dait ses plus purs rayons. Au milieu de ces salu-
" taires influences, et à travers les vicissitudes d'une
" vie pleine d'infortunes, d'émotions morales, d'étu-
" des profondes, dont le concours avait dû puissam-
" ment développer en lui le sentiment religieux, nous
" l'avons vu concevoir une œuvre magnifique dont le
" plan, emprunté aux habitudes de la poésie légen-
" daire, devait embrasser tout ensemble les plus su-
" blimes mystères de la foi et les plus belles concep-
" tions de la science. Une scrupuleuse analyse, nous
" a fait connaître cet ensemble de doctrines qui,
" sous les trois catégories du mal, du bien en lutte
" avec le mal, du bien enfin, comprend l'homme in-
" dividuel, la société, la vie future, le monde exté-
" rieur, les esprits séparés, Dieu même. Si, par de
" nombreux rapports, il se rattache aux systèmes de
" l'Orient, à l'idéalisme et au sensualisme grecs, à
" l'empirisme et au rationalisme des derniers tempe,
" il appartient surtout aux deux grandes écoles
" mystique et dogmatique du treizième siècle, dont
" il accepte avec docilité, non seulement les dogmes
" essentiels, mais encore, les idées accessoires, et sou-
" vent même, les expressions favorites.
" On a dit que Homère était le théologien de l'an-
*' tiquité païenne, et l'on a représenté Dante, à son
" tour, comme l'Homère des temps chrétiens. Cette
FRÉDÉRIC OZANAM 151
" comparaison qui honore son génie, fait tort à sa re-
" ligion. L'aveugle de Smyrne fut justement accusé
" d'avoir fait descendre les dieux, trop près de
•' l'homme; et nul au contraire, mieux que le Floren-
" tin ne sut relever l'homme, et le faire monter vers
•' la Divinité."
C^^:
152 FRÉDÉRIC OZANAM
CHAPITRE XI.
MARIAGE D'OZANAM. — SES VOYAGES.
Nous avons laissé notre héros, sortant en triompha-
teur du concours, pour la chaire de littérature étran-
gère à la Sorbonne, et se préparant à remplacer M.
Fauriel. Nous disons notre héros, car, non seulement
il y avait eu lutte, mais de plus, une victoire, qui
apportait avec elle, une grande récompense, car, pour
Ozanam comme pour les anciens chevaliers, une clame,,
la dame de ses pensées, devait être le prix de son
triomphe.
Un jour que notre jeune avocat était à préparer
ses examens, pour la haute licence, il vit entrer dans
sa chambre, son ancien professeur et ami dévoué, M.
l'abbé Noirot. La surprise d'Ozanam fut grande, lors-
que ce bon prêtre, lui annonça qu'il pensait lui avoir
trouvé une compagne pour la vie, dans la personne de
Mlle. Soulacroix, fille du recteur de l'Académie de
Lyon. Notre professeur, plongé dans l'étude des litté-
ratures étrangères, entouré de livres polyglottes, était
loin de penser au mariage dans le moment, cependant
FRÉDÉRIC OZANAM 153
croyant voir en cela une manifestation de la volonté
divine, et connaissant déjà le recteur de l'Académie,
il fit plusieurs visites à ce dernier, dans l'espérance
de voir celle qu'on lui proposait, pour partager
sa destinée. On fit connaissance, en effet, et quel-
ques jours plus tard, l'époque du mariage était fixée
au retour d'Ozanam de Paris, immédiatement après
le • concours à la Sorbonne. Toutefois les circons-
tances nécessitèrent, un délai de six mois. Ozanam,
en effet, avait espéré se faire nommer professeur de lit-
térature étrangère, à la Faculté des lettres, à Lyon, en
même temps qu'il y occuperait sa chaire de droit
commercial, ce qui lui aurait donné de bons avan-
tages pécuniaires ; mais depuis le concours, il avait
cru devoir, accepter la suppléance de M. Fauriel, à la
Sorbonne, position bien moins avantageuse, surtout
à la veille d'un mariage. Il lui fallait de plus se sé-
parer de sa fiancée, de ses frères et de tous ses amis :
aussi hésita-t-il longtemps, et il n'y eut que l'influence
de M. Ampère fils, qui put le décider à retourner à
Paris.
A l'expiration des six mois, la cérémonie religieuse
du mariage fut célébrée, et la partie civile fut prési-
dée par le maire de la ville. La famille Soulacroix,
était une des plus considérées de Lyon, et Mademoi-
selle Soulacroix, douée des plus heureuses disposi-
tions, et du caractère le plus aimable, devait assurer
le bonheur du jeune professeur, l'encourager dans
ses travaux, et se dévouer pour lui, dans les jours
tristes de la maladie.
154 FRÉDÉRIC OZANAM
Avant son mariage, Ozanani avait été obligé, bien
à regret, de faire un voyage en Belgique et en Alle-
magne. Ses amis lui avaient conseillé de donj.ier, en
prenant sa chaire de suppléant, à la Sorbonne, un
cours de littérature allemande au moyen âge. Pensant
avec raison qu'un voyage dans le pays, dont il
allait avoir à parler, donnerait un grand élan
à son imagination, le professeur se décida à faire
une rapide excursion sur les bords du Rhin, afin de
rechercher les commencements de cette littérature
germanique et franque dans les lieux mêmes, où de-
vaient avoir vécu, les principaux personnages du
livre des héros (Niebelungen).
Plus d'une chose contrariait Ozanam, dans ce vo)^-
age. D'abord, il sentait le besoin de se reposer, après
tant et de si longues études, puis il aurait aimé à
parler du dernier concours, avec ses amis de Lyon,
et surtout avec celle dont la pensée le soutenait dans
ces luttes littéraires. De plus, il lui fallait voyager,
avec beaucoup de rapidité, sans avoir le temps d'en-
trer dans les détails de ce qui pouvait l'intéresser ;
pour un esprit comme le sien, si profond et si métho-
dique, le superficiel était le plus grand ennui.
Ozanam était grand observateur et il saisissait
promptement le sens des choses, de sorte que la rapi-
dité de sa course ne l'empêcha pas de revenir muni de
tous les renseignements qu'il pouvait désirer, et capa-
ble de donner une appréciation du caractère et de l'es-
prit des peuples qu'il n'avait fait qu'entrevoir. En effet,
FRÉDÉRIC OZANAM 155
remarque M. l'abbé Ozanam " un observateur a bien-
" tôt jugé du caractère et de l'esprit d'un peuple à l'as-
" pect de l'architecture des monuments et des habi-
" tations d'une ville, à la tenue de ses habitants, et
" même jusqu'à un certain point à la configuration
" du sol environnant. L'œil perçoit moins de détails,
" mais il plonge sur un horizon plus large et par là
" même moins trompeur."
Notre savant professeur traversa donc les princi-
pales villes de Belgique : Malines avec son palais ar-
chiépiscopal et ses grands ateliers ; Louvain avec son
Université catholique qui répand ses grandes lueurs
de science non seulement sur le royaume, mais sur
toute l'Europe. Il vit aussi dans les provinces rhé-
nanes : Cologne avec son incomparable cathédrale,
terminée depuis ; Aix-la-Chapelle et le tombeau de
Charlemagne. Ces villes étaient du plus grand intérêt
pour lui, c'était en effet à Cologne et à Aix-la-Cha-
pelle que se couronnaient et se déposaient les empe-
reurs, que se tenaient les diètes, que s'organisaient
les croisades. "Les noms de Charlemagne, des Othon.
" des Henri, dit l'abbé Ozanam, des Frédéric, repa-
" raissent partout où s'élève une pierre historique ;
" et il n'y a pas une pierre, pas un rocher qui n'ait
" son histoire, sa tradition, sa fable ou sa légende."
C'était donc dans ces villes, qu'Ozanam trouvait la
plus grande somme d'informations, pour son voyage
historique et littéraire, et il y puisa les renseigne-
ments importants dont il se servit dans les premières
séances de son cours à la Sorbonne.
156 FRÉDÉRIC OZANAM
Poursuivant sa course, il put compléter ses notes
sur l'Allemagne du moyen âge, en visitant Mayence,
Francfort et Worms. Puis, se laissant glisser sur le
beau fleuve, large et profond, il put retrouver le
moyen âge tout entier, en contemplant une série de
châteaux, de chapelles et de petites villes, admirable-
ment bien conservés.
" Dans sa course rapide, dit l'abbé Ozanam, Frédé-
" rie avait à peine le temps de saluer ces intéressantes
" apparitions du passé ; mais il s'efforçait, dans sa pro-
" menade solitaire, d'emporter du moins par la pen-
" sée, ce que ses regards abandonnaient ; aussi revint-
" il, l'imagination enrichie des plus merveilleux ta-
" bleaux."
" Les voyages occupent une place importante dans
" la courte vie d'Ozanam, dit M. de Montrond. Pos-
'' sédant la science qui donne le droit d'enseigner, et
" l'éloquence qui sait embellir et faire goûter un
" enseignement, il aimait à accroître le fond de ce
" double trésor, en puisant d'autres richesses, non
" plus seulement dans les livres et les bibliothèques,
" mais encore dans les pérégrinations lointaines ; il
" y trouvait une source d'érudition plus attrayante
" et non moins féconde, et il lui fut donné d'y puiser
" largement."
C'est ainsi qu'avant ce voyage en Belgique et en
Allemagne, voyage dont nous venons de faire con-
naître l'itinéraire d'une manière très sommaire,
Ozanam s'était déjà rendu une première fois en Italie,
FRÉDÉRIC OZANAM 157
avec ses parents, et il avait fait de plus une excursion
à la Grande Chartreuse, avec son frère, pendant les
vacances de 1833.
Du premier voyage en Italie, nous n'avons dit
qu'un mot jusqu'à présent, et c'est pourtant de là que
date l'admiration de notre professeur pour Dante.
Grâce à ce voyage, nous avons ses magnifiques écrits
sur le poète florentin et ses œuvres.
" Pour Frédéric, dit M. l'abbé Ozanam, ce voyage
" était un complément d'éducation qui devait jeter
" au fond de sa belle intelligence et de son cœur, les
" germes féconds qui se développèrent plus tard dans
" ses leçons comme dans ses œuvres, et plus particu-
" lièrement dans son livre sur la philosophie de
" Dante."
De tous ses voyages, c'est certainement celui qui a
réveillé plus de souvenirs de son enfance, comme ce
devait être plus tard, celui qui lui rappelerait les jours
heureux passés avec ses bons parents qu'il devait per-
dre si tôt. Il n'avait alors que vingt ans, et son émo-
tion devait être grande, quand il revit à Milan, la mai-
son où il était né, et l'église où il avait été baptisé.
Avec quelle admiration ne traversa-t-il pas ces villes
d'Italie, qui sont autant de champs de bataille, et de
monuments de triomphe des armées françaises ! Com-
ment peindre son enthousiasme en écoutant de la bou-
che de son père, et sur les lieux mêmes, les récits des
combats de Pavie, de Lodi et du Pont d'Arcole que le
narrateur avait traversé, soub le feu de l'ennemi, à la
158 FRÉDÉRIC OZANAM
suite de Napoléon, dont il était un des plus braves
officiers !
Chaque ville parcourue intéressait vivement Oza-
nam, qui gravait profondément dans sa mémoire, les
monuments et les souvenirs de chaque endroit. C'est
ainsi qu'à Bologne, il visita avec le plus grand intérêt,
la célèbre Université qui a eu l'honneur de compter
parmi ses professeurs, plusieurs femmes célèbres,
comme Gaëtana Agnesi qui professait les mathéma-
tiques, Novella qui occupait avec honneur la chaire
de jurisprudence, et Clotilde Tambroni qui y donnait
un cours de langue grecque en 1795. C'est aussi dans
cette grande Université que Mondini, le premier, fit
la dissection d'un cadavre, donnant ainsi une base
plus solide à l'étude de l'anatomie.
A Ancône, Ozanam fut heureux de rencontrer des
compatriotes dans les militaires de la ville qui était
alois occupée par l'armée française. Cependant il ne
demeura dans cette ville, que le temps suffisant pour
admirer le magnifique arc de triomphe élevé en l'hon-
neur de Trajan. ho. Santa Casa n'était pas loin, et il
se sentait attiré vers Lorette, par ses sentiments reli-
gieux.
On se rendit donc à cette jolie petite ville, qui a
l'honneur de posséder la maison de la Mère de Dieu.
Ozanam avait une foi vive mais éclairée, et ceux
qui ont lu les ouvrages où il traite de philosophie
aussi bien que ceux qui savent que, dans sa jeunesse,
il a combattu longtemps contre le doute, ceux-ïa,
FRÉDÉRIC OZANAM 159
dis-je, ne Taccuseront pus de croire à la légère. " Sa
" foi, dit l'abbé Ozanam, était le fruit de la grâce, mais
" aussi celui des plus sérieuses études."
Notre savant professeur avait pris connaissance des
pièces justificatives de la translation de la maison de
la Sainte Vierge, et il connaissait très bien l'histoire
de cette maison, dont les murs, sans fondations, ont
déjà bravé six siècles. Aussi, était-il profondément
convaincu de l'authenticité du prodige qu'il avait
sous les yeux, et l'émotion la plus vive s'empara de
lui à la vue de ces saintes reliques ; il en était si
profondément touché, qu'il ne pouvait se décider à
quitter ce lieu de bénédiction.
Cette nature poétique et élevée, était profondément
impressionnée aussi par le site et les beautés de l'en-
droit. On a comparé au paradis terrestre, cette partie
de l'Italie, et de tous les points de cette terre privi-
légiée, c'est certainement celui qui présente aux yeux
du voyageur, les plus délicieuses richesses de la
nature.
Ozanam ne se décida à partir qu'après avoir été à
confesse, servi la messe et communié. Il fit aussi avec
son frère tous les difi'érents actes de dévotion propres
à l'endroit, tel cj^ue le tour de la Santa Casa en se traî-
nant sur les genoux.
Nos voyageurs reprirent le lendemain, la route de
Rome par Foligno et l'Ombrie, et ils purent admirer
les plus ravissants paysages. Enfin ils arrivèrent à
Rome, le but de leur voyage, et la ville après laquelle
ils soupiraient depuis longtemps.
160 FRÉDÉRIC OZANAM
Notre intention n'est pas d'accompagner nos pèle-
rins dans toutes leurs promenades à travers la Ville
Eternelle, encore bien moins de décrire, après tant
d'autres, les nombreux monuments de Rome. Cepen-
dant il nous faut dire un mot, de certaines visites où
Ozanam eut occasion de manifester sa foi vive, et son
ardente passion pour les lettres et pour les arts.
Suivons-le d'abord dans sa visite à la grande Basi-
lique, et nous le trouverons implorant à genoux le
prince des apôtres d'augmenter sa foi, et de prendre
sous sa protection toute spéciale, la société de Saint-
Vincent de Paul. A la bibliothèque Vaticane, nous le
verrons soupirer devant les armoires fermées qui
contiennent tant de richesses littéraires en manuscrits
grecs, latins, italiens et orientaux, et se promettant
bien de se faire donner accès, un jour, à ces précieux
trésors.
" Nous ne parlerons pas, dit l'abbé Ozanam, des
" vives impressions qu'éprouva Frédéric, en visitant
" les monuments de Rome païenne, ou ceux de la
" Rome moderne et chrétienne, les chefs-d'œuvre que
" les arts ont répandus à pleines mains, soit dans les
" palais, soit dans les églises. La chambre et le tom-
" beau de Torquato Tasso, en particulier, le touchè-
" rent profondément; il croyait presque voir et
" entendre l'illustre poète de l'Italie, C'était, en effet,
" bien moins sa curiosité qu'il cherchait à satisfaire,
" lorsqu'il contemplait toutes ces merveilles, qu'une
" étude sérieuse à laquelle il s'appliquait, autant que
FRÉDÉRIC OZANAM 161
" le peu de jours que nous avions ù passer à Rome le
" lui permettait. Les nombreuses lectures qu'il avait
" faites, les cours qu'il avait suivis à l'École des
" chartes, à Paris, le mettaient à même de déchiffrer
" les inscriptions anciennes; les différents livres dont
" il s'était entouré, et qu'il parcourait chaque soir
" i)0ur éclairer sa course du lendemain, lui permirent
" devoir avec fruit, ce dont un voyage précipité laisse
" à peine quelques traces chez un touriste vulgaire."
Pendant son séjour à Rome, Ozanam, son père et
ses frères furent reçus en audience par le pape Gré-
goire XVI, qui voulut bien permettre cette visite sans
le costume exigé par l'étiquette. Comme Lyonnais
ils firent aussi une visite au cardinal Fesch qui était
encore alors archevêque titulaire de la métropole des
Gaules.
De Rome, nos voyageurs passèrent à Florence où
madame Ozanam les avait précédés. C'est dans cette
ville qu'ils firent le plus long séjour, Ozanam et ses
frères y ayant une tante, qui leur donna la plus cor-
diale hospitalité.
Pendant son séjour à Florence, il se prit d'une
grande admiration pour Dante, et il sentit naître en
lui cet ardent amour pour l'Italie dont il a donné
des preuves pendant toute sa vie. A Florence, tout
parle des noms les plus célèbres de l'Italie; c'est la
patrie en effet, des Médicis, de Dante, de Boccace, de
Machiavel, de Guichardin, d'Améric Vespuce, de
Léon X, de Brunelleschi, etc. C'est donc dans cette
11
162 FRÉDÉRIC OZANAM
ville qu'on peut apprendre toute l'histoire de l'Italie
et de ses hommes célèbres, aussi Ozanam y resta-t-il
un mois entier.
Après Florence, nos voyageurs visitèrent Pise et
Livourne, puis ils revinrent à Lyon par Turin et le
Mont-Cenis.
Ozanam revint de ce premier voyage d'Italie animé
d'une nouvelle ardeur pour ses œuvres de charité et
pour ses études, et il ne tarda pas à utiliser ses notes
et ses souvenirs dans des écrits de tout genre sur
l'Italie et sur Dante. C'est ainsi qu'il publia de magni-
fiques pages sous le titre Florence vue du Dôme, puis les
Notes sur Pise, Rome, etc., sans compter tous ses écrits
sur Dante et la Divine Comédie.
Avant de terminer ce chapitre, nous dirons un mot
de l'excursion à la Grande Chartreuse.
Il y avait déjà longtemps que le projet de ce voyage
avait été formé quand les deux frères, un beau matin,
se décidèrent à se mettre en route et partirent à pied
pour accomplir ce pieux pèlerinage. La Grande Char-
treuse, on le sait, se trouve près de Grenoble, et de
cette ville à Lyon, il y a dans le moins cent cinquante
mille anglais.
Ils marchèrent tellement la première journée, que
le lendemain, la fatigue ne leur permit qu'une courte
étape, et ce n'est que le'troisième jour qu'ils commen-
cèrent à gravir la montagne, au milieu de laquelle se
trouve le monastère de la Grande Chartreuse.
Tel que décrit par M. l'abbé Ozanam, il semble n'y
FRÉDÉRIC OZANAM 163
avoir rien de plus encliunteur que l'aspect du pays
autour de ce cloître majestueux et grandiose. " Dans
" ce nid solitaire, dit notre auteur, soixante-huit
" moines, moines véritables, descendant sans inter-
" ruption de leur fondateur, soumis à une règle aus-
" tère, passent le jour dans le silence et la méditation,
" et une partie de leurs nuits dans le chant des
" psaumes. Là, on ne se souvient plus du tumulte du
" monde et de la lutte des systèmes ; il règne un
" parfum de vieux christianisme, de prière, de sain-
" teté et de quiétude. Nous avons assisté aux mati-
" nés, chantées à onze heures du soir, dans leur cha-
" pelle solitaire. Nous avons entendu ce concert de
" soixante voix innocentes montant vers le ciel, solli-
" citant les célestes miséricordes à l'heure où les
" crimes se multiplient dans nos grandes villes, et où
" les vengeances de Dieu se préparent."
De la Grande Chartreuse, nos deux pèlerins passè-
sèrent à une autre montagne très élevée, nommée le
Grand Som. Ils avaient de la neige jusqu'aux genoux,
et s'apercevaient de temps à autre du voisinage des
loups, ce qui ne les empêcha pas de jouir toute la
journée des points de vue les plus admirables et d'un
paysage qui défie toute description. Le soir, ils entrè-
rent à Grenoble où leur pèlerinage se trouva terminé.
Écrivant au sujet de ce voyage d'Ozanam et de son
frère, M. de Montrond, dans son ouvrage déjà cité,
s'exprimait ainsi :
" S'il est, dit-il, un voyage utile et salutaire au
164 FRÉDÉKIC OZANAM
"jeune homme arrivé sur le seuil d'une carrière et
" sur le point d'affronter les orages de la vie, n'est-ce
" pas celui de la Grande Chartreuse ? Oh ! comme la
" vie paraît hien ce qu'elle est, entrevue du haut de
" ces saintes montagnes, un pèlerinage de quelques
"jours dans une vallée de larmes, aux confins de
" laquelle s'ouvre une éternité bienheureuse pour le
" pieux pèlerin fatigué de la route ! Heureux donc et
" sage, celui qui va se recueillir un instant sous ces
" cloîtres de saint Bruno, où règne un parfum de
" grande dévotion et de sainte solitude,"
Quant à Ozanam, voici comment il exprimait les
impressions ressenties et les dispositions dans les-
quelles il se trouvait au retour de ce voyage. " Je
" suis donc revenu, écrivait-il, l'espérance au cœur et
" avec un souvenir qui restera dans moi et pourra
" peut-être me servir quelque fois, d'encouragement
" dans les jours mauvais ; peut-être en jaillira-t-il
" quelque inspiration qui, un jour, me fera devenir
" meilleur! " *
* Lettres, etc., 1. septembre 1835.
G^^^^^^^
FRÉDÉRIC OZANAM 165
CHAPITRE XII.
AUTRES VOYAGES d'OZANAM. "■ PÈLERINAGE AU
PAYS DU CID."
" Un des faibles d'Ozanam, écrivait le R. P. Lacor-
" daire, c'était les voyages aux grands lieux du
" monde. Il courait à un lac, à une vallée, et quand
" les ombres de l'histoire descendaient avec celles de
" la nature sur un champ ou sur une ruine, il s'y sen-
" tait attiré par une invincible sympathie."
C'est ainsi que nous l'avons vu voyager successive-
ment dans le Dauphiné, à la Grande Chartreuse, puis
en Italie dans un premier voyage, et plus tard en
Belgique et en Allemagne.
Nous le verrons bientôt entreprendre un second
voyage en Italie, et cette fois, se rendre en Sicile pour
y étudier les imposantes ruines de l'antiquité grecque.
Quelques années écoulées, son livre intitulé Un
pèlerinage au pays du Cid nous apprendra qu'il est
de retour d'un voyage en Espagne et dans le sud de
la France. En 1846, il partira une troisième fois pour
l'Italie, et le résultat de cet intéressant voyage, sera
166 FRÉDÉRIC OZANAM
un de ses ouvrages les plus remarquables, Les Poètes
franciscains en Italie au XIIP siècle.
Malheureusement, il n'y avait pas que son grand
désir de voir, de connaître et d'étudier, qui le portait
à voyager ; bien des fois, hélas ! le triste état de sa
santé lui faisait une nécessité d'abandonner l'étude
pour se rendre aux eaux, et souvent même se réfu-
gier à l'étranger. Nous le verrons donc se diriger
en 1850, vers la Bretagne, se rendre à Dieppe et de
là traverser en Angleterre. Enfin, les dernières dates
de sa correspondance nous apprendront qu'il est un
jour à Nice, un autre jour à San-Jacopo et en dernier
lieu à Antegnano.
Pour suivre l'ordre chronologique des voyages de
notre savant professeur, nous devons nous rendre
d'abord aux eaux d'Allevard, où nous le trouverons
occupé à se guérir d'une laryngite qui résistait à tout
remède,
C'était le premier voyage qu'il faisait en com-
pagnie de madame Ozanam. Quelques jours plus
tard, son frère l'abbé et son autre frère Charles vin-
rent les rejoindre.
Tout en suivant un traitement assez sévère, nos
voyageurs passèrent très agréablement leur temps, à
faire différentes promenades dans les environs d'Alle-
vard qui est un village très pittoresquement situé dans
le fond d'une belle vallée.
Ils visitèrent le château du chevalier Bayard et
firent une autre fois une longue excursion aux Sept-
Laux ou 8ept Lacs.
FRÉDÉRIC OZANAM 167
Ozanam voulut faire partager à sa femme le
bon souvenir qu'il avait conservé de sa visite à la
Grande Chartreuse. On se dirigea donc de ce côté
mais le mauvais temps qui les surprit en route et qui
dura plusieurs jours les obligea à rebrousser chemin
et à rentrer à Lyon.
Au mois de septembre de la même année, les deux
jeunes époux partirent pour un voyage beaucoup plus
important. Chaque fois qu'il songeait à en entre-
prendre un, Ozanam se sentait immédiatement attiré
vers son pays natal, l'Italie. Cette fois, il semble
s'être occupé de visiter surtout Naples et ses environs.
Dans ses notes et ses lettres, il nous parle du Vésuve,
d'Herculanum et de Pompéi, et tout en nous décri-
vant les monuments et les belles ruines de ce qui fut
un jour le royaume de Naples, il nous fait en peu de
mots, un abrégé de l'histoire de toute l'Italie.
Pour parcourir la Sicile, nos voyageurs trouvèrent
la route longue et fatigante, étant obligés de traverser
un pays infesté de brigands ; mais ils furent bien
récompensés de toutes leurs fatigues, par la beauté
des paysages, et surtout par les richesses qu'ils en
apportèrent sous forme de notes et de souvenirs.
Ozanam put y admirer une végétation tropicale
dont il nous peint toutes les beautés sous les plus
riantes couleurs. Mais ce qu'il nous décrit avec plus
de complaisance encore, et jusque dans leurs moindres
détails, ce sont les monuments de l'antiquité grecque.
" L'antiquité grecque, dit-il, bien moins connue que
168 FRÉDÉRIC OZANAM
" l'antiquité romaine, c'est là ce que j'allais chercher
" en Sicile, et mon attente n'a pas été trompée. Par-
" tout, des restes nombreux : de vieilles colonnades
" soutiennent les voûtes des églises modernes ; les
" débris d'un tombeau s'élèvent tristes et désolés au
" bord du chemin ; ou bien, un grand pilastre soli-
" taire est resté debout sur le rivage, et résiste depuis
" deux mille ans à l'effort destructeur des vagues et
" des siècles."
C'est ainsi qu'il nous décrit l'ancien et magnifique
théâtre de Taormine et le temple de Minerve à Syra-
cuse. Il n'oublie pas de nous faire part de son admi-
ration à la vue du port de cette ville, ni de son éton-
nement en y visitant une grotte acoustique célèbre,
connue sous le nom d'Oreille de Denys. A Agrigente,
l'aspect des temples élevés aux divinités grecques
lui fait la plus vive impression. " Il est impossible,
" dit-il, que le génie grec se révèle nulle part avec
" plus de pureté et de splendeur. On se trouve en
" présence de toutes les grandes inspirations du génie
" et en même temps de toutes ses folies ; tous les pro-
" grès de l'art, depuis l'austère nudité des premiers
" monuments jusqu'à la parure quelquefois trop
" riche des derniers. Et quand l'admiration s'est
" épuisée devant ces prodiges, on apprend que le sol
" qui les porte, que le rocher où fut fondée Agrigente,
" où s'agitait une population de huit cent mille habi-
" tants, est entièrement vidé à l'intérieur par des
" excavations qui se croisent en tous sens, travail
FRÉDÉRIC OZANAM 169
" colossal et dont le but est encore ignoré, ville sou-
*' terraine et ténébreuse, encore plus étonnante que
" celle qui se déployait si opulente à, la face du soleil."
Poursuivant son voyage au milieu de ces belles et
illustres ruines, Ozanam visite successivement les
villes suivantes : Sélinonte où l'on a trouvé des bas-
reliefs " qui passant de la grossièreté barbare jusqu'au
" mérite le plus achevé, présentent l'histoire entière
" de la sculpture ; " Ségeste où l'on admire un temple
très bien conservé; Montréal, avec sa magnifique
cathédrale ; Palerme, avec la chapelle du palais " deux
" monuments resplendissants de mosaïques, alliant la
" légèreté des ogives gothiques à la gravité des formes
" byzantines, véritables types d'un art qui ne se
" retrouve plus hors de là."
Après avoir visité les principales villes de Sicile,
il était de retour à Naples, bien tard en automne;
de là, il fit une courte visite à Rome, puis il prit le
chemin du retour, le temps de l'ouverture de son
cours étant venu.
Il revint de ce long et beau voyage muni des plus
importants renseignements sur les monuments de
l'antiquité grecque ; l'esprit ranimé et élargi par la
vue de tant de beautés et le cœur bien disposé pour
reprendre ses importants travaux.
Vers la fin de l'année 1846, il partit de nou-
veau pour l'Italie, chargé cette fois par le ministre
de l'Instruction publique, d'une mission scientifique
et littéraire. C'était son troisième voyage dans ce pays
170 FRÉDÉRIC OZANAM
qu'il aimait tant, et auquel il venait demander tout
à la fois une meilleure santé, des connaissances plus
complètes et une foi plus ardente.
Avant de se rendre à Rome, notre voyageur passa
par Florence où il se sentait attiré non seulement par
la présence de quelques parents, mais encore par son
admiration pour Dante, dont le souvenir semble rem-
plir la ville. Rome et Assise semblent s'être partagé
presqu'exclusivement tout l'intérêt d'Ozanam, dans
ce voyage, de même qu'au second voyage, il semblait
s'être plus particulièrement occupé de Naples et de
ses environs.
A Rome, la plus grande partie du temps fut consa-
crée aux visites des catacombes. En compagnie de
M. l'abbé Gerbet, plus tard, évêque de Perpignan, il
y descendit cinq fois, toujours avec la plus grande
émotion.
Le travail qui fut le résultat de sa mission officielle,
ne fut publié qu'en 1850, sous le titre de Essai relatif
aux écoles et à V Instruction publique en Italie, aux temps
barbares.
Pendant son séjour dans la Ville Eternelle, il
mit la dernière main à la préface de son livre sur les
Germains.
Le long de la route en revenant, et surtout à Assise,
il prit des notes qui lui servirent plus tard pour écrire
son ouvrage intitulé : Les Poètes franciscains en Italie
au XIII'' siècle. Ce fut le résultat non officiel de ce
voyage, mais non pas le moins important. Nous don-
FRÉDÉRIC OZANAM 171
nerons dans les chapitres suivants, une analyse de
cet ouvrage.
"A cette époque, dit l'abbé Ozanam,il y avait encore
" en Italie des voituriers qui voyageaient à petites
"journées, se reposant chaque nuit. Ils donnaient
" ainsi aux touristes, le temps de contempler, d'ad-
" mirer des sites ravissants, et les beautés artistiques
" des principales villes où ils s'arrêtaient. Ce fut le
" moyen de transport que choisit Ozanam. Il parcou-
" rut ainsi toute TOmbrie, les Romagnes, Ravenne,
" Venise, la Lombardie, et pénétra par le Splûgen,
" dans le pays de Coire jusqu'à Saint-Gall, nom qui
"se rattachait à ses études germaniques; après
'• Einsiedoln et la Suisse, il descendit le Rhin de
" Bâle à Cologne, puis reprenant la route de sa patrie
" par la Belgique, il rentra dans Paris, rétabli, l'esprit
" reposé, son portefeuille bien garni de notes pré-
" cieuses et de souvenirs délicieux. Ce voyage, en
" effet, se fit au milieu d'un perpétuel enchantement."
Il nous est impossible de passer outre sans dire un
mot de la ville d'Assise où Ozanam s'arrêta, et que
les guides désignent sous le nom de ville monastique
remplie de saint François. Notre voyageur ressentit la
plus douce émotion, en se trouvant au milieu de cette
vieille et charmante ville qui a conservé l'empreinte
et le cachet du XIII*' siècle qu'il a tant étudié. La
séraphique figure de saint François qui semble planer
au-dessus de la ville, et l'éclairer de ses suaves rayons
impressionnait fortement Ozanam. Il voyait dans ce
172 FRÉDÉRIC OZANAM
grand saint, son idéal de la pauvreté et de la charité
évangéliques.
Assise occupe une très jolie position sur une colline
qui domine l'un des plus riants bassins de l'Ombrie.
Tout dans la ville et ses environs nous parle de saint
François. A l'endroit où il est né, aux places qu'il
affectionnait particulièrement, comme au lieu où
repose son corps s'élèvent des sanctuaires, des cha-
pelles et même de magnifiques églises. Comme nous
aurons occasion de revenir sur ce sujet dans l'analyse
de l'ouvragesur les poètes franciscains, nous n'ajoute-
rons rien, si ce n'est que c'est dans cette ville et à la
lecture d'un opuscule intitulé : Les petites fleurs de saint
François, qu'Ozanam s'inspira pour écrire ce livre que
M. Ampère appelait tm cheJ-cV œuvre plein de savoir et
de grâce.
En passant par la Suisse, il traversa le village
où sa famille avait trouvé refuge au temps de la ter-
reur. Dans une page charmante de ses lettres, voici
comment il décrit ses impressions et l'emploi de la
trop courte demi-heure passée à Echallens. On remar-
quera dans quels termes il parle de sa bonne mère
dont le souvenir était continuellement présent à sa
mémoire, et qui, pensait-il, était toujours auprès de
lui pour le protéger.
" Un des plus doux moments de ce voyage de
" Suisse, c'est la demi-heure que nous avons passée à
" Echallens. Nous n'avions ni calculé, ni prévu cette
" station de notre pèlerinage. La chose s'était arrangée
FRÉDÉRIC OZANAM 173
" d'elle-même, comme tout ce qui s'arrange bien.
" Echallens se trouvait à moitié chemin du trajet de
" Lausanne à Iverdun. Je me rappelais que c'était le
" lieu où mon grand père s'était retiré pendant les
" derniers mois de la terreur, et dont ma mère m'avait
" si souvent parlé. Que n'aurais-je pas donné pour
" connaître la maison qu'habita ma famille ! Du
" moins, je voyais les petits bois et les jolis sentiers
" où ils allaient cueillir les fraises. L'oncle chartreux
" marchait le premier en éclaireur, et quand il avait
" découvert un nid de fraises, il appelait ses joyeuses
" nièces : Venez, mesdemoiselles, c'est tout rouge.
" Et l'on revenait avec des paniers tout pleins de ces
"jolies petites fraises qu'on mangeait avec du pain
" excellent. J'ai visité l'église où ma bonne mère a
*' fait sa première communion, sous la direction de
" ce bon curé, qui lui répétait : " nous irons les deux,
" nous irons les deux en paradis." Je l'ai trouvée
" comme ma mère me l'avait décrite, partagée,
" hélas ! entre les deux cultes : le sanctuaire réservé
" aux catholiques et fermé par une grille de bois,
" la nef commune aux catholiques et aux protes-
" tants ; d'un côté, la chaire du curé et le baptis-
" tère ; de l'autre, la chaire du pasteur et la table de
" la cène. Cette chère église est bien misérable ; cepen-
" dant j'y ai prié avec plus d'émotion que de cou-
" tume ; j'y ai remercié Dieu des grâces qu'il avait
" faites en ce lieu même à la petite exilée. J'ai prié
" pour ma bonne mère, parce que c'est un devoir de
174 FRÉDÉRIC OZANAM
" prier pour les morts: mais, comme je la crois heu-
" reuse et puissante dans le ciel, je lui ai demandé
" de veiller sur nous, de nous aider à finir heureuse-
" ment ce voyage trop long, et surtout d'obtenir à
" ses enfants, quelques-unes de ses douces vertus.
" Ma femme et ma belle-mère priaient avec moi, et
" ma petite Marie s'agenouillait bien sagement devant
" la grille du sanctuaire. Amélie a voulu cueillir
" quelques fleurs sur la petite éminence où s'élève
" l'église. Ces fleurs ne sont pas celles que notre
" bonne mère foulait en allant à la messe, mais elles
" leur ressemblent, et plaise à Dieu que nous lui res-
" semblions autant." *
Si nous continuons la narration des nombreux
voyages faits par Ozanam durant sa trop courte vie,
nous devrons maintenant le suivre en Bretagne et en
Angleterre.
C'est en 1850, qu'il fit ce voyage dans l'espérance
d'améliorer sa santé bien compromise par un travail
trop assidu. Depuis longtemps, ses amis lui conseil-
laient d'aller en Bretagne, pensant que les bains
de mer lui seraient favorables.
Durant son séjour dans le Morbihan, il fut té-
moin à Vannes, de la procession annuelle en l'hon-
neur de saint Vincent Ferrier dont on conserve les
reliques dans cette ville. Il assista aussi à une noce
bretonne et à la fête patronale de l'Isle d'Artz. Dans
'■^ Lettres, 2 vol., p. 197.
FRÉDÉRIC OZANAM 175
toutes ces occasions, notre voyageur fut aussi étonné
du caractère calme et de l'apparence sombre des
bretons de cette partie de la province qu'édifié par
leurs démonstrations religieuses, qu'une foi profonde
et un grand recueillement caractérisaient.
M. de Francheville et M. et Mde. de la Villemarqué,
firent tout en leur possible pour faire connaître le
pays en entier à Ozanam, à sa femme et à sa petite
fille. C'est ainsi qu'après avoir visité Truscat, ils se
rendirent par eux à Sainte- Anne d'Auray, admirant
tout le long du voyage, les paysages enchanteurs qui
abondent le long de la rivière et qui font une admi-
rable diversion avec les landes incultes de quelques
autres parties du Morbihan.
Au sanctuaire de Sainte- Anne d'Auray, qu'Ozanam
visita, les bretons font annuellement un pèlerinage
national. N'oublions pas que c'est le p-ototype de
notre bonne Sainte-Anne de Beaupré, où les pèleri-
nages deviennent de jour en jour plus nombreux et
plus fructueux, et dont la réputation s'étend mainte-
nant dans toute l'Amérique. *
Nos voyageurs passèrent aussi par le chemin de
* Il y a lui grand nombre de paroisses et d'églises au Canada
sous le vocable de Sainte- Anne; mais Sainte-Anne de Beaupré,
est la plus ancienne et la plus célèbre, et elle seule porte l'appel-
lation populaire de " la bonne." La vieille église a été malheu-
reusement démolie pour en construire une plus grande qui est
confiée aux RR. Pères RéJemptoristes. Une petite chapelle dans
le style de l'ancienne église a été élevée avec une partie des
matériaux.
176 FRÉDÉRIC OZANAM
Carnac où ils purent contempler " cette plaine de six
" lieues sur laquelle s'élèvent mille cà, douze cents
" pierres dont les plus hautes ont une trentaine de
" pieds. Elles sont pour ainsi dire rangées en bataille
" sur onze rangs également espacés. De distance en
•' distance, on voit des dolmens, des tumulus surmon-
" tés d'un menhir, c'est-à-dire d'une pierre élevée."
A Quimperlé, Ozanam assista à une fête connue
dans le pays sous le nom de Pardon. Dans cette par-
tie de la province, les costumes sont très gais et écla-
tants. Il y a aussi moins de gravité, et la nature est
plus fraîche et riante : telle était la différence entre
ce pays et celui de Vannes que nos voyageurs en
étaient à se demander si les deux endroits faisaient
véritablement partie de la même province.
Enfin, après avoir visité Brest, sa rade et ses vais-
seaux de guerre, puis Morlaix, Saint-Pol-de-Léon, et
le pèlerinage du Fol-Goat, il acheva le tour du
Finistère et revint à Paris, par Carhaix, Lorient,
Vannes et Nantes.
Au retour de ce voyage, sa santé parut s'être amé-
liorée, et ces six semaines passées au grand air et dans
l'activité des excursions lui avaient certainement
donné de nouvelles forces.
L'année suivante (1851), sur l'avis de ses méde-
cins, il se dirigea sur Dieppe pour y prendre les
bains de mer. C'était précisément à l'époque de la
première exposition universelle de Londres. Ses amis
réussirent à lui persuader de traverser en Angleterre.
FRÉDÉRIC OZANAM 177
Il se mit donc en route avec sa femme et son enfant,
ainsi que M. Ampère qui devait de lil se rendre en
Amérique.
Pendant son séjour ù Londres, Ozanani eut occasion
d'admirer la puissance matérielle de l'Angleterre,
la hardiesse de ses machines et le bon marché de ses
tissus.
Son cœur sensible fut cependant affligé de voir hi
misère des pauvres, dans la métropole surtout.
Nos voyageurs visitèrent plusieurs fois l'exposition
du palais de Crystal où ils purent se rendre compte
des progrès de l'industrie et des prodiges opérés par
la mécanique.
M. l'abbé Ozanam nous dit que son frère Frédéric,
convenait volontiers des qualités du peuple anglais.
Il lui reconnaissait son respect pour la loi, son amour
pour son pays, son ardeur constante pour le travail,
et malgré cela, son respect pour le repos dudimanclic.
Mais ce qu'il ne pouvait lui pardonner, c'était la mor-
gue des riches et leur mépris pour les pauvres.
Ozanam se rendit aussi à Oxford où il se remit du
bruit étourdissant de la métropole, en visitant tran-
quillement l'Université et les grandes et célèbres
maisons d'éducation, qui ont conservé l'architecture
gothique ou celle de la renaissance.
A son retour d'Angleterre, il s'arrêta de nouveau à
Dieppe pour y prendre les bains de mer. Comme
vice-président général de la société Saint- Vincent de
Paul, (il avait refusé la présidence), il y visita les
12
178 FEÉDÉRIG OZANAM
différentes conférences établies dans la ville, et dans
une séance générale, il prononça un discours très
éloquent et qui fut tellement admiré qu'on en parla
longtemps.
Malgré tous ces voyages, les forces revenaient bien
lentement à notre trop zélé professeur, et au retour
de cette dernière excursion, se sentant un peu
mieux, il se remit à l'étude avec trop d'ardeur et per-
dit en peu de temps, les bons effets du grand air et
des bains de mer.
En 1852, il fut atteint d'une pleurésie des plus
graves, et aussitôt qu'il redevint en état de voyager,
ses médecins l'envoyèrent aux Eaux-Bonnes.
Il se trouva en cet endroit, dans un temps de pluies
continuelles, de sorte que sa santé ne fut guère amé-
liorée. Voyant cela, ses amis lui conseillèrent de pour-
suivre son voyage jusqu'à Biarritz où la température
était beaucoup plus douce. Chemin faisant il fit le
pèlerinage de Bétharran, où Ton vient implorer la
Vierge au rameau d'or. Ce rameau d'or fut offert par
une jeune fille qui, tombée dans le torrent voisin, fit
un vœu à Notre-Dame, et au même instant, trouva
sous sa main un rameau où elle se suspendit et put
être sauvée.
A environ deux heures de marche de Biarritz il
existe, dans les Landes, au bord de l'Océan, une
communauté de Bernardines ; Ozanam entendit parler
de ce monastère et eut aussitôt le désir de le
visiter, il se mit donc en route du côté de cet océan
FRÉDÉRIC OZAXAM 179
de sables qu'on appelle les Landes, et après une
longue marche, il se trouva tout à coup en i)résencc
d'un établissement entouré de champs cultivés et de
riants jardins, au milieu de ces arides déserts compa-
rables à ceux de la haute Egypte. Une magnifique
plantation de peupliers garantit les récoltes du vent,
de la mer et de l'invasion des sal)les. Les maisons qui
contiennent les cellules des religieuses, sont en
brique. La communauté est sous une régie austère
qui est à peu près la même que celle des trappistes.
"La piété de Frédéric, dit M. Tabbé Ozanam, son
" cœur si sensible à toutes les impressions morales,
" reçurent de cette visite et du touchant spectacle
" auquel il venait d'assister de si douces émotions,
" qu'unies à la douceur du climat de Biarritz, son
" état éprouva une amélioration notable.
" Dès lors, ajoute-t-il. il ne pensa plus qu'à mettre
" à exécution, le projet qu'il caressait depuis long-
" temps, de faire un voyage en Espagne, et de le
" commencer par le pèlerinage de Saint- Jacques de
" Compostelle."
Pendant les premières années de son mariage, Oza-
nam avait entretenu Tespoir d'un voyage en Terre-
Sainte, et c'était un de ses vœux les plus ardents.
Toutefois le faible état de sa santé joint à la nécessité
de donner ses cours, l'empêchèrent d'entreprendre une
aussi longue pérégrination.
Le pèlerinage à Saint- Jacques de Compostelle sem-
ble avoir eu ^lour but de remplacer pour lui, ce
180 FRÉDÉRIC OZANAM
voyage en Palestine, ou du moins de l'en consoler.
Aussi quel enthousiasme, quelle émotion ne voyons-
nous pas éclater dans chaque page de ce petit livre :
Un pèlerinage au pays du Cid.
Comme nous aimerions à accompagner ce groupe
de pieux voyageurs qui se compose d'Ozanam, sa
femme et son enfant, ainsi que du docteur Charles
Ozanam qui désirait veiller sur la santé de son frère !
Comme nous aimerions à visiter en détail avec eux
les monuments, les beautés de la nature et les lieux
historiques de la vieille Espagne chrétienne, où tout
parle si hautement des incomparables espoirs de ses
braves chevaliers contre les infidèles !
Il nous est impossible d'aller avec nos voyageurs,
nous incliner devant ces vieux murs de Diego Por-
cellos, témoins de tant de combats héroïque, et nous
ne pouvons pas non plus nous y rendre pour admirer
avec lui ces vieux châteaux des rois d'Espagne d'où
sont sorties tant d'invincibles épées, et où ont été
suspendus des écussons nobles entre les plus nobles
de la chrétienté.
Nous avons déjà donné à ce chapitre, des dimensions
plus grandes que ne le comporte le cadre de notre
ouvrage, et nous craignons que le temps et l'espace ne
viennent bientôt à nous faire défaut.
Cependant nous croirions faillir à notre tâche, et ne
pas faire connaître le style si élevé d'Ozanam dans
ses plus beavix endroits, si nous ne reproduisions les
belles pages où l'auteur nous déroule le panorama
des Pyrénées, et nous décrit l'aspect de la mer.
FRÉDÉRIC OZANAM 181
" Quel poète, dit-il a jamais conçu, quel architecte
" a jamais dessiné un sanctuaire comparable à celui
" que l'Éternel s'est bâti à lui-même au plus profond
" des Pyrénées, dans un lieu où il n'était adoré que
" par des pâtres ? On l'appelle le Cirque de Gavarnie.
" Mais plutôt qu'un cirque, représentez-vous l'abside
" d'un temple, taillée à pic dans des rochers hauts de
" deux mille quatre cents pieds. Quand nous arri-
" vâmes au bas de ces murailles prodigieuses, des
" nuages rougis par le soleil couchant en voilaient le
" sommet, et flottaient comme une draperie. Puis,
" quand le vent eut dissipé ces vapeurs, le faite de
" l'édifice parut couronné de neiges éternelles sous le
" pavillon bleu du firmament. La voix des cascades
" gémissait comme une prière sans fin : s'il restait
" encore des athées, c'est ici que je voudrais les ame-
" ner pour les voir tomber à genoux, terrassés et ravis.
" Rien n'égale ce spectacle si ce n'est le chaos qu'on
" traverse pour y arriver. Là des blocs énormes de
" trente, quarante pieds de haut, s'écroulent les uns
" sur les autres, depuis la cime de la montagne jus-
" qu'au fond du précipice ou rugit le gave. On dirait
" les restes du combat décrit par Milton, quand les
" esprits bons et mauvais arrachèrent les collines du
" ciel pour s'entr'écraser. Mais les spectacles pathé-
" tiques sont plus rares dans les Pyrénées que dans
" les Alpes. Les Pyrénées n'ont pas les horreurs
" sublimes du mont Blanc, elles ont plus d'élégance
"que de majesté- Les beautés des Pyrénées, ce sont
182 FRÉDÉRIC OZANAM
celles de la viillée d'Ossau, de la vallée d'Argelés et
du pont d'Espagne. Peu de glaciers, mais de riants
mamelons que baignent des gaves limpides ; des
croupes arrondies et couronnées de A'erdure, des
pics qui montent vers le ciel avec une légèreté mer-
veilleuse, et dont la crête de granit rose se noie
dans Féclatante lumière du midi. Nulle part on ne
voit de plus belles eaux. Ce ne sont plus, il est vrai,
les grands lacs de la Suisse ; mais la Suisse n'a pas
plus de cascades, elle n'a pas dans les flancs de
tous ses rochers, des torrents si abondants et si
purs. Je trouve en effet, comme un sentiment de
pureté morale sur ces hauteurs que le pied de
l'homme souille rarement, au bord de ces eaux
qui ne désaltèrent que l'isard et l'aigle, au milieu
de ces plantes qui ne fleurissent que pour parfumer
la solitude. David avait vu de près les sommets du
Liban, quand il s'écriait : Le Seigneur est admi-
rable sur les lieux hauts ! Mirahilis in altis Dominus.
" Les montagnes sont toutes divines ; elles portent
" l'empreinte de la main qui les a pétries. Mais que
" dire de la mer, ou plutôt que n"en faut-il pas dire ?
" La grandeur infinie de la mer ravit dès le premier
" aspect ; mais il faut la contempler longtemps pour
" apprendre qu'elle a aussi cette autre partie de la
" beauté qu'on appelle la grâce. Homère le savait
'' bien, et c'est pourquoi, s'il donnait à l'Océan des
" dieux terrililes et des monstres, il le peuplnit en
FRÉDÉRIC OZANAM 183
'• même temps de nymphes et de sirènes enchante-
" resses. J'ai vu le jour s'éteindre au fond du golfe de
" Gascogne, derrière les monts Cantabres dont les
" lignes hardies se découpaient nettement sous un
" ciel très pur. Ces montagnes plongeaient leur pied
" dans une brume lumineuse et dorée qui flottait au-
" dessus des eaux. Les lames se succédaient azurées,
" vertes, quelquefois avec des teintes delilas, de rose
" et de pourpre, et venaient mourir sur une plage de
" sable ou caresser les rochers qui encaissent la plage.
" Le flot montait contre l'écueil et jetait sa blanche
" écume où la lumière décomposée prenait toutes les
" couleurs de l'arc-en-ciel. Les gerbes capricieuses
"jaillissaient avec toute l'élégance de ces eaux que
" l'art fait jouer dans les jardins des rois. Mais ici
" dans le domaine de Dieu, les jeux sont éternels.
" Chaque jour, ils recommencent et varient chaque
"jour, selon la force des vents et la hauteur des
" marées. Ces mêmes vagues si caressantes mainte-
" nant, ont des heures de colère où elles semblent
" déchaînées comme les chevaux de l'Apocalypse ;
" alors leurs blancs escadrons se pressent pour don-
" ner l'assaut aux falaises démantelées qui défendent
" la terre. Alors on entend des bruits terribles, et
" comme la voix de Tabîme redemandant la proie
" qui lui fut arrachée aux jours du déluge. Au delà
" de cette variété inépuisable, apparaît l'immuable
" immensité. Pendant que des scènes toujours nou-
" velles animent le rivage, la pleine mer s'étend à
184 FRÉDÉRIC OZANAM
" perte de vue, image de l'infini, telle qu'au temps
" où la terre n'était pas encore, et quand l'esprit de
■■ Dieu était porté sur les flots. David avait aussi
" admiré ce spectacle, et peut-être du haut du Carmel,
" son regard embrassait-il les espaces mouvants de
" la Méditerranée, lorsqu'il s'écriait: Les soulèvements
" de la mer sont admirables : Mirabiles elationes maris.
Plus loin, l'auteur nous décrit son entrée en Espa-
gne et l'aspect de Fontarabie " avec ses maisons anti-
' ques toutes garnies de grands balcons, de vérandas,
' de loges grillées et vitrées d'où les belles Espa-
' gnôles peuvent voir et se laisser voir autant qu'il
' leur convient. Puis, il nous parle des tableaux et
' des statues dans les églises: je me rends, dit-il, à
' la sculpture peinte, surtout depuis que je la sais
'justifiée par les exemples de Phidias et de Praxi-
' tèle ; mais je ne m'accoutume pas à la sculpture
' habillée, à cette Mater dolorosa qui a une chapelle
' dans chaque église d'Espagne, et qui porte le cos-
' tume d'Anne d'Autriche, robe de velours noir,
' guimpe blanche, à la main, un mouchoir garni de
' dentelles et de plus, un poignard d'argent dans le
' cœur."
Nos voyageurs visitèrent successivement Irun, Port-
du- Passage et Saint-Sébastien où ils purent admirer
les sites les plus magnifiques et enrichir leur mémoire
des plus grands souvenirs historiques.
Ozanam prenait beaucoup de notes, relevant des
inscriptions et glanant de tons côtés.
FRÉDÉRIC OZANAM 185
Toutefois, malgré le charme d'un voyage tellement
dans ses goûts et sous un climat qui paraissait être si
favorable, il ne se sentait pas Inen ; l'état de sa santé
alarmait tous ceux à qui il était cher, et lui-même
devint bientôt si inquiet, qu'il résolut d'abandonner
pour le moment le pèlerinage de Saint-Jacques de
Compostelle, pour retourner à Biarritz où il trouvait
toujours l'air tiède qui lui convenait.
Après s'être reposé pour quelques mois dans cet
endroit agréable et sentant ses forces lui revenir, il
obtint de ses médecins, la permission de reprendre
son voyage et de se rendre jusqu'à Burgos.
Nous aimerions à suivre nos voyageurs dans cette
ville nommée autrefois la Mère des rois et la Restaura-
trice des royaumes. Madré de Reges y Restauradura de
reynos et qu'on peut surnommer aujourd'hui la ville
de la Vierge.
Avec eux nous aimerions à visiter en détails cette
imposante cathédrale, le résultat de deux siècles de
travail, édifice d'une majesté qui n'exclut pas l'élé-
gance et la grâce, A part de sa magnifique façade, et
de ses deux flèches élancées, on admire '" à l'endroit
" où la nef et le transept se coupent pour former la
" croix, une large tour octogone (el Crucero), cette
" tour s'élève jusqu'à la hauteur de deux cent trente
" pieds. Deux rangs de fenêtres l'éclairent, et des
" huit angles se détachent huit petites tours, toutes
'■ découpées, toutes peuplées de saints, toutes termi-
" nées par de fines aiguilles. Derrière l'église, la cou-
186 FRÉDÉRIC OZANAM
" pôle de la Chapelle du Connétable, moins élevée, mais
" toujours octogone, reproduit la même décoration.
" Ce sont comme deux diadèmes que porte cette reine
" des basiliques espagnoles. On raconte que Charles
" V à la vue du Crucero fut frappé d'admiration. Il
" faudrait, dit-il, mettre ce joyau dans un écrin et le
" traiter comme une chose qui ne se voit pas tous les
"jours et qui se fait désirer. Assurément l'étranger
" qui passe ne forme pas le même vœu que Charles
" V, mais ravi de cette cathédrale, il ne peut s'empê-
" cher de lui adresser ces mots qu'elle porte au front
" en l'honneur de la Vierge Marie: Tota pulchra es et
" décora. Vous êtes toute belle et gracieuse."
Il y a aussi la chapelle du Crucifix. Ce crucifix (el
santisimo Christo de Burgos) d'après la légende,
était l'ouvrage, paraît-il, de Nicodème, l'un des disci-
ples de Notre-Seigneur, et il était fait d'un bois dont la
plante ne croissait pas sur la terre.
Nous ne pouvons résister à la tentation de repro-
duire ici, les vers suivants d'un vieux poète espa-
gnol inspiré par la vue de cette relique à laquelle
on attribue beaucoup de prodiges. Ces deux strophes
sont de Juan Tallante qui vivait au quinzième siècle ;
on y trouvera donc dvi latin mêlé à l'espagnol pri-
mitif.
Imenso Dios, perdurable
Que el mundo todo criaste,
Verdadero
Y cou amor entrânable
Por nosotros espiraste
En el madero !
FRÉDÉKIC OZANAM 187
Pues te plugo tal pasion,
Pornuestras cnlpas,. siifrir
0 Agnus Dd !
Lleva nos do esta el ladron.
Que salvaste por decir
Manerdo mei. *
" Dieu immense qui dures toujours, qui créas tout
" l'univers, Dieu vrai, et qui ému d'amour jusqu'aux
" entrailles, expiras pour nous sur le bois. — Puisqu'il
" te plut de souffrir pour nos fautes une telle passion,
"' 0 Agneau de Dieu ! fais nous monter où est le bon
" larron que tu sauvas, seulement pour t'avoir dit :
" Souvenez-vous de moi.''^
Comment encore sortir de Burgos sans dire un mot
de la Chapelle du Connétable mentionnée plus haut? Ce
monument est la merveille de la Castille.
Dans ce magnifique mausolée reposent les corps du
grand connétable de Castille, Don Pedro Hernandez
de Velasco, et de son épouse.
" Dans les deux épitaphes, dit Ozanam, se trouvent
" réunis les plus grands noms du moyen âge espagnol
" qui semble descendre tout entier dans ce tombeau,
" mais y descend avec sérénité.
" Ce monument est si connu, ajoute-t-il, le crayon
" et le burin en ont si bien popularisé les beautés, que
"je me trouve à peu près dispensé de décrire encore
" après tant de descriptions, des détails indescrip-
Un p^lerinase au pays du Cid. p. 93.
188 FRÉDÉRIC OZANAM
" tibles, et de laisser les lecteurs dans la confusion,
" quand je voudrais les jeter dans le ravissement."
En sortant de Burgos saluons en passant deux
grandes fondations. A l'occident l'abbaye de Huelgas
et à l'orient la Chartreuse de Miraflores.
Ces deux établissements sont célèbres dans le monde
entier, non seulement par leur origine et par leur des-
tination, mais encore par les grands pouvoirs civils et
ecclésiastiques que possédaient leurs chefs, surtout
l'abbesse de la Huelgas. L'abbaye est entourée d'une
enceinte crénelée mise en communication avec la
vaste plaine par des pont-lévis, ses clochers sont gar-
nis de mâchicoulis et cinq grilles en fer ferment les
cloîtres.
Ces deux vieilles reliques du moyen âge sont encore
remarquables par la beauté et l'étendue des édifices,
par les grands souvenirs historiques qu'elles con-
tiennent et par la grandeur, l'étendue et la richesse
de leurs dépendances.
Le retable du sanctuaire de la Chartreuse de Mira-
flores est doré du premier or que Christophe Colomb
rapporta de l'Amérique.
L'hiver vint interrompre ici les excursions de nos
voyageurs, et ils se décidèrent quoiqu'à regret à aban-
donner le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle.
Après trois joTirs passés à Burgos, ils reprirent la
route de France, chargés de lithographies, de notices
sur les monuments, de mémoires sur les abbayes et
surtout de notes prises par Ozanam lui-même ce qui
FRÉDÉRIC OZANAM 189
constitua plus tard, avec ses lettres, la matière de son
ouvrage : Un 'pèlerinage au pays du Cid.
En 1852 Ozanam entreprenait un pèlerinage à Notre
Dame de Buglose. Il voulait, chemin faisant, visiter
à Pou}' le berceau de saint- Vincent de Paul. Il y vit
le vieux chêne sous lequel, dans son enfance, le saint
S'abritait pour garder ses brebis, et la maison où il
reçut le jour.
En visitant ces lieux honorés par la présence du
grand apôtre de la charité, le fondateur de la société
qui porte son nom, éprouvait la plus grande émotion
et la plus vive piété. Il remplit tous ses devoirs de
catholique avec la plus grande dévotion et reçut en pré-
sent du curé de la paroisse, une branche de l'arbre de
saint Vincent de Paul, qu'il envoya au conseil géné-
ral à Paris, où on la voit encore aujourd'hui.
De Pouy-sur-Dax nos voj-ageurs se rendirent à Pise
où, d'après l'avis de ses médecins, Ozanam devait
séjourner pendant quelque temps.
S'il nous était permis d'accompagner nos voyageurs
dans les derniers voyages nécessités par la maladie
d'Ozanam, nous visiterions avec eux Toulouse, Mont-
pellier, Marseille, Toulon, Cannes, Nice, Gênes et
Livourne, mais ils ne firent pas de longs séjours dans
ces villes, si ce n'est peut-être à Marseille où madame
Ozanam avait quelques-uns de ses parents.
A un quart d'heure de marche de Livourne, sur le
bord de la mer, au milieu des rochers, se trouve un
petit village du nom de San Jacopo. Ce fut en cet
endroit qu'Ozanam alla s'établir pour quelque temps.
190 FEÉDÉRIC OZANAM
Après deux mois de séjour dans cette retraite, il
s'aperçut que les forces lui revenaient et il eut un
moment d'espérance, ce qui lui inspira les vers sui-
vants si charmants et si gracieux.
Sur recueil de San Jacopo, le 22 juin 1853.
Sur un ccueil lointain, notre nef échouée
Attend le flot sauveur qui la ramène, au port,
Et la Madone à qui la barque fut vouée,
Semble sourde à nos rœiix, et Vevfant Jésus dort!
Pourtant voici douze ans, sous ce doux patronage,
Nous partions pleins d'espoir ; des fleurs ornaient ton front ;
Et bientôt pour charmer, pour bénir le voyage
A la poupe s'assit un petit ange blond.
■• Depuis ce temps, le ciel s'est noirci sur nos têtes.
Les vents ont ballotté notre esquif nuit et jour ;
Mais nous n'avons pas vu si cruelles tempêtes.
Climats si rigoureux où s'éteignît l'amour.
Non, non, je ne veux plus craindre sous votre garde
Compagnes de l'exil que Dieu me prépara.
Déjà d'un ceil clément, la Vierge nous regarde
Tout à l'heure VEvfant Jésus s'éveillera.
Et sa main nous poussant sur une mer calmée,
Sans peur et sans effort nous toucherons enfin,
Au bord où nos amis, foule ardente et charmée,
Signalent notre voile et nous tendent la main.
Vain espoir ! la barque cpii devait toucher au rivage
aimé de la patrie n'apportera plus qu'un mourant, un
homme dont les jours sont condamnés.
De San Jacopo, Ozanam se dirigea sur Sienne dans
le but d'y établir une conférence de Saint- Vincent de
FRÉDÉRIC OZANAM 191
Paul. Il ne roussit pas dans son projet, du moins
durant son séjour dans cette ville, mais plus tard, il
eut la consolation d'apprendre ({ue le P. Pendola, un
de ses amis, avait pu y établir deux conférences, une
au collège et l'autre dans la ville.
Ce fut le dernier effort que put faire ce cœur rempli
de charité en faveur de son œuvre de prédilection.
. A leur retour de la ville de Sienne, nos voyageurs
allèrent s'établir à Antignano, joli village à une
heure de marche de Livourne, au pied de Montenero
et à quelques minutes de .la mer.
Ce fut la dernière étape d'Ozanam sur cette terre
d'Italie qu'il aimait tant. Déjà la maladie avait fait
tant de progrès qu'il ne pouvait écrire plus de deux
ou trois lignes sans s'étendre sur un canapé.
C'est dans ce joli village qu'il entendit la messe
pour la dernière fois, et qu'il communia de la main
du curé d'Antignano qui lui-même ne devait plus
monter à l'autel, car il mourut quelques jours plus
tard.
A la fin du mois d'août, les médecins décidèrent
qu'il devait être conduit au plus tôt à Marseille afin
de rendre le dernier soupir daiLS sa patrie et au milieu
de la famille de madame, Ozanani.
rij^^
"^^
192 FRÉDÉRIC OZANAM
CHAPITRE XIII.
LES POETES FRANCISCAI>fS EN ITALIE.
Le volume qui fut le produit des voyages en Italie
que nous venons de raconter sommairement se divise
en deux parties dont nous ferons deux chapitres dififé-
rents. Dans la première partie il est exclusivement
question des poètes franciscains tandis que dans la
seconde l'auteur s'occupe des Sources de la Divine Comé-
die. La première partie est divisée en plusieurs époques :
la première antérieure à la naissance de saint François
nous donne l'histoire de la littérature italienne à son
berceau ; la seconde date de la naissance de saint Fran-
çois et nous fait connaître la vie du saint et l'élan
qu'il donna à la littérature italienne, surtout à la poé-
sie ; la troisième est consacrée à ses disciples et se ter-
mine par une traduction " des petites feurs de St-Fran-
çoisy
Ce n'est pas un livre de science que notre auteur
écrit cette fois, c'est plutôt un bouquet littéraire où
les 'petites fleurs de saint François d^Âssise se mêlent par-
FRÉDÉRIC OZANAM 193
tout aux fleurs fraîchement écloses sous la plume
d'Ozanam.
" Plusieurs s'étonneront, dit l'auteur de tant d'ad-
" miration pour un mysticisme dont notre siècle ne
" comprend plus le langage, de tant de complaisance
" pour des traditions qui ne sont pas de foi. Aussi je
"ne propose rien à la foi des lecteurs; si je ne fais
•' pas un livre de science, je n'écris pas non plus un
'' livre de religion. Je ne confonds point ces chants,
" ces traditions, avec le dogme infaillible, pas plus
" que je ne confonds les. gouttes de la rosée avec les
" feux de l'aurore qu'elles accompagnent. Je les re-
" cueille comme les émanations d'une terre fécondée
" par le christianisme. 8i je ne puis toucher sans
" émotion à cette poésie des vieux âges, c'est que j'ai
" vécu tout un jour le contemporain des événements
" et des hommes qui l'inspirèrent. J'ai passé un jour
" trop court pour moi dans la vieille cité d'Assise.
" J'y ai trouvé la mémoire du saint aussi présente
" que s'il venait de mourir hier, et de laisser à sa
" patrie la bénédiction qu'on lit encore sur la porte de
" la ville. On m'a montré le lieu de sa naissance et la
" chapelle où son cœur disputé se rendit à Dieu. On
" m'a fait voir le buisson d'épines qui se couvrit de
" roses quand François s'y précipita dans l'ardeur de
" sa pénitence. J'y ai reconnu l'image de cette langue
" italienne encore toute inculte et toute épineuse, qui
" n'eut besoin que d'être touchée par l'ascétisme catho-
" lique pour germer et fleurir. Enfin, je me suis age-
13
194 FRÉDÉRIC OZANAM
" nouille au saint tombeau, sous cette voûte d'azur
" étoilée d'or qui le couronne, et qui fut le premier
" ciel où la peinture renaissante essaya son vol. C'est
" là qu'acheva de se préciser la pensée de ce petit
" livre."
L'auteur prend la littérature italienne à son ber-
ceau ; mais c'est un berceau qui est bien près d'une
tombe! Selon lui, déjà l'art et la littérature des chré-
tiens, dans les derniers siècles de l'empire, n'étaient
plus romains ou latins que de nom. C'est dans les
catacombes tpie se voit la transformation. Les chré-
tiens en étaient sortis quand les barbares arrivèrent ;
mais à mesure qu'ils en sortaient le peuple italien se
formait et le peuple latin disparaissait.
" Je vois déjà, dit Ozanam, le peuple dans le sens
" moderne qu'on donne à ce mot, en y comprenant
" les femmes, les enfants, les faibles et les petits, ce
" que les historiens anciens méprisaient, ce dont ils
" ne tenaient aucun compte. J'y vois un peuple nou-
" veau mêlé d'étrangers, d'esclaves, d'affranchis, de
" barbares, animé d'un esprit qui n'est i^lus celui de
" l'antiquité. Cette société a donc une pensée qu'elle
" veut produire, mais une pensée trop abondante,
" trop émue, trop neuve, pour que la parole lui suf-
" fisc : il y faut le concours de tous les arts. Dans ce
" premier état, la poésie n'est pas encore distincte,
" précise, revêtue de la forme qu'elle cherche. Mais
" elle est partout, dans l'architecture, dans la pein-
" ture, dans la sculpture, dans les inscriptions, puis-
FRÉDÉRIC OZAXAM 195
'• qu'il y a partout syiubolisiae, langage liguré, effort
" pour faire reluire la pensée sous limage, et l'idéal
" sous le réel."
D'abord la sculpture se charge la première de repro-
duire la pensée. Dans les premiers temps elle s'en
acquitte, il est vrai, d'une manière bien grossière ;
toutefois, comme le fait remarquer Ozanam, la foi des
martyrs est dans le regard de ces figures que l'artiste
" met en prières les yeux levés au ciel et les mains
" étendues."
Les peintures (pii ornent les oratoires pHitii^ués de
distance en distance nous montrent tantôt la multi-
plication des pains et le miracle de Cana, tantôt aussi
le Bon Pasteur portant la brebis égarée sur ses épaules.
On y trouve de plus de nombreuses représentations
des martyrs tels que Daniel dans la fosse aux lions,
les trois enfants dans la fournaise, figures bien faites
pour soutenir le courage de ces i:>ersécutés qui pou-
vaient être traînés à la mort à chaque instant du jour
et de la nuit.
Sur les tombeaux de ces premiers chrétiens on voy-
ait dans les commencements quelques figures à peine
ébauchées, signes de reconnaissance, symboles de
deuil et de piété. C'est ainsi que l'on trouve, ici, une
feuille exprimant la fragilité de la vie, là, une barque
à la voile pour montrer la rapidité de nos jours. *
Les Poètes franciscains eu Italie, p. 20,
196 FRÉDÉRIC OZANAM
Bientôt cependant ces différents signes sculptés ne
suffisant pas, on eut recours aux lettres. Ce ne sont
d'abord que des inscriptions d'un mot ou deux, quel-
ques-unes en grec d'autres en latin : Ainsi sur la
tombe d'un enfant on lit : c'est la place de Philemon ;
plus loin on exprime par les paroles suivantes la peine
ressentie par la mort prématurée d'une jeune fille:
" nîmium cita decedisti, Constantia, mirum pulchritudi-
^^ nis at que idonitati." ^^ Y ows êtes tombée trop tôt
" Constance, miracle de beauté et de sagesse."
Puis la poésie inspirée par la foi religieuse vient
préserver de l'oubli ces premières familles chré-
tiennes ; ainsi la famille du chrétien Severianus fait
graver sur la tombe de son chef les vers suivants où
l'on invoque Celui qui fait revivre les semences enfon-
cées dans les sillons.
Vivere qui prsestat morentia seinina terrée,
Solvere qui potuit lethalia vincula mortis ! *
Plus tard, quand, de tous côtés, les barbares vinrent
fondre sur Rome, les chrétiens construisirent ces admi-
rables Basiliques de saint Paul, de sainte Marie Ma-
jeure et tant d'autres qui du quatrième au treizième
siècle recueillirent et sauvèrent tous les arts. Alors,
comme le fait remarquer Ozanam, " au lieu de la
poésie des écoles, il y eut une poésie des monuments."
Cette poésie des grands temples chrétiens inspirait
* Les Poètes franciscains eu Italie page 23.
FRÉDÉRIC OZANAM 197
les poètes, dans la décoration des murs ; on y lisait
leurs sublimes pensées exprimées dans la langue
des dieux. " Ils avaient, nous dit Ozanam leurs ins-
" criptions envers à saint Jean de Latran svir le portail
" et l'abside et jusqu'au siège papal. A saint Pierre
" les épitaphes des pontifes faisaient à elles seules toute
" l'histoire de la papauté. Le sixième et le septième
" siècle surtout y avaient gravé en distiques latins
" les noms, les dates, les bienfaits des papes contem-
" porains. L'abondance et la facilité de ces petits
" poèmes prouvaient la perpétuité des études littéraires
" à une époque où on a coutume de représenter Rome
" comme la prostituée de Babylone enivrée et d'igno-
" rance et de corruption."
Mais les basiliques de Rome ne furent pas les seuls
temples qui donnèrent ainsi asile aux muses. Voyons
plutôt la cathédrale de Pise élevant fièrement son
dôme dont le fronton est sillonné d'iscriptions triom-
phales et saint Marc de Venise avec ses incomparables
consoles et son imposante façade chargée d'or et de
sculptures. "• Autour de la grande arcade du chœur
dit Ozanam, on lit cette invocation au patron de la
cité : " Marc vous couvrez de votre doctrine l'Italie,
" l'Afrique de votre tombeau, Venise de votre présence
" et comme un lion vous les protégez de vos rugisse-
" ments."
" Italiam, Libyam, Venetos, sicut leo Marce,"
" Doctrinà, tumulo, requie, fremituque tueris." *
* Les Poètes franciscains en Italie p. 30.
198 FRÉDÉRIC OZANAM
A un autre endroit dans la même cathédrale, devant
l'autel de saint Laurent le poète se permet de donner
l'avertissement suivant au doge. " Aime la justice,
"rends à tous ce qui leur est dû. 0 doge! que le
" pauvre et la veuve, le pupille et l'orphelin, espèrent
" trouver en toi un défenseur ! Que ni la crainte ni la
"haine, ni l'amour, ni Tor ne te fassent fléchir! 0
" doge ! tu tomberas comme la fleur, tu deviendras
" cendre, et selon tes œuvres, après ta mort tu recevras"'
" Ut flos casurus, dux, es cineresqne futurns."
" Et velut acturus. post mortem sic habiturus." *
Comme on le voit toutes ces inscriptions étaient en
latin car c'était encore la langue du peuple du onzième
jusqu'au quatorzième siècle, mais déjà chaque pro-
vince, chaque cité avait un dialecte et de leur rappro-
chement devait surgir la langue nationale. ''Cependant
" dit Ozanam, toute la poésie des souvenirs, toute
" celle des chants guerriers et des monuments reli-
" gieux, n'était encore qu'un souffle qui n'avait pas
" trouvé son instrument tant qu'il lui fallut s'empri-
" sonner dans cette langue latine, comprise, mais
" vieillie, mais impuissante à rendre la variété des
" sentiments nouveaux. La Fable raconte que Mercure
" enfant, jouant au bord de la mer, ramassa, dans le
" sable une écaille de tortue dont il fit la première
" lyre. Ainsi le génie italien, jeune encore et populaire,
* Les Poètes franciscains en Italie p. 30.
FRÉDÉRIC OZAXA.M 199
" devait prendre pour ainsi dire, à ses pieds et dans
" la poussière, l'humble idiome dont il allait faire un
" instrument immortel."
C'est alors qu'apparurent successivement les pre-
miers poètes italiens ; et le premier de tous, par ordre
chronologique fut saint François d'Assise qui au com-
mencement du treizième siècle composait des hymnes
en Italien. Puis vinrent Fra Giacomino, moine fran-
ciscain, qui écrivit deux poëmes, un sur l'Enfer, l'autre
sur le Paradis, puis Giacopone de Todi qui composa
plusieurs cantiques et des chants de longue haleine
et enfin Dante qui s'inspira des écrits des deux der-
niers et les surpassa de beaucoup.
Cependant si Dante avait écouté les conseils de ses
amis il n'aurait jamais écrit en italien, heureusement
qu'il était rempli du plus grand mépris pour les let-
trés de son temps, " qui, disait-il, se vendaient aux
" princes et n'avaient eu des lyres qu'afin de les donner
" à loyer."
Dante chanta donc dans la langue du peuple, la
langue des femmes et des gens de guerre. Il eut plus
tard de célèbres imitateurs parmi ses compatriotes
entr'autres l'Arioste et le Tasse.
Il faut dire que le peuple qui n'avait pas su recon-
naître le mérite de ces trois grands poètes, pendant
leur vie, leur a cependant gardé, après leur mort, un
souvenir mêlé de respect et d'amour.
Pour Dante, l'Arioste et le Tasse la gloire va tou-
jours grandissante et aujourd'hui avec l'estime du
200 FRÉDÉRIC OZANAM
peuple italien ils ont acquis de plus l'admiration de
l'univers entier.
Au temps où naquit saint François d'Assise, l'Italie
sous le pontificat d'Alexandre ITT venait d'affirmer sa
liberté et son indépendance après une seconde lutte
entre le sacerdoce et l'empire. Voulant profiter du
succès obtenu, chaque ville s'entourait de murs et se
disposait à défendre son indépendance.
Un grand mouvement se produisait partout et tous
les arts s'éveillaient. Le peuple italien à l'exemple du
peuple français allait se créer une littérature populaire
et les poètes allaient chanter non plus dans l'idiome
des savants, mais dans le langage de tous.
A cette époque vivait à Assise un riche marchand
de draps du nom de Pierre Bernardone. En l'année
1182, a_yant visité la France et trouvant à son retour
que sa femme lui avait donné un fils, il le nomma
François en mémoire du beau pays où il venait de
s'enrichir. "L'obscur marchand, ajoute Ozanam, était
" loin de penser que ce nom de son invention, serait
" invoqué par l'Eglise et porté par des rois."
Le jeune François reçut une instruction élémentaire
des mains de quelques prêtres de la ville à qui il fut
confié dès ses plus tendres années. Il préfera toujours
l'étude de la langue française à ses études classiques
et quelques-uns même prétendent que de là lui est
venu son surnom de François car il aimait à parler
autant que possible cette belle langue et il chantait
souvent des cantiques en français.
FREDERIC OZANAM
201
François pendant son adolescence fut toujours à la
tête des sociétés joyeuses de sa ville natale. Sa bonne
mine et la noblesse de ses manières le faisaient recon-
naître comme chef par ses nombreux amis, il présidait
tous les banquets et organisait toutes les fêtes.
Avec toutes ses habitudes romanesques et les idées
chevaleresques de son siècle le jeune François était
naturellement porté à se lancer dans les aventures. Il
avait même entrepris, en s'engageant à la suite de
Gauthier de Brienne, de conquérir pour lui-même, et
par la seule force de son épée, le titre de prince.
Comme beaucoup de chevaliers de son temps il ne
manqua pas de prendre part aux croisades, et plus
hardi que bon nombre d'entre eux il pénétra jusciu'au-
près du Soudan d'Egypte, lui prêcha la foi ; et laissa
dans Jérusalem une colonie de ses disciples qui s'y
perpétuèrent sous le nom de Pères de la Terre sainte.
" Après cela, dit Ozanam, on n'est pas surpris quand
" les biographes de saint François lui donnent tous
" les titres de la gloire militaire et quand saint Bona-
" venture, près d'achever le récit de la vie et des
"combats de son maître s'écrie: "Et maintenant
" donc, valeureux chevalier du Christ, portez les
" armes de ce chef invincible qui mettra en fuite vos
" ennemis. Arborez la bannière de ce Roi très-haut"
" à sa vue tous les combattants de l'armée divine
" ranimeront leur courage. Elle est désormais accom-
" plie la vision prophétique selon laquelle, capitaine
202 FRÉDÉRIC OZANAM
" de l'armée du Christ, vous deviez revêtir une céleste
" armure." *
Saint François était un excellent musicien, il chan-
tait en s'accompagnant sur le luth et jDossédait une
très belle voix.
Et c'est ce grand homme, ce poète remarquable, ce
grand chantre du Créateur et de toutes les beautés
créées, qui, dans sa grande humilité, s'est plu à se
représenter comme un pauvre moine sans culture et
sans savoir. Toutefois saint Bonaventure et ses autres
disciples savaient le contraire et ils ont mis leur gloire
à le publier.
A l'âge de 25 ans, au milieu de tous les amuse-
ments et les plaisirs de ce bel âge, saint François fut
tout à coup saisi d'une longue maladie. C'est là que la
grâce l'attendait et de là date sa conversion.
Pendant sa convalescence il se sentit pris d'un pro-
fond dégoût pour tout ce qu'il avait jadis tant admiré.
Il fut effrayé de ce changement, et il chercha aussitôt
dans les plaisirs et les distractions d'autrefois, un
remède contre cet ennui inexplicable, sans cependant
pouvoir le trouver. Il se sentait attiré vers la solitude,
et il échappait souvent à ses compagnons pour se
* Saint François eut un songe mystérieux : il se vit au milieu
d'un palais superbe; les salles paraissaient remplies d'armes et
de riches harnais, des boucliers resplendissants étaient suspen-
dus aux murailles, et sur ce qu'il demandait à qui appartenait
ce château et ces armures, il lui fut répondu que tout cela serait
à lui et à ses chevaliers.
FRÉDÉRIC OZANAM 20o
retirer au fond d'une caverne. Là il restait pendant
plusieurs heures en prières, demandant à Dieu de lui
faire connaître ce qu'il attendait de lui. Or, voici, d'a-
près notre auteur ce qui lui arriva dans une de ces
longues oraisons. "Un jour qu'il persévérait ainsi
" dans la prière, il crut voir devant lui la croix du
" Calvaire et le Sauveur attaché au bois ; et à cette
" vUe, dit l'historien de sa vie, son âme sembla se
" fondre en lui et la Passion du Christ s'imprimer si
" profondément dans ses entrailles et dans la moelle
" de ses os, qu'il ne pouvait plus y arrêter sa pensée
" sans être inondé de douleur."
Dès lors il se sentit porté à secourir riiumanité
souffrante; il se voua au soulagement de tontes les
misères et de toutes les maladies : il donna surtout ses
soins aux lépreux et à tous ceux qui devaient inspirer
le plus de répulsion.
Il se dépouilla de ses riches habillements, s'habilla
en mendiant et fit vœu de pauvreté.
" Saint François, dit Ozanam, vivait dans la con-
'' templation des idées éternelles, dans l'habitude du
" dévouement qui exalte toutes les facultés, dans un
" commerce familier avec la création qui a des charmes
" plus vifs pour les simples et les petits. Il errait, il
" mendiait, il mangeait le pain d'autrui, comme
" Homère, comme Dante, comme le Tasse et Camoëns,
" comme tous ces pauvres glorieux à qui Dieu n'a
" donné ni toit ni repos dans ce monde, et qu'il a vou-
" lu garder à son service, errants et voyageurs, pour
204 FRÉDÉRIC OZANAM
" visiter les i:>euples, les délasser et souvent les ins-
" truire."
Ce qui distinguait donc saint François, c'était d'a-
bord son amour pour la pauvreté et de plus sa grande
admiration et son estime pour toutes les œuvres du
Créateur.
Il passait la plus grande partie de son temps dans
la contemplation du firmament et de toutes les beau-
tés de la nature qui l'environnait. Sa figure amai-
grie et ascétique avait pris dans la conterjiplation
continuelle de toutes ces grandeurs, un tel rayonne-
ment de suave sérénité et de divine douceur, qu'il est
dit dans la vie du saint que lorsqvi'il passait devant
un pâturage et que, selon sa coutume, il saluait les
brebis du nom de sœurs, elles levaient la tête et cou-
raient après lui, laissant les bergers stupéfaits.
Nous croyons devoir donner, d'après notre auteur,
un autre exemple de la grande innocence du saint et
de son empire sur les êtres créés. " Comme il commen-
" çait le cours de ses pérégrinations, dit Ozanam, il arri-
" va que traversant la vallée de Spolôte, non loin de
" Bevagna, il passa par un lieu où il y avait une
" grande quantité d'oiseaux et surtout de moineaux,
" de corneilles et de colombes. Ce qu'ayant vu le bien-
" heureux serviteur de Dieu, à cause de l'amour qu'il
" portait même aux créatures dépourvues de raison,
" il courut à cet endroit, laissant pour un moment ses
" compagnons sur le chemin. Or à mesure qu'il s'ap-
" prochait, il vit que les oiseaux l'attendaient et il les
FRÉDÉRIC OZANAM 205
" salua selon son usage. !Mais admirant qu'ils ne se
" fussent point enfuis à sa vue, il fut rempli de joie et
" les pria humblement d'écouter la parole de Dieu, et
" il leur dit: " Mes frères les petits oiseaux, vous de-
" vez singulièrement louer votre Créateur et l'aimer
" toujours; car il vous a donné des plumes pour vous
" couvrir, des ailes pour voler, et tout ce qui vous est
" nécessaire. Il vous a fait nobles entre tous les ouvrages
" de ses mains et vous a choisi une demeure dans la
" pure région de l'air. Et sans que vous ayez besoin de
" semer ni de moissonner, sans vous laisser aucune
" inquiétude il vous nourrit et vous gouverne." A ces
" mots, selon ce qu'il rapporta lui-même et ce qu'af-
" filmèrent ses compagnons, les oiseaux se redres-
" sant à leur manière, commencèrent à battre des
" ailes. Mais lui, passant au milieu d'eux, allait et
" venait, et les effleurait du bord de sa robe. Enfin il
" les bénit, et faisant sur eux le signe de la croix il
" leur permit de s'envoler. Après quoi le bienheureux
" père s'en alla avec ses disciples, pénétré de conso-
" lation. Mais comme il était parfaitement simple, par
" l'effet, non de la nature mais de la grâce, il com-
" mença à s'accuser de négligence pour n'avoir pas
" prêché aux oiseaux jusqu'à ce jour, puisqu'ils écou-
" taient la parole de Dieu avec tant de respect."
Nous essayerons maintenant de faire connaître les
occupations littéraires de ce grand saint.
La prédication était un des devoirs qu'il s'était
imposés et dont il s'acquittait avec le plus de succès.
206 FEÉDÉRIC OZANAM
Il est beaucoup à regretter qu'il ne soit pas parvenu
jusqu'à nous quelques unes de ces exhortations où le
saint s'est élevé jusqu'à la jdIus sublime éloquence.
" Toutefois cette âme embrasée d'amour, dit Oza-
" nam, devait naturellement, désirer reproduire ses
" sentiments et les beautés qui la touchaient dans un
" langage qui émeuve et ravisse, c'est-à-dire dans le
" langage de l'amour, la poésie. En efifet l'amour
" ajoute à la parole, il lui donne l'essor poéticpie, il
" lui prête le rythme et le chant comme deux ailes."
Saint François exprima donc en poésie son grand
amour pour Dieu, et il chanta ses louanges dans la
langue que tous ses auditeurs pouvaient comprendre
c'est-à-dire dans la langue italienne.
L'auteur cite de saint François le Cantique du Soleil
puis un autre cantique bien plus considérable, com-
posé de trois cent soixante-deux vers, divisés en
strophes de dix vers chacune avec des rimes indus-
trieusement combinées.
Mais de tous les poèmes attribués à saint François,
il n'en est pas comme le suivant pour faire connaître
son genre de poésie. Le style et les expressions sont
tellement en rapport avec son caractère qu'on y voit
de suite le jeune homme aventureux, le vaillant che-
valier qui voulait se conquérir une principauté par la
seule force de son épée. On y reconnaît aussi le pauvre
moine dont le cœur est embrasé par la charité hu-
maine et l'amour divin.
FRÉDÉRIC OZANAM 207
Voici la traduction de ce poème telle que donnée
par notre auteur.
L'amour m'a mis dans la fournaise, l'amour m'a mis dans la
fournaise; il m'a mis dans une fournaise d'amour.
Mon nouvel époux, l'amoureux Agneau, m'a remis l'anneau
nuptial ; puis, m'ayant jeté en prison, il m'a frappé d'une lame,
il m'a fendu tout le cœur.
Il m'a fendu le cœur, et mon corjjs est tombé à terre. Ces
flèches que décoche l'arbalète de l'amour m'ont frappé en m'em-
brasant. De la paix il a fait la guerre ; je me meurs de douceur.
Je nie meurs de douceur. Ne vous en étonnez pas. Ces coups
me sont portés i)ar une lance amoureuse. Le fer est long et large
de cent brasses, sachez-le : il m'a traversé de part en part.
Puis les traits pleuvaient si serrés, que j'en étais tout agoni-
gant. Alors je pris un bouclier; mais les coups se pressèrent si
bien, qu'il ne me protégea plus, ils me brisèrent tout le corps, si
fort était le bras qui les dardait.
Il lesdardait si fortement,que je désespérai de les parer; et pour
échapper à la mort je criai de toute ma force : " Tu forfais aux
lois du champ clos." Mais lui, dressa une machine de guerre
qui m'accabla de nouveaux coups.
Les traits qu'il lançait étaient des pierres garnies de plomb,
dont chacune pesait bien mille livres ; il les lançait en grêle si
épaisse, que je ne pouvais les compter. Aucune d'elles ne me
manquait.
Jamais il ne m'eût manqué, tant il savait tirer juste. J'étais
couché à terre, sans pouvoir m'aider de mes membres. J'avais
le corijs tout rompu, et sans plus de sentiment qu'un homme
trépassé.
Trépassé, non par mort véritable, mais par excès de joie. Puis,
reprenant possession de mon corps, je me sentis si fort, que je
pus suivre les guides qui me conduisaient à la cour du ciel.
Après être revenu à moi, aussitôt je m'armai ; je fis la guerre
au Christ; je chevauchai sur mon terrain, et, l'ayant rencontré,
j'en vins aux mains sans retard, et je me vengeai de lui.
Quand je fus vengé, je fis avec lui un pacte ; car dès le com-
mencement le Christ m'avait armé d'un amour véritable.
Maintenant mon cœur est devenu capable des consolations du
Christ.
208 FRÉDÉRIC OZANAM
L'amour m'a mis dans la fournaise, l'amour m'a mis dans la
fournaise ; il m'a mis dans la fournaise d'amour.
Quand le poète écrivit ces vers il était encore sous
l'impression du grand événement qui marqua sa per-
sonne du sceau miraculeux.
C'était en 1224, saint François s'étant un jour retiré
sur une montagne (le mont Alvernia), la veille de
l'exaltation de la sainte Croix, il se sentit dans un
moment comme percé de trous dans toutes les parties
du corps où les clous avaient été enfoncés dans le corps
du Christ, et depuis il en conserva les cicatrices.
Saint François mourut deux ans après cet événement
et fut canonisé en 1230 par Grégoire IX qui fixa sa
fête au 4 octobre jour de sa mort.
" Le 26 mai de l'an 1219 et le jour de la Pentecôte,
" dit Ozanam,dans cette riante vallée que dominent les
" terrasses d'Assise, cinq mille hommes étaient cam-
" pés sous des nattes ou des abris de feuillage. Ils
" avaient la terre pour lit, une x^ierre pour chevet, un
" sac pour vêtement ; on les voyait réunis par groupes
" de quarante, de quatre-vingts, s'entretenantde Dieu
" priant, psalmodiant, mais tout rayonnant de joie.
" Leur émotion gagnait la foule du peuple et des
" gentilshommes venus des villes voisines pour ad-
" mirer un spectacle si nouveau. Vraiment, disaient-
" ils, c'est ici le camp de Dieu et le rendez-vous de
" ses chevaliers." C'était en effet le chapitre général
" des Frères Mineurs tenu par saint François."
Les Franciscains ou Frères Mineurs comme ils s'ap-
FRÉDÉRIC OZANAM 209
pelaient eux-mêmes par humilité, portaient une robe
grise avec une ceinture de corde ; ils faisaient vœu de
pauvreté et renonçaient à toutes les jouissaiices de la
vie. On les comptait parmi les ordres mendiants. Ils
avaient le droit de se livrer dans leurs églises à la
confession et à la prédication. Cet ordre donna nais-
sance à plusieurs autres ordres religieux, entr'autres
chez les hommes, aux Fères de U Observance, aux Récol-
lets ou Recueillis, aux Cordeliers, aux Capucins et aux
gardiens du saint sépulcre à Jérusalem : chez les
femmes, les Urbanistes, les Capucines et les Garisses.
Plusieurs papes ont appartenu à l'ordre de Saint-
François, entr'autres, Nicolas IV, Alexandre V et Sixte-
Quint. Au XVIIIf siècle Tordre des Franciscains
comptait llô.OOO moines et 28,000 religieuses répartis
dans 8000 couvents.
L'esprit du saint fondateur de même que ses paroles
et ses exemples furent admirablement conservés par
les bons religieux après sa mort. On retrouvait de plus
parmi eux, ces expressions et ces idées de chevalerie
qui les ont poussés par centaines aux croisades. Dans
les litanies' composées en l'honneur de :^aint François
on le salue de plusieurs titres militaires c^u'il affec-
tionnait : " Le Chevalier du Crucifié, le Gonfalonier du
Christ, le Connétable de l'armée sainte etc."
La pauvreté continue à être la vertu distinctive de
l'ordre aussi bien Cjue la charité; cette dernière vertu
les porta à rechercher les lépreux et à s'occuper de la
conversion des voleurs. L'amour de saint François
U
210 FRÉDÉRIC OZANAM
pour les plus humbles créatures se retrouve aussi *
parmi eux, puisqu'on rapporte qu'un bon religieux
de Hoffiano était tellement aimé des petits oiseaux
que durant sa prière ils venaient se poser sur sa tête
et sur ses bras.
Le chant et la musique, la poésie et la liturgie
demeurèrent en grand honneur parmi les Frères de
l'ordre. Plusieurs même sont devenus très célèbres
soit comme poètes soit comme théologiens et leurs
écrits sont parvenus jusqu'à nous.
Le premier disciple de saint François mentionné
par notre auteur, s'appelait en religion Frère Paci-
fique ; on a toujours ignoré le nom qu'il portait dans
le monde, on sait seulement qu'il était surnommé le
Roi des vers.
On prétend que l'empereurj renouvelant pour lui
l'ancienne coutume romaine, lui avait décerné la
couronne de la poésie. Il dut sa conversion à une
prédication de saint François. Mêlé à la foule il écou-
tait le prédicateur, lorsque tout à coup il crut le voir
traversé de deux épées en croix, tandis que lui-même
se trouvait transpercé par la parole divine. Il s'enrôla
dans les rangs des Frères Mineurs et fut un des amis
les plus intimes du saint fondateur. Il est à regretter
que sa tro}) grande modestie l'ait empêché de mettre
son nom à ses écrits.
"•* Cliavin de INEalan, Histoire de sairit Fran(;ols d'AssiS'?, notes p,
210. Citation d'Ozanam.
FRÉDÉRIC OZANAM 211
" Il cacha son génie, dit Ozanam, dans (^[uclquei:-
" uns de ces cantiques si communs au moyen âge,
" comme il avait caché son front couronné sous le
" capuchon de saint François."
Le second par ordre chronologique mais bien le
premier par sa grande célébrité, est saint Bonaventurc,
regardé par Gerson comme le plus excellent maître
qui eût paru dans l'Université de Paris. Naturellement
nous nous occuperons avec notre auteur du poète plus
que du théologien.
L(i Légende de saint François est certainement un de
ses écrits qui contient le plus d'idées et d'expressions
poétiques. " Il n'y manque guère, dit Ozanam, que la
versification pour l'appeler un poème."
Saint Bonaventure en entreprenant ce travail avait
deux objets en vue, d'abord il voulait raconter avec
la plus stricte exactitude tous les événements de la
vie de saint François, et de plus, laisser au monde un
témoignage de reconnaissance pour le saint à l'inter-
cession de qui, tout enfant, il avait dû la santé et la
vie.
Dans son livre, saint Bonaventure semble ne pas
pouvoir trouver d'expressions assez élevées, de com-
paraisons assez belles pour glorifier son maître. Tan-
tôt il le compare à Elle et ailleurs il déclare que
" c'est l'ange que saint Jean a vu montant du côté du
soleil et tenant à la main le sceau de Dieu."
Parmi ces pages où l'auteur semble n'avoir qu'une
seule préoccupation celle de ne dire que la plus exacte
212 FRÉDÉRIC OZANAM
vérité il se trouve cependant des passages pleins d'en-
thousiasme et de feu, de même que du commence-
ment à la fin on peut y admirer les pensées les plus
poétiques et les expressions les plus gracieuses
Doué d'un pareil talent, saint Bonaventure ne se
contenta pas de la prose, il voulut exprimer en vers
ses hautes idées et il chante dans ses poèmes son
amour de Dieu et sa dévotion à la Vierge Marie. " Il
" fallait, dit Ozanam, que le docteur, l'historien, le
" ministre général de l'ordre de saint François en vînt
" aussi à cette faiblesse de tous les cœurs passionnés
" et qu'il composât des vers."
Parmi les poèmes de sa composition on mentionne
un anagramme de VAve Maria. Le saint a puisé dans
son ardent amour pour la Mère de Dieu les images les
plus riches et les expressions les plus brillantes qui
ornent ce beau chant. Le grand Corneille a traduit
lui-même cette gracieuse poésie longtemps chantée
non seulement par les religieux franciscains mais par
tout le peuple italien. Il n'y a pas moins de quatre-
vingt-trois octaves, en vers rimes. Nous reproduisons
la première octave avec la traduction.
Ave, cœleste lilium !
Ave rosa speciosa !
Ave mater liumilium,
Superis imi^eriosa !
Deitatis triclinium !
Hac in valle lacrymarum
Da robur, fer auxilium,
0 excusatrix culparum 1
FREDERIC OZÀNAM
213
Accepte notre hommage et souffre nos louanges ;
Lis, tout céleste en pureté,
Rose d'immortelle beauté.
Vierge, mère de l'humble et maîtresse des anges ;
Tabernacle vivant du Dieu de l'univers.
Contre le dur assaut de tant de maux divers
Donne-nous de la force et prête-nous ton aide ;
Et jusqu'en ce vallon de pleurs
Fais en du haut du ciel descendre le remède
Toi qui sais excuser les fautes des pécheurs.
Comme le fait remarquer notre auteur, la candeur
et la simplicité de l'origiiial disparaissent un peu sous
la pompe accoutumée du dix-septième siècle.
Disons avant de passer à un autre sujet que c'est
saint Bonaventure qui le premier fit sonner V Angélus
dans toutes les églises de son ordre. Il voulait, dit
Ozanam, que la cloche, à la chute du jour, rappelât le
salut de l'ange à la reine du ciel Ti l'heure où les
femmes de la terre aimaient à être saluées par les
chants des troubadours.
C'était en langue latine qu'écrivaient les poètes
franciscains dont nous avons parlé jusqu'ici; ces
religieux cependant prêchaient en italien et lien n'a
tant contribué à hâter l'avènement de cette langue
que les prédications des célèbres orateurs de cet ordre.
Avec le prochain poète franciscain mentionné par
l'auteur apparaît la langue italienne écrite.
Jacomino de Vérone a voulu rimer deux histoires en
langue vulgaire, l'une est Vhistoire de l'enfer, l'autre
celle du Paradis.
Ces voyages supposés dans le monde invisible étaient
214 FRÉDÉRIC OZANAM
avec les l%endes des saints les sujets le plus souvent
traités par les littérateurs de l'époque. "Je ne m'é-
" tonne point, dit Ozanani, de reconnaître le reflet des
" incendies dans l'enfer des prédicateurs et des poètes
" dans le moment où les jdrates Normands, les
" Hongrois et les Sarrasins brûlaient la moitié de
" rp]urope. Ne les accusez pas de noircir les imagi-
" nations; ils les trouvent effrayées, et ne se servent
" de ces frayeurs que pour régler, pour calmer les
•' consciences. Yollà les modèles auxquels Fra Jaco-
" mino s'attrclie ; et c'est ])cut-être d'une compilation
'• théologique, attribuée à saint Bunavcnture, sous le
" titre de Fascicularius que le Franciscain de Vérone a
" tiré sa première ébauche de sa cité infernale avec
" ses feux et ses glaces, les fureurs des démons, et
'■ les pécheurs qui s'entredéehirent."
Le travail de Fra Jacomino est empreint de toute
la piété et de toute la ferveur d'un moine franciscain
de l'époque ; on y trouve aussi cependant l'esprit sati-
rique et les interpellations provoquantes qui donnent
du piquant à ce genre de poésie. " On reconnaît même,
" dit Ozanam, au commencement et à la fin, l'imita-
" tion de ces passages où les romanciers s'efforcent de
" réveiller la curiosité de leur auditoire par les grands
'• récits qu'ils prumettent et juir le mépris qu'ils font
'' de leurs devanciers et de leurs rivaux. Quand frère
" Jacomino assure à ses auditeurs que son poème n'est
" ni fable, ni dire de bouffons, il veut lutter d'intérêt
" avec les fabuleux récits d'Olivier et de Roland, que
FRÉDÉRIC OZANAM ^^^
" les jongleurs de son temps rocitaient sur les théâtres
" de Milan et de Vérone."
Voici le début do l'Enfer en italien :
A l'onor de Christo, Segnor a Re de gloria,
E a terror de l'om, cuitar voio un'ystoria
La quai spese fiac ki ben l'avra in menioria,
Contra falso enemijro cll'a far <iran Victoria,
'^ A l'honneur du Christ, Seigneur et Roi de gloire,
" et pour le bien des hommes, une histoire je veux
'' vous conter : qui maintes fois s'en souviendra aura
" grande victoire du faux ennemi." *
Dans la description de l'Enfer par le frère Jacomino
tout n'est pas aussi triste et aussi noir qu'on pourrait
le croire. Voici un passage destiné à faire rire la foule,
réveiller son auditoire, et s'attirer une plus grande
attention au moment où le poète va faire la morale et
dire à tous de dures vérités. " Alors vient un cuisinier
" qui a nom Belzébut, un des pires de l'endroit, qui
" met le coupable, rôtir comme un porc à un grand
" épieu de fer. Il l'arrose de fiel et de vinaigre, il en
" fait un fin régal qu'il envoie au roi des enfers. Et
" celui-ci y mord, et, tout en colère, il crie au messa-
'• ger : " Va, dis à ce méchant cuisinier que le morceau
" est mal cuit; qu'on 'le remette au feu et qu'il y
*' demeure."
Le poète franciscain ne dit pas un mot du purga-
toire : de l'Enfer il passe droit au Paradis.
Les PoPteï* francifScains en Italie, ]>. 127.
216 FRÉDÉRIC OZANAM
Le ciel qu'il nous décrit et lebonheur qu'on y trouve
sont bien en rapport avec les idées guerrières et les
mœurs chevaleresques du treizième siècle. Ainsi, il
nous dit que le souverain bonheur est de contempler
Dieu face à face, puis il nous donne une description
de la cour céleste. Voici ce qu'il nous apprend de la
suite de la Vierge Reine. " Or pour l'honneur de sa
" personne, cette noble vierge qui porte couronne au
" ciel, donne à ses chevaliers destriers et palefrois tels,
'' que jamais on n'ouit dire que sur terre se trouvassent
'' leurs pareils. Les destriers sont fauves, et blancs les
" palefrois ; ils courent plus que les cerfs, plus que les
" vents d'outremer. Les étriers, les selles, les arçons
" et les freins sont d'or et d'émeraudes, resplendissants.
" et d'un travail exquis. Et pour compléter l'équipage
" qui convient à de grands barons, elle leur donne
" aussi un gonfalon blanc, où elle est représentée vic-
" torieuse de Satan, ce lion perfide. Ce sont là les che-
" valiers dont je devisais tout à l'heure. Le Père, le
" Fils et l'Esprit Saint les ont donnés à la dame du
" ciel pour se tenir sans cesse devant elle; en sorte
" que ceux-là pourront s'estimer bien heureux qui
" feront les œuvres requises, afin de vivre dans la
" société des saints couronnés de fleurs, au service
" d'une telle dame pendant l'éternité."
Voici condiment le poète termine cette étrange com-
position :
" Sachez que ceci n'est ni fable ni dire de bouffons ;
" Frère Jacomino de Vérone, de l'ordre des Mineurs,
FRÉDÉRIC OZANAM 217
" l'a composé de textes, de gloses et de sermons.
" Maintenant demandons tous qu'à l'auteur de l'his-
" toireet à vous qui l'avez entendue avec grande dévo-
" tion le Christ et sa mère donnent récompense. *
Inutile d'ajouter que dans la Divine Comédie de
Dante on trouve beaucoup de passages qui ont une
grande analogie avec la Bahylone de V Enfer et la Jéru-
salem du Ciel de Fra Jacomino de Vérone.
Continuant avec notre auteur l'énumération des
poètes de l'ordre de Saint-François qui illustrèrent le
treizième siècle, nous rencontrons le bienheureux
Jacopone de Todi dont les hymnes ornent encore
aujourd'hui la liturgie romaine. L'auteur consacre la
plus grande partie de son ouvrage à nous faire con-
naître sa vie et ses œuvres.
C'était au milieu du treizième siècle; l'Italie, long-
temps bouleversée par les luttes des papes contre les
empereurs, était alors en proie aux dissensions poli-
tiques et à la guerre civile des Guelfes et des Gibelins.
On ne voyait que ruines partout et c'est à ce sujet
qu'Ozanam nous dit : " que la Providence met des 4.
" poètes dans les sociétés qui tombent, comme elle
'• met des nids d'oiseaux dans les ruines pour les con-
" soler." ^
Dans une jolie ville forte de l'Ombrie, très bien
située et connue sous le nom de Todi, florissait une
* Les Poètes franciscains en Italie, p. 1.31.
218 FRÉDÉRIC OZANAM
famille noble du nom de Benedetti qui venait de fêter
la naissance d'un enfant baptisé sous le nom de
Jacques avec une pompe inaccoutumée. Cet enfant
devint i)lus tard cet bomme extraordinaire cpii, comme
le remarque notre auteur, "passa du cloître à la pri-
son et de la prison sur les autels."
La famille du jeune Benedetti, nous l'avons dit,
était riche, noble et puissante: lui-même nous décrit
dans un de ses poèmes les soins et le luxe dont ses
bons parents entourèrent ses premières années.
Parvenu à l'âge de commencer ses études il fut
envoyé à Bologne. Là il vécut dans la plus grande
prodigalité, dépensant des sommes considérables en
vêtements, en festins et en toutes sortes de diver-
tissements.
Aussitôt qu'il eût obtenu les honneurs du doctorat
en loi il se maria avec une jeune fille de sa ville natale
qui possédait tous les dons de la richesse, de la nais-
sance et de la vertu.
En 1268 un terrible accident lui enleva cette aimable
compagne. On la rapporta morte des jeux publics où
l'estrade des dames s'était écroulée. On trouva un
ciliée sous les riches vêtements que portait cette jeune
personne élevée dans le luxe et l'opulence ! La vue de
cet instrument de pénitence et la force du coup qui la
frappait si subitement, firent une telle impression sur
Jacques Benedetti qu'il resta longtemps dans une
morne stupeur, et qu'ensuite il se dépouilla de tout ce
qu'il avait, remplaça ses riches vêtements par des
FRÉDÉRIC OZANAM 219
haillons et se mit il courir les rues comme un men-
diant. Les enfants le poursuivaient, l'appelant Jaco])one
ou Jacques rinscnsé. Il alla souvent frapper à la porto
du couvent des frères Mineurs, mais on le renvoya
longtemps le prenant pour un insensé. Il fut enfin
admis en prouvant son bon sens par une petite pièce
de. poésie latine qui commence par les vers suivants:
Cur mumhis militât sub vanâ gloriâ
Cujus prosperitas est transitoria ?
Tam citô lalàtur ejus potentia
Quam vasa tigiili quje sunt fragilia.
" Pourquoi le monde s'enrôle-t-il sous la bannière
" de la vaine gloire, dont si passagère est la félicité ?
" Sa puissance tombe comme le vase d'argile qui se
" brise."
Nous ne pouvons pas suivre l'auteur dans les détails
de la vie d'ailleurs pleine d'intérêt du bienheureux
Jacopone, il nous sufhra de dire qu'il a joui dans la
communauté et au dehors d'une grande réputation de
sainteté, et que les pauvres surtout eurent raison de
l'aimer beaucoup.
A l'avènement du pape Boniface VIII il se forma
en Italie un parti de mécontents à la tête duquel se
trouvaient les Colonnas qui réussirent à enrôler sous
leur bannière le bon frère Jacopone. Le poète attaquait
ses adversaires avec des poésies satiriques, ses armes
favorites ; mais ses nouveaux alliés y ajoutaient, sous
son nom. des strophes très insolentes et très méchantes
-1^
220 FRÉDÉRIC OZANAM
contre le pape. Ils firent si bien que le pauvre frère
Jacopone fut j 3té en prison, après la prise de Palestrina
en 1298, et qu'il y resta six ans, c'est-à-dire jusqu'à la
prise d'Agnani par les Colonuas aidés des troupes de
Philippe le Bel.
Jacopone de Todi mourut quatre ans plus tard, dans
le couvent de Collazone où il s'était retiré pour trouver
le repos et la paix, dans la j^ratique des plus austères
mortifications. Les ignorants et les pauvres aimèrent
ce saint homme qui avait chanté pour eux, et ils se
pressèrent à son tombeau. Jacopone reçut un culte
public et fut mis au nombre des Bienheureux.
Maintenant que nous connaissons l'homme, jetons
un coup d'anl sur les œuvres du poète.
On peut réunir sous trois chefs principaux les deux
cent onze morceaux de poésies que contiennent les
œuvres de Jacopone, savoir : les poèmes théologiques,
les satires et les petites compositions écrites pour
le peuple.
Parmi les premiers nous placerons les hymnes dont
les deux principales suffiraient à elles seul es pour rendre
illustre le pauvre moine franciscain, n'eût-il composé
que ces deux chants. Nous voulons parler du Stabat
Mater dolorosa et du SUihat Mater speciosa. Ce dernier
poème fut imprimé pour la première fois dans l'ou-
vrage d'Ozanam que nous sommes à parcourir.
" Quand au Stabat du Calvaire, dit Ozanam, la litur-
" gie catholique n'a rien de plus touchant que cette
" complainte si triste dont les strophes monotones
FRÉDÉRIC OZANAM 221
*' tombent comme des larmes ; si douce qu'on y rccon-
" naît bien une douleur toute divine et consolée par
" les anges; si simple enfin dans son latin populaire,
" que les femmes et les enfants en comprennent la
" moitié par les mots, l'autre moitié par le chant et
'*' par le cœur."
Pour ce qui est du Stabat de la Crèche, on s'est long-
temps demandé si ce n'était pas par erreur qu'on l'at-
tribuait à Jacopone, et, l'on voulait surtout savoir s'il
était antérieur au poème des douleurs de la Vierge.
Plusieurs écrivains ont publié de nos jours des
ouvrages où ces hymnes latines étaient reproduites, tra-
duites et commentées.
Ces littérateurs, et parmi eux plusieurs protestants,
se sont principalement occupés de ces vieux chants de
l'Kglise catholique tels que le Dies irœ et des deux
hymnes dont il est actuellement question.
M. le docteur Coles, dans son ouvrage sur ces ^Doèmes
latins,nous donne l'opinion du docteur Philippe Schaff
au sujet du Stabat Mater speciosa ; il est comme lui d'a-
vis que la poésie exprimant les douleurs de la Vierge
est antérieure à l'autre ; mais il paraîtrait disposé à
l'attribuer à tout autre qu'à Jacopone. Il serait curieux
en effet, dit-il, que le bon frère franciscain, après avoir
vu le grand succès obtenu par son Stabat Mater dolo-
rosa, se fut mis à composer un autre poème semblable
sur les joies de la Vierge auprès du berceau, sans
toutefois parvenir à la hauteur ni atteindre le sublime
du premier. Il aurait ainsi inutilement passé son
222 FRÉDÉRIC OZANAM
temps à imiter ses propres écrits. * Quoiqu'il en soit
les deux Stabat ainsi qu'une autre composition inti-
tulée: De conteniptu mundi, se trouvent, au dire de
Brunet, dans la seconde édition des poèmes du frère
Jacopone. (Laude di Fratre Jacopone da Todi, Brescia
1496.)
L'auteur anglo-américain cité plus haut semble
être très reconnaissant envers Ozanam pour avoir le
premier fait imprimer le Stabat de la Crèche.
Nous donnons dans les pages suivantes, en même
temps que l'original du poème latin, quelques strophes
de la traduction en vers anglais faite par M. Coles.
Stabat Mater speciosa
Juxta fœniim gaudiosa
Duiii jacebat parvulus.
Cujus animam genientem
Lactabundam et ferventein
Pertransivit jubilus.
0 quam lœta et beata
Fuit illa immaculata
Mater unigeniti.
Quee gaudebat et ridebat
Exultabat, cum videbat
Nati partum inclyti.
Qnis est qui aion gauderet {sic)
Christi matrem si videret
In tanto solatio.
* Cotes, Latin Hym)is. New-York, Appleton aud Cû., 1868.
FRÉDÉRIC OZANAM 223
Qnis non posset colla^tari
Cliristi Matrem contemplari
Lu<1entem cuni filio.
l'ro poLx'iitif; «lue geiil^is
('hri^tn^l vitlit cuin juuientis
Et aluori snbdituni.
Vidit siuuii tUilcem natum
Vagientein a<lcratum
Vili diversorio. '
Xato Cliristo in prœsepe
Cœli cives canunt kete
Cum immenso gaudio.
Stabat senex cum puelh'i
N(jn cum verbo nec loquelà
Stnpesceiites cordibus.
Eia mater fons amori.s
3Io sentire vini ardori.s
Fac ut tecum sentiani.
Fac ut ardcat cor meum
la amandi) Christum Deum
Ut sibi complaccam.
iSancta iMatcr istud agas
Prone {xic} introducas plagas
Cordi fixas valide.
ïui iiati cœlo lapsi
Jam dignati t'œno nas-ci
Pœnas mecum divide.
Fac me vere congaudere
Jesulino cohserere
Donec ego vixero.
In me sistat ardor tni
Puerino fac me frai
nnui snin iij exilio
224 FRÉDÉRIC OZANAM
Hune ardorem fac communem
ÎSÎe facias me immunem
Ab hoc desiderio.
Virgo Virginum preeclara
Mihi jam non sis amara
Fac me iiarvum rapere.
Fac ut portem pulehrum fantem (sic)
Qui nascendo vicit mortem
- Volens vitam tradere.
Fac me tecum satiari
Nato tuo iuebriari
Stans inter tripudia.
Inflammatus et accensus
Obstupescit omnis sensus
Tali de commercio.
Fac me nato custodiri
Verbo Dei praemuniri
Conservari gratia.
Quando corpus morietur
Fac ut animée donctur
Tui nati visio. *
Omnes stabulum amantes
Et pastores vigilantes
Pernoc tantes sociant
Per virtutem Nati tui
Ora ut electi sui
Ad patriam veniant. Amen.
* Ici doit finir la prose de Jacopone. Une main étrangère
peut être y ajouta les deux strophes suivantes (Ozanara).
FRÉDÉRIC OZAXAM 225
Tradudlon de J/". OVc-s-.
I
StooJ tlie glad aiul boauleuiis iiiutliur,
J>y tlio hay, where, likt;. iiu utlR-r,
Lay lier little infant boy :
Tlirough whosa soûl rc'.)oii.-in,<r ycaniini.
And witli love maternai burning
Tiirilling passed tlio lyric juy.
II
Oh what graœ lo lier allolled
Jiless .d niotlier and unsixitted
Uf tlic Suie. Begutten one !
Wlio rejoioed witli ^;ilvery laugiitcr
As slie gazed exulting, after
L5irth of lier Illu^tridU^ Son.
III
Who is lie, would joy iiut greatly,
If lie saw Christ's motlier, lately
Witli such soUice happy made?
Whu eould view witliout émotion
That fond mother's rapt dévotion,
Playintr witli Ikm- smiliiiL' Habe?
I\'
l'(.'r lliîs people'.s ^ins i)ru\idiiig.
Christ slie saw. witii eattle biihng
And exi»ose.(f to winter keen :
Saw lier darling Uiispring, crying
As an infant, worshipiied, lying
In a lodgiiig vile and mean.
O'er that seene surpassing lal)le,
Sing they, Christ liorn in a siable,
Heavenly hosts wiih joy immenst-:
15
226 FRÉDÉRIC OZANAM
Old meii stood witli maidens gazing
Speechless at that sight amazing,
In astonishinent intense. ""
Le célèbre poète franciscain écrivit un grand nombre
d'autres poèmes que l'on retrouve dans ses œuvres
complète.?. Par humilité, il refusa toujours les saints
ordres pour demeurer frère lai et par liumilité encore
il abandonna d'écrire pour les savants en langue
latine et se mit à composer des chants dans le dialecte
populaire de son pays natal.
Toutefois, soit qu'il écrivît dans le dialecte des nn.ui-
tagnes d'Ombrie, soit qu"il s'essayât dans la langue
italienne que Dante appelle la langue des cours ou
qu'il composât en latin, Jacopone send^le avoir toujours
eu pour but d'al:>attre les passions, de }nontrer le
vice sous SCS plus hideux as})ects et de porter ses lec-
""■ M. Cotes a ijublié à New-York eu 18GS pas moins de treize
traductions différentes eu vers du Dlcsirxen un volume illustré
de belles photographies, en mêmes temps que des traductions
du Stabut Mater dolorosd et du Stabut Muter f^pcciosa. Il est à
regretter que, pour atténuer sans doute, l'effet que pouvait pro-
duire chez ses coréligioaaires cet hommage implicite rendu au
i-atholicisme, il ait cru devoir se livrer, dans ses notes très inté-
ressantes d'ailleurs, à des diatribes d'assez mauvais goût.
Il est étonnant qu'Ozanam parle si peu de Thomas de Celano
l'anu de saint François et qui i)asse généralement pour l'auteur
du Dici irx. Ce l'ut lui qui composa la première biographie cki
saint fondateur écrite à la demande du Pape Grégoire IX. A'oir
la préf.icedu beau vo'.ume publié par le Père Clair, L:; Dieu irai
et qui contient une tradu ;tion en vers français, tercet pour tercet
de cett3 i.dmivabl'j sjqu nC-'. Parts 1881.
FRÉDÉRIC OZANAM 227
teurs au bien en leur faisant la morale. C'est ainsi
que dans une page do ses œuvres il énumèrc les
désordres de la volonté, nous découvre la source de
ces désordres et le grand mal ([ui en résulte. Ailleurs
il nous donne une longue liste des passions et nous
indi([ue l'endroit où chacune d'elle fait plus particu-
lièrement sentir son empire chez l'homme. Plus loin
il exhorte le lecteur à résister au pouvoir funeste de
ses passions, à abandonner le vice et à prati(iuer la
vertu. Pour cela il faut premièrement que Tâme ait
horreur de sa chute et c'est pourquoi Jacopone lui
présente une parabole: ''Si le roi de France, dit-il,
" avait une tille, et elle seule pour héritière, elle irait
" parée d'une robe Ijlanche, et sa bonne renommée
" volerait par tout pays. Et maintenant, si par bassesse
" de cœur elle s'attachait à un lépreux, et qu'elle s'a-
" bandonnât à son pouvoir, (^ue pourrait-t-on dire
" d'un tel marché? 0 mon âme, tu as fait pis quand
" tu t'es vendue au monde trompeur !"
Au souvenir de sa céleste origine et de sa beauté
première à la vue de l'image divine dont elle garde
les traits défigurés, l'âme se repent ; et du repentir
jaillissent les larmes. Le poète en reconnaît la secrète
vertu par les vers suivants : *
■■' " () laninia, coa gracia yraii forza liai
" ïuu ù lo regiio è tua è la potenza
" Sola davaiiti al giiulicc ne vai
■• Ne ti anvbta da ciù iiuUa teuienza, etc."
228 FRÉDÉRIC OZANAM
" 0 larmes vous avez la force et la grâce; à vous
" appartient le pouvoir et à vous la ro^-auté. Vous
" vous en allez seules devant le juge et nulle crainte
" ne vous arrête en cliemin. Jamais vous ne revenez
" sans fruit : par l'humilité vous avez su vaincre la
" grandeur, et vous enchaînez le Dieu tout puissant !"
" Quelquefois, dit Ozanam, les chants de Jaco^jone
'' rappellent les plus belles pages de V Imitation. Amsi,
" quand il donne à Tâme deux ailes pour monter à
" Dieu, savoir, la chasteté du cccur et la pureté de
" l'intelligence (lil). V. 35), on reconnaît un passage
" admiraljlemcnt traduit par Corneille.
J^ " i\iur t'élever de terre, homme, il te faut deux ailes
" La pureté de cœur et la simplicité
" Elles te porteront avec félicité
" Jusqu'à l'abîme heureux des clartés éternelles."
" Les satires de Jacopone, ajoute-t-il, ne s'adressent
*' pas aux rois ni aux seigneurs des villes italiennes ;
" il ne faut donc pas s'attendre à y voir foudroyer les
" grands crimes du treizième siècle. Ecrites dans le
" langage du peuple, elles poursuivent d'abord les
" })çclus du grand nondjrc, les désordres ([ui ôtent au
■■ }ia,uvrc le mérite de ses sueurs et de ses larmes...
" Tantôt, commes les fossoyeurs de Shakspeare, il
" ramasse la tête d'un mort pour lui demander des
" nouvelles de ces yeux qui jetaient tant de flammes,
" de cette langue plus tranchante que l'épée. Tantôt il
" traduit le pécheur devant le tribunal du souverain
"juge et donne la parole au démon: >Seigneur, dit
FRÉDÉRIC OZAXAM 229
" Satan, tu créas cet homme selon ton bon plaisir, tu
"lui prêtas le discerncniont et la grâce; cependant
" il ne garda jamais un <le tes commandements. Il est
" juste qu'il Soit récompensé par celui qu'il a servi, etc.
" Aux accusations de Satan, l'ange gardien ajoute son
■' témoignage; la sentence est prononcée. Les dénions
" enlèvent le coupal>le ; d'une grande chaîne ils l'ont
" étroitement lié. ils l'amenèrent durement en enfer.
" Venez, cric l'escorte armée de fourches, venez au
" devant du damné.'' Tout le peuple infernal se ras-
" semble, et le pécheur est mis au feu." *
Nous avons dit ]ilus haut que ce bon poète francis-
cain avait fait aussi des petites compositions pour glo-
rifier une vertu, populariser une sainte pensée ou-
célébrer une fête. \'oici ce que dit Ozanam du poème
de Jacopone sur la pauvreté.
" Mais j'honore surtout, dit-il. ce poète des pauvres
" lorsfpi'il célèbre la pauvreté. Le peuple n'a jamais
" eu de plus grands serviteurs que les hommes qui lui
'' apprirent à bénir sa destinée <]ui rendirent la bêche
•' légère sur l'épaule du laboureur, et firent rayonner
" l'espérance dans la cabane du tisserand. Plus d'une
" fois sans doute, au coucher du soleil, quand les
"gens de Todi revenaient du travail des champs et
" serpentaient le long de la colline, les hommes
" Jacopone IV, l(t: '■' Quaudo talegri,. 0 liuomo, di altura,"
" Va, poni mente à la sepoltnra."
230 FRÉDÉRIC OZANAM
" aiguillonna,nt leur bœufs, les femmes portant sur le
" (lo3 leurs enfants basanés, derrière eux quelques
" religieux franciscains, les pieds tout couverts de
'■ i)0ussière, on les entendit chanter la chanson de
" Jaco})one qui se mêlait aux tintements de l'Angelus:
" Dolce amor di povertade.
" Quaiito ti degiamo aniare !
" Povertade, poverella
" Uniilitade ù tua sorella;
" Een ti basta la scodella
" E al bere e al niaiigiare, etc.
" Doux amour de pauvreté, combien faut-il que nous
'■ t'aimions ! Pauvreté, ma pauvrette, l'humilité e?t ta
"sœur; il te suffit d'une écuelle pour boire et pour
" manger, etc."
I/espace nous manque pour continuer les citations;
mais nous en avons dit assez pour prouver que Jaco-
pone de Todi a surpassé tous ses devanciers comme
poète théologique, comme poète satirique et comme
poète populaire. C'est ainsi que celui qui passait pour
insensé et devant qui les portes du couvent s'ouvrirent
si difficilement fut celui-là même qui couvrit de gloire
l'ordre de saint François au treizième siècle et le seul
parmi les poètes franciscains dont les œ-uvres com-
2)lète3 soient passées à la postérité.
Il ne nous reste plus, qu'a dire un mot des Petites
fleurs de saint Franrois^ Fioretti di sun Francisco.
Le seul moyen de les faire connaître au lecteur est
de reproduire ici un des chaiiitrc.s dans la traduction
FRÉDÉRIC OZANA>r 281
française faite par niadanio Frédéric Ozanam. On
pourra ainsi constater que rien n'égale la simplicité
de langage et le naturel ([ue l'on trouve dans cet
ouvrage. " Ces pages, dit Ozanam, ressemblent vrai-
" ment aux fleurs, qui ne publient pas le nom de leur
"jardinier, mais qui annoncent leur saison. Tout dans
" ce livre respire la foi, la naïveté du moyen âge; des
" indices incontestables y font reconnaître la première
"moitié du quatorzième siècle; maison n'a (^ue de
" faibles conjectures pour y soupçonner la main de
" Jean de Saint-Laurent, de la noble famille florentine
" de MarignoUes, que son savoir et sa vertu firent éle-
" ver en 1354 au siège épiscopal de Besignano."
Le petit livre ne contient que cent et quelques pages
et il est exclusivement destiné à glorifier saint Fran-
çois d'Assise et ses premiers disciples. L'auteur
raconte le plus simplement possible la vie du saint,
ses principaux miracles et ses conversations avec ses
compagnons préférés.
Chacun des chapitres du livre est un conseil ou un
enseignement donné par saint François à ses ''compa-
triotes. "Ainsi, dit Ozanam, lorsque le saint, causant
" avec frère Léon, comme nous le verrons dans le cha-
" pitre ci-après cité, lui demande où est la joie parfaite
" et qu'il ne la trouve ni dans la science, ni dans la
" prédication, ni dans les miracles, mais dans le par-
" don des injures, il met alors la main sur la plaie de
" cette nation italienne si inspirée, si éloquente, qui
" sut tout excepté pardonner, et qui devait périr par
" ses discordes.''
232 FRÉDÉRIC OZANAM
Traducfinn dr Madame Ozanamr
Saint France )is allait iino fois de Pérouse ii Sainte-
Maric-des-Angcs avec frère Lt'on, en temps d'hiver;
ot comme le très grand froid le tourmentait fort, il
appela frère Léon qui marchait devant, et parla ainsi:
" Frère Li'on, cjuand même il plairait à Dieu que les
" frères mineurs donnassent, en tout pays, un grand
" exemple de sainteté et de honne édification, toate-
" fois écris et retiens hien que là n'est pas la joie
'■" [)arfaite."Et allant })lus loin, saint François l'appela
une seconde fois: "0 frère Léon, encore que le frère
" ^Mineur fît marcher le boiteux, redressât les contre-
" faits, chassât les démons, rendit la lumière aux
" aveugles, Timie aux sourds, la parole aux muets, et,
" ce qui est une plus grande chose encore, ressuscitât
" les morts de quatre jours, écris que là n'est pas la
"joie parfaite." Marchant encore un peu, il s'écria
d'une voix forte: "0 frère Léon si le frère Mineur
" savait toutes les langues, et toutes les sciences, et
" toutes les écritures, s'il pouvait prophétiser et révé-
" 1er non seulement les choses futures, mais encore
" les secrets des consciences et des âmes, écris que là
" n'est pas la joie parfaite." Et allant un peu plus loin
saint François s'écria encore avec force; "0 frère
"" "Comment Saint-François t-heminant avec Frère Léon lui
expose quelles rliosos font la parfaite joie," chap. VT des Prtiti:s
tleiirs.
FREDERIC OZANAM
233
" Léon, petite brebis de Dieu, quand le frère Mineur
" parlerait la langue de l'ange, quand il saurait le
" cours des étoiles et la vertu des plantes, et que tous
" les trésors de la terre lui seraient révèles, et qu'il
" connaîtrait les propriétés des oiseaux, des poissons
" et de tous les animaux ; et des hommes, et des
" arbres, et des pierres, et des racines, et des eaux,
"écris que là n'est pas la joie parfaite." Et marchant
encore un peu il s'écria à haute voix : "0 frère Léon,
" lors même que le frère Mineur saurait si bien prê-
" cher qu'il convertirait tous les infidèles à la foi du
" Christ, écris que là n'est pas la joie parfaite."
Or comme ces discours avaient bien duré l'espace
de deux milles, frère Léon, avec un grand étonnement
interrogea le saint et lui dit: ''Père je te prie, de la
'• part de Dieu, de m'apprendre où est la joie parfaite."
Et saint François lui répondit : '' Quand nous serons
'• à Sainte-Marie-des-Anges, ainsi trempés de pluie,
•' transis de froid, souillés de boue, mourant de faim,
'• et que nous frapperons à la porte du couvent, et que
" le portier viendra en colère nous demander: " Qui
"êtes-vous?" et quand nous lui dirons: "Nous
" sommes deux de vos frères "et qu'il répondra :'" Vous
" ne dites pas vrai, vous êtes deux ribauds qui allez
'• trompant le monde et dérobant les aumônes des
'• pauvres, allez-vous en ;" et lorsqu'il ne nous ouvrira
" point, et nous fera rester dehors, à la neige et à la
" pluie, avec le froid et la faim, jusqu'à la nuit; alors
" si nous supportons tant d'injustice do dureté et de
234 FRÉDÉRIC OZANAM
" rebuts, patiemment, sans trouble et sans murmure,
" pensant avec humilité et charité que ce portier nous
" connaît véritablement, et que Dieu le fait ainsi par-
" 1er, ô frère Léon, écris que là est la joie parfaite. Et
" si nous persistons à frapper et que lui, sortant tout
" en colère, nous chasse comme de coquins impos-
" teurs, avec des injures et des soufflets, disant : " Hors
" d'ici, misérables voleurs ! allez à l'hôpital, car vous
" ne mangerez ni ne logerez ici," et si nous supportons
" cela avec patience, avec allégresse et avec amour,
" C) frère Léon, écris que là est la joie parfaite. Et si,
" forcés par la faim, par le froid et par la nuit, nous
" frappons encore, appelant et demandant, pour l'a-
" mour de Dieu, avec beaucoup de larmes, que le por-
" tier nous ouvre, et qu'il nous mette seulement à
'' l'abri; et si lui, encore plus irrité, s'écrie: "Voici
'■ d'impertinents coquins, je les paierai bien comme il
" le méritent," et qu'il sorte avec un bâton noueux,
" et que, nous prenant par le capuchon, il nous jette
" à terre, nous roulant dans la neige, nous battant et
" nous meurtrissant de tous les nœuds de son bâton •
" si nous soutenons toutes ces choses avec patience et
" allégresse, pensant aux peines du Christ béni, les-
" quelles nous devons partager pour son amour, ô
" frère Léon, écris que là est enfin la parfaite joie.
" Et maintenant, frère, écoute la conclusion: Au-des-
" sus de toutes les grâces et de tous les dons de l'Esprit-
" Saint que le Christ accorde à ses amis, est celui de
" se vaincre soi-même, et pour l'amour du Christ, de
FRÉDÉRIC OZANAM 235
" soutenir volontiers les peines, les injures, les oppro-
" bres et les misères. Car de tous les autres dons de
" Dieu nous ne pouvons nous j]^lorifier, puisqu'ils ne
•' viennent pas de nous, mais de Dieu, selon cette
'■ parole de l'Apôtre: '" (iu'as-tu (pie tu n'aies de Dieu?
" et si tu Tas eu de lui, })Ourquoi t'en glorifier comme
" si tu l'avais de toi ! '" Mais dans la croix de la tribu-
" lation et de l'affliction nous pouvons nous glorifier,
" parceque l'Apôtre dit encore: "Je ne veux pas de
" gloire sinon dans la croix de Notre-Seigneur .Ttsus-
" Christ." *
" Il 113 faut pas oublier qu3 les R^coUets out été les premiers
évangélisateurs du Canada. Ils y vinrent avant les Jésuites.
L3ur premier établissement à Québec était au bord de la rivière
Saint-Charles, où ss trouve le monastère de l'Hôpital Général.
Leur secorfd couvent fut à l'endroit où se trouvent le Palais de
Justice et la Cathédrale anglicane, et leur église s'élevait sur une
partie de la Place d'Armes. M. de Gaspé qui en fut témoin
oculaire raconte dans ses mémoires l'incendie qui détruisit ces
édifices. A Montréal, leur église et leur couvent étaient sur la
rue Notre-Dame, pas bien loin du séminaire. Il n'y a pas bien
des années qu'on les a démolis, pour construire des magasins
ou boutiques.
Les ouvrages des Pères llécollets sont au nombre des plus
rares et des plus anciens qui aient été publiés sur notre pays.
Piviaijr Eiabtiss.nneni du la Foy dans la Nouvelle-France, et, La
Rlaiion de la Gjupéf^it', par le Père Leclerc ; U Histoire du
Cftnal i, et, le Graid Voyage an Pai/a des Hurons, par \e Frère
Sagard, ainsi que las éditions originales des Relations de la
Nouvelle- France, par les Pères Jésuites, sont cotés dans les
catalogues d'amateurs à des i^rix très élevés.
II est étonnant qn> tan lis qu'il s'est établi tant d'ordres reli-
gieux dans le p.iys depuis quelques années, les Franciscains
236 FRÉDÉRIC OZANAM
CHAPITRE XTV.
"les poètes franciscains ex ITALIE." (suite). — "des
SOURCES POÉTIQUES DE LA DIVINE COMÉDIE."
" Le poème de Dante, dit Ozanain, est comme une
'' de ces basiliques romaines dont on ne veut pas seu-
" lement visiter le dedans et le dehors, mais aussi le
" dessous; on descend à la lueur des torches dans le
" caveau sacré, on y trouve l'entrée d'une catacombe
" qui s'enfonce, se divise en [)lusiears l)ranches, se
"développe dans un espace immense; et si l'iju va
"jusqu'au bout sans reculer et sans se perdre, on sort
" dans la campagne, bien loin du lieu où on était
" entré. Je ne me dissimule ni rimmensité ni ro1)Scu-
'■ rite des recherches; jirai d'un pas rapide, et j'espère
"■ que le fil conducteur ne tombera pas de mes mains."
L'auteur après cet exorde nous montre la jioésie
comme se faisant jour })artout au IS*" siècle. " (^uaïul
n'\' soient point revenus. Il y a un grand nombre de membres
du tiers-ordre ou affiliés laïques. Ils ont acheté à Montréal, une
ancienne église protestante où ils récitent l'office en costume.
FRÉDÉRIC OZAXAM 237
" Dieu, clit.il, sème de grands événements quelque
" part, je m'attends qu'il y germera de grandes idées."'
Les événements sont les dernières croisades, le
suprême efïbrt de la lutte de l'empire et du sacerdoce,
la chute de Frédéric IT, le règne de saint Louis, la vie
de saint François et de saint Dominique. Les grandes
idées sont dans la construction de la sainte Chapelle,
des cathédrales de Cologne et de Pise, et dans les récits
où s'échaufifaient la foi et le patriotisme des peuples.
Tout dans ce temps seml)le rayonner de gloire et
être à lapogée de toute grandeur. l'Eglise. Tempire, la
chevalerie et les communes. C'est au milieu de cette
grande prospérité et à l'éclat de ce grand déploiement
d'activité que s"éveilla le génie de Dante.
Cependant si l'on en croit les commentaires de son
fils Giacopo, la première partie de la vie du grand poète
florentin ne fut pas précisément celle d'un saint. Voici
ce que dit Giacopo. "Il faut savoir que Dante, quand
" il commença ce traité, était au uiilieu du cours ordi-
" naire de la vie (qui selon le poète va j usqu'à soixante-
" dix ans), et qu'il était pécheur et vicieux, et comme
" dans une forêt de vices et d'ignorance. Et encore
■■ c[ue, dans les premiers vers, il use d'un langage
'■• détourné pour accuser sa vie, néanmoins il la blâme
" avec sévérité et se déclare un homme qui vivait
" charnellement... Le sommeil dont il parle se prend
" pour le péché et signifie sa vie pécheresse, et les
'' fautes dont il était tout taché et tout plein.. Mais
" lorsqu'il parvint à la montagne, c'est-à-dire à la
238 FRÉDÉRIC OZANAM
" grâce de la véritable connaissance et du véritable
" amour, il quitta cette vallée et cette vie de misère.
" Ainsi, ajoute Ozanam, le premier cbant du poème,
" l'homme égaré dans la forêt à moitié chemin de la
" vie, combattu par les trois concupiscences que
" figurent la panthère, le lion et la louve, jusqu'à ce
'■ qu'il échappe en s'enfonçant dans la considération
" de l'éternité ; cette admirable allégorie enfin est une
'' histoire : c'est l'histoire du poète concevant son des-
" sein à l'âge de trente-cinq ans, au moment où finit
'■ une vie de désordres, où sa conversion se décide. Il
" en faut chercher la cause."
L'auteur continuant à traiter ce sujet, assigne pour
première cause de la conversion de Dante, les reproches
que lui adresse sa 1)icn aimée-Béatrix dans le poème
du Purgatoire. La seconde cause est sa peur profonde
des peines de l'enfer, â mesure qu'il énumère les châ-
timents réservés aux damnés. La troisième et dernière,
celle d'où date réellement sa conversion en 1300, dans
sa trente-cinquième année, est le grand jubilé accordé
par le Pape Boniface VIL Dante se trouvait alors à
Rome, faisant partie d'une ambassade envoyée par les
Guelfes de Florence au souverain pontife. Non seule-
ment la vue des trente milles pèlerins (]ui se présen-
taient chaque jour à Rome pendant ce temps de grâce,
fut cause du changement de vie du poète, mais encore
elle lui inspira, au dire d'Ozanam, l'idée du jugement
dernier dans la vallée de .losaphat, la récomi)ense
accordée aux élus et la punition des coupables. " Ainsi,
FRÉDÉRIC OXTANAM 239
" dit Ozanam, il ne fallait pas moins que les saintes
'■ violences de la religion pour vaincre la volonté
" récalcitrante du poète."
Parmi les objets extérieurs qui durent suggérer au
poète florentin le plan de son ouvrage, Ozanam men-
tionne, en premier lieu les produits desljcaux-arts.En
eÔ'et, à cette époque, il n'y avait pas un seul temple
ou'sanctuaire qui n'eût sa représentation du ciel peint
sur sa voûte d'azur constellée d'or. Il en était ainsi
des basiliques de Rome, de Pise et de Venise. De
l'autre côté des Alpes, Daiite a dû voir de plus, les
portails des églises à Autun et à Paris décorés de
bas-reliefs représentant le jugement universel. Le
passant en admirant ces belles sculptures était saisi,
terrifié et poussé dans le lieu saint où il pouvait con-
templer le bonheur des élus dans la voûte du sanc-
tuaire ornée de ravissantes peintures et de mosaïques
éblouissantes d'or.
Plus loin l'auteur nous fait connaître ce qui est
encore plus proprement les sources de la Divine Comé-
die. Dans de nomljreuses pages il nous décrit les jeux,
les récits et surtout les livres de l'époque où il est
question du Paradis, du Purgatoire et de TEnfcr.
Rien de plus commun en ces temps là que déjouer
les mystères et à chaque représentation on séparait le
théâtre en trois étages afin de découvrir d'un seul coup
aux regards de la foule, la terre, le ciel et Penfer. A
ce propos Ozanam rapporte le fait suivant. " Le P'' mal
" 1304, à Florence, une troupe joyeuse avait dressé
240 FRÉDÉRIC OZANAM
" des tréteaux sur l'Arno, uu pied du pont alla Carraia
" pour y donner le spectacle des diables pourchassant
" les damnés. Les gens de la ville et des environs
" avaient été invités, à son de trompette, à venir savoir
" des nouvelles de l'autre monde. Le poids des spec-
" tateurs fit crouler le pont, et les promesses de la
" fête se trouvèrent cruellement remplies.".
Un des jeux les plus célèbres de l'époque avait pour
titre "' Les vierges sages et les vierges folles."
Ces théâtres étaient pour le peuple ; les seigneurs et
les nobles dames avaient pour les divertir des trouvères
qui, au milieu de leurs chansons comitpies, leur fai-
saient des récits intitulés le Jonylcar (fd va en Enfer ;
le salut d^ Enfer ; la Cour du Paradis ; le Vilain qui gagne
le Paradis par plaid qX beaucoup d'autres semblables.
Puis viennent les œuvres des différents auteurs qui
ont traité le même sujet, sujet tellement intarissable
au treizième siècle que nous pensons bien que les
bibliotliècjues dit temps ne devaient que difiicilement
contenir autre chose. Les premiers écrits que l'auteur
mentionne sont la Voie du Paradis })ar Rutebœuf, le
Vojinge de Paradis de Raoul de Houdan et le Songe
d'Enfer par le même. Ce qu'il y a de plus singulier
dans ces deux derniers ouvrages par le même auteur,
c'est que, dans le premier, il voit au ciel la place qui
lui est réservée, tandis qu'en enfer on lui montre un
coitvert qui l'attend.
Récompense d'un côté, punition de l'autre, le libre
arbitre ne saurait être mieux indiqué, car les deux
visions sont nécessairement soitmises à cette condition.
FRÉDÉRIC OZANAM 241
L'auteur nous fait connaître ensuite les différentes
épopées du temps où les poètes promènent leurs
héros dans le monde invisible. Ainsi dans un des
poèmes romanesques de l'époque, on voit parmi les
preux de Charlemagne, un certain Guérin le Mesquin
qui visite en rêve l'enfer et le paradis. Le chevalier
errant s'endort au pied du mur d'un couvent près du
puits de Saint-Patrice dans l'île d'Or, et lorsque son
songe est terminé, il se retrouve encore à la porte du
monastère, mais il a beaucoup vieilli et ses cheveux
sont devenus blancs.
Il y a aussi V Alexandre de Rodolphe de Montlord,
celui d'Ulrich d'Eschembach et les autres apothéoses
du grand conquérant. Alexandre, à cette époque, était
le héros d'un grand nombre de romans, et toujours on
le faisait voyager dans des déserts de feu au milieu
de dragons, de monstres et de foudres qui représen-
taient le chemin de l'Enfer par lequel il était obligé
de passer pour arriver à la porte de l'Eden. Arrivé là
il frappe plusieurs fois sans succès jusqu'à ce qu'il ait
déclaré qu'il renonce à ses conquêtes et demande
pardon à Dieu pour ses péchés. On lui permet alors
de revenir sur la terre où il jouit douze ans d'un
règne paisible et obtient à sa mort, d'après le poète
le pardon de ses péchés. " Ainsi, dit Ozanam, ce génie
" du moyen âge qu'on se représente toujours prêt à
" damner les vivants et les morts, fait preuve d'une
'* singulière indulgence. Les romanciers ne peuvent
" se résoudre à prendre congé des héros qu'ils aiment,
16
242 FRÉDÉRIC OZANAM
" sans les laisser s'acheminer vers le ciel. Nous voici en
" paix sur le salut d'Alexandre. Dante mettra Caton
'' en purgatoire, Trajan en paradis. Et le poète anglais
" Lydgate n'achève point les funérailles d'Hector sans
" lui faire élever un tombeau dans la cathédrale de
" ïroie, auprès du maître-autel ; une messe perpétuelle
"■ e.^t fondée pour le repos de son âme."
Il faut avouer que l'anachronisme est un peu fort ;
uuiis l'intention est excellente.
Plus loin l'auteur parle aussi des poèmes de jNIarie
de France et de deux écrivains anglo-normands qui
popularisèrent le puits légendaire et le purgatoire
de Saint-Patrice.
Beaucoup d'écrivains français entr'autres Mathieu
Paris, Jean de Vitry et Vincent de Beauvais, traitèrent
le même sujet. Il a été fait des versions espagnoles de
ces divers ouvrages et même des traductions italiennes
en dialecte populaire, de sorte qu'il est plus que pro-
bable que Dante a dû les connaître.
L'auteur nous montre ensuite les écrivains de tous
les pays publiant, à cette époque, des voyages dans
un monde invisible. Soit comme légende, soit comme
songe ou vision, le même sujet de l'éternité des peines
et de l'inaltérable bonheur est traité aussi bien au
milieu des frimas et des glaces de l'Islande que sous
le ciel brûlant de l'Italie.
En Islande se trouve le célèbre recueil de l'Edda,
Edda Seemundar, où il est dit qu'un père secoua les
liens de la mort pour venir remettre son fils dans le
FRÉDÉRIC OZANAM 243
droit chemin de la vertu, en lui révélant tous les
secrets de l'Eternité.
En Angleterre il était question du pèlerinage d'un
chevalier anglais du nom de Oweins qui entreprit un
voyage au purgatoire pour Texpiation de ses péchés.
Ce dernier, après avoir passé dans ces régions de sup-
plices sans nombre, de bûchers ardents et de bouil-
loires pleines de damnés, arrive enfin sur un pont jeté
sur l'abîme et là une procession vient au-devant de
lui et le délivre de cet antre terrible d'où il sort purifié
de tout péché. Ce pont, le pont de l'épreuve est em-
prunté à la mythologie persane et on en trouve une
trace dans le XXIII^' chant de Dante. Le poète floren-
tin vers la fin du poème du Purgatoire nous fait aussi
voir une procession de vieillards et de Vertus.
L'Irlande vient ensuite avec son odyssée célèbre du
Voyage de saint Brendan, poème traduit dans toutes les
langues de l'Europe. Il est remarquable surtout par
ce passage de la description de l'Enfer où Judas est
représenté seul, au milieu des eaux, jouissant du repos
hebdomadaire que la mansuétude du Christ lui accor-
da. Le passage de saint Brendan prolonge d'un j oui-
cette suspension de soufirance.
" Rien, ajoute Ozanam, de plus touchant que ce
" pardon partiel ; le seul que Dieu puisse accorder aux
" réprouvés. On y reconnaît les habitudes de douceur
" que la religion introduisait dans la société moderne.
244 FRÉDÉRIC OZANAM
" OÙ pouvait s'arrêter une pitié qui descendait] usqu'à
"Judas?" *
Enfin nous ne finirions pas si nous continuions la
seule énumération de tous les ouvrages écrits sur le
même sujet. " Toute la poésie du moyen âge, dit
" Ozanam, était donc pleine des spectacles de l'Éter-
" nité. Mais de même que les songes de la nuit se
" forment des pensées du jour, ainsi les poètes rêvent
" ce que les peuples croient. Les peuples croyaient
" donc au commerce des vivants et des morts... Tout
" l'effort delà religion, suivant l'énergie même du nom
" qu'elle porte, c'est de lier souverainement ce qui est
" souverainement désuni, ce qui est en deçà de la mort
" avec ce qui est au delà."
Dans les pages suivantes Fauteur démontre que
cette question des tourments de l'enfer et des délices
du ciel a fait l'occupation de toutes les nations, dans
des temps bien antérieurs au treizième siècle. En effet
les manuscrits et les livres anciens sont remplis de
descentes aux enfers ; mais il faut avouer que les ascen-
sions au ciel sont rares.
Dante devait donc trouver dans tous les ouvrages
qui lui étaients familiers non seulement l'inspiration
première de son travail mais encore l'aide qu'on reçoit
de plusieurs auteurs qui tous traitent le même sujet
de différentes manières.
^ Les sources poétiques de la Divine Comédie, p. 426, notes.
FRÉDÉRIC OZANAM 245
" Parmi les réminiscences qui ont inspiré la Divine
" Comédie, dit Ozanam, celle de Cicéron me frappe
" d'abord. Lorsque Dante parcourt les cercles du
" Paradis, écoutant le bruit harmonieux des astres,
" et cherchant des yeux au fond de l'espace, la terre
"imperceptible; lorsqu'il apprend de son bisaïeul
" Cacciaguida sa mission périlleuse et son exil, on
'^ reconnaît le récit du Songe de Scipion.^^
C'est ainsi que ceux qu'on est convenu d'appeler
aujourd'hui les auteurs classiques, apportaient aussi
leur concours à cette grande œuvre du poète : Virgile,
avec sa descente d^Enée aux enfers et Lucien avec ses
Dialogues des morts.
Les philosophes eux-mêmes n'ont pas dédaigné de
s'occuper de cette question, et nous voyons Hiéronyme
le Péripatéticien attribuer à Pythagore une Descente aux
enfers.
Si maintenant nous jetons les yeux sur les premiers
siècles chrétiens, nous verrons que Dante pouvait trou-
ver dans l'Evangile de saint Jean, le récit des fêtes de
la Jérusalem céleste, et dans l'Apocalypse, assez de
choses terribles pour donner une bonne idée de l'enfer.
Puis avec saint Paul il pouvait concevoir le paradis
et contempler "ce que l'œil de l'homme n'a jamais
" vu, ce que l'oreille n'a jamais entendu, ce que le
" cœur de l'homme n'a jamais compris."
Le grand poète italien pouvait surtout trouver dans
la vie du Sauveur, un séjour dans le monde invisible
comme il ne s'en était jamais fait avant,et comme il s'en
246 FRÉDÉRIC OZANAM
fera jamais. Le Fils de Dieu, en effet, descendit dans
les limbes non seulement comme vainqueur de la
mort mais encore comme conquérant de l'enfer.
Il y a dans l'Evangile apocryphe de Nicodème, cité
par notre auteur, un passage merveilleux qui décrit ce
qui a dû se passer dans le monde surnaturel à cet ins-
tant unique dans l'histoire de notre monde à nous.
Ces évangiles apocryphes, véritables poèmes pour la
plupart, sont remplis des plus grandes beautés. Ils
ont dû être lus de nos jours, par la Sœur Emmérick
et servi de base en grande partie à ses visions, sublimes
dans la Douloureuse passion de Notre- Seigneur, et quel-
quefois puériles, au moins en apparence, dans la Vie de
1(1 sainte Vierge, si toutefois l'un et l'autre ouvrage
n'ont pas été réellement inspirés, quod est demonstran-
dum, l'Eglise n'aj^ant pas encore prononcé. Nul doute
que Dante n'eut connaissance de ces évangiles apo-
cryphes et de celui de Nicodème en particulier.
Si nous continuons maintenant à nous occuper des
premiers siècles chrétiens, nous trouverons encore
beaucoup d'autres sources où le poète florentin est
allé cherché l'inspiration. Ainsi que le dit Ozanam,
nous verrons que "comme les enfants et les jeunes
" filles qui portaient des briques d'or pour la tour
" céleste rêvée par le visionnaire de saint Grégoire le
" Grand, ainsi tous les siècles catholiques apportaient
" leur offrande à l'œuvre de Dante. Il leur devait plus
" que le fond de ses tableaux, plus que la terreur et la
" grâce qui les animent, plus que l'amour qui les
FRÉDÉRIC OZANAM 247
" échauffe; il leur devait la foi invisible qui les sou-
" tient/'
Saint Hermas, dès le premier siècle, console la piété
des fidèles par de belles allégories contenues dans son
Livre du Pasteur. Ce qui, à notre point de vue. frappe le
plus dans la vie du saint, c'est que, de même que
Dante désira changer de vie après avoir vu dans la
gloire du ciel sa bien-aimée Béatrix lui adressant les
plus grands reproches, tout en souriant, de même
aussi Hermas se convertit après avoir vu en songe une
jeune fille belle et sainte qu'il avait aimée et qu'il
apercevait au milieu des élus. Elle lui reprocha avec
douceur ses égarements et Hermas confessa ses erreurs
et vécut si saintement qu'il fut plus tard canonisé.
" Vers le même temps, dit l'auteur, on racontait la
" résurrection miraculeuse de sainte Christine. Cette
" vierge étant morte, avait parcouru le purgatoire,
" l'enfer et le paradis. Arrivée devant Dieu, il lui
" avait été permis de choisir, ou de restfr iiu ciel, ou
" de retourner au monde afin de soulager, par sa péni-
" tence, les âmes du purgatoire. Christine ayant choisi
" de revenir; et les anges l'ayant ramenée dans son
" corps, au milieu des obsèques, elle se leva subite-
" ment du cercueil."
Au septième siècle les écrits de saint Grégoire le
Grand étaient remplis de faits miraculeux. Tantôt
c'est un moine de Lipari qui aperçoit trois figures pas-
sant dans les airs, ce sont les figures du pajDC et d'un
saint personnage du temps qui vont jeter leur perse-
248 FRÉDÉRIC OZANAM
cuteur dans le cratère d'un volcan. Tantôt c'est un
homme mort de la peste, qui ressuscite. Il a vu le pont
de l'épreuve d'où les méchants qui voulaient passer
tout droit au paradis étaient précipités dans les eaux
ténébreuses. Les justes traversaient ce jDont d'un pas
sûr et trouvaient sur l'autre rive tous les délices et
toutes les joies de l'Eden.
Les belles chroniques du neuvième et du dixième
siècle, écrites par son compatriote Ricordano Males-
pini, donnèrent sans doute à Dante l'idée de la forêt
représentée au premier chant de la Divine Comédie.
Voici une des légendes du dixième siècle telle que
rapportée par Malespini. D'après la chronique, le mar-
quis Hugues de Brandebourg de la suite d'Othon III,
alors en Italie, s'égara un jour de chasse dans une forêt
où il aperçut des hommes noirs occupés à tordre
d'autres hommes sous le feu et le marteau. Ces forge-
rons d'un nouveau genre dirent au marquis que c'était
là le sort qui lui était réservé après sa mort, à moins
d'une conversion. Hagues, effrayé, changea en effet sa
vie mondaine pour une vie religieuse, vendit tous ses
biens et fit bâtir sept abbayes qu'il dota richement.
Enfin dans les différents monastères où le poète flo-
rentin aimait à se rendre, on ne devait pas lui laisser
ignorer les visions et les légendes dont on conservait
si pieusement le souvenir. Ainsi chez les Bénédictins,
entr'autres légendes, on a dû mettre sous ses yeux la
célèbre Vision cVAlbéric qui vivait au douzième siècle.
Le voyage du jeune Albéric dans le monde invisible,
FRÉDÉRIC OZANAM 249
SOUS la conduite de saint Pierre,ressemblebeaucoup aux
autres pèlerinages déjà décrits, on y remarque le même
pont de l'épreuve jeté sur l'abîme et les mêmes châti-
ments. Toutefois on y trouve de plus un ver d'une
longueur infinie qui aspire et rejette un nombre
incroyable de damnés. On y voit aussi une vallée de
glace et l'alternative des châtiments de feu et de glace
que Dante n'a pas manqué de noter. Pendant son
voyage dans l'autre monde, le jeune Albéric assista au
jugement d'un pécheur qui obtint de Dieu le pardon
de ses fautes, parce que sur les dernières années de sa
vie il avait versé une larme sur les misères des pauvres.
Dante, dit-on, porta pendant quelques années le cor-
don de Tordre de Saint-François, mais cela n"a jamais
été prouvé ; il est certain cependant qu'il fut enterré
avec l'habit des frères mineurs. Il visitait très souvent
le couvent des frères franciscains, et les plus anciens
parmi eux ont dû lui conter non seulement les visions
du fondateur, mais encore les légendes que l'on rappor-
tait sur ses disciples.
Telle est celle des trois voleurs admis par saint
François dans le monastère après que le gardien leur
en eut durement refusé la porte. Deux d'entre eux
moururent peu de temps après. Le troizième vécut
quinze ans et eut une vision où se retrouvent et la
montagne du purgatoire et le j^ont des épreuves^ et les
ailes merveilleuses sur lesquelles on s'élève au ciel.
Saint François, mort depuis peu de temps, introduit
lui-même son ancien disciple dans la cité céleste, lui
250 FRÉDÉRIC OZANAM
apparaissant couvert d'un manteau admirable, orné de
cinq étoiles parfaitement belles, et avec lui se trouvaient
grand nombre de frères aux splendides auréoles.
Réveillé de son sommeil, le bon larron croyait avoir
voyagé pendant bien des années, tandis que son extase
n'avait duré que de matines à prime. Sept jours après
il était mort.
Mais il est plus que temps d'en finir avec les légendes
et les visions. " Plus d'un de nos lecteurs, dit Ozanam,
'■ se trouve peut-être fatigué de ces visions dont nous
" venons d'achever la longue histoire. Ces peuples ne
" l'étaient pas, ils ne se lassaient pas d'entendre parler
" d'une vie meilleure que celle-ci. Cette passion de
" l'invisible fait l'honneur des sociétés chrétiennes,
" elle en fait la puissance. De même que l'âme invi-
" sible se rend maîtresse du corps, de même qu'elle
" l'applique au travail, le tourmente par les priva-
" tions, le risque dans les hasards; ainsi elle s'éprend
" de tout ce qui est invisible comme elle, elle se
" détache bientôt de tout ce qui se touche. Je vois des
" martyrs, des chevaliers, des soldats, se faire tuer
" pour Dieu qu'ils n'ont jamais aperçu, pom* des
" ancêtres qu'ils n'ont jamais connus, pour une patrie
" dont ils n'ont jamais habité qu'un coin obscur; et
"je comprends que les hommes ne savent mourir qu©
" pour ce qu'ils ne voient pas. Il ne pai'aît pas non
" plus qu'ils sachent vivre pour autre chose. S'ils tra-
" vaillent c'est en vue de leurs fils qui les enseveliront,
" de la postérité dont ils ne sauront rien. Et ce qui
FRÉDÉRIC OZANAM 251
" semble la dernière des folies se trouve la souveraine
" règle de toute justice, savoir le sacrifice désintéressé
" de soi-même au bien d'autrui, au bien dont on ne
"jouira pas, dont on ne sera pas témoin. En même
" temps que j'y découvre le principe de toute moralité,
"j'y ^''^'^^ celui de tout art et de toute science. Que fait
" la science, que de chercher une vérité absente ? et
" que veut l'histoire, et qu'essayons-nous encore nous-
" même en ce moment, sinon de retrouver, par une
" tentative téméraire, les pensées, les passions, les
" rêves d'un temps qui n'estplus, que nous ne vîmes
"pas, et que nous connaîtrons toujours mal? Quia
''jamais contemplé la beauté parfaite? et cependant
" cet idéal, qui ne se laisse pas voir, pousse l'une après
" l'autre, au plus dur labeur, des générations de
" peintres, de sculpteurs, d'architectes. On dirait qu'ils
" se proposent un type impossible, tout exprès pour
" leur être un sujet de désespoir, mais en même temps
" un sujet de lutte et d'efforts. Tout le moyen âge a
" rêvé une cathédrale dont les flèches atteignissent
" cinq cents pieds : c'est le plan primitif de celles de
" Strasbourg et de Cologne. La cathédrale invisible ne
" s'est jamais réalisée; mais sa pensée poursuivait,
" recrutait des miliers d'ouvriers qui ne laissaient pas
" de repos à la pierre et qui y mettaient leur imagi-
" nation, leur foi, leur cœur, tout excepté leur nom.
" Voici un poète qui avait une inspiration puissante,
" il aurait pu aller avec elle chanter de ville en ville,
" et recueillir des applaudissements et des couronnes.
252
FREDEEIC OZANAM
" Au lieu de cela, il la prenait, il la liait, il l'enlaçait
" dans des vers comme un corps dans des bandelettes;
" il la déposait dans un livre comme dans un tombeau
" habilement sculpté; il y travaillait jusqu'à sa mort,
" afin qu'elle demeurât incorruptible et que durant
" la suite des siècles, ceux qui viendraient au monu-
" ment y retrouvassent ce qu'il y avait mis. Mais, si
" ce poète était Dante, l'inspiration déposée dans son
" monument était la pensée de tous les temps chré-
" tiens, qui l'avaient précédé. Il ne touchait pas une
" idée qui ne fût consacrée pour ainsi dire par les
" craintes ou les espérances des hommes ; il n'em-
" ployait pas une image où quelqu'un n'eût laissé un
" souvenir, un sourire ou une larme."
Maintenant on nous demandera peut-être dans quel
but notre auteur a fait connaître au public les
sources auxquelles le grand poète a dû puiser pour
écrire sa Divine Comédie. Ne craignez-vous pas, dira-
t-on, que Dante n'en paraisse que moins grand ! A cela
nous laisserons Ozanam répondre lui-même " que le
" premier trait du génie n'est pas d'être neuf, comme
" le veulent quelques-uns ; c'est bien plutôt d'être
" antique, de travailler sur quelques-uns de ces sujets
" qui ne cessèrent jamais de toucher les hommes. Il
" n'est pas vrai que l'art n'intéresse que par l'im-
' ' prévu
" L'art, au contraire, ne veut donner ses peines
'' qu'à une matière qui les vaille. Il la lui faut du-
" rable, éprouvée, ancienne par conséquent. Comme
FRÉDÉRIC OZANAM 253
*' il prend le marbre dans le rocher aussi vieux que
" la terre, il choisit le texte de l'épopée dans les plus
" vieilles traditions des peuples ; et, s'il en est quel-
" qu'une qui remonte aux premiers jours du monde,
" c'est celle qu'il préfère, puisqu'elle tient davantage
" à l'éternité.
'' Que reste-t-il donc au génie, et par où sort -il de
" la foule? Il y touche par l'emprunt du sujet, qui
" appartient à tout le monde : il en sort par le travail
" qui est à lui, et par l'inspiration qu'il tient de Dieu.
" Cette pierre où s'asseyait le pâtre, où broutaient les
" chèvres, à laquelle le voyageur ne prenait pas garde,
" Michel- Ange la façonne et la taille, le ciseau en fait
" peu à peu sortir une forme divine ; elle s'anime,
" elle rayonne, on la met dans un sanctuaire, et les
" pèlerins viendront déposer leur bâton et prier
" devant elle. Voici des récits fabuleux qui ont circulé
" durant toute l'antiquité, et auxquels les enfants
" mêmes finissaient par ne plus croire : voici des
" légendes pieusement contées dans les cloîtres, ai-
" mées du peuple, versifiées sans trop de respect par
" les trouvères de Normandie. Les grands et les lettrés
" ne font plus guère qu'en sourire. Mais il y a en Italie
" un homme venu au moment qu'il fallait, dont l'âme
" a été de bonne heure façonnée par l'étude, échauffée
" j)ar la tendresse et la douleur; car Dieu n'a pas
" ménagé le feu dans l'encensoir. Cet homme a l'ins-
"piration: depuis l'âge de neuf ans, son cœur est
" tourmenté d'une passion qui veut quelque chose de
254 FRÉDÉRIC OZANAM
'• grand, et que rien de médiocre ne peut contenter.
" Il a l'impatience du savoir : son zèle n'a reculé ni
" devant les voyages lointains, ni devant les langues
" ignorées, et la rareté des livres, ni devant l'inexo-
" rable ennui qui est au fond des sciences comme des
" plaisirs de la terre. Enfin il a la foi, qui ne lui per-
" met pas de résister il une vocation si manifeste. Il
" semble, au surplus, que la Providence ait pris ses
" précautions avec lui, qu'elle l'ait poussé hors de sa
" patrie, qu'elle lui en ait fermé les portes, afin qu'un
" si beau génie, au lieu de se perdre dans les affaires
" d'une seule ville, arrêté par l'obstacle, se rejette
" quelcpie part, et trouve un meilleur em})loi. Cet
" homme, fatigué du temps, se tourne vers l'éternité :
" il la voit éclairée d'une tradition qui vient du fond
" des siècles. Il y entre, il s'y établit pour le reste de
" sa vie ; il y porte tout ce qu'il a d'art et de science,
" de colère et d'amour; il se rend maître de l'ensemble,
" fixe la structure, travaille pendant vingt ans jus-
" qu'aux moindres détails, et ne se retire qu'en lais-
" saut partout la proportion et la beauté.
" Et le travail du poète forcera encore, au bout de
" cinq cents ans, l'admiration de ceux mêmes qui
" n'aiment ni la pensée de la mort, ni celle de l'éter-
" nité, ni la théologie parce qu'elle en est pleine, ni
" l'Eglise parce qu'elle les prêche. — Pendant ce temps,
" on avait d'autres récits épiques, des poèmes che-
" valeresques écrits pour le plaisir des rois et des
'• cours : on avait les douze preux de la Table Ronde,
FRÉDÉRIC OZANAM 255
" et la quête de Saint-Graal. Impossible de concevoir
" de plus nobles caractcres ni des aventures plus
'' attacbantes. Cependant les grands écrivains n'y tou-
'' chèrent pas. Ces belles histoires descendirent les
" siècles, se transformant toujours, en vers, en prose,
" en contes populaires. Je trouve le Lanceht refait
" quatre fois en Italie, au seizième siècle seulement.
" Je ne sache point c^u'on ait tenté de refaire la
" Divine Comédie. Dante s'en est assuré, selon la
" forte expression d'un ancien, la possession perpé-
'* tuelle. C'est là sa gloire, d'avoir mis sa marque, la
" marque de l'unité, sur un sujet immense, dont les
" éléments mobiles roulaient depuis bientôt six mille
" ans dans la pensée des hommes."
^
256 FRÉDÉRIC OZANAM
CHAPITRE XV.
LES ETUDES GERMANIQUES.
Nous aurions peut-être dû déjà jeter un coup d'œil
sur ce beau et grand travail qui fut fait et publié
avant Les Poètes Franciscains.
Mais il nous a semblé que les études sur Dante, les
voyages, presque. tous faits en Italie, et le charmant
volume sur saint François et ses disciples se tenaient
pour bien dire par la main, et nous n'avons pas voulu
les séparer.
Les Etudes Germaniques publiées pour la première
fois en 1847 et en 1849 forment deux volumes. Le
premier traite des Germains avant le Christianisme,
le second de la civilisation chrétienne chez les Francs.
Nous allons examiner séparément ces deux parties
de l'œuvre qui expose une des grandes sources de la
nation française; car il esta remarquer que les mêmes
éléments qui composent le peuple anglais se ren-
contrent chez les français, mêlés dans des proportions
différentes. Ce sont de part et d'autre les éléments
celtique, germain, Scandinave et latin. Il en est des
FRÉDÉRIC OZANAM 257
peuples comme des produits chimiques, les mêmes
bases combinées dans des proportions différentes
deviennent des corps bien différents.
Du reste les travaux ethnologiques modernes et
surtout ceux de la linguistique, démontrent que tous
les peuples de l'Europe ont eu pour berceau le plateau
central de l'Asie, et leurs langues toutes dérivées du
sanscrit ont pris dans la nomenclature en usage
aujourd'hui le nom de langues indo-germaniques.
Dans tout son travail notre auteur s'est attaché à cette
idée, et la science de l'étymologie y joue un grand rôle.
lics CàeriuaiiDii av:iiil le C'liri!«tï:ini9iue.
" Toute la société française repose sur trois fonde-
ments : le christianisme, la civilisation romaine, et
l'établissement des barbares."
Cette phrase qui dit tant de cboses en si peu de
mots, est la première de la préface de cet ouvrage.
Elle en signale l'importance d'une façon bien saisis-
sante. C'était la manière d'Ozanam, ce qui le carac-
térise, il y a du trait dans tout ce qu'il écrit.
Son érudition a fait qu'il s'est quelquefois attardé
à des détails, qui du reste ont toujours leur valeur;
mais après les longueurs qu'on peut lui reprocher, il
17
a
258 FRÉDÉRIC OZANAM
se résume toujours d'une manière heureuse et quelque-
fois d'une manière éclatante.
Ici c'est au frontispice de son œuvre qu'il en donne
pour ainsi dire la mesure, qu'il en indique toute la
portée.
Dans une étude qui se publie en ce moment dans
la Revue des deux Mondes, M. Lavisse traitant de l'éta-
blissement du christianisme chez les Germains avec
des idées préconçues tout opposées à celles d'Ozanam,
rend cependant un hommage bien mérité au grand
travail de ce dernier.
Notre auteur étudie d'abord l'origine des Germains
et leur condition sociale jusqu'à leur contact avec la
civilisation romaine, et donne ensuite l'histoire abré-
gée des résultats de ce contact.
Pour ce qui est des origines, il compare leur religion
leurs lois, leur langue et leur poésie, avec celles des
Latins, des Grecs, des peuples du nord de l'Europe,
tels que les Scandinaves et surtout avec les peuples
de l'Inde où se trouve la source commune de tous les
formidables torrents humains qui ont remonté d'abord
vers le nord-ouest pour redescendre ensuite vers le
sud.
Il s'occupe d'abord de la religion. Indiquant les
différentes altérations de la tradition, et comme le
font tous les écrivains vraiment chrétiens, rattachant
les mythologies diverses, malgré leurs erreurs, à la
révélation primitive, il s'exprime comme suit sur le
nom de Dieu dans les différentes langues appelées
FRÉDÉRIC OZANAM 259
gothiques par extension de ce nom Goth (God) donné
aux peuples eux-mêmes.
" L'idée d'un Dieu inconnu semble, dit-il, dominer
" toutes les traditions allemandes. C'est ce je ne sais
" quoi de divin que les Germains de Tacite adoraient
" dans l'horreur de leurs forêts, qu'ils ne voyaient
" que par la pensée et qu'ils n'osaient ni représenter
" sous les formes humaines, ni resserrer entre des
" murailles. Le nom même que la langue allemande
" donne au Créateur (Goth) semble tenir, par sa
" racine, aux plus exactes notions métaphysiques.
" Une explication étymologique désormais incontes-
" table le ramène à une racine orientale qui exprime
" l'être incréé (en persan Khoda, Zeud, Quadata ;
" sanscrit Svadata (a se datus) et })ar une déduction
" parfaitement juste, le même mot (Gut) signifiait
" l'être bon. Mais une idée si pure n'avait pas suffi à
" des esprits charnels, il leur avait fallu, comme à
" tous les peuples du paganisme, des divinités faites
" à leur image."
Dans Wadan, l'Odin des Scandinaves, on recon-
naît facilement le Mercure des Grecs et des Latins ;
Donar qui s'appelle Thor en Scandinave, n'est autre
qu'Hercule ; enfin Saxnot le Tyr des chants de l'Edda,
a tous les attributs de Mars. Tacite avait donc raison
de dire que les Germains adoraient ces trois dieux
des Romains. Donar qui lançait la foudre et qu'on
représente armé d'un marteau, forme qu'affecte assez
souvent l'éclair déchirant la nue, Donar s'identifie.
260 FRÉDÉRIC OZANAM
aussi avec Jupiter ; mais dans toutes les mythologies
l'un et l'autre représentent la force suprême. Hercule
du reste comme les dieux des Scandinaves et des
Germains, comme Sigurd ou Siegfried paraît être
tantôt un dieu, tantôt un demi-dieu, un héros.
Chez les divinités inférieures, celles qui symbolisent
plus en détail les forces de la nature, notre auteur
trouve une coïncidence aussi marquée. Freya,la Vénus
du nord, les trois Nornes qui enregistrent les desti-
nées humaines et qui ne sont autres que les Parques,
les Ondines sœurs des Naïades, les géants qui rappel-
lent les Cyclopes, et qui figurent aussi dans la Bible, les
nains qui sont au moins les cousins-germains des
pygmées de la Fable et bien d'autres personnages se
rapportent aux divinités des Grecs et des Latins.
Pour l'Inde, nous voyons les sacrifices humains, le
bûcher qui s'élève sur la tombe du mari pour con-
sumer sa femme et souvent ses esclaves, et jusqu'à la
coutume des femmes Indoues de se baigner dans le
Gange comme purification religieuse, qui se retrouve
à une époque comparativement récente en Allemagne.
" Au quatorzième siècle, dit notre auteur, Pétrarque,
" se trouvant à Cologne la veille de la Saint-Jean, y
" fut témoin d'une solennité qui le frappa et qu'il
" décrit dans ses lettres. Les femmes de la ville, cou-
" ronnées de fleurs, s'étaient rassemblées au bord du
" Rhin ; là elles s'agenouillèrent pour tremper dans
" les eaux leurs mains et leurs bras en prononçant
"des paroles superstitieuses; c'était une persuasion
FRÉDÉRIC OZANAM 261
" générale que le fleuve emportait avec l'ablution de
" cejour tous les maux qui menaçaient Tannée."
Les lois comme chez les Etrusques et les Latins
tenaient à la religion, et une foule de choses y sont
identiques chez ces deux branches de la race aryenne.
Les sacra privata se trouvent à l'origine des succes-
sions chez les Germains comme chez les Romains ;
l'agnation et la cognation y sont parfaitement défi-
nies.
" Je crois apercevoir, dit Ozanam, dans les coutumes
" du Nord la trace d'une loi commune aux plus
" grandes nations du Midi et de l'Ouest, qui liait les
" sacrifices aux successions et n'investissait le suc-
" cesseur qu'à la charge par lui de satisfaire pour
" ses ancêtres. Ce devoir sacerdotal de l'héritier
" explique la préférence accordée aux fils et comment
" les filles sont exclues de la terre salique, c'est-à-dire
" de la terre noble reçue des aïeux. A défaut des des-
" cendants mâles, l'héritage est dévolu aux ascendants
" et ensuite aux collatéraux jusqu'au septième degré,
" Les diverses coutumes varient dans le rang qu'elles
" leur assignent, mais toutes s'accordent à préférer
" les parents du côté de l'épée (^Sivertmage) aux
" parents du côté du fuseau {Spillmage).^^
Voilà pour l'agnation fondée sur les sacra priva-ta,
sur le culte domestique des divinités inférieures, des
mânes des ancêtres ; voici maintenant comme contre-
partie la detestatio sacroruvi des Romains.
" Le dogme mystérieux de la solidarité, de la
262 FRÉDÉRIC OZANAM
" réversibilité des mérites et des démérites se fait
" sentir dans cette constitution de la famille germa-
" nique, où l'on ne voyait d'abord qu'un état violent.
" Et ces relations, que la chair et le sang semblaient
" n'avoir formées que pour un temps, se rattachent à
" des lois éternelles, qui font l'unité morale du genre
" humain.
" Les peuples du Nord connaissaient si bien la force
" de ces liens qu'ils s'en effrayaient. Ils se réservaient
" la faculté de rompre des engagements si inflexibles.
" La loi salique en dispose expressément. "Si quel-
" qu'un, dit-elle, veut renoncer à ses parents, il se
" présentera dans l'assemblée du peuple, portant
" quatre verges de bois d'aune et il les brisera sur sa
" tête, en déclarant qu'il n'y a plus rien de commun
" entre eux et lui."
La renonciation à la famille se faisait donc dans
l'assemblée du peuple, de même que chez les Romains
l'abrogation se faisait à l'origine dans les comices,
aussi bien que le testament.
Pour ce qui est de l'adoption, les Germains allaient
plus loin que les Romains, ils avaient quelquefois
recours à l'expédient peu moral que Lycurgue avait
sanctionné pour ne pas laisser le foyer privé d'enfants.
Pour certains crimes, même pour certaines trans-
gressions de la loi, le romain était dévoué aux dieux :
sacer esto !
Chez les Germains et chez tous les peuples du nord
la même idée existait. Le coupable était dévoué aux
FRÉDÉRIC OZANAM 263
dieux. C'était la raison suprême, la justification de la
peine de mort.
" Toute exécution à mort est un sacrifice humain :
" la loi de Frise s'en explique formellement. Elle
" ordonne que celui qui a profané un temple soit
" immolé aux divinités du pays. Chez les Scandinaves
" le patient est une victime offerte à Odin : le dieu
" vient s'asseoir sous la potence pour converser avec
" le supplicié, il aime qu'on l'invoque sous le nom de
" Hanga Drothin " le seigneur des pendus."
Voici maintenant quelque chose qui ressemble
beaucoup à ces gestes, à ces actes solennels et bizarres,
en même temps à ces formules sacramentelles qui
ont été la base de la procédure romaine sous le nom
d^actiones legis. Il est à remarquer aussi que beaucoup
de formules et de prestations féodales portent le
môme caractère, et qu'elles le tiennent vraisemblable-
ment plutôt des us et coutumes germaniques que du
droit romain, d"où ce symbolisme était à peu près
disparu lors de l'invasion des barbares. *
" La loi salique veut que l'insolvable présente
" douze hommes pour jurer qu'il ne possède plus rien
" ni sur la terre ni dessous. Alors il entrera dans sa
* Comparez ce travail d'Ozanam avec l'excellent ouvrage de
M. FiisteldeCoulanges: la Cité antiqvy ; voir aussi le discours de
M. Loranger sur la Siimbolique du '/ro^ï, prononcé à l'Université
Laval à Montréal; on le trouve dans le premier volume de la
Thémis.— Montréal, 1879.
264 FRÉDÉRIC OZANAM
" maison, y ramassera de la poussière aux quatre
" coins, et debout sur le seuil, le visage tourné vers
" l'intérieur, il jettera de cette poussière de la main
" gauche par-dessus ses épaules, de façon qu'elle
" retombe sur le parent le plus proche. Puis en che-
" mise, sans ceinture, un bâton à la main il sautera
'' plusieurs fois, et dès ce moment la dette restera à
" la charge du parent désigné."
On retrouve aussi chez les peuples du Nord ces
usages du nexus et de Vaddiction qui modifiés par la loi
Pétillia et par la loi des Douze Tables n'en ont pas
moins été longtemps en vigueur et auraient été jus-
qu'à faire dépecer le débiteur par ses créanciers, ce
qui est nié cependant par quelques écrivains romains.
"Si le débiteur ne peut payer de ses biens, dit
" encore notre auteur, le créancier se le fait adjuger
" par le tribunal à titre de serf; il le garde dans sa
" maison, le charge de travaux humiliants, l'enchaîne
" s'il lui plaît, pourvu que la chaîne ne soit pas ser-
" rée au point de faire rendre l'âme. Mais si le débi-
" teur récalcitrant refuse de travailler, la loi norvé-
" gienne permet de le conduire à l'assemblée afin
" que ses amis le rachètent, et si personne ne le
" réclame, de couper sur son corps ce que l'on voudra
" en bas ou en haut."
Ozanam pousse plus loin encore sa comparaison
des lois des Germains avec celles des Grecs et des
Romains et avec la législation primitive et théocra-
tique de l'Inde.
FRÉDÉRIC OZANAM 265
Il parcourt savamment toutes les relations légales
et interroge les différents états de la personne, les
différents rapports des choses et du droit, les diffé-
rentes formes de la société ou même l'absence pres-
que complète de toute forme sociale pour en arriver
à refaire d'une part l'unité de la race indo-européenne;
et de l'autre à indiquer les dissemblances entre les
nations de cette race aux diverses étapes de la civili-
sation; et comme ces étapes paraissent avoir été par-
courues en deux sens, en descendant et en montant
il essaie de répondre au problème suivant : quel était
le plus ancien de Tétat d'indépendance ou de l'état
de société ?
Nous ne sommes pas prêts à admettre sans restric-
tions la conclusion à laquelle il arrive ; mais nous ne
croyons pas devoir en priver nos lecteurs:
" Je crois, dit-il, pouvoir dire que ces deux états
" sont aussi anciens que le monde, parce que tous
" deux ont leur principe dans les dernières profon-
" deurs de la nature humaine, qui veut être libre,
" mais qui ne supporte pas la solitude.
" Chez les nations du Midi, dans l'Inde, en Grèce, à
" Rome l'autorité l'emporte ; et comme c'est l'autorité
" qui fonde et qui conserve, ces nations ont couvert
" la moitié du monde de leurs institutions et de leurs
" monuments. Mais pour avoir poussé trop loin le
" droit de la cité, pour avoir divinisé la patrie, pour
" l'avoir adorée d'un culte idolâtrique, on en vint à
" ne lui refuser aucun sacrifice. On méconnut le droit
266 FRÉDÉRIC OZANAM
" sacré de désobéir aux lois injustes, ou plutôt on ne
" reconnut pas la prérogative de la raison qui juge
" delà justice deslois. Les jurisconsultes proclamaient
" cette maxime, que la société n'a pas de compte à
" rendre de ses décisions. Ce fut l'erreur des grands
"états de l'antiquité; ils périrent comme périssent
" tous les pouvoirs, par leurs excès. La décadence
" romaine donna cet exemple au monde. Les insti-
" tutions étaient grandes, mais les consciences étaient
" étouffées ; un moment vint qu'elles s'éteignirent, et
" que les lois se soutenant, la société se trouva dis-
" soute.
" Mais l'instinct de la liberté s'était réfugié chez
" les peuples germaniques. Sans doute cette passion
" d'indépendance, qui ne souffrait rien d'obligatoire,
" rien de fixe, rien de durable, ne permettait pas à
" la société de s'affermir. Il ne semble pas que la
" passion humaine fut meilleure hors de ces liens de
" la loi qui la soutiennent, incapable de se maîtriser,
" impuissante pour tout, si ce n'est pour détruire.
" Mais c'était aussi la destinée des barbares d'accom-
" plir une œuvre de destruction. D'ailleurs le mal
" chez eux, n'était pas sans ressources. L'homme n'y
" était pas descendu aussi bas que dans les pays
" policés, qui ont abusé de toutes les jouissances et
" de toutes les lumières. Ils étaient ignorants, par
" conséquent excusables à beaucoup d'égards ; ils
" étaient pauvres car il n'y a i:)as de richesse plus tôt
" tarie que le pillage ; et la pauvreté devait les réduire
FREDERIC OZANAM
267
" au travail. Ils paraissaient chastes, si l'on compa-
" raît la grossière simplicité de leurs mœurs aux
" raffinements des déljauchos romaines. Enfin ces
" caractères énergiques, qui ne savaient pas obéir,
" mais qui savaient se dévouer, conservaient un reste
" de dignité humaine, une étincelle de ce sentiment
" d'honneur que les autres peuples anciens n'ont
''jamais bien connu, et dont le christianisme devait
" se servir pour former les consciences, et pour fonder
" sur l'obéissance raisonnable tout l'édifice des légis-
" lations modernes."
Passant à la langue et à la poésie notre auteur se
livre à un travail semblable à celui qu'il a fait pour
la religion et pour les lois.
Tous ces sujets sont tellement connexes, ils s'enche-
vêtrent si bien que c'est merveille que l'on ne s'y
embrouille pas davantage. Le lecteur se trouve bien,
il est vrai, quelquefois embarrassé, mais grâce à la
magie du style, il finit par s'en tirer.
Chez les peuples primitifs la langue ne se distingue
guère de la poésie, car la poésie plus que la prose
forme et perpétue la littérature ; elle expose même
les lois (^Carmen necessarium), elle raconte les fables,
qui font partie de la mythologie, enfin la religion
elle-même est entièrement mêlée au droit et à l'his-
toire, on pourrait même dire sans exagération que la
poésie est dans tout et que tout est dans la poésie.
Aussi l'auteur dans ses deux derniers chapitres revient-
il souvent sur ses pas. Il rappelle les mythes religieux,
268 FEÉDÉEIC OZANAM
les légendes, bases de tout les systèmes que les poètes
ont chantés.
" Les peuples, dit Ozanam, ne laissent pas de mo-
numents plus instructifs que leurs langues. Dans le
vocabulaire on a tout le spectacle d'une civilisation.
La grammaire conduit plus loin, on y saisit le génie
même de la nation où elle s'établit."
Le vocabulaire est vraiment le flambeau qui
révèle l'homme à lui-môme et ensuite lui permet
de tout connaître: lux in tenebris. La grammaire est
l'engin puissant qui apporte le mouvement à cet élé-
ment essentiel de la vie intellectuelle.
" Il fut un temps, dit le poème Scandinave la
" Voluspa, où le soleil ne connaissait pas ses palais,
" où les étoiles ne connaissaient pas leur place, alors
" les ases s'assirent sur leur siège élevé et ces dieux
" saints délibérèrent. Ils donnèrent des noms à la
" nuit et aux décroissances de la lune ; ils nommèrent
" le matin, l'après-midi et le soir, en sorte que Ton
" put compter les années."
Une autre légende raconte comment le nain Alvis
qui savait toutes choses alla trouver le dieu Thor })our
lui demander la main de sa fille. Celui-ci le garde
toute la nuit à se faire réciter les noms des astres, des
éléments, et de toute chose dans plusieurs langues.
Le nain y prend tant de plaisir qu'il ne s'aperçoit pas
que le jour vient, or le jour est fatal aux nains comme
aux sorciers. Alvis cx|)ira sur le seuil de la demeure
du dieu.
. FRÉDÉRIC OZANAM 269
Dans la Genèse, Dieu nomme lui-même le soleil et
la lune, le jour et la nuit, et ayant créé l'homme il ne
l'installe pas autrement comme roi des autres êtres
animés qu'en lui donnant le droit de les nommer. *
Les noms des nombres, les noms des divinités, ceux
des personnes qui composent la famille, ceux des
jours de la semaine, des mois de l'année, offrent non
seulement dans les diverses langues du nord (le
gothique, leteutonique, l'anglo-saxon, le Scandinave),
une très grande ressemblance, mais encore cette res-
semblance s'étend au celtique, au grec et au latin et de
toutes ces langues on peut facilement remonter au
sanscrit. Il suffit d'indiquer en sanscrit les noms des
nombres qui, à l'exception du i^remier se retrouvent
très facilement dans les idiomes dérivés: eka, f dva,
tri, tchatour, 'pantchan^ chach, saptan, atchan, navan,
dasan. Ajoutons-y les noms de la famille: pi7a, sûmes,
* Voir sur l'origine des ]an»ues et des idées les ouvrages de
M. DeBonald et plus particulièrement la Législation îmmitive et
les Pensées diverses.
f Assez singulièrement le nombre un, en langue iroquoise,
Enskat se rapprorhe plus du sanscrit et en- même temps a une
ressemblance avec les mots ttnus àulatin, ains du gothique,
einer du teutonique. Les autres noms de nombre iroquois se
rattacheraient plus difficilement aux langues indo-européennes.
Ceux de la langue algonquine et des autres langues qui d'après
elle s'appellent aîgiques, se rapportent plutôt au chinois et
au japonais. D'un autre côté plusieurs noms de lieu en iro-
quois ont une grande ressemblance avec d'autres noms de lieu
en japonais.
270 FRÉDÉRIC OZANAM
duhita, hhratri, svasri. Enfin prenons le mot vidava en
sanscrit, vidua en latin, vidovo en gothique, widow en
anglais.
Mais une des choses les plus curieuses c'est l'al-
phabet qui, ainsi que le calendrier, est attribué aux
dieux chez tous les peuples du Nord, de même que le
calendrier des Romains était du domaine des pontifes.
" Ces lettres qui portent le noms de runes sont
" liées aux opérations magiques, aux rites des sépul-
" tures, à tout ce qu'il y a de plus ancien dans les
" coutumes et les souvenirs. Odin lui-même est l'in-
" venteur des runes, il les porte gravées sur la ba-
" guette mystérieuse qui donne la paix ou la guerre
" aux nations, c'est lui qui en enseigna l'usage aux
" rois et aux sacrificateurs ; de là ce système d'écri-
" ture sacré connu par tout le Nord."
Notre auteur nous donne un alphabet runique
anglo-saxon et un autre irlandais, dans lesquels à la
suite de chaque lettre se trouvent des commentaires
très instructifs, mais dont la naïveté rappelle quel-
quefois nos alphabets illustrés à l'usage des petits
enfants : nil novi sub sole !
Nous ne pouvons suivre l'auteur dans tous les
détails de sa savante étude où il passe en revue l'é-
tymologie et la grammaire des peuples indo-euro-
péens, j)renant toujours le sanscrit pour point de
départ et qu'il accompagne de nombreux tableaux.
Riche, gracieuse, flexible et sonore, cette vieille
langue aurait subi dans ses transformations une dété-
FRÉDÉRIC OZANAM 271
rioration persistante ; son vocabulaire et sa grammaire
se seraient constamment appauvris ; tout serait devenu
plus terne, plus sombre, plus froid et plus desséché.
Il ne dit rien ici des Slaves et des Celtes qui avaient
précédé les Goths et les Germains de l'Europe occi-
dentale, mais il parcourt les idiomes grec, latin,
gothique, teutonique, anglo-saxon et Scandinave qui
composent dans Tordre que nous venons d'indiquer,
une gamme descendante sous le rapport de l'euphonie
et du mécanisme grammatical.
Pour le vocabulaire, le sanscrit avait quatorze
voyelles et trente-quatre consonnes qui représentent
toutes les touches, toutes les nuances de la voix hu-
maine. Pour ce qui est de la grammaire, les déclinai-
sons et les conjugaisons sont beaucoup plus fortes et
plus riches dans la langue mère: "le verbe compte
" trois voix, six modes, six temps, trois personnes
" avec trois nombres, en tout trois cents formes dis-
" tinctes." Ces formes vont ordinairement en décrois-
sant en même temps que le nombre des sons eux-
mêmes ; et la langue mère n'arrivera jusqu'à nous
qu'après que ses héritiers successifs, selon l'expression
de l'auteur, auront dissipé la plus grande partie de
leur héritage.
Ainsi les flexions vont tellement en diminuant dans
les déclinaisons et les conjugaisons, qu'à la fin les
premières ne se font plus qu'à l'aide des propositions
et des articles, et les autres à l'aide des verbes auxi-
liaires. C'est surtout le cas dans l'anglais et le français
272 FRÉDÉRIC OZANAM
qu'on peut considérer comme deux des derniers
dérivés du sanscrit, l'un à travers le teutonique et le
gothique, l'autre à travers le latin et le grec.
Qui n'a aussi remarqué la sonorité et quelquefois
la douceur plus grande du latin et du grec ? Eh bien !
la même différence existe pour le gothique et le teu-
tonique comparés aux derniers dérivés de cette branche
des langues anciennes.
Passant à la poésie l'auteur fait remarquer que chez
les peuples du Nord elle a conservé le caractère sombre
et presque féroce qu'elle avait à l'origine chez les
Grecs. Comme pour la langue, l'influence du climat
et d'une vie plus rude a été pour beaucoup dans cette
âpre sévérité. Du reste la poésie intime et le roman
étaient à peu près inconnus chez les peuples de Tan-
tiquité. Quelques odes d'Horace, les églogues de Vir-
gile, les poèmes d'Anacréon et de Sapho, l'odyssée
d'Homère, ont bien un sentiment personnel, mais dans
leur ensemble la poésie grecque et la poésie romaine
sont dévouées presqu'uniquement à la religion et à
l'histoire; l'homme y apparaît moins pour lui-même
que pour le rôle qu'il joue dans la société, moins
comme l'artisan de sa destinée que comme l'instru-
ment des dieux, le jouet de la fatalité. Ce dernier
caractère est encore plus marqué chez les peuples du
nord, leur poésie est presque exclusivement héroïque
et mythologique. La gaieté en est à peu près absente
et de leurs désolantes fictions est descenduejusqu'à
nous cette tristesse, cette mélancolie qui à l'heure
. FRÉDÉRIC OZANAM 273
présente est encore la note dominante dans la poésie
anglaise comme dans la poésie allemande.
" Toute la fable de Sigurd, dit Ozanam, n'est que
l'histoire d'un trésor et de plusieurs vengeances, *
les frères pour un peu d'or y font égorger leurs frères,
les héros arrachent le cœur de leurs ennemis et en
boivent le sang, une mère tue ses enfants, jette leur
chair dans des vases remplis de miel qu'elle met sur
la table de son mari, le poignarde lui-même après cet
horrible festin, et l'ensevelit sous les ruines de son
palais incendié. Le poète achève son récit en décla-
rant heureux "l'homme qui engendrera une telle
" fille, une femme aux actions fortes et courageuses."
Notre auteur ajoute que ce sont bien là, dans les
dieux et les héros, les mœurs féroces des peuples
eux-mêmes.
Que l'on rapproche cela cependant des horreurs de
la vieille tragédie grecque, des crimes accumulés dans
les familles des rois et l'on ne trouvera pas une aussi
grande différence, f
* Ce trésor ne porte chance à personne, tous ceux qui s'en
emparent par la ruse ou par la violence en sont victimes et
périssent à leur tour,... morale que l'on paraît avoir oubliée au
pays des milliards.
t Vous ne démentez point une race funeste,
Oui, vous êtes le sang d'Atrée et de Thyeste ;
Bourreau de votre fille, il ne vous reste enfin
Que d'en faire à sa mère un horrible festin.
Racine, Iphigénie.
18
274 FKÉDÉEIC OZANAM
Ozanani en convient: "ce ne sont pas les goûts
" sanguinaires ni les images monstrueuses qui man-
" quent dans les premières créations de la poésie
"grecque; il s'y voit assez de parricides, assez de
" géants, d'hydres, de gorgones et de centaures pour
" trahir le désordre des imaginations et la barbarie
" de l'art." Mais il veut que tout cela s'arrête avec
Homère, oubliant tout un théâtre qui est bien posté-
rieur à cette époque.
Un autre caractère de la poésie des barbares, qui se
trouve aussi chez les peuples les plus civilisés de l'an-
tiquité et qui contraste avec l'atrocité de la plupart
des légendes, c'est le caractère didactique.
Comme Hésiode chez les Grecs, comme plusieurs
poètes latins antérieurs à Virgile, les poètes germains
et Scandinaves se faisaient les instituteurs des peuples.
Tout s'apprenait en chantant, et n'y revient-on point,
sans s'en douter, dans ces salles d'asile des Français,
dans ces infant schools des Anglais, dans ces écoles gar-
diennes des Belges, faites à l'image des kinder-garten
des Allemands ? Les chantres errants des Scandinaves,
les bardes de l'Ecosse et de l'Irlande, les meinesingers
de la Germanie, comme les trouvères et les troubadours
de nos ancêtres, ne sont-ils pas les successeurs éloignés
des rapsodes de la Grèce?
Seulement, les plus anciens remontaient plus volon-
tiers à l'origine des choses, tandis que les plus mo-
dernes se contentaient des combats des preux du
moyen âge, en y ajoutant l'élément de la galanterie,
particulier à leur époque.
FRÉDÉRIC OZAXAM 275
L'auteur insiste sur le pouvoir ujugique attribué
plus spécialement par les peuples du Nord à la poésie.
Nous disons plus spécialement car, sans remonter à
Amphion et à Orphée, l'idée n'était pas nouvelle ;
chez eux elle sert aux incantations. Ce mot, comme
celui d'enchantement, explique bien la chose, et elle
était indispensable aux rites sacrés et publics, comme
à des pratiques plus ténébreuses et plus sinistres.
Choisissons cependant une page gracieuse au milieu
de bien des choses révoltantes.
" Il y avait aussi des formules magiques qui se
" chantaient pour consulter le sort, pour fermer des
" blessures et dont quelques-unes sont parvenues jus-
" qu'à nous. S'il s'agissait, par exemple, de guérir un
" cheval blessé, on répétait des vers où paraissaient
" les dieux et les déesses secourant le coursier de
" Balder blessé dans la forêt. S'il fallait faire tomber
" les fers d'un prisonnier on récitait cet autre chant :
" Un jour les nymphes étaient assises; elles étaient
" assises ça et là. Les unes nouaient des liens, les
" autres retenaient la marche de l'armée, d'autres
" cueillaient des fleurs pour en tresser des guirlandes.
" Captif secoue tes chaînes, échappe à tes ennemis."
Ces dernières paroles étaient sans doute le refrain
du chant.
Dans la forme de la poésie, l'accentuation, l'allité-
ration et la rime jouaient un grand rôle. On sait que
ces deux derniers éléments de la versification existaient
chez les anciens Latins, et qu'ils reparurent dans la
276 FRÉDÉRIC OZANAM
décadence, et jouèrent un rôle qui n'est pas à dédaigner
dans la latinité du moyen âge, surtout dans les chants
liturgiques.
Mais ce qui étonnera peut-être nos lecteurs, c'est de
retrouver dans cette poésie des tropes et des péri-
phrases, qui auraient fait pâmer d'aise les précieuses
de l'hôtel Rambouillet. "Jamais, dit notre auteur,
" l'horreur du mot propre, la passion des figures ne
" fut poussée si loin que chez ces pirates de la mer du
" Nord. L'or qu'ils supposent recueilli dans les fleuves
" s'appellera dans leurs vers : la flamme des eaux, la
" grêle sera la pierre des nuages^ un vaisseau devient
" le coursier de V Océan et un cheval le vaisseau de la
^' terre ; la harpe s'appelle le bois du plaisir et les
" larmes Veau du cœur. Les scaldes se vantaient de
" donner au dieu Odin cent quinze noms et de pou-
" voir désigner une île par cent vingt et une péri-
" phrases différentes."
Comme nous l'avons dit plus haut, Ozanam met
en regard toutes les mythologies en remontant à celles
de l'Inde, et y retrouve le germe des révélations pri-
mitives, une partie même des dogmes de l'Ancien et
du Nouveau Testament obscurcis et défigurés. Nous
ne le suivrons pas dans cette démonstration, nous en
donnerons seulement la conclusion.
"Ainsi s'établit l'incontestable fraternité des nations
" germaniques, avec les deux grands peuples du Nord
" en même temps qu'avec les peuples policés du Midi.
" Quelque différente que soit la destinée des uns et des
FRÉDÉRIC OZANAM 277
" autres ils donnent tous le spectacle de la même lutte.
'' Il n'en est pas de si barbare où l'on ne voit un reste
" de civilisation et il n'en est pas de si cultivé où l'on
" ne touche au vif quelque racine de barbarie que rien
" ne peut arracher. Au fond des sociétés comme au
" fond de la conscience humaine on retrouve la loi de
" la révolte, on retrouve la contradiction, le désordre,
" ce que Dieu n'y a pas mis. L'histoire comme la tra-
" dition aboutit au mystère de la déchéance ; nous
" arrivons par un chemin bien long à une vérité bien
" vieille, mais rien n'est plus digne de la science que
" de donner des preuves nouvelles à de vieilles vérités.
" Tout le travail des siècles ne consiste qu'à réparer
" cette déchéance, à effacer cette contradiction, à
*' remettre l'unité, la paix dans l'homme, dans les
" peuples, dans le genre humain. C'est ce que je vois
" commencer au sein de la famille européenne, à l'é-
" poque où, resserrée dans les vallées de l'Asie occi-
" dentale, elle attendait l'heure de se disperser. Quand
" le moment de la Providence fut arrivé, les Indiens
" et les Perses prirent leur route vers le Sud. L'essaim
" des peuples d'où devaient sortir les Grecs et les
" Latins se dirigea du côté de l'Occident ; les Celtes, les
" Germains et les Slaves ne trouvèrent devant eux
" que les froides plaines du Septentrion, et il semble
" que leur partage était mauvais. Pendant vingt siècles
" leurs frères possédant les plus belles contrées de la
" terre, fondèrent des cités, des écoles et firent à eux
" seuls toutes les affaires publiques de l'humanité.
278 FRÉDÉRIC OZANAM
" Les conquérants, les législateurs, les philosophes se
" succédèrent travaillant, sans le savoir, à unir les
" peuples méridionaux par une civilisation commune
" qui s'acheva sous la garde et pour ainsi dire sous le
" mur de l'empire romain. Quand cet ouvrage fut
" accompli il ne resta plus que de renverser le mur et
" de livrer la contrée aux hommes du Nord, afin de
" composer cette société plus grande qui devait être
" la chrétienté. Les Germains se trouvèrent en mesure
" de répondre à l'appel, ils avaient crû et multiplié
" dans l'ombre et s'ils étaient assez barbares pourren-
" verser l'empire romain, il leur restait assez de
" lumières pour rebâtir sur ses ruines."
Les Romains en venant en contact avec ces peuples
du Nord ne soupçonnèrent aucunement qu'il pût y
avoir entre eux et leurs ancêtres cette communauté de
lois, de langue et de religion que notre auteur a fait
ressortir si énergiquement. Ils ne la virent du reste ni
chez les Celtes qu'ils avaient rencontrés avant, ni chez
les Slaves, ni chez les nombreux peuples barbares qui
vinrent les envahir alors qu'ils avaient eux-mêmes
envahi presque tout l'univers connu. Il est bizarre de
penser, comme notre auteur nous le fait voir, que ces
hordes venues du centre de l'Asie au centre de l'Europe
en suivant une ligne courbe vers le Nord d'abord
et vers le Sud ensuite, retournèrent en Asie incorporés
dans les légions romaines, pour lutter avec les maîtres
du monde, non loin du berceau de leurs ancêtres et
contre les peuples dont ils étaient peut-être issus. La
FRÉDÉRIC OZANAM 279
même évolution fut faite contre les Romains plus tard,
par d'autres barbares en passant de l'Europe en
Afrique et jusqu'en Asie.
Le seconde partie du livre est employée à étudier
les effets de la conquête romaine sur les Germains,
jusqu'où elle s'étendit et pourquoi elle ne put s'étendre
davantage. Elle ne fut jamais aussi complète que celle
des Celtes de la Gaule et du mélange de Celtes et
d'Ibères en Espagne, ces derniers n'étant point
cependant d'origine aryenne.
Mais si elle ne fut pas complète, elle fut cependant
plus sérieuse qu'on ne le pense généralement. César
n'avait guère fait que se montrer sur les deux bords
du Rhin, et la courte description qu'il fit des Germains
et de leur pays suffit pour exciter l'insatiable ambition
des Romains. Il se proposait après ses guerres d'Asie
de revenir par le Pont-Euxiii, de prendre la Germanie
à revers et de rentrer dans les Gaules, ayant étendu
l'empire jusqu'à la mer du Nord.
" Ce rêve, dit notre auteur, ne fut pas réalisé; mais
" il est remarquable que le génie de César ait été
" attiré vers ces trois grands pays du monde moderne,
" la France, l'Angleterre et l'Allemagne ; qu'il n'ait
" pas moins fallu que son épée pour commencer leur
" destinée, et que sa plume pour écrire le premier
" chapitre de leur histoire."
Auguste, petit neveu de César et son fils adoptif, n'a-
vait pas considéré comme la partie la moins précieuse
de son héritage les brillants projets que ce grand
280 FRÉDÉRIC OZANAM
homme avait formés. Ce furent ses fils adoptifs à lui,
Drusus et Tibère, qui en furent chargés. Le premier,
après de nombreux combats et une occupation sérieuse,
qui a laissé derrière elle des tours et des remparts
encore visibles aujourd'hui, périt dans un accident.
Sa mort, causée par une chute de cheval, aurait été pré-
cédée d'une vision, qui a quelque chose de fatidique,
et symbolise bien la résistance de la barbarie à la
civilisation. Ayant pénétré jusqu'aux bords de l'Elbe,
une femme d'une forme gigantesque lui serait appa-
rue et lui aurait défendu d'aller plus loin. " Qui
" sait, dit notre auteur, si dans cette apparition, il
" ne faut pas reconnaître quelque prêtresse deWoden,
" qui se crut inspirée d'arrêter l'étranger au passage
" et de sauver les derniers sanctuaires de ses dieux? "
On sait que Tibère parvint lui-même à l'empire,
mais on accuse le successeur d'Auguste d'avoir arrêté
les progrès du vaillant Germanicus par jalousie.
Celui-ci avait entrepris de venger la défaite de Varus,
défaite, qui avait été pour les Romains une humilia-
tion autant qu'un désastre. Qui ne se rappelle avoir
entendu citer en pareille occurrence le cri d'Auguste :
" Varus, rends-moi mes légions ! "
Avant de succéder à l'empire, Trajan avait aussi
commandé en Germanie, il semblait que ce fût le
chemin du trône. La soumission de la Germanie était
l'idée fixe des gouvernants.
" Après avoir achevé la conquête du territoire com-
" pris entre le Rhin, le Mein, et le Danube, dit notre
FRÉDÉRIC OZANAM 281
" auteur, Trajan tourna ses armes contre les Daces,
" les plus belliqueux des Germains orientaux, et
" réduisit en province la contr6e qui s'étend du Danube
" aux monts Carpathes et au Dniester. La civilisation
" latine y jeta des racines profondes; après dix-huit
" siècles, les peuples de la Valachie et de la Moldavie,
" issus, si l'on veut les en croire, des soldats de Tra-
" jàn, prennent encore avec orgueil le nom de Romains
" (Roumouni).
Dans le premier et dans le second siècle de l'ère
chrétienne, les Romains avaient fait la conquête des
pays du Rhin et de ceux du Danube ; ils y avaient
transporté, outre leurs légions, des colons gaulois et
bâti des villes. Dans le troisième siècle ils eurent à se
défendre contre les invasions des Allemans, qui parais-
sent alors pour la première fois dans l'histoire, et
contre celles des Francs et des Goths. Ces barbares
eurent d'abord le dessus, mais Maximin et Probus
vengèrent l'honneur déjà périclitant du grand empire.
La lettre de Probus au sénat romain est une des der-
nières pages de l'histoire glorieuse de Rome ; les inva-
sions de barbares qui suivirent furent de plus en plus
terribles, et toute l'habilité des premiers empereurs
chrétiens ne put que retarder la chute de l'empire en
Occident. Cette lettre est curieuse, en ce qu'elle ferme
l'ère du paganisme, en même temps qu'elle indique la
foi des Romains dans la divinité, et la reconnaissance
qu'ils lui témoignaient pour leurs victoires. C'est
pour bien dire le dernier Te Deum païen.
282 FEÉDÉRIC OZANAM
" Je rends grâce aux dieux immortels, pères cons-
" crits, parcequ'ils ont justifié le choix que vous aviez
" fait de moi. La Germanie est subjuguée jusqu'à ses
" dernières limites. Neuf rois de différents peuples
" sont venus en suppliants se prosterner à mes pieds,
" c'est-à-dire aux vôtres. Déjà les barbares ne labou-
" rent, ne sèment, ne combattent plus que pour vous.
" Décernez donc selon l'usage, des supplications solen-
" nelles. On a repris à l'ennemi plus de butin qu'il
" n'en avait fait. Les bœufs des Germains courbent la
" tête sous le joug de nos laboureurs... Nous aurions
" voulu, pères conscrits, réduire la Germanie en pro-
" vince, mais nous avons remis cette mesure à un
" temps où nos vœux seront mieux remplis, c'est-à-
" dire où la bienveillance des dieux nous donnera des
" armées plus nombreuses."
Ozanam examine si la civilisation romaine eût prise
sur les Germains ; il nous les montre d'abord esclaves,
puis colons sur les terres de l'empire, puis initiés aux
lettres latines, puis remplissant les charges publiques
et aspirant même aux plus hautes dignités comme
l'avaient fait avec succès les Gaulois ou Gallo-Romains.
La construction des villes et les écoles publiques,
introduites dans ces villes et dans toutes les parties
du territoire conquis, furent les agents les plus actifs
de l'assimilation.
Après avoir donné des détails très curieux sur cette
partie de son sujet, détails que nous regrettons beau-
coup de ne pouvoir reproduire, l'auteur montre en
FRÉDÉRIC OZANAM 283
quoi tout cela fut insuffisant et il conclut que le cliris-
tianisme seul pouvait .fondre ces peuples avec les
Romains d'un côté, et de l'autre avec les nouvelles
couches de barbares, qui venaient se superposer à celles
qui, civilisées ou à demi-civilisées se joignirent le plus
souvent aux Romains pour résister aux nouveaux
envahisseurs.
" Nous ne concluons pas, ajoute- t-il, que la civili-
" sation romaine n'avait rien fait pour les Germains ;
" nous savons quelle trace profonde elle laissa dans
" le sol, dans les institutions, dans les esprits. Mais
" nous ne disons pas non plus qu'elle fut en mesure
" d'achever l'éducation de ces peuples, puisqu'elle les
" gâtait par ses exemples et les révoltait par ses injus-
" tices. En montrant d'un côté la puissance de Rome,
" de l'autre son impuissance, nous n'avons pas voulu
" établir un parallèle inutile, mais poser sans ména-
" gement les deux termes d'une question qu'il faut
" résoudre : qu'elle fut la mission des Romains en
" Germanie?
" Quand la Providence prend à son service des
" ous'riers comme les Romains, assurément elle ne se
" propose rien de médiocre. Quand elle permet qu'un
" pays soit labouré, pendant plus de trois cents ans
•' par les plus cruelles guerres, c'est qu'elle se réserve
" de semer dans le sillon. Au moment où Drusus je-
" tait des ponts sur le Rhin et perçait des routes à
" travers la forêt Noire, il était temps de se hâter;
" car dix ans après devait naître dans une bourgade
284 FRÉDÉRIC OZANAM
"de la Judée, Celui dont les disciples j)asseraient
" par ces chemins pour achever la défaite de la bar-
" barie. Ce n'était pas trop des bras des légions pour
" élever ces villes superbes de Mayence, de Cologne,
" de Trêves et tant d'autres, qui devaient résister
" au fer et au feu des Vandales et abriter les premiers
" développements de la société chrétienne. Les lois
" des empereurs, si savamment commentées par les
"jurisconsultes, introduisaient le règne de la justice,
" qui préparait celui de la charité. La langue latine
" donnait aux esprits ces habitudes de clarté, de pré-
" cision, de fermeté, aussi nécessaires au progrès de la
" science qu'au maintien de la foi. Les vices mêmes
" de la conquête avaient leur utilité. Il fallait peut-
" être toute la dureté des Césars et de leurs lieute-
" nants pour faire la police du monde païen, pour
" dompter les peuples violents et pour les rendre plus
" dociles à des leçons plus douces. Il fallait surtout
" que l'exemple de la civilisation romaine nous apprît
" à juger la raison humaine dans ce qu'elle a produit
" de plus grand, et à reconnaître, non pas qu'elle ne
" peut rien, mais qu'elle ne suffit pas.
" Ce que Rome païenne ne fit jamais, ce fut la con-
" quête des consciences, et ce fut par là que lui
" échappa l'empire du monde. Jamais ses législateurs
" et ses philosophes s'inquiétèrent-ils des âmes immor-
" telles de tant de millions de barbares ensevelis
"dans l'ignorance et dans le péché? Au contraire,
" c'était cette inquiétude qui poursuivait les mission-
FRÉDÉRIC OZANAM 285
" naires chrétiens, qui troublait leur sommeil, qui les
" entraînait jusqu'au delà des fleuves où s'étaient
" arrêtées les légions. Ils ne songeaient qu'à sauver
" les âmes ; mais par elles ils sauvèrent tout le reste.
" De toutes les fondations romaines, on n'en voit
" point qui se fussent conservées si le christianisme
" ne fût venu les purifier et y mettre son signe."
XiC bénéfice le plus clair que les nations du Nord
retirèrent de leur résistance à l'empire romain plus
longue et plus persistante que celle des Celtes fut la
conservation de leurs langues, cet élément si impor-
tant de l'autonomie. Mais d'un autre côté elles durent
aux Romains leur vocation au christianisme, une
législation plus sage et plus humaine, et un rôle poli-
tique important sous l'égide de l'Eglise.
" La monarchie impériale, dit notre auteur, recom-
" mence avec Charlemagne. Mais les peuples, qui
" avaient droit de se défier d'un pouvoir si dangereux,
" voulurent que cette monarchie régénérée s'appelât
" le Saint-Empire ; ils voulurent que la personne de
" l'empereur fût sacrée, non par une fiction de la loi,
" mais par l'onction du souverain pontife ; qu'au jour
" de son couronnement il fût ordonné diacre, c'est-à-
" dire serviteur des pauvres ; qu'il fît porter devant
" lui la croix, symbole d'humilité et de miséricorde.
" On est moins surpris de l'autorité des lois romaines
" au moyen âge, quand on les trouve déclarées saintes
" et vénérables par les canons de l'Eglise ; quand on
" les voit corrigées, tempérées parle droit canonique,
286 FRÉDÉRIC OZANAM
" à travers lequel, pour ainsi dire, elles passèrent
" avant de descendre dans nos législations. Enfin,
" pendant que les lettres s'éteignaient à l'ombre des
" écoles dégénérées, l'éloquence se réfugiait dans la
" chaire évangélique, où elle retrouvait les grands
" intérêts et les grands auditoires qui l'inspirent. La
" poésie, cet art religieux et populaire, revivait dans
"les hymnes sacrées, dans les légendes aimées des
" ignorants et des petits. Ne dédaignons pas ce latin
" d'église, dont on ne remarque pas assez la naïveté
" et la grâce: ce fut pendant plusieurs siècles le seul
" langage possible de l'enseignement et des affaires ;
" c'est lui qui conserva tout ce qui resta de lumières
" aux temps barbares; c'est lui, bien plus encore que
" la langue morte de Cicéron et de Sénèque, qui donna
" ses grandes qualités à nos langues modernes.
" Il y avait bien plus que du génie à recueillir ainsi
" l'héritage de l'antiquité, à le débrouiller sans rien
" laisser perdre de ses richesses légitimes, et à recon-
" naître en même temps chez les Germains, chez des
" peuples si désordonnés, les fondateurs d'un ordre
" nouveau. Il fallait un amour infini des hommes
" pour ne pas abandonner avec horreur les restes de
" cet empire romain qui avait fait tant de martyrs, et
" pour ne pas désespérer de ces conquérants du Nord
" qui avaient fait tant de ruines. L'histoire n'a peut-
" être pas de plus beau monument que celui où le
" christianisme intervient de la sorte entre le monde
" ciyilisé et la barbarie, afin d'achever un rapproche-
FRÉDÉRIC OZANAM 287
'• ment préparé de loin, mais arrêté par ded redisenti-
" ments terribles. L'Église, dont la mission est de
" réconcilier les ennemis, conclut cette pacification,
" elle en dicta les termes ; elle resta gardienne du
" pacte sur la foi duquel la société européenne se
" constitua."
II
La civilisation chrétienne chez les Francs.
Ozanam, et le titre l'indiquait, n'a pas, dans son
premier volume, amené son étude, ethnologique plus
encore qu'historique, jusqu'à l'établissement du chris-
tianisme.Il n'a envisagé cette époque qu'en perspective,
comme il le dit lui-même. " Nous vivons, dit-il en ter-
" minant,dan3 un siècle de réparations. De toutes parts
" dans nos basiliques, des manœuvres, suspendus aux
" échafaudages, travaillent à gratter la chaux sous
" laquelle le mauvais goût des derniers temps avait
" caché les vieilles fresques. Le dessin était trop ferme
" et la couleur avait trop profondément pénétré pour
" s'effacer à si peu de frais ; et les saints de nos aïeux
" reparaissent avec leurs têtes inspirées et leurs
" auréoles d'or. En achevant cette pénible reconstruc-
" tion des antiquités germaniques, je voudrais avoir
" porté mon échelle assez haut pour atteindre aux
288 FRÉDÉRIC OZANAM
" temps chrétiens, et pour être l'un des ouvriers qui
" dégageront de l'oubli les glorieuses figures de nos
" pères dans la foi et dans la civilisation."
Dans son second volume, l'auteur réalise avec bon-
heur, mais sans en tirer gloire, le vœu qu'on vient de
lire. C'est dans les Gaules, c'est-à-dire sur ce qui
devait être la bien-aimée et glorieuse terre de France,
qu'il montre la plus généreuse des nations germa-
niques, les Francs, non seulement se convertissant au
christianisme, mais devenant les champions de la
Foi.
Il est bon de se rappeler que sous le nom de Ger-
mains * un grand nombre de peuples se trouvaient
compris : les Vandales, les Burgondes, les Goths qu^
se divisaient en Gépides, Visigoths (Goths de l'Ouest)
et Ostrogoths (Goths de l'Est), les Teutons qui se divi-
saient aussi en plusieurs branches et d'autres encore, f
Il est remarquable que les noms qui ont figuré le plus
à l'époque du christianisme et qui nous sont les plus
familiers étaient à l'origine portés par des divisions
ou des subdivisions moins importantes de la grande
famille germanique, tels que les Angles, les Saxons,
* Les savants ne s'accordent pas sur l'étymologie de ce nom
de Germains. Il viendrait, selon les uns, de deux mots teutons
qui veulent dire hommes de guerre, selon d'autres, du latin Ger-
mani, par allusion à la fédération de tous ces peuples alliés les
uns aux autres.
t Dans un sens large, les Scandinaves eux-mêmes y sont
compris.
FRÉDÉRIC OZANAM 289
les Allemands et les Francs. Tous ces peuples furent
en guerre avec les Romains, qui pendant environ 175
ans avaient l'offensive et furent ensuite sur la défen-
sive.
Les Vandales et les Visigoths, devenus chrétiens,
adoptèrent l'hérésie d'Arius qui fit tant de ravages en
Orient, les Francs qui restèrent fidèles eurent à com-
battre d'abord contre les barbares jDaïens, puis et en
même temps contre les hérétiques et enfin contre les
Maures et les Sarrasins, champions de l'islamisme.
Notre auteur raconte toutes les péripéties de ces
luttes avec cette brillante mise en scène que l'on a eu
déjà l'occasion d'apprécier par les nombreux passages
que nous avons cités. Avec cet esprit généralisateur
qui le distingue, il ne s'occupe pas seulement des
Gaules, il décrit les luttes du christianisme dans toute
l'Europe occidentale, faisant la part des rois Mérovin-
giens et Carlovingiens, celle des évêques et enfin celle
des moines, dont le rôle fut à cette période de l'his-
toire d'autant plus grand, qu'en certaines parties de
l'Europe, quelques hommes indignes s'étaient élevés
à l'épiscopat par l'intrigue et la violence.
Il traite d'abord de la Germanie chrétienne sous les
Romains, du rôle joué j)ar le christianisme comme
défenseur de la civilisation et protecteur des peuples
dans les nouvelles invasions des barbares, de la con-
version des Francs et de l'influence qu'elle eut, non
seulement dans les Gaules, mais encore dans les îles
Britanniques et particulièrement en Irlande, des
19
290 FRÉDÉRIC OZANAM
moines irlandais et de la manière dont ils rendirent
au continent les grands bienfaits que leur pays en
avait reçus, saint Colomban renouvelant dans les
Gaules, en Germanie et en Italie les exploits religieux
de saint Patrice, gallo-romain, qui avait été l'apôtre de
l'Irlande.
Après avoir raconté la conversion des Bretons insu-
laires et celles des Anglo-Saxons, il décrit la grande
lutte de Charlemague contre les Saxons païens du
continent ; enfin en quelques chapitres il fait une
esquisse on ne peut plus lumineuse et savante de
l'état de l'Eglise, de la société civile, et des lettres
humaines dans les cinquième, sixième, septième et
huitième siècles.
Nous ne saurions le suivre dans tous les détails de
ce beau travail dont une partie a peut-être donné à
son ami M. de Montalembert l'idée de ses Moines d'Oc-
cident ; la tâche serait trop difficile. On peut juger du
mérite qu'il a eu de réunir, d'analyser, de comparer
et d'apprécier des renseignements si nombreux et de
sources si diverses, par la difficulté que nous éprou-
vons à en faire une simple revue.
Nous en détacherons quelques peintures, quelques
réflexions, qui toutes feront voir l'esprit religieux et
éclairé qui a présidé à cette œuvre, qui selon M.
Caro réunit à l'éloquence et à la science une probité
courageuse.
Si l'auteur, en effet, a son franc parler au sujet des
abus qui s'introduisirent dans l'Eglise, s'il flétrit les
FREDERIC OZANAM 2^1
simoniaques, les fanatiques et les intrigants lorsqu'il
en trouve sur son chemin, il ne manque aucune occa-
sion de faire ressortir le grand rôle joué par tous ces
évêques, ces missionnaires, ces moines, ces vierges
chrétiennes qui, à force de courage et de sainteté, ont
sauvél'Eglise et la société de dangers sans cesse renais-
sants, qui ont été les vrais instruments de Dieu pour
créer et conserver la chrétienté !
On s'incline respectueusement devant le défilé de
tous ces traits d'héroïsme, de tous ces épisodes glorieux
d'une époque dont le fond est quelquefois si sombre;
on admire à tel point la franchise de l'écrivain, que
les plus prévenus lui pardonnent de n'avoir pas
dédaigné la légende, selon le mot d'un homme d'es-
prit, souvent plus vraie que l'histoire. Lisons plutôt
celle de sainte Ursule, sans nous occuper si les vierges
qui la suivaient étaient plus nombreuses que le i:)ré-
tendent les critiques, qui de onze mille veulent les
réduire à onze. *
" Jamais peut-être le paganisme ne parut plus près
" de venger ses humiliations qu'au moment où les
" Huns vinrent s'abattre sur les villes chrétiennes de
" la Gaule. A l'aspect de ces fils du désert conçus,
* Ozanam incline vers l'interprétation critique des initiales
latines XOIV," Undecim Martyres Virgines," et cela j^arce qu'il
a trouvé les noms de dix seulement des compagnes de sainte
Ursule.
292 FRÉDÉRIC OZANAM
" disait-on, dans les embrassements des sorcières et
" des mauvais génies, à qui l'on ne connaissait pas
" d'autre dieu qu'une épée plantée en terre ni d'autre
" culte que l'effusion du sang, les cœurs les plus
" fermes purent regretter les temps de Dèce et de
" Dioclétien. Les églises disparaissaient et les der-
" nières traces des cultures s'effaçaient <îomme l'herbe
" sous les pieds des trois cent mille hommes qu'Attila
" traînait après lui. Besançon, Strasbourg, Worms,
" Mayence, Langres, Reims, Cambrai, Toul et Trêves
"furent emportés; il ne resta de Metz qu'une cha-
" pelle dédiée à saint Etienne ; les prêtres périrent
" aux pieds des autels qu'ils paraient ce jour-là pour
" célébrer la fête de Pâques. Les Huns succora-
'* bèrent dans les plaines de Châlons, mais cette lutte
" sanglante prolongea la terreur de leur passage.
" C'est au milieu de ces redoutables spectacles que la
" postérité, encore émue, plaça la belle légende de
" sainte Ursule.
" Ursule, fille d'un roi chrétien de la Grande-
" Bretagne, est demandée en mariage par un prince
" idolâtre ; elle donne son consentement afin de sau-
" ver son père, mais on lui accordera trois ans pour
"jouir de sa virginité, et, pour présent de fiançailles,
" dix jeunes filles de la plus pure noblesse des deux
" royaumes : chacune de ces dix sera comme elle,
" suivie de mille compagnes. Alors elle fait équiper
" onze galères, et chaque jour elle exerce sa jeune
" troupe à déployer les voiles, à soulever les rames.
FREDERIC OZANAM
293
" Les courses de la flotte virginale charment la mul-
" titude rassemblée sur le rivage : ce sont les derniers
" jeux de ces filles de navigateurs. Un soir, le vent du
"nord s'élève; les onze galères fuient sur l'océan,
" arrivent auxbouches du Rhin et le remontent.] usqu'à
" Bâle. Là, averties par un ange, les voyageuses
" prennent terre et passent les Alpes pour accomplir
" le pèlerinage de Rome. Elles revenaient joyeuses et
" redescendaient le Rhin sur leurs navires ; déjà elles
" reconnaissaient les clochers de Cologne, quand elles
" aperçurent les tentes des Huns campés autour de
" la ville. Enveloppées de toutes parts, brebis parmi
" les loups, entre le déshonneur et la mort, elles mou-
" rurent jusqu'à la dernière. Ursule, menée aux pieds
"d'Attila, refusa de partager son trône; et percée
" d'un trait, la reine de cette blanche armée rejoignit
" ses compagnes dans le ciel. Voilà le poétique récit
" du moyen âge. Ces légions de vierges entourées par
" les païens, et tombant sous les flèches, n'étaient-elles
" pas l'image des jeunes chrétientés de Germanie
" étouff"ées dans leur fleur par l'invasion ? "
Remarquez qu'il ne s'agissait pas seulement de ces
nouvelles hordes de barbares, ni des païens convertis
et ensuite pervertis par l'arianisme ; mais de même
que, dans tout le reste de l'empire, le vieux paganisme
lutta longtemps et même sous les empereurs chrétiens,
sans parler de la courte réaction de Julien l'Apostat,
disputa le terrain pied à pied à la nouvelle foi ; de
même, dans les Gaules et dans la Germanie, Celtes et
.294 FRÉDÉRIC OZANAM
-Germains retournaient souvent à leurs superstitions
qu'il fut très difficile de déraciner complètement, si
bien qu'il en reste encore des traces dans quelques
parties de la Bretagne.
" Il ne faut pas croire,dit l'auteur,que tous les Francs
" eussent accompagné Clovis au baptême ; longtemps
" encore on vit à sa table les adorateurs d'Odin, s'as-
" seoir à côté des évoques et des moines. Un jour que
" saint Waast accompagnait Clotaire au banquet qu'un
" de ses leudes lui avait préparé, en entrant dans la
" salle il remarqua d'un côté les vases de bière et
" d'hydromel bénits pour les convives chrétiens, de
" l'autre ceux qu'on avait réservés aux libations des
" infidèles. Tel était à Cologne le nombre des Francs
" faisant profession d'idolâtrie que le diacre Gallus
" ayant mis le feu au sanctuaire où ils célébraient
" leurs orgies, ils le poursuivirent l'épée à la main
"jusqu'auprès du roi Thierry et que celui-ci au lieu
'' de les punir réussit à peine à les apaiser par la
" douceur de ses discours. Souvent après que le
" prêtre avait usé une longue vie à la conversion de
" ces barbares, touchés de quelque présage inattendu,
" d'un cri de guerre, d'une terreur panique, ils le
'*' laissaient tout à coup seul dans son oratoire et
" retournaient aux superstitions de leurs pères.
" Ceux même qui faisaient profession publique de
" christianisme portaient en secret des amulettes,
" prenaient les augures, sacrifiaient au bord des fon-
'• taines et allumaient le feu sacré au moyen de deux
" morceaux de bois.
FRÉDÉRIC OZANAM 295
" Les mœurs étaient encore moins chrétiennes que
" les croyances. L'esclavage et la polygamie régnaient
" dans les manoirs des grands ; l'incendie et le pillage
" faisaient l'occupation de leurs journées, et l'orgie le
" repos de leurs nuits."
Et cependant, somme toute, les Francs étaient encore
les plus zélés et les plus fidèles de tous les peuples
convertis ; leur avènement au christianisme fut le fait
le plus éclatant, le plus décisif de cette période. La
conversion de Clovis fut pour l'Europe occidentale,
l'équivalent de ce qu'avait été, longtemps avant, pour
l'empire, la conversion de Constantin ; le champ de
bataille de Tolbiac est aussi célèbre que le pont de
Milvius, * et l'épouse de Clovis, sainte]Clotilde partage
la gloire de la mère de Constantin, sainte Hélène.
Voici en quels termes émus Ozanam raconte ce
grand événement. Ici, sur les bords du Saint- Laurent,
un tel récit mérite de faire battre les cœurs de près de
deux millions de catholiques d'origine française qui
n'y doivent pas être plus insensibles qu'on ne l'est,
ou qu'on ne devrait l'être sur les bords de la Seine.
" Le jour de Noël, 496, l'évêque Rémi attendait à
" la porte de la cathédrale de Reims. Des voiles
" peints, suspendus aux maisons voisines, ombra-
" geaient le parvis. Les portiques étaient tendus de
* Aujourd'hui pont de Moli. Pour compléter le parrallèle,
mentionnons le lahariim et la sainte ampoule.
296 FRÉDÉRIC OZANAM
" blanches draperies. Les fonts étaient préparés et les
" baumes versés sur le marbre. Les cierges odorants
" étincelaient de toutes parts ; et tel fut le sentiment
" de piété qui se répandit dans le saint lieu, que les
" barbares se crurent au milieu des parfums du
" paradis. Le chef d'une tribu guerrière descendit
" dans le bassin baptismal ; trois mille compagnons
" l'y suivirent. Et quand ils en sortirent chrétiens, on
" aurait pu voir en sortir avec eux quatorze siècles
" d'empire, toute la chevalerie, les croisades, la sco-
" lastique, c'est-à-dire tout l'héroïsme, la liberté, les
" lumières modernes. Une grande nation commençait
" dans le monde : c'étaient les Francs."
" L'Eglise le comprit. Ces illustres évêques des
" Graules, qui veillaient depuis cent cinquante ans,
" pour attendre l'heure de Dieu, sentirent qu'elle était
" venue. Saint Rémi reconnut dans son néophyte un
" nouveau Constantin. Saint Avitus de Vienne écrivit :
" L'Occident a trouvé sa lumière." Le pape Anastase,
" peu de jours après son élection, adressa une lettre à
" Clovis : " Nous nous félicitons, ô notre glorieux
" fils ! de votre avènement à la foi chrétienne, qui
" s'est rencontré avec le nôtre au souverain pontificat,
" car le siège de Pierre, en une si grande occasion, ne
" peut point ne pas tressaillir de joie quand il voit la
" plénitude des nations accourir à lui à pas pressés,
" et se remplir, dans l'espace des temps, le filet mys-
" térieux que le pêcheur d'hommes a jeté en pleine
" eau, sur la parole du Christ."
FRÉDÉRIC OZANAM 297
Ajoutons à cette page pour la compléter, cette partie
du prologue de la loi salique que cite notre auteur un
peu plus loin.
" Vive le Christ qui aime les Francs ! Qu'il garde
" leur royaume et qu'il remplisse leurs chefs de sa
" lumière et de sa grâce ! qu'il protège l'armée ; qu'il
" leur accorde des signes qui attestent leur foi, la joie,
" la paix, la félicité ! Que le Seigneur Jésus-Christ
" dirige dans le chemin de la piété ceux qui gouver-
" nent! Car cette nation est celle qui, petite en nom-
" bre mais brave et forte, secoua de sa tête le dur
"joug des Romains, et qui après avoir reconnu la
" sainteté du baptême orna somptueusement d'or et
" de pierres précieuses, les corps des saints martyrs
" que les Romains avaient consumés par le feu,
" mutilés par le fer ou fait déchirer par les bêtes."
Des évêques ou des moines qui furent canonisés
figurent à toutes les époques de cette histoire ; chacune
d'elles a un saint pour présider à ses destinées. Pour
faire un abrégé un peu complet, il faudrait écrire
quelque chose qui ressemblerait à un calendrier ou à
des litanies. Les noms de ces grands hommes sont
pour la plupart familiers à beaucoup de nos lecteurs,
d'autres sont moins connus, ou du moins ne le sont
pas dans la proportion du rôle qu'ils ont joué.
Nous avons à peine nommé saint Rémi, de qui date
la monarchie chrétienne en France ; du grand saint
Eloi, dont bien des gens, qui mettent Vhistoire àVenvers,
n'ont qu'une idée grotesque, recueillie dans une sotte
298 FRÉDÉRIC OZANAM
chanson populaire. Saint Colomban, saint Augustin
de Cantorbéry, saint Rupert, saint Boniface sont peut-
être moins ignorés. Mais qui connaît saint Séverin
l'apôtre du Norique, saint Nice tins de Trêves, saint
Virgile de Salzbourg, saint Ludger, saint Anschaire,
l'apôtre des Scandinaves ?
Les conquêtes des Romains et les invasions des
barbares avaient tellement sillonné le vieux monde
que les mêmes hommes ont pu jouer des rôles impor-
tants dans des pays divers, qui aujourd'hui encore,
malgré la grande facilité des communications, nous
paraissent très éloignés les uns des autres. Ce fut le
cas pour saint Séverin.
On appelait Rhétie et Norique la vaste contrée qui
s'étend du pied des Alpes jusqu'au Danube; c'est
aujourd'hui l'Autriche et la Bavière.
" C'était, dit notre auteur, le chemin le plus court
" des invasions; ce fut celui de Radagaise et d'Attila.
" Après eux une partie des peuples qui les suivaient
" s'établit dans ce beau pays. Nulle part la conquête
" du sol, ne fut plus complète ; nulle part la conquête
" des âmes ne fut plus laborieuse, ni la lutte plus
" soutenue entre l'orthodoxie, maîtresse des villes
" romaines et les croyances des barbares, attachés au
" paganisme de leurs pères ou gagnés par l'arianisme
" de leurs voisins.
" La mort d'Attila avait laissé le désordre parmi
" les nations qu'entraînait sa fortune. Les restes de
" cette formidable armée occupaient le Norique. Les
FRÉDÉRIC OZAXAM 299
' habitants des villes, décimés par la guerre et la
• famine, suivaient du haut de leurs murailles les
' rapides chevauchées de ces barbares qu'ils voyaient
' enlevant les moissons et chassant devant eux les
' troupeaux de captifs. Les garnisons délaissées et
' souvent sans armes finissaient par abandonner
' leurs postes. Le clergé même n'était plus maître
' des esprits effrayés et beaucoup de chrétiens ne
' sachant plus de quels dieux conjurer la colère,
' allaient prier à l'église et ensuite sacrifier aux
idoles."
Ce fut dans ces terribles circonstances que parut
au milieu de ces peuples un étranger, un inconnu,
qui par des miracles de charité, de sagesse et de cou-
rage sut les rallier autour de lui et sauver au moins
provisoirement les intérêts de l'Eglise et de l'huma-
nité. Qui était-il? d'où venait-il? On ne le savait
trop, mais on comprit de suite sa mission. Séverin
qui parlait le latin, les langues de l'Orient et qui sut
se faire bien vite aux exigences de sa nouvelle position
avait vécu de la vie des anachorètes dans les déserts
de l'Asie. C'est une des figures les plus intéressantes
et les moins connues de cette époque.
Ozanam nous le représente occupé à la fois à sauver
les villes romaines et les âmes des Germains. L'humble
anachorète se transformait en chef de peuple, en
négociateur et au besoin, en chef militaire.
" Il s'occupait de la défense militaire avec le calme
" d'un vieux capitaine, organisant l'attaque et la
300 FRÉDÉRIC OZANAM
" retraite, recueillant d'abord les populations des
" campagnes dans les villes avec leurs troupeaux et
" leurs récoltes, abandonnant ensuite les villes mal
" fermées pour réunir ses forces derrière des remparts
" plus sûrs."
Quant aux Germains, " les plus farouches, les plus
" gâtés par l'arianisme ou par l'idolâtrie, ne pouvaient
" s'empêcher d'honorer un vieillard pauvre comme
" eux, exempt des délicatesses et des vices qui leur
" rendait la civilisation méprisable. Comment eussent-
" ils considéré comme un ennemi celui qui bénissait
" leurs enfants, guérissait leurs malades, se faisait
" livrer ceux d'entr'eux qu'on amenait prisonniers, leur
" servait à manger et à boire et les renvoyait libres ? "
Odoacre, qui devint plus tard un des derniers sou-
verains d'Italie, alors qu'il était parmi les Germains
recrutés pour la garde de l'empereur, fut désigné par
saint Séverin d'une manière prophétique pour le
grand rôle qu'il devait jouer. Il était d'une haute
stature et comme il baissait la tête pour entrer : " Va,
" lui dit Séverin, tu n'es vêtu que de misérables peaux,
" mais le temps viendra où tu feras de grandes lar-
" gesses." A Rome, ce barbare couronné n'oublia pas
l'anachorète.
Un autre jour comme les Allemand ravageaient un
des territoires qu'il protégeait, leur roi souhaita de
voir Séverin. Le saint parla avec tant de fermeté que
le chef barbare promit de rendre les captifs et d'épar-
gner le pays; il avoua plus tard n'avoir jamais tant
FRÉDÉRIC OZANAM 301
tremblé dans aucun péril de guerre. Rien n'est plus
beau que la scène de la mort du saint. " Il avait fait
" venir près de lui le roi Fléthée et la reine Gisa, fou-
" gueuse arienne dont il avait plus d'une fois com-
*' battu les violences. Après avoir exhorté le roi à se
" souvenir de Dieu et à traiter doucement ces sujets,
" il mit la main sur le cœur du barbare, et se tour-
" nant vers la reine : " Gisa, lui dit-il, aimes-tu cette
" âme plus que l'or et l'argent? " Et comme Gisa pro-
" testait qu'elle préférait son époux à tous les trésors !
" Eh bien! donc, reprit-il, cesse d'opprimer les justes,
" de peur que leur oppression ne soit votre ruine. Je
" vous supplie tous deux, en ce moment où je retourne
" à mon maître de vous abstenir du mal, et d'honorer
" votre vie par des actions bienfaisantes."
" L'histoire des invasions, ajoute Ozanam, a bien
" des scènes pathétiques. Je n'en connais pas de plus
" instructive que l'agonie de ce vieux Romain, expi-
" rant entre deux barbares et moins touché de la
" ruine de l'empire que du péril de leurs âmes."
Si Séverin n'eut qu'un succès passager, si après sa
mort ses disciples persécutés durent se sauver en
Italie, chargeant sur leurs épaules le corps de leur
maître, ce maître aussi courageux qu'habile avait fait
gagner du temps à la civilisation et retardé le grand
débordement : " En temps si désastreux, dit avec
" raison notre auteur, dix ans de délai pouvaient être
" le salut du monde." Les hommes qui mettaient une
digue au torrent, si provisoire qu'elle fût, étaient des
302 FRÉDÉRIC OZANAM
sauveurs. Tels furent saint Léon devant Attila, au
passage du Mincio, saint Aignan sur les murs d'Or-
léans et saint Loup aux portes de Troyes et d'autres
encore.
Mais le courage de ces hommes providentiels ne
consistait pas seulement à marcher droit à la tente
des conquérants, et à les arrêter au nom de Dieu, dans
leurs courses terribles ; il consistait autant, et plus
encore peut-être, à parler avec une sainte indépen-
dance aux rois chrétiens, entraînés par leurs passions
ou dévoyés par l'hérésie.
Saint Nicétius fut au nombre de ces prophètes, qui
savaient dire aux grands : Non licet. De son évêché de
Trêves, où il s'était fait remarquer par son amour des
pauvres, par son horreur de l'injustice, il écrivait à
l'empereur Justinien de la manière la plus sévère
pour lui reprocher de s'être laissé gagner par l'héré-
sie. Il s'adressa aussi, avec non moins d'autorité, à la
petite fille de Clotilde, devenue l'épouse d'un roi des
Lombards, pour que, se souvenant de son aïeule, elle
détachât son mari de l'arianisme. On pourrait peut-
être dire qu'il bravait ces souverains de loin ; mais
voici ce qu'il fit à Théodebert: "Comme Théodebert
" entrait un jour à l'église, entouré de ses leudes,
" dont il négligeait de réprimer les injustices, Nicé-
" tins interrompit les mystères: " Le sacrifice, dit-il
" ne sera point achevé, si les excommuniés ne sortent
" d'abord." Les excommuniés sortirent."
Cependant ils eurent leur tour, Clotaire exila le
FRÉDÉRIC OZANAII 303
saint évêque qui fut rappelé par Sigebert. "Les Francs,
" continue notre auteur, entourèrent de leurs respects
" les dernières années de ce vieil évêque, qui passait
" pour avoir connu les desseins de Dieu sur la race de
" leurs rois. On disait qu'il avait vu en songe une
" haute tour dont les créneaux touchaient au ciel. Le
" Sauveur était debout sur le faîte et les anges se
" tenaient aux fenêtres. Or l'un d'eux avait dans les
" mains un grand livre, où il lisait l'un après l'autre
" les noms de tous les rois qui avaient été ou qui se-
" raient un jour, en marquant le caractère de leur
" règne et la durée de leur vie; et après chaque nom
" tous les anges répondaient Amen. Grégoire de Tours
" rapporte ce rêve, et le trouve prophétique; rien ne
" peint mieux en effet la mission des Francs que cette
" intervention de Dieu même, faisant lire aux anges
" les commencements d'une histoire qui devait être
" pour ainsi dire la sienne : G esta Dei per Francosy
Le rôle des évêques a été plus grand en France,
somme toute, que celui des moines, bien que la patrie
de nos ancêtres ait été couverte d'abbayes et qu'elle
ait eu les célèbies monastères de Cluny, de Citeaux et
de Clairvaux.
" S'il est vrai que la France ait été faite par des
" évêques, dit M. de Montalembert, il est bien plus
" vrai encore que l'Angleterre chrétienne a été faite
" par des moines. De tous les pays de l'Europe c'est
" celui qui a été le plus profondément labouré par le
" soc monastique. Ce sont les moines, et les moines
304 FRÉDÉRIC OZANAM
" seuls, qui ont porté, semé et cultivé dans cette île
" fameuse la civilisation chrétienne.
" D'où venaient ces moines ? de deux courants très
" distincts, de Rome et d'Irlande. Le christianisme
" britannique est né du concours et quelquefois du
" conflit des missionnaires monastiques de l'Église
" romaine et de l'Église celtique." (*)
Ozanam pour traiter cette partie de son sujet com-
mence par l'Irlande, ayant bien soin de rattacher, au
moins un des courants, qui contribuèrent à l'établisse-
ment du christianisme en Angleterre, au sol de la
Gaule.
" On ne remarque pas assez, dit-il, que les Romains
" finissaient quand les Germains commençaient à
" peine, que la première de ces deux races était trop
" vieillie pour achever l'éducation de la seconde, et
" qu'entre elles il avait fallu pour ainsi dire une autre
" génération pour soutenir la chaîne et former le
" nœud. C'est la fonction de la race celtique, qu'on
" voit de bonne heure couvrir, comme d'une couche
" féconde, une partie de la Germanie, de l'Italie et de
" l'Espagne, la Gaule, la Bretagne et l'Irlande. La
" culture latine se propagea bientôt chez ces peuples
" dociles. La moitié des grands écrivains de Rome
" sortent des provinces celtiques, de la Tarragonaise,
" de la Narbonnaise, de la Cisalpine ; et dès la fin du
(*) Les Moines cV Occident, 3e volume, p. 8 et 9.
FRÉDÉRIC OZANAM 305
" siècle, les rhéteurs gaulois tiennent école d'élo-
" quence chez les Bretons. Nulle part, le christianisme
" ne trouva des cœurs plus inclinés et des communi-
" cations plus rapides. L'Église des Gaules enveloppa
" bientôt dans son prosélytisme le reste des nations
" celtiques ; et pendant qu'elle envoyait, en 429, saint
" Loup de Troyes et saint Germain d'Auxerre paci-
" fier les troubles que l'hérésie pélagienne excitait
" chez les Bretons, un Gallo-Romain appelé Patricius,
" formé à la vie religieuse dans les monastères de
" Marmoutiers et de Lérins, avait entrepris et presque
" achevé en trente-trois ans la conversion de l'Ir-
" lande."
Dès les premiers temps de sa conversion, l'Irlande,
qui fut nommée " l'Ile des saints," se couvrit de mo-
nastères : couvents d'hommes et couvents de femmes,
vivant sous une même règle, sous une même direc-
tion. C'est là, pour bien dire, que commença l'édu-
cation systématique de la femme, institution toute
chrétienne, comme le fait remarquer notre auteur.
L'esprit poétique des anciens bardes se communiqua
aux cénobites ; les monastères furent là, plus encore
que partout ailleurs, les sanctuaires de la science et
de la littérature. Les religieuses de Kildare qui entre-
tenaient auprès de l'église de Ste-Brigitte un feu bénit,
qui brûlait encore au bout de six cents ans, furent
célèbres par leurs travaux littéraires. Cette vie d'étude
et de recueillement bien loin cependant d'apaiser ces
imaginations celtiques si ardentes, les exaltait encore
pavantage. 20
306 FRÉDÉRIC OZANAM
" Ces hommes, dit Ozanam, qui avaient cherché la
" paix dans la solitude, ne l'y trouvaient pas ; ils se sen-
" talent pressés d'en sortir, de répandre ce feu de la
" science sacrée qui les brûlait, d'évangéliser les infi-
" dèles et les chrétiens dégénérés. Dans leurs songes,
" dans leurs extases, les anges les appelaient pour
" leur montrer des peuples assis à l'ombre de la mort ;
" ils voyaient la mer s'ouvrir devant eux, ou se chan-
"• ger sous leurs pas en une prairie émaillée de fleurs.
" Ils franchirent le détroit et se répandirent sur les
" rochers des Hébrides, sur les hautes terres de l'Ecosse
" et dans le Northumberland ; ils passèrent en Neustrie
" et en Flandre, traversèrent le continent, pénétrèrent
"jusqu'au fond de l'Espagne et de l'Italie, où plu-
" sieurs d'entre eux occupèrent des sièges épiscopaux.
"Du dixième siècle au onzième, c'est-à-dire précisé-
" ment quand toute science et toute piété menaçaient
'' de s'éteindre, ces maîtres infatigables ne cessaient
" de sillonner l'Europe, ouvrant des écoles monas-
" tiques, enseignant dans celles qu'ils trouvaient
" ouvertes ; et, si les auditeurs leur manquaient, se
" tournant vers le peuple et criant sur les places
" publiques : " Qui veut acheter la sagesse ? " Mais
" une sorte de piété filiale les poussait de préférence
" vers ces églises des Gaules, d'où ils avaient reçu
" l'Évangile. Ils y rapportaient la vigueur d'une race
" dont le sang n'était pas mêlé, et qui ne connaissait
" pas les mœurs relâchées du Midi."
Deux des plus célèbres parmi ces missionnaires por-
FRÉDÉRIC OZANAM 307
talent presque le même nom. C'étaient saint Columba
et saint Colomban. L'un, qui fut l'apôtre de la Calédo-
nie, sortait du grand monastère de Clonard, l'autre qui
fut le réformateur des Francs et des Gaulois et l'apôtre
de la Germanie, sortait de la non moins célèbre abbaye
de Bangor.
Tous deux, quoique bien différents sous d'autres
rapports, sont remarqualjles par cette tendresse pour
la nature animée, qui, on l'a vu, fut plus tard un des
caractères les plus saillants de saint François d'Assise
et de ses disciples. *
* La légende de la cigogne de saint Columba, retiré dans
cette île d'Iona, l'une des Hébrides, qu'il a rendue si célèbre, est
ainsi rapportée par M. de Montalembert : " Jamais cette mélan-
" colie patriotique ne s'eflaça de son cœur, et bien plus tard dans
" sa vie, on la vit reparaître dans une circonstance où perce le
" regret obstiné de son Irlande perdue, à côté de sa tendre et
" vigilante sollicitude pour toutes les créatures de Dieu. Un
" matin, il appelle un des religieux d'Iona, et lui dit : " Va t'as-
" seoir au bord de la mer sur la grève de notre île à l'ouest et
" là tu verras arriver du nord de l'Irlande une pauvre cigogne
" voyageuse, longtemps ballottée par les vents, et qui, tout épuisée
" de fatigue, viendra tomber à tes pieds sur la plage. Il faut la
" ramasser avec miséricorde, la soigner et la nourrir pendant
" trois jours ; après ces trois jours de repos, quand elle sera
" ranimée et qu'elle aura repris toutes ses forces, elle ne voudra
" pas pi'olonger son exil parmi nous; elle revolera vers la douce
" Irlande, sa chère patrie où elle est née. Je te la recommande
" ainsi parce qu'elle vient du i^ays où je suis né moi-même."
" Tout arriva comme il l'avait prévu et ordonné. Le soir du
" jour où le religieux avait recueilli la voyageuse, comme il ren-
" trait au monastère, Columba ne lui fit aucune question, mais
" lui dit: " Que Dieu te bénisse, cher enfant, toi qui as eu soin
308 FRÉDÉEIC OZANAM
Bien d'autres moines irlandais avaient prêché sur
le continent avant saint Coloniban ; mais celui-ci fit
époque et peut être considéré comme le type de ses
devanciers et de ses successeurs. Voici comment on
nous le peint à son arrivée à la cour du roi Gontran,
dans un temps où les mœurs soufi'raient des malheurs
de la guerre et de la négligence des prélats.
" C'était un homme d'environ trente ans, d'une
" beauté qui attirait tous les regards. Nourri de bonne
" heure aux lettres divines et humaines, versé dans la
" de l'exilée : tu la verras dans trois jours regagner sa patrie."
" Et en effet, au terme prédit, elle séleva de terre devant son
" hôte, puis après avoir cherché un moment sa route dans les
" airs, elle dirigea son vol à travers la mer, droit sur l'Irlande."
Les Moines d'Occident, 3e volume.
Cette légende, avec quelques variantes — les légendes en ont
toujours — fut racontée ici dans un sermon par le regretté
Mgr Conroy, évêque d'Ardagh et délégué apostolique. On lit
dans la Revue de Montréal : année 1878, page 590.
" Quelles larmes abondantes ne versèrent point les compa-
" triotes de Mgr Conroy, lorsque dans un sermon de la clôture
" du mois de Marie, à l'église de Saint- Patrice à Québec, il leur
" raconta la touchante histoire de saint Coluniba qui, s'était
" réfugié avec ses compagnons dans une île de l'Atlantique et
" se fit apporter pour le réchauffer dans son sein un pauvre
" oiseau venu des côtes de l'Irlande et que la tempête avait jeté
'' sur ces parages lointains ! Mais l'évêque d'Ardagh n'avait-il
" pas un secret pressentiment du soit qui l'attendait lui-même,
" lorsqu'il se comparaît à ce pauvre oiseau? Ne devait-il pas
" mourir sur une île brumeuse de l'Atlantique, loin de sa patrie,
«' loin de son vieux père et de sa vieille mère, qui se faisaient
'' déjà une si grande joie de le voir revenir et bientôt peut-être
" revêtir la pourpre romaine ? "
FREDERIC OZANAM
309
" grammaire, la rhétorique, la géométrie et les sainte?»
" Écritures, son savoir et sa piété avaient fait l'admi-
" ration des religieux de Bangor, parmi lesquels il
" avait passé sa jeunesse. Après de longues épreuves,
" il s'était cru inspiré d'aller, comme Abraham, servir
" Dieu sur une terre lointaine. Deux moines l'accom-
" pagnaient. Le roi, touché de l'austérité de ces pèle-
" rins, leur permit de se choisir une demeure dans
" ses états. Ils s'enfoncèrent donc dans les Vosges, et,
'' à l'endroit le plus âpre et le plus désolé, sur les
" ruines de deux bourgades romaines, au milieu
" desquelles les idoles des païens étaient encore
" debout, ils fondèrent successivement les trois monas-
" tères d'Anegrai, de Luxeuil et de Fontaines. En
" effet, ces colons du désert avaient attiré un grand
'' nombre de disciples par le spectacle de leurs vertus,
" par le triomphe du travail et de la prière sur la sté-
" rilité du sol et les terreurs de la solitude. On croyait
" que toute la nature était soumise à des hommes qui
" avaient chassé les ours et fécondé les rochers ; lors-
" que saint Colomban traversait les forêts voisines,
" on disait que les oiseaux venaient se jouer autour
" de lui, et que les écureuils descendaient des arbres,
" pour se poser sur sa main. Il ne faut pas s'étonner
" si les cœurs ne résistaient pas à une parole qui tou-
" chait les bêtes sauvages, si de tous côtés les nobles
" amenaient leurs fils, et si, la communauté s'accrois-
" sant chaque jour, au bout de vingt ans, ce foyer
" commençait à percer de ses clartés les ténèbres de
" l'Église franque et à troubler le sommeil du clergé."
310 FRÉDÉRIC OZANAM
Le courage de Colomban envers la terrible reine
Briinehaut, aïeule de Thierry II, ne dépare point les
exemples d'indépendance donnés par Nicétius et
d'autres évéques. Craignant de voir s'affaiblir son
autorité si une jeune reinemontait sur le trône, Brune-
haut avait encouragé les désordres de son petit-fils
et quoiqu'elle connût les reproches que Colomban avait
adressés au roi et les conseils qu'il lui avait donnés,
elle eut l'audace de l'inviter à bénir les enfants des
concubines: " Sache, répondit l'apôtre, que ceux-ci
ne porteront jamais le sceptre royal, car ils sortent
d'un mauvais lieu." Brunehaut se vengea et fit exiler
le saint moine après l'avoir chassé de Luxeuil, le prin-
cipal monastère qu'il avait fondé, et qui a donné tant
de grands hommes à l'Eglise. Mais le vaisseau qui
devait le rapatrier fut rejeté sur la plage ; Colomban
se rendit auprès deThéodebert, roi d'Austrasie et celui-
ci le chargea d'évangéliser les Germains ses voisins. Les
Francs d'Austrasie avaient un grand intérêt à conver-
tir les peuples placés sous leur dépendance : les Alle-
mans, les Thuringiens et les Bavarois. Pendant trois
ans, Colomban se dévoua avec l'énergie et l'enthou-
siasme de sa race à la tâche difficile qu'il avait entre-
prise, puis il se découragea et s'éloigna de ce qu'il
appelait " un nid de vipères," pour passer en Lom-
bardie où il fonda le couvent de Bibbio. Il y mourut
en 615, à l'âge de 65 ans ; sa carrière a été beaucoup
discutée. On l'a taxé d'inconstance, on lui a reproché
son attachement aux usages religieux de son pays, et
FREDERIC OZANAM
311
la grande liberté avec laquelle il adressait des remon-
trances au pape Boniface IV. Pour nous, tout se
résume en un seul mot : c'était un véritable irlandais ;
il en avait les qualités et les défauts.
Quoiqu'il en soit, il laissa derrière lui un disciple
éloquent qui, parlant la langue des Allemans, reprit
en sous-ordre et accomplit non sans éclat la tâche
abandonnée par son maître : ce fut Gallus ou Gall, le
fondateur de la célèbre abbaye de Saint-Gall.
Ozanam rapporte à son sujet, comme au sujet de
saint Colomban, une foulé de traits légendaires, que
nous laissons de côté bien à regret.
Pendant tout ce temps s'opérait lentement la fusion
des Gallo- Romains avec les Francs ; et à ces éléments
vint s'ajouter au neuvième et au dixième siècle, celui
d'une autre race germaine : les Scandinaves ou Nor-
mands * C'est à la conquête de l'Angleterre par Guil-
laume, duc de Normandie, autant peut-être qu'à la
conquête romaine, qu'est due la très grande ressem-
blance de bien des choses dans le droit et les insti-
tutions des Anglais avec ceux des Romains, ressem-
blance dont M. de Montalembert ne nous paraît pas
* Les Scandinaves s'étaient établis en Angleterre avant de
commencer à ravager la France. Ils finirent par se fixer dans
la province qui porte maintenant leur nom, l'ancienne Neustrie,
et à s'y mêler avec la vieille population. Comme avaient fait
autrefois celles des peuplades germaniques, qui s'étaient alliées
aux Romains, ils aidèrent à repousser de nouveaux envahisseurs
de la même race qu'eux-mêmes.
312 FRÉDÉRIC OZANAM
avoir tenu assez de compte. L'espace nous manque
pour insister ici sur ce que nous avons dit plus haut
de l'identité des éléments qui, dans des proportions
bien différentes, ont formé les deux plus grandes
nations des temps modernes, la France et l'Angle-
terre. Pour nous, Canadiens-Français, la recherche de
ces origines serait intéressante et même utile à bien
des points de vue.
Pour en revenir aux missions irlandaises, Kilian
parut à la cour de Thuringe comme saint Colomban
s'était présenté à celle d'Austrasie. Il ne semble pas
qu'il eût un grand succès ; mais les Bavarois offraient
plus de facilité que les Thuringiens. Ils étaient établis
dans la Rhétie et le Norique, aux lieux mêmes où nous
avons vu saint Séverin faire tant de prodiges. Deux
moines de Luxeuil furent chargés de prêcher à ce
peuple et leur parole ne fut pas sans effet sur les infi-
dèles et sur les hérétiques. Plus tard, l'évêque Rupert
de Worms fonda la ville de Salzbourg sur les ruines
de la vieille cité romaine de Juvava, dans un endroit
redevenu sauvage. Il fut canonisé, comme le fut aussi
un de ses successeurs, le moine Virgile, qui fit bâtir la
cathédrale de Saint-Rupert. On a comparé Virgile à
Galilée, et son procès pour avoir soutenu l'existence
des antipodes est devenu, comme celui du célèbre
astronome, une thèse antipapale; mais comme le fait
remarquer notre auteur, si l'on avait trouvé qu'il man-
quait d'orthodoxie de son vivant, il n'est guère pro-
bable qu'on l'eût mis sur les autels après sa mort.
FRÉDÉRIC OZANAM 31--
Voici comment Ozanam termine le chapitre qu'il a
intitulé : Prédication des Irlandais, chapitre inté-
ressant pour nous à plus d'un titre. Après avoir
nommé les vingt évêchés fondés à cette époque sur le
territoire des Germains et avoir constaté qu'ils corres-
pondaient à huit anciennes provinces romaines, il
ajoute: " C'était la frontière du Rhin et du Danube,
" telle que la politique d'Auguste la traça, celle
" qu'Adrien couvrit d'une ligne de fortifications.
" L'Evangile, au septième siècle, n'avait donc fait
" que reprendre un terrain perdu : il avait mis tout
" ce temps à retrouver les limites que ses premières
" prédications atteignaient déjà, à reprendre les villes
" dont les Césars avaient bâti les basiliques, dont les
" évêques siégeaient au concile d'Arles, de Sardique
" et d'Aquilée. Tant de fatigue n'aboutissait qu'à
" réparer l'œuvre détruite de la civilisation romaine.
" Il fallait maintenant la poursuivre, s'établir dans la
" grande Germanie, où Drusus, Marc-Aurèle, Probus,
" avaient pénétré sans y laisser rien de durable, et
" que le sénat n'osa jamais réduire en province. Cet
" effort devenait nécessaire pour la sécurité même de
" la société chrétienne. Le voisinage des païens était
" en même temps un scandale, une tentation et une
" menace. Il fallait passer la frontière des Romains
" ou céder comme eux : car c'est le sort des conquêtes,
" de ne pouvoir s'arrêter sans que, tôt ou tard, elles
" reculent. Le christianisme sembla donc rassembler
" ses forces. A la prédication des Irlandais succéda
314 FRÉDÉRIC OZANAM
" celle d'un peuple pour qui la Germanie ne devait
" plus être une terre étrangère. Au concours del'épis-
" copat et du monacliisme s'ajouta une intervention
" plus active de la papauté, et un grand homme se
" rencontra pour être le lien de tant de puissances et
" l'instrument libre de leur dessein."
Le grand homme dont il est ici question n'est autre
que le pape saint Grégoire le Grand. Son mot : Ângli
sunt ; si christiani essent, angdi forent est célèbre. Ce
mot avait été dit lorsqu'il n'était encore qu'un moine
de l'ordre de Saint-Benoît ; devenu souverain pontife
il n'oublia pas les jeunes esclaves aux blonds che-
veux, aux figures presque célestes qui le lui avaient
inspiré. Par son ordre, Augustin accompagné de qua-
rante moines partit pour reconquérir l'Angleterre. Les
Anglo-Saxons maîtres depuis un siècle et demi de la
Grande-Bretagne avaient presqu'anéanti la chrétienté
bretonne.
On peut juger du changement rapide qu'opérèrent
les envoyés de Grégoire par ces deux faits : en 586,
l'évêque de Londres et celui d'York durent se réfugier
dans le pays de Galles, emportant avec eux les corps
des saints ; en 597, onze ans plus tard seulement,
Augustin devenu archevêque de Cantorbéry baptisait
dix mille infidèles après avoir converti Ethelbert, le
roi de Kent. Pour le bien, comme pour le mal, il faut
dire: cherchez la femme; c'est encore une femme,
Berthe, fille du roi des Francs et épouse d'Ethelbert,
qui est Tinstrument de la grâce divine.
FRÉDÉRIC OZANAM 315
Ici se place une grave question d'histoire ecclésias-
tique, qui a occupé beaucoup d'écrivains et que M. de
Montalembert résout dans le même sens qu'Ozanam.
Cette question est douille, elle a été soulevée et pour
l'Eglise d'Irlande et pour l'Eglise bretonne. Jusqu'à
quel point ces communautés primitives ont-elles affir-
mé, leur indépendance de Rome? Y a-t-il eu réelle-
ment, à part l'hérésie de Pelage, qui fit tant de prosé-
lytes dans les deux Bretagnes, y a-t-il eu quelque
chose qui ressemblât à une hérésie ou à un schisme?
Les Irlandais ou les Bretons furent-ils à un moment
donné les ennemis de Rome?
Pour ce qui est des premiers, bien que saint Patrice
ait eu des différends avec les moines gallois qui
l'accompagnaient, il ne paraît pas que ceux-ci aient
fait souche de schismatiques ou d'hérétiques dans l'Ile
des saints.
" Quoiqu'il en soit de ces dissentiments, dit M. de
" Montalembert, ils ne portèrent aucune atteinte ni à
'' la foi catholique, puisque le pélagianisme, l'hérésie
" dominante en Bretagne, ne prit jamais pied en
" Irlande, ni à l'ascendant du grand missionnaire
" romain, puisqu'il est resté le premier et le plus
" populaire des saints dans la catholique Irlande."*
" Les Moines d'Occident, 3'' volume, p. 83. Pelage était né
dans la Grande-Bretagne au quatrième siècle. Il vint à Rome
et fut l'ami de saint Augustin, le grand évêque d'Hippone. Son
hérésie, porte sur la griice, le libre arbitre, le péché origi-
316 FRÉDÉEIC OZANAM
" On a bien tort, dit Ozanam, de répéter que l'Eglise
" d'Irlande, nourrie des doctrines de l'Asie, repous-
" sait l'autorité des papes et que ses moines de concert
" avec les Guidées de Bretagne sauvèrent l'indépen-
" dance religieuse.
" Parcourez ce qui reste de ces premiers siècles, les
" décrets des conciles nationaux, vous y retrouverez
" tout ce que les ennemis de Rome ont rejeté. Les
" dissidences se réduisent à trois points: la forme de
" la tonsure, les cérémonies accessoires du baptême,
" et l'époque où il fallait célébrer la Pâques."
L'hypothèse d'une église nationale celtique ne se
soutient pas mieux pour la Grande-Bretagne que pour
l'Irlande. Il est bien vrai que saint Augustin de Can-
torbéry fut mal reçu par le clergé du pays de Galles.
Les points de dissidence étaient les mêmes ; mais il
s'y ajoutait un sentiment de répulsion, qui s'explique
s'il ne se justifie point. Ce nouvel archevêque, qui
leur arrivait de l'étranger, qui avait fait ses débuts
à la cour d'un roi anglo-saxon, ne disait rien de bon à
ces populations si maltraitées par leurs conquérants.
nel, la nécessité du baptême. Il fut combattu par des Pères
de l'Église, par son ancien ami surtout, et condamné par
plusieurs conciles. Quelques écrivains font naître saint Patrice
en Ecosse; il paraît certain qu'il naquit dans les Gaules, près de
Boulogne. Le principal auteur de cette hypothèse saugrenue
d'une ancienne église protestante chez les Celtes est Usher : On
the rdigion of ancient Ireland and Brittanny. M. Thierry s'y est
laissé prendre.
FRÉDÉRIC OZANAM 317
Il y a plus, les Gallois ne voulurent point prêcher
l'Evangile à leurs ennemis, il semble qu'ils se soient
réservé de les haïr jusque dans l'autre monde.
Leur obstination fait songer à ce Cacique, qui prêt à
recevoir le baptême, s'y refusa après qu'on lui eût dit
que les Espagnols aussi allaient en paradis. Peut-être
les Bretons craignaient-ils de plus que les Anglo-
Saxons, après les avoir persécutés comme nation ne
vinssent à les dominer encore dans le sanctuaire, s'ils
entraient dans le giron de l'Eglise. Enfin le mission-
naire romain peut avoir eu quelques torts à leur
égard ; mais il n'eut certainement pas celui que lui
reprochent certains historiens : de s'être vengé en
livrant les Gallois aux fureurs des Saxons païens et
d'avoir été la cause du massacre d'une multitude de
moines. Il y avait longtemps qu'il était mort, lorsque
se passèrent ces tristes événements ; ce qui a pu
donner lieu à cette calomnie, c'est sans doute la
menace prophétique qu'il fit. Le simple bon sens ne
disait-il pas, du reste, qu'en refusant de convertir
leurs ennemis, les Gallois rejetaient une chance de
salut pour eux-mêmes, en ce monde aussi bien que
dans l'autre? Augustin, en prévoyant ces malheurs, ne
donnait-il pas une nouvelle preuve de sa sagesse et de
sa charité ?
Il était du reste soutenu dans la lutte par saint
Grégoire, qui montrait pour cette mission une sollici-
tude sans égale. On trouve dans des extraits de leur
correspondance les marques d'une intelligente libéra-
318 FRÉDÉRIC OZANAM
lité; les conseils du pape sont pleins de sagesse, de
modération et de tendresse tant pour la nouvelle
Eglise que pour le dévoué missionnaire. " La première
" maxime de sa politique si différente de celle que
" l'ancienne Rome avait pratiquée, c'était d'abhorrer
" la conquête par les armes et de ne rien devoir
" qu'au libre assentiment des esprits."
De là des sortes de controverses publiques qui pré-
cédaient les conversions. Le langage que tenaient les
chefs saxons était quelque fois plein de poésie, et nous
rappelle les discours de nos anciens aborigènes, en de
pareilles rencontres, tels qu'ils ont été rapportés dans
les Relations des Pères Jésuites. Qu'on lise ces paroles
d'un des conseillers d'Elwin, roi des Northumbres :
"Oroi,s'écrie-t-il, telle me paraît ôtrela vie del'hom-
" me sur la terre, en comparaison du temps qui la suit
" et dont nous ne savons rien. C'est comme en hiver,
" quand vous êtes assis au festin avec vos chefs et vos
" officiers, et qu'un grand feu allumé au milieu de la
" salle réchauffe tout entière, pendant qu'au dehors
" tout est enveloppé d'un tourbillon de neige. Alors,
" s'il arrive qu'un passereau traverse la salle, entrant
" par une ouverture et sortant par l'autre, tant qu'il
" est dedans il n'est point battu par l'orage ; nuiis
" après un court intervalle de sérénité, il disparaît,
" passant de la tempête à la tempête. Telle est la vie
" humaine dont nous voyons un court moment; mais
" nous ignorons ce qui la précède et ce qui la suit.
" C'est pourquoi, si cette doctrine nouvelle vient nous
FRÉDÉRIC OZAXAM 319
" apprendre quelque chose de plus certain, il semble
" qu'il faudra la suivre."'
Quatre-vingt douze ans de prédication achevèrent
la conversion de l'Angleterre. Telle était la vénération
dont le métropolitain, résidant à Cantorbéry, et les
quatorze évoques ses suffragants étaient environnés,
qu'on voulut les voir et dans les assemblées publiques
et dans les cours de justice où ils siégeaient. Les deux
monastères fondés par saint Augustin avaient pros-
péré ; les essaims sortis de ces ruches en ayant formé
d'autres, l'Angleterre comptait plusieurs milliers de
moines. Tout cela était dû autant à la protection
constante du pape, qu'à l'habilité et au courage de
son représentant et de ses successeurs. Aussi M. de
Montalembert, après avoir décrit Téglise du monas-
tère qui à Rome aujourd'hui porte le nom de Saint-
Grégoire, a-t-il raison de s'adresser aux Anglais pro-
testants et d'attirer leur attention sur ce lieu véné-
rable ; on y montre encore la chaire où le saint prê-
chait, et l'autel devant lequel il a dû tant prier pour
la conversion de ses chers Anglais :
" Où est donc l'Anglais digne de ce nom qui, en
'■ portant son regard du Palatin au Colisée, pourrait
" contempler sans émotion et sans remords ce coin de
" terre d'où lui sont venus la foi et le nom de chré-
" tien, la Bible dont il est si fier, l'Église même dont
'• il a gardé le fantôme? Voilà donc où les enfants
" esclaves de ses ^aïeux étaient recueillis et sauvés !
■• Sur ces pierres s'agenouillaient ceux qui ont fait sa
320 FRÉDÉRIC OZANAM
" patrie chrétienne ! Sous ces voûtes a été conçu par
" une âme sainte, confié à Dieu, béni par Dieu,
" accepté et accompli par d'huixibles et généreux
" chrétiens, le grand dessein ! Par ces degrés sont
" descendus les quarante moines qui ont porté à
" l'Angleterre la parole de Dieu, la lumière de l'Évan-
" gile avec l'unité catholique, la succession aposto-
" lique et la règle de saint Benoît ! Aucun pays n'a
" reçu le don du salut plus directement des papes et
" des moines, et aucun hélas ! ne les a sitôt et si
" cruellement trahis." (*)
Après leur conversion les Anglo-Saxons de la
Grande-Bretagne, firent comme les Irlandais, ils
rendirent au continent les bons offices qu'ils en
avaient reçus. Leurs moines avaient un grand avan-
tage sur les moines irlandais, c'était celui d'une com-
mune origine avec les Germains. Ils montrèrent peut-
être aussi un sens plus pratique et naturellement une
plus grande connaissance du caractère national.
Saint Boniface est celui dont le nom est le j^lus
connu. Tout grand événement historique se traduit
et se résume par un nom d'homme. Saint Colomban
est demeuré le représentant de la prédication irlan-
(*) Sous le porche de cette église on voit les tombes de quel-
ques Anglaiset,entr'autres inscriptions, celle-ci : " Ci-git Robert
Pecham, anglais catholique qui, après la- rupture de l'Angle-
terre avec l'Église, a quitté sa patrie, ne pouvant supporter d'y
vivre sans la foi, et qui, venu à Rome, y est mort, ne pouvant
supporter d'y vivre sans patrie."
FRÉDÉRIC OZANAM 321
daise sur le continent, saint Boniface, celui de la
prédication anglo-saxonne.
Son nom était Winfried ; ce fut le pape Grégoire II
qui en le sacrant évêque régionnaire, c'est-à-dire sans
diocèse, lui imposa le nom de Boniface sous lequel il
a été canonisé. (*)
C'était lors de son second voyage à Rome ; il y
était allé une j)remière fois après une mission in-
fructueuse dans la Frise, Grégoire II l'avait renvoyé
avec des pouvoirs très étendus " le laissant libre
" d'observer les peuples et comparable à l'abeille, qui
" voltige autour des fleurs d'un jardin avant de se
" reposer sur le calice qu'elle a choisi."
Il parcourut alors la Lombardie, la Bavière, la
Thuringe et la France orientale ; mais se sentit encore
attiré vers la Frise où avait commencé son apostolat
et où il devait se terminer d'une manière bien tra-
gique. Ses succès, cette fois, furent tels que l'évêque
Wilbrod voulut l'associer à Tépiscopat. Effrayé de
cette proposition, il s'enfonça dans l'Allemagne et
poussa dans le pays des Hessois, jusqu'aux frontières
des Saxons; il baptisa plusieurs milliers d'intidèles,
et voyant qu'il y avait une grande moisson à recueil-
(*) Les papes se succédaient rapideinent à cette époque.
Depuis le pontificat de saint Grégoire le Grand, jusqu'à celui de
saint Grégoire II, dans un espace de 111 ans seulement, il n'y
eut pas moins de 24 souverains pontifes, sans compter les anti-
papes.
21
322 FRÉDÉRIC OZANAM
lir, il fit ce second voyage à Rome dont nous avons
parlé. Revenu évêque, il résolut de frapper un grand
coup, ce qu'il fit à la lettre, en abattant un arbre
séculaire qui était pour les païens, et pour beaucoup
de gens flottant encore entre les deux religions, un
objet de superstition des plus vénérés et des plus
redoutables.
" Une grande multitude de barbares était accourue
" à Geismar, autour du chêne de Thor, menaçant de
" défendre à main armée ce dernier signe du culte de
" leurs pères et de mettre à mort l'ennemi des dieux.
" Ti'évêque parut entouré de ses clercs. Aux premiers
" coups de cognée, un grand vent que l'on regarda
" comme un signe du ciel fit plier le chêne gigan-
" tesque. Il s'inclina sous le poids de ses branches,
" et tomba se brisant en trois endroits, de sorte que
" sans aucun travail il se trouva partagé en quatre
" grands troncs d'une égale longueur. La foule des
" idolâtres rétracta ses imprécations et loua le Dieu
" des chrétiens. Du bois de l'arbre sacré on cons-
" truisit un oratoire en l'honneur de saint Pierre."
A travers mille obstacles dont le moindre n'était
pas la conduite d'une partie du clergé, le nouvel
évêque se mit à reconstruire l'œuvre tant de fois
détruite et reprise, de la conversion des Germains, et
à réunir les débris qu'avaient laissés derrière eux ces
grands hommes: Séverin,Nicétius,Rupert et Colomban
que nous n'avons fait qu'entrevoir dans cette rapide
analyse d'une esquisse elle-même déjà bien rapide.
FREDERIC OZANAM 323
Ozanam nous fait descendre dans la vie intime de
Boniface, il nous le montre tout autre pour lui-même
qu'aux yeux de la foule : plein de courage, de har-
diesse, de fermeté à l'extérieur ; timide, scrupuleux,
et sensible à l'excès au dedans. Mais Boniface, comme
bien des saints et des grands hommes luttait sans cesse
contre lui-même. Il était dans sa nature de s'appuyer
sur autrui, d'implorer du secours ; et il devait dire
souvent avec le psalmiste : Levavi occulos in montes
undh veniet auzilium mihi. Ce secours, il le cherchait
surtout à Rome et en Angleterre. De Rome, il recevait
des pouvoirs toujours de plus en plus étendus, des
consolations, des encouragements et de sages conseils
pleins de douceur et de modération. D'Angleterre, il
lui venait des lettres remplies de sympathie, des ma-
nuscrits précieux, entr'autres les "Questions de saint
Augustin avec les réponses de Grégoire le Grand, "
des ornements sacerdotaux, des cloches, enfin des
moines et des religieuses.
" Lioba, belle comme les anges, ravissante dans ses
" discours, savante dans les écritures et dans les saints
" canons, gouverna l'abbaye de Bischofsheim. Les
" farouches germaines, qui, autrefois, aimaient le
" sang, et se mêlaient aux batailles, venaient mainte-
" nant s'agenouiller au pied de ces douces maîtresses.
" Le silence et l'humilité ont caché leurs travaux aux
" regards du monde ; mais l'histoire marque leur
" place aux origines de la civilisation germanique : la
" Providence a mis des femmes auprès de tous les
" berceaux. "
324 FRÉDÉRIC OZANAM
La correspondance de saint Boniface avec une de
ses parentes montre de part et d'autre une grande
culture d'esprit ; nous en parlerons plus loin. Le saint
avait la faiblesse de faire des vers, dit plaisamment
Ozanam, qui, on l'a vu, en faisait lui-même. Cette fai-
blesse a été celle de saint Grégoire de Nazianze, de
saint Bonaventure, de saint Thomas cl'Aquin, et le
pape régnant Léon XIII n'en est pas exempt. *.
Boniface crut devoir faire un troisième voyage à
Rome, et se rendit auprès de Grégoire III, pontife
rempli de la même sollicitude qu'avaient manifestée
ses prédécesseurs pour ces importantes missions. Il
resta un an dans la ville éternelle, travaillant avec le
pape aux affaires de la France et de la Germanie et
prêchant d'église en église, suivi partout d'une grande
foule de pèlerins, venus de tous les pays de l'Occident.
Il avait déjà tenu plusieurs conciles qui marquèrent
dans l'histoire ecclésiastique pour cette partie de la
chrétienté. Il en tint encore un à son retour. Dans l'un
de ces conciles on fit un catalogue des superstitions
païennes qui obscurcissaient encore les lumières de la
foi. C'est un curieux document à consulter.
Boniface s'occupa des rapports avec le pouvoir po-
litique, et le bras séculier, à la suite de ces conciles ap-
* Voir : Leonis XIII pontificis maximi carmina colle git atque
italien interpreUUus est Jeremias Brunellnis ; magnifique volume
publié par l'Institut du Patronage du Saint-Esprit, auquel le
pape a donné la propriété de cet ouvrage.
FRÉDÉRIC OZANAM 325
paraît, on peut le dire, pour la première fois, dans
l'histoire ecclésiastique de cette partie de l'Europe. Le
pape Zacharie lui avait confié en 748, l'Église de
Mayence, érigée en métropole, ayant sous sa juridic-
tion Tongres, Cologne, Worms, Spire et Utrecht. Le
nouvel archevêque était plutôt un primat pour toutes
les régions germaniques, et il étendit sa sollicitude aux
intérêts généraux de la chrétienté.
Charles Martel n'avait donné aux œuvres de ce
grand apôtre qu'un appui peu efficace. Sa victoire
sur les Sarrasins, qui avait sauvé la civilisation
d'un des plus grands dangers qu'elle ait courus, en
avait fait naître d'autres. Ce maire du palais paya ses
leucles ou feudataires par des bénéfices et même des
évêchés ; de là, un clergé peu édifiant et des abus
qu'il était difficile de réprimer.
Carloman et Pépin le Bref, firent davantage pour
l'Eglise, et c'est une question historique de savoirsi ce
fut saint Boniface qui sacra ce dernier après que les
chefs Francs, réunis à Soissons, l'eurent élevé sur le
bouclier, pour mettre fin au règne des rois fainéants.
Notre auteur se prononce pour l'affirmative.
A tous ces gouvernants et même aux souverains
pontifes, le zélé missionnaire écrivait avec une liberté
et une indépendance qui rappellent celles que l'on a
reprochées à saint Colomban. Au pape Zacharie à qui
il dénonçait les abus et les divertissements que l'on
tolérait à Rome, il ne craignait point dédire : " Si des
" hommes charnels, qui ne savent rien, voient prati-
326 FRÉDÉRIC OZANAM
" quer à Rome ce que nous leur défendons comme
" péché, ils le croiront permis par l'Eglise, et en tire-
" ront une accusation contre nous, un scandale pour
" eux. "
Il obtint de Carloman une concession pour l'ab-
baye de Fulda que son disciple Sturm établit par ses
ordres et qui fut plus tard la rivale de Saint-Gall. C'é-
tait en jjleine forêt que l'on avait courageusement com-
mencé cette grande entreprise. L'intention du saint
archevêque était d'y finir ses jovirs. " C'est là, écri-
" vait-il au pape, qu'avec le bon plaisir de Votre Sain-
" teté, j'ai résolu de donner un repos de quelques
" jours à mon corps brisé par la vieillesse, et de choi-
" sir une sépulture, car cet endroit est dans le voisi-
" nage des quatres peuples auxquels, par la grâce de
" Dieu, j'ai annoncé la parole du Christ. "
Mais la Providence et le zèle de Boniface, en décidè-
rent autrement. Quelqu'attrait qu'il eût pour cet en-
droit, il ne voulut point entrer dans la retraite sans
avoir revu le théâtre de ses premiers travaux, sans
avoir fait un dernier effort pour la conversion de la
Frise. Quoiqu'il eût soixante et quinze ans, il partit
malgré les supplications de ses amis. Il avait non seu-
lement le pressentiment, mais encore l'intuition de ce
qui devait arriver. Il semblait qu'il s'offrît au martyre
et qu'il voulût le recevoir dans le pays où il avait dé-
buté, et par là peut-être obtenir la conversion de ses
habitants si rebelles à la grâce.
A^'ant remis à LuU, son disciple, l'exercice de sa
FREDERIC OZANAM
32/
charge, et la continuation de ses entreprises, il lui dit :
" Pour moi, je me mettrai en chemin, car le jour de
" mon passage approche. J'ai désiré ce départ et rien
" ne peut m'en détourner. C'est pourquoi, mon fils,
" faites préparer toutes choses et placez dans le coffre
" de mes livres le linceuil qui doit envelopper mon
'i vieux corps. "
Avec une suite assez nombreuse de prêtres et de
moines, il descendit le Rhin jusqu'à Ttrecht et com-
mença à évangéliser avec succès, faisant plusieurs mil-
liers de néophytes. Ici se place une scène inoubliable,
une des plus émouvantes qui soient racontées dans ces
récits, si remplis cependant de tableaux héroïques.
"Un jour, le 5 juin, le pavillon de l'archevêque avait
" été dressé près de Dockum, au bord de la Burda,
" qui sépare les Frisons orientaux et les occidentaux.
" L'autel était prêt et les vases sacrés disposés pour le
" sacrifice, car une grande multitude était convoquée
" pour recevoir l'imposition des mains. Après le lever
" du soleil, une nuée de barbares, armés de lances et
" de boucliers, \)aT\\t dans la plaine et vint fondre sur
" le camp. Les serviteurs coururent aux armes et se
" préparèrent à défendre leurs maîtres. Mais l'homme
" de Dieu, au premier tumulte de l'attaque, sortit de
" sa tente entouré de ses clercs et portant les saintes
" reliques, qui ne le quittaient point. " Cessez ce com-
" bat, mes enfants ! s'écria-t-il, souvenez-vous quel'E-
" criture nous apprend à rendre le bien pour le mal.
" Car ce jour est celui que j'ai désiré longtemps, et
328
FREDEEIC OZANAM
' l'heure de notre délivrance est venue. Soyez forts
dans le Seigneur, espérez en lui, et il sauvera
",vos âmes. " Puis se retournant vers les prêtres, les
diacres et les clercs inférieurs, il leur dit ces pa-
' rôles : "Frères ! soyez fermes, et ne craignez point
' ceux qui ne i^euventrien sur l'âme; mais réjouissez-
" vous en Dieu, qui vous prépare une demeure dans
" la cité des anges. Ne regrettez pas les vaines gloires
" du monde, mais traversez courageusement ce court
" passage de la mort, qui vous mène à un royaume
" éternel. " Aussitôt, une bande furieuse de barbares
" les enveloppa, égorgea les serviteurs de Dieu, et se
" précipita dans les tentes, où, au lieu d'or et d'argent,
" ils ne trouvèrent que des reliques, des livres et le
" vin réservé pour le saint sacrifice. Irrités de la sté-
" rilité du pillage, ils s'enivrèrent, ils se querellèrent
" et se tuèrent entre eux. Les chrétiens, se levant en
" armes de toutes parts, exterminèrent ce qui était
" resté de ces misérables. Le corps de saint Boniface
" fut retrouvé. Auprès de lui était un livre mutilé par
" le fer, taché de sang, et qui semblait tombé de ses
" mains. Il contenait plusieurs opuscules des Pères
" entre lesquels un écrit de saint Ambroise : Du bien-
" fait de la mort. "
Telle fut la fin de l'apôtre des Germains, d'un
homme illustre par sa science et son éloquence; car,
il a laissé des homélies, des poésies et un Traité des
huit parties dit discours ; mais plus illustre encore par
son'activité, sa fermeté, son habileté, son courage et le
FREDERIC OZANAM
329
dévouement sans bornes, qui lui valut la palme du
martyre. De sa mort date une ère nouvelle. Il était bien
touchant de voir tout un troupeau de chrétiens, le
pasteur en tête, subir la mort sans résistance ; mais de
pareils sacrifices ne devaient pas se renouveler sou-
vent, la barbarie ne devait pas toujours triompher.
Aussi bientôt Tépée de Charlemagne vint opérer au
Nord ce que Tépée de Charles Martel avait fait au
Midi ; le paganisme fut vaincu une fois de plus par
les armes ; le fils de Pépin le Bref devint le continua-
teur de Clovis et de Constantin ; et l'avenir religieux
de l'Europe ne fut plus abandonné aux caprices et
aux féroces entreprises des sectateurs de Woden.
" Ces esprits indomptés, qui résistaient aux lu-
" mières, ne devaient céder qu'à l'ascendant d'un
" grand pouvoir :1a papauté l'exerça. Elle avait ce ca-
" ractère de paternité qu'elle tient de son institution
" divine ; elle avait la force des idées, les habitudes
" du gouvernement, avec le prestige du temps et de
" la distance, et la majesté du nom latin. C'est par là
" qu'elle maîtrisa les Francs, et par eux le reste des
" peuples. Le moment décisif fut celui où Grégoire II
" dicta à Boniface, évêque, le serment d'obéissance. Ce
"jour-là seulement, Rome vit s'accomplir ce qu'elle
" avait pressenti lorsque les soldats d'Alaric rappor-
" tèrent en pompe les vases sacrés dans la basilique de
" Saint-Pierre. Rome vit commencer son empire sur
" ces nations mêmes qui l'avaient renversé ; elle vit un
" pontife saxon, agenouillé au nom de la Germanie,
330 FRÉDÉRIC OZANAM
" aux pieds d'un citoyen romain. Le représentant des
" barbares se releva délégué du Vatican. Ce proconsul
" des temps nouveaux, sans licteurs, sans glaive et
" sans fisc, portait avec lui le génie législatif du vieux
" sénat. Pendant trente-sept ans il poursuivit les des-
" seins de cette politique romaine dont il s'était fait le
" serviteur. Les hommes du Nord reçurent la domi-
" nation bienfaisante qui venait à eux, non plus avec
" les aigles, mais avec les symboles de la colombe et
" de l'agneau. Ils sortirent de l'incertitude entre l'ido-
" latrie et l'Évangile, où ils avaient hésité durant
" quatre cents ans. Le légat du siège apostolique re-
" nouvela l'onction des rois de Juda sur le front des
" ducs austrasiens. Les Francs, confirmés dans leur
" mission, se trouvèrent, comme la Providence les
'' avait voulu, les défenseurs de l'Église, les continua-
" teurs des Romains, etl'obstacle invincible des inva-
" sions ; et tous les pouvoirs semblèrent réunis pour
" inaugurer le règne de Charlemagne. "
Charlemagne s'est trouvé à la tête des Germains
convertis et mêlés aux Gaulois et aux Latins, et en
présence des autres Germains qui repoussaient la civi-
lisation chrétienne et lui faisaient une guerre à mort.
" Au huitième siècle, dit notre auteur, il y avait deux
" Germanies."
Mais il y avait longtemps que les deux Germanies
existaient. Déjà du temps où l'Empire romain d'Oc-
cident était dans toute sa vigueur, comme nous l'a-
vons vu, les Germains, rangés sous les étendards de
FRÉDÉRIC OZANAM 331
Rome, combattaient les autres barbares. La situation
fut plus tranchée lorsque les Francs devinrent chrétiens
et que les Anglo-Saxons établis dans la Grande-Bre-
tagne suivirent leur exemple. Les Bavarois, les Thu-
ringiens, les Allemands se convertirent partiellement
mais avec des retours trop fréquents au paganisme.
Les Saxons du continent furent au contraire les
implacables ennemis de la nouvelle Rome, de la
Rome chrétienne, de la Rome des papes. Ils avaient
derrière eux les Frisons et d'-autres peuples plus bar-
bares qu'eux-mêmes, et surtout les Scandinaves ces
terribles pirates du Nord.
Ozanam donne comme traits distinctifs des deux
espèces de Germains, l'attachement des uns à la pro-
priété, la vie nomade des autres. Cette distinction
était déjà très visible à l'époque de la conquête
romaine ; elle s'accentua davantage. Ce n'est pas que
toute nation germaine sédentaire dût devenir facile-
ment chrétienne, mais toutes les peuplades nomades,
ou si l'on veut, non encore définitivement fixées,
ojEfraient au christianisme et à la civilisation une résis-
tance pour bien dire invincible.
Il était, il est vrai, dans le caractère des Saxons de
désirer la propriété du sol et de s'y attacher ; et c'est
par cela même qu'ils devinrent comme le boulevard
du paganisme. Ils formaient un centre de résistance;
ils étaient devenus les plus indomptables, les plus
importants, et à certains égards, les plus féroces des
ennemis du Christ.
332 FRÉDÉRIC OZANAM
Une tradition ancienne l'apporte leur premier éta-
blissement en Allemagne. Des aventuriers qui avaient
suivi jusqu'au fond de l'Asie la fortune d'Alexandre
le Grand, s'étant trouvés sans chefs à sa mort, se
seraient dispersés par toute la terre. Un certain
nombre d'entre eus seraient arrivés sur leurs vais-
seaux jusqu'aux embouchures de l'Elbe.
" Les navigateurs, disait-on, poussés vers la terre,
' ' la trouvèrent occupée par les Thuringiens. Us obtin-
" rent de ces peuples la liberté de jeter l'ancre dans
" leurs eaux et de trafiquer avec eux, mais en renon-
" çant au meurtre, au pillage et à la possession du sol.
" Au bout de peu de temps, épuisés par ce commerce
" sans profit, ils commencèrent à manquer d'argent et
" de vivres. Un jour, il arriva qu'un jeune homme
" sortit de leurs navires, mourant de faim, mais cou-
" vert d'or, paré d'un collier d'or; et des anneaux
" d'or chargeaient ses mains. Il aborde un Thurin-
" gien et lui offre tout cet or pour tel prix qu'il lui
" plaira. Celui-ci lui propose en riant une poignée
" de terre en échange. L'autre l'accepte, la reçoit
" dans son vêtement et se retire joyeux vers les siens.
" Le Thuringien retourne dans sa tribu, on le loue
" d'avoir trompé l'étranger. Cependant la nuit sui-
" vante, les hommes de mer descendent sur le rivage;
" leur jeune compagnon les guide, semant devant lui
" la poussière qu'il a reçue; et, dans l'enceinte décrite
" de la sorte, ils dressent silencieusement leurs tentes.
" Au lever du soleil, les habitants du pays les recon-
FRÉDÉRIC OZANAM 333
" naissent, et les somment sur la foi des traités, de
" retourner à leurs vaisseaux. Nous avons payé cette
" terre de notre or, répondirent-ils, nous la défendrons
" de nos épées. La guerre s'engagea. Après de san-
" glants combats, les chefs des deux partis convinrent
" d'une entrevue où ils se rendraient désarmés. Les
" étrangers y portèrent sous leurs habits le long cou-
" teàu qui ne les quittait jamais, égorgèrent les chefs
" des Thuringiens et demeurèrent les maîtres du ter-
" ritoire. Une terreur profonde se répandit dans la
" contrée; et, en mémoire dé l'événement, on appela
" ces étrangers du nom de leur arme nationale; ils la
" nommaient Sahs ; on les appela les hommes au grand
" couteau, les Saxons."
Et qui ne les a pas connus les hommes aux grands
couteaux f Sahsen ! tel est encore aujourd'hui le cri de
détresse du véritable Celte, du paysan, irlandais
dans sa misérable hutte! Ils ont pour bien dire
exterminé les Bretons de l'île où ils se sont im-
plantés et se sont plus tard assimilé les Danois et les
Normands qui sont venus les conquérir. Les pauvres
Gallois leur en voulaient tant, comme nous l'avons vu,
qu'ils ne les croyaient pas dignes de la parole divine
et qu'ils auraient renoncé au ciel plutôt que de le par-
tager avec eux. Après avoir embrassé la foi chrétienne
avec une généreuse ardeur ils ont embrassé l'hérésie
avec une ardeur égale et ont voulu l'imposer avec
cruauté à l'île sœur, dont la condition sociale forme
334 FRÉDÉRIC OZANAM
en ce moment, pour l'Angleterre, le plus ditticiie et le
plus dangereux des problèmes.
Après qu'ils eurent combattu sans relâche nos
ancêtres dans le vieux monde, ils n'ont eu de repos
dans le nouveau que lorsqu'ils crurent les en avoir
chassés complètement. C'est encore de leur nom que
s'enorgueillissent leurs enfants rebelles et séparés
d'eux par une juste rétribution. Chaque jour nous
entendons de leur bouche les louanges de la grande
race anglo-saxonne. Et nous-mêmes, après avoir lutté
vaillamment contre eux, ne nous faut-il pas admettre
que nous leur devons beaucoup et que la domination
anglaise, sur le tout, ne nous a pas été défavorable ?
Il y a peu de nations composées d'éléments aussi
nombreux qui ait reçu une aussi forte empreinte d'un
seul de ces éléments. Si son histoire est pleine d'ano-
malies, si son caractère national offre de si frappantes
antithèses, n'est-ce point parce qu'elle représente
mieux l'humanité, dont elle a au plus haut degré
toutes les qualités et tous les défauts? *
Pour ce qui est des Saxons du continent, le rôle
qu'ils ont joué dans l'histoire moderne est bien diffé-
* M. de Montalembert, après avoir fait miroiter ces antithèses
aux yeux de ses lecteurs, terminait une appréciation encore pleine
d'actualité, par les pages suivantes:
" Aimant la liberté pour elle-même, et n'aimant rien sans elle,
" ce peuple ne doit rien à ses rois, qui n'ont été quelque chose
" que par lui et pour lui. Sur lui seul pèse la formidable respon-
" sabilité de son histoire. Après avoir subi autant et plus qu'au-
FRÉDÉRIC OZANAM 335
rent de celui qu'ils avaient au temps de Charlemagne.
Ils furent les plus fidèles et les derniers alliés de la
France sous Napoléon I*^''. En ce moment ils sont
dominés ou plutôt effacés dans le nouvel Empire d'Al-
lemagne par les Prussiens, qui, au dire de savants
" ciine nation de l'Europe, les horreurs du despotisme politique
" et religieux au seizième et au dix-septième siècle, il a su, le
" premier et le seul, s'en affranchir pour toujourf:. Réintégré
" dans son vieux droit, sa tîère et vaillante nature lui a depuis
" lors interdit d'abdiquer entre des mains quelconques ses droits,
" ses destins, ses intérêts, son libre arbitre. Il sait vouloir et
"agir pour lui-même; gouvernant, soulevant, inspirant ses
" grands hommes, au lieu d'être séduit, égaré ou exploité par
" eux. Cette race anglaise a succédé à l'orgueil comme à la
" grandeur du peuple dont elle est l'émule et l'héritière, du
" peuple romain ; j'entends les vrais Romains de la République,
" non les vils Romains asservis et dépravés par Auguste. Comme
" les Romains envers leurs tribu Itaires, elle a été teroce et cupide
" envers l'Irlande, infligeant ainsi à sa victime, jusqu'en ces
" derniers temps, la servitude et l'abaissement qu'elle répudie
" avec horreur pour elle-même. Comme la Rome antique, sou-
" vent haïe et trop souvent digne de haine, elle inspirera tou-
" jours à ses juges les plus favorables plus d'admiration que
" d'amour. Mais, plus heureuse que Rome, après mille ans et
" plus, elle est encore toute jeune et féconde. Un progrès lent,
" obscur, mais ininterrompu, lui a créé un fonds inépuisable de
" force et de vie. Chez elle la sève débordait hier et débordera
" demain. Plus heureuse que Rome, malgré mille inconsé-
" quences, mille excès, mille souillures, elle est de toutes les
" races modernes et de toutes les nations chrétiennes celle qui a
" le mieux conservé les trois bases fondamentales de toute
" société digne de l'homme : l'esprit de liberté, l'esprit de famille
" et l'esprit religieux."
{Les Moines d'Occideaf. Orijines chrétiennes des Iles Britan'
niques, pp. 6 et 7.)
336 FRÉDÉKIC OZANAM
ethnologistes, sont plutôt d'origine slave que d'origine
germanique, f
Mais revenons aux temps anciens dont nous abré-
geons l'histoire.
Dans une guerre sans relâche dont les vicissitudes
sont difficiles à suivre, les Saxons avaient lutté contre
les Francs, tantôt victorieux, tantôt défaits, mais
jamais soumis. Charlemagne, héritier du titre de pro-
tecteur de la chrétienté qui avait été donné à son
père et à son aïeul, devait non seulement triompher
des Germains, mais encore porter chez eux le siège de
sa puissance.
" La guerre de Saxe, sous son règne, fut une croi-
" sade. Ce caractère se laissait déjà voir dans les
" expéditions militaires des Mérovingiens chez les
"Ariens du Midi; il reparaît dans les combats de
" Charles Martel contre les Sarrasins ; il éclate dans
" les guerres de Charlemagne. La tradition populaire
" les représentait ainsi ; elle avait fait du grand empe-
t La Saxe est presque entièrement protestante, il n'y a, à vrai
dire, que la famille royale, la cour et une partie de la population
de Dresde qui soient catholiques. Les Saxons ne s'en sont pa.s
moins battus bravement à Sadowa pour leur bon roi Jean.
Aujourd'hui, disait un homme d'esprit, le roi de Saxe n'est plus
qu'un préfet et encore . . . un préfet fort mal en cour. Le
royaume de Saxe ne renferme pas toute la descendance des
Saxons sur le continent, elle s'étend dans le Hanovre, le Bruns-
wick et d'autres États et même en Danemark et en Transyl-
vanie.
FRÉDÉRIC OZANAM 337
" reiir le premier des croisés... Lorsque l)ien longtemps
" ai^rès sa mort, Pierre l'Ermite entraînait les popu-
" lations au cri de Dieu le veut /, le bruit se répandit
" que Charlemagne allait sortir de son tombeau d'Aix-
" la-Chapelle et prendre le commandement de l'armée
" chrétienne."
Nouveau César, le petit fils de Charles Martel avait
trouvé devant lui un nouveau Vercingétorix ; c'était
Witikind, qui profita habilement des diversions que
faisaient d'autres ennemis, car celui qui devait être
empereur d'Occident avait à tenir tête à la fois aux
Saxons au Nord, aux Lombards à l'Est, et au Sud, du
côté de l'Espagne, aux Sarrasins.
Deux fois vaincus par Charlemagne, les Saxons de
Westphalie s'étaient deux fois soumis pour se soulever
de nouveau en apprenant que le roi chrétien avait
passé les Alpes, courant au secours du pape. Une
troisième fois il reparut et s'avança jusqu'à la Lippe
où il ne trouva plus que des suppliants. "Il les
" reçut en grâce, bâtit la forteresse de Lippstadt aux
" sources du fleuve, releva Eresburg, et, après avoir
" passé l'hiver à Héristal, il revint, au printemps de
" 777, convoquer les nobles et tout le peuple de
" Saxe à Paderborn. C'était le plus beau lieu de
" Westphalie. Des sources jaillissantes y arrosaient
" les terres d'un riche manoir. Le roi des Francs,
" entouré de ses prélats et de ses comtes, déploya
" toute la pompe guerrière des champs de mai. Ce
" fut là qu'il voulut recevoir les envoyés des Sar-
22
338 FRÉDÉRIC OZANAM
" rasins d'Espagne venus pour solliciter le secours
" de ses armes. Il semble que ce grand spectacle
" frappa les Saxons. Les hommes libres, réunis sous
" la conduite de leurs chefs, jurèrent obéissance et
" se soumirent à perdre leur territoire et leur liber-
'' té, s'ils violaient la foi promise. Une grande multi-
" tude, renonçant aux idoles, demanda le baptême.
" On vit des troupes innombrables d'hommes, de
" fem^nes et d'enfants descendre dans les rivières.
" Les blonds néophytes, couverts de vêtements blancs,
" sortaient des eaux au chant des cantiques. A leur
" tête, les prêtres et les moines allaient poser la pre-
" mière pierre des églises dans les forêts purifiées ; et,
" pendant plusieurs mois, le récit de la conversion de
" la Saxe consola le monde chrétien."
Au moment où l'on croyait leur conquête assurée,
les Saxons se soulevèrent de nouveau. C'était surtout
la discipline qui leur avait fait défaut ; Witikind sut
les y soumettre. Seul de tous les chefs, il n'avait rien
juré, et s'était retiré chez les Danois. liC bruit de la
défaite de Charlemagne à Roncevaux, et même celui
de sa mort s'étant répandus, Witikind procura aux
Saxons l'alliance des Frisons et des Danois, et se jeta
sur la Hesse et la Thuringe, brûlant maisons, églises
et monastères. Les moines de Fulda durent fuir em-
p(n'tant avec eux la châsse de saint Boniface. L'inva-
sion s'étendit jusqu'à Coblentz ; la Germanie échappait
aux Francs.
Mais Charlemagne revint; à ses ordres les Allemans
FRÉDÉRIC OZANAM 339
et les Francs repoussèrent l'ennemi. Bientôt le roi
marcha en personne, et triompha à Bochold.Witikind
prit la fuite, et une multitude immense demanda le
baptême. On crut s'assurer l'avenir en formant des
évêchés qui furent largement dotés. " Le roi, dit
" notre auteur, leur donna des terres ; Dieu seul pou-
" vait leur donner les âmes."
Deux ans s'écoulèrent et Witikind reparut. Les
ravages et les cruautés des barbares furent plus ter-
ribles que jamais. La patience de Charlemagne était
à bout ; vainqueur une fois encore, il abusa de la vic-
toire. Une assemblée fut convoquée à Verden sur
l'Aller, Witikind y fut jugé par contumace, quatre
mille cinq cents de ses complices furent mis à mort ;
leur chef s'était échappé emportant avec lui la rage et
l'espoir de la vengeance. Cette affreuse boucherie
souleva l'horreur des peuples ; toute la Saxe, on peut
dire, presque toute la Germanie païenne se leva en
masse, aidée d'une partie des Slaves qui avaient pris
part aux dernières luttes. Dans une grande bataille
livrée à Detmold, les Francs firent des pertes énormes.
Selon leurs historiens, ils auraient été vainqueurs ;
mais une tradition rapporte que, vaincus,ils se seraient
retirés sur le Mein et que lorsqu'ils cherchaient en
vain à traverser le fleuve, une biche se jetant devant
eux leur aurait montré le gué. De là le nom de Franc-
fort ou gué des Francs. *
* La célèbre cité de Francfort sur le Mein, a été longtemps le
340 FRÉDÉRIC OZANAM
Cependant les forces de Charlemagne augmentées
par de nouvelles recrues lui permirent d'écraser les
Saxons. Il parcourut et ravagea le pays, et voyant
les ennemis épuisés, il fit offrir la paix à Witikind.
Des nobles Saxons allèrent lui porter les propositions
du roi.
" Le guerrier défiant exigea des otages, et les ayant
" reçus, il se rendit avec Alboin, son compagnon
" d'armes, à Attigny, où il demanda le baptême. Cet
" exemple entraîna la Saxe, et la Frise l'imita. Char-
'^ lemagne connut que ses desseins étaient accomplis.
" Il écrivit à Offa, roi des Saxons, pour lui annoncer
" une conversion qui faisait la joie de son règne. Le
" pape Adrien en reçut la nouvelle; il répondit en
" rendant des actions de grâces à la clémence divine,
" parce que les nations païennes, rangées souslapuis-
" sance du roi, entraient dans la grande religion.
" Pour louer Dieu d'une si éclatante victoire, il ordon-
" nait trois jours de processions solennelles dans
" toutes les contrées habitées par les chrétiens. L'i-
" magination des peuples s'empara de ce grand évé-
" nement. On racontait qu'aux jours des fêtes solen-
" nelles, Charlemagne avait coutume de faire distri-
" buer une pièce d'argent à chacun des pauvres qui
" se rassemblaient à sa porte. Or, il arriva que, le
lieu des séances de la diète germanique. C'est la patrie de
Goethe et de la famille Rotschild.
FRÉDÉRIC OZANAM 3-41
"jour de Pâques, Witikind, en habit de mendiant,
" s'introduisit dans le camp pour en observer les dis-
" positions. Le roi faisait dire la messe sous sa tente;
"^et quand le prêtre éleva la sainte hostie, Witikind
" vit, dans le pain consacré, la figure d'un enfant
" d'une beauté parfaite. Après la messe on distribua
" les aumônes. Le guerrier se présenta à son rang,
" fut reconnu sous ses haillons, arrêté, conduit au
" roi. Alors il raconta sa vision, demanda à devenir
" chrétien, et fit enjoindre. aux chefs de son parti de
" poser les armes. Charlemagne le fit duc, et changea
" contre un cheval blanc le cheval noir de son écu.
" Ceci est le récit des Saxons. Ce peuple inflexible
" ne voulait avoir cédé qu'à l'intervention de la
" Divinité. D'un autre côté, les généalogistes pla-
" cèrent Witikind à la tête de la troisième race des
" rois de France, en le faisant aïeul de Robert le Fort.
" Plusieurs légendaires le comptèrent au nombre des
" saints et au treizième siècle la chanson de Witikind
" le Saxon était encore récitée par les jongleurs fran-
" çais. Son nom ne périt pas, il resta comme ceux
" de Roland, d'Arthur, de tant d'autres illustres
" vaincus que la poésie est allée ramasser sur les
" champs de bataille, comme pour montrer que Ti-
" magination des peuples est généreuse, et ne se range
" pas toujours du côté du plus fort."
Cependant, même après la soumission et la conver-
sion de Witikind, tout n'était pas fini. Les Saxons de
rOuest furent fidèles aux traités, mais ceux du Weser
342 FRÉDÉRIC OZANAM
se révoltèrent de nouveau. Cinq campagnes succes-
sives ne suffirent point pour éteindre ce foyer de
rébellion, il fallut avoir recours au triste expédient
de la dispersion et de la déportation.
Un écrivain contemporain veut excuser Charle-
magne en disant : " Tous ne regrettèrent point leur
exil ; ils aimèrent ces grasses terres du Midi qui leur
donnèrent de riches vêtements, des monceaux d'or et
des flots devin."
La puissance royale et militaire ne fut pas heureu-
sement seule à combattre pour la foi. Les moines et
les évêques continuèrent par la persuasion ce qui avait
été poursuivi par la force. Un enfant de cette Frise
que saint Boniface avait évangélisée au prix de sa vie,
saint Ludgier en fut le nouvel apôtre, et un Franc,
saint Anschaire, entreprit la tâche en apparence témé-
raire d'aller convertir les Danois. Nous n'avons point
l'espace nécessaire pour rapporter les détails de leurs
missions ; qu'on se rappelle seulement les vaillants
efforts de Colomban et de Boniface, la carrière de
Ludgier et d'Anschaire fut pleine de la même abnéga-
tion, du même héroïsme, et l'on y respire également le
parfum légendaire qui embaume cette grande époque
malheureusement aujourd'hui si oubliée.
La noble figure de Charlemagne la domine et notre
auteur fait une étude complète du rôle que joua ce
grand homme sous le triple rapport de la religion, de
la politique et de la science. Arrivé à l'apogée de la
puissance, il fut en effet pendant quelque temps le lien
FREDERIC OZANAM
343
qui unissait ces trois grands éléments de la civilisation.
Malgré la chute de l'empire d'Occident et la triste
décadence de celui de Constantinople, le prestige de
la couronne impériale hantait encore les esprits et les
barbares eux-mêmes n'y étaient pas insensibles. Plu-
sieurs de leurs chefs s'en étaient déjà saisis, mais
n'avaient pu la conserver ou la transmettre à leurs
descendants. Ils étaient remplis d'une admiration
involontaire pour cette puissance romaine qu'il s avaient
mission de renverser. Les papes eux-mêmes qui se
substituaient peu à peu aux empereurs, étaient mal
à l'aise en ne sentant plus l'appui qu'ils en avaient
reçu. Plus d'empereur d'Occident, les empereurs d'O-
rient jouets de Thérésie et destinés à succomber sous
les assauts de l'islamisme, des rois lombards ennemis
de l'Eglise ; les Saxons, les Ariens, les païens divisant
ou attaquant la chrétienté ; telle était la situation
aux temps de Charles Martel, de Pépin le Bref et de
Charlemagne. Pour faire face à tous ces dangers on
demandait un empereur !
Clovis avait reçu les insignes du patriciat et une
lettre de l'Empereur; à la joie qu'il en montra il est
permis de croire que le roi des Francs y voyait plus
qu'une confirmation de son pouvoir : un acheminement
vers l'Empire; en effet il se fit proclamer non seule-
ment consul, mais Auguste. Ses successeurs se considé-
rèrent comme indépendants des empereurs d'Orient,
comme le prouvent les monnaies qu'ils firent frapper.
Théodebert, irrité de ce que .Tustinien. qui. malgré
344 FRÉDÉRIC OZANAM
sa véritable grandeur, avait entre autres petitesses, la
manie des titres plus ou moins légitimes, avait pris
celui de vainqueur des Allemans et des Francs, ne
parle de rien moins que d'aller l'en châtier à Constan-
tinople, et Childebert II, traitant d'égal à égal avec
l'empereur Maurice, lui envoie des ambassadeurs.
Menacé par l'empereur d'Orient d'être maltraité
comme l'avaient été quelques-uns de ses prédéces-
seurs, Grégoire II s'adresse à Charles Martel, et plus
tard, Grégoire III lui envoie les chaînes et les clefs en
mémoire de saint Pierre, lui offrant le titre de patrice
et lui " mandant que le peuple romain était prêt à se
mettre sous la protection de son bras invincible. "
Lorsque Pépin fonde une nouvelle dynastie, ce n'est
pas vers l'Orient qu'il tourne ses regards, ce n'est que
du pape, par l'entremise de saint Boniface, qu'il reçoit
le sacre et l'investiture.
Quant à Charlemagne, il fut à deux reprises, et la
seconde fois après un très long espace de temps,
poussé par les papes vers le rang suprême. La pre-
mière fois c'était lorsqu'il allait de Pavie à Rome
après avoir remporté une brillante victoire dans l'in-
térêt du saint-siège.
" Le Samedi saint de l'an 774, ayant laissé son
" armée sous les murs de Pavie, il se présenta devant
" Rome ; à trois milles de la ville sainte, il trouva la
" bannière et les magistrats venus au-devant de lui ; à
" un mille toutes les populations avec leurs chefs et
" les enfants qui étudiaient aux écoles, tous portant
FRÉDÉRIC OZANAM 345
" des palmes et chantant des hymnes; enfin la croix
" qui ne sortait que pour les exarques et les patrices.
" A cette vue le roi des Francs descendit de son che-
" val de guerre ; il entra dans Rome à pied, la traversa
" pour se rendre au Vatican, monta le grand escalier
" de Saint- Pierre en baisant chaque marche: à la der-
" nière il trouva le pape Adrien, qui l'embrassa. Tous
" deux se tenant par la main, entrèrent dans la basi-
" lique pendant que la foule chantait le verset: Bene-
" dictus qui venit in nomine Domini, et, à la suite
" du roi, tous les évêques, les abbés, les chefs, et les
" guerriers francs s'agenouillèrent devant la Confession
" de Saint-Pierre pour accomplir leur vœu. Le lende-
" main, Charles, en habit de patrice, revêtu du lati-
" clave et de la tunique, prit séance au tribunal pour
"juger les causes des citoyens, conformément aux
" constitutions des empereurs."
Vingt-six ans plus tard, après avoir triomphé des
Saxons, des Sarrasins et des Lombards, Charlemagne
retournait à Rome.
" Le vœu du peuple chrétien demandait, et Léon
"III le trouva juste, de mettre le nom où était la
" puissance. Le jour de Noël de Tan 800, Charlemagne
" étant venu à Rome pour rétablir la paix, comme il
" était entré dans la basilique de Saint-Pierre et qu'il
" y priait prosterné devant Pautel, le pape lui mit sur
" la tête une couronne, pendant que tout le peuple
" remplissait l'église de ses acclamations, et s'écriait :
" A Charles- Auguste couronné de Dieu, grand et paci-
" fique empereur des Romains, vie et victoire ! "'
346 FRÉDÉRIC OZANAM
" Toute la pensée du temps était dans cette accla-
" mation ; le droit de Dieu, de qui toute souveraineté
" descend ; le droit du peuple, qui la délègue au plus
" digne; l'élection d'un barbare victorieux, mais pour
" restaurer l'empire pacifique d'Auguste. L'Occident
" applaudit avec le peuple de Rome ; les impuissantes
" réclamations de la cour d'Orient se turent bientôt.
" Ce fut un de ces moments solennels, où le présent
" est assuré de la sanction de l'avenir : et Léon, cer-
" tain d'avoir accompli un de ces grands actes par
" lesquels le pontificat devait traduire à la terre les
" arrêts du ciel, en voulut immortaliser le souvenir
" dans l'éclatante mosaïque dont il décora le tricli-
" nium du palais de Latran."
Le règne de Charlemagne fut de 46 ans ; il ne régna
que pendant quatorze ans après avoir été couronné
empereur ; mais à vrai dire il en avait la puissance
longtemi^s avant de s'en laisser donner le titre.
Quelles avaient été les causes de sa lenteur et de
ses hésitations, quelle était la raison qui l'éloignait
de cette magistrature suprême si désirée et si enviée ?
Certes Napoléon I^'' et le roi Guillaume, de nos jours,
n'ont pas fait tant de façons !
C'est probablement que le petit-fils de Charles Martel
voulut consolider son œuvre avant de la proclamer
aux yeux du monde ; c'est qu'il voulait faire l'Empire
avant de se faire empereur. Peut-être aussi la pourpre
romaine lui déplaisait-elle, parce qu'il était lui-même
plutôt un Franc et un Germain qu'un Gallo-Romain.
FRÉDÉRIC OZANAM 347
Il eut une certaine répugnance, paraît-il, à se revêtir
de la longue tunique et de la chlamyde et à porter
les insignes qui avaient fait tant de plaisir à Clovis.
Quoiqu'il appréciât les littératures grecque et latine,
il aimait la langue de ses aïeux et voulut que l'Evan-
gile fût prêché en langue vulgaire.
Qzanam donne encore comme une preuve de ce
patriotisme un peu étroit pour celui qui devait faire
l'unité de l'Europe chrétienne, le fait qu'il choisit
pour capitale de ses États, Aix-la-Chapelle et non
point Paris, Rome, ni aucune autre grande ville des
Gaules ou de l'Italie. Mais n'y avait-il pas là plus de
tactique que de sentiment? Ne valait-il pas mieux
asseoir le siège de sa puissance dans des pays qu'il
avait eu tant de peine à conquérir, opposer par là
une digue à de nouvelles invasions, entamer l'en-
nemi plutôt que de s'exposer à être entamé de nou-
veau par lui ?
Quoiqu'il en soit, Charlemagne qui n'avait certai-
nement pas ménagé les Saxons, témoin ce terrible
massacre que l'Eglise dut blâmer, se montra très
disposé à concilier les peuples germains récemment
conquis et convertis. Les célèbres Capitulaires que
notre auteur a étudiés avec soin en fournissent plus
d'une preuve. D'un autre côté, il ne se faisait pas
faute de se poser, suivant le mot d'Eusèbe au sujet de
Constantin, '"' en évêque de l'extérieur," et il ne man-
qua point d'écrivains pour l'accuser d'avoir mis la
nnin à l'encensoir. Il estjustede dire, pour sa défense.
348 FRÉDÉRIC OZANAM
que tout ce qui dans ses Capitulaires touchait à la
discipline de l'Église, était inspiré par les évêques et
fut confirmé par les souverains pontifes, ou du moins
ne fut pas blâmé.
Il s'efforça de mettre les lois de l'Empire en har-
monie avec celles de l'Église, et les conflits que soule-
vèrent plus tard d'autres empereurs en s'arrogeant,
comme l'avaient fait ceux de Byzance, le pouvoir spi-
tuel, furent évités par celui qui s'intitulait bien rec-
tor christiani populi, mais qui en même temps avait
voué au saint-siège la plus grande obéissance.
Ozanam nous montre ensuite Charlemagne travail-
lant à l'équilibre des pouvoirs, — cette chose que nous
croyons toute moderne, — favorisant, dans une certaine
mesure, les idées de liberté innées chez les Germains,
réglant tout ce qui avait trait aux privilèges des leudes
et maintenant dans la féodalité naissante un ordre et
une modération qui malheureusement ne lui survécu-
rent point, puis enfin appuyant l'exercice de son au-
torité suprême sur de fréquentes assemblées et sur les
conseils des hommes les plus savants et les plus ha-
biles de son époque.
Dans cette partie de son travail notre auteur reprend
habilement, dans son premier volume, tout ce qui se
rapporte à celui-ci. A propos de l'organisation sociale
que Charlemagne fit accepter aux Germains, il rappelle
le chant de l'Edda " où le dieu Heindall, parcourant la
" terre, s'arrête d'abord chez une femme appelée la Bi-
" saïeule qui lui donne pour fils le Serf; puis chez
FRÉDÉRIC OZANAM 349
" l'Aïeule qui lui donne le Libre, et enfin chez la Mère,
" dont il a le Noble. Or, le Noble engendra plusieurs en-
" fants, entre lesquels le dernier fut le Roi ; et les au-
" très apprirent à aiguiser les flèches et à manier la
" lance. Mais le Roi connut les runes, les runes du
" temps, les runes de l'éternité. "
Ces rois-prêtres qui possédaient la science humaine
et la science divine, crurent bon de s'assurer aussi
celle des armes. Le chant de l'Edda ajoute en eff"et:
" que le roi s'exerçait aux mystères de la science
magique lorsqu'il entendit le cri d'une corneille, et
l'oiseau dont il comprit le langage lui dit qu'il ferait
mieux de monter à cheval, de coucher les armées dans
la poussière et de conquérir des terres plus fécondes."
En sens inverse, Charlemagne, qui possédait déjà
la science des armes, voulut y ajouter celle de toutes
les choses divines et humaines. Ce qu'il fit de nobles ef-
forts pour s'instruire et instruire son peuple, disons
mieux ses peuples, suffirait à sa gloire.
Dans le chapitre qu'il a intitulé "/es Ecoles,''^ Oza-
nam entre dans tous les détails du mouvement litté-
raire et intellectuel de l'Europe occidentale dans ces
commencements de l'époque connue sous le nom de
moyen âge. Là encore il va chercher dans les fables,
dans la poésie des Germains, exposées dans son pre-
mier volume, des rapprochements souvent heureux,
toujours ingénieux.
Il s'occupe surtout de la singulière école du faux
"Virgile et des grammairiens de Toulouse formant
350 FRÉDÉRIC OZANAM
avec ses douze latinités une sorte de franc-maçonnerie
littéraire qui se répandit dans toute l'Europe et sem-
blerait avoir été inventée pour mettre les lettrés gallo-
romains à l'abri des persécutions des chefs barbares,
eux-mêmes assez instruits déjà dans la latinité vul-
gaire.
Il signale des traits frappants de ressemblance entre
la littérature germaine ou Scandinave et la prose et la
poésie de la dernière décadence latine ; ces ressem-
blances consistent surtout dans l'allitération, dans le
goût des énigmes, des métaphores et des périjibrases
poussé àl'excès, et qui, nous l'avons déjà dit, fait son-
ger aux précieuses du temps de Louis XIV. Les noms
de Virgile, d'Horace et de Cicérondont s'affublaient ces
rhéteurs, qu'ils inscrivaient sur leurs portes, et dont ils
abusaient au point de jeter une véritable confusion
dans les études, sont aussi un trait commun entre eux
et les habitués de l'hôtel de Rambouillet.
Par un sentiment de justice qui honore la critique
contemporaine on étudie aujourd'hui des écrivains
naguère encore méprisés, et qui, s'ils ne brillent pas
toujours par le bon goût, ne manquaient point de
génie et avaient à tout événement le mérite de con-
server la tradition littéraire. *
Notre auteur dit avec raison : "On s'arrête avec ad-
" miration devant l'âge d'or des littératures, aux
* Nos lecteurs se rappellent le faible que saint Boniface avait
pour la poésie. Parmi les plus jolies choses du temps se trouvent
FRÉDÉRIC OZANAM 351
" courts moments où le rayon d'en haut vient éclairer
" l'époque de Périclès, d'Auguste, de Léon X : on n'a
" que de l'indififérence et du mépris pour les périodes
" difficiles et méritoires qui, d'un âge d'or à l'autre,
" ont gardé la tradition littéraire. Nous ne savons pas
" tout ce qu'il a fallu de courage à des hommes assu-
" rés qu'ils n'auraient jamais les applaudissements du
" monde, pour se vouer à cette tâche obscure, d'étu-
" dier, de commenter, de conserver la pensée d'au-
" trui, la parole d'autrui, la renommée d'autrui. Il y
" a pourtant quelque attrait à s'enfoncer dans ces
" siècles injustement délaissés, à voir de près le tra-
" vail dans toute son aridité, le travail sans gloire,
" mais sans lequel plus tard l'inspiration serait inuti-
" lement descendue sur des âmes incultes. C'est le
" spectacle des temps qu'on appelle barbares, dont il
" ne faut pas nier la barbarie, mais qu'on aurait cru
" moins ignorants, si on les avait moins ignorés."
ses dix énigmes, ou acrostiches sur les vertus. Voici la première
telle qu'Ozanam l'a reconstruite sur une édition imparfaite.
CARITAS AIT.
O uncta meis precibus restaurât secla redemptor,
i> ctus, vel dicti, seu sensus, vincla resolvat,
?3 egina clamor cœlornm., tilia régis,
i-i nstruxi mortale genus virtutibus almis,
lj etrica inondani calcent ut ludicra luxus,
i> d requiem ut tendant animée pulsabo tonantem.
pQ edibus e superis soboles nempe arciteneutis
> rbiter tethereus condit me calce carenteni
— n qna nec metas fevi nec tempera clausit ;
H empora sed mire tempère longa creavit.
352 FRÉDÉEIC OZANAM
Faisant pour bien dire le tour de l'Europe, Ozanam
signale tous les hommes marquants qui ont contribué
à nous transmettre le flambeau de la science à l'époque
qui suivit la chute de l'empire romain en Occident.
Nous en citerons quelques-uns d'après lui.
Ce sont d'abord à Rome, Arator, Boèce et Cassio-
dore. Arator, auteur d'un poème sur les Actes des Apô-
tres, lut son œuvre, avec la permission du pape, dans
l'église de Saint-Pierre-aux-Liens. " La foule qui s'y
" pressait fut si grande qu'il fallut mettre plusieurs
" jours à relire sept fois le poème d'un bout à l'autre,
" les auditeurs se faisant répéter les plus beaux en-
" droits et ne se lassant pas de les entendre. " C'était à
l'époque où Justinien reconquérait l'Italie sur les
barbares, et le poète chrétien promettait à Rome une
nouvelle grandeur. *
Boèce est célèbre surtout par son traité de la Con-
solation; Cassiodore par son ouvrage des Institutions
divines et humaines; tous deux ont exercé une très
grande influence sur leur époque. Parlant de ce der-
nier, notre auteur dit : " On ne saurait penser sans
" respect à ce savant vieillard qui, voyant venir avec
" l'invasion lombarde des siècles terribles, ne pense
" qu'à la conservation des livres, et qui à l'âge de
* Cela fait songer aux nombreuses représentations de la
lille de Roland et de Jeanne d'Arc, à Taris, après la dernière
invasion des Germains (1875).
FRÉDÉRIC OZANAM 363
" quatre-vingt-treize ans écrit encore un traité d'or-
" thographe."
En Espagne, Isidore de Séville, évêque et frère
d'évêque et appartenant à une famille dont tous les
membres ont été célèbres, écrit de nombreux ou-
vrages et laisse dans son Traité des origines une véri-
table bibliothèque, de fait le premier dictionnaire
encyclopédique dont l'histoire fasse mention.
Nous avons déjà vu quelque chose de la science et de
la littérature de Tlrlande qui brilla plus qu'aucun au-
autre pays peut-être à cette époque : l'école de Tou-
louse y étendit comme ailleurs sa mystérieuse in-
fluence. Scott Erigène, qui se distingua en France au
neuvième siècle, était aussi un enfant de la verte Erin
comme son nom l'indique.
L'Angleterre, qui avait déjà produit saint Boniface,
eut entre autres grands lettrés, Théodore de Cantor-
béry, le vénérable Bède et Alcuin.
Théodore, venu en Angleterre en même temps que
le célèbre moine Adrien était un Grec et, devenu ar-
chevêque de Cantorbéry, il établit une grande école
où il enseignait lui-même le grec, le latin et les sci-
ences. Malgré les succès de cette école, les jeunes An-
glais n'en passaient pas moins en Irlande en grand
nombre et telle était du reste la réputation des moines
de cette île, que l'on s'y rendait aussi de toutes les par-
ties du continent. Une fièvre, un vrai délire littéraire
animait les populations de ces temps que l'on nous
représente comme plongées dans l'ignorance la plus
profonde ! 23
354 FRÉDÉRIC OZANAM
Bède est le plus illustre des écrivains anglais du
moyen âge. Ses nombreux traités, mais surtout son
Histoire ecclésiastique de la nation anglaise, font encore
autorité. Rien de beau comme la vie de ce savant,
passée tout entière dans l'étude et l'enseignement ;
rien de touchant comme sa mort au milieu de ses tra-
vaux que la maladie ne put lui faire interrompre. Le
récit qu'en a fait son disciple Cuthbert nous a impres-
sionné aussi vivement que celui de la mort de saint
Boniface.
" Dans ces jours-là, Bède commença deux ouvrages :
" une traduction de l'Évangile selon saint Jean dans
" notre langue, pour l'utilité de l'Église de Dieu, et
" quelques extraits d'Isidore, évêque de Séville, car,
" disait-il, je ne veux pas que mes enfants lisent des
" erreurs ni qu'après ma mort ils se livrent à des tra-
" vaux sans fruit." Le troisième jouravant l'Ascension
" il se trouva beaucoup plus mal. Il continua néan-
" moins de dicter gaiement, et quelquefois ilajou-
" tait: " Hâtez-vous d'apprendre, car je ne sais com-
" bien de temps je resterai avec vous, ni si mon Créa-
" teur ne m'appellera pas bientôt." Le jour de la fête,
" aux premières lueurs du matin, il ordonna qu'on
" se hâtât d'écrire ce qu'on avait commencé, et nous
'• travaillâmes jusqu'à l'heure de tierce. Depuis tierce,
" nous fûmes avec les autres religieux, comme l'exi-
" geait la solennité. Mais un d'entre nous resta auprès
" de lui, et lui dit alors : " Il manque un chapitre au
" livre que vous avez dicté, et il me semble difficile
FRÉDÉRIC OZANAM 355
de vous faire parler davantage." Bède répondit :
Je le puis encore ; prends ta plume, taille-la, et écris
promptement." Et l'autre obéit. A l'heure de none,
il envoya chercher les prêtres du monastère et leur
distribua quelques objets de prix, de l'encens, des
épices, qu'il avait dans sa cassette, et il leur fit ses
adieux, suppliant chacun d'eux de prier pour lui ; il
passa ainsi ledernier jour jusqu'au soir. Et le disci-
ple dont j 'ai parlé lui dit encore : " Mon maître bien-
aimé, il reste un verset qui n'est pas écrit. — Ecris-le
donc promptement, répondit -il. Et le jeune homme
ayant fini en quelques minutes, s'écria : " Tout est
consommé." Et lui : " Tu l'as dit, répliqua-t-il, tout
est consommé. Prends ma tête dans tes mains, et
tourne-moi; car j'ai beaucoup de consolation à me
tourner vers le lieu saint où je priais ! " Et, ainsi posé
sur le pavé de sa cellule, il se mit à dire Gloria Pa-
tri avec ce qui suit ; et comme il achevait, il rendit
le dernier soupir."
Alcuin, l'élève de Btde, compte plutôt parmi les
savants français que parmi ceux de l'Angleterre. On
peut dire qu'il a été le ministre de l'instruction
publique de Charlemagne et même, à certains égards,
son premier ministre. Il eut en effet sur lui une très
grande influence.
C'est à Parme, en 781, que Charlemagne rencontra
Alcuin, et avec ce coup d'œil des grands hommes, il
vit de suite le parti qu'il pourrait en tirer. Ce ne fut
qu'après bien des hésitations que le docte écrivain
356 FRÉDÉRIC OZANAM
consentit à se fixer en France, et il mit pour condition
qu'il lui serait permis de vivre dans la solitude " et
qu'on lui ferait venir au moins quelques fleurs d'An-
gleterre." C'était ainsi qu'il nommait ses livres. Le
roi l'établit dans l'abbaye de Saint-Martin de Tours et
lui donna de riches domaines. Il se livra plus que
jamais à l'étude et grand nombre de ses élèves et amis
d'York vinrent le visiter. Le trait suivant est char-
mant: " Le nombre des pèlerins anglo-saxons qui
" venaient grossir l'école de Tours avait fini par fati-
" guer l'hospitalité des Francs. On raconte qu'un jour,
" quatre d'entr'eux se tenaient sur la porte, quand le
" prêtre Aigulf entra pour visiter Alcuin ; et l'un
" d'eux s'écria dans la langue maternelle: '' Grand
" Dieu, quand délivrerez-vous ce logis des Bretons, qui
" viennent, comme autant d'abeilles, tourbillonner
" autour de ce vieux Breton ? " Mais le voyageur
" avait tout compris ; et, un moment après, Alcuin,
" envoyant chercher les moqueurs, exigea pour leur
" châtiment qu'il bussent à la santé des Anglo-Saxons
" une coupe de son meilleur vin."
Un autre jour, lorsque Charlemagne, impatient de la
lenteur avec laquelle se réalisaient ses projets, s'écriait :
" Plût à Dieu que j'eusse seulement douze clercs
" comme saint Augustin et saint Jérôme ! "Alcuin lui
répondit: " Le Créateur du ciel et de la terre n'en a
" eu que deux et tu en veux douze ! "
L'inspirateur, on pourrait presque dire le précepteur
de l'empereur, était évidemment mieux qu'un savant,
FRÉDÉRIC OZANAM 357
c'était un homme d'esprit et, comme on aurait dit bien
plus tard, " un homme de bonne compagnie."
Son introduction au Livre des sept arts * est plein
de ces énigmes par questions et réponses, qui étaient
à la mode et qui malgré leur forme pédantesque
avaient quelquefois une très remarquable élévation ;
.elles durent servir à aiguiser les esprits des barbares.
Elles avaient du reste une grande ressemblance avec
les ternaires des druides et les runes des Scandinaves.
Les extrêmes se touchent et les formes de la décaden-
ce latine la plus avancée sont presque les mêmes que
celles des poésies dites primitives du nord de l'Eu-
rope. Mais les barbares, comme on l'a vu, il est vrai,
n'étaient que des décadents remontant à une civilisation
plus ancienne que toutes les autres.
Ozanam cite un certain nombre de ces questions et
de ces réponses qui sont censées échangées entre Alcuin
et son disciple Pépin, fils de Charlemagne. Nous en
cueillerons quelques-unes.
"Pépin. — Qu'est-ce que l'écriture? Alcuin. La
" gardienne de l'histoire. — P. Qu'est-ce que la parole ?
" A. La gardienne de la pensée. — P. Qu'est-ce que
" l'homme? A. L'esclave de la mort, l'hôte d'un lieu,
* Les sept arts libéraux " la grammaire, la rhétorique, la
dialectique, l'arithmétique, la musique et l'astronomie." On y
ajoutait souvent la jurisprudence dont l'étude était obligatoire
dans bien des écoles. C'était, bien entendu, le droit romain et
le droit canon.
358 FRÉDÉRIC OZANAM
" un voyageur qui passe. — P. Qu'est-ce que la mer ?
" A. Le chemin de l'audace."
" Alcuin. Un inconnu est venu me parler sans
langue. Avant il n'était point; après il ne sera plus ;je
ne l'entendais pas et je ne le connus jamais. Pépin.
Maître, un songe vous a fatigué.! — A. Qu'est-ce que le
rêve de ceux qui veillent? P. L'espoir. — A. Qu'est-
ce que l'amitié? P. L'égalité de deux âmes. — A.
Qu'est-ce que la liberté ? P. C'est l'innocence."
Tous les noms d'hommes que nous avons mentionnés
sont échelonnés du sixième au neuvième siècle inclu-
sivement, et si nous les avons présentés un peu pêle-
mêle à nos lecteurs, c'est beaucoup la faute d'Ozanam,
qui ne les a pas toujours inscrits d'après les règles
d'une sévère chronologie.
On n'est pas sans avoir remarqué qu'il n'y a guère
dans cette liste que des Italiens, des Irlandais et des
Anglais. Les Francs et les Gallo-Romains, quoiqu'ils
aient dû beaucoup aux étrangers, ont eu aussi leur
part dans le mouvement littéraire.
Nous ne dirons rien de Fortunatus, ce disciple des
écoles de Ravenne au sixième siècle, qui a laissé tant
de poésies élégantes et gracieuses et " qui faisait des-
cendre du ciel Vénus et Cupidon pour consoler Fré-
dégonde de la perte de son fils." Fortunatus est encore
un étranger, quoiqu'il se soit identifié avec son pays
d'adoption et qu'il y ait exercé une grande influence.
Il n'en est pas de même de Grégoire de Tours, son
contemporain, de saint Didier de Cahors, de saint
FRÉDÉRIC OZANAM ^"^^
Ouen et de Loup de Ferrières. Grégoire de Tours est
tellement connu et son nom est tellement attaché a
l'histoire de France, que malgré toutes les accusa-
tions d'exagération et de crédulité portées contre lui
comme chroniqueur, il reste encore une des grandes
figures de son époque. Didier, l'ami de saint Eloi et de
saint Ouen, eut une grande réputation à la cour du
roi Dagobert. Enfin saint Ouen est resté célèbre en-
tre autres choses par la guerre qu'il fit à la littérature
païenne. "Dans la chaleur de ses invectives contre
" l'éloquence, qui finit par le rendre éloquent, il cite
" au tribunal du Christ, tous les poètes, tous les ora-
" teurs, les historiens, les philosophes du pagamsme,
" et les défie de rien apprendre à des chrétiens." Vir-
gile et Cicéron triomphèrent cependant, et avec eux
toute l'antiquité grecque et latine, latine surtout.
Virgile comme poète, Cicéron comme philosophe
étaient considérés comme des précurseurs du christia-
nisme et jouissaient d'une faveur toute particulière
dans les monastères.
Loup de Ferrières, élevé dans la grande abbaye de
Fulda bien postérieur en date aux trois autres puis-
qu'il fut le professeur du petit-fils de Charlemagne,
était un écrivain si élégant, " qu'on le prendrait, dit
" notre auteur, pour un bel esprit de la Renaissance,
" venu six siècles trop tôt, si nous ne commencions a
" soupçonner qu'il n'y eut jamais de renaissance pour
" les lettres, qui ne moururent jamais."
Ce fut le mérite de Charlemagne de comprendre
360 FRÉDÉRIC OZANAM
qu'elles ne iiouvaient pas, qu'elles ne devaient pas
mourir, d'attirer de partout tous ceux qui pouvaient
lui aider, de se faire lui-même humblement tantôt
élève,tantôt précepteur, et de donner ce grand exemple
d'un roi qui savait, pour ainsi dire, quitter le sceptre
pour la férule et s'occuper de détails que l'on a tort de
trouver puérils, ennoblis qu'ils sont par la grande
pensée qui l'inspirait.
On a exagéré en le donnant comme le fondateur de
l'Université ; mais il en prépara de loin la naissance.
Son palais était une véritable académie de savants. " Et
" tandis que les chaires des monastères et des églises
" épiscopales réunissaient la jeunesse lettrée et l'ini-
" tiaient aux sept arts, les canons des conciles avaient
" fondé l'enseignement primaire ; ils l'avaient fondé
" universel et gratuit, en exigeant que le prêtre de
" chaque paroisse apprît à lire aux petits enfants, sans
" distinction de naissance et sans autre rétribution
"que cette promesse des livres saints: "Ceux qui
" auront instruit leurs frères brilleront comme des
" étoiles dans l'éternité."
En France comme en Italie, la musique d'église eut
une grande influence sur la conservation et sur le dé-
veloppement des lettres, " la chapelle du palais fut
le berceau de l'école. " C'est là que les enfants des
paysans élevés avec ceux des leudes ou seigneurs se
préparaient à jouer un rôle dans la société. Le moine
de Saint -Gall rapporte dans sa chronique que Charle-
magne ayant donné des devoirs à faire aux élèves de
FREDERIC OZANAM
361
son palais, et les enfants de famille obscure s'étant dis-
tingués beaucoup plus que ceux des nobles, il fit pla-
cer les premiers à sa droite et les autres à sa gauche,
adressant à ceux-ci une sévère remontrance.
Une telle carrière, une telle passion pour les lettres et
pour l'égalité chez un souverain étaient bien faites pour
séduire un esprit comme celui d'Ozanam ; aussi en
a-t-il retracé avec amour toutes les parties. Il termine
les Études germaniques, travail qui lui a valu un
grand prix académique et qui selon M. Ampère est le
plus beau de ses ouvrages, par les réflexions suivantes.
" Nous ne nous repentons point de cette laborieuse
" éducation de nos aïeux, ni des siècles qu'ils passèrent
" à lire en latin, à parler latin. L'empreinte latine
" était encore le sceau de l'empire du monde ; et les
" nations qui en furent marquées plus fortement, la
" France, l'Angleterre et l'Espagne, étaient seules
" destinées à voir leur épée, leur politique et leur
" langue sortir de l'Europe et remuer toute la terre.
" Le travail n'étouffe donc pas l'inspiration, il la
" féconde ; et nous pouvons dire maintenant qu'il n'y
" a point de siècles laborieux sans un souffle inspiré
" qui les soutienne. S'il nous était donné de revenir
" un jour sur les temps obscurs où nous n'avons cher-
" ché que la trace de l'étude, nous y suivrions sans
" peine le sillon lumineux de la poésie et de l'élo-
" quence. Sans doute nous ne trouverions pas la
" poésie dans les vers de Fortunat et d'Alcuin ; mais
" elle est déjà tout entière dans cet effort des âmes
362 FRÉDÉRIC OZANAM
" pour atteindre un idéal meilleur que les tristes
" réalités de la vie. D'un côté, c'est l'idée de l'empire,
" d'une monarchie qui échappe aux étroites limites
" des royautés barbares, qui se rattache à tous les
" grands souvenirs de l'antiquité ; voilà le rêve de la
" société laïque, et en même temps la première pen-
" sée de l'épopée guerrière, de ces poèmes d'Alexan-
" dre, de César, de Charlemagne, éternel passe-temps
" du moyen âge. D'un autre côté, c'est l'idée de Dieu
" qui conduit les anachorètes au désert, les mission-
" naires au milieu du hasard de l'apostolat, les pèle-
" rins aux saints lieux de Rome et de Jérusalem.
" Mais ni le désert, ni les saints lieux, ni les forêts
" païennes évangelisées, ni aucune des scènes de la
" terre, ne suffisent à ce besoin de l'infini qui fait le
" charme et le désespoir de l'imagination humaine.
" Lasse des beautés qui se voient, elle veut qu'on
"l'entretienne de l'invisible; et, pour la satisfaire,
" il faudra que saint Fursy visite le ciel et l'enfer sous
" la conduite des anges, que saint Patrice descende au
" purgatoire. Ces visions rempliront les légendes des
" saints, elles agrandiront le cycle mobile de l'épopée
" religieuse, jusqu'au moment où elle se fixera sous
" les traits immortels de la Divine Comédie.
" Les temps que nous avons traversés ne nous ren-
" draient pas les merveilles de l'éloquence classique ;
" nous ne retrouverions nulle part les tribunes
" d'Athènes et de Rome, ni même la parole dorée de
" saint Jean Chrysostôme, ni les cris pathétiques de
FRÉDÉRIC OZANAM 363
saint Augustin. Cependant saint Jean Chrysostôme
et saint Augustin, avec toute la beauté de leur génie,
ne réussirent qu'à consoler les derniers moments
de leurs peuples d'Antioche et d'Hippone ; ils ai-
dèrent la société ancienne à bien mourir, ils hono-
rèrent ses funérailles. Les prédicateurs des temps
barbares firent plus: ils créèrent des peuples nou-
veaux. Les discours de saint Eloi, de saint Gall, de
saint Bonifaoe, commencèrent la tradition de cette
éloquence simple, populaire, moins curieuse de
plaire à l'oreille que de vaincre la raison, et dont il
faudra bien avouer la puissance quand elle éclatera
sur les lèvres de saint Bernard et qu'elle fera les
croisades. Mais saint Bernard prêche en langue vul-
gaire : à cette voix qui lève des armées, je reconnais
la parole de la France, mise au service de la civili-
sation chrétienne; et j'ai confiance qu'elle y res-
tera."
364 FRÉDÉRIC OZANAM
CHAPITRE XVI.
OZANAM ENSEIGNE A LA SORBONNE PENDANT DOUZE
ANS. — IL PUBLIE PLUSIEURS AUTRES OUVRAGES. —
SA VIE INTIME.
Nous avons vu dans d'autres chapitres qu'une
bonne partie de la vie d'Ozanam s'était passée à
voyager, les premières années, afin de voir et d'ap-
prendre, puis plus tard pour améliorer sa santé, mais
le temps qu'il passait à Paris il le consacrait complè-
tement à ses devoirs de professeur de littérature
étrangère à la Sorbonne.
Les cours s'ouvrirent, nous l'avons déjà dit, par
des leçons sur la littérature allemande au moyen âge ;
c'était, au dire du professeur lui-même, un sujet des
plus restreints, des plus spéciaux et des moins
attrayants.
Après ses leçons sur la littérature allemande au
moyen âge Ozanam traça l'histoire littéraire de l'Ita-
lie. En parlant de l'Allemagne il prouva que sa
grandeur et sa puissance avaient augmenté en raison
de son union avec la chrétienté, et en parcourant
FRÉDÉRIC OZANAM 365
l'histoire littéraire de l'Italie il sut établir les bienfaits
et les services que l'Église a rendus au monde entier.
A l'histoire littéraire de l'Allemagne et de l'Italie
au moyen âge il ajouta plus tard celle de l'Angleterre.
Ces trois cours joints à ses Études germaniques devaient
former la base de la grande œuvre qu'il avait rêvée
dès sa première jeunesse. Ce devait être V Histoire
littéraire des temps barbares, l'histoire des lettres et
par conséquent de la civilisation depuis la décadence
latine et les débuts du génie chrétien jusqu'à la fin
du treizième siècle.
Voici comment le P. Lacordaire nous peint Ozanam
dans sa chaire de professeur : " Ozanam plus qu'un
" autre, dit-il, était sujet au mal d'éloquence. Défiant
" de lui-même, il se préparait à chacune de ses leçons
" avec une fatigue religieuse, amassant des matériaux
" sans nombre autour de sa pensée, les fécondant par
" ce regard prolongé de l'intelligence qui les met en
" ordre et enfin leur donnant la vie dans ce colloque
" mystérieux de l'orateur qui se dit à lui-jnême ce
" qu'il dira demain, ce soir, tout à l'heurs, à l'audi-
" toire qui l'attend. Ainsi armé, tout pâle cependant
" et défait, Ozanam montait à sa chaire. Il n'y avait
" rien de bien ferme et de bien accentué dans son
" début ; sa phrase était laborieuse, son geste embar-
" rassé, son regard mal sûr et craignant d'en rencon-
" trer un autre : mais peu à peu, par l'entraînement
" que la parole se communique à elle-même, par cette
" victoire d'une conviction forte sur l'esprit qui s'en
366 FRÉDÉRIC OZANAM
" fait l'organe, on voyait de moment en moment la
" victoire grandir, et lorsque l'auditoire et lui-même
" étaient une fois sortis de ce premier et morne silence,
" si accablant pour l'homme qui doit le soulever,
" alors l'abîme rompait ses digues, et l'éloquence
" tombait à flots sur une terre émue et fécondée. Des
" applaudissements sincères répondaient à l'orateur,
" et tout palpitant d'un bonheur acheté par huit jours
" de travail et par une heure de verve, il retournait
" chez lui retrouver la peine, qui est la condition de
" tout service et l'instrument de toute gloire."
Citons aussi le jugement de M. Ampère sur Ozanam
considéré comme professeur. "Ceux, dit-il, qui n'ont
" pas entendu professer Ozanam, ne connaissent pas
" ce qu'il y a de plus personnel dans son .talent.
" Préparations laborieuses, recherches opiniâtres dans
" les textes, science accumulée avec de grands efforts,
" et puis improvisation brillante, parole entraînante
" et colorée, tel était l'enseignement d'Ozanam. Il
" est rare de réunir au même degré les mérites du
" professeur, le fond et la forme, le savoir et l'élo-
" quence. Il préparait ses leçons comme un béné-
" dictin et les prononçait comme un orateur ; double
" travail, dans lequel s'est usée une constitution
" ardente, et qui a fini par le briser."
Pendant qu'il n'était que professeur suppléant à la
Sorbonne, Ozanam enseignait en même temps la rhé-
torique au collège Stanislas. Là il sut tellement se
faire aimer de ses élèves qu'à sa seconde année d'en-
FRÉDÉRIC OZANAM 367
seignement sa classe entière redoubla. " Quand il
" sortait, dit l'abbé Ozanam, chacun se précipitait
" pour avoir un mot de lui, pour l'entendre encore ; on
" lui faisait ainsi un cortège le long des allées du
" Luxembourg, qu'il traversait pour entrer chez lui.
" Il était épuisé, mais il rapportait souvent des joies
" qu'il estimait bien au-dessus des plus enthousiastes
" applaudissements. Plusieurs pourraient dire s'ils
" osaient élever la voix : Vous m'' avez fait chrétien^
"comme dans cette lettre qu'il reçut un jour après
" une de ses leçons à la Sorbonne :
4 nicai 1S44.
" Monsieur,
" Il est impossible de ne pas croire ce que l'on exprime si
" bien et avec tant de cœur; si ce i^eut être pour vous une satis-
" faction, que dis-je ! un bonheur, éprouvez-le dans toute sa
" plénitude ; avant de vous entendre je ne croyais pas ; ce que
■' n'avaient pu faire bon nombre de sermons, vous l'avez fait en
" un jour : vous m'avez fait chrétien !
" Recevez, monsieur, l'expression de ma joie et de ma recon-
" naissance."
" Nous étions nous-mCme présent, ajoute l'abbé
" Ozanam, lorsqu'il reçut cette lettre, et il nous en
" fit la lecture le cœur plein d'une sainte joie. "
Maintenant, si l'on veut avoir une idée de l'activité
et de l'amour du travail qui le caractérisaient, on n'a
qu'à jeter un coup d'œil sur la liste suivante des
écrits qu'il publia et des discours qu'il prononça
pendant ces douze années de professorat, indépen-
368 FRÉDÉRIC OZANAM
damment de ses cours à la Sorbonne et de ses de-
voirs comme un des premiers officiers de la société St-
Vincent de Paul, devoirs qu'il n'a jamais négligés :
Littérature allemande au moyen âge — des Niebelungen
et de la poésie épique, 1841.
Essais sur le boudhisme, 1842.
Des devoirs littéraires des chrétiens, 1842.
Les dangers de Rome et ses espérances, 1843. Discours
prononcé au cercle catholique, publié dans le Corres-
pondant.
Discours sur la puissance du travail, 1843, prononcé à
la distribution des prix au collège Stanislas.
Fauriel et son enseignement, 1845.
Extraits de V Ere nouvelle 1848: Du divorce. — Origine
du socialisme. — Aux gens de bien. — Causes de la mi-
sère.— De l'assistance qui humilie et de celle qui ho-
nore.— De l'aumône.
Ballanche, 1848. *
Nous avons presque terminé ce que nous avions jugé
à propos d'écrire pour faire apprécier l'homme public,
le savant professeur et l'élégant écrivain ; il con-
viendrait donc à présent de dire un mot du caractère
d'Ozanam et de rapporter quelques traits de sa vie afin
de le mieux faire connaître de nos lecteurs.
Nous avons vu ailleurs comment il aimait son père
et sa mère. On trouve sans cesse dans sa correspon-
* Frédéric Ozanam, par l'abbé Ozanam, p. 555.
FRÉDÉRIC OZAXAM 369
dance des expressions qui démontrent à quel degré il
portait la piété filiale. Nous avons donné dans d'autres
chapitres les principales lettres qui se rapportaient à
ce sujet, surtout les lettres écrites à l'époque où il eut
le malheur de perdre ses Ijons parents.
Il avait une grande affection pour tous les autres
membres de la famille, et Tabbé Ozanam nous dit
'" qu'il aimait à célébrer la fête de chacun d'eux, c'é-
" tait là une de ses meilleures joies, et fallût-il s'impo-
" ser. quelque gêne ou même un voyage fatigant pour
" se trouver au rendez-vous, il n'hésitait pas un ins-
" tant. "'
Nous avons eu aussi occasion défaire connaître son
affection pour son aimable compagne. Jamais il n'en-
treprenait un voyage, jamais il ne s'accordait le moin-
dre plaisir sans le lui faire partager ; aussi prenait-elle,
en d'autres circonstances, la plus large part de ses
chagrins et de ses douleurs. " ]\e 23 de chaque mois,
'• dit le R. P. liacordaire, date chère à sa mémoire
" parce que c'était celle de son mariage, il ne manquait
" jamais d'offrir à sa femme quelques plantes fleuries.
" Même à la veille de sa mort, il n'oublia point de le
" faire,. et le 23 août qui la précéda, étant encore au
" village de l'Antignano, il envoya chercher une
" branche de myrte qu'il avait remarquée au l)ord de
" la mer, pour la donner à celle qui. depuis douze
" ans, charmait et fortifiait sa vie.''
Quant à son jeune enfant, sa chère petite Marie, il
l'entourait de la plus vive tendresse et d'attentions
24
!70 FRÉDÉRIC OZANAM
vraiment chaniiaiites. A quatre ans elle eut un jour
une légère indisposition; il écrivit cette jolie pièce sur
un éventail qu'il lui donna :
A ma pjtite Marie.
Un jour de maladie, 8 juillet 1S49
Quand le bon Dieu te fit, petit ange sur terre,
Pour essuyer les pleurs dans les yeux de ta mère,
Je demandai pour toi tous les dons précieux
Que l'Esprit-Saint répand sur les anges des cieux.
Pour toi je demandai leurs grâces immortelles,
Leur pureté, leur foi, tout, excepté leurs ailes,
De peur qu'il ne te vînt quelque jour le désir
De retourner là-haut sans nous et de t'enfuir.
C'est pourquoi tu n'as pas les deux ailes légères
Que portent dans le ciel les chérubins tes frères :
Qui défendraient ton front des ardeurs du soleil,
Ou qui, battant les airs d'un mouvement pareil,
Te feraient respirer, rafraîchie et charmée.
Le souttle bienfaisant d'une brise embaumée.
Ta tète maintenant, comme une pauvre tleur,
S'incline et porte mal le poids de la chaleur.
L'éventail, des jours chauds nécessaire parure.
De l'aile qui te manque imite la figure.
Puisse le doux zéphir échappé de ses plis.
Rendre à mon ange aimé l'air pur du paradis !
Pour ce qui concerne ses arnis, les deux volumes de
lettres écrite? par Ozanam témoignent assez combien,
au milieu de ses nombreuses occupations, il savait
trouver d'heures pour les jouissances et les devoirs de
l'amitié. " Pour Frédéric, dit l'abbé Ozanam, l'amitié
" ne fut pas le sentiment éphémère d'une jeunesse en-
" thousiaste ; ni les annjes. ni le mariage, ni la celé-
FRÉDÉRIC OZANAM 371
" brité n'affaiblirent en lui la vive affection qu'il avait
" vouée à un cer'iain nombre d'hommes distingués par
" leur science, par l'élévation de leurs sentiments et
" surtout pour leurs vertus. "
" Nul, dit M. de Montrond. n"a mieux c<»ui[iris (pi'O-
'' zanam le vers du poète :
" Le plaisir le plus doux est celui (ju'on partage.''
Nous avons eti occasion dans quelqties-uns de ces
chapitres de reproduire plusieurs lettres d'Ozanam à
ses amis et on a pti remarquer comljien il y faisait
pretive de sincère attachement et de familier épan-
chement.
A ces reprodtictions, nous avons cru devoir ajouter
deux autres lettres qui ont rapport à notre pays et dont
une, écrite par 31. Ampère, est datée de ^Montréal.
Dans la réponse d'Ozanam, nos com[)atri()tes verront
ce (pte pensait de nous et de notre pays le jeune et sa-
vant professeur.
•• M. J. J. A.MPii:RE A OZAXAM. *
'■' Montréal, 2 octobre 1851.
" Mon cher ami,
'■ C'est dtt Canada que je voulais dater la première
" lettre que j'écrirais d'Amérique. Vous m'avez paru
'• peu enthottsiaste des Yankees, dontjusqti'ici je suis
* Ldtns, t. II, p. o'J8.
372 FRÉDÉRIC OZANAM
" fort content. La grande fête de Boston pour lajonc-
" tion avec le Canada par le chemin de fer, les sjpec-
" chea du président des Etats-Unis, de M. Webster,
" le grand orateur Walker, l'exhibition ambulante,
" la procession des Arts et Métiers, qui a défilé dans
" cette ville, et même le dîner de quatre mille per-
" sonnes auquel j'ai assisté vous laisserait froid, j'en
" ai peur, bien que tout cela m'ait fort intéressé.
" Je pourrais bien vous dire que j'ai trouvé chez
" M. Ticknor une bibliothèque espagnole comme il
" n'y en a pas en Europe, et même une bibliothèque
" dantesque où vous figurez honorablement, mais tout
" cela vous intéressera moins que cette population
" française et catholique qui se débat de son mieux
" contre la race saxonne qui cherche à l'envahir.
" C'est l'Eglise qui a fait en grande partie ce pays ;
" elle y a joué, à peu de chose près, le rôle que vous
" avez si bien peint dans votre histoire des premiers
" siècles; ici les barbares s'appelaient des sauvages ;
'■ de même, les uns se convertissaient, se civilisaient,
" les autres restaient dans les forêts. Je verrai un de
" ces jours un de ces villages de sauvages chrétiens;
" pour les vrais sauvages, ils sont loin et je risquais
" de laisser l'Amérique sans en avoir vu un seul, si
'■ pour le jour de mon arrivée, je n'en avais rencontré
" un en costume avec des plumes sur la tête dans
" Broadway qui est la rue Vivienne de New-York.
" Pour moi, je ne suis point, jusqu'ici, de ceux sur
" lesquels les Etats-Unis produisent une fâcheuse
FRÉDÉRIC OZANAM 373
" impression. J'ai beaucoup joui de mon épisode
" canadien. Québec est dans une situation merveil-
" leuse. C'est un des plus beaux aspects de ville que
"j'aie jamais vus. Il y a un vrai i)laisir :\ retrouver
" la France et la vieille France au bout du monde.
" J'ai été entouré de cordialité et d'empressemeut.
'' J'ai trouvé le nom de mon père honoré et béni dans
" les séminaires qui donnent tout le haut enseignement
" à ce pays ; j'y ai trouvé les instruments de physique
" qu'il a inventés. Votre nom est en grand honneur.
" Un bon prêtre du Mans m'a exprimé sa reconnais-
" sance de ce que vous avez bien voulu recevoir le
" diplôme de l'Académie de cette ville. Il y a eu ici
" hier un grand dîner patriotique en l'honneur de
" M. Lafontaine ; un petit neveu de Jacques Cartier m'a
" fait de grands compliments ; on a porté ma santé ; j'ai
" fait un discours, souvent interrompu par les applau-
" dissements, comme on dit dans les journaux.
'• Au milieu de tout cela les brusques variations du
" temps, en général cependant assez beau, m'ont un
" peu fait tousser, maij.t je vais noyer ma toux dans la
'' cataracte du Niagara.
" Adieu, mon cher ami, conservez, je vous prie, ainsi
" que madame Ozanam, cpielques souvenirs de votre
" errant ami. Je serai dans une f|uinzaine de jours à
" New- York, où j'espère trouver une lettre de vous. "
" Ozanam a ^I. Ampère.
" Sceaux, 22 octolire 1851.
" ^lon cher ami, que pensez-vous de mon retard ?
frp:deric ozanam
" A])rès la lettre si bonne et si chaleureuse que vous
" m'avez adressée en quittant l'Europe, ne devais-je
l)as vou'^ })()ursuivre à toutes voiles, pour qu'un n\ot
" de votre ann reconnaissant vous arrivât bientôt dans
" ce nouveau inonde, où vous étiez déjà connu, mais
"' pas encore aimé? Maintenant, vous n'avez plus be-
'' soin de ma visite. Voici deux mois à peine que vous
" parcourez l'Amérique, elle n'a déjà plus de solitude
" pour vous ; il suffisait de vous montrer, vous avez
" été accueilli, fêté, comblé d'honneurs. Et cependant
'' au milieu de cet accueil, de ce mouvement qui vous
" emporte, vous trouvez des heures pour les absents,
" et vous m'adressez de Montréal des pages deux fois
" précieuses par la date et par la signature. Je vous en
" remercie tendrement, et je n'en suis que plus pressé
" de justifier mon silence. ]\Iais, vraiment, je n'ai su
" qu'il y a peu de jours où il vous faut écrire, et, de-
" puis lors, comme à peu près depuis que nous nous
" sommes quittés, je suis dans un état de fatigue qui
" m'interdit bien des devoirs et bien des plaisirs.
" Rien de cela n'est grave et n'a de qvioi inquiéter
" votre amitié. INIais j'admire l'ordre de la Providence
" qui ne veut pas nous permettre de nous acclimater
" sur la terre. J'avais tout fait pour me bien établir
" dnns la vie, et vous y aviez beaucoup aidé. Vous sa-
" vcz si j'ai l)ien réussi à mettre le bonheur à mon
" foyer ! votre abnégation, votre appui, vos conseils y
" avaient ajouté le bien-être, la considération et le
" plaisir du travail. Dieu n'a pas souffert que je prisse
FRÉDÉRIC OZANAM 375
racine dans une existence si commode. Il m'a laissé
les joies du cœur et m'envoie les peines de santé : je
le bénis de ce partage. Cependant, je le prie d'abré-
ger l'épreuve, et je me soigne de mon mieux, ou
plutôt je n'ai qu'à me laisser soigner par quelques
personnes qui ne me haïssent pas. Car, j'ai bien plus
de résignation dans l'imagination que dans la prati-
que, et il me serait bien dur de me trouver arrêté,
au moment même où j'espérais utiliser mes études
et mes misérables essais, en mettant la main à une
œuvre moins indigne de vos encouragements.
" Je travaille un peu, mais lentement, difficilement ;
et je n'écris pas une page pendant que vous faites
cinquante lieues. Pourtant, je trouve quelque dou-
ceur dans ce repos même de la campagne, dans ce
séjour de Fceaux, d'où les feuilles déjà s'en vont,
mais d'où la paix ne s'en va pas. De la fenêtre
auprès de laquelle j'écris, j'entends la voix joyeuse
de ma petite Marie qui joue au jardin, et Amélie
assise tout à côté me réjouit par un bon visage.
Peu de personnes viennent visiter notre retraite,
mais elles n'y laissent que des traces plus chères.
Ne craignez point que nous finissions par oublier
notre errant ami. N'est-ce pas ici que nous avons
eu l'intimité de ses soirées? Voici la j^lace où nous
lui arrachions ses beaux vers. Hilda ne nous a
point quittés, et l'autre soir nous nous sommes sur-
pris, ma femme et moi, y pensant tous deux au
même moment, et tous deux nous nous rappelions
o7G FRÉDÉRIC OZANAM
" cet admirable passage où, son fardeau sur la tête,
"elle est rencoiiti'ée ]iar Lucius! Ah! vous pouvez
" faire le tour de l'Amérique et voir si quelque part
'' Atala n'a pas laissé une sœur: vous ne trouverez
'■ pas une plus charmante créature que votre blonde
'■ Germaine. Je vous remercie de nous avoir donné
"part aux prémices de cet ouvrage; mais vous le
" devez à votre gloire et à l'admiration de la France.
" Quand les vents du printemps vous ramèneront, si
" vous nous trouvez en paix, donnez-nous Hilda pour
" que nous en jouissions à la faveur de notre sécurité
" nouvelle. tSi nous sommes à feu et à sang, donnez-
" la pour nous apprendre à bien finir.
" Ne croyez pas cependant, cher ami, que je goûte
" seulement une partie de votre talent; j'admire, au
" contraire, cette prodigieuse activité qui ne vous
" laisse pas de relâche, et qui vous fait trouver de
" l'intérêt, de la passion, dans des études si diverses.
" Quand je faisais opposition à votre voyage transa-
" tlantique, je cédais à l'égoïsme de l'amitié. Mais ne
" me croyez point l'ennemi des Yankees, et je vous
" prie de ne pas me faire d'affaires avec ce grand
" peuple. Il réalisera peut-être l'idéal politique où
" tendent, à mon sens, les sociétés modernes. Tout
" ce que vous me dites de Montréal et de Québec me
"touche beaucoup, surtout cette joie que vous avez
" eue d'y retrouver le souvenir tout vivant de votre
" illustre père. Je suis charmé de vous voir assis au
" banquet de famille de nos frères d'outre-mer. Mais
FREDERIC OZANAM
377
" ne pensez pas que je sois indifférent à la bonne for-
" tune que vous avez eue de vous trouver aux fêtes
" de Boston ; je ne méprise pas les speeches du prési-
" dent des États-Unis, et je n'ai garde de dédaigner
" ces processions d'ouvriers qui nous donnent le spec-
" tacle de la démocratie calme et disciplinée. Elles
'■' valent mieux que nos bandes armées du Cher et de
" la Nièvre. Ouvrez bien les yeux, observez, et vous
" reviendrez fort à propos en 1852 ; car, à ne vous rien
" cacher, 1852 est déjà commencé depuis une quin-
" zaine de jours, et nos affaires se brouillent assez joli-
" ment. Même si vous attendez le mois d'avril, je ne
" puis vous garantir que vous retrouverez votre fau-
" teuil à l'Académie française; il pourrait bien avoir
" chauffé la soupe des insurgés ! Heureux mortel,
" vous ne verrez pas la fumée de nos incendiés ! mais
" vous serez là-bas sur ce rivage paisible, pour recevoir
" vos amis fugitifs; vous protégerez madame Ozanam
" et vous lui ferez avoir une échoppe de bouquetière
" dans Broad street. Quant à moi, je parle troj) mal
" l'anglais pour exercer mes petits talents de profes-
" seur et d'avocat, et je ne me vois guère d'autre car-
" rière que de battre la grosse caisse derrière la voi-
" ture de mon frère quand il ira arracher les dents.
" Voilà pourtant la fin de cette famille Ozanam qui
" avait promis de grandes choses !
"Adieu, mon très cher ami, que le vent souffle fa-
" vorablement dans vos voiles ! poussez, s'il vous plaît,
" jusqu'au fond de la Californie ; vous serez bien ha-
378 FKÉDÉRIC OZANAM
'' bile si vous trouvez un endroit où nos pensées ne
" vous suivent pa^. Il n'est pas jusqu'à " petite Ma-
" rie " qui ne soit au courant de vos pérégrinations.
" Vous l'aidez à retenir sa géographie, et pour ellel'A-
'' mérique, c'est le pays où voyage M. Ampère. Des
" autres propos qui se tiennent sur votre compte hors
" de chez moi, je ne veux rien vous en dire : tout vous
" sera pardonné dès qu'on vous aura revu.
" Adieu donc une fois encore, je vois bien qu'il m'en
" coûte de vous quitter, mais je sais qu'à vrai dire je
" no vous quitte pas, et que vous avez quelque part
" dans le cœur une place réservée à votre ami. "
Ce serait bien mal connaître Ozanam, que de croire
que son caractère, naturellement sérieux, ne lui per-
mît pas de faire les plus charmantes plaisanteries.
Comme le dit M. de Montrond, le grave philosophe
s'était certainement dépouillé de sa robe de i)rofesseur
lorsqu'il composa les cent cinquante vers annoncés
dans la lettre suivante :
" Ozanam a M. Ampère.
'' Quimper-Corentin, 3 octobre 1850.
" ]\lon cher ami,
" On annonce que vous êtes à Paris, revenu d'un
" long voyage, qui vous a valu les plus sincères malé-
" dictions. Sur la foi des traités, nous nous étions
" acheminés vers la Bretagne. On avait pris les bains
" de mer à Saint-Gril das, tandis que dans ces lieux
FREDERIC OZANAM
379
" sauvages, je me préparais, par une vie contcmpla-
" tive et inortifii'e, au plaisir de vous entendre. Et
" voilà qu'arrivés à Kerbertrand où il y avait société
" excellente, puisqu'elle se composait de vos amis,
"nous apprenons votre départ pour Berlin; je ne
" puis vous dire tout le désappointement de la com-
" pagnie, ni à quels dieux infernaux on vous a voué
"pendant plusieurs jours. Enfin, las d'enrager sans
" vengeance, on m'a chargé de vous adresser une
" éi)ître d'invectives (^uc vous trouverez ci-jointe. De
" mon chef, je ne me fusse jamais permis une pareille
"inconvenance; mais chacun en prend sa part, et
" lecture faite, l'œuvre a été approuvée, et votre ser-
" viteur autorisé à signer pour tous. Veuillez me par-
" donner cette espièglerie de vacances, ne la lisez que
" si vous éprouvez l'envie de vous égayer un moment,
" et croyez à une amitié plus sérieuse que mes vers..."
Voici cette pièce, qui [)our Ozanam était une véri-
table débauche d'esprit et dont nous avons dû retran-
cher quelques vers.
La respectal)le compagnie
Pour se réjouir réunie
Sous les arbres de Kerbertrand,
A monsieur Jean- Jacques Ampère,
Voj'ageur pir mer et par terre
Va véritable juif errant :
Salut, et paix à votre course,
Toniours cinq sous dans votnî bourse,
Et prompt retour au pays franco.
380 FRÉDÉRIC OZANAM
Tan lis qu'enfourchant l'hippogriffe,
Vous courez après l'hiéroglyphe
Qu'un diable écrit de sa grifte
Sur quelque obélisque apocryphe,
Notre amitié s'en ébouriffe
Et demande que l'on vous biffe
Du livre des preux chevaliers.
Car deux jeunes et belles fées.
De leurs chapeaux roses coiffées,
Vous attendaient bien attiffées,
Au perron de leurs escaliers.
Vous trahissez leur espérance.
Point ne prétextez ignorance :
Avez-vous oublié qu'en France
Chevaliers félons sont flétris?
Et ne saviez-vous pas, poète,
Qu'ayant trompé dame discrète,
Lancelot sur une charrette
Fut promené par le pays ?
Vous nous avez faussé parole.
Vous méritez, sans hyperbole.
De revenir en carriole
De Kœnigsberg jusqu'à Paris.
Mais nous sommes des gens sans haine.
Et nous voulons, pour toute peine,
Vous raconter tout d'une haleine
Les plaisirs que vous avez fuis.
II
C'était sur le penchant d'une verte colline
Que l'Aveu caressait de sou onde argentine.
La lice allait s'ouvrir, et le lutteur debout
Toisait son adversaire, et mesurait son coup.
On voyait accourir et se former en haies
P>retons aux longs cheveux, Bretons aux larges braies.
FREDERIC OZANAM
381
Un pourpoint bleu descend sur leur triple gilet,
Leur front brun s'arrondit sous un chapeau coquet.
Les daines étalaient, en habits de dimanches.
L'édifice orgueilleux de leurs cornettes blanches,
Et les petits Bretons, à l'envi l)retonnants.
Se suspenlaient en grappe aux pins environnants.
Quand un cri tout à coup a soulevé la f<)ule,
Tel aux rocs de Penn March le vent i)ousso la lioule.
Le combat, s'échauffant, l'Hercule de céans
A saisi son rival entre ses bras géanto.
Le reste se passa comme au siècle d'Homère :
Les plus adroit des deux iuit son homme par terre
Et triomphant, rerut pour prix de son savoir
Un gros mouton, qu'il fit rOtir le même soir.
C'est alors que le cidre et le vin circulèrent :
De buveurs trébuchants les gazons s'émaillèrent,
Et plus d'un Bas-Breton, dans l'ornière bercé.
Goûta jusqu'au matin l'oubli du mal passé.
- III
Laissons dormir l'héroïque trompette :
De Théocrite empruntons le pipeau,
Je veux conter la fraîche historiette
D'une promenade en bateau.
Je sais un lieu sans rival en ce monde,
Où sous les murs joyeux de Quimperlé,
L'Isole va, du tribut de son onde,
Enrichir les flots de l'Ellé.
Je sais aussi deux aimables ménages,
Qui, renforcés d'un gentil jouvenceau.
Firent un jour, plus curieux que sages,
Glisser leur barque au fil de l'eau.
Nous descendons la paisible rivière,
Comme on descend le vieux IMississlpi,
FEEDERIC OZANAM
Entre des bois dont l'ombre hospitalière
Ofïre aux chevreuils un éternel abri.
A notre aspect fuit la biche effrayée,
Le bœuf pensif, étonné de nous voir,
Laissant tomber l'herbe qu'il a broyée,
Lève pesamment son front noir.
C'est là qu'au pied des chênes druidiques.
Au temps jadis, les Bietons mal pensants
Baignaient de sang les pierres fatidiques,
Et dévoraient leurs grands-parents.
Là, si j'en crois la légende fidèle.
Habite encor la peuplade des nains,
L'un dans le sable a j^oussé la nacelle.
L'autre verrait la pluie à pleines mains.
Sur nous le ciel pleura toutes ses larmes,
A les sécher rien ne réussissait.
Le calembour avait perdu ses charmes,
Et la charade languissait.
Ah ! c'est alors, conteur incom]>arable.
Que vous manquiez à vos amis transis :
Un jour entier daiis la pluie et le sable,
Eût p.iru court, charmé par vos récits!
Entre d^ux eaux une heure nous restâmes,
Plus d'un poisson nous prit pour ses cousins ;
Sans le respect que nous devions aux dames,
Mieux eût valu rester entre deux vins.
IV
Je ne finirais pas si je contais encore
Les plaisirs que pour nous chaque jour fait cclore :
Comment, bons pèlerins, nous armant du bourdon.
Nous allons visiter quelque lointain pardon,
Et fréquentant les lieux que la piété consacre,
Saluer sainte Barbe et vénérer saint Fiacre,
FREDERIC OZANAM
383
Puis, comment, au retour, affamés et dispos,
Nous ornons le dîner de nos malins propos.
Sur le perdreau fumant, sur le beoftake classique,
Les grâces et l'amour sèment le sel atlique.
Enfin le soir, tandis que, sou^ de jolis doigts,
Chante complaisamnient l'ivoire aux mille vuix.
Mon hôte bienveillant, qui n'est plus sur ses gardes,
Finit par me trahir le secret de ses bardes,
Et me fait atlmirer, après mûr examen.
Les rhythmes d'Aneurin, les chants d'Elywarrh'en.
Un seul trait vous peinira ces joyeuses merveilles,
Vous jugerez d'un mot nos gais déportements.
Puisque nous comptons là deux femmes sans pareilles.
Sans nous vanter, et trois hommes charmants.
V
Ces biens vous attendaient. Vous avez cru sans doute
Mieux faire de manger la tudesque choucroute ;
Et chez les beaux enfants de Vienne et de Berlin,
Vous fêtez savamment la bière et lebrandwin.
Allez donc, et parmi le peuple des momies
Cherchez-vous des amis, faites- vous des amies,
Puisque les Pharaons, leurs sphinx et leurs matons
A votre jugement ont plus d'attraits que nous.
Nous pardonnerons tout, si la neige prochaine,
Heureux et bien portant, à Paris vous ramène,
Et si la belle Hilda, ce livre tant promis,
Vient mouiller doucement le> yeux de vos amis.
L'unecdote suivante rapportéo par l'abbé Ozaruiiu,
nous montre encore notre savant professeur sous
le même jour. " Voyageant en chemin de fer, Ozanam
" se trouva placé devant un conscrit qui, tout fier de
" son uniforme, avait entrepris une séduisante cau-
" sette avec une jeune fille assise à côté de lui. Frédé-
" rie l'invite carrément à se taire; notre chevalier ré-
384 FRÉDÉRIC OZANAM
"pond: "Monsieur, de quel droit me parlez-vous
" ainsi? je n'ai pas do leçon à recevoir de vous. " —
" Mon ami, c'est ce qui vous trompe, car précisément
"je suis payé par le gouvernement pour en faire."
" On voit d'ici notre pauvre recrue tout ébahie, ou-
" vrir de grands yeux, et ne plus souffler mot. "
Lorsqu'il s'agissait de donner un conseil, de conso-
ler un chagrin ou seulement de faire briller une espé-
rance, Ozanam se hâtait de donner des preuves de son
amitié, et quand la journée s'était écoulée sans appor-
ter le temps nécessaire pour la correspondance, épuisé
de fatigue, il dérobait à la nuit des heures entières
qu'il employait à consoler des amis.
Il trouvait toujours dans sa délicatesse exquise et
dans sa grande charité les paroles que l'on cherche
souvent en vain. Nous désirons en donner une nou-
velle preuve en reproduisant ce passage d'une lettre
qu'il écrivait à un de ses amis qui venait de perdre un
petit enfant. " " J'ai vu, disait-il, bien des gens en-
" vier à ma mère le bonheur d'avoir trois fils demeu-
" rés fidèles à la foi catholique. C'est qu'elle avait au
" ciel onze autres enfants qui priaient pour nous.
" Pour moi,, je crois fermement que si nous arrivons
" heureusement au terme suprême, nous le devrons
" beaucoup à nos petits frères et petites sœurs arrivés
" avant nous. Et c'est pourquoi je crois que ces jeunes
" élus i^ortent bonheur aux familles où ils sont nés..."
* L'Ures, t. il, p. GO.
FRÉDÉRIC OZAXAM 385
" Pleurez, monsieur et cher ami, ('ciiv:iit-il à un :iu-
" tre ptre infortuné, car Dieu le permet et vt»s amis
" comprennent votre douleur. Que de fois j'ai vu aussi
" pleurer mon i^ère et ma mère, puiscpic sur quatorze
" enfants le ciel ne leur eu a laissé (juc trois ! Mais,
" corallien de fois aussi ces trois survivants, dans
".leurs chagrins et leurs périls, n'ont-ils i)as ciunpté
" sur les frères et sœurs qu'ils avaient parmi les an-
" ges ! Ah ! ceux-là sont bien aussi de la famille ; ils
" se rappellent à nous, tantôt par des lumières, tantôt
" par des secours inattendus ; heureuses les maisons
" c^ui ont ainsi la moitié des leurs là-haut, pour faire
" la chaîne et tendre la main à ceux d'ici-ijas ! Cuu-
" rage donc, cher ami ! * "
Dans les quehpies lignes qui suivent, le P. Lacor-
daire nous fait connaître rcu)i)loi qu"0/aiuim faisait
des premières heures de la jtjurnée. '■ Chaque nuitin,
'■ dit-il. il lisait dans une Bible grecque ([uelques ver-
'■ sets ou quelques pages de l'P^criture sainte, suivant
" que l'onction divine le retenait plus ou moins sur
" ce qu'il avait lu. C'était la preu)ière demi-heure de
"la journée. Il y avait puisé une connaissance efifi-
" cace de la parole de Dieu. Jamais il ne se rendait à
" son cours sans avoir prié à genoux [lour qu'il ne dît
'' rien de contraire à la vérité ou dans le seul but de
" s'attirer'des applaudissements. On remarquait dans
LfUr.s, t. ir, p. SOS.
25
386 FRÉDÉRIC OZANAM
" sa controverse une attention infinie à ne pas blesser
" ceux qui discutaient avec lui, quelles que fussent
" leurs erreurs. Il lui semblait,dès qu'une intelligence
" traitait de Dieu, que déjà elle était sur la voie de le
" trouver, et qu'un mot superbe ou trop vif pourrait
" lui faire une blessure irréparable. Mais cette dou-
" ceur n'allait jamais jusqu'au déguisement de sa pen-
" sée. Il professait sa foi avec la courageuse humilité
" du chrétien qui connaît le peu qu'est le monde ; et
" si le respect des âmes lui inspirait une exquise mo-
" dération, le respect de la sienne s'élevait au-dessus
" de toute crainte humaine. "
Terminons par un dernier trait qui peint encore
mieux, si c'est possible, son excellent cœur et sa
o-rande charité. Nous citons encore l'abbé Ozanam :
" Il ne manquait jamais, le jour de l'an, d'aller don-
" ner des étrennes à ses pauvres, voulant qu'ils eus-
" sent leur part des joies que la nouvelle année répand
" au sein de toutes les familles. Il poussait même en-
" core plus loin ses attentions et ses prévenances : il
" recueillait avec soin les jouets que sa fille avait re-
" çus l'année précédente et les lui faisait porter aux
" enfants des indigents qu'il visitait. C'était pour elle
" une leçon de charité et un grand bonheur procuré
" aux petites filles qui les recevaient.
" Le matin de l'un de ces jours, celui de 1852, il dit
" à sa femme qu'il connaissait une famille si malheu-
" reuse, qu'elle avait été obligée démettre au mont-de-
" piété sa commode de mariage, dernier reste d'une
FREDERIC OZANAM
ancienne aisance, qu'il avait envie de la leur rendre
pour leurs étrennesdu premier de l'an. Sa femme l'en
dissuada par d'excellentes raisons, et il s'y rendit.
Le soir venu, au retour des visites officielles, Oza-
nam était triste ; il jeta un regard douloureux sur
les jouets entassés aux pieds de sa tille, et ne voulut
pas toucher aux bonbons qu'elle lui présentait; il
était aisé de comprendre qu'il regrettait la bonne
œuvre mancpiée le matin. >Sa ieiume alors, l'ayant
engagé à suivre sa première pensée, il part.t auh-
sitôt pour racheter le meuble, et après l'avoir accom-
pagné jusque chez ces pauvres gens, il rentra tout
heureux. " *
* Bio>^rapliie d'Ozauaiii, par le P. Lafordaire.
388 FRÉDÉRIC OZANAM
CHAPITRE XVII
LA CIVILISATION AU CINQUIEME SIECLE.
II
Tel est le titre de l'ouvrage placé en tête des œuvres
complttes d'Ozanam, et que, malheureusement, nous
donnons en dernier lieu puisque nous avons suivi
l'ordie chronologique des publications. Les deux
volumes que nous allons analyser n'ont été publiés que
trois ans après la mort de l'auteur.
Ozanam a fait sur ce sujet un cours dont vingt et
une leçons ont été recueillies. Dans ces différentes
leçons il traite tour à tour des lettres païennes et
des lettres chrétiennes, de la théologie, de la philo-
sophie, de l'éloquence, de l'histoire et de l'art.
Dans ces deux volumes que nous avons sous les yeux,
il faut bien remarquer qu'il est question d'abord d'un
livre dont Ozanam avait conçu l'idée à l'âge de dix-
huit ans et qui devait avoir pour titre Démonstra-
tion de la Religion catholique par Ihmtiquité des croyances
FRÉDÉRIC OZANAM 389
historiques, religieuses et morales. Ce livre devait être
le fruit du travail de la vie entière du savant pro-
fesseur. Mais, par malheur, le plan conçu était
trop grand et la vie du laborieux écrivain fut trop
courte.
Ce qu'il devait laisser d'écrits, une fois liés entr'eux,
ne pouvait former qu'une partie de ce vaste plan
qu'il avait conçu : cette partie était celle qui avait
rapport au moyen âge et devait être intitulée : Histoire
delà Civilisation aux tem-ps barbares. Il en est question
dans la préface de M. Ampère, dans Favant-propos
écrit par Ozanam, et dans les deux premières leçons
où, au milieu de cette longue période de huit cents
ans qu'on est habitué à considérer comme les temjis
barbares, l'auteur fait voir le progrès se montrant à la
fois dans les sciences, les arts et les lettres.
Enfin il y a le sujet, que comporte le titre des deux
volumes : La Civilisation au cinquième siècle. L'auteur
s'occupe exclusivement de ce siècle dans les dix-huit
leçons sténographiées qui formaient un de ses cours
donné dans la chaire de littérature étrangère à la 8or-
bonne.
M. Ampère, dans sa préface, résume ainsi l'œuvre
d'Ozanam : " On voit que dans ce livre il s'agissait
" d'une grande chose, le christianisme civilisant les
" barbares par son enseignement, leur transmettant
" l'héritage de l'antiquité, créant avec la vie religieuse
" et la vie politique, Tart, la philosophie et la littéra-
" ture du moyen âge : c'est-à-dire un abîme de douze
390 FRÉDÉRIC OZANAM
" siècles comblé par l'histoire, les ténèbres de la bar-
'' barie éclairées, les origines de la civilisation et de la
'■ culture moderne expliquées, le christianisme glori-
" fié par ses résultats, le tableau de ce qu'il a main-
" tenu et de ce qu'il a produit, des vérités qu'il a pro-
" pagée", des sentiments qu'il a inspirés, des lois qu'il
" a dictées, des œuvres d'art et de poésie dont il a été
" la soui'ce. C'est ce magnifi(|ue ensemble qu'on doit
" ti^ujours avoir devant les yeux, comme Ozanam l'a-
" vait constamment lui-même, quand on lit ses
" écrits. "
Aussi quand il conçut un si vaste plan, il n'igno-
rait ni les études variées qu'il serait obligé de faire,
ni les difficultés sans nombre à surmonter, ni le
temps qu'il faudrait y consacrer. Voyons plutôt ce
qu'il écrivait, tout jeune encore, à un de ses amis, M.
Hippolyte Fortoul : " Oui, les travaux préliminaires
" m'ont déjà indiqué la vaste persi^ective que je viens
" <le découvrir et sur laquelle mon imagination plane
'' avec transport. Mais c'est peu de contempler la car-
'■ rière(|ue j'ai à parcourir, il faut se mettre en chemin,
" car l'heure est venue, et si je veux faire un livre Ti
'• trente-cinq ans, je dois commencer à dix-huit les
" travaux préliminaires, qui sont en grand nombre.
" En effet, connaître une douzaine de langues pour
'* consulter les sources et les documents, savoir assez
" passablement la géologie et l'astronomie jour pou-
" voir discuter les systèmes chronologiques et cosmo-
" goniques des peuples et des savants, étudier enfin
FRÉDÉRIC OZANAM 391
" l'histoire universelle dans tonte son étendue et l'his-
" toire des croyances religieuses dans toute sa pro-
" fondeur ; voilà ce que j'ai à faire pour parvenir à
" l'expression de mon idée. "
Dans l'avant-propos, l'auteur nous explique de la
manière suivante le but de son travail : " L'historien
". Gibbon avait visité Rome dans sa jeunesse ; un jour
" que, plein de souvenirs, il se trouvait au Capitole,
." tout à coup il entendit des chants d'église, il vit
" sortir des portes de la basilique d^Ara Cœli une lon-
" gue procession de franciscains essuyant de leurs
" sandales le parcours traversé par tant de triomphes.
" C'est alors que l'indignation l'inspira : il forma
" le dessein de venger l'antiquité outragée par la bar-
" barie chrétienne, il conçut VHisfoire de la Décadence
" de V Empire romain. Et moi aussi j'ai vu les reli-
" gieux d^Ara Cœli fouler les vieux pavés de Jupiter
" Capitolin, je m'en suis réjoui comme de la victoire
" de l'amour sur la force, et j'ai résolu d'écrire l'his-
" toire du progrès à cette époque où le philosophe an-
" glais n'aperçoit que de la décadence, l'histoire de la
" civilisation aux temps barbares, l'histoire de la pen-
" sée échappant au naufrage de l'empire des lettres,
" enfin traversant ces flots des invasions comme les
" Hébreux passèrent la mer Rouge, et sous la même
" conduite, forti tegente brachio. Je ne connais rien de
" plus surnaturel, ni qui prouve mieux la divinité du
" christianisme, que d'avoir sauvé l'esprit humain."
Plus loin Ozanam ajoute : "La thèse de Gibbon est
392 FRÉDÉRIC OZANAM
" encore celle de la moitié de l'Allemagne, elle est
" celle de toutes les écoles sensiialistes qui accusent le
" christianisme d'avoir étouffé le développement légi-
" time del'liumanité en opprimant la chair, enajour-
" nant à la vie future le bonheur qu'il fallait trouver
" ici-1)as, en détruisant ce monde enchanté où la Grèce
" avait divinisé la force, la richesse et le plaisir pour
" y sul>stituer un monde triste, où l'humanité, la pau-
" vreté, la chasteté veillent aux pieds d'une croix... ".
" Il faut voir le mal, le voir tel qu'il fut, c'est-à-dire
" formidable, précisément afin de mieux connaître les
" services de l'Eglise, dont la gloire dans ces siècles
" mal étudiés, n'est pas d'avoir régné, mais d'avoir
" combattu. Ainsi j'aborde mon sujet avec horreur
" pour la barbarie, avec respect pour tout ce qu'il y
" avait de légitime dans l'héritage de la civilisation
" ancienne. J'admire la sagesse de l'Église qui ne ré-
" pudia pas l'héritage, qui le consacra par le travail,
" le purifia par la sainteté, le féconda par le génie et
" qui l'a fait passer dans nos mains jjour qu'il s'y
" accroisse. Car, si je reconnais la décadence du mon-
" de antique sous la loi du péché, je crois au progrès
" des temps chrétiens. Je ne m'effraye pas des chutes
" et des écarts qui l'interrompent : les froides nuits
" qui remplacent la chaleur du jour n'empêchent pas
" l'été de suivre son cours et de mûrir les fruits."
Rien de plus gracieux et de plus touchant que les
dernières phrases de cet avant-propos, où l'auteur, ar-
rivé à l'âge mûr, se compare à Dante commençant son
FREDERIC OZANAM
393
travail à l'âge de trente-cinq ans. Rien de pins sj'm-
pathique que ces paroles émues par lesquelles Oza-
nam nous fait connaître la source d'où lui viendra le
courage et l'inspiration. Voyons plutôt : '" Je ne sais
" pas, dit-il, quel sort attend ce livre, ni s'il s'achè-
" vera, ni si j'atteindrai la fin de cette page qui fuit
'^ sous ma plume. Mais j'en sais assez pour y mettre
" le reste, quel qu'il soit, de mon ardeur et de mes
" jours. Je continue d'accomplir ainsi les devoirs de
" l'enseignement public ^ j'étends et je perpétue au-
" tant qu'il est en moi, un auditoire que je trouvai
" toujours bienveillant, mais trop souvent renouvelé.
" Je vais chercher ceux qui m'écoutèrent un moment,
" et qui, en sortant de l'école, m'ont gardé quelque
" souvenir. Ce travail résumera, refondra mes leçons
" et le peu que j'ai écrit.
'' Je le commence dans un moment solennel et sous
" de sacrés auspices. Au grand jubilé de l'an 1300, et
'' le Vendredi saint, Dante, arrivé, comme illedit, au
" milieu du chemin de la vie, désabusé de ses pas-
" sions et de ses erreurs, commença son pèlerinage en
" enfer, en purgatoire et en paradis. Au seuil de la
" carrière, le cœur un moment lui manqua ; mais trois
" femmes bénies veillaient sur lui dans la cour du
" ciel : la Vierge Marie, sainte Lucie et Béatrix. Yir-
" gile conduisait ses pas, et, sur la foi de ce guide, le
" poète s'enfonça courageusement dans le chemin té-
" nébreux. Ah ! je n'ai pas sa grande âme, mais j'ai sa
" foi. Comme lui, dans la maturité de ma vie, j'ai vu
394 FRÉDÉRIC OZANAM
l'année sainte, l'année qui partage ce siècle orageux
et fécond, l'année qui renouvelle les consciences ca-
tholiques. Je veux, faire aussi le pèlerinage de trois
mondes, et m'enfermer d'abord dans cette période
des invasions, sombre et sanglante comme l'enfer.
J'en sortirai pour visiter les temps qui vont de Char-
lemagne aux croisades, (îomme un purgatoire où
pénètrent déjà les rayons de l'espérance... Je trou-
verai mon paradis dans les splendeurs religieuses du
treizième siècle. Mais tandis que Virgile abandonne
son disciple avant la fin de sa course (car il ne lui
est pas permis de franchir la porte du ciel), Dante,
au contraire, m'accompagnera jusqu'aux dernières
hauteurs du moyen âge où il a marqué sa place.
Trois femmes bénies m'assisteront aussi : la Vierge
Marie, ma mère et ma sœur ; mais celle qui est pour
moi Béatrix, m'a été laissée sur la terre pour me
soutenir d'un sourire et d'un regard, pour m'arra-
cher à mes découragements, et me montrer sous sa
plus touchante image, cette puissance de l'amour
chrétien dont je vais raconter les œuvres.
" Et maintenant pourquoi donc hésiterais-je à imi-
ter le vieil Alighiéri, et à terminer cette préface
comme finit celle de son Paradis, en mettant mon
livre sous la protection de Dieu béni dans tous les
siècles ? "
FRÉDÉRIC OZANAM 395
TI
DU PROORKS DANS LES SIÈCLES DE DÉCADENCE. *
Ozanam, audi'ltiit do ses leçons, s'exprime ainsi : '"Je
" voudrais étudier, dit-il. cette éducation commune
" des peuples modernes ; je voudrais les considérer, non
" plus dans cet isolement auquel se condamne l'histo-
" rien particulier de l'Angleterre ou de l'Italie, f Diais
" dans ce rapprochement fécond que la Providence
" avait préparé. Enfin, je voudrais faire l'histoire des
" lettres au moyen âge, en remontant au moment ohs-
" cur où on les voit échapper au naufrage de l'anti-
" quité, en les suivant dans les écoles des temps bar-
" bares, jusqu'à ce que, les nations étant constituées,
" les lettres sortent de l'école pour prendre possession
" des langues nouvelles. "
L'auteur, en faisant l'histoire des lettres, fait en même
temps l'histoire de la civilisation, et dans la civilisa-
tion il cherche surtout le progrès par le christianisme.
Il nous fait remarquer qu'il y a deux doctrines de pro-
* Première et deuxième leçons.
t Ozanam avait alors donné ses cours sur l'histoire littéraire
de l'Allemagne, de l'Angleterre et de l'Italie.
396 FRÉDÉRIC OZANAM
gr^'S, " la première, dit-il, nourrie dans les écoles sen-
" sualistes, réhabilite les passions : elle promet au
" peuple le paradis terrestre au bout d'un chemin de
" fleurs, et no leur prépare qu'un enfer terrestre au
" bout d'un chemin de sang. La seconde, née d'une
" inspiration chrétienne, reconnaît le progrès dans la
" victoire de l'esprit sur la chair; elle ne promet rien
'' qu'au prix du coml»at, et cette croyance qui porte
" la guerre dans l'homme, est la seule qui puisse don-
" ner la paix aux nations."
La pensée du progrès n'est pas de source païenne ;
au contraire, les païens se croyaient voués il une dé-
cadence irréparable : témoin, les livres sacrés de
l'Inde, puis Hésiode chez les Grecs, et Horace chez
les Romains. L'Église, au contraire, croit au progrès,
et l'Evangile en disant : i^oyez -parfaits, comme h Père
céleste est parfait, condan:ine l'homme à un progrès
sans fin, puisqu'elle en met le terme dans l'infini.
" L'humanité, dit l'auteur, semble attirée irrésisti-
" blement vers une perfection que jamais elle n'at-
" teindra, mais dont chaque âge la rapproche. Toute-
" fois, c'est précisément cette nécessité irrésistible qui
'' effraye plusieurs esprits sages, et qui soulève con-
" tre la doctrine du progrès deux difficultés. On la
" repousse comme une doctrine d'orgueil, car elle sup-
" pose les hommes de chaque génération meilleurs
" que leurs pères ; elle inspire le mépris du passé, le
" dédain des traditions. On la dénonce comme une
" doctrine de fatfilisme, car il suffit qu'un siècle soit
FRÉDÉRIC OZAXAM 397
" le dernier pour être le plus grand, et comme il y a
" des siècles où s"ol:)Scurcissent la vertu et le génie, le
'' progrès se réduit au seul travail qui ne s'interrompt
" point, c'est-à-dire à l'accroissement des biens ma-
" tériels.
" Ces diJEiicultés se dissipent, si Ton distingue entre
" riiomme et l'humanité. Dieu n'a pas créé l'huma-
" nité sans dessein, et ce dessein éternel soutenu d'une
" puissance infinie, ne peut pas rester sans effet. La
" volonté qui meut les astres règle aussi le cours des
" civilisations. Ainsi l'humanité accomplit une des-
" tinée nécessaire, et cependant, elle se compose de
" personnes libres. Il reste donc à faire la part de la
" liljerté dans les destinées humaines, par conséquent
" la part de l'erreur et du crime. Il y a des jours
'' de maladies, des années d'égarement, des siècles
" qui n'avancent pas, des siècles qui reculent. "
Ici, Ozanam en vient à s'occuper plus particulière-
ment de la thèse qu'il doit soutenir dans ces deux le-
çons, savoir : "Le progrès par le christianisme dans
" les siècles de décadence."
Mais pour mieux traiter son sujet et se tenir dans le
cadre qu'il a choisi, c'est-à-dire le moyen âge, il divise
cette longue époque de huit cents ans en trois pério-
des. La première, depuis la décadence de l'empire
romain j usqu'à Charlemagne ; la seconde, depuis Char-
lemagne j usqu'à Grégoire VII, et la troisième période
depuis Grégoire VII jusqu'à Dante.
Chacune de ces périodes commence par une ruine,
398 FRÉDÉRIC OZANAM
une décadence, mais la plus grande de toutes est celle
de la première période, qui s'ouvre par l'effondrement
de l'empire romain. En effet, à l'annonce de la prise
de Rome [)ar les barl)ares, les nations furent frappées
d'épouvante, les peuples restèrent mornes de frayeur,
et l'on se crut rendu aux approches du dernier jour.
" Mais au moment où l'empire païen est conquis, dit
'■ Ozanam, la civilisation chrétienne devient conqué-
" rante. Cette conquête surpassa toutes celles de l'an-
" tiquité par la profondeur, la difficulté et l'étendue
'' de ses desseins. "
Rome avait conquis le monde par les armes, le
christianisme devait le conquérir par la prédication
et la prière, par la persécution et le martyre. Pour al-
ler à une pareille conquête on n'avait pas besoin de
guerriers; au contraire, ils auraient nui; il fallait des
iustruments faibles et dédaignés, des esclaves, des ma-
lades et surtout des femmes. Témoin, d'abord le
jeune gaulois Patrice enlevé par des pirates irlandais
qui lui firent garder leurs troupeaux. Etant parvenu
à s'échapper, il retourna dans son pays, d'où il revint
bientôt en Irlande comme envoyé de la papauté, et
réussit par ses paroles et ses miracles, à mettre ce
peuple sous le joug léger de l'Évangile. Témoin
aussi, saint Grégoire le Grand qui, pendant quatorze
ans de pontificat, ne pouvait pas laisser son lit plus
de trois heures par jour et qui, cependant, réussit à
envoyer des missionnaires sur la côte des Angles : un
siècle après, l'Angleterre était chrétienne. Témoin
FRÉDÉRIC OZANAM 399
encore, (Jlotilde chez les Francs et Théodelinde chez
les Lombards. La conversion de la Germanie deman-
da plus de temps et plus d'efforts. Il fallut trois siè-
cles pour convertir les païens des l^ords du Rhin et de
ceux du Danube en chrétiens, et faire en même temps
connaître l'Evangile dans laThuringe, la Franconie
et la Frise.
Que devinrent les sciences, les arts et les lettres
pendant ce temps ? Le dogme catholique sauva la
science. Les théologiens, .non seulement ne laissèrent
pas brûler par les barbares les œuvres des philoso-
phes païens, mais les moines s'empressèrent même de
copier les écrits de Cicéron et de Sénèque. " Saint
" Augustin, dit l'auteur, introduit Platon dans l'école
" sous son manteau d'évêque, et Boèce y fait entrer
" V Introduction de Porphyre. "
La loi religieuse sauva les institutions sociales. Les
chrétiens trouvaient un merveilleux accord entre les
lois de Rome et les préceptes de Moïse, et ces lois réu-
nies formèrent la Collatio legum Mosaicarum et Romana-
rum, écrite à la fin du cinquième siècle. L'Eglise, de
plus, purifia la Royauté sortie de Germanie avec des
traditions toutes païennes et des instincts sanguinai-
res. Le christianisme apprend aux rois à régner non
par la force mais par la justice.
Enfin, le culte sauva les arts. Lorsque les chrétiens
sortirent des catacombes, on vit surgir les basiliques
et les grands temples catholiques. Les évêques de
France et d'Italie envoyèrent chercher les meilleurs
400 FRÉDÉRIC OZANAM
artistes ; la peinture et l'architecture rivalisèrent avec
le chant et la musique pour donner à ces superbes édi-
fices toute la pompe et la grandeur dues au Créateur.
" L'Eglise, dit Ozanani, se garda bien de briser la
" harpe des bardes gallois et des scaldes germani-
" ques ; elle la purifia, elle y mit une corde de plus
" pour chanter Dieu, les saints, et les joies de la fa-
" mille au foyer que le Christ a béni. "
Passons à la seconde période. Une autre catastrophe
en marque le commencement, c'est l'invasion de l'em-
pire de Charlemagne par les Normands. Jamais pou-
voir n'avait paru plus nécessaire ni mieux établi que
celui de Charlemagne, qui avait mis la force au service
de l'esprit et la puissance au service de l'ordre. Au
dehors, il couvrait l'Eglise de son glaive, tandis qu'au
dedans il faisait respecter ses lois. Trente ans après sa
mort, les Normands viennent s'emparer du royaume
des Francs en même temps que les Hongrois, ces
frères des Huns, envahissent l'Allenuigne, la Bour-
gogne et l'Italie.
Tout semble perdu. Que deviendront dans ces bou-
leversements les sciences, les arts et les lettres ? Les
barbares ont tout mis à feu et à sang ; les monastères
sont incendiés et les trésors littéraires vont certaine-
ment périr. Non ! De ces couvents qui brûlent dans
toutes les parties du pays, quelcpies moines })arvien-
nent à s'échapper et em])ortant avec eux les ouvrages
les plus importants de leurs tablettes, ils vont se ré-
fugier au milieu des camps des envahisseurs et finis-
sent par les convertir.
FRÉDÉRIC OZANAM 401
Avec le temps, les Normands entrent dans la civili-
sation chrétienne et y apportent le génie des entre-
prises maritimes aussi bien que la stal)ilité et le per-
fectionnement dans le gouvernement des différents
pays, entr'autres de l'Angleterre et de Tltalie. De
leur côté, les Hongrois et les Slaves, tout couverts de
gang, viennent tomber aux pieds de saint Adelbert et
apportent à la chrétienté une épée invincible qui la
défend contre la corruption byzantine et contre l'in-
vasion musulmane.
Cependant les savants, les théologiens et surtout les
disputeurs semblent s'être réfugiés en Irlande, '" qui
" bientôt se voit obligée de déverser son trop p'ein
" de ces troupeaux de philosophes sur les côtes de
" France. " L'Angleterre, sous le règne d'Alfred le
Grand, qui vient de délivrer son pays du joug des Da-
nois, l'Angleterre se réveille à la civilisation, les
écoles s'ouvrent et on s'efforce de répandre l'éducation
parmi le peuple.
Les lettres ne périssent donc pas. Klles prennent,
au contraire, un grand développement en Allemagne,
aux foyers monastiques de la Nouvelle-Corbie, de
FuldeetdeSaint-Gall. Dans cette dernière abbaye sur-
tout, on ne se contente pas du latin, mais grâce aux
connaissances de la princesse Hedwige, le grec devient
de nouveau une des branches les plus importantes
des études des moines.
Les pays latins, l'Italie, l'Espagne et la France, pen-
dant une partie de ce temps, parai-'seat statioiinaircs
26
402 FRÉDÉRIC OZANAM
dans la voie des connaissances et dans la culture des
lettres. Cependant, le progrès n'y est pas éteint et
pour s'en convaincre, il suffit de citer le nom de Ger-
bert, ce moine d'Aurillac, instruit en Catalogne et
porté par l'admiration de ses contemporains jusque
sur la chaire de saint Pierre.
C'est aussi à cette époque que l'on peut fixer la nais-
sance des langues modernes; car, sous Alfred le Grand
on chantait en langue saxonne les actions héroïques
des guerriers. En même temps, les moines de Saint-
Gall traduisirenten langue teutonique divers auteurs et
surtout les chants de l'Eglise. Quant à la langue fran-
çaise, sa croissance fut moins rapide. Cependant on a
découvert une homélie qu'on ne peut placer au-
dessous de l'an 1000, où un mélange de mots fran-
çais et latins se trouvent confondus dans une syntaxe
barbare.
Grégoire VII marque une troisième époque. Comme
les autres cette époque sort aussi des ruines. Ces rui-
nes ont été accumulées par les luttes entre la papauté
et l'empire. Ces querelles ont donné occasion à beau-
coup d'hommes célèbres de se produire soit dans les
camps par leurs succès militaires, soit parleur science
politique et leurs grande? vertus. Grégoire VII,
après avoir mis à ses pieds Henri VI par la seule
force de sa parole, se trouva à son tour assiégé dans
Rome, fait prisonnier et s'en alla mourir à Salerne,
pendant qu'un anti-pape était intronisé à Saint-Jean
de Latran. La lutte se continue pendant deux siècles
FRÉDÉRIC OZANAM 403
et produit d'un côté Frédéric 1er et Frédéric II, et de
l'autre côté Alexandre III, Innocent III et Innocent
IV. La papauté sort victorieuse delà lutte et l'empire
renonce à s'immiscer dans les atiaires spirituelles.
L'Eglise dans ces temps rendit encore un service
très important à la civilisation, en empêchant les que-
relles inutiles et continuelles des souverains et prin-
ces d'Occident, et en les lanyant en Orient pour la
guerre sainte et la délivrance du saint Sépulcre.
Les croisades affranchirent les peuples de l'Occi-
dent de la vassalité que prétendait leur imposer le
puissant empire d'Allemagne. Elles portèrent de pkis
un rude coup à la féodalité, qui à son retour d'Orient
trouva trois luttes à soutenir : d'abord, contre la
royauté qui étendait chaque jour sa juridiction au
préjudice des justices seigneuriales, puis contre les
communes qui prenaient naissance, et enfin contre
l'Eglise qui voulait mettre un terme aux guerres in-
testines et privées.
Ozanam nous cite ici l'avènement et l'histoire de la
commune de Milan, dont il a fait une étude spéciale,
et il nous décrit sa lutte, à l'aide de la papauté, contre
une aristocratie dépravée et un clergé corrompu.
Avec le savant professeur, on assiste ensuite au tri-
omphe complet de la ville de Milan sous Grégoire
VII.
Le dogme de l'égalité naturelle semé par le christia-
nisme produisait l'égalité politique.
Plusieurs villes d'AUemairne et de France suivent
404 FRÉDÉRIC OZANAM
l'exemple des villes de Lombardie et de Toscane, et
si elles ne deviennent j as complètement libres,
comme d'autres villes plus tard, du moins elles ont
le droit d'avoir leurs délégués aux Etats généraux.
Pendant ces luttes, les lettres, cliose surprenante,
ne sont pas négligées : jamais elles ne prirent un aussi
grand élan.
Les luttes entre la papauté et l'empire forcèrent le
sacerdoce à devenir savant. Alors, on vit surgir de
grands saints et de grands docteurs, tels que saint
Thomas d'Aquin, saint Bernard et saint Bonaventure,
et de grands philosophes, comme saint Anselme et Abé-
lard. Les papes et les em})ereurs donnaient de forts
subsides pour entretenir les universités. De plus, les
grandes écoles inspiraient le goût de l'étude aux peu-
ples, et les langues vulgaires se développaient surtout
sous la forme de la poésie.
La poésie française de cette époque est semblable à
celle de toutes les nations de l'Occident; elle célèbre
les hauts faits de hi chevalerie et le culte des fem-
mes qui en est le charme. La poésie de l'Allemagne, re-
présentée par les Aventures des Niehchingen^ n'est pas
encore dépouillée des instincts barbares et des souve-
nirs païens. En Espagne, le Cid se ressent de la cha-
leur du soleil du Midi, et ce personnage si brave, si
fier et si religieux représente bien la vieille Castille.
L'industrie et les beaux-arts prirent aussi une
grande place dans les progrès de cette époque. En
effet, on ne saurait nier cjue les croisades en ouvrant
FRÉDÉRIC OZANAM 405
les grandes voies de l'Orient aux peuples de l'Occident
n'aient donné une forte impulsion à toutes les bran-
ches de l'industrie, tandis qu'en s'inspirant des beau-
tés des dogmes et de la foi catholique, Giotto, et der-
rière lui une nombreuse génération de peintres et d'ar-
tistes, firent fleurir les beaux-arts, surtout en Italie.
• Voici comment le professeur termine cette introduc-
tion : "'Je m'arrête ici, dit-il. et je finis à Dante, digne
" de venir après Charlemagne, après Grégoire VII, de
" venir comme vainqueur couronnant une époque de
" progrès, et, comme vaincu, ouvrant une nouvelle
" époque de ruines. En effet, Dante, ce grand vain-
" queur qui mène le triomphe de la pensée au moyen
" âge, est aussi un grand vaincu, exilé par sa patrie
" qui lui refuse un tombeau, suivi par ce quatorzième
" siècle qui verra la chute des républiques italiennes,
" la France en feu, et l'école en déclin. Mais, ni le
" quatorzième siècle, ni aucun autre ne prévaudra ja-
" mais contre le dessein de Dieu et contre la vocation
" de l'humanité.
" Nous avons parcouru un espace de huit cents ans,
" c'est-à-dire une partie considérable des destinées
" humaines : les trois périodes que nous y avons re-
" connues commencent par autant de décadences.
" ]Mais chacune de ces décadences cache un progrès
" que le christianisme assure, qui s'accomplit obscu-
" rément, sourdement, et, pour ainsi dire, par des
"voies souterraines, jusqu'à ce qu'il se fasse jour et
" éclate enfin dans une plus juste économie de la so»
406 FRÉDÉRIC OZANAM
" ciété, dans une plus vive lumière des esprits. Arri-
" vés au sommet du moyen âge, gardons-nous de
" croire que l'humanité n'a plus qu'à descendre, si ce
" n'est une courte pente, pour remonter des cimes
" plus hautes qui ne seront pas encore les dernières.
" Nous avons assez loué le moyen âge pour avouer
" maintenant ce qui manquait à ces temps héroïques,
" mais pleins de souvenirs païens et de passions bar-
" bares. De là, le péril de la foi qui n'eutjamais à li-
" vrer de combats ])lus terribles ; de là, le désordre
" des mœurs, les emportements de la chair, le goût du
" sang, et tout ce qui fit le désespoir des saints, des
" prédicateurs, des moralistes contemporains. Ces
"juges sévères ont vu surtout les vices de leur épo-
" que et plusieurs ont ignoré le bien même dont ils
" étaient les ouvriers. Les scandales qui trompèrent
" de si grands esprits nous montrent que le moyen
" âge n'a pas achevé l'œuvre de la civilisation chré-
" tienne, et de si grands esprits trompés nous appren-
" nent, au milieu de notre décadence qui se voit trop,
" à ne pas nier le progrès que nous ne voyons pas.
" Venus en des jours mauvais, souvenons-nous que le
" christianisme qui nous porte en a traversé de pires,
" et, comme Enée à ses compagnons découragés, di-
" sons que nous avons passé par trop d'épreuves pour
" n'attendre pas de Dieu la tin de celle-ci.
" 0 passi graviora, dabit Deus his quoquefinemy
FRÉDÉRIC OZANAM 407
III
LE CINQUIÈME SIÈCLE. *
Il y avait près de soixante ans que Constance avait
lancé ses édits en faveur des chrétiens, édits renouve-
lés plus tard par Théodose. Il y avait presque aussi
longtemps que la religion catholique était montée sur
le trône avec Constantin et avait été déclarée la reli-
gion de l'emijire par le même empereur ; on était en
l'an 404, et cependant les temples de Jupiter et de Mi-
nerve étaient encore ouverts à Rome. Bien plus, dans
le théâtre dédié à Bacchus, sous l'apparence de rites
sacrés, on continuait à commettre des outrages sans
nom, tandis que dans l'amphithéâtre consacré au Soleil,
les gladiateurs ne cessaient de s'entr'égorger par mil-
liers pour la plus grande gloire et le plus grand plai-
sir du peuple qui se croyait le plus civilisé de la terre.
Croirait-on, de plus, que même vers le milieu du cin-
quième siècle, on trouvait encore les Romains occupés
à nourrir les poulets sacrés dont les présages gouver-
naient Rome et l'univers? La religion chrétienne avait
donc mis à s'établir plus de temps qu'on ne le pense
généralement ; le paganisme n'avait pas disparu sans
une lutte longue et acharnée.
* Troisième leçon.
408 FRÉDÉRIC OZANAM
Dans ces premiers siècles, tout semble conspirer
contre la propagation du christianisme : les philoso-
phes alexandrins mettent au service des dieux une
érudition remarquable aussi lùcn qu'une interpréta-
tion élégante et choisie; l'aristocratie refuse de mettre
de côté les traditions et les souvenirs des familles,
tandis que de son côté le peuple ne peut pas se résou-
dre à abandonner les bacchanales et les saturnales,
pas plus que le cirque. Ajoutons de plus qu'après
l'invasion, les superstitions germaniques donnèrent la
main aux superstitions latines pour s'opposer aux
conquêtes du christianisme. Au huitième siècle, des
pèlerins du Nord furent scandalisés d'assister sur les
places publiques de Rome à des danses païennes.
Cependant, l'Eglise s'armait de patience, tolérait
ces restes du paganisme et elle eut le mérite de com-
prendre le besoin de laisser aux peuples, selon les con-
seils que devait donner plus tard, au sujet des bar-
bares, saint Grégoire le Grand, " leurs fêtes antiques,
" leurs banquets innocents et leurs joies temporelles,
" afin qu'ils goûtent plus volontiers les consolations
" de l'esprit. "
" L'Église, dit Ozanam, se contentait de concilier
" l'art et la nature avec le Christ, en lui consacrant les
" temples et les fêtes, les fleurs et les parfums prodi-
" gués aux dieux. "
Notre auteur jette un coup d'œil sur les dernières
lueurs des lettres païennes avant leur disparition. Il
nous fait remarquer Végèce avec son Traité s%ir Part
FRÉDÉRIC OZANAM 409
militaire, puis Syramaque, que ses conteuiporuins com-
paraient à Pline pour l'élégance et l'exquise délica-
tesse de ses écrits, et enfin Ammien Marcellin, qui
écrivit l'histoire avec la verve et la rude sincérité
d'un soldat.
Mais c'est surtout sur la poésie que le professeur
aime à prolonger son attention. D'abord, il nous mon-
tre Claudien dont les chants pleins de grandeur et
d'harmonie célèbrent la disgrâce d'Eutrope et les vic-
toires de Stilicon. On croirait toutefois lire des ou-
vrages de plusieurs siècles antérieurs à cette époque,
tant Claudien met de mythologie païenne dans ses
chants sans s'apercevoir que ses dieux s'en vont. Ce-
pendant, il condescend à introduire les princes chré-
tiens dans l'Olympe, et les fait converser avec les ha-
bitants de ce problématique séjour.
Vient ensuite Rutilius Xumatianus, préfet de Rome.
Ses écrits resteront à jamais célèbres par la grandeur
du patriotisme qui les a inspirés : " Ecoute-moi,dit-il,
" écoute-moi, reine toujours belle du monde qui t'ap-
" partient toujours, Rome admise parmi les divinités
" de l'Olympe. Ecoute, mère des hommes et mère des
" dieux, quand nous prions dans tes temples, nous ne
" sommes pas loin duciel. Lesoleilne tournequepour
" toi, et levé sur tes domaines, dans les mers de tes
" domaines il plonge son char. * De tant de nations
* Ne songe-t-on point à l'Empire britannique sur lequel le
soleil ne se couche jamais ?
410 FRÉDÉRIC OZANAM
" diverses tu as fait une seule patrie ; de ce qui était
" un monde tu as fait une cité.
Urbem fecisti quod i^rius orbis erat.
" Celui qui compterait tes trophées pourrait dénom-
" brer les étoiles. Tes temples étincelants éblouissent
" les yeux... Dirai-je les fleuves que t'apportent les
"voûtes aériennes et les lacs entiers versés dans tes
" bains? Dirai-je les forêts emprisonnées sous des
" lambris et peuplées d'oiseaux mélodieux? Ton an-
" née n'est qu'un printemps éternel et l'hiver vaincu
" respecte tes plaisirs. Relève les lauriers de ton front
" et que le feuillage sacré reverdisse autour de ta tête
" blanchie ! C'est la tradition de tes fils d'espérer dans
" le péril, comme les astres qui ne se couchent que
" pour remonter ! Etends, étends tes lois ; elles vi-
" vront sur des siècles devenus romains malgré eux ;
" et seule des choses terrestres, ne redoute point le
" fuseau des Parques :
Porrige victuras romana in sœculaleges,
Solaque fatales non vereare colos.
" Ceci est très beau, s'écrie Ozanam, et, ce qui vaut
" mieux, très vrai. L'ancien magistrat romain, avec la
" pénétration d'un jurisconsulte, a vu que Rome,
" trahie par les armes, continuerait de régner par les
" lois ; et, toute païenne qu'elle est encore, sa foi dans
" sa patrie ne l'a pas trompé. "
Enfin vient Sidoine Apollinaire, qui est considéré
FRÉDÉRIC OZANAM 411
comme le dernier poète païen, encore qu'il n'écrivît,
sous rinvocîition des dieux, que les poésies de son
jeune âge. Plus tard en eflet il se convertit, devint
évêque et fut canonisé. Sa fête est célébrée le 23 août
de chaque année.
Il ne faut pas croire toutefois que les lettres même
païennes aient cessé d'être cultivées à la mort du der-
nier poète qui a chanté les dieux de Rome. Au con-
traire, elles reprirent, pour un temps, comme une su-
rabondance de vie. On créa auprès du capitole de
grandes écoles impériales, et le nombre des étudiants
était si grand qu'il fallut faire une législation spéciale
et organiser une police pour maintenir Tordre dans ces
imposants refuges des lettrés. Plus tard, (iratien multi-
plie ces écoles dans toutes les grandes villes de l'em-
pire. Parmi les savants professeurs de cette époque on
cite Donatus dont saint Jérôme écouta les leçons. Le
nom de ce savant devint même synonyme de gram-
maire, et il est fait mention d'une grammaire pro-
vinciale intitulée : Donatus provincialis.
Ozanam nous montre ensuite le christianisme ve-
nant au secours de la civilisation antique menacée de
disparaître. Saint Ambroise, saint Jérôme et surtout
saint Augustin viennent en aide aux institutions so-
ciales et aux lettres. Dans ses écrits, le saint évêque
d'Hippone s'efforce surtout de prouver que la religion
catholique est bien une religion et non pas une mytho-
logie, comme le prétendaient les diverses sectes.
Saint Augustin eut surtout à lutter contre de nom-
412 FRÉDÉRIC OZANAM
breuses hérésies qui captivaient les plus nobles intelli-
gences et menaçaient môme l'existence de la religion
catholique.
" Quatre cents ans de prédication et de martyre, dit
" Ozanam, menaçaient d'aboutir à la réhabilitation des
'' fables païennes et, Manès l'emportant, le christia-
" nisme n'était plus qu'une mythologie. D'un autre
" côté, les ariens en niant la divinité du Christ, les
" pélagiens en supprimant la grâce, rompaient tous les
" liens mystérieux qui rattachent Dieu à l'homme et
" l'hoa^ime à Dieu. Le surnaturel disparaissait donc, le
" démiurge des platoniciens remplaçait le Verbe con-
" substantiel, et le christianisme devenait une philo-
" Sophie.
" Saint Augustin ne le permit pas, et comme la pro-
" mière partie de sa vie s'était consumée à se dégager
" des filets du manichéisme, il employa la seconde à
" combattre Arius et Pelage. Il combattit, ainsi que
" tous les grands serviteurs de la Providence, moins
" encore pour le temps présent que pour la postérité.
" Car le moment vient ou nous verrons l'arianisme
" entrer en vainqueur et par toutes les brèches de
" l'empire avec les Goths, les Vandales, les Lombards :
" et, dans ces jours de terreur, comment les évêques
" auraient-ils eu le loisir d'étudier, à la lueur des in-
" cendies, les questions débattues à Nicée, si Au-
" gustin n'avait pas veillé sur eux ? Ses quinze livres
" de la Trinité résumaient toutes les difficultés des sec-
" taires, tous les arguments des orthodoxes, et c'était
FREDERIC OZANAM
413
" lui qui décidait la victoire dans ces conférences de
" Vienne et de Tolède, où les Bourguignons et les Vi-
" sigoths abjurèrent l'hérésie. Plus tard, quand lema-
" nichéisme, perpétué parles Pauliciens en Orient, re-
" gagne TOccident ; quand sous le nom des Cathares
" et des Albigeois, il se trouva maître de la moitié de
" L'Allemagne, de l'Italie et de la France méridionale
" et fit courir à la société chrétienne les derniers pé-
" rils, croyez-vous que l'épée de Simon de Montfort en
" triompha ? Non, non, je ne crois pas que le fer ait ja-
" mais eu le pouvoir de vaincre une pensée, si fausse
" et si détestable qu'elle soit ; j'aime à supposer qu'à
" la vue des violences qui déshonorent la croisade et
" qu'Innocent III réprouva, beaucoup de cœurs no-
" blés balancèrent. Ce qui les fixa, ce qui rattacha le
" monde chrétien à l'orthodoxie, ce fut l'éclatante su-
" périorité de la saine doctrine exprimée par saint
" Augustin, le plus ferme et le plus charitable des
" hommes. Et dans cette lutte, dont il faut détester
'• mais non pas exagérer les excès, le champ de ba-
" taille resta, non pas à la force, mais à la vérité.
Ainsi, non seulement les écrits de saint Augustin
prouvent qu'en son temps les lettres n'avaient pasdis-
jxiru, mais de plus, ils furent une lumière pour les
théologiens des siècles futurs.
Et, quand au cinquième siècle nous voyons dans
la chaire de saint Pierre un pape comme saint Gré-
goire le Grand qui, non content d'arrêter Genséric
aux portes de Pvome et Attila au passage du Mincio,
414 FEÉDÉKIC OZANAM
fait en sorte, par son prestige et par sa modération,
que tout rOrient échappe à l'hérésie par le concile de
Chalcédoine, n'a-t-on pas raison de dire qu'à cette
époque le christianisme vint sauver les institutions so-
ciales, les lettres et les arts ?
Et ces moines que Rutilius voit avec dédain dans
leurs retraites au milieu des îles de la côte d'Italie, les
accusant d'être les ennemis de la lumière, ne les verra-
t-on pas plus tard dérober aux flammes les ouvrages
des plus célèbres philosophes païens pour les copier
dans leur solitude et les transmettre à la postérité? Et
même dans ce cinquième siècle, n'avaient-ils pas déjà
fondé les abbayes de Lérins, de l'île Barbe et de INIar-
moutiers, devançant d'un siècle les immortelles fonda-
tions de saint Benoît ?
Pendant ce siècle, l'éloquence du forum est rem-
placée par l'éloquence sacrée et saint Ambroise écrit
les règles de cette nouvelle rhétorique dans son livre
De Officiis. Les principaux prédicateurs de cette épo-
que étaient Pierre Chrysologue, IMaxime de Turin, et
surtout Salvien dont la voix puissante et harmonieuse
s'élevait au-dessus des bruits de l'invasion et du dé-
sastre lorsqu'il célébrait les funérailles de l'empire
romain.
L'histoire et la chronique trouvent d'admirables in-
terprètes dans saint Jérôme, Prosper d'Aquitaine et
Paul Orose. Ce qui distingue ces premiers historiens
chrétiens, c'est leur scrupuleuse exactitude en <'e qui
concerne les faits et les dates. Leurs devanciers avaient
■ FRÉDÉRIC OZANAM 415
souvent sacrifié la vérité à l'ampleur de la phrase et
aux ornements du style.
Enfin, la poésie trouve de fervents adeptes, d'abord
dans saint Amhroise qui introduisit les hymnes dans
les chants de l'Eglise ; puis dans Juvencus, Sedilius
et Dracontius, qui jettent les bases d'une poésie épique
célébrant les mystères et les gloires du christianisme.
]\[ais les deux plus célèbres poètes de l'époque furent
sans aucun doute saint Paulin et Prudence. Saint
Paulin est surtout remarquable par la délicatesse et la
grâce qu'on trouve dans ses écrits, et Prudence par
l'harmonie et la pensée moderne qu'on trouve dans
ses chants et dans ces charmants noëls où il convie la
terre à orner de ses fleurs le berceau du Christ. Cette
poésie chaste et élevée fit l'honneur et les délices du
moyen âge, et mit ses auteurs au rang de Virgile, qui
avait fait l'admiration de l'antiquité.
Ce temps vit aussi fleurir les beaux-arts et l'on ad-
mirait à bon droit les basiliques de Constantin et de
Théodose, aussi bien que les bas-reliefs tumulaires de
Rome, de Ravenne et d'Arles. On contemplait déjà
avec plaisir les premiers efforts de cette architecture
romaine et byzantine qui devait couvrir l'univers en-
tier de ses imposants monuments.
Ozanam termine cette leçon par ces phrases sym-
pathiques où il met son auditoire de moitié dans ses
savantes études, lui fait part des diflficultés qu'il en-
trevoit dans son travail, comme il lui fera partager
aussi ses heureux résultats.
416 FRÉDÉRIC OZANAM
" Voilà donc, dit-il, le dessein que je me propose.
Il ne s'agit pas de suivre jusque dans ses derniers
détails, l'histoire littéraire du cinquième siècle ; je
n'y cherche que des lumières pour l'obscurité des
siècles suivants. Les voyageurs connaissent des
fleuves qui s'enfoncent dans les rochers, et qui repa-
raissent à quelque distance de leur perte ; je remonte
au-dessus du point où le fleuve des traditions semble
se perdre, et je tâcherai de descendre avec lui dans
le gouffre, pour m'assurer qu'à la sortie je revois
bien les mêmes eaux. Les historiens ont ouvert en
quelque sorte un abîme entre l'anti(j[uité et la bar-
barie; j'entreprends de rétablir les communications
que la Providence n'a jamais laissé manquer dans le
temps pas plus que dans l'espace. Je ne connais pas
d'étude plus attachante que celle de ces rapports qui
lient les âmes, qui donnent des disciples aux morts
illustres, cent ans, cinq cents ans après eux, qui
montrent partout la pensée victorieuse de la des-
truction. "
FRÉDÉRIC OZANAM 417
IV
].E PAGANI.SME — CO.M.MEXT IL l'ÉUlT — I,E DROIT. *
Au cinquième siècle, dans les derniers jours du po-
lythéisme romain, le doute et l'indifférence i)arais-
saient s'être emparés de toutes les intelligences. Ainsi
quand saint Augustin met dans la bouche des païens
les paroles suivantes, il exprime bien rennui et le dé-
goût qui s'étaient emparés des hommes de cette é])o(|ue.
'' Que nous importent, disaient-ils, des vérités inac-
" cessibles à la raison des hommes ! Ce qui in][)orte,
" c'est que l'État soit debout, qu'il soit riche, et surtout
" qu'il soit tranquille. Ce qui nous touche souverai-
" nement, c'est que la prospérité publique augmente
" les richesses qui servent à tenir les grands dans la
" splendeur, les petits dans le Inen-être, et par consé-
" quent dans la soumission. Que les lois n'ordonnent
" rien de pénible, qu'elles ne défendent rien d'agréa-
" ble ; (|uc le prince s'assure l'ol)éissancedes peuples,
" en se montrant, non le censeur chagrin de leurs
" mœurs, mais le pourvoyeur de leurs plaisirs. Que
" les belles esclaves abondent sur les nuirchés. Que
" les piUais soient sonii)tueux, qu'on multiplie les
" banquets, et que chacun puisse boire, regorger, vo-
* (Quatrième, ciiiquicine et «ixiènic leçons.
418 FRÉDÉRIC OZANAM
" mir, jusqu'au jour. Qu'on entende partout le bruit
" des danses, que les acclamations joyeuses éclatent
" sur les bancs des théâtres ! qu'on tienne pour les
" vrais dieux ceux ipii nous ont assuré cette félicité !
" Donnez-leur le culte qu'ils préfèrent, les jeux qu'ils
" veulent : qu'ils en jouissent avec leurs adorateurs !
" Nous leur demandons seulement de faire qu'une
" telle félicité soit durable, et n'ait rien à craindre ni
'' de la peste, ni de l'ennemi."*
Pour en venir là, le paganisme avait eu à subir
plusieurs phases qui correspondaient à autant de chan-
gements dans la forme du gouvernement romain.
Avec les rois des premiers temps, s'étal)lissait dans
Rome une religion sévère mais puissante. On croyait
qu'il existait au sommet de toutes choses un pouvoir
immuable, inconnu et sans nom. Au-dessous de ce
}iouvoir étaient les dieux, nuiis ils devaient périr, ils
n'étaient pas immortels. Plus bas, étaient les âmes
qui, suivant qu'elles avaient été bonnes ou mauvaises
sur la terre, devaient ou remonter avec les dieux d'où
elles étaient venues, ou soufTrir aux enfers et même
dans ce monde-ci. Rome à cette époque était un tem-
ple immense, où la religion était en grand honneur.
De }»lus, chaque nuiison patricienne était comme un
sanctuaire où l'on entourait du i»lus grand respect le
culte des dieux et des aïeux.
.Saint Augustin, (h Cirl/a/r Dri. II, 20
FRÉDÉRIC OZANAM 419
h^oLis lu République, Rome avait })Voiiicnt' ses armes
triomphantes chez tous les peu[)les, et avec des mil-
liers de prisonniers, elle avait fait entrer dans ses
murs d'innomlirables divinités appartenant aux na-
tions vaincues. Il fallut donc élargir les temples, les
multiplier, faire couler en or et en argent les ï^tatues
des anciens dieux, afin de les distinguer des dieux
étrangers, enfin on fit entrer dans le culte le luxe et la
plus grande somptuosité. "Alors, dit Ozanam, la re-
" ligion perdit de son empire sur les mœurs, mais
" elle régna sur les imaginations."
Avec les empereurs, on introduisit de nouveaux
rites, de nouveaux sacrifices empruntés aux peuples
des extrémités de la terre. De plus, les grands hommes
de chaque contrée pouvaient voir leurs statues dans
les temples. " A vrai dire, ajoute Ozanam, les empe-
" pereurs ne faisaient ([ue reprendre l'ancienne poli-
" tique romaine. Souverains pontifes d'une cité qui
" se vantait d'avoir pacifié le monde, il était de leur
" devoir d'en réconcilier toutes les religions. Ils réa-
" lisaient ainsi l'idéal du polythéisme, où il y avait
" place pour tous les faux dieux, i)uis(iue le seul vrai
" n'y était pas."'
Mais cette religion païenne ne se serait pas main-
tenue pendant des siècles, si elle n'eût pas eu quelques
dogmes essentiels au bonheur des peuples. C'est ainsi
que le Romain mettait au-dessus de toutes choses un
dieu, maître suprême ; et les inscriptions font voir
qu'on le reconnaissait comme très bon et très grand.
420 FRÉDÉRIC OZANAM
De i>lns, la religion de Rome avait en honneur le sou-
venir (les morts. On offrait des sacrifices pour les
mânes des ancêtres, pour leur délivrance des enfers
où elles expiaient leurs fautes avant de venir résider,
comme divinités protectrices, au foyer de la famille.
Cependant ce bon côté qu'on remarque dans le pa-
ganisme, ne saurait être considéré que comme bien
peu de chose pour faire oul)licr les outrages sans nom
qu'on ai)plaudissait au cir(|uc et à l'amphithéâtre,
sous la présidence et l'invocation de Vénus et de Mars ;
c'était surtout bien peu pour compenser les désordres
commis dans les temples desservis par des milliers
de courtisanes à Chypre, à Samos et au mont Eryx.
Nous nous sommes efforcés de donner une idée de
la cJ'oyance religieuse dans Rome païenne ; mais les
excès et les orgies incroj^ables des rites et des sacri-
fices à Vénus, Bacchus, Diane, Saturne et aux Furies,
ont quelque chose de si monstrueux et de si révoltant,
qu'il nous répugne d'entrer dans les détails.
La philosophie voulut d'abord combattre ces égare-
ments populaires, elle tenta même de les corriger,
mais elle finit par les réhal:)iliter avec assez d'art pour
rallier les esprits les plus éclairés de la société ro-
maine.
Il ne serait pas juste de ruer l'énergie et la sagesse
des premiers savants païens qui cherchèrent à échap-
per par la raison au culte des idoles. Socrate, chez les
Grecs, s'approcha beaucoup de la lumière et de la vérité
chrétienne en cherchant la cause première de toutes
FRÉDÉRIC OZANAM 421
choses, ot ce grand phil()si)[>he enseigne de Dieu tout
ce que la création a publié. 8énèc[ue chez les Romains
tourna en dérision le culte des idoles, ce qui ne l'a pas
empêché de recommander l'assistance aux cérémonies
religieuses et aux sacrifices, non pas pour y honorer la
vérité, mais la coutume ; de même que Socrate, dit-on,
avant de mourir sacrifia un coq à Esculape.
Le système professé par les philosophes de l'école
d'Alexandrie, a fait dansées derniers temps beaucoup
de In'uit et a servi de base aux erreurs modernes.
Parmi les plus célèbres on place Plotin et ses disciples
Porphj're. Jamhlique et Proclus.
Comme Zenon, Plotin donnait au monde une âme
et comme Platon il reconnaissait au-dessus de toutes
choses un premier principe indivisible qu'il appelait
VUn. L'âme humaine était d'abord contenue dans
l'âme divine, mais attirée sur la terre pour avoir la li-
l)erté et l'indépendance en dehors de l'âme divine, et
jouir des plaisirs de la matière, si elle se complaisait
trop dans la vie sur la terre, et si elle s'abandonnait à
l'empire des sens, elle ne quittait le corps de l'homme
que pour aller habiter celui des bêtes et des plantes.
Si au contraire, elle considérait la vie sur terre comme
un exil et se conduisait en conséquence, elle remontait
après un certain tenvps auprès de l'âme universelle où
toutes les âmes, bonnes ou mauvaises, se trouveront un
jour confondues après (pie les mauvaises auront fini
leur temps d'épreuves.
Quelques-uns de ces d<.>gmes philosophiques paraî-
422 FRÉDÉRIC OZANAM
traient être dérobés à l'Evangile, tant il y a de gran-
deur et d'élévation dans ces notions sur ITune et dans
cette croyance en un Dieu souverain, unique, immaté-
riel et im[»assible. Cependant il y a cette grande
dift'érence entre l'Etre sui)rcme de Platon et le Dieu
des chrétiens, c'est que le dieu des païens n'était pas un
dieu libre, il produisait par nécessité un monde éter-
nel comme lui et il n'étnit pas libre de ne pas le
l»roduire; de plus le pbil()SO})hc ]>aïcn enseignait que
la cause première de toutes choses était indéfinissable,
n'avait ni vie, ni })ensée, ni attribut, tandis que le
chrétien reconnaît en Dieu toutes les perfections et
l'adore comme un être tout à fait intelligible et sou-
verainement aimable. Quant à Tâme, le chrétien, tout
en croyant qu'elle sera punie selon ses fautes, est loin
de croire qu'elle sera condamnée à aller habiter le
corps des bétes et des plantes.
Arrêtons- nous un instant avec Ozanam devant un
savant, un littérateur et un homme politique qui
servira à nous faire connaître le cinquième siècle du
côté des païens.
Symmaque, })réfet de Rome, fut tour à tour sous
Valentinien 1er et ses successeurs questeur, pré-
teur, pontife, intendant de la Lucanie et proconsul
d'Afrique. Comme pontife il ne cessa pas de Idâmer
ses collègues de leur timidité et de leur a])and()n
des rites et des sacrifices. Il adressa même aux em-
pereurs plusieurs requêtes pcuir le rétablissement du
paganisme comme religion de l'Empire, mais on lui
refusa toujours sa demande. Quoique administrateur
FRÉDÉRIC OZANAM 423
intègre, le préfet de Rome était cependant un politi-
que versatile, si 1)ien qu'il fut une fois banni de l'I-
talie, mais son exil ne dura pas longtemps, et aussi-
tôt rappelé, on le combla de nouvelles charges.
Comme orateur, ses contemporains le comparaient à
Cicéron.
Ce païen zélé, respecté, était considéré comme le
représentant deTaristocratie de l'époque. Aussi fut-il
chargé de demander au nom des sénateurs païens le
rétablissement de l'autel de la Victoire. En cette cir-
constance il fît preuve d'une grande éloquence, sans
réussir toutefois à obtenir son but. Par son discours
on voit que, même dans les rangs les plus élevés de la
société et parmi les pontifes des dieux, le scepticisme et
la tiédeur commencent à se montrer. Symmaquetrouve
indigne d'un homme d'État de s'occuper de controver-
ses religieuses et semble professer le doute et l'indif-
férence sur ces terribles questions de Dieu, de l'âme
et de la vie future. " Chacun a ses coutumes, dit-ib
" chacun ses rites.... Il est juste de reconnaître, sous
" tant d'adorations différentes, une seule divinité.
" Nous contemplons les mêmes astres, le même ciel
" nous est commun, le même monde nous enferme.
" Qu'importe de quelle manière chacun cherche la
" vérité ? Une seule voie ne peut suffire pour arriver
" à ce grand secret Mais de telles disputes sont
" bonnes pour les oisifs. (*)
(*) Symmaqve, lil>. X, epi?t. ni.
424 FRÉDÉRIC OZANAM
Mais ce qui surprendra, plus encore, c'est qu'un
homme aussi éclairé, si haut placé et si poli ait mon-
tré tous les instincts sanguinaires du paganisme.
Dans une circonstance où il s'agissait de la punition
d'une vestale qui avait été séduite, il employa toute
son énergie et son autorité pour obtenir une condam-
nation et pour faire exécuter le supplice, qui était d'être
enterrée vive. Une autre fois, lorsque son fils fut ap-
pelé à la préture, pour célébrer son installation il
épuisa d'abord tout ce qu'on put trouver de gladia-
teurs, de bêtes féroces et de chevaux de courses, puis
il acheta des prisonniers saxons pour les livrer à l'a-
rène ; mais vingt de ces pauvres condamnés s'étaient
étranglés pour ne pas être donnés en spectacle. Sym-
maque en eut un tel désappointement qu'il fut pour
longtemps inconsolable.
Tel était l'état social, moral et religieux du peu}tle
romain ;m moment où les barbares se préparaient à
l'assaillir.
Quand du haut du temple de Jupiter Capitolin on
put voir la fumée du camp d'Alaric, pour apaiser les
dieux on commença ]xir offrir en sacrifice la veuve
de Stilicon, qui était chrétienne et qu'on accusait d'a-
voir ôté le collier d'une idole dans le temple de
Cybèle. Puis on voulut se servir de prêtres étrusques
pour faire tomber le feu du ciel sur les barbares ; mais
comme d'un côté ces prêtres demandaient de grands
et imposants sacrifices afin d'obtenir leur but, et que
de l'autre côté les autorités païennes craignaient
FRÉDÉRIC OZANAM 425
d'enfreindre les édits des empereurs, on finit par pré-
férer faire fondre les statues des divinités pour coni-
pléter la somme exigée par les barbares.
" Assurément, dit notre auteur, il y a quelque chose
" de pathétique dans ce déclin d'une grande religion.
" Si l'on pouvait oublier tout ce qui se mêla d'erreur
" â ses enseignements, de crime à ses pratiques, on
" ne pourrait considérer sans émotion les croyants ciui
" lui demeuraient fidèles, immobiles auprès des
" foyers de leurs dieux, et montrant ainsi quelque
" reste, sinon de l'énergie, au moins de l'opiniâtreté
" romaine. Sans justifier leur endurcissement, on
" doit tenir compte de l'inévitable perplexité des in-
" telligences entre deux cultes ennemis, et se rappe-
" 1er qu'alors plus que jamais la foi voulait un effort
" violent. Les Pères ne l'ignorèrent pas, et, songeant
" à ce travail douloureux par lequel les âmes de-
" valent devenir chrétiennes, ils s'écriaient: "^Yoî? »a.s-
" cuntur sed fiunt christiuni. Les chrétiens ne naissent
" pas tout formés, il faut les faire." Mais on ne doit
" point, par un injuste retour sur les temps modernes,
" comparer les ruines du cinquième siècle avec les
" nôtres, et la chute du paganisme avec ce qu'on ap-
" pelle trop souvent le déclin de la civilisation chré-
" tienne. L'histoire ne s'arrête point à l'apparente
" ressemblance des événements. Elle sait que notre
" mollesse trouve toujours plus graves les maux du
" présent et que notre orgueil même est flatté de
" surpasser les infortunes de nos pères. Elle sait aussi
426 FRÉDÉRIC OZANAM
" que les civilisations ne périssent ni parles passions,
'' qui sont corrigibles, ni parles institutions, qui sont
" reniédiablcs, mais par les doctrines, qu'une logique
" inflexilile pousse tôt ou tard à leurs dernières con-
" séquences. Voilà où l'histoire découvre, en faveur
" du teni[)S présent, une difi'érence capable de rassurer
" les plus timides. Ce n'est pas le christianisme de
" nos jours qui distingue, comme les philosophes
■' païens, entre la religion des sages et la religion du
" peuple, fondant la paix du monde sur des men-
" songes nécessaires. Ce n'est pas le christianisme
" qui, introduisant comme Plotin un principe pan-
" théiste, divinise la matière et aboutit à consacrer
" le matérialisme politique, le gouvernement des
" peuples par l'intérêt et le plaisir : panem et circenses.
" Surtout ce n'est pas le christianisme qui professe,
" comme Symmacpie, le doute et l'indifférence sur ces
" terribles questions de Dieu, de l'âme, de la vie fu-
" ture. Tant que ces questions trouvent une réponse
" (h)nnée avec une souveraine autorité, et en même
" temps souverainement raisonnable, rien n'est per-
" du : les vérités ne laissent pas tomber les sociétés
" du temps qui sont leur ouvrage et l'invisible sou-
" tient cette civilisation visible où il s'est révélé."
Comme nous l'avons vu, il y avait près d'un siècle
que la religion chrétienne était montée sur le trône
impérial avec Constantin; Honorius avait déjà lancé
quatre édits pour fermer les temples des idoles et
sui)]irimer les sacrifices païens, et cependant le ]iaga-
FRÉDÉRIC OZANAM 427
nisiiie restait (lol)out et il était encore tellement j)uiR-
sant en AfVi(iue, an temps de saint Augustin, qu'on y
brûlait les églises et que l'on martyrisait les chrétiens
par centaines. Cela prouve que, arrivés au pouvoir,
les chrétiens n'avaient pas voulu user de représailles
puisque, en dépit des édits impériaux, on ne connaît
pas d'exemple d'un païen jugé et puni de mort pour
fait de religion. Non, ce n'est pas par la persécution
et les armes que le christianisme devait vaincre le pa-
ganisme, mais par la controverse et par la charité.
Parmi les défenseurs des dieux on peut nommer en
première ligne, comme les plus halnles et les plus ca-
pables, Ammien, Claudien et Rutilius Numatianus.
Tous ces apologistes des dieux purent, malgré la pro-
tection accordée aux chrétiens, injurier Dieu, son culte,
ses ministres et surtout les pauvres moines. Ils reven-
diquaient pour l'ancien culte le prestige et l'honneur de
l'antiquité et ils mettaient au service des dieux un
style savant et élégant dans lequel ils s'efforçaient de
démontrer que la nouvelle religion, en prêchant le
l)ardon des injures, le mépris du monde et l'aban-
don des plaisirs, était la cause de toutes les calamités
et de tous les désastres qui fondaient sur l'Empire.
Bien plus, rien n'arrivait de mal que par la faute des
chrétiens et si la pluie se faisait attendre, il n\y avait
qu'eux à accuser, car, disait-il, les dieux sont irrités
contre eux: plaviri de.nt, causa christiani.
Les champions de l'Eglise répondaient par des
écrits d'un style noljle et élevé où ils faisaient la part
428 FRÉDÉRIC OZANAM
du 1)ien dans les lois romaines, du vrai dans les doc-
trines des philosophes, mais où ils donnaient aussi
l'énumération des crimes horribles, des orgies im-
mondes, qui se pratiquaient dans les temples païens.
A la tête des apologistes chrétiens se trouvait saint
Augustin. L'évêque d'Hippone conduisait la contro-
verse ; c'est assez dire qu'elle était éloquente et puis-
sante, charitalde pour la raison humaine et sans }»itié
pour le paganisme. Donnons ici un exemple de cette
argumentation serrée mais polie, sévère mais élégante.
Volusien, gouverneur de l'Afrique, l)alançait entre
l'Evangile prêché par saint Augustin et les savantes
dissertations des phil(^soi»hes païens. Ce gouverneur
était un homme de naissance illustre qui donnait tous
ses loisirs à l'étude. D'après ce(pù parvintaux oreilles
du saint évêque d'Hippone, il re})rochait surtout à la
religion chrétienne de prêcher le pardon des injures et
d'avoir par cette maxime l)eaucoup contribué aux dé-
sastres qui avaient accaldé l'empire, désastres nrrivés,
disait-il, avec les premiers princes chrétiens, qui en
étaient seuls responsables. " Saint Augustin, dit Oza-
" nam, lui écrivit, et, sans négliger les objections théo-
" logiques jetées sur son chemin, il alla droit aux ques-
" lions politiques. D'alxnxl, il s'étonne que la mansué-
" tude du christianisme scandalise des hommes habi-
" tués à lire chez leurs sages l'éloge de la clémence.
'' D'ailleurs, le christianisme en introduisant la cha-
" rite n'a pas supprimé la justice. Le Christ n'interdit
" pas la guerre, il la veut juste et miséricordieuse.
FRÉDÉRIC OZANAM 429
" Donnez à l'Etat des guerriers, des magistrats, des
" contribuables tels que l'Evangile les réclame, et la
" république est sauvée, l^i l'P^mpire est emporté par
'■ le flot de la décadence, Augustin en remonte le
'' cours bien au delà des siècles chrétiens, et des le
" temps de Jugurtlia il voit les mœurs perdues et
"■Rome à vendre, si elle eût trouvé un acheteur."
Puis, au spectacle de ce débordement où allnitpérir
l'humanité quand le christianisme parut, Tévéque
d'Hippone s'écrie : " (Irâces soient rendues au îSei-
'• gneur notre Dieu qui nous a envoyé contre tant de
" maux un secours sans exemple! Car où ne nous em-
'■ portait pas, quelles âmes n'entraînait pas ce fleuve
" horrible de la perversité humaine, si la Croix n'eût
" été plantée au-dessus, afin que saisissant ce bois
" sacré, nous tinssions ferme ? Car. dans ce désor-
" dre de mœurs détestables et cette ruine de la dis-
" cipline ancienne, il était temps que l'autorité d'eu
" haut vint nous annoncer la pauvreté volontaire, la
" continence, la bienveillance, la justice et les autres
" vertus fortes et lumineuses. Il le fallait non seule-
" ment pour régler honnêtement la vie présente, pour
" assurer la paix de la cité terrestre, mais pour nous
'• conduire au salut éternel, à la république toute di-
'• vine de ce peuple i^ui ne finira pas, et dont nous
" sommes citoyens par la foi, par l'espérance et par la
" charité. Ainsi, tandis que nous vivrons en voya-
" geurs sur la terre, nous apprendrons à supporter,
" si nous ne sommes pas assez forts pour les corriger,
430 FRÉDÉRIC OZANAM
'' ceux qui veulent asseoir la république sur des vices
" impurs, quand les premiers Romains Tavaicnt
"fondée et agrandie par leurs vertus. S'ils n'eurent
" point envers le vrai Dieu la piété véritable c^ui au-
'' rait pu les conduire à la cité éternelle, ils gardèrent
" du moins une certaine justice native qui pouvait
" suflîre à constituer la cité de la terre, à l'étendre, à
" l;i conserver. Dieu voulait montrer dans cet opulent
" et glorieux empire des Romains, ce que pouvaient
" les vertus civiles, même sans le secours de la reli-
" gion véritable, pour faire comi)rcndrc que, celle-ci
" venant s'y ajouter, les hommes pourront devenir
" membres d'une cité meilleure, qui a pour roi la
" vérité, pour loi la charité et pour durée l'éternité. "
Les vingt-deux livres de la Cite de Dieu ne sont (|ue
le développement de ces belles pensées, les commen-
taires de ces sublimes princii)es.
C'était ainsi que les défenseurs du christianisme
s'y i>renaient avec les grands et les savants ; avec
les cultivateurs et les ouvriers, ils avaient une autre
manière de procéder. La philosophie païenne ne
s'adressait qu'aux lettrés, mais les dogmes du chris-
tianisme étaient pour les ignorants comme pour les
plus érudits, autrement l'Église aurait manqué à un
de ses plus nobles attributs, celui de l'universalité.
Les homélies de saint Maxime de Turin nous four-
nissent le modèle de cette controverse po[)ulaire.
Veut-il attaquer le fatalisme des Piémontais ([ui res-
tent fortement attachés aux superstitions de leurs
FRÉDÉRIC OZANAM 431
tiieux, il les convoque dans l'église et an conrs d'une
éloc^nente prédication, il les apostrophe en ces termes :
" Hi tout cstfixé par le destin, pourcjuoi donc, ô païens !
" sacrifiez-vous à vos idoles? Pour(|uoi ces prières, cet
" encens, ces victimes et tous ces dons que vous étalez
" dans vos temples? — C'est, disent-ils, pour que les
""dieux ne nc^us nuisent pas... Comment poui'raient
" vous nuire ceux (jui ne peuvent s'aider? (pril faut
" faire garder par des chiens, de peur (|ue les voleurs
" ne les enlèvent ? qui ne savent se défendre contre les
" araignées, les rats et les vers? Mais, répliquent-ils,
" nous adorons le soleil, les étoiles et les éléments.
" Ils adorent donc le feu, qu'éteint un peu d'eau et
" qu'un peu de bois nourrit. Ils adorent la foudre
" comme si elle n'ol)éissait })as Ji Dieu aussi bien rpic
" les i)luies, les vents et les nuages. Ils adorent la
" sphère étoilée, que le Créateur a fait avec un
" art merveilleux pour l'ornement et la beauté du
" monde."
Comme on le voit, il s'agissait avant tout de hriser
les liens de la superstition, d'affranchir les âmes de
ces craintes qui peuplaient la nature de divinités mal-
faisantes, de satyres dans les bois et de dryades au
l)ord des lacs.
Nous av(tns dit plus haut que la complète du chris-
tianisme sur l'idolâtrie se lit aussi par la charité. Il
ne s'agit pas ici, du moins pour le moment, de cette
charité qui l)âtit des hôpitaux et délivre les captifs,
nuiis seulement delà mansuétude de l'Eglise.
432 FRÉDÉRIC OZANAM
La famille romaine, au temps de saint Jérôme et même
au cinquième siècle, était souvent divisée de croyance ;
souvent le père, fidèle aux traditions des aïeux, restait
attaché avec quelques-uns des autres membres de la
famille à ses dieux lares, tandis que la mère et quel-
que jeune enfant adorait le Dieu des chrétiens. Veut-
on savoir comment s'y prenaient les premiers propa-
gateurs de la foi pour conduire par la douceur et la
tendresse le père païen aux pieds des autels du Christ,
écoutonsles conseils que saint Jérôme adressait du fond
de son désert à Laeta, mère chrétienne, dont le père
païen sera converti par la persévérance et la gen-
tillesse de sa petite fille la jeune Paula. Saint Jérôme
écrit donc à Laeta: "Une sainte et fidèle maison
" sanctifie, dit-il, l'infidèle resté seul de son parti. Il
" est déjà le candidat de la foi celui qu'environne une
" troupe chrétienne d'enfants et de petits-enfants.
" Laeta, ma très religieuse fille en Jésus-Christ, que
" ceci soit dit afin que vous ne désespériez pas du
" salut de votre père." Enfin il joint aux encourage-
ments les conseils ; il entre dans le complot domesti-
que, il dirige la dernière attaque contre laquelle l'ob-
stination du vieillard ne tiendra pas. "Que votre
"jeune enfant, quand elle apercevra son aïeul, se
"jette dans son sein, qu'elle se suspende à son cou,
" et lui chante Vullelvia malgré lui."
C'est ainsi que Celui ({ui avait dit : " Laissez venir à
" moi les petits enfants, " se servait d'eux pour plier
sous son joug d'amour ces supcrljes Romains dont les
FRÉDÉEIG OZANAM 433
ancêtres avaient pu se vanter d'être les maîtres de la
terre.
Si l'Eglise s'est montrée grande et généreuse dans
sa modération envers les derniers païens, que ne doit-
on pas dire de sa condescendance pour les esprits
grossiers des barbares idolâtres ? Elle traita ces bar-
bares avec le même respect qu'elle avait montré aux
peuples de l'Italie et de la Grèce.
Par l'invasion, le paganisme romain reyut de l'aide :
le paganisme barbare vint au secours du polythéisme
romain, et bientôt ils se confondirent dans une même
résistance aux progrès du christianisme. La lutte de
la religion nouvelle contre les cultes anciens i)arut
devoir s'éterniser.
Charlemagne cependant apparaît ; le paganisme
va-t-il disparaître complètement? Un instant on
aurait pu le croire ; mais malheureusement en dispa-
raissant comme religion il se transforme en supersti-
tion. On abandonnait ridée de s'agenouiller devant les
idoles, mais on n'avait pas le courage de les briser.
On adorait Dieu, mais on craignait les dieux. Faisait-
on un serment, on prenait les anciennes divinités
comme témoins: de nos jours même les Italiens
jurent encore par Bacchus; mais ce n'est, il est vrai,
qu'un juron. Les jeux publics et les danses conser-
vaient le caractère, les acclamations et les gestes de
l'idolâtrie et ils se terminaient par les mêmes orgies
des rites de Saturne et de Vénus. A l'arène des gladi-
ateurs avaient succédé des combats entre jeunes gens,
28
434 FRÉDÉRIC OZANAM
de véritables batailles, pour le plus grand amusement
du peuple : le sang coulait avec autant d'abondance
qu'aux meilleurs jours du Colisée et la foule était
transportée d'admiration et de jouissances cruelles.
" Pétrarque rapporte, dit Ozanam, qu'il fut entraîné un
" jour par quelques-uns de ses amis de Naples dans un
" lieu, en dehors des murs, où la cour, la noblesse et
" la multitude, rangées en cercle, assistaient à des jeux
" de guerriers. De nobles jeunes gens s'y égorgeaient
" sous les yeux de leurs pères ; c'était leur gloire
" de recevoir avec intrépidité le coup mortel, et l'un
" d'eux vint rouler tout sanglant aux pieds du poète.
" Saisi d'horreur, Pétrarque enfonça l'éperon dans les
" flancs de son cheval, et s'enfuit en jurant de quitter
" avant trois jours une terre a])reuyée du sang chré-
'^ tien."
Cette lampe du paganisme qui jetait ainsi ses der-
niers éclats avant de s'éteindre, parut se raviver un
moment avec l'héré.sie des Albigeois. En ces temps
on vit des milliers d'hommes séduits par les enseigne-
ments sensuels d'une mythologie étrange, délaisser
l'Église et ses préceptes sévères, s'enrôler sous des chefs
inconnus et soutenir les armes à la main pendant près
de cinquante ans une doctrine qui paraissait nouvelle,
mais qui n'était que le, paganisme renouvelé.
Mais bien avant cette époque, au neuvième siècle,
des savants comme Jean Scot Érigène avaient profes-
sé des doctrines qui se rapprochaient beaucoup de
celles que nous avons vu enseigner par les philosophes
alexandrins.
FRÉDÉRIC OZANAM 43-:
L'hérésie des Albigeois n'était à proprement parler
qu'un égarement populaire, une erreur limitée à la
foule surexcitée; mais les préceptes philosophiques
défendus avec tant d'élofiuence et de science parScot
Erigène et, trois cents ans plus tard, par Amaury de
Bène et David de Dinand, sont la plus grande preuve
que non seulement le panthéisme n'était pas complè-
tement disparu comme principe, mais même qu'il
continuait dans tous les siècles à occuper les es-
prits et à s'approprier une large part des études des
savants. Dans d'autres siècles encore moins éloignés,
cette philosophie néo-platonicienne trouva des défen-
seurs dans les Averrhoïstes et les Alexandristes jus-
qu'à ce qu'elle rencontrât ses derniers apologistes dans
Giordano, Bruno et Spinosa, ajoutons même dans cer-
tains philosophes contemporains.
Nous nous rendrions presque jusqu'à nos jours si
nous voulions considérer ce que les sciences occultes
ont fait en faveur du paganisme. Depuis le règne d'Au-
guste à venir jusqu'au dix-septième siècle, un nombre
incroyable d'esprits investigateurs, qui ne seraient pas
retournés au paganisme par toute la métaphysique
des philosophes, s'y laissèrent entraîner par les mys-
tères de l'alchimie et de l'art cabalistique. De tout
temps le nombre de personnes qui, à l'aide des dieux
ou des démons, ont prétendu lire dans l'avenir, a été
très considérable et ni les lois, ni les bûchers n'ont pu
faire disparaître complètement cette disposition à l'art
divinatoire. Au temps des empereurs romains, on
436 FRÉDÉRia OZANAM
bannissait de l'empire les devins qui en prédisaient
la chute prochaine ; et au moyen âge, les astrologues,
après avoir longtemps environné le trône pour con-
duire la barque de l'Etat par la connaissance des as-
tres, comme la nuit on conduit un vaisseau en pleine
mer, finirent par faire naufrage eux-mêmes. Ces sor-
ciers savants renouvelaient les observances idolâtri-
ques aussi bien dans leurs écrits que dans le fond de
leurs laboratoires, et on a fini par les envoyer au bû-
cher en compagnie des vieilles sorcières.
" Les sciences occultes, dit Ozanam, continuè-
" rent de fasciner les hommes jusqu'au mo-
" ment où elles parurent s'évanouir à la grande lu-
" mière du dix-septième siècle. Mais le paganismene
" s'évanouit point avec elles, il se réfugia au fond des
" mauvais instincts de la nature humaine ; il continua
" d'y bouillonner comme la lave d'un volcan dont les
" éruptions devaient effrayer plus d'une fois encore le
" monde chrétien. Non, le paganisme n'est pas éteint
" dans les cœurs tant qu'y régnent la peur de Dieu et
" l'attrait voluptueux de la nature. Le paganisme
" n'est pas étoufi'é dans l'école, tant que le panthéisme
" s'y défend, tant que les sectes nouvelles annoncent
" l'apothéose de l'homme et la réhabilitation de la
" chair. En même temps, l'antique erreur domine en-
" core l'Asie, l'Afrique et la moitié des îles de l'Océan,
" elle s'y maintient armée et menaçante : elle fait des
" martyrs auTonquin et en Chine, comme elle enfai-
" sait à Rome et à Nicomédie ; elle dispute à l'Evan-
" gile six cents millions d'âmes immortelles.
FRÉDÉRIC OZANAM 437
" Un homme célèbre qui a laissé de justes regrets,
" mais qui s'est trompé souvent, a écrit : "Les dogmes
" finissent." Après l'étude que nous venons de faire,
" nous commençons à comprendre que les dogmes ne
'■ finissent pas. Sous des formes diverses, l'humanité
" n'a connu que deux dogmes, celui du vrai Dieu et
"celui des faux dieux : les faux dieux qui sont maî-
" très des cœurs païens et des sociétés païennes ; le
" vrai Dieu dont l'idée s'est levée des montagnes de
" Judée pour éclairer premièrement l'Europe et en-
" suite, de proche en proche, le reste de la terre. La
" lutte de ces deux dogmes explique toute l'histoire,
" elle en fait l'intérêt et la grandeur, car il n'y a rien
" de plus grand et de plus touchant pour le genre hu-
" main, que d'être le prix du combat entre Terreur et
"la vérité." *
* Les superstitions ont été de tous les temps ; témoin les
écrits de quelques-uns des plus illustres néo-platoniciens, tels
que Jamblicus et d'autres L'hérésie des gnostiques remontait à
Simon le ^lagicien et était infectée de pratiques diaboliques.
M. Matter a écrit un ouvrage en trois volumes sur le gnosticisme,
ouvrage qui a été couronné en 1878 par l'Académie des inscrip-
tions et belles-lettres. " On a durement accusé, dit Ozanam, les
" temps chrétiens d'avoir engendré l'astrologie, la magie et aussi
" la législation sanguinaire qui réprimait ces délires. On oublie
'•' que les siècles classiques des sciences occultes sont les siècles
" les plus éclairés du paganisme. Ce fut la législation des empe-
" reurs païens continuée par Valentinien et Valens, introduite
" dans les lois d'Athalaric, de Luitprand et de Charlemagne, qui
" fonda le droit pénal du moyen âge en matière de sorcellerie.
" Le flambeau Je la sagesse antique alluma les bûchers repro-
" chés au christianisme."
438 FRÉDÉRIC OZANAM
Le droit chez tous les peuples de l'antiquité, chez
les Romains surtout, était intimement lié à la religion.
L'histoire du droit romain, qui s'étend sur une période
de plus de treize siècles à partir de la fondation de
Rome, 750 ans avant Jésus-Christ, jusqu'à 565 ans
après Jésus-Christ, date de la mort de Justinien, et
qui se prolongea en Orient, on peut dire jusqu'à la
prise de Constantinople par les Turcs, et en Occident
jusqu'au règne de Charlemagne et même bien au
delà ; cette histoire est celle des convictions religieuses
et philosophiques, à Rome d'abord, et ensuite dans
tout l'Empire.
La dureté, la rigueur solennelle et mystérieuse de
ce droit tel que l'avaient établi les Romains eux-
nîêmes sous l'influence de leur vieille organisation
théocratique, est la chose la plus originale qu'il y ait
dans leurs institutions. Le principe autoritaire s'y af-
firme constamment à l'exclusion de tous les droits
naturels : potestas, dominium, onanus, mancipium, telles
sont les expressions du droit romain, en ce qui règle
la famille et la propriété. La technicalité rigoureuse
domine partout : uti lingua nuncupassit, ità jus esta.
Les symboles, les mythes, la famille artificielle del'a-
gnation, le sol romain distingué du sol italique, les
res mancipi et les resnec mancipi, les \o\xx9. fastes et les
jours néfastes, tout cela était connu et bien compris des
classes privilégiées des patriciens parmi lesquels se
recrutaient les sénateurs, les pontifes et les magistrats,
mais tout cela était mystère pour la plèbe. La pre-
FRÉDÉRIC OZANAM 489
mière réaction qui prit un caractère sérieux et perma-
nent fut la loi des Douze Tables ; mais si l'on ne con-
naissait point les principes sévères, cruels même, de la
législation et de la jurisprudence qu'elle prétendait
corriger en les résumant et en les publiant, on serait
loin de la prendre pour un adoucissement au droit
barbare qui l'avait précédée. Le grand mérite de cette
loi était défaire sortir le droit du mystère qui l'enve-
loppait comme d'un voile épais.
Ozanam résume avec cette lucidité élégante qui lui
est propre toutes les modifications, ou comme on di-
rait aujourd'hui, toutes les évolutions du droit romain,
sous l'influence d'abord de la réaction plébéienne qui
précéda et suivit la loi des Douze Tables, puis successi-
vement de l'action du préteur introduisant le droit des
gens expliquant, complétant et corrigeant le droit civil,
puis de l'école des philosophes stoïciens au temps de
Cicéron et à l'époque des grands jurisconsultes, puis
enfin du christianisme, sous la direction d'Alexandre
Sévère qui, fils d'une chrétienne, était chrétien de
cœur et d'esprit, de Constance, de Constantin, des
deux Théodose et de Justinien.
Dans toutes ces évolutions le vieux droit se méta-
morphosait lentement, quoiqu'il restât beaucoup de
ses préceptes, de ceux surtout où les grands juriscon-
sultes avaient imprimé l'image de la bonté et de la
justice divine, ivhen mercy seasons justice, suivant l'ad-
mirable expression de Shakespeare.
Mais les fictions à l'aide desquelles le préteur ac-
440 PRÉDÉEIC OZANAM
complissait sa mission et poursuivait ce dualisme il-
logique de deux jurisprudences rivales luttant l'une
contre l'autre, celle-ci toujours empiétant, celle-là ré-
sistant tant bien que mal, finirent comme les fables
et les mythes religieux par ne plus être prises au
sérieux. L'on doit convenir franchement, comme le
dit quelque part M. Ortolan, qu'il n'était plus resté que
le spectre du vieux droit civil. ■ 'J'^ J^-"^"^ '"'
" Toutes ces fictions, dit Ozanam, devaient tôt où
" tard faire tomber dans le mépris cette loi, si simple
" au fond, et en amener la ruine. Cette superstition
" inero3^ante, cette interprétation infidèle nous repré-
" sente bien au reste ce qui se passait dans le paga-
" nisme : le maintien des observations et l'absence de
" la foi. Le vieux droit se conservait comme se con-
" servait la mythologie ; il n'était plus qu'une fable,
" Carmen serium : poème sérieux en ce qu'il a du sens
" dans plusieurs de ses pages, mais poème sérieux
" aussi en ce qu'il a cessé d'être inspiré : on l'écoute,
" on se le laisse répéter, puis on passe à d'autres af-
" faires, à d'autres occupations plus graves. Pour se
" retrouver dans ce dédale, il ne suffit plus de l'édu-
*' cation de quelques années, il faut en faire l'étude de
" toute la vie ; ces fables redeviennent une sorte de
" mystères auxquels très peu de personnes sont ini-
" tiées : seulement ce ne sont plus les patriciens qui
" ont en dépôt cette science de l'ancien droit, c'est l'é-
" cole, c'est la famille des jurisconsultes, c'est ce petit
■ " nomlu'c d'hommes voués par état à l'étude des lois ;
FEÉDÉRIC OZANAM 441
" eux seuls en pénètrent les secrets et exercent cette
" espèce de sacerdoce dont Ulpien nous parle quelque
" part : Jus est ars boni et œqui cujus meritô quis nos sa-
" cerdotes appellet. Ammien Marcellin, qui vivait à la
" fin du quatrième siècle, nous représente ainsi les ju-
" risconsultes de son temps: Vous croiriez qu'ils font
" profession de tirer les horoscopes ou d'interpréter
" les oracles de la sibylle, à voir la gravité sombre
" de leur visage quand ils vantent si haut une science
" où ils ne marchent qu'à tâtons."
Cependant tandis que le droit devenait plus humain,
par un singulier contraste, les mœurs devenaient plus
cruelles ; après que des principes de sage liberté, subs-
titués aux maximes inflexibles et tyranniques du
vieux droit, eurent rapproché les Romains de l'é-
quité naturelle, une réaction autocratique se faisant
sentir jusque dans la jurisprudence, plaçait le prince
au-dessus de la loi.
" L'empire, dit l'auteur, est une idolâtrie dont l'em-
" pereur est le prêtre et le dieu ; on lui érige des au-
" tels de son vivant, il envoie partout ses images, et
" on accourt au-devant d'elles avec la lumière et l'en-'
"cens; et des milliers de chrétiens meurent pour
" n'avoir pas voulu faire fumer au pied de ses sta-
" tues quelques grains de parfums. L'empereur est
" donc bien un dieu, de son vivant comme après sa
" mort, dieu qui ordonne, dieu qui veut le lendemain
" le contraire de ce qu'il avait voulu la veille ; saty-
" rannie est d'autant plus intolérable, qu'elle s'exerce
442 FRÉDÉRIC OZANAM
" sur les choses morales et n'admet pas qu'on puisse
" avoir d'autre volonté que la sienne ; il déclare aux
" chrétiens, par l'organe de ses jurisconsultes, qu'il
" ne leur est pas permis d'être : non licet esse vos.
'• Cette volonté écrasait aussi le droit de l'Etat, car le
" prince se trouve placé au-dessus des lois et déclaré
" par les jurisconsultes : princeps legibus solutus; la seule
" question était de savoir si l'impératrice jouissait
" du même privilège, et on décida que oui, parce que
" le prince pouvait lui céder la moitié de ses droits.
" Si le prince est ainsi au-dessus des lois, qu'y a-t-il
" de surprenant à ce que sa volonté devienne loi im-
" périeuse et irrésistible ? Comment les jurisconsultes
" n'en concluraient-ils pas que : quod prlncipi placuit
" legis habet vigorem, utpote cum lege regiâ populus ei et
" in eum omne suum împerium et potestatem conferet f De
" là cette formule, insultante pour l'humanité, par
" laquelle les princes ont si souvent, sans y songer,
" terminé leurs actes : car tel est notre bon plaisir.
Du reste toute cette longue période où deux religions
luttent l'une contre l'autre, est faite de contradictions
et d'anomalies. Ainsi ce texte du Z)t^es^e qui met le
prince au-dessus de la loi, est publié par un empereur
chrétien bien longtemps après que Valentinien eut
répété après Théodose " que c'était une parole digne
de la majesté d'un prince que de se dire lié par les
lois."
"Le droit romain de la période classique, dit notre
" auteur, modifié par la jurisprudence des Antonins,
FREDERIC OZANAM
443
" est beau comme le Colisée: c'est un monument ad-
" mirable, mais on y jette les hommes aux lions."
Ce ne fut que lentement et cVune manière très in-
complète que les principes du christianisme furent in-
troduits dans la législation. Peut-être la réforme la plus
radicale fut-elle celle des deux Novelles de Justinien
qiii substituèrent pour l'hérédité la famille naturelle
à celle de l'agnation ; elles sont encore la base de la
succession chez la plupart des peuples modernes.
Lorsque la féodalité établit plus tard le droit d'aînesse,
ce fut certainement un mouvement rétrograde. La
question du divorce, toutes celles qui concernent le
mariage et en général l'union de l'homme avec la
femme, furent traitées avec beaucoup de ménage-
ments ; enfin si la condition de l'esclave fut grande-
ment améliorée, si les lois cruelles de l'addiction
tombèrent en désuétude, l'esclavage exista toujours.
Les barbares adoptèrent les lois romaines pour
juger les Romains, de même que ceux-ci autrefois
suivaient le droit des gens pour juger les étrangers, les
peregrini, et de même aussi que les Romains emprun-
tèrent pour eux-mêmes beaucoup de choses au droit
des gens, les nouvelles sociétés formées par le mé-
lange des barbares et des Romains furent induites à
adopter les lois romaines et à faire dominer peu à peu
leur esprit sur celui des lois germaniques.
Autre coïncidence, de même que ce fut l'Eglise
chrétienne qui .«auva les lettre» païennes de l'oubli,
ce furent les barbares eux-mêmes qui au milieu du
444 FRÉDÉRIC OZANAM
cataclysme amené par eux en Occident, sauvèrent les
lois romaines. Le code théodosien nous a été trans-
mis par les Ostrogoths d'Italie dans l'Edit de Théo-
doric, par les Visigoths et par les Burgondes des
Gaules, dans le Bréviaire d'Alaric et dans le recueil
qui porte le nom de "Papiani responsa " ou "lois
des Burgondes." * î HjJit^idfj^. ir/p
'-En tout cela, il faut distinguer la législation de la
jurisprudence, le droit positif de la philosophie du
droit. C'est la jurisprudence, la science philosophique
du droit qui à l'aide des écrits des grands jurisconsultes
consignés aux Pandectes, a traversé les siècles et, enle-'
vant la rouille et le fatras des dispositions variables
des législateurs, a régné à côté des coutumes locales,
des vieilles lois germaniques en Italie, en Allemagne
et en France, a pénétré dans les ordonnances des
grands souverains comme Charlemagne, saint Louis,
Henri IV et Louis XIV, et a reparu triomphante dans
le code Napoléon. '"P "Ji"" ''>Mwi.
^ L'adoption du code de Théodose par les barbares
n'a pas été étrangère à ces brillantes et savantes études
du droit de Justinien qui se sont faites à la fin du
moyen âge et à la renaissance en Italie, en France
et en Allemagne et qui s'y poursuivent encore.
* Le célèbre Cujas avait donné ce titre au i"ecueil des Bur-
gondes, qui commençait par un extrait des œuvres de Papinien.,
Il n'avait pas fait attention à la contraction Papiani pour Fapi-
niaii'i.
FRÉDÉRIC OZANAM ;445
Notre auteur, en terminant, a donc raison de dire
dans son style imagé :
" Le droit romain devait devenir maître du monde,
" mais à la condition que remi>ire romain périrait;
" il ne fallait rien moins que la chute de l'Empire
" pour détruire tous ces rêves de fictions légales, tovis
"ces restes d'inimitié profonde enracinés dans les
" entrailles des mœurs romaines ; il ne fallait rien
" moins que Tépée d'Attila et le pied d'Odoacre pour
" renverser le dernier fantôme du trône impérial et
" affranchir le monde ; il fallait cela pour faire vivre
" ce qui était vraiment l'âme du droit romain, c*est-à-
" dire ce principe de l'équité naturelle, qui commence
" sa lutte dans le sang de Virginie et sur le mont
" Sacré, qui combat par la parole des tribuns, par les
" édits des préteurs, qui trouve une nouvelle force
" dans la philosophie stoïcienne, mais que le christi-
" anisme seul avait pu faire triompher, et qui, débar-
" rassé de toutes ses entraves, de l'or, de la pourpre
" et de tout Tattirail de la puissance impériale et des
" pompes humaines, se trouve enfin maître du monde
" au moment où on le croyait anéanti."
446 FRÉDÉKIC OZANAM
LES LETTRES PAÏENNES. — LA TRADITION LITTERAIRE. —
LES LETTRES DANS LE CHRISTIANISME.*
Le degré de hauteur à laquelle peuvent parvenir
les lettres dépend beaucoup du degré de liberté avec
lequel elles sont cultivées. Avec le règne d'Auguste,
dit notre auteur, disparut la lil^erté du sujet romain
et c'est aussi de cette époque que date la décadence
dans les lettres païennes. Voilà ce qui à bien des
gens paraîtra un paradoxe ; mais il ne faut pas ou-
blier qu'Auguste ferme une grande époque et qu'à sa
suite vint la médiocrité. "Cependant, dit Ozanam,
" le règne des empereurs chrétiens, si accusés d'avoir
" hâté la décadence, rendit quelque inspiration aux
" lettres, parce qu'il rendit aux esprits quelque liberté.
" Nous trouvons chez un témoin non suspect, Sym-
" maque, ce fait peu connu, que Valentinien, après
" le règne philosophique de Julien, rétablit la publi-
" cité des débats judiciaires, et un auteur païen le
" loue d'avoir mis tin au silence public. Sans doute,
" si l'éloquence avait dû renaître, c'eût été au milieu
" de cette lutte des tribunaux romains, où elle trou-
" vait tant de grands souvenirs, et où le génie de Ci-
'■' S'.ptièmo, liuitiriue et ncuviùiic Icyiuis.
• FRÉDÉRIC OZANAM 447
" céron vivait encore ; mais elle ne devait pas revivre
" et se faire entendre au delà de l'enceinte de ces tri-
" bunaux."
Si les libéralités de Constantin et des autres empe-
reurs romains ne purent rien pour faire renaître l'é-
loquence, elles réussirent du moins à donner un cer-
tain élan à la poésie.
Rien ne plaisait plus au peuple romain que d'en-
tendre dans le langage des dieux le récit de ses
propres exploits. Ce peuple guerrier préféra toujours la
poésie épique à l'épopée mythologique. Pour lui rien
n'était comparable aux Annales d'Ennius, à la Pharsale
de Lucain et à la Guerre 'punique de Silius Italiens.
A l'époque dont nous nous occupons particulière-
ment, c'est-à-dire au cinquième siècle, les sujets ne
manquaient pas à l'inspiration des poètes. Quel
poème n'aurait-on pas composé en racontant les luttes
de Kome contre l'invasion barbare ou en ne perdant
pas de vue les aigles de Constantin ? Quelle âme poéti-
que ne serait pas émue en célébrant les exploits de la
redoutable épée de Julien ou en célébrant le génie et
la fermeté de Théodose? Bien plus, la lutte qui com-
mençait entre le christianisme et le paganisme, lutte
qui ne devait pas durer que des années mais bien des
siècles, qui ne devait pas avoir plus qu'un seul pays
pour théâtre, mais l'univers entier, cette lutte, disons-
nous, n'aurait-elle pas mérité d'avoir son Homère,
un poète ne devait-il pas se produire pour nous dé-
crire avec noblesse et grandeur, avec élégance et dis-
448 FRÉDÉEIC OZANAM
tinction ce grand combat entre les deux moitiés du
genre humain ?
Malheureusement, les poètes du cinquième siècle,
malgré leurs talents et leurs grandes connaissances,
ne crurent pas devoir chercher leur inspiration dans
cette direction. Claudien, le plus remarquable d'en-
tre eux, chanta les exploits des guerriers romains et la
gloire des dieux sans paraître s'apercevoir que tout
l'Olympe était en déroute.
Claudien naquit à Alexandrie vers l'année 365. Il
chanta avec amour les beautés et les avantages de sa
ville natale, tout en accordant à Rome et à ses guer-
riers sa plus grande admiration. C'était en 395, et il
était encore bien jeune, quand il se rendit pour la pre-
mière fois en Italie. Le parti de l'ancien culte reçut à
bras ouverts ce jeune homme aimable et savant qui
ne cessait pas de chanter la gloire de Rome païenne
et ses dieux. Ses contemporains, usant avec lui d'au-
tant de complaisance qu'il montrait de flatterie envers
les grands, lui élevèrent une statue sur le forum et
poussèrent la condescendance jusqu'à le comparer à
Homère et à Virgile. L'admiration publique le porta
aux plus grands honneurs et il obtint des empereurs
chrétiens eux-mêmes les plus grandes faveurs.
Il trouva dans Stilicon un protecteur et un ami
qu'il suivait partout aux délibérations du conseil des
ministres comme aux conseils de guerre en pleine
campagne. Il chanta ses vices et ses crimes comme
ses plaisirs et ses victoires et il partagea sa disgrâce et
FRÉDÉRIC OZANAM 449
sa chute comme il avait pris part à ses honneurs et à
sa puissance.
Quant aux œuvres du poète du cinquième siècle,
elles se rapportent presque toutes aux événements de
l'époque, surtout à ceux où les païens sont concernés.
Ce sont des Eloges de Stilicon, des Invectives contre Enfin
et'Eutrope et V Histoire dit Gonsidat d' Honorius. Le plus
estimé de ses ouvrages cependant est un poème inti-
tulé VEnlevement de Proserjjine.
Ozanam donne la traduction de plusieurs passages
les plus remarquables des œuvres de Claudien ; nous
nous contenterons de celui-ci :
" On est en 404; Honorius règne depuis neuf ans ;
" il règne à Ravenne, dans une ville chrétienne, qu'il
" préfère à cette Rome éprise de ses faux dieux : il
" a déjà rendu trois lois contre le paganisme; cepen-
'' dant il se décide, après de longues hésitations, à
" venir à Rome célébrer son sixième consulat, et il
" prend possession de l'ancien palais d'Auguste, sur
" le mont Palatin ; il réunit autour de lui le sénat, ce
" sénat partagé où la majorité païenne déplore encore
" le renversement de l'autel de la Victoire. En pré-
" sence d'une réunion si considérable où les chrétiens
" l'emportent, sinon par le nombre, au moins par
" l'autorité, Claudien s'avance ;il est chargé d'exposer
" les vœux de la ville et du sénat, il déroule le par-
" chemin où ses vers sont écrits en lettres d'or, et
" il raconte un songe : " Toutes les pensées qui durant
" le jour agitent nos âmes, le sommeil Inenfaisant les
29
450 FRÉDÉRIC OZANAM
" rend à notre cœur pacifié. Le chasseur rêve ses fo-
" rets, lejuge son tribunal, et l'habile écuyer croit dé-
" passer en songe une borne qui n'existe point. Moi
" aussi le culte des Muses me poursviit par le silence
" des nuits, et nie ramène à un labeur accoutumé. Je
" rêvais donc qu'au milieu de la voûte étoilée du ciel,
"je portais mes chants aux pieds du grand Jupiter,
" et comme le sommeil a ses illusions charmantes, je
" croyais voir le chœur sacré des dieux applaudir à
" mes paroles. Je chantais les géants vaincus, Ence-
" lade et Typhée, et avec quelle joie le ciel recevait
" Jupiter tout rayonnant de ses triomphes. Mais une
" vaine image ne m'a pas trompé, et là porte d'ivoire
" ne m'a pas envoyé un songe imposteur. Le voilà
" bien le prince, le maître du monde, aussi haut que
'■ l'Olympe ; la voici bien telle que je l'ai contemplée,
" cette assemblée des dieux. Le sommeil ne pouvait
" me montrer rien de plus grand et la cour a égalé
" le ciel.
En princeps, en orbis apex lequatiis Olympo !
En ({uales memini, turba verenda, Deos !
Fingere nil niajus potuit sopor, altaque vati
Conventum cœlo pr8el:)uit aula pareni."
" Rien ne pouvait être dit de plus poli, nuiis rien
" de plus païen. Après la description de la Rome
" païenne le poète, demande à l'empereur s'il ne recon-
" naît point ses pénates ? "
Agnoscisno tuos, princeps venerande, i^enates ?
FRÉDÉRIC OZANAM 451
Après Claudien le professeur cite Rutilius Nomatia-
nus. Celui-ci paraît être tout le contraire du poète pa-
négyriste, il excelle surtout dans le sarcasme et
l'ironie, témoin ses vers contre les moines de l'île Ca-
praria.
Processu pelagi jam se Capraria tollit,
Squalet lucifugia in«ula plena viris.
Ipsi se monachos graio cognomine dicunt.
Quod solinullo vivere teste voluut
. Mimera fortunée metuuiit, dum damna verentur
Quisquatn sponte miser, ne miser esse qiieat ?
Quienam perversi rabies tam stulta cerebri,
Dum mala formidas, nec bona posse pati ?
" Au loin sur la mer on aperçoit déjà l'île de Caprée
" dont les rivages sont couverts d'hommes à robe
" noire et à face maussade qui d'un nom grec se
'' disent moines parce qu'ils veulent vivre sans té-
" moins, qui fuient les dons de la nature pour éviter
" ses coups et se font misérables pour ne pas connaî-
" tre la misère. Quelle est cette rage d'un cerveau
" troublé de porter la terreur du mal jusqu'à ne pou-
" voir souffrir le bien ? "
Ces insultes contre les moines ont été répétées de
siècle en siècle contre tous les solitaires des ordres
monastiques, et aujourd'hui, outre qu'elles n'ont pas le
mérite d'être redites dans un langage aussi élégant,
elle n'ont pas même, comme on le voit, celui de la
nouveauté.
Puis vient Sidoine Apollinaire qui reconnaît Clau-
452 FRÉDÉRIC OZANAM
dien pour son maître. Il commit dans sa jeunesse
plusieurs morceaux de poésie sur des sujets païens,
tels que Vénus et Cupidon, Thétis et Pelée. Mais il
sut écrire plus tard plusieurs ouvrages plus impor-
tants qui rachètent l'inanité de ses premiers passe-
temps poétiques. D'ailleurs on sait qu'il est mort
évêque de Clermont et qu'il fut canonisé.
Enfin le dernier qu'Ozanam cite est Fortunat, grand
admirateur et fervent disciple de Claudien. A l'ex-
emple de son maître, ce poète italien, qui mourut en
France, ne laissait pas terminer une fête publique
sans y avoir récité quelque poème pour prier les
dieux de venir prendre part aux réjouissances des
mortels.*
Dans les pages suivantes le professeur s'occupe du
théâtre. "Une des comédies de ce temps, dit-il,
" le Jeu des sept sages, composée vers la fin du
" quatrième siècle, se trouve dans les œuvres d'Au-
" sone. C'est un sujet que le moyen âge a beaucoup
" répété et aimé. Cette comédie consiste en mono-
" lègues dans lesquels chacun des sept sages vient à
" son tour débiter des maximes avec tout un appa-
" reil dramatique.
" L'autre comédie est le Querolus du quatrième
" siècle, que M. Magnier a très habilement commen-
* Lui aussi mourut évêque. On lui attribue l'hymme Vexilla
régis.
FRÉDÉRIC OZANAM 453
" té, et qui n'est pas une des moindres preuves que
" ce savant ait réunies pour prouver la perpétuité
" des traditions théâtrales."
" Voici le sujet : un vieil avare appelé Euclion a
" caché son or au fond d'une urne, et, pour mieux le
".déguiser, il a rempli l'urne avec des cendres et a
" mis une inscription attestant que l'urne contient les
" cendres de son père; puis il est parti le cœur tran-
" quille, pour un long voyage ; il meurt en route après
" avoir institué pour cohéritier de son fils un parasite,
" et l'avoir chargé d'aller trouver ce fils et de lui ap-
" prendre que dans une urne est caché tout l'or que le
" vieillard avait amassé. Le parasite arrive, et bien ré-
" solu à profiter seul du legs, il se fait passer pour un
" grand sorcier et introduire par Querolus, fils de l'a-
'• vare, dans la maison: Querolus le laisse seul. Le sor-
" cier visite bien la maison, mais n'y trouve qu'une
" urne dont l'inscription lui dit qu'elle contient des
" cendres ; de dépit il s'approche de la fenêtre et jette
" l'urne qui vient se briser aux pieds de Querolus, et
" trahit ainsi son secret. Le parasite est assez hardi
" pour réclamer sa part, et il présente son testament,
" mais Querolus lui dit : " Ou tu savais ce que conte-
" nait l'urne, et alors je te considère comme un voleur ;
" ou tu ne le savais pas, et alors je te ferai punir comme
" violateur de tombeau", et la comédie est finie.
" Mais c'est une page de plus à ajouter à toutes celles
" que je vous ai citées déjà pour compléter ce que trop
"souvent l'éducation classique dissimule: le revers
454 FRÉDÉRIC OZANAM
" de cette belle page de l'antiquité romaine. Querolus
" ne se borne pas, en effet, à faire la satire de tout ce
" qu'il y a de public, d'officiel, de solennel, dans la
" société ancienne, à trahir les mj^stères de perfidie
" et de cupidité de certains prêtres païens, à montrer
" comment, après avoir fait apporter les offrandes,
" ce sont eux qui les mangent, et ainsi de toutes les
" impostures qui faisaient le fond de ce culte; il ne
" se borne pas non plus à persifler les devins, les
" augures, les astrologues et tous ceux qui spéculaient
" sur la crédulité publique ; il va plus loin, il fait
" connaître ce que sont les honnêtes gens du paganis-
" me, ce que c'est qu'un homme d'honneur digne
" d'être protégé par les dieux."
C'est dans un dialogue entre Querolus et le dieu
lare qui protège la maison où se trouve le trésor, dialo-
gue qui sert de prologue, que se rencontre cette sin-
gulière appréciation de ce que peut être un honnête
homme païen, véritable satire malheureusement plus
vraie qu'exagérée, et qui ne nous apprend rien de nou-
veau sur le paganisme, surtout sur celui de cette période
de l'extrême décadence. Ozanam cite une partie do ce
prologue où le cynisme affecte une forme plus éton-
nante par le fait qu'il est mis dans la bouche d'une
divinité du foyer.
Sans doute, tout ce qui précède fait voir combien
dans ce monde moitié païen, moitié chrétien la tradi-
tion littéraire était affaiblie ; mais quel est le secret,
quel est le véhicule de la tradition littéraire ? N'est-ce
FRÉDÉRIC OZANAM 455
pas l'enseignement, sous quelque forme, en vertu de
quelqu'autorité et à quelque degn' qu'il soit donné ?
L'auteur parcourt rajjidement les phases de l'ensei-
gnement chez les Romains et explique en même temps
celles de la tradition littéraire.
Aux temps de la fondation de Rome, sous le règne
de ses premiers rois, le père de famille à son foyer, en-
touré de ses dieux lares, représente Jupiter ; c'est lui
qui règle et conduit tout dans la famille, l'enseigne-
ment comme toute autre chose. L'instruction était donc
libre à cette époque et il n'y av\iit pas d'enseignement
public. Plus tard l'instruction était encore libre, mais
ceux qui la donnaient ne l'étaient point. On achetait
au marché quelques-uns de ces philosophes qui coû-
tèrent jusqu'à quatre cent mille sesterces par an, et
toute la famille étudiait sous leurs soins.
" Pendant l'âge d'or de l'empire romain, dit Oza-
" nam, pendant la plus longue et la plus belle période,
" présence simultanée d'un enseignement officiel, ho-
" noré, soutenu des encouragements de l'Etat, et ce-
" pendant, liberté générale qui permet à tout homme
" capable, instruit, de venir faire preuve de son
" savoir en entreprenant l'éducation de ses jeunes
" concitoyens."
A la lin de l'empire, il n'y avait plus d'ensei-
gnement privé, mais l'enseignement public était tout-
puissant. Toutefois on ne voit, à proprement par-
ler, l'enseignement officiel et autoritaire qae sous les
empereurs qui ont persécuté les chrétiens. Car, tandis
456 FRÉDÉRIC OZANAM
que Constantin s'était montré le protecteur des lettres,
dictant les lois de l'enseignement, établissant les pri-
vilèges, les dotations et les prérogatives du profes-
sorat, Julien, dans le but d'exclure les chrétiens, dé-
cidait que celui qui prétendra à l'honneur d'enseigner
devra se soumettre à l'examen de la commission mu-
nicipale, delà curie, dont le jugement devra être sanc-
tionné par l'approbation du prince.
" Plus tard Théodose le Jeune et Valentinien III
" rendent un décret qui permet aux professeurs pri-
" vés l'enseignement chez les pères de famille, mais
" leur défend de tenir des écoles publiques, afin de leur
" fermer cette voie qui mène à la fortune et peut-être
" aux honneurs ; en même temps on interdit l'ensei-
'' gnement domestique aux professeurs publics, sous
" peine de perdre leurs privilèges."
" César, dit Ozanam, paraît être le premier qui at-
" tache à l'enseignement des privilèges, et qui en l'ho-
" norant le modère et le contient ; Vespasien fixe
" la dotation des professeurs publics à cent mille ses-
" terces, et au Capitole s'ouvrent ces écoles impériales
" que devait hanter la jeunesse de tout l'univers ;
" Adrien bâtit l'Athénée, honore l'enseignement au-
" quel il accorde des privilèges qu'Antonin étend aux
" provinces ; Alexandre Sévère fonde des secours (^sti-
^^ pendia), aujourd'hui on dirait des bourses, pour les
" écoliers pauvres et de familles honorables. "
Si l'on veut maintenant savoir ce que l'on ensei-
gnait dans les écoles,^ quelles étaient les sciences qui
FRÉDÉRIC OZANAM 457
s'exprimaient par la voix des maîtres, le professeur
nous le dira dans les pages suivantes.
" L'enseignement supérieur à Rome comprenait
" trois degrés : la grammaire, l'éloquence et le droit.
" La grammaire et l'éloquence étaient enseignées
" dans toutes les villes de la Gaule, comment n'au-
" raient- elles pas été enseignées à Rome? Le droit
" avait ses chaires spéciales ; aucun enseignement ju-
" ridique officiel n'existait dans les villes des pro-
" vinces, et Justinien ne connaît que trois villes où il
" y avait des écoles de droit : Rome, Constantinople
" et Béryte. On étudiait donc le droit à Rome ; quant
" aux autres connaissances qui formaient l'accessoire
" indispensable d'une grande éducation littéraire, on
" ne peut pas douter qu'elles n'y fussent professées,
" puisque Cicéron, comme Platon, demandait des mu-
" siciens et des géomètres pour en faire des orateurs,
" pensant que sans ces connaissances, le discours serait
'■ obligé de se réfugier dans les vaines déclamations, les
"jeux d'esprit, les tirades sonores, au lieu d'être puisé
" dans une instruction bien faite et dans les entrailles
" même du sujet, La géométrie, la dialectique, l'as-
" tronomie, la musique devaient donc entrer dans cet
" ensemble de sciences enseignées à la jeunesse ro-
" maine... Le nom de géométrie n'est pas pris dans
" le sens moderne : il embrasse la géographie, la
" science delà terre ; la musique ne se borne pas à la
" théorie musicale, elle ne sépare pas Tart du chant
" de l'art de la parole, et réunit les secrets de l'har-
" monie avec les règles de la versification, "
458 FRÉDÉRIC OZANAM
Au cinquième siècle, c'est-à-dire à l'époque qui nous
occupe plus particulièrement, l'esprit de l'enseigne-
ment est encore profondément païen. Le professeur
donne ici un aperçu d'un livre de Macrobe inti-
tulé les Saturnales, sorte d'encyclopédie du savoir
antique, tel qu'il était enseigné par les traditions
littéraires. L'auteur du livre suppose que le jour des
saturnales, un certain nombre d'hommes de lettres et
de nobles se trouvent réunis chez Prétextât et que
tous passent le jour en fêtes, en festins et en conversa-
tions philosophiques et littéraires : là se trouvaient
assemblés, Symmaque, Flavianus, Cœcina, Albinus,
Avienus, le rhéteur Eusèbe et le grammairien Servius.
Le matin est consacré aux discussions sérieuses, on y
parle de l'origine de la fête du jour et de cette fête on
passe à une conversation générale sur les rites de la
religion et chacun donne une idée de sa connaissane
des mystères et des divinités. Puis il est question de
Virgile ; Prétextât, Symmaque, le rhéteur Évangèle et
Flavianus font tour à tour le plus grand éloge de VÉ-
néide. Le soir, l'humeur devient moins sérieuse après
un festin des plus longs et des plus copieux et les su-
jets de conversation ne sont pas si abstraits.
Le cinquième siècle a été célèbre pour ses grammai-
riens. " Jamais, dit Ozanam, il ne s'est montré à Rome
" une activité grammaticale plus prodigieuse qu'au
" cinquième siècle : et c'est ce qui annonçait sa fin
" prochaine; il semblait qu'on eût hâte de sauver les
" débris de ce beau langage vers par vers, fragment
FREDERIC OZANAM
459
par fragment, de sauver quelques restes de tant
d'auteurs qui allaient se perdre et dont on ne pou-
vait recueillir que des lambeaux conservés par les
grammairiens."
" Les deux grammairiens éminents de cette époque
sont Donatus et Priscien: Priscien, si honoré en
Orient, que Théodose le Jeune copiait de sa main les
dix-huit livres de ses Institutions grammaticales ;
Donatus, qui eut pour disciple saint Jérôme, Dona-
tus commenté avec tant de persévérance à toutes
les époques et dont le nom devint synonyme de
grammaire. La grammaire de Donat, que nous
avons entre les mains, est devenue le cadre, le type
de toutes les grammaires modernes ; par sa clarté
et sa brièveté elle a subjugué tout le moyen âge ;
seulement elle fut pour les différents idiomes qui
l'adoptèrent un lit de Procuste, trop court pour
quelques-uns, trop long pour d'autres. Ainsi le
Donatus provincialis dit qu'il n'y a que huit parties
dans le discours, et il oublie l'article, qui cependant
existait dans le provençal. Il y eut de même un Do-
nat français, et comme nous n'avons pas de décli-
naisons, il fut très difficile à l'auteur d'y faire ren-
trer les noms français ; tout cela atteste les services
rendus à nos pères et à notre langue par ce vieux
maître que nous lisons peu.
" Tout ce prodigieux travail de critique et de gram-
maire devait se résumer dans un livre qui en con-
tînt les éléments essentiels, les resserrât et les pré-
460 FRÉDÉRIC OZANAM
" sentât sous une forme satisfaisante. Ces trésors de
" l'antiquité allaient ainsi traverser, sans trop de
" pertes, un temps orageux, où l'on jetterait beaucoup
" de choses inutiles hors du navire. Le livre fut fait
" par Martianus Capella, qui écrivait à Rome vers 470.
" C'était un vieux rhéteur africain tout plongé dans
" les disputes du barreau, et qui, comme il le dit lui-
" même, ne s'était pas enrichi à plaider devant le pro-
" consul. Il composa pour l'instruction de la jeu-
" nesse, un livre intitulé : De nuptiis Mercurii et Philo-
" logige, " des Noces de Mercure, dieu de l'éloquence,
" avec la Philologie, qui était la déesse de la parole:
" c'est déjà un titre bien vicieux que celui qui a besoin
" d'être commenté.
" Pour que la tradition littéraire de l'antiquité
" arrivât jusqu'au moyen âge, il fallait avant tout
"qu'elle passât par le christianisme; il fallait que
" les lettres se fissent chrétiennes, que l'école voulût
" entrer dans l'Eglise et que l'Église voulût ouvrir ses
" portes à l'école. Il ne s'agissait pas d'une question
" facile, mais d'un problème qui devait tourmenter
" pendant de longs siècles l'esprit humain, qui n'a pas
" cessé de le tourmenter; il s'agissait de conclure un
" traité qui semble n'avoir jamais été définitif, tant il
'' a fallu le recommencer et tant nous le voyons en-
" core se débattre dans les temps où nous sommes ! Il
" y avait à résoudre ces questions immortelles des
" rapports de la science et de la foi, de l'alliance de
" l'Evangile et de la littérature profane, delaconcor-
FRÉDÉRIC OZANAM 461
" daiice de la religion et de la philosophie. Ces ques-
" tions, qui sont encore posées tous les jours, étaient
" aussi, et autant que jamais, celles des siècles où
'' nous entrons."
Au cinquième siècle ces questions étaient d'autant
plus obscures que, comme nous l'avons vu, l'ensei-
gnement était plus profondément païen. Les philoso-
phes alexandrins et leurs disciples, rhéteurs comme
poètes, avaient mis toutes les sciences et les beaux-arts
au service des dieux. L'enseignement était si exclu-
sivement païen que TertuUien n'hésitait pas à dire
qu'il était impossible à un chrétien d'enseigner les
lettres. "Car, disait-il, il faut qu'ils enseignent les
" noms des dieux, leurs généalogies, les attributs que
" leur prête la Fable ; qu'ils observent les solennités
" et les fêtes païennes d'où dépendent leurs émolu-
" ments.... La première redevance apportée par l'é-
" lève est consacrée à l'honneur et au nom de Mi-
" nerve les étrennes se donnent au nom de Janus ;
" et si les édiles sacrifient, c'est jour férié." Tertul-
lien conclut en défiant celui qui enseigne les lettres
de pouvoir se dégager de ces liens d'idolâtrie.
Ce qui devait surtout retarder l'entrée des lettres
dans le christianisme, c'était la volupté et le charme
qu'on avait su donner, à cette époque, aux fables du
paganisme, c'était de plus les grâces et les séductions
des muses païennes comparées aux doctrines sévères
et pleines de mortification du christianisme. Delà le
grand nombre d'apostasies parmi les hommes de let-
462 FEÉDÉRIC OZANAM
très de ce temps. Témoin le jeune Licentius, né chré-
tien, mais désertant bientôt la vraie religion pour le
service des muses, malgré les conseils et les exhorta-
tions de saint Augustin.
Cependant quelques hommes de lettres, plus coura-
geux que le plus grand nombre des savants de l'é-
poque, se jetèrent à la recherche de la vérité et finirent
par la trouver. Les premiers, ils font entrer les lettres
dans le christianisme, nous verrons plus loin com-
ment l'Église a accepté cet héritage. Ce sont d'abord
trois des plus remarquables adeptes des écoles philo-
sophiques de la Grèce, Quadratus, Athénagore et saint
Justin, puis viennent les rhéteurs, Tertullien, Arnobe
et Lactance; plus tard, au quatrième siècle, on verra
parmi les chrétiens des lettrés comme saint Basile,
les deux Apollinaire et Prohérésius. Ici Ozanam
nous cite en particulier la conversion de Victorin, un
des plus savants professeurs et l'un des plus éloquents
orateurs de Rome.
Cette situation nouvelle fait surgir deux écoles. La
première se prononce pour l'accord de la foi avec la
science et désire conserver les lettres et la philosophie
antiques pour y choisir ce qu'il y a de bon dans les
connaissances et la sagesse des anciens et repousser ce
qu'il y a de faux dans leurs doctrines.
La seconde école, effrayée par l'immixtion de la phi-
losophie et des lettres païennes dans le christianisme,
trouve plus court de retrancher les lettres que de les
émonder, plus facile qIc montrer l'impuissance et les
FRÉDÉRIC OZANAM 468
contradictions de la philosophie que de démêler les
doctrines les plus sages que le christianisme peut ac-
cepter d'avec les préceptes faux qu'il doit rejeter
Pour cette école il n'y a pas d'accord possible entre
la religion et les lettres, ni entre le christianisme et la
philosophie.
Les partisans de la première école suivent les maxi-
mes de saint Paul, qui reconnaît l'insuffisance de la
raison et la puissance de la raison, le danger des let-
tres et l'utilité des lettres. L'Église grecque accepte
généralement les maximes de cette école, elle est
suivie dans les écoles catéchétiques d'Alexandrie
comme dans les écoles théologiques d'Antioche, de
Césarée et d'Edesse. Les plus zélés défenseurs de ce
parti sont d'abord saint Pantène, saint Clément d'A-
lexandrie et Origène, puis viennent Grégoire de Nysse,
Eusèbe Synesius et Xemesius et, plus tard, saint Basile
et saint Grégoire de Nazianze.
La seconde école a pour défenseurs Arnobe, Lac-
tance et surtout Tertullien. Ce dernier s'écrie : '' Quoi
" de commun entre Athènes et Jérusalem, entre l'A-
" cadémie et l'Eglise, entre les hérétiques et les chré-
" tiens? Notre doctrine vient du Portique, mais du
" Portique de Salomon, qui nous apprend à chercher
" Dieu dans la simplicité de notre cœur. Qu'ils s'ac-
" cordent donc avec lui, ceux qui veulent nous faire
" un christianisme stoïcien, un christianisme platoni-
" cien, un christianisme dialectique. Pour nous, nous
" n'avons pas besoin de science après le Christ, ni d'é-
464 FRÉDÉRIC OZANAM
" tudes après l'Evangile, et quand nous croyons, nous
" ne cherchons plus." *
Voici comment saint Jérôme se défend contre Mag-
nus qui l'accuse de remplir ses livres de souvenirs
profanes et de citer à tout instant Cicéron, Horace et
Virgile. Saint Jérôme répond : " Que son interlocuteur
" ne lui eût jamais adressé un tel reproche s'il con-
" naissait l'antiquité sacrée. Saint Paul plaidant à
" l'Aréopage la cause du Christ, ne craint pas de
" faire servir à la défense de sa foi l'inscription d'un
" autel païen et d'invoquer le témoignage du poète
" Aratus. L'austérité de sa doctrine n'empêche pas
" l'apôtre de citer Épiménide dans l'épître à Tite, et
" ailleurs un vers de Ménandre. C'est qu'il avait lu
" dans le Deutéronome comment le Seigneur permit
" aux fils d'Israël de purifier leurs captives et de les
" prendre pour épouses. Et quoi donc d'étonnant si,
" épris de la science du siècle à cause de la beauté de
" ses traits et delà grâce de ses discours, je veux, d'es-
" clave qu'elle est, la faire Israélite ?"
Quant à saint Augustin, quelque temps après sa
conversion on le trouve dans sa retraite de Cassicia-
cum commentant avec ses amis et élèves Trygetius et
Licentius V Hortensius de Cicéron et lisant Virgile.
C& grand docteur de l'Eglise parle toujours avec res-
pect des platoniciens et dans son livre de la Cité de
Tertullien, de Prxscriptione hxreticorum, c. vni.
FRÉDÉRIC OZANAM 465
Dieu il dit à la fin : "J'aurais pardonna aux païens si,
" au lieu d'élever un temple à Cybèle, ils eussent
" dressé un sanctuaire à Platon où on lirait ses livres."
Ailleurs, dans le beau livre de VOrdre, saint Augustin
dit en parlant de la philosophie: '"Si donc ceux qu'on
" nomme les philosophes, et surtout les platoniciens,
" ont des doctrines vraies et qui s'accordent avec la
"foi; non seulement il ne faut pas en prendre om-
" brage, mais il faut les revendiquer comme sur d'in-
" justes possesseurs. Car, de même que les Égyptiens
" n'avaient pas seulement des idoles que le peuple
" d'Israël devait fuir et détester, mais des vases et
" des ornements d'or et d'argent, et des vêtements «lue
" ce peuple emporta dans sa fuite, ainsi les sciences
" des gentils ne se composent pas seulement de fic-
" tions superstitieuses que le chrétien doit tenir en
" horreur, mais on y trouve les arts libéraux qui
" peuvent se pr«ter au service de la vérité et de sages
" préceptes de morale comme autant d'or et d'argent
" qu'ils n'ont point créé, mais tiré pour ainsi dire des
" mines de la Providence, distribuées par toute la terre,
" et que le chrétien a droit d'emporter avec lui quand
" il se sépare de leur société."
"La question, dit Ozanam, était résolue et la dis-
" pute finie pour bien des siècles. Sur la parole d'Au-
" gustin et par les mômes motifs, tous les âges qui
" suivront accepteront l'héritage des anciens, mais
" l'Eglise l'accepte comme il convient à une tutelle
" sage, comme on accepte les successions des mineurs,
30
466 FEÉDÉRIC OZANAM
" c'est-à-cliro sous bénéfice d'inventaire. C'est par la
" même raison que se déterminent Cassiodore, Bède,
" Alcuin ; tous, par un phénomène intellectuel qu'il est
" bon de signaler, tous plus frappés des comparaisons
" que des raisons, des images que des grands motifs,
" répéteront cette parabole que le christianisme a dû
" faire comme le peuple hébreu en sortant de l'Egypte,
" et emporter les vases d'or et d'argent de ses enne-
" mis. Ce sera sur cette parole que les sciences, les
" arts, les traditions de l'antiquité passeront au moyen
" âge; c'est ainsi que ce grand proldème a été résolu
" et que s'est fait le nœud littéraire et intellectuel qui
" devait réunir les deux âges."
I.e professeur, avant de terminer sa leçon, nous
explique comment Virgile, que l'antiquité reconnais-
sait comme le poète le plus savant sur les rites du
paganisme, l'héritier même de la tradition sacerdo-
tale, devint au moyen âge presque un, des prophètes de
la religion chrétienne. Depuis le savant Eusèbe, au qua-
trième siècle, qui le considère comme un des précur-
seurs du christianisme, à cause de sa quatrième
églogue, jusqu'au pâtre du treizième siècle, qui, en
faisant visiter aux voyageurs le tombeau du poète,
leur montrait aui)rès une petite chapelle où, disait-il,
YirgUc entendait la messe! tous s'accordent à le con-
sidérer comme un de ceux cpiiont prédit la venue du
Messie et comme un représentant du culte chrétien.
La tradition rapporte que saint Paul alla visiter le
tombeau de Virgile, que là il lut la quatrième églogue
FRÉDÉRIC OZANAM 467
et ne partit pas sans avoir répandu d'abondantes
larmes sur la tombe de ce grand homme. On chanta
longtemps dans la cathédrale de Mantoue un hymne
rimé où l'on racontait la visite du saint à hi tuml^e
du grand poète.
LA THÉOLOGIE. — LA PHILOSOniIE CHRETIENNE. (*)
Dans cette société si savante et si polie des Romains
du quatrième et du cinquième siècle, société que nous
avous étudiée surtout par Symmaque, nous avons
trouvé le fétichisme réduit en doctrine, la croyance
des philosophes à la présence permanente des dieux
dans les idoles, la prostitution religieuse et les sacri-
fices humains. La raison n'avait donc pas réussi à
améliorer les philosophes pas plus que les peuples et
à empêcher la décadence qui se montrait en toutes
choses.
" La raison, dit Ozanani, est assurément puissante;
" elle est en nous, elle y est toujours ; il n'est pas de
" temps si malheureux où elle ne donne signe de sa
" présence et de son pouvoir,mais on peut dire que la
" raison est liée en nous, qu'elle y est captive et ne
" peut rien jusqu'au moment où la parole du dehors
(*) Dixième et onzième leçons.
468 FEÉDÉRIC OZANAM
" la réveille Quand on parle
" à l'âme, il est impossible qu'elle ne réponde pas, et
" le premier effort de la parole, c'est de faire qu'elle
" se jette, pour ainsi dire, au devant de cette autre
" intelligence qui vient à elle; et cette adhésion à la
" i)arole, c'est ce qu'on a})pell^, dans l'ordre de la na-
" ture, la foi humaine, à. laquelle correspond, dans
" l'ordre théologicpie, la foi divine et surnaturelle.
" Ainsi la raison et la foi sont deux puissances pri-
" mitives, distinctes, mais non pas ennemies, car elles
" ne sauraient se passer l'une de l'autre; la raison ne
" se réveillant qu'autant que la parole la provoque, et
" la foi ne se donnant qu'autant que l'obéissance à la
" parole est raisonnable."
Nous avons vu que le christianisme prêchait la
concordance perpétuelle de la raison et de la foi.
Bien plus il élève la raison et la nature au-dessus
d'elles-mêmes.
Cependant le christianisme établit la nécessité d'un
verbe extérieur provoquant la raison et lui répondant.
Ce verbe extérieur s'exprimait par une suite de révé-
lations, dont la première remontait aux commence-
ments du monde, et avait fait la première éducation
du genre humain, révélation renouvelée ensuite par
Moïse et enfin conservée, étendue, fixée pour jamais
dans l'Evangile.
'• Jamais un appel aussi fort n'avait été fait à cette
" puissance intérieure de l'esprit humain que celui
" qui lui fut adressé du haut du Calvaire ; et, lorsque
FRÉDÉRIC OZANAM 469
" cette parole : Œnsumviatum est, qui denianduit la foi
" du genre humain, se fut exhalée des lèvres de celui
" qui était venu apporter la vie et la déliviance à
" l'humanité, aussittît on put voir un prodige sans
'' exemple : dans ce monde en décadence, corrompu
"• et pour ainsi dire éteint, se réveilhi une force de foi
" que personne n'aurait supposée. Un théologien
" allemand, critiquant le texte des Evangiles, a dit
" que la supposition y éclatait d'une manière mani-
" feste au passage où il est raconté que le Christ, cô-
" toyant le lac de Génézareth et rencontrant des pé-
" cheurs, leur dit: Saivez-mol, et que, laissant leurs
" filets, ils le suivirent. Le critique déclare (^ue, pour
" lui, à leur place, il n'aurait jamais suivi ; qu'il ne
" comprend pas l'inconséquence et le peu de logique
" de ces bateliers, abandonnant leurs tilets et leurs
" barques pour suivre le premier passant qui leur
" promet la vie éternelle. C'est là, en effet, qu'est le
" prodige, et je le trouve bien moins encore dans ces
" deux ou trois Galiléens que dans ces populations
" innombrables du monde grec, asiatique, romain,
" qui s'arrachent tout à coup, non pas à leurs ba-
•' teaux, à leur travail de cha(pie jour, à la sueur de
" leurs fronts, mais aux plaisirs, aux voluptés, à cette
" vie de délices que le monde ancien entendait bien
" autrement que nous, pour se précipiter dans les
" difïicultés, dans les privations, dans les sacrifices
" de la vie chrétienne, de cette vie bien plus difficile
" que la mort ; car la foi des martyrs me touche, la
470 FRÉDÉRIC OZANAM
" foi de ceux qui meurent me touche; mais je suis
" encore plus ému de la foi de ceux qui vivent au mi-
" lieu d'un monde qui ne les connaît plus, et qui sont
" voués à la haine et à l'exécration du genre humain.
" Cependant leur nombre croît et leur énergie se per-
" pétue, et les premiers siècles se passent unique-
" ment sous l'empire de cette foi; c'est ce que nous
" attestent les écrits, les lettres échangées entre les
" premiers pasteurs de ces communautés chrétiennes,
" comme saint C'iément, saint Ignace, saint Poly-
" carpe."
Lorsque })lus tard les philosophes païens attaquè-
rent les chrétiens et les défièrent de prouver leurs
dogmes, on vit surgir de grands savants, comme saint
Justin, Athénagore etTertullien, qui mirent de l'ordre
dans les croyances des chrétiens, écrivirent tout ce
qu'on savait de ces révélations, les défendirent avec
éloquence et les entourèrent de tout le prestige de la
science. Plus tard viendront saint Pantène, saint Clé-
ment d'Alexandrie et Origène qui consacreront toute
leur existence à l'interprétation des Ecritures et à
l'explication des dogmes du christianisme. Bien plus,
en s'emparant de ces sources immortelles de vérité et
en donnant la marche à suivre pour les découvrir et
les enseigner, Origène se trouve a être le premier vé-
rital)le théologien, le premier qui ait posé les éléments
et établi tout l'ensemlde d'une théologie chrétienne ;
et cela, toutes réserves faites quant à ses erreurs.
Les quatrième et cinquième siècles verront l'âge d'or
FRÉDÉRIC OZAXAM 471
de cette théologie. Ce sont les siècles de foi, c'est l'é-
poque où la foi combat et est victorieuse partout. L'O-
rient sera tout ill aminé de la science et de l'éloquence
de saint Athanase, de saint Basile, de saint Grégoire de
Nazianze et de saint Jean Chrysostôme, tandis que saint
Jérôme, saint Augustin et saint Ambroise éclairent
avec les flambeaux du nouveau culte tout TOccident,
Et ce n'est pas trop de toutes ces lumières pour dissi-
per les ténèbres du paganisme, des philosophes des
différentes écoles et des hérésiarques ; car l'Eglise en
ces temps était attaquée en dehors par le paganisme et
la philosophie et minée en dedans par l'hérésie.
La première en date est celle des manichéens, qui
parut au commencement du troisième siècle. Son fon-
dateur Manès, néen Perse, eut pour maître l'hérétique
Thérébinthe et empruuta à la religion de Zoroastre,
les principales doctrines de son hérésie. Cette religion
de Zoroastre a pour fond une lutte continuelle entre le
monde de lumière et le monde de ténèbres. Ormuzd
qui représentait le bien et Ahriman le mal, se livraient
un combat perpétuel sur les frontières de ces deux
mondes. Il y avait de plus un principe médiateur qui
s'appelait Mithra et son culte transporté en Occident
avait rencontré une si étrange popularité, qu'à Rome,
Commode osa lui immoler un homme et que Julien
établit les fêtes mithriaques à Constantinople ; des mo-
numents innombrables attestent ce culte dans le Tyrol,
dans les Gaules, à Milan, et jusqu'au fond de la Ger-
manie.
472 FRÉDÉRIC OZANAM
L'hércsie prêchée par Manès avait ce dualisme per-
san, et (le plus elle se rapprochait du bouddhisme par
la division des âmes en trois catégories. Les premières,
les Ames 'pneumatiques, sont les âmes parfaites, puis
viennent les âmes psychiques, celles qui sont passion-
nées, mais pas assez fortes pour triompher des pas-
sions, et enfin les âmes hyliques, qui sont les âmes ma-
térielles et au pouvoir des démons. L'avenir de ces
âmes après la mort est l'incorporation dans d'autres
corps d'hommes ou d'animaux, ou le retour au soleil
selon qu'elles auront bien ou mal vécu ; c'est le dogme
de la métempsycose.
Pour expliquer le mélange du bien et du mal, Manès
attribuait la création à deux principes, l'un essentiel-
lement bon qui est Dieu, l'esprit ou la lumière, l'autre
essentiellement mauvais, le diable, la malice ou les té-
nèbres. Il rejetait l'Ancien Testament, regardant Jésus-
Christ comme étant seul entre les prophètes sorti du
sein de la lumière. Manès se disait le divin Paraclet
dont la venue avait été annoncée par Jésus-Christ.
Il trouva un grand nombre de partisans et répan-
dit sa doctrine jusque dans l'Inde et la Chine; il
la fit même adopter par le roi de Perse Sapor ler.
Saint Augustin était lui-même un des disciples de
Manès, avant que la parole de saint Ambroise vînt
l'arracher à ces erreurs. Il en fut plus tard le plus re-
doutable adversaire.
" Il y a, dit Ozanam, deux autres hérésies que je
" désire surtout faire connaître : l'arianisme et le pela-
FRÉDÉRIC OZANAM 473
'* gianisme. De toutes les doctrines philosophiques de
" l'antiquité qui pouvaient avoir un certain prestige
" pour des intelligences chrétiennes, deux surtout de-
" valent les frapper davantage: la doctrine de Platon
" et celle de Zenon ; l'une, la plus élevée par la mé-
" taphysique, l'autre, la plus saine par la morale."
L'hérésie d'Arius a beaucoup des principes de Pla-
ton et celle de Pelage se rapporte plus aux doctrines
de Zenon.
Arius, né à Alexandrie à la fin du troisième siècle,
fut ordonné prêtre dans un âge avancé. Il commença
en 312 à prêcher sa doctrine, qui consistait surtout à
répudier le mystère de la sainte Trinité. Il niait la
consubstantialité du Père et du Saint-Esprit, du Fils
avec le Père. Dieu est trop pur, disait-il, pour agir
directement sur la création ; c'est pourquoi il a créé le
Verbe ou le Saint-Esprit, qui est plus divin que la
création, mais qui n'est pas Dieu, jouissant de tous les
attributs divins dans une proportion très considérable,
mais pas infinie, saint mais non pas immuable dans
sa sainteté et pouvant déchoir, enfin créé et non éter-
nel. Quant au Fi!s, il prétendait que Jésus-Christ
n'était qu'une simple créature tirée du néant et il
niait complètement sa divinité.
L'arianisme fit de grands progrès malgré qu'il fût
très habilement combattu par saint Athanase. Cette
hérésie dura jusqu'au commencement du huitième
siècle.
Les préceptes philosophiques de Zenon — ses disci-
474
FREDERIC OZANAM
pies prirent le nom de stoïciens — Staient d'une morale
sévère et digne ; aussi ont-ils fait de nombreux parti-
sans. Ceux surtout qui se réfagiaient dans les déserts,
fuyant le monde pour aller mortifier leur chair, ceux-
là étaient les plus portés vers cette école dont l'austérité
était pour eux le sujet de longues méditations. C'est
cette doctrine de Zenon qui de tant de pieux solitaires
a fait de véritables hérétiques, et c'est aussi de cette
doctrine qu'est sortie l'hérésie de Pelage.
Ce moine, dont le vrai nom était Morgan (qui veut
dire maritime en langue celtique), naquit en Irlande,
suppose-t-on, et vint à Rome vers la fin du quatrième
siècle. Egaré par le stoïcisme, il se mit à prêcher cette
hérésie que la nature n'a pas souffert du péché originel
et qu'elle est toujours en mesure de s'élever jusqu'à
Dieu par sa seule force. Il niait la nécessité de la grâce
et le péché originel, par conséquent la nécessité du
baptême.
Saint Augustin fut encore ici le champion suscité
par la Providence pour combattre cette erreur. Il ne
fallut pas moins de quatre conciles, dont un œcumé-
nique (Éphèse, 431) pour terrasser cette hérésie qui
dura pendant deux siècles.
" Il faut constater ici, dit Ozanam, que le christia-
" nisme en repoussant ces erreurs, repoussait en même
" temps l'idée d'être une philosophie pour rester ce
" qu'il s'était annonça : une religion. Lactance l'avait
" résumé dans une phrase mémorable : " Le christia-
" nisme ne peut pas ôtrQ une philosophie sans religion
FRÉDÉRIC OZANAM 475
" ni une religion sans philosophie." Le christianisme
" c'est un dogme, et par conséquent plus qu'une opi-
" nion, mais c'est un dogme souverainement raison-
" nable. En effet, si le pélagianisme et l'arianisme
" eussent triomphé, si le christianisme était devenu
" une philosophie, voici les conséquences: d'un côté
" Arius supprimait les rapports du Christ avec Dieu,
" Pelage les rapports de l'homme avec le Christ,
" puisqu'il niait la grâce, le péché originel, la ré-
" demption ; ainsi tous les rapports surnaturels étaient
" rompus entre l'homme et Dieu, et dès lors toute re-
" ligion périssait; car la religion (religare) c'est un
'" lien entre deux extrêmes, entre l'homme et Dieu,
" entre le fini et l'infini: en même temps disparais-
" saient les mystères, c'est-à-dire le principe de la foi
" et le principe de l'amour ; il restait un déisme savant,
" subtil, mais un déisme faible, et comme le seront
" toujours les opinions scientifiques, impuissant pour
" féconder et régénérer l'humanité tout entière."
" La théologie, dit Ozanam, descend de la foi à la
" raison et la philosophie remonte de la raison à la
" foi. Ce retour de l'esprit vers des vérités qu'il a
" aperçues de loin, qui lui ont été manifestées dans
" l'ombre des mystères, mais qu'il veut contempler de
" nouveau et face à face, est un besoin irrésistible et
" impérissable de la nature humaine. Aussi quelle
" est la religion vraie ou fausse du sein de laquelle
" ne soit sortie une philosophie pour la confirmer ou
" pour la contredire? Ces deux grandes vérités, Dieu
476 FRÉDÉRIC OZANAM
" et l'immortalité de l'âme, ces deux vérités à la fois
" souverainement aimables et souverainement effray-
" antei, n'ont jamais cessé de poursuivre l'humanité,
" et par un chemin ou par un autre ont cherché à
" parvenir jusqu'à elle. De tout temps la philosophie
" a trouvé deux voies pour atteindre ces idées dont
" l'attrait la ravissait: l'une de ces voies est l'étude,
" le raisonnement laborieux qui, à chaque instant,
" s'arrête pour se rendre compte du pas qu'il a fait;
" ce raisonnement méthodique, c'est la logique, la
" science de lier les idées, d'entasser l'Ossa sur le
" Pélion pour escalader jusqu'à Dieu; mais les mon-
" tagnes sont lourdes à soulever, la dialectique n'est
" pas un médiocre effort pour l'esprit humain, et sou-
" vent son ambitieux édifice s'est écroulé avant
" qu'il fût seulement à moitié construit. C'est pour-
" quoi l'homme s'est retourné d'un autre côté, et,
" apercevant qu'à certaines heures il était illuminé
" par des vérités qvi'il n'avait pas cherchées, que l'ins-
" piration avait ses instincts et la contemplation ses
'• éclairs, il s'est demandé pourquoi il ne contemple-
" rait pas ; il a cherché alors une autre méthode qui
" consiste dans l'effort de la volonté, dans la purifica-
" tion du cœur, dans le travail intérieur de l'amour,
" en un mot, au lieu de la logi(|uo, il a mis sa con-
" fiance dans la morale; en se rendant digne de Dieu,
" il a pensé qu'il pourrait aussi se rendre capable de
" le contempler. Ces deux méthodes, l'une qui pro-
" cède par le raisonnement, par la logique, l'autre qui
FRÉDÉRIC OZANAM 477
" procède par la contemplation, par l'amour moral,
" ont constitué deux pliilosophies: le dogmatisme et
" le mysticisme."
Aux temps les plus reculés on voyait dans l'Inde
des contemplateurs qui, fuyant toute société humaine,
passaient leur temps à mortifier leur chair. Ces mêmes
solitaires inventèrent plusieurs systèmes de philoso-
phie en essayant de rendre compte des révélations
qu'ils prétendaient avoir reyues d'en haut.
Mais de tous les pays c'est certainement la Grèce
qui produisit le i)lus grand nombre de métaphysiciens
et les plus illustres philosophes. Parmi ceux qu'on peut
appeler dogmatiques, on voit au premier rang Aristote,
Platon et Socrate, et parmi ceux qui ont préféré le
mysticisme, on compte en premier lieu Pythagore.
" Platon, dit le professeur, a poussé la science de
" Dieu plus loin qu'aucun des anciens ; il a conçu Dieu
'' surtout comme l'idée du bien, par qui les êtres sont
'' nécessairement intelligibles et par qui ils existent ;
" c'est un Dieu bon qui par bonté a produit le monde,
" mais il ne l'a pas tiré du néant, il l'a produit avec la
" matière antérieurement existante qu'il a fait sortir
" du chaos dans lequel elle s'agitait, et il a combattu
" contre cette matière rebelle qui modifie, gâte et cor-
" rompt ses œuvres. Ce Dieu de Platon est bien grand,
'• mais il n'est pas libre, il n'est pas seul, il vit éter-
" nellement côte à côte avec la matière indisciidinée, il
" est vaincu dans ses etforts par la résistance qu'elle
" lui oppose, il n'est maître qu'à demi; ce Dieu grand,
478 FRÉDÉRIC OZANAM
" bon, mais qui n'est pas libre, qui n'est pas seul, ce
" n'est pas Dieu. "
Quant à Aristote, il a embrassé toutes les sciences
de son temps et il en a même créé plusieurs. Ses écrits
forment une sorte d'encyclopédie, et pendant un grand
nombre d'années ils posèrent la borne du savoir hu-
main et jouirent d'une autorité absolue. Aristote fonde
la démonstration de l'existence divine sur la conti-
nuité du mouvement, et il présente Dieu comme la fin
ou le but du monde, comme le centre auquel tout as-
pire. " Ce Dieu d'Aristote, dit Ozanam, est puissant,
" intelligent, il trouve son bonheur dans la contem-
" plation de soi-même, mais il n'est pas bon, il n'aime
" pas ses œuvres, il n'aime que lui ; il est donc plus
" imparfait encore que le Dieu de Platon."
A la suite de ces deux illustres métaphysiciens vien-
nent d'autres philosophes, comme Epicure avec son
système d'atomes, Zenon qui représente Dieu comme
un grand animal, une substance corporelle, et Pyrrhon
avec le doute universel. Voilà où en était la philoso-
phie païenne lorsque le christianisme prit naissance !
L'Eglise luttait depuis longtemps contre le paga-
nisme et contre toutes les écoles philosophiques, et déjà
les Pères de l'Eglise avaient écrit des ouvrages de méta-
physique très importants, lorsque la philosophie chré-
tienne se })roduisit avec saint Augustin. Les Pères de
l'Eglise, entraînés dans les débats d'une polémique ar-
dente, n'eurent pas le loisir d'en résumer la pensée, de
la réduire en système et de construire une philoso-
FRÉDÉRIC OZAXAM 479
phie. Saint Augustin devait être le premier à inau-
gurer les deux méthodes de la philosophie chrétienne :
la philosophie mystique et la philosophie dogmatique.
Cœur droit, noble et très aimant, Augustin aimait
le beau et le bon, le bien et l'ordre. Il aimait avec
emportement et son attachement était durable. Le pas-
sage suivant de ses Confessions où il dépeint l'état de
son âme à la mort d'un ami, donnera une idée de l'ar-
deur de son cœur, quoiqu'il ne s'agisse ici que d'amitié :
" Mes yeux, dit-il, le cherchaient de toutes parts, et
" on ne me le rendait point, etje haïssais toutes choses
" parce qu'elles ne me le montraient pas, parce qu'elles
" ne pouvaient plus me dire : Voici qu'il va venirtout
" à l'heure, comme lorsqu'il vivait, et qu'il était ab-
" sent. Je portais donc mon âme déchirée et saignante,
" impatiente de se laisser porter ; et je ne savais où la
" poser, car elle ne reposait ni dans les aimables bo-
" cages, ni dans les jeux et les champs, ni dans les
" lieux parfumés, ni dans les festins, ni dans les vo-
" luptés, ni enfin dans les livres et les vers."
La doctrine des manichéens, vers laquelle il s'était
porté, favorisait les impulsions de ce cœur à la recher-
che de quelqu'un ou de quelque chose à aimer. Plutôt
que de ne rien croire du tout, Augustin préférait
s'imaginer avec les disciples de Manès que les plantes
exhalent différentes parties de l'âme du monde avec
leurs parfums, et que la feuille qu'on détache de Tarbre
verse une larme de douleur.
Augustin lisait beaucoup et ses auteurs favoris
480 FRÉDÉRIC OZANAM
étaient Cicéron et Virgile. Toutefois cette lecture ne le
satisfaisait pas, car il ne pouvait pas y trouver le nom
du Christ dont il cherchait à connaître toute la vie et
dont le nom seul faisait vibrer une corde tendre et
sensible dans son coeur.
Augustin professa la rhétorique successivement à
Tagaste, à Carthagc et à Milan. Dans cette dernière
ville il eut occasion de connaître saint Aiuln'oise qui,
joignant ses efforts à ceux de sainte Monique, réus-
sit à le convertir.
" Bien peu de temps après le jour de cette conver-
" sion, dit Ozanam, Monique allait rendre son âme à
" Dieu ; mais le moment de sa mort n'était pas encore
" venu, et tous deux, la mère et le fils, étaient àOstie,
" se disposant à s'embarquer sur le navire qui devait
" les ramener en Afrique. Comme un soir ils étaient
" tous deux appuyés sur le bord d'une fenêtre, consi-
" dérant le ciel, ils se mirent à parler des espérances
" de l'immortalité : et alors, dit saint Augustin, après
" avoir traversé tout l'ordre des choses visibles, consi-
" déré toutes les créatures qui rendent témoignage de
'• Dieu, au-dessus des astres, au-dessus du soleil, ils
" arrivèrent jusque dans la région de l'âme, et là, ils
" trouvèrent que leurs aspirations n'étaient pas satis-
" faites, et ils parvinrent jusqu'à la sagesse éternelle
" et créatrice ; et, tandis que nous jjarlions ainsi, con-
" tinue saint Augustin, nous y touchâmes, et con-
" cluant, il déclare que si cette contemplation d'un
'■ moment eût duré toute l'éternité, elle aurait suffi,
FRÉDÉRIC OZAN'A.M 481
" plus même qu'il était nécessaire, Ji son éternel bon-
" heur. Ainsi, saint Augustin par cette voie de la pu-
" rification, de l'illumination, de In contemplation,
" était arrivé jusqu'à Dieu, et sous ce rapport, ses
" Confessions ne sont qu'un grand livre de philosophie
"mystique."
Saint Augustin fut baptisé à l'âge de trente-deux
ans et aussitôt après sa conversion, il abandonna l'en-
seignement, retourna à Tagaste où il distribua ses
biens aux pauvres et se consacra au jeûne et à la
prière. Quelque temps après, en 391, il fut ordonné
prêtre, malgré sa résistance, par Valère, évoque d'Hip-
pone, et il lui succéda en 31)5. Les premiers traités
philosophiques de saint Augustin sont des conversa-
tions sur la métaphysique, des discussions sur la
philosophie entre lui et ses amis et disciples Trygétius,
Alypius et Licentius: ces entretiens ont été publiés
sous les titres suivants : les livres contra Âcademicos ;
Deordlne; De vitâ beatâ ; De quantitate animse ; De im-
niortalitate animx. A ces travaux il faut ajouter ses So-
liloques et ses traités sur la grâce et le libre arbitre.
Il y a de plus ses Révélations, où il juge les écrits et les
opinions de sa jeunesse, et ses Confessions, où il fait
l'histoire de ses erreurs et de sa conversion miracu-
leuse. Son ouvrage intitulé la Cité de Dieu passe tou-
tefois pour être son chef-d'œuvre. Si aux ouvrages que
nous venons d'énumérer on ajoute encore des Traités
sur V Ecriture, un Commentaire sur les Psaumes, des Ser-
mons et des Lettres, on pourra se faire une idée de l'im-
31
482 FRÉDÉRIC OZANAM
mense travail accompli par le saint évêqiie d'Hip-
pone.
Tous ces ouvrages contiennent la philosophie mys-
tique et dogmatique de saint Augustin. Dans plusieurs
endroits de ces livres le savant docteur de l'Eglise
s'abandonne aux considérations les plus élevées, les
plus hardies, les plus judicieuses, avec la plus grande
rectitude, sans la moindre subtilité. C'est ainsi, ajoute
Ozanam, qu'après avoir établi que le temps est la me-
sure du mouvement, il conclut par cette admirable
parole : " Ainsi toute ma vie n'est que succession, dissi-
' pation. Mais votre main m'a rassemblé dans le
' Christ, mon Seigneur, médiateur entre votre unité
' et notre multitude afin que, ralliant mon être dissi-
' pé au caprice de mes anciens jours, je demeure
' à la suite de votre unité, sans souvenance de ce qui
' n'est plus, sans aspiration inquiète de ce qui doit
' venir."
Saint Augustin mourut dans sa ville épiscopale
d'Hippone durant le siège de cette ville par les Van-
dales. Les œuvres de ce grand saint, passant à travers
les siècles orageux du moyen âge, allèrent féconder la
France, l'Italie et l'Espagne et y inspirèrent tant de
grands esprits, tant de saints docteurs.
Saint Anselme, qui viendra six siècles plus tard, ré-
sumera les preuves de l'existence de Dieu données par
saint Augustin, les rassemblera et les mettra sous une
forme plus méthodique et plus rigoureuse.
" A son tour, dit Ozanam, saint Thomas d'Aquin
FRÉDÉRIC OZANAM 483
" développera les théories de saint Anselme sur les
" preuves de l'existence de Dieu ; enfin, quand vien-
" dra le dix-septiùme siècle, qui peut-être avait quel-
" que droit d'être difficile en matière de génie, de
" philosophie, de vérité, le dix-septième siècle ne
"■ trouvera rien de plus grand à faire que de remettre
" en lumière, sous une autre forme, les doctrines de
"saint Augustin; et Descartes, Leibnitz ne feront
" pas autre chose que reproduire sa méthaphysique
" pour lui donner plus de vigueur et de correction.
" Ce sera tout l'effort de ces grands hommes et tout
" le travail de Malebranche dans son ouvrage de la
" Recherche de la vérité, de Malebranche qui, dans l'épi-
" graphe de ses œuvres, se fera gloire, comme saint
" Augustin, d'écouter le maître intérieur qui nous
" parle une langue éternelle, de Malebranche entin
" qui fera profession de tout voir en Dieu."
" C'est cette grande et puissante métaphysique chré-
" tienne à laquelle a été suspendu, depuis le cin-
" quième siècle jusqu'à nos jours, tout l'ensemble de
" la civilisation moderne. Son action reste inaperçue
" au milieu des passions et du tumulte des affaires
" présentes; mais chez les nations sérieuses, éclairées
" des temps modernes, c'est la métaphysique qui est
" au fond de toutes choses et qui les conduit ; c'est
" elle qui a formé l'opinion publique des peuples chré-
" tiens; c'est elle qui gouverne tout, qui a donné la
" raison première de toutes les institutions au milieu
" desquelles nous vivons. Dante, arrivé au sommet du
484 FRÉDÉRIC OZANAM
" paradis, voit Dieu comme un point matliématique,
" qui n'a ni longueur, ni largeur, mais autour duquel
" roulent les cieux :
" Da quai punto
Dipende il cielo e tut ta la natura."
" La métaphysique, l'idée de Dieu, est ce point au-
' quel est suspendu tout le ciel de nos pensées, de
' notre nature, de nos éducations, toute la société,
' toute la civilisation chrétienne. Tant qu'on n'aura
' pas ébranlé ce point, tant qu'on n'aura pas touché
' à cette idée de Dieu, je n'ai pas peur pour cette civi-
lisation."
FRÉDÉRIC OZANAM 485
CHAPITRE XVITI
LA CIVILISATION AU CINQUIÈME SIECLE. (Suite.)
LH3 INSTITUTIONS CIIRETinNN'ES. — LES MfEURS C'IIRETIEXN'ES. *
En tête des institutions chrétiennes, Ozanam place
la papauté et le monachisme. Il fait bonne justice de
la thèse soutenue par les prostestants et par les philo-
sophes modernes de la formation graduelle du pou-
voir spirituel des papes. Dans cette démonstration
historique de l'ancienneté de la papauté, il n'a point
de peine à la faire remonter à saint Pierre. Bien loin
qu'elle fût l'œuvre des empereurs, ceux d'Orient eu-
rent toujours intérêt à la combattre, et à faire pré-
valoir l'autorité du patriarche de Constantinople.
" Saint Irénée, qui écrivait vers la fin du second
" siècle, nous représente la succession épiscopale re-
* Douzième et treizième leçons.
486 FRÉDÉRIC OZANAM
"montant sans interruption jusqu'aux apôtres. Pour
" abréger et ne pas énumérer cette succession dans
" chaque ville, il s'arrête à, l'église de Rome, avec la-
" quelle, dit-il, à cause de sa primauté supérieure,
" doivent s'accorder toutes les églises, c'est-à-dire les
" fidèles qui sont partout."
" Tertullien tenait à peu près le même langage
" De cette sorte, ajoute le professeur, s'établit la cons-
" titution primitive de l'Eglise : l'autorité s'y est fon-
" dée par l'intervention de Dieu même ; c'est d'en
" haut qu'elle vient, elle est consacrée par l'institution
" divine, elle est visible, elle descend des apôtres aux
" évêques, des évêques à leurs ministres."
Cette primauté du siège épiscopal do Rome et la
grande autorité qui en découle s"affirme, il est vrai,
dans les commencements avec une énergie considé-
rable, mais c'est surtout dans les temps de danger et
quand l'hérésie paraît, qu'elle intervient comme une
puissance indiscutable. De tout temps et de toutes les
parties du monde, on en a appelé au pape comme à
une autorité qui n'admet pas d'égale.
Au deuxième siècle, le saint pape Victor fixe la célé-
bration de la Pàque au premier dimanche après le
jour de la résurrection, et il excommunie les églises
d'Asie qui continuent à la célél;)rer, comme les Juifs, le
([uatorzième jour. Plus tard, le pape Etienne déclare
que le baptême administré par les hérétiques est va-
lide, et il excommunie les églises d'Afrique qui préten-
daient le contraire ; ces dernières finirent toutefois par
FRÉDÉRIC OZANAM 487
se soumettre. Au troisième siècle Denys d'Alexandrie,
combattant l'hérésie de Sabellius, laisse échapper ( ette
expression, que " le Christ n'est pas le fils, mais l'œu-
vre de Dieu ; " l'évêque de Rome le somme de s'expli-
quer: Denys s'explique, se justifie et retire son ex-
pression.
" Au quatrième siècle, dit Ozanam, dans cet âge si
" rempli d'éclat, où tant de grands hommes sont assis
" sur le siège épiscopal, en Orient et en Occident, au
" milieu de tant de clartés, on voit la puissance ponti-
" ficale reconnue et proclamée en des termes bien forts
" par saint Athanase, le grand patriarche d'Alexan-
" drie, qui déclare que c'est du siège de saint Pierre
" que les évêques ses prédécesseurs tirent leur ordi-
" nation et leur doctrine, par Optât de IMilène, par
" saint Jérôme, par saint Augustin, en un mot, par
" tout ce que l'Eglise a eu de plus grand. En même
" temps, sa puissance continue de s'exercer : elle
" s'exerce quand les papes Jules I" et Damase dépo-
" sent ou réintègrent les patriarches d'Alexandrie, de
" Constantinople ou d'Antioche, lorsque les légats du
" saint-siège prennent rang les premiers à Nicée, à Sar-
" dique, en 347, et déclarent que les appels de toutes
" les sentences épiscopales pourront être portés au
*' siège de l'Église de Rome. Dans l'assemblée d'E-
" phèse, c'est encore à la poursuite et à la diligence de
" saint Cyrille, appuyé de l'autorité du pape Célestin
" que les évêques réunis de l'Orient prononcent dans
" l'affaire de Nestorius." *
488 FRÉDÉRIC OZANAM
Plusieurs écrivains ne font remonter la primauté pa-
pale qu'à Grégoire le Grand ou à Grégoire VII, tandis
que saint Léon dit lui-même, dans le discours qu'il
prononça pour remercier le peuple et le clergé, qu'il
est le successeur de saint Pierre. Parlant de saint Pierre,
il dit : " Il parle dans les actes, les jugements, les
" prières de son successeur, en qui l'épiscopat s'ac-
" corde à reconnaître, non le pasteur d'une cité, mais
" le primat de toutes les églises."
Saint Léon condamna dans plusieurs conciles les
sectes hérétiques qui troublèrent l'unité de l'Église au
cinquième siècle, notamment Eutychès et les ma-
nichéens.
Cependant Léon le Grand ne se contente pas de
sauver l'unité de l'Eglise en Orient comme en Occi-
dent, il sauve encore par son prestige et par son élo-
quence la civilisation des périls de la barbarie.
Voici comment Ozanam raconte l'entrevue de saint
Léon et d'Attila aux portes de Rome : " Les ennemis de
" la civilisation, dit-il, s'appelaient Attila, qui, avec
"trois cent mille hommes derrière lui, faisait la ter-
" reur de la Germanie, de la Gaule et du monde en-
" tier, et, Genséric, maître du Midi, de l'Afrique, et
" redouté même par les guerriers d'Attila. Voilà les
" deux périls dont il fallait sauver le monde. Unjour
" Attila envoya dire aux deux Césars de Ravenne et
" de Byzance: "Faites-moi préparer des palais, parce
" que j'ai résolu de vous visiter." Et, entraînant à sa
" suite ses hordes innombrables, il passa ^comme un
FRÉDÉRIC OZANAM 489
" torrent sur la Gaule, perdit la bataille de Châlons,
" mais ne perdit ni l'espoir ni la fureur, et. en 452,
" traversa les Alpes, et parut devant Aquilée. Après
" une courte résistance, Aquilée, emportée d'assaut,
" fut vouée à la ruine et à l'extermination. Pavie et
"Milan eurent le même sort. L'Empereur, effrayé,
" s'était réfugié dans Rome ; il ne trouvait plus ni
" généraux, ni légions; il n'avait pour toute ressource
" qu'un petit nombre de conseillers, de sénateurs élo-
" quents, et heureusement quelque chose de plus fort,
" de plus nouveau : ce pouvoir qui résidait dans la
" personne de Léon. Il fut député avec Trygétius, ex-
" préfet de la ville, et Aviénus, personnage consulaire,
" pour arrêter, s'il se pouvait, Attila au passage du
" Mincio, pour l'arrêter sans fer et sans hommes, par-
" ce qu'il n A' avait plus ni fer ni hommes, pour l'arrê-
" ter par la parole. Et en effet cette entrevue n'a pas eu
" d'historiens ; il n'entrait ni dans le génie ni dans
" le devoir de Léon le Grand de nous raconter sa vic-
" toire, ni dans le goût de Trygétius et d'Aviénus de
" nous avouer leur impuissance. Une seule chose est
" assurée, c'est qu'après un entretien d'Attila et de
" Léon, Attila se retira, traversa les Alpes, retourna
" en Pannonie, où il mourut l'année d'après." Des
" récits divers s'attachèrent à cet événement : on ra-
" conta surtout qu'Attila avait dit à ses officiers, que
" s'il se retirait, c'est que, pendant que Léon lui par-
'• lait, il avait vu, derrière lui, un autre prêtre, au
" visage sévère, qui lui faisait entendre que, s'il allait
490 FRÉDÉEIC OZANAM
" pins loin, il tronverait la mort. Cette légende sans
" critique, et en apparence sans autorité, a traversé
" lo3 siècles, acceptée par l'histoire, et a reçu pour
" toujours sa consécration des mains de Raphaël dans
" les chambres du Vatican."
Trois ans plus tard, Clenséric se présentait à son
tour devant Rome, appelé parla veuve de Valentinien.
Avant de partir, son pilote lui demandant de quel
côté il fallait diriger le vaisseau, il répondit: " Vers
ceux que menace la colère de Dieu." Genséric entra
dans Rome avec une armée nombreuse, il y resta
quatorze jours, pendant lesquels il pilla la ville, il est
vrai, mais il ne versa pas une goutte de sang. C'était
encore grâce à saint Léon que ces barbares se mon-
trèrent ainsi fidèles à la lettre du traité conclu avec
les Romains.
Après avoir ainsi tracé l'établissement de la papauté
depuis les premiers siècles chrétiens jusqu'au sixième
siècle, Ozanam constate que ce pouvoir ne doit rien
aux siècles barbares, qu'il s'est constitué au grand
jour de l'antiquité, sous l'œil jaloux du paganisme,
sous l'oeil clairvoyant des Pères de l'Eglise, dans les
grands siècles de la théologie chrétienne.
Passant ensuite à une autre institution qui devait
sauver les lettres et la civilisation, il décrit l'origine
du monachisme depuis les contemplateurs de l'Inde
jusqu'à l'établissement des ordres mystiques existant
encore actuellement.
Dans la page qui sliit on trouve une idée de ce
FRÉDÉRIC OZANAM 491
qu'était le raonachisme dans l'Inde dans l'antiquité
la plus éloignée: " J'ai répété, dit-il, déjà plusieurs
" fois que le christianisme n'a point fait l'humanité,
" mais qu'il l'a refaite ; il ne crée pas, il transforme.
" L'homme existe, mais sous la loi de la chair ; la fa-
" mille, mais sous la loi du plus fort ; la cité, mais
" sous la loi d'intérêt. Le christianisme reforme
" l'homme par la renaissance de l'esprit; la famille
" par le droit des faibles; la cité par la conscience
" publique. De même aussi il trouve dans les sociétés
" antiques des temples, des sacrifices, des prêtres: il
" ne les abolit pas. il les purifie ; le christianisme n'a
" rien aboli, il a tout régénéré. Ainsi a-t-il fait du
" monachisme; il n'y a pas de grande religion sans
" moines : l'Inde a eu ses ascètes, qui, abandonnant
" toutes choses, s'enferment dans les déserts sans
" autre bien qu'un haillon sur l'épaule et un plat de
" bois à la main, qui passent leur vie se nourrissant
" de graines, de racines arrachées de la terre, et qui,
" accroupis sur eux-mêmes, consument leurs jours et
" leurs nuits dans la contemplation de l'âme de Dieu,
" captive dans leur corps et qu'ils cherchent à afifran-
" chir. A côté du brahmanisme, le boudhisme a ses
" cénobites, et dans la Tartarie, la Chine, le Japon, il
" n'y a pas de prêtres, mais des moines, des hommes
" qui vivent sous la loi de la communauté. Ces insti-
" tutions orientales ne peuvent avoir d'autre esprit
" que le paganisme, qui les inspire ; elles sont toutes
" fondées sur la confusion du principe de la créature
492 FRÉDÉRIC OZANAM
" et du créateur, et comme le brahmane se figure
" qu'il est de droit le seigneur de la création, et que
" tous les hommes ne vivent que par sa permission,
" il méprise souverainement ses semblables. De même
" l'anachorète pense que le sort le plus heureux, le
" suprême bonheur est d'arriver à s'absorber dans
" Brahma, c'est-à-dire dans l'incompréhensible. Voilà
" l'orgueil et l'égoïsme qui font l'âme de l'ascétisme
" indien."
Plus loin il ajoute: "Ce qui fait la différence de
" l'ascétisme chrétien avec l'ascétisme indien, c'est
" quelque chose de plus profond. Les ascètes païens
" étaient chastes, pauvres, disciplinés ; mais il y a
" deux choses qu'ils ne connaissaient pas et que les
" moines chrétiens connaissent: le travail et la prière."
Cependant le moine chrétien ne vient pas du moine
indien, il prend plutôt son origine parmi les théo-
peutes hébreux. " L'anachorète chrétien ne méprise
" passes semblables, il les aime passionnément. Vous
" avez cru qu'au moment où il laissait derrière lui
" son vieux père, sa vieille mère en pleurs, vous avez
" cru qu'il allait les oublier, qu'il allait oublier tous
" les hommes : non, il retrouvera son père, sa mère,
'' tous les hommes, il les retrouvera à toutes les
" heures, tous les jours et toutes les nuits dans la
" contemplation, dans l'amour, dans l'entretien de ce
" Dieu auquel il va, et la prière même ne sera qu'une
" autre manière de servir les hommes et de coopérer
" à l'œuvre de purification et de sanctification de
" l'Église."
FRÉDÉRIC OZANAM 493
Tant que durèrent les peri;<éeutions, on ne remarc^ua
pas de chrétiens fu5^ant aux déserts ; chacun restait à
son poste, attendant hi mort dans le cirque ou sur le
bûcher. Ce n'est qu'après ce temps d'épreuves pour
les chrétiens, qu'on voit apparaître quelques moines,
et le premier signalé est Termite Paul, en 251.
Ces moines ou solitaires étaient dans l'origine des
laïques qui se séparaient volontairement du commerce
des hommes, après avoir fait aux pauvres l'abandon
de leurs biens pour partager leur temps entre la prière
et le travail. Un grand nombre de ces solitaires s'é-
taient déjà établis en Egypte, lorsque apparut saint
Antoine qui leur donna des règles. Peu après, saint
Pacôme les rassemble en grandes communautés et en
forme un corps auquel il donne, en quelque sorte, une
loi. Sous cette loi nouvelle, ils se répandent avec une
grande rapidité dans tout l'Orient. Enfin vient saint
Basile, qui ajoute encore à l'œuvre de ses devanciers
et améliore les règles et les lois des différents ordres.
D'après notre auteur, leur établissement en Occi-
dent remonterait à l'an 336 et serait dû à saint Atha-
nase, qui avait bien connu saint Antoine dont il a
écrit la vie. Trêves aurait ainsi possédé les premiers
monastères, tandis que d'autres écrivains ne font
remonter leur établissement en Occident qu'à la fon-
dation du monastère de Ligugé près de Poitiers.
Quoi qu'il en soit, dès l'an 360 saint Martin éta-
blissait près de Tours, le grand monastère de Mar-
moutiers.
494 FRÉDÉRIC OZANAM
Au cinquième siècle, les frontières romaines, déser-
tées par les troupes, étaient couvertes de colonies de
cénobites et d'anachorètes. Mais c'est surtout dans
Rome, à cette époque de décadence, que la vie des
moines devait faire un frappant contraste avec les
mœurs de voluptueuse indolence des Romains des der-
niers jours. Aussi, Ozanani en terminant constate-t-il
que " ce qui sépare le monachisme du monde ro-
" main, cette société nouvelle de la société ancienne
" ce sont trois choses : la pauvreté au milieu d'une
" société qui meurt de son opulence ; la chasteté, au
" milieu d'une société qui expire d'orgies ; l'obéis-
" sance, au milieu d'une société qui j)érit de désordre.
" Voilà ce qui fait la puissance du monachisme vis-
" à-vis de la société romaine."
" Une société, dit Ozanam, se tient encore moins as-
" sise sur ces bases larges, solides et apparentes qu'on
" appelle le droit, que sur ces autres fondements ca-
" chés, profonds, placés, ce semble, hors de la portée
" de la science et qu'on appelle les mœurs. Rome
" païenne eut aussi des institutions puissantes ; seu-
" lement, le progrès des lois y fut en raison de la dé-
" cadence des mœurs. Il s'agit de savoir si la société
" chrétienne au cinquième siècle présentera le même
" contraste, ou si le progrès des mœurs y accompa-
" gnera le progrès des lois. Je m'arrête à deux points
" qui font toute la supériorité des mœurs chrétiennes :
" la dignité de l'homme et le respect delà femme. Les
'' barbares passent pour avoir introduit ces deux sen-
FRÉDÉRIC OZANAM 495
'' tiuients clans la civilisation moderne. Et, en ejBTet,
" ces hommes errants, ces hommes de guerre, ces
" chasseurs, habitués à ne reconnaître aucune auto-
" rite visible, à ne se défendre que de leurs arcs et de
" leurs flèches, apporteront dans le monde, avec une
" hauteur superbe qui foulera aux pieds, pendant
" longtemps, toute tentative des lois pour les réduire
" à la servitude civile, le sentiment de l'indépendance,
" de l'honneur, de l'inviolabilité personnelle. D'un
" autre côté, ces hommes indomptés reconnaissent
" aux femmes je ne sais quoi de divin ; ils leur de-
" mandent des oracles avant la bataille, ils leur por-
" tent leurs blessés après la victoire, ils s'agenouillent
" autour de la fatidique Velléda. Ils ont un sentiment
" que la société romaine ne connaissait pas, qui de-
" vait faire la grandeur du moyen cage et porter sa
" fleur au temps de la chevalerie."
Mais,* se demande le professeur, sont-ce vraiment les
barbares qui ont innové ces deux principes dans le
monde ? En entrant dans Rome, ne trouvèrent-ils pas
une autorité qui non seulement connaissait ces deux
principes, mais encore se faisait une gloire de s'y con-
former ? En effet, le christianisme réhabilitait la
femme, affranchissait Tesclave, honorait l'ouvrier et
aimait le pauvre.
" Le premier ressort, le ressort secret, profond de la
" société moderne, dit Ozanam, c'est ce sentiment ex-
" cellent qu'on appelle l'honneur, qui n'est autre
" chose que l'indépendance et l'inviolabilité de la
496 FRÉDÉRIC OZANAM
■ conscience humaine, supérieure à tous les pou-
' voirs, à toutes les tyrannies, à toutes les forces
' du dehors ; c'est, en un mot, le sentiment de la di-
' gnité de l'homme, et nous ne devons pas méconnaître
' combien l'antiquité, avec toutes ses vertus civiques,
' avait opprimé cet instinct légitime de la dignité
' personnelle. En effet, vous le savez, en présence de
' la patrie, le citoyen n'est rien, en présence de la loi
' la conscience se tait, en présence de l'Etat l'homme
' ne connaît pas de droits. Voilà la loi générale; et
' en même temps que l'antiquité écrasait la dignité
' humaine par la majesté de l'État, elle flétrissait la
' personne dans trois sortes d'hommes qui compo-
' saient la majorité du genre humain : les esclaves,
' les ouvriers et les pauvres."
Nous savons qu'une moitié de la population romaine
était esclave, que les mœurs de cette partie de la so-
ciété n'étaient qu'un dévergondage grossier. Le moral
de l'esclave était tombé d'autant plus bas que le maî-
tre prétendait que les dieux n'avaient accordé que
la moitié de l'intelligence à ceux à qui ils avaient re-
fusé la liberté. L'esclave était condamné aux travaux
les plus humiliants et il servait tantôt à assouvir les
passions lubriques du maître, tantôt à l'expérimenta-
tion des différents poisons et parfois cà nourrir de son
sang les lamproies des consuls.
Telle était la situation de l'esclave à l'avènement
du christianisme. Le dogme de l'égalité native de
toutes les âmes vint changer cet état de choses. " Mais
FRÉDÉRIC OZANAM 497
" telle était la dégradation de l'esclave qu'avant d'en
" faire un homme libre, il fallait, dit Ozanam, en faire
" un homme; reconstituer en lui la personne, retrou-
" ver la conscience étouffée et le relever à ses propres
" yeux. C'est par là, en effet, que le Christ avait com-
".mencé, en prenant la forme d'un esclave et en mou-
" rant sur la croix. Tout homme, à son exemple, par
" cela qu'il devenait chrétien, devenait esclave volon-
" taire : Qui liber vocatas est, servus est Christi.''''
Du- moment que l'esclave devenait chrétien, il se re-
levait dans sa propre idée ; il lui venait un certain
sentiment de la dignité de l'homme, si bien qu'il était
à craindre que désormais, au lieu de se mépriser lui-
même, il n'en vînt à mépriser son maître idolâtre et
corrompu. D'un autre côté, le maître chrétien ne pou-
vait plus croire qu'il possédait dans son esclave une
nature inférieure à la sienne, sur laquelle il avait tous
les droits, même le droit de vie ou de mort. Bien plus,
l'esclave chrétien, d'après les Constitutions apostoliques,
a droit aux choses sacrées ; il a droit à la famille, à
la vie et à l'honneur. Il se reposera le dimanche en
mémoire de la Rédemption et le samedi en l'honneur
de la création. Cai' si l'esclavage continue à subsister
en môme temps que le christianisme, le pouvoir sur
la personne est à jamais aboli par les lois de l'Église.
Sous Constantin, il fut permis d'affranchir les es-
claves dans les églises, et alors, les jours de fête il
semblait qu'il n'y avait pas de joie possible si des
esclaves n'étaient émancipés par bandes et si, au sor-
32
498 FRÉDÉRIC OZANAM
tir de l'église, l'hymne du jour n'était répétée par
une foule qui secouait ses fers et les jetait loin der-
rière elle.
" Ainsi le nombre des émancipations dangereuses
" pour la République allait toujours croissant sans
" cesse. Mais qu'y faire? il faut bien que les Romains
" s'accoutument à affranchir les captifs barbares, s'ils
" veulent être affranchis à leur tour. Les barbares, en
" effet, s'introduisent par toutes les portes de l'empire ;
" eux aussi enlèvent par troupes les femmes et les
" enfants, et vendent sur leurs marchés les sénateurs
" mêmes. En présence de cette nouvelle source d'es-
" clavage, il faut bien que le christianisme s'émeuve,
" qu'il i.resse l'œuvre de la rédemption, que les
" évoques, tiaités d'imprudents naguère, lorsqu'ils par-
" laient de la manumission des esclaves, demandent
" en chaire maintenant que des sommes soient réunies
" et que des collectes soient faites pour affranchir ces
" sénateurs, ces patriciens, aujourd'hui captifs de quel-
" que Suève ou de quelque Vandale. C'est alors que
" saint Ambroise prononce ces admirables paroles
" dans lesquelles il exhorte à vendre, s'il le faut, les
" vases sacrés de l'Eglise pour racheter les captifs,
" car, dit-il, l'ornement des mystères, c'est larédemp-
" tion des captifs."
C'est donc à tort qu'on a prétendu que l'Eglise ca-
tholique n'avait pas prêché formellement l'émanci-
pation des esclaves. Nous venons d'entendre saint
Ambroise, et après lui Ozanam cite saint Cyprien qui
FRÉDÉRIC OZANAM 499
fait faire des collectes afin de racheter des citoyens
romains enlevés sur la frontière par des bandes arabes,
et saint Grégoire le Grand, qui émancipait lui-même
les esclaves de ses nombreux domaines.
Voyons maintenant ce que le christianisme a fait
pour la classe ouvrière. " Rien n'est jjIus ennemi de
" l'esclavage que le travail libre ; aussi l'antiquité,
" qui tenait à l'esclavage, foulait aux pieds le travail
" libre, le méprisait, le flétrissait des noms les plus
" durs, et Cicéron, ce grand homme, cet homme
" si sensé auquel on aime tant à recourir, Cicéron dit
" quelque part que le travail des mains ne peut
" rien avoir de libéral, que le commerce, s'il est petit,
" doit être considéré comme sordide, que, s'il est vaste
" etojjulent, il ne faut pas trop sévèrement le blâmer.
" Brutus prêtait, et exerçait une si effroyable usure,
" que toute la Grèce, en quelque sorte, était sa débi-
" trice. Atticus prêtait aussi à la grosse aventure et
" réalisait des bénéfices énormes."
Le catholicisme n'enseignait pas la même doctrine
que Cicéron. Et saint Joseph dans son atelier avec l'en-
fant Jésus, les apôtres, et saint Paul travaillant aussi
de leurs mains, furent autant d'exemples qui réhabili-
tèrent le travail. Le christianisme s'honorait de recru-
ter ses disciples parmi la classe laborieuse et il se
vantait d'avoir appris à philosopher aux cordon-
niers, aux bouviers et aux laboureurs.
" Saint Augustin a écrit un livre sur la dignité, la
"majesté du travail des mains; il a cela de souve-
500 FRÉDÉRIC OZANAM
" rainement respectable, qu'il n'absorbe pas tout en-
" tier, qu'il n'empêche pas la méditation. Les oiseaux
" ne sèment pas, n'amassent pas, mais ils n'ont ])as
" vos palais, ils n'ont pas vos greniers, ils n'ont pas
" vos serviteurs ; pourquoi en avez- vous ? Il déclare
" que si l'on voit arriver au monastère un grand nom-
" bre d'esclaves qui demandent à y entrer, il faut leur
" ouvrir les portes à deux battants, parce que ce sont
" ces milles populations qui font la prospérité d'une
"communauté chrétienne; mais il ne faudrait pas,
" dit-il, que ces hommes qui entrent au monastère
" croient par là échapper au travail de tous les jours,
" qu'ils avaient accompli jusque-là ; il ne faut pas que
" là où les sénateurs viennent s'enfermer et travailler
" de leurs mains, les paysans entrent pour faire les
" délicats et trouver le repos."
L'antiquité païenne avait inauguré un commence-
ment d'institutions industrielles, des associations ou-
vrières sous le nom de collégial mais la plupart de
ces sociétés n'avaient pour but que de réunir à certaines
époques ceux qui vivaient du même genre de travail
pour organiser des festins et préparer toute espèce de
réjouissances. Ce n'est que plus tard que l'esprit de
charité des chrétiens donna à ces associations des liens
plus forts et en fit des sociétés très importantes. Ces
corporations constituées en compagnies armées lut-
tèrent souvent contre le despotisme et devinrent une
force armée qui, au huitième siècle, sauva la papauté
des plus grands périls. Ces associations formées d'où-
FRÉDÉRIC OZANAM 501
vriers furent les premiers éléments des communes,
destinées à devenir si fortes et si glorieuses.
Il nous reste à parler de la pauvreté. L'antiquité
païenne voyait dans les pauvres des hommes frappés
delà malédiction des dieux. Elle avait, il est vrai, des
lois pour organiser l'assistance publique, qui se faisait
souvent en faveur des Romains au préjudice des popu-
lations des provinces. Pour le cito3'-en de Rome l'au-
mône n'était pas un devoir, c'était un droit. Le chris-
tianisme changea cela et l'Eglise enseigna que l'aumône
n'était pas un droit pour qui que ce fût, mais un devoir
pour tous. " Cependant saint Ambroise, dit Ozanam,
" veut que le riche discerne, qu'il écarte les hommes
" valides, ceux qui peuvent se passer de ce bienfait,
" les fourbes, les vagabonds, ceux qui se disent dé-
" pouillés par les voleurs ou ruinés par des créanciers.
" Il faut, au contraire, qu'une inquisition sévère aille
" rechercher les misères cachées, interroger les dou-
" leurs qui ne parlent pas, visiter le grabat où souffre
" en silence le malade et pénétrer jusque dans les ca-
" chots où des malheureux ne trouvent pas d'écho
" pour renvoyer au dehors le bruit de leur plainte."
L'Eglise catholique aime ses pauvres et il en a tou-
jours été ainsi, depuis le temps où saint Laurent,
forcé de livrer les trésors des églises au profit de la
ville, demanda trois jours de sursis, réunit tous les
pauvres sur les portiques des églises et les présenta
comme les richesses de l'Eglise romaine au proconsul,
jusqu'aux temps modernes où la charité chrétienne
502 FRÉDÉRIC OZANAM
prend soin des malheureux dans de nombreux asiles
et d'immenses hôpitaux.
L'Église donne aux pauvres les premières places
dans la communauté chrétienne, elle les fait asseoir
dans ses portiques. " Comme, dit saint Jean Chrysos-
" tome, les fontaines disposées près des lieux de
" prières pour l'ablution des mains que l'on va tendre
" vers le ciel, les pauvres ont été placés par nos aïeux,
" près de la porte des églises pour purifier nos mains
" par la bienfaisance avant de les élever à Dieu."
L'établissement des hôpitaux remonte à la plus
haute antiquité chrétienne, comme le prouve le canon
suivant du concile de Nicée : " Que dans toutes les
" villes, des maisons soient choisies afin de servir
" d'hospices pour les étrangers, les pauvres, les ma-
" lades. Si les biens de l'Eglise ne suffisent pas à ces
" dépenses, que l'évêque fasse recueillir par les diacres
"de continuelles aumônes, que les fidèles donneront
" selon leur pouvoir. Et, ainsi, qu'il soutienne nos
" frères pauvres, malades et étrangers; car il est leur
" mandataire et leur économe. Cette œuvre obtient la
" rémission de beaucsoup de péchés, et de toutes, c'est
" celle qui met l'homme le plus près de Dieu."
" L'esclavage, la pauvreté et le travail que l'anti-
" quité avait déshonorés et flétris, dit Ozanam, la bar-
" barie ne devait pas les relever. Ce ne fut, au con-
" traire, que par de longs combats que le christianisme
" parvint, peu à peu, à rendre leur dignité à ces trois
" types de l'humanité qui avaient été si longtemps in-
FREDERIC OZANAM
503
" suites, méconnus par Tinjustice de la civilisation
" ancienne et foulés aux pieds par l'injustice de la
" barbarie. Il fallut de longs siècles pour que s'élevas-
" sent dans les pays barbares, quelques hôpitaux. Au
" sixième siècle, à Lyon, s'ouvrait ce grand hôtel-
"■ Dieu qui, depuis, ne s'est jamais fermé ; le septième
" siècle verra commencer les hôpitaux de Clermont,
" d'Autun, de Paris. Bientôt ils se multiplieront avec
" une admirable prodigalité, et le temps viendra où il
" n'y aura pas de commune chrétienne qui, à côté de
" son église, n'ait un asile ouvert à la douleur. Saint
" Grégoire de Nazianze, racontant la fondation du
" grand hôpital de Césarée par saint Basile, s'écrie
" qu'il aperçoit des merveilles supérieures à toutes
" celles de l'antiquité, aux murs de Thèbes ou de Ba-
" bylone avec ses jardins suspendus, au monument
" de Mausole, aux pyramides d'Egypte, tombeaux
" magnifiques, mais qui n'ont pu rendre la vie à un
" seul des rois qui y étaient ensevelis, et dont il n'est
" revenu à leurs fondateurs qu'un peu de vaine gloire.
" Saint Grégoire avait raison. L'antiquité nous a sur-
" passés en élevant des monuments au plaisir ; quand
"je vois nos villes de boue et de fange, nos maisons
" entassées les unes sur les autres, et la condition dure
" et misérable faite à ces populations emprisonnées
" dans les murs d'une cité, je me dis que, si les an-
" ciens revenaient, ils nous trouveraient barbares, et
" si nous leur montrions nos théâtres, ces petites salles
" enfumées où nous nous pressons les uns contre les
504 FRÉDÉRIC OZANAM
" autres, ils se retireraient sans doute avec dégoût.
" Eux, ils entendaient bien mieux l'art de jouir, rien
*' no leur coûtait pour élever leurs colisées, leurs
" théâtres, leurs cirques où venaient s'asseoir les spec-
" tateurs par nombre de quatre-vingt mille ; ils sa-
" valent mieux l'art de jouir, mais nous les écrasons
" par les monuments élevés à la douleur et à la fai-
" blesse, par ces innombrables hôtels-Dieu que nos
" pères ont bâtis en l'honneur de la souffrance et delà
" faiblesse. Oui, messieurs, les anciens savaient jouir ,
" mais nous avons une autre science ; ils savaient
" aussi quelquefois mourir, il faut l'avouer, mais
" mourir c'est bien court...; nous, nous savons ce qui
" fait la véritable dignité humaine, ce qui est long, ce
" qui dure autant que la vie, nous savons souffrir et
" travailler. "
II
LES FEMMES CHRETIENNES. "^
Pour rendre justice à l'antiquité romaine, il faut
avouer qu'elle donnait du mariage une définition su-
blime: C'est, disait-elle, l'union de l'homme et de la
femme à la condition d'une vie commune et d'un par-
* Quatorzième leçon.
FRÉDÉRIC OZANAM 505
tage complet de tous les droits divins et humains. —
Nvptiee siint conjunctio maris efféminée et consortium omnis
rit se, divini et humani juris communicatio. Toutefois, ce
qui s'annonçait comme si beau en théorie, réussissait
bien mal en pratique. Les lois et les usages venaient
apporter bien des obstacles à ce qui devait être un bon-
heur si parfait. Les lois détruisaient toute l'harmonie
en permettant le divorce, et les usages empêchaient
l'égalité en donnant au mari toutes les libertés refu-
sées à la femme, et en admettant cette dernière à
toutes les cérémonies du culte, même aux mystères de
la bonne déesse.
Le citoyen romain ne considérait sa femme qu'en
tant qu'elle lui donnait des enfants pour perpétuer
son nom ; du moment qu'elle se faisait vieille ou stérile,
il envoyait un de ses affranchis lui signifier de s'éloi-
gner de la maison. Quant au divorce, on y recourait
pour le plus léger motif: était-on fatigué de vivre avec
sa compagne, aussitôt on la renvoyait pour en prendre
une autre. On divorçait aussi par calcul, pour prendre
une riche héritière; on divorçait encore pour choisir
une plus belle épouse; on divorçait même pour faire
plaisir à un ami, témoin Caton qui passa sa femme
Marcia à Hortensius qui l'aimait plus que lui.
La femme, de son côté, dit Ozanam, divorçait aussi
pour se remarier et se mariait pour divorcer. Elle se
prévalait de la loi pour satisfaire un caprice ou pour
s'avantager pécuniairement. Le divorce était tellement
entré dans les mœurs du peuple romain, que Sénèque
506 FRÉDÉRIC OZANAM
nous dit que de son temps les femmes comptaient
leurs années non plus par le nombre des consuls, mais
par le nombre de leurs maris. Saint Jérôme raconte
qu'il a assisté à l'enterrement d'une femme qui avait
eu dix-sept maris.
Telle était la position faite à la femme au sein de
cette nation qui se considérait comme la plus sage de
la terre. Mais le christianisme apparaît et son premier
et plus constant souci est de faire croire à la vertu des
femmes, en fondant la profession publique de la vir-
ginité, en donnant le voile et le bandeau d'or à ces
jeunes vierges qui restaient dans leurs familles, mais
honoraient par une profession publique cette vertu à
laquelle l'antiquité ne croyait pas. De plus, le chris-
tianisme égalisa la position du mari et de la femme et
fit en sorte que ce qui était dé fendu à l'un ne fût pas
plus permis à l'autre.
Il fallut tous les efforts et tout le travail des Pères
de l'Eglise et des premiers pasteurs pour faire mettre
en pratique parmi les chrétiens les lois strictes et sé-
vères de l'Eglise sur le mariage. Mais aussi à quelle
haute considération n'est pas parvenue la femme chré-
tienne, par la modestie de ses vêtements et par sa cha-
rité ardente envers les pauvres et les prisonniers !
Elle marchait seule, sans crainte et la tête haute, là où
les femmes païennes étaient obligées de s'entourer
d'esclaves pour les défendre contre les insultes. Voilà
pour la femme mariée; mais que dire de l'admiration
et du respect qu'inspiraient les jeunes filles chrétiennes
FRÉDÉRIC OZANAM 507
surtout, quand à la couronne des vierges venait s'a-
jouter celle des martyrs. L'histoire nous rapporte en-
tre autres la vie de sainte Perpétue et de sainte Thècle,
auxquelles les bourreaux eux-mêmes ne pouvaient
refuser leur admiration. Le culte dont sainte Perpétue
est entourée par ses frères dans la souffrance jusqu'au
moment où le gladiateur vient l'achever en présence
du peuple romain qui hurle de plaisir et d'enivrement,
forme un tableau des plus saisissants.
Les lois civiles de Rome, sous les empereurs chré-
tiens, essayaient de restreindre le divorce en limitant
les cas où il serait autorisé, mais cette restriction était
seulement pour la forme ; en réalité, il n'y avait rien de
changé, quelques-uns même des empereurs, comme
Théodose le jeune, rétablirent le divorce par consente-
ment mutuel. " En 416, dit Ozanam, le concile de Mi-
" lène interdit aux époux divorcés de convoler à d'au-
" très noces, c'est-à-dire qu'il convertit pour toujours
'■ le divorce en simple séparation de corps. De là,
'' toute la théorie chrétienne du mariage, telle qu'elle
" est restée et telle qu'elle a résisté à toutes les attein-
" tes des siècles. "
Pour montrer le respect et la vénération dont se
trouvaient entourées ces grandes dames chrétiennes,
le j)rofesseur cite ici l'exemple de Fabiola. " Cette
" dame, dit-il, descendante de Fabius, connaissant
" mal le christianisme, avait eu le malheur de di-
" vorcer. A la mort de son second mari, elle se sentit
" prise de chagrin, et résolut de faire une pénitence
508 FRÉDÉRIC OZANAM
" publique. Elle se pr('sentaun jour à la basilique de
" Latran, la tête chargée de cendres, confondue dans
" les rangs des pécheurs et demandant à expier ses
" fautes, au milieu des larmes que versaient le peuple,
"le clergé et l'évéque lui-même: et, quand elle eut
" reçu sa ])énitence, elle vendit tous ses biens, et de
" leur prix construisit un hôpital pour les malades où
" elle les soignait elle-même. La fille des consuls et
" des dictateurs pansait les blessures des misérables,
" des estropiés, des esclaves de rebut que leurs maî-
" très abandonnaient, portait elle-même sur ses épau-
" les les épileptiqaes, étanchait le sang des plaies et
" remplissait tous ces ministères que les riches chré-
" tiens les plus charitables ont coutume, dit saint Jé-
" rôme, de faire exercer par les mains de leurs servi-
" teurs, ayant le courage de faire l'aumône de leur ar-
" gent, mais non de leurs répugnances. "
Déjà, comme on le voit, la femme représentait la
charité sur la terre et en faisait sentir tous les bien-
faits. Dès lors, commença à croître la puissance de la
femme et son empire s'étendit bientôt sur les mœurs.
Quelques années plus tard on vit les femmes monter
sur le trône et prendre la plus large part du fardeau
de la royauté. C'est ainsi que sainte Pulchérie, assise
sur le trône de Constantin, réussit à le faire respecter
des barbares, et illustra à jamais son règne en don-
nant son plus ferme appui à l'Eglise contre les héré-
sies d'Eutychès et de Nestorius.
" J'ai insisté, dit Ozanam, sur ce travail du chris-
FRÉDÉRIC OZANAM 509
" tianisme sur les mœurs du cinquième siècle, parce
" que là, comme toujours, il ne travaille pas seule-
" ment pour un temps, mais surtout pour les âges qui
" suivent. Il fallait, en eftet, que la famille chrétienne
" fût fondée avant que les 1)ar])ares vinssent la trou-
".bler de leurs désordres. Les barbares apportèrent
" un instinct qui aurait facilement péri, s'il n'avait
" pas rencontré des leyons capal)les de le développer
" et de l'agrandir."
" Toutefois, dit plus loin le professeur, si nous
" avons relaté aussi longuement tout le bien qu'a fait
" le christianisme pour la réhabilitation delà femme,
" il ne faut pas conclure de là que le christianisme ait
" détruit tout ce que la nature avait fait, qu'il ait
" voulu i)récipiter les femmes dans la vie publique et
" établir cette égalité absolue que le matérialisme de
" notre époque a rêvé. Non, le christianisme ne l'en-
" tend point ainsi, il est trop spiritualiste pour avoir
" une pareille idée. Le rôle des femmes chrétiennes
" était quelque chose d'analogue à celui des anges
" gardiens: elles pouvaient conduire le monde, mais
" en restant invisibles comme eux."
Ozanam s'occupe ensuite de ce q\ù est, dit-il, surtout
de son domaine : il étudie l'influence des femmes dans
les lettres.
Les femmes chrétiennes des premiers siècles ont
bien peu écrit. C'est à peine si l'on peut citer trois ou
quatre dames chrétiennes dont les lettres ou les com-
positions poétiques soient parvenues jusqu'à nous. On
510 FEÉDÉRIC OZANAM
peut mentionner les lettres de Paula et d'Eustochie à
Marcelin et à saint Jérôme, et une pièce de poésie en
l'honneur du christianisme par Falconia Proba. Ce-
pendant, si toutes ces grandes dames chrétiennes
n'ont pas pu transmettre leurs écrits à la postérité,
elles ont su du moins inspirer et demander la produc-
tion d'ouvrages très importants composés pour leur
éducation et la conduite de leurs familles. Tels sont
les écrits nombreux des Pères de l'Eglise qui sont en
grande partie adressés à des femmes et les lettres de
saint Jean à Électe.
Ce qui surprendra le plus, toutefois, ya sera l'exem-
ple donné par saint Jérôme. On est tout étonné de
voir cet homme fougueux, à l'esprit indompté, passer
une grande partie de son temps à travailler à l'éduca-
tion et à l'instruction des dames chrétiennes. Du fond
de sa solitude de Bethléem, il leur adressa des lettres
remplies de conseils sur la manière d'élever leurs
enfants dans la crainte de Dieu.
A Rome, on le verra entouré de dames chrétiennes
réunies chez Marcella pour entendre le grand docteur
expliquer les Écritures. Ces sages personnes s'empres-
seront de lui poser des questions, multipliant les ob-
jections autour de lui, ne l'abandonnant que lorsque
la lumière était complète.
A cette époque, on voit de plus deux grandes
dames romaines mais chrétiennes, traverser les mers
pour aller fonder à Bethléem trois monastères de
femmes et un monastère d'hommes. Et ces deux per-
FRÉDÉRIC OZANAM 511
sonnes, Paula et Eustochie sa fille, ne reviendront pas
dans leur ville natale avant d'avoir, à force d'ins-
tances, fait entreprendre à suint Jérôme la traduction
de l'Ecriture sainte. Ainsi, c'est grâce à ces deux ver-
tueuses personnes que nous avons la Vulgate, et saint
Jérôme dans sa dédicace déclare " qu'elles seules ont
" eu le pouvoir de le faire décider à reprendre la
" charrue pour tracer ce laborieux sillon et écarter les
" broussailles qui germent sans cesse dans le champ
" de l'Ecriture sainte."
Mais ce sont surtout les vierges martyres qui avaient
le don d'inspirer les poètes et les écrivains du temjjs.
C'est ainsi que sainte Agnès inspira par sa mort glo-
rieuse tous les poètes contemporains, qui chantèrent
sans se lasser et sa grande beauté et son admirable
courage. Saint Ambroise et saint Damase, pape, ont
célébré en vers élégants la gloire immortelle de cette
angélique personne.
La femme entourée de respect, l'esclave relevé dans
sa propre estime, l'ouvrier lil^re dans son travail et
le pauvre assisté par la charité chrétienne, tout cela
était du nouveau dans Rome. C'était une invasion
dans le monde intellectuel aussi grande que l'invasion
de l'empire romain par les barbares, avec cette diffé-
rence toutefois que la première a contribué à dévelop-
per la civilisation, tandis que l'autre devait forcément
en arrêter le progrès.
" On a considéré, dit notre auteur, comme un évé-
" nement grave, dans l'esprit humain, l'invasion et
512 FRÉDÉRIC OZANAM
" l'arrivée des barbares ; on a eu raison, car enfin, les
" barbares venaient renouveler l'in telligence humaine
" en donnant à tous ceux qui étaient capables de
" parler et d'écrire des auditeurs nouveaux, une foule
" neuve qui n'apportait pas des oreilles blasées, un
" esprit flétri, qui venait leur ouvrir, au contraire, un
" cœur jusque-là libre et disposé à frémir, à tressail-
" lir de tout ce qui serait véritablement digne d'ad-
" miration. On a eu raison : l'arrivée de ce flot d'es-
" prits nouveaux devait changer les conditions lit-
" térairciJ du monde; mais on n'a pas pris assez garde
" à cette invasion plus grande, plus considérable, ac-
" compile avant celle des barbares; je veux dire l'in-
" vasion des esclaves, des ouvriers, des pauvres dans
" le monde intellectuel, c'est-à-dire l'invasion de la
" plus grande partie de l'humanité qui venait deman-
" der non pas des empires, des biens, des terres, comme
" les barbares le demandèrent plus tard, mais une
" part légitime dans cette jouissance promise à tous,
" qui est due à tous, du vrai, du bien et du beau. "
FRÉDÉRIC OZANAM 513
III
Comment la langue latine devint chrétienne. *
" Il fallait que la littérature chrétienne trouvât sa
langue. " Le grec était bien Tidiome d'une grande
partie du monde. En Orient, cette langue avait lutté
vigoureusement contre sa rivale. Dans plusieurs pro-
vinces romaines il y avait trois langues en usage, le
latin, le grec et la langue propre au pa^ys. Il existe un
monument, entre tous le plus frappant, de cet état
de choses ; c'est l'inscription sur la croix qm a sauvé
le monde ! Elle était en hébreu, en grec et en latin.
C'est cette dernière langue qui est devenue la langue
chrétienne par excellence.
Ozanam recherche " comment cette vieille langue
païenne, souillée des impuretés de Pétrone et de
Martial, devint chrétienne, devint la langue de l'E-
glise, celle du moyen âge, comment cet idiome qui
semblait destiné à périr avec le monde des tlancs
duquel il était sorti, resta langue vivante sur le tom-
beau d'une société morte. "
La langue latine telle que parlée et écrite dans
ses commencements, ne semblait faite que pour la
* Quinzième leçon.
33
514 FRÉDÉEIC OZANAM
guerre, l'agriculture et les procès. Ainsi, par sa briè-
veté, sa concision, elle convenait très bien à un peuple
qui n'avait que peu de temps à donner à la conversa-
tion entre la guerre et les affaires. Lorsqu'il s'agissait
de batailles, les expressions qui revenaient le plus
souvent étaient courtes, c'étaient des monosyllabes
tels que mars, vis, ses, la guerre, la force, l'airain. De
môme aussi pour le cultivateur, tout ce qui lui était
le plus utile avait un nom bref et concis, flos,fr'n,x, bos,
fleur, fruit, bœaf. Enfin, le plaideur trouvait dans
les motH jus, f as, /e.r, rcs, justice, loi, chose, les expres-
sions les plus souvent répétées et les plus courtes
possible du droit romain.
Plus tard, le latin emprunta au grec ses grandes
ressources et ses nombreux ornements ; et le forum
ne tarda pas à résonner sous un flot de phrases élo-
quentes et harmonieuses. Cicéron entre autres, fit voir
le fruit de ses incessantes études des auteurs grecs
dans ses discours remarquables par la hardiesse de
la composition, le nombre des figures, et surtout par
l'harmonie de la phrase. Il trouva dans Démosthène,
Ephore, et dans les autres orateurs et écrivains grecs,
le secret des mesures diverses qui peuvent entrer dans
une période oratoire pour la rendre plus nombreuse et
plus agréable à l'oreille. On en vint bientôt dans
Borne à pousser les raffinements de l'euphonie au
point de l'aire accompagner la voix de l'orateur parle
son de la flûte.
Rendue à. sa maturité, la langue latine n'avait rien à
FRÉDÉRIC OZANAM 515
envier à aucune autre langue, pas môme à la langue
grecque. Cicéron avait à sa disposition une langue
aussi riche en mots que celle dans laquelle s'étaient
exprimés Démosthène et Aristote ; elle pouvait servir
de véhicule aux plus subtiles délicatesses comme aux
invectives les plus virulentes. En poésie, Virgile a su
aussi bien qu'Homère charmer les oreilles de la pos-
térité par les plus délicates et les plus harmonieuses
combinaisons.
" Mais, remarque Ozanam, cette culture artificielle
" ne pouvait durer longtemps. Les langues portent en
" elles-mêmes une loi do décomposition qui veut
" qu'arrivées à une certaine maturité, elles passent
" comme les fruits, tombent, s'ouvrent et rendent à la
" terre des semences d'où doivent sortir des langues
" nouvelles. Tandis que la société romaine, dans ce
" qu'elle avait de plus élégant et de plus poli, s'atta-
" chait ainsi à toutes les délicatesses, à toutes les per-
" fections d'une langue exquise, le peuple n'avait pas
" pu s'élever aussi haut ; il n'avait pas en lui la pa-
" tience nécessaire pour se prêter aux exigences pa-
" triciennes. En efifet, il y a dans une langue litté-
" raire deux sortes de règles : les règles euphoniques,
" qui tiennent de l'art, et les règles logiques qui tien-
" nent de la science. Le peuple n'articule pas exacte-
" ment et avec pureté ; pressé qu'il est, il parle comme
" il peut, et par là, il viole les règles euphoniques ; le
" peuple construit mal, et par là il viole les règles lo-
" giques. Il s'ensuivit nécessairement, et au bout de
516 FRÉDÉRIC OZANAM
" peu de temps, qu'une langue populaire, imparfaite,
" un dialecte en quelque sorte un peu grossier, se
" forma au-dessous de la langue savante et circula
" dans cette multitude immense qui remplissait Rome
" et les provinces. En effet, les traces ne manquent
" pas de cette langue populaire des rues de Rome,
" que les comiques devaient parler pour se mettre
" parfois à la portée de leurs auditeurs ; nous les trou-
" vons dans Plante, et dans les inscriptions nous en
" trouvons des traces plus fortes encore, qui nous
" montrent les règles de la grammaire incroyable-
" ment violée?. On y trouve : cicm conjugem suam, pie-
" tate causa, tem2:)him quod est injoalatium. Et les exem-
" pies semblables sont nombreux. "
" Ainsi, poursuit Ozanam, dès les premiers temps
" de l'empire, la corruption de la langue se déclare,
" le latin périt ; ce n'est donc pas le christianisme qui
" le tue, au contraire, c'est par le christianisme qu'il
" allait revivre. "
Le christianisme fit de la langue latine, non seule-
ment la langue de l'Eglise catholique, mais encore le
langage universel de la civilisation.
Le premier et le plus grand pas qu'on ait fait faire
à la langue latine dans cette direction a été l'œuvre
d'un ermite ; il est vrai que cet ermite était saint Jé-
rôme. Son travail n'était qu'une traduction, mais il
est vrai que cette traduction était la Vulgate, la Bible
traduite en latin !
Nous avons vu dans d'autres pages comment saint
FRÉDÉRIC OZANAM 517
Jérôme était versé dans la haute littérature, quel
charme il trouvait dans la lecture des ouvrages de
Cicéron et de Platon. Eh bien, i)our se dompter et
mortifier ses penchants, il se mit à, étudier Thébreu
pour traduire la Bible. Il entreprit cette traduction
dans le but de rectifier ce qui pouvait se trouver d'in-
exact dans la version grecque.
Pour étudier l'hébreu, il se mit sous la conduite et
pour aînsi dire au service d'un .Juif converti, inter-
prète avare, (j[ui, la nuit dans une carrière, de peur
que les autres Juifs n'en fussent informés, lui ensei-
gnait les secrets de la langue sacrée.
" Et moi, dit saint Jérôme, tout nourri encore de la
" fleur de l'éloquence de Cicéron, de la douceur de
" Pline et de celle de Fronton, des charmes de^Vir-
" gile, je commençais à bégayer des paroles stridentes
" et essoufflées, stridentia anhelantiaque verba ; je m'atta-
" chais à cette langue difficile comme un esclave s'at-
" tache à la meule ; je m'enfonçais dans les ténèbres
" de cet idiome barbare comme un mineur dans un
" souterrain où, à peine après beaucoup de temps, il
" aperçoit quelque lumière, et, dans ces profondeurs,
" dans ces obscurités, je commençais à trouver des
"jouissances inconnues ; plus tard, de la semence de
'* mon étude, je recueillis des fruits d'une douceur
" infinie."
On se figuerera difficilement toutes les difficultés ren-
contrées par saint Jérôme dans ce travail. Le savant
traducteur s'était imposé deux règles invarial^les : la
518 FKÉDÉRIC OZANAM
première était de faire passer, autant que possible, les
beautés de la langue hébraïque dans les textes latins,
et la seconde, à laquelle il aurait tout sacrifié, était de
conserver le sens, coûte que coûte, de la langue à tra-
duire, même en détruisant la pureté de style et l'élé-
gance de la langue qui traduit.
Une autre difficulté rencontrée par saint Jérôme,
c'est que la langue hébraïque ne connaît pas de pré-
sent, elle divise le temps en deux portions, l'une
passée, l'autre future. Ce caractère distinctif des lan-
gues sémitiques s'explique bien, dit Ozanam ; en effet,
qu'est-ce que le présent, sinon un point d'intersection
invisible entre le passé et l'avenir. L'hébreu n'ayant
pas de présent, les prophètes se servaient du passé
pour, exprimer les choses futures et Isaïe racontera
la passion du Christ comme un événement accompli,
tandis que Moïse rapportant l'alliance conclue entre
le peuple d'Israël et son Dieu, placera toutes ces choses
dans l'avenir.
Plus tard, quand le pape Damase exigea de saint
Jérôme une révision complète des Ecritures de la nou-
velle alliance comme de l'ancienne, le saint docteur
se trouva encore en face de bien d'autres obstacles.
En effet, il n'y avait qu'une partie de l'Ancien Testa-
ment qui était écrite en hébreu, l'autre partie et tout
le Nouveau Testament étaient en grec. Le latin n'avait
pas d'expressions pour rendre les mots de la théologie
et de la hiérarchie chrétienne ; il fallait les faire naître
du grec, et c'est ainsi qu'on produisit les mots sui-
FRÉDÉRIC OZANAM 519
vants : episcopus, presbyfer, diacomis, le nom du Christ,
les mots baptême, anathèrae, salvator, eleemosyna, et
beaucoup d'autres. Bien plus, il fallut cri'ei- des verbes,
comme salvare, justijicare, mortificare et jejunare, et des
adjectifs, carnalis^sensuAdis et spiritaalis. ainsi que beau-
coup d'autres.
Toutefois, Ozanam remanjue ici que ce ne fut pas
tant le nombre de mots hébreux adoptés par la langue
latine qui ont fait sa richesse que l'emprunt d'un
style rempli de symbolisme et de figures, de phrases
d'une construction hardie et toute imagée. Il en est
de même pour le grec, qui vint enrichir le latin bien
moins en lui aidant à produire les mots que nous ve-
nons de citer qu'en lui transmettant la tournure et les
expressions spéculatives et philosophiques. " Le grec,
" dit Ozanam, donna à la langue latine les qualités
" qui lui manquaient pour satisfaire la raison par
" toute la régularité et l'exactitude de la terminologie
" grecque et pour saisir l'imagination par toute la
" splendeur du symbolisme oriental. " Plus loin, le
professeur dit encore : " Ce que la langue latine ap-
" prit à l'école du christianisme grec, cène furent pas
" non plus ces artifices oratoires, ces jeux de nombre
" et de rythme auxquels Cicéron s'était arrêté ; mais
" elle y apprit à suppléer à son insuffisance philoso-
" phique, à cette insuffisance dont Cicéron lui-môme
" se plaignait lorsque, dans ses efforts pour traduire
" les écrits de Platon et doter sa langue de ce que la
■' Grèce avait i:)ensé, par moments, il s'avouait déses-
" péré et vaincu... "
520 FRÉDÉRIC OZANAM
" Ainsi, poursuit Ozanam, la Bible avait été leprin-
" cipe et le grand instrument de la réforme du latin,
" en introduisant, d'une part, les. richesses poétiques
" de l'hébreu, et d'autre part, les richesses philosophi-
" ques du grec. Mais la Bible elle-même et le christia-
" nisme, en ceci, furent servis par deux auxiliaires :
" d'un côté, parles Africains, de l'autre, par le peuple,
" c'est-à-dire, déjà à l'époque où nous nous trouvons,
" par un peuple à moitié barl^are. "
Nous ne saurions pas suivre le professeur dans sa
description détaillée de l'action des jDeuples d'Afrique
et de la population de Rome dans cette réforme de la
langue latine ; qu'il nous suffise de dire que pour ce
qui est des Africains, ils apportèrent, à défaut de pu-
risme et d'élégance, des expressions et des tournures
énergiques.
Écoutons plutôt Tertullien lorsqu'il veut définir
l'Eglise. Il s'exi^rime dans une langue qu'aucun Ro-
main assurément n'eût voulu reconnaître comme la
sienne, et il dit : Corpus sumus de conscientia religionis
et disclplinse divinitate et spei fœdere. L'Eglise est un
grand corps qui résulte de la conscience d'une môme
religion, de la divinité d'une même discipline et des
liens d'une même espérance.
Quant au peuple de Rome, composé hétérogène s'il
en fut jamais, amalgame de toutes les nations qui en-
tretenaient depuis les temps les plus reculés une émi-
gration continuelle vers la capitale, l'action de cette
])opulace sur la langue latine fut de l'enrichir de bar-
FRÉDÉRIC OZANAM 521
barismes sans nombre et de sob'cismes incroyables. A
côté du langage choisi et élégant de la haute et sa-
vante société de Rome, langage de Cicéron et d'Ho-
race, on entendait continuellement dans les rues une
espèce de dialecte du peuple, un latin très différent
•de l'autre par la construction de la phrase et par la
prononciation.
Pour ce qui concerne la poésie, le peuple romain
n'admirait i^as tant les dactyles et les spondées d'Ho-
race et de Virgile que ces vieux vers saturnins où
ils goûtaient la rime. " En effet, dit Ozanam, parmi
" les plus anciens monuments de la chanson popu-
" laire latine, il s'en trouve plusieurs dont les vers
" riment entre eux. Vous connaissez ce chant des sol-
" dats romains : "
Mille, mille Sarraatas occidimus ;
Mille, mille Persas quferimus.
" Ce cpiime frappe surtout, ajoute ailleurs Ozanam,
" c'est que cette forme qui consiste à suivre la même
" rime pendant vingt, trente, quarante vers, jusqu'à ce
" qu'elle soit épuisée, est précisément la première
" sous laquelle se produisirent nos anciens poèmes
" chevaleresques dans le moyen âge, nos poèmes car-
" lovingiens et nos plus vieux romans : la même as-
" sonance y revient pendant une page entière jusqu'à
" ce qu'elle ait lassé la patience du jongleur et de
" l'auditoire... En 934, les gens de Modène veillaient
" sur leurs murailles menacées par les incursions des
522 FRÉDÉRIC OZANAM
Hongrois. Ces bourgeois et ces artisans, armés à la
hâte pour la défense de leurs foyers, et qui voyaient
de loin la flamme des incendies allumés par les
barbares, s'animaient en répétant un hymne guer-
rier que nous avons encore, où nous trouvons une
latinité correcte et toutes les réminiscences de la
poésie classique :
O tu qui servas ariiiis ista mccnia,
Noli dormire, quasso, sed vigila !
Dura Hector vigil extitit in Troia,
Non eam cepit fraudulenta Greeia.
" De tout ce qui précède, dit notre auteur en ter-
" minant, on a pu voir ce que le christianisme a fait
" avec la Bible pour instrument, les Africains et les
" barbares pour serviteurs et, de plus, le peuple, c'est-
" à-dire la recrue de la barbarie. Il ne fallait pas moins
" que ce grand remaniement de la langue latine pour
" y réunir tous les éléments de la civilisation an-
" cienne et pour en faire la langue du moyen âge.
FRÉDÉRIC OZANAM 523
IV
L'ÉLOQUENCE CHRETIENNE. — l'hISTOIRE. — LA POESIE.*
L'histoire, l'éloquence et la poésie chrétiennes, voilà
certes des sujets bien propres à ranimer l'esprit scru-
tateur, à inspirer l'âme poétique et à faire battre la
corde sensible d'Ozanam.
Dans l'antic^uité encore, l'orateur à la tribune de-
vait montrer sa supériorité, dans le soin de son corps,
la beauté et la majesté du costume, et c'était aussi
bien par son attitude gracieuse et noble qu'il espérait
persuader ses auditeurs et conquérir ses adversaires
que par la force et l'élégance de sa diction.
Cependant, au cinquième siècle, à cette époque dont
nous nous occupons particulièrement, les grands su-
jets d'éloquence ayant disparu en même temps que
la victoire désertait les drapeaux de l'empire, il ne
restait plus à l'éloquence que trois emplois : le forum
ou les causes devant le tribunal du proconsul, ce qui,
alors comme aujourd'hui, n'enrichissait personne, l'a-
vocat moins que les autres ; les panégyriques ou les
louanges basses et exagérées des empereurs, des mi-
nistres et de leurs favoris, ce qui de tout temps a
* Seizième, dix-septièm?. et dix-huitième leçons.
524
FREDERIC OZANAM
conduit plus sûrement à la fortune, et enfin les
harangues des rhéteurs ambulants qui à la demande
des citoyens d'une ville avaient toujours, paraît-il,
des déclamations soigneusement préparées où souvent
le patriotisme venait en aide à une certaine éloquence.
Toutefois, malgré ce déploiement de talents ora-
toires, malgré l'enseignement de la rhétorique qui ne
fut jamais abandonné dans les écoles, chacun sentait
que le souffle qui avait inspiré Théopompe et
Platon, Démosthène et Gicéron ne se faisait plus
sentir ; la vie paraissait s'être retirée du discours et la
parole semblait menacée de périr.
Le christianisme apparaît, et en changeant le l)ut
du discours, de la flatterie à l'enseignement, le genre
et le caractère de la parole, de la louange des hommes
à la gloire de Dieu, la place de la triljune, du forum à
l'autel, il réussit non seulement à sauver l'éloquence,
mais encore à la grandir. Sur ce sujet nous allons
laisser parler le professeur lui-même.
" Le christianisme, dit-il, ne pouvait pas laisser
" périr la parole, lui qui l'honora plus qu'aucune
" autre doctrine ne l'avait jamais fait, car le christia-
" nisrae représentait la parole, c'est-à-dire le Verbe,
" comme la créatrice du monde ; c'était elle qui avait
" formé l'univers, qui l'avait sauvé, qui devait le juger
" un jour. C'était bien cette même parole divine
'' qui devait se conserver, se perpétuer dans l'Eglise
" chrétienne par la prédication : en telle sorte qu'au-
" cune forme de respect n'était trop grande pour en-
FRÉDÉRIC OZANAM 525
*' tourer la parole sainte. Les anciens avaient donné
" à la parole humaine le plus magnifique piédestal ;
" ils lui avaient élevé la triljune, au milieu de l'Agora
" ou du Forum, d'où elle dominait ces villes intelli-
" gentes et passionnées dont la conquête était le prix
''•de la parole victorieuse. Il était difficile de faire à
" quelque chose d'humain plus d'honneur ; le chris-
" tianisme cependant fit plus : il la plaça non sur la
" tribune, mais dans le temple, à côté de l'autel. Il
" lui éleva une chaire, un second autel pour ainsi
" dire auprès du sanctuaire. On vit alors ce que lepa-
" ganisme n'avait jamais vu, on vit la parole en prose
" simple et sans ornement, dans le temple, au milieu
" des mystères. Il est vrai que, par là même, lecarac-
" tère de la parole changeait; elle cessait d'être un
*' spectacle pour devenir un enseignement ; son but
" n'était plus de flatter les sens, mais d'éclairer les
" esprits et d'ébranler les cœurs. "
Le professeur poursuivant l'énumération des chan-
gements que le christianisme apporta dans la rhétori-
que, nous montre l'action et l'élocution y prenant
une place plus secondaire à mesure que l'invention et
l'inspiration sont reconnues comme les qualités les
plus nécessaires de l'art oratoire. Puis Ozanam, vou-
lant nous mettre sous les yeux les nouvelles ressour-
ces de l'éloquence, nous cite parmi les prédicateurs
qui ont précédé le cinquième siècle saint Paul et
saint Ambroise.
Le premier était doué d'une éloquence d'un ca-
526 FRÉDÉRIC OZANAM
ractère tout à fait original ; il réussissait à convain-
cre ses auditeurs et à convertir les foules par sa brus-
que simplicité et par l'exposé lucide des doctrines
qu'il enseignait.
Saint Ambroise que la légende représente, comme
Platon à son berceau, avec un essaim d'abeilles sur
ses lèvres, eut au quatrième siècle un grand renom
d'éloquence. Sa parole avait un tel ascendant sur tous
qu'elle arrêta Théodose coupable à la porte du sanc-
tuaire et arracha saint Augustin à l'erreur des mani-
chéens.
Dans ses écrits, saint Ambroise trace à l'orateur
chrétien, des préceptes qu'on peut résumer dans les
phrases suivantes : " Que le discours soit Correct, sim-
" pie, clair, lucide, plein de dignité et de gravité :
" qu'il n'y ait point d'élégance affectée, mais qu'il
" s'y mêle quelque grâce... Que dirais-jede la voix ?
" Il suffit, selon moi, qu'elle soit pure et nette, car,
" c'est de la nature et de nos efforts qu'il dépend de
" la rendre harmonieuse. Que la prononciation soit
" distincte et mâle, qu'elle s'éloigne du ton rude et
" grossier des campagnes sans prendre le rythme em-
" phatique de la scène, mais qu'elle conserve l'onction
" de la piété."
Le professeur s'occupe ensuite des orateurs chré-
tiens du cinquième siècle, et il s'arrête particulière-
ment à saint Augustin, auquel il consacre la plus
grande partie de cette leçon.
Dans des pages nombreuses, il nous fait connaître
FRÉDÉRIC OZANAM 527
les préceptes de rliéiwrique que saint Augustin u
enseignés; il nous explique sur quels points prin-
cipaux l'art oratoire chrétien doit, d'après saint Au-
gustin, différer de la rhétorique enseignée dans l'an-
tiquité, et enfin, il nous donne plusieurs fragments
des discours ou sermons les plus éloquents de ce saint
docteur de l'Eglise.
Contrairement à l'opinion reçue parmi les anciens,
saint Augustin était d'avis que l'éloquence pouvait
se rencontrer sans la rhétorique. Il posait pour prin-
cipe que la sagesse était le fonds même de toute élo-
quence, et qu'elle lui est de beaucoup supérieure, car
la sagesse sans l'éloquence a fondé des cités, et l'élo-
quence sans la sagesse les a plus d'une fois mises en
ruines. Ce qu'il trouve de plus nécessaire chez le pré-
dicateur c'est la sagesse, l'éloquence est de surplus.
L'orateur doit, de plus, convaincre, plaire et toucher ;
saint Augustin insiste surtout pour qu'il s'efforce de
plaire afin de gagner les âmes. Il déclare que pourvu
que la clef ouvre, il permet qu'elle ne soit pas d'or,
qu'elle soit de plomb ou de bois, mais il faut qu'elle
ouvre les barrières, qu'elle les ouvre à toutes les lu-
mières de la vérité et à toutes les violences de la grâce
divine.
Le style simple, dit saint Augustin, est celui que
l'auditeur supporte plus longtemps, et plus d'une fois
dans sa longue carrière, il a observé que l'admiration
d'une belle parole arrache quelquefois moins d'ap-
plaudissements à l'auditoire que le plaisir d'avoir
528 FRÉDÉRIC OZANAM
conçu, facilement et sans nuage, une vérité difficile
mise à sa portée par une parole simple.
" Toutefois, il y a, dit Ozanam, quelques périls
" dans les dédains de saint Augustin pour les déli-
" catesses du style; il y a ici quelques traces de la dé-
" cadence et du mauvais goût de son siècle. Cepen-
" dant, s'il est insuffisant en ce qui concerne l'élocu-
" tion, s'il n'a fait que répéter les règles de la rhéto-
" rique cicéronienne en ce qui regardait l'invention,
" il va se relever singulièrement lorsqu'il entrera jus-
" que dans les dernières profondeurs de la philoso-
" phie de la parole, et qu'il donnera le véritaljle mys-
" tère de la nouvelle éloquence qu'il veut fonder.
" C'est ce qu'il fait dans un autre ouvrage, dont l'oc-
" casion même est digne d'intérêt et qui peint bien
" l'âme de saint Augustin. "
" Un diacre, nommé Deo Gracias, chargé de l'ins-
" traction des catéchumènes, lui avait écrit une lettre
" pour lui peindre ses dégoûts, ses peines, ses décou-
" ragements dans une fonction si difficile. Saint Au-
" gustin cherche à relever son courage en lui faisant,
" avec une admirable analyse, la peinture de toutes
" les tristesses, de tous les découragements qui peu-
" vent saisir un homme chargé de porter la parole
" devant ses frères, et cependant en lui montrant par
" quels moyens victorieux on peut dompter ses en-
" nuis, ses découragements, et triompher, tôt ou tard,
" de toutes les résistances de soi-même ou d'autrui.
" Les deux secrets de tyutc cette éloquence dont saint
FRÉDÉRIC OZANAM 529
" Augustin va chercher le fonds dans l'étude de l'es-
" prit humain, sont l'amour des hommes qu'il faut
" instruire et Taraour de la vérité qui n'est autre que
" Dieu même. Je dis d'ahord l'amour des hommes, et
" saint Augustin trouve, en effet, une ressource d'élo-
'• quence que les anciens n'avaient pas connue, dans
" la charité, dans ce besoin que nous avons de com-
" muniquer à autrui les vérités dont nous sommes
" pénétrés, dans cette ardeur qui fait que nous ne
" pouvons nous empêcher d'ouvrir la main, quand
" elle est pleine de ce que nous regardons comme
" vrai, comme beau, comme bon. Car. dit-il, de môme
" qu'un père se plaît à se faire petit avec son enfant,
" à bégayer avec lui les premiers mots, non qu'il y
" ait rien de bien attrayant à murmurer ainsi des
" mots confus, et cependant, c'est là lo bonheur rêvé
" par tous les jeunes pères; de même pour nous, pères
" des âmes, ça doit être un bonheur de nous faire pe-
" tits avec les petits, de murmurer avec eux les pre-
" mières paroles de la vérité, et d'imiter l'oiseau de
" l'Evangile qui réunit ses petits sous ses ailes, et
'' n'est heureux qu'autant qu'il est réchauffé de leur
" chaleur et qu'il les réchauffe de la sienne. C'esi
" qu'en effet, personne mieux que saint Augustin n'a
" connu cette mystérieuse sympathie de l'orateur et
" de l'auditeur, par laquelle l'un éclaire, soutient
" conduit l'autre, tandis que tous deux travaillent à
" la même heure, par le même effort, au détachement
" et à l'éclat de la même vérité. "
34
530 FRÉDÉRIC OZANAM
4
Parmi les nombreux passages des sermons de saint
Augustin cités par le professeur, nous détachons le
fragment suivant d'un admirable discours sur la ré-
surrection.
" Vous êtes tristes, dit saint Augustin, d'avoir porté
" au sépulcre celui que vous aimiez, et parce que
" tout à coup vous n'entendez plus sa voix. Il vivait
" et il est mort; il mangeait et il ne mange plus ; il
" ne se mêle plus aux joies et aux plaisirs des vi-
" vants. Pleurez-vous donc la semence quand vous la
'• confiez au sillon? Si un homme était assez ignorant
" de toutes choses pour pleurer le grain qu'on ap-
" porte aux champs, qu'on met dans la terre et qu'on
" ensevelit sous la glèbe brisée ; et si cet homme di-
" sait en lui-même : comment donc a-t-on enterré ce
" l)lé, moissonné avec tant de peine, battu, émondé,
" conservé dans le grenier ? nous le voyions, et sa
" beauté faisait notre joie, maintenant il a disparu de
" nos yeux... S'il pleurait ainsi, ne lui dirait-on pas :
" Ne t'afflige point, ce grain enfoui n'est assurément
" plus dans le grenier, il n'est plus dans nos mains ;
"mais nous viendrons plus tard visiter ce champ, et
" tu te réjouiras de voir la richesse de la récolte, là où
" tu pleures l'aridité du sillon. Les moissons se voient
" chaque année, celle du genre humain ne se fera
" (pi'une fois à la fin des siècles... En attendant, toute
" créature, si nous ne sommes pas sourds, nous parle
" de résurrection. Le sommeil et le réveil sont de tous
" les jours ; la lune disparaît et se renouvelle tous les
FRÉDÉRIC OZAXAM Ool
" mois. Pourquoi viennent, pourquoi s'en vont les
"feuilles des arbres? Voici l'hiver, assurément ces
" arbres desséchés reverdiront au printemps. Sera-ce
" la première fois, du l'avez-vous vu l'an passé? Vous
" l'avez vu, l'automne amena l'hiver, le printemps
•" ramène l'été. L'année recommence dans un temps
"qui lui est marqué : et les hommes faits à l'image de
" Dieu mourraient pour ne })lus revivre !"
Avant de nous séparer de saint Augustin, nous re-
produisons le fait suivant rapporté par le saint lui-
même. Nous verrons par là le grand ascendant que
lui donnait sur le peuple, sa parole toujours élo-
quente.
" De temps immémorial, dit Ozanam, il existait en
" Mauritanie, à Césarée, une coutume qu'on appe-
" lait la Caterva ; c'était une petite guerre, mais sé-
" rieuse et meurtrière qu'on se faisait chaque année :
" chaque année les habitants de la ville, divisés en
" deux bandes, les pères et les fils, les frères et les
" frères, armés les uns contre les autres, se faisaient
" pendant cinq ou six jours, une guerre à mort; des
" flots de sang coulaient dans la ville. Aucune pres-
" cription des empereurs n'avait pu déraciner ce dé-
" testable visage ; cela étonnera encore moins ceux
" qui sauront que l'Italie, au moyen âge, connut quel-
" ques coutumes semblables, et qu'il fallut des efforts
" persévérants pour les effacer. Saint Augustin tâcha
" d'abolir ce que les édits des empereurs avaient vai-
" nement voulu détruire : il parla, il ébranla, il fut
532 FRÉDÉRIC OZANAM
" couvert d'applaudissements ; mais il ne se crut pas
" vainqueur tant qu'il n'entendit que des acclania-
" tions ; il parla encore, enfin il vit couler des larmes :
" alors il sentit que la victoire était gagnée. En effet,
" dit-il, il y a huit ans que la coutume annuelle n'a
" pas reparu."
Ozanam termine en énumérant les orateurs chré-
tiens des premiers siècles, tant en Orient qu'en Occi-
dent, ainsi que ceux des quatrième et cinquième .siè-
cles. Il mentionne saint Jean Chrysostôme, saint Gré-
goire de Nazianze et saint Basile, de l'Église grecque.
Il place en tête des plus éloquents prédicateurs de l'E-
glise latine, saint Léon le Grand, et il reproduit un de
ses sermons prononcé le jour de la fête des apôtres
saint Pierre et saint Paul. Puis, viennent saint Pierre
Chrysologue, Gaudence de Brescia et Maxime de Tu-
rin. Le professeur fait aussi une mention toute parti-
culière de saint Grégoire le Grand qu'il donne avec
saint Augustin comme les principaux modèles de la
prédication chrétienne au moyen âge.
Au cinquième siècle l'histoire n'existait plus, du
moins, il n'existait pas d'historien vraiment digne
de ce nom. On ne mentionne que deux chroniqueurs,
Prosper d'Aquitaine et Amien MarccUin. Ce dernier,
un brave soldat, connaissait trop peu de choses pour
rendre un compte raisonné de tous les événements
de son temps. Comme païen, d'ailleurs, il ne voyait
les choses que du côté matériel.
Pourtant, l'histoire ayait été en grande considéra-
FRÉDÉRIC OZANAM 533
tion parmi les anciens, qui la reconnaissaient comme
un art, capable, comme la sculpture, de donner à
l'homme l'immortalité sur cette terre.
Parmi les historiens anciens, Ozanam mentionne
Hérodote et Thucydide, puis chez les Latins, Tite-
Live, Salluste et Tacite. Tous s'accordèrent à donner
à l'histoire les caractères d'un art. C'est pourquoi ils
aspiraient plutôt à charmer qu'à instruire, et trop
souvent dans leurs ouvrages, la poésie et l'éloquence
prennent la place de la vérité.
" A l'époque où nous sommes, dit Ozanam. nous
" trouvons l'histoire pour ainsi dire décomposée, ré-
" duite à ses éléments ; mais, du sein de cette déca-
" dence sortira une recomposition: les éléments sont
" séparés, mais ils attendent l'esprit qui doit les ré-
" chauffer et les réunir. Nous allons rencontrer, chez
" des écrivains distincts et très différents, ces trois for-
" mes des études et des travaux historiques : d'une
" part, les chroniques qui rétablissent l'ordre des
" temps ; en second lieu, les actes des saints qui font
" vivre les plus belles figures des âges nouveaux ; en
" troisième lieu, les premiers essais d'une philosophie
" de l'histoire, qui déroule toute la suite du plan divin
" pour pénétrer plus profondément que la vie même,
" et arriver à l'idée qui préside à la succession des
'• temps et des hommes."
Parmi les chroniqueurs du temps, le professeur
place les premiers défenseurs du christianisme, tels
que Justin, Clément et Tatius. Tous ont eu à écrire
534 FRÉDÉRIC OZANAM
riiistoire ens'occupantdcs principales figures de l'An-
cien Testament, et surtout de Moïse. Ozanam cite
aussi Eusèbe, auteur d'une histoire universelle tra-
duite et augmentée par saint Jérôme.
Cette histoire universelle était assez complète et ces
deux écrivains donnèrent un caractère nouveau à leur
travail en ne se contentant pas d'écrire seulement
l'histoire des événements, mais encore celle delà pen-
sée et de la parole. C'est ainsi qu'à côté des longues
listes de rois, de magistrats, de dictateurs et d'empe-
reurs, on trouve aussi un tableau par ordre chronolo-
gique, des historiens, des orateurs, des poètes et des
philosophes.
"Une autre qualité, bien plus importante chez eux,
c'est leur grand amour de la vérité. Ces vaillants
chrétiens accoutumés à blâmer les mœurs des patri-
ciens delà décadence, étaient loin de songera jeter un
voile sur les fautes des anciens Romains.
Après Eusèbe et saint Jérôme, Prosper d'Aquitaine
reprend la chronique et la conduit jusqu'en l'année
444. Puis, vient l'évêque espagnol Ida(;e, qui, les lar-
mes aux yeux, nous fait le récit de toutes les catas-
trophes dont le bruit parvint jusqu'à lui au fond de la
Galicie. Il raconte avec brièveté et amertume toutes
les invasions des barbares ; leurs dévastations dans
les provinces espagnoles le font pleurer sur sa patrie ;
le bruit des coups qui frappent les murs de Rome le
fait craindre pour sa religion.
En ces temps malheureux l'histoire, comme d'ail-
FRÉDÉRIC OZANAM 535
leurs tout ce qui se rapportait anx lettres, fut obligée
de chercher refuge dans les monastères, La Provi-
dence avait ainsi disposé les choses pour qu'il se trou-
vât dan? chaque cloître un moine assez intelligent
pour écrire année par année les événements de son
temps. Le chroniqueur du monastère faisait aussi
connaître la vie des plus illustres contemporains et il
entremêlait le tout de souvenirs personnels.
L'histoire ne se trouve pas seulement dans la chro-
nique ou l'exposé pur et simple des événements d'une
époque, mais de plus, on rencontre dans la vie écrite
des grands hommes des renseignements qui permet-
tent de s'assurer de la vérité des faits et d'entrer dans
les détails de la narration. Ainsi, pour cette première
partie du moyen âge, les actes des martyrs et la vie
des saints, tels que saint Ambroise, saint Augustin et
tant d'autres, ont été des sources inépuisables de ren-
seignements. Les disciples de ces grands homme.- en
écrivant leur vie ont rendu un grand service à l'his-
toire.
Plus tard, les anachorètes et les solitaires des dé-
serts se mii-ent aussi à écrire la vie les uns des autres,
ainsi que les principaux événements dont le bruit
pouvait parvenir jusqu'à eux. Il n'est pas surprenant
de voir la poésie envahir les chroniques de ces soli-
taires, qui écrivaient tout en contemplant les Ijeautés
de la nature, et en admirant Timmensité et la magni-
ficence des œuvres du créateur.
Ici, le professeur reproduit un écrit merveilleux
536 FRÉDÉRIC OZANAM
qu'on trouve dans les œuvres de saint Jérôme. Il s'a-
git d'une dernière visite de saint Paul l'Ermite à l'a-
nachorète Antoine, la veille de sa mort, dans les pro-
fondeurs de la Thébaïde.
Jusqu'à présent, nous avons vu dans le travail his-
torique deux parties : d'une part, la chronologie ou la
vérité toute entière, mais aride, sèche, dépouillée, et,
d'autre part, la légende, où la vie, la couleur, le mou-
vement de l'histoire se trouvent, mais où. souvent aussi
la poésie a pris ses ébats. Il nous reste maintenant à
parler de la philosophie de l'histoire, qui fut, pour
ainsi dire, une des innovations nécessitées par l'avè-
nement du christianisme.
Ozanam trouve dans les écrits de saint Augustin, et
surtout dans la Cité de Dieu, le premier effort à la re-
cherche des causes premières, ou, si on le préfère, le
premier pas fait pour constituer la philosophie de
l'histoire.
Lorsque Rome tomba au pouvoir des barbares, de
toutes parts s'élevaient des cris et des plaintes contre
les chrétiens et le Dieu qu'ils adoraient. On se mo-
quait de Dieu, disant qu'il n'avait pas eu assez de puis-
sance pour protéger ses adorateurs contre le pillage,
la captivité et la mort, et l'on accusait les chrétiens
d'être la cause du courroux des dieux qui, pour se
venger, avaient permis la prise de Rome.
" Dans son livre, saint Augustin répondait à ces
" clameurs des païens en leur montrant, dans les
" malheurs de Rome, les, conséquences accoutumées
FREDERIC OZANAM
537
"■ de la guerre, mais en leur faisant voir aussi l'inter-
" vention du christianisme dans cette puissance qui
" avait effrayé et dompté les barbares au jour même
" de leur victoire, et triomphé de leur souveraine li-
" berté."
• Ozanam, après avoir donné une analyse rapide de
ce livre étonnant, nous mentionne encore deux autres
écrivains, le prêtre espagnol Paul Orose et le prêtre
gaulois Salvien. Le premier n'indique pas comme
saint Augustin les causes des désastres du temps,
mais avec un sentiment chrétien bien admirable, il
ose prévoir dans ces bouleversements une ère de paix
pour toute l'Europe. Faisant taire son amour pour la
patrie, il ne craint pas de dire que quant à lui, il ne
regrettera pas l'invasion si elle a pour résultat de
faire des néophytes de tous les barbares.
Salvien dans son livre de Gubernatione Dei (-ioô)
fait preuve d'un grand progrès dans la philosephie
de l'histoire.
Rome a été pendant dix-sept ans entre les mains
des barbares, Rome est humiliée et paraît tombée
pour ne plus se relever. Il faut alors entendre les cla-
meurs des païens contre les chrétiens. Salvien répond
en montrant les causes naturelles et surnaturelles de
la décadence et de la ruine. "Il montre ces causes
" dans la corruption d'une société mourante en raison
" du désordre de ses institutions, qui devait ame-
" ner la ruine de son pouvoir. Il les montre dans l'a-
" vilissement des mœurs favorisé par les lois ro-
538 FRÉDÉRIC OZANAM
" maines, et déclare sous ce rapport la snpérionté
" des barbares."
Enfin, Salvien dépeint avec une telle éloquence et
une telle énergie les vices et les malheurs de son
temps, qu'il a mérité d'être appelé le nouveau Jé-
rémie.
En règle générale, la poésie est la première forme
de la littérature, mais dans la littérature chrétienne,
il en a été autrement. L'histoire et l'éloquence ont
précédé la poésie : celle-ci était toute dans l'Evangile
et dans les livres saints. Elle était aussi, on peut dire,
en action dans ce grand spectacle de la chute d'un
inonde vermoulu et de la naissance d'un monde nou-
veau. Mais, comme l'a dit M. Saint-Marc Girardin,
" la vérité était trop forte pour faire des poètes à
" cette époque, elle ne pouvait faire que des mar-
" tyrs."
" Il n'a pas fallu moins de trois siècles silencieux,
" dit Ozanam, pour mûrir la fécondité de l'art chré-
" tien." Cî'est à l'époque de Constantin que les poètes
viennent s'ajouter aux polémistes, aux orateurs, aux
historiens qui ont fait la lutte âpre et sévère de la vé-
rité contre l'erreur. " La paix de l'Église est comme
une aurore qui éveille des chants."
Parmi les poètes nombreux qui se sont fait remar-
quer à cette époque, Ozanam cite Commodianus, poète
épique, et après lui, Dracontius, saint Hilaire d'Arles
et Marins Victor, qui composèrent des poésies sur les
premiers récits de la Bi.ble. Puis vinrent Juvencus et
FRÉDÉRIC OZANAM 539
Sédulius. * Le premier écrivit en vers une vie de
Jésus-Christ, et le second se fit surtout connaître par
un poëme intitulé : Paschale Carmen.
Tous ces poètes surent atteindre dans leurs écrits la
grandeur et la solennité que comportaient les sujets
traités, mais tous aussi ont poussé la sobriété d'ima-
ges, d'épisodes et de paraphrases jusqu'à la séche-
resse. Ceci s'explique sutout par la pensée de contro-
versé qui domine nécessairement dans toute cette
poésie. Mais alors, nous dira-t-on, pourquoi n'écrivi-
rent-ils pas en prose, comme leur aurait conseillé
Boileau? C'est que renseignement, chez les anciens et
même à l'époque que nous étudions, se faisait surtout
par l'exercice de la mémoire, " Par ce moyen, dit
" Ozanam, ces poètes parvinrent à faire pénétrer plus
" profondément et plus facilement les vérités chré-
" tiennes, sous ces formes poétiques, dans les classes
" lettrées du monde romain."
Ces premiers poètes chrétiens que nous venons de
mentionner, peuvent être rangés parmi les poètes épi-
ques; le professeur donne toutefois aux poètes lyri-
ques, et surtout à saint Paulin et à Prudence, la plus
grande part de son travail.
* Tous ces poètes ont été tirés de l'oubli par Aide le f!rand
dans sa belle édition des " Poet« Cbristiani," Venise, 1500-
1504. Il y avait <à cette époque un mouvement comme celui qui
s'est fait dans notre siècle en faveur de la littérature chré-
tienne et contre la littérature païenne.
540
FREDERIC OZANAM
Leur genre de poésie fut imité non seulement
dans cette langue latine qu'ils écrivii;Bnt pour le
moins aussi bien que les poètes païens leurs contem-
porains, mais encore dans toutes les langues nou-
velles qui se formèrent du latin. C'est ainsi qu'au
temps de Charlemagne, on trouvera un moine franc
du nom d'Ottfried, s'efforçant de publier dans son
poème de V Harmonie des Evangiles les louanges du
christianisme.
Plus tard, les conquêtes de Charlemagne, les hauts
faits de la chevalerie, les sublimes entreprises des
croisades, et enfin les découvertes de Vaseo de (lama,
inspireront tour à tour des poètes aussi célèbres que
l'Arioste, le Tasse, Camoëns.
Des temps encore moins éloignés de nous verront
In'iller Dante dans sa Divine Comédie, Gerson dans
Joséphina et Vida dans sa Christiade. Ces derniers
poètes, comme ceux des premiers temps du christia-
nisme, préférèrent avec raison les sujets religieux
aux événements de leur temps.
Quant à la poésie lyrique des premiers siècles chré-
tiens, on peut la faire remonter jusqu'au temps de
saint Paul, qui exhortait les fidèles à chanter des can-
tiques. Toutefois l'Orient, dans le progrès du chant
ecclésiastique, semble avoir été, dès le début, plus loin
dans la formation des chœurs, car du temps même de
saint Ignace, le chant à deux chœurs était établi dans
les églises.
Chez les Latins, ce fut -saint Ambroise qui inaugura
FRÉDÉRIC OZANAM 541
définitivement le chant sacré, et voici en quelle cir-
constance. L'impératrice Justine persécutait ce saint
évêque, et le peuple, pour le défendre contre les atta-
ques de ses ennemis, passait les jours et les nuits à
veiller autour de son palais. Touché de compassion à
la vue de ces longues veilles, saint Ambroise résolut
d'en dissiper l'ennui en introduisant les chants sacrés
de l'Orient dans son église.
Ce. saint évêque ne se contenta pas toutefois de faire
chanter les hymnes déjà connues, mais il se mit à en
composer lui-même. Ozanam lui en attribue douze,
pleines d'élégance et de beauté, et il cite entre autres,
celle qui commence ainsi :
Deus Creator omnium
Polique rector, vestiens
Diem decoro lumine,
Noctein soporis gratia.
" Dans ces poésies, remarque Ozanam, la langue
" est encore antique, cependant la versification a
" quelque chose de moderne: c'est la petite strophe
" de quatre vers iambiques de huit syllabes chacun,
" qui se prête facilement au remplacement delà ({uan-
" tité par l'accent, et ménage ainsi une place à la
" rime que nous avons vue introduite de bonne
" heure dans la versification chrétienne, que saint
" Augustin avait lui-même pratiquée dans son 2)saume
" contre les donatistes, qui revient pendant vingt-
" quatre vers, rimes deux à deux, dans l'hymne con-
" sacrée par le pape Damase à sainte Agathe. Ainsi,
542 FRÉDÉRIC OZANAM
" la séquence du moyen âge est déjà trouvée ; pres-
" que toutes sont ainsi coupées en strophes de quatre
" vers de huit sylhibes chacun ; seulement le moyen
" âge remplacera la quantité parla rime, qui donnera
" à l'oreille cette satisfaction que la prosodie ancienne
" serait désormais impuissante â lui offrir. Chose
" étrange ! ce sera à la condition de rom})rc un jour et
" définitivement avec les formes anciennes que lapoé-
'' sic chrétienne arrivera enfin à la liljcrté sans la-
" quelle il n'y a point d'inspiration et qui lui donnera
" cette prodigieuse richesse, cette verve, cette abon-
" dance du treizième siècle, et enfin cette majesté du
" Dies iras, et cette grâce inexprimable du Stabat
" Mater:'
Revenons aux poèmes lyriques de Paulin et de
Prudence.
Le premier, avant de devenir chrétien, avait rempli
avec honneur plusieurs charges de l'empire. Paulin
ou Paulius ]Meropius était d'une famille sénatoriale
romaine très riche et sa femme avait encore ajouté à
sa fortune en lui apportant de nombreux domaines.
Après avoir abjuré le x>aganisme, il se réfugia avec
son épouse dans ses terres en Espagne. Là, retiré
dans la solitude, il commen^'ait à jouir d'une vie pai-
sible et heureuse, lorsque la mort de son unique en-
fant le détermina à renoncer à toutes les espérances
de la terre pour se rapprocher davantage de Dieu.
D'un commun accord, son épouse et lui vendirent
tous leurs biens pour en distribuer le ])rix aux pau-
FRÉDÉRIC OZANAM 543
vres, puis ils se retirèrent à Nôle, près du tombeau de
saint Félix.
A la mort de son épouse, Paulin fut ordonné prêtre
et en 409 il devint évêque de Nôle.
Sa conversion éloigna de lui ses parents et ses amis :
plusieurs même de ces derniers et ses frères ne lui
pardonnèrent jamais ce qu'ils appelaient sa folie, et
ils passaient près de lui sans paraître le connaître.
Toutefois, nous verrons (pic le chagrin causé par une
telle conduite n'altéra en rien chez le saint la bonté
et la tendresse de cœur qu'on admire partout dans
ses poésies.
Paulin avait reçu des mains du savant Ausone une
instruction très soignée, et ce maître habile avait su
lui inspirer de bonne heure la culture des lettres, Ta-
mour de la poésie, ainsi que la grâce, l'élégance et la
pureté du langage. ]Mais le disciple n'emprunta ja-
mais au maître son affectation, ses puérilités, et il
faut le dire, ses obscénités.
" Voulant consoler, dit Ozanam, des parents qui
" pleuraient la mort d'un enfant, il le représente se
"jouant dans les cieux avec celui qu'il a lui-même
" perdu et dont la mémoire ne s'efface pas de son
" cœur, quoique pénitent il soit assis depuis tant
"d'années au tombeau de Nôle: " Venez, jeunes
" frères, venez dans cet éternel partage; couple char-
" mant, habitez ces joj'-euses demeures, et tous deux
" prévalez- vous de votre innocence, enfants, et que
" vos prières soient plus fortes que les péchés de vos
" parents."
544 FKÉDÉRIC OZANAM
Vivite participes, aîternum vivite, fratres,
Et lœtos dignain par habitate locos ;
Innocuisque pares meritis peccata parentum,
Infantes, castis vincite suffragiis.
Prudence naquit en Espagne en l'année 348, à peu
près au même temps que saint Paulin voyait le jour à
Bordeaux. Comme lui aussi, Prudence fut chargé suc-
cessivement de l'administration de plusieurs villes
dans sa patrie, et il s'acquitta même avec grand hon-
neur d'une charge élevée qu'Honorius lui avait donnée
à sa cour.
Ce poète chrétien était surtout remarquable par la
grâce et l'élégance de ses vers. Comme il était avocat,
on trouve aussi dans ses poésies plusieurs passages
qui laissent apparaître l'orateur, l'homme accoutumé
aux débats, surtout dans ses deux livres contra S}/m-
machum.
Malgré son grand désir de consacrer ses dernières
années à la gloire du Christ et à la défense de ses dis-
ciples, il ne se cachait pas l'imperfection des armes
que la Providence avait mises à sa disposition,non plus
que le manque de force de l'instrument dont elle se
servait. A ce sujet, il s'exprime ainsi en toute humi-
lité: " Il est temps, dit-il, de consacrer à Dieu le reste
" de sa voix ; que les hymnes accompagnent les
" heures du jour, et que la nuit ne se taise point : que
" les hérésies soient combattues, la foi catholique dis-
" cutée, l'insulte prodiguée aux idoles, les vers glo-
" rieux aux martyrs, la Jouange aux apôtres... Dans
FRÉDÉRIC OZANAM 545
" la maison d'un riche, on étale partout une opulente
"vaisselle; la coupe d'or y étincelle, la chaudière
" d'airain n'y manque pas. On y voit le vaisseau d'ar-
" gile et le plat d'argent large et lourd ; plusieurs
" vases y sont d'ivoire, d'autres sont taillés dans l'or-
". me et le chêne. Pour moi, le Christ m'emploie
'' comme un vase sans valeur à dliumbles usages et
" souffre que je reste dans un coin du palais de son
" Père."
Me paterno in atrio
Ut obsoletum vasculuin caducis
Christus optât usibus,
Sinitque parte in anguli mauere.
Dans son étude sur les œuvres de ce poète, le pro-
fesseur s'occupe surtout de ses deux livres contre
Symmaque, ce brillant auteur païen dont nous avons
déjà parlé, qui plaidait pour le rétablissement de l'au-
tel de la Victoire. Nous avons surtout admiré dans le
deuxième livre ce passage à jamais célèbre où Pru-
dence demande Tabolition des combats de gladiateurs.
Il vient de peindre l'amphithéâtre retentissant des
clameurs des combattants, puis s'adressant à Hono-
rius, il s'écrie : '• Que Rome, la ville d'or, ne connaisse
" plus ce genre de crimes. C'est toi que j'en conjure,
" chef très auguste de l'empire d'Ausonie ! ordonne
" qu'un si odieux sacrifice disparaisse comme les au-
" très. C'est le mérite que te voulut laisser la ten-
" dresse de ton père: Mon fils, a-t-il dit, je te fais ta
" part, et il t'abandonna l'honneur de ce dessein.
35
546 FRÉDÉRIC OZANAM
" Empare-toi donc, ô jirince ! d'une gloire réservée à
" ton siècle. Ton père défendit que la ville maîtresse
" fût souillée du sang des taureaux ; toi, ne permets
" jdus qu'on y offre en hécatombes les morts des
" hommes. Que nul ne meure plu:! pour que son sup-
'' plice devienne une joie ! Que l'odieuse arène, con-
" tente de ses bêtes féroces, ne donne plus l'homicide
" en spectacle sanglant ! Et que Rome vouée à Dieu,
" digne de son prince, puissante par son courage, le
" soit aussi par son innocence."
Ceci, remarque 0/anam, c'est la })oésie mise au ser-
vice, non seulement du christianisme, mais de l'hu-
manitj qu'elle avait si souvent trahie.
Continuant son étude des œuvres de ce poète,
le professeur nous dit que " sa force éclate bien
'• davantage cncjre, lorsqu'il décrit les combats des
'• martyrs, et s'anime, pour ainsi dire, de tout leur
'■ feu, lorsqu'il représente saint Fructueux sur le bû-
'■ cher, saint Hippolyte entraîné par des chevaux in-
'■ doui[)tés, ou bien saint L.iurent sur le gril. Saint
'■ Laurent ébait une des mémoires les plus chères au
'■ })euple romain, parce que cet apôtre, ce martyr de
'■ la foi, était aussi martyr de la charité; et qu'il était
'■ mort, non pas seulement pour ne pas livrer le
" Christ qu'il portait en son cœur, mais ces trésors de
•■ l'Eglise, qui étaient conservés pour la nourriture
" des pauvres; et Rome lui en sut gré, car encore au-
'■ jouid'hui, après la Vierge, il n'est pas de saint, pas
'■ mûiue saint Pierre, qui ait autant d'églises, à Rome,
FRÉDÉRIC OZANAM 547
" que saint Laurent, tant le souvenir de ce diacre,
" serviteur des pauvres, est resté populaire ! Prudence
" Ta chanté, et, dans l'enthousiasme que lui in-;[)irait
" la figure de ce jeune saint, il a voulu au moment où
" il va rendre le dernier soupir, mettre dans sa bou-
'.' che une prière où vous trouverez l'inspiration des
"^ chrétiens, c[ui voyaient d'un œil assuré la destinée
" romaine : " Christ, nom unique sous le soleil, s])lcn-
" deur et vertu du Père, auteur du monde et du ciel,
" et véritable fondateur de ces murs, vous qui pla-
" çâtes Rome souveraine au sommet des choses, vou-
" lant que tout l'univers servît le peuple qui porte la
" toge et le fer, afin de dompter ainsi sous les mêmes
" lois, les coutumes, le génie, les langues et les cultes
" des nations ennemies ! Voici que le genre humain
" tout entier a passé sous la loi de Rémus ! les mœurs
" contraires se rapprochent en une même parole, en
" une même pensée. 0 Christ, accordez à vos Romains
" que leur cité soit chrétienne, elle par qui vous avez
" donné une même foi à toutes les cités de la terre.
" Que tous les membres de l'empire s'unissent dans
" un même symbole. Le monde a fléchi, que la ville
" maîtresse fléchisse à son tour, que Romulus dc-
" vienne fidèle et cpie Numa croie en vous.''
jMansuescit orbis svibilitiis,
Mansuoscat et summum caput...
Fiat fidelis Komulus
Et ipso jam credat Numa !
548 FRÉDÉRIC OZANAM
l'art chrétien. *
Nous avons à étudier maintenant ce qu'Ozanam ap-
pelle la pjésie des monuments. Et c'est du fond des
catacombes que cette poésie sortira bien plus bril-
lante et plu? abondante que celle qui nous est appa-
rue dans les lettres.
" La source commune de toute la poésie chrétienne,
" dit O/anam, c'e^t le symbolisme. Le symbolisme
'■ est à la f jis une loi de la nature et une loi de l'esprit
" humain. C'ejt une loi de la nature : après tout,
" qu'e>t-ce que la création, si ce n'est un langage ma-
" gnifique qui nous entretient nuit et jour? Les cieux
" racontent leur auteur; le.3 êtres créés ne parlent pas
" seulement de celui qui les a faits, mais ils nous en-
" tre.,iennent les uns des autres, et les plus petits, les
" plus obscurs, nous font l'histoire des plus lumineux
" et des plus éclatants. Cet oiseau de passage qui re-
" vient, qu'est-ce, sinon le signe du printemps qu'il
" ramène avec lui et des astres qui ont marché
"des mois entiers? Et ce chétif roseau qui jette
" son ombre sur le sable, ne sert-il pas à marquer
'' l'élévation du soleil sur l'horizon ? C'est ainsi
* Dix-neuvième leçon.
FRÉDÉRIC OZANAM 549
" que tous les êtres se rendent témoignage, se provo-
" quent, s'interpellent d'un bouta l'autre dePimmen-
" site, et ce sont ces continuels rapprochements, ces
" innombraVdes symboles, ces harmonies, qui font la
" poésie du monde que nous habitons."
Tout est symbolisme dans le christianisme. Joseph
et Moïse dans l'Ancien Testament ne sont que la re-
présentation de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Le Christ
lui-même n'a parlé que par parabole ; saint Paul a in-
terprété le Nouveau Testament par voie d'allusions
et d'allégories, et saint Jean dans V Apocalypse nous
donnera le livre le plus mystérieux et le plus symbo-
lique qui ait été inspiré.
Le symbolisme devient le langage du chrétien
non seulement par l'habitude de la langue figurée de
la Bible, mais encore par nécessité. En effet, au temps
des persécutions, il devint nécessaire de tenir secrets
certains mystères du christianisme pour les sauvegar-
der contre la profanation des infidèles. Et les chré-
tiens, pour s'entretenir entr'eux et pour se reconnaî-
tre, furent obligés d'avoir recours à certains signes et à
certains symboles et d'échanger leurs pensées sans
les livrer aux persécuteurs.
" C'est parce que les religions sont nécessairement
" symboliques qu'elles deviennent le principe et le
" berceau des arts: tous les arts sont nés à l'ombre
" d'une religion. Et, je ne m'en étonne pas, car si
" l'homme, pour dire quoi que ce soit, a besoin d'em-
" ployer des signes qui, précisément parce qu'ils sont
550 FRÉDÉRIC OZANAM
" matériels, restent toujours inférieurs à sa pensée, à
" plus forte raison il doit en être de même quand on
" entreprend de parler à Dieu, de Dieu, des choses in-
" visibles, de toutes ces conceptions infinies que l'in-
" telligence n'atteint qu'à peine, qu'elle entrevoit un
" moment, qui passent comme des éclairs, qu'elle
" voudrait fixer, mais qui ont disj)aru avant qu'elle
" ait pu comparer son expression imparfaite avec
" l'idée même qu'elle voulait rendre. C'est pourquoi,
" quand l'homme essaie de parler de ces choses éter-
'• nelles, aucan signe ne lui suffit, ne le satisfait ; tous
" les moyens sont employés et viennent pour ainsi
" dire à la fois sous sa main. Mais, tout ce que peu-
" vent et le ciseau et le pinceau et les pierres élevées
" les unes sur les autres jusqu'à des hauteurs inacces-
" sibles et jusque vers le ciel, tout ce que peut pro-
" duire la parole d'illusion et d'harmonie quand elle
" est soutenue par le chant, tout est employé par
" l'homme et rien n'arrive à contenter les justes exi-
" gences de son esprit dés qu'il s'agit de ces grandes
" et immortelles idées. Cependant, malgré cette im-
" puissance, l'idéal qu'il a poursuivi apparaît, se
" laisse apercevoir avec une sorte de transparence, et
" c'est cette transparence de l'idéal à travers les for-
" mes dont il est revêtu qui constitue véritablement
" la poésie; car la poésie primitive n'est pas seule-
" ment dans les vers, dans la parule rhythmée, mais
" dans tout eff"ort de la volonté humaine pour saisir
" l'idéal et le rendre, que ce soit par la couleur, que
FRÉDÉRIC ozana:\[ 551
" ce soit par des pierres ou par tous les moyens qui
" lui ont été donnés de frapper le^ sens et de commu-
" niquer à l'intelligence d'autrui ce que son intelli-
" gence a conçu."
Le professeur nous fait ensuite assister à la nais-
sance de l'art chrétien dans les catacombes ; c'est aussi
là que naquit la littérature italienne, comme nous
avons pu le voir précédemment dans Tétude des
Poètes franciscains en Italie.
Toutefois, Ozanam consacre encore [)lus de p:iges a
la description do ce^ ouvrages des premiers siècles
chrétiens et il nous fait part des enseignements que
donne la visite de ces grandes galeries souterraines.
" On aperçoit d'abord, dit-il, dans les catacombes,
" l'ouvrage de la terreur et de la nécessité. Mais, si
" l'on y prend garde, c"e-t un ouvrage Inen éloquent,
" et si les monuments, si l 'architecture môme n'a pas
" d'autre but que d'instmiire les hommes et de le-:
" émouvoir, jamais aucune construction au monde
" n'a donné de si grandes et si terribles leçons. En
" effet, lorsque vous pénétrez dans les profondeurs de
" la terre, vous apprenez par force ce qui est la grande
" leçon de la vie, à vous détacher de ce qui est visi-
" ble, c'est-à-dire de la lumière. Le cimetière enve-
" loppe tout, comme la mort enveloppe la vie, et ces
" oratoires mêmes, ouverts à droite et à gauche par
" intervalles, sont comme autant de jours sur Tim-
" mortalité, pour consoler un peu l'homme de la nuit
" dans laquelle il vit ici-bas. Ainsi tout ce que
552
FREDERIC OZANAM
'' rarchitecture doit faire i3lns tard, elle le fait déjà,
" elle instruit, elle émeut, elle pénètre."
Au cinquième siècle, les chrétiens sortis des cata-
combes se livraient à la culture des arts avec plus de
liberté, et la sculpture prit parmi eux un développe-
ment considérable quoiqu'elle fût nécessairement li-
mitée dans les commencements aux mêmes sujets et
aux mêmes études. Dans l'art statuaire, on signale une
statue de saint Hippolyte qu'on voit encore aujour-
d'hui au Vatican, ainsi que des statues de saint Pierre
et du bon Pasteur qui datent du temps des persé-
cutions.
Le professeur remarque que c'est surtout dans les
bas-reliefs et dans la décoration des sarcophages que
la sculpture prend son essor, et il distingue trois dif-
férents genres qui sont propres à chacune des trois
principales villes de l'empire: Rome, Ravenne et
Arles. Cette dernière ville semble avoir eula supério-
rité, du moins Ozanam mentionne particulièrement
les sarcophages de saint Trophine, dont les bas-reliefs
représentant entre autres choses le passage de la mer
Rouge sous trois faces différentes, dénotent un talent
très remarquable et un ciseau très habile.
" Ainsi, dit Ozanam, n'en doutons pas : la sculpture
" n'a pas péri; elle se défendra; elle traversera les
" siècles barbares et difficiles, et, quand vous lui
" livrerez les chapiteaux de vos piliers, la façade et
" les portails de vos cathédrales, vous verrez ce qu'elle
" saura faire."
FREDERIC OZANAM
553
Après la sculpture, Ozanam jette un coup d'œil sur
la peinture et sur les mosaïques.
" On ne conçoit en aucune manière, dit-il, comment
" on a pu dire que l'emploi des images était nouveau
" dans l'Église, quand tous les Pères des quatrième et
" cinquième siècles sont remplis du culte des images
" et de l'emploi qu'on en faisait dans la décoration
" des basiliques, soit en Orient, soit en Occident,
" à l'exception d'un certain nombre de provinces,
" comme la Judée, où l'on craignait d'offenser les sus-
" ceptibilités des Juifs. Mais, à part cela, tous les
" témoignages sont unanimes, et nous avons du cin-
" quième siècle des lettres de l'anachorète saint Nil
" à Olympiodore, préfet du prétoire, pour le louer de
" l'intention où il était de décorer de peintures la
" basilique qu'il venait de fonder. Nous avons aussi
" des lettres en vers, une sorte de poème de saint
" Paulin, où il explique les ornements dont il a enri-
" chi l'église de Noie et s'attache à décrire les pein-
" tures qu'il a fait tracer sur les portiques."
Quant aux mosaïques, elles ont aussi servi à la
décoration des églises dès le cinquième siècle, car en
421 le pape Célestin I^i' en fit orner l'église de Sainte-
Sabine. " Sixte III, dit Ozanam, fit exécuter en 433 des
" mosaïques qui subsistent encore, après mille quatre
" cents ans, à Sainte-Marie-Majeure: ainsi cette image
" de la Croix non ensanglantée, couverte de pierre-
" ries, sur un trône avec les saints Evangiles et au-
" dessous de l'image de la Vierge ; tout autour l'his-
554 FRÉDÉRIC OZANAM
" toire de l'enfance du Christ, et, sur les deux côtés
"vingt tableaux de l'Ancien Testament: tout cela
" date du pape Sixte III."
jNIais les mosaïques, la peinture et la sculpture ne
sont que des dépendances de l'architecture. Et c'est
surtout dans hi culture de cet art que le cinquième
siècle s'est rendu remarquable. En effet, les chrétiens
sortant des catacombes étaient animés du plus grand
désir de profiter de la liberté pour construire en plein
air et en grand les l)aptistères et les tombeaux que
jusqu'à ce temps ils avaient été oliligés d'enfouir sous
le sol. Alors, selon l'expression d'Ozanam, " il sem-
" ble que leurs tombeaux, faisant effort et soulevant
" la terre, s'élèvent au-dessus d'elle et la couronnent ;
" car les premières chapelles, les premiers tombeaux
" chrétiens, les baptistères qui se construisent sur la
" face du sol, au lieu d'être cachés dans ses profon-
" deurs, affectent cette forme. Les baptistères sont
" ronds, les premiers tombeaux chrétiens le sont
" aussi ; je citerai comme exemple, le baptistère de
" Saint- Jean-de-Latran à Rome ; à Rome aussi les
" tombeau de sainte Constance, bâti par Constantin
" pour sa sœur et d'autres personnes illustres de la
" famille ; je pourrais citer encore la cathédrale de
" Brescia, qui est une rotonde. En Orient, cette forme
" triomphera et formera la coupole ; déjà l'église des
" saints Apôtres, construite par Constantin, n'était
" qu'une coupole couronnant le milieu d'une croix
" grecque. Dans Sainte-So])hie la coupole se déve-
FREDERIC OZANAM
" loppe encore davantage et s'étenclant de tous côtés,
" absorbera, en quelque sorte, les bras de la croix. Ce
" sera là le type du caractère byzantin qui demeurera
" en Orient."
Après avoir donné les différents traits caractéristi-
ques de l'architecture romano-byzantine et en avoir
mentionné les principaux monuments, tels que les
cathédrales de Wornis, Mayence et Cologne, le pro-
fesseur décrit ainsi l'origine de l'architecture gothi-
que : " Comme un mort ressuscitant qui, dans sa sé-
" pulture, s'efforcerait de soulever la dalle de son
" tombeau et Unirait par la briser, de même l'archi-
" tecture, gothique, à force de soulever l'arcade by-
" zantine, la brisa par le milieu et l'ogive fut trou-
" vée. Et avec elle jaillit ce système d'architecture
" dont les merveilles ne sont peut-être pas assez con-
" nues et pas assez admirées, car enfin Reims et
" Chartres sont à deux pas, et on semble l'ignorer ;
" puis on va au Parthénon, et l'on dit qu'on n'a jamais
" rien vu de pareil, tandis que des merveilles autre-
" ment grandes, autrement variées, autrement im-
" mortelles nous environnent. Cette architecture go-
" thique n'est cependant encore que le développement
'• de la basilique chrétienne telle que le cinquième
'' siècle l'avait faite, et, si l'on y regarde de près, on
" aperçoit toujours la même division, toujours l'idée
" delanef(navis) du vaisseau. Seulement cette nef, ce
" vaisseau ressemble à l'arche de Noé dont parle l'É-
" criture. Mais l'arche du treizième siècle a tellement
556
FREDERIC OZANAM
' développé la croix, qu'il faut la soutenir par des
contreforts que les anciens n'avaient pas connus :
" ils les font innombrables pour en dissimuler la pe-
" sauteur ; on les multiplie, on les allège, on les di-
" minue, de sorte qu'ils ne paraissent plus qu'autant
' de cordages tendus pour retenir sur la terre cette
" nef du ciel qui semblerait devoir s'éloigner et dis-
" paraître."
Ozanam termine par les remarques suivantes sur la
basilique de Saint-Pierre de Rome qu'on doit regar-
der comme le couronnement de l'art chrétien.
" La chapelle, dit-il, plus grande et plus vaste
" qu'on ne l'avait jamais vue, monte plus haut qu'elle
" n'était jamais montée, parce qu'il y a au-dessous un
" tombeau générateur, un de ces tombeaux toujours
" vivants, si je pouvais le dire, un de ces germes qui
" poussent toujours ; et ce germe, sous la basilique
" obscure qui le dissimulait, travaillait sans relâche
" à ébranler ces murs trop étroits pour lui. Au-dessus
" est suspendu ce dôme, le plus élevé qui fat jamais,
" presque aussi haut que la plus grande pyramide
" d'Egypte, qui n'est après tout qu'u.i chef-d'œuvre
" de matérialisme, une masse de pierres entassées,
" tandis que sous les voûtes de Saint- Pierre circulent
" à grands flots la lumière et la vie. Ces pierres spi-
" ritualisées portées en l'air par la foi, dominent les
" montagnes voisines. Vous êtes parti des premières
" marches de Saint-Pierre, et votre vue était bornée.
" Vous montez des escaliers innombrables ; au-dessus
FRÉDÉRIC OZANAM 557
'' de l'église et de la coupole, vous trouvez enfin la
" plate-forme, et là, les collines s'aplanissent, dispa-
" laissent, et par-dessus, vous découvrez la mer, que
"jamais les triomphateurs romains n'avaient aper-
" çue du haut du Capitole."
VI
LA GIVILISATIOX MATERIELLE DE l'eMPIRE. — COM-
MENCEMENT DES NATIONS NEO-LATINES. (*)
Dans les premiers siècles de l'ère chrétienne, la pros-
périté matérielle de l'empire romain semblait être
rendue à son apogée et, du temps de Tertullien le
progrès en toutes choses était si apparent et si frap-
pant, que cet homme au caractère sévère et réservé n'a
pas pu s'empêcher d'exprimer son étonnement et son
admiration: "En vérité, dit-il, le monde devient do
" jour en jour plus riche et plus cultivé; les îles elles-
" mêmes n'ont plus de solitudes, les écueils plus de
" terreurs pour le nautonier : partout des habita-
" tions, partout des peuples, partout des lois, partout
" la vie."
En jetant un coup d'œil sur cette époque, ce qui
frappe surtout, c'est la grande activité qui règne par-
tout. Le commerce de Rome avec les autres parties
(*) Vingtième et vingt et unième leçons.
558 FRÉDÉRIC OZANAM
de l'empire, avec l'Asie et les peuples du Nord, faisait
qu'on trouvait dans la capitale les soies, les pellete-
ries et le fer du Thibet et de la Chine à côté de Tam-
bre, de l'étain et des cheveux blonds de la Bretagne
pour orner le front des dames romaines.
Dès les cinquième et sixième siècles l'Eglise s'est
efforcée de protéger et de ranimer le commerce que
l'invasion des barbares semblait avoir détruit, du
moins pour un temps.
Plus tard le génie commercial put atteindre un dé-
veloppement considérable par les pèlerinages et les
croisades qui ouvrirent de nouvelles voies de commu-
nication avec rOrient. Pise, Gènes et Venise se rem-
plissent de richesses que des vaisseaux innombrables
iront porter sur le marché des principales villes de
France et d'Allemagne.
Plus tard encore les villes se mirent à rivaliser de
magnificence entre elles et les peuples s'engagèrent
dans une telle lutte pour la richesse et l'opulence,
qu'ainsi qu'au temps d'Aristide, " le sol même se ravi-
vait et la terre n'était plus qu'un vaste jardin."
Pour ce qui est de l'agriculture, le peuple romain
qui allait prendre ses dictateurs à hi charrue, a toujours
été le plu5 avancé dans toute espèce de culture. C'est
peut-être la seule chose pour laquelle il n'a pas été
oldigé de faire d'emprunts à la Grèce ni aux autres
nations avec lesquelles il se trouvait en rapport. On
retrouvera le perfectionnement agricole des Romains
jusqu'aux extrémités de la terre et partout où ils pas-
FRÉDÉRIC OZAXAM 559
.sèrent, à l'ombre des boacliers ils plaçaient la charrue.
En effet, l'agriculture était la gloire de ce peuple des-
tiné' non seulement à conquérir mais encore à coloni-
ser. Il n'est donc pas surprenant que le plus grand de
ses poètes ait consacré l'un de ses poèmes à l'agricul-
ture.
Dans la dernière leçon, Ozanam s'occupe de la
naissance des nationalités modernes, des nations néo-
latines. Il nous fait remarquer chez chacun des peu-
ples soumis à la domination romaine quelques points
caractéristiques, quelques traits distinctifs où se révèle
leur destinée future.
Il considère ensuite les causes qui conservèrent un
esprit national dans chacune des grandes provinces
romaines. Elles sont au nombre de trois : il y a une
cause politique, il y a, en quelque sorte, une cause
littéraire, enfin il y a une cause religieuse.
La cause politique a été la violence dont usa sou-
vent Rome victorieuse contre les provinces vaincues,
et surtout les exactions et la cruauté des employés du
fisc romain.
La cause littéraire était dans les écrits que ces vexa-
tions sans cesse répétées nécessitèrent dans le parti
anti-romain. Saint Augustin, représentant le parti afri-
cain, et Orose le parti espagnol, ne manquèrent pas de
reprocher à Rome sa gloire teinte de sang et de crimes.
Le patriotisme de ces deux grands hommes ne peut
être nié et cependant ils n'hésitèrent pas à devenir
les interprètes de leur parti pour protester contre les
560 FEÉDÉRIC OZANAM
sarcasmes et les injures que les Romains ne ména-
geaient pas à leurs compatriotes et ils élevèrent la
voix contre les humiliations et les cruautés dont
Rome abreuvait les nations conquises.
La cause religieuse venait de la nécessité dans la-
quelle se trouvait l'Église de Rome de respecter,
dans une certaine mesure, l'individualité, l'origi-
nalité des églises nationales, afin de conserver son
propre prestige. "En ceci, dit Ozanam, la sagesse
" et le bon sens de l'Église romaine dépassaient la
" sagesse et le bon sens du gouvernement, car elle
" a su respecter les droits, les privilèges, les institu-
" tions, la liturgie propre aux différentes provinces
" de l'empire."
Le résultat de tout ceci c'était que chaque province
avait, pour ainsi dire, sa représentation défendant ses
intérêts, exposant ses besoins, et de cette diversité
d'intérêts, de besoins, de ressources résultait la ri-
chesse même de l'empire, chacune des provinces sup-
pléant Il ce qui manquait aux autres et devenant par
là l'ornement de cette grande société romaine du
temps des Césars. "Il est si vrai, dit Ozanam, que le
" monde tirait quelque beauté et quelque grandeur
" de la variété même qui se produisait au milieu de
" cette uniformité, que Claudien, ce poète de la déca-
" dence, dans une composition à la louange de Stili-
'• con, représente les diverses provinces de l'empire
" se rassemblant autour de Rome la déesse, et venant
" lui demander son secpurs. Elles sont personnifiées
FRÉDÉRIC OZANAM 561
" avec leurs attributs, expression de leur génie ; ainsi
" l'Espagne, alors si pacifique, se présente couronnée
" d'oliviers et portant l'or du Tage sous ses vôte-
" ments ; l'Afrique embrasée des feux du soleil, a le
" front ceint des épis nourriciers qu'elle prodigue à
" Komc, puisqu'elle était la nourrice de Tempire
"romain; un diadème d'ivoire est sur sa tête; la
" Gaule, toujours guerrière, relève fièrement sa cheve-
" lure et balance à sa main deux javelots ; enfin la
" Bretagne s'avance la dernière: elle a les joues ta-
" touées ; sa tête est couverte de la dépouille d'un
" monstre marin et ses épaules d'un grand manteau
" d'azur, dont les plis flottants imitent les vagues de
" l'Océan, comme si le poète avait vu de loin que cette
" Bretagne, alors si barbare, était destinée à avoir un
"jour l'empire des mers. Ainsi la diversité même
" était dans l'ordre établi par Rome pour le gouver-
" nement de ses provinces." (*)
Les provinces se trouvaient séparées encore les unes
des autres, et de Rome par la langue, et c'est là un
des germes les plus puissants de la nationalité. En
effet, " rien ne semble plus faible qu'une langue, rien
" ne semble moins redoutable pour un conquérant,
" qu'un certain nombre de mots obscurs, qu'un dia-
" lecte inintelligible conservé par un peuple vaincu :
(*) L'histoire se réputé et la dernière exposition des colonies
anglaises à Londres offre dans les gravures qui ornent ses di-
plômes une frappante analogie avec cette description.
36
562 FRÉDÉRIC OZANAM
" cependant il y a dans ces mots une force que les
" conquérants habiles et les tyrans intelligents com-
" in-ennent, et à laquelle ils ne se laissent pas trom-
" [)cr. Je n'en veux pour preuve que ceux qui, de nos
" jours, su[)primaient Tidioiue national, et imposaient
" le russe comme langue obligatoire là où ils avaient
" rencontré des résistances invincibles. De même
'■ les Romains avaient aussi rencontré des dialectes
" qui résistaient au fer et sur lesquels ni le président
" de la province, ni le procureur du fisc n'avaient
" })uissance. Sans doute, le latin s'était pr(jpagé de
" bonne heure dans beaucoup de contrées envahies
" par hi conquête: par exem[)le, dans la Narbonnaise,
" dans l'Espagne mérédionale. Mais le latin qui s'y
" établissait, c'était un latin populaire, celui ([ue par-
" laient les soldats, les vétérans envoyés clans les
" colonies ; lùentôt il se corrompait par la fusion des
** races, par son mélange avec les dialectes locaux,
" et formait autant de dialectes particuliers : autre
" était le latin populaire de la Gaule, autre celui qui se
" parlait au delà des Pyrénées. Outre cela, les ancien-
" nés langues ne lâchaient pas pied; en Italie, le grec
" devait se perpétuer dans les provinces mérédionales
"jusqu'au milieu du moj'en âge. Dans le royaume de
" Naples, au quinzième siècle, existaient encore plu-
" sieurs contrées toutes grecques. Dans l'Italie sep-
" tentrionale, on voit la langue des Ligures, des
" habitants des montagnes de Gênes, se conserver
" juscpi'à la. fin de l'empire ; l'étrusque subsistait en-
FRÉDÉRIC OZANAM 563
core au temps d'Aulu-Gelle et n'était pas sans
action sur le latin qui se parlait clans les villes voi-
sines. En Espagne, la vieille langue des Ibères se
défend pied à pied ; elle recule vers les montagnef=i;
elle finira par y être confinée, non sans avoir laissé
des traces derrière elle : c'était la langue basque,
encore parlée aujourd'liui, et qui n'a pas laissé
moins de dix-neuf cents mots dans l'espagnol mo-
derne."
" Vous voyez, conclut Ozanam, quelles résistances
une langue est capable d'opposer. Qu'est-ce donc
qui donne tant de puissance à ces syllabes qui, tout
à rhcurc, nous semblaient si peu faites pour arrêter
les efforts d'un conquérant? Ce sont les pensées,
les souvenirs, l'émotion qu'elles réveillent dans
l'homme ; c'est qu'elles renferment pour lui les
sentiments les plus enracinés dans son eo'ur; c'est
qu'elles rappellent tous les usages au milieu des-
quels il est né, les affections dans lesquelles il a gran-
di et il a vécu. Une langue bien faite, et toutes les
langues se font l)ien quand elles se développent
seules et sans l'influence de l'étranger, une langue
n'est autre chose que le produit naturel de la terre
qui l'a vue sortir, et du ciel qui a éclairé sa nais-
sance ; elle contient en (quelque sorte Timage même
de la patrie. Voilà pourquoi tant qu'une langue sub-
siste, le moment n'est pas encore venvi où il faille
désespérer de la patrie."'
Pour corroborer ces observations du professeur, nous
564 FRÉDÉRIC OZANAM
dirons que notre pays fournit une bonne preuve de
la force de résistance du langage contre l'entière ab-
sorption d'une nationalité. En effet, si les Canadiens
n'avaient pas tant tenu à conserver leur belle langue
française, que serait devenu ce noyau d'une soixan-
taine de mille âmes au milieu du flot considérable
d'émigrés que déversaient sans cesse parmi nous les
Iles Britanniques ? Nous serions noyés aujourd'hui au
milieu de trois ou quatre millions d'étrangers et il
n'existerait pas de nationalité canadienne-française.
Dès le.i premières années qui suivirent la conquête
notre clergé et nos hommes politiques les plus remar-
quablco comprirent toute la nécessité de protéger la
langue du peuple conquis, de lui donner la première
place dans tout l'enseignement et de lutter pour son
maintien comme une des langues officielles du pays.
Après avoir ainsi fait connaître les causes générales
qui conservèrent l'esprit national dans chacune des
provinces de l'empire romain, Ozanam s'occupe par-
ticulièrement des trois plus grandes qui devaient
être un jour l'Italie, la France et l'Espagne et qui
déjà laissaient percer les traits caractéristiques de leurs
nationalités distinctes.
Pour ce qui est de l'Italie, le professeur remarque
que cette nation a gardé pendant tout le moyen âge
les deux grands caractères de l'Italie antique, le génie
théologique et le génie du gouvernement. Dès ses
commencements le peuple d'Italie tenait des Etrus-
ques le génie de la religion, et du Romain le génie du
FRÉDÉRIC OZANAM 565
gouvernement. Comme peuple religieux, le peuple
italien, chose remarquable, ne vit jamais naître d'hé-
résie dans son sein, mais au contraire toutes les erreurs
ont reçu à Rome même les coups qui devaient les ré-
duire à l'impuissance. Comme peuple possédant à
un haut degré l'art de gouverner et de rendre la jus-
tice, le Romain a fait des loi? propres à tous les pays
et à tous les temps, même aux temps modernes. Aux
jours de l'invasion les prêtres étrusques, ainsi que
nous l'avons vu, offrirent des sacrifices pour apaiser
les dieux, mais quand le gouvernement du pays
échappa aux mains des Césars, il passa encore entre
les mains d'un Romain dans la personne du pape
saint Léon. '" Le patriotisme des anciens Romains, dit
" Ozanam, vit encore dans cette âme fortement trem-
" pée et éclate dans les homélies qu'il prononçait le
" jour de la fête de saint Pierre et de saint Paul, où,
" célébrant la destinée de la Rome nouvelle, il aime à
" montrer la Providence elle-même présidant aux
" grandeurs temporelles de cette cité maîtresse dont
" les conquêtes devaient préparer la conversion de l'u-
" nivers."
Quant à l'Espagne, les traits caractéristiques de
cette nation sont encore plus marqués. Les Romains
trouvèrent chez les Espagnols du temps, comme on
trouve encore chez ceux de nos jours, une imposante
gravité, une grande opiniâtreté et une admirai de
sobriété.
Si l'on avait quelque chose à reprocher aux nom-
560 FRÉDÉRIC OZANAM
breux et brillants écrivains cle cette nation, ce serait
peut-être une trop grande recherche de l'éclat et delà
pompe et un goût exagéré pour les images grandioses
et les phrases sonores. Mais ces défauts sont vite ou-
bliés quand on lit les ouvrages d'hommes aussi re-
marqual)les que les deux Sénèque, Lucain, Martial,
Florus et surtout Quintilien.
Le caractère grave des Espagnols se trouvait dans
les répertoires du théâtre de l'époque. En littérature,
Prudence ne s'était pas contenté de mettre le dogme
en vers, mais, comme le remarque Ozanam, il le mit
aussi en scène et personnifia les affections humaines
et les passions. Plus tard, Calderon alla encore plus
loin, il mit les passions, les sept péchés capitaux et
les cinq sens en scène et leur donna la jiarole. On
pouvait alors voir la foule se presser au milieu de la
place publique et écouter avec attention et gravité un
dialogue entre Adam et le Péché.
En s'occupant de la France en dernier lieu, Oza-
nam remarque que le caractère distinctif des Gaulois
est plus difficile à séparer de celui des Romains, car
on trouve chez eux le même goût pour la carrière des
armes et l'art de bien parler. Chez ce peuple la force
de résistance à la conquête devait donc être plus pro-
noncée et la lutte plus longue et plus énergique.
En ce qui concerne l'éloquence, si on pouvait oublier
ce qu'il y avait de bassesses et d'humiliation dans les
panégyriques des rhéteurs comme Eumène, Pacatus
et Mamertin, on serait tenté de les considérer comme
FRÉDÉRIC OZANAM 567
maîtres dans l'art de Ijien parler, et surtout de parler
avec esprit.
Les Gaulois se sont constitués ù trois difTerentcs re-
prises en empire gallo-ronuiin, et ils n'ont cessé de
lutter pour secouer le joug romain, non pas qu'ils
fussent ennemis de la civilisation que leur ajjportait
Rome, mais parce qu'ils détestaient la t3'rannie des
conquérants, les exactions et la cruauté des employés
du lise, qui appauvrissaient les provinces pour pro
curer à la plèbe de la capitale les jeux et la bonne
chère, panem et circences.
Comme le professeur avait trouvé le type des Ro-
mains du cinquième siècle dans la personne deSym-
maque, ce i)atricien savant et riche, de même il nous
représente le Gaulois de la môme éi)oque dans la car-
rière de Sidoine Ap(dlinaire, cet éloquent et spirituel
orateur.
Dans les pages consacrées par l'auteur à ce Gaulois
remai'quable, nous avons surtout été frappé par le
passage suivant où apparaissent déjà la politesse et la
galanterie française. Il s'agit de l'inscription en vers
composée par Sidoine Apollinaire sur une coupe pré-
sentée à la reine Ragnahilde par Evodius. " Assuré-
" ment, dit Ozanam, la princesse était bien barbare,
" mais les vers étaient bien polis. La coupe qu'on
" voulait lui offrir était en forme de conque massive,
" et faisant allusion à cette figure et aux souvenirs
" que l'antiquité y attachait, Sidoine disait : " La
" conque sur laquelle le monstrueux triton ])roraène
568 FRÉDÉRIC OZANAM
" Vénus ne soutiendra pas la comparaison avec celle-
" ci. Inclinez, c'est notre prière, inclinez un peu votre
" majesté souveraine, et, patronne puissante, recevez
" un humble don Heureuses les eaux qui, enfer-
" niées dans le resplendissant métal, toucheront la
" face plus resplendissante d'une belle reine. Car,
" lorsqu'elle daignera y plonger ses lèvres, c'est le re-
" flet de son visage qui blanchira l'argent de la coupe."
Voilà le Gaulois aperçu dans le second point de
son caractère tel que dépeint par Caton : arguû loqui.
Veut-on maintenant le considérer sous le premier
aspect, rem militarem, le même Sidoine Apollinaire,
devenu évêque de Clermont, se chargera de prouver
que le célèbre philosophe ne s'était pas plus trompé
dans son appréciation du caractère guerrier des
Gaulois.
La ville épiscopale de Clermont, située aux avant-
postes de l'empire, était depuis longtemps assiégée
par les Visigoths. Sidoine Apollinaire, ne désespé-
rant pas de recevoir des secours, semblait vouloir
éterniser la résistance. Mais il apprend un jour
que Rome avait envoyé une députation au roi
des Visigoths dans le but de lui céder Clermont,
pourvu qu'il se retire sans attaquer aucune des autres
parties de l'empire. Alors le vaillant évêque, rempli
d'indignation, écrit la lettre suivante à un de ces
hommes puissants sur lesquels il avait compté et dont
il venait d'apprendre la trahison. " Telle est mainte-
" nant, dit-il, la condition de ce malheureux coin de
FRÉDÉRIC OZANAM 569
' terre, qu'il a moins souffert de la guerre que de la
' paix. Notre servitude est devenue le prix de la sécu-
' rite d'autrui ; ô douleur ! la servitude des Arvernes
' qui, si l'on remonte cà leurs antiquités, ont osé se
' dire les frères des Romains, et se compter 'entre les
' peuples issus du sang d'Ilion. Si l'on s'arrête à leur
' gloire moderne, ce sont eux qui, avec leurs seules
' forces, ont arrêté les armes de l'ennemi public ; ce
' sont eux qui, derrière leurs murailles, n'ont pas re-
' douté les assauts des Goths et ont renvoyé la ter-
' reur dans le camp des barbares. Voilà donc ce que
' nous ont mérité la disette, la flamme, le fer, la con-
' tagion, les glaives engraissés de sang, les guerriers
' amaigris de privations ! Voilà cette paix glorieuse
' pour laquelle nous avons vécu des herbes que nous
' arrachions des fentes de nos murs . . . Usez donc de
' toute votre sagesse pour romj)re un accord si hon-
' teux. Oui, s'il le faut, ce sera pour nous une joie de
' nous voir encore assiégés, de souffrir encore la faim,
' mais de combattre encore."
Voilà le caractère français avec ce sentiment pas-
sionné de l'honneur qui ne s'effacera jamais.
Nous reproduisons les dernières pages par les-
quelles le professeur résume tout son cours sur la ci-
vilisation au cinquième siècle et prend congé de son
auditoire.
" Ainsi, nous avons constaté l'origine des trois
" grandes nationalités néo-latines, en Espagne, en Ita-
" lie et en Gaule, En arrivant ainsi au terme de
570 FRÉDÉRIC OZANAM
" l'étude que nous nous étions proposée cette année,
" nous trouvons deux points établis : le premier, que
" le monde romain, que la civilisation antique périt
" moins complètement, beaucoup moins vite qu'on
" ne pense, qu'elle résista longtemps à la barbarie,
" que ses institutions, bonnes ou mauvaises, ses vices
" comme ses bienfaits se prolongèrent longtemps dans
" le moyen âge et en expliquent les erreurs dont la
" cause et la source étaient mal connues. Ainsi, l'as-
" trologie, ainsi toutes les exagérations du despotisme
" royal, ainsi tout le pédantisme et tous les souvenirs
" de l'art païen qu'on peut surprendre aux onzième,
" douzième et treizième siècles : tout cela remonte à
" une origine antique et constitue autant de liens que
" le moyen âge n'a pas voulu briser, et par lesquels il
" tient encore à l'antiquité.
" D'autre part, nous avons établi que la civilisa-
" tion contient déjà, plus complètement qu'on ne
" croit, les développemeuts qu'on a coutume d'attri-
" buer aux temps barbares. Ainsi l'Eglise a déjà la
" papauté et le monachisme ; dans les mœurs nous
" avons signalé l'indépendance individuelle, le sen-
" timent de la liberté cbez le peuple et la dignité de
" la femme. Dans les lettres nous avons vu la philo-
" sopbie de saint Augustin renfermer en germe tout le
" travail de la scolastiqae du moyen âge. Nous
"avons vu la Cite de Dieu tracer les plus grandes
" vues de l'histoire, et enfin l'art chrétien des Cata-
" combes contenir tous les éléments qui se déve-
" lopperont dans les basiliquçs modernes.
FRÉDÉRIC OZANAM 571
" Voilà comme la Providence a mis un art singulier,
" une préparation prodigieuse à lier entre eux des
" temps qui semblaient devoir être entièrement sépa-
" rés par le génie différent qui les animait. Vous voyez
" que lorsque Dieu veut faire un monde nouveau, il
." ne brise que lentement et pièce à pièce l'édifice
" ancien qui doit tomber, et qu'il s'y prend de loin
" pour élever le monument moderne qui lui succédera.
" Comme dans une ville assiégée, derrière les murs
" assaillis par l'ennemi, longtemps d'avance on com-
" mence à construire le retranchement qui les rem-
" placera et devant lequel viendront expirer tous les
"efforts des assaillants; de même pendant que le
" vieux mur de la civilisation romaine tombe pièce à
" pièce, de bonne heure s'est construit le rempart
" chrétien derrière lequel la société pourra se retran-
" cher encore.
" Ce spectacle doit nous servir d'exemple et de
" leçon : assurément l'invasion barbare est la plus
" grande et la plus formidable révolution qui fut
"jamais; cependant nous voyons quel soin infini
" Dieu Y)rit d'en adoucir, en quelque sorte, le coup,
" et de ménager la chute du vieux monde; cro3''ons
" donc que notre temps ne sera pas plus malheureux,
" que pour nous aussi, si le vieux mur doit tomber,
" des murs nouveaux et solides seront édifiés pour
" nous couvrir, et qu'enfin la civilisation, qui a tant
" coûté à Dieu et aux hommes, ne périra jamais.
" C'est avec ces pensées d'espérance que je vous
572 FRÉDÉRIC OZANAM
" quitte, et j'aime a croire que, plus heureux l'année
" prochaine, je pourrai vous donner un rendez-vous
" plus exact. Je ne sais, messieurs, si j'achèverai avec
" vous cette course, ou si, comme à bien d'autres, il
" me sera refusé d'entrer dans la terre promise de ma
" pensée. Mais du moins je l'aurai saluée de loin. Et
" quelle que soit la durée de mon enseignement, de mes
" forces, de ma vie, du moins je n'aurai pas perdu
" mon temps si j'ai contribué à vous faire croire au pro-
"grès parle christianisme ; si, dans des temps difficiles
" où, désespérant de la lumière spirituelle, beaucoup
" se retournent vers les l)iens terrestres, j'ai ranimé
" dans vos jeunes âmes ce sentiment, qui est le prin-
" cipe du beau, des littératures saines, l'espérance. Il
" n'est pas seulement le principe du beau, il l'est aussi
" de ce qui est bon ; il n'est pas seulement nécessaire
" aux littérateurs, il est aussi le soutien indispensable
" de la vie ; il ne nous fait pas produire seulement de
" belles œuvres, il nous fait aussi accomplir de grands
" devoirs ; car si l'espérance est nécessaire à l'artiste
" pour guider ses pinceaux ou soutenir sa plume
" dans ses heures de défaillance, elle n'est pas moins
" nécessaire au jeune père qui fonde une famille ou
" au laboureur qui jette son blé dans le sillon sur la
" parole de Dieu et sur la promesse de celui qui a dit :
" Semezy
FRÉDÉRIC OZANAM 573
CHAPITRE XrX.
Derniers moments d'Ozanam. — Son testament. —
Eloges divers.
Dans les dernières phrases du cours que nous venons
d'analyser, Ozanam, comme on a pu le voir, s'était
exprimé comme s'il avait le pressentiment d'une mort
prématurée et prochaine. " En effet, dit l'ahljé Ozanam,
"la maladie dont il était atteint le jetait dans des
" angoisses cruelles. De temps en temps un rayon
" d'espoir de guérison venait luire sur son front et
" relevait son courage, mais bientôt des rechutes,
'' chaque fois plus graves, le plongeaient de nouveau
"dans une profonde tristesse. Il savait vivre ainsi
" entre la vie et la mort, tour à tour reconnaissant et
résigne
r'. "
Le 23 avril 1853, jour anniversaire de sa naissance,
pressentant sa fin prochaine, il écrivit à Pise les
pages suivantes, dernier épanchement de son âme
humblement soumise, confiante et résignée. *
Ampère, Biographie cVOzanam.
574 FRÉDÉRIC OZANAM
" J"ai dit ;iu milieu de mes jours : j'irai aux portes
" de la mort.
" J'ai cherché le reste de mes années. J'ai dit: je ne
" verrai plus le Seigneur mon Dieu sur la terre des
" vivants.
" Ma vie est cmpcn-tée loin de moi, comme on re-
" ]:»lie la tente des pasteurs.
" Le fil que j'ourdissais encore est coupé comme
" sous les ciseaux du tisserand; entre le matin et le
" soir, vous m'avez conduit à ma fin.
" Mes yeiix se sont fatigués à force de s'élever au
" ciel.
" Seigneur, je soufïre violence ; ré])ondez-moi : mais
" que dirai-je? que me répondra Celui qui fait mes
" douleurs?
" Je repasserai devant vous toutes mes années dans
" l'amertume de mon cœur
" C'est le commencement du cantique d'Ezéchias ;
"je ne sais si Dieu permettra que je puisse m'en ap-
"■ pliquer la fin. Je sais que j'ai une femme jeune
" et bien-aimée, une charmante enfant, d'excellents
" frères, une seconde mère, beaucoup d'amis, une car-
" ricre honorable, des travaux conduits précisément
" au point où ils pouvaient servir de fondements à un
" ouvrage longtemps rêvé. Voilà cependant que je
" suis pris d'un mal grave, opiniâtre et d'autant plus
" dangereux qu'il cache prol)al)lement un épuisement
" complet. Faut-il donc quitter tous ces biens que
" vous-même, mon Dieu, vous m'avez donnés ? Ne
FRÉDÉRIC OZANAM 575
" voulez- VOUS pas. Seigneur, vous contenter d'une
" partie du sacritice? LcUiuellc fa\it-il <iue je vousini-
" mole de mes affections dért-glées ? X"acceptez-vous
" pas l'holocauste démon amour-propre litlcraire, de
" mes ambitions académiques, de mes projets même
" d'étude où se mêlait peut-être jdus d'orgueil que de
" zèle pour la vérité? >Si je vendais la moitié de mes
" livres pour en donner le prix aux pauvres, et, me
" bornant à remplir les devoirs démon emploi, je con-
" sacrais le reste de ma vie à visiter les indigents, à
" instruire les apprentis et les soldats, Seigneur, se-
" riez-vous satisfait, et me laisseriez-vous la douceur
" de vieillir auprès de ma femme, et d'achever l'édu-
" cation de mon enfant ? Peut-être, mon Dieu, ne le
" voulez-vous point ? Vous n'acceptez pas ces offrandes
" intéressées; vous rejetez mes holocaustes et mes sa-
" orifices. C'est moi que vous demandez. Il est écrit,
" au commencement du livre, que je dois faire votre
" volonté, et j'ai dit: "Je viens. Seigneur! "
" Je viens si vous m'appelez et je n'ai pas le droit
" de me plaindre. Vous m'avez donné quarante ans
" de vie. Que les miens ne se scandalisent pas, si vous
" ne voulez pas faire aujourd'hui un miracle pour me
" guérir. A l'entrée de ma carrière, ([uand j'étais ar-
" rêté tout à coup par une maladie de la gorge, ne
" m'avez-vous pas rendu la santé ? ne m'avez-vous
" pas donné la joie de pouvoir publier ce que je
" croyais la vérité? Enfin, il y a cinq ans, ne m'avez-
" vous pas ramené de bien loin, et ne m'avez-vous pas
576 FRÉDÉRIC OZANAM
accordé ce délai pour faire pénitence de mes péchés
et pour devenir meilleur ? Ah ! toutes les prières
qu'alors on vous adressa pour moi furent écoutées.
Pourquoi celles qu'on vous fait aujourd'hui, et en
bien plus grand nombre, seraient-elles perdues ?
Mais peut-être, Seigneur, vous les exaucerez d'une
autre manière, vous me donnerez le courage, la ré-
signation, la paix de l'âme et ces consolations inex-
primables qui accompagnent votre présence réelle.
Vous me ferez trouver dans la maladie une source
de mérites et de bénédictions, et ces bénédictions
vous les ferez retomber sur ma femme, sur mon en-
fant, sur tous les miens, à qui mes travaux auraient
neut-être moins servi que mes souffrances.
" Si je repasse devant vous mes années avec amer-
tume, c'est à cause des péchés dont je les ai souil-
lées. Mais quand je considère les grâces dont vous
les avez enrichies, je repasse devant vous, Seigneur,
mes années avec reconnaissance.
" Quand vous m'enchaîneriez sur un lit pour les
jours qui me restent a vivre, ils ne suffiraient pas à
vous remercier pour les jours que j'ai vécu. Ah ! si
ces pages sont les dernières que j'écris, qu'elles
soient un hymne à votre bonté". . .
Le même jour où Ozanam adressait à Dieu cette
belle et touchante prière, profitant d'une absence mo-
mentanée de sa femme, il écrivit aussi son testament.
Nos lecteurs nous sauront gré, nous n'en doutons pas^
de reproduire ici l'exprcâsion des dernières volontés
FREDERIC OZANAM Oil
de celui dont nous avons voulu faire connaître lu
vie : les extraits suivants de ce testament résument
tout l'homme pieux et savant que nous avons appris
à connaître dans ces pages.
EXTRAIT DU TESTAMENT DE FREDERIC ANTOINE OZANAM.
" Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi
"soit-il.
"Aujourd'hui, vingt-trois avril mil huit cent cin-
" quante-trois, au moment où j'accomplis la quaran-
" tième année, dans les inquiétudes d'une maladie
" grave, souffrant de corps, mais sain d'esprit, j'ai
" écrit en peu de mots mes dernières volontés, me
" proposant de les exprimer plus complètement quand
'■j'aurai plus de force.
'■ .Je remets mon âme à Jésus-Christ, mon Sauveur :
" effrayé de mes péchés, mais confiant dans l'infinie
" miséricorde, je meurs au sein de l'Église catholique,
" apostolique et romaine. J'ai connu les doutes du
" siècle présent, mais toute ma vie m'a convaincu
"qu'il n'y a de repos pour l'esprit et le cœur que dans
"la foi de l'Eglise et sous son autorité. Si j'attache
" quelque prix à mes longues études, c'est qu'elles me
" donnent droit de supplier tous ceux que j'aime de
"rester fidèles à une religion où j'ai trouvé la lu-
" mière et la paix.
"Ma prière suprême à ma famille, à ma femme, à
" mon enfant, à mes frères et beaux-frères, à tous ceux
578 FRÉDÉRIC OZANAM
"qui naîtront d'eux, c'est de persévérer dans la foi,
'■ uKilgré les humiliations, les scandales, les désertions
"dont ils seront témoins.
" A ma tendre Amélie, qui a fait la joie et le charme
" do ma vie, et dont les soins si doux ont consolé
"depuis un an tous mes maux, j'adresse des adieux
"courts comme toutes les choses de la terre. Je la
" remercie, je la bénis et je l'attends. Au ciel seule-
" ment je pourrai lui donner autant d'amour qu'elle
" en mérite. Je donne à mon enfant la bénédiction
" des patriarches, au nom du Père, du Fils et du Saint-
" Esprit. Tl m'e^t triste de ne pouvoir travailler }ilu3
" longtemi^s à l'œuvre si chère de son éducation, mais
"je la cnitie sans regret à sa vertueuse et très aimée
" mère
Parmi les legs pieux se trouve celui-ci :
"Je lègue 200 francs aux pauvres de la Conférence
" de Saint- Vincent de Paul de Saint-Germain des
" Prés ; 100 francs au Conseil Général de la Société.
"Mes confrères savent que je voudrais faire plus
"Je remercie encore une fois tous ceux qui m'ont
" rendu service. Je demande pardon de mes vivacités
' et de mes mauvais exemples. Je sollicite les prières
" de tous les miens, de la Société de Saint-Vincent de
" Paul, de mes amis de Lyon.
" Ne vous laissez pas ralentir par ceux qui vous
"diront: il est (in ciel. Priez toujours pour celui qui
"vous aime beaucoup, mais qui a beaucoup péché.
"Aidé de vos supplications, chers bons amis, je quit-
FRÉDÉRIC OZANAM 579
" terai la terre avec moins de crainte. J'espère ferme-
" ment que nous ne nous séparerons point, et que je
"reste avec vous jusqu'à ce que vous veniez à moi.
"Que sur vous tous soit la bénédiction du Père, du
" Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il."'
" Pise, le 23 avril 1853.
(Signé)
A. F. OZANAM."
Lorsqu'il revint à ^larseille, après avoir dit adieu
à Pise et à sa maison de TAntignano où il avait tant
souffert, Ozanam était plus mort que vivant. Le coma
ne tarda pas à s'emparer de lui. Il ne se réveillait
que de temps à autre pour prononcer quelque oraison
jaculatoire et pour remercier et l)énir ceux qui le ser-
vaient.
Ozanam mourut le 8 de septembre 1853, et ses
dernières paroles furent celles-ci : " ]Mon Dieu, mon
Dieu, ayez pitié de moi."
Le bruit de sa mort se répandit bientôt dans toute
la France et jusqu'en Italie.
Les obsèques eurent lieu le 24 septembre, en l'église
de Saint-Sulpice, au milieu d'un immense concours
et du plus profond recueillement. Son corps repose
dans la crypte de l'ancienne église des Carmes, rue
de Vaugirard.
Des lettres de condoléance arrivèrent de toute part
580 FRÉDÉRIC OZANAM
à la jeune veuve. Notre Saint-Père Pie IX lui-même
daigna lui envoyer le bref suivant :
" A notre chère fille en Jésus-Christ.
Amélie Ozanam,
à Paris.
PIE IX, Pape.
" A Notre chère fille en Jésus -Christ salut et béné-
" diction apostolique.
'' Aussitôt que nous avons appris la mort préma-
" turée de votre éminent époux, nous avons éprouvé
" une profonde tristesse, et votre lettre que nous
" avons reçue le 20 octobre dernier, notre chère fille en
" Jésus-Christ, est venue renouveler notre douleur.
" Mais tout ce que vous rappelez du zèle et du dé-
" vouement du cher défunt pour notre très sainte re-
" ligion, nous donne assurément la douce espérance
" de son salut éternel, et nous ne laissons pas de lui
" venir en aide par nos prières auprès du Seigneur
" très clément. Nous demandons surtout avec instan-
" ce à Dieu, l'auteur et le dispensateur de toute con-
" solation, de vous prendre vous et votre fille sous sa
" protection, et pour v(nis témoigner notre paternelle
" charité, nous vous donnons avec amour notre bé-
" nédiction apostoli'iue.
" Donné à Rome, à Saint-Pierre, le 11) novembre
'' 1853, VIII*^' année de notre pontificat.
PIE IX, Pape."
FRÉDÉRIC OZANAM 581
Sur cette toinhc renfermant un cœur qui avait si
bien su sentir ce (|ue c'est que Taniitié, les oraisons
funèbres, les biographies et les éloges ne tarirent
pas. Les anciens professeurs cl'Ozanam, ses collègues,
ses amis et ses élèves s'empressèrent en grand nombre
d'écrire ce cpi'ils avaient le plus admirr, en lui.
" Célébrer sa science et ses vertus, dit Tabbé 0/a-
' nam, était pour eux la seule consolation qui i»ût
' adoucir leur douleur. Nous citerons, entre autres
' auteurs remarquables qui ont parlé d'Ozanam. le P.
' Lacordaire, M. J. J. Ampère, de l'Académie fran-
' çaise; M. E. Caro, aussi de l'Académie française,
' son ancien élève, et aujourd'hui professeur de phi-
' losophie à la Sorljonne; M. le docteur Dufresne, de
' Genève ; M. de Montrond, M. l'abbé Perreyve, etc.
' Plusieurs professeurs de l'Université choisirent la
' vie de Frédéric O/.anam pour sujet de leur discours
' à l'occasion des distrilnitions de prix. L'Académie
' des Jeux Floraux la pro[)osa comme thème clu con-
' coui-s do l'année 18G1, et M. Poulin, licencié es let-
' très, l'un des disciples d'Ozanam, voyait le 8 mai
son œuvre couronnée.
" L'Académie elle-même ne lui ménagea pas non
•' plus ses éloges les plus flatteurs. i\L de Laprade, en
" y entrant, se faisait un titre d'avoir été son compa-
■■ triote et son ami. M. Guizot dans une mémorable
'■ séance Ijurinait Sun portrait avec cette noble élo-
" quence qu'on lui connaît : "Ce modèle de l'homme
" de lettres chrétien, disait-il, digne et humble, ar-
582 FRÉDÉRIC OZANAM
" dent ami de la science, et ferme champion de la
" foi, goûtant avec tendresse les joies pures de la vie,
" et soumis avec douceur à la longue attente de la
" mort, enlevé aux plus saintes affections et aux plus
" nobles travaux, trop tôt selon le monde, mais déjà
" mûr pour le ciel et pour la gloire."
" Enfin, trois ans après la mort d'Ozanam, l'Acadé-
'■ mie française lui décernait le prix annuel de haute
" littérature, fondé par M. Bordin, comme nous
" l'avons dit plus haut, et M. Villemain, à la séance
" du 28 août 1856, s'exprimait ainsi dans son rap-
" port :
" Un récent émule de ^Nlontyon vient (Vétablir un
" prix annuel de liante littérature à décerner par
" nous. Que le nom de ]M. Bordin demeure consacré
" par cette nolde intention et par l'application qu'elle
" en recevra ! Aujourd'hui même, et pour le premier
" essai de ce prix nouveau, nous aurions pu hésiter
" entre plasieurs travaux remarquables par l'impor-
" tance du sujet, retendue des recherches.
" Ce mot de haute littérature nous a paru désigner
" surtout ce qui est à la fois savant et inspiré, ce qui
" ne se sert des lettres que pour parler à l'âme, ce qui
" ne conçoit et n'appli(|ue l'art d'écrire que sous les
" formes les })lus graves et les })lus pures.
" A tous ces titres, un talent célèbre et regretté de-
" vait préoccuper notre souvenir et fixer nés suffra-
" ges. Ce nom, ce talent, est celui de M. Ozanam ; ce
" sont ses leçons publiques, sa vie justement honorée,
FRÉDÉRIC OZANAM 583
" et les derniers travaux de cette vie si courte. Lors-
" qu'il s'agit de pareils droits littéraires, aussi dura-
" blés que purs, personne sans doute n'alléguera
" comme un obstacle à ce choix de si bon exemple,
" que l'auteur a cessé de vivre.
■" La couronne du talent ne s'attache pas seulement
" à la personne vivante de l'auteur, elle suit sa mé-
" moire, elle protège sa famille. Si M.Ozanam n'a pas
"joui lui-même de la publication de son meilleur
" ouvrage, formé de ses leçons recueillies au pied de sa
" chaire, c'est un motif pour nous de rendre puljlique-
" ment à son nom tous les honneurs que méritait ce
" travail, inédit de son vivant. Dans les longues étu-
" des et parfois les succès un peu lents imposés au
" culte exclusif de la haute littérature, il y a, de la
"' part de l'auteur, désintéressement et sacrifice ; il n'y
"aura que plus d'équité de la part des juges à pro-
" longer après lui la récompense dont il était digne,
" et à la reporter toute entière sur ce qu'il aimait plus
" que lui-même.
" La jeune femme et la jeune enfant de M. Ozanam
" recevront comme un dernier don de sa main, le prix
" dû à son rare talent, au monument inachevé de
" cette vocation ardente qui leur a coûtés! cher. Rien,
" en effet, n'a surpassé la fièvre studieuse, l'effort à la
" fois d'application et de verve qui consumait Ozanam
" et dont ses écrits gardent la trace. Langues an-
" ciennes, langues modernes, du Midi et du Nord,
" histoire de tous les temps, littérature classique ou
584 FRÉDÉRIC OZANAM
" barbare à ses degrés divers, science du droit reli-
" gieux et civil, étude des arts, il avait tout embrassé
" d'un travail méthodique et pourtant inspiré, dont
" les échos, pour ainsi dire, se répondaient dans sa
" vaste mémoire et son intelligence toujours excitée.
" Ces signes apparus dès l'origine, s'étaient fortifiés
" en s'étendant. La thèse sur Dante, travail supérieur
" mais inégal, avait été surpassée par la science et la
" diction de ses études sur les Germains, et ces deux
" précieux fragments n'étaient pour lui que l'essai du
" grand travail où il voulait comprendre la ruine et
" la mort de l'ancien monde, et sous la fermentation
" de ces débris, la naissance des sociétés modernes ap-
" paraissant de toute part, comme une terre immense
" et nouvelle qu'il voyait se défricher, s'animer, s'em-
" bellir à la lumière de ces vérités chrétiennes que
" lui-même avait saisies d'une foi profonde et d'un
" cœur passionné.
" Les cruelles épreuves que la maladie vint mêler à
" cette vie de laborieux enthousiasme, les langueurs
" du corps, les inquiétudes nées de la souffrance, les
" voyages, les séjours en Italie pour tâcher de guérir
" n'ôtèrent rien à ce zèle de religion et de science et
" servirent plutôt à l'enflammer. On le voit, alors
" même, par les recherches si neuves de l'auteur sur les
" écoles d'Italie aux temps barbares et sur les poètes
^''franciscains au début de la renaissance. Mais le
" grand titre qui, entre les premières fatigues d'Oza-
" nam et son repos forcé, signale dans le haut ensei-
FRÉDÉRIC OZANAM 585
" gnement un orateur, un écrivain de plus, animant
" le style par la parole, et relevant la parole par tous
" les secrets heureux de l'art, c'était le livre (|ue nous
" couronnons aujourd'hui, la Civilisatiun au cinquième
" siècle, testament de l'âme publié par les soins d'un
. " maître célèbre, * son émule et son ancien dans l'ar-
" deur et la variété des plus nobles études.
" Savant et naturel, dominé d'une même pensée et
" rayonnant de mille so-uvenirs, exact et plein d'illu-
" sions charmantes, ce livre, formé de vingt leçons et
" de quelques notes, est une œuvre éminente de litté-
" rature et de goût. Il élève la critique à l'éloquence,
" et l'éloquence même il la conçoit, il la cherche, il
" la trouve dans sa source la plus haute, dans son
" type qui ne meurt jamais, ou plutôt qui renaît tou-
" jours, dans l'instinct naturel de l'âme émue par le
" beau et le divin, par les seules grandeurs ici-bas, la
" vertu, la liberté, la,#science, et par les grandeurs d'en
" haut, celles que promettent la foi et l'espérance
" chrétiennes.
" En retrouvant là toutes les paroles recueillies de
" la bouche d'Ozanam, ses impatientes analyses de la
" décadence antique, ses pieux hommages d'admira-
" tion et de foi à la lumière nouvelle, sa ferveur stu-
" dieuse qui passionne jusqu'à la grammaire, son in-
" génieuse tendresse qui rassemble et devine les pre-
J. J. Ampère.
586 FRÉDÉRIC OZANAM
" miers bégaiements du moyen âge, on est saisi d'une
" amère tristesse ; on se redit avec douleur que tant
" de savoir et d'intelligence, tant de dons heureux
" n'ont pas achevé leur œuvre, que ce rare et brillant
" écrivain, qui grandissait en sagesse impartiale et en
" sentiment profond du vrai et du beau^ n'a guère at-
" teint que la moitié de sa vie, et a été moissonné dans
" le progrès de sa force et le rêve de tous les travaux
" si purs qu'embrassait son ambition d'étude, et que
" sa pensée croissante avec le travail promettait d'ac-
" complir. Devant de tels progrès et un tel mécompte
" pour les lettres, c'est une trop faible consolation,
" mais une grande justice, d'offrir à Ozanam, sur sa
" tombe, le nouveau prix fondé à Vhonneur de la haute
" littérature. Jamais la condition qu'exprime ce mot
" ne sera mieux remplie."
FRÉDÉRIC OZANAM 587
CHAPITRE XX.
PORTRAIT d'ozANAM PAR M. CARO. — SON CARAC-
TÈRE d'après l'abbé OZANAM. — AUTRES
RENSEIGNEMENTS.
L'abbé Ozanam nous dit qu'aucun des portraits de
son frère ne lui ressemblait complètement, et que M.
Caro avec sa plume avait mieux réussi que les artistes
avec leurs pinceaux. Les traits d'Ozanam n'avaient
d'autre expression que celle des sentiments qui agi-
taient son âme. De là cette mobilité qui a fait le dé-
sespoir de tous les artistes qui ont essayé de les saisir
et de les reproduire. Nous allons mettre sous les yeux
du lecteur cette peinture faite par un ancien élève
d'Ozanam, car nous sommes persuadé qu'on aimerait
à connaître la physionomie de celui dont nous venons
d'esquisser la vie et d'analyser les œuvres les i)lus
importantes.
" Ozanam, disait cet académicien, n'avait pour lui
" rien de ce qui prédispose en faveur d'un homme,
" ni la beauté, ni l'élégance, ni la grâce. Sa taille
" médiocre, son attitude gauche et embarrassée, des
" traits incorrects, un teint pâle, une extrême faiblesse
"de vue, qui donnait à son regard quelque chose de
588 FRÉDÉRIC OZANAM
' trouille et d'indécis, une chevelure longue et en dé-
' sordre, lui composaient une physionomie assez étran-
' ge, mais on ne pouvait rester longtemps indifférent à
'cotte expression de douceur et de bonté, transmise
'du cœur à travers un masque un peu lourd, mais
' qui n'était disgracieux qu'il première vue. Que la
' vraie beauté est belle et que cette beauté est rare !
' Joignez à cela un sourire d'une très spirituelle
' finesse, et à certains moments un épanouissement
' d'intelligence sur cette physionomie transformée,
'comme si elle se fût ouverte pour laisser passer un
'rayon de l'âme; ajoutez enfin, comme dernier trait,
'l'habitude de souff'rir avec calme, marquée dans
' cette expression singulière de sérénité douloureuse,
' qui devint chez lui dominante dans les deux der-
' nières années de sa vie; on conviendra qu'à ce prix,
' l'irrégularité des traits importe peu et que le plus dif-
' ficile des hommes se résignerait à être laid de cette
' charmante manière. D'ailleurs, Ozanam était à mille
' lieues de penser à tout cela, et je gagerais bien qu'il
' n'a pas perdu une minute de sa vie lal)orieuse à se
' demander si sa laideur avait du charme ou n'en
' avait pas. C'était de tous les hommes le plus étran-
■ ger et le plus indifterent à ces sortes de choses, et
' il avait bien raison de ne pas s'en soucier.
" Comme il y avait de la gêne dans son maintien,
' il y avait aussi de l'embarras, et presque de la gau-
' chérie dans ses premières paroles. Son élocution,
' au début, seml}lait souffrir d'une sorte de timidité
FRÉDÉRIC OZANAM 589
"physique; elle était difficile, lente, et ne se dégageait
"qu'avec peine d'une certaine obscurité. Elle n'osait
"s'enhardir que peu à peu, sous cette piessioiii de
" la dialectique intérieure de la pensée que l'ol)s-
"tacle provoque ou que la sym[»athie échauffe. Les
"premiers moments étaient toujours à l'incertitude
" et au troul>le, aussi hien dans une conversation pri-
" vée, en tête à tête avec un écolier, que dans un en-
" tretien écouté, au milieu d'un salon ; dans la chaire
"modeste du collège comme dans cette cliaire de la
"Sorbonne, qui, de temps à autre, n'était pas sans
'" avoir quelque air de tribune.
"Mais cette nuiuvaisc honte cédait bientôt, n<ni pas
" tant au légitime sentiment d'une supériorité qui se
"rend justice à elle-même, qu'au vaillant eff'n-t d'une
"volonté pour laquelle c'était un devoir de prixluire
" les idées avec toute la force et la chaleur qu'on doit
" mettre au service de la vérité ; son talent était encore
"de la conscience. Ces singulières timidités d'une
" pensée qui s'effrayait d'elle-même, se marquaient
"visiblement dans son écriture tourmentée, inégale,
" surchargée de ratures. Une lettre, des notes éparses,
" une page destinée à la publicité, tout ce qui sortait
" de sa plume portait l'empreinte d'un labeur difficile,
" d'un goût inquiet, toujours mécontent de son œuvre,
" et d'une certaine indécision, hésitant entre les formes
" diverses et les nuances d'une idée. Il y avait de
" tout cela dans Ozanam quand il était de sang-froid.
" Mais le travail de l'idée produisait l'enthousiasme,
590 FRÉDÉRIC OZANAM
" et tous ces embarras disparaissaient : la parole et le
" style devenaient tout d'un coup vifs, impétueux ;
"en un instant tout changeait de face, Phomme trop
" défiant de lui-même disparaissait dans l'orateur, ou
"dans l'écrivain sûr de la vérité."
M. l'abbé Ozanam, pour compléter ce portrait, nous
fait connaître dans les phrases suivantes quelques
points saillants du caractère de son frère.
" Frédéric, dit-il, malgré sa constitution frêle, assez
"délicate et sujette à une infinité de petites indispo-
"sitions, avait toutefcùs une excellente poitrine, et
" un timbre de voix plein et sonore. Il était infati-
" gable à la marche, comme nous l'avons dit ailleurs.
"Il fallait bien encore qu'il eût une santé assez forte
" pour soutenir en ])lusieurs mois, des travaux de seize
" heures par jour. A part deux ou trois grandes mala-
"dies dont il fut atteint, il ne se trouva presque
"jamais forcé de suspendre ses occupations ni de
" garder la chambre.
" Son tempérament éminemment nerveux le rendait
" très irritable et le portait à l'impatience ; mais toute
"sa vie. et même dès son enfance, il comljattit avec
" courage ce mauvais penchant. Tout jeune encore,
" lorsqu'on venait à le contrarier et qu'on le poussait à
" bout, il s'écriait d'une voix alarmée : " Finissez, finis-
" sez, vous allez me faire mettre en colère." On con-
" çoit qu'avec une disposition scmlda])le jointe à l'es-
" prit de droiture et aux sentiments nobles et délicats
"que nos excellents parents nous avaient inspirés dès
FRÉDÉRIC OZANAM 591
" l'âge le plus tendre, Frédéric dut trouver, dans ses
" nombreux rapports avec des hommes de toute con-
"dition, de fréquentes occasions d'exercersa patience.
" Elle lui échappait bien quelquefois comme à tout
"enfant d'Adam, mais, le premier mouvement passé,
"il en devenait tout confus, s'en repentait amère-
" ment, et réparait généreusement sa faute en allant
" huml)lement présenter sc.< excuses à ceux qu'il
" croyait avoir ofifensés.' Plusieurs fois nous avons été
" témoin nous-même de ces scènes édifiantes ; nous
" n'en citerons qu'un seul exemple. Un Italien, au-
"quel il s'était intéressé, avait abusé de sa protection.
" Lorsqu'il revint se présenter à lui, Ozanam l'accueil-
" lit fort mal et le renvoya avec humeur ; mais à l'ins-
" tant même il eut du remords ; il prit aussitôt son
"chapeau, courut après lui, le rejoignit et lui donna
" avec l'aumône une preuve de la peine qu'il éprou-
"vait de lui avoir parlé un peu rudement. "Il ne
"faut jamais, dit-il ensuite, réduire un homme au
" désespoir. On n'a pas le droit de refuser un mtu-ccau
"de pain au plus vil scélérat. Il ajoutait que lui-
" même, un jour, aurait besoin que Dieu ne fût pas
"inexorable pour lui, comme il venait de l'être
" pour une de ses créatures rachetées au prix de son
" sang. (*)
(*) Il se trouve des traits d'une ressemblance frai^pantc avec
celui-là dans la vie d'un de nos hommes d'État canadiens. Voyez
a biographie de M. Morin par M. David.
592 FRÉDÉRIC OZANAM
" Son caractère indécis le rendait très sévère pour
' lui-même, quoique fort tolérant pour les autres.
' Lorsqu'il avait une décision à prendre, ce qui lui
' coûtait infiniment, on était certain qu'il se détermi-
■ nerait toujours pour le parti le plus rigoureux (en-
• vers lui-même), estimant, à tort, qu'il était le plus
' sûr...
" La tolérance fut l'un des principaux caractères
' qui distinguèrent et honorèrent la vie d'Ozanam.
' Elle était une effusion de son ardente charité. Toute-
' fois, lorsqu'il s'agissait du dogme ou des droits de
' l'Eglise, on le trouvait comme un mur d'airain.
' Jamais il ne fit sur ce sujet l'imihre d'une conces-
' sion ; jamais il ne dissimula ni ne chercha à atté-
' nuer un seul article de la foi.
Avec un cœur si tendre et si aimant pour tous
' ceux qui Tentouraient, si compatissant pour tous
' ceux qui s'étaient égarés dans les sentiers de l'er-
' reur, est-il étonnant qu'Ozanam ait eu toute sa
' vie un dévouement sans homes pour les })auvres ?
' Le germe en effet a été puisé, il est vrai, dans le
' cœur de son père et de sa mère, qui rivalisaient de
' zèle pour voler au secours des indigents. Dès sa plus
' tendre enfance, Frédéric s'apitoj^ait sur le sort mal-
' heureux des petits ramoneurs dont le cri se faisait
' entendre pendant l'hiver. Plus tard la foi vint sur-
' naturaliser et dévelop})er cette précieuse sensiljilité,
' qui n'était encore qu'un simi>le héritage accordé
• par la nature. Tl voyait dans les }>auvres les mcm-
FRÉDÉEIC OZANAM 593
" bres souffrants de Jésus-Christ, s'étudiant surtout à
" apporter dans le bienfait ces ménagements qui font
" oublier à l'assisté son infériorité apparente. Il cher-
'' chait encore à recueillir de ses visites charitables
" des leçons pour sa propre conduite, tantôt il admi-
" -rait la patience et la résignation de ces protégés,
" tantôt il voyait dans leur dénuement la condamna-
" tion du luxe et du bien-être. L'instabilité des choses
" humaines lui apparaissait d'une manière frappante
" lorsqu'il rencontrait, ce qui n'était pas rare, des
" familles déchues de leur ancienne prospérité ; et il
" en concluait le détachement que l'on doit avoir
" des biens de ce monde; puis remerciait la Provi-
" dence de lui avoir épargné de semblables épreuves,
" à cause de sa faiblesse. Ces études chrétiennes étaient
" précisément un des avantages les plus précieux
" qu'il faisait valoir auprès des jeunes gens appelés à
" faire partie de la Société Saint- Vincent de Paul...
" Malgré tout le zèle qui animait Ozanam pour ses
" œuvres de charité, il était cependant loin de négli-
" ger pour cela les travaux de sa profession. Comment
" celui qui prononça, au collège Stanislas, dès le dé-
" but de sa carrière, cet admiralde discours sur la
^'puissance du travail (*), aurait-il pu se contredire
" dans sa conduite? Persuadé, à juste titre, que le
" travail est une loi divine à laquelle personne ne
(*) Œuvres complètes d'Ozanam. Mélanges, T. II, p. 1.
38
594 FRÉDÉRIC OZANAM
" peut se soustraire sans forfaire aux desseins et à la
" volonté de Dieu, il n'admettait pas qu'on travaillât
" par seule passion pour la science, ou bien encore
" pour le seul Ijut de la richesse, du plaisir et du re-
'* pos, pour ne plus travailler un jour. "J'écris, disait-
" il, parce que Dieu ne m'ayant pas donné la force
" de conduire une charrue, il faut néanmoins que
" j'obéisse à la loi du travail, et que je fasse ma jour-
" née." (*)
Ozanam aimait à dire: je gagne monj^ain; et lorsque
la maladie l'empêchait de travailler, il s'écriait avec
douleur, comme son cher patron saint Vincent de
Paul : " Misérable que je suis, je mange un pain que
je n'ai pas gagné." Il pensait alors à Notre-Seigneur
travaillant dans l'atelier de saint Joseph, et ce souve-
nir lui avait inspiré quelques vers charmants où il
disait :
Je suis un ouvrier, un obscur mercenaire
Qui travaille humblement dans l'atelier du Père.
Outre les travaux dont nous avons essayé de don-
ner une analyse, Ozanam a laissé un riche trésor de
notes du plus haut intérêt, et qui témoignent de la
vaste étendue de son érudition. " Ces notes, dit l'abbé
" Ozanam, sont une vraie merveille. Ce ne sont pas
(*) Introduction à l'histoire de la civilisation aux temps bar-
bares.
FRÉDÉRIC OZANAM 595
'* des chiflbns de papier grififonnés à la hâte, ce sont
"" des sommaires tracés avec la plus grande netteté et
" la plus grande correction. L'écriture même est soi-
'' gnée et, comme toujours, fixe et ferme. Ce sont des
*' pierres préparées d'avance qui devaient trouver leur
'• place dans le grand édifice qu'il se proposait d'éle-
'" ver. Tout l'enchaînement des idées s'y trouve. Assez
'■ souvent, parmi ces notes, on rencontre des passages
■■ entièrement rédigés et remarquables par la justesse
•■ de l'aperçu et le bonheur de l'expression.
" L'ouvrage sur les origines germaniques s'arrête
" à Charlemagne. L'histoire de l'Allemagne jusqu'au
'• XIII« siècle avait été le sujet de plusieurs cours
'■ dans lesquels Ozanam avait traité la poésie cheva-
" leresque, populaire, satirique du moyen âge en
" Allemagne. Tous les matérieux de ces cours se
" retrouvent dans des notes presque toutes inachevées
" et inédites.
" Une masse considérable de notes sur l'Italie
'• montre qu'il était beaucoup plus avancé pour cette
'• partie de la tâche. Il avait tracé le plan d'une his-
" toire de la commune de Milan, qui devait faire partie
" d'un ouvrage historique sur les communes italien-
'' nés. Son dessein était de suivre la marche de la
'• civilisation et des lettres depuis le cinquième siècle
"jusqu'au treizième, c'est-à-dire jusqu'aux poètes
" franciscains et à Dante, dont la figure majestueuse
" devait apparaître au sommet de l'édifice.
•' Parmi les innombrables notes qu'il a laissées, on
596 FRÉDÉRIC OZANAM
" trouve encore celles d'un cours sur l'histoire litté-
" raire de l'Angleterre, à partir du sixième siècle, où
" il est traité avec détails des moines irlandais, des
" couvents anglo-saxons, de Bèdeet d'Alfred le Grand.
" En parcourant ce vaste ensemble de notes, de
" leçons, d'écrits, dit M. Ampère, on croit parcourir
" l'atelier d'un sculpteur qui aurait disparu jeune
"encore, et qui aurait laissé beaucoup d'ouvrages
" arrivés à un inégal degré de perfection. Il y a des
" statues terminées et polies avec une extrême dili-
"gence; il en est qui ne sont qu'ébauchées, mais
" toutes portent l'empreinte de la même âme et la
" marque de la même main."
Un très grand travail qu'il avait entrepris et que
nous nous reprochons d'avoir à peine indiqué, c'est la
traduction de la Divine Comédie, traduction accom-
pagnée de commentaires. Ces commentaires n'étaient
autre chose que les notes de son cours sur Dante. Il
avait imaginé de faire pour ce cours une traduction de
tout l'ouvrage afin de mieux faire goûter à son public
l'œuvre sublime dont tout le monde ne pouvait com-
prendre le texte.
La partie du Purgatoire seule à été complétée et
publiée après sa mort. Pour chaque chant il avait
quelquefois refait son commentaire comme on refait
une leçon pour le publier. D'autres fois on n'a plus
retrouvé que les notes, qui ont été données dans l'état
où elles avaient été laissées.
Assez singulièrement, c'est le Purgatoire qui occupe
FRÉDÉRIC OZANAM 597
le moins l'attention de rauteur dans la grande étude
dont nous avons rendu compte : Dante et la philosophie
catholique. Et cependant, étant données la tournure
d'esprit d'Ozanam, la douceur et la mélancolie de son
caractère, sa charité pour tous ceux qui souffrent et
dont les souffrances peuvent être soulagées, c'est bien
cette partie de l'œuvre du poète chrétien qui devait le
plus attirer ses sympathies. Le dogme catholique de
l'expiation des fautes dans une autre vie, et de la
communion des saints, était bien fait pour le toucher
et le séduire. Aussi, dans sa belle traduction et dans
son commentaire, Ton voit combien ce chant de la
douleur et de l'espérance avait eu de prise sur son
imagination.
Suivant avec anxiété les événements qui se précipi-
taient en Europe au moment où il faisait ce cours
(1847-1850), et rempli surtout d'amour pour Pie IX et
d'espérance dans les idées généreuses du nouveau
pontife, Ozanam ne put s'empêcher, à plusieurs repri-
ses, de faire allusion à la politique contemporaine. On
retrouve dans le commentaire quelques fragments de
leçons où il s'est ainsi donné carrière.
*' Sans doute, dit M. Heinrich, dans sa j^réface, nous
" sommes de ceux qui pensent qu'en des temps plus
" calmes, la chaire du professeur doit être un sanc-
" tuaire fermé à tous les bruits du dehors : peut-être
" même en ferions-nous une règle invariable et abso-
" lue. Toutefois, dans ces moments d'agitation où se
" décident les destinées des peuples, à Paris surtout,
598 FRÉDÉRIC OZANAM
OÙ Topinion sagement éclairée peut exercer une si
décisive influence, l'homme de bien en possession de
la parole pouvait-il hésiter à faire entendre à la jeu-
nesse de salutaires conseils ? Chez M. Ozanam, le
professeur n'était point séparé du chrétien ardent,
du libéral sincère, du serviteur infatigable de la
vérité et de la justice. Dante, avec ses allusions per-
pétuelles à la vie orageuse des républiques italien-
nes, à la papauté, à l'empire, aux prétentions de
monarchie universelle des Césars germains, sem-
blait redevenir comtemporain de ces jours où
l'Italie crut recouvrer son indépendance et sa gloire
à la voix d'un généreux pontife, mais où bientôt
aussi trop faible contre ses ennemis du dehors, et
ingrate envers celui qui avait fait lever sur sa pa-
trie l'aurore d'une liberté nouvelle, elle vit à Novare
la défaite de son armée, et dans les murs de Rome
la plus odieuse des révoltes. L'écho de toutes ces
souffrances se fait entendre dans les notes élo-
quentes ajoutées à ces chants du Purgatoire, ai pleins,
eux aussi, des souvenirs de la défaite des meilleures
causes ou de la punition méritée des faiblesses des
hommes et des crimes des partis."
'■' La traduction, dit M. Ampère, a été faite avec
trop d'amour pour n'être pas d'une religieuse fidé-
lité ; elle est ce que doit être une traduction littérale
et française. On ne peut plus supporter aujourd'hui
que des traductions exactes. La liberté des traduc-
teurs me semble être la seule liberté qu'il faille in-
FRÉDÉRIC OZANAM 599
" terdire; car, se mettre à la place do ceux qu'on fait
" parler, c'est un mensonge et un abus de confiance...
" Autant qu'il était permis d'être dantesque sans
" être barbare, Ozanam l'a été. En le lisant, on con-
" temple Dante à travers un voile, mais un voile
" aussi léger et aussi transparent que possible. On y
" trouve ce qui est plus important encore que la fidé-
" lité des détails, la fidélité de l'ensemble. On y sent
" d'un bout à l'autre cette suavité mélancolique qui
" donne au Purgatoire un charme si pénétrant, une
" beauté si attendrissante, et que l'câme noble et douce,
" passionnée et souffrante d'Ozanam était bien faite
" pour exprimer."
Ces nombreux et imposants travaux d'Ozanam lui
ont procuré, sans les avoir cherchées, de justes récom-
penses et de flatteuses distinctions.
" Ozanam fut nommé :
" Membre correspondant de l'Académie Tiberine de
" Rome, le 27 décembre 1841 ;
" De l'Académie des Arcades de Rome, le 13 Janvier
" 1842 ;
" Chevalier de la Légion d'Honneur, le 6 mai 1846 ;
" Membre de l'Académie de la Religion catholique
" de Rome, le 23 avril 1847 ;
" Membre correspondant de l'Académie royale de
" Bavière, le 2 janvier 1847 ;
" Membre de l'Académie de Lyon, le 1er janvier
" 1848. Celle-ci a fait sculpter en marbre le buste d'O-
" zanam, et l'a placé dans la salle de ses séances ;
600 FRÉDÉmC OZANAM
" L'Académie française et celle des Inscriptions et
" des Belles- Lettres lui ont décerné deux années de
" suite, en 1849 et 1850, le prix Gobert ;
" Membre de l'Académie délia Crusca, à Florence,
" en mai 1853 ;
" Enfin, le 26 août 1856, trois ans après sa mort, l'A-
" cadémie française couronnait la " Civilisation au
" cinquième siècle, " en lui accordant le prix de haute
" littérature fondé par M. Bordin.
" Presque sur le seuil du tombeau, nourrissant en-
" core quelque espérance deguérison, Ozanamse plai-
" sait à rêver son entrée à l'Académie française. On le
" pressait de se mettre sur les rangs ; mais bientôt il
" comprit qu'il devait aspirer à une gloire plus élevée
" et plus durable, à celle que Dieu réserve à ses élus."
Cependant, même sur cette terre, un rayon d'immor-
talité couronnera toujours son nom et sa mémoire.
Car sur ce monument indestructible élevé en l'hon-
neur de la charité, la Société Saint- Vincent de Paul, le
nom d'Ozanam se trouve gravé en lettres d'or, tandis
que les œuvres de l'illustre professeur seront lues en
tout pays et en tout temps, à la plus grande gloire du
christianisme et de la France.
FIN
TABLE DES MATIERES
Page.
Introduction I
Chapitre I. — Naissance d'Ozanam. — Ses premières années. 1
Chapitre II. — Ozanam étudie le droit à Lyon pendant deux
années. — Sa lutte contre les Saint-Sirnooiens 6
Chapitre III. — Ozanam se rend à Paris. — Il y continue
l'étude du droit et contribue à fonder les conférences de
St- Vincent de Paul. — Importance de cette œuvre. — Ses
développements dans le monde entier et particulière-
ment au Canada 13
Chapitre IV. — Etudes et vacances. — Part que prit Ozanam
à l'établissement des conférences de Notre-Dame 26
Chapitre V. — Les deux chanceliers d'Angleterre. — Bacon
et Saint-Thomas de Cantorbéry—(l'' Bacon) 33
Chapitre VI. — Les deux chanceliers d'Angleterre {suite).
— (2° Saint Thomas de Cantorbéry) 51
Chapitre VIL— Ozanam se prépare aux examens et sou-
tient ses thèses de docteur en droit et de docteur es
lettres. — Il est nommé professeur de droit commercial
à Lyon.— Mort de son père (1835-1839) 69
602 TABLE DES MATIÈRES
Chapitre VIII. — Autres travaux littéraires d'Ozanam. —
Il perd sa mère. — Son concours pour l'agrégation à une
chaire de littérature à la Sorbonne (1839-1840) 83
Chapiïek IX. — Dante et la philonoplde catholique 98
Chapitre X. — Dante et la philosophie catholique {suite). —
Exj^osition des doctrines philosophiques de Dante 119
CnAPiTPvE XI. — Mariage d'Ozanam. — Ses voyages 151
Chapitre XII.— Autres voyages d'Ozanam. — Pèlerinage au
pays dît Ciel 165
Chapitre XIII. — Les Poètes franciscains en Italie 192
Chapitre XIV". — Les Poètes franciscains en Italie {suite).
— Des sources poétiques de la Divine Comédie 236
Chapitre XV. — Les Études germaniques 256
I. — Les Oermcdns avant le christianisme 257
II. — La Civilisation chrétienne chez les
Francs 287
Chapitre XVI. — Ozanam enseigne à la Sorbonne pendant
douze ans. — Il publie plusieurs autres ouvrages. — Sa
vie intime 364
Chapitre XVII. — La Civilisation au cinquième siècle.
I. — Considérations générales 388
II. — Du progrès dans les siècles de déca-
dence V 395
III. — Le cinquième siècle 407
IV. — Le paganisme. — Comment il périt.
— Le droit 417
V. — Les lettres imïennes. — La tradition
littéraire. — Les lettres dans le chris-
tianisme 446
VI. — La théologie. — La philosophie chré-
tienne 467
TABLE DES MATIÈRES 603
Chapitre XVIII. — La Civil) sa tirtit mi rinquihnf fiièclr (s»»7r).
J. — Les institutions chrétiennes. — Les
mœurs chrétiennes 485
IL — Les femmes chrétiennes 504
III. — Comment la langue latine devint
chrétienne 513
IV. — L'éloquence chrétienne. — L'his-
toire.— La ix)ésie 523
V.— L'art chrétien 548
VI. — La civihsation matérielle de l'em-
pire.— Commencement des nations
néo-latines 557
Chapitre XIX. — Derniers moments d'Ozanam. — Son tes-
tament.— Éloges divers 573
Chapitre XX. — Portrait d'Ozanam par M. Caro. — Son
caractère d'après l'abbé Ozanam. — Autres renseigne-
ments 587
FIX DE LA TABLE
ERRATA
Page 21, au lieu de 1883, lisez : 1833.
" 229, " Quando talegri " Quando t'alegri.
" 388, " II " I.
• " 467, "V " VI.
" 592, " Le germe en effet a été puisé—
lisez.: Le germe en a été puisé.
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