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Full text of "Frédéric Ozanam : sa vie et ses uvres"

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i  FRÉDÉRIC  OZANAM 


SA  A^IE  ET  SES  ŒUVRES 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/frdricozanaOOchau 


FRÉDÉRIC  OZANAM 


SA  VIE   ET   SES   ŒUVRES 


M.   PIERRE   CHAUVEAU,   Fils 


AVEC   UNE   INTRODUCTION    PAti    M.  CHAUVEAU 

MEMBRE   DE   LA   SOCIÉTÉ   ROYALE    DU   CANADA 


MONTRÉAL 

C.  O.  Beauchemin  &  Fils,  Libraires-Imprimeurs 

256  et  258,  rue  Saint- Paul 

1887 


ExKKCiisTRÉ  cunforménient  à  l'Acte  du  Parlement  du  Canada, 
par  l'auteur,  M.  Pieerh  André  Rémi  David  Ciiauveau,  en 
l'année  1887,  au  Ministère  de  l'Agriculture  à  Ottawa. 


IjNTRODUCTïON 


Parlant  de  deux  héros  d'un  de  ses  derniers  romans, 
Madame  Craven  disait  :  "  Tous  deux  appartenaient  à 
cette  élite  qui  empêche  le  monde  de  périr  de  sa  sen- 
sualité, de  son  égoïsme  et  de  son  orgueil.'"  * 

Ce  sont  bien  là,  en  effet,  les  grands  maux  dont  le 
monde  du  dix-neuvième  siècle  souffre  au  point  d'en 
mourir,  ou  peu  s'en  faut. 

Il  n'est  point  difficile  de  deviner  quel  était  le  tj^pe 
de  ces  deux  héros  ;  on  reconnaît  chez  eux  les  idées, 
les  aspirations  d'un  parent  de  Madame  Craven,  M. 
Albert  de  Mun,  le  brillant  orateur  catlioliciue,  le  pro- 
pagateur des  cercles  d'ouvriers. 

Mais  on  peut  dire  la  même  chose  de  Féminent  écri- 
vain, du  chrétien  intréi^ide,  du  généreux  fondateur  de 
la  Société  de  Saint- Vincent  de  Paul,  Frédéric  Ozanam, 
dont  la  vie  et  les  oeuvres  font  le  sujet  du  livre  que 
l'auteur  m'a  prié  de  présenter  au  public  canadien. 


*  I.p  Valhrkmf. 


VI  INTRODUCTION 


Oznnam,  sans  être  un  ascète,  opposait  à  la  sensualité 
de  ses  contemporains  une  grande  modération  dans 
ses  goûts  et  ses  habitudes  ;  à  l'égoïsme  du  siècle,  une 
rare  abnégation  ;  enfin  à  cet  orgueil  insupportable  qui 
affecte  aujourd'hui  des  formes  si  diverses,  une  modes- 
tie exemplaire. 

Toute  sa  vie  fut  une  triple  prédication,  par  la 
parole,  par  l'écriture,  par  l'action. 

Tout  ce  qu'il  a  fait,  il  l'a  entrepris  dans  un  seul  but, 
faire  du  bien  â  ses  semblables,  et  par-dessus  tout,  leur 
procurer  le  plus  nécessaire  de  tous  les  biens,  la  foi. 

Or,  comme  la  foi  était  alors  obscurcie  par  le  doute 
et  que  la  meilleure  démonstration  c'est  toujours  l'ac- 
tion, il  voulait  surtout  combattre  le  scepticisme  parles 
œuvres  de  la  charité. 

Il  possédait  lui-même  cette  vertu  au  plus  haut 
degré  ;  elle  était  chez  lui  héréditaire  et  comme  une 
seconde  nature  ;  et,  si  la  charité  pouvait  avoir  des 
défauts,  il  faudrait  dire  que  les  seuls  qu'à  tort  ou  à 
raison  on  reproche  à  ce  zélé  chrétien,  y  avaient  leur 
source. 

Au  moment  où  Ozanam  commençait  la  lutte  en 
faveur  du  catholicisme,  les  conditions  en  étaient  fort 
inégales.  Chateaubri md  par  son  Génie  du  christianisme, 
de  Maistre,  de  Bonald,  par  leurs  écrits,  l'abbé  de 
Frayssinous  par  ses  célèbres  conférences,  avaient 
ramené  les  esprits  d'une  impiété  profonde  à  de  meil- 
leures dispositions. 

Mais  il  semblait  qu'à  la  révolution  de  1830,  l'Eglise, 
identifiée  avec  la  restauration,  devait  être  de  nouveau 
en  butte  à  toutes  les  attaques,  et  mise  pour  bien  dire 
au  ban  de  la  civilisation. 

Une  jeunesse  catholique  ardente  et  généreuse  essaya 
de  combler  le   gouffre  qui  semblait  se  rouvrir  entre 


INTRODUCTION  VII 


l'Église  et  la  société  civile  ;  mais  le  chef  autour  duquel 
elle  s'était  groupée  se  lança  dans  de  périlleuses  aven- 
tures, et  devenant  indisciplinable,  il  finit  par  perdre 
la  foi  après  s'être  vu  abandonné  de  ses  disciples  les 
plus  brillants.  Montalenibert,  Lacordaire  et  quelques 
autres,  après  avoir  répudié  les  doctrines  condamnées 
par  Rome  dans  lesquelles  Lamennais  avait  persisté, 
reprirent  en  sous-ordre  ce  qui  leur  paraissait  raison- 
nable dans  les  projets  de  leur  ancien  ami.  Pour  cette 
tâche  qui  inspirait  peu  de  sympathie  à  une  partie 
importante  des  catholiques,  et  qui,  d'un  autre  côté, 
provoquait  les  sarcasmes  et  la  colère  des  ennemis  de 
la  religion,  il  fallait  autant  de  courage  que  de  talent. 
Mais,  Dieu  aidant,  les  choses  prirent  bientôt  un  autre 
aspect.  Mgr  Dupanloup  qui  avait  été  loin  d'être  sym- 
pathique aux  amis  de  Lamennais,  Louis  Veuillot  qui 
ne  tarda  pas  à  apporter  à  la  cause  catholique  sa  plume 
neuve  et  tranchante  comme  une  épée,  et  bien  d'autres 
encore,  formèrent  une  phalange  compacte  décidée  à 
obtenir  du  gouvernement  de  Juillet  ce  qu'il  avait 
promis  :  la  liberté  de  V enseignement. 

Ceux  qui  se  liguaient  ainsi  en  faveur  de  la  religion 
et  d'une  juste  liberté,  avaient  à  combattre  toute  l'école 
voltairienne.  l'Université  et  presque  tous  les  fonction- 
naires d'un  gouvernement  qui  se  prétendait  cependant 
favorable  à  la  religion.  On  donnait  de  l'argent  pour 
les  églises,  on  laissait  se  multiplier  le  clergé  reconnu 
par  le  concordat  et,  par  conséquent,  on  augmentait  le 
budjet  des  cultes  ;  mais,  en  somme,  on  professait  une 
grande  indifférence  en  matière  religieuse  et,  dans  le 
monde  officiel  comme  dans  le  monde  littéraire,  tout 
ce  que  les  zélateurs  de  la  religion  pouvaient  attendre 
de  mieux,  c'était  une  indulgence  pleine  d'ironie,  et  le 
plus  souvent  une  hostilité  sarcastique  et  méprisante. 


VIII  INTRODUCTION 


Ce  fut  dans  ces  circonstances,  qu'Ozanam,  ami  de 
Lacordaire  et  de  Montalembert,  avec  quelques  autres 
hommes  pleins  de  dévouement,  créa  la  Société  de 
Saint- Vincent  de  Paul. 

Cependant,  le  catholicisme  reprenait  une  nouvelle 
vigueur.  La  jeunesse  des  écoles  se  pressait  autour  de 
la  chaire  de  Notre-Dame,  qu'occupaient  alors  tour  à 
tour  Lacordaire,  Ravignan  et  Combalot.  Les  deux  pre- 
miers étaient  sortis  du  monde,  où  l'avenir  le  plus  bril- 
lant leur  était  assuré.  Ravignan  entra  dans  l'ordre 
des  jésuites,  et  plus  tard,  Lacordaire  rétablit  en 
France  l'ordre  des  dominicains. 

Pendant  les  cinq  dernières  années  du  gouvernement 
de  Juillet,  la  question  de  la  liberté  de  l'enseignement 
fut  vivement  agitée.  M.  Guizot,  quoique  protestant  et 
doctrinaire,  avait  fait  certaines  concessions  plus  im- 
portantes en  théorie  qu'en  pratique  ;  M.  Villemain 
et  M.  de  Salvandy,  qui  furent  ses  successeurs  au  minis- 
tère de  l'Instruction  publique,  ne  purent  se  décidera 
des  réformes  plus  larges. 

La  révolution  de  Février  survint,  et  il  est  plus  que 
probable  que  l'élément  catholique  entra  pour  quelque 
chose  dans  le  mouvement  qui  s'était  fait  contre  le  pou- 
voir personnel  de  Louis-Philippe. 

Les  commencements  de  la  seconde  république  paru- 
rent favorables  à  la  religion  ;  mais  bientôt  les  illu- 
sions se  dissipèrent,  et  les  terribles  journées  de  Juin 
qui  amenèrent  la  mort  si  tragique  de  Mgr  Afîre,  firent 
voir,  une  fois  de  plus,  qu'on  ne  saurait  impunément 
ouvrir  la  cage  des  lions  et  des  tigres.  Cependant,  une 
première  loi  fut  présentée  pour  la  liberté  de  l'ensei- 
gnement dans  l'assemblée  constituante  et  une  seconde 
plus  complète,  préparée  par  M.  de  Falloux,  fut  passée 
sous  la  présidence  du  prince    Louis-Napoléon.    Les 


INTRODUCTION  IX 


différentes  fractions  du  parti  do  l'ordre,  Mgr  Parisis, 
Mgr  Dupanlonp,  Lacordairc,  Ravignan,  Montalembert 
d'une  part,  et  de  l'autre  M.  Thicrs,  M.  Dupin  et  plu- 
sieursautres  hommes  politiques  qui,  jusque-là,  avaient 
professé  des  idées  bien  différentes,  se  réunirent  pour 
donner  à  la  société  et  à  la  religion  des  garanties  plus 
sérieuses  que  celles  qu'elles  avaient.  Ce  fut  malheu- 
reusement à  cette  occasion  que  commença  dans  le 
parti  catholique  ce  malentendu  qui,  en  s'étendant  de 
jour  en  jour,  l'a  divisé  et  le  divise  encore,  non  seu- 
lement en  France,  mais  dans  d'autres  pays.  La  ques- 
tion de  l'enseignement  des  classiques  vint  bientôt 
envenimer  les  différends  résultant  d'une  simple  ques- 
tion d'opportunité  entre  ceux  qui  voulaient  tout  ou 
rien,  et  ceux  qui  acceptaient  quelque  chose  afin  d'avoir 
plus  tard  tout  ce  qu'ils  désiraient. 

Ozanam,  par  ses  relations  et  par  la  tournure  de  son 
esprit,  était  naturellement  du  parti  de  la  conciliation  ; 
il  dut  être  très  affligé  de  cette  première  rupture 
entre  des  hommes  faits  pour  s'estimer  et  qui,  ayant 
un  même  objet  en  vue,  auraient  dû  continuer  à  com- 
battre côte  à  côte.  Heureusement  pour  lui,  il  ne  vécut 
pas  assez  longtemps  pour  être  témoin  de  luttes  plus 
acharnées,  et  de  discussions  où  la  charité  qu'il  aimait 
tant  semblait  perdre  tous  ses  droits. 

Cette  vertu,  qui  était  sa  vertu  dominante,  il  la  pra- 
tiquait dans  toute  son  étendue  et  sous  tous  ses 
aspects  :  elle  ne  se  bornait  pas  chez  lui  à  secourir  les 
misères  temporelles,  elle  s'appliquait  surtout  aux 
misères  spirituelles  et  savait  les  traiter  avec  une 
douceur,  un  tact  et  une  délicatesse  infinis.  On  en 
trouve  un  exemple  remarquable  dans  la  lettre  cj^u'il 
écrivit  à  son  ami  M.  Ampère  lorsqu'ils  se  séparèrent 
en  Angleterre,  l'un  partant  pour  l'Amérique,  l'autre 
retournant  en  France. 


INTRODUCTION 


Ozanam  avait  toujours  remarqué  avec  chagrin  que 
son  ami,  sans  avoir  aucune  hostilité  envers  le  catholi- 
cisme, ne  marchait  point  sur  les  traces  de  son  père  et 
se  laissait  aller  à  une  indifférence  voisine  de  l'incré- 
dulité. Le  voyant  partir  pour  un  de  ces  longs  voyages 
qui  offrent  tant  de  dangers,  il  se  crut  obligé  d'ap- 
peler son  attention  sur  ses  intérêts  spirituels  ;  on  sera 
à  la  fois  touché  de  l'amitié  qui  lui  faisait  prendre  une 
démarche  à  laquelle,  en  pareille  occasion,- on  a  tou- 
jours mille  prétextes  pour  se  soustraire,  et  ravi  de  la 
manière  si  habile  et  en  même  temps  si  simple  et  si 
naturelle  avec  laquelle  l'apôtre  laïque  sut  remplir  la 
mission  qu'il  s'était  imposée. 

"  Ainsi,  nous  vous  devons  le  plaisir  de  cette  belle 
"  excursion.  Nous  ajoutons  une  obligation  de  plus  à 
"  toutes  celles  que  nous  vous  avons  déjà!  Car,  c'est 
"  en  vain,  cher  ami,  que  vous  cherchez  à  en  effacer  le 
"  souvenir,  nous  nous  rappellerons  toujours  que  vous 
"  avez  fait  ma  carrière,  que  nous  tenons  de  vous  cette 
"  condition  dévie  qui  ne  fait  pas  le  bonheur,  mais  sans 
"laquelle  le  bonheur  est  bien  troublé  ;  qu'enfin  et 
"  par-dessus  tout  vous  avez  pris  un  si  tendre  intérêt  à 
"  tous  nos  intérêts  de  cœur,  et  que  vous  avez  voulu 
"  être  pour  nous  un  frère,  ne  nous  permettant  la  defé- 
"  rence  et  le  respect  que  dans  la  mesure  que  permet 
"  un  frère  aîné. 

"  Et  maintenant,  comment  vous  étonneriez-vous  de 
''  ma  tristesse  en  vous  voyant  partir?  Pardonnez-moi 
"  d'avoir  contrarié,  peut-être,  par  ma  mélancolie  trop 
"  peu  réprimée,  le  plaisir  (|ue  vous  vous  promettiez 
"  dans  ce  grand  voyage. 

"  Mais  je  ne  pouvais  vous  dire  de  vive  voix  ce  qui 
"  faisait  le  fond  de  ma  tristesse.  Je  ne  pouvais  le  dire 
"  parce  que  je  ne  voulais  pas  que  vous  fussiez  obligé  de 


INTRODUCTION  XI 


"  me  répondre,  et  si  je  vous  l'écris  maintenant,  c'est 
"  qu'il  est  trop  tard  pour  que  vous  me  répondiez.  Si 
"  mon  épanchement  est  indiscret,  les  vagues  qui 
"  vous  poussent  vers  l'Amérique,  en  emporteront  la 
"  mémoire,  les  impressions  qui  vont  se  succéder  pour 
"  vous  effaceront  cette  impression  ;  quand  nous  nous 
"  reverrons  dans  six  mois,  vous  aurez  eu  le  temps 
"  d'oublier  ma  lettre,  ce  qui  vous  y  aura  déplu  ne 
"  pourra  mêler  d'aucune  froideur  la  joie  du  retour. 

"  Cher  ami,  vous  vous  engagez  dans  de  longues 
"  fatigues,  qui  ne  sont  pas  sans  péril  pour  une  santé 
"  si  cruellement  éprouvée.  Souffrez  donc  mes  inquié- 
"  tudes.  Vous  cherchez  à  vous  créer,  disiez-vous,  de 
"  nouveaux  intérêts,  et  avec  ce  rare  esprit  que  Dieu 
"  vous  a  donné,  vous  remuez  toutes  les  études  et  main- 
"  tenant  vous  faites  la  moitié  du  tour  du  monde  pour 
"  trouver  des  nouveautés  qui  vous  attachent.  Et, 
"  cependant,  il  y  a  un  intérêt  souverain,  un  bien  capa- 
"  ble  d'attacher  et  de  satisfaire  votre  excellent  cœur  ; 
"  et  je  crains,  cher  ami,  je  crains  peut-être  à  tort,  que 
"  vous  n'y  songiez  pas  assez.  Vous  êtes  chrétien  par 
"  les  entrailles,  par  le  sang  de  votre  incomparable 
"  père,  vous  remplissez  tous  les  devoirs  du  christia- 
"  nisme  envers  les  hommes,  mais  ne  faut-il  pas  les 
"  remplir  envers  Dieu  ?  ne  faut-il  pas  le  servir?  vivre 
"  dans  un  étroit  commerce  avec  lui  ?  Ne  trouveriez- 
"  vous  pas  dans  ce  service  des  consolations  infinies  ? 
"  n'y  trouveriez- vous  pas  la  sécurité  de  l'éternité  ? 

"  Vous  m'avez  plus  d'une  fois  laissé  pressentir  que 
"  ces  pensées  n'étaient  pas  éloignées  de  votre  cœur. 
"  L'étude  vous  a  fait  connaître  tant  de  grands  chré- 
"  tiens,  vous  avez  vu  autour  de  vous  tant  d'hommes 
"  éminents  finir  chrétiennement  leur  vie.  Ces  exem- 
"  pies  vous  sollicitent,  mais  les  difiBcultés  de  la  foi 


XII  INTRODUCTION 


"  VOUS  arrêtent.  Cependant,  cher  et  excellent  ami,  je 
"  n'ai  jamais  causé  de  ces  difficultés  avec  vous  parce 
"  que  vous  avez  inj&niment  plus  de  savoir  et  d'esjDrit 
"  que  moi.  Mais,  laissez-moi  vous  le  dire,  il  n'y  a  que 
"  la  philosophie  et  la  religion.  La  philosophie  a  des 
"  clartés  ;  elle  a  connu  Dieu,  mais  elle  ne  l'aime  pas; 
"  mais  elle  n'a  jamais  fait  couler  une  de  ces  larmes 
"  d'amour  qu'un  catholique  trouve  dans  la  commu- 
"  nion,  et  dont  l'incomparable  douceur  vaudrait  à 
"  elle  seule  le  sacrifice  de  toute  la  vie.  Si  moi,  faible 
'^  et  mauvais,  je  connais  cette  douceur,  que  serait-ce 
"  de  vous  dont  le  caractère  est  si  élevé  et  le  cœur  si 
"  bon!  Vous  trouveriez  là  l'évidence  intérieure  devant 
"  laquelle  s'évanouissent  tous  les  doutes.  La  foi  est  un 
"  acte  de  vertu,  par  conséquent  un  acte  de  volonté.  Il 
"  faat  vouloir  un  jour,  il  faut  donner  son  âme,  et 
"  alors  Dieu  donne  la  plénitude  de  la  lumière. 

"  Ah  !  si  quelque  jour,  dans  une  ville  d'Amérique, 
''  vous  étiez  malade,  sans  un  ami  à  votre  chevet, 
"  souvenez- vous  qu'il  n'est  plus  un  lieu  de  quelque 
"  importance  aux  Etats-Unis,  où  l'amour  de  Jésus- 
"  Christ  n'ait  conduit  un  prêtre,  pour  y  consoler  le 
"  voyageur  catholique..." 

Le  monde  dans  lequel  vivait  Ozanani,  et  Ozanam 
lui-même,  peuvent  facilement  se  juger  d'après  cette 
lettre.  Du  reste,  il  suffit  de  citer  les  noms  de  quelques- 
uns  de  ses  correspondants  :  M.  de  Montalembert,  le 
Père  Lacordaire,  M.  Eugène  Rendu,  M.  Fortoul,  M.  de 
La  Villemarqué,  M.  Lallier,  M.  Foisset,  le  comte  de 
Champagny,  M.  Duffieux  et  M.  Charles  Lenormant  ; 
les  moins  zélés  de  ces  chrétiens  valaient  mieux  que 
les  plus  inoffensifs  philosophes  de  la  puissante  pha- 
lange qu'il  s'agissait  de  combattre,  ou  plutôt  de  rame- 
ner dans  la  bonne  voie. 


INTRODUCTION  XIII 


Pour  cette  entreprise  il  ne  fallait  pas  un  médiocre 
courage.  Parlez-moi  de  la  persécution  ouverte  et 
révoltante  ;  l'homme  se  raidit  contre  elle  et  trouve 
dans  son  indignation  un  aliment  pour  sa  verve  ! 
Facit  indignatio  versum. 

Mais  l'indifférence,  pire  que  le  dénigrement  ;  la 
conspiration  du  silence,  pire  que  la  critique  la  plus 
acerbe  ;  le  dédain  subtil  et  ironique  ;  les  douches 
froides  d'une  pitié  méprisante  qui  semblent  tomber 
de  haut  sur  votre  enthousiasme  ;  ce  sont  là  des  obs- 
tacles que  les  âmes  les  plus  généreuses  se  décident 
difficilement  à  braver.  Dans  une  telle  lutte,  il  semble 
que  les  armes  tombent  de  vos  mains  avant  que  vous 
n'ayez  songé  à  vous  en  servir,  ou  bien,  le  plus  souvent, 
vous  vous  escrimez  dans  le  vide,  et  bientôt,  las  et 
dégoûté,  vous  ne  savez  plus  que  faire. 

Lorsque  Ozanam  dans  ses  premières  leçons  se  fit  le 
défenseur  avoué  du  catholicisme,  il  y  eut  avec  l'éton- 
nement  que  l'on  éprouva  dans  le  monde  universi- 
taire une  certaine  curiosité  sympathique  qu'expli- 
quent la  jeunesse  du  professeur,  son  courage  et  son 
talent.  Il  eut  bientôt  conquis  l'admiration  de  ses  ad- 
versaires, l'amitié  même  de  plusieurs  d'entre  eux.  Son 
biographe  reproduit  un  petit  billet  qui  lui  fit  grand 
plaisir,  car  il  lui  prouvait  que  tout  en  faisant  son 
devoir  de  professeur,  il  avait  ramené  une  âme  dans 
le  bon  chemin.  "  Je  n'étais  pas  chrétien,  lui  disait- 
on,  j'espère  le  devenir  grâce  à  vos  leçons.  " 

C'est  le  privilège  delà  littérature  d'embrasser  toutes 
les  connaissances  humaines  et  de  pouvoir  relier  en- 
semble la  théologie,  la  philosophie,  l'histoire,  l'art  et 
toutes  les  sciences.  Professeur  de  littérature  étran- 
gère, Ozanam  ne  se  fit  pas  faute  d'exploiter  toutes  ces 
ressources.  Le  temps  n'est  plus  où  les  cours  de  litté- 


XIV  INTRODUCTION 


rature  consistaient,  comme  celui  de  Laharpe,  à  éplu- 
cher phrase  par  phrase  les  œuvres  des  grands  écri- 
vains, et  à  juger  par  le  menu  toutes  leurs  produc- 
tions. Villemain  avait  créé  l'histoire  littéraire,  Cousin 
l'histoire  de  la  philosophie  ;  Ozanam  sut  se  servir  de 
leur  méthode  pour  préparer  la  construction  du  grand 
édifice  qui  avait  été  le  rêve  de  sa  première  jeunesse. 

Il  avait  fait  le  projet  d'un  grand  ouvrage  dans 
lequel  l'histoire  de  la  civilisation  moderne  se  fût 
développée  complètement  à  partir  de  la  naissance  de 
Jésus-Christ  jusqu'à  nos  jours.  C'eût  été  non  pas  une 
imitation  et  une  continuation  du  Discours  sur  V histoire 
universelle,  mais  un  laborieux  et  brillant  supplément 
plus  approprié  aux  besoins  de  la  critique  et  de  la  dia- 
lectique comtemporaines,  entrant  dans  beaucoup  plus 
de  détails  ;  une  œuvre  d'amour,  de  foi  et  de  patience, 
remettant  en  lumière  les  travaux  des  fondateurs  du 
christianisme,  de  ceux  qui  commencèrent  notre  civi- 
lisation dans  les  débris  de  l'empire  romain  et  de  ceux 
qui,  se  succédant  les  uns  aux  autres  sans  interrup- 
tion, la  conduisirent  à  travers  le  moyen  âge  et  la  féo- 
dalité jusqu'à  la  renaissance,  et  delà  jusqu'à  la  grande 
époque  du  dix-septième  siècle. 

Ceux-là  ne  furent  pas  toujours  des  guerriers,  des 
financiers  et  des  politiques  ;  ce  fut  surtout  des  théolo- 
giens, des  savants,  des  philosophes,  des  poètes,  des 
artistes,  guidés  par  des  évoques,  des  prêtres  et  des 
moines  dont  qvielques-uns  ont  laissé  dans  l'une  ou 
l'autre  de  ces  catégories  le  plus  grand  renom.  Montrer 
qu'à  rencontre  de  la  force  brutale  et  de  la'  passion 
avide  du  gain,  l'amour  des  lettres  et  de  la  science 
sauve  les  nations  et  les  tire  de  la  barbarie  ;  détruire  le 
terrible  préjugé  que  la  grande  conspiration  du  dix- 
huitième  siècle  avait  répandu  contre  les   siècles  de 


INTRODUCTION  XV 


foi,  contre  l'Église  représentée  comme  complice  de 
l'ignorance;  telle  était  la  mission  qu'Ozanam  s'était 
donnée,  et  pour  laquelle  il  ne  voulut  rien  négliger. 

Assez  singulièrement,  ce  grand  travail  qui  se  faisait 
Ijièce  par  pièce,  se  faisait  aussi  au  rebours  de  Tordre 
chronologique  et  en  remontant  les  siècles.  Dante  et  la 
philosophie  catholique,  nous  reportent  au  quatorzième 
et  au  treizième  siècle,  les  Etudes  germaniques  au  sixiè- 
me, au  septième  et  au  huitième,  quoique  la  première 
partie  de  cet  ouvrage  remonte  encore  plus  haut  ;  enfin 
la  Civilisation  au  cinquième  siècle  prend  l'Eglise  à  ses 
commencements  pour  la  conduire  à  son  triomphe  sur 
le  paganisme  romain  et  sur  le  paganisme  barbare. 

Ce  dernier  ouvrage,  le  plus  important  de  tous,  a  été 
publié  après  la  mort  de  son  auteur,  et  l'on  ne  lira  pas 
sans  une  vive  émotion  une  partie  du  rapport  de  M. 
Villemain  proposant  à  l'Académie  française  de  cou- 
ronner le  livre  posthume  d'un  homme  qui  eût  été 
digne  de  siéger  dans  cette  illustre  compagnie. 

L'analj^se  de  ce  chef-d'œuvre  occupe  dans  le  pré- 
sent volume  un  espace  relativement  très  considéra- 
ble ;  mais  c'est  à  bon  droit,  car  ou  y  trouve  plus  que 
partout  ailleurs  les  preuves  d'un  grand  talent  et  d'une 
vaste  érudition.  C'eût  été  du  reste  la  base  du  grand 
ouvrage  qu'Ozanam  se  proposait  d'écrire  et  dont  toug 
ceux  qu'il  a  écrits  ne  contenaient  pour  bien  dire  que 
les  matériaux.  C  et  ouvrage  immense  aurait  renfermé 
dans  un  ordre  tout  différent  la  substance  des  livres 
dont  on  va  lire  une  étude  aussi  modeste  que  sincère 
et  sympathique;  mais  s'enchaînant  avec  le  récit  de  la 
vie  de  l'auteur  et  se  présentant  naturellement  suivant 
la  date  de  leur  publication. 

La  biographie  d'un  homme  qui  n'a  pris  qu'une 
petite  part  au  mouvement  politique  de  son  temps,  qui 


XVI  INTRODUCTION 


a  été  plutôt  un  homme  d'étude  qu'un  homme  d'action, 
doit  consister  surtout  à  raconter  ses  ouvrages.  Ses 
livres  sont  en  effet  presque  toute  sa  vie  ;  ils  en  sont  la 
meilleure  ou  la  plus  mauvaise  partie  selon  qu'ils  ont 
été  faits  pour  la  plus  grande  gloire  de  Dieu  et  pour  le 
plus  grand  bien  de  l'humanité,  ou  bien  pour  la  satis- 
faction de  l'orgueil  et  de  toutes  les  passions  qui  fer- 
mentent en  nous. 

Dans  ce  système  qui  tend  à  se  répandre,  les  faits  de 
la  vie  intime,  la  biographie  anecdotique  d'une  part, 
les.  œuvres  de  l'auteur  de  l'autre,  forment  comme 
deux  miroirs  s'éclairant  et  se  complétant  l'un  par 
l'autre,  et  ce  ne  sont  peut-être  pas  les  livres  qui 
offrent    l'image  la  moins  ressemblante,* 

Les  œuvres  complètes  d'Ozanam  forment  neuf  volu- 
mes, sans  compter  deux  volumes  de  lettres,  et  les 
notes,  qui  n'ont  pas  encore  été  publiées.  Ce  travail 
considérable  a  été  accompli  dans  une  vie  relative- 
ment courte.  Né  le  28  avril  1813,  il  est  mort  le  2 
septembre  1853  ;  il  n'avait  pas  encore  parcouru  la  moi- 
tié de  sa  quarante  et  unième  année  ;  et  de  cette  courte 
vie  une  très  grande  partie  avait  été  occupée  par  les 
voyages  ou  par  la  maladie  qui  rarement,  il  est  vrai, 
interrompaient  ses  études. 

Il  donnait  aussi  à  la  famille,  à  l'amitié  une-  large 
part  de  son  temps,  comme  l'atteste  sa  correspondance  ; 
mais  c'était  surtout  son  œuvre  de  prédilection,  la 
Société  de  Saint- Vincent  de  Paul  qui  absorbait  les 
heures  arrachées  à  la  science  et  à  la  littérature. 

Lorsque  l'on  compare  cette  vie  si  bien  remplie,  si 


*  L'Acadéiiiie  française  a  couronné  dernièrement  un  ex- 
cellent livre  fait  sur  ce  plan  et  publié  ici  même:  Al.  Faillon, 
sa  ine  et  .se.";  œuvres,  par  M.  Desmazui'cs,  Ptro,  du  séminaire  de 
Saint-Sulpice.    Montréal,  1879. 


INTRODUCTION  XVII 


heureuse  malgré  le  travail,  disons  mieux  à  cause  du 
travail,  et  malgré  des  souffrances  presque  continuelles, 
avec  celle  d'un  si  grand  nombre  de  nos  contemporains, 
même  les  plus  brillants,  on  voit  d'une  manière  bien 
saisissante  tout  le  bien  que  peuvent  faire  une  éduca- 
tion chrétienne,  les  traditions  de  la  famille  et  cette 
philosophie  pratique  qui  s'inspire  de  la  religion. 

Le  savant  professeur  eut  couime  d'autres,  dans  sa 
jeunesse,  ses  moments  de  doute,  mais  jamais  une 
heure  de  véritable  défaillance.  Les  passions  n'étaient 
pas  sans  avoir  quelque  prise  sur  lui  ;  l'amour  inné  et 
peut-être  exagéré  de  la  liberté,  la  rêverie,  le  vague  de 
l'âme  auraient  pu  le  conduire  loin  de  la  voie  qu'il  a 
suivie  avec  tant  de  persévérance  et  de  fermeté;  enfin  il 
a  peut-être  couru  le  risque  de  devenir  un  de  ces 
incompris  qui  s'analysant  eux-mêmes,  et  se  retrou- 
vant en  toutes  choses,  arrivent  à  force  d'orgueil  et 
d'égoisme  à  l'impuissance  et  à  la  stérilité  morales. 

La  littérature  contemporaine  offre  de  nombreux 
exemples  de  ces  malheureuse-i  existences  gouvernées 
plus  encore  par  le  caprice  que  par  l'a  passion,  et  qui 
après  avoir  jeté  quelques  rayons  de  lumière  et  recueilli 
quelques  bouffées  d'encens,  vont  s'éteindre  dans  un 
ignoble  marasme.  Sans  parler  des  fins  tragiques 
comme  celle  de  Gérard  de  Nerval,  il  ne  manque  pas 
d'hommes  de  talent,  d'esprit  distingués,  qui  comme 
Prosper  Mérimée,  n'ont  pas  donné  toute  la  mesure  de 
leur  capacité,  n'ont  rien  fait  de  vraiment  utile  pour 
leurs  semblables,  parce  que,  "craignant  toujours  d'être 
dupes  de  quelqu'un  ou  de  quelque  chose,  ils  ont  fini 
par  être  dupes  d'eux-mêmes."  * 


*  Taine.— Préface  des  Lettres  à  uuf  inconnue. 


XVIII  INTRODUCTION 


La  foi  et  la  charité  ont  fait  qu'Ozanam  a  pu  échap- 
per à  ces  dangers.  Quel  contraste  entre  son  dévoue- 
ment, son  abnégation,  et  la  vie  futile  et  inutile  de  tant 
de  gens,  entre  sa  modestie,  son  humilité,  et  leur  vanité  ! 

M.  Maxime  Du  Camp,  dans  ses  Souvenirs  littéraires, 
fait  une  peinture  bien  saisissante  des  ravages  du  scep- 
ticisme et  de  la  lassitude  morale  et  intellectuelle 
qui  en  est  la  suite;  il  en  tire  des  conclusions  alarman- 
tes pour  l'avenir  de  notre  ancienne  mère  patrie. 

Mais  celle-ci  n'est  pas  la  seule  à  subir  cette  funeste 
influence;  T Allemagne,  l'Italie,  l'Angleterre,  en  souf- 
frent aussi  a  un  très  haut  degré.  Tandis  que  des  cou- 
ches inférieures  de  la  société,  monte  comme  une  ter- 
rible marée  prête  à  tout  détruire,  tandis  que  dans  les 
deux  mondes,  les  problèmes  sociaux  les  plus  difficiles 
se  posent  d'une  manière  effrayante,  il  semble  qu'une 
partie  des  classes  dirigeantes  se  dépouille  comme  à 
plaisir  de  ce  qui  faisait  leur  force  et  leur  prestige. 

Du  reste,  nous  aurions  tort  de  nous  croire  nous- 
mêmes  pour  toujours,  même  pour  longtemps,  à  l'abri 
des  maux  qui  affligent  l'Europe  et  les  Etats-Unis.  Et 
puis,  il  est  d'autres  périls  que  nous  avons  à  conjurer, 
en  supposant  que  ce  que  l'on  veut  bien  appeler  notre 
esprit  arriéré  nous  préserve  des  dangereuses  modes  du 
jour.  Ce  n'est  qu'hier  qu'une  voix  autorisée  regrettait 
de  voir  les  forces  vives  de  notre  jeune  nationalité  s'en- 
gouffrer dans  des  carrières  honorables  par  elles-mêmes, 
qui  nous  fournissent  sans  doute  de  nombreux  sujets 
dont  nous  avons  droit  d'être  fiers,  mais  qui  pour  être 
trop  recherchées,  et  recherchées  sans  une  préparation 
suffisante,  conduisent  souvent  aux  phis  tristes  décep- 
tions. * 


*  Mgr   Hamel. — Discours  annuel  du  président  de  la  Société 
Royale. 


INTRODUCTION  XIX 


Ces  préoccupatious  n'ont  pas  été  étrangères  à  la 
composition  de  ce  volume.  Ajoutera  plusieurs  livres 
publiés  dans  le  même  but,  un  nouvel  ouvrage  offrant 
à  notre  jeunesse  de  grands  exemples  et  une  saine  et 
instructive  lecture,  c'est,  il  me  semble,  accomplir  une 
tâche  utile  et  patriotique. 

Par  son  amour  de  la  science,  par  ses  grands  tra- 
vaux, travaux  qui  paraîtraient  surhumains  à  ceux 
qui  ne  connaissent  pas  les  fortes  études  qui  se  font  en 
France,  et  à  quel  prix  on  y  obtient  le  succès  ;  par  ses 
œuvres  incessantes  de  foi  et  de  charité,  car  il  ne  bor- 
nait pas  ses  efforts  à  la  Société  de  Saint- Vincent  de 
Paul,  il  donnait  de  fréquentes  conférences  à  d'autres 
sociétés  composées  d'ouvriers  ;  par  toute  une  vie  dans 
laquelle  il  ne  se  démentit  jamais;  par  sa  maladie 
soufferte  avec  une  résignation  si  touchante  ;  par  sa 
mort  si  édifiante,  Ozanam  est  un  des  plus  beaux 
modèles  que  l'on  puisse  proposer  à  la  jeunesse  dans 
les  temps  où  nous  vivons.  Ce  modèle  est  un  de  ceux 
qui  tout  en  surprenant,  n'effraient  point  et  ne  rebutent 
point. 

C'est  une  figure  sympathique  qui  nous  montre  l'en- 
trée d'une  carrière  accessible,  et  si  l'on  ne  peut  attein- 
dre à  tout  son  dévouement,  à  toute  son  abnégation, 
on  peut  au  moins  tenter  de  l'imiter  et  le  suivre  de 
loin  sans  se  décourager. 

Comme  maître  il  a  tout  pour  lui  :  la  force  dans  la 
conviction  et  la  douceur  dans  la  méthode,  la  profon- 
deur de  la  science  et  l'élégance  du  style,  les  recherches 
laborieuses  et  la  facilité  de  la  mise  en  œuvre,  enfin, 
avec  la  gravité  dans  la  pensée,  l'agrément  et  quelque- 
fois même  l'enjouement  dans  l'expression  ;  et  sur  le 
tout  quelque  chose  de  jeune,  de  suave  et  de  mélan- 
colique, qui  ne  cesse  d'attirer,  de  séduire  et  de  retenir. 

lA 


XX  INTRODUCTION 


Ceux  qui  le  lisent,  comme  ceux  qui  l'écoutaient,tombent 
vite  sous  le  charme  et  y  demeurent  ;  après  l'avoir  lu, 
ils  ne  se  contentent  pas  de  penser  comme  lui,  ils  vou- 
draient parler,  écrire  et  agir  comme  il  l'a  fait. 

Ses  œuvres  et  les  différentes  études  qui  en  ont  été 
faites  sont  assez  rares  dans  ce  pays.  L'auteur  de  ce 
volume  a  beaucoup  emprunté  au  Père  Lacordaire,  à 
M.  Ampère,  à  M.  de  Montrond  et  à  l'abbé  Ozanam,  à  ce 
dernier  surtout  ;  mais  sans  avoir  la  prétention  de  faire 
mieux,  il  a  cru  devoir  faire  autrement.  Il  a  consacré 
un  plus  large  espace  à  l'analyse  et  à  la  reproduction 
partielle  des  œuvres  du  savant  écrivain.  * 

Puisse  ce  travail  être  utile  à  nos  jeunes  compa- 
triotes, et  réaliser  ce  que  dit  Ozanam  lui-même  du 
mérite  qu'il  y  a  "  à  se  dévouer  à  la  tâche  obscure 
d'étudier,  de  commenter,  de  conserver  la  pensée 
■d'autrui,  la  parole  d'autrui,  la  renommée  d'autrui!  f 

Pierre  J.  0.  Chauveau. 
Montréal,  15  juin  1887. 


*  L'abbé  Ozanam  (aujourd'hui  Mgr  Ozanam)  et  le  Dr 
Charles  Ozanam  vivent  encore.  Ce  dernier  a  épousé  une  demoi- 
selle d'Aquin,  de  la  célèbre  famille  des  comtes  d'Aquin  ou 
à^Aquino,  et  est  devenu,  par  là,  le  beau-frère  de  M  Eugène 
Veuillot. 


t  Études  germaniques,  vol.  2,  p.  456. 


FRÉDÉRIC  OZANAM 


CHAPITRE  I. 

NAISSANCE  d'oZANAM. — SES  PREMIÈRES  ANNÉES. 


Antoine  Frédéric  Ozanam  naquit  le  23  avril  1813,  à 
Milan,  où  son  père  originaire  de  Lyon  était  venu  s'éta- 
blir lors  de  l'occupation  française.*  Il  était  le  cin- 
quième enfant  du  docteur  Ozanam  et  descendait  du 
célèbre  mathématicien  de  ce  nom  qui  aimait  à  dire  : 
"  qu'il  appartient  aux  docteurs  de  Sorbonne  de  dis- 
"  puter,  au  pape  de  prononcer,  aux  mathématiciens 
"  d'aller  au  paradis  par  la  ligne  perpendiculaire." 

Lorsque  les  troupes  françaises  évacuèrent  ritalio,  la 


*  La  famille  Ozanam  était  juive  d'origine,  comme  l'indique 
son  nom  qui  s'écrivait  primitivement  Hozanna  ou  plutôt  Ilomn- 
y^iam  ;  elle  embrassa  le  christianisme  à  une  époque  très  reculée. 


FREDEEIC   OZANAM 


famille  d'Ozanam  revint  à  Lyon,  Frédéric  était  faible 
de  santé  et  de  tempérament  ;  son  développement  phy- 
sique fut  aussi  lent  que  son  intelligence  fut  précoce  et 
remarquable.  A  peine  âgé  de  cinq  ans,  il  étudiait,  sous 
la  direction  de  sa  sœur  Eliza,  l'histoire  et  la  géogra- 
phie, et  apprenait  par  cœur  un  recueil  de  poésies. 

Ha  charité  pour  ceux  qui  souffraient  s'est  manifestée 
dès  ses  plus  tendres  années.  Au  milieu  des  nombreuses 
maladies  qui  éprouvèrent  son  enfance,  quand  on  vou- 
lait l'empêcher  de  se  plaindre  on  n'avait  qu'à  lui  par- 
ler des  douleurs  d'un  autre  malade  et  alors  il  cessait 
de  se  lamenter  et  ne  s'occupait  plus  que  du  malheu- 
reux dont  on  lui  avait  parlé. 

A  l'âge  de  six  ans,  il  eut  les  lièvres  typhoïdes  qui  le 
conduisirent  aux  ^lortes  du  tombeau;  mais  il  fut  heu- 
reusement guéri  par  une  neuvaine  à  St.  François  Régis 
pour  qui  il  garda  le  reste  de  ses  jours  la  plus  tendre 
dévotion.  A  peine  remis  de  cette  maladie  il  se  livra 
de  nouveau  à  l'étude  avec  le  plus  grand  courage  et 
apprit  le  latin  sous  la  direction  de  son  père. 

A  l'âge  de  dix  ans  il  entra  au  Collège  de  Lyon.  Ace 
lycée  il  eut  pour  compagnons  d'études  M.  Devoucoux, 
depuis  Evêque  d'Evreux,  et  M.  Fortoul  qui  devint 
plus  tard  Ministre  de  l'Instruction  publique  et  des 
Cultes.  Son  professeur  de  belles-lettres  M.  Legeay 
garda  toute  sa  vie  la  i>lus  grande  estime  pour  son 
élève  et  il  en  donna  une  preuve  dans  VEtade  Biogra- 
phique qu'il  i)ublia  en  1854. 

Doué  des  plus  grandes  aptitudes,  Ozanam  se  dis- 


FREDERIC   OZANAM 


tingua  dans  ses  classes  par  ses  talents  et  surtout  par 
son  gpût  pour  Tétude.  Son  professeur  disait  "qu'il 
était  du  petit  nombre  de  ceux  dont  un  maître  prudent 
doit  ralentir  l'ardeur."  Et  il  était  d'autant  plus  néces- 
saire d'en  agir  ainsi  que  l'élève  était  d'une  constitu- 
tion très  délicate.  Son  frère  nous  dit  que  les  exercices 
littéraires  (^ui  lui  souriaient  le  plus  et  dans  lesquels 
il  réussissait  le  mieux,  étaient  ceux  (|ui  avaient  la  reli- 
gion et  le  patriotisme  pour  but. 

Dans  la  biographie  de  son  frère,  l'abbé  Ozunam, 
puldîe  plusieurs  poésies  latines  conservées  avec  lu 
plus  grand  soin  par  son  ancien  professeur.  L'esi)ace 
nous  manque  pour  reproduire  aucun  de  ces  poèmes, 
mais  nous  devons  dire  qu'on  y  remarque  une  grande 
élévation  de  sentiment,  Ijeaucoup  d'enthousiasme  et 
surtout  un  sérieux  (pii  a  fait  dire  d'Ozanam  "  qu'il 
n'avait  jamais  eu  de  jeunesse."  On  peut  ceiiendant 
trouver  parmi  ses  compositions  quelques  pièces  où 
la  fiction  revêt  entre  les  mains  du  jeune  poète  une 
forme  légère,  badine  et  gracieuse  :  et  il  y  réussissait  si 
bien  qu'il  est  difficile  de  dire  dans  quel  genre  il  l'em- 
portait. Comme  le  fait  remarquer  son  très  digne  frère, 
il  avait  Ijesoin,  même  alors,  de  dérider  son  front  trop 
souvent  soucieux. 

Vers  cette  époque,  c'est-à-dire  comme  il  se  prépa- 
rait à  entrer  dans  la  classe  de  philosophie,  le  doute 
et  l'incertitude  vinrent  assaillir  celui  qui  devait  passer 
lereste  de  ses  jours  à  coopérer  aux  plus  grandes  conver- 
sions religieuses.  Sur  ce  sujet  délicat  nous  laissons  par- 


4  FKÉDÉRIC   OZANAM 


1er  l'abbé  :  "  Au  milieu  de  ces  charmants  exercices  de 
"  littérature,  dit-il,  qui  aurait  pu  croire  que  les  tenta- 
"  tions  du  doute  eussent  jamais  pu  assaillir  cette  âme 
"  droite,  simple,  naïve  et  en  même  temps  si  éclairée  ? 
"Comment  le  démon  de  l'incrédulité  osa-t-il  jamais 
"  s'attaquer  à  ce  cœur  si  fortement  trempé  par  une 
"  éducation  éminemment  chrétienne  et  par  des  exem- 
"  pies  touchants  de  foi  et  de  charité  qui  l'entouraient 
"  dans  sa  famille. 
"  La  Providence  lui  ménagea  sans  doute  cette  épreuve 
"  pour  rendre  son  âme  plus  compatissante  envers 
"  ceux  qui  seraient  soumis  aux  tourments  par  lesquels 
"il  avait  lui-même  passé.  Elle  voulait  encore  lui  in- 
"  diquer  en  quelque  sorte,  la  voie  qu'il  devait  suivre 
"et  les  études  spéciales  auxquelles  elle  le  destinait.* 
Laissons  maintenant  parler  Ozanam  lui-même  : 
"  Au  milieu  d'un  siècle  de  scepticisme,  Dieu  m'a 
"  fait  la  grâce  de  naître  dans  la  foi  ;  il  me  prit  sur  les 
"  genoux  d'un  père  chrétien  et  d'une  sainte  mère  ; 
"  il  me  donna  pour  première  institutrice  une  sœur 
"  intelligente,  pieuse  comme  les  anges  qu'elle  est 
"allée  rejoindre.  Plus  tard,  les  bruits  d'un  monde 
"qui  ne  croyait  point  vinrent  jusqu'à  moi.  Je  connus 
"  toute  l'horreur  de  ces  doutes  qui  rongent  le  cœur 
"  pendant  le  jour,  et  qu'on  retrouve  la  nuit  sur  un 
"  chevet  baigné  de  larmes. 


*  Voir  t.  1,  ŒuvEEs  complètes.  Introduction  a  la  Civilisa- 
tion AU  Ve  SIÈCLE  p.  2. 


FREDERIC   OZANAM 


"  L'incertitude  de  ma  destinée  éternelle  ne  me 
"laissait  pas  de  repos.  Je  m'attachais  avec  désespoir 
"aux  dogmes  sacrés,  et  je  croyais  le?  sentir  se  briser 
"  sous  ma  main.  C'est  alors  que  l'enseignement  d'un 
"  prêtre  philosophe  me  sauva.  Il  mit  dans  mes  pen- 
"  sées  Tordre  et  la  lumière;  je  crus  désormais  d'une 
"foi  assurée,  et,  touché  d'un  bienfait  si  rare,  je  promis 
"à  Dieu  de  vouer  mes  jours  au  service  de  la  vérité, 
"  qui  me  donnait  la  paix." 

Ozanam  avait  alors  quinze  ans  et  ce  prêtre  philoso- 
phe qui  le  sauva  était  cet  abbé  Xoirot  dont  il  a  dit 
dans  une  de  ses  lettres  :  "  Quel  ami.  ce  bon  M.  Noirot  ! 
sa  bonté  est  toujours  la  même,  à  lui  reconnaissance 
éternelle.'"*  Ce  très  digne  prêtre  était  en  toutes  choses 
le  Mentor  d'Ozanam.  Ecolier,  celui-ci  recherchait 
ses  conseils,  et  plus  tard,  professeur  à  la  Sorbonne, 
il  ne  faisait  paraître  aucun  de  ses  ouvrages  sans 
l'avoir  consulté  sur  l'ensemble  et  sur  les  détails. 

A  seize  ans  et  demi  Ozanam  était  bachelier  es 
lettres  ;  nous  n'avons  pas  besoin  d'ajouter  que  chaque 
année  passée  par  lui  au  collège  de  Lyon  se  terminait 
par  des  triomphes.  "  Que  de  fois,  dit  l'abbé  Ozanam, 
"  n'avons-nous  pas  eu  la  joie  de  déposer  sur  son  front 
"  ces  couronnes  qui  n'étaient  qu'un  faible  prélude  des 
"  éclatants  succès  qui  l'attendaient  sur  un  théâtre 
"  bien  autrement  vaste  et  élevé." 


*  Letteks  t.  1er  p.  1-1,  lettre  à  M.  Fortoiil. 


FREDERIC   OZANAM 


CHAPITRE  II. 

OzANAM  ÉTUDIE  LE  DROIT  A  LYON  PENDANT  DEUX 

ANNÉES. — Sa  lutte  contre  LES  Saint-Simoniens. 


Se  conformiint  aux  désirs  de  son  père,  Ozanam,  au 
sortir  du  collège,  entra  comme  clerc  dans  l'étude  de 
M.  Coulet,  l'un  des  avoués  les  plus  distingués  de 
Lyon.  Un  grand  nombre  d'étudiants  en  droit  s'y 
trouvaient  avec  lui,  le  fait  était  heureux  pour  Ozanam 
et  surtout  pour  son  patron,  car  dès  cette  époque  notre 
futur  professeur  avait  la  tête  constamment  occupée 
de  son  grand  ouvrage:  "la  Démonstration  de  la 
Religion  Catholique  par  l'antiquité  des  croyances 
historiques,  religieuses  et  morales."*  Il  apprenait 
de  plus  l'allemand  et  le  dessin  et  composait  quelques 
articles  pour  une  revue  mensuelle  qui  paraissait  à 
Lyon,  V Abeille.  Quand  on  aura  ajouté  à  cela  la  lutte 
(lu'il  eut  à  soutenir  contre  les  Saint-Simoniens,  on 
pourra  s'imaginer  que  son  esprit  errait  quelquefois 
loin  des  paperasses  qu'il  avait  à  copier.  Après  cela  il 


*  Il  n'a  pas  publié  co  livre  sous  ce  titre,  mais  sons  relui  de 
Hhtoirf  de  la  Oirilisatinn  aux  tfmpx  hftrharcp. 


FREDERIC   OZANA>r 


n'est  pas  surprenant  de  lire  dans  une  lettre  qu'il 
écrivit,  un  an  plus  tard,  à  M.  Edouard  Jouteux,  avo- 
cat :  "  Pour  moi  qui  ne  fais  que  mettre  la  main  à 
"  l'œuvre,  j'aurai  encore  bien  des  difficultés  à  vaincre. 
"  Je  rougis  presque  de  vous  avouer  ma  pusillanimité  ; 
"mais  l'examen  que  je  vais  bientôt  subir  est  un  fan- 
"  tome  qui  m'effraye.  Peu  halùtué  à  l'étude  du  droit, 
"je  n'ai  pas  su  m'en  occuper  comme  il  fallait  dans  le 
"courant  de  l'année,  et  au  moment  où  je  viens  à 
"  peine  de  faire  une  méthode  on  exige  de  moi  la  con- 
"  naissance  des  matières.  Qu'y  faire?  Je  ne  puis  pas 
"balancer,  et  je  me  présente  aventureusement  à  la 
"  grâce  de  Dieu  et  peu  confiant  en  moi-même."' 

Cependant  si  l'étude  du  droit  fut  quelque  peu  négli- 
gée pendant  ces  deux  années,  il  n'en  fut  pas  ainsi  de 
l'étude  des  langues,  car  au  milieu  des  ennuis  que  lui 
causait  la  nombreuse  clientèle  de  son  patron  il  prépa- 
rait son  grand  travail.  Dans  ce  but  il  étudiait  l'hébreu 
et  même  le  sanscrit.  Son  père  lui  avait  donné  de  pkis 
un  professeur  d'allemand.  Il  devait  tirer  un  précieux 
parti  de  l'étude  de  ces  trois  langues  pour  connaître 
plus  à  fond  les  religions  primitives  dans  lesquelles 
il  voulait  puiser  les  preuves  de  sa  démonstration. 
Quant  à  sa  part  de  collaboration  à  V Abeille,  journal 
publié  sous  le  bienveillant  patronage  de  M.  l'abbé 
Noirot  et  de  M.  Legeay,  M.  l'abbé  Ozanam  nous  donne 
la  reproduction  de  quelques-uns  de  ses  essais  tant  en 
prose  qu'en  vers  ;  il  en  est  de  très  remarquables. 

"  Nous  voulions,  dit-il,  montrer  ce  qu'Ozanam  fai- 


8  FRÉDÉRIC   OZANAM 

"sait  'à  dix-sept  ans.  Déjà  on  y  voit  le  germe  de 
"toutes  ces  qualités  éminentes  qui  s'épanouirent  et 
"  se  développèrent  bien  autrement  plus  tard  sous  la 
"  parole  du  professeur  et  sous  la  plume  de  l'écrivain. 
"  Pensées  profondes,  philosophiques,  style  toujours 
"  coloré  d'images  vives  et  saisissantes,  souvent  éner- 
"  gique  et  concis,  sans  autre  prétention  que  celle 
"  d'exprimer  ses  idées  telles  qu'il  les  a  conçues  et 
"  qu'il  les  sent  lui-même,  et  de  communiquer  à  ceux 
"  qui  le  lisent  ou  qui  l'entendent,  l'enthousiasme  dont 
"  la  sincérité  de  ses  convictions  l'anime  presque  habi- 
"  tuellement.  Enfin,  par  dessus  tout  la  défense  de  sa 
"  foi  et  de  sa  patrie  qui  le  préoccupe  sans  cesse  et  lui 
"inspire,  dès  l'âge  de  quinze  ans,  le  plan  de  l'ou- 
"  vrage  dont  nous  avons  parlé,  défense  au  service  de 
"laquelle  il  a  voué  son  talent  et  sa  vie.  C'est  là 
"  qu'Ozanam  est  tout  entier,  tel  qu'il  s'est  montré 
"  depuis  sa  tendre  jeunesse  jusqu'à  son  dernier  soupir, 
"  sans  se  démentir  un  seul  instant." 

Vers  ce  moment  arrivèrent  à  Lyon  plusieurs  pré- 
dicateurs de  la  doctrine  de  Saint-Simon.  Quelques- 
uns  de  ces  hommes  avaient  une  facilité  d'élocution 
remarquable,  et  s'ils  ne  réussirent  pas  à  faire  un 
grand  nombre  de  disciples,  ce  ne  fut  i>as  manque  de 
talent  et  d'habileté.  En  peu  de  temps  Lyon  se  trouva 
inondée  de  Saint-Simoniens  tandis  que  plusieurs 
journaux  se  mirent  à  publier  les  discours  de  ces  nou- 
veaux apôtres.  Blessé  dans  ses  croyances,  Ozanani 
entra  immédiatement  en  lutte  avec  ces  nouveaux 


FRÉDÉRIC   OZANAM  9 

docteurs.  Les  questions  traitées  dans  cette  polémique 
et  les  arguments  du  jeune  défenseur  de  l'Eglise  peu- 
vent se  résumer  de  la  manière  suivante. 

Personne  n'ignore  que  les  disciples  de  Saint-Simon 
prétendaient  constituer  sur  de  nouvelles  bases  la  pro- 
priété, la  religion  et  môme  la  famille.  Pour  mettre  ces 
innovations  en  pratique,  les  prédicateurs  demandaient 
une  hiérarchie  nouvelle  dans  la  société.  Ils  préten- 
daient aussi  modifier  le  mariage,  abolir  l'hérédité  et 
régénérer  la  famille  en  substituant  à  la  filiation  natu- 
relle une  filiation  toute  conventionnelle.  Bien  plus  ils 
prêchèrent  l'établissement  d'un  culte  nouveau,  disant 
que  le  catholicisme  avait  fini  son  temps  et  que  l'Eglise 
catholique  allait  nécessairement  succomber  sous  les 
coups  réunis  du  protestantisme  et  de  la  philosophie. 
Ozanam  répondit  dans  les  journaux,  et  si  bien,  que, 
malgré  leurs  promesses,  aucun  des  novateurs  n'osa 
entreprendre  la  discussion  avec  lui.  Après  ce  premier 
triomphe  Ozanam  publia  ses  Réflexions  sur  la  doc- 
trine de  Saint-Simon,  où  ayant  donné  un  exposé  des 
idées  de  la  nouvelle  secte  telle  que  constituée  par 
Saint-Simon  lui-même,  il  présenta  un  abrégé  des 
croyances  et  des  dogmes  catholiques.  Ses  arguments 
d'ailleurs  irréfutables  étaient  appuyés  de  preuves  four- 
nies par  les  livres  saints  et  par  les  docteurs  de  TEglise. 
C'est  ainsi  qu'après  avoir  cité  la  Bible  en  plusieurs 
endroits  il  reproduit  certaines  parties  des  ouvrages 
de  saint  Justin,  de  saint  Clément,  de  saint  Augustin 
et   d'Origène.  Plus  loin,  répondant  aux  Saint-Simo- 


10  FRÉDÉRIC    OZANAM 


niens  qui  prétendaient  que  la  religion  primitive  de 
l'homme  était  un  fétichisme  grossier,  il  ouvre  l'his- 
toire des  peuples  de  l'antiquité  la  plus  reculée,  et 
montre  le  peuple  juif,  gardien  fidèle  des  traditions 
du  genre  humain,  qui  ne  reconnaît  qu'une  seule 
divinité  Jehovah  ou  Dieu.  Enfin  les  statistiques  les 
plus  indiscutables  fournissent  la  preuve  que  le  nom- 
bre des  catholiques,  depuis  le  temps  de  Luther,  bien 
loin  d'être  diminué,  s'est  accru  de  trente-cinq  mil- 
lions ;  il  y  avait  donc  loin  de  là  à  la  disparition 
prochaine  de  la  religion  catholique  comme  les  disci- 
ples de  Saint-Simon  le  prétendaient  ! 

Pour  terminer  nous  citerons  le  jugement  de  M. 
Ampère,  de  l'Académie  française  sur  cet  opuscule. 
"  A  peine  âgé  de  dix-huit  ans,  dit-il,  Ozanam  fut  en 
"  état  de  publier  une  brochure  contre  le  Saint-Simo- 
"  nisme,  écrit  où  l'on  sent  la  jeunesse  de  l'auteur,  qui 
"  néanmoins  mérite  d'être  cité  à  cause  du  sentiment 
"  sincère  et  courageux  cpii  poussait  un  jeune  homme 
"  inconnu  à  entrer  en  lice  contre  une  secte  qui  ren- 
"  fermait  des  hommes  de  talent  ;  et  dont  les  prédi- 
"  cations  avaient  eu  un  certain  succès.  Cet  écrit  est 
"  encore  remarcpiable  par  ce  qu'on  y  trouve  déjà  en 
"  germe  la  plupart  des  qualités  qui  se  sont  depuis 
"  développées  chez  Ozanam  :  un  goût  vif,  bien  que 
"  novice  encore,  pour  l'érudition  puisée  aux  sources 
"  les  plus  variées,  de  la  chaleur,  de  l'élan,  et  avec 
"  une  conviction  très  arrêtée  sur  les  choses,  une 
"  grande  modération  envers  les  personnes.  J'aime  à 


FRÉDÉRIC   OZANAM  11 

"  y  signaler  cette  libéralité  de  vues  qui  lui  faisait  re- 
"  connaitre  des  sympathies  même  hors  du  camp  pour 
"  lequel  il  comliattait.  et  lumoror  généreusement,  par 
"  exemple,  dans  ce  livre,  catholique  s'il  en  fut,  les 
"  luttes  que  la  philosophie  spiritualiste  soutenait 
"  contre  le  matérialisme." 


12  FRÉDÉRIC   OZANAM 


CHAPITRE  ITT. 

OzANAM  SE  REND  A  PARIS. — Tl  Y  CONTINUE  l'ÉTUDE  DU 
DROIT  ET  CONTRIBUE  A  FONDER  LES  CONFERENCES  DE 
ST.  VINCENT  DE  PAUL. — IMPORTANCE  DE  CETTE  ŒUVRE. 
— Ses  DÉVELOPPEMENTS  DANS  LE  MONDE  ENTIER  ET 
PARTICULIÈREMENT   AU   CANADA. 

Nous  sommes  rendus  à  une  des  époques  les  plus 
intéressantes  do  la  vie  d'Ozanam.  Plus  tard,  à  la  vérité, 
nous  le  verrons  publier  les  ouvrages  les  plus  remar- 
quables parla  solidité  et  la  variété  des  connaissances  ; 
nous  le  verrons,  professeur  à  la  Sorbonne,  recueillir 
des  honneurs  mérités  ;  mais  ici  nous  le  trouvons  tout 
jeune  encore,  contribuant  à  jeter  les  bases  d'une  Société 
dont  l'influence  a  été  immense,  qui  se  répand  chaque 
jour,  et  qui  se  répandra  partout  où  il  y  aura  un  être 
humain  dans  la  misère  et  la  souffrance  :  cette  gloire  qui 
ne  l'estimerait  pas  autant  qu'aucune  gloire  humaine  ! 
Pour  nous  surtout  qui  savons  ce  que  fait  dans  notre 
pays,  pendant  nos  longs  hivers,  cette  admirable 
Société  établie  dans  toutes  nos  villes,  notre  admiration 
est  sans  bornes  comme  paraît  l'être  aussi  la  charité 
des  nombreux  associés. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  13 


Nous  n'entreprendrons  pas  ici  de  faire  l'historique 
de  la  Société  St.  Vincent  de  Paul,  le  temps  et  l'espace 
ne  nous  le  permettent  pus.  Il  faudrait  en  effet  écrire 
des  volumes  pour  donner  même  un  abrégé  de  ce  qui 
a  été  accompli  par  cette  Société  depuis  le  soir  où  Oza- 
nam  et  son  condisci})le  M.  Letaillandicr,  portaient,  de 
leurs  propres  mains,  à  un  pauvre  de  leur  connaissance 
le  peu  de  bois  qui  leur  restait  pour  se  chauffer  pen- 
dant les  derniers  jours  de  Thiver. 

Qui  pourra  jamais  énumérer  le  nombre  d'aumônes 
et  d'œuvres  de  charité,  accomplies  i)ar  les  Sociétés  St. 
Vincent  de  Paul  depuis  la  fondation,  en  1833,  de  la 
pieuse  conférence  de  charité,  composée  de  huit 
meml)res,  à  venir  jusqu'à  nos  jours  où  elles  se 
comptent  par  milliers  et  où  elles  distribuent  pour 
plus  de  dix  millions  d'aumônes  par  année  ? 

Ozanam  arrivait  à  Paris  au  commencement  de 
novembre  1831,  il  n'était  âgé  que  de  dix-neuf  ans. 

C'était  avec  chagrin  qu'il  s'était  éloigné  })Our  la 
première  fois  du  toit  paternel  La  tristesse  et  la  mé- 
lancolie restèrent  empreintes  sur  sa  figure  longtemps 
encore  après  son  arrivée.  Voici  en  quels  termes  il 
décrit  il  sa  mère  les  désagréments  auquels  il  se  trouve 
exposé.  "  Je  suis  fort  mécontent  et  mes  griefs  sont 
"  nombreux.  Je  suis  éloigné  de  l'école  de  droit,  des 
"  cabinets  de  lecture,  du  centre  des  études  et  des 
"  cariiarades  de  Lyon  ;  puis  ma  maîtresse  de  pension 
"  a  l'air  d'être  une  rusée  commère  ;  ses  paroles  et  ses 
"  manières  m'ont  fait  présumer  qu'elle  est  fort  affec- 


14  FRÉDÉKIC   OZANAM 


"  tionnée  pour  la  bourse  des  jeunes  gens.  Enfin,  et 
"  c'est  ma  grande  raison,  la  compagnie  n'y  est  point 
"  bonne.  Il  y  a  des  dames  et  des  demoiselles,  aussi 
"  pensionnaires,  qui  mangent  à  table  avec  nous,  tien- 
"  nent  le  haut  de  la  conversation  et  dont  les  discours 
"  et  la  tournure  sont  extrêmement  communs  ;  de  ma 
"  chambre  je  les  entends  pousser  de  gros  éclats  de  rire, 
"  car  il  faut  que  vous  sachiez  qu'il  est  d'usage  ici  de 
"  se  réunir  le  soir  pour  jouer  aux  cartes,  et  l'on  me 
"  presse  de  prendre  part  à  ces  jeux.  Vous  pensez  l)ien 
"  comme  j'ai  refusé.  Ces  gens  là  ne  sont  ni  chrétiens 
"  ni  turcs,  je  suis  le  seul  qui  fasse  maigre,  et  par  là 
"  même  exposé  à  mille  quolibets.  Il  est  fort  désa- 
"  gréable  de  se  trouver  en  pareille  société." 

Cependant  le  jeune  étudiant  ne  devait  pas  rester 
longtemps  dans  cette  maison,  et  la  Providence  qui 
avait  ses  vues  sur  lui,  le  fit  tomber  en  de  meilleures 
mains.  En  cfi'et,  peu  de  jours  après  avoir  écrit  cette 
lettre,  Ozanam  alla  faire  visite  à  M.  Ampère  de  l'Insti- 
tut, et  ce  dernier  après  l'avoir  interrogé  sur  sa  situa- 
tion à  Paris  et  le  prix  de  sa  pension,  lui  offrit  une 
chaml)rc  très  agréable  chez  lui  en  lui  disant:  "Je 
"  vous  oft're  la  table  et  le  logement  chez  moi,  au 
"  même  prix  que  dans  votre  pension.  Vos  goûts  et 
"  vos  sentiments  sont  analogues  aux  miens,  je  serai 
"  bien  aise  d'avoir  occasion  de  causer  avec  vous.  Vous 
"  ferez  connaissance  avec  mon  fils  qui  s'est  occupé  de 
"  littérature  allemande  ;  sa  bibliothèque  sera  à  votre 
"  disposition.   Vous   faites  maigre,    nous  aussi  ;  ma 


FRÉDÉRIC   OZANAM  15 

"  sœur,  ma  fille  et  mon  fils  dînent  avec  moi,  ç-a  sera 
"  pour  vous  une  société  agréal)lc.  Qu'en  pensez-vous  ?  " 

C'est  ainsi  qu'Ozanam  devint  l'hôte  et  le  commensal 
de  M.  Ampère,  et  son  fils  continua  l'amitié  qui,  mal- 
gré la  différence  d'âge,  l'unissait  à  cet  homme  cé- 
lèbre. 

Le  jeune  étudiant  que  la  Providence  lui  avait  en- 
voyé aidait  souvent  M.  Ampère  dans  son  travail,  et  ils 
passaient  bien  des  heures  ensem1)le  à  causer,  à  lire 
différents  ouvrages,  et  même  à  faire  des  vers  latins. 
En  même  temps  qu'Ozanam  ne  pouvait  trouver  rien 
de  plus  intéressant  que  la  conversation  de  son  hôte,  il 
ne  pouvait  non  plus  rencontrer  rien  de  plus  édifiant 
que  la  vie  embellie  par  la  foi  de  ce  célèbre  mathéma- 
ticien. Le  trait  suivant  rapporté  par  M.  l'abbé  Ozanam 
peint  bien  la  solide  })iété  de  ces  deux  amis  :  "  Un 
"jour,  accablé  par  le  découragement,  qui  était  sa 
"  tentation  habituelle,  Frédéric  Ozanam  entra  dans 
"  l'Eglise  de  Saint-Etienne-du-Mont,  pour  répandre 
"  devant  le  Seigneur  son  âme  désolée;  il  venait  pui- 
"  ser  aux  pieds  des  saints  autels,  le  courage  qui  lui 
"  manquait,  et  que  ne  refuse  jamais  Celui  qui  a  dit: 
"  Venez  à  moi,  vous  tous  qui  travaillez,  et  qui  pliez 
"  sous  le  fardeau  de  la  vie  et  je  vous  soulagerai." 
"  Mais  voilà  que  dans  un  coin  retiré,  parmi  les  bonnes 
"  FEMMES,  un  homme  agenouillé  priait  dans  un  pro- 

"  fond    recueillement Ozanam    l'avait  reconnu; 

"  c'était  M.  Ampère.  Ozanam  contemplant  l'illustra- 
"  tien  de  toute  une  époque,  prosternée  devant  Dieu,  se 


16  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  prit  à  rougir  de  sa  lâcheté,  et  la  foi  dont  s'honorait 
"  l'immortel  génie  d'Ampère,  vint  raffermir  son  cou- 
"  rage  ébranlé,  consoler  sa  tristesse  ;  il  sortit  tout 
"  renouvelé." 

Cette  première  année  de  séjour  à  Paris,  se  passa  au 
milieu  des  études  et  des  traductions  nécessaires  pour 
continuer  son  travail,  sans  cependant  abandonner 
l'étude  et  les  cours  de  droit  dont  il  devait  passer  les 
premiers  examens. 

Il  traduisit  un  opuscule  allemand  sur  la  religion 
du  Thibet,  et  poursuivit  ses  études  de  l'hébreu  et  du 
sanscrit.  Outre  les  cours  de  droit  il  suivait  de  plus  les 
cours  d'économie  politique  de  M.  DeCoux.  Il  lisait 
les  ouvrages  de  M.  Ballanche,  son  compatriote  et  pas- 
sait de  longues  heures  dans  les  bibliothèques  qui  lui 
étaient  ouvertes,  surtout  dans  celle  de  l'Institut  que 
M.  Ampère  lui  avait  rendue  accessible. 

Chez  son  aimable  hôte  et  protecteur,  il  rencontrait 
plusieurs  hommes  éminents  dont  cette  maison  était 
le  rendez-vous  et  il  alla  lui-même  faire  visite  aux 
sommités  de  l'époque.  C'est  ainsi  qu'il  alla  voir  M. 
de  Chateaubriand  qui  le  reçut  avec  une  extrême 
bonté. 

Dans  le  cours  de  cette  même  année,  il  eut  occasion 
de  donner  des  preuves  de  son  grand  dévouement  et 
de  son  infatigable  charité  pendant  le  choléra  qui 
sévissait  alors  dans  plusieurs  quartiers  de  la  capitale. 
Il  eut  la  consolation  de  se  rendre  utile  à  plusieurs 
personnes  sans  être  atteint  lui-même  par  cette  terrible 
maladie. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  17 

Dans  une  de  ses  lettres  à  son  cousin  M.  Ernest  Fal- 
eonnet,  Ozanam  disait  :  "Tu  n'ignores  pas  combien 
"je  désirerais  m'entourer  de  jeunes  gens  sentant, 
"  pensant  comme  moi  ;  or  je  sais  qu'il  y  en  a  beau- 
"  coup,  mais  ils  sont  dispersés  comme  l'or  sur  le 
"  fumier,  et  difficile  est  la  tâche  de  celui  qui  veut 
"  réunir  des  défenseurs  autour  d'un  drapeau."* 
■  Néanmoins  le  jeune  étudiant  avait  déjà  réussi  à 
s'associer  un  certain  nombre  d'amis  avec  lesquels  il 
livra,  cette  même  année,  non  seulement  contre  quel- 
ques-uns de  ses  compagnons  d'étude,  mais  encore 
contre  un  des  professeurs  du  cours  de  Philosophie, 
quelques  combats  dans  lesquels  il  fut  victorieux. 

Parmi  les  jeunes  gens  qui  suivaient  les  cours,  il  y 
avait  des  saint-simoniens,  des  fouriéristes,  des  déistes, 
et  lui  et  ses  amis  étaient  à  peu  près  les  seuls  véri- 
tables catholiques. 

Il  soutint  d'abord,  avec  grand  succès,  une  polé- 
mique contre  un  certain  monsieur  qui  avait  entrepris 
de  prouver  la  dissolution  du  christianisme  par  l'his- 
toire des  révolutions  et  par  l'anarchie  actuelle  de  ses 
doctrines.  Puis,  appuyé  par  ses  amis,  il  livra  un  com- 
bat sérieux,  au  cours  de  philosophie,  contre  le  i^rofes- 
seur  M.  Joufifroy,  qui  avait  osé  attaquer  la  révélation. 
Le  professeur  ne  répondit  pas  d'abord  aux  premières 
observations  par  écrit  qu'Ozanam  lui  envoya,  mais  il 


*  Lettres  t.  1.  p.  44. 


y 


18  FRÉDÉKIC    OZANAM 

ne  put  pas  passer  sous  silence  une  seconde  protesta- 
tion rédigée  par  Ozanam  et  revêtue  à  la  hâte  de  quinze 
signatures.  M.  Jouffroy,  du  haut  de  sa  chaire,  fit  une 
réponse  mais  il  ne  réussit  qu'à  tout  embrouiller  et 
termina  en  ex])rimant  ses  regrets  et  en  déclarant  qu'il 
n'avait  pas  eu  l'intention  d'attaquer  le  catholicisme. 
Le  jeune  étudiant  se  rendait  aussi  le  soir  chez  M.  le 
Comte  de  Montalembert  ;  là  il  rencontra  les  hommes 
les  plus  distingués  de  la  France  et  de  l'étranger.  Enfin 
il  assistait  à  des  réunions  d'étudiants  qui  s'occupaient 
de  droit  et  d'histoire.  C'est  dans  ces  Conférences 
comme  on  les  appelait,  que  prit  naissance  la  Société 
St-Vincent  de  Paul,  dont  nous  allons  faire  connaître 
l'origine. 

Nous  avons  dit  que  dans  ses  lettres,  Ozanam  expri- 
mait le  désir  de  s'associer  un  certain  nombre  déjeunes 
gens  qui  partageraient  ses  goûts  et  l'aideraient  à  faire 
quelque  chose  pour  le  peuple.  Voici  ce  qu'il  disait  un 
jour  à  ses  amis  : 

"  Combien  il  est  douloureux  de  voir  le  catholicisme 
"  et  notre  sainte  mère  l'Eglise  ainsi  attaqués,  tra- 
"  vcstis,  calomniés  !  Eestons  sur  la  brèche  pour  faire 
"  face  aux  attaques.  Mais  n'éprouvez-vous  pas  comme 
"  moi  ce  désir,  ce  besoin  d'avoir  en  dehors  de  cette 
"  conférence,*  une  autre  réunion,  composée  exclu- 
"  sivemcnt  d'amis  chrétiens  et  toute  consacrée  à  la 


*  La  Conférence  d'Histoire. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  19 


"  charité?  Ne  vous  semLle-t-il  pas  qu'il  est  temps  de 
"joindre  l'action  à  la  parole  et  d'affirmer  par  des 
"  œuvres  la  vitalité  de  notre  foi  ?" 

Cette  pensée,  ce  désir  de  former  une  Conférence  de 
Charité,  c'étaient  les  adversaires  même  d'Ozanam  qui 
l'avaient  fait  surgir  dans  son  esprit,  au  cours  d'une 
discussion.  En  effet,  un  jour  qu'il  exposait  à  la  Con- 
férence tout  ce  qu'avait  fait  le  christianisme  pour  la 
civilisation  et  le  progrès,  un  de  ses  contradicteurs  ré- 
pondit: "  Vous  avez  raison  si  vous  parlez  du  i)assé. 
"  Le  christianisme  a  fait  -autrefois  des  prodiges,  mais 
"  aujourd'hui  il  est  mort.  Et  en  effet,  vous  qui  vous 
"vantez  d'être  catholique,  que  faites-vous?  où  sont 
"  les  œuvres  qui  démontrent  votre  foi,  et  qui  peuvent 
"  nous  la  faire  respecter  et  admettre  ?  "  *Ce  reproche 
ou  plutôt  ce  défi  frappa  vivement  Ozanam,  et  il  réso- 
lut de  travailler  à  Tavenir,  de  manière  à  ce  qu'on  ne 
fût  pas  en  droit  de  répéter  une  pareille  objection. 

La  Conférence  d'Histoire  se  tenait  chez  M.  Bailly, 
propriétaire  d'un  journal  La  Tribune  Catholique. 
alors,  à  la  tête  d'un  pensionnat  d'étudiants,  et  qui 
devait  être  plus  tard  Président  des  Conférences.  Cepen- 
dant depuis  quelque  temps  Ozanam  se  demandait  s'il 
ne  serait  i^as  possible  d'avoir  des  séances  consacrées, 
non  à  des  discussions,  mais  à  des  œuvres  de  charité. 

Dans  une  de  ces  réunions,  un  des  membres,  et  l'on 


*  Discours  prononcé  par  Ozanam  en  LSôo  devant  la  Confé- 
rence de  Florence. 


\ 


20  FKÉDÉRIC   OZANAM 

prétend  que  ce  fut  Ozanam,  s'écria:  "Fondons  une 
Conférence  de  Charité  !  "  Si  on  avait  demandé  à 
quelques-uns  des  assistants,  peut-être  même  à  celui  qui 
avait  prononcé  cette  phrase,  ce  qu'ils  entendaient  par 
Conférence  de  Charité,  ils  auraient  été  bien  embaras- 
sés  de  répondre  et  ils  étaient  loin  de  prévoir  ce  que 
deviendrait  plus  tard  leur  association.  Ils  résolurent 
aussitôt  de~réunir  les  aumônes  de  chacun  des  assis- 
tants et  d'aller  les  distribuer  eux-mêmes  aux  pauvres. 
Dans  ce  but  il  fut  décidé  de  rendre  visite  à  la  Supé- 
rieure des  Sœurs  de  St- Vincent  de  Paul,  et  de  la 
prier  d'indiquer  quelques  familles  pauvres  à  visiter. 
A  partir  de  ce  jour,  la  Conférence  de  Charité  était 
fondée  et  elle  avait  pour  président  M.  Bailly  qui  lui 
offrit  pour  ses  séances  les  bureaux  de  La  Tribune 
Catholique,  où  elle  s'installa  au  mois  de  mai  1833. 

La  réunion  était  composée,  en  sus  de  M.  Bailly,  de 
huit  membres  tous  très  jeunes.  On  peut  citer  six  noms 
dont  le  souvenir  s'est  conservé  :  Messieurs  Ozanam, 
Letaillandier,  Devaux,  Lamarche,  Lallier  et  Clavé  ;  les 
deux  autres  noms  sont  restés  inconnus.  Plusieurs 
d'entre  eux,  dans  les  écrits  qu'ils  ont  laissés,  recon- 
naissent Ozanam  comme  fondateur.  Il  est  vrai  que  lui- 
même  nous  dit  dans  un  discours  prononcé  à  Florence  : 
-  "Nous  ne  pouvons  pas  nous  donner  véritablement  le 
"titre  de  fondateurs;  c'est  Dieu  qui  a  voulu  et  qui  a 
"  fondé  notre  société."  Il  est  une  chose  cependant  que 
les  premiers  associés  admettent,  c'est  qu'aucun  n'a 
travaillé  autant  qu'Ozanam  à  constituer  et  à  dévelop- 
per les  conférences  de  saint  Vincent  de  Paul. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  21 


-V- 


Pendant  quelque  temps  les  membres  fondateurs  ne 
voulurent  pas  s'adjoindre  de  nouveaux  confrères 
pensant  que  la  Conférence  de  Charité  serait  une 
société  limitée  à  eux  seuls.  La  Providence  en  avait 
toutefois  décidé  autrement.  M.  De  Lanoue,  jeune 
poète  de  grandes  espérances,  fut  bientôt  après  admis 
à  faire  partie  de  la  société  et  à  la  fin  de  l'année  (1883) 
le  nombre  des  membres  était  de  dix-huit.  Les  séan- 
ces commençaient  et  s'achevaient  par  la  prière  ;  on 
faisait  une  courte  lecture  de  piété,  le  plus  ordinaire- 
ment dans  V Imitation  de  Jésus-Christ  ou  dans  la  vie  de 
saint  Vincent  de  Paul,  puis  chacun  rendait  compte 
de  la  visite  de  ses  pauvres.  Car  les  Conférences  à 
l'origine  de  même  que  de  nos  jours  n'ont  tenu  essen- 
tiellement qu'à  une  œuvre  :  la  visite  des  pauvres  à 
domicile.  Après  cela  on  faisait  la  distrilnition  des 
bons  et  l'on  terminait  toujours  par  une  modeste  quête. 
Ces  quêtes  auraient  été  bien  insuffisantes  si  Ozanam 
et  quelques  autres  membres  n'avaient  pas  mis  de 
temps  en  temps  dans  la  bourse  de  la  confrérie  le  pro- 
duit des  articles  qu'ils  écrivaient  dans  les  journaux. 

A  une  de  leurs  réunions  les  membres  choisirent 
saint  Vincent  de  Paul  pour  leur  patron  et  depuis  ce 
temps  la  Conférence  de  Charité  fut  surtout  connue 
sous  le  nom  de  Conférence  de  Saint  Vincent  de  Paul. 

A  la  fin  de  l'année  suivante,  1834,  la  conférence 
se  composait  déjà  d'une  centaine  de  membres.  C'est 
alors  qu'il  fut  question  de  limiter  le  nombre  des  as- 
sociés à  ce  chiffre  ;  mais  M.  de  la  Perrière,  qui  fut 


22  FRÉDÉRIC   OZANAM 


plus  tard  président  général  des  conférences  de  Lyon, 
plaida  si  bien  contre  cette  mesure  que  l'on  continua 
à  admettre  de  nouveaux  associés,  se  contentant  de 
changer  de  local  et  de  se  rendre  à  l'amphitéâtre  des 
Bonnes  Etudes.  Peu  de  temps  après,  il  fut  cependant 
encore  question  de  se  séparer  en  deux  conférences, 
car  le  nombre  des  associés  était  devenu  si  grand  qu'on 
ne  pouvait  plus  s'occuper  des  détails  sur  les  visites 
aux  pauvres,  tout  le  temps  se  passait  à  distribuer  des 
bons. 

Cette  proposition  fit  surgir  une  tempête,  et  ce  n'est 
qu'après  maintes  assemblées  tumultueuses  qu'on  con- 
vint de  se  séparer  en  deux  sections,  sans  se  diviser  en 
deux  sociétés.  C'est  néanmoins  grâce  à  cette  première 
séparation  qu'on  vit  s'établir  dans  les  autres  paroisses 
de  la  capitale  d'autres  conférences  liées  cependant 
entre  elles,  et  la  conférence-mère  par  un  conseil  géné- 
ral. De  Paris,  la  société  Saint  Vincent  de  Paul  passa 
en  province  et  bientôt  il  n'y  eut  pas  une  ville  en 
France,  de  quelque  importance,  qui  n'eut  pas  sa 
société  de  Saint  Vincent  de  Paul.  La  première  confé- 
rence organisée  à  Paris  à  part  de  la  conférence-mère 
dont  nous  avons  donné  l'origine,  fut  celle  de  la  pa- 
roisse de  St-Sulpice  et  la  seconde,  celle  de  la  })aroisse 
de  St-Philippe  du  Roulle. 

En  1837,  la  société  comptait,  dans  la  capitale,  deux 
cent  trente-sept  membres  ;  elle  avait  créé  des  confé- 
rences à  Nîmes,  à  Lyon,  à  Nantes,  à  Rennes,  à  Dijon, 
à  Toulouse  et  même  à  Rome.  En  1838,  elle  en  fo^ida 


FRÉDÉRIC   OZANAM  23 


Il  Nancy,  îl  Metz,  à  Quiinper,  à  Langres  et  à  Lille.  Eu 
1851,  il  y  avait  en  France  quatre  cent  C|uinze  confé- 
rences établies  dans  trois  cent  onze  communes. 

Voici  ce  que  disait  Ozanam  dans  son  discours  pro- 
noncé à  Florence,  le  30  janvier  1853  :  "A  Paris  seu- 
"  lement  nous  sommes  deux  mille,  et  nous  visitons 
"  cinq  mille  familles,  ou  environ  vingt  mille  indivi- 
"  dus,  c'est-à-dire  le  quart  des  pauvres  que  renferment 
"  les  murs  de  cette  immense  cité.  Les  conférences, 
"  en  France  seulement  sont  au  nombre  de  cinq  cents, 
"  et  nous  en  avons  en  Angleterre,  en  Espagne,  en 
"  Belgique,  en  Amérique  et  jusqu'à  Jérusalem.  C'est 
"  ainsi  qu'en  commençant  humblement  on  peut  arri- 
"  ver  à  faire  de  grandes  choses,  comme  Jésus-Christ, 
"qui  de  l'abaissement  delà  crèche  s'est  élevé  à  la 
"gloire  du  Thabor.  C'est  ainsi  que  Dieu  a  fait  de 
"notre  œuvre  la  sienne,  et  l'a  voulu  répandre  par 
"toute  la  terre  en  la  comblant  de  ses  bénédictions." 

Puisqu'il  est  fait  mention  de  l'Amérique  nous  don- 
nerons ici  quelques  renseignements  sur  l'établisse- 
ment et  le  fonctionnement  dans  notre  pays  de  la 
société  Saint  Vincent  de  Paul.* 


*  Nous  devons  ces  renseignements  à  l'obligeance  de  M.  Le 
Sage,  vice-président  de  la  société,  pour  ce  qui  concerne  la  ville 
de  Québec.  Pour  ce  qui  est  de  Montréal  nous  devons  nos 
remerciements  au  président  actuel,M.  Bellemare.  Nous  sommes 
surtout  redevables  à  M.  Joseph  Desrosiers  et  à  IM.  Ernest 
Myrand,  de  leurs  beaux  et  importants  travaux  sur  la  société 
Saint  Vincent  de  Paul  qui  ont  rendu  nos  recherches  faciles  et 
agréables. 


24  FRÉDÉRIC   OZANAM 


M.  le  docteur  Painchaud,  mort  en  Orégon  en  1855, 
fonda  la  société  à  Québec  le  12  novembre  1846.  M.  le 
juge  Chabot  en  fut  le  premier  président.  On  compte 
près  de  3,000  pauvres  secourus  annuellement  par  la 
société,  qui  dépense  en  moyenne  la  somme  de 
$5,000  chaque  année.  Il  y  a  aussi  sous  sa  direction, 
l'œuvre  du  patronage  qui  pourvoit  à  l'entretien 
de  125  enfants  et  en  habille  un  certain  nombre, 
chaque  année,  pour  la  première  communion.  M.  Paul 
Ernest  Smith  est  le  président  actuel  et  INtM.  S.  L. 
Rivard  et  Ed.  Foley  sont  les  secrétaires.  L'œuvre 
du  patronage  est  due  au  zèle  infatigable  et  à  la  coura- 
geuse et  persévérante  initiative  de  M.  le  grand-vicaire 
Hamel,  recteur  de  L'Université  Laval. 

La  société  Saint  Vincent  de  Paul  fut  fondée  à 
Montréal,  en  1848,  deux  ans  après  celle  de  Québec. 
M.  Hubert  Paré  en  fut  le  premier  président.  Comme 
à  Québec  on  adopta  tous  les  règlements  de  la  société 
tels  qu'ils  étaient  en  force  à  Paris,  et  l'on  écrivit  au 
président  général  dans  cette  dernière  ville  pour  de- 
mander l'agrégation  de  la  nouvelle  conférence.  On 
ne  se  contenta  pas  des  quêtes  faites  à  chaque 
réunion,  mais  on  en  fit  encore  à  domicile  et  dans 
les  églises.  La  société  Saint  Vincent  de  Paul  compte 
actuellement,  à  Montréal,  dix-huit  conférences,  dont 
seize  françaises  et  deux  irlandaises.  D'après  le  der- 
nier rapport  général,  ces  conférences  comprenaient 
1615  membres,  dont  1215  membres  actifs  et  400  sous- 
cripteurs. Elles  secourent,  chaque  année,  au  delà  de 


FRÉDÉRIC   OZANAM  25 


700  familles  comprenant  plus  de  3,000  personnes. 
Elles  ont  distribué  dans  l'année  1882,  plus  de  50,000 
pains,  environ  1,000  cordes  de  bois,  et  pour  plus  de 
^2,000  d'autres  secours. 

M.  R.  Bellemare  est  le  président  actuel  et  M.  L.  A. 
Huguet  Latour,  le  secrétaire. 

En  sus  de  celles  de  Québec  et  de  Montréal,  la  so- 
ciété Saint  Vincent  de  Paul  a  aussi  des  conférences 
en  Canada,  dans  les  villes  suivantes:  Lévis,  Hull, 
Rimouski,  Nicolet,  Arthabaskaville  et  Bécancour  dans 
la  province  de  Québec  ;  Ottawa,  Toronto,  liOndon, 
Hamilton,  Guelph,  Lindsay,  Belleville,  Brantford, 
dans  la  province  d'Ontario;  Chatham,  Almonte  et  St- 
Jean,  dans  la  province  du  Nouveau- Brunswick  ;  Yar- 
mouth  et  Halifax,  dans  la  province  de  la  Nouvelle- 
Ecosse;  et  Winnipeg,  dans  la  province  de  Manitoba. 


c^^^^^^ 


26  FRÉDÉRIC   OZANAM 


CHAPITRE  IV 

ÉTUDES  ET  VACANCES. — PART  QUE  PRIT  OZANAM  A  L'ÉTA- 
BLISSEMENT  DES   CONFÉRENCES   DE   NOTRE-DAME. 

Il  ne  faut  pas  s'étonner  si  nons  insistons  tellement 
sur  les  différentes  études  et  sur  le  travail  assidu  au- 
quel se  livrait  Ozanam.  Il  peut  être  considéré  comme 
le  modèle  de  l'étudiant  et  nous  devons  mettre  sous 
les  yeux  de  nos  lecteurs  sinon  tous  les  détails  au 
moins  les  grandes  lignes  de  cette  existence  si  bien 
remplie. 

En  même  temps  qu'il  se  préparait  aux  premiers 
examens  du  droit,  Ozanam  poursuivait  ses  études 
pour  obtenir  la  licence  ès-lettres.  Il  suivait  plusieurs 
cours  et  prenait  part  aux  discussions  dans  plusieurs 
conférences.  Il  écrivait  de  plus  un  grand  nombre 
d'articles  pour  les  journaux,  entr'autres  pour  la  Reime 
Européenne. 

Au  milieu  de  tous  ces  travaux  les  vacances  arrivè- 
rent et  ce  fut  avec  bonheur  qu'il  se  dirigea  vers  le 
toit  paternel  où  il  allait  revoir  son  père,  ses  frères,  un 
grand  nombre  d'amis,  mais  surtout  sa  mère  qu'il  ai- 
mait tendrement.  Dans  une  lettre  qu'il  adressait  à 


FRÉDÉRIC   OZANAAI  27 

cette  époque,  à  un  de  ses  amis,  M.  Lallier,  Ozanam 
décrit  la  douleur  qu'il  éprouva  en  revoyant  sa  mère 
affaiblie  et  l)ien  changée  par  la  maladie. 

"A  quelques  lieues  de  Lyon,  je  trouvai  une  mau- 
"  vaise  carriole  qui  m'amena  à  huit  heures  du  soir  à 
"  la  maison,  au  moment  où  toute  la  famille  assemblée 
"  pour  fêter  maman  s'affligeait  de  mon  retard.  Père 
"  "mère,  frères,  oncle,  tante,  cousines,  tout  était  là  ; 
"je  laisse  à  penser  la  joie  du  premier  embrassement. 

"  Toutefois  à  ce  premier  embrassement  s'est  bien 
"  mêlée  quelque  tristesse.  Les  inquiétudes  que  j'avais 
"  eues  sur  la  santé  de  ma  bonne  mère  n'avaient  été 
"  que  trop  fondées.  Vous  vous  souvenez  de  ce  jour  de 
"  chagrin,  et  de  cette  lettre  charmante  que  je  vous 
"  communiquai  ;  ce  chagrin  et  ces  alarmes  mon  père 
"  et  mes  frères  les  avaient  partagés  ;  maman  avait  été 
"  saisie  pendant  plus  de  deux  mois  d'une  faiblesse  et 
"  d'une  langueur  dont  on  ne  prévoyait  pas  la  fin;  des 
"  accidents  assez  graves  s'étaient  joints  à  cette  indis- 
"  position,  et  les  craintes  qu'on  avait  eues  à  Lyon 
"  n'étaient  guère  au  dessous  de  celles  que  j'avais  éprou- 
"  vées  à  Paris.  Heureusement  à  mon  retour  une  grande 
"amélioration  s'était  faite;  ma  bonne  mère  n'était 
"  plus  souffrante,  mais  elle  portait  les  traces  de  ses 
"  souffrances  passées,  et  en  la  baisant  j'ai  été  effrayé 
"  de  la  maigreur  de  son  visage.  Tranquille  pour  le 
"  présent,  je  suis  encore  bien  tourmenté  pour  l'avenir, 
"je  vois  que  cette  santé  qui  m'est  si  chère  s'est  véri- 
"  tablement  affaiblie,   que  sa  sensibilité  est  devenue 


28  FRÉDÉRIC   OZANAM 


extrême,  que   peu  de    chose    suffit    pour   la    cha- 
griner, la  désoler  ;  que  sa  vertu  et  sa  bonté  angéli- 
ques  sont  toujours  en  lutte  avec  son  organisation 
maladive  et  nerveuse  ;  avec  cela  elle  redouble  de 
bonnes  œuvres,  et  s'impose  des  fatigues  devant  les- 
quelles moi,  jeune  et  fort,  je  reculerais  ;  j'ai  bien  du 
souci  pour  l'hiver  prochain.    Mon  cher  ami,  si  vous 
avez    deux  places  à  me  donner  dans  vos  prières, 
donnez  en  une  pour  la  santé  de  maman  et  l'autre 
pour   moi  ;   si  vous  n'en  avez  qu'une,  qu'elle  soit 
pour  ma  mère  ;  c'est  prier  pour  moi  que  de  prier 
pour^lle  ;    à  sa  conservation  dans  ce  monde  est 
peut^tre  attaché  mon  salut  dans  l'autre." 
Pendant  ces  vacances  de  1833,  Ozanam  eut  le  plai- 
sir de  faire  un  premier  voyage  en  Italie.  Il   était  ac- 
compagné   de     son    père     et    de    son    frère    l'abbé 
qu'il  appelait  son  ange  gardien.  Ce  premier  voyage 
fit  sur  le  jeune  étudiant  l'impression  la  plus  profonde 
et  il  en  revint  raffermi  dans  la  foi  et  le  cœur  rempli 
du  feu  de  la  charité. 

A  son  retour  d'Italie,  il  se  mit  à  la  tête  d'un  groupe 
déjeunes  étudiants  qui  signèrent  une  pétition  à  Mgr 
de  Quélen  pour  l'établissement  de  conférences  à 
Notre-Dame.  Cette  première  démarche  n'eut  pas  de 
résultat,  malgré  la  bonne  volonté  de  l'archevêque. 
L'année  suivante,  les  même  étudiants,  ayant  un 
vague  espoir  de  réussir  cette  fois,  rédigèrent  une  nou- 
velle supplique  couverte  de  deux  cents  signatures, 
MM.  Ozanam,   Lallier  et  Lamarche  délégués  pour  la 


FRÉDÉRIC   OZANAM  29 

présenter  à  l'archevêque  eurent  leur  audience  le  13 
janvier  1834,  et  cette  fois  avec  plus  de  succès.  Cepen- 
dant quoiqu'ils  eussent  demandé  M.  l'abbé  Lacordaire 
pour  être  le  seul  prédicateur  de  ces  conférences,  elles 
furent  distribuées  entre  huit  conférencirs  y  compris 
INIgr  de  Quélen  lui-même.  Malgré  le  talent  de  ces 
prédicateurs,  cet  enseignement  sans  unité  eut  peu 
de  résultats.  Toutefois  les  conférences  de  Kotre- 
Dame  étaient  fondées  et  l'année  suivante  les  sermons 
de  Lacordaire  eurent  les  plus  beaux  succès.  Chaque 
année,  pendant  cinquante  ans,  les  plus  célèbres  pré- 
dicateurs se  succédèrent  dans  la  chaire  cle  Notre- 
Dame  et  cette  grande  œuvre  bénie  de  Dieu^Ft  pour 
beaucoup  dans  le  retour  aux  idées  chrétiennes  et  ca- 
tholiques. 

Les  travaux  des  Lacordaire,  des  Ravignan,  des 
Félix  et  des  Monsabré  sont  donc  dus  en  partie  à  l'ini- 
tiative d'Ozanam  et  de  ses  courageux  amis.  Ce  n'est 
pas  là  un  de  ses  moindres  titres  de  gloire.  "Quelle 
œuvre  singulièrement  féconde  que  cet  apostolat  spé- 
cial d'hommes  visiblement  suscités  du  ciel  pour  ra- 
mener dans  le  chemin  de  la  vérité  catholique  tant 
d'esprits  égarés  dans  les  arides  déserts  du  doute  et 
du  mensonge  !  "'  * 

Vers  cette  époque  (1834)  les  évêques  de  Belgique 
fondèrent  une   Université  catholique   soutenue   par 


*  Frédéric  Ozanam  par  Maxime  de  Montrond. 


30  FRÉDÉRIC   OZANAM 

des  actionnaires.  Les  actions  n'étaient  que  d'un  franc 
payable  pendant  cinq  ans  ou  de  cinq  francs  une  fois 
payés  ;  Ozanani  s'occupa  très  activement  de  trouver 
des  souscripteurs  et  s'intéressa  beaucoup  au  succès  de 
Tentreprise.  Plus  tard, quand  les  étudiants  catholiques 
de  l'Université  de  France  eurent  à  protester  au  nom 
de  la  liberté,  contre  un  groupe  de  jeunes  étudiants 
de  l'Université  de  Louvain  qui  attaquaient  les  évê- 
ques  de  Belgique  et  faisaient  tout  en  leur  possible 
pour  étouffer  la  nouvelle  Université  à  sa  naissance, 
ce  fut  encore  Ozanani  qui  fut  chargé  de  rédiger  cette 
protestation  et  d'écrire  et  de  parler  au  nom  de  tous. 
Par  s^Ptudes  sérieuses,  autant  que  par  son  maintien 
grave,  par  ses  connaissances  autant  que  par  sa  cou- 
rageuse attitude  dans  la  défense  de  ses  idées,  il 
était  considéré  comme  le  chef  des  étudiants  catholi- 
ques, le  porte- drapeau  de  ceux  qui  ne  craignaient  pas 
de  combattre  Fimpiété  et  le  désordre. 

Les  vacances  de  1834  furent  marquées  par  un  inci- 
dent dont  Ozanam  conserva  toujours  le  souvenir.  En 
1831,  il  avait  reçu  de  M.  de  Lamartine  une  lettre  très 
flatteuse  à  l'occasion  d'une  pièce  de  vers  qu'il  lui 
avait  adressée,  mais  il  n'avait  pas  encore  eu  l'honneur 
d'être  présenté  an  grand  poète.  M.  Dufieux  se  chargea 
de  le  conduire  à  8aint-Point  et  de  lui  ménager  une 
entrevue.  Voici  en  quels  termes  le  jeune  étudiant 
écrivit  l'impression  que  lui  fit  cette  conversation  avec 
Lamartine:  "Il  semble  philosophe  encore  plus  que 
"  poète  par  la  pensée  et  i)lus  poète  que  philosophe 


FREDERIC   OZANAM 


'"  par  la  parole A  la  tal)lc  et  au  salon  il  lira  paru 

"  rempli  cramabilité  ;  il  nous  a  instamment  pressés 
"  de  passer  une  huitaine  de  jours  auprès  de  lui,  et 
"  comme  nous  ne  le  pouvions  pas.  il  nra  fait  proiuet- 

"  tre  d'aller  le  voir  à  Paris  cet  hiver Nous  avons 

"  dîné,  passé  la  nuit,  et  le  lendemain  il  nous  a  menés 
"  visiter  ses  deux  autres  maisons  de  ]\lilly  et  de  Mon- 
".ceaux.  Le  long  du  grand  chemin,  les  paysans  le 
"  saluaient  d'un  air  d'affection  ;  il  les  abordait  et 
"  causait  avec  eux  en  leur  demandant  des  nouvelles 
"  de  .  leurs  vendanges,  de  leurs  intérêts,  de  leurs 
"  familles.  Aussi  semblaient-ils  T'aimer  Ijea^up,  et 
"  les  petits  enfants  couraient  après  lui  e^jpi-iant  : 
"  Bonjour  M.  Alphonse.'" 

L'admiration  d'Ozanam  pour  M.  de  Lamartine 
n'était  pas  aveugle  cependant,  et  Ton  verra  par  le 
passage  suivant  d'une  de  ses  lettres  *  où  il  est  ques- 
tion de  "Jocelyn"  que  tout  en  rendant  hommage 
au  génie  du  poète  il  ne  manquait  pas  de  condamner 
en  lui  les  idées  qui  blessaient  sa  foi. 

"Ce  grand  poète,  disait-il,  est  en  même  temps  si 
"  impressionable,  qu'en  traversant  l'Asie,  il  s'est 
"  imprégné  d'une  partie  de  ses  idées  et  de  ses  ten- 
"  dances.  Il  donne  des  louanges  extrêmes  à  l'Alcoran 
"  et  à  force  d'optimisme  et  de  tolérance  il  sort  évideni- 
"  ment  deTorthodoxie.  Parce  que  des  ordres  avaient 


*  Lettres  d'Ozanam  t.  1,  p.  154,  :.'e  éLlition. 


32  FRÉDÉRIC   OZANAM 


été  donnés  pour  qu'il  fût  bien  reçu,  parce  que  les 
pachas  et  les  chefs  de  tribus  l'ont  accueilli  en  grand 
seigneur,  menacés  qu'ils  étaient  de  perdre  la  tête 
s'ils  y  manquaient  ;  sa  belle  âme,  qui  ne  sait  pas 
soupçonner  le  m  al,  s'est  laissée  prendre  à  ces  dehors, 
et  s'est  éprise  d'admiration  pour  les  mœurs  orien- 
tales. Cependant  le  mal  n'est  pas  sans  remède,  car 
ce  n'est  que  l'exagération  d'une  bonne  qualité.  D'ail- 
leurs ce  livre  ne  renferme  pas  une  apostasie  formelle, 
mais  il  est  évident  que  le  ciel  de  la  Palestine  s'est 
reflété  avec  toutes  ses  ardeurs  dans  l'âme  limpide 
du  poète.  Le  temps  effacera  ce  qu'il  y  a  d'impur 
daiUcette  image." 

C'était  toujours  ainsi  qu'en  usait  Ozanam  avec  ceux 
qu'il  admirait  sans  pouvoir  approuver  toutes  leurs 
idées.  Il  en  avait  agi  ainsi  avec  M.  de  Lamennais  dont 
il  passait  pour  être  un  des  plus  fervents  admirateurs 
tout  en  condamnant  ses  fausses  doctrines.  Il  ne  lais- 
sait jamais  échapper  un  mot  d'amertume  dans  les 
critiques  qu'il  faisait  des  œuvres  de  ses  contempo- 
rains. 


G^^^âE:) 


FRÉDÉRIC   OZANAM  iJS 


CHAPITRE  V. 

J>ES    DEUX    CHANCELIERS  DANGI.ETERRE. — BACON    ET 
ST    THOMAS    DE    CANTORBÉKV. 

Telestle  titre  du  secondessai  d"Ozanaiu.  Cft  opiis- 
cule  parut  eu  1836  et  eut  un  graud  succès.  IAu.iteur, 
dans  les  quelques  phrases  suivantes, nous  fait  connaître 
comment  lui  est  venue  la  pensée  d'un  parallèle  entre 
ces  deux  hommes  si  dissemblables  à  bien  des  égards. 

"  En  poursuivant, dit-il,  le  cours  de  quelques  études 
"  historiques,  nous  nous  trouvâmes  au  seuil  du  dix- 
"  septième  siècle,  face  à  face  avec  l'un  des  plus  puis- 
"  sants  esprits  qu'aient  enfantés  les  temps  modernes, 
"  Bacon  de  Vérulam.  Nous  essayâmes  de  suivre  de 
"  loin  ce  génie  explorateur  signalant  à  ses  contempo- 
"  rains  des  sources  ignorées  de  science  et  de  prospé- 
"  rite  où  Ton  a  largement  puisé  dans  la  suite.  Nous 
'■  vîmes  cet  homme  revêtu  des  }ilus  augustes  fonctions 
"  politiques,  et  Chancelier  d'Angleterre,  de  qui  Ton 
"  avait  droit  d'attendre  de  grandes  actions  comme 
"  de  grandes  idées,  déshonorer  sa  simarro  par  d'in- 
"  croyal)les  faiblesses.  Alors  nous  nous  souvînmes 
"  que  la  même  simarre  avait  été  portée  par  un  autre 


34  FRÉDÉRIC    OZANAM 


"  personnage  que  l'Eglise  compte  parmi  ses  saints, 
"  Thomas  Becket,  Archevêque  de  Cantorbéry,  lui 
"■  aussi  doue  d'un  beau  génie,  mais  en  même  temps 
"  d'une  invincible  vertu.  Nous  nous  rappelâmes  sa 
''laborieuse  vie,  sa  mort  (pu  fut  un  triomphe;  et 
"  notre  âme  (j^ui  venait  d'assister  au  triste  spectacle 
"  des  bassesses  du  [iliilosophc, fut  heureuse  de  rencon- 
"  trer  sur  son  chemin  la  consolante  mémoire  du 
"  martyr." 

La  vie  de  Bacon  considéré  comme  philosophe  donne 
à  Ozanam  une  occasion  de  jeter  un  rapide  coup  d'œil 
sur  la  marche  de  la  philosophie  à  travers  les  siècles. 
Après  avoir  parlé  longuement  des  philosophes  de 
l'antiquité  et  surtout d'Aristote  (^ui,  dit-il,  "entreprit 
de  résumer  tout  le  passé  pour  instruire  l'avenir  ;" 
après  avoir  suivi  la  nuirche  des  idées  des  philosophes 
au  milieu  des  changements  nécessités  par  l'avène- 
ment du  christianisme  et  nommé  les  défenseurs  delà 
doctrine  aristotélicnne  tels  que  Abélard,  Pierre  le 
Grand,  Pierre  Loml)ard  et  saint  Thomas  d'Aquin  ainsi 
<|ue  leur  vénérable  adversaire  le  savant  Gerson  ;  enfin 
après  avoir  parlé  du  système  de  tolérance  apporté  à 
Torganisation  de  TUniversité  de  Paris,  l'auteur  ter- 
mine son  exposé  de  l'état  de  la  philoso})hie  au  moyen 
âge  par  ces  renuir(iuables  paroles: 

"  D'un  autre  côté,  quelques  rêveurs  qui  s'ennuyaient 
"  d'errer  entre  les  murs  infranchissables  du  trivium  et 


FRÉDÉRIC  OZANAM  35 

"  du  quadriviuiii  se  séparaient  de  la  foule,  luoutaieul 
"  sur  leurs  observatoires,  se  penehaient  sur  leurs 
"  creusets  enfumés,  comptant  rencontrer  soudaine- 
"  ment  dans  les  cieux  ou  dans  les  entrailles  de  la 
"  terre  quelque  mystérieux  levier  capable  de  remuer 
"  les  mondes.  De  là  rastrologie.rak'himie  et  la  magie 
"  elle-même;  car  ce  qu'elles  ne  trouvaient  ni  sur  la 
"•terre  ni  au  ciel,  des  âmes  exaltées  purent  bien  dans 
"  leur  délire  le  chercher  aux  enfers.  Toutes  ces  aberra- 
"  tions  venaient  d'une  même  cause.  L'intelligence  de 
"  l'homme  est  impérieuse,  ses  désirs  sont  impatients 
"  parcequ'ils  sont  immenses;  les  obstacles  l'irritent, 
"  les  lenteurs  de  la  science  la  désolent;  elle  cherche 
"  incessamment  quelque  moyen,  non  de  soulever, 
"  mais  de  déchirer  le  rideau  et  d'embrasser  tout  d'un 
.'i.coup  la  vérité  tout  entière.  Il  semble  qu'elle  se 
"  souvienne  d'un  temps  où  elle  n'avait  qu"à  voulois 
"  pour  connaître.  C'est  un  aigle  qui  s'est  brisé  les  ailes 
"  en  tombant  de  son  aire  :  il  pourrait  y  remonter  de 
"  rocher  en  rocher  ;  mais  il  ne  sait  pas  se  servir  de  ses 
"  serres  pour  marcher,  elles  ne  sont  faites  que  pour 
"  étreindre  :  il  voudrait  reprendre  son  vol  et  s'élancer 
"  d'un  seul  essor  ;  mais  ses  ailes  lui  manquent  et  tou- 
"  jours  il  retombe." 

Cependant  avec  la  Renaissance, avec  l'invention  de 
la  poudre  à  canon  et  de  l'imprimerie,  avec  la  décou- 
verte d'un  nouveau  continent  par  Christophe  Colomb, 
ce  triste  état  de  choses  vint  à  changer,  le  philosophe 
se  lança  dans  une  autre  voie  et  l'étude  des  sciences 


36  FRÉDÉRIC    OZANAM 

reprit  un  nouvel  élan.  "  Christophe  Colomb,  dit 
"  Ozanam, avait  grandi  d'un  continent  la  terre  connue 
"  des  anciens,  Copernic  et  Galilée  l'avaient  arrachée 
"  du  poste  qu'on  lui  avait  prescrit,  et,  brisant  les 
"  cieux  factices  dePtolémée,  avaient  reculé  les  astres 
"  dans  un  espace  sans  fin.  Toutes  les  sphères  de  la 
"  science  s'éclairaient  et  semblaient  commencer  une 
"révolution  nouvelle;  il  leur  fallait  une  nouvelle 
"  direction,  il  fallait  une  philosophie,  une  logique 
"  appropriée  aux  besoins  présents  de  l'esprit  humain; 
"  Descartes  et  Leibnitz  allaient  paraître:  Bacon  les 
"  devança." 

Bacon  naquit  en  1561  et  était  encore  étudiant  à 
l'Université  de  Cambridge  quand  il  eut  l'idée  de  tra- 
vailler à  une  restauration  universelle  des  sciences.  Il 
fit  paraître  un  premier  essai  où  il  exposait  son  plan 
sous  un  titre  pompeux. 

Pour  donner  une  idée  des  travaux  du  célèbre  philo- 
sophe nous  allons  reproduire, d'après  Ozanam,  l'ordre 
dans  lequel  il  procéda: 

"1°  Préparer  le  nouvel  avènement  de  la  science  en 
"  découvrant  son  origine  et  ses  destinées,  retrouver 
"  ses  droits  méconnus, déterminer  l'étendue  et  la  dis- 
"  tribution  de  son  domaine,  indiquer  les  parties  qui 
"jusque  là  étaient  restées  incultes  et  celles  qui  avaient 
"  besoin  de  changer  de  culture:  tel  devait  être  l'objet 
"  d'un  premier  travail.  2**  Signaler  les  anciens  égare- 
"  ments  de  l'entendement  humain,  en  constater  les 
"  causes,  lui  tracer  une  voie  meilleure,  lui  donner  la 


FRÉDÉRIC    OZANAM  37 

"-méthode  qui  devait  le  conduire  comme  un  guide  sûr 
"  à  la  recherche  de  la  vérité:  Novuw  organv.m.  8*  Faire 
"  l'épreuve  de  cette  méthode,  et.  s'enfonçant,  le  fil 
"  d'Ariane  à  la  main,  dans  les  profondeurs  de  la 
"  nature,  aller  à  la  découverte  dans  cette  forêt  encore 
"  vierge,  et  revenir  riche  d'observations:  Sylva  Sylra- 
"  ruvi.  4'  De  l'étude  des  phénomènes  naturels  et  des 
"  lois  qui  les  gouvernent  déduire  les  applications 
"  nombreuses  aux  besoins  de  l'homme  et  de  la  société 
"  et  ainsi  donner  naissance  à  une  philosophie  pra- 
"  tique  non  moins  belle  et  non  moins  féconde  que  la 
"  philosophie  contemplative,  sa  sœur  aînée  :  Philoso- 
'■"  'phia  secunda.  Et  l'ensemble  de  cette  vaste  entreprise 
"  devait  être  désigné  par  un  seul  nom:  Instauratio 
"  magna  scientiarum.^^ 

On  aura  une  idée  du  grand  travail  et  des  recherches 
nombreuses  que  ce  plan  embrasse  lorsqu'on  saura  que, 
seulement  sous  le  titre  de  Sylva  Sylvarum,  Bacon  })ul )lia 
une  collection  d'observations  et  de  vues  sur  lesquelles 
son  histoire  naturelle  devait  reposer:  il  écrivit  l'his- 
toire particulière  du  Soufre,  du  Mercure  et  du  Sel;  V His- 
toire des  Vents,  celles  du  Son  et  de  VOuïe;  du  Dense  et  du 
Rare,  de  la  Vie  et  de  la  Mort  ;  les  Qiœstions  sur  les  Miné- 
raux et  sur  r Aimant,  etc.  "  Ces  travaux,ajouteOzanam, 
"  sont  des  prodiges  de  patience, et  souvent,  au  milieu 
"  de   beaucou})  d'erreurs,  on  y  rencontre  des  traits 

"  d'une  étonnante  perspicacité "  C'est  ainsi  qu'il 

prédit  avec  une  merveilleuse  justesse  les  conquêtes 
futures  de  la  chimie:   "On  doit  cette  louange  à  la 


38  FRÉDÉRIC   OZANAÎVr 


"  chimie,  dit-il,  qu'elle  peut  être  comparée  an  labou- 
"  reiir  d'Esope.  Au  moment  de  quitter  la  vie  ce  bon 
"  père  annonça  à  ses  enfants  qu'il  leur  laissait  un  grand 
"  trésor  enfoui  dans  sa  vigne  :  ceux-ci  la  remuèrent 
"  en  tous  sens,  et  ne  trouvèrent  point  d'or,  mais  la 
"  vendange  de  l'année  suivante  les  paya  bien  de  leurs 
"  i^eines.  Ainsi  ces  veilles  infatigables  des  alchimistes, 
"  labeurs  sans  fin  pour  faire  de  l'or,  ont  fini  par  allu- 
"  mer  un  flamljcauaux  clartés  duquel  s'accompliront 
"de  nombreuses  découvertes:  les  entrailles  de  la 
"  nature  s'ouvriront  et  de  grandes  choses  se  feront 
"  pour  les  usages  de  la  vie." 

Une  autre  fois,  devançant  Newton,  Bacon  entrevit 
la  loi  de  l'attraction,  ce  principe  générateur  de  la 
mécanique  universelle.  "Il  faut,  écrivait-il, ou  que  les 
"  corps  graves  soient  poussés  vers  le  centre  de  la  terre, 
"  ou  qu'ils  en  soient  mutuellement  attirés;  et,  dans  ce 
"  dernier  cas,  il  est  évident  que  })lus  les  corps  en  tom- 
"  bant  s'approcheront  de  la  terre, plus  ils  seront  attirés 
"  fortement.  Il  faudra  expérimenter  si  la  même  hor- 
"  loge  à  poids  va  plus  vite  sur  le  haut  d'une  montagne 
'■  qu'an  fond  d'une  mine;  si  la  force  des  poids  dimi- 
"  nue  sur  la  montagne  et  augmente  dans  la  mine,  il 
''  y  a  apparence  que  la  terre  a  une  véritable  attrac- 
"  tion." 

Voici  maintenant  ce  qu'était  au  point  de  vue  reli- 
gieux ce  savant  aussi  admirable  dans  l'analyse  que 
dans  la  synthèse.  Nos  lecteurs  verront  qu'il  était  loin 
d'être  ce  ])hilosophe  athée  et  so^ihiste  que  des  hommes 


FRÉDÉnic    0/CANA>r  39 


tels  que  Voltaire,  Naigeon  etCondoroet  ont  acraldi'' 
tlo  rinfaniio  do  leurs  louanges  selon  Thcurouse  expres- 
sion (le  notre  auteur. 

"  Contemplons,  dit  Ozanani,  ee  grand  philosophe 
"  dans  toute  la  solennité  de  ses  méditations.  A  la 
"  lueur  do  la  lampe  (|ui  veille  avoe  lui.  il  vient  <le 
"  relire  son  livre  De  Dignitate  et  Avgmentis  scicnlia- 
^^'ritm,  qu'il  s'a^j^u'ête  à  rendre  puldie  ;  il  vient  d'en 
"  tracer  la  préface  :  devant  lui  la  Bilde  est  ouverte  ; 
"  une  grave  pensée  est  descendue  sur  son  front  ;  le 
"  voilà  qui  découvre  sa  tête  vénérahle.  il  s'agenouille. 
"  et  d'une  main  que  l'inspiration  fait  trcmldev  il 
"  ajoute  à  sa  préface  ces  dernières  lignes  : 

"  Au  commencement  de  cet  ouvrage  nous  ofl'rons  à 
"Dieu  le  Père,  à  Dieu  le  Fils,  à  Dieu  l'Esprit,  des 
"  prières  très  huml)les  et  très  ardentes,  afin  que,  se 
"  souvenant  des  misères  du  genre  humain  et  du  pèle- 
"  rinage  de  cette  vie,où  nos  jours  sont  courts  et  mau- 
"  vais,  il  daigne  par  nos  mains  répandre  de  nou- 
"  velles  aumônes  sur  la  famille  chrétienne.  Et,  de 
"  plus,  nous  lui  demandons  ceci  avec  instance  :  que 
"  les  choses  terrestres  ne  nuisent  pas  aux  choses 
"  divines,  et  que  le  nouvel  éclat  des  lumières  natu- 
"  relies  ne  jette  pas  de  ténèhres  dans  notre  esprit  sur 
"  les  mystères  révélés;  mais  plutôt  que  notre  intelli- 
"  gence  épuisée,  délivrée  des  fantômes  qui  la  trou- 
"  blaient,  demeure  soumise  aux  oracles  divins  et 
•'  rende  à  la  foi  l'hommage  que  la  foi  réclame." 
Après  nous  avoir  décrit  Bacon  comme  philosophe 


40  FRÉDÉRIC    OZANAM 

et  avoir  fait  connaître  une  partie  de  ses  travaux,  notre 
jeune  mais  savant  auteur  nous  le  montre  ci-ans  sa  vie 
publique  et  politique. 

Nous  sommes  au  temps  d'Elizabeth  et  avec  elle 
règne  un  tel  cortège  de  vices  de  tout  genre  qu'il  est 
bien  difficile  d'y  voir  paraître  une  seule  bonne  qualité, 
une  seule  vertu.  A  moins  qu'on  ne  soit  assez  bon  pour 
donner  ce  nom  à  cet  art  qu'elle  a  possédé  par  excel- 
lence, l'art  de  se  faire  craindre  des  grands.  Par 
son  exemple  la  reine  prêcbe  l'apostasie  et  par 
ses  ordres  les  droits  les  plus  sacrés  sont  foulés  aux 
pieds.  C'est  ainsi  ([ue  Marie  Stuart,  sa  bonne 
sœur,  et  une  foule  de  personnages  illustres  par  leur 
naissance  et  leur  vertu  sont  traînés  d'outrages  en 
outrages  jusqu'à  l'écliafaud,  n'ayant,  quelques-uns, 
d'autres  fautes  à  se  reprocher  que  de  pratiquer  une 
religion  qu'elle  avait  pratiquée  elle-même, mais  qu'elle 
venait  d'abjurer.  Et  nous  ne  parlons  ici  que  des 
crimes  de  la  reine,  les  fautes  de  la  femme  sont  assez 
connues. 

C'est  à  cette  princesse  fameuse  à  plus  d'un  titre  que 
Bacon  encore  enfant  et  élevé  dans  l'atmosphère  de  la 
cour  devait  adresser  ses  premières  louanges.  On  rap- 
porte, en  effet,  qu'un  jour  que  la  reine  lui  demandait 
quel  âge  il  avait,  il  répondit  sans  hésiter  :  "Juste  deux 
"  ans  de  moins  que  le  règne  heureux  de  Votre  Majesté." 
Avec  de  pareilles  dispositions  cet  enfant  devait  se 
rendre  loin, aussi  loin  du  moins  que  peuvent  conduire 
l'adulation  et  la  bassesse. 


■p 


FRÉDÉRIC    OZANAM  41 

A  dix-neuf  ans,  le  jeune  Bacon  réussit  dans  une 
mission  délicate  entre  la  reine  et  l'ambassadeur  de 
France  et  il  publia  vers  ce  temps  un  ouvrage  sur  VÉtnt 
de  PEurope,  où,  dit  Ozanam,  on  trouve  plusieurs 
marques  d'une  maturité  précoce.  A  la  mort  de  son 
père,  n'étant  pas  homme  à  se  contenter  du  sort 
modeste  qui  lui  était  fait,  il  abandonna  la  carrière  du 
barreau  à  laquelle  il  se  destinait  d'abord  pour  porter 
ses  convoitises  sur  les  fonctions  publiques. 

Dans  un  ouvrage  intitulé  Antitheta  reruni  il  semble 
prédire  lui-même  le  triste  rôle  qu'il  jouerait  s'il  obte- 
nait jamais  une  charge  de  quelqu'importance.  Citons 
plutôt,  d'après  Ozanam,  un  passage  où  se  lisent  des 
maximes  présentées  il  est  vrai  comme  de  sinîples 
lieux  communs,  dont  cependant,  nous  ne  tarderons 
pas  à  voir  la  triste  application  : 

"  La  dissimulation  est  l'abrégé  de  la  sagesse;  c'est 
"  comme  une  haie  vive  qui  protège  les  desseins  des 
"  hommes  habiles;  c'est  une  sorte  de  pudeur  intelleç- 
"  tuelle  qui  nous  fait  couvrir  la  nudité  de  nos  pensées. 
"  Celui  qui  ne  dissimule  jamais  ne  trompe  pas  moins  ; 
"  car,  le  plus  grand  nombre  des  hommes  étant  accou- 
"  tumés  au  mensonge,  rien  ne  les  surprend  et  ne  les 
"  met  en  défaut  comme  la  vérité.  La  magnanimité 
"  n'est  qu'une  vertu  poétique.  La  flatterie  est  excusable. 
"  Les  grands  ont  droit  à  ne  recevoir  de  leçons  que  celles 
"  qui  se  cachent  sous  les  formes  de  la  louange.  Ce 
"  que  l'on  nomme  du  nom  odieux  d'ingratitude  n'est 
"  autre  chose  que  la  juste  appréciation  des  motifs  d'un 


42  FRÉDÉRIC   OZANAM 


'■  ])ienfiùt.  La  reeonniiissanee  envers  qiielques-nns 
"  nous  fait  manquer  de  justice  envers  les  autres,  et 
"  trahir  notre  indépendance.  On  ne  doit  point  réconi- 
"  penser  un  service,  puisqu'on  n'en  saurait  estimer  la 
•ç^  "  valeur." 

Il  n'aurait  jamais  eu  peut-être  l'occasion  de  mettre 
en  ])rati([ue  d'aussi  jolies  maximes  s'il  n'avait  eu 
la  pensée  de  pulilieren  même  temps  V Eloge  de  la  Beine 
Elizaheth,  "œuvre  de  rhéteur,  dit  Ozanam,  où  l'adula- 
'^tion  s'élève  jusqu'au  cynisme  de  Tliyperbole."  Il  y 
suppose  toutes  espèces  de  vertus  à  la  Reine  et  loue  les 
traits,  la  démarche  et  le  teint  de  cette  vierge  la  'j;)his 
chaste  et  qui  avait  alors  plus  d'un  demi-siècle.  "  Au 
"  milieu  de  ce  panégyrique,  dit  Ozanam,  François 
"  Bacon  avait  jeté  une  phrase  courte  et  rapide, mais  qui 
"  n'était  peut-être  pas  la  moins  importante  selon  ses 
"  vues  :  c'était  celle  où  il  exaltait  l'hahileté  de  la  reine 
"  dans  le  choix  de  ses  serviteurs,  et  l'art  merveilleux 
''  avec  lequel  elle  savait  satisfaire  les  uns  et  tenir  les 
"  autres  en  appétit."  On  sut  tenir  le  savant  philosophe 
en  ajypctit  \)^Y  des  emplois  très  considérables,  mais  qui 
raïqjortaient  plus  d'honneurs  (pie  de  revenus.  Ce  n'est 
que  vingt  ans  après  qu'il  entra  dans  la  première  caté- 
gorie "  des  hommes  dont  la  reine  savait  si  bien  faire 
'•  le  choix  et  qu'elle  avait  l'art  merveilleux  de  satis- 
"  faire." 

Jusqu'ici,  dans  le  caractère  de  Bacon,  nous  n'avons 
remarqué,  comme  défaut  dominant,  qu'une  flatterie 
basse  et  intéro.-sée  :  mais  nous  sommes  rendus  à  la 


FRÉDÉRIC   OZANAM  4o 


})age  la  plus  soml)re  de  sa  ])i<igrai)liio  et  il  nous  faut 
narrer  avec  notre  auteur  la  ]ilus  grande  ingratitiule  et 
la  })lus  infâme  trahison  ([uo  Ton  ])uisse  iui])uter  à  un 
homme  de  génie. 

Deux  factions  rivales  se  tenaient  auprès  du  trône 
d'Elizaheth.  D'un  côté  les  grands  hommes  d'état  et 
les  guerriers  célèhres  de  l'époque,  ayant  à  leur  tête 
lord  Burleigh  et  son  fils,  lord  Cecil.  Ceux-ci  en  ser- 
vant avec  honneur  et  courage  leur  patrie  s'étaient 
acquis  la  confiance  de  la  reine  et  l'admiration  du 
peuple.  De  l'autre  côté  on  voyait  la  jeunesse  de 
la  cour  ne  manquant  pas  de  valeur  et  détalent,  mais 
poursuivant  avec  une  ardeur  égale  les  plaisirs  effrénés 
et  les  honneurs  et  les  charges  publiques.  Robert  Deve- 
reux,  comte  d'Essex,  était  le  chef  reconnu  de  ce  parti 
([ui  devait  disparaître  par  les  suites  de  sa  témérité 
dans  SCS  attaques  imprudentes  contre  les  hommes  au 
pouvoir.  Le  comte  d'Essex  était  lui-même  en  grande 
faveur  auprès  de  sa  souveraine  et  le  })eu})le  aimait  ce 
grand  maréchal  du  royaume,  car  il  était  aussi  l>rave 
que  beau.  Ses  partisans  étaient  loin  d'être  aussi  popu- 
laires. 

C'est  entre  ces  deux  chefs,  que  Bacon,  se  sentant 
encore  trop  éloigné  de  la  reine,  avait  à  se  choisir  un 
protecteur.  Sa  parenté  avec  le  premier  ministre  l'avait 
poussé  d'a]>ord  à  se  présenter  à  lord  Burleigh  ;  mais 
il  fut  reçu  si  froidement  qu'il  ne  tarda  pas  à  offrir  ses 
services  à  la  faction  ojiposée.  Le  comte  d'Essex  le 
reçut  avec  la  plus  grande  bienveillance  et  en  retour 


44  FRÉDÉEIC   OZANAM 

des  services  que  lui  rendit  sa  plume  habile  et  com- 
plaisante, il  reçut  un  })atronage  honorable  et  une 
amitié  fructueuse.  La  bonté  de  l'infortuné  comte  pour 
son  protégé  ne  connaissait  pas  de  bornes  et  il  n'y  avait 
pas  de  charge  honorable  et  rémunérative  qu'il  ne  lui 
eût  pas  donnée.  C'est  ainsi  que,  ne  pouvant  lui  obtenir 
la  charge  de  solliciteur-général,  il  lui  fit  présent  d'un 
domaine  de  plus  de  dix-huit  cents  livres  sterling. 
Nous  allons  voir  comment  sut  le  remercier  de  tous 
ces  bienfaits  le  grand  philosophe  cpii  avait  écrit  :  "on 
"  ne  doit  pas  récompenser  un  service,  parcecpi'on  ne 
"■  saurait  en  estimer  la  valeur." 

Le  jour  vint  en  effet  où  éclata  la  conspiration  du 
comte  d'Essex  pour  renverser  par  la  force  le  ministre 
Robert  Cecil  et  gouverner  à  sa  place.  Le  comte  d'Essex 
fut  pris  les  armes  à  la  main;  on  lui  fit  immédiate- 
ment son  procès  et  la  reine  n'osa  pas  entreprendre  de 
défendre  son  ancien  ami.  Bacon  élevé  à  la  magistra- 
ture grâce  à  l'influence  du  malheureux  comte  ne  se 
contenta  pas  de  diriger  lui-même  volontairement  la 
poursuite  contre  son  protecteur,  mais  il  demanda  à 
grands  cris  la  tête  du  comte.  On  le  vit,  dit  Ozanam, 
lui,  tant  de  fois  dépositaire  des  confidences  de  ce 
noble  cœur,  y  descendre  maintenant  par  des  voies 
ténébreuses  pour  y  surprendre  quelqu'intention  crimi- 
nelle. Il  réussit  à  obtenir  sa  condamnation  à  mort 
et  quelques  jours  plus  tard  la  tête  du  grand  maréchal 
tombait  au  milieu  des  murmures  de  la  nation.  Bacon 
pour  se  justifier  publia  un  opuscule  sous  le  titre  de 


FRÉDÉRIC   OZAXAM  45 

"  Déclaration  des  intrigues  et  trahisons  de  Robert 
"  dernier  comte  d'Essex."  L'extrême  bassesse  qui 
frappe  dans  cet  ouvrage  n'a  d'égale  que  la  vilenie  des 
actions  de  l'auteur.  Et  malheureusement  ce  ne  fut  pas 
la  seule  trahison  rapportée  dans  la  vie  du  grand  chan- 
celier. Ozanani  dit.  en  effet,  (pril  travailla  avec  une 
haineuse  persévérance  à  la  disgrâce  de  &on  ancien 
rival  Coke,  aiguillonnant  le  mécontentement  royal, 
que  la  fermeté  de  ce  jurisconsulte  rigide  avait  provo- 
qué. Il  prit  au^si  une  part  honteuse  Ti  la  mort  de 
Walter  Ealeigh  qui,  condamné  au  commencement  du 
règne  de  Jacques  l^"",  sortit  ensuite  de  prison,  et  mis  à 
la  tête  d'une  flotte  anglaise  fut  arrêté  de  nouveau  au 
bout  de  quinze  ans,  victime  d'intrigues  diplomatiques, 
et  sur  l'avis  de  Bacon  subit  le  dernier  supplice. 

Plus  loin,  après  la  mort  d'Elizabeth,  nous  voyons 
Bacon  tombé  de  nouveau  dans  l'ombre  et  dans  l'oubli  ; 
puis  quelques  années  plus  tard  nous  assistons  à  son 
élévation  aux  plus  hautes  dignités,  jusqu'il  celle  de 
chancelier  du  Royaume  sous  Jacques  1".  Ozanam 
nous  donne  un  aperçu  d'un  opuscule  que  le  chance- 
lier publia  pendant  les  premières  années  qui  suivirent 
la  mort  de  la  reine.  Voici  ce  que  pense  notre  auteur 
de  cet  ouvrage  qui  a  pour  titre  :  Doctrina  de  ambitu 
vitse.  *'  L'histoire,  dit  Ozanam,  n'est  que  la  révéla- 
"  tion  des  âmes.  C'est  pourquoi  toute  l'histoire  i)oli- 
"  tique  de  Bacon  est  dans  ce  livre.  Là  sont  prises  sur 
"  le  fait  les  pensées  dont  la  réalisation  va  devenir 
"  pour  lui  l'œuvre  de  chaque  jour.  Tout  ce  qui  dans 


46  FBÉDÉRIC   OZANAM 


"•  s;i  vie  aurait  pu  nous  paraître  coniiuandé  par  les 
"  circonstances,  arraché  par  la  surprise;  tout  est  là 
"  prévu,  médité;  rien  n'est  laissé  au  hasard,  presque 
"  rien  à  la  Providence  ;  on  eût  aimé  à  chercher,  à  trou- 
"  ver  des  excuses  au  génie  coupable  ;  et  voilà  qu'on 
"  est  confondu  en  présence  de  ses  calculs  et  de  sa 
''  désolante  sagacité."  Et  Ozanam  termine  l'analyse 
de  cet  ouvrage  par  ces  renuirques:  '"  On  doit  se  tenir 
''  averti  que  l'auteur  n'a  prétendu  choisir  et  proposer 
"  ici  que  des  règles  ({ue  la  morale  avoue  et  des  moyens 
"  honnêtes  ;  pour  ceux  qvii  chercheraient  la  fortune 
"  par  des  voies  plus  courtes,  mais  fangeuses  il  les  ren- 
"  voie  à  l'école  de  Machiavel.  Néanmoins  nous  trou- 
"  vous  dans  les  récits  de  Bacon  d'auties  .iiaximes  que 
''  nous  ne  saurions  passer  sous  silence  et  qui  font 
"corps  de  doctrines  avec  celles-ci:  "  Quand  le  vice 
"  est  utile,  dit-il,  (pielque  part,  le  fuir,  c'est  pécher." 
"  Ailleurs,  à  celui  qui  craint  d'avoir  offensé  le  prince, 
''  il  conseille  de  rejeter  la  faute  sur  les  autres.  Entin, 
''  dans  un  autre  passage  il  se  propose  pour  modèle  le 
''  philosoi»he  Aristippe  qui,  s'étant  jeté  aux  pieds  de 
"  Denis  le  tyran,  répondit  aux  reproches  d'un  specta- 
"  tcur  indigné:  ''Est-ce  ma  faute,  si  Dcnys  a  les 
"  (treilles  aux  pieds." 

Enfin,  Bacon,  mettant  en  pratique  ces  maximes 
d'une  honnêteté  plus  que  douteuse,  et  rampant  halule- 
ment  aux  pieds  du  duc  de  Buckingham  i>arvient  au 
faîte  des  grandeurs.  Il  est  fait  chevalier  puis  ensuite 
il  passe  successivement  aux  charges  suivantes  :  con- 


FREDERIC    OZANAM 


seiller,  pollicitcur-gt'iu'ral.  juge  de  la  maison  du  roi, 
})roeureur-généi-al  et  nieinhie  du  Conseil  Privé.  Enlin 
il  arrive  à  la  charge  de  chancelier  d'Angleterre,  l'apo- 
gée de  toutes  ses  espérances.  C'est  du  haut  de  cette 
échelle  si  difficilement  atteint  en  rampant  que  nous 
allons  le  voir  loialicr.  Sa  ruine  se  préparait  depuis 
longtemi)s:  la  mesure  était  rem})lie.  Le  luxe  de  sa 
maison  engloutissait  des  sommes  énormes.  Jamais  il 
n'y  avait  eu  d'ordre  dans  l'admistration  de  ses  affaires 
privées;  deux  fois  dans  sa  jeunesse  ses  créanciers 
l'avaient  conduit  en  prison.  "  Ses  domestiques  le  pil- 
laient, dilapidaient  ses  biens  et  allaient  jusqu'à  se  ser- 
vir du  sceau  du  roi  quand  le  chancelier  était  absent. 
Pour  remplir  ses  coffres  qui  se  vidaient  à  mesure,  il 
alla,  lui,  premier  magistrat  du  pays,  jusqu'à  tendre 
la  main  et  accepter  des  présents  de  ceux  qui  atten- 
daient de  lui  des  sentences." 

La  Chambre  des  communes  s'alarma  à  bon  droit 
de  cet  état  de  choses  et  elle  présenta  à  la  Chambre  des 
lords  un  impeachment  qui  accusait  le  lord  Chancelier 
de  s'être  laissé  corrompre.  "  La  Commission  chargée 
d'instruire  son  procès  étaljlit  ipi'en  vingt-sept  diffé- 
rentes occasions  il  avait  rcyu  plus  de  six  mille  livres 
sterling,  des  meubles,  des  diamants,  des  prêts  gratuits 
et  jusqu'à  une  douzaine  de  l)outons,  car  toute  2)roie 
était  Ijonne  à  cette  insatialjle  cupidité."  Deux  mois 
après  le  commencement  de  l'enquête  le  lord  Juge  en 
chef  rendait  une  sentence  par  laquelle  Bacon  était 
condamné  à  une  amende  de  quarante  mille  livres  et  à 


48  FRÉDÉRIC   OZANAM 


l'emprisonnement  à  la  Tour  durant  le  bon  plaisir  du 
roi.  Il  était  de  plus  déclaré  inhabile  à  siéger  au  Par- 
lement ou  à  remyjlir  aucune  charge  ou  emploi  La  sen- 
tence portait  aussi  le  l)annissemcnt  de  la  cour.  Cinq 
ans  plus  tard,  Bacon,  âgé  de  soixante-six  ans,  mourait 
dans  la  solitude  et  la  disgrâce.  Cependant,  pendant 
les  dernières  années  de  sa  vie,  à  force  de  lamentations 
et  de  sollicitations  dégradantes,  il  était  parvenu  à 
obtenir  du  roi,  d'abord  sa  liberté,  puis  l'exemption  de 
son  amende,  l'abrogation  de  la  clause  qui  le  bannis- 
sait de  la  cour  et  enfin  des  lettres  de  grâce  qui  le  rele- 
vaient de  toute  incapacité. 

Ozanam  termine  par  les  réflexions  suivantes  : 
"  Et  maintenant  ne  sont-ce  point  deux  visions  difie- 
"  rentes  qui  viennent  de  passer  devant  nos  yeux  ? 
"  D'où  vient  que  cet  homme  de  génie  et  cet  homme 
"  d'Etat  portèrent  tous  deux  le  même  nom  de  Fran- 
"  çois  Bacon  ?  Jamais  il  n'y  eut  tant  de  dissemblance 
"  entre  deux  frères  !  N'y  a-t-il  point  là  quelque  erreur 
"  de  la  postérité,  quelque  confusion  de  deux  indivi- 
"  dualités  distinctes;  ou  bien  ne  serait-ce  pas  le  renou- 
"  vellement  de  ce  vieux  récit  mythique  qui  fait  asseoir 
"  Hercule  aux  pieds  d'Omjjhale  ?  Non.  La  proximité 
"  des  temps  ne  permet  pas  le  doute,  le  symbolisme 
"  n'est  ici  de  nul  secours  :  ces  deux  hommes  ne  sont 
"  qu'un  homme,  ces  deux  histoires  ne  sont  que  l'his- 
"  toire  d'une  seule  vie.  Oui,  celui  que  nous  avons  vu, 
"  au  premier  réveil  de  sa  raison,  secouer  si  fièrement 
"  la  servitude  de  l'école  ;  celui  qui,  par  la  seule  puis- 


FREDERIC   OZANAM 


4^J 


"  sance  de  sa  pensée,  renversa  une  autorité  usurpa- 

"  trice,   vieille  de   deux  mille  ans  ;  celui   de  (|ui  la 

"  science  recevait  des  lois  et  devant  qui  la  nature  se 

"  plaisait  à  dévoiler  ses  mystère.,  ;  celui  "lui  s'était 

"  fait  un  si  vaste  empire  et  s'y  mouvait  avec  tant 

"'  d'aisance  et  de   majesté,  ([ui  se  révélait   par  de  si 

''  admirables  euvrages,  bravait   si  généreusement  la 

"  colère  et    la  jalousie  de   la   multitude  des  esprits 

'•  subalternes,    et    s'agenouillait    si  magnifiquement 

'•  devant  Dieu  ;  celui  enfin  qui  nous  apparaît  cxeryaut 

"  une. si  heureuse  influence  sur  le  développement  des 

"  connaissances   humaines    et   sur  la  prospérité  des 

"  nations  ;  couronné  de  tant  de  rayons  de  gloire  :  c'est 

"  le  même  que  nous  avons  trouvé  faisant  dès  sa  jeu- 

"  nesse  rapprentissage  de  la  servitude  des  cours,  et 

"  qui,  durant  (quarante  ans.se  traîna  dans  les  fangeux 

■•  sentiers  du  pouvoir,  tressaillant  (Tespérancc  ou  de 

"  crainte  à  la  parole  d"une  reine  capricieuse  ou  d'un 

'•  monarque  imbécile,et  ne  s'arrêtant  jamais  ni  devant 

"  le  crime  ni  devant  l'ignominie  ;  c'est  le  même  qui 

"  traçait  pour  son  usage  de  si  odieuses  maximes,  (^ui 

'•  mendiait  des  Inenfaits  et  trahissait  son  bienfaiteur  ; 

'•c'est  le   même  encore   ciui  exerça    une    si   funeste 

"  influence  sur  les  destinées  de  son  pays,  qui  reçut  un 

"  aft-ront  retentissant  et  mérité,  qui  ne  sut  point  eou- 

"  ronner  ses  cheveux  blancs  de  l'honneur  d'une  infor- 

"  tune  noblement  portée  et  laissa  planer  sur  son  tom- 

"  beau  de  sinistres  souvenirs.  C'est  le  même  ;  et,  si 

''  nous  avons  au  cœur  quelques  sentiments  de  pitié  ; 

4 


50  FRÉDÉRIC  OZANAM 

"  pi  nous  ne  voyons  pas  sans  tristesse  la  cognée  au 
''  tronc  (Tun  vieux  chêne,  le  serpent  dans  le  nid  des 
■'  oiseaux,  un  volcan  sous  de  récentes  contrées,  une 
"  blessure  dans  un  corps  plein  de  vie  ;  si  nous  voyons 
"  avec  douleur  l'erreur  et  la  l'olic,  la  souftrance  et  la 
"  mort,  et  rette  intirmité  qui  est  dans  les  choses  ter- 
''  restres  même  les  plus  grandes  et  les  plus  belles, nous 
"  })leurerons  ici  :  car  il  y  a  plus  qu'erreur  et  folie,  il 
"  y  a  [)lus  (pie  la  soutï'rance  et  la  mort  ;  il  y  a  avilisse- 
'■  ment  d'une  grande  âme, il  y  a  une  sublime  créature 
"à  qui  Dieu  avait  donné  une  mission  glorieuse  et  qui 
"  s'est  dégradée.  Vous  étiez  envoyé.  Bacon,  ainsi  que 
"  le  corbeau  de  rarche.  à  de  vastes  découvertes;  et, 
"  comme  lui.  vous  jetant  sur  une  honteuse  pâture, 
"  vous  avez  oublié  d'où  vous  étiez  venu,  et  vos  égare- 
"  ments  ont  alarmé  les  hommes  qui  vous  attendaient 
"  au  rendez-vous  sacré  du  devoir.  Votre  exemple  a  pu 
'■  taire  maudire  la  science  et  douter  de  la  vertu.  Vous 
"  êtes  grand,  nuvis  vous  avez  été  mauvais.  Et,  malgré 
''  les  honneurs  de  votre  nom,  nul  homme  de  bien, 
"  vous  apercevant  à  travers  les  âges,  ne  s'écriera  avec 
"  une  sainte  ialousie:  •"  Je  voudrais  être  lui!  " 


FRÉDÉRIC   OZANAM  51 


CHAPITRE   VI. 

LES    DEUX  CHANCELIERS  D'aNGLETEKRE. — (SllUc.) 
'in   ST-TIIOM.VS  »K  lAXTORBEK V. 

Ozaiiani.  avant  dV'crire'  un  abrégé  de  la  vie  de  St 
Thomas, remontant  aux  sources  du  contraste  entre  les 
deux  hommes, établit  celui  qui  existe  entre  la  religion 
et  la  philosophie,  "  La  philosophie  est  une  grande 
"  et  magnifique  conception, dit-il,  mais  c'est  une  con- 
"  ception  humaine.  La  religion  est  une  conception 
"  divine.  C'est  plus  encore,  c'est  une  puissance  ;  car 
"  ce  que  Dieu  conçoit,  il  le  veut.  La  philosophie, con- 
"  tinue-t-il,  est  une  idée  et  non  une  puissance  ;  elle 
"  demeure  dans  les  régions  de  l'intelligence, elle  n'agit 
'■  guère  sur  le  domaine  de  la  volonté  ;  c'est  presque 
"  toujours  une  clarté  sans  chaleur.  Nous  en  avons  eu 
"  une  preuve  dans  la  vie  de  Bacon.  La  religion  est 
"  dans  le  monde  depuis  le  commencement  ;  elle  y  est 
"  visible,  agissante,  accessible  à  tous  ;  mais  toujours 
"  il  se  trouve  un  certain  nombre  d'hommes  choisis  qui 
"  se  font  d'une  manière  plus  spéciale  ses  disciples  et 
"  ses  instruments.  St-Thomas  Becket,  archevêque  de 
''  Cantorbéry,  Chancelier  d'Angleterre,  futun  de  ces 
"  héros." 


52  FKÉDÉRIC   OZANAM 

Comme  la  vie  de  ce  grand  homme  ne  fut  qu'une 
lutte  continuelle  en  faveur  des  droits  et  des  libertés  de 
l'Eglise, l'auteur  nous  donne  dans  les  premières  pages 
de  son  travail  un  long  exposé  de  l'origine  et  de  la 
nature  de  ces  droits.  Puis  il  nous  montre  l'Eglise  tra- 
versant les  siècles  en  cherchant  à  sauvegarder  ses 
privilèges  et  ses  droits,  d'al)ord  contre  les  empiéte- 
ments de  la  féodalité, puis  contre  les  abus  du  pouvoir 
de  la  royauté.  Dans  des  pages  admirables  il  nous  fait 
assister  aux  grandes  luttes  du  Saint  Siège  contre  les 
Empereurs  d'Allemagne  qui  se  prévalaient  de  leur 
titre  usurpé  de  Rois  des  Romains  pour  créer  de  temps 
à  autres  des  antipapes.  C'est  ainsi  que,  parcourant 
les  différentes  époques, il  nous  conduit  jusqu'au  règne 
de  Henri  II  d'Angleterre  c^u'il  nous  montre  s'unissant 
à  Louis  VII  de  France  pour  consoler  le  pape  Alexandre 
III  dans  son  exil;  })uis  il  ajoute:  "et  toutefois  si  le 
"  vieillard  avait  pu  jeter  dans  l'avenir  un  regard  divi- 
"  nateur,  il  aurait  vu  bien  des  épines  préparées  à  son 
"  front,  bien  des  tristesses  à  son  cœur  par  l'un  de  ces 
"  deux  hommes  couronnés  c^ui  tenaient  la  bride  de 
"  son  cheval." 

Depuis  la  conquête  de  l'Angleterre  par  les  Nor- 
mands, les  prêtres  anglo-saxons  avaient  vu  le  roi 
Guillaume  et  seti  descendants  attaquer  chacun  des 
pouvoirs  et  des  droits  du  clergé  et  s'en  emparer.  On 
s'était  arrogé  successivement  le  droit  d'investiture, de 
procédure  dans  les  causes  spirituelles  et  on  en  était 
venu  jusqu'à  contrôler  la  correspondance  du  clergé 


FRÉDÉRIC   OZANAM  53 

avec  le  Souverain  Pontife.  Seuls  les  archevêques  de 
Cantorbéry,  primats  d'Angleterre  avaient  disputé 
pied  à  pied  les  droits  de  l'Eglise.  Lanfranc  et  saint 
Anselme  qui  occupèrent  le  siège  primordial  avant 
saint  Thomas  osèrent  résister  à  ces  rois  normands  qui 
ne  connaissaient  pas  de  maîtres  ni  sur  mer  ni  sur 
terre. 

■  Cependant  lorsqu'éclatèrent  les  troul)les  et  les 
désordres  du  règne  du  roi  Etienne,  le  clergé  parvint  à 
ressaisir  une  partie  de  ses  droits  et  même  son  influence 
se  faisait  tellement  sentir-que  Henri  II  avait  été  obligé, 
en  montant  sur  le  trône,de  faire  serment  de  respecter 
les  immunités  de  l'Eglise.  Le  nouveau  roi.  Henri  II, 
était  doué  de  grandes  connaissances  et  du  don  de  la 
parole,  il  était  de  i»lus  plein  de  courage  et  d'adresse, 
mais  son  caractère  hautain  et  son  orgueil  excessif  le 
portèrent  Inentôt  à  briser  tout  ce  qui  paraissait  être  un 
obstacle  à  sa  volonté  ou  une  borne  à  son  autorité 
suprême. 

Henri  II  était  sur  le  trône  depuis  quekpies  années 
lorsque  le  siège  primatial  de  Cantorbéry  devint  va- 
cant. Le  roi  avait  alors  pour  chancelier  du  royaume, 
précepteur  de  son  fils  et  premier  conseiller  de  l'Etat, 
un  homme  sage  et  bon,  Thomas  Becket,  en  qui  le 
monarque  avait  toute  confiance  et  le  peuple  toute 
estime.  Ce  fut  lui  qu'il  choisit  pour  devenir  primat 
d'Angleterre.  On  prétend  quelorsquele  prince  annonça 
à  son  ministre  le  choix  qu'il  avait  fait, les  paroles  sui- 
vantes furent  échangées  entr'eux  à  Falaise.  ''  Allez,lui 


54  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  avait-il  dit,  et  soyez  archevêque."  Le  chancelier 
jeta  sur  ses  vêtements  profanes  un  ironique  regard. 
'•  Vraiment,  réi)ondit-il,  vous  avez  fait  choix  d'un 
"  saint  et  religieux  personnage  et  bien  fait  pour  gou- 
"  verner  une  Eglise  aussi  célèbre  !  Si  pourtant  Dieu 
"  permet  qu'il  en  soit  ainsi,  je  sais  très  certainement 
"  (pie  votre  esprit  se  détournera,  de  moi.  Car  vous 
''  élèverez  et  déjà  vous  avez  élevé  des  prétentions  que 
"je  ne  pourrais  souffrir,  et  mes  envieux  trouveront 
''  une  occasion  de  s'interposer  entre  vous  et  moi;  et 
''  votre  ancienne  affection  se  changera  en  une  inimitié 
"  qui  ne  finira  point."  Si  l'on  considère  que  la  tradi- 
tion populaire  fait  précéder  et  accompagner  la  nais- 
sance de  StTliomas  Becket  de  plusieurs  prodiges,  l'on 
ne  sera  pas  surpris  de  le  voir  ainsi  prédire  l'avenir. 

Thomas  Becket  était  fils  d'un  citoyen  de  Londres, 
Gilbert  Becket,  qui  avait  combattu  en  Syrie  pendant 
les  croisades.  Sa  mère  était  la  fille  convertie  d'un  émir 
arabe  chez  qui  Gilbert  B«cket  avait  été  longtemps 
prisonnier.  On  rapporte  que  cette  femme,  lorsqu'elle 
beryait  sur  ses  genoux  son  fils  unique  Thomas,  avait 
de  longues  extases  pendant  lesquelles  elle  voyait  et 
|)rédisait  l'avenir.  Le  jeune  Becket  reçut  sa  première 
éducation  dans  le  cloître  de  Merton,  puis  plus  tard  il 
fltde  longues  et  fortes  étudesaux  Universités  d'Oxford, 
de  Paris  et  de  Boulogne.  Avant  de  devenir  ministre 
de  la  couronne  il  avait  été  nommé  archidiacre  du 
dernier  archevêque  de  Cantorbéry,  Théobalde,  qui 
l'avait  chargé  de  plusieurs  missions  importantes  dont 
il  s'était  acquitté  avec  beaucoup  d'honneur. 


FRÉDÉRIC    OZANAM  55 


Sa  nomination  an  trône  aTchiépiscojial  snpcita  bien 
des  rumcnvs  contradictoires,  liien  des  apprt'ciations 
différentes  sur  ses  mérites.  Les  iins  voyaient  dans  son 
passé  le  présage  d'une  heureuse  administration. tandis 
que  d'antres  ne  trouvaient  dans  leurs  souvenirs  que 
des  prévisions  sinistres.  Seul  Thouias  v:^yait  s'ouvrir 
devant  lui  un  avenir  l)eauc(nip  plus  glorieux  <iue  ne 
pouvaient  se  l'imaginer  se«  meilleurs  amis;  mais  aussi 
beaucoup  plus  orageux  et  ])lus  tragique  que  n'auraient 
désiré  ses  détracteurs  les  plus  hostiles. 

Dès  son  installation  comme  jn-imat  d'Angleterre, 
Thomas  changea  sa  manière  de  vivre,  diminua  le 
train  de  sa  maison  et  abandonna  complètement  le 
luxe  dans  lequel  il  avait  vécu  jusqu'alors.  Il  retint, 
cependant,  un  an  sa  charge  de  ministre  garde  des 
sceaux, mais  les  ]iauvres  furent  ceux  qui  profitèrent  le 
plus  de  ce  cumul.  Il  se  préparait  ainsi  aux  luttes  qu'il 
prévoyait  par  mie  vie  simple  et  modeste  et  ])ar  des 
œuvres  de  mortification  et  de  charité. 

Thomas  avait  résigné  sa  charge  de  ministre  depuis 
quelque  temps  lorsque  surgit  un  incident  (pii  fut  le 
commencement  de  la  guerre  entre  le  prince  et  le  pri- 
mat. Ce  dernier  ayant  suspendu  de  tout  bénéfice 
ecclésiastique  et  condamné  au  fouet  un  chanoine  qui 
avait  insulté  un  des  officiers  royaux,  Henri  ne  trouva 
pas  la  punition  suffisante  et  demanda  qu'on  livrât  le 
coupable  à  la  justice  séculière.  L'archevêque  refusa  et 
le  monarque  chercha  dès  lors  une  occasion  de  prendre 
une  revanche  prompte  et  éclatante.  Dans  ce  but  il 


56  FRÉDÉRIC   OZANAM 


assembla  les  prélats  d'Angleterre  à  Westminster  et 
essaya  de  les  faire  acquiescera  plusieurs  propositions 
qui  étaient  autant  d'empiétements  du  pouvoir  séculier 
sur  le  pouvoir  ecclésiastique.  Les  prélats  assemblés 
refusèrent  unanimement  leur  approbation  à  ces  chan- 
gements. Cependant  le  prince  ne  se  considéra  pas 
comme  battu, il  revint  de  nouveaif  à  la  charge  deman- 
dant aux  évêques  "  s'ils  voulaient  au  moins  promettre 
"  d'observer  les  coutumes  royales."  Ne  connaissant 
pas  ce  que  le  monarque  voulait  dire  par  ces  coutumes 
royales,  les  évêques  répondirent  naturellement  qu'ils 
étaient  prêts  à  renouveler  le  serment  de  fidélité  qu'ils 
prêtaient  d'ordinaire  au  couronnement  des  rois,  mais 
pas  autre  chose.  Henri,  incapable  de  contenir  plus 
longtemps  sa  colère,  se  leva  alors  et  se  retira  sans 
saluer  les  prélats  assemblés. 

Cependant  parmi  les  évêques  plusieurs  eurent  peur 
de  leur  victoire. et  craignant  le  ressentiment  du  roi,  ils 
firent  tout  en  leur  pouvoir  auprès  du  primat  pour 
revenir  sur  cette  décision  et  prêter  serment  entre  les 
mains  du  prince,  d'observer  les  coutumes  royales. 
L'archevêque  refusa  pendant  longtemps  son  consente- 
ment. Toutefois,  il  se  rendit  plus  tard  au  désir  una- 
nime du  clergé  et  s'engagea  dans  un  concile  tenu  à 
Clarendon  "  à  observer  de  bonne  foi  les  coutumes 
royales."  St  Thomas  pleura  le  reste  de  ses  jours  cette 
condescendance  aux  désirs  des  autres  évêques,  mais 
en  même  temps  il  fit  tout  en  son  pouvoir  dans  les 
limites  de  sa  juridiction  pour  réparer  le  mal  qu'il 
n'avnit  pas  ]^\^  prévoir. 


FRÉDÉJRIC   OZANAM  57 


Il  ne  voulut  pas  cependant  briser  de  lui-même  les 
engagements  pris, mais  il  se  fit  relever  par  le  pape  de 
son  serment  que  la  mauvaise  foi  de  Henri  rendait 
d'ailleurs  nul.  Dans  son  diocèse  il  continua  d'exercer 
tous  les  droits  dont  avaient  joui  ses  prédécesseurs  et  il 
rétablit  même  plusieurs  privilèges  tombés  en  désué- 
tude par  négligence  ;  il  frappa  à  coups  redoublés  sur 
tous  les  abus  en  quelque  lieu  qu'ils  se  rencontrassent 
Il  n'ignorait  pas  que  cette  manière  ferme  d'agir  lui 
attirerait  le  ressentiment  du  monarque  dont  la  haine 
devait  être  d'autant  plus  forte  et  tenace  que  leur 
attachement  antérieur  avait  été  plus  grand.  D'ailleurs 
les  courtisan?  représentaient  l'archevêque  comme  un 
ambitieux  qui  n'aspirait  à  rien  moins  qu'à  gouverner 
seul  le  royaume.  Henri  convorpia  un  parlement  à 
Northampton  devant  lequel  le  prélat  fut  accuséd'avoir 
gardé  pour  lui-même  les  sommes  considérables  qu'il 
avait  reçues  pour  le  trésor  pul)lic  dans  le  temps  qu'il 
était  chancelier.  L'archevêque  prouva,par  des  témoins, 
que  les  sommes  mentionnées  avaient  été  employées 
par  lui  à  l'entretien  des  forteresses  du  royaume  et  il 
ajouta  qu'il  n'entendait  pas  s'abaisser  à  des  questions 
d'argent  et  qu'il  était  prêt  à  remettre  tout  si  c'était  là 
la  seule  demande  du  prince.  Ce  n'était  pas  ce  que 
désirait  le  monarque  ;  c'était  sa  perte  qu'il  avait  en 
vue,  et  il  s'était  promis  d'obtenir  une  condamnation 
quand  même.  Au  jour  fixé  pour  le  prononcé  du  juge- 
ment le  primat  se  rendit  au  parlement  en  grande 
pompe  et  revêtu  de  ses  habits  pontificaux.  Lorsque  le 


58  FRÉDÉEIC    OZANAM 


comte  de  Leicesier  s'avança  pour  lire  la  sentence 
l'archevêque  se  leva  et  lui  dit  :  "  0  comte  !  O  mon  fils  ! 
"  écoute  toi-même.  Tu  n'ignores  pas, mon  fils,  ccnnbien 
"j'ai  été  cher  et  fidèle  au  roi  au  temps  où  je  gouver- 
"  nais  les  affaires  de  ce  monde.  C'est  pour  cela  qu'il 
"  lui  a  plu  de  m'élever  au  siège  archiépiscopal  de 
"  Cantt)rhéry,  malgré  ma  résistance,  Dieu  le  sait,  car 
"je  connais  mon  infirmité,  je  me  suis  soumis  plutôt 
"  l)our  l'amour  de  mon  roi  que  pour  l'amour  de  mon 
"  Dieu.  En  ce  temps  là  je  fus  déchargé  de  toute  ol)li- 
"  gation  séculière,  et  là-dessus  je  ne  dois  plus  aucun 

"  compte   et  n'en  veux  rendre  aucun Mon   fils, 

"  écoute  encore.  Autant  l'âme  est  plus  précieuse  que 
"  le  corps  autant  je  dois  obéir  à  Dieu  plutôt  qu'au  roi 
"  de  la  terre.  Ni  la  loi  ni  la  raison  ne  permettent  aux 
"  fils  déjuger  leur  père.  C'est  pourquoi  je  décline  le 
"jugement  du  roi  et  le  tien,  et  celui  des  autres,  ne 
''  pouvant  être  jugé  que  par  le  pape  après  Dieu.  J'en 
"  appelle  devant  vous  tous  à  son  tribunal,  et  je  me 
"  retire  sous  la  protection  du  Siège  apostolique  et  de 
"  l'Eglise  universelle."  Il  se  retira  calme  et  majes- 
tueux au  milieu  des  vociférations  des  gens  de  cour,  et 
personne  n'osa  l'arrêter.  Une  immense  multitude  l'ac- 
clama au  dehors  et  l'accompagna  en  triomphe. 

Thomas  cependant  comprit  qu'il  n'était  plus  en 
sûreté  dans  le  royaume,  car  plusieurs  nobles,  familiers 
du  prince,  avaient  conspiré  contre  sa  vie.  Il  s'éloi- 
gna donc  dans  une  barque  de  pêcheurs  qui  le  porta 
aux  rivages  de  Flandre  d'où  il  parvint  non  sans  périls 
sur  le  territoire  français. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  Ôi) 


Nous  n'entrerons  pas  avec  l'auteur  dans  les  détails 
de  cette  longue  persécution.  L'espace  nous  nian([ue 
pour  énuniérer  les  scènes  et  les  actions  (pii  ont  fait 
ressortir  riuimilité  protonde,  le  courage,  l'énergie 
liéroï(|ue  du  saint  archevêque  de  Cantorbéry  pendant 
les  sept  années  que  dura  son  exil. 

Aussitôt  <|ue  le  départ  du  primat  fut  connu  Henri 
accrédita  quatre  des  évêques  de  son  parti  auprès 
du  pape  qui  se  trouvait  alors  à  Sens,  lui  demandant 
d'envoyer  un /('f/a^  à  /a^ere  en  Angleterre.  Devinaiit  un 
piège  dans  i;ette  proi)osition, Alexandre  TIT  ne  voulut 
rien  faire  sans  avoir  entendu  Thomas  dont  il  connais- 
sait la  foi  et  le  courage.  Celui-ci  se  rendit  alors  auin'ès 
de  Louis  VII  qui  d'al:)ord  le  reçut  dignement  et  lui 
tint  un  langage  qui  lui  faisait  le  plus  grand  honneur. 

'■  Si  le  roi  d'Angleterre,  dit-il,  dans  l'intérêt  de  sa 
"  propre  dignité  royale  maintient  les  coutumes  qu'il 
'■  dit  être  celles  de  ses  ancêtres  et  <[ui  offensent  la  loi 
"  divine,  moi  aussi  je  conserverai  les  coutumes  de 
'■  France  pour  lesquelles  j'ai  reçu  avec  le  trêtne  un 
"  respect  héréditaire.  Or, c'est  la  coutume  de  la  France 
"  depuis  les  temps  les  plus  anciens  de  nourrir  et  de 
"  défendre  tous  ceux  qui  souffi'ent.  ceux  surtout  ciui 
'■  sont  exilés  pour  la  justice." 

La  France  servait  alors  de  refuge  au  ])a}ie  persécuté 
par  l'empereur  d'Allemagne.  C'était  donc  un  proscrit 
qui  allait  plaider  sa  cause  devant  un  autre  proscrit. 

Thomas  se  déclara  coupable  non  d'avoir  trop  résisté 
au  roi,  mais  d'avoir  montré  une  faiblesse  qu'il  ne  se 


60  FRÉDÉRIC   OZANAM 


pardonnait  point.  Il  remit  au  souverain  pontife  pon 
anneau  pastoral,  le  priant  de  choisir  quelqu'un  plus 
digne  que  lui. 

Malgré  les  avis  do  plusieurs  cardinaux  qui  n'eussent 
pas  été  fâchés  d'éloigner  une  difficulté  ajoutée  à  tant 
d'autres,  Alexandre  refusa  d'accéder  à  la  généreuse 
proposition  du  saint  archevêque.  Il  le  plaça  dans 
l'abbaye  de  Pontigny  appartenant  à  l'ordre  de  Cîteaux. 

Le  roi  d'Angleterre  eut  l'incroyable  bassesse  de  faire 
savoir  aux  moines  que  s'ils  continuaient  de  donner 
asile  au  saint  prélat  il  abolirait  les  monastères  de  leur 
ordre  qui  se  trouvaient  dans  ses  domaines. 

Thomas  se  retira  dans  la  ville  de  Sens.  C'est  alors 
cpic  le  roi  fit  pire  encore  ;  par  une  cruauté  qu'on  peut 
justement  appeler  diabolique,  après  avoir  confisqué 
les  biens  des  parents  et  amis  de  l'archevêque, il  obligea 
ces  pauvres  gens,  hommes,  femmes  et  enfants,  à  aller 
le  trouver  dans  son  exil,  à  lui  porter  leurs  plaintes  et 
leurs  sup])lications,  espérant  vaincre  par  la  douleur 
des  autres  celui  qui  résistait  si  noblement  à  celles  qui 
lui  étaient  infligées  à  lui-même. 

Voyant  cependant  que  le  roi  de  France  conservait 
sa  bienveillance  et  sa  protection  au  prélat  proscrit, 
Henri  imagina  une  ruse  à  laquelle  Louis  VII  se  laissa 
prendre.  Il  lui  proposa  une  entrevue  avec  l'arche- 
vêque en  sa  présence.  Henri  mit  tant  d'astuce  dans  sa 
manière  d'exiger  de  l'archevêque  ce  que  celui-ci  no 
pouvait  promettre  que  le  roi  de  France  et  sa  cour 
furent  d'avis  qu'on  avait  affaire  à  un  homme  intrai- 


FRÉDÉRIC   OZANAM  61 

table.  Se  voyant  aliaudonné. Thomas  se  rendit  dans  le 
Lyonnais  où  il  continua  à  jouir  de  la  protection  du 
pape,  la  seule  c^ui  lui  restât. 

Ne  pouvant  lui  enlever  cette  dernière  ressource,  le 
perfide  souverain  se  mit  à  intriguer  enfaveur  de  l'anti- 
pape soutenu  par  l'emijereur  d'Allemagne  et  essaya 
d'enlever  l'Angleterre  à  la  juridiction  d'Alexandre.  Il 
n'en  intriguait  pas  moins  aussi  auprès  de  ce  dernier. 

"  Protée  aux  mille  formes,  dit  notre  auteur, il  clian- 
'•  geait  à  toute  heure  d'attitude  et  de  langage,  il  dissi- 
'■  mulait  son  alliance  avec  les  schismatiques,  en  pro- 
"  testant  de  sa  soumission  filiale  à  l'Eglise  romaine, 
"  formant  des  vœux  pour  la  paix,  déplorant  amère- 
"  ment  les  dissentions  qui  l'avaient  séparé  de  l'arche- 
"■  vê<iue  autrefois  son  ami.  Il  contrefaisait  à  merveille 
"  l'innocence  et,  ce  qui  est  plus  difficile  à  contrefaire, 
"  le  remords.  Un  jour, il  pleura  avec  tant  de  perfection 
"  devant  deux  cardinaux  que  l'un  se  mit  à  pleurer 
"  avec  lui,  l'autre  éclata  de  rire.  D'autre  fois  il  faisait 

"gronder  l'orage Il  faisait  entendre  qu'il  pour- 

"  rait  bien  prendre  le  turban  et  soumettre  l'Angleterre 
"  à  la  loi  de  Mahomet.  Car  se  donnant  le  choix  des 
"  apostasies,  une  instinctive  sagacité  lui  révélait  entre 
"  tant  de  religions  fausses,  la  religion  des  tyrans." 

Cependant  l'année  1170  devait  apporter  avec  elle  le 
présage  d'heureux  changements  et  les  événements  en 
Europe  prirent  une  telle  tournure  que  bientôt  on  put 
prévoirie  triomphe  de  l'Eglise,  la  victoire  de  la  bonne 
cause.  Déjà  le  pape  Alexandre  III  était  rentré  dans 


62  FRÉDÉRIC   OZANAM 


Rome  où  il  régnait  paisible.  Frédéric  1"''  avait  été 
excommunié  pour  avoir  lutté  contre  l'Eglise  et  ses 
sujets  déliés  du  serment  de  fidélité.  De  plus,  les  rois 
de  Danemark  et  de  Hongrie  s'étaient  détachés  du 
schisme.  Henri  Plantagenet,  à  la  vue  de  tous  ces  chan- 
gements, commença  à  trembler,  non  pour  sonroyaume 
d'Angleterre,  mais  pour  ses  possessions  de  Normandie, 
d'Anjou  et  d'Aquitaine  que  l'excommunication  dont 
il  était  menacé  séparait  forcément  des  domaines  de  la 
couronne.  Il  résolut  donc  de  faire  sa  paix  avec  l'Eglise 
et  de  provoquer  une  réconciliation  officielle  iwec 
l'archevêque  de  Cantorbéry. 

L'entrevue  entre  le  roi  et  le  primat  eut  lieu  eu  1171 
sur  les  frontières  de  la  Tourainc  dans  une  admirable 
prairie  connue  sous  le  nom  de  Champ  des  Traîtres. 
Quelque  temps  après  ce  rendez-vous,  l'archevôciue  se 
présenta  en  deux  différentes  occasions  à  la  cour  du  roi 
})our  obtenir  les  restitutions  promises, mais  il  ne  réus- 
sit pas.  Malgré  cela,  emporté  par  le  désir  de  revoir 
son  pays  et  son  église  bien  aimée, Thouias  s'embarqua 
})()ur  son  diocèse  après  avoir  dit  à  ses  amis  :  "  Je  vais 
mourir  en  Angleterre."  Il  était  en  efi'et  impossible 
pour  lui  de  vivre  longtemps  et  surtout  de  vivre  heu- 
reux dans  un  pays  où  il  ne  devait  rencontrer  de  tous 
côtés  que  mauvais  vouloir  et  désagrément.  Au-dessus 
de  lui  il  ne  voyait  qu'une  haine  implacable,  car  le  roi 
n'avait  pas  pardonné  il  n'avait  fait  que  jouer  à  la 
réconciliation.  A  ses  côtés,  les  évoques  compromis 
dans   les    difficultés    avec    le    saint-siège  et  surtout 


FRÉDÉRIC   OZANAM  63 


l'urchcvêque  d'York  dont  lu  conduite  scandaleuse 
faisait  horreur,  les  évoques,  disions-nous,  ses  suffra- 
gants  portaient  sur  Saint  Thomas  des  yeux  remplis  de 
ressentiment  et  de  colère,  car  loin  de  laisser  en  paix 
leurs  faiblesses  et  leurs  vices,  il  leur  avait  l'ait  parve- 
nir les  lettres  de  suspension  et  d'excommunication 
dont  le  pape  l'avait  chargé. 

Il  n'y  avait  que  le  peuple  et  surtout  ses  diocésains 
(pli  lui  témoignaient  un  grand  amour  et  la  i)lus  sincère 
estime.  La  foule  s'était  rendue  en  procession  à  sa  ren- 
contre et  cluicun  s'écriait:  ''  Béni  soit  celui  (j^ui  vient 
au  noin  du  Seigneur  !  "  On  lui  fit  un  véritable 
triomphe,  une  grande  ovation  depuis  le  })(irt  où  avait 
abordé  son  vaisseau  jusqu'à  Cantorbéry. 

Bientôt  après  cependant  les  nuages  s'accumulèrent 
plus  épais  que  jamais  et  la  tempête  éclata  aveu  une 
violence  des  plus  sinistres.  Le  jour  même  où  il  devait 
donner  sa  vie  pour  sauver  les  droits  de  l'Église,  il 
aurait  pu  fuir  et  tous  ses  clercs  l'y  exhortaient  avec 
larmes  ;  mais  il  s'y  refusa  avec  un  invincible  courage. 
Quatre  conjurés,  avec  leurs  hommes  d'armes,  frap- 
pèrent à  coups  redoublés  les  portes  du  monastère 
l)Our  en  forcer  l'entrée, au  moment  où  Thomas  se  ren- 
dait auxvê^jres  de  la  cathédrale.  Le  saint  archevêque 
resta  impassilde  et  continua  à  s'avancer  lentement  à 
travers  les  cloîtres,  nuxrchant,  comme  à  l'ordinaire,  le 
dernier  de  tous.  Il  était  à  peine  arrivé  aux  marches 
de  l'autel  que  les  conjurés  parvinrent  jusqu'à  lui.  Il 
s'écria  alors:  "Je  reyois  volontiers  la  mort,  si  dans 


64  FRÉDÉRIC    OZANAM 

"  l'effusion  démon  sang,  l'Église  peut  trouver  la  paix 
"  et  la  liberté."  Il  se  mit  à  genoux  et  proféra  cette 
dernière  prière:  "Je  recommande  à  Dieu,  à  la  bien- 
"  heureuse  Marie,  aux  saints  patrons  de  ce  lieu,  et  au 
''  bienheureux  martyr  saint  Denis,  mon  âme,  et  la 
"  cause  de  l'Église."  Alors  trois  coups  d'épée  s'abat- 
tirent sur  lui  et_lui  donnèrent  la  couronne  du  martyr 
le  29  décembre  1171. 

Ozanam  fait  suivre  la  scène  du  martyr  de  Saint 
Thomas  des  réflexions  suivantes  : 

"  Lorsque  deux  hommes  au  moyen  âge,  s'en 
"remettaient  au  jugement  de  Dieu,  ils  combattaient 
"  en  champ  clos  ;  le  bon  droit  devait  se  trouver  du 
"côté  où  se  rangerait  la  victoire,  et  l'ignominie 
"  accompagnait  la  défaite  ou  la  mort.  C'était  peut- 
"  être  un  vieux  reste  de  paganisme,  de  culte  de  la 
"  nature  qui,  donnant  à  tout  phénomène  physique 
"  une  portée  mystérieuse,  divinisant  la  force  l^ru- 
"  taie,  faisait  plier  toute  chose  sous  une  loi  de  terreur. 
"  La  querelle  de  Thomas  avait  fini  par  une  sorte  de 
"  combat  où  la  vertu  s'était  trouvée  aux  prises  avec 
"  le  crime  :  le  crime  avait  vaincu  par  le  fer.  D'après 
"  la  législation  barbare  de  ce  temps,  Thomas  ne 
"  vivait  plus,  il  était  condamné. 

"  Mais  il  est  une  autre  loi,  une  loi  d'amour  selon 
"  laquelle  le  droit  est  dégagé  du  fait,  qui  reconnaît 
"une justice  invisible,  qui  ne  s'arrête  point  devant 
"le  silence  de  la  mort,  et  qui  entend  la  voix  du  sang 
"versé.     Devant  cette  loi,  celui-là  triomphe  qui  a  le 


FRÉDÉRIC   OZANAM  65 

"plus  aimé  et  celui  qui  a  aimé  jusquà  mourir  est 
"  appelé  martyr  et  se  couronne  d'une  triple  gloire  ; 
"car,  dans  le  martyr,  il  y  a  trois  choses.  Première- 
"  ment,  un  acte  d'indépendance  morale  ;  l'âme,  aban- 
"  donnant  sa  chair,  comme  autrefois  Joseph  le  pieux 
"esclave  de  Putiphar,  abandonna  son  manteau, 
"  échappe  à  la  violence  qu'on  méditait  contre  elle. 
"Secondement  un  acte  de  charité  :  le  martyre  est 
"  un  témoignage  qu'un  homme  rend,  non  pas  à  sa 
"  propre  doctrine,  mais  à  celle  de  ses  frères  croyant 
"comme  lui,  et  par  lequel  il  rassure  en  eux  ce  qu'il 
"  y  a  de  plus  précieux  et  de  plus  fragile,  la  foi  :  rien 
"  ne  rassure  la  foi  comme  le  témoignage  d'un  homme 
"  de  bien,  et  rien  ne  donne  plus  de  valeur  à  cette 
"  affirmation  que  le  sceau  de  la  mort.  Enfin  et  par- 
"  dessus  tout,  un  sacrifice,  un  sacrifice  offert  à  Dieu, 
"  qui  en  retour  donne  la  victoire  et  la  paix:  il  faut 
"  que  la  croix  soit  ensanglantée  sur  le  Calvaire  avant 
"  de  régner  au  Capitole.  Voilà,  comment  Saint 
"Thomas  fut  justifié  à  l'heure  où  il  tomba  massacré 
"aux  pieds  des  autels 

"  Le  peuple,  avec  un  admirable  instinct  de  recon- 
"  naissance  courut  aux  funérailles  de  ce  pasteur  qui 
"  avait  donné  sa  vie  pour  lui  ;  des  miracles  nomljreux 
"  illustrèrent  sa  sépulture  ;  l'Angleterre  tomba  à 
"genoux  et  le  proclama  saint,  toute  la  chrétienté 
"  répéta  le  cri  de  l'Angleterre  et  l'Eglise  ratifia  le  vœu 
"  de  la  chrétienté 

"Une  récompense  encore  plus  magnifique  lui  fut 

5 


66  FRÉDÉEIC   OZANAM 

"  décernée  :  son  sang  avait  payé  la  rançon  de  l'Eglise, 
"  l'Eglise  reconquit  sa  liberté.  Le  tombeau  de  Saint 
"  Thomas  fut  placé  entre  elle  et  les  rois  comme  un 
"abîme  que  ceux-ci  n'osèrent  franchir  et  il  y  eut  une 
"  longue  trêve.  Henri  II  lui-même  s'humilia  et 
"  abjura  les  prétentions  qui  avaient  engagé  la  lutte 
"fatale." 

Appuyé  sur  les  témoignages  de  Hume,  de  Thierry 
et  de  Michelet,  Ozanam,  considère  que  Saint 
Thomas  rendit  les  services  les  plus  signalés,  non 
seulement  à  son  pays  dont  il  retarda  le  schisme  de 
quatre  siècles,  mais  encore  à  l'Europe  entière  parce- 
que  sa  grande  et  sublime  lutte  empêcha  l'incorpora- 
tion de  l'Eglise  dans  le  système  féodal. 

"A  cette  époque,  dit  Ozanam,  l'Eglise  seule  ne 
'  reconnaissant  aucune  suzeraineté  et  restant  com- 
'  plètement  indépendante,  conservait  toute  son  auto- 

'  rite  La  royauté  était  faible,  elle-même  était 

'  féodale,  et  dans  sa  naïveté,  elle  conservait  encore 
'  un  respect  profond  pour  son  principe  :  le  roi  n'était 
'  que  le  seigneur  suzerain  et  les  ducs,  les  comtes  et 
'  les  barons  étaient  ses  pairs.  Restait  l'Eglise,  seule, 
'  mais  forte  de  son  antiquité,  forte  de  son  incorrup- 
'  tibilité.  En  présence  d'un  tel  adversaire,  la  féoda- 
'  lité  était  contrainte  de  se  tenir  dans  ses  bornes  et 
'  si  parfois  elle  essayait  une  sortie  furtive,  elle  était 
'  bientôt  repoussée,  non  sans  un  notable  dommage 
'  pour  son  honneur  et  pour  son  crédit.  Avec  un  tel 
'  auxiliaire  elle  eut  envahi  la  société  entière,  écrasé 


FRÉDÉRIC    OZANAM  H? 

"toute  opposition,  doublé  l'intensité  de  son  pouvoir 
"  et  prolongé  de  plusieurs  âges  l'ère  de  son  règne. 
"  Saint  Thomas  de  Cantorbéry  empêcha  que  cette 
"alliance  ne  fut  conclue;  et  comme  les  puissants 
"  d'alors  étendaient  des  mains  avides  et  qu'il  fallait 
"les  remplir,  il  leur  donna  sa  vie  et  pendant  ce 
"  temps-là  l'Eglise  sauvait  dans  un  pan  de  sa  robe  la 
"  liberté  des  nations.  " 

Ozanam  après  avoir  ainsi  tracé  le  tableau  de  la  vie 
de  ces  deux  grands  hommes,  Bacon  de  Vérulam  et 
Saint  Thomas  de  Cantorbéry,  arrive  à  la  conclusion 
de  son  œuvre:  "Souvenons-nous  maintenant  de 
"  Bacon,  dit-il  et  mesurons  dans  notre  pensée  ses 
"  œuvres  et  sa  gloire  avec  la  gloire  et  les  œuvres  de 
"  Saint  Thomas  ;  pesons  dans  la  même  balance  les 
"  cendres  des  deux  chanceliers. 

"  L'histoire  de  Bacon  est  celle  du  plus  grand  nom- 
bre des  philosophes  qui  tous  ont  fait  connaître  ce 
qu'on  peut-  attendre  du  rationalisme  en  fait  d'hon- 
neur et  de  liberté.  Il  sacrifia  sa  personalité  et  son 
génie  aux  passions  et  aux  caprices  des  têtes  couron- 
nées dont  il  s'était  résigné  à  être  le  docile  instru- 
ment. 

"  L'histoire  de  Saint  Thomas  est  celle  de  beaucoup 
d'entre  les  saints  :  une  juste  et  religieuse  indépen- 
dance fut  le  caractère  dominant  de  cette  noble  vie. 

"Ce  ne  sont  donc  plus  deux  hommes  qui  sont  en 
"  présence  ce  sont  deux  types:  c'est  le  philosophe  et 
"  c'est  le  saint Et  maintenant,  continue  Ozanam, 


68  FRÉDÉRIC    OZANAM 

"vous  avez  devant  vous  deux  grandes  figures:  le 
"rationalisme  a  fait  l'une,  le  catholicisme  a  fait 
"l'autre;  c'est  à  vous  de  voir  auquel  des  deux  vous 
"voulez  livrer  votre  âme  " 


FRÉDÉRIC   OZANAM  69 


CHAPITRE  VIT 

■OzANAM  SE  PRÉPARE  AUX  EXAMENS  ET  SOUTIENT  SES 
THÈSES  DE  DOCTEUR  EN  DROIT  ET  DE  DOCTEUR  ÈS- 
LETTRES.  Il  est  NOMME  PROFESSEUR  DE  DROIT 
COMMERCIAL  A  LYON,  MORT  DE  SON  PÈRE  (1835-1839.) 

Ici  nous  devons  nos  excuses  au  lecteur  pour  cette 
longue  excursion  dans  le  domaine  de  l'histoire  d'An- 
gleterre ;  nous  nous  sommes  laissés  entraîner  non- 
seulement  par  le  style  si  élevé  et  si  coulant  de  l'au- 
teur, mais  encore  par  la  narration  de  faits  si  impor- 
tants. 

Nous  sommes  en  1835,  notre  jeune  étudiant  est  à 
Paris  se  préparant  tout  à  la  fois  aux  examens  du 
doctorat  en  droit  et  aux  épreuves  nécessaires  pour  le 
diplôme  de  docteur  ès-lettres.  Ceux  qui  ont  lu  les 
belles  liages,  et  elles  sont  nombreuses,contenues  dans 
les  ouvrages  d'Ozanam  tels  que  "  les  Poètes  Francis- 
cains en  Italie,  "  ''les  sovrces  de  la  Divine  Comédie^''  et 
V Introduction  à  ^histoire  de  la  civilisation  aux  temps 
barbares,  ceux-là,  sont  loin  de  penser  que  cet  élégant 
auteur  n'écrivait  qu'avec  grande  difficulté.  C'est 
peut-être    pour  cela  que  ses  écrits  sont  émaillés  des 


70  FRÉDÉRIC    OZANAM 


plus  belles  comparaisons  ;  c'est  là,  il  nous  semble,  la 
figure  de  rhétorique  dont  il  se  sert  le  plus  souvent 
et  le  plus  habilement.  Craignant  que  les  mots  ne 
puissent  pas  rendre  complètement  toute  sa  pensée,  il 
appelle  les  choses  extérieures  à  son  secours  et  non 
content  de  nous  expliquer  tout,  il  s'efforce  de  tout 
nous  montrer. 

Pendant  sa  dernière  année  consacrée  à  l'étude  du 
droit,  Ozanam  fut  constamment  préoccupé  de   son 
avenir.     D'un  côté  il  se  sentait  attiré  malgré  lui  par 
les  belles  lettres,  qui,  disait-il,  lui  faisaient  payer  fort 
cher  leur  familiarité.     De  l'autre  côté  afin  de  plaire 
à  son  père  qui  espérait  le  voir   un  jour  un  brillant 
avocat  et  un  savant  magistrat,  il  désirait  donner  tout 
le  tem])s  possible  à  l'étude  du  droit  et  il  se  préparait, 
avec   quelque  répugnance,    à   entrer   au   barreau.    Il 
exposait  à  un  de   ses  amis  l'anxiété  qu'il  éprouvait 
alors  et  lui  écrivait  :   "  Tout  en  reconnaissant  dans  le 
passé  de  ma  vie  cette  conduite  providentielle  que  je 
ne  cesse   pas  d'admirer,  je  ne  puis  m'empêcher  de 
jeter  un  regard  défiant  et  un  peu  sombre  sur  l'avenir. 
Le   moment   de  se   choisir   une    destinée    est   un 
moment  solennel,  et  tout   ce   qui  est  solennel   est 
triste.     Je  souff"re  de  cette  absence  de  vocation  qui 
me  fait  voir  la  poussière  et  les  pierres  de  toutes  les 
routes  de  la  vie,  et  les  fleurs  d'aucune.     En  parti- 
culier, celle  dtnit  je  suis  le  plus  près   maintenant, 
celle  du  barreau,  m'apparaît  moins  séduisante.  J'ai 
causé   avec  quelques  gens  d'affaires  ;    j'ai  vu  les 


FRÉDÉRIC    OZANAM  71 


"  misères  auxquelles  il  faudrait  se  résigner  pour  obte- 
"  nir  d'être  employé,  et  les  autres  misères  qui  accom- 
"pagneraient  l'emploi.  On  a  coutume  de  dire  que 
"  les  avocats  sont  les  plus  indépendants  des  hommes  ; 
"  ils  sont  au  moins  aussi  esclaves  que  les  autres,  car 
"  ils  ont  deux  sortes  de  tyrans  également  insuppor- 
"  tables  :  les  avoués  au  commencement  et  les  clients 
"■plus  tard."  * 

Malgré  son  aversion  pour  la  voie  que  son  père  dési- 
rait le  voir  suivre,  Ozanam  se  préparait  par  de  lon- 
gues et  solides  études  à  ses  derniers  examens  qu'il 
subit  sans  difficulté.  La  même  année  (1837)  il  sou- 
tint avec  distinction  sa  thèse  pour  le  doctorat  en 
droit. 

Pendant  les  cinq  années  de  son  ^séjour  à  Paris, 
Ozanam  avait  eu  des  rapports  presque  journaliers 
avec  les  hommes  les  plus  distingués  dans  les  sciences 
et  dans  les  lettres.  Il  avait  passé  bien  des  heures 
agréables  et  utiles  dans  les  bibliothèques,  où  en  cher- 
chant des  renseignements,  il  avait  découvert  des 
trésors.  Il  avait  donné  à  l'établissement  de  la  Société 
St.  Vincent  de  Paul  toute  son  activité  et  son  énergie 
et  il  continuait  à  surveiller  son  fonctionnement  et  ses 
progrès  avec  amour.  Maintenant  que  ses  études 
étaient  finies,  qu'il  était  reçu  avocat,  il  lui  fallait  dire 
adieu  à  toutes  ces  occupations  et  briser  tous  ces  liens 


*  Lettres  d'Ozanain  1 1,  p.  209  2e  édit. 


72  FRÉDÉRIC   OZANAM 

que  l'amour  commun  des  lettres  et  des  sciences  avait 
si  bien  resserrés.  Il  n'avait  plus  aucune  raison  à 
donner  pour  rester  à  Paris,  et  à  Lyon,  son  père  l'at- 
tendait avec  impatience.  On  préparait  pour  le  nouvel 
avocat  un  bel  et  grand  cabinet  où  l'on  avait 
apporté  un  assez  grand  nombre  de  livres  pour  lui 
former  une  bibliothèque.  Quel  bonheur  pour  ce  bon 
père  de  revoir  son  fils  et  de  le  revoir  entré  dans  la 
voie  où  semblaient  aboutir  toutes  les  ambitions  pater- 
nelles !  Mais  hélas  !  ce  père  bien  aimé  ne  devait  pas 
vivre  assez  longtemps  pour  assister  aux  triomphes 
professionnels  et  littéraires  de  son  fils. 

Ozanam  était  encore  à  Paris  lorsqu'il  apprit  la  mort 
de  son  père.  Le  docteur  Ozanam,  malgré  ses  fatigues 
et  ses  chagrins,  avait  toujours  joui  d'une  forte  santé  ; 
un  accident  seul  semblait  pouvoir  triompher  de  ce 
robuste  tempérament.  Malheureusement  ce  déplo- 
rable accident  eut  lieu  et  fut  la  cause  de  sa  fin  préma- 
turée. Le  12  Mai  1837,  vers  la  fin  du  jour,  il  prit 
l'escalier  qui  descendait  à  une  cave,  pour  celui  qui 
montait  à  l'étage  où  l'appelaient  ses  affaires.  Il 
tomba  sur  la  tête,  et  ne  survécut  qu'environ  quatre 
heures  à  cette  épouvantable  chute. 

Le  jour  même,  tout  en  dînant,  il  disait  :  "  La  mort 
"  n'est  rien,  mais  les  jugements  de  Dieu  sont  redou- 
"  tables.  "  Heureusement  il  était  prêt  à  y  paraître, 
car  il  y  avait  à  peine  trois  ou  quatre  jours  qu'il  s'était 
confessé,  et  Dieu  lui  donna  le  temps  de  recevoir  les 
derniers  sacrements,  dont  il  avait  lui-même  procuré 


FREDERIC    OZANAM 


les  bienfaits  à  plusieurs  de  ses  malades  ;  il  n'avait 
encore  que  soixante  et  quatre  ans.  * 

Il  est  plus  facile  de  s'imaginer  que  d'exprimer  le 
chagrin  profond  qu'Ozanam  ressentit  à  la  nouvelle  de 
ce  triste  accident,  car  il  professait  pour  son  père  la  plus 
grande  admira'tion  et  surtout  le  plus  tendre  amour. 
Comme  il  n'existait  pas  alors  de  communication  par 
chemin  de  fer  entre  Paris  et  Lyon,  ce  ne  fut  que  le 
sixième  jour  qu'il  arriva  au  milieu  de  sa  famille.  Il 
y  trouva  sa  mère  bien  faible  et  bien  souffrante. 

M.  le  docteur  Ozanam  était  très  estimé  et  très  res- 
pecté dans  sa  ville  natale.  Avant  d'étudier  la  méde- 
cine, il  avait  servi  dans  l'armée,  sous  Napoléon,  et 
s'était  acquis  une  grande  réputation  de  bravoure. 
Devenu  capitaine  des  hussards,  il  reçut  dans  une 
seule  campagne  cinq  blessures,  et  fut  envoyé  comme 
parlementaire  près  du  général  Souwarow  dont  il 
obtint  tout  ce  qu'il  était  chargé  de  demander.  Il  se 
distingua  aussi  en  faisant  prisonnier  le  Prince  de  la 
Cattolica,  général  Napolitain,  qu'il  emmena  à  Bologne 
et  plus  tard,  il  s'empara  de  l'étendard  des  uhlans  de 
Kerazinski,  et  le  présenta  à  Bonaparte. 

Comme  médecin,  le  père  de  Frédéric  Ozanam  s'était 
fait  une  grande  réputation  et  une  bonne  clientèle  dans 
la  ville  qu'il  habitait.  Il  écrivit  pour  la  Société  médi- 
cale  de   Lyon   et   pour   celle   de  Montpellier,  deux 


*  Vie  de  Frédéric  Ozanam  par  M.  l'abbé  Ozanam. 


74  FRÉDÉEIC   OZANAM 


dissertations  qui  lui  valurent  des  médailles  d'or.  Ces 
ouvrages  étaient  écrits  en  latin,  comme  c'était  assez 
l'usage.  En  1814,  il  reçut  la  décoration  de  l'ordre  de 
la  couronne  de  fer  du  royaume  d'Italie  pour  ses  ser- 
vices et  sa  générosité  dans  les  hôpitaux  qui  regor- 
geaient  alors  de  malades  et  de  blessés  français,  italiens 
et  autrichiens. 

Il  publia  plusieurs  ouvrages  entr'autres  un  livre 
important  intitulé  :  Histoire  médicale  générale  des 
maladies  épidémiques  contagieuses  qui  ont  régné  en 
Europe  depuis  les  temps  les  plus  reculés  et  notamment 
depuis  le  XI V  siècle  jusque  nos  purs. 

Le  père  d'Ozanam  était  profondément  religieux.  Ce 
brave  et  brillant  officier  de  hussards  suivait  toujours 
la  procession  de  la  Fête-Dieu,  un  cierge  <à  la  main, 
comme  membre  de  la  confrérie  du  Saint  Sacrement. 
Dans  la  famille  les  prières  se  faisaient  toujours  à 
haute  voix  et  en  commun. 

Au  milieu  de  son  grand  deuil  et  de  son  profond 
chagrin,  Ozanam  éprouvait  aussi  les  plus  vives  inquié- 
tudes pouj.'  sa  bonne  mère.  Voici  d'ailleurs  comment 
il  exprime  toutes  ses  tristesses,  toutes  ses  angoisses. 

A  un  ami  intime,  il  écrivait  en  date  du  1er  Juin 
1837:  "Vous  savez,  vous  aussi  quelle  solitude  fait 
"  dans  une  famille  la  perte  d'un  de  ses  chefs,  si  la 
"mort  d'une  mère  est  plus  déchirante  pour  ses  fils, 
"  celle  d'un  père  est  plus  accablante  :  elle  fait  peut-être 
"verser  moins  de  larmes,  mais  elle  laisse  après  elle 
"une   sorte  de  terreur.      Comme  un  jeune  enfant, 


FREDERIC  OZANAM 


"habitué  à  vivre  à  l'ombre  d 'autrui,  si  on  le  laisse 
"  pendant  une  heure  seul  dans  une  maison,  pénétré 
"du  sentiment  de  sa  propre  faiblesse  s'effraye  et  se 
'•  met  à  pleurer  ;  de  même  lorsqu'on  vivait  si  paisible 
"  à  l'ombre  de  cette  autorité  paternelle,  de  cette  pro- 
"vidence  visible  en  qui  l'on  se  reposait  de  touteî^ 
''choses,  en  la  voyant  disparaître  tout  à  coup,  en  se 
"trouvant  seul  chargé  d'une  responsabilité  inaccou- 
"  tumée  au  milieu  de  ce  monde  mauvais,  on  éprouve 
"un  des  plus  douleureux  sentiments  qui  aient  été 
"  préparés  depuis  le  commencement  du  monde  pour 
"  chcâtier  l'homme  déchu.  Il  est  vrai  que  ma  mère 
"est  encore  là  pour  m'encourager  de  sa  présence  et 
"  me  bénir  de  ses  mains;  mais  abattue,  souffrante, 
"  me  désolant  par  les  inquiétudes  que  sa  santé  me 
"  donne.  Il  est  vrai  que  j'ai  d'excellents  frères  ;  mais 
"cpielques  bons  que  soient  ceux  dont  on  est  entouré, 
"  ils  ne  peuvent  suppléer  à  l'absence  de  ceux  dont 
"  on  était  protégé  ;  moi  surtout  d'un  caractère  irré- 
"  solu  et  craintif,  j 'ai  besoin  non-seulement  d'avoir 
"beaucoup  d'hommes  meilleurs  que  moi  autour  de 
"  moi,  mais  d'en  avoir  au-dessus  de  moi  ;  j'ai  besoin 
"  d'intermédiaires  entre  ma  petitesse  et  l'immensité 
"de  Dieu:  et  maintenant  je  suis  pareil  à  celui  qui, 
"  demeurant  dans  une  région  orageuse,  sous  l'abri 
"  d'un  large  toit,  en  lequel  il  aurait  mis  sa  confiance, 
"  le  verrait  brusquement  s'écrouler  et  resterait  perdu 
"  sous  la  voûte  infinie  des  cieux." 

Le  fragment   suivant   d'une   lettre   qu'il  adressait 


76  FRÉDÉRIC  OZANAM 


alors  ta  M.  Ampère  fils,  donne,  en  même  temps  qu'une 
idée  de  sa  douleur,  une  nouvelle  preuve  de  la  sincère 
reconnaissance  qu'il  avait  vouée  à  cette  illustre  famille. 
"  L'année  dernière,  écrivait-il,  vous  aviez  perdu  à 
"  cette  époque  un  excellent  père,  la  France  une  de 
"  ses  gloires,  moi  un  patronage  qui  honorait  et  encou- 
"  rageait  ma  jeunesse.  Mon  deuil  se  confondait  avec 
"  le  deuil  général  qui  devait  être  une  des  consolations 
"du  vôtre.  Toutefois  vous  voulûtes  bien  m'admettre 
"  d'une  manière  plus  intime  à  partager  vos  douleurs. 
"  Je  me  souviens  d'un  jour  où  vous  vîntes  me  visiter 
"  dans  ma  petite  chambre  ;  tous  deux  nous  avions  les 
"larmes  aux  yeux;  je  vous  disais  combien  je  me 
"  sentais  pressé  de  retourner  dans  ma  famille,  de 
"  profiter  de  toutes  les  heures  que  le  ciel  accorderait 
"  à  mes  vieux  parents.  L'exemple  de  votre  malheur 
"  me  faisait  penser  en  frémissant  à  la  possibilité  d'un 
"  malheur  semblable." 

"  Aujourd'hui,  vous  le  savez,  ces  tristes  pressen- 
"  timents  se  sont  réalisés,  et  les  sévérités  de  la  Pro- 
"  violence  se  sont  aussi  appesanties  sur  moi.  Moi  aussi, 
"  pendant  une  courte  absence,  j'ai  reçu  une  alarmante 
"  nouvelle;  je  suis  arrivé,  il  était  trop  tard;  je  suis 
"  arrivé  pour  embrasser  ma  mère  et  mes  frères  seu- 
"lement:  mon  père  les  avait  quittés  ;  il  n'était  plus 
"  là  ;  il  n'y  devait  plus  être  ;  je  ne  lui  avais  dit  (ju'un 
"  adieu  de  trois  mois,  et  je  m'en  trouvais  séparé  de 
"  tout  l'intervalle  de  la  vie.  Ceux  qui  ne  l'ont  pas 
"  éprouvé  ne  peuvent  dire  quel  vide  fait  la  privation 


FRÉDÉRIC  OZANAM  77 

"  d'un  seul  homme, quand  tant  de  respect  et  d'amour 
"  l'entourait,  quand  on  avait  coutume  de  faire  tant 
"  de  choses  à  cause  de  lui  et  de  se  reposer  sur  lui  de 
"  tant  de  choses,  quand  il  était  vraiment  parmi  les 
"  siens  la  présence  visible  de  la  Divinité." 

Ozanam  après  la  mort  de  son  père,  étant  chargé  de 
régler  les  affaires,  comprit  bientôt  que  les  revenus 
de  la  succession  étaient  insuffisants.  Il  prit  alors  la 
résolution  de  faire  tout  en  son  pouvoir  pour  obtenir 
une  charge  qui  lui  permît  d'aider  à  sa  famille. 

La  ville  de  Lyon  avait  obtenu  du  gouvernement  la 
création  d'une  chaire  de  droit  commercial  et  elle 
avait  demandé  au  ministre  pour  premier  titulaire  son 
jeune  et  déjà  savant  concitoyen  Ozanam.  Grâce  à  la 
complication  des  rouages  administratifs  cette  nomi- 
nation n'était  pas  chose  facile,  il  fallait  faire  bien  des 
démarches  et  mettre  en  cause  bien  des  influences. 
Enfin  un  plein  succès  vint  couronner  Tentreprise  de 
la  ville  et  les  espérances  d'Ozanam  furent  exaucées. 
Le  6  juillet  1839, M.  Cousin  annonçait  au  jeune  savant 
sa  nomination  à  la  chaire  de  droit  commercial  créée 
à  Lyon.  "  J'aurais  bien  aimé,  ajoutait-il,  vous  voir 
"  dans  mon  régiment,  mais  je  n'en  désespère  pas,  et, 
"  en  tout  cas,  je  suis  sûr,  qu'avec  ou  sans  moi,  vous 
"  aimerez  et  servirez  toujours  la  vraie  philosophie. 
"  Ne  m'oubliez  pas  trop;  car  vous  êtes  sûr  de  trouver 
"  toujours  en  moi un  ami." 

Ozanam  professa  le  droit  conimercial  à  Lyon, durant 
une  année  scolaire  seulement  (1839-40).    Une  foule 


78  FBÉDÉRIC   OZANAM 


iiiunense  assistait  à  la  séance  d'ouverture.  Le  pro- 
fesseur continua  son  cours  au  milieu  d'un  nombreux 
auditoire  qui  admirait  en  lui  "  la  solidité  d'un  vieux 
docteur  et  la  verve  d'un  jeune  érudit.  * 

Une  fois  les  affaires  de  la  famille  réglées.  Ozanam 
malgré  toutes  ses  répugnances  ne  tarda  pas  à  se  faire 
inscrire  au  tableau  des  avocats  du  barreau  de  Lyon. 
L'aversion  que  ressentait  notre  jeune  savant  pour  la 
pratique  de  sa  profession,  n'était  pas  due  seulement  à 
l'aridité  de  l'étude  du  droit  comparée  aux  travaux 
littéraires  vers  lesquels  il  se  sentait  naturellement 
porté,  mais  encore,  et  surtout,  au  malaise  où  se  trou- 
vait continuellement  son  âme  délicate  en  face  des 
injustices  et  des  bassesses  qu'il  rencontrait  parmi  les 
gens  d'affaires.  Il  aimait  assez  à  plaider  et  s'en  acquit- 
tait fort  bien.  Il  donnait  souvent  des  consultations 
et  rédigeait  nombre  de  mémoires  pour  des  contes- 
tations entre  commerçants.  Tout  en  étant  frappé  par 
la  modestie  dont  il  fait  preuve  dans  la  lettre  suivante 
qu'il  adressait  à  un  ami  pour  lui  faire  connaître  ses 
occupations  au  barreau,  on  remarque  qu'il  n'était  pas 
sans  ambition,  ni  insensible  aux  triomphes  oratoires. 
"  Vous  intéresserai-je,  écrivait-il,  en  vous  disant  deux 
"  mots  de  la  vie  que  je  mène  ici  ?  C'est  toujours  cette 
"  vie  bizarre  entre  des  études  inconstantes  et  des 
"  occupations  importunes.    Je  compte  irrévérencieu- 


*  Maxime  de  Muntrond,  Frédéric  Ozanam,  p.  10  h. 


FRÉDÉRIC   OZANAM 


79 


"  sèment  parmi  ces  derniers  les  rares  plaidoieries  qui 
"  me  conduisent  au  Palais.    La  fameuse  affaire  d'in- 
"  terdiction,  pendante  à  l'époque  de  votre  départ,  a 
"  été  plaidée  deux  fois  depuis,  et  se  jugera  peut-être 
"demain.   En  deux  autres  occasions,  j'ai  dû  porter 
"  la  parole  à  la  Ijarre  du  tribunal  civil  et  à  la  police 
"  correctionnelle   pour   de   minimes   intérêts.    Cette 
"  semaine    les   assises    m'ont    donné    beaucoup    de 
"  besogne.    Lundi,  un  pauvre   homme,  défendu  par 
"  moi,  a  été  condamné  à  cinq  ans  de  travaux  forcés, 
"  non  pas  tant  pour  un  crime  qui  n'a  pas  été  prouvé, 
"  que  pour  des  antécédents  détestables  qui   étaient 
"  trop  certains.  Avant-hier,  la  scène  avait  changé  ;  et 
"  si,  présent  en  notre  bonne  cité,  votre  mauvais  génie 
"  vous  eût  conduit  à  la  grande  salle  de  l'hotel-de- 
"  ville,  vous  eussiez  vu  le  plus  humble  de  vos  servi- 
"  teurs  aux  côtés  de  Pitrat,  le  directeur  de  la  "  Gazette 
"  du  Lyonnais,''  citée  pour  attac[ue  au  gouvernement. 
"  du  roi  ;  vous  auriez  entendu  une  longue  harangue 
"  du   ministère   public,  requérant    contre   le    chétif 
"journal  toutes  les  sévérités  de  la  loi,  et  le  jeune 
"  défenseur   s'eflforçant,  selon    sa   louable    coutume, 
"  d'occuper   une   place  neutre  entre  l'accusateur  et 
"  l'accusé  ;  et  de  justifier  le  second   sans  irriter  le 
"  premier.    Vous  auriez  ouï   un   homme   d'Etat   de 
"  vingt  quatre  ans,  se  prononçant  avec  une  impertur- 
"  bable  audace  sur  les  plus  hautes  questions  du  droit 
"  constitutionel,  et  sur  les  causes  des  plus  illustres 
"  faits  contemporains.  Je  ne  sais  si,  comme  la  presque 


80  FRÉDÉRIC   OZANAM 

"  totalité  de  l'auditoire,  vous  eussiez  après  les  débats, 
"  compté  sur  un  verdict  d'acquittement  ;  mais  je  sais 
"  fort  bien  que,  n'étant  pas  sourd,  vous  auriez  entendu 
"  prononcer  une  condamnation  qui,  pour  n'être  point 
"  trop  sévère,  n'en  a  pas  moins  désappointé  le  défen- 
"  seur  et  le  défendu.  On  m'a  vraiment  complimenté 
"  sur  mon  discours  ;  mais  vous  le  savez,  mes  pauvres 
"  paroles  ont  ce  bonheur  d'obtenir  des  félicitations 
"  quelquefois,  des  convictions  jamais.  Voilà,  mon 
"  cher  ami,  la  plus  mémorable  scène  de  cette  vie  de 
"  barreau,  laquelle  j'ai  l'avantage  de  mener  depuis 
"  quatre  mois,  jugez  du  reste." 

Aussi,  quand  Ozanam  fut  obligé  de  se  rendre  de 
nouveau  à  Paris,  vers  la  fin  de  1836,  pour  les  épreuves 
du  doctorat  es  lettres,  ce  qu'il  quittait  avec  le  plus  de 
regret,  ce  n'était  pas  assurément  ses  occupations  pro- 
fessionnelles ni  sa  clientèle,  mais  sa  bonne  mère  dont 
l'état  de  santé  était  très  alarmant.  Il  fallait  cependant 
se  décider,  car  il  y  avait  longtemps  que  le  jeune 
savant  désirait  ce  diplôme.  Les  épreuves  eurent  lieu 
au  milieu  d'une  pompe  inaccoutumée,  et  les  séances 
furent  très  intéressantes  ;  nous  en  empruntons  les 
détails  à  M.  l'abbé  Ozanam. 

"  Le  sujet  de  sa  thèse  latine  était  :  De  frequenti  apud 
'•'■  veteres  poetas  her'ôum  adinferos  descensu.  C'est-à-dire 
"  sur  la  fréquente  fiction  de  la  descente  des  héros 
"  aux  enfers  chez  les  poètes  de  l'antiquité.  Elle  était 
"  dédiée  à  son  père.  Dans  sa  thèse  française,  il  trai- 
"  tait  :    De   la  divine  Comédie  et  de  la  Philosophie  de 


FRÉDÉRIC   OZANAM  81 

*'  Dante.  Elle  était  dédiée  à  M.  de  Lamartine,  à  M. 
"  Ampère  fils  et  à  M.  Noirot,  son  ancien  professeur  de 
"  philosophie. 

"  Outre  un  auditoire  très  nombreux,  neuf  profes- 
"  seurs  de  la  faculté  des  lettres  y  assistaient  ;  plusieurs 
"  d'entr'eux  pourtant  ne  l'étaient  plus  comme  titu- 
"  laires,  tels  que  M.  Villemain  et  M.  Cousin,  M.  de 
"  Lacretelle,  qui  avait  soixante-quatorze  ans,  était  au 
"  nombre  des  examinateurs.  Il  était  professeur  d'his- 
"  toire  à  la  faculté  des  lettres  de  Paris  depuis  1809; 
"  son  cours  était  un  des  plus  suivis.  Il  posa  à  Ozanam 
"cette  question:  Quels  ont  été  au  XVI*?  siècle  les 
"  maîtres  de  la  langue  française  et  de  la  littérature? 
"  Ozanam  dans  sa  réponse,  plaça  en  tête  saint  Fran- 
"  çois  de  Sales,  puis,  par  ordre  de  date,  avec  leurs 
"  caractères  divers,  Rabelais,  Michel  Montaigne,  Char- 
"  ron,  Etienne  Pasquier,  etc.  Alors  le  vieux  professeur, 
"  qui  n'avait  probablement  jamais  lu  saint  François 
"  de  Sales,  se  recria  sur  la  priorité  donnée  à  ce  dernier. 
"  Ozanam  donna  ses  raisons.  *  M.  de  Lacretelle  multi- 
"  plia  ses  objections,  mais  il  tombait  souvent  à  faux,  et 
"  son  contradicteur,  le  serrait  de  près,  ne  laissait  rien 
"  passer  sans  le  relever. 

"  Cependant  la  lutte  s"échauffait  !  A  l'occasion  de 


*  Ses  raisons  étaient  si  vraies,  si  concluantes  qu'elles  furent 
comme  le  prélude  du  jugement  que  porta  quarante  ans  plus 
tard  le  souverain  pontife,  en  proclamant  saint  François  de 
Sales  docteur  de  VEglise.    {M.  l'abbé  Ozanam.) 

6 


82  FRÉDÉRIC    OZANAM 

"  la  littérature,  on  ne  tarda  pas  à  mettre  en  jeu  les 
"  convictions.  On  ne  pouvait  amener  Ozanam  sur 
"  un  terrain  qui  lui  assurât  mieux  la  victoire  :  philo- 
"  logie  aussi  bien  que  science  de  l'expression  ;  philo- 
"  Sophie  comme  doctrine  de  fond  ;  origine  de  notre 
"  langue,  ses  oscillations  au  XV^  siècle,  ses  sources 
"  dans  les  idiomes  grec, latin,  germanique,  et  jusqu'aux 
"  racines  émanées  des  langues  orientales  ;  tout  fut 
"  exploité  par  le  candidat  avec  une  surabondance  et 
"  surtout  avec  une  verve  incomparable.  Le  vieux 
"  professeur  aux  abois  s'arrêta,  forcé  de  ne  plus  reven- 
"  diquer  autre  choj-e  que  le  respect  dû  à  ses  cheveux 
"  blancs." 

D'autre  part  l'argumentation  sur  le  Dante  eut  un  tel 
succès  que  M.  Cousin  intervint  en  s'écriant  avec 
enthousiasme  :  Monsieur  Ozanam,  il  est  impossible 
"  d'être  plus  éloquent  que  vous.  Ces  paroles  qui  expri- 
"  niaient  si  bien  l'admiration  de  tous  les  auditeurs, 
"  furent  couvertes  des  applaudissements  unanimes 
"  de  l'assemblée.  Jamais  thèse  ne  fut  passée  d'une 
"  manière  plus  brillante. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  83 


CHAPITRE  VIII. 

Autres  travaux  littéraires  d'Ozanam.  Il  perd  sa 
MÈRE.  Son  concours  pour  l'agrégation  a  une  chaire 

DE  littérature  A  LA  SORBONNE.  (1839-1840.) 

Nous  avons  vu  dans  le  chapitre  précédent  Ozanam 
préparer  et  passer  ses  épreuves  pour  le  diplôme  de 
docteur  es  lettres  et  pour  celui  de  docteur  en  droit. 
On  sait  combien  en  Europe  ces  examens  sont  sérieux, 
sévères  même.  Nous  l'avons  vu  de  plus  occupé  à 
régler  des  affaires  de  famille  et  en  même  temps  se 
mettre  à  l'exercice  de  sa  profession,  Au  milieu  de 
toutes  ses  occupations,  il  trouva  encore  moyen  de 
publier  dans  différentes  revues, plusieurs  articles  litté- 
raires assez  importants,  et  il  se  chargea  de  plus  de  la 
rédaction  des  Annales  de  la  Propagation  de  la  Foi. 
Maintenant  si  on  ajoute  à  cela  les  moments  consacrés 
à  la  correspondance  et  aux  réunions  de  la  Société 
Saint  Vincent  de  Paul,  on  sera  tenté  de  se  demander 
où  il  prenait  le  temps  de  faire  tant  de  travail,  d'écrire 
tant  et  de  si  profonds  articles.  Ozanam  ne  cessa  pas 
un  instant  de  travailler,  même  dans  ses  voyages,  il 
travailla  avant,  pendant  et  après  s"es  examens,  et  si 


84  FRÉDÉRIC   OZANAM 


l'on  considère  qu'il  ne  dépassa  point  l'âge  de  qua- 
rante ans,  on  a  une  preuve  indéniable  de  son  immense 
activité  dans  le  nombre  et  la  valeur  des  écrits  publiés 
dans  une  si  courte  existance. 

Parmi  les  différents  articles  qu'il  écrivit  alors  (1837- 
38),  nous  nous  contenterons  d'en  indiquer  quelques- 
uns  qu'on  retrouve  dans  ses  œuvres  complètes,  sep- 
tième et  huitième  volumes  intitulés:  Mélanges: 
''  Droit  Public — Des  biens  de  V Eglise,  1837 — Origines, 
"  du  droit  français,  cherchées  dans  les  symboles  et  formules 
"  du  droit  universel. — Critique  de  [^ouvrage  de  Michelet, 
"  1837. — Du  protestantisme  dans  ses  rapports  avec  la  liberté, 
"  1838. 

Vers  le  milieu  de  l'année  1839,  Ozanam  fut  obligé 
d'aller  passer  quelques  jours  à  Paris  pour  y  régler 
quelques  affaires.  Il  revint  à  Lyon  vers  le  milieu  du 
mois  d'Août  et  trouva  sa  mère  mourante.  Elle  avait 
pris  le  lit,  le  jour  même  de  son  départ,  souffrant  d'ex- 
cessiA^es  douleurs  et  atteinte  d'une  fièvre  ardente  qui 
devait  l'emporter  au  bout  de  deux  mois.  La  perte  de 
sa  bonne  mère  jeta  Ozanam  dans  une  grande  désola- 
lation,  et  cette  nouvelle  affliction  à  laquelle  il  devait 
pourtant  s'attendre,  vint  rouvrir  toutes  les  blessures 
de  son  cœur  sensible  qui  souffrait  encore  de  la  mort 
de  son  père. 

Comme  le  fait  très  bien  remarquer  M.  l'abbé  Oza- 
nam, lorsqu'on  veut  faire  connaître  un  homme,  il  est 
important  de  montrer  le  milieu  dans  lequel  s'est  faite 
sa  première  éducation,  de  découvrir  les  principes  qui 


FRÉDÉRIC   OZANAM  85 


y  ont  présidé  et  de  produire  surtout  les  modèles  sur 
lesquels  il  s'est  formé.  Nous  dirons  donc  ici  un  mot 
de  la  vie  de  cette  excellente  femme  que  ses  fils  pleu- 
rèrent si  longtemps. 

Marie  Nantas  naquit  à  Lyon  le  15  juillet  1781  ;  elle 
passa  son  enfance  au  milieu  des  horreurs  de  la  révo- 
lution. Ses  parents,  échappés  comme  par  miracle  à  la 
guillotine, se  réfugièrent  en  Suisse  dans  un  petit  village 
appelé  Echallens,  c'est  là  qu'elle  alla  les  rejoindre 
après  être  demeurée  longtemps  cachée  dans  les  caves 
de  sa  ville  natale.  Elle  y  fit  sa  première  communion. 
Elle  reçut  une  éducation  solide  et  pratique,  même 
un  peu  austère,  elle  s'en  trouva  bien  au  milieu  des 
infortunes  et  des  malheurs  qui  ne  lui  furent  pas  épar- 
gnés. Elle  épousa  en  1800  M.  Ozanam  dont  elle 
partagea  pendant  trente-sept  ans  toutes  les  peines  et 
les  épreuves,  et  elle  mourut  à  l'âge  de  cinquante-huit 
ans.  C'est  d'elle  que  Frédéric  Ozanam  prit  le  goût  du 
travail,  car  elle  était  infatigable  à  l'ouvrage  et  l'emploi 
de  chaque  instant  de  la  journée  était  réglé  d'avance. 
C'est  par  elle  aussi  qu'il  apprit  à  faire  toutes  les  œuvres 
de  charité  qui  le  distinguèrent  pendant  sa  vie  et 
surtout  la  visite  des  pauvres. 

A  Lyon  les  indigents  habitent  les  étages  les  plus  éle- 
vés des  maisons  et  pour  aller  les  secourir  il  faut  monter 
quatre  ou  cinq  et  quelquefois  même  six  escaliers. 
M.  Ozanam,  alors  que  sa  femme  n'était  plus  jeune  lui 
avait  défendu  de  se  rendre  plus  haut  qu'au  quatrième 
étage,  et  de  son  côté  Madame  Ozanam  qui  savait  que 


86  FEÉDÉRIC   OZANAM 


son  mari  était  sujet  aux  étourdissements,  lui  avait  fait 
la  même  défense.  Or,  on  rapporte  qu'un  jour,  étant 
allés  séparément  et  à  l'insu  l'un  de  l'autre,  visiter  un 
pauvre  malheureux  malade,  ils  se  rencontrèrent  et  se 
prirent  tous  deux  en  flagrant  délit.  Tous  deux  avaient 
désobéi  ;  tous  deux  se  pardonnèrent  et  revinrent 
ensemble,  faisant  valoir  chacun  de  leur  mieux  les  cir- 
constances atténuantes,  mais  contents  d'avoir  accom- 
pli une  bonne  œuvre. 

Les  fils  de  si  bons  et  de  si  charitables  parents  ont  su 
résumer  la  vie  de  ces  êtres  qui  leur  étaient  si  chers 
dans  le  verset  suivant  des  psaumes.  C'est  l'inscription 
gravée  sur  leur  tombe  commune. 

Beatus  qui  intelligit  super  egenum.  et  pauperem  ;  in  die 
nialâ  liherahit  eiim  Dominus. 

Bienheureux  celui  qui  a  l'intelligence  des  souffrances 
de  l'indigent  et  du  pauvre.  Le  Seigneur  le  sauvera  au 
jour  redoutable  (du  jugement),  Ps.  XL,  2. 

M.  l'abbé  Ozanam  termine  par  les  remarques  sui- 
vantes :  "  Tel  est  le  sang  qui  a  coulé  dans  les  veines 
"  de  Frédéric  Ozanam  ;  avec  ce  sang  généreux  s'inocu- 
"  lèrent  dans  son  âme  tous  les  sentiments  élevés 
"  d'amour  passionné  du  devoir,  de  dévouement,  de 
"  charité  chrétienne,  de  solide  piété  qui  firent  de  lui 
"  cet  homme  éminent  dont  nous  essayons  de  retracer 
"  la  vie.  Sans  doute  il  ne  reçut  pas  des  mains  de  la 
"  Providence  tout  ce  qui  devait  illustrer  son  nom  ; 
"  son  mérite  personnel  y  eut  une  grande  part  ;  mais 
"  il  puisa  toujours,  au  sein  de  la  famille  qui  lui  donna 


FREDERIC   OZANAM 


'•  le  jour,  les  éléments  de  noblesse,  de  grandeur  d'âme 
"  et  de  ce  beau  caractère,  qui  furent  l'objet  de  l'admi- 
"  ration  de  ses  contemporains,  et  qui  laisseront  long- 
"  temps  encore  les  plus  honorables  souvenirs.  Quant 
"  à  lui,  il  travailla  avec  un  rare  courage  à  féconder  ces 
"  dons  précieux,  pour  les  mettre  au  service  de  la 
"  vérité  et  de  la  vertu.  Au  milieu  de  ses  succès  et  de 
"  la  gloire  qui  couronnait  ses  efforts,  il  sut  toujours 
"  reconnaître  tout  ce  qu'il  devait  à  ceux  qui,  mar- 
"  chant  les  premiers,  lui  avaient  ouvert  le  difficile 
"  sentier  qui  conduit  à  la  vraie  science,  à  l'honneur  et 
"  à  la  sainteté." 

Si  Ozanam  eut  un  grand  chagrin  à  la  perte  de  son 
père,  son  affliction  fut  encore  jjIus  profonde,  si  c'est 
possible,  à  la  mort  de  sa  mère.  Sa  douleur  semble  le 
pousser  au  désespoir,  lisons  plutôt  ce  qu'il  écrivait  à 
un  de  ses  amis  :  "  C'était  elle,  disait-il,  dont  les  pre- 
"  miers  enseignements  m'avaient  donné  la  foi  ;  elle 
"  qui  était  pour  moi  comme  une  image  vivante  de  la 
"  sainte  Eglise,  notre  mère  aussi  ;  elle  qui  me  semblait 
"  la  plus  parfaite  expression  de  la  Providence  ;  aussi 
"je  dois  me  sentir  à  peu  près  comme  les  disciples 
"  devaient  être  après  l'ascension  du  Sauveur,  je  suis 
"  comme  si  la  Divinité  s'était  retirée  d'auprès  de  moi. 
"  Il  me  semble  par  moments,  vous  l'avouerai-je,  que 
"  la  foi  m'échappe  avec  celle  qui  en  fut  pour  bien  dire 
"  rinterprête,  et  que  je  demeure  seul  dans  mon  néant. 
"  Oh  !  demandez  pour  moi  au  Seigneur  qu'il  m'envoie, 
"  comme  à  ses  disciples,  orphelins  aussi,  l'esprit  qui 


88  FRÉDÉEIC   OZANAM 


"  console,  le  Paraclet.  Je  voudrais  seulement  obtenir 
"  la  force  nécessaire  pour  achever  mon  pèlerinage  de 
"  quelques  années,  peut-être  quelques  jours,  et  pour 
"  finir  enfin  comme  a  fini  ma  mère." 

Ozanam,  nous  le  savons,  s'était  livré  à  l'étude  et  à 
la  pratique  du  droit,  malgré  ses  répugnances,  dans 
l'unique  but  de  plaire  à  son  père  ;  mais  son  père  était 
mort  avant  qu'il  eût  pu  jouir  de  ses  sacrifices.  Plus 
tard,  comme  nous  l'avons  vu,  il  s'était  fait  nommer 
professeur  de  droit  commercial  afin  de  concilier  les 
exigences  pécuniaires  de  sa  position  avec  les  soins 
qu'il  devait  à  sa  mère.  Maintenant  tous  ces  sacrifices 
devenaient  inutiles  ;  de  là  de  nouvelles  hésitations  sur 
le  choix  d'une  vocation,  de  nouvelles  inquiétudes  sur 
le  sort  qui  lui  était  réservé.  D'un  côté,  sa  correspon- 
dance avec  l'abbé  Lacordaire  semblait  indiquer  qu'il 
penchait  vers  l'état  religieux.  Il  alla  même  jusqu'à 
prier  le  célèbre  dominicain  de  lui  faire  connaître  les 
règles  de  son  ordre  et  celui-ci  en  lui  répondant  ne  lui 
avait  pas  caché  "  qu'il  éprouverait  une  joie  bien  vive 
"  s'il  pouvait  un  jour  l'appeler  mon  père  ou  mon  frère." 
D'un  autre  côté,  M.  de  Montalembert  voulait  le  mettre 
à  la  rédaction  d'une  publication  qu'il  venait  de  fonder 
et  M.  Cousin  lui  faisait  de  sérieuses  instances  pour 
V enrégimenter  dans  l'enseignement  universitaire.  Au 
milieu  de  ces  hésitations,  la  chaire  de  droit  commer- 
cial était  le  seul  lien  qui  le  retenait  dans  sa  profession. 

Il  se  décida  enfin  à  reprendre  son  cours  vu  qu'il 
avait  eu  tant  de  difficulté  à  l'obtenir,  et  craignant  sur- 


FRÉDÉRIC   OZANAM  89 


tout  de  manquer  à  ses  devoirs  envers  ses  concitoyens 
qui  avaient  demandé  sa  nomination. Durant  l'année  sco- 
laire de  1840 il  donna  quarante-sept  leçons.  Elles  étaient 
bien  suivies  et  les  hommes  d'affaires  s'y  rendaient 
en  si  grand  nombre  que  la  salle  qui  pouvait  pourtant 
contenir  deux  cent  cinquante  personnes  ne  suffisait 
pas.  Le  jeune  profeseur  s'efforçait  de  rendre  ses  leçons 
intéressantes  en  commentant  l'esprit  des  codes  et  en 
donnant  des  considérations  historiques  et  économiques. 
"  Son  ascendant  sur  son  auditoire  était  tel,  dit  son  bio- 
"  graphe,  que  c'était  merveille  de  voir  un  homme 
"  de  vingt-six  ans  inspirant  à  des  négociants  bien  plus 
"  âgés  que  lui  pour  la  plupart,  l'amour  et  le  respect  de 
"  leur  profession,  et  par  conséquent  l'observance  des 
•*  devoirs  qu'elle  impose,  et  obtenant  leurs  applaudis- 
"sements,  malgré  les  vérités,  quelquefois  sévères  qu'il 
"  se  croyait  obligé  de  leur  adresser." 

Notre  jeune  professeur  aurait  aimé  à  prouver  son 
amour  et  sa  reconnaissance  à  ses  concitoyens  en  gar- 
dant aussi  longtemps  que  possible  sa  chaire  de  droit 
commercial,  mais  il  se  sentait  de  plus  en  plus  et 
malgré  lui  attiré  par  les  belles-lettres.  Un  jour  il 
apprend  que  la  chaire  de  littérature  étrangère  à  la 
faculté  des  lettres  de  Lyon  va  devenir  vacante  par  la 
retraite  de  M.  Quinet.  Aussitôt  il  se  rappelle  que  'M. 
Cousin  lui  avait  écrit  :  ''  J'aimerais  mieux  vous  voir 
"  dans  mon  régiment,  mais  je  ne  désespère  pas.  Ne 
"  m'oubliez  pas  trop,  car  vous  êtes  toujours  sûr  de 
"  trouver  en  moi  un  ami."    Il  part  immédiatement 


90  FRÉDÉRIC   OZANAM 


pour  Paris  où  il  s'empresse  d'aller  rendre  visite  au 
ministre  de  l'Instruction  publique  à  qui  il  expose  sa 
demande.     Il    pensait    qu'il    pourrait    probablement 
cumuler  les  deux  professorats.  M.  Cousin  le  reçut  avec 
la  plus  grande  affabilité  et  lui  annonça  son  intention 
de  le  nommer  l'année  suivante  à  la  chaire  de  littéra- 
ture étrangère  à  Lyon,  mais  il  y  mit  une  condition. 
Le  ministère  de  l'Instruction  publique  venait  d'établir 
un  concours  pour  l'agrégation  à  la  chaire  de  littérature 
étrangère  de  la  Sorbonne.  Il  n'ignorait  pas  que  des 
jeunes  gens  pleins  de  talent  et  très  savants,  se   pré- 
paraient  à   ce   tournoi  depuis   plus   d'un   an  ;    mais 
telle  était  sa  confiance  dans  les  connaissances  et  les 
talents  d'Ozanam  qu'il  ne  craignit  pas  de  l'engager  à 
prendre  part  à  cette  lutte,  quand  notre  jeune  profes- 
seur n'avait  plus  que  six  mois  pour  se  préparer.    En 
insistant  sur  cette  condition  le  ministre  ajouta:    "  Ce 
"  n'est  pas  que  vous  puissiez  espérer  d'y  être  nommé 
"  (à  la  chaire  de  la  Sorbonne),  car  vous  avez  de  redou- 
"  tables   concurrents   qui  se   préparent  depuis  long- 
"  temps,  mais  je  désire  que  ce  premier  concours  soit 
"  brillant  et  que  le  plus  grand  nombre  déjeunes  gens 
"  qui  ont  du  talent  s'y  présentent.    Si  vous  voulez 
"bien  me  donner  cette  preuve  de  bonne  volonté,  je 
"  vous  nommerai  à  Lyon." 

Cédant  aux  sollicitations  pressantes  du  ministre,  du 
directeur  de  l'Académie  de  Lyon  et  d'un  grand  nom- 
bre de  ses  amis  qui  tous  avaient  la  plus  grande  con- 
fiance dans  ses  capacités,  Ozanam  se  décida  à  subir 


FRÉDÉRIC   OZANAM  91 

ces  épreuves  de  la  ^haute  licence  et  il  repartit  pour 
Lyon  où  il  désirait  s'absorber  dans  les  études  prépa- 
ratoires. 

Il  lui  fallut  renoncer  à  un  voyage  qu'il  se  proposait 
de  faire  en  Suisse  et  en  Allemagne  et  s'enfermer  avec 
ses  livres.  Il  ne  s'agissait  de  rien  moins  que  d'ap- 
prendre et  de  confier  à  sa  mémoire  les  diverses  ori- 
gines, les  progrès  et  les  époques  les  plus  brillantes 
des  langues  française,  anglaise,  allemande,  italienne, 
espagnole,  latine  et  grecque,  s'imbiber  de  leur  littéra- 
ture et  en  connaître  les  maîtres  avec  leurs  différentes 
spécialités  et  leurs  caractères. 

Au  temps  fixé  pour  ce  tournoi  littéraire,  Ozanarii 
retourna  à  Paris,  la  tête  remplie  de  toutes  les  connais- 
sances requises,  mais  dans  un  état  d'énervement  bien 
difficile  à  décrire.  On  s'expliquera  cependant  l'agita- 
tion qui  s'était  emparée  de  lui,  si  l'on  songe  à  toutes 
les  occupations  qu'il  avait  déjà,  et  qu'il  continuait  en 
mêine  temps. 

Nous  empruntons  encore  à  M.  l'abbé  Ozanam  le 
compte  rendu  de  ces  épreuves  pour  la  liante  licence, 
ainsi  que  l'extrait  du  rapport  adressé  au  ministre  de 
l'Instruction  publique  par  le  président  du  concours. 

"  Les  candidats  étaient  au  nombre  de  sept  et  il  y 
avait  cinq  juges  dont  voici  les  noms:  1.  M.  Leclerc, 
doyen  de  la  faculté,  président.  Il  devait  interroger 
sur  la  littérature  en  général  ;  2.  M.  Alexandre  avait  à 
examiner  sur  la  langue  et  la  littérature  grecques  ; 
3.  M.  Patin,  sur  la  langue   et  la  littérature  latines  ; 


92  FRÉDÉRIC   OZANAM 


4.  M.  Fauriel,  sur  les  quatre  littératures  étrangères, 
anglaise,  allemande,  italienne,  espagnole;  sur  les- 
quelles Ozanam  fut  seul  à  fournir  carrière  complète  ; 

5.  enfin  M.  Ampère,  professeur  au  Collège  de  France, 
pour  la  littérature  française."  * 

"  On  réunit  les  concurents  dans  une  salle  de  la  Sor- 
bonne,  et  là  sous  clef,  ils  avaient  devant  eux  huit 
heures  pour  une  dissertation  latine  sur  les  causes  qui 
arrêtèrent  le  développemenl  de  la  tragédie  chez  tes  Romains. 

"  Ozanam  possédait  la  question  ;  "  mais,  n'étant  pas 
habitué  à  composer  vite,  il  était  aux  abois  quand 
sonna  l'heure  fatale,  et  il  dut  donner  un  brouillon 
dont  la  rédaction  lui  paraissait  laisser  beaucoup  à 
désirer."  Même  aventure  le  lendemain  pour  la  dis- 
sertation française  :  De  la  valeur  historique  des  oraisons 
funèbres  de  Bossuet. 

"  Les  auspices  lui  paraissant  peu  favorables,  il  se 
serait  retiré  du  concours  si  quelques  encourageantes 
indiscrétions  de  l'un  des  juges  ne  lui  eussent  donné  à 
entendre  que  ses  compositions  avaient  réussi. 

"  Venaient  ensuite  trois  argumentations  distinctes 
à  des  jours  différents,  et  de  trois  heures  chacune  envi- 
ron, sur  des  textes  grecs,  latins  et  français,  donnés 
vingt-quatre  heures  d'avance.  En  grec^  Ozanam  dut 
expliquer  un  chœur  d^ Hélène  d'Euripide,  et  un  frag- 
ment de  la  Rhétorique  de  Denis  d'Halicarnasse  (dans 


*  Extrait  de  la  lettre  LXXI. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  93 

sa  modestie  il  s'accuse  d'avoir  fait  peu  de  philologie 
et  beaucoup  de  phrases)  :  Hélène  envisagée  comme 
caractère  poétique  et  mythe  religieux  ;  histoire  de 
l'art  oratoire  à  Athènes  et  à  Rome.  En  latin,  un  frag- 
ment de  Lucain  et  un  chapitre  théologique  de  Pline: 
discussion  sur  le  rôle  de  César  et  sur  les  révolutions 
des  doctrines  religieuses  chez  les  Romains. — En  fran- 
çais, Philémon  et  Baucis  de  La  Fontaine,  et  le  Dialogue 
de  Sylla  et  d'Eucrate  par  Montesquieu  ;  ici  quelques 
conjectures  un  peu  hardies  sur  les  causes  de  l'abdica- 
tion de  Sylla  et  une  comparaison  qui  lui  paraissait 
plus  téméraire  encore,  de  Montesquieu  comme  publi- 
ciste  avec  saint  Thomas  d'Aquin.  Cette  saillie  assez 
vive  de  catholicisme,  aussi  bien  que  deux  ou  trois 
autres,  ne  déplurent  ni  à  l'auditoire  ni  au  jury,  elles 
leur  parurent  même  fort  originales. 

"  A  la  suite  de  cette  épreuve  vint  l'interrogatoire 
sur  les  quatre  littératures  étrangères.  Dante,  les 
auteurs  espagnols,  Shakespeare  et  Klopstock,  furent 
tour  à  tour  expliqués  avec  succès. 

"Restaient  deux  leçons  sur  des  sujets  différents 
pour  chaque  concurrent,  et  désignés  par  le  sort,  l'un 
vingt-quatre  heures,  l'autre  une  heure  d'avance.  Le 
sujet  de  littérature  ancienne  fut  pour  Ozanam  :  Vhis- 
toire  des  scoliastes  grecs  et  latins. 

"  Ceci  semblait  une  méchanceté  du  sort,  et  l'on 
savait  si  bien  que  le  candidat  n'était  nullement  au 
courant  de  cette  spécialité  philologique,  que  la  lecture 
du  billet  fut  accueillie  par  un  rire  général  de  malice, 


94  FRÉDÉRIC  OZANAM 

et  peut-être  un  peu  de  vengeance  par  les  nombreux 
universitaires  qui  composaient  le  public.  Frédéric  se 
croyait  perdu  et  bien  qu'un  de  ses  rivaux,  M.  Egger, 
lui  eût  fait  passer  d'excellents  livres  avec  une  géné- 
rosité au-dessus  de  tout  éloge  ;  après  une  nuit  de  veille 
et  une  journée  d'angoisses,  il  arriva  plus  mort  que  vif 
au  moment  de  prendre  la  parole.  N'attendant  plus 
rien  de  lui-même,  il  fit  un  acte  d'espérance  en  Dieu, 
tel  que  jamais  il  n'en  forma  de  plus  vif,  et  jamais  non 
plus  il  ne  s'en  trouva  mieux.  Il  parla  sur  les  scoliastes 
pendant  sept  quarts  d'heure  avec  une  assurance,  une 
liberté  dont  il  s'étonnait  lui-même  ;  il  parvint  à  inté- 
resser, à  émouvoir  même,  à  captiver  non  pas  seule- 
ment les  juges,  mais  l'auditoire,  et  s'en  tira  avec  tous 
les  honneurs  de  la  guerre,  ayant  mis  les  rieurs  de  son 

côté. 

"  Enfin  la  dernière  séance  était  plus  facile;  il  eut 
à  parler  de  la  critique  littéraire  au  siècle  de  Louis  XI V.  Il 
prit  encore  ses  aises,  se  donna  carrière  au  sujet  de 
l'influence  funeste  exercée  par  l'école  janséniste  sur  la 
poésie  française  et  trouva  le  moyen  de  signaler  les 
services  rendus  à  la  langue  par  saint  François  de 
Sales.  Il  craignait  d'avoir  brisé  les  vitres,  mais  tout 
fut  pris  pour  le  mieux. 

"  Le  scrutin  définitif,  fait  d'après  la  moyenne  des 
rangs  obtenus  dans  les  divers  épreuves,  fit  sortir  Oza- 
nam  le  premier  ;  et  à  son  grand  étonnement,  dans  ce 
résultat  il  ne  fut  pas  nécessaire  de  tenir  cempte  des 
littératures  étrangères,  c'est-à-dire  que  pour  les  lettres 


FRÉDÉRIC    OZAXAM  95 

classiques  seulement,  il  avait  été  placé  au-dessus  de 
ses  concurrents,  dont  plusieurs  réunissaient  pourtant 
à  de  profondes  études  une  improvisation  coulante, 
vive  et  gracieuse.  *  Ce  triomphe  fut  accueilli  par  des 
applaudissements  unanimes,  non  seulement  des  audi- 
teurs, mais  même  de  ses  rivaux." 

Parmi  ceux  qui  prirent  part  à  la  lutte,  il  y  avait 
entr'autres  concurrents,  un  homme  qui  vit  encore  et 
dont  le  nom  est  célèbre  dans  le  monde  des  lettres. 
Nous  voulons  parler  de  M.  Egger,  l'helléniste.  Son 
nom  est  mentionné  au  rapport  immédiatement  après 
celui  d'Ozanam. 

Voici  l'extrait  du  rapport  auquel  nous  avons  fait 
allusion. 

"  Monsieur  le  ^Ministre.  Trois  concurrents  ont  dès 
l'abord  dans  ces  diverses  épreuves,  montré  une  supé- 
riorité qui  leur  a  été  quelquefois  disputée  vivement, 
mais  qu'ils  ont  cependant  presque  toujours  conservée. 

"  M.  Ozanam,  déjà  connu,  comme  ses  deux  rivaux 
dont  les  noms  suivent,  par  les  plus  honorables  épreuves 
de  notre  faculté,  a  semblé  aux  juges  mériter  le  premier 
rang,  non-seulement  par  ses  connaissances  classiques, 
fort  étendues  sans  doute,mais  égales  peut-étrechez  d'au- 
tres,mais  encore  par  sa  manière  large  et  ferme  de  conce- 
voir un  auteur  et  un  sujet,  par  la  grandeur  de  ses  com- 
mentaires et  de  ses   plans,  par   ses  vues  hardies   et 


*  Extrait  de  la  lettre  LXXI  1.  p.  413. 


96  FRÉDÉEIC   OZANAM 


justes,  et  par  un  langage  qui,  alliant  l'originalité  à  la 
raison,  et  l'imagination  à  la  gravité,  paraît  éminemment 
convenir  au  professorat  public.  Seul  des  candidats,  il 
a  fait  preuve  d'une  étude  grammaticale  et  littéraire 
des  quatre  langues  étrangères  indiqu.ées  au  programme, 
l'italien,  l'espagnol,  l'allemand  et  l'anglais. 

"  M.  Egger,  qu'un  prix  remporté  à  l'Académie  des 
inscriptions  et  belles-lettres,  et  des  services  distingués 
dans  les  collèges  de  Paris,  avaient  signalé  de  plus  près 
à  notre  attention,  est,  avant  tout,  un  philologue  très 
savant  et  très  habile  ;  mais  la  rapidité  de  sa  pensée,  la 
vivacité  de  sa  parole,  et  l'immense  avantage  qu'il  a 
obtenu  dans  la  composition  française,  qui  a  fait  partie 
de  ce  concours,  prouvent  qu'il  est  appelé  à  joindre  au 
mérite  de  savoir  beaucoup,  le  talent  d'être  écouté. 

"  M.  Berger,  esprit  plus  calme  et  plus  froid,  aussi 
incapable  de  commettre  une  faute  de  goût  que  de  se 
tromper  dans  l'interprétation  d'un  texte  difficile,  porte 
à  un  degré  singulier  la  netteté  et  la  précision  du  lan- 
gage: on  ne  peut  appliquer  aux  lettres  avec  plus  d'art 
et  d'élégance,  la  rigueur  des  études  philosophiques. 

"  C'est  ainsi  que  le  concours  qui  vient  de  com- 
mencer sous  vos  auspices  une  ère  nouvelle  pour  les 
facultés,  ne  sera  peut-être  pas  surpassé  de  longtemps." 

Ozanam  et  tous  ses  amis,  M.  Ampère  surtout,  crurent 
voir  dans  cet  éclatant  triomphe,  une  manifestation  de 
la  volonté  divine  qui  avait  enfin  exaucé  ses  nombreuses 
prières  pour  connaître  sa  véritable  vocation.  Il  n'eut 
jtlus  d'hésitation  et  dès  lors  son  nom,  ses  talents  et  ses 


FRÉDÉRIC   OZANAM  97 

grandes  connaissances  furent  exclusivement  acquis 
il  la  littérature. 

Aussi  quand,  le  cours  à  peine  terminé,  M.  Fauriel, 
professeur  de  littérature  étrangère  à  la  Sorbonne,  crut 
devoir  se  retirer  pour  prendre  du  repos,  accepta-t-il 
cette  chaire  pour  laquelle  son  prédécesseur  lavait 
recommandé  avec  chaleur. 

Avant  de  se  livrer  aux  études  préparatoires  des 
épreuves  de  la  haute  licence,  Ozanam,  en  même  temps 
qu'il  préparait  les  leçons  de  son  cours  de  droit  commer- 
cial, avait  composé  un  livre  avec  sa  thèse  svlt  Dante  ;  il 
l'avait  intitulé  :  Dante  et  la  philosophie  catholique  au 
XIII^  siècle.  Nous  nous  eflbrcerons  dans  le  chapitre 
suivant,  de  donner  une  idée  de  cet  ouvrage. 


G^- 


98  FRÉDÉRIC  OZANAM 


CHAPITRE  IX. 

DANTE  Eï  LA   PHILOSOPHIE   CATHOLIQUE. 

L'édition  que  nous  avons  entre  les  mains  contient  1. 
un  discours  préliminaire  sur  la  tradition  littéraire  en 
Italie,    depuis    la   décadence   latine    jusqu'à    Dante. 

2.  Une  introduction  complètement  consacrée  à  Dante. 

3.  Le  livre  lui-même,  qui  n'est  que  la  thèse,  annotée  et 
augmentée,  que  soutint  Ozanam  pour  le  doctorat 
es  lettres.  4.  Les  documents  et  recherches  pour  servir 
à  l'histoire  de  Dante  et  à  l'histoire  de  la  philosophie 
au  XlIIe  siècle. 

Dans  son  discours  sur  la  tradition  littéraire  en  Italie, 
Ozanam  nous  dit  ce  qu'il  entend  par  ces  expressions. 
"  Ce  travail  obscur  qui  nous  a  conservé  les  lettres  clas- 
"  siques,  cet  enseignement  qui  a  son  foyer  en  Italie  et 
"  ses  rayons  partout,  c'est  ce  que  je  nomme  la  tradition. 
"  Elle  recueille  l'art  pour  traverser  les  époques  ora- 
"  geuses, comme  l'arche  à  la  veille  du  déluge  recueillit 
"  dans  ses  flancs  la  nature  vivante.  L'arche  était  un 
"  refuge  ténébreux,  triste  et  pauvre,  et  cependant  la 
"  nature  y  était  tout  entière.  De  même,  la  tradition 
"  semble  réduite  au  misérable  échafaudage  des  gloses 


FRÉDÉRIC   OZANAM  99 


"  scolastiques  et  des  règles  grammaticales  ;  elle  porte 
"  dans  son  sein  toutes  les  grandes  époques  littéraires 
"  de  l'Europe." 

Notre  auteur  au  commencement  de  cet  article  se 
place  au  temps  de  la  décadence  de  l'Empire  romain. 
Là  il  considère  trois  choses  qui  touchent  à  leur 
décadence,  la  religion,  les  lois  et  les  lettres.  De  ces 
trois  choses  la  religion  païenne  seule  disparait  complè- 
tement, mais  non  subitement,  au  contraire  elle  dispute 
le  terrain  jusqu'au  bout  devant  l'Evangile. 

Quant  aux  lois,  pendant-  (|ue  l'édifice  romain  allait 
crouler,  que  la  cité  périssait,  les  provinces  sous  le  pou- 
voir de  Rome  grandissaient  sous  une  administration 
commune,  le  droit  des  gens.  Ce  fut  le  droit  des  gens, 
c'est-à-dire,  la  loi  que  le  monde  s'était  faite  i)ar  l'entre- 
mise des  RomAins,qui  seconservadans  les  compilations 
de  Justinisn  pour  devenir  le  fondement  des  sociétés 
futures.  Les  lois  de  tous  les  états  européens  sont  basées 
sur  ce  code. 

Les  lettres  eurent  le  même  sort  que  les  lois.  Dans  la 
première  période  de  temps  embrassée  par  l'auteur  (ce 
temps  commence  au  siècle  d'Auguste  et  se  rend  jusqu'à 
l'apparition  de  la  langue  italienne),  Rome  subjugua 
toute  la  terre  plus  souverainement  et  universellement 
encore  par  sa  langue  et  ses  institutions,  qu'elle  ne 
Tavait  subjuguée  autrefois  par  ses  armes. 

Du  nord  de  l'Italie  les  lettres  passèrent  d'abord  en 
Espagne,  témoins,  les  deux  Sénèque,  Lucain,  Quin- 
tilien  et  Martial,  puis  elles  se  rendirent  dans  les  Gaules 


100  FRÉDÉRIC   OZANAM 


jusqu'aux  confins  de  la  Germanie,  témoins  encore 
Ausone,  Rutilius  et  Sidoine  Apollinaire.  Nul  n'était 
réputé  civilisé  s'il  ne  possédait  à  fond  la  langue  et 
les  lettres  des  Romains.  C'est  pour  désigner  cette  cul- 
ture universelle  qui  s'étendait  de  la  Grande  Bretagne 
aux  extrémités  de  la  Hongrie  que  TertuUien  créa  un 
barbarisme  éloquent,  il  l'appelle  Rovianitas. 

"  En  même  temps,  dit  notre  auteur,  s'établissait  une 
"  puissance  nouvelle  que  les  âges  antérieurs  n'avaient 
"  pas  connue  :  l'enseignement  public.  De  là  les  sco- 
"  liastes  qui  se  chargèrent  de  maintenir  la  pureté  de 
"  la  langue,  la  correction  des  textes,  d'éclairer  les 
"  allusions  mal  comprises  et  de  consacrer  le  souvenir 
"  des  usages  effacés," 

Voilà  pour  la  première  période. 

Puis  vient  la  dissolution  de  la  société  romaine  et 
l'époque  où  la  religion  païenne  disparaît  devant  le 
christianisme.  Les  lettres  en  ces  temps  furent  sauvées 
par  l'Eglise  qui  fit  surgir  alors  tant  de  grands  hommes, 
évêques  et  docteurs,  littérateurs  et  poètes,  témoins 
saint  Justin,  saint  Augustin  et  saint  Ambroise,  Lac- 
tance,  Victorinus  et  le  poète  Prudence,  c'est  la  seconde 
période.  Mais  voilà  que  les  barbares  apparaissent  et 
qu'ils  envahissent  tout.  Qui  pourra  maintenant  empê- 
cher les  lettres  de  périr?  L'Église  encore,  par  ses  papes 
et  ses  moines,  et  ceci  forme  la  troisième  époque.  Dans 
ces  temps  ont  vécu  parmi  les  papes:  saint  Léon  le 
Grand  et  saint  Grégoire  le  Grand  ;  parmi  les  moines  : 
saint  Benoît  et  saint  Colomban  et  avant  eux,  parmi 


FRÉDÉRIC   OZANAM  101 

les  séculiers,  Cassiodore  et  Boëce  qu'on  nppeln  "le 
dernier  des  Romain?."' 

"  Ainsi  ajoute  Ozanam,  la  tradition  ne  périt  pas, 
"  Elle  se  maintient  dans  l'Eglise  et  par  là  danslachré- 
"  tienté.  Au  milieu  de  cette  obscurité  qui  s'étend  du 
"  septième  au  huitième  siècle,  l'esprit  humain  ne 
"  détruisit  pas  son  œuvre  de  tant  d'années.  L'ouvrier 
"  immortel  travaillait  dans  le  silence,  ou,  s'il  sembla 
"  un  moment  sommeiller,  l'Eglise  veilla  pour  lui, 
"  comme  l'ange  de  cet  artiste  pieux,  qui,  à  son  réveil, 
"  trouva  achevé  par  une  main  invisible,  le  tableau 
"  interrompu  le  soir." 

Quand  les  barbares,  les  chrétiens  et  les  hommes  de 
l'ancienne  civilisation  ne  formèrent  plus  qu'une  seule 
société,  les  lettres  se  réfugièrent  dans  les  écoles  établies 
par  les  rois,  tels  que  C'harlemagne  et  Lothaire.  Puis 
plus  tard  on  vit  apparaître  les  moines  de  Saint-Gall 
qui  représentèrent  les  lettres  et  les  sciences. 

Quand  la  querelle  éclata  entre  le  sacerdoce  et  l'em- 
pire, Grégoire  VIT.  en  foryant  le  prince  allemand  Fre- 
derick Barberousse  à  venir  s'humilier  à  Canossa,  fit 
triompher  la  civilisation  sur  la  barbarie  et  en  réalisant 
l'émancipation  du  clergé  de  l'esclavage  féodal,  il  pro- 
clama en  même  temps  l'émancipation  des  sciences  et 
des  lettres.  Les  décrets  des  conciles  remettaient  conti- 
nuellement en  force  les  bulles  ordonnant  l'établisse- 
ment, auprès  des  églises  épiscopales,  de  chaires  pour 
l'enseignement.  Vers  ces  temps  Ijrillèrent  Lanfranc, 
saint  Anselme,  et  Pierre  Lombard  qui  donnèrent  une 


102  .      FRÉDÉRIC   OZANAM 

grande  impulsion  aux  études  littéraires  dans  l'Europe 
septentrionale. 

Enfin  apparaissent  les  langues  populaires,  et  les 
langues  classiques  deviennent  plus  proprement  le  par- 
tage des  savants  et  de  l'Eglise.  C'est  d'abord  lefrançais 
qui  par  les  trouvères  et  les  troubadours  pénètre  un  peu 
partout.  On  le  parle  même  dans  les  provinces  du 
Midi  et  à  la  cour  de  Palerme  ;  plus  tard  saint  François 
demandait  l'aumône  en  français  aux  portes  de  la 
Basilique  du  Vatican,  et  Sordello  n'était  pas  moins 
habile  versificateur  en  langue  d^oïl  qu'en  langue  d'oc. 

Tant  d'exemples,  dit  Ozanam,  enhardirent  enfin  la 
timidité  de  cette  belle  langue  italienne,  née  depuis 
deux  cents  ans  et  qui  n'osait  encore  se  produire  dans 
les  lettres.  Enfin  apparaît  Ricordano  Malespini  avec 
la  première  prose  en  langue  populaire,  et  Brunetto 
Latini  avec  la  première  poésie.  Ce  sont  les  amis  et  les 
maîtres  de  Dante. 

L'auteur  termine  en  faisant  les  remarques  suivantes  : 
"  Ainsi  les  lettres  n'ont  jamais  péri.  Ainsi  cette  période 
"  de  barbarie  complète,  qu'on  étendait  dans  un  espace 
"  de  mille  ans,  de  la  chute  de  l'empire  romain  à  la 
"  prise  de  Constantinople,  qu'on  avait  successivement 
"  réduite,  et  qui  demeurait  enfin  restreinte  aux  sep- 
''  tième  et  dixième  siècle,  s'évanouit  devant  un  examen 
"  plus  sévère.  La  barbarie  put  usurper,  elle  ne  pres- 
"  crivit  jamais.  Une  protestation  nombreuse,  toujours 
"  transmise,  toujours  recueillie  conserva  les  droits  du 
"  savoir.   Je  ne  trouve  point  cette  ignorance   univer- 


FRÉDÉRIC    OZANAM  103 

"  selle  déplorée  par  plusieurs  contemporains;  et  parce 
"que  plusieurs  la  déplorent  éloquemment,  je  com- 
"  mence  à  n'y  plus  croire.  L'intelligence  humaine  a 
•'  eu  cet  honneur,  que  la  ruine  du  monde  ancien,  et 
"  le  débordement  de  l'invasion  n'aient  pu  prévaloir 
''  contre  elle.  La  Providence  pour  qui  rien  n'est  petit, 
'■  a  pris  soin  des  destinées  de  l'art,  comme  des  révolu- 
"  tions  des  peuples.  Elle  ne  laissa  jamais  le  monde 
"  sans  un  foyer  où  il  put  rallumer  ses  flambeaux.  Il 
'■  n'y  a  que  les  temps  qui  n'ont  de  foi  ni  en  Dieu  ni 
"dans  l'homme,  il  n'y  a  qiie  les  siècles  impies  qui 
"  croient  à  une  nuit  éternelle." 

Imi^iaque  œternam  timuerunt  steciila  noctem. 

Dans  l'introduction,  Ozanam.  nous  l'avons  dit,  s'oc- 
cupe uniquement  de  Dante  et  de  la  philosophie  con- 
tenue dans  ses  ouvrages. 

Dans  un  de  ses  voyages  en  Italie,  lorsqu'il  parcourait 
le  Vatican,  il  avait  été  frappé  par  une  des  fresques  des 
Chambres  de  Raphaël.  Cette  fresque,  représente  le 
Saint  Sacrement  sur  un  autel,  élevé  entre  ciel  et  terre  : 
le  ciel  qui  s'ouvre  et  laisse  voir  dans  ses  splendeurs  la 
Trinité  divine,  les  anges  et  les  saints  ;  la  terre  couronnée 
d'une  nombreuse  assemblée  de  pontifes  et  de  docteurs 
de  l'Eglise.  "  Au  milieu  de  l'un  des  groupes  dont 
"  l'assemblée  se  compose,  on  distingue  une  figure 
"  remarquable  par  l'originalité  de  son  caractère,  la 
"  tête  ceinte,  non  d'une  tiare  ou  d'une  mitre,  mais 
"  d'une  guirlande  de  laurier,  noble  et  austère  toutefois, 
"  et  nullement  indigne  d'une  telle  compagnie.    Et  si 


104  FRÉDÉRIC    OZANAM 

"  l'on  recueille  ses  souvenirs,  on  reconnaît  Dante 
"  Alighiéri. 

"  Alors,  poursuit  l'auteur,  on  se  demande  de  quel 
"  droit  l'image  d'un  tel  homme  a-t-elle  été  introduite 
"  parmi  celles  des  vénérables  témoins  de  la  foi,  parmi 
"  peintre  accoutumé  à  l'observation  scrupuleuse  des 
"  traditions  liturgiques,  sous  l'œil  des  papes,  et  dans 
"  la  citadelle  même  de  l'orthodoxie." 

Ozanam  explique  cette  place  d'honneur  donnée  à 
Dante,  par  le  besoin  d'une  réparation  éclatante 
à  la  mémoire  de  cet  homme  qui  non  seulement  fut  un 
grand  poète,  mais  aussi  un  grand  philosophe.  Toute 
l'Italie  est  couverte  de  monuments  du  poète  populaire, 
et  chaque  chose  qu'il  a  touchée,  chaque  endroit  où  il 
a  été  vu,  devient  l'objet  d'un  culte  de  respect  et  d'hon- 
neur. "  Florence  surtout  a  entouré  d'un  culte  expia- 
"  toire  tout  ce  qu'elle  a  conservé  de  lui;  le  toit  qui 
"  abritait  sa  tête,  la  pierre  même  où  il  avait  coutume 
"  de  s'asseoir.  Elle  lui  a  décerné  une  sorte  d'apo- 
"  théose  en  le  faisant  représenter  par  la  main  de 
"  Giotto,  vêtu  d'une  robe  triomphale  et  le  front  cou- 
"  ronné,  sous  un  des  portiques  de  l'Eglise  métropoli- 
"  taine,  et  presque  entre  les  saints  patrons  de  la  cité." 

En  même  temps  que  les  monuments  se  chargeaient 
de  faire  la  partie  matérielle  de  cette  réparation,  les 
chaires  publiques  en  faisaient  la  partie  spirituelle. 
Florence,  Pise,  Plaisance,  Venise,  Bologne  entendaient 
donner  dans  ces  chaires,  l'interprétation  de  la  Divine 
Comédie.  Les  plus  beaux  génies  italiens  s'occupèrent 


FREDERIC    OZANAM 


105 


d'expliquer  les  œuvres  de  Dante  et  de  les  commenter, 
et  tous  ses  compatriotes  s'unirent  pour  le  saluer  comme 
un  i^oète  excellent,  un  philosophe  profond  et  un  théo- 
logien judicieux. 

L'auteur  exprime  ensuite  son  regret  de  ce  que  le 
côté  philosophique  dans  les  œuvres  de  Dante  ait  été  si 
souvent  traité  avec  dédain  et  que  plus  souvent  encore 
il  ait  passé  inaperçu. 

La  Divine  Comédie,  selon  lui,  était  spécialement 
écrite  pour  les  esprits  méditatifs,  et  pour  ceux  qui 
parmi  les  philosophes  sont  le  plus  exempts  de  la  conta- 
gion de  l'erreur,  et  cependant  le  plus  grand  nombre  de 
ceux-ci,  tout  en  admettant  la  philosophie  contenue 
dans  l'ouvrage,  n'ont  pas  voulu  en  reconnaître  l'impor- 
tance, la  grande  portée.  D'autres  n'y  ont  vu  qu'un 
épouvantail  de  plus  dans  ces  ténèbres  fabuleuses  du 
treizième  siècle  déjà  peuplées  de  tant  de  fantômes. 
D'autres  enfin  y  ont  découvert,  tout  à  la  fois,  une  pas- 
sion pieusement  romanesque  et  un  manifeste  politique. 
"  Ce  qui  prouve,  ajoute  Ozanam,  que  parmi  nous, 
"  périssables  créatures  que  nous  sommes,  telle  est 
"  l'impuissance  des  souvenirs  et  la  courte  portée  de 
"  la  gloire,  qu'à  peine  de  ceux  qui  honorèrent  le  plus 
"  l'humanité,  nous  parvient-il  au  bout  de  quelques 
"  siècles,  autre  chose  que  le  nom.  Ces  noms  vont  ordi- 
"  nairementà  l'immortalité,  portés  par  une  admiration 
"  traditionnelle  et  ignorante,  comparable  au  dauphin 
"de  la  fable,  qui,  sans  le  savoir,  portait  à  travers  les 
"  mers  tantôt  un  animal  moqueur  et  tantôt  un  poète 


106  FBÉDÉRIC   OZANAM 


"  aux  accents  divins.  Si  ces  complaisances  paresseuses 
"  delà  postérité  profitent  quelquefois  à  des  i:)ersonnages 
"  peu  dignes,  plus  souvent  elles  font  tort  aux  grands 
"  hommes.  Il  semble  qu'une  justice  suffisante  leur  ait 
"  été  rendue  parce  qu'on  leur  paie  en  l'occasion  un 
"  tribut  de  vulgaires  louanges,  tandis  que  leurs  titres 
''  les  plus  précieux  restent  ensevelis  dans  la  poussière. 
"  En  sorte  que,  s'ils  pouvaient  soulever  tout  à  coup 
"  les  pierres  de  leurs  tombes,  on  ne  sait,  quel  sentiment 
"  les  agiterait  davantage,  ou  l'indignation  de  se  voir 
"  ainsi  méconnus,  ou  l'orgueil  d'être  entourés  de  tant 
"  d'hommages,  alors  même  qu'on  les  connaît  si  peu." 

Ozanam  n'a  pas  voulu  que  la  philosophie  contenue 
dans  les  œuvres  de  Dante,  fût  ignorée  et  c'est  pour 
cela,  que  considérant  ce  mérite  comme  un  des  plus 
beaux  fleurons  de  la  couronne  du  poète,  il  s'est  décidé 
à  produire  cette  thèse  et  plus  tard  à  écrire  cet  ouvrage. 

L'auteur  n'ignore  pas  qu'on  a  traité  avec  dédain  la 
philosophie  de  l'époque  où  vécut  Dante  et  que  de 
toutes  les  choses  du  moyen  âge,  elle  a  été  la  plus 
calomniée,  celle  dont  la  réhabilitation  s'est  fait,  le  plus 
attendre.  On  a  représenté  le  moyen  âge  comme  parlant 
un  langage  barbare,  mais  les  œuvres  de  Dante  ne  sont- 
elles  pas  écrites  dans  la  langue  la  plus  mélodieuse  de 
l'Europe?  On  a  dit  de  plus  que  le  langage  en  était 
pédantesque  dans  sa  forme  et  monacal  dans  son 
esprit,  et  cependant,  pour  charmer  leurs  loisirs,  n'a-t- 
on pas  vu  les  princes  se  faire  réciter  les  chants  de  la 
Divine    Comédie^  tandis  que  pour  se  délasser   de  leurs 


■     FRÉDÉRIC    OZANAM  107 

travaux,  les  artisans  les  répétaient  dans  leurs  humbles 
demeures.  Ils  expriment  tout  à  la  fois  les  plus  doux 
mystères  du  cœur  et  les  plus  brillantes  luttes  de  la 
place  publique. 

De  nos  jours,  le  plus  grand  nombre  des  poètes  ne  font 
de  la  poésie  qu'une  affaire  d'art,  et  n'y  voient  qu'une 
beauté  relative,  résultant  de  la  double  harmonie  des 
pensées  avec  les  paroles,  et  des  paroles  entre  elles.  La 
dernière  de  leurs  occupations  est  de  voir  à  la  valeur 
logique  de  la  pensée  et  à  la  portée  morale  de  la  parole. 

Dante  lui,  n'ayant  plus  de  patrie  ici-bas,  pénètre 
dans  le  monde  invisible  dont  il  fait  sa  patrie.  De  là 
laissant  tomber  ses  regards  sur  les  choses  humaines  il 
en  découvre  le  principe  et  la  fin.  Aussi  ses  chants  sont- 
ils  remplis  d'enseignements,  car  chaque  vers  semble 
porter  en  lui-même  une  double  valeur  logique  et 
morale. 

Enfin  on  a  accusé  le  moyen  âge  d'être  un  temps 
d'abrutissement  où  non  seulement  personne  ne  savait 
exprimer  ses  idées,  mais  encore  où  les  idées  mêmes 
semblaient  faire  défaut.  Dante,  par  ses  chants  remplis 
d'une  philosophie  poétique,  une  poésie  philosophique 
vraiment  sociale,  venge  bien  cette  époque  de  ces  repro- 
ches si  mal  fondés.  Qui,  en  eff"et,  après  avoir  lu  et 
médité  les  écrits  du  grand  poète  italien,  pourra  nier  la 
culture  de  l'esprit  à  l'époque  où  il  vécut  ?  "  Pour  nous, 
"  ajoute  Ozanam,  comme  nous  nous  arrêtons  avec 
"  respect  devant  la  maison  qui  vit  naître  un  homme 
"  illustre,  encore  que  les  murs  en  soient  noircis  par  la 


108  FEÉDÉRIC    OZANAM 

"  vétusté,  et  que  nous  n'en  comprenions  pas  l'ordon- 
"  nance  intérieure  ;  nous  apprendrons  aussi  à  respecter 
"  la  civilisation  au  sein  de  laquelle  il  vécut,  bien 
"  qu'elle  nous  apparaisse  confuse  dans  l'ombre  des 
"  temps." 

L'auteur  passe  ensuite  au  plan  qu'il  veut  adopter, 
il  nous  indique  la  marche  qu'il  suivra  et  nous  en 
fait  connaître  les  différentes  étapes.  Il  nous  donne 
de  plus  une  idée  des  recherches  que  ce  travail  a 
nécessitées  et  nous  découvre  les  sources  où  il  est  allé 
puiser.  Ces  documents  forment  la  dernière  partie  du 
livre  et  consistent  en  une  série  d'extraits  de  saint 
Bonaventure,  de  saint  Thomas,  d'Albert  le  Grand  et 
de  Roger  Bacon.  On  y  trouve  aussi  une  légende  rimée  : 
la  Vision  de  saint  Paul  ;  poème  inédit  du  treizième 
siècle. 

*  Seignors  frères,  ore  escoutez 
Vous  qui  estes  à  Deu  nummez  f 
Et  aidez-moi  à  translater 
La  visiun  Saint  Paul  le  ber  X 


*  Seignors  etc.,  Il  suffit  d'avertir  une  fois  pour  toutes  que  Vo 
tient  souvent  lieu  des  diphthongues  eu  et  ou;  qu'il  est  lui-même 
ordinairement  remplacé  par  Vu  devant  les  liquides  un  et  in  ;  que 
l  et  r,  b  et  g  se  permutent  ;  que  et  et  ou  s'écrivent  pour  oi,  i  pour 
y,  e  pour  i. 

f  A  Deu,  nummez,  a  Dieu  voués.  Il  est  remarquable  que  le 
traducteur  s'adresse  à  des  moines. 

X  Saint  Pol  le  ber,  le  baron;  c'est-à-dire  le  brave  et  puissant 
Le  moyen  âge  aimait  à  rapprocher  la  milice  du  ciel  et  celle  des 
rois. 


FRÉDÉRIC  OZANAM  109 


Deu,  par  sa  douçor 

Et  par  la  soue  grant  amor,  § 

Ait  merci  et  mémoire. 

Des  aimes  qui  sunt  eu  purgatoire  ! 


Seiguors  frères,  par  Deu  amor 
Gauduns  nos  di  tel  labor 
Et  escbevun,  nos  de  toz  mal.-; 
Et  de  toz  péchez  criminals  ; 
Et  à  Dampne-Deu  convertuns 
Et  nos  ensemble  0  lui  vivuns 
*  Amen,  Deus.  par  ta  merci 
Otrie  nos  que  soit  issi  ! 

Dans  la  première  partie  du  livre,  Ozanam  jette  un 
coup  d'œil  sur  l'état  général  de  la  chrétienté  du  trei- 
zième au  quatorzième  siècle,  et  nous  fait  connaître  les 
causes  qui  favorisèrent  le  développement  de  la  philo- 
sophie. Cette  époque,  dit  l'auteur,  fut  un  temps  de  tran- 
sition. L'Eglise,  abandonnant  les  luttes  extérieures, 
semble  se  replier  sur  elle-même  et  donner  plus  d'atten- 
tion que  jamais  aux  affaires  spirituelles.  Aussi  il  n'est 
])as  de  siècle  qui  ait  produit  un  aussi  grand  nombre  de 
saints  que  le  treizième  siècle. 


ë  Souc,  sa.,  sua. 

*  Et  ce  manuscrit  de  Musée  Britannique  (Bibliothèque  Cat- 
tonienne),  Yespas  A.  VII,  donne  plusieurs  variantes,  et  termine 
par  ces  deux  vers  où  l'auteur  se  fait  connaître  : 

Jeo  suis  serf  Deu,  Adam  de  Ros  ; 
Ici  fais  je  le  mun  repos. 


110  FRÉDÉKIC   OZANAM 

La  situation  politique  subissait  aussi  une  révolution. 
Les  nationalités  se  formaient,  et  les  peuples,  échappés 
à  la  centralisation  du  saint  Empire  romain,  se  livraient 
à  un  travail  d'organisation  à  l'intérieur  et  essayaient 
leurs  forces  entr'eux  à  l'extérieur  afin  d'établir  leurs 
frontières  respectives.  En  certains  pays  les  communes 
s'émancipaient,  et  le  peuple  essayait  de  se  soustraire 
au  régime  féodal  afin  de  se  gouverner  lui-même,  et  l'on 
vit  ainsi  surgir  les  Parlements,  les  Diètes  et  les  Cortès. 
Les  lettres,  les  sciences  et  les  beaux-arts  subissaient 
aussi  l'influence  que  de  nouvelles  découvertes  ne  pou- 
vaient manquer  de  leur  donner.  Les  voyages  de  Marco- 
Polo,  les  missions  de  quelques  pauvres  religieux  à 
travers  les  déserts  de  l'Asie  septentrionale,  enfin  les 
vaisseaux  génois  poussés  par  les  vents  aux  rivages  des 
Canaries  avaient  reculé  les  bornes  de  la  terre  connue. 
La  découverte  de  la  boussole,  de  la  poudre  à  canon, 
faisait  pressentir  dans  la  nature  des  forces  inaperçues 
jusque-là.  En  même  temps  s'ouvraient  les  grandes 
Universités,  celle  de  Paris  qui  fut  la  première  ne  comp- 
tait pas  moins  de  quarante  mille  étudiants  venus  de 
tous  les  coins  du  monde  ;  puis  surgirent  successivement 
les  universités  d'Oxford,  Bologne, Padoue,  i^'alamanque, 
Naples,  Lisbonne  et  Rome.  La  poésie  faisait  place  à 
la  prose  qui  faisait  sa  première  apparition  assujettie 
aux  seules  règles  d'une  grammaire  mal  assurée.  Dans 
l'architecture  et  dans  la  peinture,  les  progrès  étaient 
aussi  très  marqués.  La  peinture  surtout  ne  se  contenta 
plus  de  décorer  les  vitraux  des   basiliques,  mais   elle 


FRÉDÉRIC    OZANAM  111 

passa  aux  murs  et  les  couvrit  de  fresques.  Enfin  les 
croisades  donnèrent  le  plus  grand  élan  au  commerce 
en  ou%a-ant  les  grandes  voies  de  communication  avec 
l'Orient. 

Est-ce  que,  seule,  la  philosophie  serait  restée  en 
arrière  dans  le  chemin  du  progrès  ?  Non,  certainement  ; 
et  en  ce  temps  où  Ptolémée,  Platon  et  Aristote  trouvè- 
rent leurs  premiers  interprètes,  en  ce  siècle  qui  pro- 
duisit Jean  de  Salisbury,  Roger  Bacon  et  Albert  le 
Grand,  non  seulement  les  traditions  savantes  de 
l'humanité  ne  restèrent  pas  dans  l'oubli,  mais  toutes 
les  sciences  se  rapportant  à  la  philosophie  semblent  y 
avoir  atteint  leur  apogée.  L'effervescence  causée 
par  toutes  ces  découvertes  et  ces  innovations  se  fit 
sentir  jusque  dans  les  plus  grandes  solitudes,  et  les 
événements  contemporains  communiquèrent  à  la  phi- 
losophie un  mouvement  durable. 

Dans  les  pages  suivantes  l'auteur  s'occupe  plus  spé- 
cialement de  la  philosophie  scolastique.  Aux  temps  de 
l'effondrement  de  l'empire  romain  et  de  l'invasion  des 
barbares,  les  lettres,  les  sciences  et  les  beaux-arts, 
nous  l'avons  vu,  cherchèrent  un  refuge  dans  les  cloîtres. 
C'était  le  temps  où  l'on  ne  connaissait  que  sept  arts 
libéraux  divisés  sous  les  noms  de  trivium  et  quadrivium; 
la  philosophie  n'en  faisait  partie  que  par  la  dialec- 
tique. La  théologie  n'y  avait  pas  de  place,  mais  quand 
elle  vint  y  prendre  la  première,  elle  donna  naissance 
à  cette  longue  lutte  des  réalistes  et  des  idéalistes  ou 
nominaux.  Il  s'agissait  de  démontrer  s'il  y  avait  ou 


112  FRÉDÉRIC    OZANAM 

non  correspondance  entre  les  existences  invisibles  que 
la  métaphysique  suppose  et  les  notions  que  la  logique 
déduit  entre  les  réalités  et  les  idées. 

Lorsqu'apparut  le  siècle  dont  s'occupe  particulière- 
ment notre  auteur,  les  discussions  philosoj^hiques 
étaient  à  l'ordre  du  jour  si  bien  que  les  philosophes, 
par  suite  d'opinions  différentes,  se  trouvaient  divisés 
en  sept  camps,  sur  le  nombre  desquels  trois  ou  quatre 
furent  anathématisés.  A  cause  même  de  ces  diver- 
gences d'opinions  la  philosophie  atteignit  dans  ce 
siècle  sa  plus  grande  gloire,  et  reçut  l'élan  le  plus 
puissant. 

La  politique  au  treizième  siècle,  rapprocha  les  dif- 
férents systèmes  et  il  y  eut  fusion  des  différents  camps, 
même  des  réalistes  et  des  idéalistes.  Cette  union  fit 
apparaître  d'illustres  docteurs  dont  chacun  représenta 
plus  excellemment  un  des  systèmes,  mais  jamais  ne 
méconnut  les  autres.  Citons  entr'autres  célébrités  les 
noms  d'Albert  le  Grand  dont  l'érudition  paraissait 
sans  bornes.  "  Grand  philosojihe  et  grand  magicien,  de- 
venu célèbre,  dit  M.  Cousin,  dans  les  souvenirs  de  la 
postérité  comme  un  être  presque  mythologique  et 
plus  qu'humain."  Roger  Bacon  d'Angleterre  qui,  par 
des  expériences  faites  dans  un  monastère  obscur  et 
dans  une  cellule  plus  obscure  encore,  fit  connaître  les 
merveilleux  effets  de  la  poudre,  prédit  l'utilité  de  la 
vapeur  appliquée  à  la  navigation  et  sa  puissance 
comme  force  motrice.  Saint  Bonaventure,  le  séraphi- 
que  docteur,  aux  doctrines  contemplatives;  toutes  ses 


FRÉDÉRIC    OZANAM  113 

œuvres  publient  l'accord  des  facultés  humaines  avec 
les  sources  divines,  accord  bien  propre  à  consoler 
ceux  qui  vivent  ici-bas  au  milieu  des  misères  hu- 
maines, par  Tespoir  des  félicités  éternelles  cachées  dans 
les  hauteurs  mystérieuses.  Saint  Thomas  d"A(juin, 
l'Ange  de  l'école,  le  grand  maître  de  la  métaphysique, 
celui  qui  a  réuni  dans  la  Summu  totiv.s  théologie,  tout 
ce  qu'une  philosophie  vraiment  catholique  peut  savoir 
de  Dieu,  de  l'homme  et  de  leurs  rapports. 

Il  est  vrai  que  ce  siècle  donne  aussi  naissance,  parmi 
les  philosophes  à  des  hommes  dont  les  opinions  ne 
furent  pas  sans  reproches;  au  nombre  de  ces  derniers 
on  peut  citer  Raymond  Sulle,  Dun  Scott  et  Occam, 
mais  la  grandeur  des  premiers  ne  sutht-elle  pas  à  prou- 
ver que  la  philosophie  et  les  sciences  qui  s'y  rapjior- 
tent  avaient  atteint  leur  apogée  ? 

Le  savant  professeur  poursuit  ensuite  ces  considé- 
rations sur  la  philosophie  au  treizième  siècle,  en  nous 
faisant  connaître  les  caractères  particuliers  de  la  phi- 
losophie italienne.  '"L'Italie,  cette  terre  bénie  du  ciel, 
"  dit-il,  et  d'une  nature  si  active,  a  toujours  eu  une 
"  philosophie  qui  a  su  maintenir  dans  leur  primitive 
"  alliance  la  direction  morale  et  la  forme  poétique." 
Les  philosophes  et  les  poètes  de  l'antiquité  latine  sont 
cités  et  rapprochés  les  uns  des  autres. 

Au  moyen  âge  la  philosophie  italienne  n'était  ni 
moins  tiorissante  ni  moins  fidèle  à  son  caractère.  La 
renommée  des  penseurs  de  la  Péninsule  était  si 
grande  qu'on  a  vu  Lanfranc  et  saint  Anselme  sortis  de 


114  FRÉDÉRIC   OZANAM 

Pavie  et  d'Aoste  aller  prendre  possession  l'un  après 
l'autre  du  siège  primatial  de  Canterbury,  plus  tard 
aussi  le  Lombard  Pierre  fut  porté,  par  l'ad- 
miration universelle,  de  sa  chaire  de  professeur  à 
l'évêché  de  Paris.  Quant  il  s'agissait  de  l'étude  des 
hautes  sciences  la  plus  grande  rivalité  semblait  exister 
entre  les  différentes  villes.  Bologne  et  Padoue  avaient 
leurs  écoles  de  philosophie.  JNlilan  ne  comptait  pas 
moins  de  deux  cents  maîtres  de  grammaire,  de  logi- 
que, de  médecine  et  de  philosophie. 

La  vigueur  exubérante  de  la  philosophie  italienne 
se  manifeste  surtout  dans  les  luttes  que  firent  surgir 
les  différents  systèmes,  luttes  qui  furent  souvent  san- 
glantes. Dès  l'année  1115,  les  Epicuriens  étaient  assez 
nombreux  à  Florence  pour  y  former  une  faction  re- 
doutée et  pour  y  provoquer  une  guerre  civile,  et  plus 
tard  le  matérialisme  y  apparaissait  comme  la  doctrine 
avouée  des  Gibelins.  La  lutte  entre  les  Papes  et  les 
Empereurs  donna  aussi  un  nouvel  élan  aux  sciences, 
car  de  même  que  les  premiers  s'entouraient  des 
hommes  les  plus  savants  et  professant  les  systèmes 
les  plus  orthodoxes,  de  même  aussi  les  derniers 
ralliaient  autour  d'eux  les  hommes  les  plus  capables 
de  soutenir  les  opinions  les  plus  perverses,  et  de  faire 
la  guerre  à  l'enseignement  catholique.  Mais  ils  furent 
admirablement  bien  combattus  par  saint  Thomas 
d'Aquin  et  par  saint  Bonaventure.  Pour  terminer, 
citons  encore  parmi  les  savants  les  plus  célèbres 
d'Italie,  Algidius  Colonna,  Albertano  de  Brescia, 
Brunetto  Latini  et  Guido  Cavalcanti. 


FREDERIC   OZANAM  115 


Ozanam  termine  la  première  partie  do  son  livre  par 
un  abrégé  de  la  vie  de  Dante,  suivi  du  plan  général 
de  la  Divine  Comédie  dont  il  nous  indique  les  parties 
se  rapportant  plus  particulièrement  à  la  philosophie. 

Dante  Alghiéri  naquit  à  Florence  en  1265.  Le  grand 
poète  vint  au  monde  dans  la  maison  d'un  exilé  et 
mourut  en  exil.  Dès  sa  plus  tendre  enfance  il  se  mit  â 
l'étude  et  cultiva  toutes  les  sciences  connues  de  son 
temps.  Il  eut  pour  maître  Erunetto  Latini.  Il 
n'avait  que  neuf  ans  quand  il  fit  la  rencontre  de  la 
jeune  Béatrix  dont  il  fut  pour  toujours  épris,  et 
qui  mourut  à  la  fleur  de  l'âge.  Cette  beauté  qui 
s'était  montrée  à  lui  sous  des  formes  réelles,  devenait 
un  type  idéal  qui  remplissait  son  imagination,  et  Béa- 
trix apparaît  chaque  fois  que  le  poète  veut  faire  en- 
tendre un  chant  d'amour,  il  semble  même  que  c'est 
elle  qui  l'inspire  continuellement.  Après  la  mort 
de  Béatrix,  Dante  se  maria  et  il  a  laissé  plusieurs 
enfants.  Il  prit  une  part  importante  dans  les  troubles 
qui  agitèrent  alors  l'Italie:  il  se  distingua  particulière- 
ment à  Campaldino,  où  les  Guelfes  remportèrent  une 
victoire  sur  les  Gibelins.  Le  futur  poète  s'était  jeté  dans 
les  rangs  des  Guelfes,  c'est-à-dire,  qu'il  était  un  des  dé- 
fenseurs de  l'indépendance  italienne  contre  les  Gibe- 
lins qui  combattaient  pour  le  maintien  des  droits  féo- 
daux et  de  la  suzeraineté  du  Saint-Empire.  Dante  fut 
souvent  chargé  par  son  parti  de  missions  politiques 
très  importantes,  et  en  1300  on  le  trouve  un  des  prieurs 
ou  magistrats  de  sa  ville  natale.  Plus  tard,  la  division 


116  FRÉDÉKIC   OZANAM 


s'étant  mise  parmi  les  Guelfes  victorieux,  la  guerre 
civile  éclata  à  Florence  entre  les  Noirs  et  les  Blancs,  et 
Dante  épousa  la  cause  de  ces  derniers.  Les  premiers 
formaient  le  parti  des  nobles  qui  voulaient  ouvrir  les 
portes  de  la  ville  à  Charles  de  Valois,  tandis  que  les 
plébéiens  ou  les  Blancs  le  rei)oussaient.  Le  parti  dont 
le  poète  était  un  des  chefs,  malheureusement  pour  lui, 
fut  vaincu  et  Dante  dut  s'enfuir,  banni  de  sa  ville  na- 
tale par  le  prince  français.  C'est  dans  l'exil  qu'il  écrivit 
la  Divine  Comédie,  poème  qui,  a  bon  droit,  excita 
l'admiration  universelle.  Outre  cette  grande  œuvre 
Dante  a  aussi  composé  des  Poésies  lyriques  qui  ne  sont 
pas  indignes  de  lui.  Il  écrivit  de  plus  la  Vita  nuova, 
qui  renferme  dew  détails  sur  ses  preuiières  années  ; 
des  traités  :  De  vulgari  eloquentiâ  ;  De  Monarchiâ  v.ni- 
versali,  ouvrage  favorable  à  l'Empereur  et  condamné  à 
Rome.  Dante  mourut  à  Ravenne  en  1321.  Il  était  ami 
du  musicien  Casello  et  de  l'architecte  Arnolfo,  et  con- 
temporain de  Guido  Cavalcanti  et  du  très  célèbre 
peintre  Giotto.  Dante  savait  V Enéide  entière,  était  fami- 
lier avec  Ovide,  Lucain,  Stace,  Pline  et  Frontin^ 
il  savait  le  grec,  citait  volontiers  des  vers  espa- 
gnols ou  français,  et  composait  souvent  lui-même 
en  provençal.  Cependant,  ce  qu'il  connaissait  et  étu- 
diait de  préférence  ce  sont  les  nombreux  dialectes  de 
l'Italie.  Il  étudia  à  l'Université  de  Paris,  et  Padoue, 
Crémone,  Bologne  et  Naples  ont  revendiqué  l'honneur 
de  l'avoir  compté  au  nombre  de  leurs  élèves. 

"  A  la  mort  de  Béatrix,  dit  Ozanam,  le  grand  poète 


FRÉDÉRIC    OZANAM  117 

"  chercha  danslalecturedeCicéronet  doBoèceclos  pen- 
"  sées  consolantes,  il  y  trouva  plus  car  c'est  dans  cette 
"  lecture  qu'il  prit  goût  à  la  philosophie  qui  vint  cou- 
"  ronner  toutes  ses  grandes  connaissances.  Il  poursui- 
"  vit  l'étude  de  cette  science  avec  une  telle  opiniâtreté 
"  que  sa  vue  fut  pour  longtemps  altérée  par  suite  de 
"  ses  nombreuses  lectures  et  préparations  aux  discus- 
"  sions  publiques.  Comme  le  fait  remarquer  Ozanam, 
"  ce  culte  qu'il  avait  voué  à  la  philosophie  ne  se  ren- 
"  fermait  pas  dans  les  bornes  d'un  seul  ordre  de  con- 
"  naissances,  il  embrassait  la  vérité  absolue  et  com- 
"  plète.  Universalité  de  savoir,  élévation  de  points  de 
"  vue,  ne  sont-ce  pas  là  deux  éléments  constitutifs  de 
"  l'esprit  philosophique  ?  C'est  ainsi,  poursuit  notre 
"  auteur,  que  dans  la  Divine  Comédie  nous  nous  trou- 
"  vons  en  présence  d'une  vaste  philosophie  dont  l'ex- 
"  position  détaillée  va  nous  occuper  désormais  et  dont 
"  nous  pouvons  déterminer  d'avance  les  caractères 
"  généreux,  d'après  les  faits  corrélatifs  qui  ont  été 
"  l'objet  de  nos  recherches  préliminaires.  Elle  sera 
"  éclectique  dans  ses  doctrines  comme  le  furent  les 
"  plus  illustres  doctrines  d'alors  ;  poétique  par  sa 
"  forme  et  morale  dans  sa  direction  comme  il  le  fal- 
"  lait  pour  obéir  aux  habitudes  nationales  ;  elle  sera. 
"  comme  l'esprit  de  son  auteur,  hardie  dans  son  essor, 
"  encyclopédique  dans  l'étendue  qu'elle  eml^rasse. 
"  Car,  dit  Ozanam,  une  doctrine  philosophique  peut 
"  se  comparer  à  une  fontaine,  le  génie  de  celui  qui  la 
"  professe  est  comme  le  bassin  où  elle  est  contenue. 


118  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  et  dont  elle  prend  la  configuration  ;  les  circons- 
"  tances  de  temps  et  de  lieu  ressemblent  à  l'atmos- 
"  phère  environnante  dont  elle  subit  la  température, 
"  et  dont  les  vents  rident  la  surface." 


(^^E 


FRÉDÉRIC   OZANAM  119 


CHAPITRE    X 

Dante  et  la  philosophie  catholique  au  xiii^  siè- 
cle (suite). — Exposition  des  doctrines  philosophi- 
ques DE  Dante. 

Ozanam  au  commencement  de  cette  deuxième  par- 
tie de  son  livre  nous  donne  une  définition  de  la  phi- 
losophie d'après  Dante.  Déjà,  dans  le  cours  du  livre, 
nous  avons  rencontré  des  définitions  de  cette  science 
d'après  saint  Thomas  d'Aquin  et  saint  Bonaventure  ; 
avec  notre  auteur  nous  reproduirons  ici  celle  de  Dante 
qui  certes  en  vaut  bien  une  autre.  Après  avoir  fait  un 
rapprochement  entre  les  neuf  cieux  de  Ptolémée  et  les 
neuf  sciences  du  système  encyclopédique  de  Dante  ; 
après  avoir  parlé  des  cieux  et  des  astres  sans  nombre 
qui  les  illuminent  Ozanam  ajoute  :  "  Et  de  même  qu'au 
"  dessus  de  ces  orbes  matériels  s'étend  le  ciel  empy- 
"  rée,  pure  lumière,  immuable  en  son  repos;  de  même 
"  par  delà  toutes  les  sciences  profanes  se  trouve  la 
"  théologie,  où  la  vérité  repose  dans  une  radieuse  et 
"  pacifique  évidence.  La  physique,  la  métaphysique 
"  et  la  morale  sont  donc  les  derniers  degrés  de  l'échelle 
"  scientifique  auxquels  nos  forces  naturelles  peuvent 


120  FEÉDÉRIC   OZANAM 

"  atteindre;  on  les  réunit  sous  le  nom  de  philoso- 
"  phie.  *  La  philosophie  dans  le  sens  étendu  de  son 
"  étymologie,  est  plus  encore:  c'est  une  affection 
"  sainte,  un  amour  sacré  dontTobjet  est  la  sagesse.  Et 
"  comme  nulle  part  la  sagesse  et  l'amour  n'existent 
"  plus  parfaitement  qu'en  Dieu  même,  il  est  permis 
"  de  dire  que  la  philosophie  est  de  l'essence  divine, 
"  qu'elle  est  l'éternelle  pensée,  l'éternelle  complai- 
"  sance  réfléchie  sur  elle-même,  la  fille,  la  sœur, 
"  l'épouse  du  souverain  empereur  de  l'univers."  f 
L'auteur  vient  à  s'occuper  plus  particulièrement  de 
la  Divine  Comédie,  et  dans  le  cours  de  ce  chapitre,  il 
explique  l'apparition  dans  les  chants  du  poète  des 
diflérents  personnages  qui  y  jouent  les  premiers  rôles, 
tels  que  la  Vierge  Marie,  Lucie,  Béatrix  et  Virgile  ; 
Dante  avait  pour  la  sainte  Vierge  un  culte  de  prédi- 
lection et  c'est  elle  qui  dans  ses  écrits  rej^résente  tou- 
jours la  clémence  divine.  Les  commentateurs  de  Dante 
reconnaissent  tous  en  Lucie  la  grâce  illuminante  dont 
le  poète  a  besoin.  Quant  à  Béatrix,  elle  n'était  plus 
pour  lui  une  simple  fille  des  hommes,  mais  une  intel- 
ligence inspiratrice,  une  dixième  Muse,  la  Muse  qui, 
dans  ce  temps,  dominait  toutes  les  autres,  la  Muse  de 
la  Théologie.  L'auteur  cite  à  l'appui  de  cette  assertion 
un  grand  nombre  de  vers  du  poète.    Enfin  Virgile,  à 


*  Cnvrito  tratt  II,  14. 

t  Coimto  tratt  II,  10;  III,  12,  14,  15. 


FREDERIC   OZANAM 


121 


cause  de  sa  quatrième  églogue,  est  considéré  par 
Dante  comme  le  maître  de  toute  science  humaine,  c'est- 
à-dire  le  plus  grand  philosophe.  L'auteur  reproduit 
plusieurs  vers  du  poète  qui  vont  à  prouver  cet  avancé. 
Passant  ensuite  plus  particulièrement  à  l'examen 
du  côté  philosophique  de  l'œuvre,  Ozanam  remarque 
que  le  poète  dédaigne,  dans  ses  écrits,  cette  par- 
tie de  la  philosophie  qui  est  la  logique,  et  qu'il  s'at- 
tache de  préférence  à  la  physique,  à  la  métaphysique 
et  surtout  à  la  morale.  Il  ne  se  livre  pas  comme  le 
plus  grand  nombre  de  philosophes  ses  contemporains 
à  la  discussion  de  questions  aussi  oiseuses  que  de 
savoir  par  exemple  :  quel  est  le  nombre  des  moteurs 
des  cieux  ?  s'il  faut  admettre  l'existence  d'un  premier 
mouvement?  etc.  Non,  ce  qu'il  recherche  surtout  c'est 
la  morale.  "  La  morale  à  ses  yeux,  dit  Ozanam,  est 
"'  l'ordonnatrice  de  l'entendement  humain,  elle  en 
•'  règle  l'économie,  elle  y  prépare  la  place,  elle  y  mé- 
*•  nage  l'accès  des  autres  sciences  qui  ne  sauraient 
"  exister  sans  elle;  de  même  que  la  justice  légale,  or- 
"  donnatrice  des  cités,  y  protège  la  culture  des  arts 
"  utiles.  *  C'est  ainsi  que  le  poète  considère  les 
"  vérités  morales  comme  le  plus  bel  héritage  que  lais- 
"  sèrent  au  monde,  ceux  qui,  par  le  raisonnement, 
"  descendirent  au  fond  des  choses."  t 


*  Convito  II,  cap.  XV. 
t  Purgatorio  XVIII,  23. 


122  FRÉDÉRIC  OZANAM 

Dante  laissant  de  côté  cette  dialectique  improduc- 
tive qui  se  complaît  dans  la  discussion  de  questions 
pour  le  moins  inutiles,  a  toujours  pour  but  dans  toutes 
ses  recherches  l'utilité  pratique.  "  Dans  ses  ouvrages 
"  ajoute  l'auteur,  l'étude  elle-même  est  représentée 
"  comme  une  obligation  morale  et  la  science  un  de- 
"  voir.  Il  ne  faudra  donc  pas  s'étonner  si  dans  ces 
"  œuvres  toutes  les  connaissances  obtenues  viennent  se 
"  classer  sous  la  notion  du  bien  et  du  mal.  Il  y  aura 
"  un  ensemble  de  doctrines  qui  comprendra  le  mal 
"  d'abord,  puis  le  mal  en  lutte  ou  en  rapport  avec  le 
"  bien  ;  enfin  le  bien  lui-même,  dans  l'homme,  dans 
"  la  société,  dans  la  vie  à  venir,  dans  les  êtres  exté- 
"  rieurs  aux  influences  desquels  la  nature  humaine  est 
"  soumise.  Le  monde  invisible  sera  pris  pour  théâtre 
"  principal  de  ces  explorations,  parce  que  là  seule- 
"  ment  les  problèmes  du  monde  visible  ont  leur  solu- 
■'  tion  définitive,  là  se  contemplent  face  à  face  les 
"  substances  et  les  causes  admises  ici-bas  sur  la  foi  de 
"  leurs  phénomènes  et  de  leurs  effets.  Ainsi  les  con- 
"  ceptions  savantes  de  la  raison  entreront  comme 
"  d'elles-mêmes  dans  le  cadre  poétique  donné  par 
"  la  tradition  religieuse  :  Enfer,  Purgatoire  et  Pa- 
"  radis." 

Poursuivant  sa  thèse,  notre  savant  auteur  nous 
donne  dans  les  autres  chapitres,  de  belles  et  savantes 
dissertations,  d'abord  sur  le  mal  (l'enfer)  puis  sur  le 
mal  et  le  bien  dans  leur  rapprochement  (le  purga- 
toire), et  enfin  sur  le  bien   (le  paradis).  Nous  regret- 


FRÉDÉRIC    OZANAM  123 

tons  que  le  cadre  de  cet  ouvrage  ne  nous  permette 
pas  de  donner  autre  chose  que  l'analyse  la  plus  suc- 
cincte de  ces  belles  pages. 

Donnant  différentes  définitions  du  mal  Ozanam  dit 
entr 'autres  choses  :  "Le  mal  ce  n'est  pas  seulement 
l'absence  c'est  la  privation  du  bien."  Dante  avait  dit  : 
"  Comme  la  vérité  est  le  bien  suprême  de  l'intelligence, 
le  mal  intellectuel  est  l'ignorance  et  l'erreur."  * 

L'ignorance  et  l'erreur  varient  comme  leurs  causes  ; 
de  ces  causes  les  unes  sont  en  dedans  de  l'homme,  les 
autres  en  dehors.  Les  premières  se  divisent  en  quatre 
catégories  :  les  défauts  du  corps  ;  les  infirmités  natives 
et  universelles  de  l'âme  ;  les  infirmités  volontaires  de 
l'esprit  telles  que  la  jactance,  la  pusillanimité,  la  lé- 
gèreté, enfin  les  vices  du  cœur,  ennemis  des  bonnes 
pensées. 

Les  causes  du  dehors  se  divisent  en  deux  catégories 
distinctes.  D'abord  les  difficultés  de  la  vie  domestique 
et  civile  ;  hi  difficulté  des  temps  et  des  lieux  ;  l'absence 
des  moyens  d'étude,  de  conseils,  d'exemples  et  enfin 
les  opinions  vulgaires. 

La  fin  de  ces  diverses  maladies  de  l'entendement 
c'est  la  mort,  car  cesser  de  raisonner  pour  l'homme 
c'est  mourir,  f  C'est  pour  cela  que  Dante  dit  quelque 
part:    "Comment  peut-on  appeler  mort  celui  qu'on 


*  Ivfernn  III,  40:i 
f  Cnririfn  TV,  7. 


124  FRÉDÉRIC    OZANAM 

voit  encore  agir  ?  Il  faut  répondre  :  que  riiomme  est 
mort  et  que  la  l)ête  est  restée  !  * 

Le  mal  encore,  le  mal  moral,  c'est  le  vice  et  le  vice 
est  la  disposition  de  notre  vouloir  contraire  au  vouloir 
divin.  Or  le  vouloir  divin  défend  l'incontinence,  la 
luxure  et  la  gourmandise,  la  l>rutalité,  le  blasphème, 
le  meurtre,  la  calomnie  et  la  médisance,  l'usure,  la 
fraude  et  la  trahison. 

"L'homme,  dit  Ozanam,  à  mesure  qu'il  s'enfonce 
"  dans  la  forêt  de  la  vie,  y  rencontre  trois  monstres 
"  menaçants  :  la  volupté,  pareille  à  la  panthère  légère 
"  et  lascive  et  qui  ne  cesse  pas  de  fasciner  les  regards 
"  qu'une  fois  elle  a  captivés  ;  l'ambition,  qu'on  peut 
"comparer  au  lion  superl^e  ;  la  cupidité  semblaljle 
"  à  la  louve,  dont  la  maigreur  accuse  les  insatiables 
"  désirs:  c'est  elle  qui  fait  les  plus  nombreuses  vic- 
"  times.  Mais  ces  bêtes  redoutables  ne  sont  point  ori- 
"  ginaires  du  monde  (qu'elles  ravagent  :  filles  de  Tcnfer, 
"  l'envie  leur  en  ouvre  les  portes."  f 

Après  avoir  donné  les  causes  du  mal  dans  l'homme 
pris  individuellement,  Ozanam  examine  les  mêmes 
causes  suivies  des  mêmes  résultats  dans  la  société,  car 
la  société,  dit-il,  n'est  que  la  multiplication  de  l'indi- 
vidu dans  l'espace. 


*  Convito  IV,  7. 

t  Nel  camino  délia  vita,  etc,  débuts  du  poème  de  V Enfer. 

X  Infemo  1, 11, 15, 17,  32,  37. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  125 

Les  égarements  de  rhuinanité  commencent  à  ses 
premiers  jours,  il  faut  presque,  remonter  à  la  création. 
Déchu  du  bonheur  de  converser  ici-bas  face  à  face 
avec  la  Divinité,  l'homme  la  chercha  dans  les  astres; 
de  là  ridolâtrie,  la  première  erreur  des  premiers 
peuples.  *  Plus  tard  la  recherche  de  la  vérité  aljsente 
et  l'amour  de  la  sagesse  formèrent  les  premiers  philo- 
sophes. Que  d'erreurs  et  d'aberrations  dans  les  diffé- 
rents systèmes  depuis  Parménide  jusqu'à  Epicure  qui 
fait  mourir  l'esprit  et  le  corps  :  depuis  Pythagore  qui 
fait  descendre  les  âmes  à  travers  tous  les  degrés  de  la 
création,  jusqu'à  Platon  qui  les  voit  remonter  aux 
étoiles  dont  elles  sont  émanées,  f 

Et  de  nos  jours  n'a-t-on  pas  aussi  l'enseignement  et 
la  croyance  du  faux  :  l'hérésie  et  le  schisme  dans 
l'ordre  moral;  et  la  révolution  et  l'usurpation  dans 
Tordre  civil,  car,  ajoute  Ozanam  si  l'ordre  est  le  sou- 
verain bien  de  la  société,  la  confusion,  le  désordre  est 
pour  elle  la  dernière  expression  du  mal. 

L'auteur  jusqu'ici  n"a  traité  que  du  mal  tel  qu'il 
existe  sur  cette  terre  où  il  est  souvent  en  présence  du 
bien,  ce  qui  permet  un  retour  possible  à  la  vérité, 
mais  dans  les  pages  qui  suivent,  il  s'occupe  du  mal 
dans  son  isolement,  le  mal  avec  désespoir  d'en  sortir, 
l'enfer  enfin. 


*  Faradiso  IV,  21;  VIII,  1. 

t  Convito  IV,  21  ;  PanuUso  IV,  8. 


126  FRÉDÉRIC    OZANAM 

Il  faudrait  des  volumes  pour  décrire  les  supplices 
et  tout  ce  qui  a  été  écrit,  par  les  différents  poètes  et 
surtout  par  Dante,  sur  la  cité  des  méchants  dont  les 
portes  sont  marquées  de  cette  inscription.  "Vous  qui 
entrez,  laissez  toute  espérance.  * 

Nous  nous  contenterons  seulement  d'indiquer  ce 
qui  nous  a  le  plus  frappé  en  certains  endroits  de  cette 
analyse  qu'Ozanam  fait  du  poème  de  Dante.  L'auteur 
nous  dit  dans  le  cours  de  ce  chapitre  que  l'enfer  garde 
encore  les  vestiges  de  l'omniprésence  divine.  La  puis- 
sance, l'intelligence  et  l'amour  le  préparèrent  dès  le 
commencement:  l'amour  lui-même,  car  il  est  juste 
que  des  douleurs  éternelles  soient  le  partage  de 
ceux  qui  méprisèrent  l'éternel  amour,  t 

Après  avoir  parlé  de  l'enfer  tel  que  Dante  l'a  décrit, 
composé  de  neuf  cercles  se  resserrant  à  mesure  qu'ils 
s'enfoncent,  l'auteur  ajoute:  "  Mais  la  souffrance  phy- 
"  sique  suppose  l'existence  des  sens,  qui  semblent  à 
"  leur  tour  ne  se  point  séparer  de  leurs  organes.  Ainsi 
"  avant  que  la  résurrection  générale  ait  rendu  aux 
"  réprouvés  la  chair  en  laquelle  ils  se  corrompirent 
"  autrefois,  des  corps  provisoires  leur  sont  donnés  : 
''  ombres,  si  on  les  compare  aux  membres  vivants 
"  qu'ils  remplacent,  et  pourtant  réalités  visibles;  ne 
"  déplaç^-ant  pas  les  objets  étrangers  qu'ils  rencontrent, 


*  Inj.^ruo  III,  40,  3. 
-j-  Inferno  III,  2. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  127 

"  et  dérobant  l'aspect  de  ceux  devant  lesquels  ils  s'in- 
"  terposent  ;  vanités  en  eux-mêmes,  mais  donnant 
"  prise  aux  tortures.  Ils  perdent  quelquefois  la  for- 
"  me  humaine  pour  en  revêtir  de  plus  sinistres, 
■'  ramper  sous  des  figures  de  serpents,  se  ramifier  sous 
"  une  écorce  trompeuse,  s'agiter  en  tourbillons  de 
"  flammes,  * 

.Le  dernier  supplice  indiqué  c'est  l'absence  d'amour. 
De  là  cette  haine  de  la  Divinité  qu'ils  bravent  au  milieu 
de  leurspeines,  f  tle  là  ce  blasphème  éternel  contre  le 
lieu,  le  temps,  les  auteurs  de  leur  naissance, de  là  aus-si 
ces  malédictions  sur  les  parents  et  les  amis  trop  indul- 
gents et  ce  désir  du  néant,  désir  qui  ne  s'exaucera 
jamais.  | 

Avant  de  sortir  de  l'antre  infernal,  Ozanam  nous 
donne  d'après  Dante  une  description  des  maîtres  de 
ces  lieux  horribles. 

"  Dans  l'enfer  du  poète,  dit-il,  par  une  réminis- 
"  cence  de  la  poésie  païenne,  que  la  théologie  ne  con- 
''  damnait  pas,  Caron,  Minos,  Cerbère,  Plutus,  Phli- 
"  gias,  les  Furies,  les  Centaures,  les  Harpies,  Géryon, 
"  Cacus,  les  Géants,  transformés  en  démons,  sont 
"  établis   les   gardiens   d'autant    de   zones   successi- 


*  Inferno  VI,  6,  12;  XVII,  29,  23  ;  XII,  27. 
t  Inferno  XIX,  18. 
%  Inferno  III,  34. 


128  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  ves.  *  D'innombrables  légions  sont  répandues,  soit 
"  sur  les  ramparts  de  la  cité  douleureuse,  soit  dans 
"  ses  diverses  parties  et  s'y  jouent  parmi  les  terribles 
"  spectacles  qui  s'y  donnent,  f  Mais  ces  légions 
"  sont  les  esclaves  d'un  seul  maître.  Celui-là  est  le 
"  premier-né,  et  jadis  le  plus  beau  des  esprits;  au- 
"  jourd'hui  c'est  le  Mauvais  Vouloir  qui  ne  cherche 
"  que  du  mal,  celui  de  qui  toute  douleur  procède, 
"  l'antique  ennemi  de  l'humanité.  |  Divinité  de 
"  triste  et  mensongère  parodie,  empereur  du  royaume 
"  des  souffrances:  il  a  son  trône  de  glace  en  un  point 
"  qui  est  tout  ensemble  le  milieu  et  le  fond  de  l'abîme, 
"  autour  de  lui  s'échelonnent  les  neuf  hiérarchies  de 
"  la  réprobation  ;  sur  lui  repose  tout  le  système  de 
"  l'iniquité."  § 

Considérant  le  nuil  et  le  bien  dans  leur  rapproche- 
ment, l'auteur  étudie  les  circonstances  et  les  effets  de 
cette  rencontre.  Il  nous  les  montre  se  rencontrant 
soit  dans  les  vicissitudes  de  la  vie  individuelle  ou 
sociale  ;  soit  dans  cette  prorogation  de  la  vie  où  d'effi- 
caces expiations  s'accomplissent  ;  soit  dans  la  nature 
qui  est  le  théâtre  de  tous  les  faits  temporels  et  qm  se 
ressent  toujours  en  quelque  manière  de  leur  passage. 


*  Iiifemo  III,  V,  VI,  VIII,  IX,  XII,  XXXI,  XXXIV 

t/}i/t?-riO  VIII,  28;XXI. 

X  Inferno  XXX,  IV,  (5. 

§  Purgatorio  XIV, 49;  Ivfenio  XXXIV. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  129 

Après  nous  avoir  fait  connaître  Justine  dans  les  plus 
profonds  détails  la  constitution  intime  de  riiomnie, 
le  savant  professeur  s'occupe  de  rame  et  traite  des 
rapports  de  Tànie  avec  le  corps.  Dans  de  très  belles 
pages  il  nous  décrit  Torigine  de  l'âme,  son  essence  et 
ses  attributs  :  plus  loin  il  nous  la  montre  possédée  de 
trois  puissances,  une  végétative,  l'autre  animale  et  la 
troisième  rationnelle. 

L'âme  est  unie  au  corps,  dit-il.  comme  la  forme  à 
la  matière,  la  cause  à  TefiFet  et  l'acte  à  la  i)uissance. 
L'âme  est  partout  dans  les  moindres  atomes  de  })Ous- 
sière  vivante  qui  forment  tout  le  corps,  mais  elle  ha- 
bite surtout  dans  la  tête  de  l'homme  où  elle  se  mani- 
feste dans  ses  yeux,  et  dépose  dans  son  cerveau  les 
images  qu'elle  veut  retenir. 

De  même,  dit  Ozanam,  qu'aux  quatre  âges  de  la 
vie  correspondent  pour  le  corps  quatre  tempéraments 
qui  résultentde  la  combinaison  de  rhumide,du  chaud. 
du  sec  et  du  froid  ;  de  même  l'âme  passe  par  quatre 
phases,  dont  chacune  a  son  caractère  distinct,  ses 
charmes  et  ses  tristesses,  ses  vices  plus  familiers  et 
ses  vertus  de  prédilection.  * 

Telle  est  l'âme  pendant  la  vie.  mais  la  mort  vient 
interrompre  cette  harmonie.  L'Eternel,  dit  Dante,  ne 
communique  pas  une  vie  tarissable:  l'humanité  est  son 
œuvre.  Ihumanité   tout  entière,   âme   et    corps,   fut 


*  Condto  IV,  2,  25,  28. 


loO  FRÉDÉRIC    OZANAM 

formée  de  ses  mains,  animée  de  son  souffle,  au  sixième 
jour  du  monde;  au  dernier  jour,  tout  entière,  corps 
et  âme,  elle  revivra.  * 

Après  la  mort  de  chacun  de  nous,  cependant,j  usqu'au 
jugement  général,  que  devient  notre  âme?  Plusieurs 
philosophes  anciens,  ainsi  qu'un  grand  nombre  de 
penseurs  modernes, sont  d'avis  qu'il  existe  un  royaume 
composé  complètement  d'ombres,  où  l'âme  recouvre 
les  fonctions  de  sa  vie  animale,  et  révèle  sa  présence 
par  la  parole,  les')urire,  ou  par  les  larmes  ;  ce  royaume, 
c'est  le  royaume  des  âmes. 

Poursuivant  sa  dissertation  sur  râme,rauteur  fait 
une  analyse  très  détaillée  de  tout  ce  qui  s'y  rapporte, 
et  tout  ce  qui  la  frappe  par  les  sens  et  surtout  par  la 
vue. 

Les  sensations  de  Tâme  par  la  vue  sont  les  plus 
compliquées.  Souvent  les  yeux  donnent  de  telles  sen- 
sations à  l'âme  c;[uelcs  autres  sens  semblent  paralysés. 
C'est  ainsi  qu'il  arrive  que,  retenue  par  le  charme  d'un 
spectacle  qui  enchante  les  yeux,  Tâme  ne  s'aperçoit 
point  de  la  fuite  du  temps  que  l'horloge  fidèle  an- 
nonce à  Toreille.  Non  seulement  les  sensations  frap- 
pent ainsi  l'âme,  mais  elles  lui  donnent  un  sentiment 
d'utilité,  de  peine  ou  de  plaisir,  selon  certaines  dispo- 
sitions de  l'objet  d"où  elles  émanent.  C'est  ce  qu'on 
appelle.en  ramenant  à  sa  valeur  primitive, un  nom  de- 


*  J'aradiso  VIT,  L'3,  -ii' 


FRÉDÉRIC    OZAXAM  131 

puis  longtemps  dénaturé  "appréhension"*  Les  sens 
jouent  donc  le  plus  grand  rôle  dans  les  opérations  de 
l'esprit  humain.  Mais  cette  partie  de  l'âme,  qui  est 
soumise  aux  influences  extérieures,  n'est  que  la  région 
basse  ou  première  partie  ;  il  y  a  de  plus  une  région 
supérieure  où  tout  est  spontané,  pur  et  radieux.  C'est 
là  où  se  trouvent  toutes  les  facultés,  telles  que  celles 
du  jugement,  de  l'invention,  de  l'intellect  qui  marche 
hardiment  à  la  recherche  de  l'inconnu,  et  la  mémoire 
qui  revient  sur  les  traces  laissées  par  lui  sans  pouvoir 
toujours  les  suivre  jusqu'au  bout,  f 

Dans  l'esprit  humain  il  faut  encore  reconnaître  tles 
idées  premières  dont  on  ne  saurait  expliquer  l'origine  ; 
il  y  a  des  principes  qui  ne  nous  viennent  pas  du  de- 
hors et  que  nous  ne  nous  sommes  point  donnés.  Il  y 
a  une  création  intérieure  continuelle  qui  annonce  la 
présence  invisible  de  la  Divinité,  i 

Puis  l'auteur  donne  des  conseils  pour  suivre  le  che- 
min de  la  science  véritable  et  de  la  vérité  au  lieu  de 
celui  de  l'ignorance  et  de  l'erreur.  Ces  préceptes  se 
résument  en  trois  mots  qui  sont:  expérience, prudence, 
persévérance. 

Après  avoir  décrit  toutes  les  passions  qui  viennent 
assaillir  l'âme,  et  surtout  celle  de  l'amour,  l'auteur 


""  Faradim  XVII,  !». 
t  Paradlso  I,  lî. 

+  (Ji)urlti',  (Jicéi'un,  l'iulun. 


132  FRÉDÉRIC  OZANAM 


nous  donne,  d'après  Dante,  une  idée  des  difficultés 
que  l'âme  rencontre  quand  après  s'être  laissée  en- 
traîner par  les  passions,  elle  a  reconnu  son  erreur 
et  désire  revenir  dans  la  bonne  voie.  Le  premier 
obstacle  c'est  l'isolement,  car  souvent  celui  qui 
tombe,  se  détache  en  même  temps  de  la  société  reli- 
gieuse ;  le  second  obstacle  c'est  la  négligence,  qui 
fait  qu'on  retarde  autant  que  possible  à  se  corriger 
des  mauvaises  habitudes. Cel  ui  qui  voudra  marcher  j  us- 
qu'au  bout  dans  cette  voie  du  repentir  et  du  bonheur, 
s'appliquera  à  la  méditation  des  exemples  c|ue  l'his- 
toire profane  et  l'Ecriture  sainte  lui  fourniront,  des 
vices  auxc;[uels  il  se  livra  et  des  vertus  contraires.  * 

D'ailleurs  l'œuvre  de  la  régénération  morale  est  une 
seconde  création,  elle  ne  saurait  s'accomplir  sans  l'in- 
tervention divine.  On  la  sollicitera  donc  par  la  prière, 
la  prière  fait  violence  à  la  Toute-Puissance  même, 
parceque  la  Toute-Puissance  s'est  fait  une  douce  loi 
de  se  laisser  vaincre  par  l'amour  pour  vaincre  à  son 
tour  par  la  bonté,  f  C'est  ainsi  qu'on  parviendra  à 
éviter  le  Purgatoire  dont  le  poète  a  si  bien  peint  tous 
les  tourments. 

Nous  avons  vu  ce  que  c'était  que  le  mal,  voyons 
maintenant  ce  qu'est  le  bien  et  ce  qu'en  dit  le  poète. 
Pour   parvenir  au  paradis  il  ne  suffit  pas  d'éviter  le 


*  J'iirgatorio  Xlli,  !;>. 
1  Pwyatork)  IX,  28, 


FRÉDÉRIC    OZANAM  133 

mal,  qui  n'est  pas  suivi  de  repentir  (l'enfer),  ou  le 
mal  qui  est  effacé  par  la  contrition  et  la  pénitence 
(purgatoire),  il  faut  de  plus  pratiquer  la  vertu,  faire 
le  bien. 

"'  Le  bien  pour  Tbomme,  c'est  ce  qu'il  doit  être, 
"  c'est  la  fin  dernière  de  son  existence.  Cette  fin,  dit 
"  Ozanam,  peut  être  considérée  tour  à  tour  comme 
^'  extérieure,  puisqu'on  y  tend  et  comme  intérieure 
'•  puisqu'on  y  touche.  Le  bien  aperçu  au  dehors,  à  la 
**  possession  duquel  on  s'efforce  d'atteindre,  c'est  le 
''  bonheur,  le  bien  conçu  au  dedans  et  qu'on  réalise 
"  en  soi,  s'appelle  perfection.  Ce  dernier  bien  ne  se 
''  laisse  pas  atteindre  en  ce  monde,  car  l'intelligence 
•'  ne  saurait  parvenir  ici-bas,  à  son  exercice  le  plus 
"  complet,  qui  est  de  contempler  l'être  souverainc- 
"  ment  intelligible,  Dieu.  Les  trois  femmes,  dit  l'au- 
"  teur,  qui  allèrent  visiter  le  Sauveur  au  sépulcre,  ne 
"  l'y  trouvèrent  pas,  mais  à  sa  place,  un  ange  qui  leur 
"  dit  :  Il  n'est  point  ici;  vous  le  verrez  ailleurs.  De 
"  même,  trois  écoles,  celles  d'Epicure  de  Zenon  et 
"  d'Aristote,  vont  chercher  dans  ce  tombeau  terrestre 
"  que  nous  habitons,  le  souverain  bien  qu'elles  n'y 
''  trouvèrent  point.  Mais  le  sentiment  intérieur,  qui 
'•  vient  d'en  haut  comme  un  messager  divin,  nous 
'■  fait  savoir  qu'en  une  autre  vie,  ce  bien  nous  attend." 

La  Providence  a  mis  en  nous,  dit  Ozanam.  l'amour 
inné  du  l^eau  et  du  bien  ;  cette  initiative  providen- 
tielle s'exerce  à  notre  insu  dans  nous-mêmes, elle  s'an- 
nonce par  des  dispositions  heureuses  qui  varient  avec 


134  FRÉDÉRIC    OZANAM 


les  âges  de  la  vie.  "  L'adolescence,  dit  notre  auteur, 
"  a  pour  elle  l'obéissance  et  la  douceur,  la  modestie 
"  et  la  beauté:  la  modestie  qui  comprend  l'humilité, 
"  la  pudeur  et  la  honte;  la  beauté  qui  consiste  dans 
"  la  proportion  et  dans  la  santé  de  toutes  les  parties 
"  du  corps,  dans  leur  fidélité  à  rendre  les  impressions 
"  de  l'âme, à  subir  ses  impulsions. Les  ornements  de  la 
"jeunesse  sont  :  la  tendresse,  la  courtoisie,  la  loyau- 
"  té,  la  tempérance  et  la  force.  On  peut  dire  que  ces 
"  deux  dernières  sont  le  frein  et  l'éperon  dont  la  rai- 
"  son  se  sert  pour  gouverner  l'appétit,  ainsi  que 
"  l'écuyer  gouverne  un  cheval  généreux.  La  vieillesse 
"  est  l'époque  où  les  acquisitions  laborieuses  des  an- 
"  nées  écoulées  doivent  se  communiquer,  c'est  l'heure 
"  où  la  rose  s'ouvre  et  répand  ses  parfums.  Les  quali- 
"  tés  qui  lui  sont  propres  sont  :  la  prudence,  la  justice, 
"  la  bienfaisance  et  l'affabilité.  Enfin  le  dernier  âge 
"  se  repose  dans  l'attente  pieuse  et  sereine  de  la  mort, 
"  dans  un  retour  reconnaissant  sur  les  jours  passés, 
"  dans  une  affectueuse  aspiration  vers  Dieu,  qui  est 
"  proche. 

Dans  les  pages  suivantes,  l'auteur  fait  une  longue 
énumération  de  toutes  les  vertus,  vertus  cardinales  et 
vertus  théologales. 

Une  des  formes  du  bien  c'est  la  vérité.  "  Nous  avons 
"  vu,  dit  Ozanam,  se  multiplier  les  systèmes  et  les 
"  écoles,  sans  rien  de  commun  que  leur  insuffisance. 
"  La  plénitude  de  la  science  ne  pouvait  se  retrouver 
"  que  dans  un  nouvel  homme  :  elle  habite  la  poitrine 


FRÉDÉRIC    OZANAM  •  V65 


"  sacrée  qui  fut  ouverte  sur  le  calvaire  par  la  lance  du 
"  soldat.  *  De  là  elle  devait  se  répandre  parmi  ces 
"  sages  du  sanctuaire,  pères  et  docteurs  de  l'Eglise." 
Ici  l'auteur  nomme  Denis  l'Aréopagite,  Boèce,  Isidore, 
Bède,  Raban  le  Maure,  Anselme  Bernard,  Pierre  Da- 
mien,  Pierre  Lombard,  Hugues  et  Richard  de  Saint 
Victor,  Pierre  l'Espagnol  et  Albert  le  Grand,  saint  Bo- 
nhventure  et  saint  Thomas  d'Aquin. 

Une  autre  forme  du  bien  encore  c'est  la  justice,  le 
droit.  L'homme  en  effet,dit  notre  auteur,a  une  double 
mission  en  ce  monde,  l'une  est  de  réaliser  toute  la 
somme  de  bien-être  possible  en  cette  vie  :  on  y  par- 
vient par  l'accomplissement  des  préceptes  de  la  phi- 
losophie, par  la  pratique  des  vertus  intellectuelles  et 
morales.  L'autre  est  d'atteindre  à  la  béatitude  éter- 
nelle ;  et  l'on  y  arrive  par  une  adhésion  docile  aux 
enseignements  de  la  révélation,  par  l'exercice  des  ver- 
tus théologiques,  f  Toutefois  cette  admirable  écono- 
mie serait  bientôt  troublée  par  les  passions  rebelles, 
si  un  frein  ne  les  contenait,  si  une  main  ne  les  diri- 
geait, si  des  circonstances  extérieures  ne  les  modi- 
fiaient :  le  frein,  c'est  la  loi  ;  la  main,  l'autorité  ;  les 
circonstances  extérieures,  la  société.  Aux  deux  mis- 
sions de  l'homme  correspondent  deux  sortes  de  loi, 
d'autorité,  l'une  temporelle,  l'autre  spirituelle.  J 


*  Paradim  XIII,  14. 
t  De  Monorchia  III. 
X  Piirr/atnrio  XXI. 


136  FRÉDÉRIC   OZANAM 


De  même  qu'en  parlant  du  mal,  Ozanam  a  été  en- 
traîné Ti  nous  faire  une  peinture  de  l'enfer  d'après  le 
poète,  de  même  aussi  le  bien  l'a  porté  à  analyser  ce 
que  le  poète  a  chanté  du  bonheur  du  ciel.  Nous  re- 
produirons quelques  parties  de  ce  chapitre  qui  nous 
ont  le  plus  frappé. 

'■  D'après  la  loi  qui  s'accomplit  dans  les  trois  roy- 
"  aumes  du  monde  invisible,  dit  notre  auteur,  loi  qui 
"  supplée  à  l'absence  temporaire  des  corps,  les  âmes 
"  bienheureuses  revêtent  des  formes  sensiljles.  Mais 
'"  ces  formes  resplendissent  d'une  clarté  merveilleuse 
"  et  toujours  mesurée  à  la  grandeur  des  vertus  qu'elle 
"  couronne.  Ce  n'est  d'abord  qu'un  voile  de  lumière, 
"  ce  sont  des  flambeaux  ardents,  des  astres  enflam- 
"  mes;  ce  qu'il  y  a  de  matériel  se  spiritualise  pour 
'"ainsi  dire:  ce  ne  sont  plus  des  ombres,  mais  des 
"  gloires."  * 

Le  poète  continue  dans  les  pages  suivantes  à  nous 
retracer  ces  apparitions  éblouissantes  de  lumière,  de 
l)onheur  et  de  joie.  Pour  parler  de  cette  fête  sans  len- 
demain, il  a  réuni  les  plus  ravissantes  et  les 
plus  suaves  couleurs.  "'Il  a  vu,  dit-il,  au  milieu 
"  de  l'empyrée,  un  immense  réservoir  de  lumière 
"  s'étendre  en  forme  circulaire,  et  réfléchir  les  splen- 
"  deurs  de  la  gloire  divine;  alentour  des  trônes  bril- 
"  lants  s'élèvent  en  amphithéâtre,  où  sont  assis,  cou- 


*  Paradiso  III,  8,  Y,  36  ;  XXI,  5. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  137 

"  verts  de  blancs  vêtements,  les  rangs  pressés  des 
"  bienheureux.  C'est  comme  une  rose  blanche  aux 
"  feuilles  innombrables  qui  s'épanouit  :  l'allégresse  et 
"  la  louange  sont  les  parfums  qui  s'échappent  de  son 
"  calice.  Des  anges  aux  ailes  d'or  descendent,  pareils 
'  il  des  essaims  d'abeilles,  dans  cette  grande  fleur  et 
"  et  remontent  vers  le  soleil  éternel,  sans  que  leur 
"  foule  en  intercepte  les  rayons.  Seul,  en  effet,  il  satis- 
"  fait  et  captive  les  contemplations  et  les  affections 
"  de  ces  millions  d'esprits,  astre  que  jamais  aucun 
"  nuage  ne  voila,  sans  coucher  et  sans  hiver,  affranchi 
"  des  lois  de  la  création  que  lui-même  a  fixées."  * 

Avant  de  sortir  de  l'enfer,  l'auteur  nous  a  donné 
une  description  des  maîtres  de  ce  terrible  roj^aume, 
il  fait  la  même  chose,  avant  de  descendre  du  ciel,  et 
il  nous  représente  le  souverain  Maître  de  l'univers, 
tel  que  l'a  décrit  Dante. 

'■  Il  arrive  un  moment,  dit-il,  où  le  poète  semble 
"  devoir  s'arrêter,  infidèle  à  son  procédé  systématique, 
'■  où  chaque  série  de  conceptions,  se  réfléchit  dans  une 
"  vision  correspondante;  il  semblait  que  l'image  ne 
"  pouvait  plus  c^u'appesantir  la  pensée.  Mais  le  génie 
"  accepta  le  défi;  et  jamais  peut-être,  ni  avant  ni  de- 
"  puis,  l'expression  poétique  ne  s'éleva  à  une  pureté 
"  plus  parfaite,  avec  une  plus  audacieuse  énergie. — 
"  Le  ciel  était  ouvert,  un  point  lumineux  apparut. 


*  Paradiso  XXX,  33. 


138  FRÉDÉRIC   OZANAM 


qui  rayonnait  cVune  clarté  insoutenable  à  l'œil. 
Environ  à  la  même  distance  où  l'auréole  aux  sept 
couleurs  se  forme  à  l'entour  de  l'astre,  dont  elle 
réfléchit  les  rayons,  autour  de  ce  point  immobile, 
un  cercle  de  feu  tournait  si  rapide,  qu'il  surpas- 
sait en  vitesse  la  rotation  des  cieux.  D'autres 
cercles  concentriques  entouraient  celui-ci  jusqu'au 
nombre  de  neuf,  toujours  plus  vastes  dans  leurs 
dimensions,  mais  moins  prompts  dans  leur  course, 
moins  purs  dans  leur  éclat.  Or  comme  à  ce  spec- 
tacle, le  poète  demeurait  suspendu  entre  l'étonne- 
ment  et  le  doute,  il  lui  fut  dit  :  De  ce  point,  dépend 
le  ciel  et  toute  nature."  C'était  Dieu.  Et  dans  ces 
cercles,  qui  mutuellement  s'attiraient  vers  leur 
centre,  il  reconnut  les  neuf  ordres  de  créatures 
spirituelles,  qui,  entraînées  par  l'amour,  entraînent 
elles-mêmes  le  monde  entier  :  c'étaient  les  Anges.  * 
"  Les  mondes  que  nous  avons  parcourus  annoncent 
l'art  admirable  qui  les  fit  être.  Jusque  sur  les  portes 
de  l'Enfer,  nous  avons  vu  l'empreinte  de  la  puis- 
sance, de  la  sagesse  et  de  l'amour.  Le  ciel,  en  pour- 
suivant sur  nos  têtes  le  cours  de  ses  évolutions, 
nous  montre  ces  beautés  éternelles,  comme  pour 
nous  convier  à  reconnaître  l'ouvrier  qui  les  fa- 
çonne." 


"  P«r«(fi.so  XX  Vril,  6,  14. 


FRÉDÉRIC  OZANA>r  139 


Tout  cela  est  bien  hardi  et  l'on  a  raison  de  préférer 
la  sagesse  des  livres  saints  qui  recouvre  d'un  voile 
épais  lu  personnalité  divine,  ailleurs  que  dans  l'incar- 
nation et  dans  des  manifestations  très  rares. 

Qui  pourra  cependant,  après  avoir  admiré  ce  qui  pré- 
cède, nier  l'existence  d'un  Dieu  infiniment  puissant, 
infiniment  sage  et  infiniment  aimable  :  un  Dieu  infini- 
ment juste,  qui  condamnera  à  des  tourments  et  à  des 
supplices  éternels,  ceux  qui  auront  fait  le  mal,  de 
même  qu'il  accordera  un  bonheur  sans  mélange,  une 
félicité  sans  fin,  à  ceux  qui  auront  pratiqué  la  vertu 
et  fait  le  l)ien? 


Dans  les  chapitres  suivants,  Ozanam,  faisant  une 
appréciation  de  la  philosophie  de  Dante,  démontre 
les  analogies  de  cette  philosophie  avec  les  opinions 
des  penseurs  indiens,  et  les  idées  orientales. 

Rien  de  surprenant,  que  le  poète  florentin  ait  eu 
connaissances  des  différents  systèmes  des  philosophes 
de  l'Inde,  puisqu'à  cette  époque,  toute  l'Europe,  et 
surtout  ritalie,était  en  relation  avec  l'extrême  Orient, 
par  les  croisades.  "  De  plus,  comme  le  remarque 
'*  l'auteur,  les  traductions  d'Avicennes,  d'Agazil  et 
"  d'Averrhoès,  circulant  dans  toutes  les  mains,  n'a- 
"  valent  pu  manquer  de  tomber  dans  celles  de  Dante  ; 
''  des  citations  répétées  en  font  foi  dans  ses  écrits.'' 

C'est  ainsi,  que  la  montagne  du  purgatoire,  décrite 


140  FRÉDÉRIC    OZANAM 

dans  la  Divine  Comédie,  comme  le  centre  primitive- 
ment destiné  â  l'habitation  de  Thomme,  et  couronné 
par  les  délicieux  ombrages  du  Paradis  terrestre,  n'est 
autre  que  le  mont  Mérou,  que  les  brahmes  se  repré- 
sentaient comme  le  pivot  du  monde,  aux  pieds  du- 
quel rayonnaient  toutes  les  contrées  habitées  par  les 
hommes  et  les  génies,  et  dorit  le  sommet  contenait  la 
demeure  terrestre  des  dieux. 

Plus  loin,  l'auteur  nous  énumère  aussi  les  nom- 
breux rapports  entre  la  philosophie  de  Dante  et  les 
écoles  de  l'antiquité, d'après  Platon  et  Aristote. Le  phi- 
losophe florentin  considérait  toujours  Aristote, comme 
la  souveraine  puissance  philosophi(pie,legrand  maître 
de  toutes  les  connaissances  humaines.  Cependant, 
cette  prédilection  pour  celui  qu'il  appelait  le 
docteur  de  la  science  et  de  la  sagesse,  ne  l'a  pas 
empêché  d'accepter  un  grand  nombre  de  dogmes 
platoniciens  et  de  partager  les  opinions  de  Platon 
sur  l'idéalisme.  "Car,  dit  Ozanam,  Dieu  reconnu  a 
^^  priori  })Our  expliquer  le  monde,  les  idées  pour  faire 
"  comprendre  les  réalités, la  raison  pour  dominer  l'ex- 
"  périence;  la  vie  future  pour  régler  la  vie  présente  : 
"  les  vérités  intelligibles  devançant  dans  l'ordre  lo- 
"  gique  les  vérités  expérimentales,  ne  sont-ce  pas 
"  tous  les  traits  de  l'idéalisme  ?  " 

Tout  en  acceptant  un  grand  nombre  des  doctrines 
de  Platon,  et  en  suivant  Aristote  avec  une  confiance 
inébranlable,  lorsqu'il  ne  s'agissait  que  de  questions 
purement  philosophiques,  Dante  avait  assez  de  discer- 


FRÉDÉRIC   OZANAM  141 

nenient  pour  se  garder  de  suivre  toutes  les  erreurs,  dans 
lesquelles  sont  tombés  ces  deux  grands  philosophes. 
C'est  ainsi  qu'il  se  sépare  d'eux,  lorsqu'il  s'agit  de  l'im- 
mortalité de  l'âme  :  il  la  conçoit  séparable  du  corps,  et 
la  fait  survivre  séparée  tout  en  proclamant  la  nécessité, 
de  leur  réunion  future  pour  l'éternité.  C'est  ainsi  aussi 
qu'avec  Aristote,  il  admet  l'expérience  acquise  par 
les  sens  (sensualisme),  comme  une  base  nécessaire 
de  toute  science,  mais  non  pas  comme  la  seule  et 
unique  base  de  toutes  connaissances. 

Le  poète  philosophe  a  bientôt  saisi  toutes  les  er- 
reurs et  aperçu  toutes  les  lacunes  des  différents 
dogmes  philosophiques  ;  il  en  rejette  complètement 
quelques-uns  et  n'en  admet  d'autres  qu'avec  certaines 
restrictions.  Mais  d'Aristote  comme  de  Platon,  il  em- 
prunte des  vues  profondes  et  des  principes  très  rigou- 
reux. 

La  plus  grande  sauvegarde  contre  l'erreur  était  sa 
grande  connaissance  des  ouvrages  de  saint  Thomas 
d'Aquin  et  de  saint  Bonaventurc.  Ajoutons  à  cela, 
l'amour  et  l'admiration  (pi'il  professait  pour  ces  deux 
grands  docteurs,  et  nous  ne  serons  pas  surj)ris  de  le 
voir   parmi  leurs  plus  fidèles  disciples. 

"'  Dante  rencontrait,  dit  Ozanam,  dans  le  monde 
"  savant  leur  mémoire  toute  récente  et  toute  puis- 
'■  santé,  leurs  enseignements  et  leurs  vertus,  confon- 
"  dus  encore  en  un  même  et  vivant  souvenir.  Aussi 
'•  traitait- il  quelquefois  avec  eux,  comme  avec  de 
"  nobles    mais  bienveillants  amis,  citant    à  rai)pui 


142  FRÉDÉRIC    OZANAM 

"  de  ses  opinions,  avec  une  familiarité  sublime, 
"  le  bon  frère  Thomas.  *  Et  cependant  il  devan- 
"  çait,  il  dépassait  même  par  son  jugement  phi- 
"  losophique,  l'apothéose  solennelle,  que  l'autorité 
"religieuse  devait  lui  décerner  un  jour;  il  plaçait, 
'•  dans  une  des  plus  belles  sphères  de  son  Paradis,  les 
"  deux  anges  de  l'école;  il  les  représentait,  dominant 
"  dans  une  souveraineté  fraternelle, la  multitude  bien- 
"  heureuse  des  docteurs  de  l'Eglise." 

Rien  de  surprenant  alors,  que  les  doctrines  philo- 
sophiques de  Dante,  se  ressentent  de  l'influence  et  de 
l'admiration  que  lui  inspiraient  ces  deux  grands 
maîtres,  les  plus  fidèles  représentants  de  tout  ce  qu'il 
y  avait  eu  de  plus  sage  et  de  plus  pur  dans  la  phi- 
losophie scolastique. 

Plus  loin,  Ozanam  ajoute  :  "En  se  plaçant  à  la  fois, 
"  sous  les  auspices  de  saint  Thomas  et  de  saint  Bona- 
"  venture,  Dante  suivait  cet  heureux  entraînement, 
"  qui  déjà  l'avait  conduit  à  subir  tour  a  tour  les  in- 
"  fluences  du  platonisme  et  de  l'aristotélisme.  S'il 
"  avait  cru  à  la  possibilité  d'un  rapprochement  entre 
"  les  deux  princes  des  écoles  grecques,  il  le  voyait 
"  complètement  réalisé  entre  les  maîtres  du  mysti- 
"  cisme  et  du  dogmatisme.  C'est  à  leur  école  que 
"  Dante  avait  recueilli  plusieurs  de  ses  plus  intéres- 
"  sants  aperçus  :  les    rapports  de  l'erreur  et  du  vice  ; 


Cuurliu  IV,  oO,  "  buoii  fia  Toiuuiaso". 


FRÉDÉRIC    OZANAM  143 


"  de  la  vertu  et  du  savoir;  l'ordre  généalogique  des 
"  péchés  capitaux,  et  l'action  réciproque  du  physique 
"  et  du  moral.  Enfin,  il  n'y  a  pas  jusqu'à  la  forme 
"  générale  de  la  Divine  Comédie,  qui,  en  décrivant  le 
"  pèlerinage  de  son  auteur,  par  les  sphères  du  ciel, 
"séjour  d'autant  de  vertus  distinctes,  jusqu'aux  pieds 
"  du  Tout-Puissant,  qui  ne  rappelle  les  titres  favoris, 
"des  opuscules  de  saint  Bonaventure:  Itinéraire  de 
^^  Pâme  vers  Dieu;  V Echelle  dorée  des  vertus;  les  sept 
"  chemins  de  V Eternité,  etc. 

Dante,  nous  l'avons  vu,  ne  trouvait  pas  de  titres 
assez  élevés,  pour  en  parer  Platon  et  Aristote.  Saint 
Thomas  et  saint  Bonaventure  eux-mêmes  ne  ména- 
geaient pas  leur  admiration  à  ces  grands  philosophes 
païens.  Cependant,  i)as  plus  que  saint  Bonaventure 
et  saint  Thomas,  Dante  ne  se  bornait  pas  à  être  le 
simple  continuateur  des  systèmes  philosophiques  du 
paganisme. 

Nous  l'avons  dit  plus  haut,  la  philosophie  du  poète 
florentin  est  surtout  éclectique  dans  ses  doctrines. 
A  part  de  ce  qu'il  trouvait  dans  les  ouvrages  des  deux 
grands  maîtres  de  l'école  de  philosophie  catholique, 
il  lui  fallait  de  grandes  et  profondes  études  et  re- 
cherches dans  les  systèmes  antiques  et  païens,  pour 
ne  prendre  et  ne  choisir  que  ce  qui  n'était  pas  erreur, 
ou  n'y  pouvait  pas  conduire,  surtout  lorsqu'il  s'agis- 
sait de  points  aussi  essentiels,  que  ceux  de  l'inixiiorta- 
lité  de  l'âme,  du  devoir,  et  de  Dieu.  "En  effet,  dit 
••  Ozanam,  la  philosophie  païenne  est  une  philosophie 


144  FEÉDÉRIC    OZANAM 

"  d'investigation,  qui  se  perd  en  d'interminables 
"  généralités,  dans  les  prolégomènes  d'un  système 
'"  encyclopédique,  toujours  incomplet.  La  philosophie 
"  chrétienne,  toute  de  démonstration,  conduisait  à 
"  des  recherches  précises,  détaillées,  fécondes  :  en  dé- 
"  gageant  de  tous  les  alliages  de  l'erreur,  les  deux 
"  idées  capitales  de  Dieu  et  de  l'âme,  elle  a  fondé  la 
"  théodicée  et  la  psychologie  ;  elle  a  préparé  des  loi- 
"  sirs  à  ceux,  qui  voudraient  un  jour  observer  la  na- 
"  ture,  des  instructions  à  ceux  qui  seraient  appelés  à 
"  réformer  les  sociétés  ;  elle  a  vraiment  accomidi  ce 
"  que  Bacon  nommait  la  grande  instauration  des 
"  connaissances  humaines.  Si  donc  les  systèmes  de 
"  l'antiquité  semblèrent  se  continuer  à  quelques 
"  égards^  dans  le  dogmatisme  et  le  mysticisme,  par- 
"  mi  les  réalistes  et  les  conceptualistes,  ce  fut  pour  se 
"  rapprocher  et  se  ranimer,  sous  l'action  conciliante 
"  de  la  foi  nouvelle.  Les  dispositions  générales  de 
"  l'époque  favorisaient  ce  résultat  :  Dante,  disciple 
"  fidèle  de  son  époque,  avant  d'en  devenir  le  maître, 
"  devait  donc  être  Téclectique  chrétien." 

Dante,  nous  l'avons  déjà  dit,  ne  voulut  pas  s'asso- 
cier à  l'admiration  des  philosophes,  ses  contempo- 
rains, pour  cette  partie  de  la  philosophie,  qui  est  la 
logique,  il  alla  même  jusqu'à  contester  son  infaillibi- 
lité, en  ce  c^ui  concerne  du  moins  le  syllogisme. 
En  agissant  ainsi,  il  se  rapprocha  de  la  philosophie  ■ 
moderne:  "Car,  dit  Ozanam,  l'essai  d'une  réforme 
*■  logique,  et  l'esquisse  d'une  nouvelle  méthode;  la 


FRÉDÉRIC    OZANAM  145 

"  liberté  de  Tintelligence  reconquise,  et  son  premier 
"  exercice,  récompensé  par  la  prévision  de  plusieurs 
"  vérités,  desquelles  dépendaient  tous  les  j^rogrès  des 
"  sciences  physiques;  voilà,  par  quels  services,  Dante 
"  s'associa  aux  progrès  de  l'empirisme  moderne,  mais 
"  il  en  sut  éviter  les  aberrations  ;  il  laissa  loin  de  lui 
"  les  routes,  par  où  la  foule  alla  plus  tard  se  perdre 
".  dans  la  fange  des  doctrines  matérialistes  et  des 
"  systèmes  utilitaires." 

Plus  loin,  l'auteur  dit  encore  que  "Dante,  en  se 
"  plaçant  au  point  de  vue  de  la  mort,  avait  conçu  le 
"  plan  d'une  philosophie  de  la  vie  ;  il  en  fit  le  centre 
"  et  le  lieu  de  ralliement  de  toutes  ses  recherches 
"ultérieures;  il  en  fit  une  science  universelle.  Or, 
"  cette  sagesse  pratique,  ce  côté  positif  du  savoir,  est 
"  précisément  ce  qui  distingue  les  deux  célèbres 
"  écoles  du  dix-septième  siècle,  celle  de  Descartes, 
"  d'où  sortirent  Nicole,  Bossuet  et  Fénelon,  et  celle  de 
"  Leibnitz,  où  l'esprit  germanic^ue  devait  acquérir 
"  la  profondeur  et  la  gravité  dont  il  s"enorgueillit." 

D'un  autre  côté,  Dante,  en  cherchant  continuelle- 
ment à  donner  un  but  utile  et  pratique  à  ses  écrits 
philosophiques,  se  rapprochait  du  rationalisme  mo- 
derne. '•  Toutefois,  dit  Ozanam,  il  n'alla  pas  aux  excès 
'•  qui  se  sont  vus  de  nos  jours.  Il  ne  divinisa  pas  Thu- 
"  manité,  en  la  représentant  suffisante  à  soi-même, 
"  sans  autre  lumière  que  la  raison,  sans  autre  règle 
"  que  son  vouloir.  Il  ne  l'enferma  pas  non  plus  dans 
"  le  cercle  vicieux  de  ses  destinées  terrestres,  comme 

10 


146  PEÉDÉEIC   OZANAM 

"  le  font  ceux  pour  qui,  tous  les  événements  histo- 
"  riques  ne  sont  que  les  causes  et  les  effets  néces- 
"  saires  d'autres  événements  passés  ou  futurs.  Il  ne 
"  plaça  l'humanité,  ni  si  haut  ni  si  bas.  Il  vit  qu'elle 
"  n'est  pas  tout  entière  dans  ce  monde,  où  elle  passe, 
"  en  quelque  sorte,  par  essaims  ;  il  alla  tout  d'abord 
"  la  chercher,  au  terme  du  voyage,  où  les  inombrables 
"  pèlerins  de  la  vie  sont  rassemblés  pour  toujours." 

Pour  terminer  disons  que,  cette  analogie  des  idées 
de  Dante  avec  celles  des  principaux  philosophes 
modernes,  a  été  la  principale  cause,  d'après  notre  au- 
teur, de  l'intérêt  et  de  l'admiration,  qu'on  a  ressentis 
pour  le  grand  poète  florentin,  dans  ces  derniers  temps. 
Ozanam,par  l'extrait  suivant  du  discours  de  réception 
de  M.  de  Lamartine  à  l'Académie  française,  prouve 
jusqu'à  quel  point,  Dante  a  pu  attirer,  l'attention  et 
les  sympathies  des  penseurs  et  des  écrivains  de  notre 
temps.  Dante,  a  dit  M.  de  Lamartine,  "semble  le  poète 
"  de  notre  époque,  car,  chaque  époque  adopte  et  ra- 
"  jeunittour  à  tour,  quelques-uns  de  ces  génies  im- 
"  mortels,  qui  sont  toujours  aussi  des  hommes  de  cir- 
"  constance  ;  elle  s'y  réfléchit  elle-même,  elle  y  trouve 
"  sa  propre  image,  et  trahit  ainsi  sa  nature,  par  ses 
"  prédilections." 

Avant  de  terminer  cette  troisième  partie  du  livre, 
l'auteur  s'occupe  de  l'orthodoxie  de  Dante,  et  nous 
fait  connaître  les  raisons  pour  lesquelles,  plusieurs 
ont  refusé  d'admettre  que  le  poète  philosophe  fut 
vraiment  catholique.    Pour  nous,  qui  vivons  au  milieu 


FRÉDÉRIC   OZANAM  147 


d'une  population  de  croyances  mixtes,  et  dont  le  pro- 
testantisme forme  une  large  part,  nous  avons  été 
surpris  de  voir  qu'on  ait  pu  compter  Dante,  comme 
un  des  précurseurs  de  Luther  et  de  Calvin.  Il  est  vrai 
que  la  religion  prétendue  réformée,  s'est  enrichie  de 
bien  des  variations,  depuis  son  apparition  jusqu'à  nos 
jours,  mais  elle  a  toujours  rejeté,  il  nous  semble,  des 
points  aussi  importants  c^ue  le  purgatoire,  le  culte  de 
la  sainte  Vierge,  le  sacrement  de  Pénitence,  et  bien 
d'autres  croyances  qui  font  notre  joie  et  notre  bon- 
heur, et  qui  ont  inspiré  les  chants  les  plus  sublimes, 
de  la  Divine  Comédie.  *  Il  est  vrai,  comme  le  remarque 
l'auteur,  que  la  religion  établie  par  Henri  VIII  a 
cherché  dès  ses  commencements,  dans  les  œuvres  des 
hommes  célèbres  de  l'antiquité  et  du  moyen  âge,  des 
rapprochements,  des  idées,  et  des  principes  qui  tou- 
chassent, de  plus  ou  moins  loin,  aux  doctrines  religi- 
euses prêchées  par  Luther,  afin  de  faire  remonter  la 
nouvelle  religion  jusqu'à  eux;  mais,  nous  étions  loin 
de  nous  attendre,à  cequ'on  accordât  la  paternité, d'une 
hérésie  au  poète  c^ui  place  dans  la  partie,  la  plus  hor- 
rible de  son  enfer,  tous  les  hérésiarques  connus  avant 
son  temps,  et  tous  ses  contemporains  qui  paraissaient 
incliner  vers  le  schisme,  sans  distinction  de  parti,  et 
sans  exception  pour  les  vertus  guerrières  et  civiles 
qui  pouvaient  les  illustrer. 


*  Voyez  Paradiso  V,  25;  Purgatano  IX,  20  ;  III,  46;  V,  19; 
IX  Pcmion  II,  23  ;  Paradm  XXV,  23  ;  IV,  14. 


148  FBÉDÉRIC  OZANAM 

"  Plus  tard,  dit  Ozanam,  lorsque  la  littérature  ita- 
"  lienne,  affranchie  de  la  funeste  influence  des  scien- 
"  tisti,  revint  à  des  traditions  meilleures,  le  culte  des 
"  vieux  poètes  de  la  patrie,  fut  habilement  mis  à  pro- 
"  fit  par  les  sociétés  secrètes,  et  rattaché  à  leurs  théories 
"  politiques  et  religieuses."  Ainsi  on  voulut  faire  de 
Dante,  non  seulement  un  protestant,  mais  un  franc 
maçon,  "  chef  d'une  association  mystérieuse,  à  la- 
"  quelle  Dante,  Pétrarque  et  Boccace,  auraient  prêté 
"  leurs  serments  et  leur  génie." 

Quelle  a  été  la  cause  de  toutes  ces  suppositions? 
car  il  ne  peut  y  avoir  que  supposition  ;  et  quelles 
parties  des  œuvres  du  poète  ont  pu  donner  naissance  à 
ces  malentendus  ?  Tout  cela  vient  de  l'opiniâtreté 
avec  laquelle  Dante,  poursuivit  de  ses  invectives,  la 
cour  romaine  et  quelques-uns  des  souverains  pontifes. 
Ici,  il  nous  paraît  préférable  de  reproduire  la  réponse 
d'Ozanam,  à  ce  blâme  jeté  au  poète  italien.  "  On  peut 
"  répondre,  dit-il,  d'abord  en  distinguant  le  souverain 
"  pontificat,  indéfectible  et  divin,  d'avec  la  personne 
"  sacrée,  mais  mortelle  et  fragile,  qui  en  est  revêtue. 
"  Jamais  les  catholiques  ne  furent  tenus  de  croire  à 
"  l'impeccabilité  de  leurs  pasteurs.  Les  défenseurs 
"  les  plus  ardents  des  droits  du  sacerdoce:  saint  Ber- 
"  nard  par  exemple,  et  saint  Thomas  de  Cantorbéry, 
"  ne  dissimulaient  pas  les  vices,  qui  le  déshonoraient 
"  quelquefois.  L'Eglise,  couverte  d'une  inviolabilité 
"  plus  sérieuse  que  celle  dont  on  environne  les  rois, 
"  ûe  saurait  être  solidaire  des  iniquités  de  ses  mi- 


FRÉDÉRIC   OZANAM  149 


*'  nistres.  Sans  doute,  il  est  plus  pieux  de  détourner 
"  nos  regards,  et,  comme  les  fils  du  patriarche,  de  je- 
"  ter  le  manteau  sur  les  turpitudes  de  ceux  qui,  dans 
"  la  foi,  sont  nos  pères.  Mais  si  Dante  l'oublia  ;  si,  dans 
"  les  jours  mauvais  qu'il  passa  loin  de  sa  patrie,  il 
"  accusa  les  chefs  du  parti  qui  lui  en  fermait  les 
"  portes;  si,  dans  l'entraînement  d'une  indignation 
■"  qu'il  croyait  vertueuse,  il  répéta  souvent  les  calom- 
"  nies  de  la  renommée;  s'il  apprécia  mal  la  piété  de 
"  saint  Célestin,  le  zèle  impétueux  de  Boniface  VIII, 
"  la  science  de  Jean  XXil,  ce  fut  imprudence  et  co- 
"  1ère,  ce  fut  erreur  et  faute,  et  non  pas  hérésie."  (1) 

Après  avoir,  par  des  preuves  nombreuses,  établi 
l'orthodoxie  de  Dante,  Ozanam  résume  dans  les 
phrases  suivantes,  les  différents  sujets,  traités  dans 
cette  troisième  partie  du  livre. 

"  Notre  tâche  est  accomplie.  L'orthodoxie  de  Dante, 
"  complètement  établie  par  les  preuves  qui  viennent 
"  d'être  rassemblées,  nous  semble  résulter  plus  évi- 
"  demment  encore  du  travail  tout  entier  que  nous 
"  achevons.  C'est  la  vérité  dominante,  où  viennent 
"  aboutir  toutes  nos  inductions  et  nos  recherches.  En 
"  étudiant  les  circonstances  dans  lesquelles  le  poète 
"  fut  placé,  nous  l'avons  vu  naître,  pour  ainsi  dire,  sur 


(1)  Mais  c'était  une  faute  très  grave  et  dan^  son  principe  et 
dans  ses  conséquences.  Ici  Ozanam  se  montre  trop  indulgent. 


150  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  la  dernière  limite  des  temps  héroïques  du  moyen 
"  âge,  lorsque  la  philosophie  catholique  était  parve- 
"  nue  à  son  apogée,  et  dans  une  contrée,  oùellerépan- 
"  dait  ses  plus  purs  rayons.  Au  milieu  de  ces  salu- 
"  taires  influences,  et  à  travers  les  vicissitudes  d'une 
"  vie  pleine  d'infortunes,  d'émotions  morales,  d'étu- 
"  des  profondes,  dont  le  concours  avait  dû  puissam- 
"  ment  développer  en  lui  le  sentiment  religieux,  nous 
"  l'avons  vu  concevoir  une  œuvre  magnifique  dont  le 
"  plan,  emprunté  aux  habitudes  de  la  poésie  légen- 
"  daire,  devait  embrasser  tout  ensemble  les  plus  su- 
"  blimes  mystères  de  la  foi  et  les  plus  belles  concep- 
"  tions  de  la  science.  Une  scrupuleuse  analyse,  nous 
"  a  fait  connaître  cet  ensemble  de  doctrines  qui, 
"  sous  les  trois  catégories  du  mal,  du  bien  en  lutte 
"  avec  le  mal,  du  bien  enfin,  comprend  l'homme  in- 
"  dividuel,  la  société,  la  vie  future,  le  monde  exté- 
"  rieur,  les  esprits  séparés,  Dieu  même.  Si,  par  de 
"  nombreux  rapports,  il  se  rattache  aux  systèmes  de 
"  l'Orient,  à  l'idéalisme  et  au  sensualisme  grecs,  à 
"  l'empirisme  et  au  rationalisme  des  derniers  tempe, 
"  il  appartient  surtout  aux  deux  grandes  écoles 
"  mystique  et  dogmatique  du  treizième  siècle,  dont 
"  il  accepte  avec  docilité,  non  seulement  les  dogmes 
"  essentiels,  mais  encore,  les  idées  accessoires,  et  sou- 
"  vent  même,  les  expressions  favorites. 

"  On  a  dit  que  Homère  était  le  théologien  de  l'an- 
*'  tiquité  païenne,  et  l'on  a  représenté  Dante,  à  son 
"  tour,  comme  l'Homère  des  temps  chrétiens.  Cette 


FRÉDÉRIC   OZANAM  151 


"  comparaison  qui  honore  son  génie,  fait  tort  à  sa  re- 
"  ligion.  L'aveugle  de  Smyrne  fut  justement  accusé 
"  d'avoir  fait  descendre  les  dieux,  trop  près  de 
•'  l'homme;  et  nul  au  contraire,  mieux  que  le  Floren- 
"  tin  ne  sut  relever  l'homme,  et  le  faire  monter  vers 
•'  la  Divinité." 


C^^: 


152  FRÉDÉRIC   OZANAM 


CHAPITRE  XI. 


MARIAGE    D'OZANAM. — SES   VOYAGES. 

Nous  avons  laissé  notre  héros,  sortant  en  triompha- 
teur du  concours,  pour  la  chaire  de  littérature  étran- 
gère à  la  Sorbonne,  et  se  préparant  à  remplacer  M. 
Fauriel.  Nous  disons  notre  héros,  car,  non  seulement 
il  y  avait  eu  lutte,  mais  de  plus,  une  victoire,  qui 
apportait  avec  elle,  une  grande  récompense,  car,  pour 
Ozanam  comme  pour  les  anciens  chevaliers, une  clame,, 
la  dame  de  ses  pensées,  devait  être  le  prix  de  son 
triomphe. 

Un  jour  que  notre  jeune  avocat  était  à  préparer 
ses  examens,  pour  la  haute  licence,  il  vit  entrer  dans 
sa  chambre,  son  ancien  professeur  et  ami  dévoué,  M. 
l'abbé  Noirot.  La  surprise  d'Ozanam  fut  grande,  lors- 
que ce  bon  prêtre,  lui  annonça  qu'il  pensait  lui  avoir 
trouvé  une  compagne  pour  la  vie,  dans  la  personne  de 
Mlle.  Soulacroix,  fille  du  recteur  de  l'Académie  de 
Lyon.  Notre  professeur,  plongé  dans  l'étude  des  litté- 
ratures étrangères,  entouré  de  livres  polyglottes,  était 
loin  de  penser  au  mariage  dans  le  moment,  cependant 


FRÉDÉRIC   OZANAM  153 

croyant  voir  en  cela  une  manifestation  de  la  volonté 
divine,  et  connaissant  déjà  le  recteur  de  l'Académie, 
il  fit  plusieurs  visites  à  ce  dernier,  dans  l'espérance 
de  voir  celle  qu'on  lui  proposait,  pour  partager 
sa  destinée.  On  fit  connaissance,  en  effet,  et  quel- 
ques jours  plus  tard,  l'époque  du  mariage  était  fixée 
au  retour  d'Ozanam  de  Paris,  immédiatement  après 
le  •  concours  à  la  Sorbonne.  Toutefois  les  circons- 
tances nécessitèrent,  un  délai  de  six  mois.  Ozanam, 
en  effet,  avait  espéré  se  faire  nommer  professeur  de  lit- 
térature étrangère,  à  la  Faculté  des  lettres,  à  Lyon,  en 
même  temps  qu'il  y  occuperait  sa  chaire  de  droit 
commercial,  ce  qui  lui  aurait  donné  de  bons  avan- 
tages pécuniaires  ;  mais  depuis  le  concours,  il  avait 
cru  devoir,  accepter  la  suppléance  de  M.  Fauriel,  à  la 
Sorbonne,  position  bien  moins  avantageuse,  surtout 
à  la  veille  d'un  mariage.  Il  lui  fallait  de  plus  se  sé- 
parer de  sa  fiancée,  de  ses  frères  et  de  tous  ses  amis  : 
aussi  hésita-t-il  longtemps,  et  il  n'y  eut  que  l'influence 
de  M.  Ampère  fils,  qui  put  le  décider  à  retourner  à 
Paris. 

A  l'expiration  des  six  mois,  la  cérémonie  religieuse 
du  mariage  fut  célébrée,  et  la  partie  civile  fut  prési- 
dée par  le  maire  de  la  ville.  La  famille  Soulacroix, 
était  une  des  plus  considérées  de  Lyon,  et  Mademoi- 
selle Soulacroix,  douée  des  plus  heureuses  disposi- 
tions, et  du  caractère  le  plus  aimable,  devait  assurer 
le  bonheur  du  jeune  professeur,  l'encourager  dans 
ses  travaux,  et  se  dévouer  pour  lui,  dans  les  jours 
tristes  de  la  maladie. 


154  FRÉDÉRIC   OZANAM 


Avant  son  mariage,  Ozanani  avait  été  obligé,  bien 
à  regret,  de  faire  un  voyage  en  Belgique  et  en  Alle- 
magne. Ses  amis  lui  avaient  conseillé  de  donj.ier,  en 
prenant  sa  chaire  de  suppléant,  à  la  Sorbonne,  un 
cours  de  littérature  allemande  au  moyen  âge.  Pensant 
avec  raison  qu'un  voyage  dans  le  pays,  dont  il 
allait  avoir  à  parler,  donnerait  un  grand  élan 
à  son  imagination,  le  professeur  se  décida  à  faire 
une  rapide  excursion  sur  les  bords  du  Rhin,  afin  de 
rechercher  les  commencements  de  cette  littérature 
germanique  et  franque  dans  les  lieux  mêmes,  où  de- 
vaient avoir  vécu,  les  principaux  personnages  du 
livre  des  héros  (Niebelungen). 

Plus  d'une  chose  contrariait  Ozanam,  dans  ce  vo)^- 
age.  D'abord,  il  sentait  le  besoin  de  se  reposer,  après 
tant  et  de  si  longues  études,  puis  il  aurait  aimé  à 
parler  du  dernier  concours,  avec  ses  amis  de  Lyon, 
et  surtout  avec  celle  dont  la  pensée  le  soutenait  dans 
ces  luttes  littéraires.  De  plus,  il  lui  fallait  voyager, 
avec  beaucoup  de  rapidité,  sans  avoir  le  temps  d'en- 
trer dans  les  détails  de  ce  qui  pouvait  l'intéresser  ; 
pour  un  esprit  comme  le  sien,  si  profond  et  si  métho- 
dique, le  superficiel  était  le  plus  grand  ennui. 

Ozanam  était  grand  observateur  et  il  saisissait 
promptement  le  sens  des  choses,  de  sorte  que  la  rapi- 
dité de  sa  course  ne  l'empêcha  pas  de  revenir  muni  de 
tous  les  renseignements  qu'il  pouvait  désirer,  et  capa- 
ble de  donner  une  appréciation  du  caractère  et  de  l'es- 
prit des  peuples  qu'il  n'avait  fait  qu'entrevoir.  En  effet, 


FRÉDÉRIC   OZANAM  155 


remarque  M.  l'abbé  Ozanam  "  un  observateur  a  bien- 
"  tôt  jugé  du  caractère  et  de  l'esprit  d'un  peuple  à  l'as- 
"  pect  de  l'architecture  des  monuments  et  des  habi- 
"  tations  d'une  ville,  à  la  tenue  de  ses  habitants,  et 
"  même  jusqu'à  un  certain  point  à  la  configuration 
"  du  sol  environnant.  L'œil  perçoit  moins  de  détails, 
"  mais  il  plonge  sur  un  horizon  plus  large  et  par  là 
"  même  moins  trompeur." 

Notre  savant  professeur  traversa  donc  les  princi- 
pales villes  de  Belgique  :  Malines  avec  son  palais  ar- 
chiépiscopal et  ses  grands  ateliers  ;  Louvain  avec  son 
Université  catholique  qui  répand  ses  grandes  lueurs 
de  science  non  seulement  sur  le  royaume,  mais  sur 
toute  l'Europe.  Il  vit  aussi  dans  les  provinces  rhé- 
nanes :  Cologne  avec  son  incomparable  cathédrale, 
terminée  depuis  ;  Aix-la-Chapelle  et  le  tombeau  de 
Charlemagne.  Ces  villes  étaient  du  plus  grand  intérêt 
pour  lui,  c'était  en  effet  à  Cologne  et  à  Aix-la-Cha- 
pelle que  se  couronnaient  et  se  déposaient  les  empe- 
reurs, que  se  tenaient  les  diètes,  que  s'organisaient 
les  croisades.  "Les  noms  de  Charlemagne,  des  Othon. 
"  des  Henri,  dit  l'abbé  Ozanam,  des  Frédéric,  repa- 
"  raissent  partout  où  s'élève  une  pierre  historique  ; 
"  et  il  n'y  a  pas  une  pierre,  pas  un  rocher  qui  n'ait 
"  son  histoire,  sa  tradition,  sa  fable  ou  sa  légende." 

C'était  donc  dans  ces  villes,  qu'Ozanam  trouvait  la 
plus  grande  somme  d'informations,  pour  son  voyage 
historique  et  littéraire,  et  il  y  puisa  les  renseigne- 
ments importants  dont  il  se  servit  dans  les  premières 
séances  de  son  cours  à  la  Sorbonne. 


156  FRÉDÉRIC    OZANAM 

Poursuivant  sa  course,  il  put  compléter  ses  notes 
sur  l'Allemagne  du  moyen  âge,  en  visitant  Mayence, 
Francfort  et  Worms.  Puis,  se  laissant  glisser  sur  le 
beau  fleuve,  large  et  profond,  il  put  retrouver  le 
moyen  âge  tout  entier,  en  contemplant  une  série  de 
châteaux,  de  chapelles  et  de  petites  villes,  admirable- 
ment bien  conservés. 

"  Dans  sa  course  rapide,  dit  l'abbé  Ozanam,  Frédé- 
"  rie  avait  à  peine  le  temps  de  saluer  ces  intéressantes 
"  apparitions  du  passé  ;  mais  il  s'efforçait, dans  sa  pro- 
"  menade  solitaire,  d'emporter  du  moins  par  la  pen- 
"  sée,  ce  que  ses  regards  abandonnaient  ;  aussi  revint- 
"  il,  l'imagination  enrichie  des  plus  merveilleux  ta- 
"  bleaux." 

"  Les  voyages  occupent  une  place  importante  dans 
"  la  courte  vie  d'Ozanam,  dit  M.  de  Montrond.  Pos- 
''  sédant  la  science  qui  donne  le  droit  d'enseigner,  et 
"  l'éloquence  qui  sait  embellir  et  faire  goûter  un 
"  enseignement,  il  aimait  à  accroître  le  fond  de  ce 
"  double  trésor,  en  puisant  d'autres  richesses,  non 
"  plus  seulement  dans  les  livres  et  les  bibliothèques, 
"  mais  encore  dans  les  pérégrinations  lointaines  ;  il 
"  y  trouvait  une  source  d'érudition  plus  attrayante 
"  et  non  moins  féconde,  et  il  lui  fut  donné  d'y  puiser 
"  largement." 

C'est  ainsi  qu'avant  ce  voyage  en  Belgique  et  en 
Allemagne,  voyage  dont  nous  venons  de  faire  con- 
naître l'itinéraire  d'une  manière  très  sommaire, 
Ozanam  s'était  déjà  rendu  une  première  fois  en  Italie, 


FRÉDÉRIC   OZANAM  157 

avec  ses  parents,  et  il  avait  fait  de  plus  une  excursion 
à  la  Grande  Chartreuse,  avec  son  frère,  pendant  les 
vacances  de  1833. 

Du  premier  voyage  en  Italie,  nous  n'avons  dit 
qu'un  mot  jusqu'à  présent,  et  c'est  pourtant  de  là  que 
date  l'admiration  de  notre  professeur  pour  Dante. 
Grâce  à  ce  voyage,  nous  avons  ses  magnifiques  écrits 
sur  le  poète  florentin  et  ses  œuvres. 

"  Pour  Frédéric,  dit  M.  l'abbé  Ozanam,  ce  voyage 
"  était  un  complément  d'éducation  qui  devait  jeter 
"  au  fond  de  sa  belle  intelligence  et  de  son  cœur,  les 
"  germes  féconds  qui  se  développèrent  plus  tard  dans 
"  ses  leçons  comme  dans  ses  œuvres,  et  plus  particu- 
"  lièrement  dans  son  livre  sur  la  philosophie  de 
"  Dante." 

De  tous  ses  voyages,  c'est  certainement  celui  qui  a 
réveillé  plus  de  souvenirs  de  son  enfance,  comme  ce 
devait  être  plus  tard,  celui  qui  lui  rappelerait  les  jours 
heureux  passés  avec  ses  bons  parents  qu'il  devait  per- 
dre si  tôt.  Il  n'avait  alors  que  vingt  ans,  et  son  émo- 
tion devait  être  grande,  quand  il  revit  à  Milan,  la  mai- 
son où  il  était  né,  et  l'église  où  il  avait  été  baptisé. 
Avec  quelle  admiration  ne  traversa-t-il  pas  ces  villes 
d'Italie,  qui  sont  autant  de  champs  de  bataille,  et  de 
monuments  de  triomphe  des  armées  françaises  !  Com- 
ment peindre  son  enthousiasme  en  écoutant  de  la  bou- 
che de  son  père,  et  sur  les  lieux  mêmes,  les  récits  des 
combats  de  Pavie,  de  Lodi  et  du  Pont  d'Arcole  que  le 
narrateur  avait  traversé,  soub  le  feu  de  l'ennemi,  à  la 


158  FRÉDÉRIC   OZANAM 

suite  de  Napoléon,  dont  il  était  un  des  plus  braves 
officiers  ! 

Chaque  ville  parcourue  intéressait  vivement  Oza- 
nam,  qui  gravait  profondément  dans  sa  mémoire,  les 
monuments  et  les  souvenirs  de  chaque  endroit.  C'est 
ainsi  qu'à  Bologne,  il  visita  avec  le  plus  grand  intérêt, 
la  célèbre  Université  qui  a  eu  l'honneur  de  compter 
parmi  ses  professeurs,  plusieurs  femmes  célèbres, 
comme  Gaëtana  Agnesi  qui  professait  les  mathéma- 
tiques, Novella  qui  occupait  avec  honneur  la  chaire 
de  jurisprudence,  et  Clotilde  Tambroni  qui  y  donnait 
un  cours  de  langue  grecque  en  1795.  C'est  aussi  dans 
cette  grande  Université  que  Mondini,  le  premier,  fit 
la  dissection  d'un  cadavre,  donnant  ainsi  une  base 
plus  solide  à  l'étude  de  l'anatomie. 

A  Ancône,  Ozanam  fut  heureux  de  rencontrer  des 
compatriotes  dans  les  militaires  de  la  ville  qui  était 
alois  occupée  par  l'armée  française.  Cependant  il  ne 
demeura  dans  cette  ville,  que  le  temps  suffisant  pour 
admirer  le  magnifique  arc  de  triomphe  élevé  en  l'hon- 
neur de  Trajan.  ho.  Santa  Casa  n'était  pas  loin,  et  il 
se  sentait  attiré  vers  Lorette,  par  ses  sentiments  reli- 
gieux. 

On  se  rendit  donc  à  cette  jolie  petite  ville,  qui  a 
l'honneur  de  posséder  la  maison  de  la  Mère  de  Dieu. 

Ozanam  avait  une  foi  vive  mais  éclairée,  et  ceux 
qui  ont  lu  les  ouvrages  où  il  traite  de  philosophie 
aussi  bien  que  ceux  qui  savent  que,  dans  sa  jeunesse, 
il   a   combattu  longtemps  contre  le  doute,   ceux-ïa, 


FRÉDÉRIC   OZANAM  159 

dis-je,  ne  Taccuseront  pus  de  croire  à  la  légère.  "  Sa 
"  foi,  dit  l'abbé  Ozanam,  était  le  fruit  de  la  grâce,  mais 
"  aussi  celui  des  plus  sérieuses  études." 

Notre  savant  professeur  avait  pris  connaissance  des 
pièces  justificatives  de  la  translation  de  la  maison  de 
la  Sainte  Vierge,  et  il  connaissait  très  bien  l'histoire 
de  cette  maison,  dont  les  murs,  sans  fondations,  ont 
déjà  bravé  six  siècles.  Aussi,  était-il  profondément 
convaincu  de  l'authenticité  du  prodige  qu'il  avait 
sous  les  yeux,  et  l'émotion  la  plus  vive  s'empara  de 
lui  à  la  vue  de  ces  saintes  reliques  ;  il  en  était  si 
profondément  touché,  qu'il  ne  pouvait  se  décider  à 
quitter  ce  lieu  de  bénédiction. 

Cette  nature  poétique  et  élevée,  était  profondément 
impressionnée  aussi  par  le  site  et  les  beautés  de  l'en- 
droit. On  a  comparé  au  paradis  terrestre,  cette  partie 
de  l'Italie,  et  de  tous  les  points  de  cette  terre  privi- 
légiée, c'est  certainement  celui  qui  présente  aux  yeux 
du  voyageur,  les  plus  délicieuses  richesses  de  la 
nature. 

Ozanam  ne  se  décida  à  partir  qu'après  avoir  été  à 
confesse,  servi  la  messe  et  communié.  Il  fit  aussi  avec 
son  frère  tous  les  difi'érents  actes  de  dévotion  propres 
à  l'endroit,  tel  cj^ue  le  tour  de  la  Santa  Casa  en  se  traî- 
nant sur  les  genoux. 

Nos  voyageurs  reprirent  le  lendemain,  la  route  de 
Rome  par  Foligno  et  l'Ombrie,  et  ils  purent  admirer 
les  plus  ravissants  paysages.  Enfin  ils  arrivèrent  à 
Rome,  le  but  de  leur  voyage,  et  la  ville  après  laquelle 
ils  soupiraient  depuis  longtemps. 


160  FRÉDÉRIC   OZANAM 

Notre  intention  n'est  pas  d'accompagner  nos  pèle- 
rins dans  toutes  leurs  promenades  à  travers  la  Ville 
Eternelle,  encore  bien  moins  de  décrire,  après  tant 
d'autres,  les  nombreux  monuments  de  Rome.  Cepen- 
dant il  nous  faut  dire  un  mot,  de  certaines  visites  où 
Ozanam  eut  occasion  de  manifester  sa  foi  vive,  et  son 
ardente  passion  pour  les  lettres  et  pour  les  arts. 

Suivons-le  d'abord  dans  sa  visite  à  la  grande  Basi- 
lique, et  nous  le  trouverons  implorant  à  genoux  le 
prince  des  apôtres  d'augmenter  sa  foi,  et  de  prendre 
sous  sa  protection  toute  spéciale,  la  société  de  Saint- 
Vincent  de  Paul.  A  la  bibliothèque  Vaticane,  nous  le 
verrons  soupirer  devant  les  armoires  fermées  qui 
contiennent  tant  de  richesses  littéraires  en  manuscrits 
grecs,  latins,  italiens  et  orientaux,  et  se  promettant 
bien  de  se  faire  donner  accès,  un  jour,  à  ces  précieux 
trésors. 

"  Nous  ne  parlerons  pas,  dit  l'abbé  Ozanam,  des 
"  vives  impressions  qu'éprouva  Frédéric,  en  visitant 
"  les  monuments  de  Rome  païenne,  ou  ceux  de  la 
"  Rome  moderne  et  chrétienne,  les  chefs-d'œuvre  que 
"  les  arts  ont  répandus  à  pleines  mains,  soit  dans  les 
"  palais,  soit  dans  les  églises.  La  chambre  et  le  tom- 
"  beau  de  Torquato  Tasso,  en  particulier,  le  touchè- 
"  rent  profondément;  il  croyait  presque  voir  et 
"  entendre  l'illustre  poète  de  l'Italie,  C'était,  en  effet, 
"  bien  moins  sa  curiosité  qu'il  cherchait  à  satisfaire, 
"  lorsqu'il  contemplait  toutes  ces  merveilles,  qu'une 
"  étude  sérieuse  à  laquelle  il  s'appliquait,  autant  que 


FRÉDÉRIC   OZANAM  161 

"  le  peu  de  jours  que  nous  avions  ù  passer  à  Rome  le 
"  lui  permettait.  Les  nombreuses  lectures  qu'il  avait 
"  faites,  les  cours  qu'il  avait  suivis  à  l'École  des 
"  chartes,  à  Paris,  le  mettaient  à  même  de  déchiffrer 
"  les  inscriptions  anciennes;  les  différents  livres  dont 
"  il  s'était  entouré,  et  qu'il  parcourait  chaque  soir 
"  i)0ur  éclairer  sa  course  du  lendemain,  lui  permirent 
"  devoir  avec  fruit,  ce  dont  un  voyage  précipité  laisse 
"  à  peine  quelques  traces  chez  un  touriste  vulgaire." 

Pendant  son  séjour  à  Rome,  Ozanam,  son  père  et 
ses  frères  furent  reçus  en  audience  par  le  pape  Gré- 
goire XVI,  qui  voulut  bien  permettre  cette  visite  sans 
le  costume  exigé  par  l'étiquette.  Comme  Lyonnais 
ils  firent  aussi  une  visite  au  cardinal  Fesch  qui  était 
encore  alors  archevêque  titulaire  de  la  métropole  des 
Gaules. 

De  Rome,  nos  voyageurs  passèrent  à  Florence  où 
madame  Ozanam  les  avait  précédés.  C'est  dans  cette 
ville  qu'ils  firent  le  plus  long  séjour,  Ozanam  et  ses 
frères  y  ayant  une  tante,  qui  leur  donna  la  plus  cor- 
diale hospitalité. 

Pendant  son  séjour  à  Florence,  il  se  prit  d'une 
grande  admiration  pour  Dante,  et  il  sentit  naître  en 
lui  cet  ardent  amour  pour  l'Italie  dont  il  a  donné 
des  preuves  pendant  toute  sa  vie.  A  Florence,  tout 
parle  des  noms  les  plus  célèbres  de  l'Italie;  c'est  la 
patrie  en  effet,  des  Médicis,  de  Dante,  de  Boccace,  de 
Machiavel,  de  Guichardin,  d'Améric  Vespuce,  de 
Léon  X,  de  Brunelleschi,  etc.    C'est  donc  dans  cette 

11 


162  FRÉDÉRIC   OZANAM 


ville  qu'on  peut  apprendre  toute  l'histoire  de  l'Italie 
et  de  ses  hommes  célèbres,  aussi  Ozanam  y  resta-t-il 
un  mois  entier. 

Après  Florence,  nos  voyageurs  visitèrent  Pise  et 
Livourne,  puis  ils  revinrent  à  Lyon  par  Turin  et  le 
Mont-Cenis. 

Ozanam  revint  de  ce  premier  voyage  d'Italie  animé 
d'une  nouvelle  ardeur  pour  ses  œuvres  de  charité  et 
pour  ses  études,  et  il  ne  tarda  pas  à  utiliser  ses  notes 
et  ses  souvenirs  dans  des  écrits  de  tout  genre  sur 
l'Italie  et  sur  Dante.  C'est  ainsi  qu'il  publia  de  magni- 
fiques pages  sous  le  titre  Florence  vue  du  Dôme,  puis  les 
Notes  sur  Pise,  Rome,  etc.,  sans  compter  tous  ses  écrits 
sur  Dante  et  la  Divine  Comédie. 

Avant  de  terminer  ce  chapitre,  nous  dirons  un  mot 
de  l'excursion  à  la  Grande  Chartreuse. 

Il  y  avait  déjà  longtemps  que  le  projet  de  ce  voyage 
avait  été  formé  quand  les  deux  frères,  un  beau  matin, 
se  décidèrent  à  se  mettre  en  route  et  partirent  à  pied 
pour  accomplir  ce  pieux  pèlerinage.  La  Grande  Char- 
treuse, on  le  sait,  se  trouve  près  de  Grenoble,  et  de 
cette  ville  à  Lyon,  il  y  a  dans  le  moins  cent  cinquante 
mille  anglais. 

Ils  marchèrent  tellement  la  première  journée,  que 
le  lendemain,  la  fatigue  ne  leur  permit  qu'une  courte 
étape,  et  ce  n'est  que  le'troisième  jour  qu'ils  commen- 
cèrent à  gravir  la  montagne,  au  milieu  de  laquelle  se 
trouve  le  monastère  de  la  Grande  Chartreuse. 

Tel  que  décrit  par  M.  l'abbé  Ozanam,  il  semble  n'y 


FRÉDÉRIC    OZANAM  163 

avoir  rien  de  plus  encliunteur  que  l'aspect  du  pays 
autour  de  ce  cloître  majestueux  et  grandiose.  "  Dans 
"  ce  nid  solitaire,  dit  notre  auteur,  soixante-huit 
"  moines,  moines  véritables,  descendant  sans  inter- 
"  ruption  de  leur  fondateur,  soumis  à  une  règle  aus- 
"  tère,  passent  le  jour  dans  le  silence  et  la  méditation, 
"  et  une  partie  de  leurs  nuits  dans  le  chant  des 
"  psaumes.  Là,  on  ne  se  souvient  plus  du  tumulte  du 
"  monde  et  de  la  lutte  des  systèmes  ;  il  règne  un 
"  parfum  de  vieux  christianisme,  de  prière,  de  sain- 
"  teté  et  de  quiétude.  Nous  avons  assisté  aux  mati- 
"  nés,  chantées  à  onze  heures  du  soir,  dans  leur  cha- 
"  pelle  solitaire.  Nous  avons  entendu  ce  concert  de 
"  soixante  voix  innocentes  montant  vers  le  ciel,  solli- 
"  citant  les  célestes  miséricordes  à  l'heure  où  les 
"  crimes  se  multiplient  dans  nos  grandes  villes,  et  où 
"  les  vengeances  de  Dieu  se  préparent." 

De  la  Grande  Chartreuse,  nos  deux  pèlerins  passè- 
sèrent  à  une  autre  montagne  très  élevée,  nommée  le 
Grand  Som.  Ils  avaient  de  la  neige  jusqu'aux  genoux, 
et  s'apercevaient  de  temps  à  autre  du  voisinage  des 
loups,  ce  qui  ne  les  empêcha  pas  de  jouir  toute  la 
journée  des  points  de  vue  les  plus  admirables  et  d'un 
paysage  qui  défie  toute  description.  Le  soir,  ils  entrè- 
rent à  Grenoble  où  leur  pèlerinage  se  trouva  terminé. 

Écrivant  au  sujet  de  ce  voyage  d'Ozanam  et  de  son 
frère,  M.  de  Montrond,  dans  son  ouvrage  déjà  cité, 
s'exprimait  ainsi  : 

"  S'il  est,  dit-il,  un  voyage  utile  et  salutaire  au 


164  FRÉDÉKIC   OZANAM 

"jeune  homme  arrivé  sur  le  seuil  d'une  carrière  et 
"  sur  le  point  d'affronter  les  orages  de  la  vie,  n'est-ce 
"  pas  celui  de  la  Grande  Chartreuse  ?  Oh  !  comme  la 
"  vie  paraît  hien  ce  qu'elle  est,  entrevue  du  haut  de 
"  ces  saintes  montagnes,  un  pèlerinage  de  quelques 
"jours  dans  une  vallée  de  larmes,  aux  confins  de 
"  laquelle  s'ouvre  une  éternité  bienheureuse  pour  le 
"  pieux  pèlerin  fatigué  de  la  route  !  Heureux  donc  et 
"  sage,  celui  qui  va  se  recueillir  un  instant  sous  ces 
"  cloîtres  de  saint  Bruno,  où  règne  un  parfum  de 
"  grande  dévotion  et  de  sainte  solitude," 

Quant  à  Ozanam,  voici  comment  il  exprimait  les 
impressions  ressenties  et  les  dispositions  dans  les- 
quelles il  se  trouvait  au  retour  de  ce  voyage.  "  Je 
"  suis  donc  revenu,  écrivait-il,  l'espérance  au  cœur  et 
"  avec  un  souvenir  qui  restera  dans  moi  et  pourra 
"  peut-être  me  servir  quelque  fois,  d'encouragement 
"  dans  les  jours  mauvais  ;  peut-être  en  jaillira-t-il 
"  quelque  inspiration  qui,  un  jour,  me  fera  devenir 
"  meilleur!  "  * 

*  Lettres,  etc.,  1.  septembre  1835. 


G^^^^^^^ 


FRÉDÉRIC    OZANAM  165 


CHAPITRE  XII. 

AUTRES  VOYAGES  d'OZANAM.     "■  PÈLERINAGE  AU 
PAYS   DU  CID." 

"  Un  des  faibles  d'Ozanam,  écrivait  le  R.  P.  Lacor- 
"  daire,  c'était  les  voyages  aux  grands  lieux  du 
"  monde.  Il  courait  à  un  lac,  à  une  vallée,  et  quand 
"  les  ombres  de  l'histoire  descendaient  avec  celles  de 
"  la  nature  sur  un  champ  ou  sur  une  ruine,  il  s'y  sen- 
"  tait  attiré  par  une  invincible  sympathie." 

C'est  ainsi  que  nous  l'avons  vu  voyager  successive- 
ment dans  le  Dauphiné,  à  la  Grande  Chartreuse,  puis 
en  Italie  dans  un  premier  voyage,  et  plus  tard  en 
Belgique  et  en  Allemagne. 

Nous  le  verrons  bientôt  entreprendre  un  second 
voyage  en  Italie,  et  cette  fois,  se  rendre  en  Sicile  pour 
y  étudier  les  imposantes  ruines  de  l'antiquité  grecque. 
Quelques  années  écoulées,  son  livre  intitulé  Un 
pèlerinage  au  pays  du  Cid  nous  apprendra  qu'il  est 
de  retour  d'un  voyage  en  Espagne  et  dans  le  sud  de 
la  France.  En  1846,  il  partira  une  troisième  fois  pour 
l'Italie,  et  le  résultat  de  cet  intéressant  voyage,  sera 


166  FRÉDÉRIC   OZANAM 


un  de  ses  ouvrages  les  plus  remarquables,  Les  Poètes 
franciscains  en  Italie  au  XIIP  siècle. 

Malheureusement,  il  n'y  avait  pas  que  son  grand 
désir  de  voir,  de  connaître  et  d'étudier,  qui  le  portait 
à  voyager  ;  bien  des  fois,  hélas  !  le  triste  état  de  sa 
santé  lui  faisait  une  nécessité  d'abandonner  l'étude 
pour  se  rendre  aux  eaux,  et  souvent  même  se  réfu- 
gier à  l'étranger.  Nous  le  verrons  donc  se  diriger 
en  1850,  vers  la  Bretagne,  se  rendre  à  Dieppe  et  de 
là  traverser  en  Angleterre.  Enfin,  les  dernières  dates 
de  sa  correspondance  nous  apprendront  qu'il  est  un 
jour  à  Nice,  un  autre  jour  à  San-Jacopo  et  en  dernier 
lieu  à  Antegnano. 

Pour  suivre  l'ordre  chronologique  des  voyages  de 
notre  savant  professeur,  nous  devons  nous  rendre 
d'abord  aux  eaux  d'Allevard,  où  nous  le  trouverons 
occupé  à  se  guérir  d'une  laryngite  qui  résistait  à  tout 
remède, 

C'était  le  premier  voyage  qu'il  faisait  en  com- 
pagnie de  madame  Ozanam.  Quelques  jours  plus 
tard,  son  frère  l'abbé  et  son  autre  frère  Charles  vin- 
rent les  rejoindre. 

Tout  en  suivant  un  traitement  assez  sévère,  nos 
voyageurs  passèrent  très  agréablement  leur  temps,  à 
faire  différentes  promenades  dans  les  environs  d'Alle- 
vard qui  est  un  village  très  pittoresquement  situé  dans 
le  fond  d'une  belle  vallée. 

Ils  visitèrent  le  château  du  chevalier  Bayard  et 
firent  une  autre  fois  une  longue  excursion  aux  Sept- 
Laux  ou  8ept  Lacs. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  167 

Ozanam  voulut  faire  partager  à  sa  femme  le 
bon  souvenir  qu'il  avait  conservé  de  sa  visite  à  la 
Grande  Chartreuse.  On  se  dirigea  donc  de  ce  côté 
mais  le  mauvais  temps  qui  les  surprit  en  route  et  qui 
dura  plusieurs  jours  les  obligea  à  rebrousser  chemin 
et  à  rentrer  à  Lyon. 

Au  mois  de  septembre  de  la  même  année,  les  deux 
jeunes  époux  partirent  pour  un  voyage  beaucoup  plus 
important.  Chaque  fois  qu'il  songeait  à  en  entre- 
prendre un,  Ozanam  se  sentait  immédiatement  attiré 
vers  son  pays  natal,  l'Italie.  Cette  fois,  il  semble 
s'être  occupé  de  visiter  surtout  Naples  et  ses  environs. 

Dans  ses  notes  et  ses  lettres,  il  nous  parle  du  Vésuve, 
d'Herculanum  et  de  Pompéi,  et  tout  en  nous  décri- 
vant les  monuments  et  les  belles  ruines  de  ce  qui  fut 
un  jour  le  royaume  de  Naples,  il  nous  fait  en  peu  de 
mots,  un  abrégé  de  l'histoire  de  toute  l'Italie. 

Pour  parcourir  la  Sicile,  nos  voyageurs  trouvèrent 
la  route  longue  et  fatigante,  étant  obligés  de  traverser 
un  pays  infesté  de  brigands  ;  mais  ils  furent  bien 
récompensés  de  toutes  leurs  fatigues,  par  la  beauté 
des  paysages,  et  surtout  par  les  richesses  qu'ils  en 
apportèrent  sous  forme  de  notes  et  de  souvenirs. 
Ozanam  put  y  admirer  une  végétation  tropicale 
dont  il  nous  peint  toutes  les  beautés  sous  les  plus 
riantes  couleurs.  Mais  ce  qu'il  nous  décrit  avec  plus 
de  complaisance  encore,  et  jusque  dans  leurs  moindres 
détails,  ce  sont  les  monuments  de  l'antiquité  grecque. 
"  L'antiquité  grecque,  dit-il,  bien  moins  connue  que 


168  FRÉDÉRIC    OZANAM 

"  l'antiquité  romaine,  c'est  là  ce  que  j'allais  chercher 
"  en  Sicile,  et  mon  attente  n'a  pas  été  trompée.  Par- 
"  tout,  des  restes  nombreux  :  de  vieilles  colonnades 
"  soutiennent  les  voûtes  des  églises  modernes  ;  les 
"  débris  d'un  tombeau  s'élèvent  tristes  et  désolés  au 
"  bord  du  chemin  ;  ou  bien,  un  grand  pilastre  soli- 
"  taire  est  resté  debout  sur  le  rivage,  et  résiste  depuis 
"  deux  mille  ans  à  l'effort  destructeur  des  vagues  et 
"  des  siècles." 

C'est  ainsi  qu'il  nous  décrit  l'ancien  et  magnifique 
théâtre  de  Taormine  et  le  temple  de  Minerve  à  Syra- 
cuse. Il  n'oublie  pas  de  nous  faire  part  de  son  admi- 
ration à  la  vue  du  port  de  cette  ville,  ni  de  son  éton- 
nement  en  y  visitant  une  grotte  acoustique  célèbre, 
connue  sous  le  nom  d'Oreille  de  Denys.  A  Agrigente, 
l'aspect  des  temples  élevés  aux  divinités  grecques 
lui  fait  la  plus  vive  impression.  "  Il  est  impossible, 
"  dit-il,  que  le  génie  grec  se  révèle  nulle  part  avec 
"  plus  de  pureté  et  de  splendeur.  On  se  trouve  en 
"  présence  de  toutes  les  grandes  inspirations  du  génie 
"  et  en  même  temps  de  toutes  ses  folies  ;  tous  les  pro- 
"  grès  de  l'art,  depuis  l'austère  nudité  des  premiers 
"  monuments  jusqu'à  la  parure  quelquefois  trop 
"  riche  des  derniers.  Et  quand  l'admiration  s'est 
"  épuisée  devant  ces  prodiges,  on  apprend  que  le  sol 
"  qui  les  porte,  que  le  rocher  où  fut  fondée  Agrigente, 
"  où  s'agitait  une  population  de  huit  cent  mille  habi- 
"  tants,  est  entièrement  vidé  à  l'intérieur  par  des 
"  excavations  qui  se   croisent  en   tous   sens,  travail 


FRÉDÉRIC  OZANAM  169 


"  colossal  et  dont  le  but  est  encore  ignoré,  ville  sou- 
*'  terraine  et  ténébreuse,  encore  plus  étonnante  que 
"  celle  qui  se  déployait  si  opulente  à,  la  face  du  soleil." 

Poursuivant  son  voyage  au  milieu  de  ces  belles  et 
illustres  ruines,  Ozanam  visite  successivement  les 
villes  suivantes  :  Sélinonte  où  l'on  a  trouvé  des  bas- 
reliefs  "  qui  passant  de  la  grossièreté  barbare  jusqu'au 
"  mérite  le  plus  achevé,  présentent  l'histoire  entière 
"  de  la  sculpture  ;  "  Ségeste  où  l'on  admire  un  temple 
très  bien  conservé;  Montréal,  avec  sa  magnifique 
cathédrale  ;  Palerme,  avec  la  chapelle  du  palais  "  deux 
"  monuments  resplendissants  de  mosaïques,  alliant  la 
"  légèreté  des  ogives  gothiques  à  la  gravité  des  formes 
"  byzantines,  véritables  types  d'un  art  qui  ne  se 
"  retrouve  plus  hors  de  là." 

Après  avoir  visité  les  principales  villes  de  Sicile, 
il  était  de  retour  à  Naples,  bien  tard  en  automne; 
de  là,  il  fit  une  courte  visite  à  Rome,  puis  il  prit  le 
chemin  du  retour,  le  temps  de  l'ouverture  de  son 
cours  étant  venu. 

Il  revint  de  ce  long  et  beau  voyage  muni  des  plus 
importants  renseignements  sur  les  monuments  de 
l'antiquité  grecque  ;  l'esprit  ranimé  et  élargi  par  la 
vue  de  tant  de  beautés  et  le  cœur  bien  disposé  pour 
reprendre  ses  importants  travaux. 

Vers  la  fin  de  l'année  1846,  il  partit  de  nou- 
veau pour  l'Italie,  chargé  cette  fois  par  le  ministre 
de  l'Instruction  publique,  d'une  mission  scientifique 
et  littéraire.  C'était  son  troisième  voyage  dans  ce  pays 


170  FRÉDÉRIC   OZANAM 


qu'il  aimait  tant,  et  auquel  il  venait  demander  tout 
à  la  fois  une  meilleure  santé,  des  connaissances  plus 
complètes  et  une  foi  plus  ardente. 

Avant  de  se  rendre  à  Rome,  notre  voyageur  passa 
par  Florence  où  il  se  sentait  attiré  non  seulement  par 
la  présence  de  quelques  parents,  mais  encore  par  son 
admiration  pour  Dante,  dont  le  souvenir  semble  rem- 
plir la  ville.  Rome  et  Assise  semblent  s'être  partagé 
presqu'exclusivement  tout  l'intérêt  d'Ozanam,  dans 
ce  voyage,  de  même  qu'au  second  voyage,  il  semblait 
s'être  plus  particulièrement  occupé  de  Naples  et  de 
ses  environs. 

A  Rome,  la  plus  grande  partie  du  temps  fut  consa- 
crée aux  visites  des  catacombes.  En  compagnie  de 
M.  l'abbé  Gerbet,  plus  tard,  évêque  de  Perpignan,  il 
y  descendit  cinq  fois,  toujours  avec  la  plus  grande 
émotion. 

Le  travail  qui  fut  le  résultat  de  sa  mission  officielle, 
ne  fut  publié  qu'en  1850,  sous  le  titre  de  Essai  relatif 
aux  écoles  et  à  V Instruction  publique  en  Italie,  aux  temps 
barbares. 

Pendant  son  séjour  dans  la  Ville  Eternelle,  il 
mit  la  dernière  main  à  la  préface  de  son  livre  sur  les 
Germains. 

Le  long  de  la  route  en  revenant,  et  surtout  à  Assise, 
il  prit  des  notes  qui  lui  servirent  plus  tard  pour  écrire 
son  ouvrage  intitulé  :  Les  Poètes  franciscains  en  Italie 
au  XIII''  siècle.  Ce  fut  le  résultat  non  officiel  de  ce 
voyage,  mais  non  pas  le  moins  important.  Nous  don- 


FRÉDÉRIC   OZANAM  171 

nerons  dans  les   chapitres  suivants,  une  analyse  de 
cet  ouvrage. 

"A  cette  époque,  dit  l'abbé  Ozanam,il  y  avait  encore 
"  en  Italie  des  voituriers  qui  voyageaient  à  petites 
"journées,  se  reposant  chaque  nuit.  Ils  donnaient 
"  ainsi  aux  touristes,  le  temps  de  contempler,  d'ad- 
"  mirer  des  sites  ravissants,  et  les  beautés  artistiques 
"  des  principales  villes  où  ils  s'arrêtaient.  Ce  fut  le 
"  moyen  de  transport  que  choisit  Ozanam.  Il  parcou- 
"  rut  ainsi  toute  TOmbrie,  les  Romagnes,  Ravenne, 
"  Venise,  la  Lombardie,  et  pénétra  par  le  Splûgen, 
"  dans  le  pays  de  Coire  jusqu'à  Saint-Gall,  nom  qui 
"se  rattachait  à  ses  études  germaniques;  après 
'•  Einsiedoln  et  la  Suisse,  il  descendit  le  Rhin  de 
"  Bâle  à  Cologne,  puis  reprenant  la  route  de  sa  patrie 
"  par  la  Belgique,  il  rentra  dans  Paris,  rétabli,  l'esprit 
"  reposé,  son  portefeuille  bien  garni  de  notes  pré- 
"  cieuses  et  de  souvenirs  délicieux.  Ce  voyage,  en 
"  effet,  se  fit  au  milieu  d'un  perpétuel  enchantement." 
Il  nous  est  impossible  de  passer  outre  sans  dire  un 
mot  de  la  ville  d'Assise  où  Ozanam  s'arrêta,  et  que 
les  guides  désignent  sous  le  nom  de  ville  monastique 
remplie  de  saint  François.  Notre  voyageur  ressentit  la 
plus  douce  émotion,  en  se  trouvant  au  milieu  de  cette 
vieille  et  charmante  ville  qui  a  conservé  l'empreinte 
et  le  cachet  du  XIII*'  siècle  qu'il  a  tant  étudié.  La 
séraphique  figure  de  saint  François  qui  semble  planer 
au-dessus  de  la  ville,  et  l'éclairer  de  ses  suaves  rayons 
impressionnait  fortement  Ozanam.    Il  voyait  dans  ce 


172  FRÉDÉRIC   OZANAM 


grand  saint,  son  idéal  de  la  pauvreté  et  de  la  charité 
évangéliques. 

Assise  occupe  une  très  jolie  position  sur  une  colline 
qui  domine  l'un  des  plus  riants  bassins  de  l'Ombrie. 
Tout  dans  la  ville  et  ses  environs  nous  parle  de  saint 
François.  A  l'endroit  où  il  est  né,  aux  places  qu'il 
affectionnait  particulièrement,  comme  au  lieu  où 
repose  son  corps  s'élèvent  des  sanctuaires,  des  cha- 
pelles et  même  de  magnifiques  églises.  Comme  nous 
aurons  occasion  de  revenir  sur  ce  sujet  dans  l'analyse 
de  l'ouvragesur  les  poètes  franciscains,  nous  n'ajoute- 
rons rien,  si  ce  n'est  que  c'est  dans  cette  ville  et  à  la 
lecture  d'un  opuscule  intitulé  :  Les  petites  fleurs  de  saint 
François,  qu'Ozanam  s'inspira  pour  écrire  ce  livre  que 
M.  Ampère  appelait  tm  cheJ-cV œuvre  plein  de  savoir  et 
de  grâce. 

En  passant  par  la  Suisse,  il  traversa  le  village 
où  sa  famille  avait  trouvé  refuge  au  temps  de  la  ter- 
reur. Dans  une  page  charmante  de  ses  lettres,  voici 
comment  il  décrit  ses  impressions  et  l'emploi  de  la 
trop  courte  demi-heure  passée  à  Echallens.  On  remar- 
quera dans  quels  termes  il  parle  de  sa  bonne  mère 
dont  le  souvenir  était  continuellement  présent  à  sa 
mémoire,  et  qui,  pensait-il,  était  toujours  auprès  de 
lui  pour  le  protéger. 

"  Un  des  plus  doux  moments  de  ce  voyage  de 
"  Suisse,  c'est  la  demi-heure  que  nous  avons  passée  à 
"  Echallens.  Nous  n'avions  ni  calculé,  ni  prévu  cette 
"  station  de  notre  pèlerinage.  La  chose  s'était  arrangée 


FRÉDÉRIC   OZANAM  173 

"  d'elle-même,  comme  tout  ce  qui  s'arrange  bien. 
"  Echallens  se  trouvait  à  moitié  chemin  du  trajet  de 
"  Lausanne  à  Iverdun.  Je  me  rappelais  que  c'était  le 
"  lieu  où  mon  grand  père  s'était  retiré  pendant  les 
"  derniers  mois  de  la  terreur,  et  dont  ma  mère  m'avait 
"  si  souvent  parlé.  Que  n'aurais-je  pas  donné  pour 
"  connaître  la  maison  qu'habita  ma  famille  !  Du 
"  moins,  je  voyais  les  petits  bois  et  les  jolis  sentiers 
"  où  ils  allaient  cueillir  les  fraises.  L'oncle  chartreux 
"  marchait  le  premier  en  éclaireur,  et  quand  il  avait 
"  découvert  un  nid  de  fraises,  il  appelait  ses  joyeuses 
"  nièces  :  Venez,  mesdemoiselles,  c'est  tout  rouge. 
"  Et  l'on  revenait  avec  des  paniers  tout  pleins  de  ces 
"jolies  petites  fraises  qu'on  mangeait  avec  du  pain 
"  excellent.  J'ai  visité  l'église  où  ma  bonne  mère  a 
*'  fait  sa  première  communion,  sous  la  direction  de 
"  ce  bon  curé,  qui  lui  répétait  :  "  nous  irons  les  deux, 
"  nous  irons  les  deux  en  paradis."  Je  l'ai  trouvée 
"  comme  ma  mère  me  l'avait  décrite,  partagée, 
"  hélas  !  entre  les  deux  cultes  :  le  sanctuaire  réservé 
"  aux  catholiques  et  fermé  par  une  grille  de  bois, 
"  la  nef  commune  aux  catholiques  et  aux  protes- 
"  tants  ;  d'un  côté,  la  chaire  du  curé  et  le  baptis- 
"  tère  ;  de  l'autre,  la  chaire  du  pasteur  et  la  table  de 
"  la  cène.  Cette  chère  église  est  bien  misérable  ;  cepen- 
"  dant  j'y  ai  prié  avec  plus  d'émotion  que  de  cou- 
"  tume  ;  j'y  ai  remercié  Dieu  des  grâces  qu'il  avait 
"  faites  en  ce  lieu  même  à  la  petite  exilée.  J'ai  prié 
"  pour  ma  bonne  mère,  parce  que  c'est  un  devoir  de 


174  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  prier  pour  les  morts:  mais,  comme  je  la  crois  heu- 
"  reuse  et  puissante  dans  le  ciel,  je  lui  ai  demandé 
"  de  veiller  sur  nous,  de  nous  aider  à  finir  heureuse- 
"  ment  ce  voyage  trop  long,  et  surtout  d'obtenir  à 
"  ses  enfants,  quelques-unes  de  ses  douces  vertus. 
"  Ma  femme  et  ma  belle-mère  priaient  avec  moi,  et 
"  ma  petite  Marie  s'agenouillait  bien  sagement  devant 
"  la  grille  du  sanctuaire.  Amélie  a  voulu  cueillir 
"  quelques  fleurs  sur  la  petite  éminence  où  s'élève 
"  l'église.  Ces  fleurs  ne  sont  pas  celles  que  notre 
"  bonne  mère  foulait  en  allant  à  la  messe,  mais  elles 
"  leur  ressemblent,  et  plaise  à  Dieu  que  nous  lui  res- 
"  semblions  autant."  * 

Si  nous  continuons  la  narration  des  nombreux 
voyages  faits  par  Ozanam  durant  sa  trop  courte  vie, 
nous  devrons  maintenant  le  suivre  en  Bretagne  et  en 
Angleterre. 

C'est  en  1850,  qu'il  fit  ce  voyage  dans  l'espérance 
d'améliorer  sa  santé  bien  compromise  par  un  travail 
trop  assidu.  Depuis  longtemps,  ses  amis  lui  conseil- 
laient d'aller  en  Bretagne,  pensant  que  les  bains 
de  mer  lui  seraient  favorables. 

Durant  son  séjour  dans  le  Morbihan,  il  fut  té- 
moin à  Vannes,  de  la  procession  annuelle  en  l'hon- 
neur de  saint  Vincent  Ferrier  dont  on  conserve  les 
reliques  dans  cette  ville.  Il  assista  aussi  à  une  noce 
bretonne  et  à  la  fête  patronale  de  l'Isle  d'Artz.  Dans 


'■^  Lettres,  2  vol.,  p.  197. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  175 

toutes  ces  occasions,  notre  voyageur  fut  aussi  étonné 
du  caractère  calme  et  de  l'apparence  sombre  des 
bretons  de  cette  partie  de  la  province  qu'édifié  par 
leurs  démonstrations  religieuses,  qu'une  foi  profonde 
et  un  grand  recueillement  caractérisaient. 

M.  de  Francheville  et  M.  et  Mde.  de  la  Villemarqué, 
firent  tout  en  leur  possible  pour  faire  connaître  le 
pays  en  entier  à  Ozanam,  à  sa  femme  et  à  sa  petite 
fille.  C'est  ainsi  qu'après  avoir  visité  Truscat,  ils  se 
rendirent  par  eux  à  Sainte- Anne  d'Auray,  admirant 
tout  le  long  du  voyage,  les  paysages  enchanteurs  qui 
abondent  le  long  de  la  rivière  et  qui  font  une  admi- 
rable diversion  avec  les  landes  incultes  de  quelques 
autres  parties  du  Morbihan. 

Au  sanctuaire  de  Sainte- Anne  d'Auray,  qu'Ozanam 
visita,  les  bretons  font  annuellement  un  pèlerinage 
national.  N'oublions  pas  que  c'est  le  p-ototype  de 
notre  bonne  Sainte-Anne  de  Beaupré,  où  les  pèleri- 
nages deviennent  de  jour  en  jour  plus  nombreux  et 
plus  fructueux,  et  dont  la  réputation  s'étend  mainte- 
nant dans  toute  l'Amérique.  * 

Nos  voyageurs  passèrent  aussi   par  le  chemin  de 


*  Il  y  a  lui  grand  nombre  de  paroisses  et  d'églises  au  Canada 
sous  le  vocable  de  Sainte- Anne;  mais  Sainte-Anne  de  Beaupré, 
est  la  plus  ancienne  et  la  plus  célèbre,  et  elle  seule  porte  l'appel- 
lation populaire  de  "  la  bonne."  La  vieille  église  a  été  malheu- 
reusement démolie  pour  en  construire  une  plus  grande  qui  est 
confiée  aux  RR.  Pères  RéJemptoristes.  Une  petite  chapelle  dans 
le  style  de  l'ancienne  église  a  été  élevée  avec  une  partie  des 
matériaux. 


176  FRÉDÉRIC    OZANAM 

Carnac  où  ils  purent  contempler  "  cette  plaine  de  six 
"  lieues  sur  laquelle  s'élèvent  mille  cà,  douze  cents 
"  pierres  dont  les  plus  hautes  ont  une  trentaine  de 
"  pieds.  Elles  sont  pour  ainsi  dire  rangées  en  bataille 
"  sur  onze  rangs  également  espacés.  De  distance  en 
•'  distance,  on  voit  des  dolmens,  des  tumulus  surmon- 
"  tés  d'un  menhir,  c'est-à-dire  d'une  pierre  élevée." 

A  Quimperlé,  Ozanam  assista  à  une  fête  connue 
dans  le  pays  sous  le  nom  de  Pardon.  Dans  cette  par- 
tie de  la  province,  les  costumes  sont  très  gais  et  écla- 
tants. Il  y  a  aussi  moins  de  gravité,  et  la  nature  est 
plus  fraîche  et  riante  :  telle  était  la  différence  entre 
ce  pays  et  celui  de  Vannes  que  nos  voyageurs  en 
étaient  à  se  demander  si  les  deux  endroits  faisaient 
véritablement  partie  de  la  même  province. 

Enfin,  après  avoir  visité  Brest,  sa  rade  et  ses  vais- 
seaux de  guerre,  puis  Morlaix,  Saint-Pol-de-Léon,  et 
le  pèlerinage  du  Fol-Goat,  il  acheva  le  tour  du 
Finistère  et  revint  à  Paris,  par  Carhaix,  Lorient, 
Vannes  et  Nantes. 

Au  retour  de  ce  voyage,  sa  santé  parut  s'être  amé- 
liorée, et  ces  six  semaines  passées  au  grand  air  et  dans 
l'activité  des  excursions  lui  avaient  certainement 
donné  de  nouvelles  forces. 

L'année  suivante  (1851),  sur  l'avis  de  ses  méde- 
cins, il  se  dirigea  sur  Dieppe  pour  y  prendre  les 
bains  de  mer.  C'était  précisément  à  l'époque  de  la 
première  exposition  universelle  de  Londres.  Ses  amis 
réussirent  à  lui  persuader  de  traverser  en  Angleterre. 


FRÉDÉRIC    OZANAM  177 

Il  se  mit  donc  en  route  avec  sa  femme  et  son  enfant, 
ainsi  que  M.  Ampère  qui  devait  de  lil  se  rendre  en 
Amérique. 

Pendant  son  séjour  ù  Londres,  Ozanani  eut  occasion 
d'admirer  la  puissance  matérielle  de  l'Angleterre, 
la  hardiesse  de  ses  machines  et  le  bon  marché  de  ses 
tissus. 

Son  cœur  sensible  fut  cependant  affligé  de  voir  hi 
misère  des  pauvres,  dans  la  métropole  surtout. 

Nos  voyageurs  visitèrent  plusieurs  fois  l'exposition 
du  palais  de  Crystal  où  ils  purent  se  rendre  compte 
des  progrès  de  l'industrie  et  des  prodiges  opérés  par 
la  mécanique. 

M.  l'abbé  Ozanam  nous  dit  que  son  frère  Frédéric, 
convenait  volontiers  des  qualités  du  peuple  anglais. 
Il  lui  reconnaissait  son  respect  pour  la  loi,  son  amour 
pour  son  pays,  son  ardeur  constante  pour  le  travail, 
et  malgré  cela,  son  respect  pour  le  repos  dudimanclic. 
Mais  ce  qu'il  ne  pouvait  lui  pardonner,  c'était  la  mor- 
gue des  riches  et  leur  mépris  pour  les  pauvres. 

Ozanam  se  rendit  aussi  à  Oxford  où  il  se  remit  du 
bruit  étourdissant  de  la  métropole,  en  visitant  tran- 
quillement l'Université  et  les  grandes  et  célèbres 
maisons  d'éducation,  qui  ont  conservé  l'architecture 
gothique  ou  celle  de  la  renaissance. 

A  son  retour  d'Angleterre,  il  s'arrêta  de  nouveau  à 
Dieppe  pour  y  prendre  les  bains  de  mer.  Comme 
vice-président  général  de  la  société  Saint- Vincent  de 
Paul,  (il  avait  refusé  la   présidence),  il   y  visita  les 

12 


178  FEÉDÉRIG   OZANAM 


différentes  conférences  établies  dans  la  ville,  et  dans 
une  séance  générale,  il  prononça  un  discours  très 
éloquent  et  qui  fut  tellement  admiré  qu'on  en  parla 
longtemps. 

Malgré  tous  ces  voyages,  les  forces  revenaient  bien 
lentement  à  notre  trop  zélé  professeur,  et  au  retour 
de  cette  dernière  excursion,  se  sentant  un  peu 
mieux,  il  se  remit  à  l'étude  avec  trop  d'ardeur  et  per- 
dit en  peu  de  temps,  les  bons  effets  du  grand  air  et 
des  bains  de  mer. 

En  1852,  il  fut  atteint  d'une  pleurésie  des  plus 
graves,  et  aussitôt  qu'il  redevint  en  état  de  voyager, 
ses  médecins  l'envoyèrent  aux  Eaux-Bonnes. 

Il  se  trouva  en  cet  endroit,  dans  un  temps  de  pluies 
continuelles,  de  sorte  que  sa  santé  ne  fut  guère  amé- 
liorée. Voyant  cela,  ses  amis  lui  conseillèrent  de  pour- 
suivre son  voyage  jusqu'à  Biarritz  où  la  température 
était  beaucoup  plus  douce.  Chemin  faisant  il  fit  le 
pèlerinage  de  Bétharran,  où  Ton  vient  implorer  la 
Vierge  au  rameau  d'or.  Ce  rameau  d'or  fut  offert  par 
une  jeune  fille  qui,  tombée  dans  le  torrent  voisin,  fit 
un  vœu  à  Notre-Dame,  et  au  même  instant,  trouva 
sous  sa  main  un  rameau  où  elle  se  suspendit  et  put 
être  sauvée. 

A  environ  deux  heures  de  marche  de  Biarritz  il 
existe,  dans  les  Landes,  au  bord  de  l'Océan,  une 
communauté  de  Bernardines  ;  Ozanam  entendit  parler 
de  ce  monastère  et  eut  aussitôt  le  désir  de  le 
visiter,  il  se  mit  donc  en  route  du  côté  de   cet   océan 


FRÉDÉRIC    OZAXAM  179 


de  sables  qu'on  appelle  les  Landes,  et  après  une 
longue  marche,  il  se  trouva  tout  à  coup  en  i)résencc 
d'un  établissement  entouré  de  champs  cultivés  et  de 
riants  jardins,  au  milieu  de  ces  arides  déserts  compa- 
rables à  ceux  de  la  haute  Egypte.  Une  magnifique 
plantation  de  peupliers  garantit  les  récoltes  du  vent, 
de  la  mer  et  de  l'invasion  des  sal)les.  Les  maisons  qui 
contiennent  les  cellules  des  religieuses,  sont  en 
brique.  La  communauté  est  sous  une  régie  austère 
qui  est  à  peu  près  la  même  que  celle   des  trappistes. 

"La  piété  de  Frédéric,  dit  M.  Tabbé  Ozanam,  son 
"  cœur  si  sensible  à  toutes  les  impressions  morales, 
"  reçurent  de  cette  visite  et  du  touchant  spectacle 
"  auquel  il  venait  d'assister  de  si  douces  émotions, 
"  qu'unies  à  la  douceur  du  climat  de  Biarritz,  son 
"  état  éprouva  une  amélioration  notable. 

"  Dès  lors,  ajoute-t-il.  il  ne  pensa  plus  qu'à  mettre 
"  à  exécution,  le  projet  qu'il  caressait  depuis  long- 
"  temps,  de  faire  un  voyage  en  Espagne,  et  de  le 
"  commencer  par  le  pèlerinage  de  Saint- Jacques  de 
"  Compostelle." 

Pendant  les  premières  années  de  son  mariage,  Oza- 
nam avait  entretenu  Tespoir  d'un  voyage  en  Terre- 
Sainte,  et  c'était  un  de  ses  vœux  les  plus  ardents. 
Toutefois  le  faible  état  de  sa  santé  joint  à  la  nécessité 
de  donner  ses  cours, l'empêchèrent  d'entreprendre  une 
aussi  longue  pérégrination. 

Le  pèlerinage  à  Saint- Jacques  de  Compostelle  sem- 
ble  avoir   eu   ^lour   but    de   remplacer   pour   lui,  ce 


180  FRÉDÉRIC   OZANAM 


voyage  en  Palestine,  ou  du  moins  de  l'en  consoler. 
Aussi  quel  enthousiasme,  quelle  émotion  ne  voyons- 
nous  pas  éclater  dans  chaque  page  de  ce  petit  livre  : 
Un  pèlerinage  au  pays  du  Cid. 

Comme  nous  aimerions  à  accompagner  ce  groupe 
de  pieux  voyageurs  qui  se  compose  d'Ozanam,  sa 
femme  et  son  enfant,  ainsi  que  du  docteur  Charles 
Ozanam  qui  désirait  veiller  sur  la  santé  de  son  frère  ! 

Comme  nous  aimerions  à  visiter  en  détail  avec  eux 
les  monuments,  les  beautés  de  la  nature  et  les  lieux 
historiques  de  la  vieille  Espagne  chrétienne,  où  tout 
parle  si  hautement  des  incomparables  espoirs  de  ses 
braves  chevaliers  contre  les  infidèles  ! 

Il  nous  est  impossible  d'aller  avec  nos  voyageurs, 
nous  incliner  devant  ces  vieux  murs  de  Diego  Por- 
cellos,  témoins  de  tant  de  combats  héroïque,  et  nous 
ne  pouvons  pas  non  plus  nous  y  rendre  pour  admirer 
avec  lui  ces  vieux  châteaux  des  rois  d'Espagne  d'où 
sont  sorties  tant  d'invincibles  épées,  et  où  ont  été 
suspendus  des  écussons  nobles  entre  les  plus  nobles 
de  la  chrétienté. 

Nous  avons  déjà  donné  à  ce  chapitre,  des  dimensions 
plus  grandes  que  ne  le  comporte  le  cadre  de  notre 
ouvrage,  et  nous  craignons  que  le  temps  et  l'espace  ne 
viennent  bientôt  à  nous  faire  défaut. 

Cependant  nous  croirions  faillir  à  notre  tâche,  et  ne 
pas  faire  connaître  le  style  si  élevé  d'Ozanam  dans 
ses  plus  beavix  endroits,  si  nous  ne  reproduisions  les 
belles  pages  où  l'auteur  nous  déroule  le  panorama 
des  Pyrénées,  et  nous  décrit  l'aspect  de  la  mer. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  181 

"  Quel  poète,  dit-il  a  jamais  conçu,  quel  architecte 
"  a  jamais  dessiné  un  sanctuaire  comparable  à  celui 
"  que  l'Éternel  s'est  bâti  à  lui-même  au  plus  profond 
"  des  Pyrénées,  dans  un  lieu  où  il  n'était  adoré  que 
"  par  des  pâtres  ?  On  l'appelle  le  Cirque  de  Gavarnie. 
"  Mais  plutôt  qu'un  cirque,  représentez-vous  l'abside 
"  d'un  temple,  taillée  à  pic  dans  des  rochers  hauts  de 
"  deux  mille  quatre  cents  pieds.  Quand  nous  arri- 
"  vâmes  au  bas  de  ces  murailles  prodigieuses,  des 
"  nuages  rougis  par  le  soleil  couchant  en  voilaient  le 
"  sommet,  et  flottaient  comme  une  draperie.  Puis, 
"  quand  le  vent  eut  dissipé  ces  vapeurs,  le  faite  de 
"  l'édifice  parut  couronné  de  neiges  éternelles  sous  le 
"  pavillon  bleu  du  firmament.  La  voix  des  cascades 
"  gémissait  comme  une  prière  sans  fin  :  s'il  restait 
"  encore  des  athées,  c'est  ici  que  je  voudrais  les  ame- 
"  ner  pour  les  voir  tomber  à  genoux,  terrassés  et  ravis. 
"  Rien  n'égale  ce  spectacle  si  ce  n'est  le  chaos  qu'on 
"  traverse  pour  y  arriver.  Là  des  blocs  énormes  de 
"  trente,  quarante  pieds  de  haut,  s'écroulent  les  uns 
"  sur  les  autres,  depuis  la  cime  de  la  montagne  jus- 
"  qu'au  fond  du  précipice  ou  rugit  le  gave.  On  dirait 
"  les  restes  du  combat  décrit  par  Milton,  quand  les 
"  esprits  bons  et  mauvais  arrachèrent  les  collines  du 
"  ciel  pour  s'entr'écraser.  Mais  les  spectacles  pathé- 
"  tiques  sont  plus  rares  dans  les  Pyrénées  que  dans 
"  les  Alpes.  Les  Pyrénées  n'ont  pas  les  horreurs 
"  sublimes  du  mont  Blanc,  elles  ont  plus  d'élégance 
"que  de  majesté-  Les  beautés  des   Pyrénées,  ce  sont 


182  FRÉDÉRIC   OZANAM 


celles  de  la  viillée  d'Ossau,  de  la  vallée  d'Argelés  et 
du  pont  d'Espagne.  Peu  de  glaciers,  mais  de  riants 
mamelons  que  baignent  des  gaves  limpides  ;  des 
croupes  arrondies  et  couronnées  de  A'erdure,  des 
pics  qui  montent  vers  le  ciel  avec  une  légèreté  mer- 
veilleuse, et  dont  la  crête  de  granit  rose  se  noie 
dans  Féclatante  lumière  du  midi.  Nulle  part  on  ne 
voit  de  plus  belles  eaux.  Ce  ne  sont  plus,  il  est  vrai, 
les  grands  lacs  de  la  Suisse  ;  mais  la  Suisse  n'a  pas 
plus  de  cascades,  elle  n'a  pas  dans  les  flancs  de 
tous  ses  rochers,  des  torrents  si  abondants  et  si 
purs.  Je  trouve  en  effet,  comme  un  sentiment  de 
pureté  morale  sur  ces  hauteurs  que  le  pied  de 
l'homme  souille  rarement,  au  bord  de  ces  eaux 
qui  ne  désaltèrent  que  l'isard  et  l'aigle,  au  milieu 
de  ces  plantes  qui  ne  fleurissent  que  pour  parfumer 
la  solitude.  David  avait  vu  de  près  les  sommets  du 
Liban,  quand  il  s'écriait  :  Le  Seigneur  est  admi- 
rable sur  les  lieux  hauts  !  Mirahilis  in  altis  Dominus. 


"  Les  montagnes  sont  toutes  divines  ;  elles  portent 
"  l'empreinte  de  la  main  qui  les  a  pétries.  Mais  que 
"  dire  de  la  mer,  ou  plutôt  que  n"en  faut-il  pas  dire  ? 
"  La  grandeur  infinie  de  la  mer  ravit  dès  le  premier 
"  aspect  ;  mais  il  faut  la  contempler  longtemps  pour 
"  apprendre  qu'elle  a  aussi  cette  autre  partie  de  la 
"  beauté  qu'on  appelle  la  grâce.  Homère  le  savait 
''  bien,  et  c'est  pourquoi,  s'il  donnait  à  l'Océan  des 
"  dieux   terrililes   et   des   monstres,  il   le  peuplnit  en 


FRÉDÉRIC   OZANAM  183 


'•  même  temps  de  nymphes  et  de   sirènes  enchante- 
"  resses.  J'ai  vu  le  jour  s'éteindre  au  fond  du  golfe  de 
"  Gascogne,   derrière    les  monts  Cantabres    dont  les 
"  lignes  hardies  se   découpaient  nettement  sous  un 
"  ciel  très  pur.  Ces  montagnes  plongeaient  leur  pied 
"  dans  une  brume  lumineuse  et  dorée  qui  flottait  au- 
"  dessus  des  eaux.  Les  lames  se  succédaient  azurées, 
"  vertes,  quelquefois  avec  des  teintes  delilas,  de  rose 
"  et  de  pourpre,  et  venaient  mourir  sur  une  plage  de 
"  sable  ou  caresser  les  rochers  qui  encaissent  la  plage. 
"  Le  flot  montait  contre  l'écueil  et  jetait  sa  blanche 
"  écume  où  la  lumière  décomposée  prenait  toutes  les 
"  couleurs  de  l'arc-en-ciel.  Les  gerbes   capricieuses 
"jaillissaient  avec  toute  l'élégance  de  ces  eaux  que 
"  l'art  fait  jouer  dans  les  jardins  des  rois.  Mais  ici 
"  dans  le  domaine  de  Dieu,  les  jeux  sont  éternels. 
"  Chaque  jour,  ils  recommencent  et  varient  chaque 
"jour,  selon  la  force  des  vents  et  la  hauteur  des 
"  marées.  Ces  mêmes  vagues  si  caressantes  mainte- 
"  nant,  ont  des  heures  de  colère  où    elles   semblent 
"  déchaînées  comme  les  chevaux  de  l'Apocalypse  ; 
"  alors  leurs  blancs  escadrons  se  pressent  pour  don- 
"  ner  l'assaut  aux  falaises  démantelées  qui  défendent 
"  la  terre.   Alors  on  entend  des  bruits  terribles,  et 
"  comme  la  voix  de  Tabîme  redemandant  la  proie 
"  qui  lui  fut  arrachée  aux  jours  du  déluge.  Au  delà 
"  de  cette  variété  inépuisable,    apparaît  l'immuable 
"  immensité.  Pendant  que  des  scènes  toujours  nou- 
"  velles  animent  le  rivage,  la  pleine  mer  s'étend  à 


184  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  perte  de  vue,  image  de   l'infini,  telle   qu'au  temps 
"  où  la  terre  n'était  pas  encore,  et  quand  l'esprit   de 
■■  Dieu  était    porté  sur  les   flots.  David   avait   aussi 
"  admiré  ce  spectacle,  et  peut-être  du  haut  du  Carmel, 
"  son  regard  embrassait-il  les  espaces  mouvants  de 
"  la  Méditerranée,  lorsqu'il  s'écriait:  Les  soulèvements 
"  de  la  mer  sont  admirables  :  Mirabiles  elationes  maris. 
Plus  loin,  l'auteur  nous  décrit  son  entrée  en  Espa- 
gne et  l'aspect  de  Fontarabie  "  avec  ses  maisons  anti- 
'  ques  toutes  garnies  de  grands  balcons,  de  vérandas, 
'  de  loges  grillées  et  vitrées  d'où  les  belles   Espa- 
'  gnôles  peuvent  voir  et  se   laisser  voir  autant  qu'il 
'  leur  convient.  Puis,  il  nous  parle  des  tableaux  et 
'  des  statues  dans  les  églises:  je  me  rends,  dit-il,  à 
'  la   sculpture    peinte,  surtout  depuis  que  je  la  sais 
'justifiée  par  les  exemples  de  Phidias  et  de  Praxi- 
'  tèle  ;  mais  je  ne   m'accoutume  pas   à  la  sculpture 
'  habillée,  à  cette  Mater  dolorosa  qui  a   une   chapelle 
'  dans  chaque  église  d'Espagne,  et  qui  porte  le   cos- 
'  tume   d'Anne     d'Autriche,  robe  de  velours   noir, 
'  guimpe  blanche,  à  la  main,  un  mouchoir  garni  de 
'  dentelles  et  de  plus,  un  poignard  d'argent  dans  le 
'  cœur." 

Nos  voyageurs  visitèrent  successivement  Irun,  Port- 
du- Passage  et  Saint-Sébastien  où  ils  purent  admirer 
les  sites  les  plus  magnifiques  et  enrichir  leur  mémoire 
des  plus  grands  souvenirs  historiques. 

Ozanam  prenait  beaucoup  de  notes,  relevant  des 
inscriptions  et  glanant  de  tons  côtés. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  185 

Toutefois,  malgré  le  charme  d'un  voyage  tellement 
dans  ses  goûts  et  sous  un  climat  qui  paraissait  être  si 
favorable,  il  ne  se  sentait  pas  Inen  ;  l'état  de  sa  santé 
alarmait  tous  ceux  à  qui  il  était  cher,  et  lui-même 
devint  bientôt  si  inquiet,  qu'il  résolut  d'abandonner 
pour  le  moment  le  pèlerinage  de  Saint-Jacques  de 
Compostelle,  pour  retourner  à  Biarritz  où  il  trouvait 
toujours  l'air  tiède  qui  lui  convenait. 

Après  s'être  reposé  pour  quelques  mois  dans  cet 
endroit  agréable  et  sentant  ses  forces  lui  revenir,  il 
obtint  de  ses  médecins,  la  permission  de  reprendre 
son  voyage  et  de  se  rendre  jusqu'à  Burgos. 

Nous  aimerions  à  suivre  nos  voyageurs  dans  cette 
ville  nommée  autrefois  la  Mère  des  rois  et  la  Restaura- 
trice des  royaumes.  Madré  de  Reges  y  Restauradura  de 
reynos  et  qu'on  peut  surnommer  aujourd'hui  la  ville 
de  la  Vierge. 

Avec  eux  nous  aimerions  à  visiter  en  détails  cette 
imposante  cathédrale,  le  résultat  de  deux  siècles  de 
travail,  édifice  d'une  majesté  qui  n'exclut  pas  l'élé- 
gance et  la  grâce,  A  part  de  sa  magnifique  façade,  et 
de  ses  deux  flèches  élancées,  on  admire  '"  à  l'endroit 
"  où  la  nef  et  le  transept  se  coupent  pour  former  la 
"  croix,  une  large  tour  octogone  (el  Crucero),  cette 
"  tour  s'élève  jusqu'à  la  hauteur  de  deux  cent  trente 
"  pieds.  Deux  rangs  de  fenêtres  l'éclairent,  et  des 
"  huit  angles  se  détachent  huit  petites  tours,  toutes 
'■  découpées,  toutes  peuplées  de  saints,  toutes  termi- 
"  nées  par  de  fines  aiguilles.  Derrière  l'église,  la  cou- 


186  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  pôle  de  la  Chapelle  du  Connétable,  moins  élevée,  mais 
"  toujours  octogone,  reproduit  la  même  décoration. 
"  Ce  sont  comme  deux  diadèmes  que  porte  cette  reine 
"  des  basiliques  espagnoles.  On  raconte  que  Charles 
"  V  à  la  vue  du  Crucero  fut  frappé  d'admiration.  Il 
"  faudrait,  dit-il,  mettre  ce  joyau  dans  un  écrin  et  le 
"  traiter  comme  une  chose  qui  ne  se  voit  pas  tous  les 
"jours  et  qui  se  fait  désirer.  Assurément  l'étranger 
"  qui  passe  ne  forme  pas  le  même  vœu  que  Charles 
"  V,  mais  ravi  de  cette  cathédrale,  il  ne  peut  s'empê- 
"  cher  de  lui  adresser  ces  mots  qu'elle  porte  au  front 
"  en  l'honneur  de  la  Vierge  Marie:  Tota  pulchra  es  et 
"  décora.  Vous  êtes  toute  belle  et  gracieuse." 

Il  y  a  aussi  la  chapelle  du  Crucifix.  Ce  crucifix  (el 
santisimo  Christo  de  Burgos)  d'après  la  légende, 
était  l'ouvrage,  paraît-il,  de  Nicodème,  l'un  des  disci- 
ples de  Notre-Seigneur,  et  il  était  fait  d'un  bois  dont  la 
plante  ne  croissait  pas  sur  la  terre. 

Nous  ne  pouvons  résister  à  la  tentation  de  repro- 
duire ici,  les  vers  suivants  d'un  vieux  poète  espa- 
gnol inspiré  par  la  vue  de  cette  relique  à  laquelle 
on  attribue  beaucoup  de  prodiges.  Ces  deux  strophes 
sont  de  Juan  Tallante  qui  vivait  au  quinzième  siècle  ; 
on  y  trouvera  donc  dvi  latin  mêlé  à  l'espagnol  pri- 
mitif. 

Imenso  Dios,  perdurable 
Que  el  mundo  todo  criaste, 

Verdadero 
Y  cou  amor  entrânable 
Por  nosotros  espiraste 

En  el  madero  ! 


FRÉDÉKIC   OZANAM  187 

Pues  te  plugo  tal  pasion, 
Pornuestras  cnlpas,.  siifrir 

0  Agnus  Dd  ! 
Lleva  nos  do  esta  el  ladron. 
Que  salvaste  por  decir 

Manerdo  mei.  * 

"  Dieu  immense  qui  dures  toujours,  qui  créas  tout 
"  l'univers,  Dieu  vrai,  et  qui  ému  d'amour  jusqu'aux 
"  entrailles,  expiras  pour  nous  sur  le  bois. — Puisqu'il 
"  te  plut  de  souffrir  pour  nos  fautes  une  telle  passion, 
"'  0  Agneau  de  Dieu  !  fais  nous  monter  où  est  le  bon 
"  larron  que  tu  sauvas,  seulement  pour  t'avoir  dit  : 
"  Souvenez-vous  de  moi.''^ 

Comment  encore  sortir  de  Burgos  sans  dire  un  mot 
de  la  Chapelle  du  Connétable  mentionnée  plus  haut?  Ce 
monument  est  la  merveille  de  la  Castille. 

Dans  ce  magnifique  mausolée  reposent  les  corps  du 
grand  connétable  de  Castille,  Don  Pedro  Hernandez 
de  Velasco,  et  de  son  épouse. 

"  Dans  les  deux  épitaphes,  dit  Ozanam,  se  trouvent 
"  réunis  les  plus  grands  noms  du  moyen  âge  espagnol 
"  qui  semble  descendre  tout  entier  dans  ce  tombeau, 
"  mais  y  descend  avec  sérénité. 

"  Ce  monument  est  si  connu,  ajoute-t-il,  le  crayon 
"  et  le  burin  en  ont  si  bien  popularisé  les  beautés,  que 
"je  me  trouve  à  peu  près  dispensé  de  décrire  encore 
"  après  tant  de  descriptions,    des  détails   indescrip- 


Un  p^lerinase  au  pays  du  Cid.  p.  93. 


188  FRÉDÉRIC  OZANAM 

"  tibles,  et  de  laisser  les  lecteurs  dans  la  confusion, 
"  quand  je  voudrais  les  jeter  dans  le  ravissement." 

En  sortant  de  Burgos  saluons  en  passant  deux 
grandes  fondations.  A  l'occident  l'abbaye  de  Huelgas 
et  à  l'orient  la  Chartreuse  de  Miraflores. 

Ces  deux  établissements  sont  célèbres  dans  le  monde 
entier,  non  seulement  par  leur  origine  et  par  leur  des- 
tination, mais  encore  par  les  grands  pouvoirs  civils  et 
ecclésiastiques  que  possédaient  leurs  chefs,  surtout 
l'abbesse  de  la  Huelgas.  L'abbaye  est  entourée  d'une 
enceinte  crénelée  mise  en  communication  avec  la 
vaste  plaine  par  des  pont-lévis,  ses  clochers  sont  gar- 
nis de  mâchicoulis  et  cinq  grilles  en  fer  ferment  les 
cloîtres. 

Ces  deux  vieilles  reliques  du  moyen  âge  sont  encore 
remarquables  par  la  beauté  et  l'étendue  des  édifices, 
par  les  grands  souvenirs  historiques  qu'elles  con- 
tiennent et  par  la  grandeur,  l'étendue  et  la  richesse 
de  leurs  dépendances. 

Le  retable  du  sanctuaire  de  la  Chartreuse  de  Mira- 
flores  est  doré  du  premier  or  que  Christophe  Colomb 
rapporta  de  l'Amérique. 

L'hiver  vint  interrompre  ici  les  excursions  de  nos 
voyageurs,  et  ils  se  décidèrent  quoiqu'à  regret  à  aban- 
donner le  pèlerinage  de  Saint-Jacques  de  Compostelle. 

Après  trois  joTirs  passés  à  Burgos,  ils  reprirent  la 
route  de  France,  chargés  de  lithographies,  de  notices 
sur  les  monuments,  de  mémoires  sur  les  abbayes  et 
surtout  de  notes  prises  par  Ozanam  lui-même  ce  qui 


FRÉDÉRIC   OZANAM  189 

constitua  plus  tard,  avec  ses  lettres,  la  matière  de  son 
ouvrage  :     Un  'pèlerinage  au  pays  du  Cid. 

En  1852  Ozanam  entreprenait  un  pèlerinage  à  Notre 
Dame  de  Buglose.  Il  voulait,  chemin  faisant,  visiter 
à  Pou}'  le  berceau  de  saint- Vincent  de  Paul.  Il  y  vit 
le  vieux  chêne  sous  lequel,  dans  son  enfance,  le  saint 
S'abritait  pour  garder  ses  brebis,  et  la  maison  où  il 
reçut  le  jour. 

En  visitant  ces  lieux  honorés  par  la  présence  du 
grand  apôtre  de  la  charité,  le  fondateur  de  la  société 
qui  porte  son  nom,  éprouvait  la  plus  grande  émotion 
et  la  plus  vive  piété.  Il  remplit  tous  ses  devoirs  de 
catholique  avec  la  plus  grande  dévotion  et  reçut  en  pré- 
sent du  curé  de  la  paroisse,  une  branche  de  l'arbre  de 
saint  Vincent  de  Paul,  qu'il  envoya  au  conseil  géné- 
ral à  Paris,  où  on  la  voit  encore  aujourd'hui. 

De  Pouy-sur-Dax  nos  voj-ageurs  se  rendirent  à  Pise 
où,  d'après  l'avis  de  ses  médecins,  Ozanam  devait 
séjourner  pendant  quelque  temps. 

S'il  nous  était  permis  d'accompagner  nos  voyageurs 
dans  les  derniers  voyages  nécessités  par  la  maladie 
d'Ozanam,  nous  visiterions  avec  eux  Toulouse,  Mont- 
pellier, Marseille,  Toulon,  Cannes,  Nice,  Gênes  et 
Livourne,  mais  ils  ne  firent  pas  de  longs  séjours  dans 
ces  villes,  si  ce  n'est  peut-être  à  Marseille  où  madame 
Ozanam  avait  quelques-uns  de  ses  parents. 

A  un  quart  d'heure  de  marche  de  Livourne,  sur  le 
bord  de  la  mer,  au  milieu  des  rochers,  se  trouve  un 
petit  village  du  nom  de  San  Jacopo.  Ce  fut  en  cet 
endroit  qu'Ozanam  alla  s'établir  pour  quelque  temps. 


190  FEÉDÉRIC   OZANAM 

Après  deux  mois  de  séjour  dans  cette  retraite,  il 
s'aperçut  que  les  forces  lui  revenaient  et  il  eut  un 
moment  d'espérance,  ce  qui  lui  inspira  les  vers  sui- 
vants si  charmants  et  si  gracieux. 

Sur  recueil  de  San  Jacopo,  le  22  juin  1853. 

Sur  un  ccueil  lointain,  notre  nef  échouée 
Attend  le  flot  sauveur  qui  la  ramène,  au  port, 
Et  la  Madone  à  qui  la  barque  fut  vouée, 
Semble  sourde  à  nos  rœiix,  et  Vevfant  Jésus  dort! 

Pourtant  voici  douze  ans,  sous  ce  doux  patronage, 
Nous  partions  pleins  d'espoir  ;  des  fleurs  ornaient  ton  front  ; 
Et  bientôt  pour  charmer,  pour  bénir  le  voyage 
A  la  poupe  s'assit  un  petit  ange  blond. 

■•   Depuis  ce  temps,  le  ciel  s'est  noirci  sur  nos  têtes. 
Les  vents  ont  ballotté  notre  esquif  nuit  et  jour  ; 
Mais  nous  n'avons  pas  vu  si  cruelles  tempêtes. 
Climats  si  rigoureux  où  s'éteignît  l'amour. 

Non,  non,  je  ne  veux  plus  craindre  sous  votre  garde 
Compagnes  de  l'exil  que  Dieu  me  prépara. 

Déjà  d'un  ceil  clément,  la  Vierge  nous  regarde 

Tout  à  l'heure  VEvfant  Jésus  s'éveillera. 

Et  sa  main  nous  poussant  sur  une  mer  calmée, 
Sans  peur  et  sans  effort  nous  toucherons  enfin, 
Au  bord  où  nos  amis,  foule  ardente  et  charmée, 
Signalent  notre  voile  et  nous  tendent  la  main. 

Vain  espoir  !  la  barque  cpii  devait  toucher  au  rivage 
aimé  de  la  patrie  n'apportera  plus  qu'un  mourant,  un 
homme  dont  les  jours  sont  condamnés. 

De  San  Jacopo,  Ozanam  se  dirigea  sur  Sienne  dans 
le  but  d'y  établir  une  conférence  de  Saint- Vincent  de 


FRÉDÉRIC    OZANAM  191 

Paul.  Il  ne  roussit  pas  dans  son  projet,  du  moins 
durant  son  séjour  dans  cette  ville,  mais  plus  tard,  il 
eut  la  consolation  d'apprendre  ({ue  le  P.  Pendola,  un 
de  ses  amis,  avait  pu  y  établir  deux  conférences,  une 
au  collège  et  l'autre  dans  la  ville. 

Ce  fut  le  dernier  effort  que  put  faire  ce  cœur  rempli 
de  charité  en  faveur  de  son  œuvre  de  prédilection. 
.  A  leur  retour  de  la  ville  de  Sienne,  nos  voyageurs 
allèrent  s'établir  à  Antignano,  joli  village  à  une 
heure  de  marche  de  Livourne,  au  pied  de  Montenero 
et  à  quelques  minutes  de  .la  mer. 

Ce  fut  la  dernière  étape  d'Ozanam  sur  cette  terre 
d'Italie  qu'il  aimait  tant.  Déjà  la  maladie  avait  fait 
tant  de  progrès  qu'il  ne  pouvait  écrire  plus  de  deux 
ou  trois  lignes  sans  s'étendre  sur  un  canapé. 

C'est  dans  ce  joli  village  qu'il  entendit  la  messe 
pour  la  dernière  fois,  et  qu'il  communia  de  la  main 
du  curé  d'Antignano  qui  lui-même  ne  devait  plus 
monter  à  l'autel,  car  il  mourut  quelques  jours  plus 
tard. 

A  la  fin  du  mois  d'août,  les  médecins  décidèrent 
qu'il  devait  être  conduit  au  plus  tôt  à  Marseille  afin 
de  rendre  le  dernier  soupir  daiLS  sa  patrie  et  au  milieu 
de  la  famille  de  madame, Ozanani. 


rij^^ 


"^^ 


192  FRÉDÉRIC    OZANAM 


CHAPITRE  XIII. 


LES   POETES   FRANCISCAI>fS   EN    ITALIE. 


Le  volume  qui  fut  le  produit  des  voyages  en  Italie 
que  nous  venons  de  raconter  sommairement  se  divise 
en  deux  parties  dont  nous  ferons  deux  chapitres  dififé- 
rents.  Dans  la  première  partie  il  est  exclusivement 
question  des  poètes  franciscains  tandis  que  dans  la 
seconde  l'auteur  s'occupe  des  Sources  de  la  Divine  Comé- 
die. La  première  partie  est  divisée  en  plusieurs  époques  : 
la  première  antérieure  à  la  naissance  de  saint  François 
nous  donne  l'histoire  de  la  littérature  italienne  à  son 
berceau  ;  la  seconde  date  de  la  naissance  de  saint  Fran- 
çois et  nous  fait  connaître  la  vie  du  saint  et  l'élan 
qu'il  donna  à  la  littérature  italienne,  surtout  à  la  poé- 
sie ;  la  troisième  est  consacrée  à  ses  disciples  et  se  ter- 
mine par  une  traduction  "  des  petites  feurs  de  St-Fran- 
çoisy 

Ce  n'est  pas  un  livre  de  science  que  notre  auteur 
écrit  cette  fois,  c'est  plutôt  un  bouquet  littéraire  où 
les 'petites  fleurs  de  saint  François  d^Âssise  se  mêlent  par- 


FRÉDÉRIC   OZANAM  193 


tout  aux  fleurs  fraîchement    écloses  sous  la  plume 
d'Ozanam. 

"  Plusieurs  s'étonneront,  dit  l'auteur  de  tant  d'ad- 
"  miration  pour  un  mysticisme  dont  notre  siècle  ne 
"  comprend  plus  le  langage,  de  tant  de  complaisance 
"  pour  des  traditions  qui  ne  sont  pas  de  foi.  Aussi  je 
"ne  propose  rien  à  la  foi  des  lecteurs;  si  je  ne  fais 
•'  pas  un  livre  de  science,  je  n'écris  pas  non  plus  un 
''  livre  de  religion.  Je  ne  confonds  point  ces  chants, 
"  ces  traditions,  avec  le  dogme  infaillible,  pas  plus 
"  que  je  ne  confonds  les. gouttes  de  la  rosée  avec  les 
"  feux  de  l'aurore  qu'elles  accompagnent.  Je  les  re- 
"  cueille  comme  les  émanations  d'une  terre  fécondée 
"  par  le  christianisme.  8i  je  ne  puis  toucher  sans 
"  émotion  à  cette  poésie  des  vieux  âges,  c'est  que  j'ai 
"  vécu  tout  un  jour  le  contemporain  des  événements 
"  et  des  hommes  qui  l'inspirèrent.  J'ai  passé  un  jour 
"  trop  court  pour  moi  dans  la  vieille  cité  d'Assise. 
"  J'y  ai  trouvé  la  mémoire  du  saint  aussi  présente 
"  que  s'il  venait  de  mourir  hier,  et  de  laisser  à  sa 
"  patrie  la  bénédiction  qu'on  lit  encore  sur  la  porte  de 
"  la  ville.  On  m'a  montré  le  lieu  de  sa  naissance  et  la 
"  chapelle  où  son  cœur  disputé  se  rendit  à  Dieu.  On 
"  m'a  fait  voir  le  buisson  d'épines  qui  se  couvrit  de 
"  roses  quand  François  s'y  précipita  dans  l'ardeur  de 
"  sa  pénitence.  J'y  ai  reconnu  l'image  de  cette  langue 
"  italienne  encore  toute  inculte  et  toute  épineuse,  qui 
"  n'eut  besoin  que  d'être  touchée  par  l'ascétisme  catho- 
"  lique  pour  germer  et  fleurir.  Enfin,  je  me  suis  age- 

13 


194  FRÉDÉRIC   OZANAM 

"  nouille  au  saint  tombeau,  sous  cette  voûte  d'azur 
"  étoilée  d'or  qui  le  couronne,  et  qui  fut  le  premier 
"  ciel  où  la  peinture  renaissante  essaya  son  vol.  C'est 
"  là  qu'acheva  de  se  préciser  la  pensée  de  ce  petit 
"  livre." 

L'auteur  prend  la  littérature  italienne  à  son  ber- 
ceau ;  mais  c'est  un  berceau  qui  est  bien  près  d'une 
tombe!  Selon  lui,  déjà  l'art  et  la  littérature  des  chré- 
tiens, dans  les  derniers  siècles  de  l'empire,  n'étaient 
plus  romains  ou  latins  que  de  nom.  C'est  dans  les 
catacombes  tpie  se  voit  la  transformation.  Les  chré- 
tiens en  étaient  sortis  quand  les  barbares  arrivèrent  ; 
mais  à  mesure  qu'ils  en  sortaient  le  peuple  italien  se 
formait  et  le  peuple  latin  disparaissait. 

"  Je  vois  déjà,  dit  Ozanam,  le  peuple  dans  le  sens 
"  moderne  qu'on  donne  à  ce  mot,  en  y  comprenant 
"  les  femmes,  les  enfants,  les  faibles  et  les  petits,  ce 
"  que  les  historiens  anciens  méprisaient,  ce  dont  ils 
"  ne  tenaient  aucun  compte.  J'y  vois  un  peuple  nou- 
"  veau  mêlé  d'étrangers,  d'esclaves,  d'affranchis,  de 
"  barbares,  animé  d'un  esprit  qui  n'est  i^lus  celui  de 
"  l'antiquité.  Cette  société  a  donc  une  pensée  qu'elle 
"  veut  produire,  mais  une  pensée  trop  abondante, 
"  trop  émue,  trop  neuve,  pour  que  la  parole  lui  suf- 
"  fisc  :  il  y  faut  le  concours  de  tous  les  arts.  Dans  ce 
"  premier  état,  la  poésie  n'est  pas  encore  distincte, 
"  précise,  revêtue  de  la  forme  qu'elle  cherche.  Mais 
"  elle  est  partout,  dans  l'architecture,  dans  la  pein- 
"  ture,  dans  la  sculpture,  dans  les  inscriptions,  puis- 


FRÉDÉRIC    OZAXAM  195 


'•  qu'il  y  a  partout  syiubolisiae,  langage  liguré,  effort 
"  pour  faire  reluire  la  pensée  sous  limage,  et  l'idéal 
"  sous  le  réel." 

D'abord  la  sculpture  se  charge  la  première  de  repro- 
duire la  pensée.  Dans  les  premiers  temps  elle  s'en 
acquitte,  il  est  vrai,  d'une  manière  bien  grossière  ; 
toutefois,  comme  le  fait  remarquer  Ozanam,  la  foi  des 
martyrs  est  dans  le  regard  de  ces  figures  que  l'artiste 
"  met  en  prières  les  yeux  levés  au  ciel  et  les  mains 
"  étendues." 

Les  peintures  (pii  ornent  les  oratoires  pHitii^ués  de 
distance  en  distance  nous  montrent  tantôt  la  multi- 
plication des  pains  et  le  miracle  de  Cana,  tantôt  aussi 
le  Bon  Pasteur  portant  la  brebis  égarée  sur  ses  épaules. 
On  y  trouve  de  plus  de  nombreuses  représentations 
des  martyrs  tels  que  Daniel  dans  la  fosse  aux  lions, 
les  trois  enfants  dans  la  fournaise,  figures  bien  faites 
pour  soutenir  le  courage  de  ces  i:>ersécutés  qui  pou- 
vaient être  traînés  à  la  mort  à  chaque  instant  du  jour 
et  de  la  nuit. 

Sur  les  tombeaux  de  ces  premiers  chrétiens  on  voy- 
ait dans  les  commencements  quelques  figures  à  peine 
ébauchées,  signes  de  reconnaissance,  symboles  de 
deuil  et  de  piété.  C'est  ainsi  que  l'on  trouve,  ici,  une 
feuille  exprimant  la  fragilité  de  la  vie,  là,  une  barque 
à  la  voile  pour  montrer  la  rapidité  de  nos  jours.  * 


Les  Poètes  franciscains  eu  Italie,  p.  20, 


196  FRÉDÉRIC   OZANAM 

Bientôt  cependant  ces  différents  signes  sculptés  ne 
suffisant  pas,  on  eut  recours  aux  lettres.  Ce  ne  sont 
d'abord  que  des  inscriptions  d'un  mot  ou  deux,  quel- 
ques-unes en  grec  d'autres  en  latin  :  Ainsi  sur  la 
tombe  d'un  enfant  on  lit  :  c'est  la  place  de  Philemon  ; 
plus  loin  on  exprime  par  les  paroles  suivantes  la  peine 
ressentie  par  la  mort  prématurée  d'une  jeune  fille: 
"  nîmium  cita  decedisti,  Constantia,  mirum  pulchritudi- 
^^  nis  at  que  idonitati."  ^^  Y ows  êtes  tombée  trop  tôt 
"  Constance,  miracle  de  beauté  et  de  sagesse." 

Puis  la  poésie  inspirée  par  la  foi  religieuse  vient 
préserver  de  l'oubli  ces  premières  familles  chré- 
tiennes ;  ainsi  la  famille  du  chrétien  Severianus  fait 
graver  sur  la  tombe  de  son  chef  les  vers  suivants  où 
l'on  invoque  Celui  qui  fait  revivre  les  semences  enfon- 
cées dans  les  sillons. 

Vivere  qui  prsestat  morentia  seinina  terrée, 
Solvere  qui  potuit  lethalia  vincula  mortis  !  * 

Plus  tard,  quand,  de  tous  côtés,  les  barbares  vinrent 
fondre  sur  Rome,  les  chrétiens  construisirent  ces  admi- 
rables Basiliques  de  saint  Paul,  de  sainte  Marie  Ma- 
jeure et  tant  d'autres  qui  du  quatrième  au  treizième 
siècle  recueillirent  et  sauvèrent  tous  les  arts.  Alors, 
comme  le  fait  remarquer  Ozanam,  "  au  lieu  de  la 
poésie  des  écoles,  il  y  eut  une  poésie  des  monuments." 

Cette  poésie  des  grands  temples  chrétiens  inspirait 

*  Les  Poètes  franciscains  eu  Italie  page  23. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  197 


les  poètes,  dans  la  décoration  des  murs  ;  on  y  lisait 
leurs  sublimes  pensées  exprimées  dans  la  langue 
des  dieux.  "  Ils  avaient,  nous  dit  Ozanam  leurs  ins- 
"  criptions  envers  à  saint  Jean  de  Latran  svir  le  portail 
"  et  l'abside  et  jusqu'au  siège  papal.  A  saint  Pierre 
"  les  épitaphes  des  pontifes  faisaient  à  elles  seules  toute 
"  l'histoire  de  la  papauté.  Le  sixième  et  le  septième 
"  siècle  surtout  y  avaient  gravé  en  distiques  latins 
"  les  noms,  les  dates,  les  bienfaits  des  papes  contem- 
"  porains.  L'abondance  et  la  facilité  de  ces  petits 
"  poèmes  prouvaient  la  perpétuité  des  études  littéraires 
"  à  une  époque  où  on  a  coutume  de  représenter  Rome 
"  comme  la  prostituée  de  Babylone  enivrée  et  d'igno- 
"  rance  et  de  corruption." 

Mais  les  basiliques  de  Rome  ne  furent  pas  les  seuls 
temples  qui  donnèrent  ainsi  asile  aux  muses.  Voyons 
plutôt  la  cathédrale  de  Pise  élevant  fièrement  son 
dôme  dont  le  fronton  est  sillonné  d'iscriptions  triom- 
phales et  saint  Marc  de  Venise  avec  ses  incomparables 
consoles  et  son  imposante  façade  chargée  d'or  et  de 
sculptures.  "•  Autour  de  la  grande  arcade  du  chœur 
dit  Ozanam,  on  lit  cette  invocation  au  patron  de  la 
cité  :  "  Marc  vous  couvrez  de  votre  doctrine  l'Italie, 
"  l'Afrique  de  votre  tombeau,  Venise  de  votre  présence 
"  et  comme  un  lion  vous  les  protégez  de  vos  rugisse- 
"  ments." 

"  Italiam,  Libyam,  Venetos,  sicut  leo  Marce," 
"  Doctrinà,  tumulo,  requie,  fremituque  tueris."  * 

*  Les  Poètes  franciscains  en  Italie  p.  30. 


198  FRÉDÉRIC   OZANAM 

A  un  autre  endroit  dans  la  même  cathédrale,  devant 
l'autel  de  saint  Laurent  le  poète  se  permet  de  donner 
l'avertissement  suivant  au  doge.  "  Aime  la  justice, 
"rends  à  tous  ce  qui  leur  est  dû.  0  doge!  que  le 
"  pauvre  et  la  veuve,  le  pupille  et  l'orphelin,  espèrent 
"  trouver  en  toi  un  défenseur  !  Que  ni  la  crainte  ni  la 
"haine,  ni  l'amour,  ni  Tor  ne  te  fassent  fléchir!  0 
"  doge  !  tu  tomberas  comme  la  fleur,  tu  deviendras 
"  cendre, et  selon  tes  œuvres, après  ta  mort  tu  recevras"' 

"  Ut  flos  casurus,  dux,  es  cineresqne  futurns." 
"  Et  velut  acturus.  post  mortem  sic  habiturus."  * 

Comme  on  le  voit  toutes  ces  inscriptions  étaient  en 
latin  car  c'était  encore  la  langue  du  peuple  du  onzième 
jusqu'au  quatorzième  siècle,  mais  déjà  chaque  pro- 
vince, chaque  cité  avait  un  dialecte  et  de  leur  rappro- 
chement devait  surgir  la  langue  nationale.  ''Cependant 
"  dit  Ozanam,  toute  la  poésie  des  souvenirs,  toute 
"  celle  des  chants  guerriers  et  des  monuments  reli- 
"  gieux,  n'était  encore  qu'un  souffle  qui  n'avait  pas 
"  trouvé  son  instrument  tant  qu'il  lui  fallut  s'empri- 
"  sonner  dans  cette  langue  latine,  comprise,  mais 
"  vieillie,  mais  impuissante  à  rendre  la  variété  des 
"  sentiments  nouveaux.  La  Fable  raconte  que  Mercure 
"  enfant,  jouant  au  bord  de  la  mer,  ramassa,  dans  le 
"  sable  une  écaille  de  tortue  dont  il  fit  la  première 
"  lyre.  Ainsi  le  génie  italien,  jeune  encore  et  populaire, 

*  Les  Poètes  franciscains  en  Italie  p.  30. 


FRÉDÉRIC   OZAXA.M  199 


"  devait  prendre  pour  ainsi  dire,  à  ses  pieds  et  dans 
"  la  poussière,  l'humble  idiome  dont  il  allait  faire  un 
"  instrument  immortel." 

C'est  alors  qu'apparurent  successivement  les  pre- 
miers poètes  italiens  ;  et  le  premier  de  tous,  par  ordre 
chronologique  fut  saint  François  d'Assise  qui  au  com- 
mencement du  treizième  siècle  composait  des  hymnes 
en  Italien.  Puis  vinrent  Fra  Giacomino,  moine  fran- 
ciscain, qui  écrivit  deux  poëmes,  un  sur  l'Enfer,  l'autre 
sur  le  Paradis,  puis  Giacopone  de  Todi  qui  composa 
plusieurs  cantiques  et  des  chants  de  longue  haleine 
et  enfin  Dante  qui  s'inspira  des  écrits  des  deux  der- 
niers et  les  surpassa  de  beaucoup. 

Cependant  si  Dante  avait  écouté  les  conseils  de  ses 
amis  il  n'aurait  jamais  écrit  en  italien,  heureusement 
qu'il  était  rempli  du  plus  grand  mépris  pour  les  let- 
trés de  son  temps,  "  qui,  disait-il,  se  vendaient  aux 
"  princes  et  n'avaient  eu  des  lyres  qu'afin  de  les  donner 
"  à  loyer." 

Dante  chanta  donc  dans  la  langue  du  peuple,  la 
langue  des  femmes  et  des  gens  de  guerre.  Il  eut  plus 
tard  de  célèbres  imitateurs  parmi  ses  compatriotes 
entr'autres  l'Arioste  et  le  Tasse. 

Il  faut  dire  que  le  peuple  qui  n'avait  pas  su  recon- 
naître le  mérite  de  ces  trois  grands  poètes,  pendant 
leur  vie,  leur  a  cependant  gardé,  après  leur  mort,  un 
souvenir  mêlé  de  respect  et  d'amour. 

Pour  Dante,  l'Arioste  et  le  Tasse  la  gloire  va  tou- 
jours grandissante  et   aujourd'hui  avec   l'estime  du 


200  FRÉDÉRIC    OZANAM 

peuple  italien  ils  ont  acquis  de  plus  l'admiration  de 
l'univers  entier. 

Au  temps  où  naquit  saint  François  d'Assise,  l'Italie 
sous  le  pontificat  d'Alexandre  ITT  venait  d'affirmer  sa 
liberté  et  son  indépendance  après  une  seconde  lutte 
entre  le  sacerdoce  et  l'empire.  Voulant  profiter  du 
succès  obtenu,  chaque  ville  s'entourait  de  murs  et  se 
disposait  à  défendre  son  indépendance. 

Un  grand  mouvement  se  produisait  partout  et  tous 
les  arts  s'éveillaient.  Le  peuple  italien  à  l'exemple  du 
peuple  français  allait  se  créer  une  littérature  populaire 
et  les  poètes  allaient  chanter  non  plus  dans  l'idiome 
des  savants,  mais  dans  le  langage  de  tous. 

A  cette  époque  vivait  à  Assise  un  riche  marchand 
de  draps  du  nom  de  Pierre  Bernardone.  En  l'année 
1182,  a_yant  visité  la  France  et  trouvant  à  son  retour 
que  sa  femme  lui  avait  donné  un  fils,  il  le  nomma 
François  en  mémoire  du  beau  pays  où  il  venait  de 
s'enrichir.  "L'obscur  marchand,  ajoute  Ozanam,  était 
"  loin  de  penser  que  ce  nom  de  son  invention,  serait 
"  invoqué  par  l'Eglise  et  porté  par  des  rois." 

Le  jeune  François  reçut  une  instruction  élémentaire 
des  mains  de  quelques  prêtres  de  la  ville  à  qui  il  fut 
confié  dès  ses  plus  tendres  années.  Il  préfera  toujours 
l'étude  de  la  langue  française  à  ses  études  classiques 
et  quelques-uns  même  prétendent  que  de  là  lui  est 
venu  son  surnom  de  François  car  il  aimait  à  parler 
autant  que  possible  cette  belle  langue  et  il  chantait 
souvent  des  cantiques  en  français. 


FREDERIC  OZANAM 


201 


François  pendant  son  adolescence  fut  toujours  à  la 
tête  des  sociétés  joyeuses  de  sa  ville  natale.  Sa  bonne 
mine  et  la  noblesse  de  ses  manières  le  faisaient  recon- 
naître comme  chef  par  ses  nombreux  amis,  il  présidait 
tous  les  banquets  et  organisait  toutes  les  fêtes. 

Avec  toutes  ses  habitudes  romanesques  et  les  idées 
chevaleresques  de  son  siècle  le  jeune  François  était 
naturellement  porté  à  se  lancer  dans  les  aventures.  Il 
avait  même  entrepris,  en  s'engageant  à  la  suite  de 
Gauthier  de  Brienne,  de  conquérir  pour  lui-même,  et 
par  la  seule  force  de  son  épée,  le  titre  de  prince. 

Comme  beaucoup  de  chevaliers  de  son  temps  il  ne 
manqua  pas  de  prendre  part  aux  croisades,  et  plus 
hardi  que  bon  nombre  d'entre  eux  il  pénétra  jusciu'au- 
près  du  Soudan  d'Egypte,  lui  prêcha  la  foi  ;  et  laissa 
dans  Jérusalem  une  colonie  de  ses  disciples  qui  s'y 
perpétuèrent  sous  le  nom  de  Pères  de  la  Terre  sainte. 
"  Après  cela,  dit  Ozanam,  on  n'est  pas  surpris  quand 
"  les  biographes  de  saint  François  lui  donnent  tous 
"  les  titres  de  la  gloire  militaire  et  quand  saint  Bona- 
"  venture,  près  d'achever  le  récit  de  la  vie  et  des 
"combats  de  son  maître  s'écrie:  "Et  maintenant 
"  donc,  valeureux  chevalier  du  Christ,  portez  les 
"  armes  de  ce  chef  invincible  qui  mettra  en  fuite  vos 
"  ennemis.  Arborez  la  bannière  de  ce  Roi  très-haut" 
"  à  sa  vue  tous  les  combattants  de  l'armée  divine 
"  ranimeront  leur  courage.  Elle  est  désormais  accom- 
"  plie  la  vision  prophétique  selon  laquelle,  capitaine 


202  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  de  l'armée  du  Christ,  vous  deviez  revêtir  une  céleste 
"  armure."  * 

Saint  François  était  un  excellent  musicien,  il  chan- 
tait en  s'accompagnant  sur  le  luth  et  jDossédait  une 
très  belle  voix. 

Et  c'est  ce  grand  homme,  ce  poète  remarquable,  ce 
grand  chantre  du  Créateur  et  de  toutes  les  beautés 
créées,  qui,  dans  sa  grande  humilité,  s'est  plu  à  se 
représenter  comme  un  pauvre  moine  sans  culture  et 
sans  savoir.  Toutefois  saint  Bonaventure  et  ses  autres 
disciples  savaient  le  contraire  et  ils  ont  mis  leur  gloire 
à  le  publier. 

A  l'âge  de  25  ans,  au  milieu  de  tous  les  amuse- 
ments et  les  plaisirs  de  ce  bel  âge,  saint  François  fut 
tout  à  coup  saisi  d'une  longue  maladie.  C'est  là  que  la 
grâce  l'attendait  et  de  là  date  sa  conversion. 

Pendant  sa  convalescence  il  se  sentit  pris  d'un  pro- 
fond dégoût  pour  tout  ce  qu'il  avait  jadis  tant  admiré. 
Il  fut  effrayé  de  ce  changement,  et  il  chercha  aussitôt 
dans  les  plaisirs  et  les  distractions  d'autrefois,  un 
remède  contre  cet  ennui  inexplicable,  sans  cependant 
pouvoir  le  trouver.  Il  se  sentait  attiré  vers  la  solitude, 
et   il  échappait   souvent  à  ses  compagnons    pour  se 


*  Saint  François  eut  un  songe  mystérieux  :  il  se  vit  au  milieu 
d'un  palais  superbe;  les  salles  paraissaient  remplies  d'armes  et 
de  riches  harnais,  des  boucliers  resplendissants  étaient  suspen- 
dus aux  murailles,  et  sur  ce  qu'il  demandait  à  qui  appartenait 
ce  château  et  ces  armures, il  lui  fut  répondu  que  tout  cela  serait 
à  lui  et  à  ses  chevaliers. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  20o 


retirer  au  fond  d'une  caverne.  Là  il  restait  pendant 
plusieurs  heures  en  prières,  demandant  à  Dieu  de  lui 
faire  connaître  ce  qu'il  attendait  de  lui.  Or,  voici,  d'a- 
près notre  auteur  ce  qui  lui  arriva  dans  une  de  ces 
longues  oraisons.  "Un  jour  qu'il  persévérait  ainsi 
"  dans  la  prière,  il  crut  voir  devant  lui  la  croix  du 
"  Calvaire  et  le  Sauveur  attaché  au  bois  ;  et  à  cette 
"  vUe,  dit  l'historien  de  sa  vie,  son  âme  sembla  se 
"  fondre  en  lui  et  la  Passion  du  Christ  s'imprimer  si 
"  profondément  dans  ses  entrailles  et  dans  la  moelle 
"  de  ses  os,  qu'il  ne  pouvait  plus  y  arrêter  sa  pensée 
"  sans  être  inondé  de  douleur." 

Dès  lors  il  se  sentit  porté  à  secourir  riiumanité 
souffrante;  il  se  voua  au  soulagement  de  tontes  les 
misères  et  de  toutes  les  maladies  :  il  donna  surtout  ses 
soins  aux  lépreux  et  à  tous  ceux  qui  devaient  inspirer 
le  plus  de  répulsion. 

Il  se  dépouilla  de  ses  riches  habillements,  s'habilla 
en  mendiant  et  fit  vœu  de  pauvreté. 

"  Saint  François,  dit  Ozanam,  vivait  dans  la  con- 
''  templation  des  idées  éternelles,  dans  l'habitude  du 
"  dévouement  qui  exalte  toutes  les  facultés,  dans  un 
"  commerce  familier  avec  la  création  qui  a  des  charmes 
"  plus  vifs  pour  les  simples  et  les  petits.  Il  errait,  il 
"  mendiait,  il  mangeait  le  pain  d'autrui,  comme 
"  Homère,  comme  Dante,  comme  le  Tasse  et  Camoëns, 
"  comme  tous  ces  pauvres  glorieux  à  qui  Dieu  n'a 
"  donné  ni  toit  ni  repos  dans  ce  monde,  et  qu'il  a  vou- 
"  lu  garder  à  son  service,  errants  et  voyageurs,  pour 


204  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  visiter  les  i:>euples,  les  délasser  et  souvent  les  ins- 
"  truire." 

Ce  qui  distinguait  donc  saint  François,  c'était  d'a- 
bord son  amour  pour  la  pauvreté  et  de  plus  sa  grande 
admiration  et  son  estime  pour  toutes  les  œuvres  du 
Créateur. 

Il  passait  la  plus  grande  partie  de  son  temps  dans 
la  contemplation  du  firmament  et  de  toutes  les  beau- 
tés de  la  nature  qui  l'environnait.  Sa  figure  amai- 
grie et  ascétique  avait  pris  dans  la  conterjiplation 
continuelle  de  toutes  ces  grandeurs,  un  tel  rayonne- 
ment de  suave  sérénité  et  de  divine  douceur,  qu'il  est 
dit  dans  la  vie  du  saint  que  lorsqvi'il  passait  devant 
un  pâturage  et  que,  selon  sa  coutume,  il  saluait  les 
brebis  du  nom  de  sœurs,  elles  levaient  la  tête  et  cou- 
raient après  lui,  laissant  les  bergers  stupéfaits. 

Nous  croyons  devoir  donner,  d'après  notre  auteur, 
un  autre  exemple  de  la  grande  innocence  du  saint  et 
de  son  empire  sur  les  êtres  créés.  "  Comme  il  commen- 
"  çait  le  cours  de  ses  pérégrinations, dit  Ozanam, il  arri- 
"  va  que  traversant  la  vallée  de  Spolôte,  non  loin  de 
"  Bevagna,  il  passa  par  un  lieu  où  il  y  avait  une 
"  grande  quantité  d'oiseaux  et  surtout  de  moineaux, 
"  de  corneilles  et  de  colombes.  Ce  qu'ayant  vu  le  bien- 
"  heureux  serviteur  de  Dieu,  à  cause  de  l'amour  qu'il 
"  portait  même  aux  créatures  dépourvues  de  raison, 
"  il  courut  à  cet  endroit,  laissant  pour  un  moment  ses 
"  compagnons  sur  le  chemin.  Or  à  mesure  qu'il  s'ap- 
"  prochait,  il  vit  que  les  oiseaux  l'attendaient  et  il  les 


FRÉDÉRIC    OZANAM  205 


"  salua  selon  son  usage.  !Mais  admirant  qu'ils  ne  se 
"  fussent  point  enfuis  à  sa  vue,  il  fut  rempli  de  joie  et 
"  les  pria  humblement  d'écouter  la  parole  de  Dieu,  et 
"  il  leur  dit:  "  Mes  frères  les  petits  oiseaux,  vous  de- 
"  vez  singulièrement  louer  votre  Créateur  et  l'aimer 
"  toujours;  car  il  vous  a  donné  des  plumes  pour  vous 
"  couvrir,  des  ailes  pour  voler,  et  tout  ce  qui  vous  est 
"  nécessaire. Il  vous  a  fait  nobles  entre  tous  les  ouvrages 
"  de  ses  mains  et  vous  a  choisi  une  demeure  dans  la 
"  pure  région  de  l'air.  Et  sans  que  vous  ayez  besoin  de 
"  semer  ni  de  moissonner,  sans  vous  laisser  aucune 
"  inquiétude  il  vous  nourrit  et  vous  gouverne."  A  ces 
"  mots,  selon  ce  qu'il  rapporta  lui-même  et  ce  qu'af- 
"  filmèrent  ses  compagnons,  les  oiseaux  se  redres- 
"  sant  à  leur  manière,  commencèrent  à  battre  des 
"  ailes.  Mais  lui,  passant  au  milieu  d'eux,  allait  et 
"  venait,  et  les  effleurait  du  bord  de  sa  robe.  Enfin  il 
"  les  bénit,  et  faisant  sur  eux  le  signe  de  la  croix  il 
"  leur  permit  de  s'envoler.  Après  quoi  le  bienheureux 
"  père  s'en  alla  avec  ses  disciples,  pénétré  de  conso- 
"  lation.  Mais  comme  il  était  parfaitement  simple,  par 
"  l'effet,  non  de  la  nature  mais  de  la  grâce,  il  com- 
"  mença  à  s'accuser  de  négligence  pour  n'avoir  pas 
"  prêché  aux  oiseaux  jusqu'à  ce  jour,  puisqu'ils  écou- 
"  taient  la  parole  de  Dieu  avec  tant  de  respect." 

Nous  essayerons  maintenant  de  faire  connaître  les 
occupations  littéraires  de  ce  grand  saint. 

La   prédication  était   un  des  devoirs   qu'il    s'était 
imposés  et  dont  il  s'acquittait  avec  le  plus  de  succès. 


206  FEÉDÉRIC    OZANAM 

Il  est  beaucoup  à  regretter  qu'il  ne  soit  pas  parvenu 
jusqu'à  nous  quelques  unes  de  ces  exhortations  où  le 
saint  s'est  élevé  jusqu'à  la  jdIus  sublime  éloquence. 

"  Toutefois  cette  âme  embrasée  d'amour,  dit  Oza- 
"  nam,  devait  naturellement,  désirer  reproduire  ses 
"  sentiments  et  les  beautés  qui  la  touchaient  dans  un 
"  langage  qui  émeuve  et  ravisse,  c'est-à-dire  dans  le 
"  langage  de  l'amour,  la  poésie.  En  efifet  l'amour 
"  ajoute  à  la  parole,  il  lui  donne  l'essor  poéticpie,  il 
"  lui  prête  le  rythme  et  le  chant  comme  deux  ailes." 

Saint  François  exprima  donc  en  poésie  son  grand 
amour  pour  Dieu,  et  il  chanta  ses  louanges  dans  la 
langue  que  tous  ses  auditeurs  pouvaient  comprendre 
c'est-à-dire  dans  la  langue  italienne. 

L'auteur  cite  de  saint  François  le  Cantique  du  Soleil 
puis  un  autre  cantique  bien  plus  considérable,  com- 
posé de  trois  cent  soixante-deux  vers,  divisés  en 
strophes  de  dix  vers  chacune  avec  des  rimes  indus- 
trieusement  combinées. 

Mais  de  tous  les  poèmes  attribués  à  saint  François, 
il  n'en  est  pas  comme  le  suivant  pour  faire  connaître 
son  genre  de  poésie.  Le  style  et  les  expressions  sont 
tellement  en  rapport  avec  son  caractère  qu'on  y  voit 
de  suite  le  jeune  homme  aventureux,  le  vaillant  che- 
valier qui  voulait  se  conquérir  une  principauté  par  la 
seule  force  de  son  épée.  On  y  reconnaît  aussi  le  pauvre 
moine  dont  le  cœur  est  embrasé  par  la  charité  hu- 
maine et  l'amour  divin. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  207 


Voici  la  traduction  de  ce  poème  telle  que  donnée 
par  notre  auteur. 

L'amour  m'a  mis  dans  la  fournaise,  l'amour  m'a  mis  dans  la 
fournaise;  il  m'a  mis  dans  une  fournaise  d'amour. 

Mon  nouvel  époux,  l'amoureux  Agneau,  m'a  remis  l'anneau 
nuptial  ;  puis,  m'ayant  jeté  en  prison,  il  m'a  frappé  d'une  lame, 
il  m'a  fendu  tout  le  cœur. 

Il  m'a  fendu  le  cœur,  et  mon  corjjs  est  tombé  à  terre.  Ces 
flèches  que  décoche  l'arbalète  de  l'amour  m'ont  frappé  en  m'em- 
brasant.  De  la  paix  il  a  fait  la  guerre  ;  je  me  meurs  de  douceur. 

Je  nie  meurs  de  douceur.  Ne  vous  en  étonnez  pas.  Ces  coups 
me  sont  portés  i)ar  une  lance  amoureuse.  Le  fer  est  long  et  large 
de  cent  brasses,  sachez-le  :  il  m'a  traversé  de  part  en  part. 

Puis  les  traits  pleuvaient  si  serrés,  que  j'en  étais  tout  agoni- 
gant.  Alors  je  pris  un  bouclier;  mais  les  coups  se  pressèrent  si 
bien,  qu'il  ne  me  protégea  plus,  ils  me  brisèrent  tout  le  corps,  si 
fort  était  le  bras  qui  les  dardait. 

Il  lesdardait  si  fortement,que  je  désespérai  de  les  parer;  et  pour 
échapper  à  la  mort  je  criai  de  toute  ma  force  :  "  Tu  forfais  aux 
lois  du  champ  clos."  Mais  lui,  dressa  une  machine  de  guerre 
qui  m'accabla  de  nouveaux  coups. 

Les  traits  qu'il  lançait  étaient  des  pierres  garnies  de  plomb, 
dont  chacune  pesait  bien  mille  livres  ;  il  les  lançait  en  grêle  si 
épaisse,  que  je  ne  pouvais  les  compter.  Aucune  d'elles  ne  me 
manquait. 

Jamais  il  ne  m'eût  manqué,  tant  il  savait  tirer  juste.  J'étais 
couché  à  terre,  sans  pouvoir  m'aider  de  mes  membres.  J'avais 
le  corijs  tout  rompu,  et  sans  plus  de  sentiment  qu'un  homme 
trépassé. 

Trépassé,  non  par  mort  véritable,  mais  par  excès  de  joie.  Puis, 
reprenant  possession  de  mon  corps,  je  me  sentis  si  fort,  que  je 
pus  suivre  les  guides  qui  me  conduisaient  à  la  cour  du  ciel. 

Après  être  revenu  à  moi,  aussitôt  je  m'armai  ;  je  fis  la  guerre 
au  Christ;  je  chevauchai  sur  mon  terrain, et,  l'ayant  rencontré, 
j'en  vins  aux  mains  sans  retard,  et  je  me  vengeai  de  lui. 

Quand  je  fus  vengé,  je  fis  avec  lui  un  pacte  ;  car  dès  le  com- 
mencement le  Christ  m'avait  armé  d'un  amour  véritable. 
Maintenant  mon  cœur  est  devenu  capable  des  consolations  du 
Christ. 


208  FRÉDÉRIC    OZANAM 

L'amour  m'a  mis  dans  la  fournaise,  l'amour  m'a  mis  dans  la 
fournaise  ;  il  m'a  mis  dans  la  fournaise  d'amour. 

Quand  le  poète  écrivit  ces  vers  il  était  encore  sous 
l'impression  du  grand  événement  qui  marqua  sa  per- 
sonne du  sceau  miraculeux. 

C'était  en  1224,  saint  François  s'étant  un  jour  retiré 
sur  une  montagne  (le  mont  Alvernia),  la  veille  de 
l'exaltation  de  la  sainte  Croix,  il  se  sentit  dans  un 
moment  comme  percé  de  trous  dans  toutes  les  parties 
du  corps  où  les  clous  avaient  été  enfoncés  dans  le  corps 
du  Christ,  et  depuis  il  en  conserva  les  cicatrices. 

Saint  François  mourut  deux  ans  après  cet  événement 
et  fut  canonisé  en  1230  par  Grégoire  IX  qui  fixa  sa 
fête  au  4  octobre  jour  de  sa  mort. 

"  Le  26  mai  de  l'an  1219  et  le  jour  de  la  Pentecôte, 
"  dit  Ozanam,dans  cette  riante  vallée  que  dominent  les 
"  terrasses  d'Assise,  cinq  mille  hommes  étaient  cam- 
"  pés  sous  des  nattes  ou  des  abris  de  feuillage.  Ils 
"  avaient  la  terre  pour  lit,  une  x^ierre  pour  chevet,  un 
"  sac  pour  vêtement  ;  on  les  voyait  réunis  par  groupes 
"  de  quarante,  de  quatre-vingts,  s'entretenantde  Dieu 
"  priant,  psalmodiant,  mais  tout  rayonnant  de  joie. 
"  Leur  émotion  gagnait  la  foule  du  peuple  et  des 
"  gentilshommes  venus  des  villes  voisines  pour  ad- 
"  mirer  un  spectacle  si  nouveau.  Vraiment,  disaient- 
"  ils,  c'est  ici  le  camp  de  Dieu  et  le  rendez-vous  de 
"  ses  chevaliers."  C'était  en  effet  le  chapitre  général 
"  des  Frères  Mineurs  tenu  par  saint  François." 

Les  Franciscains  ou  Frères  Mineurs  comme  ils  s'ap- 


FRÉDÉRIC    OZANAM  209 

pelaient  eux-mêmes  par  humilité,  portaient  une  robe 
grise  avec  une  ceinture  de  corde  ;  ils  faisaient  vœu  de 
pauvreté  et  renonçaient  à  toutes  les  jouissaiices  de  la 
vie.  On  les  comptait  parmi  les  ordres  mendiants.  Ils 
avaient  le  droit  de  se  livrer  dans  leurs  églises  à  la 
confession  et  à  la  prédication.  Cet  ordre  donna  nais- 
sance à  plusieurs  autres  ordres  religieux,  entr'autres 
chez  les  hommes,  aux  Fères  de  U Observance,  aux  Récol- 
lets ou  Recueillis,  aux  Cordeliers,  aux  Capucins  et  aux 
gardiens  du  saint  sépulcre  à  Jérusalem  :  chez  les 
femmes,  les  Urbanistes,  les  Capucines  et  les  Garisses. 
Plusieurs  papes  ont  appartenu  à  l'ordre  de  Saint- 
François, entr'autres, Nicolas  IV,  Alexandre  V  et  Sixte- 
Quint.  Au  XVIIIf  siècle  Tordre  des  Franciscains 
comptait  llô.OOO  moines  et  28,000  religieuses  répartis 
dans  8000  couvents. 

L'esprit  du  saint  fondateur  de  même  que  ses  paroles 
et  ses  exemples  furent  admirablement  conservés  par 
les  bons  religieux  après  sa  mort.  On  retrouvait  de  plus 
parmi  eux,  ces  expressions  et  ces  idées  de  chevalerie 
qui  les  ont  poussés  par  centaines  aux  croisades.  Dans 
les  litanies'  composées  en  l'honneur  de  :^aint  François 
on  le  salue  de  plusieurs  titres  militaires  c^u'il  affec- 
tionnait :  "  Le  Chevalier  du  Crucifié,  le  Gonfalonier  du 
Christ,  le  Connétable  de  l'armée  sainte  etc." 

La  pauvreté  continue  à  être  la  vertu  distinctive  de 
l'ordre  aussi  bien  Cjue  la  charité;  cette  dernière  vertu 
les  porta  à  rechercher  les  lépreux  et  à  s'occuper  de  la 
conversion  des  voleurs.  L'amour  de  saint  François 

U 


210  FRÉDÉRIC   OZANAM 

pour  les  plus  humbles  créatures  se  retrouve  aussi  * 
parmi  eux,  puisqu'on  rapporte  qu'un  bon  religieux 
de  Hoffiano  était  tellement  aimé  des  petits  oiseaux 
que  durant  sa  prière  ils  venaient  se  poser  sur  sa  tête 
et  sur  ses  bras. 

Le  chant  et  la  musique,  la  poésie  et  la  liturgie 
demeurèrent  en  grand  honneur  parmi  les  Frères  de 
l'ordre.  Plusieurs  même  sont  devenus  très  célèbres 
soit  comme  poètes  soit  comme  théologiens  et  leurs 
écrits  sont  parvenus  jusqu'à  nous. 

Le  premier  disciple  de  saint  François  mentionné 
par  notre  auteur,  s'appelait  en  religion  Frère  Paci- 
fique ;  on  a  toujours  ignoré  le  nom  qu'il  portait  dans 
le  monde,  on  sait  seulement  qu'il  était  surnommé  le 
Roi  des  vers. 

On  prétend  que  l'empereurj  renouvelant  pour  lui 
l'ancienne  coutume  romaine,  lui  avait  décerné  la 
couronne  de  la  poésie.  Il  dut  sa  conversion  à  une 
prédication  de  saint  François.  Mêlé  à  la  foule  il  écou- 
tait le  prédicateur,  lorsque  tout  à  coup  il  crut  le  voir 
traversé  de  deux  épées  en  croix,  tandis  que  lui-même 
se  trouvait  transpercé  par  la  parole  divine.  Il  s'enrôla 
dans  les  rangs  des  Frères  Mineurs  et  fut  un  des  amis 
les  plus  intimes  du  saint  fondateur.  Il  est  à  regretter 
que  sa  tro})  grande  modestie  l'ait  empêché  de  mettre 
son  nom  à  ses  écrits. 


"•*  Cliavin  de  INEalan,  Histoire  de  sairit  Fran(;ols  d'AssiS'?,  notes  p, 
210.  Citation  d'Ozanam. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  211 

"  Il  cacha  son  génie,  dit  Ozanam,  dans  (^[uclquei:- 
"  uns  de  ces  cantiques  si  communs  au  moyen  âge, 
"  comme  il  avait  caché  son  front  couronné  sous  le 
"  capuchon  de  saint  François." 

Le  second  par  ordre  chronologique  mais  bien  le 
premier  par  sa  grande  célébrité,  est  saint  Bonaventurc, 
regardé  par  Gerson  comme  le  plus  excellent  maître 
qui  eût  paru  dans  l'Université  de  Paris.  Naturellement 
nous  nous  occuperons  avec  notre  auteur  du  poète  plus 
que  du  théologien. 

L(i  Légende  de  saint  François  est  certainement  un  de 
ses  écrits  qui  contient  le  plus  d'idées  et  d'expressions 
poétiques.  "  Il  n'y  manque  guère,  dit  Ozanam,  que  la 
versification  pour  l'appeler  un  poème." 

Saint  Bonaventure  en  entreprenant  ce  travail  avait 
deux  objets  en  vue,  d'abord  il  voulait  raconter  avec 
la  plus  stricte  exactitude  tous  les  événements  de  la 
vie  de  saint  François,  et  de  plus,  laisser  au  monde  un 
témoignage  de  reconnaissance  pour  le  saint  à  l'inter- 
cession de  qui,  tout  enfant,  il  avait  dû  la  santé  et  la 
vie. 

Dans  son  livre,  saint  Bonaventure  semble  ne  pas 
pouvoir  trouver  d'expressions  assez  élevées,  de  com- 
paraisons assez  belles  pour  glorifier  son  maître.  Tan- 
tôt il  le  compare  à  Elle  et  ailleurs  il  déclare  que 
"  c'est  l'ange  que  saint  Jean  a  vu  montant  du  côté  du 
soleil  et  tenant  à  la  main  le  sceau  de  Dieu." 

Parmi  ces  pages  où  l'auteur  semble  n'avoir  qu'une 
seule  préoccupation  celle  de  ne  dire  que  la  plus  exacte 


212  FRÉDÉRIC    OZANAM 

vérité  il  se  trouve  cependant  des  passages  pleins  d'en- 
thousiasme et  de  feu,  de  même  que  du  commence- 
ment à  la  fin  on  peut  y  admirer  les  pensées  les  plus 
poétiques  et  les  expressions  les  plus  gracieuses 

Doué  d'un  pareil  talent,  saint  Bonaventure  ne  se 
contenta  pas  de  la  prose,  il  voulut  exprimer  en  vers 
ses  hautes  idées  et  il  chante  dans  ses  poèmes  son 
amour  de  Dieu  et  sa  dévotion  à  la  Vierge  Marie.  "  Il 
"  fallait,  dit  Ozanam,  que  le  docteur,  l'historien,  le 
"  ministre  général  de  l'ordre  de  saint  François  en  vînt 
"  aussi  à  cette  faiblesse  de  tous  les  cœurs  passionnés 
"  et  qu'il  composât  des  vers." 

Parmi  les  poèmes  de  sa  composition  on  mentionne 
un  anagramme  de  VAve  Maria.  Le  saint  a  puisé  dans 
son  ardent  amour  pour  la  Mère  de  Dieu  les  images  les 
plus  riches  et  les  expressions  les  plus  brillantes  qui 
ornent  ce  beau  chant.  Le  grand  Corneille  a  traduit 
lui-même  cette  gracieuse  poésie  longtemps  chantée 
non  seulement  par  les  religieux  franciscains  mais  par 
tout  le  peuple  italien.  Il  n'y  a  pas  moins  de  quatre- 
vingt-trois  octaves,  en  vers  rimes.  Nous  reproduisons 
la  première  octave  avec  la  traduction. 

Ave,  cœleste  lilium  ! 
Ave  rosa  speciosa  ! 
Ave  mater  liumilium, 
Superis  imi^eriosa  ! 
Deitatis  triclinium  ! 
Hac  in  valle  lacrymarum 
Da  robur,  fer  auxilium, 
0  excusatrix  culparum  1 


FREDERIC    OZÀNAM 


213 


Accepte  notre  hommage  et  souffre  nos  louanges  ; 

Lis,  tout  céleste  en  pureté, 

Rose  d'immortelle  beauté. 
Vierge,  mère  de  l'humble  et  maîtresse  des  anges  ; 
Tabernacle  vivant  du  Dieu  de  l'univers. 
Contre  le  dur  assaut  de  tant  de  maux  divers 
Donne-nous  de  la  force  et  prête-nous  ton  aide  ; 

Et  jusqu'en  ce  vallon  de  pleurs 
Fais  en  du  haut  du  ciel  descendre  le  remède 
Toi  qui  sais  excuser  les  fautes  des  pécheurs. 

Comme  le  fait  remarquer  notre  auteur,  la  candeur 
et  la  simplicité  de  l'origiiial  disparaissent  un  peu  sous 
la  pompe  accoutumée  du  dix-septième  siècle. 

Disons  avant  de  passer  à  un  autre  sujet  que  c'est 
saint  Bonaventure  qui  le  premier  fit  sonner  V Angélus 
dans  toutes  les  églises  de  son  ordre.  Il  voulait,  dit 
Ozanam,  que  la  cloche,  à  la  chute  du  jour,  rappelât  le 
salut  de  l'ange  à  la  reine  du  ciel  Ti  l'heure  où  les 
femmes  de  la  terre  aimaient  à  être  saluées  par  les 
chants  des  troubadours. 

C'était  en  langue  latine  qu'écrivaient  les  poètes 
franciscains  dont  nous  avons  parlé  jusqu'ici;  ces 
religieux  cependant  prêchaient  en  italien  et  lien  n'a 
tant  contribué  à  hâter  l'avènement  de  cette  langue 
que  les  prédications  des  célèbres  orateurs  de  cet  ordre. 

Avec  le  prochain  poète  franciscain  mentionné  par 
l'auteur  apparaît  la  langue  italienne  écrite. 

Jacomino  de  Vérone  a  voulu  rimer  deux  histoires  en 
langue  vulgaire,  l'une  est  Vhistoire  de  l'enfer,  l'autre 
celle  du  Paradis. 

Ces  voyages  supposés  dans  le  monde  invisible  étaient 


214  FRÉDÉRIC   OZANAM 


avec  les  l%endes  des  saints  les  sujets  le  plus  souvent 
traités  par  les  littérateurs  de  l'époque.  "Je  ne  m'é- 
"  tonne  point,  dit  Ozanani,  de  reconnaître  le  reflet  des 
"  incendies  dans  l'enfer  des  prédicateurs  et  des  poètes 
"  dans  le  moment  où  les  jdrates  Normands,  les 
"  Hongrois  et  les  Sarrasins  brûlaient  la  moitié  de 
"  rp]urope.  Ne  les  accusez  pas  de  noircir  les  imagi- 
"  nations;  ils  les  trouvent  effrayées,  et  ne  se  servent 
"  de  ces  frayeurs  que  pour  régler,  pour  calmer  les 
•'  consciences.  Yollà  les  modèles  auxquels  Fra  Jaco- 
"  mino  s'attrclie  ;  et  c'est  ])cut-être  d'une  compilation 
'•  théologique,  attribuée  à  saint  Bunavcnture,  sous  le 
"  titre  de  Fascicularius  que  le  Franciscain  de  Vérone  a 
"  tiré  sa  première  ébauche  de  sa  cité  infernale  avec 
"  ses  feux  et  ses  glaces,  les  fureurs  des  démons,  et 
'■  les  pécheurs  qui  s'entredéehirent." 

Le  travail  de  Fra  Jacomino  est  empreint  de  toute 
la  piété  et  de  toute  la  ferveur  d'un  moine  franciscain 
de  l'époque  ;  on  y  trouve  aussi  cependant  l'esprit  sati- 
rique et  les  interpellations  provoquantes  qui  donnent 
du  piquant  à  ce  genre  de  poésie.  "  On  reconnaît  même, 
"  dit  Ozanam,  au  commencement  et  à  la  fin,  l'imita- 
"  tion  de  ces  passages  où  les  romanciers  s'efforcent  de 
"  réveiller  la  curiosité  de  leur  auditoire  par  les  grands 
'•  récits  qu'ils  prumettent  et  juir  le  mépris  qu'ils  font 
''  de  leurs  devanciers  et  de  leurs  rivaux.  Quand  frère 
"  Jacomino  assure  à  ses  auditeurs  que  son  poème  n'est 
"  ni  fable,  ni  dire  de  bouffons,  il  veut  lutter  d'intérêt 
"  avec  les  fabuleux  récits  d'Olivier  et  de  Roland,  que 


FRÉDÉRIC   OZANAM  ^^^ 

"  les  jongleurs  de  son  temps  rocitaient  sur  les  théâtres 
"  de  Milan  et  de  Vérone." 

Voici  le  début  do  l'Enfer  en  italien  : 

A  l'onor  de  Christo,  Segnor  a  Re  de  gloria, 
E  a  terror  de  l'om,  cuitar  voio  un'ystoria 
La  quai  spese  fiac  ki  ben  l'avra  in  menioria, 
Contra  falso  enemijro  cll'a  far  <iran  Victoria, 

'^  A  l'honneur  du  Christ,  Seigneur  et  Roi  de  gloire, 
"  et  pour  le  bien  des  hommes,  une  histoire  je  veux 
''  vous  conter  :  qui  maintes  fois  s'en  souviendra  aura 
"  grande  victoire  du  faux  ennemi."  * 

Dans  la  description  de  l'Enfer  par  le  frère  Jacomino 
tout  n'est  pas  aussi  triste  et  aussi  noir  qu'on  pourrait 
le  croire.  Voici  un  passage  destiné  à  faire  rire  la  foule, 
réveiller  son   auditoire,  et   s'attirer  une   plus  grande 
attention  au  moment  où  le  poète  va  faire  la  morale  et 
dire  à  tous  de  dures  vérités.  "  Alors  vient  un  cuisinier 
"  qui  a  nom  Belzébut,  un  des  pires  de  l'endroit,  qui 
"  met  le  coupable,  rôtir  comme  un  porc  à  un  grand 
"  épieu  de  fer.  Il  l'arrose  de  fiel  et   de  vinaigre,  il  en 
"  fait  un  fin  régal  qu'il  envoie  au  roi  des  enfers.  Et 
"  celui-ci  y  mord,  et,  tout  en  colère,  il  crie  au  messa- 
'•  ger  :  "  Va,  dis  à  ce  méchant  cuisinier  que  le  morceau 
"  est   mal  cuit;  qu'on  'le  remette  au  feu  et  qu'il  y 

*'  demeure." 

Le  poète  franciscain  ne  dit  pas  un  mot  du  purga- 
toire :  de  l'Enfer  il  passe  droit  au  Paradis. 


Les  PoPteï*  francifScains  en  Italie,  ]>.  127. 


216  FRÉDÉRIC    OZANAM 

Le  ciel  qu'il  nous  décrit  et  lebonheur  qu'on  y  trouve 
sont  bien  en  rapport  avec  les  idées  guerrières  et  les 
mœurs  chevaleresques  du  treizième  siècle.  Ainsi,  il 
nous  dit  que  le  souverain  bonheur  est  de  contempler 
Dieu  face  à  face,  puis  il  nous  donne  une  description 
de  la  cour  céleste.  Voici  ce  qu'il  nous  apprend  de  la 
suite  de  la  Vierge  Reine.  "  Or  pour  l'honneur  de  sa 
"  personne,  cette  noble  vierge  qui  porte  couronne  au 
"  ciel,  donne  à  ses  chevaliers  destriers  et  palefrois  tels, 
''  que  jamais  on  n'ouit  dire  que  sur  terre  se  trouvassent 
''  leurs  pareils.  Les  destriers  sont  fauves,  et  blancs  les 
"  palefrois  ;  ils  courent  plus  que  les  cerfs,  plus  que  les 
"  vents  d'outremer.  Les  étriers,  les  selles,  les  arçons 
"  et  les  freins  sont  d'or  et  d'émeraudes,  resplendissants. 
"  et  d'un  travail  exquis.  Et  pour  compléter  l'équipage 
"  qui  convient  à  de  grands  barons,  elle  leur  donne 
"  aussi  un  gonfalon  blanc,  où  elle  est  représentée  vic- 
"  torieuse  de  Satan,  ce  lion  perfide.  Ce  sont  là  les  che- 
"  valiers  dont  je  devisais  tout  à  l'heure.  Le  Père,  le 
"  Fils  et  l'Esprit  Saint  les  ont  donnés  à  la  dame  du 
"  ciel  pour  se  tenir  sans  cesse  devant  elle;  en  sorte 
"  que  ceux-là  pourront  s'estimer  bien  heureux  qui 
"  feront  les  œuvres  requises,  afin  de  vivre  dans  la 
"  société  des  saints  couronnés  de  fleurs,  au  service 
"  d'une  telle  dame  pendant  l'éternité." 

Voici  condiment  le  poète  termine  cette  étrange  com- 
position : 

"  Sachez  que  ceci  n'est  ni  fable  ni  dire  de  bouffons  ; 
"  Frère  Jacomino  de  Vérone,  de  l'ordre  des  Mineurs, 


FRÉDÉRIC   OZANAM  217 

"  l'a  composé  de  textes,  de  gloses  et  de  sermons. 
"  Maintenant  demandons  tous  qu'à  l'auteur  de  l'his- 
"  toireet  à  vous  qui  l'avez  entendue  avec  grande  dévo- 
"  tion  le  Christ  et  sa  mère  donnent  récompense.  * 

Inutile  d'ajouter  que  dans  la  Divine  Comédie  de 
Dante  on  trouve  beaucoup  de  passages  qui  ont  une 
grande  analogie  avec  la  Bahylone  de  V Enfer  et  la  Jéru- 
salem du  Ciel  de  Fra  Jacomino  de  Vérone. 

Continuant  avec  notre  auteur  l'énumération  des 
poètes  de  l'ordre  de  Saint-François  qui  illustrèrent  le 
treizième  siècle,  nous  rencontrons  le  bienheureux 
Jacopone  de  Todi  dont  les  hymnes  ornent  encore 
aujourd'hui  la  liturgie  romaine.  L'auteur  consacre  la 
plus  grande  partie  de  son  ouvrage  à  nous  faire  con- 
naître sa  vie  et  ses  œuvres. 

C'était  au  milieu  du  treizième  siècle;  l'Italie,  long- 
temps bouleversée  par  les  luttes  des  papes  contre  les 
empereurs,  était  alors  en  proie  aux  dissensions  poli- 
tiques et  à  la  guerre  civile  des  Guelfes  et  des  Gibelins. 
On  ne  voyait  que  ruines  partout  et  c'est  à  ce  sujet 
qu'Ozanam  nous  dit  :  "  que  la  Providence  met  des  4. 
"  poètes  dans  les  sociétés  qui  tombent,  comme  elle 
'•  met  des  nids  d'oiseaux  dans  les  ruines  pour  les  con- 
"  soler."  ^ 

Dans  une  jolie  ville  forte  de  l'Ombrie,  très  bien 
située  et  connue  sous  le  nom  de  Todi,  florissait  une 


*  Les  Poètes  franciscains  en  Italie,  p.  1.31. 


218  FRÉDÉRIC  OZANAM 


famille  noble  du  nom  de  Benedetti  qui  venait  de  fêter 
la  naissance  d'un  enfant  baptisé  sous  le  nom  de 
Jacques  avec  une  pompe  inaccoutumée.  Cet  enfant 
devint  i)lus  tard  cet  bomme  extraordinaire  cpii,  comme 
le  remarque  notre  auteur,  "passa  du  cloître  à  la  pri- 
son et  de  la  prison  sur  les  autels." 

La  famille  du  jeune  Benedetti,  nous  l'avons  dit, 
était  riche,  noble  et  puissante:  lui-même  nous  décrit 
dans  un  de  ses  poèmes  les  soins  et  le  luxe  dont  ses 
bons  parents  entourèrent  ses  premières  années. 

Parvenu  à  l'âge  de  commencer  ses  études  il  fut 
envoyé  à  Bologne.  Là  il  vécut  dans  la  plus  grande 
prodigalité,  dépensant  des  sommes  considérables  en 
vêtements,  en  festins  et  en  toutes  sortes  de  diver- 
tissements. 

Aussitôt  qu'il  eût  obtenu  les  honneurs  du  doctorat 
en  loi  il  se  maria  avec  une  jeune  fille  de  sa  ville  natale 
qui  possédait  tous  les  dons  de  la  richesse,  de  la  nais- 
sance et  de  la  vertu. 

En  1268  un  terrible  accident  lui  enleva  cette  aimable 
compagne.  On  la  rapporta  morte  des  jeux  publics  où 
l'estrade  des  dames  s'était  écroulée.  On  trouva  un 
ciliée  sous  les  riches  vêtements  que  portait  cette  jeune 
personne  élevée  dans  le  luxe  et  l'opulence  !  La  vue  de 
cet  instrument  de  pénitence  et  la  force  du  coup  qui  la 
frappait  si  subitement,  firent  une  telle  impression  sur 
Jacques  Benedetti  qu'il  resta  longtemps  dans  une 
morne  stupeur,  et  qu'ensuite  il  se  dépouilla  de  tout  ce 
qu'il  avait,   remplaça  ses  riches   vêtements   par   des 


FRÉDÉRIC   OZANAM  219 


haillons  et  se  mit  il  courir  les  rues  comme  un  men- 
diant. Les  enfants  le  poursuivaient,  l'appelant  Jaco])one 
ou  Jacques  rinscnsé.  Il  alla  souvent  frapper  à  la  porto 
du  couvent  des  frères  Mineurs,  mais  on  le  renvoya 
longtemps  le  prenant  pour  un  insensé.  Il  fut  enfin 
admis  en  prouvant  son  bon  sens  par  une  petite  pièce 
de. poésie  latine  qui  commence  par  les  vers  suivants: 

Cur  mumhis  militât  sub  vanâ  gloriâ 
Cujus  prosperitas  est  transitoria  ? 
Tam  citô  lalàtur  ejus  potentia 
Quam  vasa  tigiili  quje  sunt  fragilia. 

"  Pourquoi  le  monde  s'enrôle-t-il  sous  la  bannière 
"  de  la  vaine  gloire,  dont  si  passagère  est  la  félicité  ? 
"  Sa  puissance  tombe  comme  le  vase  d'argile  qui  se 
"  brise." 

Nous  ne  pouvons  pas  suivre  l'auteur  dans  les  détails 
de  la  vie  d'ailleurs  pleine  d'intérêt  du  bienheureux 
Jacopone,  il  nous  sufhra  de  dire  qu'il  a  joui  dans  la 
communauté  et  au  dehors  d'une  grande  réputation  de 
sainteté,  et  que  les  pauvres  surtout  eurent  raison  de 
l'aimer  beaucoup. 

A  l'avènement  du  pape  Boniface  VIII  il  se  forma 
en  Italie  un  parti  de  mécontents  à  la  tête  duquel  se 
trouvaient  les  Colonnas  qui  réussirent  à  enrôler  sous 
leur  bannière  le  bon  frère  Jacopone.  Le  poète  attaquait 
ses  adversaires  avec  des  poésies  satiriques,  ses  armes 
favorites  ;  mais  ses  nouveaux  alliés  y  ajoutaient,  sous 
son  nom.  des  strophes  très  insolentes  et  très  méchantes 


-1^ 


220  FRÉDÉRIC   OZANAM 

contre  le  pape.  Ils  firent  si  bien  que  le  pauvre  frère 
Jacopone  fut  j  3té  en  prison,  après  la  prise  de  Palestrina 
en  1298,  et  qu'il  y  resta  six  ans,  c'est-à-dire  jusqu'à  la 
prise  d'Agnani  par  les  Colonuas  aidés  des  troupes  de 
Philippe  le  Bel. 

Jacopone  de  Todi  mourut  quatre  ans  plus  tard,  dans 
le  couvent  de  Collazone  où  il  s'était  retiré  pour  trouver 
le  repos  et  la  paix,  dans  la  j^ratique  des  plus  austères 
mortifications.  Les  ignorants  et  les  pauvres  aimèrent 
ce  saint  homme  qui  avait  chanté  pour  eux,  et  ils  se 
pressèrent  à  son  tombeau.  Jacopone  reçut  un  culte 
public  et  fut  mis  au  nombre  des  Bienheureux. 

Maintenant  que  nous  connaissons  l'homme,  jetons 
un  coup  d'anl  sur  les  œuvres  du  poète. 

On  peut  réunir  sous  trois  chefs  principaux  les  deux 
cent  onze  morceaux  de  poésies  que  contiennent  les 
œuvres  de  Jacopone,  savoir  :  les  poèmes  théologiques, 
les  satires  et  les  petites  compositions  écrites  pour 
le  peuple. 

Parmi  les  premiers  nous  placerons  les  hymnes  dont 
les  deux  principales  suffiraient  à  elles  seul  es  pour  rendre 
illustre  le  pauvre  moine  franciscain,  n'eût-il  composé 
que  ces  deux  chants.  Nous  voulons  parler  du  Stabat 
Mater  dolorosa  et  du  SUihat  Mater  speciosa.  Ce  dernier 
poème  fut  imprimé  pour  la  première  fois  dans  l'ou- 
vrage d'Ozanam  que  nous  sommes  à  parcourir. 

"  Quand  au  Stabat  du  Calvaire,  dit  Ozanam,  la  litur- 
"  gie  catholique  n'a  rien  de  plus  touchant  que  cette 
"  complainte  si    triste  dont   les    strophes  monotones 


FRÉDÉRIC   OZANAM  221 

*'  tombent  comme  des  larmes  ;  si  douce  qu'on  y  rccon- 
"  naît  bien  une  douleur  toute  divine  et  consolée  par 
"  les  anges;  si  simple  enfin  dans  son  latin  populaire, 
"  que  les  femmes  et  les  enfants  en  comprennent  la 
"  moitié  par  les  mots,  l'autre  moitié  par  le  chant  et 
'*'  par  le  cœur." 

Pour  ce  qui  est  du  Stabat  de  la  Crèche,  on  s'est  long- 
temps demandé  si  ce  n'était  pas  par  erreur  qu'on  l'at- 
tribuait à  Jacopone,  et,  l'on  voulait  surtout  savoir  s'il 
était  antérieur  au  poème  des  douleurs  de  la  Vierge. 

Plusieurs  écrivains  ont  publié  de  nos  jours  des 
ouvrages  où  ces  hymnes  latines  étaient  reproduites, tra- 
duites et  commentées. 

Ces  littérateurs,  et  parmi  eux  plusieurs  protestants, 
se  sont  principalement  occupés  de  ces  vieux  chants  de 
l'Kglise  catholique  tels  que  le  Dies  irœ  et  des  deux 
hymnes  dont  il  est  actuellement  question. 

M.  le  docteur  Coles,  dans  son  ouvrage  sur  ces  ^Doèmes 
latins,nous  donne  l'opinion  du  docteur  Philippe  Schaff 
au  sujet  du  Stabat  Mater  speciosa  ;  il  est  comme  lui  d'a- 
vis que  la  poésie  exprimant  les  douleurs  de  la  Vierge 
est  antérieure  à  l'autre  ;  mais  il  paraîtrait  disposé  à 
l'attribuer  à  tout  autre  qu'à  Jacopone.  Il  serait  curieux 
en  effet,  dit-il,  que  le  bon  frère  franciscain,  après  avoir 
vu  le  grand  succès  obtenu  par  son  Stabat  Mater  dolo- 
rosa,  se  fut  mis  à  composer  un  autre  poème  semblable 
sur  les  joies  de  la  Vierge  auprès  du  berceau,  sans 
toutefois  parvenir  à  la  hauteur  ni  atteindre  le  sublime 
du   premier.  Il   aurait   ainsi  inutilement  passé   son 


222  FRÉDÉRIC    OZANAM 

temps  à  imiter  ses  propres  écrits.  *  Quoiqu'il  en  soit 
les  deux  Stabat  ainsi  qu'une  autre  composition  inti- 
tulée: De  conteniptu  mundi,  se  trouvent,  au  dire  de 
Brunet,  dans  la  seconde  édition  des  poèmes  du  frère 
Jacopone.  (Laude  di  Fratre  Jacopone  da  Todi,  Brescia 
1496.) 

L'auteur  anglo-américain  cité  plus  haut  semble 
être  très  reconnaissant  envers  Ozanam  pour  avoir  le 
premier  fait  imprimer  le  Stabat  de  la  Crèche. 

Nous  donnons  dans  les  pages  suivantes,  en  même 
temps  que  l'original  du  poème  latin,  quelques  strophes 
de  la  traduction  en  vers  anglais  faite  par  M.  Coles. 

Stabat  Mater  speciosa 
Juxta  fœniim  gaudiosa 
Duiii  jacebat  parvulus. 

Cujus  animam  genientem 
Lactabundam  et  ferventein 
Pertransivit  jubilus. 

0  quam  lœta  et  beata 
Fuit  illa  immaculata 
Mater  unigeniti. 

Quee  gaudebat  et  ridebat 

Exultabat,  cum  videbat 

Nati  partum  inclyti. 

Qnis  est  qui  aion  gauderet  {sic) 
Christi  matrem  si  videret 
In  tanto  solatio. 


*  Cotes,  Latin  Hym)is.  New-York,  Appleton  aud  Cû.,  1868. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  223 


Qnis  non  posset  colla^tari 
Cliristi  Matrem  contemplari 
Lu<1entem  cuni  filio. 

l'ro  poLx'iitif;  «lue  geiil^is 
('hri^tn^l  vitlit  cuin  juuientis 
Et  aluori  snbdituni. 

Vidit  siuuii  tUilcem  natum 
Vagientein  a<lcratum 
Vili  diversorio.  ' 

Xato  Cliristo  in  prœsepe 
Cœli  cives  canunt  kete 
Cum  immenso  gaudio. 

Stabat  senex  cum  puelh'i 
N(jn  cum  verbo  nec  loquelà 
Stnpesceiites  cordibus. 

Eia  mater  fons  amori.s 
3Io  sentire  vini  ardori.s 
Fac  ut  tecum  sentiani. 

Fac  ut  ardcat  cor  meum 
la  amandi)  Christum  Deum 
Ut  sibi  complaccam. 

iSancta  iMatcr  istud  agas 
Prone  {xic}  introducas  plagas 
Cordi  fixas  valide. 

ïui  iiati  cœlo  lapsi 
Jam  dignati  t'œno  nas-ci 
Pœnas  mecum  divide. 

Fac  me  vere  congaudere 
Jesulino  cohserere 
Donec  ego  vixero. 

In  me  sistat  ardor  tni 
Puerino  fac  me  frai 
nnui  snin  iij  exilio 


224  FRÉDÉRIC   OZANAM 


Hune  ardorem  fac  communem 
ÎSÎe  facias  me  immunem 
Ab  hoc  desiderio. 

Virgo  Virginum  preeclara 
Mihi  jam  non  sis  amara 
Fac  me  iiarvum  rapere. 

Fac  ut  portem  pulehrum  fantem  (sic) 
Qui  nascendo  vicit  mortem 
-    Volens  vitam  tradere. 

Fac  me  tecum  satiari 
Nato  tuo  iuebriari 
Stans  inter  tripudia. 

Inflammatus  et  accensus 
Obstupescit  omnis  sensus 
Tali  de  commercio. 

Fac  me  nato  custodiri 

Verbo  Dei  praemuniri 

Conservari  gratia. 

Quando  corpus  morietur 
Fac  ut  animée  donctur 
Tui  nati  visio.  * 

Omnes  stabulum  amantes 
Et  pastores  vigilantes 
Pernoc tantes  sociant 

Per  virtutem  Nati  tui 
Ora  ut  electi  sui 
Ad  patriam  veniant.     Amen. 


*  Ici   doit  finir  la  prose  de  Jacopone.  Une  main   étrangère 
peut  être  y  ajouta  les  deux  strophes  suivantes  (Ozanara). 


FRÉDÉRIC   OZAXAM  225 


Tradudlon  de   J/".   OVc-s-. 
I 

StooJ  tlie  glad  aiul  boauleuiis  iiiutliur, 
J>y  tlio  hay,  where,  likt;.  iiu  utlR-r, 

Lay  lier  little  infant  boy  : 
Tlirough  whosa  soûl  rc'.)oii.-in,<r  ycaniini. 
And  witli  love  maternai  burning 

Tiirilling  passed  tlio  lyric  juy. 

II 

Oh  what  graœ  lo  lier  allolled 
Jiless .d  niotlier  and  unsixitted 

Uf  tlic  Suie.  Begutten  one  ! 
Wlio  rejoioed  witli  ^;ilvery  laugiitcr 
As  slie  gazed  exulting,  after 

L5irth  of  lier  Illu^tridU^  Son. 

III 

Who  is  lie,  would  joy  iiut  greatly, 
If  lie  saw  Christ's  motlier,  lately 

Witli  such  soUice  happy  made? 
Whu  eould  view  witliout  émotion 
That  fond  mother's  rapt  dévotion, 

Playintr  witli  Ikm- smiliiiL'  Habe? 

I\' 

l'(.'r  lliîs  people'.s  ^ins  i)ru\idiiig. 
Christ  slie  saw.  witii  eattle  biihng 

And  exi»ose.(f  to  winter  keen  : 
Saw  lier  darling  Uiispring,  crying 
As  an  infant,  worshipiied,  lying 

In  a  lodgiiig  vile  and  mean. 

O'er  that  seene  surpassing  lal)le, 
Sing  they,  Christ  liorn  in  a  siable, 
Heavenly  hosts  wiih  joy  immenst-: 


15 


226  FRÉDÉRIC   OZANAM 


Old  meii  stood  witli  maidens  gazing 
Speechless  at  that  sight  amazing, 
In  astonishinent  intense.    "" 

Le  célèbre  poète  franciscain  écrivit  un  grand  nombre 
d'autres  poèmes  que  l'on  retrouve  dans  ses  œuvres 
complète.?.  Par  humilité,  il  refusa  toujours  les  saints 
ordres  pour  demeurer  frère  lai  et  par  liumilité  encore 
il  abandonna  d'écrire  pour  les  savants  en  langue 
latine  et  se  mit  à  composer  des  chants  dans  le  dialecte 
populaire  de  son  pays  natal. 

Toutefois,  soit  qu'il  écrivît  dans  le  dialecte  des  nn.ui- 
tagnes  d'Ombrie,  soit  qu"il  s'essayât  dans  la  langue 
italienne  que  Dante  appelle  la  langue  des  cours  ou 
qu'il  composât  en  latin,  Jacopone  send^le  avoir  toujours 
eu  pour  but  d'al:>attre  les  passions,  de  }nontrer  le 
vice  sous  SCS  plus  hideux  as})ects  et  de  porter  ses  lec- 


""■  M.  Cotes  a  ijublié  à  New-York  eu  18GS  pas  moins  de  treize 
traductions  différentes  eu  vers  du  Dlcsirxen  un  volume  illustré 
de  belles  photographies,  en  mêmes  temps  que  des  traductions 
du  Stabut  Mater  dolorosd  et  du  Stabut  Muter  f^pcciosa.  Il  est  à 
regretter  que,  pour  atténuer  sans  doute,  l'effet  que  pouvait  pro- 
duire chez  ses  coréligioaaires  cet  hommage  implicite  rendu  au 
i-atholicisme,  il  ait  cru  devoir  se  livrer, dans  ses  notes  très  inté- 
ressantes d'ailleurs,  à  des  diatribes  d'assez  mauvais  goût. 

Il  est  étonnant  qu'Ozanam  parle  si  peu  de  Thomas  de  Celano 
l'anu  de  saint  François  et  qui  i)asse  généralement  pour  l'auteur 
du  Dici  irx.  Ce  l'ut  lui  qui  composa  la  première  biographie  cki 
saint  fondateur  écrite  à  la  demande  du  Pape  Grégoire  IX.  A'oir 
la  préf.icedu  beau  vo'.ume  publié  par  le  Père  Clair,  L:;  Dieu  irai 
et  qui  contient  une  tradu  ;tion  en  vers  français,  tercet  pour  tercet 
de  cett3  i.dmivabl'j  sjqu  nC-'.  Parts  1881. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  227 

teurs  au  bien  en  leur  faisant  la  morale.  C'est  ainsi 
que  dans  une  page  do  ses  œuvres  il  énumèrc  les 
désordres  de  la  volonté,  nous  découvre  la  source  de 
ces  désordres  et  le  grand  mal  ([ui  en  résulte.  Ailleurs 
il  nous  donne  une  longue  liste  des  passions  et  nous 
indi([ue  l'endroit  où  chacune  d'elle  fait  plus  particu- 
lièrement sentir  son  empire  chez  l'homme.  Plus  loin 
il  exhorte  le  lecteur  à  résister  au  pouvoir  funeste  de 
ses  passions,  à  abandonner  le  vice  et  à  prati(iuer  la 
vertu.  Pour  cela  il  faut  premièrement  que  Tâme  ait 
horreur  de  sa  chute  et  c'est  pourquoi  Jacopone  lui 
présente  une  parabole:  ''Si  le  roi  de  France,  dit-il, 
"  avait  une  tille,  et  elle  seule  pour  héritière,  elle  irait 
"  parée  d'une  robe  Ijlanche,  et  sa  bonne  renommée 
"  volerait  par  tout  pays.  Et  maintenant,  si  par  bassesse 
"  de  cœur  elle  s'attachait  à  un  lépreux,  et  qu'elle  s'a- 
"  bandonnât  à  son  pouvoir,  (^ue  pourrait-t-on  dire 
"  d'un  tel  marché?  0  mon  âme,  tu  as  fait  pis  quand 
"  tu  t'es  vendue  au  monde  trompeur  !" 

Au  souvenir  de  sa  céleste  origine  et  de  sa  beauté 
première  à  la  vue  de  l'image  divine  dont  elle  garde 
les  traits  défigurés,  l'âme  se  repent  ;  et  du  repentir 
jaillissent  les  larmes.  Le  poète  en  reconnaît  la  secrète 
vertu  par  les  vers  suivants  :  * 


■■'  "  ()  laninia,  coa  gracia  yraii  forza  liai 

"  ïuu  ù  lo  regiio  è  tua  è  la  potenza 

"  Sola  davaiiti  al  giiulicc  ne  vai 

■•  Ne  ti  anvbta  da  ciù  iiuUa  teuienza,  etc." 


228  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  0  larmes  vous  avez  la  force  et  la  grâce;  à  vous 
"  appartient  le  pouvoir  et  à  vous  la  ro^-auté.  Vous 
"  vous  en  allez  seules  devant  le  juge  et  nulle  crainte 
"  ne  vous  arrête  en  cliemin.  Jamais  vous  ne  revenez 
"  sans  fruit  :  par  l'humilité  vous  avez  su  vaincre  la 
"  grandeur,  et  vous  enchaînez  le  Dieu  tout  puissant  !" 

"  Quelquefois,  dit  Ozanam,  les  chants  de  Jaco^jone 
''  rappellent  les  plus  belles  pages  de  V Imitation.  Amsi, 
"  quand  il  donne  à  Tâme  deux  ailes  pour  monter  à 
"  Dieu,  savoir,  la  chasteté  du  cccur  et  la  pureté  de 
"  l'intelligence  (lil).  V.  35),  on  reconnaît  un  passage 
"  admiraljlemcnt  traduit  par  Corneille. 

J^        "  i\iur  t'élever  de  terre,  homme,  il  te  faut  deux  ailes 
"  La  pureté  de  cœur  et  la  simplicité 
"  Elles  te  porteront  avec  félicité 
"  Jusqu'à  l'abîme  heureux  des  clartés  éternelles." 

"  Les  satires  de  Jacopone,  ajoute-t-il,  ne  s'adressent 
*'  pas  aux  rois  ni  aux  seigneurs  des  villes  italiennes  ; 
"  il  ne  faut  donc  pas  s'attendre  à  y  voir  foudroyer  les 
"  grands  crimes  du  treizième  siècle.  Ecrites  dans  le 
"  langage  du  peuple,  elles  poursuivent  d'abord  les 
"  })çclus  du  grand  nondjrc,  les  désordres  ([ui  ôtent  au 
■■  }ia,uvrc  le  mérite  de  ses  sueurs  et  de  ses  larmes... 
"  Tantôt,  commes  les  fossoyeurs  de  Shakspeare,  il 
"  ramasse  la  tête  d'un  mort  pour  lui  demander  des 
"  nouvelles  de  ces  yeux  qui  jetaient  tant  de  flammes, 
"  de  cette  langue  plus  tranchante  que  l'épée.  Tantôt  il 
"  traduit  le  pécheur  devant  le  tribunal  du  souverain 
"juge  et  donne  la    parole  au  démon:  >Seigneur,  dit 


FRÉDÉRIC    OZAXAM  229 

"  Satan,  tu  créas  cet  homme  selon  ton  bon  plaisir,  tu 
"lui  prêtas  le  discerncniont  et  la  grâce;  cependant 
"  il  ne  garda  jamais  un  <le  tes  commandements.  Il  est 
"  juste  qu'il  Soit  récompensé  par  celui  qu'il  a  servi,  etc. 
"  Aux  accusations  de  Satan,  l'ange  gardien  ajoute  son 
■'  témoignage;  la  sentence  est  prononcée.  Les  dénions 
"  enlèvent  le  coupal>le  ;  d'une  grande  chaîne  ils  l'ont 
"  étroitement  lié.  ils  l'amenèrent  durement  en  enfer. 
"  Venez,  cric  l'escorte  armée  de  fourches,  venez  au 
"  devant  du  damné.''  Tout  le  peuple  infernal  se  ras- 
"  semble,  et  le  pécheur  est  mis  au  feu."  * 

Nous  avons  dit  ]ilus  haut  que  ce  bon  poète  francis- 
cain avait  fait  aussi  des  petites  compositions  pour  glo- 
rifier une  vertu,  populariser  une  sainte  pensée  ou- 
célébrer  une  fête.  \'oici  ce  que  dit  Ozanam  du  poème 
de  Jacopone  sur  la  pauvreté. 

"  Mais  j'honore  surtout,  dit-il.  ce  poète  des  pauvres 
"  lorsfpi'il  célèbre  la  pauvreté.  Le  peuple  n'a  jamais 
"  eu  de  plus  grands  serviteurs  que  les  hommes  qui  lui 
''  apprirent  à  bénir  sa  destinée  <]ui  rendirent  la  bêche 
•'  légère  sur  l'épaule  du  laboureur,  et  firent  rayonner 
"  l'espérance  dans  la  cabane  du  tisserand.  Plus  d'une 
"  fois  sans  doute,  au  coucher  du  soleil,  quand  les 
"gens  de  Todi  revenaient  du  travail  des  champs  et 
"  serpentaient    le   long    de    la   colline,    les    hommes 


"  Jacopone  IV,  l(t:      '■'  Quaudo  talegri,.  0  liuomo,  di  altura," 
"  Va,  poni  mente  à  la  sepoltnra." 


230  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  aiguillonna,nt  leur  bœufs,  les  femmes  portant  sur  le 
"  (lo3  leurs  enfants  basanés,  derrière  eux  quelques 
"  religieux  franciscains,  les  pieds  tout  couverts  de 
'■  i)0ussière,  on  les  entendit  chanter  la  chanson  de 
"  Jaco})one  qui  se  mêlait  aux  tintements  de  l'Angelus: 

"  Dolce  amor  di  povertade. 
"  Quaiito  ti  degiamo  aniare  ! 

"  Povertade,  poverella 
"  Uniilitade  ù  tua  sorella; 
"  Een  ti  basta  la  scodella 
"  E  al  bere  e  al  niaiigiare,  etc. 

"  Doux  amour  de  pauvreté,  combien  faut-il  que  nous 
'■  t'aimions  !  Pauvreté,  ma  pauvrette,  l'humilité  e?t  ta 
"sœur;  il  te  suffit  d'une  écuelle  pour  boire  et  pour 
"  manger,  etc." 

I/espace  nous  manque  pour  continuer  les  citations; 
mais  nous  en  avons  dit  assez  pour  prouver  que  Jaco- 
pone  de  Todi  a  surpassé  tous  ses  devanciers  comme 
poète  théologique,  comme  poète  satirique  et  comme 
poète  populaire.  C'est  ainsi  que  celui  qui  passait  pour 
insensé  et  devant  qui  les  portes  du  couvent  s'ouvrirent 
si  difficilement  fut  celui-là  même  qui  couvrit  de  gloire 
l'ordre  de  saint  François  au  treizième  siècle  et  le  seul 
parmi  les  poètes  franciscains  dont  les  œ-uvres  com- 
2)lète3  soient  passées  à  la  postérité. 

Il  ne  nous  reste  plus,  qu'a  dire  un  mot  des  Petites 
fleurs  de  saint  Franrois^  Fioretti  di  sun  Francisco. 

Le  seul  moyen  de  les  faire  connaître  au  lecteur  est 
de  reproduire  ici  un  des  chaiiitrc.s  dans  la  traduction 


FRÉDÉRIC    OZANA>r  281 


française  faite  par  niadanio  Frédéric  Ozanam.  On 
pourra  ainsi  constater  que  rien  n'égale  la  simplicité 
de  langage  et  le  naturel  ([ue  l'on  trouve  dans  cet 
ouvrage.  "  Ces  pages,  dit  Ozanam,  ressemblent  vrai- 
"  ment  aux  fleurs,  qui  ne  publient  pas  le  nom  de  leur 
"jardinier,  mais  qui  annoncent  leur  saison.  Tout  dans 
"  ce  livre  respire  la  foi,  la  naïveté  du  moyen  âge;  des 
"  indices  incontestables  y  font  reconnaître  la  première 
"moitié  du  quatorzième  siècle;  maison  n'a  (^ue  de 
"  faibles  conjectures  pour  y  soupçonner  la  main  de 
"  Jean  de  Saint-Laurent,  de  la  noble  famille  florentine 
"  de  MarignoUes,  que  son  savoir  et  sa  vertu  firent  éle- 
"  ver  en  1354  au  siège  épiscopal  de  Besignano." 

Le  petit  livre  ne  contient  que  cent  et  quelques  pages 
et  il  est  exclusivement  destiné  à  glorifier  saint  Fran- 
çois d'Assise  et  ses  premiers  disciples.  L'auteur 
raconte  le  plus  simplement  possible  la  vie  du  saint, 
ses  principaux  miracles  et  ses  conversations  avec  ses 
compagnons  préférés. 

Chacun  des  chapitres  du  livre  est  un  conseil  ou  un 
enseignement  donné  par  saint  François  à  ses ''compa- 
triotes. "Ainsi,  dit  Ozanam,  lorsque  le  saint,  causant 
"  avec  frère  Léon,  comme  nous  le  verrons  dans  le  cha- 
"  pitre  ci-après  cité,  lui  demande  où  est  la  joie  parfaite 
"  et  qu'il  ne  la  trouve  ni  dans  la  science,  ni  dans  la 
"  prédication,  ni  dans  les  miracles,  mais  dans  le  par- 
"  don  des  injures,  il  met  alors  la  main  sur  la  plaie  de 
"  cette  nation  italienne  si  inspirée,  si  éloquente,  qui 
"  sut  tout  excepté  pardonner,  et  qui  devait  périr  par 
"  ses  discordes.'' 


232  FRÉDÉRIC    OZANAM 


Traducfinn  dr  Madame  Ozanamr 

Saint  France )is  allait  iino  fois  de  Pérouse  ii  Sainte- 
Maric-des-Angcs  avec  frère  Lt'on,  en  temps  d'hiver; 
ot  comme  le  très  grand  froid  le  tourmentait  fort,  il 
appela  frère  Léon  qui  marchait  devant,  et  parla  ainsi: 
"  Frère  Li'on,  cjuand  même  il  plairait  à  Dieu  que  les 
"  frères  mineurs  donnassent,  en  tout  pays,  un  grand 
"  exemple  de  sainteté  et  de  honne  édification,  toate- 
"  fois  écris  et  retiens  hien  que  là  n'est  pas  la  joie 
'■"  [)arfaite."Et  allant  })lus  loin,  saint  François  l'appela 
une  seconde  fois:  "0  frère  Léon,  encore  que  le  frère 
"  ^Mineur  fît  marcher  le  boiteux,  redressât  les  contre- 
"  faits,  chassât  les  démons,  rendit  la  lumière  aux 
"  aveugles,  Timie  aux  sourds,  la  parole  aux  muets,  et, 
"  ce  qui  est  une  plus  grande  chose  encore,  ressuscitât 
"  les  morts  de  quatre  jours,  écris  que  là  n'est  pas  la 
"joie  parfaite."  Marchant  encore  un  peu,  il  s'écria 
d'une  voix  forte:  "0  frère  Léon  si  le  frère  Mineur 
"  savait  toutes  les  langues,  et  toutes  les  sciences,  et 
"  toutes  les  écritures,  s'il  pouvait  prophétiser  et  révé- 
"  1er  non  seulement  les  choses  futures,  mais  encore 
"  les  secrets  des  consciences  et  des  âmes,  écris  que  là 
"  n'est  pas  la  joie  parfaite."  Et  allant  un  peu  plus  loin 
saint   François   s'écria   encore   avec   force;   "0   frère 


""  "Comment  Saint-François  t-heminant  avec  Frère  Léon  lui 
expose  quelles  rliosos  font  la  parfaite  joie,"  chap.  VT  des  Prtiti:s 
tleiirs. 


FREDERIC  OZANAM 


233 


"  Léon,  petite  brebis  de  Dieu,  quand  le  frère  Mineur 
"  parlerait  la  langue  de  l'ange,  quand  il  saurait  le 
"  cours  des  étoiles  et  la  vertu  des  plantes,  et  que  tous 
"  les  trésors  de  la  terre  lui  seraient  révèles,  et  qu'il 
"  connaîtrait  les  propriétés  des  oiseaux,  des  poissons 
"  et  de  tous  les  animaux  ;  et  des  hommes,  et  des 
"  arbres,  et  des  pierres,  et  des  racines,  et  des  eaux, 
"écris  que  là  n'est  pas  la  joie  parfaite."  Et  marchant 
encore  un  peu  il  s'écria  à  haute  voix  :  "0  frère  Léon, 
"  lors  même  que  le  frère  Mineur  saurait  si  bien  prê- 
"  cher  qu'il  convertirait  tous  les  infidèles  à  la  foi  du 
"  Christ,  écris  que  là  n'est  pas  la  joie  parfaite." 

Or  comme  ces  discours  avaient  bien  duré  l'espace 
de  deux  milles,  frère  Léon,  avec  un  grand  étonnement 
interrogea  le  saint  et  lui  dit:  ''Père  je  te  prie,  de  la 
'•  part  de  Dieu,  de  m'apprendre  où  est  la  joie  parfaite." 
Et  saint  François  lui  répondit  :  ''  Quand  nous  serons 
'•  à  Sainte-Marie-des-Anges,  ainsi  trempés  de  pluie, 
•'  transis  de  froid,  souillés  de  boue,  mourant  de  faim, 
'•  et  que  nous  frapperons  à  la  porte  du  couvent,  et  que 
"  le  portier  viendra  en  colère  nous  demander:  "  Qui 
"êtes-vous?"  et  quand  nous  lui  dirons:  "Nous 
"  sommes  deux  de  vos  frères  "et  qu'il  répondra  :'"  Vous 
"  ne  dites  pas  vrai,  vous  êtes  deux  ribauds  qui  allez 
'•  trompant  le  monde  et  dérobant  les  aumônes  des 
'•  pauvres,  allez-vous  en  ;"  et  lorsqu'il  ne  nous  ouvrira 
"  point,  et  nous  fera  rester  dehors,  à  la  neige  et  à  la 
"  pluie,  avec  le  froid  et  la  faim,  jusqu'à  la  nuit;  alors 
"  si  nous  supportons  tant  d'injustice  do  dureté  et  de 


234  FRÉDÉRIC    OZANAM 

"  rebuts,  patiemment,  sans  trouble  et  sans  murmure, 
"  pensant  avec  humilité  et  charité  que  ce  portier  nous 
"  connaît  véritablement,  et  que  Dieu  le  fait  ainsi  par- 
"  1er,  ô  frère  Léon,  écris  que  là  est  la  joie  parfaite.  Et 
"  si  nous  persistons  à  frapper  et  que  lui,  sortant  tout 
"  en  colère,  nous  chasse  comme  de  coquins  impos- 
"  teurs,  avec  des  injures  et  des  soufflets,  disant  :  "  Hors 
"  d'ici,  misérables  voleurs  !  allez  à  l'hôpital,  car  vous 
"  ne  mangerez  ni  ne  logerez  ici,"  et  si  nous  supportons 
"  cela  avec  patience,  avec  allégresse  et  avec  amour, 
"  C)  frère  Léon,  écris  que  là  est  la  joie  parfaite.  Et  si, 
"  forcés  par  la  faim,  par  le  froid  et  par  la  nuit,  nous 
"  frappons  encore,  appelant  et  demandant,  pour  l'a- 
"  mour  de  Dieu,  avec  beaucoup  de  larmes,  que  le  por- 
"  tier  nous  ouvre,  et  qu'il  nous  mette  seulement  à 
''  l'abri;  et  si  lui,  encore  plus  irrité,  s'écrie:  "Voici 
'■  d'impertinents  coquins,  je  les  paierai  bien  comme  il 
"  le  méritent,"  et  qu'il  sorte  avec  un  bâton  noueux, 
"  et  que,  nous  prenant  par  le  capuchon,  il  nous  jette 
"  à  terre,  nous  roulant  dans  la  neige,  nous  battant  et 
"  nous  meurtrissant  de  tous  les  nœuds  de  son  bâton  • 
"  si  nous  soutenons  toutes  ces  choses  avec  patience  et 
"  allégresse,  pensant  aux  peines  du  Christ  béni,  les- 
"  quelles  nous  devons  partager  pour  son  amour,  ô 
"  frère  Léon,  écris  que  là  est  enfin  la  parfaite  joie. 

"  Et  maintenant,  frère,  écoute  la  conclusion:  Au-des- 
"  sus  de  toutes  les  grâces  et  de  tous  les  dons  de  l'Esprit- 
"  Saint  que  le  Christ  accorde  à  ses  amis,  est  celui  de 
"  se  vaincre  soi-même,  et  pour  l'amour  du  Christ,  de 


FRÉDÉRIC   OZANAM  235 


"  soutenir  volontiers  les  peines,  les  injures,  les  oppro- 
"  bres  et  les  misères.  Car  de  tous  les  autres  dons  de 
"  Dieu  nous  ne  pouvons  nous  j]^lorifier,  puisqu'ils  ne 
•'  viennent  pas  de  nous,  mais  de  Dieu,  selon  cette 
'■  parole  de  l'Apôtre:  '"  (iu'as-tu  (pie  tu  n'aies  de  Dieu? 
"  et  si  tu  Tas  eu  de  lui,  })Ourquoi  t'en  glorifier  comme 
"  si  tu  l'avais  de  toi  !  '"  Mais  dans  la  croix  de  la  tribu- 
"  lation  et  de  l'affliction  nous  pouvons  nous  glorifier, 
"  parceque  l'Apôtre  dit  encore:  "Je  ne  veux  pas  de 
"  gloire  sinon  dans  la  croix  de  Notre-Seigneur  .Ttsus- 
"  Christ."  * 


"  Il  113  faut  pas  oublier  qu3  les  R^coUets  out  été  les  premiers 
évangélisateurs  du  Canada.  Ils  y  vinrent  avant  les  Jésuites. 
L3ur  premier  établissement  à  Québec  était  au  bord  de  la  rivière 
Saint-Charles,  où  ss  trouve  le  monastère  de  l'Hôpital  Général. 
Leur  secorfd  couvent  fut  à  l'endroit  où  se  trouvent  le  Palais  de 
Justice  et  la  Cathédrale  anglicane,  et  leur  église  s'élevait  sur  une 
partie  de  la  Place  d'Armes.  M.  de  Gaspé  qui  en  fut  témoin 
oculaire  raconte  dans  ses  mémoires  l'incendie  qui  détruisit  ces 
édifices.  A  Montréal,  leur  église  et  leur  couvent  étaient  sur  la 
rue  Notre-Dame,  pas  bien  loin  du  séminaire.  Il  n'y  a  pas  bien 
des  années  qu'on  les  a  démolis,  pour  construire  des  magasins 
ou  boutiques. 

Les  ouvrages  des  Pères  llécollets  sont  au  nombre  des  plus 
rares  et  des  plus  anciens  qui  aient  été  publiés  sur  notre  pays. 
Piviaijr  Eiabtiss.nneni  du  la  Foy  dans  la  Nouvelle-France,  et,  La 
Rlaiion  de  la  Gjupéf^it',  par  le  Père  Leclerc  ;  U Histoire  du 
Cftnal  i,  et,  le  Graid  Voyage  an  Pai/a  des  Hurons,  par  \e  Frère 
Sagard,  ainsi  que  las  éditions  originales  des  Relations  de  la 
Nouvelle- France,  par  les  Pères  Jésuites,  sont  cotés  dans  les 
catalogues  d'amateurs  à  des  i^rix  très  élevés. 

II  est  étonnant  qn>  tan  lis  qu'il  s'est  établi  tant  d'ordres  reli- 
gieux dans   le  p.iys  depuis  quelques  années,  les  Franciscains 


236  FRÉDÉRIC   OZANAM 


CHAPITRE   XTV. 
"les  poètes  franciscains  ex  ITALIE."  (suite). — "des 

SOURCES   POÉTIQUES    DE   LA    DIVINE    COMÉDIE." 

"  Le  poème  de  Dante,  dit  Ozanain,  est  comme  une 
''  de  ces  basiliques  romaines  dont  on  ne  veut  pas  seu- 
"  lement  visiter  le  dedans  et  le  dehors,  mais  aussi  le 
"  dessous;  on  descend  à  la  lueur  des  torches  dans  le 
"  caveau  sacré,  on  y  trouve  l'entrée  d'une  catacombe 
"  qui  s'enfonce,  se  divise  en  [)lusiears  l)ranches,  se 
"développe  dans  un  espace  immense;  et  si  l'iju  va 
"jusqu'au  bout  sans  reculer  et  sans  se  perdre,  on  sort 
"  dans  la  campagne,  bien  loin  du  lieu  où  on  était 
"  entré.  Je  ne  me  dissimule  ni  rimmensité  ni  ro1)Scu- 
'■  rite  des  recherches;  jirai  d'un  pas  rapide,  et  j'espère 
"■  que  le  fil  conducteur  ne  tombera  pas  de  mes  mains." 

L'auteur  après  cet  exorde  nous  montre  la  jioésie 
comme  se  faisant  jour  })artout  au  IS*"  siècle.  "  (^uaïul 


n'\'  soient  point  revenus.  Il  y  a  un  grand  nombre  de  membres 
du  tiers-ordre  ou  affiliés  laïques.  Ils  ont  acheté  à  Montréal,  une 
ancienne  église  protestante  où  ils  récitent  l'office  en  costume. 


FRÉDÉRIC   OZAXAM  237 

"  Dieu,  clit.il,  sème  de  grands  événements  quelque 
"  part,  je  m'attends  qu'il  y  germera  de  grandes  idées."' 
Les  événements  sont  les  dernières  croisades,  le 
suprême  efïbrt  de  la  lutte  de  l'empire  et  du  sacerdoce, 
la  chute  de  Frédéric  IT,  le  règne  de  saint  Louis,  la  vie 
de  saint  François  et  de  saint  Dominique.  Les  grandes 
idées  sont  dans  la  construction  de  la  sainte  Chapelle, 
des  cathédrales  de  Cologne  et  de  Pise,  et  dans  les  récits 
où  s'échaufifaient  la  foi  et  le  patriotisme  des  peuples. 
Tout  dans  ce  temps  seml)le  rayonner  de  gloire  et 
être  à  lapogée  de  toute  grandeur.  l'Eglise.  Tempire,  la 
chevalerie  et  les  communes.  C'est  au  milieu  de  cette 
grande  prospérité  et  à  l'éclat  de  ce  grand  déploiement 
d'activité  que  s"éveilla  le  génie  de  Dante. 

Cependant  si  l'on  en  croit  les  commentaires  de  son 
fils  Giacopo,  la  première  partie  de  la  vie  du  grand  poète 
florentin  ne  fut  pas  précisément  celle  d'un  saint.  Voici 
ce  que  dit  Giacopo.  "Il  faut  savoir  que  Dante,  quand 
"  il  commença  ce  traité,  était  au  uiilieu  du  cours  ordi- 
"  naire  de  la  vie  (qui  selon  le  poète  va  j  usqu'à  soixante- 
"  dix  ans),  et  qu'il  était  pécheur  et  vicieux,  et  comme 
"  dans  une  forêt  de  vices  et  d'ignorance.  Et  encore 
■■  c[ue,  dans  les  premiers  vers,  il  use  d'un  langage 
'■•  détourné  pour  accuser  sa  vie,  néanmoins  il  la  blâme 
"  avec  sévérité  et  se  déclare  un  homme  qui  vivait 
"  charnellement...  Le  sommeil  dont  il  parle  se  prend 
"  pour  le  péché  et  signifie  sa  vie  pécheresse,  et  les 
''  fautes  dont  il  était  tout  taché  et  tout  plein..  Mais 
"  lorsqu'il   parvint   à    la  montagne,  c'est-à-dire  à  la 


238  FRÉDÉRIC   OZANAM 

"  grâce  de  la  véritable  connaissance  et  du  véritable 
"  amour,  il  quitta  cette  vallée  et  cette  vie  de  misère. 
"  Ainsi,  ajoute  Ozanam,  le  premier  cbant  du  poème, 
"  l'homme  égaré  dans  la  forêt  à  moitié  chemin  de  la 
"  vie,  combattu  par  les  trois  concupiscences  que 
"  figurent  la  panthère,  le  lion  et  la  louve,  jusqu'à  ce 
'■  qu'il  échappe  en  s'enfonçant  dans  la  considération 
"  de  l'éternité  ;  cette  admirable  allégorie  enfin  est  une 
''  histoire  :  c'est  l'histoire  du  poète  concevant  son  des- 
"  sein  à  l'âge  de  trente-cinq  ans,  au  moment  où  finit 
'■  une  vie  de  désordres,  où  sa  conversion  se  décide.  Il 
"  en  faut  chercher  la  cause." 

L'auteur  continuant  à  traiter  ce  sujet,  assigne  pour 
première  cause  de  la  conversion  de  Dante,  les  reproches 
que  lui  adresse  sa  1)icn  aimée-Béatrix  dans  le  poème 
du  Purgatoire.  La  seconde  cause  est  sa  peur  profonde 
des  peines  de  l'enfer,  â  mesure  qu'il  énumère  les  châ- 
timents réservés  aux  damnés.  La  troisième  et  dernière, 
celle  d'où  date  réellement  sa  conversion  en  1300,  dans 
sa  trente-cinquième  année,  est  le  grand  jubilé  accordé 
par  le  Pape  Boniface  VIL  Dante  se  trouvait  alors  à 
Rome,  faisant  partie  d'une  ambassade  envoyée  par  les 
Guelfes  de  Florence  au  souverain  pontife.  Non  seule- 
ment la  vue  des  trente  milles  pèlerins  (]ui  se  présen- 
taient chaque  jour  à  Rome  pendant  ce  temps  de  grâce, 
fut  cause  du  changement  de  vie  du  poète,  mais  encore 
elle  lui  inspira,  au  dire  d'Ozanam,  l'idée  du  jugement 
dernier  dans  la  vallée  de  .losaphat,  la  récomi)ense 
accordée  aux  élus  et  la  punition  des  coupables.  "  Ainsi, 


FRÉDÉRIC   OXTANAM  239 


"  dit  Ozanam,  il  ne  fallait  pas  moins  que  les  saintes 
'■  violences  de  la  religion  pour  vaincre  la  volonté 
"  récalcitrante  du  poète." 

Parmi  les  objets  extérieurs  qui  durent  suggérer  au 
poète  florentin  le  plan  de  son  ouvrage,  Ozanam  men- 
tionne, en  premier  lieu  les  produits  desljcaux-arts.En 
eÔ'et,  à  cette  époque,  il  n'y  avait  pas  un  seul  temple 
ou'sanctuaire  qui  n'eût  sa  représentation  du  ciel  peint 
sur  sa  voûte  d'azur  constellée  d'or.  Il  en  était  ainsi 
des  basiliques  de  Rome,  de  Pise  et  de  Venise.  De 
l'autre  côté  des  Alpes,  Daiite  a  dû  voir  de  plus,  les 
portails  des  églises  à  Autun  et  à  Paris  décorés  de 
bas-reliefs  représentant  le  jugement  universel.  Le 
passant  en  admirant  ces  belles  sculptures  était  saisi, 
terrifié  et  poussé  dans  le  lieu  saint  où  il  pouvait  con- 
templer le  bonheur  des  élus  dans  la  voûte  du  sanc- 
tuaire ornée  de  ravissantes  peintures  et  de  mosaïques 
éblouissantes  d'or. 

Plus  loin  l'auteur  nous  fait  connaître  ce  qui  est 
encore  plus  proprement  les  sources  de  la  Divine  Comé- 
die. Dans  de  nomljreuses  pages  il  nous  décrit  les  jeux, 
les  récits  et  surtout  les  livres  de  l'époque  où  il  est 
question  du  Paradis,  du  Purgatoire  et  de  TEnfcr. 

Rien  de  plus  commun  en  ces  temps  là  que  déjouer 
les  mystères  et  à  chaque  représentation  on  séparait  le 
théâtre  en  trois  étages  afin  de  découvrir  d'un  seul  coup 
aux  regards  de  la  foule,  la  terre,  le  ciel  et  Penfer.  A 
ce  propos  Ozanam  rapporte  le  fait  suivant.  "  Le  P''  mal 
"  1304,  à  Florence,  une  troupe  joyeuse  avait  dressé 


240  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  des  tréteaux  sur  l'Arno,  uu  pied  du  pont  alla  Carraia 
"  pour  y  donner  le  spectacle  des  diables  pourchassant 
"  les  damnés.  Les  gens  de  la  ville  et  des  environs 
"  avaient  été  invités,  à  son  de  trompette,  à  venir  savoir 
"  des  nouvelles  de  l'autre  monde.  Le  poids  des  spec- 
"  tateurs  fit  crouler  le  pont,  et  les  promesses  de  la 
"  fête  se  trouvèrent  cruellement  remplies.". 

Un  des  jeux  les  plus  célèbres  de  l'époque  avait  pour 
titre  "'  Les  vierges  sages  et  les  vierges  folles." 

Ces  théâtres  étaient  pour  le  peuple  ;  les  seigneurs  et 
les  nobles  dames  avaient  pour  les  divertir  des  trouvères 
qui,  au  milieu  de  leurs  chansons  comitpies,  leur  fai- 
saient des  récits  intitulés  le  Jonylcar  (fd  va  en  Enfer  ; 
le  salut  d^ Enfer  ;  la  Cour  du  Paradis  ;  le  Vilain  qui  gagne 
le  Paradis  par  plaid  qX  beaucoup  d'autres  semblables. 

Puis  viennent  les  œuvres  des  différents  auteurs  qui 
ont  traité  le  même  sujet,  sujet  tellement  intarissable 
au  treizième  siècle  que  nous  pensons  bien  que  les 
bibliotliècjues  dit  temps  ne  devaient  que  difiicilement 
contenir  autre  chose.  Les  premiers  écrits  que  l'auteur 
mentionne  sont  la  Voie  du  Paradis  })ar  Rutebœuf,  le 
Vojinge  de  Paradis  de  Raoul  de  Houdan  et  le  Songe 
d'Enfer  par  le  même.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  singulier 
dans  ces  deux  derniers  ouvrages  par  le  même  auteur, 
c'est  que,  dans  le  premier,  il  voit  au  ciel  la  place  qui 
lui  est  réservée,  tandis  qu'en  enfer  on  lui  montre  un 
coitvert  qui  l'attend. 

Récompense  d'un  côté,  punition  de  l'autre,  le  libre 
arbitre  ne  saurait  être  mieux  indiqué,  car  les  deux 
visions  sont  nécessairement  soitmises  à  cette  condition. 


FRÉDÉRIC    OZANAM  241 


L'auteur  nous  fait  connaître  ensuite  les  différentes 
épopées  du  temps  où  les  poètes  promènent  leurs 
héros  dans  le  monde  invisible.  Ainsi  dans  un  des 
poèmes  romanesques  de  l'époque,  on  voit  parmi  les 
preux  de  Charlemagne,  un  certain  Guérin  le  Mesquin 
qui  visite  en  rêve  l'enfer  et  le  paradis.  Le  chevalier 
errant  s'endort  au  pied  du  mur  d'un  couvent  près  du 
puits  de  Saint-Patrice  dans  l'île  d'Or,  et  lorsque  son 
songe  est  terminé,  il  se  retrouve  encore  à  la  porte  du 
monastère,  mais  il  a  beaucoup  vieilli  et  ses  cheveux 
sont  devenus  blancs. 

Il  y  a  aussi  V Alexandre  de  Rodolphe  de  Montlord, 
celui  d'Ulrich  d'Eschembach  et  les  autres  apothéoses 
du  grand  conquérant.  Alexandre,  à  cette  époque,  était 
le  héros  d'un  grand  nombre  de  romans,  et  toujours  on 
le  faisait  voyager  dans  des  déserts  de  feu  au  milieu 
de  dragons,  de  monstres  et  de  foudres  qui  représen- 
taient le  chemin  de  l'Enfer  par  lequel  il  était  obligé 
de  passer  pour  arriver  à  la  porte  de  l'Eden.  Arrivé  là 
il  frappe  plusieurs  fois  sans  succès  jusqu'à  ce  qu'il  ait 
déclaré  qu'il  renonce  à  ses  conquêtes  et  demande 
pardon  à  Dieu  pour  ses  péchés.  On  lui  permet  alors 
de  revenir  sur  la  terre  où  il  jouit  douze  ans  d'un 
règne  paisible  et  obtient  à  sa  mort,  d'après  le  poète 
le  pardon  de  ses  péchés.  "  Ainsi,  dit  Ozanam,  ce  génie 
"  du  moyen  âge  qu'on  se  représente  toujours  prêt  à 
"  damner  les  vivants  et  les  morts,  fait  preuve  d'une 
'*  singulière  indulgence.  Les  romanciers  ne  peuvent 
"  se  résoudre  à  prendre  congé  des  héros  qu'ils  aiment, 

16 


242  FRÉDÉRIC  OZANAM 

"  sans  les  laisser  s'acheminer  vers  le  ciel.  Nous  voici  en 
"  paix  sur  le  salut  d'Alexandre.  Dante  mettra  Caton 
''  en  purgatoire,  Trajan  en  paradis.  Et  le  poète  anglais 
"  Lydgate  n'achève  point  les  funérailles  d'Hector  sans 
"  lui  faire  élever  un  tombeau  dans  la  cathédrale  de 
"  ïroie, auprès  du  maître-autel  ;  une  messe  perpétuelle 
"■  e.^t  fondée  pour  le  repos  de  son  âme." 

Il  faut  avouer  que  l'anachronisme  est  un  peu  fort  ; 
uuiis  l'intention  est  excellente. 

Plus  loin  l'auteur  parle  aussi  des  poèmes  de  jNIarie 
de  France  et  de  deux  écrivains  anglo-normands  qui 
popularisèrent  le  puits  légendaire  et  le  purgatoire 
de  Saint-Patrice. 

Beaucoup  d'écrivains  français  entr'autres  Mathieu 
Paris,  Jean  de  Vitry  et  Vincent  de  Beauvais,  traitèrent 
le  même  sujet.  Il  a  été  fait  des  versions  espagnoles  de 
ces  divers  ouvrages  et  même  des  traductions  italiennes 
en  dialecte  populaire,  de  sorte  qu'il  est  plus  que  pro- 
bable que  Dante  a  dû  les  connaître. 

L'auteur  nous  montre  ensuite  les  écrivains  de  tous 
les  pays  publiant,  à  cette  époque,  des  voyages  dans 
un  monde  invisible.  Soit  comme  légende,  soit  comme 
songe  ou  vision,  le  même  sujet  de  l'éternité  des  peines 
et  de  l'inaltérable  bonheur  est  traité  aussi  bien  au 
milieu  des  frimas  et  des  glaces  de  l'Islande  que  sous 
le  ciel  brûlant  de  l'Italie. 

En  Islande  se  trouve  le  célèbre  recueil  de  l'Edda, 
Edda  Seemundar,  où  il  est  dit  qu'un  père  secoua  les 
liens  de  la  mort  pour  venir  remettre  son  fils  dans  le 


FRÉDÉRIC   OZANAM  243 

droit  chemin  de  la  vertu,  en  lui  révélant  tous  les 
secrets  de  l'Eternité. 

En  Angleterre  il  était  question  du  pèlerinage  d'un 
chevalier  anglais  du  nom  de  Oweins  qui  entreprit  un 
voyage  au  purgatoire  pour  Texpiation  de  ses  péchés. 
Ce  dernier,  après  avoir  passé  dans  ces  régions  de  sup- 
plices sans  nombre,  de  bûchers  ardents  et  de  bouil- 
loires pleines  de  damnés,  arrive  enfin  sur  un  pont  jeté 
sur  l'abîme  et  là  une  procession  vient  au-devant  de 
lui  et  le  délivre  de  cet  antre  terrible  d'où  il  sort  purifié 
de  tout  péché.  Ce  pont,  le  pont  de  l'épreuve  est  em- 
prunté à  la  mythologie  persane  et  on  en  trouve  une 
trace  dans  le  XXIII^'  chant  de  Dante.  Le  poète  floren- 
tin vers  la  fin  du  poème  du  Purgatoire  nous  fait  aussi 
voir  une  procession  de  vieillards  et  de  Vertus. 

L'Irlande  vient  ensuite  avec  son  odyssée  célèbre  du 
Voyage  de  saint  Brendan,  poème  traduit  dans  toutes  les 
langues  de  l'Europe.  Il  est  remarquable  surtout  par 
ce  passage  de  la  description  de  l'Enfer  où  Judas  est 
représenté  seul,  au  milieu  des  eaux,  jouissant  du  repos 
hebdomadaire  que  la  mansuétude  du  Christ  lui  accor- 
da. Le  passage  de  saint  Brendan  prolonge  d'un  j oui- 
cette  suspension  de  soufirance. 

"  Rien,  ajoute  Ozanam,  de  plus  touchant  que  ce 
"  pardon  partiel  ;  le  seul  que  Dieu  puisse  accorder  aux 
"  réprouvés.  On  y  reconnaît  les  habitudes  de  douceur 
"  que  la  religion  introduisait  dans  la  société  moderne. 


244  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  OÙ  pouvait  s'arrêter  une  pitié  qui  descendait] usqu'à 
"Judas?"  * 

Enfin  nous  ne  finirions  pas  si  nous  continuions  la 
seule  énumération  de  tous  les  ouvrages  écrits  sur  le 
même  sujet.  "  Toute  la  poésie  du  moyen  âge,  dit 
"  Ozanam,  était  donc  pleine  des  spectacles  de  l'Éter- 
"  nité.  Mais  de  même  que  les  songes  de  la  nuit  se 
"  forment  des  pensées  du  jour,  ainsi  les  poètes  rêvent 
"  ce  que  les  peuples  croient.  Les  peuples  croyaient 
"  donc  au  commerce  des  vivants  et  des  morts...  Tout 
"  l'effort  delà  religion,  suivant  l'énergie  même  du  nom 
"  qu'elle  porte,  c'est  de  lier  souverainement  ce  qui  est 
"  souverainement  désuni,  ce  qui  est  en  deçà  de  la  mort 
"  avec  ce  qui  est  au  delà." 

Dans  les  pages  suivantes  Fauteur  démontre  que 
cette  question  des  tourments  de  l'enfer  et  des  délices 
du  ciel  a  fait  l'occupation  de  toutes  les  nations,  dans 
des  temps  bien  antérieurs  au  treizième  siècle.  En  effet 
les  manuscrits  et  les  livres  anciens  sont  remplis  de 
descentes  aux  enfers  ;  mais  il  faut  avouer  que  les  ascen- 
sions au  ciel  sont  rares. 

Dante  devait  donc  trouver  dans  tous  les  ouvrages 
qui  lui  étaients  familiers  non  seulement  l'inspiration 
première  de  son  travail  mais  encore  l'aide  qu'on  reçoit 
de  plusieurs  auteurs  qui  tous  traitent  le  même  sujet 
de  différentes  manières. 


^  Les  sources  poétiques  de  la  Divine  Comédie,  p.  426,  notes. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  245 

"  Parmi  les  réminiscences  qui  ont  inspiré  la  Divine 
"  Comédie,  dit  Ozanam,  celle  de  Cicéron  me  frappe 
"  d'abord.  Lorsque  Dante  parcourt  les  cercles  du 
"  Paradis,  écoutant  le  bruit  harmonieux  des  astres, 
"  et  cherchant  des  yeux  au  fond  de  l'espace,  la  terre 
"imperceptible;  lorsqu'il  apprend  de  son  bisaïeul 
"  Cacciaguida  sa  mission  périlleuse  et  son  exil,  on 
'^  reconnaît  le  récit  du  Songe  de  Scipion.^^ 

C'est  ainsi  que  ceux  qu'on  est  convenu  d'appeler 
aujourd'hui  les  auteurs  classiques,  apportaient  aussi 
leur  concours  à  cette  grande  œuvre  du  poète  :  Virgile, 
avec  sa  descente  d^Enée  aux  enfers  et  Lucien  avec  ses 
Dialogues  des  morts. 

Les  philosophes  eux-mêmes  n'ont  pas  dédaigné  de 
s'occuper  de  cette  question,  et  nous  voyons  Hiéronyme 
le  Péripatéticien  attribuer  à  Pythagore  une  Descente  aux 
enfers. 

Si  maintenant  nous  jetons  les  yeux  sur  les  premiers 
siècles  chrétiens,  nous  verrons  que  Dante  pouvait  trou- 
ver dans  l'Evangile  de  saint  Jean,  le  récit  des  fêtes  de 
la  Jérusalem  céleste,  et  dans  l'Apocalypse,  assez  de 
choses  terribles  pour  donner  une  bonne  idée  de  l'enfer. 
Puis  avec  saint  Paul  il  pouvait  concevoir  le  paradis 
et  contempler  "ce  que  l'œil  de  l'homme  n'a  jamais 
"  vu,  ce  que  l'oreille  n'a  jamais  entendu,  ce  que  le 
"  cœur  de  l'homme  n'a  jamais  compris." 

Le  grand  poète  italien  pouvait  surtout  trouver  dans 
la  vie  du  Sauveur,  un  séjour  dans  le  monde  invisible 
comme  il  ne  s'en  était  jamais  fait  avant,et  comme  il  s'en 


246  FRÉDÉRIC    OZANAM 

fera  jamais.  Le  Fils  de  Dieu,  en  effet,  descendit  dans 
les  limbes  non  seulement  comme  vainqueur  de  la 
mort  mais  encore  comme  conquérant  de  l'enfer. 

Il  y  a  dans  l'Evangile  apocryphe  de  Nicodème,  cité 
par  notre  auteur,  un  passage  merveilleux  qui  décrit  ce 
qui  a  dû  se  passer  dans  le  monde  surnaturel  à  cet  ins- 
tant unique  dans  l'histoire  de  notre  monde  à  nous. 
Ces  évangiles  apocryphes,  véritables  poèmes  pour  la 
plupart,  sont  remplis  des  plus  grandes  beautés.  Ils 
ont  dû  être  lus  de  nos  jours,  par  la  Sœur  Emmérick 
et  servi  de  base  en  grande  partie  à  ses  visions,  sublimes 
dans  la  Douloureuse  passion  de  Notre- Seigneur,  et  quel- 
quefois puériles,  au  moins  en  apparence,  dans  la  Vie  de 
1(1  sainte  Vierge,  si  toutefois  l'un  et  l'autre  ouvrage 
n'ont  pas  été  réellement  inspirés,  quod  est  demonstran- 
dum,  l'Eglise  n'aj^ant  pas  encore  prononcé.  Nul  doute 
que  Dante  n'eut  connaissance  de  ces  évangiles  apo- 
cryphes et  de  celui  de  Nicodème  en  particulier. 

Si  nous  continuons  maintenant  à  nous  occuper  des 
premiers  siècles  chrétiens,  nous  trouverons  encore 
beaucoup  d'autres  sources  où  le  poète  florentin  est 
allé  cherché  l'inspiration.  Ainsi  que  le  dit  Ozanam, 
nous  verrons  que  "comme  les  enfants  et  les  jeunes 
"  filles  qui  portaient  des  briques  d'or  pour  la  tour 
"  céleste  rêvée  par  le  visionnaire  de  saint  Grégoire  le 
"  Grand,  ainsi  tous  les  siècles  catholiques  apportaient 
"  leur  offrande  à  l'œuvre  de  Dante.  Il  leur  devait  plus 
"  que  le  fond  de  ses  tableaux,  plus  que  la  terreur  et  la 
"  grâce  qui  les  animent,    plus  que  l'amour   qui  les 


FRÉDÉRIC    OZANAM  247 

"  échauffe;  il  leur  devait  la  foi  invisible  qui  les  sou- 
"  tient/' 

Saint  Hermas,  dès  le  premier  siècle,  console  la  piété 
des  fidèles  par  de  belles  allégories  contenues  dans  son 
Livre  du  Pasteur.  Ce  qui,  à  notre  point  de  vue.  frappe  le 
plus  dans  la  vie  du  saint,  c'est  que,  de  même  que 
Dante  désira  changer  de  vie  après  avoir  vu  dans  la 
gloire  du  ciel  sa  bien-aimée  Béatrix  lui  adressant  les 
plus  grands  reproches,  tout  en  souriant,  de  même 
aussi  Hermas  se  convertit  après  avoir  vu  en  songe  une 
jeune  fille  belle  et  sainte  qu'il  avait  aimée  et  qu'il 
apercevait  au  milieu  des  élus.  Elle  lui  reprocha  avec 
douceur  ses  égarements  et  Hermas  confessa  ses  erreurs 
et  vécut  si  saintement  qu'il  fut  plus  tard  canonisé. 

"  Vers  le  même  temps,  dit  l'auteur,  on  racontait  la 
"  résurrection  miraculeuse  de  sainte  Christine.  Cette 
"  vierge  étant  morte,  avait  parcouru  le  purgatoire, 
"  l'enfer  et  le  paradis.  Arrivée  devant  Dieu,  il  lui 
"  avait  été  permis  de  choisir,  ou  de  restfr  iiu  ciel,  ou 
"  de  retourner  au  monde  afin  de  soulager,  par  sa  péni- 
"  tence,  les  âmes  du  purgatoire.  Christine  ayant  choisi 
"  de  revenir;  et  les  anges  l'ayant  ramenée  dans  son 
"  corps,  au  milieu  des  obsèques,  elle  se  leva  subite- 
"  ment  du  cercueil." 

Au  septième  siècle  les  écrits  de  saint  Grégoire  le 
Grand  étaient  remplis  de  faits  miraculeux.  Tantôt 
c'est  un  moine  de  Lipari  qui  aperçoit  trois  figures  pas- 
sant dans  les  airs,  ce  sont  les  figures  du  pajDC  et  d'un 
saint  personnage  du  temps  qui  vont  jeter  leur  perse- 


248  FRÉDÉRIC    OZANAM 

cuteur  dans  le  cratère  d'un  volcan.  Tantôt  c'est  un 
homme  mort  de  la  peste,  qui  ressuscite.  Il  a  vu  le  pont 
de  l'épreuve  d'où  les  méchants  qui  voulaient  passer 
tout  droit  au  paradis  étaient  précipités  dans  les  eaux 
ténébreuses.  Les  justes  traversaient  ce  jDont  d'un  pas 
sûr  et  trouvaient  sur  l'autre  rive  tous  les  délices  et 
toutes  les  joies  de  l'Eden. 

Les  belles  chroniques  du  neuvième  et  du  dixième 
siècle,  écrites  par  son  compatriote  Ricordano  Males- 
pini,  donnèrent  sans  doute  à  Dante  l'idée  de  la  forêt 
représentée  au  premier  chant  de  la  Divine  Comédie. 
Voici  une  des  légendes  du  dixième  siècle  telle  que 
rapportée  par  Malespini.  D'après  la  chronique,  le  mar- 
quis Hugues  de  Brandebourg  de  la  suite  d'Othon  III, 
alors  en  Italie,  s'égara  un  jour  de  chasse  dans  une  forêt 
où  il  aperçut  des  hommes  noirs  occupés  à  tordre 
d'autres  hommes  sous  le  feu  et  le  marteau.  Ces  forge- 
rons d'un  nouveau  genre  dirent  au  marquis  que  c'était 
là  le  sort  qui  lui  était  réservé  après  sa  mort,  à  moins 
d'une  conversion.  Hagues,  effrayé,  changea  en  effet  sa 
vie  mondaine  pour  une  vie  religieuse,  vendit  tous  ses 
biens  et  fit  bâtir  sept  abbayes  qu'il  dota  richement. 

Enfin  dans  les  différents  monastères  où  le  poète  flo- 
rentin aimait  à  se  rendre,  on  ne  devait  pas  lui  laisser 
ignorer  les  visions  et  les  légendes  dont  on  conservait 
si  pieusement  le  souvenir.  Ainsi  chez  les  Bénédictins, 
entr'autres  légendes,  on  a  dû  mettre  sous  ses  yeux  la 
célèbre  Vision  cVAlbéric  qui  vivait  au  douzième  siècle. 
Le  voyage  du  jeune  Albéric  dans  le  monde  invisible, 


FRÉDÉRIC    OZANAM  249 

SOUS  la  conduite  de  saint  Pierre,ressemblebeaucoup  aux 
autres  pèlerinages  déjà  décrits,  on  y  remarque  le  même 
pont  de  l'épreuve  jeté  sur  l'abîme  et  les  mêmes  châti- 
ments. Toutefois  on  y  trouve  de  plus  un  ver  d'une 
longueur  infinie  qui  aspire  et  rejette  un  nombre 
incroyable  de  damnés.  On  y  voit  aussi  une  vallée  de 
glace  et  l'alternative  des  châtiments  de  feu  et  de  glace 
que  Dante  n'a  pas  manqué  de  noter.  Pendant  son 
voyage  dans  l'autre  monde,  le  jeune  Albéric  assista  au 
jugement  d'un  pécheur  qui  obtint  de  Dieu  le  pardon 
de  ses  fautes,  parce  que  sur  les  dernières  années  de  sa 
vie  il  avait  versé  une  larme  sur  les  misères  des  pauvres. 

Dante,  dit-on,  porta  pendant  quelques  années  le  cor- 
don de  Tordre  de  Saint-François,  mais  cela  n"a  jamais 
été  prouvé  ;  il  est  certain  cependant  qu'il  fut  enterré 
avec  l'habit  des  frères  mineurs.  Il  visitait  très  souvent 
le  couvent  des  frères  franciscains,  et  les  plus  anciens 
parmi  eux  ont  dû  lui  conter  non  seulement  les  visions 
du  fondateur,  mais  encore  les  légendes  que  l'on  rappor- 
tait sur  ses  disciples. 

Telle  est  celle  des  trois  voleurs  admis  par  saint 
François  dans  le  monastère  après  que  le  gardien  leur 
en  eut  durement  refusé  la  porte.  Deux  d'entre  eux 
moururent  peu  de  temps  après.  Le  troizième  vécut 
quinze  ans  et  eut  une  vision  où  se  retrouvent  et  la 
montagne  du  purgatoire  et  le  j^ont  des  épreuves^  et  les 
ailes  merveilleuses  sur  lesquelles  on  s'élève  au  ciel. 
Saint  François,  mort  depuis  peu  de  temps,  introduit 
lui-même  son  ancien  disciple  dans  la  cité  céleste,  lui 


250  FRÉDÉRIC   OZANAM 


apparaissant  couvert  d'un  manteau  admirable,  orné  de 
cinq  étoiles  parfaitement  belles, et  avec  lui  se  trouvaient 
grand  nombre  de  frères  aux  splendides  auréoles. 
Réveillé  de  son  sommeil,  le  bon  larron  croyait  avoir 
voyagé  pendant  bien  des  années,  tandis  que  son  extase 
n'avait  duré  que  de  matines  à  prime.  Sept  jours  après 
il  était  mort. 

Mais  il  est  plus  que  temps  d'en  finir  avec  les  légendes 
et  les  visions.  "  Plus  d'un  de  nos  lecteurs,  dit  Ozanam, 
'■  se  trouve  peut-être  fatigué  de  ces  visions  dont  nous 
"  venons  d'achever  la  longue  histoire.  Ces  peuples  ne 
"  l'étaient  pas,  ils  ne  se  lassaient  pas  d'entendre  parler 
"  d'une  vie  meilleure  que  celle-ci.  Cette  passion  de 
"  l'invisible  fait  l'honneur  des  sociétés  chrétiennes, 
"  elle  en  fait  la  puissance.  De  même  que  l'âme  invi- 
"  sible  se  rend  maîtresse  du  corps,  de  même  qu'elle 
"  l'applique  au  travail,  le  tourmente  par  les  priva- 
"  tions,  le  risque  dans  les  hasards;  ainsi  elle  s'éprend 
"  de  tout  ce  qui  est  invisible  comme  elle,  elle  se 
"  détache  bientôt  de  tout  ce  qui  se  touche.  Je  vois  des 
"  martyrs,  des  chevaliers,  des  soldats,  se  faire  tuer 
"  pour  Dieu  qu'ils  n'ont  jamais  aperçu,  pom*  des 
"  ancêtres  qu'ils  n'ont  jamais  connus,  pour  une  patrie 
"  dont  ils  n'ont  jamais  habité  qu'un  coin  obscur;  et 
"je  comprends  que  les  hommes  ne  savent  mourir  qu© 
"  pour  ce  qu'ils  ne  voient  pas.  Il  ne  pai'aît  pas  non 
"  plus  qu'ils  sachent  vivre  pour  autre  chose.  S'ils  tra- 
"  vaillent  c'est  en  vue  de  leurs  fils  qui  les  enseveliront, 
"  de  la  postérité  dont  ils  ne  sauront  rien.  Et  ce  qui 


FRÉDÉRIC    OZANAM  251 

"  semble  la  dernière  des  folies  se  trouve  la  souveraine 
"  règle  de  toute  justice,  savoir  le  sacrifice  désintéressé 
"  de  soi-même  au  bien  d'autrui,  au  bien  dont  on  ne 
"jouira  pas,  dont  on  ne  sera  pas  témoin.  En  même 
"  temps  que  j'y  découvre  le  principe  de  toute  moralité, 
"j'y  ^''^'^^  celui  de  tout  art  et  de  toute  science.  Que  fait 
"  la  science,  que  de  chercher  une  vérité  absente  ?  et 
"  que  veut  l'histoire,  et  qu'essayons-nous  encore  nous- 
"  même  en  ce  moment,  sinon  de  retrouver,  par  une 
"  tentative  téméraire,  les  pensées,  les  passions,  les 
"  rêves  d'un  temps  qui  n'estplus,  que  nous  ne  vîmes 
"pas,  et  que  nous  connaîtrons  toujours  mal?  Quia 
''jamais  contemplé  la  beauté  parfaite?  et  cependant 
"  cet  idéal,  qui  ne  se  laisse  pas  voir,  pousse  l'une  après 
"  l'autre,  au  plus  dur  labeur,  des  générations  de 
"  peintres,  de  sculpteurs,  d'architectes.  On  dirait  qu'ils 
"  se  proposent  un  type  impossible,  tout  exprès  pour 
"  leur  être  un  sujet  de  désespoir,  mais  en  même  temps 
"  un  sujet  de  lutte  et  d'efforts.  Tout  le  moyen  âge  a 
"  rêvé  une  cathédrale  dont  les  flèches  atteignissent 
"  cinq  cents  pieds  :  c'est  le  plan  primitif  de  celles  de 
"  Strasbourg  et  de  Cologne.  La  cathédrale  invisible  ne 
"  s'est  jamais  réalisée;  mais  sa  pensée  poursuivait, 
"  recrutait  des  miliers  d'ouvriers  qui  ne  laissaient  pas 
"  de  repos  à  la  pierre  et  qui  y  mettaient  leur  imagi- 
"  nation,  leur  foi,  leur  cœur,  tout  excepté  leur  nom. 
"  Voici  un  poète  qui  avait  une  inspiration  puissante, 
"  il  aurait  pu  aller  avec  elle  chanter  de  ville  en  ville, 
"  et  recueillir  des  applaudissements  et  des  couronnes. 


252 


FREDEEIC   OZANAM 


"  Au  lieu  de  cela,  il  la  prenait,  il  la  liait,  il  l'enlaçait 
"  dans  des  vers  comme  un  corps  dans  des  bandelettes; 
"  il  la  déposait  dans  un  livre  comme  dans  un  tombeau 
"  habilement  sculpté;  il  y  travaillait  jusqu'à  sa  mort, 
"  afin  qu'elle  demeurât  incorruptible  et  que  durant 
"  la  suite  des  siècles,  ceux  qui  viendraient  au  monu- 
"  ment  y  retrouvassent  ce  qu'il  y  avait  mis.  Mais,  si 
"  ce  poète  était  Dante,  l'inspiration  déposée  dans  son 
"  monument  était  la  pensée  de  tous  les  temps  chré- 
"  tiens,  qui  l'avaient  précédé.  Il  ne  touchait  pas  une 
"  idée  qui  ne  fût  consacrée  pour  ainsi  dire  par  les 
"  craintes  ou  les  espérances  des  hommes  ;  il  n'em- 
"  ployait  pas  une  image  où  quelqu'un  n'eût  laissé  un 
"  souvenir,  un  sourire  ou  une  larme." 

Maintenant  on  nous  demandera  peut-être  dans  quel 
but  notre  auteur  a  fait  connaître  au  public  les 
sources  auxquelles  le  grand  poète  a  dû  puiser  pour 
écrire  sa  Divine  Comédie.  Ne  craignez-vous  pas,  dira- 
t-on,  que  Dante  n'en  paraisse  que  moins  grand  !  A  cela 
nous  laisserons  Ozanam  répondre  lui-même  "  que  le 
"  premier  trait  du  génie  n'est  pas  d'être  neuf,  comme 
"  le  veulent  quelques-uns  ;  c'est  bien  plutôt  d'être 
"  antique,  de  travailler  sur  quelques-uns  de  ces  sujets 
"  qui  ne  cessèrent  jamais  de  toucher  les  hommes.  Il 
"  n'est  pas  vrai  que  l'art  n'intéresse  que  par   l'im- 

'  '  prévu 

"  L'art,  au  contraire,  ne  veut  donner  ses  peines 
''  qu'à  une  matière  qui  les  vaille.  Il  la  lui  faut  du- 
"  rable,  éprouvée,  ancienne  par  conséquent.  Comme 


FRÉDÉRIC   OZANAM  253 

*'  il  prend  le  marbre  dans  le  rocher  aussi  vieux  que 
"  la  terre,  il  choisit  le  texte  de  l'épopée  dans  les  plus 
"  vieilles  traditions  des  peuples  ;  et,  s'il  en  est  quel- 
"  qu'une  qui  remonte  aux  premiers  jours  du  monde, 
"  c'est  celle  qu'il  préfère,  puisqu'elle  tient  davantage 
"  à  l'éternité. 

''  Que  reste-t-il  donc  au  génie,  et  par  où  sort -il  de 
"  la  foule?  Il  y  touche  par  l'emprunt  du  sujet,  qui 
"  appartient  à  tout  le  monde  :  il  en  sort  par  le  travail 
"  qui  est  à  lui,  et  par  l'inspiration  qu'il  tient  de  Dieu. 
"  Cette  pierre  où  s'asseyait  le  pâtre,  où  broutaient  les 
"  chèvres,  à  laquelle  le  voyageur  ne  prenait  pas  garde, 
"  Michel- Ange  la  façonne  et  la  taille,  le  ciseau  en  fait 
"  peu  à  peu  sortir  une  forme  divine  ;  elle  s'anime, 
"  elle  rayonne,  on  la  met  dans  un  sanctuaire,  et  les 
"  pèlerins  viendront  déposer  leur  bâton  et  prier 
"  devant  elle.  Voici  des  récits  fabuleux  qui  ont  circulé 
"  durant  toute  l'antiquité,  et  auxquels  les  enfants 
"  mêmes  finissaient  par  ne  plus  croire  :  voici  des 
"  légendes  pieusement  contées  dans  les  cloîtres,  ai- 
"  mées  du  peuple,  versifiées  sans  trop  de  respect  par 
"  les  trouvères  de  Normandie.  Les  grands  et  les  lettrés 
"  ne  font  plus  guère  qu'en  sourire.  Mais  il  y  a  en  Italie 
"  un  homme  venu  au  moment  qu'il  fallait,  dont  l'âme 
"  a  été  de  bonne  heure  façonnée  par  l'étude,  échauffée 
"  j)ar  la  tendresse  et  la  douleur;  car  Dieu  n'a  pas 
"  ménagé  le  feu  dans  l'encensoir.  Cet  homme  a  l'ins- 
"piration:  depuis  l'âge  de  neuf  ans,  son  cœur  est 
"  tourmenté  d'une  passion  qui  veut  quelque  chose  de 


254  FRÉDÉRIC    OZANAM 

'•  grand,  et  que  rien  de  médiocre  ne  peut  contenter. 
"  Il  a  l'impatience  du  savoir  :  son  zèle  n'a  reculé  ni 
"  devant  les  voyages  lointains,  ni  devant  les  langues 
"  ignorées,  et  la  rareté  des  livres,  ni  devant  l'inexo- 
"  rable  ennui  qui  est  au  fond  des  sciences  comme  des 
"  plaisirs  de  la  terre.  Enfin  il  a  la  foi,  qui  ne  lui  per- 
"  met  pas  de  résister  il  une  vocation  si  manifeste.  Il 
"  semble,  au  surplus,  que  la  Providence  ait  pris  ses 
"  précautions  avec  lui,  qu'elle  l'ait  poussé  hors  de  sa 
"  patrie,  qu'elle  lui  en  ait  fermé  les  portes,  afin  qu'un 
"  si  beau  génie,  au  lieu  de  se  perdre  dans  les  affaires 
"  d'une  seule  ville,  arrêté  par  l'obstacle,  se  rejette 
"  quelcpie  part,  et  trouve  un  meilleur  em})loi.  Cet 
"  homme,  fatigué  du  temps,  se  tourne  vers  l'éternité  : 
"  il  la  voit  éclairée  d'une  tradition  qui  vient  du  fond 
"  des  siècles.  Il  y  entre,  il  s'y  établit  pour  le  reste  de 
"  sa  vie  ;  il  y  porte  tout  ce  qu'il  a  d'art  et  de  science, 
"  de  colère  et  d'amour;  il  se  rend  maître  de  l'ensemble, 
"  fixe  la  structure,  travaille  pendant  vingt  ans  jus- 
"  qu'aux  moindres  détails,  et  ne  se  retire  qu'en  lais- 
"  saut  partout  la  proportion  et  la  beauté. 

"  Et  le  travail  du  poète  forcera  encore,  au  bout  de 
"  cinq  cents  ans,  l'admiration  de  ceux  mêmes  qui 
"  n'aiment  ni  la  pensée  de  la  mort,  ni  celle  de  l'éter- 
"  nité,  ni  la  théologie  parce  qu'elle  en  est  pleine,  ni 
"  l'Eglise  parce  qu'elle  les  prêche. — Pendant  ce  temps, 
"  on  avait  d'autres  récits  épiques,  des  poèmes  che- 
"  valeresques  écrits  pour  le  plaisir  des  rois  et  des 
'•  cours  :  on  avait  les  douze  preux  de  la  Table  Ronde, 


FRÉDÉRIC   OZANAM  255 

"  et  la  quête  de  Saint-Graal.  Impossible  de  concevoir 
"  de  plus  nobles  caractcres  ni  des  aventures  plus 
''  attacbantes.  Cependant  les  grands  écrivains  n'y  tou- 
''  chèrent  pas.  Ces  belles  histoires  descendirent  les 
"  siècles,  se  transformant  toujours,  en  vers,  en  prose, 
"  en  contes  populaires.  Je  trouve  le  Lanceht  refait 
"  quatre  fois  en  Italie,  au  seizième  siècle  seulement. 
"  Je  ne  sache  point  c^u'on  ait  tenté  de  refaire  la 
"  Divine  Comédie.  Dante  s'en  est  assuré,  selon  la 
"  forte  expression  d'un  ancien,  la  possession  perpé- 
'*  tuelle.  C'est  là  sa  gloire,  d'avoir  mis  sa  marque,  la 
"  marque  de  l'unité,  sur  un  sujet  immense,  dont  les 
"  éléments  mobiles  roulaient  depuis  bientôt  six  mille 
"  ans  dans  la  pensée  des  hommes." 


^ 


256  FRÉDÉRIC    OZANAM 


CHAPITRE  XV. 


LES    ETUDES   GERMANIQUES. 


Nous  aurions  peut-être  dû  déjà  jeter  un  coup  d'œil 
sur  ce  beau  et  grand  travail  qui  fut  fait  et  publié 
avant  Les  Poètes  Franciscains. 

Mais  il  nous  a  semblé  que  les  études  sur  Dante,  les 
voyages,  presque. tous  faits  en  Italie,  et  le  charmant 
volume  sur  saint  François  et  ses  disciples  se  tenaient 
pour  bien  dire  par  la  main,  et  nous  n'avons  pas  voulu 
les  séparer. 

Les  Etudes  Germaniques  publiées  pour  la  première 
fois  en  1847  et  en  1849  forment  deux  volumes.  Le 
premier  traite  des  Germains  avant  le  Christianisme, 
le  second  de  la  civilisation  chrétienne  chez  les  Francs. 

Nous  allons  examiner  séparément  ces  deux  parties 
de  l'œuvre  qui  expose  une  des  grandes  sources  de  la 
nation  française;  car  il  esta  remarquer  que  les  mêmes 
éléments  qui  composent  le  peuple  anglais  se  ren- 
contrent chez  les  français,  mêlés  dans  des  proportions 
différentes.  Ce  sont  de  part  et  d'autre  les  éléments 
celtique,  germain,  Scandinave  et  latin.  Il  en  est  des 


FRÉDÉRIC   OZANAM  257 

peuples  comme  des  produits  chimiques,  les  mêmes 
bases  combinées  dans  des  proportions  différentes 
deviennent  des  corps  bien  différents. 

Du  reste  les  travaux  ethnologiques  modernes  et 
surtout  ceux  de  la  linguistique,  démontrent  que  tous 
les  peuples  de  l'Europe  ont  eu  pour  berceau  le  plateau 
central  de  l'Asie,  et  leurs  langues  toutes  dérivées  du 
sanscrit  ont  pris  dans  la  nomenclature  en  usage 
aujourd'hui  le  nom  de  langues  indo-germaniques. 
Dans  tout  son  travail  notre  auteur  s'est  attaché  à  cette 
idée,  et  la  science  de  l'étymologie  y  joue  un  grand  rôle. 


lics  CàeriuaiiDii  av:iiil  le  C'liri!«tï:ini9iue. 

"  Toute  la  société  française  repose  sur  trois  fonde- 
ments :  le  christianisme,  la  civilisation  romaine,  et 
l'établissement  des  barbares." 

Cette  phrase  qui  dit  tant  de  cboses  en  si  peu  de 
mots,  est  la  première  de  la  préface  de  cet  ouvrage. 
Elle  en  signale  l'importance  d'une  façon  bien  saisis- 
sante. C'était  la  manière  d'Ozanam,  ce  qui  le  carac- 
térise, il  y  a  du  trait  dans  tout  ce  qu'il  écrit. 

Son  érudition  a  fait  qu'il  s'est  quelquefois  attardé 
à  des  détails,  qui  du  reste  ont  toujours  leur  valeur; 
mais  après  les  longueurs  qu'on  peut  lui  reprocher,  il 

17 


a 


258  FRÉDÉRIC   OZANAM 


se  résume  toujours  d'une  manière  heureuse  et  quelque- 
fois d'une  manière  éclatante. 

Ici  c'est  au  frontispice  de  son  œuvre  qu'il  en  donne 
pour  ainsi  dire  la  mesure,  qu'il  en  indique  toute  la 
portée. 

Dans  une  étude  qui  se  publie  en  ce  moment  dans 
la  Revue  des  deux  Mondes,  M.  Lavisse  traitant  de  l'éta- 
blissement du  christianisme  chez  les  Germains  avec 
des  idées  préconçues  tout  opposées  à  celles  d'Ozanam, 
rend  cependant  un  hommage  bien  mérité  au  grand 
travail  de  ce  dernier. 

Notre  auteur  étudie  d'abord  l'origine  des  Germains 
et  leur  condition  sociale  jusqu'à  leur  contact  avec  la 
civilisation  romaine,  et  donne  ensuite  l'histoire  abré- 
gée des  résultats  de  ce  contact. 

Pour  ce  qui  est  des  origines,  il  compare  leur  religion 
leurs  lois,  leur  langue  et  leur  poésie,  avec  celles  des 
Latins,  des  Grecs,  des  peuples  du  nord  de  l'Europe, 
tels  que  les  Scandinaves  et  surtout  avec  les  peuples 
de  l'Inde  où  se  trouve  la  source  commune  de  tous  les 
formidables  torrents  humains  qui  ont  remonté  d'abord 
vers  le  nord-ouest  pour  redescendre  ensuite  vers  le 
sud. 

Il  s'occupe  d'abord  de  la  religion.  Indiquant  les 
différentes  altérations  de  la  tradition,  et  comme  le 
font  tous  les  écrivains  vraiment  chrétiens,  rattachant 
les  mythologies  diverses,  malgré  leurs  erreurs,  à  la 
révélation  primitive,  il  s'exprime  comme  suit  sur  le 
nom  de  Dieu  dans  les  différentes  langues  appelées 


FRÉDÉRIC  OZANAM  259 

gothiques  par  extension  de  ce  nom  Goth  (God)  donné 
aux  peuples  eux-mêmes. 

"  L'idée  d'un  Dieu  inconnu  semble,  dit-il,  dominer 
"  toutes  les  traditions  allemandes.  C'est  ce  je  ne  sais 
"  quoi  de  divin  que  les  Germains  de  Tacite  adoraient 
"  dans  l'horreur  de  leurs  forêts,  qu'ils  ne  voyaient 
"  que  par  la  pensée  et  qu'ils  n'osaient  ni  représenter 
"  sous  les  formes  humaines,  ni  resserrer  entre  des 
"  murailles.  Le  nom  même  que  la  langue  allemande 
"  donne  au  Créateur  (Goth)  semble  tenir,  par  sa 
"  racine,  aux  plus  exactes  notions  métaphysiques. 
"  Une  explication  étymologique  désormais  incontes- 
"  table  le  ramène  à  une  racine  orientale  qui  exprime 
"  l'être  incréé  (en  persan  Khoda,  Zeud,  Quadata  ; 
"  sanscrit  Svadata  (a  se  datus)  et  })ar  une  déduction 
"  parfaitement  juste,  le  même  mot  (Gut)  signifiait 
"  l'être  bon.  Mais  une  idée  si  pure  n'avait  pas  suffi  à 
"  des  esprits  charnels,  il  leur  avait  fallu,  comme  à 
"  tous  les  peuples  du  paganisme,  des  divinités  faites 
"  à  leur  image." 

Dans  Wadan,  l'Odin  des  Scandinaves,  on  recon- 
naît facilement  le  Mercure  des  Grecs  et  des  Latins  ; 
Donar  qui  s'appelle  Thor  en  Scandinave,  n'est  autre 
qu'Hercule  ;  enfin  Saxnot  le  Tyr  des  chants  de  l'Edda, 
a  tous  les  attributs  de  Mars.  Tacite  avait  donc  raison 
de  dire  que  les  Germains  adoraient  ces  trois  dieux 
des  Romains.  Donar  qui  lançait  la  foudre  et  qu'on 
représente  armé  d'un  marteau,  forme  qu'affecte  assez 
souvent  l'éclair  déchirant  la  nue,  Donar  s'identifie. 


260  FRÉDÉRIC    OZANAM 

aussi  avec  Jupiter  ;  mais  dans  toutes  les  mythologies 
l'un  et  l'autre  représentent  la  force  suprême.  Hercule 
du  reste  comme  les  dieux  des  Scandinaves  et  des 
Germains,  comme  Sigurd  ou  Siegfried  paraît  être 
tantôt  un  dieu,  tantôt  un  demi-dieu,  un  héros. 

Chez  les  divinités  inférieures,  celles  qui  symbolisent 
plus  en  détail  les  forces  de  la  nature,  notre  auteur 
trouve  une  coïncidence  aussi  marquée.  Freya,la  Vénus 
du  nord,  les  trois  Nornes  qui  enregistrent  les  desti- 
nées humaines  et  qui  ne  sont  autres  que  les  Parques, 
les  Ondines  sœurs  des  Naïades,  les  géants  qui  rappel- 
lent les  Cyclopes,  et  qui  figurent  aussi  dans  la  Bible,  les 
nains  qui  sont  au  moins  les  cousins-germains  des 
pygmées  de  la  Fable  et  bien  d'autres  personnages  se 
rapportent  aux  divinités  des  Grecs  et  des  Latins. 
Pour  l'Inde,  nous  voyons  les  sacrifices  humains,  le 
bûcher  qui  s'élève  sur  la  tombe  du  mari  pour  con- 
sumer sa  femme  et  souvent  ses  esclaves,  et  jusqu'à  la 
coutume  des  femmes  Indoues  de  se  baigner  dans  le 
Gange  comme  purification  religieuse,  qui  se  retrouve 
à  une  époque  comparativement  récente  en  Allemagne. 

"  Au  quatorzième  siècle,  dit  notre  auteur,  Pétrarque, 
"  se  trouvant  à  Cologne  la  veille  de  la  Saint-Jean,  y 
"  fut  témoin  d'une  solennité  qui  le  frappa  et  qu'il 
"  décrit  dans  ses  lettres.  Les  femmes  de  la  ville,  cou- 
"  ronnées  de  fleurs,  s'étaient  rassemblées  au  bord  du 
"  Rhin  ;  là  elles  s'agenouillèrent  pour  tremper  dans 
"  les  eaux  leurs  mains  et  leurs  bras  en  prononçant 
"des  paroles  superstitieuses;  c'était  une  persuasion 


FRÉDÉRIC   OZANAM  261 

"  générale  que  le  fleuve  emportait  avec  l'ablution  de 
"  cejour  tous  les  maux  qui  menaçaient  Tannée." 

Les  lois  comme  chez  les  Etrusques  et  les  Latins 
tenaient  à  la  religion,  et  une  foule  de  choses  y  sont 
identiques  chez  ces  deux  branches  de  la  race  aryenne. 

Les  sacra  privata  se  trouvent  à  l'origine  des  succes- 
sions chez  les  Germains  comme  chez  les  Romains  ; 
l'agnation  et  la  cognation  y  sont  parfaitement  défi- 
nies. 

"  Je  crois  apercevoir,  dit  Ozanam,  dans  les  coutumes 
"  du  Nord  la  trace  d'une  loi  commune  aux  plus 
"  grandes  nations  du  Midi  et  de  l'Ouest,  qui  liait  les 
"  sacrifices  aux  successions  et  n'investissait  le  suc- 
"  cesseur  qu'à  la  charge  par  lui  de  satisfaire  pour 
"  ses  ancêtres.  Ce  devoir  sacerdotal  de  l'héritier 
"  explique  la  préférence  accordée  aux  fils  et  comment 
"  les  filles  sont  exclues  de  la  terre  salique,  c'est-à-dire 
"  de  la  terre  noble  reçue  des  aïeux.  A  défaut  des  des- 
"  cendants  mâles,  l'héritage  est  dévolu  aux  ascendants 
"  et  ensuite  aux  collatéraux  jusqu'au  septième  degré, 
"  Les  diverses  coutumes  varient  dans  le  rang  qu'elles 
"  leur  assignent,  mais  toutes  s'accordent  à  préférer 
"  les  parents  du  côté  de  l'épée  (^Sivertmage)  aux 
"  parents  du  côté  du  fuseau  {Spillmage).^^ 

Voilà  pour  l'agnation  fondée  sur  les  sacra  priva-ta, 
sur  le  culte  domestique  des  divinités  inférieures,  des 
mânes  des  ancêtres  ;  voici  maintenant  comme  contre- 
partie la  detestatio  sacroruvi  des  Romains. 

"  Le    dogme   mystérieux   de   la   solidarité,   de  la 


262  FRÉDÉRIC   OZANAM 

"  réversibilité  des  mérites  et  des  démérites  se  fait 
"  sentir  dans  cette  constitution  de  la  famille  germa- 
"  nique,  où  l'on  ne  voyait  d'abord  qu'un  état  violent. 
"  Et  ces  relations,  que  la  chair  et  le  sang  semblaient 
"  n'avoir  formées  que  pour  un  temps,  se  rattachent  à 
"  des  lois  éternelles,  qui  font  l'unité  morale  du  genre 
"  humain. 

"  Les  peuples  du  Nord  connaissaient  si  bien  la  force 
"  de  ces  liens  qu'ils  s'en  effrayaient.  Ils  se  réservaient 
"  la  faculté  de  rompre  des  engagements  si  inflexibles. 
"  La  loi  salique  en  dispose  expressément.  "Si  quel- 
"  qu'un,  dit-elle,  veut  renoncer  à  ses  parents,  il  se 
"  présentera  dans  l'assemblée  du  peuple,  portant 
"  quatre  verges  de  bois  d'aune  et  il  les  brisera  sur  sa 
"  tête,  en  déclarant  qu'il  n'y  a  plus  rien  de  commun 
"  entre  eux  et  lui." 

La  renonciation  à  la  famille  se  faisait  donc  dans 
l'assemblée  du  peuple,  de  même  que  chez  les  Romains 
l'abrogation  se  faisait  à  l'origine  dans  les  comices, 
aussi  bien  que  le  testament. 

Pour  ce  qui  est  de  l'adoption,  les  Germains  allaient 
plus  loin  que  les  Romains,  ils  avaient  quelquefois 
recours  à  l'expédient  peu  moral  que  Lycurgue  avait 
sanctionné  pour  ne  pas  laisser  le  foyer  privé  d'enfants. 

Pour  certains  crimes,  même  pour  certaines  trans- 
gressions de  la  loi,  le  romain  était  dévoué  aux  dieux  : 
sacer  esto  ! 

Chez  les  Germains  et  chez  tous  les  peuples  du  nord 
la  même  idée  existait.  Le  coupable  était  dévoué  aux 


FRÉDÉRIC   OZANAM  263 


dieux.  C'était  la  raison  suprême,  la  justification  de  la 
peine  de  mort. 

"  Toute  exécution  à  mort  est  un  sacrifice  humain  : 
"  la  loi  de  Frise  s'en  explique  formellement.  Elle 
"  ordonne  que  celui  qui  a  profané  un  temple  soit 
"  immolé  aux  divinités  du  pays.  Chez  les  Scandinaves 
"  le  patient  est  une  victime  offerte  à  Odin  :  le  dieu 
"  vient  s'asseoir  sous  la  potence  pour  converser  avec 
"  le  supplicié,  il  aime  qu'on  l'invoque  sous  le  nom  de 
"  Hanga  Drothin  "  le  seigneur  des  pendus." 

Voici  maintenant  quelque  chose  qui  ressemble 
beaucoup  à  ces  gestes,  à  ces  actes  solennels  et  bizarres, 
en  même  temps  à  ces  formules  sacramentelles  qui 
ont  été  la  base  de  la  procédure  romaine  sous  le  nom 
d^actiones  legis.  Il  est  à  remarquer  aussi  que  beaucoup 
de  formules  et  de  prestations  féodales  portent  le 
môme  caractère,  et  qu'elles  le  tiennent  vraisemblable- 
ment plutôt  des  us  et  coutumes  germaniques  que  du 
droit  romain,  d"où  ce  symbolisme  était  à  peu  près 
disparu  lors  de  l'invasion  des  barbares.  * 

"  La  loi  salique  veut  que  l'insolvable  présente 
"  douze  hommes  pour  jurer  qu'il  ne  possède  plus  rien 
"  ni  sur  la  terre  ni  dessous.  Alors  il  entrera  dans  sa 


*  Comparez  ce  travail  d'Ozanam  avec  l'excellent  ouvrage  de 
M.  FiisteldeCoulanges:  la  Cité  antiqvy  ;  voir  aussi  le  discours  de 
M.  Loranger  sur  la  Siimbolique  du  '/ro^ï,  prononcé  à  l'Université 
Laval  à  Montréal;  on  le  trouve  dans  le  premier  volume  de  la 
Thémis.— Montréal,  1879. 


264  FRÉDÉRIC  OZANAM 

"  maison,  y  ramassera  de  la  poussière  aux  quatre 
"  coins,  et  debout  sur  le  seuil,  le  visage  tourné  vers 
"  l'intérieur,  il  jettera  de  cette  poussière  de  la  main 
"  gauche  par-dessus  ses  épaules,  de  façon  qu'elle 
"  retombe  sur  le  parent  le  plus  proche.  Puis  en  che- 
"  mise,  sans  ceinture,  un  bâton  à  la  main  il  sautera 
''  plusieurs  fois,  et  dès  ce  moment  la  dette  restera  à 
"  la  charge  du  parent  désigné." 

On  retrouve  aussi  chez  les  peuples  du  Nord  ces 
usages  du  nexus  et  de  Vaddiction  qui  modifiés  par  la  loi 
Pétillia  et  par  la  loi  des  Douze  Tables  n'en  ont  pas 
moins  été  longtemps  en  vigueur  et  auraient  été  jus- 
qu'à faire  dépecer  le  débiteur  par  ses  créanciers,  ce 
qui  est  nié  cependant  par  quelques  écrivains  romains. 

"Si  le  débiteur  ne  peut  payer  de  ses  biens,  dit 
"  encore  notre  auteur,  le  créancier  se  le  fait  adjuger 
"  par  le  tribunal  à  titre  de  serf;  il  le  garde  dans  sa 
"  maison,  le  charge  de  travaux  humiliants,  l'enchaîne 
"  s'il  lui  plaît,  pourvu  que  la  chaîne  ne  soit  pas  ser- 
"  rée  au  point  de  faire  rendre  l'âme.  Mais  si  le  débi- 
"  teur  récalcitrant  refuse  de  travailler,  la  loi  norvé- 
"  gienne  permet  de  le  conduire  à  l'assemblée  afin 
"  que  ses  amis  le  rachètent,  et  si  personne  ne  le 
"  réclame,  de  couper  sur  son  corps  ce  que  l'on  voudra 
"  en  bas  ou  en  haut." 

Ozanam  pousse  plus  loin  encore  sa  comparaison 
des  lois  des  Germains  avec  celles  des  Grecs  et  des 
Romains  et  avec  la  législation  primitive  et  théocra- 
tique  de  l'Inde. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  265 

Il  parcourt  savamment  toutes  les  relations  légales 
et  interroge  les  différents  états  de  la  personne,  les 
différents  rapports  des  choses  et  du  droit,  les  diffé- 
rentes formes  de  la  société  ou  même  l'absence  pres- 
que complète  de  toute  forme  sociale  pour  en  arriver 
à  refaire  d'une  part  l'unité  de  la  race  indo-européenne; 
et  de  l'autre  à  indiquer  les  dissemblances  entre  les 
nations  de  cette  race  aux  diverses  étapes  de  la  civili- 
sation; et  comme  ces  étapes  paraissent  avoir  été  par- 
courues en  deux  sens,  en  descendant  et  en  montant 
il  essaie  de  répondre  au  problème  suivant  :  quel  était 
le  plus  ancien  de  Tétat  d'indépendance  ou  de  l'état 
de  société  ? 

Nous  ne  sommes  pas  prêts  à  admettre  sans  restric- 
tions la  conclusion  à  laquelle  il  arrive  ;  mais  nous  ne 
croyons  pas  devoir  en  priver  nos  lecteurs: 

"  Je  crois,  dit-il,  pouvoir  dire  que  ces  deux  états 
"  sont  aussi  anciens  que  le  monde,  parce  que  tous 
"  deux  ont  leur  principe  dans  les  dernières  profon- 
"  deurs  de  la  nature  humaine,  qui  veut  être  libre, 
"  mais  qui  ne  supporte  pas  la  solitude. 

"  Chez  les  nations  du  Midi,  dans  l'Inde,  en  Grèce,  à 
"  Rome  l'autorité  l'emporte  ;  et  comme  c'est  l'autorité 
"  qui  fonde  et  qui  conserve,  ces  nations  ont  couvert 
"  la  moitié  du  monde  de  leurs  institutions  et  de  leurs 
"  monuments.  Mais  pour  avoir  poussé  trop  loin  le 
"  droit  de  la  cité,  pour  avoir  divinisé  la  patrie,  pour 
"  l'avoir  adorée  d'un  culte  idolâtrique,  on  en  vint  à 
"  ne  lui  refuser  aucun  sacrifice.  On  méconnut  le  droit 


266  FRÉDÉRIC    OZANAM 

"  sacré  de  désobéir  aux  lois  injustes,  ou  plutôt  on  ne 
"  reconnut  pas  la  prérogative  de  la  raison  qui  juge 
"  delà  justice  deslois.  Les  jurisconsultes  proclamaient 
"  cette  maxime,  que  la  société  n'a  pas  de  compte  à 
"  rendre  de  ses  décisions.  Ce  fut  l'erreur  des  grands 
"états  de  l'antiquité;  ils  périrent  comme  périssent 
"  tous  les  pouvoirs,  par  leurs  excès.  La  décadence 
"  romaine  donna  cet  exemple  au  monde.  Les  insti- 
"  tutions  étaient  grandes,  mais  les  consciences  étaient 
"  étouffées  ;  un  moment  vint  qu'elles  s'éteignirent,  et 
"  que  les  lois  se  soutenant,  la  société  se  trouva  dis- 
"  soute. 

"  Mais  l'instinct  de  la  liberté  s'était  réfugié  chez 
"  les  peuples  germaniques.  Sans  doute  cette  passion 
"  d'indépendance,  qui  ne  souffrait  rien  d'obligatoire, 
"  rien  de  fixe,  rien  de  durable,  ne  permettait  pas  à 
"  la  société  de  s'affermir.  Il  ne  semble  pas  que  la 
"  passion  humaine  fut  meilleure  hors  de  ces  liens  de 
"  la  loi  qui  la  soutiennent,  incapable  de  se  maîtriser, 
"  impuissante  pour  tout,  si  ce  n'est  pour  détruire. 
"  Mais  c'était  aussi  la  destinée  des  barbares  d'accom- 
"  plir  une  œuvre  de  destruction.  D'ailleurs  le  mal 
"  chez  eux,  n'était  pas  sans  ressources.  L'homme  n'y 
"  était  pas  descendu  aussi  bas  que  dans  les  pays 
"  policés,  qui  ont  abusé  de  toutes  les  jouissances  et 
"  de  toutes  les  lumières.  Ils  étaient  ignorants,  par 
"  conséquent  excusables  à  beaucoup  d'égards  ;  ils 
"  étaient  pauvres  car  il  n'y  a  i:)as  de  richesse  plus  tôt 
"  tarie  que  le  pillage  ;  et  la  pauvreté  devait  les  réduire 


FREDERIC   OZANAM 


267 


"  au  travail.  Ils  paraissaient  chastes,  si  l'on  compa- 
"  raît  la  grossière  simplicité  de  leurs  mœurs  aux 
"  raffinements  des  déljauchos  romaines.  Enfin  ces 
"  caractères  énergiques,  qui  ne  savaient  pas  obéir, 
"  mais  qui  savaient  se  dévouer,  conservaient  un  reste 
"  de  dignité  humaine,  une  étincelle  de  ce  sentiment 
"  d'honneur  que  les  autres  peuples  anciens  n'ont 
''jamais  bien  connu,  et  dont  le  christianisme  devait 
"  se  servir  pour  former  les  consciences,  et  pour  fonder 
"  sur  l'obéissance  raisonnable  tout  l'édifice  des  légis- 
"  lations  modernes." 

Passant  à  la  langue  et  à  la  poésie  notre  auteur  se 
livre  à  un  travail  semblable  à  celui  qu'il  a  fait  pour 
la  religion  et  pour  les  lois. 

Tous  ces  sujets  sont  tellement  connexes,  ils  s'enche- 
vêtrent si  bien  que  c'est  merveille  que  l'on  ne  s'y 
embrouille  pas  davantage.  Le  lecteur  se  trouve  bien, 
il  est  vrai,  quelquefois  embarrassé,  mais  grâce  à  la 
magie  du  style,  il  finit  par  s'en  tirer. 

Chez  les  peuples  primitifs  la  langue  ne  se  distingue 
guère  de  la  poésie,  car  la  poésie  plus  que  la  prose 
forme  et  perpétue  la  littérature  ;  elle  expose  même 
les  lois  (^Carmen  necessarium),  elle  raconte  les  fables, 
qui  font  partie  de  la  mythologie,  enfin  la  religion 
elle-même  est  entièrement  mêlée  au  droit  et  à  l'his- 
toire, on  pourrait  même  dire  sans  exagération  que  la 
poésie  est  dans  tout  et  que  tout  est  dans  la  poésie. 
Aussi  l'auteur  dans  ses  deux  derniers  chapitres  revient- 
il  souvent  sur  ses  pas.  Il  rappelle  les  mythes  religieux, 


268  FEÉDÉEIC   OZANAM 


les  légendes,  bases  de  tout  les  systèmes  que  les  poètes 
ont  chantés. 

"  Les  peuples,  dit  Ozanam,  ne  laissent  pas  de  mo- 
numents plus  instructifs  que  leurs  langues.  Dans  le 
vocabulaire  on  a  tout  le  spectacle  d'une  civilisation. 
La  grammaire  conduit  plus  loin,  on  y  saisit  le  génie 
même  de  la  nation  où  elle  s'établit." 

Le  vocabulaire  est  vraiment  le  flambeau  qui 
révèle  l'homme  à  lui-môme  et  ensuite  lui  permet 
de  tout  connaître:  lux  in  tenebris.  La  grammaire  est 
l'engin  puissant  qui  apporte  le  mouvement  à  cet  élé- 
ment essentiel  de  la  vie  intellectuelle. 

"  Il  fut  un  temps,  dit  le  poème  Scandinave  la 
"  Voluspa,  où  le  soleil  ne  connaissait  pas  ses  palais, 
"  où  les  étoiles  ne  connaissaient  pas  leur  place,  alors 
"  les  ases  s'assirent  sur  leur  siège  élevé  et  ces  dieux 
"  saints  délibérèrent.  Ils  donnèrent  des  noms  à  la 
"  nuit  et  aux  décroissances  de  la  lune  ;  ils  nommèrent 
"  le  matin,  l'après-midi  et  le  soir,  en  sorte  que  Ton 
"  put  compter  les  années." 

Une  autre  légende  raconte  comment  le  nain  Alvis 
qui  savait  toutes  choses  alla  trouver  le  dieu  Thor  })our 
lui  demander  la  main  de  sa  fille.  Celui-ci  le  garde 
toute  la  nuit  à  se  faire  réciter  les  noms  des  astres,  des 
éléments,  et  de  toute  chose  dans  plusieurs  langues. 
Le  nain  y  prend  tant  de  plaisir  qu'il  ne  s'aperçoit  pas 
que  le  jour  vient,  or  le  jour  est  fatal  aux  nains  comme 
aux  sorciers.  Alvis  cx|)ira  sur  le  seuil  de  la  demeure 
du  dieu. 


.      FRÉDÉRIC    OZANAM  269 

Dans  la  Genèse,  Dieu  nomme  lui-même  le  soleil  et 
la  lune,  le  jour  et  la  nuit,  et  ayant  créé  l'homme  il  ne 
l'installe  pas  autrement  comme  roi  des  autres  êtres 
animés  qu'en  lui  donnant  le  droit  de  les  nommer.  * 

Les  noms  des  nombres,  les  noms  des  divinités,  ceux 
des  personnes  qui  composent  la  famille,  ceux  des 
jours  de  la  semaine,  des  mois  de  l'année,  offrent  non 
seulement  dans  les  diverses  langues  du  nord  (le 
gothique,  leteutonique,  l'anglo-saxon,  le  Scandinave), 
une  très  grande  ressemblance,  mais  encore  cette  res- 
semblance s'étend  au  celtique,  au  grec  et  au  latin  et  de 
toutes  ces  langues  on  peut  facilement  remonter  au 
sanscrit.  Il  suffit  d'indiquer  en  sanscrit  les  noms  des 
nombres  qui,  à  l'exception  du  i^remier  se  retrouvent 
très  facilement  dans  les  idiomes  dérivés:  eka,  f  dva, 
tri,  tchatour,  'pantchan^  chach,  saptan,  atchan,  navan, 
dasan.  Ajoutons-y  les  noms  de  la  famille:  pi7a,  sûmes, 


*  Voir  sur  l'origine  des  ]an»ues  et  des  idées  les  ouvrages  de 
M.  DeBonald  et  plus  particulièrement  la  Législation  îmmitive  et 
les  Pensées  diverses. 

f  Assez  singulièrement  le  nombre  un,  en  langue  iroquoise, 
Enskat  se  rapprorhe  plus  du  sanscrit  et  en- même  temps  a  une 
ressemblance  avec  les  mots  ttnus  àulatin,  ains  du  gothique, 
einer  du  teutonique.  Les  autres  noms  de  nombre  iroquois  se 
rattacheraient  plus  difficilement  aux  langues  indo-européennes. 
Ceux  de  la  langue  algonquine  et  des  autres  langues  qui  d'après 
elle  s'appellent  aîgiques,  se  rapportent  plutôt  au  chinois  et 
au  japonais.  D'un  autre  côté  plusieurs  noms  de  lieu  en  iro- 
quois ont  une  grande  ressemblance  avec  d'autres  noms  de  lieu 
en  japonais. 


270  FRÉDÉRIC   OZANAM 


duhita,  hhratri,  svasri.  Enfin  prenons  le  mot  vidava  en 
sanscrit,  vidua  en  latin,  vidovo  en  gothique,  widow  en 
anglais. 

Mais  une  des  choses  les  plus  curieuses  c'est  l'al- 
phabet qui,  ainsi  que  le  calendrier,  est  attribué  aux 
dieux  chez  tous  les  peuples  du  Nord,  de  même  que  le 
calendrier  des  Romains  était  du  domaine  des  pontifes. 

"  Ces  lettres  qui  portent  le  noms  de  runes  sont 
"  liées  aux  opérations  magiques,  aux  rites  des  sépul- 
"  tures,  à  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  ancien  dans  les 
"  coutumes  et  les  souvenirs.  Odin  lui-même  est  l'in- 
"  venteur  des  runes,  il  les  porte  gravées  sur  la  ba- 
"  guette  mystérieuse  qui  donne  la  paix  ou  la  guerre 
"  aux  nations,  c'est  lui  qui  en  enseigna  l'usage  aux 
"  rois  et  aux  sacrificateurs  ;  de  là  ce  système  d'écri- 
"  ture  sacré  connu  par  tout  le  Nord." 

Notre  auteur  nous  donne  un  alphabet  runique 
anglo-saxon  et  un  autre  irlandais,  dans  lesquels  à  la 
suite  de  chaque  lettre  se  trouvent  des  commentaires 
très  instructifs,  mais  dont  la  naïveté  rappelle  quel- 
quefois nos  alphabets  illustrés  à  l'usage  des  petits 
enfants  :  nil  novi  sub  sole  ! 

Nous  ne  pouvons  suivre  l'auteur  dans  tous  les 
détails  de  sa  savante  étude  où  il  passe  en  revue  l'é- 
tymologie  et  la  grammaire  des  peuples  indo-euro- 
péens, j)renant  toujours  le  sanscrit  pour  point  de 
départ  et  qu'il  accompagne  de  nombreux  tableaux. 

Riche,  gracieuse,  flexible  et  sonore,  cette  vieille 
langue  aurait  subi  dans  ses  transformations  une  dété- 


FRÉDÉRIC   OZANAM  271 

rioration  persistante  ;  son  vocabulaire  et  sa  grammaire 
se  seraient  constamment  appauvris  ;  tout  serait  devenu 
plus  terne,  plus  sombre,  plus  froid  et  plus  desséché. 
Il  ne  dit  rien  ici  des  Slaves  et  des  Celtes  qui  avaient 
précédé  les  Goths  et  les  Germains  de  l'Europe  occi- 
dentale, mais  il  parcourt  les  idiomes  grec,  latin, 
gothique,  teutonique,  anglo-saxon  et  Scandinave  qui 
composent  dans  Tordre  que  nous  venons  d'indiquer, 
une  gamme  descendante  sous  le  rapport  de  l'euphonie 
et  du  mécanisme  grammatical. 

Pour  le  vocabulaire,  le  sanscrit  avait  quatorze 
voyelles  et  trente-quatre  consonnes  qui  représentent 
toutes  les  touches,  toutes  les  nuances  de  la  voix  hu- 
maine. Pour  ce  qui  est  de  la  grammaire,  les  déclinai- 
sons et  les  conjugaisons  sont  beaucoup  plus  fortes  et 
plus  riches  dans  la  langue  mère:  "le  verbe  compte 
"  trois  voix,  six  modes,  six  temps,  trois  personnes 
"  avec  trois  nombres,  en  tout  trois  cents  formes  dis- 
"  tinctes."  Ces  formes  vont  ordinairement  en  décrois- 
sant en  même  temps  que  le  nombre  des  sons  eux- 
mêmes  ;  et  la  langue  mère  n'arrivera  jusqu'à  nous 
qu'après  que  ses  héritiers  successifs,  selon  l'expression 
de  l'auteur,  auront  dissipé  la  plus  grande  partie  de 
leur  héritage. 

Ainsi  les  flexions  vont  tellement  en  diminuant  dans 
les  déclinaisons  et  les  conjugaisons,  qu'à  la  fin  les 
premières  ne  se  font  plus  qu'à  l'aide  des  propositions 
et  des  articles,  et  les  autres  à  l'aide  des  verbes  auxi- 
liaires. C'est  surtout  le  cas  dans  l'anglais  et  le  français 


272  FRÉDÉRIC  OZANAM 


qu'on  peut  considérer  comme  deux  des  derniers 
dérivés  du  sanscrit,  l'un  à  travers  le  teutonique  et  le 
gothique,  l'autre  à  travers  le  latin  et  le  grec. 

Qui  n'a  aussi  remarqué  la  sonorité  et  quelquefois 
la  douceur  plus  grande  du  latin  et  du  grec  ?  Eh  bien  ! 
la  même  différence  existe  pour  le  gothique  et  le  teu- 
tonique comparés  aux  derniers  dérivés  de  cette  branche 
des  langues  anciennes. 

Passant  à  la  poésie  l'auteur  fait  remarquer  que  chez 
les  peuples  du  Nord  elle  a  conservé  le  caractère  sombre 
et  presque  féroce  qu'elle  avait  à  l'origine  chez  les 
Grecs.  Comme  pour  la  langue,  l'influence  du  climat 
et  d'une  vie  plus  rude  a  été  pour  beaucoup  dans  cette 
âpre  sévérité.  Du  reste  la  poésie  intime  et  le  roman 
étaient  à  peu  près  inconnus  chez  les  peuples  de  Tan- 
tiquité.  Quelques  odes  d'Horace,  les  églogues  de  Vir- 
gile, les  poèmes  d'Anacréon  et  de  Sapho,  l'odyssée 
d'Homère,  ont  bien  un  sentiment  personnel,  mais  dans 
leur  ensemble  la  poésie  grecque  et  la  poésie  romaine 
sont  dévouées  presqu'uniquement  à  la  religion  et  à 
l'histoire;  l'homme  y  apparaît  moins  pour  lui-même 
que  pour  le  rôle  qu'il  joue  dans  la  société,  moins 
comme  l'artisan  de  sa  destinée  que  comme  l'instru- 
ment des  dieux,  le  jouet  de  la  fatalité.  Ce  dernier 
caractère  est  encore  plus  marqué  chez  les  peuples  du 
nord,  leur  poésie  est  presque  exclusivement  héroïque 
et  mythologique.  La  gaieté  en  est  à  peu  près  absente 
et  de  leurs  désolantes  fictions  est  descenduejusqu'à 
nous  cette  tristesse,  cette  mélancolie  qui  à  l'heure 


.      FRÉDÉRIC   OZANAM  273 

présente  est  encore  la  note  dominante  dans  la  poésie 
anglaise  comme  dans  la  poésie  allemande. 

"  Toute  la  fable  de  Sigurd,  dit  Ozanam,  n'est  que 
l'histoire  d'un  trésor  et  de  plusieurs  vengeances,  * 
les  frères  pour  un  peu  d'or  y  font  égorger  leurs  frères, 
les  héros  arrachent  le  cœur  de  leurs  ennemis  et  en 
boivent  le  sang,  une  mère  tue  ses  enfants,  jette  leur 
chair  dans  des  vases  remplis  de  miel  qu'elle  met  sur 
la  table  de  son  mari,  le  poignarde  lui-même  après  cet 
horrible  festin,  et  l'ensevelit  sous  les  ruines  de  son 
palais  incendié.  Le  poète  achève  son  récit  en  décla- 
rant heureux  "l'homme  qui  engendrera  une  telle 
"  fille,  une  femme  aux  actions  fortes  et  courageuses." 

Notre  auteur  ajoute  que  ce  sont  bien  là,  dans  les 
dieux  et  les  héros,  les  mœurs  féroces  des  peuples 
eux-mêmes. 

Que  l'on  rapproche  cela  cependant  des  horreurs  de 
la  vieille  tragédie  grecque,  des  crimes  accumulés  dans 
les  familles  des  rois  et  l'on  ne  trouvera  pas  une  aussi 
grande  différence,  f 


*  Ce  trésor  ne  porte  chance  à  personne,  tous  ceux  qui  s'en 
emparent  par  la  ruse  ou  par  la  violence  en  sont  victimes  et 
périssent  à  leur  tour,...  morale  que  l'on  paraît  avoir  oubliée  au 
pays  des  milliards. 

t  Vous  ne  démentez  point  une  race  funeste, 
Oui,  vous  êtes  le  sang  d'Atrée  et  de  Thyeste  ; 
Bourreau  de  votre  fille,  il  ne  vous  reste  enfin 
Que  d'en  faire  à  sa  mère  un  horrible  festin. 

Racine,  Iphigénie. 

18 


274  FKÉDÉEIC   OZANAM 

Ozanani  en  convient:  "ce  ne  sont  pas  les  goûts 
"  sanguinaires  ni  les  images  monstrueuses  qui  man- 
"  quent  dans  les  premières  créations  de  la  poésie 
"grecque;  il  s'y  voit  assez  de  parricides,  assez  de 
"  géants,  d'hydres,  de  gorgones  et  de  centaures  pour 
"  trahir  le  désordre  des  imaginations  et  la  barbarie 
"  de  l'art."  Mais  il  veut  que  tout  cela  s'arrête  avec 
Homère,  oubliant  tout  un  théâtre  qui  est  bien  posté- 
rieur à  cette  époque. 

Un  autre  caractère  de  la  poésie  des  barbares,  qui  se 
trouve  aussi  chez  les  peuples  les  plus  civilisés  de  l'an- 
tiquité et  qui  contraste  avec  l'atrocité  de  la  plupart 
des  légendes,  c'est  le  caractère  didactique. 

Comme  Hésiode  chez  les  Grecs,  comme  plusieurs 
poètes  latins  antérieurs  à  Virgile,  les  poètes  germains 
et  Scandinaves  se  faisaient  les  instituteurs  des  peuples. 
Tout  s'apprenait  en  chantant,  et  n'y  revient-on  point, 
sans  s'en  douter,  dans  ces  salles  d'asile  des  Français, 
dans  ces  infant  schools  des  Anglais,  dans  ces  écoles  gar- 
diennes des  Belges,  faites  à  l'image  des  kinder-garten 
des  Allemands  ?  Les  chantres  errants  des  Scandinaves, 
les  bardes  de  l'Ecosse  et  de  l'Irlande,  les  meinesingers 
de  la  Germanie,  comme  les  trouvères  et  les  troubadours 
de  nos  ancêtres,  ne  sont-ils  pas  les  successeurs  éloignés 
des  rapsodes  de  la  Grèce? 

Seulement,  les  plus  anciens  remontaient  plus  volon- 
tiers à  l'origine  des  choses,  tandis  que  les  plus  mo- 
dernes se  contentaient  des  combats  des  preux  du 
moyen  âge,  en  y  ajoutant  l'élément  de  la  galanterie, 
particulier  à  leur  époque. 


FRÉDÉRIC   OZAXAM  275 

L'auteur  insiste  sur  le  pouvoir  ujugique  attribué 
plus  spécialement  par  les  peuples  du  Nord  à  la  poésie. 
Nous  disons  plus  spécialement  car,  sans  remonter  à 
Amphion  et  à  Orphée,  l'idée  n'était  pas  nouvelle  ; 
chez  eux  elle  sert  aux  incantations.  Ce  mot,  comme 
celui  d'enchantement,  explique  bien  la  chose,  et  elle 
était  indispensable  aux  rites  sacrés  et  publics,  comme 
à  des  pratiques  plus  ténébreuses  et  plus  sinistres. 

Choisissons  cependant  une  page  gracieuse  au  milieu 
de  bien  des  choses  révoltantes. 

"  Il  y  avait  aussi  des  formules  magiques  qui  se 
"  chantaient  pour  consulter  le  sort,  pour  fermer  des 
"  blessures  et  dont  quelques-unes  sont  parvenues  jus- 
"  qu'à  nous.  S'il  s'agissait,  par  exemple,  de  guérir  un 
"  cheval  blessé,  on  répétait  des  vers  où  paraissaient 
"  les  dieux  et  les  déesses  secourant  le  coursier  de 
"  Balder  blessé  dans  la  forêt.  S'il  fallait  faire  tomber 
"  les  fers  d'un  prisonnier  on  récitait  cet  autre  chant  : 
"  Un  jour  les  nymphes  étaient  assises;  elles  étaient 
"  assises  ça  et  là.  Les  unes  nouaient  des  liens,  les 
"  autres  retenaient  la  marche  de  l'armée,  d'autres 
"  cueillaient  des  fleurs  pour  en  tresser  des  guirlandes. 
"  Captif  secoue  tes  chaînes,  échappe  à  tes  ennemis." 

Ces  dernières  paroles  étaient  sans  doute  le  refrain 
du  chant. 

Dans  la  forme  de  la  poésie,  l'accentuation,  l'allité- 
ration et  la  rime  jouaient  un  grand  rôle.  On  sait  que 
ces  deux  derniers  éléments  de  la  versification  existaient 
chez  les  anciens  Latins,  et  qu'ils  reparurent  dans  la 


276  FRÉDÉRIC  OZANAM 

décadence,  et  jouèrent  un  rôle  qui  n'est  pas  à  dédaigner 
dans  la  latinité  du  moyen  âge,  surtout  dans  les  chants 
liturgiques. 

Mais  ce  qui  étonnera  peut-être  nos  lecteurs,  c'est  de 
retrouver  dans  cette  poésie  des  tropes  et  des  péri- 
phrases, qui  auraient  fait  pâmer  d'aise  les  précieuses 
de  l'hôtel  Rambouillet.  "Jamais,  dit  notre  auteur, 
"  l'horreur  du  mot  propre,  la  passion  des  figures  ne 
"  fut  poussée  si  loin  que  chez  ces  pirates  de  la  mer  du 
"  Nord.  L'or  qu'ils  supposent  recueilli  dans  les  fleuves 
"  s'appellera  dans  leurs  vers  :  la  flamme  des  eaux,  la 
"  grêle  sera  la  pierre  des  nuages^  un  vaisseau  devient 
"  le  coursier  de  V  Océan  et  un  cheval  le  vaisseau  de  la 
^' terre  ;  la  harpe  s'appelle  le  bois  du  plaisir  et  les 
"  larmes  Veau  du  cœur.  Les  scaldes  se  vantaient  de 
"  donner  au  dieu  Odin  cent  quinze  noms  et  de  pou- 
"  voir  désigner  une  île  par  cent  vingt  et  une  péri- 
"  phrases  différentes." 

Comme  nous  l'avons  dit  plus  haut,  Ozanam  met 
en  regard  toutes  les  mythologies  en  remontant  à  celles 
de  l'Inde,  et  y  retrouve  le  germe  des  révélations  pri- 
mitives, une  partie  même  des  dogmes  de  l'Ancien  et 
du  Nouveau  Testament  obscurcis  et  défigurés.  Nous 
ne  le  suivrons  pas  dans  cette  démonstration,  nous  en 
donnerons  seulement  la  conclusion. 

"Ainsi  s'établit  l'incontestable  fraternité  des  nations 
"  germaniques,  avec  les  deux  grands  peuples  du  Nord 
"  en  même  temps  qu'avec  les  peuples  policés  du  Midi. 
"  Quelque  différente  que  soit  la  destinée  des  uns  et  des 


FRÉDÉRIC   OZANAM  277 


"  autres  ils  donnent  tous  le  spectacle  de  la  même  lutte. 
''  Il  n'en  est  pas  de  si  barbare  où  l'on  ne  voit  un  reste 
"  de  civilisation  et  il  n'en  est  pas  de  si  cultivé  où  l'on 
"  ne  touche  au  vif  quelque  racine  de  barbarie  que  rien 
"  ne  peut  arracher.  Au  fond  des  sociétés  comme  au 
"  fond  de  la  conscience  humaine  on  retrouve  la  loi  de 
"  la  révolte,  on  retrouve  la  contradiction,  le  désordre, 
"  ce  que  Dieu  n'y  a  pas  mis.  L'histoire  comme  la  tra- 
"  dition  aboutit  au  mystère  de  la  déchéance  ;  nous 
"  arrivons  par  un  chemin  bien  long  à  une  vérité  bien 
"  vieille,  mais  rien  n'est  plus  digne  de  la  science  que 
"  de  donner  des  preuves  nouvelles  à  de  vieilles  vérités. 
"  Tout  le  travail  des  siècles  ne  consiste  qu'à  réparer 
"  cette  déchéance,  à  effacer  cette  contradiction,  à 
*'  remettre  l'unité,  la  paix  dans  l'homme,  dans  les 
"  peuples,  dans  le  genre  humain.  C'est  ce  que  je  vois 
"  commencer  au  sein  de  la  famille  européenne,  à  l'é- 
"  poque  où,  resserrée  dans  les  vallées  de  l'Asie  occi- 
"  dentale,  elle  attendait  l'heure  de  se  disperser.  Quand 
"  le  moment  de  la  Providence  fut  arrivé,  les  Indiens 
"  et  les  Perses  prirent  leur  route  vers  le  Sud.  L'essaim 
"  des  peuples  d'où  devaient  sortir  les  Grecs  et  les 
"  Latins  se  dirigea  du  côté  de  l'Occident  ;  les  Celtes,  les 
"  Germains  et  les  Slaves  ne  trouvèrent  devant  eux 
"  que  les  froides  plaines  du  Septentrion,  et  il  semble 
"  que  leur  partage  était  mauvais.  Pendant  vingt  siècles 
"  leurs  frères  possédant  les  plus  belles  contrées  de  la 
"  terre,  fondèrent  des  cités,  des  écoles  et  firent  à  eux 
"  seuls  toutes  les  affaires  publiques  de  l'humanité. 


278  FRÉDÉRIC    OZANAM 

"  Les  conquérants,  les  législateurs,  les  philosophes  se 
"  succédèrent  travaillant,  sans  le  savoir,  à  unir  les 
"  peuples  méridionaux  par  une  civilisation  commune 
"  qui  s'acheva  sous  la  garde  et  pour  ainsi  dire  sous  le 
"  mur  de  l'empire  romain.  Quand  cet  ouvrage  fut 
"  accompli  il  ne  resta  plus  que  de  renverser  le  mur  et 
"  de  livrer  la  contrée  aux  hommes  du  Nord,  afin  de 
"  composer  cette  société  plus  grande  qui  devait  être 
"  la  chrétienté.  Les  Germains  se  trouvèrent  en  mesure 
"  de  répondre  à  l'appel,  ils  avaient  crû  et  multiplié 
"  dans  l'ombre  et  s'ils  étaient  assez  barbares  pourren- 
"  verser  l'empire  romain,  il  leur  restait  assez  de 
"  lumières  pour  rebâtir  sur  ses  ruines." 

Les  Romains  en  venant  en  contact  avec  ces  peuples 
du  Nord  ne  soupçonnèrent  aucunement  qu'il  pût  y 
avoir  entre  eux  et  leurs  ancêtres  cette  communauté  de 
lois,  de  langue  et  de  religion  que  notre  auteur  a  fait 
ressortir  si  énergiquement.  Ils  ne  la  virent  du  reste  ni 
chez  les  Celtes  qu'ils  avaient  rencontrés  avant,  ni  chez 
les  Slaves,  ni  chez  les  nombreux  peuples  barbares  qui 
vinrent  les  envahir  alors  qu'ils  avaient  eux-mêmes 
envahi  presque  tout  l'univers  connu.  Il  est  bizarre  de 
penser,  comme  notre  auteur  nous  le  fait  voir,  que  ces 
hordes  venues  du  centre  de  l'Asie  au  centre  de  l'Europe 
en  suivant  une  ligne  courbe  vers  le  Nord  d'abord 
et  vers  le  Sud  ensuite,  retournèrent  en  Asie  incorporés 
dans  les  légions  romaines,  pour  lutter  avec  les  maîtres 
du  monde,  non  loin  du  berceau  de  leurs  ancêtres  et 
contre  les  peuples  dont  ils  étaient  peut-être  issus.  La 


FRÉDÉRIC   OZANAM  279 

même  évolution  fut  faite  contre  les  Romains  plus  tard, 
par  d'autres  barbares  en  passant  de  l'Europe  en 
Afrique  et  jusqu'en  Asie. 

Le  seconde  partie  du  livre  est  employée  à  étudier 
les  effets  de  la  conquête  romaine  sur  les  Germains, 
jusqu'où  elle  s'étendit  et  pourquoi  elle  ne  put  s'étendre 
davantage.  Elle  ne  fut  jamais  aussi  complète  que  celle 
des  Celtes  de  la  Gaule  et  du  mélange  de  Celtes  et 
d'Ibères  en  Espagne,  ces  derniers  n'étant  point 
cependant  d'origine  aryenne. 

Mais  si  elle  ne  fut  pas  complète,  elle  fut  cependant 
plus  sérieuse  qu'on  ne  le  pense  généralement.  César 
n'avait  guère  fait  que  se  montrer  sur  les  deux  bords 
du  Rhin,  et  la  courte  description  qu'il  fit  des  Germains 
et  de  leur  pays  suffit  pour  exciter  l'insatiable  ambition 
des  Romains.  Il  se  proposait  après  ses  guerres  d'Asie 
de  revenir  par  le  Pont-Euxiii,  de  prendre  la  Germanie 
à  revers  et  de  rentrer  dans  les  Gaules,  ayant  étendu 
l'empire  jusqu'à  la  mer  du  Nord. 

"  Ce  rêve,  dit  notre  auteur,  ne  fut  pas  réalisé;  mais 
"  il  est  remarquable  que  le  génie  de  César  ait  été 
"  attiré  vers  ces  trois  grands  pays  du  monde  moderne, 
"  la  France,  l'Angleterre  et  l'Allemagne  ;  qu'il  n'ait 
"  pas  moins  fallu  que  son  épée  pour  commencer  leur 
"  destinée,  et  que  sa  plume  pour  écrire  le  premier 
"  chapitre  de  leur  histoire." 

Auguste,  petit  neveu  de  César  et  son  fils  adoptif,  n'a- 
vait pas  considéré  comme  la  partie  la  moins  précieuse 
de  son  héritage  les  brillants  projets  que  ce   grand 


280  FRÉDÉRIC   OZANAM 

homme  avait  formés.  Ce  furent  ses  fils  adoptifs  à  lui, 
Drusus  et  Tibère,  qui  en  furent  chargés.  Le  premier, 
après  de  nombreux  combats  et  une  occupation  sérieuse, 
qui  a  laissé  derrière  elle  des  tours  et  des  remparts 
encore  visibles  aujourd'hui,  périt  dans  un  accident. 
Sa  mort,  causée  par  une  chute  de  cheval,  aurait  été  pré- 
cédée d'une  vision,  qui  a  quelque  chose  de  fatidique, 
et  symbolise  bien  la  résistance  de  la  barbarie  à  la 
civilisation.  Ayant  pénétré  jusqu'aux  bords  de  l'Elbe, 
une  femme  d'une  forme  gigantesque  lui  serait  appa- 
rue et  lui  aurait  défendu  d'aller  plus  loin.  "  Qui 
"  sait,  dit  notre  auteur,  si  dans  cette  apparition,  il 
"  ne  faut  pas  reconnaître  quelque  prêtresse  deWoden, 
"  qui  se  crut  inspirée  d'arrêter  l'étranger  au  passage 
"  et  de  sauver  les  derniers  sanctuaires  de  ses  dieux?  " 

On  sait  que  Tibère  parvint  lui-même  à  l'empire, 
mais  on  accuse  le  successeur  d'Auguste  d'avoir  arrêté 
les  progrès  du  vaillant  Germanicus  par  jalousie. 
Celui-ci  avait  entrepris  de  venger  la  défaite  de  Varus, 
défaite,  qui  avait  été  pour  les  Romains  une  humilia- 
tion autant  qu'un  désastre.  Qui  ne  se  rappelle  avoir 
entendu  citer  en  pareille  occurrence  le  cri  d'Auguste  : 
"  Varus,  rends-moi  mes  légions  !  " 

Avant  de  succéder  à  l'empire,  Trajan  avait  aussi 
commandé  en  Germanie,  il  semblait  que  ce  fût  le 
chemin  du  trône.  La  soumission  de  la  Germanie  était 
l'idée  fixe  des  gouvernants. 

"  Après  avoir  achevé  la  conquête  du  territoire  com- 
"  pris  entre  le  Rhin,  le  Mein,  et  le  Danube,  dit  notre 


FRÉDÉRIC   OZANAM  281 

"  auteur,  Trajan  tourna  ses  armes  contre  les  Daces, 
"  les  plus  belliqueux  des  Germains  orientaux,  et 
"  réduisit  en  province  la  contr6e  qui  s'étend  du  Danube 
"  aux  monts  Carpathes  et  au  Dniester.  La  civilisation 
"  latine  y  jeta  des  racines  profondes;  après  dix-huit 
"  siècles,  les  peuples  de  la  Valachie  et  de  la  Moldavie, 
"  issus,  si  l'on  veut  les  en  croire,  des  soldats  de  Tra- 
"  jàn,  prennent  encore  avec  orgueil  le  nom  de  Romains 
"  (Roumouni). 

Dans  le  premier  et  dans  le  second  siècle  de  l'ère 
chrétienne,  les  Romains  avaient  fait  la  conquête  des 
pays  du  Rhin  et  de  ceux  du  Danube  ;  ils  y  avaient 
transporté,  outre  leurs  légions,  des  colons  gaulois  et 
bâti  des  villes.  Dans  le  troisième  siècle  ils  eurent  à  se 
défendre  contre  les  invasions  des  Allemans,  qui  parais- 
sent alors  pour  la  première  fois  dans  l'histoire,  et 
contre  celles  des  Francs  et  des  Goths.  Ces  barbares 
eurent  d'abord  le  dessus,  mais  Maximin  et  Probus 
vengèrent  l'honneur  déjà  périclitant  du  grand  empire. 
La  lettre  de  Probus  au  sénat  romain  est  une  des  der- 
nières pages  de  l'histoire  glorieuse  de  Rome  ;  les  inva- 
sions de  barbares  qui  suivirent  furent  de  plus  en  plus 
terribles,  et  toute  l'habilité  des  premiers  empereurs 
chrétiens  ne  put  que  retarder  la  chute  de  l'empire  en 
Occident.  Cette  lettre  est  curieuse,  en  ce  qu'elle  ferme 
l'ère  du  paganisme,  en  même  temps  qu'elle  indique  la 
foi  des  Romains  dans  la  divinité,  et  la  reconnaissance 
qu'ils  lui  témoignaient  pour  leurs  victoires.  C'est 
pour  bien  dire  le  dernier  Te  Deum  païen. 


282  FEÉDÉRIC   OZANAM 

"  Je  rends  grâce  aux  dieux  immortels,  pères  cons- 
"  crits,  parcequ'ils  ont  justifié  le  choix  que  vous  aviez 
"  fait  de  moi.  La  Germanie  est  subjuguée  jusqu'à  ses 
"  dernières  limites.  Neuf  rois  de  différents  peuples 
"  sont  venus  en  suppliants  se  prosterner  à  mes  pieds, 
"  c'est-à-dire  aux  vôtres.  Déjà  les  barbares  ne  labou- 
"  rent,  ne  sèment,  ne  combattent  plus  que  pour  vous. 
"  Décernez  donc  selon  l'usage,  des  supplications  solen- 
"  nelles.  On  a  repris  à  l'ennemi  plus  de  butin  qu'il 
"  n'en  avait  fait.  Les  bœufs  des  Germains  courbent  la 
"  tête  sous  le  joug  de  nos  laboureurs...  Nous  aurions 
"  voulu,  pères  conscrits,  réduire  la  Germanie  en  pro- 
"  vince,  mais  nous  avons  remis  cette  mesure  à  un 
"  temps  où  nos  vœux  seront  mieux  remplis,  c'est-à- 
"  dire  où  la  bienveillance  des  dieux  nous  donnera  des 
"  armées  plus  nombreuses." 

Ozanam  examine  si  la  civilisation  romaine  eût  prise 
sur  les  Germains  ;  il  nous  les  montre  d'abord  esclaves, 
puis  colons  sur  les  terres  de  l'empire,  puis  initiés  aux 
lettres  latines,  puis  remplissant  les  charges  publiques 
et  aspirant  même  aux  plus  hautes  dignités  comme 
l'avaient  fait  avec  succès  les  Gaulois  ou  Gallo-Romains. 

La  construction  des  villes  et  les  écoles  publiques, 
introduites  dans  ces  villes  et  dans  toutes  les  parties 
du  territoire  conquis,  furent  les  agents  les  plus  actifs 
de  l'assimilation. 

Après  avoir  donné  des  détails  très  curieux  sur  cette 
partie  de  son  sujet,  détails  que  nous  regrettons  beau- 
coup de  ne  pouvoir  reproduire,  l'auteur  montre  en 


FRÉDÉRIC   OZANAM  283 


quoi  tout  cela  fut  insuffisant  et  il  conclut  que  le  cliris- 
tianisme  seul  pouvait  .fondre  ces  peuples  avec  les 
Romains  d'un  côté,  et  de  l'autre  avec  les  nouvelles 
couches  de  barbares,  qui  venaient  se  superposer  à  celles 
qui,  civilisées  ou  à  demi-civilisées  se  joignirent  le  plus 
souvent  aux  Romains  pour  résister  aux  nouveaux 
envahisseurs. 

"  Nous  ne  concluons  pas,  ajoute- t-il,  que  la  civili- 
"  sation  romaine  n'avait  rien  fait  pour  les  Germains  ; 
"  nous  savons  quelle  trace  profonde  elle  laissa  dans 
"  le  sol,  dans  les  institutions,  dans  les  esprits.  Mais 
"  nous  ne  disons  pas  non  plus  qu'elle  fut  en  mesure 
"  d'achever  l'éducation  de  ces  peuples,  puisqu'elle  les 
"  gâtait  par  ses  exemples  et  les  révoltait  par  ses  injus- 
"  tices.  En  montrant  d'un  côté  la  puissance  de  Rome, 
"  de  l'autre  son  impuissance,  nous  n'avons  pas  voulu 
"  établir  un  parallèle  inutile,  mais  poser  sans  ména- 
"  gement  les  deux  termes  d'une  question  qu'il  faut 
"  résoudre  :  qu'elle  fut  la  mission  des  Romains  en 
"  Germanie? 

"  Quand  la  Providence  prend  à  son  service  des 
"  ous'riers  comme  les  Romains,  assurément  elle  ne  se 
"  propose  rien  de  médiocre.  Quand  elle  permet  qu'un 
"  pays  soit  labouré,  pendant  plus  de  trois  cents  ans 
•'  par  les  plus  cruelles  guerres,  c'est  qu'elle  se  réserve 
"  de  semer  dans  le  sillon.  Au  moment  où  Drusus  je- 
"  tait  des  ponts  sur  le  Rhin  et  perçait  des  routes  à 
"  travers  la  forêt  Noire,  il  était  temps  de  se  hâter; 
"  car  dix  ans  après  devait  naître  dans  une  bourgade 


284  FRÉDÉRIC    OZANAM 

"de  la  Judée,  Celui  dont  les  disciples  j)asseraient 
"  par  ces  chemins  pour  achever  la  défaite  de  la  bar- 
"  barie.  Ce  n'était  pas  trop  des  bras  des  légions  pour 
"  élever  ces  villes  superbes  de  Mayence,  de  Cologne, 
"  de  Trêves  et  tant  d'autres,  qui  devaient  résister 
"  au  fer  et  au  feu  des  Vandales  et  abriter  les  premiers 
"  développements  de  la  société  chrétienne.  Les  lois 
"  des  empereurs,  si  savamment  commentées  par  les 
"jurisconsultes,  introduisaient  le  règne  de  la  justice, 
"  qui  préparait  celui  de  la  charité.  La  langue  latine 
"  donnait  aux  esprits  ces  habitudes  de  clarté,  de  pré- 
"  cision,  de  fermeté,  aussi  nécessaires  au  progrès  de  la 
"  science  qu'au  maintien  de  la  foi.  Les  vices  mêmes 
"  de  la  conquête  avaient  leur  utilité.  Il  fallait  peut- 
"  être  toute  la  dureté  des  Césars  et  de  leurs  lieute- 
"  nants  pour  faire  la  police  du  monde  païen,  pour 
"  dompter  les  peuples  violents  et  pour  les  rendre  plus 
"  dociles  à  des  leçons  plus  douces.  Il  fallait  surtout 
"  que  l'exemple  de  la  civilisation  romaine  nous  apprît 
"  à  juger  la  raison  humaine  dans  ce  qu'elle  a  produit 
"  de  plus  grand,  et  à  reconnaître,  non  pas  qu'elle  ne 
"  peut  rien,  mais  qu'elle  ne  suffit  pas. 

"  Ce  que  Rome  païenne  ne  fit  jamais,  ce  fut  la  con- 
"  quête  des  consciences,  et  ce  fut  par  là  que  lui 
"  échappa  l'empire  du  monde.  Jamais  ses  législateurs 
"  et  ses  philosophes  s'inquiétèrent-ils  des  âmes  immor- 
"  telles  de  tant  de  millions  de  barbares  ensevelis 
"dans  l'ignorance  et  dans  le  péché?  Au  contraire, 
"  c'était  cette  inquiétude  qui  poursuivait  les  mission- 


FRÉDÉRIC   OZANAM  285 


"  naires  chrétiens,  qui  troublait  leur  sommeil,  qui  les 
"  entraînait  jusqu'au  delà  des  fleuves  où  s'étaient 
"  arrêtées  les  légions.  Ils  ne  songeaient  qu'à  sauver 
"  les  âmes  ;  mais  par  elles  ils  sauvèrent  tout  le  reste. 
"  De  toutes  les  fondations  romaines,  on  n'en  voit 
"  point  qui  se  fussent  conservées  si  le  christianisme 
"  ne  fût  venu  les  purifier  et  y  mettre  son  signe." 

XiC  bénéfice  le  plus  clair  que  les  nations  du  Nord 
retirèrent  de  leur  résistance  à  l'empire  romain  plus 
longue  et  plus  persistante  que  celle  des  Celtes  fut  la 
conservation  de  leurs  langues,  cet  élément  si  impor- 
tant de  l'autonomie.  Mais  d'un  autre  côté  elles  durent 
aux  Romains  leur  vocation  au  christianisme,  une 
législation  plus  sage  et  plus  humaine,  et  un  rôle  poli- 
tique important  sous  l'égide  de  l'Eglise. 

"  La  monarchie  impériale,  dit  notre  auteur,  recom- 
"  mence  avec  Charlemagne.  Mais  les  peuples,  qui 
"  avaient  droit  de  se  défier  d'un  pouvoir  si  dangereux, 
"  voulurent  que  cette  monarchie  régénérée  s'appelât 
"  le  Saint-Empire  ;  ils  voulurent  que  la  personne  de 
"  l'empereur  fût  sacrée,  non  par  une  fiction  de  la  loi, 
"  mais  par  l'onction  du  souverain  pontife  ;  qu'au  jour 
"  de  son  couronnement  il  fût  ordonné  diacre,  c'est-à- 
"  dire  serviteur  des  pauvres  ;  qu'il  fît  porter  devant 
"  lui  la  croix,  symbole  d'humilité  et  de  miséricorde. 
"  On  est  moins  surpris  de  l'autorité  des  lois  romaines 
"  au  moyen  âge,  quand  on  les  trouve  déclarées  saintes 
"  et  vénérables  par  les  canons  de  l'Eglise  ;  quand  on 
"  les  voit  corrigées,  tempérées  parle  droit  canonique, 


286  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  à  travers  lequel,  pour  ainsi  dire,  elles  passèrent 
"  avant  de  descendre  dans  nos  législations.  Enfin, 
"  pendant  que  les  lettres  s'éteignaient  à  l'ombre  des 
"  écoles  dégénérées,  l'éloquence  se  réfugiait  dans  la 
"  chaire  évangélique,  où  elle  retrouvait  les  grands 
"  intérêts  et  les  grands  auditoires  qui  l'inspirent.  La 
"  poésie,  cet  art  religieux  et  populaire,  revivait  dans 
"les  hymnes  sacrées,  dans  les  légendes  aimées  des 
"  ignorants  et  des  petits.  Ne  dédaignons  pas  ce  latin 
"  d'église,  dont  on  ne  remarque  pas  assez  la  naïveté 
"  et  la  grâce:  ce  fut  pendant  plusieurs  siècles  le  seul 
"  langage  possible  de  l'enseignement  et  des  affaires  ; 
"  c'est  lui  qui  conserva  tout  ce  qui  resta  de  lumières 
"  aux  temps  barbares;  c'est  lui,  bien  plus  encore  que 
"  la  langue  morte  de  Cicéron  et  de  Sénèque,  qui  donna 
"  ses  grandes  qualités  à  nos  langues  modernes. 

"  Il  y  avait  bien  plus  que  du  génie  à  recueillir  ainsi 
"  l'héritage  de  l'antiquité,  à  le  débrouiller  sans  rien 
"  laisser  perdre  de  ses  richesses  légitimes,  et  à  recon- 
"  naître  en  même  temps  chez  les  Germains,  chez  des 
"  peuples  si  désordonnés,  les  fondateurs  d'un  ordre 
"  nouveau.  Il  fallait  un  amour  infini  des  hommes 
"  pour  ne  pas  abandonner  avec  horreur  les  restes  de 
"  cet  empire  romain  qui  avait  fait  tant  de  martyrs,  et 
"  pour  ne  pas  désespérer  de  ces  conquérants  du  Nord 
"  qui  avaient  fait  tant  de  ruines.  L'histoire  n'a  peut- 
"  être  pas  de  plus  beau  monument  que  celui  où  le 
"  christianisme  intervient  de  la  sorte  entre  le  monde 
"  ciyilisé  et  la  barbarie,  afin  d'achever  un  rapproche- 


FRÉDÉRIC   OZANAM  287 

'•  ment  préparé  de  loin,  mais  arrêté  par  ded  redisenti- 
"  ments  terribles.  L'Église,  dont  la  mission  est  de 
"  réconcilier  les  ennemis,  conclut  cette  pacification, 
"  elle  en  dicta  les  termes  ;  elle  resta  gardienne  du 
"  pacte  sur  la  foi  duquel  la  société  européenne  se 
"  constitua." 


II 

La  civilisation  chrétienne  chez  les  Francs. 

Ozanam,  et  le  titre  l'indiquait,  n'a  pas,  dans  son 
premier  volume,  amené  son  étude,  ethnologique  plus 
encore  qu'historique, jusqu'à  l'établissement  du  chris- 
tianisme.Il  n'a  envisagé  cette  époque  qu'en  perspective, 
comme  il  le  dit  lui-même.  "  Nous  vivons,  dit-il  en  ter- 
"  minant,dan3  un  siècle  de  réparations.  De  toutes  parts 
"  dans  nos  basiliques,  des  manœuvres,  suspendus  aux 
"  échafaudages,  travaillent  à  gratter  la  chaux  sous 
"  laquelle  le  mauvais  goût  des  derniers  temps  avait 
"  caché  les  vieilles  fresques.  Le  dessin  était  trop  ferme 
"  et  la  couleur  avait  trop  profondément  pénétré  pour 
"  s'effacer  à  si  peu  de  frais  ;  et  les  saints  de  nos  aïeux 
"  reparaissent  avec  leurs  têtes  inspirées  et  leurs 
"  auréoles  d'or.  En  achevant  cette  pénible  reconstruc- 
"  tion  des  antiquités  germaniques,  je  voudrais  avoir 
"  porté  mon  échelle  assez  haut  pour  atteindre  aux 


288  FRÉDÉRIC    OZANAM 

"  temps  chrétiens,  et  pour  être  l'un  des  ouvriers  qui 
"  dégageront  de  l'oubli  les  glorieuses  figures  de  nos 
"  pères  dans  la  foi  et  dans  la  civilisation." 

Dans  son  second  volume,  l'auteur  réalise  avec  bon- 
heur, mais  sans  en  tirer  gloire,  le  vœu  qu'on  vient  de 
lire.  C'est  dans  les  Gaules,  c'est-à-dire  sur  ce  qui 
devait  être  la  bien-aimée  et  glorieuse  terre  de  France, 
qu'il  montre  la  plus  généreuse  des  nations  germa- 
niques, les  Francs,  non  seulement  se  convertissant  au 
christianisme,  mais  devenant  les  champions  de  la 
Foi. 

Il  est  bon  de  se  rappeler  que  sous  le  nom  de  Ger- 
mains *  un  grand  nombre  de  peuples  se  trouvaient 
compris  :  les  Vandales,  les  Burgondes,  les  Goths  qu^ 
se  divisaient  en  Gépides,  Visigoths  (Goths  de  l'Ouest) 
et  Ostrogoths  (Goths  de  l'Est),  les  Teutons  qui  se  divi- 
saient aussi  en  plusieurs  branches  et  d'autres  encore,  f 
Il  est  remarquable  que  les  noms  qui  ont  figuré  le  plus 
à  l'époque  du  christianisme  et  qui  nous  sont  les  plus 
familiers  étaient  à  l'origine  portés  par  des  divisions 
ou  des  subdivisions  moins  importantes  de  la  grande 
famille  germanique,  tels  que  les  Angles,  les  Saxons, 


*  Les  savants  ne  s'accordent  pas  sur  l'étymologie  de  ce  nom 
de  Germains.  Il  viendrait,  selon  les  uns,  de  deux  mots  teutons 
qui  veulent  dire  hommes  de  guerre,  selon  d'autres,  du  latin  Ger- 
mani,  par  allusion  à  la  fédération  de  tous  ces  peuples  alliés  les 
uns  aux  autres. 

t  Dans  un  sens  large,  les  Scandinaves  eux-mêmes  y  sont 
compris. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  289 

les  Allemands  et  les  Francs.  Tous  ces  peuples  furent 
en  guerre  avec  les  Romains,  qui  pendant  environ  175 
ans  avaient  l'offensive  et  furent  ensuite  sur  la  défen- 
sive. 

Les  Vandales  et  les  Visigoths,  devenus  chrétiens, 
adoptèrent  l'hérésie  d'Arius  qui  fit  tant  de  ravages  en 
Orient,  les  Francs  qui  restèrent  fidèles  eurent  à  com- 
battre d'abord  contre  les  barbares  jDaïens,  puis  et  en 
même  temps  contre  les  hérétiques  et  enfin  contre  les 
Maures  et  les  Sarrasins,  champions  de  l'islamisme. 

Notre  auteur  raconte  toutes  les  péripéties  de  ces 
luttes  avec  cette  brillante  mise  en  scène  que  l'on  a  eu 
déjà  l'occasion  d'apprécier  par  les  nombreux  passages 
que  nous  avons  cités.  Avec  cet  esprit  généralisateur 
qui  le  distingue,  il  ne  s'occupe  pas  seulement  des 
Gaules,  il  décrit  les  luttes  du  christianisme  dans  toute 
l'Europe  occidentale,  faisant  la  part  des  rois  Mérovin- 
giens et  Carlovingiens,  celle  des  évêques  et  enfin  celle 
des  moines,  dont  le  rôle  fut  à  cette  période  de  l'his- 
toire d'autant  plus  grand,  qu'en  certaines  parties  de 
l'Europe,  quelques  hommes  indignes  s'étaient  élevés 
à  l'épiscopat  par  l'intrigue  et  la  violence. 

Il  traite  d'abord  de  la  Germanie  chrétienne  sous  les 
Romains,  du  rôle  joué  j)ar  le  christianisme  comme 
défenseur  de  la  civilisation  et  protecteur  des  peuples 
dans  les  nouvelles  invasions  des  barbares,  de  la  con- 
version des  Francs  et  de  l'influence  qu'elle  eut,  non 
seulement  dans  les  Gaules,  mais  encore  dans  les  îles 
Britanniques    et    particulièrement    en    Irlande,   des 

19 


290  FRÉDÉRIC    OZANAM 

moines  irlandais  et  de  la  manière  dont  ils  rendirent 
au  continent  les  grands  bienfaits  que  leur  pays  en 
avait  reçus,  saint  Colomban  renouvelant  dans  les 
Gaules,  en  Germanie  et  en  Italie  les  exploits  religieux 
de  saint  Patrice,  gallo-romain,  qui  avait  été  l'apôtre  de 
l'Irlande. 

Après  avoir  raconté  la  conversion  des  Bretons  insu- 
laires et  celles  des  Anglo-Saxons,  il  décrit  la  grande 
lutte  de  Charlemague  contre  les  Saxons  païens  du 
continent  ;  enfin  en  quelques  chapitres  il  fait  une 
esquisse  on  ne  peut  plus  lumineuse  et  savante  de 
l'état  de  l'Eglise,  de  la  société  civile,  et  des  lettres 
humaines  dans  les  cinquième,  sixième,  septième  et 
huitième  siècles. 

Nous  ne  saurions  le  suivre  dans  tous  les  détails  de 
ce  beau  travail  dont  une  partie  a  peut-être  donné  à 
son  ami  M.  de  Montalembert  l'idée  de  ses  Moines  d'Oc- 
cident ;  la  tâche  serait  trop  difficile.  On  peut  juger  du 
mérite  qu'il  a  eu  de  réunir,  d'analyser,  de  comparer 
et  d'apprécier  des  renseignements  si  nombreux  et  de 
sources  si  diverses,  par  la  difficulté  que  nous  éprou- 
vons à  en  faire  une  simple  revue. 

Nous  en  détacherons  quelques  peintures,  quelques 
réflexions,  qui  toutes  feront  voir  l'esprit  religieux  et 
éclairé  qui  a  présidé  à  cette  œuvre,  qui  selon  M. 
Caro  réunit  à  l'éloquence  et  à  la  science  une  probité 
courageuse. 

Si  l'auteur,  en  effet,  a  son  franc  parler  au  sujet  des 
abus  qui  s'introduisirent  dans  l'Eglise,  s'il  flétrit  les 


FREDERIC  OZANAM  2^1 


simoniaques,  les  fanatiques  et  les  intrigants  lorsqu'il 
en  trouve  sur  son  chemin,  il  ne  manque  aucune  occa- 
sion de  faire  ressortir  le  grand  rôle  joué  par  tous  ces 
évêques,  ces  missionnaires,  ces  moines,  ces  vierges 
chrétiennes  qui,  à  force  de  courage  et  de  sainteté,  ont 
sauvél'Eglise  et  la  société  de  dangers  sans  cesse  renais- 
sants, qui  ont  été  les  vrais  instruments  de  Dieu  pour 
créer  et  conserver  la  chrétienté  ! 

On  s'incline  respectueusement  devant  le  défilé  de 
tous  ces  traits  d'héroïsme,  de  tous  ces  épisodes  glorieux 
d'une  époque  dont  le  fond  est  quelquefois  si  sombre; 
on  admire  à  tel  point  la  franchise  de  l'écrivain,  que 
les  plus  prévenus  lui  pardonnent  de  n'avoir  pas 
dédaigné  la  légende,  selon  le  mot  d'un  homme  d'es- 
prit, souvent  plus  vraie  que  l'histoire.  Lisons  plutôt 
celle  de  sainte  Ursule,  sans  nous  occuper  si  les  vierges 
qui  la  suivaient  étaient  plus  nombreuses  que  le  i:)ré- 
tendent  les  critiques,  qui  de  onze  mille  veulent  les 
réduire  à  onze.  * 

"  Jamais  peut-être  le  paganisme  ne  parut  plus  près 
"  de  venger  ses  humiliations  qu'au  moment  où  les 
"  Huns  vinrent  s'abattre  sur  les  villes  chrétiennes  de 
"  la  Gaule.  A  l'aspect  de  ces  fils  du  désert  conçus, 


*  Ozanam  incline  vers  l'interprétation  critique  des  initiales 
latines  XOIV,"  Undecim  Martyres  Virgines," et  cela j^arce  qu'il 
a  trouvé  les  noms  de  dix  seulement  des  compagnes  de  sainte 
Ursule. 


292  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  disait-on,  dans  les  embrassements  des  sorcières  et 
"  des  mauvais  génies,  à  qui  l'on  ne  connaissait  pas 
"  d'autre  dieu  qu'une  épée  plantée  en  terre  ni  d'autre 
"  culte  que  l'effusion  du  sang,  les  cœurs  les  plus 
"  fermes  purent  regretter  les  temps  de  Dèce  et  de 
"  Dioclétien.  Les  églises  disparaissaient  et  les  der- 
"  nières  traces  des  cultures  s'effaçaient  <îomme  l'herbe 
"  sous  les  pieds  des  trois  cent  mille  hommes  qu'Attila 
"  traînait  après  lui.  Besançon,  Strasbourg,  Worms, 
"  Mayence,  Langres,  Reims,  Cambrai,  Toul  et  Trêves 
"furent  emportés;  il  ne  resta  de  Metz  qu'une  cha- 
"  pelle  dédiée  à  saint  Etienne  ;  les  prêtres  périrent 
"  aux  pieds  des  autels  qu'ils  paraient  ce  jour-là  pour 
"  célébrer  la  fête  de  Pâques.  Les  Huns  succora- 
'*  bèrent  dans  les  plaines  de  Châlons,  mais  cette  lutte 
"  sanglante  prolongea  la  terreur  de  leur  passage. 
"  C'est  au  milieu  de  ces  redoutables  spectacles  que  la 
"  postérité,  encore  émue,  plaça  la  belle  légende  de 
"  sainte  Ursule. 

"  Ursule,  fille  d'un  roi  chrétien  de  la  Grande- 
"  Bretagne,  est  demandée  en  mariage  par  un  prince 
"  idolâtre  ;  elle  donne  son  consentement  afin  de  sau- 
"  ver  son  père,  mais  on  lui  accordera  trois  ans  pour 
"jouir  de  sa  virginité,  et,  pour  présent  de  fiançailles, 
"  dix  jeunes  filles  de  la  plus  pure  noblesse  des  deux 
"  royaumes  :  chacune  de  ces  dix  sera  comme  elle, 
"  suivie  de  mille  compagnes.  Alors  elle  fait  équiper 
"  onze  galères,  et  chaque  jour  elle  exerce  sa  jeune 
"  troupe  à  déployer  les  voiles,  à  soulever  les  rames. 


FREDERIC   OZANAM 


293 


"  Les  courses  de  la  flotte  virginale  charment  la  mul- 
"  titude  rassemblée  sur  le  rivage  :  ce  sont  les  derniers 
"  jeux  de  ces  filles  de  navigateurs.  Un  soir,  le  vent  du 
"nord  s'élève;  les  onze  galères  fuient   sur   l'océan, 
"  arrivent  auxbouches  du  Rhin  et  le  remontent.]  usqu'à 
"  Bâle.    Là,   averties   par   un   ange,   les  voyageuses 
"  prennent  terre  et  passent  les  Alpes  pour  accomplir 
"  le  pèlerinage  de  Rome.  Elles  revenaient  joyeuses  et 
"  redescendaient  le  Rhin  sur  leurs  navires  ;  déjà  elles 
"  reconnaissaient  les  clochers  de  Cologne,  quand  elles 
"  aperçurent  les  tentes  des  Huns  campés  autour  de 
"  la  ville.    Enveloppées  de  toutes  parts,  brebis  parmi 
"  les  loups,  entre  le  déshonneur  et  la  mort,  elles  mou- 
"  rurent  jusqu'à  la  dernière.  Ursule,  menée  aux  pieds 
"d'Attila,  refusa   de  partager  son  trône;   et  percée 
"  d'un  trait,  la  reine  de  cette  blanche  armée  rejoignit 
"  ses  compagnes  dans  le  ciel.    Voilà  le  poétique  récit 
"  du  moyen  âge.  Ces  légions  de  vierges  entourées  par 
"  les  païens,  et  tombant  sous  les  flèches,  n'étaient-elles 
"  pas   l'image   des  jeunes   chrétientés    de   Germanie 
"  étouff"ées  dans  leur  fleur  par  l'invasion  ?  " 

Remarquez  qu'il  ne  s'agissait  pas  seulement  de  ces 
nouvelles  hordes  de  barbares,  ni  des  païens  convertis 
et  ensuite  pervertis  par  l'arianisme  ;  mais  de  même 
que,  dans  tout  le  reste  de  l'empire,  le  vieux  paganisme 
lutta  longtemps  et  même  sous  les  empereurs  chrétiens, 
sans  parler  de  la  courte  réaction  de  Julien  l'Apostat, 
disputa  le  terrain  pied  à  pied  à  la  nouvelle  foi  ;  de 
même,  dans  les  Gaules  et  dans  la  Germanie,  Celtes  et 


.294  FRÉDÉRIC   OZANAM 


-Germains  retournaient  souvent  à  leurs  superstitions 
qu'il  fut  très  difficile  de  déraciner  complètement,  si 
bien  qu'il  en  reste  encore  des  traces  dans  quelques 
parties  de  la  Bretagne. 

"  Il  ne  faut  pas  croire,dit  l'auteur,que  tous  les  Francs 
"  eussent  accompagné  Clovis  au  baptême  ;  longtemps 
"  encore  on  vit  à  sa  table  les  adorateurs  d'Odin,  s'as- 
"  seoir  à  côté  des  évoques  et  des  moines.  Un  jour  que 
"  saint  Waast  accompagnait  Clotaire  au  banquet  qu'un 
"  de  ses  leudes  lui  avait  préparé,  en  entrant  dans  la 
"  salle  il  remarqua  d'un  côté  les  vases  de  bière  et 
"  d'hydromel  bénits  pour  les  convives  chrétiens,  de 
"  l'autre  ceux  qu'on  avait  réservés  aux  libations  des 
"  infidèles.  Tel  était  à  Cologne  le  nombre  des  Francs 
"  faisant  profession  d'idolâtrie  que  le  diacre  Gallus 
"  ayant  mis  le  feu  au  sanctuaire  où  ils  célébraient 
"  leurs  orgies,  ils  le  poursuivirent  l'épée  à  la  main 
"jusqu'auprès  du  roi  Thierry  et  que  celui-ci  au  lieu 
''  de  les  punir  réussit  à  peine  à  les  apaiser  par  la 
"  douceur  de  ses  discours.  Souvent  après  que  le 
"  prêtre  avait  usé  une  longue  vie  à  la  conversion  de 
"  ces  barbares,  touchés  de  quelque  présage  inattendu, 
"  d'un  cri  de  guerre,  d'une  terreur  panique,  ils  le 
'*'  laissaient  tout  à  coup  seul  dans  son  oratoire  et 
"  retournaient  aux  superstitions  de  leurs  pères. 

"  Ceux  même  qui  faisaient  profession  publique  de 
"  christianisme  portaient  en  secret  des  amulettes, 
"  prenaient  les  augures,  sacrifiaient  au  bord  des  fon- 
'•  taines  et  allumaient  le  feu  sacré  au  moyen  de  deux 
"  morceaux  de  bois. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  295 

"  Les  mœurs  étaient  encore  moins  chrétiennes  que 
"  les  croyances.  L'esclavage  et  la  polygamie  régnaient 
"  dans  les  manoirs  des  grands  ;  l'incendie  et  le  pillage 
"  faisaient  l'occupation  de  leurs  journées,  et  l'orgie  le 
"  repos  de  leurs  nuits." 

Et  cependant, somme  toute, les  Francs  étaient  encore 
les  plus  zélés  et  les  plus  fidèles  de  tous  les  peuples 
convertis  ;  leur  avènement  au  christianisme  fut  le  fait 
le  plus  éclatant,  le  plus  décisif  de  cette  période.  La 
conversion  de  Clovis  fut  pour  l'Europe  occidentale, 
l'équivalent  de  ce  qu'avait  été,  longtemps  avant,  pour 
l'empire,  la  conversion  de  Constantin  ;  le  champ  de 
bataille  de  Tolbiac  est  aussi  célèbre  que  le  pont  de 
Milvius,  *  et  l'épouse  de  Clovis,  sainte]Clotilde  partage 
la  gloire  de  la  mère  de  Constantin,  sainte  Hélène. 

Voici  en  quels  termes  émus  Ozanam  raconte  ce 
grand  événement.  Ici,  sur  les  bords  du  Saint- Laurent, 
un  tel  récit  mérite  de  faire  battre  les  cœurs  de  près  de 
deux  millions  de  catholiques  d'origine  française  qui 
n'y  doivent  pas  être  plus  insensibles  qu'on  ne  l'est, 
ou  qu'on  ne  devrait  l'être  sur  les  bords  de  la  Seine. 

"  Le  jour  de  Noël,  496,  l'évêque  Rémi  attendait  à 
"  la  porte  de  la  cathédrale  de  Reims.  Des  voiles 
"  peints,  suspendus  aux  maisons  voisines,  ombra- 
"  geaient  le  parvis.    Les  portiques  étaient  tendus  de 


*  Aujourd'hui   pont  de  Moli.    Pour  compléter  le  parrallèle, 
mentionnons  le  lahariim  et  la  sainte  ampoule. 


296  FRÉDÉRIC   OZANAM 

"  blanches  draperies.  Les  fonts  étaient  préparés  et  les 
"  baumes  versés  sur  le  marbre.  Les  cierges  odorants 
"  étincelaient  de  toutes  parts  ;  et  tel  fut  le  sentiment 
"  de  piété  qui  se  répandit  dans  le  saint  lieu,  que  les 
"  barbares  se  crurent  au  milieu  des  parfums  du 
"  paradis.  Le  chef  d'une  tribu  guerrière  descendit 
"  dans  le  bassin  baptismal  ;  trois  mille  compagnons 
"  l'y  suivirent.  Et  quand  ils  en  sortirent  chrétiens,  on 
"  aurait  pu  voir  en  sortir  avec  eux  quatorze  siècles 
"  d'empire,  toute  la  chevalerie,  les  croisades,  la  sco- 
"  lastique,  c'est-à-dire  tout  l'héroïsme,  la  liberté,  les 
"  lumières  modernes.  Une  grande  nation  commençait 
"  dans  le  monde  :  c'étaient  les  Francs." 

"  L'Eglise  le  comprit.  Ces  illustres  évêques  des 
"  Graules,  qui  veillaient  depuis  cent  cinquante  ans, 
"  pour  attendre  l'heure  de  Dieu,  sentirent  qu'elle  était 
"  venue.  Saint  Rémi  reconnut  dans  son  néophyte  un 
"  nouveau  Constantin.  Saint  Avitus  de  Vienne  écrivit  : 
"  L'Occident  a  trouvé  sa  lumière."  Le  pape  Anastase, 
"  peu  de  jours  après  son  élection,  adressa  une  lettre  à 
"  Clovis  :  "  Nous  nous  félicitons,  ô  notre  glorieux 
"  fils  !  de  votre  avènement  à  la  foi  chrétienne,  qui 
"  s'est  rencontré  avec  le  nôtre  au  souverain  pontificat, 
"  car  le  siège  de  Pierre,  en  une  si  grande  occasion,  ne 
"  peut  point  ne  pas  tressaillir  de  joie  quand  il  voit  la 
"  plénitude  des  nations  accourir  à  lui  à  pas  pressés, 
"  et  se  remplir,  dans  l'espace  des  temps,  le  filet  mys- 
"  térieux  que  le  pêcheur  d'hommes  a  jeté  en  pleine 
"  eau,  sur  la  parole  du  Christ." 


FRÉDÉRIC    OZANAM  297 

Ajoutons  à  cette  page  pour  la  compléter,  cette  partie 
du  prologue  de  la  loi  salique  que  cite  notre  auteur  un 
peu  plus  loin. 

"  Vive  le  Christ  qui  aime  les  Francs  !  Qu'il  garde 
"  leur  royaume  et  qu'il  remplisse  leurs  chefs  de  sa 
"  lumière  et  de  sa  grâce  !  qu'il  protège  l'armée  ;  qu'il 
"  leur  accorde  des  signes  qui  attestent  leur  foi,  la  joie, 
"  la  paix,  la  félicité  !  Que  le  Seigneur  Jésus-Christ 
"  dirige  dans  le  chemin  de  la  piété  ceux  qui  gouver- 
"  nent!  Car  cette  nation  est  celle  qui,  petite  en  nom- 
"  bre  mais  brave  et  forte,  secoua  de  sa  tête  le  dur 
"joug  des  Romains,  et  qui  après  avoir  reconnu  la 
"  sainteté  du  baptême  orna  somptueusement  d'or  et 
"  de  pierres  précieuses,  les  corps  des  saints  martyrs 
"  que  les  Romains  avaient  consumés  par  le  feu, 
"  mutilés  par  le  fer  ou  fait  déchirer  par  les  bêtes." 

Des  évêques  ou  des  moines  qui  furent  canonisés 
figurent  à  toutes  les  époques  de  cette  histoire  ;  chacune 
d'elles  a  un  saint  pour  présider  à  ses  destinées.  Pour 
faire  un  abrégé  un  peu  complet,  il  faudrait  écrire 
quelque  chose  qui  ressemblerait  à  un  calendrier  ou  à 
des  litanies.  Les  noms  de  ces  grands  hommes  sont 
pour  la  plupart  familiers  à  beaucoup  de  nos  lecteurs, 
d'autres  sont  moins  connus,  ou  du  moins  ne  le  sont 
pas  dans  la  proportion  du  rôle  qu'ils  ont  joué. 

Nous  avons  à  peine  nommé  saint  Rémi,  de  qui  date 
la  monarchie  chrétienne  en  France  ;  du  grand  saint 
Eloi,  dont  bien  des  gens,  qui  mettent  Vhistoire  àVenvers, 
n'ont  qu'une  idée  grotesque,  recueillie  dans  une  sotte 


298  FRÉDÉRIC   OZANAM 


chanson  populaire.  Saint  Colomban,  saint  Augustin 
de  Cantorbéry,  saint  Rupert,  saint  Boniface  sont  peut- 
être  moins  ignorés.  Mais  qui  connaît  saint  Séverin 
l'apôtre  du  Norique,  saint  Nice  tins  de  Trêves,  saint 
Virgile  de  Salzbourg,  saint  Ludger,  saint  Anschaire, 
l'apôtre  des  Scandinaves  ? 

Les  conquêtes  des  Romains  et  les  invasions  des 
barbares  avaient  tellement  sillonné  le  vieux  monde 
que  les  mêmes  hommes  ont  pu  jouer  des  rôles  impor- 
tants dans  des  pays  divers,  qui  aujourd'hui  encore, 
malgré  la  grande  facilité  des  communications,  nous 
paraissent  très  éloignés  les  uns  des  autres.  Ce  fut  le 
cas  pour  saint  Séverin. 

On  appelait  Rhétie  et  Norique  la  vaste  contrée  qui 
s'étend  du  pied  des  Alpes  jusqu'au  Danube;  c'est 
aujourd'hui  l'Autriche  et  la  Bavière. 

"  C'était,  dit  notre  auteur,  le  chemin  le  plus  court 
"  des  invasions;  ce  fut  celui  de  Radagaise  et  d'Attila. 
"  Après  eux  une  partie  des  peuples  qui  les  suivaient 
"  s'établit  dans  ce  beau  pays.  Nulle  part  la  conquête 
"  du  sol,  ne  fut  plus  complète  ;  nulle  part  la  conquête 
"  des  âmes  ne  fut  plus  laborieuse,  ni  la  lutte  plus 
"  soutenue  entre  l'orthodoxie,  maîtresse  des  villes 
"  romaines  et  les  croyances  des  barbares,  attachés  au 
"  paganisme  de  leurs  pères  ou  gagnés  par  l'arianisme 
"  de  leurs  voisins. 

"  La  mort  d'Attila  avait  laissé  le  désordre  parmi 
"  les  nations  qu'entraînait  sa  fortune.  Les  restes  de 
"  cette  formidable  armée  occupaient  le  Norique.   Les 


FRÉDÉRIC   OZAXAM  299 

'  habitants  des  villes,  décimés  par  la  guerre  et  la 
•  famine,  suivaient  du  haut  de  leurs  murailles  les 
'  rapides  chevauchées  de  ces  barbares  qu'ils  voyaient 
'  enlevant  les  moissons  et  chassant  devant  eux  les 
'  troupeaux  de  captifs.  Les  garnisons  délaissées  et 
'  souvent  sans  armes  finissaient  par  abandonner 
'  leurs  postes.  Le  clergé  même  n'était  plus  maître 
'  des  esprits  effrayés  et  beaucoup  de  chrétiens  ne 
'  sachant  plus  de  quels  dieux  conjurer  la  colère, 
'  allaient  prier  à  l'église  et  ensuite  sacrifier  aux 
idoles." 

Ce  fut  dans  ces  terribles  circonstances  que  parut 
au  milieu  de  ces  peuples  un  étranger,  un  inconnu, 
qui  par  des  miracles  de  charité,  de  sagesse  et  de  cou- 
rage sut  les  rallier  autour  de  lui  et  sauver  au  moins 
provisoirement  les  intérêts  de  l'Eglise  et  de  l'huma- 
nité. Qui  était-il?  d'où  venait-il?  On  ne  le  savait 
trop,  mais  on  comprit  de  suite  sa  mission.  Séverin 
qui  parlait  le  latin,  les  langues  de  l'Orient  et  qui  sut 
se  faire  bien  vite  aux  exigences  de  sa  nouvelle  position 
avait  vécu  de  la  vie  des  anachorètes  dans  les  déserts 
de  l'Asie.  C'est  une  des  figures  les  plus  intéressantes 
et  les  moins  connues  de  cette  époque. 

Ozanam  nous  le  représente  occupé  à  la  fois  à  sauver 
les  villes  romaines  et  les  âmes  des  Germains.  L'humble 
anachorète  se  transformait  en  chef  de  peuple,  en 
négociateur  et  au  besoin,  en  chef  militaire. 

"  Il  s'occupait  de  la  défense  militaire  avec  le  calme 
"  d'un    vieux    capitaine,  organisant   l'attaque    et   la 


300  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  retraite,  recueillant  d'abord  les  populations  des 
"  campagnes  dans  les  villes  avec  leurs  troupeaux  et 
"  leurs  récoltes,  abandonnant  ensuite  les  villes  mal 
"  fermées  pour  réunir  ses  forces  derrière  des  remparts 
"  plus  sûrs." 

Quant  aux  Germains,  "  les  plus  farouches,  les  plus 
"  gâtés  par  l'arianisme  ou  par  l'idolâtrie,  ne  pouvaient 
"  s'empêcher  d'honorer  un  vieillard  pauvre  comme 
"  eux,  exempt  des  délicatesses  et  des  vices  qui  leur 
"  rendait  la  civilisation  méprisable.  Comment  eussent- 
"  ils  considéré  comme  un  ennemi  celui  qui  bénissait 
"  leurs  enfants,  guérissait  leurs  malades,  se  faisait 
"  livrer  ceux  d'entr'eux  qu'on  amenait  prisonniers, leur 
"  servait  à  manger  et  à  boire  et  les  renvoyait  libres  ?  " 

Odoacre,  qui  devint  plus  tard  un  des  derniers  sou- 
verains d'Italie,  alors  qu'il  était  parmi  les  Germains 
recrutés  pour  la  garde  de  l'empereur,  fut  désigné  par 
saint  Séverin  d'une  manière  prophétique  pour  le 
grand  rôle  qu'il  devait  jouer.  Il  était  d'une  haute 
stature  et  comme  il  baissait  la  tête  pour  entrer  :  "  Va, 
"  lui  dit  Séverin,  tu  n'es  vêtu  que  de  misérables  peaux, 
"  mais  le  temps  viendra  où  tu  feras  de  grandes  lar- 
"  gesses."  A  Rome,  ce  barbare  couronné  n'oublia  pas 
l'anachorète. 

Un  autre  jour  comme  les  Allemand  ravageaient  un 
des  territoires  qu'il  protégeait,  leur  roi  souhaita  de 
voir  Séverin.  Le  saint  parla  avec  tant  de  fermeté  que 
le  chef  barbare  promit  de  rendre  les  captifs  et  d'épar- 
gner le  pays;    il  avoua  plus  tard  n'avoir  jamais  tant 


FRÉDÉRIC    OZANAM  301 

tremblé  dans  aucun  péril  de  guerre.  Rien  n'est  plus 
beau  que  la  scène  de  la  mort  du  saint.  "  Il  avait  fait 
"  venir  près  de  lui  le  roi  Fléthée  et  la  reine  Gisa,  fou- 
"  gueuse  arienne  dont  il  avait  plus  d'une  fois  com- 
*'  battu  les  violences.  Après  avoir  exhorté  le  roi  à  se 
"  souvenir  de  Dieu  et  à  traiter  doucement  ces  sujets, 
"  il  mit  la  main  sur  le  cœur  du  barbare,  et  se  tour- 
"  nant  vers  la  reine  :  "  Gisa,  lui  dit-il,  aimes-tu  cette 
"  âme  plus  que  l'or  et  l'argent?  "  Et  comme  Gisa  pro- 
"  testait  qu'elle  préférait  son  époux  à  tous  les  trésors  ! 
"  Eh  bien!  donc,  reprit-il,  cesse  d'opprimer  les  justes, 
"  de  peur  que  leur  oppression  ne  soit  votre  ruine.  Je 
"  vous  supplie  tous  deux,  en  ce  moment  où  je  retourne 
"  à  mon  maître  de  vous  abstenir  du  mal,  et  d'honorer 
"  votre  vie  par  des  actions  bienfaisantes." 

"  L'histoire  des  invasions,  ajoute  Ozanam,  a  bien 
"  des  scènes  pathétiques.  Je  n'en  connais  pas  de  plus 
"  instructive  que  l'agonie  de  ce  vieux  Romain,  expi- 
"  rant  entre  deux  barbares  et  moins  touché  de  la 
"  ruine  de  l'empire  que  du  péril  de  leurs  âmes." 

Si  Séverin  n'eut  qu'un  succès  passager,  si  après  sa 
mort  ses  disciples  persécutés  durent  se  sauver  en 
Italie,  chargeant  sur  leurs  épaules  le  corps  de  leur 
maître,  ce  maître  aussi  courageux  qu'habile  avait  fait 
gagner  du  temps  à  la  civilisation  et  retardé  le  grand 
débordement  :  "  En  temps  si  désastreux,  dit  avec 
"  raison  notre  auteur,  dix  ans  de  délai  pouvaient  être 
"  le  salut  du  monde."  Les  hommes  qui  mettaient  une 
digue  au  torrent,  si  provisoire  qu'elle  fût,  étaient  des 


302  FRÉDÉRIC   OZANAM 


sauveurs.  Tels  furent  saint  Léon  devant  Attila,  au 
passage  du  Mincio,  saint  Aignan  sur  les  murs  d'Or- 
léans et  saint  Loup  aux  portes  de  Troyes  et  d'autres 
encore. 

Mais  le  courage  de  ces  hommes  providentiels  ne 
consistait  pas  seulement  à  marcher  droit  à  la  tente 
des  conquérants,  et  à  les  arrêter  au  nom  de  Dieu,  dans 
leurs  courses  terribles  ;  il  consistait  autant,  et  plus 
encore  peut-être,  à  parler  avec  une  sainte  indépen- 
dance aux  rois  chrétiens,  entraînés  par  leurs  passions 
ou  dévoyés  par  l'hérésie. 

Saint  Nicétius  fut  au  nombre  de  ces  prophètes,  qui 
savaient  dire  aux  grands  :  Non  licet.  De  son  évêché  de 
Trêves,  où  il  s'était  fait  remarquer  par  son  amour  des 
pauvres,  par  son  horreur  de  l'injustice,  il  écrivait  à 
l'empereur  Justinien  de  la  manière  la  plus  sévère 
pour  lui  reprocher  de  s'être  laissé  gagner  par  l'héré- 
sie. Il  s'adressa  aussi,  avec  non  moins  d'autorité,  à  la 
petite  fille  de  Clotilde,  devenue  l'épouse  d'un  roi  des 
Lombards,  pour  que,  se  souvenant  de  son  aïeule,  elle 
détachât  son  mari  de  l'arianisme.  On  pourrait  peut- 
être  dire  qu'il  bravait  ces  souverains  de  loin  ;  mais 
voici  ce  qu'il  fit  à  Théodebert:  "Comme  Théodebert 
"  entrait  un  jour  à  l'église,  entouré  de  ses  leudes, 
"  dont  il  négligeait  de  réprimer  les  injustices,  Nicé- 
"  tins  interrompit  les  mystères:  "  Le  sacrifice,  dit-il 
"  ne  sera  point  achevé,  si  les  excommuniés  ne  sortent 
"  d'abord."  Les  excommuniés  sortirent." 

Cependant  ils   eurent  leur  tour,  Clotaire  exila  le 


FRÉDÉRIC   OZANAII  303 

saint  évêque  qui  fut  rappelé  par  Sigebert.  "Les  Francs, 
"  continue  notre  auteur,  entourèrent  de  leurs  respects 
"  les  dernières  années  de  ce  vieil  évêque,  qui  passait 
"  pour  avoir  connu  les  desseins  de  Dieu  sur  la  race  de 
"  leurs  rois.  On  disait  qu'il  avait  vu  en  songe  une 
"  haute  tour  dont  les  créneaux  touchaient  au  ciel.  Le 
"  Sauveur  était  debout  sur  le  faîte  et  les  anges  se 
"  tenaient  aux  fenêtres.  Or  l'un  d'eux  avait  dans  les 
"  mains  un  grand  livre,  où  il  lisait  l'un  après  l'autre 
"  les  noms  de  tous  les  rois  qui  avaient  été  ou  qui  se- 
"  raient  un  jour,  en  marquant  le  caractère  de  leur 
"  règne  et  la  durée  de  leur  vie;  et  après  chaque  nom 
"  tous  les  anges  répondaient  Amen.  Grégoire  de  Tours 
"  rapporte  ce  rêve,  et  le  trouve  prophétique;  rien  ne 
"  peint  mieux  en  effet  la  mission  des  Francs  que  cette 
"  intervention  de  Dieu  même,  faisant  lire  aux  anges 
"  les  commencements  d'une  histoire  qui  devait  être 
"  pour  ainsi  dire  la  sienne  :  G  esta  Dei  per  Francosy 

Le  rôle  des  évêques  a  été  plus  grand  en  France, 
somme  toute,  que  celui  des  moines,  bien  que  la  patrie 
de  nos  ancêtres  ait  été  couverte  d'abbayes  et  qu'elle 
ait  eu  les  célèbies  monastères  de  Cluny,  de  Citeaux  et 
de  Clairvaux. 

"  S'il  est  vrai  que  la  France  ait  été  faite  par  des 
"  évêques,  dit  M.  de  Montalembert,  il  est  bien  plus 
"  vrai  encore  que  l'Angleterre  chrétienne  a  été  faite 
"  par  des  moines.  De  tous  les  pays  de  l'Europe  c'est 
"  celui  qui  a  été  le  plus  profondément  labouré  par  le 
"  soc  monastique.  Ce  sont  les  moines,  et  les  moines 


304  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  seuls,  qui  ont  porté,  semé  et  cultivé  dans  cette  île 
"  fameuse  la  civilisation  chrétienne. 

"  D'où  venaient  ces  moines  ?  de  deux  courants  très 
"  distincts,  de  Rome  et  d'Irlande.  Le  christianisme 
"  britannique  est  né  du  concours  et  quelquefois  du 
"  conflit  des  missionnaires  monastiques  de  l'Église 
"  romaine  et  de  l'Église  celtique."  (*) 

Ozanam  pour  traiter  cette  partie  de  son  sujet  com- 
mence par  l'Irlande,  ayant  bien  soin  de  rattacher,  au 
moins  un  des  courants,  qui  contribuèrent  à  l'établisse- 
ment du  christianisme  en  Angleterre,  au  sol  de  la 
Gaule. 

"  On  ne  remarque  pas  assez,  dit-il,  que  les  Romains 
"  finissaient  quand  les  Germains  commençaient  à 
"  peine,  que  la  première  de  ces  deux  races  était  trop 
"  vieillie  pour  achever  l'éducation  de  la  seconde,  et 
"  qu'entre  elles  il  avait  fallu  pour  ainsi  dire  une  autre 
"  génération  pour  soutenir  la  chaîne  et  former  le 
"  nœud.  C'est  la  fonction  de  la  race  celtique,  qu'on 
"  voit  de  bonne  heure  couvrir,  comme  d'une  couche 
"  féconde,  une  partie  de  la  Germanie,  de  l'Italie  et  de 
"  l'Espagne,  la  Gaule,  la  Bretagne  et  l'Irlande.  La 
"  culture  latine  se  propagea  bientôt  chez  ces  peuples 
"  dociles.  La  moitié  des  grands  écrivains  de  Rome 
"  sortent  des  provinces  celtiques,  de  la  Tarragonaise, 
"  de  la  Narbonnaise,  de  la  Cisalpine  ;  et  dès  la  fin  du 


(*)  Les  Moines  cV Occident,  3e  volume,  p.  8  et  9. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  305 

"  siècle,  les  rhéteurs  gaulois  tiennent  école  d'élo- 
"  quence  chez  les  Bretons.  Nulle  part,  le  christianisme 
"  ne  trouva  des  cœurs  plus  inclinés  et  des  communi- 
"  cations  plus  rapides.  L'Église  des  Gaules  enveloppa 
"  bientôt  dans  son  prosélytisme  le  reste  des  nations 
"  celtiques  ;  et  pendant  qu'elle  envoyait,  en  429,  saint 
"  Loup  de  Troyes  et  saint  Germain  d'Auxerre  paci- 
"  fier  les  troubles  que  l'hérésie  pélagienne  excitait 
"  chez  les  Bretons,  un  Gallo-Romain  appelé  Patricius, 
"  formé  à  la  vie  religieuse  dans  les  monastères  de 
"  Marmoutiers  et  de  Lérins,  avait  entrepris  et  presque 
"  achevé  en  trente-trois  ans  la  conversion  de  l'Ir- 
"  lande." 

Dès  les  premiers  temps  de  sa  conversion,  l'Irlande, 
qui  fut  nommée  "  l'Ile  des  saints,"  se  couvrit  de  mo- 
nastères :  couvents  d'hommes  et  couvents  de  femmes, 
vivant  sous  une  même  règle,  sous  une  même  direc- 
tion. C'est  là,  pour  bien  dire,  que  commença  l'édu- 
cation systématique  de  la  femme,  institution  toute 
chrétienne,  comme  le  fait  remarquer  notre  auteur. 
L'esprit  poétique  des  anciens  bardes  se  communiqua 
aux  cénobites  ;  les  monastères  furent  là,  plus  encore 
que  partout  ailleurs,  les  sanctuaires  de  la  science  et 
de  la  littérature.  Les  religieuses  de  Kildare  qui  entre- 
tenaient auprès  de  l'église  de  Ste-Brigitte  un  feu  bénit, 
qui  brûlait  encore  au  bout  de  six  cents  ans,  furent 
célèbres  par  leurs  travaux  littéraires.  Cette  vie  d'étude 
et  de  recueillement  bien  loin  cependant  d'apaiser  ces 
imaginations  celtiques  si  ardentes,  les  exaltait  encore 
pavantage.  20 


306  FRÉDÉRIC  OZANAM 

"  Ces  hommes,  dit  Ozanam,  qui  avaient  cherché  la 
"  paix  dans  la  solitude,  ne  l'y  trouvaient  pas  ;  ils  se  sen- 
"  talent  pressés  d'en  sortir,  de  répandre  ce  feu  de  la 
"  science  sacrée  qui  les  brûlait,  d'évangéliser  les  infi- 
"  dèles  et  les  chrétiens  dégénérés.    Dans  leurs  songes, 
"  dans  leurs  extases,  les   anges   les   appelaient   pour 
"  leur  montrer  des  peuples  assis  à  l'ombre  de  la  mort  ; 
"  ils  voyaient  la  mer  s'ouvrir  devant  eux,  ou  se  chan- 
"•  ger  sous  leurs  pas  en  une  prairie  émaillée  de  fleurs. 
"  Ils  franchirent  le  détroit  et  se  répandirent   sur   les 
"  rochers  des  Hébrides,  sur  les  hautes  terres  de  l'Ecosse 
"  et  dans  le  Northumberland  ;  ils  passèrent  en  Neustrie 
"  et  en  Flandre,  traversèrent  le  continent,  pénétrèrent 
"jusqu'au  fond  de  l'Espagne  et  de   l'Italie,  où  plu- 
"  sieurs  d'entre  eux  occupèrent  des  sièges  épiscopaux. 
"Du  dixième  siècle  au  onzième,  c'est-à-dire  précisé- 
"  ment  quand  toute  science  et  toute  piété  menaçaient 
''  de  s'éteindre,  ces  maîtres  infatigables  ne   cessaient 
"  de  sillonner   l'Europe,  ouvrant   des  écoles   monas- 
"  tiques,    enseignant    dans    celles   qu'ils    trouvaient 
"  ouvertes  ;  et,  si  les  auditeurs   leur  manquaient,  se 
"  tournant  vers   le    peuple  et   criant   sur   les    places 
"  publiques  :  "  Qui  veut  acheter  la  sagesse  ?  "    Mais 
"  une  sorte  de  piété  filiale  les  poussait  de  préférence 
"  vers  ces  églises  des  Gaules,  d'où   ils   avaient  reçu 
"  l'Évangile.  Ils  y  rapportaient  la  vigueur  d'une  race 
"  dont  le  sang  n'était  pas  mêlé,  et  qui  ne   connaissait 
"  pas  les  mœurs  relâchées  du  Midi." 
Deux  des  plus  célèbres  parmi  ces  missionnaires  por- 


FRÉDÉRIC   OZANAM  307 

talent  presque  le  même  nom.  C'étaient  saint  Columba 
et  saint  Colomban.  L'un,  qui  fut  l'apôtre  de  la  Calédo- 
nie,  sortait  du  grand  monastère  de  Clonard,  l'autre  qui 
fut  le  réformateur  des  Francs  et  des  Gaulois  et  l'apôtre 
de  la  Germanie,  sortait  de  la  non  moins  célèbre  abbaye 
de  Bangor. 

Tous  deux,  quoique  bien  différents  sous  d'autres 
rapports,  sont  remarqualjles  par  cette  tendresse  pour 
la  nature  animée,  qui,  on  l'a  vu,  fut  plus  tard  un  des 
caractères  les  plus  saillants  de  saint  François  d'Assise 
et  de  ses  disciples.  * 


*  La  légende  de  la  cigogne  de  saint  Columba,  retiré  dans 
cette  île  d'Iona,  l'une  des  Hébrides,  qu'il  a  rendue  si  célèbre,  est 
ainsi  rapportée  par  M.  de  Montalembert  :  "  Jamais  cette  mélan- 
"  colie  patriotique  ne  s'eflaça  de  son  cœur,  et  bien  plus  tard  dans 
"  sa  vie,  on  la  vit  reparaître  dans  une  circonstance  où  perce  le 
"  regret  obstiné  de  son  Irlande  perdue,  à  côté  de  sa  tendre  et 
"  vigilante  sollicitude  pour  toutes  les  créatures  de  Dieu.  Un 
"  matin,  il  appelle  un  des  religieux  d'Iona,  et  lui  dit  :  "  Va  t'as- 
"  seoir  au  bord  de  la  mer  sur  la  grève  de  notre  île  à  l'ouest  et 
"  là  tu  verras  arriver  du  nord  de  l'Irlande  une  pauvre  cigogne 
"  voyageuse,  longtemps  ballottée  par  les  vents,  et  qui,  tout  épuisée 
"  de  fatigue,  viendra  tomber  à  tes  pieds  sur  la  plage.  Il  faut  la 
"  ramasser  avec  miséricorde,  la  soigner  et  la  nourrir  pendant 
"  trois  jours  ;  après  ces  trois  jours  de  repos,  quand  elle  sera 
"  ranimée  et  qu'elle  aura  repris  toutes  ses  forces,  elle  ne  voudra 
"  pas  pi'olonger  son  exil  parmi  nous;  elle  revolera  vers  la  douce 
"  Irlande,  sa  chère  patrie  où  elle  est  née.  Je  te  la  recommande 
"  ainsi  parce  qu'elle  vient  du  i^ays  où  je  suis  né  moi-même." 

"  Tout  arriva  comme  il  l'avait  prévu  et  ordonné.  Le  soir  du 
"  jour  où  le  religieux  avait  recueilli  la  voyageuse,  comme  il  ren- 
"  trait  au  monastère,  Columba  ne  lui  fit  aucune  question,  mais 
"  lui  dit:  "  Que  Dieu  te  bénisse,  cher  enfant,  toi  qui  as  eu  soin 


308  FRÉDÉEIC    OZANAM 

Bien  d'autres  moines  irlandais  avaient  prêché  sur 
le  continent  avant  saint  Coloniban  ;  mais  celui-ci  fit 
époque  et  peut  être  considéré  comme  le  type  de  ses 
devanciers  et  de  ses  successeurs.  Voici  comment  on 
nous  le  peint  à  son  arrivée  à  la  cour  du  roi  Gontran, 
dans  un  temps  où  les  mœurs  soufi'raient  des  malheurs 
de  la  guerre  et  de  la  négligence  des  prélats. 

"  C'était  un  homme  d'environ  trente  ans,  d'une 
"  beauté  qui  attirait  tous  les  regards.  Nourri  de  bonne 
"  heure  aux  lettres  divines  et  humaines,  versé  dans  la 


"  de  l'exilée  :  tu  la  verras  dans  trois  jours  regagner  sa  patrie." 
"  Et  en  effet,  au  terme  prédit,  elle  séleva  de  terre  devant  son 
"  hôte,  puis  après  avoir  cherché  un  moment  sa  route  dans  les 
"  airs,  elle  dirigea  son  vol  à  travers  la  mer,  droit  sur  l'Irlande." 
Les  Moines  d'Occident,  3e  volume. 

Cette  légende,  avec  quelques  variantes — les  légendes  en  ont 
toujours  —  fut  racontée  ici  dans  un  sermon  par  le  regretté 
Mgr  Conroy,  évêque  d'Ardagh  et  délégué  apostolique.  On  lit 
dans  la  Revue  de  Montréal  :  année  1878,  page  590. 

"  Quelles  larmes  abondantes  ne  versèrent  point  les  compa- 
"  triotes  de  Mgr  Conroy,  lorsque  dans  un  sermon  de  la  clôture 
"  du  mois  de  Marie,  à  l'église  de  Saint- Patrice  à  Québec,  il  leur 
"  raconta  la  touchante  histoire  de  saint  Coluniba  qui,  s'était 
"  réfugié  avec  ses  compagnons  dans  une  île  de  l'Atlantique  et 
"  se  fit  apporter  pour  le  réchauffer  dans  son  sein  un  pauvre 
"  oiseau  venu  des  côtes  de  l'Irlande  et  que  la  tempête  avait  jeté 
''  sur  ces  parages  lointains  !  Mais  l'évêque  d'Ardagh  n'avait-il 
"  pas  un  secret  pressentiment  du  soit  qui  l'attendait  lui-même, 
"  lorsqu'il  se  comparaît  à  ce  pauvre  oiseau?  Ne  devait-il  pas 
"  mourir  sur  une  île  brumeuse  de  l'Atlantique,  loin  de  sa  patrie, 
«'  loin  de  son  vieux  père  et  de  sa  vieille  mère,  qui  se  faisaient 
''  déjà  une  si  grande  joie  de  le  voir  revenir  et  bientôt  peut-être 
"  revêtir  la  pourpre  romaine  ?  " 


FREDERIC   OZANAM 


309 


"  grammaire,  la  rhétorique,  la  géométrie  et  les  sainte?» 
"  Écritures,  son  savoir  et  sa  piété  avaient  fait  l'admi- 
"  ration  des  religieux  de  Bangor,  parmi  lesquels  il 
"  avait  passé  sa  jeunesse.  Après  de  longues  épreuves, 
"  il  s'était  cru  inspiré  d'aller,  comme  Abraham,  servir 
"  Dieu  sur  une  terre  lointaine.  Deux  moines  l'accom- 
"  pagnaient.  Le  roi,  touché  de  l'austérité  de  ces  pèle- 
"  rins,  leur  permit  de  se  choisir  une  demeure   dans 
"  ses  états.  Ils  s'enfoncèrent  donc  dans  les  Vosges,  et, 
''  à  l'endroit  le  plus  âpre  et  le  plus   désolé,  sur   les 
"  ruines    de  deux  bourgades    romaines,   au   milieu 
"  desquelles  les    idoles    des    païens    étaient    encore 
"  debout,  ils  fondèrent  successivement  les  trois  monas- 
"  tères  d'Anegrai,  de   Luxeuil   et  de   Fontaines.  En 
"  effet,  ces  colons  du  désert  avaient  attiré  un   grand 
''  nombre  de  disciples  par  le  spectacle  de  leurs  vertus, 
"  par  le  triomphe  du  travail  et  de  la  prière  sur  la  sté- 
"  rilité  du  sol  et  les  terreurs  de  la  solitude.  On  croyait 
"  que  toute  la  nature  était  soumise  à  des  hommes  qui 
"  avaient  chassé  les  ours  et  fécondé  les  rochers  ;  lors- 
"  que  saint  Colomban  traversait  les  forêts  voisines, 
"  on  disait  que  les  oiseaux  venaient  se  jouer  autour 
"  de  lui,  et  que  les  écureuils  descendaient  des  arbres, 
"  pour  se  poser  sur  sa  main.  Il  ne  faut  pas  s'étonner 
"  si  les  cœurs  ne  résistaient  pas  à  une  parole  qui  tou- 
"  chait  les  bêtes  sauvages,  si  de  tous  côtés  les  nobles 
"  amenaient  leurs  fils,  et  si,  la  communauté  s'accrois- 
"  sant  chaque  jour,  au  bout  de   vingt  ans,  ce   foyer 
"  commençait  à  percer  de  ses  clartés  les  ténèbres  de 
"  l'Église  franque  et  à  troubler  le  sommeil  du  clergé." 


310  FRÉDÉRIC    OZANAM 

Le  courage  de  Colomban  envers  la  terrible  reine 
Briinehaut,  aïeule  de  Thierry  II,  ne  dépare  point  les 
exemples  d'indépendance  donnés  par  Nicétius  et 
d'autres  évéques.  Craignant  de  voir  s'affaiblir  son 
autorité  si  une  jeune  reinemontait  sur  le  trône,  Brune- 
haut  avait  encouragé  les  désordres  de  son  petit-fils 
et  quoiqu'elle  connût  les  reproches  que  Colomban  avait 
adressés  au  roi  et  les  conseils  qu'il  lui  avait  donnés, 
elle  eut  l'audace  de  l'inviter  à  bénir  les  enfants  des 
concubines:  " Sache,  répondit  l'apôtre,  que  ceux-ci 
ne  porteront  jamais  le  sceptre  royal,  car  ils  sortent 
d'un  mauvais  lieu."  Brunehaut  se  vengea  et  fit  exiler 
le  saint  moine  après  l'avoir  chassé  de  Luxeuil,  le  prin- 
cipal monastère  qu'il  avait  fondé,  et  qui  a  donné  tant 
de  grands  hommes  à  l'Eglise.  Mais  le  vaisseau  qui 
devait  le  rapatrier  fut  rejeté  sur  la  plage  ;  Colomban 
se  rendit  auprès  deThéodebert,  roi  d'Austrasie  et  celui- 
ci  le  chargea  d'évangéliser  les  Germains  ses  voisins.  Les 
Francs  d'Austrasie  avaient  un  grand  intérêt  à  conver- 
tir les  peuples  placés  sous  leur  dépendance  :  les  Alle- 
mans,  les  Thuringiens  et  les  Bavarois.  Pendant  trois 
ans,  Colomban  se  dévoua  avec  l'énergie  et  l'enthou- 
siasme de  sa  race  à  la  tâche  difficile  qu'il  avait  entre- 
prise, puis  il  se  découragea  et  s'éloigna  de  ce  qu'il 
appelait  "  un  nid  de  vipères,"  pour  passer  en  Lom- 
bardie  où  il  fonda  le  couvent  de  Bibbio.  Il  y  mourut 
en  615,  à  l'âge  de  65  ans  ;  sa  carrière  a  été  beaucoup 
discutée.  On  l'a  taxé  d'inconstance,  on  lui  a  reproché 
son  attachement  aux  usages  religieux  de  son  pays,  et 


FREDERIC   OZANAM 


311 


la  grande  liberté  avec  laquelle  il  adressait  des  remon- 
trances au  pape  Boniface  IV.  Pour  nous,  tout  se 
résume  en  un  seul  mot  :  c'était  un  véritable  irlandais  ; 
il  en  avait  les  qualités  et  les  défauts. 

Quoiqu'il  en  soit,  il  laissa  derrière  lui  un  disciple 
éloquent  qui,  parlant  la  langue  des  Allemans,  reprit 
en  sous-ordre  et  accomplit  non  sans  éclat  la  tâche 
abandonnée  par  son  maître  :  ce  fut  Gallus  ou  Gall,  le 
fondateur  de  la  célèbre  abbaye  de  Saint-Gall. 

Ozanam  rapporte  à  son  sujet,  comme  au  sujet  de 
saint  Colomban,  une  foulé  de  traits  légendaires,  que 
nous  laissons  de  côté  bien  à  regret. 

Pendant  tout  ce  temps  s'opérait  lentement  la  fusion 
des  Gallo- Romains  avec  les  Francs  ;  et  à  ces  éléments 
vint  s'ajouter  au  neuvième  et  au  dixième  siècle,  celui 
d'une  autre  race  germaine  :  les  Scandinaves  ou  Nor- 
mands *  C'est  à  la  conquête  de  l'Angleterre  par  Guil- 
laume, duc  de  Normandie,  autant  peut-être  qu'à  la 
conquête  romaine,  qu'est  due  la  très  grande  ressem- 
blance de  bien  des  choses  dans  le  droit  et  les  insti- 
tutions des  Anglais  avec  ceux  des  Romains,  ressem- 
blance dont  M.  de  Montalembert  ne  nous  paraît  pas 


*  Les  Scandinaves  s'étaient  établis  en  Angleterre  avant  de 
commencer  à  ravager  la  France.  Ils  finirent  par  se  fixer  dans 
la  province  qui  porte  maintenant  leur  nom,  l'ancienne  Neustrie, 
et  à  s'y  mêler  avec  la  vieille  population.  Comme  avaient  fait 
autrefois  celles  des  peuplades  germaniques,  qui  s'étaient  alliées 
aux  Romains,  ils  aidèrent  à  repousser  de  nouveaux  envahisseurs 
de  la  même  race  qu'eux-mêmes. 


312  FRÉDÉRIC   OZANAM 


avoir  tenu  assez  de  compte.  L'espace  nous  manque 
pour  insister  ici  sur  ce  que  nous  avons  dit  plus  haut 
de  l'identité  des  éléments  qui,  dans  des  proportions 
bien  différentes,  ont  formé  les  deux  plus  grandes 
nations  des  temps  modernes,  la  France  et  l'Angle- 
terre. Pour  nous,  Canadiens-Français,  la  recherche  de 
ces  origines  serait  intéressante  et  même  utile  à  bien 
des  points  de  vue. 

Pour  en  revenir  aux  missions  irlandaises,  Kilian 
parut  à  la  cour  de  Thuringe  comme  saint  Colomban 
s'était  présenté  à  celle  d'Austrasie.  Il  ne  semble  pas 
qu'il  eût  un  grand  succès  ;  mais  les  Bavarois  offraient 
plus  de  facilité  que  les  Thuringiens.  Ils  étaient  établis 
dans  la  Rhétie  et  le  Norique,  aux  lieux  mêmes  où  nous 
avons  vu  saint  Séverin  faire  tant  de  prodiges.  Deux 
moines  de  Luxeuil  furent  chargés  de  prêcher  à  ce 
peuple  et  leur  parole  ne  fut  pas  sans  effet  sur  les  infi- 
dèles et  sur  les  hérétiques.  Plus  tard,  l'évêque  Rupert 
de  Worms  fonda  la  ville  de  Salzbourg  sur  les  ruines 
de  la  vieille  cité  romaine  de  Juvava,  dans  un  endroit 
redevenu  sauvage.  Il  fut  canonisé,  comme  le  fut  aussi 
un  de  ses  successeurs,  le  moine  Virgile,  qui  fit  bâtir  la 
cathédrale  de  Saint-Rupert.  On  a  comparé  Virgile  à 
Galilée,  et  son  procès  pour  avoir  soutenu  l'existence 
des  antipodes  est  devenu,  comme  celui  du  célèbre 
astronome,  une  thèse  antipapale;  mais  comme  le  fait 
remarquer  notre  auteur,  si  l'on  avait  trouvé  qu'il  man- 
quait d'orthodoxie  de  son  vivant,  il  n'est  guère  pro- 
bable qu'on  l'eût  mis  sur  les  autels  après  sa  mort. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  31-- 


Voici  comment  Ozanam  termine  le  chapitre  qu'il  a 
intitulé  :  Prédication  des  Irlandais,  chapitre  inté- 
ressant pour  nous  à  plus  d'un  titre.  Après  avoir 
nommé  les  vingt  évêchés  fondés  à  cette  époque  sur  le 
territoire  des  Germains  et  avoir  constaté  qu'ils  corres- 
pondaient à  huit  anciennes  provinces  romaines,  il 
ajoute:  "  C'était  la  frontière  du  Rhin  et  du  Danube, 
"  telle  que  la  politique  d'Auguste  la  traça,  celle 
"  qu'Adrien  couvrit  d'une  ligne  de  fortifications. 
"  L'Evangile,  au  septième  siècle,  n'avait  donc  fait 
"  que  reprendre  un  terrain  perdu  :  il  avait  mis  tout 
"  ce  temps  à  retrouver  les  limites  que  ses  premières 
"  prédications  atteignaient  déjà,  à  reprendre  les  villes 
"  dont  les  Césars  avaient  bâti  les  basiliques,  dont  les 
"  évêques  siégeaient  au  concile  d'Arles,  de  Sardique 
"  et  d'Aquilée.  Tant  de  fatigue  n'aboutissait  qu'à 
"  réparer  l'œuvre  détruite  de  la  civilisation  romaine. 
"  Il  fallait  maintenant  la  poursuivre,  s'établir  dans  la 
"  grande  Germanie,  où  Drusus,  Marc-Aurèle,  Probus, 
"  avaient  pénétré  sans  y  laisser  rien  de  durable,  et 
"  que  le  sénat  n'osa  jamais  réduire  en  province.  Cet 
"  effort  devenait  nécessaire  pour  la  sécurité  même  de 
"  la  société  chrétienne.  Le  voisinage  des  païens  était 
"  en  même  temps  un  scandale,  une  tentation  et  une 
"  menace.  Il  fallait  passer  la  frontière  des  Romains 
"  ou  céder  comme  eux  :  car  c'est  le  sort  des  conquêtes, 
"  de  ne  pouvoir  s'arrêter  sans  que,  tôt  ou  tard,  elles 
"  reculent.  Le  christianisme  sembla  donc  rassembler 
"  ses  forces.   A  la  prédication  des  Irlandais  succéda 


314  FRÉDÉRIC    OZANAM 


"  celle  d'un  peuple  pour  qui  la  Germanie  ne  devait 
"  plus  être  une  terre  étrangère.  Au  concours  del'épis- 
"  copat  et  du  monacliisme  s'ajouta  une  intervention 
"  plus  active  de  la  papauté,  et  un  grand  homme  se 
"  rencontra  pour  être  le  lien  de  tant  de  puissances  et 
"  l'instrument  libre  de  leur  dessein." 

Le  grand  homme  dont  il  est  ici  question  n'est  autre 
que  le  pape  saint  Grégoire  le  Grand.  Son  mot  :  Ângli 
sunt  ;  si  christiani  essent,  angdi  forent  est  célèbre.  Ce 
mot  avait  été  dit  lorsqu'il  n'était  encore  qu'un  moine 
de  l'ordre  de  Saint-Benoît  ;  devenu  souverain  pontife 
il  n'oublia  pas  les  jeunes  esclaves  aux  blonds  che- 
veux, aux  figures  presque  célestes  qui  le  lui  avaient 
inspiré.  Par  son  ordre,  Augustin  accompagné  de  qua- 
rante moines  partit  pour  reconquérir  l'Angleterre.  Les 
Anglo-Saxons  maîtres  depuis  un  siècle  et  demi  de  la 
Grande-Bretagne  avaient  presqu'anéanti  la  chrétienté 
bretonne. 

On  peut  juger  du  changement  rapide  qu'opérèrent 
les  envoyés  de  Grégoire  par  ces  deux  faits  :  en  586, 
l'évêque  de  Londres  et  celui  d'York  durent  se  réfugier 
dans  le  pays  de  Galles,  emportant  avec  eux  les  corps 
des  saints  ;  en  597,  onze  ans  plus  tard  seulement, 
Augustin  devenu  archevêque  de  Cantorbéry  baptisait 
dix  mille  infidèles  après  avoir  converti  Ethelbert,  le 
roi  de  Kent.  Pour  le  bien,  comme  pour  le  mal,  il  faut 
dire:  cherchez  la  femme;  c'est  encore  une  femme, 
Berthe,  fille  du  roi  des  Francs  et  épouse  d'Ethelbert, 
qui  est  Tinstrument  de  la  grâce  divine. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  315 

Ici  se  place  une  grave  question  d'histoire  ecclésias- 
tique, qui  a  occupé  beaucoup  d'écrivains  et  que  M.  de 
Montalembert  résout  dans  le  même  sens  qu'Ozanam. 
Cette  question  est  douille,  elle  a  été  soulevée  et  pour 
l'Eglise  d'Irlande  et  pour  l'Eglise  bretonne.  Jusqu'à 
quel  point  ces  communautés  primitives  ont-elles  affir- 
mé, leur  indépendance  de  Rome?  Y  a-t-il  eu  réelle- 
ment, à  part  l'hérésie  de  Pelage,  qui  fit  tant  de  prosé- 
lytes dans  les  deux  Bretagnes,  y  a-t-il  eu  quelque 
chose  qui  ressemblât  à  une  hérésie  ou  à  un  schisme? 
Les  Irlandais  ou  les  Bretons  furent-ils  à  un  moment 
donné  les  ennemis  de  Rome? 

Pour  ce  qui  est  des  premiers,  bien  que  saint  Patrice 
ait  eu  des  différends  avec  les  moines  gallois  qui 
l'accompagnaient,  il  ne  paraît  pas  que  ceux-ci  aient 
fait  souche  de  schismatiques  ou  d'hérétiques  dans  l'Ile 
des  saints. 

"  Quoiqu'il  en  soit  de  ces  dissentiments,  dit  M.  de 
"  Montalembert,  ils  ne  portèrent  aucune  atteinte  ni  à 
''  la  foi  catholique,  puisque  le  pélagianisme,  l'hérésie 
"  dominante  en  Bretagne,  ne  prit  jamais  pied  en 
"  Irlande,  ni  à  l'ascendant  du  grand  missionnaire 
"  romain,  puisqu'il  est  resté  le  premier  et  le  plus 
"  populaire  des  saints  dans  la  catholique  Irlande."* 


"  Les  Moines  d'Occident,  3''  volume,  p.  83.  Pelage  était  né 
dans  la  Grande-Bretagne  au  quatrième  siècle.  Il  vint  à  Rome 
et  fut  l'ami  de  saint  Augustin,  le  grand  évêque  d'Hippone.  Son 
hérésie,  porte  sur  la  griice,  le  libre  arbitre,  le  péché  origi- 


316  FRÉDÉEIC   OZANAM 

"  On  a  bien  tort,  dit  Ozanam,  de  répéter  que  l'Eglise 
"  d'Irlande,  nourrie  des  doctrines  de  l'Asie,  repous- 
"  sait  l'autorité  des  papes  et  que  ses  moines  de  concert 
"  avec  les  Guidées  de  Bretagne  sauvèrent  l'indépen- 
"  dance  religieuse. 

"  Parcourez  ce  qui  reste  de  ces  premiers  siècles,  les 
"  décrets  des  conciles  nationaux,  vous  y  retrouverez 
"  tout  ce  que  les  ennemis  de  Rome  ont  rejeté.  Les 
"  dissidences  se  réduisent  à  trois  points:  la  forme  de 
"  la  tonsure,  les  cérémonies  accessoires  du  baptême, 
"  et  l'époque  où  il  fallait  célébrer  la  Pâques." 

L'hypothèse  d'une  église  nationale  celtique  ne  se 
soutient  pas  mieux  pour  la  Grande-Bretagne  que  pour 
l'Irlande.  Il  est  bien  vrai  que  saint  Augustin  de  Can- 
torbéry  fut  mal  reçu  par  le  clergé  du  pays  de  Galles. 
Les  points  de  dissidence  étaient  les  mêmes  ;  mais  il 
s'y  ajoutait  un  sentiment  de  répulsion,  qui  s'explique 
s'il  ne  se  justifie  point.  Ce  nouvel  archevêque,  qui 
leur  arrivait  de  l'étranger,  qui  avait  fait  ses  débuts 
à  la  cour  d'un  roi  anglo-saxon,  ne  disait  rien  de  bon  à 
ces  populations  si  maltraitées  par  leurs  conquérants. 


nel,  la  nécessité  du  baptême.  Il  fut  combattu  par  des  Pères 
de  l'Église,  par  son  ancien  ami  surtout,  et  condamné  par 
plusieurs  conciles.  Quelques  écrivains  font  naître  saint  Patrice 
en  Ecosse;  il  paraît  certain  qu'il  naquit  dans  les  Gaules,  près  de 
Boulogne.  Le  principal  auteur  de  cette  hypothèse  saugrenue 
d'une  ancienne  église  protestante  chez  les  Celtes  est  Usher  :  On 
the  rdigion  of  ancient  Ireland  and  Brittanny.  M.  Thierry  s'y  est 
laissé  prendre. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  317 


Il  y  a  plus,  les  Gallois  ne  voulurent  point  prêcher 
l'Evangile  à  leurs  ennemis,  il  semble  qu'ils  se  soient 
réservé  de  les  haïr  jusque  dans  l'autre  monde. 
Leur  obstination  fait  songer  à  ce  Cacique,  qui  prêt  à 
recevoir  le  baptême,  s'y  refusa  après  qu'on  lui  eût  dit 
que  les  Espagnols  aussi  allaient  en  paradis.  Peut-être 
les  Bretons  craignaient-ils  de  plus  que  les  Anglo- 
Saxons,  après  les  avoir  persécutés  comme  nation  ne 
vinssent  à  les  dominer  encore  dans  le  sanctuaire,  s'ils 
entraient  dans  le  giron  de  l'Eglise.  Enfin  le  mission- 
naire romain  peut  avoir  eu  quelques  torts  à  leur 
égard  ;  mais  il  n'eut  certainement  pas  celui  que  lui 
reprochent  certains  historiens  :  de  s'être  vengé  en 
livrant  les  Gallois  aux  fureurs  des  Saxons  païens  et 
d'avoir  été  la  cause  du  massacre  d'une  multitude  de 
moines.  Il  y  avait  longtemps  qu'il  était  mort,  lorsque 
se  passèrent  ces  tristes  événements  ;  ce  qui  a  pu 
donner  lieu  à  cette  calomnie,  c'est  sans  doute  la 
menace  prophétique  qu'il  fit.  Le  simple  bon  sens  ne 
disait-il  pas,  du  reste,  qu'en  refusant  de  convertir 
leurs  ennemis,  les  Gallois  rejetaient  une  chance  de 
salut  pour  eux-mêmes,  en  ce  monde  aussi  bien  que 
dans  l'autre?  Augustin,  en  prévoyant  ces  malheurs,  ne 
donnait-il  pas  une  nouvelle  preuve  de  sa  sagesse  et  de 
sa  charité  ? 

Il  était  du  reste  soutenu  dans  la  lutte  par  saint 
Grégoire,  qui  montrait  pour  cette  mission  une  sollici- 
tude sans  égale.  On  trouve  dans  des  extraits  de  leur 
correspondance  les  marques  d'une  intelligente  libéra- 


318  FRÉDÉRIC   OZANAM 

lité;  les  conseils  du  pape  sont  pleins  de  sagesse,  de 
modération  et  de  tendresse  tant  pour  la  nouvelle 
Eglise  que  pour  le  dévoué  missionnaire.  "  La  première 
"  maxime  de  sa  politique  si  différente  de  celle  que 
"  l'ancienne  Rome  avait  pratiquée,  c'était  d'abhorrer 
"  la  conquête  par  les  armes  et  de  ne  rien  devoir 
"  qu'au  libre  assentiment  des  esprits." 

De  là  des  sortes  de  controverses  publiques  qui  pré- 
cédaient les  conversions.    Le  langage  que  tenaient  les 
chefs  saxons  était  quelque  fois  plein  de  poésie,  et  nous 
rappelle  les  discours  de  nos  anciens  aborigènes,  en  de 
pareilles  rencontres,  tels  qu'ils  ont  été  rapportés  dans 
les  Relations  des  Pères  Jésuites.  Qu'on  lise  ces  paroles 
d'un  des  conseillers   d'Elwin,  roi  des  Northumbres  : 
"Oroi,s'écrie-t-il,  telle  me  paraît  ôtrela  vie  del'hom- 
"  me  sur  la  terre,  en  comparaison  du  temps  qui  la  suit 
"  et  dont  nous  ne  savons  rien.  C'est  comme  en  hiver, 
"  quand  vous  êtes  assis  au  festin  avec  vos  chefs  et  vos 
"  officiers,  et  qu'un  grand  feu  allumé  au  milieu  de  la 
"  salle  réchauffe  tout  entière,  pendant  qu'au  dehors 
"  tout  est  enveloppé  d'un  tourbillon  de  neige.   Alors, 
"  s'il  arrive  qu'un  passereau  traverse  la  salle,  entrant 
"  par  une  ouverture  et  sortant  par  l'autre,  tant  qu'il 
"  est  dedans  il   n'est  point  battu  par  l'orage  ;    nuiis 
"  après  un  court  intervalle  de  sérénité,  il  disparaît, 
"  passant  de  la  tempête  à  la  tempête.    Telle  est  la  vie 
"  humaine  dont  nous  voyons  un  court  moment;  mais 
"  nous  ignorons  ce  qui  la  précède  et  ce  qui  la  suit. 
"  C'est  pourquoi,  si  cette  doctrine  nouvelle  vient  nous 


FRÉDÉRIC    OZAXAM  319 


"  apprendre  quelque  chose  de  plus  certain,  il  semble 
"  qu'il  faudra  la  suivre."' 

Quatre-vingt  douze  ans  de  prédication  achevèrent 
la  conversion  de  l'Angleterre.  Telle  était  la  vénération 
dont  le  métropolitain,  résidant  à  Cantorbéry,  et  les 
quatorze  évoques  ses  suffragants  étaient  environnés, 
qu'on  voulut  les  voir  et  dans  les  assemblées  publiques 
et  dans  les  cours  de  justice  où  ils  siégeaient.  Les  deux 
monastères  fondés  par  saint  Augustin  avaient  pros- 
péré ;  les  essaims  sortis  de  ces  ruches  en  ayant  formé 
d'autres,  l'Angleterre  comptait  plusieurs  milliers  de 
moines.  Tout  cela  était  dû  autant  à  la  protection 
constante  du  pape,  qu'à  l'habilité  et  au  courage  de 
son  représentant  et  de  ses  successeurs.  Aussi  M.  de 
Montalembert,  après  avoir  décrit  Téglise  du  monas- 
tère qui  à  Rome  aujourd'hui  porte  le  nom  de  Saint- 
Grégoire,  a-t-il  raison  de  s'adresser  aux  Anglais  pro- 
testants et  d'attirer  leur  attention  sur  ce  lieu  véné- 
rable ;  on  y  montre  encore  la  chaire  où  le  saint  prê- 
chait, et  l'autel  devant  lequel  il  a  dû  tant  prier  pour 
la  conversion  de  ses  chers  Anglais  : 

"  Où  est  donc  l'Anglais  digne  de  ce  nom  qui,  en 
'■  portant  son  regard  du  Palatin  au  Colisée,  pourrait 
"  contempler  sans  émotion  et  sans  remords  ce  coin  de 
"  terre  d'où  lui  sont  venus  la  foi  et  le  nom  de  chré- 
"  tien,  la  Bible  dont  il  est  si  fier,  l'Église  même  dont 
'•  il  a  gardé  le  fantôme?  Voilà  donc  où  les  enfants 
"  esclaves  de  ses  ^aïeux  étaient  recueillis  et  sauvés  ! 
■•  Sur  ces  pierres  s'agenouillaient  ceux  qui  ont  fait  sa 


320  FRÉDÉRIC   OZANAM 

"  patrie  chrétienne  !  Sous  ces  voûtes  a  été  conçu  par 
"  une  âme  sainte,  confié  à  Dieu,  béni  par  Dieu, 
"  accepté  et  accompli  par  d'huixibles  et  généreux 
"  chrétiens,  le  grand  dessein  !  Par  ces  degrés  sont 
"  descendus  les  quarante  moines  qui  ont  porté  à 
"  l'Angleterre  la  parole  de  Dieu,  la  lumière  de  l'Évan- 
"  gile  avec  l'unité  catholique,  la  succession  aposto- 
"  lique  et  la  règle  de  saint  Benoît  !  Aucun  pays  n'a 
"  reçu  le  don  du  salut  plus  directement  des  papes  et 
"  des  moines,  et  aucun  hélas  !  ne  les  a  sitôt  et  si 
"  cruellement  trahis."  (*) 

Après  leur  conversion  les  Anglo-Saxons  de  la 
Grande-Bretagne,  firent  comme  les  Irlandais,  ils 
rendirent  au  continent  les  bons  offices  qu'ils  en 
avaient  reçus.  Leurs  moines  avaient  un  grand  avan- 
tage sur  les  moines  irlandais,  c'était  celui  d'une  com- 
mune origine  avec  les  Germains.  Ils  montrèrent  peut- 
être  aussi  un  sens  plus  pratique  et  naturellement  une 
plus  grande  connaissance  du  caractère  national. 

Saint  Boniface  est  celui  dont  le  nom  est  le  j^lus 
connu.  Tout  grand  événement  historique  se  traduit 
et  se  résume  par  un  nom  d'homme.  Saint  Colomban 
est  demeuré  le  représentant  de  la  prédication  irlan- 


(*)  Sous  le  porche  de  cette  église  on  voit  les  tombes  de  quel- 
ques Anglaiset,entr'autres inscriptions,  celle-ci  :  "  Ci-git  Robert 
Pecham,  anglais  catholique  qui,  après  la- rupture  de  l'Angle- 
terre avec  l'Église,  a  quitté  sa  patrie,  ne  pouvant  supporter  d'y 
vivre  sans  la  foi,  et  qui,  venu  à  Rome,  y  est  mort,  ne  pouvant 
supporter  d'y  vivre  sans  patrie." 


FRÉDÉRIC   OZANAM  321 

daise  sur  le  continent,  saint  Boniface,  celui  de  la 
prédication  anglo-saxonne. 

Son  nom  était  Winfried  ;  ce  fut  le  pape  Grégoire  II 
qui  en  le  sacrant  évêque  régionnaire,  c'est-à-dire  sans 
diocèse,  lui  imposa  le  nom  de  Boniface  sous  lequel  il 
a  été  canonisé.  (*) 

C'était  lors  de  son  second  voyage  à  Rome  ;  il  y 
était  allé  une  j)remière  fois  après  une  mission  in- 
fructueuse dans  la  Frise,  Grégoire  II  l'avait  renvoyé 
avec  des  pouvoirs  très  étendus  "  le  laissant  libre 
"  d'observer  les  peuples  et  comparable  à  l'abeille,  qui 
"  voltige  autour  des  fleurs  d'un  jardin  avant  de  se 
"  reposer  sur  le  calice  qu'elle  a  choisi." 

Il  parcourut  alors  la  Lombardie,  la  Bavière,  la 
Thuringe  et  la  France  orientale  ;  mais  se  sentit  encore 
attiré  vers  la  Frise  où  avait  commencé  son  apostolat 
et  où  il  devait  se  terminer  d'une  manière  bien  tra- 
gique. Ses  succès,  cette  fois,  furent  tels  que  l'évêque 
Wilbrod  voulut  l'associer  à  Tépiscopat.  Effrayé  de 
cette  proposition,  il  s'enfonça  dans  l'Allemagne  et 
poussa  dans  le  pays  des  Hessois,  jusqu'aux  frontières 
des  Saxons;  il  baptisa  plusieurs  milliers  d'intidèles, 
et  voyant  qu'il  y  avait  une  grande  moisson  à  recueil- 


(*)  Les  papes  se  succédaient  rapideinent  à  cette  époque. 
Depuis  le  pontificat  de  saint  Grégoire  le  Grand,  jusqu'à  celui  de 
saint  Grégoire  II,  dans  un  espace  de  111  ans  seulement,  il  n'y 
eut  pas  moins  de  24  souverains  pontifes,  sans  compter  les  anti- 
papes. 

21 


322  FRÉDÉRIC    OZANAM 

lir,  il  fit  ce  second  voyage  à  Rome  dont  nous  avons 
parlé.  Revenu  évêque,  il  résolut  de  frapper  un  grand 
coup,  ce  qu'il  fit  à  la  lettre,  en  abattant  un  arbre 
séculaire  qui  était  pour  les  païens,  et  pour  beaucoup 
de  gens  flottant  encore  entre  les  deux  religions,  un 
objet  de  superstition  des  plus  vénérés  et  des  plus 
redoutables. 

"  Une  grande  multitude  de  barbares  était  accourue 
"  à  Geismar,  autour  du  chêne  de  Thor,  menaçant  de 
"  défendre  à  main  armée  ce  dernier  signe  du  culte  de 
"  leurs  pères  et  de  mettre  à  mort  l'ennemi  des  dieux. 
"  Ti'évêque  parut  entouré  de  ses  clercs.  Aux  premiers 
"  coups  de  cognée,  un  grand  vent  que  l'on  regarda 
"  comme  un  signe  du  ciel  fit  plier  le  chêne  gigan- 
"  tesque.  Il  s'inclina  sous  le  poids  de  ses  branches, 
"  et  tomba  se  brisant  en  trois  endroits,  de  sorte  que 
"  sans  aucun  travail  il  se  trouva  partagé  en  quatre 
"  grands  troncs  d'une  égale  longueur.  La  foule  des 
"  idolâtres  rétracta  ses  imprécations  et  loua  le  Dieu 
"  des  chrétiens.  Du  bois  de  l'arbre  sacré  on  cons- 
"  truisit  un  oratoire  en  l'honneur  de  saint  Pierre." 

A  travers  mille  obstacles  dont  le  moindre  n'était 
pas  la  conduite  d'une  partie  du  clergé,  le  nouvel 
évêque  se  mit  à  reconstruire  l'œuvre  tant  de  fois 
détruite  et  reprise,  de  la  conversion  des  Germains,  et 
à  réunir  les  débris  qu'avaient  laissés  derrière  eux  ces 
grands  hommes:  Séverin,Nicétius,Rupert et  Colomban 
que  nous  n'avons  fait  qu'entrevoir  dans  cette  rapide 
analyse  d'une  esquisse  elle-même  déjà  bien  rapide. 


FREDERIC   OZANAM  323 


Ozanam  nous  fait  descendre  dans  la  vie  intime  de 
Boniface,  il  nous  le  montre  tout  autre  pour  lui-même 
qu'aux  yeux  de  la  foule  :  plein  de  courage,  de  har- 
diesse, de  fermeté  à  l'extérieur  ;  timide,  scrupuleux, 
et  sensible  à  l'excès  au  dedans.  Mais  Boniface,  comme 
bien  des  saints  et  des  grands  hommes  luttait  sans  cesse 
contre  lui-même.  Il  était  dans  sa  nature  de  s'appuyer 
sur  autrui,  d'implorer  du  secours  ;  et  il  devait  dire 
souvent  avec  le  psalmiste  :  Levavi  occulos  in  montes 
undh  veniet  auzilium  mihi.  Ce  secours,  il  le  cherchait 
surtout  à  Rome  et  en  Angleterre.  De  Rome,  il  recevait 
des  pouvoirs  toujours  de  plus  en  plus  étendus,  des 
consolations,  des  encouragements  et  de  sages  conseils 
pleins  de  douceur  et  de  modération.  D'Angleterre,  il 
lui  venait  des  lettres  remplies  de  sympathie,  des  ma- 
nuscrits précieux,  entr'autres  les  "Questions  de  saint 
Augustin  avec  les  réponses  de  Grégoire  le  Grand,  " 
des  ornements  sacerdotaux,  des  cloches,  enfin  des 
moines  et  des  religieuses. 

"  Lioba,  belle  comme  les  anges,  ravissante  dans  ses 
"  discours,  savante  dans  les  écritures  et  dans  les  saints 
"  canons,  gouverna  l'abbaye  de  Bischofsheim.  Les 
"  farouches  germaines,  qui,  autrefois,  aimaient  le 
"  sang,  et  se  mêlaient  aux  batailles,  venaient  mainte- 
"  nant  s'agenouiller  au  pied  de  ces  douces  maîtresses. 
"  Le  silence  et  l'humilité  ont  caché  leurs  travaux  aux 
"  regards  du  monde  ;  mais  l'histoire  marque  leur 
"  place  aux  origines  de  la  civilisation  germanique  :  la 
"  Providence  a  mis  des  femmes  auprès  de  tous  les 
"  berceaux.  " 


324  FRÉDÉRIC   OZANAM 

La  correspondance  de  saint  Boniface  avec  une  de 
ses  parentes  montre  de  part  et  d'autre  une  grande 
culture  d'esprit  ;  nous  en  parlerons  plus  loin.  Le  saint 
avait  la  faiblesse  de  faire  des  vers,  dit  plaisamment 
Ozanam,  qui,  on  l'a  vu,  en  faisait  lui-même.  Cette  fai- 
blesse a  été  celle  de  saint  Grégoire  de  Nazianze,  de 
saint  Bonaventure,  de  saint  Thomas  cl'Aquin,  et  le 
pape  régnant  Léon  XIII  n'en  est  pas  exempt.  *. 

Boniface  crut  devoir  faire  un  troisième  voyage  à 
Rome,  et  se  rendit  auprès  de  Grégoire  III,  pontife 
rempli  de  la  même  sollicitude  qu'avaient  manifestée 
ses  prédécesseurs  pour  ces  importantes  missions.  Il 
resta  un  an  dans  la  ville  éternelle,  travaillant  avec  le 
pape  aux  affaires  de  la  France  et  de  la  Germanie  et 
prêchant  d'église  en  église,  suivi  partout  d'une  grande 
foule  de  pèlerins,  venus  de  tous  les  pays  de  l'Occident. 

Il  avait  déjà  tenu  plusieurs  conciles  qui  marquèrent 
dans  l'histoire  ecclésiastique  pour  cette  partie  de  la 
chrétienté.  Il  en  tint  encore  un  à  son  retour.  Dans  l'un 
de  ces  conciles  on  fit  un  catalogue  des  superstitions 
païennes  qui  obscurcissaient  encore  les  lumières  de  la 
foi.  C'est  un  curieux  document  à  consulter. 

Boniface  s'occupa  des  rapports  avec  le  pouvoir  po- 
litique, et  le  bras  séculier,  à  la  suite  de  ces  conciles  ap- 


*  Voir  :  Leonis  XIII pontificis  maximi  carmina  colle git  atque 
italien  interpreUUus  est  Jeremias  Brunellnis  ;  magnifique  volume 
publié  par  l'Institut  du  Patronage  du  Saint-Esprit,  auquel  le 
pape  a  donné  la  propriété  de  cet  ouvrage. 


FRÉDÉRIC  OZANAM  325 

paraît,  on  peut  le  dire,  pour  la  première  fois,  dans 
l'histoire  ecclésiastique  de  cette  partie  de  l'Europe.  Le 
pape  Zacharie  lui  avait  confié  en  748,  l'Église  de 
Mayence,  érigée  en  métropole,  ayant  sous  sa  juridic- 
tion Tongres,  Cologne,  Worms,  Spire  et  Utrecht.  Le 
nouvel  archevêque  était  plutôt  un  primat  pour  toutes 
les  régions  germaniques,  et  il  étendit  sa  sollicitude  aux 
intérêts  généraux  de  la  chrétienté. 

Charles  Martel  n'avait  donné  aux  œuvres  de  ce 
grand  apôtre  qu'un  appui  peu  efficace.  Sa  victoire 
sur  les  Sarrasins,  qui  avait  sauvé  la  civilisation 
d'un  des  plus  grands  dangers  qu'elle  ait  courus,  en 
avait  fait  naître  d'autres.  Ce  maire  du  palais  paya  ses 
leucles  ou  feudataires  par  des  bénéfices  et  même  des 
évêchés  ;  de  là,  un  clergé  peu  édifiant  et  des  abus 
qu'il  était  difficile  de  réprimer. 

Carloman  et  Pépin  le  Bref,  firent  davantage  pour 
l'Eglise,  et  c'est  une  question  historique  de  savoirsi  ce 
fut  saint  Boniface  qui  sacra  ce  dernier  après  que  les 
chefs  Francs,  réunis  à  Soissons,  l'eurent  élevé  sur  le 
bouclier,  pour  mettre  fin  au  règne  des  rois  fainéants. 
Notre  auteur  se  prononce  pour  l'affirmative. 

A  tous  ces  gouvernants  et  même  aux  souverains 
pontifes,  le  zélé  missionnaire  écrivait  avec  une  liberté 
et  une  indépendance  qui  rappellent  celles  que  l'on  a 
reprochées  à  saint  Colomban.  Au  pape  Zacharie  à  qui 
il  dénonçait  les  abus  et  les  divertissements  que  l'on 
tolérait  à  Rome,  il  ne  craignait  point  dédire  :  "  Si  des 
"  hommes  charnels,  qui  ne  savent  rien,  voient  prati- 


326  FRÉDÉRIC   OZANAM 

"  quer  à  Rome  ce  que  nous  leur  défendons  comme 
"  péché,  ils  le  croiront  permis  par  l'Eglise,  et  en  tire- 
"  ront  une  accusation  contre  nous,  un  scandale  pour 
"  eux.  " 

Il  obtint  de  Carloman  une  concession  pour  l'ab- 
baye de  Fulda  que  son  disciple  Sturm  établit  par  ses 
ordres  et  qui  fut  plus  tard  la  rivale  de  Saint-Gall.  C'é- 
tait en  jjleine  forêt  que  l'on  avait  courageusement  com- 
mencé cette  grande  entreprise.  L'intention  du  saint 
archevêque  était  d'y  finir  ses  jovirs.  "  C'est  là,  écri- 
"  vait-il  au  pape,  qu'avec  le  bon  plaisir  de  Votre  Sain- 
"  teté,  j'ai  résolu  de  donner  un  repos  de  quelques 
"  jours  à  mon  corps  brisé  par  la  vieillesse,  et  de  choi- 
"  sir  une  sépulture,  car  cet  endroit  est  dans  le  voisi- 
"  nage  des  quatres  peuples  auxquels,  par  la  grâce  de 
"  Dieu,  j'ai  annoncé  la  parole  du  Christ.  " 

Mais  la  Providence  et  le  zèle  de  Boniface,  en  décidè- 
rent autrement.  Quelqu'attrait  qu'il  eût  pour  cet  en- 
droit, il  ne  voulut  point  entrer  dans  la  retraite  sans 
avoir  revu  le  théâtre  de  ses  premiers  travaux,  sans 
avoir  fait  un  dernier  effort  pour  la  conversion  de  la 
Frise.  Quoiqu'il  eût  soixante  et  quinze  ans,  il  partit 
malgré  les  supplications  de  ses  amis.  Il  avait  non  seu- 
lement le  pressentiment,  mais  encore  l'intuition  de  ce 
qui  devait  arriver.  Il  semblait  qu'il  s'offrît  au  martyre 
et  qu'il  voulût  le  recevoir  dans  le  pays  où  il  avait  dé- 
buté, et  par  là  peut-être  obtenir  la  conversion  de  ses 
habitants  si  rebelles  à  la  grâce. 

A^'ant  remis  à  LuU,  son  disciple,  l'exercice  de  sa 


FREDERIC    OZANAM 


32/ 


charge,  et  la  continuation  de  ses  entreprises,  il  lui  dit  : 
"  Pour  moi,  je  me  mettrai  en  chemin,  car  le  jour  de 
"  mon  passage  approche.  J'ai  désiré  ce  départ  et  rien 
"  ne  peut  m'en  détourner.  C'est  pourquoi,  mon  fils, 
"  faites  préparer  toutes  choses  et  placez  dans  le  coffre 
"  de  mes  livres  le  linceuil  qui  doit  envelopper  mon 
'i  vieux  corps.  " 

Avec  une  suite  assez  nombreuse  de  prêtres  et  de 
moines,  il  descendit  le  Rhin  jusqu'à  Ttrecht  et  com- 
mença à  évangéliser  avec  succès,  faisant  plusieurs  mil- 
liers de  néophytes.  Ici  se  place  une  scène  inoubliable, 
une  des  plus  émouvantes  qui  soient  racontées  dans  ces 
récits,  si  remplis  cependant  de  tableaux  héroïques. 

"Un  jour,  le 5 juin,  le  pavillon  de  l'archevêque  avait 
"  été  dressé  près  de  Dockum,  au  bord  de  la  Burda, 
"  qui  sépare  les  Frisons  orientaux  et  les  occidentaux. 
"  L'autel  était  prêt  et  les  vases  sacrés  disposés  pour  le 
"  sacrifice,  car  une  grande  multitude  était  convoquée 
"  pour  recevoir  l'imposition  des  mains.  Après  le  lever 
"  du  soleil,  une  nuée  de  barbares,  armés  de  lances  et 
"  de  boucliers,  \)aT\\t  dans  la  plaine  et  vint  fondre  sur 
"  le  camp.  Les  serviteurs  coururent  aux  armes  et  se 
"  préparèrent  à  défendre  leurs  maîtres.  Mais  l'homme 
"  de  Dieu,  au  premier  tumulte  de  l'attaque,  sortit  de 
"  sa  tente  entouré  de  ses  clercs  et  portant  les  saintes 
"  reliques,  qui  ne  le  quittaient  point.  "  Cessez  ce  com- 
"  bat,  mes  enfants  !  s'écria-t-il,  souvenez-vous  quel'E- 
"  criture  nous  apprend  à  rendre  le  bien  pour  le  mal. 
"  Car  ce  jour  est  celui  que  j'ai  désiré  longtemps,  et 


328 


FREDEEIC   OZANAM 


'  l'heure  de  notre  délivrance  est  venue.  Soyez  forts 
dans  le  Seigneur,  espérez  en  lui,  et  il  sauvera 
",vos  âmes.  "  Puis  se  retournant  vers  les  prêtres,  les 
diacres  et  les  clercs  inférieurs,  il  leur  dit  ces  pa- 
'  rôles  :  "Frères  !  soyez  fermes,  et  ne  craignez  point 
'  ceux  qui  ne  i^euventrien  sur  l'âme;  mais  réjouissez- 
"  vous  en  Dieu,  qui  vous  prépare  une  demeure  dans 
"  la  cité  des  anges.  Ne  regrettez  pas  les  vaines  gloires 
"  du  monde,  mais  traversez  courageusement  ce  court 
"  passage  de  la  mort,  qui  vous  mène  à  un  royaume 
"  éternel.  "  Aussitôt,  une  bande  furieuse  de  barbares 
"  les  enveloppa,  égorgea  les  serviteurs  de  Dieu,  et  se 
"  précipita  dans  les  tentes,  où,  au  lieu  d'or  et  d'argent, 
"  ils  ne  trouvèrent  que  des  reliques,  des  livres  et  le 
"  vin  réservé  pour  le  saint  sacrifice.  Irrités  de  la  sté- 
"  rilité  du  pillage,  ils  s'enivrèrent,  ils  se  querellèrent 
"  et  se  tuèrent  entre  eux.  Les  chrétiens,  se  levant  en 
"  armes  de  toutes  parts,  exterminèrent  ce  qui  était 
"  resté  de  ces  misérables.  Le  corps  de  saint  Boniface 
"  fut  retrouvé.  Auprès  de  lui  était  un  livre  mutilé  par 
"  le  fer,  taché  de  sang,  et  qui  semblait  tombé  de  ses 
"  mains.  Il  contenait  plusieurs  opuscules  des  Pères 
"  entre  lesquels  un  écrit  de  saint  Ambroise  :  Du  bien- 
"  fait  de  la  mort.  " 

Telle  fut  la  fin  de  l'apôtre  des  Germains,  d'un 
homme  illustre  par  sa  science  et  son  éloquence;  car, 
il  a  laissé  des  homélies,  des  poésies  et  un  Traité  des 
huit  parties  dit  discours  ;  mais  plus  illustre  encore  par 
son'activité,  sa  fermeté,  son  habileté,  son  courage  et  le 


FREDERIC    OZANAM 


329 


dévouement  sans  bornes,  qui  lui  valut  la  palme  du 
martyre.  De  sa  mort  date  une  ère  nouvelle.  Il  était  bien 
touchant  de  voir  tout  un  troupeau  de  chrétiens,  le 
pasteur  en  tête,  subir  la  mort  sans  résistance  ;  mais  de 
pareils  sacrifices  ne  devaient  pas  se  renouveler  sou- 
vent, la  barbarie  ne  devait  pas  toujours  triompher. 
Aussi  bientôt  Tépée  de  Charlemagne  vint  opérer  au 
Nord  ce  que  Tépée  de  Charles  Martel  avait  fait  au 
Midi  ;  le  paganisme  fut  vaincu  une  fois  de  plus  par 
les  armes  ;  le  fils  de  Pépin  le  Bref  devint  le  continua- 
teur de  Clovis  et  de  Constantin  ;  et  l'avenir  religieux 
de  l'Europe  ne  fut  plus  abandonné  aux  caprices  et 
aux  féroces  entreprises  des  sectateurs  de  Woden. 

"  Ces  esprits  indomptés,  qui  résistaient  aux  lu- 
"  mières,  ne  devaient  céder  qu'à  l'ascendant  d'un 
"  grand  pouvoir  :1a  papauté  l'exerça.  Elle  avait  ce  ca- 
"  ractère  de  paternité  qu'elle  tient  de  son  institution 
"  divine  ;  elle  avait  la  force  des  idées,  les  habitudes 
"  du  gouvernement,  avec  le  prestige  du  temps  et  de 
"  la  distance,  et  la  majesté  du  nom  latin.  C'est  par  là 
"  qu'elle  maîtrisa  les  Francs,  et  par  eux  le  reste  des 
"  peuples.  Le  moment  décisif  fut  celui  où  Grégoire  II 
"  dicta  à  Boniface,  évêque,  le  serment  d'obéissance.  Ce 
"jour-là  seulement,  Rome  vit  s'accomplir  ce  qu'elle 
"  avait  pressenti  lorsque  les  soldats  d'Alaric  rappor- 
"  tèrent  en  pompe  les  vases  sacrés  dans  la  basilique  de 
"  Saint-Pierre.  Rome  vit  commencer  son  empire  sur 
"  ces  nations  mêmes  qui  l'avaient  renversé  ;  elle  vit  un 
"  pontife  saxon,  agenouillé  au  nom  de  la  Germanie, 


330  FRÉDÉRIC  OZANAM 


"  aux  pieds  d'un  citoyen  romain.  Le  représentant  des 
"  barbares  se  releva  délégué  du  Vatican.  Ce  proconsul 
"  des  temps  nouveaux,  sans  licteurs,  sans  glaive  et 
"  sans  fisc,  portait  avec  lui  le  génie  législatif  du  vieux 
"  sénat.  Pendant  trente-sept  ans  il  poursuivit  les  des- 
"  seins  de  cette  politique  romaine  dont  il  s'était  fait  le 
"  serviteur.  Les  hommes  du  Nord  reçurent  la  domi- 
"  nation  bienfaisante  qui  venait  à  eux,  non  plus  avec 
"  les  aigles,  mais  avec  les  symboles  de  la  colombe  et 
"  de  l'agneau.  Ils  sortirent  de  l'incertitude  entre  l'ido- 
"  latrie  et  l'Évangile,  où  ils  avaient  hésité  durant 
"  quatre  cents  ans.  Le  légat  du  siège  apostolique  re- 
"  nouvela  l'onction  des  rois  de  Juda  sur  le  front  des 
"  ducs  austrasiens.  Les  Francs,  confirmés  dans  leur 
"  mission,  se  trouvèrent,  comme  la  Providence  les 
''  avait  voulu,  les  défenseurs  de  l'Église,  les  continua- 
"  teurs  des  Romains,  etl'obstacle  invincible  des  inva- 
"  sions  ;  et  tous  les  pouvoirs  semblèrent  réunis  pour 
"  inaugurer  le  règne  de  Charlemagne.  " 

Charlemagne  s'est  trouvé  à  la  tête  des  Germains 
convertis  et  mêlés  aux  Gaulois  et  aux  Latins,  et  en 
présence  des  autres  Germains  qui  repoussaient  la  civi- 
lisation chrétienne  et  lui  faisaient  une  guerre  à  mort. 
"  Au  huitième  siècle,  dit  notre  auteur,  il  y  avait  deux 
"  Germanies." 

Mais  il  y  avait  longtemps  que  les  deux  Germanies 
existaient.  Déjà  du  temps  où  l'Empire  romain  d'Oc- 
cident était  dans  toute  sa  vigueur,  comme  nous  l'a- 
vons vu,  les  Germains,  rangés  sous  les  étendards  de 


FRÉDÉRIC  OZANAM  331 

Rome,  combattaient  les  autres  barbares.  La  situation 
fut  plus  tranchée  lorsque  les  Francs  devinrent  chrétiens 
et  que  les  Anglo-Saxons  établis  dans  la  Grande-Bre- 
tagne suivirent  leur  exemple.  Les  Bavarois,  les  Thu- 
ringiens,  les  Allemands  se  convertirent  partiellement 
mais  avec  des  retours  trop  fréquents  au  paganisme. 

Les  Saxons  du  continent  furent  au  contraire  les 
implacables  ennemis  de  la  nouvelle  Rome,  de  la 
Rome  chrétienne,  de  la  Rome  des  papes.  Ils  avaient 
derrière  eux  les  Frisons  et  d'-autres  peuples  plus  bar- 
bares qu'eux-mêmes,  et  surtout  les  Scandinaves  ces 
terribles  pirates  du  Nord. 

Ozanam  donne  comme  traits  distinctifs  des  deux 
espèces  de  Germains,  l'attachement  des  uns  à  la  pro- 
priété, la  vie  nomade  des  autres.  Cette  distinction 
était  déjà  très  visible  à  l'époque  de  la  conquête 
romaine  ;  elle  s'accentua  davantage.  Ce  n'est  pas  que 
toute  nation  germaine  sédentaire  dût  devenir  facile- 
ment chrétienne,  mais  toutes  les  peuplades  nomades, 
ou  si  l'on  veut,  non  encore  définitivement  fixées, 
ojEfraient  au  christianisme  et  à  la  civilisation  une  résis- 
tance pour  bien  dire  invincible. 

Il  était,  il  est  vrai,  dans  le  caractère  des  Saxons  de 
désirer  la  propriété  du  sol  et  de  s'y  attacher  ;  et  c'est 
par  cela  même  qu'ils  devinrent  comme  le  boulevard 
du  paganisme.  Ils  formaient  un  centre  de  résistance; 
ils  étaient  devenus  les  plus  indomptables,  les  plus 
importants,  et  à  certains  égards,  les  plus  féroces  des 
ennemis  du  Christ. 


332  FRÉDÉRIC   OZANAM 


Une  tradition  ancienne  l'apporte  leur  premier  éta- 
blissement en  Allemagne.  Des  aventuriers  qui  avaient 
suivi  jusqu'au  fond  de  l'Asie  la  fortune  d'Alexandre 
le  Grand,  s'étant  trouvés  sans  chefs  à  sa  mort,  se 
seraient  dispersés  par  toute  la  terre.  Un  certain 
nombre  d'entre  eus  seraient  arrivés  sur  leurs  vais- 
seaux jusqu'aux  embouchures  de  l'Elbe. 

"  Les  navigateurs,  disait-on,  poussés  vers  la  terre, 
'  '  la  trouvèrent  occupée  par  les  Thuringiens.  Us  obtin- 
"  rent  de  ces  peuples  la  liberté  de  jeter  l'ancre  dans 
"  leurs  eaux  et  de  trafiquer  avec  eux,  mais  en  renon- 
"  çant  au  meurtre,  au  pillage  et  à  la  possession  du  sol. 
"  Au  bout  de  peu  de  temps,  épuisés  par  ce  commerce 
"  sans  profit,  ils  commencèrent  à  manquer  d'argent  et 
"  de  vivres.  Un  jour,  il  arriva  qu'un  jeune  homme 
"  sortit  de  leurs  navires,  mourant  de  faim,  mais  cou- 
"  vert  d'or,  paré  d'un  collier  d'or;  et  des  anneaux 
"  d'or  chargeaient  ses  mains.  Il  aborde  un  Thurin- 
"  gien  et  lui  offre  tout  cet  or  pour  tel  prix  qu'il  lui 
"  plaira.  Celui-ci  lui  propose  en  riant  une  poignée 
"  de  terre  en  échange.  L'autre  l'accepte,  la  reçoit 
"  dans  son  vêtement  et  se  retire  joyeux  vers  les  siens. 
"  Le  Thuringien  retourne  dans  sa  tribu,  on  le  loue 
"  d'avoir  trompé  l'étranger.  Cependant  la  nuit  sui- 
"  vante,  les  hommes  de  mer  descendent  sur  le  rivage; 
"  leur  jeune  compagnon  les  guide,  semant  devant  lui 
"  la  poussière  qu'il  a  reçue;  et,  dans  l'enceinte  décrite 
"  de  la  sorte,  ils  dressent  silencieusement  leurs  tentes. 
"  Au  lever  du  soleil,  les  habitants  du  pays  les  recon- 


FRÉDÉRIC   OZANAM  333 

"  naissent,  et  les  somment  sur  la  foi  des  traités,  de 
"  retourner  à  leurs  vaisseaux.  Nous  avons  payé  cette 
"  terre  de  notre  or,  répondirent-ils,  nous  la  défendrons 
"  de  nos  épées.  La  guerre  s'engagea.  Après  de  san- 
"  glants  combats,  les  chefs  des  deux  partis  convinrent 
"  d'une  entrevue  où  ils  se  rendraient  désarmés.  Les 
"  étrangers  y  portèrent  sous  leurs  habits  le  long  cou- 
"  teàu  qui  ne  les  quittait  jamais,  égorgèrent  les  chefs 
"  des  Thuringiens  et  demeurèrent  les  maîtres  du  ter- 
"  ritoire.  Une  terreur  profonde  se  répandit  dans  la 
"  contrée;  et,  en  mémoire  dé  l'événement,  on  appela 
"  ces  étrangers  du  nom  de  leur  arme  nationale;  ils  la 
"  nommaient  Sahs  ;  on  les  appela  les  hommes  au  grand 
"  couteau,  les  Saxons." 

Et  qui  ne  les  a  pas  connus  les  hommes  aux  grands 
couteaux  f  Sahsen  !  tel  est  encore  aujourd'hui  le  cri  de 
détresse  du  véritable  Celte,  du  paysan,  irlandais 
dans  sa  misérable  hutte!  Ils  ont  pour  bien  dire 
exterminé  les  Bretons  de  l'île  où  ils  se  sont  im- 
plantés et  se  sont  plus  tard  assimilé  les  Danois  et  les 
Normands  qui  sont  venus  les  conquérir.  Les  pauvres 
Gallois  leur  en  voulaient  tant,  comme  nous  l'avons  vu, 
qu'ils  ne  les  croyaient  pas  dignes  de  la  parole  divine 
et  qu'ils  auraient  renoncé  au  ciel  plutôt  que  de  le  par- 
tager avec  eux.  Après  avoir  embrassé  la  foi  chrétienne 
avec  une  généreuse  ardeur  ils  ont  embrassé  l'hérésie 
avec  une  ardeur  égale  et  ont  voulu  l'imposer  avec 
cruauté  à  l'île  sœur,  dont  la  condition  sociale  forme 


334  FRÉDÉRIC   OZANAM 


en  ce  moment,  pour  l'Angleterre,  le  plus  ditticiie  et  le 
plus  dangereux  des  problèmes. 

Après  qu'ils  eurent  combattu  sans  relâche  nos 
ancêtres  dans  le  vieux  monde,  ils  n'ont  eu  de  repos 
dans  le  nouveau  que  lorsqu'ils  crurent  les  en  avoir 
chassés  complètement.  C'est  encore  de  leur  nom  que 
s'enorgueillissent  leurs  enfants  rebelles  et  séparés 
d'eux  par  une  juste  rétribution.  Chaque  jour  nous 
entendons  de  leur  bouche  les  louanges  de  la  grande 
race  anglo-saxonne.  Et  nous-mêmes,  après  avoir  lutté 
vaillamment  contre  eux,  ne  nous  faut-il  pas  admettre 
que  nous  leur  devons  beaucoup  et  que  la  domination 
anglaise,  sur  le  tout,  ne  nous  a  pas  été  défavorable  ? 

Il  y  a  peu  de  nations  composées  d'éléments  aussi 
nombreux  qui  ait  reçu  une  aussi  forte  empreinte  d'un 
seul  de  ces  éléments.  Si  son  histoire  est  pleine  d'ano- 
malies, si  son  caractère  national  offre  de  si  frappantes 
antithèses,  n'est-ce  point  parce  qu'elle  représente 
mieux  l'humanité,  dont  elle  a  au  plus  haut  degré 
toutes  les  qualités  et  tous  les  défauts?  * 

Pour  ce  qui  est  des  Saxons  du  continent,  le  rôle 
qu'ils  ont  joué  dans  l'histoire  moderne  est  bien  diffé- 


*  M.  de  Montalembert,  après  avoir  fait  miroiter  ces  antithèses 
aux  yeux  de  ses  lecteurs, terminait  une  appréciation  encore  pleine 
d'actualité,  par  les  pages  suivantes: 

"  Aimant  la  liberté  pour  elle-même,  et  n'aimant  rien  sans  elle, 
"  ce  peuple  ne  doit  rien  à  ses  rois,  qui  n'ont  été  quelque  chose 
"  que  par  lui  et  pour  lui.  Sur  lui  seul  pèse  la  formidable  respon- 
"  sabilité  de  son  histoire.   Après  avoir  subi  autant  et  plus  qu'au- 


FRÉDÉRIC   OZANAM  335 


rent  de  celui  qu'ils  avaient  au  temps  de  Charlemagne. 
Ils  furent  les  plus  fidèles  et  les  derniers  alliés  de  la 
France  sous  Napoléon  I*^''.  En  ce  moment  ils  sont 
dominés  ou  plutôt  effacés  dans  le  nouvel  Empire  d'Al- 
lemagne  par  les   Prussiens,  qui,  au  dire  de  savants 


"  ciine  nation  de  l'Europe,  les  horreurs  du  despotisme  politique 
"  et  religieux  au  seizième  et  au  dix-septième  siècle,  il  a  su,  le 
"  premier  et  le  seul,  s'en  affranchir  pour  toujourf:.  Réintégré 
"  dans  son  vieux  droit,  sa  tîère  et  vaillante  nature  lui  a  depuis 
"  lors  interdit  d'abdiquer  entre  des  mains  quelconques  ses  droits, 
"  ses  destins,  ses  intérêts,  son  libre  arbitre.  Il  sait  vouloir  et 
"agir  pour  lui-même;  gouvernant,  soulevant,  inspirant  ses 
"  grands  hommes,  au  lieu  d'être  séduit,  égaré  ou  exploité  par 
"  eux.  Cette  race  anglaise  a  succédé  à  l'orgueil  comme  à  la 
"  grandeur  du  peuple  dont  elle  est  l'émule  et  l'héritière,  du 
"  peuple  romain  ;  j'entends  les  vrais  Romains  de  la  République, 
"  non  les  vils  Romains  asservis  et  dépravés  par  Auguste.  Comme 
"  les  Romains  envers  leurs  tribu  Itaires,  elle  a  été  teroce  et  cupide 
"  envers  l'Irlande,  infligeant  ainsi  à  sa  victime,  jusqu'en  ces 
"  derniers  temps,  la  servitude  et  l'abaissement  qu'elle  répudie 
"  avec  horreur  pour  elle-même.  Comme  la  Rome  antique,  sou- 
"  vent  haïe  et  trop  souvent  digne  de  haine,  elle  inspirera  tou- 
"  jours  à  ses  juges  les  plus  favorables  plus  d'admiration  que 
"  d'amour.  Mais,  plus  heureuse  que  Rome,  après  mille  ans  et 
"  plus,  elle  est  encore  toute  jeune  et  féconde.  Un  progrès  lent, 
"  obscur,  mais  ininterrompu,  lui  a  créé  un  fonds  inépuisable  de 
"  force  et  de  vie.  Chez  elle  la  sève  débordait  hier  et  débordera 
"  demain.  Plus  heureuse  que  Rome,  malgré  mille  inconsé- 
"  quences,  mille  excès,  mille  souillures,  elle  est  de  toutes  les 
"  races  modernes  et  de  toutes  les  nations  chrétiennes  celle  qui  a 
"  le   mieux   conservé   les    trois   bases   fondamentales   de   toute 

"  société  digne  de  l'homme  :  l'esprit  de  liberté,  l'esprit  de  famille 

"  et  l'esprit  religieux." 
{Les  Moines  d'Occideaf.  Orijines  chrétiennes  des  Iles  Britan' 

niques,  pp.  6  et  7.) 


336  FRÉDÉKIC  OZANAM 


ethnologistes,  sont  plutôt  d'origine  slave  que  d'origine 
germanique,  f 

Mais  revenons  aux  temps  anciens  dont  nous  abré- 
geons l'histoire. 

Dans  une  guerre  sans  relâche  dont  les  vicissitudes 
sont  difficiles  à  suivre,  les  Saxons  avaient  lutté  contre 
les  Francs,  tantôt  victorieux,  tantôt  défaits,  mais 
jamais  soumis.  Charlemagne,  héritier  du  titre  de  pro- 
tecteur de  la  chrétienté  qui  avait  été  donné  à  son 
père  et  à  son  aïeul,  devait  non  seulement  triompher 
des  Germains,  mais  encore  porter  chez  eux  le  siège  de 
sa  puissance. 

"  La  guerre  de  Saxe,  sous  son  règne,  fut  une  croi- 
"  sade.  Ce  caractère  se  laissait  déjà  voir  dans  les 
"  expéditions  militaires  des  Mérovingiens  chez  les 
"Ariens  du  Midi;  il  reparaît  dans  les  combats  de 
"  Charles  Martel  contre  les  Sarrasins  ;  il  éclate  dans 
"  les  guerres  de  Charlemagne.  La  tradition  populaire 
"  les  représentait  ainsi  ;  elle  avait  fait  du  grand  empe- 


t  La  Saxe  est  presque  entièrement  protestante,  il  n'y  a,  à  vrai 
dire,  que  la  famille  royale,  la  cour  et  une  partie  de  la  population 
de  Dresde  qui  soient  catholiques.  Les  Saxons  ne  s'en  sont  pa.s 
moins  battus  bravement  à  Sadowa  pour  leur  bon  roi  Jean. 
Aujourd'hui,  disait  un  homme  d'esprit,  le  roi  de  Saxe  n'est  plus 
qu'un  préfet  et  encore . . .  un  préfet  fort  mal  en  cour.  Le 
royaume  de  Saxe  ne  renferme  pas  toute  la  descendance  des 
Saxons  sur  le  continent,  elle  s'étend  dans  le  Hanovre,  le  Bruns- 
wick et  d'autres  États  et  même  en  Danemark  et  en  Transyl- 
vanie. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  337 

"  reiir  le  premier  des  croisés...  Lorsque  l)ien  longtemps 
"  ai^rès  sa  mort,  Pierre  l'Ermite  entraînait  les  popu- 
"  lations  au  cri  de  Dieu  le  veut  /,  le  bruit  se  répandit 
"  que  Charlemagne  allait  sortir  de  son  tombeau  d'Aix- 
"  la-Chapelle  et  prendre  le  commandement  de  l'armée 
"  chrétienne." 

Nouveau  César,  le  petit  fils  de  Charles  Martel  avait 
trouvé  devant  lui  un  nouveau  Vercingétorix  ;  c'était 
Witikind,  qui  profita  habilement  des  diversions  que 
faisaient  d'autres  ennemis,  car  celui  qui  devait  être 
empereur  d'Occident  avait  à  tenir  tête  à  la  fois  aux 
Saxons  au  Nord,  aux  Lombards  à  l'Est,  et  au  Sud,  du 
côté  de  l'Espagne,  aux  Sarrasins. 

Deux  fois  vaincus  par  Charlemagne,  les  Saxons  de 
Westphalie  s'étaient  deux  fois  soumis  pour  se  soulever 
de  nouveau  en  apprenant  que  le  roi  chrétien  avait 
passé  les  Alpes,  courant  au  secours  du  pape.  Une 
troisième  fois  il  reparut  et  s'avança  jusqu'à  la  Lippe 
où  il  ne  trouva  plus  que  des  suppliants.  "Il  les 
"  reçut  en  grâce,  bâtit  la  forteresse  de  Lippstadt  aux 
"  sources  du  fleuve,  releva  Eresburg,  et,  après  avoir 
"  passé  l'hiver  à  Héristal,  il  revint,  au  printemps  de 
"  777,  convoquer  les  nobles  et  tout  le  peuple  de 
"  Saxe  à  Paderborn.  C'était  le  plus  beau  lieu  de 
"  Westphalie.  Des  sources  jaillissantes  y  arrosaient 
"  les  terres  d'un  riche  manoir.  Le  roi  des  Francs, 
"  entouré  de  ses  prélats  et  de  ses  comtes,  déploya 
"  toute  la  pompe  guerrière  des  champs  de  mai.  Ce 
"  fut  là  qu'il  voulut  recevoir  les  envoyés  des   Sar- 

22 


338  FRÉDÉRIC    OZANAM 

"  rasins  d'Espagne  venus  pour  solliciter  le  secours 
"  de  ses  armes.  Il  semble  que  ce  grand  spectacle 
"  frappa  les  Saxons.  Les  hommes  libres,  réunis  sous 
"  la  conduite  de  leurs  chefs,  jurèrent  obéissance  et 
"  se  soumirent  à  perdre  leur  territoire  et  leur  liber- 
''  té,  s'ils  violaient  la  foi  promise.  Une  grande  multi- 
"  tude,  renonçant  aux  idoles,  demanda  le  baptême. 
"  On  vit  des  troupes  innombrables  d'hommes,  de 
"  fem^nes  et  d'enfants  descendre  dans  les  rivières. 
"  Les  blonds  néophytes,  couverts  de  vêtements  blancs, 
"  sortaient  des  eaux  au  chant  des  cantiques.  A  leur 
"  tête,  les  prêtres  et  les  moines  allaient  poser  la  pre- 
"  mière  pierre  des  églises  dans  les  forêts  purifiées  ;  et, 
"  pendant  plusieurs  mois,  le  récit  de  la  conversion  de 
"  la  Saxe  consola  le  monde  chrétien." 

Au  moment  où  l'on  croyait  leur  conquête  assurée, 
les  Saxons  se  soulevèrent  de  nouveau.  C'était  surtout 
la  discipline  qui  leur  avait  fait  défaut  ;  Witikind  sut 
les  y  soumettre.  Seul  de  tous  les  chefs,  il  n'avait  rien 
juré,  et  s'était  retiré  chez  les  Danois.  liC  bruit  de  la 
défaite  de  Charlemagne  à  Roncevaux,  et  même  celui 
de  sa  mort  s'étant  répandus,  Witikind  procura  aux 
Saxons  l'alliance  des  Frisons  et  des  Danois,  et  se  jeta 
sur  la  Hesse  et  la  Thuringe,  brûlant  maisons,  églises 
et  monastères.  Les  moines  de  Fulda  durent  fuir  em- 
p(n'tant  avec  eux  la  châsse  de  saint  Boniface.  L'inva- 
sion s'étendit  jusqu'à  Coblentz  ;  la  Germanie  échappait 
aux  Francs. 

Mais  Charlemagne  revint;  à  ses  ordres  les  Allemans 


FRÉDÉRIC   OZANAM  339 


et  les  Francs  repoussèrent  l'ennemi.  Bientôt  le  roi 
marcha  en  personne,  et  triompha  à  Bochold.Witikind 
prit  la  fuite,  et  une  multitude  immense  demanda  le 
baptême.  On  crut  s'assurer  l'avenir  en  formant  des 
évêchés  qui  furent  largement  dotés.  "  Le  roi,  dit 
"  notre  auteur,  leur  donna  des  terres  ;  Dieu  seul  pou- 
"  vait  leur  donner  les  âmes." 

Deux  ans  s'écoulèrent  et  Witikind  reparut.  Les 
ravages  et  les  cruautés  des  barbares  furent  plus  ter- 
ribles que  jamais.  La  patience  de  Charlemagne  était 
à  bout  ;  vainqueur  une  fois  encore,  il  abusa  de  la  vic- 
toire. Une  assemblée  fut  convoquée  à  Verden  sur 
l'Aller,  Witikind  y  fut  jugé  par  contumace,  quatre 
mille  cinq  cents  de  ses  complices  furent  mis  à  mort  ; 
leur  chef  s'était  échappé  emportant  avec  lui  la  rage  et 
l'espoir  de  la  vengeance.  Cette  affreuse  boucherie 
souleva  l'horreur  des  peuples  ;  toute  la  Saxe,  on  peut 
dire,  presque  toute  la  Germanie  païenne  se  leva  en 
masse,  aidée  d'une  partie  des  Slaves  qui  avaient  pris 
part  aux  dernières  luttes.  Dans  une  grande  bataille 
livrée  à  Detmold,  les  Francs  firent  des  pertes  énormes. 
Selon  leurs  historiens,  ils  auraient  été  vainqueurs  ; 
mais  une  tradition  rapporte  que,  vaincus,ils  se  seraient 
retirés  sur  le  Mein  et  que  lorsqu'ils  cherchaient  en 
vain  à  traverser  le  fleuve,  une  biche  se  jetant  devant 
eux  leur  aurait  montré  le  gué.  De  là  le  nom  de  Franc- 
fort ou  gué  des  Francs.  * 

*  La  célèbre  cité  de  Francfort  sur  le  Mein,  a  été  longtemps  le 


340  FRÉDÉRIC   OZANAM 

Cependant  les  forces  de  Charlemagne  augmentées 
par  de  nouvelles  recrues  lui  permirent  d'écraser  les 
Saxons.  Il  parcourut  et  ravagea  le  pays,  et  voyant 
les  ennemis  épuisés,  il  fit  offrir  la  paix  à  Witikind. 
Des  nobles  Saxons  allèrent  lui  porter  les  propositions 
du  roi. 

"  Le  guerrier  défiant  exigea  des  otages,  et  les  ayant 
"  reçus,  il  se  rendit  avec  Alboin,  son  compagnon 
"  d'armes,  à  Attigny,  où  il  demanda  le  baptême.  Cet 
"  exemple  entraîna  la  Saxe,  et  la  Frise  l'imita.  Char- 
'^  lemagne  connut  que  ses  desseins  étaient  accomplis. 
"  Il  écrivit  à  Offa,  roi  des  Saxons,  pour  lui  annoncer 
"  une  conversion  qui  faisait  la  joie  de  son  règne.  Le 
"  pape  Adrien  en  reçut  la  nouvelle;  il  répondit  en 
"  rendant  des  actions  de  grâces  à  la  clémence  divine, 
"  parce  que  les  nations  païennes,  rangées  souslapuis- 
"  sance  du  roi,  entraient  dans  la  grande  religion. 
"  Pour  louer  Dieu  d'une  si  éclatante  victoire,  il  ordon- 
"  nait  trois  jours  de  processions  solennelles  dans 
"  toutes  les  contrées  habitées  par  les  chrétiens.  L'i- 
"  magination  des  peuples  s'empara  de  ce  grand  évé- 
"  nement.  On  racontait  qu'aux  jours  des  fêtes  solen- 
"  nelles,  Charlemagne  avait  coutume  de  faire  distri- 
"  buer  une  pièce  d'argent  à  chacun  des  pauvres  qui 
"  se  rassemblaient  à  sa  porte.    Or,  il  arriva  que,  le 


lieu  des  séances  de   la  diète  germanique.    C'est  la  patrie  de 
Goethe  et  de  la  famille  Rotschild. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  3-41 

"jour  de  Pâques,  Witikind,  en  habit  de  mendiant, 
"  s'introduisit  dans  le  camp  pour  en  observer  les  dis- 
"  positions.  Le  roi  faisait  dire  la  messe  sous  sa  tente; 
"^et  quand  le  prêtre  éleva  la  sainte  hostie,  Witikind 
"  vit,  dans  le  pain  consacré,  la  figure  d'un  enfant 
"  d'une  beauté  parfaite.  Après  la  messe  on  distribua 
"  les  aumônes.  Le  guerrier  se  présenta  à  son  rang, 
"  fut  reconnu  sous  ses  haillons,  arrêté,  conduit  au 
"  roi.  Alors  il  raconta  sa  vision,  demanda  à  devenir 
"  chrétien,  et  fit  enjoindre. aux  chefs  de  son  parti  de 
"  poser  les  armes.  Charlemagne  le  fit  duc,  et  changea 
"  contre  un  cheval  blanc  le  cheval  noir  de  son  écu. 
"  Ceci  est  le  récit  des  Saxons.  Ce  peuple  inflexible 
"  ne  voulait  avoir  cédé  qu'à  l'intervention  de  la 
"  Divinité.  D'un  autre  côté,  les  généalogistes  pla- 
"  cèrent  Witikind  à  la  tête  de  la  troisième  race  des 
"  rois  de  France,  en  le  faisant  aïeul  de  Robert  le  Fort. 
"  Plusieurs  légendaires  le  comptèrent  au  nombre  des 
"  saints  et  au  treizième  siècle  la  chanson  de  Witikind 
"  le  Saxon  était  encore  récitée  par  les  jongleurs  fran- 
"  çais.  Son  nom  ne  périt  pas,  il  resta  comme  ceux 
"  de  Roland,  d'Arthur,  de  tant  d'autres  illustres 
"  vaincus  que  la  poésie  est  allée  ramasser  sur  les 
"  champs  de  bataille,  comme  pour  montrer  que  Ti- 
"  magination  des  peuples  est  généreuse,  et  ne  se  range 
"  pas  toujours  du  côté  du  plus  fort." 

Cependant,  même  après  la  soumission  et  la  conver- 
sion de  Witikind,  tout  n'était  pas  fini.  Les  Saxons  de 
rOuest  furent  fidèles  aux  traités,  mais  ceux  du  Weser 


342  FRÉDÉRIC   OZANAM 

se  révoltèrent  de  nouveau.  Cinq  campagnes  succes- 
sives ne  suffirent  point  pour  éteindre  ce  foyer  de 
rébellion,  il  fallut  avoir  recours  au  triste  expédient 
de  la  dispersion  et  de  la  déportation. 

Un  écrivain  contemporain  veut  excuser  Charle- 
magne  en  disant  :  "  Tous  ne  regrettèrent  point  leur 
exil  ;  ils  aimèrent  ces  grasses  terres  du  Midi  qui  leur 
donnèrent  de  riches  vêtements,  des  monceaux  d'or  et 
des  flots  devin." 

La  puissance  royale  et  militaire  ne  fut  pas  heureu- 
sement seule  à  combattre  pour  la  foi.  Les  moines  et 
les  évêques  continuèrent  par  la  persuasion  ce  qui  avait 
été  poursuivi  par  la  force.  Un  enfant  de  cette  Frise 
que  saint  Boniface  avait  évangélisée  au  prix  de  sa  vie, 
saint  Ludgier  en  fut  le  nouvel  apôtre,  et  un  Franc, 
saint  Anschaire,  entreprit  la  tâche  en  apparence  témé- 
raire d'aller  convertir  les  Danois.  Nous  n'avons  point 
l'espace  nécessaire  pour  rapporter  les  détails  de  leurs 
missions  ;  qu'on  se  rappelle  seulement  les  vaillants 
efforts  de  Colomban  et  de  Boniface,  la  carrière  de 
Ludgier  et  d'Anschaire  fut  pleine  de  la  même  abnéga- 
tion, du  même  héroïsme,  et  l'on  y  respire  également  le 
parfum  légendaire  qui  embaume  cette  grande  époque 
malheureusement  aujourd'hui  si  oubliée. 

La  noble  figure  de  Charlemagne  la  domine  et  notre 
auteur  fait  une  étude  complète  du  rôle  que  joua  ce 
grand  homme  sous  le  triple  rapport  de  la  religion,  de 
la  politique  et  de  la  science.  Arrivé  à  l'apogée  de  la 
puissance,  il  fut  en  effet  pendant  quelque  temps  le  lien 


FREDERIC   OZANAM 


343 


qui  unissait  ces  trois  grands  éléments  de  la  civilisation. 

Malgré  la  chute  de  l'empire  d'Occident  et  la  triste 
décadence  de  celui  de  Constantinople,  le  prestige  de 
la  couronne  impériale  hantait  encore  les  esprits  et  les 
barbares  eux-mêmes  n'y  étaient  pas  insensibles.  Plu- 
sieurs de  leurs  chefs  s'en  étaient  déjà  saisis,  mais 
n'avaient  pu  la  conserver  ou  la  transmettre  à  leurs 
descendants.  Ils  étaient  remplis  d'une  admiration 
involontaire  pour  cette  puissance  romaine  qu'il  s  avaient 
mission  de  renverser.  Les  papes  eux-mêmes  qui  se 
substituaient  peu  à  peu  aux  empereurs,  étaient  mal 
à  l'aise  en  ne  sentant  plus  l'appui  qu'ils  en  avaient 
reçu.  Plus  d'empereur  d'Occident,  les  empereurs  d'O- 
rient jouets  de  Thérésie  et  destinés  à  succomber  sous 
les  assauts  de  l'islamisme,  des  rois  lombards  ennemis 
de  l'Eglise  ;  les  Saxons,  les  Ariens,  les  païens  divisant 
ou  attaquant  la  chrétienté  ;  telle  était  la  situation 
aux  temps  de  Charles  Martel,  de  Pépin  le  Bref  et  de 
Charlemagne.  Pour  faire  face  à  tous  ces  dangers  on 
demandait  un  empereur  ! 

Clovis  avait  reçu  les  insignes  du  patriciat  et  une 
lettre  de  l'Empereur;  à  la  joie  qu'il  en  montra  il  est 
permis  de  croire  que  le  roi  des  Francs  y  voyait  plus 
qu'une  confirmation  de  son  pouvoir  :  un  acheminement 
vers  l'Empire;  en  effet  il  se  fit  proclamer  non  seule- 
ment consul,  mais  Auguste.  Ses  successeurs  se  considé- 
rèrent comme  indépendants  des  empereurs  d'Orient, 
comme  le  prouvent  les  monnaies  qu'ils  firent  frapper. 

Théodebert,  irrité  de  ce  que  .Tustinien.  qui.  malgré 


344  FRÉDÉRIC   OZANAM 

sa  véritable  grandeur,  avait  entre  autres  petitesses,  la 
manie  des  titres  plus  ou  moins  légitimes,  avait  pris 
celui  de  vainqueur  des  Allemans  et  des  Francs,  ne 
parle  de  rien  moins  que  d'aller  l'en  châtier  à  Constan- 
tinople,  et  Childebert  II,  traitant  d'égal  à  égal  avec 
l'empereur  Maurice,  lui  envoie  des  ambassadeurs. 

Menacé  par  l'empereur  d'Orient  d'être  maltraité 
comme  l'avaient  été  quelques-uns  de  ses  prédéces- 
seurs, Grégoire  II  s'adresse  à  Charles  Martel,  et  plus 
tard,  Grégoire  III  lui  envoie  les  chaînes  et  les  clefs  en 
mémoire  de  saint  Pierre,  lui  offrant  le  titre  de  patrice 
et  lui  "  mandant  que  le  peuple  romain  était  prêt  à  se 
mettre  sous  la  protection  de  son  bras  invincible.  " 

Lorsque  Pépin  fonde  une  nouvelle  dynastie,  ce  n'est 
pas  vers  l'Orient  qu'il  tourne  ses  regards,  ce  n'est  que 
du  pape,  par  l'entremise  de  saint  Boniface,  qu'il  reçoit 
le  sacre  et  l'investiture. 

Quant  à  Charlemagne,  il  fut  à  deux  reprises,  et  la 
seconde  fois  après  un  très  long  espace  de  temps, 
poussé  par  les  papes  vers  le  rang  suprême.  La  pre- 
mière fois  c'était  lorsqu'il  allait  de  Pavie  à  Rome 
après  avoir  remporté  une  brillante  victoire  dans  l'in- 
térêt du  saint-siège. 

"  Le  Samedi  saint  de  l'an  774,  ayant  laissé  son 
"  armée  sous  les  murs  de  Pavie,  il  se  présenta  devant 
"  Rome  ;  à  trois  milles  de  la  ville  sainte,  il  trouva  la 
"  bannière  et  les  magistrats  venus  au-devant  de  lui  ;  à 
"  un  mille  toutes  les  populations  avec  leurs  chefs  et 
"  les  enfants  qui  étudiaient  aux  écoles,  tous  portant 


FRÉDÉRIC   OZANAM  345 


"  des  palmes  et  chantant  des  hymnes;  enfin  la  croix 
"  qui  ne  sortait  que  pour  les  exarques  et  les  patrices. 
"  A  cette  vue  le  roi  des  Francs  descendit  de  son  che- 
"  val  de  guerre  ;  il  entra  dans  Rome  à  pied,  la  traversa 
"  pour  se  rendre  au  Vatican,  monta  le  grand  escalier 
"  de  Saint- Pierre  en  baisant  chaque  marche:  à  la  der- 
"  nière  il  trouva  le  pape  Adrien,  qui  l'embrassa.  Tous 
"  deux  se  tenant  par  la  main,  entrèrent  dans  la  basi- 
"  lique  pendant  que  la  foule  chantait  le  verset:  Bene- 
"  dictus  qui  venit  in  nomine  Domini,  et,  à  la  suite 
"  du  roi,  tous  les  évêques,  les  abbés,  les  chefs,  et  les 
"  guerriers  francs  s'agenouillèrent  devant  la  Confession 
"  de  Saint-Pierre  pour  accomplir  leur  vœu.  Le  lende- 
"  main,  Charles,  en  habit  de  patrice,  revêtu  du  lati- 
"  clave  et  de  la  tunique,  prit  séance  au  tribunal  pour 
"juger  les  causes  des  citoyens,  conformément  aux 
"  constitutions  des  empereurs." 

Vingt-six  ans  plus  tard,  après  avoir  triomphé  des 
Saxons,  des  Sarrasins  et  des  Lombards,  Charlemagne 
retournait  à  Rome. 

"  Le  vœu  du  peuple  chrétien  demandait,  et  Léon 
"III  le  trouva  juste,  de  mettre  le  nom  où  était  la 
"  puissance.  Le  jour  de  Noël  de  Tan  800,  Charlemagne 
"  étant  venu  à  Rome  pour  rétablir  la  paix,  comme  il 
"  était  entré  dans  la  basilique  de  Saint-Pierre  et  qu'il 
"  y  priait  prosterné  devant  Pautel,  le  pape  lui  mit  sur 
"  la  tête  une  couronne,  pendant  que  tout  le  peuple 
"  remplissait  l'église  de  ses  acclamations,  et  s'écriait  : 
"  A  Charles- Auguste  couronné  de  Dieu,  grand  et  paci- 
"  fique  empereur  des  Romains,  vie  et  victoire  !  "' 


346  FRÉDÉRIC    OZANAM 

"  Toute  la  pensée  du  temps  était  dans  cette  accla- 
"  mation  ;  le  droit  de  Dieu,  de  qui  toute  souveraineté 
"  descend  ;  le  droit  du  peuple,  qui  la  délègue  au  plus 
"  digne;  l'élection  d'un  barbare  victorieux,  mais  pour 
"  restaurer  l'empire  pacifique  d'Auguste.  L'Occident 
"  applaudit  avec  le  peuple  de  Rome  ;  les  impuissantes 
"  réclamations  de  la  cour  d'Orient  se  turent  bientôt. 
"  Ce  fut  un  de  ces  moments  solennels,  où  le  présent 
"  est  assuré  de  la  sanction  de  l'avenir  :  et  Léon,  cer- 
"  tain  d'avoir  accompli  un  de  ces  grands  actes  par 
"  lesquels  le  pontificat  devait  traduire  à  la  terre  les 
"  arrêts  du  ciel,  en  voulut  immortaliser  le  souvenir 
"  dans  l'éclatante  mosaïque  dont  il  décora  le  tricli- 
"  nium  du  palais  de  Latran." 

Le  règne  de  Charlemagne  fut  de  46  ans  ;  il  ne  régna 
que  pendant  quatorze  ans  après  avoir  été  couronné 
empereur  ;  mais  à  vrai  dire  il  en  avait  la  puissance 
longtemi^s  avant  de  s'en  laisser  donner  le  titre. 

Quelles  avaient  été  les  causes  de  sa  lenteur  et  de 
ses  hésitations,  quelle  était  la  raison  qui  l'éloignait 
de  cette  magistrature  suprême  si  désirée  et  si  enviée  ? 
Certes  Napoléon  I^''  et  le  roi  Guillaume,  de  nos  jours, 
n'ont  pas  fait  tant  de  façons  ! 

C'est  probablement  que  le  petit-fils  de  Charles  Martel 
voulut  consolider  son  œuvre  avant  de  la  proclamer 
aux  yeux  du  monde  ;  c'est  qu'il  voulait  faire  l'Empire 
avant  de  se  faire  empereur.  Peut-être  aussi  la  pourpre 
romaine  lui  déplaisait-elle,  parce  qu'il  était  lui-même 
plutôt  un  Franc  et  un  Germain  qu'un  Gallo-Romain. 


FRÉDÉRIC    OZANAM  347 

Il  eut  une  certaine  répugnance,  paraît-il,  à  se  revêtir 
de  la  longue  tunique  et  de  la  chlamyde  et  à  porter 
les  insignes  qui  avaient  fait  tant  de  plaisir  à  Clovis. 
Quoiqu'il  appréciât  les  littératures  grecque  et  latine, 
il  aimait  la  langue  de  ses  aïeux  et  voulut  que  l'Evan- 
gile fût  prêché  en  langue  vulgaire. 

Qzanam  donne  encore  comme  une  preuve  de  ce 
patriotisme  un  peu  étroit  pour  celui  qui  devait  faire 
l'unité  de  l'Europe  chrétienne,  le  fait  qu'il  choisit 
pour  capitale  de  ses  États,  Aix-la-Chapelle  et  non 
point  Paris,  Rome,  ni  aucune  autre  grande  ville  des 
Gaules  ou  de  l'Italie.  Mais  n'y  avait-il  pas  là  plus  de 
tactique  que  de  sentiment?  Ne  valait-il  pas  mieux 
asseoir  le  siège  de  sa  puissance  dans  des  pays  qu'il 
avait  eu  tant  de  peine  à  conquérir,  opposer  par  là 
une  digue  à  de  nouvelles  invasions,  entamer  l'en- 
nemi plutôt  que  de  s'exposer  à  être  entamé  de  nou- 
veau par  lui  ? 

Quoiqu'il  en  soit,  Charlemagne  qui  n'avait  certai- 
nement pas  ménagé  les  Saxons,  témoin  ce  terrible 
massacre  que  l'Eglise  dut  blâmer,  se  montra  très 
disposé  à  concilier  les  peuples  germains  récemment 
conquis  et  convertis.  Les  célèbres  Capitulaires  que 
notre  auteur  a  étudiés  avec  soin  en  fournissent  plus 
d'une  preuve.  D'un  autre  côté,  il  ne  se  faisait  pas 
faute  de  se  poser,  suivant  le  mot  d'Eusèbe  au  sujet  de 
Constantin,  '"'  en  évêque  de  l'extérieur,"  et  il  ne  man- 
qua point  d'écrivains  pour  l'accuser  d'avoir  mis  la 
nnin  à  l'encensoir.  Il  estjustede  dire,  pour  sa  défense. 


348  FRÉDÉRIC   OZANAM 


que  tout  ce  qui  dans  ses  Capitulaires  touchait  à  la 
discipline  de  l'Église,  était  inspiré  par  les  évêques  et 
fut  confirmé  par  les  souverains  pontifes,  ou  du  moins 
ne  fut  pas  blâmé. 

Il  s'efforça  de  mettre  les  lois  de  l'Empire  en  har- 
monie avec  celles  de  l'Église,  et  les  conflits  que  soule- 
vèrent plus  tard  d'autres  empereurs  en  s'arrogeant, 
comme  l'avaient  fait  ceux  de  Byzance,  le  pouvoir  spi- 
tuel,  furent  évités  par  celui  qui  s'intitulait  bien  rec- 
tor  christiani  populi,  mais  qui  en  même  temps  avait 
voué  au  saint-siège  la  plus  grande  obéissance. 

Ozanam  nous  montre  ensuite  Charlemagne  travail- 
lant à  l'équilibre  des  pouvoirs, — cette  chose  que  nous 
croyons  toute  moderne, — favorisant,  dans  une  certaine 
mesure,  les  idées  de  liberté  innées  chez  les  Germains, 
réglant  tout  ce  qui  avait  trait  aux  privilèges  des  leudes 
et  maintenant  dans  la  féodalité  naissante  un  ordre  et 
une  modération  qui  malheureusement  ne  lui  survécu- 
rent point,  puis  enfin  appuyant  l'exercice  de  son  au- 
torité suprême  sur  de  fréquentes  assemblées  et  sur  les 
conseils  des  hommes  les  plus  savants  et  les  plus  ha- 
biles de  son  époque. 

Dans  cette  partie  de  son  travail  notre  auteur  reprend 
habilement,  dans  son  premier  volume,  tout  ce  qui  se 
rapporte  à  celui-ci.  A  propos  de  l'organisation  sociale 
que  Charlemagne  fit  accepter  aux  Germains,  il  rappelle 
le  chant  de  l'Edda  "  où  le  dieu  Heindall,  parcourant  la 
"  terre,  s'arrête  d'abord  chez  une  femme  appelée  la  Bi- 
"  saïeule  qui  lui  donne  pour  fils  le  Serf;  puis  chez 


FRÉDÉRIC   OZANAM  349 

"  l'Aïeule  qui  lui  donne  le  Libre,  et  enfin  chez  la  Mère, 
"  dont  il  a  le  Noble.  Or,  le  Noble  engendra  plusieurs  en- 
"  fants,  entre  lesquels  le  dernier  fut  le  Roi  ;  et  les  au- 
"  très  apprirent  à  aiguiser  les  flèches  et  à  manier  la 
"  lance.  Mais  le  Roi  connut  les  runes,  les  runes  du 
"  temps,  les  runes  de  l'éternité.  " 

Ces  rois-prêtres  qui  possédaient  la  science  humaine 
et  la  science  divine,  crurent  bon  de  s'assurer  aussi 
celle  des  armes.  Le  chant  de  l'Edda  ajoute  en  eff"et: 
"  que  le  roi  s'exerçait  aux  mystères  de  la  science 
magique  lorsqu'il  entendit  le  cri  d'une  corneille,  et 
l'oiseau  dont  il  comprit  le  langage  lui  dit  qu'il  ferait 
mieux  de  monter  à  cheval,  de  coucher  les  armées  dans 
la  poussière  et  de  conquérir  des  terres  plus  fécondes." 

En  sens  inverse,  Charlemagne,  qui  possédait  déjà 
la  science  des  armes,  voulut  y  ajouter  celle  de  toutes 
les  choses  divines  et  humaines.  Ce  qu'il  fit  de  nobles  ef- 
forts pour  s'instruire  et  instruire  son  peuple,  disons 
mieux  ses  peuples,  suffirait  à  sa  gloire. 

Dans  le  chapitre  qu'il  a  intitulé  "/es  Ecoles,''^  Oza- 
nam  entre  dans  tous  les  détails  du  mouvement  litté- 
raire et  intellectuel  de  l'Europe  occidentale  dans  ces 
commencements  de  l'époque  connue  sous  le  nom  de 
moyen  âge.  Là  encore  il  va  chercher  dans  les  fables, 
dans  la  poésie  des  Germains,  exposées  dans  son  pre- 
mier volume,  des  rapprochements  souvent  heureux, 
toujours  ingénieux. 

Il  s'occupe  surtout  de  la  singulière  école  du  faux 
"Virgile  et  des  grammairiens   de  Toulouse  formant 


350  FRÉDÉRIC   OZANAM 

avec  ses  douze  latinités  une  sorte  de  franc-maçonnerie 
littéraire  qui  se  répandit  dans  toute  l'Europe  et  sem- 
blerait avoir  été  inventée  pour  mettre  les  lettrés  gallo- 
romains  à  l'abri  des  persécutions  des  chefs  barbares, 
eux-mêmes  assez  instruits  déjà  dans  la  latinité  vul- 
gaire. 

Il  signale  des  traits  frappants  de  ressemblance  entre 
la  littérature  germaine  ou  Scandinave  et  la  prose  et  la 
poésie  de  la  dernière  décadence  latine  ;  ces  ressem- 
blances consistent  surtout  dans  l'allitération,  dans  le 
goût  des  énigmes,  des  métaphores  et  des  périjibrases 
poussé  àl'excès,  et  qui,  nous  l'avons  déjà  dit,  fait  son- 
ger aux  précieuses  du  temps  de  Louis  XIV.  Les  noms 
de  Virgile,  d'Horace  et  de  Cicérondont  s'affublaient  ces 
rhéteurs,  qu'ils  inscrivaient  sur  leurs  portes,  et  dont  ils 
abusaient  au  point  de  jeter  une  véritable  confusion 
dans  les  études,  sont  aussi  un  trait  commun  entre  eux 
et  les  habitués  de  l'hôtel  de  Rambouillet. 

Par  un  sentiment  de  justice  qui  honore  la  critique 
contemporaine  on  étudie  aujourd'hui  des  écrivains 
naguère  encore  méprisés,  et  qui,  s'ils  ne  brillent  pas 
toujours  par  le  bon  goût,  ne  manquaient  point  de 
génie  et  avaient  à  tout  événement  le  mérite  de  con- 
server la  tradition  littéraire.  * 

Notre  auteur  dit  avec  raison  :  "On  s'arrête  avec  ad- 
"  miration   devant   l'âge   d'or    des    littératures,   aux 


*  Nos  lecteurs  se  rappellent  le  faible  que  saint  Boniface  avait 
pour  la  poésie.  Parmi  les  plus  jolies  choses  du  temps  se  trouvent 


FRÉDÉRIC   OZANAM  351 


"  courts  moments  où  le  rayon  d'en  haut  vient  éclairer 
"  l'époque  de  Périclès,  d'Auguste,  de  Léon  X  :  on  n'a 
"  que  de  l'indififérence  et  du  mépris  pour  les  périodes 
"  difficiles  et  méritoires  qui,  d'un  âge  d'or  à  l'autre, 
"  ont  gardé  la  tradition  littéraire.  Nous  ne  savons  pas 
"  tout  ce  qu'il  a  fallu  de  courage  à  des  hommes  assu- 
"  rés  qu'ils  n'auraient  jamais  les  applaudissements  du 
"  monde,  pour  se  vouer  à  cette  tâche  obscure,  d'étu- 
"  dier,  de  commenter,  de  conserver  la  pensée  d'au- 
"  trui,  la  parole  d'autrui,  la  renommée  d'autrui.  Il  y 
"  a  pourtant  quelque  attrait  à  s'enfoncer  dans  ces 
"  siècles  injustement  délaissés,  à  voir  de  près  le  tra- 
"  vail  dans  toute  son  aridité,  le  travail  sans  gloire, 
"  mais  sans  lequel  plus  tard  l'inspiration  serait  inuti- 
"  lement  descendue  sur  des  âmes  incultes.  C'est  le 
"  spectacle  des  temps  qu'on  appelle  barbares,  dont  il 
"  ne  faut  pas  nier  la  barbarie,  mais  qu'on  aurait  cru 
"  moins  ignorants,  si  on  les  avait  moins  ignorés." 


ses  dix  énigmes,  ou  acrostiches  sur  les  vertus.  Voici  la  première 
telle  qu'Ozanam  l'a  reconstruite  sur  une  édition  imparfaite. 

CARITAS  AIT. 

O  uncta  meis  precibus  restaurât  secla  redemptor, 

i>  ctus,  vel  dicti,  seu  sensus,  vincla  resolvat, 

?3  egina  clamor  cœlornm.,  tilia  régis, 

i-i  nstruxi  mortale  genus  virtutibus  almis, 

lj  etrica  inondani  calcent  ut  ludicra  luxus, 

i>  d  requiem  ut  tendant  animée  pulsabo  tonantem. 

pQ  edibus  e  superis  soboles  nempe  arciteneutis 

>  rbiter  tethereus  condit  me  calce  carenteni 

—  n  qna  nec  metas  fevi  nec  tempera  clausit  ; 

H  empora  sed  mire  tempère  longa  creavit. 


352  FRÉDÉEIC  OZANAM 

Faisant  pour  bien  dire  le  tour  de  l'Europe,  Ozanam 
signale  tous  les  hommes  marquants  qui  ont  contribué 
à  nous  transmettre  le  flambeau  de  la  science  à  l'époque 
qui  suivit  la  chute  de  l'empire  romain  en  Occident. 
Nous  en  citerons  quelques-uns  d'après  lui. 

Ce  sont  d'abord  à  Rome,  Arator,  Boèce  et  Cassio- 
dore.  Arator,  auteur  d'un  poème  sur  les  Actes  des  Apô- 
tres, lut  son  œuvre,  avec  la  permission  du  pape,  dans 
l'église  de  Saint-Pierre-aux-Liens.  "  La  foule  qui  s'y 
"  pressait  fut  si  grande  qu'il  fallut  mettre  plusieurs 
"  jours  à  relire  sept  fois  le  poème  d'un  bout  à  l'autre, 
"  les  auditeurs  se  faisant  répéter  les  plus  beaux  en- 
"  droits  et  ne  se  lassant  pas  de  les  entendre.  "  C'était  à 
l'époque  où  Justinien  reconquérait  l'Italie  sur  les 
barbares,  et  le  poète  chrétien  promettait  à  Rome  une 
nouvelle  grandeur.  * 

Boèce  est  célèbre  surtout  par  son  traité  de  la  Con- 
solation; Cassiodore  par  son  ouvrage  des  Institutions 
divines  et  humaines;  tous  deux  ont  exercé  une  très 
grande  influence  sur  leur  époque.  Parlant  de  ce  der- 
nier, notre  auteur  dit  :  "  On  ne  saurait  penser  sans 
"  respect  à  ce  savant  vieillard  qui,  voyant  venir  avec 
"  l'invasion  lombarde  des  siècles  terribles,  ne  pense 
"  qu'à  la  conservation  des  livres,  et   qui  à   l'âge   de 


*  Cela  fait  songer  aux  nombreuses  représentations  de  la 
lille  de  Roland  et  de  Jeanne  d'Arc,  à  Taris,  après  la  dernière 
invasion  des  Germains  (1875). 


FRÉDÉRIC   OZANAM  363 

"  quatre-vingt-treize  ans  écrit  encore  un  traité  d'or- 
"  thographe." 

En  Espagne,  Isidore  de  Séville,  évêque  et  frère 
d'évêque  et  appartenant  à  une  famille  dont  tous  les 
membres  ont  été  célèbres,  écrit  de  nombreux  ou- 
vrages et  laisse  dans  son  Traité  des  origines  une  véri- 
table bibliothèque,  de  fait  le  premier  dictionnaire 
encyclopédique  dont  l'histoire  fasse  mention. 

Nous  avons  déjà  vu  quelque  chose  de  la  science  et  de 
la  littérature  de  Tlrlande  qui  brilla  plus  qu'aucun  au- 
autre  pays  peut-être  à  cette  époque  :  l'école  de  Tou- 
louse y  étendit  comme  ailleurs  sa  mystérieuse  in- 
fluence. Scott  Erigène,  qui  se  distingua  en  France  au 
neuvième  siècle,  était  aussi  un  enfant  de  la  verte  Erin 
comme  son  nom  l'indique. 

L'Angleterre,  qui  avait  déjà  produit  saint  Boniface, 
eut  entre  autres  grands  lettrés,  Théodore  de  Cantor- 
béry,  le  vénérable  Bède  et  Alcuin. 

Théodore,  venu  en  Angleterre  en  même  temps  que 
le  célèbre  moine  Adrien  était  un  Grec  et,  devenu  ar- 
chevêque de  Cantorbéry,  il  établit  une  grande  école 
où  il  enseignait  lui-même  le  grec,  le  latin  et  les  sci- 
ences. Malgré  les  succès  de  cette  école,  les  jeunes  An- 
glais n'en  passaient  pas  moins  en  Irlande  en  grand 
nombre  et  telle  était  du  reste  la  réputation  des  moines 
de  cette  île,  que  l'on  s'y  rendait  aussi  de  toutes  les  par- 
ties du  continent.  Une  fièvre,  un  vrai  délire  littéraire 
animait  les  populations  de  ces  temps  que  l'on  nous 
représente  comme  plongées  dans  l'ignorance  la  plus 
profonde  !  23 


354  FRÉDÉRIC   OZANAM 

Bède  est  le  plus  illustre  des  écrivains  anglais  du 
moyen  âge.  Ses  nombreux  traités,  mais  surtout  son 
Histoire  ecclésiastique  de  la  nation  anglaise,  font  encore 
autorité.  Rien  de  beau  comme  la  vie  de  ce  savant, 
passée  tout  entière  dans  l'étude  et  l'enseignement  ; 
rien  de  touchant  comme  sa  mort  au  milieu  de  ses  tra- 
vaux que  la  maladie  ne  put  lui  faire  interrompre.  Le 
récit  qu'en  a  fait  son  disciple  Cuthbert  nous  a  impres- 
sionné aussi  vivement  que  celui  de  la  mort  de  saint 
Boniface. 

"  Dans  ces  jours-là,  Bède  commença  deux  ouvrages  : 
"  une  traduction  de  l'Évangile  selon  saint  Jean  dans 
"  notre  langue,  pour  l'utilité  de  l'Église  de  Dieu,  et 
"  quelques  extraits  d'Isidore,  évêque  de  Séville,  car, 
"  disait-il,  je  ne  veux  pas  que  mes  enfants  lisent  des 
"  erreurs  ni  qu'après  ma  mort  ils  se  livrent  à  des  tra- 
"  vaux  sans  fruit."  Le  troisième  jouravant  l'Ascension 
"  il  se  trouva  beaucoup  plus  mal.  Il  continua  néan- 
"  moins  de  dicter  gaiement,  et  quelquefois  ilajou- 
"  tait:  "  Hâtez-vous  d'apprendre,  car  je  ne  sais  com- 
"  bien  de  temps  je  resterai  avec  vous,  ni  si  mon  Créa- 
"  teur  ne  m'appellera  pas  bientôt."  Le  jour  de  la  fête, 
"  aux  premières  lueurs  du  matin,  il  ordonna  qu'on 
"  se  hâtât  d'écrire  ce  qu'on  avait  commencé,  et  nous 
'•  travaillâmes  jusqu'à  l'heure  de  tierce.  Depuis  tierce, 
"  nous  fûmes  avec  les  autres  religieux,  comme  l'exi- 
"  geait  la  solennité.  Mais  un  d'entre  nous  resta  auprès 
"  de  lui,  et  lui  dit  alors  :  "  Il  manque  un  chapitre  au 
"  livre  que  vous  avez  dicté,  et  il  me  semble  difficile 


FRÉDÉRIC    OZANAM  355 

de  vous  faire  parler  davantage."  Bède  répondit  : 
Je  le  puis  encore  ;  prends  ta  plume,  taille-la,  et  écris 
promptement."  Et  l'autre  obéit.  A  l'heure  de  none, 
il  envoya  chercher  les  prêtres  du  monastère  et  leur 
distribua  quelques  objets  de  prix,  de  l'encens,  des 
épices,  qu'il  avait  dans  sa  cassette,  et  il  leur  fit  ses 
adieux,  suppliant  chacun  d'eux  de  prier  pour  lui  ;  il 
passa  ainsi  ledernier  jour  jusqu'au  soir.  Et  le  disci- 
ple dont  j 'ai  parlé  lui  dit  encore  :  "  Mon  maître  bien- 
aimé,  il  reste  un  verset  qui  n'est  pas  écrit. — Ecris-le 
donc  promptement,  répondit -il.  Et  le  jeune  homme 
ayant  fini  en  quelques  minutes,  s'écria  :  "  Tout  est 
consommé."  Et  lui  :  "  Tu  l'as  dit,  répliqua-t-il,  tout 
est  consommé.  Prends  ma  tête  dans  tes  mains,  et 
tourne-moi;  car  j'ai  beaucoup  de  consolation  à  me 
tourner  vers  le  lieu  saint  où  je  priais  !  "  Et,  ainsi  posé 
sur  le  pavé  de  sa  cellule,  il  se  mit  à  dire  Gloria  Pa- 
tri  avec  ce  qui  suit  ;  et  comme  il  achevait,  il  rendit 
le  dernier  soupir." 

Alcuin,  l'élève  de  Btde,  compte  plutôt  parmi  les 
savants  français  que  parmi  ceux  de  l'Angleterre.  On 
peut  dire  qu'il  a  été  le  ministre  de  l'instruction 
publique  de  Charlemagne  et  même,  à  certains  égards, 
son  premier  ministre.  Il  eut  en  effet  sur  lui  une  très 
grande  influence. 

C'est  à  Parme,  en  781,  que  Charlemagne  rencontra 
Alcuin,  et  avec  ce  coup  d'œil  des  grands  hommes,  il 
vit  de  suite  le  parti  qu'il  pourrait  en  tirer.  Ce  ne  fut 
qu'après   bien  des  hésitations  que  le  docte  écrivain 


356  FRÉDÉRIC  OZANAM 


consentit  à  se  fixer  en  France,  et  il  mit  pour  condition 
qu'il  lui  serait  permis  de  vivre  dans  la  solitude  "  et 
qu'on  lui  ferait  venir  au  moins  quelques  fleurs  d'An- 
gleterre." C'était  ainsi  qu'il  nommait  ses  livres.  Le 
roi  l'établit  dans  l'abbaye  de  Saint-Martin  de  Tours  et 
lui  donna  de  riches  domaines.  Il  se  livra  plus  que 
jamais  à  l'étude  et  grand  nombre  de  ses  élèves  et  amis 
d'York  vinrent  le  visiter.  Le  trait  suivant  est  char- 
mant: "  Le  nombre  des  pèlerins  anglo-saxons  qui 
"  venaient  grossir  l'école  de  Tours  avait  fini  par  fati- 
"  guer  l'hospitalité  des  Francs.  On  raconte  qu'un  jour, 
"  quatre  d'entr'eux  se  tenaient  sur  la  porte,  quand  le 
"  prêtre  Aigulf  entra  pour  visiter  Alcuin  ;  et  l'un 
"  d'eux  s'écria  dans  la  langue  maternelle:  ''  Grand 
"  Dieu,  quand  délivrerez-vous  ce  logis  des  Bretons,  qui 
"  viennent,  comme  autant  d'abeilles,  tourbillonner 
"  autour  de  ce  vieux  Breton  ?  "  Mais  le  voyageur 
"  avait  tout  compris  ;  et,  un  moment  après,  Alcuin, 
"  envoyant  chercher  les  moqueurs,  exigea  pour  leur 
"  châtiment  qu'il  bussent  à  la  santé  des  Anglo-Saxons 
"  une  coupe  de  son  meilleur  vin." 

Un  autre  jour,  lorsque  Charlemagne,  impatient  de  la 
lenteur  avec  laquelle  se  réalisaient  ses  projets,  s'écriait  : 
"  Plût  à  Dieu  que  j'eusse  seulement  douze  clercs 
"  comme  saint  Augustin  et  saint  Jérôme  !  "Alcuin  lui 
répondit:  "  Le  Créateur  du  ciel  et  de  la  terre  n'en  a 
"  eu  que  deux  et  tu  en  veux  douze  !  " 

L'inspirateur,  on  pourrait  presque  dire  le  précepteur 
de  l'empereur,  était  évidemment  mieux  qu'un  savant, 


FRÉDÉRIC   OZANAM  357 

c'était  un  homme  d'esprit  et,  comme  on  aurait  dit  bien 
plus  tard,  "  un  homme  de  bonne  compagnie." 

Son  introduction  au  Livre  des  sept  arts  *  est  plein 
de  ces  énigmes  par  questions  et  réponses,  qui  étaient 
à  la  mode  et  qui  malgré  leur  forme  pédantesque 
avaient  quelquefois  une  très  remarquable  élévation  ; 
.elles  durent  servir  à  aiguiser  les  esprits  des  barbares. 
Elles  avaient  du  reste  une  grande  ressemblance  avec 
les  ternaires  des  druides  et  les  runes  des  Scandinaves. 
Les  extrêmes  se  touchent  et  les  formes  de  la  décaden- 
ce latine  la  plus  avancée  sont  presque  les  mêmes  que 
celles  des  poésies  dites  primitives  du  nord  de  l'Eu- 
rope. Mais  les  barbares,  comme  on  l'a  vu,  il  est  vrai, 
n'étaient  que  des  décadents  remontant  à  une  civilisation 
plus  ancienne  que  toutes  les  autres. 

Ozanam  cite  un  certain  nombre  de  ces  questions  et 
de  ces  réponses  qui  sont  censées  échangées  entre  Alcuin 
et  son  disciple  Pépin,  fils  de  Charlemagne.  Nous  en 
cueillerons  quelques-unes. 

"Pépin.  —  Qu'est-ce  que  l'écriture?  Alcuin.  La 
"  gardienne  de  l'histoire. — P.  Qu'est-ce  que  la  parole  ? 
"  A.  La  gardienne  de  la  pensée. — P.  Qu'est-ce  que 
"  l'homme?  A.  L'esclave  de  la  mort,  l'hôte  d'un  lieu, 


*  Les  sept  arts  libéraux  "  la  grammaire,  la  rhétorique,  la 
dialectique,  l'arithmétique,  la  musique  et  l'astronomie."  On  y 
ajoutait  souvent  la  jurisprudence  dont  l'étude  était  obligatoire 
dans  bien  des  écoles.  C'était,  bien  entendu,  le  droit  romain  et 
le  droit  canon. 


358  FRÉDÉRIC    OZANAM 

"  un  voyageur  qui  passe. — P.  Qu'est-ce  que  la  mer  ? 
"  A.  Le  chemin  de  l'audace." 

"  Alcuin.  Un  inconnu  est  venu  me  parler  sans 
langue.  Avant  il  n'était  point;  après  il  ne  sera  plus  ;je 
ne  l'entendais  pas  et  je  ne  le  connus  jamais.  Pépin. 
Maître,  un  songe  vous  a  fatigué.! — A.  Qu'est-ce  que  le 
rêve  de  ceux  qui  veillent?  P.  L'espoir. —  A.  Qu'est- 
ce  que  l'amitié?  P.  L'égalité  de  deux  âmes. —  A. 
Qu'est-ce  que  la  liberté  ?  P.   C'est  l'innocence." 

Tous  les  noms  d'hommes  que  nous  avons  mentionnés 
sont  échelonnés  du  sixième  au  neuvième  siècle  inclu- 
sivement, et  si  nous  les  avons  présentés  un  peu  pêle- 
mêle  à  nos  lecteurs,  c'est  beaucoup  la  faute  d'Ozanam, 
qui  ne  les  a  pas  toujours  inscrits  d'après  les  règles 
d'une  sévère  chronologie. 

On  n'est  pas  sans  avoir  remarqué  qu'il  n'y  a  guère 
dans  cette  liste  que  des  Italiens,  des  Irlandais  et  des 
Anglais.  Les  Francs  et  les  Gallo-Romains,  quoiqu'ils 
aient  dû  beaucoup  aux  étrangers,  ont  eu  aussi  leur 
part  dans  le  mouvement  littéraire. 

Nous  ne  dirons  rien  de  Fortunatus,  ce  disciple  des 
écoles  de  Ravenne  au  sixième  siècle,  qui  a  laissé  tant 
de  poésies  élégantes  et  gracieuses  et  "  qui  faisait  des- 
cendre du  ciel  Vénus  et  Cupidon  pour  consoler  Fré- 
dégonde  de  la  perte  de  son  fils."  Fortunatus  est  encore 
un  étranger,  quoiqu'il  se  soit  identifié  avec  son  pays 
d'adoption  et  qu'il  y  ait  exercé  une  grande  influence. 
Il  n'en  est  pas  de  même  de  Grégoire  de  Tours,  son 
contemporain,  de    saint  Didier  de  Cahors,  de  saint 


FRÉDÉRIC  OZANAM  ^"^^ 


Ouen  et  de  Loup  de  Ferrières.   Grégoire  de  Tours  est 
tellement  connu  et  son  nom  est  tellement  attaché  a 
l'histoire   de  France,  que  malgré  toutes  les   accusa- 
tions d'exagération  et  de  crédulité  portées  contre  lui 
comme  chroniqueur,  il  reste  encore  une  des  grandes 
figures  de  son  époque.  Didier,  l'ami  de  saint  Eloi  et  de 
saint  Ouen,  eut  une  grande  réputation  à  la  cour  du 
roi  Dagobert.  Enfin  saint  Ouen  est  resté  célèbre  en- 
tre autres  choses  par  la  guerre  qu'il  fit  à  la  littérature 
païenne.  "Dans  la  chaleur  de  ses  invectives  contre 
"  l'éloquence,  qui  finit  par  le  rendre  éloquent,  il  cite 
"  au  tribunal  du  Christ,  tous  les  poètes,  tous  les  ora- 
"  teurs,  les  historiens,  les  philosophes  du  pagamsme, 
"  et  les  défie  de  rien  apprendre  à  des  chrétiens."  Vir- 
gile et  Cicéron  triomphèrent  cependant,  et  avec  eux 
toute    l'antiquité    grecque   et  latine,  latine   surtout. 
Virgile   comme    poète,    Cicéron    comme    philosophe 
étaient  considérés  comme  des  précurseurs  du  christia- 
nisme et  jouissaient  d'une  faveur  toute  particulière 
dans  les  monastères. 

Loup  de  Ferrières,  élevé  dans  la  grande  abbaye  de 
Fulda  bien  postérieur  en  date  aux  trois  autres  puis- 
qu'il fut  le  professeur  du  petit-fils  de  Charlemagne, 
était  un  écrivain  si  élégant,  "  qu'on  le  prendrait,  dit 
"  notre  auteur,  pour  un  bel  esprit  de  la  Renaissance, 
"  venu  six  siècles  trop  tôt,  si  nous  ne  commencions  a 
"  soupçonner  qu'il  n'y  eut  jamais  de  renaissance  pour 
"  les  lettres,  qui  ne  moururent  jamais." 
Ce  fut  le  mérite  de  Charlemagne  de  comprendre 


360  FRÉDÉRIC   OZANAM 

qu'elles  ne  iiouvaient  pas,  qu'elles  ne  devaient  pas 
mourir,  d'attirer  de  partout  tous  ceux  qui  pouvaient 
lui  aider,  de  se  faire  lui-même  humblement  tantôt 
élève,tantôt  précepteur, et  de  donner  ce  grand  exemple 
d'un  roi  qui  savait,  pour  ainsi  dire,  quitter  le  sceptre 
pour  la  férule  et  s'occuper  de  détails  que  l'on  a  tort  de 
trouver  puérils,  ennoblis  qu'ils  sont  par  la  grande 
pensée  qui  l'inspirait. 

On  a  exagéré  en  le  donnant  comme  le  fondateur  de 
l'Université  ;  mais  il  en  prépara  de  loin  la  naissance. 
Son  palais  était  une  véritable  académie  de  savants.  "  Et 
"  tandis  que  les  chaires  des  monastères  et  des  églises 
"  épiscopales  réunissaient  la  jeunesse  lettrée  et  l'ini- 
"  tiaient  aux  sept  arts,  les  canons  des  conciles  avaient 
"  fondé  l'enseignement  primaire  ;  ils  l'avaient  fondé 
"  universel  et  gratuit,  en  exigeant  que  le  prêtre  de 
"  chaque  paroisse  apprît  à  lire  aux  petits  enfants,  sans 
"  distinction  de  naissance  et  sans  autre  rétribution 
"que  cette  promesse  des  livres  saints:  "Ceux  qui 
"  auront  instruit  leurs  frères  brilleront  comme  des 
"  étoiles  dans  l'éternité." 

En  France  comme  en  Italie,  la  musique  d'église  eut 
une  grande  influence  sur  la  conservation  et  sur  le  dé- 
veloppement des  lettres,  "  la  chapelle  du  palais  fut 
le  berceau  de  l'école.  "  C'est  là  que  les  enfants  des 
paysans  élevés  avec  ceux  des  leudes  ou  seigneurs  se 
préparaient  à  jouer  un  rôle  dans  la  société.  Le  moine 
de  Saint -Gall  rapporte  dans  sa  chronique  que  Charle- 
magne  ayant  donné  des  devoirs  à  faire  aux  élèves  de 


FREDERIC   OZANAM 


361 


son  palais,  et  les  enfants  de  famille  obscure  s'étant  dis- 
tingués beaucoup  plus  que  ceux  des  nobles,  il  fit  pla- 
cer les  premiers  à  sa  droite  et  les  autres  à  sa  gauche, 
adressant  à  ceux-ci  une  sévère  remontrance. 

Une  telle  carrière,  une  telle  passion  pour  les  lettres  et 
pour  l'égalité  chez  un  souverain  étaient  bien  faites  pour 
séduire  un  esprit  comme  celui  d'Ozanam  ;  aussi  en 
a-t-il  retracé  avec  amour  toutes  les  parties.  Il  termine 
les  Études  germaniques,  travail  qui  lui  a  valu  un 
grand  prix  académique  et  qui  selon  M.  Ampère  est  le 
plus  beau  de  ses  ouvrages,  par  les  réflexions  suivantes. 
"  Nous  ne  nous  repentons  point  de  cette  laborieuse 
"  éducation  de  nos  aïeux,  ni  des  siècles  qu'ils  passèrent 
"  à  lire  en  latin,  à  parler  latin.  L'empreinte  latine 
"  était  encore  le  sceau  de  l'empire  du  monde  ;  et  les 
"  nations  qui  en  furent  marquées  plus  fortement,  la 
"  France,  l'Angleterre  et  l'Espagne,  étaient  seules 
"  destinées  à  voir  leur  épée,  leur  politique  et  leur 
"  langue  sortir  de  l'Europe  et  remuer  toute  la  terre. 

"  Le  travail  n'étouffe  donc  pas  l'inspiration,  il  la 
"  féconde  ;  et  nous  pouvons  dire  maintenant  qu'il  n'y 
"  a  point  de  siècles  laborieux  sans  un  souffle  inspiré 
"  qui  les  soutienne.  S'il  nous  était  donné  de  revenir 
"  un  jour  sur  les  temps  obscurs  où  nous  n'avons  cher- 
"  ché  que  la  trace  de  l'étude,  nous  y  suivrions  sans 
"  peine  le  sillon  lumineux  de  la  poésie  et  de  l'élo- 
"  quence.  Sans  doute  nous  ne  trouverions  pas  la 
"  poésie  dans  les  vers  de  Fortunat  et  d'Alcuin  ;  mais 
"  elle  est  déjà  tout  entière  dans  cet  effort  des  âmes 


362  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  pour  atteindre  un  idéal  meilleur  que  les  tristes 
"  réalités  de  la  vie.  D'un  côté,  c'est  l'idée  de  l'empire, 
"  d'une  monarchie  qui  échappe  aux  étroites  limites 
"  des  royautés  barbares,  qui  se  rattache  à  tous  les 
"  grands  souvenirs  de  l'antiquité  ;  voilà  le  rêve  de  la 
"  société  laïque,  et  en  même  temps  la  première  pen- 
"  sée  de  l'épopée  guerrière,  de  ces  poèmes  d'Alexan- 
"  dre,  de  César,  de  Charlemagne,  éternel  passe-temps 
"  du  moyen  âge.  D'un  autre  côté,  c'est  l'idée  de  Dieu 
"  qui  conduit  les  anachorètes  au  désert,  les  mission- 
"  naires  au  milieu  du  hasard  de  l'apostolat,  les  pèle- 
"  rins  aux  saints  lieux  de  Rome  et  de  Jérusalem. 
"  Mais  ni  le  désert,  ni  les  saints  lieux,  ni  les  forêts 
"  païennes  évangelisées,  ni  aucune  des  scènes  de  la 
"  terre,  ne  suffisent  à  ce  besoin  de  l'infini  qui  fait  le 
"  charme  et  le  désespoir  de  l'imagination  humaine. 
"  Lasse  des  beautés  qui  se  voient,  elle  veut  qu'on 
"l'entretienne  de  l'invisible;  et,  pour  la  satisfaire, 
"  il  faudra  que  saint  Fursy  visite  le  ciel  et  l'enfer  sous 
"  la  conduite  des  anges,  que  saint  Patrice  descende  au 
"  purgatoire.  Ces  visions  rempliront  les  légendes  des 
"  saints,  elles  agrandiront  le  cycle  mobile  de  l'épopée 
"  religieuse,  jusqu'au  moment  où  elle  se  fixera  sous 
"  les  traits  immortels  de  la  Divine  Comédie. 

"  Les  temps  que  nous  avons  traversés  ne  nous  ren- 
"  draient  pas  les  merveilles  de  l'éloquence  classique  ; 
"  nous  ne  retrouverions  nulle  part  les  tribunes 
"  d'Athènes  et  de  Rome,  ni  même  la  parole  dorée  de 
"  saint  Jean  Chrysostôme,  ni  les  cris  pathétiques  de 


FRÉDÉRIC   OZANAM  363 

saint  Augustin.  Cependant  saint  Jean  Chrysostôme 
et  saint  Augustin,  avec  toute  la  beauté  de  leur  génie, 
ne  réussirent  qu'à  consoler  les  derniers  moments 
de  leurs  peuples  d'Antioche  et  d'Hippone  ;  ils  ai- 
dèrent la  société  ancienne  à  bien  mourir,  ils  hono- 
rèrent ses  funérailles.  Les  prédicateurs  des  temps 
barbares  firent  plus:  ils  créèrent  des  peuples  nou- 
veaux. Les  discours  de  saint  Eloi,  de  saint  Gall,  de 
saint  Bonifaoe,  commencèrent  la  tradition  de  cette 
éloquence  simple,  populaire,  moins  curieuse  de 
plaire  à  l'oreille  que  de  vaincre  la  raison,  et  dont  il 
faudra  bien  avouer  la  puissance  quand  elle  éclatera 
sur  les  lèvres  de  saint  Bernard  et  qu'elle  fera  les 
croisades.  Mais  saint  Bernard  prêche  en  langue  vul- 
gaire :  à  cette  voix  qui  lève  des  armées,  je  reconnais 
la  parole  de  la  France,  mise  au  service  de  la  civili- 
sation chrétienne;  et  j'ai  confiance  qu'elle  y  res- 
tera." 


364  FRÉDÉRIC   OZANAM 


CHAPITRE   XVI. 

OZANAM     ENSEIGNE    A     LA      SORBONNE     PENDANT     DOUZE 

ANS. — IL   PUBLIE    PLUSIEURS   AUTRES   OUVRAGES. — 

SA   VIE   INTIME. 

Nous  avons  vu  dans  d'autres  chapitres  qu'une 
bonne  partie  de  la  vie  d'Ozanam  s'était  passée  à 
voyager,  les  premières  années,  afin  de  voir  et  d'ap- 
prendre, puis  plus  tard  pour  améliorer  sa  santé,  mais 
le  temps  qu'il  passait  à  Paris  il  le  consacrait  complè- 
tement à  ses  devoirs  de  professeur  de  littérature 
étrangère  à  la  Sorbonne. 

Les  cours  s'ouvrirent,  nous  l'avons  déjà  dit,  par 
des  leçons  sur  la  littérature  allemande  au  moyen  âge  ; 
c'était,  au  dire  du  professeur  lui-même,  un  sujet  des 
plus  restreints,  des  plus  spéciaux  et  des  moins 
attrayants. 

Après  ses  leçons  sur  la  littérature  allemande  au 
moyen  âge  Ozanam  traça  l'histoire  littéraire  de  l'Ita- 
lie. En  parlant  de  l'Allemagne  il  prouva  que  sa 
grandeur  et  sa  puissance  avaient  augmenté  en  raison 
de  son   union   avec  la  chrétienté,  et  en  parcourant 


FRÉDÉRIC   OZANAM  365 

l'histoire  littéraire  de  l'Italie  il  sut  établir  les  bienfaits 
et  les  services  que  l'Église  a  rendus  au  monde  entier. 

A  l'histoire  littéraire  de  l'Allemagne  et  de  l'Italie 
au  moyen  âge  il  ajouta  plus  tard  celle  de  l'Angleterre. 
Ces  trois  cours  joints  à  ses  Études  germaniques  devaient 
former  la  base  de  la  grande  œuvre  qu'il  avait  rêvée 
dès  sa  première  jeunesse.  Ce  devait  être  V Histoire 
littéraire  des  temps  barbares,  l'histoire  des  lettres  et 
par  conséquent  de  la  civilisation  depuis  la  décadence 
latine  et  les  débuts  du  génie  chrétien  jusqu'à  la  fin 
du  treizième  siècle. 

Voici  comment  le  P.  Lacordaire  nous  peint  Ozanam 
dans  sa  chaire  de  professeur  :  "  Ozanam  plus  qu'un 
"  autre,  dit-il,  était  sujet  au  mal  d'éloquence.  Défiant 
"  de  lui-même,  il  se  préparait  à  chacune  de  ses  leçons 
"  avec  une  fatigue  religieuse,  amassant  des  matériaux 
"  sans  nombre  autour  de  sa  pensée,  les  fécondant  par 
"  ce  regard  prolongé  de  l'intelligence  qui  les  met  en 
"  ordre  et  enfin  leur  donnant  la  vie  dans  ce  colloque 
"  mystérieux  de  l'orateur  qui  se  dit  à  lui-jnême  ce 
"  qu'il  dira  demain,  ce  soir,  tout  à  l'heurs,  à  l'audi- 
"  toire  qui  l'attend.  Ainsi  armé,  tout  pâle  cependant 
"  et  défait,  Ozanam  montait  à  sa  chaire.  Il  n'y  avait 
"  rien  de  bien  ferme  et  de  bien  accentué  dans  son 
"  début  ;  sa  phrase  était  laborieuse,  son  geste  embar- 
"  rassé,  son  regard  mal  sûr  et  craignant  d'en  rencon- 
"  trer  un  autre  :  mais  peu  à  peu,  par  l'entraînement 
"  que  la  parole  se  communique  à  elle-même,  par  cette 
"  victoire  d'une  conviction  forte  sur  l'esprit  qui  s'en 


366  FRÉDÉRIC   OZANAM 

"  fait  l'organe,  on  voyait  de  moment  en  moment  la 
"  victoire  grandir,  et  lorsque  l'auditoire  et  lui-même 
"  étaient  une  fois  sortis  de  ce  premier  et  morne  silence, 
"  si  accablant  pour  l'homme  qui  doit  le  soulever, 
"  alors  l'abîme  rompait  ses  digues,  et  l'éloquence 
"  tombait  à  flots  sur  une  terre  émue  et  fécondée.  Des 
"  applaudissements  sincères  répondaient  à  l'orateur, 
"  et  tout  palpitant  d'un  bonheur  acheté  par  huit  jours 
"  de  travail  et  par  une  heure  de  verve,  il  retournait 
"  chez  lui  retrouver  la  peine,  qui  est  la  condition  de 
"  tout  service  et  l'instrument  de  toute  gloire." 

Citons  aussi  le  jugement  de  M.  Ampère  sur  Ozanam 
considéré  comme  professeur.  "Ceux,  dit-il,  qui  n'ont 
"  pas  entendu  professer  Ozanam,  ne  connaissent  pas 
"  ce  qu'il  y  a  de  plus  personnel  dans  son  .talent. 
"  Préparations  laborieuses,  recherches  opiniâtres  dans 
"  les  textes,  science  accumulée  avec  de  grands  efforts, 
"  et  puis  improvisation  brillante,  parole  entraînante 
"  et  colorée,  tel  était  l'enseignement  d'Ozanam.  Il 
"  est  rare  de  réunir  au  même  degré  les  mérites  du 
"  professeur,  le  fond  et  la  forme,  le  savoir  et  l'élo- 
"  quence.  Il  préparait  ses  leçons  comme  un  béné- 
"  dictin  et  les  prononçait  comme  un  orateur  ;  double 
"  travail,  dans  lequel  s'est  usée  une  constitution 
"  ardente,  et  qui  a  fini  par  le  briser." 

Pendant  qu'il  n'était  que  professeur  suppléant  à  la 
Sorbonne,  Ozanam  enseignait  en  même  temps  la  rhé- 
torique au  collège  Stanislas.  Là  il  sut  tellement  se 
faire  aimer  de  ses  élèves  qu'à  sa  seconde  année  d'en- 


FRÉDÉRIC    OZANAM  367 

seignement  sa  classe  entière  redoubla.  "  Quand  il 
"  sortait,  dit  l'abbé  Ozanam,  chacun  se  précipitait 
"  pour  avoir  un  mot  de  lui,  pour  l'entendre  encore  ;  on 
"  lui  faisait  ainsi  un  cortège  le  long  des  allées  du 
"  Luxembourg,  qu'il  traversait  pour  entrer  chez  lui. 
"  Il  était  épuisé,  mais  il  rapportait  souvent  des  joies 
"  qu'il  estimait  bien  au-dessus  des  plus  enthousiastes 
"  applaudissements.  Plusieurs  pourraient  dire  s'ils 
"  osaient  élever  la  voix  :  Vous  m'' avez  fait  chrétien^ 
"comme  dans  cette  lettre  qu'il  reçut  un  jour  après 
"  une  de  ses  leçons  à  la  Sorbonne  : 

4  nicai  1S44. 
"  Monsieur, 

"  Il  est  impossible  de  ne  pas  croire  ce  que  l'on  exprime  si 
"  bien  et  avec  tant  de  cœur;  si  ce  i^eut  être  pour  vous  une  satis- 
"  faction,  que  dis-je  !  un  bonheur,  éprouvez-le  dans  toute  sa 
"  plénitude  ;  avant  de  vous  entendre  je  ne  croyais  pas  ;  ce  que 
■'  n'avaient  pu  faire  bon  nombre  de  sermons,  vous  l'avez  fait  en 
"  un  jour  :  vous  m'avez  fait  chrétien  ! 

"  Recevez,  monsieur,  l'expression  de  ma  joie  et  de  ma  recon- 
"  naissance." 

"  Nous  étions  nous-mCme  présent,  ajoute  l'abbé 
"  Ozanam,  lorsqu'il  reçut  cette  lettre,  et  il  nous  en 
"  fit  la  lecture  le  cœur  plein  d'une  sainte  joie.  " 

Maintenant,  si  l'on  veut  avoir  une  idée  de  l'activité 
et  de  l'amour  du  travail  qui  le  caractérisaient,  on  n'a 
qu'à  jeter  un  coup  d'œil  sur  la  liste  suivante  des 
écrits  qu'il  publia  et  des  discours  qu'il  prononça 
pendant  ces  douze  années  de  professorat,  indépen- 


368  FRÉDÉRIC  OZANAM 


damment  de  ses  cours  à  la  Sorbonne  et  de  ses  de- 
voirs comme  un  des  premiers  officiers  de  la  société  St- 
Vincent  de  Paul,  devoirs  qu'il  n'a  jamais  négligés  : 

Littérature  allemande  au  moyen  âge — des  Niebelungen 
et  de  la  poésie  épique,  1841. 

Essais  sur  le  boudhisme,  1842. 

Des  devoirs  littéraires  des  chrétiens,  1842. 

Les  dangers  de  Rome  et  ses  espérances,  1843.  Discours 
prononcé  au  cercle  catholique,  publié  dans  le  Corres- 
pondant. 

Discours  sur  la  puissance  du  travail,  1843,  prononcé  à 
la  distribution  des  prix  au  collège  Stanislas. 

Fauriel  et  son  enseignement,  1845. 

Extraits  de  V Ere  nouvelle  1848:  Du  divorce. — Origine 
du  socialisme. — Aux  gens  de  bien. — Causes  de  la  mi- 
sère.— De  l'assistance  qui  humilie  et  de  celle  qui  ho- 
nore.— De  l'aumône. 

Ballanche,  1848.  * 

Nous  avons  presque  terminé  ce  que  nous  avions  jugé 
à  propos  d'écrire  pour  faire  apprécier  l'homme  public, 
le  savant  professeur  et  l'élégant  écrivain  ;  il  con- 
viendrait donc  à  présent  de  dire  un  mot  du  caractère 
d'Ozanam  et  de  rapporter  quelques  traits  de  sa  vie  afin 
de  le  mieux  faire  connaître  de  nos  lecteurs. 

Nous  avons  vu  ailleurs  comment  il  aimait  son  père 
et  sa  mère.  On  trouve  sans  cesse  dans  sa  correspon- 


*  Frédéric  Ozanam,  par  l'abbé  Ozanam,  p.  555. 


FRÉDÉRIC   OZAXAM  369 


dance  des  expressions  qui  démontrent  à  quel  degré  il 
portait  la  piété  filiale.  Nous  avons  donné  dans  d'autres 
chapitres  les  principales  lettres  qui  se  rapportaient  à 
ce  sujet,  surtout  les  lettres  écrites  à  l'époque  où  il  eut 
le  malheur  de  perdre  ses  Ijons  parents. 

Il  avait  une  grande  affection  pour  tous  les  autres 
membres  de  la  famille,  et  Tabbé  Ozanam  nous  dit 
'"  qu'il  aimait  à  célébrer  la  fête  de  chacun  d'eux,  c'é- 
"  tait  là  une  de  ses  meilleures  joies,  et  fallût-il  s'impo- 
"  ser. quelque  gêne  ou  même  un  voyage  fatigant  pour 
"  se  trouver  au  rendez-vous,  il  n'hésitait  pas  un  ins- 
"  tant.  "' 

Nous  avons  eu  aussi  occasion  défaire  connaître  son 
affection  pour  son  aimable  compagne.  Jamais  il  n'en- 
treprenait un  voyage,  jamais  il  ne  s'accordait  le  moin- 
dre plaisir  sans  le  lui  faire  partager  ;  aussi  prenait-elle, 
en  d'autres  circonstances,  la  plus  large  part  de  ses 
chagrins  et  de  ses  douleurs.  "  ]\e  23  de  chaque  mois, 
'•  dit  le  R.  P.  liacordaire,  date  chère  à  sa  mémoire 
"  parce  que  c'était  celle  de  son  mariage, il  ne  manquait 
"  jamais  d'offrir  à  sa  femme  quelques  plantes  fleuries. 
"  Même  à  la  veille  de  sa  mort,  il  n'oublia  point  de  le 
"  faire,. et  le  23  août  qui  la  précéda,  étant  encore  au 
"  village  de  l'Antignano,  il  envoya  chercher  une 
"  branche  de  myrte  qu'il  avait  remarquée  au  l)ord  de 
"  la  mer,  pour  la  donner  à  celle  qui.  depuis  douze 
"  ans,  charmait  et  fortifiait  sa  vie.'' 

Quant  à  son  jeune  enfant,  sa  chère  petite  Marie,  il 
l'entourait  de  la  plus  vive  tendresse  et  d'attentions 

24 


!70  FRÉDÉRIC   OZANAM 


vraiment  chaniiaiites.  A  quatre  ans  elle  eut  un  jour 
une  légère  indisposition;  il  écrivit  cette  jolie  pièce  sur 
un  éventail  qu'il  lui  donna  : 

A  ma  pjtite  Marie. 

Un  jour  de  maladie,  8  juillet  1S49 

Quand  le  bon  Dieu  te  fit,  petit  ange  sur  terre, 
Pour  essuyer  les  pleurs  dans  les  yeux  de  ta  mère, 
Je  demandai  pour  toi  tous  les  dons  précieux 
Que  l'Esprit-Saint  répand  sur  les  anges  des  cieux. 
Pour  toi  je  demandai  leurs  grâces  immortelles, 
Leur  pureté,  leur  foi,  tout,  excepté  leurs  ailes, 
De  peur  qu'il  ne  te  vînt  quelque  jour  le  désir 
De  retourner  là-haut  sans  nous  et  de  t'enfuir. 
C'est  pourquoi  tu  n'as  pas  les  deux  ailes  légères 
Que  portent  dans  le  ciel  les  chérubins  tes  frères  : 
Qui  défendraient  ton  front  des  ardeurs  du  soleil, 
Ou  qui,  battant  les  airs  d'un  mouvement  pareil, 
Te  feraient  respirer,  rafraîchie  et  charmée. 
Le  souttle  bienfaisant  d'une  brise  embaumée. 
Ta  tète  maintenant,  comme  une  pauvre  tleur, 
S'incline  et  porte  mal  le  poids  de  la  chaleur. 
L'éventail,  des  jours  chauds  nécessaire  parure. 
De  l'aile  qui  te  manque  imite  la  figure. 
Puisse  le  doux  zéphir  échappé  de  ses  plis. 
Rendre  à  mon  ange  aimé  l'air  pur  du  paradis  ! 

Pour  ce  qui  concerne  ses  arnis,  les  deux  volumes  de 
lettres  écrite?  par  Ozanam  témoignent  assez  combien, 
au  milieu  de  ses  nombreuses  occupations,  il  savait 
trouver  d'heures  pour  les  jouissances  et  les  devoirs  de 
l'amitié.  "  Pour  Frédéric,  dit  l'abbé  Ozanam,  l'amitié 
"  ne  fut  pas  le  sentiment  éphémère  d'une  jeunesse  en- 
"  thousiaste  ;  ni  les  annjes.  ni  le  mariage,  ni  la  celé- 


FRÉDÉRIC   OZANAM  371 

"  brité  n'affaiblirent  en  lui  la  vive  affection  qu'il  avait 
"  vouée  à  un  cer'iain  nombre  d'hommes  distingués  par 
"  leur  science,  par  l'élévation  de  leurs  sentiments  et 
"  surtout  pour  leurs  vertus.  " 

"  Nul,  dit  M.  de  Montrond.  n"a  mieux  c<»ui[iris  (pi'O- 
''  zanam  le  vers  du  poète  : 

"  Le  plaisir  le  plus  doux  est  celui  (ju'on  partage.'' 

Nous  avons  eti  occasion  dans  quelqties-uns  de  ces 
chapitres  de  reproduire  plusieurs  lettres  d'Ozanam  à 
ses  amis  et  on  a  pti  remarquer  comljien  il  y  faisait 
pretive  de  sincère  attachement  et  de  familier  épan- 
chement. 

A  ces  reprodtictions,  nous  avons  cru  devoir  ajouter 
deux  autres  lettres  qui  ont  rapport  à  notre  pays  et  dont 
une,  écrite  par  31.  Ampère,  est  datée  de  ^Montréal. 
Dans  la  réponse  d'Ozanam,  nos  com[)atri()tes  verront 
ce  (pte  pensait  de  nous  et  de  notre  pays  le  jeune  et  sa- 
vant professeur. 

••  M.  J.  J.  A.MPii:RE    A    OZAXAM.  * 

'■'  Montréal,  2  octobre  1851. 
"  Mon  cher  ami, 

'■  C'est  dtt  Canada  que  je  voulais  dater  la  première 
"  lettre  que  j'écrirais  d'Amérique.  Vous  m'avez  paru 
'•  peu  enthottsiaste  des  Yankees,  dontjusqti'ici  je  suis 


*  Ldtns,  t.  II,  p.  o'J8. 


372  FRÉDÉRIC    OZANAM 

"  fort  content.  La  grande  fête  de  Boston  pour  lajonc- 
"  tion  avec  le  Canada  par  le  chemin  de  fer,  les  sjpec- 
"  chea  du  président  des  Etats-Unis,  de  M.  Webster, 
"  le  grand  orateur  Walker,  l'exhibition  ambulante, 
"  la  procession  des  Arts  et  Métiers,  qui  a  défilé  dans 
"  cette  ville,  et  même  le  dîner  de  quatre  mille  per- 
"  sonnes  auquel  j'ai  assisté  vous  laisserait  froid,  j'en 
"  ai  peur,  bien  que  tout  cela  m'ait  fort  intéressé. 

"  Je  pourrais  bien  vous  dire  que  j'ai  trouvé  chez 
"  M.  Ticknor  une  bibliothèque  espagnole  comme  il 
"  n'y  en  a  pas  en  Europe,  et  même  une  bibliothèque 
"  dantesque  où  vous  figurez  honorablement,  mais  tout 
"  cela  vous  intéressera  moins  que  cette  population 
"  française  et  catholique  qui  se  débat  de  son  mieux 
"  contre  la  race  saxonne  qui  cherche  à  l'envahir. 

"  C'est  l'Eglise  qui  a  fait  en  grande  partie  ce  pays  ; 
"  elle  y  a  joué,  à  peu  de  chose  près,  le  rôle  que  vous 
"  avez  si  bien  peint  dans  votre  histoire  des  premiers 
"  siècles;  ici  les  barbares  s'appelaient  des  sauvages  ; 
'■  de  même,  les  uns  se  convertissaient,  se  civilisaient, 
"  les  autres  restaient  dans  les  forêts.  Je  verrai  un  de 
"  ces  jours  un  de  ces  villages  de  sauvages  chrétiens; 
"  pour  les  vrais  sauvages,  ils  sont  loin  et  je  risquais 
"  de  laisser  l'Amérique  sans  en  avoir  vu  un  seul,  si 
'■  pour  le  jour  de  mon  arrivée,  je  n'en  avais  rencontré 
"  un  en  costume  avec  des  plumes  sur  la  tête  dans 
"  Broadway  qui  est  la  rue  Vivienne  de  New-York. 

"  Pour  moi,  je  ne  suis  point,  jusqu'ici,  de  ceux  sur 
"  lesquels   les    Etats-Unis   produisent   une   fâcheuse 


FRÉDÉRIC   OZANAM  373 


"  impression.  J'ai  beaucoup  joui  de  mon  épisode 
"  canadien.  Québec  est  dans  une  situation  merveil- 
"  leuse.  C'est  un  des  plus  beaux  aspects  de  ville  que 
"j'aie  jamais  vus.  Il  y  a  un  vrai  i)laisir  :\  retrouver 
"  la  France  et  la  vieille  France  au  bout  du  monde. 
"  J'ai  été  entouré  de  cordialité  et  d'empressemeut. 
''  J'ai  trouvé  le  nom  de  mon  père  honoré  et  béni  dans 
"  les  séminaires  qui  donnent  tout  le  haut  enseignement 
"  à  ce  pays  ;  j'y  ai  trouvé  les  instruments  de  physique 
"  qu'il  a  inventés.  Votre  nom  est  en  grand  honneur. 
"  Un  bon  prêtre  du  Mans  m'a  exprimé  sa  reconnais- 
"  sance  de  ce  que  vous  avez  bien  voulu  recevoir  le 
"  diplôme  de  l'Académie  de  cette  ville.  Il  y  a  eu  ici 
"  hier  un  grand  dîner  patriotique  en  l'honneur  de 
"  M.  Lafontaine  ;  un  petit  neveu  de  Jacques  Cartier  m'a 
"  fait  de  grands  compliments  ;  on  a  porté  ma  santé  ;  j'ai 
"  fait  un  discours,  souvent  interrompu  par  les  applau- 
"  dissements,  comme  on  dit  dans  les  journaux. 

'•  Au  milieu  de  tout  cela  les  brusques  variations  du 
"  temps,  en  général  cependant  assez  beau,  m'ont  un 
"  peu  fait  tousser,  maij.t  je  vais  noyer  ma  toux  dans  la 
''  cataracte  du  Niagara. 

"  Adieu,  mon  cher  ami,  conservez,  je  vous  prie,  ainsi 
"  que  madame  Ozanam,  cpielques  souvenirs  de  votre 
"  errant  ami.  Je  serai  dans  une  f|uinzaine  de  jours  à 
"  New- York,  où  j'espère  trouver  une  lettre  de  vous.  " 

"  Ozanam  a  ^I.  Ampère. 

"  Sceaux,  22  octolire  1851. 
"  ^lon  cher  ami,  que  pensez-vous  de  mon  retard  ? 


frp:deric  ozanam 


"  A])rès  la  lettre  si  bonne  et  si  chaleureuse  que  vous 
"  m'avez  adressée  en  quittant  l'Europe,  ne  devais-je 

l)as  vou'^  })()ursuivre  à  toutes  voiles,  pour  qu'un  n\ot 
"  de  votre  ann  reconnaissant  vous  arrivât  bientôt  dans 
"  ce  nouveau  inonde,  où  vous  étiez  déjà  connu,  mais 
"'  pas  encore  aimé?  Maintenant,  vous  n'avez  plus  be- 
''  soin  de  ma  visite.  Voici  deux  mois  à  peine  que  vous 
"  parcourez  l'Amérique,  elle  n'a  déjà  plus  de  solitude 
"  pour  vous  ;  il  suffisait  de  vous  montrer,  vous  avez 
"  été  accueilli,  fêté,  comblé  d'honneurs.  Et  cependant 
''  au  milieu  de  cet  accueil,  de  ce  mouvement  qui  vous 
"  emporte,  vous  trouvez  des  heures  pour  les  absents, 
"  et  vous  m'adressez  de  Montréal  des  pages  deux  fois 
"  précieuses  par  la  date  et  par  la  signature.  Je  vous  en 
"  remercie  tendrement,  et  je  n'en  suis  que  plus  pressé 
"  de  justifier  mon  silence.  ]\Iais,  vraiment,  je  n'ai  su 
"  qu'il  y  a  peu  de  jours  où  il  vous  faut  écrire,  et,  de- 
"  puis  lors,  comme  à  peu  près  depuis  que  nous  nous 
"  sommes  quittés,  je  suis  dans  un  état  de  fatigue  qui 
"  m'interdit  bien  des  devoirs  et  bien  des  plaisirs. 

"  Rien  de  cela  n'est  grave  et  n'a  de  qvioi  inquiéter 
"  votre  amitié.  INIais  j'admire  l'ordre  de  la  Providence 
"  qui  ne  veut  pas  nous  permettre  de  nous  acclimater 
"  sur  la  terre.  J'avais  tout  fait  pour  me  bien  établir 
"  dnns  la  vie,  et  vous  y  aviez  beaucoup  aidé.  Vous  sa- 
"  vcz  si  j'ai  l)ien  réussi  à  mettre  le  bonheur  à  mon 
"  foyer  !  votre  abnégation,  votre  appui,  vos  conseils  y 
"  avaient  ajouté  le  bien-être,  la  considération  et  le 
"  plaisir  du  travail.  Dieu  n'a  pas  souffert  que  je  prisse 


FRÉDÉRIC   OZANAM  375 


racine  dans  une  existence  si  commode.  Il  m'a  laissé 
les  joies  du  cœur  et  m'envoie  les  peines  de  santé  :  je 
le  bénis  de  ce  partage.  Cependant,  je  le  prie  d'abré- 
ger l'épreuve,  et  je  me  soigne  de  mon  mieux,  ou 
plutôt  je  n'ai  qu'à  me  laisser  soigner  par  quelques 
personnes  qui  ne  me  haïssent  pas.  Car,  j'ai  bien  plus 
de  résignation  dans  l'imagination  que  dans  la  prati- 
que, et  il  me  serait  bien  dur  de  me  trouver  arrêté, 
au  moment  même  où  j'espérais  utiliser  mes  études 
et  mes  misérables  essais,  en  mettant  la  main  à  une 
œuvre  moins  indigne  de  vos  encouragements. 
"  Je  travaille  un  peu,  mais  lentement,  difficilement  ; 
et  je  n'écris  pas  une  page  pendant  que  vous  faites 
cinquante  lieues.  Pourtant,  je  trouve  quelque  dou- 
ceur dans  ce  repos  même  de  la  campagne,  dans  ce 
séjour  de  Fceaux,  d'où  les  feuilles  déjà  s'en  vont, 
mais  d'où  la  paix  ne  s'en  va  pas.  De  la  fenêtre 
auprès  de  laquelle  j'écris,  j'entends  la  voix  joyeuse 
de  ma  petite  Marie  qui  joue  au  jardin,  et  Amélie 
assise  tout  à  côté  me  réjouit  par  un  bon  visage. 
Peu  de  personnes  viennent  visiter  notre  retraite, 
mais  elles  n'y  laissent  que  des  traces  plus  chères. 
Ne  craignez  point  que  nous  finissions  par  oublier 
notre  errant  ami.  N'est-ce  pas  ici  que  nous  avons 
eu  l'intimité  de  ses  soirées?  Voici  la  j^lace  où  nous 
lui  arrachions  ses  beaux  vers.  Hilda  ne  nous  a 
point  quittés,  et  l'autre  soir  nous  nous  sommes  sur- 
pris, ma  femme  et  moi,  y  pensant  tous  deux  au 
même  moment,  et  tous  deux  nous  nous  rappelions 


o7G  FRÉDÉRIC    OZANAM 

"  cet  admirable  passage  où,  son  fardeau  sur  la  tête, 
"elle  est  rencoiiti'ée  ]iar  Lucius!  Ah!  vous  pouvez 
"  faire  le  tour  de  l'Amérique  et  voir  si  quelque  part 
''  Atala  n'a  pas  laissé  une  sœur:  vous  ne  trouverez 
'■  pas  une  plus  charmante  créature  que  votre  blonde 
'■  Germaine.  Je  vous  remercie  de  nous  avoir  donné 
"part  aux  prémices  de  cet  ouvrage;  mais  vous  le 
"  devez  à  votre  gloire  et  à  l'admiration  de  la  France. 
"  Quand  les  vents  du  printemps  vous  ramèneront,  si 
"  vous  nous  trouvez  en  paix,  donnez-nous  Hilda  pour 
"  que  nous  en  jouissions  à  la  faveur  de  notre  sécurité 
"  nouvelle.  tSi  nous  sommes  à  feu  et  à  sang,  donnez- 
"  la  pour  nous  apprendre  à  bien  finir. 

"  Ne  croyez  pas  cependant,  cher  ami,  que  je  goûte 
"  seulement  une  partie  de  votre  talent;  j'admire,  au 
"  contraire,  cette  prodigieuse  activité  qui  ne  vous 
"  laisse  pas  de  relâche,  et  qui  vous  fait  trouver  de 
"  l'intérêt,  de  la  passion,  dans  des  études  si  diverses. 
"  Quand  je  faisais  opposition  à  votre  voyage  transa- 
"  tlantique,  je  cédais  à  l'égoïsme  de  l'amitié.  Mais  ne 
"  me  croyez  point  l'ennemi  des  Yankees,  et  je  vous 
"  prie  de  ne  pas  me  faire  d'affaires  avec  ce  grand 
"  peuple.  Il  réalisera  peut-être  l'idéal  politique  où 
"  tendent,  à  mon  sens,  les  sociétés  modernes.  Tout 
"  ce  que  vous  me  dites  de  Montréal  et  de  Québec  me 
"touche  beaucoup,  surtout  cette  joie  que  vous  avez 
"  eue  d'y  retrouver  le  souvenir  tout  vivant  de  votre 
"  illustre  père.  Je  suis  charmé  de  vous  voir  assis  au 
"  banquet  de  famille  de  nos  frères  d'outre-mer.    Mais 


FREDERIC   OZANAM 


377 


"  ne  pensez  pas  que  je  sois  indifférent  à  la  bonne  for- 
"  tune  que  vous  avez  eue  de  vous  trouver  aux  fêtes 
"  de  Boston  ;  je  ne  méprise  pas  les  speeches  du  prési- 
"  dent  des  États-Unis,  et  je  n'ai  garde  de  dédaigner 
"  ces  processions  d'ouvriers  qui  nous  donnent  le  spec- 
"  tacle  de  la  démocratie  calme  et  disciplinée.  Elles 
'■'  valent  mieux  que  nos  bandes  armées  du  Cher  et  de 
"  la  Nièvre.  Ouvrez  bien  les  yeux,  observez,  et  vous 
"  reviendrez  fort  à  propos  en  1852  ;  car,  à  ne  vous  rien 
"  cacher,  1852  est  déjà  commencé  depuis  une  quin- 
"  zaine  de  jours,  et  nos  affaires  se  brouillent  assez  joli- 
"  ment.  Même  si  vous  attendez  le  mois  d'avril,  je  ne 
"  puis  vous  garantir  que  vous  retrouverez  votre  fau- 
"  teuil  à  l'Académie  française;  il  pourrait  bien  avoir 
"  chauffé  la  soupe  des  insurgés  !  Heureux  mortel, 
"  vous  ne  verrez  pas  la  fumée  de  nos  incendiés  !  mais 
"  vous  serez  là-bas  sur  ce  rivage  paisible,  pour  recevoir 
"  vos  amis  fugitifs;  vous  protégerez  madame  Ozanam 
"  et  vous  lui  ferez  avoir  une  échoppe  de  bouquetière 
"  dans  Broad  street.  Quant  à  moi,  je  parle  troj)  mal 
"  l'anglais  pour  exercer  mes  petits  talents  de  profes- 
"  seur  et  d'avocat,  et  je  ne  me  vois  guère  d'autre  car- 
"  rière  que  de  battre  la  grosse  caisse  derrière  la  voi- 
"  ture  de  mon  frère  quand  il  ira  arracher  les  dents. 
"  Voilà  pourtant  la  fin  de  cette  famille  Ozanam  qui 
"  avait  promis  de  grandes  choses  ! 

"Adieu,  mon  très  cher  ami,  que  le  vent  souffle  fa- 
"  vorablement  dans  vos  voiles  !  poussez,  s'il  vous  plaît, 
"  jusqu'au  fond  de  la  Californie  ;  vous  serez  bien  ha- 


378  FKÉDÉRIC    OZANAM 


''  bile  si  vous  trouvez  un  endroit  où  nos  pensées  ne 
"  vous  suivent  pa^.  Il  n'est  pas  jusqu'à  "  petite  Ma- 
"  rie  "  qui  ne  soit  au  courant  de  vos  pérégrinations. 
"  Vous  l'aidez  à  retenir  sa  géographie,  et  pour  ellel'A- 
''  mérique,  c'est  le  pays  où  voyage  M.  Ampère.  Des 
"  autres  propos  qui  se  tiennent  sur  votre  compte  hors 
"  de  chez  moi,  je  ne  veux  rien  vous  en  dire  :  tout  vous 
"  sera  pardonné  dès  qu'on  vous  aura  revu. 

"  Adieu  donc  une  fois  encore,  je  vois  bien  qu'il  m'en 
"  coûte  de  vous  quitter,  mais  je  sais  qu'à  vrai  dire  je 
"  no  vous  quitte  pas,  et  que  vous  avez  quelque  part 
"  dans  le  cœur  une  place  réservée  à  votre  ami.  " 

Ce  serait  bien  mal  connaître  Ozanam,  que  de  croire 
que  son  caractère,  naturellement  sérieux,  ne  lui  per- 
mît pas  de  faire  les  plus  charmantes  plaisanteries. 
Comme  le  dit  M.  de  Montrond,  le  grave  philosophe 
s'était  certainement  dépouillé  de  sa  robe  de  i)rofesseur 
lorsqu'il  composa  les  cent  cinquante  vers  annoncés 
dans  la  lettre  suivante  : 

"  Ozanam  a  M.  Ampère. 
''  Quimper-Corentin,  3  octobre  1850. 
"  ]\lon  cher  ami, 

"  On  annonce  que  vous  êtes  à  Paris,  revenu  d'un 
"  long  voyage,  qui  vous  a  valu  les  plus  sincères  malé- 
"  dictions.  Sur  la  foi  des  traités,  nous  nous  étions 
"  acheminés  vers  la  Bretagne.  On  avait  pris  les  bains 
"  de  mer  à  Saint-Gril das,  tandis  que  dans  ces  lieux 


FREDERIC   OZANAM 


379 


"  sauvages,  je  me  préparais,  par  une  vie  contcmpla- 
"  tive  et  inortifii'e,  au  plaisir  de  vous  entendre.  Et 
"  voilà  qu'arrivés  à  Kerbertrand  où  il  y  avait  société 
"  excellente,  puisqu'elle  se  composait  de  vos  amis, 
"nous  apprenons  votre  départ  pour  Berlin;  je  ne 
"  puis  vous  dire  tout  le  désappointement  de  la  com- 
"  pagnie,  ni  à  quels  dieux  infernaux  on  vous  a  voué 
"pendant  plusieurs  jours.  Enfin,  las  d'enrager  sans 
"  vengeance,  on  m'a  chargé  de  vous  adresser  une 
"  éi)ître  d'invectives  (^uc  vous  trouverez  ci-jointe.  De 
"  mon  chef,  je  ne  me  fusse  jamais  permis  une  pareille 
"inconvenance;  mais  chacun  en  prend  sa  part,  et 
"  lecture  faite,  l'œuvre  a  été  approuvée,  et  votre  ser- 
"  viteur  autorisé  à  signer  pour  tous.  Veuillez  me  par- 
"  donner  cette  espièglerie  de  vacances,  ne  la  lisez  que 
"  si  vous  éprouvez  l'envie  de  vous  égayer  un  moment, 
"  et  croyez  à  une  amitié  plus  sérieuse  que  mes  vers..." 
Voici  cette  pièce,  qui  [)our  Ozanam  était  une  véri- 
table débauche  d'esprit  et  dont  nous  avons  dû  retran- 
cher quelques  vers. 

La  respectal)le  compagnie 

Pour  se  réjouir  réunie 

Sous  les  arbres  de  Kerbertrand, 

A  monsieur  Jean- Jacques  Ampère, 

Voj'ageur  pir  mer  et  par  terre 

Va  véritable  juif  errant  : 

Salut,  et  paix  à  votre  course, 

Toniours  cinq  sous  dans  votnî  bourse, 

Et  prompt  retour  au  pays  franco. 


380  FRÉDÉRIC   OZANAM 


Tan  lis  qu'enfourchant  l'hippogriffe, 

Vous  courez  après  l'hiéroglyphe 

Qu'un  diable  écrit  de  sa  grifte 

Sur  quelque  obélisque  apocryphe, 

Notre  amitié  s'en  ébouriffe 

Et  demande  que  l'on  vous  biffe 

Du  livre  des  preux  chevaliers. 

Car  deux  jeunes  et  belles  fées. 

De  leurs  chapeaux  roses  coiffées, 

Vous  attendaient  bien  attiffées, 

Au  perron  de  leurs  escaliers. 

Vous  trahissez  leur  espérance. 

Point  ne  prétextez  ignorance  : 

Avez-vous  oublié  qu'en  France 

Chevaliers  félons  sont  flétris? 

Et  ne  saviez-vous  pas,  poète, 

Qu'ayant  trompé  dame  discrète, 

Lancelot  sur  une  charrette 

Fut  promené  par  le  pays  ? 

Vous  nous  avez  faussé  parole. 

Vous  méritez,  sans  hyperbole. 

De  revenir  en  carriole 

De  Kœnigsberg  jusqu'à  Paris. 

Mais  nous  sommes  des  gens  sans  haine. 

Et  nous  voulons,  pour  toute  peine, 

Vous  raconter  tout  d'une  haleine 

Les  plaisirs  que  vous  avez  fuis. 

II 

C'était  sur  le  penchant  d'une  verte  colline 
Que  l'Aveu  caressait  de  sou  onde  argentine. 
La  lice  allait  s'ouvrir,  et  le  lutteur  debout 
Toisait  son  adversaire,  et  mesurait  son  coup. 

On  voyait  accourir  et  se  former  en  haies 

P>retons  aux  longs  cheveux,  Bretons  aux  larges  braies. 


FREDERIC    OZANAM 


381 


Un  pourpoint  bleu  descend  sur  leur  triple  gilet, 
Leur  front  brun  s'arrondit  sous  un  chapeau  coquet. 

Les  daines  étalaient,  en  habits  de  dimanches. 

L'édifice  orgueilleux  de  leurs  cornettes  blanches, 

Et  les  petits  Bretons,  à  l'envi  l)retonnants. 

Se  suspenlaient  en  grappe  aux  pins  environnants. 

Quand  un  cri  tout  à  coup  a  soulevé  la  f<)ule, 

Tel  aux  rocs  de  Penn  March  le  vent  i)ousso  la  lioule. 

Le  combat,  s'échauffant,  l'Hercule  de  céans 

A  saisi  son  rival  entre  ses  bras  géanto. 

Le  reste  se  passa  comme  au  siècle  d'Homère  : 
Les  plus  adroit  des  deux  iuit  son  homme  par  terre 
Et  triomphant,  rerut  pour  prix  de  son  savoir 
Un  gros  mouton,  qu'il  fit  rOtir  le  même  soir. 
C'est  alors  que  le  cidre  et  le  vin  circulèrent  : 
De  buveurs  trébuchants  les  gazons  s'émaillèrent, 
Et  plus  d'un  Bas-Breton,  dans  l'ornière  bercé. 
Goûta  jusqu'au  matin  l'oubli  du  mal  passé. 

-  III 

Laissons  dormir  l'héroïque  trompette  : 
De  Théocrite  empruntons  le  pipeau, 
Je  veux  conter  la  fraîche  historiette 
D'une  promenade  en  bateau. 

Je  sais  un  lieu  sans  rival  en  ce  monde, 
Où  sous  les  murs  joyeux  de  Quimperlé, 
L'Isole  va,  du  tribut  de  son  onde, 
Enrichir  les  flots  de  l'Ellé. 

Je  sais  aussi  deux  aimables  ménages, 
Qui,  renforcés  d'un  gentil  jouvenceau. 
Firent  un  jour,  plus  curieux  que  sages, 
Glisser  leur  barque  au  fil  de  l'eau. 

Nous  descendons  la  paisible  rivière, 
Comme  on  descend  le  vieux  IMississlpi, 


FEEDERIC  OZANAM 


Entre  des  bois  dont  l'ombre  hospitalière 
Ofïre  aux  chevreuils  un  éternel  abri. 

A  notre  aspect  fuit  la  biche  effrayée, 
Le  bœuf  pensif,  étonné  de  nous  voir, 
Laissant  tomber  l'herbe  qu'il  a  broyée, 
Lève  pesamment  son  front  noir. 

C'est  là  qu'au  pied  des  chênes  druidiques. 
Au  temps  jadis,  les  Bietons  mal  pensants 
Baignaient  de  sang  les  pierres  fatidiques, 
Et  dévoraient  leurs  grands-parents. 

Là,  si  j'en  crois  la  légende  fidèle. 
Habite  encor  la  peuplade  des  nains, 
L'un  dans  le  sable  a  j^oussé  la  nacelle. 
L'autre  verrait  la  pluie  à  pleines  mains. 

Sur  nous  le  ciel  pleura  toutes  ses  larmes, 
A  les  sécher  rien  ne  réussissait. 
Le  calembour  avait  perdu  ses  charmes, 
Et  la  charade  languissait. 

Ah  !  c'est  alors,  conteur  incom]>arable. 
Que  vous  manquiez  à  vos  amis  transis  : 
Un  jour  entier  daiis  la  pluie  et  le  sable, 
Eût  p.iru  court,  charmé  par  vos  récits! 

Entre  d^ux  eaux  une  heure  nous  restâmes, 
Plus  d'un  poisson  nous  prit  pour  ses  cousins  ; 
Sans  le  respect  que  nous  devions  aux  dames, 
Mieux  eût  valu  rester  entre  deux  vins. 

IV 

Je  ne  finirais  pas  si  je  contais  encore 

Les  plaisirs  que  pour  nous  chaque  jour  fait  cclore  : 

Comment,  bons  pèlerins,  nous  armant  du  bourdon. 

Nous  allons  visiter  quelque  lointain  pardon, 

Et  fréquentant  les  lieux  que  la  piété  consacre, 

Saluer  sainte  Barbe  et  vénérer  saint  Fiacre, 


FREDERIC   OZANAM 


383 


Puis,  comment,  au  retour,  affamés  et  dispos, 

Nous  ornons  le  dîner  de  nos  malins  propos. 

Sur  le  perdreau  fumant,  sur  le  beoftake  classique, 

Les  grâces  et  l'amour  sèment  le  sel  atlique. 

Enfin  le  soir,  tandis  que,  sou^  de  jolis  doigts, 

Chante  complaisamnient  l'ivoire  aux  mille  vuix. 

Mon  hôte  bienveillant,  qui  n'est  plus  sur  ses  gardes, 

Finit  par  me  trahir  le  secret  de  ses  bardes, 

Et  me  fait  atlmirer,  après  mûr  examen. 

Les  rhythmes  d'Aneurin,  les  chants  d'Elywarrh'en. 

Un  seul  trait  vous  peinira  ces  joyeuses  merveilles, 

Vous  jugerez  d'un  mot  nos  gais  déportements. 

Puisque  nous  comptons  là  deux  femmes  sans  pareilles. 

Sans  nous  vanter,  et  trois  hommes  charmants. 

V 

Ces  biens  vous  attendaient.  Vous  avez  cru  sans  doute 
Mieux  faire  de  manger  la  tudesque  choucroute   ; 
Et  chez  les  beaux  enfants  de  Vienne  et  de  Berlin, 
Vous  fêtez  savamment  la  bière  et  lebrandwin. 
Allez  donc,  et  parmi  le  peuple  des  momies 
Cherchez-vous  des  amis,  faites- vous  des  amies, 
Puisque  les  Pharaons,  leurs  sphinx  et  leurs  matons 
A  votre  jugement  ont  plus  d'attraits  que  nous. 
Nous  pardonnerons  tout,  si  la  neige  prochaine, 
Heureux  et  bien  portant,  à  Paris  vous  ramène, 
Et  si  la  belle  Hilda,  ce  livre  tant  promis, 
Vient  mouiller  doucement  le>  yeux  de  vos  amis. 

L'unecdote  suivante  rapportéo  par  l'abbé  Ozaruiiu, 
nous  montre  encore  notre  savant  professeur  sous 
le  même  jour.  "  Voyageant  en  chemin  de  fer,  Ozanam 
"  se  trouva  placé  devant  un  conscrit  qui,  tout  fier  de 
"  son  uniforme,  avait  entrepris  une  séduisante  cau- 
"  sette  avec  une  jeune  fille  assise  à  côté  de  lui.  Frédé- 
"  rie  l'invite  carrément  à  se  taire;  notre  chevalier  ré- 


384  FRÉDÉRIC    OZANAM 


"pond:  "Monsieur,  de  quel  droit  me  parlez-vous 
"  ainsi?  je  n'ai  pas  do  leçon  à  recevoir  de  vous.  " — 
"  Mon  ami,  c'est  ce  qui  vous  trompe,  car  précisément 
"je  suis  payé  par  le  gouvernement  pour  en  faire." 
"  On  voit  d'ici  notre  pauvre  recrue  tout  ébahie,  ou- 
"  vrir  de  grands  yeux,  et  ne  plus  souffler  mot.  " 

Lorsqu'il  s'agissait  de  donner  un  conseil,  de  conso- 
ler un  chagrin  ou  seulement  de  faire  briller  une  espé- 
rance, Ozanam  se  hâtait  de  donner  des  preuves  de  son 
amitié,  et  quand  la  journée  s'était  écoulée  sans  appor- 
ter le  temps  nécessaire  pour  la  correspondance,  épuisé 
de  fatigue,  il  dérobait  à  la  nuit  des  heures  entières 
qu'il  employait  à  consoler  des  amis. 

Il  trouvait  toujours  dans  sa  délicatesse  exquise  et 
dans  sa  grande  charité  les  paroles  que  l'on  cherche 
souvent  en  vain.  Nous  désirons  en  donner  une  nou- 
velle preuve  en  reproduisant  ce  passage  d'une  lettre 
qu'il  écrivait  à  un  de  ses  amis  qui  venait  de  perdre  un 
petit  enfant.  "  "  J'ai  vu,  disait-il,  bien  des  gens  en- 
"  vier  à  ma  mère  le  bonheur  d'avoir  trois  fils  demeu- 
"  rés  fidèles  à  la  foi  catholique.  C'est  qu'elle  avait  au 
"  ciel  onze  autres  enfants  qui  priaient  pour  nous. 
"  Pour  moi,, je  crois  fermement  que  si  nous  arrivons 
"  heureusement  au  terme  suprême,  nous  le  devrons 
"  beaucoup  à  nos  petits  frères  et  petites  sœurs  arrivés 
"  avant  nous.  Et  c'est  pourquoi  je  crois  que  ces  jeunes 
"  élus  i^ortent  bonheur  aux  familles  où  ils  sont  nés..." 

*  L'Ures,  t.  il,  p.  GO. 


FRÉDÉRIC   OZAXAM  385 

"  Pleurez,  monsieur  et  cher  ami,  ('ciiv:iit-il  à  un  :iu- 
"  tre  ptre  infortuné,  car  Dieu  le  permet  et  vt»s  amis 
"  comprennent  votre  douleur.  Que  de  fois  j'ai  vu  aussi 
"  pleurer  mon  i^ère  et  ma  mère,  puiscpic  sur  quatorze 
"  enfants  le  ciel  ne  leur  eu  a  laissé  (juc  trois  !  Mais, 
"  corallien  de  fois  aussi  ces  trois  survivants,  dans 
".leurs  chagrins  et  leurs  périls,  n'ont-ils  i)as  ciunpté 
"  sur  les  frères  et  sœurs  qu'ils  avaient  parmi  les  an- 
"  ges  !  Ah  !  ceux-là  sont  bien  aussi  de  la  famille  ;  ils 
"  se  rappellent  à  nous,  tantôt  par  des  lumières,  tantôt 
"  par  des  secours  inattendus  ;  heureuses  les  maisons 
"  c^ui  ont  ainsi  la  moitié  des  leurs  là-haut,  pour  faire 
"  la  chaîne  et  tendre  la  main  à  ceux  d'ici-ijas  !  Cuu- 
"  rage  donc,  cher  ami  !  *  " 

Dans  les  quehpies  lignes  qui  suivent,  le  P.  Lacor- 
daire  nous  fait  connaître  rcu)i)loi  qu"0/aiuim  faisait 
des  premières  heures  de  la  jtjurnée.  '■  Chaque  nuitin, 
'■  dit-il.  il  lisait  dans  une  Bible  grecque  ([uelques  ver- 
'■  sets  ou  quelques  pages  de  l'P^criture  sainte,  suivant 
"  que  l'onction  divine  le  retenait  plus  ou  moins  sur 
"  ce  qu'il  avait  lu.  C'était  la  preu)ière  demi-heure  de 
"la  journée.  Il  y  avait  puisé  une  connaissance  efifi- 
"  cace  de  la  parole  de  Dieu.  Jamais  il  ne  se  rendait  à 
"  son  cours  sans  avoir  prié  à  genoux  [lour  qu'il  ne  dît 
''  rien  de  contraire  à  la  vérité  ou  dans  le  seul  but  de 
"  s'attirer'des  applaudissements.  On  remarquait  dans 


LfUr.s,  t.  ir,  p.  SOS. 

25 


386  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  sa  controverse  une  attention  infinie  à  ne  pas  blesser 
"  ceux  qui  discutaient  avec  lui,  quelles  que  fussent 
"  leurs  erreurs.  Il  lui  semblait,dès  qu'une  intelligence 
"  traitait  de  Dieu,  que  déjà  elle  était  sur  la  voie  de  le 
"  trouver,  et  qu'un  mot  superbe  ou  trop  vif  pourrait 
"  lui  faire  une  blessure  irréparable.  Mais  cette  dou- 
"  ceur  n'allait  jamais  jusqu'au  déguisement  de  sa  pen- 
"  sée.  Il  professait  sa  foi  avec  la  courageuse  humilité 
"  du  chrétien  qui  connaît  le  peu  qu'est  le  monde  ;  et 
"  si  le  respect  des  âmes  lui  inspirait  une  exquise  mo- 
"  dération,  le  respect  de  la  sienne  s'élevait  au-dessus 
"  de  toute  crainte  humaine.  " 

Terminons  par  un  dernier  trait  qui  peint  encore 
mieux,  si  c'est  possible,  son  excellent  cœur  et  sa 
o-rande  charité.  Nous  citons  encore  l'abbé  Ozanam  : 

"  Il  ne  manquait  jamais,  le  jour  de  l'an,  d'aller  don- 
"  ner  des  étrennes  à  ses  pauvres,  voulant  qu'ils  eus- 
"  sent  leur  part  des  joies  que  la  nouvelle  année  répand 
"  au  sein  de  toutes  les  familles.  Il  poussait  même  en- 
"  core  plus  loin  ses  attentions  et  ses  prévenances  :  il 
"  recueillait  avec  soin  les  jouets  que  sa  fille  avait  re- 
"  çus  l'année  précédente  et  les  lui  faisait  porter  aux 
"  enfants  des  indigents  qu'il  visitait.  C'était  pour  elle 
"  une  leçon  de  charité  et  un  grand  bonheur  procuré 
"  aux  petites  filles  qui  les  recevaient. 

"  Le  matin  de  l'un  de  ces  jours,  celui  de  1852,  il  dit 
"  à  sa  femme  qu'il  connaissait  une  famille  si  malheu- 
"  reuse,  qu'elle  avait  été  obligée  démettre  au  mont-de- 
"  piété  sa  commode  de  mariage,   dernier   reste  d'une 


FREDERIC    OZANAM 


ancienne  aisance,  qu'il  avait  envie  de  la  leur  rendre 
pour  leurs  étrennesdu  premier  de  l'an.  Sa  femme  l'en 
dissuada  par  d'excellentes  raisons,  et  il  s'y  rendit. 
Le  soir  venu,  au  retour  des  visites  officielles,  Oza- 
nam  était  triste  ;  il  jeta  un  regard  douloureux  sur 
les  jouets  entassés  aux  pieds  de  sa  tille,  et  ne  voulut 
pas  toucher  aux  bonbons  qu'elle  lui  présentait;  il 
était  aisé  de  comprendre  qu'il  regrettait  la  bonne 
œuvre  mancpiée  le  matin.  >Sa  ieiume  alors,  l'ayant 
engagé  à  suivre  sa  première  pensée,  il  part.t  auh- 
sitôt  pour  racheter  le  meuble,  et  après  l'avoir  accom- 
pagné jusque  chez  ces  pauvres  gens,  il  rentra  tout 
heureux.  "    * 


*  Bio>^rapliie  d'Ozauaiii,  par  le  P.  Lafordaire. 


388  FRÉDÉRIC   OZANAM 


CHAPITRE  XVII 


LA   CIVILISATION    AU    CINQUIEME    SIECLE. 


II 


Tel  est  le  titre  de  l'ouvrage  placé  en  tête  des  œuvres 
complttes  d'Ozanam,  et  que,  malheureusement,  nous 
donnons  en  dernier  lieu  puisque  nous  avons  suivi 
l'ordie  chronologique  des  publications.  Les  deux 
volumes  que  nous  allons  analyser  n'ont  été  publiés  que 
trois  ans  après  la  mort  de  l'auteur. 

Ozanam  a  fait  sur  ce  sujet  un  cours  dont  vingt  et 
une  leçons  ont  été  recueillies.  Dans  ces  différentes 
leçons  il  traite  tour  à  tour  des  lettres  païennes  et 
des  lettres  chrétiennes,  de  la  théologie,  de  la  philo- 
sophie, de  l'éloquence,  de  l'histoire  et  de  l'art. 

Dans  ces  deux  volumes  que  nous  avons  sous  les  yeux, 
il  faut  bien  remarquer  qu'il  est  question  d'abord  d'un 
livre  dont  Ozanam  avait  conçu  l'idée  à  l'âge  de  dix- 
huit  ans  et  qui  devait  avoir  pour  titre  Démonstra- 
tion de  la  Religion  catholique  par  Ihmtiquité  des  croyances 


FRÉDÉRIC  OZANAM  389 


historiques,  religieuses  et  morales.  Ce  livre  devait  être 
le  fruit  du  travail  de  la  vie  entière  du  savant  pro- 
fesseur. Mais,  par  malheur,  le  plan  conçu  était 
trop  grand  et  la  vie  du  laborieux  écrivain  fut  trop 
courte. 

Ce  qu'il  devait  laisser  d'écrits,  une  fois  liés  entr'eux, 
ne  pouvait  former  qu'une  partie  de  ce  vaste  plan 
qu'il  avait  conçu  :  cette  partie  était  celle  qui  avait 
rapport  au  moyen  âge  et  devait  être  intitulée  :  Histoire 
delà  Civilisation  aux  tem-ps  barbares.  Il  en  est  question 
dans  la  préface  de  M.  Ampère,  dans  Favant-propos 
écrit  par  Ozanam,  et  dans  les  deux  premières  leçons 
où,  au  milieu  de  cette  longue  période  de  huit  cents 
ans  qu'on  est  habitué  à  considérer  comme  les  temjis 
barbares,  l'auteur  fait  voir  le  progrès  se  montrant  à  la 
fois  dans  les  sciences,  les  arts  et  les  lettres. 

Enfin  il  y  a  le  sujet,  que  comporte  le  titre  des  deux 
volumes  :  La  Civilisation  au  cinquième  siècle.  L'auteur 
s'occupe  exclusivement  de  ce  siècle  dans  les  dix-huit 
leçons  sténographiées  qui  formaient  un  de  ses  cours 
donné  dans  la  chaire  de  littérature  étrangère  à  la  8or- 
bonne. 

M.  Ampère,  dans  sa  préface,  résume  ainsi  l'œuvre 
d'Ozanam  :  "  On  voit  que  dans  ce  livre  il  s'agissait 
"  d'une  grande  chose,  le  christianisme  civilisant  les 
"  barbares  par  son  enseignement,  leur  transmettant 
"  l'héritage  de  l'antiquité,  créant  avec  la  vie  religieuse 
"  et  la  vie  politique,  Tart,  la  philosophie  et  la  littéra- 
"  ture  du  moyen  âge  :  c'est-à-dire  un  abîme  de  douze 


390  FRÉDÉRIC    OZANAM 

"  siècles  comblé  par  l'histoire,  les  ténèbres  de  la  bar- 
''  barie  éclairées,  les  origines  de  la  civilisation  et  de  la 
'■  culture  moderne  expliquées,  le  christianisme  glori- 
"  fié  par  ses  résultats,  le  tableau  de  ce  qu'il  a  main- 
"  tenu  et  de  ce  qu'il  a  produit,  des  vérités  qu'il  a  pro- 
"  pagée",  des  sentiments  qu'il  a  inspirés,  des  lois  qu'il 
"  a  dictées,  des  œuvres  d'art  et  de  poésie  dont  il  a  été 
"  la  soui'ce.  C'est  ce  magnifi(|ue  ensemble  qu'on  doit 
"  ti^ujours  avoir  devant  les  yeux,  comme  Ozanam  l'a- 
"  vait  constamment  lui-même,  quand  on  lit  ses 
"  écrits.  " 

Aussi  quand  il  conçut  un  si  vaste  plan,  il  n'igno- 
rait ni  les  études  variées  qu'il  serait  obligé  de  faire, 
ni  les  difficultés  sans  nombre  à  surmonter,  ni  le 
temps  qu'il  faudrait  y  consacrer.  Voyons  plutôt  ce 
qu'il  écrivait,  tout  jeune  encore,  à  un  de  ses  amis,  M. 
Hippolyte  Fortoul  :  "  Oui,  les  travaux  préliminaires 
"  m'ont  déjà  indiqué  la  vaste  persi^ective  que  je  viens 
"  <le  découvrir  et  sur  laquelle  mon  imagination  plane 
''  avec  transport.  Mais  c'est  peu  de  contempler  la  car- 
'■  rière(|ue  j'ai  à  parcourir,  il  faut  se  mettre  en  chemin, 
"  car  l'heure  est  venue,  et  si  je  veux  faire  un  livre  Ti 
'•  trente-cinq  ans,  je  dois  commencer  à  dix-huit  les 
"  travaux  préliminaires,  qui  sont  en  grand  nombre. 

"  En  effet,  connaître  une  douzaine  de  langues  pour 
'*  consulter  les  sources  et  les  documents,  savoir  assez 
"  passablement  la  géologie  et  l'astronomie  jour  pou- 
"  voir  discuter  les  systèmes  chronologiques  et  cosmo- 
"  goniques  des  peuples  et  des  savants,  étudier  enfin 


FRÉDÉRIC   OZANAM  391 

"  l'histoire  universelle  dans  tonte  son  étendue  et  l'his- 
"  toire  des  croyances  religieuses  dans  toute  sa  pro- 
"  fondeur  ;  voilà  ce  que  j'ai  à  faire  pour  parvenir  à 
"  l'expression  de  mon  idée.  " 

Dans  l'avant-propos,  l'auteur  nous  explique  de  la 
manière  suivante  le  but  de  son  travail  :  "  L'historien 
".  Gibbon  avait  visité  Rome  dans  sa  jeunesse  ;  un  jour 
"  que,  plein  de  souvenirs,  il  se  trouvait  au  Capitole, 
."  tout  à  coup  il  entendit  des  chants  d'église,  il  vit 
"  sortir  des  portes  de  la  basilique  d^Ara  Cœli  une  lon- 
"  gue  procession  de  franciscains  essuyant  de  leurs 
"  sandales  le  parcours  traversé  par  tant  de  triomphes. 
"  C'est  alors  que  l'indignation  l'inspira  :  il  forma 
"  le  dessein  de  venger  l'antiquité  outragée  par  la  bar- 
"  barie  chrétienne,  il  conçut  VHisfoire  de  la  Décadence 
"  de  V Empire  romain.  Et  moi  aussi  j'ai  vu  les  reli- 
"  gieux  d^Ara  Cœli  fouler  les  vieux  pavés  de  Jupiter 
"  Capitolin,  je  m'en  suis  réjoui  comme  de  la  victoire 
"  de  l'amour  sur  la  force,  et  j'ai  résolu  d'écrire  l'his- 
"  toire  du  progrès  à  cette  époque  où  le  philosophe  an- 
"  glais  n'aperçoit  que  de  la  décadence,  l'histoire  de  la 
"  civilisation  aux  temps  barbares,  l'histoire  de  la  pen- 
"  sée  échappant  au  naufrage  de  l'empire  des  lettres, 
"  enfin  traversant  ces  flots  des  invasions  comme  les 
"  Hébreux  passèrent  la  mer  Rouge,  et  sous  la  même 
"  conduite,  forti  tegente  brachio.  Je  ne  connais  rien  de 
"  plus  surnaturel,  ni  qui  prouve  mieux  la  divinité  du 
"  christianisme,  que  d'avoir  sauvé  l'esprit  humain." 

Plus  loin  Ozanam  ajoute  :  "La  thèse  de  Gibbon  est 


392  FRÉDÉRIC   OZANAM 

"  encore  celle  de  la  moitié  de  l'Allemagne,  elle  est 
"  celle  de  toutes  les  écoles  sensiialistes  qui  accusent  le 
"  christianisme  d'avoir  étouffé  le  développement  légi- 
"  time  del'liumanité  en  opprimant  la  chair,  enajour- 
"  nant  à  la  vie  future  le  bonheur  qu'il  fallait  trouver 
"  ici-1)as,  en  détruisant  ce  monde  enchanté  où  la  Grèce 
"  avait  divinisé  la  force,  la  richesse  et  le  plaisir  pour 
"  y  sul>stituer  un  monde  triste,  où  l'humanité,  la  pau- 
"  vreté,  la  chasteté  veillent  aux  pieds  d'une  croix...  ". 
"  Il  faut  voir  le  mal,  le  voir  tel  qu'il  fut,  c'est-à-dire 
"  formidable,  précisément  afin  de  mieux  connaître  les 
"  services  de  l'Eglise,  dont  la  gloire  dans  ces  siècles 
"  mal  étudiés,  n'est  pas  d'avoir  régné,  mais  d'avoir 
"  combattu.  Ainsi  j'aborde  mon  sujet  avec  horreur 
"  pour  la  barbarie,  avec  respect  pour  tout  ce  qu'il  y 
"  avait  de  légitime  dans  l'héritage  de  la  civilisation 
"  ancienne.  J'admire  la  sagesse  de  l'Église  qui  ne  ré- 
"  pudia  pas  l'héritage,  qui  le  consacra  par  le  travail, 
"  le  purifia  par  la  sainteté,  le  féconda  par  le  génie  et 
"  qui  l'a  fait  passer  dans  nos  mains  jjour  qu'il  s'y 
"  accroisse.  Car,  si  je  reconnais  la  décadence  du  mon- 
"  de  antique  sous  la  loi  du  péché,  je  crois  au  progrès 
"  des  temps  chrétiens.  Je  ne  m'effraye  pas  des  chutes 
"  et  des  écarts  qui  l'interrompent  :  les  froides  nuits 
"  qui  remplacent  la  chaleur  du  jour  n'empêchent  pas 
"  l'été  de  suivre  son  cours  et  de  mûrir  les  fruits." 

Rien  de  plus  gracieux  et  de  plus  touchant  que  les 
dernières  phrases  de  cet  avant-propos,  où  l'auteur,  ar- 
rivé à  l'âge  mûr,  se  compare  à  Dante  commençant  son 


FREDERIC    OZANAM 


393 


travail  à  l'âge  de  trente-cinq  ans.  Rien  de  pins  sj'm- 
pathique  que  ces  paroles  émues  par  lesquelles  Oza- 
nam  nous  fait  connaître  la  source  d'où  lui  viendra  le 
courage  et  l'inspiration.  Voyons  plutôt  :  '"  Je  ne  sais 
"  pas,  dit-il,  quel  sort  attend  ce  livre,  ni  s'il  s'achè- 
"  vera,  ni  si  j'atteindrai  la  fin  de  cette  page  qui  fuit 
'^  sous  ma  plume.  Mais  j'en  sais  assez  pour  y  mettre 
"  le  reste,  quel  qu'il  soit,  de  mon  ardeur  et  de  mes 
"  jours.  Je  continue  d'accomplir  ainsi  les  devoirs  de 
"  l'enseignement  public  ^  j'étends  et  je  perpétue  au- 
"  tant  qu'il  est  en  moi,  un  auditoire  que  je  trouvai 
"  toujours  bienveillant,  mais  trop  souvent  renouvelé. 
"  Je  vais  chercher  ceux  qui  m'écoutèrent  un  moment, 
"  et  qui,  en  sortant  de  l'école,  m'ont  gardé  quelque 
"  souvenir.  Ce  travail  résumera,  refondra  mes  leçons 
"  et  le  peu  que  j'ai  écrit. 

''  Je  le  commence  dans  un  moment  solennel  et  sous 
"  de  sacrés  auspices.  Au  grand  jubilé  de  l'an  1300,  et 
''  le  Vendredi  saint,  Dante,  arrivé,  comme  illedit,  au 
"  milieu  du  chemin  de  la  vie,  désabusé  de  ses  pas- 
"  sions  et  de  ses  erreurs,  commença  son  pèlerinage  en 
"  enfer,  en  purgatoire  et  en  paradis.  Au  seuil  de  la 
"  carrière,  le  cœur  un  moment  lui  manqua  ;  mais  trois 
"  femmes  bénies  veillaient  sur  lui  dans  la  cour  du 
"  ciel  :  la  Vierge  Marie,  sainte  Lucie  et  Béatrix.  Yir- 
"  gile  conduisait  ses  pas,  et,  sur  la  foi  de  ce  guide,  le 
"  poète  s'enfonça  courageusement  dans  le  chemin  té- 
"  nébreux.  Ah  !  je  n'ai  pas  sa  grande  âme,  mais  j'ai  sa 
"  foi.  Comme  lui,  dans  la  maturité  de  ma  vie,  j'ai  vu 


394  FRÉDÉRIC   OZANAM 


l'année  sainte,  l'année  qui  partage  ce  siècle  orageux 
et  fécond,  l'année  qui  renouvelle  les  consciences  ca- 
tholiques. Je  veux,  faire  aussi  le  pèlerinage  de  trois 
mondes,  et  m'enfermer  d'abord  dans  cette  période 
des  invasions,  sombre  et  sanglante  comme  l'enfer. 
J'en  sortirai  pour  visiter  les  temps  qui  vont  de  Char- 
lemagne  aux  croisades,  (îomme  un  purgatoire  où 
pénètrent  déjà  les  rayons  de  l'espérance...  Je  trou- 
verai mon  paradis  dans  les  splendeurs  religieuses  du 
treizième  siècle.  Mais  tandis  que  Virgile  abandonne 
son  disciple  avant  la  fin  de  sa  course  (car  il  ne  lui 
est  pas  permis  de  franchir  la  porte  du  ciel),  Dante, 
au  contraire,  m'accompagnera  jusqu'aux  dernières 
hauteurs  du  moyen  âge  où  il  a  marqué  sa  place. 
Trois  femmes  bénies  m'assisteront  aussi  :  la  Vierge 
Marie,  ma  mère  et  ma  sœur  ;  mais  celle  qui  est  pour 
moi  Béatrix,  m'a  été  laissée  sur  la  terre  pour  me 
soutenir  d'un  sourire  et  d'un  regard,  pour  m'arra- 
cher  à  mes  découragements,  et  me  montrer  sous  sa 
plus  touchante  image,  cette  puissance  de  l'amour 
chrétien  dont  je  vais  raconter  les  œuvres. 
"  Et  maintenant  pourquoi  donc  hésiterais-je  à  imi- 
ter le  vieil  Alighiéri,  et  à  terminer  cette  préface 
comme  finit  celle  de  son  Paradis,  en  mettant  mon 
livre  sous  la  protection  de  Dieu  béni  dans  tous  les 
siècles  ?  " 


FRÉDÉRIC   OZANAM  395 


TI 


DU    PROORKS    DANS    LES    SIÈCLES    DE    DÉCADENCE.    * 


Ozanam,  audi'ltiit  do  ses  leçons,  s'exprime  ainsi  :  '"Je 
"  voudrais  étudier,  dit-il.  cette  éducation  commune 
"  des  peuples  modernes  ;  je  voudrais  les  considérer,  non 
"  plus  dans  cet  isolement  auquel  se  condamne  l'histo- 
"  rien  particulier  de  l'Angleterre  ou  de  l'Italie,  f  Diais 
"  dans  ce  rapprochement  fécond  que  la  Providence 
"  avait  préparé.  Enfin,  je  voudrais  faire  l'histoire  des 
"  lettres  au  moyen  âge,  en  remontant  au  moment  ohs- 
"  cur  où  on  les  voit  échapper  au  naufrage  de  l'anti- 
"  quité,  en  les  suivant  dans  les  écoles  des  temps  bar- 
"  bares,  jusqu'à  ce  que,  les  nations  étant  constituées, 
"  les  lettres  sortent  de  l'école  pour  prendre  possession 
"  des  langues  nouvelles.  " 

L'auteur, en  faisant  l'histoire  des  lettres,  fait  en  même 
temps  l'histoire  de  la  civilisation,  et  dans  la  civilisa- 
tion il  cherche  surtout  le  progrès  par  le  christianisme. 
Il  nous  fait  remarquer  qu'il  y  a  deux  doctrines  de  pro- 


*  Première  et  deuxième  leçons. 

t  Ozanam  avait  alors  donné  ses  cours  sur  l'histoire  littéraire 
de  l'Allemagne,  de  l'Angleterre  et  de  l'Italie. 


396  FRÉDÉRIC   OZANAM 


gr^'S,  "  la  première,  dit-il,  nourrie  dans  les  écoles  sen- 
"  sualistes,  réhabilite  les  passions  :  elle  promet  au 
"  peuple  le  paradis  terrestre  au  bout  d'un  chemin  de 
"  fleurs,  et  no  leur  prépare  qu'un  enfer  terrestre  au 
"  bout  d'un  chemin  de  sang.  La  seconde,  née  d'une 
"  inspiration  chrétienne,  reconnaît  le  progrès  dans  la 
"  victoire  de  l'esprit  sur  la  chair;  elle  ne  promet  rien 
''  qu'au  prix  du  coml»at,  et  cette  croyance  qui  porte 
"  la  guerre  dans  l'homme,  est  la  seule  qui  puisse  don- 
"  ner  la  paix  aux  nations." 

La  pensée  du  progrès  n'est  pas  de  source  païenne  ; 
au  contraire,  les  païens  se  croyaient  voués  il  une  dé- 
cadence irréparable  :  témoin,  les  livres  sacrés  de 
l'Inde,  puis  Hésiode  chez  les  Grecs,  et  Horace  chez 
les  Romains.  L'Église,  au  contraire,  croit  au  progrès, 
et  l'Evangile  en  disant  :  i^oyez  -parfaits,  comme  h  Père 
céleste  est  parfait,  condan:ine  l'homme  à  un  progrès 
sans  fin,  puisqu'elle  en  met  le  terme  dans  l'infini. 

"  L'humanité,  dit  l'auteur,  semble  attirée  irrésisti- 
"  blement  vers  une  perfection  que  jamais  elle  n'at- 
"  teindra,  mais  dont  chaque  âge  la  rapproche.  Toute- 
"  fois,  c'est  précisément  cette  nécessité  irrésistible  qui 
''  effraye  plusieurs  esprits  sages,  et  qui  soulève  con- 
"  tre  la  doctrine  du  progrès  deux  difficultés.  On  la 
"  repousse  comme  une  doctrine  d'orgueil,  car  elle  sup- 
"  pose  les  hommes  de  chaque  génération  meilleurs 
"  que  leurs  pères  ;  elle  inspire  le  mépris  du  passé,  le 
"  dédain  des  traditions.  On  la  dénonce  comme  une 
"  doctrine  de  fatfilisme,  car  il  suffit  qu'un  siècle  soit 


FRÉDÉRIC   OZAXAM  397 

"  le  dernier  pour  être  le  plus  grand,  et  comme  il  y  a 
"  des  siècles  où  s"ol:)Scurcissent  la  vertu  et  le  génie,  le 
''  progrès  se  réduit  au  seul  travail  qui  ne  s'interrompt 
"  point,  c'est-à-dire  à  l'accroissement  des  biens  ma- 
"  tériels. 

"  Ces  diJEiicultés  se  dissipent,  si  Ton  distingue  entre 
"  riiomme  et  l'humanité.  Dieu  n'a  pas  créé  l'huma- 
"  nité  sans  dessein,  et  ce  dessein  éternel  soutenu  d'une 
"  puissance  infinie,  ne  peut  pas  rester  sans  effet.  La 
"  volonté  qui  meut  les  astres  règle  aussi  le  cours  des 
"  civilisations.  Ainsi  l'humanité  accomplit  une  des- 
"  tinée  nécessaire,  et  cependant,  elle  se  compose  de 
"  personnes  libres.  Il  reste  donc  à  faire  la  part  de  la 
"  liljerté  dans  les  destinées  humaines,  par  conséquent 
"  la  part  de  l'erreur  et  du  crime.  Il  y  a  des  jours 
''  de  maladies,  des  années  d'égarement,  des  siècles 
"  qui  n'avancent  pas,  des  siècles  qui  reculent.  " 

Ici,  Ozanam  en  vient  à  s'occuper  plus  particulière- 
ment de  la  thèse  qu'il  doit  soutenir  dans  ces  deux  le- 
çons, savoir  :  "Le  progrès  par  le  christianisme  dans 
"  les  siècles  de  décadence." 

Mais  pour  mieux  traiter  son  sujet  et  se  tenir  dans  le 
cadre  qu'il  a  choisi,  c'est-à-dire  le  moyen  âge,  il  divise 
cette  longue  époque  de  huit  cents  ans  en  trois  pério- 
des. La  première,  depuis  la  décadence  de  l'empire 
romain  j  usqu'à  Charlemagne  ;  la  seconde,  depuis  Char- 
lemagne  j  usqu'à  Grégoire  VII,  et  la  troisième  période 
depuis  Grégoire  VII  jusqu'à  Dante. 

Chacune  de  ces  périodes  commence  par  une  ruine, 


398  FRÉDÉRIC   OZANAM 


une  décadence,  mais  la  plus  grande  de  toutes  est  celle 
de  la  première  période,  qui  s'ouvre  par  l'effondrement 
de  l'empire  romain.  En  effet,  à  l'annonce  de  la  prise 
de  Rome  [)ar  les  barl)ares,  les  nations  furent  frappées 
d'épouvante,  les  peuples  restèrent  mornes  de  frayeur, 
et  l'on  se  crut  rendu  aux  approches  du  dernier  jour. 
"  Mais  au  moment  où  l'empire  païen  est  conquis,  dit 
'■  Ozanam,  la  civilisation  chrétienne  devient  conqué- 
"  rante.  Cette  conquête  surpassa  toutes  celles  de  l'an- 
"  tiquité  par  la  profondeur,  la  difficulté  et  l'étendue 
''  de  ses  desseins.  " 

Rome  avait  conquis  le  monde  par  les  armes,  le 
christianisme  devait  le  conquérir  par  la  prédication 
et  la  prière,  par  la  persécution  et  le  martyre.  Pour  al- 
ler à  une  pareille  conquête  on  n'avait  pas  besoin  de 
guerriers;  au  contraire,  ils  auraient  nui;  il  fallait  des 
iustruments  faibles  et  dédaignés,  des  esclaves,  des  ma- 
lades et  surtout  des  femmes.  Témoin,  d'abord  le 
jeune  gaulois  Patrice  enlevé  par  des  pirates  irlandais 
qui  lui  firent  garder  leurs  troupeaux.  Etant  parvenu 
à  s'échapper,  il  retourna  dans  son  pays,  d'où  il  revint 
bientôt  en  Irlande  comme  envoyé  de  la  papauté,  et 
réussit  par  ses  paroles  et  ses  miracles,  à  mettre  ce 
peuple  sous  le  joug  léger  de  l'Évangile.  Témoin 
aussi,  saint  Grégoire  le  Grand  qui,  pendant  quatorze 
ans  de  pontificat,  ne  pouvait  pas  laisser  son  lit  plus 
de  trois  heures  par  jour  et  qui,  cependant,  réussit  à 
envoyer  des  missionnaires  sur  la  côte  des  Angles  :  un 
siècle  après,  l'Angleterre   était  chrétienne.     Témoin 


FRÉDÉRIC   OZANAM  399 

encore,  (Jlotilde  chez  les  Francs  et  Théodelinde  chez 
les  Lombards.  La  conversion  de  la  Germanie  deman- 
da plus  de  temps  et  plus  d'efforts.  Il  fallut  trois  siè- 
cles pour  convertir  les  païens  des  l^ords  du  Rhin  et  de 
ceux  du  Danube  en  chrétiens,  et  faire  en  même  temps 
connaître  l'Evangile  dans  laThuringe,  la  Franconie 
et  la  Frise. 

Que  devinrent  les  sciences,  les  arts  et  les  lettres 
pendant  ce  temps  ?  Le  dogme  catholique  sauva  la 
science.  Les  théologiens,  .non  seulement  ne  laissèrent 
pas  brûler  par  les  barbares  les  œuvres  des  philoso- 
phes païens,  mais  les  moines  s'empressèrent  même  de 
copier  les  écrits  de  Cicéron  et  de  Sénèque.  "  Saint 
"  Augustin,  dit  l'auteur,  introduit  Platon  dans  l'école 
"  sous  son  manteau  d'évêque,  et  Boèce  y  fait  entrer 
"  V Introduction  de  Porphyre.  " 

La  loi  religieuse  sauva  les  institutions  sociales.  Les 
chrétiens  trouvaient  un  merveilleux  accord  entre  les 
lois  de  Rome  et  les  préceptes  de  Moïse,  et  ces  lois  réu- 
nies formèrent  la  Collatio  legum  Mosaicarum  et  Romana- 
rum,  écrite  à  la  fin  du  cinquième  siècle.  L'Eglise,  de 
plus,  purifia  la  Royauté  sortie  de  Germanie  avec  des 
traditions  toutes  païennes  et  des  instincts  sanguinai- 
res. Le  christianisme  apprend  aux  rois  à  régner  non 
par  la  force  mais  par  la  justice. 

Enfin,  le  culte  sauva  les  arts.  Lorsque  les  chrétiens 
sortirent  des  catacombes,  on  vit  surgir  les  basiliques 
et  les  grands  temples  catholiques.  Les  évêques  de 
France  et  d'Italie  envoyèrent  chercher  les  meilleurs 


400  FRÉDÉRIC   OZANAM 


artistes  ;  la  peinture  et  l'architecture  rivalisèrent  avec 
le  chant  et  la  musique  pour  donner  à  ces  superbes  édi- 
fices toute  la  pompe  et  la  grandeur  dues  au  Créateur. 
"  L'Eglise,  dit  Ozanani,  se  garda  bien  de  briser  la 
"  harpe  des  bardes  gallois  et  des  scaldes  germani- 
"  ques  ;  elle  la  purifia,  elle  y  mit  une  corde  de  plus 
"  pour  chanter  Dieu,  les  saints,  et  les  joies  de  la  fa- 
"  mille  au  foyer  que  le  Christ  a  béni.  " 

Passons  à  la  seconde  période.  Une  autre  catastrophe 
en  marque  le  commencement,  c'est  l'invasion  de  l'em- 
pire de  Charlemagne  par  les  Normands.  Jamais  pou- 
voir n'avait  paru  plus  nécessaire  ni  mieux  établi  que 
celui  de  Charlemagne,  qui  avait  mis  la  force  au  service 
de  l'esprit  et  la  puissance  au  service  de  l'ordre.  Au 
dehors,  il  couvrait  l'Eglise  de  son  glaive,  tandis  qu'au 
dedans  il  faisait  respecter  ses  lois.  Trente  ans  après  sa 
mort,  les  Normands  viennent  s'emparer  du  royaume 
des  Francs  en  même  temps  que  les  Hongrois,  ces 
frères  des  Huns,  envahissent  l'Allenuigne,  la  Bour- 
gogne et  l'Italie. 

Tout  semble  perdu.  Que  deviendront  dans  ces  bou- 
leversements les  sciences,  les  arts  et  les  lettres  ?  Les 
barbares  ont  tout  mis  à  feu  et  à  sang  ;  les  monastères 
sont  incendiés  et  les  trésors  littéraires  vont  certaine- 
ment périr.  Non  !  De  ces  couvents  qui  brûlent  dans 
toutes  les  parties  du  pays,  quelcpies  moines  })arvien- 
nent  à  s'échapper  et  em])ortant  avec  eux  les  ouvrages 
les  plus  importants  de  leurs  tablettes,  ils  vont  se  ré- 
fugier au  milieu  des  camps  des  envahisseurs  et  finis- 
sent par  les  convertir. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  401 

Avec  le  temps,  les  Normands  entrent  dans  la  civili- 
sation chrétienne  et  y  apportent  le  génie  des  entre- 
prises maritimes  aussi  bien  que  la  stal)ilité  et  le  per- 
fectionnement dans  le  gouvernement  des  différents 
pays,  entr'autres  de  l'Angleterre  et  de  Tltalie.  De 
leur  côté,  les  Hongrois  et  les  Slaves,  tout  couverts  de 
gang,  viennent  tomber  aux  pieds  de  saint  Adelbert  et 
apportent  à  la  chrétienté  une  épée  invincible  qui  la 
défend  contre  la  corruption  byzantine  et  contre  l'in- 
vasion musulmane. 

Cependant  les  savants,  les  théologiens  et  surtout  les 
disputeurs  semblent  s'être  réfugiés  en  Irlande,  '"  qui 
"  bientôt  se  voit  obligée  de  déverser  son  trop  p'ein 
"  de  ces  troupeaux  de  philosophes  sur  les  côtes  de 
"  France.  "  L'Angleterre,  sous  le  règne  d'Alfred  le 
Grand,  qui  vient  de  délivrer  son  pays  du  joug  des  Da- 
nois, l'Angleterre  se  réveille  à  la  civilisation,  les 
écoles  s'ouvrent  et  on  s'efforce  de  répandre  l'éducation 
parmi  le  peuple. 

Les  lettres  ne  périssent  donc  pas.  Klles  prennent, 
au  contraire,  un  grand  développement  en  Allemagne, 
aux  foyers  monastiques  de  la  Nouvelle-Corbie,  de 
FuldeetdeSaint-Gall.  Dans  cette  dernière  abbaye  sur- 
tout, on  ne  se  contente  pas  du  latin,  mais  grâce  aux 
connaissances  de  la  princesse  Hedwige,  le  grec  devient 
de  nouveau  une  des  branches  les  plus  importantes 
des  études  des  moines. 

Les  pays  latins,  l'Italie,  l'Espagne  et  la  France,  pen- 
dant une  partie  de  ce  temps,  parai-'seat  statioiinaircs 

26 


402  FRÉDÉRIC   OZANAM 


dans  la  voie  des  connaissances  et  dans  la  culture  des 
lettres.  Cependant,  le  progrès  n'y  est  pas  éteint  et 
pour  s'en  convaincre,  il  suffit  de  citer  le  nom  de  Ger- 
bert,  ce  moine  d'Aurillac,  instruit  en  Catalogne  et 
porté  par  l'admiration  de  ses  contemporains  jusque 
sur  la  chaire  de  saint  Pierre. 

C'est  aussi  à  cette  époque  que  l'on  peut  fixer  la  nais- 
sance des  langues  modernes;  car,  sous  Alfred  le  Grand 
on  chantait  en  langue  saxonne  les  actions  héroïques 
des  guerriers.  En  même  temps,  les  moines  de  Saint- 
Gall  traduisirenten  langue  teutonique  divers  auteurs  et 
surtout  les  chants  de  l'Eglise.  Quant  à  la  langue  fran- 
çaise, sa  croissance  fut  moins  rapide.  Cependant  on  a 
découvert  une  homélie  qu'on  ne  peut  placer  au- 
dessous  de  l'an  1000,  où  un  mélange  de  mots  fran- 
çais et  latins  se  trouvent  confondus  dans  une  syntaxe 
barbare. 

Grégoire  VII  marque  une  troisième  époque.  Comme 
les  autres  cette  époque  sort  aussi  des  ruines.  Ces  rui- 
nes ont  été  accumulées  par  les  luttes  entre  la  papauté 
et  l'empire.  Ces  querelles  ont  donné  occasion  à  beau- 
coup d'hommes  célèbres  de  se  produire  soit  dans  les 
camps  par  leurs  succès  militaires,  soit  parleur  science 
politique  et  leurs  grande?  vertus.  Grégoire  VII, 
après  avoir  mis  à  ses  pieds  Henri  VI  par  la  seule 
force  de  sa  parole,  se  trouva  à  son  tour  assiégé  dans 
Rome,  fait  prisonnier  et  s'en  alla  mourir  à  Salerne, 
pendant  qu'un  anti-pape  était  intronisé  à  Saint-Jean 
de  Latran.  La  lutte  se  continue  pendant  deux  siècles 


FRÉDÉRIC   OZANAM  403 

et  produit  d'un  côté  Frédéric  1er  et  Frédéric  II,  et  de 
l'autre  côté  Alexandre  III,  Innocent  III  et  Innocent 
IV.  La  papauté  sort  victorieuse  delà  lutte  et  l'empire 
renonce  à  s'immiscer  dans  les  atiaires  spirituelles. 

L'Eglise  dans  ces  temps  rendit  encore  un  service 
très  important  à  la  civilisation,  en  empêchant  les  que- 
relles inutiles  et  continuelles  des  souverains  et  prin- 
ces d'Occident,  et  en  les  lanyant  en  Orient  pour  la 
guerre  sainte  et  la  délivrance  du  saint  Sépulcre. 

Les  croisades  affranchirent  les  peuples  de  l'Occi- 
dent de  la  vassalité  que  prétendait  leur  imposer  le 
puissant  empire  d'Allemagne.  Elles  portèrent  de  pkis 
un  rude  coup  à  la  féodalité,  qui  à  son  retour  d'Orient 
trouva  trois  luttes  à  soutenir  :  d'abord,  contre  la 
royauté  qui  étendait  chaque  jour  sa  juridiction  au 
préjudice  des  justices  seigneuriales,  puis  contre  les 
communes  qui  prenaient  naissance,  et  enfin  contre 
l'Eglise  qui  voulait  mettre  un  terme  aux  guerres  in- 
testines et  privées. 

Ozanam  nous  cite  ici  l'avènement  et  l'histoire  de  la 
commune  de  Milan,  dont  il  a  fait  une  étude  spéciale, 
et  il  nous  décrit  sa  lutte,  à  l'aide  de  la  papauté,  contre 
une  aristocratie  dépravée  et  un  clergé  corrompu. 
Avec  le  savant  professeur,  on  assiste  ensuite  au  tri- 
omphe complet  de  la  ville  de  Milan  sous  Grégoire 
VII. 

Le  dogme  de  l'égalité  naturelle  semé  par  le  christia- 
nisme produisait  l'égalité  politique. 

Plusieurs  villes  d'AUemairne  et  de  France  suivent 


404  FRÉDÉRIC   OZANAM 


l'exemple  des  villes  de  Lombardie  et  de  Toscane,  et 
si  elles  ne  deviennent  j  as  complètement  libres, 
comme  d'autres  villes  plus  tard,  du  moins  elles  ont 
le  droit  d'avoir  leurs  délégués  aux  Etats  généraux. 

Pendant  ces  luttes,  les  lettres,  cliose  surprenante, 
ne  sont  pas  négligées  :  jamais  elles  ne  prirent  un  aussi 
grand  élan. 

Les  luttes  entre  la  papauté  et  l'empire  forcèrent  le 
sacerdoce  à  devenir  savant.  Alors,  on  vit  surgir  de 
grands  saints  et  de  grands  docteurs,  tels  que  saint 
Thomas  d'Aquin,  saint  Bernard  et  saint  Bonaventure, 
et  de  grands  philosophes,  comme  saint  Anselme  et  Abé- 
lard.  Les  papes  et  les  em})ereurs  donnaient  de  forts 
subsides  pour  entretenir  les  universités.  De  plus,  les 
grandes  écoles  inspiraient  le  goût  de  l'étude  aux  peu- 
ples, et  les  langues  vulgaires  se  développaient  surtout 
sous  la  forme  de  la  poésie. 

La  poésie  française  de  cette  époque  est  semblable  à 
celle  de  toutes  les  nations  de  l'Occident;  elle  célèbre 
les  hauts  faits  de  hi  chevalerie  et  le  culte  des  fem- 
mes qui  en  est  le  charme.  La  poésie  de  l'Allemagne,  re- 
présentée par  les  Aventures  des  Niehchingen^  n'est  pas 
encore  dépouillée  des  instincts  barbares  et  des  souve- 
nirs païens.  En  Espagne,  le  Cid  se  ressent  de  la  cha- 
leur du  soleil  du  Midi,  et  ce  personnage  si  brave,  si 
fier  et  si  religieux  représente  bien  la  vieille  Castille. 
L'industrie  et  les  beaux-arts  prirent  aussi  une 
grande  place  dans  les  progrès  de  cette  époque.  En 
effet,  on  ne  saurait  nier  cjue  les  croisades  en  ouvrant 


FRÉDÉRIC   OZANAM  405 

les  grandes  voies  de  l'Orient  aux  peuples  de  l'Occident 
n'aient  donné  une  forte  impulsion  à  toutes  les  bran- 
ches de  l'industrie,  tandis  qu'en  s'inspirant  des  beau- 
tés des  dogmes  et  de  la  foi  catholique,  Giotto,  et  der- 
rière lui  une  nombreuse  génération  de  peintres  et  d'ar- 
tistes, firent  fleurir  les  beaux-arts,  surtout  en  Italie. 
•  Voici  comment  le  professeur  termine  cette  introduc- 
tion :  "'Je  m'arrête  ici,  dit-il.  et  je  finis  à  Dante,  digne 
"  de  venir  après  Charlemagne,  après  Grégoire  VII,  de 
"  venir  comme  vainqueur  couronnant  une  époque  de 
"  progrès,  et,  comme  vaincu,  ouvrant  une  nouvelle 
"  époque  de  ruines.  En  effet,  Dante,  ce  grand  vain- 
"  queur  qui  mène  le  triomphe  de  la  pensée  au  moyen 
"  âge,  est  aussi  un  grand  vaincu,  exilé  par  sa  patrie 
"  qui  lui  refuse  un  tombeau,  suivi  par  ce  quatorzième 
"  siècle  qui  verra  la  chute  des  républiques  italiennes, 
"  la  France  en  feu,  et  l'école  en  déclin.  Mais,  ni  le 
"  quatorzième  siècle,  ni  aucun  autre  ne  prévaudra  ja- 
"  mais  contre  le  dessein  de  Dieu  et  contre  la  vocation 
"  de  l'humanité. 

"  Nous  avons  parcouru  un  espace  de  huit  cents  ans, 
"  c'est-à-dire  une  partie  considérable  des  destinées 
"  humaines  :  les  trois  périodes  que  nous  y  avons  re- 
"  connues  commencent  par  autant  de  décadences. 
"  ]Mais  chacune  de  ces  décadences  cache  un  progrès 
"  que  le  christianisme  assure,  qui  s'accomplit  obscu- 
"  rément,  sourdement,  et,  pour  ainsi  dire,  par  des 
"voies  souterraines,  jusqu'à  ce  qu'il  se  fasse  jour  et 
"  éclate  enfin  dans  une  plus  juste  économie  de  la  so» 


406  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  ciété,  dans  une  plus  vive  lumière  des  esprits.  Arri- 
"  vés  au  sommet  du  moyen  âge,  gardons-nous  de 
"  croire  que  l'humanité  n'a  plus  qu'à  descendre,  si  ce 
"  n'est  une  courte  pente,  pour  remonter  des  cimes 
"  plus  hautes  qui  ne  seront  pas  encore  les  dernières. 
"  Nous  avons  assez  loué  le  moyen  âge  pour  avouer 
"  maintenant  ce  qui  manquait  à  ces  temps  héroïques, 
"  mais  pleins  de  souvenirs  païens  et  de  passions  bar- 
"  bares.  De  là,  le  péril  de  la  foi  qui  n'eutjamais  à  li- 
"  vrer  de  combats  ])lus  terribles  ;  de  là,  le  désordre 
"  des  mœurs,  les  emportements  de  la  chair,  le  goût  du 
"  sang,  et  tout  ce  qui  fit  le  désespoir  des  saints,  des 
"  prédicateurs,  des  moralistes  contemporains.  Ces 
"juges  sévères  ont  vu  surtout  les  vices  de  leur  épo- 
"  que  et  plusieurs  ont  ignoré  le  bien  même  dont  ils 
"  étaient  les  ouvriers.  Les  scandales  qui  trompèrent 
"  de  si  grands  esprits  nous  montrent  que  le  moyen 
"  âge  n'a  pas  achevé  l'œuvre  de  la  civilisation  chré- 
"  tienne,  et  de  si  grands  esprits  trompés  nous  appren- 
"  nent,  au  milieu  de  notre  décadence  qui  se  voit  trop, 
"  à  ne  pas  nier  le  progrès  que  nous  ne  voyons  pas. 
"  Venus  en  des  jours  mauvais,  souvenons-nous  que  le 
"  christianisme  qui  nous  porte  en  a  traversé  de  pires, 
"  et,  comme  Enée  à  ses  compagnons  découragés,  di- 
"  sons  que  nous  avons  passé  par  trop  d'épreuves  pour 
"  n'attendre  pas  de  Dieu  la  tin  de  celle-ci. 

"  0  passi  graviora,  dabit  Deus  his  quoquefinemy 


FRÉDÉRIC   OZANAM  407 


III 
LE   CINQUIÈME   SIÈCLE.    * 

Il  y  avait  près  de  soixante  ans  que  Constance  avait 
lancé  ses  édits  en  faveur  des  chrétiens,  édits  renouve- 
lés plus  tard  par  Théodose.  Il  y  avait  presque  aussi 
longtemps  que  la  religion  catholique  était  montée  sur 
le  trône  avec  Constantin  et  avait  été  déclarée  la  reli- 
gion de  l'emijire  par  le  même  empereur  ;  on  était  en 
l'an  404,  et  cependant  les  temples  de  Jupiter  et  de  Mi- 
nerve étaient  encore  ouverts  à  Rome.  Bien  plus,  dans 
le  théâtre  dédié  à  Bacchus,  sous  l'apparence  de  rites 
sacrés,  on  continuait  à  commettre  des  outrages  sans 
nom, tandis  que  dans  l'amphithéâtre  consacré  au  Soleil, 
les  gladiateurs  ne  cessaient  de  s'entr'égorger  par  mil- 
liers pour  la  plus  grande  gloire  et  le  plus  grand  plai- 
sir du  peuple  qui  se  croyait  le  plus  civilisé  de  la  terre. 
Croirait-on,  de  plus,  que  même  vers  le  milieu  du  cin- 
quième siècle,  on  trouvait  encore  les  Romains  occupés 
à  nourrir  les  poulets  sacrés  dont  les  présages  gouver- 
naient Rome  et  l'univers?  La  religion  chrétienne  avait 
donc  mis  à  s'établir  plus  de  temps  qu'on  ne  le  pense 
généralement  ;  le  paganisme  n'avait  pas  disparu  sans 
une  lutte  longue  et  acharnée. 


*  Troisième  leçon. 


408  FRÉDÉRIC  OZANAM 


Dans  ces  premiers  siècles,  tout  semble  conspirer 
contre  la  propagation  du  christianisme  :  les  philoso- 
phes alexandrins  mettent  au  service  des  dieux  une 
érudition  remarquable  aussi  lùcn  qu'une  interpréta- 
tion élégante  et  choisie;  l'aristocratie  refuse  de  mettre 
de  côté  les  traditions  et  les  souvenirs  des  familles, 
tandis  que  de  son  côté  le  peuple  ne  peut  pas  se  résou- 
dre à  abandonner  les  bacchanales  et  les  saturnales, 
pas  plus  que  le  cirque.  Ajoutons  de  plus  qu'après 
l'invasion,  les  superstitions  germaniques  donnèrent  la 
main  aux  superstitions  latines  pour  s'opposer  aux 
conquêtes  du  christianisme.  Au  huitième  siècle,  des 
pèlerins  du  Nord  furent  scandalisés  d'assister  sur  les 
places  publiques  de  Rome  à  des  danses  païennes. 

Cependant,  l'Eglise  s'armait  de  patience,  tolérait 
ces  restes  du  paganisme  et  elle  eut  le  mérite  de  com- 
prendre le  besoin  de  laisser  aux  peuples,  selon  les  con- 
seils que  devait  donner  plus  tard,  au  sujet  des  bar- 
bares, saint  Grégoire  le  Grand,  "  leurs  fêtes  antiques, 
"  leurs  banquets  innocents  et  leurs  joies  temporelles, 
"  afin  qu'ils  goûtent  plus  volontiers  les  consolations 
"  de  l'esprit.  " 

"  L'Église,  dit  Ozanam,  se  contentait  de  concilier 
"  l'art  et  la  nature  avec  le  Christ,  en  lui  consacrant  les 
"  temples  et  les  fêtes,  les  fleurs  et  les  parfums  prodi- 
"  gués  aux  dieux.  " 

Notre  auteur  jette  un  coup  d'œil  sur  les  dernières 
lueurs  des  lettres  païennes  avant  leur  disparition.  Il 
nous  fait  remarquer  Végèce  avec  son   Traité  s%ir  Part 


FRÉDÉRIC    OZANAM  409 

militaire,  puis  Syramaque,  que  ses  conteuiporuins  com- 
paraient à  Pline  pour  l'élégance  et  l'exquise  délica- 
tesse de  ses  écrits,  et  enfin  Ammien  Marcellin,  qui 
écrivit  l'histoire  avec  la  verve  et  la  rude  sincérité 
d'un  soldat. 

Mais  c'est  surtout  sur  la  poésie  que  le  professeur 
aime  à  prolonger  son  attention.  D'abord,  il  nous  mon- 
tre Claudien  dont  les  chants  pleins  de  grandeur  et 
d'harmonie  célèbrent  la  disgrâce  d'Eutrope  et  les  vic- 
toires de  Stilicon.  On  croirait  toutefois  lire  des  ou- 
vrages de  plusieurs  siècles  antérieurs  à  cette  époque, 
tant  Claudien  met  de  mythologie  païenne  dans  ses 
chants  sans  s'apercevoir  que  ses  dieux  s'en  vont.  Ce- 
pendant, il  condescend  à  introduire  les  princes  chré- 
tiens dans  l'Olympe,  et  les  fait  converser  avec  les  ha- 
bitants de  ce  problématique  séjour. 

Vient  ensuite  Rutilius  Xumatianus,  préfet  de  Rome. 
Ses  écrits  resteront  à  jamais  célèbres  par  la  grandeur 
du  patriotisme  qui  les  a  inspirés  :  "  Ecoute-moi,dit-il, 
"  écoute-moi,  reine  toujours  belle  du  monde  qui  t'ap- 
"  partient  toujours,  Rome  admise  parmi  les  divinités 
"  de  l'Olympe.  Ecoute,  mère  des  hommes  et  mère  des 
"  dieux,  quand  nous  prions  dans  tes  temples,  nous  ne 
"  sommes  pas  loin  duciel.  Lesoleilne  tournequepour 
"  toi,  et  levé  sur  tes  domaines,  dans  les  mers  de  tes 
"  domaines  il  plonge  son  char.  *  De  tant  de  nations 


*  Ne  songe-t-on  point  à  l'Empire  britannique  sur  lequel  le 
soleil  ne  se  couche  jamais  ? 


410  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  diverses  tu  as  fait  une  seule  patrie  ;  de  ce  qui  était 
"  un  monde  tu  as  fait  une  cité. 

Urbem  fecisti  quod  i^rius  orbis  erat. 

"  Celui  qui  compterait  tes  trophées  pourrait  dénom- 
"  brer  les  étoiles.  Tes  temples  étincelants  éblouissent 
"  les  yeux...  Dirai-je  les  fleuves  que  t'apportent  les 
"voûtes  aériennes  et  les  lacs  entiers  versés  dans  tes 
"  bains?  Dirai-je  les  forêts  emprisonnées  sous  des 
"  lambris  et  peuplées  d'oiseaux  mélodieux?  Ton  an- 
"  née  n'est  qu'un  printemps  éternel  et  l'hiver  vaincu 
"  respecte  tes  plaisirs.  Relève  les  lauriers  de  ton  front 
"  et  que  le  feuillage  sacré  reverdisse  autour  de  ta  tête 
"  blanchie  !  C'est  la  tradition  de  tes  fils  d'espérer  dans 
"  le  péril,  comme  les  astres  qui  ne  se  couchent  que 
"  pour  remonter  !  Etends,  étends  tes  lois  ;  elles  vi- 
"  vront  sur  des  siècles  devenus  romains  malgré  eux  ; 
"  et  seule  des  choses  terrestres,  ne  redoute  point  le 
"  fuseau  des  Parques  : 

Porrige  victuras  romana  in  sœculaleges, 
Solaque  fatales  non  vereare  colos. 

"  Ceci  est  très  beau,  s'écrie  Ozanam,  et,  ce  qui  vaut 
"  mieux,  très  vrai.  L'ancien  magistrat  romain,  avec  la 
"  pénétration  d'un  jurisconsulte,  a  vu  que  Rome, 
"  trahie  par  les  armes,  continuerait  de  régner  par  les 
"  lois  ;  et,  toute  païenne  qu'elle  est  encore,  sa  foi  dans 
"  sa  patrie  ne  l'a  pas  trompé.  " 

Enfin  vient  Sidoine  Apollinaire,  qui  est  considéré 


FRÉDÉRIC   OZANAM  411 


comme  le  dernier  poète  païen,  encore  qu'il  n'écrivît, 
sous  rinvocîition  des  dieux,  que  les  poésies  de  son 
jeune  âge.  Plus  tard  en  eflet  il  se  convertit,  devint 
évêque  et  fut  canonisé.  Sa  fête  est  célébrée  le  23  août 
de  chaque  année. 

Il  ne  faut  pas  croire  toutefois  que  les  lettres  même 
païennes  aient  cessé  d'être  cultivées  à  la  mort  du  der- 
nier poète  qui  a  chanté  les  dieux  de  Rome.  Au  con- 
traire, elles  reprirent,  pour  un  temps,  comme  une  su- 
rabondance de  vie.  On  créa  auprès  du  capitole  de 
grandes  écoles  impériales,  et  le  nombre  des  étudiants 
était  si  grand  qu'il  fallut  faire  une  législation  spéciale 
et  organiser  une  police  pour  maintenir  Tordre  dans  ces 
imposants  refuges  des  lettrés.  Plus  tard,  (iratien  multi- 
plie ces  écoles  dans  toutes  les  grandes  villes  de  l'em- 
pire. Parmi  les  savants  professeurs  de  cette  époque  on 
cite  Donatus  dont  saint  Jérôme  écouta  les  leçons.  Le 
nom  de  ce  savant  devint  même  synonyme  de  gram- 
maire, et  il  est  fait  mention  d'une  grammaire  pro- 
vinciale intitulée  :  Donatus  provincialis. 

Ozanam  nous  montre  ensuite  le  christianisme  ve- 
nant au  secours  de  la  civilisation  antique  menacée  de 
disparaître.  Saint  Ambroise,  saint  Jérôme  et  surtout 
saint  Augustin  viennent  en  aide  aux  institutions  so- 
ciales et  aux  lettres.  Dans  ses  écrits,  le  saint  évêque 
d'Hippone  s'efforce  surtout  de  prouver  que  la  religion 
catholique  est  bien  une  religion  et  non  pas  une  mytho- 
logie, comme  le  prétendaient  les  diverses  sectes. 

Saint  Augustin  eut  surtout  à  lutter  contre  de  nom- 


412  FRÉDÉRIC    OZANAM 


breuses  hérésies  qui  captivaient  les  plus  nobles  intelli- 
gences et  menaçaient  môme  l'existence  de  la  religion 
catholique. 

"  Quatre  cents  ans  de  prédication  et  de  martyre,  dit 
"  Ozanam,  menaçaient  d'aboutir  à  la  réhabilitation  des 
''  fables  païennes  et,  Manès  l'emportant,  le  christia- 
"  nisme  n'était  plus  qu'une  mythologie.  D'un  autre 
"  côté,  les  ariens  en  niant  la  divinité  du  Christ,  les 
"  pélagiens  en  supprimant  la  grâce,  rompaient  tous  les 
"  liens  mystérieux  qui  rattachent  Dieu  à  l'homme  et 
"  l'hoa^ime  à  Dieu.  Le  surnaturel  disparaissait  donc,  le 
"  démiurge  des  platoniciens  remplaçait  le  Verbe  con- 
"  substantiel,  et  le  christianisme  devenait  une  philo- 
"  Sophie. 

"  Saint  Augustin  ne  le  permit  pas,  et  comme  la  pro- 
"  mière  partie  de  sa  vie  s'était  consumée  à  se  dégager 
"  des  filets  du  manichéisme,  il  employa  la  seconde  à 
"  combattre  Arius  et  Pelage.  Il  combattit,  ainsi  que 
"  tous  les  grands  serviteurs  de  la  Providence,  moins 
"  encore  pour  le  temps  présent  que  pour  la  postérité. 
"  Car  le  moment  vient  ou  nous  verrons  l'arianisme 
"  entrer  en  vainqueur  et  par  toutes  les  brèches  de 
"  l'empire  avec  les  Goths,  les  Vandales,  les  Lombards  : 
"  et,  dans  ces  jours  de  terreur,  comment  les  évêques 
"  auraient-ils  eu  le  loisir  d'étudier,  à  la  lueur  des  in- 
"  cendies,  les  questions  débattues  à  Nicée,  si  Au- 
"  gustin  n'avait  pas  veillé  sur  eux  ?  Ses  quinze  livres 
"  de  la  Trinité  résumaient  toutes  les  difficultés  des  sec- 
"  taires,  tous  les  arguments  des  orthodoxes,  et  c'était 


FREDERIC   OZANAM 


413 


"  lui  qui  décidait  la  victoire  dans  ces  conférences  de 
"  Vienne  et  de  Tolède,  où  les  Bourguignons  et  les  Vi- 
"  sigoths  abjurèrent  l'hérésie.  Plus  tard,  quand  lema- 
"  nichéisme,  perpétué  parles  Pauliciens  en  Orient, re- 
"  gagne  TOccident  ;  quand  sous  le  nom  des  Cathares 
"  et  des  Albigeois,  il  se  trouva  maître  de  la  moitié  de 
"  L'Allemagne,  de  l'Italie  et  de  la  France  méridionale 
"  et  fit  courir  à  la  société  chrétienne  les  derniers  pé- 
"  rils,  croyez-vous  que  l'épée  de  Simon  de  Montfort  en 
"  triompha  ?  Non,  non,  je  ne  crois  pas  que  le  fer  ait  ja- 
"  mais  eu  le  pouvoir  de  vaincre  une  pensée,  si  fausse 
"  et  si  détestable  qu'elle  soit  ;  j'aime  à  supposer  qu'à 
"  la  vue  des  violences  qui  déshonorent  la  croisade  et 
"  qu'Innocent  III  réprouva,  beaucoup  de  cœurs  no- 
"  blés  balancèrent.  Ce  qui  les  fixa,  ce  qui  rattacha  le 
"  monde  chrétien  à  l'orthodoxie,  ce  fut  l'éclatante  su- 
"  périorité  de  la  saine  doctrine  exprimée   par  saint 
"  Augustin,  le  plus  ferme  et  le  plus   charitable  des 
"  hommes.  Et  dans  cette  lutte,  dont  il   faut  détester 
'•  mais  non  pas  exagérer  les  excès,  le  champ  de  ba- 
"  taille  resta,  non  pas  à  la  force,  mais  à  la  vérité. 

Ainsi,  non  seulement  les  écrits  de  saint  Augustin 
prouvent  qu'en  son  temps  les  lettres  n'avaient  pasdis- 
jxiru,  mais  de  plus,  ils  furent  une  lumière  pour  les 
théologiens  des  siècles  futurs. 

Et,  quand  au  cinquième  siècle  nous  voyons  dans 
la  chaire  de  saint  Pierre  un  pape  comme  saint  Gré- 
goire le  Grand  qui,  non  content  d'arrêter  Genséric 
aux  portes  de  Pvome  et  Attila  au  passage  du  Mincio, 


414  FEÉDÉKIC   OZANAM 


fait  en  sorte,  par  son  prestige  et  par  sa  modération, 
que  tout  rOrient  échappe  à  l'hérésie  par  le  concile  de 
Chalcédoine,  n'a-t-on  pas  raison  de  dire  qu'à  cette 
époque  le  christianisme  vint  sauver  les  institutions  so- 
ciales, les  lettres  et  les  arts  ? 

Et  ces  moines  que  Rutilius  voit  avec  dédain  dans 
leurs  retraites  au  milieu  des  îles  de  la  côte  d'Italie,  les 
accusant  d'être  les  ennemis  de  la  lumière,  ne  les  verra- 
t-on  pas  plus  tard  dérober  aux  flammes  les  ouvrages 
des  plus  célèbres  philosophes  païens  pour  les  copier 
dans  leur  solitude  et  les  transmettre  à  la  postérité?  Et 
même  dans  ce  cinquième  siècle,  n'avaient-ils  pas  déjà 
fondé  les  abbayes  de  Lérins,  de  l'île  Barbe  et  de  INIar- 
moutiers,  devançant  d'un  siècle  les  immortelles  fonda- 
tions de  saint  Benoît  ? 

Pendant  ce  siècle,  l'éloquence  du  forum  est  rem- 
placée par  l'éloquence  sacrée  et  saint  Ambroise  écrit 
les  règles  de  cette  nouvelle  rhétorique  dans  son  livre 
De  Officiis.  Les  principaux  prédicateurs  de  cette  épo- 
que étaient  Pierre  Chrysologue,  IMaxime  de  Turin,  et 
surtout  Salvien  dont  la  voix  puissante  et  harmonieuse 
s'élevait  au-dessus  des  bruits  de  l'invasion  et  du  dé- 
sastre lorsqu'il  célébrait  les  funérailles  de  l'empire 
romain. 

L'histoire  et  la  chronique  trouvent  d'admirables  in- 
terprètes dans  saint  Jérôme,  Prosper  d'Aquitaine  et 
Paul  Orose.  Ce  qui  distingue  ces  premiers  historiens 
chrétiens,  c'est  leur  scrupuleuse  exactitude  en  <'e  qui 
concerne  les  faits  et  les  dates.  Leurs  devanciers  avaient 


■      FRÉDÉRIC   OZANAM  415 

souvent  sacrifié  la  vérité  à  l'ampleur  de  la  phrase  et 
aux  ornements  du  style. 

Enfin,  la  poésie  trouve  de  fervents  adeptes,  d'abord 
dans  saint  Amhroise  qui  introduisit  les  hymnes  dans 
les  chants  de  l'Eglise  ;  puis  dans  Juvencus,  Sedilius 
et  Dracontius,  qui  jettent  les  bases  d'une  poésie  épique 
célébrant  les  mystères  et  les  gloires  du  christianisme. 
]\[ais  les  deux  plus  célèbres  poètes  de  l'époque  furent 
sans  aucun  doute  saint  Paulin  et  Prudence.  Saint 
Paulin  est  surtout  remarquable  par  la  délicatesse  et  la 
grâce  qu'on  trouve  dans  ses  écrits,  et  Prudence  par 
l'harmonie  et  la  pensée  moderne  qu'on  trouve  dans 
ses  chants  et  dans  ces  charmants  noëls  où  il  convie  la 
terre  à  orner  de  ses  fleurs  le  berceau  du  Christ.  Cette 
poésie  chaste  et  élevée  fit  l'honneur  et  les  délices  du 
moyen  âge,  et  mit  ses  auteurs  au  rang  de  Virgile,  qui 
avait  fait  l'admiration  de  l'antiquité. 

Ce  temps  vit  aussi  fleurir  les  beaux-arts  et  l'on  ad- 
mirait à  bon  droit  les  basiliques  de  Constantin  et  de 
Théodose,  aussi  bien  que  les  bas-reliefs  tumulaires  de 
Rome,  de  Ravenne  et  d'Arles.  On  contemplait  déjà 
avec  plaisir  les  premiers  efforts  de  cette  architecture 
romaine  et  byzantine  qui  devait  couvrir  l'univers  en- 
tier de  ses  imposants  monuments. 

Ozanam  termine  cette  leçon  par  ces  phrases  sym- 
pathiques où  il  met  son  auditoire  de  moitié  dans  ses 
savantes  études,  lui  fait  part  des  diflficultés  qu'il  en- 
trevoit dans  son  travail,  comme  il  lui  fera  partager 
aussi  ses  heureux  résultats. 


416  FRÉDÉRIC    OZANAM 


"  Voilà  donc,  dit-il,  le  dessein  que  je  me  propose. 
Il  ne  s'agit  pas  de  suivre  jusque  dans  ses  derniers 
détails,  l'histoire  littéraire  du  cinquième  siècle  ;  je 
n'y  cherche  que  des  lumières  pour  l'obscurité  des 
siècles  suivants.  Les  voyageurs  connaissent  des 
fleuves  qui  s'enfoncent  dans  les  rochers,  et  qui  repa- 
raissent à  quelque  distance  de  leur  perte  ;  je  remonte 
au-dessus  du  point  où  le  fleuve  des  traditions  semble 
se  perdre,  et  je  tâcherai  de  descendre  avec  lui  dans 
le  gouffre,  pour  m'assurer  qu'à  la  sortie  je  revois 
bien  les  mêmes  eaux.  Les  historiens  ont  ouvert  en 
quelque  sorte  un  abîme  entre  l'anti(j[uité  et  la  bar- 
barie; j'entreprends  de  rétablir  les  communications 
que  la  Providence  n'a  jamais  laissé  manquer  dans  le 
temps  pas  plus  que  dans  l'espace.  Je  ne  connais  pas 
d'étude  plus  attachante  que  celle  de  ces  rapports  qui 
lient  les  âmes,  qui  donnent  des  disciples  aux  morts 
illustres,  cent  ans,  cinq  cents  ans  après  eux,  qui 
montrent  partout  la  pensée  victorieuse  de  la  des- 
truction. " 


FRÉDÉRIC   OZANAM  417 

IV 

].E    PAGANI.SME — CO.M.MEXT  IL    l'ÉUlT — I,E    DROIT.    * 

Au  cinquième  siècle,  dans  les  derniers  jours  du  po- 
lythéisme romain,  le  doute  et  l'indifférence  i)arais- 
saient  s'être  emparés  de  toutes  les  intelligences.  Ainsi 
quand  saint  Augustin  met  dans  la  bouche  des  païens 
les  paroles  suivantes,  il  exprime  bien  rennui  et  le  dé- 
goût qui  s'étaient  emparés  des  hommes  de  cette  é])o(|ue. 
''  Que  nous  importent,  disaient-ils,  des  vérités  inac- 
"  cessibles  à  la  raison  des  hommes  !  Ce  qui  in][)orte, 
"  c'est  que  l'État  soit  debout,  qu'il  soit  riche,  et  surtout 
"  qu'il  soit  tranquille.  Ce  qui  nous  touche  souverai- 
"  nement,  c'est  que  la  prospérité  publique  augmente 
"  les  richesses  qui  servent  à  tenir  les  grands  dans  la 
"  splendeur,  les  petits  dans  le  Inen-être,  et  par  consé- 
"  quent  dans  la  soumission.  Que  les  lois  n'ordonnent 
"  rien  de  pénible,  qu'elles  ne  défendent  rien  d'agréa- 
"  ble  ;  (|uc  le  prince  s'assure  l'ol)éissancedes  peuples, 
"  en  se  montrant,  non  le  censeur  chagrin  de  leurs 
"  mœurs,  mais  le  pourvoyeur  de  leurs  plaisirs.  Que 
"  les  belles  esclaves  abondent  sur  les  nuirchés.  Que 
"  les  piUais  soient  sonii)tueux,  qu'on  multiplie  les 
"  banquets,  et  que  chacun  puisse  boire,  regorger,  vo- 


*  (Quatrième,  ciiiquicine  et  «ixiènic  leçons. 


418  FRÉDÉRIC   OZANAM 

"  mir,  jusqu'au  jour.  Qu'on  entende  partout  le  bruit 
"  des  danses,  que  les  acclamations  joyeuses  éclatent 
"  sur  les  bancs  des  théâtres  !  qu'on  tienne  pour  les 
"  vrais  dieux  ceux  ipii  nous  ont  assuré  cette  félicité  ! 
"  Donnez-leur  le  culte  qu'ils  préfèrent,  les  jeux  qu'ils 
"  veulent  :  qu'ils  en  jouissent  avec  leurs  adorateurs  ! 
"  Nous  leur  demandons  seulement  de  faire  qu'une 
"  telle  félicité  soit  durable,  et  n'ait  rien  à  craindre  ni 
''  de  la  peste,  ni  de  l'ennemi."* 

Pour  en  venir  là,  le  paganisme  avait  eu  à  subir 
plusieurs  phases  qui  correspondaient  à  autant  de  chan- 
gements dans  la  forme  du  gouvernement  romain. 

Avec  les  rois  des  premiers  temps,  s'étal)lissait  dans 
Rome  une  religion  sévère  mais  puissante.  On  croyait 
qu'il  existait  au  sommet  de  toutes  choses  un  pouvoir 
immuable,  inconnu  et  sans  nom.  Au-dessous  de  ce 
}iouvoir  étaient  les  dieux,  nuiis  ils  devaient  périr,  ils 
n'étaient  pas  immortels.  Plus  bas,  étaient  les  âmes 
qui,  suivant  qu'elles  avaient  été  bonnes  ou  mauvaises 
sur  la  terre,  devaient  ou  remonter  avec  les  dieux  d'où 
elles  étaient  venues,  ou  soufTrir  aux  enfers  et  même 
dans  ce  monde-ci.  Rome  à  cette  époque  était  un  tem- 
ple immense,  où  la  religion  était  en  grand  honneur. 
De  }»lus,  chaque  nuiison  patricienne  était  comme  un 
sanctuaire  où  l'on  entourait  du  i»lus  grand  respect  le 
culte  des  dieux  et  des  aïeux. 


.Saint  Augustin,  (h  Cirl/a/r  Dri.  II,  20 


FRÉDÉRIC    OZANAM  419 

h^oLis  lu  République,  Rome  avait  })Voiiicnt'  ses  armes 
triomphantes  chez  tous  les  peu[)les,  et  avec  des  mil- 
liers de  prisonniers,  elle  avait  fait  entrer  dans  ses 
murs  d'innomlirables  divinités  appartenant  aux  na- 
tions vaincues.  Il  fallut  donc  élargir  les  temples,  les 
multiplier,  faire  couler  en  or  et  en  argent  les  ï^tatues 
des  anciens  dieux,  afin  de  les  distinguer  des  dieux 
étrangers,  enfin  on  fit  entrer  dans  le  culte  le  luxe  et  la 
plus  grande  somptuosité.  "Alors,  dit  Ozanam,  la  re- 
"  ligion  perdit  de  son  empire  sur  les  mœurs,  mais 
"  elle  régna  sur  les  imaginations." 

Avec  les  empereurs,  on  introduisit  de  nouveaux 
rites,  de  nouveaux  sacrifices  empruntés  aux  peuples 
des  extrémités  de  la  terre.  De  plus,  les  grands  hommes 
de  chaque  contrée  pouvaient  voir  leurs  statues  dans 
les  temples.  "  A  vrai  dire,  ajoute  Ozanam,  les  empe- 
"  pereurs  ne  faisaient  ([ue  reprendre  l'ancienne  poli- 
"  tique  romaine.  Souverains  pontifes  d'une  cité  qui 
"  se  vantait  d'avoir  pacifié  le  monde,  il  était  de  leur 
"  devoir  d'en  réconcilier  toutes  les  religions.  Ils  réa- 
"  lisaient  ainsi  l'idéal  du  polythéisme,  où  il  y  avait 
"  place  pour  tous  les  faux  dieux,  i)uis(iue  le  seul  vrai 
"  n'y  était  pas."' 

Mais  cette  religion  païenne  ne  se  serait  pas  main- 
tenue pendant  des  siècles,  si  elle  n'eût  pas  eu  quelques 
dogmes  essentiels  au  bonheur  des  peuples.  C'est  ainsi 
que  le  Romain  mettait  au-dessus  de  toutes  choses  un 
dieu,  maître  suprême  ;  et  les  inscriptions  font  voir 
qu'on  le  reconnaissait  comme  très  bon  et  très  grand. 


420  FRÉDÉRIC   OZANAM 


De  i>lns,  la  religion  de  Rome  avait  en  honneur  le  sou- 
venir (les  morts.  On  offrait  des  sacrifices  pour  les 
mânes  des  ancêtres,  pour  leur  délivrance  des  enfers 
où  elles  expiaient  leurs  fautes  avant  de  venir  résider, 
comme  divinités  protectrices,  au  foyer  de  la  famille. 

Cependant  ce  bon  côté  qu'on  remarque  dans  le  pa- 
ganisme, ne  saurait  être  considéré  que  comme  bien 
peu  de  chose  pour  faire  oul)licr  les  outrages  sans  nom 
qu'on  ai)plaudissait  au  cir(|uc  et  à  l'amphithéâtre, 
sous  la  présidence  et  l'invocation  de  Vénus  et  de  Mars  ; 
c'était  surtout  bien  peu  pour  compenser  les  désordres 
commis  dans  les  temples  desservis  par  des  milliers 
de  courtisanes  à  Chypre,  à  Samos  et  au  mont  Eryx. 

Nous  nous  sommes  efforcés  de  donner  une  idée  de 
la  cJ'oyance  religieuse  dans  Rome  païenne  ;  mais  les 
excès  et  les  orgies  incroj^ables  des  rites  et  des  sacri- 
fices à  Vénus,  Bacchus,  Diane,  Saturne  et  aux  Furies, 
ont  quelque  chose  de  si  monstrueux  et  de  si  révoltant, 
qu'il  nous  répugne  d'entrer  dans  les  détails. 

La  philosophie  voulut  d'abord  combattre  ces  égare- 
ments populaires,  elle  tenta  même  de  les  corriger, 
mais  elle  finit  par  les  réhal:)iliter  avec  assez  d'art  pour 
rallier  les  esprits  les  plus  éclairés  de  la  société  ro- 
maine. 

Il  ne  serait  pas  juste  de  ruer  l'énergie  et  la  sagesse 
des  premiers  savants  païens  qui  cherchèrent  à  échap- 
per par  la  raison  au  culte  des  idoles.  Socrate,  chez  les 
Grecs,  s'approcha  beaucoup  de  la  lumière  et  de  la  vérité 
chrétienne  en  cherchant  la  cause  première  de  toutes 


FRÉDÉRIC   OZANAM  421 

choses,  ot  ce  grand  phil()si)[>he  enseigne  de  Dieu  tout 
ce  que  la  création  a  publié.  8énèc[ue  chez  les  Romains 
tourna  en  dérision  le  culte  des  idoles,  ce  qui  ne  l'a  pas 
empêché  de  recommander  l'assistance  aux  cérémonies 
religieuses  et  aux  sacrifices,  non  pas  pour  y  honorer  la 
vérité,  mais  la  coutume  ;  de  même  que  Socrate,  dit-on, 
avant  de  mourir  sacrifia  un  coq  à  Esculape. 

Le  système  professé  par  les  philosophes  de  l'école 
d'Alexandrie,  a  fait  dansées  derniers  temps  beaucoup 
de  In'uit  et  a  servi  de  base  aux  erreurs  modernes. 
Parmi  les  plus  célèbres  on  place  Plotin  et  ses  disciples 
Porphj're.  Jamhlique  et  Proclus. 

Comme  Zenon,  Plotin  donnait  au  monde  une  âme 
et  comme  Platon  il  reconnaissait  au-dessus  de  toutes 
choses  un  premier  principe  indivisible  qu'il  appelait 
VUn.  L'âme  humaine  était  d'abord  contenue  dans 
l'âme  divine,  mais  attirée  sur  la  terre  pour  avoir  la  li- 
l)erté  et  l'indépendance  en  dehors  de  l'âme  divine,  et 
jouir  des  plaisirs  de  la  matière,  si  elle  se  complaisait 
trop  dans  la  vie  sur  la  terre,  et  si  elle  s'abandonnait  à 
l'empire  des  sens,  elle  ne  quittait  le  corps  de  l'homme 
que  pour  aller  habiter  celui  des  bêtes  et  des  plantes. 
Si  au  contraire,  elle  considérait  la  vie  sur  terre  comme 
un  exil  et  se  conduisait  en  conséquence,  elle  remontait 
après  un  certain  tenvps  auprès  de  l'âme  universelle  où 
toutes  les  âmes,  bonnes  ou  mauvaises,  se  trouveront  un 
jour  confondues  après  (pie  les  mauvaises  auront  fini 
leur  temps  d'épreuves. 

Quelques-uns  de  ces  d<.>gmes  philosophiques  paraî- 


422  FRÉDÉRIC    OZANAM 


traient  être  dérobés  à  l'Evangile,  tant  il  y  a  de  gran- 
deur et  d'élévation  dans  ces  notions  sur  ITune  et  dans 
cette  croyance  en  un  Dieu  souverain,  unique,  immaté- 
riel et  im[»assible.  Cependant  il  y  a  cette  grande 
dift'érence  entre  l'Etre  sui)rcme  de  Platon  et  le  Dieu 
des  chrétiens,  c'est  que  le  dieu  des  païens  n'était  pas  un 
dieu  libre,  il  produisait  par  nécessité  un  monde  éter- 
nel comme  lui  et  il  n'étnit  pas  libre  de  ne  pas  le 
l»roduire;  de  plus  le  pbil()SO})hc  ]>aïcn  enseignait  que 
la  cause  première  de  toutes  choses  était  indéfinissable, 
n'avait  ni  vie,  ni  })ensée,  ni  attribut,  tandis  que  le 
chrétien  reconnaît  en  Dieu  toutes  les  perfections  et 
l'adore  comme  un  être  tout  à  fait  intelligible  et  sou- 
verainement aimable.  Quant  à  Tâme,  le  chrétien,  tout 
en  croyant  qu'elle  sera  punie  selon  ses  fautes,  est  loin 
de  croire  qu'elle  sera  condamnée  à  aller  habiter  le 
corps  des  bétes  et  des  plantes. 

Arrêtons- nous  un  instant  avec  Ozanam  devant  un 
savant,  un  littérateur  et  un  homme  politique  qui 
servira  à  nous  faire  connaître  le  cinquième  siècle  du 
côté  des  païens. 

Symmaque,  })réfet  de  Rome,  fut  tour  à  tour  sous 
Valentinien  1er  et  ses  successeurs  questeur,  pré- 
teur, pontife,  intendant  de  la  Lucanie  et  proconsul 
d'Afrique.  Comme  pontife  il  ne  cessa  pas  de  Idâmer 
ses  collègues  de  leur  timidité  et  de  leur  a])and()n 
des  rites  et  des  sacrifices.  Il  adressa  même  aux  em- 
pereurs plusieurs  requêtes  pcuir  le  rétablissement  du 
paganisme  comme  religion  de  l'Empire,  mais  on  lui 
refusa  toujours  sa  demande.  Quoique  administrateur 


FRÉDÉRIC  OZANAM  423 


intègre,  le  préfet  de  Rome  était  cependant  un  politi- 
que versatile,  si  1)ien  qu'il  fut  une  fois  banni  de  l'I- 
talie, mais  son  exil  ne  dura  pas  longtemps,  et  aussi- 
tôt rappelé,  on  le  combla  de  nouvelles  charges. 
Comme  orateur,  ses  contemporains  le  comparaient  à 
Cicéron. 

Ce  païen  zélé,  respecté,   était  considéré  comme  le 
représentant  deTaristocratie  de  l'époque.  Aussi  fut-il 
chargé  de  demander  au  nom  des  sénateurs  païens  le 
rétablissement  de  l'autel  de  la  Victoire.   En  cette  cir- 
constance il  fît  preuve  d'une  grande  éloquence,  sans 
réussir  toutefois  à  obtenir  son  but.    Par  son  discours 
on  voit  que,  même  dans  les  rangs  les  plus  élevés  de  la 
société  et  parmi  les  pontifes  des  dieux,  le  scepticisme  et 
la  tiédeur  commencent  à  se  montrer.  Symmaquetrouve 
indigne  d'un  homme  d'État  de  s'occuper  de  controver- 
ses religieuses  et  semble  professer  le  doute  et  l'indif- 
férence sur  ces  terribles  questions  de  Dieu,  de  l'âme 
et  de  la  vie  future.     "  Chacun  a  ses  coutumes,  dit-ib 
"  chacun  ses  rites....  Il  est  juste  de  reconnaître,  sous 
"  tant  d'adorations  différentes,    une   seule   divinité. 
"  Nous  contemplons  les  mêmes  astres,  le  même  ciel 
"  nous  est  commun,  le  même  monde  nous  enferme. 
"  Qu'importe  de  quelle  manière  chacun  cherche  la 
"  vérité  ?  Une  seule  voie  ne  peut  suffire  pour  arriver 

"  à  ce  grand  secret Mais  de  telles  disputes  sont 

"  bonnes  pour  les  oisifs.  (*) 


(*)  Symmaqve,  lil>.  X,  epi?t.  ni. 


424  FRÉDÉRIC   OZANAM 


Mais  ce  qui  surprendra,  plus  encore,  c'est  qu'un 
homme  aussi  éclairé,  si  haut  placé  et  si  poli  ait  mon- 
tré tous  les  instincts  sanguinaires  du  paganisme. 
Dans  une  circonstance  où  il  s'agissait  de  la  punition 
d'une  vestale  qui  avait  été  séduite,  il  employa  toute 
son  énergie  et  son  autorité  pour  obtenir  une  condam- 
nation et  pour  faire  exécuter  le  supplice,  qui  était  d'être 
enterrée  vive.  Une  autre  fois,  lorsque  son  fils  fut  ap- 
pelé à  la  préture,  pour  célébrer  son  installation  il 
épuisa  d'abord  tout  ce  qu'on  put  trouver  de  gladia- 
teurs, de  bêtes  féroces  et  de  chevaux  de  courses,  puis 
il  acheta  des  prisonniers  saxons  pour  les  livrer  à  l'a- 
rène ;  mais  vingt  de  ces  pauvres  condamnés  s'étaient 
étranglés  pour  ne  pas  être  donnés  en  spectacle.  Sym- 
maque  en  eut  un  tel  désappointement  qu'il  fut  pour 
longtemps  inconsolable. 

Tel  était  l'état  social,  moral  et  religieux  du  peu}tle 
romain  ;m  moment  où  les  barbares  se  préparaient  à 
l'assaillir. 

Quand  du  haut  du  temple  de  Jupiter  Capitolin  on 
put  voir  la  fumée  du  camp  d'Alaric,  pour  apaiser  les 
dieux  on  commença  ]xir  offrir  en  sacrifice  la  veuve 
de  Stilicon,  qui  était  chrétienne  et  qu'on  accusait  d'a- 
voir ôté  le  collier  d'une  idole  dans  le  temple  de 
Cybèle.  Puis  on  voulut  se  servir  de  prêtres  étrusques 
pour  faire  tomber  le  feu  du  ciel  sur  les  barbares  ;  mais 
comme  d'un  côté  ces  prêtres  demandaient  de  grands 
et  imposants  sacrifices  afin  d'obtenir  leur  but,  et  que 
de  l'autre   côté   les  autorités   païennes    craignaient 


FRÉDÉRIC   OZANAM  425 


d'enfreindre  les  édits  des  empereurs,  on  finit  par  pré- 
férer faire  fondre  les  statues  des  divinités  pour  coni- 
pléter  la  somme  exigée  par  les  barbares. 

"  Assurément,  dit  notre  auteur,  il  y  a  quelque  chose 
"  de  pathétique  dans  ce  déclin  d'une  grande  religion. 
"  Si  l'on  pouvait  oublier  tout  ce  qui  se  mêla  d'erreur 
"  â  ses  enseignements,  de  crime  à  ses  pratiques,  on 
"  ne  pourrait  considérer  sans  émotion  les  croyants  ciui 
"  lui  demeuraient  fidèles,  immobiles  auprès  des 
"  foyers  de  leurs  dieux,  et  montrant  ainsi  quelque 
"  reste,  sinon  de  l'énergie,  au  moins  de  l'opiniâtreté 
"  romaine.  Sans  justifier  leur  endurcissement,  on 
"  doit  tenir  compte  de  l'inévitable  perplexité  des  in- 
"  telligences  entre  deux  cultes  ennemis,  et  se  rappe- 
"  1er  qu'alors  plus  que  jamais  la  foi  voulait  un  effort 
"  violent.  Les  Pères  ne  l'ignorèrent  pas,  et,  songeant 
"  à  ce  travail  douloureux  par  lequel  les  âmes  de- 
"  valent  devenir  chrétiennes,  ils  s'écriaient:  "^Yoî?  »a.s- 
"  cuntur  sed  fiunt  christiuni.  Les  chrétiens  ne  naissent 
"  pas  tout  formés,  il  faut  les  faire."  Mais  on  ne  doit 
"  point,  par  un  injuste  retour  sur  les  temps  modernes, 
"  comparer  les  ruines  du  cinquième  siècle  avec  les 
"  nôtres,  et  la  chute  du  paganisme  avec  ce  qu'on  ap- 
"  pelle  trop  souvent  le  déclin  de  la  civilisation  chré- 
"  tienne.  L'histoire  ne  s'arrête  point  à  l'apparente 
"  ressemblance  des  événements.  Elle  sait  que  notre 
"  mollesse  trouve  toujours  plus  graves  les  maux  du 
"  présent  et  que  notre  orgueil  même  est  flatté  de 
"  surpasser  les  infortunes  de  nos  pères.  Elle  sait  aussi 


426  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  que  les  civilisations  ne  périssent  ni  parles  passions, 
''  qui  sont  corrigibles,  ni  parles  institutions,  qui  sont 
"  reniédiablcs,  mais  par  les  doctrines,  qu'une  logique 
"  inflexilile  pousse  tôt  ou  tard  à  leurs  dernières  con- 
"  séquences.  Voilà  où  l'histoire  découvre,  en  faveur 
"  du  teni[)S  présent,  une  difi'érence  capable  de  rassurer 
"  les  plus  timides.  Ce  n'est  pas  le  christianisme  de 
"  nos  jours  qui  distingue,  comme  les  philosophes 
■'  païens,  entre  la  religion  des  sages  et  la  religion  du 
"  peuple,  fondant  la  paix  du  monde  sur  des  men- 
"  songes  nécessaires.  Ce  n'est  pas  le  christianisme 
"  qui,  introduisant  comme  Plotin  un  principe  pan- 
"  théiste,  divinise  la  matière  et  aboutit  à  consacrer 
"  le  matérialisme  politique,  le  gouvernement  des 
"  peuples  par  l'intérêt  et  le  plaisir  :  panem  et  circenses. 
"  Surtout  ce  n'est  pas  le  christianisme  qui  professe, 
"  comme  Symmacpie,  le  doute  et  l'indifférence  sur  ces 
"  terribles  questions  de  Dieu,  de  l'âme,  de  la  vie  fu- 
"  ture.  Tant  que  ces  questions  trouvent  une  réponse 
"  (h)nnée  avec  une  souveraine  autorité,  et  en  même 
"  temps  souverainement  raisonnable,  rien  n'est  per- 
"  du  :  les  vérités  ne  laissent  pas  tomber  les  sociétés 
"  du  temps  qui  sont  leur  ouvrage  et  l'invisible  sou- 
"  tient  cette  civilisation  visible  où  il  s'est  révélé." 

Comme  nous  l'avons  vu,  il  y  avait  près  d'un  siècle 
que  la  religion  chrétienne  était  montée  sur  le  trône 
impérial  avec  Constantin;  Honorius  avait  déjà  lancé 
quatre  édits  pour  fermer  les  temples  des  idoles  et 
sui)]irimer  les  sacrifices  païens,  et  cependant  le  ]iaga- 


FRÉDÉRIC   OZANAM  427 


nisiiie  restait  (lol)out  et  il  était  encore  tellement  j)uiR- 
sant  en  AfVi(iue,  an  temps  de  saint  Augustin,  qu'on  y 
brûlait  les  églises  et  que  l'on  martyrisait  les  chrétiens 
par  centaines.  Cela  prouve  que,  arrivés  au  pouvoir, 
les  chrétiens  n'avaient  pas  voulu  user  de  représailles 
puisque,  en  dépit  des  édits  impériaux,  on  ne  connaît 
pas  d'exemple  d'un  païen  jugé  et  puni  de  mort  pour 
fait  de  religion.  Non,  ce  n'est  pas  par  la  persécution 
et  les  armes  que  le  christianisme  devait  vaincre  le  pa- 
ganisme, mais  par  la  controverse  et  par  la  charité. 

Parmi  les  défenseurs  des  dieux  on  peut  nommer  en 
première  ligne,  comme  les  plus  halnles  et  les  plus  ca- 
pables, Ammien,  Claudien  et  Rutilius  Numatianus. 
Tous  ces  apologistes  des  dieux  purent,  malgré  la  pro- 
tection accordée  aux  chrétiens,  injurier  Dieu,  son  culte, 
ses  ministres  et  surtout  les  pauvres  moines.  Ils  reven- 
diquaient pour  l'ancien  culte  le  prestige  et  l'honneur  de 
l'antiquité  et  ils  mettaient  au  service  des  dieux  un 
style  savant  et  élégant  dans  lequel  ils  s'efforçaient  de 
démontrer  que  la  nouvelle  religion,  en  prêchant  le 
l)ardon  des  injures,  le  mépris  du  monde  et  l'aban- 
don des  plaisirs,  était  la  cause  de  toutes  les  calamités 
et  de  tous  les  désastres  qui  fondaient  sur  l'Empire. 
Bien  plus,  rien  n'arrivait  de  mal  que  par  la  faute  des 
chrétiens  et  si  la  pluie  se  faisait  attendre,  il  n\y  avait 
qu'eux  à  accuser,  car,  disait-il,  les  dieux  sont  irrités 
contre  eux:  plaviri  de.nt,  causa  christiani. 

Les  champions  de  l'Eglise  répondaient  par  des 
écrits  d'un  style  noljle  et  élevé  où  ils  faisaient  la  part 


428  FRÉDÉRIC   OZANAM 

du  1)ien  dans  les  lois  romaines,  du  vrai  dans  les  doc- 
trines des  philosophes,  mais  où  ils   donnaient  aussi 
l'énumération  des   crimes    horribles,  des   orgies   im- 
mondes, qui  se  pratiquaient  dans  les  temples  païens. 
A  la  tête  des  apologistes  chrétiens  se  trouvait  saint 
Augustin.  L'évêque  d'Hippone  conduisait  la  contro- 
verse ;  c'est  assez  dire  qu'elle  était  éloquente  et  puis- 
sante, charitalde  pour  la  raison  humaine  et  sans  }»itié 
pour  le  paganisme.  Donnons  ici  un  exemple  de  cette 
argumentation  serrée  mais  polie,  sévère  mais  élégante. 
Volusien,   gouverneur  de  l'Afrique,   l)alançait   entre 
l'Evangile  prêché  par  saint  Augustin  et  les  savantes 
dissertations  des  phil(^soi»hes  païens.  Ce  gouverneur 
était  un  homme  de  naissance  illustre  qui  donnait  tous 
ses  loisirs  à  l'étude.  D'après  ce(pù  parvintaux  oreilles 
du  saint  évêque  d'Hippone,  il  re})rochait  surtout  à  la 
religion  chrétienne  de  prêcher  le  pardon  des  injures  et 
d'avoir  par  cette  maxime  l)eaucoup  contribué  aux  dé- 
sastres qui  avaient  accaldé  l'empire,  désastres  nrrivés, 
disait-il,  avec  les   premiers  princes  chrétiens,  qui  en 
étaient  seuls  responsables.  "  Saint  Augustin,  dit  Oza- 
"  nam,  lui  écrivit,  et,  sans  négliger  les  objections  théo- 
"  logiques  jetées  sur  son  chemin,  il  alla  droit  aux  ques- 
"  lions  politiques.  D'alxnxl,  il  s'étonne  que  la  mansué- 
"  tude  du  christianisme  scandalise  des  hommes  habi- 
"  tués  à  lire  chez  leurs  sages  l'éloge  de  la  clémence. 
''  D'ailleurs,  le  christianisme  en  introduisant  la  cha- 
"  rite  n'a  pas  supprimé  la  justice.  Le  Christ  n'interdit 
"  pas  la   guerre,   il  la  veut  juste  et  miséricordieuse. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  429 

"  Donnez  à  l'Etat  des  guerriers,  des  magistrats,  des 
"  contribuables  tels  que  l'Evangile  les  réclame,  et  la 
"  république  est  sauvée,  l^i  l'P^mpire  est  emporté  par 
'■  le  flot  de  la  décadence,  Augustin  en  remonte  le 
''  cours  bien  au  delà  des  siècles  chrétiens,  et  des  le 
"  temps  de  Jugurtlia  il  voit  les  mœurs  perdues  et 
"■Rome  à  vendre,  si  elle  eût  trouvé  un  acheteur." 

Puis,  au  spectacle  de  ce  débordement  où  allnitpérir 

l'humanité  quand    le    christianisme   parut,    Tévéque 

d'Hippone    s'écrie  :   "  (Irâces  soient  rendues  au  îSei- 

'•  gneur  notre  Dieu  qui  nous  a  envoyé  contre  tant  de 

"  maux  un  secours  sans  exemple!  Car  où  ne  nous  em- 

'■  portait  pas,  quelles  âmes  n'entraînait  pas  ce  fleuve 

"  horrible  de  la  perversité  humaine,  si  la  Croix  n'eût 

"  été  plantée   au-dessus,  afin  que  saisissant  ce  bois 

"  sacré,   nous    tinssions   ferme  ?  Car.  dans  ce  désor- 

"  dre  de  mœurs  détestables  et  cette  ruine  de  la  dis- 

"  cipline  ancienne,  il  était  temps  que  l'autorité  d'eu 

"  haut  vint  nous  annoncer  la  pauvreté  volontaire,  la 

"  continence,  la  bienveillance,  la  justice  et  les  autres 

"  vertus  fortes  et  lumineuses.  Il  le  fallait  non  seule- 

"  ment  pour  régler  honnêtement  la  vie  présente,  pour 

"  assurer  la  paix  de  la  cité  terrestre,  mais  pour  nous 

'•  conduire  au  salut  éternel,  à  la  république  toute  di- 

'•  vine  de  ce  peuple  i^ui   ne  finira  pas,  et  dont  nous 

"  sommes  citoyens  par  la  foi,  par  l'espérance  et  par  la 

"  charité.  Ainsi,   tandis  que  nous  vivrons  en  voya- 

"  geurs  sur  la  terre,  nous  apprendrons  à  supporter, 

"  si  nous  ne  sommes  pas  assez  forts  pour  les  corriger, 


430  FRÉDÉRIC  OZANAM 


''  ceux  qui  veulent  asseoir  la  république  sur  des  vices 
"  impurs,  quand  les  premiers  Romains  Tavaicnt 
"fondée  et  agrandie  par  leurs  vertus.  S'ils  n'eurent 
"  point  envers  le  vrai  Dieu  la  piété  véritable  c^ui  au- 
''  rait  pu  les  conduire  à  la  cité  éternelle,  ils  gardèrent 
"  du  moins  une  certaine  justice  native  qui  pouvait 
"  suflîre  à  constituer  la  cité  de  la  terre,  à  l'étendre,  à 
"  l;i  conserver.  Dieu  voulait  montrer  dans  cet  opulent 
"  et  glorieux  empire  des  Romains,  ce  que  pouvaient 
"  les  vertus  civiles,  même  sans  le  secours  de  la  reli- 
"  gion  véritable,  pour  faire  comi)rcndrc  que,  celle-ci 
"  venant  s'y  ajouter,  les  hommes  pourront  devenir 
"  membres  d'une  cité  meilleure,  qui  a  pour  roi  la 
"  vérité,  pour  loi  la  charité  et  pour  durée  l'éternité.  " 

Les  vingt-deux  livres  de  la  Cite  de  Dieu  ne  sont  (|ue 
le  développement  de  ces  belles  pensées,  les  commen- 
taires de  ces  sublimes  princii)es. 

C'était  ainsi  que  les  défenseurs  du  christianisme 
s'y  i>renaient  avec  les  grands  et  les  savants  ;  avec 
les  cultivateurs  et  les  ouvriers,  ils  avaient  une  autre 
manière  de  procéder.  La  philosophie  païenne  ne 
s'adressait  qu'aux  lettrés,  mais  les  dogmes  du  chris- 
tianisme étaient  pour  les  ignorants  comme  pour  les 
plus  érudits,  autrement  l'Église  aurait  manqué  à  un 
de  ses  plus  nobles  attributs,  celui  de  l'universalité. 

Les  homélies  de  saint  Maxime  de  Turin  nous  four- 
nissent le  modèle  de  cette  controverse  po[)ulaire. 
Veut-il  attaquer  le  fatalisme  des  Piémontais  ([ui  res- 
tent  fortement   attachés  aux    superstitions  de  leurs 


FRÉDÉRIC   OZANAM  431 


tiieux,  il  les  convoque  dans  l'église  et  an  conrs  d'une 
éloc^nente  prédication,  il  les  apostrophe  en  ces  termes  : 
"  Hi  tout  cstfixé  par  le  destin, pourcjuoi donc,  ô  païens  ! 
"  sacrifiez-vous  à  vos  idoles?  Pour(|uoi  ces  prières,  cet 
"  encens,  ces  victimes  et  tous  ces  dons  que  vous  étalez 
"  dans  vos  temples?  —  C'est,  disent-ils,  pour  que  les 
""dieux  ne  nc^us  nuisent  pas...  Comment  poui'raient 
"  vous  nuire  ceux  (jui  ne  peuvent  s'aider?  (pril  faut 
"  faire  garder  par  des  chiens,  de  peur  (|ue  les  voleurs 
"  ne  les  enlèvent  ?  qui  ne  savent  se  défendre  contre  les 
"  araignées,  les  rats  et  les  vers?  Mais,  répliquent-ils, 
"  nous  adorons  le  soleil,  les  étoiles  et  les  éléments. 
"  Ils  adorent  donc  le  feu,  qu'éteint  un  peu  d'eau  et 
"  qu'un  peu  de  bois  nourrit.  Ils  adorent  la  foudre 
"  comme  si  elle  n'ol)éissait  })as  Ji  Dieu  aussi  bien  rpic 
"  les  i)luies,  les  vents  et  les  nuages.  Ils  adorent  la 
"  sphère  étoilée,  que  le  Créateur  a  fait  avec  un 
"  art  merveilleux  pour  l'ornement  et  la  beauté  du 
"  monde." 

Comme  on  le  voit,  il  s'agissait  avant  tout  de  hriser 
les  liens  de  la  superstition,  d'affranchir  les  âmes  de 
ces  craintes  qui  peuplaient  la  nature  de  divinités  mal- 
faisantes, de  satyres  dans  les  bois  et  de  dryades  au 
l)ord  des  lacs. 

Nous  av(tns  dit  plus  haut  que  la  complète  du  chris- 
tianisme sur  l'idolâtrie  se  lit  aussi  par  la  charité.  Il 
ne  s'agit  pas  ici,  du  moins  pour  le  moment,  de  cette 
charité  qui  l)âtit  des  hôpitaux  et  délivre  les  captifs, 
nuiis  seulement  delà  mansuétude  de  l'Eglise. 


432  FRÉDÉRIC    OZANAM 

La  famille  romaine,  au  temps  de  saint  Jérôme  et  même 
au  cinquième  siècle,  était  souvent  divisée  de  croyance  ; 
souvent  le  père,  fidèle  aux  traditions  des  aïeux,  restait 
attaché  avec  quelques-uns  des  autres  membres  de  la 
famille  à  ses  dieux  lares,  tandis  que  la  mère  et  quel- 
que jeune  enfant  adorait  le  Dieu  des  chrétiens.  Veut- 
on  savoir  comment  s'y  prenaient  les  premiers  propa- 
gateurs de  la  foi  pour  conduire  par  la  douceur  et  la 
tendresse  le  père  païen  aux  pieds  des  autels  du  Christ, 
écoutonsles  conseils  que  saint  Jérôme  adressait  du  fond 
de  son  désert  à  Laeta,  mère  chrétienne,  dont  le  père 
païen  sera  converti  par  la  persévérance  et  la  gen- 
tillesse de  sa  petite  fille  la  jeune  Paula.  Saint  Jérôme 
écrit  donc  à  Laeta:  "Une  sainte  et  fidèle  maison 
"  sanctifie,  dit-il,  l'infidèle  resté  seul  de  son  parti.  Il 
"  est  déjà  le  candidat  de  la  foi  celui  qu'environne  une 
"  troupe  chrétienne  d'enfants  et  de  petits-enfants. 
"  Laeta,  ma  très  religieuse  fille  en  Jésus-Christ,  que 
"  ceci  soit  dit  afin  que  vous  ne  désespériez  pas  du 
"  salut  de  votre  père."  Enfin  il  joint  aux  encourage- 
ments les  conseils  ;  il  entre  dans  le  complot  domesti- 
que, il  dirige  la  dernière  attaque  contre  laquelle  l'ob- 
stination du  vieillard  ne  tiendra  pas.  "Que  votre 
"jeune  enfant,  quand  elle  apercevra  son  aïeul,  se 
"jette  dans  son  sein,  qu'elle  se  suspende  à  son  cou, 
"  et  lui  chante  Vullelvia  malgré  lui." 

C'est  ainsi  que  Celui  ({ui  avait  dit  :  "  Laissez  venir  à 
"  moi  les  petits  enfants,  "  se  servait  d'eux  pour  plier 
sous  son  joug  d'amour  ces  supcrljes  Romains  dont  les 


FRÉDÉEIG    OZANAM  433 

ancêtres  avaient  pu  se  vanter  d'être  les  maîtres  de  la 
terre. 

Si  l'Eglise  s'est  montrée  grande  et  généreuse  dans 
sa  modération  envers  les  derniers  païens,  que  ne  doit- 
on  pas  dire  de  sa  condescendance  pour  les  esprits 
grossiers  des  barbares  idolâtres  ?  Elle  traita  ces  bar- 
bares avec  le  même  respect  qu'elle  avait  montré  aux 
peuples  de  l'Italie  et  de  la  Grèce. 

Par  l'invasion,  le  paganisme  romain  reyut  de  l'aide  : 
le  paganisme  barbare  vint  au  secours  du  polythéisme 
romain,  et  bientôt  ils  se  confondirent  dans  une  même 
résistance  aux  progrès  du  christianisme.  La  lutte  de 
la  religion  nouvelle  contre  les  cultes  anciens  i)arut 
devoir  s'éterniser. 

Charlemagne  cependant  apparaît  ;  le  paganisme 
va-t-il  disparaître  complètement?  Un  instant  on 
aurait  pu  le  croire  ;  mais  malheureusement  en  dispa- 
raissant comme  religion  il  se  transforme  en  supersti- 
tion. On  abandonnait  ridée  de  s'agenouiller  devant  les 
idoles,  mais  on  n'avait  pas  le  courage  de  les  briser. 
On  adorait  Dieu,  mais  on  craignait  les  dieux.  Faisait- 
on  un  serment,  on  prenait  les  anciennes  divinités 
comme  témoins:  de  nos  jours  même  les  Italiens 
jurent  encore  par  Bacchus;  mais  ce  n'est,  il  est  vrai, 
qu'un  juron.  Les  jeux  publics  et  les  danses  conser- 
vaient le  caractère,  les  acclamations  et  les  gestes  de 
l'idolâtrie  et  ils  se  terminaient  par  les  mêmes  orgies 
des  rites  de  Saturne  et  de  Vénus.  A  l'arène  des  gladi- 
ateurs avaient  succédé  des  combats  entre  jeunes  gens, 

28 


434  FRÉDÉRIC   OZANAM 


de  véritables  batailles,  pour  le  plus  grand  amusement 
du  peuple  :  le  sang  coulait  avec  autant  d'abondance 
qu'aux  meilleurs  jours  du  Colisée  et  la  foule  était 
transportée  d'admiration  et  de  jouissances  cruelles. 
"  Pétrarque  rapporte,  dit  Ozanam,  qu'il  fut  entraîné  un 
"  jour  par  quelques-uns  de  ses  amis  de  Naples  dans  un 
"  lieu,  en  dehors  des  murs,  où  la  cour,  la  noblesse  et 
"  la  multitude,  rangées  en  cercle,  assistaient  à  des  jeux 
"  de  guerriers.  De  nobles  jeunes  gens  s'y  égorgeaient 
"  sous  les  yeux  de  leurs  pères  ;  c'était  leur  gloire 
"  de  recevoir  avec  intrépidité  le  coup  mortel,  et  l'un 
"  d'eux  vint  rouler  tout  sanglant  aux  pieds  du  poète. 
"  Saisi  d'horreur,  Pétrarque  enfonça  l'éperon  dans  les 
"  flancs  de  son  cheval,  et  s'enfuit  en  jurant  de  quitter 
"  avant  trois  jours  une  terre  a])reuyée  du  sang  chré- 
'^  tien." 

Cette  lampe  du  paganisme  qui  jetait  ainsi  ses  der- 
niers éclats  avant  de  s'éteindre,  parut  se  raviver  un 
moment  avec  l'héré.sie  des  Albigeois.  En  ces  temps 
on  vit  des  milliers  d'hommes  séduits  par  les  enseigne- 
ments sensuels  d'une  mythologie  étrange,  délaisser 
l'Église  et  ses  préceptes  sévères,  s'enrôler  sous  des  chefs 
inconnus  et  soutenir  les  armes  à  la  main  pendant  près 
de  cinquante  ans  une  doctrine  qui  paraissait  nouvelle, 
mais  qui  n'était  que  le,  paganisme  renouvelé. 

Mais  bien  avant  cette  époque,  au  neuvième  siècle, 
des  savants  comme  Jean  Scot  Érigène  avaient  profes- 
sé des  doctrines  qui  se  rapprochaient  beaucoup  de 
celles  que  nous  avons  vu  enseigner  par  les  philosophes 
alexandrins. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  43-: 


L'hérésie  des  Albigeois  n'était  à  proprement  parler 
qu'un  égarement  populaire,  une  erreur  limitée  à  la 
foule  surexcitée;  mais  les  préceptes  philosophiques 
défendus  avec  tant  d'élofiuence  et  de  science  parScot 
Erigène  et,  trois  cents  ans  plus  tard,  par  Amaury  de 
Bène  et  David  de  Dinand,  sont  la  plus  grande  preuve 
que  non  seulement  le  panthéisme  n'était  pas  complè- 
tement disparu  comme  principe,  mais  même  qu'il 
continuait  dans  tous  les  siècles  à  occuper  les  es- 
prits et  à  s'approprier  une  large  part  des  études  des 
savants.  Dans  d'autres  siècles  encore  moins  éloignés, 
cette  philosophie  néo-platonicienne  trouva  des  défen- 
seurs dans  les  Averrhoïstes  et  les  Alexandristes  jus- 
qu'à ce  qu'elle  rencontrât  ses  derniers  apologistes  dans 
Giordano,  Bruno  et  Spinosa,  ajoutons  même  dans  cer- 
tains philosophes  contemporains. 

Nous  nous  rendrions  presque  jusqu'à  nos  jours  si 
nous  voulions  considérer  ce  que  les  sciences  occultes 
ont  fait  en  faveur  du  paganisme.  Depuis  le  règne  d'Au- 
guste à  venir  jusqu'au  dix-septième  siècle,  un  nombre 
incroyable  d'esprits  investigateurs,  qui  ne  seraient  pas 
retournés  au  paganisme  par  toute  la  métaphysique 
des  philosophes,  s'y  laissèrent  entraîner  par  les  mys- 
tères de  l'alchimie  et  de  l'art  cabalistique.  De  tout 
temps  le  nombre  de  personnes  qui,  à  l'aide  des  dieux 
ou  des  démons,  ont  prétendu  lire  dans  l'avenir,  a  été 
très  considérable  et  ni  les  lois,  ni  les  bûchers  n'ont  pu 
faire  disparaître  complètement  cette  disposition  à  l'art 
divinatoire.    Au  temps   des  empereurs  romains,  on 


436  FRÉDÉRia   OZANAM 

bannissait  de  l'empire  les  devins  qui  en  prédisaient 
la  chute  prochaine  ;  et  au  moyen  âge,  les  astrologues, 
après  avoir  longtemps  environné  le  trône  pour  con- 
duire la  barque  de  l'Etat  par  la  connaissance  des  as- 
tres, comme  la  nuit  on  conduit  un  vaisseau  en  pleine 
mer,  finirent  par  faire  naufrage  eux-mêmes.  Ces  sor- 
ciers savants  renouvelaient  les  observances  idolâtri- 
ques  aussi  bien  dans  leurs  écrits  que  dans  le  fond  de 
leurs  laboratoires,  et  on  a  fini  par  les  envoyer  au  bû- 
cher en  compagnie  des  vieilles  sorcières. 

"  Les  sciences  occultes,  dit  Ozanam,  continuè- 
"  rent  de  fasciner  les  hommes  jusqu'au  mo- 
"  ment  où  elles  parurent  s'évanouir  à  la  grande  lu- 
"  mière  du  dix-septième  siècle.  Mais  le  paganismene 
"  s'évanouit  point  avec  elles,  il  se  réfugia  au  fond  des 
"  mauvais  instincts  de  la  nature  humaine  ;  il  continua 
"  d'y  bouillonner  comme  la  lave  d'un  volcan  dont  les 
"  éruptions  devaient  effrayer  plus  d'une  fois  encore  le 
"  monde  chrétien.  Non,  le  paganisme  n'est  pas  éteint 
"  dans  les  cœurs  tant  qu'y  régnent  la  peur  de  Dieu  et 
"  l'attrait  voluptueux  de  la  nature.  Le  paganisme 
"  n'est  pas  étoufi'é  dans  l'école,  tant  que  le  panthéisme 
"  s'y  défend,  tant  que  les  sectes  nouvelles  annoncent 
"  l'apothéose  de  l'homme  et  la  réhabilitation  de  la 
"  chair.  En  même  temps,  l'antique  erreur  domine  en- 
"  core  l'Asie,  l'Afrique  et  la  moitié  des  îles  de  l'Océan, 
"  elle  s'y  maintient  armée  et  menaçante  :  elle  fait  des 
"  martyrs  auTonquin  et  en  Chine,  comme  elle  enfai- 
"  sait  à  Rome  et  à  Nicomédie  ;  elle  dispute  à  l'Evan- 
"  gile  six  cents  millions  d'âmes  immortelles. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  437 

"  Un  homme  célèbre  qui  a  laissé  de  justes  regrets, 
"  mais  qui  s'est  trompé  souvent,  a  écrit  :  "Les  dogmes 
"  finissent."  Après  l'étude  que  nous  venons  de  faire, 
"  nous  commençons  à  comprendre  que  les  dogmes  ne 
'■  finissent  pas.  Sous  des  formes  diverses,  l'humanité 
"  n'a  connu  que  deux  dogmes,  celui  du  vrai  Dieu  et 
"celui  des  faux  dieux  :  les  faux  dieux  qui  sont  maî- 
"  très  des  cœurs  païens  et  des  sociétés  païennes  ;  le 
"  vrai  Dieu  dont  l'idée  s'est  levée  des  montagnes  de 
"  Judée  pour  éclairer  premièrement  l'Europe  et  en- 
"  suite,  de  proche  en  proche,  le  reste  de  la  terre.  La 
"  lutte  de  ces  deux  dogmes  explique  toute  l'histoire, 
"  elle  en  fait  l'intérêt  et  la  grandeur,  car  il  n'y  a  rien 
"  de  plus  grand  et  de  plus  touchant  pour  le  genre  hu- 
"  main,  que  d'être  le  prix  du  combat  entre  Terreur  et 
"la  vérité."  * 


*  Les  superstitions  ont  été  de  tous  les  temps  ;  témoin  les 
écrits  de  quelques-uns  des  plus  illustres  néo-platoniciens,  tels 
que  Jamblicus  et  d'autres  L'hérésie  des  gnostiques  remontait  à 
Simon  le  ^lagicien  et  était  infectée  de  pratiques  diaboliques. 
M.  Matter  a  écrit  un  ouvrage  en  trois  volumes  sur  le  gnosticisme, 
ouvrage  qui  a  été  couronné  en  1878  par  l'Académie  des  inscrip- 
tions et  belles-lettres.  "  On  a  durement  accusé,  dit  Ozanam,  les 
"  temps  chrétiens  d'avoir  engendré  l'astrologie,  la  magie  et  aussi 
"  la  législation  sanguinaire  qui  réprimait  ces  délires.  On  oublie 
'•'  que  les  siècles  classiques  des  sciences  occultes  sont  les  siècles 
"  les  plus  éclairés  du  paganisme.  Ce  fut  la  législation  des  empe- 
"  reurs  païens  continuée  par  Valentinien  et  Valens,  introduite 
"  dans  les  lois  d'Athalaric,  de  Luitprand  et  de  Charlemagne,  qui 
"  fonda  le  droit  pénal  du  moyen  âge  en  matière  de  sorcellerie. 
"  Le  flambeau  Je  la  sagesse  antique  alluma  les  bûchers  repro- 
"  chés  au  christianisme." 


438  FRÉDÉRIC   OZANAM 


Le  droit  chez  tous  les  peuples  de  l'antiquité,  chez 
les  Romains  surtout,  était  intimement  lié  à  la  religion. 
L'histoire  du  droit  romain,  qui  s'étend  sur  une  période 
de  plus  de  treize  siècles  à  partir  de  la  fondation  de 
Rome,  750  ans  avant  Jésus-Christ,  jusqu'à  565  ans 
après  Jésus-Christ,  date  de  la  mort  de  Justinien,  et 
qui  se  prolongea  en  Orient,  on  peut  dire  jusqu'à  la 
prise  de  Constantinople  par  les  Turcs,  et  en  Occident 
jusqu'au  règne  de  Charlemagne  et  même  bien  au 
delà  ;  cette  histoire  est  celle  des  convictions  religieuses 
et  philosophiques,  à  Rome  d'abord,  et  ensuite  dans 
tout  l'Empire. 

La  dureté,  la  rigueur  solennelle  et  mystérieuse  de 
ce  droit  tel  que  l'avaient  établi  les  Romains  eux- 
nîêmes  sous  l'influence  de  leur  vieille  organisation 
théocratique,  est  la  chose  la  plus  originale  qu'il  y  ait 
dans  leurs  institutions.  Le  principe  autoritaire  s'y  af- 
firme constamment  à  l'exclusion  de  tous  les  droits 
naturels  :  potestas,  dominium,  onanus,  mancipium,  telles 
sont  les  expressions  du  droit  romain,  en  ce  qui  règle 
la  famille  et  la  propriété.  La  technicalité  rigoureuse 
domine  partout  :  uti  lingua  nuncupassit,  ità  jus  esta. 
Les  symboles,  les  mythes,  la  famille  artificielle  del'a- 
gnation,  le  sol  romain  distingué  du  sol  italique,  les 
res  mancipi  et  les  resnec  mancipi,  les  \o\xx9.  fastes  et  les 
jours  néfastes,  tout  cela  était  connu  et  bien  compris  des 
classes  privilégiées  des  patriciens  parmi  lesquels  se 
recrutaient  les  sénateurs,  les  pontifes  et  les  magistrats, 
mais  tout  cela  était  mystère  pour  la  plèbe.   La  pre- 


FRÉDÉRIC   OZANAM  489 

mière  réaction  qui  prit  un  caractère  sérieux  et  perma- 
nent fut  la  loi  des  Douze  Tables  ;  mais  si  l'on  ne  con- 
naissait point  les  principes  sévères,  cruels  même,  de  la 
législation  et  de  la  jurisprudence  qu'elle  prétendait 
corriger  en  les  résumant  et  en  les  publiant,  on  serait 
loin  de  la  prendre  pour  un  adoucissement  au  droit 
barbare  qui  l'avait  précédée.  Le  grand  mérite  de  cette 
loi  était  défaire  sortir  le  droit  du  mystère  qui  l'enve- 
loppait comme  d'un  voile  épais. 

Ozanam  résume  avec  cette  lucidité  élégante  qui  lui 
est  propre  toutes  les  modifications,  ou  comme  on  di- 
rait aujourd'hui,  toutes  les  évolutions  du  droit  romain, 
sous  l'influence  d'abord  de  la  réaction  plébéienne  qui 
précéda  et  suivit  la  loi  des  Douze  Tables,  puis  successi- 
vement de  l'action  du  préteur  introduisant  le  droit  des 
gens  expliquant,  complétant  et  corrigeant  le  droit  civil, 
puis  de  l'école  des  philosophes  stoïciens  au  temps  de 
Cicéron  et  à  l'époque  des  grands  jurisconsultes,  puis 
enfin  du  christianisme,  sous  la  direction  d'Alexandre 
Sévère  qui,  fils  d'une  chrétienne,  était  chrétien  de 
cœur  et  d'esprit,  de  Constance,  de  Constantin,  des 
deux  Théodose  et  de  Justinien. 

Dans  toutes  ces  évolutions  le  vieux  droit  se  méta- 
morphosait lentement,  quoiqu'il  restât  beaucoup  de 
ses  préceptes,  de  ceux  surtout  où  les  grands  juriscon- 
sultes avaient  imprimé  l'image  de  la  bonté  et  de  la 
justice  divine,  ivhen  mercy  seasons  justice,  suivant  l'ad- 
mirable expression  de  Shakespeare. 
Mais  les  fictions  à  l'aide  desquelles  le  préteur  ac- 


440  PRÉDÉEIC   OZANAM 


complissait  sa  mission  et  poursuivait  ce  dualisme  il- 
logique de  deux  jurisprudences  rivales  luttant  l'une 
contre  l'autre,  celle-ci  toujours  empiétant,  celle-là  ré- 
sistant tant  bien  que  mal,  finirent  comme  les  fables 
et  les  mythes  religieux  par  ne  plus  être  prises  au 
sérieux.  L'on  doit  convenir  franchement,  comme  le 
dit  quelque  part  M.  Ortolan,  qu'il  n'était  plus  resté  que 
le  spectre  du  vieux  droit  civil.  ■  'J'^  J^-"^"^  '"' 

"  Toutes  ces  fictions,  dit  Ozanam,  devaient  tôt  où 
"  tard  faire  tomber  dans  le  mépris  cette  loi,  si  simple 
"  au  fond,  et  en  amener  la  ruine.  Cette  superstition 
"  inero3^ante,  cette  interprétation  infidèle  nous  repré- 
"  sente  bien  au  reste  ce  qui  se  passait  dans  le  paga- 
"  nisme  :  le  maintien  des  observations  et  l'absence  de 
"  la  foi.  Le  vieux  droit  se  conservait  comme  se  con- 
"  servait  la  mythologie  ;  il  n'était  plus  qu'une  fable, 
"  Carmen  serium  :  poème  sérieux  en  ce  qu'il  a  du  sens 
"  dans  plusieurs  de  ses  pages,  mais  poème  sérieux 
"  aussi  en  ce  qu'il  a  cessé  d'être  inspiré  :  on  l'écoute, 
"  on  se  le  laisse  répéter,  puis  on  passe  à  d'autres  af- 
"  faires,  à  d'autres  occupations  plus  graves.  Pour  se 
"  retrouver  dans  ce  dédale,  il  ne  suffit  plus  de  l'édu- 
*'  cation  de  quelques  années,  il  faut  en  faire  l'étude  de 
"  toute  la  vie  ;  ces  fables  redeviennent  une  sorte  de 
"  mystères  auxquels  très  peu  de  personnes  sont  ini- 
"  tiées  :  seulement  ce  ne  sont  plus  les  patriciens  qui 
"  ont  en  dépôt  cette  science  de  l'ancien  droit,  c'est  l'é- 
"  cole,  c'est  la  famille  des  jurisconsultes,  c'est  ce  petit 
■  "  nomlu'c  d'hommes  voués  par  état  à  l'étude  des  lois  ; 


FEÉDÉRIC   OZANAM  441 

"  eux  seuls  en  pénètrent  les  secrets  et  exercent  cette 
"  espèce  de  sacerdoce  dont  Ulpien  nous  parle  quelque 
"  part  :  Jus  est  ars  boni  et  œqui  cujus  meritô  quis  nos  sa- 
"  cerdotes  appellet.  Ammien  Marcellin,  qui  vivait  à  la 
"  fin  du  quatrième  siècle,  nous  représente  ainsi  les  ju- 
"  risconsultes  de  son  temps:  Vous  croiriez  qu'ils  font 
"  profession  de  tirer  les  horoscopes  ou  d'interpréter 
"  les  oracles  de  la  sibylle,  à  voir  la  gravité  sombre 
"  de  leur  visage  quand  ils  vantent  si  haut  une  science 
"  où  ils  ne  marchent  qu'à  tâtons." 

Cependant  tandis  que  le  droit  devenait  plus  humain, 
par  un  singulier  contraste,  les  mœurs  devenaient  plus 
cruelles  ;  après  que  des  principes  de  sage  liberté,  subs- 
titués aux  maximes  inflexibles  et  tyranniques  du 
vieux  droit,  eurent  rapproché  les  Romains  de  l'é- 
quité naturelle,  une  réaction  autocratique  se  faisant 
sentir  jusque  dans  la  jurisprudence,  plaçait  le  prince 
au-dessus  de  la  loi. 

"  L'empire,  dit  l'auteur,  est  une  idolâtrie  dont  l'em- 
"  pereur  est  le  prêtre  et  le  dieu  ;  on  lui  érige  des  au- 
"  tels  de  son  vivant,  il  envoie  partout  ses  images,  et 
"  on  accourt  au-devant  d'elles  avec  la  lumière  et  l'en-' 
"cens;  et  des  milliers  de  chrétiens  meurent  pour 
"  n'avoir  pas  voulu  faire  fumer  au  pied  de  ses  sta- 
"  tues  quelques  grains  de  parfums.  L'empereur  est 
"  donc  bien  un  dieu,  de  son  vivant  comme  après  sa 
"  mort,  dieu  qui  ordonne,  dieu  qui  veut  le  lendemain 
"  le  contraire  de  ce  qu'il  avait  voulu  la  veille  ;  saty- 
"  rannie  est  d'autant  plus  intolérable,  qu'elle  s'exerce 


442  FRÉDÉRIC    OZANAM 


"  sur  les  choses  morales  et  n'admet  pas  qu'on  puisse 
"  avoir  d'autre  volonté  que  la  sienne  ;  il  déclare  aux 
"  chrétiens,  par  l'organe  de  ses  jurisconsultes,  qu'il 
"  ne  leur  est  pas  permis  d'être  :  non  licet  esse  vos. 
'•  Cette  volonté  écrasait  aussi  le  droit  de  l'Etat,  car  le 
"  prince  se  trouve  placé  au-dessus  des  lois  et  déclaré 
"  par  les  jurisconsultes  :  princeps  legibus  solutus;  la  seule 
"  question  était  de  savoir  si  l'impératrice  jouissait 
"  du  même  privilège,  et  on  décida  que  oui,  parce  que 
"  le  prince  pouvait  lui  céder  la  moitié  de  ses  droits. 
"  Si  le  prince  est  ainsi  au-dessus  des  lois,  qu'y  a-t-il 
"  de  surprenant  à  ce  que  sa  volonté  devienne  loi  im- 
"  périeuse  et  irrésistible  ?  Comment  les  jurisconsultes 
"  n'en  concluraient-ils  pas  que  :  quod  prlncipi  placuit 
"  legis  habet  vigorem,  utpote  cum  lege  regiâ  populus  ei  et 
"  in  eum  omne  suum  împerium  et  potestatem  conferet  f  De 
"  là  cette  formule,  insultante  pour  l'humanité,  par 
"  laquelle  les  princes  ont  si  souvent,  sans  y  songer, 
"  terminé  leurs  actes  :  car  tel  est  notre  bon  plaisir. 

Du  reste  toute  cette  longue  période  où  deux  religions 
luttent  l'une  contre  l'autre,  est  faite  de  contradictions 
et  d'anomalies.  Ainsi  ce  texte  du  Z)t^es^e  qui  met  le 
prince  au-dessus  de  la  loi,  est  publié  par  un  empereur 
chrétien  bien  longtemps  après  que  Valentinien  eut 
répété  après  Théodose  "  que  c'était  une  parole  digne 
de  la  majesté  d'un  prince  que  de  se  dire  lié  par  les 
lois." 

"Le  droit  romain  de  la  période  classique,  dit  notre 
"  auteur,  modifié  par  la  jurisprudence  des  Antonins, 


FREDERIC   OZANAM 


443 


"  est  beau  comme  le  Colisée:  c'est  un  monument  ad- 
"  mirable,  mais  on  y  jette  les  hommes  aux  lions." 

Ce  ne  fut  que  lentement  et  cVune  manière  très  in- 
complète que  les  principes  du  christianisme  furent  in- 
troduits dans  la  législation.  Peut-être  la  réforme  la  plus 
radicale  fut-elle  celle  des  deux  Novelles  de  Justinien 
qiii  substituèrent  pour  l'hérédité  la  famille  naturelle 
à  celle  de  l'agnation  ;  elles  sont  encore  la  base  de  la 
succession  chez  la  plupart  des  peuples  modernes. 
Lorsque  la  féodalité  établit  plus  tard  le  droit  d'aînesse, 
ce  fut  certainement  un  mouvement  rétrograde.  La 
question  du  divorce,  toutes  celles  qui  concernent  le 
mariage  et  en  général  l'union  de  l'homme  avec  la 
femme,  furent  traitées  avec  beaucoup  de  ménage- 
ments ;  enfin  si  la  condition  de  l'esclave  fut  grande- 
ment améliorée,  si  les  lois  cruelles  de  l'addiction 
tombèrent  en  désuétude,  l'esclavage  exista  toujours. 

Les  barbares  adoptèrent  les  lois  romaines  pour 
juger  les  Romains,  de  même  que  ceux-ci  autrefois 
suivaient  le  droit  des  gens  pour  juger  les  étrangers,  les 
peregrini,  et  de  même  aussi  que  les  Romains  emprun- 
tèrent pour  eux-mêmes  beaucoup  de  choses  au  droit 
des  gens,  les  nouvelles  sociétés  formées  par  le  mé- 
lange des  barbares  et  des  Romains  furent  induites  à 
adopter  les  lois  romaines  et  à  faire  dominer  peu  à  peu 
leur  esprit  sur  celui  des  lois  germaniques. 

Autre  coïncidence,  de  même  que  ce  fut  l'Eglise 
chrétienne  qui  .«auva  les  lettre»  païennes  de  l'oubli, 
ce  furent  les  barbares  eux-mêmes  qui  au  milieu  du 


444  FRÉDÉRIC    OZANAM 


cataclysme  amené  par  eux  en  Occident,  sauvèrent  les 
lois  romaines.  Le  code  théodosien  nous  a  été  trans- 
mis par  les  Ostrogoths  d'Italie  dans  l'Edit  de  Théo- 
doric,  par  les  Visigoths  et  par  les  Burgondes  des 
Gaules,  dans  le  Bréviaire  d'Alaric  et  dans  le  recueil 
qui  porte  le  nom  de  "Papiani  responsa  "  ou  "lois 
des  Burgondes."  *  î  HjJit^idfj^.  ir/p 

'-En  tout  cela,  il  faut  distinguer  la  législation  de  la 
jurisprudence,  le  droit  positif  de  la  philosophie  du 
droit.  C'est  la  jurisprudence,  la  science  philosophique 
du  droit  qui  à  l'aide  des  écrits  des  grands  jurisconsultes 
consignés  aux  Pandectes,  a  traversé  les  siècles  et,  enle-' 
vant  la  rouille  et  le  fatras  des  dispositions  variables 
des  législateurs,  a  régné  à  côté  des  coutumes  locales, 
des  vieilles  lois  germaniques  en  Italie,  en  Allemagne 
et  en  France,  a  pénétré  dans  les  ordonnances  des 
grands  souverains  comme  Charlemagne,  saint  Louis, 
Henri  IV  et  Louis  XIV,  et  a  reparu  triomphante  dans 
le  code  Napoléon.    '"P  "Ji""  ''>Mwi. 

^  L'adoption  du  code  de  Théodose  par  les  barbares 
n'a  pas  été  étrangère  à  ces  brillantes  et  savantes  études 
du  droit  de  Justinien  qui  se  sont  faites  à  la  fin  du 
moyen  âge  et  à  la  renaissance  en  Italie,  en  France 
et  en  Allemagne  et  qui  s'y  poursuivent  encore. 


*  Le  célèbre  Cujas  avait  donné  ce  titre  au  i"ecueil  des  Bur- 
gondes, qui  commençait  par  un  extrait  des  œuvres  de  Papinien., 
Il  n'avait  pas  fait  attention  à  la  contraction  Papiani  pour  Fapi- 
niaii'i. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  ;445 

Notre  auteur,  en  terminant,  a  donc  raison  de  dire 
dans  son  style  imagé  : 

"  Le  droit  romain  devait  devenir  maître  du  monde, 
"  mais  à  la  condition  que  remi>ire  romain  périrait; 
"  il  ne  fallait  rien  moins  que  la  chute  de  l'Empire 
"  pour  détruire  tous  ces  rêves  de  fictions  légales,  tovis 
"ces  restes  d'inimitié  profonde  enracinés  dans  les 
"  entrailles  des  mœurs  romaines  ;  il  ne  fallait  rien 
"  moins  que  Tépée  d'Attila  et  le  pied  d'Odoacre  pour 
"  renverser  le  dernier  fantôme  du  trône  impérial  et 
"  affranchir  le  monde  ;  il  fallait  cela  pour  faire  vivre 
"  ce  qui  était  vraiment  l'âme  du  droit  romain,  c*est-à- 
"  dire  ce  principe  de  l'équité  naturelle,  qui  commence 
"  sa  lutte  dans  le  sang  de  Virginie  et  sur  le  mont 
"  Sacré,  qui  combat  par  la  parole  des  tribuns,  par  les 
"  édits  des  préteurs,  qui  trouve  une  nouvelle  force 
"  dans  la  philosophie  stoïcienne,  mais  que  le  christi- 
"  anisme  seul  avait  pu  faire  triompher,  et  qui,  débar- 
"  rassé  de  toutes  ses  entraves,  de  l'or,  de  la  pourpre 
"  et  de  tout  Tattirail  de  la  puissance  impériale  et  des 
"  pompes  humaines,  se  trouve  enfin  maître  du  monde 
"  au  moment  où  on  le  croyait  anéanti." 


446  FRÉDÉKIC  OZANAM 


LES   LETTRES  PAÏENNES.  —  LA  TRADITION  LITTERAIRE. — 
LES  LETTRES  DANS  LE  CHRISTIANISME.* 

Le  degré  de  hauteur  à  laquelle  peuvent  parvenir 
les  lettres  dépend  beaucoup  du  degré  de  liberté  avec 
lequel  elles  sont  cultivées.  Avec  le  règne  d'Auguste, 
dit  notre  auteur,  disparut  la  lil^erté  du  sujet  romain 
et  c'est  aussi  de  cette  époque  que  date  la  décadence 
dans  les  lettres  païennes.  Voilà  ce  qui  à  bien  des 
gens  paraîtra  un  paradoxe  ;  mais  il  ne  faut  pas  ou- 
blier qu'Auguste  ferme  une  grande  époque  et  qu'à  sa 
suite  vint  la  médiocrité.  "Cependant,  dit  Ozanam, 
"  le  règne  des  empereurs  chrétiens,  si  accusés  d'avoir 
"  hâté  la  décadence,  rendit  quelque  inspiration  aux 
"  lettres,  parce  qu'il  rendit  aux  esprits  quelque  liberté. 
"  Nous  trouvons  chez  un  témoin  non  suspect,  Sym- 
"  maque,  ce  fait  peu  connu,  que  Valentinien,  après 
"  le  règne  philosophique  de  Julien,  rétablit  la  publi- 
"  cité  des  débats  judiciaires,  et  un  auteur  païen  le 
"  loue  d'avoir  mis  tin  au  silence  public.  Sans  doute, 
"  si  l'éloquence  avait  dû  renaître,  c'eût  été  au  milieu 
"  de  cette  lutte  des  tribunaux  romains,  où  elle  trou- 
"  vait  tant  de  grands  souvenirs,  et  où  le  génie  de  Ci- 

'■'  S'.ptièmo,  liuitiriue  et  ncuviùiic  Icyiuis. 


•  FRÉDÉRIC   OZANAM  447 

"  céron  vivait  encore  ;  mais  elle  ne  devait  pas  revivre 
"  et  se  faire  entendre  au  delà  de  l'enceinte  de  ces  tri- 
"  bunaux." 

Si  les  libéralités  de  Constantin  et  des  autres  empe- 
reurs romains  ne  purent  rien  pour  faire  renaître  l'é- 
loquence, elles  réussirent  du  moins  à  donner  un  cer- 
tain élan  à  la  poésie. 

Rien  ne  plaisait  plus  au  peuple  romain  que  d'en- 
tendre dans  le  langage  des  dieux  le  récit  de  ses 
propres  exploits.  Ce  peuple  guerrier  préféra  toujours  la 
poésie  épique  à  l'épopée  mythologique.  Pour  lui  rien 
n'était  comparable  aux  Annales  d'Ennius,  à  la  Pharsale 
de  Lucain  et  à  la  Guerre 'punique  de  Silius  Italiens. 

A  l'époque  dont  nous  nous  occupons  particulière- 
ment, c'est-à-dire  au  cinquième  siècle,  les  sujets  ne 
manquaient  pas  à  l'inspiration  des  poètes.  Quel 
poème  n'aurait-on  pas  composé  en  racontant  les  luttes 
de  Kome  contre  l'invasion  barbare  ou  en  ne  perdant 
pas  de  vue  les  aigles  de  Constantin  ?  Quelle  âme  poéti- 
que ne  serait  pas  émue  en  célébrant  les  exploits  de  la 
redoutable  épée  de  Julien  ou  en  célébrant  le  génie  et 
la  fermeté  de  Théodose?  Bien  plus,  la  lutte  qui  com- 
mençait entre  le  christianisme  et  le  paganisme,  lutte 
qui  ne  devait  pas  durer  que  des  années  mais  bien  des 
siècles,  qui  ne  devait  pas  avoir  plus  qu'un  seul  pays 
pour  théâtre,  mais  l'univers  entier,  cette  lutte,  disons- 
nous,  n'aurait-elle  pas  mérité  d'avoir  son  Homère, 
un  poète  ne  devait-il  pas  se  produire  pour  nous  dé- 
crire avec  noblesse  et  grandeur,  avec  élégance  et  dis- 


448  FRÉDÉEIC  OZANAM 

tinction  ce  grand  combat  entre  les  deux  moitiés  du 
genre  humain  ? 

Malheureusement,  les  poètes  du  cinquième  siècle, 
malgré  leurs  talents  et  leurs  grandes  connaissances, 
ne  crurent  pas  devoir  chercher  leur  inspiration  dans 
cette  direction.  Claudien,  le  plus  remarquable  d'en- 
tre eux,  chanta  les  exploits  des  guerriers  romains  et  la 
gloire  des  dieux  sans  paraître  s'apercevoir  que  tout 
l'Olympe  était  en  déroute. 

Claudien  naquit  à  Alexandrie  vers  l'année  365.  Il 
chanta  avec  amour  les  beautés  et  les  avantages  de  sa 
ville  natale,  tout  en  accordant  à  Rome  et  à  ses  guer- 
riers sa  plus  grande  admiration.  C'était  en  395,  et  il 
était  encore  bien  jeune,  quand  il  se  rendit  pour  la  pre- 
mière fois  en  Italie.  Le  parti  de  l'ancien  culte  reçut  à 
bras  ouverts  ce  jeune  homme  aimable  et  savant  qui 
ne  cessait  pas  de  chanter  la  gloire  de  Rome  païenne 
et  ses  dieux.  Ses  contemporains,  usant  avec  lui  d'au- 
tant de  complaisance  qu'il  montrait  de  flatterie  envers 
les  grands,  lui  élevèrent  une  statue  sur  le  forum  et 
poussèrent  la  condescendance  jusqu'à  le  comparer  à 
Homère  et  à  Virgile.  L'admiration  publique  le  porta 
aux  plus  grands  honneurs  et  il  obtint  des  empereurs 
chrétiens  eux-mêmes  les  plus  grandes  faveurs. 

Il  trouva  dans  Stilicon  un  protecteur  et  un  ami 
qu'il  suivait  partout  aux  délibérations  du  conseil  des 
ministres  comme  aux  conseils  de  guerre  en  pleine 
campagne.  Il  chanta  ses  vices  et  ses  crimes  comme 
ses  plaisirs  et  ses  victoires  et  il  partagea  sa  disgrâce  et 


FRÉDÉRIC  OZANAM  449 

sa  chute  comme  il  avait  pris  part  à  ses  honneurs  et  à 
sa  puissance. 

Quant  aux  œuvres  du  poète  du  cinquième  siècle, 
elles  se  rapportent  presque  toutes  aux  événements  de 
l'époque,  surtout  à  ceux  où  les  païens  sont  concernés. 
Ce  sont  des  Eloges  de  Stilicon,  des  Invectives  contre  Enfin 
et'Eutrope  et  V Histoire  dit  Gonsidat  d' Honorius.  Le  plus 
estimé  de  ses  ouvrages  cependant  est  un  poème  inti- 
tulé VEnlevement  de  Proserjjine. 

Ozanam  donne  la  traduction  de  plusieurs  passages 
les  plus  remarquables  des  œuvres  de  Claudien  ;  nous 
nous  contenterons  de  celui-ci  : 

"  On  est  en  404;  Honorius  règne  depuis  neuf  ans  ; 
"  il  règne  à  Ravenne,  dans  une  ville  chrétienne,  qu'il 
"  préfère  à  cette  Rome  éprise  de  ses  faux  dieux  :  il 
"  a  déjà  rendu  trois  lois  contre  le  paganisme;  cepen- 
''  dant  il  se  décide,  après  de  longues  hésitations,  à 
"  venir  à  Rome  célébrer  son  sixième  consulat,  et  il 
"  prend  possession  de  l'ancien  palais  d'Auguste,  sur 
"  le  mont  Palatin  ;  il  réunit  autour  de  lui  le  sénat,  ce 
"  sénat  partagé  où  la  majorité  païenne  déplore  encore 
"  le  renversement  de  l'autel  de  la  Victoire.  En  pré- 
"  sence  d'une  réunion  si  considérable  où  les  chrétiens 
"  l'emportent,  sinon  par  le  nombre,  au  moins  par 
"  l'autorité,  Claudien  s'avance  ;il  est  chargé  d'exposer 
"  les  vœux  de  la  ville  et  du  sénat,  il  déroule  le  par- 
"  chemin  où  ses  vers  sont  écrits  en  lettres  d'or,  et 
"  il  raconte  un  songe  :  "  Toutes  les  pensées  qui  durant 
"  le  jour  agitent  nos  âmes,  le  sommeil  Inenfaisant  les 

29 


450  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  rend  à  notre  cœur  pacifié.  Le  chasseur  rêve  ses  fo- 
"  rets,  lejuge  son  tribunal,  et  l'habile  écuyer  croit  dé- 
"  passer  en  songe  une  borne  qui  n'existe  point.  Moi 
"  aussi  le  culte  des  Muses  me  poursviit  par  le  silence 
"  des  nuits,  et  nie  ramène  à  un  labeur  accoutumé.  Je 
"  rêvais  donc  qu'au  milieu  de  la  voûte  étoilée  du  ciel, 
"je  portais  mes  chants  aux  pieds  du  grand  Jupiter, 
"  et  comme  le  sommeil  a  ses  illusions  charmantes,  je 
"  croyais  voir  le  chœur  sacré  des  dieux  applaudir  à 
"  mes  paroles.  Je  chantais  les  géants  vaincus,  Ence- 
"  lade  et  Typhée,  et  avec  quelle  joie  le  ciel  recevait 
"  Jupiter  tout  rayonnant  de  ses  triomphes.  Mais  une 
"  vaine  image  ne  m'a  pas  trompé,  et  là  porte  d'ivoire 
"  ne  m'a  pas  envoyé  un  songe  imposteur.  Le  voilà 
"  bien  le  prince,  le  maître  du  monde,  aussi  haut  que 
'■  l'Olympe  ;  la  voici  bien  telle  que  je  l'ai  contemplée, 
"  cette  assemblée  des  dieux.  Le  sommeil  ne  pouvait 
"  me  montrer  rien  de  plus  grand  et  la  cour  a  égalé 
"  le  ciel. 

En  princeps,  en  orbis  apex  lequatiis  Olympo  ! 
En  ({uales  memini,  turba  verenda,  Deos  ! 
Fingere  nil  niajus  potuit  sopor,  altaque  vati 
Conventum  cœlo  pr8el:)uit  aula  pareni." 

"  Rien  ne  pouvait  être  dit  de  plus  poli,  nuiis  rien 
"  de  plus  païen.  Après  la  description  de  la  Rome 
"  païenne  le  poète,  demande  à  l'empereur  s'il  ne  recon- 
"  naît  point  ses  pénates  ?  " 

Agnoscisno  tuos,  princeps  venerande,  i^enates  ? 


FRÉDÉRIC    OZANAM  451 

Après  Claudien  le  professeur  cite  Rutilius  Nomatia- 
nus.  Celui-ci  paraît  être  tout  le  contraire  du  poète  pa- 
négyriste, il  excelle  surtout  dans  le  sarcasme  et 
l'ironie,  témoin  ses  vers  contre  les  moines  de  l'île  Ca- 
praria. 

Processu  pelagi  jam  se  Capraria  tollit, 

Squalet  lucifugia  in«ula  plena  viris. 
Ipsi  se  monachos  graio  cognomine  dicunt. 

Quod  solinullo  vivere  teste  voluut 
. Mimera  fortunée  metuuiit,  dum  damna  verentur 

Quisquatn  sponte  miser,  ne  miser  esse  qiieat  ? 
Quienam  perversi  rabies  tam  stulta  cerebri, 

Dum  mala  formidas,  nec  bona  posse  pati  ? 

"  Au  loin  sur  la  mer  on  aperçoit  déjà  l'île  de  Caprée 
"  dont  les  rivages  sont  couverts  d'hommes  à  robe 
"  noire  et  à  face  maussade  qui  d'un  nom  grec  se 
''  disent  moines  parce  qu'ils  veulent  vivre  sans  té- 
"  moins,  qui  fuient  les  dons  de  la  nature  pour  éviter 
"  ses  coups  et  se  font  misérables  pour  ne  pas  connaî- 
"  tre  la  misère.  Quelle  est  cette  rage  d'un  cerveau 
"  troublé  de  porter  la  terreur  du  mal  jusqu'à  ne  pou- 
"  voir  souffrir  le  bien  ?  " 

Ces  insultes  contre  les  moines  ont  été  répétées  de 
siècle  en  siècle  contre  tous  les  solitaires  des  ordres 
monastiques,  et  aujourd'hui,  outre  qu'elles  n'ont  pas  le 
mérite  d'être  redites  dans  un  langage  aussi  élégant, 
elle  n'ont  pas  même,  comme  on  le  voit,  celui  de  la 
nouveauté. 

Puis  vient  Sidoine  Apollinaire  qui  reconnaît  Clau- 


452  FRÉDÉRIC  OZANAM 


dien  pour  son  maître.  Il  commit  dans  sa  jeunesse 
plusieurs  morceaux  de  poésie  sur  des  sujets  païens, 
tels  que  Vénus  et  Cupidon,  Thétis  et  Pelée.  Mais  il 
sut  écrire  plus  tard  plusieurs  ouvrages  plus  impor- 
tants qui  rachètent  l'inanité  de  ses  premiers  passe- 
temps  poétiques.  D'ailleurs  on  sait  qu'il  est  mort 
évêque  de  Clermont  et  qu'il  fut  canonisé. 

Enfin  le  dernier  qu'Ozanam  cite  est  Fortunat,  grand 
admirateur  et  fervent  disciple  de  Claudien.  A  l'ex- 
emple de  son  maître,  ce  poète  italien,  qui  mourut  en 
France,  ne  laissait  pas  terminer  une  fête  publique 
sans  y  avoir  récité  quelque  poème  pour  prier  les 
dieux  de  venir  prendre  part  aux  réjouissances  des 
mortels.* 

Dans  les  pages  suivantes  le  professeur  s'occupe  du 
théâtre.  "Une  des  comédies  de  ce  temps,  dit-il, 
"  le  Jeu  des  sept  sages,  composée  vers  la  fin  du 
"  quatrième  siècle,  se  trouve  dans  les  œuvres  d'Au- 
"  sone.  C'est  un  sujet  que  le  moyen  âge  a  beaucoup 
"  répété  et  aimé.  Cette  comédie  consiste  en  mono- 
"  lègues  dans  lesquels  chacun  des  sept  sages  vient  à 
"  son  tour  débiter  des  maximes  avec  tout  un  appa- 
"  reil  dramatique. 

"  L'autre  comédie  est  le  Querolus  du  quatrième 
"  siècle,  que  M.  Magnier  a  très  habilement  commen- 


*  Lui  aussi  mourut  évêque.  On  lui  attribue  l'hymme  Vexilla 
régis. 


FRÉDÉRIC  OZANAM  453 

"  té,  et  qui  n'est  pas  une  des  moindres  preuves  que 
"  ce  savant  ait  réunies  pour  prouver  la  perpétuité 
"  des  traditions  théâtrales." 

"  Voici  le  sujet  :  un  vieil  avare  appelé  Euclion  a 
"  caché  son  or  au  fond  d'une  urne,  et,  pour  mieux  le 
".déguiser,  il  a  rempli  l'urne  avec  des  cendres  et  a 
"  mis  une  inscription  attestant  que  l'urne  contient  les 
"  cendres  de  son  père;  puis  il  est  parti  le  cœur  tran- 
"  quille,  pour  un  long  voyage  ;  il  meurt  en  route  après 
"  avoir  institué  pour  cohéritier  de  son  fils  un  parasite, 
"  et  l'avoir  chargé  d'aller  trouver  ce  fils  et  de  lui  ap- 
"  prendre  que  dans  une  urne  est  caché  tout  l'or  que  le 
"  vieillard  avait  amassé.  Le  parasite  arrive,  et  bien  ré- 
"  solu  à  profiter  seul  du  legs,  il  se  fait  passer  pour  un 
"  grand  sorcier  et  introduire  par  Querolus,  fils  de  l'a- 
'•  vare,  dans  la  maison:  Querolus  le  laisse  seul.  Le  sor- 
"  cier  visite  bien  la  maison,  mais  n'y  trouve  qu'une 
"  urne  dont  l'inscription  lui  dit  qu'elle  contient  des 
"  cendres  ;  de  dépit  il  s'approche  de  la  fenêtre  et  jette 
"  l'urne  qui  vient  se  briser  aux  pieds  de  Querolus,  et 
"  trahit  ainsi  son  secret.  Le  parasite  est  assez  hardi 
"  pour  réclamer  sa  part,  et  il  présente  son  testament, 
"  mais  Querolus  lui  dit  :  "  Ou  tu  savais  ce  que  conte- 
"  nait  l'urne,  et  alors  je  te  considère  comme  un  voleur  ; 
"  ou  tu  ne  le  savais  pas,  et  alors  je  te  ferai  punir  comme 

"  violateur  de  tombeau", et  la  comédie  est  finie. 

"  Mais  c'est  une  page  de  plus  à  ajouter  à  toutes  celles 
"  que  je  vous  ai  citées  déjà  pour  compléter  ce  que  trop 
"souvent  l'éducation  classique  dissimule:   le  revers 


454  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  de  cette  belle  page  de  l'antiquité  romaine.  Querolus 
"  ne  se  borne  pas,  en  effet,  à  faire  la  satire  de  tout  ce 
"  qu'il  y  a  de  public,  d'officiel,  de  solennel,  dans  la 
"  société  ancienne,  à  trahir  les  mj^stères  de  perfidie 
"  et  de  cupidité  de  certains  prêtres  païens,  à  montrer 
"  comment,  après  avoir  fait  apporter  les  offrandes, 
"  ce  sont  eux  qui  les  mangent,  et  ainsi  de  toutes  les 
"  impostures  qui  faisaient  le  fond  de  ce  culte;  il  ne 
"  se  borne  pas  non  plus  à  persifler  les  devins,  les 
"  augures,  les  astrologues  et  tous  ceux  qui  spéculaient 
"  sur  la  crédulité  publique  ;  il  va  plus  loin,  il  fait 
"  connaître  ce  que  sont  les  honnêtes  gens  du  paganis- 
"  me,  ce  que  c'est  qu'un  homme  d'honneur  digne 
"  d'être  protégé  par  les  dieux." 

C'est  dans  un  dialogue  entre  Querolus  et  le  dieu 
lare  qui  protège  la  maison  où  se  trouve  le  trésor,  dialo- 
gue qui  sert  de  prologue,  que  se  rencontre  cette  sin- 
gulière appréciation  de  ce  que  peut  être  un  honnête 
homme  païen,  véritable  satire  malheureusement  plus 
vraie  qu'exagérée,  et  qui  ne  nous  apprend  rien  de  nou- 
veau sur  le  paganisme,  surtout  sur  celui  de  cette  période 
de  l'extrême  décadence.  Ozanam  cite  une  partie  do  ce 
prologue  où  le  cynisme  affecte  une  forme  plus  éton- 
nante par  le  fait  qu'il  est  mis  dans  la  bouche  d'une 
divinité  du  foyer. 

Sans  doute,  tout  ce  qui  précède  fait  voir  combien 
dans  ce  monde  moitié  païen,  moitié  chrétien  la  tradi- 
tion littéraire  était  affaiblie  ;  mais  quel  est  le  secret, 
quel  est  le  véhicule  de  la  tradition  littéraire  ?  N'est-ce 


FRÉDÉRIC   OZANAM  455 

pas  l'enseignement,  sous  quelque  forme,  en  vertu  de 
quelqu'autorité  et  à  quelque  degn'  qu'il  soit  donné  ? 

L'auteur  parcourt  rajjidement  les  phases  de  l'ensei- 
gnement chez  les  Romains  et  explique  en  même  temps 
celles  de  la  tradition  littéraire. 

Aux  temps  de  la  fondation  de  Rome,  sous  le  règne 
de  ses  premiers  rois,  le  père  de  famille  à  son  foyer,  en- 
touré de  ses  dieux  lares,  représente  Jupiter  ;  c'est  lui 
qui  règle  et  conduit  tout  dans  la  famille,  l'enseigne- 
ment comme  toute  autre  chose.  L'instruction  était  donc 
libre  à  cette  époque  et  il  n'y  av\iit  pas  d'enseignement 
public.  Plus  tard  l'instruction  était  encore  libre,  mais 
ceux  qui  la  donnaient  ne  l'étaient  point.  On  achetait 
au  marché  quelques-uns  de  ces  philosophes  qui  coû- 
tèrent jusqu'à  quatre  cent  mille  sesterces  par  an,  et 
toute  la  famille  étudiait  sous  leurs  soins. 

"  Pendant  l'âge  d'or  de  l'empire  romain,  dit  Oza- 
"  nam,  pendant  la  plus  longue  et  la  plus  belle  période, 
"  présence  simultanée  d'un  enseignement  officiel,  ho- 
"  noré,  soutenu  des  encouragements  de  l'Etat,  et  ce- 
"  pendant,  liberté  générale  qui  permet  à  tout  homme 
"  capable,  instruit,  de  venir  faire  preuve  de  son 
"  savoir  en  entreprenant  l'éducation  de  ses  jeunes 
"  concitoyens." 

A  la  lin  de  l'empire,  il  n'y  avait  plus  d'ensei- 
gnement privé,  mais  l'enseignement  public  était  tout- 
puissant.  Toutefois  on  ne  voit,  à  proprement  par- 
ler, l'enseignement  officiel  et  autoritaire  qae  sous  les 
empereurs  qui  ont  persécuté  les  chrétiens.  Car,  tandis 


456  FRÉDÉRIC  OZANAM 


que  Constantin  s'était  montré  le  protecteur  des  lettres, 
dictant  les  lois  de  l'enseignement,  établissant  les  pri- 
vilèges, les  dotations  et  les  prérogatives  du  profes- 
sorat, Julien,  dans  le  but  d'exclure  les  chrétiens,  dé- 
cidait que  celui  qui  prétendra  à  l'honneur  d'enseigner 
devra  se  soumettre  à  l'examen  de  la  commission  mu- 
nicipale, delà  curie,  dont  le  jugement  devra  être  sanc- 
tionné par  l'approbation  du  prince. 

"  Plus  tard  Théodose  le  Jeune  et  Valentinien  III 
"  rendent  un  décret  qui  permet  aux  professeurs  pri- 
"  vés  l'enseignement  chez  les  pères  de  famille,  mais 
"  leur  défend  de  tenir  des  écoles  publiques,  afin  de  leur 
"  fermer  cette  voie  qui  mène  à  la  fortune  et  peut-être 
"  aux  honneurs  ;  en  même  temps  on  interdit  l'ensei- 
''  gnement  domestique  aux  professeurs  publics,  sous 
"  peine  de  perdre  leurs  privilèges." 

"  César,  dit  Ozanam,  paraît  être  le  premier  qui  at- 
"  tache  à  l'enseignement  des  privilèges,  et  qui  en  l'ho- 
"  norant  le  modère  et  le  contient  ;  Vespasien  fixe 
"  la  dotation  des  professeurs  publics  à  cent  mille  ses- 
"  terces,  et  au  Capitole  s'ouvrent  ces  écoles  impériales 
"  que  devait  hanter  la  jeunesse  de  tout  l'univers  ; 
"  Adrien  bâtit  l'Athénée,  honore  l'enseignement  au- 
"  quel  il  accorde  des  privilèges  qu'Antonin  étend  aux 
"  provinces  ;  Alexandre  Sévère  fonde  des  secours  (^sti- 
^^  pendia),  aujourd'hui  on  dirait  des  bourses,  pour  les 
"  écoliers  pauvres  et  de  familles  honorables.  " 

Si  l'on  veut  maintenant  savoir  ce  que  l'on  ensei- 
gnait dans  les  écoles,^  quelles  étaient  les  sciences  qui 


FRÉDÉRIC   OZANAM  457 

s'exprimaient  par  la  voix  des  maîtres,  le  professeur 
nous  le  dira  dans  les  pages  suivantes. 

"  L'enseignement  supérieur  à  Rome  comprenait 
"  trois  degrés  :  la  grammaire,  l'éloquence  et  le  droit. 
"  La  grammaire  et  l'éloquence  étaient  enseignées 
"  dans  toutes  les  villes  de  la  Gaule,  comment  n'au- 
"  raient- elles  pas  été  enseignées  à  Rome?  Le  droit 
"  avait  ses  chaires  spéciales  ;  aucun  enseignement  ju- 
"  ridique  officiel  n'existait  dans  les  villes  des  pro- 
"  vinces,  et  Justinien  ne  connaît  que  trois  villes  où  il 
"  y  avait  des  écoles  de  droit  :  Rome,  Constantinople 
"  et  Béryte.  On  étudiait  donc  le  droit  à  Rome  ;  quant 
"  aux  autres  connaissances  qui  formaient  l'accessoire 
"  indispensable  d'une  grande  éducation  littéraire,  on 
"  ne  peut  pas  douter  qu'elles  n'y  fussent  professées, 
"  puisque  Cicéron,  comme  Platon,  demandait  des  mu- 
"  siciens  et  des  géomètres  pour  en  faire  des  orateurs, 
"  pensant  que  sans  ces  connaissances,  le  discours  serait 
'■  obligé  de  se  réfugier  dans  les  vaines  déclamations,  les 
"jeux  d'esprit,  les  tirades  sonores,  au  lieu  d'être  puisé 
"  dans  une  instruction  bien  faite  et  dans  les  entrailles 
"  même  du  sujet,  La  géométrie,  la  dialectique,  l'as- 
"  tronomie,  la  musique  devaient  donc  entrer  dans  cet 
"  ensemble  de  sciences  enseignées  à  la  jeunesse  ro- 
"  maine...  Le  nom  de  géométrie  n'est  pas  pris  dans 
"  le  sens  moderne  :  il  embrasse  la  géographie,  la 
"  science  delà  terre  ;  la  musique  ne  se  borne  pas  à  la 
"  théorie  musicale,  elle  ne  sépare  pas  Tart  du  chant 
"  de  l'art  de  la  parole,  et  réunit  les  secrets  de  l'har- 
"  monie  avec  les  règles  de  la  versification,  " 


458  FRÉDÉRIC    OZANAM 


Au  cinquième  siècle,  c'est-à-dire  à  l'époque  qui  nous 
occupe  plus  particulièrement,  l'esprit  de  l'enseigne- 
ment est  encore  profondément  païen.  Le  professeur 
donne  ici  un  aperçu  d'un  livre  de  Macrobe  inti- 
tulé les  Saturnales,  sorte  d'encyclopédie  du  savoir 
antique,  tel  qu'il  était  enseigné  par  les  traditions 
littéraires.  L'auteur  du  livre  suppose  que  le  jour  des 
saturnales,  un  certain  nombre  d'hommes  de  lettres  et 
de  nobles  se  trouvent  réunis  chez  Prétextât  et  que 
tous  passent  le  jour  en  fêtes,  en  festins  et  en  conversa- 
tions philosophiques  et  littéraires  :  là  se  trouvaient 
assemblés,  Symmaque,  Flavianus,  Cœcina,  Albinus, 
Avienus,  le  rhéteur  Eusèbe  et  le  grammairien  Servius. 
Le  matin  est  consacré  aux  discussions  sérieuses,  on  y 
parle  de  l'origine  de  la  fête  du  jour  et  de  cette  fête  on 
passe  à  une  conversation  générale  sur  les  rites  de  la 
religion  et  chacun  donne  une  idée  de  sa  connaissane 
des  mystères  et  des  divinités.  Puis  il  est  question  de 
Virgile  ;  Prétextât,  Symmaque,  le  rhéteur  Évangèle  et 
Flavianus  font  tour  à  tour  le  plus  grand  éloge  de  VÉ- 
néide.  Le  soir,  l'humeur  devient  moins  sérieuse  après 
un  festin  des  plus  longs  et  des  plus  copieux  et  les  su- 
jets de  conversation  ne  sont  pas  si  abstraits. 

Le  cinquième  siècle  a  été  célèbre  pour  ses  grammai- 
riens. "  Jamais,  dit  Ozanam,  il  ne  s'est  montré  à  Rome 
"  une  activité  grammaticale  plus  prodigieuse  qu'au 
"  cinquième  siècle  :  et  c'est  ce  qui  annonçait  sa  fin 
"  prochaine;  il  semblait  qu'on  eût  hâte  de  sauver  les 
"  débris  de  ce  beau  langage  vers  par  vers,  fragment 


FREDERIC   OZANAM 


459 


par  fragment,  de  sauver  quelques  restes  de  tant 
d'auteurs  qui  allaient  se  perdre  et  dont  on  ne  pou- 
vait recueillir  que  des  lambeaux  conservés  par  les 
grammairiens." 

"  Les  deux  grammairiens  éminents  de  cette  époque 
sont  Donatus  et  Priscien:  Priscien,  si  honoré  en 
Orient,  que  Théodose  le  Jeune  copiait  de  sa  main  les 
dix-huit  livres  de  ses  Institutions  grammaticales  ; 
Donatus,  qui  eut  pour  disciple  saint  Jérôme,  Dona- 
tus commenté  avec  tant  de  persévérance  à  toutes 
les  époques  et  dont  le  nom  devint  synonyme  de 
grammaire.  La  grammaire  de  Donat,  que  nous 
avons  entre  les  mains,  est  devenue  le  cadre,  le  type 
de  toutes  les  grammaires  modernes  ;  par  sa  clarté 
et  sa  brièveté  elle  a  subjugué  tout  le  moyen  âge  ; 
seulement  elle  fut  pour  les  différents  idiomes  qui 
l'adoptèrent  un  lit  de  Procuste,  trop  court  pour 
quelques-uns,  trop  long  pour  d'autres.  Ainsi  le 
Donatus  provincialis  dit  qu'il  n'y  a  que  huit  parties 
dans  le  discours,  et  il  oublie  l'article,  qui  cependant 
existait  dans  le  provençal.  Il  y  eut  de  même  un  Do- 
nat français,  et  comme  nous  n'avons  pas  de  décli- 
naisons, il  fut  très  difficile  à  l'auteur  d'y  faire  ren- 
trer les  noms  français  ;  tout  cela  atteste  les  services 
rendus  à  nos  pères  et  à  notre  langue  par  ce  vieux 
maître  que  nous  lisons  peu. 

"  Tout  ce  prodigieux  travail  de  critique  et  de  gram- 
maire devait  se  résumer  dans  un  livre  qui  en  con- 
tînt les  éléments  essentiels,  les  resserrât  et  les  pré- 


460  FRÉDÉRIC    OZANAM 

"  sentât  sous  une  forme  satisfaisante.  Ces  trésors  de 
"  l'antiquité  allaient  ainsi  traverser,  sans  trop  de 
"  pertes,  un  temps  orageux,  où  l'on  jetterait  beaucoup 
"  de  choses  inutiles  hors  du  navire.  Le  livre  fut  fait 
"  par  Martianus  Capella,  qui  écrivait  à  Rome  vers  470. 
"  C'était  un  vieux  rhéteur  africain  tout  plongé  dans 
"  les  disputes  du  barreau,  et  qui,  comme  il  le  dit  lui- 
"  même,  ne  s'était  pas  enrichi  à  plaider  devant  le  pro- 
"  consul.  Il  composa  pour  l'instruction  de  la  jeu- 
"  nesse,  un  livre  intitulé  :  De  nuptiis  Mercurii  et  Philo- 
"  logige,  "  des  Noces  de  Mercure,  dieu  de  l'éloquence, 
"  avec  la  Philologie,  qui  était  la  déesse  de  la  parole: 
"  c'est  déjà  un  titre  bien  vicieux  que  celui  qui  a  besoin 
"  d'être  commenté. 

"  Pour  que  la  tradition  littéraire  de  l'antiquité 
"  arrivât  jusqu'au  moyen  âge,  il  fallait  avant  tout 
"qu'elle  passât  par  le  christianisme;  il  fallait  que 
"  les  lettres  se  fissent  chrétiennes,  que  l'école  voulût 
"  entrer  dans  l'Eglise  et  que  l'Église  voulût  ouvrir  ses 
"  portes  à  l'école.  Il  ne  s'agissait  pas  d'une  question 
"  facile,  mais  d'un  problème  qui  devait  tourmenter 
"  pendant  de  longs  siècles  l'esprit  humain,  qui  n'a  pas 
"  cessé  de  le  tourmenter;  il  s'agissait  de  conclure  un 
"  traité  qui  semble  n'avoir  jamais  été  définitif,  tant  il 
''  a  fallu  le  recommencer  et  tant  nous  le  voyons  en- 
"  core  se  débattre  dans  les  temps  où  nous  sommes  !  Il 
"  y  avait  à  résoudre  ces  questions  immortelles  des 
"  rapports  de  la  science  et  de  la  foi,  de  l'alliance  de 
"  l'Evangile  et  de  la  littérature  profane,  delaconcor- 


FRÉDÉRIC   OZANAM  461 

"  daiice  de  la  religion  et  de  la  philosophie.  Ces  ques- 
"  tions,  qui  sont  encore  posées  tous  les  jours,  étaient 
"  aussi,  et  autant  que  jamais,  celles  des  siècles  où 
''  nous  entrons." 

Au  cinquième  siècle  ces  questions  étaient  d'autant 
plus  obscures  que,  comme  nous  l'avons  vu,  l'ensei- 
gnement était  plus  profondément  païen.  Les  philoso- 
phes alexandrins  et  leurs  disciples,  rhéteurs  comme 
poètes,  avaient  mis  toutes  les  sciences  et  les  beaux-arts 
au  service  des  dieux.  L'enseignement  était  si  exclu- 
sivement païen  que  TertuUien  n'hésitait  pas  à  dire 
qu'il  était  impossible  à  un  chrétien  d'enseigner  les 
lettres.  "Car,  disait-il,  il  faut  qu'ils  enseignent  les 
"  noms  des  dieux,  leurs  généalogies,  les  attributs  que 
"  leur  prête  la  Fable  ;  qu'ils  observent  les  solennités 
"  et  les  fêtes  païennes  d'où  dépendent  leurs  émolu- 
"  ments....  La  première  redevance  apportée  par  l'é- 
"  lève  est  consacrée  à  l'honneur  et  au  nom  de  Mi- 

"  nerve les  étrennes  se  donnent  au  nom  de  Janus  ; 

"  et  si  les  édiles  sacrifient,  c'est  jour  férié."  Tertul- 
lien  conclut  en  défiant  celui  qui  enseigne  les  lettres 
de  pouvoir  se  dégager  de  ces  liens  d'idolâtrie. 

Ce  qui  devait  surtout  retarder  l'entrée  des  lettres 
dans  le  christianisme,  c'était  la  volupté  et  le  charme 
qu'on  avait  su  donner,  à  cette  époque,  aux  fables  du 
paganisme,  c'était  de  plus  les  grâces  et  les  séductions 
des  muses  païennes  comparées  aux  doctrines  sévères 
et  pleines  de  mortification  du  christianisme.  Delà  le 
grand  nombre  d'apostasies  parmi  les  hommes  de  let- 


462  FEÉDÉRIC   OZANAM 


très  de  ce  temps.  Témoin  le  jeune  Licentius,  né  chré- 
tien, mais  désertant  bientôt  la  vraie  religion  pour  le 
service  des  muses,  malgré  les  conseils  et  les  exhorta- 
tions de  saint  Augustin. 

Cependant  quelques  hommes  de  lettres,  plus  coura- 
geux que  le  plus  grand  nombre  des  savants  de  l'é- 
poque, se  jetèrent  à  la  recherche  de  la  vérité  et  finirent 
par  la  trouver.  Les  premiers,  ils  font  entrer  les  lettres 
dans  le  christianisme,  nous  verrons  plus  loin  com- 
ment l'Église  a  accepté  cet  héritage.  Ce  sont  d'abord 
trois  des  plus  remarquables  adeptes  des  écoles  philo- 
sophiques de  la  Grèce,  Quadratus,  Athénagore  et  saint 
Justin,  puis  viennent  les  rhéteurs,  Tertullien,  Arnobe 
et  Lactance;  plus  tard,  au  quatrième  siècle,  on  verra 
parmi  les  chrétiens  des  lettrés  comme  saint  Basile, 
les  deux  Apollinaire  et  Prohérésius.  Ici  Ozanam 
nous  cite  en  particulier  la  conversion  de  Victorin,  un 
des  plus  savants  professeurs  et  l'un  des  plus  éloquents 
orateurs  de  Rome. 

Cette  situation  nouvelle  fait  surgir  deux  écoles.  La 
première  se  prononce  pour  l'accord  de  la  foi  avec  la 
science  et  désire  conserver  les  lettres  et  la  philosophie 
antiques  pour  y  choisir  ce  qu'il  y  a  de  bon  dans  les 
connaissances  et  la  sagesse  des  anciens  et  repousser  ce 
qu'il  y  a  de  faux  dans  leurs  doctrines. 

La  seconde  école,  effrayée  par  l'immixtion  de  la  phi- 
losophie et  des  lettres  païennes  dans  le  christianisme, 
trouve  plus  court  de  retrancher  les  lettres  que  de  les 
émonder,  plus  facile  qIc  montrer  l'impuissance  et  les 


FRÉDÉRIC   OZANAM  468 

contradictions  de  la  philosophie  que  de  démêler  les 
doctrines  les  plus  sages  que  le  christianisme  peut  ac- 
cepter d'avec  les  préceptes  faux  qu'il  doit  rejeter 
Pour  cette  école  il  n'y  a  pas  d'accord  possible  entre 
la  religion  et  les  lettres,  ni  entre  le  christianisme  et  la 
philosophie. 

Les  partisans  de  la  première  école  suivent  les  maxi- 
mes de  saint  Paul,  qui  reconnaît  l'insuffisance  de  la 
raison  et  la  puissance  de  la  raison,  le  danger  des  let- 
tres et  l'utilité  des  lettres.  L'Église  grecque  accepte 
généralement  les  maximes  de  cette  école,  elle  est 
suivie  dans  les  écoles  catéchétiques  d'Alexandrie 
comme  dans  les  écoles  théologiques  d'Antioche,  de 
Césarée  et  d'Edesse.  Les  plus  zélés  défenseurs  de  ce 
parti  sont  d'abord  saint  Pantène,  saint  Clément  d'A- 
lexandrie et  Origène,  puis  viennent  Grégoire  de  Nysse, 
Eusèbe  Synesius  et  Xemesius  et,  plus  tard,  saint  Basile 
et  saint  Grégoire  de  Nazianze. 

La  seconde  école  a  pour  défenseurs  Arnobe,  Lac- 
tance  et  surtout  Tertullien.  Ce  dernier  s'écrie  :  ''  Quoi 
"  de  commun  entre  Athènes  et  Jérusalem,  entre  l'A- 
"  cadémie  et  l'Eglise,  entre  les  hérétiques  et  les  chré- 
"  tiens?  Notre  doctrine  vient  du  Portique,  mais  du 
"  Portique  de  Salomon,  qui  nous  apprend  à  chercher 
"  Dieu  dans  la  simplicité  de  notre  cœur.  Qu'ils  s'ac- 
"  cordent  donc  avec  lui,  ceux  qui  veulent  nous  faire 
"  un  christianisme  stoïcien,  un  christianisme  platoni- 
"  cien,  un  christianisme  dialectique.  Pour  nous,  nous 
"  n'avons  pas  besoin  de  science  après  le  Christ,  ni  d'é- 


464  FRÉDÉRIC   OZANAM 

"  tudes  après  l'Evangile,  et  quand  nous  croyons,  nous 
"  ne  cherchons  plus."  * 

Voici  comment  saint  Jérôme  se  défend  contre  Mag- 
nus  qui  l'accuse  de  remplir  ses  livres  de  souvenirs 
profanes  et  de  citer  à  tout  instant  Cicéron,  Horace  et 
Virgile.  Saint  Jérôme  répond  :  "  Que  son  interlocuteur 
"  ne  lui  eût  jamais  adressé  un  tel  reproche  s'il  con- 
"  naissait  l'antiquité  sacrée.  Saint  Paul  plaidant  à 
"  l'Aréopage  la  cause  du  Christ,  ne  craint  pas  de 
"  faire  servir  à  la  défense  de  sa  foi  l'inscription  d'un 
"  autel  païen  et  d'invoquer  le  témoignage  du  poète 
"  Aratus.  L'austérité  de  sa  doctrine  n'empêche  pas 
"  l'apôtre  de  citer  Épiménide  dans  l'épître  à  Tite,  et 
"  ailleurs  un  vers  de  Ménandre.  C'est  qu'il  avait  lu 
"  dans  le  Deutéronome  comment  le  Seigneur  permit 
"  aux  fils  d'Israël  de  purifier  leurs  captives  et  de  les 
"  prendre  pour  épouses.  Et  quoi  donc  d'étonnant  si, 
"  épris  de  la  science  du  siècle  à  cause  de  la  beauté  de 
"  ses  traits  et  delà  grâce  de  ses  discours,  je  veux,  d'es- 
"  clave  qu'elle  est,  la  faire  Israélite  ?" 

Quant  à  saint  Augustin,  quelque  temps  après  sa 
conversion  on  le  trouve  dans  sa  retraite  de  Cassicia- 
cum  commentant  avec  ses  amis  et  élèves  Trygetius  et 
Licentius  V Hortensius  de  Cicéron  et  lisant  Virgile. 
C&  grand  docteur  de  l'Eglise  parle  toujours  avec  res- 
pect des  platoniciens  et  dans  son  livre  de  la  Cité  de 


Tertullien,  de  Prxscriptione  hxreticorum,  c.  vni. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  465 

Dieu  il  dit  à  la  fin  :  "J'aurais  pardonna  aux  païens  si, 
"  au  lieu  d'élever  un  temple  à  Cybèle,  ils  eussent 
"  dressé  un  sanctuaire  à  Platon  où  on  lirait  ses  livres." 
Ailleurs,  dans  le  beau  livre  de  VOrdre,  saint  Augustin 
dit  en  parlant  de  la  philosophie:  '"Si  donc  ceux  qu'on 
"  nomme  les  philosophes,  et  surtout  les  platoniciens, 
"  ont  des  doctrines  vraies  et  qui  s'accordent  avec  la 
"foi;  non  seulement  il  ne  faut  pas  en  prendre  om- 
"  brage,  mais  il  faut  les  revendiquer  comme  sur  d'in- 
"  justes  possesseurs.  Car,  de  même  que  les  Égyptiens 
"  n'avaient  pas  seulement  des  idoles  que  le  peuple 
"  d'Israël  devait  fuir  et  détester,  mais  des  vases  et 
"  des  ornements  d'or  et  d'argent,  et  des  vêtements  «lue 
"  ce  peuple  emporta  dans  sa  fuite,  ainsi  les  sciences 
"  des  gentils  ne  se  composent  pas  seulement  de  fic- 
"  tions  superstitieuses  que  le  chrétien  doit  tenir  en 
"  horreur,  mais  on  y  trouve  les  arts  libéraux  qui 
"  peuvent  se  pr«ter  au  service  de  la  vérité  et  de  sages 
"  préceptes  de  morale  comme  autant  d'or  et  d'argent 
"  qu'ils  n'ont  point  créé,  mais  tiré  pour  ainsi  dire  des 
"  mines  de  la  Providence,  distribuées  par  toute  la  terre, 
"  et  que  le  chrétien  a  droit  d'emporter  avec  lui  quand 
"  il  se  sépare  de  leur  société." 

"La  question,  dit  Ozanam,  était  résolue  et  la  dis- 
"  pute  finie  pour  bien  des  siècles.  Sur  la  parole  d'Au- 
"  gustin  et  par  les  mômes  motifs,  tous  les  âges  qui 
"  suivront  accepteront  l'héritage  des  anciens,  mais 
"  l'Eglise  l'accepte  comme  il  convient  à  une  tutelle 
"  sage,  comme  on  accepte  les  successions  des  mineurs, 

30 


466  FEÉDÉRIC   OZANAM 

"  c'est-à-cliro  sous  bénéfice  d'inventaire.  C'est  par  la 
"  même  raison  que  se  déterminent  Cassiodore,  Bède, 
"  Alcuin  ;  tous,  par  un  phénomène  intellectuel  qu'il  est 
"  bon  de  signaler,  tous  plus  frappés  des  comparaisons 
"  que  des  raisons,  des  images  que  des  grands  motifs, 
"  répéteront  cette  parabole  que  le  christianisme  a  dû 
"  faire  comme  le  peuple  hébreu  en  sortant  de  l'Egypte, 
"  et  emporter  les  vases  d'or  et  d'argent  de  ses  enne- 
"  mis.  Ce  sera  sur  cette  parole  que  les  sciences,  les 
"  arts,  les  traditions  de  l'antiquité  passeront  au  moyen 
"  âge;  c'est  ainsi  que  ce  grand  proldème  a  été  résolu 
"  et  que  s'est  fait  le  nœud  littéraire  et  intellectuel  qui 
"  devait  réunir  les  deux  âges." 

I.e  professeur,  avant  de  terminer  sa  leçon,  nous 
explique  comment  Virgile,  que  l'antiquité  reconnais- 
sait comme  le  poète  le  plus  savant  sur  les  rites  du 
paganisme,  l'héritier  même  de  la  tradition  sacerdo- 
tale, devint  au  moyen  âge  presque  un,  des  prophètes  de 
la  religion  chrétienne.  Depuis  le  savant  Eusèbe,  au  qua- 
trième siècle,  qui  le  considère  comme  un  des  précur- 
seurs du  christianisme,  à  cause  de  sa  quatrième 
églogue,  jusqu'au  pâtre  du  treizième  siècle,  qui,  en 
faisant  visiter  aux  voyageurs  le  tombeau  du  poète, 
leur  montrait  aui)rès  une  petite  chapelle  où,  disait-il, 
YirgUc  entendait  la  messe!  tous  s'accordent  à  le  con- 
sidérer comme  un  de  ceux  cpiiont  prédit  la  venue  du 
Messie  et  comme  un  représentant  du  culte  chrétien. 

La  tradition  rapporte  que  saint  Paul  alla  visiter  le 
tombeau  de  Virgile,  que  là  il  lut  la  quatrième  églogue 


FRÉDÉRIC   OZANAM  467 

et  ne  partit  pas  sans  avoir  répandu  d'abondantes 
larmes  sur  la  tombe  de  ce  grand  homme.  On  chanta 
longtemps  dans  la  cathédrale  de  Mantoue  un  hymne 
rimé  où  l'on  racontait  la  visite  du  saint  à  hi  tuml^e 
du  grand  poète. 


LA  THÉOLOGIE.  —  LA  PHILOSOniIE  CHRETIENNE.  (*) 

Dans  cette  société  si  savante  et  si  polie  des  Romains 
du  quatrième  et  du  cinquième  siècle,  société  que  nous 
avous  étudiée  surtout  par  Symmaque,  nous  avons 
trouvé  le  fétichisme  réduit  en  doctrine,  la  croyance 
des  philosophes  à  la  présence  permanente  des  dieux 
dans  les  idoles,  la  prostitution  religieuse  et  les  sacri- 
fices humains.  La  raison  n'avait  donc  pas  réussi  à 
améliorer  les  philosophes  pas  plus  que  les  peuples  et 
à  empêcher  la  décadence  qui  se  montrait  en  toutes 
choses. 

"  La  raison,  dit  Ozanani,  est  assurément  puissante; 
"  elle  est  en  nous,  elle  y  est  toujours  ;  il  n'est  pas  de 
"  temps  si  malheureux  où  elle  ne  donne  signe  de  sa 
"  présence  et  de  son  pouvoir,mais  on  peut  dire  que  la 
"  raison  est  liée  en  nous,  qu'elle  y  est  captive  et  ne 
"  peut  rien  jusqu'au  moment  où  la  parole  du  dehors 


(*)  Dixième  et  onzième  leçons. 


468  FEÉDÉRIC  OZANAM 

"  la  réveille Quand  on  parle 

"  à  l'âme,  il  est  impossible  qu'elle  ne  réponde  pas,  et 
"  le  premier  effort  de  la  parole,  c'est  de  faire  qu'elle 
"  se  jette,  pour  ainsi  dire,  au  devant  de  cette  autre 
"  intelligence  qui  vient  à  elle;  et  cette  adhésion  à  la 
"  i)arole,  c'est  ce  qu'on  a})pell^,  dans  l'ordre  de  la  na- 
"  ture,  la  foi  humaine,  à.  laquelle  correspond,  dans 
"  l'ordre  théologicpie,  la  foi  divine  et  surnaturelle. 

"  Ainsi  la  raison  et  la  foi  sont  deux  puissances  pri- 
"  mitives,  distinctes,  mais  non  pas  ennemies,  car  elles 
"  ne  sauraient  se  passer  l'une  de  l'autre;  la  raison  ne 
"  se  réveillant  qu'autant  que  la  parole  la  provoque,  et 
"  la  foi  ne  se  donnant  qu'autant  que  l'obéissance  à  la 
"  parole  est  raisonnable." 

Nous  avons  vu  que  le  christianisme  prêchait  la 
concordance  perpétuelle  de  la  raison  et  de  la  foi. 
Bien  plus  il  élève  la  raison  et  la  nature  au-dessus 
d'elles-mêmes. 

Cependant  le  christianisme  établit  la  nécessité  d'un 
verbe  extérieur  provoquant  la  raison  et  lui  répondant. 
Ce  verbe  extérieur  s'exprimait  par  une  suite  de  révé- 
lations, dont  la  première  remontait  aux  commence- 
ments du  monde,  et  avait  fait  la  première  éducation 
du  genre  humain,  révélation  renouvelée  ensuite  par 
Moïse  et  enfin  conservée,  étendue,  fixée  pour  jamais 
dans  l'Evangile. 

'•  Jamais  un  appel  aussi  fort  n'avait  été  fait  à  cette 
"  puissance  intérieure  de  l'esprit  humain  que  celui 
"  qui  lui  fut  adressé  du  haut  du  Calvaire  ;  et,  lorsque 


FRÉDÉRIC   OZANAM  469 

"  cette  parole  :  Œnsumviatum  est,  qui  denianduit  la  foi 
"  du  genre  humain,  se  fut  exhalée  des  lèvres  de  celui 
"  qui  était  venu  apporter  la  vie  et  la  déliviance  à 
"  l'humanité,  aussittît  on   put  voir  un  prodige  sans 
''  exemple  :  dans  ce  monde  en  décadence,  corrompu 
"•  et  pour  ainsi  dire  éteint,  se  réveilhi  une  force  de  foi 
"  que   personne    n'aurait    supposée.    Un    théologien 
"  allemand,  critiquant  le  texte  des  Evangiles,  a  dit 
"  que  la  supposition  y  éclatait  d'une  manière  mani- 
"  feste  au  passage  où  il  est  raconté  que  le  Christ,  cô- 
"  toyant  le  lac  de  Génézareth  et  rencontrant  des  pé- 
"  cheurs,  leur  dit:  Saivez-mol,   et  que,  laissant  leurs 
"  filets,  ils  le  suivirent.   Le  critique  déclare  (^ue,  pour 
"  lui,  à  leur  place,  il  n'aurait  jamais  suivi  ;  qu'il  ne 
"  comprend  pas  l'inconséquence  et  le  peu  de  logique 
"  de  ces  bateliers,  abandonnant  leurs  tilets  et  leurs 
"  barques  pour  suivre   le  premier  passant   qui  leur 
"  promet  la  vie  éternelle.    C'est  là,  en  effet,  qu'est  le 
"  prodige,  et  je  le  trouve  bien  moins  encore  dans  ces 
"  deux  ou  trois  Galiléens  que  dans  ces  populations 
"  innombrables  du  monde  grec,    asiatique,  romain, 
"  qui  s'arrachent  tout  à    coup,   non  pas  à  leurs  ba- 
•'  teaux,  à  leur  travail  de  cha(pie  jour,  à  la  sueur  de 
"  leurs  fronts,  mais  aux  plaisirs,  aux  voluptés,  à  cette 
"  vie  de  délices  que  le  monde  ancien  entendait  bien 
"  autrement   que  nous,  pour  se  précipiter   dans   les 
"  difïicultés,  dans  les  privations,  dans  les  sacrifices 
"  de  la  vie  chrétienne,  de  cette  vie  bien  plus  difficile 
"  que  la  mort  ;  car  la  foi  des  martyrs  me  touche,  la 


470  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  foi  de  ceux  qui  meurent  me  touche;  mais  je  suis 
"  encore  plus  ému  de  la  foi  de  ceux  qui  vivent  au  mi- 
"  lieu  d'un  monde  qui  ne  les  connaît  plus,  et  qui  sont 
"  voués  à  la  haine  et  à  l'exécration  du  genre  humain. 
"  Cependant  leur  nombre  croît  et  leur  énergie  se  per- 
"  pétue,  et  les  premiers  siècles  se  passent  unique- 
"  ment  sous  l'empire  de  cette  foi;  c'est  ce  que  nous 
"  attestent  les  écrits,  les  lettres  échangées  entre  les 
"  premiers  pasteurs  de  ces  communautés  chrétiennes, 
"  comme  saint  C'iément,  saint  Ignace,  saint  Poly- 
"  carpe." 

Lorsque  })lus  tard  les  philosophes  païens  attaquè- 
rent les  chrétiens  et  les  défièrent  de  prouver  leurs 
dogmes,  on  vit  surgir  de  grands  savants,  comme  saint 
Justin,  Athénagore  etTertullien,  qui  mirent  de  l'ordre 
dans  les  croyances  des  chrétiens,  écrivirent  tout  ce 
qu'on  savait  de  ces  révélations,  les  défendirent  avec 
éloquence  et  les  entourèrent  de  tout  le  prestige  de  la 
science.  Plus  tard  viendront  saint  Pantène,  saint  Clé- 
ment d'Alexandrie  et  Origène  qui  consacreront  toute 
leur  existence  à  l'interprétation  des  Ecritures  et  à 
l'explication  des  dogmes  du  christianisme.  Bien  plus, 
en  s'emparant  de  ces  sources  immortelles  de  vérité  et 
en  donnant  la  marche  à  suivre  pour  les  découvrir  et 
les  enseigner,  Origène  se  trouve  a  être  le  premier  vé- 
rital)le  théologien,  le  premier  qui  ait  posé  les  éléments 
et  établi  tout  l'ensemlde  d'une  théologie  chrétienne  ; 
et  cela,  toutes  réserves  faites  quant  à  ses  erreurs. 

Les  quatrième  et  cinquième  siècles  verront  l'âge  d'or 


FRÉDÉRIC   OZAXAM  471 

de  cette  théologie.  Ce  sont  les  siècles  de  foi,  c'est  l'é- 
poque où  la  foi  combat  et  est  victorieuse  partout.  L'O- 
rient sera  tout  ill  aminé  de  la  science  et  de  l'éloquence 
de  saint  Athanase,  de  saint  Basile,  de  saint  Grégoire  de 
Nazianze  et  de  saint  Jean  Chrysostôme,  tandis  que  saint 
Jérôme,  saint  Augustin  et  saint  Ambroise  éclairent 
avec  les  flambeaux  du  nouveau  culte  tout  TOccident, 
Et  ce  n'est  pas  trop  de  toutes  ces  lumières  pour  dissi- 
per les  ténèbres  du  paganisme,  des  philosophes  des 
différentes  écoles  et  des  hérésiarques  ;  car  l'Eglise  en 
ces  temps  était  attaquée  en  dehors  par  le  paganisme  et 
la  philosophie  et  minée  en  dedans  par  l'hérésie. 

La  première  en  date  est  celle  des  manichéens,  qui 
parut  au  commencement  du  troisième  siècle.  Son  fon- 
dateur Manès,  néen  Perse,  eut  pour  maître  l'hérétique 
Thérébinthe  et  empruuta  à  la  religion  de  Zoroastre, 
les  principales  doctrines  de  son  hérésie.  Cette  religion 
de  Zoroastre  a  pour  fond  une  lutte  continuelle  entre  le 
monde  de  lumière  et  le  monde  de  ténèbres.  Ormuzd 
qui  représentait  le  bien  et  Ahriman  le  mal,  se  livraient 
un  combat  perpétuel  sur  les  frontières  de  ces  deux 
mondes.  Il  y  avait  de  plus  un  principe  médiateur  qui 
s'appelait  Mithra  et  son  culte  transporté  en  Occident 
avait  rencontré  une  si  étrange  popularité,  qu'à  Rome, 
Commode  osa  lui  immoler  un  homme  et  que  Julien 
établit  les  fêtes  mithriaques  à  Constantinople  ;  des  mo- 
numents innombrables  attestent  ce  culte  dans  le  Tyrol, 
dans  les  Gaules,  à  Milan,  et  jusqu'au  fond  de  la  Ger- 
manie. 


472  FRÉDÉRIC    OZANAM 

L'hércsie  prêchée  par  Manès  avait  ce  dualisme  per- 
san, et  (le  plus  elle  se  rapprochait  du  bouddhisme  par 
la  division  des  âmes  en  trois  catégories.  Les  premières, 
les  Ames  'pneumatiques,  sont  les  âmes  parfaites,  puis 
viennent  les  âmes  psychiques,  celles  qui  sont  passion- 
nées, mais  pas  assez  fortes  pour  triompher  des  pas- 
sions, et  enfin  les  âmes  hyliques,  qui  sont  les  âmes  ma- 
térielles et  au  pouvoir  des  démons.  L'avenir  de  ces 
âmes  après  la  mort  est  l'incorporation  dans  d'autres 
corps  d'hommes  ou  d'animaux,  ou  le  retour  au  soleil 
selon  qu'elles  auront  bien  ou  mal  vécu  ;  c'est  le  dogme 
de  la  métempsycose. 

Pour  expliquer  le  mélange  du  bien  et  du  mal,  Manès 
attribuait  la  création  à  deux  principes,  l'un  essentiel- 
lement bon  qui  est  Dieu,  l'esprit  ou  la  lumière,  l'autre 
essentiellement  mauvais,  le  diable,  la  malice  ou  les  té- 
nèbres. Il  rejetait  l'Ancien  Testament,  regardant  Jésus- 
Christ  comme  étant  seul  entre  les  prophètes  sorti  du 
sein  de  la  lumière.  Manès  se  disait  le  divin  Paraclet 
dont  la  venue  avait  été  annoncée  par  Jésus-Christ. 

Il  trouva  un  grand  nombre  de  partisans  et  répan- 
dit sa  doctrine  jusque  dans  l'Inde  et  la  Chine;  il 
la  fit  même  adopter  par  le  roi  de  Perse  Sapor  ler. 

Saint  Augustin  était  lui-même  un  des  disciples  de 
Manès,  avant  que  la  parole  de  saint  Ambroise  vînt 
l'arracher  à  ces  erreurs.  Il  en  fut  plus  tard  le  plus  re- 
doutable adversaire. 

"  Il  y  a,  dit  Ozanam,  deux  autres  hérésies  que  je 
"  désire  surtout  faire  connaître  :  l'arianisme  et  le  pela- 


FRÉDÉRIC   OZANAM  473 

'*  gianisme.  De  toutes  les  doctrines  philosophiques  de 
"  l'antiquité  qui  pouvaient  avoir  un  certain  prestige 
"  pour  des  intelligences  chrétiennes,  deux  surtout  de- 
"  valent  les  frapper  davantage:  la  doctrine  de  Platon 
"  et  celle  de  Zenon  ;  l'une,  la  plus  élevée  par  la  mé- 
"  taphysique,  l'autre,  la  plus  saine  par  la  morale." 

L'hérésie  d'Arius  a  beaucoup  des  principes  de  Pla- 
ton et  celle  de  Pelage  se  rapporte  plus  aux  doctrines 
de  Zenon. 

Arius,  né  à  Alexandrie  à  la  fin  du  troisième  siècle, 
fut  ordonné  prêtre  dans  un  âge  avancé.  Il  commença 
en  312  à  prêcher  sa  doctrine,  qui  consistait  surtout  à 
répudier  le  mystère  de  la  sainte  Trinité.  Il  niait  la 
consubstantialité  du  Père  et  du  Saint-Esprit,  du  Fils 
avec  le  Père.  Dieu  est  trop  pur,  disait-il,  pour  agir 
directement  sur  la  création  ;  c'est  pourquoi  il  a  créé  le 
Verbe  ou  le  Saint-Esprit,  qui  est  plus  divin  que  la 
création,  mais  qui  n'est  pas  Dieu,  jouissant  de  tous  les 
attributs  divins  dans  une  proportion  très  considérable, 
mais  pas  infinie,  saint  mais  non  pas  immuable  dans 
sa  sainteté  et  pouvant  déchoir,  enfin  créé  et  non  éter- 
nel. Quant  au  Fi!s,  il  prétendait  que  Jésus-Christ 
n'était  qu'une  simple  créature  tirée  du  néant  et  il 
niait  complètement  sa  divinité. 

L'arianisme  fit  de  grands  progrès  malgré  qu'il  fût 
très  habilement  combattu  par  saint  Athanase.  Cette 
hérésie  dura  jusqu'au  commencement  du  huitième 
siècle. 

Les  préceptes  philosophiques  de  Zenon — ses  disci- 


474 


FREDERIC  OZANAM 


pies  prirent  le  nom  de  stoïciens — Staient  d'une  morale 
sévère  et  digne  ;  aussi  ont-ils  fait  de  nombreux  parti- 
sans. Ceux  surtout  qui  se  réfagiaient  dans  les  déserts, 
fuyant  le  monde  pour  aller  mortifier  leur  chair,  ceux- 
là  étaient  les  plus  portés  vers  cette  école  dont  l'austérité 
était  pour  eux  le  sujet  de  longues  méditations.  C'est 
cette  doctrine  de  Zenon  qui  de  tant  de  pieux  solitaires 
a  fait  de  véritables  hérétiques,  et  c'est  aussi  de  cette 
doctrine  qu'est  sortie  l'hérésie  de  Pelage. 

Ce  moine,  dont  le  vrai  nom  était  Morgan  (qui  veut 
dire  maritime  en  langue  celtique),  naquit  en  Irlande, 
suppose-t-on,  et  vint  à  Rome  vers  la  fin  du  quatrième 
siècle.  Egaré  par  le  stoïcisme,  il  se  mit  à  prêcher  cette 
hérésie  que  la  nature  n'a  pas  souffert  du  péché  originel 
et  qu'elle  est  toujours  en  mesure  de  s'élever  jusqu'à 
Dieu  par  sa  seule  force.  Il  niait  la  nécessité  de  la  grâce 
et  le  péché  originel,  par  conséquent  la  nécessité  du 
baptême. 

Saint  Augustin  fut  encore  ici  le  champion  suscité 
par  la  Providence  pour  combattre  cette  erreur.  Il  ne 
fallut  pas  moins  de  quatre  conciles,  dont  un  œcumé- 
nique (Éphèse,  431)  pour  terrasser  cette  hérésie  qui 
dura  pendant  deux  siècles. 

"  Il  faut  constater  ici,  dit  Ozanam,  que  le  christia- 
"  nisme  en  repoussant  ces  erreurs,  repoussait  en  même 
"  temps  l'idée  d'être  une  philosophie  pour  rester  ce 
"  qu'il  s'était  annonça  :  une  religion.  Lactance  l'avait 
"  résumé  dans  une  phrase  mémorable  :  "  Le  christia- 
"  nisme  ne  peut  pas  ôtrQ  une  philosophie  sans  religion 


FRÉDÉRIC   OZANAM  475 


"  ni  une  religion  sans  philosophie."  Le  christianisme 
"  c'est  un  dogme,  et  par  conséquent  plus  qu'une  opi- 
"  nion,  mais  c'est  un  dogme  souverainement  raison- 
"  nable.  En  effet,  si  le  pélagianisme  et  l'arianisme 
"  eussent  triomphé,  si  le  christianisme  était  devenu 
"  une  philosophie,  voici  les  conséquences:  d'un  côté 
"  Arius  supprimait  les  rapports  du  Christ  avec  Dieu, 
"  Pelage  les  rapports  de  l'homme  avec  le  Christ, 
"  puisqu'il  niait  la  grâce,  le  péché  originel,  la  ré- 
"  demption  ;  ainsi  tous  les  rapports  surnaturels  étaient 
"  rompus  entre  l'homme  et  Dieu,  et  dès  lors  toute  re- 
"  ligion  périssait;  car  la  religion  (religare)  c'est  un 
'"  lien  entre  deux  extrêmes,  entre  l'homme  et  Dieu, 
"  entre  le  fini  et  l'infini:  en  même  temps  disparais- 
"  saient  les  mystères,  c'est-à-dire  le  principe  de  la  foi 
"  et  le  principe  de  l'amour  ;  il  restait  un  déisme  savant, 
"  subtil,  mais  un  déisme  faible,  et  comme  le  seront 
"  toujours  les  opinions  scientifiques,  impuissant  pour 
"  féconder  et  régénérer  l'humanité  tout  entière." 

"  La  théologie,  dit  Ozanam,  descend  de  la  foi  à  la 
"  raison  et  la  philosophie  remonte  de  la  raison  à  la 
"  foi.  Ce  retour  de  l'esprit  vers  des  vérités  qu'il  a 
"  aperçues  de  loin,  qui  lui  ont  été  manifestées  dans 
"  l'ombre  des  mystères,  mais  qu'il  veut  contempler  de 
"  nouveau  et  face  à  face,  est  un  besoin  irrésistible  et 
"  impérissable  de  la  nature  humaine.  Aussi  quelle 
"  est  la  religion  vraie  ou  fausse  du  sein  de  laquelle 
"  ne  soit  sortie  une  philosophie  pour  la  confirmer  ou 
"  pour  la  contredire?  Ces  deux  grandes  vérités,  Dieu 


476  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  et  l'immortalité  de  l'âme,  ces  deux  vérités  à  la  fois 
"  souverainement  aimables  et  souverainement  effray- 
"  antei,  n'ont  jamais  cessé  de  poursuivre  l'humanité, 
"  et  par  un  chemin  ou  par  un  autre  ont  cherché  à 
"  parvenir  jusqu'à  elle.  De  tout  temps  la  philosophie 
"  a  trouvé  deux  voies  pour  atteindre  ces  idées  dont 
"  l'attrait  la  ravissait:  l'une  de  ces  voies  est  l'étude, 
"  le  raisonnement  laborieux  qui,  à  chaque  instant, 
"  s'arrête  pour  se  rendre  compte  du  pas  qu'il  a  fait; 
"  ce  raisonnement  méthodique,  c'est  la  logique,  la 
"  science  de  lier  les  idées,  d'entasser  l'Ossa  sur  le 
"  Pélion  pour  escalader  jusqu'à  Dieu;  mais  les  mon- 
"  tagnes  sont  lourdes  à  soulever,  la  dialectique  n'est 
"  pas  un  médiocre  effort  pour  l'esprit  humain,  et  sou- 
"  vent  son  ambitieux  édifice  s'est  écroulé  avant 
"  qu'il  fût  seulement  à  moitié  construit.  C'est  pour- 
"  quoi  l'homme  s'est  retourné  d'un  autre  côté,  et, 
"  apercevant  qu'à  certaines  heures  il  était  illuminé 
"  par  des  vérités  qvi'il  n'avait  pas  cherchées,  que  l'ins- 
"  piration  avait  ses  instincts  et  la  contemplation  ses 
'•  éclairs,  il  s'est  demandé  pourquoi  il  ne  contemple- 
"  rait  pas  ;  il  a  cherché  alors  une  autre  méthode  qui 
"  consiste  dans  l'effort  de  la  volonté,  dans  la  purifica- 
"  tion  du  cœur,  dans  le  travail  intérieur  de  l'amour, 
"  en  un  mot,  au  lieu  de  la  logi(|uo,  il  a  mis  sa  con- 
"  fiance  dans  la  morale;  en  se  rendant  digne  de  Dieu, 
"  il  a  pensé  qu'il  pourrait  aussi  se  rendre  capable  de 
"  le  contempler.  Ces  deux  méthodes,  l'une  qui  pro- 
"  cède  par  le  raisonnement,  par  la  logique,  l'autre  qui 


FRÉDÉRIC   OZANAM  477 

"  procède  par  la  contemplation,  par  l'amour  moral, 
"  ont  constitué  deux  pliilosophies:  le  dogmatisme  et 
"  le  mysticisme." 

Aux  temps  les  plus  reculés  on  voyait  dans  l'Inde 
des  contemplateurs  qui,  fuyant  toute  société  humaine, 
passaient  leur  temps  à  mortifier  leur  chair.  Ces  mêmes 
solitaires  inventèrent  plusieurs  systèmes  de  philoso- 
phie en  essayant  de  rendre  compte  des  révélations 
qu'ils  prétendaient  avoir  reyues  d'en  haut. 

Mais  de  tous  les  pays  c'est  certainement  la  Grèce 
qui  produisit  le  i)lus  grand  nombre  de  métaphysiciens 
et  les  plus  illustres  philosophes.  Parmi  ceux  qu'on  peut 
appeler  dogmatiques,  on  voit  au  premier  rang  Aristote, 
Platon  et  Socrate,  et  parmi  ceux  qui  ont  préféré  le 
mysticisme,  on  compte  en  premier  lieu  Pythagore. 

"  Platon,  dit  le  professeur,  a  poussé  la  science  de 
"  Dieu  plus  loin  qu'aucun  des  anciens  ;  il  a  conçu  Dieu 
''  surtout  comme  l'idée  du  bien,  par  qui  les  êtres  sont 
''  nécessairement  intelligibles  et  par  qui  ils  existent  ; 
"  c'est  un  Dieu  bon  qui  par  bonté  a  produit  le  monde, 
"  mais  il  ne  l'a  pas  tiré  du  néant,  il  l'a  produit  avec  la 
"  matière  antérieurement  existante  qu'il  a  fait  sortir 
"  du  chaos  dans  lequel  elle  s'agitait,  et  il  a  combattu 
"  contre  cette  matière  rebelle  qui  modifie,  gâte  et  cor- 
"  rompt  ses  œuvres.  Ce  Dieu  de  Platon  est  bien  grand, 
'•  mais  il  n'est  pas  libre,  il  n'est  pas  seul,  il  vit  éter- 
"  nellement  côte  à  côte  avec  la  matière  indisciidinée,  il 
"  est  vaincu  dans  ses  etforts  par  la  résistance  qu'elle 
"  lui  oppose,  il  n'est  maître  qu'à  demi;  ce  Dieu  grand, 


478  FRÉDÉRIC    OZANAM 


"  bon,  mais  qui  n'est  pas  libre,  qui  n'est  pas  seul,  ce 
"  n'est  pas  Dieu.  " 

Quant  à  Aristote,  il  a  embrassé  toutes  les  sciences 
de  son  temps  et  il  en  a  même  créé  plusieurs.  Ses  écrits 
forment  une  sorte  d'encyclopédie,  et  pendant  un  grand 
nombre  d'années  ils  posèrent  la  borne  du  savoir  hu- 
main et  jouirent  d'une  autorité  absolue.  Aristote  fonde 
la  démonstration  de  l'existence  divine  sur  la  conti- 
nuité du  mouvement,  et  il  présente  Dieu  comme  la  fin 
ou  le  but  du  monde,  comme  le  centre  auquel  tout  as- 
pire. "  Ce  Dieu  d'Aristote,  dit  Ozanam,  est  puissant, 
"  intelligent,  il  trouve  son  bonheur  dans  la  contem- 
"  plation  de  soi-même,  mais  il  n'est  pas  bon,  il  n'aime 
"  pas  ses  œuvres,  il  n'aime  que  lui  ;  il  est  donc  plus 
"  imparfait  encore  que  le  Dieu  de  Platon." 

A  la  suite  de  ces  deux  illustres  métaphysiciens  vien- 
nent d'autres  philosophes,  comme  Epicure  avec  son 
système  d'atomes,  Zenon  qui  représente  Dieu  comme 
un  grand  animal,  une  substance  corporelle,  et  Pyrrhon 
avec  le  doute  universel.  Voilà  où  en  était  la  philoso- 
phie païenne  lorsque  le  christianisme  prit  naissance  ! 

L'Eglise  luttait  depuis  longtemps  contre  le  paga- 
nisme et  contre  toutes  les  écoles  philosophiques,  et  déjà 
les  Pères  de  l'Eglise  avaient  écrit  des  ouvrages  de  méta- 
physique très  importants,  lorsque  la  philosophie  chré- 
tienne se  })roduisit  avec  saint  Augustin.  Les  Pères  de 
l'Eglise,  entraînés  dans  les  débats  d'une  polémique  ar- 
dente, n'eurent  pas  le  loisir  d'en  résumer  la  pensée,  de 
la  réduire  en  système  et  de  construire  une  philoso- 


FRÉDÉRIC    OZAXAM  479 


phie.  Saint  Augustin  devait  être  le  premier  à  inau- 
gurer les  deux  méthodes  de  la  philosophie  chrétienne  : 
la  philosophie  mystique  et  la  philosophie  dogmatique. 

Cœur  droit,  noble  et  très  aimant,  Augustin  aimait 
le  beau  et  le  bon,  le  bien  et  l'ordre.  Il  aimait  avec 
emportement  et  son  attachement  était  durable.  Le  pas- 
sage suivant  de  ses  Confessions  où  il  dépeint  l'état  de 
son  âme  à  la  mort  d'un  ami,  donnera  une  idée  de  l'ar- 
deur de  son  cœur,  quoiqu'il  ne  s'agisse  ici  que  d'amitié  : 
"  Mes  yeux,  dit-il,  le  cherchaient  de  toutes  parts,  et 
"  on  ne  me  le  rendait  point,  etje  haïssais  toutes  choses 
"  parce  qu'elles  ne  me  le  montraient  pas,  parce  qu'elles 
"  ne  pouvaient  plus  me  dire  :  Voici  qu'il  va  venirtout 
"  à  l'heure,  comme  lorsqu'il  vivait,  et  qu'il  était  ab- 
"  sent.  Je  portais  donc  mon  âme  déchirée  et  saignante, 
"  impatiente  de  se  laisser  porter  ;  et  je  ne  savais  où  la 
"  poser,  car  elle  ne  reposait  ni  dans  les  aimables  bo- 
"  cages,  ni  dans  les  jeux  et  les  champs,  ni  dans  les 
"  lieux  parfumés,  ni  dans  les  festins,  ni  dans  les  vo- 
"  luptés,  ni  enfin  dans  les  livres  et  les  vers." 

La  doctrine  des  manichéens,  vers  laquelle  il  s'était 
porté,  favorisait  les  impulsions  de  ce  cœur  à  la  recher- 
che de  quelqu'un  ou  de  quelque  chose  à  aimer.  Plutôt 
que  de  ne  rien  croire  du  tout,  Augustin  préférait 
s'imaginer  avec  les  disciples  de  Manès  que  les  plantes 
exhalent  différentes  parties  de  l'âme  du  monde  avec 
leurs  parfums,  et  que  la  feuille  qu'on  détache  de  Tarbre 
verse  une  larme  de  douleur. 

Augustin  lisait   beaucoup   et   ses    auteurs   favoris 


480  FRÉDÉRIC   OZANAM 


étaient  Cicéron  et  Virgile.  Toutefois  cette  lecture  ne  le 
satisfaisait  pas,  car  il  ne  pouvait  pas  y  trouver  le  nom 
du  Christ  dont  il  cherchait  à  connaître  toute  la  vie  et 
dont  le  nom  seul  faisait  vibrer  une  corde  tendre  et 
sensible  dans  son  coeur. 

Augustin  professa  la  rhétorique  successivement  à 
Tagaste,  à  Carthagc  et  à  Milan.  Dans  cette  dernière 
ville  il  eut  occasion  de  connaître  saint  Aiuln'oise  qui, 
joignant  ses  efforts  à  ceux  de  sainte  Monique,  réus- 
sit à  le  convertir. 

"  Bien  peu  de  temps  après  le  jour  de  cette  conver- 
"  sion,  dit  Ozanam,  Monique  allait  rendre  son  âme  à 
"  Dieu  ;  mais  le  moment  de  sa  mort  n'était  pas  encore 
"  venu,  et  tous  deux,  la  mère  et  le  fils,  étaient  àOstie, 
"  se  disposant  à  s'embarquer  sur  le  navire  qui  devait 
"  les  ramener  en  Afrique.  Comme  un  soir  ils  étaient 
"  tous  deux  appuyés  sur  le  bord  d'une  fenêtre,  consi- 
"  dérant  le  ciel,  ils  se  mirent  à  parler  des  espérances 
"  de  l'immortalité  :  et  alors,  dit  saint  Augustin,  après 
"  avoir  traversé  tout  l'ordre  des  choses  visibles,  consi- 
"  déré  toutes  les  créatures  qui  rendent  témoignage  de 
'•  Dieu,  au-dessus  des  astres,  au-dessus  du  soleil,  ils 
"  arrivèrent  jusque  dans  la  région  de  l'âme,  et  là,  ils 
"  trouvèrent  que  leurs  aspirations  n'étaient  pas  satis- 
"  faites,  et  ils  parvinrent  jusqu'à  la  sagesse  éternelle 
"  et  créatrice  ;  et,  tandis  que  nous  jjarlions  ainsi,  con- 
"  tinue  saint  Augustin,  nous  y  touchâmes,  et  con- 
"  cluant,  il  déclare  que  si  cette  contemplation  d'un 
'■  moment  eût  duré  toute  l'éternité,  elle  aurait  suffi, 


FRÉDÉRIC   OZAN'A.M  481 


"  plus  même  qu'il  était  nécessaire,  Ji  son  éternel  bon- 
"  heur.  Ainsi,  saint  Augustin  par  cette  voie  de  la  pu- 
"  rification,  de  l'illumination,  de  In  contemplation, 
"  était  arrivé  jusqu'à  Dieu,  et  sous  ce  rapport,  ses 
"  Confessions  ne  sont  qu'un  grand  livre  de  philosophie 
"mystique." 

Saint  Augustin  fut  baptisé  à  l'âge  de  trente-deux 
ans  et  aussitôt  après  sa  conversion,  il  abandonna  l'en- 
seignement, retourna  à  Tagaste  où  il  distribua  ses 
biens  aux  pauvres  et  se  consacra  au  jeûne  et  à  la 
prière.  Quelque  temps  après,  en  391,  il  fut  ordonné 
prêtre,  malgré  sa  résistance,  par  Valère,  évoque  d'Hip- 
pone,  et  il  lui  succéda  en  31)5.  Les  premiers  traités 
philosophiques  de  saint  Augustin  sont  des  conversa- 
tions sur  la  métaphysique,  des  discussions  sur  la 
philosophie  entre  lui  et  ses  amis  et  disciples  Trygétius, 
Alypius  et  Licentius:  ces  entretiens  ont  été  publiés 
sous  les  titres  suivants  :  les  livres  contra  Âcademicos  ; 
Deordlne;  De  vitâ  beatâ  ;  De  quantitate  animse  ;  De  im- 
niortalitate  animx.  A  ces  travaux  il  faut  ajouter  ses  So- 
liloques et  ses  traités  sur  la  grâce  et  le  libre  arbitre. 
Il  y  a  de  plus  ses  Révélations,  où  il  juge  les  écrits  et  les 
opinions  de  sa  jeunesse,  et  ses  Confessions,  où  il  fait 
l'histoire  de  ses  erreurs  et  de  sa  conversion  miracu- 
leuse. Son  ouvrage  intitulé  la  Cité  de  Dieu  passe  tou- 
tefois pour  être  son  chef-d'œuvre.  Si  aux  ouvrages  que 
nous  venons  d'énumérer  on  ajoute  encore  des  Traités 
sur  V Ecriture,  un  Commentaire  sur  les  Psaumes,  des  Ser- 
mons et  des  Lettres,  on  pourra  se  faire  une  idée  de  l'im- 

31 


482  FRÉDÉRIC   OZANAM 


mense  travail  accompli  par   le  saint  évêqiie  d'Hip- 
pone. 

Tous  ces  ouvrages  contiennent  la  philosophie  mys- 
tique et  dogmatique  de  saint  Augustin.  Dans  plusieurs 
endroits  de  ces  livres  le  savant  docteur  de  l'Eglise 
s'abandonne  aux  considérations  les  plus  élevées,  les 
plus  hardies,  les  plus  judicieuses,  avec  la  plus  grande 
rectitude,  sans  la  moindre  subtilité.  C'est  ainsi,  ajoute 
Ozanam,  qu'après  avoir  établi  que  le  temps  est  la  me- 
sure du  mouvement,  il  conclut  par  cette  admirable 
parole  :  "  Ainsi  toute  ma  vie  n'est  que  succession,  dissi- 
'  pation.    Mais   votre  main   m'a   rassemblé   dans   le 
'  Christ,  mon  Seigneur,  médiateur  entre  votre  unité 
'  et  notre  multitude  afin  que,  ralliant  mon  être  dissi- 
'  pé  au   caprice   de  mes    anciens  jours,   je  demeure 
'  à  la  suite  de  votre  unité,  sans  souvenance  de  ce  qui 
'  n'est  plus,  sans  aspiration  inquiète  de  ce  qui  doit 
'  venir." 

Saint  Augustin  mourut  dans  sa  ville  épiscopale 
d'Hippone  durant  le  siège  de  cette  ville  par  les  Van- 
dales. Les  œuvres  de  ce  grand  saint,  passant  à  travers 
les  siècles  orageux  du  moyen  âge,  allèrent  féconder  la 
France,  l'Italie  et  l'Espagne  et  y  inspirèrent  tant  de 
grands  esprits,  tant  de  saints  docteurs. 

Saint  Anselme,  qui  viendra  six  siècles  plus  tard,  ré- 
sumera les  preuves  de  l'existence  de  Dieu  données  par 
saint  Augustin,  les  rassemblera  et  les  mettra  sous  une 
forme  plus  méthodique  et  plus  rigoureuse. 

"  A  son  tour,  dit  Ozanam,  saint  Thomas  d'Aquin 


FRÉDÉRIC   OZANAM  483 

"  développera  les  théories  de  saint  Anselme  sur  les 
"  preuves  de  l'existence  de  Dieu  ;  enfin,  quand  vien- 
"  dra  le  dix-septiùme  siècle,  qui  peut-être  avait  quel- 
"  que  droit  d'être  difficile  en  matière  de  génie,  de 
"  philosophie,  de  vérité,  le  dix-septième  siècle  ne 
"■  trouvera  rien  de  plus  grand  à  faire  que  de  remettre 
"  en  lumière,  sous  une  autre  forme,  les  doctrines  de 
"saint  Augustin;  et  Descartes,  Leibnitz  ne  feront 
"  pas  autre  chose  que  reproduire  sa  méthaphysique 
"  pour  lui  donner  plus  de  vigueur  et  de  correction. 
"  Ce  sera  tout  l'effort  de  ces  grands  hommes  et  tout 
"  le  travail  de  Malebranche  dans  son  ouvrage  de  la 
"  Recherche  de  la  vérité,  de  Malebranche  qui,  dans  l'épi- 
"  graphe  de  ses  œuvres,  se  fera  gloire,  comme  saint 
"  Augustin,  d'écouter  le  maître  intérieur  qui  nous 
"  parle  une  langue  éternelle,  de  Malebranche  entin 
"  qui  fera  profession  de  tout  voir  en  Dieu." 

"  C'est  cette  grande  et  puissante  métaphysique  chré- 
"  tienne  à  laquelle  a  été  suspendu,  depuis  le  cin- 
"  quième  siècle  jusqu'à  nos  jours,  tout  l'ensemble  de 
"  la  civilisation  moderne.  Son  action  reste  inaperçue 
"  au  milieu  des  passions  et  du  tumulte  des  affaires 
"  présentes;  mais  chez  les  nations  sérieuses,  éclairées 
"  des  temps  modernes,  c'est  la  métaphysique  qui  est 
"  au  fond  de  toutes  choses  et  qui  les  conduit  ;  c'est 
"  elle  qui  a  formé  l'opinion  publique  des  peuples  chré- 
"  tiens;  c'est  elle  qui  gouverne  tout,  qui  a  donné  la 
"  raison  première  de  toutes  les  institutions  au  milieu 
"  desquelles  nous  vivons.  Dante,  arrivé  au  sommet  du 


484  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  paradis,  voit  Dieu  comme  un  point  matliématique, 
"  qui  n'a  ni  longueur,  ni  largeur,  mais  autour  duquel 
"  roulent  les  cieux  : 

"  Da  quai  punto 
Dipende  il  cielo  e  tut  ta  la  natura." 

"  La  métaphysique,  l'idée  de  Dieu,  est  ce  point  au- 
'  quel  est  suspendu  tout  le  ciel  de  nos  pensées,  de 
'  notre  nature,  de  nos  éducations,  toute  la  société, 
'  toute  la  civilisation  chrétienne.  Tant  qu'on  n'aura 
'  pas  ébranlé  ce  point,  tant  qu'on  n'aura  pas  touché 
'  à  cette  idée  de  Dieu,  je  n'ai  pas  peur  pour  cette  civi- 
lisation." 


FRÉDÉRIC  OZANAM  485 


CHAPITRE  XVITI 


LA   CIVILISATION   AU   CINQUIÈME   SIECLE.    (Suite.) 


LH3  INSTITUTIONS  CIIRETinNN'ES. — LES  MfEURS  C'IIRETIEXN'ES.  * 

En  tête  des  institutions  chrétiennes,  Ozanam  place 
la  papauté  et  le  monachisme.  Il  fait  bonne  justice  de 
la  thèse  soutenue  par  les  prostestants  et  par  les  philo- 
sophes modernes  de  la  formation  graduelle  du  pou- 
voir spirituel  des  papes.  Dans  cette  démonstration 
historique  de  l'ancienneté  de  la  papauté,  il  n'a  point 
de  peine  à  la  faire  remonter  à  saint  Pierre.  Bien  loin 
qu'elle  fût  l'œuvre  des  empereurs,  ceux  d'Orient  eu- 
rent toujours  intérêt  à  la  combattre,  et  à  faire  pré- 
valoir l'autorité  du  patriarche  de  Constantinople. 

"  Saint  Irénée,  qui  écrivait  vers  la  fin  du  second 
"  siècle,  nous  représente  la  succession  épiscopale  re- 


*  Douzième  et  treizième  leçons. 


486  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"montant  sans  interruption  jusqu'aux  apôtres.  Pour 
"  abréger  et  ne  pas  énumérer  cette  succession  dans 
"  chaque  ville,  il  s'arrête  à,  l'église  de  Rome,  avec  la- 
"  quelle,  dit-il,  à  cause  de  sa  primauté  supérieure, 
"  doivent  s'accorder  toutes  les  églises,  c'est-à-dire  les 
"  fidèles  qui  sont  partout." 

"  Tertullien  tenait  à  peu  près  le  même  langage 

"  De  cette  sorte,  ajoute  le  professeur,  s'établit  la  cons- 
"  titution  primitive  de  l'Eglise  :  l'autorité  s'y  est  fon- 
"  dée  par  l'intervention  de  Dieu  même  ;  c'est  d'en 
"  haut  qu'elle  vient,  elle  est  consacrée  par  l'institution 
"  divine,  elle  est  visible,  elle  descend  des  apôtres  aux 
"  évêques,  des  évêques  à  leurs  ministres." 

Cette  primauté  du  siège  épiscopal  do  Rome  et  la 
grande  autorité  qui  en  découle  s"affirme,  il  est  vrai, 
dans  les  commencements  avec  une  énergie  considé- 
rable, mais  c'est  surtout  dans  les  temps  de  danger  et 
quand  l'hérésie  paraît,  qu'elle  intervient  comme  une 
puissance  indiscutable.  De  tout  temps  et  de  toutes  les 
parties  du  monde,  on  en  a  appelé  au  pape  comme  à 
une  autorité  qui  n'admet  pas  d'égale. 

Au  deuxième  siècle,  le  saint  pape  Victor  fixe  la  célé- 
bration de  la  Pàque  au  premier  dimanche  après  le 
jour  de  la  résurrection,  et  il  excommunie  les  églises 
d'Asie  qui  continuent  à  la  célél;)rer,  comme  les  Juifs,  le 
([uatorzième  jour.  Plus  tard,  le  pape  Etienne  déclare 
que  le  baptême  administré  par  les  hérétiques  est  va- 
lide, et  il  excommunie  les  églises  d'Afrique  qui  préten- 
daient le  contraire  ;  ces  dernières  finirent  toutefois  par 


FRÉDÉRIC   OZANAM  487 

se  soumettre.  Au  troisième  siècle  Denys  d'Alexandrie, 
combattant  l'hérésie  de  Sabellius,  laisse  échapper  (  ette 
expression,  que  "  le  Christ  n'est  pas  le  fils,  mais  l'œu- 
vre de  Dieu  ;  "  l'évêque  de  Rome  le  somme  de  s'expli- 
quer: Denys  s'explique,  se  justifie  et  retire  son  ex- 
pression. 

"  Au  quatrième  siècle,  dit  Ozanam,  dans  cet  âge  si 
"  rempli  d'éclat,  où  tant  de  grands  hommes  sont  assis 
"  sur  le  siège  épiscopal,  en  Orient  et  en  Occident,  au 
"  milieu  de  tant  de  clartés,  on  voit  la  puissance  ponti- 
"  ficale  reconnue  et  proclamée  en  des  termes  bien  forts 
"  par  saint  Athanase,  le  grand  patriarche  d'Alexan- 
"  drie,  qui  déclare  que  c'est  du  siège  de  saint  Pierre 
"  que  les  évêques  ses  prédécesseurs  tirent  leur  ordi- 
"  nation  et  leur  doctrine,  par  Optât  de  IMilène,  par 
"  saint  Jérôme,  par  saint  Augustin,  en  un  mot,  par 
"  tout  ce  que  l'Eglise  a  eu  de  plus  grand.  En  même 
"  temps,  sa  puissance  continue  de  s'exercer  :  elle 
"  s'exerce  quand  les  papes  Jules  I"  et  Damase  dépo- 
"  sent  ou  réintègrent  les  patriarches  d'Alexandrie,  de 
"  Constantinople  ou  d'Antioche,  lorsque  les  légats  du 
"  saint-siège  prennent  rang  les  premiers  à  Nicée,  à  Sar- 
"  dique,  en  347,  et  déclarent  que  les  appels  de  toutes 
"  les  sentences  épiscopales  pourront  être  portés  au 
*'  siège  de  l'Église  de  Rome.  Dans  l'assemblée  d'E- 
"  phèse,  c'est  encore  à  la  poursuite  et  à  la  diligence  de 
"  saint  Cyrille,  appuyé  de  l'autorité  du  pape  Célestin 
"  que  les  évêques  réunis  de  l'Orient  prononcent  dans 
"  l'affaire  de  Nestorius."  * 


488  FRÉDÉRIC   OZANAM 

Plusieurs  écrivains  ne  font  remonter  la  primauté  pa- 
pale qu'à  Grégoire  le  Grand  ou  à  Grégoire  VII,  tandis 
que  saint  Léon  dit  lui-même,  dans  le  discours  qu'il 
prononça  pour  remercier  le  peuple  et  le  clergé,  qu'il 
est  le  successeur  de  saint  Pierre.  Parlant  de  saint  Pierre, 
il  dit  :  "  Il  parle  dans  les  actes,  les  jugements,  les 
"  prières  de  son  successeur,  en  qui  l'épiscopat  s'ac- 
"  corde  à  reconnaître,  non  le  pasteur  d'une  cité,  mais 
"  le  primat  de  toutes  les  églises." 

Saint  Léon  condamna  dans  plusieurs  conciles  les 
sectes  hérétiques  qui  troublèrent  l'unité  de  l'Église  au 
cinquième  siècle,  notamment  Eutychès  et  les  ma- 
nichéens. 

Cependant  Léon  le  Grand  ne  se  contente  pas  de 
sauver  l'unité  de  l'Eglise  en  Orient  comme  en  Occi- 
dent, il  sauve  encore  par  son  prestige  et  par  son  élo- 
quence la  civilisation  des  périls  de  la  barbarie. 

Voici  comment  Ozanam  raconte  l'entrevue  de  saint 
Léon  et  d'Attila  aux  portes  de  Rome  :  "  Les  ennemis  de 
"  la  civilisation,  dit-il,  s'appelaient  Attila,  qui,  avec 
"trois  cent  mille  hommes  derrière  lui,  faisait  la  ter- 
"  reur  de  la  Germanie,  de  la  Gaule  et  du  monde  en- 
"  tier,  et,  Genséric,  maître  du  Midi,  de  l'Afrique,  et 
"  redouté  même  par  les  guerriers  d'Attila.  Voilà  les 
"  deux  périls  dont  il  fallait  sauver  le  monde.  Unjour 
"  Attila  envoya  dire  aux  deux  Césars  de  Ravenne  et 
"  de  Byzance:  "Faites-moi  préparer  des  palais,  parce 
"  que  j'ai  résolu  de  vous  visiter."  Et,  entraînant  à  sa 
"  suite  ses  hordes  innombrables,  il  passa  ^comme  un 


FRÉDÉRIC    OZANAM  489 

"  torrent  sur  la  Gaule,  perdit  la  bataille  de  Châlons, 
"  mais  ne  perdit  ni  l'espoir  ni  la  fureur,  et.  en  452, 
"  traversa  les  Alpes,  et  parut  devant  Aquilée.  Après 
"  une  courte  résistance,  Aquilée,  emportée  d'assaut, 
"  fut  vouée  à  la  ruine  et  à  l'extermination.  Pavie  et 
"Milan  eurent  le  même  sort.  L'Empereur,  effrayé, 
"  s'était  réfugié  dans  Rome  ;  il  ne  trouvait  plus  ni 
"  généraux,  ni  légions;  il  n'avait  pour  toute  ressource 
"  qu'un  petit  nombre  de  conseillers,  de  sénateurs  élo- 
"  quents,  et  heureusement  quelque  chose  de  plus  fort, 
"  de  plus  nouveau  :  ce  pouvoir  qui  résidait  dans  la 
"  personne  de  Léon.  Il  fut  député  avec  Trygétius,  ex- 
"  préfet  de  la  ville,  et  Aviénus,  personnage  consulaire, 
"  pour  arrêter,  s'il  se  pouvait,  Attila  au  passage  du 
"  Mincio,  pour  l'arrêter  sans  fer  et  sans  hommes,  par- 
"  ce  qu'il  n  A'  avait  plus  ni  fer  ni  hommes,  pour  l'arrê- 
"  ter  par  la  parole.  Et  en  effet  cette  entrevue  n'a  pas  eu 
"  d'historiens  ;  il  n'entrait  ni  dans  le  génie  ni  dans 
"  le  devoir  de  Léon  le  Grand  de  nous  raconter  sa  vic- 
"  toire,  ni  dans  le  goût  de  Trygétius  et  d'Aviénus  de 
"  nous  avouer  leur  impuissance.  Une  seule  chose  est 
"  assurée,  c'est  qu'après  un  entretien  d'Attila  et  de 
"  Léon,  Attila  se  retira,  traversa  les  Alpes,  retourna 
"  en  Pannonie,  où  il  mourut  l'année  d'après."  Des 
"  récits  divers  s'attachèrent  à  cet  événement  :  on  ra- 
"  conta  surtout  qu'Attila  avait  dit  à  ses  officiers,  que 
"  s'il  se  retirait,  c'est  que,  pendant  que  Léon  lui  par- 
'•  lait,  il  avait  vu,  derrière  lui,  un  autre  prêtre,  au 
"  visage  sévère,  qui  lui  faisait  entendre  que,  s'il  allait 


490  FRÉDÉEIC   OZANAM 


"  pins  loin,  il  tronverait  la  mort.  Cette  légende  sans 
"  critique,  et  en  apparence  sans  autorité,  a  traversé 
"  lo3  siècles,  acceptée  par  l'histoire,  et  a  reçu  pour 
"  toujours  sa  consécration  des  mains  de  Raphaël  dans 
"  les  chambres  du  Vatican." 

Trois  ans  plus  tard,  Clenséric  se  présentait  à  son 
tour  devant  Rome,  appelé  parla  veuve  de  Valentinien. 
Avant  de  partir,  son  pilote  lui  demandant  de  quel 
côté  il  fallait  diriger  le  vaisseau,  il  répondit:  "  Vers 
ceux  que  menace  la  colère  de  Dieu."  Genséric  entra 
dans  Rome  avec  une  armée  nombreuse,  il  y  resta 
quatorze  jours,  pendant  lesquels  il  pilla  la  ville,  il  est 
vrai,  mais  il  ne  versa  pas  une  goutte  de  sang.  C'était 
encore  grâce  à  saint  Léon  que  ces  barbares  se  mon- 
trèrent ainsi  fidèles  à  la  lettre  du  traité  conclu  avec 
les  Romains. 

Après  avoir  ainsi  tracé  l'établissement  de  la  papauté 
depuis  les  premiers  siècles  chrétiens  jusqu'au  sixième 
siècle,  Ozanam  constate  que  ce  pouvoir  ne  doit  rien 
aux  siècles  barbares,  qu'il  s'est  constitué  au  grand 
jour  de  l'antiquité,  sous  l'œil  jaloux  du  paganisme, 
sous  l'oeil  clairvoyant  des  Pères  de  l'Eglise,  dans  les 
grands  siècles  de  la  théologie  chrétienne. 

Passant  ensuite  à  une  autre  institution  qui  devait 
sauver  les  lettres  et  la  civilisation,  il  décrit  l'origine 
du  monachisme  depuis  les  contemplateurs  de  l'Inde 
jusqu'à  l'établissement  des  ordres  mystiques  existant 
encore  actuellement. 

Dans  la  page  qui  sliit  on  trouve  une  idée  de  ce 


FRÉDÉRIC  OZANAM  491 

qu'était  le  raonachisme  dans  l'Inde  dans  l'antiquité 
la  plus  éloignée:  "  J'ai  répété,  dit-il,  déjà  plusieurs 
"  fois  que  le  christianisme  n'a  point  fait  l'humanité, 
"  mais  qu'il  l'a  refaite  ;  il  ne  crée  pas,  il  transforme. 
"  L'homme  existe,  mais  sous  la  loi  de  la  chair  ;  la  fa- 
"  mille,  mais  sous  la  loi  du  plus  fort  ;  la  cité,  mais 
"  sous  la  loi  d'intérêt.  Le  christianisme  reforme 
"  l'homme  par  la  renaissance  de  l'esprit;  la  famille 
"  par  le  droit  des  faibles;  la  cité  par  la  conscience 
"  publique.  De  même  aussi  il  trouve  dans  les  sociétés 
"  antiques  des  temples,  des  sacrifices,  des  prêtres:  il 
"  ne  les  abolit  pas.  il  les  purifie  ;  le  christianisme  n'a 
"  rien  aboli,  il  a  tout  régénéré.  Ainsi  a-t-il  fait  du 
"  monachisme;  il  n'y  a  pas  de  grande  religion  sans 
"  moines  :  l'Inde  a  eu  ses  ascètes,  qui,  abandonnant 
"  toutes  choses,  s'enferment  dans  les  déserts  sans 
"  autre  bien  qu'un  haillon  sur  l'épaule  et  un  plat  de 
"  bois  à  la  main,  qui  passent  leur  vie  se  nourrissant 
"  de  graines,  de  racines  arrachées  de  la  terre,  et  qui, 
"  accroupis  sur  eux-mêmes,  consument  leurs  jours  et 
"  leurs  nuits  dans  la  contemplation  de  l'âme  de  Dieu, 
"  captive  dans  leur  corps  et  qu'ils  cherchent  à  afifran- 
"  chir.  A  côté  du  brahmanisme,  le  boudhisme  a  ses 
"  cénobites,  et  dans  la  Tartarie,  la  Chine,  le  Japon,  il 
"  n'y  a  pas  de  prêtres,  mais  des  moines,  des  hommes 
"  qui  vivent  sous  la  loi  de  la  communauté.  Ces  insti- 
"  tutions  orientales  ne  peuvent  avoir  d'autre  esprit 
"  que  le  paganisme,  qui  les  inspire  ;  elles  sont  toutes 
"  fondées  sur  la  confusion  du  principe  de  la  créature 


492  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  et  du  créateur,  et  comme  le  brahmane  se  figure 
"  qu'il  est  de  droit  le  seigneur  de  la  création,  et  que 
"  tous  les  hommes  ne  vivent  que  par  sa  permission, 
"  il  méprise  souverainement  ses  semblables.  De  même 
"  l'anachorète  pense  que  le  sort  le  plus  heureux,  le 
"  suprême  bonheur  est  d'arriver  à  s'absorber  dans 
"  Brahma,  c'est-à-dire  dans  l'incompréhensible.  Voilà 
"  l'orgueil  et  l'égoïsme  qui  font  l'âme  de  l'ascétisme 
"  indien." 

Plus  loin  il  ajoute:  "Ce  qui  fait  la  différence  de 
"  l'ascétisme  chrétien  avec  l'ascétisme  indien,  c'est 
"  quelque  chose  de  plus  profond.  Les  ascètes  païens 
"  étaient  chastes,  pauvres,  disciplinés  ;  mais  il  y  a 
"  deux  choses  qu'ils  ne  connaissaient  pas  et  que  les 
"  moines  chrétiens  connaissent:  le  travail  et  la  prière." 

Cependant  le  moine  chrétien  ne  vient  pas  du  moine 
indien,  il  prend  plutôt  son  origine  parmi  les  théo- 
peutes  hébreux.  "  L'anachorète  chrétien  ne  méprise 
"  passes  semblables,  il  les  aime  passionnément.  Vous 
"  avez  cru  qu'au  moment  où  il  laissait  derrière  lui 
"  son  vieux  père,  sa  vieille  mère  en  pleurs,  vous  avez 
"  cru  qu'il  allait  les  oublier,  qu'il  allait  oublier  tous 
"  les  hommes  :  non,  il  retrouvera  son  père,  sa  mère, 
''  tous  les  hommes,  il  les  retrouvera  à  toutes  les 
"  heures,  tous  les  jours  et  toutes  les  nuits  dans  la 
"  contemplation,  dans  l'amour,  dans  l'entretien  de  ce 
"  Dieu  auquel  il  va,  et  la  prière  même  ne  sera  qu'une 
"  autre  manière  de  servir  les  hommes  et  de  coopérer 
"  à  l'œuvre  de  purification  et  de  sanctification  de 
"  l'Église." 


FRÉDÉRIC   OZANAM  493 


Tant  que  durèrent  les  peri;<éeutions,  on  ne  remarc^ua 
pas  de  chrétiens  fu5^ant  aux  déserts  ;  chacun  restait  à 
son  poste,  attendant  hi  mort  dans  le  cirque  ou  sur  le 
bûcher.  Ce  n'est  qu'après  ce  temps  d'épreuves  pour 
les  chrétiens,  qu'on  voit  apparaître  quelques  moines, 
et  le  premier  signalé  est  Termite  Paul,  en  251. 

Ces  moines  ou  solitaires  étaient  dans  l'origine  des 
laïques  qui  se  séparaient  volontairement  du  commerce 
des  hommes,  après  avoir  fait  aux  pauvres  l'abandon 
de  leurs  biens  pour  partager  leur  temps  entre  la  prière 
et  le  travail.  Un  grand  nombre  de  ces  solitaires  s'é- 
taient déjà  établis  en  Egypte,  lorsque  apparut  saint 
Antoine  qui  leur  donna  des  règles.  Peu  après,  saint 
Pacôme  les  rassemble  en  grandes  communautés  et  en 
forme  un  corps  auquel  il  donne,  en  quelque  sorte,  une 
loi.  Sous  cette  loi  nouvelle,  ils  se  répandent  avec  une 
grande  rapidité  dans  tout  l'Orient.  Enfin  vient  saint 
Basile,  qui  ajoute  encore  à  l'œuvre  de  ses  devanciers 
et  améliore  les  règles  et  les  lois  des  différents  ordres. 

D'après  notre  auteur,  leur  établissement  en  Occi- 
dent remonterait  à  l'an  336  et  serait  dû  à  saint  Atha- 
nase,  qui  avait  bien  connu  saint  Antoine  dont  il  a 
écrit  la  vie.  Trêves  aurait  ainsi  possédé  les  premiers 
monastères,  tandis  que  d'autres  écrivains  ne  font 
remonter  leur  établissement  en  Occident  qu'à  la  fon- 
dation du  monastère  de  Ligugé  près  de  Poitiers. 

Quoi  qu'il  en  soit,  dès  l'an  360  saint  Martin  éta- 
blissait près  de  Tours,  le  grand  monastère  de  Mar- 
moutiers. 


494  FRÉDÉRIC    OZANAM 

Au  cinquième  siècle,  les  frontières  romaines,  déser- 
tées par  les  troupes,  étaient  couvertes  de  colonies  de 
cénobites  et  d'anachorètes.  Mais  c'est  surtout  dans 
Rome,  à  cette  époque  de  décadence,  que  la  vie  des 
moines  devait  faire  un  frappant  contraste  avec  les 
mœurs  de  voluptueuse  indolence  des  Romains  des  der- 
niers jours.  Aussi,  Ozanani  en  terminant  constate-t-il 
que  "  ce  qui  sépare  le  monachisme  du  monde  ro- 
"  main,  cette  société  nouvelle  de  la  société  ancienne 
"  ce  sont  trois  choses  :  la  pauvreté  au  milieu  d'une 
"  société  qui  meurt  de  son  opulence  ;  la  chasteté,  au 
"  milieu  d'une  société  qui  expire  d'orgies  ;  l'obéis- 
"  sance,  au  milieu  d'une  société  qui  j)érit  de  désordre. 
"  Voilà  ce  qui  fait  la  puissance  du  monachisme  vis- 
"  à-vis  de  la  société  romaine." 

"  Une  société,  dit  Ozanam,  se  tient  encore  moins  as- 
"  sise  sur  ces  bases  larges,  solides  et  apparentes  qu'on 
"  appelle  le  droit,  que  sur  ces  autres  fondements  ca- 
"  chés,  profonds,  placés,  ce  semble,  hors  de  la  portée 
"  de  la  science  et  qu'on  appelle  les  mœurs.  Rome 
"  païenne  eut  aussi  des  institutions  puissantes  ;  seu- 
"  lement,  le  progrès  des  lois  y  fut  en  raison  de  la  dé- 
"  cadence  des  mœurs.  Il  s'agit  de  savoir  si  la  société 
"  chrétienne  au  cinquième  siècle  présentera  le  même 
"  contraste,  ou  si  le  progrès  des  mœurs  y  accompa- 
"  gnera  le  progrès  des  lois.  Je  m'arrête  à  deux  points 
"  qui  font  toute  la  supériorité  des  mœurs  chrétiennes  : 
"  la  dignité  de  l'homme  et  le  respect  delà  femme.  Les 
''  barbares  passent  pour  avoir  introduit  ces  deux  sen- 


FRÉDÉRIC  OZANAM  495 


''  tiuients  clans  la  civilisation  moderne.  Et,  en  ejBTet, 
"  ces  hommes  errants,  ces  hommes  de  guerre,  ces 
"  chasseurs,  habitués  à  ne  reconnaître  aucune  auto- 
"  rite  visible,  à  ne  se  défendre  que  de  leurs  arcs  et  de 
"  leurs  flèches,  apporteront  dans  le  monde,  avec  une 
"  hauteur  superbe  qui  foulera  aux  pieds,  pendant 
"  longtemps,  toute  tentative  des  lois  pour  les  réduire 
"  à  la  servitude  civile,  le  sentiment  de  l'indépendance, 
"  de  l'honneur,  de  l'inviolabilité  personnelle.  D'un 
"  autre  côté,  ces  hommes  indomptés  reconnaissent 
"  aux  femmes  je  ne  sais  quoi  de  divin  ;  ils  leur  de- 
"  mandent  des  oracles  avant  la  bataille,  ils  leur  por- 
"  tent  leurs  blessés  après  la  victoire,  ils  s'agenouillent 
"  autour  de  la  fatidique  Velléda.  Ils  ont  un  sentiment 
"  que  la  société  romaine  ne  connaissait  pas,  qui  de- 
"  vait  faire  la  grandeur  du  moyen  cage  et  porter  sa 
"  fleur  au  temps  de  la  chevalerie." 

Mais,*  se  demande  le  professeur,  sont-ce  vraiment  les 
barbares  qui  ont  innové  ces  deux  principes  dans  le 
monde  ?  En  entrant  dans  Rome,  ne  trouvèrent-ils  pas 
une  autorité  qui  non  seulement  connaissait  ces  deux 
principes,  mais  encore  se  faisait  une  gloire  de  s'y  con- 
former ?  En  effet,  le  christianisme  réhabilitait  la 
femme,  affranchissait  Tesclave,  honorait  l'ouvrier  et 
aimait  le  pauvre. 

"  Le  premier  ressort,  le  ressort  secret, profond  de  la 
"  société  moderne,  dit  Ozanam,  c'est  ce  sentiment  ex- 
"  cellent  qu'on  appelle  l'honneur,  qui  n'est  autre 
"  chose  que  l'indépendance  et  l'inviolabilité  de  la 


496  FRÉDÉRIC  OZANAM 


■  conscience  humaine,  supérieure  à  tous  les  pou- 
'  voirs,  à  toutes  les  tyrannies,  à  toutes  les  forces 
'  du  dehors  ;  c'est,  en  un  mot,  le  sentiment  de  la  di- 
'  gnité  de  l'homme,  et  nous  ne  devons  pas  méconnaître 
'  combien  l'antiquité,  avec  toutes  ses  vertus  civiques, 
'  avait  opprimé  cet  instinct  légitime  de  la  dignité 
'  personnelle.  En  effet,  vous  le  savez,  en  présence  de 
'  la  patrie,  le  citoyen  n'est  rien,  en  présence  de  la  loi 
'  la  conscience  se  tait,  en  présence  de  l'Etat  l'homme 
'  ne  connaît  pas  de  droits.  Voilà  la  loi  générale;  et 
'  en  même  temps  que  l'antiquité  écrasait  la  dignité 
'  humaine  par  la  majesté  de  l'État,  elle  flétrissait  la 
'  personne  dans  trois  sortes  d'hommes  qui  compo- 
'  saient  la  majorité  du  genre  humain  :  les  esclaves, 
'  les  ouvriers  et  les  pauvres." 

Nous  savons  qu'une  moitié  de  la  population  romaine 
était  esclave,  que  les  mœurs  de  cette  partie  de  la  so- 
ciété n'étaient  qu'un  dévergondage  grossier.  Le  moral 
de  l'esclave  était  tombé  d'autant  plus  bas  que  le  maî- 
tre prétendait  que  les  dieux  n'avaient  accordé  que 
la  moitié  de  l'intelligence  à  ceux  à  qui  ils  avaient  re- 
fusé la  liberté.  L'esclave  était  condamné  aux  travaux 
les  plus  humiliants  et  il  servait  tantôt  à  assouvir  les 
passions  lubriques  du  maître,  tantôt  à  l'expérimenta- 
tion des  différents  poisons  et  parfois  cà  nourrir  de  son 
sang  les  lamproies  des  consuls. 

Telle  était  la  situation  de  l'esclave  à  l'avènement 
du  christianisme.  Le  dogme  de  l'égalité  native  de 
toutes  les  âmes  vint  changer  cet  état  de  choses.  "  Mais 


FRÉDÉRIC   OZANAM  497 

"  telle  était  la  dégradation  de  l'esclave  qu'avant  d'en 
"  faire  un  homme  libre,  il  fallait,  dit  Ozanam,  en  faire 
"  un  homme;  reconstituer  en  lui  la  personne,  retrou- 
"  ver  la  conscience  étouffée  et  le  relever  à  ses  propres 
"  yeux.  C'est  par  là,  en  effet,  que  le  Christ  avait  com- 
".mencé,  en  prenant  la  forme  d'un  esclave  et  en  mou- 
"  rant  sur  la  croix.  Tout  homme,  à  son  exemple,  par 
"  cela  qu'il  devenait  chrétien,  devenait  esclave  volon- 
"  taire  :   Qui  liber  vocatas  est,  servus  est  Christi.'''' 

Du- moment  que  l'esclave  devenait  chrétien,  il  se  re- 
levait dans  sa  propre  idée  ;  il  lui  venait  un  certain 
sentiment  de  la  dignité  de  l'homme,  si  bien  qu'il  était 
à  craindre  que  désormais,  au  lieu  de  se  mépriser  lui- 
même,  il  n'en  vînt  à  mépriser  son  maître  idolâtre  et 
corrompu.  D'un  autre  côté,  le  maître  chrétien  ne  pou- 
vait plus  croire  qu'il  possédait  dans  son  esclave  une 
nature  inférieure  à  la  sienne,  sur  laquelle  il  avait  tous 
les  droits,  même  le  droit  de  vie  ou  de  mort.  Bien  plus, 
l'esclave  chrétien,  d'après  les  Constitutions  apostoliques, 
a  droit  aux  choses  sacrées  ;  il  a  droit  à  la  famille,  à 
la  vie  et  à  l'honneur.  Il  se  reposera  le  dimanche  en 
mémoire  de  la  Rédemption  et  le  samedi  en  l'honneur 
de  la  création.  Cai'  si  l'esclavage  continue  à  subsister 
en  môme  temps  que  le  christianisme,  le  pouvoir  sur 
la  personne  est  à  jamais  aboli  par  les  lois  de  l'Église. 

Sous  Constantin,  il  fut  permis  d'affranchir  les  es- 
claves dans  les  églises,  et  alors,  les  jours  de  fête  il 
semblait  qu'il  n'y  avait  pas  de  joie  possible  si  des 
esclaves  n'étaient  émancipés  par  bandes  et  si,  au  sor- 

32 


498  FRÉDÉRIC   OZANAM 


tir  de  l'église,  l'hymne  du  jour  n'était  répétée  par 
une  foule  qui  secouait  ses  fers  et  les  jetait  loin  der- 
rière elle. 

"  Ainsi  le  nombre  des  émancipations  dangereuses 
"  pour  la  République  allait  toujours  croissant  sans 
"  cesse.  Mais  qu'y  faire?  il  faut  bien  que  les  Romains 
"  s'accoutument  à  affranchir  les  captifs  barbares,  s'ils 
"  veulent  être  affranchis  à  leur  tour.  Les  barbares,  en 
"  effet,  s'introduisent  par  toutes  les  portes  de  l'empire  ; 
"  eux  aussi  enlèvent  par  troupes  les  femmes  et  les 
"  enfants,  et  vendent  sur  leurs  marchés  les  sénateurs 
"  mêmes.  En  présence  de  cette  nouvelle  source  d'es- 
"  clavage,  il  faut  bien  que  le  christianisme  s'émeuve, 
"  qu'il  i.resse  l'œuvre  de  la  rédemption,  que  les 
"  évoques, tiaités  d'imprudents  naguère, lorsqu'ils  par- 
"  laient  de  la  manumission  des  esclaves,  demandent 
"  en  chaire  maintenant  que  des  sommes  soient  réunies 
"  et  que  des  collectes  soient  faites  pour  affranchir  ces 
"  sénateurs,  ces  patriciens,  aujourd'hui  captifs  de  quel- 
"  que  Suève  ou  de  quelque  Vandale.  C'est  alors  que 
"  saint  Ambroise  prononce  ces  admirables  paroles 
"  dans  lesquelles  il  exhorte  à  vendre,  s'il  le  faut,  les 
"  vases  sacrés  de  l'Eglise  pour  racheter  les  captifs, 
"  car,  dit-il,  l'ornement  des  mystères,  c'est  larédemp- 
"  tion  des  captifs." 

C'est  donc  à  tort  qu'on  a  prétendu  que  l'Eglise  ca- 
tholique n'avait  pas  prêché  formellement  l'émanci- 
pation des  esclaves.  Nous  venons  d'entendre  saint 
Ambroise,  et  après  lui  Ozanam  cite  saint  Cyprien  qui 


FRÉDÉRIC   OZANAM  499 

fait  faire  des  collectes  afin  de  racheter  des  citoyens 
romains  enlevés  sur  la  frontière  par  des  bandes  arabes, 
et  saint  Grégoire  le  Grand,  qui  émancipait  lui-même 
les  esclaves  de  ses  nombreux  domaines. 

Voyons  maintenant  ce  que  le  christianisme  a  fait 
pour  la  classe  ouvrière.  "  Rien  n'est  jjIus  ennemi  de 
"  l'esclavage  que  le  travail  libre  ;  aussi  l'antiquité, 
"  qui  tenait  à  l'esclavage,  foulait  aux  pieds  le  travail 
"  libre,  le  méprisait,  le  flétrissait  des  noms  les  plus 
"  durs,  et  Cicéron,  ce  grand  homme,  cet  homme 
"  si  sensé  auquel  on  aime  tant  à  recourir,  Cicéron  dit 
"  quelque  part  que  le  travail  des  mains  ne  peut 
"  rien  avoir  de  libéral,  que  le  commerce,  s'il  est  petit, 
"  doit  être  considéré  comme  sordide,  que,  s'il  est  vaste 
"  etojjulent,  il  ne  faut  pas  trop  sévèrement  le  blâmer. 
"  Brutus  prêtait,  et  exerçait  une  si  effroyable  usure, 
"  que  toute  la  Grèce,  en  quelque  sorte,  était  sa  débi- 
"  trice.  Atticus  prêtait  aussi  à  la  grosse  aventure  et 
"  réalisait  des  bénéfices  énormes." 

Le  catholicisme  n'enseignait  pas  la  même  doctrine 
que  Cicéron.  Et  saint  Joseph  dans  son  atelier  avec  l'en- 
fant Jésus,  les  apôtres,  et  saint  Paul  travaillant  aussi 
de  leurs  mains,  furent  autant  d'exemples  qui  réhabili- 
tèrent le  travail.  Le  christianisme  s'honorait  de  recru- 
ter ses  disciples  parmi  la  classe  laborieuse  et  il  se 
vantait  d'avoir  appris  à  philosopher  aux  cordon- 
niers, aux  bouviers  et  aux  laboureurs. 

"  Saint  Augustin  a  écrit  un  livre  sur  la  dignité,  la 
"majesté   du  travail  des  mains;  il  a  cela  de  souve- 


500  FRÉDÉRIC  OZANAM 

"  rainement  respectable,  qu'il  n'absorbe  pas  tout  en- 
"  tier,  qu'il  n'empêche  pas  la  méditation.  Les  oiseaux 
"  ne  sèment  pas,  n'amassent  pas,  mais  ils  n'ont  ])as 
"  vos  palais,  ils  n'ont  pas  vos  greniers,  ils  n'ont  pas 
"  vos  serviteurs  ;  pourquoi  en  avez- vous  ?  Il  déclare 
"  que  si  l'on  voit  arriver  au  monastère  un  grand  nom- 
"  bre  d'esclaves  qui  demandent  à  y  entrer,  il  faut  leur 
"  ouvrir  les  portes  à  deux  battants,  parce  que  ce  sont 
"  ces  milles  populations  qui  font  la  prospérité  d'une 
"communauté  chrétienne;  mais  il  ne  faudrait  pas, 
"  dit-il,  que  ces  hommes  qui  entrent  au  monastère 
"  croient  par  là  échapper  au  travail  de  tous  les  jours, 
"  qu'ils  avaient  accompli  jusque-là  ;  il  ne  faut  pas  que 
"  là  où  les  sénateurs  viennent  s'enfermer  et  travailler 
"  de  leurs  mains,  les  paysans  entrent  pour  faire  les 
"  délicats  et  trouver  le  repos." 

L'antiquité  païenne  avait  inauguré  un  commence- 
ment d'institutions  industrielles,  des  associations  ou- 
vrières sous  le  nom  de  collégial  mais  la  plupart  de 
ces  sociétés  n'avaient  pour  but  que  de  réunir  à  certaines 
époques  ceux  qui  vivaient  du  même  genre  de  travail 
pour  organiser  des  festins  et  préparer  toute  espèce  de 
réjouissances.  Ce  n'est  que  plus  tard  que  l'esprit  de 
charité  des  chrétiens  donna  à  ces  associations  des  liens 
plus  forts  et  en  fit  des  sociétés  très  importantes.  Ces 
corporations  constituées  en  compagnies  armées  lut- 
tèrent souvent  contre  le  despotisme  et  devinrent  une 
force  armée  qui,  au  huitième  siècle,  sauva  la  papauté 
des  plus  grands  périls.  Ces  associations  formées  d'où- 


FRÉDÉRIC    OZANAM  501 

vriers  furent  les  premiers  éléments  des  communes, 
destinées  à  devenir  si  fortes  et  si  glorieuses. 

Il  nous  reste  à  parler  de  la  pauvreté.  L'antiquité 
païenne  voyait  dans  les  pauvres  des  hommes  frappés 
delà  malédiction  des  dieux.  Elle  avait,  il  est  vrai,  des 
lois  pour  organiser  l'assistance  publique,  qui  se  faisait 
souvent  en  faveur  des  Romains  au  préjudice  des  popu- 
lations des  provinces.  Pour  le  cito3'-en  de  Rome  l'au- 
mône n'était  pas  un  devoir,  c'était  un  droit.  Le  chris- 
tianisme changea  cela  et  l'Eglise  enseigna  que  l'aumône 
n'était  pas  un  droit  pour  qui  que  ce  fût,  mais  un  devoir 
pour  tous.  "  Cependant  saint  Ambroise,  dit  Ozanam, 
"  veut  que  le  riche  discerne,  qu'il  écarte  les  hommes 
"  valides,  ceux  qui  peuvent  se  passer  de  ce  bienfait, 
"  les  fourbes,  les  vagabonds,  ceux  qui  se  disent  dé- 
"  pouillés  par  les  voleurs  ou  ruinés  par  des  créanciers. 
"  Il  faut,  au  contraire,  qu'une  inquisition  sévère  aille 
"  rechercher  les  misères  cachées,  interroger  les  dou- 
"  leurs  qui  ne  parlent  pas,  visiter  le  grabat  où  souffre 
"  en  silence  le  malade  et  pénétrer  jusque  dans  les  ca- 
"  chots  où  des  malheureux  ne  trouvent  pas  d'écho 
"  pour  renvoyer  au  dehors  le  bruit  de  leur  plainte." 

L'Eglise  catholique  aime  ses  pauvres  et  il  en  a  tou- 
jours été  ainsi,  depuis  le  temps  où  saint  Laurent, 
forcé  de  livrer  les  trésors  des  églises  au  profit  de  la 
ville,  demanda  trois  jours  de  sursis,  réunit  tous  les 
pauvres  sur  les  portiques  des  églises  et  les  présenta 
comme  les  richesses  de  l'Eglise  romaine  au  proconsul, 
jusqu'aux  temps  modernes  où  la  charité  chrétienne 


502  FRÉDÉRIC   OZANAM 

prend  soin  des  malheureux  dans  de  nombreux  asiles 
et  d'immenses  hôpitaux. 

L'Église  donne  aux  pauvres  les  premières  places 
dans  la  communauté  chrétienne,  elle  les  fait  asseoir 
dans  ses  portiques.  "  Comme,  dit  saint  Jean  Chrysos- 
"  tome,  les  fontaines  disposées  près  des  lieux  de 
"  prières  pour  l'ablution  des  mains  que  l'on  va  tendre 
"  vers  le  ciel,  les  pauvres  ont  été  placés  par  nos  aïeux, 
"  près  de  la  porte  des  églises  pour  purifier  nos  mains 
"  par  la  bienfaisance  avant  de  les  élever  à  Dieu." 

L'établissement  des  hôpitaux  remonte  à  la  plus 
haute  antiquité  chrétienne,  comme  le  prouve  le  canon 
suivant  du  concile  de  Nicée  :  "  Que  dans  toutes  les 
"  villes,  des  maisons  soient  choisies  afin  de  servir 
"  d'hospices  pour  les  étrangers,  les  pauvres,  les  ma- 
"  lades.  Si  les  biens  de  l'Eglise  ne  suffisent  pas  à  ces 
"  dépenses,  que  l'évêque  fasse  recueillir  par  les  diacres 
"de  continuelles  aumônes,  que  les  fidèles  donneront 
"  selon  leur  pouvoir.  Et,  ainsi,  qu'il  soutienne  nos 
"  frères  pauvres,  malades  et  étrangers;  car  il  est  leur 
"  mandataire  et  leur  économe.  Cette  œuvre  obtient  la 
"  rémission  de  beaucsoup  de  péchés,  et  de  toutes,  c'est 
"  celle  qui  met  l'homme  le  plus  près  de  Dieu." 

"  L'esclavage,  la  pauvreté  et  le  travail  que  l'anti- 
"  quité  avait  déshonorés  et  flétris,  dit  Ozanam,  la  bar- 
"  barie  ne  devait  pas  les  relever.  Ce  ne  fut,  au  con- 
"  traire,  que  par  de  longs  combats  que  le  christianisme 
"  parvint,  peu  à  peu,  à  rendre  leur  dignité  à  ces  trois 
"  types  de  l'humanité  qui  avaient  été  si  longtemps  in- 


FREDERIC   OZANAM 


503 


"  suites,  méconnus  par   Tinjustice  de  la  civilisation 
"  ancienne  et  foulés  aux  pieds  par  l'injustice  de  la 
"  barbarie.  Il  fallut  de  longs  siècles  pour  que  s'élevas- 
"  sent  dans  les  pays  barbares,  quelques  hôpitaux.  Au 
"  sixième  siècle,  à  Lyon,  s'ouvrait  ce  grand  hôtel- 
"■  Dieu  qui,  depuis,  ne  s'est  jamais  fermé  ;  le  septième 
"  siècle  verra  commencer  les  hôpitaux  de  Clermont, 
"  d'Autun,  de  Paris.  Bientôt  ils  se  multiplieront  avec 
"  une  admirable  prodigalité,  et  le  temps  viendra  où  il 
"  n'y  aura  pas  de  commune  chrétienne  qui,  à  côté  de 
"  son  église,  n'ait  un  asile  ouvert  à  la  douleur.  Saint 
"  Grégoire  de  Nazianze,  racontant  la   fondation   du 
"  grand  hôpital   de  Césarée  par  saint  Basile,  s'écrie 
"  qu'il  aperçoit  des  merveilles  supérieures  à  toutes 
"  celles  de  l'antiquité,  aux  murs  de  Thèbes  ou  de  Ba- 
"  bylone  avec  ses  jardins  suspendus,  au  monument 
"  de  Mausole,  aux   pyramides  d'Egypte,   tombeaux 
"  magnifiques,  mais  qui  n'ont  pu  rendre  la  vie  à  un 
"  seul  des  rois  qui  y  étaient  ensevelis,  et  dont  il  n'est 
"  revenu  à  leurs  fondateurs  qu'un  peu  de  vaine  gloire. 
"  Saint  Grégoire  avait  raison.  L'antiquité  nous  a  sur- 
"  passés  en  élevant  des  monuments  au  plaisir  ;  quand 
"je  vois  nos  villes  de  boue  et  de  fange,  nos  maisons 
"  entassées  les  unes  sur  les  autres,  et  la  condition  dure 
"  et  misérable  faite  à  ces  populations  emprisonnées 
"  dans  les  murs  d'une  cité,  je  me  dis  que,  si  les  an- 
"  ciens  revenaient,  ils  nous  trouveraient  barbares,  et 
"  si  nous  leur  montrions  nos  théâtres,  ces  petites  salles 
"  enfumées  où  nous  nous  pressons  les  uns  contre  les 


504  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  autres,  ils  se  retireraient  sans  doute  avec  dégoût. 
"  Eux,  ils  entendaient  bien  mieux  l'art  de  jouir,  rien 
*'  no  leur  coûtait  pour  élever  leurs  colisées,  leurs 
"  théâtres,  leurs  cirques  où  venaient  s'asseoir  les  spec- 
"  tateurs  par  nombre  de  quatre-vingt  mille  ;  ils  sa- 
"  valent  mieux  l'art  de  jouir,  mais  nous  les  écrasons 
"  par  les  monuments  élevés  à  la  douleur  et  à  la  fai- 
"  blesse,  par  ces  innombrables  hôtels-Dieu  que  nos 
"  pères  ont  bâtis  en  l'honneur  de  la  souffrance  et  delà 
"  faiblesse.  Oui,  messieurs,  les  anciens  savaient  jouir  , 
"  mais  nous  avons  une  autre  science  ;  ils  savaient 
"  aussi  quelquefois  mourir,  il  faut  l'avouer,  mais 
"  mourir  c'est  bien  court...;  nous,  nous  savons  ce  qui 
"  fait  la  véritable  dignité  humaine,  ce  qui  est  long,  ce 
"  qui  dure  autant  que  la  vie,  nous  savons  souffrir  et 
"  travailler.  " 


II 


LES    FEMMES   CHRETIENNES.    "^ 

Pour  rendre  justice  à  l'antiquité  romaine,  il  faut 
avouer  qu'elle  donnait  du  mariage  une  définition  su- 
blime: C'est,  disait-elle,  l'union  de  l'homme  et  de  la 
femme  à  la  condition  d'une  vie  commune  et  d'un  par- 


*  Quatorzième  leçon. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  505 

tage  complet  de  tous  les  droits  divins  et  humains. — 
Nvptiee  siint  conjunctio  maris  efféminée  et  consortium  omnis 
rit  se,  divini  et  humani  juris  communicatio.  Toutefois,  ce 
qui  s'annonçait  comme  si  beau  en  théorie,  réussissait 
bien  mal  en  pratique.  Les  lois  et  les  usages  venaient 
apporter  bien  des  obstacles  à  ce  qui  devait  être  un  bon- 
heur si  parfait.  Les  lois  détruisaient  toute  l'harmonie 
en  permettant  le  divorce,  et  les  usages  empêchaient 
l'égalité  en  donnant  au  mari  toutes  les  libertés  refu- 
sées à  la  femme,  et  en  admettant  cette  dernière  à 
toutes  les  cérémonies  du  culte,  même  aux  mystères  de 
la  bonne  déesse. 

Le  citoyen  romain  ne  considérait  sa  femme  qu'en 
tant  qu'elle  lui  donnait  des  enfants  pour  perpétuer 
son  nom  ;  du  moment  qu'elle  se  faisait  vieille  ou  stérile, 
il  envoyait  un  de  ses  affranchis  lui  signifier  de  s'éloi- 
gner de  la  maison.  Quant  au  divorce,  on  y  recourait 
pour  le  plus  léger  motif:  était-on  fatigué  de  vivre  avec 
sa  compagne,  aussitôt  on  la  renvoyait  pour  en  prendre 
une  autre.  On  divorçait  aussi  par  calcul,  pour  prendre 
une  riche  héritière;  on  divorçait  encore  pour  choisir 
une  plus  belle  épouse;  on  divorçait  même  pour  faire 
plaisir  à  un  ami,  témoin  Caton  qui  passa  sa  femme 
Marcia  à  Hortensius  qui  l'aimait  plus  que  lui. 

La  femme,  de  son  côté,  dit  Ozanam,  divorçait  aussi 
pour  se  remarier  et  se  mariait  pour  divorcer.  Elle  se 
prévalait  de  la  loi  pour  satisfaire  un  caprice  ou  pour 
s'avantager  pécuniairement.  Le  divorce  était  tellement 
entré  dans  les  mœurs  du  peuple  romain,  que  Sénèque 


506  FRÉDÉRIC   OZANAM 


nous  dit  que  de  son  temps  les  femmes  comptaient 
leurs  années  non  plus  par  le  nombre  des  consuls,  mais 
par  le  nombre  de  leurs  maris.  Saint  Jérôme  raconte 
qu'il  a  assisté  à  l'enterrement  d'une  femme  qui  avait 
eu  dix-sept  maris. 

Telle  était  la  position  faite  à  la  femme  au  sein  de 
cette  nation  qui  se  considérait  comme  la  plus  sage  de 
la  terre.  Mais  le  christianisme  apparaît  et  son  premier 
et  plus  constant  souci  est  de  faire  croire  à  la  vertu  des 
femmes,  en  fondant  la  profession  publique  de  la  vir- 
ginité, en  donnant  le  voile  et  le  bandeau  d'or  à  ces 
jeunes  vierges  qui  restaient  dans  leurs  familles,  mais 
honoraient  par  une  profession  publique  cette  vertu  à 
laquelle  l'antiquité  ne  croyait  pas.  De  plus,  le  chris- 
tianisme égalisa  la  position  du  mari  et  de  la  femme  et 
fit  en  sorte  que  ce  qui  était  dé  fendu  à  l'un  ne  fût  pas 
plus  permis  à  l'autre. 

Il  fallut  tous  les  efforts  et  tout  le  travail  des  Pères 
de  l'Eglise  et  des  premiers  pasteurs  pour  faire  mettre 
en  pratique  parmi  les  chrétiens  les  lois  strictes  et  sé- 
vères de  l'Eglise  sur  le  mariage.  Mais  aussi  à  quelle 
haute  considération  n'est  pas  parvenue  la  femme  chré- 
tienne, par  la  modestie  de  ses  vêtements  et  par  sa  cha- 
rité ardente  envers  les  pauvres  et  les  prisonniers  ! 
Elle  marchait  seule,  sans  crainte  et  la  tête  haute,  là  où 
les  femmes  païennes  étaient  obligées  de  s'entourer 
d'esclaves  pour  les  défendre  contre  les  insultes.  Voilà 
pour  la  femme  mariée;  mais  que  dire  de  l'admiration 
et  du  respect  qu'inspiraient  les  jeunes  filles  chrétiennes 


FRÉDÉRIC   OZANAM  507 

surtout,  quand  à  la  couronne  des  vierges  venait  s'a- 
jouter celle  des  martyrs.  L'histoire  nous  rapporte  en- 
tre autres  la  vie  de  sainte  Perpétue  et  de  sainte  Thècle, 
auxquelles  les  bourreaux  eux-mêmes  ne  pouvaient 
refuser  leur  admiration.  Le  culte  dont  sainte  Perpétue 
est  entourée  par  ses  frères  dans  la  souffrance  jusqu'au 
moment  où  le  gladiateur  vient  l'achever  en  présence 
du  peuple  romain  qui  hurle  de  plaisir  et  d'enivrement, 
forme  un  tableau  des  plus  saisissants. 

Les  lois  civiles  de  Rome,  sous  les  empereurs  chré- 
tiens, essayaient  de  restreindre  le  divorce  en  limitant 
les  cas  où  il  serait  autorisé,  mais  cette  restriction  était 
seulement  pour  la  forme  ;  en  réalité,  il  n'y  avait  rien  de 
changé,  quelques-uns  même  des  empereurs,  comme 
Théodose  le  jeune,  rétablirent  le  divorce  par  consente- 
ment mutuel.  "  En  416,  dit  Ozanam,  le  concile  de  Mi- 
"  lène  interdit  aux  époux  divorcés  de  convoler  à  d'au- 
"  très  noces,  c'est-à-dire  qu'il  convertit  pour  toujours 
'■  le  divorce  en  simple  séparation  de  corps.  De  là, 
''  toute  la  théorie  chrétienne  du  mariage,  telle  qu'elle 
"  est  restée  et  telle  qu'elle  a  résisté  à  toutes  les  attein- 
"  tes  des  siècles.  " 

Pour  montrer  le  respect  et  la  vénération  dont  se 
trouvaient  entourées  ces  grandes  dames  chrétiennes, 
le  j)rofesseur  cite  ici  l'exemple  de  Fabiola.  "  Cette 
"  dame,  dit-il,  descendante  de  Fabius,  connaissant 
"  mal  le  christianisme,  avait  eu  le  malheur  de  di- 
"  vorcer.  A  la  mort  de  son  second  mari,  elle  se  sentit 
"  prise  de  chagrin,  et  résolut  de  faire  une  pénitence 


508  FRÉDÉRIC    OZANAM 


"  publique.  Elle  se  pr('sentaun  jour  à  la  basilique  de 
"  Latran,  la  tête  chargée  de  cendres,  confondue  dans 
"  les  rangs  des  pécheurs  et  demandant  à  expier  ses 
"  fautes,  au  milieu  des  larmes  que  versaient  le  peuple, 
"le  clergé  et  l'évéque  lui-même:  et,  quand  elle  eut 
"  reçu  sa  ])énitence,  elle  vendit  tous  ses  biens,  et  de 
"  leur  prix  construisit  un  hôpital  pour  les  malades  où 
"  elle  les  soignait  elle-même.  La  fille  des  consuls  et 
"  des  dictateurs  pansait  les  blessures  des  misérables, 
"  des  estropiés,  des  esclaves  de  rebut  que  leurs  maî- 
"  très  abandonnaient,  portait  elle-même  sur  ses  épau- 
"  les  les  épileptiqaes,  étanchait  le  sang  des  plaies  et 
"  remplissait  tous  ces  ministères  que  les  riches  chré- 
"  tiens  les  plus  charitables  ont  coutume,  dit  saint  Jé- 
"  rôme,  de  faire  exercer  par  les  mains  de  leurs  servi- 
"  teurs,  ayant  le  courage  de  faire  l'aumône  de  leur  ar- 
"  gent,  mais  non  de  leurs  répugnances.  " 

Déjà,  comme  on  le  voit,  la  femme  représentait  la 
charité  sur  la  terre  et  en  faisait  sentir  tous  les  bien- 
faits. Dès  lors,  commença  à  croître  la  puissance  de  la 
femme  et  son  empire  s'étendit  bientôt  sur  les  mœurs. 
Quelques  années  plus  tard  on  vit  les  femmes  monter 
sur  le  trône  et  prendre  la  plus  large  part  du  fardeau 
de  la  royauté.  C'est  ainsi  que  sainte  Pulchérie,  assise 
sur  le  trône  de  Constantin,  réussit  à  le  faire  respecter 
des  barbares,  et  illustra  à  jamais  son  règne  en  don- 
nant son  plus  ferme  appui  à  l'Eglise  contre  les  héré- 
sies d'Eutychès  et  de  Nestorius. 

"  J'ai  insisté,  dit  Ozanam,  sur  ce  travail  du  chris- 


FRÉDÉRIC   OZANAM  509 

"  tianisme  sur  les  mœurs  du  cinquième  siècle,  parce 
"  que  là,  comme  toujours,  il  ne  travaille  pas  seule- 
"  ment  pour  un  temps,  mais  surtout  pour  les  âges  qui 
"  suivent.  Il  fallait,  en  eftet,  que  la  famille  chrétienne 
"  fût  fondée  avant  que  les  1)ar])ares  vinssent  la  trou- 
".bler  de  leurs  désordres.  Les  barbares  apportèrent 
"  un  instinct  qui  aurait  facilement  péri,  s'il  n'avait 
"  pas  rencontré  des  leyons  capal)les  de  le  développer 
"  et  de  l'agrandir." 

"  Toutefois,  dit  plus  loin  le  professeur,  si  nous 
"  avons  relaté  aussi  longuement  tout  le  bien  qu'a  fait 
"  le  christianisme  pour  la  réhabilitation  delà  femme, 
"  il  ne  faut  pas  conclure  de  là  que  le  christianisme  ait 
"  détruit  tout  ce  que  la  nature  avait  fait,  qu'il  ait 
"  voulu  i)récipiter  les  femmes  dans  la  vie  publique  et 
"  établir  cette  égalité  absolue  que  le  matérialisme  de 
"  notre  époque  a  rêvé.  Non,  le  christianisme  ne  l'en- 
"  tend  point  ainsi,  il  est  trop  spiritualiste  pour  avoir 
"  une  pareille  idée.  Le  rôle  des  femmes  chrétiennes 
"  était  quelque  chose  d'analogue  à  celui  des  anges 
"  gardiens:  elles  pouvaient  conduire  le  monde,  mais 
"  en  restant  invisibles  comme  eux." 

Ozanam  s'occupe  ensuite  de  ce  q\ù  est,  dit-il,  surtout 
de  son  domaine  :  il  étudie  l'influence  des  femmes  dans 
les  lettres. 

Les  femmes  chrétiennes  des  premiers  siècles  ont 
bien  peu  écrit.  C'est  à  peine  si  l'on  peut  citer  trois  ou 
quatre  dames  chrétiennes  dont  les  lettres  ou  les  com- 
positions poétiques  soient  parvenues  jusqu'à  nous.  On 


510  FEÉDÉRIC    OZANAM 


peut  mentionner  les  lettres  de  Paula  et  d'Eustochie  à 
Marcelin  et  à  saint  Jérôme,  et  une  pièce  de  poésie  en 
l'honneur  du  christianisme  par  Falconia  Proba.  Ce- 
pendant, si  toutes  ces  grandes  dames  chrétiennes 
n'ont  pas  pu  transmettre  leurs  écrits  à  la  postérité, 
elles  ont  su  du  moins  inspirer  et  demander  la  produc- 
tion d'ouvrages  très  importants  composés  pour  leur 
éducation  et  la  conduite  de  leurs  familles.  Tels  sont 
les  écrits  nombreux  des  Pères  de  l'Eglise  qui  sont  en 
grande  partie  adressés  à  des  femmes  et  les  lettres  de 
saint  Jean  à  Électe. 

Ce  qui  surprendra  le  plus,  toutefois,  ya  sera  l'exem- 
ple donné  par  saint  Jérôme.  On  est  tout  étonné  de 
voir  cet  homme  fougueux,  à  l'esprit  indompté,  passer 
une  grande  partie  de  son  temps  à  travailler  à  l'éduca- 
tion et  à  l'instruction  des  dames  chrétiennes.  Du  fond 
de  sa  solitude  de  Bethléem,  il  leur  adressa  des  lettres 
remplies  de  conseils  sur  la  manière  d'élever  leurs 
enfants  dans  la  crainte  de  Dieu. 

A  Rome,  on  le  verra  entouré  de  dames  chrétiennes 
réunies  chez  Marcella  pour  entendre  le  grand  docteur 
expliquer  les  Écritures.  Ces  sages  personnes  s'empres- 
seront de  lui  poser  des  questions,  multipliant  les  ob- 
jections autour  de  lui,  ne  l'abandonnant  que  lorsque 
la  lumière  était  complète. 

A  cette  époque,  on  voit  de  plus  deux  grandes 
dames  romaines  mais  chrétiennes,  traverser  les  mers 
pour  aller  fonder  à  Bethléem  trois  monastères  de 
femmes  et  un  monastère  d'hommes.  Et  ces  deux  per- 


FRÉDÉRIC   OZANAM  511 


sonnes,  Paula  et  Eustochie  sa  fille,  ne  reviendront  pas 
dans  leur  ville  natale  avant  d'avoir,  à  force  d'ins- 
tances, fait  entreprendre  à  suint  Jérôme  la  traduction 
de  l'Ecriture  sainte.  Ainsi,  c'est  grâce  à  ces  deux  ver- 
tueuses personnes  que  nous  avons  la  Vulgate,  et  saint 
Jérôme  dans  sa  dédicace  déclare  "  qu'elles  seules  ont 
"  eu  le  pouvoir  de  le  faire  décider  à  reprendre  la 
"  charrue  pour  tracer  ce  laborieux  sillon  et  écarter  les 
"  broussailles  qui  germent  sans  cesse  dans  le  champ 
"  de  l'Ecriture  sainte." 

Mais  ce  sont  surtout  les  vierges  martyres  qui  avaient 
le  don  d'inspirer  les  poètes  et  les  écrivains  du  temjjs. 
C'est  ainsi  que  sainte  Agnès  inspira  par  sa  mort  glo- 
rieuse tous  les  poètes  contemporains,  qui  chantèrent 
sans  se  lasser  et  sa  grande  beauté  et  son  admirable 
courage.  Saint  Ambroise  et  saint  Damase,  pape,  ont 
célébré  en  vers  élégants  la  gloire  immortelle  de  cette 
angélique  personne. 

La  femme  entourée  de  respect,  l'esclave  relevé  dans 
sa  propre  estime,  l'ouvrier  lil^re  dans  son  travail  et 
le  pauvre  assisté  par  la  charité  chrétienne,  tout  cela 
était  du  nouveau  dans  Rome.  C'était  une  invasion 
dans  le  monde  intellectuel  aussi  grande  que  l'invasion 
de  l'empire  romain  par  les  barbares,  avec  cette  diffé- 
rence toutefois  que  la  première  a  contribué  à  dévelop- 
per la  civilisation,  tandis  que  l'autre  devait  forcément 
en  arrêter  le  progrès. 

"  On  a  considéré,  dit  notre  auteur,  comme  un  évé- 
"  nement  grave,  dans  l'esprit  humain,  l'invasion  et 


512  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  l'arrivée  des  barbares  ;  on  a  eu  raison,  car  enfin,  les 
"  barbares  venaient  renouveler  l'in  telligence  humaine 
"  en  donnant  à  tous  ceux  qui  étaient  capables  de 
"  parler  et  d'écrire  des  auditeurs  nouveaux,  une  foule 
"  neuve  qui  n'apportait  pas  des  oreilles  blasées,  un 
"  esprit  flétri,  qui  venait  leur  ouvrir,  au  contraire,  un 
"  cœur  jusque-là  libre  et  disposé  à  frémir,  à  tressail- 
"  lir  de  tout  ce  qui  serait  véritablement  digne  d'ad- 
"  miration.  On  a  eu  raison  :  l'arrivée  de  ce  flot  d'es- 
"  prits  nouveaux  devait  changer  les  conditions  lit- 
"  térairciJ  du  monde;  mais  on  n'a  pas  pris  assez  garde 
"  à  cette  invasion  plus  grande,  plus  considérable,  ac- 
"  compile  avant  celle  des  barbares;  je  veux  dire  l'in- 
"  vasion  des  esclaves,  des  ouvriers,  des  pauvres  dans 
"  le  monde  intellectuel,  c'est-à-dire  l'invasion  de  la 
"  plus  grande  partie  de  l'humanité  qui  venait  deman- 
"  der  non  pas  des  empires,  des  biens,  des  terres,  comme 
"  les  barbares  le  demandèrent  plus  tard,  mais  une 
"  part  légitime  dans  cette  jouissance  promise  à  tous, 
"  qui  est  due  à  tous,  du  vrai,  du  bien  et  du  beau.  " 


FRÉDÉRIC   OZANAM  513 

III 

Comment  la  langue  latine  devint  chrétienne.  * 

"  Il  fallait  que  la  littérature  chrétienne  trouvât  sa 
langue.  "  Le  grec  était  bien  Tidiome  d'une  grande 
partie  du  monde.  En  Orient,  cette  langue  avait  lutté 
vigoureusement  contre  sa  rivale.  Dans  plusieurs  pro- 
vinces romaines  il  y  avait  trois  langues  en  usage,  le 
latin,  le  grec  et  la  langue  propre  au  pa^ys.  Il  existe  un 
monument,  entre  tous  le  plus  frappant,  de  cet  état 
de  choses  ;  c'est  l'inscription  sur  la  croix  qm  a  sauvé 
le  monde  !  Elle  était  en  hébreu,  en  grec  et  en  latin. 
C'est  cette  dernière  langue  qui  est  devenue  la  langue 
chrétienne  par  excellence. 

Ozanam  recherche  "  comment  cette  vieille  langue 
païenne,  souillée  des  impuretés  de  Pétrone  et  de 
Martial,  devint  chrétienne,  devint  la  langue  de  l'E- 
glise, celle  du  moyen  âge,  comment  cet  idiome  qui 
semblait  destiné  à  périr  avec  le  monde  des  tlancs 
duquel  il  était  sorti,  resta  langue  vivante  sur  le  tom- 
beau d'une  société  morte.  " 

La  langue  latine  telle  que  parlée  et  écrite  dans 
ses  commencements,  ne  semblait  faite  que  pour  la 


*  Quinzième  leçon. 

33 


514  FRÉDÉEIC   OZANAM 


guerre,  l'agriculture  et  les  procès.  Ainsi,  par  sa  briè- 
veté, sa  concision,  elle  convenait  très  bien  à  un  peuple 
qui  n'avait  que  peu  de  temps  à  donner  à  la  conversa- 
tion entre  la  guerre  et  les  affaires.  Lorsqu'il  s'agissait 
de  batailles,  les  expressions  qui  revenaient  le  plus 
souvent  étaient  courtes,  c'étaient  des  monosyllabes 
tels  que  mars,  vis,  ses,  la  guerre,  la  force,  l'airain.  De 
môme  aussi  pour  le  cultivateur,  tout  ce  qui  lui  était 
le  plus  utile  avait  un  nom  bref  et  concis,  flos,fr'n,x,  bos, 
fleur,  fruit,  bœaf.  Enfin,  le  plaideur  trouvait  dans 
les  motH  jus,  f as,  /e.r,  rcs,  justice,  loi,  chose, les  expres- 
sions les  plus  souvent  répétées  et  les  plus  courtes 
possible  du  droit  romain. 

Plus  tard,  le  latin  emprunta  au  grec  ses  grandes 
ressources  et  ses  nombreux  ornements  ;  et  le  forum 
ne  tarda  pas  à  résonner  sous  un  flot  de  phrases  élo- 
quentes et  harmonieuses.  Cicéron  entre  autres,  fit  voir 
le  fruit  de  ses  incessantes  études  des  auteurs  grecs 
dans  ses  discours  remarquables  par  la  hardiesse  de 
la  composition,  le  nombre  des  figures,  et  surtout  par 
l'harmonie  de  la  phrase.  Il  trouva  dans  Démosthène, 
Ephore,  et  dans  les  autres  orateurs  et  écrivains  grecs, 
le  secret  des  mesures  diverses  qui  peuvent  entrer  dans 
une  période  oratoire  pour  la  rendre  plus  nombreuse  et 
plus  agréable  à  l'oreille.  On  en  vint  bientôt  dans 
Borne  à  pousser  les  raffinements  de  l'euphonie  au 
point  de  l'aire  accompagner  la  voix  de  l'orateur  parle 
son  de  la  flûte. 

Rendue  à.  sa  maturité,  la  langue  latine  n'avait  rien  à 


FRÉDÉRIC   OZANAM  515 

envier  à  aucune  autre  langue,  pas  môme  à  la  langue 
grecque.  Cicéron  avait  à  sa  disposition  une  langue 
aussi  riche  en  mots  que  celle  dans  laquelle  s'étaient 
exprimés  Démosthène  et  Aristote  ;  elle  pouvait  servir 
de  véhicule  aux  plus  subtiles  délicatesses  comme  aux 
invectives  les  plus  virulentes.  En  poésie,  Virgile  a  su 
aussi  bien  qu'Homère  charmer  les  oreilles  de  la  pos- 
térité par  les  plus  délicates  et  les  plus  harmonieuses 
combinaisons. 

"  Mais,  remarque  Ozanam,  cette  culture  artificielle 
"  ne  pouvait  durer  longtemps.  Les  langues  portent  en 
"  elles-mêmes  une  loi  do  décomposition  qui  veut 
"  qu'arrivées  à  une  certaine  maturité,  elles  passent 
"  comme  les  fruits,  tombent,  s'ouvrent  et  rendent  à  la 
"  terre  des  semences  d'où  doivent  sortir  des  langues 
"  nouvelles.  Tandis  que  la  société  romaine,  dans  ce 
"  qu'elle  avait  de  plus  élégant  et  de  plus  poli,  s'atta- 
"  chait  ainsi  à  toutes  les  délicatesses,  à  toutes  les  per- 
"  fections  d'une  langue  exquise,  le  peuple  n'avait  pas 
"  pu  s'élever  aussi  haut  ;  il  n'avait  pas  en  lui  la  pa- 
"  tience  nécessaire  pour  se  prêter  aux  exigences  pa- 
"  triciennes.  En  efifet,  il  y  a  dans  une  langue  litté- 
"  raire  deux  sortes  de  règles  :  les  règles  euphoniques, 
"  qui  tiennent  de  l'art,  et  les  règles  logiques  qui  tien- 
"  nent  de  la  science.  Le  peuple  n'articule  pas  exacte- 
"  ment  et  avec  pureté  ;  pressé  qu'il  est,  il  parle  comme 
"  il  peut,  et  par  là,  il  viole  les  règles  euphoniques  ;  le 
"  peuple  construit  mal,  et  par  là  il  viole  les  règles  lo- 
"  giques.  Il  s'ensuivit  nécessairement,   et  au  bout  de 


516  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  peu  de  temps,  qu'une  langue  populaire,  imparfaite, 
"  un  dialecte  en  quelque  sorte  un  peu  grossier,  se 
"  forma  au-dessous  de  la  langue  savante  et  circula 
"  dans  cette  multitude  immense  qui  remplissait  Rome 
"  et  les  provinces.  En  effet,  les  traces  ne  manquent 
"  pas  de  cette  langue  populaire  des  rues  de  Rome, 
"  que  les  comiques  devaient  parler  pour  se  mettre 
"  parfois  à  la  portée  de  leurs  auditeurs  ;  nous  les  trou- 
"  vons  dans  Plante,  et  dans  les  inscriptions  nous  en 
"  trouvons  des  traces  plus  fortes  encore,  qui  nous 
"  montrent  les  règles  de  la  grammaire  incroyable- 
"  ment  violée?.  On  y  trouve  :  cicm  conjugem  suam,  pie- 
"  tate  causa,  tem2:)him  quod  est  injoalatium.  Et  les  exem- 
"  pies  semblables  sont  nombreux.  " 

"  Ainsi,  poursuit  Ozanam,  dès  les  premiers  temps 
"  de  l'empire,  la  corruption  de  la  langue  se  déclare, 
"  le  latin  périt  ;  ce  n'est  donc  pas  le  christianisme  qui 
"  le  tue,  au  contraire,  c'est  par  le  christianisme  qu'il 
"  allait  revivre.  " 

Le  christianisme  fit  de  la  langue  latine,  non  seule- 
ment la  langue  de  l'Eglise  catholique,  mais  encore  le 
langage  universel  de  la  civilisation. 

Le  premier  et  le  plus  grand  pas  qu'on  ait  fait  faire 
à  la  langue  latine  dans  cette  direction  a  été  l'œuvre 
d'un  ermite  ;  il  est  vrai  que  cet  ermite  était  saint  Jé- 
rôme. Son  travail  n'était  qu'une  traduction,  mais  il 
est  vrai  que  cette  traduction  était  la  Vulgate,  la  Bible 
traduite  en  latin  ! 

Nous  avons  vu  dans  d'autres  pages  comment  saint 


FRÉDÉRIC   OZANAM  517 

Jérôme  était  versé  dans  la  haute  littérature,  quel 
charme  il  trouvait  dans  la  lecture  des  ouvrages  de 
Cicéron  et  de  Platon.  Eh  bien,  i)our  se  dompter  et 
mortifier  ses  penchants,  il  se  mit  à,  étudier  Thébreu 
pour  traduire  la  Bible.  Il  entreprit  cette  traduction 
dans  le  but  de  rectifier  ce  qui  pouvait  se  trouver  d'in- 
exact dans  la  version  grecque. 

Pour  étudier  l'hébreu,  il  se  mit  sous  la  conduite  et 
pour  aînsi  dire  au  service  d'un  .Juif  converti,  inter- 
prète avare,  (j[ui,  la  nuit  dans  une  carrière,  de  peur 
que  les  autres  Juifs  n'en  fussent  informés,  lui  ensei- 
gnait les  secrets  de  la  langue  sacrée. 

"  Et  moi,  dit  saint  Jérôme,  tout  nourri  encore  de  la 
"  fleur  de  l'éloquence  de  Cicéron,  de  la  douceur  de 
"  Pline  et  de  celle  de  Fronton,  des  charmes  de^Vir- 
"  gile,  je  commençais  à  bégayer  des  paroles  stridentes 
"  et  essoufflées,  stridentia  anhelantiaque  verba  ;  je  m'atta- 
"  chais  à  cette  langue  difficile  comme  un  esclave  s'at- 
"  tache  à  la  meule  ;  je  m'enfonçais  dans  les  ténèbres 
"  de  cet  idiome  barbare  comme  un  mineur  dans  un 
"  souterrain  où,  à  peine  après  beaucoup  de  temps,  il 
"  aperçoit  quelque  lumière,  et,  dans  ces  profondeurs, 
"  dans  ces  obscurités,  je  commençais  à  trouver  des 
"jouissances  inconnues  ;  plus  tard,  de  la  semence  de 
'*  mon  étude,  je  recueillis  des  fruits  d'une  douceur 
"  infinie." 

On  se  figuerera  difficilement  toutes  les  difficultés  ren- 
contrées par  saint  Jérôme  dans  ce  travail.  Le  savant 
traducteur  s'était  imposé  deux  règles  invarial^les  :  la 


518  FKÉDÉRIC   OZANAM 


première  était  de  faire  passer,  autant  que  possible,  les 
beautés  de  la  langue  hébraïque  dans  les  textes  latins, 
et  la  seconde,  à  laquelle  il  aurait  tout  sacrifié,  était  de 
conserver  le  sens,  coûte  que  coûte,  de  la  langue  à  tra- 
duire, même  en  détruisant  la  pureté  de  style  et  l'élé- 
gance de  la  langue  qui  traduit. 

Une  autre  difficulté  rencontrée  par  saint  Jérôme, 
c'est  que  la  langue  hébraïque  ne  connaît  pas  de  pré- 
sent, elle  divise  le  temps  en  deux  portions,  l'une 
passée,  l'autre  future.  Ce  caractère  distinctif  des  lan- 
gues sémitiques  s'explique  bien,  dit  Ozanam  ;  en  effet, 
qu'est-ce  que  le  présent,  sinon  un  point  d'intersection 
invisible  entre  le  passé  et  l'avenir.  L'hébreu  n'ayant 
pas  de  présent,  les  prophètes  se  servaient  du  passé 
pour,  exprimer  les  choses  futures  et  Isaïe  racontera 
la  passion  du  Christ  comme  un  événement  accompli, 
tandis  que  Moïse  rapportant  l'alliance  conclue  entre 
le  peuple  d'Israël  et  son  Dieu,  placera  toutes  ces  choses 
dans  l'avenir. 

Plus  tard,  quand  le  pape  Damase  exigea  de  saint 
Jérôme  une  révision  complète  des  Ecritures  de  la  nou- 
velle alliance  comme  de  l'ancienne,  le  saint  docteur 
se  trouva  encore  en  face  de  bien  d'autres  obstacles. 
En  effet,  il  n'y  avait  qu'une  partie  de  l'Ancien  Testa- 
ment qui  était  écrite  en  hébreu,  l'autre  partie  et  tout 
le  Nouveau  Testament  étaient  en  grec.  Le  latin  n'avait 
pas  d'expressions  pour  rendre  les  mots  de  la  théologie 
et  de  la  hiérarchie  chrétienne  ;  il  fallait  les  faire  naître 
du  grec,  et  c'est  ainsi  qu'on  produisit  les  mots  sui- 


FRÉDÉRIC  OZANAM  519 


vants  :  episcopus,  presbyfer,  diacomis,  le  nom  du  Christ, 
les  mots  baptême,  anathèrae,  salvator,  eleemosyna,  et 
beaucoup  d'autres.  Bien  plus,  il  fallut  cri'ei-  des  verbes, 
comme  salvare,  justijicare,  mortificare  et  jejunare,  et  des 
adjectifs,  carnalis^sensuAdis  et  spiritaalis.  ainsi  que  beau- 
coup d'autres. 

Toutefois,  Ozanam  remanjue  ici  que  ce  ne  fut  pas 
tant  le  nombre  de  mots  hébreux  adoptés  par  la  langue 
latine  qui  ont  fait  sa  richesse  que  l'emprunt  d'un 
style  rempli  de  symbolisme  et  de  figures,  de  phrases 
d'une  construction  hardie  et  toute  imagée.  Il  en  est 
de  même  pour  le  grec,  qui  vint  enrichir  le  latin  bien 
moins  en  lui  aidant  à  produire  les  mots  que  nous  ve- 
nons de  citer  qu'en  lui  transmettant  la  tournure  et  les 
expressions  spéculatives  et  philosophiques.  "  Le  grec, 
"  dit  Ozanam,  donna  à  la  langue  latine  les  qualités 
"  qui  lui  manquaient  pour  satisfaire  la  raison  par 
"  toute  la  régularité  et  l'exactitude  de  la  terminologie 
"  grecque  et  pour  saisir  l'imagination  par  toute  la 
"  splendeur  du  symbolisme  oriental.  "  Plus  loin,  le 
professeur  dit  encore  :  "  Ce  que  la  langue  latine  ap- 
"  prit  à  l'école  du  christianisme  grec,  cène  furent  pas 
"  non  plus  ces  artifices  oratoires,  ces  jeux  de  nombre 
"  et  de  rythme  auxquels  Cicéron  s'était  arrêté  ;  mais 
"  elle  y  apprit  à  suppléer  à  son  insuffisance  philoso- 
"  phique,  à  cette  insuffisance  dont  Cicéron  lui-môme 
"  se  plaignait  lorsque,  dans  ses  efforts  pour  traduire 
"  les  écrits  de  Platon  et  doter  sa  langue  de  ce  que  la 
■'  Grèce  avait  i:)ensé,  par  moments,  il  s'avouait  déses- 
"  péré  et  vaincu...  " 


520  FRÉDÉRIC   OZANAM 

"  Ainsi,  poursuit  Ozanam,  la  Bible  avait  été  leprin- 
"  cipe  et  le  grand  instrument  de  la  réforme  du  latin, 
"  en  introduisant,  d'une  part,  les.  richesses  poétiques 
"  de  l'hébreu,  et  d'autre  part,  les  richesses  philosophi- 
"  ques  du  grec.  Mais  la  Bible  elle-même  et  le  christia- 
"  nisme,  en  ceci,  furent  servis  par  deux  auxiliaires  : 
"  d'un  côté,  parles  Africains,  de  l'autre,  par  le  peuple, 
"  c'est-à-dire,  déjà  à  l'époque  où  nous  nous  trouvons, 
"  par  un  peuple  à  moitié  barl^are.  " 

Nous  ne  saurions  pas  suivre  le  professeur  dans  sa 
description  détaillée  de  l'action  des  jDeuples  d'Afrique 
et  de  la  population  de  Rome  dans  cette  réforme  de  la 
langue  latine  ;  qu'il  nous  suffise  de  dire  que  pour  ce 
qui  est  des  Africains,  ils  apportèrent,  à  défaut  de  pu- 
risme et  d'élégance,  des  expressions  et  des  tournures 
énergiques. 

Écoutons  plutôt  Tertullien  lorsqu'il  veut  définir 
l'Eglise.  Il  s'exi^rime  dans  une  langue  qu'aucun  Ro- 
main assurément  n'eût  voulu  reconnaître  comme  la 
sienne,  et  il  dit  :  Corpus  sumus  de  conscientia  religionis 
et  disclplinse  divinitate  et  spei  fœdere.  L'Eglise  est  un 
grand  corps  qui  résulte  de  la  conscience  d'une  môme 
religion,  de  la  divinité  d'une  même  discipline  et  des 
liens  d'une  même  espérance. 

Quant  au  peuple  de  Rome,  composé  hétérogène  s'il 
en  fut  jamais,  amalgame  de  toutes  les  nations  qui  en- 
tretenaient depuis  les  temps  les  plus  reculés  une  émi- 
gration continuelle  vers  la  capitale,  l'action  de  cette 
])opulace  sur  la  langue  latine  fut  de  l'enrichir  de  bar- 


FRÉDÉRIC  OZANAM  521 

barismes  sans  nombre  et  de  sob'cismes  incroyables.  A 
côté  du  langage  choisi  et  élégant  de  la  haute  et  sa- 
vante société  de  Rome,  langage  de  Cicéron  et  d'Ho- 
race, on  entendait  continuellement  dans  les  rues  une 
espèce  de  dialecte  du  peuple,  un  latin  très  différent 
•de  l'autre  par  la  construction  de  la  phrase  et  par  la 
prononciation. 

Pour  ce  qui  concerne  la  poésie,  le  peuple  romain 
n'admirait  i^as  tant  les  dactyles  et  les  spondées  d'Ho- 
race et  de  Virgile  que  ces  vieux  vers  saturnins  où 
ils  goûtaient  la  rime.  "  En  effet,  dit  Ozanam,  parmi 
"  les  plus  anciens  monuments  de  la  chanson  popu- 
"  laire  latine,  il  s'en  trouve  plusieurs  dont  les  vers 
"  riment  entre  eux.  Vous  connaissez  ce  chant  des  sol- 
"  dats  romains  :  " 

Mille,  mille  Sarraatas  occidimus  ; 
Mille,  mille  Persas  quferimus. 

"  Ce  cpiime  frappe  surtout,  ajoute  ailleurs  Ozanam, 
"  c'est  que  cette  forme  qui  consiste  à  suivre  la  même 
"  rime  pendant  vingt,  trente,  quarante  vers,  jusqu'à  ce 
"  qu'elle  soit  épuisée,  est  précisément  la  première 
"  sous  laquelle  se  produisirent  nos  anciens  poèmes 
"  chevaleresques  dans  le  moyen  âge,  nos  poèmes  car- 
"  lovingiens  et  nos  plus  vieux  romans  :  la  même  as- 
"  sonance  y  revient  pendant  une  page  entière  jusqu'à 
"  ce  qu'elle  ait  lassé  la  patience  du  jongleur  et  de 
"  l'auditoire...  En  934,  les  gens  de  Modène  veillaient 
"  sur  leurs  murailles  menacées  par  les  incursions  des 


522  FRÉDÉRIC  OZANAM 


Hongrois.  Ces  bourgeois  et  ces  artisans,  armés  à  la 
hâte  pour  la  défense  de  leurs  foyers,  et  qui  voyaient 
de  loin  la  flamme  des  incendies  allumés  par  les 
barbares,  s'animaient  en  répétant  un  hymne  guer- 
rier que  nous  avons  encore,  où  nous  trouvons  une 
latinité  correcte  et  toutes  les  réminiscences  de  la 
poésie  classique  : 

O  tu  qui  servas  ariiiis  ista  mccnia, 
Noli  dormire,  quasso,  sed  vigila  ! 
Dura  Hector  vigil  extitit  in  Troia, 
Non  eam  cepit  fraudulenta  Greeia. 

"  De  tout  ce  qui  précède,  dit  notre  auteur  en  ter- 
"  minant,  on  a  pu  voir  ce  que  le  christianisme  a  fait 
"  avec  la  Bible  pour  instrument,  les  Africains  et  les 
"  barbares  pour  serviteurs  et,  de  plus,  le  peuple,  c'est- 
"  à-dire  la  recrue  de  la  barbarie.  Il  ne  fallait  pas  moins 
"  que  ce  grand  remaniement  de  la  langue  latine  pour 
"  y  réunir  tous  les  éléments  de  la  civilisation  an- 
"  cienne  et  pour  en  faire  la  langue  du  moyen  âge. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  523 


IV 

L'ÉLOQUENCE   CHRETIENNE. — l'hISTOIRE. — LA    POESIE.* 

L'histoire,  l'éloquence  et  la  poésie  chrétiennes,  voilà 
certes  des  sujets  bien  propres  à  ranimer  l'esprit  scru- 
tateur, à  inspirer  l'âme  poétique  et  à  faire  battre  la 
corde  sensible  d'Ozanam. 

Dans  l'antic^uité  encore,  l'orateur  à  la  tribune  de- 
vait montrer  sa  supériorité,  dans  le  soin  de  son  corps, 
la  beauté  et  la  majesté  du  costume,  et  c'était  aussi 
bien  par  son  attitude  gracieuse  et  noble  qu'il  espérait 
persuader  ses  auditeurs  et  conquérir  ses  adversaires 
que  par  la  force  et  l'élégance  de  sa  diction. 

Cependant,  au  cinquième  siècle,  à  cette  époque  dont 
nous  nous  occupons  particulièrement,  les  grands  su- 
jets d'éloquence  ayant  disparu  en  même  temps  que 
la  victoire  désertait  les  drapeaux  de  l'empire,  il  ne 
restait  plus  à  l'éloquence  que  trois  emplois  :  le  forum 
ou  les  causes  devant  le  tribunal  du  proconsul,  ce  qui, 
alors  comme  aujourd'hui,  n'enrichissait  personne,  l'a- 
vocat moins  que  les  autres  ;  les  panégyriques  ou  les 
louanges  basses  et  exagérées  des  empereurs,  des  mi- 
nistres et  de  leurs  favoris,  ce   qui    de  tout   temps  a 

*  Seizième,  dix-septièm?.  et  dix-huitième  leçons. 


524 


FREDERIC    OZANAM 


conduit  plus  sûrement  à  la  fortune,  et  enfin  les 
harangues  des  rhéteurs  ambulants  qui  à  la  demande 
des  citoyens  d'une  ville  avaient  toujours,  paraît-il, 
des  déclamations  soigneusement  préparées  où  souvent 
le  patriotisme  venait  en  aide  à  une  certaine  éloquence. 

Toutefois,  malgré  ce  déploiement  de  talents  ora- 
toires, malgré  l'enseignement  de  la  rhétorique  qui  ne 
fut  jamais  abandonné  dans  les  écoles,  chacun  sentait 
que  le  souffle  qui  avait  inspiré  Théopompe  et 
Platon,  Démosthène  et  Gicéron  ne  se  faisait  plus 
sentir  ;  la  vie  paraissait  s'être  retirée  du  discours  et  la 
parole  semblait  menacée  de  périr. 

Le  christianisme  apparaît,  et  en  changeant  le  l)ut 
du  discours,  de  la  flatterie  à  l'enseignement,  le  genre 
et  le  caractère  de  la  parole,  de  la  louange  des  hommes 
à  la  gloire  de  Dieu,  la  place  de  la  triljune,  du  forum  à 
l'autel,  il  réussit  non  seulement  à  sauver  l'éloquence, 
mais  encore  à  la  grandir.  Sur  ce  sujet  nous  allons 
laisser  parler  le  professeur  lui-même. 

"  Le  christianisme,  dit-il,  ne  pouvait  pas  laisser 
"  périr  la  parole,  lui  qui  l'honora  plus  qu'aucune 
"  autre  doctrine  ne  l'avait  jamais  fait,  car  le  christia- 
"  nisrae  représentait  la  parole,  c'est-à-dire  le  Verbe, 
"  comme  la  créatrice  du  monde  ;  c'était  elle  qui  avait 
"  formé  l'univers,  qui  l'avait  sauvé,  qui  devait  le  juger 
"  un  jour.  C'était  bien  cette  même  parole  divine 
''  qui  devait  se  conserver,  se  perpétuer  dans  l'Eglise 
"  chrétienne  par  la  prédication  :  en  telle  sorte  qu'au- 
"  cune  forme  de  respect  n'était  trop  grande  pour  en- 


FRÉDÉRIC   OZANAM  525 

*'  tourer  la  parole  sainte.  Les  anciens  avaient  donné 
"  à  la  parole  humaine  le  plus  magnifique  piédestal  ; 
"  ils  lui  avaient  élevé  la  triljune,  au  milieu  de  l'Agora 
"  ou  du  Forum,  d'où  elle  dominait  ces  villes  intelli- 
"  gentes  et  passionnées  dont  la  conquête  était  le  prix 
''•de  la  parole  victorieuse.  Il  était  difficile  de  faire  à 
"  quelque  chose  d'humain  plus  d'honneur  ;  le  chris- 
"  tianisme  cependant  fit  plus  :  il  la  plaça  non  sur  la 
"  tribune,  mais  dans  le  temple,  à  côté  de  l'autel.  Il 
"  lui  éleva  une  chaire,  un  second  autel  pour  ainsi 
"  dire  auprès  du  sanctuaire.  On  vit  alors  ce  que  lepa- 
"  ganisme  n'avait  jamais  vu,  on  vit  la  parole  en  prose 
"  simple  et  sans  ornement,  dans  le  temple,  au  milieu 
"  des  mystères.  Il  est  vrai  que,  par  là  même,  lecarac- 
"  tère  de  la  parole  changeait;  elle  cessait  d'être  un 
*'  spectacle  pour  devenir  un  enseignement  ;  son  but 
"  n'était  plus  de  flatter  les  sens,  mais  d'éclairer  les 
"  esprits  et  d'ébranler  les  cœurs.  " 

Le  professeur  poursuivant  l'énumération  des  chan- 
gements que  le  christianisme  apporta  dans  la  rhétori- 
que, nous  montre  l'action  et  l'élocution  y  prenant 
une  place  plus  secondaire  à  mesure  que  l'invention  et 
l'inspiration  sont  reconnues  comme  les  qualités  les 
plus  nécessaires  de  l'art  oratoire.  Puis  Ozanam,  vou- 
lant nous  mettre  sous  les  yeux  les  nouvelles  ressour- 
ces de  l'éloquence,  nous  cite  parmi  les  prédicateurs 
qui  ont  précédé  le  cinquième  siècle  saint  Paul  et 
saint  Ambroise. 
Le  premier  était  doué  d'une  éloquence   d'un   ca- 


526  FRÉDÉRIC  OZANAM 


ractère  tout  à  fait  original  ;  il  réussissait  à  convain- 
cre ses  auditeurs  et  à  convertir  les  foules  par  sa  brus- 
que simplicité  et  par  l'exposé  lucide  des  doctrines 
qu'il  enseignait. 

Saint  Ambroise  que  la  légende  représente,  comme 
Platon  à  son  berceau,  avec  un  essaim  d'abeilles  sur 
ses  lèvres,  eut  au  quatrième  siècle  un  grand  renom 
d'éloquence.  Sa  parole  avait  un  tel  ascendant  sur  tous 
qu'elle  arrêta  Théodose  coupable  à  la  porte  du  sanc- 
tuaire et  arracha  saint  Augustin  à  l'erreur  des  mani- 
chéens. 

Dans  ses  écrits,  saint  Ambroise  trace  à  l'orateur 
chrétien,  des  préceptes  qu'on  peut  résumer  dans  les 
phrases  suivantes  :  "  Que  le  discours  soit  Correct,  sim- 
"  pie,  clair,  lucide,  plein  de  dignité  et  de  gravité  : 
"  qu'il  n'y  ait  point  d'élégance  affectée,  mais  qu'il 
"  s'y  mêle  quelque  grâce...  Que  dirais-jede  la  voix  ? 
"  Il  suffit,  selon  moi,  qu'elle  soit  pure  et  nette,  car, 
"  c'est  de  la  nature  et  de  nos  efforts  qu'il  dépend  de 
"  la  rendre  harmonieuse.  Que  la  prononciation  soit 
"  distincte  et  mâle,  qu'elle  s'éloigne  du  ton  rude  et 
"  grossier  des  campagnes  sans  prendre  le  rythme  em- 
"  phatique  de  la  scène,  mais  qu'elle  conserve  l'onction 
"  de  la  piété." 

Le  professeur  s'occupe  ensuite  des  orateurs  chré- 
tiens du  cinquième  siècle,  et  il  s'arrête  particulière- 
ment à  saint  Augustin,  auquel  il  consacre  la  plus 
grande  partie  de  cette  leçon. 

Dans  des  pages  nombreuses,  il  nous  fait  connaître 


FRÉDÉRIC    OZANAM  527 

les  préceptes  de  rliéiwrique  que  saint  Augustin  u 
enseignés;  il  nous  explique  sur  quels  points  prin- 
cipaux l'art  oratoire  chrétien  doit,  d'après  saint  Au- 
gustin, différer  de  la  rhétorique  enseignée  dans  l'an- 
tiquité, et  enfin,  il  nous  donne  plusieurs  fragments 
des  discours  ou  sermons  les  plus  éloquents  de  ce  saint 
docteur  de  l'Eglise. 

Contrairement  à  l'opinion  reçue  parmi  les  anciens, 
saint  Augustin  était  d'avis  que  l'éloquence  pouvait 
se  rencontrer  sans  la  rhétorique.  Il  posait  pour  prin- 
cipe que  la  sagesse  était  le  fonds  même  de  toute  élo- 
quence, et  qu'elle  lui  est  de  beaucoup  supérieure,  car 
la  sagesse  sans  l'éloquence  a  fondé  des  cités,  et  l'élo- 
quence sans  la  sagesse  les  a  plus  d'une  fois  mises  en 
ruines.  Ce  qu'il  trouve  de  plus  nécessaire  chez  le  pré- 
dicateur c'est  la  sagesse,  l'éloquence  est  de  surplus. 
L'orateur  doit,  de  plus,  convaincre,  plaire  et  toucher  ; 
saint  Augustin  insiste  surtout  pour  qu'il  s'efforce  de 
plaire  afin  de  gagner  les  âmes.  Il  déclare  que  pourvu 
que  la  clef  ouvre,  il  permet  qu'elle  ne  soit  pas  d'or, 
qu'elle  soit  de  plomb  ou  de  bois,  mais  il  faut  qu'elle 
ouvre  les  barrières,  qu'elle  les  ouvre  à  toutes  les  lu- 
mières de  la  vérité  et  à  toutes  les  violences  de  la  grâce 
divine. 

Le  style  simple,  dit  saint  Augustin,  est  celui  que 
l'auditeur  supporte  plus  longtemps,  et  plus  d'une  fois 
dans  sa  longue  carrière,  il  a  observé  que  l'admiration 
d'une  belle  parole  arrache  quelquefois  moins  d'ap- 
plaudissements à   l'auditoire   que  le   plaisir   d'avoir 


528  FRÉDÉRIC   OZANAM 


conçu,  facilement  et  sans  nuage,  une  vérité  difficile 
mise  à  sa  portée  par  une  parole  simple. 

"  Toutefois,  il  y  a,  dit  Ozanam,  quelques  périls 
"  dans  les  dédains  de  saint  Augustin  pour  les  déli- 
"  catesses  du  style;  il  y  a  ici  quelques  traces  de  la  dé- 
"  cadence  et  du  mauvais  goût  de  son  siècle.  Cepen- 
"  dant,  s'il  est  insuffisant  en  ce  qui  concerne  l'élocu- 
"  tion,  s'il  n'a  fait  que  répéter  les  règles  de  la  rhéto- 
"  rique  cicéronienne  en  ce  qui  regardait  l'invention, 
"  il  va  se  relever  singulièrement  lorsqu'il  entrera  jus- 
"  que  dans  les  dernières  profondeurs  de  la  philoso- 
"  phie  de  la  parole,  et  qu'il  donnera  le  véritaljle  mys- 
"  tère  de  la  nouvelle  éloquence  qu'il  veut  fonder. 
"  C'est  ce  qu'il  fait  dans  un  autre  ouvrage,  dont  l'oc- 
"  casion  même  est  digne  d'intérêt  et  qui  peint  bien 
"  l'âme  de  saint  Augustin.  " 

"  Un  diacre,  nommé  Deo  Gracias,  chargé  de  l'ins- 
"  traction  des  catéchumènes,  lui  avait  écrit  une  lettre 
"  pour  lui  peindre  ses  dégoûts,  ses  peines,  ses  décou- 
"  ragements  dans  une  fonction  si  difficile.  Saint  Au- 
"  gustin  cherche  à  relever  son  courage  en  lui  faisant, 
"  avec  une  admirable  analyse,  la  peinture  de  toutes 
"  les  tristesses,  de  tous  les  découragements  qui  peu- 
"  vent  saisir  un  homme  chargé  de  porter  la  parole 
"  devant  ses  frères,  et  cependant  en  lui  montrant  par 
"  quels  moyens  victorieux  on  peut  dompter  ses  en- 
"  nuis,  ses  découragements,  et  triompher,  tôt  ou  tard, 
"  de  toutes  les  résistances  de  soi-même  ou  d'autrui. 
"  Les  deux  secrets  de  tyutc  cette  éloquence  dont  saint 


FRÉDÉRIC   OZANAM  529 

"  Augustin  va  chercher  le  fonds  dans  l'étude  de  l'es- 
"  prit  humain,  sont  l'amour  des  hommes  qu'il  faut 
"  instruire  et  Taraour  de  la  vérité  qui  n'est  autre  que 
"  Dieu  même.  Je  dis  d'ahord  l'amour  des  hommes,  et 
"  saint  Augustin  trouve,  en  effet,  une  ressource  d'élo- 
'•  quence  que  les  anciens  n'avaient  pas  connue,  dans 
"  la  charité,  dans  ce  besoin  que  nous  avons  de  com- 
"  muniquer  à  autrui  les  vérités  dont  nous  sommes 
"  pénétrés,  dans  cette  ardeur  qui  fait  que  nous  ne 
"  pouvons  nous  empêcher  d'ouvrir  la  main,  quand 
"  elle  est  pleine  de  ce  que  nous  regardons  comme 
"  vrai,  comme  beau,  comme  bon.  Car.  dit-il,  de  môme 
"  qu'un  père  se  plaît  à  se  faire  petit  avec  son  enfant, 
"  à  bégayer  avec  lui  les  premiers  mots,  non  qu'il  y 
"  ait  rien  de  bien  attrayant  à  murmurer  ainsi  des 
"  mots  confus,  et  cependant,  c'est  là  lo  bonheur  rêvé 
"  par  tous  les  jeunes  pères;  de  même  pour  nous,  pères 
"  des  âmes,  ça  doit  être  un  bonheur  de  nous  faire  pe- 
"  tits  avec  les  petits,  de  murmurer  avec  eux  les  pre- 
"  mières  paroles  de  la  vérité,  et  d'imiter  l'oiseau  de 
"  l'Evangile  qui  réunit  ses  petits  sous  ses  ailes,  et 
''  n'est  heureux  qu'autant  qu'il  est  réchauffé  de  leur 
"  chaleur  et  qu'il  les  réchauffe  de  la  sienne.  C'esi 
"  qu'en  effet,  personne  mieux  que  saint  Augustin  n'a 
"  connu  cette  mystérieuse  sympathie  de  l'orateur  et 
"  de  l'auditeur,  par  laquelle  l'un  éclaire,  soutient 
"  conduit  l'autre,  tandis  que  tous  deux  travaillent  à 
"  la  même  heure,  par  le  même  effort,  au  détachement 
"  et  à  l'éclat  de  la  même  vérité.  " 

34 


530  FRÉDÉRIC   OZANAM 


4 


Parmi  les  nombreux  passages  des  sermons  de  saint 
Augustin  cités  par  le  professeur,  nous  détachons  le 
fragment  suivant  d'un  admirable  discours  sur  la  ré- 
surrection. 

"  Vous  êtes  tristes,  dit  saint  Augustin,  d'avoir  porté 
"  au  sépulcre  celui  que  vous  aimiez,  et  parce  que 
"  tout  à  coup  vous  n'entendez  plus  sa  voix.  Il  vivait 
"  et  il  est  mort;  il  mangeait  et  il  ne  mange  plus  ;  il 
"  ne  se  mêle  plus  aux  joies  et  aux  plaisirs  des  vi- 
"  vants.  Pleurez-vous  donc  la  semence  quand  vous  la 
'•  confiez  au  sillon?  Si  un  homme  était  assez  ignorant 
"  de  toutes  choses  pour  pleurer  le  grain  qu'on  ap- 
"  porte  aux  champs,  qu'on  met  dans  la  terre  et  qu'on 
"  ensevelit  sous  la  glèbe  brisée  ;  et  si  cet  homme  di- 
"  sait  en  lui-même  :  comment  donc  a-t-on  enterré  ce 
"  l)lé,  moissonné  avec  tant  de  peine,  battu,  émondé, 
"  conservé  dans  le  grenier  ?  nous  le  voyions,  et  sa 
"  beauté  faisait  notre  joie,  maintenant  il  a  disparu  de 
"  nos  yeux...  S'il  pleurait  ainsi,  ne  lui  dirait-on  pas  : 
"  Ne  t'afflige  point,  ce  grain  enfoui  n'est  assurément 
"  plus  dans  le  grenier,  il  n'est  plus  dans  nos  mains  ; 
"mais  nous  viendrons  plus  tard  visiter  ce  champ,  et 
"  tu  te  réjouiras  de  voir  la  richesse  de  la  récolte,  là  où 
"  tu  pleures  l'aridité  du  sillon.  Les  moissons  se  voient 
"  chaque  année,  celle  du  genre  humain  ne  se  fera 
"  (pi'une  fois  à  la  fin  des  siècles...  En  attendant,  toute 
"  créature,  si  nous  ne  sommes  pas  sourds,  nous  parle 
"  de  résurrection.  Le  sommeil  et  le  réveil  sont  de  tous 
"  les  jours  ;  la  lune  disparaît  et  se  renouvelle  tous  les 


FRÉDÉRIC    OZAXAM  Ool 

"  mois.  Pourquoi  viennent,  pourquoi  s'en  vont  les 
"feuilles  des  arbres?  Voici  l'hiver,  assurément  ces 
"  arbres  desséchés  reverdiront  au  printemps.  Sera-ce 
"  la  première  fois,  du  l'avez-vous  vu  l'an  passé?  Vous 
"  l'avez  vu,  l'automne  amena  l'hiver,  le  printemps 
•"  ramène  l'été.  L'année  recommence  dans  un  temps 
"qui  lui  est  marqué  :  et  les  hommes  faits  à  l'image  de 
"  Dieu  mourraient  pour  ne  })lus  revivre  !" 

Avant  de  nous  séparer  de  saint  Augustin,  nous  re- 
produisons le  fait  suivant  rapporté  par  le  saint  lui- 
même.  Nous  verrons  par  là  le  grand  ascendant  que 
lui  donnait  sur  le  peuple,  sa  parole  toujours  élo- 
quente. 

"  De  temps  immémorial,  dit  Ozanam,  il  existait  en 
"  Mauritanie,  à  Césarée,  une  coutume  qu'on  appe- 
"  lait  la  Caterva  ;  c'était  une  petite  guerre,  mais  sé- 
"  rieuse  et  meurtrière  qu'on  se  faisait  chaque  année  : 
"  chaque  année  les  habitants  de  la  ville,  divisés  en 
"  deux  bandes,  les  pères  et  les  fils,  les  frères  et  les 
"  frères,  armés  les  uns  contre  les  autres,  se  faisaient 
"  pendant  cinq  ou  six  jours,  une  guerre  à  mort;  des 
"  flots  de  sang  coulaient  dans  la  ville.  Aucune  pres- 
"  cription  des  empereurs  n'avait  pu  déraciner  ce  dé- 
"  testable  visage  ;  cela  étonnera  encore  moins  ceux 
"  qui  sauront  que  l'Italie,  au  moyen  âge,  connut  quel- 
"  ques  coutumes  semblables,  et  qu'il  fallut  des  efforts 
"  persévérants  pour  les  effacer.  Saint  Augustin  tâcha 
"  d'abolir  ce  que  les  édits  des  empereurs  avaient  vai- 
"  nement  voulu  détruire  :  il  parla,  il  ébranla,  il  fut 


532  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  couvert  d'applaudissements  ;  mais  il  ne  se  crut  pas 
"  vainqueur  tant  qu'il  n'entendit  que  des  acclania- 
"  tions  ;  il  parla  encore,  enfin  il  vit  couler  des  larmes  : 
"  alors  il  sentit  que  la  victoire  était  gagnée.  En  effet, 
"  dit-il,  il  y  a  huit  ans  que  la  coutume  annuelle  n'a 
"  pas  reparu." 

Ozanam  termine  en  énumérant  les  orateurs  chré- 
tiens des  premiers  siècles,  tant  en  Orient  qu'en  Occi- 
dent, ainsi  que  ceux  des  quatrième  et  cinquième  .siè- 
cles. Il  mentionne  saint  Jean  Chrysostôme,  saint  Gré- 
goire de  Nazianze  et  saint  Basile,  de  l'Église  grecque. 
Il  place  en  tête  des  plus  éloquents  prédicateurs  de  l'E- 
glise latine,  saint  Léon  le  Grand,  et  il  reproduit  un  de 
ses  sermons  prononcé  le  jour  de  la  fête  des  apôtres 
saint  Pierre  et  saint  Paul.  Puis,  viennent  saint  Pierre 
Chrysologue,  Gaudence  de  Brescia  et  Maxime  de  Tu- 
rin. Le  professeur  fait  aussi  une  mention  toute  parti- 
culière de  saint  Grégoire  le  Grand  qu'il  donne  avec 
saint  Augustin  comme  les  principaux  modèles  de  la 
prédication  chrétienne  au  moyen  âge. 

Au  cinquième  siècle  l'histoire  n'existait  plus,  du 
moins,  il  n'existait  pas  d'historien  vraiment  digne 
de  ce  nom.  On  ne  mentionne  que  deux  chroniqueurs, 
Prosper  d'Aquitaine  et  Amien  MarccUin.  Ce  dernier, 
un  brave  soldat,  connaissait  trop  peu  de  choses  pour 
rendre  un  compte  raisonné  de  tous  les  événements 
de  son  temps.  Comme  païen,  d'ailleurs,  il  ne  voyait 
les  choses  que  du  côté  matériel. 

Pourtant,  l'histoire  ayait  été  en  grande  considéra- 


FRÉDÉRIC   OZANAM  533 

tion  parmi  les  anciens,  qui  la  reconnaissaient  comme 
un  art,  capable,  comme  la  sculpture,  de  donner  à 
l'homme  l'immortalité  sur  cette  terre. 

Parmi  les  historiens  anciens,  Ozanam  mentionne 
Hérodote  et  Thucydide,  puis  chez  les  Latins,  Tite- 
Live,  Salluste  et  Tacite.  Tous  s'accordèrent  à  donner 
à  l'histoire  les  caractères  d'un  art.  C'est  pourquoi  ils 
aspiraient  plutôt  à  charmer  qu'à  instruire,  et  trop 
souvent  dans  leurs  ouvrages,  la  poésie  et  l'éloquence 
prennent  la  place  de  la  vérité. 

"  A  l'époque  où  nous  sommes,  dit  Ozanam.  nous 
"  trouvons  l'histoire  pour  ainsi  dire  décomposée,  ré- 
"  duite  à  ses  éléments  ;  mais,  du  sein  de  cette  déca- 
"  dence  sortira  une  recomposition:  les  éléments  sont 
"  séparés,  mais  ils  attendent  l'esprit  qui  doit  les  ré- 
"  chauffer  et  les  réunir.  Nous  allons  rencontrer,  chez 
"  des  écrivains  distincts  et  très  différents,  ces  trois  for- 
"  mes  des  études  et  des  travaux  historiques  :  d'une 
"  part,  les  chroniques  qui  rétablissent  l'ordre  des 
"  temps  ;  en  second  lieu,  les  actes  des  saints  qui  font 
"  vivre  les  plus  belles  figures  des  âges  nouveaux  ;  en 
"  troisième  lieu,  les  premiers  essais  d'une  philosophie 
"  de  l'histoire,  qui  déroule  toute  la  suite  du  plan  divin 
"  pour  pénétrer  plus  profondément  que  la  vie  même, 
"  et  arriver  à  l'idée  qui  préside  à  la  succession  des 
'•  temps  et  des  hommes." 

Parmi  les  chroniqueurs  du  temps,  le  professeur 
place  les  premiers  défenseurs  du  christianisme,  tels 
que  Justin,  Clément  et  Tatius.  Tous  ont  eu  à  écrire 


534  FRÉDÉRIC    OZANAM 

riiistoire  ens'occupantdcs  principales  figures  de  l'An- 
cien Testament,  et  surtout  de  Moïse.  Ozanam  cite 
aussi  Eusèbe,  auteur  d'une  histoire  universelle  tra- 
duite et  augmentée  par  saint  Jérôme. 

Cette  histoire  universelle  était  assez  complète  et  ces 
deux  écrivains  donnèrent  un  caractère  nouveau  à  leur 
travail  en  ne  se  contentant  pas  d'écrire  seulement 
l'histoire  des  événements,  mais  encore  celle  delà  pen- 
sée et  de  la  parole.  C'est  ainsi  qu'à  côté  des  longues 
listes  de  rois,  de  magistrats,  de  dictateurs  et  d'empe- 
reurs, on  trouve  aussi  un  tableau  par  ordre  chronolo- 
gique, des  historiens,  des  orateurs,  des  poètes  et  des 
philosophes. 

"Une  autre  qualité,  bien  plus  importante  chez  eux, 
c'est  leur  grand  amour  de  la  vérité.  Ces  vaillants 
chrétiens  accoutumés  à  blâmer  les  mœurs  des  patri- 
ciens delà  décadence,  étaient  loin  de  songera  jeter  un 
voile  sur  les  fautes  des  anciens  Romains. 

Après  Eusèbe  et  saint  Jérôme,  Prosper  d'Aquitaine 
reprend  la  chronique  et  la  conduit  jusqu'en  l'année 
444.  Puis,  vient  l'évêque  espagnol  Ida(;e,  qui,  les  lar- 
mes aux  yeux,  nous  fait  le  récit  de  toutes  les  catas- 
trophes dont  le  bruit  parvint  jusqu'à  lui  au  fond  de  la 
Galicie.  Il  raconte  avec  brièveté  et  amertume  toutes 
les  invasions  des  barbares  ;  leurs  dévastations  dans 
les  provinces  espagnoles  le  font  pleurer  sur  sa  patrie  ; 
le  bruit  des  coups  qui  frappent  les  murs  de  Rome  le 
fait  craindre  pour  sa  religion. 

En  ces  temps  malheureux  l'histoire,  comme  d'ail- 


FRÉDÉRIC   OZANAM  535 


leurs  tout  ce  qui  se  rapportait  anx  lettres,  fut  obligée 
de  chercher  refuge  dans  les  monastères,  La  Provi- 
dence avait  ainsi  disposé  les  choses  pour  qu'il  se  trou- 
vât dan?  chaque  cloître  un  moine  assez  intelligent 
pour  écrire  année  par  année  les  événements  de  son 
temps.  Le  chroniqueur  du  monastère  faisait  aussi 
connaître  la  vie  des  plus  illustres  contemporains  et  il 
entremêlait  le  tout  de  souvenirs  personnels. 

L'histoire  ne  se  trouve  pas  seulement  dans  la  chro- 
nique ou  l'exposé  pur  et  simple  des  événements  d'une 
époque,  mais  de  plus,  on  rencontre  dans  la  vie  écrite 
des  grands  hommes  des  renseignements  qui  permet- 
tent de  s'assurer  de  la  vérité  des  faits  et  d'entrer  dans 
les  détails  de  la  narration.  Ainsi,  pour  cette  première 
partie  du  moyen  âge,  les  actes  des  martyrs  et  la  vie 
des  saints,  tels  que  saint  Ambroise,  saint  Augustin  et 
tant  d'autres,  ont  été  des  sources  inépuisables  de  ren- 
seignements. Les  disciples  de  ces  grands  homme.-  en 
écrivant  leur  vie  ont  rendu  un  grand  service  à  l'his- 
toire. 

Plus  tard,  les  anachorètes  et  les  solitaires  des  dé- 
serts se  mii-ent  aussi  à  écrire  la  vie  les  uns  des  autres, 
ainsi  que  les  principaux  événements  dont  le  bruit 
pouvait  parvenir  jusqu'à  eux.  Il  n'est  pas  surprenant 
de  voir  la  poésie  envahir  les  chroniques  de  ces  soli- 
taires, qui  écrivaient  tout  en  contemplant  les  Ijeautés 
de  la  nature,  et  en  admirant  Timmensité  et  la  magni- 
ficence des  œuvres  du  créateur. 

Ici,  le  professeur   reproduit  un  écrit   merveilleux 


536  FRÉDÉRIC    OZANAM 


qu'on  trouve  dans  les  œuvres  de  saint  Jérôme.  Il  s'a- 
git d'une  dernière  visite  de  saint  Paul  l'Ermite  à  l'a- 
nachorète Antoine,  la  veille  de  sa  mort,  dans  les  pro- 
fondeurs de  la  Thébaïde. 

Jusqu'à  présent,  nous  avons  vu  dans  le  travail  his- 
torique deux  parties  :  d'une  part,  la  chronologie  ou  la 
vérité  toute  entière,  mais  aride,  sèche,  dépouillée,  et, 
d'autre  part,  la  légende,  où  la  vie,  la  couleur,  le  mou- 
vement de  l'histoire  se  trouvent,  mais  où.  souvent  aussi 
la  poésie  a  pris  ses  ébats.  Il  nous  reste  maintenant  à 
parler  de  la  philosophie  de  l'histoire,  qui  fut,  pour 
ainsi  dire,  une  des  innovations  nécessitées  par  l'avè- 
nement du  christianisme. 

Ozanam  trouve  dans  les  écrits  de  saint  Augustin,  et 
surtout  dans  la  Cité  de  Dieu,  le  premier  effort  à  la  re- 
cherche des  causes  premières,  ou,  si  on  le  préfère,  le 
premier  pas  fait  pour  constituer  la  philosophie  de 
l'histoire. 

Lorsque  Rome  tomba  au  pouvoir  des  barbares,  de 
toutes  parts  s'élevaient  des  cris  et  des  plaintes  contre 
les  chrétiens  et  le  Dieu  qu'ils  adoraient.  On  se  mo- 
quait de  Dieu,  disant  qu'il  n'avait  pas  eu  assez  de  puis- 
sance pour  protéger  ses  adorateurs  contre  le  pillage, 
la  captivité  et  la  mort,  et  l'on  accusait  les  chrétiens 
d'être  la  cause  du  courroux  des  dieux  qui,  pour  se 
venger,  avaient  permis  la  prise  de  Rome. 

"  Dans  son  livre,  saint  Augustin  répondait  à  ces 
"  clameurs  des  païens  en  leur  montrant,  dans  les 
"  malheurs  de  Rome,  les,  conséquences  accoutumées 


FREDERIC   OZANAM 


537 


"■  de  la  guerre,  mais  en  leur  faisant  voir  aussi  l'inter- 
"  vention  du  christianisme  dans  cette  puissance  qui 
"  avait  effrayé  et  dompté  les  barbares  au  jour  même 
"  de  leur  victoire,  et  triomphé  de  leur  souveraine  li- 
"  berté." 

•  Ozanam,  après  avoir  donné  une  analyse  rapide  de 
ce  livre  étonnant,  nous  mentionne  encore  deux  autres 
écrivains,  le  prêtre  espagnol  Paul  Orose  et  le  prêtre 
gaulois  Salvien.  Le  premier  n'indique  pas  comme 
saint  Augustin  les  causes  des  désastres  du  temps, 
mais  avec  un  sentiment  chrétien  bien  admirable,  il 
ose  prévoir  dans  ces  bouleversements  une  ère  de  paix 
pour  toute  l'Europe.  Faisant  taire  son  amour  pour  la 
patrie,  il  ne  craint  pas  de  dire  que  quant  à  lui,  il  ne 
regrettera  pas  l'invasion  si  elle  a  pour  résultat  de 
faire  des  néophytes  de  tous  les  barbares. 

Salvien  dans  son  livre  de  Gubernatione  Dei  (-ioô) 
fait  preuve  d'un  grand  progrès  dans  la  philosephie 
de  l'histoire. 

Rome  a  été  pendant  dix-sept  ans  entre  les  mains 
des  barbares,  Rome  est  humiliée  et  paraît  tombée 
pour  ne  plus  se  relever.  Il  faut  alors  entendre  les  cla- 
meurs des  païens  contre  les  chrétiens.  Salvien  répond 
en  montrant  les  causes  naturelles  et  surnaturelles  de 
la  décadence  et  de  la  ruine.  "Il  montre  ces  causes 
"  dans  la  corruption  d'une  société  mourante  en  raison 
"  du  désordre  de  ses  institutions,  qui  devait  ame- 
"  ner  la  ruine  de  son  pouvoir.  Il  les  montre  dans  l'a- 
"  vilissement   des    mœurs    favorisé  par   les    lois  ro- 


538  FRÉDÉRIC  OZANAM 

"  maines,  et  déclare  sous  ce  rapport  la  snpérionté 
"  des  barbares." 

Enfin,  Salvien  dépeint  avec  une  telle  éloquence  et 
une  telle  énergie  les  vices  et  les  malheurs  de  son 
temps,  qu'il  a  mérité  d'être  appelé  le  nouveau  Jé- 
rémie. 

En  règle  générale,  la  poésie  est  la  première  forme 
de  la  littérature,  mais  dans  la  littérature  chrétienne, 
il  en  a  été  autrement.  L'histoire  et  l'éloquence  ont 
précédé  la  poésie  :  celle-ci  était  toute  dans  l'Evangile 
et  dans  les  livres  saints.  Elle  était  aussi,  on  peut  dire, 
en  action  dans  ce  grand  spectacle  de  la  chute  d'un 
inonde  vermoulu  et  de  la  naissance  d'un  monde  nou- 
veau. Mais,  comme  l'a  dit  M.  Saint-Marc  Girardin, 
"  la  vérité  était  trop  forte  pour  faire  des  poètes  à 
"  cette  époque,  elle  ne  pouvait  faire  que  des  mar- 
"  tyrs." 

"  Il  n'a  pas  fallu  moins  de  trois  siècles  silencieux, 
"  dit  Ozanam,  pour  mûrir  la  fécondité  de  l'art  chré- 
"  tien."  Cî'est  à  l'époque  de  Constantin  que  les  poètes 
viennent  s'ajouter  aux  polémistes,  aux  orateurs,  aux 
historiens  qui  ont  fait  la  lutte  âpre  et  sévère  de  la  vé- 
rité contre  l'erreur.  "  La  paix  de  l'Église  est  comme 
une  aurore  qui  éveille  des  chants." 

Parmi  les  poètes  nombreux  qui  se  sont  fait  remar- 
quer à  cette  époque,  Ozanam  cite  Commodianus,  poète 
épique,  et  après  lui,  Dracontius,  saint  Hilaire  d'Arles 
et  Marins  Victor,  qui  composèrent  des  poésies  sur  les 
premiers  récits  de  la  Bi.ble.  Puis  vinrent  Juvencus  et 


FRÉDÉRIC   OZANAM  539 


Sédulius.  *  Le  premier  écrivit  en  vers  une  vie  de 
Jésus-Christ,  et  le  second  se  fit  surtout  connaître  par 
un  poëme  intitulé  :  Paschale  Carmen. 

Tous  ces  poètes  surent  atteindre  dans  leurs  écrits  la 
grandeur  et  la  solennité  que  comportaient  les  sujets 
traités,  mais  tous  aussi  ont  poussé  la  sobriété  d'ima- 
ges, d'épisodes  et  de  paraphrases  jusqu'à  la  séche- 
resse. Ceci  s'explique  sutout  par  la  pensée  de  contro- 
versé qui  domine  nécessairement  dans  toute  cette 
poésie.  Mais  alors,  nous  dira-t-on,  pourquoi  n'écrivi- 
rent-ils pas  en  prose,  comme  leur  aurait  conseillé 
Boileau?  C'est  que  renseignement,  chez  les  anciens  et 
même  à  l'époque  que  nous  étudions,  se  faisait  surtout 
par  l'exercice  de  la  mémoire,  "  Par  ce  moyen,  dit 
"  Ozanam,  ces  poètes  parvinrent  à  faire  pénétrer  plus 
"  profondément  et  plus  facilement  les  vérités  chré- 
"  tiennes,  sous  ces  formes  poétiques,  dans  les  classes 
"  lettrées  du  monde  romain." 

Ces  premiers  poètes  chrétiens  que  nous  venons  de 
mentionner,  peuvent  être  rangés  parmi  les  poètes  épi- 
ques; le  professeur  donne  toutefois  aux  poètes  lyri- 
ques, et  surtout  à  saint  Paulin  et  à  Prudence,  la  plus 
grande  part  de  son  travail. 


*  Tous  ces  poètes  ont  été  tirés  de  l'oubli  par  Aide  le  f!rand 
dans  sa  belle  édition  des  "  Poet«  Cbristiani,"  Venise,  1500- 
1504.  Il  y  avait  <à  cette  époque  un  mouvement  comme  celui  qui 
s'est  fait  dans  notre  siècle  en  faveur  de  la  littérature  chré- 
tienne et  contre  la  littérature  païenne. 


540 


FREDERIC  OZANAM 


Leur  genre  de  poésie  fut  imité  non  seulement 
dans  cette  langue  latine  qu'ils  écrivii;Bnt  pour  le 
moins  aussi  bien  que  les  poètes  païens  leurs  contem- 
porains, mais  encore  dans  toutes  les  langues  nou- 
velles qui  se  formèrent  du  latin.  C'est  ainsi  qu'au 
temps  de  Charlemagne,  on  trouvera  un  moine  franc 
du  nom  d'Ottfried,  s'efforçant  de  publier  dans  son 
poème  de  V Harmonie  des  Evangiles  les  louanges  du 
christianisme. 

Plus  tard,  les  conquêtes  de  Charlemagne,  les  hauts 
faits  de  la  chevalerie,  les  sublimes  entreprises  des 
croisades,  et  enfin  les  découvertes  de  Vaseo  de  (lama, 
inspireront  tour  à  tour  des  poètes  aussi  célèbres  que 
l'Arioste,  le  Tasse,  Camoëns. 

Des  temps  encore  moins  éloignés  de  nous  verront 
In'iller  Dante  dans  sa  Divine  Comédie,  Gerson  dans 
Joséphina  et  Vida  dans  sa  Christiade.  Ces  derniers 
poètes,  comme  ceux  des  premiers  temps  du  christia- 
nisme, préférèrent  avec  raison  les  sujets  religieux 
aux  événements  de  leur  temps. 

Quant  à  la  poésie  lyrique  des  premiers  siècles  chré- 
tiens, on  peut  la  faire  remonter  jusqu'au  temps  de 
saint  Paul,  qui  exhortait  les  fidèles  à  chanter  des  can- 
tiques. Toutefois  l'Orient,  dans  le  progrès  du  chant 
ecclésiastique,  semble  avoir  été,  dès  le  début,  plus  loin 
dans  la  formation  des  chœurs,  car  du  temps  même  de 
saint  Ignace,  le  chant  à  deux  chœurs  était  établi  dans 
les  églises. 

Chez  les  Latins,  ce  fut -saint  Ambroise  qui  inaugura 


FRÉDÉRIC   OZANAM  541 

définitivement  le  chant  sacré,  et  voici  en  quelle  cir- 
constance. L'impératrice  Justine  persécutait  ce  saint 
évêque,  et  le  peuple,  pour  le  défendre  contre  les  atta- 
ques de  ses  ennemis,  passait  les  jours  et  les  nuits  à 
veiller  autour  de  son  palais.  Touché  de  compassion  à 
la  vue  de  ces  longues  veilles,  saint  Ambroise  résolut 
d'en  dissiper  l'ennui  en  introduisant  les  chants  sacrés 
de  l'Orient  dans  son  église. 

Ce. saint  évêque  ne  se  contenta  pas  toutefois  de  faire 
chanter  les  hymnes  déjà  connues,  mais  il  se  mit  à  en 
composer  lui-même.  Ozanam  lui  en  attribue  douze, 
pleines  d'élégance  et  de  beauté,  et  il  cite  entre  autres, 
celle  qui  commence  ainsi  : 

Deus  Creator  omnium 
Polique  rector,  vestiens 
Diem  decoro  lumine, 
Noctein  soporis  gratia. 

"  Dans  ces  poésies,  remarque  Ozanam,  la  langue 
"  est  encore  antique,  cependant  la  versification  a 
"  quelque  chose  de  moderne:  c'est  la  petite  strophe 
"  de  quatre  vers  iambiques  de  huit  syllabes  chacun, 
"  qui  se  prête  facilement  au  remplacement  delà  ({uan- 
"  tité  par  l'accent,  et  ménage  ainsi  une  place  à  la 
"  rime  que  nous  avons  vue  introduite  de  bonne 
"  heure  dans  la  versification  chrétienne,  que  saint 
"  Augustin  avait  lui-même  pratiquée  dans  son  2)saume 
"  contre  les  donatistes,  qui  revient  pendant  vingt- 
"  quatre  vers,  rimes  deux  à  deux,  dans  l'hymne  con- 
"  sacrée  par  le  pape  Damase  à  sainte  Agathe.  Ainsi, 


542  FRÉDÉRIC    OZANAM 

"  la  séquence  du  moyen  âge  est  déjà  trouvée  ;  pres- 
"  que  toutes  sont  ainsi  coupées  en  strophes  de  quatre 
"  vers  de  huit  sylhibes  chacun  ;  seulement  le  moyen 
"  âge  remplacera  la  quantité  parla  rime,  qui  donnera 
"  à  l'oreille  cette  satisfaction  que  la  prosodie  ancienne 
"  serait  désormais  impuissante  â  lui  offrir.  Chose 
"  étrange  !  ce  sera  à  la  condition  de  rom})rc  un  jour  et 
"  définitivement  avec  les  formes  anciennes  que  lapoé- 
''  sic  chrétienne  arrivera  enfin  à  la  liljcrté  sans  la- 
"  quelle  il  n'y  a  point  d'inspiration  et  qui  lui  donnera 
"  cette  prodigieuse  richesse,  cette  verve,  cette  abon- 
"  dance  du  treizième  siècle,  et  enfin  cette  majesté  du 
"  Dies  iras,  et  cette  grâce  inexprimable  du  Stabat 
"  Mater:' 

Revenons  aux  poèmes  lyriques  de  Paulin  et  de 
Prudence. 

Le  premier,  avant  de  devenir  chrétien,  avait  rempli 
avec  honneur  plusieurs  charges  de  l'empire.  Paulin 
ou  Paulius  ]Meropius  était  d'une  famille  sénatoriale 
romaine  très  riche  et  sa  femme  avait  encore  ajouté  à 
sa  fortune  en  lui  apportant  de  nombreux  domaines. 
Après  avoir  abjuré  le  x>aganisme,  il  se  réfugia  avec 
son  épouse  dans  ses  terres  en  Espagne.  Là,  retiré 
dans  la  solitude,  il  commen^'ait  à  jouir  d'une  vie  pai- 
sible et  heureuse,  lorsque  la  mort  de  son  unique  en- 
fant le  détermina  à  renoncer  à  toutes  les  espérances 
de  la  terre  pour  se  rapprocher  davantage  de  Dieu. 
D'un  commun  accord,  son  épouse  et  lui  vendirent 
tous  leurs  biens  pour  en  distribuer  le  ])rix  aux  pau- 


FRÉDÉRIC   OZANAM  543 

vres,  puis  ils  se  retirèrent  à  Nôle,  près  du  tombeau  de 
saint  Félix. 

A  la  mort  de  son  épouse,  Paulin  fut  ordonné  prêtre 
et  en  409  il  devint  évêque  de  Nôle. 

Sa  conversion  éloigna  de  lui  ses  parents  et  ses  amis  : 
plusieurs  même  de  ces  derniers  et  ses  frères  ne  lui 
pardonnèrent  jamais  ce  qu'ils  appelaient  sa  folie,  et 
ils  passaient  près  de  lui  sans  paraître  le  connaître. 
Toutefois,  nous  verrons  (pic  le  chagrin  causé  par  une 
telle  conduite  n'altéra  en  rien  chez  le  saint  la  bonté 
et  la  tendresse  de  cœur  qu'on  admire  partout  dans 
ses  poésies. 

Paulin  avait  reçu  des  mains  du  savant  Ausone  une 
instruction  très  soignée,  et  ce  maître  habile  avait  su 
lui  inspirer  de  bonne  heure  la  culture  des  lettres,  Ta- 
mour  de  la  poésie,  ainsi  que  la  grâce,  l'élégance  et  la 
pureté  du  langage.  ]Mais  le  disciple  n'emprunta  ja- 
mais au  maître  son  affectation,  ses  puérilités,  et  il 
faut  le  dire,  ses  obscénités. 

"  Voulant  consoler,  dit  Ozanam,  des  parents  qui 
"  pleuraient  la  mort  d'un  enfant,  il  le  représente  se 
"jouant  dans  les  cieux  avec  celui  qu'il  a  lui-même 
"  perdu  et  dont  la  mémoire  ne  s'efface  pas  de  son 
"  cœur,  quoique  pénitent  il  soit  assis  depuis  tant 
"d'années  au  tombeau  de  Nôle:  "  Venez,  jeunes 
"  frères,  venez  dans  cet  éternel  partage;  couple  char- 
"  mant,  habitez  ces  joj'-euses  demeures,  et  tous  deux 
"  prévalez- vous  de  votre  innocence,  enfants,  et  que 
"  vos  prières  soient  plus  fortes  que  les  péchés  de  vos 
"  parents." 


544  FKÉDÉRIC   OZANAM 

Vivite  participes,  aîternum  vivite,  fratres, 
Et  lœtos  dignain  par  habitate  locos  ; 

Innocuisque  pares  meritis  peccata  parentum, 
Infantes,  castis  vincite  suffragiis. 

Prudence  naquit  en  Espagne  en  l'année  348,  à  peu 
près  au  même  temps  que  saint  Paulin  voyait  le  jour  à 
Bordeaux.  Comme  lui  aussi,  Prudence  fut  chargé  suc- 
cessivement de  l'administration  de  plusieurs  villes 
dans  sa  patrie,  et  il  s'acquitta  même  avec  grand  hon- 
neur d'une  charge  élevée  qu'Honorius  lui  avait  donnée 
à  sa  cour. 

Ce  poète  chrétien  était  surtout  remarquable  par  la 
grâce  et  l'élégance  de  ses  vers.  Comme  il  était  avocat, 
on  trouve  aussi  dans  ses  poésies  plusieurs  passages 
qui  laissent  apparaître  l'orateur,  l'homme  accoutumé 
aux  débats,  surtout  dans  ses  deux  livres  contra  S}/m- 
machum. 

Malgré  son  grand  désir  de  consacrer  ses  dernières 
années  à  la  gloire  du  Christ  et  à  la  défense  de  ses  dis- 
ciples, il  ne  se  cachait  pas  l'imperfection  des  armes 
que  la  Providence  avait  mises  à  sa  disposition,non  plus 
que  le  manque  de  force  de  l'instrument  dont  elle  se 
servait.  A  ce  sujet,  il  s'exprime  ainsi  en  toute  humi- 
lité: "  Il  est  temps,  dit-il,  de  consacrer  à  Dieu  le  reste 
"  de  sa  voix  ;  que  les  hymnes  accompagnent  les 
"  heures  du  jour,  et  que  la  nuit  ne  se  taise  point  :  que 
"  les  hérésies  soient  combattues,  la  foi  catholique  dis- 
"  cutée,  l'insulte  prodiguée  aux  idoles,  les  vers  glo- 
"  rieux  aux  martyrs,  la  Jouange  aux  apôtres...  Dans 


FRÉDÉRIC   OZANAM  545 

"  la  maison  d'un  riche,  on  étale  partout  une  opulente 
"vaisselle;  la  coupe  d'or  y  étincelle,  la  chaudière 
"  d'airain  n'y  manque  pas.  On  y  voit  le  vaisseau  d'ar- 
"  gile  et  le  plat  d'argent  large  et  lourd  ;  plusieurs 
"  vases  y  sont  d'ivoire,  d'autres  sont  taillés  dans  l'or- 
".  me  et  le  chêne.  Pour  moi,  le  Christ  m'emploie 
''  comme  un  vase  sans  valeur  à  dliumbles  usages  et 
"  souffre  que  je  reste  dans  un  coin  du  palais  de  son 
"  Père." 

Me  paterno  in  atrio 

Ut  obsoletum  vasculuin  caducis 

Christus  optât  usibus, 

Sinitque  parte  in  anguli  mauere. 

Dans  son  étude  sur  les  œuvres  de  ce  poète,  le  pro- 
fesseur s'occupe  surtout  de  ses  deux  livres  contre 
Symmaque,  ce  brillant  auteur  païen  dont  nous  avons 
déjà  parlé,  qui  plaidait  pour  le  rétablissement  de  l'au- 
tel de  la  Victoire.  Nous  avons  surtout  admiré  dans  le 
deuxième  livre  ce  passage  à  jamais  célèbre  où  Pru- 
dence demande  Tabolition  des  combats  de  gladiateurs. 
Il  vient  de  peindre  l'amphithéâtre  retentissant  des 
clameurs  des  combattants,  puis  s'adressant  à  Hono- 
rius,  il  s'écrie  :  '•  Que  Rome,  la  ville  d'or,  ne  connaisse 
"  plus  ce  genre  de  crimes.  C'est  toi  que  j'en  conjure, 
"  chef  très  auguste  de  l'empire  d'Ausonie  !  ordonne 
"  qu'un  si  odieux  sacrifice  disparaisse  comme  les  au- 
"  très.  C'est  le  mérite  que  te  voulut  laisser  la  ten- 
"  dresse  de  ton  père:  Mon  fils,  a-t-il  dit,  je  te  fais  ta 
"  part,    et  il  t'abandonna  l'honneur   de  ce  dessein. 

35 


546  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  Empare-toi  donc,  ô  jirince  !  d'une  gloire  réservée  à 
"  ton  siècle.  Ton  père  défendit  que  la  ville  maîtresse 
"  fût  souillée  du  sang  des  taureaux  ;  toi,  ne  permets 
"  jdus  qu'on  y  offre  en  hécatombes  les  morts  des 
"  hommes.  Que  nul  ne  meure  plu:!  pour  que  son  sup- 
''  plice  devienne  une  joie  !  Que  l'odieuse  arène,  con- 
"  tente  de  ses  bêtes  féroces,  ne  donne  plus  l'homicide 
"  en  spectacle  sanglant  !  Et  que  Rome  vouée  à  Dieu, 
"  digne  de  son  prince,  puissante  par  son  courage,  le 
"  soit  aussi  par  son  innocence." 

Ceci,  remarque  0/anam,  c'est  la  })oésie  mise  au  ser- 
vice, non  seulement  du  christianisme,  mais  de  l'hu- 
manitj  qu'elle  avait  si  souvent  trahie. 

Continuant  son  étude  des  œuvres  de  ce  poète, 
le  professeur  nous  dit  que  "  sa  force  éclate  bien 
'•  davantage  cncjre,  lorsqu'il  décrit  les  combats  des 
'•  martyrs,  et  s'anime,  pour  ainsi  dire,  de  tout  leur 
'■  feu,  lorsqu'il  représente  saint  Fructueux  sur  le  bû- 
'■  cher,  saint  Hippolyte  entraîné  par  des  chevaux  in- 
'■  doui[)tés,  ou  bien  saint  L.iurent  sur  le  gril.  Saint 
'■  Laurent  ébait  une  des  mémoires  les  plus  chères  au 
'■  })euple  romain,  parce  que  cet  apôtre,  ce  martyr  de 
'■  la  foi,  était  aussi  martyr  de  la  charité;  et  qu'il  était 
'■  mort,  non  pas  seulement  pour  ne  pas  livrer  le 
"  Christ  qu'il  portait  en  son  cœur,  mais  ces  trésors  de 
•■  l'Eglise,  qui  étaient  conservés  pour  la  nourriture 
"  des  pauvres;  et  Rome  lui  en  sut  gré,  car  encore  au- 
'■  jouid'hui,  après  la  Vierge,  il  n'est  pas  de  saint,  pas 
'■  mûiue  saint  Pierre,  qui  ait  autant  d'églises,  à  Rome, 


FRÉDÉRIC  OZANAM  547 

"  que  saint  Laurent,  tant  le  souvenir  de  ce  diacre, 
"  serviteur  des  pauvres,  est  resté  populaire  !  Prudence 
"  Ta  chanté,  et,  dans  l'enthousiasme  que  lui  in-;[)irait 
"  la  figure  de  ce  jeune  saint,  il  a  voulu  au  moment  où 
"  il  va  rendre  le  dernier  soupir,  mettre  dans  sa  bou- 
'.'  che  une  prière  où  vous  trouverez  l'inspiration  des 
"^  chrétiens,  c[ui  voyaient  d'un  œil  assuré  la  destinée 
"  romaine  :  "  Christ,  nom  unique  sous  le  soleil,  s])lcn- 
"  deur  et  vertu  du  Père,  auteur  du  monde  et  du  ciel, 
"  et  véritable  fondateur  de  ces  murs,  vous  qui  pla- 
"  çâtes  Rome  souveraine  au  sommet  des  choses,  vou- 
"  lant  que  tout  l'univers  servît  le  peuple  qui  porte  la 
"  toge  et  le  fer,  afin  de  dompter  ainsi  sous  les  mêmes 
"  lois,  les  coutumes,  le  génie,  les  langues  et  les  cultes 
"  des  nations  ennemies  !  Voici  que  le  genre  humain 
"  tout  entier  a  passé  sous  la  loi  de  Rémus  !  les  mœurs 
"  contraires  se  rapprochent  en  une  même  parole,  en 
"  une  même  pensée.  0  Christ,  accordez  à  vos  Romains 
"  que  leur  cité  soit  chrétienne,  elle  par  qui  vous  avez 
"  donné  une  même  foi  à  toutes  les  cités  de  la  terre. 
"  Que  tous  les  membres  de  l'empire  s'unissent  dans 
"  un  même  symbole.  Le  monde  a  fléchi,  que  la  ville 
"  maîtresse  fléchisse  à  son  tour,  que  Romulus  dc- 
"  vienne  fidèle  et  cpie  Numa  croie  en  vous.'' 

jMansuescit  orbis  svibilitiis, 
Mansuoscat  et  summum  caput... 
Fiat  fidelis  Komulus 
Et  ipso  jam  credat  Numa  ! 


548  FRÉDÉRIC   OZANAM 


l'art  chrétien.  * 

Nous  avons  à  étudier  maintenant  ce  qu'Ozanam  ap- 
pelle la  pjésie  des  monuments.  Et  c'est  du  fond  des 
catacombes  que  cette  poésie  sortira  bien  plus  bril- 
lante et  plu?  abondante  que  celle  qui  nous  est  appa- 
rue dans  les  lettres. 

"  La  source  commune  de  toute  la  poésie  chrétienne, 
"  dit  O/anam,  c'e^t  le  symbolisme.  Le  symbolisme 
'■  est  à  la  f  jis  une  loi  de  la  nature  et  une  loi  de  l'esprit 
"  humain.  C'ejt  une  loi  de  la  nature  :  après  tout, 
"  qu'e>t-ce  que  la  création,  si  ce  n'est  un  langage  ma- 
"  gnifique  qui  nous  entretient  nuit  et  jour?  Les  cieux 
"  racontent  leur  auteur;  le.3  êtres  créés  ne  parlent  pas 
"  seulement  de  celui  qui  les  a  faits,  mais  ils  nous  en- 
"  tre.,iennent  les  uns  des  autres,  et  les  plus  petits,  les 
"  plus  obscurs,  nous  font  l'histoire  des  plus  lumineux 
"  et  des  plus  éclatants.  Cet  oiseau  de  passage  qui  re- 
"  vient,  qu'est-ce,  sinon  le  signe  du  printemps  qu'il 
"  ramène  avec  lui  et  des  astres  qui  ont  marché 
"des  mois  entiers?  Et  ce  chétif  roseau  qui  jette 
"  son  ombre  sur  le  sable,  ne  sert-il  pas  à  marquer 
''  l'élévation   du   soleil    sur    l'horizon  ?     C'est   ainsi 


*  Dix-neuvième  leçon. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  549 


"  que  tous  les  êtres  se  rendent  témoignage,  se  provo- 
"  quent, s'interpellent  d'un  bouta  l'autre  dePimmen- 
"  site,  et  ce  sont  ces  continuels  rapprochements,  ces 
"  innombraVdes  symboles,  ces  harmonies,  qui  font  la 
"  poésie  du  monde  que  nous  habitons." 

Tout  est  symbolisme  dans  le  christianisme.  Joseph 
et  Moïse  dans  l'Ancien  Testament  ne  sont  que  la  re- 
présentation de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ.  Le  Christ 
lui-même  n'a  parlé  que  par  parabole  ;  saint  Paul  a  in- 
terprété le  Nouveau  Testament  par  voie  d'allusions 
et  d'allégories,  et  saint  Jean  dans  V Apocalypse  nous 
donnera  le  livre  le  plus  mystérieux  et  le  plus  symbo- 
lique qui  ait  été  inspiré. 

Le  symbolisme  devient  le  langage  du  chrétien 
non  seulement  par  l'habitude  de  la  langue  figurée  de 
la  Bible,  mais  encore  par  nécessité.  En  effet,  au  temps 
des  persécutions,  il  devint  nécessaire  de  tenir  secrets 
certains  mystères  du  christianisme  pour  les  sauvegar- 
der contre  la  profanation  des  infidèles.  Et  les  chré- 
tiens, pour  s'entretenir  entr'eux  et  pour  se  reconnaî- 
tre, furent  obligés  d'avoir  recours  à  certains  signes  et  à 
certains  symboles  et  d'échanger  leurs  pensées  sans 
les  livrer  aux  persécuteurs. 

"  C'est  parce  que  les  religions  sont  nécessairement 
"  symboliques  qu'elles  deviennent  le  principe  et  le 
"  berceau  des  arts:  tous  les  arts  sont  nés  à  l'ombre 
"  d'une  religion.  Et,  je  ne  m'en  étonne  pas,  car  si 
"  l'homme,  pour  dire  quoi  que  ce  soit,  a  besoin  d'em- 
"  ployer  des  signes  qui,  précisément  parce  qu'ils  sont 


550  FRÉDÉRIC    OZANAM 

"  matériels,  restent  toujours  inférieurs  à  sa  pensée,  à 
"  plus  forte  raison  il  doit  en  être  de  même  quand  on 
"  entreprend  de  parler  à  Dieu,  de  Dieu,  des  choses  in- 
"  visibles,  de  toutes  ces  conceptions  infinies  que  l'in- 
"  telligence  n'atteint  qu'à  peine,  qu'elle  entrevoit  un 
"  moment,  qui  passent  comme  des  éclairs,  qu'elle 
"  voudrait  fixer,  mais  qui  ont  disj)aru  avant  qu'elle 
"  ait  pu  comparer  son  expression  imparfaite  avec 
"  l'idée  même  qu'elle  voulait  rendre.  C'est  pourquoi, 
"  quand  l'homme  essaie  de  parler  de  ces  choses  éter- 
'•  nelles,  aucan  signe  ne  lui  suffit,  ne  le  satisfait  ;  tous 
"  les  moyens  sont  employés  et  viennent  pour  ainsi 
"  dire  à  la  fois  sous  sa  main.  Mais,  tout  ce  que  peu- 
"  vent  et  le  ciseau  et  le  pinceau  et  les  pierres  élevées 
"  les  unes  sur  les  autres  jusqu'à  des  hauteurs  inacces- 
"  sibles  et  jusque  vers  le  ciel,  tout  ce  que  peut  pro- 
"  duire  la  parole  d'illusion  et  d'harmonie  quand  elle 
"  est  soutenue  par  le  chant,  tout  est  employé  par 
"  l'homme  et  rien  n'arrive  à  contenter  les  justes  exi- 
"  gences  de  son  esprit  dés  qu'il  s'agit  de  ces  grandes 
"  et  immortelles  idées.  Cependant,  malgré  cette  im- 
"  puissance,  l'idéal  qu'il  a  poursuivi  apparaît,  se 
"  laisse  apercevoir  avec  une  sorte  de  transparence,  et 
"  c'est  cette  transparence  de  l'idéal  à  travers  les  for- 
"  mes  dont  il  est  revêtu  qui  constitue  véritablement 
"  la  poésie;  car  la  poésie  primitive  n'est  pas  seule- 
"  ment  dans  les  vers,  dans  la  parule  rhythmée,  mais 
"  dans  tout  eff"ort  de  la  volonté  humaine  pour  saisir 
"  l'idéal  et  le  rendre,  que  ce  soit  par  la  couleur,  que 


FRÉDÉRIC  ozana:\[  551 

"  ce  soit  par  des  pierres  ou  par  tous  les  moyens  qui 
"  lui  ont  été  donnés  de  frapper  le^  sens  et  de  commu- 
"  niquer  à  l'intelligence  d'autrui  ce  que  son  intelli- 
"  gence  a  conçu." 

Le  professeur  nous  fait  ensuite  assister  à  la  nais- 
sance de  l'art  chrétien  dans  les  catacombes  ;  c'est  aussi 
là  que  naquit  la  littérature  italienne,  comme  nous 
avons  pu  le  voir  précédemment  dans  Tétude  des 
Poètes  franciscains  en  Italie. 

Toutefois,  Ozanam  consacre  encore  [)lus  de  p:iges  a 
la  description  do  ce^  ouvrages  des  premiers  siècles 
chrétiens  et  il  nous  fait  part  des  enseignements  que 
donne  la  visite  de  ces  grandes  galeries  souterraines. 

"  On  aperçoit  d'abord,  dit-il,  dans  les  catacombes, 
"  l'ouvrage  de  la  terreur  et  de  la  nécessité.  Mais,  si 
"  l'on  y  prend  garde,  c"e-t  un  ouvrage  Inen  éloquent, 
"  et  si  les  monuments,  si  l 'architecture  môme  n'a  pas 
"  d'autre  but  que  d'instmiire  les  hommes  et  de  le-: 
"  émouvoir,  jamais  aucune  construction  au  monde 
"  n'a  donné  de  si  grandes  et  si  terribles  leçons.  En 
"  effet,  lorsque  vous  pénétrez  dans  les  profondeurs  de 
"  la  terre,  vous  apprenez  par  force  ce  qui  est  la  grande 
"  leçon  de  la  vie,  à  vous  détacher  de  ce  qui  est  visi- 
"  ble,  c'est-à-dire  de  la  lumière.  Le  cimetière  enve- 
"  loppe  tout,  comme  la  mort  enveloppe  la  vie,  et  ces 
"  oratoires  mêmes,  ouverts  à  droite  et  à  gauche  par 
"  intervalles,  sont  comme  autant  de  jours  sur  Tim- 
"  mortalité,  pour  consoler  un  peu  l'homme  de  la  nuit 
"  dans    laquelle   il    vit    ici-bas.    Ainsi    tout  ce   que 


552 


FREDERIC    OZANAM 


''  rarchitecture  doit  faire  i3lns  tard,  elle  le  fait  déjà, 
"  elle  instruit,  elle  émeut,  elle  pénètre." 

Au  cinquième  siècle,  les  chrétiens  sortis  des  cata- 
combes se  livraient  à  la  culture  des  arts  avec  plus  de 
liberté,  et  la  sculpture  prit  parmi  eux  un  développe- 
ment considérable  quoiqu'elle  fût  nécessairement  li- 
mitée dans  les  commencements  aux  mêmes  sujets  et 
aux  mêmes  études.  Dans  l'art  statuaire,  on  signale  une 
statue  de  saint  Hippolyte  qu'on  voit  encore  aujour- 
d'hui au  Vatican,  ainsi  que  des  statues  de  saint  Pierre 
et  du  bon  Pasteur  qui  datent  du  temps  des  persé- 
cutions. 

Le  professeur  remarque  que  c'est  surtout  dans  les 
bas-reliefs  et  dans  la  décoration  des  sarcophages  que 
la  sculpture  prend  son  essor,  et  il  distingue  trois  dif- 
férents genres  qui  sont  propres  à  chacune  des  trois 
principales  villes  de  l'empire:  Rome,  Ravenne  et 
Arles.  Cette  dernière  ville  semble  avoir  eula  supério- 
rité, du  moins  Ozanam  mentionne  particulièrement 
les  sarcophages  de  saint  Trophine,  dont  les  bas-reliefs 
représentant  entre  autres  choses  le  passage  de  la  mer 
Rouge  sous  trois  faces  différentes,  dénotent  un  talent 
très  remarquable  et  un  ciseau  très  habile. 

"  Ainsi,  dit  Ozanam,  n'en  doutons  pas  :  la  sculpture 
"  n'a  pas  péri;  elle  se  défendra;  elle  traversera  les 
"  siècles  barbares  et  difficiles,  et,  quand  vous  lui 
"  livrerez  les  chapiteaux  de  vos  piliers,  la  façade  et 
"  les  portails  de  vos  cathédrales,  vous  verrez  ce  qu'elle 
"  saura  faire." 


FREDERIC   OZANAM 


553 


Après  la  sculpture,  Ozanam  jette  un  coup  d'œil  sur 
la  peinture  et  sur  les  mosaïques. 

"  On  ne  conçoit  en  aucune  manière,  dit-il,  comment 
"  on  a  pu  dire  que  l'emploi  des  images  était  nouveau 
"  dans  l'Église,  quand  tous  les  Pères  des  quatrième  et 
"  cinquième  siècles  sont  remplis  du  culte  des  images 
"  et  de  l'emploi  qu'on  en  faisait  dans  la  décoration 
"  des  basiliques,  soit  en  Orient,  soit  en  Occident, 
"  à  l'exception  d'un  certain  nombre  de  provinces, 
"  comme  la  Judée,  où  l'on  craignait  d'offenser  les  sus- 
"  ceptibilités  des  Juifs.  Mais,  à  part  cela,  tous  les 
"  témoignages  sont  unanimes,  et  nous  avons  du  cin- 
"  quième  siècle  des  lettres  de  l'anachorète  saint  Nil 
"  à  Olympiodore,  préfet  du  prétoire,  pour  le  louer  de 
"  l'intention  où  il  était  de  décorer  de  peintures  la 
"  basilique  qu'il  venait  de  fonder.  Nous  avons  aussi 
"  des  lettres  en  vers,  une  sorte  de  poème  de  saint 
"  Paulin,  où  il  explique  les  ornements  dont  il  a  enri- 
"  chi  l'église  de  Noie  et  s'attache  à  décrire  les  pein- 
"  tures  qu'il  a  fait  tracer  sur  les  portiques." 

Quant  aux  mosaïques,  elles  ont  aussi  servi  à  la 
décoration  des  églises  dès  le  cinquième  siècle,  car  en 
421  le  pape  Célestin  I^i'  en  fit  orner  l'église  de  Sainte- 
Sabine.  "  Sixte  III,  dit  Ozanam,  fit  exécuter  en  433  des 
"  mosaïques  qui  subsistent  encore,  après  mille  quatre 
"  cents  ans,  à  Sainte-Marie-Majeure:  ainsi  cette  image 
"  de  la  Croix  non  ensanglantée,  couverte  de  pierre- 
"  ries,  sur  un  trône  avec  les  saints  Evangiles  et  au- 
"  dessous  de  l'image  de  la  Vierge  ;  tout  autour  l'his- 


554  FRÉDÉRIC    OZANAM 

"  toire  de  l'enfance  du  Christ,  et,  sur  les  deux  côtés 
"vingt  tableaux  de  l'Ancien  Testament:  tout  cela 
"  date  du  pape  Sixte  III." 

jNIais  les  mosaïques,  la  peinture  et  la  sculpture  ne 
sont  que  des  dépendances  de  l'architecture.  Et  c'est 
surtout  dans  hi  culture  de  cet  art  que  le  cinquième 
siècle  s'est  rendu  remarquable.  En  effet,  les  chrétiens 
sortant  des  catacombes  étaient  animés  du  plus  grand 
désir  de  profiter  de  la  liberté  pour  construire  en  plein 
air  et  en  grand  les  l)aptistères  et  les  tombeaux  que 
jusqu'à  ce  temps  ils  avaient  été  oliligés  d'enfouir  sous 
le  sol.  Alors,  selon  l'expression  d'Ozanam,  "  il  sem- 
"  ble  que  leurs  tombeaux,  faisant  effort  et  soulevant 
"  la  terre,  s'élèvent  au-dessus  d'elle  et  la  couronnent  ; 
"  car  les  premières  chapelles,  les  premiers  tombeaux 
"  chrétiens,  les  baptistères  qui  se  construisent  sur  la 
"  face  du  sol,  au  lieu  d'être  cachés  dans  ses  profon- 
"  deurs,  affectent  cette  forme.  Les  baptistères  sont 
"  ronds,  les  premiers  tombeaux  chrétiens  le  sont 
"  aussi  ;  je  citerai  comme  exemple,  le  baptistère  de 
"  Saint- Jean-de-Latran  à  Rome  ;  à  Rome  aussi  les 
"  tombeau  de  sainte  Constance,  bâti  par  Constantin 
"  pour  sa  sœur  et  d'autres  personnes  illustres  de  la 
"  famille  ;  je  pourrais  citer  encore  la  cathédrale  de 
"  Brescia,  qui  est  une  rotonde.  En  Orient,  cette  forme 
"  triomphera  et  formera  la  coupole  ;  déjà  l'église  des 
"  saints  Apôtres,  construite  par  Constantin,  n'était 
"  qu'une  coupole  couronnant  le  milieu  d'une  croix 
"  grecque.    Dans  Sainte-So])hie  la  coupole  se  déve- 


FREDERIC   OZANAM 


"  loppe  encore  davantage  et  s'étenclant  de  tous  côtés, 
"  absorbera,  en  quelque  sorte,  les  bras  de  la  croix.  Ce 
"  sera  là  le  type  du  caractère  byzantin  qui  demeurera 
"  en  Orient." 

Après  avoir  donné  les  différents  traits  caractéristi- 
ques de  l'architecture  romano-byzantine  et  en  avoir 
mentionné  les  principaux  monuments,  tels  que  les 
cathédrales  de  Wornis,  Mayence  et  Cologne,  le  pro- 
fesseur décrit  ainsi  l'origine  de  l'architecture  gothi- 
que :  "  Comme  un  mort  ressuscitant  qui,  dans  sa  sé- 
"  pulture,  s'efforcerait  de  soulever  la  dalle  de  son 
"  tombeau  et  Unirait  par  la  briser,  de  même  l'archi- 
"  tecture,  gothique,  à  force  de  soulever  l'arcade  by- 
"  zantine,  la  brisa  par  le  milieu  et  l'ogive  fut  trou- 
"  vée.  Et  avec  elle  jaillit  ce  système  d'architecture 
"  dont  les  merveilles  ne  sont  peut-être  pas  assez  con- 
"  nues  et  pas  assez  admirées,  car  enfin  Reims  et 
"  Chartres  sont  à  deux  pas,  et  on  semble  l'ignorer  ; 
"  puis  on  va  au  Parthénon,  et  l'on  dit  qu'on  n'a  jamais 
"  rien  vu  de  pareil,  tandis  que  des  merveilles  autre- 
"  ment  grandes,  autrement  variées,  autrement  im- 
"  mortelles  nous  environnent.  Cette  architecture  go- 
"  thique  n'est  cependant  encore  que  le  développement 
'•  de  la  basilique  chrétienne  telle  que  le  cinquième 
''  siècle  l'avait  faite,  et,  si  l'on  y  regarde  de  près,  on 
"  aperçoit  toujours  la  même  division,  toujours  l'idée 
"  delanef(navis)  du  vaisseau.  Seulement  cette  nef,  ce 
"  vaisseau  ressemble  à  l'arche  de  Noé  dont  parle  l'É- 
"  criture.  Mais  l'arche  du  treizième  siècle  a  tellement 


556 


FREDERIC  OZANAM 


'  développé  la  croix,  qu'il  faut  la  soutenir  par  des 
contreforts  que  les  anciens  n'avaient  pas  connus  : 
"  ils  les  font  innombrables  pour  en  dissimuler  la  pe- 
"  sauteur  ;  on  les  multiplie,  on  les  allège,  on  les  di- 
"  minue,  de  sorte  qu'ils  ne  paraissent  plus  qu'autant 
'  de  cordages  tendus  pour  retenir  sur  la  terre  cette 
"  nef  du  ciel  qui  semblerait  devoir  s'éloigner  et  dis- 
"  paraître." 

Ozanam  termine  par  les  remarques  suivantes  sur  la 
basilique  de  Saint-Pierre  de  Rome  qu'on  doit  regar- 
der comme  le  couronnement  de  l'art  chrétien. 

"  La  chapelle,  dit-il,  plus  grande  et  plus  vaste 
"  qu'on  ne  l'avait  jamais  vue,  monte  plus  haut  qu'elle 
"  n'était  jamais  montée,  parce  qu'il  y  a  au-dessous  un 
"  tombeau  générateur,  un  de  ces  tombeaux  toujours 
"  vivants,  si  je  pouvais  le  dire,  un  de  ces  germes  qui 
"  poussent  toujours  ;  et  ce  germe,  sous  la  basilique 
"  obscure  qui  le  dissimulait,  travaillait  sans  relâche 
"  à  ébranler  ces  murs  trop  étroits  pour  lui.  Au-dessus 
"  est  suspendu  ce  dôme,  le  plus  élevé  qui  fat  jamais, 
"  presque  aussi  haut  que  la  plus  grande  pyramide 
"  d'Egypte,  qui  n'est  après  tout  qu'u.i  chef-d'œuvre 
"  de  matérialisme,  une  masse  de  pierres  entassées, 
"  tandis  que  sous  les  voûtes  de  Saint- Pierre  circulent 
"  à  grands  flots  la  lumière  et  la  vie.  Ces  pierres  spi- 
"  ritualisées  portées  en  l'air  par  la  foi,  dominent  les 
"  montagnes  voisines.  Vous  êtes  parti  des  premières 
"  marches  de  Saint-Pierre,  et  votre  vue  était  bornée. 
"  Vous  montez  des  escaliers  innombrables  ;  au-dessus 


FRÉDÉRIC   OZANAM  557 

''  de  l'église  et  de  la  coupole,  vous  trouvez  enfin  la 
"  plate-forme,  et  là,  les  collines  s'aplanissent,  dispa- 
"  laissent,  et  par-dessus,  vous  découvrez  la  mer,  que 
"jamais  les  triomphateurs  romains  n'avaient  aper- 
"  çue  du  haut  du  Capitole." 


VI 


LA  GIVILISATIOX  MATERIELLE  DE  l'eMPIRE. — COM- 
MENCEMENT DES  NATIONS  NEO-LATINES.  (*) 

Dans  les  premiers  siècles  de  l'ère  chrétienne,  la  pros- 
périté matérielle  de  l'empire  romain  semblait  être 
rendue  à  son  apogée  et,  du  temps  de  Tertullien  le 
progrès  en  toutes  choses  était  si  apparent  et  si  frap- 
pant, que  cet  homme  au  caractère  sévère  et  réservé  n'a 
pas  pu  s'empêcher  d'exprimer  son  étonnement  et  son 
admiration:  "En  vérité,  dit-il,  le  monde  devient  do 
"  jour  en  jour  plus  riche  et  plus  cultivé;  les  îles  elles- 
"  mêmes  n'ont  plus  de  solitudes,  les  écueils  plus  de 
"  terreurs  pour  le  nautonier  :  partout  des  habita- 
"  tions,  partout  des  peuples,  partout  des  lois,  partout 
"  la  vie." 

En  jetant  un  coup  d'œil  sur  cette  époque,  ce  qui 
frappe  surtout,  c'est  la  grande  activité  qui  règne  par- 
tout. Le  commerce  de  Rome  avec  les  autres  parties 


(*)  Vingtième  et  vingt  et  unième  leçons. 


558  FRÉDÉRIC   OZANAM 


de  l'empire,  avec  l'Asie  et  les  peuples  du  Nord,  faisait 
qu'on  trouvait  dans  la  capitale  les  soies,  les  pellete- 
ries et  le  fer  du  Thibet  et  de  la  Chine  à  côté  de  Tam- 
bre,  de  l'étain  et  des  cheveux  blonds  de  la  Bretagne 
pour  orner  le  front  des  dames  romaines. 

Dès  les  cinquième  et  sixième  siècles  l'Eglise  s'est 
efforcée  de  protéger  et  de  ranimer  le  commerce  que 
l'invasion  des  barbares  semblait  avoir  détruit,  du 
moins  pour  un  temps. 

Plus  tard  le  génie  commercial  put  atteindre  un  dé- 
veloppement considérable  par  les  pèlerinages  et  les 
croisades  qui  ouvrirent  de  nouvelles  voies  de  commu- 
nication avec  rOrient.  Pise,  Gènes  et  Venise  se  rem- 
plissent de  richesses  que  des  vaisseaux  innombrables 
iront  porter  sur  le  marché  des  principales  villes  de 
France  et  d'Allemagne. 

Plus  tard  encore  les  villes  se  mirent  à  rivaliser  de 
magnificence  entre  elles  et  les  peuples  s'engagèrent 
dans  une  telle  lutte  pour  la  richesse  et  l'opulence, 
qu'ainsi  qu'au  temps  d'Aristide,  "  le  sol  même  se  ravi- 
vait et  la  terre  n'était  plus  qu'un  vaste  jardin." 

Pour  ce  qui  est  de  l'agriculture,  le  peuple  romain 
qui  allait  prendre  ses  dictateurs  à  hi  charrue, a  toujours 
été  le  plu5  avancé  dans  toute  espèce  de  culture.  C'est 
peut-être  la  seule  chose  pour  laquelle  il  n'a  pas  été 
oldigé  de  faire  d'emprunts  à  la  Grèce  ni  aux  autres 
nations  avec  lesquelles  il  se  trouvait  en  rapport.  On 
retrouvera  le  perfectionnement  agricole  des  Romains 
jusqu'aux  extrémités  de  la  terre  et  partout  où  ils  pas- 


FRÉDÉRIC  OZAXAM  559 


.sèrent,  à  l'ombre  des  boacliers  ils  plaçaient  la  charrue. 
En  effet,  l'agriculture  était  la  gloire  de  ce  peuple  des- 
tiné' non  seulement  à  conquérir  mais  encore  à  coloni- 
ser. Il  n'est  donc  pas  surprenant  que  le  plus  grand  de 
ses  poètes  ait  consacré  l'un  de  ses  poèmes  à  l'agricul- 
ture. 

Dans  la  dernière  leçon,  Ozanam  s'occupe  de  la 
naissance  des  nationalités  modernes,  des  nations  néo- 
latines. Il  nous  fait  remarquer  chez  chacun  des  peu- 
ples soumis  à  la  domination  romaine  quelques  points 
caractéristiques,  quelques  traits  distinctifs  où  se  révèle 
leur  destinée  future. 

Il  considère  ensuite  les  causes  qui  conservèrent  un 
esprit  national  dans  chacune  des  grandes  provinces 
romaines.  Elles  sont  au  nombre  de  trois  :  il  y  a  une 
cause  politique,  il  y  a,  en  quelque  sorte,  une  cause 
littéraire,  enfin  il  y  a  une  cause  religieuse. 

La  cause  politique  a  été  la  violence  dont  usa  sou- 
vent Rome  victorieuse  contre  les  provinces  vaincues, 
et  surtout  les  exactions  et  la  cruauté  des  employés  du 
fisc  romain. 

La  cause  littéraire  était  dans  les  écrits  que  ces  vexa- 
tions sans  cesse  répétées  nécessitèrent  dans  le  parti 
anti-romain.  Saint  Augustin, représentant  le  parti  afri- 
cain, et  Orose  le  parti  espagnol,  ne  manquèrent  pas  de 
reprocher  à  Rome  sa  gloire  teinte  de  sang  et  de  crimes. 
Le  patriotisme  de  ces  deux  grands  hommes  ne  peut 
être  nié  et  cependant  ils  n'hésitèrent  pas  à  devenir 
les  interprètes  de  leur  parti  pour  protester  contre  les 


560  FEÉDÉRIC  OZANAM 


sarcasmes  et  les  injures  que  les  Romains  ne  ména- 
geaient pas  à  leurs  compatriotes  et  ils  élevèrent  la 
voix  contre  les  humiliations  et  les  cruautés  dont 
Rome  abreuvait  les  nations  conquises. 

La  cause  religieuse  venait  de  la  nécessité  dans  la- 
quelle se  trouvait  l'Église  de  Rome  de  respecter, 
dans  une  certaine  mesure,  l'individualité,  l'origi- 
nalité des  églises  nationales,  afin  de  conserver  son 
propre  prestige.  "En  ceci,  dit  Ozanam,  la  sagesse 
"  et  le  bon  sens  de  l'Église  romaine  dépassaient  la 
"  sagesse  et  le  bon  sens  du  gouvernement,  car  elle 
"  a  su  respecter  les  droits,  les  privilèges,  les  institu- 
"  tions,  la  liturgie  propre  aux  différentes  provinces 
"  de  l'empire." 

Le  résultat  de  tout  ceci  c'était  que  chaque  province 
avait,  pour  ainsi  dire,  sa  représentation  défendant  ses 
intérêts,  exposant  ses  besoins,  et  de  cette  diversité 
d'intérêts,  de  besoins,  de  ressources  résultait  la  ri- 
chesse même  de  l'empire,  chacune  des  provinces  sup- 
pléant Il  ce  qui  manquait  aux  autres  et  devenant  par 
là  l'ornement  de  cette  grande  société  romaine  du 
temps  des  Césars.  "Il  est  si  vrai,  dit  Ozanam,  que  le 
"  monde  tirait  quelque  beauté  et  quelque  grandeur 
"  de  la  variété  même  qui  se  produisait  au  milieu  de 
"  cette  uniformité,  que  Claudien,  ce  poète  de  la  déca- 
"  dence,  dans  une  composition  à  la  louange  de  Stili- 
'•  con,  représente  les  diverses  provinces  de  l'empire 
"  se  rassemblant  autour  de  Rome  la  déesse,  et  venant 
"  lui  demander  son  secpurs.  Elles  sont  personnifiées 


FRÉDÉRIC    OZANAM  561 


"  avec  leurs  attributs,  expression  de  leur  génie  ;  ainsi 
"  l'Espagne,  alors  si  pacifique,  se  présente  couronnée 
"  d'oliviers  et  portant  l'or  du  Tage  sous  ses  vôte- 
"  ments  ;  l'Afrique  embrasée  des  feux  du  soleil,  a  le 
"  front  ceint  des  épis  nourriciers  qu'elle  prodigue  à 
"  Komc,  puisqu'elle  était  la  nourrice  de  Tempire 
"romain;  un  diadème  d'ivoire  est  sur  sa  tête;  la 
"  Gaule,  toujours  guerrière,  relève  fièrement  sa  cheve- 
"  lure  et  balance  à  sa  main  deux  javelots  ;  enfin  la 
"  Bretagne  s'avance  la  dernière:  elle  a  les  joues  ta- 
"  touées  ;  sa  tête  est  couverte  de  la  dépouille  d'un 
"  monstre  marin  et  ses  épaules  d'un  grand  manteau 
"  d'azur,  dont  les  plis  flottants  imitent  les  vagues  de 
"  l'Océan,  comme  si  le  poète  avait  vu  de  loin  que  cette 
"  Bretagne,  alors  si  barbare,  était  destinée  à  avoir  un 
"jour  l'empire  des  mers.  Ainsi  la  diversité  même 
"  était  dans  l'ordre  établi  par  Rome  pour  le  gouver- 
"  nement  de  ses  provinces."  (*) 

Les  provinces  se  trouvaient  séparées  encore  les  unes 
des  autres,  et  de  Rome  par  la  langue,  et  c'est  là  un 
des  germes  les  plus  puissants  de  la  nationalité.  En 
effet,  "  rien  ne  semble  plus  faible  qu'une  langue,  rien 
"  ne  semble  moins  redoutable  pour  un  conquérant, 
"  qu'un  certain  nombre  de  mots  obscurs,  qu'un  dia- 
"  lecte  inintelligible  conservé  par  un  peuple  vaincu  : 


(*)  L'histoire  se  réputé  et  la  dernière  exposition  des  colonies 
anglaises  à  Londres  offre  dans  les  gravures  qui  ornent  ses  di- 
plômes une  frappante  analogie  avec  cette  description. 

36 


562  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  cependant  il  y  a  dans  ces  mots  une  force  que  les 
"  conquérants  habiles  et  les  tyrans  intelligents  com- 
"  in-ennent,  et  à  laquelle  ils  ne  se  laissent  pas  trom- 
"  [)cr.  Je  n'en  veux  pour  preuve  que  ceux  qui,  de  nos 
"  jours, su[)primaient  Tidioiue  national,  et  imposaient 
"  le  russe  comme  langue  obligatoire  là  où  ils  avaient 
"  rencontré  des  résistances  invincibles.  De  même 
'■  les  Romains  avaient  aussi  rencontré  des  dialectes 
"  qui  résistaient  au  fer  et  sur  lesquels  ni  le  président 
"  de  la  province,  ni  le  procureur  du  fisc  n'avaient 
"  })uissance.  Sans  doute,  le  latin  s'était  pr(jpagé  de 
"  bonne  heure  dans  beaucoup  de  contrées  envahies 
"  par  hi  conquête:  par  exem[)le,  dans  la  Narbonnaise, 
"  dans  l'Espagne  mérédionale.  Mais  le  latin  qui  s'y 
"  établissait,  c'était  un  latin  populaire,  celui  ([ue  par- 
"  laient  les  soldats,  les  vétérans  envoyés  clans  les 
"  colonies  ;  lùentôt  il  se  corrompait  par  la  fusion  des 
**  races,  par  son  mélange  avec  les  dialectes  locaux, 
"  et  formait  autant  de  dialectes  particuliers  :  autre 
"  était  le  latin  populaire  de  la  Gaule,  autre  celui  qui  se 
"  parlait  au  delà  des  Pyrénées.  Outre  cela,  les  ancien- 
"  nés  langues  ne  lâchaient  pas  pied;  en  Italie,  le  grec 
"  devait  se  perpétuer  dans  les  provinces  mérédionales 
"jusqu'au  milieu  du  moj'en  âge.  Dans  le  royaume  de 
"  Naples,  au  quinzième  siècle,  existaient  encore  plu- 
"  sieurs  contrées  toutes  grecques.  Dans  l'Italie  sep- 
"  tentrionale,  on  voit  la  langue  des  Ligures,  des 
"  habitants  des  montagnes  de  Gênes,  se  conserver 
"  juscpi'à  la.  fin  de  l'empire  ;  l'étrusque  subsistait  en- 


FRÉDÉRIC   OZANAM  563 

core  au  temps  d'Aulu-Gelle  et  n'était  pas  sans 
action  sur  le  latin  qui  se  parlait  clans  les  villes  voi- 
sines. En  Espagne,  la  vieille  langue  des  Ibères  se 
défend  pied  à  pied  ;  elle  recule  vers  les  montagnef=i; 
elle  finira  par  y  être  confinée,  non  sans  avoir  laissé 
des  traces  derrière  elle  :  c'était  la  langue  basque, 
encore  parlée  aujourd'liui,  et  qui  n'a  pas  laissé 
moins  de  dix-neuf  cents  mots  dans  l'espagnol  mo- 
derne." 

"  Vous  voyez,  conclut  Ozanam,  quelles  résistances 
une  langue  est  capable  d'opposer.  Qu'est-ce  donc 
qui  donne  tant  de  puissance  à  ces  syllabes  qui,  tout 
à  rhcurc,  nous  semblaient  si  peu  faites  pour  arrêter 
les  efforts  d'un  conquérant?  Ce  sont  les  pensées, 
les  souvenirs,  l'émotion  qu'elles  réveillent  dans 
l'homme  ;  c'est  qu'elles  renferment  pour  lui  les 
sentiments  les  plus  enracinés  dans  son  eo'ur;  c'est 
qu'elles  rappellent  tous  les  usages  au  milieu  des- 
quels il  est  né,  les  affections  dans  lesquelles  il  a  gran- 
di et  il  a  vécu.  Une  langue  bien  faite,  et  toutes  les 
langues  se  font  l)ien  quand  elles  se  développent 
seules  et  sans  l'influence  de  l'étranger,  une  langue 
n'est  autre  chose  que  le  produit  naturel  de  la  terre 
qui  l'a  vue  sortir,  et  du  ciel  qui  a  éclairé  sa  nais- 
sance ;  elle  contient  en  (quelque  sorte  Timage  même 
de  la  patrie.  Voilà  pourquoi  tant  qu'une  langue  sub- 
siste, le  moment  n'est  pas  encore  venvi  où  il  faille 
désespérer  de  la  patrie."' 
Pour  corroborer  ces  observations  du  professeur,  nous 


564  FRÉDÉRIC   OZANAM 


dirons  que  notre  pays  fournit  une  bonne  preuve  de 
la  force  de  résistance  du  langage  contre  l'entière  ab- 
sorption d'une  nationalité.  En  effet,  si  les  Canadiens 
n'avaient  pas  tant  tenu  à  conserver  leur  belle  langue 
française,  que  serait  devenu  ce  noyau  d'une  soixan- 
taine de  mille  âmes  au  milieu  du  flot  considérable 
d'émigrés  que  déversaient  sans  cesse  parmi  nous  les 
Iles  Britanniques  ?  Nous  serions  noyés  aujourd'hui  au 
milieu  de  trois  ou  quatre  millions  d'étrangers  et  il 
n'existerait  pas  de  nationalité  canadienne-française. 
Dès  le.i  premières  années  qui  suivirent  la  conquête 
notre  clergé  et  nos  hommes  politiques  les  plus  remar- 
quablco  comprirent  toute  la  nécessité  de  protéger  la 
langue  du  peuple  conquis,  de  lui  donner  la  première 
place  dans  tout  l'enseignement  et  de  lutter  pour  son 
maintien  comme  une  des  langues  officielles  du  pays. 

Après  avoir  ainsi  fait  connaître  les  causes  générales 
qui  conservèrent  l'esprit  national  dans  chacune  des 
provinces  de  l'empire  romain,  Ozanam  s'occupe  par- 
ticulièrement des  trois  plus  grandes  qui  devaient 
être  un  jour  l'Italie,  la  France  et  l'Espagne  et  qui 
déjà  laissaient  percer  les  traits  caractéristiques  de  leurs 
nationalités  distinctes. 

Pour  ce  qui  est  de  l'Italie,  le  professeur  remarque 
que  cette  nation  a  gardé  pendant  tout  le  moyen  âge 
les  deux  grands  caractères  de  l'Italie  antique,  le  génie 
théologique  et  le  génie  du  gouvernement.  Dès  ses 
commencements  le  peuple  d'Italie  tenait  des  Etrus- 
ques le  génie  de  la  religion,  et  du  Romain  le  génie  du 


FRÉDÉRIC   OZANAM  565 


gouvernement.  Comme  peuple  religieux,  le  peuple 
italien,  chose  remarquable,  ne  vit  jamais  naître  d'hé- 
résie dans  son  sein,  mais  au  contraire  toutes  les  erreurs 
ont  reçu  à  Rome  même  les  coups  qui  devaient  les  ré- 
duire à  l'impuissance.  Comme  peuple  possédant  à 
un  haut  degré  l'art  de  gouverner  et  de  rendre  la  jus- 
tice, le  Romain  a  fait  des  loi?  propres  à  tous  les  pays 
et  à  tous  les  temps,  même  aux  temps  modernes.  Aux 
jours  de  l'invasion  les  prêtres  étrusques,  ainsi  que 
nous  l'avons  vu,  offrirent  des  sacrifices  pour  apaiser 
les  dieux,  mais  quand  le  gouvernement  du  pays 
échappa  aux  mains  des  Césars,  il  passa  encore  entre 
les  mains  d'un  Romain  dans  la  personne  du  pape 
saint  Léon.  '"  Le  patriotisme  des  anciens  Romains,  dit 
"  Ozanam,  vit  encore  dans  cette  âme  fortement  trem- 
"  pée  et  éclate  dans  les  homélies  qu'il  prononçait  le 
"  jour  de  la  fête  de  saint  Pierre  et  de  saint  Paul,  où, 
"  célébrant  la  destinée  de  la  Rome  nouvelle,  il  aime  à 
"  montrer  la  Providence  elle-même  présidant  aux 
"  grandeurs  temporelles  de  cette  cité  maîtresse  dont 
"  les  conquêtes  devaient  préparer  la  conversion  de  l'u- 
"  nivers." 

Quant  à  l'Espagne,  les  traits  caractéristiques  de 
cette  nation  sont  encore  plus  marqués.  Les  Romains 
trouvèrent  chez  les  Espagnols  du  temps,  comme  on 
trouve  encore  chez  ceux  de  nos  jours,  une  imposante 
gravité,  une  grande  opiniâtreté  et  une  admirai  de 
sobriété. 

Si  l'on  avait  quelque  chose  à  reprocher  aux  nom- 


560  FRÉDÉRIC    OZANAM 


breux  et  brillants  écrivains  cle  cette  nation,  ce  serait 
peut-être  une  trop  grande  recherche  de  l'éclat  et  delà 
pompe  et  un  goût  exagéré  pour  les  images  grandioses 
et  les  phrases  sonores.  Mais  ces  défauts  sont  vite  ou- 
bliés quand  on  lit  les  ouvrages  d'hommes  aussi  re- 
marqual)les  que  les  deux  Sénèque,  Lucain,  Martial, 
Florus  et  surtout  Quintilien. 

Le  caractère  grave  des  Espagnols  se  trouvait  dans 
les  répertoires  du  théâtre  de  l'époque.  En  littérature, 
Prudence  ne  s'était  pas  contenté  de  mettre  le  dogme 
en  vers,  mais,  comme  le  remarque  Ozanam,  il  le  mit 
aussi  en  scène  et  personnifia  les  affections  humaines 
et  les  passions.  Plus  tard,  Calderon  alla  encore  plus 
loin,  il  mit  les  passions,  les  sept  péchés  capitaux  et 
les  cinq  sens  en  scène  et  leur  donna  la  jiarole.  On 
pouvait  alors  voir  la  foule  se  presser  au  milieu  de  la 
place  publique  et  écouter  avec  attention  et  gravité  un 
dialogue  entre  Adam  et  le  Péché. 

En  s'occupant  de  la  France  en  dernier  lieu,  Oza- 
nam remarque  que  le  caractère  distinctif  des  Gaulois 
est  plus  difficile  à  séparer  de  celui  des  Romains,  car 
on  trouve  chez  eux  le  même  goût  pour  la  carrière  des 
armes  et  l'art  de  bien  parler.  Chez  ce  peuple  la  force 
de  résistance  à  la  conquête  devait  donc  être  plus  pro- 
noncée et  la  lutte  plus  longue  et  plus  énergique. 

En  ce  qui  concerne  l'éloquence, si  on  pouvait  oublier 
ce  qu'il  y  avait  de  bassesses  et  d'humiliation  dans  les 
panégyriques  des  rhéteurs  comme  Eumène,  Pacatus 
et  Mamertin,  on  serait  tenté  de  les  considérer  comme 


FRÉDÉRIC   OZANAM  567 

maîtres  dans  l'art  de  Ijien  parler,  et  surtout  de  parler 
avec  esprit. 

Les  Gaulois  se  sont  constitués  ù  trois  difTerentcs  re- 
prises en  empire  gallo-ronuiin,  et  ils  n'ont  cessé  de 
lutter  pour  secouer  le  joug  romain,  non  pas  qu'ils 
fussent  ennemis  de  la  civilisation  que  leur  ajjportait 
Rome,  mais  parce  qu'ils  détestaient  la  t3'rannie  des 
conquérants,  les  exactions  et  la  cruauté  des  employés 
du  lise,  qui  appauvrissaient  les  provinces  pour  pro 
curer  à  la  plèbe  de  la  capitale  les  jeux  et  la  bonne 
chère,  panem  et  circences. 

Comme  le  professeur  avait  trouvé  le  type  des  Ro- 
mains du  cinquième  siècle  dans  la  personne  deSym- 
maque,  ce  i)atricien  savant  et  riche,  de  même  il  nous 
représente  le  Gaulois  de  la  môme  éi)oque  dans  la  car- 
rière de  Sidoine  Ap(dlinaire,  cet  éloquent  et  spirituel 
orateur. 

Dans  les  pages  consacrées  par  l'auteur  à  ce  Gaulois 
remai'quable,  nous  avons  surtout  été  frappé  par  le 
passage  suivant  où  apparaissent  déjà  la  politesse  et  la 
galanterie  française.  Il  s'agit  de  l'inscription  en  vers 
composée  par  Sidoine  Apollinaire  sur  une  coupe  pré- 
sentée à  la  reine  Ragnahilde  par  Evodius.  "  Assuré- 
"  ment,  dit  Ozanam,  la  princesse  était  bien  barbare, 
"  mais  les  vers  étaient  bien  polis.  La  coupe  qu'on 
"  voulait  lui  offrir  était  en  forme  de  conque  massive, 
"  et  faisant  allusion  à  cette  figure  et  aux  souvenirs 
"  que  l'antiquité  y  attachait,  Sidoine  disait  :  "  La 
"  conque  sur  laquelle  le  monstrueux  triton   ])roraène 


568  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  Vénus  ne  soutiendra  pas  la  comparaison  avec  celle- 
"  ci.  Inclinez,  c'est  notre  prière,  inclinez  un  peu  votre 
"  majesté  souveraine,  et,  patronne  puissante,  recevez 

"  un  humble  don Heureuses  les  eaux  qui,  enfer- 

"  niées  dans  le  resplendissant  métal,  toucheront  la 
"  face  plus  resplendissante  d'une  belle  reine.  Car, 
"  lorsqu'elle  daignera  y  plonger  ses  lèvres,  c'est  le  re- 
"  flet  de  son  visage  qui  blanchira  l'argent  de  la  coupe." 

Voilà  le  Gaulois  aperçu  dans  le  second  point  de 
son  caractère  tel  que  dépeint  par  Caton  :  arguû  loqui. 
Veut-on  maintenant  le  considérer  sous  le  premier 
aspect,  rem  militarem,  le  même  Sidoine  Apollinaire, 
devenu  évêque  de  Clermont,  se  chargera  de  prouver 
que  le  célèbre  philosophe  ne  s'était  pas  plus  trompé 
dans  son  appréciation  du  caractère  guerrier  des 
Gaulois. 

La  ville  épiscopale  de  Clermont,  située  aux  avant- 
postes  de  l'empire,  était  depuis  longtemps  assiégée 
par  les  Visigoths.  Sidoine  Apollinaire,  ne  désespé- 
rant pas  de  recevoir  des  secours,  semblait  vouloir 
éterniser  la  résistance.  Mais  il  apprend  un  jour 
que  Rome  avait  envoyé  une  députation  au  roi 
des  Visigoths  dans  le  but  de  lui  céder  Clermont, 
pourvu  qu'il  se  retire  sans  attaquer  aucune  des  autres 
parties  de  l'empire.  Alors  le  vaillant  évêque,  rempli 
d'indignation,  écrit  la  lettre  suivante  à  un  de  ces 
hommes  puissants  sur  lesquels  il  avait  compté  et  dont 
il  venait  d'apprendre  la  trahison.  "  Telle  est  mainte- 
"  nant,  dit-il,  la  condition  de  ce  malheureux  coin  de 


FRÉDÉRIC    OZANAM  569 

'  terre,  qu'il  a  moins  souffert  de  la  guerre  que  de  la 
'  paix.  Notre  servitude  est  devenue  le  prix  de  la  sécu- 
'  rite  d'autrui  ;  ô  douleur  !  la  servitude  des  Arvernes 
'  qui,  si  l'on  remonte  cà  leurs  antiquités,  ont  osé  se 
'  dire  les  frères  des  Romains,  et  se  compter  'entre  les 
'  peuples  issus  du  sang  d'Ilion.  Si  l'on  s'arrête  à  leur 
'  gloire  moderne,  ce  sont  eux  qui,  avec  leurs  seules 
'  forces,  ont  arrêté  les  armes  de  l'ennemi  public  ;  ce 
'  sont  eux  qui,  derrière  leurs  murailles,  n'ont  pas  re- 
'  douté  les  assauts  des  Goths  et  ont  renvoyé  la  ter- 
'  reur  dans  le  camp  des  barbares.  Voilà  donc  ce  que 
'  nous  ont  mérité  la  disette,  la  flamme,  le  fer,  la  con- 
'  tagion,  les  glaives  engraissés  de  sang,  les  guerriers 
'  amaigris  de  privations  !  Voilà  cette  paix  glorieuse 
'  pour  laquelle  nous  avons  vécu  des  herbes  que  nous 
'  arrachions  des  fentes  de  nos  murs  .  .  .  Usez  donc  de 
'  toute  votre  sagesse  pour  romj)re  un  accord  si  hon- 
'  teux.  Oui,  s'il  le  faut,  ce  sera  pour  nous  une  joie  de 
'  nous  voir  encore  assiégés,  de  souffrir  encore  la  faim, 
'  mais  de  combattre  encore." 

Voilà  le  caractère  français  avec  ce  sentiment  pas- 
sionné de  l'honneur  qui  ne  s'effacera  jamais. 

Nous  reproduisons  les  dernières  pages  par  les- 
quelles le  professeur  résume  tout  son  cours  sur  la  ci- 
vilisation au  cinquième  siècle  et  prend  congé  de  son 
auditoire. 

"  Ainsi,  nous  avons  constaté  l'origine  des  trois 
"  grandes  nationalités  néo-latines,  en  Espagne,  en  Ita- 
"  lie  et  en  Gaule,    En  arrivant  ainsi   au  terme  de 


570  FRÉDÉRIC    OZANAM 


"  l'étude  que  nous  nous  étions  proposée  cette  année, 
"  nous  trouvons  deux  points  établis  :  le  premier,  que 
"  le  monde  romain,  que  la  civilisation  antique  périt 
"  moins  complètement,  beaucoup  moins  vite  qu'on 
"  ne  pense,  qu'elle  résista  longtemps  à  la  barbarie, 
"  que  ses  institutions,  bonnes  ou  mauvaises,  ses  vices 
"  comme  ses  bienfaits  se  prolongèrent  longtemps  dans 
"  le  moyen  âge  et  en  expliquent  les  erreurs  dont  la 
"  cause  et  la  source  étaient  mal  connues.  Ainsi,  l'as- 
"  trologie,  ainsi  toutes  les  exagérations  du  despotisme 
"  royal,  ainsi  tout  le  pédantisme  et  tous  les  souvenirs 
"  de  l'art  païen  qu'on  peut  surprendre  aux  onzième, 
"  douzième  et  treizième  siècles  :  tout  cela  remonte  à 
"  une  origine  antique  et  constitue  autant  de  liens  que 
"  le  moyen  âge  n'a  pas  voulu  briser,  et  par  lesquels  il 
"  tient  encore  à  l'antiquité. 

"  D'autre  part,  nous  avons  établi  que  la  civilisa- 
"  tion  contient  déjà,  plus  complètement  qu'on  ne 
"  croit,  les  développemeuts  qu'on  a  coutume  d'attri- 
"  buer  aux  temps  barbares.  Ainsi  l'Eglise  a  déjà  la 
"  papauté  et  le  monachisme  ;  dans  les  mœurs  nous 
"  avons  signalé  l'indépendance  individuelle,  le  sen- 
"  timent  de  la  liberté  cbez  le  peuple  et  la  dignité  de 
"  la  femme.  Dans  les  lettres  nous  avons  vu  la  philo- 
"  sopbie  de  saint  Augustin  renfermer  en  germe  tout  le 
"  travail  de  la  scolastiqae  du  moyen  âge.  Nous 
"avons  vu  la  Cite  de  Dieu  tracer  les  plus  grandes 
"  vues  de  l'histoire,  et  enfin  l'art  chrétien  des  Cata- 
"  combes  contenir  tous  les  éléments  qui  se  déve- 
"  lopperont  dans  les  basiliquçs  modernes. 


FRÉDÉRIC   OZANAM  571 


"  Voilà  comme  la  Providence  a  mis  un  art  singulier, 
"  une  préparation  prodigieuse  à  lier  entre  eux  des 
"  temps  qui  semblaient  devoir  être  entièrement  sépa- 
"  rés  par  le  génie  différent  qui  les  animait.  Vous  voyez 
"  que  lorsque  Dieu  veut  faire  un  monde  nouveau,  il 
."  ne  brise  que  lentement  et  pièce  à  pièce  l'édifice 
"  ancien  qui  doit  tomber,  et  qu'il  s'y  prend  de  loin 
"  pour  élever  le  monument  moderne  qui  lui  succédera. 
"  Comme  dans  une  ville  assiégée,  derrière  les  murs 
"  assaillis  par  l'ennemi,  longtemps  d'avance  on  com- 
"  mence  à  construire  le  retranchement  qui  les  rem- 
"  placera  et  devant  lequel  viendront  expirer  tous  les 
"efforts  des  assaillants;  de  même  pendant  que  le 
"  vieux  mur  de  la  civilisation  romaine  tombe  pièce  à 
"  pièce,  de  bonne  heure  s'est  construit  le  rempart 
"  chrétien  derrière  lequel  la  société  pourra  se  retran- 
"  cher  encore. 

"  Ce  spectacle  doit  nous  servir  d'exemple  et  de 
"  leçon  :  assurément  l'invasion  barbare  est  la  plus 
"  grande  et  la  plus  formidable  révolution  qui  fut 
"jamais;  cependant  nous  voyons  quel  soin  infini 
"  Dieu  Y)rit  d'en  adoucir,  en  quelque  sorte,  le  coup, 
"  et  de  ménager  la  chute  du  vieux  monde;  cro3''ons 
"  donc  que  notre  temps  ne  sera  pas  plus  malheureux, 
"  que  pour  nous  aussi,  si  le  vieux  mur  doit  tomber, 
"  des  murs  nouveaux  et  solides  seront  édifiés  pour 
"  nous  couvrir,  et  qu'enfin  la  civilisation,  qui  a  tant 
"  coûté  à  Dieu  et  aux  hommes,  ne  périra  jamais. 

"  C'est  avec  ces  pensées  d'espérance   que  je  vous 


572  FRÉDÉRIC    OZANAM 


"  quitte,  et  j'aime  a  croire  que,  plus  heureux  l'année 
"  prochaine,  je  pourrai  vous  donner  un  rendez-vous 
"  plus  exact.  Je  ne  sais,  messieurs,  si  j'achèverai  avec 
"  vous  cette  course,  ou  si,  comme  à  bien  d'autres,  il 
"  me  sera  refusé  d'entrer  dans  la  terre  promise  de  ma 
"  pensée.  Mais  du  moins  je  l'aurai  saluée  de  loin.   Et 
"  quelle  que  soit  la  durée  de  mon  enseignement, de  mes 
"  forces,  de  ma  vie,  du  moins  je  n'aurai  pas  perdu 
"  mon  temps  si  j'ai  contribué  à  vous  faire  croire  au  pro- 
"grès  parle  christianisme  ;  si, dans  des  temps  difficiles 
"  où,  désespérant  de  la  lumière  spirituelle,  beaucoup 
"  se  retournent  vers  les  l)iens  terrestres,  j'ai  ranimé 
"  dans  vos  jeunes  âmes  ce  sentiment,  qui  est  le  prin- 
"  cipe  du  beau,  des  littératures  saines,  l'espérance.  Il 
"  n'est  pas  seulement  le  principe  du  beau,  il  l'est  aussi 
"  de  ce  qui  est  bon  ;  il  n'est  pas  seulement  nécessaire 
"  aux  littérateurs,  il  est  aussi  le  soutien  indispensable 
"  de  la  vie  ;  il  ne  nous  fait  pas  produire  seulement  de 
"  belles  œuvres,  il  nous  fait  aussi  accomplir  de  grands 
"  devoirs  ;  car  si  l'espérance  est  nécessaire  à  l'artiste 
"  pour   guider  ses  pinceaux  ou  soutenir   sa   plume 
"  dans  ses  heures  de  défaillance,  elle  n'est  pas  moins 
"  nécessaire  au  jeune  père  qui  fonde  une  famille  ou 
"  au  laboureur  qui  jette  son  blé  dans  le  sillon  sur  la 
"  parole  de  Dieu  et  sur  la  promesse  de  celui  qui  a  dit  : 
"  Semezy 


FRÉDÉRIC   OZANAM  573 


CHAPITRE  XrX. 

Derniers  moments  d'Ozanam. — Son  testament. — 
Eloges  divers. 

Dans  les  dernières  phrases  du  cours  que  nous  venons 
d'analyser,  Ozanam,  comme  on  a  pu  le  voir,  s'était 
exprimé  comme  s'il  avait  le  pressentiment  d'une  mort 
prématurée  et  prochaine.  "  En  effet,  dit  l'ahljé  Ozanam, 
"la  maladie  dont  il  était  atteint  le  jetait  dans  des 
"  angoisses  cruelles.  De  temps  en  temps  un  rayon 
"  d'espoir  de  guérison  venait  luire  sur  son  front  et 
"  relevait  son  courage,  mais  bientôt  des  rechutes, 
''  chaque  fois  plus  graves,  le  plongeaient  de  nouveau 
"dans  une  profonde  tristesse.  Il  savait  vivre  ainsi 
"  entre  la  vie  et  la  mort,  tour  à  tour  reconnaissant  et 


résigne 


r'.   " 


Le  23  avril  1853,  jour  anniversaire  de  sa  naissance, 
pressentant  sa  fin  prochaine,  il  écrivit  à  Pise  les 
pages  suivantes,  dernier  épanchement  de  son  âme 
humblement  soumise,  confiante  et  résignée.  * 


Ampère,  Biographie  cVOzanam. 


574  FRÉDÉRIC  OZANAM 

"  J"ai  dit  ;iu  milieu  de  mes  jours  :  j'irai  aux  portes 
"  de  la  mort. 

"  J'ai  cherché  le  reste  de  mes  années.  J'ai  dit:  je  ne 
"  verrai  plus  le  Seigneur  mon  Dieu  sur  la  terre  des 
"  vivants. 

"  Ma  vie  est  cmpcn-tée  loin  de  moi,  comme  on  re- 
"  ]:»lie  la  tente  des  pasteurs. 

"  Le  fil  que  j'ourdissais  encore  est  coupé  comme 
"  sous  les  ciseaux  du  tisserand;  entre  le  matin  et  le 
"  soir,  vous  m'avez  conduit  à  ma  fin. 

"  Mes  yeiix  se  sont  fatigués  à  force  de  s'élever  au 
"  ciel. 

"  Seigneur,  je  soufïre  violence  ;  ré])ondez-moi  :  mais 
"  que  dirai-je?  que  me  répondra  Celui  qui  fait  mes 
"  douleurs? 

"  Je  repasserai  devant  vous  toutes  mes  années  dans 
"  l'amertume  de  mon  cœur 

"  C'est  le  commencement  du  cantique  d'Ezéchias  ; 
"je  ne  sais  si  Dieu  permettra  que  je  puisse  m'en  ap- 
"■  pliquer  la  fin.  Je  sais  que  j'ai  une  femme  jeune 
"  et  bien-aimée,  une  charmante  enfant,  d'excellents 
"  frères,  une  seconde  mère,  beaucoup  d'amis,  une  car- 
"  ricre  honorable,  des  travaux  conduits  précisément 
"  au  point  où  ils  pouvaient  servir  de  fondements  à  un 
"  ouvrage  longtemps  rêvé.  Voilà  cependant  que  je 
"  suis  pris  d'un  mal  grave,  opiniâtre  et  d'autant  plus 
"  dangereux  qu'il  cache  prol)al)lement  un  épuisement 
"  complet.  Faut-il  donc  quitter  tous  ces  biens  que 
"  vous-même,  mon  Dieu,  vous  m'avez  donnés  ?  Ne 


FRÉDÉRIC   OZANAM  575 

"  voulez- VOUS  pas.  Seigneur,  vous  contenter  d'une 
"  partie  du  sacritice?  LcUiuellc  fa\it-il  <iue  je  vousini- 
"  mole  de  mes  affections  dért-glées  ?  X"acceptez-vous 
"  pas  l'holocauste  démon  amour-propre  litlcraire,  de 
"  mes  ambitions  académiques,  de  mes  projets  même 
"  d'étude  où  se  mêlait  peut-être  jdus  d'orgueil  que  de 
"  zèle  pour  la  vérité?  >Si  je  vendais  la  moitié  de  mes 
"  livres  pour  en  donner  le  prix  aux  pauvres,  et,  me 
"  bornant  à  remplir  les  devoirs  démon  emploi,  je  con- 
"  sacrais  le  reste  de  ma  vie  à  visiter  les  indigents,  à 
"  instruire  les  apprentis  et  les  soldats,  Seigneur,  se- 
"  riez-vous  satisfait,  et  me  laisseriez-vous  la  douceur 
"  de  vieillir  auprès  de  ma  femme,  et  d'achever  l'édu- 
"  cation  de  mon  enfant  ?  Peut-être,  mon  Dieu,  ne  le 
"  voulez-vous  point  ?  Vous  n'acceptez  pas  ces  offrandes 
"  intéressées;  vous  rejetez  mes  holocaustes  et  mes  sa- 
"  orifices.  C'est  moi  que  vous  demandez.  Il  est  écrit, 
"  au  commencement  du  livre,  que  je  dois  faire  votre 
"  volonté,  et  j'ai  dit:  "Je  viens.  Seigneur!  " 

"  Je  viens  si  vous  m'appelez  et  je  n'ai  pas  le  droit 
"  de  me  plaindre.  Vous  m'avez  donné  quarante  ans 
"  de  vie.  Que  les  miens  ne  se  scandalisent  pas,  si  vous 
"  ne  voulez  pas  faire  aujourd'hui  un  miracle  pour  me 
"  guérir.  A  l'entrée  de  ma  carrière,  ([uand  j'étais  ar- 
"  rêté  tout  à  coup  par  une  maladie  de  la  gorge,  ne 
"  m'avez-vous  pas  rendu  la  santé  ?  ne  m'avez-vous 
"  pas  donné  la  joie  de  pouvoir  publier  ce  que  je 
"  croyais  la  vérité?  Enfin,  il  y  a  cinq  ans,  ne  m'avez- 
"  vous  pas  ramené  de  bien  loin,  et  ne  m'avez-vous  pas 


576  FRÉDÉRIC   OZANAM 


accordé  ce  délai  pour  faire  pénitence  de  mes  péchés 
et  pour  devenir  meilleur  ?  Ah  !  toutes  les  prières 
qu'alors  on  vous  adressa  pour  moi  furent  écoutées. 
Pourquoi  celles  qu'on  vous  fait  aujourd'hui,  et  en 
bien  plus  grand  nombre,  seraient-elles  perdues  ? 
Mais  peut-être,  Seigneur,  vous  les  exaucerez  d'une 
autre  manière,  vous  me  donnerez  le  courage,  la  ré- 
signation, la  paix  de  l'âme  et  ces  consolations  inex- 
primables qui  accompagnent  votre  présence  réelle. 
Vous  me  ferez  trouver  dans  la  maladie  une  source 
de  mérites  et  de  bénédictions,  et  ces  bénédictions 
vous  les  ferez  retomber  sur  ma  femme,  sur  mon  en- 
fant, sur  tous  les  miens,  à  qui  mes  travaux  auraient 
neut-être  moins  servi  que  mes  souffrances. 
"  Si  je  repasse  devant  vous  mes  années  avec  amer- 
tume, c'est  à  cause  des  péchés  dont  je  les  ai  souil- 
lées. Mais  quand  je  considère  les  grâces  dont  vous 
les  avez  enrichies,  je  repasse  devant  vous,  Seigneur, 
mes  années  avec  reconnaissance. 
"  Quand  vous  m'enchaîneriez  sur  un  lit  pour  les 
jours  qui  me  restent  a  vivre,  ils  ne  suffiraient  pas  à 
vous  remercier  pour  les  jours  que  j'ai  vécu.  Ah  !  si 
ces  pages  sont  les  dernières  que  j'écris,  qu'elles 
soient  un  hymne  à  votre  bonté". . . 
Le  même  jour  où  Ozanam  adressait  à  Dieu  cette 
belle  et  touchante  prière,  profitant  d'une  absence  mo- 
mentanée de  sa  femme,  il  écrivit  aussi  son  testament. 
Nos  lecteurs  nous  sauront  gré,  nous  n'en  doutons  pas^ 
de  reproduire  ici  l'exprcâsion  des  dernières  volontés 


FREDERIC    OZANAM  Oil 


de  celui  dont  nous  avons  voulu  faire  connaître  lu 
vie  :  les  extraits  suivants  de  ce  testament  résument 
tout  l'homme  pieux  et  savant  que  nous  avons  appris 

à  connaître  dans  ces  pages. 

EXTRAIT  DU   TESTAMENT   DE  FREDERIC  ANTOINE  OZANAM. 

"  Au  nom  du  Père,  du  Fils  et  du  Saint-Esprit.  Ainsi 
"soit-il. 

"Aujourd'hui,  vingt-trois  avril  mil  huit  cent  cin- 
"  quante-trois,  au  moment  où  j'accomplis  la  quaran- 
"  tième  année,  dans  les  inquiétudes  d'une  maladie 
"  grave,  souffrant  de  corps,  mais  sain  d'esprit,  j'ai 
"  écrit  en  peu  de  mots  mes  dernières  volontés,  me 
"  proposant  de  les  exprimer  plus  complètement  quand 
'■j'aurai  plus  de  force. 

'■  .Je  remets  mon  âme  à  Jésus-Christ,  mon  Sauveur  : 
"  effrayé  de  mes  péchés,  mais  confiant  dans  l'infinie 
"  miséricorde,  je  meurs  au  sein  de  l'Église  catholique, 
"  apostolique  et  romaine.  J'ai  connu  les  doutes  du 
"  siècle  présent,  mais  toute  ma  vie  m'a  convaincu 
"qu'il  n'y  a  de  repos  pour  l'esprit  et  le  cœur  que  dans 
"la  foi  de  l'Eglise  et  sous  son  autorité.  Si  j'attache 
"  quelque  prix  à  mes  longues  études,  c'est  qu'elles  me 
"  donnent  droit  de  supplier  tous  ceux  que  j'aime  de 
"rester  fidèles  à  une  religion  où  j'ai  trouvé  la  lu- 
"  mière  et  la  paix. 

"Ma  prière  suprême  à  ma  famille,  à  ma  femme,  à 
"  mon  enfant,  à  mes  frères  et  beaux-frères,  à  tous  ceux 


578  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"qui  naîtront  d'eux,  c'est  de  persévérer  dans  la  foi, 
'■  uKilgré  les  humiliations,  les  scandales,  les  désertions 
"dont  ils  seront  témoins. 

"  A  ma  tendre  Amélie,  qui  a  fait  la  joie  et  le  charme 
"  do  ma  vie,  et  dont  les  soins  si  doux  ont  consolé 
"depuis  un  an  tous  mes  maux,  j'adresse  des  adieux 
"courts  comme  toutes  les  choses  de  la  terre.  Je  la 
"  remercie,  je  la  bénis  et  je  l'attends.  Au  ciel  seule- 
"  ment  je  pourrai  lui  donner  autant  d'amour  qu'elle 
"  en  mérite.  Je  donne  à  mon  enfant  la  bénédiction 
"  des  patriarches, au  nom  du  Père, du  Fils  et  du  Saint- 
"  Esprit.  Tl  m'e^t  triste  de  ne  pouvoir  travailler  }ilu3 
"  longtemi^s  à  l'œuvre  si  chère  de  son  éducation,  mais 
"je  la  cnitie  sans  regret  à  sa  vertueuse  et  très  aimée 
"  mère 

Parmi  les  legs  pieux  se  trouve  celui-ci  : 

"Je  lègue  200  francs  aux  pauvres  de  la  Conférence 
"  de  Saint- Vincent  de  Paul  de  Saint-Germain  des 
"  Prés  ;  100  francs  au  Conseil  Général  de  la  Société. 
"Mes  confrères  savent  que  je  voudrais  faire  plus 

"Je  remercie  encore  une  fois  tous  ceux  qui  m'ont 

"  rendu  service.  Je  demande  pardon  de  mes  vivacités 

'  et  de  mes  mauvais  exemples.  Je  sollicite  les  prières 

"  de  tous  les  miens,  de  la  Société  de  Saint-Vincent  de 

"  Paul,  de  mes  amis  de  Lyon. 

"  Ne  vous  laissez  pas  ralentir  par  ceux  qui  vous 
"diront:  il  est  (in  ciel.  Priez  toujours  pour  celui  qui 
"vous  aime  beaucoup,  mais  qui  a  beaucoup  péché. 
"Aidé  de  vos  supplications,  chers  bons  amis,  je  quit- 


FRÉDÉRIC   OZANAM  579 

"  terai  la  terre  avec  moins  de  crainte.  J'espère  ferme- 
"  ment  que  nous  ne  nous  séparerons  point,  et  que  je 
"reste  avec  vous  jusqu'à  ce  que  vous  veniez  à  moi. 

"Que  sur  vous  tous  soit  la  bénédiction  du  Père,  du 
"  Fils  et  du  Saint-Esprit.  Ainsi  soit-il."' 

"  Pise,  le  23  avril  1853. 

(Signé) 

A.    F.    OZANAM." 

Lorsqu'il  revint  à  ^larseille,  après  avoir  dit  adieu 
à  Pise  et  à  sa  maison  de  TAntignano  où  il  avait  tant 
souffert,  Ozanam  était  plus  mort  que  vivant.  Le  coma 
ne  tarda  pas  à  s'emparer  de  lui.  Il  ne  se  réveillait 
que  de  temps  à  autre  pour  prononcer  quelque  oraison 
jaculatoire  et  pour  remercier  et  l)énir  ceux  qui  le  ser- 
vaient. 

Ozanam  mourut  le  8  de  septembre  1853,  et  ses 
dernières  paroles  furent  celles-ci  :  "  ]Mon  Dieu,  mon 
Dieu,  ayez  pitié  de  moi." 

Le  bruit  de  sa  mort  se  répandit  bientôt  dans  toute 
la  France  et  jusqu'en  Italie. 

Les  obsèques  eurent  lieu  le  24  septembre,  en  l'église 
de  Saint-Sulpice,  au  milieu  d'un  immense  concours 
et  du  plus  profond  recueillement.  Son  corps  repose 
dans  la  crypte  de  l'ancienne  église  des  Carmes,  rue 
de  Vaugirard. 

Des  lettres  de  condoléance  arrivèrent  de  toute  part 


580  FRÉDÉRIC   OZANAM 

à  la  jeune  veuve.   Notre  Saint-Père  Pie  IX  lui-même 
daigna  lui  envoyer  le  bref  suivant  : 
"  A  notre  chère  fille  en  Jésus-Christ. 

Amélie  Ozanam, 

à  Paris. 

PIE  IX,  Pape. 

"  A  Notre  chère  fille  en  Jésus -Christ  salut  et  béné- 
"  diction  apostolique. 

''  Aussitôt  que  nous  avons  appris  la  mort  préma- 
"  turée  de  votre  éminent  époux,  nous  avons  éprouvé 
"  une  profonde  tristesse,  et  votre  lettre  que  nous 
"  avons  reçue  le  20  octobre  dernier,  notre  chère  fille  en 
"  Jésus-Christ,  est  venue  renouveler  notre  douleur. 
"  Mais  tout  ce  que  vous  rappelez  du  zèle  et  du  dé- 
"  vouement  du  cher  défunt  pour  notre  très  sainte  re- 
"  ligion,  nous  donne  assurément  la  douce  espérance 
"  de  son  salut  éternel,  et  nous  ne  laissons  pas  de  lui 
"  venir  en  aide  par  nos  prières  auprès  du  Seigneur 
"  très  clément.  Nous  demandons  surtout  avec  instan- 
"  ce  à  Dieu,  l'auteur  et  le  dispensateur  de  toute  con- 
"  solation,  de  vous  prendre  vous  et  votre  fille  sous  sa 
"  protection,  et  pour  v(nis  témoigner  notre  paternelle 
"  charité,  nous  vous  donnons  avec  amour  notre  bé- 
"  nédiction  apostoli'iue. 

"  Donné  à  Rome,  à  Saint-Pierre,  le  11)  novembre 
''  1853,  VIII*^'  année  de  notre  pontificat. 

PIE  IX,  Pape." 


FRÉDÉRIC  OZANAM  581 

Sur  cette  toinhc  renfermant  un  cœur  qui  avait  si 
bien  su  sentir  ce  (|ue  c'est  que  Taniitié,  les  oraisons 
funèbres,  les  biographies  et  les  éloges  ne  tarirent 
pas.  Les  anciens  professeurs  cl'Ozanam,  ses  collègues, 
ses  amis  et  ses  élèves  s'empressèrent  en  grand  nombre 
d'écrire  ce  cpi'ils  avaient  le  plus  admirr,  en  lui. 

"  Célébrer  sa  science  et  ses  vertus,  dit  Tabbé  0/a- 
'  nam,  était  pour  eux  la  seule  consolation  qui  i»ût 
'  adoucir  leur  douleur.  Nous  citerons,  entre  autres 
'  auteurs  remarquables  qui  ont  parlé  d'Ozanam.  le  P. 
'  Lacordaire,  M.  J.  J.  Ampère,  de  l'Académie  fran- 
'  çaise;  M.  E.  Caro,  aussi  de  l'Académie  française, 
'  son  ancien  élève,  et  aujourd'hui  professeur  de  phi- 
'  losophie  à  la  Sorljonne;  M.  le  docteur  Dufresne,  de 
'  Genève  ;  M.  de  Montrond,  M.  l'abbé  Perreyve,  etc. 
'  Plusieurs  professeurs  de  l'Université  choisirent  la 
'  vie  de  Frédéric  O/.anam  pour  sujet  de  leur  discours 
'  à  l'occasion  des  distrilnitions  de  prix.  L'Académie 
'  des  Jeux  Floraux  la  pro[)osa  comme  thème  clu  con- 
'  coui-s  do  l'année  18G1,  et  M.  Poulin,  licencié  es  let- 
'  très,  l'un  des  disciples  d'Ozanam,  voyait  le  8  mai 
son  œuvre  couronnée. 
"  L'Académie  elle-même  ne  lui  ménagea  pas  non 
•'  plus  ses  éloges  les  plus  flatteurs.  i\L  de  Laprade,  en 
"  y  entrant,  se  faisait  un  titre  d'avoir  été  son  compa- 
■■  triote  et  son  ami.  M.  Guizot  dans  une  mémorable 
'■  séance  Ijurinait  Sun  portrait  avec  cette  noble  élo- 
"  quence  qu'on  lui  connaît  :  "Ce  modèle  de  l'homme 
"  de  lettres  chrétien,  disait-il,  digne  et  humble,  ar- 


582  FRÉDÉRIC  OZANAM 


"  dent  ami  de  la  science,  et  ferme  champion  de  la 
"  foi,  goûtant  avec  tendresse  les  joies  pures  de  la  vie, 
"  et  soumis  avec  douceur  à  la  longue  attente  de  la 
"  mort,  enlevé  aux  plus  saintes  affections  et  aux  plus 
"  nobles  travaux,  trop  tôt  selon  le  monde,  mais  déjà 
"  mûr  pour  le  ciel  et  pour  la  gloire." 

"  Enfin,  trois  ans  après  la  mort  d'Ozanam,  l'Acadé- 
'■  mie  française  lui  décernait  le  prix  annuel  de  haute 
"  littérature,  fondé  par  M.  Bordin,  comme  nous 
"  l'avons  dit  plus  haut,  et  M.  Villemain,  à  la  séance 
"  du  28  août  1856,  s'exprimait  ainsi  dans  son  rap- 
"  port  : 

"  Un  récent  émule  de  ^Nlontyon  vient  (Vétablir  un 
"  prix  annuel  de  liante  littérature  à  décerner  par 
"  nous.  Que  le  nom  de  ]M.  Bordin  demeure  consacré 
"  par  cette  nolde  intention  et  par  l'application  qu'elle 
"  en  recevra  !  Aujourd'hui  même,  et  pour  le  premier 
"  essai  de  ce  prix  nouveau,  nous  aurions  pu  hésiter 
"  entre  plasieurs  travaux  remarquables  par  l'impor- 
"  tance  du  sujet,  retendue  des  recherches. 

"  Ce  mot  de  haute  littérature  nous  a  paru  désigner 
"  surtout  ce  qui  est  à  la  fois  savant  et  inspiré,  ce  qui 
"  ne  se  sert  des  lettres  que  pour  parler  à  l'âme,  ce  qui 
"  ne  conçoit  et  n'appli(|ue  l'art  d'écrire  que  sous  les 
"  formes  les  })lus  graves  et  les  })lus  pures. 

"  A  tous  ces  titres,  un  talent  célèbre  et  regretté  de- 
"  vait  préoccuper  notre  souvenir  et  fixer  nés  suffra- 
"  ges.  Ce  nom,  ce  talent,  est  celui  de  M.  Ozanam  ;  ce 
"  sont  ses  leçons  publiques,  sa  vie  justement  honorée, 


FRÉDÉRIC   OZANAM  583 


"  et  les  derniers  travaux  de  cette  vie  si  courte.  Lors- 
"  qu'il  s'agit  de  pareils  droits  littéraires,  aussi  dura- 
"  blés  que  purs,  personne  sans  doute  n'alléguera 
"  comme  un  obstacle  à  ce  choix  de  si  bon  exemple, 
"  que  l'auteur  a  cessé  de  vivre. 

■"  La  couronne  du  talent  ne  s'attache  pas  seulement 
"  à  la  personne  vivante  de  l'auteur,  elle  suit  sa  mé- 
"  moire,  elle  protège  sa  famille.  Si  M.Ozanam  n'a  pas 
"joui  lui-même  de  la  publication  de  son  meilleur 
"  ouvrage,  formé  de  ses  leçons  recueillies  au  pied  de  sa 
"  chaire,  c'est  un  motif  pour  nous  de  rendre  puljlique- 
"  ment  à  son  nom  tous  les  honneurs  que  méritait  ce 
"  travail,  inédit  de  son  vivant.  Dans  les  longues  étu- 
"  des  et  parfois  les  succès  un  peu  lents  imposés  au 
"  culte  exclusif  de  la  haute  littérature,  il  y  a,  de  la 
"'  part  de  l'auteur,  désintéressement  et  sacrifice  ;  il  n'y 
"aura  que  plus  d'équité  de  la  part  des  juges  à  pro- 
"  longer  après  lui  la  récompense  dont  il  était  digne, 
"  et  à  la  reporter  toute  entière  sur  ce  qu'il  aimait  plus 
"  que  lui-même. 

"  La  jeune  femme  et  la  jeune  enfant  de  M.  Ozanam 
"  recevront  comme  un  dernier  don  de  sa  main,  le  prix 
"  dû  à  son  rare  talent,  au  monument  inachevé  de 
"  cette  vocation  ardente  qui  leur  a  coûtés!  cher.  Rien, 
"  en  effet,  n'a  surpassé  la  fièvre  studieuse,  l'effort  à  la 
"  fois  d'application  et  de  verve  qui  consumait  Ozanam 
"  et  dont  ses  écrits  gardent  la  trace.  Langues  an- 
"  ciennes,  langues  modernes,  du  Midi  et  du  Nord, 
"  histoire  de  tous  les  temps,  littérature  classique  ou 


584  FRÉDÉRIC    OZANAM 


"  barbare  à  ses  degrés  divers,  science  du  droit  reli- 
"  gieux  et  civil,  étude  des  arts,  il  avait  tout  embrassé 
"  d'un  travail  méthodique  et  pourtant  inspiré,  dont 
"  les  échos,  pour  ainsi  dire,  se  répondaient  dans  sa 
"  vaste  mémoire  et  son  intelligence  toujours  excitée. 
"  Ces  signes  apparus  dès  l'origine,  s'étaient  fortifiés 
"  en  s'étendant.  La  thèse  sur  Dante,  travail  supérieur 
"  mais  inégal,  avait  été  surpassée  par  la  science  et  la 
"  diction  de  ses  études  sur  les  Germains,  et  ces  deux 
"  précieux  fragments  n'étaient  pour  lui  que  l'essai  du 
"  grand  travail  où  il  voulait  comprendre  la  ruine  et 
"  la  mort  de  l'ancien  monde,  et  sous  la  fermentation 
"  de  ces  débris,  la  naissance  des  sociétés  modernes  ap- 
"  paraissant  de  toute  part,  comme  une  terre  immense 
"  et  nouvelle  qu'il  voyait  se  défricher,  s'animer,  s'em- 
"  bellir  à  la  lumière  de  ces  vérités  chrétiennes  que 
"  lui-même  avait  saisies  d'une  foi  profonde  et  d'un 
"  cœur  passionné. 

"  Les  cruelles  épreuves  que  la  maladie  vint  mêler  à 
"  cette  vie  de  laborieux  enthousiasme,  les  langueurs 
"  du  corps,  les  inquiétudes  nées  de  la  souffrance,  les 
"  voyages,  les  séjours  en  Italie  pour  tâcher  de  guérir 
"  n'ôtèrent  rien  à  ce  zèle  de  religion  et  de  science  et 
"  servirent  plutôt  à  l'enflammer.  On  le  voit,  alors 
"  même,  par  les  recherches  si  neuves  de  l'auteur  sur  les 
"  écoles  d'Italie  aux  temps  barbares  et  sur  les  poètes 
^''franciscains  au  début  de  la  renaissance.  Mais  le 
"  grand  titre  qui,  entre  les  premières  fatigues  d'Oza- 
"  nam  et  son  repos  forcé,  signale  dans  le  haut  ensei- 


FRÉDÉRIC   OZANAM  585 

"  gnement  un  orateur,  un  écrivain  de  plus,  animant 
"  le  style  par  la  parole,  et  relevant  la  parole  par  tous 
"  les  secrets  heureux  de  l'art,  c'était  le  livre  (|ue  nous 
"  couronnons  aujourd'hui,  la  Civilisatiun  au  cinquième 
"  siècle,  testament  de  l'âme  publié  par  les  soins  d'un 
.  "  maître  célèbre,  *  son  émule  et  son  ancien  dans  l'ar- 
"  deur  et  la  variété  des  plus  nobles  études. 

"  Savant  et  naturel,  dominé  d'une  même  pensée  et 
"  rayonnant  de  mille  so-uvenirs,  exact  et  plein  d'illu- 
"  sions  charmantes,  ce  livre,  formé  de  vingt  leçons  et 
"  de  quelques  notes,  est  une  œuvre  éminente  de  litté- 
"  rature  et  de  goût.  Il  élève  la  critique  à  l'éloquence, 
"  et  l'éloquence  même  il  la  conçoit,  il  la  cherche,  il 
"  la  trouve  dans  sa  source  la  plus  haute,  dans  son 
"  type  qui  ne  meurt  jamais,  ou  plutôt  qui  renaît  tou- 
"  jours,  dans  l'instinct  naturel  de  l'âme  émue  par  le 
"  beau  et  le  divin,  par  les  seules  grandeurs  ici-bas,  la 
"  vertu,  la  liberté,  la,#science,  et  par  les  grandeurs  d'en 
"  haut,  celles  que  promettent  la  foi  et  l'espérance 
"  chrétiennes. 

"  En  retrouvant  là  toutes  les  paroles  recueillies  de 
"  la  bouche  d'Ozanam,  ses  impatientes  analyses  de  la 
"  décadence  antique,  ses  pieux  hommages  d'admira- 
"  tion  et  de  foi  à  la  lumière  nouvelle,  sa  ferveur  stu- 
"  dieuse  qui  passionne  jusqu'à  la  grammaire,  son  in- 
"  génieuse  tendresse  qui  rassemble  et  devine  les  pre- 


J.  J.  Ampère. 


586  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  miers  bégaiements  du  moyen  âge,  on  est  saisi  d'une 
"  amère  tristesse  ;  on  se  redit  avec  douleur  que  tant 
"  de  savoir  et  d'intelligence,  tant  de  dons  heureux 
"  n'ont  pas  achevé  leur  œuvre,  que  ce  rare  et  brillant 
"  écrivain,  qui  grandissait  en  sagesse  impartiale  et  en 
"  sentiment  profond  du  vrai  et  du  beau^  n'a  guère  at- 
"  teint  que  la  moitié  de  sa  vie,  et  a  été  moissonné  dans 
"  le  progrès  de  sa  force  et  le  rêve  de  tous  les  travaux 
"  si  purs  qu'embrassait  son  ambition  d'étude,  et  que 
"  sa  pensée  croissante  avec  le  travail  promettait  d'ac- 
"  complir.  Devant  de  tels  progrès  et  un  tel  mécompte 
"  pour  les  lettres,  c'est  une  trop  faible  consolation, 
"  mais  une  grande  justice,  d'offrir  à  Ozanam,  sur  sa 
"  tombe,  le  nouveau  prix  fondé  à  Vhonneur  de  la  haute 
"  littérature.  Jamais  la  condition  qu'exprime  ce  mot 
"  ne  sera  mieux  remplie." 


FRÉDÉRIC   OZANAM  587 


CHAPITRE  XX. 

PORTRAIT    d'ozANAM    PAR    M.    CARO. — SON    CARAC- 
TÈRE   d'après    l'abbé    OZANAM. —  AUTRES 
RENSEIGNEMENTS. 

L'abbé  Ozanam  nous  dit  qu'aucun  des  portraits  de 
son  frère  ne  lui  ressemblait  complètement,  et  que  M. 
Caro  avec  sa  plume  avait  mieux  réussi  que  les  artistes 
avec  leurs  pinceaux.  Les  traits  d'Ozanam  n'avaient 
d'autre  expression  que  celle  des  sentiments  qui  agi- 
taient son  âme.  De  là  cette  mobilité  qui  a  fait  le  dé- 
sespoir de  tous  les  artistes  qui  ont  essayé  de  les  saisir 
et  de  les  reproduire.  Nous  allons  mettre  sous  les  yeux 
du  lecteur  cette  peinture  faite  par  un  ancien  élève 
d'Ozanam,  car  nous  sommes  persuadé  qu'on  aimerait 
à  connaître  la  physionomie  de  celui  dont  nous  venons 
d'esquisser  la  vie  et  d'analyser  les  œuvres  les  i)lus 
importantes. 

"  Ozanam,  disait  cet  académicien,  n'avait  pour  lui 
"  rien  de  ce  qui  prédispose  en  faveur  d'un  homme, 
"  ni  la  beauté,  ni  l'élégance,  ni  la  grâce.  Sa  taille 
"  médiocre,  son  attitude  gauche  et  embarrassée,  des 
"  traits  incorrects,  un  teint  pâle,  une  extrême  faiblesse 
"de   vue,   qui  donnait  à  son  regard  quelque  chose  de 


588  FRÉDÉRIC   OZANAM 


'  trouille  et  d'indécis,  une  chevelure  longue  et  en  dé- 
'  sordre,  lui  composaient  une  physionomie  assez  étran- 
'  ge,  mais  on  ne  pouvait  rester  longtemps  indifférent  à 
'cotte  expression  de  douceur  et  de  bonté,  transmise 
'du  cœur  à  travers  un  masque  un  peu  lourd,  mais 
'  qui  n'était  disgracieux  qu'il  première  vue.  Que  la 
'  vraie  beauté  est  belle  et  que  cette  beauté  est  rare  ! 
'  Joignez  à  cela  un  sourire  d'une  très  spirituelle 
'  finesse,  et  à  certains  moments  un  épanouissement 
'  d'intelligence  sur  cette  physionomie  transformée, 
'comme  si  elle  se  fût  ouverte  pour  laisser  passer  un 
'rayon  de  l'âme;  ajoutez  enfin,  comme  dernier  trait, 
'l'habitude  de  souff'rir  avec  calme,  marquée  dans 
'  cette  expression  singulière  de  sérénité  douloureuse, 
'  qui  devint  chez  lui  dominante  dans  les  deux  der- 
'  nières  années  de  sa  vie;  on  conviendra  qu'à  ce  prix, 
'  l'irrégularité  des  traits  importe  peu  et  que  le  plus  dif- 
'  ficile  des  hommes  se  résignerait  à  être  laid  de  cette 
'  charmante  manière.  D'ailleurs,  Ozanam  était  à  mille 
'  lieues  de  penser  à  tout  cela,  et  je  gagerais  bien  qu'il 
'  n'a  pas  perdu  une  minute  de  sa  vie  lal)orieuse  à  se 
'  demander  si  sa  laideur  avait  du  charme  ou  n'en 
'  avait  pas.  C'était  de  tous  les  hommes  le  plus  étran- 
■  ger  et  le  plus  indifterent  à  ces  sortes  de  choses,  et 
'  il  avait  bien  raison  de  ne  pas  s'en  soucier. 

"  Comme  il  y  avait  de  la  gêne  dans  son  maintien, 
'  il  y  avait  aussi  de  l'embarras,  et  presque  de  la  gau- 
'  chérie  dans  ses  premières  paroles.  Son  élocution, 
'  au  début,  seml}lait  souffrir  d'une  sorte  de  timidité 


FRÉDÉRIC   OZANAM  589 

"physique;  elle  était  difficile,  lente,  et  ne  se  dégageait 
"qu'avec  peine  d'une  certaine  obscurité.  Elle  n'osait 
"s'enhardir  que  peu  à  peu,  sous  cette  piessioiii  de 
"  la  dialectique  intérieure  de  la  pensée  que  l'ol)s- 
"tacle  provoque  ou  que  la  sym[»athie  échauffe.  Les 
"premiers  moments  étaient  toujours  à  l'incertitude 
"  et  au  troul>le,  aussi  hien  dans  une  conversation  pri- 
"  vée,  en  tête  à  tête  avec  un  écolier,  que  dans  un  en- 
"  tretien  écouté,  au  milieu  d'un  salon  ;  dans  la  chaire 
"modeste  du  collège  comme  dans  cette  cliaire  de  la 
"Sorbonne,  qui,  de  temps  à  autre,  n'était  pas  sans 
'"  avoir  quelque  air  de  tribune. 

"Mais  cette  nuiuvaisc  honte  cédait  bientôt,  n<ni  pas 
"  tant  au  légitime  sentiment  d'une  supériorité  qui  se 
"rend  justice  à  elle-même,  qu'au  vaillant  eff'n-t  d'une 
"volonté  pour  laquelle  c'était  un  devoir  de  prixluire 
"  les  idées  avec  toute  la  force  et  la  chaleur  qu'on  doit 
"  mettre  au  service  de  la  vérité  ;  son  talent  était  encore 
"de  la  conscience.  Ces  singulières  timidités  d'une 
"  pensée  qui  s'effrayait  d'elle-même,  se  marquaient 
"visiblement  dans  son  écriture  tourmentée,  inégale, 
"  surchargée  de  ratures.  Une  lettre,  des  notes  éparses, 
"  une  page  destinée  à  la  publicité,  tout  ce  qui  sortait 
"  de  sa  plume  portait  l'empreinte  d'un  labeur  difficile, 
"  d'un  goût  inquiet,  toujours  mécontent  de  son  œuvre, 
"  et  d'une  certaine  indécision,  hésitant  entre  les  formes 
"  diverses  et  les  nuances  d'une  idée.  Il  y  avait  de 
"  tout  cela  dans  Ozanam  quand  il  était  de  sang-froid. 
"  Mais  le  travail  de  l'idée  produisait  l'enthousiasme, 


590  FRÉDÉRIC    OZANAM 


"  et  tous  ces  embarras  disparaissaient  :  la  parole  et  le 
"  style  devenaient  tout  d'un  coup  vifs,  impétueux  ; 
"en  un  instant  tout  changeait  de  face,  Phomme  trop 
"  défiant  de  lui-même  disparaissait  dans  l'orateur,  ou 
"dans  l'écrivain  sûr  de  la  vérité." 

M.  l'abbé  Ozanam,  pour  compléter  ce  portrait,  nous 
fait  connaître  dans  les  phrases  suivantes  quelques 
points  saillants  du  caractère  de  son  frère. 

"  Frédéric,  dit-il,  malgré  sa  constitution  frêle,  assez 
"délicate  et  sujette  à  une  infinité  de  petites  indispo- 
"sitions,  avait  toutefcùs  une  excellente  poitrine,  et 
"  un  timbre  de  voix  plein  et  sonore.  Il  était  infati- 
"  gable  à  la  marche,  comme  nous  l'avons  dit  ailleurs. 
"Il  fallait  bien  encore  qu'il  eût  une  santé  assez  forte 
"  pour  soutenir  en  ])lusieurs  mois,  des  travaux  de  seize 
"  heures  par  jour.  A  part  deux  ou  trois  grandes  mala- 
"dies  dont  il  fut  atteint,  il  ne  se  trouva  presque 
"jamais  forcé  de  suspendre  ses  occupations  ni  de 
"  garder  la  chambre. 

"  Son  tempérament  éminemment  nerveux  le  rendait 
"  très  irritable  et  le  portait  à  l'impatience  ;  mais  toute 
"sa  vie.  et  même  dès  son  enfance,  il  comljattit  avec 
"  courage  ce  mauvais  penchant.  Tout  jeune  encore, 
"  lorsqu'on  venait  à  le  contrarier  et  qu'on  le  poussait  à 
"  bout,  il  s'écriait  d'une  voix  alarmée  :  "  Finissez,  finis- 
"  sez,  vous  allez  me  faire  mettre  en  colère."  On  con- 
"  çoit  qu'avec  une  disposition  scmlda])le  jointe  à  l'es- 
"  prit  de  droiture  et  aux  sentiments  nobles  et  délicats 
"que  nos  excellents  parents  nous  avaient  inspirés  dès 


FRÉDÉRIC  OZANAM  591 

"  l'âge  le  plus  tendre,  Frédéric  dut  trouver,  dans  ses 
"  nombreux  rapports  avec  des  hommes  de  toute  con- 
"dition,  de  fréquentes  occasions  d'exercersa  patience. 
"  Elle  lui  échappait  bien  quelquefois  comme  à  tout 
"enfant  d'Adam,  mais,  le  premier  mouvement  passé, 
"il  en  devenait  tout  confus,  s'en  repentait  amère- 
"  ment,  et  réparait  généreusement  sa  faute  en  allant 
"  huml)lement  présenter  sc.<  excuses  à  ceux  qu'il 
"  croyait  avoir  ofifensés.'  Plusieurs  fois  nous  avons  été 
"  témoin  nous-même  de  ces  scènes  édifiantes  ;  nous 
"  n'en  citerons  qu'un  seul  exemple.  Un  Italien,  au- 
"quel  il  s'était  intéressé,  avait  abusé  de  sa  protection. 
"  Lorsqu'il  revint  se  présenter  à  lui,  Ozanam  l'accueil- 
"  lit  fort  mal  et  le  renvoya  avec  humeur  ;  mais  à  l'ins- 
"  tant  même  il  eut  du  remords  ;  il  prit  aussitôt  son 
"chapeau,  courut  après  lui,  le  rejoignit  et  lui  donna 
"  avec  l'aumône  une  preuve  de  la  peine  qu'il  éprou- 
"vait  de  lui  avoir  parlé  un  peu  rudement.  "Il  ne 
"faut  jamais,  dit-il  ensuite,  réduire  un  homme  au 
"  désespoir.  On  n'a  pas  le  droit  de  refuser  un  mtu-ccau 
"de  pain  au  plus  vil  scélérat.  Il  ajoutait  que  lui- 
"  même,  un  jour,  aurait  besoin  que  Dieu  ne  fût  pas 
"inexorable  pour  lui,  comme  il  venait  de  l'être 
"  pour  une  de  ses  créatures  rachetées  au  prix  de  son 
"  sang.  (*) 


(*)  Il  se  trouve  des  traits  d'une  ressemblance  frai^pantc  avec 
celui-là  dans  la  vie  d'un  de  nos  hommes  d'État  canadiens.  Voyez 
a  biographie  de  M.  Morin  par  M.  David. 


592  FRÉDÉRIC   OZANAM 

"  Son  caractère  indécis  le  rendait  très  sévère  pour 
'  lui-même,  quoique  fort  tolérant  pour  les  autres. 
'  Lorsqu'il  avait  une  décision  à  prendre,  ce  qui  lui 
'  coûtait  infiniment,  on  était  certain  qu'il  se  détermi- 
■  nerait  toujours  pour  le  parti  le  plus  rigoureux  (en- 

•  vers  lui-même),  estimant,  à  tort,  qu'il  était  le  plus 
'  sûr... 

"  La  tolérance  fut  l'un  des  principaux  caractères 
'  qui  distinguèrent  et  honorèrent  la  vie  d'Ozanam. 
'  Elle  était  une  effusion  de  son  ardente  charité.  Toute- 
'  fois,  lorsqu'il  s'agissait  du  dogme  ou  des  droits  de 
'  l'Eglise,  on  le  trouvait  comme  un  mur  d'airain. 
'  Jamais  il  ne  fit  sur  ce  sujet  l'imihre  d'une  conces- 
'  sion  ;  jamais  il  ne  dissimula  ni  ne  chercha  à  atté- 
'  nuer  un  seul  article  de  la  foi. 

Avec  un  cœur  si  tendre  et  si  aimant  pour  tous 
'  ceux  qui  Tentouraient,  si  compatissant  pour  tous 
'  ceux  qui  s'étaient  égarés  dans  les  sentiers  de  l'er- 
'  reur,  est-il  étonnant  qu'Ozanam  ait  eu  toute  sa 
'  vie  un  dévouement  sans  homes  pour  les  })auvres  ? 
'  Le  germe  en  effet  a  été  puisé,  il  est  vrai,  dans  le 
'  cœur  de  son  père  et  de  sa  mère,  qui  rivalisaient  de 
'  zèle  pour  voler  au  secours  des  indigents.  Dès  sa  plus 
'  tendre  enfance,  Frédéric  s'apitoj^ait  sur  le  sort  mal- 
'  heureux  des  petits  ramoneurs  dont  le  cri  se  faisait 
'  entendre  pendant  l'hiver.  Plus  tard  la  foi  vint  sur- 
'  naturaliser  et  dévelop})er  cette  précieuse  sensiljilité, 
'  qui  n'était  encore  qu'un  simi>le  héritage  accordé 

•  par  la  nature.  Tl  voyait  dans  les  }>auvres  les  mcm- 


FRÉDÉEIC   OZANAM  593 

"  bres  souffrants  de  Jésus-Christ,  s'étudiant  surtout  à 
"  apporter  dans  le  bienfait  ces  ménagements  qui  font 
"  oublier  à  l'assisté  son  infériorité  apparente.  Il  cher- 
''  chait  encore  à  recueillir  de  ses  visites  charitables 
"  des  leçons  pour  sa  propre  conduite,  tantôt  il  admi- 
" -rait  la  patience  et  la  résignation  de  ces  protégés, 
"  tantôt  il  voyait  dans  leur  dénuement  la  condamna- 
"  tion  du  luxe  et  du  bien-être.  L'instabilité  des  choses 
"  humaines  lui  apparaissait  d'une  manière  frappante 
"  lorsqu'il  rencontrait,  ce  qui  n'était  pas  rare,  des 
"  familles  déchues  de  leur  ancienne  prospérité  ;  et  il 
"  en  concluait  le  détachement  que  l'on  doit  avoir 
"  des  biens  de  ce  monde;  puis  remerciait  la  Provi- 
"  dence  de  lui  avoir  épargné  de  semblables  épreuves, 
"  à  cause  de  sa  faiblesse.  Ces  études  chrétiennes  étaient 
"  précisément  un  des  avantages  les  plus  précieux 
"  qu'il  faisait  valoir  auprès  des  jeunes  gens  appelés  à 
"  faire  partie  de  la  Société  Saint- Vincent  de  Paul... 

"  Malgré  tout  le  zèle  qui  animait  Ozanam  pour  ses 
"  œuvres  de  charité,  il  était  cependant  loin  de  négli- 
"  ger  pour  cela  les  travaux  de  sa  profession.  Comment 
"  celui  qui  prononça,  au  collège  Stanislas,  dès  le  dé- 
"  but  de  sa  carrière,  cet  admiralde  discours  sur  la 
^'puissance  du  travail  (*),  aurait-il  pu  se  contredire 
"  dans  sa  conduite?  Persuadé,  à  juste  titre,  que  le 
"  travail  est  une  loi  divine  à  laquelle  personne  ne 


(*)  Œuvres  complètes  d'Ozanam.  Mélanges,  T.  II,  p.  1. 

38 


594  FRÉDÉRIC    OZANAM 


"  peut  se  soustraire  sans  forfaire  aux  desseins  et  à  la 
"  volonté  de  Dieu,  il  n'admettait  pas  qu'on  travaillât 
"  par  seule  passion  pour  la  science,  ou  bien  encore 
"  pour  le  seul  Ijut  de  la  richesse,  du  plaisir  et  du  re- 
'*  pos,  pour  ne  plus  travailler  un  jour.  "J'écris,  disait- 
"  il,  parce  que  Dieu  ne  m'ayant  pas  donné  la  force 
"  de  conduire  une  charrue,  il  faut  néanmoins  que 
"  j'obéisse  à  la  loi  du  travail,  et  que  je  fasse  ma  jour- 
"  née."  (*) 

Ozanam  aimait  à  dire:  je  gagne  monj^ain;  et  lorsque 
la  maladie  l'empêchait  de  travailler,  il  s'écriait  avec 
douleur,  comme  son  cher  patron  saint  Vincent  de 
Paul  :  "  Misérable  que  je  suis,  je  mange  un  pain  que 
je  n'ai  pas  gagné."  Il  pensait  alors  à  Notre-Seigneur 
travaillant  dans  l'atelier  de  saint  Joseph,  et  ce  souve- 
nir lui  avait  inspiré  quelques  vers  charmants  où  il 
disait  : 

Je  suis  un  ouvrier,  un  obscur  mercenaire 

Qui  travaille  humblement  dans  l'atelier  du  Père. 

Outre  les  travaux  dont  nous  avons  essayé  de  don- 
ner une  analyse,  Ozanam  a  laissé  un  riche  trésor  de 
notes  du  plus  haut  intérêt,  et  qui  témoignent  de  la 
vaste  étendue  de  son  érudition.  "  Ces  notes,  dit  l'abbé 
"  Ozanam,  sont  une  vraie  merveille.    Ce  ne  sont  pas 


(*)  Introduction  à  l'histoire  de  la  civilisation  aux  temps  bar- 
bares. 


FRÉDÉRIC    OZANAM  595 


'*  des  chiflbns  de  papier  grififonnés  à  la  hâte,  ce  sont 
""  des  sommaires  tracés  avec  la  plus  grande  netteté  et 
"  la  plus  grande  correction.  L'écriture  même  est  soi- 
''  gnée  et,  comme  toujours,  fixe  et  ferme.  Ce  sont  des 
*'  pierres  préparées  d'avance  qui  devaient  trouver  leur 
'•  place  dans  le  grand  édifice  qu'il  se  proposait  d'éle- 
'"  ver.  Tout  l'enchaînement  des  idées  s'y  trouve.  Assez 
'■  souvent,  parmi  ces  notes,  on  rencontre  des  passages 
■■  entièrement  rédigés  et  remarquables  par  la  justesse 
•■  de  l'aperçu  et  le  bonheur  de  l'expression. 

"  L'ouvrage  sur  les  origines  germaniques  s'arrête 
"  à  Charlemagne.  L'histoire  de  l'Allemagne  jusqu'au 
'•  XIII«  siècle  avait  été  le  sujet  de  plusieurs  cours 
'■  dans  lesquels  Ozanam  avait  traité  la  poésie  cheva- 
"  leresque,  populaire,  satirique  du  moyen  âge  en 
"  Allemagne.  Tous  les  matérieux  de  ces  cours  se 
"  retrouvent  dans  des  notes  presque  toutes  inachevées 
"  et  inédites. 

"  Une  masse  considérable  de  notes  sur  l'Italie 
'•  montre  qu'il  était  beaucoup  plus  avancé  pour  cette 
'•  partie  de  la  tâche.  Il  avait  tracé  le  plan  d'une  his- 
"  toire  de  la  commune  de  Milan,  qui  devait  faire  partie 
"  d'un  ouvrage  historique  sur  les  communes  italien- 
''  nés.  Son  dessein  était  de  suivre  la  marche  de  la 
'•  civilisation  et  des  lettres  depuis  le  cinquième  siècle 
"jusqu'au  treizième,  c'est-à-dire  jusqu'aux  poètes 
"  franciscains  et  à  Dante,  dont  la  figure  majestueuse 
"  devait  apparaître  au  sommet  de  l'édifice. 

•'  Parmi  les  innombrables  notes  qu'il  a  laissées,  on 


596  FRÉDÉRIC   OZANAM 


"  trouve  encore  celles  d'un  cours  sur  l'histoire  litté- 
"  raire  de  l'Angleterre,  à  partir  du  sixième  siècle,  où 
"  il  est  traité  avec  détails  des  moines  irlandais,  des 
"  couvents  anglo-saxons,  de  Bèdeet  d'Alfred  le  Grand. 

"  En  parcourant  ce  vaste  ensemble  de  notes,  de 
"  leçons,  d'écrits,  dit  M.  Ampère,  on  croit  parcourir 
"  l'atelier  d'un  sculpteur  qui  aurait  disparu  jeune 
"encore,  et  qui  aurait  laissé  beaucoup  d'ouvrages 
"  arrivés  à  un  inégal  degré  de  perfection.  Il  y  a  des 
"  statues  terminées  et  polies  avec  une  extrême  dili- 
"gence;  il  en  est  qui  ne  sont  qu'ébauchées,  mais 
"  toutes  portent  l'empreinte  de  la  même  âme  et  la 
"  marque  de  la  même  main." 

Un  très  grand  travail  qu'il  avait  entrepris  et  que 
nous  nous  reprochons  d'avoir  à  peine  indiqué,  c'est  la 
traduction  de  la  Divine  Comédie,  traduction  accom- 
pagnée de  commentaires.  Ces  commentaires  n'étaient 
autre  chose  que  les  notes  de  son  cours  sur  Dante.  Il 
avait  imaginé  de  faire  pour  ce  cours  une  traduction  de 
tout  l'ouvrage  afin  de  mieux  faire  goûter  à  son  public 
l'œuvre  sublime  dont  tout  le  monde  ne  pouvait  com- 
prendre le  texte. 

La  partie  du  Purgatoire  seule  à  été  complétée  et 
publiée  après  sa  mort.  Pour  chaque  chant  il  avait 
quelquefois  refait  son  commentaire  comme  on  refait 
une  leçon  pour  le  publier.  D'autres  fois  on  n'a  plus 
retrouvé  que  les  notes,  qui  ont  été  données  dans  l'état 
où  elles  avaient  été  laissées. 

Assez  singulièrement,  c'est  le  Purgatoire  qui  occupe 


FRÉDÉRIC    OZANAM  597 

le  moins  l'attention  de  rauteur  dans  la  grande  étude 
dont  nous  avons  rendu  compte  :  Dante  et  la  philosophie 
catholique.  Et  cependant,  étant  données  la  tournure 
d'esprit  d'Ozanam,  la  douceur  et  la  mélancolie  de  son 
caractère,  sa  charité  pour  tous  ceux  qui  souffrent  et 
dont  les  souffrances  peuvent  être  soulagées,  c'est  bien 
cette  partie  de  l'œuvre  du  poète  chrétien  qui  devait  le 
plus  attirer  ses  sympathies.  Le  dogme  catholique  de 
l'expiation  des  fautes  dans  une  autre  vie,  et  de  la 
communion  des  saints,  était  bien  fait  pour  le  toucher 
et  le  séduire.  Aussi,  dans  sa  belle  traduction  et  dans 
son  commentaire,  Ton  voit  combien  ce  chant  de  la 
douleur  et  de  l'espérance  avait  eu  de  prise  sur  son 
imagination. 

Suivant  avec  anxiété  les  événements  qui  se  précipi- 
taient en  Europe  au  moment  où  il  faisait  ce  cours 
(1847-1850),  et  rempli  surtout  d'amour  pour  Pie  IX  et 
d'espérance  dans  les  idées  généreuses  du  nouveau 
pontife,  Ozanam  ne  put  s'empêcher,  à  plusieurs  repri- 
ses, de  faire  allusion  à  la  politique  contemporaine.  On 
retrouve  dans  le  commentaire  quelques  fragments  de 
leçons  où  il  s'est  ainsi  donné  carrière. 

*'  Sans  doute,  dit  M.  Heinrich,  dans  sa  j^réface,  nous 
"  sommes  de  ceux  qui  pensent  qu'en  des  temps  plus 
"  calmes,  la  chaire  du  professeur  doit  être  un  sanc- 
"  tuaire  fermé  à  tous  les  bruits  du  dehors  :  peut-être 
"  même  en  ferions-nous  une  règle  invariable  et  abso- 
"  lue.  Toutefois,  dans  ces  moments  d'agitation  où  se 
"  décident  les  destinées  des  peuples,  à  Paris  surtout, 


598  FRÉDÉRIC   OZANAM 


OÙ  Topinion  sagement  éclairée  peut  exercer  une  si 
décisive  influence,  l'homme  de  bien  en  possession  de 
la  parole  pouvait-il  hésiter  à  faire  entendre  à  la  jeu- 
nesse de  salutaires  conseils  ?  Chez  M.  Ozanam,  le 
professeur  n'était  point  séparé  du  chrétien  ardent, 
du  libéral  sincère,  du  serviteur  infatigable  de  la 
vérité  et  de  la  justice.  Dante,  avec  ses  allusions  per- 
pétuelles à  la  vie  orageuse  des  républiques  italien- 
nes, à  la  papauté,  à  l'empire,  aux  prétentions  de 
monarchie  universelle  des  Césars  germains,  sem- 
blait redevenir  comtemporain  de  ces  jours  où 
l'Italie  crut  recouvrer  son  indépendance  et  sa  gloire 
à  la  voix  d'un  généreux  pontife,  mais  où  bientôt 
aussi  trop  faible  contre  ses  ennemis  du  dehors,  et 
ingrate  envers  celui  qui  avait  fait  lever  sur  sa  pa- 
trie l'aurore  d'une  liberté  nouvelle,  elle  vit  à  Novare 
la  défaite  de  son  armée,  et  dans  les  murs  de  Rome 
la  plus  odieuse  des  révoltes.  L'écho  de  toutes  ces 
souffrances  se  fait  entendre  dans  les  notes  élo- 
quentes ajoutées  à  ces  chants  du  Purgatoire, ai  pleins, 
eux  aussi,  des  souvenirs  de  la  défaite  des  meilleures 
causes  ou  de  la  punition  méritée  des  faiblesses  des 
hommes  et  des  crimes  des  partis." 
'■'  La  traduction,  dit  M.  Ampère,  a  été  faite  avec 
trop  d'amour  pour  n'être  pas  d'une  religieuse  fidé- 
lité ;  elle  est  ce  que  doit  être  une  traduction  littérale 
et  française.  On  ne  peut  plus  supporter  aujourd'hui 
que  des  traductions  exactes.  La  liberté  des  traduc- 
teurs me  semble  être  la  seule  liberté  qu'il  faille  in- 


FRÉDÉRIC   OZANAM  599 

"  terdire;  car,  se  mettre  à  la  place  do  ceux  qu'on  fait 
"  parler,  c'est  un  mensonge  et  un  abus  de  confiance... 

"  Autant  qu'il  était  permis  d'être  dantesque  sans 
"  être  barbare,  Ozanam  l'a  été.  En  le  lisant,  on  con- 
"  temple  Dante  à  travers  un  voile,  mais  un  voile 
"  aussi  léger  et  aussi  transparent  que  possible.  On  y 
"  trouve  ce  qui  est  plus  important  encore  que  la  fidé- 
"  lité  des  détails,  la  fidélité  de  l'ensemble.  On  y  sent 
"  d'un  bout  à  l'autre  cette  suavité  mélancolique  qui 
"  donne  au  Purgatoire  un  charme  si  pénétrant,  une 
"  beauté  si  attendrissante,  et  que  l'câme  noble  et  douce, 
"  passionnée  et  souffrante  d'Ozanam  était  bien  faite 
"  pour  exprimer." 

Ces  nombreux  et  imposants  travaux  d'Ozanam  lui 
ont  procuré,  sans  les  avoir  cherchées,  de  justes  récom- 
penses et  de  flatteuses  distinctions. 

"  Ozanam  fut  nommé  : 

"  Membre  correspondant  de  l'Académie  Tiberine  de 
"  Rome,  le  27  décembre  1841  ; 

"  De  l'Académie  des  Arcades  de  Rome,  le  13  Janvier 
"  1842  ; 

"  Chevalier  de  la  Légion  d'Honneur,  le  6  mai  1846  ; 

"  Membre  de  l'Académie  de  la  Religion  catholique 
"  de  Rome,  le  23  avril  1847  ; 

"  Membre  correspondant  de  l'Académie  royale  de 
"  Bavière,  le  2  janvier  1847  ; 

"  Membre  de  l'Académie  de  Lyon,  le  1er  janvier 
"  1848.  Celle-ci  a  fait  sculpter  en  marbre  le  buste  d'O- 
"  zanam,  et  l'a  placé  dans  la  salle  de  ses  séances  ; 


600  FRÉDÉmC   OZANAM 

"  L'Académie  française  et  celle  des  Inscriptions  et 
"  des  Belles- Lettres  lui  ont  décerné  deux  années  de 
"  suite,  en  1849  et  1850,  le  prix  Gobert  ; 

"  Membre  de  l'Académie  délia  Crusca,  à  Florence, 
"  en  mai  1853  ; 

"  Enfin,  le  26  août  1856,  trois  ans  après  sa  mort,  l'A- 
"  cadémie  française  couronnait  la  "  Civilisation  au 
"  cinquième  siècle,  "  en  lui  accordant  le  prix  de  haute 
"  littérature  fondé  par  M.  Bordin. 

"  Presque  sur  le  seuil  du  tombeau,  nourrissant  en- 
"  core  quelque  espérance  deguérison,  Ozanamse  plai- 
"  sait  à  rêver  son  entrée  à  l'Académie  française.  On  le 
"  pressait  de  se  mettre  sur  les  rangs  ;  mais  bientôt  il 
"  comprit  qu'il  devait  aspirer  à  une  gloire  plus  élevée 
"  et  plus  durable,  à  celle  que  Dieu  réserve  à  ses  élus." 

Cependant,  même  sur  cette  terre,  un  rayon  d'immor- 
talité couronnera  toujours  son  nom  et  sa  mémoire. 
Car  sur  ce  monument  indestructible  élevé  en  l'hon- 
neur de  la  charité,  la  Société  Saint- Vincent  de  Paul,  le 
nom  d'Ozanam  se  trouve  gravé  en  lettres  d'or,  tandis 
que  les  œuvres  de  l'illustre  professeur  seront  lues  en 
tout  pays  et  en  tout  temps,  à  la  plus  grande  gloire  du 
christianisme  et  de  la  France. 


FIN 


TABLE  DES  MATIERES 


Page. 

Introduction I 

Chapitre  I. — Naissance  d'Ozanam. — Ses  premières  années.      1 

Chapitre  II. — Ozanam  étudie  le  droit  à  Lyon  pendant  deux 
années. — Sa  lutte  contre  les  Saint-Sirnooiens 6 

Chapitre  III. — Ozanam  se  rend  à  Paris.  —  Il  y  continue 
l'étude  du  droit  et  contribue  à  fonder  les  conférences  de 
St- Vincent  de  Paul. — Importance  de  cette  œuvre. — Ses 
développements  dans  le  monde  entier  et  particulière- 
ment au  Canada 13 

Chapitre  IV. — Etudes  et  vacances. — Part  que  prit  Ozanam 
à  l'établissement  des  conférences  de  Notre-Dame 26 

Chapitre  V. — Les  deux  chanceliers  d'Angleterre.  —  Bacon 
et  Saint-Thomas  de  Cantorbéry—(l'' Bacon) 33 

Chapitre  VI. —  Les  deux  chanceliers  d'Angleterre  {suite). 
— (2°  Saint  Thomas  de  Cantorbéry) 51 

Chapitre  VIL— Ozanam  se  prépare  aux  examens  et  sou- 
tient ses  thèses  de  docteur  en  droit  et  de  docteur  es 
lettres. — Il  est  nommé  professeur  de  droit  commercial 
à  Lyon.— Mort  de  son  père  (1835-1839) 69 


602  TABLE    DES   MATIÈRES 


Chapitre  VIII. — Autres  travaux  littéraires  d'Ozanam. — 
Il  perd  sa  mère. — Son  concours  pour  l'agrégation  à  une 
chaire  de  littérature  à  la  Sorbonne  (1839-1840) 83 

Chapiïek  IX. — Dante  et  la  philonoplde  catholique 98 

Chapitre  X. — Dante  et  la  philosophie  catholique  {suite). — 
Exj^osition  des  doctrines  philosophiques  de  Dante 119 

CnAPiTPvE  XI. — Mariage  d'Ozanam. — Ses  voyages 151 

Chapitre  XII.— Autres  voyages  d'Ozanam. — Pèlerinage  au 
pays  dît  Ciel 165 

Chapitre  XIII. — Les  Poètes  franciscains  en  Italie 192 

Chapitre  XIV". — Les  Poètes  franciscains  en  Italie  {suite). 

— Des  sources  poétiques  de  la  Divine  Comédie 236 

Chapitre  XV. — Les  Études  germaniques 256 

I. — Les  Oermcdns  avant  le  christianisme 257 

II. — La     Civilisation     chrétienne     chez    les 

Francs 287 

Chapitre  XVI. — Ozanam  enseigne  à  la  Sorbonne  pendant 
douze  ans. — Il  publie  plusieurs  autres  ouvrages. — Sa 
vie  intime 364 

Chapitre  XVII. — La  Civilisation  au  cinquième  siècle. 

I. — Considérations  générales 388 

II. — Du  progrès  dans  les  siècles  de  déca- 
dence  V 395 

III. — Le  cinquième  siècle 407 

IV. — Le  paganisme.  —  Comment  il  périt. 

— Le  droit 417 

V. — Les  lettres  imïennes. —  La  tradition 
littéraire. — Les  lettres  dans  le  chris- 
tianisme   446 

VI. — La  théologie. —  La  philosophie  chré- 
tienne   467 


TABLE   DES   MATIÈRES  603 

Chapitre  XVIII. — La  Civil) sa tirtit  mi  rinquihnf  fiièclr  (s»»7r). 

J. — Les  institutions  chrétiennes.  —  Les 
mœurs  chrétiennes 485 

IL — Les  femmes  chrétiennes  504 

III. — Comment   la   langue   latine   devint 

chrétienne 513 

IV. — L'éloquence  chrétienne.  —  L'his- 
toire.— La  ix)ésie 523 

V.— L'art  chrétien 548 

VI. — La  civihsation  matérielle  de  l'em- 
pire.— Commencement  des  nations 
néo-latines 557 

Chapitre  XIX. — Derniers  moments  d'Ozanam. — Son  tes- 
tament.— Éloges  divers 573 

Chapitre  XX. — Portrait  d'Ozanam  par  M.  Caro.  —  Son 
caractère  d'après  l'abbé  Ozanam. — Autres  renseigne- 
ments   587 


FIX   DE   LA   TABLE 


ERRATA 


Page    21,  au  lieu  de  1883,  lisez  :  1833. 

"     229,        "  Quando  talegri      "       Quando  t'alegri. 

"     388,        "  II  "  I. 

•    "     467,        "V  "       VI. 

"     592,        "  Le  germe  en  effet  a  été  puisé— 

lisez.:  Le  germe  en  a  été  puisé. 


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