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Full text of "Gaspardo le pêcheur: drame en quatre actes et cinq tableaux, précédé d'un prologue"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2009  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/gaspardolepcheOObouc 


GASPARDO  LE  PÊCHEUR, 


DRAME    EN    QUATRE    ACTES   ET    CINQ    TABLEAUX 


PRECEDE  D'UN  PROLOGUE  , 

par  M.  3;  1à0ud)ttrîrg, 


à 


pour  la  première  fois,  h  Paris,  sur  le  théâtre  de  l'Ambigu- Comique,  le 
>:^ÂGES. 


ACTEURS. 

PROLOGUE* 

OASPARDO M.  GuTON. 

BAPHAEL M.  MoNTiGNY. 

Pir.TRO M.  Saint-Firmuv. 

JACOPPO   SFORCE M.  Saint-Ebnest. 

VJSCONTI • M.  Delaistbe. 

i^lCCARDO M.  CuLi.iEK. 

T.F.  PASTEUR  SANUTTO.  .  M.  Thénard. 

V  ATARI>A M»"^  Mathilde. 

I  >  ENFANT Mli=  Caroline  Zoé. 

U.N  ESTAFFIER M.     Garcin. 

DRAME. 

MARTE  VISCONTI M.  Delaistre. 

LE    PROCUT^ATEUR  CON- 

TAKTNI M.  Fosse. 

«lASPARDO  LE  PECHEUR.  M.  Guyon. 


PERSONNAGES. 

RxiPHAEL  LE  FRANCIS- 
CAIN   .  .  . 

LE  BRIGADIER  PIETRO.  . 

LE  CONNÉTABLE  SFORCE. 

LE  COMMANDANT  FRAN- 
CESCO  

LE  JTJSTICIER  RICCARDO 

BRABANTIO 

MIGIIIELLI 

LE  SÉNATEUR  TIEPOLO. 

LE  CAPITAINE  FABRICIO. 

UN  SOLDAT 

UN  HÉRAUT  

BLANCHE  DE  VÏSCONTI  . 

Gardes,  Nobles,  Sénateurs, 
peuple. 


14  janvier  î837. 
ACTEURS. 

M.    MoNTIGNY. 

M.  Saint-Firmin. 
M.  Saint-Ernest 

M.  Albert. 

M.    CULLIER. 

M.  Salvador. 
M.  Gilbert. 

M,    MoNET. 

M,  Barbier. 

M.    YlGEL. 

M,  Bouchez. 
Mme  Blès. 
Familiers,  Gens  du 


PROLOGUE. 

Lo  théâtre  représente  une  habitation  de  pécheur  dont  le  fond  est  ouvert  sur  un  lac.  A  gauche,  une  sortie.  Dans 
le  coin  au  tond,  à  droite,  luic  voûte  oblique.  Près  de  la  voûte,  une  petite  madone,  un  cierge  de  cire  jaune 
.liliime'.  Plusieurs  escabeaux,  des  filets  pendus  ;  sur  le  devant  h  gauche  une  table  sur  laquelle  est  une  torche 
■•llumee. 


SCENE  PREMIERE. 
CATARINA,  LE  PASTEUR. 

(Gâtai ina,  assise,  tient  sur  ses  genoux  un  enfant  en- 
dormi, encore  au  maillot.) 

Lt  PASTEUR.  Et  VOUS  me  disiez  qu'il 
aiiia  deux  ans... 


CATARINA.  Vienne  le  jour  de  la  nati- 
vité. 

LE  PASTEUR.  Que  Notre-Seigneur  lui 
soit  en  aide!  Maintenant,  ma  fille,  dé- 
posez doucement  cet  enfant  dans  son  ber- 
ceau, et  prenez  garde  d'interrompre  sou 
sommeil. 


MAGASIN  THEATRAL. 


CATARINA  ,  se  levant  el  se  dirigeant  sous 
la  i^oûte.  Si  je  l'embrassais  sans  l'éveiller. 

LE  PASTEUR.  Et  si  volis  l'é veilliez  en 
l'embrassant.. .  Songez  que  la  Providence 
a  donné  aux  enfans  le  sommeil  pour 
remède  à  leurs  maux...  Ne  risquez  pas 
d'éveiller  le  mal,  en  éveillant  l'enfant. 
Croyez-moi,  Calarina,  plus  d'inquiétude 
pour  lui...  et  songez  bien  que  je  l'ai  vu 
naître...  que  chaque  jour,  je  le  vois  sou- 
rire à  mon  approche...  que  je  l'aime  pres- 
que autant  que  vous  pouvez  l'aimer...  et 
que  je  ne  serais  pas  aussi  calme  s'il  était 
en  danger. 

CATARiNA.  Oh!  oui...  vousl'aimez  bien, 
n'est-ce  pas? 

LE  PASTEUR.  Comme  si  j'étais  son  grand- 
père  ! 

CATARINA.  Et  s'il  était  assez  malheu- 
reux pour  devenir  orphelin,  vous  auriez 
soin  de  lui,  n'est-ce  pas? 

LE  PASTEUR.  Oui,  ma  fdle...  mais  vous 
êtes  tous  deux  si  jeunes,  et  je  suis  déjà  si 
vieux,  que  vous  devez  vivre  long-temps 
encore  après  moi. 

CATARiNA.  Peut-être... 

L'E  PASTEUR.  Pourquoi  de  si  tristes 
pensées?.. 

CAT^RINA.  C'est  que  le  pressentiment 
d'un  maliieur  me  fait  souffrir,  mon  père. 

lX  passeur.  Auriez- vous  appris  à  dou- 
ter àé  Jl'a^ection  de  votre  époux ,  Gas- 
pardo  ? 

CATARIXA.  Oh  !  non ,  mon  père  !  Gas- 
pardo  est  toujours  ce  que  je  l'avais  jugé 
d'abord;  brusque,  mais  sensible.,  violent, 
emporté,  mais  loyal  et  généreux...  et  nous 
nous  aimons  plus  encore  qu'au  premier 
jour. 

LE  PASTEUR.  Qu'est-cc  donc  alors,  ma 
fdle?.. 

CATARiNA.  Il  y  a  bientôt  un  mois  que 
la  gondole  du  doc  Visconti,  le  gouver- 
neur ,  s'est  engravée  sur  le  bord  du  lac, 
et  tandis  que  ses  rameurs  la  remettaient 
à  flot,  le  duc  est  venu  se  reposer  ici. 

LE  PASTEUR.  Et  VOUS  y  étiez?.. 

CATARINA.  J'y  étais. 

LK  PASTEUR.  Et,  sans  doute  ,  il  est  re- 
venu depuis? 

CATARINA.  Tous  les  jours. 

LE  PASTEUR.  Et  Gaspardo... 

CATARINA.  Gaspardo  va  jeter  ses  filets 
dès  le  point  du  jour,  porte,  pendant  la 
journée,  son  poisson  au  marché  de  la  ville, 
passe  une  partie  de  ses  nuits  à  la  taverne, 
et  tandis  que,  confiant ,  il  m'abandonne 
ainsi,  le  duc  vient  m'accabler  d'un  amour 
que  mon  dédain  semble  augmenter  en- 
core... J'ai  pu,  jusqu'alors,  cacher  à  Gas- 


pardo  mon  trouble,  ma  frayeur;  mais 
un  jour,  mon  père,  il  découvrira  tout,  et 
ce  même  jour,  la  violence  de  sa  haine 
pour  les  nobles  et  la  force  de  son  amour 
pour  moi  se  réveilleront  ensemble....  il 
attaquera  le  gouverneur  en  face...  Le  gou- 
verneur, qui  charge  de  sa  défense  ses  va- 
lets, ses  assassins....  Gaspardo  deviendra 
leur  victime...  mon  père;  et  je  sens  que 
si  Gaspardo  meurt,  je  ne  pourrai  lui  sur- 
vivre. 

LE  PASTEUR.  Ne  désespérons  pas,  Ca- 
tarina. 

CATARINA.  Hélas!  mon  père,  tant  de 
malheurs  nous  ont  atteints  depuis  que  le 
duc  de  Milan  a  nommé  son  fils  gouver- 
neur de  Plaisance... 

LE  PASTEUR.  Vôus  avcz  raison  ,  mon 
enfant...  avec  cet  homme  sont  venus  nos 
malheurs....  Prenez  garde,  ma  fille,  et 
suivez  mon  conseil... 

CATARINA.  Que  faut-il  faire,  mon  père? 

LE  PASTEUR.  Exiger  d'abord  que  Gas- 
pardo reste  sans  cesse  auprès  de  vous... 
et  dans  quelques  jours,  il  vous  faudra  tous 
deux  quitter  Plaisance.  "• 

CATARINA.  Oh!  oui,  mon  père! 
comment  décider  Gaspardo  à  >■ 
cabane  et  le  solde  Plaisance    » 
Comment    l'y  décider    sans   ëv 
soupçons  ? 

LE    PASTEUR.    Nous    cherd.. 
moyen. 

SCENE  IL 

Les  Mêmes,  RAPHAËL,  PIÉTRO. 

PIÉTRO ,  oprh  avoir  regardé  de  tous  /es 
calés.  Gaspardo  n'est  pas  encore  de  retour  ? 

CATARINA.  Pas  encore. 

RAPHAËL.  L'heure  à  laquelle  il  rentre 
d'ordinaire   est  passée  depuis  long-temps. 

CATARINA.  H  ne  peut  tarder... 

PIÉTRO.  Nous  permettez-vous,  bonne 
Catarina,  de  l'attendre  ici? 

CATARINA.  Voulez-vous  dcs  dés  pour 
jouer,  en  l'attendant? 

PIÉTRO.  Non,  merci...  deux  escabeaux 
pour  nous  asseoir...  voilà  tout. 

(Ils  s'assoient.) 

LE  PASTEUR.  Comment,  Piétro ,  vous 
refusez  de  jouer  aux  dés? 

PIÉTRO.  Oui,  pasteur  Sanutlo. 

LE  PASTEUR.  De  grâcc ,  expliquez-moi 
la  cause  d'un  si  grand  changement....  H 
y  a  trois  mois  environ  ,  on  était  sûr  de 
trouver,  à  toute  heure  du  jour ,  Piétro  le 

*  Catarina,  le  pasteur,  Pit'tro,  Raphaël. 


GASPARDO. 


lazzaione,  jouant  aux  dés  sur  la  piazza 
même,  en  plein  soleil...  quand  des  enfans 
se  querellaient  ou  se  battaient,  c'était 
toujours  Piétro  qui  les  excitait...  quand 
les  gens  du  guet  étaient  battus  à  Plaisance, 
c'était  encore  Piétro  qui  battait  les  gens 
du  guet....  Maintenant  on  ne  voit  plus 
Piétro  jouer,  en  chantant,  sur  la  piazza... 
ou  rangeant  les  enfans  en  bataille  ,  ou  se 
révoltant  contre  le  guet...  Et  pourquoi 
tant  de  sagesse? 

PIÉTRO.  Il  y  a  trois  mois,  pasteur  Sa- 
nulto,  j'avais  une  sœur  jeune  et  pure, 
folle  et  joyeuse  comme  moi...  supportant 
gaîment  la  misère,  et  priant  saintement 
la  madone  voilée  des  jeunes  filles...  De- 
puis lors,  le  duc  Yisconti,  gouverneur  de 
Plaisance,  a  séduit  et  déshonoré  ma  sœur. 
Piétro  le  lazzarone  souffre,  et  ne  joue  plus 
aux  dés...  ma  sagesse...  c'est  du  chagrin. 
LE  PASTEUR  ,  à  part.  Encore  Visconti  I . . 
{A  Raphaël.)  Et  vous,  Raphaël  le  labou- 
reur, autrefois,  la  procession  du  Saint-Sé- 
pulcre ne  sortait  jamais  sans  vous  trouver 
agenouillé  sur  son  passage.,.,  et  ne  de- 
mandez-vous plus  aux  frères  leur  béné- 
diction? 

RAPHAËL.  Autrefois,  mon  père,  j'aimais 
d'amour  une  jeune  fille  belle  et  pure,  la 
sœur  de  Piétro...  nous  devions  nous  unir 
au  prochain  jour  de  Noël,  et  je  rendais 
grâce  à  Dieu;  mais  le  gouverneur  Visconti 
a  séduit  et  déshonoré  ma  fiancée,  je  n'ai 
plus  de  grâce  à  rendre.  Raphaël  le  Jabou- 
reur  n'a  plus  rien  à  espérer. 

PIÉTRO.  Frère  I  ton  espoir  et  ma  gaîté 
reviendront  le  lendemain  de  la  vengeance  î 
RAPHAËL.    Ta  gaîté,   peut-être...  mon 
espoir  ,  jamais  ! 

CATARiNA.  Pauvre  Raphaël  ! 
LE    PASTEUR.   Il  y  a  dans  le  ciel  une 
justice  égale  pour  tous  ,  mes  enfans...  ne 
doutez  pas  de  la  Providence  ,  elle  vous 
vengera. 

PIÉTRO.  Oui,   pasteur...  la  Providen- 
ce... et  mon  stylet. 

CATARINA.  J'entends ,   je  crois  ,  Gas- 
pardo. 

(Elle  sort  à  sa  rencontre.) 
GASPARDO  ,   dans  la  coulisse.  Attendons 
d'abord  donc!.,  attends    donc  !..    laisse- 
moi  me  débarrasser  de  ce  sac,  de  ce  filet. 
(Il  entre  et  dépose  son  sac  «t  son  filet.) 

SCENE  m. 

Les  Précédens,  GASPARDO. 

GASPARDO.    Maintenant    viens  m'em- 
brasser...  {Il  l'embrasse.  )  et  donne-moi 


mon  petit,  que  je  l'embrasse  à  son  tour. 

CATAUI\A.  Il  dort. 

GASPARDO.  A-t-il  souffert? 

CATARIXA.  Un  peu...    mais  le  pasteur 
Sanutto  m'a  rassurée. 

(Elle  désigne  le  pasteur.) 

GASPARDO  ,  r apercevant.  Salut  et 
merci  au  bon  pasteur.  (  Voyant  Piétro  et 
Raphaé'l.)Y ous  voilà,  compagnons...  vous 
m'attendiez?.. 

PIÉTRO.  Oui  ,  tu    es  resté  bien  tard  à 
la  ville. 

GASPARDO.  C'est  qu'il  s'y  est  passé  d'é- 
tranges choses... 

RAPHAËL.  Quoi  donc  ? 
GASPARDO.    Des  arquebusades  et  des 
coups  de  rapière. 
PIÉTRO.  Vraiment  ? 

(Tout  le  .monde  entoure  Gaspardo  *.) 
GASPARDO.  Les  compagnies  de  condot- 
tières  qui  ont  accompagné  à  Plaisance  le 
gouverneur  et  la  noblesse  de   IMilan     se 
sont  révoltées. 

LE  PASTEUR.  Et  pourcpoi  ?.. 
GASPARDO.  Parce  que  messieurs  les  no- 
bles dépensent  tant  de  sequins  en  fêtes  et 
festins,  qu'il  ne  leur  en  reste  plus  pour 
payer  la  solde  ;  et  sous  la  conduite  d'un 
des  leurs ,  dont  on  ignore  encore  le  nom , 
troiscents  condottières  ont  maintenu  pen- 
dant sept  heures  le  feu  contre  deux  mille 
archers. . . 

PIÉTRO.  Et  enfin?.. 

GASPARDO.  Ils  ont  été  forcés  de  se  ren- 
dre :  les  nmnitions  leur  manquaient  ; 
mais  au  moins  le  gouverneur  aura  reçu 
une  bonne  leçon. 

LE  PASTEUR.  Et  qui  nous  coûtera  cher 
à  tous...  Que  Dieu  vous  garde!  (Bas  à 
Catarina.  )  De  la  prudence,  ma  fille ,  je 
reviendrai. 

CATARINA^  prenant  une  lanterne.  Je  vais 
vous  éclairer,  mon  père,  jusqu'au  détour 
de  la  route. 

(Gaspardo,  Raphaël  et  Pictro  accompagnent  le  pas- 
teur jusqu'à  la  porte;  il  sort  avec  Catarina.^ 

SCENE  VI. 
PIETRO  ,     GASPARDO  ,    RAPHAËL. 

PIÉTRO.  Nous  sommes  seuls'? 

GASPARDO.   Oui ,  qu'as-tu  à  me  dire  ? 

PIÉTRO.  Frère  ,  depuis  plusieurs  jours 
on  a  vu  Visconti  rôder  auprès  d'ici. 

GASPARDO.  En  es-tu  sûr  ? 

PIÉTRO.    Raphaël  a  rencontré  ce  soir 
son  valet  Riccardo. 

*  Catarina,  le  pasteur,  Gaspardo,  Piétro,  Raphaël . 


MAGASIN  THEATRAL. 


RAPHAËL.  C'est  vrai. 

GASPARDO.  Silence  J  voici  Catarina  !... 
partez. 

PIÉTRO.  Et  quand  nous  reverrons-nous? 

GASPARDO.  Avant  une  heure  ,  à  la  ta- 
verne. 

PIÉTRO.  C'est  dit.  (  A  Catarina  qui  oient 
d'entrer.  )  Bonne  nuit,  Catarina  ;  que  Dieu 
vous  garde  ! 

CATARINA.  Vous  partez  déjà  ? 

RAPHAËL.  Jl  le  faut,  il  est  tard...  que  la 
madone  vous  protège ,  Catarina  ;  bonne 
nuit. 

CATARINA.  Bonne  nuit. 

(Ils  sortent.) 

SCENE  V. 
GASPARDO  ,  CATARINA. 

GASPARDO  ,  réfléchissant.  On  a  vu  le  gou- 
verneur rôder  auprès  d'ici.-*.,  qui  l'y  amè- 
ne ?..  Dis-moi,  femme  !.. 

CATARINA.  Que  veux-tu  ,  mon  ami  ? 

GASPARDO.  Depuis  le  jour  où  cet  acci- 
dent a  conduit  ici  le  gouverneur...  il  n'y 
est  jamais  revenu  ,  n'est-ce  pas  ? 

CATARINA  ,  précipitamment.  Jamais  !.. 

GASPARDO.  Ainsi ,  tu  ne  l'as  jamais  re- 
vu? 

CATARINA  ,  à  part.  Est-ce  qu'il  soup- 
çonnerait?.. 

GASPARDO.  Dis... 

CATARINA.  Je  ne  l'ai  jamais  revu. 

GASPARDO.  C'est  peut-être  le  seul  hom- 
me qui  t'ait  vue,  sans  se  dire  :  Qu'elle  est 
belle  !..  Et  j'en  remercie  Dieu  ,  car... 
s'il  t'avait  dit  cela...  mais  ,  n'y  songeons 
pas. 

CATARINA.  Son  empressement  n'aurait 
fait  qu'exciter  mon  mépris. 

GASPARDO.  Oh  !  je  n'ai  jamais  douté  de 
toi,  Catarina...  toi  !  ma  foi!  ma  vie  î 
Mais  l'amour  de  cet  homme  est  une 
passion  brutale  qui  a  pour  complices  l'a- 
nathème  et  la  violence  ,  et  contre  laquelle 

la  vertu  ne  peut  rien N'a-t-iî   pas 

cruellement  enlevé  la  sœur  de  Piétro, 
qui  gardait  à  Raphaël  son  ame  et  sa 
beauté?.,  n'a- t-il  pas  désolé  vingt  famil- 
les?.. Etre  aimée  de  lui,  Catarina  ,  c'est 
être  condamnée...  Depuis  quelques  jours, 
on  l'a  vu  près  d'ici...  malheur  à  la  femme 
qui  l'y  amène  !..  ou  plutôt,  malheur  à 
lui! 

CATARINA  ,  h  part.  Mo^  Dieu  î  que  me 
préparez-vous  ? 

GASPARDO,  Vobserçani,  Que  penges-tu, 
femme  ? 

CATARINA.  Je  pense  ,  Gaspardo,  que  si 


j'étais  en  butte  à  la  passion  du  gouverneur, 
moi ,  qui  dois  conserver  à  la  fois  la  pu- 
reté de  l'épouse  et  de  la  mère,  je  pense 
que  je  me  souviendrais  que  ton  stylet  est 
suspendu  à  ce  mur  ,  et  que  je  défendrais 
ton  honneur ,  comme  tu  défendrais  ma 
vie. 

GASPARDO ,  souriant.  Bonne  Catarina  1. . 
mais  il  te  tuerait  ! 

CATARINA.  Mieux  vaudrait  te  laisser 
veuf  que  déshonoré. 

GASPARDO. Et  ton  petit  enfant  ? 

CATARINA.  Le  ciel  ne  l'abandonnerait 
pas...  et  d'ailleurs  les  chagrins  d'une 
mère  flétrie,  désespérée,  n'empoisonne- 
raient-ils  pas  ses  jours  d'enfance  ,  ses  plai- 
sirs de  jeune  homme  ?..  Mieux  vaudrait 
pour  lui  n'avoir  jamais  connu  la  sienne... 
Il  y  a,Gaspardo,  des  liens  entre  les  époux, 
que  la  mort  seule  doit  briser. 

GASPARDO.  Que  tu  mérites  bien  tout  l'a- 
mour que  peut  contenir  le  cœur  d'un 
homme!..  Que  tu  es  belle  !..  Si  le  gouver- 
neur t'approchait  ! ., 

CATARINA.  Dieu  nous  gardera  d'un  si 
grand  malheur ,  tant  que  tu  seras  près  de 
moi ,  Gaspardo. . .  éloignons  ces  tristes 
idées...  (  Approchant  un  escabeau.  )  As- 
seyons-nous près  l'un  de  l'autre...  et  par- 
lons de  notre  enfant...  de  son  avenir... 

GASPARDO.  Raphaël  et  Piétro  m'atten- 
dent à  la  taverne  ;  il  est  l'heure  ,  je  vais 
partir. 

CATARINA.  Je  t'en  prie  ,  Gaspardo  ,  ne 
me  quitte  pas  ce  soir... 

GASPARDO.  Et  pourquoi  ?..  , 

CATARINA.  Cette  révolte  des  condottières 
a  mis  sur  pied  tous  les  gens  du  guet. . ,  sois 
prudent  ,  ne  sors  pas. 

GASPARDO.  S'ils  viennent  à  moi,' je  leur 
dirai  :  L'on  m'avait  enfermé  dans  le  mar- 
ché pendant  l'action...  que  me  voulez- 
vous?..  Va  ,  ne  sois  pas  inquiète...  je  re- 
viendrai bientôt. 

CATARINA.  Ne  me  quitte  pas,  Gaspar- 
do... je  suis  souffrante. 

GASPARDO.  Tu  l'es  toujours  quand  je 
veux  sortir. 

CATARINA.  C'est  que  mes  nuits  sont  si 
longues...  et  puis...  {pleurant)  je  souf- 
fre d'être  toujours  seule  ,  abandonnée... 

GASPARDO.  C'est  ça...  pleure,  mainte- 
nant... pleure;  c'est  toujours  la  même 
chose  chaque  fois  que  je  vais  à  la  taver- 
ne... tu  pleures...  moi  que  ça  attriste...  je 
souffre  là-bas  ,  tandis  que  tu  te  chagrines 
ici...  c'est  aujourd'hui  comme  hier...  ce 
sera  demain  comme  aujourd'hui...  cane 
peut  pas  changer...  eh  bien  !  que  la  vo- 
lonté de  Dieu  soit  faite...  il  faut  bien  que 


GASPARDO. 


je  m'y  résigne...  D'ailleurs, j'ai  donné  ma 
parole...  Adieu...  (  Recenaiii  prîs  irellc.) 
Allons,  ne  te  désole  pas...  voyous...  laisse- 
moi  partir  heureux...  et  viens  lu'embras- 
ser.  (  //  l'embrasse.)  Je  reviendrai  bientôt. 

(II  soit.) 


eoodoos 


»ode<doeoo«o90»QOi»90 


SCENE  VI. 
CATARINA,  seule,    puis    ViSCOINTl  , 

RICCARDO   ,    UN  ESTAFIER. 

CATAiiiNA.  Il  est  parti  ,  et  maintenant, 
j'ai  peur...  Si  je  le  rappelais...  si  je  lui 
disais  tout...  Oli  !  non,  n'appelons  pas 
un  malheur  qu'avec  l'aide  du  pasteur 
nous  parviendrons  peut-être  à  éviter,  et 
plions  la  madone  en  attendant  son  re- 
tour. 

(Klle  s'agenouille  (levant  une  petite  vierge.  Un  esta- 
lier  eutic  silencieuseiueiit  et  fait  signe  à  Visconti, 
(jui  entre  (le  la  nicuie  manière,  suivi  de  Riceaido.) 

viscOiNïi,  àVeslofiei  «  i/ew/'-iWi.  Main- 
tenant, veillez  à  cette  porte.  (  L'cslafier 
sort.  A  pari.  )  Respectons  sa  prière.  (  A 
Riccanio,  à  derni-cuix  :  )  Tu  es  bien  sûr  , 
Riccardo,  que  Gaspardo  n'est  pas  ici? 

RICO  \<VDO,  df^  même.  Je  viens  de  l'en  voir 
sortir,  et  prend,  e  le  chemin  de  la  taverne, 
où  il  va,  (omme  d'habitude,  trouver  ses 
deux  compagnons. 

VISCONTI.  C'est  bien.  {S'approchunl  de 
Catari//a,  et  élevant  la  voix.)  Que  vous  êtes 
belle  ainsi,  Catarinal 

CATARINA,  rf frayée.  Quelqu'un!.,  ce 
sont  eux. 

(Elle  se  lève.) 

viscOi\Ti.  Pourquoi  vous  eflVayer?.. 
Dites-moi,  pour  qui  donc  priez-vous  avec 
tant  do  ferveur? 

CATARli\A.  Je  priais  pour  mon  époux  et 
mon  enfant,  et  je  demandais  à  Dieu  la 
force  et  l'espoir. 

VISCONTI.  Et  dans  celte  fervente  prière, 
pas  un  mot  pour  le  prince  ? 

CATARINA.  Chaque  jour,  les  prêtres 
prient  pour  vous,  monseigneur. 

VISCONTI.  Ohl  je  donnerais  toutesleurs 
prières  pour  une  seule  de  vous,  qui  rem- 
plissez ma  pensée;  car,  tandis  que  la  fenune 
du  peuple  oublie  son  souverain,  le  souve- 
rain se  souvient  de  la  femme  du  peuple. 
Je  suis  sans  cesse  occupe  de  vous ,  Catari- 
na;  je  maudis  votre  passé;  je  vous  plains 
dans  le  présent,  et  je  lis  dans  votre  avenir; 
dans  le  passé,  je  vous  vois  cruellement  je- 
tée aux  mains  du  grossier  Gaspardo. 

CATARINA.  C'est  moi  qui  l'ai  choisi, 
monseigneur. 


VISCONTI.  Et  cette  première  faute,  Cata- 
rina  ,  entrahiera  plus  tard  le  repentir 
comme  le  ferait  un  péché  mortel.  Dans  le 
présent,  je  vous  vois  tristement  abandon- 
née par  cet  homme  qui  vous  délaisse  pour 
la  taverne  ;  et  dans  l'avenir  ,  je  vous  vois 
mère  d'un  enfant  qui ,  suivant  la  route 
pernicieuse  que  lui  aura  tracée  son  père, 
vous  rendra  malheiueuse. . .  et  je  dis  alors  : 
Mon  Dieul  faites  que  Catarina  comprenne 
mon  amour  et  ma  pensée;  qu'elle  suiveun 
noble  seigneur  qui  s'agenouilleradevanti  a 
beauté  qui  se  fane  inaperçue...  et  nous 
élèverons  tous  deux  son  enfant,  qui  gran- 
dira, riche  de  vertus  et  d'espérance. 

CATARINA.  La  vertu  n'est  pas  à  votre 
cour. 

VISCONTI.  Vous  la  jugez  bien  hardi- 
ment, madame. 

CATAUINA.  Je  la  juge  d'après  vous,  sei- 
gneur, vous  qui  venez  ici,  souilhuit  les  lois 
de  la  religion  et  de  l'humanité,  pour  arra- 
cher au  pauvre  homme  sa  femme  et  son 
enfant...  tout  ce  qu'il  aime  après  Dieu. 

VISCONTI.  Eh  bien!  oui ,  la  beauté  de 
Catarina  a  mis  au  cœur  du  prince  un 
amour  coupable  ,  peut-être  ,  mais  im 
amour  dévorant  et  profond...  et  je  ven- 
drais pour  toi,  fenune,  ma  gloire,  mes  ti- 
tres et  mon  ame.  {ArracJuiiU  son  collier,  cL 
le  jclani  à  ses  pieds.)  Je  donnerais  pour  toi 
ce  collier  que  le  pape  a  béni...  Viens, 
obéis  une  fois  au  maître  qui  désormai 
t'obéira  toujours. 

CATARINA,  uQecjierlè.  Il  VOUS  serait  pli 
facile,  monseigneur ,  de  vous  f^iire  suivi* 
par  la  statue  de  marbre  qui  se  tient  debou 
sur  la  tondje  de  votre  mère,  que  par  l'é- 
pouse de  Gaspardo. 

VISCONTI.  La  statue  me  suivrail,  si  je  la 
laisais  porter  derrière  moi  par  mes  gens. 

CATARINA,  aprts  aooir  regarde  le  stylet. 
Mais  la  femme  résisterait. 

VISCONTI.  Peut-être  pas,  si  je  lui  disais: 
Catarina,  dans  quelques  jours ,  il  te  faudra 
mendier. 

CATARINA,  olvement.  Avec  Gaspardo? 

VISCONTI.  Non,  seule. 

CATARINA,  effrayée.  Que  voulez-vous 
dire  ? 

VISCONTI.  Je  veux  dire  que  Gaspardo, 
compromis  aujourd'hui ,  sera  proscrit  de- 
main. 

RICCARDO,  à  part.  Il  se  fâche  eiiiia  I 

CATARINA. C'est  infâme, monseigneur.. . 
c'est  injuste...  mais  je  suis  préparée  à 
tout...  il  n'y  a  pas  de  loi  qui  puisse  em- 
pêcher la  fenmie  d'un  proscrit  de  l'accom- 
pagner... je  suivrai  Gaspardo. 

VISCONTI.  Et  c'est  pour  t'empêcher  de 


MAGASIN    THEATRAL. 


l'accompagner  plus  taid,  que  je  veux  que 
tu  me  suives  à  cette  heure. 

CATARiNA.  Je  ne  vous  suivrai  pas. 
viscONTi.  Je  t'y  forcerai. 
CATARINA.  Jamais  ! 

BICCARDO,  s' approchant.  Seigneur,  pour 
entraîner  la  lionne  dans  le  piège,  l'adroit 
chasseur  emporte  d'abord  ses  lionceaux . 

VISCONTI,  se  dirigeant  vers  la  coûte.  Ta 
as  raison,  Riccardo,  j'emporterai  l'enfant, 
et  la  mère  me  suivra. 

CATARINA,  qui  a  décroché  ie  stylet^  hii 
barrant  le  passage.  IN 'entrez  pas  là,  duc.'' 
malheur,  malheur  î  si  vous  touchez  à  mon 
enfant. 

VISCONTI.  Armée  ! .  Sachez,  ma  belle, 
qu'en  nuit  d'amour ,  le  gouverneur  Vis- 
conti  porte  une  cotte  de  mailles  à  l'épreuve 
du  fer,  et  qu'il  rit  de  la  femme  qui  s'ar- 
me contre  lui. 

CATARINA,  effrayée»  Au  secours,  au  se- 
cours ! 

VISCONTI.  N'appelez  pas...  'les  portes 
sont  gardées. . .  la  mort  à  qui  viendrait. 

CATARINA,  désespérée.  Oh!  mais,  je  suis 
perdue. 

VISCONTI.  Comprends -tu  maintenant 
qu'il  faut  me  suivre  ? 

CATARINA.  Grâce,  monseigneur. . .  je  suis 
mère...  grâce! 

VISCONTI.  Tu  as  repoussé  mon  amour  , 
tu  demandes  ma  pitié  ? 
CATARINA,  à  genoux.  Je  vous  la  demande 
^enoux  pour  mon  pauvre  enfant. 
VISCONTI.  Je  vous  offre  un  asile  à  tous 
ux. 

CATARINA.  Mais  un  asile  de  honte  et  de 
désolation...  Laissez-moi  par  pitié. 

VISCONTI.  Te  laisser!..  Sais-tu,  Cata- 
rîna,  que  je  me  suis  abaissé  jusqu'à  être 
jaloux  du  pêcheur  Gaspardo? 

CATARINA,  sereieçant.  C'est  mon  époux, 
seigneur. 

VISCONTI.  Oui,  ton  époux  maudit. 
CATARINA.  Mon  époux,  que  Dieu  garde  ! 
VISCONTI.  Qui  pourtant  te  perdra. 
CATARINA.  Seulement,  si  je  meurs. 
VISCONTI.  Et  j'aimerais  mieux  te  savoir 
morte  pour  tous,  que  vivante  pour  lui. 

CATARINA,  ai^ec  calme.  Si  vous  me  tuez, 
monseigneur  ,  la  femme  de  Gaspardo  sera 
morte  pure. 

VISCONTI,  furieux.  Malédiction  î 
CATARINA.  Dites  plutôt  miséricorde. 
VISCONTI,  apec  rage.  La  vassale  me  dé- 
fie !..  A  moi,  mes  estafiers  ! 

CATARINA  ,  désespérée.  Seigneur,  mon 
Dieu  !  vous  m'avez  donc  condamnée  ! 

VISCONTI,  aux  estafiers.  Qu'on  e» traîne 
cette  femme. 


(fts  éc<»Htcnt.) 


CAtARiNA,  fusant  dans  ie  fond.  Lâches, 
lâches  1  ' 

VISCONTI.  M'avez-vous  entendu? 

CATARINA,  aux  estojït^rs  qui  se  précipi- 
tent sur  elle.  hXchesl  [Se  frappant  de  son 
slylet.)  Vous  m'emporterez  mourante. 

(EJI.e  iomhc  dans,  leurs,  bias.]. 

VISCONTI,  effrayé.  Elle  s'est  frappée...  la 
malheureuse  ! 

CATARINA,  wourante.  Mon  Dieu!  pioté- 
gez  mon  enfant...  Duc,  sois  maudit.^ 

(Elle  meui  t.) 

VISCONTI.  Peut-être  que  des  secours 
pourraient  encore... 

RiCCAiioo.  Appeler  du  secours,  monsei- 
gneur, serait  tout  rcvélej...  Cette  femme 
était  folle. 

viscorvTi.  Mais,  elle  était  si  belle  J 

RICCARDO.  Elle  vous  préferait  un  ma- 
nant. 

«KB  VOIX  lointaine  sur   le  iac. 
Gai  voyagciu'  de  uuit, 
Rame  sans  bruit. 

VISCONTI.  Lnevoix!.. 

Quand  Ja  femme  sommeille, 
Quand  l'amour  la  réveille, 
Et  quitnd  il  est  miouit, 

Ranie  sans  bruit, 
Gai  voyageur  de  nuit. 

RICCARDO,  pariant,  tandis  qu'on  emktnd 
chanter  ou-dehors.  C'est  la  chanson  de  Gas- 
pardo !  Fuyons,  monseigneur...  suivea  le 
bord  du  lac,  et  moi,  le  chemin  de  la  col- 
line. 

\lS.CO^Ti,  aux  estdfers.  Vous,  messieurs, 
le  justicier  à  des  ordres  à  vous  donner,,  hâ- 
tez-vous. [Leur  jetant  une  I)owse,)  Votre  si- 
lence vous  est  payé,  partez.  [Les  çslafers 
sortent.)  Demain,  Gaspardo  ne  sera  plus  à 
craindre. 

RICCARDO.  Il  approche,  monseigneur... 
hâtons-nous. 

VISCONTI.  Partons. 

(Ils  sortent  de  deux  cote's  opposes.  On  entend  tout 
près  le  refrain  de  la  cbanson.  Gaspardo  païaît  dans 
sa  barque,  s'arrête,  en  descend,  et  entre  dans 
sa  cabane  en  appelant.) 


SCEJXE  VII. 

GASPARDO,  CATARINA,  morte. 

GASPARDO.  Catarina...  me  voilà  de  re- 
tour. . .  ne  te  désole  plus. . .  Où  es- tu  donc  ? 
[La i'oyant  à  terre.)  Elle  dort. . .  Croyez  donc 
les  femmes...  «  Quand  je  suis  seule,  Gas- 
»  pavdo,  mes  nuits  sont  si  triste;  mon  'm-* 


GAS^àRDO. 


»  quiétude  est  si  grande.»  Et,  "tandis  que 
je  m'empresse  de  revenir,  elle  dort  !..  Mais 
j'ai  cru  ,  je  crois  encore...  Du  sang!..  Ca- 
tarina  frappée  !..  du  secours!,  du  secours  î 
Catarina...  tu  ne  me  réponds  pas...  ton 
cœur  ne  bat  plus  !..  morte!  oh  î  malheur  î 
Mon  Dieu,  Seigneur..  (5*^  redressant.)  Qiû 
me  Ta  tuée?  qui,  qui  donc?  {À  la  madone.) 
Sainte  Vierge  !  Sainte  Vierge  des  Dou  - 
leurs,  dites-moi  qui  m'a  tué  ma  femme... 
montrez-moi  son  ombre,  une  trace  de  son 
pas!.,  une  trace  !...   un  signe....   quelque 

chose   enfin! {Après  ai^oir  cherché,  "it 

trouve  le  collier.  )  Un  collier  !  celui  dn 
gouverneur!..  Oh  !  A'isconti  !  Viscontî  !.. 
{Se  mettant  à  pleurer.)  Tu  l'as  choisie  pour 
sa  beauté...  et  tu  l'as  tuée  pour  sa  vertu!.. 
Oh  !  mais,  je  te  tuerai,  moi...  {Se tramant 
i^ers  le  mur.  )  Des  armes  !. .  des  armes  ! . . . 


SCENE  VTir. 

GASPAKDO,  JACOPPO  SFORCE. 

JACOPPO ,  //  hrise  une  vitre  et  se  précipite 
dans  la  cabane.  Qui  que  tu  sois  ,  sauve- 
moi  ! 

GASPARDO,  comme  effrayé  ,  s'^approchant 
de  r étranger.  Que  veux-tu  ? 
SFORCE.  La  vie. 
GASPARDO.  Es-tu  noble  ? 
SFORCE.  Mon  père  était  bouvier,  et  je 
suis  soldat. 

GASPARDO.  Qui  te  poursuit  ? 
SFORCE.  Les  nobles  et  leurs  archers. 
GASPARDO.    Que  te  faut-il   pour    leur 
échapper  ? 

SFORCE.  Une  barque  qui  me  conduise 
à  Milan ,  où  le  vieux  Visconti  me  fera 
justice. 

GASPARDO.  Prends  cette  barque  et  ces 
rames...  va-t'en. 

SFORCE.  Merci  î. .  (  S\irrêtant  au  fond.  ) 
Si  jamais  tues  dans  le  malheur...  toi,  ton 
père  ,  ta  mère,  ta  femme  ou  ton  enfant... 
le  porte-enseigne  Jacoppo  Sforce  n'aura 
pas  oublié  qu'il  t'aura  dû  son  salut. 
GASPARDO  ,  à  part.  Mon  enfant  !.. 
SFORCE.  Que  le  ciel  te  récompense! 

(Il  va  pour  sortir.) 

GASPARDO ,  courant  à  lui.  Mon  pauvre 
enfant  !..  de  grâce ,  écoute  à  ton  tour. . . 

SFORCE.  Que  me  veux- tu? 

GASPARDO.  As-tu  une  femme? 

SFORCE.  J'en  avais  une....  elle  est 
morte. 

GASPARDO.  Des  enfans? 


SFORCE.  J'avais  «n  fils,  Dieu  me  l'a  re- 
pris. 

GASPARDO.  Et  tu  les  aimais  ?. . 
SFORCE.    Je   les    pleure  depuis    vingt 
ans. 

GASPARDO.  Et  si ,  outragé  de  sa  vertu, 
un  noble  avait  assassiné  ta  femme  lui  ré- 
sistant... qu'aurais-tu  fait? 

SFORCE.  J'aurais  arraché  le  cœur  à  ce 
noble,  et  je  serais  mort  de  rage  si  le  bour- 
reau m'avait  épargné...  mais,  où  veux-tu 
en  venir  ? 

GASPARDO.  Ma  femme  vient  d'être  as- 
sassinée par  le  gouverneur  de  Plaisance. . . 
SFORCE.  Et  tu  veux  que  j'aide  à  ta  ven- 
geance ? 

GASPARDO.  Non!.,  non!..  (  Bésignantle 
berceau.  )  Mais  ,  il  y  a  dans  ce  berceau 
mon  pauvre  enfant  !  qui ,  demain ,  peut- 
être,  sera  l'orphelin  maudit  pour  lequel 
il  n'y  aura  ni  asile  ,  ni  compassion... 
SFORCE.  Et  que  veux-tu  de  moi? 
GASPARDO.  Si  tu  dois  la  vie  au  père... 
paie  la  dette  à  l'enfant. . .  emporte-le  dans 
ta  fuite...  Si  dans  huit  jours  tu  ne  m'as 
pas  revu  à  Milan  ,  tu  prendras  pitié  ,  toi , 
de  l'enfant  du  condamné...  tu  lui  donne- 
ras ton  nom  et  sa  part  de  ton  pain...  tu 
seras  sa  famille,  son  refuge...  et  s'il  en- 
tend parler  plus  tard  de  Gaspardo  le  pê- 
cheur, tu  lui  diras  :  C'était  un  pauvre 
homme ,  qui  est  mort  après  avoir  beau- 
coup souffert. 

(Il  tombe  anéanti  sur  un  escabeau.) 
SFORCE  ,  allant  prendre  V enfant  qui  est 
dans  le  berceau.  Donne-moi  cet  enfant,  que 
je  jure  ici  d'aimer  autant  que  je  plains 
son  pauvre  père...  et  tu  le  retrouveras  à 
Milan  ! 

GASPARDO.  Si  Dieu  le  permet. 
SFORCE,  entrant  dausla  barque  y  saisis'^ 
santles  rames  et  s' éloignant,  Gaspardo,  dans 
huit  jours....  à  Milan. 

SCENE  IX. 

GASPARDO,  seul,  suivant  la  barque  des 
yeux. 
Demain  tu  ne  pauvre  enfant  !  tu  ne 
seras  plus  dans  les  bras  de  ta  bonne 
mère...  mais  Dieu  t'a  pris  en  pitié  ,  puis- 
qu'il vient  de  m'envoyer  cet  homme... 
Eh  !..  maintenant,  Gaspardo  peut  frapper 
sans  retard...  (  Il  décroche  une  hache.) 
Non!..  non!..(//  la  jette  à  terre,)  Mon 
stylet.  (  Ne  le  'voyant  plus  au  mur.  )  Qu'ai- 
je  fait  de  mon  stylet  ?..  Oh  !  ma  raison!., 
ma  mémoire!  ne  m'abandonnez  pas...  en- 
core. .  une  heure . . .  une  heure. . .  de  calme! . 


s  MAGASIN  TIIEATRAL: 

SCENE  X. 


GASPAUDO,  RAPHAËL    et    PIETRO 

accourant. 

riÉTUO.  Erèie  î . .  nous  venons  t*embras- 
ser  avant  de  fuir  !..  j'ai  lue  Visconti! 

GASPARDO.  C'est  impossible  ! 

RAPHAËL.  Je  viens  de  pousser  son  cada- 
vi'e  dans  les  broussailles ,  au  pied  de  la 
colline...  il  est  mort. 

GASPARDO,  ramassant  sa  hache.  Peut- 
être  respire-t-il  encore!.,  conduisez-moi 
près  de  lui  ! 

PlKïRO,  l'arrêtant.  C'est  inutile...  j'ai 
frappé  droit  au  cœur. 

GASPARDO,  ui^ec  désespoir.  Et  je  n'ai  plus 
de  vengeance  ! 

PiÉTRO ,  stupéfait.  Qu'as*tu  donc  ,  Gas- 
pardo?.. 

GASPARDO ,  tirant  le  rideau  qui  cachait  sa 
femme.  Voyez  ,  frères  !..  voyez  !.. 

PIÉTRO  et  RAPHAËL.  Catarina  !.. 

GASPARDO.  Morte!.,  assassinée  par  le 
gouverneur  ! 

PIÉTRO^  Ah  !  j'ai  frappé  trop  tard  ! 

GASPARDO.  Par  lui!.,  lui  qui  m'écbap- 

^*^e  î . .  oh  ! . .  le  sang  !..  le  sang. .  m'étouffe  ! . . 

U  tombe  dans  leurs    bras.  Les  deux  autres 

asseyent  prts  de  la  table.)  Oh  !  mon  Dieu  ! 

e  n'ai  plus  rien  au  monde  !..  et  je  puis  au 

moins  mourir  ! 

RAPHAËL,  Et  ton  enfant,  Gaspardo!.. 
ton  enfant... 

GASPARDO,  se  soutenant.  Je  ne  l'ai  plus, 
frères!.,  je  ne  l'ai  plus. 

PIÉTRO  ,  courant  sous  la  voûte.  Il  n'est 
plus  là  ! 

GASPARDO.  Tout-à-l'heure,  un  homme, 
poursuivi  pai'  la  loi ,  est  venu  me  demander 
secours...  moi,  qui ,  dans  le  délire  ,  pres- 
sentais le  meurtre  et  l'échafaud  ,  je  lui  ai 
dit  :  Emporte  ce  pauvre  enfant  dans  ta 
fuite...  ma  barque  les  a  emportés  tous  les 
deux. 

riÉTRO.  Quel  est  le  nom  de  cet  homme? 

GASPARDO.  Son  nom?.,  c'est  le  porte- 
enseigne  Jacoppo  Sforce. 


PIÉTRO.  Le  chef  des  révoltes  !..  sa  tête 
est  mise  à  prix. 

GASPARDO.  Il  est  sauvé...  mais  il  em- 
porte mon  enfant. 

PIÉTRO.  Hâte-toi  de  l'atteindre...  hâte- 
toi  ,  Gaspardo  ! 

RAPHAËL.  Demain  ,  frère  ,  le  corps  du 
gouverneur  sera  trouvé...  il  nous  faut  fuir 
sans  retard...  partons  tous  trois,  compa- 
gnons ;  le  ciel  a  fait  de  nous  une  trinité 
malheureuse,  ne  la  brisons  pas...  Cou- 
rons ensemble  sur  les  pas  du  condottier, 
puis  nous  suivrons  une  route  au  hasard  , 
et  ,  s'il  nous  faut  demander  l'aumône  en 
chemin  ,  nous  aurons  plus  de  courage ,  eu 
pensant  que  nous  aurons  un  enfant  à  nour- 
rir. 

GASPARDO  ,  se  levant  précipitamment.  A 
Milan!  frères...  à  Milan  ! 

RAPHAËL  et  PIÉTRO.  Partons  !.. 

GASPARDO ,  sarrêlan  t  près  de  sa  femme. 
Mais,  elle...  mais  Catarina  '..Pauvre  bien- 
aimée,  demain,  la  charité  publique  te  don- 
nera un  coin  de  terre  dans  le  cimetière  du 
pauvre...  et  le  pasteur  Sanutto  bénira  ta 
dernière  demeure...  Seigneur  !..  elledevait 
donc  bien  souffrir  dans  l'avenir,  que  vous 
l'avez  rappelée  vers  vous  au  printemps  de 
sa  vie  ? 

RA.vn\EL, s' agenouillant.  L'ame  du  juste 
a  sa  place  dans  le  ciel.  Seigneur!.  .  re- 
cevez son  amc  ! 

viÉTnO, s'agenouillant.  Seigneur!.,  rece- 
vez son  ame  ! 

GASPARDO,  s'agenouillanf.  Seigneur!.. 
SeigneiMÎ..  recevez  son  ame... 

(Penrlantlcs  deux  dernicies  phrases,  des  soldats  ont 
gaiiii  ic  fond  ;  les  trois  eslaliers  sontentiés  dans 
la  c«bane,) 


SCENE  XI. 

Les  Mêmes  ,  Estafiers,  Soldats. 

UIV  ESTAFIER  ,  frappant  sjir  l'épaule  de 
Gaspardo.  Par  ordre  du  gouverneur  Vis- 
conti... déclarés  tous  trois  complices  des 
révoltés,  vous  êtes  nos  prisonniers. 


GASPARDO. 


d 


000000  00O6OO0QQCeO0O0000g000000000008QOaOCCOO0Og3OO0OOO0O0gO0OO00O0QO0QOQOQ3<?O®0OgOQ0OO0OQ 


ACTE  PREMIER. 


Une  salle  brillante  du  palais  Contavini  h  Milan,  prëcctlant  d'autres  salles  somptueuses  et  décorées  pour  une  fée. 

portes  ouvertes.  Table  de  jeu,  lustres,  etc. 


A  droite  une  fenêtre  ;  au  fond,  grandes 

dOOO(3eO@@QOO«  BOO00O0OQ€>9O0OOQ000O0®©@000000 

SCENE  PREMIERE. 
MTCHÏELLT,  BRABANTIO. 

(Michielli  regarde  par  la  fenêtre  ;  Brabantio  entre 
par  le  fond,  et  descend  la  scène  en  le  considé- 
rant.) 

BRADANTIO.  Salut  à  Michielli. 

MicniELLï,  se  retournant  avec  hésitalwu. 
Saint,  monseigneur. 

KRAnANTio,  riant.  Tu  m'appelles  mon- 
seignoui  !...  Par  saint  Jean!  tu  reconnais 
bien  mal  un  ancien  condottier  de  la  bande 
invincible  ,  dont  nous  faisions  tous  deux 
partie  quand  le  vieux  Sforce  la  connnan- 
dait. 

MiCiiiELLT.  Ehî  n'est-ce  pas  Brabantio? 

BRABAIVTIO.  ï^ui-même  I 

MiCîliELLi.  Et  comment  te  trouv^es-tu, 
ce  soir,  vêtu  comme  un  seigneur,  et  invité 
au  bal  du  procurateur  Contaririi? 

BRABANTIO.  Hélasî  mon  ami,  depuis  dix 
ans^que  notre  bande  a  été  dissoute  par  l'é- 
lévation de  notre  chef  à  la  dignité  de  con- 
nétable et  général  des  armées  milanaises, 
j'ai  tout  fait,  excepté  fortune...  et  je  suis 
maintenant  espion  de  notre  souverain  Ma- 
rie Visconti. 

MICHIELLI.  Et  c'est  comme  espion  que 
tu  es  admis  à  la  fête  de  ce  soir? 

BRABANTIO.  Précisément. 

MICHIELLI.  Je  ne  m'étonne  plus. 

BRABANTIO.  Que  veux-tu ,  Michielli.... 
ilfaul  bien  gagner  sa  pauvre  vie...  Et  toi, 
que  fais-tu? 

MICHIELLI.  Je  suis  guide  dans  les  gar- 
des particuliers  du  procurateur  ,  et  par 
anticipation,  chef  des  familiers  du  palais 
Yisconti....  j'arrête  et  je  mets  à  la  torture 
tous  ceux  que  tu  dénonces. 

BRABANTIO.  Tu  fais  là  deux  vilains  mé- 
tiers... 

MICHIELLI.  Que  veux-tu ,  Brabantio,  il 
faut  bien  gagner  sa  pauvre  vie. 

BRABANTIO.  C'est  trop  juste  !.. 

MICHIELLI,  regardant  dans  le  fond.  Voici 
le  procurateur. .. .  Je  crois  vraiment,  Bra- 
bantio, qu'il  est  avec  sa  femme,  la  jeune 
comtesse  Blanche  de  Visconti. 

BRABANTIO.  Cela  te  surprend? 

MICHIELLI.  Oui,  parce  que  depuis  trois 
mois  qu'ils  sont  mariés,  la  comtesse  a  tou- 
jours habité  sa  villa  sur  le  bord  du  lac... 
Le  procurateur  n'est  jamais  sorti  de  ce  pa- 
lais, et  je  suis  tenté  de  croire  qu'ils  se  par- 
lent aujourd'hui  pour  la  première  fois. 


SCENE  M. 

Les  Précédens,  LE  PROCURATEUR 
CONTARINI,  BLANCHE  DE  VISCON- 
TI, LE  FRANCISCAIN  RAPHAËL. 

CONTARINI,  entrant  par  le  fond  (Wec  Blari" 
che.  A  peiue  arrivée,  comtesse,  vous  vous 
occupez  déjà  de  votre  prompt  départ? 

BLANCHE.  Comte ,  j'ai  cédé  à  vos  désirs  et 
aux  instantes  prières  de  votre  favori  Riccar- 
do,  en  quittant  ma  solitude  au  bord  du  lac, 
ma  madone  et  mon  prie-Dieu,  pour  venir  à 
cettefète..  Il  estjuste  qu'à  votre  tour  vous 
cédiez  aux  miennes,  en  me  permettant 
d'aller  retrouver  bientôt  ce  que  je  n'ai 
quitté  qu'à  regret. 

CONTARINI.  Je  cède,  madame...  mais  je 
m'étonne  souvent,  je  l'avouerai,  que  vous, 
la  fille  du  duc  de  Milan,  et  la  femme  du 
procurateur  de  Saint- Pierre,  soyez  si  rare 
au  palais  Contarini.  (^Aperccoanl  Brahan- 
t'io.)  Ah!  vousvoilà,  'Qv?(h'à\\\\o\  [Brabantio 
s' incline.  A  Michielli.  )  Et  que  veut  Mi- 
chielli? 

MICHIELLI.  Seigneur,  combien  d'arqué 
busiers  prendront  les  armes  pour  saluer, 
leur  arrivée, le  connétable  et  le  commandant 
Francesco  Sforce? 

CONTARINI.  Deux  compagnies. 

MICHIELLI.  Autant  que  pour  le  duc  de 
Milan? 

CONTARINI.  Nous  donnons  une  fête  cette 
nuit  à  cause  de  la  victoire  remportée  sur 
le  comte  de  Carmagnola...  Le  commandant 
Francesco  commandait  notre  armée...  le 
peuple  attribue  à  l'habiletéduclief  un  suc- 
cès qui  n'e^t  dû  qu'à  la  bravoure  de  nos 
soldats...  et  nous  voulons,  ce  soir,  mentir 
avec  le  peuple,  et  recevoir  les  Sforce  avec 
une  magnificence  triomphale. 

MICHIELLI.  C'est  bien,  monseigneur. 

CONTARINI.  Maintenant  va  dire  à  Gas- 
pardo,  le  patron  de  mes  gondoliers,  que  je 
l'attends  ici...  allez.  [Michielli  et  Brahan^ 
iio  sortent  ;  à  Blanche.)  Vous  le  voyez, 
comtesse...  je  vais  donner  des  ordres  pour 
votre  départ. 

BLANCHE.  Je  vous  en  remercie. 

GASPARDO,  entrant.  Vous  m'avez  fait 
appeler,  monseigneur  ?.. . 

CONTARINI.  La  comtesse  retournera 
cette  nuit  même  à  notre  villa;  qu'à  minuit 
ses  rameurs  soient  prêts ,  que  sa  gondole 
soit  sous  cette  fenêtre. 


ao 


MAGASIN  THEATRAL. 


GASPARDO.  Esl-ce  tout,  monseigneur? 

CONTARINI.  C'est  tout...  {Gaspardo  soH ; 
après  avoir  regarde  par  la  Jejiêtrc.)  Je  vois 
déjà  sur  le  canal  Tesineïlo  des  gondoles 
de  nobles  et  de  sénateurs  qui  se  rendent 
à  notre  bal...  A  voir  ainsi  les  canaux  se 
couvrir  de  gondoles  illuminées,  qui  sem- 
blent se  poursuivre,  on  se  croirait  au  sein 
de  Venise  la  belle. . .  mais  déjà  les  gondoles 
s'arrêtent  à  l'entrée  du  palais...  et,  pour 
en  faire  les  honneurs...  je  vous  devance, 
madame...  en  vous  attendant  bientôt. 
(Il lui  embrasse  la  main,  et  sort.) 

SCENE  III. 
RAPHAËL,  BLANCHE. 

BLANCHE.  Eh  bien!  mon  père...  êtes- 
vous  content  de  moi? 

RAPHAËL.  Oui,  ma  fille...  oui...  évitez 
le  monde;  et  surtout  le  monde  où  vous 
devez  rencontrer  le  commandant  Fran- 
cesco.  La  femme  dont  le  cœur  était  rempli 
de  la  pensée  d'un  absent  le  jour  de  son 
mariage,  doit  consommer  le  sacrifice,  doit 
être  forte. 
^       BLANCHE.  Je  le  serai,  mon  père... 

RAPHAËL.  Méfiez- vous  surtout  du  coiu- 
isan  Riccardo. 

BLANCHE,  l'apercevant.  Le  voici,  mon 
père. 

RAPHAËL.  Déjà!... 

RICCARDO ,  à  part.  Encore  ce  moine  \  {A 
des  invités  qui  sont  en  dehors.  )  Par  ici,  mes- 
sieurs !  voici  la  comtesse.  (//  entre  accom- 
pagné de  Fahricio ,  Tiepolo ,  Melatta.  A 
Blanche.)  Que  nous  soyons  les  premiers  à 
vous  saluer  ce  soir,  comtesse  Contarini. 

BLANCHE.  Je  suis  reconnaissante  de  vos 
hommages ,  messeigneurs.  (  A  Melatta.) 
Comte  Melatta,  vous  êtes  bien  bon  de  vous 
être  hâté  près  de  moi.  {Apercevant  Fahri- 
cio.) Salut  au  capitaine  Fahricio.  [Remar- 
quant Tiepolo.)  Quoil...  le  sénateur  Tie- 
polo... ici,  ce  soir? 

TIEPOLO.  Vous  devez  être  en  effet  sur- 
prise ,  comtesse ,  de  voir  l'homme  sombre 
au  sein  de  la  gaîté  ;  c'est  qu'après  une  vic- 
toire comme  celle  du  commandant  Fran- 
cesco,  tous  les  Milanais  doivent  prendre 
une  petite  part  de  la  joie  universelle. 

RICCARDO.  Et  comment  s'étonnerait-on 
de  voir  ici  l'austère  sénateur  Tiepolo? 
(désignant  RaphaëL)  n'y  voyons-nous  pas 
le  franciscain  Raphaël ,  qui  a  déserté  sa 
cellule  et  son  angélus  pour  venir  aussi  fêter 
le  commandant? 


HA^KACt.  Est-ce  que  ma  présence  ici 
vous  gêne,  justicier  Riccardo  ? 

RICCARDO.  Bien  au  contraire  ,  elle  me 
réjouit  d'autant  plus  que  j'ai  une  grande 
nouvelle  à  vous  apprendre. 

RAPHAËL.  Je  vous  écoute. 

RICCARDO.  En  signe  d'estime  et  de  con- 
fiance, notie  saint-père  le  pape  demande  à 
Milan  un  de  ces  pieux  ministres  pour  sié- 
ger au  saint  conseil...  et  j'espère  que  l'in- 
fluence  du  procurateur  Contarini  et  la 
mienne  décideront  le  duc  à  vous  investir  de 
cette  charge,  et  que  demain  vous  partirez 
pour  Rome  ,  la  ville  sainte,  le  siège  de 
l'JÉJglise... 

RAPHAËL.  Dieu  est  partout...  Demain 
je  refuserais  de  partir, 

RICCARDO.  Milan  accorde  à  son  envoyé 
trois  mille  sequins  par  an  ,  et  le  droit  de 
porter  la  croix  d'or  et  la  chappe  de  velours. 

RAPHAËL.  Je  suis  assez  riche  pour  faire 
l'aumône;  et  puis,  lorsqu'à  mon  âge  on  n'a 
pas  de  remords ,  qu'on  croit  à  la  vertu  , 
qu'on  croit  à  l'amitié ,  l'on  n'envie  ni  la 
fortune,  ni  les  dignités. 

RICCARDO.  Croueà  l'amitié;  c'est  folie... 
se  vanter  de  croire  à  la  vertu,  c'est  inentij-. 

BLANCHE,  indignée.  Riccardo!... 

RAPHAËL.  Oh I  calmez-vous,  comtesse, 

il  y  a  des  outiages  qui  n'ofiensent  pas 

mais,  comme  c'est  devant  vous  tous  que  le 
seigneur  Riccardo  vient  de  méjuger,  qu'il 
me  soit  permis  de  lui  dire  devant  vous,  à 
mon  tour,  que  j'ai  consciencieusement  étu- 
dié les  hommes  et  compté  mes  heures  de 
souffrances  et  de  bonheur  avant  de  me 
prononcer  ainsi  ;  car  moi  aussi,  Riccardo, 
j'ai  eu  mes  jours  de  douleur  et  de  déses- 
poir... Il  y  a  vingt-cinq  ans,  environ,  je 
fus  injustement  chassé  d'Italie,  déporté 
comme  malfaiteur  et  rebelle  ;  deux  inno- 
cens  compagnons  partagèrent  la  même  in- 
justice, la  même  infortune,  et  tous  trois 
nous  partîmes  n'ayant  pour  soutien  que 
notre  union  malheureuse,  que  l'on  brisa 
bientôt  en  nous  séparant  cruellement.  La 
galère  d'exil  qui  nous  portait  s'ari-êta  de 
loin  en  loin  pour  déposer  à  terre  mes  deux 
pauvres  amis,  et  me  conduisit  enfin  seul 
dans  un  pays  lointain,  où  je  voulais  mourir, 
quand  des  pèlerins  me  prirent  en  pitié, 
me  consolèrent  en  me  répétant  les  saintes 
paroles  de  résignation  du  Christ;  et  c'est  en 
écoutant  parler  ces  hommes  pieux,  que 
l'on  appelait  les  moines  de  Saint-François, 
que  j'ai  appris,  Riccardo;  à  croire  à  la 
vertu...  Quelques  années  plus  tard,  le 
temps  de  mon  exil  étant  expiré,  franciscain 
moi-même,  j'arrivais  à  Milan,  où  j'avais 
lieu  d'espérer  que  je   retiouverais  pies 


GASPARDO. 


iS 


deux  compagnons ,  si  le  ciel  avait  veillé 
sur  eux;  et  comme  j'entrais  dans  une 
auberge,  aux  portes  de  la  ville,  afin  de  m'y 
reposer  un  peu,  j'y  entrevis  deux  hom- 
mes assis  auprès  d'une  table.  Leur  conver- 
sation vint  jusqn^à  n>es  oreilles,  et  voici 
ce  que  j'entendis...  L'un  d'eux  disait  à 
Uautie  :  «  Dieu  nous  a  permis  de  nous 
»  retrouver  tous  deux,  frère,  laissons  sur 
«  cette  table  un  troisième  gobelet  pour 
»  le  compagnon  Raphaël,  et  près  de  nous 
»  un  troisième  escabeau,  afin  que,  si  Dieu 
»  nous  le  renvoie  un  jour,  il  voie  en  ar- 
»  rivant  que  nous  songions  à  lui...  »  Chan- 
celant, je  me  levai...  m'approchai  de  la 
table,  m'assis  silencieusement  sur  l'esca- 
beau que  l'on  avait  préparé  pour  moi... 
mes  deux  amis  me  leconnurent...  nous 
tombâmes  tous  trois  dans  les  bras  l'un  de 
Tautre,  et  c'est  alors,  Riccardo,  que  j'appris 
à  croire  à  l'amitié. 

(Fanfares  de  trompette»..) 

LA  VOIX  n'im  héraut  ,  dans  icfimd, 
Plwce  à  son  altesse  Marie- Visconli,  duc  et 
protecteur  de  Milan...  place  au  duc  î... 

BLAT^CHE.  Allons,  m 0*5 seigneurs. . .  je 
vais  embrasser  mon  père  !  venez  saluer 
votre  prince... 

(  Ils  montent  Ja    scène 
fond,  suivi  de  beaucou 
rini.  A  ceux  qui  Taocompagnetit 

lIè  DtJiC.  Oui,  messieurs,  j'ai  recules 
ambassadeurs  de  Venise,  qui  offrent  de 
nous  rendre  les  citadelles  du  Brescian,  si 
nous  voulons  leur  accorder  une  trêve  de 
cinq  ans.  J'ai  cru  devoir  vods  faire  part 
ce  soir  de  cette  soumission  de  Venise, 
Vorgueilleuse  cité.  {Prenant  sa  fille  par 
la  matn  et  (Jesce/idanf  ta  scène.)  Te  voilà 
donc,  ma  fdle...  (Jux  seigneurs.)  SaUu, 
inesseigneurs... 

BLAi%cilE.  Laissez-moi  vous  embrasser, 
mon  père... 

VISCONTI  ,  aprts  l'avoir  embrassée.  Que 
tu  es  belle  ce  soir...  que  cette  parui^  te 
sied  bien!..  Laisse-moi  te  contempler  tout 
à  mon  aise  ,  car  c'est  seulement  pendant 
les  heures  de  fêtes  que  Dieu  a  donné  aux 
souverains  le  temps  d'admirer  leurs  en- 
fans.  (  Clameurs  au  deJiors.)  Quels  sont  ces 
cris  .-* 

(Cris.)     - 

COiVTARiîVi.  Ceux  du  peuple,  sans  doute. 

"VISCONTI.  Et  pourquoi  ? 

CONTARi:\l,  appelant.  Michielli  I  Gas- 
pard© !..  quelqu'un.  {Gaspardo  paraît.) 
Pourquoi  ces  clameiu's  dans  les  rues. 

(Cris.) 

GASPARDO.  C'est  le  peuple  qui  salue  de 


.o*.  T 


le  duc   Visconti  paraît  au 
p  de    monde  et  de  Conta- 


ses  acclamations  le  connétable 'cî^j^j^    ^^^ 
se  rend  ici  avec   le  vainqueur  dé  v.  •  c 
gnola,  le  commandant...  son  fds. 

VISCONTI ,  à  part.  Je  m'en  doutais. 
(  Nouveaux  cris.  La  foule  remonte  la  scène^ 
excepté  Visconti  ^  Contarini  et  Riccardo.  ^) 
Voilà  bien  les  Milanais,  qui  s'inclinent 
jusqu'à  terre  quand  le  connétable  vient 
sur  leur  passage! 

COiVTARiNi.  Vous  avez  dû  laisser  s'éle- 
ver l'idole  à  votre  droite,  et  le  peuple 
adore  l'idole. 

VISCONTI.  J'ai  acheté  l'alliance  du  re- 
doutable condottier  en  le  faisant  général 
de  mes  armées,  parce  qu'il  le  fallait. 

CONTARINI.  Oui,  mais  depuis  ? 

VISCONTI.  Depuis,  j'ai  vingt  fois  poussé 
le  connétable  sur  le  champ  de  bataille;  il  y 
a  toujours  trouvé  la  victoire,  et  jamais  la 
mort. 

CONTARINI.  Oh!.,  ce  n'est  pas  le  conné- 
table septuagénaire,  qui  m'inquiète  au- 
jourd'hui ;  il  se  courbe  si  près  de  la  terre, 
qu'il  ne  tardera  pas  à  s'y  ensevelir  :  c'est 
îe  commandant ,  son  fils,  qui  a  déjà  hérité 
de  l'amour  de  l'armée.  Duc  !..  le  conné- 
table s'est  contenté  du  titre  de  grand 
homme  de  guerre...  mais,  si,  plus  ambi- 
tieux ,  le  commandant  allait  rêver  le 
trône! 

VISCONTI.  J'y  ai  déjà  songé. 

CONTARINI.  Et  vous  avez  songé  aussi , 
n'est-ce  pas,  qu'il  faut  le  perdre  avant 
qu'il  acquière  la  conviction  de  sa  force  ? 

VISCONTI.  Prenez  garde ,  seigneur ,  le 
peuple  veille  sur  lui... 

CONTARINI.  Vous  l'avez  toujours  craint. 

VISCONTI.  Il  y  a  vingt-cinq  ans,  sei- 
gneur Contarini,  quand  j'étais  gouverneur 
à  Plaisance ,  un  homme  me  frappa  d'un 
coup  de  stylet,  et  quoique  j'eusse  une  cotte 
de  mailles  sous  mon  pourpoint ,  il  me 
fractura  la  poitrine  et  me  laissa  sur  la 
poussière,  oti  je  serais  indubitablement 
mort,  sans  le  secours  de  Riccardo... 

RICCARDO.  C'est  vrai. 

VISCONTI.  Et  depuis  vingt-cinq  ans,  cette 
blessure  m'a  fait  souffrir  tous  les  joui's... 
voilà,  voilà  pourquoi  j'ai  peur. 

CONTARINI.  Flétrissons  donc  d'abord  le 
commandant  aux  yeux  de  ce  peuple  si  re- 
doutable. 

VISCONTI.  Et  par  quel  moyen? 

CONTARINI.  Cherchons,  et  nous  trouve- 
rons. 

VISCONTI.  Moi,  j'en  doute... 

CONTARINI,  à  Riccardo.  Et  toi,  Ric- 
cardo ? 

'''  Contarini,  Visconti,  Riccardo, 


ta 


MAGASIN  THÉÂTRAL. 


FRANCESCO.  Oh  !  ne  me  quittez  pas  ainsi, 
madame;  ne  me  laissez  pas  croire  que  vous 
m*avez  maudit,  parce  que  je  vous  ai  mon- 
tré la  blessure  de  mon  ame. 

BLA.NCUE,  à  partj  cachant  son  risttgedans 
ses  mains.  Oh  !  sa  voix  me  fait  mal. 

FRANCESCO.  Et  peut-ètre  ma  souffrance 
a-t-elle  un  instant  égaré  ma  raison? 

BLANCHE  ,  cachant  son  visage  dans  ses 
mains,  à  part.  Et  lui  aussi  souffrait! 

FRANCESCO.  Avant  de  me  quitter,  Blan- 
che... rien  qu'un  mot...  mais  un  mot  de 
pardon...  J'aurais  dû  me  taire,  je  le  sais.,, 
mais  il  faut  que  la  plainte  s'échappe  quand 
le  cœur  ne  peut  plus  l'étouffer... 

BLANCHE,  effrayée.  Laissez*^noi ,  com- 
mandant... laissez-moi. 

(Elle  monte  la  scène  et  rencontre  Ropïîaëî.) 

RAPHAËL.  Il  est  minuit,  comtesse...  vos 
rameurs  vous  attendent. . .  Mais  qii'avez- 
vous?..  vous  avez  pleuré...  (  Apercevant 
Francesco.)  Le  conunandant  !.. 

FRANCESCO,  à  part.  Elle   pleurait  ! 

BLANCHE.  Oh:  pourquoi  m'avez-vous 
quittée,  mon  père? 

RAPHAËL.  On   m'y  a   forcé,  ma  fille... 

BLANCHE.  Oh!  j'ai  hâte,  mon  père,  de 
sortir  de  ce  palais. 

RAPHAËL.  Venez...  mon  enfant...  évi- 
tons que  l'on  remarque  votre  départ  ;  hâ- 
tez-vous. 

FRANCESCO,    S* approchant.    Partir! 

quitter  sitôt  la  fête... 

BLANCHE.  Il  le  faut,  commandant.  (// 
Raphaei.)  Aàien  ,  mon  père. 

RAPHAËL.  Je  vous  accompagnerai  jus- 
qu'à votre  gondole ,  mon  enfant. 

(Ils  sortent  ensemble.) 

SCENE  Yl. 

FRANCESCO,  5e«/. 

Elle  pleurait  !...  Oh  î  elle  m'aime!... 
elle  m'aime...  Une  larme...  une  larme  de 
Blanche  versée  pour  moi  !.. .  Oh  ! . . .  l'on  dit 
vrai,  quand  on  dit  que  le  rire  est  près  des 
pleurs.  (  Apercevant  le  connétable  qui  lient 
à  lui.)  Mon  père! 

eo9  000090300  9oe9<90  00e  (g>@o  eooeooeooooooeoooo 

SCENE  VII. 

FRANCESCO,  LE  CONNÉTABLE. 

LE  CONNÉTABLE.  Je  te  cherchais ,  Fran- 
cesco... je  me  suis  mêlé  à  tous  les  groupes 
de  jeunes  hommes,  &.  je  ne  t'ai  pas  trouvé 
partageant  leur  joie...  Pourquoi  cela? 

FRANCESCO.  Je  me    suis    éloigné    du 


monde  pour  être  un  instant  seul mon 

père. 

LE  CONNÉTABLE.  Et  pourquoi  ce  be.soin 
de  solitude  et  cette  préoccupation  conti- 
nuelle, qui  te  poursuit  même  au  sein 
d'une  fête?..  Depuis  ton  retour  à  Milan  , 
Francesco ,  tu  me  caches  un  secret ,  et 
peut-être  un  chagrin... 

FRANCESCO.  Je  VOUS  confierai  tout,  mon 
père...    mais  confidence  pour  confidence. 

LE  cONNÉTABLii.  Parle...  que  veux-tu? 

FRANCESCO.  Dites-moi ,  mon  père ,  avez- 
vous  beaucoup  aimé  ma  mère?  \^Le  conné- 
table se  détourne.')  Avez-vous  épi-ouvé  que 
près  d'elle,  la  vie  c'était  le  ciel  ?..  et  quand 
vous  l'avez  perdue ,  jeune  encore  ,  n'avez- 
vous  pas  cru  d'abord  que  le  monde  «nti^ 
vous  quittait? 

LE  CONNÉTABLE.  Francesco!  n'as-tu 
pas  rentarqué  que  chaque  fois  que  tu  me 
parles  de  ta  mère ,  cela  me  fait  souffrir  ? 

FRANCESCO.  Oui ,  mon  père ,  et  vous  ne 
me  répondez  jamais... 

LE  CONNÉTABLE.  Alors  ,  pourquoi  m'en 
reparler  encore  ? 

FRANCESCO.  Elle  était  donc  bien  cou- 
pable ? 

LE  CONNÉTABLE.  Ecoute ,  Fraucesco... 
les  fatigues  et  les  blessures  m'ont  brisé,  et 
je  n'ai  mamtenant  que  peu  d'années  à 
vivre.,  le  lendemain  de  ma  mort ,  tu  trou- 
veras un  parchemin  sur  lequel  seront 
écrites  mes  dernières  volontés  .,  et  où  j'ai 
tracé  quelques  lignes  qui  t'apprendront 
quelle  a  été  la  destinée  de  celle  qui  t'a 
mise  au  monde.  Tu  le  liras ,  ami,  tu  rem- 
pliras mes  derniers  désirs,  et  tu  me  juge- 
ras. Mais ,  de  grâce ,  mon  enfant ,  ta  mère, 
ne  me  reparle  jamais  d'elle. 

FRANCESCO.  Je  ne  vous  en  dirai  plus 
jamais  un  mot,  mon  père. 

LE  CONNÉTABLE.  Et  te   VOilà    pluS  tHstC 

encore. 

FRANCESCO.  Non,  mon  père...  non,  je 
suis  joyeux  ce  soir,  et  je  veUx  que  cette 
nuit  soit  comptée  comme  une  des  plus 
belles  de  ma  vie...  vous  quitterez  le  pa- 
lais Contarini  sans  moi...  j'attends  ici  plu- 
sieurs officiers...  qui  doivent  venir  se 
joindre  à  moi. ..  nous  voulons,  entre  nous, 
achever  gaîment  la  nuit. 

LE  CONNÉTABLE.  A  la  bonne  heure, 
jeunes  gens,  de  la  gaîté ,  de  la  folie... 
la  vieillesse  vient  assez  tôt...  etd'ailleiurs  , 
dans  le  métier  des  armes  on  ne  sait  qui 
doit  vieillir.  Oui...  je  partirai  seul,  je  te 
laisse  à  ton  rendez-vous ,  et  sois  bien  gai , 
bien  fou;  si  la  tristesse  revient. . .  verse- 
toi  du  vin  de  Chypre,  et  bois  à  plein 
verre...  A  ton  âge,  Francesco...  moi...  )t 


GASPARDO. 


15 


restais  sous  la  table...  en  temps  de  paix... 
mais  jamais  en  temps  de  guerre...  A  de- 
main... adieu!...  (7/  monte  la  scène ^  s'ar- 
rête et  redescend.  )  J'ai  deviné  la  cause 
de  ta  rêverie....  Est-elle  bien  jolie,  celle 
que  tu  aimés? 

FRANCESCO ,  embarrassé.  Mais ,  mon 
père... 

LE  CONNÉTABLE.  Allons,  allons!...  Je 
te  force  à  respecter  mon  secret,  et  je  veux 
respecter  le  tien...  A  demain. 

(Il  sort.) 


SCENE  VIII. 

FRANCESCO,  le  regardant  partir.  Mon  bon 
père!...  oh!  si  tu  m'avais  dit:  J'ai  aimé 
ta  mère  de  cet  amour  qui  transporte  et 
dévore,  je  t'aurais  confié  ma  folle  passion 
pour  Blanche...  Pauvre  mère!  son  crime 
était  donc  bien  grand...  oh!  n'importe,  je 
l'aurais  bien  aimée  ;  et  le  ciel  n'a  pas  per- 
mis qu'elle  vive  assez  long-temps  pour  me 
laisser  même  un  souvenir  d'elle... 

(Il  reste  pensif.) 

SCENE  IX. 

FRANCESCO,  GASPARDO. 
GASPARDO ,  entrant  par  laporle  de  droite. 
Les  nombreux  invités  sortent  déjà  du  pa- 
lais. . .  le  bal  s'achève. . .  Raphaël  et  Piétro 
ne  vont  pas  tardera  venir  ;  en  les  atten- 
dant (  regardant  dans  le  h  al  ) ,  si  j  e  pouvais 
entrevoir  le  commandant. 
(Il  s'arrête  près  des  portes  du  fond  et  semble  cher- 
cher des  yeux.) 

FRANCESCO  ,  sortant  de  sa  rêverie.  Mais, 
en  revanche...  Dieu  m'a  donné  l'amour 
de  Blanche...  et  cet  amour  sera  désor- 
mais ma  compensation...  ma  vie...  Sa 
faiblesse  l'a  fait  me  fuir...  ma  volonté 
ira  au-devant  d'elle...  non  pas  demain... 
ce  serait  trop  tard  pour  moi...  mais  cette 
nuit...  à  l'instant  =.  Où  trouver  une 
gondole?  (^Apercevant  Gaspardo.)  Ah  !  voici 
le  patron  des  gondoliers  du  comte...  ( // 
va  à  lui  et  lui  frappe  sur  V  épaule.)  L'ami  !, . 

GxVSPARDO  fait  d'abord  un  geste  d'im- 
patience ,  puis  ,  reconnaissant  Francesco , 
il  sourit  et  se  découvre.  Que  vous  faul-il 
de  moi,  commandant? 

FRANCESCO.   Une  gondole. 

GASPARDO.  Volontiers... 

FRANCESCO.  L'air  est  frais...  c'est  une 
belle  nuit.  Je  veux  me  promener  sur  le 
canal  Tesinello. 

GASPARDO .  Yous  accompagaerai-j  e  ? . . 


FRANCESCO.  Je  ramerai  moi-même..* 
Ce  qui  serait  un  travail  pour  toi  ne  seia 
que  délassement  pour  moi. 

GASPARDO.  Je  vais  vous  donner  ma 
nacelle;  elle  est  légère  et  file  comme  un 
oiseau...  on  l'appelle  t Hirondelle. 

FRANCESCO.  Merci  !..  Et  si  jamais, gon- 
dolier, tu  as  besoin  d^  la  bourse  ou  de 
la  [)rotection  du  commandant  Francesco 
Sforce,  viens  franchement  lui  demander 
l'une  ou  l'autre. 

GASPARDO.  Je  n'ai  besoin  de  rien , 
moi...  pourtant  si...  j'osais...  je  vous  de- 
manderais... 

FRANCESCO.  Parle...  que  veux-tu? 

GASPARDO.  Votre  main. 

FRAi\CESCO,  mettant  sa  main  dans  celle 
de  Gaspardo.  De  grand  cœur,  mon   ami. 

GASPARDO,  balbutiant  de  joie.  Ah  !... 
c'est  que  je  vous  aime...  moi...  comman- 
dant... 

FRAKCESCO.  Et  pourquoi  cela?...qu'al«' 
je  fait  pour  toi  ?...  [Gaspardo  déconcerté  ne 
sait  que  répondre.  )  Réponds  ? 

GASPARDO  ,  après  une  hésitation .  Ce  que 
vous  avez  fait  pour  tous  les  gens  du  peuple^ 
qui  tous  vous  sont  dévoués.,.  {^  Avec  préci- 
pitation. )  Mais...  je  vous  ai  promis  ma 
nacelle...  commandant...  venez!  suivez- 
moi...  je  vais  vous  montrer  le  chemin. 

(Il  sort  à  droite.) 

FRANCESCO,  le  suivant.  Maintenant.... 
à  la  villa  du  comte. 

RICCARDO  ,  qui  a  tout  observé,  quittant  la 
table  de  jeu  et  traversant  ta  scène.  Le  com- 
mandant et  Oaspardo  viennent  de  sortir 
unsevaYAc.  fS'approclKtnt  de  la  fenêtre.^ 
Oui....  les  voici ....  le  commandant  entre 
dans  une  nacelle.  Gaspardo  partirait-il 
avec  lui  ?...  non  ,  le  comnmndant  prend 
les  rames...  il  s'éloigne...  {Descendant  la 
scène.)  A  toi,  comte,  à  achever  la  partie  que 
je  viens  d'engager  avec  tant  de  succès... 
(  Regardant  dans  le  fond.  )  Déjà  les  salons 
se  dégarnissent . . .  laissons  d'abord  partir 
le  duc  de  Visconti ,  puis  nous  ébruiterons 
parmi  quelques  nobles  le  soupçon  du  procu- 
rateur, qui,  glissant  de  bouche  en  bouche 
sera  bientôt  connu  du  peuple,  etlamortdu 
commandant  paraîtra  d'autant  plus  juste  à 
tous  ,  qu'elle  aura  été  prévue. . .  (  Voyant 
Gaspardo  qui  rentre.)  Ah!  voici  Gaspardo; 
songeons  à  tout  ,..  (A  Gaspardo  )  Avant 
une  heure,  ton  seigneur  aura  besoin  d'une 
gondole  ;  que  tout  soit  prêt. 

GASPARDO.  Lui  faudra-t-il  sa  gondole 
pavoisée?.. 

RICCARDO.  Non,  une  pirogue  qui  puisse 
glisser  rapidement  et  sans  bruit. 

GASPARDO.  Combien  de  rameurs? 


16 


MAGASIN  THEATRAL. 


RTCCARDO,  s'en  allant.  Un  seul...  toi. 
GASPARDO.  C'est  bien. 


«eeoooooof 


>eoo<3®ooooeoooooogoûOi  (» 


SCENE  X. 


GASPARDO,  seul,  puis  PIETRO,  puis 
RAPHAËL. 

GASPARDO.  Une  pirogue  qui  puisse  glis- 
ser rapidement  et  sans  bruit...  m'a-t-il 
dit. . .  Il  y  a  là-dessous  de  l'amour  ou  de 
la  haine...  Mais  que  m'importe  à  moi!... 
{Apercevant  Pirtro.)  Voici  Piétro. 

piÉTiiO.  Tu  m'attendais,  ami? 

GASPAUDO.  Oui....  je  vous  attendais 
tous  les  deux. 

PIÉTRO.  Raphaël  vient  de  me  quitter, 
il  n'y  a  qu'un  instant,  pour  se  mêler  à  un 
groupe  de  nobles  et  de  sénateurs  auxquels 
lejusticier  Riccardo  semblait  apprendre,  à 
demi-voix,  une  mystérieuse  nouvelle.... 
Mais  il  ne  va  pas  tarder  à  venir. 

GASPARDO.  En  l'attendant  ,  Piétro , 
parle-moi  du  commandant...  est-il  tou- 
jouis  triste,  soucieux?.. 

PIÉTRO.  Toujours... 

GASPARDO.  Vraiment! 

PIÉTRO.  Et  depuis  quelques  jours,  il 
me  fait  mille  questions  sur  sa  mère. 

GASPARDO.  Et  que  lui  réponds-tu? 

PIÉTRO.  J'élude  le  plus  souvent  la  ré- 
ponse; mais  hier  il  me  pressait  si  fort, 
que  j'ai  été  forcé  de  parler,  et  je  lui  ai 
dit  :  Commandant  !  il  y  a  seuleuient 
cinq  ans  que  ,  me  battant,  comme  volon- 
taire, sous  les  ordres  du  connétable...  je 
le  vis  assailli  dans  le  fort  de  la  mêlée...  je 
volai  à  son  secours,  et  la  fiueur  des  enne- 
mis se  tourna  contre  moi  ;  j'allais  suc- 
comber, quand,  à  son  tour,  le  général  me 

délivra  l'épée  au  poing Dès  lors,  il  ne 

voulut  plus  quitter  l'homme  avec  lequel 
il  avait  échangé  son  sang,  et  meVamena  à 
Milan....  Mais  jusqu'alors...  j'avais  été 
proscrit,  j'avais  tristement  vécu  loin  de 
l'Italie,  tandis  que  votre  père  avait  épousé 
et  perdu  votre  mère,  dont  il  ne  m'a  ja- 
mais parlé. 

GASPARDO ,  inquiet.  Et  que  t'a-t-il  dit 
alors  ? 

PIÉTRO.  Rien...  mais  je  l'ai  vu  qui  met- 
tait sa  main  sur  ses  yeux  pour  essuyer  une 
larme... 

GASPARDO.  Pauvre]enfant...  et  tu  crois, 
Piétro,  que  j'aurais  pu  résister  à  de  pa- 
reilles épreuves....  toi   qui  me  disais 

Viens  avec  nous ,  tu  seras  gondolier  du 
connétable... 

PIÉTRO.   C'était  pour  qu's^u  moins  tu 


»  puisses   voir  le   commandan  t  à  ton  aise. 

GASPARDO.  Oui!...  mais  je  me  serais 
trahi,  vois-tu,  et  tout  cet  échafaudage  de^ 
gloire  et  d'avenir  ,  si  soigneusement  con- 
struit par  le  connétable,  se  serait  peut-être 
écroulé....  Non,  non....  je  suis  entré  au 
service  de  Conlarini  le  procurateur,  parce 
que  je  l'ai  reconnu  pour  le  plus  grand 
ennemi  des  Sforce...  ici...  j'écoute...  j'ob- 
serve, et  s'il  se  tramait  quelque  chose  con- 
tre celui  que  nous  avons  fait  vœu  d'aimer 
en  secret,  je  pourrais  peut-être  le  décou- 
vrir et  prévenir  le  mal....  C'est  ici  mon 
poste,  Piétro...  et  puis,  vois-tu?.,  quand 
nous  nous  sommes  retrouvés  tous  trois... 
et  que  nous  avons  vu,  d'un  côté,  Visconti 
sur  le  trône,  et  de  l'autre,  mon  petit  Gas- 
pardo  devenu  capitaine  des  armées ,  nous 
avons  oublié  la  vengeance  pour  aimer  et 
suivre,  dans  l'ombre,  l'enfant  du  proscrit. 
Nous  avons  puisé  dans  cette  affection  se- 
crète   une    existence    toute    nouvelle 

mais  quelquefois,  ma  haine,  ma  soif  de 
vengeance,  se  réveillent  avec  le  souvenir  de 
Catarina. 

PIÉTRO.  Comme  la  mienne  avec  celui' 
de  ma  pauvre  sœur. 

GASPARDO.  Eh  bien!  Piétro...  quand  je 
lis  dans  l'avenir  du  commandant  ,  je  me 
dis..  Taisons-nous!.,  veillons  tous  trois... 
laissons  aller  les  choses,  et  peut-être  bien 
qu'un  jour  nous  serons  vengés. 

PIÉTRO.  Et  comment  ? 

GASPARDO.  Chaque  jour  l'amour  de 
l'armée  augmente  pour  le  commandant  et 
diminue  pour  Visconti  ;  le  conuuandant 
s'élève...  Visconti  s'abaisse...  et  il  pour- 
rait bien  se  faire  que  plus  tard...  (Il 
regarde  autour  de  lui  aoec  méfiance.  Ef- 
frayé. )  Chut  !  ! 

PIÉTRO  ,  mystérieusement.  Eh  bien.... 
Gaspardo  !.. 

GASPARDO ,  se  rapprochant.  Qu'est-ce 
que  c'est  ? 

PIÉTRO.  Je  crois  aussi  comme  toi...  que 
ça  pourrait  bien  arriver. 

RAPHAËL  ,  accourant.  Frères  ,  écoutez- 
moi  !.. 

PIÉTRO.  Qu'y  a-t-il  donc  ? 
>    RAPHAËL.  Écoutez  !  Je  vous  ai  déjà  con- 
fié l'amour  de  la  comtesse  Contarini  pour 
le  commandant. 

GASPARDO.  Oui  ,  oui...  toutes  les  fem- 
mes l'aiment...  Ensuite  ? 

RAPHAËL.  Ce  que  je  viens  vous  dire  et 
que  je  viens  d'apprendre ,  c'est  que  le 
commandant  aime  aussi  la  comtesse... 
que  Riccardo,  l'espion  qui  a  surpris  ce  se- 
cret... vient  d'en  prévenir  le  comte  ,  qui 
surveille  et  jure  de  s'en  venger.    (  Gaspar^ 


do  et  Piétro  font  un  mouvement.  )  mais  tout 
n'est  pas  désespéré  puisque  Dieu,  qui  nous 
a  commis  tous  trois  à  la  garde  du  comman- 
dant nous  en  prévient  à  cette  heure.  . 
Je  déciderai  la  comtesse  à  quitter  l'Italie... 
Il  me  faudra  quelques  jours  pour  y  parve- 
nir... Jusque  là,  Gaspardo,  ne  quitte  pas 
un  seul  instant  le  procurateur...  Le  jour 
compte  ses  pas. 

GASPARDO.    Ouil.. 

liAPHAEL.  La  nuit  veille  à  sa  porte. 

GASPARDO.  J'y  veillerai. 

RAPHAËL. Toi,  Piétro...  ne  perds  pas  de 
vue  le  commandant...  Où  est-il  mainte- 
nant ? 

GASPARDO.  Sur  le  canal  Tesinello...  Il 
vient  de  me  demander  une  gondole,  et 
tu  penses  bien  que  je  me  suis  empressé 
de  le  satisfaire. 

RAPHAËL,  Blalheureux  !..  tu  l'as  per- 
du !.. 

GASPARDO.  Perdu  ! 

RAPHAËL.  Et  ne  vois-tu  pas  que  l'amant 
court  sur  les  pas  de  la  comtesse,  et  que  le 
mari  va  se  bâter  sur  les  pas  de  Tamant. 

GASPARDO.  En  effet...  ils  m'en  ont  pré- 
venu!., cette  pirogue...  et  je  n'ai  rien 
soupçonné!..  Frères  î  je  vais  me  jeter  sur 
son  passage... 

RAPHAËL.    Pars  donc!..   [Leretenant.  ) 
Non  î  écoute  :  du  sang-froid...  tu  ne  l'at 
teindrais  pas  en  cbemin,  il  est  trop  tard..* 
Comment  pénétrer  dans  la  villa  du  comte.'* 


GASPARDO 
O 


17 


ui  !..  un  escalier  tomnant  qui  est  au 
fond  de  la  chapelle,  ouverte  à  tout  passant, 
donne  dans  l'appartementdela  comtesse... 
mais  comment  ouvrir  la  porte?.. 

GASPARDO.   Je  la  briserai...  adieu! 

(Il  monte  rapidement  lascène;  Contai ini  et  Riccardo 
paraissent  au  fond.) 

CONTARiNi.  Holà!  Gaspardo ,  nous  par- 
tons;   es-tu  prêt? 

GASPARDO  ,  froidement.  Je  suis  prêt. 

co^TARiivi.  C'est  bien. 

GASPARDO,  se  rapprochant  de  Piétro  et  de 
Raphaël.  Oh!...  ne  tremblez  pas ,  compa- 
gnons; le  comte  n'entrera  pas  sans  moi. 

COXTARiivi,  appelant.  MichielU!  Bra- 
baiitio!  (Ih  paraissent.^  Mon  épée,  ma 
cuirasse,  mon  manteau. 

GASPARDO.  Il  demande  son  épée.  (A 
Piétro.)  Ami!  donne-moi  la  tienne... 

PIÉTRO,  /ui  donnant  son  épée.  Qu'elle  te 
soit  fidèle  comme  je  te  le  suis  moi-même. 

GASPARDO,  mettant  i'épée  ci  sa  ceinture. 
Non ,  non  ,  Dieu  ne  permettra  pas  que 
j'aie  jeté  mon  enfant  dans  l'abîme... 

COIVTARINI,  il  Michiclli  et  Brabantio,  qui 
viennent  de  L'armer,  Suivez- nous  tous  les 
deux.  {A  Gaapardo.)  Allons,  manant ,  en 
route. 

GASPARDO.  Je  vous  suis,  monseigneur. 
{A  ses  deux  amis  en  leur  serrant  les  mains.) 
Maintenant,  mes  frères,  à  la  grâce  de 
Dieu!... 

(Il  sort  à  la  suite  de  Contarini.) 


ACTE  DEUXIÈME. 

PREMIER  TABLEAU. 

Une  pièce  de  l'appartement  de  la  comtesse  Contarini  dans  sa  villa  sur  le  bord  du  lac  Majeur. 


SCENE   PREMIERE. 

BLANCHE,  seule,  puis  FRANCESCO. 

BLANCHE.    Il    m'aime! Franccsco 

m'aime!.,  oh!  combien  cette  pensée  me 
ravit  et  me  poursuit...  Il  me  semble  que 
je  recommence  une  vie  nouvelle...  oh  !... 
qu'il  me  tardait  d'être  seule  pour  repasser 
dans  ma  mémoire  tout  ce  qu'il  m'a  dit  ce 
SOU'. . .  Et  pourtant  mon  saint  confesseur  me 
disait.  .Votre  amour  avoué,  ma  fille,  devien- 
drait un  grand  crime...  et  mon  émotion 
m'a  trahie ,  sans  doute  ,  oîi  me  trahira  plus 
tard...  car  j'ai  trop  de  bonheur  à  me  sou- 
venir pour  pouvoir...  oublier...  {On  heurte 
à  la  porte. )i)\xWquua  !...  oh!...  c'est  sans 
doute...  le  bon  frère  Raphaël,  qui  a  com- 
pris que  sa  fille  a  besoin  de  son  seçpvus... 


(Elle  va  ouvrir,  et  recule  en  s'ccriani.)Fva.ii'^ 
cesco  ! . . . 

FRAIXCESCO.  Oui,  comtesse...  Francesco, 
qui  n'a  pu  rester  au  palais  Contarini  après 
votre  départ ,  et  que  le  délire  a  poussé  sur 
vos  pas. 

BLANCHE ,  effrayée.  Je  vais  appeler  mes 
femmes... 

rR\yCESCO,  l'arrêtant.  Oh!...  n'appelez 

pas...  comtesse je  repars  à  l'instant 

N'appelez  pas ,  Blanche...  laissez-moi  vous 
parler  un  instant  seul,  et  soyez  sansfrayeur, 
car  mon  amour  pour  vous...  c'est  de  l'a- 
doration ,  de  la  pureté  ;  c'est  autre  chose 
encore. ..  mon  Dieu.,  c'est  de  la  haine  pour 
ceux  qui  vous  ont  mariée...  vous  ,  faible 
enfant ,  au  procurateur  Contarini ,  que 
vous  ne  pouvez  aimer. 


18 


MAGASIN  THÉÂTRAL. 


BLANCHE.  Je  n*ai  jamais  dit  cela... 

FRANCESCO.  Elle  n'aime  pas  son  époux.. . 
celle  qui,  comme  vous,  se  coiulamne  à  cette 
triste  solitude  qui  ternit  l'éclat  de  ses  plus 
belles  années...  Elle  n'aime  pas  son  époux, 
celle  qui  peut  donner  une  larme  à  la  dou- 
leur de  celui  qui  l'aimait  et  qui  la  voit 
perdue  pour  lui... 

BLAIVCHE  ,  à  part.  I\îon  Dieu!... 

FRANCESCO,  sc  rapprochant.  Oliî...  si 
près  de  moi  vous  avez  un  instant  trem- 
blé, ne  me  cachez  pas  cette  émotion  qui 
est  aujourd'hui  ma  seule  espérance...  si 
près  de  lui  vous  avez  soullert,  ne  me  ca- 
ches pas  vos  souffrances  passées...  car  je 
ne  viens  pas  ici  dans  Tespoir  de  vous  ren- 
dre criminelle...  je  vous  aime  trop  pour 
cela...  mais  je  viens  pour  protester  contre 
les  actions  de  ceux  qui  se  sont  arrogé  le 
droit  de  me  vouer  au  malheur...  et  peut- 
être  de  nous  y  vouer  tous  les  deux. 

BLANCHE.  Oh  I  retirez- vous  I  retirez- 
vous,  car  c'est  im  crime  déjà  que  de  vous 
écouter. 

FRANCESCO.  Non,  pas  devant  Dieu,  car 
Dieu  nepeul  pas condanmer  deux  êtres  qui, 
cruellement  séparés ,  cherchent  à  se  ren- 
dre supportable  la  vie  qu'il  leur  a  donnée. 
Il  faut  que  je  vous  parle,  madame...  parce 
que  je  ne  puis  voir  s'éteindre  sans  combat 
le  rêve  de  ma  vie  entière  ;  il  faut  que  vous 
m'écoutiez...  parce  que  vous  avez  été  sa- 
crifiée» 

BLANCHE.  Je  suis  lieureuse... 

FRANCESCO,  ttçêc  fKissioH.  Non,  vckus 
ne  l'êtes  pas,  madame,  vous  ne  pou- 
vez pas  l'être,  car  je  vous  aime  de  trop 
d'amour  pour  ne  pas  être  aimé...  parce 
que  mon  ame  a  toujours  trop  cherché  la 
vôtre  pom'  qu'il  n'y  ait  pas  entre  nous  une 
sympathie  que  ni  la  force,  ni  la  raison,  ne 
peuvent  détruire...  Et  quand  j'étais  là-bas 
exposé  aux  chances  des  combats  et  de  la 
trahison...  mon  pressentiment  était  trop 
grand  pour  ne  pas  être  vrai...  et  je  pres- 
sentais, à  chaque  heure  du  jour,  que  tandis 
que  je  pensais  à  elle...  Blanche  éprouvait 
une  secrète  inquiétude  pour  le  jeune 
homme  qui  pouvait  mourir  sans  avoir  revu 
sa  patrie... 

BLANCHE,  «/?flr/.  Hélas î... 

FRANCESCO  ,  continuant.  Oh  !  n'est-ce 
pas,  Blanche,  que  si  le  commandant  Fran- 
cesco  était  mort  dans  cette  guerre,  n'est-ce 
pas  que  vous  l'eussiez  pleuré? 

BLANCHE  ,  m^ec  entraînement.  Oh!  j'ai 
bien  souvent  prié  pour  vous... 

FRANCESCO.  Vous  avez  prié  pour  moi... 
Oh  î  Dieu  vous  a  exaucé  ;  car  vingt  fois  la 
mort  aurait  dû  m'attçindie;  et  je  ne  sais 


quel  miracle  m'a  vingt  fois  sauvé...  Vous 
avez  prié  pour  moi  !  et  votre  père  est 
venu  jusqu'à  l'autel  où  vous  priiez  pour 
celui  qui  vous  aimait  ,  vous  metti^ 
de  force  au  doigt  l'anneau  de  celui  qui 
n'aimait  de  vous  que  votre  héritage  à  ve- 
nir. 

BLANCHE.  Mon  père  avait  besoin,  pour  le 
maintien  de  sa  couronne,  des  efforts  du 
procurateur  et  de  ses  partisans  ;  le  comte 
voulut  ma  main  pour  prix  des  secours  que 
lui  demandait  le  duc  de  Milan. 

FRANCESCO,  ï interrompant.  Oh!  ne  par- 
lons pas  du  passé. ..  Blanche,  il  y  a  dans  le 
passé  quelque  chose  de  fatal.  A  moi,  pour 
tout  mon  amour,  vos  rêves  et  les  batte- 
mens  de  votre  cœur.  Entre  nous  un 
amour  secret,  exempt  de  déshonneur  et 
de  larmes...  Chaque  jour  dans  le  silence  , 
l'un  pour  l'autre  ,  une  prière  à  la  sainte 
Notre-Dame-de-Bon-Secours...  Nous  som- 
mes j  eunes  encore,  Blanche. . .  et  peut-être 
un  jour...  Dieu  fera  le  reste. 

BLAiMCHE.Oh!  que  Dieu  nous  pardonne 
et  vous  entende  ! 

FRANCESCO.  Espérons  en  lui,  Blanche... 
et  maintenant ,  merci,  merci  à  vous  qui 
m'aurez  fait  aimer  la  vie...  merci  à  vous 
qui  me  faites  aimer,  adorer,  la  gloire  et  la 
patrie. 

(On  entend  pousser  violemment  mi  verrou.) 

BLANCHE,  effrayée.  Quelqu'un...  mal- 
heur!., c'est  le  comte. 

FRAXCESCO.  Non,  ne  craignez  rien...  la 
fête  le  retient  au  palais  Contarini. 

BLANCHE.  On  vient.  ..ne  me  quittez  pas, 
Francesco..,  j'ai  peur. 

FRANCESCO.  Et  je  vous  Compromet- 
trais peut-être  en  restant. 

(Il  court  h  la  porte  du  fond  et  la  trouve  fermée. 
Une  autre  porte  s'ouvre,  le  procurateur  paraît 
cuirasse.) 

BLANCHE  et  FRANCESCO.  C'est  lui  ! 

CONTARINI  ,  affectant  un  grand  calme. 
Commandant  Francesco  ,  je  vous  ai  vu 
prendre ,  en  gondole ,  le  chemin  de  ma 
villa...  et  je  me  suis  hâté  ,  espérant  vous 
trouver  ici...  m'attendant...  (Francesco  fait 
un  geste  de  sur  prise. )he  conseil  s'assemblera 
bientôt  pour  délibérer  sur  la  réponse  que 
Milan  doit  faire  aux  ambassadeurs  de  Ve- 
nise, qui  demande  une  trêve  de  cinq  ans. 
Et  vous  avez  sans  doute  aussi  pensé  que 
c'est  une  grave  question  dont  deux  hommes 
d'état  comme  nous  doivent  préalablement 
causer  ensemble? 

BLANCHE,  à  part.  Que  dit- il? 

CONTARINI.  Le  duc  veut  accorder  la  trê- 
ve., c'est,  selon  moi,  mauvaise  po.itiques. 
{A  sa  femme.)  Madame  ;  unç  conversation 


OàSPABDO 

purement  diploipatique  serait  sa»s  charme 
pour  vous,  et  la  présence  de  la  fille  du  duc 
Visconti  pourrait  nous  gêner  dans  le  juge* 
ment  que  nous  devons  porter  sur  les  ac- 
tions de  son  père.  (Lui  prenant  la  main.) 
Permettez -moi  de  vous  accompagner.  . 
(Il  la  conduit  h  son  ap parlement.) 


SCENE   H, 


CONTARINI,    FRAJNCESCO,  puis 
GASPARDO. 

FRANCESCO,  à  part  Pourquoi  tant  de  dé- 
tours... 

C0]\TARIIVI,  après  açuir  fermé  les  parles. 
Tu  ne  savais  pas  que  ie  mari  veillait, 
Francesco,.  tu  ne  savais  pas  que  mes  soup- 
"çoiis  avaient  mis  cette  nuit  des  espions  sur 
te»  pas;  et  tandis  que  tu  me  croyais  encwe 
étuojrdi  par  le  plaisir,  tu  venais  lâchement 
touchera  mon  honneur...  imprudent! 

FRAi\€aESCO,  Comte,  j'ainkais  Blanche  de 
ViacoiLli  quand  un  sacrement  la  fit  ta 
femme.  J'aurais  dû  re&pecter  les  lois  de 
réalise  et  àt^  hommes...  }e  n'en  ai  pas  eu 
la  for**-.  Tw  veux  une  réparation  ?  Tii  k 
V'ois,  je  &tti$  3ansi  aii»e.  ».  tirais  l'épée  d'un 
des  gardies  de  ]»iiit  rewkplaeera  celle  du 
commandant...  Viens...  et  si  le  ciel  est 
pour  toi...  mon  stang lavera  Hnjure. 

ÇOXTARINI.  Tu  ne  swtirasplus  d'ici  , 
Francesco... 

FRAiieESCO.  Et  que  veux-lu  donc  ? 

C^iNTARirMï.  Te  punir. 

fRANGjESCO,  Mais©»  homme  d'honneur? 

GONTÀRliMl.  En  hoiwm©  qui  v  ient  se 
venger. 

f  RANCESCQ.  Bkxime-moi  donc  une  épée. 

CO.\TARL\|.  J'aurai  >ph:is  tôt  fait  de  te 
frapper  sans  pr^nckie  di'ahoi,d  la  peine  de 
te  désarmer. 

FRANCESCO.  Tu  veux  donc  m'assassi- 
i>er? 

CONTARINI.  Je  veux  que  tu  meures. 

FRANCESCO  ,  regardant  autour  de  lui.  Et 
ces  portes  sont  fermées  ! 

CONTARINI.  Tu  voudrais  fuir...  n'est-ce 
pas  ? 

FRANCESCtK.  Non  pas  fuit...  mais  aller 
voler  ou  mendier  un©  épée,  et  revenir , 
tête  et  poitrine  déca^ivertes ,  me  battre  à 
mort  contre  toi  bardé  de  fer...  voilà  ce 
quejie  xoutdraiis... 

CONTARINI.    Tun€  sortiras  pas... 

FRANCESCO.  Oh  ! ...  ce  n'est  pas  l'épou  x 
qui  vient  se  venger  ici...  c'est  le  procura- 
teur qui  vient  assassiner  le  commandant, 
qu'il  n'osaitprovoquer  en  face. .  Ce  n'est  pas 
d€  i'auit^ur  de  ta  kinme  quç  ti^es  jaloux. 


Contarini,  c'est  de  celui  du  peuple...  et  tu 
n'as  pas  d'aujourd'hui  résolu  ma  mort , 
mais  du  joui  où  tu  m'as  vu  passer  triom- 
phant sous  les  fenêtres  de  ton  palais, 
n'est-ce  pas?...  Tu  parles  de  ton  hon- 
neur... mais  ce  n'est  pas  tan  honneur  of- 
fensé qui  t'a  mis  ton  épée  au  poing...  à 
loi  qui  vois  chanceler  le  trône  où  tu  espères 
monter...  c'est  ta  frayeur  de  lâche...  et 
c'est  elle  aussi  qui  t'a  couvert  de  cette 
cuirasse...  car  tu  crains  encore  que  la  vic- 
time, en  se  débattant,  ne  t'arrache  la  poi- 
trine de  ses  ongles.»., 

CONTARINI.   Tu  m'outrages  encore  ? 

FRANCESCO.  Je  veux  jusqu'au  dernier 
soupir  te  jeter  l'insulte. 

CONTARINI.  Si  près  de  la  mort  $ong€ 
plutôt  à  ton  ame  ;  car  tu  es  tombé  dans  le 
piège,  et  le  piège  est  mortel.  (  Tirant  son 
^/?ee.)  A  genoux,  si  tu  veux  mourir  en  chré- 
tien..,. 

FRANCESCO.  J'aurais  l'air  de  te  sup-. 
plier...  {Cwi-ani  (kufoud  de  ia  seè»e^  et  pas 
d'issue...  ukon  Dieu  !..  pas  d'issue... 

CONTARINI  y  séhuçani  sur  lui  l'épée 
It  i^ét.  Yain  espoir  >  Fi  ancesco  î . . . 

UASPA«J>0  y  çittmni  rapidcnuiii  parla  pem 
tite  f^rte  ^i  cwtduit  à  la  chapelle ,  et  préci^ 
pitunt  le  commandant  hors  de  la  chambre. 
Par  ici  î.  ..  commai^dant...  allez  I  I... 

(Il  1  eferme  brusquement  la  |x>rte,  laisse  tomber  son 
manteau,  tire  son  épee,  et  marche  sur  Gontarini, 
qui  recule  interdit.) 

CONTARINI,  le  ifçonunissaat.  Gaspardo 

GASPARDO.  Gaspardo,  qui  vient  de  sau- 
ver le  commandant  J^'rancesto... 

CONTARINI.  Misérable  I...  va,  les  lois  le 
flétriront  demaitu..  et  toi.., 

GASPARDO.  Les  lois  ne  le  flétriront 
pas. 

CONTARINI.  Qui  l'empêchera  ? 

GASPARDO.     Moi. 

CONTARiivi.    Toi  ^  misérable  valet  l 

GASPARDO.  Je  suis  autre  chose  encore 
qu'un  valet. 

CONTARINI.  Quoi  donc? 

GASPARDO.  Je  suis  le  père  de  Frances-  ^ 
co... 

CONTARINI.  Toi  r  son  père? 

GASPARDO.  Moi,  père  du  commandant 
que  Milan  croit  le  fils  du  connétable. 

CONTARINI.  Francesco  !...  fils  d'un  ma- 
nant... Je  ne  le  tuerai  pas...  mais  je  lui  4 
arracherai  le  commandement...  je  le   fe- 
rai descendre  à  ton  niveau. .. 

GASPARDO.  Et  savez-vous,  maintenant , 
pourquoi  je  vous  ai  confié  ce  secret? 

CONTARJNI.  Pourquoi  ? 

GASPARDO.  Parce  que  je  sais  que  vous 
avez  juré  la  perte  de  moii  enfaat...  parce 


20 


MAGASIN  THÉÂTRAL. 


que  je  sais  qu'il  ne  vivra  que  si  vous 
mourez  ,  et  que  j'ai  voulu,  en  m'enfer- 
mant  avec  vous  ici,  commencer  par  pronon- 
cer un  mot  qui  m'obligeât  à  ne  plus  vous 
en  laisser  sortir  vivant....  Et  maintenant, 
défendez-vous... 

C0.\TARINI.  Contre  toi!... 

GASPARDO.  Contre  le  père  qui  vient  ar- 
rêter le  bras  qui  se  lève  pour  poignarder 
son  fils...  Défends- toi  !.. . 

CONTARINI.  Pour  répondre  au  valet  qui 
le  provoque...  {il  court  ouvrir  une Jenêlre)  un 
noble  appelle  ses  gardes. 

GASPARDO,  se  jetant  sur  lui.  Tu  n'appel- 
leras pas!... 

CONTARINI,  cherchant  à  se  défendre.  Ar- 
rière I... 

GASPARDO,  le  rens>ersantd'un  coup  d'épée. 
Avec  mon  secret...  la  mort  !...  [Levant  les 
mains  au  ciel.  )  Seigneur,  il  fallait  qu'il 
mourût  pourque  mon  enfant  puisse  vivre. 
Quand  je  t'amenai  dans  la  pirogue,  Con- 
tarini  î  tu  as  dit  à  Riccardo  :  Quand  j'ouvri- 
rai la  fenêtre  qui  donne  sur  le  lac,  vous 
accourrez  pour  attester  devant  les  gardes 
que  j'aurai  tué  le  commandant  pour  ven- 
ger mon  honneur... Tu  ne  savais  pas  qu'en 
appelant  les  espions  tu  préparais  ma  fuite. . . 
Gontarini  !  merci!... 

(Il  monte    sur  la    fenêtre,  met  son    epec  dans  ses 
dents,  et  se  jette  à  Tcau.) 


SCENE  III. 
FRANCESGO,  BLANCHE,  RAPHAËL. 

FRANCESCO,  rentrant  hahtant  parla  parle 
qui  lui  a  servi  d'issue.  Maintenant,  Conta- 

rini!...  le  fer  croisera  le  fer Où  est-il 

donc?...  oh  î  près  d'elle!...  sans  doute. 
(Il  court  ouvrir  la  porte  deTappartement  de  Blanche.) 


BLANCHE,  paraissant.  Francescoî.. 

FRANCESCO.  Où  est  votre  époux ,  Blan- 
che, où  est  le  procurat.eur?.. 

BLANCHE.  Je  ne  sais.  {Apercevant  Conta' 
rini  II  terre,  pri's  de  la  fenêtre  ).  Grand  Dieu! 

V\\\^£.lS.SQ.O,  l'apercevant.  Lui!  frappé!.. 
{S'en  étant  approché.)  Mort  !  {Se  relournant 
vers  Blanche.)  Oh  !  je  suis  innocent...  Blan- 
che... j'en  jure  Dieu!.,  je  suis  innocent!.. 

(  Riccardo,  Micliielli,  Brabantio  Qntrent  précipitam- 
ment suivis  de  gardes. 

RICCARDO,  s'anêtaal  Stupéfait.  Le  com- 
mandant debout!  (  désignant  Conta' ini  )  et 
le  procurateur  frappé!...  Malédiction!.... 
{Aux gardes.)  Qu'on  s'empare  de  cet  hom- 
me. 

(Brabantio  et  les  gardes  saisissent  Francesco.) 

FRANCESCO.  Ah  !  malheur  I  malheur  !.. 

BLANCHE,  apercevant  Raphaël  qui  entré  , 
et  courant  se  jeter  dans  ses  h  ras.  Ah  !  mon 
père  ! 

RAPHAËL,  dans  la  plus  grande  agitation, 
descendant  la  scène  avec  elle.  Que  se  passe- 
t-il  donc  ,  mon  enfant  ? 

RICCARDO.  Yous  arrivez  à  temps  ,  Ra- 
phaël ,  pour  être  ici  témoin  que  nous  ar- 
rêtons le  commandant  Francesco  ,  les  ar- 
mes à  la  main  ,  auprès  du  comte  assas- 
siné... 

RAPHAËL.  Grand  Dieu!. .. 

Fi\A\CEiiCO,  désespéré,  ii  part.  Que  dire? 
mon  Dieu  !..  que  faire  ?.. 

RICCARDO.  Messieurs ,  vous  porterez 
tous  témoignage  au  tribunal...  {AMi- 
chielli.  )  Jusque  là,  Michielli  ,  rends  au 
procuraleiu'  mort  les  honneurs  qui  lui  sont 

dus;  vous,  frère  Raphaël consolez  la 

fille  du  duc  de  MiLui..  moi,  je  vais  dres- 
ser la  sentence  du  fils  du  connétable. 

(Blanche  s'évanouit  dans  les  bras  de   Raphaël.) 


eeodoesooïoo^^oo  «»ee9<M9ee9eo90o9oo  309999900900900  ^»99S99seo  >^eo  .^90dMeo99^ 


DEUXIÈME  TABLEAU. 

Uuc  salle  au  palais  ducal.  Il  fait  nuit. 

SCENE   PREMIERE. 


PIÉTRO,  LE  JOURNALIER. 

piÉTRO.  Les  sénateurs  vont  se  réunir 
sitôt  ? 

LE  JOURNALIER.  Avant  une  heure. 

pjÉïRO.  Tous  ,  encore  fatigués  du  fra- 
cas de  la  fête  du  procurateur...  Quelle 
importante  question  peut  déjà  les  réu- 
nir ? 

OiE  JOURNALIER. Le  jugement  d'un  Cou- 
pable. 


riÉino.  Et  quel  est  ce  coupable? 

LE  JOURNALIER.  Je  n*en  sais  rien...  je 
sais  seulement  que  les  familiers  et  les  va- 
lets de  torture  ont  été  mandés  en  même 
temps  que  moi. 

PIÉTRO,  avec  anxiété.  Et  vous  avez 
reçu  l'ordre  du  procurateur? 

LE  JOURNALIER.    ^Nou du  justicier 

Riccardo. 

PIÉTRO  ,  Il  paît.  De  Biccardo!..  [Haut.) 
Et  quelle  est  la  nature  du  délit. 
.  LE  JQURNALiEp.  Je  n'en  sais  rien,  bri- 


GASPARDO. 


21 


gadicr...    moi  je    fais 
iii'inquiéter    du  reste.. 


mon  service    sans 
.    (  A  (iemi-ooix.) 


j'ai  vu  bien  souvent  que  la  prison  gué- 
rissait de  la  curiosité  ceux  qui  semblent 
seulement  s'inquiéter  des  actions  du  sé- 
nat... et  je  suis  prudent. 

(Il  sort  en  emportant  les  lumières.) 

SCENE  II. 
PIÉTRO,   seul,  puis,  RAPHAËL. 

PIÉTRO.  Le  justicier  Riccardo  a  donné 
des  ordres...  ni'a-t-on  dit,  le  conseil  va 
se  rassembler...  qu'est-ce  que  ça  veut 
dire?.,  et,  depuis  trois  grandes  heures, 
moi,  je  cours  les  rues  ,  je  cherche  ,  j'at- 
tends... et  je  n*ai  vu  ni  Gaspardo  ,  ni 
Raphaël ,  ni  le  commandant...  que  s'est- 
il  donc  passé  ?..  que  se  passe-t-il  donc  en- 
core?.. Oh!.,  par  mon  saint  patron!., 
j 'aimerai  mieux  être  cloué  en  face  d'un 
canon  sarrasin  qu'en  proie  à  cette  horrible 
inquiétude  ;  je  vais  me  mettre  en  route  à 
mon  tour ,  et  me  mêler  un  peu  des  af- 
faires. (  Apercevant  Raphaël  qui  entre.  ) 
Yive  Dieu  !  voici  Raphaël... 

RAPHAËL ,  viifement.  Je  te  cherchais  , 
Piétro. 

PIÉTRO.  Et  moi,  j'allais  te  chercher  I... 

RAPHAËL.  As-tu  VU  Gaspardo? 

PIÉTRO.  Non  I... 

RAPHAËL.  Tu  ne  sais  rien  ? 

PIÉTRO.  Rien!.,  hâte-toi,  dis-moi  tout, 
parle  !..  Et  Contarini? 

RAPHAËL.  Moît! 

PIÉTRO.  Bon!.,  et  le  commandant?.. 

RAPHAËL.  Est  arrêté  comme  son  assas- 
sin... et,  malgré  ses  protestations,  Ric- 
cardo l'a  fait  amener  dans  la  prison  du 
palais  ducal. 

PIÉTRO.  Que  dis-tu?...  et  c'est  sans 
doute  pour  le  juger  que  les  sénateurs  vont 
s'assembler... 

RAPHAËL.  Les  sénateurs  vont  déjà  s'as- 
sembler? 

PIÉTRO,  désignant  deux  sénateurs  qui 
passent  au  fond.  Regarde  !..  en  voici  deux 
qui  se  rendent  au  tribunal. 

RAPHAËL,  atterré.  Si  tôt!... 

PIÉTRO.  Et  Gaspardo?  tu  ne  parles  pas 
de  Gaspardo  ? 

RAPHAËL.  On  a  trouvé  son  manteau 
dans  l'appartement  du  comte ,  et  je  le 
cherche,  lui...  j'espérais  le  rencontrer  au- 
près de  toi. 

PIÉTRO.  Sans  doute  il  nous  attend  à  la 
taverne...  frère...  hâtons-nous!.. 

RAPH.iEL.  Ya,  Piétro...  va  seul...  cours 


à  la  taverne,  cherche  Gaspardo. . .  préviens- 
le  de  ce  qui  se  passe...  tenez-vous  l'un  et 
l'autre  prêts  à  tout  oser...  Moi,  je  re- 
tourne auprès  de  la  comtesse  Blanche,  qui 
doit  se  joindre  à  nous  pour  délivrer  le 
commandant,  et  je  veux  mettre  en  jeu 
son  amour  et  sa  fortune...  je  veux  qu'elle 
engage,  s'il  le  faut ,  ses  diamans  de  com- 
tesse, pour  acheter  la  trahison  de  Mi- 
chielli  le  chef  des  familiers  que  je  vais 
retrouver  à  la  villa  ...  car  il  faut  tout 
tenter...  car  la  lutte  est  chanceuse...  Au- 
dace et  prudence,  compagnon...  va...  les 
instans  sont  précieux. 
(Ils  vont  pour  sortir  et  rencontrent  le  connétable.) 

SCENE  III. 

Les  Mêmes  ,  LE  CONNÉTABLE. 

PIÉTRO,  à  Raphaël.  Le  connétable  ici  î.."^ 

LE  CONNÉTABLE.  Te  voici,  Piétro...  as- 
tu  vu  Francesco  ce  matin  ? 

PIÉTRO,  aprh  une  hésitation.  Non,  gé- 
néral. 

RAPHAËL ,  à  part.  Le  vieillard  ne  sait 
rien...  rien  encore. 

LE  CONNÉTABLE.  Il  était  cette  nuit 
d'une  gaîté  folle  ;  si  tu  le  vois  avant  moi, 
Piétro...  tu  l'engageras  à  prendre  du  re- 
pos... il  faut  du  repos  après  le  plaisir, 
comme  après  la  fatigue. 

PiTÉRO.  Mais  vous-même  ,  général , 
vous  ne  songez  pas  au  vôtre. 

LE  CONNÉTABLE.  Le  duc  m'a  fait  de- 
mander à  la  pointe  du  jour...  et  je  me 
rends  à  ses  ordres  ;  sans  doute  on  doit 
agiter  quelque  haute  question  d'état, 
et  l'on  veut  consulter  le  vieux  chef  dont 
la  vieille  expérience  a  déjà  rendu  plus 
d'un  service. 

UN  GARDE  ,  amionçant  :  Son  altesse  le 
duc  de  Milan. 

LE  CONNÉTABLE.  Vous  le  voyez,  je  suis 
à  l'heure...  laissez-nous...  Dieu  vous  con- 
duise!... 

PIÉTRO.  Que  Dieu  vous  garde,  mon  gé- 
7iéral...  {A  Raphaël.)  Partons,  frère!.. 
(Ils  sortent,  le  duc  paraît.) 


SCENE  IV. 
LE  CONNÉTABLE,  YISCONTI. 

LE  CONNÉTABLE.  Salut  à  mon  prince... 
je  suis  à  ses  ordres. 

viSCONTi.  Asseyons-nous,  connétable. 
{Ils  s"* asseyent.  A  part.)  Interrogeons  son 


22 

regard  et  sa  pensée.  (Haut.)  Vous  ne  soup- 
çonnez pas  le  motif  de  l'entretien  que  je 
veux  avoir  avec  vous. 

LE  COi^NÉTABLE.  Je  présume  ,  mon 
prince,  qu'il  s'agit  de  la  trêve  que  deman- 
dent les  Vénitiens. 

YiSCONTi.  Non ,  connétable. 
LE  CONNÉTABLE.  Qu'est-cedonc?  je  suis 
inquiet...  j'écoute. 

"VISCONTI ,  désignant  un  manisletde  crêpe 
qu'il  a  ajouté  à  son  costume.  Yous  n'avez 
pas  remarqué  ce  crêpe? 

LE  CONNÉTABLE.  Un  crêpe  de  deuil.. .. 
Oh  !  dites-moi ,  duc ,  quel  est  le  malheur 
qui  vous  accable?.,  qui  donc  avez-vous 
perdu  ? 

VISCONTI ,  açec  pénétration.  Le  procura- 
teur Contarini,.,  mon  beau-fils. 

LE  CONNÉTABLE,  avecètunnemcnt.  Quoi! . . 
mort? 

VISCONTI ,  le  fixant.  Il  vient  d'être  as- 
sassiné. 

LE  CONNÉTABLE.  Assassiné  ! . .  assassiné  ! 
dites-vous  ?..  oh  ! ..  croyez ,  mon  prince,  à 
là  triste  part  que  je  prends  à  votre  afflic- 
tion ;  moi  qui  mourrais  si  je  perdais 
Francesco...  S'est-on  saisi  du  meurtrier 
du  procurateur? 

VISCONTI.  Dans  quelques  heures  le  sé- 
nat l'aura  condamné. 

LE  CONNÉTABLE.  La  vengeance  ne  con- 
sole pas  ,  duc  ,  mais  elle  satisfait. 

VISCONTI.  Et  je  veux,  moi,  que  tous 
les  grands  de  l'état  signent  son  arrêt  de 
mort...  Je  veux  que  sa  condamnation  soit 
inscrite  un  jour  dans  l'histoire  de  ma  vie... 
et  je  viens  vous  demander  votre  signa- 
ture... 

LE  CONNÉTABLE.  Je  serai  fier  de  vous  la 
donner. 

VISCONTI ,  lui  présentant  un  parchemin. 
Voici  le  parchemin  sur  lequel  sera  écrite 
sa  sentence...  Veuillez  signer  au  bas. 

LE  CONNÉTABLE,  jwr/îm.  Pourquoi  si- 
gner d'avance  ? 

VISCONTI.  Je  vous  demande  ,  connéta- 
ble, votre  signature,  qui  sera  bientôt  au- 
près de  la  mienne  ,  au  bas  de  l'arrêt  de 
mort  de  l'assassin  de  mon  beau-fils. . .  me 
la  refuserez-vous  ? 

LE  CONNÉTABLE,  ;>r^7iaw^  laplume.  Duc  , 
que  celui  qui  sera  convaincu  d'avoh'  lâ- 
chement frappé  le  procurateur  Contarini, 
soit  noble  ,  soit  vilain ,  qu'à  sa  dernière 
heure  on  lui  fasse  espérer  le  pardon  du 
ciel ,  ou  qu'on  le  prive  des  secours  de  la 
religion...  j'approuve  et  je  signe. 

(n  va  pour  écrire.) 

VISCONTI ,  lui  arrachant  la  plume,  Ar- 


MAGASIN  THÉÂTRAL. 


rêtez...  connétable...  demain  la  vue  de 
cette  signature  vous  ferait  horreur... 

LE  CONNÉTABLE ,  se  levant.  Que  voulez- 
vous  dire  ? 

VISCONTI.  J'ai  voulu  me  convaincre 
que  vous  étiez  entièrement  étranger  à  cet 
affreux  attentat...  et  maintenant  j'en  suis 
convaincu  ;  pardonnez-moi  d'avoir  douté. 

LE  CONNÉTABLE.  Moi...  complice...  oh! 
vous  venez  de  m'outrager  cruellement. 

VISCONTI.  Connétable!.,  le  coupable 
est  un  de  ces  hommes  de  guerre... 

LE  CONNÉTABLE  ,  V interrompant.  Qui 
peut-être  hier  encore  avait  mon  estime  , 
mais  qu'aujourd'hui  je  renie...  et  que  je 
verrai  mourir  sans  pitié,  j'en  jure  Dieu!., 
maintenant ,  son  nom  ? 

VISCONTI.  Ne  le  demandez  pas. 

LE  CONNÉTABLE,  apercevant  Riccardo 
qui  entre  suivi  de  familiers.  Voici  les  fami- 
liers ,  qui,  sans  doute  ,  le  conduisent  au 
tribunal...  je  vais  le  voir  passer. 

VISCONTI.  N'attendez  pas  , connétable. . . 
partez  ,  il  en  est  temps  encore...  venez.... 
venez... 

LE  CONNÉTABLE  ,  montant  la  scène.  Quel 
qu'il  soit...  je  veux  le  voir  et  le  maudire. 
(  Le  commandant  paraît.  Reculant  épou- 
vanté. )  Francesco!..  Francesco  !..  mon  en- 
fant... accusé... 

SCENE  V. 
Les  Mêmes,  FRANCESCO,  RICCARDO. 

FRANCESCO,  avec  effroi.  Mon  père  !.. 

RICCARDO  ,  au  cormétable  qui  veut  s'élan- 
cer vers  le  commandant.  IS' approchez  pas!.. 

LE  CONNÉTABLE  ,  chancelant^  s' appuyant 
sur  une  chaise.  Oh!...  ma  tête  se  brise... 
et  la  force  m'abandonne... 

FRANCESCO.  Ah!...  je  reconnais  bien  là 
le  pouvoir  suprême  à  Milan...  tandis  qu'il 
fait  traîner  le  fils  enchaîné...  il  amène  son 
vieux  père  sur  son  passage... 

LE  CONNÉTABLE.  Quoi!...  cet  liomme 
maudit  et  déshonoré...  cet  homme  que 
l'on  accuse...  c'est  mon  fils  ! 

FRANCESCO.  Oh!  je suis innocent...  mon 
père...  je  suis  innocent...  Sans  doute  on 
n'a  pas  craint  de  vous  dire  :  Le  comman- 
dant Francesco  a  lâchement  assassiné  le 
procurateur...  mais  vous  ne  l'avez  pas  cru, 
mon  père...  oh!  vous  ne  le  croyez  pas... 

LE  CONNÉTABLE.  Non!  mou  enfant 

non...  mais  par  quelle  fatalité?.. 

RICCARDO,  interrompant  le  connétable^ 
J'ai  arrêté  le  commandant  les  armes  à  la 
main ,  seul ,  auprès  du  corps  du  procu- 
rateur. 


GASPAnDO. 


23 


FRANCESCO.  Mais  il  n*y  avait  pas  de 
sang  sur  mon  épée ,  justicier  Riccardo... 
non  plus  que  sur  celle  du  comte ,  où  vous 
espériez  en  trouver,  n'est-ce  pas? 

RICCARDO.  Les  sénateurs  vous  jugeront, 
commandant. 

LE  COISNÉTABLE.  Et  c'est  là  le  tribu- 
nal... malheureux  pèvel...  {S 'approchant 
du  duc.)  Duc!...  rappelez-vous  la  vie  en- 
tière de  Francesco...  sa  vie  pleine  de  cou- 
rage et  de  vertu,  et  vous  repousserez 
vous-même  l'horrible  accusation  qui  pèse 
sur  lui...  rappelez-vous  sa  victoire...  rap- 
pelez-vous ses  ,  services  et  les  miens. . . 
faites  justice ,  duc  Marie  Visconti  !  sauvez, 
sauvez  mon  fils!... 

viscOîVTi.  Il  est  accusé  d'avoir  tué  le 
mien ,  connétable. 

FRANCESCO.  OIi!  ne  suppliez  pas.. .  mon 
père...  ne  suppliez  pas...  des  hommes  de 
guerre  doivent  mourir  en  face  de  l'ennemi, 
et  non  pas  demander  grâce...  ne  suppliez 


pas. 


connétable. 


LE  coi^NÉTABLE.  Mais  je  suis  ton  père... 
Francesco  !.. 

UNE  VOIX  EN  DEHORS.  On  ne  passe 
pas!.. 

LA  VOIX  DE  GASPARDO.  Arrière...  je 
veux  parler  au  duc. 

LA  VOIX.  A  moi ,  soldats  ! 

SCENE   VI. 

Les  Mêmes  ,  GASPARDO  entre  accompa- 
gné de  Piétro  et  suiçl  (Tune  sentinelle  qui 
iutie  ûPeciui.  La  désarmant  ci  reje/ani  sa 
hallebarde  dehors  '*'» 

Je  veux  entrer,  moi...  {^percevant  Fran- 
cesco.) Le  voici. 

RICCARDO,  surpris.  Gaspardo  I 
VISCONTI.  Que  veut  cet  homme  ? 
GASPARDO ,  à  Visconti.  Le  commandant 
est-il  condamné  ?..  répondez,  mon  prince, 
répondez... 

VISCONTI.  Qui  es- tu  ? 
GASPARDO,  se  tournant   vers   le   conné- 
table. Le  tribunal  a-t-il  prononcé  l'arrêt 
du  commandant  Francesco  Sforce?..  Par- 
lez... dites,  connétable. 

LE  CONNÉTABLE.  Non...  le  tribunal 
s'assemble... 

GASPARDO.  Dieu  soit  loué!...  Je  viens  à 
temps... 

VISCONTI,  à  Gaspardo.  Mais  qui  es-tu 
donc ,  toi ,  qui  nous  interroges  ainsi  ? 

GASPARDO.  Vous  voulez  savoir  qui  je 
suis?..  Je  suis  l'assassin  du  procurateur 
CiOntarim. . . . 

*  Visconti ,  Gaspardo  5  Francesco  ,  Riccardo  ,  le 
connétable,  Piétro. 


VISCONTI  et  RICCARDO.  Que  dit-il?... 

FRANCESCO,  à  part.  Encore  cet  homme! 

LE  CONNÉTABLE ,  à  Visconti.  Yous  l'en- 
tendez, duc?... 

GASPARDO.  Le  justicier  Riccardo,  qui  a 
ramassé,  dans  la  chambre  du  comte,  le 
manteau  du  patron  des  gondoliers ,  laisse 
peser  l'accusation  sur  le  commandant... 
mais  le  gondolier  vient  apporter  sa  tête  au 
tribunal  et  ses  mains  au  justicier...  C'est 
moi  qui  ai  tué  le  procurateur.  Je  l'ai  suivi 
cette  nuit  dans  son  appartement,  où  je  l'ai 
tué...  puis  je  me  suis  jeté  dans  le  lac  et 
j'ai  nagé  jusqu'au  bord...  J'ai  bientôt  ap- 
pris que  le  commandant  Francesco  était 
compromis...  je  me  suis  dit  alors  :  Laisser 
condamner  un  innocent  à  ma  place ,  ce 
serait  un  crime  dont  le  ciel  me  demanderait 
compte  un  jour...  et  je  suis  venu  jusqu'ici 
pour  y  mourir  sans  remords,  pour  éclairer 
les  juges,  pour  délivrer  le  commandant,  et 
pour  sauver  mon  ame  ,  car  j'ai  la  crainte 
de  Dieu...  Vous  avez  pour  preuve  mon 
manteau  trouvé  chez  le  comte...  {Jetant 
son  épée  à  terre.)  Voici  mon  épée  encore 
tachée  de  sang  et  de  rouille. ..  et  que  main- 
tenant justice  soit  faite  à  tous  ! 

LE  CONNÉTABLE.  VouS  1 

mon  fils  n'est  pas  coupable. 

RICCARDO.  Votre  fils,  connétable,  est 
complice  de  cet  homme,  qui  se  perdra  sans 
le  sauver...  je  les  accuserai  tous  deux. 

GASPARDO.  Quand  j'ai  frappé  le  comte, 
j'étais  seul  avec  lui. 

LE  CONNÉTABLE.  Seul  ! 

RICCARDO.   Et  le  commandant  est  celui 
que 
procurateur  frappé. 

VISCONTI ,  à  Francesco.  Qu'avez-vous  à 
répondre  ,  commandant? 

FRANCESCO.  J'ai  Seulement  à  dire  qu'à 
l'heure  où  cet  homme  s'avoue  coupable , 
moi  j'atteste  que  je  suis  innocent. 

VISCONTI.  Quel  dessein  vous  avait  con- 
duit à  la  villa  du  procurateur? 

FRANCESCO.  J'ai  dit  ce  que  j'avais  à 
dire. 

VISCONTI.  Nous  nous  en  rapporterons  à 
la  sagesse  du  tribunal  ;  vous  êtes  accusés 
tous  deux. 

GASPARDO.  Vous  voulez  savoir  pour- 
quoi le  commandant  était,  la  nuit  passée, 
dans  la  villa  du  comte?.,  eh!  bien,  je  le 
sais,  et  je  vais  le  dire!... 

RICCARDO ,  //  part 
va-t-il  faire? 


le  voyez,  duc! 


nous   avons  trouvé,  seul ,  auprès  du 


en  s' approchant.  Que 


(Le  conniîtablc  et  Francesco  expriment  une  grande 
inquiétude.) 

GASPARDO,  à  Riccardo.  Q\iQ  voulez-vous, 
justicier  ? 


24 


MAGASIN  THÉÂTRAL. 


RtcCARDO.  Je  VOUS  écoute. 
GASPARDO.  Je  ne  parlerai  qu'au  prince. . . 
éloignez-vous!.. 

(Sur  un  geste  de  Visconti,  Riccardo  s'éloigne,  Tin- 
quietudc  est  sur  tous  les  visages.) 

LE  CONNÉTABLE.  Maisiuoi...  moi...  son 
pèrel... 

piÉTRO.  Laissez,  mon  général...  laissez 
faire  cet  homme. 

GASPARDO ,  à  Visconti,  sur  le  deoant  de 
la  scène.  Duc!...  Je  commandant  Fran- 
cesco  était ,  la  nuit  passée  ,  chez  le  procu- 
rateur, parce  que,  pendant  l'absence  de 
l'époux,  votre  fille  Blanche ,  comtesse Con- 
tarini ,  avait  secrètement  ouvert  sa  porte  à 
son  amant  Francesco... 

VISCONTI,  effrayé.  Grand  Dieu  !... 

GASPARDO ,  élei'ant  la  voix.  Le  comman- 
dant était  chez  le  comte  ?.. 

VISCONTI ,  V interrompant.  Parle  plus 
bas. 

GASPARDO ,  continuant  à  voix  basse. 
Parce  que  sa  passion  Tavait  entraîné  où  me 
guidait  ma  haine. 

VISCONTI,  à  part.  Oh!  j'aurais  dd  le 
prévoir. . . 

GASPARDO.  Les  lois  de  Milan  condam- 
nent à  mort  le  meurtrier  ,  et  les  adultères 
à  la  flétrissure!.,  eh  bien! le  tribimal  nous 
jugera  tous  trois  ,  puisqu'il  me  faut  tout 
dévoiler. 

VISCONTI.  Mais,  malheureux,  tu  vas  per- 
dre ma  fille... 

GASPARDO. Vous  la  sauvcrez,  duc...  vous 
êtes  le  maître. 

VISCONTI  ,  dans  une  grande  agitation. 
Non...  il  n'y  a  pas  de  pouvoir  qui  puisse 
effacer  une  tache  de  déshonneur.  Quand 
un  bruit  public. ..  l'imprime  au  front  d'une 
femme...  non...  il  me  faut  ton  silence. 

GASPARDO.  Vous  rendrez  de  suite  au 
commandant  sa  liberté...  et  à  l'heure  de 
ma  mort  vous  me  donnerez  pour  confes- 
seur le  franciscain  Raphaël...  toilà  tout... 

VISCONTI,  à  part.  Oh...  mon  Dieu!... 
j'ai  sacrifié  ma  fille,  et  vous  m'en  punissez 
bien  cruellement.  {A  Gaspardo.)  Et  à  ces 
deux  conditions ,  ce  secret îi.. 

GASPARDO.  Sera  demain  mort  avec 
moi. 

RICCARDO.  Duc  !  les  sénateurs  atten- 
dent l'accusé... 

VISCONTI  ,  désignant  G  ar par  do.  Le 
voici  !...  qu'on  s'empare  de  cet  homme. 

RICCARDO.  Mais,  mon  prince... 

VISCONTI.  La  justice  du  duc  le  veut , 
et  qu'on  laisse  libre  le  commandant 
Francesco  Sforce    injustement  accusé. 

LE  CONNÉTABLE,  avec  joie.  Libre... 

RICCARDO.  Mais  pourtcuit... 


VISCONTI.    Silence  !  il  le  faut  ainsi. 

(Il  sort.) 

LE  CONNETABLE.  Libre...  Francesco, 
mon  fils  !.. 

FRANCESCO  ,  délivré  se  jetant  dans  ses 
bras, Mon  père  !.. 

LE  CONNÉTABLE.  Oh!.,  je  serais  mort 
s'ils  t'avaient  tué...  mon  enfant... 
^  GASPARDO,  les  observant.  Comme  ils 
s'aiment!..  (  avec  regret)  et  rien...  pour 
moi...  rien...  malheureux  père  !  malheu- 
reux père!.. 

UN  DES  FAMILIERS,  le  poussant.  Al- 
lons!., marchez. 

GASPARDO,  sortant  avec  les  gardes.  Que 
Dieu  me  prenne  en  ))itié. 

RICCARDO,  regardant  le  connétable  et  le 
commandant  gui  expriment  leur  bonheur.Maïs 
il  y  a  donc  toujours  un  ange  ou  un  démon 
qui  veille  sur  cette  famille. ..  malédiction  ! 

(Il  sort.) 

SCENE  VII. 

PIÉTRO,  LE  CONNÉTABLE,    FRAN- 
CESCO. 

LE  CONNÉTABLE,  serrant  denoweau  Fran- 
cesco dans  ses  bras.  Mon  Francesco  !  il  n'y 
a  qu'un  instant  si  près  de  la  mort...  et 
maintenant...  sauvé  ! 

FRANCESCO.  Oh  !  uion  père,  il  s'est  pas- 
sé tant  de  choses  depuis  quelques  ^heures, 
que  je  n'ose  croire  encore...  qu'il  me  sem- 
ble...  oh  !  mais  je  suis  libre,  bien  libre... 
venez,  venez  près  de  moi...  laissez-moi  me 
convaincre.  {A  Piétro  qui  est  pensif .)  Viens 
aussi,  Piétro...  mais  que  fais-tu  ?  tu  ne  pa- 
rais pas  partager  notre  joie,  tu  ne  m'as  pas 
encore  tendu  la  main. 

PIÉTRO,  lui  prenant  la  main.  Oh!  par- 
don... mon  commandant. .  mais,  avant  de 
manifester  ma  joie  à  celui  qui  a  la  vie 
sauve...  je  jetais  un  dernier  regard  à  ce 
pauvre  homme  qui  va  mourir. 

FRANCESCO,  P'/cem^rt/.  Tl  ne  mourra  pas, 
Piélro. 

LE  CONNÉTABLE.  Oh  !  le  pauvre  mal- 
heureux ne  leur  échappera  pas... 

FRANCESCO.  Réchappera,  mon  père. .. 
je  le  sauverai. 

LE  CONNÉTABLE.  Et  comment  ?  qu'cs- 
père-tu  donc?.,  obtenir  sa  grâce.'*.. 

FRANCESCO.  La  grâce  d'un  condamné 
ne  s'obtient  pas  à  Milan...  mais  je  le 
sauverai,  dusse -je  appeler  à  mon  aide 
tous  mes  amis  et  mes  soldats  pour  l'arra- 
cher de  leurs  mains... 

LE  CONNÉTABLE.  QuC  dis-tU?.. 


GASPARDO. 


n 


FRAXCESCO.  Vous  ne  savez  pas,  mon 
père...  ce  quecethommea  fait  pour  moi... 
Ecoutez,  vous  me  demandiez  cette  nuit  : 
la  femme  que  tu  aimes  est-elle  belle?.. 
Cette  femme,  mon  père,  c'est  la  comtesse 
Contarini. 

LE  CONNÉTABLE ,  effraye.  La  femme  du 
procurateur! 

FRANCESCO.  Et  si  l'on  m'a  trouvé  dans 
la  maison  du  comte  ,  c'est  que  j'y  étais 
allé  pour  elle. 

LE  CONNÉTABLE.  Imprudent! 
FRANCESCO.  Oui,  mon  père ,  c'était  une 
grande  imprudence...  car  le  comte  me 
suivait  en  méditant  ma  mort...  et,  lors- 
qu'armé  comme  en  un  jour  de  guerre  ,  il 
levait  à  deux  mains  son  épée  sur  moi,  sans 
armes,  sans  espoir  de  salut...  cet  hommes 
se  jetant  entre  nous  deux  ,  l'a  tué  pour  me 
sauver...  La  fatalité  m'a  fait  tomber  entre 
les mainsdu  justicier  Riccavdo.  Cet  homme 
vient  de  me  sauver  encore  en  se  perdant. . . 
et  je  ne  le  délivrerais  pas  à  mon  tour! . .  Oh  ! 
je  ne  serais  qa'un  ingrat  et  qu'un  lâche. 
LE  CONNÉTABLE.  Mais  tu  ne  pourrais  y 
réussir  qu'en  attaquant  ouvertement  le 
pouvoir. 

FRANCESCO.  Oui,  le  pouvoir  qui  m'a 
ravi  celle  que  j'aimais...  le  pouvoir  qui 
voulait  ma  mort  hier,  et  la  veut  encore 
aujourd'hui...  et  que  je  veux  attaquer  en 
face. 

LE  CONNÉTABLE.  Mais  sais-tu  ,  Fran- 
cesco...  qu'une  telle  pensée  peut  entraîner 
ta  mort  ? 

FRANCESCO.  IIs  l'ont  jurée ,  ma  mort. 
LE  CONNÉTABLE.    Sais-tu  qu'ils  feront 
inscrire  ton  nom  parmi  ceux  des  traîtres  à 
la  patrie?.. 

FRANCESCO.  Des  nobles  qui  oppriment 
ne  sont  pas  la  patrie...  D'ailleurs  je  dois 
sauver  cet  homme  ! 

LE  CONNÉTABLE.  Et  peux-tu  jouer  con- 
tre sa  tête  la  tienne  pleine  d'avenir?... 
contre  sa  vie  obscure  ,  la  tienne  déjà  glo- 
rieuse? . 

FRANCESCO.  Je  lui  dois  dévouement 
pour  dévouement. 

LE  CONNÉTABLE.  Mais  SOU  dévouement 
superbe  n'a  perdu  que  lui  seul....  et  le 
tien ,  Francesco  ,  le  tien  ,  pourrait  te  per- 
dre avec  cent  autres,  peut-être....  avec 
moi  ! . . 

FRANCESCO.  Hélas  !..  mon  père...  vous 
avez  raison ... 

PIÉTRO,  s  avançant^  à  part.  Le  coitmian- 
dant  va  céder. 

FRANCESCO.  Mais  il  faudra  donc  le  laisser 
mourir. 

PIÉTRO ,  élevant  la  mx.  Et  d'ailleurs, 


commandant ,  cet  homme  s'est  dévoué 
pour  vous  ce  matin,  et  pour  la  justice, 
c'est  vrai  !  mais  hier,  en  frappant  le  comte, 
il  accomplissait  une  vengeance  person- 
nelle. Vous  pouvez  l'ignorer,  vous...  mais 
je  le  sais,  moi,  son  compagnon  de  taverne, 
auquel  il  a  dit  souvent  :  Je  tuerai  à  Vis- 

conti  quelqu'un  de  sa  famille Piétro, 

parce  qu'il  y  a  vingt-cinq  ans,  Visconti  a 
cruellement  assassiné,  dans  ma  cabane ,  à 
Plaisance,  ma  pauvre  femme  qui  résis- 
tait à  sa  passion,  à  sa  violence... 
LE  CONNÉTABLE.  Que  dit-il? 
PIÉTRO  ,  continuant.  Il  me  Ta  tuée  jeune 
et  vertueuse...  m'a-t-il  dit  ;  il  m'a  proscrit, 
et  je  suis  revenu  plein  de  haine....  j'ai 
voulu  lui  ravir  sa  fille. . .  dont  la  douceur 
m'a  désarmé...  mais  je  lui  tuerai  son  gen- 
dre, puis  il  a  tué'le  procurateur,  et  il  vient 
mourir  vengé. 

LE  CONNÉTABLE ,  à  part  Oh  î  mes  sou- 
venirs!., mes  souvenirs!.. 

PIÉTRO,  continuant.  Et  vous  auriez, 
commandant,  cent  fois  tort  de  sortir  vo- 
tre épée  du  fourreau  pour  délivrer  cet 
homme.  (Au  connétable ,  ai>ec  pénétration.) 
N'est-ce  pas,  mon  général? 

LE  CONNÉTABLE  ,  ùas  à  Piétro,  dans  une 
affreuse  agitation.  Visconti  le  gouverneur 
a  tué  la  femme  de  cet  homme,  dis-tu? 
PIÉTRO.  Oui,  mon  général. 
LE  CONNÉTABLE.   Dans  une  cabane,  à 
Plaisance  ? 

PIÉTRO.  Oui,  mon  général. 
LE  CONNÉTABLE.  Il  y  a  vingt-cinq  ans? 
PIÉTRO.  C'est  là  ce  que  m'a  dit  l'accuse 
Gaspardo. 

LE  CONNÉTABLE.    Gaspardo!....    Gas- 
pardo!...  (A  part.)  C'est  bien  son  nom... 
FRANCESCO..  Mais  qu'avez -vous ,  mon 
père?  vous  pâlissez? 

LE  CONNÉTABLE.  Rien,  je  n'ai  rien!.... 
(A  part.)  Gaspardo  qui  s'est  dévoué  !..  oh  ! 
c'est  lui...  c'est  bien  lui... 

PIÉTRO,  regardant  dans  la  coulisse.  Les 
sénateurs  se  retirent,  on  l'emmène  dans 
les  prisons  du  palais  ducal....  les  soldats 
reviennent  de  ce  côté...  il  est  jugé  main- 
tenant. 

(Des  soldats  traversent  le  fond  de  la  scène.) 

LE  CONNÉTABLE ,  aux  soldats.  Quel  est 
l'arrêt  du  tribunal?.. 

MiCniELLi.  Le  tribunal  a  ordonné  que 
l'échafaud  soit  dressé  avant  le  coucher  du 
soleil. 

(Il  sort  avec  les  gardes.) 

LE    CONNÉTABLE.    Il   faut  sauvcr    cet 
homme,  Francesco...  il  le  faut,  tu  le  dois, 
I    je  le  veux. 


36 


MAGASIN  THÉATUAL. 


FRANCESCO.  Nous  le  sauveioiis,  mon 
père,  mais...  comment?.. 

LE  CONNÉTABLE.  Silence!  peut-être  les 
espions  du  palais  veillent  à  l'entour  de 
lions;  suis-moi,  Trancesco,  viens!...  aor» 
tous  d'ici...  (à  Piétro)  et  dois-je  compter 
snr  Piétro? 

PIÉTRO.  Anjourd'hui  comme  en  un  jour 
de  bataille,  mon  général. 


LE  CONNÉTABLE,  açtec  réflexion.  Gas- 
pard© le  pêcheur...  (^A\fec  précipitation,) 
Venez...  suivez -moi. 

FRANCKSCO.  Où  donc?... 

LE  CONNÉTABLE.  A  l'arsenal  ! 

FRANCESCO  el  PIÉTRO,  A  l'arsenal!... 
(Ils  sorteat.) 


ooosogooo&OQoooaooogogoooooogoooosQO  300  000900300000300^00  oQOOOQaoooooaooooeaoooooooooooooo 


ACTE  TROISIÈME. 


SCENE    PREMIERE. 
RICGARDO,  MICHIËLLI. 

RICCABDO  à  MichelU  qui  lit  à  voix  basse 
un  parchemin^  et  qui  se  hâte  de  le  cacher. 
Micliielli  !  le  connétable  a  obtenu  du  duc 
l'autorisation  de  voir  le  condamné. 

MiciiiELLi.  Quoi!  le  duc  permettva  que 
le  connétable  pénèQe  dans  les prisoo*  du 
palais  ducal  ? 

RïCCARDO.  Non...  il  ordonne  que,  pour 
cette  entrevue  ,  Gaspardo  soit  amené  dans 
cette  chambre  qui  sera  fidèlement  gardée. 

(Il  sort.) 

MICHIËLLI.    C'est  bien... 

BR.ABANTlO,  entrant  de  la  gauche  et  pliant 
mi  parchemin.  J'avais  prévu  le  cas,  je 
gagnerai  les  dix  mille  pièces  d'or. 

MICHIËLLI,  après  l'aç'oir  observé.  ]VIais 
n'est-ce  pas  encore  Brabantio  ? 

BRABANTio.  Eh  !  u'est-ce  pas  Michielli? 

MicaiELLT.  Lui-même...  Te  voiU  sous 
l'uniforme  des  vétérans. 

BRABANTIO.  Et  toi  SOUS  cclui  des  fami- 
liers. 

MiCUiELLi.  Oui,  j'en  fais  aujourd'hui  le 
service  au  palais...  et  toi,  que  viens-tu  faire 
ici? 

BRABANTIO.  Je  viens  de  prévenir  le  duc 
de  la  fameuse  conspiration. 

MICHIËLLI.    Une  conspiration  ! 

BRABANTIO.    Tramée  par  le  connétable. 

MICHIËLLI  Et  comment  en  as-tu  sur- 
pris le  secret? 

BRABAi\Tio.  En  fraternisant  avec  les 
conspirateurs. 

MICHIËLLI.    Et  qu'as-tu  appris? 

BRABANTIO.  Qu'à  la  tombée  du  jour,  au 
signal  que  donnera  leconnétable  en  faisant 
sonnerj  la  cloche  de  Saint-Pierre...  plu- 
sieurs compagnies  de  soldats  révoltés  doi- 
vent, sous  la  conduite  du  commandant, 
se  précipiter  sur  la  Piazza ,  pour  y  renver- 
ser l'échafaud  dressé  ,  tandis  que  les  habi- 
tans  des  faubourgs  se  répandront  par  la 
ville  en  demandant   la  grâce  de  l'accusé - 


Gaspardo  ,  qu'ils  appellent  le  sauveur  du 
commandant  Sforce. 

MICHIËLLI.  Et  quelle  a  été  ta  récom- 
pense pour  en  avoir  prévenu  le  duc? 

BRABANTIO.  Puis-je  me  fier  à  toi? 

MICHIËLLI.  Comme  à  un  vieux  cama- 
rade. 

BRABANTIO.  Alors,  regai»de...  et  lis. 

MICHIËLLI,  lisant,  u  Je  m'engage  à  payer 
u  à  Brabantio  la  somme  de  dix  mille  du- 
»  cats,  le  jour  et  à  l'heure  où  il  me  livrera 
»  prisonnier  le  commandant  Francesco 
»  Sforce,  rebelle  à  son  souverain.  »  IHa»- 
ble!..  et  que  vas-tu  faire? 

BRABANTIO.  Tout  moR  possîble  pouf 
gagner  les  dix  mille  pièces  d'or. .. 

MICHIËLLI.  Et  tu  peux  t'approcher  du 
commandant  à  l'aide  de  ce  costume? 

BRABANTIO.  Tout-à-l'heure  je  lui  ser- 
rais les  mains  en  lui  jurant  fidélité.  Mais 
le  temps  me  presse...  mes  confrères  m'at- 
tendent, adieu. 

MICHIËLLI.  Bonne  chance,  Brabantio... 

BRABANTIO.  Que  le  ciel  te  la  rende!., 
adieu. 

SCENE  IL 

MICHIELLI,  seul. 

Il  va.  livrer  le  commandant...  bien... 
relisons  un  peu  cette  promesse  que  m'a 
donnée  la  comtesse  Blanche ,  quand  elle 
croyait  le  commandant  condamné  par  le 
tribunal...  (//  lit.)  «  A  Michielli  le  fanii- 
»  lier  je  jure  d'abandonner  tous  mes 
»  diamans,  le  jour  de  la  mise  en  fuite  du 
»  commandant  Francesco  Sforce...  moi, 
»  Blanche  de  Yisconti,  j'en  ai  fait  le  ser- 
»  ment surjl'Evangile. ..«Vivat. ..  et, quand 
Brabantio  aura  livré  le  commandant  pour 
les  dix  mille  ducats,  je  le  délivrerai,  moi, 
pour  gagner  les  diamans...  Mais  voici  la 
comtesse... 


/GASPARDO. 


27 


SCENE  III. 
BLANCHE,  MICHIELLI. 

BLANCHE.  Je  te  chercliais,  Michiclli! 

AIICliiELLl.  J'espérais  vous  rencontrer 
ici,  comtesse. 

BLANCHE.  Ta  sais  que  Ton  a  reconnu 
l'innocence  du  commandant,  et  que  mon 
père  lui  a  fait  justice. 

MICHIELLI ,  a(^ec  un  soupir.  Oui...  com- 
tesse... et  je  me  mettais  en  devoir  de  vous 
rendre  celle  promesse... 

BLANCHE ,  prenant  le  parchemin.  Donne  ! 
je  vais  l'anéanlir... 

MICHIELLI.  Croyez-moi,  comtesse...  ne 
vous  hâtez  pas  ! 

BLANCHE.  Pourquoi?  ne  prouve-t-elle 
pas  que  nous  sommes  tous  deux  coupables, 
moi,  d'avoir  voulu  l'acheter,  toi,  d'avoir 
voulu  te  vendre  ? 

MICHIELLI.  C'est  vrai,  comtesse...  mais 
elle  pourrait  servir  à  renouveler  nos  en- 
gagemens. 

BLANCHE.  Est-ce  que  le  commandant 
est  encore  en  danger  ? 

MICHIELLI.  Ne  détruisez  pas  ce  parche- 
min, madame,  avant  la  fin  de  la  journée. 

BLANCHE.  Est-ce  que  l'on  voudrait  en- 
core attenter  à  la  liberté  du  commandant? 

MICHIELLI.  Je  ne  puis  maintenant  vous 
en  dire  pluslojig...  réfléchissez!  comtesse. 

SCENE  IV. 

BLANCHE,  /7M/5  RAPHAËL. 

BLANCHE ,  seule.  Quel  peut  être  le  sens 
des  paroles  de  cet  homme  ?  oh  ! . .  me  voilà 
encore  en  proie  à  cette  horrible  anxiété. .. 
peut-être  encore  forcée  de  lutter  secrète- 
ment contre  mon  père  et  son  sénat...  Oh! 
pourquoi  suis-je  entraînée  par  cette  force 
irrésistible  et  par  ce  pressentiment,  qui 
me  dit  sans  cesse,  que  si  le  commandant 
mourait...  je  mourrais  aussi. 

RAPHAËL,  entj'iint  vivement,  suioi  de 
plusieurs  dames  du  Rosaire.  Je  viens  à 
vous,  ma  fille,  de  la  part  du  duc  de  Mi- 
lan, qui  a  appris  ou  deviné  votre  amour 
pour  le  commandant. 

BLANCHE.  Grand  Dieu! 

RAPHAËL.  Mais,  ainsi  que  le  confesseur, 
le  père  a  compris  que  cet  amour  mérite 
plus  d'indulgence  que  de  colère...  et  sa 
prudence  veut  vous  éloigner. 

BLANCHE.  Il  veut  m'éloigncr  ? 

RAPHAËL.  D'après  ses  ordres,  vous  vous 
retirerez  au  couvent  des  Dames-du-Ro- 


saire,  et  vous  reparaîtrez  à  la  cour  après 
l'expiration  de  votre  deuil. 

BLANQIE.  Mon  père,  qui  sait  mon  amour, 
se  hâte  de  m'éloigner,  parce  qu'il  craint 
que  sa  fille  le  supplie  d'épargner  le  com- 
mandant. 

RAPHAËL.  Le  commandatit  n'a  plus  rien 
à  craindre. 

BLANCHE.  Mon  père  !..  le  familier  Mi  - 
chielU  vient  de  me  conseiller  de  ne  pas 
détruire  cette  promesse. 

RAPHAËL.  Que  veut-il  dire? 

BLANCHE.  Je  n'ai  pu  obtenir  de  lui  d'au- 
tre explication. 

RAPHAËL.  Je  viens  de  voir  un  vétéran 
de  l'armée  causer  dans  le  palais  ducal 
avec  Riccardo...  Qu'a-t-il  à  dire  au  justi- 
cier ?  que  vient-il  faire  ici  ?. .  Est-ce  qu'il 
y  aurait  trahison? 

BLANCHE.  Que  dois-je  faire,  mon  père? 

RAPHAËL.  Obéir  au  duc  de  Milan ,  ma 
fille,  car  il  y  a  pour  vous,  dans  ses  paro- 
les, la  volonté  d'un  père,  et  les  ordres  d'un 
souverain.  Il  faut  partir  ,  et  m 'abandon- 
ner cette  promesse,  avec  laquelle,  s'il  y  a 
lieu,  j'agirai  en  votre  nom. 

BLANCHE,  lui  donnant  le  parchemin.  La 
voici,  mon  père...  je  partirai...  mais  pro- 
mettez-moi ,  oh  !  promettez-moi  de  faire 
tout  pour  qu'il  vive. 

RAPHAËL.  Fiez-vous  à  moi,  ma  fille. 

(Une  dame  du  Rosaire  s'approche  de  Blanche.) 

BLANCHE.  Je  vais  vous  accompagner, 
ma  sœur.  {A  Raphaël.)  Vous  viendrez  me 
visiter,  n'est-ce  pas,  mon  père  ? 

RAPHAËL.  Je  l'espère,  ma  fille ,  avant 
peu. 

(Après  un  regard  d'intelligence  avec  le  franciscain, 
Blanche  sort  avec  les  dames  du  Rosaire.) 

RAPHAËL,  mettant  le  parchemin  dans  sa 
poitrine.  Et  maintenant  il  faudra  bien  que 
Michielli  m'en  dise  davantage . 

(Il  sort  à  gauche.) 


ÛQQSOQQQQQOQQOO  0OO©ÔQ( 


SGEINE  V. 


RICCARDO,  GASPARDO. 

RICCARDO  entre  à  droite,  suivi  de  gardes 
qui  amènent  Gaspardo  les  mains  enchaî  ~ 
nées.  Prenant  deux  gardes  à  part  .y  o\xs  deux 
à  cette  porte,  et  qu'elle  ne  s'ouvre  que  pour  " 
le  connétable.  '^ 

(Les  deux  gardes  sortent  par  le  fond.) 

GASPARDO.  Que  me   veut-on  donc  en- 
core... encore  m'interroger? 

(Riccardo  sort  sans  rt-pondre.) 


S8 


MAGASIN  THÉÂTRAL. 


SCENE  VI. 
GASPARD0,s£i//,/?m/5LEC0NNÉTABLE. 

GASPARDO  ,  après  avoir  regardé  autour  de 
lui.  Ils  m'ontlaisséseul...Mon  Dieu!  qu'il 
est  affreux  de  penser  que  l'on  va  mourir 
pour  son  enfant. .  qui  ne  verra  dans  votre 
mort  que  la  sentence  exécutée  sans  devi- 
ner le  sacrifice...  Mourir  sans  l'avoir  em- 
brassé!... Oh  I  pourquoi  ne  me  suis-je  pas 
jeté  au-devant  de  lui...  pourquoi  ne  lui 
ai-je  pas  dit  :  C'est  moi  qui  suis  ton  père  , 
et  voilà  la  tombe  de  ta  mère...  J'aurais  eu 
au  moins  un  peu  d'affection.,  et  mon  enfant 
m'auraitpleuréle  lendemain  de  ma  mort; 
Mais  non,  mon  Dieu!  non!...  Je  n'ai  pas 

de  regrets...  je  n'ai  que  delà  faiblesse 

Vous  m'avez  donné  un  fils. . .  le  jour  où 
je  devais  me  séparer  de  lui,  vous  m'avez 
envoyé  un  ange  gardien  [pour  le  veiller... 
mon  Dieu!  soyez  béni!  Il  a  grandi  plein 
de  vertus...  je  l'ai  vu  triomphant!.,  mon 
Dieu!  soyez  béni  I...  Contarini  allait  le 
frapper  quand  vous  m'avez  prévenu...  Le 
tribunal  voulait  sa  mort,  et  vous  avez  per- 
mis qu'à  la  place  de  sa  vie,  riche  de  gloire 
et  d'avenir  ,  je  puisse  donner  la  mienne, 
obscure  et  presque  achevée...  Seigneur!.. 
Seigneur  î  soyez  béni  ! . . 

LE  CONNÉTABLE,  d'une  ooix  senientieuse. 
Si  jamais  tu  es  dans  le  malheur —  toi,  ton 
père,  ton  frère, ta  femme  ou  ton  enfant... 

GASPARDO,  surpris.  Le  connétable! 

LE  CONNÉTABLE.;  Le  porte-enseigne  Ja- 
coppo  Sforce  n'aura  pas  oublié  qu'il  t'aura 
dû  son  salut!... 

GASPARDO.  Que  dit-il  ? 

LE  CONNÉTABLE.  Voilà  cc  que  disait,  il 
y  a  vingt-cinq  ans,  un  fugitif  à  un  pêcheur 
de  Plaisance...  et  le  pécheur  lui  a  répon- 
du :  J'ai  ma  femme  à  venger...  emporte 
mon  enfant  dans  ta  fuite...  si  dans  huit 
jours  tu  ne  me  revois  pas,  tu  lui  donneras 
ton  nom  et  sa  part  de  ton  pain...  Le  con- 
dottier  a  compté  les  huit  jours,  etle  pêcheur 
n*est  pas  venu. 

GASPARDO.  Hélas!  le  pêcheur  gisait 
alors  sur  une  galère  d'exil. 

LE  CONNÉTABLE.  Et  le  condottier  a  at- 
tendu cinq  ans  pendant  lesquels  il  a  veillé 
sur  l'enfant  malade  et  condamné.  Au  bout 
des  cinq  ans,  ses  soins  ,  ses  veilles  et  ses 
prières  avaient  rendu  la  santé  à  l'enfant.. 
Le  pêcheur  n'avait  point  reparu...  on  n'a- 
vait eu  de  lui  ni  nouvelle,  ni  message,  et 
le  condottier,  devenu  chef  de  sa  troupe  ,  a 
reconnu  l'enfant. 

GASPARDO,  Merci,  mon  bienfaiteur!... 


Alors  le  pêcheur,  injustement  déporté  en 
Orient,  gémissait  sans  espoir,  en  se  cour- 
bant à  de  pénibles  travaux. . .  Et  quinze  ans 
plus  tard,  le  temps  de  mon  exil  était  ex- 
piré ,  quand  l'armée  milanaise  venait  de 
vaincre  auprès  de  Constantinople;  je  cou- 
rus sur  son  passage,  espérant  rencontrer  le 
porte-enseigne  Sforce  parmi  les  soldats  ou 
condottiers...  Je  les  vis  passer  tous  et  ne  le 
trouvai  point....  Bientôt  je  vis  s'approcher 
le  connétable,  et  crus  reconnaître  en  lui 
l'homme  que  je  cherchais...  A  sa  droite  il 
y  avait  un  jeune  officier  qu'on  appelait  son 
fils...  un  jeune  homme  au  visage  noble  et 
fier.. .  et  sur  ce  visage  je  vis  l'image  entière 
de  maCatarina!  je  reconnus  mon  fils  !... 
Mon  cœur  bondit  dans  ma  poitrine,  et  l'é- 
motion m'empêcha  de  crier...  Je  m'appro- 
chai du  jeune  officier...  je  m'en  approchai 
bien  près  ;  mais  je  ne  lui  ai  pas  dit  :  On 
t'a  trompé ,  mon  enfant ,  ce  n'est  pas  le 
connétable  qui  est  ton  père,...  c'est  l'exilé 
qui  revient...  je  ne  lui  ai  pas  dit  :  Jette  à 
terre  ton  collier  d'or  et  ton  épée  de  capi- 
taine... remplace  ton  pourpoint  de  velours 
par  la  cagoule  du  pauvre...  Je  ne  lui  ai 

rien  dit  de  tout  cela car  alors  j'eusse 

brisé  son  avenir,  et,  peut-être,  déchiré  son 
cœur  ;  il  vous  aimait  tendrement,  connéta- 
ble, et  ne  m'avait  jamais  vu...  j'ai  souf- 
fert... je  me  suis  résigné...  et,  les  yeux  fixés 
sur  le  jeune  homme,  j'ai  suivi  jusqu'au 
terme  du  voyage  l'armée  qui  vous  rame- 
nait à  Milan. 

LE  CONNÉTABLE.  Pauvre  Gaspardo  !... 
généreux  Gaspardo  !...  et  après  tant  de 
dévouement ,  Dieu  permet  que  je  te  re- 
trouve enchaîné  !... 

GASPARDO.  Oh!  Dieu  ne  m'a  pas  aban- 
donné, car  j'ai  vu  mon  enfant  victorieux... 
et  c'est  à  vous  ,  connétable  ,  que  je  dois 
tout  cela  !...  Oh!...  laissez-moi,  connéta- 
ble, vous  rendre  grâce  et  vous  bénir... 
(Le  connétahle  oeutV empêcher  de  s'agenouil- 
ler ;  tombant  à  genoux.  )  Oh  ! ...  laissez  moi, 
connétable  ,  laissez-moi  vous  embrasser 
les  genoux. . . 

LE  CONNÉTABLE,  le  relevant.  A  mes 
pieds...  toi...  toi  qui  n'as  pas  abrégé  l'exis- 
tence du  vieillard  en  rappelant  vers  toi  ton 
enfant...  toi  qui,  il  y  a  vingt -cinq  ans... 
Oh  I  lorsqu'après  vingt-cinq  ans  de  sépa- 
ration ,  deux  amis  se  retrouvent...  quand 
le  ciel  les  met  face  à  face  avec  des  larmes 
dans  les  yeux  et  des  batte  mens  dans  le 
cœur,  ils  ne  doivent  pas  s'agenouiller... 
Gaspardo...  mais  se  tendre  les  bras  et 
s'embrasser  tous  deux... 

(Ils  so  serrent  dans  les  bras  l'un  de  l'autre.) 


GASPARDO. 


29 


LE  CONNÉTABLE.  Et  pcrsonnc  n'a  jamais 
pénétré  ce  secr-et,  n'est-ce  pas? 

GASPARDO.  Si,  connétable,  si...  deux 
compagnons  qui  ont  jadis  partagé  mes 
malheurs,  mon  exil... 

LE  CONNÉTABLE.  Et  tous  deux  ,  ils  sout 
morts  ? 

GASPARDO.  Non,  connétable,  ils  vivent. 

LE  CONNÉTABLE.    Et  OU  SOnt-ils  ? 

GASPARDO.  A  Milan. 
LE  CONNÉTABLE ,  effrayé.  A  Milan? 
GASPARDO.  Oh  !   ne  craignez   rien  ,  ils 
sont  sûrs  et  fidèles. 

LE  CONNÉTABLE ,  inquiet.  Leurs  noms  ? 

GASPARDO.  L'un  d'eux  est  le  francis- 
cain Raphaël. 

LE  CONNÉTABLE.  C'estun  saint  homme; 
mais  l'autre. 

GASPARDO.  Le  brigadier  Piétro. 

LE  CONNÉTABLE.  Mon fidèle  Piétro.  Oh  ! 
je  comprends  maintenant  pourquoi  tous 
deux  ils  ont  voulu  se  dévouer  pour  ta  dé- 
livrance... 

GASPARDO.  Que  dites-vous ,  ma  déli- 
vrance! 

LE  CONNÉTABLE.  Oui,  quc  nous  avons 
résolue. 

GASPARDO.  Pour  vous  sauver ,  il  m'a 
suffi  de  vous  aider  à  fuir;  mais  moi  je 
suis  captif  et  condamné.  Vous  ne  pourriez 
me  sauver  que  par  force  et  qu'en  risquant 
de  vous  perdre.  Non.. .  laissez-moi  vous  re- 
mercier et  mourir. 

LE  CONNÉTABLE.  Mourir,  dis-tu ?...mais 
tu  n'as  donc  pas  d'ambition  pour  lui?.. 

GASPARDO.  De  l'ambition  pour  lui!.,  si, 
connétable,  si!.. 

LE  CONNÉTABLE.  Et  tu  parles  de  mou- 
rir... maintenant  que  je  suis  parvenu  à 
lui  donner  un  commandement  qui  l'a 
couvert  de  gloire...  et  que  tu  l'as  délivré 
deContarini,  qui  travaillait  à  sa  perte... 
Sais-tu  que  j'ai  eu  vingt  fois  le  trône  en  ma 
puissance?.,  mais  ayant  été  grossièrement 
élevé  par  des  bergers ,  et  ne  sentant  en 
moi  que  le  génie  de  la  guerre  et  l'éduca- 
tion d'un  soldat,  j'ai  craint  d'y  monter... 
mais  j'ai  donné  à  Francesco  toute  la  force 
qu'il  faut  pour  porter  une  couronne... 

GASPARDO.  La  vie...  connétable...  la 
vie...  car  vous  venez  de  me  donner  un 
espoir  qui  dévore  comme  la  fièvre ,  et  qui 
fait  que  la  vue  du  bourreau  me  glacerait 
d'épouvante... 

LE  CONNÉTABLE.  On  va  demander  ta 
grâce...  et  ce  que  Yisconti  refuse  mainte- 
nant, tout-à-l'heure  il  l'accordera  à  la  de- 
mande de  l'armée ,  et  tu  vivras ,  Gas- 
pardo ,  sans  fuite  et  sans  proscription. 

G.\SPARDO.  Vous  me  donnez  la  vie, 


maintenant...  que  vous  donnerai-je  en 
échange?.. 

LE  CONNÉTABLE.  Tu  garderas  le  secret 
de  la  naissance  de  Francesco  jusqu'au  len- 
demain de  ma  mort. 

GASPARDO.  Je  le  jure  devant  Dieu. 

LE  CONNÉTABLE.  Alors,  mon  testament 
lui  dévoilera  tout ,  et  Francesco  t'appel- 
lera son  père...  après  ma  mort,  entends- 
tu?  Maintenant,  Gaspardo  ,  espoir  et  con- 
fiance ,  adieu  ! 

GASPARDO,  se  jetant  à  ses  genoux.  Oh  ! 
que  les  bontés  du  ciel  vous  récompensent, 
connétable...  puissent  mes  prières  et  mes 
larmes  de  reconnaissance. . . 

LE  CONNÉTABLE ,  se  débarrassant  de  lui. 
Ne  me  retiens  pas  davantage... 

GASPARDO.  Que  le  ciel  soit  avec  vous  !.. 
(Le  connétable  ouvre  la  porte  du  fond.) 

UNE  SENTINELLE.  On  ne  passe  pas  ! 

LE  CONNÉTABLE.  Je  suis  le  connétable 
Sforce. 

LA  SENTINELLE.  Nous  venons  de  rece- 
voir l'ordre  de  barrer  le  passage  au  con- 
nétable. 

SCENE  VII. 
Les  Mêmes,  VISCONTI,  MICHIELLL 

MICHIELLI ,  annonçant  à  droite.  Son  al- 
tesse le  duc  de  Milan. 

LE  CONNÉTABLE ,  qui  entre  suivi  de  Ric- 
carda.  Duc,  pourquoi  suis- je  ici  prison- 
nier ? 

"  VISCONTI.  Parce  que  j'avais  donné  l'or- 
dre que  l'on  vous  retînt  jusqu'à  ce  que  le 
commandant ,  votre  fils  ,  soit  en  ma  puis- 
sance... 

LE  CONNÉTABLE ,  inquiet.  Et  mainte- 
nant... 

VISCONTI.  Vous  êtes  libre,  (appelant.) 
Michielli  î 

MICHIELLI.  Monseigneur? 

VISCONTI.  Que  le  commandant  soit  con- 
duit dans  une  des  salles  du  palais  qiii  don- 
nent sur  la  cathédrale  ;  et  sitôt  que  son- 
nera la  cloche  de  Saint-Pierre...  qu'il 
meure  sans  pitié,  sans  pardon...  va... 
{Michielli  sort.)  Maintenant,  connétable, 
je  vais  faire  lever  la  consigne  qui  vous 
retient  ici  ;  allez,  et  faites  soulever  les  fau- 
bourgs de  la  ville...  faites  sonner  la  cloche 
qui  doit  donner  le  signal  de  la  révolte... 

GASPARDO,  à  demi-voix  au  connétable. 
Sauvez  notre  enfant...  général...  sauvez- 
le... 

VISCONTI ,  s'étant  approché  de  Gaspardo. 
Toi,  Gaspardo...  tu  m'sis  demandé  pour 


MAGASIN  THÉÂTRAL. 


confesseur,  k  Theure  de  ta  mort,  le  fran-  f 
ciscain  Raphaël  ..  tu  as  été  fidèle  au  ser- 
ment que  tu  m'as  fait...  je  serai  fidèle  au 
mien.  (A  Rlccardo,)  Riccardo  !  qu'on  fasse 
venir  le  franciscain  Raphaël.  {Riccardo 
sort.)  [Au  coiuictahle,)  Venez,  connétable, 
le  duc  Marie  Visconti  veut  vous  faire  les 
honneurs  jusqu'aux  portes  de  son  palais. 
LE  COiVîvÉTABLÈ ,  ovec  rage.  Oh!  les 
traîtres!  les  traîtres!.. 

(Il  sort  lentement ,  accompagne  dn  duc  ;  Gaspardo 
reste  anéanti.) 

RICC.IRDO ,  faisant  entrer  Raphaël.  En- 
trez, frère  Raphaël...  et  hâtez-vous  de 
donner  vos  consolations  à  cet  homme. 

(Il  sort.) 

SCENE  VIIL 

GASPARDO,   RAPHAËL. 

GASPARDO,  se  mettant  à  genoux.  Viens, 
frère,  viens  m'absoudre  de  mes  fautes... 
car  je  vais  mourir... 

RAPHAËL.  Avant  l'absolution,  Gaspardo, 
je  t'apporte  l'espoir. 

GASPARDO.  J'ai  trop  souffert  pour  pou- 
voir espérer.  , 

RAPHAËL.   Ecoute... 

GASPARDO,  désignant  MichielU  qui  Qient 
d'entrer.  Silence!  on  nous  espionne...  re- 
garde î . . . 

RAPHiEL.  Michielli  I... 

MICHIELLI,  appelant  à  demi-voix.  Frère 
Raphaël!...  {Raphaël  s'approche  de  lui. 
Gaspardo^  tremblant,  prête  V oreille.)  J'ai 
pu  gagner  les  familiers. 

RAPHAËL.  Et  les  gardes  ? 

MICHIELLI.  Sont  endormis  dans  l'i- 
vresse. 

GASPARDO ,  à  part.  Que  dit-il  ? 

MICHIELLI.  Et  tout-à-l'heure  je  croyai* 
le  succès  certain  ,  quand  j'ai  aperçu  Brt- 
bantio ,  l'espion  ,  qui  veille  au  bas  de  l'es- 
calier du  Léopard...  Tout  serait  perdu  si 
cet  homme  donnait  l'alarme  ;  il  faudrait 
qu'un  bras  vigoureux ,  qu'une  bonne  ra- 
pière le  contraignît  au  silence  ,  sans  quoi 
je  renonce  à  tout. 

RAPHAËL.  Et  tu  n'espères  pas  le  gagner 
comme  les  autres? 

MICHIELLI.  Il  refuserait  tout,  c'est  un 
ennemi  du  commandant. 

RAPHAËL.  Fais  parvenir  jusqu'ici  le  bri- 
gadier Piétro,  et  je  réponds  de  tout. 

MICHIELLI.  Je  vais  l'amener. 

RAPHAËL.  Eh  bien  ,  frère,  maintenant, 
espères- tu? 


GASPARDO.  Je  demande  pardon  à  Dieu 
d'avoir  douté  de  sa  sainte  bonté. 

RAPHAËL.  Sitôt  libre  ,  le  commandant 
fera  sonner  la  cloche  pour  appeler  les  ré- 
voltés, qui  demanderont  ta  grâce  et  renver- 
seront ton  échafaud... 

GASPARDO.  Et  qui  vous  a  ouvert  le 
chemin? 

RAPHAËL.  L'amourde  Li  comtesse  Blan- 
che... Son  père  a  tué  ta  femme,  et  la  jus- 
tice de  Dieu  lui  a  donné  une  fille  qui  aura 
sauvé  ton  fils. 

SCENE    IX. 
Les  Mêmes,  PIÉTRO. 

RAPHAËL,  voyant  entrer  Piétro.  Voici 
Piétro. 

PIÉTRO  ,  courant  à  Gaspardo.  Gaspardo. . . 
laisse-moi  d'abord  te  presser  dans  mes 
bras. 

GASPARDO.  Mon  brave  ami  ! 

PIÉTRO.  Et  maintenant,  compagnons, 
parlez ,  que  voulez-vous  de  moi  ? 

RAPHAËL.  De  tous  les  soldats  qui  gar- 
dent le  commandant ,  un  seul  est  contre 
nous...  celui-là  veille  au  bas  de  l'escalier 
du  Léopard  et  se  nomme  Brabantio. 

PIÉTRO.  Je  l'ai  vu  ;  ensuite  ? 

RAPHAËL.  Pour  l'attaquer,  il  faut  un 
homme  courageux  et  prudent,  un  homme 
dévoué. 

PIÉTRO.  Est-ce  tout? 

RAPHAËL.  C'est  tout. 

PIÉTRO.  Frères ,  nous  nous  reverrons  , 
peut-être,  tous  trois  sur  l'échafaud...  mais, 
si  Dieu  le  veut ,  si  nous  réussissons,  c'est 
ici  que  nous  nous  retrouverons.  Quant  à 
Brabantio ,  Raphaël ,  un  pater  pour  son 
ame. 

RAPHAËL.  Le  duc!.. 

SCENE  X. 

Les    Mêmes,    VISCONTI,    RICCARDO, 
puis  LE    CONNÉTABLE. 

VISCONTI,  suii^ide  Riccardo,  après  avoir 
descendu  lentement  la  scène.  Laissez-nous  , 
frère  Raphaël.  {Raphaël  sort.  A  Riccardo.) 
Maintenant  ,  Riccardo...  fais  entrer  le 
noïméidihXe.  {Riccardo  sort,  A  part.) Guerre 
de  ruse  a  toujours  sauvé  les  Visconti...  il 
faudra  bien  qu'il  cède... 

LE  CONNÉTARLE  ,  entrant.  Vous  m'avez 
fait  appeler,  duc  ?  que  me  voulez-vous  ? 

GASPARDO  ,  surpris.  Le  connétable  ! 

VISCONTI.  Je  veux  vous  proposer  un 
traité  de  pau... 


GASPAUDO. 


«f 


LE  cONivÉTARLE.  Et  si  je  ne  l'accepte 
pas  ? 

VISCONTI.  Vous  serez  libre  de  sortir  du 
palais  ducal ,  quoi  qu'il  advienne. 

LE  COi^iKÉTABLE.  J'exige  un  serment  So- 
lennel. 

\ISC01VTI.  Sur  quoi  ? 

LE  coNNÉTAOt-E.  Sur  la  saiute  croix  du 
Christ. 

VISCONTI.  Je  jure  sur  la  sainte  croix  du 
Christ ,  que  la  personne  du  connétable 
sera  ,  dans  nîon  palais ,  inviolable  et  sa- 
crée pour  tous.  Si  je  me  parjure,  que  Dieu 
lue  frappe  de  sa  colère. 

LE  CONNÉTABLE.  Maintenant,  parlez. 

viscONTi.  J'ai  en  ma  puissance  le  com- 
mandant ,  et  cet  homme.  (Il  désigne  Gas- 
pardo.)  Je  laisserai  libre  votre  fils,  et  j'exi- 
lerai Gaspardo ,  au  lieu  de  le  faire  mou- 
rir !.. 

LE  CONIMÉTABLE.  A  quelle»  conditions  ? 

l'iSCONTl.  Les  voici  :  nous  monterons 
tous  deux  à  cheval  sur  l'heure,  nous  as- 
semblerons tous  les  officiers  de  notre  ar- 
mée ,  et  devant  eux  vous  déclarerez  que , 
trop  âgé  pour  supporter  les  fatigues,  vous 
abandonnez  le  commandement ,  que  je 
veux  prendre  à  votre  place.  Vous  me  ren- 
drez votre  épée  de  connétable et  vous 

vous  retirerez  paisible  dans  votre  manoir. 

LE  CONJNÉTABLE.  Quoi  !  VOUS  voulez  que 
je  me  dégrade  moi-même  !  Depuis  vingt 
ans  mes  vieux  soldats  m'ont  toujours  suivi 
malgré  leur  âge,  et  vous  voulez  que  j'a- 
bandonne mes  soldats  !.. 

VISCONTI.  Cet  amour  de  l'armée  vous  a 
fait  trop  puissant. 

LE  CONivÉTABLE.  Vous  voulez  quc  je 
rende  njon  épée  de  connétable  ,  que  j'ai 
reçue  du  peuple  ! 

viscoi\Ti.  L'éclat  de  cette  épée  que  vous 
a  donnée  le  peuple  vous  rend  maître  du 
peuple ,  et  je  la  veux. 

LE  CONIVÉTABLE.  Vous  voulez  que  le 
vieux  général  aille  attendre  la  mort  dans 
son  château  ,  tandis  que  ses  compagnons 
d'armes  iront  glorieusement  au-devant 
d'elle  sur  les  champs  de  bataille  ? 

VISCONTI.  Vous  espériez  faire  un  champ 
de  bataille  de  ma  cité. 

LE  CONNÉTABLE  ,  inquiet.  Et  monfils... 
quel  serait  son  sort?.. 

VISCONTI.  Je  choisiraiîmes  chefs,  comme 
vous  avez  choisi  les  vôtres. 

LE  CONNÉTABLE.  Vous  voulez  à  la  fois 
abréger  les  jours  du  vieillard ,  et  briser 
l'avenir  du  jeune  homme. 

viscONTi.  A  ces  conditions  seulement , 
le  jeune  homme  ne  sera  pas  jugé  comme 
rebelle  à  son  prince ,  et  le  vieillard  n'auia 


pas  à  pleurer  son  fils...  Consentez-vous? 

(On  entend  sonner  la  cloche.) 

GASPAUDO,  açtecjoie.  La  cloche  de  Saint- 
Pierie  ? 

LE  CONNÉTABLE  ,  effrayé.  C'est  impossi- 
ble... sans  mon  ordre... 

viscoNTi.  C'est  la  cloche  qui  appelle 
aux  armes  les  rebelles. 

LE  CONNÉTABLE.  Et  qui  appelle  les  bour- 
reaux de  Francesco...  Duc...  arrêtez  leurs 
bras...  suspendez  son  arrêt....  j'étoufferai 
la  révolte. 

viSCONTl.  Point  de  pitié. 

LE  CONNÉTABLE.  Duc ,  je  rcnoncc  à 
tout..,,  je  m'humilierai  devant  tous...  Je 
me  traîne  à  vos  pieds...  tenez  ,  voici  mon 
épée...  grâce  pour  mon  enfant... 

GASPARDO  ,  s' avançant.  Gardez  cette 
épée,  connétable...  vous  en  aurez  besoin 
pour  rallier  le  peuple. 

LE  CONNÉTABLE.  Mais  ils  vont  le  tuer. 

GASPABDO.  Cette  cloche  annonce  sa  dé- 
livrance ,  et  c'est  lui  qui  la  fait  sonner. 

LE  CONNÉTABLE.  Que  dis-tU  ? 

GASPARDO.  Que  la  trahison  nous  avait 
perdus...  que  la  trahison  nous  sauve...  et 
que  le  commandant  vous  attend  au  rendez- 
vous,  connétable!.. 

ilSCONTi ,  furieux.  Oh  !  cet  homme  a 
menti. 

RICCARDO  ,  accourant.  Duc  !  Michielli 
nous  a  trahis...  Brabantio  vient  d'être 
tué  ,  le  commandant  n'est  plus  entre  nos 
mains... 

viscoNTi.  Enfer!.. 

LE  CONNÉTABLE.  Duc,  cet  homme  n'a 
pas  menti...  je  garde  mon  épée...  et  main- 
tenant la  guerre. 

VISCONTI.  Va-t'en,  connétable,  va-t'en; 
mon  serment  te  fait  sacré  pour  tous  dans 
mon  palais. .  mais,  une  fois  hors  de  ces  murs, 
tu  ne  seras  plus  inviolable...  va-t'en. 

LE  CONNÉTABLE.  Espoir  et  courage,  Gas- 
pardo... Place  à  moi,  sentinelles!...  place 
à  moi  ! . . . 

(Il  sort.) 

SCENE  XI. 
VISCONTI,  RICCARDO,    GASPARDO. 

VISCONTI.  Que  nos  archers  se  portent 
sur  la  cathédrale. 

RICCARDO.  Ils  sont  en  route. 

VISCONTI.  Je  veux  passer  en  revue  mes 
gardes. 

RICCARDO.  Je  viens  de  leur  envoyer 
l'ordre  de  se  réunir  dans  la  cour  du  pa- 
lais. 

VISCONTI.   Bien,  Riccardo...   toujours 


32 


MAGASIN  THÉÂTRAL. 


prévoyant.  Tl  faut,  à  présent,  découvrir 
qui  a  gagné  Michielli. 

RICCAUDO.  Nos  espions  le  découvriront. 

GASPARDO  ,  élevant  la  voix.  Celui  qui  a 
gagné  Michielli  est  un  homme  dont  ,  il  y 
a  vingt-cinq  ans,  Marie  Visconti  a  désho- 
noré la  fiancée;  celui  qui  a  poignardé  Bra- 
bantio..  l'espion,  est  un  liomme  dont,  il  y 
a  vingt-cinq  ans,  Marie  Visconti  a  désho- 
noré la  sœur... 

VISCONTI.  ]\Iais  quel  homme  es-tu  donc, 
toi  qui  a  tous  les  secrets...  toi,  l'homme 
obscur  pour  qui  le  peuple  s*arme  ,  qui  es- 
tu  7 

GASPAUDO.  Je  suis  Gaspard©  le  gondo- 
lier... Gaspardo  le  proscrit...  Gaspardo 
le  pêcheur  de  Plaisance,  dont,  il  y  a  vingt- 
cinq  ans,  le  gouverneur  a  tué  la  femme... 
Insensé,  qui  as  pu  croiie  que  les  trois  hom- 
mes frappés  du  même  déshonneur  ne  se 
vengeraient  pas. 

VISCONTI.  Malheur  à  vous  tous  I 

Gaspardo.  Le  ciel  est  pour  nous. 

VISCONTI.  Non  ,  car  il  te  laisse  en  mon 
pouvoir. 

GASPARDO.  Les  deux  autres  sont  libres. 


VISCONTI.  Je  t'arracherai  leurs  noms. 

GASPARDO.  M'arracher  leurs  noms...  je 
défie  ta  torture  et  ton  inquisition. 

VISCONTI.  Et  moi  ,  je  t'y  condamne. 
Qu'on  trahie  cet  homme  à  la  torture...  {les 
soldais  le  saisissent)  et  demain ,  je  serai 
vengé.  Déjà  la  cloche  a  cessé  de  sonner. 
N'est-ce  pas,  Gaspardo,  que  ce  silence  est 
efïrayant,  et  te  fait  pressentir  que  mes  ar- 
chers se  sont  emparés  de  tes  complices. 

GASPARDO.  Vous  vous  trompez ,  duc 
Marie  Visconti...  mes  complices  ont  re- 
poussé vos  archers. 

(La  cloche  commence  \\  sonner  avec  vigueur.) 

VISCONTI.  Malédiction  ! 

LE  CAPITAINE  ,  entrant.  Duc  ,  je  vîenf 
d'amener  trois  compagnies  de  vos  gardes 
dans  la  cour  du  palais. 

VISCONTI.  Bien,  capitaine Fabricio... je 
vous  suis.  (  A  Riccardo.  )  Conduis  cet 
homme,  Riccardo,  ne  le  quitte  pas...  Ah  ! 
je  crains  une  nouvelle  trahison. 

RICCARDO.  Je  vous  réponds  de  lui,  mon 
prince, 

GASPARDO,  levant  les  yeux  au  ciel.  Sei- 
gneur !  laissez-moi   vivre  encore  un  jour. 


QfiftOOftOnQnffcnrrvyinry^nnrir 


ACTE  QUATRIÈME. 


La  salle  du  trône  au  palais  ducal.  Grande  fenêtre  au  fond  ouvrant  sur  un  balcon  ,  qui  donne  sur  la  Piazz^*^ 

Au  fond,  portes  latérales. 


SCENE  PREMIERE. 
VISCONTI,  Un  Garde,  puis  FABRICIO. 

VISCONTI  ,  sortant  de  son  ahattement. 
Riccardo  n'a  pas  encore  reparu? 

LE  GARDE.  Pas  encore,  mon  prince... 

VISCONTI.  Il  tarde  bien  î...  et  le  capi- 
taine Fabricio  ? 

LE  GARDE ,  apercevant  le  capitaine.  Le 
voici . . . 

VISCONTI ,  se  levant,  et  allant  à  lui.  Eh 
bien  I  capitaine? 

FABRICIO.  Mauvaises  nouvelles  ,  mon- 
seigneur !...  les  rues  sont  pleines  de  Mila- 
nais qui  courent  se  joindre  au  comman- 
dant Francesco. 

VISCONTI.  Et  le  connétable? 

FABRICIO.  Est  maître  de  l'arsenal,  qu'il 
défend  en  personne. 

VISCONTI.  Il  prend  lai-même  part  à 
l'action  ? 

FABRICIO.  Il  vient  de  sortir  à  la  tête  de 
ses  gardes. 


VISCONTI.  Ecoutez  bien,  capitaine,  ce 
que  je  vais  vous  dire...  et  exécutez  ponc- 
tuellement mes  ordres. 

FABRICIO.  J'écoute. 

VISCONTI.  Vous  abandonnerez  la  lutte' 
avec  le  commandant...  moins  redoutable., 
et  vous   conduirez  deux    compagnies  de 

mes  gardes  à  l'arsenal vous   attendrez 

que  le  connétable  se  livre ,  et  vous  com- 
manderez le  feu  sur  lui...  sur  lui  seul... 
Qu'il  tombe,  et  tout  doit  s'écrouler  avec 
lui... 

FABRICIO.  Seigneur...  le  peuple  entier 
voudra  venger  sa  mort... 

VISCONTI.  Il  a  fait  naître  aujourd'hui 
la  guerre  civile,  Fabricio  ;  l'occasion  est 
belle,  et  je  veux  la  saisir. 

FABRICIO.  La  mort  du  connétable  n'aurai 
peut-être  pas  le  résultat  que  son  altesse 
en  attend. 

VISCONTI.  Votre  souverain  vous  a  donné 
des  ordres,  capitaine  Fabricio  ! . . 

FABRICIO.  Je  les  exécuterai,  duc...  v»« 
pères  ont  fait  la  fortune  des  miens...  et 
mes  pères  se  sont  toujours  bravement  bat- 
tus pour  les  vôtres...  Duc ^e  veux  vous 


GASPARDO. 


33 


obéir  aveuglément...  et  je  pars...  Dieu 
veuille  que  vous  n'ayez  pas  à  vous  en  re- 
pentir ! 

VISCONTI.  Toujours  des  mots  de  re- 
pentance...  partout  de  tristes  présages!... 
{  Apei celant  Riccardo  qui  entre.)  EIi  bien  ! 
que  t'ont  dit...  les  devins  astrologues? 

RICCARDO.  Rien  de  bon  pour  nous,., 
monseigneur;  ils  assurent  voir  poindre 
une  étoile  auprès  de  celle  des  Visconti... 
ils  m'ont  remis  à  demain  pour  l'explica- 
tion positive  de  ce  pliénomène...  qu'ils 
disent  d'avance  redoutable  pour  vous... 

VISCONTI.  Encore!...  que  leur  science 
soit  maudite!...  Si  Fabricio  peut  réussir, 
je  la  ferai  bien  mentir.  A-t-on  enfin  arra- 
ché quelques  aveux  à  Gaspardo  ? 

RICCARDO.  Nous  avons  essayé  sur  lui  nos 
tortures  douloureuses,  deux  fois  il  s'est 
évanoui,  deux  fois  les  soins  du  frère  Ra- 
phaël l'ont  rappelé  à  la  vie...  et  le  patient 
n'a  rien  révélé.  {On  entend  des  coups  de 
feu  plus  rapprochés.)  Les  arquebusades 
approchent. 

VISCONTI.  Il  assure  peut-être  de  nou- 
veau ma  force...  Va,  Riccardo;  descends 
au  caveau  de  mes  ancêtres ,  va  brûler  l'en- 
cens au  pied  de  leurs  statues...  en  de- 
mandant à  leurs  âmes  une  prière  pour  le 
maintien  de  la  couronne  qu'ils  m'ont 
laissée. . . 

RICCARDO.  Oui,  mon  prince...  {A  part.) 
La  lutte  est  maintenant  trop  chanceuse, 
Visconti...  Je  vais  songer  à  moi. 

(Il  sort.) 
VISCONTI ,  au  garde  qui  est  près  de  lui. 
Toi,  cours  aux  environs  de  l'arsenal,  où 
Fabricio  se  bat  contre  le  connétable,  et  tu 
reviendras  de  suite  m'apporter  des  nouvel- 
les, quelles  qu'elles  soient... 


SCENE  II. 
VISCONTI  seul,  puis  TIEPOLO. 

VISCONTI.  Que  viendra-t-il  m'annoncer? 
La  mort  du  connétable. . .  ou  peut-être  aussi 
que  j  e  suis  encore  trahi. .  .Oh  ;  j  e  ne  sais  à  qui 
méfier,  maintenant;  et  cependant  je  veux 
lutter  encore,  je  veux  user  jusqu'à  ma 
dernière  lueur  d'espérance...  Comme  ils 
se  glorifieraient  tous ,  s'ils  savaient  com- 
bien je   souffre s'ils  savaient  que  je 

tremble  et  que  j'ai  peur  sitôt  que  je  suis 

seul {Appelant  avec  frayeur.)  Holà  ! 

quelqu'un . . .  des  gardes . {Le  sénateur  Tiepolo 
entre  suivi  des  sénateurs.)  Vous,  sénateurs? 

TIEPOLO.  Nous,  mon  prince,  nous,  qui 
avons  bravé  les  insultes  de  la  populace 


pour  venir  jusqu'ici  vous  supplier  de  faire 
cesser  la  guerre  civile...  vous  le  pouvez, 
duc,  en  rendant  aux  Milanais  cet  homme 
dont  ils  veulent  la  grâce. 

VISCONTI.  Et  comment  me  vengerais-je 
de  la  mort  du  procurateur  ? 

TIEPOLO.  Songez  que  jusqu'à  présent  la 
victoire  est  pour  les  rebelles. 

VISCONTI.  Dans  quelques  heures...  elle 
sera  pour  nous. 

TIEPOLO.  Cette  grâce ,  duc  ,  il  nous  la 
faut. 

VISCONTI.  Il  VOUS  la  faut. . .  à  vous  tous; 
que  j'ai  faits,  et  qui  pensez  à  défaire  votre 
souverain...  Voulez-vous  savoir  quel  est 
mon  espoir...  {Apercevant  Fabricio,  qui 
revient.  )  Quelle  nouvelle,  capitaine? 

FABRICIO.  Le  connétable  est  mort. 

LES  SÉNATEURS.  Mort  î 

VISCONTI,  glorieux.  A  nous  la  victoire.. 7 
sénateurs. . .  et  le  trône  nes'estpoint  abaissé» 

FABRICIO.  Triste  et  fatale  victoire  !  duc, 
car  à  la  vue  du  vieillard  expirant,  du  libé- 
rateur de  Milan...  frappé  d'une  balle  mi- 
lanaise... tous  mes  soldats,  désespérés 
furieux  ,  ont  brisé  leurs  armes...  En  vain 
j'ai  voulu  les  rallier...  dans  leur  exalta- 
tion, ils  m'ont  arraché  mes  armes...  J*ai 
pu  leur  échapper  par  miracle  ,  à  la  faveur 
de  l'obscurité ,  je  suis  accouru  jusqu'ici 
j'ai  fermé  derrière  moi  les  portes  du  pa- 
lais, dont  je  vous  apporte  les  clefs...  J'ai 
fait ,  jusqu'à  la  fin  ,  fidèlement  mon  de- 
voir... et  maintenant  que  saint  Pierre, 
patron  de  Milan ,  vienne  à  notre  aide. 

VISCONTI,  tremblant  de  frayeur.  Que  le 
peu  d'hommes  qui  nous  reste  gardent  les 
entrées  de  cette  salle. 

FABRICIO.  Ils  ont  tous  déserté...  Ric- 
cardo ,  lui-même  ,  a  pris  la  fuite. . . 

VISCONTI ,  dans  le  délire.  C'est  impos- 
sible ! . .  holà  I . .  quelques  hommes  encore 
pour  défendre  ma  personne...  {Montant  la 
scène.)  A  jnoi  !.. 

(La  porte  du  fond  s'ouvre;  Gaspardo,  pAlcet  défait, 
paraît  soutenu  par  Rapbacl.  Visconti  et  tous  les 
sénateurs  épouvantes  reculent  à  son  approche.  Le 
peuple  crie  au  deliors.} 

CiASPARDO.  Où  soutdonc,  à  cette  heure, 
les  bataillons  qui  gardaient  hier  le  palais 
ducal?...  Comment  le  condamné  peut-il 
détacher  ses  fers  et  venir  jusqu'au  pied 
du  tiônei"..  C'est  qu'aujourd'hui  les  juges 
et  le  condamné  vont  mourir...  et  quand 
la  tombe  s'ouvre,  Dieu  seul  est  fort... 
{Bruit  du  peuple. )Yous  avez  pris  au  peuple 
son  connétable...  vous  le  lui  avez  tué!... 
le  peuple  de  Milan  se  venge...  l'incendie 
se  prépare...  c'est  ici  la  salle  du  supplice... 
le  tribipial  in 9,  condamné  à  mort...  et  je 


34 


MAGASIN  THEATRAL. 


viens  prendre  ma  place  parmi  les  con- 
damnés à  mort...  [Il  s'assied.)  {Après  un 
silence.)  Mais  non!  sénateurs...  si,  soute- 
nu par  mon  saint  confesseur...  je  me  suis 
traîné  jusqu'ici,  c'est  qu'une  autre  pensée 
m'a  conduit...  je  viens  pour  vous  sau- 
ver tous!...  {Tous  les  sénat eurs  le  fixent 
avec  ctonnenient.)  kWom  donc,  regardez- 
moi  donc  en  face...  oui,  messeigneurs,  je 
viens  vous  sauver...  Tenez...  {Désignant  le 
trône.)  regardez  sur  le  trône,  ce  tableau 
d'or,  sur  lequel  est  écrite  la  proclamation 
du  premier  duc  de  la  maison  d  es  Visconti. .. 
[Vîsconti  se  lè^e  et  le  regarde.)  Le  jour  où 
vos  pères  ont  éciit  ce  nom...  le  jour  où  ils 
l'ont  jeté  aux  Milanais,  qui  se  révoltaient , 
les  Milanais  sont  rentrés  dans  Tordre... 
car  on  venait  de  leur  donner  un  nou- 
veau chef...   un  nouvel  espoir.  Eh  bien  ! 

sénateurs que    l'exemple    des    pères 

serve  à  leurs  enfans...  Allons  ,  qu'un 
de  vous  s'avance  courageusement  sur  le 
ialcon  du  palais;  que  celui-là  parle  et 
proclame  au  nom  des  autres.  .  hâtez - 
vous...  Eh  quoi!  vous  avez  peur?..  Eh 
bien!  je  me  dévouerai...  moi,  que  la  tor- 
ture a  brisé...  moi,  qui,  défaillant  et  mu- 
tilé, demande  à  mon  sang  encore  une 
heure  de  vie...  Viens,  Raphaël...  viens  !.. 
soutiens-moi . . . 
(Il  dcciocbe  le  tableau,  ouvre  la  grande  draperie  du 

fond  qui  laisse  voir  le  balcon    et  le  sommet  des 

édifices  de  la  ville.) 

viSCOMl ,  effrayé.  Sénateurs...  arrê- 
tez... 

(Les  se'nateuis  lui  imposent  silence.) 

GASPARDO.  Avec  l'aide  de  Dieu  et  la 
protection  de  saint  Pierre,  salut  à  tous,  sa- 
lut. Le  sénat  dépose  aujourd'hui  de  son 
autorité  souveraine  Marie  Visconti  ;  (a/j- 
plaudissemens)  puis  il  nomme  duc  et  sou- 
verain de  Milan,  le  commandant  Fran- 
cesco  Sforce.  {NouQeauœ  applaudis  se  mens.  ) 
Les  sénateurs  vont  aller  au-devant  de  vo- 
\re  nouveau  prince ,  lui  offrir  les  clefs 
d'or  du  palais  ducal. . .  Avec  l'aide  de  Dieu 
et  la  protection  de  saint  Pierre,  salut  à 
tous ,  salut  ! 

GASPARDO,  revenant-,  et  jetant  à  terre  le 
tableau.  Maintenant ,  messeigneurs  ,  pre- 
nez les  clefs,  marchez  fièrement  au  peuple, 
qui  se  presse  pour  vous  saluer  au  passage.. . 
allez  !.. 

TIEPOLO  ,  prenant  les  clefs.  Comme 
doyen  d'âge,  sénateurs,  je  porterai  les 
clefs. ..  cet  homme  vient  de  parler  aux  Mi- 
lanais au  nom  du  sénat...  et  nous  devons 
tenir  la  parole  qu'il  a  donnée  pour  nous... 
suivez-moi... 

(Il  sort  accompagne  de  tous  les  seuatçurs.) 


VISCONTI ,  à  part.  Ils  ont  Oublié  de  pro- 
noncer ma  mort  ou  mon  exil. 

GASPARDO ,  à  Raphaël.  Oh  !  viens,  frère, 
te  joindre  à  moi,  pour  remercier  Dieu!., 
viens,  j'ai  besoin  de  te  sentir  près  de  moi. .. 
car  jesoulfre..  .Et  Piétro où  est-il  donc? 

RAPHAËL.  Je  l'ai  vu  se  jeter  au  fort  de 
la  mêlée  ;  il  combattait  pour  nous. 

GASPARDO.  Aurait-il  succombé?.. 

RAPHAËL.  Peut-être  ,  en  défendant  le 
connétable... 

GASPARDO.  Oh  !  mon  Dieu...  serions- 
nous  déjà  séparés.. . 

PIÉTRO,  dans  la  coulisse,  Gaspardo  !  Ra- 
phaël! 

RAPHAËL.  C'est  sa  voix. 

(Piétio  accourant,  se  jette  dans  les  bras  dô  ses  deux 
compagnons.) 
GASPARDO.  Oh  !  tu  nous  es  rendu... 
Frères,  {désignant  Visconti)  le  voici  dé- 
trôné. Ils  s'approchent  tous  trois  de  Visconti.) 
Visconti  !  la  torture  n'a  pu  me  faiie  nom- 
mer mes  deux  complices...  et  les  voilà 
devant  toi ,  toi ,  qui  n'as  pas  reconnu 
Raphaël  le  laboureur  sous  le  froc  du  fran- 
ciscain... et  Piétro  le  lazzaronc  sous  l'habit 
du  soldat... 

VISCONTI ,  effrayé.  Ce  sont  eux... 
PlÉTRO.Ouiî  noble  orgueilleux  ce  sont  les 
trois  vassaux  que  tu  as  déshonorés ,  que 
tu  as  indignement  exilés.  Autrefois,  le 
stylet  de  Piétro  n'a  pu  se  faire  jour  à 
travers  ta  cotte  démailles....  mais  d'un 
geste  il  peut  aujourd'hui... 
VISCONTI.  Grâce... 

RAPHAËL.  Grâce ,  dis-tu  ?. .  nous  te  lais- 
serons la  vie,  non  pas  pour  toi ,  mais  pour 
quelqu'un  qui  t'aime. 

VISCONTI.  Qui  donc  ?..  qui  donc  me 
reste  encore  ? 

RAPHAËL  ,  allant  ouvrir  une  porte.  Regar- 
de... Venez,  ma  fille...  et  plaignez  votre 
père... 

VISCONTI,  apercevant  Blanche,  Ma  fille! 
RLANCHE,  courant  à  lui.  Mon  père  !.. 
Oh  !..  la  foule  !..  les  soldats,  en  veulent  à 
vos  jours...  Ils  profèrent  des  cris  de  mort. 
Venez  !..la  chapelle  ducale  sera  pour  nous 
un  lieu  d'asile...  et  nous  y  serons  sous  la 
sauve -garde  du  commandant  Francesco 
Sforce. 

GASPARDO.  Sous  la  sauve-garde  du  duc 
de  Milan. 

RAPHAËL.  Allez ,  Visconti. . .  les  hommes 
vous  ont  puni;  mais  il  vous  reste  un 
compte  à  régler  avec  Dieu... 

BLANCHE.  Venez  ,  mon  père... 
(Blancbc  et  Visconti  sortent.  On  entend  en  dehors 
les  cris  de  :  Vive  Francesco  Sforce  !) 

PIÉTRO.  Entendez-vous  ces  cris. .?  notre 


GASPARDO. 


35 


enfant  s'avance  en  maître  sur  la  Piazza... 
Venez  le  voir,  frère. 

GASPARDO.  Oh  î  ne  me  quittez  pas. 

RAPilAEL,  le  soutenant.  Gaspardo  ! 

GASPARDO,  affaibli.  Ma  tâche  est  rem- 
plie... j'ai  usé  mes  derniers  instans  pour 
le  proclamer...  mais  déjà  ma  vue  se  trou- 
ble... et  je  souffre  horriblement...  oh  !  la 
torture,  la  torture,7î  (//  tombe  dans  leurs 
bras.  )  Frères ,  ils  m'ont  fait  souffrir 
d'affreux  tourmens De  grâce,  condui- 
sez-moi près  de  cette  image  de  la  Vierge. 
(7/  se  traîne,  soutenu  par  Piétro  et  Raphaël, 
jusqu'au  bas  d'une  peinture  de  la  P^ierge,  à 
droite,  sur  le  devant.)  C'est  là  que  je  veux 
mourir  avec  vous  à  mes  côtés.  (Cris  dans 
l'intérieur  du  palais.  Une  foule  accourt  sur  la 
scène,  précédant  les  sénateurs  et  Francesco.) 
Le  voici....  mon  fils...  oh!  soutenez-moi., 
laissez-moi  le  voir. 

FRANCESCO,  entrant.  Que  l'on  respecte 
le  prince  détrôné...  c'est  mon  ordre;  que 
l'on  porte  sur  la  Piazza  les  chevalets ,  les 
instrumens  de  torture,  et  qu'on  y  mette  le 
feu. .  .Le  peuple  milanais  veut  avoir  aujour- 
d'hui son  feu  de  joie...  Et  maintenant, 
dites ,  nobles,  peuple  ou  soldats ,  qui  de 
vous  était  près  de  mon  père  quand  il  per- 
dit la  vie.^ 

PIÉTRO.  Moi,  mon  prince. 

FRANCESCO.  Toi,  Piétro..  Oh!  dis-moi, 
quelles  ont  été  ses  dernières  paroles ,  ses 
dernières  pensées? 

PIÉTRO.  Elles  sont  toutes  contenues 
dans  ses  tablettes  qu'il  m'a  confiées  pour 
vous. 

FRANCESCO.  Oh  !  donne,  donne.  (//  des- 


cend rapidement  la  scène,  et  lit.)  «  Le  vieux 
soldat,  qui  [ne  veut  pas  paraître  devant 
Dieu,  coupable  d'un  mensonge ,  va  t'ap- 
prendre  un  secret  que  la  mort  seule  pou- 
vait dévoiler.  Ta  mère,  Francesco,  était 
une  pauvre  femme,  qui  mourut  assassinée 
dans  une  cabane  de  pêcheur,  à  Plaisance. 
Pour  pouvoir  la  venger,  ton  père  m'a  con- 
fié son  enfant,  auquel  j'ai  menti  par  excès 
d'amour.  J'aurais  donné  ma  vie  pour  toi., 
garde  ton  souvenir  à  ton  vieil  ami.»  Oh! 
je  n'étais  pas  son  fils...  Encore  quelques 
lignes.  (//  //'/.)  «  Ton  père  a  survécu  pour 
t'aimer  en  secret,  sans  te  faire  partager  sa 
pauvreté.  Il  t'a  sauvé  du  fer  de  Contarini 
et  de  la  cruauté  du  tribunal...  Sauve  ton 
père,  Francesco...  sauve  Gaspardo  le  gon- 
dolier. . .  »  Gaspardo  I . . .  lui ,  mon  père 

où  est-il? 

PIÉTRO.  Le  voici,  duc. 

FRANCESCO,  tombant  à  genoux  près  de 
lui.  Oh  !  mon  père...  ils  t'ont  blessé. 

GASPARDO.  Ils  m'ont  tué,  mon  prince. 

FRANCESCO.  Ton  enfant  !  ton  enfant  ! 

GASPARDO ,  se  redressant.  Duc  et  souve- 
rain... de  Milan. 

FRANCESCO.  Nous  te  sauverons. 

GASPARDO ,  faisant  un  dernier  effort. 
Mon  enfant...  sois  béni...  Adieu...  frères... 
veillez...  veillez  sur  lui. 

FRANCESCO.  Mort!..  (^Piétro  appuie  sa 
tête  sur  V épaule  de  Raphaël  quidéoore  ses  lar- 
mes. Désespéré.)  Et  que  me  reste-t-il  donc, 
à  moi  ! 

RAPHAËL.  Blanche  est  veuve ,  et  le  peu- 
ple vous  aime. 


FIN. 


IMPRIMERIE  DE   V^    DONDEY-DUPRÉ  ,    RUE   SAIKX-LOUIS,    N^   46,    AU   MARAIS. 


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PQ         Bouchardy,  Joseph 
2198         Gaspardo  le  pécheur 
3566G3 


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