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Digitized by the Internet Archive
in 2009 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/gaspardolepcheOObouc
GASPARDO LE PÊCHEUR,
DRAME EN QUATRE ACTES ET CINQ TABLEAUX
PRECEDE D'UN PROLOGUE ,
par M. 3; 1à0ud)ttrîrg,
à
pour la première fois, h Paris, sur le théâtre de l'Ambigu- Comique, le
>:^ÂGES.
ACTEURS.
PROLOGUE*
OASPARDO M. GuTON.
BAPHAEL M. MoNTiGNY.
Pir.TRO M. Saint-Firmuv.
JACOPPO SFORCE M. Saint-Ebnest.
VJSCONTI • M. Delaistbe.
i^lCCARDO M. CuLi.iEK.
T.F. PASTEUR SANUTTO. . M. Thénard.
V ATARI>A M»"^ Mathilde.
I > ENFANT Mli= Caroline Zoé.
U.N ESTAFFIER M. Garcin.
DRAME.
MARTE VISCONTI M. Delaistre.
LE PROCUT^ATEUR CON-
TAKTNI M. Fosse.
«lASPARDO LE PECHEUR. M. Guyon.
PERSONNAGES.
RxiPHAEL LE FRANCIS-
CAIN . . .
LE BRIGADIER PIETRO. .
LE CONNÉTABLE SFORCE.
LE COMMANDANT FRAN-
CESCO
LE JTJSTICIER RICCARDO
BRABANTIO
MIGIIIELLI
LE SÉNATEUR TIEPOLO.
LE CAPITAINE FABRICIO.
UN SOLDAT
UN HÉRAUT
BLANCHE DE VÏSCONTI .
Gardes, Nobles, Sénateurs,
peuple.
14 janvier î837.
ACTEURS.
M. MoNTIGNY.
M. Saint-Firmin.
M. Saint-Ernest
M. Albert.
M. CULLIER.
M. Salvador.
M. Gilbert.
M, MoNET.
M, Barbier.
M. YlGEL.
M, Bouchez.
Mme Blès.
Familiers, Gens du
PROLOGUE.
Lo théâtre représente une habitation de pécheur dont le fond est ouvert sur un lac. A gauche, une sortie. Dans
le coin au tond, à droite, luic voûte oblique. Près de la voûte, une petite madone, un cierge de cire jaune
.liliime'. Plusieurs escabeaux, des filets pendus ; sur le devant h gauche une table sur laquelle est une torche
■•llumee.
SCENE PREMIERE.
CATARINA, LE PASTEUR.
(Gâtai ina, assise, tient sur ses genoux un enfant en-
dormi, encore au maillot.)
Lt PASTEUR. Et VOUS me disiez qu'il
aiiia deux ans...
CATARINA. Vienne le jour de la nati-
vité.
LE PASTEUR. Que Notre-Seigneur lui
soit en aide! Maintenant, ma fille, dé-
posez doucement cet enfant dans son ber-
ceau, et prenez garde d'interrompre sou
sommeil.
MAGASIN THEATRAL.
CATARINA , se levant el se dirigeant sous
la i^oûte. Si je l'embrassais sans l'éveiller.
LE PASTEUR. Et si volis l'é veilliez en
l'embrassant.. . Songez que la Providence
a donné aux enfans le sommeil pour
remède à leurs maux... Ne risquez pas
d'éveiller le mal, en éveillant l'enfant.
Croyez-moi, Calarina, plus d'inquiétude
pour lui... et songez bien que je l'ai vu
naître... que chaque jour, je le vois sou-
rire à mon approche... que je l'aime pres-
que autant que vous pouvez l'aimer... et
que je ne serais pas aussi calme s'il était
en danger.
CATARiNA. Oh! oui... vousl'aimez bien,
n'est-ce pas?
LE PASTEUR. Comme si j'étais son grand-
père !
CATARINA. Et s'il était assez malheu-
reux pour devenir orphelin, vous auriez
soin de lui, n'est-ce pas?
LE PASTEUR. Oui, ma fdle... mais vous
êtes tous deux si jeunes, et je suis déjà si
vieux, que vous devez vivre long-temps
encore après moi.
CATARiNA. Peut-être...
L'E PASTEUR. Pourquoi de si tristes
pensées?..
CAT^RINA. C'est que le pressentiment
d'un maliieur me fait souffrir, mon père.
lX passeur. Auriez- vous appris à dou-
ter àé Jl'a^ection de votre époux , Gas-
pardo ?
CATARIXA. Oh ! non , mon père ! Gas-
pardo est toujours ce que je l'avais jugé
d'abord; brusque, mais sensible., violent,
emporté, mais loyal et généreux... et nous
nous aimons plus encore qu'au premier
jour.
LE PASTEUR. Qu'est-cc donc alors, ma
fdle?..
CATARiNA. Il y a bientôt un mois que
la gondole du doc Visconti, le gouver-
neur , s'est engravée sur le bord du lac,
et tandis que ses rameurs la remettaient
à flot, le duc est venu se reposer ici.
LE PASTEUR. Et VOUS y étiez?..
CATARINA. J'y étais.
LK PASTEUR. Et, sans doute , il est re-
venu depuis?
CATARINA. Tous les jours.
LE PASTEUR. Et Gaspardo...
CATARINA. Gaspardo va jeter ses filets
dès le point du jour, porte, pendant la
journée, son poisson au marché de la ville,
passe une partie de ses nuits à la taverne,
et tandis que, confiant , il m'abandonne
ainsi, le duc vient m'accabler d'un amour
que mon dédain semble augmenter en-
core... J'ai pu, jusqu'alors, cacher à Gas-
pardo mon trouble, ma frayeur; mais
un jour, mon père, il découvrira tout, et
ce même jour, la violence de sa haine
pour les nobles et la force de son amour
pour moi se réveilleront ensemble.... il
attaquera le gouverneur en face... Le gou-
verneur, qui charge de sa défense ses va-
lets, ses assassins.... Gaspardo deviendra
leur victime... mon père; et je sens que
si Gaspardo meurt, je ne pourrai lui sur-
vivre.
LE PASTEUR. Ne désespérons pas, Ca-
tarina.
CATARINA. Hélas! mon père, tant de
malheurs nous ont atteints depuis que le
duc de Milan a nommé son fils gouver-
neur de Plaisance...
LE PASTEUR. Vôus avcz raison , mon
enfant... avec cet homme sont venus nos
malheurs.... Prenez garde, ma fille, et
suivez mon conseil...
CATARINA. Que faut-il faire, mon père?
LE PASTEUR. Exiger d'abord que Gas-
pardo reste sans cesse auprès de vous...
et dans quelques jours, il vous faudra tous
deux quitter Plaisance. "•
CATARINA. Oh! oui, mon père!
comment décider Gaspardo à >■
cabane et le solde Plaisance »
Comment l'y décider sans ëv
soupçons ?
LE PASTEUR. Nous cherd..
moyen.
SCENE IL
Les Mêmes, RAPHAËL, PIÉTRO.
PIÉTRO , oprh avoir regardé de tous /es
calés. Gaspardo n'est pas encore de retour ?
CATARINA. Pas encore.
RAPHAËL. L'heure à laquelle il rentre
d'ordinaire est passée depuis long-temps.
CATARINA. H ne peut tarder...
PIÉTRO. Nous permettez-vous, bonne
Catarina, de l'attendre ici?
CATARINA. Voulez-vous dcs dés pour
jouer, en l'attendant?
PIÉTRO. Non, merci... deux escabeaux
pour nous asseoir... voilà tout.
(Ils s'assoient.)
LE PASTEUR. Comment, Piétro , vous
refusez de jouer aux dés?
PIÉTRO. Oui, pasteur Sanutlo.
LE PASTEUR. De grâcc , expliquez-moi
la cause d'un si grand changement.... H
y a trois mois environ , on était sûr de
trouver, à toute heure du jour , Piétro le
* Catarina, le pasteur, Pit'tro, Raphaël.
GASPARDO.
lazzaione, jouant aux dés sur la piazza
même, en plein soleil... quand des enfans
se querellaient ou se battaient, c'était
toujours Piétro qui les excitait... quand
les gens du guet étaient battus à Plaisance,
c'était encore Piétro qui battait les gens
du guet.... Maintenant on ne voit plus
Piétro jouer, en chantant, sur la piazza...
ou rangeant les enfans en bataille , ou se
révoltant contre le guet... Et pourquoi
tant de sagesse?
PIÉTRO. Il y a trois mois, pasteur Sa-
nulto, j'avais une sœur jeune et pure,
folle et joyeuse comme moi... supportant
gaîment la misère, et priant saintement
la madone voilée des jeunes filles... De-
puis lors, le duc Yisconti, gouverneur de
Plaisance, a séduit et déshonoré ma sœur.
Piétro le lazzarone souffre, et ne joue plus
aux dés... ma sagesse... c'est du chagrin.
LE PASTEUR , à part. Encore Visconti I . .
{A Raphaël.) Et vous, Raphaël le labou-
reur, autrefois, la procession du Saint-Sé-
pulcre ne sortait jamais sans vous trouver
agenouillé sur son passage.,., et ne de-
mandez-vous plus aux frères leur béné-
diction?
RAPHAËL. Autrefois, mon père, j'aimais
d'amour une jeune fille belle et pure, la
sœur de Piétro... nous devions nous unir
au prochain jour de Noël, et je rendais
grâce à Dieu; mais le gouverneur Visconti
a séduit et déshonoré ma fiancée, je n'ai
plus de grâce à rendre. Raphaël le Jabou-
reur n'a plus rien à espérer.
PIÉTRO. Frère I ton espoir et ma gaîté
reviendront le lendemain de la vengeance î
RAPHAËL. Ta gaîté, peut-être... mon
espoir , jamais !
CATARiNA. Pauvre Raphaël !
LE PASTEUR. Il y a dans le ciel une
justice égale pour tous , mes enfans... ne
doutez pas de la Providence , elle vous
vengera.
PIÉTRO. Oui, pasteur... la Providen-
ce... et mon stylet.
CATARINA. J'entends , je crois , Gas-
pardo.
(Elle sort à sa rencontre.)
GASPARDO , dans la coulisse. Attendons
d'abord donc!., attends donc !.. laisse-
moi me débarrasser de ce sac, de ce filet.
(Il entre et dépose son sac «t son filet.)
SCENE m.
Les Précédens, GASPARDO.
GASPARDO. Maintenant viens m'em-
brasser... {Il l'embrasse. ) et donne-moi
mon petit, que je l'embrasse à son tour.
CATAUI\A. Il dort.
GASPARDO. A-t-il souffert?
CATARIXA. Un peu... mais le pasteur
Sanutto m'a rassurée.
(Elle désigne le pasteur.)
GASPARDO , r apercevant. Salut et
merci au bon pasteur. ( Voyant Piétro et
Raphaé'l.)Y ous voilà, compagnons... vous
m'attendiez?..
PIÉTRO. Oui , tu es resté bien tard à
la ville.
GASPARDO. C'est qu'il s'y est passé d'é-
tranges choses...
RAPHAËL. Quoi donc ?
GASPARDO. Des arquebusades et des
coups de rapière.
PIÉTRO. Vraiment ?
(Tout le .monde entoure Gaspardo *.)
GASPARDO. Les compagnies de condot-
tières qui ont accompagné à Plaisance le
gouverneur et la noblesse de IMilan se
sont révoltées.
LE PASTEUR. Et pourcpoi ?..
GASPARDO. Parce que messieurs les no-
bles dépensent tant de sequins en fêtes et
festins, qu'il ne leur en reste plus pour
payer la solde ; et sous la conduite d'un
des leurs , dont on ignore encore le nom ,
troiscents condottières ont maintenu pen-
dant sept heures le feu contre deux mille
archers. . .
PIÉTRO. Et enfin?..
GASPARDO. Ils ont été forcés de se ren-
dre : les nmnitions leur manquaient ;
mais au moins le gouverneur aura reçu
une bonne leçon.
LE PASTEUR. Et qui nous coûtera cher
à tous... Que Dieu vous garde! (Bas à
Catarina. ) De la prudence, ma fille , je
reviendrai.
CATARINA^ prenant une lanterne. Je vais
vous éclairer, mon père, jusqu'au détour
de la route.
(Gaspardo, Raphaël et Pictro accompagnent le pas-
teur jusqu'à la porte; il sort avec Catarina.^
SCENE VI.
PIETRO , GASPARDO , RAPHAËL.
PIÉTRO. Nous sommes seuls'?
GASPARDO. Oui , qu'as-tu à me dire ?
PIÉTRO. Frère , depuis plusieurs jours
on a vu Visconti rôder auprès d'ici.
GASPARDO. En es-tu sûr ?
PIÉTRO. Raphaël a rencontré ce soir
son valet Riccardo.
* Catarina, le pasteur, Gaspardo, Piétro, Raphaël .
MAGASIN THEATRAL.
RAPHAËL. C'est vrai.
GASPARDO. Silence J voici Catarina !...
partez.
PIÉTRO. Et quand nous reverrons-nous?
GASPARDO. Avant une heure , à la ta-
verne.
PIÉTRO. C'est dit. ( A Catarina qui oient
d'entrer. ) Bonne nuit, Catarina ; que Dieu
vous garde !
CATARINA. Vous partez déjà ?
RAPHAËL. Jl le faut, il est tard... que la
madone vous protège , Catarina ; bonne
nuit.
CATARINA. Bonne nuit.
(Ils sortent.)
SCENE V.
GASPARDO , CATARINA.
GASPARDO , réfléchissant. On a vu le gou-
verneur rôder auprès d'ici.-*., qui l'y amè-
ne ?.. Dis-moi, femme !..
CATARINA. Que veux-tu , mon ami ?
GASPARDO. Depuis le jour où cet acci-
dent a conduit ici le gouverneur... il n'y
est jamais revenu , n'est-ce pas ?
CATARINA , précipitamment. Jamais !..
GASPARDO. Ainsi , tu ne l'as jamais re-
vu?
CATARINA , à part. Est-ce qu'il soup-
çonnerait?..
GASPARDO. Dis...
CATARINA. Je ne l'ai jamais revu.
GASPARDO. C'est peut-être le seul hom-
me qui t'ait vue, sans se dire : Qu'elle est
belle !.. Et j'en remercie Dieu , car...
s'il t'avait dit cela... mais , n'y songeons
pas.
CATARINA. Son empressement n'aurait
fait qu'exciter mon mépris.
GASPARDO. Oh ! je n'ai jamais douté de
toi, Catarina... toi ! ma foi! ma vie î
Mais l'amour de cet homme est une
passion brutale qui a pour complices l'a-
nathème et la violence , et contre laquelle
la vertu ne peut rien N'a-t-iî pas
cruellement enlevé la sœur de Piétro,
qui gardait à Raphaël son ame et sa
beauté?., n'a- t-il pas désolé vingt famil-
les?.. Etre aimée de lui, Catarina , c'est
être condamnée... Depuis quelques jours,
on l'a vu près d'ici... malheur à la femme
qui l'y amène !.. ou plutôt, malheur à
lui!
CATARINA , h part. Mo^ Dieu î que me
préparez-vous ?
GASPARDO, Vobserçani, Que penges-tu,
femme ?
CATARINA. Je pense , Gaspardo, que si
j'étais en butte à la passion du gouverneur,
moi , qui dois conserver à la fois la pu-
reté de l'épouse et de la mère, je pense
que je me souviendrais que ton stylet est
suspendu à ce mur , et que je défendrais
ton honneur , comme tu défendrais ma
vie.
GASPARDO , souriant. Bonne Catarina 1. .
mais il te tuerait !
CATARINA. Mieux vaudrait te laisser
veuf que déshonoré.
GASPARDO. Et ton petit enfant ?
CATARINA. Le ciel ne l'abandonnerait
pas... et d'ailleurs les chagrins d'une
mère flétrie, désespérée, n'empoisonne-
raient-ils pas ses jours d'enfance , ses plai-
sirs de jeune homme ?.. Mieux vaudrait
pour lui n'avoir jamais connu la sienne...
Il y a,Gaspardo, des liens entre les époux,
que la mort seule doit briser.
GASPARDO. Que tu mérites bien tout l'a-
mour que peut contenir le cœur d'un
homme!.. Que tu es belle !.. Si le gouver-
neur t'approchait ! .,
CATARINA. Dieu nous gardera d'un si
grand malheur , tant que tu seras près de
moi , Gaspardo. . . éloignons ces tristes
idées... ( Approchant un escabeau. ) As-
seyons-nous près l'un de l'autre... et par-
lons de notre enfant... de son avenir...
GASPARDO. Raphaël et Piétro m'atten-
dent à la taverne ; il est l'heure , je vais
partir.
CATARINA. Je t'en prie , Gaspardo , ne
me quitte pas ce soir...
GASPARDO. Et pourquoi ?.. ,
CATARINA. Cette révolte des condottières
a mis sur pied tous les gens du guet. . , sois
prudent , ne sors pas.
GASPARDO. S'ils viennent à moi,' je leur
dirai : L'on m'avait enfermé dans le mar-
ché pendant l'action... que me voulez-
vous?.. Va , ne sois pas inquiète... je re-
viendrai bientôt.
CATARINA. Ne me quitte pas, Gaspar-
do... je suis souffrante.
GASPARDO. Tu l'es toujours quand je
veux sortir.
CATARINA. C'est que mes nuits sont si
longues... et puis... {pleurant) je souf-
fre d'être toujours seule , abandonnée...
GASPARDO. C'est ça... pleure, mainte-
nant... pleure; c'est toujours la même
chose chaque fois que je vais à la taver-
ne... tu pleures... moi que ça attriste... je
souffre là-bas , tandis que tu te chagrines
ici... c'est aujourd'hui comme hier... ce
sera demain comme aujourd'hui... cane
peut pas changer... eh bien ! que la vo-
lonté de Dieu soit faite... il faut bien que
GASPARDO.
je m'y résigne... D'ailleurs, j'ai donné ma
parole... Adieu... ( Recenaiii prîs irellc.)
Allons, ne te désole pas... voyous... laisse-
moi partir heureux... et viens lu'embras-
ser. ( // l'embrasse.) Je reviendrai bientôt.
(II soit.)
eoodoos
»ode<doeoo«o90»QOi»90
SCENE VI.
CATARINA, seule, puis ViSCOINTl ,
RICCARDO , UN ESTAFIER.
CATAiiiNA. Il est parti , et maintenant,
j'ai peur... Si je le rappelais... si je lui
disais tout... Oli ! non, n'appelons pas
un malheur qu'avec l'aide du pasteur
nous parviendrons peut-être à éviter, et
plions la madone en attendant son re-
tour.
(Klle s'agenouille (levant une petite vierge. Un esta-
lier eutic silencieuseiueiit et fait signe à Visconti,
(jui entre (le la nicuie manière, suivi de Riceaido.)
viscOiNïi, àVeslofiei « i/ew/'-iWi. Main-
tenant, veillez à cette porte. ( L'cslafier
sort. A pari. ) Respectons sa prière. ( A
Riccanio, à derni-cuix : ) Tu es bien sûr ,
Riccardo, que Gaspardo n'est pas ici?
RICO \<VDO, df^ même. Je viens de l'en voir
sortir, et prend, e le chemin de la taverne,
où il va, (omme d'habitude, trouver ses
deux compagnons.
VISCONTI. C'est bien. {S'approchunl de
Catari//a, et élevant la voix.) Que vous êtes
belle ainsi, Catarinal
CATARINA, rf frayée. Quelqu'un!., ce
sont eux.
(Elle se lève.)
viscOi\Ti. Pourquoi vous eflVayer?..
Dites-moi, pour qui donc priez-vous avec
tant do ferveur?
CATARli\A. Je priais pour mon époux et
mon enfant, et je demandais à Dieu la
force et l'espoir.
VISCONTI. Et dans celte fervente prière,
pas un mot pour le prince ?
CATARINA. Chaque jour, les prêtres
prient pour vous, monseigneur.
VISCONTI. Ohl je donnerais toutesleurs
prières pour une seule de vous, qui rem-
plissez ma pensée; car, tandis que la fenune
du peuple oublie son souverain, le souve-
rain se souvient de la femme du peuple.
Je suis sans cesse occupe de vous , Catari-
na; je maudis votre passé; je vous plains
dans le présent, et je lis dans votre avenir;
dans le passé, je vous vois cruellement je-
tée aux mains du grossier Gaspardo.
CATARINA. C'est moi qui l'ai choisi,
monseigneur.
VISCONTI. Et cette première faute, Cata-
rina , entrahiera plus tard le repentir
comme le ferait un péché mortel. Dans le
présent, je vous vois tristement abandon-
née par cet homme qui vous délaisse pour
la taverne ; et dans l'avenir , je vous vois
mère d'un enfant qui , suivant la route
pernicieuse que lui aura tracée son père,
vous rendra malheiueuse. . . et je dis alors :
Mon Dieul faites que Catarina comprenne
mon amour et ma pensée; qu'elle suiveun
noble seigneur qui s'agenouilleradevanti a
beauté qui se fane inaperçue... et nous
élèverons tous deux son enfant, qui gran-
dira, riche de vertus et d'espérance.
CATARINA. La vertu n'est pas à votre
cour.
VISCONTI. Vous la jugez bien hardi-
ment, madame.
CATAUINA. Je la juge d'après vous, sei-
gneur, vous qui venez ici, souilhuit les lois
de la religion et de l'humanité, pour arra-
cher au pauvre homme sa femme et son
enfant... tout ce qu'il aime après Dieu.
VISCONTI. Eh bien! oui , la beauté de
Catarina a mis au cœur du prince un
amour coupable , peut-être , mais im
amour dévorant et profond... et je ven-
drais pour toi, fenune, ma gloire, mes ti-
tres et mon ame. {ArracJuiiU son collier, cL
le jclani à ses pieds.) Je donnerais pour toi
ce collier que le pape a béni... Viens,
obéis une fois au maître qui désormai
t'obéira toujours.
CATARINA, uQecjierlè. Il VOUS serait pli
facile, monseigneur , de vous f^iire suivi*
par la statue de marbre qui se tient debou
sur la tondje de votre mère, que par l'é-
pouse de Gaspardo.
VISCONTI. La statue me suivrail, si je la
laisais porter derrière moi par mes gens.
CATARINA, aprts aooir regarde le stylet.
Mais la femme résisterait.
VISCONTI. Peut-être pas, si je lui disais:
Catarina, dans quelques jours , il te faudra
mendier.
CATARINA, olvement. Avec Gaspardo?
VISCONTI. Non, seule.
CATARINA, effrayée. Que voulez-vous
dire ?
VISCONTI. Je veux dire que Gaspardo,
compromis aujourd'hui , sera proscrit de-
main.
RICCARDO, à part. Il se fâche eiiiia I
CATARINA. C'est infâme, monseigneur.. .
c'est injuste... mais je suis préparée à
tout... il n'y a pas de loi qui puisse em-
pêcher la fenmie d'un proscrit de l'accom-
pagner... je suivrai Gaspardo.
VISCONTI. Et c'est pour t'empêcher de
MAGASIN THEATRAL.
l'accompagner plus taid, que je veux que
tu me suives à cette heure.
CATARiNA. Je ne vous suivrai pas.
viscONTi. Je t'y forcerai.
CATARINA. Jamais !
BICCARDO, s' approchant. Seigneur, pour
entraîner la lionne dans le piège, l'adroit
chasseur emporte d'abord ses lionceaux .
VISCONTI, se dirigeant vers la coûte. Ta
as raison, Riccardo, j'emporterai l'enfant,
et la mère me suivra.
CATARINA, qui a décroché ie stylet^ hii
barrant le passage. IN 'entrez pas là, duc.''
malheur, malheur î si vous touchez à mon
enfant.
VISCONTI. Armée ! . Sachez, ma belle,
qu'en nuit d'amour , le gouverneur Vis-
conti porte une cotte de mailles à l'épreuve
du fer, et qu'il rit de la femme qui s'ar-
me contre lui.
CATARINA, effrayée» Au secours, au se-
cours !
VISCONTI. N'appelez pas... 'les portes
sont gardées. . . la mort à qui viendrait.
CATARINA, désespérée. Oh! mais, je suis
perdue.
VISCONTI. Comprends -tu maintenant
qu'il faut me suivre ?
CATARINA. Grâce, monseigneur. . . je suis
mère... grâce!
VISCONTI. Tu as repoussé mon amour ,
tu demandes ma pitié ?
CATARINA, à genoux. Je vous la demande
^enoux pour mon pauvre enfant.
VISCONTI. Je vous offre un asile à tous
ux.
CATARINA. Mais un asile de honte et de
désolation... Laissez-moi par pitié.
VISCONTI. Te laisser!.. Sais-tu, Cata-
rîna, que je me suis abaissé jusqu'à être
jaloux du pêcheur Gaspardo?
CATARINA, sereieçant. C'est mon époux,
seigneur.
VISCONTI. Oui, ton époux maudit.
CATARINA. Mon époux, que Dieu garde !
VISCONTI. Qui pourtant te perdra.
CATARINA. Seulement, si je meurs.
VISCONTI. Et j'aimerais mieux te savoir
morte pour tous, que vivante pour lui.
CATARINA, ai^ec calme. Si vous me tuez,
monseigneur , la femme de Gaspardo sera
morte pure.
VISCONTI, furieux. Malédiction î
CATARINA. Dites plutôt miséricorde.
VISCONTI, apec rage. La vassale me dé-
fie !.. A moi, mes estafiers !
CATARINA , désespérée. Seigneur, mon
Dieu ! vous m'avez donc condamnée !
VISCONTI, aux estafiers. Qu'on e» traîne
cette femme.
(fts éc<»Htcnt.)
CAtARiNA, fusant dans ie fond. Lâches,
lâches 1 '
VISCONTI. M'avez-vous entendu?
CATARINA, aux estojït^rs qui se précipi-
tent sur elle. hXchesl [Se frappant de son
slylet.) Vous m'emporterez mourante.
(EJI.e iomhc dans, leurs, bias.].
VISCONTI, effrayé. Elle s'est frappée... la
malheureuse !
CATARINA, wourante. Mon Dieu! pioté-
gez mon enfant... Duc, sois maudit.^
(Elle meui t.)
VISCONTI. Peut-être que des secours
pourraient encore...
RiCCAiioo. Appeler du secours, monsei-
gneur, serait tout rcvélej... Cette femme
était folle.
viscorvTi. Mais, elle était si belle J
RICCARDO. Elle vous préferait un ma-
nant.
«KB VOIX lointaine sur le iac.
Gai voyagciu' de uuit,
Rame sans bruit.
VISCONTI. Lnevoix!..
Quand Ja femme sommeille,
Quand l'amour la réveille,
Et quitnd il est miouit,
Ranie sans bruit,
Gai voyageur de nuit.
RICCARDO, pariant, tandis qu'on emktnd
chanter ou-dehors. C'est la chanson de Gas-
pardo ! Fuyons, monseigneur... suivea le
bord du lac, et moi, le chemin de la col-
line.
\lS.CO^Ti, aux estdfers. Vous, messieurs,
le justicier à des ordres à vous donner,, hâ-
tez-vous. [Leur jetant une I)owse,) Votre si-
lence vous est payé, partez. [Les çslafers
sortent.) Demain, Gaspardo ne sera plus à
craindre.
RICCARDO. Il approche, monseigneur...
hâtons-nous.
VISCONTI. Partons.
(Ils sortent de deux cote's opposes. On entend tout
près le refrain de la cbanson. Gaspardo païaît dans
sa barque, s'arrête, en descend, et entre dans
sa cabane en appelant.)
SCEJXE VII.
GASPARDO, CATARINA, morte.
GASPARDO. Catarina... me voilà de re-
tour. . . ne te désole plus. . . Où es- tu donc ?
[La i'oyant à terre.) Elle dort. . . Croyez donc
les femmes... « Quand je suis seule, Gas-
» pavdo, mes nuits sont si triste; mon 'm-*
GAS^àRDO.
» quiétude est si grande.» Et, "tandis que
je m'empresse de revenir, elle dort !.. Mais
j'ai cru , je crois encore... Du sang!.. Ca-
tarina frappée !.. du secours!, du secours î
Catarina... tu ne me réponds pas... ton
cœur ne bat plus !.. morte! oh î malheur î
Mon Dieu, Seigneur.. (5*^ redressant.) Qiû
me Ta tuée? qui, qui donc? {À la madone.)
Sainte Vierge ! Sainte Vierge des Dou -
leurs, dites-moi qui m'a tué ma femme...
montrez-moi son ombre, une trace de son
pas!., une trace !... un signe.... quelque
chose enfin! {Après ai^oir cherché, "it
trouve le collier. ) Un collier ! celui dn
gouverneur!.. Oh ! A'isconti ! Viscontî !..
{Se mettant à pleurer.) Tu l'as choisie pour
sa beauté... et tu l'as tuée pour sa vertu!..
Oh ! mais, je te tuerai, moi... {Se tramant
i^ers le mur. ) Des armes !. . des armes ! . . .
SCENE VTir.
GASPAKDO, JACOPPO SFORCE.
JACOPPO , // hrise une vitre et se précipite
dans la cabane. Qui que tu sois , sauve-
moi !
GASPARDO, comme effrayé , s'^approchant
de r étranger. Que veux-tu ?
SFORCE. La vie.
GASPARDO. Es-tu noble ?
SFORCE. Mon père était bouvier, et je
suis soldat.
GASPARDO. Qui te poursuit ?
SFORCE. Les nobles et leurs archers.
GASPARDO. Que te faut-il pour leur
échapper ?
SFORCE. Une barque qui me conduise
à Milan , où le vieux Visconti me fera
justice.
GASPARDO. Prends cette barque et ces
rames... va-t'en.
SFORCE. Merci î. . ( S\irrêtant au fond. )
Si jamais tues dans le malheur... toi, ton
père , ta mère, ta femme ou ton enfant...
le porte-enseigne Jacoppo Sforce n'aura
pas oublié qu'il t'aura dû son salut.
GASPARDO , à part. Mon enfant !..
SFORCE. Que le ciel te récompense!
(Il va pour sortir.)
GASPARDO , courant à lui. Mon pauvre
enfant !.. de grâce , écoute à ton tour. . .
SFORCE. Que me veux- tu?
GASPARDO. As-tu une femme?
SFORCE. J'en avais une.... elle est
morte.
GASPARDO. Des enfans?
SFORCE. J'avais «n fils, Dieu me l'a re-
pris.
GASPARDO. Et tu les aimais ?. .
SFORCE. Je les pleure depuis vingt
ans.
GASPARDO. Et si , outragé de sa vertu,
un noble avait assassiné ta femme lui ré-
sistant... qu'aurais-tu fait?
SFORCE. J'aurais arraché le cœur à ce
noble, et je serais mort de rage si le bour-
reau m'avait épargné... mais, où veux-tu
en venir ?
GASPARDO. Ma femme vient d'être as-
sassinée par le gouverneur de Plaisance. . .
SFORCE. Et tu veux que j'aide à ta ven-
geance ?
GASPARDO. Non!., non!.. ( Bésignantle
berceau. ) Mais , il y a dans ce berceau
mon pauvre enfant ! qui , demain , peut-
être, sera l'orphelin maudit pour lequel
il n'y aura ni asile , ni compassion...
SFORCE. Et que veux-tu de moi?
GASPARDO. Si tu dois la vie au père...
paie la dette à l'enfant. . . emporte-le dans
ta fuite... Si dans huit jours tu ne m'as
pas revu à Milan , tu prendras pitié , toi ,
de l'enfant du condamné... tu lui donne-
ras ton nom et sa part de ton pain... tu
seras sa famille, son refuge... et s'il en-
tend parler plus tard de Gaspardo le pê-
cheur, tu lui diras : C'était un pauvre
homme , qui est mort après avoir beau-
coup souffert.
(Il tombe anéanti sur un escabeau.)
SFORCE , allant prendre V enfant qui est
dans le berceau. Donne-moi cet enfant, que
je jure ici d'aimer autant que je plains
son pauvre père... et tu le retrouveras à
Milan !
GASPARDO. Si Dieu le permet.
SFORCE, entrant dausla barque y saisis'^
santles rames et s' éloignant, Gaspardo, dans
huit jours.... à Milan.
SCENE IX.
GASPARDO, seul, suivant la barque des
yeux.
Demain tu ne pauvre enfant ! tu ne
seras plus dans les bras de ta bonne
mère... mais Dieu t'a pris en pitié , puis-
qu'il vient de m'envoyer cet homme...
Eh !.. maintenant, Gaspardo peut frapper
sans retard... ( Il décroche une hache.)
Non!.. non!..(// la jette à terre,) Mon
stylet. ( Ne le 'voyant plus au mur. ) Qu'ai-
je fait de mon stylet ?.. Oh ! ma raison!.,
ma mémoire! ne m'abandonnez pas... en-
core. . une heure . . . une heure. . . de calme! .
s MAGASIN TIIEATRAL:
SCENE X.
GASPAUDO, RAPHAËL et PIETRO
accourant.
riÉTUO. Erèie î . . nous venons t*embras-
ser avant de fuir !.. j'ai lue Visconti!
GASPARDO. C'est impossible !
RAPHAËL. Je viens de pousser son cada-
vi'e dans les broussailles , au pied de la
colline... il est mort.
GASPARDO, ramassant sa hache. Peut-
être respire-t-il encore!., conduisez-moi
près de lui !
PlKïRO, l'arrêtant. C'est inutile... j'ai
frappé droit au cœur.
GASPARDO, ui^ec désespoir. Et je n'ai plus
de vengeance !
PiÉTRO , stupéfait. Qu'as*tu donc , Gas-
pardo?..
GASPARDO , tirant le rideau qui cachait sa
femme. Voyez , frères !.. voyez !..
PIÉTRO et RAPHAËL. Catarina !..
GASPARDO. Morte!., assassinée par le
gouverneur !
PIÉTRO^ Ah ! j'ai frappé trop tard !
GASPARDO. Par lui!., lui qui m'écbap-
^*^e î . . oh ! . . le sang !.. le sang. . m'étouffe ! . .
U tombe dans leurs bras. Les deux autres
asseyent prts de la table.) Oh ! mon Dieu !
e n'ai plus rien au monde !.. et je puis au
moins mourir !
RAPHAËL, Et ton enfant, Gaspardo!..
ton enfant...
GASPARDO, se soutenant. Je ne l'ai plus,
frères!., je ne l'ai plus.
PIÉTRO , courant sous la voûte. Il n'est
plus là !
GASPARDO. Tout-à-l'heure, un homme,
poursuivi pai' la loi , est venu me demander
secours... moi, qui , dans le délire , pres-
sentais le meurtre et l'échafaud , je lui ai
dit : Emporte ce pauvre enfant dans ta
fuite... ma barque les a emportés tous les
deux.
riÉTRO. Quel est le nom de cet homme?
GASPARDO. Son nom?., c'est le porte-
enseigne Jacoppo Sforce.
PIÉTRO. Le chef des révoltes !.. sa tête
est mise à prix.
GASPARDO. Il est sauvé... mais il em-
porte mon enfant.
PIÉTRO. Hâte-toi de l'atteindre... hâte-
toi , Gaspardo !
RAPHAËL. Demain , frère , le corps du
gouverneur sera trouvé... il nous faut fuir
sans retard... partons tous trois, compa-
gnons ; le ciel a fait de nous une trinité
malheureuse, ne la brisons pas... Cou-
rons ensemble sur les pas du condottier,
puis nous suivrons une route au hasard ,
et , s'il nous faut demander l'aumône en
chemin , nous aurons plus de courage , eu
pensant que nous aurons un enfant à nour-
rir.
GASPARDO , se levant précipitamment. A
Milan! frères... à Milan !
RAPHAËL et PIÉTRO. Partons !..
GASPARDO , sarrêlan t près de sa femme.
Mais, elle... mais Catarina '..Pauvre bien-
aimée, demain, la charité publique te don-
nera un coin de terre dans le cimetière du
pauvre... et le pasteur Sanutto bénira ta
dernière demeure... Seigneur !.. elledevait
donc bien souffrir dans l'avenir, que vous
l'avez rappelée vers vous au printemps de
sa vie ?
RA.vn\EL, s' agenouillant. L'ame du juste
a sa place dans le ciel. Seigneur!. . re-
cevez son amc !
viÉTnO, s'agenouillant. Seigneur!., rece-
vez son ame !
GASPARDO, s'agenouillanf. Seigneur!..
SeigneiMÎ.. recevez son ame...
(Penrlantlcs deux dernicies phrases, des soldats ont
gaiiii ic fond ; les trois eslaliers sontentiés dans
la c«bane,)
SCENE XI.
Les Mêmes , Estafiers, Soldats.
UIV ESTAFIER , frappant sjir l'épaule de
Gaspardo. Par ordre du gouverneur Vis-
conti... déclarés tous trois complices des
révoltés, vous êtes nos prisonniers.
GASPARDO.
d
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ACTE PREMIER.
Une salle brillante du palais Contavini h Milan, prëcctlant d'autres salles somptueuses et décorées pour une fée.
portes ouvertes. Table de jeu, lustres, etc.
A droite une fenêtre ; au fond, grandes
dOOO(3eO@@QOO« BOO00O0OQ€>9O0OOQ000O0®©@000000
SCENE PREMIERE.
MTCHÏELLT, BRABANTIO.
(Michielli regarde par la fenêtre ; Brabantio entre
par le fond, et descend la scène en le considé-
rant.)
BRADANTIO. Salut à Michielli.
MicniELLï, se retournant avec hésitalwu.
Saint, monseigneur.
KRAnANTio, riant. Tu m'appelles mon-
seignoui !... Par saint Jean! tu reconnais
bien mal un ancien condottier de la bande
invincible , dont nous faisions tous deux
partie quand le vieux Sforce la connnan-
dait.
MiCiiiELLT. Ehî n'est-ce pas Brabantio?
BRABAIVTIO. ï^ui-même I
MiCîliELLi. Et comment te trouv^es-tu,
ce soir, vêtu comme un seigneur, et invité
au bal du procurateur Contaririi?
BRABANTIO. Hélasî mon ami, depuis dix
ans^que notre bande a été dissoute par l'é-
lévation de notre chef à la dignité de con-
nétable et général des armées milanaises,
j'ai tout fait, excepté fortune... et je suis
maintenant espion de notre souverain Ma-
rie Visconti.
MICHIELLI. Et c'est comme espion que
tu es admis à la fête de ce soir?
BRABANTIO. Précisément.
MICHIELLI. Je ne m'étonne plus.
BRABANTIO. Que veux-tu , Michielli....
ilfaul bien gagner sa pauvre vie... Et toi,
que fais-tu?
MICHIELLI. Je suis guide dans les gar-
des particuliers du procurateur , et par
anticipation, chef des familiers du palais
Yisconti.... j'arrête et je mets à la torture
tous ceux que tu dénonces.
BRABANTIO. Tu fais là deux vilains mé-
tiers...
MICHIELLI. Que veux-tu , Brabantio, il
faut bien gagner sa pauvre vie.
BRABANTIO. C'est trop juste !..
MICHIELLI, regardant dans le fond. Voici
le procurateur. .. . Je crois vraiment, Bra-
bantio, qu'il est avec sa femme, la jeune
comtesse Blanche de Visconti.
BRABANTIO. Cela te surprend?
MICHIELLI. Oui, parce que depuis trois
mois qu'ils sont mariés, la comtesse a tou-
jours habité sa villa sur le bord du lac...
Le procurateur n'est jamais sorti de ce pa-
lais, et je suis tenté de croire qu'ils se par-
lent aujourd'hui pour la première fois.
SCENE M.
Les Précédens, LE PROCURATEUR
CONTARINI, BLANCHE DE VISCON-
TI, LE FRANCISCAIN RAPHAËL.
CONTARINI, entrant par le fond (Wec Blari"
che. A peiue arrivée, comtesse, vous vous
occupez déjà de votre prompt départ?
BLANCHE. Comte , j'ai cédé à vos désirs et
aux instantes prières de votre favori Riccar-
do, en quittant ma solitude au bord du lac,
ma madone et mon prie-Dieu, pour venir à
cettefète.. Il estjuste qu'à votre tour vous
cédiez aux miennes, en me permettant
d'aller retrouver bientôt ce que je n'ai
quitté qu'à regret.
CONTARINI. Je cède, madame... mais je
m'étonne souvent, je l'avouerai, que vous,
la fille du duc de Milan, et la femme du
procurateur de Saint- Pierre, soyez si rare
au palais Contarini. (^Aperccoanl Brahan-
t'io.) Ah! vousvoilà, 'Qv?(h'à\\\\o\ [Brabantio
s' incline. A Michielli. ) Et que veut Mi-
chielli?
MICHIELLI. Seigneur, combien d'arqué
busiers prendront les armes pour saluer,
leur arrivée, le connétable et le commandant
Francesco Sforce?
CONTARINI. Deux compagnies.
MICHIELLI. Autant que pour le duc de
Milan?
CONTARINI. Nous donnons une fête cette
nuit à cause de la victoire remportée sur
le comte de Carmagnola... Le commandant
Francesco commandait notre armée... le
peuple attribue à l'habiletéduclief un suc-
cès qui n'e^t dû qu'à la bravoure de nos
soldats... et nous voulons, ce soir, mentir
avec le peuple, et recevoir les Sforce avec
une magnificence triomphale.
MICHIELLI. C'est bien, monseigneur.
CONTARINI. Maintenant va dire à Gas-
pardo, le patron de mes gondoliers, que je
l'attends ici... allez. [Michielli et Brahan^
iio sortent ; à Blanche.) Vous le voyez,
comtesse... je vais donner des ordres pour
votre départ.
BLANCHE. Je vous en remercie.
GASPARDO, entrant. Vous m'avez fait
appeler, monseigneur ?.. .
CONTARINI. La comtesse retournera
cette nuit même à notre villa; qu'à minuit
ses rameurs soient prêts , que sa gondole
soit sous cette fenêtre.
ao
MAGASIN THEATRAL.
GASPARDO. Esl-ce tout, monseigneur?
CONTARINI. C'est tout... {Gaspardo soH ;
après avoir regarde par la Jejiêtrc.) Je vois
déjà sur le canal Tesineïlo des gondoles
de nobles et de sénateurs qui se rendent
à notre bal... A voir ainsi les canaux se
couvrir de gondoles illuminées, qui sem-
blent se poursuivre, on se croirait au sein
de Venise la belle. . . mais déjà les gondoles
s'arrêtent à l'entrée du palais... et, pour
en faire les honneurs... je vous devance,
madame... en vous attendant bientôt.
(Il lui embrasse la main, et sort.)
SCENE III.
RAPHAËL, BLANCHE.
BLANCHE. Eh bien! mon père... êtes-
vous content de moi?
RAPHAËL. Oui, ma fille... oui... évitez
le monde; et surtout le monde où vous
devez rencontrer le commandant Fran-
cesco. La femme dont le cœur était rempli
de la pensée d'un absent le jour de son
mariage, doit consommer le sacrifice, doit
être forte.
^ BLANCHE. Je le serai, mon père...
RAPHAËL. Méfiez- vous surtout du coiu-
isan Riccardo.
BLANCHE, l'apercevant. Le voici, mon
père.
RAPHAËL. Déjà!...
RICCARDO , à part. Encore ce moine \ {A
des invités qui sont en dehors. ) Par ici, mes-
sieurs ! voici la comtesse. (// entre accom-
pagné de Fahricio , Tiepolo , Melatta. A
Blanche.) Que nous soyons les premiers à
vous saluer ce soir, comtesse Contarini.
BLANCHE. Je suis reconnaissante de vos
hommages , messeigneurs. ( A Melatta.)
Comte Melatta, vous êtes bien bon de vous
être hâté près de moi. {Apercevant Fahri-
cio.) Salut au capitaine Fahricio. [Remar-
quant Tiepolo.) Quoil... le sénateur Tie-
polo... ici, ce soir?
TIEPOLO. Vous devez être en effet sur-
prise , comtesse , de voir l'homme sombre
au sein de la gaîté ; c'est qu'après une vic-
toire comme celle du commandant Fran-
cesco, tous les Milanais doivent prendre
une petite part de la joie universelle.
RICCARDO. Et comment s'étonnerait-on
de voir ici l'austère sénateur Tiepolo?
(désignant RaphaëL) n'y voyons-nous pas
le franciscain Raphaël , qui a déserté sa
cellule et son angélus pour venir aussi fêter
le commandant?
HA^KACt. Est-ce que ma présence ici
vous gêne, justicier Riccardo ?
RICCARDO. Bien au contraire , elle me
réjouit d'autant plus que j'ai une grande
nouvelle à vous apprendre.
RAPHAËL. Je vous écoute.
RICCARDO. En signe d'estime et de con-
fiance, notie saint-père le pape demande à
Milan un de ces pieux ministres pour sié-
ger au saint conseil... et j'espère que l'in-
fluence du procurateur Contarini et la
mienne décideront le duc à vous investir de
cette charge, et que demain vous partirez
pour Rome , la ville sainte, le siège de
l'JÉJglise...
RAPHAËL. Dieu est partout... Demain
je refuserais de partir,
RICCARDO. Milan accorde à son envoyé
trois mille sequins par an , et le droit de
porter la croix d'or et la chappe de velours.
RAPHAËL. Je suis assez riche pour faire
l'aumône; et puis, lorsqu'à mon âge on n'a
pas de remords , qu'on croit à la vertu ,
qu'on croit à l'amitié , l'on n'envie ni la
fortune, ni les dignités.
RICCARDO. Croueà l'amitié; c'est folie...
se vanter de croire à la vertu, c'est inentij-.
BLANCHE, indignée. Riccardo!...
RAPHAËL. Oh I calmez-vous, comtesse,
il y a des outiages qui n'ofiensent pas
mais, comme c'est devant vous tous que le
seigneur Riccardo vient de méjuger, qu'il
me soit permis de lui dire devant vous, à
mon tour, que j'ai consciencieusement étu-
dié les hommes et compté mes heures de
souffrances et de bonheur avant de me
prononcer ainsi ; car moi aussi, Riccardo,
j'ai eu mes jours de douleur et de déses-
poir... Il y a vingt-cinq ans, environ, je
fus injustement chassé d'Italie, déporté
comme malfaiteur et rebelle ; deux inno-
cens compagnons partagèrent la même in-
justice, la même infortune, et tous trois
nous partîmes n'ayant pour soutien que
notre union malheureuse, que l'on brisa
bientôt en nous séparant cruellement. La
galère d'exil qui nous portait s'ari-êta de
loin en loin pour déposer à terre mes deux
pauvres amis, et me conduisit enfin seul
dans un pays lointain, où je voulais mourir,
quand des pèlerins me prirent en pitié,
me consolèrent en me répétant les saintes
paroles de résignation du Christ; et c'est en
écoutant parler ces hommes pieux, que
l'on appelait les moines de Saint-François,
que j'ai appris, Riccardo; à croire à la
vertu... Quelques années plus tard, le
temps de mon exil étant expiré, franciscain
moi-même, j'arrivais à Milan, où j'avais
lieu d'espérer que je retiouverais pies
GASPARDO.
iS
deux compagnons , si le ciel avait veillé
sur eux; et comme j'entrais dans une
auberge, aux portes de la ville, afin de m'y
reposer un peu, j'y entrevis deux hom-
mes assis auprès d'une table. Leur conver-
sation vint jusqn^à n>es oreilles, et voici
ce que j'entendis... L'un d'eux disait à
Uautie : « Dieu nous a permis de nous
» retrouver tous deux, frère, laissons sur
« cette table un troisième gobelet pour
» le compagnon Raphaël, et près de nous
» un troisième escabeau, afin que, si Dieu
» nous le renvoie un jour, il voie en ar-
» rivant que nous songions à lui... » Chan-
celant, je me levai... m'approchai de la
table, m'assis silencieusement sur l'esca-
beau que l'on avait préparé pour moi...
mes deux amis me leconnurent... nous
tombâmes tous trois dans les bras l'un de
Tautre, et c'est alors, Riccardo, que j'appris
à croire à l'amitié.
(Fanfares de trompette»..)
LA VOIX n'im héraut , dans icfimd,
Plwce à son altesse Marie- Visconli, duc et
protecteur de Milan... place au duc î...
BLAT^CHE. Allons, m 0*5 seigneurs. . . je
vais embrasser mon père ! venez saluer
votre prince...
( Ils montent Ja scène
fond, suivi de beaucou
rini. A ceux qui Taocompagnetit
lIè DtJiC. Oui, messieurs, j'ai recules
ambassadeurs de Venise, qui offrent de
nous rendre les citadelles du Brescian, si
nous voulons leur accorder une trêve de
cinq ans. J'ai cru devoir vods faire part
ce soir de cette soumission de Venise,
Vorgueilleuse cité. {Prenant sa fille par
la matn et (Jesce/idanf ta scène.) Te voilà
donc, ma fdle... (Jux seigneurs.) SaUu,
inesseigneurs...
BLAi%cilE. Laissez-moi vous embrasser,
mon père...
VISCONTI , aprts l'avoir embrassée. Que
tu es belle ce soir... que cette parui^ te
sied bien!.. Laisse-moi te contempler tout
à mon aise , car c'est seulement pendant
les heures de fêtes que Dieu a donné aux
souverains le temps d'admirer leurs en-
fans. ( Clameurs au deJiors.) Quels sont ces
cris .-*
(Cris.) -
COiVTARiîVi. Ceux du peuple, sans doute.
"VISCONTI. Et pourquoi ?
CONTARi:\l, appelant. Michielli I Gas-
pard© !.. quelqu'un. {Gaspardo paraît.)
Pourquoi ces clameiu's dans les rues.
(Cris.)
GASPARDO. C'est le peuple qui salue de
.o*. T
le duc Visconti paraît au
p de monde et de Conta-
ses acclamations le connétable 'cî^j^j^ ^^^
se rend ici avec le vainqueur dé v. • c
gnola, le commandant... son fds.
VISCONTI , à part. Je m'en doutais.
( Nouveaux cris. La foule remonte la scène^
excepté Visconti ^ Contarini et Riccardo. ^)
Voilà bien les Milanais, qui s'inclinent
jusqu'à terre quand le connétable vient
sur leur passage!
COiVTARiNi. Vous avez dû laisser s'éle-
ver l'idole à votre droite, et le peuple
adore l'idole.
VISCONTI. J'ai acheté l'alliance du re-
doutable condottier en le faisant général
de mes armées, parce qu'il le fallait.
CONTARINI. Oui, mais depuis ?
VISCONTI. Depuis, j'ai vingt fois poussé
le connétable sur le champ de bataille; il y
a toujours trouvé la victoire, et jamais la
mort.
CONTARINI. Oh!., ce n'est pas le conné-
table septuagénaire, qui m'inquiète au-
jourd'hui ; il se courbe si près de la terre,
qu'il ne tardera pas à s'y ensevelir : c'est
îe commandant , son fils, qui a déjà hérité
de l'amour de l'armée. Duc !.. le conné-
table s'est contenté du titre de grand
homme de guerre... mais, si, plus ambi-
tieux , le commandant allait rêver le
trône!
VISCONTI. J'y ai déjà songé.
CONTARINI. Et vous avez songé aussi ,
n'est-ce pas, qu'il faut le perdre avant
qu'il acquière la conviction de sa force ?
VISCONTI. Prenez garde , seigneur , le
peuple veille sur lui...
CONTARINI. Vous l'avez toujours craint.
VISCONTI. Il y a vingt-cinq ans, sei-
gneur Contarini, quand j'étais gouverneur
à Plaisance , un homme me frappa d'un
coup de stylet, et quoique j'eusse une cotte
de mailles sous mon pourpoint , il me
fractura la poitrine et me laissa sur la
poussière, oti je serais indubitablement
mort, sans le secours de Riccardo...
RICCARDO. C'est vrai.
VISCONTI. Et depuis vingt-cinq ans, cette
blessure m'a fait souffrir tous les joui's...
voilà, voilà pourquoi j'ai peur.
CONTARINI. Flétrissons donc d'abord le
commandant aux yeux de ce peuple si re-
doutable.
VISCONTI. Et par quel moyen?
CONTARINI. Cherchons, et nous trouve-
rons.
VISCONTI. Moi, j'en doute...
CONTARINI, à Riccardo. Et toi, Ric-
cardo ?
''' Contarini, Visconti, Riccardo,
ta
MAGASIN THÉÂTRAL.
FRANCESCO. Oh ! ne me quittez pas ainsi,
madame; ne me laissez pas croire que vous
m*avez maudit, parce que je vous ai mon-
tré la blessure de mon ame.
BLA.NCUE, à partj cachant son risttgedans
ses mains. Oh ! sa voix me fait mal.
FRANCESCO. Et peut-ètre ma souffrance
a-t-elle un instant égaré ma raison?
BLANCHE , cachant son visage dans ses
mains, à part. Et lui aussi souffrait!
FRANCESCO. Avant de me quitter, Blan-
che... rien qu'un mot... mais un mot de
pardon... J'aurais dû me taire, je le sais.,,
mais il faut que la plainte s'échappe quand
le cœur ne peut plus l'étouffer...
BLANCHE, effrayée. Laissez*^noi , com-
mandant... laissez-moi.
(Elle monte la scène et rencontre Ropïîaëî.)
RAPHAËL. Il est minuit, comtesse... vos
rameurs vous attendent. . . Mais qii'avez-
vous?.. vous avez pleuré... ( Apercevant
Francesco.) Le conunandant !..
FRANCESCO, à part. Elle pleurait !
BLANCHE. Oh: pourquoi m'avez-vous
quittée, mon père?
RAPHAËL. On m'y a forcé, ma fille...
BLANCHE. Oh! j'ai hâte, mon père, de
sortir de ce palais.
RAPHAËL. Venez... mon enfant... évi-
tons que l'on remarque votre départ ; hâ-
tez-vous.
FRANCESCO, S* approchant. Partir!
quitter sitôt la fête...
BLANCHE. Il le faut, commandant. (//
Raphaei.) Aàien , mon père.
RAPHAËL. Je vous accompagnerai jus-
qu'à votre gondole , mon enfant.
(Ils sortent ensemble.)
SCENE Yl.
FRANCESCO, 5e«/.
Elle pleurait !... Oh î elle m'aime!...
elle m'aime... Une larme... une larme de
Blanche versée pour moi !.. . Oh ! . . . l'on dit
vrai, quand on dit que le rire est près des
pleurs. ( Apercevant le connétable qui lient
à lui.) Mon père!
eo9 000090300 9oe9<90 00e (g>@o eooeooeooooooeoooo
SCENE VII.
FRANCESCO, LE CONNÉTABLE.
LE CONNÉTABLE. Je te cherchais , Fran-
cesco... je me suis mêlé à tous les groupes
de jeunes hommes, &. je ne t'ai pas trouvé
partageant leur joie... Pourquoi cela?
FRANCESCO. Je me suis éloigné du
monde pour être un instant seul mon
père.
LE CONNÉTABLE. Et pourquoi ce be.soin
de solitude et cette préoccupation conti-
nuelle, qui te poursuit même au sein
d'une fête?.. Depuis ton retour à Milan ,
Francesco , tu me caches un secret , et
peut-être un chagrin...
FRANCESCO. Je VOUS confierai tout, mon
père... mais confidence pour confidence.
LE cONNÉTABLii. Parle... que veux-tu?
FRANCESCO. Dites-moi , mon père , avez-
vous beaucoup aimé ma mère? \^Le conné-
table se détourne.') Avez-vous épi-ouvé que
près d'elle, la vie c'était le ciel ?.. et quand
vous l'avez perdue , jeune encore , n'avez-
vous pas cru d'abord que le monde «nti^
vous quittait?
LE CONNÉTABLE. Francesco! n'as-tu
pas rentarqué que chaque fois que tu me
parles de ta mère , cela me fait souffrir ?
FRANCESCO. Oui , mon père , et vous ne
me répondez jamais...
LE CONNÉTABLE. Alors , pourquoi m'en
reparler encore ?
FRANCESCO. Elle était donc bien cou-
pable ?
LE CONNÉTABLE. Ecoute , Fraucesco...
les fatigues et les blessures m'ont brisé, et
je n'ai mamtenant que peu d'années à
vivre., le lendemain de ma mort , tu trou-
veras un parchemin sur lequel seront
écrites mes dernières volontés ., et où j'ai
tracé quelques lignes qui t'apprendront
quelle a été la destinée de celle qui t'a
mise au monde. Tu le liras , ami, tu rem-
pliras mes derniers désirs, et tu me juge-
ras. Mais , de grâce , mon enfant , ta mère,
ne me reparle jamais d'elle.
FRANCESCO. Je ne vous en dirai plus
jamais un mot, mon père.
LE CONNÉTABLE. Et te VOilà pluS tHstC
encore.
FRANCESCO. Non, mon père... non, je
suis joyeux ce soir, et je veUx que cette
nuit soit comptée comme une des plus
belles de ma vie... vous quitterez le pa-
lais Contarini sans moi... j'attends ici plu-
sieurs officiers... qui doivent venir se
joindre à moi. .. nous voulons, entre nous,
achever gaîment la nuit.
LE CONNÉTABLE. A la bonne heure,
jeunes gens, de la gaîté , de la folie...
la vieillesse vient assez tôt... etd'ailleiurs ,
dans le métier des armes on ne sait qui
doit vieillir. Oui... je partirai seul, je te
laisse à ton rendez-vous , et sois bien gai ,
bien fou; si la tristesse revient. . . verse-
toi du vin de Chypre, et bois à plein
verre... A ton âge, Francesco... moi... )t
GASPARDO.
15
restais sous la table... en temps de paix...
mais jamais en temps de guerre... A de-
main... adieu!... (7/ monte la scène ^ s'ar-
rête et redescend. ) J'ai deviné la cause
de ta rêverie.... Est-elle bien jolie, celle
que tu aimés?
FRANCESCO , embarrassé. Mais , mon
père...
LE CONNÉTABLE. Allons, allons!... Je
te force à respecter mon secret, et je veux
respecter le tien... A demain.
(Il sort.)
SCENE VIII.
FRANCESCO, le regardant partir. Mon bon
père!... oh! si tu m'avais dit: J'ai aimé
ta mère de cet amour qui transporte et
dévore, je t'aurais confié ma folle passion
pour Blanche... Pauvre mère! son crime
était donc bien grand... oh! n'importe, je
l'aurais bien aimée ; et le ciel n'a pas per-
mis qu'elle vive assez long-temps pour me
laisser même un souvenir d'elle...
(Il reste pensif.)
SCENE IX.
FRANCESCO, GASPARDO.
GASPARDO , entrant par laporle de droite.
Les nombreux invités sortent déjà du pa-
lais. . . le bal s'achève. . . Raphaël et Piétro
ne vont pas tardera venir ; en les atten-
dant ( regardant dans le h al ) , si j e pouvais
entrevoir le commandant.
(Il s'arrête près des portes du fond et semble cher-
cher des yeux.)
FRANCESCO , sortant de sa rêverie. Mais,
en revanche... Dieu m'a donné l'amour
de Blanche... et cet amour sera désor-
mais ma compensation... ma vie... Sa
faiblesse l'a fait me fuir... ma volonté
ira au-devant d'elle... non pas demain...
ce serait trop tard pour moi... mais cette
nuit... à l'instant =. Où trouver une
gondole? (^Apercevant Gaspardo.) Ah ! voici
le patron des gondoliers du comte... ( //
va à lui et lui frappe sur V épaule.) L'ami !, .
GxVSPARDO fait d'abord un geste d'im-
patience , puis , reconnaissant Francesco ,
il sourit et se découvre. Que vous faul-il
de moi, commandant?
FRANCESCO. Une gondole.
GASPARDO. Volontiers...
FRANCESCO. L'air est frais... c'est une
belle nuit. Je veux me promener sur le
canal Tesinello.
GASPARDO . Yous accompagaerai-j e ? . .
FRANCESCO. Je ramerai moi-même..*
Ce qui serait un travail pour toi ne seia
que délassement pour moi.
GASPARDO. Je vais vous donner ma
nacelle; elle est légère et file comme un
oiseau... on l'appelle t Hirondelle.
FRANCESCO. Merci !.. Et si jamais, gon-
dolier, tu as besoin d^ la bourse ou de
la [)rotection du commandant Francesco
Sforce, viens franchement lui demander
l'une ou l'autre.
GASPARDO. Je n'ai besoin de rien ,
moi... pourtant si... j'osais... je vous de-
manderais...
FRANCESCO. Parle... que veux-tu?
GASPARDO. Votre main.
FRAi\CESCO, mettant sa main dans celle
de Gaspardo. De grand cœur, mon ami.
GASPARDO, balbutiant de joie. Ah !...
c'est que je vous aime... moi... comman-
dant...
FRAKCESCO. Et pourquoi cela?...qu'al«'
je fait pour toi ?... [Gaspardo déconcerté ne
sait que répondre. ) Réponds ?
GASPARDO , après une hésitation . Ce que
vous avez fait pour tous les gens du peuple^
qui tous vous sont dévoués.,. {^ Avec préci-
pitation. ) Mais... je vous ai promis ma
nacelle... commandant... venez! suivez-
moi... je vais vous montrer le chemin.
(Il sort à droite.)
FRANCESCO, le suivant. Maintenant....
à la villa du comte.
RICCARDO , qui a tout observé, quittant la
table de jeu et traversant ta scène. Le com-
mandant et Oaspardo viennent de sortir
unsevaYAc. fS'approclKtnt de la fenêtre.^
Oui.... les voici .... le commandant entre
dans une nacelle. Gaspardo partirait-il
avec lui ?... non , le comnmndant prend
les rames... il s'éloigne... {Descendant la
scène.) A toi, comte, à achever la partie que
je viens d'engager avec tant de succès...
( Regardant dans le fond. ) Déjà les salons
se dégarnissent . . . laissons d'abord partir
le duc de Visconti , puis nous ébruiterons
parmi quelques nobles le soupçon du procu-
rateur, qui, glissant de bouche en bouche
sera bientôt connu du peuple, etlamortdu
commandant paraîtra d'autant plus juste à
tous , qu'elle aura été prévue. . . ( Voyant
Gaspardo qui rentre.) Ah! voici Gaspardo;
songeons à tout ,.. (A Gaspardo ) Avant
une heure, ton seigneur aura besoin d'une
gondole ; que tout soit prêt.
GASPARDO. Lui faudra-t-il sa gondole
pavoisée?..
RICCARDO. Non, une pirogue qui puisse
glisser rapidement et sans bruit.
GASPARDO. Combien de rameurs?
16
MAGASIN THEATRAL.
RTCCARDO, s'en allant. Un seul... toi.
GASPARDO. C'est bien.
«eeoooooof
>eoo<3®ooooeoooooogoûOi (»
SCENE X.
GASPARDO, seul, puis PIETRO, puis
RAPHAËL.
GASPARDO. Une pirogue qui puisse glis-
ser rapidement et sans bruit... m'a-t-il
dit. . . Il y a là-dessous de l'amour ou de
la haine... Mais que m'importe à moi!...
{Apercevant Pirtro.) Voici Piétro.
piÉTiiO. Tu m'attendais, ami?
GASPAUDO. Oui.... je vous attendais
tous les deux.
PIÉTRO. Raphaël vient de me quitter,
il n'y a qu'un instant, pour se mêler à un
groupe de nobles et de sénateurs auxquels
lejusticier Riccardo semblait apprendre, à
demi-voix, une mystérieuse nouvelle....
Mais il ne va pas tarder à venir.
GASPARDO. En l'attendant , Piétro ,
parle-moi du commandant... est-il tou-
jouis triste, soucieux?..
PIÉTRO. Toujours...
GASPARDO. Vraiment!
PIÉTRO. Et depuis quelques jours, il
me fait mille questions sur sa mère.
GASPARDO. Et que lui réponds-tu?
PIÉTRO. J'élude le plus souvent la ré-
ponse; mais hier il me pressait si fort,
que j'ai été forcé de parler, et je lui ai
dit : Commandant ! il y a seuleuient
cinq ans que , me battant, comme volon-
taire, sous les ordres du connétable... je
le vis assailli dans le fort de la mêlée... je
volai à son secours, et la fiueur des enne-
mis se tourna contre moi ; j'allais suc-
comber, quand, à son tour, le général me
délivra l'épée au poing Dès lors, il ne
voulut plus quitter l'homme avec lequel
il avait échangé son sang, et meVamena à
Milan.... Mais jusqu'alors... j'avais été
proscrit, j'avais tristement vécu loin de
l'Italie, tandis que votre père avait épousé
et perdu votre mère, dont il ne m'a ja-
mais parlé.
GASPARDO , inquiet. Et que t'a-t-il dit
alors ?
PIÉTRO. Rien... mais je l'ai vu qui met-
tait sa main sur ses yeux pour essuyer une
larme...
GASPARDO. Pauvre]enfant... et tu crois,
Piétro, que j'aurais pu résister à de pa-
reilles épreuves.... toi qui me disais
Viens avec nous , tu seras gondolier du
connétable...
PIÉTRO. C'était pour qu's^u moins tu
» puisses voir le commandan t à ton aise.
GASPARDO. Oui!... mais je me serais
trahi, vois-tu, et tout cet échafaudage de^
gloire et d'avenir , si soigneusement con-
struit par le connétable, se serait peut-être
écroulé.... Non, non.... je suis entré au
service de Conlarini le procurateur, parce
que je l'ai reconnu pour le plus grand
ennemi des Sforce... ici... j'écoute... j'ob-
serve, et s'il se tramait quelque chose con-
tre celui que nous avons fait vœu d'aimer
en secret, je pourrais peut-être le décou-
vrir et prévenir le mal.... C'est ici mon
poste, Piétro... et puis, vois-tu?., quand
nous nous sommes retrouvés tous trois...
et que nous avons vu, d'un côté, Visconti
sur le trône, et de l'autre, mon petit Gas-
pardo devenu capitaine des armées , nous
avons oublié la vengeance pour aimer et
suivre, dans l'ombre, l'enfant du proscrit.
Nous avons puisé dans cette affection se-
crète une existence toute nouvelle
mais quelquefois, ma haine, ma soif de
vengeance, se réveillent avec le souvenir de
Catarina.
PIÉTRO. Comme la mienne avec celui'
de ma pauvre sœur.
GASPARDO. Eh bien! Piétro... quand je
lis dans l'avenir du commandant , je me
dis.. Taisons-nous!., veillons tous trois...
laissons aller les choses, et peut-être bien
qu'un jour nous serons vengés.
PIÉTRO. Et comment ?
GASPARDO. Chaque jour l'amour de
l'armée augmente pour le commandant et
diminue pour Visconti ; le conuuandant
s'élève... Visconti s'abaisse... et il pour-
rait bien se faire que plus tard... (Il
regarde autour de lui aoec méfiance. Ef-
frayé. ) Chut ! !
PIÉTRO , mystérieusement. Eh bien....
Gaspardo !..
GASPARDO , se rapprochant. Qu'est-ce
que c'est ?
PIÉTRO. Je crois aussi comme toi... que
ça pourrait bien arriver.
RAPHAËL , accourant. Frères , écoutez-
moi !..
PIÉTRO. Qu'y a-t-il donc ?
> RAPHAËL. Écoutez ! Je vous ai déjà con-
fié l'amour de la comtesse Contarini pour
le commandant.
GASPARDO. Oui , oui... toutes les fem-
mes l'aiment... Ensuite ?
RAPHAËL. Ce que je viens vous dire et
que je viens d'apprendre , c'est que le
commandant aime aussi la comtesse...
que Riccardo, l'espion qui a surpris ce se-
cret... vient d'en prévenir le comte , qui
surveille et jure de s'en venger. ( Gaspar^
do et Piétro font un mouvement. ) mais tout
n'est pas désespéré puisque Dieu, qui nous
a commis tous trois à la garde du comman-
dant nous en prévient à cette heure. .
Je déciderai la comtesse à quitter l'Italie...
Il me faudra quelques jours pour y parve-
nir... Jusque là, Gaspardo, ne quitte pas
un seul instant le procurateur... Le jour
compte ses pas.
GASPARDO. Ouil..
liAPHAEL. La nuit veille à sa porte.
GASPARDO. J'y veillerai.
RAPHAËL. Toi, Piétro... ne perds pas de
vue le commandant... Où est-il mainte-
nant ?
GASPARDO. Sur le canal Tesinello... Il
vient de me demander une gondole, et
tu penses bien que je me suis empressé
de le satisfaire.
RAPHAËL, Blalheureux !.. tu l'as per-
du !..
GASPARDO. Perdu !
RAPHAËL. Et ne vois-tu pas que l'amant
court sur les pas de la comtesse, et que le
mari va se bâter sur les pas de Tamant.
GASPARDO. En effet... ils m'en ont pré-
venu!., cette pirogue... et je n'ai rien
soupçonné!.. Frères î je vais me jeter sur
son passage...
RAPHAËL. Pars donc!.. [Leretenant. )
Non î écoute : du sang-froid... tu ne l'at
teindrais pas en cbemin, il est trop tard..*
Comment pénétrer dans la villa du comte.'*
GASPARDO
O
17
ui !.. un escalier tomnant qui est au
fond de la chapelle, ouverte à tout passant,
donne dans l'appartementdela comtesse...
mais comment ouvrir la porte?..
GASPARDO. Je la briserai... adieu!
(Il monte rapidement lascène; Contai ini et Riccardo
paraissent au fond.)
CONTARiNi. Holà! Gaspardo , nous par-
tons; es-tu prêt?
GASPARDO , froidement. Je suis prêt.
co^TARiivi. C'est bien.
GASPARDO, se rapprochant de Piétro et de
Raphaël. Oh!... ne tremblez pas , compa-
gnons; le comte n'entrera pas sans moi.
COXTARiivi, appelant. MichielU! Bra-
baiitio! (Ih paraissent.^ Mon épée, ma
cuirasse, mon manteau.
GASPARDO. Il demande son épée. (A
Piétro.) Ami! donne-moi la tienne...
PIÉTRO, /ui donnant son épée. Qu'elle te
soit fidèle comme je te le suis moi-même.
GASPARDO, mettant i'épée ci sa ceinture.
Non , non , Dieu ne permettra pas que
j'aie jeté mon enfant dans l'abîme...
COIVTARINI, il Michiclli et Brabantio, qui
viennent de L'armer, Suivez- nous tous les
deux. {A Gaapardo.) Allons, manant , en
route.
GASPARDO. Je vous suis, monseigneur.
{A ses deux amis en leur serrant les mains.)
Maintenant, mes frères, à la grâce de
Dieu!...
(Il sort à la suite de Contarini.)
ACTE DEUXIÈME.
PREMIER TABLEAU.
Une pièce de l'appartement de la comtesse Contarini dans sa villa sur le bord du lac Majeur.
SCENE PREMIERE.
BLANCHE, seule, puis FRANCESCO.
BLANCHE. Il m'aime! Franccsco
m'aime!., oh! combien cette pensée me
ravit et me poursuit... Il me semble que
je recommence une vie nouvelle... oh !...
qu'il me tardait d'être seule pour repasser
dans ma mémoire tout ce qu'il m'a dit ce
SOU'. . . Et pourtant mon saint confesseur me
disait. .Votre amour avoué, ma fille, devien-
drait un grand crime... et mon émotion
m'a trahie , sans doute , oîi me trahira plus
tard... car j'ai trop de bonheur à me sou-
venir pour pouvoir... oublier... {On heurte
à la porte. )i)\xWquua !... oh!... c'est sans
doute... le bon frère Raphaël, qui a com-
pris que sa fille a besoin de son seçpvus...
(Elle va ouvrir, et recule en s'ccriani.)Fva.ii'^
cesco ! . . .
FRAIXCESCO. Oui, comtesse... Francesco,
qui n'a pu rester au palais Contarini après
votre départ , et que le délire a poussé sur
vos pas.
BLANCHE , effrayée. Je vais appeler mes
femmes...
rR\yCESCO, l'arrêtant. Oh!... n'appelez
pas... comtesse je repars à l'instant
N'appelez pas , Blanche... laissez-moi vous
parler un instant seul, et soyez sansfrayeur,
car mon amour pour vous... c'est de l'a-
doration , de la pureté ; c'est autre chose
encore. .. mon Dieu., c'est de la haine pour
ceux qui vous ont mariée... vous , faible
enfant , au procurateur Contarini , que
vous ne pouvez aimer.
18
MAGASIN THÉÂTRAL.
BLANCHE. Je n*ai jamais dit cela...
FRANCESCO. Elle n'aime pas son époux.. .
celle qui, comme vous, se coiulamne à cette
triste solitude qui ternit l'éclat de ses plus
belles années... Elle n'aime pas son époux,
celle qui peut donner une larme à la dou-
leur de celui qui l'aimait et qui la voit
perdue pour lui...
BLAIVCHE , à part. I\îon Dieu!...
FRANCESCO, sc rapprochant. Oliî... si
près de moi vous avez un instant trem-
blé, ne me cachez pas cette émotion qui
est aujourd'hui ma seule espérance... si
près de lui vous avez soullert, ne me ca-
ches pas vos souffrances passées... car je
ne viens pas ici dans Tespoir de vous ren-
dre criminelle... je vous aime trop pour
cela... mais je viens pour protester contre
les actions de ceux qui se sont arrogé le
droit de me vouer au malheur... et peut-
être de nous y vouer tous les deux.
BLANCHE. Oh I retirez- vous I retirez-
vous, car c'est im crime déjà que de vous
écouter.
FRANCESCO. Non, pas devant Dieu, car
Dieu nepeul pas condanmer deux êtres qui,
cruellement séparés , cherchent à se ren-
dre supportable la vie qu'il leur a donnée.
Il faut que je vous parle, madame... parce
que je ne puis voir s'éteindre sans combat
le rêve de ma vie entière ; il faut que vous
m'écoutiez... parce que vous avez été sa-
crifiée»
BLANCHE. Je suis lieureuse...
FRANCESCO, ttçêc fKissioH. Non, vckus
ne l'êtes pas, madame, vous ne pou-
vez pas l'être, car je vous aime de trop
d'amour pour ne pas être aimé... parce
que mon ame a toujours trop cherché la
vôtre pom' qu'il n'y ait pas entre nous une
sympathie que ni la force, ni la raison, ne
peuvent détruire... Et quand j'étais là-bas
exposé aux chances des combats et de la
trahison... mon pressentiment était trop
grand pour ne pas être vrai... et je pres-
sentais, à chaque heure du jour, que tandis
que je pensais à elle... Blanche éprouvait
une secrète inquiétude pour le jeune
homme qui pouvait mourir sans avoir revu
sa patrie...
BLANCHE, «/?flr/. Hélas î...
FRANCESCO , continuant. Oh ! n'est-ce
pas, Blanche, que si le commandant Fran-
cesco était mort dans cette guerre, n'est-ce
pas que vous l'eussiez pleuré?
BLANCHE , m^ec entraînement. Oh! j'ai
bien souvent prié pour vous...
FRANCESCO. Vous avez prié pour moi...
Oh î Dieu vous a exaucé ; car vingt fois la
mort aurait dû m'attçindie; et je ne sais
quel miracle m'a vingt fois sauvé... Vous
avez prié pour moi ! et votre père est
venu jusqu'à l'autel où vous priiez pour
celui qui vous aimait , vous metti^
de force au doigt l'anneau de celui qui
n'aimait de vous que votre héritage à ve-
nir.
BLANCHE. Mon père avait besoin, pour le
maintien de sa couronne, des efforts du
procurateur et de ses partisans ; le comte
voulut ma main pour prix des secours que
lui demandait le duc de Milan.
FRANCESCO, ï interrompant. Oh! ne par-
lons pas du passé. .. Blanche, il y a dans le
passé quelque chose de fatal. A moi, pour
tout mon amour, vos rêves et les batte-
mens de votre cœur. Entre nous un
amour secret, exempt de déshonneur et
de larmes... Chaque jour dans le silence ,
l'un pour l'autre , une prière à la sainte
Notre-Dame-de-Bon-Secours... Nous som-
mes j eunes encore, Blanche. . . et peut-être
un jour... Dieu fera le reste.
BLAiMCHE.Oh! que Dieu nous pardonne
et vous entende !
FRANCESCO. Espérons en lui, Blanche...
et maintenant , merci, merci à vous qui
m'aurez fait aimer la vie... merci à vous
qui me faites aimer, adorer, la gloire et la
patrie.
(On entend pousser violemment mi verrou.)
BLANCHE, effrayée. Quelqu'un... mal-
heur!., c'est le comte.
FRAXCESCO. Non, ne craignez rien... la
fête le retient au palais Contarini.
BLANCHE. On vient. ..ne me quittez pas,
Francesco.., j'ai peur.
FRANCESCO. Et je vous Compromet-
trais peut-être en restant.
(Il court h la porte du fond et la trouve fermée.
Une autre porte s'ouvre, le procurateur paraît
cuirasse.)
BLANCHE et FRANCESCO. C'est lui !
CONTARINI , affectant un grand calme.
Commandant Francesco , je vous ai vu
prendre , en gondole , le chemin de ma
villa... et je me suis hâté , espérant vous
trouver ici... m'attendant... (Francesco fait
un geste de sur prise. )he conseil s'assemblera
bientôt pour délibérer sur la réponse que
Milan doit faire aux ambassadeurs de Ve-
nise, qui demande une trêve de cinq ans.
Et vous avez sans doute aussi pensé que
c'est une grave question dont deux hommes
d'état comme nous doivent préalablement
causer ensemble?
BLANCHE, à part. Que dit- il?
CONTARINI. Le duc veut accorder la trê-
ve., c'est, selon moi, mauvaise po.itiques.
{A sa femme.) Madame ; unç conversation
OàSPABDO
purement diploipatique serait sa»s charme
pour vous, et la présence de la fille du duc
Visconti pourrait nous gêner dans le juge*
ment que nous devons porter sur les ac-
tions de son père. (Lui prenant la main.)
Permettez -moi de vous accompagner. .
(Il la conduit h son ap parlement.)
SCENE H,
CONTARINI, FRAJNCESCO, puis
GASPARDO.
FRANCESCO, à part Pourquoi tant de dé-
tours...
C0]\TARIIVI, après açuir fermé les parles.
Tu ne savais pas que ie mari veillait,
Francesco,. tu ne savais pas que mes soup-
"çoiis avaient mis cette nuit des espions sur
te» pas; et tandis que tu me croyais encwe
étuojrdi par le plaisir, tu venais lâchement
touchera mon honneur... imprudent!
FRAi\€aESCO, Comte, j'ainkais Blanche de
ViacoiLli quand un sacrement la fit ta
femme. J'aurais dû re&pecter les lois de
réalise et àt^ hommes... }e n'en ai pas eu
la for**-. Tw veux une réparation ? Tii k
V'ois, je &tti$ 3ansi aii»e. ». tirais l'épée d'un
des gardies de ]»iiit rewkplaeera celle du
commandant... Viens... et si le ciel est
pour toi... mon stang lavera Hnjure.
ÇOXTARINI. Tu ne swtirasplus d'ici ,
Francesco...
FRAiieESCO. Et que veux-lu donc ?
C^iNTARirMï. Te punir.
fRANGjESCO, Mais©» homme d'honneur?
GONTÀRliMl. En hoiwm© qui v ient se
venger.
f RANCESCQ. Bkxime-moi donc une épée.
CO.\TARL\|. J'aurai >ph:is tôt fait de te
frapper sans pr^nckie di'ahoi,d la peine de
te désarmer.
FRANCESCO. Tu veux donc m'assassi-
i>er?
CONTARINI. Je veux que tu meures.
FRANCESCO , regardant autour de lui. Et
ces portes sont fermées !
CONTARINI. Tu voudrais fuir... n'est-ce
pas ?
FRANCESCtK. Non pas fuit... mais aller
voler ou mendier un© épée, et revenir ,
tête et poitrine déca^ivertes , me battre à
mort contre toi bardé de fer... voilà ce
quejie xoutdraiis...
CONTARINI. Tun€ sortiras pas...
FRANCESCO. Oh ! ... ce n'est pas l'épou x
qui vient se venger ici... c'est le procura-
teur qui vient assassiner le commandant,
qu'il n'osaitprovoquer en face. . Ce n'est pas
d€ i'auit^ur de ta kinme quç ti^es jaloux.
Contarini, c'est de celui du peuple... et tu
n'as pas d'aujourd'hui résolu ma mort ,
mais du joui où tu m'as vu passer triom-
phant sous les fenêtres de ton palais,
n'est-ce pas?... Tu parles de ton hon-
neur... mais ce n'est pas tan honneur of-
fensé qui t'a mis ton épée au poing... à
loi qui vois chanceler le trône où tu espères
monter... c'est ta frayeur de lâche... et
c'est elle aussi qui t'a couvert de cette
cuirasse... car tu crains encore que la vic-
time, en se débattant, ne t'arrache la poi-
trine de ses ongles.».,
CONTARINI. Tu m'outrages encore ?
FRANCESCO. Je veux jusqu'au dernier
soupir te jeter l'insulte.
CONTARINI. Si près de la mort $ong€
plutôt à ton ame ; car tu es tombé dans le
piège, et le piège est mortel. ( Tirant son
^/?ee.) A genoux, si tu veux mourir en chré-
tien..,.
FRANCESCO. J'aurais l'air de te sup-.
plier... {Cwi-ani (kufoud de ia seè»e^ et pas
d'issue... ukon Dieu !.. pas d'issue...
CONTARINI y séhuçani sur lui l'épée
It i^ét. Yain espoir > Fi ancesco î . . .
UASPA«J>0 y çittmni rapidcnuiii parla pem
tite f^rte ^i cwtduit à la chapelle , et préci^
pitunt le commandant hors de la chambre.
Par ici î. .. commai^dant... allez I I...
(Il 1 eferme brusquement la |x>rte, laisse tomber son
manteau, tire son épee, et marche sur Gontarini,
qui recule interdit.)
CONTARINI, le ifçonunissaat. Gaspardo
GASPARDO. Gaspardo, qui vient de sau-
ver le commandant J^'rancesto...
CONTARINI. Misérable I... va, les lois le
flétriront demaitu.. et toi..,
GASPARDO. Les lois ne le flétriront
pas.
CONTARINI. Qui l'empêchera ?
GASPARDO. Moi.
CONTARiivi. Toi ^ misérable valet l
GASPARDO. Je suis autre chose encore
qu'un valet.
CONTARINI. Quoi donc?
GASPARDO. Je suis le père de Frances- ^
co...
CONTARINI. Toi r son père?
GASPARDO. Moi, père du commandant
que Milan croit le fils du connétable.
CONTARINI. Francesco !... fils d'un ma-
nant... Je ne le tuerai pas... mais je lui 4
arracherai le commandement... je le fe-
rai descendre à ton niveau. ..
GASPARDO. Et savez-vous, maintenant ,
pourquoi je vous ai confié ce secret?
CONTARJNI. Pourquoi ?
GASPARDO. Parce que je sais que vous
avez juré la perte de moii enfaat... parce
20
MAGASIN THÉÂTRAL.
que je sais qu'il ne vivra que si vous
mourez , et que j'ai voulu, en m'enfer-
mant avec vous ici, commencer par pronon-
cer un mot qui m'obligeât à ne plus vous
en laisser sortir vivant.... Et maintenant,
défendez-vous...
C0.\TARINI. Contre toi!...
GASPARDO. Contre le père qui vient ar-
rêter le bras qui se lève pour poignarder
son fils... Défends- toi !.. .
CONTARINI. Pour répondre au valet qui
le provoque... {il court ouvrir une Jenêlre) un
noble appelle ses gardes.
GASPARDO, se jetant sur lui. Tu n'appel-
leras pas!...
CONTARINI, cherchant à se défendre. Ar-
rière I...
GASPARDO, le rens>ersantd'un coup d'épée.
Avec mon secret... la mort !... [Levant les
mains au ciel. ) Seigneur, il fallait qu'il
mourût pourque mon enfant puisse vivre.
Quand je t'amenai dans la pirogue, Con-
tarini î tu as dit à Riccardo : Quand j'ouvri-
rai la fenêtre qui donne sur le lac, vous
accourrez pour attester devant les gardes
que j'aurai tué le commandant pour ven-
ger mon honneur... Tu ne savais pas qu'en
appelant les espions tu préparais ma fuite. . .
Gontarini ! merci!...
(Il monte sur la fenêtre, met son epec dans ses
dents, et se jette à Tcau.)
SCENE III.
FRANCESGO, BLANCHE, RAPHAËL.
FRANCESCO, rentrant hahtant parla parle
qui lui a servi d'issue. Maintenant, Conta-
rini!... le fer croisera le fer Où est-il
donc?... oh î près d'elle!... sans doute.
(Il court ouvrir la porte deTappartement de Blanche.)
BLANCHE, paraissant. Francescoî..
FRANCESCO. Où est votre époux , Blan-
che, où est le procurat.eur?..
BLANCHE. Je ne sais. {Apercevant Conta'
rini II terre, pri's de la fenêtre ). Grand Dieu!
V\\\^£.lS.SQ.O, l'apercevant. Lui! frappé!..
{S'en étant approché.) Mort ! {Se relournant
vers Blanche.) Oh ! je suis innocent... Blan-
che... j'en jure Dieu!., je suis innocent!..
( Riccardo, Micliielli, Brabantio Qntrent précipitam-
ment suivis de gardes.
RICCARDO, s'anêtaal Stupéfait. Le com-
mandant debout! ( désignant Conta' ini ) et
le procurateur frappé!... Malédiction!....
{Aux gardes.) Qu'on s'empare de cet hom-
me.
(Brabantio et les gardes saisissent Francesco.)
FRANCESCO. Ah ! malheur I malheur !..
BLANCHE, apercevant Raphaël qui entré ,
et courant se jeter dans ses h ras. Ah ! mon
père !
RAPHAËL, dans la plus grande agitation,
descendant la scène avec elle. Que se passe-
t-il donc , mon enfant ?
RICCARDO. Yous arrivez à temps , Ra-
phaël , pour être ici témoin que nous ar-
rêtons le commandant Francesco , les ar-
mes à la main , auprès du comte assas-
siné...
RAPHAËL. Grand Dieu!. ..
Fi\A\CEiiCO, désespéré, ii part. Que dire?
mon Dieu !.. que faire ?..
RICCARDO. Messieurs , vous porterez
tous témoignage au tribunal... {AMi-
chielli. ) Jusque là, Michielli , rends au
procuraleiu' mort les honneurs qui lui sont
dus; vous, frère Raphaël consolez la
fille du duc de MiLui.. moi, je vais dres-
ser la sentence du fils du connétable.
(Blanche s'évanouit dans les bras de Raphaël.)
eeodoesooïoo^^oo «»ee9<M9ee9eo90o9oo 309999900900900 ^»99S99seo >^eo .^90dMeo99^
DEUXIÈME TABLEAU.
Uuc salle au palais ducal. Il fait nuit.
SCENE PREMIERE.
PIÉTRO, LE JOURNALIER.
piÉTRO. Les sénateurs vont se réunir
sitôt ?
LE JOURNALIER. Avant une heure.
pjÉïRO. Tous , encore fatigués du fra-
cas de la fête du procurateur... Quelle
importante question peut déjà les réu-
nir ?
OiE JOURNALIER. Le jugement d'un Cou-
pable.
riÉino. Et quel est ce coupable?
LE JOURNALIER. Je n*en sais rien... je
sais seulement que les familiers et les va-
lets de torture ont été mandés en même
temps que moi.
PIÉTRO, avec anxiété. Et vous avez
reçu l'ordre du procurateur?
LE JOURNALIER. ^Nou du justicier
Riccardo.
PIÉTRO , Il paît. De Biccardo!.. [Haut.)
Et quelle est la nature du délit.
. LE JQURNALiEp. Je n'en sais rien, bri-
GASPARDO.
21
gadicr... moi je fais
iii'inquiéter du reste..
mon service sans
. ( A (iemi-ooix.)
j'ai vu bien souvent que la prison gué-
rissait de la curiosité ceux qui semblent
seulement s'inquiéter des actions du sé-
nat... et je suis prudent.
(Il sort en emportant les lumières.)
SCENE II.
PIÉTRO, seul, puis, RAPHAËL.
PIÉTRO. Le justicier Riccardo a donné
des ordres... ni'a-t-on dit, le conseil va
se rassembler... qu'est-ce que ça veut
dire?., et, depuis trois grandes heures,
moi, je cours les rues , je cherche , j'at-
tends... et je n*ai vu ni Gaspardo , ni
Raphaël , ni le commandant... que s'est-
il donc passé ?.. que se passe-t-il donc en-
core?.. Oh!., par mon saint patron!.,
j 'aimerai mieux être cloué en face d'un
canon sarrasin qu'en proie à cette horrible
inquiétude ; je vais me mettre en route à
mon tour , et me mêler un peu des af-
faires. ( Apercevant Raphaël qui entre. )
Yive Dieu ! voici Raphaël...
RAPHAËL , viifement. Je te cherchais ,
Piétro.
PIÉTRO. Et moi, j'allais te chercher I...
RAPHAËL. As-tu VU Gaspardo?
PIÉTRO. Non I...
RAPHAËL. Tu ne sais rien ?
PIÉTRO. Rien!., hâte-toi, dis-moi tout,
parle !.. Et Contarini?
RAPHAËL. Moît!
PIÉTRO. Bon!., et le commandant?..
RAPHAËL. Est arrêté comme son assas-
sin... et, malgré ses protestations, Ric-
cardo l'a fait amener dans la prison du
palais ducal.
PIÉTRO. Que dis-tu?... et c'est sans
doute pour le juger que les sénateurs vont
s'assembler...
RAPHAËL. Les sénateurs vont déjà s'as-
sembler?
PIÉTRO, désignant deux sénateurs qui
passent au fond. Regarde !.. en voici deux
qui se rendent au tribunal.
RAPHAËL, atterré. Si tôt!...
PIÉTRO. Et Gaspardo? tu ne parles pas
de Gaspardo ?
RAPHAËL. On a trouvé son manteau
dans l'appartement du comte , et je le
cherche, lui... j'espérais le rencontrer au-
près de toi.
PIÉTRO. Sans doute il nous attend à la
taverne... frère... hâtons-nous!..
RAPH.iEL. Ya, Piétro... va seul... cours
à la taverne, cherche Gaspardo. . . préviens-
le de ce qui se passe... tenez-vous l'un et
l'autre prêts à tout oser... Moi, je re-
tourne auprès de la comtesse Blanche, qui
doit se joindre à nous pour délivrer le
commandant, et je veux mettre en jeu
son amour et sa fortune... je veux qu'elle
engage, s'il le faut , ses diamans de com-
tesse, pour acheter la trahison de Mi-
chielli le chef des familiers que je vais
retrouver à la villa ... car il faut tout
tenter... car la lutte est chanceuse... Au-
dace et prudence, compagnon... va... les
instans sont précieux.
(Ils vont pour sortir et rencontrent le connétable.)
SCENE III.
Les Mêmes , LE CONNÉTABLE.
PIÉTRO, à Raphaël. Le connétable ici î.."^
LE CONNÉTABLE. Te voici, Piétro... as-
tu vu Francesco ce matin ?
PIÉTRO, aprh une hésitation. Non, gé-
néral.
RAPHAËL , à part. Le vieillard ne sait
rien... rien encore.
LE CONNÉTABLE. Il était cette nuit
d'une gaîté folle ; si tu le vois avant moi,
Piétro... tu l'engageras à prendre du re-
pos... il faut du repos après le plaisir,
comme après la fatigue.
PiTÉRO. Mais vous-même , général ,
vous ne songez pas au vôtre.
LE CONNÉTABLE. Le duc m'a fait de-
mander à la pointe du jour... et je me
rends à ses ordres ; sans doute on doit
agiter quelque haute question d'état,
et l'on veut consulter le vieux chef dont
la vieille expérience a déjà rendu plus
d'un service.
UN GARDE , amionçant : Son altesse le
duc de Milan.
LE CONNÉTABLE. Vous le voyez, je suis
à l'heure... laissez-nous... Dieu vous con-
duise!...
PIÉTRO. Que Dieu vous garde, mon gé-
7iéral... {A Raphaël.) Partons, frère!..
(Ils sortent, le duc paraît.)
SCENE IV.
LE CONNÉTABLE, YISCONTI.
LE CONNÉTABLE. Salut à mon prince...
je suis à ses ordres.
viSCONTi. Asseyons-nous, connétable.
{Ils s"* asseyent. A part.) Interrogeons son
22
regard et sa pensée. (Haut.) Vous ne soup-
çonnez pas le motif de l'entretien que je
veux avoir avec vous.
LE COi^NÉTABLE. Je présume , mon
prince, qu'il s'agit de la trêve que deman-
dent les Vénitiens.
YiSCONTi. Non , connétable.
LE CONNÉTABLE. Qu'est-cedonc? je suis
inquiet... j'écoute.
"VISCONTI , désignant un manisletde crêpe
qu'il a ajouté à son costume. Yous n'avez
pas remarqué ce crêpe?
LE CONNÉTABLE. Un crêpe de deuil.. ..
Oh ! dites-moi , duc , quel est le malheur
qui vous accable?., qui donc avez-vous
perdu ?
VISCONTI , açec pénétration. Le procura-
teur Contarini,., mon beau-fils.
LE CONNÉTABLE, avecètunnemcnt. Quoi! . .
mort?
VISCONTI , le fixant. Il vient d'être as-
sassiné.
LE CONNÉTABLE. Assassiné ! . . assassiné !
dites-vous ?.. oh ! .. croyez , mon prince, à
là triste part que je prends à votre afflic-
tion ; moi qui mourrais si je perdais
Francesco... S'est-on saisi du meurtrier
du procurateur?
VISCONTI. Dans quelques heures le sé-
nat l'aura condamné.
LE CONNÉTABLE. La vengeance ne con-
sole pas , duc , mais elle satisfait.
VISCONTI. Et je veux, moi, que tous
les grands de l'état signent son arrêt de
mort... Je veux que sa condamnation soit
inscrite un jour dans l'histoire de ma vie...
et je viens vous demander votre signa-
ture...
LE CONNÉTABLE. Je serai fier de vous la
donner.
VISCONTI , lui présentant un parchemin.
Voici le parchemin sur lequel sera écrite
sa sentence... Veuillez signer au bas.
LE CONNÉTABLE, jwr/îm. Pourquoi si-
gner d'avance ?
VISCONTI. Je vous demande , connéta-
ble, votre signature, qui sera bientôt au-
près de la mienne , au bas de l'arrêt de
mort de l'assassin de mon beau-fils. . . me
la refuserez-vous ?
LE CONNÉTABLE, ;>r^7iaw^ laplume. Duc ,
que celui qui sera convaincu d'avoh' lâ-
chement frappé le procurateur Contarini,
soit noble , soit vilain , qu'à sa dernière
heure on lui fasse espérer le pardon du
ciel , ou qu'on le prive des secours de la
religion... j'approuve et je signe.
(n va pour écrire.)
VISCONTI , lui arrachant la plume, Ar-
MAGASIN THÉÂTRAL.
rêtez... connétable... demain la vue de
cette signature vous ferait horreur...
LE CONNÉTABLE , se levant. Que voulez-
vous dire ?
VISCONTI. J'ai voulu me convaincre
que vous étiez entièrement étranger à cet
affreux attentat... et maintenant j'en suis
convaincu ; pardonnez-moi d'avoir douté.
LE CONNÉTABLE. Moi... complice... oh!
vous venez de m'outrager cruellement.
VISCONTI. Connétable!., le coupable
est un de ces hommes de guerre...
LE CONNÉTABLE , V interrompant. Qui
peut-être hier encore avait mon estime ,
mais qu'aujourd'hui je renie... et que je
verrai mourir sans pitié, j'en jure Dieu!.,
maintenant , son nom ?
VISCONTI. Ne le demandez pas.
LE CONNÉTABLE, apercevant Riccardo
qui entre suivi de familiers. Voici les fami-
liers , qui, sans doute , le conduisent au
tribunal... je vais le voir passer.
VISCONTI. N'attendez pas , connétable. . .
partez , il en est temps encore... venez....
venez...
LE CONNÉTABLE , montant la scène. Quel
qu'il soit... je veux le voir et le maudire.
( Le commandant paraît. Reculant épou-
vanté. ) Francesco!.. Francesco !.. mon en-
fant... accusé...
SCENE V.
Les Mêmes, FRANCESCO, RICCARDO.
FRANCESCO, avec effroi. Mon père !..
RICCARDO , au cormétable qui veut s'élan-
cer vers le commandant. IS' approchez pas!..
LE CONNÉTABLE , chancelant^ s' appuyant
sur une chaise. Oh!... ma tête se brise...
et la force m'abandonne...
FRANCESCO. Ah!... je reconnais bien là
le pouvoir suprême à Milan... tandis qu'il
fait traîner le fils enchaîné... il amène son
vieux père sur son passage...
LE CONNÉTABLE. Quoi!... cet liomme
maudit et déshonoré... cet homme que
l'on accuse... c'est mon fils !
FRANCESCO. Oh! je suis innocent... mon
père... je suis innocent... Sans doute on
n'a pas craint de vous dire : Le comman-
dant Francesco a lâchement assassiné le
procurateur... mais vous ne l'avez pas cru,
mon père... oh! vous ne le croyez pas...
LE CONNÉTABLE. Non! mou enfant
non... mais par quelle fatalité?..
RICCARDO, interrompant le connétable^
J'ai arrêté le commandant les armes à la
main , seul , auprès du corps du procu-
rateur.
GASPAnDO.
23
FRANCESCO. Mais il n*y avait pas de
sang sur mon épée , justicier Riccardo...
non plus que sur celle du comte , où vous
espériez en trouver, n'est-ce pas?
RICCARDO. Les sénateurs vous jugeront,
commandant.
LE COISNÉTABLE. Et c'est là le tribu-
nal... malheureux pèvel... {S 'approchant
du duc.) Duc!... rappelez-vous la vie en-
tière de Francesco... sa vie pleine de cou-
rage et de vertu, et vous repousserez
vous-même l'horrible accusation qui pèse
sur lui... rappelez-vous sa victoire... rap-
pelez-vous ses , services et les miens. . .
faites justice , duc Marie Visconti ! sauvez,
sauvez mon fils!...
viscOîVTi. Il est accusé d'avoir tué le
mien , connétable.
FRANCESCO. OIi! ne suppliez pas.. . mon
père... ne suppliez pas... des hommes de
guerre doivent mourir en face de l'ennemi,
et non pas demander grâce... ne suppliez
pas.
connétable.
LE coi^NÉTABLE. Mais je suis ton père...
Francesco !..
UNE VOIX EN DEHORS. On ne passe
pas!..
LA VOIX DE GASPARDO. Arrière... je
veux parler au duc.
LA VOIX. A moi , soldats !
SCENE VI.
Les Mêmes , GASPARDO entre accompa-
gné de Piétro et suiçl (Tune sentinelle qui
iutie ûPeciui. La désarmant ci reje/ani sa
hallebarde dehors '*'»
Je veux entrer, moi... {^percevant Fran-
cesco.) Le voici.
RICCARDO, surpris. Gaspardo I
VISCONTI. Que veut cet homme ?
GASPARDO , à Visconti. Le commandant
est-il condamné ?.. répondez, mon prince,
répondez...
VISCONTI. Qui es- tu ?
GASPARDO, se tournant vers le conné-
table. Le tribunal a-t-il prononcé l'arrêt
du commandant Francesco Sforce?.. Par-
lez... dites, connétable.
LE CONNÉTABLE. Non... le tribunal
s'assemble...
GASPARDO. Dieu soit loué!... Je viens à
temps...
VISCONTI, à Gaspardo. Mais qui es-tu
donc , toi , qui nous interroges ainsi ?
GASPARDO. Vous voulez savoir qui je
suis?.. Je suis l'assassin du procurateur
CiOntarim. . . .
* Visconti , Gaspardo 5 Francesco , Riccardo , le
connétable, Piétro.
VISCONTI et RICCARDO. Que dit-il?...
FRANCESCO, à part. Encore cet homme!
LE CONNÉTABLE , à Visconti. Yous l'en-
tendez, duc?...
GASPARDO. Le justicier Riccardo, qui a
ramassé, dans la chambre du comte, le
manteau du patron des gondoliers , laisse
peser l'accusation sur le commandant...
mais le gondolier vient apporter sa tête au
tribunal et ses mains au justicier... C'est
moi qui ai tué le procurateur. Je l'ai suivi
cette nuit dans son appartement, où je l'ai
tué... puis je me suis jeté dans le lac et
j'ai nagé jusqu'au bord... J'ai bientôt ap-
pris que le commandant Francesco était
compromis... je me suis dit alors : Laisser
condamner un innocent à ma place , ce
serait un crime dont le ciel me demanderait
compte un jour... et je suis venu jusqu'ici
pour y mourir sans remords, pour éclairer
les juges, pour délivrer le commandant, et
pour sauver mon ame , car j'ai la crainte
de Dieu... Vous avez pour preuve mon
manteau trouvé chez le comte... {Jetant
son épée à terre.) Voici mon épée encore
tachée de sang et de rouille. .. et que main-
tenant justice soit faite à tous !
LE CONNÉTABLE. VouS 1
mon fils n'est pas coupable.
RICCARDO. Votre fils, connétable, est
complice de cet homme, qui se perdra sans
le sauver... je les accuserai tous deux.
GASPARDO. Quand j'ai frappé le comte,
j'étais seul avec lui.
LE CONNÉTABLE. Seul !
RICCARDO. Et le commandant est celui
que
procurateur frappé.
VISCONTI , à Francesco. Qu'avez-vous à
répondre , commandant?
FRANCESCO. J'ai Seulement à dire qu'à
l'heure où cet homme s'avoue coupable ,
moi j'atteste que je suis innocent.
VISCONTI. Quel dessein vous avait con-
duit à la villa du procurateur?
FRANCESCO. J'ai dit ce que j'avais à
dire.
VISCONTI. Nous nous en rapporterons à
la sagesse du tribunal ; vous êtes accusés
tous deux.
GASPARDO. Vous voulez savoir pour-
quoi le commandant était, la nuit passée,
dans la villa du comte?., eh! bien, je le
sais, et je vais le dire!...
RICCARDO , // part
va-t-il faire?
le voyez, duc!
nous avons trouvé, seul , auprès du
en s' approchant. Que
(Le conniîtablc et Francesco expriment une grande
inquiétude.)
GASPARDO, à Riccardo. Q\iQ voulez-vous,
justicier ?
24
MAGASIN THÉÂTRAL.
RtcCARDO. Je VOUS écoute.
GASPARDO. Je ne parlerai qu'au prince. . .
éloignez-vous!..
(Sur un geste de Visconti, Riccardo s'éloigne, Tin-
quietudc est sur tous les visages.)
LE CONNÉTABLE. Maisiuoi... moi... son
pèrel...
piÉTRO. Laissez, mon général... laissez
faire cet homme.
GASPARDO , à Visconti, sur le deoant de
la scène. Duc!... Je commandant Fran-
cesco était , la nuit passée , chez le procu-
rateur, parce que, pendant l'absence de
l'époux, votre fille Blanche , comtesse Con-
tarini , avait secrètement ouvert sa porte à
son amant Francesco...
VISCONTI, effrayé. Grand Dieu !...
GASPARDO , élei'ant la voix. Le comman-
dant était chez le comte ?..
VISCONTI , V interrompant. Parle plus
bas.
GASPARDO , continuant à voix basse.
Parce que sa passion Tavait entraîné où me
guidait ma haine.
VISCONTI, à part. Oh! j'aurais dd le
prévoir. . .
GASPARDO. Les lois de Milan condam-
nent à mort le meurtrier , et les adultères
à la flétrissure!., eh bien! le tribimal nous
jugera tous trois , puisqu'il me faut tout
dévoiler.
VISCONTI. Mais, malheureux, tu vas per-
dre ma fille...
GASPARDO. Vous la sauvcrez, duc... vous
êtes le maître.
VISCONTI , dans une grande agitation.
Non... il n'y a pas de pouvoir qui puisse
effacer une tache de déshonneur. Quand
un bruit public. .. l'imprime au front d'une
femme... non... il me faut ton silence.
GASPARDO. Vous rendrez de suite au
commandant sa liberté... et à l'heure de
ma mort vous me donnerez pour confes-
seur le franciscain Raphaël... toilà tout...
VISCONTI, à part. Oh... mon Dieu!...
j'ai sacrifié ma fille, et vous m'en punissez
bien cruellement. {A Gaspardo.) Et à ces
deux conditions , ce secret îi..
GASPARDO. Sera demain mort avec
moi.
RICCARDO. Duc ! les sénateurs atten-
dent l'accusé...
VISCONTI , désignant G ar par do. Le
voici !... qu'on s'empare de cet homme.
RICCARDO. Mais, mon prince...
VISCONTI. La justice du duc le veut ,
et qu'on laisse libre le commandant
Francesco Sforce injustement accusé.
LE CONNÉTABLE, avec joie. Libre...
RICCARDO. Mais pourtcuit...
VISCONTI. Silence ! il le faut ainsi.
(Il sort.)
LE CONNETABLE. Libre... Francesco,
mon fils !..
FRANCESCO , délivré se jetant dans ses
bras, Mon père !..
LE CONNÉTABLE. Oh!., je serais mort
s'ils t'avaient tué... mon enfant...
^ GASPARDO, les observant. Comme ils
s'aiment!.. ( avec regret) et rien... pour
moi... rien... malheureux père ! malheu-
reux père!..
UN DES FAMILIERS, le poussant. Al-
lons!., marchez.
GASPARDO, sortant avec les gardes. Que
Dieu me prenne en ))itié.
RICCARDO, regardant le connétable et le
commandant gui expriment leur bonheur.Maïs
il y a donc toujours un ange ou un démon
qui veille sur cette famille. .. malédiction !
(Il sort.)
SCENE VII.
PIÉTRO, LE CONNÉTABLE, FRAN-
CESCO.
LE CONNÉTABLE, serrant denoweau Fran-
cesco dans ses bras. Mon Francesco ! il n'y
a qu'un instant si près de la mort... et
maintenant... sauvé !
FRANCESCO. Oh ! uion père, il s'est pas-
sé tant de choses depuis quelques ^heures,
que je n'ose croire encore... qu'il me sem-
ble... oh ! mais je suis libre, bien libre...
venez, venez près de moi... laissez-moi me
convaincre. {A Piétro qui est pensif .) Viens
aussi, Piétro... mais que fais-tu ? tu ne pa-
rais pas partager notre joie, tu ne m'as pas
encore tendu la main.
PIÉTRO, lui prenant la main. Oh! par-
don... mon commandant. . mais, avant de
manifester ma joie à celui qui a la vie
sauve... je jetais un dernier regard à ce
pauvre homme qui va mourir.
FRANCESCO, P'/cem^rt/. Tl ne mourra pas,
Piélro.
LE CONNÉTABLE. Oh ! le pauvre mal-
heureux ne leur échappera pas...
FRANCESCO. Réchappera, mon père. ..
je le sauverai.
LE CONNÉTABLE. Et comment ? qu'cs-
père-tu donc?., obtenir sa grâce.'*..
FRANCESCO. La grâce d'un condamné
ne s'obtient pas à Milan... mais je le
sauverai, dusse -je appeler à mon aide
tous mes amis et mes soldats pour l'arra-
cher de leurs mains...
LE CONNÉTABLE. QuC dis-tU?..
GASPARDO.
n
FRAXCESCO. Vous ne savez pas, mon
père... ce quecethommea fait pour moi...
Ecoutez, vous me demandiez cette nuit :
la femme que tu aimes est-elle belle?..
Cette femme, mon père, c'est la comtesse
Contarini.
LE CONNÉTABLE , effraye. La femme du
procurateur!
FRANCESCO. Et si l'on m'a trouvé dans
la maison du comte , c'est que j'y étais
allé pour elle.
LE CONNÉTABLE. Imprudent!
FRANCESCO. Oui, mon père , c'était une
grande imprudence... car le comte me
suivait en méditant ma mort... et, lors-
qu'armé comme en un jour de guerre , il
levait à deux mains son épée sur moi, sans
armes, sans espoir de salut... cet hommes
se jetant entre nous deux , l'a tué pour me
sauver... La fatalité m'a fait tomber entre
les mainsdu justicier Riccavdo. Cet homme
vient de me sauver encore en se perdant. . .
et je ne le délivrerais pas à mon tour! . . Oh !
je ne serais qa'un ingrat et qu'un lâche.
LE CONNÉTABLE. Mais tu ne pourrais y
réussir qu'en attaquant ouvertement le
pouvoir.
FRANCESCO. Oui, le pouvoir qui m'a
ravi celle que j'aimais... le pouvoir qui
voulait ma mort hier, et la veut encore
aujourd'hui... et que je veux attaquer en
face.
LE CONNÉTABLE. Mais sais-tu , Fran-
cesco... qu'une telle pensée peut entraîner
ta mort ?
FRANCESCO. IIs l'ont jurée , ma mort.
LE CONNÉTABLE. Sais-tu qu'ils feront
inscrire ton nom parmi ceux des traîtres à
la patrie?..
FRANCESCO. Des nobles qui oppriment
ne sont pas la patrie... D'ailleurs je dois
sauver cet homme !
LE CONNÉTABLE. Et peux-tu jouer con-
tre sa tête la tienne pleine d'avenir?...
contre sa vie obscure , la tienne déjà glo-
rieuse? .
FRANCESCO. Je lui dois dévouement
pour dévouement.
LE CONNÉTABLE. Mais SOU dévouement
superbe n'a perdu que lui seul.... et le
tien , Francesco , le tien , pourrait te per-
dre avec cent autres, peut-être.... avec
moi ! . .
FRANCESCO. Hélas !.. mon père... vous
avez raison ...
PIÉTRO, s avançant^ à part. Le coitmian-
dant va céder.
FRANCESCO. Mais il faudra donc le laisser
mourir.
PIÉTRO , élevant la mx. Et d'ailleurs,
commandant , cet homme s'est dévoué
pour vous ce matin, et pour la justice,
c'est vrai ! mais hier, en frappant le comte,
il accomplissait une vengeance person-
nelle. Vous pouvez l'ignorer, vous... mais
je le sais, moi, son compagnon de taverne,
auquel il a dit souvent : Je tuerai à Vis-
conti quelqu'un de sa famille Piétro,
parce qu'il y a vingt-cinq ans, Visconti a
cruellement assassiné, dans ma cabane , à
Plaisance, ma pauvre femme qui résis-
tait à sa passion, à sa violence...
LE CONNÉTABLE. Que dit-il?
PIÉTRO , continuant. Il me Ta tuée jeune
et vertueuse... m'a-t-il dit ; il m'a proscrit,
et je suis revenu plein de haine.... j'ai
voulu lui ravir sa fille. . . dont la douceur
m'a désarmé... mais je lui tuerai son gen-
dre, puis il a tué'le procurateur, et il vient
mourir vengé.
LE CONNÉTABLE , à part Oh î mes sou-
venirs!., mes souvenirs!..
PIÉTRO, continuant. Et vous auriez,
commandant, cent fois tort de sortir vo-
tre épée du fourreau pour délivrer cet
homme. (Au connétable , ai>ec pénétration.)
N'est-ce pas, mon général?
LE CONNÉTABLE , ùas à Piétro, dans une
affreuse agitation. Visconti le gouverneur
a tué la femme de cet homme, dis-tu?
PIÉTRO. Oui, mon général.
LE CONNÉTABLE. Dans une cabane, à
Plaisance ?
PIÉTRO. Oui, mon général.
LE CONNÉTABLE. Il y a vingt-cinq ans?
PIÉTRO. C'est là ce que m'a dit l'accuse
Gaspardo.
LE CONNÉTABLE. Gaspardo!.... Gas-
pardo!... (A part.) C'est bien son nom...
FRANCESCO.. Mais qu'avez -vous , mon
père? vous pâlissez?
LE CONNÉTABLE. Rien, je n'ai rien!....
(A part.) Gaspardo qui s'est dévoué !.. oh !
c'est lui... c'est bien lui...
PIÉTRO, regardant dans la coulisse. Les
sénateurs se retirent, on l'emmène dans
les prisons du palais ducal.... les soldats
reviennent de ce côté... il est jugé main-
tenant.
(Des soldats traversent le fond de la scène.)
LE CONNÉTABLE , aux soldats. Quel est
l'arrêt du tribunal?..
MiCniELLi. Le tribunal a ordonné que
l'échafaud soit dressé avant le coucher du
soleil.
(Il sort avec les gardes.)
LE CONNÉTABLE. Il faut sauvcr cet
homme, Francesco... il le faut, tu le dois,
I je le veux.
36
MAGASIN THÉATUAL.
FRANCESCO. Nous le sauveioiis, mon
père, mais... comment?..
LE CONNÉTABLE. Silence! peut-être les
espions du palais veillent à l'entour de
lions; suis-moi, Trancesco, viens!... aor»
tous d'ici... (à Piétro) et dois-je compter
snr Piétro?
PIÉTRO. Anjourd'hui comme en un jour
de bataille, mon général.
LE CONNÉTABLE, açtec réflexion. Gas-
pard© le pêcheur... (^A\fec précipitation,)
Venez... suivez -moi.
FRANCKSCO. Où donc?...
LE CONNÉTABLE. A l'arsenal !
FRANCESCO el PIÉTRO, A l'arsenal!...
(Ils sorteat.)
ooosogooo&OQoooaooogogoooooogoooosQO 300 000900300000300^00 oQOOOQaoooooaooooeaoooooooooooooo
ACTE TROISIÈME.
SCENE PREMIERE.
RICGARDO, MICHIËLLI.
RICCABDO à MichelU qui lit à voix basse
un parchemin^ et qui se hâte de le cacher.
Micliielli ! le connétable a obtenu du duc
l'autorisation de voir le condamné.
MiciiiELLi. Quoi! le duc permettva que
le connétable pénèQe dans les prisoo* du
palais ducal ?
RïCCARDO. Non... il ordonne que, pour
cette entrevue , Gaspardo soit amené dans
cette chambre qui sera fidèlement gardée.
(Il sort.)
MICHIËLLI. C'est bien...
BR.ABANTlO, entrant de la gauche et pliant
mi parchemin. J'avais prévu le cas, je
gagnerai les dix mille pièces d'or.
MICHIËLLI, après l'aç'oir observé. ]VIais
n'est-ce pas encore Brabantio ?
BRABANTio. Eh ! u'est-ce pas Michielli?
MicaiELLT. Lui-même... Te voiU sous
l'uniforme des vétérans.
BRABANTIO. Et toi SOUS cclui des fami-
liers.
MiCUiELLi. Oui, j'en fais aujourd'hui le
service au palais... et toi, que viens-tu faire
ici?
BRABANTIO. Je viens de prévenir le duc
de la fameuse conspiration.
MICHIËLLI. Une conspiration !
BRABANTIO. Tramée par le connétable.
MICHIËLLI Et comment en as-tu sur-
pris le secret?
BRABAi\Tio. En fraternisant avec les
conspirateurs.
MICHIËLLI. Et qu'as-tu appris?
BRABANTIO. Qu'à la tombée du jour, au
signal que donnera leconnétable en faisant
sonnerj la cloche de Saint-Pierre... plu-
sieurs compagnies de soldats révoltés doi-
vent, sous la conduite du commandant,
se précipiter sur la Piazza , pour y renver-
ser l'échafaud dressé , tandis que les habi-
tans des faubourgs se répandront par la
ville en demandant la grâce de l'accusé -
Gaspardo , qu'ils appellent le sauveur du
commandant Sforce.
MICHIËLLI. Et quelle a été ta récom-
pense pour en avoir prévenu le duc?
BRABANTIO. Puis-je me fier à toi?
MICHIËLLI. Comme à un vieux cama-
rade.
BRABANTIO. Alors, regai»de... et lis.
MICHIËLLI, lisant, u Je m'engage à payer
u à Brabantio la somme de dix mille du-
» cats, le jour et à l'heure où il me livrera
» prisonnier le commandant Francesco
» Sforce, rebelle à son souverain. » IHa»-
ble!.. et que vas-tu faire?
BRABANTIO. Tout moR possîble pouf
gagner les dix mille pièces d'or. ..
MICHIËLLI. Et tu peux t'approcher du
commandant à l'aide de ce costume?
BRABANTIO. Tout-à-l'heure je lui ser-
rais les mains en lui jurant fidélité. Mais
le temps me presse... mes confrères m'at-
tendent, adieu.
MICHIËLLI. Bonne chance, Brabantio...
BRABANTIO. Que le ciel te la rende!.,
adieu.
SCENE IL
MICHIELLI, seul.
Il va. livrer le commandant... bien...
relisons un peu cette promesse que m'a
donnée la comtesse Blanche , quand elle
croyait le commandant condamné par le
tribunal... (// lit.) « A Michielli le fanii-
» lier je jure d'abandonner tous mes
» diamans, le jour de la mise en fuite du
» commandant Francesco Sforce... moi,
» Blanche de Yisconti, j'en ai fait le ser-
» ment surjl'Evangile. ..«Vivat. .. et, quand
Brabantio aura livré le commandant pour
les dix mille ducats, je le délivrerai, moi,
pour gagner les diamans... Mais voici la
comtesse...
/GASPARDO.
27
SCENE III.
BLANCHE, MICHIELLI.
BLANCHE. Je te chercliais, Michiclli!
AIICliiELLl. J'espérais vous rencontrer
ici, comtesse.
BLANCHE. Ta sais que Ton a reconnu
l'innocence du commandant, et que mon
père lui a fait justice.
MICHIELLI , a(^ec un soupir. Oui... com-
tesse... et je me mettais en devoir de vous
rendre celle promesse...
BLANCHE , prenant le parchemin. Donne !
je vais l'anéanlir...
MICHIELLI. Croyez-moi, comtesse... ne
vous hâtez pas !
BLANCHE. Pourquoi? ne prouve-t-elle
pas que nous sommes tous deux coupables,
moi, d'avoir voulu l'acheter, toi, d'avoir
voulu te vendre ?
MICHIELLI. C'est vrai, comtesse... mais
elle pourrait servir à renouveler nos en-
gagemens.
BLANCHE. Est-ce que le commandant
est encore en danger ?
MICHIELLI. Ne détruisez pas ce parche-
min, madame, avant la fin de la journée.
BLANCHE. Est-ce que l'on voudrait en-
core attenter à la liberté du commandant?
MICHIELLI. Je ne puis maintenant vous
en dire pluslojig... réfléchissez! comtesse.
SCENE IV.
BLANCHE, /7M/5 RAPHAËL.
BLANCHE , seule. Quel peut être le sens
des paroles de cet homme ? oh ! . . me voilà
encore en proie à cette horrible anxiété. ..
peut-être encore forcée de lutter secrète-
ment contre mon père et son sénat... Oh!
pourquoi suis-je entraînée par cette force
irrésistible et par ce pressentiment, qui
me dit sans cesse, que si le commandant
mourait... je mourrais aussi.
RAPHAËL, entj'iint vivement, suioi de
plusieurs dames du Rosaire. Je viens à
vous, ma fille, de la part du duc de Mi-
lan, qui a appris ou deviné votre amour
pour le commandant.
BLANCHE. Grand Dieu!
RAPHAËL. Mais, ainsi que le confesseur,
le père a compris que cet amour mérite
plus d'indulgence que de colère... et sa
prudence veut vous éloigner.
BLANCHE. Il veut m'éloigncr ?
RAPHAËL. D'après ses ordres, vous vous
retirerez au couvent des Dames-du-Ro-
saire, et vous reparaîtrez à la cour après
l'expiration de votre deuil.
BLANQIE. Mon père, qui sait mon amour,
se hâte de m'éloigner, parce qu'il craint
que sa fille le supplie d'épargner le com-
mandant.
RAPHAËL. Le commandatit n'a plus rien
à craindre.
BLANCHE. Mon père !.. le familier Mi -
chielU vient de me conseiller de ne pas
détruire cette promesse.
RAPHAËL. Que veut-il dire?
BLANCHE. Je n'ai pu obtenir de lui d'au-
tre explication.
RAPHAËL. Je viens de voir un vétéran
de l'armée causer dans le palais ducal
avec Riccardo... Qu'a-t-il à dire au justi-
cier ? que vient-il faire ici ?. . Est-ce qu'il
y aurait trahison?
BLANCHE. Que dois-je faire, mon père?
RAPHAËL. Obéir au duc de Milan , ma
fille, car il y a pour vous, dans ses paro-
les, la volonté d'un père, et les ordres d'un
souverain. Il faut partir , et m 'abandon-
ner cette promesse, avec laquelle, s'il y a
lieu, j'agirai en votre nom.
BLANCHE, lui donnant le parchemin. La
voici, mon père... je partirai... mais pro-
mettez-moi , oh ! promettez-moi de faire
tout pour qu'il vive.
RAPHAËL. Fiez-vous à moi, ma fille.
(Une dame du Rosaire s'approche de Blanche.)
BLANCHE. Je vais vous accompagner,
ma sœur. {A Raphaël.) Vous viendrez me
visiter, n'est-ce pas, mon père ?
RAPHAËL. Je l'espère, ma fille , avant
peu.
(Après un regard d'intelligence avec le franciscain,
Blanche sort avec les dames du Rosaire.)
RAPHAËL, mettant le parchemin dans sa
poitrine. Et maintenant il faudra bien que
Michielli m'en dise davantage .
(Il sort à gauche.)
ÛQQSOQQQQQOQQOO 0OO©ÔQ(
SGEINE V.
RICCARDO, GASPARDO.
RICCARDO entre à droite, suivi de gardes
qui amènent Gaspardo les mains enchaî ~
nées. Prenant deux gardes à part .y o\xs deux
à cette porte, et qu'elle ne s'ouvre que pour "
le connétable. '^
(Les deux gardes sortent par le fond.)
GASPARDO. Que me veut-on donc en-
core... encore m'interroger?
(Riccardo sort sans rt-pondre.)
S8
MAGASIN THÉÂTRAL.
SCENE VI.
GASPARD0,s£i//,/?m/5LEC0NNÉTABLE.
GASPARDO , après avoir regardé autour de
lui. Ils m'ontlaisséseul...Mon Dieu! qu'il
est affreux de penser que l'on va mourir
pour son enfant. . qui ne verra dans votre
mort que la sentence exécutée sans devi-
ner le sacrifice... Mourir sans l'avoir em-
brassé!... Oh I pourquoi ne me suis-je pas
jeté au-devant de lui... pourquoi ne lui
ai-je pas dit : C'est moi qui suis ton père ,
et voilà la tombe de ta mère... J'aurais eu
au moins un peu d'affection., et mon enfant
m'auraitpleuréle lendemain de ma mort;
Mais non, mon Dieu! non!... Je n'ai pas
de regrets... je n'ai que delà faiblesse
Vous m'avez donné un fils. . . le jour où
je devais me séparer de lui, vous m'avez
envoyé un ange gardien [pour le veiller...
mon Dieu! soyez béni! Il a grandi plein
de vertus... je l'ai vu triomphant!., mon
Dieu! soyez béni I... Contarini allait le
frapper quand vous m'avez prévenu... Le
tribunal voulait sa mort, et vous avez per-
mis qu'à la place de sa vie, riche de gloire
et d'avenir , je puisse donner la mienne,
obscure et presque achevée... Seigneur!..
Seigneur î soyez béni ! . .
LE CONNÉTABLE, d'une ooix senientieuse.
Si jamais tu es dans le malheur — toi, ton
père, ton frère, ta femme ou ton enfant...
GASPARDO, surpris. Le connétable!
LE CONNÉTABLE.; Le porte-enseigne Ja-
coppo Sforce n'aura pas oublié qu'il t'aura
dû son salut!...
GASPARDO. Que dit-il ?
LE CONNÉTABLE. Voilà cc que disait, il
y a vingt-cinq ans, un fugitif à un pêcheur
de Plaisance... et le pécheur lui a répon-
du : J'ai ma femme à venger... emporte
mon enfant dans ta fuite... si dans huit
jours tu ne me revois pas, tu lui donneras
ton nom et sa part de ton pain... Le con-
dottier a compté les huit jours, etle pêcheur
n*est pas venu.
GASPARDO. Hélas! le pêcheur gisait
alors sur une galère d'exil.
LE CONNÉTABLE. Et le condottier a at-
tendu cinq ans pendant lesquels il a veillé
sur l'enfant malade et condamné. Au bout
des cinq ans, ses soins , ses veilles et ses
prières avaient rendu la santé à l'enfant..
Le pêcheur n'avait point reparu... on n'a-
vait eu de lui ni nouvelle, ni message, et
le condottier, devenu chef de sa troupe , a
reconnu l'enfant.
GASPARDO, Merci, mon bienfaiteur!...
Alors le pêcheur, injustement déporté en
Orient, gémissait sans espoir, en se cour-
bant à de pénibles travaux. . . Et quinze ans
plus tard, le temps de mon exil était ex-
piré , quand l'armée milanaise venait de
vaincre auprès de Constantinople; je cou-
rus sur son passage, espérant rencontrer le
porte-enseigne Sforce parmi les soldats ou
condottiers... Je les vis passer tous et ne le
trouvai point.... Bientôt je vis s'approcher
le connétable, et crus reconnaître en lui
l'homme que je cherchais... A sa droite il
y avait un jeune officier qu'on appelait son
fils... un jeune homme au visage noble et
fier.. . et sur ce visage je vis l'image entière
de maCatarina! je reconnus mon fils !...
Mon cœur bondit dans ma poitrine, et l'é-
motion m'empêcha de crier... Je m'appro-
chai du jeune officier... je m'en approchai
bien près ; mais je ne lui ai pas dit : On
t'a trompé , mon enfant , ce n'est pas le
connétable qui est ton père,... c'est l'exilé
qui revient... je ne lui ai pas dit : Jette à
terre ton collier d'or et ton épée de capi-
taine... remplace ton pourpoint de velours
par la cagoule du pauvre... Je ne lui ai
rien dit de tout cela car alors j'eusse
brisé son avenir, et, peut-être, déchiré son
cœur ; il vous aimait tendrement, connéta-
ble, et ne m'avait jamais vu... j'ai souf-
fert... je me suis résigné... et, les yeux fixés
sur le jeune homme, j'ai suivi jusqu'au
terme du voyage l'armée qui vous rame-
nait à Milan.
LE CONNÉTABLE. Pauvre Gaspardo !...
généreux Gaspardo !... et après tant de
dévouement , Dieu permet que je te re-
trouve enchaîné !...
GASPARDO. Oh! Dieu ne m'a pas aban-
donné, car j'ai vu mon enfant victorieux...
et c'est à vous , connétable , que je dois
tout cela !... Oh!... laissez-moi, connéta-
ble, vous rendre grâce et vous bénir...
(Le connétahle oeutV empêcher de s'agenouil-
ler ; tombant à genoux. ) Oh ! ... laissez moi,
connétable , laissez-moi vous embrasser
les genoux. . .
LE CONNÉTABLE, le relevant. A mes
pieds... toi... toi qui n'as pas abrégé l'exis-
tence du vieillard en rappelant vers toi ton
enfant... toi qui, il y a vingt -cinq ans...
Oh I lorsqu'après vingt-cinq ans de sépa-
ration , deux amis se retrouvent... quand
le ciel les met face à face avec des larmes
dans les yeux et des batte mens dans le
cœur, ils ne doivent pas s'agenouiller...
Gaspardo... mais se tendre les bras et
s'embrasser tous deux...
(Ils so serrent dans les bras l'un de l'autre.)
GASPARDO.
29
LE CONNÉTABLE. Et pcrsonnc n'a jamais
pénétré ce secr-et, n'est-ce pas?
GASPARDO. Si, connétable, si... deux
compagnons qui ont jadis partagé mes
malheurs, mon exil...
LE CONNÉTABLE. Et tous deux , ils sout
morts ?
GASPARDO. Non, connétable, ils vivent.
LE CONNÉTABLE. Et OU SOnt-ils ?
GASPARDO. A Milan.
LE CONNÉTABLE , effrayé. A Milan?
GASPARDO. Oh ! ne craignez rien , ils
sont sûrs et fidèles.
LE CONNÉTABLE , inquiet. Leurs noms ?
GASPARDO. L'un d'eux est le francis-
cain Raphaël.
LE CONNÉTABLE. C'estun saint homme;
mais l'autre.
GASPARDO. Le brigadier Piétro.
LE CONNÉTABLE. Mon fidèle Piétro. Oh !
je comprends maintenant pourquoi tous
deux ils ont voulu se dévouer pour ta dé-
livrance...
GASPARDO. Que dites-vous , ma déli-
vrance!
LE CONNÉTABLE. Oui, quc nous avons
résolue.
GASPARDO. Pour vous sauver , il m'a
suffi de vous aider à fuir; mais moi je
suis captif et condamné. Vous ne pourriez
me sauver que par force et qu'en risquant
de vous perdre. Non.. . laissez-moi vous re-
mercier et mourir.
LE CONNÉTABLE. Mourir, dis-tu ?...mais
tu n'as donc pas d'ambition pour lui?..
GASPARDO. De l'ambition pour lui!., si,
connétable, si!..
LE CONNÉTABLE. Et tu parles de mou-
rir... maintenant que je suis parvenu à
lui donner un commandement qui l'a
couvert de gloire... et que tu l'as délivré
deContarini, qui travaillait à sa perte...
Sais-tu que j'ai eu vingt fois le trône en ma
puissance?., mais ayant été grossièrement
élevé par des bergers , et ne sentant en
moi que le génie de la guerre et l'éduca-
tion d'un soldat, j'ai craint d'y monter...
mais j'ai donné à Francesco toute la force
qu'il faut pour porter une couronne...
GASPARDO. La vie... connétable... la
vie... car vous venez de me donner un
espoir qui dévore comme la fièvre , et qui
fait que la vue du bourreau me glacerait
d'épouvante...
LE CONNÉTABLE. On va demander ta
grâce... et ce que Yisconti refuse mainte-
nant, tout-à-l'heure il l'accordera à la de-
mande de l'armée , et tu vivras , Gas-
pardo , sans fuite et sans proscription.
G.\SPARDO. Vous me donnez la vie,
maintenant... que vous donnerai-je en
échange?..
LE CONNÉTABLE. Tu garderas le secret
de la naissance de Francesco jusqu'au len-
demain de ma mort.
GASPARDO. Je le jure devant Dieu.
LE CONNÉTABLE. Alors, mon testament
lui dévoilera tout , et Francesco t'appel-
lera son père... après ma mort, entends-
tu? Maintenant, Gaspardo , espoir et con-
fiance , adieu !
GASPARDO, se jetant à ses genoux. Oh !
que les bontés du ciel vous récompensent,
connétable... puissent mes prières et mes
larmes de reconnaissance. . .
LE CONNÉTABLE , se débarrassant de lui.
Ne me retiens pas davantage...
GASPARDO. Que le ciel soit avec vous !..
(Le connétable ouvre la porte du fond.)
UNE SENTINELLE. On ne passe pas !
LE CONNÉTABLE. Je suis le connétable
Sforce.
LA SENTINELLE. Nous venons de rece-
voir l'ordre de barrer le passage au con-
nétable.
SCENE VII.
Les Mêmes, VISCONTI, MICHIELLL
MICHIELLI , annonçant à droite. Son al-
tesse le duc de Milan.
LE CONNÉTABLE , qui entre suivi de Ric-
carda. Duc, pourquoi suis- je ici prison-
nier ?
" VISCONTI. Parce que j'avais donné l'or-
dre que l'on vous retînt jusqu'à ce que le
commandant , votre fils , soit en ma puis-
sance...
LE CONNÉTABLE , inquiet. Et mainte-
nant...
VISCONTI. Vous êtes libre, (appelant.)
Michielli î
MICHIELLI. Monseigneur?
VISCONTI. Que le commandant soit con-
duit dans une des salles du palais qiii don-
nent sur la cathédrale ; et sitôt que son-
nera la cloche de Saint-Pierre... qu'il
meure sans pitié, sans pardon... va...
{Michielli sort.) Maintenant, connétable,
je vais faire lever la consigne qui vous
retient ici ; allez, et faites soulever les fau-
bourgs de la ville... faites sonner la cloche
qui doit donner le signal de la révolte...
GASPARDO, à demi-voix au connétable.
Sauvez notre enfant... général... sauvez-
le...
VISCONTI , s'étant approché de Gaspardo.
Toi, Gaspardo... tu m'sis demandé pour
MAGASIN THÉÂTRAL.
confesseur, k Theure de ta mort, le fran- f
ciscain Raphaël .. tu as été fidèle au ser-
ment que tu m'as fait... je serai fidèle au
mien. (A Rlccardo,) Riccardo ! qu'on fasse
venir le franciscain Raphaël. {Riccardo
sort.) [Au coiuictahle,) Venez, connétable,
le duc Marie Visconti veut vous faire les
honneurs jusqu'aux portes de son palais.
LE COiVîvÉTABLÈ , ovec rage. Oh! les
traîtres! les traîtres!..
(Il sort lentement , accompagne dn duc ; Gaspardo
reste anéanti.)
RICC.IRDO , faisant entrer Raphaël. En-
trez, frère Raphaël... et hâtez-vous de
donner vos consolations à cet homme.
(Il sort.)
SCENE VIIL
GASPARDO, RAPHAËL.
GASPARDO, se mettant à genoux. Viens,
frère, viens m'absoudre de mes fautes...
car je vais mourir...
RAPHAËL. Avant l'absolution, Gaspardo,
je t'apporte l'espoir.
GASPARDO. J'ai trop souffert pour pou-
voir espérer. ,
RAPHAËL. Ecoute...
GASPARDO, désignant MichielU qui Qient
d'entrer. Silence! on nous espionne... re-
garde î . . .
RAPHiEL. Michielli I...
MICHIELLI, appelant à demi-voix. Frère
Raphaël!... {Raphaël s'approche de lui.
Gaspardo^ tremblant, prête V oreille.) J'ai
pu gagner les familiers.
RAPHAËL. Et les gardes ?
MICHIELLI. Sont endormis dans l'i-
vresse.
GASPARDO , à part. Que dit-il ?
MICHIELLI. Et tout-à-l'heure je croyai*
le succès certain , quand j'ai aperçu Brt-
bantio , l'espion , qui veille au bas de l'es-
calier du Léopard... Tout serait perdu si
cet homme donnait l'alarme ; il faudrait
qu'un bras vigoureux , qu'une bonne ra-
pière le contraignît au silence , sans quoi
je renonce à tout.
RAPHAËL. Et tu n'espères pas le gagner
comme les autres?
MICHIELLI. Il refuserait tout, c'est un
ennemi du commandant.
RAPHAËL. Fais parvenir jusqu'ici le bri-
gadier Piétro, et je réponds de tout.
MICHIELLI. Je vais l'amener.
RAPHAËL. Eh bien , frère, maintenant,
espères- tu?
GASPARDO. Je demande pardon à Dieu
d'avoir douté de sa sainte bonté.
RAPHAËL. Sitôt libre , le commandant
fera sonner la cloche pour appeler les ré-
voltés, qui demanderont ta grâce et renver-
seront ton échafaud...
GASPARDO. Et qui vous a ouvert le
chemin?
RAPHAËL. L'amourde Li comtesse Blan-
che... Son père a tué ta femme, et la jus-
tice de Dieu lui a donné une fille qui aura
sauvé ton fils.
SCENE IX.
Les Mêmes, PIÉTRO.
RAPHAËL, voyant entrer Piétro. Voici
Piétro.
PIÉTRO , courant à Gaspardo. Gaspardo. . .
laisse-moi d'abord te presser dans mes
bras.
GASPARDO. Mon brave ami !
PIÉTRO. Et maintenant, compagnons,
parlez , que voulez-vous de moi ?
RAPHAËL. De tous les soldats qui gar-
dent le commandant , un seul est contre
nous... celui-là veille au bas de l'escalier
du Léopard et se nomme Brabantio.
PIÉTRO. Je l'ai vu ; ensuite ?
RAPHAËL. Pour l'attaquer, il faut un
homme courageux et prudent, un homme
dévoué.
PIÉTRO. Est-ce tout?
RAPHAËL. C'est tout.
PIÉTRO. Frères , nous nous reverrons ,
peut-être, tous trois sur l'échafaud... mais,
si Dieu le veut , si nous réussissons, c'est
ici que nous nous retrouverons. Quant à
Brabantio , Raphaël , un pater pour son
ame.
RAPHAËL. Le duc!..
SCENE X.
Les Mêmes, VISCONTI, RICCARDO,
puis LE CONNÉTABLE.
VISCONTI, suii^ide Riccardo, après avoir
descendu lentement la scène. Laissez-nous ,
frère Raphaël. {Raphaël sort. A Riccardo.)
Maintenant , Riccardo... fais entrer le
noïméidihXe. {Riccardo sort, A part.) Guerre
de ruse a toujours sauvé les Visconti... il
faudra bien qu'il cède...
LE CONNÉTARLE , entrant. Vous m'avez
fait appeler, duc ? que me voulez-vous ?
GASPARDO , surpris. Le connétable !
VISCONTI. Je veux vous proposer un
traité de pau...
GASPAUDO.
«f
LE cONivÉTARLE. Et si je ne l'accepte
pas ?
VISCONTI. Vous serez libre de sortir du
palais ducal , quoi qu'il advienne.
LE COi^iKÉTABLE. J'exige un serment So-
lennel.
\ISC01VTI. Sur quoi ?
LE coNNÉTAOt-E. Sur la saiute croix du
Christ.
VISCONTI. Je jure sur la sainte croix du
Christ , que la personne du connétable
sera , dans nîon palais , inviolable et sa-
crée pour tous. Si je me parjure, que Dieu
lue frappe de sa colère.
LE CONNÉTABLE. Maintenant, parlez.
viscONTi. J'ai en ma puissance le com-
mandant , et cet homme. (Il désigne Gas-
pardo.) Je laisserai libre votre fils, et j'exi-
lerai Gaspardo , au lieu de le faire mou-
rir !..
LE CONIMÉTABLE. A quelle» conditions ?
l'iSCONTl. Les voici : nous monterons
tous deux à cheval sur l'heure, nous as-
semblerons tous les officiers de notre ar-
mée , et devant eux vous déclarerez que ,
trop âgé pour supporter les fatigues, vous
abandonnez le commandement , que je
veux prendre à votre place. Vous me ren-
drez votre épée de connétable et vous
vous retirerez paisible dans votre manoir.
LE CONJNÉTABLE. Quoi ! VOUS voulez que
je me dégrade moi-même ! Depuis vingt
ans mes vieux soldats m'ont toujours suivi
malgré leur âge, et vous voulez que j'a-
bandonne mes soldats !..
VISCONTI. Cet amour de l'armée vous a
fait trop puissant.
LE CONivÉTABLE. Vous voulez quc je
rende njon épée de connétable , que j'ai
reçue du peuple !
viscoi\Ti. L'éclat de cette épée que vous
a donnée le peuple vous rend maître du
peuple , et je la veux.
LE CONIVÉTABLE. Vous voulez que le
vieux général aille attendre la mort dans
son château , tandis que ses compagnons
d'armes iront glorieusement au-devant
d'elle sur les champs de bataille ?
VISCONTI. Vous espériez faire un champ
de bataille de ma cité.
LE CONNÉTABLE , inquiet. Et monfils...
quel serait son sort?..
VISCONTI. Je choisiraiîmes chefs, comme
vous avez choisi les vôtres.
LE CONNÉTABLE. Vous voulez à la fois
abréger les jours du vieillard , et briser
l'avenir du jeune homme.
viscONTi. A ces conditions seulement ,
le jeune homme ne sera pas jugé comme
rebelle à son prince , et le vieillard n'auia
pas à pleurer son fils... Consentez-vous?
(On entend sonner la cloche.)
GASPAUDO, açtecjoie. La cloche de Saint-
Pierie ?
LE CONNÉTABLE , effrayé. C'est impossi-
ble... sans mon ordre...
viscoNTi. C'est la cloche qui appelle
aux armes les rebelles.
LE CONNÉTABLE. Et qui appelle les bour-
reaux de Francesco... Duc... arrêtez leurs
bras... suspendez son arrêt.... j'étoufferai
la révolte.
viSCONTl. Point de pitié.
LE CONNÉTABLE. Duc , je rcnoncc à
tout..,, je m'humilierai devant tous... Je
me traîne à vos pieds... tenez , voici mon
épée... grâce pour mon enfant...
GASPARDO , s' avançant. Gardez cette
épée, connétable... vous en aurez besoin
pour rallier le peuple.
LE CONNÉTABLE. Mais ils vont le tuer.
GASPABDO. Cette cloche annonce sa dé-
livrance , et c'est lui qui la fait sonner.
LE CONNÉTABLE. Que dis-tU ?
GASPARDO. Que la trahison nous avait
perdus... que la trahison nous sauve... et
que le commandant vous attend au rendez-
vous, connétable!..
ilSCONTi , furieux. Oh ! cet homme a
menti.
RICCARDO , accourant. Duc ! Michielli
nous a trahis... Brabantio vient d'être
tué , le commandant n'est plus entre nos
mains...
viscoNTi. Enfer!..
LE CONNÉTABLE. Duc, cet homme n'a
pas menti... je garde mon épée... et main-
tenant la guerre.
VISCONTI. Va-t'en, connétable, va-t'en;
mon serment te fait sacré pour tous dans
mon palais. . mais, une fois hors de ces murs,
tu ne seras plus inviolable... va-t'en.
LE CONNÉTABLE. Espoir et courage, Gas-
pardo... Place à moi, sentinelles!... place
à moi ! . . .
(Il sort.)
SCENE XI.
VISCONTI, RICCARDO, GASPARDO.
VISCONTI. Que nos archers se portent
sur la cathédrale.
RICCARDO. Ils sont en route.
VISCONTI. Je veux passer en revue mes
gardes.
RICCARDO. Je viens de leur envoyer
l'ordre de se réunir dans la cour du pa-
lais.
VISCONTI. Bien, Riccardo... toujours
32
MAGASIN THÉÂTRAL.
prévoyant. Tl faut, à présent, découvrir
qui a gagné Michielli.
RICCAUDO. Nos espions le découvriront.
GASPARDO , élevant la voix. Celui qui a
gagné Michielli est un homme dont , il y
a vingt-cinq ans, Marie Visconti a désho-
noré la fiancée; celui qui a poignardé Bra-
bantio.. l'espion, est un liomme dont, il y
a vingt-cinq ans, Marie Visconti a désho-
noré la sœur...
VISCONTI. ]\Iais quel homme es-tu donc,
toi qui a tous les secrets... toi, l'homme
obscur pour qui le peuple s*arme , qui es-
tu 7
GASPAUDO. Je suis Gaspard© le gondo-
lier... Gaspardo le proscrit... Gaspardo
le pêcheur de Plaisance, dont, il y a vingt-
cinq ans, le gouverneur a tué la femme...
Insensé, qui as pu croiie que les trois hom-
mes frappés du même déshonneur ne se
vengeraient pas.
VISCONTI. Malheur à vous tous I
Gaspardo. Le ciel est pour nous.
VISCONTI. Non , car il te laisse en mon
pouvoir.
GASPARDO. Les deux autres sont libres.
VISCONTI. Je t'arracherai leurs noms.
GASPARDO. M'arracher leurs noms... je
défie ta torture et ton inquisition.
VISCONTI. Et moi , je t'y condamne.
Qu'on trahie cet homme à la torture... {les
soldais le saisissent) et demain , je serai
vengé. Déjà la cloche a cessé de sonner.
N'est-ce pas, Gaspardo, que ce silence est
efïrayant, et te fait pressentir que mes ar-
chers se sont emparés de tes complices.
GASPARDO. Vous vous trompez , duc
Marie Visconti... mes complices ont re-
poussé vos archers.
(La cloche commence \\ sonner avec vigueur.)
VISCONTI. Malédiction !
LE CAPITAINE , entrant. Duc , je vîenf
d'amener trois compagnies de vos gardes
dans la cour du palais.
VISCONTI. Bien, capitaine Fabricio... je
vous suis. ( A Riccardo. ) Conduis cet
homme, Riccardo, ne le quitte pas... Ah !
je crains une nouvelle trahison.
RICCARDO. Je vous réponds de lui, mon
prince,
GASPARDO, levant les yeux au ciel. Sei-
gneur ! laissez-moi vivre encore un jour.
QfiftOOftOnQnffcnrrvyinry^nnrir
ACTE QUATRIÈME.
La salle du trône au palais ducal. Grande fenêtre au fond ouvrant sur un balcon , qui donne sur la Piazz^*^
Au fond, portes latérales.
SCENE PREMIERE.
VISCONTI, Un Garde, puis FABRICIO.
VISCONTI , sortant de son ahattement.
Riccardo n'a pas encore reparu?
LE GARDE. Pas encore, mon prince...
VISCONTI. Il tarde bien î... et le capi-
taine Fabricio ?
LE GARDE , apercevant le capitaine. Le
voici . . .
VISCONTI , se levant, et allant à lui. Eh
bien I capitaine?
FABRICIO. Mauvaises nouvelles , mon-
seigneur !... les rues sont pleines de Mila-
nais qui courent se joindre au comman-
dant Francesco.
VISCONTI. Et le connétable?
FABRICIO. Est maître de l'arsenal, qu'il
défend en personne.
VISCONTI. Il prend lai-même part à
l'action ?
FABRICIO. Il vient de sortir à la tête de
ses gardes.
VISCONTI. Ecoutez bien, capitaine, ce
que je vais vous dire... et exécutez ponc-
tuellement mes ordres.
FABRICIO. J'écoute.
VISCONTI. Vous abandonnerez la lutte'
avec le commandant... moins redoutable.,
et vous conduirez deux compagnies de
mes gardes à l'arsenal vous attendrez
que le connétable se livre , et vous com-
manderez le feu sur lui... sur lui seul...
Qu'il tombe, et tout doit s'écrouler avec
lui...
FABRICIO. Seigneur... le peuple entier
voudra venger sa mort...
VISCONTI. Il a fait naître aujourd'hui
la guerre civile, Fabricio ; l'occasion est
belle, et je veux la saisir.
FABRICIO. La mort du connétable n'aurai
peut-être pas le résultat que son altesse
en attend.
VISCONTI. Votre souverain vous a donné
des ordres, capitaine Fabricio ! . .
FABRICIO. Je les exécuterai, duc... v»«
pères ont fait la fortune des miens... et
mes pères se sont toujours bravement bat-
tus pour les vôtres... Duc ^e veux vous
GASPARDO.
33
obéir aveuglément... et je pars... Dieu
veuille que vous n'ayez pas à vous en re-
pentir !
VISCONTI. Toujours des mots de re-
pentance... partout de tristes présages!...
{ Apei celant Riccardo qui entre.) EIi bien !
que t'ont dit... les devins astrologues?
RICCARDO. Rien de bon pour nous,.,
monseigneur; ils assurent voir poindre
une étoile auprès de celle des Visconti...
ils m'ont remis à demain pour l'explica-
tion positive de ce pliénomène... qu'ils
disent d'avance redoutable pour vous...
VISCONTI. Encore!... que leur science
soit maudite!... Si Fabricio peut réussir,
je la ferai bien mentir. A-t-on enfin arra-
ché quelques aveux à Gaspardo ?
RICCARDO. Nous avons essayé sur lui nos
tortures douloureuses, deux fois il s'est
évanoui, deux fois les soins du frère Ra-
phaël l'ont rappelé à la vie... et le patient
n'a rien révélé. {On entend des coups de
feu plus rapprochés.) Les arquebusades
approchent.
VISCONTI. Il assure peut-être de nou-
veau ma force... Va, Riccardo; descends
au caveau de mes ancêtres , va brûler l'en-
cens au pied de leurs statues... en de-
mandant à leurs âmes une prière pour le
maintien de la couronne qu'ils m'ont
laissée. . .
RICCARDO. Oui, mon prince... {A part.)
La lutte est maintenant trop chanceuse,
Visconti... Je vais songer à moi.
(Il sort.)
VISCONTI , au garde qui est près de lui.
Toi, cours aux environs de l'arsenal, où
Fabricio se bat contre le connétable, et tu
reviendras de suite m'apporter des nouvel-
les, quelles qu'elles soient...
SCENE II.
VISCONTI seul, puis TIEPOLO.
VISCONTI. Que viendra-t-il m'annoncer?
La mort du connétable. . . ou peut-être aussi
que j e suis encore trahi. . .Oh ; j e ne sais à qui
méfier, maintenant; et cependant je veux
lutter encore, je veux user jusqu'à ma
dernière lueur d'espérance... Comme ils
se glorifieraient tous , s'ils savaient com-
bien je souffre s'ils savaient que je
tremble et que j'ai peur sitôt que je suis
seul {Appelant avec frayeur.) Holà !
quelqu'un . . . des gardes . {Le sénateur Tiepolo
entre suivi des sénateurs.) Vous, sénateurs?
TIEPOLO. Nous, mon prince, nous, qui
avons bravé les insultes de la populace
pour venir jusqu'ici vous supplier de faire
cesser la guerre civile... vous le pouvez,
duc, en rendant aux Milanais cet homme
dont ils veulent la grâce.
VISCONTI. Et comment me vengerais-je
de la mort du procurateur ?
TIEPOLO. Songez que jusqu'à présent la
victoire est pour les rebelles.
VISCONTI. Dans quelques heures... elle
sera pour nous.
TIEPOLO. Cette grâce , duc , il nous la
faut.
VISCONTI. Il VOUS la faut. . . à vous tous;
que j'ai faits, et qui pensez à défaire votre
souverain... Voulez-vous savoir quel est
mon espoir... {Apercevant Fabricio, qui
revient. ) Quelle nouvelle, capitaine?
FABRICIO. Le connétable est mort.
LES SÉNATEURS. Mort î
VISCONTI, glorieux. A nous la victoire.. 7
sénateurs. . . et le trône nes'estpoint abaissé»
FABRICIO. Triste et fatale victoire ! duc,
car à la vue du vieillard expirant, du libé-
rateur de Milan... frappé d'une balle mi-
lanaise... tous mes soldats, désespérés
furieux , ont brisé leurs armes... En vain
j'ai voulu les rallier... dans leur exalta-
tion, ils m'ont arraché mes armes... J*ai
pu leur échapper par miracle , à la faveur
de l'obscurité , je suis accouru jusqu'ici
j'ai fermé derrière moi les portes du pa-
lais, dont je vous apporte les clefs... J'ai
fait , jusqu'à la fin , fidèlement mon de-
voir... et maintenant que saint Pierre,
patron de Milan , vienne à notre aide.
VISCONTI, tremblant de frayeur. Que le
peu d'hommes qui nous reste gardent les
entrées de cette salle.
FABRICIO. Ils ont tous déserté... Ric-
cardo , lui-même , a pris la fuite. . .
VISCONTI , dans le délire. C'est impos-
sible ! . . holà I . . quelques hommes encore
pour défendre ma personne... {Montant la
scène.) A jnoi !..
(La porte du fond s'ouvre; Gaspardo, pAlcet défait,
paraît soutenu par Rapbacl. Visconti et tous les
sénateurs épouvantes reculent à son approche. Le
peuple crie au deliors.}
CiASPARDO. Où soutdonc, à cette heure,
les bataillons qui gardaient hier le palais
ducal?... Comment le condamné peut-il
détacher ses fers et venir jusqu'au pied
du tiônei".. C'est qu'aujourd'hui les juges
et le condamné vont mourir... et quand
la tombe s'ouvre, Dieu seul est fort...
{Bruit du peuple. )Yous avez pris au peuple
son connétable... vous le lui avez tué!...
le peuple de Milan se venge... l'incendie
se prépare... c'est ici la salle du supplice...
le tribipial in 9, condamné à mort... et je
34
MAGASIN THEATRAL.
viens prendre ma place parmi les con-
damnés à mort... [Il s'assied.) {Après un
silence.) Mais non! sénateurs... si, soute-
nu par mon saint confesseur... je me suis
traîné jusqu'ici, c'est qu'une autre pensée
m'a conduit... je viens pour vous sau-
ver tous!... {Tous les sénat eurs le fixent
avec ctonnenient.) kWom donc, regardez-
moi donc en face... oui, messeigneurs, je
viens vous sauver... Tenez... {Désignant le
trône.) regardez sur le trône, ce tableau
d'or, sur lequel est écrite la proclamation
du premier duc de la maison d es Visconti. ..
[Vîsconti se lè^e et le regarde.) Le jour où
vos pères ont éciit ce nom... le jour où ils
l'ont jeté aux Milanais, qui se révoltaient ,
les Milanais sont rentrés dans Tordre...
car on venait de leur donner un nou-
veau chef... un nouvel espoir. Eh bien !
sénateurs que l'exemple des pères
serve à leurs enfans... Allons , qu'un
de vous s'avance courageusement sur le
ialcon du palais; que celui-là parle et
proclame au nom des autres. . hâtez -
vous... Eh quoi! vous avez peur?.. Eh
bien! je me dévouerai... moi, que la tor-
ture a brisé... moi, qui, défaillant et mu-
tilé, demande à mon sang encore une
heure de vie... Viens, Raphaël... viens !..
soutiens-moi . . .
(Il dcciocbe le tableau, ouvre la grande draperie du
fond qui laisse voir le balcon et le sommet des
édifices de la ville.)
viSCOMl , effrayé. Sénateurs... arrê-
tez...
(Les se'nateuis lui imposent silence.)
GASPARDO. Avec l'aide de Dieu et la
protection de saint Pierre, salut à tous, sa-
lut. Le sénat dépose aujourd'hui de son
autorité souveraine Marie Visconti ; (a/j-
plaudissemens) puis il nomme duc et sou-
verain de Milan, le commandant Fran-
cesco Sforce. {NouQeauœ applaudis se mens. )
Les sénateurs vont aller au-devant de vo-
\re nouveau prince , lui offrir les clefs
d'or du palais ducal. . . Avec l'aide de Dieu
et la protection de saint Pierre, salut à
tous , salut !
GASPARDO, revenant-, et jetant à terre le
tableau. Maintenant , messeigneurs , pre-
nez les clefs, marchez fièrement au peuple,
qui se presse pour vous saluer au passage.. .
allez !..
TIEPOLO , prenant les clefs. Comme
doyen d'âge, sénateurs, je porterai les
clefs. .. cet homme vient de parler aux Mi-
lanais au nom du sénat... et nous devons
tenir la parole qu'il a donnée pour nous...
suivez-moi...
(Il sort accompagne de tous les seuatçurs.)
VISCONTI , à part. Ils ont Oublié de pro-
noncer ma mort ou mon exil.
GASPARDO , à Raphaël. Oh ! viens, frère,
te joindre à moi, pour remercier Dieu!.,
viens, j'ai besoin de te sentir près de moi. ..
car jesoulfre.. .Et Piétro où est-il donc?
RAPHAËL. Je l'ai vu se jeter au fort de
la mêlée ; il combattait pour nous.
GASPARDO. Aurait-il succombé?..
RAPHAËL. Peut-être , en défendant le
connétable...
GASPARDO. Oh ! mon Dieu... serions-
nous déjà séparés.. .
PIÉTRO, dans la coulisse, Gaspardo ! Ra-
phaël!
RAPHAËL. C'est sa voix.
(Piétio accourant, se jette dans les bras dô ses deux
compagnons.)
GASPARDO. Oh ! tu nous es rendu...
Frères, {désignant Visconti) le voici dé-
trôné. Ils s'approchent tous trois de Visconti.)
Visconti ! la torture n'a pu me faiie nom-
mer mes deux complices... et les voilà
devant toi , toi , qui n'as pas reconnu
Raphaël le laboureur sous le froc du fran-
ciscain... et Piétro le lazzaronc sous l'habit
du soldat...
VISCONTI , effrayé. Ce sont eux...
PlÉTRO.Ouiî noble orgueilleux ce sont les
trois vassaux que tu as déshonorés , que
tu as indignement exilés. Autrefois, le
stylet de Piétro n'a pu se faire jour à
travers ta cotte démailles.... mais d'un
geste il peut aujourd'hui...
VISCONTI. Grâce...
RAPHAËL. Grâce , dis-tu ?. . nous te lais-
serons la vie, non pas pour toi , mais pour
quelqu'un qui t'aime.
VISCONTI. Qui donc ?.. qui donc me
reste encore ?
RAPHAËL , allant ouvrir une porte. Regar-
de... Venez, ma fille... et plaignez votre
père...
VISCONTI, apercevant Blanche, Ma fille!
RLANCHE, courant à lui. Mon père !..
Oh !.. la foule !.. les soldats, en veulent à
vos jours... Ils profèrent des cris de mort.
Venez !..la chapelle ducale sera pour nous
un lieu d'asile... et nous y serons sous la
sauve -garde du commandant Francesco
Sforce.
GASPARDO. Sous la sauve-garde du duc
de Milan.
RAPHAËL. Allez , Visconti. . . les hommes
vous ont puni; mais il vous reste un
compte à régler avec Dieu...
BLANCHE. Venez , mon père...
(Blancbc et Visconti sortent. On entend en dehors
les cris de : Vive Francesco Sforce !)
PIÉTRO. Entendez-vous ces cris. .? notre
GASPARDO.
35
enfant s'avance en maître sur la Piazza...
Venez le voir, frère.
GASPARDO. Oh î ne me quittez pas.
RAPilAEL, le soutenant. Gaspardo !
GASPARDO, affaibli. Ma tâche est rem-
plie... j'ai usé mes derniers instans pour
le proclamer... mais déjà ma vue se trou-
ble... et je souffre horriblement... oh ! la
torture, la torture,7î (// tombe dans leurs
bras. ) Frères , ils m'ont fait souffrir
d'affreux tourmens De grâce, condui-
sez-moi près de cette image de la Vierge.
(7/ se traîne, soutenu par Piétro et Raphaël,
jusqu'au bas d'une peinture de la P^ierge, à
droite, sur le devant.) C'est là que je veux
mourir avec vous à mes côtés. (Cris dans
l'intérieur du palais. Une foule accourt sur la
scène, précédant les sénateurs et Francesco.)
Le voici.... mon fils... oh! soutenez-moi.,
laissez-moi le voir.
FRANCESCO, entrant. Que l'on respecte
le prince détrôné... c'est mon ordre; que
l'on porte sur la Piazza les chevalets , les
instrumens de torture, et qu'on y mette le
feu. . .Le peuple milanais veut avoir aujour-
d'hui son feu de joie... Et maintenant,
dites , nobles, peuple ou soldats , qui de
vous était près de mon père quand il per-
dit la vie.^
PIÉTRO. Moi, mon prince.
FRANCESCO. Toi, Piétro.. Oh! dis-moi,
quelles ont été ses dernières paroles , ses
dernières pensées?
PIÉTRO. Elles sont toutes contenues
dans ses tablettes qu'il m'a confiées pour
vous.
FRANCESCO. Oh ! donne, donne. (// des-
cend rapidement la scène, et lit.) « Le vieux
soldat, qui [ne veut pas paraître devant
Dieu, coupable d'un mensonge , va t'ap-
prendre un secret que la mort seule pou-
vait dévoiler. Ta mère, Francesco, était
une pauvre femme, qui mourut assassinée
dans une cabane de pêcheur, à Plaisance.
Pour pouvoir la venger, ton père m'a con-
fié son enfant, auquel j'ai menti par excès
d'amour. J'aurais donné ma vie pour toi.,
garde ton souvenir à ton vieil ami.» Oh!
je n'étais pas son fils... Encore quelques
lignes. (// //'/.) « Ton père a survécu pour
t'aimer en secret, sans te faire partager sa
pauvreté. Il t'a sauvé du fer de Contarini
et de la cruauté du tribunal... Sauve ton
père, Francesco... sauve Gaspardo le gon-
dolier. . . » Gaspardo I . . . lui , mon père
où est-il?
PIÉTRO. Le voici, duc.
FRANCESCO, tombant à genoux près de
lui. Oh ! mon père... ils t'ont blessé.
GASPARDO. Ils m'ont tué, mon prince.
FRANCESCO. Ton enfant ! ton enfant !
GASPARDO , se redressant. Duc et souve-
rain... de Milan.
FRANCESCO. Nous te sauverons.
GASPARDO , faisant un dernier effort.
Mon enfant... sois béni... Adieu... frères...
veillez... veillez sur lui.
FRANCESCO. Mort!.. (^Piétro appuie sa
tête sur V épaule de Raphaël quidéoore ses lar-
mes. Désespéré.) Et que me reste-t-il donc,
à moi !
RAPHAËL. Blanche est veuve , et le peu-
ple vous aime.
FIN.
IMPRIMERIE DE V^ DONDEY-DUPRÉ , RUE SAIKX-LOUIS, N^ 46, AU MARAIS.
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PQ Bouchardy, Joseph
2198 Gaspardo le pécheur
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