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GAZETTE
DES
BEAVX-ARTS
VINGTIÈME ANNÉE — DEUXIÈME PÉRIODE
TOME DIX-HUITIEME
JAN 1 8 1967
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EXPOSITION UNIVERSELLE
L'EXPOSITION HISTORIQUE DE L'ART ANCIEN
COUP D œiL GENERAL.
Malgré des lacunes inévitables, l'exposi-
tion rétrospective de 1878 présente un bel en-
semble. Plusieurs séries y ont pris un développe-
ment qu'on n'avait jamais vu jusqu'ici. Les salons
des Alsaciens-Lorrains en 1874 et les galeries
de l'Histoire du travail en 1867, même en réu-
nissant leur contenu , étaient loin d'offrir un
aussi grand nombre d'objets que l'exposition
actuelle.
M. de Longpérier, M. Schlumberger et les
membres des commissions d'admission et d'in-
stallation, en s'essuyant le front après le labeur
de ces quelques mois , peuvent regarder leur
œuvre, certes sans en rougir.
La science prodigieusement variée, le sens si
sûr de M. de Longpérier, sa prudence et celle des
commissions nous auront valu la réunion de ce
beau musée artistique et bistorique. Le plan
du directeur de la partie rétrospective qui était
de montrer au public l'histoire du travail artistique, siècle par siècle,
dans toute la variété de ses productions, les plus humbles aussi bien
que les plus magnifiques, faisait un devoir aux commissions d'accueillir
nombre de pièces qui, sans grand mérite décoratif, n'en sont pas moins
6 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
de très-intéressants spécimens des fabrications aux diverses époques.
Beaucoup de pièces qu'on revoit avec plaisir avaient déjà paru aux
Alsaciens-Lorrains et à l'exposition de 1867, mais nombre d'autres
n'avaient point figuré à des expositions antérieures.
Les grandes et célèbres collections sont connues, et elles s'aug-
mentent toujours. Cependant le monde des collectionneurs se renouvelle
plus vite que le fond des collections. Les ventes, les dispersions font
passer des mains d'un amateur à celles d'un autre tel objet fameux qu'on
retrouve aujourd'hui sous l'étiquette d'un nouveau propriétaire.
Le plan parfaitement logique d'un classement par séries chronolo-
pques n'a pu être suivi autant qu'on l'eût désiré. Les possesseurs de
grandes collections ont leurs exigences très-compréhensibles. Ils veulent
faire valoir en un seul et glorieux ensemble la diversité et la beauté de
leurs collections. MM. Sellière et quelques autres personnes ont néan-
moins consenti à diviser leurs richesses.
Personne n'ignore que de grandes hésitations ont accompagné et
ralenti l'organisation de l'exposition rétrospective. Beaucoup d'amateurs
n'ont pas cru qu'elle eût lieu, et n'ont point voulu risquer d'y figurer.
Des craintes politiques en ont retenu d'autres. Bien des demandes sont
parvenues, non pas au dernier moment, mais après le dernier moment.
A celles-là, on le comprend, il n'a pu être donné satisfaction.
Les nations étrangères, sauf la Belgique et l'Espagne, ne nous ont
rien envoyé, et ces deux pays, comme nos grands collectionneurs, n'ont
point accédé au système divisionnaire et chronologique. Force a été
d'ailleurs d'installer leurs envois dans l'aile gauche du Trocadéro con-
sacrée primitivement aux peuples de l'Asie, de l'Afrique, de l'Océanie
et de l'Amérique avant la découverte.
Notre exposition de 1878 diiïèie sensiblement de celle de 1867.
11 y a onze ans, chaque nation devait organiser son musée particulier,
et c'est ce qu'elles avaient fait presque toutes. La France et ses collec-
tionneurs n'occupaient qu'un espace relativement restreint.
En 1878, l'exposition tout entière, nous ne parlons que de l'aile droite
du Trocadéro, est due aux collectionneurs français, et elle n'en est que
plus belle, hâtons -nous de l'ajouter.
La marche de l'organisation matérielle a été conçue très-simplement.
Un avis publié ofliciellement a d'abord fait connaître que la direc-
tion tenait à la disposition des collectionneurs, des feuilles de demandes
où ils inscriraient la désignation des pièces qu'ils comptaient proposer à
l'examen des commissions, dont les membres sont allés ensuite chez les
possesseurs des objets indiqués pour en vérifier la valeur et pour choisir
L'EXPOSITION HISTORIQUE DE L'AHT ANCIEN. 7
les plus intéressants. Quant aux personnes qui ne possèdent qu'un très-
petit nombre de pièces, elles venaient au ministère les soumettre à l'ap-
préciation de qui de droit.
On a repris le modèle des vitrines de 1867, réparties en trois types
de deux grandeurs chacun. Des vitrines murales qui, par exemple, ont
2'",60 de haut sur 5 mètres ou 2'", 50 de longueur, des vitrines-tables et
des vitrines-étagères vitrées de tous côtés pour qu'on puisse tourner et
examiner tout autour, ont suffi aux besoins de disposition et d'étalage.
La courbure des ailes du Trocadéro a gêné passablement l'installa-
tion des salles, et dans certains endroits où la courbe se prononce, il a
fallu se résigner à perdre de la place.
Le système adopté a été de diviser l'unique galerie tournante par des
cloisons égales en hauteur aux vitiines qu'on y appuie. Ces cloisons
forment des salles plus ou moins grandes, mais n'arrêtent pas les yeux
du spectateur qui pourra suivre la perspective des travées.
Le jour vient d'en haut, et un vélum un peu étroit le laisse tomber
trop vif et trop cru sur les vitrines, où un pavé trop blanc le réverbère
aussi avec trop de force.
La question des tapis ne dépendait point de M. de Longpérier, et de
cet excès de lumière on ne peut l'accuser pas plus que du jour faux jeté
par les vitraux des pavillons qui coupent ou terminent les ailes du Tro-
cadéro.
La disposition générale nous semble bonne. Les fonds de muraille
sont d'un rouge pâli, et ceux des vitrines sont d'un rouge foncé; ces tons
font ressortir les colorations. La hauteur des vitrines a été calculée de
manière qu'on pût les surmonter de tapisseries et que celles-ci s'arrê-
tassent à la base des travées de fonte qui supportent la toiture. De
grandes pièces s'élèvent au milieu de chaque salle, et en dominent l'en-
semble : ici un panneau d'émaux, un chevalier en armure, là une statue
de bronze, un groupe en marbre qui font des sommets successifs; les
vitrines centrales restent transparentes afin de laisser passer la vue jus-
qu'à ces grandes pièces dominantes comme des trophées ou des monu-
ments. Entre les vitrines murales on a placé des meubles, des bustes. Une
gamme de notes vives et de notes neutres entremêlées a été assez savam-
ment répartie pour que nulle part, autant que possible, il n'y ait d'éclat
criard ou de masse sombre qui fasse trou.
Les membres des commissions ne sont pas venus à bout de leur tâche
sans quelque peine, on le conçoit. Chaque section centralisait tous les
objets d'un même groupe, la céramique, l'ameublement, etc. qu'il fallait
ensuite diviser et disperser par époques dans les diverses salles chrono-
8 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
logiques. Le partage de la place, son estimation, le temps qui pressait,
attendu que la construction n'était pas achevée, compliquèrent souvent
le travail.
Beaucoup de dévouement et de zèle vinrent à bout du résultat, et
nous pouvons citer parmi ceux des membres des commissions qui ont
prêté le concours le plus actif et le plus direct à l'installation : MM. de
Saulcy et Barthélémy pour les médailles, MM. de Longpérier, Grimoard,
de Ruble et Robert de Lasteyrie pour les livres et manuscrits, MM. le
colonel Leclerc et le comte d'Armaillé pour les armes, M. Davillier pour
les meubles, MM. Mayer et de Montesson pour les tapisseries, M. Dreyfus
pour les sculptures, MM. Chouquet, Nuitter et Strauss pour les instru-
ments de musique, M. Gasnault pour la céramique.
En décrivant les salles de l'exposition nous aurons à signaler d'autres
noms encore. Bien entendu, la haute et savante direction de M. de Long-
périer coordonnait et guidait tous les efforts.
Ayant indiqué brièvement le sens et l'organisation de l'exposition,
nous n'avons plus qu'à en traverser rapidement les salles pour indiquer
les richesses qu'elles contiennent, laissantaux savants chargés des comptes
rendus spéciaux de la Gazette le soin de préciser, d'étudier le carac-
tère des objets et de les hiérarchiser.
On entre à l'exposition historique de l'art ancien par le pavillon
terminal de l'aile droite du Trocadéro.
Le vestibule du rez-de-chaussée contient quelques sculptures gallo-
romaines, puis de belles tapisseries qui garnissent aussi l'escalier, et
parmi lesquelles celle du xiv° siècle à M. Escosura, celles du xv' siècle, de
M. Lévy et de la mairie de Boussac, celle de M. Beraud où figure Diane
de Poitiers, celles de M. Bellenot qui sont armoriées, et celle des Gobe-
lins, à basse lisse, signée Mosen, à M. Lévy, sont très-remarquables.
La salle n" 1, dans le pavillon d'entrée ouvre la marche chronolo-
gique avec les objets préhistoriques, les antiquités lacustres, celtiques
et gallo-romaines. La pierre noire et le bronze à patine verte mêlée de
rouille donnent la note dominante que relèvent des bijoux d'or.
Cette série a été organisée par M. Alexandre Bertrand, qui a si remar-
quablement installé le musée de Saint-Germain dont il est le directeur,
et par M. Hamy, le savant aide-naturaliste du Muséum.
Entre autres collections préhistoriques, celles de M. de Yibraye et
de M. Piette sont particulièrement intéressantes par les spécimens de
dessins d'animaux qu'elles offrent au spectateur. Les silex de Saint-
Acheul de M. d'Acy sont aussi depuis longtemps célèbres.
Les animaux en bronze du musée de Bordeaux, les statuettes du ^
L'EXPOSITION HISTORIQUE DE L'ART ANCIEN. 9
musée d'Évreux, les ex-voto de Vichy de M. le Faure, le tombeau avec
les débris de char de M. Fourdrignier, les restes d'un autre char et les
verreries appartenant à M. Morel, dont les fouilles dans la Marne ont fait
du bruit, le beau caducé.e de M. Costa de Beauregard, la magnifique
anse de vase représentant la Gaule à M. Fillon, les colliers d'or et les
bronzes exposés par le musée hongrois, les plats et figurines de M. Habert
constituent le principal intérêt de cette salle.
La salle suivante renferme les antiquités grecques et romaines et
quelques autres. Les objets de bronze si curieux et en partie si nouveaux
provenant des fouilles exécutées à Dodone par M. Carapanos exciteront
un vif intérêt : ils consistent en inscriptions votives, repoussés, statuettes,
ornement d'un char, figurines primitives, etc.
M. Schiumberger a là de petites plaques assyriennes en bronze
repoussé, attribuées au ix' siècle avant Jésus-Christ et qui ornaient pro-
bablement un char ou un trône; ce sont des objets également fort nou-
veaux ou fort peu connus.
La collection de M. Rayet, très-variée, où se remarquent, pour ne
citer qu'en passant, de charmantes statuettes de Tanagra, une tète en
marbre de beau style primitif, des coquilles contenant des couleurs de
peintre, se distingue par son choix très-savant et très-ordonné.
Le casque et les jambards du musée de Saint-Gerrhain qu'on peut
voir reproduits dans la statue du Gladiateur de M. Gérôme, la tête de
Victoire venant du Parthénon et exposée par M. de Laborde, une tête
en terre cuite appartenant à M. Piot, des bustes en bronze envoyés par
M. Dutuit, sa série de rhytons, sa grande ciste gravée ; la collection de
glyptique de M. Montigny, les contorniates de M. Robert, les médailles
romaines de M. Lemaître, les médailles de M. Hoffmann, les belles séries
grecques et romaines de M. Ponton d'Amécourt, les vases à figures noires
ou à figures rouges de M. Paravey, les statuettes de Tanagra et leurs
analogues envoyées par MM. Lécuyer, Hartmann, Dreyfus, Bellon, etc.,
achèvent de composer un ensemble tout à fait important.
Une seule collection, celle de M. Gréau, qui est bien connue, occupe
la troisième salle. Elle est très-nombreuse et très-variée; vase à reliefs
et appliques de l'Apulie, statuettes de Tanagra, quelques peintures,
bas-reliefs assyriens, verreries, antiquités de Tarse, bronzes, figurines
dorées de l'Asie Mineure. Nous y relevons une tête de satyre que nous
attribuerions plus volontiers cependant à la Renaissance qu'à l'Anti-
quité.
La série antique est donc fort belle, abondante en bronzes, très-abon-
dante en statuettes de Tanagra qui en sont le triomphe et dont ou pourra
XVIII. — 2« PÉRIODE. 2
ÏO GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
faire là un examen approfondi, pauvre en marbres, un peu dépourvue de
vases à figures noires. L'ensemble de ses vitrines et son aspect décoratif
restent un peu grêles; les amateurs d'antiques ont rarement l'occasion de
trouver de grandes pièces; le fragment, le débris, jouent forcément un
rôle considérable dans cette catégorie; enfin les jolies statuettes de
Tanagra ne meublent pas aisément des vitrines larges de 5 mètres ou
même de la moitié. Les salles ont été organisées par MM. A. Bertrand,
de Witte et Feuardent.
La salle du moyen âge qui vient ensuite a été l'œuvre de M. Gourajod,
néanmoins ce groupe demeure un peu restreint, et il faut aller en cher-
cher le complément dans la collection Basilewski qui remplit la salle
voisine, et plus loin encore, dans les vitrines de M. Maillet du Boulay et
de M. Stein.
Des tissus aux nuances elTacées ou amorties, des cuivres, des orfè-
vreries un peu noircies, des émaux sombres avec quelques reflets, des
enluminures et des miniatures de manuscrits, des sculptures peintes,
quelques meubles, le tout chargé par le temps d'une teinte un peu
fonf.ée, d'une espèce d'ombre, des ivoires jaunis, des bronzes patines et
rouilles, donnent à la salle moyen âge une note d'époque assez tranchée
et concentrée.
Les vêtements ecclésiastiques de MM. Châtel et Fulgence, les serru-
reries de M. Delaherche, cet infatigable chercheur, les meubles du baron
Sellière, ses ivoires et ceux de MM. Castellanl et Stein, le chef de saint de
M'""Boisse, les séries de fibules, boucles, moules, plaques, de M. Gay, le
casque du musée de Grenoble, le vieux christ morvandiot et les sculptures
italiennes de M. Gourajod, les reliures métalliques de M. Didot, les manu-
scrits et peintures de M. Sellière, les précieux bijoux mérovingiens de
M"" Fillon, les importantes médailles mérovingiennes aussi de M. Ponton
d'Amécourt, des pièces fort curieuses de la céramique mérovingienne ,
puis encore, des terres vernissées du xii" au xv' siècle provenant de
fouilles faites à Paris, ou recueillies dans le Beauvaisis, des carreaux de
revêtement à figures en relief venant également de Beauvais, et des car-
relages normands ou champenois : voilà ce qui constitue le principal
fonds de ce groupe fort intéressant où nous ne pouvons indiquer les
no-ns de tous les principaux exposants.
La collection Basileswki illumine d'une sorte d'éclat ambré la
salle suivante où le moyen âge se continue et la Renaissance commence.
Les tons mêlés des Palissy dont les jaunes clairs et les jaspures se
résolvent en une sorte de gris chaud, les émaux du moyen âge aux colo-
rations riches mais foncées, les tons énergiques, bleus, verts et jaunes,
L'EXPOSITION HISTORIQUE DE L'ART ANCIEN. 11
des plats italiens, les ivoires, les bronzes, les armes équilibrent bien
leurs colorations différentes.
Le fameux vase de l'Alhambra estim^un prix fou, le plat au portrait
de Gharles-Quint attribué à Orazio Fontana d'Urbino, acheté tout récem-
ment 20,000 francs à la vente Castellani, figurent parmi les pièces
triomphales de cette magnifique collection si riche en orfèvreries d'église,
en émaux des premières époques qu'elle seule ici nous offre si nom-
breux et si importants, en terres de Palissy, en tout ordre d'objets pour-
rait-on dire, enfin haute collection archéologique et historique qui con-
tinue la tradition des Debruge Duménil et des Du Sommerard,
C'est à M. Basilewski lui-même que l'on doit l'organisation de cette
salle.
La sixième salle a été sacrifiée au bureau du secrétariat; il faut y
mentionner néanmoins un Luca délia Robbia de M. Dutuit, la collection
de médailles françaises de M. Penchaud, une des plus belles que l'on
connaisse, et de beaux bustes en bronze de M. Goldschmidt.
Dans ces premières salles, les murs sont ornés de tapisseries des
Flandres exécutées au commencement du xvi° siècle pour la cathédrale
de Tolède et appartenant à MM. Erlanger, Léclanché, Gavet, Richard.
Elles représentent la vie du Christ.
Les XY' et xvi° siècles occupent les salles numéros 7 et 8. Ici les
marbres devieiment plus nombreux avec leur blancheur dorée ou bistrée,
les verreries apportent leurs transparences vaporeuses, les montres
pétillantes d'étincelles font leur apparition. Enfin la grande époque de
l'art chrétien et les œuvres superbes s'épanouissent sous nos yeux.
Dans la salle 7 nous citerons les coffrets si divers de M. Castellani,
une des nouveautés de l'exposition, la vitrine de M. Piot avec la Vierge de
Luca délia Robbia, les anges fforentins et le buste de Michel-Ange dont
M. Maurice Cottier aura plus loin une variante.
M. Dreyfus rivalise avec M. Piot par ses deux portraits peints dePiero
délia Fi-ancesca, son bas-relief en bronze de Riccio, ses bustes, ses mé-
daillons de la Renaissance.
Les paix exposées par M. Castellani, les vases hispano-arabes, les
bijoux, les verres émaillés de M. Davillier, les armes et la merveilleuse
clef de M. Adolphe de Rothschild, des émaux du musée de Lyon, de
MM. André, Ephrussi, de M"" Grandjean et de M"' Fillon, le superbe mar-
teau de porte de M. Antiq, la tête de bronze de M. Armand, l'adorable
buste en marbre envoyé par M. Goldschmidt, la lampe de mosquée, les
verres émaillés de M. Gavet, son Lucca délia Robbia, ses montres de là
première époque, ses plats italiens, ceux de MM. Georges Berger et Antiq,
12 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
le buste par Donatello, à M. Goupil, le plat d'Hercule et Antée du maes-
tro Giorgio de Gubbio , acquis à la récente vente Castellani pour
i5,000 francs par M. Gay, les orfèvreries ecclésiastiques de M. Adolphe
de Rothschild et ses deux bronzes, tant d'autres choses encore forment
une masse de richesses' surprenante.
Au centre de la salle numéro 8 trônent les émaux de Chartres
représentant les douze apôtres qui ornèrent jadis le château d'Anet.
Une des figures porte la date de 1547 et deux autres portent le mono-
gramme de Léonard Limosin.
Les superbes verreries émaillées de M. Stein, sa nef en orfèvrerie,
ses plats italiens, les verres français de M. Ciiarvet, les verres italiens
de MM. Gasnault et Salin, les plats italiens des barons Sellière et
Alphonse de Rothschild, de M. Fau, une magnifique réunion de faïences
de Palissy et de celles qui ont précédé, entouré ou suivi les siennes,
exposées par MM. Gavet, Filion, Gasnault, de Longpérier, Vincenot,
Dupont, Vatel, Robert, M"" Grandjean, etc., les faïences d'Oiron et les
Palissy de MM. Alphonse et Gustave de Rothschild, les splendides émaux
de MM. Sellière, Beurdeley, Gustave de Rothschild, Stein, Barre et du
musée de Lyon ; les bustes ou pièces en bronze de MM. Davillier,
Sellière, Manheim, les plats siculo-arabes de MM. Dutuit et Sellière, les
manuscrits à peintures, les éditions gothiques de la ville de Rouen, de
MM. Filion, Dugast-Matifeux et Sellière, les livres à figures du duc
de Rivoli, les livres sur la Réforme de M. Gaiffe, les médaillons français
de MM. Filion et Dutuit, les jetons dauphinois de M. Roman, les deux
ravissantes horloges de M. Sellière, la Pucellç équestre bien connue de
M. Odiot et son Saint François d'Alonzo Cano, la poupée costumée de
M. Goupil, l'étonnante Chanteuse florentine de M. Ed. André : telles
sont les splendeurs ou les curiosités de cette salle.
De magnifiques tapisseries du xv siècle, tissées d'or et d'argent,
œuvres de la plus grande rareté, appartenant à MM. Erlanger, Goupil,
Gavet, Manheim et Fau; des tapisseries du xvi' siècle à fond d'argent
d'après des cartons de Raphaël, appartenant à M. Gh. Ephrussi, et
d'autres de la même époque, relatives à la maison de Savoie, appartenant
à M. Lebreton, garnissent ces salles? et 8 où la Renaissance fait résonner
sa puissante note artistique et jette des éblouissements.
On entre ensuite dans la salle métallique de M. Spitzer, dont le
rayonnement gris apporte un heureux contraste avec les notes bariolées
des précédentes. Là sont des armures complètes, des horlogeries et des
instruments de physique merveilleusement ciselés ou gravés, de superbes
damasquinures , de splendides bas-reliefs en marbre exécutés selon
L'EXPOSITION HISTORIQUE DE L'ART ANCIEN. 13
le sentiment que la Renaissance avait de l'Antiquité, des arquebuses à
crosse incrustée d'ivoire , des rondaches peintes, une panoplie spé-
ciale de pistolets, poitrinals, etc. M. Spitzer lui aussi a dirigé l'installa-
tion de sa collection si célèbre.
La dixième salle reprend la suite du xvi' siècle que les séries de
M. Spitzer n'ont d'ailleurs pas interrompue. La collection de curiosités
judaïques, esquissée par M. Strauss aux Alsaciens-Lorrains, se complète
et se développe ici ; elle n'est pas elle-même une des moindres curiosités
de l'exposition.
Le couvercle en bois richement sculpté des fonts baptismaux de
Saint-Romain, de Rouen, orne le centre de la salle. De remarquables
peintures flamandes, puis des statuettes, des meubles, des armes appar-
tenant à M. Maillet du Boulay, les serrures de M. Locquet , sans doute
prédestiné : voilà ce qu'on aperçoit et remarque encore dans cette salle.
Les murailles de la salle 9 sont tendues de tapisseries flamandes
exécutées d'après des compositions de Jules Romain, et dans la salle 10,
on doit noter le Passage de la mer Rouge, tapisserie du xvi« siècle à
M. de Salverte, et diverses autres de la même époque, à M. Maillet du
Boulay,
Les ceuvres de l'art polonais, tout un musée envoyé par le prince
Czartorisky et quelques-uns de ses compatriotes, emplissent la onzième
salle où d'immenses orfèvreries jettent un éclat aigu à côté des tissus
aux teintes adoucies, de harnachements et d'armes, de ceintures, d'édi-
tions gothiques, de miniatures, de portraits peints, de bijoux, d"ivoires,
d'un grand pot d'étain, de céramiques de Varsovie. L'art polonais paraît
empreint d'une certaine influence allemande, et il aime assez souvent
les gros décors riches et chargés. Le prince Czartorisky a disposé cet
ensemble avec beaucoup d'habileté et de savoir. On distinguera aussi une
tapisserie dans le goût de Smyrne, sur les parois de ce salon.
La salle n" 12 contient de jolies épées, très-choisies, réunies par
M. Henry, un colTret de cristal très-important du xvi" siècle, envoyé par
M. Feuardent, des bustes espagnols appartenant à M. Baur et une tapis-
serie à sujet de chasse du x\i' siècle, à M. Lowengard.
La treizième salle est consacrée aux armes de M. Riggs; on y voit
entre autres de très-anciens harnais de guerre du xiv' siècle, une suite
très-variée et très-intéressante de casques, une série fort curieuse d'épe-
rons, d'étriers et nombre de pièces magnifiques. Un goût et une science
tout personnels ont présidé à cette belle collection.
Dans la salle n» \h s'épanouissent un reste du xvi^ siècle, le xvn' et
une partie du xviir. Nous sommes dans le m'onde des boîtes, bonbon-
fj GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
nières, petits bijoux, montres, éventails, petites orfèvreries contournées,
tendres miniatures, reliures délicates, un monde où ruissellent les détails
fins, gracieux, féminins.
Des groupes de marbre surmontent l'ensemble. Les plats italiens
disparaissent. La faïence française arrive et s'étale : le Rouen au fond
bleuâtre brodé de lambrequins, de festons, de rayons; le Ne vers bleu
foncé au semis léger de fleurs ou taché de jaspures; le Moustiers aux
décors fins, flous et fantaisistes. La porcelaine se montre enfin, elle
qu'on n'avait encore vue que sous l'aspect de cette pâte un peu indécise
qu'on a appelée la porcelaine de Médicis, et dont MM. Davillier et Millet
ont exposé de rares et curieux spécimens.
Un anachronisme a égaré ici la bibliothèque de M. Didot, de sorte
que ses graves manuscrits à enluminures, ses livres à peintures des
siècles antérieurs, sont un peu surpris d'ouvrir leurs pages en face des
miniatures de Lavreince, Hall, Boilly, Isabey, Augustin, etc., dont M. Vin-
cent a composé une charmante vitrine.
Les boîtes, couvertures peintes, flacons, avec la série de petites têtes
masquées de M. Josse, les boîtes de M. Delahante, les reliures de
M. Labitte et de M. Rouquette, les livres de la ville de Paris, les imprimés
gothiques de Troyes, les tabatières, boîtes, râpes à tabac, de M. Maze,
les curieux bijoux normands populaires de M. Lefrançois, la vitrine de
bijoux, verres, porte-flacons de M'"* Strauss, les éventails et menues
pièces de M. et de M"' de Bligny, les médaillons en terre cuite de Nini
à M. Gariel, des orfèvreries à divers amateurs et entre autres à M. De-
nière, la belle suite des montres de M. Olivier, les faïences du musée de
Rouen où se trouvent les fameuses sphères de Chapelle, les faïences de
Rouen de M. Lebreton, de M. Maillet du Boulay qui possède le fameux plat
à bordure rose violacé, le grand vase de M. Chanoine, les Nevers bleus
ou jaunes de M. Martin, les Moustiers de M. Davillier, enfin les grands
meubles du baron Sellière, composent le fonds important ou délicat de
cette salle où les époques s'entremêlent.
La quinzième et dernière salle oppose principalement les bruns et
les roux des instruments de musique aux blancheurs de la céramique.
Les petites merveilles en bonbonnières, étuis, boîtes de toilette,
bijoux exposés par M. André, une rare série de pâtes tendres dont
M. Gasnault est le principal exposant avec M^L Goueslain, Leroux,
Dupont, etc., une vitrine de porcelaine française et étrangère dont les
principaux possesseurs sont M. Gasnault, M'"» Périlleux, M. Lejal, etc.,
les Nevers de MM. Cotteau et Habert, les encoignures à bronzes dorés de
M. Sellière, la pendule à bronzes de Caflieri du palais de Versailles, les
L'EXPOSITION HISTORIQUE DE L'ART ANCIEN. 15
Delft bien connus de M. Mandl, les cachets et menus objets d'argenterie
de M. Vial, les Rouen et les Nevers de M. Dupont, une vitrine de livres
à peintures où se trouve entre autres la célèbre guirlande de Julie,
les reliures à armoiries de M. de Longpérier-Griinoard, la réunion
de pièces de Sèvres apportées par M"" Grandjean, M. Davis et quelques
délicats amateurs, qui occupe deux vitrines, une très-jolie collection de
Saxe, à M. Maurice Kann, de très-beaux instruments de musique dont
la plus grande partie appartient à M. Gallay, quelques fort jolis bustes,
enfin un énorme clavecin soutenu par des Tritons et des Néréides et
qu'on prendrait plutôt pour un décor des bassins de Versailles que pour
un meuble : voilà ce qui représente le xvrii" siècle et la fin du xvn*.
En fait de tapisseries, les plus remarquables dans ces trois dernières
salles sont des Beauvais du xviti" siècle représentant les Parties du
monde, au prince de Béarn, deux tapisseries du xvii" siècle lamées
d'argent, à M. Davillier; et une série de Gobelins et de Beauvais des
mêmes époques, d'après Boucher, Oudry, Van der Meulen, Téniers, très-
bien conservées, envoyées par MM. Leclercq, Keller, Barre, et par le
Garde-meuble.
Après ce catalogue sommaire, cette rapide revue du détail qui nous
a fait monter depuis l'âge de pierre jusqu'à 1800, après avoir constaté
les traits principaux des acquisitions apportées par le temps, il ne nous
reste qu'à embrasser d'un coup d'œil général les séries que contient
cette Exposition, pour noter celles qui sont complètes, celles qui ne lo
sont pas et celles qui ont manqué à l'appel.
C'est la céramique qui prend le plus d'extension et nulle part on n'en
aura encore vu pareille série. La suite des Palissy et des fabrications
avoisinantes est incomparable, les faïences italiennes sont splendides et
en grand nombre, les émaux de la Renaissance abondent en merveilles
et éblouissent par la quantité ; les pâtes tendres et dures de la porcelaine
forment une suite importante, surtout les premières. Les faïences fran-
çaises jettent beaucoup d'éclat. Les fabriques étrangères ne paraissent
que sur une petite échelle et avec des lacunes. Le groupe des verreries
n'est que moyen par la quantité.
Les tapisseries tiennent un rang supérieur et sans être surabon-
dantes figurent en nombre plus que convenable. Mais les tissus ne sont
pas venus autant qu'on l'eût désiré. Les costumes, leurs accessoires, les
petites pièces ou garnitures de toilette : coiffures, souliers, éventails,
etc., manquent en grande partie dans nos groupes.
Les meubles sont demeurés assez rares ; ceux du xviu» siècle ne se
sont pas montrés. Les ivoires, les bronzes forment de belles et considé-
16 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
râbles suites; les étains, les cuivres ne paraissent que peu ou presque
point. L'horlogerie, l'orfèvrerie, donnent de très-bonnes moyennes sous
le rapport du nombre. La bijouterie et la joaillerie auraient pu fournir
plus de pièces. Les médailles, d'excellent choix, apportent un appoint
aussi fort qu'on pouvait le souhaiter.
Les boîtes, bonbonnières, brimborions divers, les miniatures des
xvii* et xviii' siècles, sans affluer, présentent des séries assez étendues.
Les instruments de musique auraient pu être plus variés, mais leur
groupe paraît fort convenable.
La série antique n'avait jamais pris de telles proportions à aucune
exposition et les Tanagras font une espèce d'explosion.
Le grand art de la Renaissance enfin est magnifiquement représenté.
Si l'on se plaint des lacunes de l'exposition, la réponse est simple.
La splendeur d'une exposition où tous les amateurs eussent bien
voulu exposer leurs trésors, où toutes les séries eussent été propor-
tionnellement complètes, surpasserait tous les rêves de l'imagination,
écraserait les plus beaux musées et irait au delà des limites du pos-
sible.
L'exposition de 1878 porte en général un caractère déjà bien assez
excessif, et une galerie de l'art rétrospectif, si elle avait été trop réussie,
eût dépassé à son tour les forces de contemplation et d'examen dont le
plus vigoureux puisse être doté.
Contentons-nous donc de ce que nous avons, d'autant plus qu'il y a
là de quoi contenter sinon ces difficiles qu'on ne désarme jamais, du
moins des esprits passablement difficiles, et félicitons M. de Longpérier
d'avoir mené à bien, à travers des obstacles de toute nature, avec une
confiance et une volonté que rien n'a ébranlées, avec un savoir que rien
n'a mis en défaut, la très belle exposition historique de l'art ancien qui
a été ouverte le 8 juin 1878» .
A.-R. DE LIESVILLE.
1 . M. de Liesville ne s'est pas cité, mais il a été l'un des plus actifs et des plus dé-
voués parmi ces membres des commissions qui ont prêté et porté leur concours un peu
de tous côtés. Comme exposant, il a envoyé de nombreuses pièces de céramique,
entre autres un très-beau plat siculo-arabe , une plaque do Delfl fort rare, d'impor-
tants spécimens de Rouen, Nevers, Pré d'Auge, Beau vais, pâtes tendres, une collec-
tion unique de Sèvres de la République. On a aussi de lui une vitrine d'objets du
temps de la Révolution qui est très-curieuse, et une fort importante série de dessins,
coins et médailles de Dupré, le directeur des monnaies de la République, etc., etc.
(n. d. l. r.)
GUSTAVE COURBET
(deuxième article')
ARiER la république de Venise avec le
Grand Turc n'était qu'une chose malaisée;
réconcilier Courbet avec la poésie, c'était
la chimère absolue, le rêve impossible et
fou. Le peintre d'Ornans voulait rester
célibataire. Que les négociateurs se pré-
sentassent menaçants ou doucereux, Cour-
bet les éconduisait par un refus catégo-
rique. Il n'était pas prudent d'aller, même
avec les plus savantes précautions, lui
parler de l'idéal. Quelle balançoire!..,
répondait-il, et tout élait dit.
La vérité est que Courbet n'avait pas suffisamment étudié la question,
et qu'il ne la connaissait pas encore tout à fait cette nature qu'il invo-
quait sans cesse et dont il ne voyait que la surface, on dirait volontiers
le masque. Il ne démêlait pas les complications infinies de l'éternel mo-
dèle; sa vue, un peu courte à l'origine, ne devinait point les dessous
cachés ; s'il y avait regardé de plus près, il aurait entrevu que la nature
a une sœur, une sœur pareille et différente, qui est précisément cette
poésie dont il ne voulait pas qu'on lui parlât. Quelle tactique fallait-il
donc adopter vis-à-vis de Courbet? Comment attendrir cet intraitable?
Il fallait opérer un mouvement tournant, dissimuler traîtreusement le
drapeau de l'idéal suspect, et supplier le peintre de recommencer les
études qu'il croyait avoir finies. Il y avait là une chance de salut et la
possibilité d'une conversion. En regardant constamment la nature,
1. Voir Gazelle des Beaux-Arls, 2" période, t. XVII, page 514.
XVIII. — 2« PÉBIODE.
18 UAZKTTE DES BEAUX-ARTS.
l'homme, le ciel, la campagne, Courbet aurait fini par comprendre les
fêtes du soleil, les transparences des aurores et du crépuscule, et le clair
obscur des nuits qui ne sont que des jours diminués. La lumière l'aurait
conduit à la poésie.
Mais la guérison ne paraissait pas devoir être prochaine. En 1855 ,
année importante dans la vie de Courbet, l'impénitence dure encore, ou
du moins l'amendement reste timide. Il aimait à faire montre de son
talent : il n'eut garde de manquer l'occasion qui s'offrait. Onze tableaux
à l'Exposition universelle, trente-huit peintures dans le salon spécial qu'il
avait organisé à l'angle de l'avenue Montaigne, firent bien voir qu'il
ignorait la paresse, et qu'il ne connaissait pas mieux la discrétion. Cette
exposition particulière fut certainement trop discutée. On trouva imperti-
nente, de la part d'un artiste dont la gloire demeurait encore en suspens,
l'idée de faire construire à ses frais une baraque, modeste d'ailleurs,
pour y exposer ses tableaux. En ce qui nous concerne, la chose nous
paraissait la plus naturelle du monde. 11 semble logique qu'un peintre
ait le désir de faire voir ses œuvres. Quel profit moral, quel agrandisse-
ment intellectuel pourrait-on tirer d'un travail qui resterait dans l'ombre?
Le tableau, comme le drame, appelle le spectateur. Le manuscrit s'irrite
de n'être pas imprimé, et c'est avec des rages secrètes que, pendant les
nuits silencieuses, les écrivains entendent rugir dans leurs carions la
ménagerie des ours mélancoliques. Courbet ne voulait pas demeurer
inédit. Il usait de son droit en installant une exposition privée dans le
voisinage du Salon officiel. Deux succès étaient possibles : ni l'un ni
l'autre ne fut complet.
A des peintures déjà connues, comme les Casseurs de pierres, les
Demoiselles de rilltige, la Fileiise, l'Exposition universelle ajoutait la
Rencontre, le tableau qui avait fait sourire les poètes, et qui n'a jamais
été un bon Courbet. Quel mélange, d'ailleurs, dans les œuvres que l'artiste
avait choisies! Le Portrait d'une dame espagnole pouvait passer pour
une aberration du pinceau. Ce portrait était bien significatif : il prouvait
que Courbet perdait quelquefois le sentiment de la vie. 11 avait cherché
à exprimer un caractère exotique, et il s'était arrêté dans la chimère.
Curieux de faire comprendre quelle flamme intérieure brûle en certaines
âmes, il avait été sépulcral et macabre. Théophile Gautier, dont les
sévérités ont toujours été si douces, fut profondément révolté par cette
excentricité maladive. « Nous avons vu, écrivait-il, les gitanas sur le
seuil de leurs antres creusés dans les flancs du Monte Sagrado à Grenade,
au Barrio de Triana à Séville, hâves, maigres, brûlées du soleil ; mais
aucune d'elles n'était si noire, si sèche, si étrangement hagarde que la tête
GUSTAVE COURBET. 19
peinte par M. Courbet. Nous ne demandons pas des tons roses, une fleur
de pastel, mais encore faut-il peindre do la chair vivante. Juan Valdès
Léal, le peintre de cadavres, dont les tableaux font boucher le nez aux
visiteurs de l'hôpital de la Charité à Séville, n'a pas une palette plus fai-
sandée, plus chargée de nuances vertes et putrides. » Certes, Courbet
n'avait pas entendu aller jusque-là en peignant le portrait de cette infor-
tunée. Mais sa force apparente cachait bien de la faiblesse. Cet indomp-
table se laissait parfois conduire par son pinceau, et, chose grave, il ne
faisait pas toujours ce qu'il voulait faire.
Courbet montrait heureusement à l'Exposition universelle des œuvres
plus viriles et plus saines. Dans les Cribleuses de blé, peinture robuste
et harmonieuse, il avait exprimé le dur labeur accompli au milieu des
chaudes poussières de l'été. Ce tableau, d'une rusticité loyale, ne déplut
pas à Gautier : le poêle trouva même de la grâce dans la figure d'une
certaine fillette en jupon rouge qui brillait parmi ses rudes compagnes
comme une fleur de santé et de jeunesse.
Courbet exposait aussi trois paysages dont le succès fut considérable.
Dans la ISoche de dix heures, la couleur abondait en tons intenses et rares.
Le Château d'Ornans et le Ruisseau du Puits noir sont demeurés célèbres.
Ces deux derniers tableaux sont ceux qui ont reparu au mois de mai dans
la vente de la collection de M. Laurent Richard. Ils ont retrouvé devant
un public nouveau un accueil qui, après tant d'années, montre que les
critiques de 1855 ne s'étaient pas trop mépris sur la valeur de ces vigou-
reuses peintures. Le Château d'Ornans, dont la Gazette a publié une
gravure, représente une des plus pittoresques vallées du Doubs. La
prairie, humide et verte, est dominée par d'énormes rochers gris qui
sont comme des fragments de montagnes écroulées : d'humbles maison-
nettes sont venues poser leurs toits bruns sur le plateau formé par ces
blocs gigantesques. Si Courbet n'a pas exprimé toute la grandeur de ce
site sauvage, il en a du moins rendu la forte unité. Le Ruisseau du
Puits noir est plus remarquable encore, et les vivacités des tons y sont
plus énergiquement écrites, bien que l'ensemble demeure harmonieux
comme la nature elle-même. Encaissé entre des roches de granit, le
ruisseau dont Courbet nous aura appris le nom coule tranquille sur un
lit de cailloux et de pierres brisées. Le soleil se fraye un passage entre
les branches des arbres aux verdures luxuriantes et fait briller çà et là
des points lumineux. Des bleus énergiques colorent le peu de ciel que
laissent entrevoir les feuillages emmêlés. Dans la préface du catalogue
de la collection aujourd'hui dispersée, M. Charles Blanc a paru fort
touché de ce paysage puissant et plein de sève. Il en admire l'exécution,
20 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
il s'étonne de la dextérité avec laquelle Courbet employait le couteau à
palette pour étendre la couleur sur la toile, et il remarque très-justement
que, dans le Ruisseau du Puits noir, i la vérité de la nature est rendue
avec une certaine exaltation qui l'exagère sans l'altérer ». Cette obser-
vation, que Courbet n'aurait' peut-être pas admise, est d'une importance
capitale dans la question qui nous occupe. Elle montre qu'à l'heure
même oii l'artiste se proclame l'humble traducteur des spectacles exté-
rieurs et des réalités objectives, il y ajoute, et parfois sans le savoir,
.quelque chose qu'il tire de sa propre pensée. Ce sentiment personnel,
cette exagération légitime, sont des concessions involontairement faites à
l'idéal. Courbet déblatérait contre la poésie, alors qu'il en subissait l'ado-
rable despotisme.
Les peintures dont nous venons de parler ne représentaient qu'une
faible partie du bagage du peintre d'Ornans. A l'exposition particulière
de l'avenue Montaigne, la fête était plus complète et en même temps
plus mêlée. On y voyait les œuvres de début, les études faites à Fontaine-
bleau, les figures que Courbet appelait des pastiches, beaucoup de por-
traits, entre autres ceux de Baudelaire' et de M. Champfleury, des com-
positions célèbres et moquées comme l'Enterrement et les Baigneuses, et
enfin une grande peinture nouvelle, l'Atelier du peintre, qui était expli-
quée et commentée au catalogue par une glose un peu bizarre. C'était,
dit le texte, « une allégorie réelle déterminant une phase de sept années
de la vie de l'artiste ». Le tableau parut étrange et disloqué. Comme
l'œuvre a depuis lors disparu de la circulation, comme elle souleva des
fureurs, il est curieux de rechercher dans les papiers du temps ce qu'en
pensèrent les beaux esprits d'autrefois.
Le motif de la composition est très-simple ou du moins très-accep-
table, si l'on admet que Courbet avait le droit de peindre des allégories.
11 était absolument convaincu que de pareilles fantaisies sont interdites
au réaliste orthodoxe; mais, sa logique ayant toujours été un peu capri-
cante, il s'était donné, dans l'Atelier du peintre, la permission qu'il
refusait aux autres. De là, son tableau. En 1855, Courbet s'aperçoit que
la première phase de sa vie est terminée; il se rappelle ses anciens
combats, il résume dans un cadre complaisant tous les souvenirs de sa
jeunesse militante. Naturellement il est le protagoniste du drame. Au
centre de la composition, il est assis devant un chevalet sur lequel est
posé un paysage d'un vert vigoureux et franc. Courbet est en bonne
compagnie. Aux premiers plans du tableau, un gamin franc-comtois
1. Le portrait de Baudelaire est au musée de Montpellier.
GUSTAVE COURBET.
21
regarde l'artiste occupé de son travail, et, près du peintre, est une femme,
un modèle qui, ayant laissé tomber ses vêtements, se tient debout dans
tout l'éclat de sa nudité blanche. Accroupie derrière le chevalet, au
milieu d'une demi-teinte discrète, une autre femme, celle qui a posé
pour la Baigneuse, s'enveloppe d'une couverture de laine et allaite un
enfant. Autour de ce groupe central se rangent dans un ordre naïf les
personnages réels ou fantasques qui ont figuré dans les anciens tableaux
de Courbet, et près d'eux les amis de la première heure, ceux qui ont
LA FORET EM automne, PAR COURBBT.
combattu avec lui l'hydre polycéphale, l'Académie! Au fond, sur les murs,
partout, des mannequins, des costumes, des instruments de musique, la
pipe inspiratrice et tout le bric-à-brac qui constitue l'outillage d'un
peintre moderne.
Ce tableau bizarre, véritable chapitre des mémoires de Courbet, n'eut
pas un succès prodigieux. On le trouvait composé d'après des règles
hasardeuses, et, en effet, il ne présentait pas les pondérations équilibrées
qu'on admire dans VÉcole d'Athènes. Mais Courbet n'a jamais été un
« compositeur » impeccable, et parfois même, alors qu'il n'avait qu'une
seule figure à faire entrer dans son cadre, il n'a pas su l'arranger pour
le plaisir des yeux. Dans l'Atelier du peintre, la perspective était traitée
22 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
avec des mépris étonnants. Ce sont là d'impardonnables défauts; mais il
restait les fortes séductions de la couleur, le bel accent d'un ensemble
vigoureux sur lequel se détachaient, comme des notes gaies, le paysage
vert placé sur le chevalet et le corps d'un blanc rosé de la femme nue.
C'était un choix heureux de valeurs assorties et d'oppositions vibrantes.
Nous ne voudrions pas compromettre notre candidature au titre d'homme
sérieux; mais nous devons avouer que nous avons aimé cet absurde
tableau.
Le catalogue de l'exposition de l'avenue Montaigne, publié en juin 1855,
s'ouvre, on le sait, par un préambule qui parut curieux à l'origine et qui
l'est encore. Nous en avons déjà cité quelques lignes, celles où Courbet
déclare que c'est dans l'étude de la tradition qu'il a voulu puiser le sen-
timent de son indépendance. Mais ce qu'il importe de noter ici, c'est
l'espèce d'agacement avec lequel le peintre accepte ou subit le nom de
réaliste. Il oublie presque qu'il s'est baptisé lui-même. « Le titre de
réaliste, dit-il, m'a été imposé comme on a imposé aux hommes de 1830
le titre de romantiques », et il ajoute qu'il n'a pas à s'expliquer sur la
justesse plus ou moins grande « d'une qualification que nul, il faut
l'espérer, n'est tenu de bien comprendre ».
Ce passage indique clairement que Courbet commençait à être excédé
du vacarme qu'on faisait autour de son nom et de ses théories. 11 n'avait
peut-être pas des doctrines aussi fermes qu'on le supposait. Les choses
l'intéressaient plus que les mots. Que demandait-il? Qu'on le laissât tran-
quille et qu'on lui permît de faire de la peinture.
Une sorte d'accalmie se produisit alors, et, au Salon de 1857, Courbet
s'aperçut avec surprise qu'on avait cessé de l'insulter.
Son exposition fut, cette année, fort brillante, car, parmi les œuvres
qu'il avait envoyées au Salon, figuraient deux morceaux d'une véritable
importance, la Curée et les Demoiselles des bords de la Seine. Im Curée,
dénoûment d'une chasse au chevreuil, est le tableau qui fut plus tard
acquis au prix de 25,000 francs par une société de Boston, VAlston-
Cliib. C'est une peinture pleine de sérénité et d'harmonie; on y voudrait
voir plus de mouvement; mais l'exécution est belle; la coloration, où
abondent les gris chauds, a de la vigueur et de la finesse. Courbet, aban-
donnant peu à peu les brutalités des premières heures, arrivait à la
distinction du ton et presque au raffinement.
Dans les Demoiselles des bords de la Seine, il s'attaquait à ces motifs
de la vie moderne qui semblaient répondre aux conditions de son
programme. Le réalisme implique l'actualité. Mais, pour l'illustration
des mœurs contemporaines et surtout des mœurs féminines, un peu
G.roiirbet pinx
GazfUc des Beaux- Art 3
HECTOR BERLIOZ
( Collection de M^ Henri Hechl.)
ilbert sculp.
Imp.A. SalinoTi.
GUSTAVE COURBET. 23
d'élégance était indispensable. Épris des spectacles en prose, le peintre
avait voulu représenter, dans le laisser-aller de leur attitude vulgaire,
deux de ces paresseuses filles, héroïnes de moralité incertaine, qui con-
sacrent leurs dimanches à l'étude du canotage, à de longs repas sous la
tonnelle des restaurants, à toutes sortes de gaietés champêtres. Les demoi-
selles de Courbet sont étendues sur l'herbe, au bord de l'eau, et l'été,
qui fait rage autour d'elles, emperle de sueurs leurs chairs brunies. Elles
sont vêtues avec un luxe d'un goût douteux, et la robuste dormeuse du
premier plan a gardé ses gants à vingt-neuf sous. Sa compagne, placée
derrière elle, n'est pas incapable de rêverie; la tête appuyée sur la
main, elle songe doucement à ses amours, qui sont des affaires. En raison
de la vulgarité des costumes et des attitudes, ce tableau a un certain
caractère, et il dit ce qu'il veut dire. L'auteur de la Philosophie du
Salon de i857 , M. Castagnary, parlant des paysages de Courbet, résu-
mait ainsi ses observations: « Comme paysagiste, il n'a guèi'e entrevu la
nature que "par la fenêtre d'une auberge. Ses sites rappellent toujours
l'idée d'une « bonne partie » : on devine que c'est de la friture qui nage
au courant de ses ruisseaux, et, aux alentours, le long de ses taillis, il
se dégage comme un parfum de gibelotte. » Appliquées aux œuvres d'un
artiste qui, cette année même, exposait te Bords de la Loue, ces paroles
semblaient sévères : elles devenaient terriblement justes à propos des
Demoiselles des bords de la Seine. Les toilettes, les attitudes, le sourire,
tout dans ce tableau parle du cabaret voisin.
Comme morceau de peinture, cette idylle parisienne était d'ailleurs
d'une grande fermeté et d'une parfaite vaillance. Courbet ne fut pas
moins habile lorsqu'il peignit, à part, l'une de ses demoiselles, celle qui,
la tête couverte d'un grand chapeau fantasque, rêve à demi étendue au
pied d'un arbre. Je veux rappeler ici aux amateurs le tableau ou le
fragment de tableau qui a figuré en 187,5 dans la vente de M. H... et dont
il reste une lithographie par M. Gilbert. Pour la puissance du ton, l'unité
émaillée de la pâte, la générosité de la manœuvre, c'est là une excellente
peinture; mais dans ce tableau, comme dans les Demoiselles des bords
de la Seine, les ambitions élevées, le coup d'aile vers les pures régions
de l'azur manquaient furieusement. Des fenêtres de l'atelier de la rue
Hautefeuille, Courbet ne voyait que des choses prosaïques : il avait besoin
de changer d'horizon.
Un voyage qu'il fit pendant la durée de l'Exposition lui donna fort
à réfléchir. Courbet était alors traité en ami par son acheteur Alfred
Bruyas : il alla le voir à Montpellier. On trouvera de précieux renseigne-
ments sur cette excursion méridionale dans un volume récemment publié
24 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
par M. Jules Troubat, Plume et Pinceau. L'auteur rappelle qu'en 1857,
Courbet avait encore, malgré ses trente-huit ans, quelque chose du grand
jeune homme élancé et souple que nous avions connu; il raconte ses pro-
menades dans Montpellier, en compagnie de cette pipe légendaire qu'il
ne quittait pas volontiers. M. Troubat nous parle aussi, mais avec douceur,
de la jactance du peintre et de ses velléités politiques, et il ajoute même
un détail nouveau. Courbet avait conçu « le projet de peindre un paysage
gigantesque dans lequel il aurait représenté Prométhée déchiré non par
un vautour, mais par un aigle ». Cette conception était terriblement sym-
bolique : n'est-il pas curieux de voir cet adorateur du concret constamment
troublé par les abstractions de l'allégorie?
Courbet ne peignit jamais ce Prométhée : il avait bien mieux à faire,
et il s'en aperçut lorsque ce voyage à Montpellier et aux rivages voisins
le mit en présence de la grande enchanteresse, la mer. 11 l'avait déjà
entrevue trois ans auparavant % mais cette fois il commença à comprendre
son secret. Il peignit alors quelques-uns de ses paysages maritimes. Il
n'oublia pas le chemin que Bruyas lui avait appris : en 1858 il retourna
dans le Midi, il alla jusqu'à Maguelonne, et, profondément séduit par la
Méditerranée, il fit une belle étude qu'on a pu voir plus tard dans une
des expositions organisées par le peintre. Ce voyage et ceux qui le sui-
virent furent dans la vie de Courbet de véritables événements : pour
comprendre la lumière, ce paysan de la Franche-Comté avait besoin de
voir la Méditerranée et plus tard l'Océan. Échange heureux de forces et
de leçons! La mer enseigne quelque chose à la montagne.
Courbet n'exposa pas au Salon de 1859. Nous ne savons quelles sont
les causes de cette abstention inusitée, car l'artiste était alors un produc-
teur très-actif, et il n'a jamais été de ceux qui cachent leurs œuvres. Nous
voyons seulement qu'il fit à cette époque un voyage en Belgique, où il
avait déjà de nombreux partisans : il peignit môme à Bruxelles un portrait
de femme. La coïncidence des dates (1859) nous autorise à supposer que
ce portrait est celui qui fut exposé à Lyon en 1861 et dont la Gazette
dit alors quelques mots médiocrement aimables. Cette peinture nous
frappa, en effet, par un caractère un peu inattendu : il nous sembla que
Courbet commençait à faire des concessions.
L'idée de se réconcilier avec le public paraît avoir, en cette période,
préoccupé le peintre d'Ornans. On le vit bien au choix de ses sujets. On
s'était obstiné à chercher un sens politique à quelques-uns de ses ta-
<. C'est, en effet, en 18S4, que Courbet a peint les Bords de la mer à Palavas
(.Musée de Montpellier].
GUSTAVE COURBET.
25
bleaux; o;i voulait voir une idée de revendication sociale dans les Cuis-
seurs de pierres, dans Y Enterrement, dans les Cribleuses de blé, dans
toutes les compositions où la figure humaine jouait le premier rôle. Pour
les uns, de pareils tableaux étaient un danger public; pour les autres,
parmi lesquels figurait Proudhon, qui préludait à ses études sur Cour-
bet, de pareilles œuvres étaient saines pour le cœur. Qu'étaient-ce que
les Casseurs de pierres, sinon de la « morale en action » ? Le philo-
sophe est allé jusqu'à raconter que de braves paysans auraient voulu
VUK DK KKANCHB-COMTÉ.
Dessin de M. de Groiseilliez.
avoir ce tableau pour le placer, comme une parabole évangélique, sur
le maître-autel de leur église. Courbet ne se croyait pas religieux à ce
point; mais il n'admettait pas non plus que l'ordre de la société fût
mis en péril par des rusticités aussi inoITensives. Il prit soin toutefois
de traiter, du moins pendant quelque temps, des sujets moins suspects.
11 peignit des chiens et des chevreuils, des biches tachant de leur sang
vermeil la neige immaculée, inventions qui n'avaient rien de sata-
nique et qui ne menaçaient ni l'autel ni le trône. Les esprits timorés
lui tinrent compte de cette réserve ; on commença même à reconnaître
que Courbet avait du talent.
VUI. — 2« PÉRIODK. 4
26 GAZETIK DES BKAUX-AKTS.
Au Salon de 1861, le succès se décide, retentissant et presque incon-
testé. Courbet exposait le Combat de cerfs, vigoureux tableau qui nous
a toujours paru un peu noir, mais dont il était impossible de ne pas
admirer l'harmonieuse énergie; il y avait joint le Piqueur, le Renard
dans la neige et un paysage, la Roche Oragnon, qui ne déplut pas à
Théophile Gautier. Le critique loua ce site sauvage, où coulait une
«eau limpide et frissonnante ». A la suite de ce Salon, la paix était
signée. L'occasion semblait heureuse pour garder le silence. Courbet,
un peu grisé par son triomphe, se remit à parler.
Au mois d'août 1861, il y eut à Anvers des fêtes mémorables. Indé-
pendamment d'une exposition dont le Combat de cerfs aurait été l'œuvre
capitale , si Millet n'y eût pas envoyé sa grande Tondeuse de moutons,
les Anversois avaient organisé un congrès oti toutes les questions d'art
furent librement débattues. Le nom de Courbet y avait été prononcé
plusieurs fois par des orateurs qui ne lui étaient pas tous favorables ou
qui du moins faisaient des réserves sur la doctrine du maître. Mis en
cause par une interpellation directe, Courbet dut s'expliquer.
On trouvera, dans le Précurseur d^ Anvers du 22 août 1861, l'ana-
lyse, un peu arrangée, de l'improvisation de Courbet. Nous donnerons
quelques extraits de son discours :
« Le fond du réalisme, dit-il, c'est la négation de l'idéal, à laquelle
j'ai été amené depuis quinze ans par mes études et qu'aucun artiste
n'avait jamais, jusqu'à ce jour, osé affirmer catégoriquement... »
« V Enterrement à Ornans a été en réalité l'enterrement du roman-
tisme et n'a laissé de cette école de peinture que ce qui était une con-
statation de l'esprit humain, ce qui, par conséquent, avait le droit
d'existence, c'est-à-dire les tableaux de Delacroix et de Rousseau. »
« L'art romantique, comme l'école classique, était l'art pour l'art.
Aujourd'hui , d'après la dernière expression de la philosophie , on est
obligé de raisonner, même dans l'art, et de ne jamais laisser vaincre la
logique par le sentiment. La raison doit être en tout la dominante de
l'homme. Mon expression d'art est la dernière, parce qu'elle est la seule
qui ait jusqu'à présent combiné tous ces éléments. En concluant à la
négation de l'idéal et de tout ce qui s'ensuit, j'arrive en plein à l'éman-
cipation de l'individu et finalement à la démocratie. Le réalisme est,
par essence, l'art démocratique. »
Ce petit discours, d'une gravité médiocre, ne parut pas bien dange-
reux : il était cependant le résumé de toutes sortes de vues inexactes
GUSTAVE COURBET. 27
sur l'art, sur l'âme humaine, et même sur la cause que l'orateur pré-
tendait servir. Courbet, ce grand contempteur des rêves et des visions
abolies, nous faisait la grâce de reconnaître que Delacroix et Tliéodore
Rousseau avaient dit quelque chose à nos cœurs. Cette générosité put
désarmer certains idéologues, derniers témoins d'une époque que le
peintre d'Ornans enterrait avec tant de sans-façon ; mais , pour la dé-
mocratie, pour la pensée moderne, Courbet n'avait pas été aimable le
moins du monde. Perspective menaçante ! il mettait l'avenir au pain
sec. 11 promettait à nos vieux jours, il promettait à nos enfants une suite
non interrompue de Baigneuses et de Casseurs de pierres, et, sous pré-
texte de réalité scientifique, il fauchait en leur fleur toutes les idées que
l'homme met dans les choses , alors que , selon Bacon , il s'ajoute à la
nature. De pareilles doctrines appelaient une réfutation.
Elle ne se fit pas attendre. Un orateur qui avait le droit de parler au
nom des aspirations modernes, M. Madier de Montjau, prit la défense de
la grande cause que Courbet avait compromise. Après avoir fait bon
marché des théogonies dont l'art lui paraît pouvoir se passer, M. Madier
ajoutait qu'il n'entendait pas exclure de l'art nouveau l'idéal subjectif,
produit de la raison et de la liberté combinées, et que « rien ne pourrait
jamais empêcher l'artiste d'élever, d'embellir, de poétiser la vie, la na-
ture et la réalité humaines ». C'était parler fort sagement. Théoricien à
courtes visées, Courbet ne sentait pas que l'idéal est la fleur même de
la liberté, la création spontanée ou volontaire de l'âme afi"ranchie. Sa
conception du naturalisme était fort étroite. Il croyait ruiner dans leur
principe les grands idéalistes italiens : il allait beaucoup plus loin ; il
attaquait Van Ostade, Jan Steen, Brauwer, Hogarth, tous ceux qui, pre-
nant la réalité pour base de leur étude, se sont montrés assez hardis
pour y changer quelque chose, pour en exagérer le caractère dans le sens
du comique rêvé. Il battait en brèche la caricature qui, ainsi que l'a dit
un de nos amis, est l'idéal renversé. Courbet n'était pas plus aimable
pour Léonard de Vinci que pour Daumier.
Les objections qui se produisirent de toutes parts n'eurent d'autre
résultat que d'alTermir chez Courbet les idées qui lui étaient chères. Il
ne négligea aucune occasion de les soutenir et même de les exagérer.
De là, la lettre fameuse qu'il adressa le 25 décembre 1861 à quelques
jeunes peintres qui avaient résolu d'ouvrir un atelier et de lui en con-
fier la direction '. Le maître se récuse; il déclare qu'en raison de son
1. Cette lettre, imprimée dans le Courrier du Dimanche, a élo reproduite par
28 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
respect pour l'individualité de chaque artiste, il ne saurait consentir à
devenir professeur. Il se réfère d'ailleurs aux principes qu'il a proclamés
au congrès d'Anvers; il en aggrave l'expression en disant que « l'art en
peinture ne saurait consister que dans la représentation des objets
visibles et tangibles pour l'artiste » , et , craignant de n'avoir pas été
compris, il ajoute que « la peinture est une langue toute physique, et
qu'un objet abstrait, non visible, non existant, n'est pas du domaine de
la peinture », On connaît le texte, qu'il serait trop long de reproduire.
Bornons-nous à rappeler que Courbet, logicien un peu capricieux, ou-
blie à la fin de sa lettre ce qu'il a dit au début. Il répète qu'il ne peut
former des élèves, mais qu'il est en situation d'expliquer à des artistes
qui seraient ses collaborateurs la méthode par laquelle on devient
peintre, et il termine ainsi qu'il suit son manifeste : « La formation d'un
atelier commun, rappelant les collaborations si fécondes des ateliers de
la Renaissance, peut certainement être utile et contribuer à ouvrir la
phase de la peinture moderne, et je me prêterai avec empressement à
tout ce que vous désirerez de moi pour l'atteindre. »
On voit ici combien Courbet fut toujours la victime des mots; on
sent le quiproquo éternel de sa vie. 11 ne donnera jamais de leçons,
mais il donnera des conseils tant qu'on voudi'a. Dans la réalité des faits,
quelques jeunes gens profitèrent des bonnes dispositions du peintre :
un atelier fut ouvert, et Paris, qui eut toujours le sourire facile, apprit
un matin avec joie que la naissante académie se livrait à de fortes
études d'après un bœuf vivant qui, élevé à la dignité de modèle,
échappa pendant quelques jours aux tragédies de l'abattoir. L'école ne
dura pas d'ailleurs fort longtemps, et on ne voit point que Courbet ait
eu beaucoup de disciples ou de collaborateurs. Nous sommes de ceux
qui le regrettent. Sur la manœuvre du pinceau, rassortiment des tons,
la constitution des dessous, le ferme traviiil des pâtes émaillées, Courbet
avait appris par une longue expérience des secrets et des tours de main
qu'il aurait pu enseigner.
Nous n'avons guère fait qu'entrevoir Courbet aux fêtes d'Anvers
en 1861, et la brève causerie qui s'engagea un soir, sous de grands
arbres, auprès d'une table verte sur laquelle le bock, plusieurs fois
renouvelé, disparaissait avec la rapidité du rêve, ne nous a laissé
d'autre souvenir que celui d'un joyeux garçon qui aimait beaucoup
mieux sa peinture que celle des autres et qui avait des soifs furieuses.
M. Guichard, dans une curieuse brochure : Les Doctrines de Af. Guslave Courbet,
maître peintre, Poulel-Matassis, 4862.
GUSTAVE COURBET. 29
On assure cependant que la parole de Courbet ne manquait pas de sé-
duction, et qu'il sut parfois intéresser vivement ses interlocuteurs. Nous
pouvons en fournir au moins un exemple significatif. Au printemps
de 1862, Courbet eut occasion de se rencontrer avec Sainte-Beuve.
L'heure était bonne pour écouter : le peintre aima mieux parler, et il
fit si bien qu'il charma le fin critique. On trouvera la preuve de ce suc-
cès dans la lettre que le maître des élégances adressait à M. Charles
Duveyrier pour lui recommander Courbet et pour le convaincre que le
talent de l'artiste pourrait être employé à de belles œuvres décoratives.
« Je causais l'autre jour avec Courbet, écrit-il : ce peintre vigoureux et
solide a, de plus, des idées, et il me semble qu'il en a une grande :
c'est d'inaugurer une peinture monumentale qui soit en accord avec la
société nouvelle. La peinture des églises est à bout de voie; des
peintres incrédules ressassent avec plus ou moins de talent de vieux
sujets... Courbet a l'idée de faire des vastes gares des chemins de fer
des églises nouvelles pour la peinture, de couvrir ces grandes parois de
mille sujets d'une parfaite convenance; les vues mêmes anticipées des
grands sites qu'on va parcourir, les portraits des grands hommes dont le
nom se rattache aux cités du parcours, des sujets pittoresques, moraux,
industriels, métallurgiques ; en un mot, les saints et les miracles de la
société moderne. N'est-ce pas là une idée encyclopédique et qui mérite
faveur • ? »
La lettre dont nous venons de reproduire un fragment prouve qu'un
critique contient souvent un enthousiaste. En s'exaltant à propos du pro-
jet dont Courbet l'avait entretenu, Sainte-Beuve, qui avait pourtant un
si fin sentiment de l'histoire, manqua de défiance et ne prit pas garde
que l'idée nouvelle de Courbet n'était qu'un emprunt fait à la tradition.
Beaucoup d'entre nous, parmi ceux qui ont cessé d'être jeunes, se sou-
viennent d'avoir fait, sur la décoration des gares de chemins de fer, des
articles et peut-être des discours. Avant 1848, on agitait déjà la ques-
tion dans les réunions intimes de \a, Démocratie pacifique. Après la révo-
lution, lorsque les peintres se concertèrent pour étudier des projets
d'association, qui ne devaient pas aboutir, l'idée fut reprise et l'on crut
un instant qu'elle allait recevoir un commencement d'exécution. Des
pourparlers furent même entamés avec les directeurs d'une grande com-
pagnie. On espérait obtenir une des plus vastes gares de Paris, et les
deux parois latérales devaient être décorées par deux escouades de colo-
ristes, obéissant l'une à Delacroix, le maître des féeries, l'autre à De-
1 . Sainte-Beuve, Correspondance, I, page 289.
30
GAZETTE DES BEAUX-ARTS,
camps, qui, comme il l'a dit plus tard dans une lettre mélancolique,
voulait prouver qu'il n'était pas seulement le peintre ordinaire des
singes. Ce beau rêve se dissipa bientôt ; mais il n'a pas cessé depuis
lors de hanler l'esprit des hommes de notre génération. L'idée est lon-
guement développée dans le livre publié en 1861 par M. Champfleury,
Les Grandes figures d'hier et d'aujourd'hui. Lors donc que Courbet alla
faire ses confidences à Sainte-Beuve , il se borna à tirer une nouvelle
épreuve d'un cliché auquel ne manquait aucun mérite, pas même l'an-
cienneté.
PAUL MANTZ.
(Im fin prochaittemml.)
•ffjf
EXPOSITION UNIVERSELLE
LA SCULPTURE
'École française, il y a une vingtaine
d'années, était, en peinture, incontestable-
ment-la première; mais elle a beaucoup
appris aux autres et les originalités natio-
nales se sont développées. Un peu plus, il
i'audra se défendre; on le voit à l'Exposition
universelle. Nos meilleurs peintres ont d'ail-
leurs leurs similaires, et l'étranger en a
quelques-uns que nous n'avons pas. Il n'en
est pas de même en sculpture. On a re-
marqué depuis bien des Salons combien
la moyenne de la sculpture était plus régulière et plus élevée que celle
delà peinture, et aussi que les pertes s'y réparaient plus régulière-
ment. Cette année la réunion des œuvres de quelques années permet
mieux de porter un jugement d'ensemble, la conclusion est certaine et
l'opinion le reconnaît. La Sculpture française est plus forte que la pein-
ture; elle est de mêuie au-dessus des autres écoles de sculpture, et
sa primauté n'est pas en danger.
Il n'y a là rien d'étonnant, car la sculpture est un art éminemment
français qui a toujours été dans notre pays à une grande hauteur, et qui
n'a pas eu d'éclipsé. La peinture n'y a procédé que par saccade, tantôt par
imitations, tantôt par des personnalités. Poussin, Watteau, Boucher, David,
l'école moderne, sont la négation, presque la destruction les uns des
autres. Il y a d'admirables peintres et en grand nombre, mais à l'état
d'individus. Rien de semblable en sculpture; elle est ancienne, assise,
constante et durable. A tous les moments elle a eu des maîtres et de
32 GAZETTE DES BEAUX-AUTS.
vraies œuvres; jamais elle n'a eu ni lacunes, ni chutes; elle se suit et
s'enchaîne, elle se modifie aussi dans le pas de sa tradition. Les ima-
geries du moyen âge, les artistes de Louis XIV et ceux de notre temps
ne se ressemblent pas, mais la filiation n'a jamais été rompue et les fils
tiennent à leurs pères. Quand les grandes cimes disparaissent, il y en a
pour les remplacer, et il y en a de jeunes qui grandissent pour faire
honneur à leur tour à leurs maîtres et à leur pays. L'école gallo-romaine
a existé surtout à l'état décoratif et elle a été dans l'architecture d'une
richesse et d'une variété qu'on commence à bien connaître; après le
trouble universel des barbares, ce sont les souvenirs de l'antiquité, —
sa préoccupation, bien plus longue et plus vivace qu'on ne le croit, —
qui ont d'abord inspiré l'architecture romane, puis la sculpture qui s'est
élevée régulièrement de l'ornement à la figure. Une fois celle-ci dans les
usages, le progrès marcha avec une rapidité étonnante pour arriver à
l'admirable efllorcscence des xii' et xiii" siècles, aux statues de Chartres
et de Reims qui seraient de la belle sculpture dans tous les temps et chez
tous les peuples. A la même époque aucun pays n'avait rien de sem-
blable, et le nôtre ne l'avait pas appris. L'Italie même, qui nous a
ensuite dépassé, a eu besoin d'une renaissance, et notre belle sculpture
gothique est antérieure aux Pisans. C'est avec elle que le grand art fran-
çais a développé ses types, et les tombes royales de Saint-Denis n'ont
fait que suivre l'exemple de celles faites pour des princes, même pour
des particulieis qui ont été leurs modèles et leur point de départ. Nos
vieilles sculptures sont anonymes, mais leurs auteurs n'en sont pas
moins grands, et dès Michel Colomb qui meurt chargé d'années et à l'ex-
trême commencement du wV siècle, les noms illustres et les œuvres
exceptionnelles sont si nombreux que l'énumération en serait un livre.
Je n'ai pas même la place d'en esquisser le cadre, mais je tenais à rap-
peler la ligne générale pour montrer que la supériorité dont certains
s'étonnent ou qu'ils sont disposés à considérer comme une découverte,
est au contraire une chose naturelle, ancienne et traditionnelle. Comme
elle est cette fois reconnue, il nous est permis de nous réjouir de la voir
sortir du monde de ceux qui réfléchissent et qui connaissent pour entrer
dans le courant de l'opinion. Nos sculpteurs, souvent négligés pour la
peinture plus amusante, y trouveront à la fois une récompense et un
encouragement.
Si aucune des écoles étrangères dans son ensemble n'est aujourd'hui
aussi nombreuse, aussi variée, aussi haute, en quelque sorte aussi sûre
que la nôtre, il n'en est pas moins vrai qu'on rencontre dans deux ou
trois d'entre elles des hommes du plus vrai niérite. L'iixposition univer-
LA SCULPTURE A L'EXPOSITION UNIVERSELLE.
33
selle en donne la preuve; elle nous montre les œuvres de quelques
artistes dont nous n'apprenons pas les noms, mais dont nous sommes
ATHLÈTE LUTTANT AVEC UN SERPENT PYTHON, PAR M. LEIGHTO>
( Dessin de l'artiste. )
heureux de connaître les œuvres maîtresses. Aussi, puisqu'ils ont eu
la bonne grâce de venir chez nous, nous commencerons par eux pour
leur souhaiter la bienvenue.
XVUI. — i' PÉRIODE. n
84 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Scur-PTURE ÉTRANGÈRE. — L'Angleterre est loin d'avoir en sculpture
une valeur particulière. En peinture quelques-uns de ses artistes ont
une originalité, une saveur insulaire, un accent étrange, mais péné-
trant, une personnalité et un individualisme qui arrêtent et avec les-
quels il faut compter. Dans la statuaire elle n'a pas encore, et elle n'a
jamais eu rien d'analogue. Après avoir, dans l'antiquité, reçu et suivi
comme nous tout l'art romain, elle n'a à son compte, dans le moyen-âge,
que les modifications qu'elle a fait subir à l'architecture gothique. Ce
n'est guère que dans les tombeaux, surtout dans les figures habillées de
leurs armures, plus fermes et plus variées que celles vêtues de robes ecclé-
siastiques ou féminines, que la sculpture anglaise peut compter, et, même
en pierre ou en marbre, plutôt avec le sentiment rigide et la précision du
bronze. Ce n'est ni au xiii' siècle ni au xV siècle qu'en est la plus grande
valeur, mais au xiv' siècle. La Renaissance n'y a pas la souplesse et
la variété qu'elle a eues en France. Quand il s'agit de faire le tombeau
de Henri YII, qui est une merveille où le plus bel art a mis toute sa
science et sa pureté au service des données et des formes antérieures,
c'est à l'Italien Torrigiano qu'on s'adresse. Plus tard c'est le Français
Hubert Lesueur qui modèle et qui fond sous Charles II la statue équestre
de Charles 1" de Charing cross, et, lorsque la dictature du génie
fastueux de Lebrun, exaspérée par les exagérations de l'école de Bernin,
eut égaré la sculpture française dans la recherche des nouveautés pitto-
resques, ce fut le Lyonnais Roubiliac, un homme médiocre, chez lequel
ne se trouvent que de l'aplomb et de la facilité outrecuidante, qui,
développant jusqu'à l'extravagance un principe déplorable, fit régner
sans partage en Angleterre, pendant tout le xviii" siècle, un mauvais
goût dont elle a été bien longtemps à se débarrasser.
En réalité, la nouvelle phase de la sculpture anglaise date de Flax-
man. Avec ses deux médaillons de la Nuit et du Jour, qui sont d'une
ligne charmante, avec la simplicité de ses compositions dessinées au
trait il a exercé dans son pays, bien qu'à un moindre degré, une influence
analogue à celle de David en France. Après lui, l'artiste qui a eu sur
l'école une influence prépondérante et qui dure encore, c'est Canova. La
sculpture iconique, fréquente en Angleterre, et dont Westminster de
Londres est véritablement le Panthéon, aurait pu d'elle-même apporter
un élément d'originalité autonome. Il n'en est malheureusement rien.
Assises ou debout , costumées à l'antique ou habillées de vêtements mo-
dernes, la physionomie générale des figures est immobile, monotone et
sans accent. Dans la sculpture féminine et dans le nu mythologique, c'est
la fadeur italienne du commencement de ce siècle qui continue de dominer.
LA SCULPTURE A L'EXPOSITION UNIVERSELLE. 35
Ce n'est pas impunément que la plupart des sculpteurs anglais passent par
Rome, où bon nombre ont vécu et travaillé longtemps, et le grand goût
de l'antique ne leur a rien donné de sa flamme et de sa maîtrise. La
pratique, le convenu et le poncif y restent le caractère général. Les poses
sont simples, mais pauvres; les formes sont rondes et molles et, en face
de ces statues, dont beaucoup sont agréables, il serait souvent difficile de
faire une distinction, de reconnaître qu'elles ne sont pas toutes du même
auteur et d'y signaler de véritables différences. Il semble que la nature
n'y soit pas étudiée directement, mais sur un type accepté à l'état de
canon et incessamment reproduit. Aussi arrive-t-il trop souvent que
dans les travaux divers et souvent habiles d'un même artiste, on ne
peut dégager aucune tendance, et la valeur en est souvent d'une inéga-
lité singulière. Ce parti pris d'imitation affaiblie, ce manque d'unité, de
fermeté surtout, sont des signes que dans le pays du cant, où le nu ne
se peut faire accepter qu'en vivant le moins possible, la sculpture
est un art plus transplanté que naturel, puisqu'on s'y élève si rarement
au-dessus de la correction pratique sans aller jusqu'à la création véri-
table. La science de l'art s'y trouve, mais le génie, que rien ne supplée,
pas même la science aidée du travail, y fait encore défaut, et parmi tant
d'œuvres il n'y en a pas assez dont la ligne et la forme soient assez
fortes et assez neuves pour s'imposer et vivre dans la mémoire avec
l'intensité personnelle d'un nom suffisant à lui seul à rappeler la statue.
Aussi ne citerais-je en Angleterre que les deux œuvres maîtresses.
L'une est le grand bronze qui appartient à la Royal Academy, œuvre de
M. Leighton, un des correspondants étrangers de notre Académie des
beaux-arts et peintre habile, dont on remarque notamment dans les
salles de peinture un beau portrait du capitaine Burton. Son jeune
Athlète nu, auquel ses jambes écartées donnent une forte assiette sur le
sol, lutte avec un serpent dont les replis n'entourent qu'une de ses
cuisses; d'un bras en arrière il préserve son corps du danger de la for-
midable étreinte, pendant qu'en avant de lui il écarte et tient à distance
la terrible tête, dont sa forte main tient le cou. Le jet de la ligne géné-
rale est d'un grand air, et c'est une belle étude classique, comme on
peut le voir dans le dessin même de l'artiste.
En quelque sorte en opposition et dans le sens tout moderne, il faut
mettre le Thomas Carlyle en bronze de M. Bœhm. Les larges plis de son
long vêtement, sans l'affubler à la romaine, sauvent des détails modernes
trop précis. En donnant de la simplicité à l'ensemble, ils mettent en pleine
valeur le ferme appui des mains sur les bras du fauteuil et la prédomi-
nance ardente et vigoureuse de la tête. La force un peu farouche qui s'en
36 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
dégage ne résulte pas de l'abondance caractéristique des cheveux, du
collier de barbe et des sourcils, mais de la puissance de la construction
du masque, dont les traits heurtés sont d'une rare énergie. On comprend
mieux l'homme devant son image, et pourquoi l'incontestable originalité
de sa pensée n'allait pas sans une exagération voulue de bizarrerie. Dans
cette tête écossaise il y a une sorte de rusticité et comme une marque
d'origine, voisine de la rudesse paysanne, qui aime à se vanter de faire
fi de la tradition et de la mesure et qui se plaît à frapper sans cesse et trop
fort pour bien faire voir qu'il faut compter avec la pesanteur des coups sans
qu'on doive y attendre de fatigue. Ce n'est pas seulement la tête d'un rude
jouteur, mais d'un lutteur qui aime la bataille pour elle-même et qui
ne déteste pas de s'y jeter à tout propos pour s'entretenir la main.
Pour l'Allemagne, au moyen-âge, elle ne lutte pas plus avec la France
en statuaire qu'en architecture ; la sculpture de ses églises est alors sur-
tout décorative et architecturale, et nulle part elle ne s'est élevée à la
beauté des portails de Reims et de Chartres. C'est au xv siècle qu'àla suite
de la Bourgogne et des Flandres, elle arrive par l'école de Nuremberg, aussi
fantaisiste dans l'ornement que réaliste dans les formes et dans les types,
à avoir une valeur propre, dont les caprices enchevêtrés et touffus se
servent surtout du bois et du bronze. Au xvti* siècle et au xyiii",
c'est la France qu'elle imite, en poussant à outrance les défauts, sans
rien prendre des qualités, et l'on sait lescontournements affolés qu'ont pris
sous ses mains la rocaille et le rococo. Heureusement un grand homme
est venu lui donner une sculpture vraiment nationale, un peu rude et
sommaire, mais énergique et monumentale. Quoique Thorvvaldsen soit
Danois, c'est lui qui l'a régénérée; c'est son grand exemple qu'elle a
suivi et qui l'a menée dans ses voies. Après lui Rauch et Schwanthaler sont
aussi de vrais maîtres, l'un dans le sens de la force, l'autre dans celui de
l'élégance; l'un plus profond, l'autre plus ingénieux et vraiment supérieur
dans la composition des bas-reliefs qui se déroulent sur les longues
frises. Rauch est plus profondément allemand; Schwanthaler y ajoute
quelque chose de la Grèce.
Aujourd'hui il serait difficile, avec le peu de morceaux envoyés au
dernier moment, de porter un jugement d'ensemble sur la nouvelle
école contemporaine et d'en marquer tous les caractères ; il n'est que
juste de reconnaître la valeur de ce que nous avons sous les yeux.
Malgré sa pomme, YAdtan nu et debout de M. Hildebrand, qui
appartient au Musée de Leipzig, pourrait aussi bien être un Paris en
face des trois Déesses, tant sa pose et son type sont un souvenir de la belle
sculpture romaine. Le chèvre-pied assis, de M. Hartzer, dont un Amour
LA SCULPTURE A L'EXPOSITION UNIVERSELLE.
37
railleur saisit la barbe en même temps qu'il tient un miroir devant sa figure,
gagnerait beaucoup à ce que l'exécution du marbre fût plus ferme et
moins savonneuse, car l'agencement du groupe est vif et d'une heureuse
nouveauté. Quant aux deux grands groupes de M. Renaud Begas, ils sont
tout à fait importants. Celui de bronze a repris sans défaillance le motif
THOMAS CARLYLE, PAR M. BCBHM.
(Dessin do l'artiste.)
de Jean de Bologne. Dans l'œuvre élégante qu'on admire depuis le
xvi« siècle sous une des arcades de la loggia des Lanzi, c'est la femme
qui est au sommet; ici c'est le casque du robuste soldat, emportant en
travers devant lui le beau corps de la jeune femme affolée, qui crie et
dont la main impuissante essaie de s'attaquer au visage du ravisseur. Le
jet est superbe et plein de furie ; les deux acteurs sont bien en scène
et n'ont rien de contourné ni de théâtral, l'écueil ordinaire de ces sujets
violents. M. Bégas cherche évidemment la vie en action, et le mouve-
38 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
ment lui est naturel. C'est aussi la qualité de son second groupe de
marbre, Y Enlèvement de Psyché qui appartient à la galerie nationale de
Berlin. La femme, qui tient une des mains de Mercure et qui pose son autre
main sur l'épaule du divin messager, touche encore la terre de la pointe
de ses pieds dressés. Quant au Dieu, il se détache du rocher contre
lequel il s'appuyait tout à l'heure, et l'une de ses jambes repliée va,
sans violence, lui donner l'élan dont il a besoin. S'il y avait une
critique à faire, ce serait peut-être de trouver trop grande la diffé-
rence entre la force trop accusée du Dieu et la petitesse relative de la
femme. On pourrait, je le sais, répondre par d'illustres exemples, par le
groupe de Naples qu'on appelle communément le Taureau Farnèse, et
surtout par l'Andromède et Persée de notre Puget. Ce qu'il y a de certain
dans l'œuvre de M. Bégas, c'est que ses deux figures parlent et quittent
la terre; on lèsent, on le voit; dans quelques instants elles s'élèveront
dans l'éther pour monter d'un trait dans l'Olympe, où l'heureuse Psyché
se réunira à celui qu'elle n'a perdu que pour l'avoir trop aimé.
M. Charles Wagmueller ne cherche pas la force comme M. Renaud
Bégas, mais, devant ce qu'il a envoyé, on regrette de ne pas connaître
l'ensemble de son œuvre, où doivent dominer la tendresse, la grâce et la
mélancolie, si l'on s'en rapporte à ce que nous avons sous les yeux.
La jeune fille, les jambes nues, qui porte sur ses épaules, en riant de ce
beau rire frais et ailé de la jeunesse, un bébé nu fort peu rassuré, dont
les petits bras se rattachent désespérément à son cou, est un agréable
morceau, très-gracieusement joli. Il y a plus dans son modèle du tom-
beau d'une morte regrettée. Cette année, la sculpture funéraire est parti-
culièrement supérieure. En Italie, l'une des choses les meilleures est le
groupe d'un sarcophage ; en France, le tombeau monumental de M. Paul
Dubois, dont nous donnons dès aujourd'hui la vue d'ensemble, est l'hon-
neur de notre exposition. Dans sa donnée plus simple, l'œuvre de
M. Wagmueller conquiert d'un seul coup à son nom la vie et la noto-
riété. Sur le milieu d'un long sarcophage en batière, décoré aux angles
de sphinx ailés, est assise de côté une belle jeune femme, le calme génie
du regret et du souvenir; elle tient de la main gauche une tablette élo-
quente, sur laquelle on lit le nom Michaela Gabriela Wagmueller
MDcccrjcxvi. Le groupe se complète par un tout petit enfant nu et assis, té-
moin inconscient de la jeunesse disparue de la femme et de la mère, qui
ne revit plus que dans cette frêle promesse ; il joint ses petites mains en
regardant la palme déposée sur le pied du tombeau par la piété de la
jeune femme. A terre, sur l'emmanchement, deux couronnes jetées à
terre pondèrent à droite le corps de la grande figure assise sur
LA SCULPTURE A L'EXPOSITION UNIVERSELLE. 39
la gauche. De tous les côtés les lignes sont heureuses ; l'effet est triste
sans la violence des révoltes et des terreurs, et dans un sentiment très-
noble et très-pur; la douleur a été là une vraie muse pour inspirer l'har-
monie silencieuse et comme l'apaisement et l'espérance qui se dégagent
de cette belle composition. Tous ses éléments sont connus, mais, dans sa
simplicité, elle a pourtant une nouveauté personnelle, noblement pré-
cise, qui la fixe dans le souvenir et la rend impossible à oublier.
C'est au contraire la vie, dans sa réalité la plus particulière, qui éclate
dans un buste de marbre de M. Renaud Bégas. Il ne vise pas à la beauté;
son parti même a quelque chose de bizarre et il s'impose par son sen-
timent de naturalisme autochthone. Dans la galerie de Berlin, qui possède
ce buste, son modèle, le peintre Menzel, restera vivant. 11 est chauve, d'un
caractère qui ne doit pas être souvent aimable, et son nez n'a rien de
commun avec les lignes de la beauté grecque, mais l'intelligence et la
volonté respirent dans ce visage à la bouche serrée et aux yeux clairs,
singulièrement nets et perçants. La façon bizarre dont c'est un morceau
de statue sciée au-dessous du bras replié, sans socle ni piédouche, n'est
pas sans rappeler les habitudes allemandes de certains petits bustes du
xvi" siècle. Mais c'est la vie même, comme on peut le voir dans le des-
sin que nous sommes heureux d'avoir à montrer à nos lecteurs, et
M. Bégas, qui sait trouver et créer, est en même temps un portraitiste
bien sincère et bien naturel.
Si peu que l'on voie ici de sculpture autrichienne, il est facile de
reconnaître ses différences avec la sculpture allemande. Ce qui s'en
rapprocherait le plus, ce sont quelques statues de grands hommes : un
Michel-Ange debout, de M. Wagner ; un Durer, aussi debout et en grand
manteau à manches. Ces deux marbres, surtout le second, par M. Schmid-
gruber, ont la juste qualité du calme architectural et feront fort bien à
Vienne dans les niches de la façade de l'hôtel de l'association des artistes
auquel elles sont destinées. Le Beethoven en bronze de M. Zumbusch
paraît ici un peu gros parce qu'il est trop près de l'œil; il est
certainement fait pour un piédestal plus haut et pour être vu dans un
grand espace. Ce qu'on y remarque, c'est l'intensité grave et puissante
de l'expression générale. Le maître, assis et immobile, est tout à la pen-
sée intérieure qu'il écoute, et cette intensité d'attention se marque, aussi,
bien que dans la tête, par le geste naturel de la jambe repliée en arrière
et des deux mains jointes et appuyées sur l'autre cuisse.
Mais dans les bustes, les Autrichiens paraissent avoir un caractère
tout à fait à part, plus souple, plus aisé, plus brillant, plus chaud et
plus spirituel qu'en Allemagne. C'est une autre vie, une autre intelligence
40 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
et un autre soleil. Devant ces types divers, heureux et animés, on a af-
faire à d'autres sentiments et à d'autres idées. 11 faudrait insister en dé-
tail sur la charmante vieille dame de M. Johann Silbernagel, sur la
finesse de la tête d'un jeune peintre, M. Libermann, par M. Béer, surtout
sur les bustes de M. Tilgner, aussi heureux avec le marbre qu'avec le
bronze, qui a ainsi le don du modelage et de l'exécution, et dont les
têtes ont la chaleur de la vie.
Ajoutons que tous ceux que je viens de citer sont jeunes; la jeu-
nesse a devant elle l'avenir.
Le Danemark et la Suède n'ont rien qui puisse nous arrêter et Thor-
waldsen ne semble pas y avoir eu d'héritiers. Sauf un buste de juif par
M. Laveretzki et une jolie tête de faune rieur par A. von Bock , la Russie
n'a que des statues correctement froides etconventionnellement antiques,
qui ne s'élèvent pas assez au-dessus de la pratique courante de Car-
rare. 11 faudrait savoir ce que vaut sa sculpture monumentale.
Avec l'Italie nous revenons dans un pays où l'art est naturel, où
il a été si admirable qu'il est inutile, entre les Pisans et Michel-Ange, de
rappeler même des noms, et où il pourrait être admirable encore, mais,
sauf quelques morceaux, la sculpture italienne paraît dans une bien
mauvaise voie, inférieure même à celle des innombrables imitateurs de
Canova, qui dans leurs mollesses rondes et convenues gardaient au moins
les traditions de l'élégance de la ligne. Nous n'avons rien ici de Dupré
ni de Vêla, l'un plus pur et plus élevé, l'autre plus mouvementé et plus
vigoureux; ils avaient relevé l'école, et aux applaudissements de la
foule, mais dans le présent, qui se prend facilement au plus mauvais, il y a
deux courants bien sensibles et bien déplorables. L'un s'introduit, c'est
la sculpture pittoresque et comique jusqu'à la charge, caricaturale et
réaliste jusqu'au ruisseau. Qu'est-ce que ce petit pêcheur à la ligne,
accroupi de la façon la plus laide, si ce n'est le roi des grenouilles, qui
n'en voudraient peut-être pas ; que cet ignoble pitre au maillot trop
large et aux souliers avachis qui marche sur un ballon; que ces galopins
en haillons débraillés qufi se battent contre un mur ou qui rient à se
fendre la mâchoire; que ce cadavre de paysanne couchée sur de la vraie
mousse teinte en beau vert; que ces parasites infects tombés endormis
l'un sur l'autre, et qui, malgré toutes leurs recherches archéologiques,
ne sont que d'immondes ivrognes? Et tout cela n'est pas une ébauche de
terre ou de bronze, le jeu et la gageure d'un instant ; ce sont de grandes
figures, qui se prennent au sérieux et visent à l'admiration. Il n'est
question ni du cœur ni de l'esprit, mais qu'est-ce que les yeux mêmes
ont à gagner et comment croire qu'ils puissent se plaire à ces puérilités
LA. SCULPTURE A. L'EXPOSITION UNIVERSELLE. hi
ou à ces prétentions ordurières? Gegoùt-là, si l'on peut appliquer le mot,
est récent; c'est une maladie qui tuera ses adeptes s'ils continuent à
boire cette malsaine absinthe. Elle passera d'elle-même ; il vaut même
KHINOCÉROS, PAR M. A. JACQUEMART.
( Dessin de Tartiste. )
mieux ne pas insister et ne pas lui donner une importance qu'elle n'a
pas. La surprise de cette vilaine mode est seulement d'autant plus grande
qu'elle nous vient de la patrie de Donatello et de Michel-Ange.
XVUI. — 2" PÉRIODE.
42 GAZETTE DES BEAUX-ARTS,
L'autre danger est plus grave parce qu'il dure depuis longtemps,
qu'il est établi, admiré, et qu'il s'étend de plus en plus : c'est la re-
cherche de l'habileté et du trompe-l'oeil ; c'est le triomphe du praticien
sur le sculpteur, du métier sur l'art, de l'exécution puérile sur la forme
et sur l'idée. La variété des travaux et l'adresse sont des qualités quand
elles sont à leur place et quand elles ne prétendent pas remplacer et
l'invention, et la ligne, et l'expression. Malheureusement, dans ces pays
des beaux marbres où les praticiens abondent, on arrive à prendre cette
habileté pour du talent et pour de l'art. Ce qu'on cherche, c'est la diffi-
culté, le nu et le détail des traits du visage visible sous un voile, les
mailles d'un filet enveloppant une statue. Il s'agit bien de plis! ce
qui importe, c'est l'étofTe, la moire, la tarlatane, le satin, la gaze lamée,
la laine ; c'est l'étoffe qui est neuve, celle qui est chaude, celle qui est
usée, celle qui est transparente, celle qui est ajourée. Les bouillons, les
dentelles, les chaînes d'orfèvrerie, les boucles d'oreilles, voilà l'impor-
tant. Le pauvre marbre fait tout ce qu'on veut : il est poli comme du
métal, ciré et encaustiqué comme un parquet, mou comme du savon;
ici il est grenu, là gravé, ailleurs onde, strié, quadrillé, ailleurs tuyauté,
ruche, crêpé, froncé, bouillonné. On voit la trame et la chaîne; on
compterait les fils de la broderie au petit point, ou au passé ; on trouve-
rait les épaisseurs de celle au plumetis. Un large chapeau de paille de
Florence, une ombrelle ouverte avec ses franges, les branches repercées
d'un éventail ouvert, une collerette de dentelle, une bordure de cygne
sur laquelle on soufflerait, voilà ce qui est intéressant et ce qui fait pâmer
d'aise. Rien n'est trop fin, trop mince, trop minutieux. Celui-ci a la
spécialité des chardons, un autre celle des petits oiseaux et des plumes,
un autre celle du bois mort.
C'est de la sculpture pour les Chinois ou pour les marchandes de
modes. Les boules d'ivoire séparées qui roulent les unes dans les autres,
et les mannequins habillés des galeries du vêtement seraient alors le
dernier mot de l'art. Un peu plus, nous verrons rendre en sculpture les
taches et les différences des feuillages panachés, un bouquet d'orties,
un mouchoir de dentelles, non pas un buisson d'écrevisses, ce serait trop
simple, mais un ravier de crevettes, dont la scie sera aussi dentelée,
aussi aiguë, aussi coupante que la véritable et dont les tentacules auront
autant d'anneaux que dans la nature. Il ne manquerait plus que de les
faire cuire; ce serait alors l'idéal.
Si ce n'était que des morceaux d'ouvriers, il n'y aurait pas à s'en
préoccuper, mais les yeux et la mode vont dans ce sens. Ce que la plu-
part des gens admirent dans le beau Napoléon de Vêla, c'est le velu de
LA SCULPTURE A L'EXPOSITION UNIVERSELLE.
^.3
la couverture de laine, et cette année, dans le Jenner, c'est la rayure
et le pointillage des bas. De vrais artistes, ceux-là le sont, cèdent à la
tentation pour se faire plus regarder, et l'on en citerait trop d'exemples
dans nos derniers Salons. Il est donc bon de crier gare, dût-on prêcher
dans le désert.
l'apriqub, pak m. dklaplanchk.
(Croquis de l'artiste.)
On a plus de plaisir à parler d'œuvres sérieuses et parmi elles je
citerai de Biellazzi, le Petit Pâtre endormi sur la terre dans une pose
simple et naturelle, le beau buste en habit moderne du vieux marquis
de Brignole-Sale par M. Rota, et le Cromivell assis, dont M, Borghi nous
hh GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
montre le plâtre. 11 est un peu traité en ébauche et le bronze lui con-
viendra mieux que le marbre, mais il a de la force et du caractère. Dans
cette exposition le sculpteur italien qui est à la tête et de beaucoup,
c'est M. Giulio Monteverde; son tombeau du comte Massari a de grands
mérites. Le sarcophage, qui pyramide en gorge diagonale, est couvert de
beaux rinceaux de feuillages qui se souviennent heureusement de Ver-
rochio ; le cadavre, quoique sans bandelettes, est peut-être un peu trop
serré dans son linceul à la façon du Lazare giottesque ; mais la femme
, ailée, qui est debout à sa tête et qui se penche vers lui en encadrant de
ses bras l'oreiller sur lequel il repose, est d'une belle silhouette générale.
Quant au Jenner, dont la Gazette a déjà donné le dessin, il est encore
supérieur. La ligne du groupe du médecin inoculant le vaccin sur son
fils qu'il tient sur ses genoux, est tout à fait trouvée; elle est pittoresque,
personnelle et remarquablement appropriée au sujet. On ne saurait
mieux rendre la bonté et le soin ferme et délicat avec lequel le père tient
l'enfant qui voudrait se défendre. Il y a là une idée et elle est rendue;
cela est autre chose que les tours de force d'exécution.
La classification du livret force à dire ici quelques mots de la Bel-
gique, bien qu'en réalité sa sculpture ne se sépare pas de celle de la
France. Elle a été atteinte de même par la réforme de David, plus tard
par le mouvement romantique, et tous, en particulier Geefs et Simonis,
ont souvent exposé chez nous. Aujourd'hui les deux sculpteurs dont on
parle le plus sont M. Ducaju et M. Pescher, et la renommée les a peut-
être mis un peu trop haut. Ce que j'ai vu en Belgique de M. Ducaju est
ardent et plein de verve, mais surtout avec la liberté de l'ébauche, et les
éloges que j'ai lus du buste de Bubens par M. Pescher me faisaient
attendre toute autre chose. Il me paraît lourd et gros plutôt que d'une
grande tournure, et, en s'inspirant de plus près du goût architectural du
maître, le piédestal pourrait avoir plus de caractère et d'accent. En même
temps qu'eux l'on verra avec plaisir le buste d'enfant par M. de Groot,
un beau buste d'homme officiel par M. Paul de Vigne, la tête en bronze
de M. Victor Lagye par M. Pescher, qui, je l'avoue, me touche plus
que son Bubens, et, dans les statues : la Clytie debout, sculptée à Bome
en 1872 par M. Paul de Vigne, où l'amoureuse, en tendant vers le soleil
une fleur, préserve avec son bras gauche ses yeux éblouis par les ardeurs
rayonnantes de son amant; Y Enfant au lézard, par M. Bouré, dont le corps
nu, étendu sur le sol, est d'un modelé fin et charmant; le groupe bien
agencé de Daphnis assis et de sa chèvre par M. Estier, et de M. Vander-
linden le bronze de Calixta, hésitant entre la statuette du Jupiter de ses
ancêtres et la croix du nouveau Dieu, sujet bien compliqué, qui se ré-
LA SCULPTURE A L'EXPOSITION UNIVERSELLE. 45
sume de lui-même en une bonne figure de jeune femme assise et plon-
gée dans ses pensées, ce qui suffît et au delà à la sculpture. Je citerai
encore de M. Samain une Jeune Paysanne romaine fort belle portant sur
son épaule et sur sa tête un enfant et un bassin de cuivre, et le musicien
Johannes Tinctoris, ou plus simplement le Teinturier, petit bronze de
genre où il est en longue robe et en bonnet conique, à la façon de Leys
ou plutôt des tableaux et des miniatures du xv' siècle ; mais, malgré
la frontière, nous sommes déjà en France, bien que je n'aie encore rien
dit de cette véritable pléiade de sculpteurs qui brillent de concert dans
le ciel lumineux de son art et auxquels j'ai hâte d'arriver.
Mais, avant d'entrer dans leur temple, il convient de s'arrêter un peu
dans les dehors pour dire quelques mots de la sculpture ornementale
des jardins et des bâtiments, et de la porte triomphale que M. Sédille
a dressée pour en décorer l'entrée.
Sculpture française. — Je n'ai pas à entrer ici dans le détail de la
partie sculpturale du Trocadéro; cependant, quoique M. Gonse en ait déjà
dit quelques mots, il y a lieu d'en parler encore. La Renommée de
M. Mercié, qui s'élance les ailes éployées, les bras ouverts et les vête-
ments emportés par le vent, semble remarquable, mais elle est si haute
qu'elle paraît plutôt petite. On n'eût pas, je crois, pu la faire plus grande,
car elle est posée sur le faîte d'un lanternon à jour, qui ne serait pas,
mais à cause de sa transparence, qui paraîtrait trop faible pour être le
piédestal d'une figure assez grande pour être d'en bas bien visible. C'est
déjà beaucoup de pouvoir en dire que la silhouette du mouvement est
bonne, mais on peut regretter de n'en pas avoir dans les jardins, sur une
colonne, une réduction qui permettrait, en continuant de la voir encore de
bas en haut, de se rendre compte du mérite réel de la figure.
Quant aux figures allégoriques qui se dressent sur les terrasses des
deux galeries et s'imposent moins, elles sont aussi trop loin de l'oeil
pour faire autre chose que se découper sur le ciel. Dans cette grande
foire des yeux et de l'esprit, on n'a pas encore eu le temps d'en distin-
guer les différences et les valeurs, mais les sculptures de la descente ont
déjà toute leur importance. Dans les six groupes assis sur la terrasse
d'où tombe la cascade, le plus remarqué, avec VAsie de M. Falguière, est
l'Afrique de M. Delaplanche, dont nous donnons le dessin. Gomme de
raison, c'est ce qui nous est le plus étranger qui, par sa difficulté
même, a été le plus heureux, et la même chose s'est produite dans la
suite des Nations qui décorent la façade extérieure du grand vestibule du
Champ de Mars. Dans ces travaux d'ensemble, surtout quand ils sont
k6
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
hâtifs, la valeur du thème rencontre rarement toute la conscience qui se-
rait nécessaire pour les bien traiter, et ici trop de figures sont absolu-
ment des poncifs. On y a vraiment abusé de la figure couronnée et con-
venue, qui sert à tout et n'exprime rien. Il y aurait eu mieux à faire en
JAPOMAIBI, PAR If. AtZBLtN.
(Croquis de l'artiito.)
se préoccupant davantage du type national, qui eût été bien autrement
caractéristique. Les seules qu'on remarque sont l'Indienne de M. Cugnot,
chargée de colliers et de bijoux comme les statues des déesses indoues ; la
Chinoise de M. Captier, et surtout la Japonaise de M. Aizelin, tout à fait
jeune et élégante, avec un arrangement de costume des plus heureux,
LA SCULPTURE A L'EXPOSITION UNIVERSELLE.
kl
ainsi qu'on le peut voir dans le croquis même de l'artiste. Le Japon,
du reste, a du bonheur au Champ de Mars, car l'Asie de M. Falguière
est née au Japon, et, si nous ne nous défendions de penser à ses bronzes,
ils nous détourneraient de tous nos devoirs.
POHTE DES BEAUX-AHTS, PAR M. PAUL SÉDILLB
(Dessin do l'artiste.)
On a déjà parlé ici même des groupes d'animaux qui cantonnent le
bassin inférieur de la cascade. Le cheval est peut-être un peu dégin-
gandé, et Y Éléphant de M. Frémiet ne se masse pas de tous les côtés
d'une façon heureuse. C'est de près seulement qu'il a toute sa valeur
quand on l'isole pour le regarder en lui-même ; il aurait mieux valu
lui donner dans l'architecture une place unique et prépondérante que
kS GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
de le mettre en pendant avec des animaux d'une autre taille. Cela
a mené forcément à le réduire relativement, et, sans que beaucoup de
gens s'en rendent compte, c'est ce changement d'échelle qui en diminue
les mérites et l'effet. Il ne paraît pas beaucoup plus grand que les autres
et l'on est choqué de cette inégalité. L'article de M. Gonse a donné le dessin
du Bœuf de M. Gain, et l'on n'oubliera pas la belle ligne de l'animal
dressant la tête et regardant au loin. Nous donnons aujourd'hui, d'après
un pittoresque dessin de l'artiste, le Rhinocéros de M. A. Jacquemart,
peut-être le plus remarquable et à coup sûr le plus difficile de tous à
réussir. Avec ses formes lourdes, avec ses plaques d'armures qui restent
immobiles, rien ne paraît moins sculptural. L'artiste s'en est tiré et il
est impossible de ne pas être frappé par le sentiment de cette force
pesante, lente à éveiller, mais qui, une fois excitée, sera furieuse et
irrésistible. C'est vraiment un tour de force, et il ne faudrait pas défier
l'artiste de faire une belle chose avec un hippopotame.
On le sait, tous les groupes de la cascade sont en fonte dorée. J'avoue
pour ma part que je les aimerais mieux en bronze. La richesse toute
matérielle en fait d'art m'est rarement sympathique et me parait moins
souvent une beauté qu'une exagération ou, dans un autre sens, une
diminution. Certainement pour la Renommée du faîte, comme pour le
Génie de la colonne de la Bastille, la dorure est une nécessité pour
éclairer la forme à cette distance et devenir un point lumineux;
mais l'éclat est bien facilement trop fort et la dorure du dôme des
Invalides l'alourdit plutôt et lui ôte de son élégance. Par un temps
sombre évidemment la dorure éclaircit, mais au soleil elle écrase, et
l'on ne distingue plus le mauvais du bon. Ce n'est pas un avis géné-
ral ; de bons esprits approuvent complètement la dorure, et il faut se
souvenir à quel degré les anciens l'appliquaient aux statues de leurs
temples et de leurs rues. Il peut aussi y avoir là pour nous un manque
d'habitude, et l'œil est déjà fait à la dorure des groupes de l'Opéra, à
propos desquels il faut cependant remarquer qu'ils restent dans la con-
dition de l'éloignement, que la gamme de la façade de l'Opéra, bien
plus franchement polychrome que l'aspect du Trocadéro, demandait
cette note indispensable, et aussi que leur éclat est déjà très-adouci.
Quand ceux du Trocadéro se seront un peu éteints, quand la blancheur
de la pierre ne sera plus aussi crue, il se produira sans doute une har-
monie qui ne peut pas exister au premier jour.
On a vu dans le dernier numéro un croquis du char d'Apollon par
M. Allard, qui couronne l'entablement de la porte monumentale de
M. Sédille; il faut l'ajouter par la pensée à celui que nous donnons
LA SCULPTURE A L'EXPOSITION UNIVERSELLE.
49
aujourd'hui de la porte elle-même. On parle, et ce serait peut-être dési-
rable, de conserver le grand quadrilatère des galeries extérieures du
Champ de Mars. Les bâtiments des Beaux-Arts, construits dans la lon-
gueur de l'axe disparaîtraient, mais l'œuvre majestueuse de M. Sédille
trouverait facilement sa place pour revêtir l'intérieur de l'une des
grandes entrées. Elle y gagnerait même parce qu'il serait alors facile de
lui donner plus d'importance. La largeur était commandée, toutefois sa
hauteur n'est pas aujourd'hui dans la proportion qu'elle demande. Il
lui faut un tiers en sus de montant latéral, et l'on n'aura pas de peine à
ajouter de chaque côté trois grands noms de plus ; il faut à ses pieds
droits une base moulurée plus haute et plus ressentie. Encadrée et
serrée comme elle est, on ne s'en apercevrait pas. Ce qu'on y voit, et
à juste titre, c'est le grand air et l'élégance du dessin, c'est l'éclat franc
et vraiment décoratif des colorations émaillées. M. Lœbnitz, auquel on
doit l'exécution de la partie du potier, y a montré un véritable sentiment
de la franchise nécessaire à la coloration architecturale. Comme inven-
tion et comme exécution la porte de M. Sédille est sans conteste au
Champ de Mars le morceau le plus heureux de céramique monumentale.
ANATOLE DE MONTAIGLON.
(La suite prochainement.)
XVIII. — 2« PÉRIODE.
EXPOSITION UNIVERSELLE
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE
AtLEMAGNE.
îPC'^*?^^^^^'^
^(ap^^^^-^J<
N me permettra de répéter d'abord en
3w.^^;^'^^^^--~^^tfp^:^^vw-y (. >; quelques lignes ce qui, dans la Ga-
\J//jm^('^j^ '^Tw\'\\i^ ^''^^'^ ^^ ailleurs, a été souvent dit, à
propos du mouvement artistique alle-
mand qu'on a vu surgir au début de
ce siècle.
L'art des rénovateurs de 1810, en
Allemagne, s'est appelé art national.
On connaît ses visées; il tenta de re-
produire toutes les idées de la philo-
sophie historique, de la poésie, de
l'archéologie, de la mythologie et de la philologie comparées. La place
et le rôle de l'Allemagne dans le monde, à partir de ses origines in-
diennes jusqu'à nos jours, voilà ce que l'art allemand devait montrer et
célébrer. La Bible, les contes de fées, les légendes du Rhin, les Nie-
belungen, le Christ, Luther, et les Grecs considérés comme les oncles
des Allemands, formèrent le bagage et le personnel de ce qui fut l'art
néo-chrétien, puis devint le romantisme. Le Moyen-Age, quelque peu
défiguré, fut le grand magasin de décors et de costumes où s'approvi-
sionnèrent les rénovateurs de 1810. On sait leurs noms : Cornélius,
Overbeck qui inventa le préraphaélisme avant les Anglais, Veit, Scha-
dow, Kaulbach, Bendemann, Schnorr et bien d'autres à leur suite,
Bégas, Schwirtd, Steinlé, qu'influença ensuite Gallait, IIcss, Koch, Fuh-
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE. 51
rich, jusqu'au professeur Wislicenus dont le tableau \' hnagination portée
par les Rêces pourrait passer pour l'enseigne de tout le mouvement.
11 y eut aussi quelques tendances coloristes à travers les écoles de
la pensée pure. Bégas fut élève de Gros, et les œuvres jaunes, noires et
rougeâtres de Paul Delaroche, Léon Cogniet, Robert Fleury, Heim, Mon-
voisin, puis Devéria, issus en partie, eux aussi, de la peinture de Gros,
infdtrèrent quelques-unes de leurs colorations dans les ateliers d'outre-
Rhin, où, en revanche, notre Ary SchefTer et notre Flandrin puisèrent
des inspirations trop sévères, trop spiritualistes. Le pavillon de la ville
de Paris nous montre justement quelques-unes de ces toiles, aujourd'hui
si vieilles et si curieuses, des Cogniet, des Robert Fleury, des Heim, des
Delaroche, et l'on peut reconnaître qu'il en reste quelque réminiscence
dans l'ensemble de l'art allemand. M. Makart, le Viennois, par exemple,
s'en ressent très-nettement, quand même il n'en aurait subi l'action que
par l'intermédiaire de son maître, M. Piloty, ou du belge Gallait. Cor-
nélius, Overbeck, Veit furent de véritables apôtres; ils en eurent le
langage qu'ils empruntèrent à la Bible. Dès 1830 leurs disciples, leurs
catéchumènes constatèrent avec douleur et horreur qu'une réaction de
la peinture contre la pensée pure s'accentuait eu Allemagne. Non-seu-
lement hérésie coloriste au sein même du romantisme de 1810, mais
culte nouveau et scepticisme menaçaient l'église artistique.
La célèbre galerie du baron de Schack, à Munich, contient principa-
lement des spécimens fort intéressants du talent de tout le groupe ro-
mantique. A la galerie de Schack, on peut opposer la galerie de
M. Ravené, à Berlin, qui révèle tout un autre courant d'idées et d'art, le
courant familier. En effet, à côté du mouvement retentissant des roman-
tiques et de leurs ambitieuses compositions, une pensée non moins natio-
nale créait un autre mouvement, modeste d'abord, mais qui devait domi-
ner l'autre et lui survivre.
D'abord à Berlin, une légende historique beaucoup plus rapprochée
de nous que celle des Niebelungen, légende presque toute fraîche,
encore palpitante, celle de Frédéric-le-Grand , en un mot, engendra à
l'Allemagne deux artistes supérieurs, le sculpteur Rauch et le peintre
Menzel.
Le monde des soldats qui est un monde populaire, la personnalité
de Frédéric II, familière et bizarre comme celle d'un bourgeois d'Hoff-
mann, ramenaient d'une pente naturelle les artistes vers la vie réelle,
vers les sujets de la vie contemporaine.
A Dusseldorf, avec Rendemann qui jeta sur le Moyen-Age un regard
pieux, mais un peu froid, il y eut un des deux Schadow qui pensa da-
52 GAZETTE DES BEAUX-ARTS
vantage à la peinture, à la bonne peinture. Des centaines de jeunes gens
ne se pressèrent pas impunément au pied du vieux château sur les bords
du Rhin. II y en eut qu'anima le sentiment de la vie et de ses saveurs.
Le paysage archéologique et noble des Rottmann et des Preller, de
Munich, ne suffisait plus. On s'enrôla, en attendant, sous la bannière de
Lessing et de Schirmer, gens sages, sérieux, idéalistes, admis seulement
par la nature à ses paysages de cérémonie et non dans sofi intimité.
L'art dur, efforcé, compliqué des rénovateurs de 1810, malgré cer-
taines grandes lueurs d'énergie, de pensée et de poésie qui jaillirent de
ses flancs, et surtout des flancs de Cornélius, menaçait d'être à son tour
un dogme académique.
En peignant sur les murs de la Pinacothèque, à Munich, le cerbère
académique aux trois têtes de professeurs emperruqués, que Cornélius
et ses amis mettent à mal, le célèbre Kaulbach figurait, sans s'en dou-
ter, une image éternelle qui pouvait un jour se retourner contre les
siens.
Mais Kaulbach lui-même passa à l'ennemi. Il encouragea les colo-
ristes et les familiers; il fut des leurs. Il tint à avoir pour successeur, à
l'Académie, son élève et ami, M. Cari Piloty, que les fidèles de Cornélius
flétrissaient en l'appelant le Réaliste, parce que l'auteur de la Mort de
Wallenstein et du Néron incendiant Rome avait fait reluire un diamant,
jusqu'à l'illusion du trompe-l'œil, au doigt du fameux général delà
guerre de Trente ans. Kaulbach confia expressément son neveu Auguste
à M. Cari Piloty pour que celui-ci en fît un coloriste, et celui-ci en a
fait un charmant coloriste.
Des centaines de jeunes gens, à Munich comme à Dusseldorf, vou-
lurent échapper aux théories piétisto-philosophiques de M. de Bunsen et
aux synthèses de Frédéric Schlegel, pour jouir enfin à leur aise de la
peinture et de la nature, si faire se pouvait.
On alla à Venise, on alla à Anvers, on regarda les Français et les
Belges. Les Expositions universelles de 1855 et de 1867 secondèrent les
échanges et les progrès artistiques. Celle de Munich, en 1869, fut plus
décisive encore. Les Allemands y admirèrent Courbet et s'émerveillèrent
de nos paysagistes et de nos animaliers.
Dans les collections publiques ou privées de l'Allemagne on ren-
contre un petit nombre de noms français : Robert Fleury, Couture, Dela-
roche, Horace Vernet, Jacquand, Léopold Robert, Biard, Rosa Bonheur,
Eug. Lepoitevin, Troyon, Gudin, Cabanel, Charles Muller, Fromentin,
Meissonier, Gérôme. On peut retrouver à l'Exposition actuelle des traces
qui prouvent que les peintres allemands, y compris M. Edouard Charle-
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE.
53
mont, qui a envoyé le Gardien du sérail à notre Salon, ont fait plus
d'une station devant les toiles de ces Français. Edouard Hildebrandt était
un élève d'Isabey, et il y a aussi des souvenirs d'Isabey dans quelques
tableaux de l'Allemagne.
(!\^A\jiMvJ«t
SOLITUDE, PAR FRÉDÉRIC DB 8CHBNMIS
(Croquis de l'artiste.)
Le Belge Gallait a été pendant longtemps un dieu dans certains ate-
liers d'outre-Rhin, et il s'y est transfusé en plus d'un pinceau. Beaucoup
des œuvres germaniques ressemblent maintenant à celles qui sont l'ex-
pression courante et moyenne de la peinture française ou belge.
55 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
D'autres influences ont agi sur les artistes allemands. Des splendides
Rubens de Munich rien n'a transpiré en eux. La note allemande est con-
tenue et les débordements de lumière du grand Flamand ne l'accommodent
pas. M. Lenbach, pourtant, a copié les Rubens de Munich. Mais c'est
Rembrandt, ce sont les Hollandais, avec leurs tranquilles et fortes enve-
loppes, qui semblent avoir frappé les peintres d'outre-Rhin et qu'ils ont
transposés, le plus souvent, dans une gamme moins vive, sans leurs
harmonies si grasses, si chaudes, si intenses.
Aujourd'hui enfin, quand les organisateurs de l'exposiiion ont voulu
montrer l'art national, ce n'est plus au romantisme qu'ils se sont adressés;
c'est au genre familier, sentimental ou gai, au portrait, au paysage, à
quelques scènes modernes qu'ils ont demandé l'expression de cet art
national. On voit quel changement s'est fait.
L'exposition allemande ne montre cependant pas toutes les tentatives
de l'art actuel. On n'y a point admis ceux que nous nommerions des
réalistes ou peut-être des intransigeants. Les partisans de l'école
romantique, de leur côté, ni les peintres d'histoire, n'ont eu toute la place
qu'ils désiraient. On a beaucoup réclamé et des plaintes ont été portées
jusque dans le giron du prince de Bismarck. Les peintres militaires
n'ont pu se montrer. En résumé, il y a en Allemagne, de même que
chez nous, trois ou quatre cents noms de peintres ; un tiers à peine a
trouvé place à l'Exposition. Mais aussi, sauf bien peu d'exceptions, les
œuvres exposées proviennent des collections publiques ou privées. Elles
sont triées sur le volet. Parmi les cent seize peintres à qui on les doit,
on ne compte pas moins de trente et un professeurs des Académies, et
tous sont connus et estimés dans leur pays.
11 est certain que nous sommes ici en face de gens qui gardent le
respect et la loyauté de l'art. Us ne cherchent pas à forcer l'œil, ils ne
font aucun tapage. La note générale est contenue, sobre, discrète. Elle
repose d'ordinaire sur une tonalité brune mêlée d'un peu de roux. L'exé-
cution dans la plupart des toiles est bonne ou convenable, souvent nette,
poussée, tout au moins soutenue. L'esprit des artistes paraît calme,
sérieux, recueilli, à demi mélancolique, sauf quelques accès^ de gaieté
çà et là, et enfin très-clair. L'Allemand nuageux de nos traditions a
disparu, ou bien il a été mis à la porte de la salle qu'a si bien ornée et
disposée M. Gédon, un sculpteur qui est devenu un remarquable déco-
rateur en architecture.
Qu'on prenne les œuvres dont le sujet est le plus romantique : la
Danse macabre de M. Spangenbei-g, et la Poursuite de la fortune par
M. lienneberg ; l'idée y reste parfaitement claire. Dans ce dernier tableau,
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE. 55
par exemple, la Fortune voltige sur une buUe de savon; par là on
explique combien elle est illusoire et peu durable; un cavalier avide
court après elle; il a lâché la bride du cheval, et il s'élance sur une
planche étroite, au-dessus d'un précipice. Nul ne saurait méconnaître
l'imprudence et l'aveuglement de ce cavalier. Il a perdu toute notion
d'humanité puisqu'il a renversé une femme en passant. Pour que le spec-
tateur ne garde aucun douTe sur les périls qui entourent et la fin qui
attend ce misérable chevaucheur, la Mort est derrière lui, mais il ne
voit rien : ni la mort, ni le précipice, ni la femme renversée... L'intention
entasse ici tant d'éclaircissements qu'elle en devient un peu ridicule.
Volontiers l'on blâmerait ces peintres d'être trop clairs. Ce n'est pas,
en effet, l'obscurité qu'on peut reprocher aux rénovateurs de 1810. Ils
ont au contraire toujours pest' sur l'idée, et c'est la surcharge d'incidents
destinés à commenter cette idée et à n'y rien laisser de sous-entendu
qui trouble et embrouille le spectateur, alourdit et rend inanimées leurs
compositions.
Sur la table des albums, les résultats de la lutte entre le vieil esprit
et le nouveau se montrent bien frappants, bien curieux à noter. Là se
trouvent, entre autres, le conte de Cendrillon et le conte des Sept corbeaux
et de la Sœur fidèle illustrés par Schwind, à côté du poëme comique
de Henri de Kleist, la Cruche cassée (Der zerbrochene Krug), illustré par
Menzel. L'entrain, l'observation, l'imprévu, la lumière, l'esprit, la vie,
celui-ci a tout. Schwind imaginait au contraire de complexes composi-
tions qui se meuvent péniblement à travers des arceaux gothiques, sans
air, sans liberté, solennelles, guindées jusque dans les essais de comique,
et si l'aflirmation pesante du sujet en exclut du moins la fadeur, si les
qualités de conception se laissent apercevoir à l'homme qui regarde avec
patience, la différence entre ces images et celle de la Cruche cassée n'en
reste pas moins la même qu'entre des figures de cire et des êtres
vivants.
Depuis 1867 et surtout depuis 1855, le personnel de l'art allemand
s'est beaucoup renouvelé, et nombre de célébrités, autrefois consacrées,
ont disparu ou se sont abstenues. Quelques-unes, telles que MM. Preller
(qui est mort), André et Oswald Achenbach, Lessing, Leu, Gude, paysa-
gistes, Graeb avec ses intérieurs d'églises, Jordan, Schlœsser, amis des
scènes paysannes, font encore ce qu'on appelle une très-honorable
figure; mais enfin le terrible arrêt, place aux jeunes, a été prononcé
en Allemagne comme ailleurs. Quelques grandes ou charmantes indivi-
dualités, en revanche, n'ont point perdu de terrain.
De la peinture monumentale, de ces fresques qui couvrent les murs
56 GAZETTE DES BEAUX-ARTS,
des monuments publics, des habitations particulières, des grands cafés
et des concerts, nous ne pouvons juger à Paris. La pluie, le vent, l'air
aigre, ont beau effacer ces fresques, les Allemands ont fait de celles-ci
leur chose, et quand elles s'effacent on les repeint. L'art de 1810 est par
là condamné à périr en grande partie. Il est vrai qu'en Allemagne comme
en Angleterre, depuis quelques années, on s'inquiète de procédés con-
servateurs de la fresque. M. Maclise à Westminster a essayé d'une espèce
de détrempe particulière , et M. Piloty préconise, dans les ateliers de
Munich, pour la décoration murale, une sorte de peinture à l'eau, d'aqua-
relle en grand, dont on est jusqu'à présent fort satisfait.
Ces explications données, je commencerai par parler de deux hommes
remarquables qui ne furent point remarqués à l'Exposition de 1867,
MM. Lenbach et Boecklin.
Un charpentier de Schrobenhausen, village de Bavière, employait,
il y a quarante ans environ, son fils encore enfant, à barbouiller les
solives et les pans de bois des maisons de paysans qu'il construisait.
Une des plus ardentes vocations de peintre, qu'on ait vues en ce
temps-ci , brûlait chez l'enfant. Avec les grosses couleurs du charpen-
tier, il se mit à peindre les gens et les bétes qu'il voyait autour de lui.
On lui parla du Musée de Munich et de ses merveilles. Il voulut y aller
voir, et partit un jour, nu-pieds, avec quelques sous dans sa poche, pour
la capitale bavaroise. Il contempla les tableaux, et, de retour au vil-
lage, obséda son père jusqu'à ce qu'il en obtînt la permission de vivre
à Munich. Le charpentier faisait à son fils une pension de quinze sous
par jour.
Le jeune homme se présenta chez M. Piloty, qui s'intéressa à lui et
le fit admettre parmi les élèves de l'Académie, où l'on eut quelque peine
à le garder, parce que le disciple eut lui-même beaucoup de peine à se
plier à la méthode de l'enseignement.
M. Lenbach commencera maintenant, je le pense, à paraître inté-
ressant.
Il retourna dans son pays, après ses études faites, et y peignit, avec
une sorte d'ivresse, des figures de paysans comme au temps de son
enfance. Un berger endormi, qui appartient au baron de Schack, date de
cette époque. M. Piloty, homme d'un caractère généreux , d'un esprit
supérieur, véritable protecteur des jeunes talents, emmena, à ses frais,
M. Lenbach à Rome. C'est d'après des études peintes au pied de l'arc de
Titus que celui-ci, revenu à Munich, exécuta un tableau qui fit sa répu-
tation et que possède le comte Palfy, de Pesth. Le succès lui valut d'être
nommé professeur à l'Académie de Weimar, où il se lia avec M. Reinhold
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE. 57
Begas, sculpteur, et M. Boecklin, peintre, tous deux professeurs aussi.
Les trois amis ne tardèrent pas à donner leur démission. Le professorat
leur faisait perdi-e un temps précieux que l'art seul leur paraissait récla-
JUSTE DE M. ADOLPHE MENzEL, PAR M. KEiNHOLD BÉQAS (Dessin de M. Gilbert.)
mer. M. Boecklin, homme tourmenté de recherches singulières, influença
un moment M. Lenbach et faillit l'entraîner dans sa propre voie.
M. Lenbach revint à Munich oii il copia quelques-uns des Riibens de
XVIll — 1° PÉnlODE.
68 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
la Galerie royale. Ces copies étaient belles, on lui en demanda d'autres,
et il partit une seconde fois pour l'Italie, où il en exécuta de nouvelles,
entre autres, d'après Titien. Il se rendit ensuite en Espagne, tantôt
copiant Velasquez et Murillo, tantôt peignant de beaux portraits. Il se lia
avec Ricard durant cette période de sa vie.
En 1867, il eut une troisième médaille à l'Exposition universelle, oîi
M. Knaus eut, et avec justice, un grand prix, où M. Menzel obtint la croix
et une seconde médaille, M. Piloty une première médaille, M. Gude une
seconde médaille, MM. André Achenbach et Fagerliii des troisièmes
médailles.
En 1869, à propos de l'Exposition de Munich, M. Muntz a signalé pour
la première fois M. Lenbach dans la Gazette. Le portraitiste allemand
est aujourd'hui très-célèbre; il est devenu le peintre des princes et des
souverains. Son portrait de l'empereur d'Autriche a figuré à l'Exposition
de Vienne. Un dernier trait peindra M. Lenbach à son tour. Si une tête
lui plaît, qu'elle soit illustre ou non, il se refuse à recevoir de l'argent
pour le portrait. Enfin il est le peintre du monde wagnérien. On a de lui
un Wagner de profil et la figure de M'"» de Bulow. Pourtant, selon la
chronique, il n'aimerait pas la musique deBayreuth.
Au Champ de Mars, on discute beaucoup M. Lenbach. Il est diflicile
d'être plus personnel, en conservant la marque de la peinture qu'on a
copiée et des artistes qu'on a fréquentés.
Ce qui me frappe dans le portrait du chanoine DoUinger , le chef,
comme on sait, du parti vieux-catholique, et surtout dans celui du baron
de Liphart, c'est une singulière attache avec l'homme rouge de M. Mil-
lais, et avec la tête de femme de M. Ferdinand Gaillard. Voilà trois
■artistes, un Allemand, un Anglais, un Français que la physionomie
humaine émeut profondément et qui, la sentant chacun à sa façon, n'en
arrivent pas moias à un commun rendez-vous de peinture, d'exécution,
de vision. Curieuse loi organique qui gouverne les esprits et en fait une
même famille, malgré les races et les distances !
M. Lenbach exprime à un haut degré le mordant d'une figure, la
vivacité, la profondeur humide des yeux, le caractère, l'accent de la
bouche et de l'oreille, se complaisant librement à appuyer sur tel ou tel
trait qui le séduit davantage. Son exécution est singulière, peu soucieuse
de faire tourner correctement un plan, de laisser de la transparence
dans les ombres. Tantôt elle est fluide ou boueuse, tantôt épaissie et
saccadée. Mais il a pleine et profonde impression de l'homme et de ce
qui domine dans son visage, dans sa tournure. Ses portraits de femmes
ont un grand sentiment de grâce et de charme qu'il faut cependant aller
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE. 59
chercher sous un mélange assez alourdi de souvenirs de Rembrandt et de
Jordaëns, et sous une lumière un peu blafarde; mais sentiment aigu,
individuel, neuf dans l'assimilation de ce qu'il a pu voir, peinture ou
nature, est l'artiste.
Pelure d'oignon, disent les uns, grande aquarelle vernie du système
Piloty, disent les autres, peinture beurrée, persillée, à la maître-d'hôtel,
ajouterais-je ! Tout ce qu'on voudra. L'artiste qui s'appelle Lenbach est
une personnalité, un homme hors rang.
M. Boecklin, né à Bâle, se voue aux mythologies et aux ermites. Il
comprend les mythologies d'une façon particulière ; c'est un romantique
coloriste ou plutôt un boeckliniste, 11 vit à part, il invente des couleurs,
il est dur pour ses confrères, il est excentrique et il fait de belles choses
que le baron de Schack enferme dans sa galerie. 11 a beaucoup cherché,
quelquefois trébuché. A la fin, ce que nous voyons de M. Boecklin cette
année, l'Idylle marine, est très-étonnant. A une fantaisie il a donné
l'énergie et la plénitude de la réalité, cas vraiment extraordinaire.
Les personnages sont si vigoureux de forme et de couleur, et cette
mer est si puissante avec sa houle écumeuse, ses flots que bleuit, en s'y
plongeant, la main de la nymphe, flots violets qui battent lents et lourds
sous un souffle d'orage, dont le fouet rassemble des nuées basses,
sombres, percées de lueurs blanches ; œuvre d'un aspect étrange, désolé,
menaçant et formidable d'où s'exhalent l'odeur et l'air salin de l'océan
du Nord.
Les reproches porteraient sur de certaines lourdeurs qui se retrouvent
chez les peintres dont l'éducation s'est faite avant 1867 ou 1869, et même
chez presque tous les peintres allemands.
La hardiesse, la puissance et la violence de la facture sous une enve-
loppe générale, calme et pleine d'unité, m'arrêtent devant l'Usine de
M. Menzel.
C'est une peinture cursive et presque dédaigneuse dans sa certitude,
qui enveloppe rapidement les formes, ne cherchant que leur accent et
voulant étreindre d'un coup l'impression générale ; une peinture dérou-
tante dans son allure bousculée en apparence, mais d'une sûreté absolue
et d'une grande sincérité dans les libertés qu'elle prend.
M. Menzel, artiste de premier ordre, a voulu faire l'épopée de la
fonderie.
Les feux orangés des fourneaux et le jour pâle du dehors, voilé par
une buée de vapeur, se combattent dans l'antre sombre et confus où des
bras, des têtes, des corps, des roues, des tringles, des charpentes, entre-
mêlent leurs silhouettes, leurs détails à travers les lueurs et les ombres.
60 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Évoque par les différentes clartés des foyers, car M. Menzel a une
véritable passion pour le feu et ses colorations variées, un peuple d'ou-
vriers, la pipe à la bouche, les reins cambrés, les bras levés ou le dos
courbé, se raidit, pour frapper, soulever, traîner. Des hommes mangent
dans le coin le plus noir; d'autres, demi-nus, se lavent et s'essuient.
Les gestes, les mouvements me rappellent Daumier. M. Menzel est un
profond observateur; les forgerons qui se tiennent près des foyers ont
l'œil très-dilaté et très-brillant ; je ne voudrais que ce trait pour me dire
que cet artiste connaît, saisit le côté caractéristique d'un milieu, d'une
situation.
C'est très-simple, très-fort et très-beau, en dépit des tons lourds et
salissants qui écrasent certains coins de cette toile.
Le Bal officiel du même peintre, tout petit tableau meneilleux de
poses, d'attitudes, de vérité, d'individualité, et ses aquarelles d'église
sont fort remarquables.
M. Menzel avait exposé, à notre Salon de 1868, son Couronnement du
roi Guillaume à Kœnigsbcrg, si important par le sens physionomiste des
innombrables figures qui remplissent la toile et par cette sincérité
d'accent et d'art qui repousse toute fausse séduction, tout charlatanisme,
tout artifice.
De là pour certaines personnes de la difliculté à comprendre ce grand
talent.
M. Menzel est célèbre aussi pour ses illustrations, et il est peut-être
le premier illustrateur du temps.
A côté des œuvres de M. Menzel se trouve son buste sculpté par
M. Reinhold Bégas. Ce buste nous montre un petit homme, engoncé dans
un cache-nez et enhouppelandé dans un large paletot; un type alle-
mand par excellence, au grand front bombé, aux yeux enfoncés, à la
bouche tourmentée, rechignée, volontaire, bizarre, tout en intelligence et
en originalité. C'est un sculpteur de bien du talent que M. Bégas, et je
vois chez lui de curieux rapports avec M. Lenbach, comme il me semble
qu'il y en a entre M. Menzel et le sculpteur Rauch. Le buste de
M. Menzel et celui de M™" Ilopfen, femme d'un littérateur distingué, ont
à mes yeux le sentiment de peintures de M. Lenbach traduites en sculp-
ture. Etcertes, lorsqu'à Weimar s'associèrent ces trois artistes, M. Lenbacii,
M. Boecklin et M. Bégas, ils se connaissaient en hommes de valeur et
ils se sentirent de même bord.
Destiné à une grande réputation, à moins qu'il ne soit discuté avec
acharnement, est M. Leibl, plus jeune que les précédents. Il avait exposé
au Salon de 1869 un portrait de femme à la Rembrandt que remarqua plus
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE.
61
d'un artiste. L'année dernière j'ai parlé de son portrait d'homme.
Ce portrait reparaît au Champ de Mars, accompagné d'un tableau qui
représente des paysans lisant le journal. De tous les peintres allemands,
OROOrB DE LA FÊTE d'bNFANTS, PAR M. LOUIS KNAUS.
(Croquis de Tartiste.)
M. Leibl est le facturier le plus étonnant. 11 manie le pinceau comme il
veut. Il y a en lui une de ces organisations vouées spécialement à la
fonction de peintre, comme celle de Courbet, et qui s'en vont tirant de
la peinture les choses les plus surprenantes. Il faut voir au Salon deux
62 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
têtes de M. Leibl, modelées en pleine lumière, vrais chefs-d'œuvre de
maître peintre de corporation, le donnant à faire en cent aux confrères.
Un portrait par M. Kolitz a aussi beaucoup de cette force et de
cette intensité des tons justes, francs et beaux qui rappellent le talent de
Courbet. La jeune critique allemande qualifie de génial M. Kolitz et lui
reconnaît une énergie très-personnelle. Le peintre n'en est pas moins
très-attaqué en Allemagne par certaines écoles.
Une nature morte de M. Hertel se rattache à cette catégorie des
robustes peintures.
La plus grande situation artistique en Allemagne paraît être celle de
M. Piloty, directeur de l'Académie de Munich depuis 1874. '
Le talent du peintre, nous ne pouvons guère l'apprécier d'après son
Wallenstein en litière; page bien composée, dirait un esprit académique,
soigneusement dessinée, mais de tonalité fade. Peu d'années avant 1870,
on a vu à Paris sur le boulevard des Italiens, le Néron de M. Piloty, qui
ne nous a pas laissé un souvenir bien émouvant.
L'Académie de Munich est la plus fréquentée de l'Allemagne, plus
de mille artistes se réunissent sinon dans son sein, du moins autour de
ses flancs. M. Piloty aura joué un grand rôle dans l'art contemporain
allemand. Coloriste secondaire personnellement, c'est lui qui pousse les
jeunes gens vers la couleur, c'est lui qui a encouragé et secondé les
meilleurs peintres ou plusieurs des meilleurs peintres du mouvement
moderne.
Il aura présidé aux destinées artistiques de MM. Makart, Auguste
Kaulbach, Gabl, le plus fort des peintres de paysanneries, Kurzbauer,
Defregger qu'entoure dans le Tyrol toute une colonie de. peintres, Liezen
Mayer, illustrateur de Faust, Gabriel Max, Wagner et bien d'autres,
y compris son frère, Ferdinand Piloty, illustrateur de Roméo et Juliette,
M. Lenbach et M. Leibl.
11 y a longtemps déjà qu'à travers les idéalistes de Dusseldorf surgit
M. Knaus, qui donna une vive impulsion aux tentatives coloristes.
M. Knaus, s'il ne réussit pas tout à fait du côté de la couleur et du côté
des morceaux de bravoure, garda un charmant esprit de grâce, de
naïveté et de gaieté jusqu'où personne encore parmi ses compatriotes
ne paraît avoir su atteindre. Mais l'espace me fait défaut aujourd'hui ;
je reviendrai dans mon prochain article sur ses envois nombreux et
importants au Champs de Mars.
DURANTY.
(ta suite prochainement.)
LE SALON DE 1878
(PKBWIËK ARTICLE.'
'Exposition universelle n'aura pas
fait de tort, au moins pour le nombre,
au Salon de 1878 ; les œuvres exposées
abondent. L'ardeur des artistes en gé-
néral et des peintres en particulier,
loin de s'éteindre, semble croître tous
les ans: l'affluence devient de l'envahis-
sement. Mais faut-il se réjouir de cet
état de choses, quelque honorable qu'il
soit, et doit-on préférer la quantité à la
qualité?
En vérité, ces premières lignes ne semblent pas tout d'abord favo-
rables au Salon de cette année : je les écris sans hésitation après plu-
sieurs visites attentives au Palais de l'Industrie, mais elles n'engagent
pas mon opinion sur les œuvres intéressantes dont j'aurai à parler tout
à l'heure. Pour le moment, je formule une idée générale que les Salons
précédents ont éveillée dans mon esprit et que l'Exposition actuelle est
venue développer encore : les œuvres admises sont trop nombreuses.
Des écrivains compétents et autorisés ont déjà soutenu, et ici même,
cette thèse; les motifs qu'ils mettaient en avant n'ont rien perdu de leur
valeur.
Lorsqu'on parcourt les salles, que de tableaux on rencontre dont
l'absence serait plus à désirer qu'à regretter ! Que de toiles n'ont d'autre
mérite que le souvenir laissé par l'ancien talent de leurs auteurs ! Parmi
les 2,300 œuvres exposées par les peiatres, 1,300 au moins sont d'un
intérêt nul, je ne dis pas pour le visiteur, mais pour l'artiste qui étudie
et qui compare. Pourquoi les admettre alors et pourquoi les montrer? Si
les Expositions annuelles ont une autre raison d'être que d'amuser le
6h GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
public, si elles sont faites pour épurer son goût, pour encourager et dé-
velopper tout à la fois les talents éclos ou près d'éclore, et enfin pour
mettre en lumière, à notre grande gloire, les chefs-d'œuvre des maîtres
dont nous sommes fiers, il convient qu'elles soient des enceintes fer-
mées à tout ce qui n'intéresse pas l'art et ne peut concourir à ses pro-
grès.
Il semble d'autant plus urgent d'établir le principe d'une sévérité
rigoureuse dans l'admission des œuvres présentées au jury, que depuis
quelque temps la peinture s'engage dans une voie qu'il lui importe de
quitter; elle a abandonné les traditions, elle a proclamé son indépen-
dance; pour ma part, je n'y verrais pas grand mal, car je crois funeste
d'enfermer dans des théories une imagination d'artiste, mais il est arrivé
que l'art contemporain a voulu trop vite marcher seul; il a perdu sa
ligne de conduite et il s'égare. Tel peintre suivait sa route lorsqu'il voit
non loin de lui un rival qu'accompagne le succès, aussitôt il s'attache à
ses pas et marche à ses côtés pour jouir des mêmes faveurs et ramasser
ses couronnes; mais voilà qu'à l'horizon il aperçoit, dans un sens opposé,
un autre favori du public; il court à lui et poursuit ses traces jusqu'à ce
que l'espoir d'un succès plus grand encore vienne tenter son ambition.
Ce qui manque à nos artistes, c'est la confiance dans les efforts per-
sonnels, la persévérance dans la tâche entreprise, surtout le mépris du
succès prématuré, mais ce n'est pas le talent; oh ! non, ils en ont, pour
la plupart, mais ce talent est comme dévoyé, éparpillé, employé mal à
propos et inutilement. En outre, il se confine dans l'exécution, dans la
pratique savante, dans la facture habile; tout cela mène à l'imitation, et
qui sait si l'imitation n'est pas la maladie de notre art ?
Je ne parle ici, bien entendu, que de ceux qui dans les sphères
artistiques se tiennent à une hauteur moyenne. Nous avons encore,
Dieu merci, des maîtres et de grands peintres; ils sont hors de cause,
nous aurons occasion de les admirer : ceux-là ils planent; on les regarde
d'en bas, et on voudrait les atteindre; ils sont les imités et non les imi-
tateurs.
Ceci dit, j'entreprends l'étude des œuvres qu'il me paraîtra intéres-
sant de critiquer ou de louer. Recherchant dans la foule de préférence
les artistes personnels , je ne puis mieux faire que de m' arrêter tout
d'abord devant le plafond décoratif de M. Carolus Duran.
Quel que soit le jugement qu'on réserve à V Apothéose de Marie de
Médias, il faut reconnaître qu'on se trouve en présence d'un grand effort
tenté par une individualité puissante pour sortir des fadeurs où la déco-
ration se complaît d'ordinaire. L'effort a-t-il réussi? Plusieurs critiques
LE SALON DE 1878.
65
ont déjà rendu un verdict négatif; mais je ne crois pas qu'on puisse
porter sur cette œuvre un jugement équitable avant de l'avoir vue dans
iL.'
:X -^'^^ ^ Via, to'^ y \
< GLORIA MARIiB MBDICIS ■ PLAFOND PAR M. CAROLUS DURAN.
(Croquis de l'artiste.)
la place qu'elle doit occuper. Telles lignes, qui semblent de travers ou
déviées, se redresseront suivant les lois de la perspective calculées par le
peintre ; telles figures un peu longues se resserreront, vues de bas en
XVIII. — 2" PRRIODB.
ié GAZETTE DES BEAUX-.ARTS.
haut ; telle coloration trop vive pourra s'adoucir dans l'effet des lumières
prévues. Mais s'il convient de suspendre son appréciation définitive, rien
n'empêche d'essayer de décrire la composition. Sur le premier plan, des
hommes demi-nus, aux formes athlétiques, déchargent de leurs épaules
de gigantesques corbeilles de fleurs sur une balustrade en pierre recou-
verte d'une draperie de velours vert aux reflets d'or. A gauche, une
foule d'hommes et de femmes, étagée comme une grappe humaine le
long de l'escalier qui monte, se penche pour recevoir ces fleurs et les
présenter à la reine, qui tout en haut est assise sur son trône , sous un
dais blanc se profilant sur l'azur du ciel. Derrière le dais se dresse un
pavillon soutenu par des colonnes entre lesquelles apparaissent des mu-
siciens et des nuées de colombes. Aux côtés de Marie de Médicis se
tiennent la Justice et la Religion qui présentent une couronne, tandis
que devant le trône, sur les marches de l'escalier triomphal , la Vérité,
debout, semble se renverser légèrement pour arracher le manteau bleu
qui la couvre. Sur la partie gauche, des personnages, en costume véni-
tien, accoudés à un balcon , contemplent l'apothéose et jettent des
fleurs.
Outre l'abus des colorations trop vives, on a reproché à M. Carolus
Duran la vulgarité de ses types qui semblent étrangers à ce monde allé-
gorique où ils auraient été introduits par hasard. J'avoue que cette cri-
tique ne laisse pas d'être juste : elle vise même un système adopté par
le peintre, système qui me paraît digne d'être discuté. M. Carolus Duran
a voulu, en effet, n'employer dans sa décoration que les moyens donnés
par la nature seule. Pour atteindre ce résultat, il a supposé réelle la
scène qu'il représentait. Les hommes qui apportent les fleurs dans les
corbeilles (ou plutôt dans les paniers) sont des colosses habitués à de
durs travaux : ils ont monté leurs charges à l'aide de cette échelle de
bois dont l'extrémité apparaît sur la toile; les figures des personnages
sont vivantes, humaines et dénuées de cette beauté conventionnelle qui
n'existe pas. Vous voyez ces colombes : ne croyez pas qu'elles soient
venues par hasard, le peintre nous montre la cage en osier d'où elles
se sont envolées. Tout jusqu'à présent est naturel et possible ; mais que
vient faire ce génie aux grandes ailes qui plane en sonnant de la trom-
pette? Que signifie cette figure de femme nue qui se découvre devant le
trône ? L'artiste a été comme contraint de donner asile, de guerre lasse,
à ces types allégoriques qu'il avait bannis tout d'abord : tant il est vrai
que la nature ne pouvait seule lui fournir les éléments de son ensemble
décoratif ! Dès lors, le système tombe de lui-même, et il y a lieu de
regretter qu'un peu plus d'idéal ne soit pas venu ennoblir certains
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68 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
détails de cette ordonnance si vaste et malgré tout fort grandiose.
Ni les qualités supérieures de M. Carolus Duran, ni ses brillants dé-
fauts ne se retrouvent dans le plafond que M. Ranvier a exécuté pour le
palais de la Légion d'honneur. L'œuvre plus modeste fait contraste : c'est
un chant de flûte après un concert à grand orchestre. Mais cette har-
monie douce a du charme : le sujet traité est l'Aurore. Celle-ci debout,
au milieu de nuées légères, détire ses membres alanguis et dispose sa
longue chevelure blonde. A gauche, deux figures sonnent le réveil dans
des trompettes de cuivre ; à droite et au-dessous , le Jour se lève pen-
dant que le coq chante ; puis tout en bas, sur un lit de feuilles et de ver-
dure, la Nuit s'enveloppe dans un sombre voile de crêpe. Cette dernière
figure est d'un excellent contour, mais la façon dont se modèle le torse
laisse à désirer : il est musclé comme celui d'un homme; les nus, du
reste, dans cette œuvre, n'ont aucun éclat : ils sont comme baignés
d'une onde verdâtre; néanmoins la composition est d'un excellent effet
décoratif: l'ordonnance semble heureusement conçue et sans efforts.
« J'aime à louer, je suis heureux quand j'admire, je ne demandais
pas mieux que d'être heureux et d'admirer, » disait Diderot à propos
d'un portrait de Michel Van Loo ; je répète ces paroles devant le tableau
de M. Vibert. L'Apothéose de M. Thiers est une grande toile, ce n'est
pas une œuvre grande. Quand on veut chanter avec la lyre, il convient
de faire passer le souffle de l'épopée ; ici le style n'existe pas, le sentiment
fait défaut, et le goût manque. L'idée d'une mort aussi douloureuse ne
renfermait-elle pas en elle-même assez d'images dramatiques et élevées,
pour qu'il ait été utile de la formuler à l'aide d'accessoires de théâtre?
htendu sur son lit, chargé des nombreuses décorations qui s'étalent sur
sa chemise, M. Thiers ressemble à première vue à un général autri-
chien en blanc uniforme frappé au champ de bataille. A côté de ce génie,
aux ailes d'or, qui s'envole et personnifie l'apothéose antique, était-il
rationnel de nous montrer la pompe d'un enterrement moderne , le cor-
billard de première classe avec les panaches en plumes, les voitures de
deuil, les cochers aux vêtements noirs galonnés d'argent, et toute la file
des soldats suivant au pas le cortège funèbre ? Dans cette mise en scène
on voit passer le bout de l'oreille du peintre de genre ; mais, je m'em-
presse de dire, là où l'on reconnaît M. Vibert, c'est dans l'exécution qui
est étonnante. Les couronnes d'immortelles ou de jais, les fleurs et tous
les détails sont ti'aités avec une habileté et une sûreté de main merveil-
leuses ; il y a d'excellentes parties, au point de vue de la couleur, dans
le torse du génie, quoique cette figure, un peu raide, laisse à désirer
dans son ensemble. La composition du ciel est peut-être ce qu'il y a do
LE SALON DE 1878.
69
meilleur dans le tableau : au milieu de nuages lumineux, dans les
lueurs lointaines, des escadrons passent comme des ombres légères ; ce
sont les gloires et les malheurs du premier Empire que l'historien a
décrits. Malgré tout, on regrette que la conception n'ait pas été plus
LBS FOINS, PAR M. B A ST lEN-LEP A O K.
[ Dessin do l'artiste. )
simple. Au lieu de remuer l'âme du spectateur, l'artiste fait admirer son
habilité; là où il aurait pu être ému, il a voulu être ingénieux.
La toile que M. Destrem expose cette année : La Sainl-Iîoch, béné-
diction des animaux dans la campagne du Languedoc, est une bonne étude
de paysans; sans échapper complètement à la critique, l'œuvre pré-
sente de l'intérêt et mérite qu'on la signale. Les arbres sont un peu
lourds; je crois voir comme une tendance au noir dans l'harmonie géné-
rale, mais le coloris vigoureux a de la consistance et il faut louer de très-
70 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
sérieuses qualités de sentiment tant dans la manière dont le sujet est
présenté que dans l'attitude de chaque personnage.
Je m'empresse d'aller me placer devant la toile de M. Bastien-Lepage
intitulée L<?« Foins, ie n'ignore pas que cejeune peintre a des adversaires
implacables et des admirateurs ardents; je me range parmi ces derniers ;
je ne puis dissimuler le plaisir que me fait cette œuvre personnelle et
sincère, toute empreinte de ce sentiment du vrai qui, quoi qu'on dise,
n'est pas le réalisme. Le sujet doit se décrire en deux lignes : au milieu
des prés fauchés, une faneuse est assise et rêve les yeux ouverts, tandis
que, par derrière, le faucheur étendu, le chapeau sur les yeux, dort les
poings fermés. Le champ de foin s'étend au loin; çà et là se dressent des
meules ; dans le fond, des maisonnettes apparaissent an bas de la colline
qui se détache sur une mince bande de ciel. On objectera qu'au point
de vue de l'intérêt la scène n'est pas comprise, et que c'est moins un
tableau qu'une étude; cela peut être, mais qu'on regarde la manière
dont est traitée cette tête de femme et ce visage extraordinairement
vivant; est-il possible de mieux rendre ce hâle que donne l'air de la
campagne et que le soleil du Midi est venu colorer de rougeurs? Qu'a-
t-on à reprocher aux demi-teintes du cou, aux colorations brûlées de la
poitrine et des bras, au dessin des mains, à la valeur des étoffes? Je ne
crois pas qu'on ait jamais mieux donné l'idée du plein air, et dites-moi
quel maître a fait une création plus vivante? La nature vue et comprise
ainsi n'a pas besoin d'être travestie et comme adoucie pour être mani-
festée selon les règles de l'art, elle est belle par elle-même. La première
fois que j'ai regardé Les Foins de M. Bastien-Lepage, je me suis défié de
mon impression; j'ai fait plusieurs visites successives: mon sentiment
est resté le même, et j'avoue, dussé-je me tromper, que cette œuvre me
semble la plus attachante et la plus digne d'être étudiée parmi toutes
celles que l'Exposition de 1878 nous a révélées.
En face de ce tableau se trouve la Jézabel dévorée par les chiens de
M. Comerre. Le hasard en faisant ce rapprochement donne une revanche
à M. Bastien-Lepage. Ce dernier était, il y a deux ans, concurrent au
prix de Rome en même temps que M. Comerre. Il fut battu par celui-ci
dans la lutte définitive; la section de peinture de l'Académie des Beaux-
arts lui avait cependant décerné le prix, mais les trois autres sections
coalisées cassèrent le jugement, et M. Bastien-Lepage vit son rival partir
pour Rome. Les voilà tous les deux de nouveau réunis après deux
années de travail; le vaincu devient le triomphateur! Je demanderai au
pensionnaire de l'Académie de France quel profit il a retiré de l'ensei-
gnement des grands maîtres qu'il a eu le bonheur d'avoir sous les yeux
LE SALON DE 1878. 7t
chaque jour? Sa Jézabel témoigne d'une tendance bien regrettable.
Quelle place est réservée à l'idéal dans cette œuvre vulgaire et lourde,
qui trahit l'ambition de son auteur de faire du fracas et d'éveiller
l'attention quand même? Quelques morceaux, je le reconnais, sont bien
peints, mais ce grand corps sans vêtement, étendu à terre au milieu des
chiens hurlants, semble celui d'une femme en proie au délire de l'ivresse.
Les lignes delà silhouette générale n'ont aucune noblesse; la tète, dont
les yeux retournés ne laissent voir que le blanc de l'orbite, roule pesam-
ment parmi les cheveux épars sur le sol ; et au milieu de tout cela faut-il
dire qu'une prétention domine, celle de rappeler Regnault et d'imiter
son éclat?
M. Besnard, lui aussi, travaille en ce moment à la villa Médicis ;
devant son Saint Benoit ressuscitant un enfant nous nous trouvons en
présence d'un art plus sain, quoique susceptible de s'épurer encore;
l'exécution semble un peu molle, le fond du tableau, trop sombre, voudrait
en vain dissimuler une facture négligée ou trop hâtive ; mais il y a
une finesse de sentiment charmante dans l'attitude du jeune enfant qui
sur les genoux de sa mère se relève doucement au contact de la main de
saint Benoît; de plus le sujet, bien présenté, se laisse facilement
comprendre.
C'est comme dernier envoi de Rome que M. Ferrier a exécuté la
Sainte Agnès exposée cette année au Salon. On sait que, sur l'ordre du
consul, cette martyre ayant été traînée dans un lieu de débauche, des
anges apparurent qui la protégèrent contre toute violence : tel est le
sujet choisi par le peintre. Au centre de la composition, sur les marches
d'un escalier de pierre, la sainte se présente entièrement nue : un sol-
dat vient d'arracher le voile qui la couvre et va s'emparer d'elle, lorsqu'il
est retenu par l'ange, qui arrête son bras et le terrifie de son regard ; à
gauche, un groupe épouvanté prend la fuite ; au premier plan, est
étendu un homme qui, précipité des derniers degrés de l'escalier, gît la
face contre terre, tandis qu'à droite, au pied de la statue dorée de
Vénus, deux courtisanes se renversent effarées près d'un vieillard dé-
bauché, aux membres épais, que sa corpulence empêche de se relever
pour se soustraire à l'apparition menaçante. Évidemment ce tableau est
l'œuvre d'un peintre dont le talent s'est développé sous l'influence des
grandes traditions. Peu de nos jeunes artistes auraient été capables
d'entreprendre et de mener à bonne fin une composition aussi vaste.
Les groupes sont disposés sans vide et sans que l'équiUbre ait été rompu
dans l'ordonnance générale. Le corps de la sainte, très en lumière, est
d'un excellent contour et d'une élégance chaste : les bras croisés sur sa
72 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
poitrine, la tête relevée vers l'ange vengeur, elle se montre dans une
attitude très-heureusement trouvée. Voilà, en somme, une œuvre de
style. Toutefois je crois que M. Ferrier n'a pas tiré de son sujet, au
point de vue de l'effet à produire, tout le parti qu'on en aurait pu
attendre. La composition est trop chargée; il y a comme une exagération
de mouvement qui disirait l'attention au détriment de la figure prin-
cipale. Une scène de violence ou presque de bataille était-elle d'ailleurs
bien de mise ici ? J'aurais voulu voir dominer l'idée de la force calme
et paisible de la chasteté triomphante, au milieu de la débauche frappée
de stupeur et anéantie.
Pour satisfaire ses engagements, M. Sylvestre, qui avait obtenu en
1876 le prix du Salon, soumet au public une grande toile représentant
les Derniers Moments de Vitellius César. Une foule acharnée et hur-
lante traîne le misérable empereur dépouillé de sa toge et lié de cordes
devant sa statue qu'on va an-acher du piédestal pour la briser contre le
sol. Je ne voudrais pas décourager un artiste dont les efforts sont dignes
du plus grand respect, mais je ne trouve à louer que les intentions.
L'impression première est celle d'une couleur générale marbrée, violacée
et crue. La lumière, mal distribuée ou diffuse, ne concentre point les
regards qui ne savent où se reposer. Le Vitellius débordant de graisse
est ridicule dans sa nudité ; il se retourne d'un air piteux vers le spec-
tateur comme pour le prendre à témoin du mal qu'on lui fait. Les diffé-
rents types en outre, étudiés comme séparément, ne concourent pas à
l'unité de la composition. Mais je vois que le tableau n'est pas terminé ;
c'est peut-être là une excuse pour l'auteur ; il faut s'empresser de
l'admettre et réserver un jugement qui aujourd'hui serait trop défavo-
rable.
M, Betsellère est un courageux que le succès récompense ; il n'a
point peur des grandes dimensions : c'est dans un cadre d'une longueur
de huit mètres qu'il enferme son sujet : Jésus calmant la tempête. La
couleur générale, quoique un peu foncée dans les ombres, se soutient
sans défaillance ; la composition est sagement ordonnée. Toutefois je cri-
tiquerai la figure principale qui ne me paraît pas bien conçue : Jésus vu
de profil, debout sur la proue de l'embarcation, étend les bras dans un
geste violent qu'on peut interpréter de différentes manières. Avec ses
cheveux au vent, et ses vêtements qu'agite le souille de la tempête, le
Christ ne donne pas l'idée du calme. N'a-t-il pas l'air plus effrayé que
ces compagnons? Cependant un mot tombé de ses lèvres va apaiser les
flots; où donc est le sentiment de la confiance que doit lui inspirer son
pouvoir suprême? Cette réserve faite, il faut conseiller à M. Betsellère
XVIII. — 2' PÉRIODE.
40
74 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
de s'avancer plus avant dans la grande roule qu'il s'est ouverte. Hélas!
elle est trop peu fréquentée pour qu'on ne suive pas avec intérêt les
succès qui l'y attendent,
11 y a comme un souvenir discret et char.nant de la naïveté des primitifs
Italiens dans la SaitUe Cécile de M. Guillaume Dubufe; l'œuvre séduit
par son impression de calme, de repos et de fraîcheur. Assise sous une
sorte de dais bleu aux dessins d'or, la sainte écoute avec ravissement
la musique divine; le haut du corps légèrement jeté en arrière, les bras
un peu relevés, les mains ouvertes révèlent l'attitule d'étonuement
qu'elle a prise aux premiers accords et qu'elle a conservée dans son
extase. Un ange vêtu de blanc, aux longs cheveux blonds flottants, se
tient à genoux devant elle et lui présente un livre ouvert ; à gauche une
figure d'enfant joue de la guitare. Dans le fond s'étend un paysage qui
se perd dans la brume bleuâtre, et au-dessus de la composition trois
autres anges groupés dans un cinlre font entendre des mélodies célestes.
Tout autour, des fleurs, des fruits et des instruments de musique entre-
lacés sont représentés sur la bordure et forment des guirlandes. La
couleur générale est d'une harmonie douce et claire qu'aucune note dis-
cordante ne vient troubler. Voilà certes l'ouvrage d'un coloriste, en
même temps que celui d'un peintre qui connaît à fond toutes les
ressources desonart. Sous le rapport de l'exécution, eu effet, M. Guillaume
Dubufe n'a plus rien à apprendre, son habileté est étonnante; les dra-
peries, les étoiTes, les menus détails même, sont traités avec souplesse
et largeur. Que d'artistes avancés dans la carrière ont obtenu à force
d'efforts et de travail toutes ces qualités qui ont ici le chai me des dons
naturels! Mais après le très sincère hommage rendu à ce talent jeune
et déjà en fleur, la critique aura son tour. Mais pourquoi avoir donné au
visage de la sainte des traits aussi modernes ? La tête ne manque pas
d'expression extatique, je le reconnais; elle estcependantdénuée de carac-
tère religieux. Il est permis de se demander tout bas si c'est une vierge
que nous avons sous les yeux, ou une pécheresse repentie. Je ferai une
autre querelle au peintre, et je le supplie d'y porter son attention. 1!
se préoccupe trop du pittoresque des costumes, au point de vue des
notes de couleur, et pas assez de leur convenance dans la scène où il les
emploie. Je n'aime pas à voir la sainte Cécile en robe turque, brodée
de rouge, non plus que cet ange revêtu de ce bleu manteau oriental
agrémenté d'or. Que vient faire ce tapis persan dont le fond est violet
avec une bordure jaune ? Toutes ces choses produisent un charmant
efl'et, je ne le nie pas, mais sont-elles bien à leur place ?
La figure, que le même artiste expose et qu'il appelle ^m/, est gra-
SAINTE CÉCILK, PAR U. GUILLAUME DUBUFE.
(Dessin de l'atlisto.)
7fi GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
cieuse el suffirait pour donner une idée des plus heureuses facultés de son
auteur. C'est une jeune fille nue qui se présente de face et élève au-des-
sus de sa tête une branche de pommier fleuri. Les ombres qui accusent
le modelé sont peut-être un peu accentuées, mais l'effet est voulu , et
les lumières argentées qui courent sur les chairs éclairées donnent un
charme particulier à cette création séduisante.
M. Machard, l'auteur de la Silène, de poétique mémoire, lui aussi,
a été tenté de nous montrer le Ravissement de sainte Cécile. Je ne crois
pas, à parler franc, que M. Guillaume Dubufe ait à craindre la concur-
rence. Le sujet bizarrement présenté laisse froid le spectateur. La sainte,
assise devant un orgue, paraît en proie à un violent délire; la pose
contournée et bizarre trahit comme une soulfrance aiguë; l'ange se
penche sur elle sans pitié. Tout cela est exagéré et défectueux au point
de vue du senlinïent, de la couleur et de la composition.
Un tableau illustrera le Salon de 1878 : c'est la Magdeleine de
M. Henner. Je regrette d'en parler si tard; si j'avais fait un classement
par ordre de mérite, la première place lui appartenait de droit. Réjouis-
sons-nous donc, nous avons là un chef-d'œuvre! Comment décrire l'inef-
fable poésie de ce corps se modelant en pleine lumière et dont les chairs
ont l'éclat savoureux d'un camélia blanc s' épanouissant au soleil. « Dans
quelle neige intacte au sommet des glaciers », comme dit le poète,
M. Henner a-t-il pris cette belle pâte coulante dont il a fait une nudité
féminine? Qu'on m'accuse d'enthousiasme si l'on veut, mais je me
sens ravi à la vue de cette Magdeleine; elle peut prendre sa place
dans un musée, et fièrement regarder Corrége. Depuis bien longtemps
déjà ce peintre nous avait habitués à l'admirer, cette fois il s'est surpassé
lui-même.
La seconde toile de M. Henner, le Christ mort, contient les mêmes
qualités remarquables, mais l'œuvre, plus complexe, est moins parfaite
dans certaines parties. Elle n'est superbe que par morceaux, au lieu
d'oHVir le radieux ensemble de la Magdeleine : en vérité cette critique
deviendrait un éloge pour tout autre, mais M. Henner en est arrivé à ce
point qu'on lui fait des reproches quand il ne soulève pas l'admiration
sans réserves.
Savez-vous comment naissent les perles? Regardez pour l'apprendre
le tableau de M. Félix Barrias : c'est une fée qui, nue et debout dans
une grotte d'azur, secoue sa chevelure d'où les perles tombent dans les
coquillages entr'ouverts, venus là pour recevoir la précieuse semence.
L'idée est poétique et neuve ; les lignes élégantes du corps féminin
s'enlèvent harmonieusement sur le fond sombre. Le torse éclairé par en
LA MAGDELEINE, PAR M. HENNER.
( Dessin de l'artiste. )
78 gazettp: des beaux-arts.
haut reçoit la franche lumière et témoigne d'une exécution ferme et
soutenue.
Les infortunes de Triboulet ont inspiré à M. Blanchard une composi-
tion qui n'est certes pas sans mérite, mais à laquelle je reprocherai de
manquer d'unité. La femme étendue sur le lit se présente de biais, les
jambes disparaissent dans la perspective ; le boulTon, assis à l'autre extré-
mité, semble n'avoir aucun rapport direct avec la figure qui lui fait face;
on dirait deux personnages indifférents l'un à l'autre et réunis par
hasard. Quant aux grands chiens noirs placés en premier plan, j'imagine
qu'ils sont venus là pour combler un vide. Dans le fond apparaissent de
belles étoffes vénitiennes; M. Blanchard nous les a montrées souvent,
mais on les revoit avec plaisir.
Je ne saurais m'arrêter longtemps devant l'ouvrage de M. Charles-
Louis MuUer, Nous voulons Btirahas! Les proportions en effet laissent à
désirer; le sujet scTible étranglé dans un cadre trop étroit. 11 est désa-
gréable de voir des tètes sans corps émerger ainsi de la bordure, comme
si toute une partie du tableau avait été jugée inutile et supprimée. Le
fond, dans lequel passe le Christ pour être livré aux bourreaux, est d'une
coloration fade et comme savonneuse. 11 serait injuste cependant de ne
pas louer certaines parties dans lesquelles le talent du peintre se
retrouve ; la figure du Barabas est expressive.
La dernière création de M. Jules Lefebvre ne sera pas une des moins
charmantes : elle s'appelle Mignon. Appuyée contre un rocher qui sur-
plombe la mer, la jeune enfant vue de profd laisse son regard flotter au
loin, ses cheveux noirs s'échappent d'une sorte de coiffure rouge et
tombent sur ses épaules; dans ses mains elle tient une mandoline; sa
robe en haillons découvre ses jambes et ses pieds nus. Il y a dans celte
figure un sentiment de mélancolie très-fin et très-heureusement rendu.
Le dessin atteint, comme toujours, chez ce peintre une perfection abso-
lue. Quant à la couleur, elle est distinguée et douce, sans éclat; une
chose me gêne cependant, et je veux la dire : le ciel ne ressemble-t-il
pas un peu à un mur ?
J'entends faire beaucoup d'éloges du Bon Samaritain de M. Boutet
de Monvel. L'œuvre a un relief extraordinaire et une vigueur de tons
incontestable; mais elle me plairait davantage si elle était personnelle et
si les qualités qu'on y vante appartenaient en propre à l'auteur. Que dire
d'un tableau oii l'on retrouve l'insaisissable contour de M. Henner, les
tons roux de M. Bonnat et les ombres de M. Ribot?
Nous devons à M, Escalier une des meilleures choses du Salon. Son
panneau décoratif est absolument remarquable par la gaieté de son har-
LE SALON DE 1878. 79
monie et par l'éclatante richesse de sa lumière. On dirait qu'un rayon du
soleil vénitien est venu éclairer cette scène dans laquelle apparaissent de
riches costumes anciens, des vases d'or, des singes et des perroquets, et
ces belles draperies de velours de Gênes aux fleurs vertes et rouges. Heu-
reux le vestibule qu'une telle décoration viendra animer de sa note
joyeuse !
Dans le tableau de M. Lematte, Nymphe surprise par un faune, je
vois bien h nymphe, mais il faut chercher longtemps pour découvrir le
faune; il est caché dans le feuillage et on le voit si peu qu'il ne peut
compter pour une figure. J'imagine que le litre n'est qu'un prétexte dont
s'est servi l'auteur -pour nous présenter une étude de nu ; car elle n'a
pas l'air surpris cette nymphe qui sort lentement du ravin où sont entassés
les rochers couverts de mousse. La tète laisse à désirer sous le rapport de
l'expression. Je voudrais la silhouette générale un peu plus élancée et
svelte, mais le modelé a des clartés agréables et distinguées.
Peu d'artistes sont plus consciencieux et plus estimables que M. Le-
houx : sans repos ni trêve il cherche le style. 11 faut louer hautement de
si nobles persévérances. Ses Lutteurs sont dessinés avec énergie ; on
sent la préoccupation des grandes lignes; malheureusement la couleui'
est plate, presque monotone et sans accents. La Surprise représente
également un groupe de deux figures nues : un cavalier monté sur un
cheval noir a saisi par derrière un homme à la chevelure, et d'un mou-
vement violent l'enlève du sol. Le raccourci est plus audacieux qu'inté-
ressant; il y a dans cette composition comme une prétention exagérée à
la vigueur, en même temps qu'un désir inutile de triompher de diflicultés
qu'il n'était pas nécessaire de faire naître.
Il y a de bonnes parties dans le Louis LX consolant un lépreux, de
M. Maignan. Le roi, suivi de quelques personnages, occupe le milieu de
la composition. Dans un mouvement naturel et heureusement trouvé, il
se penche vers le lépreux qui, assis à droite sur une pierre, appuie sa
tête contre son bras dans une attitude de profond découragement. Le
corps de ce dernier, maigre et décharné, est une foite élude de nu,
quoique l'exécution paraisse d'une sécheresse un peu raide. Par contre,
les tètes accusent un modelé qui manque de précision. Mais la cou-
leur bleue de la robe de saint Louis est d'une tonalité charmante.
Je regrette qu'avec son second tableau, l'Amiral Carlo Zeno, M. Mai-
gnan soit tombé dans la peinture de genre. Les personnages disparaissent
dans l'importance des accessoires. Ce ne sont que des drapeaux, des
branches de laurier, des épées, des étendards, mais l'intérêt du sujet est
relégué au second plan.
80 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Si la Magdeleine de M. Henner est le chef-d'œuvre du Salon de 1878,
le Casque de M. VoUon en est la merveille. La grande peinture peut
revendiquer un pareil ouvrage. 11 faut voir le relief des ciselures, le jeu
des lumières sur l'acier, et surtout la magnifique et sourde intensité des
ors éteints. C'est une harmonie chaude, concentrée, riche sans violence,
splendide sans éclat. Pas un détail de l'ornementation n'échappe, et la
touche est large ; le procédé simple et facile n'a pas de ces habiletés
étroites et mesquines qui trompent l'œil, mais ne le charment pas. Ce
n'est pas en effet une imitation exacte, une copie fidèle faite, à force de
patience, par un pinceau minutieux et habile, c'est, pour ainsi parler,
un portrait, oui, je dis bien, un portrait du casque -de Henri II, repré-
senté avec sa physionomie d'objet d'art ancien et ce charme si parti-
culier au goût exquis du xvi" siècle. En vérité, la somme de talent
vraiment supérieure dépensée ici est inappréciable, et j'ai la conviction
que dans cette nature morte Vollon a égalé Chardin.
L'Espagnol du même artiste est une étonnante étude de colorations
sombres. Cela tient du prodige de Jouer ainsi des noirs sans produire de
confusion ni de monotonie. Mais cette toile est placée trop près du
fameux casque et on la quitte malgré soi pour aller le regarder encore.
J'espérais faire le lecteur juge de mon admiration en plaçant sous
ses yeux une eau-forte que le maître a bien voulu promettre à la Gazette.
Nous pensons donner dans le prochain numéro cette intéressante
interprétation de l'artiste par lui-même,
Une réelle distinction, une grande pureté de formes manifestant la
recherche du style, telles sont les qualités qu'on trouve à louer tout d'abord
dans la Sainte Cécile de M. Etienne Gautier. Ce n'est plus l'illuminée en
extase, c'est la martyre après son supplice et endormie dans la mort
qui se présente maintenant à nos regards. Kile est étendue le long d'une
marche en marbre blanc ; la tête repose sur la nuque au milieu de boucles
de blonds cheveux d'où sort un fdet de sang. Le corps est placé sur le
côté gauche, mais, par une attitude pleine de grâce, la jambe droite
passée sur la gauche s^e présente en premier plan et fait décrire à la
silhouette générale une courbe harmonieuse. Sur la poitrine de la sainte
se penche une branche de palmier vert. Par terre, à côté d'une lyre et
non loin d'une rose blanche fraîchement coupée, se trouve un large glaive
maculé d'une discrète tache rouge. Tout cela est très-simple, très-
équilibré, très-sage. Le dessin, admirablement suivi dans les lignes qui
sont élégantes, a une allure de noblesse incontestable. La critique ne sait
où se poser dans cette œuvre où il ne lui est permis de prendre pied nulle
part. Mais que dirais-je? Je regrette de ne pas sentir derrière cette pein-
XVIII. — î« pÉRIODli.
M
82 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
' ture, une personnalité d'artiste vibrante, avide de s'alïirnier et de se
produire elle-même en s' écartant des chemins ouverts depuis longtemps;
à la place de ce sang-froid et de cet esprit de mesure, je voudrais voir
un p3u plus d'audace et d'entrain.
Le Marché aux pommes de M. Lhermitte obtient un très-grand
succès auprès du public, et c'est justice. L'ouvrage est de demi-
caractère; mais l'auteur a un talent qui lui appartient en propre. Sur
une place de village, par un temps un peu brumeux, des paysannes sont
assises, ayant étalé devant elles des tas de pommes aux couleurs ré-
jouissantes. Çà et là se promènent les ménagères le panier au bras; elles
passent à travers le groupe des marchandes, les unes pour se récrier sur
le prix proposé, les autres pour chercher autre part des conditions
meilleures. Indépendamment de l'amusante variété des types et des
attitudes, il y a des qualités de couleur d'un ordre élevé dans l'harmonie
de l'ensemble. Je remarque comme les têtes très-éclairées se détachent
bien au milieu de la sobriété du ton général, sans diffusion ni papillote-
nient, grâce à une très-habile distribution de la lumière. L'animation et
le va-et-vient de la foule sont, de plus, exprimés d'une façon ingénieuse
et vraie. On peut le voir dans le charmant dessin à la plume de
l'artiste lui-même que nous reproduisons.
Bien que la toile exposée par M. Fantin-Latour ne soit pas en réalité
une composition, elle me paraît — moins à cause du nombre des per-
sonnages qu'en raison de son caractère de haute sincérité — être la
meilleure transition entre la grande peinture et la série des portraits
que je commencerai le mois prochain. 11 est des gens qui prétendent
que l'art proprement dit ne peut, sans lisquer le principe même de son
existence, s'essayer à la représentation de nos costumes modernes : nos
modes prosaïques et dénuées de pittoresque lui sont si fatales, disent-ils,
qu'il doit s'interdire de se mésallier avec elles. — 11 suffit, pour réfuter
cette théorie, de montrer l'œuvre de M. Fantin-Latour. Est-il possible de
placer, dans un intérieur plus simple et plus bourgeois, des personnages
plus naturels, mieux choisis parmi les types que nous coudoyons chaque
jour? Et qui osera dire que l'art qui a servi à les figurer, n'est pas véri-
table et complet? Remarquez comme les personnes que M. Fantin nous
montre se meuvent bien dans l'air qu'elles respirent et appartiennent
bien au milieu qui les entoure. Nulle part on ne trouve la trace d'une
recherche ou la présence d'un détail étranger, introduit pour faciliter
la tâche du peintre. Ils sont là tous les quatre dans les différents main-
tiens de la vie ordinaire. Je sais bien qu'on peut leur reprocher
d'avoir la conscience qu'ils posent devant un peintre, et de s'être trop
LE SALON DE 1878.
83
naïvement rangés devant lui. Mais cette critique ne m'empêchera pas
(l'admirer l'exactitude de la couleur générale, la justesse exquise des
valeurs et l'unité de l'effet de l'ensemble. En vérité j'ai voulu terminer
par M. Fantin-Latour cette première partie de mon étude sur le Salon
de 1878, afin de finir par un éloge qui est un hommage rendu à cet
art noble sans phrases, vrai sans abandon et sérieux sans pédan-
terie.
ROGER-BALLU.
(La fin prochainemeiU. )
EUGÈNE FROMENTIN
PEINTRE ET ÉCRIVAIN
(DBUXIÈUB ARTICLR)
II.
J 'a I étudié avec soin la façon de peindre de
Fromentin, je l'ai suivie avec amour dans ses
diverses transformations, et je dois dire, avec
sincérité, que je la trouve intéressante entre
toutes, par certains côtés même, par exemple
par la délicatesse et l'esprit, vraiment admirable.
Tout est beaucoup une question de mesure et
de comparaison, et je compare les beaux mor-
ceaux de l'œuvre de Fromentin à ce qui se peint
aujourd'hui de meilleur. Prenons, si vous vou-
lez, la grande Chasse au faucon de la collection
Laurent Richard, qui vient d'être vendue tout
récemment. Quel paysage mettriez-vous, maintenant que Daubigny est
mort, en regard de cette page vibrante, lumineuse, aérée, calme et pleine
en même temps, où l'Algérie, cette terre de toute grâce et de toute
beauté, semble se parer d'une jeunesse immortelle? Quel ciel plus léger,
plus fin, plus vivant, plus profond, quel air plus subtil, quelle plus cha-
toyante diffusion de lumière, quel sourire plus exquis de la nature en
fête trouveriez-vous ? Et quel émail du ton, quelle transparence de la pâte !
Soyons de bon compte, rien d'aussi intimement artiste, rien d'aussi équi-
libré ne se fait plus. Je ne veux, par cette comparaison, qu'appellent for-
cément les expositions simultanées du Champ de Mars et des Champs-
Elysées, diminuer personne, je veux simplement marquer une hauteur.
Fromentin appartient à cette grande époque de l'art de la peinture qui
<. Voir Gazelle des Beaux-Arls, i° période, t. XVH, p. 40<.
EUGÈNE FROMENTIN. 85
commence à Delacroix et finit à Corot en passant par Rousseau, Millet
et Daubigny. Il est le dernier de cette noble lignée ; il est le lien qui,
en la terminant, la rattache à la période de transition et d'inquiétude
au milieu de laquelle nous nous débattons.
Plus loin, j'apprécierai son rôle et son influence qui, pour être restée
discrète, n'en est pas moins considérable; à présent, je ne veux qu'af-
firmer ceci, c'est que Fromentin est un peintre de haute race, un vrai et
délicieux peintre, j'entends aussi bien par la qualité matérielle des pro-
cédés que par leur emploi intelligent. Pour le juger, n'oublions pas qu'il
est toujours et par-dessus tout un délicat, que son esprit, d'une rare aris-
tocratie native, est entre les plus cultivés et les plus éduqués de sa
génération, qu'il a d'abord été littérateur et que chez lui le littérateur a
primé le reste jusqu'à la fin par sa valeur absolue.
De tout ceci il résulte quelque chose de complexe et de raffiné qui
n'est point l'art des foules, et qu'il faut déguster à loisir et à petits
coups. Je parle surtout de son exécution, qui n'est ni très-puissante ni
très-frappante au premier abord, mais qui présente un ensemble de
qualités devenues de plus en plus rares et dont la réunion sera bientôt
peut-être introuvable. Ses faiblesses, et il en a, ne sont pas dans son
exécution ; elles sont, — le cher et regretté maître les connaissait mieux
que personne et il a lutté sans trêve à les faire disparaître, — elles sont,
dis-je, dans l'insuffisance de son enseignement technique. La nature,
pour le paysage, est le grand et seul maître ; aussi le paysagiste
est-il constamment merveilleux chez Fromentin. Pour le dessin de la
figure humaine, au contraire, comme pour le dessin de l'animal, les
études longues, patientes, ardues de l'atelier, de l'école, sont néces-
saires; rien ne les remplace. L'impression, au sens bête du mot, est une
utopie. Vélasquez est un impressionniste, d'accord, mais un impression-
niste dont la main agile travaille sur le canevas d'une science impec-
cable. Je reviendrai sur ce point. Je voulais seulement remarquer que
l'intelligence et le don étaient tels en Fromentin qu'ils voilent et font
presque disparaître ces faiblesses grammaticales, d'ailleurs accidentelles.
Il a d'abord et par vocation été écrivain ; il ne s'est mis à la peinture
que sur le tard, avec curiosité au début, puis avec passion. Il se présente
dans cette rare condition d'un littérateur qui se prend à faire de la
peinture et qui, de prime-saut, fait de la peinture de peintre et qui n'a
voulu faire que cela. Voilà le point qu'il ne faut pas perdre de vue.
On me permettra de préférer l'écrivain, du moins de le trouver
plus sûr de lui, plus fort, plus complet, en un mot plus capable de pro-
duire une œuvre parfaite, mais il faut reconnaître que l'écrivain et le
86 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
peintre sont tous deux originaux et parfaitement sincères, qu'ils ont
chacun leur valeur propre, bien indépendante, bien délimitée, quoique
parallèle. C'est là un phénomène presque unique, je dirai même unique.
« Il a deux muses, dit Sainte-Beuve, il est peintre en deux langues, il
n'est pas amateur dans l'une ou dans l'autre, il est artiste consciencieux,
sévère et fin dans toutes deux. » Chez Delacroix, auquel on serait volon-
liers tenté de le comparer, l'écrivain, quoique correct et expérimenté,
était resté à une telle distance du peintre que le mérite de l'un se perd
dans la gloire de l'autre; sa littérature est à peu près la commune
moyenne que peut facilement atteindre tout homme du monde ayant du
goût et quelques études. Un seul peut-être a possédé en même temps
les deux outils si différents de l'artiste et de l'écrivain : c'est Berlioz. Mais
la plume de Berlioz, qui est brillante, pleine de feu, d'imprévu et
d'audace, reste toujours entre ses mains une arme offensive ou défen-
sive; c'est celle d'un critique et d'un polémiste, et là encore l'artiste a un
tel génie que l'écrivain, même bien supérieur chez Berlioz à ce qu'il est
chez Delacroix, s'efface devant lui.
Chez Fromentin, il n'en va pas ainsi : les deux modes d'expression sont
en accord parfait, ils forment un tout homogène. Fromentin a toujours pu
passer de l'un à l'autre avec une égale facilité, peignant même avec le
pinceau tel tableau qu'il avait peint antérieurement avec la plume. Deux
faits permettent d'expliquer cette surprenante facilité, qui s'est révélée
d'abord dans les volumes du Sahara et du Sa/iel et qui, sous une autre
forme, s'est poursuivie dans Dominique et dans les Maîtres d'autrefois :
d'une part, un but identique dans les deux moyens, celui de saisir l'aspect
juste, net, pictural, des hommes et des choses, surtout l'aspect extérieur,
paysagiste, si je puis dire, de la nature, dont les plus infimes accidents
le frappent au vif; de l'autre, et dirigée dans le même sens, une mémoire
prodigieuse, une mémoire spéciale, physique et topographique en quelque
sorte, mémoire qu'a eue Gautier, mais beaucoup moins nette. C'est cette
mémoire qui, en 1874, lui permettait encore de peindre et d'imprégner
d'une poésie si profondément algérienne cet admirable chef-d'œuvre de
la Chasse au faucon, dont je parlais tout à l'heure. Il a pris soin dans le
roman de Dominique qui, comme on sait, a quelques-uns des caractères
de l'autobiographie, de définir lui-même cette mémoire, « assez peu
sensible aux faits, mais d'une aptitude singulière à se pénétrer des
impressions » .
Une autre condition de son être se présente encore chez lui avec un
caractère unique: c'est l'oeil, un œil de peintre, comme il s'en est peu
rencontré, et qu'il utilise au même degré pour le livre et pour le tableau.
■ LA CUREE
t Musée du Luxembourg )
Gazelle des T3eaux-Arls.
Imp.A. Salmoîi
EUGENE FROMENTIN. • 87
C'est avec cet œil-là qu'il écrit, dans \e Sahara, cette journée de juin,
à Laghouat, ofi tout est chaleur, sécheresse et accablement, et qui res-
tera sans doute la plus belle page de littérature pittoresque qu'ait pro-
duite notre langue ; c'est avec cet œil-là qu'il peint de souvenir le Simoun
et la Tribu nomade en voyage.
Ce don tout physique, auquel son merveilleux esprit d'observation
ajouta d'ailleurs mille ressources, s'indique déjà dans son premier
tableau, Une ferme aux environs de la Rochelle, qui, ainsi que je l'ai dit
précédemment, appartient à M. Bataillard. Ce petit tableau, qui a figuré
au Salon de 1847, est son œuvre la plus ancienne. Il date de 1846. II
peut donc être tenu comme le plus caractéristique de sa manière du
début. A le regardera la surface, il n'est que lourd et pâteux; il ren-
ferme cependant déjà des marques curieuses de la justesse d'œil de
Fromentin. Il ne trahit aucune autre influence que celle de Cabat:
c'est une œuvre timide et naïve, mais qui n'est ni bête ni vulgaire.
Elle prend d'autant plus d'intérêt lorsque l'on sait que cette ferme n'est
autre que la « maison champêtre » de Saint-Maurice, où il a été élevé
et où il est venu mourir. C'est le petit cottage qu'il décrit en tête
A' Une année dans le Sahel, alors qu'il rend à la liberté un rouge-gorge
qui est venu s'abattre dans sa cabine, sur le bateau. Tous ceux qui ont
lu le livre se souviennent de cet épisode adorable. — « Connais-tu, lui
ai-je dit, avant de le rendre à sa destinée, avant de le remettre au vent
qui l'emporte, à la mer à qui je le confie, connais-tu sur une côte où
j'aurais pu te voir, un village blanc dans un pays pâle, où l'absinthe
amère croît jusqu'au bord des champs d'avoine? Connais-tu une maison
silencieuse et souvent fermée, une allée de tilleuls où l'on marche peu,
des sentiers sous un bois grêle où les feuilles mortes s'amassent de
bonne heure, et dont les oiseaux de ton espèce font leur séjour d'au-
tomne et d'hiver ? Si tu connais ce pays, cette maison champêtre qui
est la mienne, retournes-y, ne fût-ce que pour un jour, et porte de mes
nouvelles à ceux qui sont restés. »
Au même Salon de 1847 fut exposé le tableau des Gorges de la
Chiffa. Il fut fait après l'excursion à Alger et à Blidah en 1846. C'est
le premier contact avec le public. Le morceau fut remarqué, et, paraît-
il, méritait de l'être. Nous ne le connaissons que par les quelques tra-
ces qu'il a laissées dans les Salons du temps, quoique Gautier, dans la
Presse, ne le signale que d'une très-sèche mention. Il n'a pas figuré à
l'exposition posthume de l'École des Beaux-Arts. Il est cependant très-
important, parce qu'il est le lever de rideau de l'Algérie dans l'œuvre
de Fromentin. La beauté du site, qui à ce moment était une primeur
88 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
pour les Parisiens, la netteté cristalline de l'exécution, qui rappelait
beaucoup celle de Marilhat, tout était propre à fixer l'attention. A dater
de ce tableau, la voie de Fromentin est toute tracée, le filon précieux est
découvert. Un pays incomparable, la veille inconnu, va se dérouler sous
nos yeux dans sa variété infinie.
Dans toute cette période, qui commence à 18S7 et comprend envi-
ron une dizaine d'années, je noterai, comme caractéristique du peintre,
une poursuite inquiète des procédés d'exécution. Son esprit hésite; il
semble chercher avec passion, avec acharnement, ce qui doit le guider.
Je dis ceci dans le meilleur sens, et comme un témoignage de la sin-
cérité et de la sensibilité extrêmes de son sens artistique. D'ailleurs,
une probité dans le travail jamais satisfaite, telle est encore une des
marques du tempérament de Fromentin. J'aurai plusieurs fois occasion
de revenir sur cette sorte d'exigence perpétuelle de l'artiste envers lui-
même, sur cette anxiété qui deviendra bientôt une fièvre.
A ce moment, Marilhat le domine presque exclusivement, du moins
par une influence générale de manière et de style, car l'imitation sous
une forme quelconque, j'entends l'imitation consciente, a toujours fait
horreur à Fromentin. 11 n'imite pas Marilhat, mais il l'étudié avec enthou-
siasme. La trace de Marilhat est très-visible à ce moment dans son
œuvre. Celle de Cabat reste latente, quoique très-réelle; celle de Marilhat
saute aux yeux. C'était le moment où l'auteur d'Une Vue d'Egypte au
crépuscule, qui venait de s'éteindre à l'âge de trente-six ans, était dans
tout l'éclat de sa récente renommée. L'homme et le peintre étaient, du
reste, propres à laisser en lui une forte impression. Leurs deux natures
avaient des points de contact. Lorsque je veux me représenter ce qu'était
Marilhat à son retour d'Egypte, en 1833, hàlé par le soleil et comme
brûlé par un feu intérieur, mais vif, spirituel, plein d'imprévu et d'ar-
deur dans la conversation, souverainement distingué d'esprit et d'al-
lures, modeste et craintif pour tout ce qui touchait à ses œuvres, je
pense à Fromentin. Au fond, l'art du peintre de l'Egypte est du même
ordre que celui de l'Algérie; chez tous deux même éducation de l'œil
et du cerveau, même délicatesse du goût, même noblesse de la pensée;
chez tous deux, même tendance à idéaliser le vrai, ce qui est le
propre des natures cultivées, même recherche des lignes élégantes
et des pondérations harmonieuses, se développant sur l'étude sin-
cère, exigeante, attentive, affinée du morceau aussi bien que du
motif général. Idéaliser, harmoniser, synthétiser le vrai, même le vrai
absolu, lui faire parler en un mot un langage expressif: tel est l'art
des vrais maîtres; tel est le but qu'a constamment poursuivi Fromentin,
,..ii:-
iili::
XVin. — 2' PÉRIODE.
42
90
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
qu'il a atteint pleinement et d'une façon unique dans f5es livres, qu'il a
souvent atteint dans ses tableaux. L'exemple de Marilhat n'a pas peu
contribué à l'affermir dans cette voie, qui tient en quelque sorte l'équi-
libre entre l'indépendance et la tradition.
Du este, en dehors du caractère des œuvres de cette époque, on
trouve une trace écrite et positive de l'admiration de Fromentin pour
Marilhat, dans son volume du Snhel. 11 parle, sans les nommer, dans
une des pages les plus curieuses du livre, des trois grands orientalistes,
Decamp, Marilhat et Delacroix ', le peintre de genre, le pnymgixte et
le peintre d'histoire, selon ses propres termes. On devine entre les lignes
que le paysagiste a ses préférences, 11 y trouve plus que dans les deux
autres l'exacte et nette intelligence des hommes et des choses, les sen-
timents qu'ils éveillent, leur expression intime et surtout leur aspect
physique,
LOUIS GONSE.
(La tuile prochainement.)
\. Une année dans le Saltel. Paris, Lévy, 1859, p. 267-272.
^ittirr,.
LA
RENAISSANCE A LA COUR DES PAPES'
III.
LA SCULPTURE PENDANT LE REGNE DE PIE II
ENDANT la première moitié du xv« siècle, la sculpture a été, à Rome,
le moins favorisé de tous les arts. On serait embarrassé d'opposer le
nom d'un statuaire célèbre à cette pléiade de peintres vraiment hors
ligne qui ont illustré les règnes de Martin V, d'Eugène IV et de
Nicolas V : Gentile da Fabriano, Masaccio, Vittore Pisanello , Fra
Angelico, Benozzo Gozzoli, Piero délia Francesca, Buonfigli, etc.
Martin V, il est vrai, s'adressa une fois à Ghiberti, mais ce fut pour lui commander
une tiare, non une statue ; il vit en lui l'orfèvre bien plus que le sculpteur,
Eugène IV suivit l'exemple de son prédécesseur. Lui aussi chargea l'orfèvre floren-
tin de ciseler une tiare, — la plus belle et la plus riche qui eut été exécutée jus-
qu'alors: les pierres précieuses dont elle était incrustée représentaient seules une valeur
de 38,000 ducats d'or. La vue du chef-d'œuvre de Ghiberti, les portes du Baptistère,
inspira au pape le désir de doter la basilique de Saint-Pierre d'un ornement aussi
merveilleux, et ce fut à un Toscan aussi qu'il s'adressa. Mais son choix ne fut pas heu-
reux : Filarete était la médiocrité en personne. L'exécution des portes latérales de la
basilique (en bois) fut confiée à un artiste dont le nom est absolument inconnu dans
l'histoire de l'art : le frère Antonio di Michèle, de Viterbe. Le Florentin Simon, auquel
Eugène IV commanda le tombeau de Martin V, aujourd'hui encore conservé au Latran,
n'a guère plus de notoriété; on est allé jusqu'à révoquer en doute son existence. Pen-
dant que Simon travaillait à ce monument, une occasion magnifique s'offrit au pape
d'attacher à son service le plus grand des sculpteurs italiens du xv" siècle, Donatello,
qui était allé à Rome pour assister de ses conseils Simon, son prétendu frère. Eugène IV
le vit, l'apprécia et le chargea... d'organiser les fêtes du couronnement de l'empereur
Sigismond.
Dans d'autres circonstances encore, Eugène IV témoigna de son indifférence pour
la sculpture. Il employa comme architecte un des sculpteurs vénitiens les plus éminents
1. Voir Gazette des Beaux-Arts, 2« période, t. XVI, p. 99.
92 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
de la Renaissance, Antonio Riccio, surnommé Bregno', et comme graveur de sceaux
Siivestro dell' Aquila, l'auteur de la célèbre « Arca di S. Bernardine », conservée à
Aquila, sa ville natale *.
Nicolas V ne se montra guère plus prodigue d'encouragements en faveur de notre
art. Son sculpteur en litre fut ce Varron de Florence, dont Filarete parle dans son
Traité cC architecture , et qui s'appelait en réalité Varrone di Angelo Belferdeli',
Quant à Bernard Rossellino le pape ne vit en lui que l'architecte. L'indifférence témoi-
gnée à la plastique par le plus grand des papes humanistes n'était cependant qu'apparente.
Elle ne tenait point à ses scrupules religieux, comme l'a prétendu le trop systématique
auteur de VArl chrétien, M. Rio, mais bien à la marche même de ses entreprises.
Nicolas V, dans ses vastes constructions, procédait d'après un plan d'ensemble. Pou-
vait-il, alors que les fondations de la tribune du Vatican mesuraient à peine quelques
coudées de haut, les orner déjà de statues et de bas-reliefs ! Il réservait à la sculpture,
nous le savons par le témoignage de Giannozzo Manelti, le rôle le plus brillant; mais
la mort l'empêcha de mettre ses projets à exécution.
Avec Pie II la situation change : la sculpture prend une revanche éclatante; la
peinturée son tour est sacrifiée. Benozzo Gozzoli est le seul peintre célèbre que nous
trouvions au service du nouveau pape, et encore n'y resta-t-il que peu de jours; il
peignit, comme nous l'avons montré ailleurs, les bannières et les écussons destinés aux
fêles du couronnement, puis il partit pour Florence. Ceux de ses confrères qui furent
appelés à le remplacer étaient, soit des inconnus, comme Salvalor de Valence et Pietro
di Giovenale, de Rome, ou bien des artistes de second, voire de troisième ordre,
Michel de Pavie, Nannidi Pietro, Francesco di Bartolomeo Alfei et Antonio di Giuxa,
tous trois dp. Sienne.
Rarement au contraire, on avait vu autour d'un pape un tel concours de sculpteurs
éminents : une triple arène allait s'ouvrir pour eux : Rome, Sienne, Pienza. Nous ne
nous occuperons ici que de la première de ces villes. L'activité artistique s'y concentra
tout entière sur le Vatican, à l'exception d'une petite chapelle élevée près du Ponte-
Molle. Il s'agissait de doter la basilique d'un escalier monumental orné des statues des
deux princes des apôtres, ainsi que d'une loge (ou peut-être d'un ambon; nos docu-
ments appellent cet édicule un n pulpito ») du haut de laquelle le pape donnerait la béné-
diction. A l'intérieur même de la basilique, Pie II se proposait de construire une
chapelle destinée à recevoir le chef de saint André. Ici encore il faisait à la sculpture
la part du lion; un tabirnacle en marbre devait en effet former le principal ornement
de celte chapelle. Dans le palais du Vatican enQn, la construction d'une porte monu-
mentale et la restauration des salles dites du Papagallo devaient compléter la tâche
assignée aux représentants du noble « art de pierre », aux « maeslri di pietia» accou-
rus de toutes les parties de l'Italie.
Les sculpteurs originaires de Rome sont en trop petit nombre au xv* siècle pour que
1.1132. 8 octobre. « Antonio Riccio de Venetiis magistro etoperario super fabrica palatii et
ecclesiîD S.-Petri in deductionem su» provisionis florenos auri de caméra 30 ». — Archives
d'i;tat de Rome.
2. 1440. l"' février, n Provido viro Siivestro Paci de Aquilla aurifabro florenos auri de
caméra l.î, pro duobus sigillis, tam pro factura quam pro argento, per ipsum posito in dictis
sigillis pro usu caméra; apostolicœ ordinatis ». — Mêmes arcliives.
3. Voir la Gazette des Beaux-Arts du 1" avril 1877, p. 418.
LA SCULPTURE PENDANT LE RÈGNE DE PIE IL 93
nous ne nous empressions pas de leur accorder la place d'honneur toutes les fois que
nous aurons la bonne fortune d'en rencontrer. Nous commencerons donc cette revue
par la personnalité encore si mystérieuse qui est connue sous le nom de Paolo
Romano.
D'après Vasari, dont la notice a servi de base à toutes les biographies postérieures,
Paolo Romano serait l'auteur de la statue de saint Paul placée, aujourd'hui encore, à
l'entrée du pont Saint-Ange; il aurait en outre exécuté un Cupidon, célébré par un
poëte du temps, ainsi qu'une statue équestre"; enfin, et à l'appui de cette dernière
affirmation Vasari invoque le témoignage de Filarete, le sculpteur romain aurait été
également un orfèvre habile et aurait fondu ou ciselé, en collaboration avec ses deux
élèvesNiccolo délia Guardia et Pieiro Paolo, les douze apôtres en argent qui, jusqu'au
sac de Rome, décorèrent la chapelle pontificale 2. Dans un passage de la première
édition, passage supprimé dans la suite, Vasari ajoutait que m" Paul avait passé ses
dernières années dans la retraite et qu'il était mort à l'âge de cinquante-sept ans.
Le savant auteur des Tuscan Sculptors et des Italian Sculptors, M. Perkins, a
cherché à compléter la biographie, si sommaire, de Vasari. 11 attribue notamment à
Paolo Romano le tombeau de Fra Rartolomeo Caraffa ( + 1405 ), à S.-Maria-del-Prio-
rato, sur l'Aventin, et ceux des cardinaux Philippe d'Alençon (+ 1397, attribution
déjà faite par d'Agincourt) et Pietro Annibaldi Stefaneschi (+1447) à S.-Maria-in-
Trastevere. Enfin, d'après lui, m' Paul serait mort vers la fin du xv" siècle.
Venons-en aux renseignements contenus flans les comptes des bâtiments pontifi-
caux. Le nom du sculpteur romain y figure souvent; plusieurs fois même il estaccom-
pagné du prénom de son père : Mariano. Notre artiste s'appelait donc Paolo di
Mariano, ou, ce qui revient au même, Paulus Mariani '. Son père pourrait bien
être ce « Mariano scarpellatore » qui travaillait en 1437 à Santo-Spirito et qui
1. On s'accorde à reconnaître dans cette statue le Malatesta qui est aujourd'hui au Louvre.
2. On nous permettra toutefois de placer ici une petite observation. Filarete, dans son
Traité d'architecture, parle effectivement d'un Paul Romain orfèvre, mais il ne dit nullement
que ce personnage fût identique au sculpteur. Voici ses paroles, d'après le manuscrit, encore
inédit, de la Bibl. nation, de Florence (Cod. Magl., II, 1, 140, fol. 65, ancien n" 1306) : « Buo-
nissimi orefici... une Giovanni Turini da Siena, uno maestro Nicholo délia Guardia,uno Pagolo
da Roma, uno Pietro Pagholo da Todi, e da Fulingnio ancora ci fu e di molti altri luoghi, ilche
non potetti saperc bene il nome ». Or le plus célèbre des orfèvres romains de la seconde
moitié du xv' siècle portait précisément le pronom de Paul : nous voulons parler de Paolo di
Giordano. Vasari n'aurait-il pas confondu les deux artistes? — Giovanni Turini est l'orfèvre
bien connu de Sienne (Milanesi, Documenti per la storia dell arte Senese, passim); Niccolo
dolla Guardia Grelis a exécuté (peut-être seulement réparé) en 14.51 le crucifix conservé au
Latran (Labarte, Hist. des arts industriels, 2" édition, t. II, p. 108, et Rohault de Fleury, le
Latran, atlas, pi. XXX); l'orfèvre anonyme de Foligno doit être, soit Lodovico (lettre du
20 juin 1471 dans le Buonarroti, 1869, p. 84), soit Emiliano de Orsinis, dont nous parlerons
dans la suite de ce travail.
3. Cette identification a déjà été proposée par M. do Renmont {Geschichte der Stadt Bom,
t. 111, 1" partie, p. 389) et par M. Grcgorovius {Storia delta città di Roma, t. VJI, p. 718). Les
deux historiens allemands ne connaissaient à ce moment que le document relatif à l'effigie de
Sigismond Malatesta, document dont nous donnons l'analyse plus loin. — Le «Paulus Mariani
senensis, opifex fenestrarum vitrearum n, dont parle M. Milanesi ( Doc. per la storia dell' arte
Senese, t. II, p. 3.36, sub anno 1409) n'a évidemment rien de commun avec Paolo Romano.
94 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
recevait un salaire quotidien de 16 bolonais, iO deniers (comptes des bâtimeals
d'Eugène iV).
Le plus ancien document que nous ayons trouvé sur Paolo Komano remonte au
règne de Nicolas V. Le <"■ janvier 1454 « Pauolo di Mariano da Seza ', scharpella-
tore », reçoit 71 ducats d'or, 68 bolonais, en déduction du prix de certaines fenêtres
de marbre destinées au Capitole. Le 3 mars suivant il touche, avec son père et Pietro
di Albino de Casliglione, un à-compte sur le prix des travaux à exécuter dans les
chapelles du pont Saint-Ange^. Puis neuf années se passent sans que nos registres
fassent de noitveau mention de lui. En 1460 enGn, son nom reparait; à ce moment il
est chargé, avec son associé Isaïe de Pise, d'une fourniture de boulets de canon '.
La même année nous le voyons figurer sur la liste des « ministoria et officia domus
pontiGcalis Pii II »; il était nourri (peut-être aussi logé) aux frais du pape, mangeait à
la première lable et avait le droit d'amener avec lui un « familiaris ».
Avec l'année 1461 commencent des travaux d'un ordre plus élevé. Nous voyons
m' Paul sculpter les bases des statues destinées à l'escalier de la basilique du Vatican,
c'est-à-dire, sans aucun doute, de saint Pierre et de saint Paul. Ces statues, Vasari
l'affirme, étaient l'œuvre d'un artiste napolitain, parfaitement inconnu d'ailleurs, Mino
ou Dino del Regno; le biographe ajoute qu'à la suite d'une sorte de défi, Paolo
Romano exécuta également une statue de saint Paul, celle-là même qui se trouve
aujourd'hui sur le pont Saint-Ange, et que son ouvrage fut proclamé supérieur à celui
de son rival. Dans le même passage, Vasari parle d'une statue qui avait d'abord été
commandée par le pape à Paolo et que le trop pacifique sculpteur, en présence des
tracasseries de Mino del Regno, n'eut pas le courage de terminer.
Il y a là un mystère quMl faut renoncer pour le moment à éclaircir. Les statues de
saint Pierre et de saint Paul, autrefois placées sur les marches de la basilique et aujour-
d'hui reléguées dans la sacristie, sont d'une facture trop grossière pour qu'on puisse
les attribuer à Paul Romain. D'un autre côté, on admettra difficilement que le maître,
à la suite d'un simple défi, se soit résolu d'exécuter une statue de 3 ou 4 mètres
de haut. Cette statue d'ailleurs était commandée par Pie II et elle était destinée, dès
l'origine, à prendre place devant la basilique du prince des apôtres; les comptes
pontificaux l'établissent de la façon la plus catégorique; en 1463 et en 1464
ils enregistrent de nombreux paiements faits au maître « pro statua sancti Pauli
ponenda super scalis basilicae ». Antérieurement à cette époque, en 1461 , m' Paul tra-
vaillait, comme on l'a vu, aux bases des figures destinées à l'escalier de la basilique
(6 florins « per parte de lavoro fa nello base délie figure per le scale de san Piero »);
la même année, le pape faisait acheter, moyennant la somme de 380 florins, un office de
1. Sans doute Sezze, commune du district de Velletrl.
2. « Mariano di Tuccio (?; da Sczzc c Pauolo suo figliuolo et Pietro de Alpino daChasti-
glioui m' di inarino dcuo dare adi 3 di marzo duc 200 papali cont. per loro e per loro
detto a Pietro Margliatio da Roma e quali lo do per parte di ducati 1000 di caincra doveranuo
averequando saraauo fatto2 cliapcllo clie anao prcso a farc da me per lo detto prezzo in sul
ponte a chastello saat' Aguiolo, cou quelli patti e modo chc aparc lo stormento fatto per ser
Mariotto da Fossato, et di tutto s'c obrighato cl detto Pietro Margbaao. » — Les trois
. maîtres reçurent eu tout 533 florins, 33 bol. jusqu'au 31 décembre 1451. — Pietro di Albino
de Castigliooe fut sous Paul II un des principaux sculpteurs du palais de Saint-Marc.
3. Les documents vises dans cette étude paraitrout prochainement dans notre volume sur
les Arts à la cour de» Papes (Bibliothèque des Écoles françaises d'Athènes et de Home).
LA SCULPTURE PENDANT LE RÈGNE DE PIE IL 95
massier en faveur de « masiro Paulo da Roma marmoreo (sic) lo quale fa a Sua Santita
San Pietro e san Pauolo di marmo ».
A l'année 1461 se rattachent deux autres ouvrages du maître : deux bustes de
jeune fille (due teste di marmo in forma di fanciulle). M" Paul les offrit au pape, qui
lui fit donner en récompense 25 ducats d'or.
En 1462, Pie II chargea son sculpteur favori d'un travail qui ne paraîtra pas
bizarre si l'on songe aux mœurs de ce temps : il s'agissait d'exécuter deux mannequins
représentant l'ennemi mortel du pape, Sigismond Malatesta. Ces mannequins étaient
destinés à i^tre brûlés publiquement devant Saint-Pierre. Dans ses Commentaires, le
pape-écrivain loue la parfaite ressemblance des deux effigies '.
En 1463, Paolo Romano exécuta la statue de saint André qui orne aujourd'hui
encore la chapelle située près du Ponte-Molle «. Vasari a fait honneur de ce travail à
Varron et à Nicolas de Florence. Mais le document que nous rapportons en note '
infirme son témoignage. Voilà donc un morceau authentique à ajouter au catalogue
de l'œuvre de m" Paul.
La même année, l'artiste rcfrnain commença, en collaboration avec Isaïe de Pise, le
ciborium destiné à recevoir le chef de saint André. Ici encore, et nous en sommes
au désespoir, il nous faut infli'ger un démenti à Vasari; il attribue ce petit monument à
Varron et à Nicolas de Florence; mais nous n'avons pas le droit d'hésiter entre son
témoignage et celui des comptes pontificaux. — Le tabernacle de Saint-André n'existe
plus, mais on en trouvera une gravure dans le De Sacris /Edificiis de Ciampin
(pi. XX, A) et quelques fragments dans les cryptes de Saint-Pierre.
En 1464 enfin, l'année de la mort de Pie II, m" Paul exécuta une statue (sujet
inconnu) destinée au « pulpito », ou loge de la Bénédiction.
Le successeur de Pie II, Paul II, ne semble pas avoir aussi souvent fait appel au
talent du sculpteur romain. Les comptes des bâtiments pontificaux ne mentionnent que
deux ouvrages exécutés par Paolo Romano pendant ce pontificat : la sépulture du
cardinal Scarampo et un autel destiné à l'église Sainte-Agnès. L'artiste reçut le
6 novembre 1467 une somme de 100 ducats pour ce double travail*. Nous savons par
un registre d'amendes que la même année « Paolo marmorario » demeurait «appresso
Santo Marche, apresso misser Gentile de la Sala ».
Avant de nous séparer da Paolo Romano, il importe de poser, alors môme que nous
ne pourrions pas les résoudre d'une manière définitive, plusieurs problèmes se ratta-
chant à cet artiste. Nous devons d'abord nous demander si m' Paul, qui exécutai
dans les premières années du xv« siècle les tombeaux, encore tout gothiques, de
S.-Maria-del-Priorato et de S.-Maria-in-Trastevere, est bien m' Paul Romain, le
i. Commentarii, éd. de 1614, liv. VU, p. 185.— M' Paul reçut 8 ducats 48 bolonais pour
ce travail.
2. 1463. 7 juin. « Honorabili viro magistro Paulo Mariani do Urbe sculptori florenos auri do
caméra 33 pro manufactura, seu magisterio, statuas marmorcae sancti Andrese par eum facta; ac
posit* apud Pontf^m-MoUem Urbis. »
3. L'erreur de Vasari cet excusable. Vers la fin du pontificat de Calixte III, en 1457, Varron
avait travaillé au Ponte-Molle; fl y sculpta les armoiries qui ornent la tour construite à côté
du pont.
4. Un paiement fait le 16 novembre 1465, « prudenti viro magistro Paulo marmorario», pour
divers travaux exécutés au Vatican, pourrait bien se rapporter à Piotro Paolo (dont il sera
question dans la suite), et non à Paolo di Mariano.
% GAZETTE DES BEAUX-AHTS.
sculpteur favori de Pie II. Si l'on répondait affirmativement à cette question, il serait
impossible de soutenir plus longtemps que m" Paul est mort vers la fin du
XV* siècle, car dans ce cas il faudrait supposer qu'il a vécu cent années au moins. Or
Vasari, dans un passage de sa première édition, nous dit que l'artiste atteignit l'âge
de cinquante-sept ans seulement. N'est-ii pas plus naturel d'admettre l'existence de
deux sculpteurs ()ortant le môme prénom et appartenant l'un au moyen âge encore,
l'autre à la plus belle période de la Renaissance?
Autre problème. Paolo Romane est-il identique, comme Marini ( Archiatri
ponlipcj, II, <66j inclinait a le croire, à Paolo, ou Paluzo Romano, « marraoraro »
et « sergente d'arme »•, qui fut chargé, sous le règne de Nicolas V et sous celui de
Calixte III, de porter différents messages, qui, plus tard, en 4459, fut nommé gouver-
neur de Barbarano, qui, en 1461 enfin, figure sur un registre d'amendes sous le nom
de « Palutzo marmoraro apresso a Sanlo Marche »? La question est embarrassante, car
la biographie des deux personnages offre plus d'un trait commun : l'un et l'autre étaient
officiers de la maison pontificale, l'un et l'autre demeuraient près de Saint-Marc. Aussi,
malgré la découverte d'un document où il est question, sous la date du 11 mai 4470,
d'un a Pauluzus Sabatini, servions armorum », le doute est permis. Ajoutons que l'on
ne possède aucun renseignement sur les ouvrages de m" Paluzo.
Mémo embarras pour un autre sculpteur du temps qui, d'après Vasari, fut élève de
Paolo Romano : Pietro Paolo de Todi. Filarete, dans le passage rapporté ci-dessus,
range cet artiste parmi les orfèvres '. Vasari reproduit la même assertion, puis il ajoute
que Pietro Paolo, après avoir pris part à l'exécution des douze apolres en argent de la
chapelle pontificale, sculpta, en collaboration avec Niccolo délia Guardia, le tombeau
de Pie II (+ 4464) et de Pie III (+ 4503). Dans un autre passage au contraire, le bio-
graphe attribue le môme tombeau à Pasquino de Montepulciano. Ajoutons, toujours
d'après le même auteur, que Pietro Paolo et Niccolo délia Guardia fondirent des
médailles représentant trois empereurs et d'autres personnages.
Les documents que nous avons eus à notre disposition ne mentionnent aucun
sculpteur de Todi. Par contre, ils nous entretiennent très-souvent d'un Pietro Paolo di
Antonio (ou de Antonisio, ou encore de Antonisiis) de Rome. Cet artiste parait avoir
été spécialement chargé pendant le règne de Paul II de sculpter les portes et les che-
minées de marbre du Vatican et du palais de Saint-Marc'. En 4486, il remplissait les
fonctions, fort importantes, de « submagister stratarum et aediflciorum urbis ». — Un de
ses homonymes, Pietro Paolo Cortese, mourut dans les premières années du pontificat
de Pie II, en 4 463. D'après le Diarium du chroniqueur Paolo dello Maslro, il parait
avoir joui d'une grande réputation *.
\. 1447. 4 novembre. » A Pauolo marmorario sergente d'arme ducati 2 larghi cont. allui
par commandamenti fatti a chasa Orsini per le difercnze che infra loro, cioe infra messer
Latine e Orsino ».
2. Un orfèvre du nom de Pietro Paolo, fils d'Antonio Tazzi, travaillait K Florence dans la
deuxième moitié du \\' siècle {Labarto, Histoire des arts industriels, 2« édit., t. II, p. 407).
3. Un Petrus Paulus de Urbe, « magisier zeccherius» , figure souvent dans les comptes
pontificaux, à partir de 1468. Est-ce le sculpteur?
4. « Nel4463,adl 10 di novembre, fu di giovedi, morse Pietro Paolo Cortese, famosissimo
nel mestiere de marmi, e mort che li casco sopra una ruina da terra quando stava nella sua vigna
de froDto a Terme, che faceva cavare sotto terra traverliui, e esso era andato a vederci ». —
Buonatroti, 1875, p. 119.
LA SCULPTURE PENDANT LE KEGNE DE PIE IL 97
Quelques autres sculpteurs romains encore étaient attachés aux travaux de Pie II :
c'étaient Francesco di Gasparino, « marmoraro », Jacopo d'Antonio, « scarpellino », et
Nardo di Stefano, également qualifié de «scarpellino». Nous manquons de détails sur
leur vie et leurs ouvrages, et nous devons nous borner à enregistrer leurs noms.
A la tête des sculpteurs florentins fixés à Rome pendant le règne de Pie II, il faut
citer Mino da Fiesolo '. Un document du 5 juillet 1463 nous apprend que le jeune
maître (Mino ne comptait alors que trente ans environ) travaillait, avec plusieurs de
ses compatriotes, aux statues ou bas-reliefs de l'édicule (pulpito) du haut duquel le
pape donnait la bénédiction. (On le voit plus tard exécuter un ouvrage analogue, une
chaire, pour l'église paroissiale de Prato.) A ce moment d'ailleurs, Mino ne semble pas
avoir fait un long séjour à Kome : dès le 28 juillet 1464, nous le trouvons de nouveau
il Florence, oiî il se fitrecevoir membre de la corporation des « maestri di pietra ».
A côté de Mino figure son compatriote Pagno d'Antonio di Berti, de Settignano^.
C'est à lui que semble revenir la part principale dans la décoration, peut-être aussi
dans l'édiBcation du « pulpito». Son nom paraît à chaque instant dans les comptes
des bâtiments de Pie II; on le trouve également dans ceux de Paul II, qui l'employa,
en 1467, aux travaux du palais de Saint-Marc. D'après des renseignements communi-
qués par M. G. Milanesi, Pagno était âgé, en 1469, de trente-trois ans, et sa femme,
Monna Lisa, de vingt-huit. Dix ans plus tard, en 1479, l'artiste était attaché à l'œuvre
du dôme de Florence avec le titre de surveillant des sculpteurs (sollicitalor caeterorum
sculptorum). De 1481 à 1506, il remplit en outre, auprès de la môme administration,
les fonctions de second « capomaestro ». Pagno vivait encore en 1511 '. Filarete, dans
son Traité d'archileclure, accorde une mention honorable à cet artiste *.
Le nom d'Isaïe di Pippo '', de Pise, n'est aujourd'hui connu que de quelques
rares érudits, et cependant ce maître a joui de son vivant d'une célébrité sans égale. Des
cardinaux, des rois, des papes, lui ont confié des travaux delà plus haute importance;
1. Nous pouvons nous dispenser d'insister sur les découvertes récentes relatives à Mino,
ces découvertes ayant été exposées et discutées, avec autant de sagacité que d'érudition, par
notre collaborateur et ami, M. Louis Courajod, dans le travail si complet qu'il a publié dans le
Musée archéologique, 1877, pages 46-69.
2. Il ne faut pas confondre cet artiste avec son contemporain et compatriote Pagno di Lapo
Portigiani, sculpteur et architecte, auquel M. Milanesi a consacré, il y a quelques années, une
intéressante notice {Buonarroti, 1869, p. 82. Cf. les Juhrbucher fur Kunstwissenschaft, 1871,
p. 272-273). Pagno di Lapo était né en 1406, à Fiosole; il eut pour maître Donatello. En 1458,
il se rendit à Bologne, où il devait présider aux travaux du palais Bentivoglio. A l'occasion de
ce voyage, Cosme de Médicis le chargea de remettre à Aristotele di Fioravante une lettre dont
l'original existe encore. Notons en passant que l'illustre patricien florentin appelle ce messager
improvisé « tagliapietra », tailleur de pierres. C'était là une qualification dont les statuaires
les plus cminents du xv« siècle ne songeaient nullement à s'offenser. — Pagno di Lapo
mourut en 1470.
3. Guasti, La Cupola di Santa Maria del Fiore, Florence, 1857, p. 184.
4. Gaye, Carteggio, 1, 203.
5. On ne nous accusera pas de témérité si nous identifions ce Pippo (Filippo), le père et le
maître d'Isaïe, à n Philippus Johannis de Pisis, sculpter marmorum » qui travailla en 1431
dans le palais du Vatican {Archivio storico italiano, 1806, t. III, p. 212). M" Philippe était
fixé à Rome, et il est possible que son fils soit no dans cette ville; une fois, on effet, nos docu-
ments l'appellent « Isaias de Urbe ». C'est pour co motif, sans doute, que l'on n'a pas ren-
contré jusqu'ici son nom dans les archives do la Toscane.
XVIII. — 2' PÉRIODE. 43
98 GAZKTTE DES BEAUX-AKÏS.
les poêles lui ont promis l'immortalité, témoin la précieuse composition de Porcello
de' Pandoni intitulée « Ad immortalitateiii Isaiae Pisani marmorum celaloris ' ». 11
y aura quelque intérêt à remettre en lumière cet artiste autrefois si célèbre et qui
compte parmi les principaux sculpteurs du règne de Pie II.
Porcello nous fait connaître cinq ouvrages d'Isaïe : le Tombeau d'Eugène IV,
l'Arc de Triomphe d'Alphonse d'Aragon, roi de Naples, le Tombeau de sainte Monique,
les Statues équestres de Néron et de Poppée, enfm un groupe représentant la Vierge,
l'Enfant Jésus et des Anges. De ces cinq ouvrages deux existent encore : le Tombeau
d'Eugène IV à San-Salvatore-in-Lauro et l'Arc de Triomphe de Naples. Porcello
a exagéré en attribuant à Isaïe seul l'exécution de ce vaste monument, on peut nom-
mer au moins dix ou douze de ses collaborateurs : Silvestro dell' Aquila, Andréa dell'
Aquila, Desiderio de Seltignano, Pietro di .Marlino de Milan, Giuliano da Majano,
Paolo Romano, Antonio di Pisa, Domenico Lombarde, Francesco Azzara, etc.».
Quant au Tombeau de sainte Monique, autrefois placé dans l'église Saint-Augustin de
Rome, ii a élé détruit en plein xviu« siècle (1T60), au nom des principes du goût !
Porcello ne parle pas des travaux qui furent confiés à Isaïe de Pise par Pie II, mais
les archives romaines nous permettent de combler cette lacune. Nous y voyons que le
sculpteur pisan fut chargé, avec Mino de Fiesole, Pagno, Paolo Romano, de tailleries
marbres de la loge de la Bénédiction. En 1463 et en 4 464, il toucha des sommes assez
rondes pour prix de sa coopération. La loge n'était pas terminée que déjà maître Isaïe
recevait du pape une autre marque de bienveillance : il fut adjoint à Paolo Romano
pour l'exécution du tabernacle de Saint-André. Le 29 août 1464, c'est-à-dire quinze
jours après la mort de Pie II, le comptable mentionne un payement de 50 florins fait
aux deux maîtres « pro residuo et complemenlo laborerii et manifacturœ tabernaculi
sancti Andréa; siti in dicta basilica (S. Pétri) », puis le nom d'Isaïe disparaît de nos
registres.
La plupart des collaborateurs de Mino, de Pagno, d'Isaïe, appartenaient également à
la Toscane. Les environs de Florence surtout avaient fourni une véritable légion de
« scarpellini ». Fiesole était représentée par m' Francesco di Mechino, par Gaspar
di Luca, Jacopo d'Antonio, Peregrino d'Andréa, Pippo di Tegno. Tous ces artistes
étaient occupés aux constructions entreprises par Pie II dans le palais du Vatican et
la basilique de Saint-l'ierre. Nous manquons de renseignements sur les trois premiers.
Quant aux deux derniers, nous sommes en étal, grâce à l'obligeance de H. le comman-
deur C. Guasti, surintendant des Archives de la Toscane, de fournir les premiers élé-
ments d'une biographie qui estencoreà faire.Pellegrinus AndreœDominici, surnommé
Bellino de Majano, fut inscrit le 21 juillet H64 sur le Libro délie matricole de' maestri
di pielra e di ie^nowe, aujourd'hui conservé aux archives d'Étal de Florence; il
remplaça dans la corporation son père, (|ui avait aussi été sculpteur. Filippus Tegni,
qualifié de « scarpellator de Monte Fesularum, babilator a Santo Léo », fut admis dans
la corporation le 27 no\embre 1462, c'est-à-dire peu de temps après son départ de
Rome.
1. Publiéo dans la Pisa illustrata de Horroua, t. II, pp. 456 et suiv., et dans les Disserta-
lioni deW Accademia romana di archeotogia, 1821, t. I, !'• partie, pp. 115-132. — Filarete
aussi mentioiino Isaïe de Pise dans son Traité d'architeclure (Gaye, Carteggio, I, 204).
2. C. Miuieri lUccio, Gli Artisti ed Artefici cAe lavorarono in castel Nuovo. Naples, 187U,
(lajjo» 3-6.
LA SCULPTURF, PENDANT LE REGNE DE PIE II. 99
Le conlingent de Settignano csl beaucoup plus considénihle encore; il comprenil
les noms suivants : Andron, Antonio di Nanni, Bartolomoo di Franceseo, Ceaco (Fran-
cesco), Domenico di Filippo, Giovanni di Ghecco, Giovanni délia Bella, Giovanni del
Biondo, Goro (Gregorio), Lorenzo di Salvatore, Leonardo di Goro, Luca di Ghecco,
Luca di Simone, Nardo (Leonardo) di Giocto, Niccolo di Giovanni dolla Bella, Piero
di Ghecco di Meo.
Ici encore nous avons réussi à fixer l'identité de quelques artistes. C'est ainsi que
nous savons, grâce k l'obligeance de JI. Guasti, qu'Antonius Nannis se fit inscrire en
14i8sur les registres de la corporation, Johanne Biondi en 1446, Lucas Francisci en
1471 ', Nicolaus Johannis Justi délia Bella le 13 octobre 1464 «. Bartolomeo di
Franceseo est évidemment ce Bartolomeo ou Meo di Cecco de Florence que nous trou-
vons établi à Ferrare, à partir de 1434 et qui prit part, sous la direction de son maître,
Baroncelli , à l'exécution de la statue du marquis Nicolas d'Esté '. Les notices
découvertes par M. Cittadella dans les archives de Ferrare s'arrêtent à l'année 1462; à
Rome au contraire le nom de l'artiste paraît pour la première fois en 1464. Aucun
doute ne saurait donc subsister sur l'identité des deux sculpteurs.
Un seul Siennois, parfaitement inconnu d'ailleurs, Domenico, s'était joint aux
« scarpellini « de Florence, de Fiesole et de Settignano.
Après les Toscans vient le groupe fort compacte, lui aussi, des Lombards. L'un
d'entre eux, Giovanni d'Andréa de Bareso (Varese?), avait le litre de sculpteur du palais
apostolique et recevait un salaire mensuel de trois ducats, soit environ sept bolonais
par jour. C'est lui sans doute qui figure en 1460 sur la liste des « ministeria et officia
domus pontificalis Pii II », sous le nom de Johannes marmorarius. Mais, tandis que
Paolo Romano était admis dans la grande salle à manger (in primo tinello), m' Jean
était relégué dans la seconde avec les tailleurs, les cuisiniers, les portiers, les courriers,
les palefreniers, les balayeurs, les muletiers, les porteurs d'eau, etc., etc. Ajoutons
toutefois que trois copistes (scriptores) et deux architectes (Marianus, magister ligno-
rum,et magister Albertus murator) vivaient également dans cette société peu aristocra-
tique. M' Giovanni d'Andréa de Varese est évidemment identique à m« Johannes
Andreae de Masnago dont le nom revient plusieurs fois dans nos comptes. Ce qui nous
le fait croire c'est, outre l'identité de prénoms, l'identilo de salaire. On sait d'ailleurs
que Masnago est une petite localité du district de Varese.
Parmi les homonymes de m= Jean, citons d'abord le sculpteur Giovanni, de Vérone.
Cet artiste joua un rôle considérable dans la construction du nouvel escalier de Saint-
Pierre, ain.si que dans celle du «pulpito»; il fut notamment chargé d'embaucher la
plupart des «scarpellini » dont on trouvera plus loin la liste. Un Giovanni Veronese,
« maestro ingegniere », demanda en 1457 à s'établir à Florence *. C'est peut-être le
nôtre. Rappelons aussi, mais sans insister sur ce rapprochement, qu'un architecte
véronais illustre, (fra) Giovanni Giocondo, avait dans sa jeunesse, c'est-à-dire aux
environs de 1460, fait un séjour prolongé il Rome.
i. « Lucas Francisci Domiuici del Caprina scarpellator de Settignano recognovit matriculam
dicti Francisci sui patris dicta die (5 avril 1471) pro civitate.» {Libro délie matricole de' maestri
di pietra e di legname, dal 1333 al 1523, fol. 135).
2. « Nicolaus Johannis Justi délia Bella scarpellator de Septignano recognovit matriculam
Justi Johannis ejus fratris die 13 octobris litii pro comitatu. n — Ibid., fol. 124.
3. Cittadella, Notizie relative a Ferrara, pp. 52, 77, 98, 417, 419, 421, 058, etc.
4. Gaye, Cartegpio, 1. 177.
100 GAZETTE DES lîEAUX-ARTS.
AnrJrea de Vérone, qui travaillait iiRomo en môme tempsqueson compatriote Gio-
vanni (1462-1463), pourrait bien ûtre Andréa de Fusine, ou Andréa Miianese, le
sculpteur du tombeau de F. Birago dans l'église de la Passion à Milan et de celui
du cardinal F. Piccolomini dans le dôrae de Sienne. Qu'on lui ait attribué pour patrie
tantôt Milan, tantôt Vérone (en réalité il était né k Fusine), il n'y a là rien d'étonnant.
Ne savons-nous pas qu'un des plus célèbres d'entre ses confrères, Mino, était appelé
tour à tour Mino de Fiesole et Mino de Florence, bien qu'il fût originaire, des docu-
ments authentiques en font foi, de Poppi? Au xv siècle on n'y regardait pas do si
près. Andréa de Fusine, Platina nous l'apprend dans une de ses lettres ', fit un long
séjour à Rome; nous l'y trouvons en 1481 encore. La conjecture que nous proposons
s'accorde donc parfaitement avec les dates.
D'autres sculpteurs encore figurent k l'actif de l'Italie septentrionale : Albino Lom-
barde, Antonio da Casliglione et Jani da Castiglione, Antonio di Giovanni, Bartolomeo
et Lorenzo, tous trois de Milan, Niccolo de Padoue, Pietro di Matteo de Brescia, Sil-
vestro de Rana (?) lombarde, et enfin Martino da Varese. Remarquons, au sujet de ce
dernier nom, qu'un Martino di Giorgio de Varena fut le premier architecte du palais
Piccolomini de Sienne, palais dont la construction commença en 1472 '. Varenna et
Varese étant situées à peu de distance l'une de l'autre, il est fort possible qu'on ait
confondu la première de ces localités avec la seconde et que le Martino fixé en
1472 à Sienne soit identique au Martino fixé dix années auparavant à Rome'. Quant
à la différence de profession, elle n'est qu'apparente. Au xv siècle, on ne saurait trop
le répéter, les sculpteurs faisaient constamment œuvre d'architecte, et vice versa.
Parmi les maîtres appartenant à d'autres parties de l'Italie, ou dont la nationalité
n'est pas indiquée, nous citerons Alessandro da Fanano, Bartolomeo da Reggio, Gio-
vanni da Vilerbo, Luca da Toffile, Marco di Michèle, Niccolo di Meo, Paulo d'Antonio
(peut-être Pietro Paolo de Rome), Rinaldo Desco (?).
Mentionnons enfin un Français, m« Jean (Giovanni francioso) et un Allemand :
m' Michel.
Notre énumération a été bien longue et cependant nous ne saurions nous dispenser
de dire un mot encore d'un artiste jusqu'ici absolument inconnu et qui mérite de
prendre place à côté des sculpteurs : le graveur en monnaies Emiliano di Pier Mattei
de Orsinis de Foligno. Ce maître, qui, comme beaucoup de ses contemporains, était
en môme temps orfèvre et directeur d'un atelier monétaire, exécuta, en 1464, une
médaille destinée à rappeler le départ de Pie II pour la croisade. Un recueil romain
du siècle dernier * conlieot la gravure de celte pièce rarissime, d'après l'exemplaire
1. «Andréas marmorarius, sculptor cgregius, vicinus meus et ca milii nccessitudine con-
junctus, quse rara est, per agrum florentinum Senas traducere marmora quaidam ex Lyguria
instituit ob sacellum quoddam vel altarc a cardliiali Senensi ei locatum, etc. » Lettre écrite
do Rome, le 15 mai 1481 (Gayc, Carteugio, I, 273). —Platina, comme on sait, i^tait Lombard.
2. Milanesi, Documentt per la storia deW arte senese, t. H, p. 339, et Siena e il suo t»r-
ritorio, p. 254.
3. Un sculpteur appelé Martinus, fils d'Albertus Martcnii de Cumo (CômeJ in prorincia
Lombardia, travaillait en 1448 avec son père, à Orvieto. — Délia Valle, Storia del duomo
di Orvieto, p. 308 et Luzi, /( duomo di Orvieto, p. 440. Un autre sculpteur, Martino di
Tommo (Como?) lombarde, travaillait en 1401 pour Pie II. Avons-nous affaire à plusieurs
maîtres différents, ou à un seul? — Nous laissons à d'autres la solution de ce problème.
4. Anecdota lilleraria, Rome, 1774, t. III, p. 287.
LA SCULPTURE PENDANT LE REGNE DE PIE H. 101
appartenant à l'évêquc François-Marie Piccolomini. On y voit d'un côlé le pape assis
sur un vaisseau et tenant d'une main l'étendard de l'Église, tandis que do l'autre
il bénit; devant le pontife se trouve un cardinal. L'inscription suivante fait con-
naître la signification de la scène : EXVRGAT. DS. ET. DISSIPENTVR. INIMICL
EIVS. — PIVS II PONT. AN. VL Sur l'autre face l'artiste a représenté saint Pierre
et saint Paul, avec les armoiries de Pie II et l'épigraphe : VINDICA. D. SAN-
GVIN. NRM. QVI. PRO. TE. EFFVSVS. EST.
Le nom d'Emiliano Orsini figure souvent dans les registres pontificaux. En 1461,
Pie II le chargea de frapper pour lui une cerlaine quantité de monnaie. En 1468, Paul II
lui fit une commande analogue •. En 1469, le maître porte le titre de « zecherius», ou
monnayeur pontifical. En 1484 enfin, Sixte IV lui confia la gravure du sceau destiné
aux bulles.
Les sculpteurs attachés au service de Pie II se présentent d'ordinaire à nous avec
les qualifications les plus humbles. Si on leur accorde quelquefois le titre de « sculptor »,
en thèse générale on se contente de les appeler « scarpellini, marmorarii, lapicidae,
maestri di pietra», etc., etc. Ce nom de tailleurs de pierres, qui devait servir, cent
années plus tard, à désigner les derniers des manœuvres ^, n'avait, au xv" siècle, rien
qui choquât les représentants les plus illustres de la statuaire.
A l'occasion, ne l'oublions pas d'ailleurs, il ne dédaignaient pas de se charger
d'ouvrages auxquels l'art était complètement étranger. On ne distinguait pas à cette
époque entre les travaux de l'esprit et les travaux purement manuels. Nous voyons
le môme artiste déterrer au Coliséo des blocs de travertin, dégrossir les marbres des-
tinés à l'escalier de Saint-Pierre, puis orner la basilique du prince des apôtres de
quelque statue dont la délicatesse nous remplit aujourd'hui encore d'admiration.
C'est ainsi qu'en 1460 Paolo Romane et Isaïe de Pise acceptèrent avec empressement
une commande de boulets de canon en pierre. L'année suivante, le « muratore » flo-
rentin Rernard se chargea d'une fourniture analogue, et ce Rernard, selon toute vrai-
semblance, n'était autre que Bernard Rossellino.
Le xvi« siècle changea tout cela. Désormais le sculpteur ne fit plus que des statues,
le peintre que des tableaux. Qui aurait osé encore se servir du terme de « scarpellino »,
ou de « tagliapielra » ! Les artistes ont pu y gagner en considération. Mais y ont-ils
gagné en valeur? Il est permis d'en douter. La postérité, qui ne s'arrête pas à de
vains titres, réservera toujours sa plus vive sympathie aux glorieux tailleurs de
pierres qui ont illustré le pontificat de Pie II.
EUG. MUNTZ.
1. Vettori, Il Fiorino d'oro antico illustrato, Florence, 1738, p. 324.
2. « Entrando poi nella scoltura cerca i marmi, 1 più bassi artefici di quella son detti scar-
pellini, e tagliapietre, che latinameate son detti lapidarii overo lathumi, Tufficio de' quali è di
scarpellar cosi alla grossa tutte le sorti di marmi, il che si chiama abozzare ; nella quai cosa
non c'entra alcana sorte d'eccellenza, et è mestiero faticoso, o poco meno cho da fachino. » —
Garzoïii, {La l'iazza universale di tutte le professioni del mondo p. 093. Venise 1585. in-4"). »
L'IMITATION DE JÉSUS-CHRIST
ILLUSTRÉE PAR M. JEAA-PAUL LAURENS
ANS l'article qu'il consacrait aux aquarelles et aux dessins du
Salon de 1876 i, M. Louis Gonse a déjà rendu pleine justice
aux importantes compositions de M. J.-P. Laurens, destinées à
accompagner et commenter le texte de V Imitation. Nous
avons peu de chose à ajouter. On sait que ces dessins, déjà
gravés par L. Flameng, n'avaient pu trouver place dans l'édi-
tion préparée pour les recevoir. Sur le veto formel do M. Louis
Veuillot, on crut devoir les exclure d'un livre dont elles eussent fait la fortune.
Mais une œuvre de cette importance ne pouvait évidemment périr, et nous n'éton-
nerons personne en disant qu'elle a survécu à sa disgrâce.
M. Quantin eut l'idée d'acquérir les planches et d'imprimer exprès pour elles une
éditioa nouvelle de ['Imitation. Ce n'était pas faire montre d'une audace extraordi-
naire; cependant l'inspiration n'en est pas moins boane et nous estimons qu'elle
consacre heureusement les débuts de la jeune librairie qui s'est fondée dans la maison
Claye.
Incontestablement les dessins qui ont si fort alarmé la conscience du fougueux
rédacteur de ['Univers s'éloignent beaucoup des données orthodoxes, mais, en
somme, nous n'y voyons rien dont puisse s'effaroucher le catholique le plus rigoureux.
Si les personnages mis en action par M. Laurens ne sont pas façonnés sur les types
convenus, la dignité de leur altitude, simple et noble à la fois, relève par un cachet
d'austérité les trivialités de leur nature, que le peintre a peut-être soulignées avec
trop de complaisance, nous lo reconnaissons sans détour. Dans cet excès de réalisme,
que l'on peut trouver blâmable, nous verrions même une preuve de la sincérité de
l'artiste et de son respect pour l'histoire. En effet, M. Laurens est bien près de la vérité
historique quand il nous montre, sous une enveloppe grossière, les guerriers et les
prêtres du moyen âge. Les héros de ces temps barbares n'avaient aucune prétention
aux grâces; leur beauté sans culture, mélange de santé et de naïve énergie, s'illumi-
nait des rayons de la foi. Quant à la distinction, ils n'en avaient cure : c'est là une
Oeur des civilisations raffinées.
J'ajouterai qu'en commentant ainsi ce beau livre de Ylmilalion de Jésus-Chrisl,
I. GazfUe da Bcaux-ArU, ii« piriode, I. XIV, p. 138.
LA TENTATION DE S' THOMAS DAQUIN
Gazette dc« Beaux-ArlB Imp. A.Quantin
L'IMITATION DE JESUS-CHRIST. 103
M. Laureiis, s'il s'éloigne de l'église de M. Yeuillot, se rapproche du divin modèle. Il
esldonc dans le vrai; or le vrai étant un des faclears des problèmes de l'art, nous n'au-
rions jamais le courage de plaider contre lui la cause de la convention, dans une revue
comme celle-ci.
Quoique cela ait été déjà fait dans l'article de M. Louis Gonse, que nous rappelions
plus haut, nous croyons utile de donner les titres des dix compositions de cette
œuvre si hardie et si originale. Les voici dans l'ordre même du livre, et sans
commentaires, pour ne pas répéter ce qui a é'.é si bien dit par notre rédacteur en
chef :
L L'auieur de \' Imilalion de Jésus-Chrisl en extase.
IL Hildebrand reproche 'à Brunon d'avoir accepté la tiare des mains de l'empereur
Henri III.
IIL Saint Jérôme au désert.
IV. François de Borja devant le cercueil d'Isabelle de Portugal'.
V. Saint Clodoald se réfugie dans les bras de saint Séverin.
VI. L'ombre de Marianne apparaît à llérode le Grand, son mari et son meurtrier.
VIL Saint Thomas d'Aquin échappe à la tentation.
VIII. Saint Célostin V abdique la tiare.
IX. Saint Louis, évèque de Toulouse, recevant les pauvres à sa table et les servant
lui-mèmo s.
X. Grégoire de Tours réprimandant Chilpéric.
La planche que nous publions dira mieux que nous ne saurions le faire, les soins
minutieux, le respect avec lesquels M. Léopold Flameng a traduit à l'eau-forte les
dessins de M. Laurens. Il est seulement regrettable que l'éminent graveur ait été un
peu gêné par les dimensions trop petites de ses cuivres : si habile que soit sa pointe,
elle devait fatalement perdre de sa liberté en se mouvant dans des espaces aussi res-
treints. Un centimètre de plus seulement dans les deux dimensions lui eût permis de
caractériser en accents plus larges les têtes et les mains des personnages de M. Lau-
rens, d'un dessin si ferme, et si vivant dans les originaux.
Cette critique n'est nullement à l'adresse de M. Quantin, puisqu'il a dû prendre les
planches telles qu'elles avaient été commandées pour la publication do MM. Glady,
mais notre devoir était do la formuler.
Le texte de cette nouvelle édition de ['Imilalion est celui de Michel de Marillac,
publié pour la première fois en 1620; il est précédé d'une préface intéressante de
M. A.-J. Pons. De cette préface nous citerons un passage, et ce sera pour le critiquer
légèrement, convaincu d'avance que l'auteur nous pardonnera celte licence.
Traitant de la question si controversée de l'auteur ou des auteurs présumés de
\' Imilalion, M. Pons écrit ce qui suit :
« La bibliothèque Sainte-Geneviève possède une traduction en prose de V Imilalion
de Jésus-Chrisl, imprimée à Paris par Philippe Lenoir, en caractères gothiques, vers
la fin du XV' siècle ou le commencement du xvr. L'exemplaire n'avait par lui-même
1. Mémo composition que le tableau exposé au Salon de 1876, par M. J.-P. Laurens, et dont uu
croquis par l'artiste a été publié dans li Gazette, 11'^ période, t. XllI, p. 697.
2. Gravé sur bois dans la Gazelle par M. Valette, d'après le dessin de M. J.-P. Laurens, ii« période,
t. XIV, p. 141.
m GAZETTE DES liEAUX-AUTS.
rion de remarquable, sinon que des corrections à la plume ont été faites par un contem-
porain à l'endroit même où le texte imprime désigne comme auleur du livre le frère
Thomas de Campis, prieur de Suidensein, diocèse d'Utrecht. A la place de ce nom,
qu'on a raturé, on a écrit celui do Thomas de Gerson, chantre et chanoine de Saint-
Martin de Tours. La rectification se trouve confirmée à la fin du volume par une
longue note manuscrite, datée du 21 juin 1493 et signée Langlois. Celui-ci, après
avoir expliqué qu'il se sert do celte traduction parce qu'il n'est pas en état de com-
prendre la version latine, ajoute que Thomas de Gerson a composé encore un traité
intitulé Des sept paroles de notre Benoit-Sauveur, qu'il est réellement l'auteur de
Ylmilalion et que, par humilité, il a voulu donner ce dernier écrit à son oncle,
messire Jean Gerson, chancelier de Paris. « Je me souviens, ajoute Langlois, d'avoir
« vu chez mon maître, en l'an 1458, ledit sieur Thomas de Gerson, qui était chanoine
« de la Sainte-Chapelle et avait un procès contre le trésor d'icelle, qui l'avait excom-
« munie. »
M. A.-J. Pons n'estp as bien sûr que cette note offre tous les caractères d'authen-
ticité,mais en admettant même que ce « Langlois » ne soit pas un de ces mauvais plaisants
comme on en voit tant, qui s'ingénient à lancer les chercheurs sur une fausse piste,
nous croyons qu'il eût été bon d'ajouter que les assertions contenues dans la note sont
fortement ébranlées par de récentes découvertes. En effet, Yétal actuel de la science
à propos de l'Imitation, si bien résumé ici même par M. Anatole de .Montaiglon> , ne
permet guère de s'arrêter à l'attribution nouvelle qui résulte de cette note. Comment
admettre en effet que Thomas Gerson, qui, au dire de «Langlois », soutenait un procès,
en 1458, contrôle trésor de la Sainte-Chapelle, puisse être l'auteur d'un écrit dont le
plus ancien manuscrit connu remonte à 1406, ce manuscrit n'étant lui-même qu'une
copie puisqu'il contient seulement le premier livre do Y Imitation et des extraits des
trois autres. Pour qu'il eût pu composer cet ouvrage, il faudrait admettre chez Thomas
Gerson une précocité extraordinaire; nous ajouterons que le manuscrit de 1406,
acquis en 1869 par notre Cabinet des Estampes, émane certainement d'un membre de
la congrégation des chanoines réguliers de Windeshoira, puisqu'il relate les constitu-
tions do cet ordre, qui a été fondé 'à Utrecht en 1387.
Jusqu'à plus ample informé, l'auteur de \' Imitation gardera donc l'incognito, et Tho-
mas Gerson ira rejoindre son oncle le chancelier dans la galerie des refusés, en compagnie
des moines Gersen et Thomas à Kompis ou de Campis, qu'un arrêt de la science mo-
derne y a relégués. Pour plus amples renseignements, nous renvoyons à l'excellent
article de Montaiglon, déjà cité, auquel nous avons emprunté, il faut bien le recon-
naître, les éléments de cette savante dissertation.
ALFRED DE LOSTALOT.
I. Vuir Gazelle des Deaux-Artt, W période, t. XIII, p. 383.
Le Rédacteur en chef, gérant : LOUIS OONSB.
r.MUS* — lini>r. J. CLAYE. — A. yuAA'TlS ul C*, ruo Si-IkîUui. — P19|
EXPOSITION UNIVERSELLE
L'ART GREC AU TROCADÉRO
Il y a trois mois j'exprimais ici même
l'espoir que l'exposilion d'antiques pré-
parée au Trocacléro serait fort nombreuse
et fort belle. Mais j'étais loin, je l'avoue,
de m'attendre au développement que la
généreuse émulation des amateurs devait
lui donner. Un peu plus tôt, un peu plus
tard, tous, ou peu s'en faut, sont venus
apporter leurs richesses : M. Carapanos
ses merveilleuses trouvailles de Dodono,
M. Gréau ses bronzes depuis longtemps
célèbres, ses verres, ses terres cuites
asiatiques , MM. Lécuyer, Piot, Bellon,
leurs ravissantes figurines de Tanagre,
la famille Paravey et M"" la comtesse Dzialynska leurs superbes vases,
M. de Montigny ses pierres gravées, MM. Dutuit et de Bammeville leurs
XVI U. — %' PÉRlODb:.
u
106 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
collections éclectiques. Moi-même, car je suis aujourd'hui condamné à me
mettre en scène, moi-même j'ai fait de mon mieux et rempli tant bien
que mal une vitrine. D'autres, comme MM. de Ilirscli, Dreyfus, Armand,
sans exposer d'aussi nombreuses pièces, ont toutefois quelques morceaux
d'un haut intérêt, et tel, comme M. de Laborde, qui ne nous montre
qu'un seul objet, n'en a pas moins droit, non seulement à une mention
reconnaissante, mais à une place tout à fait à part. De nos grands col-
lectionneurs, M. de Clercq presque seul est resté à l'écart : les bijoux et
les bronzes exhumés pour lui, par M. Péretié, des nécropoles de la
Syrie, ne subiront point les ravages que font, à travers les glaces des
vitrines, les regards corrosifs du public. Qu'ils dorment en paix dans
leur nouvelle tombe ! Malgré leur absence, regrettable mais bien peu
sensible, M. de Longpérier, qui a mis à l'organisation de cette fête des
arts tant de persévérance, de dévouement, de fatigue, et M. Schlum-
berger, qui l'a secondé avec une ardeur et une amabilité inaccessibles à
la lassitude, doivent être contents de leur succès; ils peuvent regarder
les salles des antiques avec autant de fierté que celles où s'étalent les
éclatantes merveilles de la Renaissance. Peut-être même les premières,
quoique d'un aspect plus froid et presque triste, sont-elles les plus remar-
quables par les choses inconnues qu'elles révèlent et les enseignemenis
inattendus qu'elles donnent. Telle a été du moins l'impression des nou-
vellistes qui, dans les journaux quotidiens, ont raconté l'ouverture des
galeries du Trocadéro, et le sentiment du public paraît d'accord avec le
leur, si l'on en juge par la foule sans cesse arrêtée devant les bronzes
de Dodone et les figurines de Tanagre.
A rendre compte d'une exposition pareille , on n'éprouve qu'un
embarras, celui des richesses. Hélas! serait-on tenté de s'écrier, — si
Grâce à Dieu n'était pas plus juste, — la Gazette a cette année trop à
dire, trop à montrer à ses lecteurs. Parmi les pièces dignes d'être repro-
duites, tout au plus peut-elle en trier une vingtaine; pour le reste, force
lui sera de se contenter d'une description sommaire, et souvent elle
devra refuser même la mention la plus brève à des choses que, dans
d'autres temps, elle eût tenu à signaler.
I.
Huit cents ans de tâtonnements et d'efforts ont été nécessaires à l'art
grec pour s'élever à la hauteur sublime où le v« siècle l'a vu parvenir.
Dès le xm" il s'essaye, avec une gaucherie tout enfantine encore, à
L'ART GREC AU TROCADKRO. 107
copier tant bien que mal les modèles que lui apporte l'immigration phé-
nicienne, et, pendant quatre ou cinq cents ans, il ne présente, comme la
Grèce elle-même, qu'incohérence, incertitude et confusion. Les monu-
ments de cette longue et obscure période sont rares même dans les col-
lections de Grèce , plus rares encore dans celles d'Europe ; quelques
vases, quelques figurines en terre cuite, la représentent seuls au Tro-
cadéro. La grande jarre de M. de Witte, rapportée de Santorin, est un bel
échantillon de la poterie primitive, modelée sans l'aide du tour et ornée
de lignes ondulées; les vases de M. Bellon appartiennent aux derniers
temps de la poterie à décor géométrique, qui a succédé à celle-là et
dont MM. Birch, Conze et Ilirschfeld ont parfaitement montré la haute
antiquité et l'origine tout indigène'. On trouve les restes de cette fabri-
cation dans les plus anciennes cités de la Grèce, à Mycènes, à Tirynthe,
à Orchomène de Béotie; on en a découvert aussi en Attique, et c'est de
là que viennent les vases de M. Bellon ; ils ne sont d'ailleurs comparables,
ni pour l'antiquité ni pour l'intérêt, aux grandes amphores de la Société
archéologique et du ministère des cultes à Athènes. Quant aux figurines,
elles font partie de ma collection. La première en date représente une
divinité féminine coiffée du haut bonnet cylindrique appelé polos; la
tête seule en est modelée avec soin ; la place des bras est simplement
marquée par deux appendices latéraux en forme de moignons, le corps
n'est qu'une galette informe. Une autre, sans doute plus récente et d'un
type jusqu'à ce jour unique, nous montre la même divinité vêtue d'un
ample manteau qui a permis d'esquiver les difficultés du modelé du corps;
les pieds sont cependant déjà séparés. Dans une troisième, enfin, la tête
est un peu mieux faite et les bras sont figurés croisés sur la poitrine. Nous
avons dans ces trois terres cuites des imitations fidèles de ces statues
grossières, ou ^oava, de l'âge le plus reculé, simples troncs d'arbres
dégrossis à la hache et surmontés d'une tête tantôt taillée dans le même
morceau de bois, tantôt rapportée en métal. Jamais les plus admirables
chefs-d'œuvre de la statuaire ne parvinrent à supplanter, dans la véné-
ration du peuple, ces images informes, auxquelles s'attachait le prestige
de l'antiquité et dont la plupart passaient pour avoir une origine divine.
De là le grand nombre d'imitations qu'on en trouve et dont quelques-
unes ne sont pas très-anciennes. Quant au nom à donney à ces figurines,
il est fort incertain, et la conjecture de M. Fr. Lenormant, d'après laquelle
1. Birch : Ilislory of ancienl pollery, 2' éd., ch. iv. — Conze : Zur Geschichle
der Anfànge griechischer Kunsl. — Hirschfeld : Vasi arcaïci Aleniesi, dans les Annali
(lelV Inut. arr.h.. 1872, et les Monumenli, t. IX.
108 GAZETTE DES BEAUX-AKTS,
ce seraient des idoles de l'Astarté phénicienne, devenue l'Aphrodite
céleste des Grecs, n'est peut-être pas sufTisamment démontrée. En cette
question comme en beaucoup d'autres, le mieux, jusqu'à nouvelles
découvertes, est de suivre l'exemple du prudent Conrart.
L'intérêt de ces figurines est seulement archéologique. L'art grec, en
eiïet, ne se débrouille un peu qu'à la fin du ix'' siècle. Après bien des
ruines et du sang versé, les peuples ont trouvé leur assiette; les villes
cessent d'être de simples refuges juchés au sommet des montagnes, le
commerce se développe, les campagnes se couvrent de cultures, les
richesses s'accumulent, h' Iliade et YOdyssér, peintures fidèles de la civi-
lisation plus voisine de cette époque que de l'càge héroïque, nous parlent
déjà de cités oîi l'or abonde, de boucliers décorés de reliefs, de palais aux
salles revêtues de plaques en bronze repoussé, où les sièges sont cou-
verts de tapis historiés et où des statues tenant des torches éclairent les
festins nocturnes. Les plus beaux objets, il est vrai, sont encore, d'après
le poëte, les ouvrages des Sidoniens; mais si les vases d'or et d'argent
proviennent tous de leurs ateliers et sont apportés par leurs navires,
déjà l'on sait en Grèce même travailler à leur exemple le bronze, la
terre et le bois, et deux cents ans plus tard, à la fin du vu" siècle, les
imitateurs, devenus en habileté manuelle les égaux de leurs maîtres, les
surpasseront de beaucoup par cet instinct du beau dont aucune race n'a
jamais été aussi richement douée que la race hellénique.
C'est à Sparte, la plus puissante cité du vu" siècle, le centre de la
domination des Iléraclides, que, sans doute sous l'influence des comp-
toirs phéniciens d'Amyclœ, de Gythion et de Cythère, l'art du bronze se
développe d'abord. De là provient une curieuse statuette de la collec-
tion Gréau, encore coulée en plein et qui paraît avoir formé le pied d'un
miroir. Elle représente Aphrodite, ou plutôt Hélène, forme lacédémo-
nienne d'Aphrodite. La déesse est debout, vêtue d'une tunique talaire
dans laquelle ses jambes sont étroitement serrées; les longues tresses de
sa chevelure tombent sur ses épaules et s'étalent sur sa poitrine. De la
main gauche elle retient son vêtement; de la droite elle élève à la hau-
teur de sa tête une fleur de lotus. L'ovale du visage, l'obliquité des
yeux placés à fleur de tête, le geste symbolique, la nature de la fleur,
tout ici rappelle la Phénicie et se retrouve exactement dans certaines
figurines de la nécropole de Sidon. Mais je ne sais quel sentiment de la
grâce féminine apparaît à travers la gaucherie de l'exécution et nous
empêche d'oublier que nous regardons une œuvre grecque.
La céramique du vu' siècle nous est mieux connue que l'industrie des
métaux : ses œuvres ont moins tenté la cupidité et ont mieux résisté au
L'AHT GREC AU TROCADÉRO.
109
temps. Elle aussi copie les modèles venus de l'étranger : elle a renoncé
à l'ancien déccr géométrique, et reproduit sur la panse des vases
les longues files d'animaux passants dont les Phéniciens, et à leur imi-
tation les Lydiens, chamarraient leurs étoffes et leurs tapis. Mais tandis
qu'en Phénicie comme en Assyrie ces animaux avaient un caractère
symbolique et leur groupement un sens religieux, les potiers grecs n'y
TÊTE d'athlète.
(Marbre de la collection de M. Rayct.)
voient qu'un ornement commode ; ils juxtaposent au hasard de leur
caprice ces bêtes inconnues, et ne se font pas scrupule d'y joindre la
figure humaine, d'entremêler avec les lions et les tigres la chasse de
Calydon ou les épisodes de la guerre de Troie.
La principale fabrique de cette poterie à décor asiatique a été
Corinthe, ville d'origine phénicienne tombée au pouvoir des Doriens.
M. de Witte expose un des plus anciens et des plus curieux monuments
110 GAZETTK DKS BEAUX-ARTS.
de l'industrie corinthienne : c'est une pyxis arrondie, sur la panse
de laquelle se développe une longue suite de héros de la guerre de
Troie; les noms de Palamède, Nestor, Achille, Patrocle, Hector, ceux
des chevaux Balios, Orion, Podagre, sont presque effacés, ainsi que
la signature du potier Charès'. Moins ancienne et moins importante
pour riiistoire de l'art est la petite aryballe sphérique que j'expose
et sur laquelle est représenté le combat d'Ajax et d'Hector. Les vases
de Corinthe se reconnaissent à leurs parois très-minces, à leur terre
légère, blanche et d'un aspect poussiéreux; ceux de sa voisine Sicyone,
d'une exécution également habile, sont au contraire d'une terre rouge
dont le ion a été parfois rehaussé par une barbotine ariificieliement
colorée. Les poteries de Sicyone sont extrêmement rares, et la plus
belle que j'ai vue est le scyphos de ma collection ; des hommes et des
femmes debout et groupés deux à deux en occupent tout le pourtour.
La fabrique de Béotie , aux formes lourdes et à la décoration mal-
habile, n'est également représentée que dans ma vitrine, par une
chytra aux anses décorées de serpents en relief : elle provient de
Tanagra et du même tombeau que l'œnochoé de Gamédès, maintenant
au Louvre.
Au vi" siècle l'art est en possession de tous les procédés techniques,
et s'est émancipé de la direction étrangère pour se frayer à lui-même
sa voie. La céramique n'a eu que peu à faire pour en arriver là : il lui a
suffi d'alléger les formes, de confiner, dans les parties les moins en vue
du vase, les motifs d'ornementation, palmettes et entrelacs, empruntés
à l'Orient, et de rendre la place d'honneur à la figure humaine, bien
autrement intéressante. Mais les galeries du Trocadéro ne permettent
point de bien juger de ses progrès : la poterie du vi* siècle, à figures
noires sur fond rouge, n'y est représentée que par un petit nombre de
vases : encore aucun n'est-il remarquable.
Longtemps en retard sur la céramique, la statuaire marche mainte-
nant du même pas; les Samiens Rhœcos, Théodore et Téleclès lui ont
appris à couler à cire perdue des statues de grande dimension; le Chiote
Glaucos lui a enseigné la soudure des métaux ; les Cretois Dipœnos,
Scyllis, Aristoclès, les Chiotes Boupalos et Athénis, l'Éginète Smilis
lui ont montré quelles ressources offraient à des mains habiles les
marbres de Paros et l'ivoire allié au bois et à l'or. A la vérité nous avons
la mauvaise habitude de nous représenter comme à mortié barbares
1 . Do Witle, fici». Arch. nouv. $ér., VIII, p. S73. — Dumont, Peintures céramiques
de la Grèce propre, p. 6.
L'ART GREC AU TROCADÉRO.
111
ces vieux artistes du vi" siècle; et pourtant l'audace avec laquelle
ils abordaient les sujets les plus difficiles, scènes de combats, chars
avec leurs chevaux et leurs conducteurs, groupes à nombreuses ligures,
décorations en bronze ou en marbre de temples entiers, prouve
qu'ils avaient confiance en leurs forces; l'admiration que témoignaient
pour leurs œuvres les amateurs de l'époque romaine rend vraisem-
blable que cette confiance était justifiée; les marbres et les bronzes
PEUSONNAGE VKTU DU COSTUME ROYAL.
(Bronze de la collection de M. Carapanos. )
du vi" siècle exposés au Trocadéro le démontrent de la manière la plus
complète.
Trois de ces marbres proviennent d'Athènes. Le premier par la date
et le plus étrange par le style est une tète d'homme trouvée l'année der-
nière, et acquise par M. G. Hampin. La Gazette l'eût volontiers repro-
duite, si son possesseur n'eût depuis longtemps réservé la primeur de
cette publication à un recueil excellent et trop peu contwii,]^?, Monuments
publiés par V Association pour l'encouragement des études grecques en
France, Je crois, sans en être certain, qu'elle a été trouvée sur le flanc
sud de l'Acropole, dans le voisinage du théâtre et de l'Asclépieion. La
statue d'oîi elle provient était penchée en avant, dans une posture mou-
112 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
vementée, comme le prouve l'inflexion du cou. La physionomie est jeune
encore, la barbe coupée très-court, les cheveux au contraire longs et
peignés avec une recherche qui laisse bien loin en arrière la coiiïure, si
soignée pourtant, des guerriers des frontons d'Kgine. La masse en est
divisée par une raie tracée au milieu de la tête, et produit en retombant
derrière les oreilles deux épaisseurs semblables à celles que l'on remarque
dans les statues égyptiennes. Par devant, de petites mèches tressées
sont rabattues sur le front et forment deux séries de boucles d'une par-
faite symétrie. Une couronne de feuilles très-découpées, feuilles d'ache
ou persil sauvage, entoure la tête, et les restes d'un goujon en fer
implanté dans l'occiput indiquent qu'il y avait là encore un ornement
rapporté en métal et dont la nature reste incertaine : peut-être était-ce
la cigale d'or que les Athéniens d'avant Solon avaient coutume de fixer
dans leurs cheveux. Les yeux sont gros, à fleur de tête, et posés obli-
quement, les pommettes très-fortes, le nez fin, la bouche petite et pin-
cée, les lèvres saillantes : l'ensemble rappelle plutôt les traits d'un chef
abyssin que le type de la race grecque. Même en faisant la part des
traditions archaïques, il est impossible de ne pas reconnaître dans cette
figure étrange quelque chose de caractéristique et d'individuel : elle a
tout l'air d'être un portrait, et le portrait d'un homme à la physionomie
très-accentuée. Aussi ne me semble-t-il pas probable qu'il faille y cher-
cher l'image d'un dieu : parmi les dieux, d'ailleurs, on ne pourrait
guère songer qu'à Dionysos, et je ne sache pas qu'il soit jamais repré-
senté avec une couronne d'ache. Cette couronne avait un caractère de
deuil ; pour ce motif, on la donnait en prix aux jeux Néméens, célébrés
en l'honneur d'Archémore, et, à l'époque primitive, également aux jeux
Isthmiques, où elle rappelait le triste sort de Mélicerte'. Aurions-nous
là les restes de la statue de quelque vainqueur, soit au stade, soit à la
course des chars, statue primitivement placée sur l'Acropole, et qui en
aurait été précipitée comme tant d'autres marbres trouvés dans les fouilles
de l'Asclépieion?
Si l'attribution de la tête de M. Rampin reste incertaine, aucun doute
n'est pos.sible pour celle de ma collection : celle-ci, (voir la reproduc-
tion, page 109) trouvée au Céramique extérieur, appartenait bien à la
statue d'un athlète; les oreilles collées contre le cnâne, froissées et tumé-
fiées, en sont un signe certain ; ces tumeurs et ces déformations des
4. Pindare, Islhm., VIII, 63 et scholie. — Plutarqae, Quœsl. conviv., V, 3. Scbol.,
Nicand, Alexipharm., 601. — Dipliilos, Emporos, dans Athénée, VI, S28 B. — Pau-
sanias, VHI, 48, 2. — Hesychius, aùi-mi onçavoç.
L'ART GREC AU TROCADÉRO.
113
cartilages étaient, en effet, des accidents ordinaires aux pugilistes et aux
pancratiastes. Dans son hymne aux Dioscures, Théocrite montre Amycos
H les oreilles écrasées par les durs coups de poing » :
et les sobriquets d'wTOÔXa^ta; et d'wToxaTa^t;, fréquemment donnés aux
f/f^Yvts A^-t^^'^
OUBKRIBRS COMBATTANT.
( Plaque en bronze de la collection de M. Carapanos. )
athlètes, rappellent cette difformité. Tout d'ailleurs dans notre marbre,
la solide implantation de la tète dans un cou gros et court, l'ossature
massive et carrée de la face, et jusqu'à l'inintelligence des yeux sail-
lants et sans regard, convient bien à un athlète. La coiffure est beau-
coup plus simple que dans la tête de M. Rampin; les cheveux, coupés
très-courts pour ne pas offrir de prise , sont simplement ramenés en
avant. L'exécution présente, au contraire, dans les deux morceaux, des
XVUI. — 2° PÉRIODE. 15
lU GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
ressemblances frappantes: les yeux, les lèvres, le nez, le front sont traités
de même; mais dans le second, la science de la forme est déjà un peu
plus grande, la recherche de la vérité plus heureuse, et les qualités de
fini et de délicatesse plus développées : il y a surtout, dans le modelé des
joues, du menton et de la bouche, une étude et une habileté étonnantes.
Ces deux marbres, voisins par la date et étroitement apparentés par la
facture, sont, à mon sens, avec un bas-relief du musée d'Athènes, les
monuments les plus remarquables que nous ait laissés l'ancienne école
attique. Ils nous la montrent préoccupée, dès l'époque de Solon et de
Pisistrate, des mêmes tendances qu'elle aura toujours, et portant déjà
en germe les qualités particulières qui distingueront plus tard, entre tous
les sculpteurs grecs, les maîtres qui ne procèdent que d'elle, les Alcamène
et les Praxitèle,
Ces qualités caractéristiques se retrouvent aussi dans une œuvre
moins importante, mais intéressante encore, la petite tête athénienne
d'Hermès exposée par M. Armand. Suivant la tradition la plus ancienne,
le dieu est représenté avec de longs cheveux bouclés et une barbe en
pointe. Ici encore, les yeux sont saillants et obliques, mais l'occiput est
moins développé; le modelé des joues et les contours de la bouche sont
déjà presque irréprochables. La coloration a complètement disparu :
dans les deux marbres précédents, elle est, au contraire, très-bien con-
servée : les cheveux sont rouges, les yeux cernés d'un trait de môme
couleur, les lèvres recouvertes d'une légère teinte rosée.
Mais ce qui attire surtout l'attention parmi les monuments de l'art du
AHSKS DE BRONZE DE LA COLLECTION DE M. CARÀPAKOS.
vi« siècle, c'est la merveilleuse série de bronzes archaïques que renferme la
collection de M. Carapanos. La Gazette, en racontant les fouilles du savant
Hellène à Dodone, en a déjà reproduit plusieurs, d'après les planches du
beau livre publié par lui; nos lecteurs se rappellent notamment cette
joueuse de double flûte dans laquelle les archéologues trouvent indiqués
d'une manière si précise l'arrangement de la bande de cuir (çopoeia)
adaptée aux joues pour les soutenir, et la forme de l'étui (ôûXaico;)
destiné à renfermer les instruments. Hs n'ont certainement pas oublié
non plus ce superbe Satyre à pieds de cheval qui danse avec une gau-
L'ART GREC AU TROCADÉRO.
115
chérie et une gravité si comiques un pas de caractère. Nous reprodui-
sons aujourd'hui, outre une plaque repoussée remarquable surtout par
la beauté des tresses qui l' encadrent, un personnage assis, drapé dans
/■■•'■'• <i-f^-\.
HBRCL'Lg TIRANT DB L ARC.
(Marbro de la collection do M. Carapanos. )
el long manteau royal, et la tète couverte du bonnet conique qui semble
avoir été la coiffure nationale des peuples de la Thrace, de la haute Macé-
doine et de l'Épire, aussi bien que de leurs frères les Phrygiens d'Asie
Mineure. Signalons encore une Atalante, vêtue d'une courte tunique, et
dont les jambes sont si musclées, les formes si viriles, que, sans l'indica-
116 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
tion des seins sur la poitrine, on croirait voir un jeune éphèbe. Bien
curieux aussi est ce cavalier, monté sur un cheval beaucoup trop grand,
et retournant la tête vers le spectateur. Il était sans doute appliqué sur
un vase ou une boîte ; un autre cavalier était, au contraire, une statuette
isolée : dans la suite des siècles, il a perdu sa monture, et ses jambes
arquées ne pressent plus les flancs de la bête, ses deux mains portées
en avant ont lâché la bride.
Nous avions déjà vu, à l'Exposition des Alsaciens-Lorrains, la jambe
en bronze rapportée de l'Italie méridionale par un sagace et heureux
fureteur, M. E. Piot. Elle provient, ainsi que plusieurs fragments de
tunique, de la statue d'un homme armé, peut-être un hoplitodrome. Le
modelé en est fin et nei'veux; le masque de Gorgone, dont le haut de la
cnémide est orné, trahit le désir, curieux à cette époque, d'embellir cette
tête, représentée presque toujours alors comme hideuse et grimaçante.
A peine ai-je le temps de signaler en passant les trois miroirs en
bronze de MM. Dutuit, de Bammeviile et Gréau : dans tous les trois, le
pied est formé par une Aphrodite entièrement vêtue; les deux derniers
sont de plus remarquables par la conservation des ornements accessoires
dont le pourtour du disque était décoré ; celui de M. de Bammeviile est
absolument complet, et le double sphinx qui en forme l'acrotèrelui donne
une singulière élégance. Je ne puis non plus qu'appeler l'attention sur
deux terres cuites de M. Gréau : un citharède vêtu, trouvé à Thespies,
et où il faut peut-être reconnaître un Hésiode , et un Apollon nu et
tenant la lyre, provenant de Délion en Béotie. Des statuettes semblables
se trouvent assez souvent en cet endroit, et il faut sans doute y voir des
imitations de la statue du dieu placée dans le temple auquel la localité
devait son nom : elles nous permettent donc de nous faire une idée d'une
sculpture qui a dû être importante.
L'Apollon de M. Gréau est des dernières années du vi^ siècle ou
des premières du v°. Il marque la transition de l'art archaïque à l'art de
la grande époque. 11 en est encore de même d'une plaque estampée
en terre cuite, qui fait partie de ma collection , et dont l'intérêt est
grand, non seulement pour l'histoire de l'art, mais aussi pour l'étude
des mœurs. Le sujet représenté est un épisode des funérailles, le trans-
port du mort au lieu de la sépulture. Le cadavre, la tête découverte, le
corps enveloppé d'un manteau, est étendu sur un lit; ce lit est placé
lui-même sur le tablier d'une charrette attelée de deux chevaux, et dont
les roues ont la forme la plus ancienne. Tout autour s'avancent les per-
sonnes admises par la loi à faire partie du convoi : d'abord une femme,
l'êY/viTJKîTpia, portant sur sa tête le vase (x"'fp'«) destiné aux libations;
L'ART GREC AU TROCADÉRO.
117
puis deux parentes, vêtues comme l'enkhytristria du costume le plus
solennel , deux tuniques superposées et un himation. Celles-ci (paivofxevai
yuvatite;), les cheveux dénoués, accompagnent de gestes de douleur la
lamentation funèbre (ôp^voç). Deux jeunes gens en costume de guerre,
DISPUTE DU TRÉPIED.
( Plaque en bronze de la collection de M. Carapanos. )
les fils peut-être, marchent à leur suite, et semblent, comme dans les
(jwpioXoytai de la Grèce moderne , interpeller le mort et lui reprocher
d'avoir abandonné les siens. La marche est fermée par le joueur de double
flûte chargé d'accompagner des sons les plus plaintifs de son instrument
le thrène psalmodié par la famille. (Voir le dessin en tête de cet article.)
Les plaques estampées sont fort rares : Schône en a décrit trente-deux',
1 . SchiJne, Griechische Reliefs,
118 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
et depuis une dizaine peut-être ont été découvertes. Toutes sont de
la même époque : il semble que la fabrication en ait été de courte
durée et se soit faite dans un petit nombre d'ateliers. Celle que je viens
de décrire est une des plus belles : la scène est bien composée ; les
figures groupées avec art, les attitudes graves et naturelles. J'aime
moins celle qu'expose M. de Bammeville, et qui représente une scène de
la tragédie classique, la rencontre d'Oreste avec Electre et Chrysothcmis
auprès du tombeau d'Agamemnon. Le faire en est beaucoup plus mou
que celui de la plaque Photiadis-Bey, aujourd'hui au Louvre, où le
même sujet est figuré.
C'est encore à l'époque des guerres Médiques que j'attribuerais le
bas-relief en marbre passé de la collection de Mustapha-Fazyl-Pacha dans
celle de M. Carapanos. Il est bien regrettable que la provenance n'en soit
pas certaine : s'il était réellement de Corinthe, ce serait la première
œuvre connue d'une école artistique sur laquelle les anciens mêmes ne
savaient que bien peu de choses. Le sujet représenté est fréquent sur
les peintures de vases, mais jamais, que je sache, il ne s'était rencontré
sur un marbre : Hercule a déposé à terre sa massue et sa peau de lion,
et nu, l'arc entre les mains, il perce de ses flèches les oiseaux de Stym-
phale. Comme dans les figures d'Égine, la taille est trop amincie, les
fesses trop saillantes, les muscles tenseurs des cuisses trop accentués.
Mais le mouvement général du héros, haussé sur la pointe des pieds et
portant le corps en avant pour mieux viser, est très-juste ; l'anatomie
du torse est très-bien étudiée, et la saillie de l'épaule droite, violemment
portée en arrière, ainsi que la différence apparente de longueur des bras,
sont franchement accusées : l'artiste connaît à fond le corps humain, et,
avec la conscience scrupuleuse des âges primitifs, il ne cherche à atté-
nuer ni à dissimuler rien de ce qu'une attitude juste peut avoir de dis-
gracieux. La tête est bien vivante et d'une grande énergie. La grosseur
du nez, la musculature vigoureuse des joues, l'épaisseur des lèvres, font
songer au Brutus de Michel-Ange*.
II.
A tout seigneur tout honneur : parmi les monuments de l'art du
v* siècle, notre premier regard est dû à la tête en marbre de M. de La-
4. On chercherait en vaia à vérifier cette comparaison sur le dessin joint à ces
lignes. Ce dessin, comme celui de la scène des funérailles, a dû être fait un peu à la
hAte, et la Gazelle n'a pu se montrer aussi sévère qu'elle l'est d'ordinaire.
L'ART GREC AU TROCADÉRO.
119
borde : admirer une œuvre de Phidias n'est pas un plaisir souvent donné
aux Parisiens. J'ai dit une œuvre de Phidias, et en efiet, quoique aucun
texte ancien ne lui attribue clairement les frontons du Parthénon, les
fouilles d'Olympie, en nous faisant connaître le style de ses deux prin-
cipaux émules, ont donné une très-grande force à la croyance, en quelque
(Terre cuite de la collection de M. Rayet )
sorte intuitive, que ces marbres sont bien de lui. Aucune incertitude
d'ailleurs sur l'origine de la tête de M. de Laborde : grâce aux dessins
pris par Carrey avant l'explosion de 1687, on sait qu'elle provient du
fronton ouest du Parthénon, et de la statue de la Victoire placée sur le
char auprès d'Athéna. Morosini trouvait ce groupe particulièrement
beau; avant d'évacuer Athènes, il essaya de l'enlever; mais l'ébranle-
ment produit par l'explosion avait été tel qu'aux premiers efforts faits
par les ouvriers, tout tomba par terre et se brisa'. Le secrétaire du
1. Dépêche de Morosini au doge, publiée par M. de Laborde : Athènes aux xv,
xvi« et xvn« siècles, t. II, p. 2Î7 et suivantes.
120 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
capitaine général, San Galio, ramassa la tête de la Victoire et l'emporta
à Venise, où elle resta longtemps oubliée. En 1824, elle fut vendue à
un négociant autrichien, David Weber, possesseur de quelques antiques.
Weber en reconnut la noble origine, et la signala au monde savant dans
une brochure publiée en 1825, et accompagnée d'une fort mauvaise
gravure. Otfried Muller la publia de nouveau en 1832 dans ses Monu-
ments de l'art antique. Enfin, en 1840, M. de Laborde, de passage à
Venise, eut l'heureuse fortune de pouvoir l'acheter aux enfants de Weber
et l'adresse de la soustraire à la vigilance de la douane autrichienne.
La tète de la Victoire a beaucoup souffert : outre les ravages faits par
la pluie à l'épiderme du marbre, le nez, les lèvres et le menton, ainsi
qu'un morceau de l'occiput, ont été brisés lors de la chute, et peu adroi-
tement restaurés. Néanmoins il reste assez de parties intactes pour que
l'on demeure saisi d'admiration devant cette grandeur sans effort, cette
majestueuse simplicité, cette grâce virginale unie à cette fierté divine.
Quelles leçons ce débris mutilé peut donner à nos plus grands artistes,
dontcertesje ne méconnais point le talent, mais qui oublient trop souvent,
dans la recherche de l'effet et de l'originalité, que les seules choses réel-
lement belles sont les plus vraies et les plus simples.
Rien ne saurait soutenir la comparaison avec l'œuvre de Phidias. Et
pourtant si, après avoir admiré la sublime grandeur que son ciseau a
donnée à la sculpture, on veut se faire une idée de ce que pouvait être
la peinture à la même époque, sous le pinceau des Polygnote et des
Micon,on regardera avec une vive curiosité la belle cylix à figures rouges
signée du peintre Brygos, et exposée par M. de Bammeville. Brygos est
un de ces artistes de la première moitié du v" siècle dont le style s'est
modifié sans cesse, car, dans cette période fortunée, l'art progressait
aussi vite qu'en Italie dans les premières années du xvi* siècle. Parmi
ses œuvres, la coupe de la collection Campana qui représente le jugement
de Paris a encore de la sécheresse et de la raideur; la coupe de l'institut
Stâdel à Francfort, dont la décoration est empruntée au mythe éleusi-
nien, et celle que nous décrivons à présent, montrent déjà plus de
souplesse dans le dessin et d'ampleur dans la composition. Celle enfin
où est figurée Héra poursuivie par les Satyres, n'a presque plus aucune
trace d'archaïsme.
La coupe de M. de Bammeville montre à l'intérieur Briséis debout,
versant à boire à un vieillard assis sur un trône. A l'extérieur est repré-
senté le massacre de la famille de Priam par les héros grecs. La furie
de la mêlée n'ôte rien à l'harmonie des lignes; la composition est serrée
sans être confuse; le dessin est simple et large. Le jeune guerrier grec qui,
L'ART GREC AU TROCADERO.
12t
après avoir terrassé Andromachos, s'élance sur Androniachè armée d'un
pied de banc, est surtout d'un mouvement superbe. Par quelle singulière
inconsistance de goût l'amateur qui a su apprécier celte pièce d'une
beauté sévère peut-il supporter la vue de ces deux lécythi, le premier
repeint d'un bout à l'autre, le second seulement aux trois quarts, de
APHRODITE.
(Bronze de la collection de M. Gréau. )
celte Vénus remplie de son, digne de la devanture d'un bandagiste, et
de cette figure couchée dont le corps et la tête, pour n'être pas plus
antiques l'un que l'autre, n'en font pas ensemble meilleur ménage? Com-
bien la cylix de Brygos, le miroir signalé plus haut, et huit ou dix jolies
statuettes, feraient plus fière figure s'ils étaient délivrés de cette mau-
vaise compagnie !
La coupe de Doris de la collection Paravey, sur laquelle est repré-
sentée l'Aurore enlevant du champ de bataille le cadavre de son fils
WllI. — 2' PÉRIODE.
16
122 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Memnou, est d'un dessin un peu dur et sec '. Doris se montre avec plus
d'avantage dans quelques autres de ses peintures. La coupe de Chachry-
lion qui m'appartient * n'est pas non plus au nombre des œuvres princi-
pales de l'artiste dentelle porte la signature : ce qui en fait l'intérêt, c'est
d'abord qu'on y distingue nettement, dans le corps de l'hoplitodrome,
un détail rarement visible, la trace de l'esquisse préparatoire; ensuite
que, seule parmi les dix coupes connues de Chacbrylion, elle a été trou-
vée en Grèce; elle est ainsi une preuve du grand commerce de vases
qui se faisait entre les diverses parties du monde hellénique.
Doris et Chacbrylion ont dû vivre l'un et l'autre au milieu du
v' siècle. Mégaclès doit, au contraire, avoir travaillé vers 420 ou âOO.
11 n'est connu que par un seul vase, une charmante petite pyxis, ou boîte
à fard, de provenance athénienne, passée dernièrement de la collection
de M. Barre dans celle de M. de Hirsch '. Le couvercle en est décoré de
lièvres, animaux consacrés à Aphrodite ; le pourtour, de scènes emprun-
tées à la toilette et aux distractions des femmes dans l'intérieur du
gynécée.
Il est bien probable que les anciens tenaient les coroplasles ou mo-
deleurs de figurines en moindre estime que les fabricants de vases :
ceux-ci, en effet, ont parfois signé leurs œuvres ; ils avaient donc con-
science de leur valeur et jouissaient d'une certaine notoriété ; ceux-là,
au contraire, ne nous ont jamais transmis leurs noms, et pourtant, jus-
que dans les produits de leur industrie dédaignée, on trouve maintes fois,
non-seulement le charme prime-sautier et bon enfant qui semble propre
à la terre, mais le grand style de la sculpture et la sévère dignité du
marbre. Il en est ainsi, par exemple, de la figurine de Goré, trouvée à
Athènes et dont je suis possesseur. Elle est coupée à mi-corps, comme
l'étaient souvent les images des divinités chthoniennes : la fille de
Déméter est censée à demi sortie de terre, à demi cachée sous le sol.
Elle est vêtue du péplos dorien, et a les cheveux serrés dans le bonnet
ou xu(7Tt; dont se coiffaient les jeunes vierges. L'ampleur de la poitrine,
la rectitude hiératique des plis du vêtement, le port ferme et hautain de
la tête, l'impassible sévérité des traits, inspirent le respect et révèlent
la déesse à laquelle étaient données les épithètes de irorvia, la puis-
sante, et de «YVYi, la pure.
Nous ne pouvons, car le temps nous presse, nous attarder à regar-
<. Frœliner, Musées de France, pi. 40.
2. Bulletin de la Société des Antiquaires de France, 4878, p. 47.
:). Elle est lithographiée dans le catalogue de la vente Barre.
L'ART GREC AU TROGADÉRO.
123
der dans la même vitrine une aulre Coré, en pied celle-là, et également
majestueuse, mais d'une facture bien moins fine. Nous ne donnerons
non plus qu'un rapide regard à la tête en marbre d'un vieillard à longue
barbe, à longs cheveux retenus par un diadème, qu'expose M. Gréau :
c'est un Esculape sans doute; dans tous les cas, le visage est d'une
QUBRRIER.
( Bronno de la collection de M. Gréau.)
beauté achevée, et ce calme majestueux convient bien aux immortels.
Mais avant de quitter la collection si variée et si instructive de l'ama-
teur de Troyes, je tiens à dire quelques mots des deux bronzes qui sont
au nombre des plus rares trésors qu'elle contient. Le premier est une
déesse debout et vêtue, désignée dans le catalogue de l'Exposition rétro-
spective de 1866 comme une Junon, et dans laquelle M. Fr. Lenormant,
124 GAZETTE DES BEAUX-ARTS
avec toute raison à mon avis, reconnaissait alors une Aphrodite *, Je
n'alTirmerais point que cette statuelle soit exactement de l'époque qu'elle
paraît : le costume, l'attitude sont de la première moitié du V siècle; la
manière dont est traité le modelé des jambes et du visage fait au con-
traire songer à certaines œuvres du début du iv% auxquelles, par un
respect religieux de la tradition, on conservait encore la rigidité archaïque,
alors que depuis longtemps les artistes savaient donner au corps toute
la souplesse et l'élasticité de la vie. Ces imitations du style d'une époque
antérieure n'étaient pas rares chez les Grecs, et nous en trouvons encore
un exemple dans la collection dodonienne de M. Carapanos : la plaque
repoussée, où est figurée la dispute d'Apollon et d'Hercule pour la posses-
sion du trépied de Delphes, a la raideur des figures éginétiques, tandis
que la correction classique des profils ne permet pas de la faire remon-
ter plus haut que A50. Quoi qu'il en soit d'ailleurs de cette petite ques-
tion de date, et que la statuette de M. Gréau soit de quelques années
plus ancienne ou plus moderne, elle n'en est pas moins un des plus
beaux bronzes antiques parvenus jusqu'à nous. La Déesse est debout,
vêtue du costume dorien aux plis simples et étoffés, et la tête ceinte
d'une couronne que décorent des fleurons ; l'épaisseur formée sur le
front par les boucles ondulées de la chevelure projette sur le visage
penché une ombre qui donne à la figure une suave expression de pudeur,
une grâce mystérieuse et voilée; la gorge, d'une fermeté virginale,
soulève le vêtement; les jambes sont rapprochées l'une de l'autre,
et nulle part le corps n'a plus de largeur qu'à la poitrine ; les pieds,
chaussés de sandales assujetties par une bride passée entre les doigts,
sont travaillés avec un soin minutieux ; et la merveilleuse qualité du
bronze, la patine d'un vert doux et harmonieux dont le temps l'a revêtu,
ajoutent encore un charme de plus à ces formes d'une exquise élé-
gance.
Je préfère encore, et de beaucoup, malgré les mutilations qu'elle a
subies, la seconde statuette. Celle-ci, trouvée près de Tarente, représente
un guerrier debout, peut-être un capitaine haranguant ses troupes. Sa
poitrine large et bombée est revêtue de la cuirasse de métal (yuaî.oOwpa^)
dont les deux pièces, reliées par des agrafes latérales et par deux bre-
telles placées sur les épaules, épousent le modelé du corps. Des ban-
delettes de cuir (itTêpuyeç) protègent le haut des bras et les cuisses, des
cnémides recouvrent les jambes, et sur la tête est posé le casque percé
r Fr. Lenormant, les Antiques à l'Exposition rétrospective des Champs-Elysées
(Gazette des Beaux-Arts de février 1866).
L'ART GREC AU TROCADERO.
125
de deux trous pour les yeux (TC£pixeipa>.aia aùXwTCiç), qu'au moment du
combat on rabattait sur la figure, et qu'en temps ordinaire on portait
levé, de manière à laisser la face à découvert. La cuirasse, ses bretelles
et ses franges étaient ornées de damasquinures qui ont en grande partie
disparu ; au-dessus du sternum était sans doute un masque de Gorgone,
et sur l'abdomen ainsi que sur les cnémides courent des rinceaux d'ar-
gent. La pose du guerrier est aisée et naturelle, en même temps que
digne et noble. Le modelé est large et simple; la tête surtout, levée et en
mouvement, est d'un superbe caractère. L'ombre du casque et les épais-
seurs sommairement massées de la barbe concentrent l'attention sur la
partie expressive du visage, sur les yeux profonds et pleins de pensées,
le nez ferme et droit, les joues martelées par les fatigues subies, et la
bouche entr'ouverte sous une moustache fièrement tordue. En regardant
la photographie de ce bronze, il faut un effort pour se rappeler que c'est
une statuette de moins de 25 centimètres, et non pas une statue.
O. RAYET.
(Lii suite frochainnnenl.J
LES FRESQUES DE VÉRONESE
AU CHATEAU DE MASÈRE
l'RÈS DE TRÉVISSE •
(aUITK RT fin).
E n'ai pas besoin d'ajouter que là où
Véronèse a choisi pour fonds des paysages
comme ceux qu'il a placés dans les quatre
fresques des travaux d'Hercule, ses arbres
sont traités largement et touchés de pra-
tique, à peu près suivant la manière
titianesque, de façon à ne figurer que
comme les accessoires de la composition.
Le feuille n'en est jamais touffu; il est
clair-semé, au contraire; les rameaux en
sont rares et les bouq'JPts de feuilles
laissent transparaître le ciel. Il en est de même lorsque Véronèse ouvre
un paysage dans la muraille, entre deux colonnes ou entre deux fenêtres.
Pour mieux faire fuir la campagne, il ménage au premier plan, en guise
de coulisses, des branches de gros arbres qui empiètent sur les nuages
et qui font l'oHice de repoussoir. Mais en regardant ces paysages que
l'artiste a enlevés dans une matinée sur l'enduit frais, l'on est tout sur-
pris d'y trouver un caractère idéal, ou pour mieux dire celte fois, imagi-
naire. Ce sont, par exemple, des ports de mer que Véronèse n'a vus, je
crois, nulle part, et qu'il invente sur l'heure dans la facilité de son génie,
comme les inventait Claude Lorrain dans la profondeur de ses rêves ou
le vague de ses souvenirs; ou bien, c'est une ville, moitié italienne,
moitié allemande qui est bâtie sur les deux rives d'un fleuve traversé
4. Voir la Gazette des Beaux-Arts, S* période, i. XVIÎ. p. 385.
LES FRESQUES DE VÉRONÈSE. 127
par de grands ponts et qui rappelle, mais de loin, certains aspects de
Vérone et de l'Adige, ou bien encore, ce sont les restes d'une ville
antique, où des arbres à la frondaison vigoureuse ont poussé parmi les
ruines des voûtes écroulées et des arcades abattues. La cité aujourd'hui
déserte était construite sur les bords d'un torrent, au pied d'une mon-
tagne, et desservie par un pont romain qui a perdu ses parapets, mais
sur lequel passent encore des troupeaux que l'on mène paître sur les
collines herbues. Si l'on ne s'étonne pas de voir courir des chiens de
chasse dans ce pays devenu sauvage, plantureux et giboyeux, on est
surpris du moins d'y trouver quelque chose de sévère et d'agreste que
l'on ne s'attendait pas à rencontrer dans l'œuvre du chai'mant Véronèse.
Les paysages de ce grand maître sont, du reste, conçus et exécutés
comme ils le seraient pour des toiles de fond , par les décorateurs de
théâtre.
Le premier plan est toujours pris sur la terre ferme; mais les fonds
représentent des villes éloignées, bâties en amphithéâtre sur des mon-
tagnes avec des obélisques, des pyramides, des palais dont les escaliers
mouillent dans la mer, et des jetées monumentales, vers lesquelles se
dirigent des navires à la voile penchée, le tout dominé par un ciel nua-
geux, rayé d'azur. Ah ! quand un peintre de figures, quand un maître
s'en mêle, le paysage n'est qu'un jeu pour lui. Avec quelle aisance, quel
sentiment de grandeur, quelle autorité un Titien ou un Véronèse attaquent
le paysage, y font frémir les arbres et vibrer les tons du ciel, et quelle
poésie ils savent répandre sur des campagnes qui sont naturelles sans
naturalisme, vraisemblables autant qu'idéales, et dans lesquelles se pro-
mènent l'imagination ravie et les regards étonnés !
De temps à autre, en parcourant la villa Masère, il nous prenait fan-
taisie, à mes compagnons et à moi, de regarder par les fenêtres du châ-
teau pour jouir du spectacle que nous offraient, de toutes parts, les petits
contreforts de la chaîne des Alpes carniques, des fontaines que Palladio
avait recueillies avec art dans les sources pérennes des rochers, des bas-
sins qu'il avait construits au pied des collines et de la verdure sombre
d'un pays fertile; mais, bien que la Marche trévisane ainsi que le Frioul
touchent aux contrées germaniques, il était clair pour nous que les
paysages peints par Véronèse dans les chambres de Masère n'étaient pas
une imitation de la nature environnante, mais qu'ils avaient été créés
presque uniquement par la vertu de cette baguette de fée qui était son
pinceau '.
1 . Dans notre exouréion à Masère, un de nos^corapagnons était M. Firmin Delangle
128
GAZETTE DES bEAUX-AHTS.
Au sortir d'une chambre particulièrement ornée de paysages, l'on se
retrouve (je crois, du moins, m'en souvenir) dans une salle voûtée, dont
la hauteur dépasse de près d'un tiers la largeur, et au centre de la
voûte se creuse une sorte de calotte, non pas ronde, mais octogone, dans
laquelle Véronèse a peint les dieux de l'Olympe autour d'une ligure cen-
trale qui symbolise l'Immortalité. Cependant, comme tous les dieux que
le peintre y voulait mettre, et qui sont plus grands que nature, n'au-
JUNON, FKESliUE DE VÉRONÈSE AD CHATEAU DE MASiiRK.
(Dessin de M. A. Gilbert.^
raient pu tenir dans ce plafond, il a pris le parti de n'y peindre que les
sept figures de Saturne, Jupiter, Mars, Apollon, Vénus avec l'Amour,
peintre, qui venait d'achever, pour le Musée européen, son admirable copie du Man-
legna de Vérone ^aujourd'hui à l'École des Beaux-Arts), et qui avait bien voulu nous
accompagner à la villa Masère, bien qu'il l'eût déjà visitée une première fois. Cette
villa, après avoir passé de la famille Barbaro dans celle du doge Lodovico Manin, qui
fut, en 1789, le dernier doge de Venise, appartient maintenant à un grand industriel,
M. Giacomelli, qui en fait les honneurs avec cette aimable simplicité qui est le carac-
tère de la politesse italienne.
LES FRESQUES DE VÉRONÈSE.
129
Mercure et Diane. Toutes ces déités, au lieu d'être caractérisées par le
choix des formes, le sont tout simplement par leurs attributs. Mercure,
le messager de l'Olympe, le gymnaste accompli, n'est pas plus svelte que
Mars, et on ne le reconnaît qu'à son caducée et à son pétase. Diane,
l'austère Diane, est ornée de bijoux, et ne se distingue de Vénus que
parla présence de ses chiens qu'elle caresse; elle est aussi riche de car-
nation, aussi désirable que la déesse de l'amour. Apollon est un éphèbe
FBKSgUE DE VÉRONÈSE AU CHATEAU DE MASÈRE.
(Dessin do M. A. Gilbert.)
charnu que l'on prendrait, s'il ne tenait sa lyre à la main, pour un
Ganymède; et Jupiter, accoutré comme un Arabe, passerait, sans son
aigle, pour un Mahomet. Les dieux qui n'ont pu trouver place dans son
Olympe : Neptune, \ulcain, Cybèle et Junon, Yéronèse les a peints sépa-
rément aux quatre angles de la voussure, en des cadres ayant la forme
de pendentifs.
Mais que de licences il a prises! avec quel sans gêne il a vêtu sa
Junon d'une belle robe de brocart à boufl'anls crevés, et lui a mis des
XVHI. — V- PERIODE. '17
130 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
perles dans les cheveux I Avec quelle liberté il suppose que les bijoutiers
de l'Olympe ont fabriqué pour Cybèle des pendants d'oreilles et des
bracelets rehaussés de pierres précieuses ! N'esl-il pas évident que Paolo
Galiari, fils d'un tailleur de pierres (scarpellino) ou, comme l'on dit à
Vérone, d'un tagliapietre, n'avait reçu que les premiers rudiments de
l'éducation classique, et qu'il ne connut de la mythologie que ce qu'en
savent en Italie tous les ouvriers du bâtiment. On parle de son mépris
pour le costume, c'est-à-dire pour les convenances locales, les usages,
les mœurs, les habitudes et les habits des différentes contrées qui four-
nissent le plus de sujets à la peinture; on relève ses anachronismes, son
croc-en-jambe à l'histoire même élémentaire.] Eh bien,' je crois, pour
mon compte, qu'il a ignoré ces convenances, ou que, sachant qu'elles
existaient, il n'a pas pris la peine de s'en instruire. Et ce qui le prouve,
c'est la naïveté des réponses qu'il fit aux inquisiteurs vénitiens lors d'un
procès qui lui fut intenté par le tribunal du Saint-Office au sujet des
Noces de Cana, du liepas chez IJvy et du liepas chez Simon'.
Offusqués des fautes commises par Véronèse contre les bienséances,
les magistrats lui demandent pourquoi il s'est avisé d'introduire dans les
festins évangéliques, dans les CMes auxquelles assista Jéàus-Christ, des
hallebardiers allemands, un bouffon avec un perroquet sur le poing, un
valet qui saigne du nez, des nains, des chiens, des serviteurs à moitié
ivres et autres inconvenances. Le pauvre peintre, fort troublé par ces
questions et encore plus étonné, répond avec candeur que ces bouffons,
ces nains, ces hallebardiers étaient là comme des ornements, comme
des choses pittoresques; que lorsque les Révérends Pères du couvent
des Saints-Jean-et-Paul lui commandaient de mettre à la place d'un
chien une Madeleine, il ne comprenait pas que la figure de Madeleine
pût faire là aussi bien que celle du chien ; mais qu'il consentirait
volontiers à tout ce qu'on voudrait pour son honneur et pour l'hon-
neur de son tableau ; qu'après tout, il fallait bien passer quelque liberté
aux peintres comme aux poètes et aux fous. C'est ce qu'il exprimait
ainsi dans son dialecte vénitien : « Noipittori si piglinmo licenzia che si
pigliano i poetli e i matli. »
Voilà donc à quoi se réduit toute l'esthétique du bon Véronèse : mettre
dans sa peinture tout ce qui doit y faire bien, et ne pas s'inquiéter du
reste. Or, pour lui, ce qui fait bien, c'est ce qui satisfait les yeux, ce qui
4. Les papiers intéressants de ce procès furent découvertes en 1869. dans les
Archives de la république de Venise, par M. Armand Baschet, qui en fit part, celte
même année, à la Gazelle des liemix-Arls.
LES FRESQUES DE VÉRONÈSE. 131
les intrigue, ce qui les amuse, ce qui enrichit ou complète le spectacle
de la fresque ou du tableau. Ce sont les échos de la couleur, la beauté et
la fraîcheur des teintes, la pondération des lignes, la saveur de l'exé-
cution, l'éclat et la richesse des draperies, le luxe des chairs. Là où
Michel-Ange eût été grandiose, fier, sublime par le caractère et l'accent
des formes, par le geste des figures, par leur attitude, par l'élévation de
la pensée et la profondeur du sentiment; là où Raphaël eût mis de l'ex-
pression, de la dignité, de la grâce physique et de la noblesse 'morale,
Paul Véronèse ne s'occupe que de flatter les regards. Il a pour toute
poésie une imagination brillante et sans frein, une éblouissante palette :
cela suflif. Il est un décorateur et il ne se pique pas d'être autre chose.
En revanche, rien ne manque de ce côté à son aimable génie. A ne les
considérer même que comme des taches de couleur, ses figures d'hommes
et de femmes, ses amours volant parmi les nuages, ses pages en pour-
point, ses faunes nus, ses matrones ou ses déesses en robes chamarrées,
ses ciels, ses paysages, ses animaux, ses bouquets de fleurs et de fruits,
ses balustrades en perspective, ses colonnes torses en raccourci, ses
fausses portes, ses faux bronzes, ses faux marbres, ses camées ou ses
imitations de biscuit dans des cartouches aux bizarres enroulements;
toutes les parties, j'allais dire toutes les choses dont se compose la déco-
ration, sont distribuées et entendues à merveille pour le ravissement du
spectateur. L'esprit n'est pas distrait un instant par ces magnificences
toutes de surface; il peut se laisser aller aux rêveries, aux spéculations
philosophiques, aux pensers d'amour; rien ne le force à poursuivre de
hautes significations dans une peinture dont les beautés enchanteresses
sont purement optiques.
Agrandissant la gamme de ses couleurs, Véronèse les monte jusqu'au
blanc, les descend jusqu'au noir, et il faut dire que les vrais coloristes
sont les seuls qui se permettent ces hardiesses. Les autres n'osent guère
s'élever au-dessus du jaune, et leur ton le plus haut est encore un ton
attiédi en vue d'une harmonie grave et douce. Mais le maître vénitien,
loin de diminuer la puissance des moyens pittoresques, fait ressource
de tout. Regardant comme des non-couleurs le blanc et le noir, il s'en
sert tantôt pour rafraîchir, pour reposer la vue en apaisant la splendeur
du spectacle, tantôt pour définir et même pour exalter ses teintes par le
rapprochement du noir, ou les tempérer par la juxtaposition du blanc,
car une teinte quelconque perd en énergie colorifique ce qu'elle gagne
en lumière. Si, par exemple, le voisinage du noir fait paraître en com-
paraison le rouge plus lumineux et conséquemment moins rouge, le voi-
132 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
sinage du blanc rend le rouge plus intense en le rendant moins clair.
Quelquefois le blanc vient produire l'effet d'un réveillon dans les parties
obscures, et assaisonner, pour ainsi dire, de gros, sel un ensemble de
couleurs chaudes, profondes et d'une sourde opulence. Ainsi sont touchés
de blanc, mais d'un blanc laiteux sans crudité, sans aigreur, le pelage
de l'animal qui accompagne la figure de l'Immortalité dans le plafond de
l'Olympe, les perles de Diane et les manches de sa tunique ouverte, la
barbe du vieux Saturne, les ailes du caducée de Mercure, le coquillage
qu'un Amour porte à Neptune comme un trésor trouvé dans son empire,
et vingt autres morceaux de la décoration, particulièrement dans les
soflites, dont quelques parties sont toujours moins éclairées que d'autres,
et demeurant parfois enveloppées d'ombres, ont besoin d'être égayées
par un vif rappel de clair.
C'est en vérité une bonne fortune pour les amateurs de tous les pays,
urtout pour les amateurs français qui, relativement, voyagent peu, que
d'avoir à leur disposition les belles photographies faites par M. iNaja, de
Venise, d'après les peintures de la villa Masère. Elles sont vivantes, ces
photographies, et parlantes. La couleur du maître, bien que sous-
entendue, se laisse deviner, se fait comprendre. 11 arrive même que les
tons de chair ayant beaucoup bruni dans l'image photographique, par le
fait du jaune qui tend à s'y obscurcir, les oppositions deviennent plus
tranchées, et le jeu des couleurs réduites en clair-obscur est par cela
même plus amusant pour l'œil . Tout le spectacle a plus de ressort que
n'en aurait une estampe fidèle, c'est-à-dire reproduisant avec justesse
toutes les valeurs de la peinture.
Aujourd'hui, par une application ingénieuse de la loi des complémen-
taires, l'on parvient à neutraliser les altérations que subissent dans l'ob-
jectif certaines couleurs qui ne sont point photogéniques ou bien qui le
sont trop. Le jaune, par exemple, ne produit pas assez de lumière et il
noircit, à l'inverse du bleu, qui en produit trop et qui blanchit. Mais
comme l'on sait que le jaune est détruit dans sa couleur par son mélange
avec le violet, on a imaginé de le réduire à un ton neutre en interpo-
sant entre la couleur jaune et l'instrument un verre violet découpé selon
la forme de l'objet teinté en jaune. De même, le bleu étant détruit par
son mélange avec l'orangé, on évite l'altération qu'il subirait en blan-
chissant, en pâlissant, au moyen d'un verre orangé, découpé de la même
façon et interposé entre la teinte bleue et l'objectif. De la sorte, on
obtient une photographie qui se rapproche d'une gravure sans tailles et
qui ressemble, soit à une savoureuse aquatinte, soit à une estampe en
LES FRESQUES DE VÊRONÈSE.
133
manière noire, grattée au plus vif dans ses clairs. Mais, telles que nous
les avons sous les yeux, les photographies de M. Naja sont d'un prix
inestimable, eu égard à la difficulté que présente un voyage dans tout
pays non desservi directement par une voie de fer, et au temps qu'il y
faut dépenser.
Ce qu'il y a aussi de bien précieux dans les clichés photographiques,
VULCAIN, FRKSguE DK VÊRONÈSE AU CHATBAU DE MASÈRE.
(Dessin de M. A. Gilbert.)
d'après les œuvres des maîtres, c'est qu'on y trouve une intimité, une
vérité et, sous certains rapports, une identité, qui font paraître, sinon
insipide, au moins insuflisanle toute intei'prétation par la gravure. Sans
doute le photographe, pas plus que le graveur en taille-douce, ne nous
donne ces couleurs éclatantes, vibrantes, cai'essantes, qui jouent un si
grand rôle et même le principal rôle dans l'œuvre de Paul Véronèse ;
mais l'œil de l'instrument photographique est si juste, si pénétrant, si
clairvoyant que rien ne lui échappe, et pour ne parler que des peintures
de Masère, on retrouve dans les épreuves de Naja d'après ces peintures,
134 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
non-seulement le style du peintre, mais son exécution même, ses coups
de brosse, ses libres hachures, ses contours repris à la pointe et aflirmés,
comme nous le disions plus haut, par le clou de la fresque. On est donc
en présence de Véronèse lui-même quand on regarde ces étonnantes
photographies, on le voit opérer, on le sent qui palpite, qui respire, et
c'est là un plaisir de haut goût que ne nous procureront jamais les tra-
ductions cotnpassées du burin, ni même les brillantes morsures du
graveur à l'eau-forte. Appliquée à reproduire ainsi, dans sa vérité
immaculée, le style des maîtres, le caractère de leur dessin et de leur
clair-obscur, sinon le charme de leur expression par la couleur, la pho-
tographie est une invention admirable, deux fois précieuse; et si tous les
peuples doivent s'estimer heureux qu'elle ait été découverte dans notre
siècle, nous devons être fiers, nous, qu'un Français l'ait inventée.
Mais pour en revenir au château de Masère, je me demande si toutes
les peintures en sont de la main de Véronèse, car il faut convenir qu'il y
a des inégalités dans cette vaste décoration. Certains morceaux en sont
faibles et même un peu lâchés. Çà et là, on aperçoit des mains pataudes,
des pieds lourds dessinés sans soin et touchés sans finesse, des rac-
courcis peints comme qui dirait au jugé, des emmanchements douteux
qui seraient choquants dans une grisaille, mais dont le défaut est sauvé
par le prestige de la couleur. Il n'est pas impossible que Benedetto
Galiari, frère de Paul Véronèse, ait été son aide et même son collabo-
rateur dans cet immense travail où l'on ne compte pas moins de deux
cent cinquante figures de grandeur plus que naturelle ! On sait, par
Ridolfi, que Benedetto vivait continuellement avec son frère ' et qu'il
lui dessinait particulièrement les architectures de ses grands tableaux,
servi al fralello nelle architetlure. Ridolfi ajoute que Benedetto Galiari
était un fresquiste habile, mollo pralico, et comme l'architecture feinte,
les niches, les pilastres, les balustrades, les colonnades, vues de bas en
haut, les corniches qui montrent le dessous de leurs modillons, occupent
une place importante dans la décoration de Masère, et ne peuvent guère
avoii- été exécutées que par un artiste spécial, rompu à toutes les diffi-
cultés de la perspective, on doit supposer que le frère de Véronèse a
4. ... B E percho Benedetio ebbo sempro per fine lo aggradimento délia sua casa,
visse del continuo unito al fratello, e lonlano da ogni ambizione, compiacendosi, die
Paolo riportasse la prima Iode, honorandoio corne maggiore, e per la virtù. » (Uidolfi,
Le maraviglie deW arle overo le vite degV illuslri pitlori veneli e dello slalo. In
Venetia, M.DCXLVllI).
LES FRESQUES DE VÉRONESE. 135
pris part à la décoration du château, et dès lors il n'y a rien que de
vraisemblable a ce qu'il ait été chargé de quelques groupes de figures
qui paraissent, encore une fois, d'une autre main que celle de Véronèse.
Je citerai, par exemple, plusieurs des personnages nus qui sont couchés
sur les frontons, notamment ceux qui sont au-dessous d'une figure de
femme, tenant un serpent ou un aspic — peut-être une Gléopâtre — et
certains Amours qui soutiennent des festons sous une figure de l'Abon-
dance.
Ces morceaux ne sont point dans le caractère du maître : ils sont
d'un style qui jure avec celui des adorables enfants que l'on voit se
jouer avec tant de grâce, fendre l'air, jeter des fleurs ou agiter des
banderoles dans le ciel des petits plafonds ovales ou polygones.
Là où Véronèse est bien lui-même, c'est dans les grandes surfaces
cintrées que forme la jonction des voûtes avec les murs. On peut dire
que le peintre s'y est surpassé. Nous sommes resté longtemps en con-
templation devant ces fresques généreuses où abondent le génie pitto-
resque, la grâce des raccourcis, les mouvements contrastés sans
affectation, et les oppositions éclatantes d'un coloris facilement splen-
dide et, dans son intensité, plein de réconciliations et d'harmonie. D'un
côté, c'est un groupe de divinités aimables. Gérés, Flore, Pomone qui
sont assises, accoudées ou ambulantes sur les nues. Bacchus, couronné
de pampres, presse des raisins dans une coupe pour leur offrir la liqueur
dont il est le dieu. La morbidesse des nus, le tendre des carnations
sont portés à leur comble. Gérés, vue de dos, se retourne vers Bacchus
avec toute l'élégance des désinvoltures qu'affectionne le Parmesan. De
l'autre côté, c'est encore un groupe de femmes, et celles-ci ne pensent
et ne font penser qu'à l'amour. Elles foulent aux pieds les nuages du
ciel. L'une d'elles — ce ne peut être que Vénus — s'y est couchée toiite
nue et elle y développe les ampleurs et les rondeurs d'un corps superbe.
La Nuit et V Aurore de Michel-Ange ne sont pas plus grandioses, ni
d'une musculature plus puissante, ni d'une beauté plus altière; mais
les formes qui frémissent dans les marbres du tombeau des Médicis y
demeurent austères, chastes, héroïques, tandis que ces mêmes formes,
dans la fresque de Véronèse, se sont humanisées et deviennent palpi-
tantes, provoquantes, voluptueuses et d'une sensualité vénitienne. A
l'aspect de cette femme dont le corps est si magnifiquement beau, les
divinités du ciel paraissent elles-mêmes étonnées ou jalouses. Les
Amours lui portent des fleurs, un dieu qui ressemble à Véronèse, se
penche vers elle pour lui témoigner son ardente admiration, et il est
136 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
impossible au spectateur de ne point partager les sentiments de ce dieu
et ceux du peintre.
Étrange caprice! Immédiatement au-dessous du plafond de l'Olympe,
règne tout le long du mur circulaire une galerie en encorbellement, ou
pour mieux dire un balcon intérieur, fermé par une balustrade de
marbre, vue de bas en haut, di sotto in su. A ce balcon paraissent une
matrone encore jeune, vêtue à la mode du xvi* siècle, auprès d'elle une
vieille nourrice, et plus loin, un joli garçon en pourpoint qui retient par
sa laisse un chien prêt à s'élancer, un page qui lit tranquillement, un
singe, un griffon, un enfant qui parle à un perroquet. Et ces naïvetés
sont peintes, cela va sans dire, avec une habileté prodigieuse, un relief
saisissant, une vérité criante. C'est ainsi que l'idéal est coudoyé ici par
le réel, et que l'Olympe confine à la villa Masèro. Les fortunés maîtres de
céans n'ont qu'à sortir de leurs chambres hautes et à se mettre au
balcon qui surmonte leur salle de gala pour causer familièrement avec
les dieux. Ils n'ont qu'à étendre la main pour toucher la robe de Junon,
les épaules de la blonde Vénus, pour faire jouer leurs enfants avec les
Amours et leurs épagneuls avec les chiens de Diane.
« Venez, messieurs, dis-je à mes compagnons : quittons cette
demeure; l'admiration a ses fatigues et, pour ma part, j'éprouve comme
une ivresse de peinture et j'ai besoin de respirer l'air du dehors. — Eh
bien, sortons, me dit le peintre qui visitait Masère avec nous, vous voyez
là- bas une porte ouverte par laquelle nous allons, sans rien dire, gagner
les jardins. » En ce même moment et par cette même porte entre un
patricien de Venise, en toque à plume, collerette et pourpoint, qui
revient de la chasse avec ses lévriers. Je m'avance... mais quoi! Cette
porte par où nous allions sortir est une porte feinte, la campagne riante
qui nous invitait est une illusion, et le gentilhomme vénitien qui rentre
chez lui est un fils de Marc-Antoine Barbaro, représenté en trompe-
l'œili... Heureux Véronèse! il s'est fait de la peinture un jeu, une
délectation, comme disait le grave Poussin. 11 n'a mis, lui, ni sagesse
dans ses fresques, ni Minerve dans ses plafonds. Le soleil, la gaieté, la
richesse, l'amour sur la lerre, l'amour chez les dieux, voilà ce qu'il aime
à peindre, voilà ce que renferme l'écrin de ses couleurs. S'il ouvre
l'Évangile, il n'y trouve que des noces et des festins; s'il consulte la
fable, il n'y voit que des Danaé sous la pluie, ou des Europe sur le tau-
reau. Et dans l'histoire même de son pays, la seule, je crois, qu'il con-
naisse un peu, il ne s'arrête ni aux conspirations, ni aux batailles, ni
aux mystérieuses tragédies : Venise est pour lui une république tou-
s
XVIII. — 2* PÉRIODE.
18
138 GAZETTE DES BEAUX-AKTS.
jours riche et prospère, toujours triomphante. Aussi Véronèse est-il le
peintre par excellence de la cité qui fut la patrie du plaisir et le berceau
de l'opéra. Il est le musicien de la couleur, comme Gabrieli et Monte-
verde étaient les coloristes de l'instrumentation. On peut le dire enfin, de
même que le style de la classique Florence est contenu tout entier dans
le dessin de Michel-Ange, de même tout le charme de la romantique
Venise est contenu dans le coloris de Paul Véronèse.
CHARLES BLANC.
/'. S. - OBSERVATIONS SUR L'ARCHITECTURE
DU CHATEAU DE MASÈRE.
C'est dans la description très-sommaire qu'il donne du château de
Masère que Palladio parle pour la première fois des volutes angulaires du
chapiteau ionique. 11 en avait trouvé un exemple, qu'il croyait unique
dans le temple de la Fortune virile, à Rome : // che non sb d'havcr vcdulo
allrove (ce que je ne sache pas avoir vu autre part). Dans la troisième
des planches qu'd a fait graver de ce temple, il indique par un dessin
chiaographique, c'est-à-dire par un plan horizontal et géjniétral, la
manière de raccorder le chapiteau de la colonne d'angle avec celui des
colonnes latérales, lorsque le portique se continue en retour d'équerre.
Pour cela, il a tenu les volutes ovales, parce que la volute circulaire
aurait eu aux encoignures un développement trop considérable et aurait
formé, pour ainsi dire, une excroissance qui aurait blessé l'œil. Son cha-
piteau angulaire présente donc sur le côté la même face que sur le
devant, et les deux coussinets, au lieu d'être parallèles, sont conligus,
l'un étant sur le côté qui regarde les colonnes du frontispice, l'autre sur
la face postérieure. Cet arrangement est celui que l'on remarque et que
nous avons remarqué nous-mênie dans un temple tout prochedu Par-
thénon d'Athènes, le temple d'Érechlhée, que Palladio ne connaissait
point, parce que l'Acropole d'Athènes, alors occupée par les Turcs, qui
avaient fait du Parthénon une forteresse (une poudrière!!), n'était visitée
par personne.
11 faut convenir, au surplus, que cette manière de répéter la face
antérieure du chapiteau ionique sur la face latérale, bien que justifiée
par la nécessité, a quelque chose de disgracieux et de forcé. Aussi l'archi-
tecte du Parthénon, Ictinus, quand il éleva le temple ionique d'Apollon
Epicurius à Phigalie, eut-il l'idée de supprimer les coussinets et de
donner au chapiteau quatre volutes d'une égale saillie. C'est ce que
o
UO GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Michel-Ange fut le premier à faire parmi les modernes, en reprenant ou
plutôt en réinventant la combinaison d'Iclinus, car il ne connaissait pas
plus les temples du Péloponèse que Palladio n'a connu ceux de l'Altique.
Depuis, l'archilecle Vicentin Scamozzi attacha son nom à l'innovation
de Michel- Ange qui consistait, disons-nous, à mettre des volutes aux
quatre angles du chapiteau ionique en prenant pour axes les diagonales
du tailloir.
Cependant, comme le mieux est souvent l'ennemi du bien, Ictinus
et après lui Michel-Ange, pour éviter un inconvénient, tombèrent dans
un autre, qui me semble pire. Ils enlevèrent à l'ordre ionique son
caractère féminin et délicat, ce caractère dont la plus vive expression
était justement dans le coussinet roulé en spirale et interposé comme
un doux oreiller entre le fût de la colonne et l'architrave. Cet oreiller,
placé sur la tête de la colonne, est une sorte de métaphore en marbre
indiquant l'absence de tout froissement entre le support et la partie
supportée, et convient à la demeure d'une divinité aimable, dans laquelle
doivent être adoucies les formes sévères de l'ordre dorique et de son rude
entablement.
Ces observations, un architecte aussi avisé que Palladio aurait pu et
dû les faire; il ne les fit point, et il donna deux faces semblables au
chapiteau de ses colonnes ioniques de Masère, alors qu'il aurait pu se
passer d'en agir ainsi, puisque ces colonnes étant engagées dans le mur
n'avaient point à se raccorder avec des colonnes latérales.
Quoi qu'il en soit, il était naturel que Palladio apportât un soin tout
particulier aux plans d'un édifice construit pour Daniele Barbaro, qui a
été un des plus savants commentateurs de Vitruve. Il y mit en effet
beaucoup d'attention. Connaissant les rapports intimes qui existent entre
l'architecture et la musique, il choisit pour ses hauteurs, ses longueurs
et ses largeurs des proportions harmoniques.
La distribution intérieure du rez-de-chaussée est celle-ci : une salle
à croix, quatre grandes chambres, une relativement petite, deux cabi-
nets, une salle et deux escaliers. A ces pièces il faut ajouter celles, au
nombre de six, qui sont bâties derrière les loges en arcades rustiques,
lesquelles s'étendent à droite et à gauche de l'avant-corps. L'étage
supérieur est divisé de ia même manière et comporte le même nombre
de pièces, parmi fesquelies quatre chambres carrées pour les amis. La
longueur des grandes chambres approche de deux largeurs; elle est de
20 sur 12, ou, si l'on veut, comme 5 est à 3 (ce rapport répond à l'inter-
valle que les musiciens appellent sixte majeure). La hauteur des grandes
chambres est prise avec la moyenne proportionnelle harmonique, ce qui
LES FRESQUES DE VERONESE. Ul
porte cette hauteur à 15; car les trois nombres 12, 15, 20 sont en pro-
portion harmonique, le premier, 12, étant au troisième, 20, comme la
différence de 15 à 12, qui est 3, est à la différence de 15 à 20, qui est 5,
La hauteur de la petite salle qui approche du carré surpasse d'un
tiers sa largeur ; elle est de 24 sur 18. C'est le rapport de 3 à 4 qui est
une consonnance parfaite en musique, celle de la quarte. Ces mesures,
au surplus, sont celles que Palladio a cotées lui-même dans ses plans
de Masère; mais je dois dire qu'elles ont été légèrement modifiées à
l'exécution. Ce qui était marqué 12, par exemple, est exécuté à 11, 7,
et toutes les autres mesures ont été augmentées ou diminuées d'une
fraction minime. Voici encore quelques observations qui me paraissent
intéressantes. Elles ont été faites par un architecte qui a passé sa vie à
étudier les ouvrages de Palladio ' :
« Les voûtes des grandes chambres sont formées d'une portion de
cercle qui est presque un troisième de la largeur. La hauteur de l'im-
poste est la onzième partie de celle de la chambre, en mesurant depuis le
plancher jusqu'au sommet; les voûtes des chambres moyennes sont d'un
demi-cercle, la hauteur de l'imposte est une dixième partie, l'imposte
comprise. 11 est à réfléchir que ces différentes impostes n'ont que le peu
de saillie qu'il faut pour une façade ornée en bas-relief. La hauteur de
la salle est une largeur et demi ; sa proportion est comme 2 à 3, ce qui
vaut autant qu'une quinte. L'imposte est une corniche architravée dont
la hauteur est une des onzièmes parties et demi, depuis le plancher
jusqu'au sommet. Sa voûte est un demi-cercle. Les portes intérieures de
l'étage supérieur sont hautes de deux largeurs, moins la cinquième
partie, et les piédroits ont un cinquième de l'ouverture de ces portes,
qui sont ornées de frontons taillés en sculpture. Leur proportion n'est
pas toujours égale. .
« La façade dont la proportion est de 3 à 2, c'est-à-dire une quinte,
est ornée d'un ordre ionique de quatre colonnes engagées dont le dia-
mètre est de deux pieds sept pouces et demi, et la hauteur est de huit
diamètres et demi. Palladio a fourni dans la proportion de la porte
principale du bâtiment, qui conduit au premier étage (le rez-de-chaus-
sée), un exemple tout nouveau aux architectes; elle est haute d'une lar-
geur et deux tiers. Les fenêtres, placées au-dessus de l'autre, semblent
trop voisines, attendu que les ornements des premières touchent presque
à l'ouverture des secondes, ce qui me fait supposer que Palladio n'a pas
1 . Octave Bertoldi Scamozzi dans son livre intitulé les BâCimens et Desseins
d'André Palladio, ouvrage divisé en 4 volumes avec planches. Vicence,MDCCXCVL
1Zi2
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
été le seul architecte de cette maison, et qu'un autre y a aussi mis la
main. L'harmonie que l'on remarque constamment dans les distribu-
tions extérieures et intérieures de ses autres bâtiments autorise peut-être
des doutes que j'ai fondés sur les observations que, depuis tant d'an-
nées, je fais sur les ouvrages de ce célèbre architecte.
« Je crois devoir avertir que toute cette maison est bâtie en briques,
comme le sont les ornements, c'est à dire les chapiteaux, les statues,
les feuillages, les festons et jusqu'aux piédroits des portes et des
fenêtres. Peut-être que Palladio a été obligé d'employer la plastique
pour suppléer au défaut des pierres de taille. »
CHARLES BLAXC.
LE PORTRAIT DE DOM GUERANGER
ABBK DE SOLESMES
PAR M. GAILLARD
A quelque opinion que l'on appartienne, et
malgré que l'on fasse volontiers intervenir les
questions de partis dans les questions de per-
sonnes, on sera obligé de reconnaître que l'Abbé
de Solesmes est une des hautes et curieuses
figures de ce temps-ci. Il eût été profondément
regrettable qu'un souvenir tangible, et en quel-
que sorte vivant, de sa personne ne fût pas con-
servé. Dom Guéranger , comme ses illustres
parents Bossuet et Fénelon, devait revivre sous le burin inspiré d'un
graveur. Les Pères de Solesmes ont eu l'heureuse pensée de s'adresser
au talent jeune, personnel, ardent et passionnément chercheur de
M. Gaillard. Us ne pouvaient mieux choisir, et ils se sont véritablement
honorés en choisissant ainsi. L'auteur du Comte de Chambord, de
Pie IX, de \ Homme à l'œillet et de la Tête de cire, avait seul peut-
être les qualités multiples qui lui permissent d'attaquer avec succès cette
tête puissante de soldat chrétien, de grand serviteur de l'Église, et de
lutter avec toutes les difficultés qu'elle présentait. C'est le résultat de
cette âpre lutte de l'artiste que nous soumettons aujourd'hui au juge-
ment de notre public. La Gazette s'intéressait d'avance à cette œuvre
nouvelle de M. Gaillard ; elle n'a rien négligé pour en assurer la primeur
à ses lecteurs. Elle a, du reste, été favorisée dans son désir par les
Pères de Solesmes, auxquels elle s'empresse d'adresser ses plus chaleu-
reux remercîments.
Nous nous permettrons de dire quelques mots, — trop brefs, à notre
1/,4 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
gré, — et (le la gravure et de l'homme considérable dont elle est des-
tinée à répandre le souvenir.
L'homme, nous l'avons dans ses écrits et dans le témoignage de
ceux qui l'ont connu; nous l'avons dans l'éloquente oraison funèbre que
prononça l'évêque de Poitiers, peu de mois après sa mort, le h mars 1875,
Nous le trouvons aussi dans le rôle de premier plan qu'il a tenu au
milieu des dernières secousses religieuses. Et l'homme se dédouble
de la façon la plus particulière, ou plutôt il apparaît comme la réunion
très-rare et très-individuelle de vertus opposées et presque contradic-
toires. Il y a l'homme des écrits théologiques et critiques des Institu-
tions liturgiques et de l'Essai sur le naturalisme contemporain : c'est le
docteur impeccable, l'athlète au service de la foi, le bénédictin austère
et surtout le polémiste redouté, allant sans dévier dans ses convictions,
et pour les défendre, ne dédaignant pas de prendre les armes du jour-
naliste. En même temps, il y a l'homme de l'onction exquise, de la
tendresse inelTable et douce, plein de mansuétude et de charité dans les
relations intimes et journalières, d'esprit égal, point mélancolique, et
même relevé de finesse caustique dans la conversation : c'est l'homme
qui a su se faire adorer, au moins autant que vénérer, de tous ceux qui
l'ont approché ; c'est l'écrivain de X Année liturgique et de l'Histoire de
sainte Cécile.
M. Gaillard s'est arrêté au premier comme étant davantage dans le
domaine de l'histoire, comme étant celui qui devait vivre et comme
étant celui qui répondait à l'idée la plus généralement connue de son
caractère; il a préféré l'homme d'énergie à l'homme de tendresse. Quel-
ques amis de l'artiste s'en sont étonnés au premier abord, et ceux qui
avaient été les compagnons spirituels du père abbé, les moines de
Solesmes, en ont été surpris un instant. Pour noire part, nous n'hési-
tons pas à dire que M, Gaillard a bien fait. Au point de vue qui nous
touche avant tout, il est certain que sa gravure y a gagné en force et en
synthèse. 11 n'a peut-être pas toujours pensé ainsi, car il a fait à Solesmes,
du vivant même de Dom Guéranger, un dessin à la mine de plomb,
très-creusé, très-vivant, qui tendait à une interprétation un peu oppo-
sée. C'est d'ailleurs une des caractéristiques les plus honorables du
talent de M. Gaillard que cette recherche hésitante du premier tra-
vail. Il pousse même cette recherche dans les plus petits détails. Nous
nous souvenons d'un premier état de sa planche où le fond, sombre,
était d'un travail calme, uniforme, à la façon des fonds de Nanteuil ;
nous en avons vu un autre qui était clair et presque blanc. Il s'est fixé
à un fond intermédiau-e, plus vibrant et de qualité plus expressive;
LE PORTRAIT DE DOM GUÉRANGER. 145
c'est C( lui de l'état que nous publions. Là encore, il nous semble avoir
vu juste. II donne au visage toute sa valeur et contribue à l'effet.
Le visage est la partie essentielle dans toutes les planches de M. Gail-
lard. Ici il a pris une importance extrême. Dans son rapport de dimen-
sion avec le champ de gravure, il est même plus grand que d'habitude,
comme pour marquer que chez le moine la partie agissante est le cer-
veau. Il avait, en outre, affaire à un modèle dont la construction était
remarquablement puissante.
Il l'a pris tel qu'il l'a connu, c'est-à-dire à la fin de sa carrière et
marqué parle poids des années et les fatigues de l'âme : Dom Guéranger
est mort dans les derniers mois de 187i, à l'âge de soixante-dix ans. A ce
moment, chez un penseur austère tel que lui, les traits prennent leur
accent suprême ; le flambeau de la vie sur le point de s'éteindre semble
y jeter des lueurs plus vives.
Tous ceux qui ont vu l'Abbé de Solesmes se plaisent à rappeler l'in-
tensité de vie et d'expression qui animait précisément tout son visage.
L'œil avait un éclat extraordinaire auquel nul ne savait résister, soit qu'il
exprimât la plus suave bonté ou l'autorité la plus impérieuse. Tel nous
le montre bien la gravure, vivant et prêt à parler. Les plus indifférents
seront même frappés du caractère de vie que l'artiste a su conserver à
toute la figure. C'est dans ce sens qu'excelle le talent de M. Gaillard.
Personne ne possède au même degré ce don, qui tient à un développe-
ment extrême du sentiment d'observation. On a bien souvent remarqué
que M. Gaillard se rapprochait par certains côtés des grands artistes du
XV" siècle, maîtres si profonds dans l'art de rendre la figure humaine.
Cela est vrai, et sa gravure a parfois l'aspect d'une délicate et solide
peinture. Quant à sa peinture elle a pris dès l'origine pour modèle l'art
de cette époque. Mais, ajoutons bien vite, ceci n'exclut pas un style très-
moderne et très-individuel, qui est le sien et rien que le sien.
De tous les portraits gravés par M. Gaillai'd celui de Dom Guéranger
est, à notre avis, celui où sa manière propre est le mieux accusée. Une
certaine facture martelée, sous laquelle vibre, comme une sorte de ma-
quette, l'esquisse à l'eau-forte pure, — facture que nous avons vu poindre
dans le Comte de Chambord, s'affirmer peu à peu dans le Pie IX, dans
le Crépuscule et dans tous les dessins, si étonnants, qui illustrent le
Michel-Ange sculpteur, — prend ici tout son développement. Elle peut
ne pas plaire, mais on ne saurait lui refuser d'aller plus loin qu'aucune
autre dans le rendu du modelé; il s'agit seulement de n'y point chercher
ce que l'on est habitué à trouver dans certains travaux proprets et
académiques.
XVUI. 2' PÉRIODE. j|9
U6 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Regardez cette tête qui émerge en pleine lumière du froc sombre
du moine. Combien, en ce qui nous touche particulièrement, n'est-elle
pas intéressante à étudier! Quelle curieuse œuvre d'art expressif!
Regardez ce front, que rehausse l'éclat velouté de la petite calotte noire
et qu'encadre comme un duvet de cygne les mèches de cheveux blancs ;
suivez-en avec attention les mille inflexions. Ne paraît-il pas que le
graveur y ait porté le coup d'oeil attentif d'un phrénologue? Quelle
structure intérieure prodigieusement fière et délicate ! Les tempes sur-
tout sont inouïes. Regardez ce nez frémissant, irrégulier, spirituel, avec
sa narine droite plus relevée que la gauche, ces joues fortes et vastes,
ce menton taillé dans le marbre, et cette bouche mince, à demi rail-
leuse, dont le sourire étrange semble un carquois chargé de traits acérés.
Celte bouche est terrible; elle nous rappelle celle du portrait d'homme
d'Antonello de Messine, qui est au Louvre, ou celle de Durer dans son
portrait de la Pinacothèque de Munich. Quant aux yeux, ils sont inou-
bliables ; c'est la lumière de l'œuvre. Ils sont embrasés de vie et d'intel-
ligence; ils brillent comme des diamants. On remarquera la façon
imprévue dont la pupille est dessinée. Elle a des stries rayonnantes et
se dilate comme l'œil du fauve. Nous ne connaissons pas en gravure un
œil de cette force et de cette étrangeté; c'est le regard qui poursuit et
s'incruste. S'il y a exagération sur la nature, elle serait trop visible
pour ne pas être voulue.
Ces yeux, ce front, ce nez et cette bouche, qui étaient des domi-
nantes dans l'Abbé de Solesmes, sont aussi des dominantes dans la gra-
vure et la mettent au rang des œuvres qui durent. Si le nom de
Dom Guéranger est indissolublement lié à celui de Solesmes, si même il
ne fait qu'un avec l'antique abbaye qu'il a restaurée et fait revivre en
môme temps qu'il restaurait et faisait revivre l'ordre de Saint-Benoît en
France, celui de M. Gaillard entrera avec Dom Guéranger dans son
patrimoine d'art, à côté de tous les nobles trésors qui sont l'ornement
de son église, à côté de ses belles stalles du xvr siècle et de ses mer-
veilleuses chapelles que la Renaissance a remplies d'un monde de
statues. Rien en ce genre d'aussi important ne s'est conservé sur notre
sol. Les sculptures de Solesmes méritent que la Gazelle s'en occupe un
jour; nous retrouverons alors avec elles la grande figure de Dom Gué-
ranger.
LOUIS GONSE.
I PIOSPEE GUEl
ABBÉ: DE SOLESMES
Itno Ch Chardon ainc-
EXPOSITION UNIVERSELLE
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE'
ALLEMAGNE (sUITe).
'histoire de l'art dans l'Allemagne du
Sud, depuis vingt ans, n'est autre que
l'histoire de l'école de Piloty, disait,
dans un livre récent, un critique alle-
mand distingué, M. de Leixner.
Donc, après avoir parlé de M. Piloty,
on doit s'occuper de ces coloristes du
Sud qui sont ses élèves ou qui ont vécu
dans l'atmosphère qu'il a créée à Munich,
et au nombre desquels j'avais oublié de mettre M. Boecklin et M. Ma-
tejko.
M. Auguste Kaulbach procède des Hollandais; il a des tons très-dis-
tingués, la facture habile, solide et légère. 11 aime à habiller ses per-
sonnages de costumes anciens; c'est ainsi qu'il a fait de M"' Gédon et de
son fils une reine et un jeune prince qui semblent avoir souffert de
quelque malheur. On verra prochainement le remarquable dessin que
nous en a envoyé l'artiste et qu'on grave en ce moment. Son très-joli
tableau intitulé Rêveries représente une jeune femme de Terburg jouant
du luth. Le peintre a un sentiment d'élégance, de charme et beaucoup
de goût. Il se plaît à représenter les femmes. Je serais curieux de savoir
quel effet produirait sur son gracieux talent l'essai de les habiller de leurs
bourgeoises robes modernes, et s'il se tirerait alors aussi bien du féminin.
M. Zûgel est un homme de beaucoup de talent, à la peinture très-
vive, très-fine, très-spirituelle, de lumières un peu égales et dispersées
cependant, mais à notes chantantes, joyeuses, tendrement fraîches et
1. Voir Gazette des Beaux-arts, 2' période, t. XVIII, p. 80.
U8 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
vibrantes, un tempérament non sans analogie avec celui de quelques
aquarellistes anglais, et imbibé d'on ne sait quoi d'Isabey. 11 y a un
peintre dans ces petites toiles de bergers et d'animaux.
Les Enchères, de M. Hugo Kanllniarm, plus amorties, sont aussi d'un
homme spirituel, fin, mais qui aurait besoin de réveiller par une viva-
cité de tons plus mordante les peiits personnages qu'il a si bien mis dans
leur mouveinent.
De beaux verts foncés, une singularité d'aspect intéressante, un
ressouvenir peut-être archaïque distinguent le paysage de M. de Schen-
nis, un jeune peintre qui me paraît très- hardi et qui ne ressemblera pas
à tout le njonde (voir le dessin dans notre premier article).
Les Bouliers, de M. le professeur Guillaume Dieiz, sont de vigou-
reuse tonalité, brune soutenue de noir, de touche saillante, spirituelle,
d'enveloppe fine. Les petits personnages du fond, dans Son Excellence en
voyage, sont fort jolis. Ses tableaux pourraient être signés par un Belge
ou un Français. M. Brandt, qui, l'année dernière, au Salon, nous rappe-
lait Pettenkofi'en, se rattache à Fromentin par ses Cosaques de l'Ukraine
chevauchant dans la steppe ver(e, dont le ton prend aussi la qualité
ferme, mate, appuyée, qui indique des fréquentations avec la peinture de
Belgique. On n'y trouve pas les sonorités mélodieuses qu'a eues Fromen-
tin, et les valeurs de lumière s'y dispersent de façon trop égale, mais
M. Brandt possède un sens de peintre lui aussi.
11 est curieux de voir comment chez beaucoup de ces artistes l'analo-
gie se fait avec les nôtres et avec ceux de Bruxelles. Le Souvenir de
M. Keller rentre dans la même série, et tout le fond de son appartement
est d'une pâte bien maniée, d'une tonalité forte. La figure de femme
qui occupe cet intérieur est un peu hésitante. 11 a été l'élève de
M. Ramberg, dont on peut voir, non loin du sien, un tableau qui à son
tour est un souvenir de l'art hollandais, mais un souvenir un peu
refroidi, bien que dans une harmonie grise et délicate.
Les Allemands n'ont pas comme nous un seul grand foyer d'art, un
seul monde artistique ; ils ont des centres divisés et amoindris : Munich,
Berlin, Dusseldorf, Weimar et Carlsruhe; mais c'est surtout dans les
trois premières villes qu'un esprit de rivalité porte les artistes à cher-
cher des routes différentes, ou à se répliquer sur le même terrain.
La réponse coloriste de Berlin à Munich , nous la trouverons dans
l'intérieur que M. Gussow intitule avec raison Nature morte, un tableau
fort coloré et fort bien coloré, d'une belle harmonie chaude et vigou-
reuse, largement traité dans sa petitesse, et avec le sentiment de la jus-
tesse et de l'mtensité du ton. Les mêmes qualités se retrouvent sur sa
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE.
149
toile Daiu l'atelier. Son portrait de Dame, en revanche, est ce que nous
appelons en France de la peinture vulgaire.
M. Conrad Becker représente aussi certaines tendances coloristes de
KIOUHE DK LA «FONDERlli» D ti M. MENZEL.
(Desjsin do l'artiste.)
Berlin, mais déjà considérées là-bas comme arriérées et fausses, tandis
que M. Gussow est à la têle du groupe de l'avenir. Chez M. Becker
s'aperçoit un mélange de Couture et de Cabanel, curieux au point de vue
des influences étrangères, mais sans intérêt, en effet, comme expression
personnelle.
150 GAZETTE DES BEAUX-ARTS,
La réponse de Dusseldorf à Munich sera donnée par M. de Boch-
mann, avec son Village esthonien et sa toile intitulée Devant l'église,
où s'étend une remarquable note brune et grise, d'un grand charme,
calme , plein d'ensemble , portant avec elle une forte impression ,
une vraie note de peintre. Par certains côtés, M. de Bochmann rappelle
Pettenkoffen, mais de façon plus aisée, plus sûre, plus forte. C'est un
homme qui fera parler de lui. De Dusseldorf également vient le Baptême
de l'enfant posthume de M. Cari Hoff, toile très-agréable où l'on croi-
rait voir les colorations de M, Knaus manœuvrées d'une brosse plus
large, portées à plus d'accent, et restant sous l'abri d'un goût gracieux
et joli. M. Hoff a beaucoup de réputation et exerce une certaine action
parmi le jeune Dusseldorf.
A la même ville appartient cet artiste grandement intéressant à qui
l'on doit le Crucifiement et la Cène : M. Gebhard. Farces deux tableaux,
il semble jeter un pont entre l'ancienne école moyen-âge des Veit et des
Bendemann et la nouvelle école tout imbibée de l'art hollandais. M. Geb-
hard est peut-être le plus Allemand de tous les peintres que nous
voyons au Champ de Mars. Il est cependant né en Russie, dans la pro-
vince frontière de Livonie, je crois, comme M. de Bochmann, parmi
cette population semi-germaine, semi-slave, où les tempéraments artis-
tiques ne semblent pas rares. M. Gebhard est élève de Cari Sohn, à qui
reviendra l'honneur d'avoir imprimé un mouvement particulier à travers
les variations de l'école de Dusseldorf.
Je laisse de côté le Crucifiement, œuvre froide, pour ne m'intéresser
qu'à la Cène. Nous sommes ici en face d'un sentiment caractéristique,
d'un élan protestant, car le lieu où se passe le festin chrétien est un
temple protestant, son revêtement en boiseries ne laisse point de doute.
Un esprit tout nouveau pour nous rayonne dans cette toile, extrêmement
remarquable.
Sous sa douce enveloppe de rousseur amortie, elle sent le Rembrandt
assoupi où le peintre verse avec précaution une dose légère de vénitien.
Tranquillement assis, presque sans gestes, douloureusement et pas-
sionnément attentifs aux paroles du jeune maître à la face pâle et lumi-
neuse qui fait un cours, se tiennent des professeurs et des étudiants alle-
mands à têtes intelligentes. Judas, en vêtement véronésien, s'en va sans
bruit. Sa figure exprime bien une sinistre méchanceté. J'ai rarement vu un
artiste trouver des poses aussi naïves, aussi simples, et rarement senti une
pareille saveur d'harmonie, de sentiment, une pareille exhalaison intellec-
tuelle s'élever d'un tableau. Des choses mortes pour nous depuis longtemps
sont révivifiées par ce nouvel esprit chrétien descendu dans la peinture.
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE. 151
Des qualités de même genre se retrouvent avec moins d'ampleur, et
dans le sens pittoresque pur plus encore que dans le sens intime, chez
M. de Hagn, qui a peint des prêtres travaillant à la Bibliothèque du
Vatican. M. de Hagn est pourtant de l'école de Munich.
Le docteur allemand reparaît encore dans la Fille de Jairus, de
M. Gabriel Max, et s'assoit, triste, simple d'attitude, au chevet de l'en-
fant qui n'est plus. Ce tableau est de couleur fade et désagréable, d'exé-
cution plate, mais on y retrouve de ce même sentiment recueilli qui
émeut avec douceur. La mouche sur le bras de l'enfant, qu'on a tant
reprochée à M. Max, ne me déplaît pas.' 11 y a là une sorte d'intention
énigmatique sur la vie ou la mort, et un trait de réalité mesquine mais
poignante qui, si on l'ôtait, selon le vœu des critiques qui raisonnent
trop sagement, refroidirait le sujet. La critique allemande aurait voulu
qu'on envoyât au Champ de Mars une autre œuvre de M. Max plutôt que
celle-là. Je ne suis pas de cet avis, et trouve que son tableau ne le dés-
honore point. Je le préfère à celui qu'il a dans la salle de l'Autriche, et
où la peinture malheureusement n'égale pas l'idée, qui est bien délicate
et attendrissante.
J'ai cité des portraitistes. Il en est de fort connus encore : M. Schra-
der, M. Gustave Richter, élève de Cogniet, et M. Graef qui lui res-
semble. M. Richter s'est donné le plaisir de se peindre avec un de ses
. enfants sur une toile, et de peindre sur une seconde toile sa femme qui
est une fille de Meyerbeer, et qui tient un autre enfant dans ses bras. Les
figures de M. Richter ont de la douceur, assez d'ampleur, et cependant
un caractère ordinaire et peu d'accent. Ces peintres ne sont pas unique-
ment portraitistes, mais l'exposition ne montre, de leur main, que des
portraits.
Comme l'exposition germanique a été organisée par une commission
qui s'est guidée d'une part sur l'espace dont elle pouvait disposer et de
l'autre sur le goiit moyen du public, et qui a pris dans les diverses col-
lections les œuvres qu'elle jugeait représenter ce goût moyen et fournir
un exemple du talent des principales célébrités ou notoriétés artis-
tiques, le Champ deMars, ai-je déjà dit, ne voit pas les diverses branches
ou écoles de l'art allemand dans leurs proportions relatives.
L'on pourrait croire, par exemple, que la peinture d'histoire, dont
les générations précédentes furent excédées, chaque artiste s'étant mis
dans la robe d'un docteur en philosophie et en droit comparé, déserte
l'art allemand et se confine, indignée mais inerte, au fond de quelques
ateliers renfrognés.
Le nu semblerait aussi devenu fort rare, en dehors de la peinture
152 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
monumentale. Si l'on s'en rapporte à l'histoire de M. Comizélius, il arri-
verait même aux peintres de se raviser et de rhabiller leurs figures
nues. Lorsque M. Cornizélius peignit sainte Elisabeth flagellée par son
confesseur, elle était nue ju.squ'à la ceinture; le confesseur frappait à
tour de bras. Des scrupules de convenance religieuse furent invoqués.
Le confesseur frappe toujours à tour de bras, mais la sainte ne montre
plus que le haut de ses épaules.
Une CalliKto, assez douce, un peu molle, de M. Schauss, et les Dis-
ciples de Platon, sur fond d'or, de M. Knillé, forment l'apport du nu
allemand. Le Luther de M. Thumann et le Saint Paul de M. Baur com-
plètent le lot de la peinture historique. M. Thumann, M. Schauss,
M. Cornizélius appartiennent au vieux jeu; M. Knillé et M. Baur entrent
dans le concert international de l'ait. Les Disciples de Platon, bien des-
sinés, savamment composés, pourraient venir d'un pinceau sérieux de
notre École des Beaux- Arts. Ils forment une importante composition des-
tinée à orner la bibliothèque de l'Université à Berlin. Nous en publierons
le dessin en fac-similé hors texte. Quant au Saint Paul, on pourrait le
mettre dans la barque qui porte M. Laurens et son heureuse fortune.
Les assimilations seraient nombreuses, en effet, si on voulait les
suivre une à une. Les scènes d'Orient de MM. Gentz et Seel semblent
sortir des ateliers de M. Bonnat ou de M. Guillaumet. La Banque popu-
laire en faillite de M. Bokelmann touche d'assez près au Saint Phi-
lippe du Roule de M. Bérand. La chasse de M. Gierymski fait penser
aux cavaliers de M. Goubie. Dans un Incendie au village de M. iNiku-
towski, telle figurinette porte une estampille pareille à celle de M. Vibert.
M. Riefstahl, avec ses confréries à Rome, ne s'écarte pas de M. Sautai
ou de M. Edmond Lebel. M. de Werner se rapproche beaucoup de
M. Firmin Girard. Nous retrouverions chez nous, ou en Belgique, la
Femme au ehat de M. Wiinnenberg. la Femme à V enfant de M. Amberg,
V Intérieur de M. Keller, et jusqu'à vingt autres.
De même que chez nous, on a là-bas du succès en peignant des
tableaux comiques contre les moines, ainsi que font MM. Meisel, Griitz-
ner, Michaël. D'autres, tels que M. Loeffiz ou M. Hagn, voient, au con-
traire, les cléricaux d'un œil bienveillant.
Les moutons de M. Brendel depuis longtemps fraternisent avec ceux
de M. Jacque. Les chevaux et les chiens de M. Steffeck, animalier célèbre
à Berlin, se rapprocheraient, au contraire, de ceux de M. Landseer.
Les Allemands ont le paysage un peu ennuyé, triste, menu, avec des
notes serrées mais contraintes. Le grand souffle ou le charme tendre de
la nature ne circulent point facilement dans leurs tableaux. Mais on
XVIII. — 2' PERIODE.
20
154 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
s'aperçoit qu'elle commence à les ébranler, et qu'avec leurs facultés de
sérieuse contemplation, ils finiront par se sentir à leur aise auprès d'elle,
et la traiteront avec cette familiarité caressante, enivrée, avec cet amour
attentif à toutes ses parures, à tous ses aspects, à tous ses caractères,
qui a valu à la France sa belle école de paysagistes.
M. Krôner, qui a commencé par être teinturier dans sa jeunesse, sera
certainement un des Christophe Colomb du paysage en Allemagne. Ses
sangliers dans la neige, ses cerfs dans les bois ou sur les montagnes
témoignent d'un art libre, d'une sensation vive, d'une coloration animée.
La place qui m'est mesurée au cordeau ne me permet que de citer
des noms : M. Lier et son élève M. Baïsch, qui ont le sens des clartés
du ciel; M. Schleich, qui est mort et qui était très-fin; M. Ducker,
M. Oeder, délicat; M. Munthe, M. Bracht, M. Gleichen-Russmann, M. Ir-
mer, qui tous sont en marche vers un sentiment juste, vrai, mais à qui il
faudrait plus d'élan, de hardiesse, d'émotion personnelle. Dans le vieux
style romantique, MM. Achenbach et M. Neubert luttent encore éner-
giquement, et comme les idées sont différentes entre nous et la critique
allemande, on les appelle là-bas des réalistes, c'est-à-dire qu'ils ont
représenté une étape de vérité relativement au paysage dit idéaliste.
Les paysagistes de l'empire d'Allemagne feront bien de regarder
attentivement ce qui se passe au fond de l'atelier autrichien de M, Albert
Zimmermann. Là, de même qu'à Munich sous l'impulsion de xM. Piloty,
paraissent s'enfanter des coloristes, des hommes d'accent individuel,
hardi, tels que MM. Jettel, Schindler, Ribarz, trop tourmentés peut-être
de recherches et de désirs nouveaux.
Comme une clôture d'enceinte qui envelopperait le cercle de l'art
allemand, vient enfin la fameuse série nationale des peintres de la vie
paysanne, de la petite vie.
Ici je crois remarquer qu'un sens très-intime, qu'une impression bien
pénétrante de l'intérieur tient les artistes; et je veux parler surtout de
la nature morte, des meubles, de la physionomie de la chambre, du lit,
du poêle, des carreaux ou du plancher, de la table, de la fenêtre, de la
porte. Les peintres d'outre-Rhin ont le daheùn, l'at home, très-prononcé
ce me semble. Aussi tous les fonds de ces tableaux de MM. Hildebrand,
Schloesser, Jordan, Defregger, Fagerlin, Gunther, etc., sont-ils plus
séduisants que leurs personnages, en général d'exécution un peu com-
mune dans son agrément ou sa sentimentalité.
L'enfant joue un grand rôle dans la sensibilité allemande. Le veuf ou
la veuve restés avec un enfant nouveau-né, les parents au chevet de l'en-
lant malade, le contraste de la naissance et de la mort, de l'enfance et
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE. <55
de la vieillesse, les fêtes des enfants, leurs exercices, leurs jeux, leurs
prières révèlent ce cœur paternel qui bat dans la poitrine germanique,
de même que l'image répétée de la veuve et du veuf révèle l'afTection
dans le mariage. L'effet vulgairement pittoresque qui se tire des costumes
et des mobiliers de paysans prend sa part dans l'ensemble.
Il faut remarquer ici que les peintres tyroliens, ou qui aiment le
Tyrol, ont un bien meilleur sens de la peinture que les autres. Ils sont,
il est vrai, de l'école Piloty, et c'est dans la salle autrichienne qu'on les
voit. Là se distinguent MM. Gabl, Kurzbauer et M. Defregger, dont les
toiles en Autriche me paraissent préférables à ses toiles en Allemagne,
De M. Meyerheim, dont on se rappelle entre autres le joli tableau
intitulé le Bouquiniste qui parut à notre Salon de 1870, on a exposé une
Baraque de foire très-amusante, très-colorée et très-observée.
La Leçon de gymnastique de M. Piltz, inspirée évidemment des
œuvres de M. Knaus, ne manque point d'esprit et de naturel, quoique
les enfants soient trop pareils et aient tous le défaut de loucher.
La figure d'artiste qui doit enfin couronner tout ce groupe est celle
de M. Knaus. Il a été l'un, des favoris du public français. Il a donné, ou
à peu près, à Dusseldorf, depuis trente ans au moins, le signal de l'affran-
chissement à la peinture qui voulait être coloriste et qui voulait se rafraî-
chir à la source naturelle de la réalité.
Les Funérailles, qu'il a envoyées au Champ de Mars, sont un char-
mant tableau, un des meilleurs qu'il ait jamais faits. Cette bande d'en-
fants qui chantent les psaumes sous la direction d'un vieux maître, à
demi insouciants et battant des pieds sur le sol pour se réchauffer par
un temps glacial; le cercueil que les porteurs, en costume noir spécial,
amènent par le petit escalier ; l'étroite cour de la maison, le drap noir sur
le brancard, le tout petit enfant ébahi, la neige sur les toits, tout vient
d'une nature d'artiste rare où la simplicité, la naïveté, l'esprit, l'obser-
vation, la tendresse, s'unissent doucement et gracieusement. La Fête
d'enfants de M. Knaus est pleine d'épisodes charmants. Son Conseil de
paysans montre })lus de peinture qu'il ne s'inquiète d'en avoir ordinai-
rement, et les physionomies y prennent un caractère plus affermi et plus
développé que partout ailleurs. Ses jeunes et vieux juifs sont d'allure
extrêmement gaie et railleuse. Cette exposition nous donne et l'ancien
Knaus et un nouveau Knaus qui veut pousser le modelé, appuyer davan-
tage sur les détails. Je préfère l'ancien, parce que la naïveté de l'exé-
cution, son abandon s'accorde mieux avec la grâce naïve ou la vivacité
aimable et spirituelle des sujets, si souvent incomparables chez lui.
Le dessin du maître, que nous publions avec cet article, représente
156 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
son tableau Une bonne a/faire, où l'un de ces petits juifs rit de tout
son cœur. Ce dessin est fort joli. Je ferai remarquer à ce propos que le
public allemand a une passion très-vive pour les figures rieuses. Je profite
aussi de l'occasion pour dire que le dessin de M. Leibl appartient à
M. Adolphe Ackermann, à Munich, et que son tableau les Paysans poli-
tiquant appartient à M. Stewart, le célèbre amateur.
En résumé, quelques artistes supérieurs, nombre d'hommes de
talent, voilà ce que nous voyons en Allemagne. Quelques attaches avec
les écoles d'il y a trente ans, un mouvement encore hésitant dans le
paysage, des tendances marquées à entrer dans le courant commun d'art
et de goût qui enveloppe toute l'Europe, de même que s'y étend un égal
niveau de civilisation, de même que les vêtements, les chemins de fer,
les industries , les institutions, les idées y tendent à une commune
allure; une école enfin, plus calme que la nôtre, et qui, si nous la
voyions tout entière, correspondrait en beaucoup de points à la nôtre,
voilà ce que nous montre l'art allemand. La leçon qu'on en tire est
que les grands peuples modernes ne peuvent guère plus prétendre à
se surpasser l'un l'autre dans le Kullfirkampf.
SUÈDE. — NORVÈGE. — DANEMARK. — RUSSIE.
Dans ces régions du Nord , nous nous trouvons en face des phéno-
mènes de la nature. La peinture y est tant soit peu météorologique. Des
montagnes rouges, des cascades vertes, des rochers bleus, des soleils
noirs, en un mot toutes sortes de dérangements, de renversements et de
bouleversements des choses y constituent un genre antipictural, anti-
harmonieux, qui trouble beaucoup les yeux et l'esprit, quoiqu'il puisse
enrichir de faits curieux un traité d'optique. Les phénomènes physiques
et géologiques ne sont pas propices à l'art, et, au lieu de vouloir étonner
et humilier les peintres des pays méridionaux par l'étalage de ces phé-
nomènes dont nous sommes heureusement privés, il vaudrait mieux faire
comme certains bons peintres suédois et norvégiens : venir en France
ou en Allemagne, et y étudier une lumière moins tourmentée dont les
accents pleins et larges sont faits pour le pinceau. Au moins, les peintres
danois prouvent-ils qu'ils sont une race sage, par leur goût pour les
douceurs du printemps et leur plaisir à chanter sa jeune verdure ou les
épais et calmes feuillages de l'été.
Il est vraiment curieux de contempler l'art dans ces petits pays : le
Danemark, la Suède, la Norvège, la Suisse. Dans les grandes nations, les
puissantes ressources d'une nombreuse et riche population, l'excitation
158 GAZETTE DES BEAUX-ARTS,
et le frottement prodigieux des esprits lancent la civilisation à grandes
enjambées; elle y distance de plus en plus la marche des petits pays.
Littérature et art ont, en ceux-ci, ce que nous appelons un air de pro-
vince; les petits peuples sont forcés de graviter autour des grands, de
s'appuyer sur eux, de se fondre avec eux, intellectuellement du moins,
s'ils veulent se maintenir à leur niveau. 11 y a soixante ou quatre-vingts
ans, les petits pays soutenaient mieux leur rang dans l'ensemble de
l'Europe. Le Danemark, entre autres, au début du siècle, par le peintre
Carstens et le sculpteur Thorwaldsen, galvanisait l'Allemagne, alors
morcelée et émiettée en petits groupes. Aujourd'hui, malgré de grands
efforts, le Danemark reste en arrière. Une excellente notice historique
accompagne le catalogue de ce pays et en explique avec modestie le rôle
artistique, mais oublie de dire que la guerre avec l'Allemagne a nui aux
destinées de l'art en Danemark. Par patriotisme, les Danois ne vont pas
dans les écoles allemandes. Par question d'argent ou de tempérament,
notre train de vie les éloigne de Paris, lis vont à Rome, ou bien ils
restent chez eux.
La Suède et la Norvège, au contraire, remplissent de leurs élèves
les ateliers de Paris et ceux d'Allemagne. Un certain dualisme entre les
deux contrées fait que les Suédois préfèrent en général la France, et les
Norvégiens l'Allemagne.
La peinture danoise est consciencieuse, détaillée, froide et sèche.
D'excellents sentiments intimes n'y demanderaient qu'à rencontrer le
sentiment de l'art pour produire des œuvres très-intéressantes. Les
Danois auraient besoin de voir, de suivre davantage les agitations, les
recherches, les procédés qui fermentent dans les grands pays.
Le vaste tableau de M. Bloch, le Roi prisonnier, est certes une
œuvre très-estimable. Le prince est affaissé et alangui dans son infor-
tune. Le vieux soldat, son compagnon, est plein d'un respect compatis-
sant. La table, les murs, les accessoires sont bien exécutés. L'œuvre est
au-dessus de la moyenne générale de l'Exposition universelle. Mais
aucun tempérament particulier d'artiste ne s'y révèle. C'est de la bonne
peinture d'homme instruit, intelligent, sensible même et distingué, qui
reste sur la lisière de l'art et n'ouvre pas de sentier dans la forêt.
Les paysages de feu Skovgaard ont le même genre de qualités
sérieuses un peu négatives, d'effort auquel manque l'étincelle. Dans le
tableau de M. Bâche , Après la clause au sanglier, il y a par moments
plus d'énergie, payée bientôt par des faiblesses. Des intérieurs de paysans
ou des salles de château, avec leurs fenêtres par où l'on voit les vertes
branches des arbres, sont fréquents. Toujours la lumière y est aigre, le
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE. 159
ton sans finesse, sans délicatesse ou sans vivacité. Je citerai comme les
meilleurs ceux de MVI. Exner, Dalsgaard, Helsteld, Jerndorf, puis la
Forge de M. Kroeyer où il y a de bonnes parties de dessin, et un effet
de foyer assez bon.
Dans les paysages, les peintres du Danemark aiment les eaux cou-
lant ou dormant sous les jeunes bois, dont les feuillages criblés de soleil
deviennent une voûte d'or verdâtre que reflète la rivière ou l'étang.
Quelques marines s'entremêlent avec ces dessous de bois. Les ciels et la
lumières y sont faibles, opaques ou métalliques. Parmi ces marines on
peut noter le Coucher de soleil en hiver de M. Kyhn et les Pêcheurs
norvégiens de M. Sôrensen. Enfin un peintre qui habite Rome, M. Lund,
a peint les loisirs de la Garde suisse au Vatican, avec une certaine
observation spirituelle.
Un esprit très-sain, de l'application, de la simplicité dans le senti-
ment, ne suffisent donc pas à donner à l'art danois un intérêt fort mar-
qué, mais je crois qu'il est bien près d'engendrer quelque création
brillante, et que le moindre frottement avec l'art anglais, allemand ou
français amènerait la flamme. On ne fait point de nu en Danemark ; on
n'en fait pas en Hollande. Ce sont des exceptions caractéristiques.
La Suède possède une école de paysagistes qui s'est formée en
France, et qui peint la terre française autant et plus que la terre sué-
doise. M. Wahlberg est le plus connu parmi nous, et ses œuvres à nos
Salons lui ont valu une foule de récompenses. Il a la réputation d'un
coloriste. Par un certain ragoût de tons souvent faux et aigres, il a le
don de plaire à beaucoup de gens. Il choisit des motifs qui font de l'effet,
et qu'il exécute de cette façon qu'on appelle appuyée. En général, les
peintres suédois se délectent à opposer des troncs blancs et rouges, des
taches jaunes et des taches rousses qui dansent et tressautent tout le
long de la toile, en lui donnant un faux air de coloration hardie et ori-
ginale. Cependant, en ce genre, M. Lindstrom est arrivé à plus de jus-
tesse que d'autres, et M. Bergh me paraît aussi plus vrai dans ses tona-
lités que M. Wahlberg.
M. Torna a abandonné ces systèmes, et il a envoyé un Paysage d'été
qui vaut beaucoup mieux. Cette peinture a de la simplicité vraie, de
l'unité, delà largeur; on y voit la compréhension des aspects plantureux
de la saison qu'elle représente. Mais les premiers plans s'y confondent
avec ceux qui leur succèdent, et c'est dommage. M. Gegerfeld a deux
paysages, dont l'un rappelle un peu M. Clays le Belge, et l'autre Dau-
bigny. C'est un talent déjà très-fait, mais qui a besoin de dégager
davantage sa personnalité. Un paysage à la note sincère, claire, grise
160 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
ravivée d'un vert fin, a été exposé par M. Lindmann, qui a dû, je le
soupçonne, regarder plus d'une fois comment s'y prend M. Damoye, un
de nos paysagistes.
L'œuvre qui domine l'exposition suédoise est la Paysanne de Picardie
que M. Salmson a peinte de tons très-fermes, très-francs. Cet artiste
étudie et travaille en France. Nous le connaissions déjà, et d'année en
année il avance à grands pas. Si les officiers qui rapportent le corps de
Charles XII le long d'un sentier à travers des rochers couverts de
neige, étaient d'une exécution moins lourde, ce tableau de M. Ceders-
trom, où ne manque point un côté dramatique, aurait pu tenir la tête des
envois suédois. M. Cederstrom travaille à Munich, comme M. Ilellquist
dont la Marguerite blafarde ne manque point non plus de sentiment.
Mais M. Hellquist s'est appliqué surtout dans ce tableau à nous donner
un échantillon de tous les bois du Nord, ce qui l'a entraîné à faire aussi
de son héroïne une sorte de planche.
En Norvège, quelques paysagistes se rattachent à l'école suédoise,
quelques autres sont plus directement français; d'autres encore suivent
M. Gude, qui se montre bien éteint dans la salle norvégienne, ou bien
M. André Achenbach. La tendance générale de la peinture est allemande ;
les peintres sont presque tous élèves de Munich ou de Dusseldorf, et
plusieurs ont aussi des tableaux dans la galerie de l'Allemagne. L'œuvre
principale est VAdam et Eve de M. Heyerdahl qui appartient à l'école
de Munich. Ce sont deux figures nues d'après nature , marchant à travers
un fond de vapeurs ou d'obscurités brumeuses. Le modelé en est très-
suivi, dans les colorations de l'école Piloty, d'un gris jaune relevé de
redets verdâtres: la peinture est assez personnelle, et l'aspect général a
quelque chose de sauvage, conçu dans un sentiment de réalité brutal,
qui contraste avec le mystère du fond sinistre, menaçant et incertain où
s'éloignent les deux exilés. Il y a de la force là dedans.
Un remarquable paysage de neige, de M. Miinthe, où le ciel est par-
ticulièrement bien traité, ce qui est rare dans les écoles du Nord, un
portrait de femme de M. Riisten, doux, lumineux, expressif dans son
vêtement noir, et les joyeusetés antimonacales de M. Lerche, sont la
fleur de cette école. Certaines notes curieuses jaillissent çà et là dans le
paysage, sans être soutenues par l'exécution. La grande ForH de sapins
de M. Millier témoigne d'un travail acharné, mais avec tout son déve-
loppement ne vaut pas une petite touche fraîche et fine dans une esquisse
leste. En somme, sauf par les tendances météorologiques, et sauf dans
l'attache spéciale qu'ont les Danois pour les scènes d'intérieur de leur
pays, point de peinture danoise, point de peinture suédoise ni norvé^-
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE.
161
gienne. Les artistes forts comme MM. Salmson, Heyerdahl, et les bons
paysagistes, sont des artistes que la France ou l'Allemagne peuvent
naturaliser.
En Russie, il y a une exubérance de défauts, mais une agitation
sous-pi t loresqiie ïort curieuse. Les peintres, comme les papillons qui
courent à la chandelle, se leurrent plus volontiers encore aux essais de
météorologie et de catoptrique prismatique. Un reste de mysticisme se
LA PKTB DE JKANNB, PAR M. ISRAELS.
(Croquis do l'artiste.)
joint à cette peinture aux flambeaux. Le monde slave est tantôt apa-
thique, tantôt tourmenté par une nervosité excessive. La peinture reflète
ces deux nuances du caractère national : ici terne, engourdie; là tout
agitée de crispations. Les Rembrandt de l'Ermitage sont la source où
s'abreuvent les jeunes gens, et qu'ils troublent par les coups d'un pinceau
pesant ou saccadé. Les artistes les plus forts, là aussi, MM. Siemiradsky,
Harlamof, de Bochmann, sortent des ateliers allemands ou français.
On peut dire qu'il n'y avait pas de peinture russe au commencement
du siècle. Notre mouvement romantique entraîna enfin le peintre Brûlof,
et quoiqu'il se ressentit de l'imitation de Delaroche, les Russes le consi-
XV m. — 2' PÉRIODE. 21
162 GAZETTE DES BEALX-AKTS.
dèrent comme le fondateur de leur art national. Briilof est mort en 1852.
Sa famille était d'origine française. Il a peint entre autres un tableau
intitulé les Derniers Jours de Pompai, qui fut exposé à notre Salon
de 1834 et qui a été gravé dans les Annales de Landon. Il a décoré de
ses peintures une partie de l'Église de Saint-Isaac, à Saint-Pétersbourg.
Il n'y a plus de disciples de Briilof, en Russie ; le dernier est M. Bron-
nikof, dont on peut voir au Champ-de-Mars quelques tableaux conçus
dans un sentiment mystique, avec une exécution creuse.
L'artiste qui a eu le plus d'influence sur le mouvement de la jeune
peinture russe estFédotof, peintre de genre, d'abord officier danslagarde
impériale, et que Briilof guida de ses conseils. Le nouveau paysage fit
ses premiers pas avec Chéderine et surtout avec Vorobiof, qui fut le
maître de M. Aïvazowsky. Presque tous les paysagistes actuels sont des
élèves de ces deux derniers artistes. Nombre de peintres russes ont étudié
aussi à Dusseldorf et à Munich. La plupart ont fréquenté l'atelier de
M. Achenbach. M. Siemiradsky est élève de M. Piloty et de M. Makart.
Moscou, Saint-Péterribourg et Varsovie sont les trois foyers d'études
et entretiennent des écoles que couronne l'Académie installée dans la capi-
tale. Une certaine rivalité règne entre les groupes sortis de ces écoles.
Moscou passe pour un centre de dessin. La couleur réside dans les deux
autres villes. Les Finlandais se tiennent à part et vont étudier en Suède
et en Allemagne. Depuis quelques années, un groupe indépendant s'est
formé en dehors de l'Académie et organise des expositions de ville en
ville. Un riche négociant de Moscpu, M. Paul Trétiakof, encourage ce
groupe, en achète les tableaux et a formé une galerie qu'il léguera à sa
ville natale et qu'il laisse libéralement visiter par le public.
C'est parmi ces peintres, que pour un moment j'appellerai l'école
Trétiakof, peintres des mœurs et des paysages nationaux, que se for-
mera certainement un art russe distingué et important.
Le monde artistique se recrute de tous les côtés. La noblesse lui a
donné MM. Klodt, Bogolioubof, Jacoby. M. Kramskoï est le fils d'un
cosaque; M. Chichkine le fils d'un paysan. MM. Aïvazowsky et Kouïndji
sont des Arméniens nestoriens, de cette race qui domine en Crimée.
On connaît bien, à Paris, le premier de ces deux artistes. Nous l'avons
décoré. Ses tableaux ressemblent à ceux de M. Gudin. C'est dans son
atelier que beaucoup de ses compatriotes ont appris à employer ces tons
agatisés à transparences vitreuses et irisées que, dans les autres pays,
on bannit maintenant avec soin de la peinture.
M. Kouïndji est, sans contredit, le plus curieux, le plus intéressant
des jeunes peintres de Russie. L'originalité nationale se sent chez lui
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE.
163
plus que chez tous les autres, et, s'il est lourdement étrange dans cer-
taines toiles, il est plus heureux ailleurs; son Steppe brûlé par le soleil,
cette habile et expressive modulation de tons jaunes, fins et nets est
d'un peintre, et son Paysage finlandais, bien que d'une coloration
opaque, a des harmonies inattendues qui ne sont point vulgaires. Le
Lointain boisé du baron KIodt révèle un sentiment délicat et une obser-
vation personnelle. 11 y a de la vigueur dans la Forêt neigeuse, ensan-
>^-:^
LES PADVRKS DE LA PLAOB, PAR M. ISRAELS.
(Croquis de rartiste. )
glantée par le soleil couchant, de M. Klever, dont se rapproche la forêt
rouge de M. Wolkof. Les Blés de M"* Junge sont un fort gentil paysage,
et le Pâturage finlandais de M. Linsholm y répond par sa note calme et
juste. M. Chichkine n'est pas très-sensible aux tons fins et distingués,
mais il y a une impression du silence et de la tristesse des forêts dans
ses toiles, où le terrain se développe nettement. Son ami, M. Kramskoï,
qui a peint son portrait, a exprimé avec une coloration sourde, mais avec
un accent assez ferme, le type slave dans le Portrait du comte Tolstoï,
écrivain connu. M. Pérof se rattache à ces deux artistes; son Oiseleur
et son Pêcheur à la ligne, oii les détails sont fort poussés, tirent leur
valeur, non du charme pittoresque, mais de leur dessin attentif.
164 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Un peintre mort tout jeune, Janson, élève de Benjamin Vautier, de
Dusseldorf, aurait fait la transition entre ces dessinateurs assez froids
et des coloristes un peu forcés. Il y a de la vivacité et des tons justes
dans ses Joueurs de cartes.
M. Maximof, avec son Dcrin qui arrive dans une noce de village,
et M. Répine, avec ses Ilalcurs de barque, cherchent le ton chaud, et
croient trop au rouge, devenu si banal ; mais il y a une certaine accen-
tuation, soit dans le type, soit dans le mouvement de leurs figures.
M. Becker est plus rassis et plus assis dans son Intérieur finlandais, qui
se ressent aussi de l'école allemande. Dans un grand tableau, représen-
tant Copernic entoura des honmics de son temps, M. Gerson, qui est
Polonais, imite un peu Matejko et rappelle très-directement M. Cari Bec-
ker, de Berlin. M. Bogolioubof, qui réussit plus ou moins ses effets
lumineux, a donné un aspect assez individuel à sa Vue de Nij'ni Nov-
gorod. J'ai parlé de M. de Bochmann, à propos de l'Allemagne. Il a
aussi, dans les salles russes, un très-beau tableau. M. Ilarlamof est
devenu Français : il manie largement de beaux tons, et ses figures
s'étalent carrément, d'un relief gras et fort; ce n'est pas en vain qu'il a
copié jadis la Leçon d'analomie de Rembrandt à la Haye.
Maintenant s'élève devant nous l'immense tableau de M. Siemiradsky
les Torches vivantes. D'abord pensionnaire de l'Académie de Saint-
Pétersbourg à Rome, l'artiste s'est fixé ensuite dans cette ville. On peut
lire distinctement dans sa toile les influences qu'il a subies. On y retrouve
les tonalités cuivrées de M. Makart, ses ombres souvent boueuses et
sans consistance, les brillants et les blancs de M. Piloty. Le sujet même
est une suite au Nôron incendiant Rome de celui-ci; un excellent sujet,
et qui pouvait être traité avec autrement de pathétique, d'énergie,
d'ensemble. M. Siemiradsky a regardé certainement ce que faisaient
à Rome nos grands prix, et il amalgame quelques-uns de leurs procédés
avec les procédés de Munich. Il a consulté les dernières révélations
de l'archéologie. L'elTort énorme que lui a demandé cette œuvre est
indiqué par les traces les plus visibles de fatigue, surtout vers la partie
droite de son tableau, celle où les chrétiens, dans leurs paniers, au haut
de poteaux trop minces, sont peut-être plus ridicules que touchants. Des
groupes remarquables el fort réussis sillonnent le tableau, si on les
cherche, et l'idée de cette population blasée, indifférente, où quelques
visages de femmes trahissent seuls de la stupeur mêlée de pitié, était
d'un esprit qui conçoit avec profondeur. Malheureusement l'intérêt se
disperse dans la multiplicité des personnages et dans la valeur égale
des tons. Les Torches vivantes ont failli être un des monuments de
166 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
l'Exposition ; mais, après avoir été surpris par leur dimension, on a été
étonné de n'en pas relirer une impression proportionnée à tant d'éten-
due. Ce n'est pas aux visages rasés des vieux Romains que les peintres
russes peuvent attacher leur avenir, mais aux barbes touffues de leurs
moujicks, et je crois à l'avenir pittoresque de la Russie.
HOLLANDE.
L'héritage de Gérard Dow et de Miéris, héritage mal entretenu, c'est
à dire l'exagération de la minutie, une facture pauvre dominèrent la
peinture hollandaise à la fin du xviii' siècle. Elle se traîna ensuite dans
l'imitation lourde et molle de notre école de l'Empire, puis fut à peine
touchée du bout de l'aile par notre romantisme; et, durant de longues
années, elle chercha péniblement à reconquérir le vieil esprit. Le contact
des Belges, qui reprenaient hardiment possession de l'art, lui fut enfin
précieux. De bonnes intentions, d'honnêtes tentatives l'agitèrent d'un peu
de frémissement. Le paysage, les scènes intimes dégagèrent un coin
de ce sentiment d'art engourdi, non éteint, qui couvait dans le tempé-
rament national. On s'est beaucoup moqué chez nous de Koeckkoeck
et de Van Schendel ; cependant, peu à peu devait se réveiller dans cer-
tains ateliers la chaleur assoupie. M. Blés pensa aux Téniers, mais se
rapprocha plutôt de Wilkie. Pieneman, le ptintre d'histoire, peignait en
élève de Gros, et quelques-uns de ses portraits, quelques-unes de ses
figures ne sont pas restés sans mérite. Nuijen, mort jeune, essaya de la
couleur à la française. M. Weissenbruch a tenté aussi quelques notes
colorées. Schelfhout, Bosboom, Taurel, Waldorp, Kuytenbrouwer, se don-
nèrent bien du mal. Mais tous, quoique chevaliers du Lion néerlandais
et de la Couronne de chêne , ne seront jamais bien recherchés dans les
galeries et les musées. Ils ont préparé toutefois le terrain qu'occupe une
nouvelle génération, fort supérieure en talents.
C'est par les exemples de l'école belge, c'est en allant aux expositions
françaises et anglaises, et en cherchant presque tout seuls le secret de
l'art, au bord de la mer, le long des digues et dans les canaux des
vieilles cités, que les Hollandais se sont retrouvés. La Haye et Bruxelles
sont les deux villes où se forment les peintres néerlandais, et attribuer
à M. Israëls une action sur les artistes de son pays, n'est point se tromper.
H n'y avait pas de peintres en Hollande, il y a trente ans. Aujourd'hui
c'est de nouveau un pays de peinture, où l'on est moins fort manœuvrier
qu'en Belgique, mais où des hommes, en étendant quelques couleurs
sur une toile, sans peine apparente, savent exprimer de profonds senti-
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE. 167
ments, de fortes impressions, de vives et délicates observations.
Le paysage, tour à tour avec son large sens mélancolique, ou avec
sa grasse et riche tranquillité, verse ses symphonies dans l'esprit des
artistes. Le hurlement de la mer dévorante de barques, son vent âpre
qui gémit longuement, ou son calme pareil à celui d'un pâturage ; les
pâturages, de leur côté, ondulés et frissonnant lentement comme une
mer qui se berce ; les vastes ciels nuageux qui nous entourent d'étendue,
de silence et de lumière voilée, impriment à l'art quelque chose d'ému,
qui le suit jusqu'au fond des intérieurs et jusque dans les rues. Mais
lorsqu'un rayon de soleil vient rire dans la chambre, réveiller les her-
bages ou danser sur l'écume des vagues, la peinture s'illumine et se fait
joyeuse, pleine d'entrain. Ici, quand on pose une touche, on pose une
sensation. Chez ceux en qui le sens du peintre est le mieux affiné, le gris
joue dans toutes ses variations moelleuses, douces ou aiguës, qu'échauf-
fent de beaux bleus discrets ou des verts bleuissants, et nulle part l'en-
semble de la tonalité n'est mené avec plus d'harmonie simple et juste.
Tout l'art hollandais, évidemment, n'en est pas là, et il ne suffit pas
d'être natif de Hollande et de peindre pour avoir ces vertus, mais je
parle d'une dizaine et peut-être d'une quinzaine d'artistes.
Voici par exemple M. Israëls, dont on ne semble pas soupçonner
chez nous toute la valeur. Son tableau Seule au monde est admirable de
sentiment et d'enveloppe. C'est une pauvre chambre obscure. Les ombres
de la mort l'ont envahie, et tout y flotte vague, sombre comme les pen-
sées de la malheureuse femme restée seule, qui pleure auprès du lit où
repose le compagnon, le soutien brisé de sa vie. Le jour est clair aux
carreaux de la fenêtre, mais les ténèbres du chagrin et du désespoir
entourent cette âme en détresse. Sur un tabouret vient d'être abandonnée
la Bible ouverte, mais que pouvait la Bible?... Ce tableau est peint
d'ombre et de douleur. Et les beaux tons tranquilles et la large manœuvre
et le concert parfait qu'il y a dans la Fête de Jeanne, où les enfants
regardent si dévotement la mère à l'air heureux et doux qui leur fait
des crêpes! Et comme plane un jour gris, une nature attristée, sur les
humbles Pauvres du village qui vont quêter assistance au bateau !
M. Israëls fait école dans son pays. On retrouve son inlluence dans le
Sois sage, de M. Mélis, aimable peinture qui n'a pas encore la force, la
souple justesse de celle du maître, mais où la vieille femme endormie
est une figure bien heureusement réussie. De plus loin, M. Verweer suit
aussi M. Israëls. Les œuvres de ce dernier sont très-recherchées en Angle-
terre, et elles correspondent, en effet, à quelques-unes des tendances
de la jeune école anglaise dont j'aurai à parler quand viendra le tour
168 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
de la Grande-Bretagne. Lorsqu'au sortir de l'atelier Pienenoan, M. Israëls
peignait des tableaux d'histoire, il était difficile de prévoir qu'il change-
rait de route, qu'il délaisserait les princes, les grands pour ne plus
s'occuper que des petits et de leur histoire intime, et qu'il acquen-ait
cette force et cette délicatesse de sentiment qui font de lui le chef et l'ini-
tiateur de la nouvelle génération artistique dens les Pays-Bas.
Nous voyons régulièrement venir à nos Salons M. Mauve et M. Maris,
dont j'ai expliqué l'année dernière la sensibilité, la simplicité ravissantes ;
M. Mesdag, qui de jour en jour devient un puissant artiste ; M. Henkes
si naïf, si fin ; M. Oyens si vif et de verve coloriste si franche et si natu-
relle. M. Mesdag a envoyé au Salon une magnifique marine, et M. Hen-
thes y montre un bien joli Coin de ville. J'aurais voulu parler plus lon-
guement de chacun d'eux, mais ce que j'ai dit du sentiment général de
l'art dans leur pays s'applique surtout à leurs œuvres. Le Champ de
Mars nous révèle, en outre, un homme très-original, M. Klinkenberg,
qui possède une coloration toute spéciale et dont il faut regarder les
vues de Delft et de Sneek. Les vrais et larges paysages de M. Roëlofs,
ceux de MM. Backhuyson, Metzelaar, Gabriel, Poggenbeck, de M"" Van
Bosse, de M. Apol, de Van Heemskerke Van Best; les figures des deux
MM. Ten Kate, les chats de M'"' Ronner, les fleurs de M"* Rosenboom, le
doux tableau d'intérieur de M"" Bisschop Swift, les scènes populaires
vénitiennes fermes, nettes, spirituelles, de M. Van Haanen, qu'on a tou-
jours remarquées à nos Salons, forment une exposition vraiment intéres-
sante. Avec ses trois millions d'habitants, la Hollande n'est plus, en art,
une simple province, mais elle semble être un rameau détaché d'un
grand pays et qui porte en lui un résumé de la sève, de la vitalité et le
feuillu de l'arbre tout entier. Après une longue éclipse de plus d'un
siècle, le ciel de l'art s'est éclairci de nouveau dans cette contrée, et c'est
une merveille de voir comme ses peintres ont su créer des expressions
bien indépendantes, ne se laissant pas opprimer par le pastiche de leurs
vieux maîtres, et se montrant plus libres peut-être que leurs voisins de
la Belgique. Et comme je n'ai pas assez de place à mon gré pour parler
de cette galerie de la Hollande, je veux, en finissant, le répéter : il y a
là dix tableaux qui témoignent d'un tempérament et de talents aussi indi-
viduels, aussi tranchés, et, sous bien des rapports, aussi remarquables
que quoi que ce soit qu'on puisse admirer ou signaler dans les plus grands
ensembles artistiques de l'Exposition. La floraison seulement n'y est pas
aussi abondante et plantureuse; simple afl"aire de lieues carrées.
DL'RANTY.
LE SALON DE 1878'.
(deuxième et dernier article)
II.
La peinture de portraits est susceptible
selon le mérite de ceux qui s'y adonnent,
d'être un art de nature supérieure, ou de de-
venir presque un métier facile. Si elle occupe
un espace aussi étendu dans les Salons annuels,
c'est qu'elle se laisse mettre à la portée de
bien des inexpériences, et qu'elle tolère les
talents médiocres. Le portrait exécuté par un
maître, et celui qu'un pinceau ignorant a tracé,
peuvent avoir tous les deux le mérite com-
mun de ressembler au modèle d'une façon
saisissante, mais ils sont éloignés l'un de
l'autre par toute la distance qui sépare une
effigie banale d'une œuvre d'art. Ici, les traits
sont servilement copiés, un à un pour ainsi
dire , puis fondus dans des colorations artifi-
cielles exemptes de transparence ou d'éclat;
là, au contraire, où la main du maître a passé,
ce n'est plus un portrait, c'est l'être représenté
qui apparaît, révélant sa vie intérieure, ses
sentiments, son caractère, et trahissant les
côtés généraux de sa nature ou de sa ma-
nière d'être.
Je crois que le plus grand portraitiste de notre temps est M. Donnât.
Personne plus que lui n'excelle à mettre en relief ses modèles sur la toile
et à les éclairer d'une lumière vive qui leur donne le solide éclat de la
1. Gazelle des Beaux-Arls, 2" période, t. XVIII, p. 63.
XVIII. — 2« PÉHIODE,
2Î
170 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
réalité. Sa manière robuste anime et vivifie. Ses portraits ne sont pas
des apparitions vues à travers un rêve; ils sont vivants et regardent. Je
sais bien qu'on a i-eproché à l'artiste l'uniformité de ses fonds lie de vin,
ou rouge sombre, qu'il emploie avec persévérance, mais je ne parle pas
ici de ses portraité considérés comme tableaux, je ne m'occupe que de
la représentation même du modèle. Et, à ce sujet, on pourrait faire une
remarque intéressante : c'est que tous les types ne conviennent pas indif-
féremment au tempérament du maître. Sa franchise, sa vigueur, la fierté
un peu mâle de sa facture, ne savent pas faire de concessions et
dédaignent de se modifier ou de s'adoucir. Ce ne sont pas là des qualités
banales, qu'on retrouve sans cesse quelle que soit la physionomie qui se
présente devant les pinceaux du peintre ; elles demandent pour se déve-
lopper des traits accusés, énergiques , des lignes fermes, des visages à
caractère et des figures expressives. Un talent aussi puissant interprétera
mieux une femme belle qu'une jolie femme; il comprendra mieux l'éclat
d'une beauté brune que les charmes délicats d'une blonde gracieuse.
On se gardera bien assurément de croire que j'ai pensé particulière-
ment au portrait de M"" la comtesse de F... en écrivant ces lignes.
Quoi que j'aie pu dire d'ailleurs, cette œuvre reste remarquable et pourrait
exciter l'envie de bien des peintres. Le modèle est vu de trois quarts,
vêtu d'une robe de jelours d'un ton noir magnifique , d'où sortent les
blancheurs fortes des bras et des épaules. La tête haute, le regard assuré
se présentent de face : je me demande s'il ne faut pas reprocher aux
lignes du cou d'être un peu droites, et de donner ainsi à la physionomie
un air impérieux qui ne semble pas naturel ? En outre , la coiffure, à
force d'être simple et serrée autour de la tête, n'est-elle pas d'un arran-
gement un peu dur? Mais que signifient ces critiques devant l'ampleur
et la perfection de l'ensemble, et devant la grande allure de la silhouette
générale? Je m'étendrais volontiers sur les mérites de cette toile, si je
n'avais à parler du magnifique portrait de M. de Montalivet. Ce portrait
peut prendre rang parmi les chefs-d'œuvre de M. Bonnat. Que les cri-
tiques — qui, comparant le présent au passé, ne perdent pas l'occasion
de mal parler de la peinture contemporaine — me disent si ce portrait
n'est pas digne des maîtres qu'ils vantent et que nous admirons? A
quelle époque vit-on un sentiment plus vrai de la réalité soutenu par
un respect plus profond de l'art élevé? M. de Montalivet est assis dans
son fauteuil de moleskine verte, la main gauche sur sa cuisse, l'autre
sur le bras du siège. Son habit bleu à boutons d'or, fermé sur sa poi-
trine, entoure le haut de son corps que les années ont légèrement voûté;
(juant à la tête, ornée de cheveux blancs, hàlée pour ainsi dLre par la
LE SALON DE 1878.
171
vieillesse, sillonnée de deux rides augustes, qui descendent du nez aux
coins de la bouche, elle est superbe, oui superbe, je le dis sans phrases.
Elle a cette beauté morale que donne la sérénité du grand âge et qui
PCRTKAIT DE M"»« LA COMTESSE L, DE L,, PAR M. T. DE UARB ( Croquis de l'artiste).
impose le respect. Je ne fais que signaler en passant la manière dont
sont dessinées et peintes ces mains déformées par la goutte, et qui sont
tellement vraies qu'elles impressionnent. Non, je n'avais pas tort de dire
en débutant que M. Bonnat marche à la tête des portraitistes contempo-
172 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
rains. Bien peu l'ont quelquefois égalé, aucun ne l'a jamais dépassé.
M. Cot, lui, est le peintre des élégances féminines ; j'imagine que la
consécration de la grâce est d'avoir son portrait exécuté par cet artiste.
D'ordinaire, il plaît ; mais ce mot n'est pas assez fort pour le portrait de
la baronne 0. de L. G... La couleur de l'ensemble se tient dans les
notes sombres et a une distinction extrême; sur un fond bleu dégradé
le corps se détache vu de profil ; les mains s'appuient sur le dossier d'un
fauteuil, tandis que le visage est tourné presque de face. Le dessin ferme
enveloppe sans défaillances les formes générales et a une largeur et une
précision réelles; je me sens disposé à préférer ce portrait à celui
de M"* la marquise 0. G... Ge dernier, en dépit du charme incontestable
qu'il doit au talent de son auteur, me pai ait être d'un modelé un peu
sec, exempt de franchise et de liberté; mais il y a des finesses de ton
agréables dans la robe de velours rouge garnie de fourrures.
En vérité, on a l'air de chercher un contraste en rapprochant M. RoU
de M. Got. Rien ne ressemble moins à la distinction du second que
l'énergie du premier. Ici, nous nous trouvons en présence d'un procédé
qui pèche par excès de largeur dans la touche et convient mieux à une
grande composition qu'à un portrait. Ln haine d'une exécution trop finie
ou trop minutieuse, M. RoU recherche une facture grosse qui me semble
moins naturelle et facile que laborieusement acquise. Il est incontestable
qu'il y a dans le Portrait de M. Jules Simon une puissance et une
ampleur peu communes. Vue à distance, la tête, très-bien éclairée, a du
relief. Quant à la composition même, elle est excellente par sa sobriété;
la pose naturelle ne suppose pas l'effort; mais si l'ensemble du visage est
ressemblant à ne se point méprendre sur l'identité du modèle, je repro-
cherai aux traits un peu rudes ou durement accusés de ne point repro-
duire cette finesse et cette bonhomie spirituelle dont est empreinte la
physionomie de l'homme d'État. Dans le Portrait de M'"" ***, l'imper-
fection du procédé s'exagère, ou plutôt le parti pris s'accentue. 11 est
évident que l'œuvre a été moins choyée : le pinceau semble trempé dans
de la boue coloriée; les lumières sont faites avec une application de pâte
déposée sur la toile, à l'endroit juste, je le veux bien, mais il est bon
que le faire ait parfois ses pudeurs et ne livre pas si ouvertement ses
secrets. M. Roll se doit à lui-même de corriger ses défauts pour ainsi
dire superficiels. 11 est de ceux sur lesquels on compte, et il aura peu à
faire pour réaliser les espérances que son talent permet de concevoir.
L'exécution laisse également un peu à désirer chez M. Renard; elle
trahit un pénible travail du pinceau. Dans la Mauvaise Nouvelle, qui peut
à la rigueur être rangée parmi les portraits, la touche rugueuse et comme
LE SALON DE 1878.
173
grenue donne comme un aspect gris aux chairs. En outre, la lumière,
venue probablement d'en haut, crée des effets difficiles à comprendre ;
mais l'œuvre se distingue par des qualités intimes de sentiment. Vio-
letla, du même artiste, est une charmante étude de tête de jeune fille.
Le visage doux, d'une grâce mélancolique, s'incline sous des cheveux
blonds que recouvre une mantille dont les plis retombent le long du cou,
souple comme la tige d'une fleur. Si les traits de cette frêle créature
intéressent l'artiste, sa beauté triste pourrait inspirer une élégie au poète.
On a ri, quelquefois à la légère, et souvent à tort, devant les toiles
DINEURS DE BETTERAVES, PAR M. SALMSON (C TOluiS dO l'artisto).
I
de M. Ribot. Cette année, les rieurs feront bien de se détourner de la
Mère Marieu et de la ComjHabilité. Ces deux œuvres sont magistrales.
L'artiste a consenti à sortir ces personnages de la grotte sombre où ils
étaient prisonniers; les voilà sur le seuil, et ils s'éclairent de demi-jour.
La Comptabilité est le portrait fantastique d'une vieille caissière en train
d'aligner des chiffres. Vue de profil, elle semble toute à son travail ; à en
juger par sa mine, je suppose que c'est moins une intendante conscien-
cieuse qu'une usurière âpre au gain. Mais que me font ses qualités
morales? fût-elle honnête, je réserverais quand même mes éloges pour
le peintre qui nous la présente. Il est étonnant, en effet, de voir comme
il la fait émerger de l'ombre environnante, comme les parties en relief
du visage s'éclairent, sans dureté ni contraste, grâce à d'insensibles
174 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
transitions qui sont des demi-teintes habiles et savantes. On ne peut
qu'admirer le modelage puissant de la joue tombante, des chairs défor-
mées et amollies, du cou vieilli dans les sillons duquel les ombres s'en-
gouffrent, tantôt discrètes et tantôt profondes. C'est le poème du modelé
par les noirs... — mais, pourquoi ces noirs, me direz-vous? — Allez le
demander à l'artiste, et tâchez en même temps d'apprendre à peindre
avec le pinceau magique qui évoque devant nous la Mûre Murieu. Cette
peinture, plus dégagée encore que la précédente de la manière de
M. Ribot, fait penser à l'œuvre d'un maître. Coiffée d'un bonnet de coton
retenu sur la tête par un ruban noir, la mère Marieu nous regarde de
face. Les yeux gris bleus ont cet éclat vif des yeux de paysans madrés,
et en même temps cette limpidité naturelle aux vieillards. Le visage éner-
gique, qui s'enlève sur des tons gris dégradés et posés en nuages, est
d'une vérité saisissante. Les chairs, çà et là tannées et comme durcies,
se colorent de cette teinte un peu rouge que donne le travail au grand
air, sous le soleil. Voilà à n'en point douter l'admirable copie d'un type
existant et vu; il est de ces physionomies particulières tellement accu-
sées qu'on ne peut les attribuer à l'imagination ou à la fantaisie.
Cette eiTeur dans la valeur des tons ne saurait être reprochée à
M. Mathey. Son portrait de M""" M... est une œuvre excellente. La jeune
femme, vêtue d'une robe de soie noire, coiffée d'un chapeau blanc, se
tient debout dans un salon bleu le long d'une porte qu'elle s'apprête à
ouvrir. Les chairs ne perdent rien de leur finesse dans cette harmonie
blanche. 11 y a des qualités de distinction vraiment remarquables dans
la couleur générale de cette toile oîi rien ne paraît sacrifié, ni la com-
position qui est naturelle, ni le dessin qui est scrupuleux, ni l'exécution
qui est telle, que le modèle ne paraît pas appliqué contre la muraille :
il se trouve dans l'air et peut à son aise se retourner ou se mouvoir. Le
second portrait du même artiste lui fait honneur également, mais je pré-
fère le premier,
M. de Mare a représenté M""' la comtesse L. de L... assise devant
un rideau jaune d'or et vêtue d'une robe qui ressemble à un costume de
fantaisie. Les manches ouvertes, doublées de soie cerise, s'étalent de
chaque côté du corps au milieu des flots légers d'une étoffe turque.
Joignez à cela une belle natte de cheveux noirs qui retombe sur l'épaule
à côté d'un collier de corail, et vous aurez une vague idée de ce portrait
original dont l'étincelant appareil a du charme et dont l'abondance des
détails ne nuit pas à l'expression de la figure.
Une bien jolie chose, c'est le petit portrait de M"'"***, par M. Jules
Lefebvre. L'œuvre, enlevée en quelques heures, a plus d'importance par
LE SALON DE 1878. 175
sa qualité même que par ses dimensions ; mais ce qui la distingue c'est
l'esprit avec lequel elle a été faite : elle a ce je ne sais quoi du premier
coup qui est si précieux, et qu'un travail de seconde main ne donne pas
toujours.
Je n'en veux pour exemple que le portrait de M. Crémieux par
M. Lecomte du Nouy. Nous sommes ici en présence d'efforts conscien-
cieux, assidus et très-dignes d'intérêt. L'on sent que le peintre n'a
ménagé ni sa peine ni son talent, qui est très-grand; mais le résultat
malheureusement est qu'il n'y a aucune largeur dans cette exécution oii
le pinceau a procédé par touches petites et mesquines. La pose peut être
naturelle , mais les vêtements, les chairs, tous les détails ont la raideur
du bois, et, de plus, l'animation et la vie manquent dans le visage.
Qu'il y a loin de cette rigidité froide au charme mystérieux de la
peinture de M. Hébert! C'est dans une demi-teinte molle, indéfinie et
vaporeuse qu'il nous montre ses portraits, je veux dire ses créations :
on dirait qu'une gaze légère .idéalise ses personnages en leur laissant
la ressemblance , mais en les débarrassant de la réalité de la vie. Cet
artiste ne copie pas ses modèles, il s'assimile l'insaisissable essence de
leur personnalité pour laisser sur la toile comme une pensée de ce qu'ils
sont, comme un souvenir de ce qu'ils auront été. Le portrait de
M'"" H... nous montre une jeune femme en robe blanche debout, et se
détachant sur un fond de verdure. La tête est dans la pénombre, mais la
lumière vient jouer sur les épaules nues et sur les bras qui sont superbes.
La robe descend, donnant sa note lumineuse , s'éclairant discrètement
des reflets de la soie et s'enjolivant des plis des dentelles légères. L'autre
portrait se tient tout entier dans les demi-teintes. C'est dans un bois
sombre, aux lueurs assourdies du crépuscule que M. Hébert a vu et peint
cette tête de femme coiffée d'un chapeau aux larges ailes. 11 faut être un
maître, en même temps qu'un poète pour baigner ainsi de vapeurs grises
et doucement bleuâtres un visage de femme, sans en atténuer la finesse
et sans en confondre les traits. Qu'on reproche à M. Hébert, si on en a
le courage, son parti pris d'idéaliser quand même, mais qui donc pour-
rait comme lui donner l'impression de l'impalpable et la vision des clartés
diaphanes et transparentes?
L'expression des sentiments que m'inspire l'art de M. Hébert ne doit
pas porter ombrage à M. Delaunay. La peinture de cet artiste, plus solide,
écrite pour ainsi dire d'une main ferme, a pour qualités principales et
supérieures la puissance et la consistance. M. G. C... est représenté sur
un fond brun rouge vu à mi-corps. Les traits accusés ont une animation
et un caractère très-personnels. Si j'avais un regret à exprimer, je dirais
176 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
que la tête ne ressort peut-être pas assez du cadre. Devant le portrait de
M'"' G. B..., au contraire, je ne puis formuler aucun reproche. Imaginez
une jeune femme en noir, assise dans un grand fauteuil, appuyée
contre le dossier droit et élevé. Des cheveux châtains et frisottants om-
bragent son front mélancolique au-dessous duquel deux grands yeux
s'ouvrent et regardent devant eux. Il y a un charme particulier dans ce
portrait d'une saveur étrange, et dans lequel un vague sentiment de tris-
tesse est rendu d'ime manière tellement intime et discrète, qu'il est plutôt
perçu par l'âme que vu par le regard du spectateur. L'impression que
produit cette œuvre ne s' efface pas dès qu'on s'en éloigne; elle est restée
fixée dans le souvenir; on a beau fermer les yeux, on voit apparaître,
comme une vision touchante, cette jeune veuve en deuil qui nous regarde.
Nous devons à M. Eugène Thirion un joli portrait de M"° Margue-
rite Q... La coloration en est riche et d'un éclat bien soutenu, quoique
révélant peut-être un excès de recherches. Je signale, en regrettant de
ne m'y arrêter plus longtemps, le portrait distingué de M"" M. B..., par
M. Toudouze ; celui de M"" ***, par M. Flameng; un excellent buste de
vieille femme dans la manière de M. Fantin-Latour, par M. Weber; un
beau portrait par M. Bouguereau ; un autre très-remarquable de M. Doucet
représentant M. R. Julian ; un autre encore exécuté par M. Paul Dubois,
avec cette facture grasse et lumineuse que l'on sait. M. Mengin, qui
paraît avoir le monopole des célébrités, a saisi avec talent, et d'une
manière frappante, la ressemblance de MM. Renan et Claude Bernard. Il
faut féliciter le général K... et M^Toteldes'être fait peindre par M. Cap-
devielle. Ces deux portraits, par la franchise et la largeur de leur exécu-
tion, aussi bien que par le relief de leur contour, tiennent une des pre-
mières places parmi les meilleurs du Salon. M. Cabanel est représenté
par deux portraits de femme, mais la critique n'a rien de nouveau à dire
devant ces toiles; la signature du peintre suffit à en faire l'éloge. 11 me
reste encore à parler de quatre petits portraits d'une valeur grande : les
deux premiers, d'une impression très-juste et d'une aisance qui révèle
l'artiste de race, sont dus à M. Tony Robert-Fleury. Le troisième est
celui de M. André Theuriet, par M. Bastien -Lepage. Les qualités du jeune
peintre s'y retrouvent, mais la finesse y semble comme un peu sèche et
quintessenciée, pour ainsi dire. Le quatrième, enfin, a été envoyé par
M. Ferdinand Gaillard, le graveur de Y Homme à l'œillet : c'est la tête d'un
jeune missionnaire récemment parti pour l'intérieur de l'Afrique. Le
visage, très en lumière, se relève dans une attitude de belle inspiration. Il
y a dans cette petite et modeste toile, indépendamment des qualités maté-
rielles qui sont très-personnelles, un sentiment élevé qui s'adresse à l'âme.
L*AMOUR BBRQER, PAU M. MAILLART ( DeSSÎD de l'artistj).
XVllI — 2" PÉRIODE.
23
178 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
III.
" La galerie des portraits parcourue, j'aborde la peinture dite de genre.
Avant de faire les subdivisions qui me seront indiquées par la valeur
et l'importance des ouvrages, je dois avouer que les limites qui la
séparent de la peinture de style ne me semblent pas très-clairement et
très-expressément définies. Pendant quelque temps je marcherai sur un
terrain neutre et commun à l'une ou à l'autre. Dès le premier pas je
rencontre le Harem, de M. Benjamin Constant. Un rayon de magni-
lîque soleil oriental pénètre dans la demeure oîi sont assises en rond les
sultanes mauresques. Reposant sur des coussins aux riches couleurs,
s' abandonnant à leurs poses molles et voluptueuses, elles écoutent les
accords que fait retentir, pour les distraire, un esclave demi-nu, à la
peau couleur de bronze. Çà et là chatoient près des tapis bigarrés, sur
les nattes lisses aux reflets argentés , des aiguières brillantes , des
étoffes d'or étincelantes et pailletées, des tambours de basque aux ron-
delles de cuivre; tout ce luxe oriental qui parle aux yeux et semble
créé pour séduire en éblouissant. M. Benjamin Constant recherche les
colorations éclatantes ; il faut le féliciter d'avoir réussi à les trouver,
et le remercier de nous en faire jouir. Je lui reprocherai cependant de
n'avoir pas assez accusé le type de ses femmes mauresques ; c'est avec
son imagination qu'il a peuplé son harem : l'étude d'après nature me
semble avoir été un peu légèrement traitée. L'autre tableau du même
artiste, La Soif : Prisonniers marocains, a le défaut de ne pas être très-
intelligible dans la mise en scène : on ne saisit pas tout d'abord le
rapport qui existe entre cet Arabe à cheval , impérieux , campé droit
sur sa selle, et la rangée de captifs à plat ventre sur le sol.
V Amour berger, de M. Maillart, est, cela va sans dire, une composi-
tion allégorique. Au bord d'une source vive, sous le feuillage, deux
figures d'amoureux sont enlacées; la jeune fille demi-nue est assise dans
une altitude de réserve, tandis que le jeune homme, étendu à ses côtés,
penche sa tête sur la poitrine de celle qu'il aime. Dans le fond, l'Amour
les regarde, debout, sous les grands arbres; puis l'horizon s'entr'ouvre
et, dans la lumière lointaine, apparaissent les troupeaux paissant en
liberté. Les lignes sont pures et correctes, l'ordonnance est bien dis-
posée, l'invention est élégante, les colorations sont à l'abri de la cri-
tique, mais il manque dans cette œuvre intéressante un peu de l'étin-
celle qui anime et réchauffe, un peu d'accent personnel.
Chez M. Ferdinand Humbert, il ne reste du feu des débuts qu'une
LE SALON DE 1878.
179
fumée bien mince. Ce peintre, qui, tout d'abord nous avait séduit par les
plus brillantes promesses, semble traverser une phase critique. Son Enlâ-
vement de Déjanire est une œuvre peu digne d'un artiste de celle valeur.
Il y a un sentiment dramatique très-bien exprimé dans le tableau de
M. J. Le Blant : la Mort du général d'Elbée. « On mil d'Elbée dam an
fauteuil et on le fusilla avec Duhoux, d'JIauterire et de Boissy; son parent
Wieland, qui avait rendu Noirmoutier à Charette, eut le même sort. »
C'est par un temps lugubre et noir, aux lueurs indécises du matin, que
EN ROUTE POUR LA PÊCHE, PAR M. SARGENT (CrOquiS dO l'artiStO).
le peloton d'exécution a fait son œuvre fatale. Les cinq cadavres sont
étendus dans la position où les a jetés la mort foudroyante. Puis le
silence et la solitude se sont faits autour d'eux. Dans le fond les soldats
s'éloignent; l'effet est saisissant.il faudra désormais suivre avec intérêt
M. Le Blant. J'imagine que voilà un talent qui s'affirme. Signalons enfin,
ne fut-ce que par un mot, une Marie Stuart, l'heureux début d'un jeune
peintre anglais, M. Herbert Sidney.
Les scènes de meurtre ne plaisent point à M. Feyen Perrin. La Mort
d'Orphée est une sanglante églogue plutôt qu'une bacchanale furieuse.
Sur le premier plan, Orphée est étendu non sans grâce, les épaules
recouvertes par un voile. Derrière, lesMénades dansent en chœur; entiè-
rement nues, leurs formes féminines se détachent sur le ciel embrasé de
l'automne. Le peintre, qui les colore, n'a vu dans ce trépas que la poétique
légende.
180 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Après Orphée, voici venir Anacréon. Je suis sûr que c'est lui qui a
inspiré à M. Jean Aubert la Leçon d'astronomie et Y Amour marchand de
miroirs. La première de ces jolies toiles représente un astronome qui,
assis sur un rocher, montre les cieux étoiles et se perd dans une disser-
tation savante pendant que ses deux élèves, un jeune homme et une
jeune fille, emploient, derrière lui, le temps moins à entendre la leçon
qu'à écouter leur cœur. Je ne veux pas rechercher si l'efTet de nuit est
rendu dans toute son intensité, je ne vois dans ce tableau que la grâce
unie à l'esprit. L'Amour marchand de miroirs est une composition d'une
blonde et fine couleur qui semble une illustration de l'Anthologie
grecque.
M. Henri Motte recherche tous les ans avec ardeur les sujets oîi il
peut faire preuve d'érudition. 11 s'essaye à la reconstitution des scènes
historiques de l'antiquité au point de vue exact et archéologique. Le
Passage du Rhône par l'armée d'Annihal est une étude de ce genre où il
nous montre, sur des radeaux maintenus à la surface de l'eau par des
outres gonflées, des éléphants cuirassés et portant des tours remplies de
guerriers. Ce tableau est curieux à regarder; il fait admirer l'invention
de son auteur, mais je crois que si M. Henri Motte veut un jour faire
partie de l'Institut, ce sera à l'Académie des inscriptions et belles-lettres
et non à l'Académie des beaux-arts qu'il devra présenter sa candi-
dature.
Ne faut-il pas avoir un peu le goût de l'étrange pour être tenté par
le sujet qu'a choisi M. Luc-Ollivier Merson? un loup féroce, la terreur
des environs, devenu un saint devant les fidèles par la grâce de Dieu !
Nous le voyons, sur la petite pjace d'Agubbio, se promener chargé
d'amulettes et de médailles bénies; il s'arrête à la boutique d'un boucher
qui lui offre gracieusement un lopin de viande, tandis qu'une femme et
une petite fille regardent, groupe charmant, mais rassuré à peine, la
scène dont elles sont les témoins. Dans le fond, un cavalier sur son
cheval se dresse et se demande inquiet ce qu'il doit penser de cette
promenade d'un fauve par la ville. Il y a des détails très-jolis dans ce
tableau. Mais un talent comme celui de M. Luc-Ollivier Merson doit-il
s'accommoder d'un succès secondaire? L'artiste a rapporté d'Italie cette
vue si pittoresque d'une ville ancienne conservée dans tout son carac-
tère; ne pouvait-il pas en faire le théâtre d'une action plus haute
comme expression artistique ?
C'est avec un regret plus grand encore que je vois M. Toudouze
quitter momentanément les hauteurs où il se tenait si bien. Pour nous
consoler, il est vrai, ou nous faire prendre patience, il nous donne une
LR SALON DE 187 8.
181
jolie toile de genre. Sa Plage a'Yport est une élude de plein air d'une
couleur fine et attrayante.
Malgré la foule qui se presse devant le tableau de M. Dagnan-Bouve-
UN PAS DE PORTE, EN SOLOGNE, PAR M. PAUL RENOUAKD (Croquis de rartiste..)
ret, il m'est impossible de ne pas déplorer les tendances de cet artiste,
car il appartient à l'école funeste pour laquelle l'exécution est tout.
On peint les plis d'une étoffe, le bouton d'un habit, la breloque d'un
182 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
gilet, le jabot d'une chemise avec plus de soin que les traits d'un
visage, le caractère d'une physionomie ou l'expression d'un sentiment.
Le tableau représentant Manon Lescaut est d'une facture sèche, raide,
et sans aucune largeur à force d'être soignée et serrée de près; la somme
d'habileté dépensée est étonnante, je le sais bien, mais cette qualité
devient un défaut quand elle n'est pas appuyée par d'autres : M. Da-
gnan, qui a peint avec tant de minutie la robe de Manon morte, a pensé
à peine à la douleur de Desgrieux ; on cherche en vain le cri du cœur
de l'amant désespéré.
Il serait injuste toutefois de faire peser sur M. Dagnan seul l'accu-
sation que je viens de formuler. Dans Tais, la courtisane, aux enfers,
M. Courtois suit une route parallèle qui conduit au même résultat. Mais
ce n'est pas tout : devant eux ou à côté d'eux, je vois d'autres talents
encore à discuter. Toute une pléiade d'artistes se lève qui, avec des pro-
ductions de genres divers mais de nature semblable, sont unis parles
mêmes principes, les mêmes errements, les mêmes points de vue. C'est
ime association où le talent semble un capital mis en commun, tant il est
général et partagé, et où la réputation et l'argent se touchent, pour ainsi
dire, par rentes fixes aux époques prévues... Je fais allusion ici aux
maîtres de cette peinture qui entretient avec la friperie un commerce si
intime qu'il suffit de deux ou trois jolis costumes pour faire un tableau.
Trouver des étoffes chatoyantes, les disposer avec goût, comme on arrange
les fleurs d'un bouquet, saisir une altitude qui soit en rapport avec la
manière d'être de ceux qui les portaient ou qui les portent, voilà le
principal; l'invention du sujet vient en seconde ligne ; quant à l'expres-
sion des têtes, on la cherchera de façon à ce que ces mannequins animés
n'aient pas l'air de manquer d'âme. Il est inutile de citer les noms com-
posant celte confédération nombreuse où des talents réels qui ne sont
pas à leur place coudoient des faiseurs habiles : celui-ci, — je ne prends
mes exemples que dans les premiers — donne tous les ans des Espa-
gnoles aux silhouettes pétillantes d'esprit, comme les arbres produisent
leurs fruits; celui-là s'acharne aux effets de nuit et reste en Egypte ou
à Jérusalem ; un autre peint des petits soldais à l'affût ou au bivouac;
un autre encore aime bien les costumes Louis \III el en orne de char-
mantes toiles ; un cinquième introduit dans des paysages des personnages
habillés de soie et de velours, et traite avec la même finesse le brin de
mousse de l'arbre, les yeux de la noble dame et la botte du gentilhomme,
si bien qu'il en résulte une confusion et un papillotement qui fait mal
aux yeux des spectateurs. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble
que ces favoris du jour vont commencer à ressentir les premières
LE SALON DE 1878.
183
atteintes de l'indifférence du public : celui-ci se lasse de ce qui l'avait
séduit dans l'attrait de la nouveauté. On peut aimer parfois à entendre
un sonnet, mais si tous les jours il fallait en lire plusieurs, on éprouve-
rait le besoin de changer pour un genre où la pratique tient moins
de place et oîi l'inspiration peut prendre son essor.
Pour nous ramener à un art qui comprend, étudie et aime la nature,
M. Duez est là. Je ne dissimulerai pas l'attrait qu'exerce sur moi cette
peinture sincère, d'un charme de couleur si distingué et si délicat. J'ai
toujours suivi avec un très-vif intérêt les travaux de ce peintre, jamais
je ne les ai trouvés insignifiants ou dépourvus de qualités indivi-
duelles; et pour ma part je m'avoue épris des deux tableaux qu'il a
LE ovÉ DU LAS-LAiiDiKS, PAR M, BABILLOT (Croquis do rartistc).
envoyés cette année au Salon. L'Accouchée représente, dans un jardin au
bord de la mer, une jeune femme vêtue de blanc étendue sur une chaise
longue dans l'appareil coquet de mise en pareille circonstance ; à quelques
pas d'elle une religieuse tient sur ses genoux le nouveau-né endormi
sous un voile dans sa pelisse aux longs plis tombants. Tout autour une
ligne de verdure court derrière laquelle se trouve la plage. Nous sommes
ici en plein air, non point dans cette atmosphère grise et lourde des
impressionnistes, mais dans le plein air diaphane de la nature ; il faut
voir comme les figures le respirent, comme elles en sont entourées et
baignées! La tonalité générale est sobre, mais que de richesse dans cette
sobriété même ! Il serait long de compter les différentes nuances de blanc
rangées les unes à côté des autres, sans qu'il y en ait de sacrifiées ou de
jalouses. Toutes ces notes claires chantent à l'unisson et forment un con-
18/, GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
cert où les instruments semblent avoir leurs sourdines poar faire entendre
une mélodie douce et pénétrante. Le Chemin difficile dam les mouUdres
de Villerville est l'œuvre d'un artiste dont l'œil fin sans cesse en éveil a
vu un jour dans la nature un eiïet qu'il a voulu rendre, la plage décou-
verte par les flots est hérissée des coquilles des moules et semble noircie
comme par une vaste tache d'encre; au milieu une petite figure de femme
vêtue de rose se détourne à demi pour regarder la mer. Ce n'est rien
si l'on veut ; mais comme les valeurs du ciel, de la mer, des flaques d'eau
sont justes à côié de la profondeur des noirs et de la tendre harmonie
du rose !
Le Bouquet de marguerites et le Maître peintre, de M. Verhas, sont
des tableaux que l'on a également remarqués tant pour l'originalité de
la composition et du sujet que pour la franchise de l'exécution.
Le même éloge est dû à M. Van Beers : son Étoile tombée dériderait
le plus grave amateur de la peinture académique. Une vieille femme à
la figure parcheminée, ridée et jaunie, coiffée d'un chapeau de fleurs
sèches et flétries, quoique artificielles, vêtue d'un châle à ramages anté-
diluviens et d'une robe bleue aux pois blancs traditionnels, tient une
harpe qu'elle touche de ses mains déformées et calleuses, tandis que de
sa bouche édentée et de ses lèvres tremblantes sort le refrain soupiré
jadis avec une œillade brûlante, probablement dans le rhythme d'une
valse : « Toujours! je t'aimerai toujours ». Il est impossible de faire un
rapprochement plus humoristique et plus amusant dans un tableau qui
reste l'ouvrage d'un artiste.
Les vues de plein air animées de personnages, paysans, marins ou
laboureurs, nous serviront de transition pour arriver aux paysages. Le
nom de M. Veyrassat s'impose tout d'abord. On connaît le procédé ferme
de sa peinture et les échappées de soleil dont il aime à éclairer ses
toiles. La lumière vive frise les ombres sur les poils de ses robustes
chevaux de labour et donne un accent solide et vigoureux aux colora-
tions qu'il emploie. Dans les Chevaux de halage au relais, le fond du
ciel très-gris contraste avec les premiers plans que l'orage grossissant
n'a pas assombri encore. Le conducteur assis, adossé à un arbre, lit
tranquillement son journal, tandis que les chevaux attendent dans l'im-
mobilité pleine de laisser-aller des bêtes au repos. La Foire Sainte-
Catherine à Fontainebleau représente un marché aux chevaux installé
sous de hautes futaies dépourvues de feuilles. La couleur générale m'en
semble un peu dure et crue : sous l'influence de ces lumières trop
vives, l'harmonie ne s'est pas fondue ; l'cfl^et de jour produit surprend
et ne parait pas assez simple.
LE SALON DE 1878.
185
Les Lieurs de gerbes de M. Julien Dupré se distinguent par le natu-
rel des attitudes et l'excellent coloris des fonds; il y a peut-être un peu
de monotonie dans le mouvement presque parallèle des deux figures du
premier plan ; mais, de même que dans la Glaneuse de M. Laugée fils,
il faut reconnaître un art sain et des tendances sérieuses et élevées.
Les Bineurs de betteraves qaQ M. Salmson a exposés sont intéres-
sants à regarder. L'impression de la pleine campagne qui les entoure
est rendue avec largeur; ils sont bien dans l'espace, mais leurs poses,
un peu trop cherchées, sentent la préoccupation et l'effort.
LE SOIR, PAR M. QuiLLON (Dessîn de l'artiste).
J'ai eu beaucoup de plaisir à voir le tableau de M. Sargent : En
route pour la pêche. Cet artiste procède par touches franches et larges
qui, examinées de près, semblent confuses, mais donnent, vues à dis-
tance, du relief et de l'éclat aux figures.. On a la sensation du soleil éclai-
rant les sables mouillés de la plage tachée çà et là par les reflets bleus
du ciel dans les petites nappes d'eau.
Je signale encore une jolie composition de M. Barillot, le Gué de Las-
Laudies, le jour du marché d'Aurillac, une Scène de marché, très-
animée et d'un effet juste, de M, Gilbert, et enfin une excellente toile
de M, Paul Renouard, un Pas de porte en Sologne, d'un charme pitto-
resque très-marqué.
XVIII. — 2' PÉRIODE . S4
186 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Celui qui voudrait s'arrêter, pour les décrire, devant tous les pay-
sages du Salon, entreprendrait à coup sûr une tâche pénible et sans
intérêt, qui serait une fatigue pour les dilettanti. Je ne ferai qu'une
promenade à travers les plaines et les forêts, me réservant de m' arrêter
dans les jolis sites ou devant les horizons grandioses. Le regretté Dau-
bigny reste le maître des prairies vertes qu'il s'en alla chantant toute
sa vie. Ses tableaux, les derniers, hélas ! que nous verrons ici , ont des
intensités sourdes et des profondeurs d'herbes épaisses. Le Vieux
Noyer, de M. Harpignies, étend ses branches fortes, noires et tordues,
suivant une belle courbe qui semble un cadre à travers lequel on voit
au loin, perdu dans la vapeur, un paradis terrestre avec des sources
d'eau jaillissant sous l'ombre des grands arbres. M. Français est un
poète; son Lac Némi est baigné de cette belle lumière qui est la fête
du ciel italien ; les cimes bleuâtres se dressent dans l'azur, tandis que
dans l'eau tranquille, fleurie de nénuphars et peuplée de roseaux, deux
petites figures nues s'avancent et semblent des évocations antiques.
Le paysage de M. Jean d'Alheim est grandiose et épique; son aridité
sévère a de la puissance ; cette vallée de rocs semble l'entrée du Tar-
tare; elle mérite son nom terrible : La Brûlée. C'est, au contraire, le
printemps, avec ses clartés folles et ses gaies couleurs, que nous montre
M. Damoye : la prairie verte, émaillée de fleurs et tachée çà et là par
les vaches au pâturage, a les ondoiements jaunâtres des blés qui sont
mûris. Puis la scène change. Nous voici, guidés par M. Herpin, à Paris
le soir devant le pont des Saints-Pères. L'eflet est magique : les der-
nières lueurs du jour s'éteignent frisant les eaux de la Seine, pendant
que dans l'ombre , le long des monuments déjà noirs, les becs de gaz
allumés font leur tache rouge rayonnante. Les aspects du crépuscule
à la campagne ont un charme pénétrant qui tente bien des peintres;
de ce nombre est M. Pointelin : nous sommes dans le moment indécis
et d'un vague doux où les vibrations de la lumière se sont éteintes pour
faire place aux incertitudes de l'ombre naissante; la grande plaine de
roseaux se pare de vapeurs grises et se fond dans une tonalité char-
mante. Puis, là-bas, à côté d'un chatoyant bouquet de roses fraîches et
mouillées, par M. René Gonse, voici M. Guillon avec sa toile modestement
intitulée Le Soir; la route monte, encaissée dans deux pentes de verdure;
au fond, des arbres s'élèvent et découpent leurs silhouettes qui paraissent
noires sur les rougeurs du couchant. On pense aux vers de Lamartine
devant le tableau de M. Renié ; le paysage, plus ample que le précédent et
d'une simplicité plus grandiose, a comme un aspect mélancolique qui
aurait plu au poëte des Méditations. La Roche aux vipères du même
LE SALON DE 1878.
Î87
artiste est un effet d'automne. Les touffes rouges se mêlent çà et là aux
genêts verts encore, dans un fouillis rendu avec une largeur superbe.
M. Albert Girard, lui aussi, aime les colorations brûlées de l'arrière-sai-
son; il les illumine de soleil dans la Matinée d'automne. Mais je préfère
Le Soir : les bords delà Seine à Bougival; le tableau est mieux composé :
l'émotion a été plus vive ; on sent l'apaisement des bruits lointains, c'est
le silence qui descend sur la nature. Les deux grandes toiles de M. Monte-
nard doivent être regardées avec le plaisir qu'on éprouve à voir poindre
AVANT LA PLOIE, PAK M, B D. YON (Dessin de l'atUste).
l'aube d'un talent qui se lève; l'artiste épris de son art se tient en
dehors des routines suivies, s'adresse à la nature qui, complaisante,
lui livre ses secrets. M. Yan Marke, dans le Gué de Monthiers, nous fait
admirer les grandes silhouettes de ces bœufs puissants qui semblent les
maîtres de cette vallée où ils passent. Le paysage de M. Zuber, Dante et
Virgile, est un des meilleurs du Salon. Au premier plan, des rocs gris
entassés s'éclairent d'une lumière sombre ; les deux poètes debout, per-
dus dans cette immensité, se détachent sur le fond de verdure épais où
le jour ne pénètre pas. Il y a dans tout cela une profondeur, un mystère
digne du chantre de la Divine Comédie. La Plage de Villers de M. Guil-
lemet nous montre une très-forte étude à marée basse digne de l'auteur
188 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
de la Vue de Bercy, en décembre, dont la Gazette donne ici même une
excellente eau-forte de M. Yen. C'est avec une furie superbe que M. Sang
déchaîne les vents et les flots, au double point de vue de la couleur et de
la vérité. Son Orage sur la côte de Jersey est une œuvre remarquable.
M. Mois a une excellente idée de nous faire voir le Trocadéro hérissé
de charpentes dans tout le bouleversement de sa transformation. Son
pinceau a décrit avec largeur une phase de cette métamorphose gran-
diose. Je voudrais parler plus longuement du superbe et puissant tableau
de V Étang de Kermoine, où M. Dernier nous montre des hérons péchant
au milieu des grandes herbes mouillées; de la Vue d'hiver dans la forêt
de Fontainebleau, par M. Palizzi ; de l'Effet de lune, de M. Pelouze ; du
Crépuscule au Catelet, de M. Lambert; mais je suis forcé de hâter le pas
et de signaler tout en marchant les œuvres de MM. Edmond Yon, Paul
Roux, de Traz, Armand-Delille, Berton, Ortmans, de Thurneyssen, Ver-
nier, Busson et Emile Breton, lepeintre des aspects bizarres de la nature.
Tous ces artistes, à des degrés différents, ont des talents acquis et indé-
pendants, et nous regrettons d'être privé du plaisir de développer les
remarques que leurs qualités font naître.
Je demande la permission d'ouvrir ici un post-scriptum pour dire
quelques mots d'une œuvre qui, dans ces derniers temps, a réussi à faire
beaucoup parler d'elle. Le liolla, de M. Gervex, n'ayant pu être reçu au
Palais de l'Industrie a pris le parti de s'exposer tout seul et de donner
des audiences particulières. Tout s'est passé à souhait; le sujet étant la
seule cause des rigueurs administratives ; Paris en foule s'est empressé
autour du tableau, et il faut l'avouer, il a vu une chose du plus grand
intérêt au point de vue artistique. Rolia, pâle, vient d'ouvrir la croisée;
le jour naissant, bleuâtre encore, se reflète sur ses traits et sur le linge
de sa chemise : il se détourne pour regarder Marion dormant dans son
grand lit; c'est le matin d'une orgie d'amour. Je voudrais pouvoir admi-
rer sans réserves ce corps de femme d'un ton si fin, d'une coloration si
fraîche au milieu des blancheurs de sa couche; mais, hclas 1 ces blan-
cheurs représentent un lit défait et foulé, des draps tombants : tout
l'appareil hideux de la débauche. Les détails sont peints avec une fran-
chise de touche et une vérité de couleur d'un mérite incontestable, mais
savez-vous quels sont ces détails? c'est une jarretière de soie rose, un
jupon empesé, tombé dans le désordre par terre; c'est un chapeau
d'homme insolent et brutal, qui s'étale sur la robe précipitamment jetée
et roulée dans ce fauteuil ! Oh ! être jeune, avoir l'honneur d'être artiste,
sentir le talent en soi, et faire une pareille œuvre! Se servir de l'art sacré
pour surexciter les pensées malsaines cela est une profanation : je le dis
LE SALON DE 1878. 189
du fond du cœur. Qu'aurait dit Musset , le poëte des défaillances
navrantes, mais aussi des redressements superbes, s'il avait su que ses
vers devaient un jour servir de texte à un tableau dont la photographie
se vendrait dix francs chez l'éditeur? Quant à nous, tout en reconnaissant
les qualités de premier ordre dont se recommande cette toile, nous espé-
LisiÈRE DE FOKâr, PAR M. MONTENARD (Croquis de l'artiste).
rons qu'elle n'est, dans la vie du peintre, qu'un accident, quelque chose
comme un péché de jeunesse, et nous remercions les esprits fermes qui
n'ont pas voulu qu'elle compromit par sa présence notre exposition
annuelle.
III.
SCULPTURE.
On a si souvent déclaré que notre école de sculpture était actuellement
la plus haute expression de notre art et la gardienne de sa dignité, qu'il ne
convient plus de redire ici une vérité incontestable. Par sa nature même,
par la gravité des moyens dont elle dispose, la sculpture se trouve pro-
tégée contre les séductions qui pourraient la faire dévier de son principe.
Toutefois — et ceci n'est qu'une remarque faite à première vue — j'ai
19ft GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
peur que la sculpture italienne n'ait chez nous, cette année, trop fait
valoir ses attraits. Je trouve les petits sujets bien nombreux. On pourrait
emplir une salle d'asile avec les enfants qu'on représente en marbre ou
en bronze. L'un tient dans sa main un crapaud dont il a peur ; l'autre
attaché par ses lisières ne peut ramasser la grappe de raisin qu'il a laissée
tomber ; celui-ci pleure parce qu'un coq lui becqueté sa chemise ; celui-
là étreint'dans ses bras un cygne plus grand que lui. L'énumération en
serait trop longue. Tout cela d'ailleurs n'est pas grave encore. Aussi
n'est-ce pas un cri d'alarme que je jette, j'exprime la crainte d'un danger
à prévoir.
Comment, en effet, pourrait- on se montrer inquiet de la grandeur
de notre art quand on voit se lever devant soi une œuvre telle que les
Premières Funérailles. Le groupe de M. Ernest Barrias est la manifesta-
tion la plus haute des sentiments que peut exprimer la sculpture. Adam
et Lve portent dans leurs bras le cadavre d'Abel. C'est la première fois
que la mort, dans son immobilité terrible et froide, se présente aux
regards de l'homme; elle vient épouvanter un père et briser le cœur
maternel. Ici se dégage l'idée philosophique et haute qu'il faut toujours
chercher dans l'œuvre d'art. Adam, la poitrine renversée légèrement en
arrière, porte le corps flexible et inerte de son fils, tandis qu'Eve, mar-
chant à ses côtés, se penche comme un saule sur le front qu'elle couvre
de baisers. 11 y a un contraste terrible entre la résignation silencieuse
d'Adam raidi contre la douleur, et le désespoir plein de sanglots de la
femme brisée. Ils s'avancent tous les deux d'un pas inégal pour donner
à la terre ce corps bien-aimé et fermer la première tombe. Avant de confier
au marbre cette épopée grandiose, la partie matérielle pourra être légè-
rement reprise ou perfectionnée encore, mais on sent que le grand
souffle qui anime les créations puissantes a passé sur le front de l'ar-
tiste.
Un autre groupe restera l'honneur du Salon de 1878 : c'est le Paradis
perdu de M. Gautherin. Ici encore nous nous trouvons en présence d'une
scène de la Bible. Ces grands sujets ne peuvent supporter une interpré-
tation médiocre, ils ne tentent que ceux qui sont dignes de les évoquer.
M. Gautherin a représenté Adam et Eve chassés du Paradis dans le pre-
mier moment de leur consternation et leur douleur. Adam assis baisse
la tête et, tout près de lui, Eve, dans un mouvement charmant, cherche
un refuge dans les bras de son protecteur. La silhouette générale est
large , simple et belle. Le groupe admirablement composé fait, du pre-
mier coup, comprendre le sujet. Je voudrais peut-être un peu plus d'ex-
pression dans le visage de l'Adam, et du caractère dans le modelé des
LE SALON DE 1878,
191
mains et des jambes; mais toute la figure d'Eve est adorable; les lignes
souples et ondulantes renferment des formes d'une pureté exquise.
La Musique, de M. Delaplanche, est une statue dont le charme doux
LES PRBHiÈRBS FUNÉRAILLES, (ïRoupE PAR M. E. BARRIAS (Dessin de Tartista).
et la grâce parfaite font penser à Raphaël. Elle tient un violon dont elle
fait entendre les accords harmonieux. La tête, un peu mince peut-être,
se balance dans une oscillation imperceptible, tandis que le corps demi-
nu, drapé d'un voile qui couvre la hanche et la jambe droite, suit, par
192
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
sa courbe flexible, le mouvement du rhythme divin. Cette Muse païenne
qu'Apollon inspire a une sœur chrétienne : la Vierge au lis est la per-
sonnification de la chasteté. Coiffée d'un double voile qui baigne d'ombre
LB PARADIS PERDU, OROUPB PAR u. OAUTHEKIN ( Dessîn de Tartiâtc).
son visage, elle est strictement enveloppée dans sa robe blanche imma-
culée, dont les plis Jégers tombent autour d'elle sans altérer l'élégance
de ses formes ou la pureté de son^corps virginal. Ses bras légèrement
arrondis, ses mains jointes tiennent une^ branche de lis en fleur qui
semble exhaler le parfum que ce marbre respire.
LE SALON DE 1878.
193
Le groupe en plâtre de M. Charles Gautier, Perfidie, représente une
jeune fille assise : c'est la naïveté ignorante, c'est l'innocence inconsciente
du mal. Elle écoute rêveuse et attentive les propos dangereux du séduc-
PBBFiDiE, GROUPE PAR M. CHARLES GAUTIER ( Dessin de l'artiste).
teur qui, debout, se penche près d'elle et, dans une attitude pleine de
finesse et de désinvolture, lève le masque allégorique qui couvrait ses
traits. Il y a dans cette figure d'homme svelte quelque chose comme
XVIII. — 2» PÉRIODE.
25
194 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
l'ondulation du serpent. Nous aurons plaisir à voir traduite par le marbre
cette nouvelle création de l'artiste.
Le Saint Jean de M. Lafrance crie dans le désert la prophétie qu'il
a mission de répandre : Vox clamât in deserto. Tout son petit corps se
dresse pour donner plus de force à la voix qui sort de ses lèvres entr'ou-
vertes. Les jambes tendues, la poitrine cambrée, ses deux bras levés en
l'air, il renverse la tête et témoigne de la foi ardente qui l'anime. Voilà
certes une œuvre excellente, très-bien conçue dans le caractère du sujet.
Il n'y a rien à critiquer dans l'exécution forte et savante. Ce torse a des
puissances de modelé suprêmes.
Ln mot résumera mon impression sur le groupe de M. Albert Lefeuvre,
Après le travail. A quoi a servi à cet artiste, lauréat du prix de Florence,
d'aller admirer les maîtres de la Renaissance, s'il ne s'inspire uniquement
que du procédé de M. Paul Dubois, et s'il prend à M. Jules Breton le
caractère de ses figures champêtres ?
M. Lemaire a obtenu le prix du Salon avec son Samson trahi par
Dalila. On applaudira à cette récompense. La Dalila a du caractère et un
mouvement juste très-heureusement trouvé. Par contre la figure du
Samson me paraît lourde. Je ne crois pas, de plus, que dans cette pos-
ture contournée il ait pu s'abandonner au sommeil.
M. Dumilâtre a élevé un tombeau à Crocé-Spinelli et Sivel, victimes
de la catastrophe du Zénith. Je félicite hautement l'artiste de ne pas
s'être laissé aller aux lieux communs des allégories triomphantes. Ici
point d'apothéose officielle. Ils sont là, tous les deux, étendus simplement
l'un à côté de l'autre. Leurs têtes très-ressemblantes reposent dans le
calme de la mort. Ln même suaire recouvre leurs corps, comme une
même gloire unit leurs noms.
Il est inutile de louer le Corneille de M. Falguière que tout le monde
a vu et admiré. Le marbre sied à cette noble figure. J'aurais désiré peut-
être un peu plus de simplicité dans les ajustements et dans les plis. En
outre, tel qu'il est, le poète a l'air de chercher un vers, pourquoi ne l'a-
t-on pas représenté concevant une grande scène?
Je ne dois pas oublier, dans cette liste des œuvres de premier ordre,
la statue de M. Franceschi : elle a la grâce et la douceur d'un pastel
Louis XVI. C'est un portrait, dit-on ; il faut en féliciter le modèle.
Me voici parvenu aux limites dans lesquelles j'ai dû resserrer ma
tâche. J'ai à me reprocher de graves omissions; elles sont involontaires;
on me les pardonnera. Je veux, en finissant, me laisser aller à un mou-
vement d'orgueil national, légitime, même en face de l'Exposition uni-
verselle. Nous avons vu au Champ de Mars des écoles étrangères capables
LE SALON DE 1878.
195
lie rivaliser avec nous; elles nous ont montré que si nous restions les
premiers, nous avions du moins des émules. Les œuvres exposées de part
et d'autre étaient choisies parmi les meilleures, qu'un long laps de temps
SAINT JEAN, PAR M. LAFRANCE { DOSsio dO l'artisto).
avait pu voir naître. Mais quel pays, hors la France, est capable de
donner, tous les ans, une floraison comme celle que nous venons de
voir? Il ne faut pas toutefois que notre fierté soit mauvaise conseillère;
si l'arbre est magnifique, peut-être convient-il de concentrer la puis-
sance de la sève, afin qu'elle ne s'épuise pas en rameaux inutiles.
ROGEB-BALLU.
EXPOSITION UNIVERSELLE
LES ECOLES ETRANGERES DE PEINTURE
LAUTRICHE-IIOKGRIE.
I les envois de l'Autriche-Hongiie à l'Ex-
position universellede 1878 ne comman-
dent pas absolument une admiration sans
réserves, ils n'en auront pas moins suscité,
pour la critique , plus d'une curieuse ob-
servation et soulevé plus d'un intéressant
problème.
Dès qu'on a parcouru, au Champ de
Mars, les salles où, par les soins des com-
missaires autrichiens, sont présentés en si
bel ordre les ouvrages de peinture, non pas
très-nombreux mais du moins triés, choisis, ainsi que quelques rares et
bons morceaux de sculpture, partout disposés avec un goût parfait, on
demeure tout d'abord frappé et de l'importance et de la rapidité des pro-
grès obtenus, dans le domaine de l'art pur, par l'Autriche -Hongrie,
depuis l'Exposition universelle de 1867.
On note aussi que Vienne, Prague, Buda-Pesth, Lemberg, Cracovie,
Inspruk, que chacune des capitales, que chacun des foyers d'activité
intellectuelle et d'enseignement de la vaste fédération impériale-royale
aura tenu à concourir à cette manifestation d'une renaissance artistique
qui, aux yeux du plus grand nombre, se révèle et se manifeste vérita-
blement avec toute la spontanéité et la saveur de l'inattendu.
Aux lecteurs de la Gazette, si attentifs à suivre ces questions, l'aven-
ture, pour être une surprise moindre, n'aura pas laissé de paraître
piquante. Notre revue n'a-t-elle pas, en effet, soigneusement énuméré
quels intelligents et énergiques efforts étaient tentés depuis dix ans par
le gouvernement autrichien, dans le but de multiplier et les moyens d'en-
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE. 197
seignement et les encouragements aux arts plastiques ? Et la Gazette
n'a-t-elle pas prévu que, de cette féconde semence, l'Autriche ne pouvait
manquer de recueillir, à bref délai, les plus heureux fruits? Mais, si les
légitimes succès de cette sympathique nation nous agréent et nous
enchantent, ce n'est pas pour cela seulement qu'ils réalisent de faciles
prévisions. Par cela encore qu'il y a dans la saisissante rapidité des progrès
accomplis par l'Autriche-Hongrie de sérieuses causes de réflexion et
d'émulation, aussi bien pour notre propre gouvernement que pour notre
école tout entière, nous saluons avec joie l'aurore de cette naissante
rivalité.
Donc on travaille, on s'eflbrce autour de nous, et les résultats
conquis par l'Autriche-Hongrie, en un laps de temps aussi court, sont là
pour en témoigner; ne l'oublions pas, si nous voulons réussir à con-
server notre rang à la tête du mouvement de l'art européen.
En poursuivant son enquête, la critique n'éprouve aucune difliculté
à déterminer quelles complexes influences marquent à cette heure dans la
récente évolution de l'art austro-hongrois et à pressentir ce que cette
même évolution représente, au fond, de valeur exacte et de promesses
possibles.
A la seule exception près delà peinture de genre qui, avecMM. Defreg-
ger, Kurzbauer, Gabl, Max, Weisz et quelques autres, conserve encore
d'étroits rapports avec Munich et Dusseldorf, l'Autriche-Hongrie n'obéit
déjà plus exclusivement au courant germanique. H est même permis de
douter que ceux des peintres sortis de cette école, et qui survivent,
voient se multiplier, et se renouveler autour d'eux les élèves et les imi-
tateurs. Le goût des colorations montées et pimpantes gagne, à Vienne,
le terrain que perd l'Allemagne, et MM. Charlemont, par exemple, avouent
déjà des préoccupations qui les rapprochent plus de Henri Regnault et
de Fortuny que de M]VI. Karl Piloty et Knaus.
Taudis que M. Makart, le plus brillant des peintres viennois, aban-
donnant lui-même ses inspirateurs d'autrefois : Cornélius et Kaulbach,
demande, depuis quelques années, un nouvel idéal aux glorieux décora-
teurs vénitiens; que M. Munkacsy, un Hongrois établi à Paris et qui
écoute volontiers les conseils de l'école française, cherche dans la voie
d'un naturalisme expressif, même dramatique, un caractère de plus en
plus accusé et personnel ; que M. Matejko enseigne, à Cracovie, les
leçons d'un art élevé et y crée ce qui sera peut-être un jour l'école
polonaise, école où les traditions de composition de nos peintres d'his-
toire, recueillies ou apprises de seconde main, se mêleront, sans trop
de disparate, à cet amour des colorations contrastées et puissantes qui
198 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
est naturel à l'Orient ; la Belgique, la Hollande et nos propres paysagiste?,
— Troyon et Rousseau plus particulièrement — comptent déjà nombre
d'élèves et d'adeptes convaincus, nés de l'un ou de l'autre côté de la
Leitha ou du Danube. Nul doute que l'Exposition universelle de 1878,
en amenant de nouveaux contacts, ne fasse naître bientôt de plus
ardentes conversions dans le sens de notre propre mouvement natura-
liste, et que l'art autrichien n'en soit, dans un temps rapproché, pro-
fondément remué et renouvelé.
Mais c'est assez généraliser ; au surplus, nous avons hâte de péné-
trer plus avant dans l'étude et dans l'analyse des ouvrages exposés et
dont quelques-uns ont été, à leur honneur, l'objet de discussions ou de
critiques non exemptes de passion.
Plus particulièrement qu'aucune autre peinture étrangère exposée au
Champ de Mars, le tableau de M. Makart aura eu cette fortune d'être
accueilli comme un événement, et d'avoir sérieusement occupé l'opinion.
h' Entrée de Charles-Quint à Anvers a, comme disent nos voisins d'outre-
Manche, fait sensation. Mais, à cette heure que la plus haute récom-
pense, une médaille d'honneur, est venue honorer l'artiste, nous pouvons
juger son ouvrage sans crainte qu'on nous accuse de nous faire l'écho
irréfléchi ou d'engouements inconscients ou de partialités jalouses.
L'Entrée de Charles-Quint est, d'ailleurs, comme décoration, une
page d'importance. Si les erreurs y balancent les qualités, celles-ci,
comme celles-là, ne sont pas, du moins, d'ordre vulgaire. Le sujet de la
composition parle de lui-même. M. Makart l'a emprunté, paraît-il, à
un passage d'une lettre. d'Albert Diirer où celui-ci le décrit à son ami
Melanchthon, non pas de visu, puisque le peintre avoue naïvement qu'il
fut empêché par la jalousie de sa femme d'assister à ces pompes, mais
d'après des témoins, maris sans doute moins timorés ou moins scrupuleux.
M. Makart a peint Charles-Quint couvert d'une armure d'argent,
précédé d'arquebusiers, d'hommes d'armes et d'un chevalier portant son
pennon et faisant son entrée solennelle dans Anvers, tout pavoisé et
fleuri, au milieu de femmes nues ou presque nues, qui lui font un
radieux cortège et lui présentent des bouquets et des guirlandes. Rien
donc qui prête davantage au pittoresque et à l'animation comme celte
donnée attrayante et si bien faite pour appeler les magnificences de la
couleur. Pour fond, un décor splendide; toute une ville en fête avec
des échafauds, des balcons chargés de spectateurs dans leurs cos-
tumes de gala; partout des femmes galamment parées, et les plus belles
sans voiles ou n'en portant d'autres que des tissus d'une indiscrète trans-
parence. Au milieu, Charles-Quint chevauchant fier, imposant et qu'ac-
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE. 199
clame tout un peuple se pressant sur le passage du jeune empereur-roi.
Voilà bien la scène , et telle est bien l'ordonnance du tableau de
M. Makart. Celle-ci, toutefois, ne se présente pas sans confusion. 11 y a
de l'entassement et de la cohue : on y étouffe. Les proportions des
figures, au sui-plus, y offrent à l'œil inquiété d'étranges anomalies.
Regardez plutôt ces personnages du premier plan, ces arquebusiers qui
forment la tête du cortège, cette femme qui se penche au bord du cadre,
des géants! Et tout de suite, sans que l'éloignement soit suffisamment
justifié par le dessin ou par l'apaisement de la couleur, le surplus des
personnages en scène reprend des proportions naturelles ou du moins
plus optiquement plausibles. Évidemment c'est l'enveloppe qui manque à
l'entour de ce tumultueux défilé: l'air y rétablirait la logique des dis-
tances et montrerait, en la rendant claire, la disposition successive et
relative des groupes.
Est-il besoin de dire que M. Makart, qui semble avoir quelque chose
de l'adresse d'Horace Yernet, dessine et peint de pratique et que,
virtuose prestigieux, il a peut-être brossé en moins de deux mois cette
superbe machine? Or ces vastes décorations offrent cet écueil que les
nécessités de l'effet et de l'unité de l'ensemble entraînent forcément l'ar-
tiste à leur subordonner, même à leur sacrifier l'exactitude du morceau,
de même que toute vérité trop formelle. L'idéal du décorateur n'est pas,
nous le savons bien , l'observation sincère et positive du réel ; avant
tout, il faut qu'il vise à charmer, à tromper l'œil; aussi ne construit-il
guère qu'à fleur de peau; il ne veut créer qu'une apparence, qu'une
fiction de peinture savamment reliée dans ses larges partis et qui doit
founn'r une résultante harmonique, puissante et chantante, pour autant,
bien entendu, que le peintre sache manier les richesses de la couleur et
contraster ses masses de clair et d'obscur. Mais le modèle n'ayant point
été serré d'assez près, le relief, l'accent de la vie y feront nécessairement
défaut; cela, comme on dit, n'aura pas de corps. Véronèse, Velasquez,
Rubens et Delacroix ont seuls connu et gardent encore le secret de ces
lumineuses créations où les groupes baignent, agissent et se meuvent
véritablement dans l'air, rendu lui-même presque palpable à force de
vérité. Cette lumière vivifiante, cet air ambiant, choses géniales, ce ne
sont pas les à-peu-près de la routine et les habiletés de la main qui les
peuvent suppléer. A vouloir imiter les maîtres, M. Makart s'en est trop
tenu à la surface : son observation s'est constamment arrêtée à l'épiderme.
En tant que manœuvre du pinceau, M. Makart est donc pour les
méthodes expédilives. II brosse plutôt qu'il ne peint, et cela sur des
dessous à peine construits. Aussi son modelé est-il plat, d'aucuns même
200 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
diraient veule. Sans vouloir méconnaître les qualités véritablement sail-
lantes chez M. Makart : l'élégance, le brio, la chaleur, il est encore
permis de relever, et sans injustice, le manque de caractère de son style
et le peu de variété qu'il imprime à ses types. Certes, sa tonalité est har-
monieuse et il faut bien reconnaître qu'il a su la soutenir avec franchise
et fermeté dans toute l'étendue de sa vaste composition; mais au prix
de quelles concessions, de quelle monotonie, et, pour nous servir de la
langue des ateliers, au prix de quelle cuisine l'a-t-il obtenue? Des sauces
jaunes, des tons roux dans les nus, dans les clairs, et des rouges-pourpre
dans les draperies, dans les accessoires, unis, reliés par des apaisements
de tons bruns, fournissent toujours de faciles accords; mais le résultat
n'est rien moins que frais et surtout que vibrant. Aussi l'impression
laissée par le tableau de M. Makart rappelle-t-elle un peu trop celle que
donne l'aspect d'un de ces panneaux de cuir de Cordoue, où les vieux ors,
roussis et patines par le temps, se marient si heureusement avec le
beau ton du rouge tanné des fonds. Cela est apaisé, discret, un peu mort
même, et cela ne chante pas.
Ce qui n'empêche que M. Makart ne soit un vrai peintre, un artiste
de race et d'élan et d'une verve aussi peu commune que l'est, elle-même,
sa prodigieuse habileté. Certes nous nous garderions de l'offrir en exemple,
mais, il faut aussi le dire, le talent de M. Makart peut marcher de pair
avec celui des artistes réputés que tentent les splendeurs et les belles
ordonnances de la grande décoration. En tout cas, nous ne lui connais-
sons pas beaucoup de rivaux à l'Exposition du Champ de Mars.
Nous donnerons prochainement le fac-similé en gravure hors texte
du carton de \' Entrée de Charles-Quint; plus remarquable que le tableau
lui-même.
M. Makart a encore envoyé deux élégants portraits. Ce sont de gra-
cieuses femmes, d'aristocratique tournure, qui ont posé les modèles.
L'arrangement des costumes, le piquant des toilettes, l'assortiment des
tons offrent cette saveur d'école ancienne qui fait penser d'abord à Van
Dyck et plus justement, ensuite, à ses délicieux continuateurs anglais,
les Gainsborough et les Reynolds. Ici encore, M. Makart ne se montre
donc ni très-personnel ni très-original, tout en restant un très-séduisant
portraitiste. Il aura eu ce mérite, en tout cas, sinon de rafraîchir le
genre, de le présenter, du moins, avec plus de pittoresque, et je ne
serais point trop surpris si ces deux beaux portraits, héroïques dans
leur maniérisme distingué, faisaient bientôt école à leur tour.
L'exposition autrichienne est, du reste, riche en excellents portraits.
M. L'Allemand, élève de Frédéric L'Allemand, a envoyé un Portrait du
XVIII. — ï* PÉRIODB.
26
202 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
général Laudon qui est une œuvre du plus sérieux mérite. Le général
est représenté à cheval, suivant attentivement les péripéties d'un com-
bat. Sur les plans éloignés, on aperçoit ses officiers d'escorte et un corps
de cavalerie au repos; près du général, le cadavre d'un soldat est
étendu dans l'herbe. Ce portrait équestre est dans son ensemble d'une
solidité merveilleuse; tout y est correct, clair, bien assis, juste de mou-
vement et d'expression : c'est là une œuvre de style, sobre et virile, et
dont l'analogue ne se trouverait peut-être qu'en remontant jusqu'à
Gros dans notre école française.
MM. d'Angeli et Canon sont, eux aussi, des peintres consciencieux de
la personnalité humaine. Leur mérite réciproque n'est point de ceux
qu'il soit permis de traiter à la légère, M. d'Angeli n'expose pas moins
de treize portraits, le sien compris. La plupart sont des portraits d'ap-
parat d'un très-beau caractère et d'un grand goût d'arrangement. J'ai
particulièrement noté celui d'une dame — n° 3 du catalogue spécial de
la section autrichienne — presque en pied, vêtue de noir, s'enlevant har-
monieusement sur une tenture rouge et or éteints. C'est là une œuvre
d'une distinction parfaite et qui donne toute la mesure du talent très-
élevé de M. d'Angeli. J'y joindrai encore un charmant portrait de femme,
en buste, ]a tête tournée de trois quarts à gauche, costume bleu, qui est
traité avec un soin extrême. Il porte le n° H, et la catalogue nous
apprend qu'il représente M'"* la princesse Hélène de Schleswig. Les
n"' 6, 8 et 12, portraits d'hommes, rappellent dans leur coloration et
dans leur tournure générale la manière de Gallait; quant au n" 13, le
portrait de l'artiste, il est certainement un ressouvenir voulu de Van
Dyck.
Les portraits de M. Canon sont, pour nous, une révélation : jusqu'ici
nous ne connaissions de cet artiste que des compositions un peu ambi-
tieuses, dans la manière de Kaulbach et de Piloty, des tableaux tels que
celui qui figurait à l'Exposition de Vienne en 1873 : la Loge de saint
Jean, peint dans des partis pris de coloration recherchant l'aspect des
vieilles toiles. M. Canon est, en tout cas, un excellent portraitiste qui,
malheureusement, conserve dans ce genre encore le goût des colorations
passées et sentant le pastiche. Toutefois je n'hésite pas à préférer le
portrait de M"" la comtesse de Schônborn, avec sa gracieuse désinvol-
ture à la Van Dyck, à son portrait d'homme que je trouve parfaitement
correct, mais froid.
De M. Griepenkerl, élève de Rahl, je signalerai à nos lecteurs un
portrait remarquable et comme fermeté et comme coloration, soutenue
dans des tons gris du plus lumineux effet : il porte le n° 50 et représente
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE. 203
le peintre R. Alt, probablement l'excellent aquarelliste dont l'exposition
nous montre une dizaine de morceaux du plus brillant et du plus con-
sciencieux caractère. De M. Horovitz, un Hongrois, je note son portrait
de femme, portant le n" 16 du catalogue de la section, une peinture à la
fois élégante et sérieuse dans sa noble tournure.
Mais venons-en aux compositions qui, avec MM. Benczur, Matejko et
le regretté Cermak, mort cette année à Paris, sont des représentations his-
toriques, dramatiques ou pittoresques, et avec M. Munkacsy des scènes
d'intérieur, des tableaux de genre.
Le Baptême de saint Etienne, premier roi de Hongrie, par M. Benc-
zur, est une œuvre plus énergique que savante dans sa coloration presque
farouche et, surtout, dans sa construction plastique. Tout le haut du
corps nu, le bas enveloppé d'une draperie de velours rouge éclatant,
Etienne est agenouillé aux pieds du pape Sylvestre, qui répand l'eau du
baptême sur la tête courbée du monarque. En arrière se tiennent debout
quelques prêtres; un autre se montre seulement en partie à droite,
tenant la croix. Établie en hauteur, cette composition n'est pas des plus
heureuses. Elle manque de pondération, et le pape Sylvestre prend autant
le regard que le catéchumène lui-même, qui, vu comme il l'est de dos,
manquerait peut-être totalement d'intérêt pour le spectateur, n'était son
éclatante draperie écarlate. Mais partout, dans les étoffes comme dans
les accessoires, se manifestent déjà l'instinct inné et le goût des tons
opulents. L'Orient n'est pas loin.
Avec M. Matejko, ce goût des colorations fortes, éblouissantes, mais
souvent violentes et heurtées, se révèle avec plus de franchise encore.
Cet artiste, qui envoie assez régulièrement à nos Salons annuels et dont
nos lecteurs connaissent déjà le Baptême de la cloche, à Cracovie, —
véritable feu d'artifice de tons rutilants, d'un dessin un peu rond et qui
rappelle le crayon de Gustave Doré, avec ses boucles, ses petites vrilles,
ses accents appuyés et sa trop grande liberté, — expose, au Champ de
Mars, deux ouvrages nouveaux pour nous. L'un d'eux est le Portrait du
comte Wilczek, traité à la manière héroïque et décorative de Véronèse,
et du plus robuste caractère; l'autre est une grande composition inti-
tulée Union conclue à Lublin, en 1569, entre la Lithuunie et la Pologne,
C'est là, jusqu'à présent du moins, l'œuvre maîtresse de M. Matejko, qui
doit, nous a-t-on dit, envoyer prochainement à Paris une nouvelle
et importante composition historique : la Bataille de Grùnvalden.
Dans son tableau de l'Union entre la Lithuanie et la Pologne, M. Ma-
tejko se livre tout entier. Son sujet est exprimé avec clarté, et la pose et
l'expression des représentants des deux nations, prêts à signer le pacte
204 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
d'union, disent bien l'émotion élevée qui les anime. Gros, dans son
François I" et Charlcs-Quirit visilnnt les tombeaux de Saint-Denis- Heim
et Delaroche, avec sa Mort d' Elisabeth, peuvent revendiquer la meilleure
part dans la méthode de présenter un sujet historique que suit M. Ma-
tejko. Sans doute, il n'est pas l'élève de ces maîtres, mais il est, cioyons-
nous, l'élève du peintre belge Gallail, qui les a toujours étroitement cher-
chés. Sans rappeler les fulgurances de coloration du Baptême de la cloche,
la grande page historique de M. Matejko ne laisse pas de reproduire
quelque chose de ses défauts habituels. L'effet général n'atteint pas une
puissance suffisante, ou du moins qui soit en rapport de valeur et de
relation avec le ton très-monté de certaines parties. Le foyer, le centre
de la composition n'est pas présenté avec toute la logique, toute la
force désirables. Il y a de l'éparpillement dans la distribution des clairs
et de sensibles défaillances dans les plans secondaires; quelques person-
nages accessoires attirent trop le regaid par le choix irréfléchi de telle ou
telle couleur dissonante, et l'ensemble en paraît un peu disloqué et com-
promis. Cermak, sur le compte de qui nous n'avons pas à nous étendre,
car ses ouvrages ont toujours été analysés et appréciés avec trop de soin
dans la Gazette pour qu'il soit nécessaire d'y revenir, Cermak avait,
comme M. Matejko, l'amour de la couleur, mais il avait aussi à un plus
haut degré le sentiment juste de l'effet et, surtout, de l'emploi, avec moins
d'arbitraire, des tons contrastés. Toutefois, hâtons-nous de le dire, nous
préférons encore les exubérances et les excès de M. Matejko à de cer-
taines indigences françaises, et nous ne sommes pas éloigné de penser
que si l'artiste polonais consultait les chefs-d'œuvre des maîtres de
l'école espagnole au xvn« siècle, — qui répondraient sûrement mieux que
d'autres à son leiîipérament, — il en arriverait vite à reconnaître ce
que nos critiques à l'endroit de son coloris ont de légitime et de fondé.
Nos lecteurs savent au surplus que M. Matejko, comme M. Makart, a
obtenu du jury de l'Exposition tmiverselle une médaille d'honneur.
Tout le Paris amateur connaissait déjà le tableau de M. Munkacsy,
intitulé V Atelier de l'artiste, où le peintre s'est représenté lui-même,
vêtu de velours gris clair, appuyé sur le haut d'une chaise, et montrant
un tableau posé sur un chevalet à une jeune femme dont la toilette de
velours bleu s'enlève sur les fonds trop obscurcis de l'atelier. C'est à
peine, en effet, si l'on distingue dans ces ombres épaissies à dessein tous
le bric-à-brac obligé d'un attirail de peintre : les bahuts sculptés, les
tentures de tapisserie passées de ton, les riches étoffes et les poteries
curieuses par leur forme ou leur couleur. M. Munkacsy en arrive trop
aisément, avec cette méthode, à donner à ses compositions un carac-
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE. 205
tère d'unité qui serait louable s'il n'était par trop conventionnel et arti-
ficiel. Aussi préférons- nous à ce tableau, trop noir clans son parti géné-
ral, le Millon aveugle dictant le Paradis perdu à ses filles, entrepris et
mené dans une gamme de tons tout aussi chaude et profonde que dans
Y Atelier, sans que, fort heureusement, l'artiste ait eu cette fois recours
à son lourd enveloppement habituel. Ici, il y a grand progrès. L'air n'y
est pas encore tout à fait, mais les quatre figures qui concourent à l'action
ne sont pas du moins modelées dans ces tons bruns et enfumés, une des
tristes nécessités de l'école du noir. La scène représentée est émou-
vante dans son intimité bien observée. Assis dans un grand fauteuil à
dossier élevé, le poëte paraît absorbé dans ses pensées, tandis que celle
de ses filles qui est assise au premier plan et écrit sur une table recou-
verte d'un tapis d'Orient, semble à la fois écouter et admirer encore les
beaux vers que le poëte vient de dicter, et prêter toute son attention aux
nouvelles paroles qu'il va sans doute laisser échapper.
Des deux autres jeunes filles, l'une est debout et contemple Milton
avec une inquiète tendresse, et nous retrouvons cette même expression,
mêlée de mélancolie, dans les traits de la seconde, qui a suspendu un
instant son travail de broderie pour se tourner vers le visage du père
chéri.
Comme exécution, comme couleur, ce tableau de M. Munkacsy est,
nous le répétons, une œuvre remarquable, où les noirs du costume du
poëte, les gris variés des robes des jeunes filles, reliés par les tons plus
gais ou plus francs de quelques accessoires, comme le tapis de la table,
par exemple, forment un très-harmonieux effet dans leur accord à la <
fois profond et puissant. M. Munkacsy a obtenu là son plus vif succès;
aussi le Milton lui a-t-il mérité une médaille d'honneur.
Nous passons rapidement sur son troisième envoi au Champ de
Mars, les Recrues hongroises, une scène de genre, mais du genre à la
mode à Munich, avec ses expressions peut-être un peu trop puérilement
contrastées et ses intentions d'esprit qui confinent parfois à la charge.
Disons, toutefois, que ce tableau est d'une bonne couleur générale et que
l'exécution est loin d'en être déplaisante.
Au surplus, nous voulons être sobre de développement avec les sujets
de genre exposés par l' Autriche-Hongrie, à cette ffn de ne point répéter
ce que notre collaborateur Duranty a déjà dit dans son article sur l'ex-
position allemande, à propos des traditions ou des procédés en honneur
à Munich ou à Dusseldorf.
Les Fugitifs, de M. Edouard Kurzbauer, un élève de M. Piloty, ont
figuré à notre Salon de J876. Mais la Maison mortuaire^ du même
206 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
artiste, ne nous était pas connue. Cela est peint sagement, proprement et
dans toutes les convenances ; cela est plein de sentiment et de bonnes
intentions, mais cela nous laisse calme. Décidément il manque à ces
scènes d'intimité le piquant de l'expression, le ragoût de la couleur et
la vivacité du mouvement qui nous semblent indispensables pour que
des sujets de cet ordre arrêtent et retiennent l'attention.
Nous goûtons davantage, encore que ce soit sans beaucoup d'enthou-
siasme, le Joueur de cithare de M. Frantz Defregger, qui expose en même
temps le Jeu du pouce dans le Tyrol ainsi que deux autres tableaux :
le Benedicite et la Visite, compris dans l'exposition allemande. Excel-
lents de pantomime et d'expression, très-spirituels et pittoresques d'ar-
rangement et d'ajustements, ces ouvrages de M. Defregger, que nous
trouvons cependant un peu monotones et froids, n'en sont pas moins
très-louables et parachevés d'ailleurs avec une véritable conscience. Sans
patrie, de M. Schmidt, et le Curé arbitre, de M. Gabl, dont la Gazette
publiera un dessin original du faire le plus délicat, participent des mêmes
qualités. M. Fux, lui, peint noir; ses deux envois : la Cour de Léopoldl"
et le Sacrifice de pigeons, sont pris dans des partis trop intenses; mais
avec M. Fux, il y a de la ressource : c'est un excessif.
Nous noterons de M. Eugène de Blaas le Balcon, une toile impor-
tante où l'artiste prouve qu'il aime à regarder du côté de Venise et de
l'Orient plutôt que du côté de Munich, ce dont nous le louerons, et qui
parait avoir en lui l'étoffe d'un décorateur et d'un peintre d'histoire.
Mentionnons aussi MM. Pascutti et Probst, dont les jolis tableaux, clairs,
coquets, sont peut-être un peu trop écrits dans leur facture proprette et
soignée; M. Weisz, un Hongrois qui montre beaucoup de talent, même
beaucoup d'esprit, dans la Fiancée slave, dont la scène se passe en
Moravie ; M. Paczka, un élève de Zichy, qui peint largement de petits
sujets; M. Schrôdl, dont nous aurions dû parler à la suite des peintres
de plus large envergure, car il a envoyé, en même temps qu'un portrait,
une toile d'école, le Bapt, qui est une tentative honorable.
Pour en finir avec les peintres de genre, nous citerons encore les
tableaux de M. Bruck Lajos, un élève de M. Munkacsy, qui fait preuve de
largeur et de goût; ceux de M. Koller qui a des visées d'anecdotier his-
torique, entre autres dans son sujet de \' Empereur Cluirles-Quint chez
Anton Fugger à Augsbourg, et enfin la Gare de chemin de fer, de
M. Karger, une composition mouvementée et qui, comme exécution, ne
manque pas de mérite.
En passant, et pour ne rien omettre, je signale les tableaux de
nature morte, si grassement et si spirituellement traités de M. Hugo
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE. 207
Charlemont, un élève de son frère Edouard qui a envoyé cette année au
Salon ce joli morceau de peinture à la Fortuny, croisé de Henri Regnault,
catalogué : le Gardien du sérail.
J'arrive aux paysagistes qui nous intéressent tout particulièrement,
soit parleurs tendances, soit par leurs affinités avouées avec notre propre
école. Mais, concurremment avec les nôtres, les traditions des écoles hol-
landaise et belge exercent une influence manifeste sur quelques artistes
dont les ouvrages se trouvent exposés dans l'un ou l'autre département
autrichien ou hongrois. Ainsi de M"" Tina Blau, qui montre quelque chose
de M. Jongkindt dans la touche grasse de son solide Paysage hollandais ;
ainsi de M. Ribarz, dont les quatre motifs, tous pris en Hollande, plaisent
par leur naïve sincérité et évoquent tout de suite le souvenir de Van der
Meer de Delft avec ses pâtés de maisons aux toits d'ardoises ou de tuiles
d'un si beau rouge. Dans sa vue d' Hclgoland, M. Robert Russ se rattache
encore visiblement aux maîtres de la Hollande, aussi bien que son
homonyme, M. Franz Russ, qui a exposé un bon Paysage hollandais et
une Nature morte.
Si l'Exposition universelle de 1878 atteste quelle puissante attrac-
tion notre école paysagiste contemporaine exerce sur les artistes étran-
gers, elle montre aussi qu'à Vienne, comme ailleurs, on regarde beau-
coup du côté de la France. Rousseau, Troyon et tant d'autres de nos
illustres maîtres d'hier ont conquis partout de profondes sympathies et
préoccupent à cette heure plus d'un artiste en quête de l'idéal nouveau.
Un jeune peintre, M. Jettel, élève du professeur Zimmermann, s'est
franchement épris de Th. Rousseau, et ses envois, tant au Champ de Mars
qu'au Salon des Champs-Elysées, témoignent assez que son enthousiasme
pour les pratiques, et le sentiment du maître est réfléchi et sincère.
M. Ladislas Paal est aussi un amoureux de Rousseau, et sa Forêt de
Fontainebleau, avec son mystérieux effet de lune, emprunte au peintre
du Givre quelque chose de sa pénétrante poésie.
Il y a longtemps déjà que M. Otto von Thoren est un habitué de nos
Salons annuels : il y a conquis des récompenses, notamment en 1865.
Nos lecteurs le connaissent donc et nous ne leur apprendrons rien en
leur disant que les préférences de M. Von Thoren sont acquises à Troyon,
dont il a réussi, plus d'une fois, à s'assimiler les fortes et saines colora-
tions.
n nous a semblé retrouver quelque chose du caractère encore un
peu flottant et inquiet de nos orientalistes de la première heure dans
les paysages de MM. Feszty (Arpad) et Meszoly. Marilhat lui-même a eu
de ces hésitations lors de ses premières tentatives, et ces hésitations.
208
GAZETTE DES BEAUX-AKTS.
nous les retrouvons dans la vue de Bulaton de M. Meszoly. Nous
aimons, du reste, beaucoup le Repos de midi qu'expose M. Feszty, avec
son robuste bouquet d'arbres au bord des eaux, ses délicats horizons et
sa lumière éblouissante.
Un grand paysage, le Brouillard d'automne, de M. Schindier, encore
un élève de M. Zimmermann qui, lui-même, a exposé VInreiidie d'une
forêt, nous a paru d'une exécution particulièrement remarquable.
Tout le premier plan d'un barrage, avec sa chute, sa vanne, ses rives
plantées d'arbres et de broussailles, ses herbes et ses touffes de plantes
aquatiques, est peint par l'artiste avec un soin extrême, mais pourtant
sans trop de minutie; puis, tout de suite, en arrière de ce premier plan,
commence l'enveloppement de toutes choses. L'effet de ce spectacle, où
la lumière calme apparaît combattue par la brume grise et à peine
transparente, est excellemment observé et rendu.
Cette étude des envois de l' Autriche-Hongrie ne serait pas complète
si nous ne disions un mot des brillantes et spirituelles aquarelles de
M. Passini; c'est Venise qui l'inspire, et elle l'inspire bien. Regardez
plutôt la Procession et le Pont à Venise. Nous avons déjà dit un mot des
remarquables aquarelles de M. Rudolf Alt, des vues de monument pour
la plupart. Il ne nous reste donc plus, pour clore cet inventaire, qu'à
mentionner les cartons de Steinle et les dessins de Fiihrich, mort en 1876,
qui sont là pour nous montrer quelle évolution profonde vient de s'ac-
complir à Vienne, et combien, à l'heure présente, l'art s'y éloigne de
l'idéal des Overbeck, des Cornélius et des Kaulbach que suivaient, au
contraire, si étroitement, les peintres des générations précédentes.
PAUL I.EFORT.
LA PETITE MADONE D'ORLEANS
ET DIVERSES ERREURS DE PASSAVANT
ES lecteurs de la Gazelle n'ont pas oublié la fine et délicate gravure
de la petite Madone d'Orléans que M. Gaillard a faite pour cette
revue en 1869 '. M. Henriquel-Dupont s'occupe a son tour de graver
le même tableau ; s'il réussit comme pour le dessin de la Sainte
Vierge avec l'Enfant, qui est à la salle des Boîtes du Musée du
Louvre, il fera une belle œuvre.
Ce dessin a été exécuté pendant la période florentine du Sanzio, sous rinfluence
de la finesse et delà distinction un peu mondaine de Léonard. C'est un motif gracieux;
la Vierge sourit modestement à l'enfant en lui présentant sa nourriture; celui-ci,
joyeux, la main sur le sein de sa mère, va prendre sou repas; la manière dont il
regarde le spectateur n'est pas exempte d'une certaine afféterie atténuée avec beau-
coup de talent par le graveur; le sein découvert pour l'allaitement a probablement
empêché Raphaël de poursuivre son sujet, et la peinture n'aura pas été exécutée.
La Madone d'Orléans, bien que peinte à peu près à la même époque, n'est plus
sous l'influence exclusive du Vinci ; elle est d'un style élevé, d'un sentiment propre
au peintre d'Urbin, qui a fait un heureux retour vers l'expression ombrienne. L'idée
prédominante paraît être de faire ressortir l'humilité de la mère de.ant la grandeur
de son fils ; tous deux font penser à la prière de saint Bernard qui commence le
dernier chapitre de la Divine Comédie.
Ils ont l'auréole simple ; le cercle crucifère n'étant pas là pour indiquer la divi-
nité du fils, Raphaël répand sur la tète du Christ une lumière surnaturelle d'une mer-
veilleuse beauté.
Plus tard, dans le tableau de la Vierge à la chaise, laissant l'auréole à Marie et au
petit saint Jean, il la supprime au Christ, et fait sortir des flammes de sa cheve-
lure.
Ici le visage de la mère s'éclaire de la lumière divine qui s'échappe de celui de
son fils, l'obscurité du fond aide k l'effet; au sommet de la tête de Notre-Seigneur,
sur ses cheveux courts et très-blonds, le peintre a fixé une clarté charmante qui
s'épanouit sur son front puissant en rayons presque blancs, se dégradant sur le nez,
sous les yeux, au-dessus de la bouche, et un peu sur la lèvre inférieure.
Le graveur s'appliquera certainement à rendre cette poétique clarté, et, pour
1. Voir Galette des Beaux-Arts, 2' période, t. I, p. 322.
XVIII. — 2" PÉRIODE. 27
210 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
l'exprimer, il y aura lieu de teinter vigoureusement le reste de la composition ; une
gravure pâle ne semble pas suffire comme pour un dessin.
Noire peinture est de petites dimensions, c'est sans doute pourquoi elle a passé en
plusieurs mains et a souvent voyagé.
Après avoir appartenu au duc d'Orléans, frère de Louis XIV, elle arriva par héri-
tage, en 1701 , au futur Régent, et fut le plus beau joyau de la galerie d'Orléans jus-
qu'à la fin du siècle dernier, qui la vit partir avec les autres tableaux du Palais-
Royal.
Elle séjourna en Angleterre et en Belgique, puis à Paris, chez M. Aguado et chez
MM. Benjamin et François Delessert.
En 1869, elle a élé acquise par le duc d'Aumale à la vente de M. François
Delessert. A cette époque, M. Charles Blanc a publié dans la GazeHe deux articles impor-
tants sur la galerie Delessert, parlant de la manière la plus intéressante sur notre
Madone. Nous continuerons l'histoire de cette peinture et prouverons, malgré le dire
de Passavant, qu'elle est entièrement de la main du maître, et que l'assertion du savant
professeur allemand, relative à la retouche de David Teniers, est, de sa part, une pure
illusion. Nous signalerons en même temps quelques autres de ses erreurs. Plus un ou-
vrage est admis, plus il est utile d'indiquer les fautes que le temps a fait découvrir.
A la vente, la compétition s'établit entre le représentant du prince et le British
Muséum; heureusement la victoire est restée à la France.
Cette précieuse épave est rentrée dans sa maison sans avoir changé de nom. Après
une longue absence, la petite Madone d'Orléans se retrouvait en bonne compagnie :
ce n'était plus le cabinet ancien, mais une galerie nouvelle ; malgré ses vicissitudes,
elle n'avait pas vieilli, et pouvait encore revendiquer le prix de la beauté au milieu de
la Qeur de la peinture moderne.
On l'a vue à Twickenhara (Orléans house), occupant la meilleure place, et son
propriétaire s'était plu, lui laissant son ancien cadre, à la mettre dans un second
cadre, — vitrine digne d'elle.
Plus tard, en 1874, à l'exposition du palais Bourbon, on a pu l'admirer avec toute
la galerie du duc d'Aumale rendue à la France; ce bel ensemble apportait une conso-
lation pour la perte de l'ancien cabinet formé par le Régent, le plus beau de France
après celui du roi.
On sait que Du Bois de Saint-Gelais a écrit un volume intitulé Description des
tableaux du Palais-Royal ; ce catalogue, commencé du vivant du Régent, fut publié
quatre ans après sa mort, en 1727, et dédié à son fils Louis I". Il n'est pas hors du
sujet de parler des tableaux de Raphaël qui existaient alors dans la galerie. Saint-
Gelais en compte seize, qu'il faut réduire à neuf authentiques, les autres n'étant que
des répétitions. Ces neuf ont tous été en Angleterre, où il en reste huit ; celui qui nous
est revenu est le meilleur, et c'est notre Madone.
LES NEUF RAPHAËL DE LA GALERIE d'oRLÉANS AVKC LA DESCRIPTION
DE SAINT-GELAIS.
1» Une Sainte Famille. 3 pieds S pouces, en rond.
C'est la Sainte Famille au palmier. \k Bridgewater house, dans lejsalon intime
de Lady Ellesmere.
LA PETITE MADONE D'ORLÉANS. 211
2» La Vierge avec l'Enfant Jésus. — H. 2 pi. 4 po.'; L. 1 pi. 6 po.
Notre Seigneur est nu, tourné de face, et a la tête nppiiyée sur le sein
de h Vierge, élevant les yeux pour la regarder. Le fond du tableau est brun.
C'est la Madone Bridgewater. A Bridgewater house, dans le salon intime de
Lady Ellesmere.
3° La Vierge avec l'Enfant Jésus. — H. 2 pi. 6 pc; L. 2 pi.
La Vierge est assise et tient l'Rofant Jésus, qui est nu et l'embrasse. Il y a un
bout de paysage à droite. C'est la Madone avec l'Enfant debout. A Londres,
dans la chambre à coucher de Lady Burdett Coutts. (Invisible.) Pébasiien Bour
don a copié cette A/drfowe, Ingres a copié la copie de Sébastien Bourdon; la
copie d'Ingres, qui est à Montauban, l'a inspiré pour sa Vierge du Vœu de
Louis XIII, et celle qui e«t aujourd'hui en Russie.
4" Saint François d'Assise. — H. 9 po. ; L. 10 po.
Au musée de peinture de Dulwich, à l'ancien collège. Formait l'extrémité, à
gauche de qui regarde, de la predella de la Vierge glorieuse des Dames de
Saint-Antoine de Padoue à Pérouse.
5» Saint Antoine de Padoue. — H. 9 po.; L. 10 po.
Au musée de peinture de Dulwich, à l'ancien collège. Formait l'extrémité
droite de la même predella.
6» La Prière au jardin des Oliviers. — H. 9 po ; L. 10 po. 3/4.
Un des compartiments de la même predella. Dans la chambre à coucher de
Lady Burdeit Coutts, à Londres. (Invisible.)
7° Le Portement de croix. — H. 9 pc; L. 2 pi. 7 po et 1/2.
Formait le compartiment du milieu de la même predella. Chez M. Ph. John
Miles, à sa résidence de Leigh Court, près Bristol.
8° Un Christ qu'on va mettre au tombeau. — H. 9 po. ; L. 1 0 po. 3/4.
Compartiment de la même predella symétrique à la Prière au jardin des
Oliviers. Celte Piété était en 1857 à Londres, chez M">' Henri Dawson, qui l'a
envoyée à l'Exposition de Manchester.
9» Une Vierge avec VEnfant Jésus. — H. 1 1 po.; L. 8 po. et 1/2.
La Vierge assise tient sur ses genoux, dit Saint-Gelais, l'Enfant Jésus qui est
nu, et le contemple. Le fond du tableau représente une chambre.
Voici- notre Vierge, inscrite la dernière de tous les Raphaël du catalogue. Elle se
trouve être réellement le bouquet, l'emportant sur la Madone Bridgewater, sur celle
avec Y Enfant debout, et les autres sujets. Nous pourrions dire : C'est la perle, avec
plus de vérité que Philippe IV, quand il reçut à l'Escnrial \a Sainte Famille du S^nzio
provenant de la vente de Charles I", qui l'avait acquise du duc de Mantoue.
Comme pour la petite Madone d'Orléans, mais à d'autres points de vue, Passa-
yant s'est beaucoup trompé sur ce tableau. Nous étant proposé de signaler quelques-
unes de ses erreurs, nous commencerons par cette Sainte Famille que les Espagnols
appellent « la Perla » et les Français « à la Perle ». Son nom vrai serait « l'Aurore » ;
212 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
elle est en effet peu éclairée, et l'on aperçoit une aurore dans le paysage ; on la voit
actuellement à Madrid, au musée du Prado, où elle n'a pas les honneurs du salon ovale,
comme quatre autres Raphaël. La postérité a conservé l'exclamation du Roi, sans rati-
fier la supériorité de l'œuvre.
Passavant y fait de sainte Anne une sainte Elisabeth ; l'attitude familière de la
sainte Vierge avec la sainte, lui posant son bras gauche sur l'épaule, dénote sura-
bondamment que c'est sa mère.
De plus il affirme qu'elle a été peinte pour Frédéric de Gonzague, citant une
lettre écrite à ce prince par Ippolito Calandra en 1531. Ici, il fait confusion; il s'agit
d'un simple portrait du duc peint à Rome par Raphaël en 1513, et non de la Perle.
Celle-ci a été exécutée pour les Canossa, comme il est prouvé aujourd'hui par les
recherches de M. Armand Baschet dans les archives de Mantoue, et elle ne devint la
propriété des ducs de Mantoue que lorsque la famille appauvrie des Canossa céda au
duc Vincent I", pour un certain fief, tous les joyaux artistiques de son palais de
Vérone.
En outre, ces nouveaux documents, joints au texte de Vasari, sont pour plusieurs
une preuve que Passavant fait encore erreur et confusion en croyant à un tableau
qu'il intitule la Naissance du Christ, lequel il affirme avoir appartenu aux Canossa,
et qu'il déclare perdu.
Ce tableau n'est autre que la Perle, et il n'y en a pas eu deux.
Voici le texte de Vasari :
« A Vérone, il envoya un grand tableau également bon aux comtes de Canossa,
qui représente une Nativité de Noire-Seigneur très-belle, avec une aurore très-
admirée, ainsi qu'une sainte Anne, et tout l'ouvrage ne peut être mieux loué qu'en
disant qu'il est de la main do Raphaël d'Urbin; aussi ces comtes l'ont-iis en grande
vénération comme il le mérite; et ils n'ont jamais voulu, malgré le très-grand prix
(Vasari dit ceci en 1568) qui leur a été offert par beaucoup de princes, le céder à
personne. »
Examinons ces lignes phrase par phrase :
« Ungrand tableau ». La Perle a: L. 1'",44. H. 1"',15, ce qui est une belle dimen-
sion sans être absolument gi-and; mais remarquons qu'il venait de décrire le très-petit
tableau de la Visio?i d'Ezéchiel.
« Qui représente une Nativité ». La Perle peut être appelée une nativité par Va-
sari, puisque, précédemment, il donne le nom de Nativité à la Sainte Famille de
Lorelte.
« Une aurore très-admirée ». Une aurore se trouve dans le paysage de la Perle.
« Ainsi qu'une sainte Anne. » On trouve dans la Perle cette sainte Anne, et Vasari
la cite à juste titre , puisque c'est la seule fois que Raphaël l'ait introduite dans ses
Saintes Familles peintes.
Si Passavant, dans la Perle, n'eût pas transformé sainte Anne en sainte Elisabeth,
s'il n'eût pas cru que ladite Perle avait été peinte pour Frédéric de Gonzague, s'il eût
fait nos observations sur le texte de Vasari, relatives à la grandeur du tableau, à la
Nativité, à l'aurore, peut-être aurait-il été mis sur la voie, et n'aurait-il pas, avec ce
texte, inventé un autre tableau qu'il appelle la Saissance du Christ, et dont il annonce
'a disparition.
Pour nous, il n'y a pas deux tableaux, les deux peintures n'en font qu'une, et nous
voici débarrassé de plusieurs erreurs.
LA PETITE MADONE d'orléans (CoUâction du duc d'Aumale).
(Dessin de M. F. Gaillard.)
214 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Le professeur Passavant de Francfort, travailleur infatigable, a publié sur Raphaël
le meilleur ouvrage qui existe; on y trouve toutefois, nous le répétons, beaucoup de
fautes, surtout quand il décrit les œuvres de la jeunesse du peintre.
Du commencement à la fin, il fait et défait les Raptiai'l sans la moindre crainte, à
la manière de ses collègues d'Allemagne, Rumohr, Waagen et autres.
M. Reiset, dans son premier article sur les Musées de Londres, s'exprime à ce sujet
d'une manière parfaite :
« Je ne me dissimule pas la difficulté que présente l'appréciation d'un tableau, et
désire fort ne pas être comparé à ces personnages importants qui, il y a trente ou qua-
rante ans, ont parcouru les galeries de l'Europe, bouleversant en un clin d'oeil toutes
les attributions anciennes, distribuant le faux et le vrai, le faux plus que le vrai, avec
une sérénité incomparable. Les amis des arts, regardaient passer le météore avecadmi-
ralion ou consternation; ils n'ont repris leurs esprits qu'au bout de quelque temps, en
s'apercevant que les oracles ainsi jetés dans la foule n'étaient pour la plupart que de
pures illusions contradictoires; ils se sont alors irrévérencieusement permis quelques
éclats de rire. »
Outre ses appréciations erronées, Passavant s'occupe aussi, sans une pratique suffi-
sante, de l'état des tableaux, trouve partout des repeints, ne peut pardonner aux
Français de s'être donné le plus beau musée du monde, et, au lieu de les louer d'avoir
sauvé les chefs-d'œuvre italiens et espagnols, par l'art tout français de la restauration
des tableaux, il ne parle jamais de ce service loyalement reconnu par l'Ralie et l'Espagne,
mais cite sans cesse les traces maladroiies de nos réparations; s'il y a une retouche,
c'est toujours notre faute, quand il est facile de prouver, par les procès-verbaux de
réception des tableaux, qu'avant leur départ ils avaient déjà été remaniés.
Ses recherches dans les bibliothèques, ses laborieux invenlaires fdils en tous pays
sont fort utiles, mais il faut se méfier de son sentiment et de ses admirations; il inté-
resse par la variété de ses renseignements, et présente en général d'une manière assez
exacte l'ordre chronologique et les détails historiques de l'œuvre, mais il pèche sous le
rapport de l'élévation des aperçus et de la connaissance des choses de l'Église dont
Raphaël, dans ses principales œuvres, est l'expression vivante, et dont Passavant ne
peut se pénétrer entièrement, malgré sa passion pour le Sanzio.
A propos de la Perle, nous avons constaté quelques-unes de ses erreurs, il s'est
aussi grandement trompé sur une partie de notre Madone.
Citons la fin de sa description :
« Le fond, dit-il, représente le mur d'une chambre avec un rideau gris-rouge, à
gauche, et un petit escabeau sur lequel sont posés de petits vases. Ces derniers acces-
soires et le rideau gris-rouge ont été certainement ajoutés plus lard; ils sont peints
dans la manière de David Teniers, à ce point que tout porte à croire que celui-ci est
réellement l'auteur de ces additions malheureuses. Le coloris du tableau e^t vif et clair.
Sa conservaiion parait as^ez satisfaisante, car c'est seulement sur le bleu du manteau,
et sur une des jambes de l'enfant, que le nettoyage se fait \m peu trop sentir, n
Et d'abord, si le tableau n'a pas soufl'ert, comme heureusement chacun peut s'en
assurer, pourquoi lui aurait-on fait un fond à nouveau? Ce n'est pas admissible.
Pourquoi introduire ici David Teniers, et lui supposer l'idée absurde de vouloir ctfacer
une partie d'un tableau de Raphaël, dans le but d'y peindre quelque chose de sa façon.
Encore s'il s'agissait d'un changement important, cette excentricité pourrait s'expliquer,
mais pour un rideau, une planche et quelques vases, elle ne se comprend pas. ■
LA PETITE MADONE D'ORLÉANS. 215
Qui eût permis ce changement? II eût donc fallu que Teniers possédât le tableau;
puis, quelle difficulté dans la transformation complète du fond sur lequel se détache si
légèrement la tête de la Vierge !
Nous n'insistons pas sur le mot petit escabeau qui signifie siège de bois, sans bras
ni tlossier; substituons-lui le mot rayon, ou plutôt tablette.
Notre savant professeur ne trouve pas digce de Raphaël un rideau, avec de petits
vases élégants rangés sur une tablette, et il se croit obligé de. mettre ces accessoires
vulgaires sur le compte d'un Flamand. Il voudrait probablement un portique laissant
voir un paysage éclairé par le soleil d'Italie; mais alors il faut abandonner l'idée de la
chambre de la sainte Vierge et de l'adorable intimité qu'elle comporte; et puis, nous
n'aurions plus ce fond obscur, exécuté, comme nous l'avons dit plus haut, avec l'Inlen-
tion de faire ressortir la luraièie mystique qui émane du Christ.
Il pense sans doute que l'invention n'est pas italienne, et c'est là son erreur.
Sans avoir beaucoup cherché, nous a\oiis trouvé à Florence, à l'église d'Ognissanti,
une fresque de Ghirlandajo représentant la chambre de travail de saint Jérôme, dans
laquelle on aperçoit le rideau, la tablette et les mêmes vases florentins.
A l'église de la Minerve, à Rome, dans la chapelle CarafTj, peinte par Filippino
Lippi, on peut voir une Annonciation à laquelle assistent saint Thomas d'Aquin et le
cardinal Caraffa le donataire. — Il est donateur du tableau, mais donalairc spirituel,
par la grâce /eçue ; c'est pour la même raison que la Madone de Foligno s'aj pelle la
Vierge au donataire.
L'Annonciation a lieu dans la chambre do la Sainte Vierge agenouillée, et dans cette
chambre on trouve également le rideau, la tablette et deux vases.
Sur notre peinture, on aperçoit à gauche un rideau prenant à peu près la moitié du
fond, puis le mur sur lequel est fixé, à hauteur de la main, sans soutiens apparents,
une planche horizontale qui supporte, allant de gauche à droite, un vase cylindrique
de grès gris à filets bleus, une petite bouteille do verre, un vase do grès à filets bleus
comme le premier, mais moins large et plus haut, une autre bouteille, un vase de grès
gris sans filets, couvert d'un papier ou d'une toile, — c'est sur ce vase qu'est placée une
grenade, — puis un fiasco entièrement couvert de tresses de jonc avec une petite
anse de la substance des tresses; ledit fiasco est bouché à la manière florentine, avec
quelque chose de blanc, de la filasse probablement.
Le fruit est une grenade fendue dont les ouvertures sont d'un rouge vif.
Tous ces vases sont semblables à ceux de la fresque de Domenico Ghirlandajo.
Ici le comte Malvasia pourrait avec vérité appeler Doccalajo (faiseur do bocaux),
et Filippino Lippi, et le Ghirlandajo, et Raphaël auquel par envie, dans sa Felsina
PiUrice, il a donné ce surnom, passionné qu'il était pour les peintres bolonais ses
compatriotes. « Boccalaio Urbinate », s'écrie-t-il. Épithète bien injuste, puisque les
maïoliques ne se fabriquèrent, avec les gravures de Marc-Antoine et les dessins de
Raphaël habilement copiés, que longtemps après la mort du Sanzio.
Parles photographies d'après les originaux, on peut se rendre compte de l'analogie
des trois fonds de chambres, et conclure que c'est une disposition italienne et surtout
florentine, à laquelle naturellement participait le peintre d'Urbin, quand il peignait
notre Madone à Florence.
Cne autre preuve que ces détails sont de sa main, c'est la grenade; jamais Teniers
n'aurait pensé à ce symbole aimé de Raphaël. Avant l'exécution de notre tableau, le
Sanzio l'a introduit dans les dessins appartenant à^M. Madrazo et à l'archiduc Charles,
216 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
dessins qui précèdent tous deux la peinture analogue de la Madone Conestabile où la
grenade est remplacée par un livre.
Cette toute petite Vierge avec l'Enfant, dite en Italie la Madonnina del lihro, est
ce qu'il a fait de mieux dans sa manière ombrienne ; il l'a peinte sur un rond inscrit
dans un carré de M centimètres de côté, couvrant lui même d'arabesques rouges les
segments à fond noir, suivant la mode du temps.
Pérouse, qui avait vu peindre ce chef-d'œuvre, a eu le regret de le perdre en I87< ;
l'empereur de Russie en a fait l'acquisition à cette époque.
Au Louvre, nous avons de cette peinture une copie médiocre par Sassoferrato.
A la On de son séjour à Florence, peu de temps avant de partir pour Rome, Raphaël
eut encore l'idée de la grenade; il envoya à Domenico Alfani, son condisciple et ami,
qui était resté à Pérouse, sa ville natale, un magniGque dessin à la plume, que M. Louis
Gonse considère comme le plus précieux du musée W'icar; il représente \xne Sainte
Famille où parait saint Joachim offrant ce fruit à l'Enfant Jésus.
Domenico Alfani, avec l'aide d'Anselmo di Giovanni, a fait avec ce dessin un tableau
important qu'on voit a la pinacothèque Vannucci à Pérouse; il y est connu sous le nom
de la Sainte Famille à la grenade.
Au Vatican, pour la figure allégorique de la Théologie placée au-dessus de la
Dispute du Saint Sacrement, le Sanzio a emprunté à Dante le vêtement de Béatrice,
changeant la couronne d'olivier en une couronne composée de feuilles et de fleurs de
grenadier dont le fruit aux grains sans nombre exprime l'unité de l'Église, image em-
ployée récemment encore dans les fresques de la Torre Borgia exécutées sous Pie IX;
une grenade fermée est aux pieds d'une femme assise qui représente la Religion.
Ne quittons pas les erreurs de Passavant, sans rappeler que dans la description de
celte figure de la Théologie {l" vol., page <14), il se trompe deux fois; il écrit, en
effet, qu'elle est couronnée de laurier, comme Béatrice, quand l'Alighieri dit formel-
lement einta d'oliva; de plus, ce n'est pas l'olivier, mais le grenadier que Raphaël a
choisi.
Avec les preuves solides que nous venons d'établir successivement, on peut con-
clure, malgré l'assertion de Passavant, que la petite Madone d'Orléans est entièrement
de la main du maître. Suivant lui, les figures n'ont pas été retouchées; nous venons de
démontrer qu'il en est de même du fond, et toute la peinture intacte a l'avantage d'être
restée sur bois.
PALIABD.
Le RMacteui en chef, gérant : LOUIS G0i;4SB.
rARIS. — Impr. J. CLAYE. — A.QOAXTIS et C-, rao S«tot-B«noIt _ |1|67).
XVIll. — 2» PÉRIODE.
28
218 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
l'avance, mais quand nous mesurons les progrès de nos concurrents,
nos succès nous donnent à penser.
Si dans quelques spécialités d'art et d'industrie la lutte devient
sérieuse et passionnée, il en est d'autres où nous ne sommes pas me-
nacés encore, et, parmi celles-là, l'industrie des métaux précieux et des
bronzes est peut-être celle où. la France garde une supériorité mieux
marquée.
Ce n'est pas à dire que tout y soit bien, et je me hâte de modifier
ce que pourrait avoir d'excessif et de dangereux un trop réel contente-
ment de nous-mêmes ; nous sommes les premiers, oui, mais parce que,
à quelques exceptions près, la production étrangère est médiocre. Si les
Anglais faisaient dans cet art les efforts qui ont été constatés dans la
fabrication de leurs meubles, si l'Américain Tiffany poussait plus loin ses
progrès, si l'Italie avait beaucoup de Castellani, notre supériorité serait
en danger.
Orfèvres ou bronziers, nous allons à l'aventure, suivant notre fan-
taisie, personnelle, manquant d'école, n'ayant ni conseils ni direction
supérieure. Nous n'avons pour nous soutenir que le goût du luxe chez
le client, que la passion du gain chez le producteur; aucun artiste ne
s'est encore pris d'amour pour cet art du métal qui garde, à qui le saura
comprendre, des jouissances égales à celles que donnent au sculpteur la
molle complaisance de la glaise et l'âpre résistance de la pierre, au
peintre la magie de sa palette.
Si d'un bloc de marbre on peut tirer le dieu, la table ou la cuvette,
l'or, l'argent et le bronze sont bien d'autres Protées, dont les transfor-
mations atteignent à l'infini ; ces métaux appartiennent au peintre par
l'émail par les patines variées de leurs alliages et par le mariage des
pierres; ils tentent l'architecte par la netteté de leurs arêtes, l'éclat et
la fermeté de leurs détails; ils conservent d'une façon ineffaçable le
dessin du graveur, et, pour le sculpteur, ils sont la plus impérissable
matière où la pensée puisse épouser la forme.
11 faut que nos artistes d'aujourd'hui ignorent absolument ces vertus
si diverses, qu'ils n'aient jamais étudié les ressources de la fonte, de la
ciselure, de la gravure et de l'émail, pour qu'à l'exemple des grands
maîtres de l'art ancien, ils ne soient pas venus d'eux-mêmes à l'orfèvrerie,
non plus en manœuvres de rencontre qui cèdent à contre-cœur, mais en
maîtres véritables, qui rendraient à cet art un rang digne de lui et à eux-
mêmes une gloire nouvelle.
Ils ont été sollicités pourtant; après qu'Auguste, Thomire, Odiot
père et Biennais eurent avec les grands jours de l'empire ressuscité l'or-
BELLÉROPHON COMBATTANT LA CHIMÈRE. ft
(Groupe en argent composé et exécuté par MM, Fannière frères. 1
220 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
fèvrerie, on vit les Cahier, les Fauconnier, les Wagner recourir à nos
architectes et à nos sculpteurs. C'est sur l'avis de Chenavard que Fau-
connier tenta les premiers essais de style Renaissance, et ce fut pour lui
que Barye composa ses premières maquettes, les fondit et les cisela'.
Liénard, Ganneron, Plantard et Geoffroy de Chaumes travaillaient pour
Wagner; Vechte fut alors un des maîtres de la ciselure, le Musée du
Luxembourg a deux de ses vases, mais ses plus belles œuvres sont en
Angleterre ; Justin et Nevilé dessinaient pour Duponchel ; Rude et Simart
modelaient pour le duc de Luynes le Louis XIII d'argent et la Minerve
d'ivoire, d'or et d'argent, imitée de Phidias, mais bornaient à ces deux
essais leur concours ; Morel employait Klagmann et, comme le dit Th. Gau-
tier en ses notices, « Pradier, David, Feuchères, Cavalier, Préault, Schœn-
werk, Pascal, Rouillaud, ont été traduits en or, en argent et en fer oxydé
par Froment-Meurice. »
Mais tous ces artistes comprenaient mal l'orfèvrerie, ce n'était pour
eux qu'un gagne-pain, un moyen de payer le marbre ou la toile, et, la
maquette achevée, ils retournaient rêveurs à un art qu'ils jugeaient et
plus digne et, plus grand. Ceux-là mêmes qui étaient nés en quelque sorte
dans l'atelier du ciseleur, Carrier-Bel leuse et Gilbert, croyaient se sentir
palpiter des ailes; ils ont jeté la lime et le marteau, mais ils reviennent
parfois encore au métier de leurs premiers jours. De tous ces enfants de
l'orfèvrerie, il n'en est que deux qui lui soient restés fidèles, qui l'aient
aimée de passion, qui lui aient consacré leur vie, les deux frères, les Fan-
nière, et c'est par eux que nous commençons cette rapide revue : cet
honneur leur est dû.
Travailleurs modestes et acharnés, aimés de qui les connaît, respectés
de tous, ils vivent retirés dans leur quartier tranquille, loin des concur-
rences tapageuses, rêvant et créant, faisant tout par eux-mêmes. Leur
œuvre déjà considérable reflète bien leurs natures, natures un peu grises
et sérieuses, sans grand élan, mais sans faiblesses. Tout ce qui vient
d'eux est marqué au coin de l'honnêteté, de la bonne foi; leurs œuvres
sont pures comme le métal qu'ils emploient. Peut-être ont-ils gardé de
leur jeunesse cette façon indéfinissable qui paraît vieillotte aux jeunes
d'aujourd'hui, mais qui n'est pas sans charmes; ils ont dans leurs com-
positions un ressouvenir des maîtres que j'ai nommés : Feuchères et Lié-
. 1 . Qu'est derenu le surtout de table commandé par le duc d'Orléans sur les des-
sins de Chenavard et dont Barye avait exécuté les maquettes, en neuf groupes de
chasse oij, dans un pêle-mêle pittoresque, se mêlaient les hommes, les lions, les tigres,
les chevaux, les éléphants et les chiens ?
LK THIOMPHK DAMPHITHITE, PIÈCB DE MILIEU DU SURTOUT DE TABLE EN AUOEMT
EXÉCUTÉ PAR LA MAISON CBRISTOFLE POUR LE DUC DE SANTONIA.
(Composition de M. Reiber ; sculptures de MM. Mercié et Mathuria Moreau. )
222 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
nard, Pradier, Klagmann et Névilé, mais cela vaut mieux que d'avoir de
certains les faciles élégances, les mièvreries néo-grecques et les coquet-
teries toutes de chic, dont la mode elle-même commence à se lasser.
Ils achèvent actuellement un bouclier, commencé depuis vingt ans
(c'est dire leur persévérance), où sont repoussés, sur tôle d'acier, les per-
sonnages héroïques de 1' « Orlando furioso »; ces figures équestres, déta-
chées en relief sur un fond doux et orné, ont des vigueurs à la Vechte ;
— une délicieuse coupe, toute moelleuse de toucher, raconte les amours
et la mort d'Adonis; la belle pendule, qui appartient à M"'" Blanc, est faite
de lapis et d'argent, elle occupe dans la vitrine des Fannière la place
d'honneur; les grandes figures assises aux deux côtés sont belles, large-
ment modelées et caressées d'un ciselet aimable et spirituel. J'aime cette
épée, en forme de claymore, offerte au général Charette, et qui, de la
pointe au pommeau, est faite d'un acier pur et fidèle, comme le héros
de Patay; la poignée en est ingénieusement composée avec les attributs
et la légende de la vieille Bretagne; enfin, si entre maintes pièces d'art
et quantité de bijoux, nous choisissons pour le donner ici le dessin du
prix de course offert en 1875 au comte de Lagrange, c'est que cette
ingénieuse composition de « Bellérophon combattant la Chimère » nous
paraît un exemple de grâce noble, et que l'exécution, bien que souple
et minutieuse, n'enlève rien à la sculpture de son accent et de sa verve.
Mais les Fannière échappent à la définition étroite qu'on donne de
l'orfèvre ; artistes industriels, mais poètes de la forme, ils restent indé-
pendants et pratiquent peu le métier par ses côtés commerciaux, ils tra-
fiquent rarement de cette vaisselle d'argent qui convient à nos usages
domestiques, tandis que c'est par ces articles d'utilité que les Christofle
s'imposent tout d'abord.
Ils ont débuté en introduisant en France les procédés de galvano-
plastie, de dorure et d'argenture électro-chimiques. 11 semblait que ces
moyens artificiels de production allaient amener la ruine de l'industrie
rivale, en rendant la concurrence impossible.
Une importante usine est créée, elle va se développant rapidement.
M. Christofle père vulgarise l'usage des pièces d'argenterie courante,
mais peu à peu ii relève aussi le goût de sa fabrication. Ce sont d'abord
des surtouts de table comme ceux que présentent encore aujourd'hui les
maisons Caylar-Bayar et Boulanger, surtouts étincelants, dont la voyante
ornementation et la riche structure conviennent aux tables des hôtels et
aux dîners d'apparat de quelques parvenus. Puis, la vie de chaque jour
étant assurée, la prospérité de la maison garantie par la production
L'ORFEVRERIE ET LA BIJOUTERIE AU CHAMP DE MARS. 223
mécanique des couverts argentés et de grosserie courante, M. Christofle
tente un premier essai d'orfèvrerie d'art : — c'est, en 1855, le service
NÉBélDB, BOUT DE TABLE DU SURTOUT EXÉCUTÉ PAR LA MAISON CHRISTOFLE
POUR LE DUC DE SANTONIA.
(Composition de M. Reiber; sculpture do M. Hiolle.)
de table de l'empereur. Tous les sculpteurs d'aujourd'hui se souviennent
d'avoir travaillé avec une fiévreuse ardeur à cet important ouvrage,
sous la direction de Gilbert ; mais rien n'est resté de cette œuvre de leur
22li GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
jeunesse, non plus que du surtout de la Ville de Paris qu'exposaient
en 1867 M. Chrislolle fils et M. Bouilhet. L'un a disparu dans les ruines
des Tuileries, l'autre dans l'incendie de l'Hôtel de Ville ; les orfèvreries
et les bijoux ont de funestes destinées, quand un Louis XIV ne les envoie
pas à la Monnaie pour racheter la victoire, c'est quelque imbécile révolté
qui les détruit avec elle sur son bûcher d'ignominie.
Au contraire de ces deux beaux ouvrages, qui étaient de bronze
argenté, le grand service qu'exposent cette année MM. Ghristofle et Bouil-
het est bien réellement d'argent, il est destiné à ce duc de Santonia,
dont le faste s'étalait aux noces du roi Alphonse et de la pauvre reine
Mercedes.
Ici du moins nos artistes ont puissamment contribué à l'invention
des modèles; pas de banalités. Reiber a été l'architecte de l'ensemble,
et c'est à des sculpteurs tels que Mercié, Mathurin-Moreau, HioUe,
Lafrance et Gautherin qu'a été confiée l'exécution des figures.
L'idée générale en est simple : au centre le triomphe d'Amphitrite, —
l'élégante silhouette de la fille de Nereus, se découpe svelte et fière, la
ligne en est heureuse, et toute mignonne qu'elle est, cette jolie figurine
de Mercié est noble et ne perdrait pas à être agrandie à des proportions
naturelles. Au-dessous d'elle sont assises en de belles attitudes la Pèche
fluviale et la Pêche maritime ; des tritons et des néréides occupent les
bouts de table, les saisons, modelées par Gautherin, prêtent aux flam-
beaux de gracieux motifs et les deux jardinières servent d'appui aux
figures couchées de l'Europe, de l'Asie, de l'Afrique et de l'Amérique. —
Lafrance, dans ces quatre sujets, a eu l'inspiration la plus aimable, il a
rajeuni le thème classique en prêtant aux figures une grâce plus lascive;
les quatre contrées sont ce qu'elles doivent être dans un festin, enga-
geantes, prises de cette ivresse des sens qui vient de leur climat, de leurs
fruits, de leurs vins, de leur soleil ; elles semblent offrir au convive
tout ce que les richesses du sol et les beautés de la nature peuvent
accorder à l'homme le plus gourmet et le plus sensuel. C'est un déli-
cieux poëme de la table que concevront et goiiteront les gens doués de
quelque entendement.
En dépit de ces figures charmantes et des délicates colorations de
l'argent, dont l'éclat blanc est adouci par des frottis d'or aux douceurs
estompées, l'aspect du surtout est solennel. Ln autre plus modeste en
ses visées est dû à la verve facile de Garrier-Belleuse, des groupes de
bacchantes, d'enfants et de silènes, lui prêtent leur vivante animation,
les sujets en sont aimables, les cristaux font avec l'ornementation
Louis XVI un contraste étincelant, ce petit monde vit, il est d'une amu-
ritCES d'un SEKVICK a café en AKGENT, exécuté par la maison CHIUSIOFLB
(D'après dos modèles do M. Carricr-Belleuse.)
XVIII. — r PKniODE.
29
226
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
santé compagnie à table. Du même style et du même sculpteur sont les
trois jolies pièces d'un ser-
vice à café que voici repré-
sentées ; mais si le dessin en
dit la fonne élégante, il ne
peut raconter les scènes amu-
santes qui se déroulent en
bas-relief tout autour des
vases : c'est une cohue de
bambins , jolis comme les
amours du dernier siècle, re-
muant, grouillant, agissant,
vivant de la vie des arts,
les uns chantent, les autres
déclament, il y a des guer-
riers,des peintres, des mimes ,
c'est tout un petit poëme
plein d'esprit enlevé à la
pointe de l'ébauchoir dans la
cire dure et qui m'a ravi
d'aise quand l'artiste m'a
montré son esquisse. Voilà
bien le Carrier qu'on aime,
le sculpteur très français,
le petit neveu de Germain
Pilon, de Coustou et de Clo-
dion surtout; s'il s'était sou-
venu de ses commencements,
s'il avait repris le ciselet
pour modeler lui-même l'ar-
gent, comme il avait modelé
la cire, ces trois bijoux char-
mants vaudraient plus que
leur pesant d'or.
Il faudrait dans cet ordre
d'idées citer deux surtout» du
même fécond artiste, un de
Mathurin-Moreau, les faunes
de Piat et certain déjeuner, dessiné par M. Rossigneux, où la peau du
lion de Néméo joue un rôle unique et pourtant point monotone.
TORCHÈRB MODBLKB PAR OUILLBMIN.
rnFMTJmÏT^â^
VAfSES ET MEDDLRS EN ÉMAUX CLOISONNES El EN BBONZES PATINES ET NIELLES
DE STYLE JAPONAIS.
(Maison Christone et Cie.)
228 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
C'est à Ch. llossigneux encore qu'est due la composition du meuble
à bijoux qui fit sensation à l'exposition de Vienne. Dans ce meuble, ainsi
que dans la Bibliothèque du Vatican, où commence et où finit le rôle de
l'orfèvre? — l'architecte en est l'inventeur et le maître, mais s'il con-
sent à construire moins en bois qu'en métal ces deux importants spéci-
mens d'un art tout moderne, c'est donc qu'avec les bronzes et l'argent,
les pierres et l'émail, on peut doter le mobilier civil d'une richesse
nouvelle et donner à l'orfèvrerie un rôle plus intéressant que celui
d'orner les tables et les dressoirs.
La Bibliothèque du Vatican est destinée à contenir toutes les curieuses
traductions de la Bulle incffabilis ; l'abbé Sire, du diocèse de Paris,
avait entrepris, il y a dix-huit ans, cette tâche gigantesque. Sous son
action constante, le dogme de l'Immaculée Conception a été transcrit
dans toutes les langues du monde, et, du fond de l'Asie, des îles océa-
niennes, dans les idiomes les plus ignorés des peuplades lointaines,
comme dans les langues d'Europe et les patois de nos provinces, cette
proclamation du pape Pie IX, répétée avec empressement, avait été naïve-
ment ou artistement calligraphiée et enrichie de précieuses miniatures.
A ces manuscrits il fallait de dignes reliures, elles furent faites et plu-
sieurs sont très remarquables; à ces livres il fallait un meuble, l'amour
des fidèles en couvrit les frais et l'humble prêtre de Saint-Sulpice fit un
double miracle: à l'inverse de ce qui se passait dans l'antique Babel, il
accorda les langues les plus diverses en un même cantique d'amour, et
lui, pauvre, ignoré, timide, il parvint à créer le meuble le plus somp-
tueux qui soit en ce concours des arts et de l'industrie.
C'est un immense cabinet long de six mètres et que soutiennent
trente-six pieds, aux chapiteaux de bronze ciselé, que relient entre eux
des entretoises du même métal, et que surmonte une statue d'ivoire et
d'argent de la Vierge de Lourdes.
Des vitrines en glace, inclinées en manière de pupitres, protègent
les manuscrits ; une longue ceinture d'émail cloisonné, aux guirlandes
d'églantlnes, enserre la table, tandis que la frise supérieure porte une
magnifique composition, dessinée et peinte sur cuivre par Ch. Lameire,
et représentant les Nations du monde apportant, en une marche triom-
phale, au chef de l'Église, les titres écrits de la gloire de Marie.
Dire ici la profusion des ciselures, les détails de fine sculpture, la
douceur et le charme des émaux de Fr. de Courcy, serait empiéter sur
la place qui m'est accordée; cependant, tout en rendant hommage à
M. Reiber, l'architecte qui dessina le meuble, je risquerai quelques cri-
tiques.— J'en trouve le profil anguleux et la forme massive, en raison des
L'ORFEVRERIE ET LA BIJOUTERIE AU CHAMP DE MARS. 229
supports; certains détails sont délicieux, et certains autres, comme les
médaillons votifs de la frise inférieure, sont d'une facture trop précieuse
VASE DE STYLE JAPONAIS EN BRONZE INCRUSTE AVEC ORNEMENTS EN RELIEF.
(Maison Christolle et Cie.)
et trop sèche. Mais il est difllcile de juger d'un tel ensemble autre part
que dans son milieu et c'est au Vatican seulement, dans la salle quilui
est réservée, que le meuble pourra être justement apprécié ou critiqué.
230
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Ici, pour continuer à parler de la maison Christolle, il conviendrait
d'ouvrir une longue parenthèse et de remonter jusqu'à l'introduction
dans nos mœurs de ce goût japonais, qui, depuis quelque dix ans, a si
profondément modifié nos idées décoratives. — C'est une étude qui vaut
qu'on s'y arrête et que j'entends faire autre part; mais encore que cette
influence soit bonne ou mauvaise, profitable ou dangereuse, il faut dire
que MM. Christofle et Douilhet s'y sont livrés des premiers, et que c'est
chez eux qu'il faut aller chercher le grand
prêtre du japonisme, en la personne de Rei-
ber, que nous avons déjà nommé.
Bien d'autres artistes se sont convertis à
sa doctrine, cette mode a envahi la céra-
mique, les cristaux, les meubles, les étoffes,
les papiers peints; elle a même, chose sur-
prenante, atteint des sculpteurs, témoin les
deux gracieuses torchères en bronze patiné,
modelées par Guillemin , mais il faut tou-
jours en revenir à Reiber pour trouver la
note juste, il garde le milieu entre cet art
encore mystérieux , dont il faut user avec
réserve, et cette traduction courante qui est
bien nôtre, comme étaient, au goût français
du dernier siècle, les chinoiseries de Bou-
cher.
C'est Reiber qui, chez Deck, a donné
le diapason à la céramique japonaise, c'est
lui qui, chez Christofle, a prêté à l'émail et aux méiaux les tons justes
pour s'accorder. — Décrirons-nous les vases émaillés par Tard d'après
ses dessins? Expliquerons-nous le travail du cloisonné dont la cu-
rieuse et patiente réussite égale à présent les plus beaux ouvrages
de la Chine? Parlerons-nous des coupes, des lampes, des coffrets,
des jardinières, des pendules, qui, soit par les couleurs de l'émail ,
soit par les patines variées des bronzes incrustés d'or et d'argent
acquièrent une décoration si intense et si variée? — C'est là le propre
de cet art nouveau qui nous vient de l'extrême Orient, et, puisque
nous avons nommé Tard l'émailleur, il nous faut citer parmi les plus
précieux collaborateurs de Christofle, Guignard, l'auteur de ces patines
métalliques, dont les deux meubles d'encoignures sont, comme dessin et
comme exécution, les deux plus merveilleux exemples que nous con-
naissions. Nous signalons encore le grand vase de Chéret, dédié aux
S T V L a J A l' ij N A I s
L'ORFEVRERIE ET LA BIJOUTERIE AU CHAMP DE MARS. 231
arts décoratifs et qui, par son importance et les tonalités du métal,
rappelle le beau vase d'Anacréon, publié en 1874 par la Gazette; mais si,
dans cet article, nous donnions à la maison Ghristofle une part propor-
tionnée à celle qu'elle tient dans la classe 24, la part des autres en
serait singulièrement amoindrie.
Pourtant il convient de rendre aux chefs de cette importante usine
une éloge bien dû; plus que d'autres ils répondent à ce désir que
PLATBAU DE CUIVKE A INCRUSTATIONS G A L V ANO P LA STIQ 0 E S.
tMaison Christofle et Cie.)
nous manifestions en commençant : ils appellent l'artiste, l'aident, lui
apprennent à aimer l'art du métal, font avec lui des échanges d'idée, et
artistes eux-mêmes, ils contribuent à cette conversion des maîtres et du
public, non-seulement par leurs travaux, mais encore par le concours
qu'ils donnent aux sociétés d'art et d'industrie.
Un autre orfèvre bien et justement remarqué, c'est M. Tiffany, de
New-York. Lui aussi prend au Japon son inspiration, mais il avait profité
déjà des essais tentés par Christofle. Ayant eu la bonne fortune d'étudier
232
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
à Philadelphie, deux ans avant nous, les procédés des Japonais, comme il
nous est donné de le faire aujourd'hui dans leur intéressante exposition,
il a mis à profit cette avance. Il délaisse l'émail, il ne s'applique pas à
copier les fines et capricieuses ciselures de Kanasawa et de Takaota ; ce
qu'il emprunte au Japon , c'est son décor le plus franc : des plantes
aux larges feuilles, des oiseaux, des poissons; ce qu'il a surtout pénétré,
c'est le secret de ses alliages, 11 a merveilleusement bien imité le mo-
koumâ, ou mélange de lames d'or, d'argent, de cuivre pur ou allié,
brasées, repliées, forgées et laminées ensemble de façon à imiter, comme
l'exprime le mot indigène, les veines du bois; le chukoudo\ alliage
de bronze et d'or aux reflets sombres; — le sibouîli, aulre alliage aux
COFfUET EN BRONZK l'ATINK INCRUSTE D OU ET D AKOUNT,
(Maison Christofle et C"».)
tons gris. Le nielle des Russes et les dépôts incrustés de cuivre fin
complètent, avec l'or et l'argent, cette nouvelle palette de l'orfèvre, et
c'est avec cette palette que l'Américain, dédaignant les réactifs chimiques,
parvient à des effets variés, dont la solidité de tons ne redoute pas
l'usure. C'est là un progrès, mais ce n'est pas le seul.
Tiffany s'est appliqué à répandre ces décors sur les formes les plus
pratiques, les plus logiques, les plus simples : il a revêtu d'un marte-
lage doux et régulier la surface de l'argent, feignant, par un ingénieux
artifice, d'avoir obtenu les rondeurs, non plus avec le tour, mais avec le
marteau à rétreindre. L'effet en est harmonieux à l'œil, l'argent n'a plus
cet aspect sec et froid, dont le brunissage augmentait encore la fade
apparence; on ne craint plus de poser les doigts sur des surfaces polies,
4. Nous suivons ici les indications données par le catalogue officiel japonais.
I/ORFEVRERIE ET LA BIJOUTERIE AU CHAMP DE MARS, 233
elles ont les fines craquelures de la peau, les nervures de la feuille, les
mailles et le tissu de certains fruits, et de suite les gens de goût se sont
pris à aimer cette charmante nouveauté, qui n'est qu'un renouveau des
procédés primitifs.
Tiffany nous étonne encore par l'habileté de ses ciselures. Certain
service à thé de forme indienne,
tout couvert de fleurs repoussées
sur argent, est un pur chef-d'œuvre
et son grand vase dédié à Bryant,
le poète journaliste, a de sérieux
mérites; les pièce#du surtout, aux
figures de Sioux et de Delavvares,
se peuvent comparer à celles qu'a
jadis modelées, pour le comte Kou-
chelelT, Emile Carlier, et dont Gay-
lar-Bayar expose une reproduction
satisfaisante, inférieure cependant
en ciselure aux pièces américaines.
— Enfin , rien n'est plus parfait
que la gravure des couverts de
table présentés par la maison de
New-York ; je recommande en pre-
mière ligne le service oriental et le
service si varié, si fin, où sont
représentés tous les dieux de l'O-
lympe ; je doute que nous ayions
en France un graveur capable de
faire des matrices aussi parfaites,
depuis qu'IIeller est passé aux
États-Unis.
Je ne m'arrête pas longtemps à
la maison Elkington, bien qu'elle
ait en Angleterre une importance
comparable à celle de la maison Christolle en France. Ses émaux cloi-
sonnés ne sont qu'une répétition timide des émaux de celle-ci, et, mal-
gré de sérieuses qualités , ses ouvrages ont le grave défaut de n'avoir
pas un caractère qui leur soit propre. Puisque c'est seulement par ses
cotés artistiques que l'orfèvrerie trouve entrée dans ce recueil, nous ne
voyons à signaler chez Elkington que les beaux travaux de Morel-Ladeuil,
un artiste français, qui dirige avec M. Willms, un autre Français, les
XVIII. — 2" Pijntoniî. 30
OSTENSOIR DU SACRÉ-CŒUK.
(Exposé par M. Poussielgue-Rusand.)
234
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
fabriques de Londres et de Birmingham. Ce sont des noms conns des
amateurs, et déjà en 1876 nous avions admiré au Salon le beau vase de
l'Hélicon. J'aime moins le nouveau bouclier dont le sujet est emprunté
au poème mystique de Bunyan, The Pilgrims progress et qui est une
pâle copie de l'autre bouclier, Le Paradis perdu , qu'avait composé
Morel Ladeuil et que possède le Musée de Kensington.
M. Poussielgue-Rusand et M. Armand-Calliat représentent presque à
CHASSE DANS I,K STYI.B DU XI V** SlfeCLB.
(Exposée par M. roussielgue-Rusand.)
eux seuls l'orfèvrerie d'église, mais ce sont deux tempéraments opposés.
Le premier traite en bronzier son travail, le second le soigne en bijou-
tier amoureux du détail, l'un cherche l'elTct, l'autre le joli, en sorte
qu'entre ces deux hommes également habiles, les préférences se par-
tagent. — L'orfèvre de Paris convient aux architectes , ils lui confient
volontiers l'exécution des grandes ornementations de bronze doré, dont
les lignes doivent s'inscrire dans les cadres de pierre des églises, des
ornements d'autel, des croix, des lampes suspendues, des châsses et des
tabernacles, dont la mignonne architecture n'exclut pas une Aicture large
L'ORFÈVRERIE ET LA BIJOUTERIE AU CHAMP DE MARS. 235
et ferme. Il construit en bronze ou en argent, comme on construit en
pierre, et ses orfèvreries n'ont besoin pour retrouver leur charme sévère
que d'être corrigées par le temps, — témoin cette châsse du xiv° siècle
dont nous donnons la copie et qui est imitée de celle que conserve le Musée
de Cluny ; son éclat trop neuf offense les yeux, nous ne sommes pas
ROSACE EN EMAIL CHAMPLEVE DE L OSTENSOIR DE N.-D. DE LOURDES.
(Exposé par M. Armand-Calliat. )
accoutumés à cette gamme éclatante d'ors et d'émaux ; s'imaginc-t-on
l'une des merveilles d'orfèvrerie religieuse de la collection Bazilewski
rémaillée et redorée à neuf, cela serait du plus déplorable effet?... Lés
meilleurs morceaux de M. Poussielgue-Rusand gagneraient à vieilli)' d'un
siècle ou deux.
Parmi les pièces à noter, citons en première ligne l'autel en bronze
doré, exécuté pour la cathédrale d'Auch, dans le style du xv" siècle, et
dont les frises et les clochetons, déjà si légers, prendront en place, lorsque
236
GAZETTE DES UEAUX-ARTS,
la dorure en sera ternie, de tout autres délicatesses. L'autel delà Vierge
pour l'église d'Yvetot, conçu et dessiné, dans le style Louis XII, par M. llo-
guet et modelé par Chedeville, est exécuté en bronze et en marbre;
l'ordonnance m'en plaît moins, la répétition des motifs donne à cet
éJifice une monotonie fâcheuse,
et je blâme surtout l'éclat cru
des ors et du marbre blanc *. —
Parmi les petits objets, il faut
mentionner un ostensoir Renais-
sance, dessiné par M, Corroyer et
dont les justes proportions con-
viennent à l'usage : ce n'est plus
une masse pesante que porte avec
angoisse l'olTicianl, la bénédiction
sera donnée sans effort, et l'élégante proportion de
l'objet ajoute encore à sa légèreté. Enfin j'insiste sur
le fini de trois pièces d'autel : le calice, le ciboire et
les burettes d'un précieux travail d'émail cloisonné, le
premier essai, je crois, de restitution de ces émaux à
l'orfèvrerie d'église; ceci vaut d'être encouragé, car
la mauvaise économie du clergé oblige d'ordinaire à
remplacer ce travail par des défoncés à l'eau-forte ;
l'effet en est, en ce cas, moins heureux et la solidité
moins grande.
Sans nous arrêter aux crosses , aux chapelles ,
aux châsses , aux statuettes , qui , remplissent les
vitrines de Poussielgue-Rusand , et suffiraient à con-
stituer le trésor de deux ou trois évêchés, disons qu'il
convient d'associer le nom de cet orfèvre à ceux de
nos grands architectes religieux, car il est leur coo-
pérateur dans le mobilier de toutes nos églises de
France.
M. Armand-Caliiat, au contraire, se résume en lui-même; deux aides
lui suffisent : M. P. Rossan, l'architecte, et M. Dufraine, le statuaire; à
eux trois, ils produisent une fabrication précieuse et nouvelle, dont la
caractéristique s'écarte des vieilles formes traditionnelles.
CROSSE
du cardinal Pitra.
<. L'ostensoir que nous reproduisons n'est pas celui de M. Corroyer, dont il est
question plus loin , mais un autre do plus grande dimension , dont la composition
est due à M. Bossan, architecte lyonnais.
L'ORFÈVREIUE ET LA BIJOUTERIE AU CHAMP DE MARS. 237
Si l'orfèvrerie tle Poussielgue est décorative, celle d'Armand-CalIiat
est attachante : la première meuble l'église, et, dans de vastes nefs, elle
■garde toute sa valeur aux yeux des fidèles éloignés de l'autel ; — l'autre
s'accommode des petites chapelles, des oratoires, des vitrines de la
sacristie : il lui faut les écrins de velours de l'évoque; c'est une bijou-
terie précieuse aux délicates ciselures, aux filigranes ténus, aux émaux
fins. II y a dans la première un parfum de l'église gallicane, un reflet
de nos vieilles et inébranlables croyances, elle tient à nos édifices romans
et gothiques; la seconde est d'un piétisme plus raffiné, d'une foi plus
moderne, d'une religiosité plus mondaine et plus féminine. Ce n'est
plus l'orfèvrerie des grandes cathédrales de Paris , d'Amiens ou de
COFFUET EN CRISTAL, AVFC ORNEMENTS I> EMAIL TRANSLUCIDE
(Exposé par M. E. Froment-Meutice. )
Reims, c'est l'ornement des chapelles de Lourdes et de la Salette, c'est
la religion à la mode; et ce n'est pas une critique que j'en veux faire :
j'admire ces formes châtiées, ces délicatesses d'outil, c'est un travail
amoureusement achevé et qui fait à son auteur le plus grand honneur.
L'ostensoir de Notre-Dame de Lourdes est une pure merveille, et je
regrette que nous n'ayons pu en donner ici le dessin; — la seule faute
que j'y ai trouvée gît dans l'emploi des fonds d'émail bleu, qui s'in-
scrivent entre les ailes des anges et font au nimbe de l'hostie un effet dur
de faïence peinte. Le socle, le nœud composé de l'image de la Vierge, les
rayons, sont d'une composition compliquée, dont la description exigerait
plusieurs pages, car c'est tout un poëme religieux et mystique.
Nous ne donnons que deux copies des œuvres de M. Armand-Calliat,
celle d'une rosace en émail champlevé de l'ostensoir de Notre-Dame de
238 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Lourdes et celle de la crosse de S. Ém. le cardinal Pitra ; là encore
le dessin est tout plein de détails : outre les armes, les attributs,
les emblèmes et les ornements, il y a trois sujets, trois légendes reli-
gieuses : saint Pierre dans sa prison, — saint Benoît se précipitant sur
un buisson d'épines, — et saint Jean-Baptisie pressant entre ses bras
l'Agneau sans tache.
Entre les richesses que contient l'exposition d'orfèvrerie lyonnaise,
signalons le calice de M^"' de Fréjus, le reliquaire de la sainte Épine et le
reliquaire du Saint-Mors de Carpentras ; mais il convient de donner une
mention toute spéciale au magnifique retable du maître-autel de Notre-
Dame de Bourg-en-Bresse. M. Jarrin a fait de l'ensemble del'édicule une
savante et remarquable description ; mais ce qu'il faut surtout louer, c'est
la composition des deux bas-reliefs par Dufraine, dont les figures sont
d'un sentiment exquis, — une Nativité et une Piété, — adorablement
modelées et ciselées, et se détachant en bronze doré sur le marbre, dont
la blancheur crue est tempérée par des rinceaux émaillés et incrustés
à fleur des surfaces. L'effet en est joli, plein d'harmonie, et cette poly-
chromie, douce et discrète, prête à l'ensemble un charme infini.
Pour revenir des ornements religieux à l'orfèvrerie civile, je n'ai pas
de transition meilleure que de parler d'abord de M. Fromcnt-Meui'ice.
Outre une jolie statuette de la Vierge, dont les chairs sculptées sur cal-
cédoine rose, c'est-à-dire en matière transparente, ont le défaut de
manquer de solidité à l'œil, parleur contraste avec les vêtements d'argent
émaillé, nous trouvons un remarquable ostensoir dessiné par Cameré.
Cette pièce offerte à l'église Notre-Dame du Sacré-Cœur d'Issoudun, par
la comtesse de Bardi, est entièrement revêtue d'émaux champlevés et
flinqués, dont la gamme harmonieuse s'enroule en longues feuilles byzan-
tines sur des formes grasses et souples; une couronne de lis, sertie en
diamants et gracieusement mouvementée, entoure le cabochon de cristal
qui protégera l'hostie. Cet ostensoir n'a pas la recherche archaïque des
ouvrages de Poussielgue, ni les raffinements des orfèvreries lyonnaises ;
mais il doit être offert comme un excellent spécimen d'ornementation
religieuse.
« Froment-Meurice n'a pas beaucoup exécuté par lui-même, quoi-
qu'il maniât avec beaucoup d'adresse l'cbauchoir, le ciselet et le mar-
teau. Il inventait, il cherchait, il dessinait, il trouvait des combinaisons
heureuses; il excellait à diriger un atelier, à souffler son esprit aux
ouvriers. Son idée, sinon sa main, a mis un cachet sur toutes ses
œuvres. Comme un chef d'orchestre, il inspirait et conduisait tout un
AIGUIERE EN CRISTAL DE ROCHK
VERMEIL. PERLES FINES ET ÉMAUX
l'clix Bvihot del et se. Kxposition Universelle
K.XKCtlTKK PAR M. FRQMKNT- MKITRICF. POUR SM-I.K ROI DKSPAGNK
L'inxettc dev. neftux-Arts Imp. A Quantm
L'ORFÈVRERIE ET LA BIJOUTERIE AU CHAMP DE MARS. 239
monde de sculpteurs, de dessinateurs, d'ornemanistes, de graveurs,
d'émailleurs et de joailliers, car l'orfèvre d'aujourd'hui n'a plus le temps
de ceindre le tablier et de tourmenter lui-même le métal pour le forcer
à prendre des formes diverses. » Ainsi parlait de Fromcnt-Meurice le
CANDÉLADRE EN ARDENT ET EN IVOIRE, MODELÉ PAR I.AFRANCE.'
(Exécuto par M. E. Fromcnt-Mourico pour iW le duc d'Aumale.)
père, Théophile Gautier; on en pourrait dire autant du fils, et, s'il n'a
pas reçu du chef de sa maison cette éducation de l'outil qui, malheu-
reusement, devient rare chez les maîtres orfèvres, s'il n'est pas un exé-
cutant, il est toujours ce chef d'orchestre dont parle Gautier, et dans les
symphonies finement ciselées qu'il conduit, on sent une délicatesse, une
distinction, une pureté d'idée, une suavité d'exécution, qui lui sont bien
personnelles. M. Emile Froment-Meurice se rattache par son père à nos
240 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
grandes époques, il a dans le sang ces qualités de race qui ne frayent
pas avec les grossièretés de certaines boutiques; ses bijoux n'ont pas
besoin de l'appât des grosses pierres pour être précieux, ses orfèvreries
gardent de la Renaissance les fines élégances : c'est une production de
de haut goût, une richesse ralTinée qui convient à son aristocratique
clientèle.
Les contrastes de formes et d'ornementation qui frappent à première
vue dans cette exposition témoignent d'une riche variété de conception.
Nous citerons, entre autres, les pièces d'un service Louis XV, commandé
par la princesse Mentschikoff et composé par Joindy, d'après les types de
Roettiers, — un joli thé persan, — une garniture de toilette Louis XVI,
et, dans le même style, un bassin d'argent, dont le modelé gras et spiri-
tuel accuse chez le ciseleur et chez Carrier-Belleuse qui l'a modelé, un
sentiment exquis de l'époque : cette jolie pièce appartient à la baronne-
douairière de Rothschild — ; puis, outre un vase à bière dans le genre
allemand, — de ravissantes salières portées par des enfants qu'on croirait
empruntés à Clodion, de nombreuses pièces de table, la reproduction de
la lampe d'argent du Saint-Sépulcre, l'ingénieux prix de course modelé
par Carlier et si habilement exécuté au coquille : le Centaure et la Vic-
toire. 11 nous faut encore mentionner la pendule et les candélabres, exé-
cutés en argent et en ivoire, pour le château de Chantilly, sous la direction
de M. Daumet. C'est bien une garniture princière, maisje blâme les pro-
portions ramassées de l'iiorloge. — On trouvera plus haut le dessin d'un
des candélabres; l'ivoire est d'une facture agréable, mais comme il
advient souvent de cette matière, le modelé a pris des sécheresses que
n'avait certes pas le plâtre de Lafrance. Les bras de bougies fondus en
argent sont un peu lourds d'aspect. — Déjà, en 1867, iL Froment-Meu-
rice avait exposé une délicieuse buire de cristal de roche, tout incrustée
d'or et d'émail; il a, cette fois, sur le même thème, varié ses effets. La
gravure exprime mieux que je ne saurais le faire la forme et l'orne-
mentatioji de ce vase qu'a acheté le roi d'Espagne. Quant au coITret,
nous le gravons aussi, et c'est une gracieuse chose en sa simplicité.
Les entrelacs d'argent émaillé, inscrits dans des cadres de vermeil,
se marient d'une façon harmonieuse avec les gemmes transparentes et
rendent des effets de couleur, que notre dessin blanc et noir est.inha-
bile à exprimer.
Enfin, entre cent bijoux qu'il faudrait tous dessiner ou décrire : —
des pendants de col du seizième, aux pierres gravées, une coupe d'agate,
une autre de girasol, une huître perlière ingénieusement montée, des
boules ajourées pour la coifTure — , ne citons plus que l'anneau pastoral
L'ORFEVRERIE ET LA BIJOUTERIE AU CHAMP DE MARS. 2U
qu'offrit à Pie IX, l'an dernier, le diocèse de Genève. C'est une large
bague qui porte en son chaton le profd de saint Pierre, émail bien réussi
d'Alfred Meyer. L'Écu des Mastaï, la tiare et les clefs
de l'Église fournissent les motifs très simples, mais
très-décoratifs de ce bijou, qui est des mieux com-
pris. Nous en donnons une reproduction.
BAGUE DE PIE IX.
(M. Froment-Meurice.
Nous avons, dans les premières pages de notre
revue, cité le nom d'Odiot le père, nous aurions
pu remonter au delà de deux ou trois générations
pour retrouver le premier orfèvre du nom. C'est
toute une généalogie, et l'héritage intact en est encore dans les mains
d'un Odiot que tout Paris connaît, et qui serait l'argentier du roi, s'il
y avait encore des rois et des argentiers. — C'est une noblesse qu'une
telle tradition dans une famille. Le large espace occupé par les surtouts
d'argent de la maison Odiot prouve que le luxe de la table n'est pas
tout à fait perdu en France, et qu'à l'exemple de la haute société
anglaise, quelques familles y ont gardé le goût de cette coûteuse,
mais solide vaisselle plate. Nous ne nous arrêterons pas chez M. Odiot
sans risquer un timide avertissement, qu'il acceptera, croyons-nous,
avec sa bonne grâce habituelle ; nous n'avons pas qualité cependant
pour jouer ce rôle d'ami sévère, mais nous savons qu'il en est des plus
solides maisons comme de certains artistes, qui s'endorment sur des
succès répétés et pour qui un tel sommeil peut devenir un danger. Il
serait temps, dans cette vieille fabrique, d'infuser un sang jeune ; quelque
habile que soit le ciselet de Diomède, quelque facilité qu'aient à mo-
deler ou à dessiner Gilbert et Récipion, il faut que par un vigoureux
effort quelqu'un donne un élan nouveau.
Le surtout de Flore et Zéphire, dont nous reproduisons un des can-
délabres, n'a pas la fraîcheur d'une œuvre née d'hier, et nous lui préfé-
rons la jolie garniture de bureau bien franchement copiée d'après Meis-
sonier et à laquelle nous empruntons le cadre de notre première page ;
— de même, entre tous les prix de courses qu'a exécutés M. Odiot pour
le Jockey-Club, nous mettons en première ligne celui de Gladiateur,
qu'on croirait dessiné par Gauvet lui-même.
J'aime en ce genre sérieux et un peu solennel la fabrication de
M. Aucoc, qui , lui aussi , peut prétendre à fournir à l'aristocratique
clientèle, parce que son orlèvrerie garde les formes traditionnelles et
n'a rien des modernes fantaisies. Je voudrais avoir la place de louer
XVni. — 2' PÉRIODE. 3i
2k2
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
après lui MM. Fray, Mérite, Cosson-Gorby, Turquet, Veyrat et Mége-
mont, Mégemont surtout qui nous a charmé par le bon goût de ses
CASDBLADRIÎ DU SURTOUT DE KI.ORK «T ZÉPHIRB, UODELB PAR U. 01LB8RT.
(Exposé par M. Odiot. )
modèles et la parfaite exécution de sa vaisselle plate. — Force nous est
d'abréger.
L'usage a établi certaines classifications gênantes entre les orfèvres
'W^*^^*^/r^*w.
-^^3«1«*.,*-^
VASK EN ARGENT, MODELÉ PAU M. RKCIPION POUR LR JOCKEVCI.UE
(Rxposû par Nf. Odiot )
hh2
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
et les bijoutiers, et, à part de ceux-ci, mis encore les joailliers. Où ran-
gerons-nous alors ceux qui, comme Duron et Philippe, composent et
fabriquent ces pièces d'art, charmants objets de vitrine, qui n'ont pas
l'emploi déterminé des services à thé, des plats et des couverts d'argent,
AIOUIÊKB EN CKISTAL DK ROCHE, AVEC UONTCRB EN OR ÉMAILL^.
(Reproduction de la coupe du LouTre, par UM. Doion.)
et qui cependant ne font pas partie de la parure? Mous commencerons
par eux. J'ai nommé Philippe, celui-là est un chercheur, un travailleur
patient, que rien ne rebute, qui est bien vraiment le père de ses œuvres et
qui a gagné pied à pied le rang qu'il occupe. Ses ouvrages sont estimés,
ils révèlent une étude constante et gardent une indéniable personna-
lité ; ils ne dépassent pas cependant une certaine limite, parce que l'or-
fèvre n'ose pas s'élever seul, parce que jamais personne n'est venu lui
CK COUTZWELLER^^j
VASK DE STYLE RBNAIS3ANCE EN CRISTAL DE KOCHB, OR, ARdBNT ET EMAUX.
(Composé et exécuté par M. Hubert.)
246 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
donner la main, lui inspirer courage et lui dire d'oser. On verra pour-
tant chez lui, entre autres jolies choses, un surtout indien d'une forme
très neuve, des pièces d'argenterie destinées au château d'Anet, des cris-
taux de roche habilement montés et toute une suite d'objets et de bijoux
égyptiens, dont la savante restauration accommode les antiques formes et
les attributs hiératiques, aux exigences actuelles de la parure des femmes.
Les fils Duron nous font pieusement revoir les ouvrages de leur
père. C'est nous rappeler un confrère aimé, dont les amateurs estimaient
les œuvres; il y avait quelque hardiesse chez ces jeunes gens à montrer
leurs essais à côté des ouvrages paternels, lesquels eux-mêmes étaient
inspirés des pures merveilles de nos collections.
C'est ainsi qu'au-dessous du grand vase en lapis, acheté par le baron
Sellière, de la copie, en or émaillé, du plat et de la buire d'étain de
Briot, et de la coupe en cristal gravé, reproduite ici, dont la monture
est imitée de celle du Louvre, ils ont mis une jolie coquille d'agate,
gracieusement supportée par deux sirènes d'or repoussé et émaillé,
qu'ils viennent d'achever. Nous leur adressons nos sincères félicitations.
Ceux-là encore sont fils d'un artiste, et déjà, par les noms qui précè-
dent, on voit que l'industrie des métaux se transmet dignement dans
les familles parisiennes.
M. Hubert fut pendant de longues années un collaborateur dévoué
de Froment-Meurice, il conduisit dans l'atelier l'exécution des ouvrages
les plus importants et les plus 'précieux. Libre aujourd'hui et travaillant
sous sa seule inspiration, il a conçu et exécuté un vase de cristal, qui,
par la difficulté vaincue, peut être comparé à celui de son ancien patron,
reproduit plus haut. — C'est une urne élégante, du style italien de la
Renaissance, ornée de deux larges anses et enceinte d'un bandeau, qui
porte deux médaillons et oîi s'attachent les anses par deux masques de
satyres. La panse et le pied sont de cristal, et les ornements qui y sont
incrustés sont d'émail translucide. Ce morceau est joli, il serait parfait
si l'épaisseur nue et exagérée des anses était habillée de ciselure ou
d'émail, et si les médaillons d'argent, aux fortes saillies, étaient rempla-
cés par des camées d'une matière transparente.
11 nous faut abréger, la place nous est comptée, et nous n'avons rien
dit encore des bijoux. Le nombre d'ailleurs en est peu considérable, et
les bijoutiers paraissent abandonner ce travail charmant pour la joaillerie
aux grosses pierres. Cependant nous remarquons chez Vaubourzeix un
joli pendant imité de Stéphanus, chez Fontenay de délicieux bijoux fili-
granes et des émaux très fins aux fonds rutilants, chez Mol lard des plaques
MONTRE EN ACIER CISBI.É ET UAMAS(iUIS!
(Bsposée par M. Boucheron.)
2^18
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
à la façon limousine, signées de Grandhomme, et chez Sandoz, avec
une jolie pendule émaillée par Meyer, des fantaisies ingénieuses. 11 y a
là un double sujet que je me réserve de traiter un jour, si la Gazette
m'ouvre encore ses pages. Je voudrais dire de la ciselure et de l'émail
tout ce que j'en pense, et c'est aussi la raison du silence que j'ai gardé
sur les Popelin, les Courcy, les Meyer, les Grandhomme et autres, et sur
des ciseleurs tels qu'Honoré, Diomède, Girau-
don, Brateau et Michaud, qui pouvaient s'at-
tendre à être expliqués ou discutés, et dont les
deux derniers n'ont pas seulement collaboré
aux plus précieux ouvrages, mais ont exposé en
leurs noms.
Ferai-je l'éloge de Boucheron? Il semble
être aujourd'hui en faveur, comme l'ont été en
leur temps les Froment-Meurice , les Janisset et les Bau-
grand; son succès vaut toutes les explications, c'est une
consécration publique. Il occupe dans la salle des bijoux la
place d'entrée, la plus large et la plus magnifique; sa vitrine
est un éblouissement pour les yeux, et pour l'esprit à cause
des valeurs qu'elle renferme. Mais ce n'est pas de ses mer-
veilleux saphirs, comparables à ceux de Bapst et de Rou-
venat, ni de son grand diamant, ni de son saphir jaune que
j'ai à parler: ces trésors échappent à la critique de \& Gazette
qui prise plus un anneau d'or ciselé , que les deux perles
de 150,000 francs, vendues par Bapst au baron Alphonse
de Rothschild, ou que les diamants rachetés par le comte
Branicki à la vente de la reine Isabelle. Boucheron a d'au-
tres mérites, il est le bijoutier de son temps, il a su coni-
I prendre le goût de son époque, qu'il l'ait créé ou qu'il l'ait
/ suivi, peu importe. J'aime entre ses bijoux un gracieux pen-
ÊT dant de col Renaissance, aux formes ventrues, qui, dans des
y entrelacs d'une ciselure grasse et souple, porte un saphir
en son milieu; un médaillon de cristal incrusté, d'un ado-
rable travail; une croix byzantine aux symboles des quatre
évangélistes, sans doute destinée à quelque évêque, et des
bijoux d'acier damasquiné et ciselé dont la délicate ornementation
fait honneur à M. Tissot. Nous applaudirons à chaque essai d'appro-
priation au bijou de cet art du fer et de l'acier, qu'exploite exclusive-
ment l'arquebuserie ; ses finesses s'accommodent cependant des plus
précieux et des plus mignons objets, et la jolie montre que voici est
FLBUR
DB NARCISSE.
01. Massin.)
L'ORFÈVRERIE ET LA BIJOUTERIE AU CHAMP DE MARS. 2^0
un des plus excellents exemples du bon emploi qu'on en peut faire.
Nous avons déjà vanté les émaux à jour dont M. Boucheron a le
EPINGLE UE COIFKURK EN BKILLANTS ET PERLE.
(Exposée par M. Massin. )
monopole, et dont peu d'objets anciens nous ont gardé le type. Nous
en retrouvons des échantillons dans un grand et somptueux service à
bière, rapprochement bien ose, ce nous semble, entre le précieux du
ORNEMENT DE COL A MASQUE DE HIBOU,
(Exposé par M. Massin.)
travail et l'usage quelque peu grossier des chopes et de la canette. Je
n'insiste pas sur de malheureux essais de style japonais et chinois, dont
xvin. — 2' PÉRIODE. 32
250
GAZETTE DES BEAUX-ARTS,
la minutieuse recherche touche au jouet et à l'article viennois, plus qu'à
l'orfèvrerie. Il eût fallu d'abord mieux étudier les principes décoratifs
comme Christofle et comme Tiffany, ou suivre dans leurs ornementations
compliquées les Indiens et les Persans. Mais en regard de ces objets
mal conçus et manques, il convient de louer le joli effet d'un service
oriental aux champs nus, coupés de motifs ajourés, certain vase d'or aux
anses décorées d'émaux àjour, un bougeoir d'or et de cristal, un miroir
(ExiiOié par M. Pouquot.)
et certaine jardinière,^ dont les panneaux d'émail, couchés sur paillons,
en)pruntent aux bossuages des ornements un effet imprévu.
M. Fontenay a mis bien tard en sa vitrine, le joli brûle-parfums d'or
ciselé, décoré de filigrane et d'émail, qu'il promettait à l'admiration des
connaisseurs. Cette pièce emprunte au seul art du bijoutier tous ses
détails d'ornementation, et la pliis sévère critique n'y trouve à reprendre
que l'emploi trop répété des motifs de support. C'est une des curiosités
de la classe xxxix. Quand nous aurons cité une élégante statuette exé-
cutée par MM. Rouvenat et Lourdel, et dont le modèle, dû à Garrier-
Belleuse, représente une charmeuse indienne, nous croirons en avoir fini
avec l'orfèvrerie et les bijoux.
L'ORFÈVRERIE ET LA BIJOUTERIE AU CHAMP DE MARS, 251
Nous allons essayer de dire ce qu'est la joaillerie, et peut-être vau-
drait-il mieux, pour l'expliquer, renvoyer l'amateur aux vitrines des
Bapst, ces doyens de leur industrie, à l'égal de ce que sont les Odiot
chez les orfèvres, aux vitrines des Mellerio, des Vever, des Caillot, des
Marret, des Lemoine, des Soufflot, des
Dumoret, des Robin et à la taillerie de
diamants de Roulina,
La joaillerie n'a jamais été bien
définie , c'est un art qui n'a pas d'his-
toire. Participant des caprices de la
mode, elle varie de forme tous les dix
ans, et l'un des seuls types anciens
qu'en aient gardés nos musées, la cou-
ronne du sacre de Louis XV qui est dans
la galerie d'Apollon, n'a échappé à la
destruction que parce que ses chatons
sont garnis de pierres fausses.
En tout temps d'ailleurs, les joail-
liers n'ont eu à faire valoir que la
beauté des pierres et l'éclat des dia-
mants, leurs montures ne visaient pas
à mieux; et si l'habileté du sertisseur
était quelquefois prodigieuse, le des-
sinateur ne s'ingéniait pas à varier ses
motifs ; longtemps les étoiles , les
croissants , les chatons emmaillés et
suspendus, et les fleurs les plus ba-
nales ont suffi à satisfaire la coquet-
terie des femmes; et si quelques-uns
ont , dans la recherche d'une expression plus artistique et plus spiri-
tuelle, devancé Massin, personne autant que lui n'a atteint à la perfec-
tion des joyaux. Si cet art est entré enfin dans une voie plus typique
et plus intéressante, c'est lui sans conteste qui l'y a fait entrer.
Comme ouvrier, Massin a fait cette année mieux que les Viennois,
mieux que les Russes, ces joailliers réputés; comme inventeur, il a créé
une école nouvelle. 11 ne s'est pas borné à copier la fleur vivante avec
l'esprit et la fidélité de la meilleure fleuriste, mais, prêtant aux pétales
et aux feuilles tout l'éclat du diamant, il a inventé des fleurs nouvelles;
il a mêlé aux pierres des filigranes d'argent, qui gardent à la plante une
::hatelaimb en oit Et émaux.
(Exposée par M. Fouquet.)
252 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
■ légèreté tle tissu, une transparence de peau indéfinissable, et permettent
de réaliser de sensibles économies dans l'achat de ces coûteuses fantai-
sies. Le narcisse reproduit ici en est une démonstration, et toutes les
fleurs se pourraient interpréter de la sorte, exprimant, connue le sélam
des Orientaux, un langage auquel leur prix donnerait une signification
et une éloquence irrésistibles.
Massin a tissé des dentelles de diamants, dont le canevas est souple
et léger comme une trame de fil ; dès lors redeviennent possibles les
somptuosités de vêlements des reines des xv° et xvi' siècles, sans que
les perles et les bijoux fassent à la beauté des femmes une pesante
armure. 11 a, comme Rouvenat, imité de la Renaissance les guipures et
le point coupé, mais par d'autres procédés, en sorte que leurs ouvrages,
nés d'une pensée commune, sont arrivés à des résultats très différents.
Parmi ses fantaisies d'un autre ordre, nous reproduisons une épingle
de coiffure serpent en diamants et perle, et une attache de collier, où
le masque fantastique d'un hibou, capricieusement composé de cercles
de brillants, produit, avec les yeux en pierres de lune, un magnétique
effet.
Outre les richesses en diamants de grande taille et les pierres histo-
riques, on p(!ut voir dans sa vitrine une large ceinture d'or et de bril-
lants à l'élégant dessin dont l'exécution est un chef-d'œuvre d'atelier,
et qui, par son ordonnance et sa valeur considérable, pourrait, avec le
sabre en diamants de Fontenay, convenir à quelque sultan où à quelque
rajah de l'Inde.
Immédiatement après Massin, il faut nommer parmi nos. joailliers
MM. Boucheron, Vever, Fouquet, Rouvenat et Téterger.
De Boucheron, nous avons tout dit, et chez Vever il faut constater
surtout le goût très pur et la sobre et tranquille harmonie des formes.
Fouquet est un dessinateur élégant et fin qui ne manie pas encore le dia-
mant avec l'audace et le bonheur de son maître, mais qui le plie à son
dessin, et l'inscrit adroitement dans la silhouette un peu sèche de ses
ornements. Il y a des inventions très osées et , si j'admire parmi des
bijoux pleins de goût et de fantaisie, le noble et gracieux diadème
que voici, j'éprouve quelque embarras à m'exphquer la collerette Médicis
et le collier égyptien, qui sont les pièces capitales de cette vitrine. Je ne
me rends pas un compte bien exact de l'effet que produiront, sur des
épaules nues, ces sphinx accroupis, dont les ailes diamantées se dressent
raides et menaçantes. C'est original, mais sera-ce joli? L'exécution en
e.st parfaite , comme celle des bijoux d'or et, entre ceux-ci, nous avons
L'ORFÈVRERIE ET LA BIJOUTERIE AU CHAMP DE MARS, 253
choisi, pour la graver, la belle châtelaine Renaissance si bien ciselée où
s'encadre le portrait émaillé de Bianca Gapello.
MM. Rouvenat et Lourdel, dont les précédentes expositions ont connu
CHATELAINE EN DIAMANTS ET OH AVEC MONTRE ÉMAILLÉE.
(Exposée par M. Téterger.)
les succès, tiennent une place distinguée parmi les meilleurs fabricants,
et nous regrettons de n'avoir pu recevoir à temps les photographies né-
cessaires pour faire des dessins. M. Téterger enfin est un habile entre les
habiles pour l'exécution de ce bijou de mode éternelle qu'on nomme une
bague ; nul mieux que lui ne s'entend à concevoir ce bijou des fiançailles,
25h
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
k en varier la forme, à choisir avec un soin jaloux la perle, le rubis,
le saphir ou l'émeraude, à l'enchâsser dans des griffes invisibles, à l'en-
tourer de diamants, à décorer l'anneau de gracieuses arabesques. Mais
BRACELET EN JOAILLERIE AVEC MASQUES.
(Exposé par M. Téterger.)
là ne se borne pas son goût; il apporte la même élude patiente à tout
ce qu'il touche, et si entre ses parures, ses bracelets, sa garniture de
livre et ses pendants de col nous avons choisi la châtelaine et la montre,
c'est parce que son habileté de joaillier s'allie bien avec la ciselure pré-
nSUT) DB BRILLANTS.
( Exposé pat M. Téterger. )
cieuse de Brateau, que l'or y alterne joliment avec la pierre, et que, si
les sphinx de l'attache y étaient corrigés, ce serait un bijou parfait. Nous
joignons à cette châtelaine un bract-let en joaillerie et un nœud de bril-
lants d'une remarquable exécution.
L'ORFÈVRERIE ET L.\ BIJOUTERIE AU CHAMP DE MARS. 255
Avant d'aborder l'étude des bronzes, cette orfèvrerie meublante où le
métal n'a plus de précieux que ce que l'art lui donne, résumons-nous
rapidement.
Bijoux, joyaux, orfèvreries sont en progrès et dénotent dans la
fabrique française le goût le plus raffiné, l'entente du métier la plus
complète, la possession des éléments les plus multiples, mais aussi la
plus grande diffusion d'idées. En somme, l'Exposition actuelle est un
succès, et l'un des plus grands qu'ait eus notre fabrication parisienne.
On fait bien, mais on ferait mieux si demain surgissait un homme,
un artiste capable d'enrégimenter ces ciseleurs, ces émaillcurs, ces
ouvriers si différents, de les jeter dans une voie unique, de leur donner
un style, de leur imposer un thème. Alors notre art grandirait d'un
coup, ce ne serait pas seulement un public futil et curieux qui nous
viendrait, mais de vrais et de savants amateurs. Cet artiste n'est pas
né, et les curieux oublient près de leurs bibelots anciens qu'il y a
encore des orfèvres en France.
L. VALIZE fils.
(La mdie prochainement.)
POST-SCRIPTUM
()M)RK dans une unité harmonieuse les
enseignements que donne l'étude du
passé avec les libres essais d'une imagi-
nation nouvelle, telle est la tendance
dont notre collaborateur, M. Falize,
vient de se faire l'avocat très autorisé;
tel est le but que doit poursuivre partout
l'art décoratif. Il sera sans doute impos-
sible maintenant de créer de toutes
pièces un style neuf et individuel ; mais
il est permis d'essayer de rajeunir les
style des époques de naïveté et d'inven-
tion, en les appropriant à nos usages, à
nos goûts et à nos besoins. La voie salutaire est dans ce sens; elle n'est ni
dans l'imitation servile ni dans les fantaisies affranchies de tout guide. Les
nations de souche européenne ont une tendance évidente à perdre le senti-
ment du décor; ellesn'en garderontquelque chose, au milieu de l'universel
nivellement scientifique, qu'en se maintenant en contact permanent avec
les œuvres types des belles époques ou en s'imprégnant des exemples
que nous fournit encore un peuple qui a conservé intact le génie du
décor, le Japon. Ces quelques mots, qui résument le problème le plus
grave de l'industrie moderne, problème qui préoccupe tous les esprits,
nous sont inspirés par les réflexions pleines de tact et de modération
que nos lecteurs ont pu suivre dans les pages précédentes. Nous nous
associons sans réserve aux jugements que M. Falize avait pleine compé-
tence pour émettre, dans un art qui est sien et où il a conquis l'un
des premiers rangs. Nous regrettons seulement qu'un sentiment de
modestie, peut-être exagéré, l'ait empêché de parler de lui-même et de
ses efforts. Un compte rendu de l'orfèvrerie à l'Exposition universelle,
qui garderait le silence sur l'un de ceux qui ont le plus fait pour cet art,
serait notoirement incomplet.
MARGUERITE DE FOIX ET ANNE DE BRETAGNE,
DAS-RBLIBF EN ARGENT CISELÉ ET OR REPOUSSÉ, MODELÉ PAR M. CHÊDBVILLB
(Exposé par M. L. Falize Dis.)
XVIII. — 2' PÉRIODE.
33
258 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
C'est celte lacune qu'il est de notre devoir de combler. M. Falize ne
nous en voudra pas de dire ce que pensent tous ses confrères.
Cette noble ambition de rapprocher le plus possible le métier de l'art
et de confondre l'ouvrier avec l'artiste, que M. Falize signalait si juste-
ment comme étant réalisée chez les frères Fannière, nous la trouvons
chez lui, jeune, ardente, convaincue. Ce qu'il demande aux autres, il
l'exige d'abord de lui-même. Sa façon de s'exprimer sur le travail d'au-
trui nous fait voir ce qu'il poursuit. Ayant toujours présent ce qui peut
lui manquer, il travaille, étudie et cherche sans cesse, profitant avec
bonne foi de ses propres erreurs. En cela il continue dignement l'œuvre
commencée par son père. L'orfèvrerie reste une de nos gloires incontes-
tables ; mais quelques symptômes nous indiquent qu'elle pourrait un jour
déchoir. Nous n'avons rien à craindre, si nos orfèvres et nos bijoutiers,
plus souvent marchands qu'artistes, se mettent à suivre l'exemple donné
par les Christolle, les Froment-Meurice, les Falize.
Que font-ils, en effet, ceux-ci? Ils intéressent à leur œuvre des indivi-
dualités d'une vraie valeur, ils les attachent à un programme, à une idée,
qu'ils se réservent de défendre et de conduire. Ils utilisent le concours
du statuaire, du peintre ou du dessinateur dans son expression la plus
haute, mais ils n'abdiquent pas devant lui ; ils restent maîtres-orfèvres
ou maîtres-bijoutiers. Que fait M. Falize? 11 s'adjoint des collaborateurs
comme Millet, Delaplanche, Frémiet, Garrier-Belleuse, Claudius Popelin
et Joindy; mais cette collaboration si précieuse, si artistique, il la limite
et la dirige constamment. Voilà le rôle vraiment digne; à moins, ceci
vaudrait encore mieux, que comme au bon vieux temps on ne soit en-
semble l'artiste et le fabricant.
L'exposition de M. Falize est très remarquable; elle témoigne d'un
généreux effort. Si nous avions plus d'espace nous prendrions un vif
plaisir à l'étudier en détail. Nous ne pouvons que passer en revue les
principales pièces.
La plus importante comme valeur et comme travail est l'horloge
d'Uranie, dans le style du xvr siècle. En voici la description. Le socle de
lapis-lazuli, orné de gaudrons et de feuillages d'or émaillé, porte sur ses
faces quatre cadres, où sont inscrits des repoussés dor fin représentant
les Quatre Saisons. Deux cartouches contiennent les guichets des
heures et des remontoirs. Six sphinx en or, revêtus d'émaux translu-
cides, soutiennent des écussons où sont inscrits les signes des planètes;
au bas sont gravés les noms des astronomes grecs, Thaïes, Anaximandre,
Callipe et Ilipparque. Au-dessus du socle s'élève un groupe en ivoire
représentant Uranie et deux enfants soutenant en l'air une sphère de
L'ORFÈVRERIE ET LA BIJOUTERIE AU CHAMP DE MARS. 259
cristal de roche creuse, dans laquelle évoluent les figurines en or de
Diane, de Mars, de Mercure, de Jupiter, de \énus, de Saturne et
d'Apollon, les dieux des jours, tandis que les dieux à qui sont consa-
crés les mois alternent avec les signes du zodiaque, et enveloppent,
avec les armilles d'or, la sphère de cristal. Les figures ont été mode-
lées par Carrier-Belleuse. Cette pièce, dont l'exécution est de tous
points soignée, n'est pas toutefois celle qui nous séduit le plus comme
réussite absolue de lignes et de composition. L'ivoire associé aux mé-
taux est d'un emploi très périlleux et d'un aspect facilement lourd.
Nous préférons la série si intéressante de bas-reliefs et de tableaux
PETITE HOIU-OGE EN IVOIRE (STYLE DU XIII'' SIÈCI.Il).
(Exposée par M. L. Falize fils.)
votifs exposés par M. Falize. Ce sont quatre panneaux consacrés à des
portraits historiques, sortes de sujets commémoratifs pour les descen-
dants et de souvenirs à mettre sur l'autel pieux de la famille. Ils nous
intéressent non seulement par leur mérite intrinsèque qui s'affirme dans
une heureuse variété, mais aussi par la nouveauté du thème qui peut
fournir une veine féconde.
Dans celui de Gaston IV de Béarn, dont la statuette équestre est de
M. Frémiet, l'or, l'argent, le bronze, le fer damasquiné, l'ivoire et l'émail
ont été simultanément employés; ceux de Marguerite de Foix et de Mar-
guerite de Navarre sont d'or fin repoussé et d'argent fondu et ciselé;
celui de Gaston de Foix est en émail enchâssé dans un cadre d'argent.
Ce dernier est dû au talent de M. Claudius Popelin. Celui que nous
260
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
reproduisons appartient à ce style charmant et délicat de dessin, abon-
dant et gras de travail, du plus heureux moment de la Renaissance fran-
çaise, vers la fin du règne de Louis XII, alors que Michel Colomb se met
au tombeau du duc François de Bretagne. Le bas-relief, en or repoussé,
représente Marguerite de Foix instruisant sa fille, la future reine Anne
de Bretagne ; il a été modelé par M. Chédeville. L'encadrement est en
argent. Les armes du fond sont celles de Bretagne, de Foix et de Bcarn.
Citons encore les deux pièces dont nous donnons un dessin : une
charmante petite horloge d'ivoire, montée en or et en argent, dans le
style du xiif siècle et le beau pendant de col inspiré des jolies compo-
sitions d'Adrien Collaert. Ce bijou, qui a figuré l'année dernière à l'ex-
position d'Amsterdam et dont nous avons dit quelques mots dans la
Ch roniqiic, est l'un des mieux réussis que nous ayons admirés depuis
longtemps.
Toutes ces œuvres sont marquées au coin d'un goût élevé, et toutes
elles sont empreintes d'un caractère vraiment artistique. Elles accusent
en même temps, et nous ne saurions nous en plaindre, la passion de
M. Falize, pour les admirables ressources de l'émail, émail cloisonné, à
la façon des Chinois, émail de basse-taille des artistes du moyen âge,
émail peint des Limousins.
L. G.
EXPOSITION UNIVERSELLE
L'ARCIIITECTIRË AU dUM DE SURS ET Ali TROCADERO
(Premier article)
Les splendeurs qui sem-
blaient devoir conserver inef-
façable le souvenir de l'Expo-
sition universelle de 1867, à
Paris, sont dépassées par la
grandiose mise en scène de
l'Exposition de 1878.
C'est qu'aussi, cette année,
l'Architecture a pris dans cette
œuvre magnifique une place
plus considérable. En effet,
malgré les constructions pit-
toresques qui l'entouraient ,
malgré quelques restitutions
archéologiques intéressantes ,
malgré le grand aspect de la vaste nef, qui, de l'entrée, pénétrait jus-
qu'au cœur du colossal abri offert aux produits du monde entier, l'Expo-
202 GAZKTTE DES BEAUX-AIITS.
sition de 1867 forçait plus l'étonnement par l'étrangeté annulaire de
l'édifice central, qu'elle ne méritait l'admiration, par l'ordonnance
architecturale de ses différentes parties. Si ingénieuse que fût cette
disposition elliptique qui, par rayonnements, facilitait l'étude et la
comparaison immédiate des mêmes produits de tous les pays, il faut
l'econnaître que les dispositions rectangulaires du palais de 1878 ont
prêté davantage aux développements de l'architecture et, par suite,
présentent un caractère de grandeur monumentale très supérieur.
Mais le palais du Champ de Mars, avec ses nombreuses annexes,
les constructions multiples qui lui forment cortège, les jardins qui
l'égayent et l'encadrent, ce palais n'est encore lui-même qu'une partie
de cet immense ensemble qui s'appelle l'ExpOi^ition universelle de 1878.
Celle de 1867 était limitée par la Seine. Celle de 1878 franchit le
fleuve sur un pont élargi, gravit les rampes duTrocadéro et le couronne
d'un monument grandiose enveloppant la colline dans la courbe har-
monieuse de ses ailes, la dominant et la signalant au loin par deux
tours gigantesques. De gaies constructions s'étagent au-dessous sur les
pentes latérales ; dans l'axe du nouveau palais, les cascades, de bassin
en bassin, descendent jusqu'à la rivière au milieu des pelouses
fleuries.
Jamais fête de l'Art, de l'Industrie humaine, de la Paix, n'avait offert
aux peuples assemblés un pareil spectacle sur une aussi vaste scène.
Mais s'il est vrai que l'Architecture y joue un rôle important, c'est
une occasion particulière qui nous est offerte d'étudier dans des mani-
festations variées notre art architectural contemporain et de surprendre,
s'il se peut, ses tendances réelles dans l'épanchement de son improvi-
sation. C'est que, dans la hâte imposée des grands travaux de ce genre,
l'artiste se sent souvent plus libre et plus disposé aux hardiesses de
l'invention. La durée forcément limitée de si grands spectacles l'invite
à des audaces pour lesquelles il ne redoute pas les jugements réfléchis
de l'avenir et l'engage en des tentatives dans lesquelles il n'oserait
compromettre des œuvres destinées à vivre. Si l'art semble y perdre
quelquefois en noblesse convenue et en pureté traditionnelle, il y
gagne certainement en sève et en vitalité, et il n'est pas rare qu'il ne
sorte de ces épreuves renouvelé en quelque sorte, plein d'ardeurs géné-
reuses que le temps saura assagir et féconder.
Il est également utile de profiter du rapprochement, dans ce grand
concours universel, des nombreux travaux de l'art étranger, comme
aussi de la reproduction de certains types anciens d'Architecture propre
à différentes nations, pour y chercher à la fois le stimulant des idées
L'ARCHITECTURE AU CHAMP DE MARS. 263
nouvelles et l'appui des vieilles traditions. Une pareille étude demande-
rait certes de longs développements, et, si nous voulions y procéder par
le détail, nous serions entraîne à sortir des limites que la Gazette s'im-
pose. Nous nous bornerons donc à visiter les palais du Champ de Mars
et du Trocadéro, ainsi que les constructions principales qui, autour
d'eux, sollicitent l'attention par un caractère certain de nouveauté et
d'invention. De cet examen nous nous elTorcerons de dégager une domi-
nante parmi les tendances de l'art architectural contemporain.
r, AUCUITECTUKE FRANÇAISE AU CHAMP DE MARS.
Bien que M. Hardy, soit l'architecte reconnu du palais du Champ
de Mars et qu'il en ait par suite, vis-à-vis du public, assumé toute
la responsabilité comme recueilli toute la gloire, il faut faire à cha-
cun la part qui lui revient dans cette grande œuvre nationale. Rap-
pelons donc que le plan du Palais du Champ de Mars est l'œuvre de la
Commission supérieure et particulièrement celle du Commissaire général,
M. Krantz; et que M. Duval, directeur général des travaux, que M. de
Dion, ingénieur en chef des constructions métalliques, ont été pour
beaucoup dans l'étude et la réalisation de celte vaste agglomération de
bâtiments et d'annexés qui ne couvrent pas moins de 280,000 mètres
superficiels.
Nous disions plus haut que les dispositions rectangulaires du plan
de 1878 nous semblaient préférables aux dispositions elliptiques du plan
de \ 867 ; cela au point de vue du résultat architectural. Nous les croyons
également préférables au point de vue pratique. En effet, si les dispo-
sitions elliptiques facilitaient par une classification en secteurs rayon-
nants les études comparatives des jurys et de certaines personnes
intéressées spécialement dans ces études, il faut dire que, pour la masse
du public, cette série de courbes concentriques, n'accusant pour l'œil
ni une direction certaine ni un plan défini , mais supprimant les
perspectives sûres directrices, et dérobant aux regards le but cherché,
ces courbes étaient un véritable embarras, et jetaient souvent le visi-
teur dans un pénible dédale.
Le plan du palais de 1878 est au contraire du premier coup d'œil
facilement saisissable. Formant les côtés extrêmes du vaste parallélo-
26k. GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
gramme que ce plan embrasse, deux grandioses vestibules donnent accès
dans les colossales galeries qui forment les longs pans du rectangle et
dans toutes les galeries secondaires qui, à l'intérieurdu palais, s'étendent
parallèlement.
Au centre de cette longue juxtaposition de galeries, se succèdent les
salles destinées aux beaux-arts. Ces salles, isolées des constructions voisines
par deux avenues à ciel ouvert qui les protègent contre les risques d'in-
cendie, délimitent l'exposition française et l'exposition étrangère dont
les caractères bien distincts ne semblent s'oublier et se confondre que
dans ces salles, sur le sol sacré et libre de l'art.
Au centre du plan général, un vaste espace rectangulaire en plein
air, agrémenté de jardins, sert de débouché à deux grandes voies
de communication transversales, comme aussi de point de réunion et
de lieu de repos aux visiteurs venus pour admirer les produits amoncelés
de toutes les parties du monde.
La classification des produits de mênie nature s'est faite aisément et
logiquement dans le sens longitudinal du palais, suivant les différentes
galeries qui par leurs extrémités débouchent et s'annoncent sur les deux
grands vestibules. C'est au contraire par une série de divisions transver-
sales que, du côté étranger, les produits différents, mais de même ori-
gine étrangère, se trouvent attribués clairement à chacun des pays aux-
quels ils appartiennent.
Ce plan est donc essentiellement simple; je crois, par suite, que son
exécution a été relativement économique et qu'en tout cas, l'adoption
de ce plan devra plus tard donner des résultats avantageux ; car la
répétition d'un même système de points d'appui et de fermes semblables
dans des plans droits permettra aisément, soit la conservation et l'utili-
sation entière ou partielle du monument, soit l'exploitation en détail
d'éléments de construction trouvant facilement ailleurs leur appropria-
tion.
Mais nous voulons espérer que certaines combinaisons, dès aujour-
d'hui étudiées, permettront de conserver sur le Champ de Mars, désor-
mais transformé, tout au moins le vaste pourtour de ses galeries
enveloppantes et les belles décorations de la cour intérieure du palais.
En notre temps de paix désirée et dans un avenir de développement
industriel et commercial constant et très-nécessairement encouragé, il n'est
pas douteux que ces vastes bâtiments conservés ne puissent rendre des
services précieux.
C'est sur ce plan arrêté par la Commission supérieure que l'archi-
tecte, M. Hardy, a dû élever un palais.
L'ARCHITECTURE AU CHAMP DE MARS.
265
Les galeries des machines, les galeries intermédiaires et celles des
beaux-arts étant déterminées à l'avance, comme hauteur et largeur, en
raison des nécessités reconnues, il fallut suKôrdonner aux proportions
de ces galeries les proportions mêmes des vestibules et des façades.
Voulant bien indiquer les plus grandes dimensions de ce palais
qui représente un rectangle de plus de 700 mètres de longueur sur
300 mètres de largeur, M. Hardy
l'a jalonné aux angles par quatre
pavillons énormes surmontés de
dômes métalliques. Ces pavillons
forment les points extrêmes des
deux façades principales. Une
large galerie, formant vestibule et
coupée dans son milieu par un pa-
villon d'entrée principale, les réu-
nit entre eux.
Les dômes métalliques formés
de quatre plans courbes conver-
gents sont tranchés à leur base par
des plans verticaux qui, ouvrant
sur l'intérieur du pavillon d'im-
menses arceaux , y jettent la lu-
mière à profusion. Ainsi découpés
et ajourés, ces dômes s'élèvent
comme d'immenses vélums retenus
seulement aux quatre angles, sou-
levés et gonflés par le vent. Cou-
ronnés de lauriers, ils expriment
au loin la récompense promise aux
efforts constants. Mais la légèreté
si apparente de ces dômes, suspen-
dus en quelque sorte dans l'espace,
ne semble pas nécessiter les quatre énormes pylônes en maçonnerie
surmontés de lanternons en métal qui flanquent les angles des pavillons.
Nous les croyons inutiles pour l'aspect comme pour la résistance. Cette
base en maçonnerie coupe en deux la hauteur totale de la construction,
et cette division s'accentue davantage par une coloration différente. Nous
comprenons peu que dans cet immense palais, où le système métallique
domine si franchement, la maçonnerie y vienne jouer un rôle en quelque
sorte accidentellement décoratif et que dans ces pavillons d'angle comme
XVI H. — 2» PÉRIODE. 34
écusson submontant les filieks de la façade-
(palais du champ de mars.)
266 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
dans le pavillon central elle apparaisse par parties insuffisamment moti-
vées. Si M. Hardy avait besoin de contrebuter les arceaux de ses dômes
supérieurs ou de les supporter autrement que par les points d'appui
directs en fonte qui se font voir à l'intérieur des pavillons, que n'a-t-il
employé franchement des soutiens ou des éperons métalliques ou mieux
encore le système si bien imaginé par lui des piliers en fer en forme de
fermes jumellées avec remplissages en terres émaillées. Ce système per-
met d'obtenir des piliers qui comptent pour l'œil et présentent un aspect
très décoratif. Nous aurions vu ainsi de la base jusqu'au faîte des grands
pavillons s'élever de magnifiques pilastres brillants d'émaux, se raccor-
dant bien avec les grands cintres des coupoles eux-mêmes décorés de
tôles émaillées. Entre les supports en fer, la brique eût pu concourir à
remplir les vides, à former des surfaces pleines, à donner aux points
extrêmes des façades les masses angulaires nécessaires.
L'architecte pourra nous répondre que les entrepreneurs ont si tar-
divement livré les charpentes en fer de ces pavillons, que si ceux-ci
avaient dû être construits entièrement en fer, on n'eût pu être prêt en
temps utile, et que la maçonnerie de construction courante a permis
d'aller vite. Ce sont peut-être de bonnes raisons pratiques, mais il
ne m'est pas permis d'en tenir compte ici. Je ne dois que juger de l'effet
produit. Il est certain que l'architecte s'est trouvé en grand embarras
au dernier moment par suite de retards successifs qu'il n'a pas été
en son pouvoir d'éviter ; témoin les porches élevés en avant des pavil-
lons d'exirémité, pour bien marquer l'entrée des grandes galeries de
600 mètres de longueur destinées aux machines. Les demi-coupoles de
ces porches devaient porter les trophées des produits exposés; le temps
a manqué pour exécuter ces bas-reliefs.
Le pavillon central de la façade qui fait face au Trocadéro annonce
bien l'entrée d'honneur de l'Exposition par sa vaste arcade, béante,
enveloppée en quelque sorte d'une auréole d ecussons armoriés. Au
milieu de cette représentation héraldique de toutes les nations et au
sommet de l'arc se détache l'écusson de France porté par deux génies
ailés, modelés par M. Maniglier.
Un large balcon en saillie, auquel conduisent deux escaliers latéraux
en spirale accusée, coupe par le milieu la vaste arcade et donne de
l'échelle à l'ensemble en le mouvementant. Ces escaliers en spirale
accompagnent et soutiennent bien de leurs formes cette entrée monu-
mentale; mais là, nous le répétons, on doit regretter l'introduction d'une
maçonnerie de plâtre qui enlève à la construction en métal son unité et en
diminue la hauteur apparente par une division de matériaux différents.
L'ARCHITECTURE AU CHAMP DE MARS. 267
Au-dessus de cette entrée s'arrondit harmonieusement une coupole
qui se relie aux combles latéraux du grand vestibule d'entrée à l'aide
de deux demi-coupoles. Le plan elliptique de ces demi-coupoles a donné
tout naturellement lieu, pour la simplicité même de la construction, à
une décoration en coquille ou en éventail, toutes les fermes étant ainsi
semblables. Ce système de construction sert de décoration à la fois à
l'intérieur et à l'extérieur, de telle sorte que les formes intérieures sont
l'envers des formes extérieures, et vice versa. D'ailleurs, ce qu'il y a
d'excellent dans le parti pris de M. Hardy, c'est que partout son archi-
tecture reste simplement la construction ornée. Les grands vestibules
sont d'un effet imposant. Et ils doivent cet effet, non seulement à leurs
dimensions peu ordinaires, mais aussi à une charpente en fer bien
apparente dans ses dispositions, bien équilibrée dans ses formes et dans
ses moyens, que des panneaux en staf viennent seulement enrichir et
compléter en s'interposant comme caissons rectangulaires ou coupoles
rayonnantes entre les nervures des fermes en arc surbaissé.
Des fonds bronzés, des rehauts d'or, des réchampis de rouges et de
bleus mettent en valeur ces coupoles et ces plafonds, que des jours
latéraux abondants viennent éclairer de chauds reflets. Les façades exté-
rieures de ces grands vestibules accusent non moins fermement leur
construction en fer. C'est là qu'apparaît bien le système des fermes
jumelles ornées d'émaux, de M. Hardy. C'est là aussi que les ten-
dances esthétiques de l'artiste sont le plus sensibles. Il est de ceux
dont la grande préoccupation est de donner un peu de poésie à la con-
struction. Et il a dû au Champ de Mars attacher d'autant plus d'impor-
tance à cette idée, que la sécheresse du fer poussait à l'art froid et uti-
litaire. Pensant donc qu'il ne ferait pas œuvre d'architecte si la poésie
n'intervenait pas, soit par un souvenir, soit par une personnification, si
enfin la décoration, tout en respectant la construction, n'avait pas un
radical en dehors de la construction même, M. Hardy, attribuant ajuste
titre la possibilité elle succès de notre Exposition au concours empressé
de toutes les nations amies, a supposé par suite que ces nations eu étaient
en quelque sorte les points d'appui, les véritables piliers. Et c'est ainsi
que chacun des vingt-deux piliers de la façade symbolise une nation
représentée à la fois à la base par une figure allégorique, et au sommet
par son écusson armorié et son drapeau. L'idée est belle et bien traduite.
Mais un besoin trop absolu d'idéaliser toutes choses en architecture a
aussi ses périls. Désireux de faire parler les formes, on est entraîné à
les torturer. M. Hardy, fertile en inventions et par horreur du convenu
et du banal, s'efforce de renouveler les formes traditionnelles. Ses orne-
268 GAZETTE DES BEAUX-ARTS,
ments sont sommaires ou synthétiques, par suite, souvent trop grands
d'échelle; un rien s'exalte; une simple fleur, une courbe, prennent
des proportions ou des conséquences considérables. Pour ne pas être
ordinaire, un détail devient quelquefois bizarre. C'est là le danger de
négliger certaines règles de simplicité et de bonhomie qui nous sont
enseignées sagement par la tradition ou les convenances. Mais sans don-
ner aux idées plus de valeur qu'elles ne doivent en avoir en architec-
ture, comme sans épiloguer sur de petites questions de sentiment, il
faut reconnaître en somme que cette vaste façade, solidement assise sur
une large terrasse découpée de perrons mouvementés, est d'un effet véri-
tablement beau et festoyant. Bien que décorée de terres et de tôles
émaillées, de bronzes et d'ors, d'écussons aux colorations multiples, cette
façade n'en reste pas moins dans une tonalité un peu trop éteinte, le
gris des fers dominant. 11 y a toutefois dans le palais de M. Hardy un
essai intéressant de polychromie, et nous devrons y revenir.
Nous ne nous étendrons pas longuement sur les dispositions et l'as-
pect des galeries intérieures. Là, l'utile a imposé ses lois absolues sans
cependant nuire à la grandeur des effets. Ainsi constatons l'imposante
perspective des deux grandes galeries des machines, et celle non moins
heureuse des petites avenues qui, traversant le palais dans toute sa
longueur, donnent sur leur parcom's accès dans les galeries latérales de
l'Exposition.
Si nous voulons continuer à étudier les œuvres de l'architecture
française à l'Exposition, c'est au centre du palais qu'il nous faut revenir.
Nous avons dit que l'architecte y avait ménagé un vaste espace libre.
Aux deux extrémités de cette sorte à'area, deux loges s'ouvrent par
trois grandes arcades sous lesquelles des portes, richement décorées de
terres cuites et d'émaux*, donnent entrée dans les salles des Beaux-Arts.
Ces deux loges devaient former la décoration extrême d'un vaste
jardin central au-dessus duquel un immense vélum, tendu à 20 mèti'es
de hauteur, offrirait l'ombre aux promeneurs et leur permettrait un
repos agréable.
L'architecte avait proposé, l'administration disposa. Ce vaste empla-
cement fut attribué à l'Exposition de la ville de Paris chassée, par
l'affluence des demandes venues du dehors, de l'intérieur du palais où
elle devait occuper une importante surface à l'extrémité des galeries
étrangères, près du vestibule de l'École militaire. Nous y avons perdu
une disposition heureuse, une oasis pleine d'ombre et de fraîcheur au
4. Voir Gazelle des Beaux-Arts, n"» de juin et de juillet.
/îvj* f ^j^Mfr P/^o
DÉTAILS d'architecture DD PAVILLON DE LA VILLE DE PARIS
(PALAIS DU CHAMP DE MARS.)
270 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
milieu des parcours interminables de l'immense palais. Le pavillon
municipal est venu s'implanter au milieu de l'espace laissé libre, ména-
geant encore, il est vrai, quelque apparence de parterres et de gazons,
mais supprimant le vaste cube d'air libre, voilant les perspectives,
enlevant tout recul pour bien voir les constructions variées qui bordent
la |rue des Nations, une des grandes curiosités pittoresques de l'Expo-
sition de 1878. Par contre, nous y avons gagné une construction très-
particulière, par M. Bouvard, architecte attaché au service de la ville de
Paris.
Ce n'est qu'à la fin de juillet 1877 que, le Conseil municipal se
prononçant pour le système des constructions métalliques, M. Bouvard
put se mettre à l'œuvre et préparer les projets d'un pavillon qui couvre
aujourdhui 3,500 mètres de surface et a coûté, en chiffres ronds,
600,000 francs.
Adoptant le parti déjà pris par M. Hardy, mais l'adoptant avec
toutes ses conséquences, M. Bouvard, à l'exclusion de toutes maçon-
neries apparentes de pierres ou de moellons, a élevé un pavillon tout
en fer dans lequel les terres cuites ornées, les terres émaillées et les
briques viennent former remplissages entre les fers accouplés. Le fer
qui compose l'ossature générale du bâtiment est employé sans parties
pleines, mais avec toutes les combinaisons de treillis, de croisillons et
d'assemblages capables de diminuer le poids total et, par suite, le prix
de revient. La fonte a été employée seulement pour certaines parties
pleines d'un caractère tout à fait ornemental. Ce pavillon se compose
d'une nef rectangulaire de 75 mètres de longueur, enveloppée â ses
extrémités de trois avant-corps formant la croix et raccordés entre eux
par des motifs circulaires. Sur les longs côtés du rectangle régnent des
portiques, ouverts sur le dehors, qui relient entre eux les avant-corps
extrêmes d'une même face longitudinale.
M. Bouvard a su donner à ce pavillon, dans lequel le fer ne semble
jouer qu'un rôle utile, un aspect cependant architectural. Cet aspect
nécessaire, mais difficile à réaliser par le fer seul, s'affirme peu à peu
cependant dans les constructions métalliques confiées au talent de nos
architectes. Il est certain que l'on ne peut et que l'on ne doit pas
retrouver dans les constructions en métal les formes consacrées de
telle ou telle architecture en pierre ou en matériaux autres, mais on y
doit retrouver ce principe essentiel et traditionnel de tout ce que
l'architecture a produit d'éternellement admirable : le Beau par le Vrai,
c'est-à-dire la logique des formes et de la décoration. C'est en s'ap-
puyant sur ce principe que M. Bouvard a fait œuvre d'architecte. Les
272 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
six grandes portes, enveloppées de cadres en fer ou en fonte garnis
de terres ornées et d'émaux, sont largement dessinées et offrent, comme
les portiques latéraux, très élégants, des détails ingénieux d'ornemen-
tation. Cependant nous trouvons que cette ornementation manque un
peu d'unité et pèche par excès de reclierche et de finesse. De plus, elle
ne nous paraît pas toujours bien distribuée. Ainsi nous voyons autour
des grandes portes une enveloppe de lourds motifs circulaires en terre
cuite, tandis que les pilastres d'angles des avant-corps d'extrémité, qui
devraient offrir à l'œil une certaine puissance apparente, sont décorés
de rinceaux d'une ténuité et d'un détail relativement excessifs. Les
émaux qui sertissent les portes sont, par contre, d'un dessin un peu
brutal et sommaire, et la coloration en est dure. Mais, ces réserves
faites, nous reconnaissons avec plaisir la grande somme de talent
dépensée, en si peu de temps, dans cette construction qui, elle aussi,
essaye avec bonheur de la polychromie. Les fers apparents, peints en
gris, réchampis de bleu, de vert, de jaune, donnent au tout une colo-
ration gris-bleu sur laquelle se détache en douceur la note rousse et
pâle des terres cuites. Les émaux et les ors sont les accents nécessaires
de cet ensemble harmonieux. Nous parlerons peu de l'intérieur de ce
pavillon, dont les bonnes dispositions sont surtout en harmonie avec sa
future destination. En effet, après avoir abrité l'Exposition de la ville de
Paris, ce pavillon sera démonté et transformé en Gymnase municipal
des écoles.
J'ai hâte de dire quelques mots de certaines autres constructions qui,
aux alentours du palais, relèvent de l'art français.
11 ne nous appartient pas de parler du grand pavillon que le Creusot
a fait édifier pour présenter dans une imposante ordonnance les masses
de la matière rebelle assouplies et transformées par le puissant outillage
de ses vastes usines. Mais qu'on veuille bien seulement nous permettre
de constater dans l'emploi simultané et la juxtaposition des bronzes,
des marbres et des émaux qui décorent les façades, encore une tentative
de polychromie monumentale.
C'est aussi une construction colorée que M. de Dartein a élevée pour
servir d'Exposition au Ministère des Travaux publics. Mais ce pavillon,
également en fer et briques et décoré de terres émaillées, a si bien un
caractère oriental qu'on a peine à y soupçonner les Travaux publics fran-
çais. Son phare coquet ressemble de lom à un minaret arabe et les revê-
tements émaillés de la façade du porche annoncent l'entrée de quelque
mosquée. Toutefois nous trouvons agréable la gamme lumineuse de ces
émaux dans lesquels le blanc, le bleu turquoise et le brun noir dominent.
L'ARCHITECTURE AU CHAMP DE MARS. 273
Certains détails d'ornementation sont traités avec charme et distinction ;
mais nous trouvons qu'il n'était pas nécessaire de réchampir et de sub-
diviser les fers déjà grêles par des rouges, des verts, des bleus, qui,
trop voisins des émaux, ne peuvent en soutenir le voisinage et enlèvent
du calme à l'ensemble. II y a aussi dans la composition de ce pavillon en
fer et briques quelque hésitation entre l'emploi des formes utilitaires
consacrées par l'usage et la recherche voulue d'aspects nouveaux. Cepen-
dant, malgré l'incertitude des résultats, le pavillon du Ministère des
Travaux publics n'en reste pas moins une des constructions les plus
pittoresques et les plus appréciées du parc du Champ de Mars.
Si nous voulons en finir avec les constructions annexes de quelque
importance architecturale qui relèvent de notre art français, il faut
passer de l'autre côté de la Seine, sur les pentes du Trocadéro, où s'élève
une construction d'un tout autre caractère et d'un tout autre intérêt :
c'est le chalet de l'administration des Eaux et Forêts. Construit tout en
bois, il n'a cependant pas la prétention de reproduire l'aspect solide et
massif des chalets de l'Oberland bernois ni celui des maisons norwé-
giennes ou moscovites. Mais il nous fait voir les ressources multiples de
la charpenterie et de la menuiserie modernes en des combinaisons
savantes et délicates.
Elevé sur un haut soubassement de rochers, enveloppé de portiques
treillages et de massifs de fleurs et de verdure, ce pavillon pittoresque
accuse quand même une silhouette architecturale très-définie, et fait
honneur au talent de l'architecte, M. Etienne.
Nous pourrions encore signaler dans la section française, dans les
annexes et dans les parcs, de nombreuses constructions de toutes
sortes, de styles et de matériaux bien différents; conceptions sérieuses
témoignant de tentatives intelligentes très-honorables, conceptions fan-
taisistes révélant chez nos architectes et nos constructeurs une rare
habileté d'exécution et une grande abondance d'imagination. Mais c'est
assez nous occuper des œuvres de nos confrères français, nous ne sau-
rions convenablement faire attendre plus longtemps les hôtes nos amis.
II nous faut parler des pays étrangers, de leur architecture et de leurs
constructions au Champ de Mars et au Trocadéro. Nous y trouverons,
pour nos conclusions ultérieures, des comparaisons utiles, des renseigne-
ments précieux.
PAUL SÉDILLE.
(La suilc prochainemeitlj
XVIII . — 2« PÉRIODE. 35
EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1878
LE MOYEN AGE ET LA RENAISSANCE
AU TROGADÉRO
LES IVOIRES.
NE exposition aussi
immense et aussi va-
riée que celle instal-
lée dans les galeries
du Trocadéro exige-
rait, pour être con-
venablement appré-
ciée, une foule de
connaissances qu'un
seul critique ne sau-
rait avoir. Aussi la
Gazelle des Beaux-
Arls, pour ne point
rester au-dessous de
la tâche qu'elle s'est imposée, a-t-elle dû répartir la matière entre plu-
sieurs de ses rédacteurs ordinaires auxquels elle a adjoint un certain
nombre de collaborateurs nouveaux.
M. Rayet a déjà commencé l'étude des monuments de l'antiquité
grecque qui lui est si familière. M. Benjamin Fillon, qui, parmi ses pas-
sions de collectionneur éclairé, a celle des antiquités mérovingiennes, a
bien voulu se charger de tout ce qui regarde les transformations de
l'art en Occident, depuis le commencement de notre ère jusqu'à 1 avè-
nement des Carolingiens. M. Eugène Piot, dont le goût pour l'art italien
du XV' siècle se montre dans tout ce qu'il a possédé et possède encore,
appréciera cet art dans le marbre et dans le bronze avec la haute com-
pétence que chacun lui reconnaît.
LE MOYEN AGE ET LA RENAISSANCE AU TROCADÉRO. 275
Les armes et les armures reviennent de droit à M. E. de Beaumont.
Quant au reste, ou du moins à une grande partie du reste, les arts
de l'Orient exceptés, qui seront parcourus par MM. Henri Lavoix, Arthur
Rhoné, etc., c'est à nous qu'on en a imposé le fardeau, à moins que
quelque érudit charitable ne veuille en prendre sa part.
Qu'on veuille bien excuser les redites, s'il nous arrive d'y tomber,
lorsque nous traiterons de matières dont nous avons déjà eu l'occasion
de parler; mais qu'on nous pardonne surtout si nous sommes long et
superficiel tout ensemble. Le sujet est si vaste dans sa diversité que
c'est le cas de suivre le précepte des gens sages : « Glissez, critiques,
mais n'appuyez pas. »
Nous commençons donc sans autre préambule, suivant la classifica-
tion par matières et l'ordre chronologique dans chaque division.
La collection Basilewsky, si riche en ivoires qu'elle permettra à notre
collaborateur M. Benjamin Fillon d'étudier à leur aide la sculpture
contemporaine de nos Mérovingiens, se complète à partir de l'époque
carolingienne par les apports de MM. Castellani, Stein, Maillet du Boullay
et divers.
D'un feuillet de diptyque assez baibare, qui lui appartient, plutôt
ciselé que sculpté, et que nous attribuons au vin'' siècle, plaque dont
les trois registres représentent le Péché originel, l'Arche et le Sacrifice
d'Abraham, nous rapprochons les quatre évangélistes de M. Stein, d'un
dessin également barbare, que leurs inscriptions nous montrent exécutées
par un Latin. Les enlacements des liges qui serpentent sur le fond nous
semblent une imitation de ceux dont on a prétendu orner les lettres
initiales des manuscrits de cette époque.
11 faudrait peut-être reculer jusqu'au même ten)ps une plaque de
reliure appartenant encore à la belle collection de M. Stein, où le Christ
dans sa gloire, imberbe et portant la croix résurrectionnelle, ce qui
n'est point habituel dans ces sortes de représentations, est placé entre
les quatre symboles évangéliques. L'inscription suivante, en lettres en
relief, est tracée dans le bas de la plaque : ob amor es radegid fier
ROGWiT, qu'on doit lire : Ob amorcm criiris Radegid fieri rogavit.
Radegid est un nom gaulois et les o de l'inscription sont des losanges
qui appartiennent à l'épigraphie de ces époques reculées.
Une plaque exposée par M. Castellani nous intrigue vivement à cause
du costume des personnages qu'elle met en scène et qui ne sont autres
que le premier assassin et la première victime. A gauche on voit Caïn et
Abel allumant chacun leur bûcher sous la main de Dieu qui bénit celui
276 GAZETTE DES BEAUX-ARTS,
du second. A droite Gain étrangle son frère renversé à terre. Puis il fuit,
chassé par Dieu qui apparaît en buste dans les airs.
L'œuvre est byzantine, car la main de Dieu, dans la première scène,
bénit à la façon grecque. Elle est d'époque très-reculée, car le nimbe de
Dieu dans la seconde est uni, au lieu d'être croiseté. Mais quels costumes
étranges portent les deux fils aînés du premier homme ? Ils sont presque
vêtus comme les acteurs du cirque. Un justaucorps épais, sorte de cui-
rasse descendant à la ceinture, pardessus une tunique relevée sur
chaque cuisse, des braies en spirale, et des chausses ainsi que des
chaussures maintenues par des bandelettes. Point de coiffures et des che-
veux crépus.
Notons que le chapiteau de la colonne qui sépare les deux scènes,
est orné d'une feuille qui descend de l'abaque au lieu de monter de
l'astragale.
Tout ceci est étrange. Plusieurs ivoires du même genre seraient
dispersés en Italie et proviendraient d'un ambon de la cathédrale de
Salerne.
Nous classerons à la suite toute une réunion de boîtes telle que nous
n'en avons pas encore rencontré de pareille. Toutes montrent le même
caractère de décoration, et doivent être attribuées à l'art byzantin
d'après les inscriptions qui, sur plusieurs, expliquent les sujets qui y
sont représentés.
Toutes sont formées d'ais en bois revêtus de plaquettes d'os ou
d'ivoire encastrées dans des bandes ornées soit d'une succession d'an-
neaux jointifs encadrant des rosaces à pétales aigus, ou une rosace et
une tète de prolil alternées, tètes d'un caractère tout particulier, au
front fuyant et à la chevelure crépue que l'on retrouve parfois dans les
grandes majuscules et les encadrements des manuscrits carolingiens.
M. A. Basilewsky possède trois de ces boîtes à couvercle en pyra-
mide tronquée, dont les plaques représentent des combats de cavaliers,
des jongleurs ou des jeux de cirque. Nous les attribuons à l'art grec du
vnr ou ix« siècle.
Celle dont l'exécution est le plus soignée et que la Gazette des Bemir-
Arts a publiée jadis (1« série, t. XIX, p. 290) est attribuée au ix' siècle
par M. J. Labarte, qui y voit dans le guerrier asiatique de l'une des
plaques un souvenir des guerres de Basile le Macédonien en 872.
Des cinq autres coffrets, qui sont rectangulaires avec couvercle plat
à coulisses, quatre plus ou moins complets sont exposés par M. Castel-
lani, un par M™" la comtesse d'Authenaise.
Celui-ci, dont les frises d'encadrement sont décorées d'une suite de
LE MOYEN AGE ET LA RENAISSANCE AU TROGADÉRO. 277
têtes seules, et le plus important de ceux appartenant h M. Castellani,
représentent des scènes de la Genèse et de l'histoire de Joseph, qu'ex-
pliquent des inscriptions grecques, qui ont le grand mérite de nous
renseigner sur leur provenance. Ils ont été fabriqués à Byzance ou par
des mains byzantines.
Notons que les sujets des trois plaques du couvercle du coffret Cas-
tellani— La Création éCAdam, La Naissance d'Eve et Le Meurtre d' Abel
— sont identiquement reproduites sur deux plaques exposées par M. Stein.
L'histoire douloureuse de nos premiers parents devait se développer
sur les flancs de ce coffret, veuf d'un certain nombre de ses plaques. Nous
m^^^'^:^^^MÈs^ÉêsÉ&i>j^mii^mim^^simmmmi^ .
f — r^assgsss^BSë^fgaagasgaa^jsgMi.
COFFRET BYZANTIN BN IVOIRK.
(Collection de M. Biisilewsky )
y voyons cependant Adam en train de labourer la terre à l'aide d'un
hoyau, et, sur les deux plaques de l'une des extrémités, une scène
unique, précieuse pour l'histoire de l'industrie sous les Carlovingiens.
Adam forge assis devant une enclume, tandis qu'Eve active le feu de la
forge en donnant un mouvement alternatif à deux soufflets cylindriques
qu'elle tient en main par leurs poignées.
Sur le second des coffrets de M. Castellani, des jeux du cirque sont
représentés. Sur la plaque du couvercle on voit deux hommes avec des
bêtes féroces, assez fantastiques même. Entre elles on aperçoit l'arrière-
train d'un petit homme dont le buste est enfoncé dans quelque chose qui
ressemble à un coquetier. C'est un gymnaste qui, pour échapper à la
bête, disparaît dans une trappe comme on en voit figurées par de petits
cercles dans la partie inférieure du diptyque consulaire d'Areobindus
278 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
(Coll. Basilewsky), où des hommes très-agiles jouent une foule de niches
à des ours bien appris qui semblent acharnés à leur poursuite.
Notons, avant de quitter ces coffrets, le caractère bien tranché des
sujets qui les décorent. Sur les uns, des combats ou des jeux qui peut-
être se confondent : sur les autres, la genèse pénible de l'humanité,
l'homme et la femme condamnés au travail. Quelle leçon pour le ménage
à qui peut-être on les offrait, remplis de présents, au jour du mariage 1
Un coffret, que nous publions, et un olifant exclusivement décorés
d'animaux fantastiques dans les enroulements d'un cep de vigne de la
collection Basilewsky, un autre coffret semblable appartenant à MM. Seil-
lière, et un dernier olifant à M. Stein, sont-ils des produits de l'art
byzantin de l'époque du triomphe des iconoclastes, lorsque la représen-
tation de la figure humaine n'était plus admise? La chose est possible.
Mais il est possible aussi que les querelles auxquelles donna lieu l'ima-
gerie religieuse soient étrangères à la fabrication de ces petits meubles.
Notons encore dans la collection Basilewsky un bois de renne décoré
sur ses bords d'un galon ciselé de même style : pièce curieuse que l'on a
dû conserver dans quelque trésor d'église ou de couvent comme une
rareté, provenant de quelque animal fantastique, au même titre que les
défenses de narval, qui passaient pour des cornes de licorne, que les
côtes de baleine qu'on se figurait être des os du léviathan, et que les
œufs d'autruche, qu'on disait être des œufs de griffon.
Les monstres sculptés avec les andouillers de ce bois nous laissent
cependant fort perplexe sur l'époque où le travail fut exécuté. Il y a des
dragons à gueule ouverte qui sont d'une physionomie que nous sommes
habitués à rencontrer vers le xii' siècle.
Le Musée de Lyon, qui a fait un magnifique envoi d'ivoires, possède
deux feuillets de diptyque à trois registres : l'un, bordé de feuilles
d'acanthe entablées, d'un travail très-ferme que nous croyons du ix* siè-
cle, nous montre deux apôtres, le paralytique emportant son lit après
sa guérison et la Samaritaine; sur l'autre, d'un travail moins incisif et
que nous croyons quelque peu postérieur, nous voyons l'aventure des
rois mages encore revêtus du costume traditionnel donné aux Orientaux
jusqu'à l'époque carolingienne. Ils offrent au Messie la myrrhe, l'or et
l'encens; couchés tous trois dans le môme lit et habillés, ils sont avertis
par un ange d'une fort belle tournure d'éviter la cour d'Hérode; enfin
ils retournent en leur royaume, montés sur leurs chevaux.
Une plaque de travail grec exposée par M. Stein et que nous repro-
duisons doit en être rapprochée. Elle présente cette particularité d'avoir
été, peu de temps après sa fabrication, complétée de façon à pouvoir
LE MOYEN AGE ET LA RENAISSANCE AU TROGADÉRO. 279
s'adapter dans le cadre d'une reliure. La partie centrale montre le Christ
dans sa gloire, bénissant à la manière grecque. On lui a ajouté, à la
partie supérieure, qui est cintrée, une petite plaque qui la rend rectan-
gulaire et qui porte la colombe dans un disque croiseté, entre deux sym--
PLAQUE DK RELIURE EN IVOIRE DB TRAVAIL GREC.
(Collection de M. Stein. )
boles évangéliques; puis, à la partie inférieure, sur une autre bande cor-
respondante, l'agneau pascal également dans un disque croiseté, entre
les deux autres symboles. Nous supposons qu'un ouvrier, ignorant la
signification des quatre lettres grecques I. G. — XC., aura pris le Christ
pour Dieu le père, et prétendu figurer la Trinité en y ajoutant les emblèmes
du Saint-Esprit et du Christ.
280 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
11 se présente maintenant un certain nombre d'ivoires où une influence
antique abâtardie se révèle, et que nous croyons devoir classer parmi les
œuvres de la décadence carolingienne du x* au xr siècle.
Telle est une plaque exposée par M. Castellani représentant sur son
premier registre la Crucifixion avec l'arrangement symétrique ordinaire
des deux soldats portant, l'un l'éponge au bout d'un roseau, l'autre la
lance; de la Vierge et de saint Jean, et de deux anges dans des disques
au-dessus des bras de la croix, symbolisant sans doute le soleil et la
lune; sur le second, les Saintes Femmes au tombeau. On n'en voit que
deux qui portent les aromates dans des vases ouverts, suspendus à trois
chaînes qui sont absolument de la forme des encensoirs qu'on voit sus-
pendus dans les arcatures des canons des évangéliaires du ix' siècle.
Un encensoir semblable est indiqué dans la même scène d'une plaque
de la collection Basilewsky. Un premier registre montre la Descente de
croix et les Saintes Femmes au tombeau; le second, le Christ descendant
aux limbes. Cette dernière scène a cela de remarquable qu'un roi et
qu'une reine, assistés de saint Jean-Baptiste, y assistent. L'inscription
gravée raiimvndvs : me : fecit indique une origine latine.
Les trois mêmes scènes se trouvent encore réunies, mais différem-
ment disposées sur une autre plaque qui est également latine par la
façon dont le Christ, qui est vêtu, bénit ceux qu'il vient délivrer de
l'enfer. Une certaine énergie dans le jet des plis, tourmentés à leur extré-
mité flottante, nous indiquerait une main allemande comme dans V Ascen-
sion, que l'énergie des attitudes et l'accentué des formes sous les dra-
peries signale dans la même collection.
Forcés jusqu'ici de fixer des époques sans savoir si des provenances
diverses ne doivent pas expliquer des apparences et des exécutions dif-
férentes, nous arrivons enfin à un monument qui est presque daté. 11
s'agit de l'urceum de la collection Basilewsky qui porte le nom d'Otlion.
Il y eut trois empereurs d'Allemagne de ce nom, de 936 à 1002. Mais
c'est au dernier, qui eut des velléités de rétablir l'empire romain avec sa
pompe, qu'on l'attribue à cause de l'enflure des vers dédicatoires où nous
voyons son nom :
OTONI AVGVSTO PLVRIMA LUSTRA LEGAT
GERNVVS ARTE CVPIT MEMORARI CESAR ALIl-TES.
Quelque chose, ornement ou lettre, qui ressemble à un K, placé à la
fin de ce dernier vers, a motivé en Allemagne quelques connnentaires
peu concluants. Toujours est-il que les personnages des différentes scènes
de la Passion sculptées sur ce vase ecclésiastique, bien qu'un peu courts.
LE MOYEN AGE ET LA RENAISSANCE AU TROCADÉRO. 281
sont d'un grand caractère, et que plusieurs d'entre eux sont empruntés
au célèbre diptyque de Monza.
La même collection, que nous dirions si riche en ivoires si elle
n'était riche en toutes choses, possède encore deux plaques de la même
lîKAS DB CHOIX KN IVOIKE.
(Collection de M. Maillet du Boullay.
époque, l'une byzantine, l'autre latine, représentant, la première, le
commencement de la vie du Christ, l'autre sa fin.
Avant de quitter les ivoires de physionomie ou plutôt de tradition
encore antique, pour aborder ceux que réclame un art nouveau, arrêtons-
nous devant les deux grands bras de croix qu'expose M. Maillet du
Boullay et dont nous donnons un spécimen. Le galon qui les borde est
de style oriental, comme les coffrets et les olifants que nous avons déjà
examinés; mais les croix complètes que conservent encore quelques
\viii. — 2" piinioDE. 80
282 GAZETTE DES BK\UX-ARTS.
églises d'Espagne nous montrent que ces ivoires ont été ciselés sous
une influence moresque.
Ils étaient dorés, ainsi qu'on peut le reconnaître à quelques traces
d'or retenues dans les fonds. Des pieiTes fines en table ou des verrote-
ries étaient cloisonnées dans le champ réservé au centre de l'ivoire, et
des ornements d'orfèvrerie, dont on voit les trous d'attache sur la
tranche, réunissaient les bras de ces croix, dont les dimensions égalaient
la richesse.
Si l'art byzantin continue à côtoyer l'art latin qui se développe avec
des physionomies différentes chez les différentes nations de l'Occident,
il se hicratise, si l'on peut dire ainsi, pratiqué par des artisans privés de
toute initiative, et devient enfin ce que l'on sait dans les couvents du
mont Athos.
Un magnifique diptyque jadis peint, appartenant au musée de Cham-
béry, et le diptyque des douze fêtes de la collection Basilewsky montrent
ce qu'il est devenu au xii' siècle : précieux, mais sec, et comme son-
geant avant tout à faire participer les figures de la rigidité de l'ordon-
nance architecturale qui les domine.
Leur comparaison avec les quatre évangélistes d'une petite plaque
de la collection Basilewsky montre le changement qui s'est opéré entre
le grand style de celle-ci et la manière des deux autres.
Les deux motifs principaux du diptyque dé Chambéry sont, d'un
côté, la Vierge entre saint Pierre et saint Paul, de l'autre, la Résurrection,
encadrées supérieurement par des scènes de la vie et des miracles du
Christ, que surmontent, dans des demi-cercles superposés au rectangle des
plaques, d'un côté la Crucifixion, de l'autre la Transfiguration, qui en est
comme la figure glorieuse. La bordure inférieure se compose d'un rang
d'arcs abritant chacun une figure d'un saint grec, au-dessus d'une série
de médaillons formés par les enlacements d'un ruban, qui encadrent le
buste d'un apôlre. Des inscriptions grecques expliquent chaque person-
nage ou chaque scène.
Lorsque l'artiste eut un champ plus considérable à sa disposition,
s'il soigna les visages qu'il polit avec une certaine recherche en leur
donnant un type juif assez prononcé, il continua de ciseler les plis des
vêtements comme dans la plaque du Musée de Lyon qui représente le
Christ législateur en buste, comme dans celle de M. Odiot qui repré-
sente la Vierge en buste avec l'Enfant, connne dans le diptyque de M. Ba-
silewsky, dont les longs personnages sont enveloppés par une plus
longue inscription tracée en Italie du xiir au xtv" siècle et empruntée à
l'Evangile, qui raconte la Prhenlationau temple.
LE MOYEN AGE ET LA RENAISSANCE AU TROCADÉRO. 283
L'art occidental du xi* siècle s'accuse d'abord avec toute sa barbarie,
naturelle à des gens assez pauvres pour être privés d'ivoire et employer
l'os pour faire un objet de luxe, dans le cofTiet de la collection Basi-
lewsky dont les arcatures abritent des figures d'apôtres et de saints
qu'il a été nécessaire de désigner par des inscriptions latines. Mais il
s'assouplit pour décorer les disques de dent de morse ou d'ivoire du
jeu de dames de la même collection où les sujets religieux et les sujets
profanes se mêlent. Témoin la vision de saint Barlaam, qui, monté sur
un arbre pour se repaître du miel d'une ruche qui y est placée, s'aper-
çoit interdit que deux rats, l'un blanc, l'autre noir, en rongent le pied :
image de notre vie, que dévorent le jour et la nuit, tandis que nous
nous abandonnons à ses délices.
Pardon de la morale; elle n'est pas de nous. C'est l'imagier barbare
du XI» siècle qui la fait aux gens auxquels était destiné ce petit usten-
sile qu'il fouillait avec plus de bonne volonté que de science. Horace y
mettait certainement plus de grâce; mais le sentiment est le même.
L'art manque encore de souplesse dans les quelques crosses d'un
caractère particulier, que nous croyons fabriquées dans le nord de
l'Italie ou le sud de l'Allemagne, que possède la même collection. 11 en
manque encore dans le tau du musée départemental d'antiquités de
Rouen; mais comme il y a un progrès marqué dans celui de M. Basi-
lewsky qui appartient à l'art allemand du xii« siècle, tant par l'abondante
souplesse des vigoureux feuillages qui le composent que par l'énergie
sauvage des petits personnages qui y sont mêlés.
Deux fragments , exposés par M. Bligny , doivent appartenir au
xii« siècle, et tous deux, bien que revêtus d'une patine différente, mon-
trent la même mollesse dans leurs plis. L'une est une Descente de croix;
l'autre, \' Arrestation du Christ. Le costume des soldats sert à le dater.
Ils portent le haubert de mailles sous une robe que recouvre la cotte
d'armes, et sont coiffés du capuchon de mailles sous le heaume gemmé.
Nous entrons maintenant dans l'art qu'il faut appeler gothique afin
de se conformer à l'usage, tant avec les Vierges nombreuses et encore
un peu gauches que , MM. Basilewsky, Stein et Benjamin Fillon ont
exposées, ainsi qu'on peut le voir par celle que nous reproduisons,
qu'avec la foule nombreuse des œuvres exquises qui nous sollicitent de
toutes parts.
Mettons en tête la Vierge ouvrante du Musée de Lyon et celle du
Musée de Rouen, bien que celle-ci ait été réduite à l'état de triptyque
parla suppression de tous ses reliefs : triptyques intérieurs qui, avec
quelques différences dans le symbolisme, reproduisent celui du Musée
28k GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
du Louvre. Puis notons encore les autres Vierges assises ou debout des
collections J3asilewsky, Odiot et Maillet du Boullay ; celles de M. le baron
Charles Davillier; la Vierge et le saint Jean qui ont dû jadis faire partie
d'une Crucifixion, à M. Desmottes, de Lille, et la charmante Vierge
allaitant l'enfant Jésus, du Musée de Rouen.
Songez que lorsque André Pottier acquit celle-ci d'une église du dépar-
tement de l'Eure pour le Musée, elle était revêtue d'une telle couche
d'apprêt doré qu'elle semblait une œuvre du xviii" siècle. Au poids seul
on devinait l'ivoire. Aussi quelle émotion en la débarrassant de l'enve-
loppe qui l'empêtrait! et quelle joie de découvrir peu à peu le sourire
de son visage, et la finesse de ses attaches, et la savante abondance de
ses plis sous les écailles de son enveloppe dorée! Le hasard nous fit
assister à toutes ces péripéties, et nous partagions toutes les émotions
de notre savant maître et ami.
Deux œuvres méritent qu'on s'y arrête, d'abord par leur beauté,
puis parce qu'elles ont dû être réunies dans un même ensemble
avant que de l'être pour un temps dans les vitrines du Trocadéro. Nous
voulons parler du personnage agenouillé que possède M. le baron
Gustave de Rothschild, et des deux anges debout du Musée de Chambéry.
Ils appartiennent au même art et sont de même style. Des traces d'or-
frois se voient sur l'un; les deux autres ont leurs carnations peintes.
De plus, le personnage en question avait été exposé en 1867 par M. le
marquis Costa de Beauregard, qui l'avait apporté de Savoie. Alors nous le
rapprochions, dans notre pensée, et nous n'étions pas le seul à le faire, du
magnifique groupe du Couronnement de la Vierge, du Musée du Louvre'.
Or voici que nous apprenons aujourd'hui, par celui qui apporta jadis le
Couronnement à Paris, qu'il était allé également le chercher en Savoie.
Voici donc cinq figures qui devaient composer autrefois un de ces
polyptiques comme la collection Basilewsky ' et M. Stein nous en
montrent de si importants et de si charmants exemples, mais bien réduits
en comparaison de celui que nous reconstituons par la pensée, et qui
était, sans aucun doute, l'un des plus beaux monuments du grand art
du xiu* siècle.
Par une ingénieuse combinaison, les figures sculptées en demi-relief
sur les différents registres des volets y développent le plus souvent les
scènes sculptées en ronde bosse sous les édicules des deux étages du
1. La Gazette des Beaux- Arts en a publié une gravure par SI. Gaucherel,
1" série, t. X.
2. Voir la Gazette r/ps Beaux-Arts, \" série, t. XIX. p. 4î8.
LE MOYEN AGE ET L\ RENAISSANCE AU TROCADÉRO. 285
motif central : scènes qui sont clans le haut le Jugement dernier; dans le
bas la Glorification de la Vierge,
Notons que, sur un petit triptique du Musée de Lyon, les scènes des
volets sont simplement peintes, ou plutôt que leurs personnages sont
exprimés par un à-plat d'or redessiné en brun et en rouge.
286 GAZETTE DES BEAUX-ARTS,
Les diptyques religieux sont nombreux et nous mènent insensible-
ment du XIII' au XIV" siècle, où la main est peut-être plus habile, mais
plus sèche et plus maniérée. La collection Basilewsky en compte six
pour le moins, et tous très-importants, sans parler de trois triptyques
qui sont plus importants encore. M. Stein en a trois, dont le plus grand
doit être rapproché de ceux apportés par M"° Grandjean et par le Musée
de Dijon. La main qui les a exécutées à la (in du xiii' siècle doit être la
même; les scènes, qui toutes sont empruntées à la Passion, sont sem-
blablement composées et dans le même ordre. Il y a parfois des inter-
calations lorsque le champ de la plaque est plus grand, étant divisé
en un plus grand nombre de compartiments. Aussi le diptyque de
M"« Grandjean montre deux scènes de plus que ceux de M. Stein et du
Musée de Dijon.
Il est rare que les ivoiriers du xm' au xiv' siècle sortent du même
ordre de sujets ; il y a quelques exemples, cependant, d'introduction
dans leurs diptyques de scènes empruntées à l'hagiographie, pour
satisfaire sans doute à des commandes de gens ayant pour tels ou tels
saints une dévotion particulière. Un feuillet d'un diptyque, appartenant
à M. Maillet du Boullay, par une de ces exceptions, nous montre saint
Jacques le Majeur en pèlerin, donnant son bâton au thaumaturge Hermo-
gène, afin de le délivrer des démons; saint Georges, revêtu d'une armure
à ailettes, ce qui indique les commencements du xiv' siècle, et saint
Martin, coupant son manteau ; sur un autre diptyque de M. Basilewsky
nous voyons aussi la Vierge entre saint Jean-Baptiste et saint Jacques
le Majeur, ce qui pourrait faire penser que ces pièces ont été destinées
à l'Espagne, oii cet apôtre est particulièrement honoré.
Ceci nous amène à indiquer une des questions les plus controversées
que soulèvent ces charmants produits de l'imagerie du xiir et du
xiv« siècle. Quelle est leur provenance? Si l'on s'en rapportait aux dires
de ceux qui les ont apportés sur le marché de la curiosité, tous les pays
pourraient les revendiquer. Mais s'il se remarque quelques nuances ,
celles-ci n'affectent pas le style de ces pièces, qui nous semble éminem-
ment français, et nous les croyons toutes sorties de mains d'artisans qui,
partis de l'Ile-de-France, ont pu s'établir soit au Midi dans l'Aquitaine,
l'Italie ou l'Espagne, soit au Nord en Angleterre ou dans les Flandres,
peut-être même à l'Est en Allemagne; qui s'y sont laissé influencer par
l'art ambiant, mais en gardant malgré tout leur fond national. Ce qui nous
le fait croire, c'est qu'une grande école de sculpture exista en France du
xu« au xiv' siècle, comme le prouvent nos cathédrales, et n'exista que là,
comme le montre, pour l'Italie, l'infériorité des sculptures contempo-
LE MOYEN AGE ET L.\ RENAISSANCE AU TROCADÉRO. 287
raines exposées au Trocadéro, qu'elles soient de marbre ou de bois.
Si l'on veut étudier ces nuances de style auxquelles nous faisons
allusion, on trouvera dans la collection Basilewsky un grand diptyque
terminé supérieurement par plusieurs frontons, que l'on dit italien, et
VIEEGK EN IVOIRE DU Xll« SIÈCLE.
(Collection de M. Benjamin Fillon.)
qui présente en effet un certain allongement dans les figures, une cer-
taine simplicité dans les draperies, que l'on ne rencontre pas dans un
autre diptyque dont les figures courtes, les visages ronds et bien portants
indiqueraient une influence flamande.
Le fragment appartenant à M. Stein, que nous publions et qui
288 GAZETTE UES BEAUX-AHTS.
représente la Cr('chc, par contre, est bien français. Nous ferons, déplus,
remarquer l'identité du costume de saint Joseph et du personnage age-
nouillé de la collection G. de Rolhscbild.
11 nous reste, avant que de quitter celte nature d'objets religieux,
à citer deux pixydes sculptées de sujets de la vie du Christ, apparte-
nant, l'une au Musée de Dijon, qui a eu le tort d'en aviver les peintures,
l'autre à la collection Basilewsky, et un diptyque du commencement du
xv« siècle, d'une merveilleuse finesse d'exécution, qui appartient au
Musée de Lyon. Sur l'un des feuillets, le Trépassement de la Vierge est
représenté au-dessus de Y Arbre de Jesséj sur l'autre, la Crucifixion,
sujets que désignent des inscriptions françaises à jour, et que bordent
latéralement des figures d'ange abritées par des étages de dais à jour, et
que dominent une série d'autres dais à l'architecture microscopique.
11 nous faut encore citer une crosse du xiv" siècle, de la collection
Seillière, dont le sujet est double : d'un côté, la Vierge; de l'autre, la
Crucifixion. A côté de l'ange qui, portant sur le nœud, relie le crosseron à
la hampe, l'abbé du monastère, pour lequel elle fut fabriquée, est age-
nouillé. L'abbé est seul sur une autre crosse, appartenant à M. Castel-
lani, et c'est en cela seul qu'elle diffère. La collection Basilewsky possède
également plusieurs crosses; celles-ci sont italiennes, du xv" siècle :
l'on y peut étudier, à son aise, la différence qui existe entre l'art fran-
chement italien et l'art français des ivoiriers du moyen âge.
Nous ne rencontrerons plus guère maintenant que des monuments
civils beaucoup plus rares que les précédents, sauf quand il s'agit des
boîtes à miroir que nous trouvons dans la collection Basilewsky, chez
M. Castellani, chez M. Stein, chez M. Bligny. Sur ces objets civils, des
scènes d'amour, et parmi elles la chevauchée de mai, ou l'attaque du
château d'amour, sont le plus souvent représentées. M. Stein en pos-
sède un cependant où l'Adoration des Rois a été sculptée au xV siècle.
11 ne devait pas être défendu aux personnes religieuses d'avoir soin de
leur personne, et, s'il y avait des peignes liturgiques, il n'était pas
impossible qu'il y eût des miroirs pour les accompagner.
Les diptyques à sujets profanes, qui avaient alors pour emploi de
protéger des tablettes de cire, sont excessivement rares ; ce n'est pas
pour ce motif seul que nous citons celui du xiV siècle qui appartient à
M. le baron Ch. Davillier. Un de ses feuillets nous montre un jeune
homme jouant à la main chaude avec de jeunes femmes ; l'autre, le
même jeune homme assis à terre, les jambes croisées, entouré des
mêmes jeunes femmes et se livrant à nous ne savons quel jeu.
M. du BouUay possède le feuillet d'une autre paire de tablettes à
LE MOYEN AGE ET LA RENAISSANCE AU TROCADÉRO. 289
écrire où l'on a représenté, au w siècle, d'un outil un peu sec, une
danse de bergers.
Plusieurs coffrets doivent surtout nous intéresser par leurs sujets
empruntés aux romans et aux fabliaux. Sur un dessus de coffret et sur
un coffret entier appartenant à M. Castellani, et sur un autre exposé par
M. Ch. Manheim, nous retrouvons les phases diverses du tête-à-tête
d'un jeune homme et d'une jeune femme mal défendue par le petit chien
qu'elle porte sur son bras. Un autre couvercle, du Musée de Boulogne-
sur-Mer, nous montre, dans ses trois compartiments, formés par les
réserves que doivent couvrir les ferrures : au centre, un tournoi ; à
gauche, un chevalier enlevant une dame sur son coursier, et au-dessous
LA CRÈCHE, IVOIRE FRANÇAIS DU XV*^ SIÈCLE.
(Collection de M. Stein.)
le même chevalier et sa conquête continuant leur fuite dans un bateau;
à droite, l'attaque du château d'amour à l'aide d'une catapulte lançant
des fleurs.
Un grand coffret de la collection Basilewsky nous montre aussi le jeu
de la main chaude, et parmi plusieurs scènes d'amour et de chevalerie,
l'histoire de Tristan.
Un dernier coffret, à M. Castellani, laisse deviner, dans le coin
ombreux oîi il a été relégué, des sujets quelque peu scabreux. Nous
XVIII. — 2" pÉaioDE. 37
290 GAZETTE DES UEAUX-AUTS.
y voyons bien l'aventure de Tristan, qui, apercevant dans la fontaine
l'image du roi, grimpé sur un arbre pour le surveiller, s'arrête juste à
point dans ses entreprises sur la reine, qui ne se défendait guère. Nous
voyons bien deux personnes, un homme et une jeune femme, couchés
dans le même lit, une épée fichée entre eux deux ; mais dans un autre
compartiment du coffret nous ne voyons plus l'épée, et nous devinons
autre chose... Ce mystérieux coffret serait à étudier, afin de découvrir
l'origine des sujets qui y sont figurés.
M. Stein en possède un autre dont les sujets sont religieux et doivent
sortir de quelque atelier parisien, car les divers épisodes de la légende
de saint Denis, de saint Rustique et de saint Éleuthère y sont représentés.
L'ornementation des coffres, si nombreux dans le mobilier du moyen
âge, n'a pas toujours été aussi compliquée. On s'est parfois contenté de
simples ornements dorés qu'entoure un trait noir ou rouge. Telles sont
les boîtes cylindriques qui, à Dijon, portent le nom de toilettes des
• duchesses de Bourgogne; telles sont deux boîtes presque identiques,
exposées par M. Julien Durand et par M. Castellani.
Le style de leur décor, formé d'oiseaux et de rinceaux rudimentaires,
nous fait supposer que ces boîtes venaient d'Orient , d'autant plus que
dans l'armoire où M. Castellani a réuni sa collection de coffrets, nous en
trouvons un décoré de la même façon avec des personnages évidemment
persans. Mais l'Italie l'imita en lui donnant une physionomie particu-
lière, ainsi que le montre un petit coffret rectangulaire à toit de la même
collection. Un homme et une dame, dans le costume à haut col et à
grandes manches de la fin du xiv" siècle, y sont représentés debout, en
or chatironné de pourpre. Des chiens courent sur les côtés, à travers
une banderole qui porte en lettres françaises, c'est-à-dire onciales, la
devise : maronoe.
Parmi les objets d'une destination civile, il nous reste à citer un
charmant manche de couteau ou de canivet, à M. Maillet du Boullay, où
la faute d'Adam et d'Eve est représentée en petites figures de plein relief;
un autre petit manche, parmi plusieurs autres de la collection Basi-
lewsky, dont les sujets sont indifféremment religieux et profanes; et
enfin le manche de dague du xiii" siècle, si bien en main, comme disent
les gens habitués à manier les armes, que la Gazelle (t. VII, p. 97) a
publié jadis, lorsqu'il faisait partie de la collection Bouvier, à Amiens.
Un pupitre tout revêtu, sur les tringles de bois qui le composent,
d'un réseau flamboyant d'ivoire à jour, exposé par M. Vaïsse, appar-
tiendrait à l'art espagnol du xv siècle, ainsi qu'une petite plaque circu-
laire à jour, représentant r^n«onnfl<jo/j, au baron Ch. Davillier.
LE MOYEN AGE ET LA RENAISSANCE AU TROCADÉRO. 291
Le xxi" siècle a peu d'ivoires à nous offrir, à part les quatre belles
poires à poudre que possède M. le baron Gh. Davilller, celle surtout que
décore une figure de Vénus accompagnée de l'Amour, d'un relief très-
discret et d'un modelé très-fin.
Une figure de femme nue, du même cabinet, portant un vase devant
elle, nous semble appartenir à l'art allemand du xvr siècle, tandis que
l'art flamand peut revendiquer un groupe en ronde bosse exposé par
M. Odiot : Mors et Vénus, qui sont tout absorbés par les attachantes
combinaisons du noble jeu de dames , tandis que des Amours lutins
cueillent et mangent les raisins d'une treille.
M. Delaherche a exposé une charmante petite tête de femme du
xvf siècle, posée sur une fraise d'argent, à l'extrémité d'une épingle
d'ivoire qui nous fait songer aux petites figures de femmes du xiV siècle
qui amortissent les « gravouères » (épingles à séparer les cheveux) de
la curieuse collection de M. Victor Gay.
L'art espagnol du xvii° est représenté par une tête à'Ecce Homo, de
grandes proportions et d'un sentiment très douloureux, à M. Gaston Le
Breton.
Nous terminerons enfin par une œuvre remarquable de la fin du
xvii" siècle : le buste d'un personnage en perruque in-folio, d'un type
très personnel et d'une exécution très souple, qui porte la signature de
son auteur : c. lacroix fecit. Notre collaborateur Paul Mantz nous
apprend dans la Gazette des Beaux-Arts (t. XIX, p. 343), à propos de
l'Exposition rétrospective de 1865, où le buste de M. Fau avait figuré,
que ce G. Lacroix était Bourguignon et fabriquait surtout des crucifix à
Gênes, où il était établi.
ALFRED DARCEt.
EXPOSITION UNIVERSELLE
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE"
(troisième et dernier article.)
BELGIQUE.
« Ici il y a des peintres, » pour-
rait-on inscrire sur la porte de l'expo-
sition belge. Ces peintres ont été presque
tous mêlés aux nôtres ; presque tous
leurs tableaux ont paru à nos Salons.
Nulle part en Europe, proportionnelle-
ment à la population, il n'y a autant et
de si bons peintres que chez ce peuple.
C'est celui qui a le plus sûr, le plus
gras maniement de la peinture. Il en
joue à pleines mains, et c'est à croire
cette fois que tout Belge naît peintre, a
le sens inné des belles tonalités et re-
mue la pâte avec une pleine certitude.
La base des colorations en Belgique
est un gris noir transpercé de reflets,
avec lequel on appuie sur les ombres,
on rend le relief d'une manière solide
et énergique. En général on y étend
largement le ton, qu'on fait intense et
riche, en le contenant avec une sobriété
qu'on peut appeler cossue.
L'étalement aisé et plantureux de la
couleur manfgée dans une contexture
délicate et vigoureuse à la fois est le caractère de cette peinture, où
1. Voir Gazelle des Deaux-arls, «• période, l. XVIII, p. 60 et U7.
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE.
293
le clair léger se dégage de l'enveloppe laineuse, étoffée, moelleuse
des gris foncés.
L'histoire de cette peinture est notre histoire : c'est le tressaillement
historique de 1830 porté à nos frontières ; c'est le passage de Courbet
FiaURES DU TABLEAU DE M. WAUTERS : Il LA fOr.IE d'hUGO VAN DER GOES »
(Croquis de l'artiste.)
laissant de longues traces dans les ateliers de Belgique; c'est on ne sait
quelle prospérité et quelle santé dans la petite nation qui se sont repro-
duites dans son art. Mais une grande partie des toiles qu'exposent les
Belges, nous les avons vues ou nous en avons vu de pareilles, et on en
a parlé sans cesse dans la Gazelle. On n'a plus rien à dire de M. Wau-
294 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
ters, sinon qu'on reconnaît encore une fois son l)eau talent large,
expressif en dessin, tranquille et ferme en tonalités. La paix, le bon et
bel accord des couleurs est en effet le trait magistral do la peinture de
son pays. On n'a plus rien à dire de M. Alfred Stevens, sinon ce qui
n'en a pas été dit, c'est que la marque de son talent est maintenant
dans la science et l'amour des reflets, qu'il pousse jusqu'à l'extrême. Et
je noterai, à ce propos, une curieuse ressemblance de facture entre la
Galerie de peinture de M. Aima Tadema, à l'exposition anglaise,
et quelques-unes des toiles de M. Stevens. Chez M™ Aima Tadema,
l'analogie paraît peut-être encore plus visible. 11 y a eu là, dans l'édu-
cation, un même point de départ. Il reste pourtant un petit compte à
régler avec M. Stevens. En homme de beaucoup d'esprit, il s'est
aperçu qu'il y avait profit à « mettre l'art à la portée des bourgeois n,
et que cette portée ne s'élevait pas au-dessus des sujets et des titres
de romances. Depuis longtemps les peintres font, par exemple, une
statue de nègre qui rit aux éclats, tandis qu'une femme de chambre
la contemple, ou bien un buste de faune qui se meurt de rire pendant
qu'une marquise l'examine. 11 fallait rendre de la fraîcheur à une
vingtième édition de cette chansonnette comique ; un masque japonais
a suffi à M. Stevens pour raviver la ritournelle resassée. Mais quelle
connaissance de Paris il avait, pour s'être senti sûr d'avance que les
Parisiens ne souriraient pas de titres comme : Le Sphinx parisien,
Une Horrible certitude, Un Chant passionné. Désespérée, Le Besoin de
rêver, etc. Si l'on ne faisait honneur à l'esprit moqueur de M. Stevens
du choix d'un tel bouquet, si l'on devait au contraire l'attribuer à sa sin-
cérité, nous serions tous bien désillusionnés. M. Willems aime le même
genre de titres, il faut donc qu'il ait aussi beaucoup d'esprit, car toute
autre explication serait cruelle. Ceci n'était qu'une parenthèse ; je reviens
à la peinture.
Les animaux de M. Joseph Stevens ont été maintes fois célébrés, et
les voilà qui reparaissent tous à l'Exposition, dans leurs allures amu-
santes, traités avec esprit et vigueur.
Un artiste aujourd'hui âgé, qui a exercé une action sensible sur la
rénovation de l'art belge depuis 1835, AI. de Brackelacr, dont Leys
fut l'élève, a envoyé au Champ de Mars de remarquables tableaux ,
très-lumineux, tout allumés de fines notes rouges et de clartés pleines
de vivacités où se sent le souvenir de Pietcr de Hooghe, mais où le sens
particulier de la nature a une belle part et qui ne sont point sans raj)-
port avec l'art anglais moderne. Une impression d'archaïsme, introduite
à travers la nature moderne, plaît à ces artistes. On la retrouve dans les
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE.
293
beaux paysages de M. Lamorinière, imprégnés d'un doux et noble senti-
ment, d'une haute et grave harmonie dans leur simplicité verte et grise.
D'un peintre mort trop jeune, Boulenger, nous voyons des œuvres extrê-
mement remarquables aussi. Sa Vue de Dintinl, entre autres, est une
toile de maître, de grande ampleur, de tonalité magnifique.
Le charme des ombres onctueuses, des lumières rasantes que M"" Col-
lard étend sur ses prés d'un vert bleui, où montent des arbres à la
LK GEOGRAPHE, PAU M. DE URACKELAEK.
( Croquis de l'artiste. )
délicate écorce violette; l'amalgame de ses modulations variées, pres-
sées; SCS détails fins, précis, mais rapides, qui font penser à de vieilles
gravures, nous sont bien connus.
Les beaux animaux de M. Verwée, aux formes robustes, et ses her-
bages tranquillement lumineux, peints d'une brosse hardie, aisée, qui va
saisir tous les tons dans leur richesse ou leur fraîcheur, les discipline et
les assouplit en accords si justes, nous sont bien connus aussi.
En revanche, nous apprenons cette fois à connaître MM. Ter Linden et
Verhaeren, deux artistes qui savent toute la vigueur et tout le charme
qu on peut mettre dans les tonalités en les assoupissant et en les rame
296
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
nant à un accord neutre, plein d'unité et de sonorité profonde. M. Ter
Linden a aussi des clartés d'une grande finesse. Courbet avait passé chez
tous deux.
LB VBRGBK, PAR M«« MARIE COLLART. (CrOqUis do l'artiste.)
Nous avions apprécié les délicates variations de M. Artan ; MM. Bou-
vier, Baron en font d'analogues, différentes dans le thème choisi et dans
la facture, mais indiquant des nerfs que met en vibration la moindre
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE.
297
finesse des nuances dans la coloration. Une petite chose de M. Hannon,
un coin de rue tout attendri de légers rellets ; les maisons de M. Moer,
qui se montre rarement en France et qui a le sentiment de la lumière ;
les arbres énergiques de M. Coosemans ; les vaporeux, larges et moel-
leux paysages de M. de KnylT, de M. Glays, de M. Tscharner et ceux de
M. Mois ; les remarquables portraits de M. de Winne, si fermes dans
une gamme si délicate, M. Van der Bosch et son chat, comme Vhitting-
ton, les enfants de M. Yerhas et les tableaux de MM. Willems, Verlat,
Cluysenaar, De Vriendl, etc., tout ce que nous sommes habitués à voir
l'ktaloni f&aqmbnt du tableau db m. tbrwée,
(Croquis de l'artiste.)
est là. Ajoulons-y les enfants de M. Agneessens, les petits personnages
de M. de Groux et de M. Verhaert, les peintures de M. Dubois, qui lui
aussi a gardé une brosse de Courbet, puis MM. Madou, Portaels, jadis
les chefs du mouvement, alors qu'il était encore timide, et cette énu-
mération trop courte prouvera combien j'avais raison de dire, en
commençant, que la Belgique est par excellence le pays de la peinture,
le pays où l'on a le sens de ses agissements sûrs, calmes, étoffés et
puissants. Que l'on se figure ce sens répandu chez un peuple de trente
ou quarante millions d'habitants : le résultat serait écrasant. Et je
m'excuserai personnellement envers les artistes belges de ramasser
leur art en si peu de lignes. L'espace qui m'est compté me contraint à
cet abrégé, où l'on ne saurait se rendre compte de l'étonnant épanouis-
xvni. — 2° pÉfiioDE. 38
298
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
sèment que les vingt-cinq dernières années ont donné à l'art en Belgique.
Cette exposition est la plus forte au point de vue de la manœuvre
de la brosse et même du couteau, et de la traduction pittoresque des
choses par les conventions du pinceau.
Là-dessus, nous passons la Manche et nous arrivons enfin à cette
exposition anglaise qui, à son tour, est la plus intéressante par le carac-
tère national, par l'esprit tranché et par l'aspect tout particulier de ses
œuvres, bien que l'art insulaire anglais ait avec le continent des attaches
que ro:i peut voir aisément.
ANGLETERRE.
L'Exposition anglaise fit grand
bruit en] 1855, mais en 1867 elle
n'en fit point du tout. En 1855, trente-
quatre peintres de la Grande-Bre-
tagne obtinrent des récompenses;
en 1867, quatre, seulement, furent
récompensés. En 1855, l'art anglais
fut pour nous une révélation. La na-
ture intime, spirituelle et semi-phi-
losophique des sujets, indiquant la
descendance d'Hogarth et de Wilkie,
la bizarrerie poétique de certaines
compositions, la raideur des peintres
d'histoire, la singularité acide des
colorations, la fraîcheur, inaccoutu-
mée à nos yeux, de certaines harmo-
nies dissonantes, la hardiesse et l'importance des aquarelles, genre qui
nous parut tout nouveau, enfin les préraphaélites avec leurs affectations
de minutie naïve ou de simplicité barbare, tout nous apporta la sur-
prise. En 1867 l'école anglaise, au contraire, était en pleine indéci-
sion. Les préraphaélites s'arrêtaient, et un autre rameau encore reu-
fermé dans le secret du bourgeon, se préparait à s'élancer du tronc.
L'orientalisme et le japonisme commençaient à tourmenter l'art indus-
triel, et le trouble de cette invasion se répercutait jusque dans les
tableaux. L'art français préoccupait à son tour un certain nombre d'ar-
tistes. Une brume planait au-dessus de l'art anglais, cachant de pro-
chaines transformations, celles que nous voyons aujourd'hui.
LE CAPITAINE BURTON, PAR M. LBIGHTON.
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE. 299
D'origine, cet art est flamand et hollandais, et par le tempéra-
ment du peuple et par les données intimes de la peinture. Ce rapport
avec la Hollande est de parenté plus que d'imitation. Les mêmes mai-
sons, le même ciel, les mêmes mœurs, la même vie maritime, une même
tendance religieuse se retrouvent en Angleterre et dans les Pays-Bas.
Des artistes comme Reynolds, Lawrence, Gainsborough,Turner, Constable,
Crôme, etc., se rattachent directement aux Hollandais, et pourtant sont
anglais. Turner, dans ses ctrangetés; Constable, en voulant peindre des
ciels, des écluses, des rivières, des cathédrales d'Angleterre; Wilkie avec
ses scènes de fermiers et de villageois, sont restés imprégnés de peinture
•hollandaise. Néanmoins leurs essais de coloration hardis ou excentriques
troublèrent le monde de l'art autour d'eux, et les générations suivantes
se laissèrent duper à des tonalités crues, aigres, heurtées qui donnèrent
à penser en 1855 que, las de l'huile et entraînés par le goût des pickles,
les Anglais voulaient dorénavant peindre au vinaigre. En art, en littéra-
ture, par génie national, les Anglais sont portés au détail, qu'ils sentent
très fortement; ils se plurent donc à détailler la coloration, à en débiter
une à une les oppositions. H y avait cependant, à cette Exposition de
1855, une masse moyenne, que nous appellerions bourgeoise, et qui affa-
dissait ces crudités de manière à les rendre acceptables aux palais les
moins audacieux.
Le sentiment harmonique, calme, s'était perdu ou n'était pas né
encore dans l'art anglais, où abondaient les anecdotes spirituelles et où
un agaçant pétillement de tons faisait grincer des dents.
Les confrontations plus fréquentes avec les Italiens et les Français
eurent enfin leur contre-coup sur les Anglais. M. Ruskin, l'esthéticien,
conçut en Italie d'assez singulières idées, mais des idées curieuses, et il
parvint à en animer pendant quelque temps un certain nombre d'artistes,
d'autant plus facilement qu'elles étaient dans l'esprit de la nation. Vers
1845 se forma donc l'école préraphaélite dont le but semblait être de
retrouver la naïveté et la grandeur de l'expression par une rigoureuse et
dévote minutie dans les détails. MM. Millais, Rosetti, Holman Hunt,
Martineau qui est mort, Madox Brown, etc., en furent les initiateurs et
les principaux soutiens, mais continuèrent à marcher dans le sentier des
colorations tourmentées et multiples. M. Millais, par la puissance seule
de ses intuitions artistiques, sut arriver peu à peu à l'enveloppe, au
calme, à l'équilibre de la tonalité. Les seconds venus parmi le préra-
phaélitisme, MM. Burne Jones, Crâne, Richmond, Spencer Stanhope, et
en flanc M. Watts qui est plutôt un postraphaélite, se sont rangés dans
cette voie où l'on aperçoit le désir d'employer l'art des Florentins à
300 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
exprimer une poésie un peu bizarre mais d'accent très net. Mason,
mort en 1872, et Walker, mort en 1875, allaient à leur tour engendrer
un nouveau mouvement. Mason fut éclairé lui aussi par la peinture des
Florentins, et revint d'Italie avec des idées fécondes. La simplicité de
facture, l'unité de coloration lui paraissaient, comme aux anciens maîtres,
le plus puissant moyen d'exprimer un sentiment. Walker puisa une
semblable inspiration dans les tableaux de Millet.
Les peintures de Leys et de M. Jules Breton, l'un par le sentiment
recueilli et grave qu'il avait trouvé dans l'archaïsme, l'autre par son
élégance poétique exagérée qui réveille l'impression d'un nocturne
musical, émurent les jeunes gens. M. Millais, de son côté, exprimait de
la façon la plus haute, des idées analogues avec ses paysages, entre
autres le Froid octobre, avec sa Veille de la Saint-Agnès, avec sa Femme
du joueur et d'autres tableaux.
Mais l'enveloppe blonde et mélancolique, le sentiment tranquille,
délicat, et, sous cette tranquillité, plein d'une sorte de mystique et
souffrante exaltation, que montrèrent Mason et Walker ne furent pas
compris. Une lutte s'engagea entre eux et quelques-uns de leurs parti-
sans contre le reste de la peinture. MM. Birket Poster et North, aquarel-
listes de beaucoup de talent, soutinrent vivement Walker et Mason, et
eurent plus d'une fois à relever leur esprit découragé.
Les choses se faisaient très complexes dans l'art anglais. L'illustration
y devint bientôt, plus que jamais, une source de talents originaux.
Walker débuta en illustrant des magazines, et le célèbre écrivain Thac-
keray, qui se plaisait à faire lui-même les dessins destinés à orner ses
romans, ne tarda pas à trouver que Walker s'y prenait mieux que lui-
même. Ce furent d'autres jeunes artistes, dessinateurs pour les jour-
naux et les livres, Pinwell et Houghton, qui se rallièrent les premiers
autour de Walker et prirent avec lui la tête du mouvement. Mason était
plus âgé et marchait parallèlement, plus fort peintre et artiste moins
naïf que Walker. Les écoles de Kensington, fondées par le gouvernement,
engageaient à cette époque la lutte contre les écoles de l'Académie, et,
fait singulier, c'était dans l'établissement officiel que se nourrissait l'art
indépendant et novateur, tandis que l'institution libre de l'Académie
endormait ses élèves dans les traditions froides. Il serait injuste pour-
tant de considérer l'Académie à ce seul point de vue, car M. Leighton
et M. Poynter, en cherchant à y créer le sens de la peinture classique,
l'étude de la forme antique, étaient eux aussi des novateurs fort décidés; ils
se reliaient, par leurs désirs de rigueur et de sévérité dans le dessin,
aux nouveaux préraphaélites; et le jeune monde de Walker et de Mason
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE. 301
voulait de son côté poser dans les décors modernes des personnages de
dessin antique. Par là-dessus agissait le journal le Graphie, curieuse
école de vivantes études sur la vérité, où venaient travailler les élèves
de Kensington, comme MM. Ilerkomer et Gregory, et où se distinguait
M. Sinall. Les fondateurs de la jeune école anglaise, Mason, Walker,
Pinwell et Houghton, par un sort fatal, sont morts tous les quatre. Les
trois derniers ont fini jeunes, peut-être à la peine, peut-être à cause
d'un tempérament nerveux et frêle, que la lutte, le travail, la sensi-
bilité excessive ruinèrent rapidement.
Aujourd'hui le mouvement qu'ils ont imprimé entraîne un grand
nombre d'artistes de ta-
lent: MM. Herk orner, Gre-
gory, Boughton, qui s'était
préparé en France , puis
chez M. Edouard Frère
qu'on estime beaucoup en
Angleterre, Small , Mor-
ris, Robert Macbeth , Green ,
Morgan , Bayes , Aumô-
nier, etc.
D'autres courants en-
core circulent dans l'art
anglais. Comme je l'ai dit,
M. Leighton a voulu y réinstaller un art sévère, voué à l'étude de
l'antique. Ses élèves, M. Poynter et M. Prinsep, le suivent avec beaucoup
de résolution. Néanmoins ils semblent secs à côté des précédents, malgré
le sérieux de leur talent. Il y a du caractère dans les Blanchisseuses de
M. Prinsep, et de l'invention dans la manière dont il déroule leur théorie
sur cette pente de terrain qu'il a coupée avec brusquerie et originalité. La
Catapulte de M. Poynter est d'une conception remarquable, d'un travail
très sérieux. La Leçon de musique de M. Leighton est très aimable, et
son Élie au désert a de l'allure. Mais le charme, la vie et la vivacité
manquent à ces artistes. M. Leighton devrait porter toutes ses forces sur
la sculpture où il se ferait une renommée, et sur le portrait qui demande
des maniements presque plastiques ; de lui-même le portrait fournit à l'ar-
tiste la vie que celui-ci n'évoque pas toujours aisément quand il faut la
faire naître dans des sujets qui ne touchent que la science et les souvenirs
littéraires. M. Armstrong se rapproche de ce groupe, mais il garde un-
charme de douce simplicité à travers la sévérité, et son tableau intitulé
Musique a une remarquable impression de calme et de grave rêverie.
MUSIQUE, PAR M. AKMSTBOHG.
(Croquis do Tartiste.)
302 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Autour de M. Calderon qui ne comprend pas bien la couleur, quoi-
qu'il la cherche de tous côtés, mais qui a parfois d'heureuses rencontres,
comme le prouvent les figures spirituelles de sa Dernière Touche, marche
un groupe que ses dehors froids, sinon ses visées, rattachent au précé-
dent; on l'appelle l'école de Saint-John's Wood, d'après le quartier de
Londres où l'on se réunit au début, M. Storey, beau-frère de M. Calde-
ron, MM. Yeames, Marks, Ilodgson, Watson, en sont les coryphées.
On ne saurait oublier de signaler la vigoureuse école écossaise,
l'école des marines et des pêcheurs, dont M. llook a été le porte-fanion,
où se distinguent MM. Ilemy qui fut élève de Leys, Colin Hunter, Mac-
Callum, Mac-Whirter, et à laquelle peut être rattaché M. John Brett, le
paysagiste de Cornouailles. J'aime les fermes accents de cette école, ses
belles eaux brillantes, ses terrains couverts d'herbes sombres, ses rudes
pêcheurs qui travaillent, ses maisons de bois, ses barques, ses ciels.
Son pinceau n'a pas de tendresse, son âme n'est pas hantée par la
rêverie, mais ses adeptes s'appuient fortement sur la terre, ils prennent
corps à corps, sainement, virilement, la réalité. Parmi les artistes que je
viens de nommer, M. Mac-Whirter a un sentiment très pénétrant. Son
Village de pêcheurs éveille une sensation forte et intime.
Les riches provinces manufacturières et commerciales de l'Ouest ont
toujours .soutenu une école de peinture, ou plutôt un groupe d'artistes.
Il y a trente ans, c'était l'école de Bristol dont faisait partie Danby,
l'auteur du Coup de canon de 1855. Aujourd'hui c'est l'école de Man-
chester; elle est éprise de Corot, et elle recherche les œuvi-es de
M. Fantin-Latour. Celles-ci y produiront quelque jour un certain
ébranlement. Cette école n'est pas représentée à l'E.vposition.
Les tentatives de M. Whistler, les œuvres de M. Legros ont laissé
aussi leur impression chez quelques artistes. Quant à l'Académie, son
rôle réside dans une hésitation et une incertitude que marque fort bien
le système d'enseignement adopté dans ses ateliers. Chaque mois, un
nouvel artiste est chargé de corriger et d'inspirer les élèves ; de sorte
qu'au bout de trente jours M. Pettie succède à M. Alma-Tadema,
puis à M. Pettie succède M. Marks, et ainsi de suite, au grand dam
du scholar qu'on embrouille et qu'on désespère par ces diversités.
Çà et là, de certains artistes ne se relient plus aux principaux
groupes et participent surtout de la tradition générale et moyenne
représentée par les héros de l'Exposition de 1855. Ceux-ci, ceux du
moins qui ont survécu, forment à présent, à peu d'exceptions près, un
ensemble bonhomme, bourgeois et éteint. Us sont vieux et leur peinture
a vieilli. MM. Frith, Grant, Elmore, Armitage qui travailla avec Paul
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LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE. 303
Delaroche, Goodal, Cope, Ward, Mac-Nee, Paton, Redgrave, voilà les
principaux conducteurs de cet autre chœur, où domine le talent de feu
Landseer, qui éclate si bien dans la merveilleuse scène du Singe malade.
Tous les artistes de cet ancien groupe ne sont pas annihilés ; le por-
trait de M""= Wiseman par M. Mac-Nee est d'un joli sentiment, léger,
vivant, rappelant quelque figure de 1835 comme on en voyait dans les
lithographies de Gigoux ou de Devéria. Chez M. Grant il y a encore
quelque chose, une netteté sobre, de la justesse, de l'observation, et
chez M. Redgrave il y a une vive expression de l'été, de sa chaleur, de
sa lumière, de son plantureux aspect, et aussi l'intime expression de la
terre civilisée, de la terre qui entoure le cottage.
Mais en 1878, à travers toutes les différences d'écoles, de tendances,
comme en 1867, à travers les indécisions, comme en 1855, à travers
les acidités, comme en 1820 avec Constable et Turner, comme à la fin
du xvui" siècle, l'œil anglais est resté le même.
Une tonalité jaune et rousse, légèrement aigre, qu'avive du rouge,
que du gris atténue, et qu'irisent des nuances vineuses et violacées,
tel est le thème principal des colorations anglaises. On le retrouvera chez
Reynolds, chez les Grôme, partout. Ce thème est venu de la peinture
hollandaise, il est aussi dans le goût national et dans le pays même. Les
constructions en briques, les boiseries prolestantes, les grandes nuées
brumeuses et fumeuses transpercées de soleil, les prairies, les eaux limo-
neuses le donnent tout préparé. Nous pouvons le poursuivre de tableau
en tableau, malgré les factures et les sentiments les plus divers ; dans
V Automne doré, de M. Cole, dans la Neige au printemps, de M. Boughton,
dans le Chant du soir, de Mason, ou la Vieille Grille, de Walker, dans le
Garde royal et les Montagnes d'Ecosse, de M. Millais, dans les portraits
de M. Orchardson et ceux de M. Ouless. Il nous apparaîtra dans les
paysages écossais ou gallois, dans la Dernière Touche, de M. Calderon,
dans les figures de M. Watts, chez M. Herkomer et chez M. Grégory.
M. Pettie, M. Holl, M. Goodall, M. Hodgson, feu Landseer, nous le
montreront, et M. Alma-Tadema lui-même n'y échappera point. Il
s'épanouira aussi avec les aquarelles de M. Aumônier, de M.North, de
M. Small, de M. Green, de Pinwell, de Houghton et de tant d'autres.
Si nous entrons dans la maison décorée par MM. Coliinson et Lock,
nous le retrouverons en voyant que le parloir y est rouge-vineux, avec
des rideaux à fleurs rousses empruntées à la Turquie, et avec une ten-
ture jaune persano -japonaise ; ailleurs, le mobilier composé par
M. Whistler sera jaune et roux; les meubles de la jolie chambre exposée
par MM"" Garrett seront recouverts en étoffe jaunâtre.
30i GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
A ces tonalités se joignent parfois des nuances neutres prises aux
Florentins , mais plus encore aux Japonais, MM. Richmond , Watts,
Burne-Jones, se servent d'un olive bronzé et d'un violacé grisâtre qui
viennent des bords de l'Amo, de Lombardie ou de Kioto. Le tableau
égyptien de M. Alma-Tadema renouvelle les tons des papiers-cuirs de
Nagazaki ou de Yédo.
Comme une grande délicatesse et une grande subtilité guident bien
des peintres anglais, c'est avec une certaine subtilité aussi qu'il faut
rechercher l'origine de ce thème jaune et roux. Assurément une impres-
sion du soir, une impression de fin du jour et de fin de saison, l'amour
du crépuscule et de l'automne, du ciel pâli et doré, des feuilles mortes,
des herbes brûlées par le soleil, est gravé dans l'âme anglaise. Les
heures qui terminent le travail commencent le repos et ramènent les
gens vers leur intérieur, la saison qui, rallumant le foyer, en rend les
jouissances si vives, sont les plus douces pour ce peuple plein de ten-
dresse sous sa rude énergie. Le repos jusqu'à l'accablement, et sa
volupté poussée jusqu'à l'aigu delà souffrance, voilà même ce que par-
fois exprime l'art anglais.
Combien voyons-nous, à cette exposition, de tableaux où les gens
reviennent le soir après le travail. C'est avec une avide aspiration que
les Anglais en appellent à la campagne, et à celle qui est proche des
habitations, avant tout. Les parcs, les jardins publics, plaisent à ces
peintres. Ce pays de l'industrie ne nous envoie pas un seul tableau oii
soit peint le travail industriel, et si le chemin de fer apparaît dans la
peinture, ce n'est que pour servir de cadre au voyageur. Mistress Gas-
kell, dans son roman Nord et Sud, a bien exprimé ce désir ardent d'é-
chapper à la fumée et à la boue des cités industrieuses, pour aller
respirer l'air et voir le soleil se coucher dans les districts agricoles
parfumés de l'odeur des herbes et des feuillages.
Sous ce climat pluvieux, la pluie cependant a son attrait et ses
charmes pittoresques. Les peintres d'Angleterre aiment à fêter l'appari-
tion de l'arc-en-ciel, et les idées protestantes, sans doute, ont leur part
à cet intérêt qu'inspire le signe d'alliance chanté par la Bible.
Autrement le protestantisme n'apporte guère d'œuvres directes.
Nous ne le retrouverions que dans les Invalides de M. Herkomer, et
dans un tableau de M. Holl. Ces invalides de Chelsea, avec leur beau
parc , occupent beaucoup la peinture ; on les représente souvent. La
mer, le peuple, les pauvres sont réunis là sous une seule espèce, celle
du pauvre heureux, soigné, choyé, car le pauvre, en pleine misère, est
écarté des voies oii passe le peintre. 11 a fallu un imitateur de Gustave
LES ECOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE.
335
Doré, M. Fieldes, pour songer aux guenilles. Les filles des champs, les
blanchisseuses, les laboureurs, le peintre anglais les préfère et les
fait agréables, presque élégants. Cette campagne, avec ses jolis chemins
sablés, ses haies, ses gazons, entraîne un peuple riant. Le bateau appa-
raît souvent; la mer est territoire angl.iis. Le cheval est plus rare. 11
semble qu'il y a tendance à s'écarter des sports. Le livre de Wilkie
Collins, Mari et Femme, où les sports étaient attaqués si fortement,
correspondait sans doute aux idées du monde artiste, plus nerveux
qu'athlétique. Et puis, le marin
est plus poétique que l'homme
d'écurie, et la mer est un plus
noble champ de courses que la
piste d'Ascot. La musique est
entrée dans la vie anglaise, et
j'aperçois plus de musique à l'ex-
position de la Grande-Bretagne
qu'à celle de l'Allemagne, où j'en
aurais attendu davantage.
Les jeunes filles, les femmes
et les enfants remplissent les
toiles de l'Angleterre, surtout les
jeunes filles, dans leur fraîche et
pure magie. Mais parmi ce monde
je vois briller les grandes dents
qui soulèvent la lèvre et j'entends
craquer la grande mâchoire qui mange sans relâche , trait caractéris-
tique chez les ladies aussi bien que chez les raistresses.
Et puis, ce qui semble sourdre à travers les sensations tendres, sou-
riantes, ou se révéler sous l'éclat et le brillant d'un monde heureux,
c'est comme dans l'aquarelle de Pinwell, mûiaXé^Le Parc de Saint-James
.et dans le Départ de M. Holl, l'accablement de ceux que broie le lami-
noir de cette vie d'activité, de concuri'ence. On sent la stupeur, l'effroi
secret des âmes étreintes dans l'engrenage; on surprend le son étouffé
du sanglot intérieur de ceux qui succombent à la peine et qui ne peu-
vent plus lutter, tandis que les autres s'en reviennent en chantant le long
des haies en fleur, quejes guinées tintent, que la locomotive jette ses
hurlements.
Si nous quittons ce monde moderne, le champ se rétrécit soudain.
La peinture monumentale n'a point d'espace à demander aux murailles
protestantes, et les murs des édifices laïques ne se prêtent pas volontiers
NEIQH AU PIUNTEMPS, TAB U. BOOGUTON.
(Croquis de l'artisto.)
X V 1 1 1
2' l' i; n 1 o D lî .
39
306 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
à ses décors. Il en résulte que la peinture d'histoire et le nu sont relati-
vement rares. Les sujets de l'histoire du pays se résolvent en tableaux
d'appartements. L'archaïsme de l'Antiquité ou de la fin du Moyen-Age a
néanmoins des adeptes, les uns poursuivant un réalisme de restitution
qui rajeunit les sujets, ou en trouve d'inattendus, les autres doués d'une
vision particulière qui renouvelle les formes et les aspects. Quelques
artistes se consacrent à l'Orient, quelques-uns aussi aux sujets français
de l'époque révolutionnaire ou napoléonienne.
Comme on l'a toujours dit, l'art anglais est bien anglais. Dans la
peinture allemande, il n'y a que fort peu de physionomies allemandes.
J'entends par là des figures aussi particulières que peuvent l'être celle
de M. Menzel ou celle du prince de Bismarck, ou celles des disciples du
Christ, peints par M. Gebhard. Mais dans la peinture anglaise, le type
national fortement accusé se voit de tous les côtés.
Voilà pourquoi La Première Poste de M. Sant, peintre ordinaire de
la reine, est si intéressante, en dehors de son exécution où l'on pourrait
retrouver une tendance à s'inspirer des étoffes blanches de M. Millais.
La bouche en bec-de-lièvre qui laisse voir les dents et qui donne un
caractère sauvage aux figures féminines les plus civilisées, est là, cruelle
et terrible. Dans le portrait de Lady Cavendish par M. Richmond, on la
retrouve, et sous cette peinture à la fois légère, délicate et rigoureuse,
on croirait voir une reine de la Polynésie qui a pris l'habitude de percer
ses lèvres d'un coquillage.
Singulièrement dur et sinistre est le type à l'œil froid, aux grandes
bouches serrées, des jeunes filles qui jouent le Whist à trois de
M. Millais, avec leurs grandes toilettes à (lots et à replis bouillonnants.
Ils ne sont pas doux ni tendres les animaux que la nature a pourvus
de fortes mâchoires, et toute la volonté, l'impassible détermination et le
sans quartier de la race sont écrits chez ces femmes. Je me hâte de dire
que la civilisation a tourné en simple énergie dans la vie et en grand
appétit de sandwiches et de roastbeefs, les instincts primitifs si forte-
ment taillés sur ces têtes.
Le type maigre aux grands yeux caves que M. Burne-Jones et
M. Richmond ont donné à la Viviane du Moyen-Age et à l'Ariadne
antique, est encore un type anglais, le type des âmes poétiques par
excellence, mais toujours avec la mâchoire accusée et amie des viandes
saignantes, et toujours avec un arrière-sentiment dur et farouche, sen-
sible quoique lointain.
M. Watts, du côté des hommes, a rendu ces mêmes caractères avec
une vigueur, une ampleur à établir les masses tout à fait remarquable.
LES ECOLES ETRANGERES DE PEINTURE. 307
Qu'on voie son duc de Cleveland, et l'on ne sentira pas précisément la
douceur et la bonté dans ce visage.
Le Portrait du capitaine Burton si énergiquementpeintpar M. Leigh-
ton est très effrayant. Je me rappelle que ce célèbre voyageur terrifia plu-
sieurs membres de notre Société de géographie, qui fêtèrent son passage
à Paris en l'invitant à dîner. 11 ne parlait que de sabres de son inven-
tion avec lesquels il découpait un homme comme une volaille, en aiguil-
lettes. Nos géographes, bons bourgeois fort doux ainsi que vous et moi,
sentirent leurs cheveux se dresser sur la tète en l'écoutant. Il est certain
que l'état normal de cette figure, à en juger par la peinture de M. Leigh-
ton, est une expression de fureur.
Mais si j'ai insisté sur un certain trait presque cruel et farouche de
la physionomie anglaise, c'est qu'elle a un correctif dans la beauté et
l'élévation du front, la noblesse du nez et la fermeté pénétrante du
regard. Cette race puissante, qui du fond de son île a soumis et rempli
une partie de la terre, a le double privilège de la violence des penchants
et de la supériorité intellectuelle qui les discipline et les emploie à de
grandes et bonnes choses.
Justement M. Millais célèbre d'une façon émouvante une de ces
grandes choses modernes qui font tressaillir l'Angleterre jusqu'au fond
du cœur.
« Le passage du pôle existe, et c'est l'Angleterre qui le trouvera,
qui doit le trouver. » Telles sont les paroles, ou à peu près, que prononce
le capitaine Trelawney , l'ancien ami et compagnon de Byron en Italie
et en Grèce. Et sur sa main crispée qui voudrait déjà étreindre l'avenir,
se pose calmante la main de la jeune femme assise à ses pieds et
lisant le récit des tentatives faites pour la découverte du Passage du
Nord-Ouest,
La chambre ornée de pavillons, de cartes, d'atlas, est pleine de jour,
et par la fenêtre ouverte on voit le ciel et la mer clairs et attirants.
Peut-être le capitaine a-t-il la figure trop contractée. Mais comment
exprimer d'autre façon l'impatient appel dont son cœur est gonflé? La
jeune femme est merveilleuse d'attitude vraie et de britannisme. Un
grog très fort est à côté du marin, autre trait britannique.
Certes, ce tableau m'émeut beaucoup. Voilà bien le drame et l'idée
modernes, concentrés, rendus avec toutes les ressources de la réalité la
plus simple, et partant la plus puissante.
Si je parcours ensuite l'œuvre exposée par le grand peintre, j'admi-
rerai ce chef- d'œuvre de gracieuse et délicate coloration, de douce et
intense expression, de grâce infinie, qui s'appelle la Femme du joueur ;
308
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
j'admirerai cet étonnant vieillard, le Garde royal rouge, magnifique
d'éclat, de liberté, de hardiesse, de sonorité; je m'arrêterai devant le
paysage du Froid Octobre, si personnel, si juste, si vrai, avec ses eaux
d'acier, avec ses grandes herbes et ses arbres que couche le vent aigu,
et avec ce souffle d'air et cette lumière grise qui l'animent ou l'éclairent.
Le portrait du duc de Westminster me paraîtra très- harmonisé et me
montrera le parent d'un des grands seigneurs de Reynolds; et le portrait
de M"" Bischofsheim me semblera réalisé avec une mâle élégance, une
rare fermeté et un sens profond de l'individualité. Les Trois Sœurs, si
naïves, si librement peintes dans leur gamme diaprée, si enfantines,
m'éblouiront par une rare splendeur
de tonalités claires et de vie riche-
ment illuminée. M. Millais est un des
hommes de la peinture du xix' siècle ;
et je ne pense pas être obligé d'ajou-
ter : tant pis pour qui ne saurait s'en
apercevoir.
La variété de son œuvre est splen-
dide, depuis l'exactitude absolue et
décisive, jusqu'à la puissance des plus
grands éclats et jusqu'à la magie du
charme le plus rêveur et le plus
pensif.
Le préraphaélitisme minutieux a
disparu ou à peu près dans tout ceci,
mais la main hardie et vigoureuse,
l'œil pénétrant et sensible, l'esprit
aux sentiments intenses qui étaient
dans le préraphaélite de 1855 et
de 1867 , dans \ Ordre d'élargisse-
mmt et dans la Veille de la Saint-
Agnès, sont plus hardis et vigoureux,
plus pénétrants et plus sensibles , et
jouent parmi des sentiments plus intenses.
M. Millais a un élève, nommé M. Ouless, et qui fait de beaux por-
traits, oî) l'on retrouve néanmoins, avec de la pesanteur et surtout avec
de la dureté dans les ombres, les traces de la facture du maître. Le chi-
miste Pochin, ennuyé de poser, se décida à ne point interrompre ses
expériences tandis que M. Ouless le peignait; de là nous est venu ce
portrait si curieux et si contemporain oîi nous voyons le savant occupé
L Alloua ST LA HOBT, FAB M. WATTS
(Croquis d* Taitiate.)
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE.
309
à ses cornues. L'honorable recorder (juge) de la cité de Londres, M. Rus-
sell Gurney, nous apparaît de même dans ses fonctions et dans son
costume. La vie est rendue d'un ton éclatant et solide dans ces figures
de M. Ouless, fortement empâtées.
Bronzino, Jules Romain, Michel-Ange, ont inspiré à M. Watts ces
puissantes constructions de visages et de corps humains, parfois un peu
( VENUS BBNASCENa » , PAR M. CRANB.
(Croquis de l'artisto.)
lourdes, qui donnent un si fier aspect à son exposition. Il y a du sculp-
teur autant que du peintre dans ces formes remuées par masses et
mouvementées. Son buste sculpté de Clytie est identique à sa peinture.
Une carrure, une décision fort remarquables ressortent dans toute son
œuvre. Le dessin n'y est pas pur et juste, mais il y est ample et fort.
Ce n'est pas un coloriste non plus. Mais c'est un artiste qui a le sens de
l'imposant, du large et de l'accent, avec une tendance à l'enflure. Il
brasse littéralement la chair, l'ombre, l'étoffe, l'idée, l'expression et le
mouvement. Tous ses portraits ont de l'allure, mais presque tous ont
d'énormes joues. Celui du violoniste Joachim s'enveloppe d'une appa-
310 GAZETTE DES BEAUX-ARTS,
rence mystérieuse très belle, et celui du duc de Cleveland est le plus
naturel, le plus original et le meilleur de tous. M"* Percy Windham
ressemble à une sibylle, et le Jugement de Paris rappelle par ses
formes allongées la Nymphe de Benvenuto Cellini.
Bans l'Amour et la Mort de M. Watts, je note cette tendance con-
tournée qui domine chez les nouveaux préraphaélites, MM. Burne Jones,
Richmond, Stanhope, sorte de manière sans vulgarité, et qui témoigne
d'un effort sensible pour infuser un jeune esprit dans de vieilles données.
L'Amour et la Mort se tordent , comme se tordent Viviane et Merlin ,
comme se tord Ariadne. C'est une recherche d'animation, mais la même
recherche chez divers artistes. M. Crâne, cependant, en s'attachant plus
étroitement aux nobles formes de Botlicelli, dans sa Vernis renascens,
oppose le vertical à ces inclinaisons et à ces ondulations. M. Burne Jones
prend les cadres d'Albert Durer, formés de guirlandes, d'arceaux en
ruine, de feuillages mystiques et précieux, d'idées latentes, et il y insère
le type poétique de la femme anglaise, singulier, un peu effaré, anguleux,
mince, dont M. Stanhope fait presque un jeune garçon, créant ce manié-
risme qui du moins, avec sa délicatesse aiguë, sa coloration neutre et
distinguée, son élégance agitée et son impression nette et un peu sèche,
reste maître de soi-même dans le domaine pur de l'allégorie poétique, et
se forme un monde homogène d'êtres et de décors spéciaux. M. Sandys,
par sa Mcdée , relie ceux-ci à l'école d'exécution très appuyée de
M. Leighton. Ceux-ci s'agitent dans un monde irréel où ils veulent
apporter une extrême précision; Mason et Walker, au contraire, ont
voulu chasser cette précision du monde réel et y introduire une subtilité
raffmée qui finit quelquefois par le défigurer.
Ils font, pour ainsi dire , évaporer le paysan et la paysanne sur la
toile pour ne laisser à sa place qu'une ombre, une âme, toute frisson-
nante, dont les cordes fines, impalpables, vibrent en accords mourants,
en pâmoisons nerveuses. Leys, M. Breton, Millet, j'entends celui de la
fin, leurs inspirateurs, ont eu bien des affectations, et, à force de vou-
loir rendre les personnages simples, plus graves, plus élégants ou plus
inspirés et émus qu'ils ne sauraient jamais l'être, ils se sont plus d'une
fois trompés, et beaucoup.
Le Chant du soir de Mason exhale une indéfinissable impression,
c'est un tableau qui se pâme, le mot m'est encore une fois nécessaire.
Voilà sans doute des religieuses , des martyres , des créatures enfin
qu'emporte un élan passionné et languissant à la fois, des natures mys-
tiques, délicates comme le cristal, d'exceptionnelles sensitives qu'une
éducation, des habitudes spécialement spirituelles ont affinées jusqu'à
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE. 311
l'excès maladif. Sous la mélancolie des ombres qui suivent le soleil cou-
chant, elles jettent toute leur âme, toute la svelte et fine beauté de leur
tempérament aiguisé, nerveux, subtil, dans l'hymne qu'elles chantent...
Mais non, ce sont des filles de ferme médiocres musiciennes qui ont,
ce soir, le caprice de chanter des psaumes et qui étonnent les jeunes
cultivateurs, leurs amoureux de demain ou de la veille, lorsqu'ils les
croisent en chemin. C'est la nature qui chantait l'hymne dans l'âme
ultra- poétique de llason, et il mettait la source de poésie là où elle
n'était pas : dans les personnages. Peintre vigoureux et intense dans ses
Maremmes, simple jusqu'au négatif, quoique excellent de couleur, dans
ses Enfants à la pêche, parfait de sentiment harmonieux dans son Fer
perdu, Mason est un être surprenant, presque toujours outré, suraigu et
portant sur les nerfs comme un harmonica. Mais il vous enveloppe d'une
mélodie où à travers ce vague, ce suraigu, passent des notes exquises.
J'en appellerai néanmoins ici à M. Israëls, qui se rattache par le senti-
ment à ce monde anglais. Il a le dessin moins fin, moins distingué, le
sens moins raffiné que Mason, mais il est plus vrai, et la profondeur, la
justesse de la plainte dans ce tableau que j'ai cité de lui : Seule au
monde, me touche plus droit, plus net que le Chant du soir.
AValker me semble préférable à Mason, et quelques unes de ses aqua-
relles sont ravissantes, surtout celles où il laisse le personnage à lui-même
et ne veut pas le rendre exquis. Son tableau La Vieille Grille est d'une
harmonie délicieuse. C'est le soir, et la paix de la campagne, au moment
où le jour va tomber, est adorable dans ce paysage blond, doux, où les
nuances se fondent, veloutées, un peu fluides. Une dame et sa servante
sortent par la grille qu'elles referment, des enfants jouent sur les
marches qui mènent à cette grille, et deux ouvriers passent dans le
chemin. Voilà tout, pas d'autre sujet que la paix de la vie, la rencontre
des passants, la diversité de l'âge et du rang social, un spectacle qu'on
voit chaque jour et que l'artiste chante avec une douceur et une simpli-
cité complètes. Complètes? Point tout à fait : les ouvriers sont élégants,
ils se cambrent comme des Apollons, ils sont même angéliques. Et puis,
dans ce charme de douceur, dans cette délicatesse de tonalité, il y a de
l'homme qui s'évanouit et dont la syncope passe dans sa peinture.
C'est comme un symbole, cette vieille grille! C'est AValker et Mason
qui l'ont ouverte pour donner accès à l'art anglais sur ce domaine nou-
veau, tout de sentiment musical et presque extatique, où l'on reste
abîmé dans les plus mystiques délices de la sensitivité, à la vue d'un
troupeau d'oies chassé par une petite fille, devant un laboureur qui
ramène l'attelage de sa charrue, ou devant un enfant qui laisse tomber
312
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
des cailloux au fond d'un seau d'eau. M. Whistler avait imaginé jadis des
symphonies en blanc et en bleu. Ceux-ci ont pris la chose au sérieux.
Mais il y aura toujours un combat autour de ces deux hommes si
curieux. Les gens que l'esprit touche plus que la malérialiU de l'art, que
les recherches mécaniques de l'exécution ou du coloris, aimeront tou-
jours beaucoup ces deux peintres, et leur sauront gré d'avoir créé cette
exécution qui eflleure et fait évanouir les choses, qui donne au tableau
l'aspect du pastel ou
de l'aquarelle, et lui
enlève les pesées
épaisses de l'huile
chargée de couleur.
Les autres leur re-
procheront de sacri-
fier la peinture et ses
qualités propres à une
sorte de rêverie ou
de souffle teinté. En-
core faut-il rappeler
la grande vigueur et
la sonorité de Mason
lorsqu'il veut aller à
toutes voiles.
Leurs successeurs se tiennent plus près de l'accent et du sens
simples des choses; M. Boughton est un des plus fins, des plus gracieux
et des plus sensibles entre eux, M. Morris en est un des plus vifs et des
plus francs. Je n'ai malheureusement pas le temps de m' arrêter à leurs
œuvres, qui sont fort intéressantes, ni à l'énergique Naufrage, de
M. Small, ni aux paisibles Voisins, de M. Green, ni au riant retour des
champs, de M. Morgan, non plus qu'aux tableaux de large sentiment et
de tons fermes et beaux qu'a exposés M. Robert Macbeth, mais ofi le
dessin vise aussi à trop d'élégance. Tous semblent vouloir obser>'er et
tirer de l'observation tout le suc qu'elle peut donner, sans chercher à
surélever la note. Ils ont la tendance plus juste que ceux qui ont ouvert
la vieille grille. Ils paraissent se mieux porter et conservent l'équilibre;
ils savent, les autres ayant subi le risque de l'expérience, mieux sauve-
garder la peinture des envahissements de la musique et de la poésie;
ils vivent plus activement, à toute heure, et non à celles du soir seule-
ment, et, néanmoins, les impressions qu'ils rendent continuent à être
délicates et distinguées. Il faut réunir à ce groupe M. Briton-Rivière,
LA VIEILLE ORILLB, FAR «'ALKBK.
(Croquis de rartiste.)
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE.
313
qui, par sa toile intitulée Charité, s'y rallie au moins pour un mo-
ment.
A côté d'eux, travaillent des paysagistes, chercheurs et fort curieux,
tels que MM. Henri Moore, dont la mer grise et la mer bleue attestent
l'œil fin, l'esprit attentif, le tempérament pictural, James Macbeth, avec
ses colorations fortes, sombres, à l'opposition un peu dure, mais qui
résument si bien les grands aspects de la nature, Inchbold, associant
d'une main si légère le vert clair des herbes sur les falaises au bleu
clair de la mer, dans un en-
semble plein de finesse lumineuse,
Smart et son Champ de bU, Knight
et son Effet de neige,
La jeune école n'admet pas
dans ses rangs M. Vicat-Cole. Ici
il a copié directement Constable ,
et là il se noie dans une tonalité
jaune bien fade. Mais son Automne
doré est un heureux et noble
paysage, où sourit un reflet des
soleils de Claude Lorrain.
L'œil et l'esprit anglais ont
beau chercher des voies pour se
différencier, ils sont gouvernés par
une loi commune. J'associerai
donc M. Leslie avec les précédents.
Sa peinture large, douce et pâlie, trouve l'harmonie dans une décolo-
ration délicate. 11 est le peintre des jeunes filles, avec cette grâce un
peu voulue, mais si aimable, si distinguée, que les artistes de l'An-
gleterre ont conservée depuis la fin du xvm" siècle. 11^ est vraiment
charmant celui de ses tableaux où, dans un parc, les jeunes filles
s'amusent à laisser aller des fleurs au cours d'un ruisseau, en y atta-
chant la pensée de leur destinée.
Parmi tous ceux-là, c'est M. Herkomer que le plus grand succès ait
accompagné. Sa Dernière Assemblée à Chelsea est en effet un beau
tableau. Toutes ces têtes de vieux marins ont une haute expression,
quoiqu'ils soient un peu trop lords en général. Un sentiment grave,
noble, profond et juste, circule dans cette réunion de vieillards, et,
après tout, cette noblesse qu'ils ont, elle leur vient de l'âge qui accentue
l'homme et le marque au sceau du détachement et du désintéresse-
ment des choses. M. Herkomer est né en Bavière, mais c'est un pur
XVni. — 2' PÉRIODE. 40
LES VOISINS, PAR M. GREEN.
(Croquis de l'artiste.)
314
GAZETTE DES 15EAUX-ÂRTS.
Anglais. On remarquera dans sa toile, et plus encore dans ses beaux des-
sins du Graphie, l'influence de M. Legros.
A l'une des Assemblées de Chelsea, qui sont simplement la réunion
des invalides pour la prière, un de ces vieillards mourut assis à son
banc. C'est celui qu'on voit en avant, au centre du tableau, et qu'un
de ses camarades, le croyant endormi, secoue légèrement pour le réveil-
ler. M. Herkomer s'est placé, lisant les psaumes, sur le banc appuyé au
mur; à sa droite est son beau-père et à droite de celui-ci est M"" Herko-
mer. Malgré le beau caractère de l'œuvre, le tableau de M. Herkomer
n'est pas d'une peinture miraculeuse, les fonds restent médiocres, les
tons sont secs et sourds, l'exécution manque d'agrément; le peintre n'y
ressort pas visiblement. Mais ces critiques importent peu; voilà un des
l'appel au TRAVAII-, P A K M. RODKRT MACnETH.
(Croquis de Tartistc.)
beaux tableaux que notre monde ait inspirés, voilà comme, en restant
simple, on p3ut faire résonner une note profonde et trouver de la
grandeur là où il y en a, c'est-à-dire chez de vieux guerriers qui prient
sur la fin de leurs jours, après avoir accompli de durs travaux, de péni-
bles devoirs et risqué maintes fois cette vie dont le dernier souffle les
quitte doucement au banc de la prière. On pense à une page du Génie
du Christianisme de Chateaubriand traduite par un protestant : c'est la
seconde fois que je prends le protestantisme en flagrant délit de haute
impression, de sentiment puissant et pénétrant. Un autre artiste, M. Gre-
gory sera je crois fort remarqué dans son pays. Les anciennes tenta-
tives de M. Whistler, je les retrouve dans \' Aurore de M. Gregory. 11
y a une grande habileté en celui-ci, et peut-être le sentiment simple et
juste sombrera-t-il au milieu de cette habileté; mais comme, d'un autre
côté, l'artiste a, dans son aquarelle de Sir Gnlahad, montré la délicatesse
mystique inaugurée par l'école Walker et Mason, et dans son portrait
LES ECOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE.
315
d'homme mis beaucoup de force et de largeur, et que l'Aurore est d'un
caractère très personnel, indique un sens de la lumière tout à fait neuf
et hardi, un esprit des personnages très vif, un accord de la netteté ferme
avec la délicatesse des transitions et des impressions, je maintiens que
M. Gregory sera important dans le jeune art anglais.
Auprès du groupe que conduisent MM. Leighton et Poynter, il fau-
drait mettre, mais pour faire contraste, M. Albert Moore et M. Aima
Tadema pour qui l'Antiquité est devenue une famille, M. Moore semble
avoir voulu donner une nouvelle vie aux Tanagras. Il les jette et les
\rp^i^rr f^r//- / /,
Htj' * a<%vt7?<^
PKRLES, PAR M. ALBERT HOORR.
(Dpssin de M. P. Laurent.)
pelotonne sur des lits de repos, d'un dessin aigu et très gracieux, et
les enveloppe de fines draperies teintées de gris et de bleu, les roulant
et les manœuvrant entre ses doigts avec une légèreté exquise, comme
de petites choses fragiles etprécieuses que, seul, il a le secret de manier.
M. Aima Tadema est célèbre et il mérite de l'être. Ce Hollandais
spirituel trempé dès sa jeunesse dans les pâtes onctueuses et souples
des ateliers belges, a rendu à la vie antique la couleur, l'animation,
Xi'tre. 11 les lui a rendus par l'anachronisme, par la réalité et la fami-
liarité. Des gamins de Paris, des cockneys de Londres, sous son pinceau,
sautent et gambadent dans les vestibules, entre les colonnes, au fond
des jardins de Rome ou d'Athènes. Mais la magie d'un peintre qui est
316 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
le premier de Londres pour les exercices de la palette, évoque avec une
singulière force d'intuition, autour des personnages, toutes les choses,
tout le décor, tout le milieu, où ils vécurent. A l'exposition anglaise,
on ne trouverait nulle part une figure plus solide de relief et plus
ferme de ton que sa belle danseuse épuisée de fatigue; une lumière
aussi vive, aussi gaie, aussi fraîche que dans son jardin romain; un
accord aussi distingué, aussi sonore et aussi neuf que dans ses Plaies
d'Egypte, et une verve de coloris aussi légère et harmonieuse que dans
le fond du palais d'Agrippa, ni une invention aussi amusante et inat-
tendue que celle de la Danse jjyrrhique. 11 y a dans son œuvre ce
problème curieusement résolu : c'est que le sentiment intense de la
réalité moderne peut donner, et l'originalité la plus imprévue, et le sens
du monde à nous le moins accessible, l'antique. Dans le tableau intitulé
Galerie de peinture, le jeune homme assis représente le portrait de
M. Deschamps, délégué des Beaux-Arts à l'exposition anglaise, derrière
qui se tient son oncle, M. Gambart, le célèbre marchand de tableaux.
Est-ce une scène antique? Est-ce une scène moderne ? Que répondre au
juste? Elle est réelle, elle est vraie, elle nous donne le trait d'union
entre ces anciennes gens et nous. Ils étaient comme nous, nous en
sommes sûrs maintenant, le peintre nous le prouve.
M. Orchardson se tient à part à travers tous les groupes, non pas
qu'il ne descende de Reynolds comme quelques autres, mais il a sa pein-
ture à lui , amoureusement poursuivie dans l'union lumineuse du gris
et du jaune également clairs, jouant dans de fines rousseurs, une pein-
ture vive, facile, spirituelle, toute d'entrain, un peu chiffonnée dans les
petits sujets, mais qui se raffermit dans ses grands portraits jusqu'à
l'intensité de la physionomie et la force du ton. Beaucoup d'esprit, beau-
coup d'individualité, beaucoup de pénétration, telles sont les qualités de
cet artiste, un des plus remarquables de son pays.
Un paysagiste, M. Mark Fisher, se rattache à la peinture française
par ses colorations, tout en restant en plein sentiment anglais, celui du
calme, du repos et de la rêverie au milieu du brouhaha des affaires, du
tintement des gainées et du râle des machines à vapeur. Mistress Joplins
a aussi l'art franchement continental, et encore M. Crofts, qui a peint le
Matin de Waterloo en homme qui vient de contempler Charlet et Horace
Yernet. Avec une acuité froide et un esprit d'ironie flegmatique, M. Crowe
a représenté les Savants français en Egypte, en souvenir de ce mot
fameux des officiers, lors des batailles : « Messieurs les savants et les
ânes, entrez dans le carré. »
Les orientalistes anglais, les nôtres nous conduisant à ceux-ci, sont
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE,
317
variés, sans être séduisants. Feu Lewis, dont on parla beaucoup jadis, a
compris la vie orientale par le côté gai, mais criard, ce qui était faire un
accord, après tout. Houghton y mettait le mysticisme religieux. En
somme, ils y ont vu à leur façon, c'est-à-dire avec originalité.
Les coloristes, si nous entendons un moment par là les peintres qui
poussent le ton et le chauffent, ont à leur tête MM. Pettie et Gilbert. Ce
dernier a l'ampleur et l'aisance de la composition outre la vigueur colo-
LA DANSE PYRRHICJUE, l'AB M. ALMA TAUEMA.
(Dessin de l'artiste.)
rante. Mais M. Pettie se sert d'un jeu de colorations bien plus complexe
où la dissonance est habilement employée, et où le caractère aigu des
tons prend une importance vraiment intéressante sans briser le lien qui
les rattache aux basses foncées. Énergique, personnel, hardi et très
riche en modulations, se montre cet artiste dont les figures sont expres-
sives et animées.
Voilà le cercle de l'art anglais parcouru , mais avant de résumer
l'impression générale qu'il nous donne, je veux, d'un coup d'œil rapide,
embrasser le chemin que j'ai fait jusqu'ici.
318 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Venir de Moscou à Manchester, c'est un long voyage, et il faut résu-
mer aussi les premières impressions qu'on y a éprouvées. Notre ami
M. Paul Lefort, de son côté, aura suivi la route méridionale, depuis
Athènes jusqu'à Madrid, en longeant le Danube. J'ai traversé les mêmes
régions que lui, sans être chargé de les décrire ; cependant j'en dirai
deux mots, au milieu de l'éblouissement que me causent tant de péré-
grinations. Mais comment exprimer d'une façon brève le caractère,
l'aspect de chacun de ces arts presque enfouis dans les sillons de la
germination il y a dix ans, et aujourd'hui éclatant en une floraison extra-
ordinaire.
La peinture allemande est sobre, contenue, réfléchie, grave, parfois
profonde, parfois souriante; mais elle semble porter le poids d'un ciel
gris et refléter le souci de la vie pénible sur un sol dur et ingrat. La
peinture russe a la saveur bizarre et locale, le jet incomplet des mélo-
dies des paysans, des cosaques ou des bohémiens errant dans la steppe.
La peinture du Danemark a l'honnêteté et l'étroitesse provinciales. La
peinture suédoise est française, la peinture norvégienne est allemande ;
c'est encore la province, mais envoyant ses enfants dans les capitales.
L'art hollandais est très sensitif, rapproché de l'anglais, mais sans la dis-
tinction et le haut dandysme spirituel de celui-ci. L'art belge est crâne,
matériel souvent, mais celui de tous, peut-être, qui associe le mieux la
peinture aux expressions dont elle ait charge. L'Allemagne du Sud
s'épanche tout à coup dans une explosion coloriste, qui a le ton et le
son du cuivre, une fanfare un peu bruyante, sonnée pour attirer l'atten-
tion, sans qu'elle soit la nécessité d'une vocation nationale, et qui
assoupira peu à peu son fracas en de discrets murmures. En Suisse,
en Grèce, comme dans les petits pays du Nord, l'art s'appuie soit sur
la France, soit sur l'Allemagne. En Italie, la cuve fermente, à petits
bouillons si l'on veut; mais de l'agitation, de la confusion est près de
sortir un renouveau de liqueur limpide et savoureuse. Il y a là une sorte
de mise en commun avec l'Espagne ; dans les deux pays, un élan méri-
dional vers les notes pimpantes, un concert de mandoline, de casta-
gnettes et de tambourins, un art saltarcUant ; des boulTées d'un senti-
ment doux, caressant, langoureux, imprégné d'amour, passent parfois
à travers ces tonalités d'une gaieté un peu vulgaire et criarde; mais
surtout, c'est on ne sait quoi de trivial et de hardi, comme parti d'une
source toute populaire et citadine, qui se trémousse dans cette peinture
d'Espagne et d'Italie; elle sera charmante le jour où la simplicité et la
distinction s'y implanteront.
Par-dessus tout, culmine l'art anglais, si original, si délicat, si intime
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE.
319
et si audacieux dans la vérité, toujours expressif et significatif, plein
d'un haut dandysme intellectuel , plein d'une sensivité raffinée, d'une
grâce et d'une tendresse aiguës, tendant souvent la corde à l'excès, enfin
pénétré d'un sentiment historique qui lui fait relier les choses modernes
aux accents élevés, aux allures fortes du passé, chercher l'alliance du
naïf et du noble sur un banc des jardins de Chelsea aussi bien que dans
les philosophies sur l'amour et les ruines; un art de pénétration, d'élé-
l'AYSAOS, PAR M. MARK FISHEK.
(Croquis de l'artisto. )
gance, de poésie, absolument noué à l'ombilic de la nation; un art où
la mélancolie se joint à l'éclat, et la singularité à la réalité précise, et
qui, sans faire de pastiches, a su transfuser la gravité ou la candeur des
XV' et xvi" siècles, dans ses duchesses, ses bourgeois, ses marins, ses
clergymen et ses babies.
Et maintenant, en regardant, comme nous venons de le faire, par
toute l'Europe, nous serons effi'ayés ou réjouis. Par toute l'Europe, la
tendance est décisive : c'est le monde moderne, le monde actuel qu'on
veut peindre. On marche le dos tourné aux nymphes et aux faunes, avec
ce mouvement puissant qui entraîne l'esprit de nos jours vers la préci-
320
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
sion, l'observation, l'information, la science, vers l'étude de la nature,
de la vie active et réelle, et qui fait qu'enfin ce monde moderne se juge
digne de se célébrer lui-même, et veut transmettre à la postérité son
image exacte et complète. Que les desservants de la tradition se mettent
en deuil et se raidissent, qu'ils aient des regrets légitimes en bien des
points, il n'en faut pas moins. qu'ils se résignent. Le mouvement n'est
plus avec eux, et si la France tentait avec eux une résistance exagérée,
il pourrait lui advenir que, s'endormant trop confiante dans sa supé-
riorité, elle se réveillât, un de ces jours, surprise de se trouver attardée
et affaiblie.
DURANTY.
AU TROGADERO
CAUSERIE.
ous admettez bien que l'éducation industrielle
est à recommencer. On a perdu les vieilles tra-
ditions, le câble électrique qui reliait l'ancien
monde au nouveau s'est brisé; il faut à tout prix
refaire la soudure.
— Parfaitement, lui dis-je.
— Comment rattacher le présent au passé ?
L'occasion est excellente. On organise une Expo-
sition rétrospective à côté de l'Exposition industrielle, on met en pré-
sence l'art ancien et l'art moderne, l'interprétation des vieux maîtres et
les traductions nouvelles; l'ouvrier saura bien tirer les conséquences. On
lance des prospectus, on annonce une histoire de l'art...
— Eh bien, n'ètes-vous pas servi à souhait? "
— Une histoire de l'art ! Les morceaux sont excellents, j'en con-
viens; mais un livre ne se compose pas de pages détachées, de chapitres
tronqués, sans commencement ni fin, avec des interversions déplorables.
Le public attendait un panorama chronologique, on lui jette l'histoire
pêle-mêle, à l'aventure; le voilà tout désorienté, la leçon est man-
quée.
— Permettez; le classement n'est pas irréprochable, nous sommes
d'accord; les lacunes sont nombreuses, mais pouvait-on faire autrement ?
Les Expositions précédentes n'étaient pas mieux ordonnées.
— La belle excuse ! vous reconnaissez que vos devanciers ont mal
fait, raison de plus pour ne pas les imiter.
— Mais enfin, lui dis-je, de quoi vous plaignez-vous ? d'une chrono-
XVIII. V PÉRIODE. 41
322 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
lo^ie un peu élastique; Eh I mon Dieu, elle est bien suffisante, et la foule
n'y regarde pas de si près.
— Voilà précisément le mal, reprit l'autre. Le simili-classement est
un trompe-l'œil dangereux ; mieux vaudrait un désordre franchement
accusé. Inscrivez sur la porte : Lassai' ogni speranza, voi ch'entrate,
le public saura du moins à quoi s'en tenir et ne comptera que sur lui-
même. Mais on lui fait son itinéraire, on installe des poteaux indicateurs
au coin des salles, et notre homme prend l'étiquette au pied de la lettre.
Il est convaincu que l'aile droite du Trocadéro, la. section française, s'ap-
pelle ainsi parce qu'elle ne contient que des collections nationales. Vous
aurez beau lui dire que plusieurs exposants, parmi les plus célèbres, sont
étrangers; il répondra qu'apparemment ces messieurs se sont fait natu-
raliser pour la circonstance. Demandez-lui de quel côté se trouvent les
figurines de Tanagra, les bronzes de Dodone, les porcelaines de Saxe
et les faïences italiennes, à coup sûr il ira les chercher aux sections
étrangères, à l'aile gauche. Je sais bien que l'on n'est pas encore défi-
nitivement fixé sur l'appellation des deux ailes. Suivant les uns, l'aile
gauche serait réservée aux musées étrangers, mais alors pourquoi tant
de collectionneurs parisiens de ce côté? Suivant les autres, l'aile droite
s'appellerait Histoire de l'art, et l'aile gauche Ethnographie, d'où la
conclusion que les armes, la céramique, les bronzes et le reste sont
ethnographiques quand ils viennent d'Espagne, de Chine et de Belgique,
historiques quand ils viennent de France, d'Italie et d'Allemagne. Le
public ne connaît qu'une chose : c'est écrit; il vous jurera, la main sur
l'écriteau de la salle, que la Guirlande de Julie est du xvm" siècle, et
Clodion du xvii'. Pour lui, les grès de Flandre et les manuscrits enlu-
minés sont contemporains des tabatières, Alonso Cano donne la main à
Jeanne d'Arc, Périclès est voisin de saint Louis, Henri IV de Marie-Antoi-
nette; le glaive de Talma est du même temps que la stalle des Strozzi,
et le magnanime Alphonse d'Aragon portait une bourguignote Louis XIII.
S'il faut en croire les mauvaises langues, le visiteur serait en butte
à des méprises plus désagréables.
On dit, et sans horreur je ne puis le redire,
que la contrefaçon aurait pénétré dans le sanctuaire, que des invités de
contrebande se seraient glissés dans ce rendez -vous de vrais gentils-
hommes. J'aime à croire que les d'IIozier de la curiosité, qui composent
la commission d'oxamen, ont vérifié tous les titres et garantissent l'au-
thenticité des parchemins. Si pourtant l'ennemi avait déjoué la surveil-
-AU TROCADERO. 323
lance, je ne veux pas le savoir: à quoi bon désobliger d'honnêtes gens
qui s'imaginent tenir
les pommes d'Hespérides,
El pressent tendrement un navet sur leur cœur.
Je m'apprêtais à répondre : « Encore deux mots, fit-il, et je vous
tiens quitte. Quel besoin , je vous prie, de couper l'Exposition en
tranclies? Cette malheureuse division amène des complications sans fin.
Étes-vous amateur d'armes? Il faut d'abord parcourir l'aile droite, monter
au premier chez les Orientaux, redescendre en Espagne et, si le cœur
vous en dit, pousser jusqu'au Champ de Mars, où YArnieria Real vous
ménage une surprise. Étes-vous musicien? Les luths, les épinettes et
les violes d'amour sont dans la salle du xviu^ siècle et chez les Belges.
Cherchez-vous les tapis chatoyants, les damasquines d'argent et d'or,
les lampes de mosquée? aimez-vous l'Orient? On en a ynis partout, à
droite, à gauche, au premier, au rez-de-chaussée, dans le jardin. Vou-
lez-vous consulter les portraits historiques? ils sont exposés au premier,
dans deux salles interdites au vulgaire ; mais pour peu que vous soyez
membre d'un congrès ou amateur de conférences, on vous laissera entrer.
Peut-être désirez-vous connaître la France du xvif et du xviii' siècle?
J'ai le regret de vous dire qu'elle n'est pas de la fête; les uns prétendent
qu'elle a vendu toutes ses toilettes en Angleterre et n'a plus rien à se
mettre, les autres assurent qu'elle est enfermée sous clef au Garde-
Meuble. Je vois bien çà et là quelques épaves, une merveilleuse com-
mode, par exemple; mais elle arrive trop tard et manque son but. Le
public sait que la France a la bonne habitude de se décolleter quand
elle reçoit; du moment qu'elle n'en montre pas davantage, il conclut
qu'elle n'en a pas davantage à montrer. Le public a-t-il raison ? Est-ce
là tout ce qui nous reste de la grande école des Gobelins et de ces
excellents maîtres qui s'appelaient BouUe, Ballin, Gressent, Germain,
Caffieri, Martin ou Riesener?
— N'en croyez rien, lui dis-je. Le Garde-Meuble, les Ministères, les
Palais nationaux conservent dans leurs nécropoles des bronzes et des
meubles invisibles, qu'il serait bien temps d'exhumer pour les soustraire
au zèle des frotteurs et des garçons de bureau. Ces modèles superbes
auraient été l'honneur du Trocadéro, et je regrette avec vous que la
France n'ait pas saisi l'occasion d'offrir à nos artistes un musée qui leur
manque, aux étrangers une collection unique au monde et purement
nationale.
324 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
— Heureusement, fit-il, nous avons des compensations, les âges
préhistoriques sont largement représentés ; ils occupent tout le pavillon
de l'aile droite, une partie des galeries et du pavillon de l'aile gauche,
et l'annexe de l'anthropologie. J'ignore si cet étalage d'échantillons bar-
bares est bien à sa place dans une histoire de l'art, et s'il n'eût pas suffi
d'exposer quelques ustensiles d'une forme singulière, des spécimens de
gravures rudimentaires, premiers tâtonnements de l'art naissant. Les
raretés savantes sont lettres closes pour notre public ; il a déjà bien de
la peine à se retrouver dans ce chaos de merveilles, faut-il encore com-
pliquer la besogne en lui montrant les silex, même les mieux dégrossis,
et des squelettes qui charmeraient la clientèle du Muséum ?
Que le Trocadéro soit la foire de la curiosité, le triomphe des collec-
tionneurs, la joie des archéologues et l'élonnement des badauds, ce n'est
pas assez. 11 faut songer à l'industriel qui demande une leçon pratique,
intelligible; au lieu de ce Coran merveilleux qu'il admire sans le com-
prendre, donnez-lui un livre ouvert, écrit clairement, qu'il puisse lire à
première vue. Libre à vous de choisir votre programme, à la condition
de ne pas le changer en chemin. Si vous adoptez le classement ethnolo-
gique, installez chaque nation chez elle; mais je vous préviens que vous
aurez de la peine. Préférez-vous le classement chronologique? Vous faites
bien, c'est le plus simple, et vous avez tous les éléments sous la main.
Voici la salle Égyptienne, le musée Khmer et tous les primitifs; — la
Grèce à son réveil, à sa maturité, dans sa décadence,; — voici Rome,
l'empire d'Occident et l'empire d'Orient ; — les cathédrales du moyen âge
et les châteaux de la Renaissance; — le salon de Louis XIV et le boudoir
de Louis XV ; — les délicatesses de Marie- Antoinette et les lourdeurs du
premier Empire. Ne craignez pas les lacunes, le Garde- Meuble est à
votre porte et comblera les vides. Vous avez le champ libre, faites les
coupures à voire guise ; installez chaque salle l'une après l'autre, avec
méthode, sans interpolations, sans distinction de latitudes, le nord avec
le midi, l'orient avec l'occident. Que l'art d'une même époque soit en-
fermé tout entier dans la même salle, avec ses peintres, ses sculpteurs,
ses graveurs, ses orfèvres, ses tapissiers, ses enlumineurs, ses potiers,
tout son personnel d'artistes et d'ouvriers, et dites-moi si la leçon ne sera
pas excellente.
— Je n'en doute pas, répliquai-je , le plan est merveilleux; il n'a
qu'un défaut, celui d'être impraticable.
— Et pourquoi, s'il vous plaît?
— Je vais vous le dire : du moment que Paris organise une exposition
de l'art ancien, on ne peut songer à dépouiller le Louvre, Cluny, la
AU TROCADÉRO. 325
Bibliothèque ; leurs trésors sont classés, connus , accessibles toute l'an-
née ; pourquoi les déplacer et courir un risque sans profit pour per-
sonne? La province pourrait bien fournir le contingent nécessaire, mais
la province, comme la fourmi, n'est pas prêteuse. Il faut donc recourir
aux collections privées, et c'est ici que la difficulté commence.
L'amateur est une variété non décrite par les naturalistes et géné-
ralement peu connue; il est difficile à prendre et s'apprivoise malaisé-
ment. Parlez-lui de ses produits, comme le faisait naguère je ne sais
quel grand personnage du Commissariat général, immédiatement il ren-
trera les cornes. C'est un être nerveux, ombrageux, impressionnable,
passionné comme une femme, amoureux comme Don Juan, indépendant
comme Bias, convaincu comme un missionnaire, chatouilleux comme
une sensitive et jaloux comme Othello; au demeurant, le meilleur fils
du monde. Il ne se défait pas volontiers de sa collection ; il y tient, c'est
l'ornement de son cabinet, une part de son trésor, de sa gloire, la chair
de sa chair; chaque objet a son histoire, il a coûté du temps, de l'ar-
gent, de longs efforts. Le déplacement est périlleux ; s'il arrivait mal-
heur à cette faïence délicate , à cette coupe de Venise, à ce marbre
signé du maître!... Et puis, tel bijou qui fait merveille dans le cabinet, au
milieu d'un entourage choisi à dessein , peut perdre au grand jour de
l'Exposition, et alors quelles déceptions, quelle amertume ! Le curieux
hésite, se fait tirer l'oreille, attend la dernière minute ; politique intel-
ligente qui lui permet de savoir ce que le confrère expose, de garder
prudemment les échantillons qui seraient battus par la maison au coin
du quai, et de l'écraser à coup sûr par les séries triomphantes de la der-
nière heure. Que dis-je ! la dernière heure n'arrive jamais ; chacun
guette la vitrine du voisin, apporte le lendemain un nouvel objet supé-
rieur à celui de la veille et continue ainsi tous les jours. Si on laissait
faire les amateurs, jamais le Trocadéro n'aurait ouvert ses portes.
Et la question des places ! L'amateur fait ses conditions, exige
une vitrine pour lui seul, une demi-salle, voire une salle tout entière. Il
n'entend pas que sa collection soit morcelée, il choisit son emplacement,
son jour, son voisinage, apporte ce qu'il veut, le dispose à sa guise,
advienne que pourra de la chronologie. Il est convaincu, partant exclusif,
hors de son Église point de salut; cantonné dans sa spécialité, il traite
cavalièrement la spécialité du voisin et s'étonne qu'on lui fasse tant de
place. L'un ne tolère que les faïences, l'autre s'arrête à saint Louis et ne
regarde pas au delà; — le bibliophile, armé de son elzéviriomètre,
dédaigne tout ce qui n'est pas livre, et le numismate tout ce qui n'est
pas monnaie. — Celui-ci est un Mérovingien, celui-là un Italien né en
326
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
l/i30 et mort en 1499; avant lui l'art n'existait pas, après lui l'art n'existe
plus. — « Vous plaisantez, dit un autre, avec vos vieilleries; parlez-
nous de Fragonard, de Clodion, des petits-maîtres et des élégances. »
— « Cachez-moi ces magots », dit l'antiquaire. — « Arrière les moder-
nes », murmure une voix préhistorique.
Ainsi vont les amateurs, chacun dans sa chacunière, et je gage que
le savant organisateur du Musée rétrospectif trouve plus commode de
ranger les rois Sassanides dans les cases d'un médaillier que les princes
de la curiosité dans les boxes du Trocadéro.
L'amateur est le pourvoyeur obligé des expositions rétrospectives ; il
faut donc compter avec lui, s'attendre à des lenteurs, à des remanie-
ments, à des hésitations, en somme, à un classement équivoque. Ses exi-
gences n'ont rien que de légitime : on lui demande un sacrifice doulou-
reux, c'est bien le moins que l'on prenne son heure et ses convenances.
Vous me direz que l'on pouvait mieux faire ; qu'en insistant auprès de
quelques-uns, on aurait obtenu davantage; que les collections indivi-
sibles étant l'exception, on devait leur réserver deux ou trois salles à la
suite, sans couper la file des autres. C'est fort possible. Mais à quoi bon,
je vous prie, ces critiques du lendemain? L'œuvre est achevée, le spec-
tacle éblouissant; pourquoi gâter votre plaisir? Croyez-moi, laissez vos
doléances à la porte ; savourez sans arrière-pensée le régal de princes
qu'on vous donne. Les antiques, le moyen âge et la renaissance sont
exquis; quant au reste, vous y trouverez encore de bons morceaux à
mettre sous la dent. S'il vous amve de surprendre un faux frère parmi
les invités, détournez discrètement les yeux; il ne faut affliger personne.
Ne comptez pas sur un menu rigoureux, méthodique, — on ne peut pas
vous le donner, — et ne demandez pas plus de chronologie qu'il n'y en
a sur la carte. »
EDMOND BONNAFFÉ.
EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1878
LA SCULPTURE'
(deuxième et dbrnikr article )
Mi
A richesse du présent, les promesses
de l'avenir ne doivent pas nous faire
oublier de compter encore dans les
rangs des sculpteurs français ceux qui
viennent de disparaître , en laissant
de côté Rude et David d'Angers,
morts depuis assez d'années pour ap-
partenir au passé et relever désormais
de la postérité.
Perraud n'avait pas, comme eux,
l'invention et la fécondité, mais c'était
un sculpteur consciencieux, amoureux de l'élévation de la forme, plus
masculin que féminin, et chez lequel le morceau contribuait à l'accent
et à la tournure. Son bas-relief des Adieux, dont la disposition ne fait
que reprendre en le grandissant le thème antique des stèles funéraires
de la Grèce, donne bien au Champ de Mars la mesure et la hauteur de
ce talent sérieux et un peu étroit. L'inspiration n'en est que tradition-
nelle, mais la personnalité s'y marque partout par l'étude serrée de la
forme, par l'habileté du ciseau qui arrive à la gravité et à la grandeur,
et surtout par le calme d'un aspect vraiment monumental. Il sera beau
dans un musée, il serait plus à sa place dans un édifice avec la reculée et
le cadre de l'architecture; c'est là une qualité rare qui en montre bien
la valeur.
L Voir Gazelle des Beaux-Arts, 2= période, t. XYIII, page 31.
328 GAZETTE DES BEAUX-ARTS,
M. Louis Rochet, — qui réunissait en lui deux hommes bien diffé-
rents, l'artiste et le lettré, car il a été un orientaliste et un sinologue
distingué, — était d'une tout autre nature. Ce qui dominait chez lui,
c'était le sentiment de l'effet et le mouvement pittoresque de la sil-
houette. S'il a été quelquefois exagéré, comme dans sa statue équestre
de Guillaume le Conquérant, dont le cheval se cabre et se dresse vrai-
ment trop, jamais il n'a été banal, et il avait le don de la vie. Son groupe
de Charlemagne, dont deux Francs à pied tiennent le cheval, en est au
Champ de Mars un bel exemple. Il y est assez peu à son avantage, per-
ché qu'il est sur le faîte d'un édicule qui n'est pas fait pour le porter. Il
y est trop haut et dans des conditions trop invraisemblables; mais on se
rend facilement compte de ce qu'il serait sur un vrai piédestal, au milieu
d'un grand espace et avec un fond de grands arbres. M. Rochet n'était
pas l'homme du détail; le bronze lui convenait mieux que le marbre et
le groupe plus que la statue, mais il sentait vivement et il composait
d'une façon grande.
Carpeaux a probablement donné tout ce qu'il pouvait. Son dernier
groupe des Quatre parties du tnonde pour la fontaine du Luxembourg
accuse les défauts qui étaient en germe dans le groupe de l'Opéra,
l'exagération du mouvement et comme la flétrissure de la chair. Dans
son Ugolin, dont il y a un grand marbre au Trocadéro, à l'exposition
des carrières françaises de Saint-Béat, les corps nus des enfants sont
certainement meilleurs que le père, théâtral, presque grimacier, et plus
voisin de la boursouflure pittoresque de Fuessli que de la terreur de
Michel-Ange. Carpeaux avait un tempérament qui l'a emporté souvent
au delà du goût, mais il avait la verve, la vie, la chaleur; il échauffait
la terre et le marbre, et l'on sent couler le sang sous leur épiderme; il
était doué, il avait la facilité ingénieuse et l'improvisation créatrice.
Jamais il n'est sorti de ses doigts quelque chose de froid ni de raide ;
sa ligne ondulait d'elle-même, et son relief coloré s'enlevait toujours sur
le soutien et sur le piquant d'une ombre voisine. 11 y a des sculpteurs
qui dessinent surtout et dont les œuvres s'éclairent également ; Carpeaux
modèle à la façon d'un coloriste; son contour échappe et s'efface comme
dans la nature; sa forme ne se masse et ne se détaille que par l'oppo-
sition des noirs et des clairs. Il y a là un don et une grâce de nature ; ce
n'est pas cherché parce que c'est trouvé, et l'aisance sauve du manié-
risme. Il est inutile de rappeler les qualités un peu troublantes de l'éton-
nant groupe de la Danse; au lieu de la beauté, c'est plutôt l'ivresse
bruyante du plaisir, mais où trouver ailleurs cette souplesse, ce mouve-
ment et cet éclat? Une œuvre plus ancienne et plus simple est peut-être
o.-^^-
l'enlèvement des SABINBS, GROUPB par m. RKINHOLD BEGAfl.
(Dessin de M. P.ml Laurent.)
XVIII. — 2* l'ÉRIOUK.
42
330 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
encore plus heureuse; la Flore avec deux Amours du pavillon des Tuile-
rie», où tant d'autres n'auraient fait que de la sculpture de commande,
est une œuvre charmante et parfaite dans son genre. Elle dôcore et elle
subsiste par elle-même; elle a le mouvement, la fleur de la jeunesse
fraîche et de la gaieté; le soleil, en tournant devant elle, se charge d'en
varier les expressions, et jamais Carpeaux n'a eu la mairi plus heu-
reuse; il n'a là que ses meilleures qualités. On oubliera Ugolin, on
n'oubliera pas la Danse, mais on mettra au-dessus la Flore. Elle a eu
un nom dès le premier jour, et c'est elle qui laissera de Carpeaux le
plus vivant souvenir.
C'était un sculpteur de race. Barye est à d'autres hauteurs; c'est un
grand homme. Il n'y avait plus rien de nouveau à attendre de lui; il
avait atteint la limite de l'activité humaine , mais la perte est si grande
qu'elle est irréparable.
Sur la fin de sa vie , il lui a été donné de montrer ce qu'il était
capable de faire avec la figure humaine. Les quatre groupes allégoriques
en pierre des pavillons du Carrousel sont d'admirables œuvres, et il con-
viendrait certainement de les reproduire en bronze pour décorer une
place ou un jardin, et les mettre assez près de l'œil pour qu'on puisse
vraiment en jouir. Mais sa caractéristique et sa gloire, c'est d'avoir en
quelque sorte à lui seul fait rentrer les animaux dans l'art. Je dis ren-
trer, car il ne faut pas croire que notre temps ait l'honneur d'avoir créé
ce genre, et ce ne serait pas une étude sans intérêt et sans portée qu'une
histoire des animaux dans la sculpture.
Il y faudrait faire figurer le vieil Orient; si le petit lion de Khor-
sabad qu'on admire au Louvre, et qui n'était qu'un objet de décoration
puisqu'il servait par son anneau à assurer la fixité du bas d'une portière,
avait été trouvé plus tôt, on pourrait croire que Barye, qui ne l'a heu-
reusement connu que fort tard, en est directement sorti. Quant à la
sculpture antique, elle est pleine d'animaux. La lionne élevée à Athènes
à l'héroïque Lœena, la vache de Jlyron, les chevaux de Lysippe, les ani-
maux de tous genres, lions, loups, taureaux, qu'on voyait à Delphes,
l'âne consacré par Auguste à Nauplie, à Rome et dans tout le monde
romain, le peuple de coursiers épiques qui se pressaient sur les places et
devant les temples en l'honneur des empereurs et des proconsuls, les
chevaux, éléphants, panthères, lions, attelés aux quadriges et aux séjuges
du faîte des arcs de triomphe, les cent animaux de marbre, dont, un
jour de fête, Ptolémée Philadelphe fit décorer une tente, toutes ces
bètcs diverses, sangliers, chiens, chèvres, aigles, que l'antiquité s'est
plu à représenter et dont les Musées du Vatican et de Naples, si riches
L\ SCULPTURE A L'EXPOSITION UNIVERSELLE. 331
qu'ils soient, ne nous ont conservé qu'une très faible partie, seraient
un thème intéressant à traiter à la fois par l'érudition des textes et par
la critique des monuments.
On y verrait plus d'une singularité, par exemple l'habitude orientale,
qui nous est connue dès Hérodote, qui fut suivie par les empereurs
romains et que nous retrouvons encore en France au xiv" siècle, de jeter
en fonte, pour les convertir en grands animaux massifs, des quantités
énormes d'or, évidemment dans l'intention de les conserver intactes et
d'empêcher qu'on ne pût en rien distraire sans les détruire en totalité.
Après l'Antiquité, la représentation des animaux devient ou fantas-
tique ou conventionnelle. Dans l'église, à moins que ce ne soit le cheval
sur lequel on met le Christ ou un certain nombre de saints, l'animal
devient un monstre. Quant à la Renaissance, elle imite les rondeurs et la
convention froide de ceux des sarcophages romains des bas temps, la
seule Antiquité que l'art moderne ait eue d'abord sous les yeux. Raphaël,
en les reproduisant dans ses compositions, prolongea par l'autorité de
son exemple ces formes de convention, et, si ce grand homme eût envoyé
plus tôt que sur la fin de sa vie quelques-uns de ses élèves lui rap-
porter les dessins des sculptures athéniennes du Parthénon, ce dont on a la
preuve dans des dessins de sa main, il est certain que ce côté de l'art eût
été ramené par lui dans les voies de la vérité. Il en resta longtemps
éloigné et ce fut par la peinture, quand les Hollandais donnèrent une
personnalité au paysage, qu'il finit par y rentrer. Chez nous, Géricault,
tout en restant naturel, en fit voir et comprendre le style et la beauté
élevée, et l'on peut dire que le mouvement décisif fut donné par lui.
Barye le suivit en maître, et avec lui cette branche de l'art, dont il
demeure le roi, reprit non seulement sa place, mais une place plus
importante que jamais.
Quelle belle chose que les deux lions des Tuileries: l'un, celui qui se
défend contre un serpent, d'une vérité particulière si saisissante et si
passionnée ; l'autre, assis et calme, d'un caractère plus monumental et
dans le style de la sculpture antique la plus élevée. Il y a là bien plus
que du naturalisme, car Barye résume et synthétise. Il masse les poils
pour ne les faire sentir qu'à l'état sommaire; ce qu'il présente, c'est la
forme maîtresse. Il en modèle les lignes d'une façon souveraine ; il accentue
par de grands méplats les mouvements de leurs muscles formidables.
Plus il est simple, plus il est terrible, et plus ses grands fauves sont
ressemblants. Sans dénaturer son modèle, sa puissance magistrale le
transforme parce qu'il le voit et le sent avec des yeux et une âme de poète ;
il l'idéalise parce qu'il le domine toujours. C'est le plus grand des ani-
332 GAZKTTE DES BEAUX-ARTS.
maliers, mais il est plus encore et, quand il présente à la fois l'homme et
l'animal, dans Thésée et le Minotaure, par exemple, ou dans cette char-
mante statue équestre de Gaston de Foix, dont on n'a vu que la maquette,
c'est l'homme qui l'emporte. Aussi bien que la forme, il a le sens monu-
mental par sa façon de dégager le sujet.
Ce n'est pas lui à coup sûr qui aurait compris comme ils l'ont été les
quatre groupes équestres du pont d'Iéna, auxquels l'Exposition donne un
regain de regards. L'on a pensé à y symboliser les quatre âges différents
del'équitation. L'idée est bonne, mais le programme imposé aux artistes
est volontairement malheureux. Comme thèmes et comme époques on a
désigné un Grec, un Romain, un Gaulois et un Arabe. Les trois premiers
sont bien voisins les uns des autres, et tous les quatre sont nus ou à peu
près, ce qui les rapproche encore au lieu de les différencier. De plus, cette
façon de mettre le cavalier à pied est ce qu'on pouvait imaginer de plus
malencontreux. Dans cette donnée, le cheval seul est le personnage, et
l'homme s'efface devant lui. Que ce soit Alexandre, Charlemagne, Colleone
ou un jockey, l'homme à pied qui tient un cheval par la bride ne peut
jamais être pour l'art autre chose qu'un palefrenier.
Devant l'École militaire il n'y avait que deux thèmes. A l'état moderne
il fallait mettre à cheval quatre soldats de différentes armes, par exemple
un cuirassier, un dragon, un chasseur et un artiHeur. Pascal a parlé
quelque part, avec l'énergie violente qui de sa pensée passait dans son
style, de l'homme machine qui se plie à ce qu'il veut fermement et qui
se façonne au gré de ce qui l'entoure. La discipline, l'uniforme, le but
de l'arme, font dans l'armée quelque chose de semblable. Le corps y prend
des habitudes, les traits une physionomie qui restent ineffaçables. C'est
ce caractère, différent dans toutes les armes, et cette individualité géné-
rique qui eussent donné un sujet nouveau, intéressant, approprié et très
varié de motifs. M. Frémiet a traité dans ce sens, et avec beaucoup de bon-
heur quant à la vérité du type, un carabinier, un guide, un artilleur et un
gendarme. Il n'en a fait que des figurines, mais elles valent des statues.
En s'en tenant au sujet donné, les âges de l'équitation, il fallait pré-
cisément prendre le contrepied de ce qui a été fait. Au lieu d'aller dans
le sens de la monotonie et d'effacer les différences, il fallait au contraire
les accuser; il fallait, par exemple, prendre un Grec, un Chevalier, un
Arabe et un écuyer. Par là on aurait eu l'antiquité, le moyen âge, la
civilisation orientale et l'Europe moderne. L'enseignement et la vérité
historiques se seraient rencontrés avec d'excellentes oppositions pitto-
resques; il n'eût pas été sans intérêt et sans poésie de voir, à côté du
costume siuiple du Grec ou du Romain, la pompe asiatique de l'Oriental
LA SCULPTURE A L'EXPOSITION UNIVERSELLE. 333
avec sa selle constellée de coraux et toute chargée de broderies, ses
larges étriers, ses armes ciselées en bosse, les glands et les houppes de
son cheval et les grands plis de son burnous, de voir, auprès de la rudesse
du guerrier tout bardé de fer, la politesse et les belles façons de M. de
Pluvinel avec son feutre à plumes et ses canons de dentelles ou de M. de
La Guérinière en habit français. Les bêtes n'eussent pas été moins diffé-
rentes que les hommes; on pouvait opposer entre elles les formes aris-
tocratiques du cheval plié aux finesses du jnanège, la robustesse massive
du gros cheval capable de courir avec le poids de l'armure, l'élégance
sèche et nerveuse de l'Arabe, la tète basse, la crinière éparse et piaffant
d'impatience, et la rondeur un peu courte des chevaux de la frise athé-
nienne avec la crinière coupée comme celle d'un casque. 11 y avait là
. moyen de représenter des civilisations, des races de chevaux, des ma-
nières de monter toutes différentes et un bien beau thème pour un
artiste. Barye en était digne, et on l'avait; seulement il eût fallu que
les groupes fussent en bronze ou en marbre et non en pierre.
Revenons du pont d'Iéna au vestibule du Trocadéro, oîi se trouve le
groupe en bronze des Gladiateurs de M. Gérôme, dont on a beaucoup
parlé d'avance. C'est le secutor qui l'emporte cette fois sur le rétiaire. Le
filet et le trident brisé du vaincu sont à terre, et le secutor, le pied sur
le corps nu de son adversaire, triomphe avec ses jambières, sa cuirasse,
ses brassards, son grand casque à visières percées, et dans la main sa
courte et terrible épée. 11 n'est pas besoin de dire avec quelle exactitude
savante l'artiste a traité le détail sculpté de toutes ces armes d'après les
plus beaux et les plus rares exemplaires. Ce qui vaut mieux, c'est la pose
droite et vaniteuse du victorieux, qui n'attend que l'acclamation sangui-
naire des Vestales et des spectateurs pour égorger son rival ; mais la pose
de celui-là n'est sculpturale que d'un côté, et l'effet dominant est trop
archéologique. On a vu de M. Gérôme des statuettes de bronze beaucoup
plus heureuses; dans leur dimension moindre, elles gardaient la liberté
spirituelle de l'esquisse. Ici le petit modèle en terre ou en cire valait pro-
bablement mieux que le grandissement, dont les parties nues sont par-
fois creuses. Peu de peintres feraient d'aussi bonne sculpture, mais il
n'est pas étonnant que le peintre ne soit pas encore complètement un
sculpteur.
A l'Exposition universelle, la sculpture est partout, au pavillon de la
Ville de Paris, aussi bien que dans les salles des beaux-arts ; c'est dans le
bâtiment d'anthropologie que sont les bustes et les statues ethnogra-
phiques de M. Cordier, qui sont entrés dans la décoration de nos appar-
334 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
tements et de nos maisons; Barye est chez Barbedienne ; M. Rochet et
bien d'autres chez M. Thiébault ; les fondeurs, les bronziers, les fabri-
cants de fonte de fer, les fabricants de terres cuites, les céramistes, les
orfèvres ajoutent à l'exposition spéciale de notre sculpture. Les passages,
les galeries, les pièces d'eau, les allées l'éparpillent dans tous les sens.
Ainsi 1 une des œuvres les plus nouvelles de cette année vient d'être
posée, il y a quelques jours, auprès du pont d'Iéna. On connaissait
par une réduction la Libcrtc que M. Bartholdi, né dans l'Alsace fran-
çaise, doit dresser sur l'île qui s'élève à l'entrée du port de New-York.
D'autres œuvres du même artiste donnaient presque la certitude qu'il
ne fléchirait pas sous les difficultés de celle-ci. Un buste colossal de
Washington, qui remonte à quelques années, au palais des Champs-Ely-
sées, et le modèle au tiers et déjà énorme du magnifique lion de Belfort, ■
plus monumental et moins convenu que le fameux lion de Thorwaldsen,
montrent d'une façon sûre combien il s'entend, en simplifiant les plans,
à ne pas perdre leur effet et à conserver les lignes et les accents. Ce
n'est pas une affaire de grandissement mathématique, et peu de figures
supporteraient d'être augmentées; elles seraient hors de mesure, abso-
lument vides et comme soufflées. La taille est une des parties de l'inspi-
ration et ne se modifie pas après coup. Une figurine ne devient pas une
statue ; une statue ne se réduit pas impunément et sans perdre quelque
chose. Ce qui doit être colossal a besoin d'être conçu de sa taille et sort
des conditions ordinaires. Il y faut plus de simplicité, plus de jet, plus
de tenue ; la ligne extérieure de la masse totale emporte tout ; elle doit
être claire et harmonieuse, ne pas avoir d'angles, de trous, de déchi-
rures, de contournements, de complications, et ne rien demander aux
détails accessoires. En plein air, et dans le cadre du paysage, une figure
unique sera plus belle qu'un groupe, dont la distance perd et embrouille
l'agencement; une figure debout vaudra mieux qu'une statue assise qui
ne se verrait bien que de côté ; les longs vêtements à plis amples et
tombant jusqu'à terre pour élargir et former la base valent mieux que
les vêtements justes et étroits, et la difficulté des figures d'hommes
colossales est l'amincissement et la séparation des jambes qui s'effilent
à distance. La Liberté de M. Bartholdi est toute droite et pyramide
légèrement. Le bras gauche ne se sépare pas du corps ; l'autre monte
le long de la tête pour élever la torche lumineuse. Le mouvement est
net, énergique, mais se peut tenir, et on le regarde sans fatigue. Le
parti est donc bien trouvé, et dans le vrai sens. 11 n'est plus douteux,
maintenant, que l'exécution ne soit à la hauteur de l'idée. La tête sup-
porte d'être vue de près; elle n'est pas vide; mais, à distance, ses
LA SCULPTURE A L'EXPOSITION UNIVERSELLE. 335
plans s'accusent en s' éclairant, et elle prend une véritable majesté. Le
Néron colossal n'a été commandé pour Rome à Zénodore que parce
qu'il avait commencé par faire en Auvergne son grand Mercure sur la
cime du Puy-de-Dôme. Nous devons être reconnaissants à^M. Bartholdi
de donner à son pays l'honneur, après tant de siècles, d'envoyer à
l'étranger une œuvre de même nature. Elle aura sans doute une meil-
leure fortune, car elle n'est pas exposée à être renversée et brisée aussi
vite que le colosse impérial et le dieu païen.
On voit la richesse du Champ de Mars dans tous les genres; des
mois d'étude et des volumes n'y suflTiraient pas. Ainsi pour ce qui nous
incombe, il y aurait lieu de s'occuper des statues de bronze, des fon-
taines, thème merveilleux aux variations infinies, et aussi de la sculp-
ture iconique.
Depuis que, malheureusement pour l'art, l'usage des tombeaux sculptés
dans les églisesest tombé en désuétude, les statues publiques des grands
hommes sont venues, bien qu'avec une moins grande variété de motifs et
surtout de développements, les remplacer dans une certaine mesure, et
il serait heureux de voir se généraliser cet emploi de la grande sculpture.
11 est seulement regrettable que ce soit un peu une affaire de hasard et
que cela ne puisse guère venir que de l'initiative des conseils municipaux.
C'est quand ils n'ont guère de grands hommes qu'ils pensent surtout à
se faire honneur de celui qu'ils ont. Ils prennent alors ce qu'ils peuvent,
si bien que c'est dans les grandes villes, là où il ne serait que juste
d'avoir beaucoup de statues honorifiques, qu'on n'y pense guère et qu'on
en fait le moins. En somme, les avantages l'emportent sur les inconvé-
nients, et il n'y aurait aucun mal à ce que les villes en élevassent à
toutes leurs illustrations. Quand bien même l'hommage serait parfois
exagéré, le sentiment pieux et honnête qui l'inspire est toujours d'un bon
exemple. En préoccupant les yeux de l'enfance et de la jeunesse, il fait
sentir et comprendre que chacun doit faire tout ce qu'il peut pour
laisser de soi un bon souvenir, et l'hommage qu'on voit rendre à ceux
qui ont mérité un pareil honneur est de nature à mener quelques-uns
à s'en rendre dignes à leur tour.
Après David d'Angers, dont la vie s'est consacrée à ces grands hom-
mages, les statues qu'on a faites se sont réparties entre plus de mains,
et ce serait une longue énumération que de signaler seulement celles
qui ont passé au Salon depuis dix ans, en laissant de côté celles qui n'y
ont pas figuré. Cette année, au Champ de Mars, c'est M. Guillaume, bien
que, par un oubli inexplicable, il ne figure pas au livret, et M. Crauk
ont le plus d'œuvres de ce genre, ce dernier n'en ayant pas moins
33G GAZETTE DES BEAUX-AKTS.
de cinq, trois maréchaux de France, Pélissier, Niel et Mac-Mahnn,
l'intendant de Languedoc, d'Etigny, et Claude Bourgelat, le fondateur
de l'hippiatrique en France, On parle à Tours d'en élever bientôt à
Rabelais une, qui aboutira cette fois; pour que ce soit un chef-d'œuvre
il suffira qu'elle ne soit pas indigne du modèle. Du reste, il serait curieux
et juste de savoir exactement ce qu'il existe de statues honorifiques; cela
ferait penser à de nouvelles, celles précisément dont on remarquerait
l'absence. L'inventaire des richesses d'art de la France les rencontrera
forcément un peu partout, et une à une. Il serait meilleur de les grouper
au contraire et d'en présenter en une seule série, classée par régions et
par départements, le bilan complet. Elles seraient en plus grand nombre
et il y en aurait parmi elles beaucoup plus de remarquables qu'on ne le
croit. Après un premier dépouillement des livrets du Salon et des guides,
il suffirait d'une circulaire pour arriver à ne pas en omettre, et l'en-
semble, en même temps que ce serait un acte de justice , formerait un
tableau bien intéressant.
Les bustes, qui se rattachent au même ordre d'idées lorsqu'ils se
rapportent à des hommes publics et qui, lors même que cette notoriété
du modèle leur échappe, ont toujours pour eux l'intérêt humain de
l'étude de la nature vivante et contemporaine, sont souvent plus remar-
quables, plus souples, plus variés que ces grandes figures, parfois trop
officielles et convenues, et je regrette de n'avoir pas la place d'entrer
dans la détail. Il est cependant impossible de n'en pas rappeler au
moins quelques-uns, et d'abord ceux de M. Iselin et de M. Oliva, dont
l'un a plus de sobriété et de fermeté, dont l'autre a plus de mouvement
et de couleur.
Du reste, de même que les plus beaux portraits sont toujours l'œuvre
des plus grands peintres qui n'en font que par exception, les plus beaux
bustes sont l'œuvre des sculpteurs, parce que celui qui se cantonne dans
ce seul genre s'y réduit et s'y immobilise presque forcément pour ne
pas assez se renouveler et pour ne pas se retremper à la source féconde
de l'invention et de la composition générale. Le buste de V Archevcque
de Paris, de M. Guillaume, garde la maîtrise de son élévation émue, et
l'on ne peut être plus noble et plus touchant à la fois. Nous n'avons pas
à revenir sur ce chef-d'œuvre, auquel se joignent le lialtard et le Buloz.
Celui de M. Vilet, par M. Chapu, est, dans un autre sens, bien remar-
quable avec ses grands traits longs, qui étaient un peu mous et blafards
dans la nature, à cause de la blancheur particulière de la peau; sans
cesser d'être vrai, le marbre augmente nécessairement leur style en
affirmant la charpente osseuse, qui était aussi large qu'intelligente.
LA SCULPTURE A L'EXPOSITION UNIVERSELLE.
337
Citons aussi les bronzes des têtes A'Uenri Regnault, par M. Barrias, du
docteur Parrot et des peintres Henner et Baudry, par M. Paul Dubois ;
le dernier est une merveille de vie et de feu.
Je le répète, il faudrait y insister; il faudrait aussi, à propos de l'en-
semble nombreux des bustes exposés, parler de tendances qui s'y
révèlent et ne sont pas sans danger. D'un côté, certains bustes de femmes
sont beaucoup trop développés; ce qui est ronflant et trop chargé
diminue l'effet plus qu'il ne l'augmente. Il y a trop de nu ou trop de
FRAGMENT DK LA STATUB COLOSSALE DE LA LIBERTÉ, PAR M. BARTHOLDl.'
(Dessin do M. A. Gilbert.)
vêtements, trop de plis, trop de draperies, trop d'accessoires. Rien
n'est aussi plus malheureux que de descendre un buste jusqu'à la taille
et d'y faire intervenir les bras. C'est alors une sensation pénible que ce
corps mutilé, que cette immobilité prétentieusement tourmentée, et ce
n'est pas même une partie de statue. Comme le passage du corps au
piédouche demande malgré tout un arrangement, il faut appuyer, élargir
la base, étoffer et dissimuler la coupure; la composition se manière,
s'alourdit, se fausse complètement, et ce n'est le plus souvent qu'un
fragment impossible, car ou ne pourrait compléter la statue en la con-
xvin. — 2" PÉRIODE.
43
338 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
tinuant. L'exagération et le tapage ne vont pas au silence de la statuaire.
L'autre danger, c'est l'affirmation de l'ébauche. Elle est le commen-
cement, mais non la fin. Le marbre s'y refuse, mais la terre la plus
heurtée se peut cuire et se peut reproduire en bronze. Or, cette année
surtout au Salon, trop de terres et de bronzes ne sont que des maquettes;
elles ne vont pas au delà de l'impression volontairement hâtive et se
lancent par trop dans le hasard de tous les ragoûts. Ce n'est pas du
modelage, ce sont des boulettes de terre aplaties et collées ensemble.
La chair est martelée, meurtrie, presque malsaine à voir. Tantôt les
vêtements sont exécutés dans la manière sommaire qui est à la mode,
même pour les chairs des statues de plâtre, et la monotonie de ce tra-
vail grenu, laineux et comme tamponné, affadit, amollit les plans et
détruit les lignes aussi bien que les accents et les lumières. Tantôt les
draperies ne sont plus vraiment que des loques et des guenilles. Ce n'est
ni de la force, ni de la hardiesse ; c'est de l'aplomb, presque de l'imper-
tinence, d'ailleurs bien plus facile. Mais après le premier bruit on n'y
revient pas et, à prendre l'habitude de cette improvisation incomplète,
on arriverait bien vite à se rendre incapable d'aller plus loin.
Quant aux statues, il est également impossible d'en parler en détail.
Le caractère de l'exposition du Champ de Mars est précisément de faire
revoir les principales de celles exposées depuis dix ans, et à leur date
il a été question de toutes ici-même ; on en a parlé, on les a gravées. Y
revenir d'un façon étendue nous condamnerait à copier les autres et à
nous répéter nous-mêmes. Pour en faire revivre la forme et la valeur aux
yeux de nos lecteurs, il suffit de rappeler le nom de quelques-unes; ils
n'ont pas besoin qu'on les fasse se souvenir de la Sirène de M. Aube,
du Corybante de M. Cugnot, de la Jeunesse d'Arislote de M. Degeorge,
de la Muse de l'histoire de M. Janson, du Tcrcisius de M. Falguière,
du Narcisse et de VArion de M. Iliolle , de la Cassandre de M. Aimé
Millet, du Sommeil de M. Mathurin Moreau, de la Néréide sur un buccin
de M. Moreau-Vauthier, du Réliaire de M. Noël et, pour M. Schœnewerk,
de la Jeune Fille à la fontaine et de Myrto, la belle Tarentine
Dont le corps a roulé sous la vague marine.
Qu'en dire qui n'ait été exprimé et répété dans la Gazette, si ce n'est
cette louange nouvelle que mieux elles sont connues, plus on les revoit
et plus elles gagnent de valeur. Leur succès n'a pas été éphémère et
leur mérite, au lieu de s'effacer, a plutôt grandi.
J'insisterai pourtant, non pas sur les œuvres, mais sur le caractère
général et en quelque sorte sur l'avenir de quelques artistes dont il me
LA SCULPTURE A L'EXPOSITION UNIVERSELLE. 339
semble que l'on doive beaucoup attendre pour l'honneur de notre sculp-
ture, à la couronne de laquelle ils viennent et ils promettent d'ajouter
de beaux fleurons. L'un, M. Guillaume, est arrivé à être le maître le plus
autorisé de l'école; l'autre, M. Paul Dubois, n'est pas loin de le rejoindre,
et, derrière eux, avec les distances de leur âge et de leurs débuts,
viennent, comme en un groupe plus jeune, MM. Delaplanche, Mercié,
Chapu et Barrias.
On revoit ici de ce dernier le groupe presque colossal du Serment du
jeune Spartacus, qui retournera dans le jardin des Tuileries. L'eflbrt et
la recherche en restent d'un grand jet, malgré ce qu'il a d'emphase théâ-
trale, et la pose tourmentée du supplicié ne se souvient de Michel-Ange
qu'au travers des rondeurs amollies de la pierre noire de Daniel de Vol-
terre. Ce qui reste tout à fait beau, c'est l'enfant, dans l'immobilité
muette et farouche de sa douleur et de sa colère, dans la force grandis-
sante de son jeune corps vigoureux. C'était plus qu'une promesse
d'expression et de ciseau ; le groupe nouveau de l'exposition des Champs-
Elysées l'a tenue et au delà. Il a plus de calme et de rhythme avec une
simj)licité plus harmonieuse. L'Adam , portant sur ses bras le corps
abandonné d'Âbel, est bien composé, mais il se complète par l'Eve qui
marche à ses côtés et qui se repaît douloureusement de la dernière vue
de l'enfant bien aimé. 11 y a là une tendresse féminine bien comprise,
et c'est un beau groupe. Il a eu l'une des médailles d'honneur du Salon.
C'est justice, et, quand nous parlions en commençant de la supériorité
actuelle de notre sculpture, nous ne pensions pas que les décisions du
jury nous donneraient aussi complètement raison. Les trois plus hautes
récompenses ont été pour la première fois décernées à la seule sculpture.
Ce qu'on appelle le prix du Salon, c'est-à-dire l'envoi en Italie, a été
donné à M. Hector Lemaire, élève de MM. Falguière et Dumont, pour un
groupe de Samson trahi par Dalila, et l'autre médaille d'honneur a été
attribuée à M. Delaplanche.
On voit de lui cette année trois œuvres bien différentes. \! Education
maternelle du square Sainte-Clotilde, qui serait mieux à sa place dans
un quartier populaire et à laquelle le bronze aurait peut-être mieux
convenu que le marbre, à cause de l'absence de nu et de la simplicité
voulue des vêtements, représente une paysanne assise apprenant à lire
à une jeune fille; avec un dessin plus ferme que commandait la matière,
ce groupe simple et touchant n'est pas sans trahir l'influence indirecte
du sentiment du peintre Millet. La Muse de la Musique, enivrée des
sons qu'elle tire de son violon, et à laquelle le marbre des Champs-
Elysées, qui en apaise le mouvement, est plus favorable que le métal
340 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
argenté du Champ de Mars, est comprise avec poésie, mais dans un sens
libre et mouvementé. Quant à la Vierge au lys, malgré son sentiment
moderne, elle se sent de l'imitation de la sculpture à l'italienne du
xvu"^ siècle français. La draperie ronde a quelque chose des Anguier ; la
pose douloureuse et l'effet viennent inconsciemment de Jouvenet et de
Girardon. Ce sont trois œuvres très-remarquables, mais sans lien entre
elles ; elles n'indiquent pas la voie de leur auteur ni sa qualité domi-
nante. Il cherche encore; il essaiedesroutesdiversesentre lesquelles iln'a
pas encore fait de choix. Il ira plus loin quand il se sera fixé et qu'il ne
reviendra point en quelque sorte sur ses pas pour repartir à nouveau.
La personnalité de M, Mercié est plus accusée et plus ardente;
c'est un méridional de Toulouse, par là plus Espagnol qu'Italien, et ce
qui le touche le plus, c'est le mouvement passionné et pittoresque. Dans
son David tirant du fourreau l'épée libératrice, il s'était trop préoccupé
de reproduire les dessins et le repoussé commun d&s fourreaux d'argent
algériens, mais le groupe épique du Gloria viclis est d'une ligne géné-
rale hardie et très harmonieuse, au-dessous de laquelle ne descendent
pas la belle envergure et le grand air de la Renommée du faite du Tro-
cadéro; on la juge mieux depuis qu'on l'a vue gravée et qu'à cause de
cela on peut la mieux lire malgré la distance. Au dernier Salon il fallait
attendre que le Génie des Arts fût en place pour lejuger définitivement.
La Muse qui conduit le cheval pouvait s'effacer ; le Génie assis sur l'aile
de Pégase pouvait ne pas tenir. Depuis qu'il est à sa place, en haut du
pavillon Lesdiguières, ou plus exactement au-dessus du passage du quai
du Carrousel, il a pris toute sa valeur. Ce grand espace autrefois vide est
bien rempli maintenant. Peut-êti-e eût-il mieux valu que l'architecte eût
modifié ses pieds droits latéraux qui n'ont pas plus de hauteur que le
rayon de l'arcade, ce qui les fait paraître petits et comme écrasés, et
qu'il eût inscrit le nouveau bas-relief dans un cercle, mais ce défaut peu
important ne vient pas du sculpteur. Il a aussi bien compris les néces-
sités de l'éloignement en détachant sa composition sur un fonds d'or et
en donnant à son bronze une patine fauve claire, au lieu d'une patine
brun3 qui en eût éteint les plans. Avec les rayons obliques du matin et
de l'après-midi, son œuvre se précise à merveille et ajoute à la beauté
de la façade de cette admirable galerie. Il y a montré un tempérament
pittoresque, vraiment décorateur et architectural, qui sait concevoir et
traiter ce qui est nécessaire pour une place et pour une hauteur
données; c'est un mérite d'invention et d'appropriation bien plus rare
qu'on ne le pense.
M. Chapu est d'une autre race. Il est plus fin, plus délicat et plus
LA SCULPTURE A L'EXPOSITION UNIVERSELLE. 3/il
féminin. Depuis les deux cariatides de l'entrée de la nef des machines à
l'Exposition universelle de 1867, il a créé bien des figures dont on se
souvient. La jeune fille du tombeau de Regnault, la Pensée du bas-relief
funéraire de M"" d'Agoult sont entrées dans la mémoire de tous et ne
s'oublieront pas. Cette année on revoit la belle statue de Berryer debout,
cil la robe de l'avocat, posée sur les épaules, ajoute la largeur de la dra-
perie à la ressemblance typique de l'habit boutonné jusqu'au cou, et l'on
voit pour la première fois les deux élégantes figures assises de la Fidé-
lité et de l'Éloquence; elles doivent en accompagner le piédestal et faire
pyramider le monument, qui sera l'honneur de la salle des Pas perdus.
Ce qui est là, comme ailleurs, le caractère propre et le don de M. Ghapu,
outre l'élégance de la pose et sa façon légère de draper et de suivre
les plis, c'est une poésie tendre, rêveuse et émue. Le type de ses femmes
est moderne; leurs cheveux fins et droits sont des cheveux blonds; leurs
yeux sont bleus et très clairs ; leur teint est blanc, leur front pur ; leur
chair a la légèreté soyeuse et brillante des dernières années de la jeune
fille encore naïve. L'une des plus heureuses figures de M. Ghapu s'ap-
pelle la Jeunesse; c'est bien la jeunesse qui est sa muse, et qui l'inspire
de sa grâce et de sa fraîcheur.
11 me reste à parler de M. Guillaume et de M. Dubois. Ce sont deux
maîtres qui mériteraient tous deux d'être étudiés à part et complète-
ment, mais, comme tous ceux qui parlent ici de l'Exposition universelle,
il faut forcément se restreindre ; cela est plus facile avec eux qu'avec
d'autres, parce qu'on est sûr de les retrouver; ils n'ont pas seulement
le talent, ils ont la fécondité.
M. Guillaume, qui est Bourguignon comme Rude et Jouffroy, est
sorti de l'atelier de Pradier, qu'on ne lui donnerait pas pour maître. Il a
l'élégance plus haute et plus fière; il est sain, profondément conscien-
cieux, souvent grave, toujours élevé. Le caractère principal de la vieille
école des sculpteurs des ducs de Bourgogne est la vigueur robuste.
M. Guillaume est de leur race ; il a une solidité foncière qui met le
mûrissement du travail au service de son inspiration. Il pense, il sent
fortement; il établit ses figures du premier jet d'une volonté tellement
formelle qu'elle s'impose et qu'on ne les voit pas comprises d'une autre
façon, mais elles n'en sont pas moins étudiées et comme revues
avec le soin le plus sévère, et ce qu'on appelle le morceau, qu'on ne
voit pas du premier coup parce qu'il se perd dans la grandeur de l'effet
général, est aussi fait et aussi poussé que s'il devait être le mérite prin-
cipal. Chez d'autres le morceau est tout; chez M. Guillaume, il est,
comme il doit l'être, au service de l'ensemble et de l'impression.
3/,2 GAZETTE DES BEAUX-AKTS.
C'est en 1852 que M. Guillaume a exposé pour la première fois, après
avoir eu le grand prix en 1845; il manque donc ici une grande partie
de son œuvre, entre autres VAnacréon, le Faucheur, le Tombeau des
Grarquex, le Colbert de Reims, mais son exposition est nombreuse.
Outre les bustes, où le caractère individuel est toujours saisi avec
l'expression intellectuelle la plus baute, il y a le groupe des deux mariés
antiques assis et se tenant la main, qui est d'une gi-avité et d'une
solennité juridique toute romaine : le Bonaparte, lieulenant d'artillerie,
qu'on a vu en plâtre en 1870, et qui est aujotird'bui en bronze argenté,
le Ingres à demi-corps de l'École des Beaux-Arts, dont la tête vaut les
portraits que le maître a faits de lui-même, les deux termes d'homme et
de femme des Salons de 1875 et 1877, qui sont destinés au nouvel Hôtel
de ville. Je regrette de n'y pas voir le modèle du Gluck, de l'Opéra, le
bronze du Rameau de Dijon, surtout la figure de la Poésie, assise sur
son rocher, qu'on n'a vue qu'au Salon de 1873. La femme est rare dans
l'œuvre particulièrement virile de M. Guillaume, et la noblesse de cette
belle figure eût fait ressortir la souplesse et la variété que le talent
de l'artisie joint à la hauteur de la forte unité de son œuvre. Dans le
modèle du Saint Louis assis du palais de justice, dans les Anges et les
bas-reliefs de la vie de Sainte VaUre et de Sainte Clotilde, exposés dans
le pavillon de la ville de Paris, il s'est souvenu, sans pastiche puéril, de
la simplicité des poses des imagiers du moyen âge. Dans les Gracques
et le Mariage, il a été romain avec une autorité bien pénétrante. Dans
la Poésie, en partant du souvenir de ces adorables terres cuites qui sont
un monde de statues, il a touché à la beauté grecque, mais partout il a
mis sa marque et un caractère fortement personnel, qui n'a rien de
l'imitation et de la copie.
L'Orphée, qu'on voit cette année pour la première fois, apporte une
note nouvelle. L'élégance nerveuse de l'art italien du xv' siècle a dû
passer dans l'esprit du sculpteur, et cependant c'est, de toutes ses
œuvres, celle qui a le sentiment le plus moderne et le plus passionné.
Orphée nu, debout, et dont un petit fauve lèche les pieds, élève de son
bras droit, comme s'il obéissait à un sentiment de triomphe inconscient,
sa longue lyre qu'il faisait résonner tout à l'heure et dont l'ébranlement
vibre encore dans sa poitrine et dans son visage. La tête, où respirent
l'ardeur muette et le bouillonnement de l'enthousiasme intérieur, est
encadrée de longs cheveux féminins ondes qui sont entremêlés de feuil-
lages, et cette large coiffure, librement épaisse, plonge dans l'ombre le
front et les yeux. Ce n'est encore que le plâtre, mais on voit d'avance
leffet supérieur du marbre, dont la lumineuse blancheur, montant des
LA SCULPTURE A L'EXPOSITION UNIVERSELLE, 343
pieds à la tête sur la surface unie de ce beau corps droit, sera rompue
au milieu du visage par cette couronne de pénombre qui donnera toute
leur intensité à l'intelligence du front et à la passion étrange et profonde
du regard. Par là, ce n'est plus une figure d'homme, mais celle du
vales.
M. Paul Dubois est aussi d'un pays de sculpteurs. 11 est Champenois
et il ne contredit pas aux caractères de l'ancienne école, à laquelle il
vient ajouter sa valeur. Simart, qui est de la même province, a été
modifié par l'influence d'Ingres, mais ce qui caractéris e l'école troyenne,
au xvi" siècle du temps de François Gentil, au xvii' avec Girardon, c'est
une certaine douceur aimable et aisée, la recherche des formes rondes et
coulantes, par dessus tout, en particulier à la Renaissance, l'amour de
la jeunesse fraîche et pleine, ce qui vient du type du pays où les femmes,
qui gardent une expression agréable d'intelligence et de bonté, devien-
nent assez ordinaires comme traits, après avoir commencé par une
floraison charmante quand elles sont encore jeunes filles. Avec en plus un
sentiment impressionné par les effluves contemporaines, dont la date sera
dans Kaveriir plus visible qu'aujourd'hui, M. Dubois a parmi ses dons la
jeunesse et la grâce, naturelles à ses origines.
C'est en 1863 qu'il a débuté par un petit Saint Jean-Baptiste échevelé,
un peu plus tapageur qu'ardent, mais pétillant de vie, et par une bien
belle statue de Narcisse, fruit de l'étude de la grande sculpture antique.
La légende de Narcisse en fait vraiment un bellâtre presque malhonnê-
tement ridicule; puisqu'il était si beau, il aurait mieux fait d'aimer une
belle fille et d'avoir de beaux enfants. Le moderne sculpteur lui a donné
un caractère masculin et sérieux ; c'est un baigneur debout qui ôte sa
chlamyde avant de descendre dans le fleuve qui coule à ses pieds; au
lieu de s'y mirer sottement, il semble plutôt penser et rêver au milieu
d'un mouvement indifférent dont il ne se préoccupe pas. Avec la sim-
plicité de ses lignes ce beau Narcisse, qui a reparu en marbre au Salon
de 187A, reste l'œuvre classique du jeune maître.
Elle fut suivie en 1865 du fameux Chanteur florentin^ qui fut
acclamé, même un peu au-dessus de sa valeur. C'était une aimable
figurine que ce jeune garçon en bonnet conique, au pourpoint serré et
aux chausses collantes, comme on en voit sur les murs des églises de
Florence, dans les fresques de Lippi ou de Ghirlandajo, mais le succès
auprès de tout le public avait quelque chose d'inquiétant. L'artiste, qui
ne l'a pas mise au Champ de Mars, pouvait, entraîné par cet engoue-
ment, continuer dans le même sens et verser dans le genre et dans
l'anecdote. Heureusement Y Eve naissante du Salon de 1 873, qui méritait
3/,Z| GAZETTE DES BEAUX-AKTS.
plus de succès et qui en eut moins, vint calmer ce qu'on aurait pu
concevoir de craintes. Elle est charmante dans l'innocent rayonnement
de sa nudité naïve et inquiète. M. Dubois a bien fait de la montrer de
nouveau ; on est heureux de la revoir, et le seul regret qu'elle inspire
c'est de ne la pas voir en marbre.
Depuis, le sculpteur s'est consacré à une œuvre importante, /e Tom-
beau du général La Moricière, dont il ne s'est distrait que pour peindre
quelques portraits et modeler quelques bustes. Ce grand tombeau est
l'honneur de l'Exposition de la sculpture française au Champ de Mars,
mais il faut convenir qu'il y est exposé de la façon la plus déplorable
dans un appentis étroit, bas et sombre, où il semble comme relégué. Sa
place naturelle, car il la méritait, était le centre du grand vestibule d'en-
trée en tête de l'exposition des Beaux-Arts. Il est destiné à figurer dans la
cathédrale de Nantes, et la nef du vestibule l'aurait mis dans les condi-
tions où il se trouvera dans l'église; elle lui aurait donné les reculées
nécessaires et l'aurait encadré comme il convenait par la largeur de la
galerie et la hauteur de la voûte. C'est une injustice et une sottise de
l'avoir confiné dans un coin, mais l'œuvre est d'un ordre assez élevé et
assez frappant pour pouvoir être appréciée et admirée comme elle est
digne de l'être.
L'architecture, œuvre de M. Boitte, est heureuse, sans rien avoir de
très original. Les colonnes de marbre noir, dont le contraste s'atté-
nuera dans un grand espace, viennent des tombeaux français de la fin du
XTi* siècle, à la suite de celui de Henri II ; la disposition générale sort
de celui de Louis XII, et le parti des élégants bas-reliefs méplats s'in-
spire des bas-reliefs décoratifs de l'art italien du xv siècle. Quand le
monument sera dans la cathédrale, peut-être trouvera-t-on sèche la ligne
supérieure du plafond ; dans tous les grands édicules funéraires de ce
genre, à la suite desquels il se met, il y a toujours un couronnement
pyramidal formé par une ou plusieurs figures agenouillées. Un défaut
plus réel, c'est que les figures des angles ne sortent pas assez de l'archi-
tecture, etne lui sont pas absolument indispensables. Elles ont si peu de
place pour s'y asseoir que le monument pourrait exister sans elles, alors
qu'elles en sont la partie vraiment principale et la raison d'être. Ce sont
elles qui lui donnent son sens, son enseignement et son éloquence.
Ce sont, on le sait, deux hommes et deux femmes. Le Courage mili-
taire et la Charité, qu'on a vus en plâtre au Salon de 1876, sont ici
en bronze ; grâce aux gravures et aux réductions, elles sont maintenant
populaires, si le mot est possible à propos de ce bel art, dont les masses
comprennent si peu la langue. Les deux nouvelles sont la Foi et la
XVIII. — 2* PÉRIODE.
44
3/i6 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Méditation. Elles ne sont encore qu'en plâtre, et pour la foule on aurait
peut-être bien fait de les noircir pour avoir, en pendant des deux bronzes,
l'équilibre de la note de couleur. La Foi est une jeune fille à longue
robe collante et sans plis, les bras et la tête élevés au ciel dans un
mouvement sincère et passionné ; on sent et l'on voit sa pensée et sa
prière monter au ciel. La Méditation, qui , grâce à la tablette sur
laquelle s'appuie le personnage, pourrait aussi bien s'appeler l'Histoire,
est un vieillard amaigri par l'âge et absorbé dans des réflexions sévères.
H a autant de calme que la Foi d'ardeur, et ces deux statues sont dignes
des premières, dont on ne les séparera plus désormais. Elles ont con-
quis la même place dans le souvenir, et il est inutile d'insister.
Après ce grand travail, M. Dubois doit en faire un autre tout dilfé-
rent et d'une importance presque aussi grande. Le duc d'Aumale lui a
demandé pour Chantilly la statue équestre d'Anne de Montmorency, et
elle doit être élevée sur le plus bel emplacement et dans le plus noble
cadre, au-dessus de la montée des terrasses, dans l'axe de l'allée gigan-
tesque qui perce la forêt et dont elle marquera l'entrée. On n'a pas de
dessin de l'ancienne statue du xvi* siècle, détruite à la Révolution; comme
les vues du château montrent qu'elle était en armure, il est probable
que M. Dubois ne changera pas ce parti. Après le tombeau de Nantes,
c'est aussi un beau sujet que le vieux Connétable sur son cheval de
guerre; M. Dubois y trouvera certainement l'occasion d'ajouter encore à
une réputation qui n'est plus à faire et de donner un digne pendant à
l'œuvre dont nous venons de parler.
ANATOLE DE MONTAIGLON.
L'ART GREC AU TROGADERO
(deuxième bt dernier article.)]
Les dernières pages du précédent article'
étaient consacrées à la description de deux sta-
tuettes de la collection de M. Gréau; c'est encore
aux bronzes de cet amateur que nous donne-
rons aujourd'hui nos premiers regards. Un
guerrier nu dont les formes élancées sont d'un
modelé un peu sec, un Silène ventru portant
sur ses épaules une amphore, une tête d'Athéna
au casque curieusement disposé, appartiennent
en effet à l'époque à laquelle nous sommes
maintenant parvenus, à la fin du iv^ et au
iir siècle. En torse d'Apollon jeune est plus
beau encore , malgré sa mutilation , malgré
l'épaisse couche d'oxyde qui empâte ses formes
d'une élégante sveltesse. N'eût-elle que ces
quelques pièces, la collection de M. Gréau pro-
voquerait encore l'admiration de tous les con-
naisseurs et l'envie de tous les musées ; mais
les bronzes grecs n'en sont que la moindre
partie. La série des bronzes romains, qui sera
prochainement étudiée ici 'même par un fin et
érudit appréciateur, M. Benjamin Fillon , est
encore plus nombreuse et plus remarquable.
Bien souvent déjà nous nous sommes arrêtés devant la vitrine de
4. Voir Gaielle des Beaux-.irls, 2« période, t. XVin, p. 105.
348 GAZETTE DES BEAUX-ARTS,
M. Carapanos, et chaque fois, que l'objet momentané de nos préoccupa-
tions fut la période primitive ou celle du plein développement de l'art,
nous y avons trouvé des merveilles à admirer; chaque fois nous nous en
sommes éloignés à regret. Revenons-y donc encore un moment, car
l'art du siècle d'Alexandre n'y est pas moins bien représenté que celui
des autres époques. La Gazette a déjà reproduit cette Scyllu, où la difTi-
culté de combiner ensemble des formes différentes a élé si habilement
vaincue; elle donne aujourd'hui une autre plaque repoussée, sans doute
le couvre-joue de quelque casque de parade, où est représenté, dans un
style ferme et pur, le combat de Pollux et de Lyncée. Un autre couvre-
joue de casque reproduit simplement le modelé de la figure humaine :
la barbe y est ciselée avec un soin minutieux, la moustaciie tordue avec
une magistrale fierté. Notons encore une Bacchante qui, échcvelée, les
bras levés, la tunique agitée par la course, semble regarder quelque
profanateur des orgies sacrées, un Penthée peut-être, jadis renversé à
ses pieds : l'attitude est pathétique et le mouvement énergiquement
exprimé.
Si nous voulons trouver au Trocadéro un bronze grec comparable b.
ceux que nous montrent MM. Carapanos et Gréau, il nous faut traverser
plusieurs salies et aller, au milieu des émaux et des faïences du xvi* siècle,
chercher la petite statuette de M. Edouard André. Elle a été trouvée en
pleine France, et même dans la France du Nord; et cependant personne,
je crois, n'hésitera à y reconnaître une œuvre grecque; non seulement le
caractère d'art, mais, ce qui est plus facile à apprécier, la qualité même
du métal, sont des preuves certaines de cette noble origine. Nos pères,
les Gaulois d'avant César, n'étaient pas si barbares qu'on le croit d'ordi-
naire ; ils avaient le goût du luxe et il se trouvait certainement dans
leurs villes de riches personnages qui comprenaient et aimaient le beau.
Ce n'était pas seulement des vins, de l'huile et des figues que Marseille
envoyait, par le Rhône et la Saône, jusqu'au centre du pays celtique;
parmi les marchandises qu'elle expédiait se trouvaient aussi sans doute
des étoffes précieuses, des bijoux, des vases, des objets d'art. C'est ainsi
que plus d'un produit de l'industrie grecque a été rencontré dans les
tombes de chefs gaulois; d'autres ont été apportés à l'époque romaine,
alors que le goût des collections était devenu commun. Quelle que soit
son origine, la statuette de M. André n'en est pas moins l'un des plus
beaux bronzes de l'exposition historique. Elle représente Hermèsnu, sans
ailettes ni talonnières, attributs que les artistes grecs omettaient ordi-
nairement. Le dieu assis, les jambes étendues, la main posée avec aban-
don sur le genou droit, semble se reposer de ses courses; le port droit
COMBAT DE POLLUX Et DE LYNOEB.
(Platjuo en bronze de la collection de M. Carapanos.)
350 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
et ferme de la tête montre cependant qu'il est inaccessible à la lassitude.
Le modelé est gras et large, les lignes à la fois sévères et élégantes.
11 n'y a que peu à dire des vases du iv'' et du m' siècle. Une jolie
œnochoc de M. Paravey, sur la panse de laquelle est figurée une scène
de sacrifice, un amphorisque du même collectionneur, qui représente un
jeune homine et un vieillard tenant une lyre, sont les plus remarquables
pour la pureté du dessin. Les lécythes polychromes d'Athènes sont fort
peu nombreux, et les deux seuls, ou peu s'en faut, qui soient vierges de
retouches, sont ceux de ma collection; comme toujours ils sont décorés
de scènes funéraires. Les rhytons sont, au contraire, en grand nombre :
MM. Dutuit en a réuni de fort originaux, mais le plus beau de tous, un
vase en forme de tète de bélier, appartient à M"' la comtesse Dzialynska.
Somme toute, l'exposition est aussi pauvre en vases de la belle époque
et de la décadence qu'en vases de l'époque archaïque. Passons donc sans
nous arrêter, et consacrons le temps qui nous reste à ce qui fait l'origi-
nalité et le grand attrait des salles antiques, aux terres cuites de la
Béotie et de l'Asie Mineure.
IIL
Les figurines de Tanagra ont beaucoup fait parler d'elles depuis leur
apparition, il y a de cela cinq ou six ans, et l'Exposition a achevé de
leur conquérir la faveur publique. C'est un fait remarquable, en effet,
que l'admiration qu'elles provoquent, non seulement chez les gens
dont l'éducation a formé le goût, mais chez les visiteurs du dimanche,
chez les simples ouvriers. La Gazette s'est jadis longuement occupée de
ces terres cuites', mais les articles publiés par elle en 1875 sont sans
doute bien oubliés. Aussi ne me saura-t-on pas mauvais gré, je l'espère,
de résumer brièvement ce que j'ai dit alors, et de refaire à grands traits
l'histoire des fouilles d'oii est sorti tout ce petit peuple si vivant et si
divers.
Tanagra, on le sait, est située dans la partie orientale de la Béolie,
à 12 kilomètres environ du canal d'Eubée, et au centre de la région
ondulée que limite au nord le mont Ptoïos, avant-garde des montagnes de
la Locride, au sud le Parnès, dont les cimes noires de sapins séparent la
Béotie de l'Attique. La ville était bâtie sur un éperon de montagne qui
s'avance jusqu'au confluent d un pacifique petit ruisseau, le Lari (Ther-
1. Les Figurines de Tanagra au Musée du Louvre (Gazelle des Beaux-Arls,
t. Xr, p. 297 et 5B1; t. XII, p. 66].
L'ART GREC AU TROGADÉRO.
351
niodon), avec le Vouriéni (Asopos), torrent des plus rageurs en hiver, qui
vient d'entre Platées et Thespies et coule droit à l'est vers le canal
d'Eubée. Ce confluent est le point d'intersection naturel, forcé presque,
des routes qui sillonnent la Bootie occidentale. Aussi Tanagra, à la richesse
que lui procuraient ses champs de blé et ses vignes, joignait-elle une
grande importance commerciale et militaire. Convoitée par les Athé-
niens, auxquels elle fermait la route de Chalcis et l'un des deux accès
PLAyUB EN BRONZE TROUVÉE A DODONE
(Collection do M. Carapsnos.)
versThèbes, attaquée souvent par eux, mais toujours sans succès durable,
elle devint après Alexandre, et resta sous la domination romaine, la cité
la plus florissante de la Béotie. Au début du m' siècle avant notre ère,
elle nous apparaît déjà dans la relation de Dicéarque comme une ville
de luxe et de plaisir, l'endroit du pays béotien oîi un étranger passait
le plus agréablement son temps : vin excellent et à bon marché, femmes
jolies et point farouches, coqs de combat fameux dans toute la Grèce,
qu'aurait-il pu désirer de plus ?
352 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
De la ville, il ne reste plus qu'une enceinte reconstruite sans doute à
l'époque des invasions barbares ; à l'intérieur, les vestiges d'un théâtre,
quelques tambours de colonnes doriques, et rien d'autre ; des temples,
des gymnases, de l'Agora, il ne subsiste pas un pan de mur ; d'innom-
brables tessons de poteries fines et bien décorés confirment seuls les
témoignages des anciens sur la richesse de Tanagra. C'était peu pour
attirer les voyageurs : aussi ne passait-on guère par là, jusqu'au jour où
des découvertes imprévues sont venues attirer l'attention.
Déjà à plusieurs reprises les Albanais des misérables hameaux de
Skhimatarl, Bratzi, Liatani et Staniatœs, situés tous dans un rayon de 5
ou 6 kilomètres autour de Tanagra, avaient trouvé par hasard, en labou-
rant leurs champs ou en piochant leurs vignes, des tombeaux contenant
tantôt des vases, tantôt des figurines en terre cuite; mais c'est en 1872
seulement que commencèrent des recherches suivies. Un fouilieur de pro-
fession, le corfiote Yorghis Anyphantis, qui venait de mettre sens dessus
dessous la nécropole de Thespies et n'y trouvait plus rien de bon à
prendre, eut l'idée de venir explorer les tombeaux de Tanagra; il
reconnut bientôt que ces tombeaux étaient de deux sortes : les uns,
simples trous creusés çà et là au milieu des champs, étaient d'une époque
fort archaïque et ne renfermaient que des vases ; les autres, régulière-
ment alignés le long des routes et formés de grandes dalles de tuf,
étaient d'une époque plus récente et ne contenaient plus de vases peints,
mais en revanche des figurines : de une à trois ou quatre dans l'inté-
rieur, et parfois d'autres, beaucoup plus nombreuses, au-dessus du cou-
vercle. De ceux-là, la recherche était fort aisée : une fois la direction
d'une route reconnue sur un point, il n'y avait qu'à la suivre. Aussi les
fouilles de Yorghis eurent-elles un plein succès et la quantité de figu-
rines qu'il trouva, les prix avantageux qu'il obtint des marchands
d'Athènes, ayant décidé les Skhimatariotes d'abord, puis les gens des
autres villages, à chercher eux aussi les tombeaux, à partir de 1 872
vases et terres cuites de Tanagra arrivèrent en grand nombre à Athènes.
C'est dans ces premiers temps des fouilles, et avant que les prix ne
fussent très-élevés, que put être formée la collection du Louvre : col-
lection sans rivale dans tous les musées de l'Europe et qui se distingue
non seulement par le nombre et la beauté des pièces, mais surtout par
leur virginité.
Ces heureux temps, où les plus jolies figurines se vendaient à Athènes
100 ou 200 francs au plus, ne durèrent d'ailleurs que fort peu.
En quelques mois, les prix de vente décuplèrent ; chaque marchand
d'Athènes eut son agent à Tanagra, chaque trouvaille donna lieu à une
L'ART GREC AU TROGADÉRO.
353
sorte d'enchère, si bien qu'on commença, à Skhimatari même, à parler
de dOO et de 1000 drachmes et que toute la population valide aban-
donna le travail des champs pour se consacrer aux fouilles. La route de
Thèbes fut suivie jusqu'à plus de deux heures de distance, jusqu'aux
hameaux de Patzaïtœs et de Moustaphadès. Celle de Chalcis, qui passe
F K M M K JOUANT AVEC I. A M 0 U H.
(Terre cuite de la collection de M. C. Lécuyer.)
au milieu même de Skhimatari, celle d'Aulis qui en est toute voisine,
furent explorées presque aussi loin. Celle d'Athènes par Oropos, à travers
la plaine de Kokkali (Kox/.a>.6ov, VosstMirc) fut excavée jusqu'au delà de
StaniatcTRs; le chemin de montagne d'Athènes, par les maquis de Kapsa
Spitia et la passe de Vigla (Phylé) fut fouillé jusqu'à Lialani , point au
delà duquel il s'engage dans les rochers. Lorsque le gouvernement grec
s'avisa d'interdire les fouilles et de faire occuper militairement les vil-
lages, on continua de travailler pendant la nuit. Tout d'ailleurs, ou peu
xvni. — 2' PÉRIODE. 45
354 GAZETTE DES BEAUX-AKTS.
s'en faut, était déjà fait. Aujourd'hui de grandes traînées blanches, pro-
duites par l'apport à la surface des terres du sous-sol, s'étendent à perte
de vue à travers les champs et les vignes et indiquent les fouilles faites.
Les gens du pays évaluent à 6 ou 8 000 le nombre des tombeaux
ouverts par eux ; mais il s'en faut de beaucoup que dans tous on ait
trouvé des figurines : un bon quart en effet ont resservi à l'époque
romaine et ne contiennent rien ; d'autres ont été, à l'époque grecque
elle-même, vidés par des voleurs (le pillage des sépultures, la TuaÇwpuyîa,
était une industrie très lucrative et très pratiquée); la moitié au plus
sont restés intacts. Encore, dans tous ceux qui sont creusés au milieu
des alluvions rougeâtres et perméables des vallées, les figurines ont été
tellement attaquées par l'humidité qu'elles se fendillent et s'effritent en
miettes au premier contact de l'air ; c'est seulement lorsque les tombeaux
sont creusés dans les couches d'argile blanche adossées au flanc des
collines que les terres cuites sont bien conservées et peuvent être
retirées entières; parfois même, mais bien rarement, elles ont encore
leurs couleurs. Quant à celles qui étaient placées sur le couvercle des
lombes, elles sont toutes brisées et l'ont probablement été à dessein, au
moment même des funérailles. Les marchands d'antiquités recueillent
avec soin tous ces débris, les recollent en combinant ensemble des mor-
ceaux provenant de terres cuites différentes, mais d'attitudes semblables,
et couvrent ensuite le tout d'une couche de blanc sur laquelle ils
appliquent des peintures ou de la boue : c'est ainsi que sont faites ces
figurines aux roses vifs, aux bleus éclatants, qui voudraient nous faire
croire que les Grecs connaissaient déjà, il y a vingt-un ou vingt-deux siècles,
des sels métalliques dont la préparation a fait la gloire de tel ou tel
chimiste de notre temps. L'épuisement de la nécropole de Tanagra et la
cessation presque complète des fouilles a, depuis deux ans, rendu ces
fraudes plus lucratives et plus fréquentes.
Pour quel motif ces figurines ont-elles été mises dans les tombes ?
Sont-ce des divinités protectrices du mort, ou bien de simples mortels,
compagnons de son existence terrestre, et destinés à lui rappeler les
plaisirs qu'il a goûtés dans cette vie et les amis qu'il a quittés? Pas un
seul texte dans la littérature ancienne ne permet de répondre à cette
question. Du moins, c'est en vain que les archéologues ont depuis cinq
ans feuilleté les auteurs les plus inconnus : pas le plus petit lambeau
de phrase n'est venu satisfaire leur curiosité. Aussi la discussion conti-
nue-t-elle encore entre ceux qui voient dans ces figurines des divinités
de l'Olympe ou de l'Hadès et ceux qui les rabaissent à la condition des
humains. D'un côté, un vaillant et vigoureux champion, M. Ilcuzey, sans
L'ART GREC AU TROGADÉRO. 355
s'effrayer de l'isolement où il reste, soutient avec beaucoup ,de science
et de talent le caractère divin de ses protégées ; de l'autre, une troupe
nombreuse d'adversaires ferraille de son mieux contre lui et pare, avec
succès je crois, toutes ses attaques, mais sans parvenir à lui porter de
coup décisif. Le moment serait mal choisi pour rentrer dans la mêlée;
les controverses dogmatiques n'ont point place dans un compte rendu ;
ce qui nous intéresse ici, et ce qui est incontestable , c'est le charme
exquis de ces figurines. Faites avec une rapidité extrême, presque tou-
jours peu poussées, elles n'en montrent pas moins, chez les modestes
ouvriers qui les fabriquaient, une étourdissante fertilité d'invention, un
sentiment délicieux de la forme, une profonde intelligence de la vie.
L'aspect d'ébauches qu'elles conservent les rend encore plus séduisantes.
Elles nous révèlent dans l'art grec un côté non seulement nouveau,
mais inattendu, le côté familier, fantaisiste, bon enfant. Mortelles ou
déesses, ces femmes, si vives d'allure, si pimpantes, nous en disent plus
sur la vie de tous les jours, sur les costumes à la mode, sur les^ïittitudes
habituelles, 'sur les mœurs enfin, que la lecture d'une douzaine d'in-folio
et que la contemplation des plus sublimes chefs-d'œuvre de la statuaire.
De toutes les collections de figurines tanagréennes exposées au Tro-
cadéro, la plus belle sans contredit, tant par le nombre que par le
choix, est celle de M. Camille Lécuyer. Nous donnons ici le dessin d'une
des plus jolies pièces qu'elle renferme, et qui se trouve être en même
temps l'une des plus favorables au système des interprétations mytho-
logiques. Rien en effet n'empêche d'y reconnaître Aphrodite et Éros; il
est vrai qu'il est également possible de n'y voir qu'une simple mortelle :
la poésie légère du i\° et du m'' siècle abonde en petites pièces où des
femmes causent familièrement avec l'Amour, l'appellent, le caressent et
folâtrent avec lui; c'est là un thème inépuisable pour les faiseurs d'épi-
grammes : quoi d'étonnant à ce que les coroplastes l'aient développé à
leur manière? Pourquoi n'auraient-ils pas représenté une femme cher-
chant à retenir par quelque present l'Amour prêt à s'envoler loin d'elle?
Même incertitude pour une autre figurine de M. Lécuyer, une jeune
femme assise sur un rocher et donnant à manger à une colombe posée
sur son genou. La colombe est sans doute l'oiseau d'Aphrodite, mais
c'est aussi l'un de ceux que les femmes prenaient soin d'apprivoiser et
de nourrir : c'était pour elles une distraction aussi grande que pour les
hommes d'élever des cailles et des coqs. Qu'est-ce encore que cette autre
femme, assise pareillement sur un rocher, mais le torse nu, et qui dans
sa main droite, nonchalamment appuyée sur la cuisse, tient une balle
rouge, tandis que de la main gauche portée en avant elle semble
356 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
s'apprêter à en saisir au vol une autre? La balle et la pomme ne con-
viennent pas moins à Aphrodite que la colombe ; mais le jeu de balles
était fort à la mode chez les jeunes filles; lancer à quelqu'un une balle,
ou mieux encore une pomme mordue, était aussi une manière fort
employée de déclarer son amour. Dans un passage des Niu'es, Aristo-
phane recommande à un jeune homme « de ne jamais aller chez une
danseuse, de peur que, pendant qu'il restera bouche béante à la regar-
der, la courtisane, en lui jetant une pomme, ne lui fasse perdre sa bonne
renommée. » Dans un vase du Musée de ISaples', l'Amour jette une
balle à une jeune fille, et la scène est complétée par la légende « On
m'a lancé la balle ». Tout le monde enfin connaît les beaux vers de
Théocrite : « Galatée lance des pommes à tes brebis, ô Polyphème, et se
plaint que le berger est insensible à l'amour; mais toi, malheureux, tu
ne la regardes même pas, et tu restes assis à jouer doucement de la
syrinx. Vois! cette fois elle vient d'atteindre le chien qui suit ton trou-
peau, gardien vigilant : et lui aboie en regardant vers la mer et les flots
au doux clapotis reflètent son image tandis qu'il court le long de la
grève. » L'habitude que les courtisanes avaient d'attirer ainsi l'attention
avait même fait former le verbe composé ^yXoSoIûv. Celui qui prendrait
pour des Aphrodites toutes les statuettes grecques qui représentent une
femme tenant une balle ou une pomme s'exposerait, je le crains bien,
à commettre de fort irrévérencieuses confusions.
Une femme qui en porte une autre sur ses épaules et marche d'une
allure rapide représenterait, si l'on admet les explications mytholo-
giques, Déméter ramenant de l'Hadès sa fille Coré : il n'y a là en eiïet
rien d'impossible. Mais tout à côté nous trouvons un petit groupe où
l'action est toute semblable, et oîi les deux personnages sont, à n'en
pas douter, deux toutes jeunes fillettes : ici donc, plus de Coré ni de
Déméter, plus de retour de l'Hadès : au lieu de tout cela, un simple jeu
d'enfant, jeu connu d'ailleurs par les textes, l'ècpÊ^piaTiAo'? : le perdant
était condamné à porter le vainqueur à une certaine distance. Aujour-
d'hui encore , dans une espèce de jeu de balle , les gamins d'Athènes
imposent au maladroit qui s'est laissé toucher une pénitence semblable.
Les seuls personnages divins dont la présence dans les tombes de
Tanagra soit incontestable et fréquente sont les génies ou les êtres d'ordre
inférieur qui symbolisent les plaisirs des sens. M. Lécuyer possède une
remarquable suite d'Amours : les uns jouent à la balle, les autres pour-
1. Lenormant et de Witte, Élite des monuments céraniographiques , t. IV,
pi. 60.
L'ART GREC AU TROCADÉRO,
357
chassent des oiseaux ou laissent maladroitement envoler ceux qu'ils
tenaient dans leurs mains. Ses Silènes sont aussi bien curieux : l'un
d'eux, aux chairs grasses et molles, à la face d'une ignoble laideur, est
assis presque nu sur un rocher, et adresse les plus caressants sourires au
petit Dionysos, qu'il tient sur ses genoux et qui se démène en pleurant et
ESCLAVE.
(Terre cuite de la collection de M. Lécuyer.)
en poussant des cris. Un autre, au visage encadré d'une épaisse chevelure
et d'une longue barbe, est assis sur une outre encore presque pleine, et,
avant de l'ouvrir, jette au spectateur un regard d'effronterie hébétée.
Le vieil esclave reproduit ci-dessus nous transporte décidément
dans la vie de tous les jours. Le dos courbé, la marche trahiante, il
accompagne son maître au gymnase et tient à la main l'aryballe pleine
d'huile, le strigile et les gantelets. Impossible de mieux exprimer la
358 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
paresse, l'avilissement et la rouerie sournoise qui sont, en tout temps et
en tout pays, les fruits de la servitude.
Il serait trop long d'énumérer, encore plus de décrire tout ce qu'il y
a d'intéressant dans la vitrine de M. Lécuyer. Citons cependant encore
une femme debout, noblement drapée dans son himation et ne mon-
trant qu'une partie de son visage, comme le faisaient les Thébaines
et comme le font aujourd'hui les Turques; un jeune éphèbe nu, le
pétasos sur l'épaule, le front surmonté de la couronne de feuillage des-
tinée à donner à la tête un peu de fraîcheur ; enfin deux terres cuites
qui proviennent de fabriques dont les produits sont fort rares : Athènes
et Hermione en Argolide. La première, l'Athénienne, est une jongleuse
entièrement nue et qui passe la jambe à travers un cerceau qu'elle tient
dans ses deux mains; la tête surtout en est très-fine. La seconde est une
caricature troussée avec la verve la plus spirituelle : un pancratiaste
s'avance vers son adversaire ; il tend en avant ses mains, garnies de
courroies et de morceaux de plomb destinés à rendre les coups plus
terribles. Son nez écrasé, ses oreilles toutes tuméfiées, ses lèvres injectées
de sang, font de sa tète quelque chose d'informe et de hideux. L'exagé-
ration des muscles du torse contraste singulièrement avec la maigreur
des jambes, petites, sèches, incapables de porter un tel corps. L'effet
comique est irrésistible, la science des formes étonnante.
La vitrine de M. Bellon contient une des plus jolies figurines de
Tanagre qui soient au Trocadéro : c'est une femme assise sur un rocher,
une Déméter douloureuse si l'on veut; tout enveloppée d'un ample
himation à travers la fine étoffe duquel on distingue les formes du corps,
elle incline, avec une expression de douce mélancolie, sa tête encadrée
dans les plis du voile, comme celle des madones de Cimabuë; le
modelé est ferme et sobre, l'aspect sévère et vraiment grand. Une
autre promeneuse voilée, la tête penchée par une tristesse assagie, est
également fort élégante. Un masque de vieillard au front osseux et
sillonné de rides, aux traits ressentis, à la longue barbe blanche, est
d'une exécution puissante.
De toutes les terres cuites béotiennes de M. Gréau, celle que je pré-
fère est un vieux Silène assis sur un rocher, et dont la pose abandonnée
et somnolente est suffisamment expliquée par l'outre à moitié dégonflée
sur laquelle il pose sa main. La facture est large, et la fatigue de l'ivresse
exprimée sans exagération, sans grossièreté, sans que les lignes
deviennent disgracieuses. Une femme assise, tenant l'Amour sur ses
genoux, est d'une attitude fort élégante, mais l'Amour lui-même est gau-
chement posé, tout à l'heure il va tomber .à terre : sans doute c'est un
L'ART GREC AU TROCADÉRO.
359
de ces accessoires qu'il arrivait parfois aux coroplastes d'ajouter au gré
de leur caprice, et sans qu'ils eussent été prévus par le modeleur de
la maquette primitive. Une figurine de très petite dimension, une dan-
seuse voilée et qui jette hardiment son pied en avant, me parait une
œuvre plus complètement réussie : la pose en est gracieuse et le mou-
vement bien rendu. Ce type de la danseuse voilée est fréquent parmi les
JONGLBUSB.
(Terre cuite do la collection do M. Lécuycr.)
terres cuites de Béotie, mais l'exemplaire de M. Gréau est le plus joli
que je connaisse.
M. de Bammeville possède un groupe un peu lourd comme facture,
mais curieux comme sujet, un Silène entraînant une Bacchante court
vêtue «t qui se laisse assez volontiers conduire. La même composition
se retrouve en plus petit sur un miroir de Corinthe : sans doute c'était
un motif courant et dont on s'inspirait dans les ateliers d'industries
360
GAZETTE DES BEAUX-AKTS.
diverses. Le fait ne devait pas être rare, et M. Gréau possède précisément
une plaque en terre cuite sur laquelle est figurée en relief le combat d'un
guerrier contre une Amazone et qui a pu également servir de modèle
à des ouvriers en bronze et à des fabricants de terres cuites. Pour en
revenir à la vitrine de M. de Bammeville, une joueuse de balle, assise
>• B M M E ASSISE.
(Terre cuito de la collection de M. Bellon.)
sur un rocher, est d'une pose très jolie. Mais le morceau capilal de la
collection est une vieille nourrice, la tête enfoncée dans les épaules, le
dos voûté, les joues grasses et pendantes, et qui sourit avec bonhomie à
un enfant emmaillotté posé sur ses genoux. Une nourrice toute sem-
blable, et sans doute sortie du même moule, se trouve dans la collection
peu nombreuse, mais choisie avec le goût le plus sûr, qu'expose M. K. Plot;
il est curieux de constater combien la retouche faite à l'ébauchoir a
rendu différente, dans ces deux figurines pareilles, l'expression du
L'ART GREC AU TROCADÉRO.
361
visage. Au lieu de la placidité bonasse et sénile de la première, nous
trouvons dans la seconde une tendresse attentive et grave. A côté de
BACCHANTE.
(Terre cuite de la coUectioa de M. Rayet.)
cette bonne vieille, M. Piot exposa une jeune femme debout, très-gra-
cieuse de tournure, et dont la figure a conservé sans altération le glacis
délicat dont le coroplaste l'avait couverte ; une autre jeune femme debout
aussi, mais noircie par le feu du bûcher, est une des premières figu-
XVIII. — 2' PÉRIODE. ■ 46
362 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
rines tanagréennes rapportées en France; une femme qui marche d'une
allure rapide, le corps cambré en arrière, un large chapeau à la main
provient d'un tombeau de Corinthe et est d'une allure fort originale.
Ma collection ne contient qu'un petit nombre de figurines tana-
gréennes; mais on me pardonnera, je l'espère, de ne pas les trouver
indignes d'un regard : si je les ai acquises, si même j'ai fait pour telle ou
telle de vraies folies, n'est-il pas évident que c'est parce qu'elles me sem-
blaient intéressantes? Celle qui a mes préférences est la jeune femme
reproduite à la page précédente. Vêtue d'une tunique blanche et d'un
himation qu'elle a rejeté en arrière, elle porte en sautoir sur la poitrine
la nébride des Bacchantes; son bras droit, nu, est orné d'un bracelet
doré et des boucles dorées également pendent à ses oreilles : sa cheve-
lure est montée et bouffée de manière à donner à la tête plus de hau-
teur. La fermeté de l'attitude, la crânerie avec laquelle le poing gauche
s'appuie sur la hanche, le ventre porté en avant, la sensualité du visage,
trahissent la courtisane. Les lignes sont belles et élégantes, et la rare
conservation des couleurs ajoute encore à leur charme. Auprès de la
Bacchante est une joueuse d'osselets, accroupie et appuyant sa main
droite contre le sol; la tête dressée et l'œil bien ouvert, elle attend le coup
que va jouer son adversaire. Les formes sont plus larges et plus pleines
qu'elles ne le sont d'ordinaire dans les figurines de Tanagre, les lignes
ont plus d'enveloppe et la statuette est conçue davantage comme une
statue. Un vieux Silène, assis sur une outre presque vide et qui, la tête
dans les épaules, l'air hébété et guilleret, offre amicalement à boire aux
passants, est une charge d'un amusant caractère.
IV.
C'est vers le milieu du iv siècle que commence à Tanagre l'habitude
de déposer des figurines dans les tombes : c'est plus tard encore, vers le
commencement du m' siècle, que cet usage fait son apparition en Asie
Mineure. Les plus anciennes des terres cuites asiatiques sont en effet
dessinées d'après les règles mises en honneur par Lysippe et par son
école : les corps y sont allongés à l'extrême, les têtes petites. La matière
et l'exécution ne sont pas non plus les mêmes que dans les figurines de
la Béotie. L'argile blanche, savonneuse au toucher, ductile et facile à
cuire qui est si abondante à Tanagra, n'existait point en Asie Mineure :
les coroplastes s'y sont servis de la boue charriée par les fleuves et qui
L'ART GREC AU TROCADÉRO. 363
provient du lavage des argiles rouges pailletées de mica qui forment les
terres du haut pays : cette boue leur a fourni une pâte céramique plus
rêche que l'autre, mais plus fine, plus serrée et susceptible de prendre
par la cuisson une très grande dureté; cette pâte n'est d'ailleurs pas
semblable dans toutes les localités, et l'aspect seul de la matière per-
met de distinguer dans les terres cuites d'Asie Mineure un assez grand
nombre de fabriques distinctes. Ce peu de plasticité de l'argile n'a pas
moins contribué que le goût plus raffiné du temps à donner aux terres
cuites de Pergame, de Smyrne, d'Éphèse et de Milet, un caractère d'art
tout différent de celui des terres cuites béotiennes : plus rien de cette
bonhomie, de ce laisser-aller charmant, de ces accents spirituels et
fantaisistes que donne la retouche, mais des figurines tirées de moules
faits avec le plus grand soin, et auxquelles il a suffi, avant de les mettre
au four, de coller certaines parties détachées et de donner du poli.
Souvent même, et particulièrement dans la fabrique de Smyrne, les
moules ont dû être obtenus par le surmoulage de petits bronzes ; d'autres
fois les maquettes qui ont servi à les faire n'étaient que des réductions
de grandes statues. Aussi ne devons-nous point chercher dans la céra-
mique d'Asie Mineure les renseignements intimes que nous avons trouvés
dans celle de Tanagre : nous sommes en présence de figurines qui ont
fait toilette pour paraître en public, qui n'oublient point qu'on les
regarde et qui prennent des poses ; dans la plupart nous sentons l'effort
et la recherche, dans quelques-unes même la prétention. L'intérêt
qu'elles ont pour nous, elles le doivent, les unes à leur étroite parenté
avec la statuaire contemporaine, les autres aux informations qu'elles
fournissent sur le curieux travail de syncrétisme mythologique qui a
commencé en Asie Mineure avec la conquête d'Alexandre et a continué
jusqu'au triomphe du christianisme.
Les premiers débris de l'industrie figuline asiatique qui aient été
connus sont les fragments trouvés en 1845 par M. Barker, et en 1852
par M. Langlois dans le monticule de Geuzluk-Kaléci, sous les murs de
l'ancienne Tarse: les uns sont aujourd'hui au British Muséum, les autres
au Louvre. Pendant longtemps on n'a recueilli dans les villes du
littoral de la mer Egée que des têtes détachées des figurines auxquelles
elles avaient appartenu : M. Lécuyer possède de ces têtes une série très-
nombreuse et qui pourrait permettre des études fort intéressantes sur
les coiffures antiques. Ce n'est guère que depuis deux ans que des mar-
chands grecs sont venus exploiter la mine dont les paysans turcs tiraient
un si mauvais parti; leurs fouilles plus adroitement conduites ont
amené la découverte à Smyrne, à Pergame, à Mylasa et ailleurs encore
36/t
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
de terres cuites tout à fait intactes ou faciles à restaurer, et qui ont été
apportées en Europe sous le nom impropre de terres cuites d'Éphèse.
Le Trocadéro en renferme une suite assez nombreuse.
C'est de Smyrne que provient le groupe entièrement doré exposé
par M. Lécuyer : un personnage barbu, Hercule, tel que l'a figure l'école
asiatique, et une femme dans laquelle, vu la provenance du monument,
on ne peut reconnaître qu'Ompliale, sont assis sur le bord d'un de ces
petits lits (tùAmi) dont on se servait dans les festins. Le héros passe
HERCULE ET OMPHALE.
(Terre cuite dorée de la collection de M. Lécayer.)
familièrement le bras sur l'épaule de sa compagne qui se presse contre
lui et lui prodigue ses plus doux regards, ses plus tendres caresses.
Les formes sont allongées et éli^gantes, les lignes harmonieuses; la tête
d'Omphale est très-fine et très-expressive.
Le groupe de M. Lécuyer est traité en bas-relief; l'Aphrodite Ana-
dyomène de M. Bellon, également sortie de la nécropole de Smyrne, est
au contraire une figure de ronde bosse. Nous la reproduisons en tête de
cet article. La jeune déesse, debout et nue, rassemble dans sa main
droite une partie de ses longs cheveux, et se regarde dans un miroir
qu'elle tient delà main gauche. La pose est souple et gracieuse, le visage
L'ART GREC AU TROCADÉRO.
365
d'une délicieuse pureté; le corps est celui d'une toute jeune fille, la
poitrine encore étroite, les seins à peine formés, la taille longue et les
hanches empâtées : l'art grec n'a presque jamais reproduit les formes
grêles et imparfaites de l'extrême jeunesse, et leur imitation dans
une œuvre aussi soignée est un fait digne de remarque.
J'aime moins l'Aphrodite de M. de Hirsch, sortant de la mer, elle
MARCHAND FORAIN.
(Terre cuite de la coUection de U. Rayet.)
aussi, et ayant l'Amour à côté d'elle : les formes en sont un peu lourdes;
en revanche le génie bachique du même amateur est d'un mouvement
très heureux et d'une facture excellente.
M. de Hirsch, M. Bellon, M. Lécuyer, ne possèdent chacun qu'une
ou deux statuettes d'Asie Mineure ; M. Gréau, à lui tout seul, en a une
vingtaine. Sa petite Aphrodite, debout et nue, qui relève la jambe droite
pour retirer un grain de sable resté collé à son pied, est d'un modelé
366 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
un peu rond, mais d'une silhouette très originale et très jolie. Un Amour,
nonchalamment appuyé sur un cippe, a quelque chose de l'élégance du
fameux Satyre de Praxitèle ; un second Amour, tenant dans la main gau-
che une œnochoé et ayant auprès de lui un dauphin, n'est pas moins
gracieux que le précédent. Une Artémis debout, avec un cerf couché
auprès d'elle, une Cybèle assise sur un trône, entre deux lions, et un
Amour enfant jouant avec un paon qui fait la roue, sont surtout inté-
ressants au point de vue mythologique.
M. Gréau considère sans doute comme la pièce capitale de sa collec-
tion une tète de Satyre ou de Pan, en terre à modeler, de grandeur nature,
qui a été apportée de Smyrne. Cette tète a excité, dès l'ouverture des
salles du Trocadéro, des discussions sans fin entre les amateurs, aussi bien
ceux de l'art moderne que ceux de l'art antique. Beaucoup, le plus grand
nombre même, sont portés à attribuer ce curieux fragment à la fin du
xvi% ou plutôt encore aux premières années du xvii' siècle ; ils allèguent
la sécheresse du travail, poussée dans certains détails, le nez par exem-
ple, jusqu'à la pauvreté, et une recherche de l'effet qui trahit une
époque de décadence ; ils font remarquer combien la fracture de cette
terre cuite ressemble à celle d'un Pan en bronze du xvi' siècle, exposé
par M. Piot. Fort bien , répondent leurs adversaires : ces défauts, que
vous signalez, nous les voyons également : mais ils existent aussi à la fin
de l'époque macédonienne : alors aussi les formes sont sèches et maigres,
legoût mesquin, l'étude insuffisante. Il ne faut pas d'ailleurs pousser trop
loin la sévérité. Un peu de maigreur n'est-il pas naturel dans la tête d'un
être dont le prototype est le bouc? D'ailleurs à côté de certaines parties
oîi le modelé n'est pas serré d'assez près, il y en a d'autres où l'on sent
une consciencieuse étude et un effort méritoire : les sourcils froncés,
les yeux sensuels, les paupières fatiguées, les lèvres frémissantes , sont
des parties modelées d'une main très habile. Et puis un artiste du
xvii" siècle n'aurait-il pas davantage encore cherché le pittoresque?
n'aurait-il pas contourné plus bizarrement la bouche, fait saillir avec
plus de relief les muscles du cou, froissé plus curieusement ces feuilles
de vignes entremêlées à la chevelure, et dont le dessin est si simple, les
plans si unis? Une autre chose à considérer, c'est la matière : la terre est
foncée en couleur, serrée, dure et lourde; la cassure a une netteté
métallique : elle ne ressemble à aucune des terres employées en Italie
au xvr et au xvii" siècle: celles-ci sont plus jaunes, moins compactes, et
leurs cassures s'émoussent et s'effritent aisément. Ne serait-il point sur-
prenant, si notre tête est moderne, que nous n'en sachions aucune où la
matière soit analogue? Les connaisseurs, qui distinguent si bien la
L'ART GREC AU TROCÂDÉRO.
367
fabrique d'un plat en faïence, ne devraient-ils pas pouvoir nous dire
sans hésitation de quel atelier sort cette œuvre autrement impor-
UIROIR ORÉCO-ITALIEH,
(Collection de M. Benjamin Fillon.)
tante? L'impuissance où ils se trouvent n'est-elle pas significative?
Tels sont les arguments invoqués de part et d'autre : aucun ne me parait
décisif. Heureux ceux pour lesquels aucune question n'est embarras-
368 GAZETTE DES BEAUX-ARIS.
santé et qiii ont réponse à tout 1 pour moi, je l'avoue humblement, je
n'ai pas en moi tant de confiance, le doute ne me semble point chose
humiliante, et je ne prétends aucunement à l'infaillibilité. Jusqu'à ce
que l'on m'apporte, en faveur d'une opinion ou de l'autre, un argument
péremptoire, je tiens à réserver mon jugement. Aussi bien la question
ne peut, je crois, être tranchée que par une enquête sur l'origine de la
pièce suspectée, et les amis de l'antiquité ne sauraient trop presser
M. Gréau d'en faire une.
C'est encore à l'art de l'Asie Mineure qu'appartient la tête d'Hercule
de M. Piot; elle est conforme au type créé par Lysippe et modelée avec
une grande énergie; une tête juvénile et également asiatique est aussi
d'un beau caractère. A côté, M. Piot expose d'autres têtes, cypriotes
celles-là, et qui sont bien jolies, surtout les deux de Déméter assise
et voilée, et celle d'une déesse à la figure jeune et souriante, aux longs
cheveux bouclés, surmontés d'une haute couronne. Ce sont aussi de
vraies merveilles que ces deux lampes de terre, l'une décorée d'une tête
de nègre pleine d'accent, l'autre où un buste d'Apollon, d'une grâce
toute féminine, est si ingénieusement agencé avec la lyre placée derrière.
On ne s'attend guère à rencontrer au milieu de l'exposition égyp-
tienne l'une des plus charmantes figurines grecques du m" siècle. Quoi
de plus spirituel pourtant et de plus délicat que l'iîole trouvé dans un
tombeau de Rosette? Nu et à demi couché, le jeune dieu entr 'ouvre une
des outres qui contiennent les Vents, et pendant que ses deux mains
compliment l'orifice distendu par l'effort de l'air, son regard malicieux
suit gaiement dans l'espace la direction que va prendre le prisonnier ;
l'adresse avec laquelle l'artiste a su faire sentir, voir en quelque sorte,
le souffle fugitif, la clarté avec laquelle il a rattaché toute l'action à ce
sujet insaisissable, est vraiment chose merveilleuse.
Je n'ai moi-même exposé, en fait de terres cuites d'Asie Mineure, qu'un
très petit nombre de pièces. Les plus curieuses sont quatre statuettes
grotesques, où l'effet comique est produit par la maigreur extrême des
membres, l'exagération toujours spirituelle et discrète des gestes, et la
laideur expressive des figures. La plus réussie de ces caricatures est le
marchand forain dont le croquis est joint à ces lignes. Vêtu d'un simple
caleçon, il tient devant lui, appuyée contre son ventre, une corbeille
évasée dont il ne subsiste plus qu'un morceau, et, le buste renversé en
arrière, la poitrine gonflée, la tête au vent et la bouche ouverte, il crie
sa marchandise. Un saltimbanque, vêtu d'une sorte de blouse et d'un
pantalon court, est surtout curieux à cause de son costume. Une sorte
de crieur public, une bourse à la main, paraît faire une proclamation.
L'ARÏ GREC AU TROCADÉRO. 369
Un joueur de balle complète la série. Il est singulier de voir avec quel
soin et quelle science, dans ces simples charges lestement troussées,
l'artiste a rendu la charpente du corps humain et les détails essentiels
de l'anatomie.
Le petit groupe qui est reproduit ci-dessous, nous ramène au sou-
rire discret et bénin. Une petite fillette accroupie caresse tendrement
une poule, si tendrement qu'elle l'étouffé. La joie naïve de l'enfant
fait le plus amusant contraste avec la mine piteuse de l'oiseau, qui
FILLETTE JOUANT AVBC UNE FOULE
(Terre cuite de la coUectiOQ de M. Rayet.)
n'est pas du tout à son aise et baisse tristement la queue. Le groupe est
d'ailleurs très ingénieusement composé.
J'aurais encore beaucoup à dire sur cette exposition, qui paraît plus
riche etplus belle à mesure qu'on l'étudié de plus près. J'aurais souhaité
parler des camées et intailles de M. de Montigny, des bijoux du Bos-
phore Cimmérien envoyés par M. Lemmé ,• je tiens du moins à men-
tionner en deux mots les verres et surtout la magnifique coupe jaspée de
M. Edouard André, la collection si variée et si instructive de M, Gréau,
et celle moins nombreuse, mais fort belle encore, de M. Bellon. Je veux
encore, en terminant, signaler deux monuments qui, trouvés au centre
de l'Italie, presqu'en vue des murs de Rome, et ne remontant ni l'un ni
l'autre plus haut que la fia du lu" siècle ou le commencement du w,
XVIII. — 2' PÉRIODE. 47
370
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
se rattachent néanmoins par une filiation directe à la Grèce ; ces deux
monuments, l'un et l'autre ornés de gravures au trait, sont la ciste
prénestine de M. Dutuit et le miroir de M. Benjamin Fillon, La ciste
de M. Dutuit représente une suite de scènes mythologiques rendues
avec une liberté toute naturelle dans un pays où la religion de la Grèce
n'était qu'un motif de décor. Sur le miroir de M. Fillon est figuré le
châtiment du géant Amycos par Castor et Pollux. Comme sur tous les
miroirs italiens, l'exécution est un peu lâchée; mais la composition est
belle et le dessin de grand style. Nous saisissons ici sur le fait la tran-
sition de l'art grec à l'art romain, et nous arrivons sur les limites du
domaine où M. Fillon guidera le mois prochain, avec une compétence
que je n'ai pas, les lecteurs de la Gazette.
0. BAYET.
GUSTAVE COURBET
(troisième kt dernier article')
ES préoccupations du théoricien et du
discoureur n'empêchaient pas Courbet
d'aimer son métier de peintre. Il tra-
vaillait toujours. Lors d'un voyage
qu'il fit en Saintonge au commence-
ment de 1863, il eut presque con-
stamment le pinceau à la main. Dans
une lettre du 26 mai, publiée à son
retour, il parle de soixante-dix ou de
quatre-vingts esquisses ou tableaux
préparés. Il s'était exercé dans tous
les genres : il avait peint des paysages, des fleurs, des fruits, des
animaux, entre autres un des étalons du haras de Saintes. Ces peintures
ne furent pas immédiatement connues, car on ne vit au Salon qu'une
Chasse au renard et un Portrait de femme. Que dis-je? Il nous fut
donné aussi d'y voir une œuvre inattendue. Courbet, l'homme de toutes
les surprises, s'était improvisé sculpteur.
Il exposait une statue en plâtre, un Petit Pécheur en Franche-Comté,
modèle d'une figure qu'il destinait à la décoration d'une des places
d'Ornans. Nous ne blâmons pas cette tentative de Courbet dans un
domaine qui n'était pas le sien : il est bon qu'un artiste ne s'enferme
point dans un horizon trop étroit, et rien n'est plus respectable que la
diversité des aptitudes. La fantaisie sculpturale tourmenta plusieurs fois
Courbet. En 186i, il a fait à Salins un médaillon qui était un portrait;
aux derniers temps de sa carrière, lorsqu'il vivait retiré en Suisse, il a
modelé en 1875 un buste de la République helvétique pour la décora-
4. Voir la Gazelle des Beaux-Arls, t'
p. 17.
période, t. XVII, p. 514, et t. XVllI,
372 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
tion d'une fontaine à la Tour-de-Peilz'. Nous ne connaissons pas ce der-
nier morceau, mais nous avons vu le Petit Pêcheur et nous croyons
pouvoir affirmer que lorsque Courbet se croyait sculpteur, il se faisait de
singulières illusions.
Au Salon de 1863, dont nous venons de parler, l'exposition du maître
d'Ornans resta incomplète. Il y manquait un tableau sur lequel il comp-
tait beaucoup, celui qui, à son avis, avait le plus de signification, le
tableau des Curés ou le Retour de la conférence. Des considérations
étrangères à la question d'art ne permirent pas d'exposer publiquement
cette peinture. Le moment était mal choisi pour montrer une scène dans
laquelle des gens d'église perdaient un peu trop gaiement la notion de
la ligne verticale. Courbet invita les critiques à aller voir chez lui le
tableau condamné à rester dans l'ombre.
Cette joyeuseté, dont l'à-propos et la convenance parurent contes-
tables, ne fut cependant pas sans résultat : elle provoqua l'éclosion
d'un livre qui, publié plus tard, eut un très grand retentissement.
Ce livre, c'est la plus importante des œuvres posthumes de Proudhon,
Du principe de l'art et de sa destination sociale (juin 1865). Le philo-
sophe commence par décrire le Retour de la conférence et, en puissant
artiste qu'il est, il trouve le moyen de donner à cette peinture un
peu vulgaire beaucoup plus de valeur qu'elle n'en avait en réalité.
Comme le tableau n'a guère été connu du grand public et comme la
vente des photographies qui en ont été faites était encore interdite
en 1876', il faut reproduire la description, hardiment idéalisée, que
Proudhon a donnée de la composition de Courbet. « Qu'on se figure sur
un grand chemin, au pied d'un chêne bénit, en face d'une sainte image,
sous le regard sardonique du paysan moderne, une scène d'ivrognes
appartenant tous à la classe la plus respectable de la société, au sacer-
doce : là, le sacrilège se joignant à la soûlerie, le blasphème tombant
sur le sacrilège; les sept péchés capitaux, l'hypocrisie en tête, défilant
h. Il est en effet question d'un buste dans la lettre de reraerciraent adressée à l'ar-
tiste par le syndic de la Tour-de-Peilz (29 mars 1875). D'après un témoin oculaire, le
monument serait une statue. M. le docteur Paul Collin, décrivant la chambre mortuaire
de Courbet, s'exprime ainsi qu'il suit : « Un moulage en plâtre était posé au-dessus
du poêle. C'était le moulage d'une statue de la Liberté que Courbet avait faite pour la
place de la Tour-de-Peilz. La statue est en bronze, d'un mouvement généralement
très admiré, et couronne une fontaine. Elle regarde la France et porte celte inscrip-
tion : Hommage à l'hospitalité. »
2. Voir, dans les journaux judiciaires du mois de mars 1 876, le procès intenté k un
miroitier qui avait exposé à sa vitrine une photographie du Retour de la conférence
GUSTAVE COURBET. 373
en costume ecclésiastique; une vapeur libidineuse circulant à travers les
groupes; enfin, par un dernier et vigoureux contraste, cette petite orgie
de la vie cléricale se passant au sein d'un paysage à la fois charmant et
grandiose, comme si l'homme, dans sa plus haute dignité, n'existait
que pour souiller de son indélébile corruption l'innocente nature : voilà,
en quelques lignes, ce que s'est avisé de représenter Courbet. »
A la suite de cette description, qui prouve qu'on peut faire, d'après
un tableau d'une gaieté un peu lourde, une eau-forte chaleureuse et
vibrante, Proudhon se laisse aller à sa verve endiablée et il écrit un
volume de quatre cents pages. Courbet y est fort célébré : il y reçoit
aussi çà et là quelques bons coups de boutoir, mais la question s'élar-
gissant bientôt, Proudhon essaye ou, pour mieux dire, il proclame, au
milieu d'observations ingénieuses, paradoxales et quelquefois irritantes,
une théorie des lois essentielles de l'art. On connaît ce livre étrange,
dont il n'est pas possible de parler en deux lignes et qui prêterait à
des discussions sans fin. Tenons-nous-en à ce qui concerne Gustave
Courbet. Il faut convenir que l'apologie tourne souvent à la satire et
que le peintre dut trouver dans le volume de son ami des propositions
bien malsonnantes. Proudhon se permet d'écrire tout un chapitre sur
l'éternel ennemi, l'idéal; il démontre qu'il est impossible de l'éliminer,
il ajoute que le plus grand artiste sera le plus grand idéalisateur; il
crève d'un souffle puissant la bulle de savon que Courbet avait essayé de
gonfler. Tout cela était fort impertinent. Courbet pouvait, il est vrai,
puiser des éléments de consolation dans l'importance véritablement
extraordinaire que Proudhon attachait à la plupart de ses œuvres. Les
tableaux du maître étaient décrits, analysés, portés aux nues, et le phi-
losophe y découvrait toutes sortes de sens cachés et de moralités latentes.
Il les déclarait utiles. Et pourquoi les Casseurs de pierres et les Demoi-
selles des bords de la Seine devaient-ils rendre tant de services à l'hu-
manité du lendemain ? Parce que ces deux tableaux sont à la fois
empruntés à la réalité et « puissants par l'idéal ». Proudhon enthou-
siasmé termine même son chapitre en demandant aux hommes de bonne
foi si ces deux œuvres n'appartiennent pas « au plus haut idéalisme ».
Courbet ne fut guère moins surpris que nous. Il était publiquement
accusé d'avoir fait de la poésie sans le savoir. Cette calamité ne le troubla
cependant pas. Il fut peut-être un peu plus ému d'une simple phrase
que Proudhon avait glissée, en courant, dans son panégyrique et qui
témoignait d'un regret personnel. « Courbet a des défauts... J'en ai
appris moi-même quelque chose. »
Ces derniers mots, évidemment partis du cœur, faisaient allusion à
374 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
un portrait que Courbet avait peint en 1853, mais qui ne fut exposé
qu'en 1865, après la mort de l'écrivain. Je veux parler du portrait de
Proudhon entouré de sa famille. On sait que l'artiste, dont la main fut
souvent si vigoureuse, a faibli jusqu'à rcffacement dans cette œuvre mal
venue. L'illustre modèle n'avait pas été satisfait, et tout le monde lui
donna raison.
Notre ami Biirger, qui n'a jamais passé pour un académique et qui
rendait d'aillelirs si bonne justice au talent de Courbet, a parlé de ce por-
trait avec une netteté aussi décisive que le couperet de la guillotine. 11
déclare que les personnages qui constituent le groupe — Proudhon, sa
femme et les deux petites filles — ne s'arrangent point dans la perspec-
tive aérienne, que l'effet d'ensemble est vulgaire, que le tableau est
« très laid et très mal peint ». Et il ajoute : « Je ne crois pas avoir
jamais vu une aussi mauvaise peinture de Courbet, qui est un vrai
peintre ». Le critique qui, cette année, fit le Salon dans la Gazette, tenait
à peu près le même langage. Le portrait de Proudhon étant très gris et
très effacé, il s'étonnait de cette décoloration imprévue et il était tenté
d'y voir le commencement d'une maladie.
Eh bien! le moment était mal choisi pour prendre une attitude
mélancolique. Pendant que nous nous attristions ainsi, Courbet prépa-
rait une revanche : son talent, plein de soubresauts, d'inégalités et par-
fois de trahisons, allait répondre à nos plaintes par des œuvres viriles et
fortes.
Aux plus beaux jours de l'été de 1865, Courbet passa quelque temps
à Trouville. Il eut avec l'Océan des entretiens solitaires ; il commença
alors cette série d'études maritimes qu'il devait continuer l'année sui-
vante, et qui lui fit tant d'honneur. Il ne vit pas seulement la mer, il
regarda aussi avec l'intérêt que l'artiste doit apporter à tout ce qui est
excentrique ou charmant, les toilettes des Parisiennes en villégiature.
Séduit par les élégances mondaines, il ne négligea pas l'occasion de
peindre quelques portraits. Dans une lettre du 8 septembre, il raconte
à un ami qu'il a été obligé de prolonger son séjour à Trouville et il
ajoute avec ce ton modeste, qui est la caractéristique de sa manière :
« J'ai fait par hasard le portrait d'une princesse hongroise. Il a un tel
succès que je ne peux plus travailler, tant j'ai de visiteurs. Toutes les
autres dames me demandent les leurs. J'en ferai encore deux ou trois
pour contenter les plus pressées' .<> Il revint à Paris triomphant et
superbe et, sans cesser de songer à ses princesses, il acheva, pour le
1. Lellres autographes recueillies par Alfred Sensier [Janvier < 878, n» 639).
, GUSTAVE COUHBET. 375
Salon de 1866, la Remise des chevreuils et la Femme au perroquet.
La Remise des chevreuils, qui fut achetée par M. Lepel-Cointet, est
un des meilleurs tableaux du peintre d'Ornans. Ici pas de noirs, pas de
tons lourds, partout des gris fins. Le sujet n'est pas d'un intérêt bien
émouvant : il s'agit d'une bande de chevreuils qui s'est arrêtée dans les
bois, près de roches aux colorations nacrées et sur lesquelles se des-
sinent les ombres trembloltantes des feuillages. Tonalités très fines; exé-
cution distinguée. Un succès, qui mit d'accord l'artiste, la foule et la
critique, accueillit ce paysage lumineux et clair.
La Femyne au perroquet provoqua plus de discussions. Ce n'était
pas la première fois que Courbet s'essayait dans la peinture des formes
nues. Il l'avait fait dans la petite Dormeuse de 1847, dans le modèle de
V Atelier du peintre, dans les Baigneuses et aussi dans un tableau curieux
qu'il avait envoyé au Salon de 1864, et qui ne fut point exposé, celui
que je vois désigné dans certaines biographies sous le titre peu exact de
Vénus et Psyché. Courbet n'était pas aussi mythologique que cela. L'an-
tiquité n'avait rien à voir dans cette composition. Il s'agissait — on a
du moins voulu le croire — de deux de ces femmes dont les amitiés ont
inspiré à Baudelaire quelques vers fameux. Pour l'étude de la nature et
du modelé, ce tableau suspect était de grande valeur; il prouvait que
Courbet pourrait devenir un bon peintre de nudités amoureuses, dès
qu'il aurait renoncé à son ancien culte pour la mauvaise tradition bolo-
naise, à ces bruns surchauffés dont il avait tant abusé à l'origine. Courbet
reconnaissait son erreur ; il voulait peindre plus clair : la Femme au
perroquet marqua très nettement cette nouvelle tendance.
Courbet avait commencé par faire une étude de nu, qu'il donna,
dit-on, à un ami. Nous croyons que cette étude est la Femme couchée
qu'on a revue le 20 avril 1875 à la vente de M. H..., et d'après laquelle
M. Waltner a gravé une eau-forte que la Gazette a publiée l'autre jour.
Ce n'est qu'un fragment de figure, assez mal arrangé dans le cadre, une
femme étendue sur le dos, et dont les jambes repliées sont comme
absentes, mais la peinture est pleine de fermeté et de vaillance. Il y
avait dans ce brillant morceau le principe d'un tableau futur. Et, en
effet, la dormeuse, ingénieusement réveillée, la tête renversée en arrière,
un des bras relevés et tenant un oiseau au plumage d'un vert bleuis-
sant, est devenue \di Femme au perroquet. L'attitude cependant n'est
pas tout à fait la même. Courbet, partant d'un motif fourni naïvement
par la nature, a remué les lignes et corrigé le spectacle. Couchée sur le
dos, sa chevelure aux tons roux follement épandue autour du front, la
courtisane, bien que seule avec l'oiseau familier, a pris des attitudes de
376 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
bacchante. Tout semble prouver que cette paresseuse est une amou-
reuse.
Venant de Courbet, une telle figure était deux fois intéressante.
L'artiste avait rencontré un beau modèle, et s' apercevant, sur le tard,
que la réalité contient de la poésie, il avait, autant qu'il le pouvait
faire, cherché la distinction du galbe et les élégances de ces lignes ser-
pentines que Hogarth a tant célébrées. Était-ce là une concession à
l'adresse des bourgeois ou le signe d'une inquiétude inespérée? Dans
tous les cas, cette éclatante rupture avec les vulgarités si longtemps
aimées parut heureuse aux honnêtes gens. Courbet s'était d'ailleurs
modifié comme coloriste. Il avait poursuivi une nouvelle combinaison
de tons et de valeurs. Le fond du tableau étant soutenu et fort, dans une
gamme d'un brun verdâtre, la femme nue s'enlève en clair sur ces
vigueurs. Son corps jeune abonde en blancheurs argentées. Sans doute
le glissement de la lumière sur les chairs donne çà et là des effets un
peu vitreux et des brillants de porcelaine; la chevelure (qui fut univer-
sellement condamnée) n'a guère plus de souplesse qu'un amas de copeaux
tombés au bas de l'établi d'un ébéniste; il y a dans cette figure bien des
à peu près et bien des fautes, mais la Femme au perroquet, tableau
original et rare dans l'œuvre de Courbet, le montrait sensiblement
affranchi de ses anciens systèmes et plus curieux des délicatesses que sa
première manière ne permettait de le supposer. La Vénus de Titien
n'était pas, autant qu'on l'a dit, menacée par la courtisane de Courbet ;
mais l'évolution était trop visible pour n'être pas remarquée. La Femme
au perroquet attestait chez l'auteur une légère préoccupation de l'idéal.
Pendant une longue saison, Courbet fut singulièrement séduit par
les saveurs delà forme nue et lumineuse. Le sphinx féminin l'intéressa.
11 peignit en 1866 la Baigneuse qui appartient à un amateur de Bruxelles,
et dont nous donnons la gravure. Cette figure, presque ignorée à Paris,
ne nous est connue que par une photographie; mais elle a été décrite et
glorifiée par M. Camille Lemonnier ', et quoique la divination soit, en
critique, un procédé hasardeux, nous voyons un peu le tableau en son-
geant aux œuvres de la même date. La Baigneuse de Bruxelles est
debout, une main ramenée sur la tête, que couronnent des cheveux
ardents; l'autre main, qui termine un bras démesurément allongé, s'ap-
puie sur la branche d'un arbre. La jeune femme avance un pied dans le
ruisseau clair, dont l'onde insuffisante ne rendra pas le bain facile. Le
corps s'enlève en blanc sur des verdures printanières que le soleil perce
1. Cowriei e< son œuvre, Paris, 1878.
DAiaNBUSE t PAR OUSTAVB COURBET.
(Dessin do M. A. Gilbert, d'après uo tableau de la coUectioa de M. de Sainctelette , à Bruxelles.)
XVIII. — t' PÉRIODE.
48
378 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
de ses rayons. Deux choses frappent dans cette figure. On voit d'abord
que le modèle qui posait devant Courbet n'avait pas une jolie tête :
l'artiste, obligé d'inventer un visage, l'a fait péniblement; les hésitations
du pinceau, l'arbitraire de la création demeurent visibles. Ensuite
Courbet, saisi d'une ferveur d'élégance bien curieuse à constater chez
lui, a voulu donner de la sveltesse à sa baigneuse. Ce qu'il a fait pour
le bras élevé, il l'a fait aussi pour les jambes qui affectent une longueur
insolite. Courbet a corrigé la nature, et ses corrections ne sont pas tou-
jours bien inspirées. Mais si le dessin est contestable, l'exécution est
puissante. Les chairs, fermes et jeunes, présentent dans leurs éclatantes
pâleurs, beaucoup de vitalité et de morbidesse.
En 1866, au temps de la Baigneuse et de la Femme au perroquet,
Courbet était d'ailleurs dans une veine heureuse. Un second séjour à Trou-
ville lui permit de reprendre les études d'après nature qu'il avait commen-
cées l'année précédente, ses « paysages de mer », comme il les appelait
lui-même. Il en exposa un certain nombre chez Cadart : sa réputation
en fut subitement accrue. De pareilles études valaient des tableaux.
C'étaient des grèves solitaires, des plages de sable d'un gris blond,
avec l'immensité bleue de l'Océan, avec des ciels tour à tour noyés dans
la vapeur pâle ou incendiés par les pourpres du couchant. Ces recher-
ches de couleur, d'air et de lumière, rendaient les figures inutiles. Cour-
bet comprit que l'inhabité semble plus grand. Il s'abstint volontiers
d'animer ses rivages par des figurines qui, en les particularisant, les
auraient diminués. Il existe de lui des marines qui ne représentent guère
que des horizons. Parmi ces vues du ciel et de la mer, beaucoup sont
superbes; elles parlent aux yeux et à l'esprit par des qualités optiques
dont Courbet avait longtemps méconnu le charme, car elles ont la pro-
fondeur des lointains, l'air respirable, l'atmosphère lumineuse.
Il arriva alors à Courbet une aventure qui fait quelquefois défaut
dans la biographie des artistes d'hier : il gagna de l'argent. Comme
l'usage commençait d'imprimer dans les journaux des détails intimes
sur le budget des peintres, on prit soin de nous apprendre que Courbet
avait vendu pour 123,000 francs de peintures en moins de six mois'.
D'aussi brillantes affaires autorisaient quelques folies. En 1867, Courbet
ne se contenta pas d'envoyer quatre tableaux à l'Exposition universelle,
il voulut renouveler, au profit de sa gloire, l'expérience qu'il avait déjà
tentée en 1855, et faisant feu de toutes ses batteries, il organisa, au
rond-point du pont de l'Aima, une exposition privée. Courbet, qui, dans
4. Liberté, 23 mai 1866.
GUSTAVE COURBET. 379
sa jeunesse, avait promené dans la province V Enterrement à Ornans,
eut toujours le culte de la baraque foraine.
De cette exposition particulière, il reste un catalogue que les biblio-
philes devront conserver avec soin, parce qu'il donne, pour l'exécution
des principales œuvres du peintre, des dates précieuses et qu'il fournit
ainsi un appoint à sa biographie. Cette exhibition était d'ailleurs tout un
musée. On y voyait 2 sculptures, 3 dessins, 132 tableaux ou études. Le
choix était des plus instructifs; mais, en cette saison laborieuse, la curio-
sité publique étant retenue au Champ de Mars, le visiteur fut assez
rare; plus d'une fois, je me suis trouvé complètement seul à l'exposition
du pont de l'Aima, et je me souviens que le comptable chargé d'encaisser
la recette n'était pas sans mélancolie. Malgré l'intérêt des œuvres expo-
sées, le succès fut médiocre. Les tableaux qui jadis avaient éveillé tant
de colères ne provoquaient plus la dispute, et Courbet se trouva en pré-
sence d'un public bienveillant jusqu'à l'indifférence'.
Mais pour le peintre des Casseurs de pierres et de la Fe^nme au
perroquet, les temps de la sérénité absolue ne devaient jamais venir.
Accepté par les uns, toléré par les autres, il se dérobait dans les che-
mins de traverse, il déconcertait ses amis par de véritables défaillances.
Courbet ne fut pas très brillant au Salon de 1868. Avec le Chevreuil
aux écoutes, il exposait l'Aumône d'un mendiant, tableau mal venu, qui
montra, une fois de plus, que, dans le naturalisme du maître, il y avait
bien de la chimère. Jamais l'artiste ne s'était éloigné à ce point de la
réalité si platoniquement adorée. Malgré la belle harmonie obtenue avec
des gris délicats et des bruns clairs doucement mêlés aux verdures d'un
paysage de printemps, la peinture était vide et creuse, et bien qu'elles
fussent de proportions héroïques, les figures comptaient à peine. Le
mendiant n'est pas un homme, disions-nous ; son petit compagnon n'est
pas un enfant. Des chiffons pareils à ceux qu'on suspend dans les blés
pour épouvanter les oiseaux ne représenteront jamais des créatures
humaines. Qu'y avait-il dans ce tableau ? Un ciel d'un bleu limpide et
des loques inhabitées.
4. Ce silence relatif de la critique française en 1867, succédant au tapage organisé
par quelques enthousiastes, a fait prendre le change aux critiques étrangers. On a cru
à une adhésion qui n'a jamais été unanime. Francesco dall' Ongaro s'est donc trompé
quand il a écrit : « Courbet ebbe pochi seguaci e nessuno che l'uguagli nel merito,
corne pittore : ma i suoi principii, dirô meglio i suoi paradossi prudoniani in fatto di
critica arlislica sono divenuti altrettanti assiomi. La crilica parigina è curbettiana
quasi senza eccezione. » {L'Arle ilaliana a Parigi; Florence, 1869). Non : il y a tou-
jours eu des exceptions, ou, pour mieux dire, la protestation contre les doctrines de
Courbet a été constante.
380 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Que Courbet ne fût pas toujours fidèle à ses doctrines, qu'il en prit
parfois fort à son aise avec la nature, on l'avait vu dans Y Aumône d'un
mendiant; on le vit mieux encore au Salon de 1869. C'est alors que fut
exposé l'Hallali du cerf par un temps de neige. Ce grand tableau , déjà
montré au public lors de l'exposition particulière de 1867, provoqua,
malgré le calme qui succédait aux anciens orages, des critiques assez
vives. On reprit cette idée, émise l'année précédente, que Courbet
n'était pas toujours un naturaliste fort exact. Gautier se permit quelques
ironies, et ses protestations ne parurent pas excessives. Le « salonnier »
de la Gazette présenta, avec beaucoup moins de grâce, des observations
dont le sens était le même. Il disait, à propos de V Hallali, que la terre
étant couverte de neige, et les arbres ayant perdu leur parure, Courbet
avait déserté son sujet en peignant un ciel qui n'était pas un ciel d'hi-
ver; qu'en raison de la qualité de la lumière diffuse, les ombres des
chiens sur le terrain blanc étaient singulièrement noires, que le cavalier
semblait être un écuyer de cirque, que le cheval était fantastique. Nous
avons des raisons personnelles de croire que ces observations avaient au
moins l'intérêt qui s'attache à tout témoignage fait de bonne foi. Nous
n'étions pas le moins du monde excédé de la persistance avec laquelle
Courbet était qualifié de réaliste ; mais, dès le début, nous avions con-
staté l'insuffisance de ses traductions, son ignorance des perspectives et
des plans, l'inexactitude de ses ombres, et nous disions : ce brave peintre
croit vivre dans les strictes vérités de la photographie; il flotte dans
l'à-peu-près et dans la chimère.
Et comment pourrait-il en être autrement ? « Est-ce qu'on copie , »
disait admirablement notre maître Michelet. Est-ce que, entre l'objet à
reproduire et la toile sur laquelle s'éveillent à peine quelques linéa-
ments confus, quelques contours incertains, il ne vient pas s'introduire
un élément étranger, qui est tantôt l'infirmité du traducteur, tantôt sa
fantaisie inconsciente ou raisonnée? L'idéal, dont Courbet ne voulait pas
entendre parler, l'odieux idéal n'est pas invité à la fête, et qu'on le
bénisse ou qu'on l'injurie, il arrive, il s'installe derrière le chevalet du
peintre, il lui donne tout bas des conseils. On veut copier et l'on trahit.
Ce conseiller, qu'on ne voit pas et qu'on écoute, c'est « l'idéal subjectif»,
dont le congrès d'Anvers avait admis l'existence et la légitimité, c'est le
je ne sais quoi que l'artiste, même à son insu, tire de son cerveau et de
son cœur.
Les derniers succès de Courbet datent du Salon de 1870, et, chose
grave, ils ne furent pas dus seulement à la solidité et à la maîtrise de
la main, aux qualités techniques de la peinture; si la Falaise d'Étrctat
GUSTAVE. COURBET. 381
n'était qu'une belle étude faite sur nature, la Mer orageuse impliquait
un effort d'imagination, ou du moins une libre interprétation d'un fait
physique tellement complexe que les moyens dont l'art peut disposer ne
permettent guère d'en fixer sur la toile la mouvante image.
La Mer orageuse, c'est le tableau qui, récemment acheté par l'État
pour le musée du Luxembourg, figure aujourd'hui à l'Exposition univer-
selle sous un titre que Courbet n'avait pas choisi , la Vague. C'est bien
d'un formidable orage qu'il s'agit : le ciel est noir et chargé de menace;
agitée par des forces inconnues, la mer furieuse se soulève ; le flot
énorme se dresse comme un mur qui marche et que couronne l'écla-
boussement d'écumes blanchissantes. Il n'est pas certain, je le répète,
que la peinture puisse rendre des spectacles aussi mouvementés, aussi
fuyants dans leur silhouette instantanément changée. Courbet a essayé
l'impossible.
Je n'ai jamais cru, pour ma part, qu'il ait réussi tout à fait : sa
vague, très-belle de dessin, très puissante d'allure, n'est pas liquide :
elle semble taillée dans un morceau de basalte. Ici, le procédé d'exécu-
tion contribue beaucoup à éveiller pour les yeux le sentiment d'une
solidité marmoréenne. Courbet, dont on peut étudier dans la Mer ora-
geuse les belles pratiques d'ouvrier ou de maître, usait et abusait du
couteau à palette : la peinture, largement étendue sur la toile et suffi-
samment séchée, était reprise ensuite avec les outils ordinaires, caressée
par endroits, striée par places, enrichie de fioritures sur ce fond d'émail.
Pour ces habiletés de la main, Courbet a été un peintre extraordinaire
et spécial ; mais, appliqué à la représentation du flot vivant, qui se gonfle,
monte et s'écroule, ce procédé se caractérise nécessairement par une
sorte de pétrification. La Mer orageuse n'est donc pas un chef-d'œuvre
indiscutable; mais c'est une tentative passionnée qui fait beaucoup
d'honneur à Courbet. La peinture se complique ici de cet élément sUblil
et insaisissable auquel il disait ne pas croire : l'artiste a voulu faire
une synthèse de la vague : il a ajouté une abstraction au phénomène
concret; il a, dans la mesure de ses forces, subi la fatalité de l'idéal.
Les événements qui suivirent sont d'hier : ils sortent un peu vio-
lemment du cadre de nos études habituelles, et nous avons d'autant
moins à en parler que la Gazette des Tribunaux a eu à s'en occuper
avec vigilance. Cette phase de la vie de Courbet échappe à la compé-
tence de la critique. Il faut se borner à rappeler quelques dates et quel-
ques faits. 11 faut dire, non sans regret, que celui qui s'était toujours
proclamé l'humble serviteur de la vérité, perdit notablement la notion
des réalités morales. Le 14 septembre 1870, au moment même où Paris
382 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
menacé entendait retentir, dans un lointain diminué d'heure en heure,
le pas lourd des armées ennemies, il parlait de la fraternité des peuples,
dans un document qu'il ne faut point reproduire et qui eut d'ailleurs
pour lui de graves conséquences. Le 3 septembre 1871, Courbet était
condamné à six mois de prison. Il a daté, de Sainte-Pélagie, quelques
tableaux de nature morte, qui, pour la plupart, représentent des fruits
d'hiver sur un fond noir. Ce sont des morceaux d'une certaine vigueur,
mais empreints d'une visible tristesse.
Sans parler de la maladie dont il commençait à être atteint, l'artiste
avait bien des raisons pour n'être pas gai. Par suite des responsabilités
financières encourues en exécution du jugement de 1871, il eut, avec la
direction des domaines, de longs procès qui aboutirent à une vente judi-
ciaire des tableaux et des meubles restés dans son atelier. Cette vente
eut lieu à la fin de novembre 1877. Elle ne comprenait d'ailleurs que
des œuvres secondaires et présenta le caractère d'un désastre. Elle pro-
duisit 12,118 fr. 50.
Courbet n'était plus en France. La Suisse lui fut un refuge hospita-
lier, et il a passé les dernières années de sa vie à la Tour-de-Peilz, qui
est, comme on sait, un faubourg de Vevey. Quoique fort mal en point,
il avait continué à travailler. Nous avons déjà parlé du buste de la Répu-
blique helvétique qu'il modela en 1875; il fit en outre des portraits et
aussi quelques vues du lac Léman. On a vendu récemment, à l'hôtel
Drouot, un paysage qui représente le lac, tel qu'il le pouvait vçir de
la fenêtre de sa maison. 11 était daté de 1877. C'est un des derniers
tableaux de Courbet, une sorte de coucher de soleil un peu rose sur
l'eau grise et dormante, mais d'une exécution lâchée et qui laisse
deviner une main bien amollie. Le dénoùment approchait. A l'heure où
la direction des domaines faisait vendre les tableaux trouvés dans l'ate-
lier de l'artiste, Courbet était tout à fait malade : ses amis le considé-
raient comme perdu. Dès le commencement de décembre, l'affection du
foie dont il était atteint fit d'effrayants progrès. Il reste, de ces derniers
jours de la vie du peintre, un récit plein de science et d'émotion. Un
médecin, M. le docteur Paul Collin a raconté dans une lettre sympa-
thique' tous les détails de cette maladie qui réclamait l'emploi de remèdes
violents et dont l'issue était inévitable. Des soins intelligents prolon-
gèrent pendant quelques semaines l'existence de l'artiste. Gustave
Courbet, que nous avions connu si robuste et qui paraissait taillé pour
i. Cette lettre a été imprimée par M. Lemonnier à la suite do son livre sur
Courbet.
GUSTAVE COURBET. 383
des lattes sans fin, est mort à la Tour-de-Peilz, le 31 décembre 1877, à
l'heure froide où le lac qu'il aimait commence à frissonner sous le pre-
mier rayon matinal.
Et maintenant, le bruit qui s'est fait autour du nom de Courbet va
diminuer peu à peu, ou du moins il va changer de qualité. Déjà un
calme relatif est i-entré dans les esprits. On oubliera l'homme, on se
souviendra de l'œuvre et des discussions qu'elle a enfantées. Des agita-
tions de cette vie, à laquelle ont manqué le silence et l'ombre, de ce
long combat rendu plus âpre par d'inutiles sarcasmes, il restera, dans
les musées et dans les collections particulières, des témoins d'une élo-
quence bien inégale, respectables souvent, intéressants toujours. Pour
ceux qui ont suivi Courbet depuis ses premières manifestations, les vic-
toires et les défaillances de son talent n'ont pas cessé d'être une sur-
prise. Il a souvent découragé les plus robustes sympathies. Ce théoricien,
qui faisait étalage de ses doctrines et qui oubliait si bien de les appli-
quer, paraissait avoir l'inébranlable solidité d'un roc : il eut parfois l'in-
consistance fuyante du nuage. « Nature molle, » a dit un juge qui l'a
bien connu, Théophile Silvestre.
Il savait pourtant son métier de peintre, et il a montré dans certains
morceaux une rare fermeté d'exécution avec des finesses exquises. Dans
la silhouette d'une figure, il n'a jamais eu le mouvement, mais il a, par
de grandes souplesses de modelé, exprimé un des aspects de la vie phy-
sique. L'homme intérieur le touchait peu, et il est étrange qu'un artiste
qui a vécu dans le voisinage des philosophes, et qui volontiers se croyait
membre de la grande association de ceux qui pensent, se soit presque
toujours contenté des dehors et des surfaces. Aussi ne fut-il point por-
traitiste, dans le sens véritable du mot; traducteur insuffisant de la phy-
sionomie et du visage, il n'a jamais pénétré jusqu'au caractère, il n'a
pas eu le secret de la personnalité morale. Courbet a été, beaucoup plus
qu'on ne le croit, un peintre de nature morte.
Muni d'un outillage aussi imparfait, pouvait-il donner une âme au
paysage? A priori, on a le droit d'en douter un peu. Comment celui qui
reste étranger aux souffrances, aux aspirations du cœur de l'homme,
pourra-t-il comprendre la chanson mystérieuse des grands bois, les élo-
quences muettes de l'horizon, les lamentations de la mer désespérée?
Dans la réalité des faits, Courbet n'appartenait que de bien loin à la
famille poétique des Rousseau, des Corot, des Millet, des Daubigny. Il
a sans doute aimé la nature, à cause des belles colorations dont elle
se pare et de ses harmonies calmantes, mais il n'a pas été l'amoureux
toujours troublé, l'adorateur infatigable qui s'enivre des parfums incon-
384 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
nus et qui sent passer dans la brise le frisson des choses sacrées. Il s'est
montré paysagiste pourtant, et ce serait restreindre injustement sa part
de gloire, que de venir, après les preuves de force qu'il a données, con-
tester la puissance optique de quelques-unes des images qu'il a fixées sur
la toile. Notre pensée sur ce point a pu transparaître, un peu flottante, dans
les pages qui précèdent : nous la précisons en achevant ce long travail. Ce
qu'il y a de meilleur dans l'œuvre de Courbet, ce sont ses paysages, ses
vallons verts de la Franche-Comté, ses roches tapissées de mousses grises,
ses intérieurs de bois où coulent des sources cachées, et surtout ses blonds
rivages de la Méditerranée ou de l'Océan, où l'on voit au milieu des rou-
geoiements de l'incendie, descendre lentement le soleil dans l'infini de la
mer étincelante. Ici le maître se retrouve. Le grand spectacle a créé le
grand témoin.
Courbet a trop parlé, il a trop écrit. Il a eu des intempérances de
plume et de langage qui lui ont été fatales. Esprit fragile et désarmé
contre l'erreur, il a sombré dans un jour d'orage. On nous dit que le
moment de juger l'homme n'est pas venu ; que les mérites ou les défail-
lances de l'artiste sont seuls dans les possibilités de nos compétences
actuelles. C'est vrai, et cette justice nous sera rendue que nous avons
essayé de glisser légèrement sur les points douloureux. Mais il se trouve
qu'un artiste est un peu mieux qu'une mécanique, et que, si inconscient
qu'il soit, son œuvre est la résultante de ses idées. Or ce sont les idées de
Courbet sur la question d'art qui éveillent en nous d'inévitables révoltes.
Il est bon d'être tolérant : il est mauvais de souscrire à l'absurde. Courbet
a parlé à tort et à travers de très grandes choses qu'il n'entendait point.
Il ne s'est pas aperçu qu'il tirait sur ses troupes ; il n'a pas eu, en matière
de maladresse, la sobriété qui convient. Le jour où il est venu dire au
congrès d'Anvers que l'élimination de l'idéal est la formule essentielle
de l'art moderne, il nous a blessé au cœur. Maintenons fermement notre
droit : restons libres. Il n'est pas décent de prétendre que la poésie est
une intrigante. Courbet a eu du talent; son œuvre importe à l'histoire de
l'école; mais la sympathie s'arrête, hésitante et comme froissée, devant
un peintre assez ignorant des exigences de l'âme humaine pour avoir
entrepris de décréter la suppression du rêve.
PAL'L HANTZ.
EXPOSITION UNIVERSELLE.
LE JAPON A PARIS
1.
Il n'est pas de jour depuis dix ans que
nous ne rencontrions dans nos grands quar-
tiers, sur les boulevards, au tliéâtre, de
jeunes hommes dont l'aspect à première vue
nous surprend toujours. Ils portent avec
aisance le chapeau de haute forme ou le
petit chapeau de feutre rond (qui affecte plus
de désinvolture) coiffé sur des cheveux noirs,
fins et lustrés, à longue raie dorsale, la re-
dingote de drap correctement boutonnée, le
pantalon gris clair, la chaussure fine et la cravate de couleur foncée
flottant sur le linge soigné. Si le bijou en forme de passant coulant qui
fixe cette cravate n'était trop voyant, le pantalon trop évasé sur le cou-
de-pied, la bottine trop luisante, la canne trop légère, — ces nuances
trahissent l'homme qui subit le goût de ses fournisseurs au lieu de leur
imposer le sien, — à la tenue, à l'allure facile on les prendrait pour des
Parisiens. Vous vous croisez sur l'asphalte, vous les regardez : le teint est
légèrement bronzé, la barbe rare; quelques-uns ont adopté la mous-
tache et la mouche transparentes comme un lavis d'encre de Chine,
d'autres les favoris à la cuirassière, arrêtés au ras de l'oreille ; la bouche
est large, conformée pour s'ouvrir carrément, à la façon des masques
de la comédie grecque ; les pommettes s'arrondissent et font saillie sur
l'ovale du visage; l'angle externe des yeux petits, bridés, mais noirs et
vifs, au regard aigu, se relève vers les tempes. Ce sont des Japonais.
Depuis l'Exposition universelle de 1867 et plus encore depuis 1871,
XVIII. — 2' PKIIIODK. 49
386 GAZETTE DES BEAUX-AllTS.
ces jeunes gens, dont le nombre va croissant chaque année, circulent
ainsi familièrement dans Paris, se soumettant à nos coutumes, à nos
mœurs, à notre langue, à nos chiffres arabes avec une souplesse faite
pour étonner. En 1867, tant ce besoin d'assimilation était pressant, on
en voyait déjà qui, abandonnant le sayon bleu-noir et la petite calotte
hémisphérique, avaient i*evêtu de bizarres « confections » parisiennes ;
ils conservaient les cheveux retroussés et la petite natte tordue au
sommet de la tête, rassemblée sous la coiffure ; ils continuaient, selon
leur usage national, à se moucher dans de petits carrés de papier; en
fait de langues européennes, ne disaient que quelques mots d'anglais;
ils n'écrivaient et ne calculaient qu'au pinceau en caractères japonais.
Aujourd'hui l'assimilation est à peu près achevée. Elle s'est accomplie
rapidement en vertu des aptitudes générales de la race et des spéciales
facilités de la jeunesse. Il est à noter, en effet, que tous les Japonais de
Paris sont jeunes. Après être resté si longtemps fermé aux étrangers —
de 1587 à 1854 et même 1859, — maintenant qu'il nous a entr'ouvert
ses portes, le Japon, peuple d'initiative et d'action, curieux, en quête
de progrès, envahit l'Occident. Il nous envoie d'intelligentes généra-
tions qui étudient nos sciences, notre industrie, et les appliquent; on
annonçait récemment l'arrivée à Marseille du premier navire de guerre
à vapeur construit par des ingénieurs japonais. Ce n'est qu'un échange,
quoique le fait puisse paraître singulier de la part d'une nation comme
la France, habituée à la flatterie des discours officiels. Le Japon nous
emprunte nos arts mécaniques, notre art militaire, nos sciences, nous
lui prenons ses arts décoratifs.
Si le moins du monde on se piquait de pédantisme, on pourrait
écrire un mémoire solennel sous ce titre : De l'influence des arts du
Japon sur l'art et l'industrie de la France. Cette influence qui est con-
sidérable, manifeste, avouée et même proclamée avec une certaine
ostentation dans nos industries du bronze, du papier peint, de la céra-
mique, pour ne citer que les principales, s'est exercée d'une, façon
latente, plus voilée, mais non moins effective sur le talent de certains
peintres en possession de la faveur publique. C'est par nos peintres en
réalité que le goût de l'art japonais a pris racine à Paris, s'est com-
muniqué aux amateurs, aux gens du monde et par suite imposé aux
industries d'art. C'est un peintre qui, flânant chez un marchand de ces
curiosités venues de l'extrême Orient, — que l'on confondait alors
indistinctement sous le nom commun de chinoiseries, — découvrit dans
un récent arrivage du Havre des feuilles peintes et des feuilles imprimées
en couleur, des albums de croquis au trait rehaussés de teintes plates dont
LE JAPON A PARIS. 387
le caractère esthétique — et par la coloration et par le dessin — tranchait
nettement avec le caractère des objets chinois. Cela se passait en 1862.
Est-ce M. Alfred Stevens, le peintre des élégances parisiennes, ou
M. Whistler, cet autre peintre de la vie moderne dont le tableau , La
Femme en blanc, repoussé par le jury de l'Exposition, en 1863, et exposé
au Salon des Refusés, fut à juste titre si remarqué ; serait-ce notre Diaz,
ou l'Espagnol Forluny, ou bien Alphonse Legros devenu Anglais, qui
eut ce premier bonheur de main, cette pénétration du regard de décou-
vrir dans les confusions de la Chine morte les clartés du Japon vivant? Si
ce n'est celui-ci, c'est tel autre des artistes que je viens de nommer.
L'enthousiasme gagna tous les ateliers avec la rapidité d'une flamme
courant sur une piste de poudre. On ne pouvait se lasser d'admirer
. l'imprévu des compositions, la science de la forme, la richesse du ton,
l'originalité de l'elTet pittoresque, en même temps que la simplicité des
moyens employés pour obtenir de tels résultats. On enleva toute la
collection à des prix relativement élevés. Ces feuilles en couleur, qui se
débitent aujourd'hui par milliers dans tous les grands bazars du chiiTon
au prix moyen de dix centimes, coûtaient alors de deux à quatre et
cinq francs. On se tint au courant des arrivages nouveaux. Ivoires
anciens, émaux cloisonnés, faïences et porcelaines, bronzes, laques, bois
sculptés, étoffes brochées, satins brodés, albums, livres à gravures,
joujoux ne firent plus que traverser la boutique du marchand pour
entrer aussitôt dans les ateliers d' artistes et dans les cabinets des gens
de lettres. Il s'est formé ainsi depuis cette date déjà lointaine jusqu'au
moment présent de belles et rapides collections entre les mains de
M. Villot, l'ancien conservateur des peintures au Louvre, des peintres
Manet, James Tissot, Fantin-la-Tour, Alphonse Hirsch, Degas, Carolus
Duran, Monet, des graveurs Bracquemond et Jules Jacquemart, de M. Selon
de la manufacture de Sèvres, des écrivains Edmond et Jules de Concourt,
Champfleury, Philippe Burty, Zola, de l'éditeur Charpentier, des indus-
triels Barbedienne, Christofle, Bouilhet, Falize; des voyageurs Cernuschi,
Duret, Emile Guimet, F. Regamey. Le mouvement étant donné, la foule
des amateurs suit.
En 1867 l'Exposition universelle acheva de mettre le Japon à la
mode. Peu de temps après un petit groupe d'artistes et de critiques
fondait à Sèvres le diner mensuel de la Société japonaise du Jinglar.
L'on n'y mangeait pas avec des bâtonnets et l'on n'y buvait d'autre bois-
son que le saki national comme en témoigne le titre même de la société,
le Jinglar étant le nom familier donné à un petit vin de pays que Zacharie
Astruc célébra en un sonnet accompagné de charmantes illustrations à
38* GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
l'aquarelle: « Salut, vin des mystérieux! ». Chacun des membres reçut
un spirituel brevet gravé à l'eau-forte et enluminé par M. Solon, l'élé-
gant décorateur qui signe Miles des porcelaines recherchées par tous les
amateurs de céramique moderne. M. Bracquemond, vers le même temps
composait pour un fabricant homme de goût tout un service de table
en faïence émaillée et peinte dans le genre rustique. Il va de soi que le
service, le brevet et les illustrations du sonnet affectaient le style japo-
nais. Mais ces premiers japonisants l'avaient très intelligemment adapté
sans le copier aux éléments de la flore et de la faune françaises. Ce
dernier point est important à noter tout de suite, nous aurons besoin
d'y revenir. L'auteur du sonnet du Jinglar, M. Zacharie Astruc, tour à
tour poète, peintre, sculpteur, ouvrait le feu dans la presse par une
série d'articles sur YE?tipire du Soleil levant publiés par YÉteiulard,
en 1866. Il avait déjà dans son portefeuille d'où elle n'est sortie que
pour être lue et admirée par de nombreux amis, une féerie japonaise,
h'Ile de la demoiselle qui n'est jamais arrivée au théâtre. Telle est la
fortune des précurseurs. Nous même au Constitulionnel nous suivions,
et peu après nous parlions de V Art japonais devant le public d'artistes,
qui assistait aux conférences de l'Union centrale des beaux-arts appli-
qués à l'industrie. La librairie Hachette éditait successivement plusieurs
relations de voyages au Japon et en dernier lieu le magnifique ouvrage
de M. A. Humbert. Depuis, c'est M. Regamey qui multiplie aquarelles,
dessins et croquis à toutes les pages des Promenades japonaises de
M. Guimet; c'est un fin humoriste, M. Ernest d'Herviliy qui donne au
théâtre sa jolie fantaisie japonaise, La belle Sainara, qiie M. Lemerre
devrait faire imprimer dans le mode des livres orientaux, paginer de
droite à gauche sous une couverture jaune dessinée par Bracquemond,
Solon ou Régamey. Pour le prochain hiver on annonce à l'Opéra un ballet
japonais. Pendant quelques saisons la toilette des femmes s'est inspirée de
celle des Japonaises, elle en conserve encore quelques façons. Nous avons
vu en très peu de jours tous les envois de la section japonaise au Champ
de Mars enlevés par nos collectionneurs à des prix d'une cherté fabu-
leuse. Ce n'est plus une mode, c'est de l'engouement,' c'est de la folie.
Cette folie est en grande partie justifiée par la magnificence décora-
tive des objets exposés. Parcourons-la donc cette exposition.
H.
Sur la pente occidentale du Trocadéro, — auprès de cette misérable
foire où toute la turquerie de contrebande bruit et glapit à qui mieux
LE JAPON A PARIS.
389
mieux, multipliant sous les yeux de la badauderie des deux mondes les
mystifications de la petite fabrique parisienne : confiseries nauséabondes,
parfumeries de mauvais lieu, bijoux de pacotille, dont ne voudrait pas
GRAVURE TIREE D UN ALBUM JAPONAIS.
(Collection de M. Ph. Burly.)
aujourd'hui un chef de tribu nègre, cuivres estampés et peints sans
mystère par des mains françaises dans la galerie du travail à l'École
militaire pour être vendus de l'autre côté du pont d'Iéna par des mains
orientalisées au jus de réglisse, étoffes rayées de couleurs hurlantes
achetées rue du Sentier, porte-monnaie soutachés à la mécanique par
390 GAZETTE DES BEAUX-ARTS,
des Batignollaises, souvenirs de Jérusalem venus de la rue Notre-Dame-
de-Nazareth, croix et chapelets présentés sous les auspices du croissant
et sculptés en cèdre qui se réclame du Liban quand il n'est que de
banlieue, — à deux pas du charivari des gens coilTés du fez, une clôture
de bambous ferme l'enceinte réservée à l'une des trois expositions de
l'empire du soleil levant. Celle oîi nous entrons, c'est la ferme, une
miniature de ferme japonaise.
La tourbe n'y séjourne pas, les abords en sont discrets, simplement
hospitaliers, sans bruit de place publique, sans rondement de peau
d'âne, sans vibration de cordes grattées, sans éclats de cris gutturaux.
On y pénètre par une barrière que supportent des pilastres en bois plein
oii s'épanouissent des pivoines et des tiges d'iris sculptées; sur les van-
taux de la barrière courent deux frises de fleurs ciselées à jour comme
une pièce d'orfèvrerie et couronnées en guise de fronton par un adorable
petit coq et sa poule qui sont un chef-d'œuvre de sculpture en bois.
Silencieux, attentifs sans en faire montre, souriants à leur pensée inté-
rieure, qui leur montre de hautes piles de grandes pièces d'or monnayé
dans une belle forme oblongue, l'œil mi-clos, l'esprit ouvert, les maîtres
du lieu ne sollicitent pas le visiteur. A son intention, ils ont disposé çà et
là de petits pliants, des sièges de bambou et de larges parasols en
papier peint oii l'ombre et le repos s'offrent d'eux-mêmes; l'ombre
et le repos sont d'heureuse rencontre sur ces déclivités du Trocadéro,
en ces chemins montants, sablonneux, malaisés, comme celui de la
fable, et de tous les côtés au soleil exposés.
11 n'y a point d'œuvres d'art à voir ici, rien de plus, en tout cas que
ces menus objets amenés à profusion par les plus récents exportateurs
sur le marché de Paris ; mais nous avons à y prendre sur le fait et sur le
vif les éléments de l'œuvre d'art décorative, je veux dire le caractère
des formes naturelles et le goût de la race. Eh bien, les artistes japonais
sont beaucoup moins fantaisistes qu'on ne serait porté à le croire si on
les jugeait seulement d'après l'apparence capricieuse de leur dessin.
Ces fusées de trait, ces longues courbes, ces saillies subites brusque-
ment suivies de subites retraites du pinceau, ces contournements qui
semblent de pure invention ou tout au moins affectés, ces grossissements
de tel ou tel organe ou ses rapetissements dans l'animal et dans la
plante, il est clair désormais, d'après les quelques spécimens réunis
à la ferme que c'est la .nature en réalité qui leur en fournit les
modèles. Cela est précieux à constater. Quant au goiit de la race
il se confirme en dehors de l'art, tel que l'art nous l'avait révélé;
pratique avant tout, allant droit à l'utile, mais aux formes de l'utile
LE JAPON A PARIS, 391
ajoutant spontanément, comme d'intuition, la parure d'une imagination
ingénieuse, enjouée, riciie en surprises et de belle humeur. Le joli et
doux jardin 1 On s'y promène à petits pas retrouvant en toutes choses,
dans la disposition des pieds d'orge en culture, des rizières, des oasis de
bambous verdoyants, dans l'architecture d'un hangar, d'une fontaine,
d'une cage à poules, dans un jouet d'enfant, la même recherche des
ajustages simples et rares, précis et curieux, le même génie industrieux
et charmant, le même soin, la même patience, le même souci de per-
fection. Évidemment le temps ne coûte pas à ce peuple, il n'envisage
que le résultat et le veut excellent; je doute qu'il se rencontre dans ses
dictionnaires l'équivalent de notre mot bâcler, s'il se familiarisait jamais
avec nos langues classiques, il pourrait, car il y a tous les titres, s'ap-
proprier la belle devise latine : Age quod agis! Bien faire ce que l'on
fait.
Il serait tout à fait injuste de dénier à l'Occident l'amour des choses
parfaites. Mais il s'y exerce de préférence dans les arts qui reposent sur
les sciences mathématiques. Au moins est-ce là que ses applications
aujourd'hui. nous frappent le plus vivement, dans les audaces de con-
struction des ponts et chaussées, et surtout dans les admirables combi-
naisons des moyens mécaniques par lesquels l'homme s'est asservi les
forces naturelles et a domestiqué les éléments comme l'eau, l'air et le
feu. A ce point de vue le Japon en est encore à balbutier le rudiment, il
s'est mis à notre école. Nous pouvons nous mettre à la sienne pour
tout ce qui touche aux arts décoratifs. Et déjà nous y sommes, je l'ai
dit, mais nous nous y prenons mal, nous ne comprenons pas l'enseigne-
ment qu'il nous donne et qui pourtant est si clair. Je ne veux nommer
personne ici, mais quand nous parcourons dans la section française les
expositions de nos fabricants les plus renommés, nous ne pouvons nous
défendre d'un certain découragement et même de quelque humiliation
en voyant qu'on nous présente comme des témoignages de progrès tant
et de si pauvres pastiches de l'art japonais. Lorsqu'il y a dix ans nous
recommandions aux artistes industriels français d'étudier le Japon, nous
ne voulions pas croire que seulement ils trébucheraient aux ornières de
l'imitation plate. Nous ne les leur signalions que par acquit de conscience.
Ils s'y sont enfoncés. Gomment alors se serait-on méfié? Le premier
exemple donné, le service de M. Bracquemond était un modèle parfait
de ce qui peut être obtenu par l'intelligente interprétation d'un style
déterminé. Ce vaillant artiste avait tout simplement choisi parmi nos
plantes potagères et nos animaux de basse-cour les éléments de sa déco-
ration. Tout ce qu'il avait emprunté aux artistes japonais, c'est une
392 GAZETTE DES BEALX-AKTS.
liberté de disposition des motifs plus grande que de coutume dans le
décor français, c'est-à-dire le déplacement arbitraire des centres, la
rupture de l'équilibre et de la pondération des masses, l'usage absolu
de ce que j'ai nommé la dyssymétrie, la façon intelligente de jeter en
un point quelconque du cercle, puisqu'il s'agit d'assiettes, et en dehors
des divisions géométriques un ornement isolé, le pétale d'une fleur, un
insecte, une grande tache pittoresque même, une botte de légumes, un
canard, un dindon, un crapaud. Il leur empruntait aussi leur façon de
modelé sommaire, en teintes plates, qui donne l'idée de l'objet sans
viser au trompe-l'œil ; puis leur mode d'accentuation dans le dessin qui
consiste à fortement accuser, même au prix d'une exagération, le carac-
tère essentiel de la forme. Tout cela était légitime, logique, intelligent,
d'un art piquant, par un vif attrait d'originalité de bon aloi. La person-
nalité de l'artiste n'avait pas abdiqué au profit des paresses empiriques
de l'imitation. On avait rencontré au Japon un nouveau principe d'art
décoratif, on l'appliquait librement en l'étendant et l'appropriant à nos
coutumes, à nos usages^ à notre milieu de nature. L'exemple était pré-
cieux, les dessinateurs de fabrique se sont bien gardés de le suivre. Ils
ont tout pris à l'art japonais : compositions, dessins, couleur ; ils ont
fouillé ses. albums de croquis pour les décalquer et en reporter les
motifs sur leurs bronzes et leurs faïences; ils ont copié servilement
jusqu'aux figures, copié les types, copié les costumes, copié les atti-
tudes, copié les tons de palette, copié même les réseaux de fond des
émaux. Et toutes ces copies se prennent sur des modèles usés depuis
longtemps au pays d'origine et dès lors renouvelés.
Notre progrès se réduit donc à nous mettre à la remorque d'une
formule étrangère. C'est piteux. Si encore, en ce champ étroit de la
reproduction littérale, nos fabricants luttaient de richesse, de goût et de
perfection avec les Japonais, pour médiocre que soit la consolation, nous
en tiendrions compte. Mais nous ne pouvons même pas dire qu'il en soit
ainsi. Comparons les bronzes par exemple. Ici les prétentieux et indi-
gents pastiches sont à la fois plus réguliers et plus maladroits : plus
réguliers, comme dans ces réseaux de cloisonnés que je citais tout à
l'heure, qui sont tracés avec une correction géométrique infaillible tra-
hissant l'insensibilité de la machine; — plus maladroits dans le travail
de l'incrustation des métaux sur métaux, qui est opérée sans netteté, et
conserve aux contours des traces de bavochure ; — indigent et préten-
tieux par l'aspect ciré, luisant, verni, battant neuf des alliages composés
à un titre unique et au plus pauvre. Rencontrerons-nous dans nos
bronzes rien de comparable au shakoudô et au sibouïtsi du Japon, ces
LE JAPON A PARIS.
393
admirables métaux formés par l'alliage du bronze, ici avec l'argent, là
avec l'or? Nullement. Sur ce terrain même de la somptuosité des
GKAVUKK TIUÉB d'uN ALBUM JAPONAIS.
(CoUectioa da M. Ph. Burty.)
matières, Paris est battu par Kioto. Ferons-nous donc toujours du châle
Terneaux en croyant faire du châle de l'Inde' !
Je n'insiste pas davantage sur la qualité de la matière employée,
4 . La comparaison pèche en un point capital : dans l'industrie du chàlo, le Terneaux
coûte dix fois moins que le cachemire authentique; dans l'iaduslrie du bronzele Ter-
neaux coûte aussi cher que le Japon.
XVIII. — 2° PÉRIODE. 60
394 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
question qui a bien son importance pourtant, et plus grande que nos fabri-
cants ne paraissent le croire quand il s'agit de l'œuvre d'art, car aucun
élément ne saurait être impunément négligé si l'on veut le conduire à la
beauté parfaite. Mais comment songerait-on à de tels achèvements, lors-
qu'on est encore engagé dans les servitudes de l'imitation. On nous
dirait en vain que l'intérêt commercial a dû primer l'intérêt esthétique,
que l'on a cédé à l'engouement du public pour le style japonais, que les
fabricants subissent plutôt qu'ils ne dirigent les courants de l'opinion.
Si cela était, ils en seraient les mauvais marchands. Il est difficile de
supposer, en effut, qu'après l'Exposition, oîi l'on aura vu l'art original,
les amateurs continuent à se pourvoir de copies inférieures, étant donné
surtout le caractère essentiellement commerçant des Japonais, qui ne
sont pas gens à perdre le bénéfice de leurs succès.
III.
Ni dans le passé ni dans le temps présent les leçons n'ont fait défaut
à nos fabricants. Pour n'être point directes, elles n'en étaient pas moins
éloquentes. Seulement il eût fallu les voir où elles étaient et les com-
prendre. Je voudrais tenter de leur en Indiquer les sources et d'éveiller
leur vigilance à l'avenir.
Dans tous les arts, l'imitation est l'infaillible entremetteuse de la
mort. C'est l'imitation qui tue les écoles. Parmi les artistes, ceux-là
seulement demeurent et prennent rang auprès de la postérité qui ont
vivifié leurs œuvres à la chaleur et à l'émotion de leur propre indivi-
dualité. Les témoignages abondent. Que subsiste-t-il des peintures de la
basse Flandre, qui, sous le nom d'école de Cologne, prolongea les pro-
cédés primitifs de Memling de Bruges, sans avoir hérité de son génie?
Rien. — Que subsiste-t-il de l'école bolonaise des Carrache qui, pendant
plus d'un siècle, imposa sa médiocrité éclectique à l'égal des chefs-
d'œuvre de la Renaissance? Rien. On en conserve les restes dans les
musées qui sont des dépôts d'archives. Mais pas un amateur sensible ne
s'y arrête. — De l'école française à la suite de David, rien non plus n'a
subsisté et certes ce n'est pas la science qui lui manquait. Le fétichisme
de l'imitation a stérilisé la poésie en France, pendant près de deux
siècles, ce qui prouve que le même phénomène se renouvelle dans les
ordres de productions les plus différents. De tous les copistes et pla-
giaires, de tous les traînards de l'armée de l'intelligence, le temps finit
toujours par faire justice en étendant sur eux le drap lourd de l'oubli.
LE JAPON A PARIS. 395
Encore pour la peinture, qui occupe les avenues olTicielles, qui est pro-
tégée, honorée par les gouvernements, y faut-il souvent une succession
d'années, parfois des espaces séculaires. Pour les arts d'ornement, qui
relèvent du public, le dégoût du pastiche est beaucoup plus prompt à se
manifester. Même à ne se placer qu'au point de vue étroit de la spécu-
lation, de l'argent, Vimitation devient rapidement une mauvaise affaire.
Toute œuvre dont la conception ne repose pas sur un principe absolu
d'originalité peut tromper et plaire un moment, par surprise; mais
accueillis comme une mode, de tels succès ont aussi de la mode son
éphémère durée.
Seuls pendant des siècles à occuper l'étroit goulot par où, de Naga-
saki à Décima, le Japon communiquait avec le reste du monde, les
Hollandais, peuple artiste, ne tombèrent pas dans l'erreur de l'imitation.
Recevant la première révélation des merveilles décoratives d'un peuple
connu d'eux seuls, inconnu de l'Occident, quelles facilités pour s'appro-
prier, piller et plagier cet art, ne leur off'rait pas une situation à ce point
exceptionnelle! Ils ne le firent point. Il y eut probité réelle à s'abstenir
et non dédain, comme on pourrait le supposer, si nous ne savions quelle
fut, au contraire, la passion des anciens collectionneurs d'Amsterdam et
de la Haye pour les objets de l'extrême Orient. Loin d'en méconnaître
la valeur esthétique, ils la comprirent si bien qu'ils s'en inspirèrent
très ouvertement, nous le voyons aujourd'hui, dans la décoration de leur
propre poterie. La faïence de Delft, qui a le don de passionner encore
les amateurs de céramique, n'est sensiblement qu'un dérivé de la faïence
japonaise, une conversion de l'ornement japonais au goût général du
peuple hollandais. Aussi dans leur sincérité, l'ont-ils singulièrement
alourdi. Ils poussèrent les choses à l'extrême en faisant fabriquer au
Japon des services sans nombre, d'après des motifs de décor fournis par
eux-mêmes, créant ainsi une céramique bâtarde comparable à ces tissus
de l'Inde, dont avec une admirable fatuité nos industriels expédient de
Paris dans la vallée de Kachemyr les modèles dessinés et peints ici sous
leurs yeux. C'est une présomptueuse naïveté qui doit exciter d'iro-
niques et silencieux sourires dans les métiers à tisser de l'Orient. L'adap-
tation spontanée, comme dans la faïence de Delft, était, au contraire,
tout à fait légitime. L'ornement qui, au pays du Soleil levant, affectait la
brillante légèreté d'une flamme de bois sec, prit aux Pays-Bas, il est
vrai, l'épaisseur d'un feu de tourbe; — mais qu'importe! Le fait essen-
tiel, c'est que sous cette forme même dont l'origine lui est étrangère,
l'art hollandais est encore l'expression fidèle de la race batave et la
caractérise; il reste national. Nous ne demandons pas autre chose à l'art
3% GAZETTE DES BEAUX-ARTS,
décoratif de notre pays, lorsqu'il s'abandonne aux séductions des arts
orientaux.
Il n'est pas un des peintres que j'ai nommés plus haut et qui se pas-
sionnèrent pour le Japon, qui n'ait, pendant un temps au moins, subi
son influence non seulement comme amateurs, je dis aussi comme pein-
tres. Leur étonnement, leur admiration, leur enchantement, avaient été
trop vifs et trop profondément ressentis pour qu'ils pussent s'y sous-
traire. Ils ne tentèrent même pas d'y résister. Avec intelligence ils surent
diriger l'action qu'elle devait infailliblement exercer sur leur talent.
Chacun d'eux s'assimila de l'art japonais les qualités qui recelaient les affi-
nités les plus voisines avec ses propres dons : M. Alfred Stevens, certaines
rares délicatesses de ton; M. James Tissot, des hardiesses et même des
étrangetés de composition comme en ses belles Promenades sur la
Tamise; M. Whistler, ses exquises finesses de coloration; M. Manet,
ses franchises de taches et l'esprit de la forme curieuse comme en ses
eaux-fortes pour l'illustration du Corbeau d'Edgar Poë; M. Monet, la
sommaire suppression du détail au profit de l'impression d'ensemble;
M. Astruc en ses aquarelles, le caprice ingénieux de ses premiers plans;
M. Degas, la fantaisie réaliste de ses groupes, l'effet piquant de ses dis-
positions de lumières en ses étonnantes scènes de cafés-concerts;
M. Michetti, le silhouettage élégant de ses figurines sur des fonds mono-
chromes; tous plus de lumière. Et tous y trouvèrent une confirmation
plutôt qu'une inspiration à leurs façons personnelles de voir, de sentir,
de comprendre et d'interpréter la nature. De là un redoublement d'ori-
ginalité individuelle au lieu d'une lâche soumission à l'art japonais.
Voilà des exemples que je me plais à citer, parce qu'ils témoignent heu-
reusement du parti qu'avec le moindre effort d'intelligence nos artistes
décorateurs et nos fabricants pourraient tirer des révélations des arts
étrangers et de nos propres arts dans le passé.
N'est-il pas déplorable notamment, pour citer un fait entre cent
autres, d'avoir à constater l'immuable routine à laquelle se condamnent
nos peintres verriers décorateurs d'églises? Sans en excepter un, ils
s'immobilisent dans la constante reproduction des styles anciens du
xin" au xvi"" siècle, sans risquer la plus humble tentative pour en sortir.
Je consulte l'un d'eux, praticien de premier ordre, qui a mis des ver-
rières dans les cinq parties du monde, M. Lorin de Chartres, et lui
demande les raisons de cette apathie générale de la verrerie française:
il en fait remonter la responsabilité aux architectes diocésains, qui impo-
sent le style des vitraux. Si encore les architectes ne faisaient que tenir
rigoureusement la main à la conformité du style entre l'édifice et les
LE JAPON A PARIS. 397
vitraux dans les monuments anciens, il n'y aurait pas lieu de protester,
quoique la rigueur ici soit excessive, l'unité de style étant au monde ce
qu'il y a de plus rare dans ces vieilles cathédrales que nos pères mirent
souvent plusieurs siècles à construire et où chaque siècle a laissé l'em-
preinte accusée de son art. Mais c'est pour des églises toutes neuves,
construites d'hier, achevées d'aujourd'hui, que l'architecte commande
des vitraux moyen âge, aux figures informes, émaciées, aux têtes en
poire, aux pieds en pointe, aux gestes raides et gauches. Je suis loin de
nier le grand caractère de ces figures dans l'œuvre naïve de nos anciens
verriers, mais je considère aussi que dans l'œuvre des architectes con-
temporains de telles exigences ne sont que de prétentieuses niaiseries
condamnables autant que baroques. Au même titre nos peintres de
sujets religieux devraient décorer les chapelles qu'on leur confie dans le
style de Cimabue, Giottoplus humain n'étant lui-même qu'un décadent.
C'est absurde. Aussi est-il arrivé cette chose singulière qui confond nos
verriers, c'est que la faveur publique, dès le premier jour à l'Exposition,
s'est attachée aux vitraux anglais. La fabrication anglaise n'est pas
comparable à la nôtre, elle ne peut parvenir à composer de grandes pages
qui exigent une puissance de ton, une intensité de coloration que ses
procédés lui interdisent; elle s'en tient à une sorte de monochromie
rehaussée de tons rabattus qui laissent jouer toutes les facettes d'un
verre habilement fabriqué à cette intention, et qui perdrait ses qualités
brillantes, chatoyantes s'il devait subir les cuissons successives néces-
saires à la réussite des tons primitifs et francs. Mais on a été séduit
par l'harmonie facilement obtenue de ces vitraux et plus encore par
l'affranchissement des étroites subordinations aux styles anciens qui
enchaînent nos verriers français. Les Anglais, bien moins forts que nous
dans la fabrication des vitraux, ont paru plus artistes. — C'est une nou-
velle leçon donnée à l'industrie décorative de notre pays où je ne vois
guère que nos grands céramistes qui aient su s'affranchir sans réserve
de l'imitation tout en s'inspirant ouvertement du Japon.
ERNEST CUESNEAU.
(.La suite prochainement.)
EXPOSITION UNIVERSELLE
LES ECOLES ETRANGERES DE PEINTURE
(suite).
L ITALIE
RÈs épris de singularités et de raffine-
ments ; curieux par delà l'outrance des
virtuosités de l'exécution ; doué au sur-
plus desplus délicates aptitudes aux habi-
letés et aux prestesses de l'outil et porté,
par conséquent, à s'en exagérer le mérite
dans le rendu de la forme, ou dans l'ex-
pression de la couleur, l'art italien, dont
le réveil date encore d'hier, traverse visi-
blement une période d'hésitation, d'in-
certitude et de trouble.
Mais, tandis que cet art tâtonne, s'interroge et cherche, comme à
l'aventure, à débrouiller son avenir, il y aurait, ce semble, plus que de
la témérité à vouloir, d'après ses envois au Champ de Mars, formuler des
augures, encore moins des arrêts, que l'œuvre de demain pourrait si
aisément contredire.
N'est-ce donc pas déjà, en soi, quelque chose d'étonnant que l'Italie,
sollicitée et comme opprimée par tant d'imposantes traditions, ait su eu
éviter le dangereux écueil et rester franchement de son temps ? Plus
judicieuse et moins empressée à fulminer ses plus sévères pronostics,
V Gazelle des Beaux-Arts, %' période, t. XVIII, p. 196,
LES ÉCOLKS ÉTRANGÈRES DE PEINTURE. 399
la critique eût dû lui en tenir meilleur compte et ne pas tant se hâter de
crier à la perdition et à l'anarchie.
Comparer l'Italie vivante à l'Italie du passé, écraser le présent et le
condamner à l'impuissance, à l'avortemenl, à l'immobilité, en lui oppo-
sant sans cesse les gloires et les génies d'autrefois, ce sont là des pro-
cédés de discussion dont la banalité n'exclut pas l'injustice. Il faut bien
reconnaître, au surplus, que la critique n'éprouve pas toujours pour
l'emploi du lieu commun tout le discret éloignement dont elle devrait
faire état dans la rédaction de ses sentences. Et comme il est heureux
dès lors que celles-ci ne demeurent que rarement sans appel ! Avec ce
recours, toujours libéralement ouvert, l'art italien peut s'abandonner
librement à ses piquantes et originales recherches en dehors de tout
parti pris d'-imitation rétrospective. L'Italie politique s'est reconquise;
l'Italie artiste saura bien se reconstituer à son tour. Qu'elle ose donc !
L'avenir est aux audacieux.
11 ne nous paraît pas, du reste, qu'elle soit si fort à morigéner,
encore moins tant à plaindre, la nation qui, en statuaire, a conçu le
Jcnner, Une telle œuvre, — non, bien entendu, par son côté technique
pour précieusement traité qu'il soit, — mais par la portée, l'élévation
et la modernité de l'idée qu'elle incarne et glorifie — est assurément
appelée à marquer une date entre l'art de la tradition, l'art du passé et
l'art de demain. Dans quelle sculpture trouverait-on, au Champ de
Mars, plus de sentiment, plus de sincérité et de pénétrante expression,
alliés à un caractère aussi fortement naturaliste, aussi franchement
moderne et vivant? L'art évolue et cherche encore sa voie que, déjà, une
des premières, l'Italie l'a entrevue et pressentie. C'est bien quelque
chose. Et, en peinture, elle ne nous paraît pas absolument menacée
de stérilité l'école qui, dans ses rangs encore indisciplinés, compte tant
d'artistes de tempérament, singuliers, personnels, impressionnistes et
japonistcs, foriunistes et paroxystes, étranges, bizarres, parfois même
extravagants ceux-ci; ceux-là tout à fait insoumis, véritables enfants
perdus du groupe, des révoltés enfin. Pourquoi plaindrions-nous l'Italie
de cet éparpillement ? N'est-ce pas une des conditions de la vitalité de
l'art qu'il s'efforce, s'ingénie et ne soit pas partout identique à lui-même?
Or, s'il subsiste encore, par delà les Alpes, une certaine communauté
de tendances parmi la jeune école, on n'y saurait en tout cas décou-
vrir la marque d'une direction ou d'un enseignement dogmatiques,
absorbants ou exclusifs. C'est, du reste, ce que prouvent clairement
les envois de l'Italie à l'Exposition universelle.
J'imagine que lorsqu'il s'est agi, dans le jury des récompenses, d'at-
m GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
tribuer une médaille d'honneur à l'Italie, rembarras de la donner au
plus digne a dû être grand. Entre MM. Pasini et de Nittis le choix
était en effet assez difficile. Tous les deux, dans un mode bien différent,
sont des peintres de race, des hommes de mérite. Établir ou discuter la
supériorité de celui-ci sur celui-là n'entre point dans nos visées; nous
préférons ne pas nous mêler à ces questions de récompenses, toujours
un peu personnelles et délicates, et chercher plutôt à communiquer à
nos lecteurs quelque chose de l'estime que nous professons pour l'un
et pour l'autre de ces aimables et brillants talents.
M. Pasini, que la critique n'a peut-être pas eu jusqu'ici l'occasion
d'étudier devant un ensemble d'ouvrages aussi intéressant, est un des
fidèles de nos Salons annuels. Depuis 1859, il y a obtenu successive-
ment les plus hautes distinctions. A vrai dire, c'est un des nôtres, et si
l'Italie l'a réclamé à l'Exposition universelle comme un de ses fils, la
France en cas de litige aurait pu, à meilleur titre encore, invoquer le
précédent du fameux jugement de Salomon et faire valoir les indiscu-
tables droits de la maternité spirituelle.
C'est en Orient, en Perse, en Syrie, au Liban, à Constantinople que
M. Pasini va chercher ses inspirations et il y a trouvé une note toute
personnelle et d'une saveur bien particulière. Si, comme chez Fromentin
qu'on lui a souvent opposé, son coloris est tendre, frais, distingué,
lumineux, s'il s'est souvent épris des demi-teintes, des délicates trans-
parences de l'ombre et de ses chaudes harmonies, son accent est géné-
ralement plus ferme, plus robuste, plus intense, et l'ensemble de son
œuvre en acquiert une valeur de certitude, de sincérité et de caractère
qui a son éloquence propre. Il suffit, du reste, de rapprocher la Chasse
au faucon, de M. Pasini, de tel sujet analogue ou non, pris en Algérie,
et traité par Fromentin, pour qu'on saisisse, à première vue, les dif-
férences de tempérament et de sentiment qui séparent ces deux maîtres,
rivaux cependant sur le terrain commun de la recherché de la couleur
locale, de la rareté du ton et de la coquetterie de l'expression.
L'œuvre de M. Pasini est déjà considérable. Les lecteurs de la
Gazette en sont trop bien informés pour que nous ayons à remettre
sous leurs yeux l'analyse détaillée des onze tableaux qu'il a présentés
au Champ de Mars. La plupart ont été décrits dans nos colonnes à l'occa-
sion des Salons annuels, et nous voulons éviter les redites. Ce ne sera
point, toutefois, excéder notre droit que de dire un mot de nos pré-
férences et de rappeler quelques morceaux particulièrement remar-
quables. C'est à ce titre que nous mentionnerons le Marché sur la place
de la mosquée de Jeni-Djiami (daté de 1873), la vue de la Parle
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE.
401
nord de cette même mosquée (1874) et YEn'.revue des deux chefs
Metualis (1875), une scène grandiose, à laquelle l'artiste a donné pour
cadre une pittoresque vallée du Liban, gorge toute verdoyante, aux
pentes tantôt surplombées de rochers gris, tantôt ombragées de majes-
tueux bouquets de palmiers. Je dois citer encore ce Faubourg de Con-
riaV&SB DU TABLEAU DB M. DE NITTI3 : « W B3 TM I N STE tt. »
(Croquis de Tartiste.)
stantinople, exposé l'an dernier, une merveille de fourmillement de vie,
de lumière et de richesse de coloration, et cette Cour d'un vieux conak,
tout enveloppée de silence et d'ombre, avec son puits aux ferrements
curieusement ouvragés, et ses envolées de tourterelles grises, demi-
sauvages et demi-familières, accourant à l'appel du gardien, peut-
être le seul hôte de ce mystérieux palais.
XVIII. — 2" PÉRIODE.
81
402 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Nous ne nous souvenons pas que la Gazette ait jamais parlé de la
Promenade dans le jardin du harem, qui fait aujourd'hui partie de la
riche et intéressante galerie formée à Lisbonne par M. le vicomte
Daupias.
Rien de plus finement observé dans sa gravité familière et dans sa
pompe un peu bouffonne, que cette amusante turquerie empruntée aux
mœurs intimes du harem. C'est l'heure de la promenade journalière.
Avec la passivité, la régularité ennuyée et une lourdeur d'allures qui
sont autant de traits d'observation spirituellement rendus par l'artiste, la
Khanoun, avec sa suite, accomplit sa sortie habituelle sous l'œil vigilant
de l'eunuque. L'enclos, le jardin, n'est pas grand, enserré qu'il est,
comme le préau d'une prison, par les murailles mêmes du harem, avec
ses hautes fenêtres grillées, aux archivoltes décorées de faïences de
Perse, d'un bleu de turquoise, relevées d'élégantes arabesques s'enle-
vant en clair. Un gros oranger, près d'une fontaine , quelques lauriers-
roses, un palmier, végétant assez tristement dans des pots, et une treille
où grimpe un grêle jasmin, en composent toute la parure.
En tête du groupe marche gravement une négresse, vêtue d'une robe
rose de Chine , et portant une guitare ; puis vient la Khanoun , la
dame, en robe de soie jaune clair, s' abritant sous un parasol aux reflets
irisés que tient une suivante velue de rouge ponceau. Sur ses talons se
pressent trois autres esclaves aux costumes chatoyants et nuancés de
bleu intense, de rouge profond et de jaune; l'une est chargée du nar-
ghilé, l'autre des accessoires du café, une troisième a pittoresquement
drapé un bout de tapis d'Orient sur un coin de son épaule.
Voilà la scène et elle est charmante. Nous en aimons le dessin
délicat, le mouvement toujours très juste et jusqu'à l'expression de
lourd ennui des vivantes petites figures. Quant à la couleur, toute
fraîche et fleurie, nous souhaitons qu'elle soit beaucoup étudiée par les
fortunistes et les paroxystes. Ils y apprendraient l'art exquis — et si
rare — d'associer les tons les plus montés dans une savante rela-
tion et d'en faire valoir toute la vivacité et l'éclat sans disparate et
sans cri.
Un des caractères les plus frappants du talent de M. Pasini, c'est le
goût parfait avec lequel il mêle ou fait prédominer dans ses compositions,
selon les convenances de son sujet, l'architecture, le paysage ou la figure.
A notre avis, on ne saurait trop le louer de la variété et de la mesure
qu'il apporte à se servir de ces complexes éléments. Il convient, au sur-
plus, d'ajouter que M. Pasini excelle également à les traduire. Progres-
sant chaque jour, et chaque jour plus maitre de ses pratiques, M. Pasini
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE. !,03
est, à cette heure, le premier de nos orientalistes : il est encore et sur-
tout un beau peintre.
Avec M. de INittis, la Gazelle n'est point en reste. Dès 1872, alors
qu'il envoyait au Salon ce joyau de peinture tout ensoleillé : la Roule de
Brindisi, qui réapparaît au Champ de Mars, plus affiné, plus vibrant
encore dans ses lumineuses intensités sous l'émaillure et la blonde
patine du temps, notre collaborateur Paul Mantz traçait ici même ces
lignes si heureusement et sûrement intuitives : « Ce nom de M. de Nittis,
que la Gazelle écrit pour la première fois, devra être retenu. » Si l'artiste
ne recevait encore ce jour-là que le baptême de la notoriété, il est
aujourd'hui compté parmi les plus aimés et les plus populaires. M. de
INittis a, d'ailleurs, fait mieux que de tenir les promesses de ses débuts :
il y a beau temps qu'il les a singulièrement élargies.
C'est un chercheur, un audacieux que M. de Nittis. Nature nerveuse
et délicate, toute voie déjà battue lui paraît vulgaire. Il lui faut les sen-
tiers ignorés, à peine foulés par d'autres : c'est un curieux que l'inconnu,
le nouveau, sollicitent de préférence et attirent. Nul, plus que lui, n'a
dans Técole le sens des élégances féminines et le goût de la modernité.
Dès ses premières productions, on l'avait justement rapproché de Meis-
sonier : brusquement M. de Nittis a laissé là cette première manière
précise, aiguë et si habile dans ses ténuités à exprimer le relief des formes,
l'éloignement ou la diversité des choses. \J impressionnisme venait de
tenter M. de Nittis, et il s'y est livré avec l'entraînement que ce tempé-
rament si essentiellement artiste sait apporter à la poursuite de son rêve.
Tout de suite il a mis au service de son nouvel idéal — traduire la vie,
l'agitation, le fourmillement des grandes cités, — les qualités d'observa-
tion, de distinction et d'esprit qu'il possède à un haut degré.
Ce n'est pas sans plaisir que nous retrouvons, au Champ de Mars,
des morceaux aussi significatifs au point de vue du caractère que la Place
des Pyramides et Paris vu du Ponl-Royal, des Salons de 1875 et de
1876, avec la transparence un peu voilée de leur grise atmosphère, sur
laquelle d'élégantes petites figures, surprises dans leur mobilité, détachent
leui's fines silhouettes, non point crûment, mais dans la mesure parfaite
qu'exige la tonalité de leur plan. Car, outre que l'impression chez M. de
Nittis — sans jamais rester trop sommaire et trop abrégée — est toujours
juste et délicate, il sait éviter l'écueil des vigueurs brutales, si faciles à
qui pose des noirs sur des fonds neutres ou gris.
Ce n'est pas seulement Paris, c'est encore Londres, avec ses brumes
épaisses, mélange de brouillard jaune et de fumées grises, qui a trouvé
dans M. de Nittis un peintre d'une étonnante sincérité. National Çallery,
404 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Trafalgar square, Bank of England, Piccadilly, sont autant d'épreuves
différentes d'une même et solide impression, sentie, vécue et traduite
avec un rare bonheur. Westminster et Canon bridge fournissent, dans
cette même donnée, une note à part. Ce ne sont pas là — il faut en
convenir — des morceaux gais ; mais le pinceau de l'artiste, ému et
comme oppressé par les fuligineuses vapeurs qui, à certains jours, sur
les rives de la noire Tamise, enveloppent et obscurcissent toutes choses,
n'a fait après tout que rendre la sensation loyalement éprouvée. Pour
poignant, pour dramatique qu'il puisse paraître, l'effet dans ces deux
pages spleenétiques et presque sinistres est la réalité même.
Sans qu'il y ait de notre faute, nous voilà bien loin de l'Italie, de la
peinture italienne et de ses gaietés. Il est grandement temps que nous
en venions aux ouvrages, moins importants sans doute, mais aussi moins
familiers à nos lecteurs, des peintres restés fidèles aux choses du terroir.
S'il fallait en juger par ce qui est exposé au Champ de Mars, l'his-
toire et la grande peinture, religieuse ou allégorique, seraient fort
délaissées en Italie. Mais en est-il réellement ainsi? A l'exception d'une
ou deux compositions : Jésus écoutant lu lecture du jugement qui le
condamne, de M. Altamura, qui interprète l'Évangile à la manière de
Bida; d'une Mater amabilis, de M. Fontana; d'un Marcus Drutus après
la bataille de Philippes, de M. Simoni, seuls tableaux où se lise une
préoccupation d'école, et encore de la grande toile oîi M. D. Induno
représente Victor-Emmanuel plaçant la première pierre de la galerie
de Milan, manière de peinture officielle, non pas mal agencée, ni mal
habile, mais un peu monotone et triste d'aspect, nous ne voyons rien de
transcendant à signaler. Les portraits aussi sont rares. Les meilleurs
sont signés de M. Mose Blanchi, de M. Spiridon, qui a peint M. Gambetta,
et de M. Bompiani , dont le portrait de M"» Bompiani se tiendrait très
bien dans le voisinage des élégances féminines du plus mondain de nos
portraitistes.
Une Étude d'une jeune fille, de M. Cammarano, est un beau morceau
de peintre, d'une facture singulière et bien personnelle. M. Cammarano,
en impressionniste intelligent, se garde de peindre plat et il sait tenir
compte des jeux de la lumière et de ses reflets autour d'un relief. Sa
couleur a beaucoup de solidité et de vie.
L'anecdote historique et les sujets de demi-cai'actère sont très en
vogue dans les ateliers transalpins. Je ne puis que mentionner — ne
pouvant tout dire — les envois de M. Mussini : une Heure d'été; de
M. Vanutnelli : la Monfcrrina; de M. Battaglia : Carminé Giorduno
faisant répéter la pastorale aux dominicains; de M. Castiglione : le
/iU6 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Château de Haldon Hall au moment où il est envahi par les soldats de
Cromwell, ainsi qu'une deuxième toile du même artiste intitulée : une
Visite chez l'oncle Cardinal. En somme, ce sont là autant de tableaux
estimables et brillants, mais que ne recommande à notre étude aucune
qualité tout à fait saillante. 11 nous a paru que le sujet traité, à la fois
par MM. Pagliano et Didioni, n'avait point manqué son effet sur la foule :
il s'agit de la scène du divorce entre Napoléon et Joséphine. L'une se joue
à trois personnages, l'autre seulement à deux. Ces compositions sont
d'aimables morceaux de facture, où le mobilier, les étoffes, le rendu des
accessoires, l'emportent sur le sentiment et l'expression. Or nous ne
saurions être ému là où il n'y a que de la mise en scène. Le drame
Intime n'y est pas.
La Bixe, de M. Detti ; une Fcte sur le canal Grande, de M. Delleani,
qui voudrait mêler Fortuny à Véronèse; le Retour du Baptême, de
M. Jacovacci; un autre Baptême dans Vile d'Ischia. de M. Joris; La Vie
orientale, de M. Mapsarani ; le Retour de la fête de la Vierge de l'Arco,
de M. F. Mancini; xm Mariage Cn Lombar die, de M. Mantegazza, sont
des compositions mouvementées, très ingénieuses d'arrangement, et
pour le surplus, d'une vivacité de coloration qui est caractéristique à
cette heure dans toute l'école. C'est encore par la couleur, plutôt que par
la solidité du dessin, que se recommandent une foule de sujets empruntés
comme quelques-uns des précédents à la vie au grand air, aux coutumes
locales, aux fêtes nationales et parmi ceux-là je note comme des mor-
ceaux tout de brio : Italie, 4866, de M. J. Induno ; le Retour de la fête
de Montevergine, de M"" Sindici Stuart ; le Matin de la fête, de M. Nono,
et un Baptême de gala, de M. Pastoris. Un Coucher de soleil (rivière de
Gênes), de M. Giuliano, se distingue de la moyenne des autres ouvrages
par la largeur et le charme de sa facture. Nous notons surtout dans ce
tableau où de belles jeunes filles passent, au bord de la mer azurée, en
chantant et en se tenant par la main, une poésie d'arrangement et d'ex-
pression qui évoque, sans plus de rapprochement d'ailleurs, le souvenir
du Choral de Charles Marchai. Avant le tournoi, de M. Marchetti, dont
la Gazette donne un spirituel croquis, est également à ranger parmi les
plus pétillantes toiles de l'exposition italienne. Bien agencée dans sa dis-
position générale et dans ses parties de détail, cette vive et charmante
page fait le plus grand honneur à M. Marchetti.
On est frappé, en parcourant l'exposition italienne , du grand nom-
bre de sujets intimes, spirituellement composés, très écrits, trop écrits
même parfois dans leur exécution appliquée, mais qui rachètent ce tra-
vers — endémique dans l'école — par la gaieté, la finesse de l'exprès-
A. Quantin, imprimeur.
1878.
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE. 407
sion, en même temps que par l'éclat et par le choix presque toujours
heureux des tonalités. La plupart de ces petites toiles sont un heureux
compromis entre les pratiques de Fortuny et la manière de nos propres
peintres de genre.
h' Amateur d'antiquités, de M. J. Induno ; Y Avare, de M. Piccinni ;
un Prêtre, de M. Volpe ; la Lecture, de M. Quadrone ; V Essai du corset,
de M. Spiridon, appartiennent à cette école composite où le soin de la
mise en scène et le rendu excessif du détail sont des préoccupations
dominantes. Sans viser à tant de recherches, la Revue de lliéritage, de
M. E. Pagliano ; le Retour du baptême et la Gondole, de M. F. Jacovacci,
se présentent comme d'excellents et amusants tableaux oîi les caresses
de la brosse n'exagèrent point trop l'intention et se gardent de détruire,
au profit des accessoires, l'harmonieux effet de l'ensemble.
Une bonne peinture encore, c'est la Dernière messe, de M. de Nigris,
d'une bien jolie couleur et d'une facture qui ne manque ni d'imprévu
ni d'originalité. Nous notons aussi un petit Racchus et quelques autres
études de M. A. Mancini, traitées avec liberté et dans un piquant senti-
ment de couleur.
Le japonisme a ses adeptes par delà les monts, tout comme à Paris.
M. Favretlo s'en montre épris dans son Atelier de tailleur, tout plein
de jolies taches, très habilement contrastées du reste, et M. E. Gignous
un sectateur décidé dans l'éblouissant morceau qu'il a appelé les Fleurs
du couvent, un coin de nature inculte où fleurissent en tout abandon
sur leurs hautes et élégantes tiges, des roses trémières, rose clair, rouge
de sang et rouge pourpre dont les notes aiguës ou graves se détachent
sur les verts intenses ^t variés des herbes folles et des feuillages.
Il y a plus que des traces de paroxysme dans le Viatique de M. Gioli
qui, par ses outrances de coloration, se rattache au maître du genre,
M. Michetti.
A quel besoin de singularité ou de fantaisie effrénée a donc obéi
celui-ci lorsqu'il a peint cet étrange rébus que le catalogue intitule
Printemps et Amours? Quelle folie ou plutôt quelle chinoiserie est cela?
Que viennent faire sur ce promontoire, que baigne la mer bleue, ce vol
d'Amours de terre cuite — puisque Amours il y a de par le catalogue —
jouant, sautant, se culbutant, grimpant aux branches d'un amandier en
fleur, et plus turbulents dans leurs jeux qu'une bande d'écoliers en
vacances? Pourquoi ces étoffes japonaises, ces draperies archaïques, ces
attifements bizarres, et pourquoi encore ces marbrures de bleu indigo qui
zèbrent, comme des hachures jetées au hasard, cette composition extra-
vagante ? Qui nous donnera le mot de cette énigme que ne révèle point
;,08 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
l'examen de cette peinture paradoxale, ahurissante, hallucinée, sans
doute la vision, le songe creux de quelque cerveau en délire?
Le Baiser, un autre tableau de M. Michetti, n'affiche, du moins,
d'autre prétention que de nous montrer jusqu'à quelles sonorités peuvent
atteindre certaines valeurs de rouge, de bleu et de vert, habilement
contrastées. En ce sens, la pratique de M. Michetti tient véritablement
du prodige.
L'école italienne contemporaine ne manque pas d'artistes attentifs
à interroger les aspects généraux ou les particularités du milieu natal
et à en rendre les côtés pittoresques, la poésie, la grandeur. S'il a fait
sur la terre d'Egypte une excursion heureuse qu'attestent deux bonnes
toiles exposées au Champ de Mars : les Pyramides et le Sphinx,
M. Vertunni prouve dans son étude des ruines de Pœslutn et dans son
paysage, les Marais pontins, qu'il ressent vivement les impressions
de terroir et qu'il en rend fortement le caractère. Ainsi, encore, de
M. Ciardi, un peintre véridique du ciel vénitien, et de M. Pittara, qui nous
montre dans la campagne romaine, au milieu des broussailles, un marais
oii se vautrent des buffles, tout illuminé des rayons d'un soleil couchant
aux chaudes et puissantes transparences. M. Simonetti, un élève de
Fortuny, a peint dans sa manière précise, agatisée, accusant chaque
détail, chaque relief, la Via Giuseppe Mancinelli, à Palaizolo.
MM. Pagano et Bartesago participent de cette même méthode et l'exa-
gèrent.
Deux paysagistes de talent, MM. Tivoli et Rossano, sont devenus des
nôtres. L'un expose une grande toile : les Bords de la Seine, un peu
flottante et molle dans ses lignes, mais lumineuse et fraîche, l'autre
plusieurs fines études : V Inondation de la Seine, les Faucheurs et les
Environs de Montretout.
On sait avec quelle habileté les artistes italiens traitent l'aquarelle.
L'exposition du Champ de Mars en renferme de superbes spécimens :
scènes de mœurs, paysages, études diverses; la Gazelle compte s'occuper,
dans un article spécial, de ces aimables et brillantes productions.
LA GRECE.
La terre classique du beau idéal comme des plus nobles, des plus
hautes, des plus parfaites manifestations de l'art, a vu se tarir, depuis
des siècles, ses forces créatrices. Si l'art grec survit dans la mémoire des
peuples, ce n'est plus que par ses augustes monuments et ses impéris-
LES ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE. /|09
sables souvenirs. Pourquoi évoquerions-nous vainement ce passé en face
du présent?
L'exposition de la Grèce occupe une bien petite place au Champ de
Mars. Nous n'avons point charge d'en étudier la statuaire. Reste la
peinture. Elle n'est ni sans intérêt ni sans mérite, et témoigne que les
artistes grecs ont le goût inné et le culte de la couleur.
M. N. Lytras, un nom qui ne nous est pas familier, a signé plusieurs
jolies toiles dont les sujets sont empruntés aux mœurs nationales. La Jeune
Fille enlevée, l'Orpheline, \e Baiser, la Veille de la nouvelle année, sont,
autant de charmantes compositions, d'un coloris délicat, lumineux, pré-
sentant des blancs hardiment enlevés sur des fonds clairs et qui ne
manquent ni d'accent ni de saveur.
Dans ses Fiançailles en Grèce, M. N. Gyzis s'inspire aussi des cou-
tumes traditionnelles; son tableau, bien composé et peint avec beaucoup
de finesse, dans une tonalité blonde, laisse le plus agréable souvenir.
M. Gyzis a exposé en même temps une Têle d'Arabe, étude d'un superbe
caractère et d'une facture énergique.
M. Th. Ralli, un des élèves les plus distingués de l'atelier de
M. Gérôme, expose couramment à nos Salons annuels. Une Soubrette
Louis XIV, Nasli jouant de la guitare, Nurmahal la danseuse et Après
l'enterrement, forment son lot au Champ de Mars, et ce lot est des plus
frais et des plus coquets.
Nous notons un très bon Portrait de femme, par M. Rizo, un élève
de M. Cabanel, ainsi qu'un Portrait d'homme, par M. Xydias, d'une
véritable valeur pour la fermeté du modelé et la puissance de la cou-
leur.
M. Pantazis, qui habite la Belgique et expose quelquefois à Paris,
suit les traditions chères à nos impressionnistes. Ses envois sont nom-
breux et variés. M. Pantazis peint des figures, des paysages, des effets
de neige, des marines.
La plus importante de ses toiles est intitulée Cruelle nécessité.
Il s'agit là d'un artiste déchu, jouant du violon dans la rue ; un reste de
fierté se lit sur son visage et perce à travers l'humilité de la pose. Cette
étude réaliste est d'une expression saisissante et d'une solide couleur.
PAUL LEFORT.
Cio suite prochainmenl.)
XVIII. —2» PÉBIODK. 52
EXPOSITION UNIVERSELLE
UNE
ANCIENNE BRODERIE ESPAGNOLE
E gouvernement espagnol a installé dans l'aile droite du
Trocadéro une exposition rétrospective renfermant des
spécimens nombreux et variés de son art national. Au-
jourd'hui notre but n'est pas d'étudier l'ensemble de cette
collection, mais seulement une pièce qui nous semble
unique, non seulement dans la section espagnole, mais dans tout le
musée rétrospectif.
Nous voulons parler d'une suite de pièces brodées formant un orne-
ment d'église complet et exposées par M. D. B, Forzano dans la pre-
mière vitrine qui se présente au public en entrant dans la section espa-
gnole. Quoique nous ne connaissions pas l'origine exacte de ces travaux,
le lieu et les auteurs de leur fabrication, le dessin et l'exécution nous
font penser qu'ils sont d'origine espagnole et datent du commencement
du XVI' siècle.
Après avoir longuement examiné ce remarquable travail, il nous
semble intéressant dans une étude rapide d'examiner l'état actuel de
ces diverses pièces au point de vue de leur composition, de leur exécu-
tion et de leur conservation, et de voir enfin quel genre de restauration
peut y être apporté et dans quelles mesures cet orne ment peut être utilisé.
L'ornement est composé de quatre pièces en velours noir, destiné
aux cérémonies mortuaires, orné d'emblèmes funèbres ; dans le bas de
la vitrine est la chasuble, au centre la chape, et de chaque côté sont les
UNE ANCIENNE BRODERIE ESPAGNOLE.
411
deux dalmatiques. La chasuble est de forme espagnole comme toutes les
autres pièces.
Elle n'a pas de croix, mais un orfroi droit par devant et par derrière.
En raison du peu de largeur et de l'extrême longueur de ces orfrois,
l'ornementation de la chasuble est moins réussie que celle des autres
pièces, et cette infériorité, toute relative, est d'autant plus remarquée
que la broderie est attachée à la pièce par un galon d'or assez médiocre.
K-z-:^::::::.
CARRé DB BRODERIE d'uNE CHASUBLE ESPAGNOLE DU (XVI« SIÈCLE.)
(CoUoction de M. D. B. Forzaao.)
Chaque bande de la chasuble est divisée par trois cartouches qui ren-
ferment des crânes humains .placés dans diverses positions. Les car-
touches sont reliés entre eux par une ornementation verticale formée de
rinceaux au centre desquels se placent des ossements croisés.
L'ornementation de la chape est similaire, mais grâce au développe-
ment de l'orfroi, l'effet est beaucoup plus heureux. Les bandes ont le
même nombre de cartouches. Elles sont par devant jointes par une patte
richement brodée, puis elles viennent se réunir derrière sur le col au-
412
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
dessus du chaperon. Cette dernière pièce est supplémentaire et attachée
avec une sorte d'agrafe de passementerie, rornementation suit les
mêmes principes.
Dans la daimatique l'ornementation change, non dans ses détails,
mais dans ses lignes. Les orfrois disparaissent pour faire place à deux
carrés placés au bas de la pièce, l'un par devant, l'autre par derrière.
(Les deux faces de la daimatique étant de chaque côté exactement
CHAPB ESrAONOLE A BRODERIES (XVI« SIÈCLE).
(Collection de M. D. B. Forzano.)
pareilles.) Au centre de ces carrés reviennent les cartouches plus riches
et plus découpés.
L'ornementation prend son essor et répand à profusion ses nielles et
ses rinceaux. Les manches sont ouvertes et garnies d'une large bande
brodée et surmontées d'une sorte de bretelle d'une extrême finesse de
dessin qui, descendant de chaque côté, remplit le vide et produit un
excellent effet.
N'oublions pas le collet, petite pièce supplémentaire en usage seule-
ment en Espagne, comme accompagnement des dalmatiques. Ce collet
UNE ANCIENNE BRODERIE ESPAGNOLE.
il3
est très joli, très largement dessiné et brodé avec la même ampleur et
la même finesse que tout le reste de l'ornementation.
Les quelques figures qui accompagnent cette étude donneront une
idée de la composition de l'ornement et, nous l'espérons, le désir de voir
les remarquables pièces qu'elles représentent. Mais nous devons en pré-
venir nos lecteurs, ces travaux ne brillent pas, comme la plupart des
UALMATIQUB BSPAONOLB A BKODBRIES (X V i ^ SIÈCLK).
(Collection de M. D. F. Forzano.)
pièces exposées, par l'extrême finesse du point et la patience que le
brodeurs ont dû déployer dans leur travail.
Ici nous trouvons un dessin magistralement compris et exécuté de
même, les cartouches, tout en ayant diverses silhouettes, affectent tous
le même ensemble, les crânes et les ossements ont été copiés sur
nature. Les rinceaux formant fond et reliant les divers motifs sont d'une
grande correction, d'une extrême finesse. Comme dans toutes les brode-
ries du xvi" siècle, nous trouvons une très heureuse variété dans l'exé-
cution. Le travail général est simple, c'est une application d'or attachée
avec un cordon d'or et entourée d'un cordon de soie dont les nuances
kik
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
varient. Les sujets du centre sont brodés en couchure d'or rattachée
avec de la soie, et par une heureuse opposition, les cartouches sont
couchés en soie et rattachés avec du métal. Les rinceaux sont en appli-
cation d'or, mais les feuillages et les fruits qui en sortent sont brodés
en couchure de soies modelées et rattachées d'or. A cet ornement il ne
manque que les pièces secondaires qui pourraient facilement être refaites
si cela était nécessaire. Un ornement de ce genre, par sa forme, par la
composition et la coloration de sa broderie, ne pourrait servir qu'en
Espagne, et il n'y a pas à songer à changer la destination toute spéciale
de cette broderie, qui ne peut être employée à un usage profane.
Si cet ornement est destiné à figurer dans un musée ou dans le
trésor d'une cathédrale, son état de conservation est tel, qu'il est sim-
plement utile de rattacher les fils brisés sans rien faire autre.
Nous ne pourrions trop nous élever contre les restaurations com-
plètes de broderies de haute valeur, comme celle qui nous occupe. En
effet, par un zèle malheureux, il arrive que presque toujours on déna-
turait le travail ancien sans profit pour l'art moderne. Les broderies
anciennes ne sont plus faites pour l'usage.
Il suffit donc qu'elles soient consolidées avec soin, mais avec une
discrétion extrême, pour servir pendant de longues années de modèles
et de sujets d'étude.
TU. BIAIS.
'i
1
BIBLIOGRAPHIE
Histoire des médailles des États-Unis, par M. J.-F. Loubat. New-York, chez
l'auteur, 2 volumes in-Zi" , illustrés de 170 eaux-fortes par Jules Jac-
quemart*.
E titre qui précède est celui d'un magnifique ouvrage, sur grand papier
fabriqué exprès, d'une très belle impression , et auquel les gravures de
M. Jacquemart ajoutent un grand prix.
M. Loubat a réuni et décrit les médailles frappées aux Étals-Unis depuis
1776 jusqu'à 1876. Elles sont consacrées à des officiers de l'armée et
de la marine, aux présidents de la république, à des sauveteurs, à quelques étran-
gers ou Américains ayant rendu des services exceptionnels, et à quelques événements
généraux. Plusieurs étaient destinées à être données en présent à des chefs indiens.
Les plus anciennes ont été exécutées par des Américains et surtout par les graveurs
français, Dupré, Duvivier, Gatteaux, Andrieu et Gayrard.
D'autres sont dues aux Allemands Johann Reich et Moritz Fiirst , et à partir
de 1840 environ le reste fut gravé par des artistes des États-Unis. M. Loubat donne
d'abord la description de la pièce, puis il y joint une courte biographie du person-
nage représenté, celle de l'artiste, le vote du Congrès, les documents relatifs au fait
qui a valu la distinction à celui qui en est l'objet, les négociations relatives à l'exé-
cution de la médaille, en un mot autant do renseignements qu'il ait pu en trouver.
Une longue série de rapports sur des faits d'armes se déroule principalement dans les
pages de ce volume, oîi l'iconographie des officiers de terre et de mer est la plus
nombreuse. Des détails curieux s'y rencontrent; par exemple, nous voyons dans
l'Introduction, page xxi, que l'on payait à Dupré, Duvivier et Gatteaux 2,400 livres
pour des médailles mesurant vingt-quatre lignes. A la page 112 nous trouvons des
observations que fait le célèbre Paul Jones sur sa médaille gravée par Dupré ; il
n'approuve pas la disposition des navires sur la composition qui orne le revers.
Nous voyons encore que le grand philanthrope et millionnaire Peabody fut enchanté
au contraire de sa médaille (page 428), et la déclare d'une incomparable beauté,
d'nne exécution magistrale. Elle sera déposée à l'Institution Peabody, dans la salle
spéciale destinée à conserver tous les témoignages publics dont il a été honoré, etc.
Par incidence, le grand ouvrage de M. Loubat fournit des renseignements utiles
pour une biographie et une étude de Dupré.
De justes éloges étant donnés au soin et à la précision du travail de l'auteur,
constatons que le plus grand intérêt de cette publication réside pour nous dans les
gravures de M. Jules Jacquemart.
Ce n'est pas la première fois que l'artiste aborde les médailles, il en a gravé, en
1863 pour la Gazette, plusieurs qui faisaient partie de la collection de M. de Luynes.
\. The medaUic hislory of Ihe Vnited-Slalei.
416 GAZETTE DES BEAUX-AUTS.
Nous reproduisons une des plus belles de la série américaine, celle que Dupré eut
à graver pour la commémoialion de la bataille de Cowpens gagnée en 1781 par le
brigadier général Morgan sur les Anglais. La facture en rappelle celle des gardes
d'épée que Dupré cisela dans sa jeunesse à la manufacture d'armes de Saint-Étienne,
et dont on peut voir des spécimens dans une vitrine de l'Exposition du Trocadéro
appartenant à M. de Lies ville.
Nous mentionnerons aussi le Franklin, le Greene, le Paul Jones, la Libertas
americana de Dupré, le Washington et le de Fleury de Duvivier, la figure de l'Amé-
rique dans les pièces de Gatteaux, le Preble et le JefTerson de Reich, nous bornant à
celles-là pour être bref.
M. Jacquemart a merveilleusement rendu, avec cette souplesse de talent qui lui
est propre, la saillie nerveuse et fermement colorée du relief des médailles, l'esprit
particulier des accents du métal, sans se préoccuper inutilement de ses luisants; il va
chercher et retrouver toutes les finesses du trait dans les fonds de compositions.
Aussi, cette médaille de la bataille de Cowpens apparaît tout entiè re dans sa fac-
ture vive et fouillée, avec ses légèretés de fond si remarquables, son esprit de verve
et de relief dans les premiers plans, son caractère de pièce ciselée et colorée cher-
chant l'allure de petit tableau.
Ce n'est pas tout. L'artiste se montre naif, lourd et bizarre, comme il le fallait,
dans la curieuse médaille du président Washington faisant la paix avec le chef indien
surnommé JaqunUe Rouge.
M. Jacquemart varie son travail, selon le plus ou moins d'accent de la pièce; sec
et pauvre par exemple avec l'Ulysse Grant de la planche 79, froid et mou avec le
George Peabody, douceâtre avec la médaille du bateau le San- Francisco, etc., et le
piquant, c'est que ces épithètes désagréables se trouvent être une grande louange et
ne peuvent que célébrer ses mérites.
En un mot, il suit les graveurs de médailles dans leurs duretés, dans leurs
mollesses, leurs qualités et leurs défauts, s'appliquant à déployer cette étonnante
précision, cette profonde sûreté d'interprétation, ce sens de la vie, du caractère et
de l'animation des objets qui ont fait de lui un artiste hors ligne. Et il faut recon-
naître que par moments la tâche était ingrate. 11 n'a pas dû être fort intéressant de
reproduire ce revers représentant un pionnier du grand Ouest qui explique à un
chef indien les biens de la civilisation, labor virlus honor, en s'enveloppant avec
lui dans les plis d'un drapeau, ni cet autre revers si fréquent avec les deux mains
unies, le calumet et le tomahawk, peac.e and friendship, paix et amitié, ni la
médaille de la conquête du Mexique avec ses six médaillons aux sujets impercep-
tibles. Néanmoins, si au point de vue du dessin bien des pièces avaient peu d'intérêt,
elles en ont toutes beaucoup au point de vue de la symbolique adoptée par la grande
république, étrangement personnifiée en une aimable créature demi-nue et coiffée de
plumes, elle qui au contraire est le type du modernisme à outrance, et au point de
vue de la physionomie des Américains dont les variantes abondent dans ces planches.
M. Loubat a montré beaucoup de savoir et de goût dans son bel ouvrage, il s'est
montré artiste en môme temps en choisissant M. Jacquemart pour exécuter ces repro-
ductions auxquelles on ne peut rien comparer, ce nous semble, parmi les ouvrages
numismatiques jusqu'ici publiés.
DUR A NTT.
Le Rédacteur en chef, gérant : LOUIS GONSB.
PARIS. — Impr. J. CLATE. — A. QCASTI:) et C-, rue S>lnt-BenoIL |li29|
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