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Full text of "Gazette des beaux-arts"

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GAZETTE 


DES 


BEAVX-ARTS 


VINGTIÈME  ANNÉE  —  DEUXIÈME  PÉRIODE 


TOME    DIX-HUITIEME 


JAN  1 8 1967 


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EXPOSITION    UNIVERSELLE 


L'EXPOSITION  HISTORIQUE  DE  L'ART  ANCIEN 


COUP    D  œiL    GENERAL. 


Malgré  des  lacunes  inévitables,  l'exposi- 
tion rétrospective  de  1878  présente  un  bel  en- 
semble. Plusieurs  séries  y  ont  pris  un  développe- 
ment qu'on  n'avait  jamais  vu  jusqu'ici.  Les  salons 
des  Alsaciens-Lorrains  en  1874  et  les  galeries 
de  l'Histoire  du  travail  en  1867,  même  en  réu- 
nissant leur  contenu ,  étaient  loin  d'offrir  un 
aussi  grand  nombre  d'objets  que  l'exposition 
actuelle. 

M.  de  Longpérier,  M.  Schlumberger  et  les 
membres  des  commissions  d'admission  et  d'in- 
stallation, en  s'essuyant  le  front  après  le  labeur 
de  ces  quelques  mois ,  peuvent  regarder  leur 
œuvre,  certes  sans  en  rougir. 

La  science  prodigieusement  variée,  le  sens  si 
sûr  de  M.  de  Longpérier,  sa  prudence  et  celle  des 
commissions  nous  auront  valu  la  réunion  de  ce 
beau  musée  artistique  et  bistorique.  Le  plan 
du  directeur  de  la  partie  rétrospective  qui  était 
de  montrer  au  public  l'histoire  du  travail  artistique,  siècle  par  siècle, 
dans  toute  la  variété  de  ses  productions,  les  plus  humbles  aussi  bien 
que  les  plus  magnifiques,  faisait  un  devoir  aux  commissions  d'accueillir 
nombre  de  pièces  qui,  sans  grand  mérite  décoratif,  n'en  sont  pas  moins 


6  GAZETTE   DES  BEAUX-ARTS. 

de  très-intéressants  spécimens  des  fabrications  aux  diverses  époques. 

Beaucoup  de  pièces  qu'on  revoit  avec  plaisir  avaient  déjà  paru  aux 
Alsaciens-Lorrains  et  à  l'exposition  de  1867,  mais  nombre  d'autres 
n'avaient  point  figuré  à  des  expositions  antérieures. 

Les  grandes  et  célèbres  collections  sont  connues,  et  elles  s'aug- 
mentent toujours.  Cependant  le  monde  des  collectionneurs  se  renouvelle 
plus  vite  que  le  fond  des  collections.  Les  ventes,  les  dispersions  font 
passer  des  mains  d'un  amateur  à  celles  d'un  autre  tel  objet  fameux  qu'on 
retrouve  aujourd'hui  sous  l'étiquette  d'un  nouveau  propriétaire. 

Le  plan  parfaitement  logique  d'un  classement  par  séries  chronolo- 
pques  n'a  pu  être  suivi  autant  qu'on  l'eût  désiré.  Les  possesseurs  de 
grandes  collections  ont  leurs  exigences  très-compréhensibles.  Ils  veulent 
faire  valoir  en  un  seul  et  glorieux  ensemble  la  diversité  et  la  beauté  de 
leurs  collections.  MM.  Sellière  et  quelques  autres  personnes  ont  néan- 
moins consenti  à  diviser  leurs  richesses. 

Personne  n'ignore  que  de  grandes  hésitations  ont  accompagné  et 
ralenti  l'organisation  de  l'exposition  rétrospective.  Beaucoup  d'amateurs 
n'ont  pas  cru  qu'elle  eût  lieu,  et  n'ont  point  voulu  risquer  d'y  figurer. 
Des  craintes  politiques  en  ont  retenu  d'autres.  Bien  des  demandes  sont 
parvenues,  non  pas  au  dernier  moment,  mais  après  le  dernier  moment. 
A  celles-là,  on  le  comprend,  il  n'a  pu  être  donné  satisfaction. 

Les  nations  étrangères,  sauf  la  Belgique  et  l'Espagne,  ne  nous  ont 
rien  envoyé,  et  ces  deux  pays,  comme  nos  grands  collectionneurs,  n'ont 
point  accédé  au  système  divisionnaire  et  chronologique.  Force  a  été 
d'ailleurs  d'installer  leurs  envois  dans  l'aile  gauche  du  Trocadéro  con- 
sacrée primitivement  aux  peuples  de  l'Asie,  de  l'Afrique,  de  l'Océanie 
et  de  l'Amérique  avant  la  découverte. 

Notre  exposition  de  1878  diiïèie  sensiblement  de  celle  de  1867. 

11  y  a  onze  ans,  chaque  nation  devait  organiser  son  musée  particulier, 
et  c'est  ce  qu'elles  avaient  fait  presque  toutes.  La  France  et  ses  collec- 
tionneurs n'occupaient  qu'un  espace  relativement  restreint. 

En  1878,  l'exposition  tout  entière,  nous  ne  parlons  que  de  l'aile  droite 
du  Trocadéro,  est  due  aux  collectionneurs  français,  et  elle  n'en  est  que 
plus  belle,  hâtons -nous  de  l'ajouter. 

La  marche  de  l'organisation  matérielle  a  été  conçue  très-simplement. 

Un  avis  publié  ofliciellement  a  d'abord  fait  connaître  que  la  direc- 
tion tenait  à  la  disposition  des  collectionneurs,  des  feuilles  de  demandes 
où  ils  inscriraient  la  désignation  des  pièces  qu'ils  comptaient  proposer  à 
l'examen  des  commissions,  dont  les  membres  sont  allés  ensuite  chez  les 
possesseurs  des  objets  indiqués  pour  en  vérifier  la  valeur  et  pour  choisir 


L'EXPOSITION    HISTORIQUE   DE  L'AHT   ANCIEN.  7 

les  plus  intéressants.  Quant  aux  personnes  qui  ne  possèdent  qu'un  très- 
petit  nombre  de  pièces,  elles  venaient  au  ministère  les  soumettre  à  l'ap- 
préciation de  qui  de  droit. 

On  a  repris  le  modèle  des  vitrines  de  1867,  réparties  en  trois  types 
de  deux  grandeurs  chacun.  Des  vitrines  murales  qui,  par  exemple,  ont 
2'",60  de  haut  sur  5  mètres  ou  2'", 50  de  longueur,  des  vitrines-tables  et 
des  vitrines-étagères  vitrées  de  tous  côtés  pour  qu'on  puisse  tourner  et 
examiner  tout  autour,  ont  suffi  aux  besoins  de  disposition  et  d'étalage. 

La  courbure  des  ailes  du  Trocadéro  a  gêné  passablement  l'installa- 
tion des  salles,  et  dans  certains  endroits  où  la  courbe  se  prononce,  il  a 
fallu  se  résigner  à  perdre  de  la  place. 

Le  système  adopté  a  été  de  diviser  l'unique  galerie  tournante  par  des 
cloisons  égales  en  hauteur  aux  vitiines  qu'on  y  appuie.  Ces  cloisons 
forment  des  salles  plus  ou  moins  grandes,  mais  n'arrêtent  pas  les  yeux 
du  spectateur  qui  pourra  suivre  la  perspective  des  travées. 

Le  jour  vient  d'en  haut,  et  un  vélum  un  peu  étroit  le  laisse  tomber 
trop  vif  et  trop  cru  sur  les  vitrines,  où  un  pavé  trop  blanc  le  réverbère 
aussi  avec  trop  de  force. 

La  question  des  tapis  ne  dépendait  point  de  M.  de  Longpérier,  et  de 
cet  excès  de  lumière  on  ne  peut  l'accuser  pas  plus  que  du  jour  faux  jeté 
par  les  vitraux  des  pavillons  qui  coupent  ou  terminent  les  ailes  du  Tro- 
cadéro. 

La  disposition  générale  nous  semble  bonne.  Les  fonds  de  muraille 
sont  d'un  rouge  pâli,  et  ceux  des  vitrines  sont  d'un  rouge  foncé;  ces  tons 
font  ressortir  les  colorations.  La  hauteur  des  vitrines  a  été  calculée  de 
manière  qu'on  pût  les  surmonter  de  tapisseries  et  que  celles-ci  s'arrê- 
tassent à  la  base  des  travées  de  fonte  qui  supportent  la  toiture.  De 
grandes  pièces  s'élèvent  au  milieu  de  chaque  salle,  et  en  dominent  l'en- 
semble :  ici  un  panneau  d'émaux,  un  chevalier  en  armure,  là  une  statue 
de  bronze,  un  groupe  en  marbre  qui  font  des  sommets  successifs;  les 
vitrines  centrales  restent  transparentes  afin  de  laisser  passer  la  vue  jus- 
qu'à ces  grandes  pièces  dominantes  comme  des  trophées  ou  des  monu- 
ments. Entre  les  vitrines  murales  on  a  placé  des  meubles,  des  bustes.  Une 
gamme  de  notes  vives  et  de  notes  neutres  entremêlées  a  été  assez  savam- 
ment répartie  pour  que  nulle  part,  autant  que  possible,  il  n'y  ait  d'éclat 
criard  ou  de  masse  sombre  qui  fasse  trou. 

Les  membres  des  commissions  ne  sont  pas  venus  à  bout  de  leur  tâche 
sans  quelque  peine,  on  le  conçoit.  Chaque  section  centralisait  tous  les 
objets  d'un  même  groupe,  la  céramique,  l'ameublement,  etc.  qu'il  fallait 
ensuite  diviser  et  disperser  par  époques  dans  les  diverses  salles  chrono- 


8  GAZETTE  DES   BEAUX-ARTS. 

logiques.  Le  partage  de  la  place,  son  estimation,  le  temps  qui  pressait, 
attendu  que  la  construction  n'était  pas  achevée,  compliquèrent  souvent 
le  travail. 

Beaucoup  de  dévouement  et  de  zèle  vinrent  à  bout  du  résultat,  et 
nous  pouvons  citer  parmi  ceux  des  membres  des  commissions  qui  ont 
prêté  le  concours  le  plus  actif  et  le  plus  direct  à  l'installation  :  MM.  de 
Saulcy  et  Barthélémy  pour  les  médailles,  MM.  de  Longpérier,  Grimoard, 
de  Ruble  et  Robert  de  Lasteyrie  pour  les  livres  et  manuscrits,  MM.  le 
colonel  Leclerc  et  le  comte  d'Armaillé  pour  les  armes,  M.  Davillier  pour 
les  meubles,  MM.  Mayer  et  de  Montesson  pour  les  tapisseries,  M.  Dreyfus 
pour  les  sculptures,  MM.  Chouquet,  Nuitter  et  Strauss  pour  les  instru- 
ments de  musique,  M.  Gasnault  pour  la  céramique. 

En  décrivant  les  salles  de  l'exposition  nous  aurons  à  signaler  d'autres 
noms  encore.  Bien  entendu,  la  haute  et  savante  direction  de  M.  de  Long- 
périer coordonnait  et  guidait  tous  les  efforts. 

Ayant  indiqué  brièvement  le  sens  et  l'organisation  de  l'exposition, 
nous  n'avons  plus  qu'à  en  traverser  rapidement  les  salles  pour  indiquer 
les  richesses  qu'elles  contiennent,  laissantaux  savants  chargés  des  comptes 
rendus  spéciaux  de  la  Gazette  le  soin  de  préciser,  d'étudier  le  carac- 
tère des  objets  et  de  les  hiérarchiser. 

On  entre  à  l'exposition  historique  de  l'art  ancien  par  le  pavillon 
terminal  de  l'aile  droite  du  Trocadéro. 

Le  vestibule  du  rez-de-chaussée  contient  quelques  sculptures  gallo- 
romaines,  puis  de  belles  tapisseries  qui  garnissent  aussi  l'escalier,  et 
parmi  lesquelles  celle  du  xiv°  siècle  à  M.  Escosura,  celles  du  xv'  siècle,  de 
M.  Lévy  et  de  la  mairie  de  Boussac,  celle  de  M.  Beraud  où  figure  Diane 
de  Poitiers,  celles  de  M.  Bellenot  qui  sont  armoriées,  et  celle  des  Gobe- 
lins,  à  basse  lisse,  signée  Mosen,  à  M.  Lévy,  sont  très-remarquables. 

La  salle  n"  1,  dans  le  pavillon  d'entrée  ouvre  la  marche  chronolo- 
gique avec  les  objets  préhistoriques,  les  antiquités  lacustres,  celtiques 
et  gallo-romaines.  La  pierre  noire  et  le  bronze  à  patine  verte  mêlée  de 
rouille  donnent  la  note  dominante  que  relèvent  des  bijoux  d'or. 

Cette  série  a  été  organisée  par  M.  Alexandre  Bertrand,  qui  a  si  remar- 
quablement installé  le  musée  de  Saint-Germain  dont  il  est  le  directeur, 
et  par  M.  Hamy,  le  savant  aide-naturaliste  du  Muséum. 

Entre  autres  collections  préhistoriques,  celles  de  M.  de  Yibraye  et 
de  M.  Piette  sont  particulièrement  intéressantes  par  les  spécimens  de 
dessins  d'animaux  qu'elles  offrent  au  spectateur.  Les  silex  de  Saint- 
Acheul  de  M.  d'Acy  sont  aussi  depuis  longtemps  célèbres. 

Les  animaux  en  bronze  du  musée  de  Bordeaux,  les  statuettes  du    ^ 


L'EXPOSITION    HISTORIQUE  DE  L'ART  ANCIEN.  9 

musée  d'Évreux,  les  ex-voto  de  Vichy  de  M.  le  Faure,  le  tombeau  avec 
les  débris  de  char  de  M.  Fourdrignier,  les  restes  d'un  autre  char  et  les 
verreries  appartenant  à  M.  Morel,  dont  les  fouilles  dans  la  Marne  ont  fait 
du  bruit,  le  beau  caducé.e  de  M.  Costa  de  Beauregard,  la  magnifique 
anse  de  vase  représentant  la  Gaule  à  M.  Fillon,  les  colliers  d'or  et  les 
bronzes  exposés  par  le  musée  hongrois,  les  plats  et  figurines  de  M.  Habert 
constituent  le  principal  intérêt  de  cette  salle. 

La  salle  suivante  renferme  les  antiquités  grecques  et  romaines  et 
quelques  autres.  Les  objets  de  bronze  si  curieux  et  en  partie  si  nouveaux 
provenant  des  fouilles  exécutées  à  Dodone  par  M.  Carapanos  exciteront 
un  vif  intérêt  :  ils  consistent  en  inscriptions  votives,  repoussés,  statuettes, 
ornement  d'un  char,  figurines  primitives,  etc. 

M.  Schiumberger  a  là  de  petites  plaques  assyriennes  en  bronze 
repoussé,  attribuées  au  ix'  siècle  avant  Jésus-Christ  et  qui  ornaient  pro- 
bablement un  char  ou  un  trône;  ce  sont  des  objets  également  fort  nou- 
veaux ou  fort  peu  connus. 

La  collection  de  M.  Rayet,  très-variée,  où  se  remarquent,  pour  ne 
citer  qu'en  passant,  de  charmantes  statuettes  de  Tanagra,  une  tète  en 
marbre  de  beau  style  primitif,  des  coquilles  contenant  des  couleurs  de 
peintre,  se  distingue  par  son  choix  très-savant  et  très-ordonné. 

Le  casque  et  les  jambards  du  musée  de  Saint-Gerrhain  qu'on  peut 
voir  reproduits  dans  la  statue  du  Gladiateur  de  M.  Gérôme,  la  tête  de 
Victoire  venant  du  Parthénon  et  exposée  par  M.  de  Laborde,  une  tête 
en  terre  cuite  appartenant  à  M.  Piot,  des  bustes  en  bronze  envoyés  par 
M.  Dutuit,  sa  série  de  rhytons,  sa  grande  ciste  gravée  ;  la  collection  de 
glyptique  de  M.  Montigny,  les  contorniates  de  M.  Robert,  les  médailles 
romaines  de  M.  Lemaître,  les  médailles  de  M.  Hoffmann,  les  belles  séries 
grecques  et  romaines  de  M.  Ponton  d'Amécourt,  les  vases  à  figures  noires 
ou  à  figures  rouges  de  M.  Paravey,  les  statuettes  de  Tanagra  et  leurs 
analogues  envoyées  par  MM.  Lécuyer,  Hartmann,  Dreyfus,  Bellon,  etc., 
achèvent  de  composer  un  ensemble  tout  à  fait  important. 

Une  seule  collection,  celle  de  M.  Gréau,  qui  est  bien  connue,  occupe 
la  troisième  salle.  Elle  est  très-nombreuse  et  très-variée;  vase  à  reliefs 
et  appliques  de  l'Apulie,  statuettes  de  Tanagra,  quelques  peintures, 
bas-reliefs  assyriens,  verreries,  antiquités  de  Tarse,  bronzes,  figurines 
dorées  de  l'Asie  Mineure.  Nous  y  relevons  une  tête  de  satyre  que  nous 
attribuerions  plus  volontiers  cependant  à  la  Renaissance  qu'à  l'Anti- 
quité. 

La  série  antique  est  donc  fort  belle,  abondante  en  bronzes,  très-abon- 
dante en  statuettes  de  Tanagra  qui  en  sont  le  triomphe  et  dont  ou  pourra 

XVIII.    —   2«    PÉRIODE.  2 


ÏO  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

faire  là  un  examen  approfondi,  pauvre  en  marbres,  un  peu  dépourvue  de 
vases  à  figures  noires.  L'ensemble  de  ses  vitrines  et  son  aspect  décoratif 
restent  un  peu  grêles;  les  amateurs  d'antiques  ont  rarement  l'occasion  de 
trouver  de  grandes  pièces;  le  fragment,  le  débris,  jouent  forcément  un 
rôle  considérable  dans  cette  catégorie;  enfin  les  jolies  statuettes  de 
Tanagra  ne  meublent  pas  aisément  des  vitrines  larges  de  5  mètres  ou 
même  de  la  moitié.  Les  salles  ont  été  organisées  par  MM.  A.  Bertrand, 
de  Witte  et  Feuardent. 

La  salle  du  moyen  âge  qui  vient  ensuite  a  été  l'œuvre  de  M.  Gourajod, 
néanmoins  ce  groupe  demeure  un  peu  restreint,  et  il  faut  aller  en  cher- 
cher le  complément  dans  la  collection  Basilewski  qui  remplit  la  salle 
voisine,  et  plus  loin  encore,  dans  les  vitrines  de  M.  Maillet  du  Boulay  et 
de  M.  Stein. 

Des  tissus  aux  nuances  elTacées  ou  amorties,  des  cuivres,  des  orfè- 
vreries un  peu  noircies,  des  émaux  sombres  avec  quelques  reflets,  des 
enluminures  et  des  miniatures  de  manuscrits,  des  sculptures  peintes, 
quelques  meubles,  le  tout  chargé  par  le  temps  d'une  teinte  un  peu 
fonf.ée,  d'une  espèce  d'ombre,  des  ivoires  jaunis,  des  bronzes  patines  et 
rouilles,  donnent  à  la  salle  moyen  âge  une  note  d'époque  assez  tranchée 
et  concentrée. 

Les  vêtements  ecclésiastiques  de  MM.  Châtel  et  Fulgence,  les  serru- 
reries de  M.  Delaherche,  cet  infatigable  chercheur,  les  meubles  du  baron 
Sellière,  ses  ivoires  et  ceux  de  MM.  Castellanl  et  Stein,  le  chef  de  saint  de 
M'""Boisse,  les  séries  de  fibules,  boucles,  moules,  plaques,  de  M.  Gay,  le 
casque  du  musée  de  Grenoble,  le  vieux  christ  morvandiot  et  les  sculptures 
italiennes  de  M.  Gourajod,  les  reliures  métalliques  de  M.  Didot,  les  manu- 
scrits et  peintures  de  M.  Sellière,  les  précieux  bijoux  mérovingiens  de 
M""  Fillon,  les  importantes  médailles  mérovingiennes  aussi  de  M.  Ponton 
d'Amécourt,  des  pièces  fort  curieuses  de  la  céramique  mérovingienne , 
puis  encore,  des  terres  vernissées  du  xii"  au  xv'  siècle  provenant  de 
fouilles  faites  à  Paris,  ou  recueillies  dans  le  Beauvaisis,  des  carreaux  de 
revêtement  à  figures  en  relief  venant  également  de  Beauvais,  et  des  car- 
relages normands  ou  champenois  :  voilà  ce  qui  constitue  le  principal 
fonds  de  ce  groupe  fort  intéressant  où  nous  ne  pouvons  indiquer  les 
no-ns  de  tous  les  principaux  exposants. 

La  collection  Basileswki  illumine  d'une  sorte  d'éclat  ambré  la 
salle  suivante  où  le  moyen  âge  se  continue  et  la  Renaissance  commence. 
Les  tons  mêlés  des  Palissy  dont  les  jaunes  clairs  et  les  jaspures  se 
résolvent  en  une  sorte  de  gris  chaud,  les  émaux  du  moyen  âge  aux  colo- 
rations riches  mais  foncées,  les  tons  énergiques,  bleus,  verts  et  jaunes, 


L'EXPOSITION   HISTORIQUE  DE  L'ART  ANCIEN.  11 

des  plats  italiens,  les  ivoires,  les  bronzes,   les  armes  équilibrent  bien 
leurs  colorations  différentes. 

Le  fameux  vase  de  l'Alhambra  estim^un  prix  fou,  le  plat  au  portrait 
de  Gharles-Quint  attribué  à  Orazio  Fontana  d'Urbino,  acheté  tout  récem- 
ment 20,000  francs  à  la  vente  Castellani,  figurent  parmi  les  pièces 
triomphales  de  cette  magnifique  collection  si  riche  en  orfèvreries  d'église, 
en  émaux  des  premières  époques  qu'elle  seule  ici  nous  offre  si  nom- 
breux et  si  importants,  en  terres  de  Palissy,  en  tout  ordre  d'objets  pour- 
rait-on dire,  enfin  haute  collection  archéologique  et  historique  qui  con- 
tinue la  tradition  des  Debruge  Duménil  et  des  Du  Sommerard, 

C'est  à  M.  Basilewski  lui-même  que  l'on  doit  l'organisation  de  cette 
salle. 

La  sixième  salle  a  été  sacrifiée  au  bureau  du  secrétariat;  il  faut  y 
mentionner  néanmoins  un  Luca  délia  Robbia  de  M.  Dutuit,  la  collection 
de  médailles  françaises  de  M.  Penchaud,  une  des  plus  belles  que  l'on 
connaisse,  et  de  beaux  bustes  en  bronze  de  M.  Goldschmidt. 

Dans  ces  premières  salles,  les  murs  sont  ornés  de  tapisseries  des 
Flandres  exécutées  au  commencement  du  xvi°  siècle  pour  la  cathédrale 
de  Tolède  et  appartenant  à  MM.  Erlanger,  Léclanché,  Gavet,  Richard. 
Elles  représentent  la  vie  du  Christ. 

Les  XY'  et  xvi°  siècles  occupent  les  salles  numéros  7  et  8.  Ici  les 
marbres  devieiment  plus  nombreux  avec  leur  blancheur  dorée  ou  bistrée, 
les  verreries  apportent  leurs  transparences  vaporeuses,  les  montres 
pétillantes  d'étincelles  font  leur  apparition.  Enfin  la  grande  époque  de 
l'art  chrétien  et  les  œuvres  superbes  s'épanouissent  sous  nos  yeux. 

Dans  la  salle  7  nous  citerons  les  coffrets  si  divers  de  M.  Castellani, 
une  des  nouveautés  de  l'exposition,  la  vitrine  de  M.  Piot  avec  la  Vierge  de 
Luca  délia  Robbia,  les  anges  fforentins  et  le  buste  de  Michel-Ange  dont 
M.  Maurice  Cottier  aura  plus  loin  une  variante. 

M.  Dreyfus  rivalise  avec  M.  Piot  par  ses  deux  portraits  peints  dePiero 
délia  Fi-ancesca,  son  bas-relief  en  bronze  de  Riccio,  ses  bustes,  ses  mé- 
daillons de  la  Renaissance. 

Les  paix  exposées  par  M.  Castellani,  les  vases  hispano-arabes,  les 
bijoux,  les  verres  émaillés  de  M.  Davillier,  les  armes  et  la  merveilleuse 
clef  de  M.  Adolphe  de  Rothschild,  des  émaux  du  musée  de  Lyon,  de 
MM.  André,  Ephrussi,  de  M""  Grandjean  et  de  M"'  Fillon,  le  superbe  mar- 
teau de  porte  de  M.  Antiq,  la  tête  de  bronze  de  M.  Armand,  l'adorable 
buste  en  marbre  envoyé  par  M.  Goldschmidt,  la  lampe  de  mosquée,  les 
verres  émaillés  de  M.  Gavet,  son  Lucca  délia  Robbia,  ses  montres  de  là 
première  époque,  ses  plats  italiens,  ceux  de  MM.  Georges  Berger  et  Antiq, 


12  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

le  buste  par  Donatello,  à  M.  Goupil,  le  plat  d'Hercule  et  Antée  du  maes- 
tro Giorgio  de  Gubbio  ,  acquis  à  la  récente  vente  Castellani  pour 
i5,000  francs  par  M.  Gay,  les  orfèvreries  ecclésiastiques  de  M.  Adolphe 
de  Rothschild  et  ses  deux  bronzes,  tant  d'autres  choses  encore  forment 
une  masse  de  richesses'  surprenante. 

Au  centre  de  la  salle  numéro  8  trônent  les  émaux  de  Chartres 
représentant  les  douze  apôtres  qui  ornèrent  jadis  le  château  d'Anet. 
Une  des  figures  porte  la  date  de  1547  et  deux  autres  portent  le  mono- 
gramme de  Léonard  Limosin. 

Les  superbes  verreries  émaillées  de  M.  Stein,  sa  nef  en  orfèvrerie, 
ses  plats  italiens,  les  verres  français  de  M.  Ciiarvet,  les  verres  italiens 
de  MM.  Gasnault  et  Salin,  les  plats  italiens  des  barons  Sellière  et 
Alphonse  de  Rothschild,  de  M.  Fau,  une  magnifique  réunion  de  faïences 
de  Palissy  et  de  celles  qui  ont  précédé,  entouré  ou  suivi  les  siennes, 
exposées  par  MM.  Gavet,  Filion,  Gasnault,  de  Longpérier,  Vincenot, 
Dupont,  Vatel,  Robert,  M""  Grandjean,  etc.,  les  faïences  d'Oiron  et  les 
Palissy  de  MM.  Alphonse  et  Gustave  de  Rothschild,  les  splendides  émaux 
de  MM.  Sellière,  Beurdeley,  Gustave  de  Rothschild,  Stein,  Barre  et  du 
musée  de  Lyon  ;  les  bustes  ou  pièces  en  bronze  de  MM.  Davillier, 
Sellière,  Manheim,  les  plats  siculo-arabes  de  MM.  Dutuit  et  Sellière,  les 
manuscrits  à  peintures,  les  éditions  gothiques  de  la  ville  de  Rouen,  de 
MM.  Filion,  Dugast-Matifeux  et  Sellière,  les  livres  à  figures  du  duc 
de  Rivoli,  les  livres  sur  la  Réforme  de  M.  Gaiffe,  les  médaillons  français 
de  MM.  Filion  et  Dutuit,  les  jetons  dauphinois  de  M.  Roman,  les  deux 
ravissantes  horloges  de  M.  Sellière,  la  Pucellç  équestre  bien  connue  de 
M.  Odiot  et  son  Saint  François  d'Alonzo  Cano,  la  poupée  costumée  de 
M.  Goupil,  l'étonnante  Chanteuse  florentine  de  M.  Ed.  André  :  telles 
sont  les  splendeurs  ou  les  curiosités  de  cette  salle. 

De  magnifiques  tapisseries  du  xv  siècle,  tissées  d'or  et  d'argent, 
œuvres  de  la  plus  grande  rareté,  appartenant  à  MM.  Erlanger,  Goupil, 
Gavet,  Manheim  et  Fau;  des  tapisseries  du  xvi'  siècle  à  fond  d'argent 
d'après  des  cartons  de  Raphaël,  appartenant  à  M.  Gh.  Ephrussi,  et 
d'autres  de  la  même  époque,  relatives  à  la  maison  de  Savoie,  appartenant 
à  M.  Lebreton,  garnissent  ces  salles?  et  8  où  la  Renaissance  fait  résonner 
sa  puissante  note  artistique  et  jette  des  éblouissements. 

On  entre  ensuite  dans  la  salle  métallique  de  M.  Spitzer,  dont  le 
rayonnement  gris  apporte  un  heureux  contraste  avec  les  notes  bariolées 
des  précédentes.  Là  sont  des  armures  complètes,  des  horlogeries  et  des 
instruments  de  physique  merveilleusement  ciselés  ou  gravés,  de  superbes 
damasquinures ,  de  splendides  bas-reliefs  en  marbre  exécutés    selon 


L'EXPOSITION   HISTORIQUE  DE  L'ART  ANCIEN.  13 

le  sentiment  que  la  Renaissance  avait  de  l'Antiquité,  des  arquebuses  à 
crosse  incrustée  d'ivoire ,  des  rondaches  peintes,  une  panoplie  spé- 
ciale de  pistolets,  poitrinals,  etc.  M.  Spitzer  lui  aussi  a  dirigé  l'installa- 
tion de  sa  collection  si  célèbre. 

La  dixième  salle  reprend  la  suite  du  xvi'  siècle  que  les  séries  de 
M.  Spitzer  n'ont  d'ailleurs  pas  interrompue.  La  collection  de  curiosités 
judaïques,  esquissée  par  M.  Strauss  aux  Alsaciens-Lorrains,  se  complète 
et  se  développe  ici  ;  elle  n'est  pas  elle-même  une  des  moindres  curiosités 
de  l'exposition. 

Le  couvercle  en  bois  richement  sculpté  des  fonts  baptismaux  de 
Saint-Romain,  de  Rouen,  orne  le  centre  de  la  salle.  De  remarquables 
peintures  flamandes,  puis  des  statuettes,  des  meubles,  des  armes  appar- 
tenant à  M.  Maillet  du  Boulay,  les  serrures  de  M.  Locquet ,  sans  doute 
prédestiné  :  voilà  ce  qu'on  aperçoit  et  remarque  encore  dans  cette  salle. 

Les  murailles  de  la  salle  9  sont  tendues  de  tapisseries  flamandes 
exécutées  d'après  des  compositions  de  Jules  Romain,  et  dans  la  salle  10, 
on  doit  noter  le  Passage  de  la  mer  Rouge,  tapisserie  du  xvi«  siècle  à 
M.  de  Salverte,  et  diverses  autres  de  la  même  époque,  à  M.  Maillet  du 
Boulay, 

Les  ceuvres  de  l'art  polonais,  tout  un  musée  envoyé  par  le  prince 
Czartorisky  et  quelques-uns  de  ses  compatriotes,  emplissent  la  onzième 
salle  où  d'immenses  orfèvreries  jettent  un  éclat  aigu  à  côté  des  tissus 
aux  teintes  adoucies,  de  harnachements  et  d'armes,  de  ceintures,  d'édi- 
tions gothiques,  de  miniatures,  de  portraits  peints,  de  bijoux,  d"ivoires, 
d'un  grand  pot  d'étain,  de  céramiques  de  Varsovie.  L'art  polonais  paraît 
empreint  d'une  certaine  influence  allemande,  et  il  aime  assez  souvent 
les  gros  décors  riches  et  chargés.  Le  prince  Czartorisky  a  disposé  cet 
ensemble  avec  beaucoup  d'habileté  et  de  savoir.  On  distinguera  aussi  une 
tapisserie  dans  le  goût  de  Smyrne,  sur  les  parois  de  ce  salon. 

La  salle  n"  12  contient  de  jolies  épées,  très-choisies,  réunies  par 
M.  Henry,  un  colTret  de  cristal  très-important  du  xvi"  siècle,  envoyé  par 
M.  Feuardent,  des  bustes  espagnols  appartenant  à  M.  Baur  et  une  tapis- 
serie à  sujet  de  chasse  du  x\i'  siècle,  à  M.  Lowengard. 

La  treizième  salle  est  consacrée  aux  armes  de  M.  Riggs;  on  y  voit 
entre  autres  de  très-anciens  harnais  de  guerre  du  xiv'  siècle,  une  suite 
très-variée  et  très-intéressante  de  casques,  une  série  fort  curieuse  d'épe- 
rons, d'étriers  et  nombre  de  pièces  magnifiques.  Un  goût  et  une  science 
tout  personnels  ont  présidé  à  cette  belle  collection. 

Dans  la  salle  n»  \h  s'épanouissent  un  reste  du  xvi^  siècle,  le  xvn'  et 
une  partie  du  xviir.  Nous  sommes  dans  le  m'onde  des  boîtes,  bonbon- 


fj  GAZETTE   DES   BEAUX-ARTS. 

nières,  petits  bijoux,  montres,  éventails,  petites  orfèvreries  contournées, 
tendres  miniatures,  reliures  délicates,  un  monde  où  ruissellent  les  détails 
fins,  gracieux,  féminins. 

Des  groupes  de  marbre  surmontent  l'ensemble.  Les  plats  italiens 
disparaissent.  La  faïence  française  arrive  et  s'étale  :  le  Rouen  au  fond 
bleuâtre  brodé  de  lambrequins,  de  festons,  de  rayons;  le  Ne  vers  bleu 
foncé  au  semis  léger  de  fleurs  ou  taché  de  jaspures;  le  Moustiers  aux 
décors  fins,  flous  et  fantaisistes.  La  porcelaine  se  montre  enfin,  elle 
qu'on  n'avait  encore  vue  que  sous  l'aspect  de  cette  pâte  un  peu  indécise 
qu'on  a  appelée  la  porcelaine  de  Médicis,  et  dont  MM.  Davillier  et  Millet 
ont  exposé  de  rares  et  curieux  spécimens. 

Un  anachronisme  a  égaré  ici  la  bibliothèque  de  M.  Didot,  de  sorte 
que  ses  graves  manuscrits  à  enluminures,  ses  livres  à  peintures  des 
siècles  antérieurs,  sont  un  peu  surpris  d'ouvrir  leurs  pages  en  face  des 
miniatures  de  Lavreince,  Hall,  Boilly,  Isabey,  Augustin,  etc.,  dont  M.  Vin- 
cent a  composé  une  charmante  vitrine. 

Les  boîtes,  couvertures  peintes,  flacons,  avec  la  série  de  petites  têtes 
masquées  de  M.  Josse,  les  boîtes  de  M.  Delahante,  les  reliures  de 
M.  Labitte  et  de  M.  Rouquette,  les  livres  de  la  ville  de  Paris,  les  imprimés 
gothiques  de  Troyes,  les  tabatières,  boîtes,  râpes  à  tabac,  de  M.  Maze, 
les  curieux  bijoux  normands  populaires  de  M.  Lefrançois,  la  vitrine  de 
bijoux,  verres,  porte-flacons  de  M'"*  Strauss,  les  éventails  et  menues 
pièces  de  M.  et  de  M"'  de  Bligny,  les  médaillons  en  terre  cuite  de  Nini 
à  M.  Gariel,  des  orfèvreries  à  divers  amateurs  et  entre  autres  à  M.  De- 
nière,  la  belle  suite  des  montres  de  M.  Olivier,  les  faïences  du  musée  de 
Rouen  où  se  trouvent  les  fameuses  sphères  de  Chapelle,  les  faïences  de 
Rouen  de  M.  Lebreton,  de  M.  Maillet  du  Boulay  qui  possède  le  fameux  plat 
à  bordure  rose  violacé,  le  grand  vase  de  M.  Chanoine,  les  Nevers  bleus 
ou  jaunes  de  M.  Martin,  les  Moustiers  de  M.  Davillier,  enfin  les  grands 
meubles  du  baron  Sellière,  composent  le  fonds  important  ou  délicat  de 
cette  salle  où  les  époques  s'entremêlent. 

La  quinzième  et  dernière  salle  oppose  principalement  les  bruns  et 
les  roux  des  instruments  de  musique  aux  blancheurs  de  la  céramique. 

Les  petites  merveilles  en  bonbonnières,  étuis,  boîtes  de  toilette, 
bijoux  exposés  par  M.  André,  une  rare  série  de  pâtes  tendres  dont 
M.  Gasnault  est  le  principal  exposant  avec  M^L  Goueslain,  Leroux, 
Dupont,  etc.,  une  vitrine  de  porcelaine  française  et  étrangère  dont  les 
principaux  possesseurs  sont  M.  Gasnault,  M'"»  Périlleux,  M.  Lejal,  etc., 
les  Nevers  de  MM.  Cotteau  et  Habert,  les  encoignures  à  bronzes  dorés  de 
M.  Sellière,  la  pendule  à  bronzes  de  Caflieri  du  palais  de  Versailles,  les 


L'EXPOSITION    HISTORIQUE   DE   L'ART  ANCIEN.  15 

Delft  bien  connus  de  M.  Mandl,  les  cachets  et  menus  objets  d'argenterie 
de  M.  Vial,  les  Rouen  et  les  Nevers  de  M.  Dupont,  une  vitrine  de  livres 
à  peintures  où  se  trouve  entre  autres  la  célèbre  guirlande  de  Julie, 
les  reliures  à  armoiries  de  M.  de  Longpérier-Griinoard,  la  réunion 
de  pièces  de  Sèvres  apportées  par  M""  Grandjean,  M.  Davis  et  quelques 
délicats  amateurs,  qui  occupe  deux  vitrines,  une  très-jolie  collection  de 
Saxe,  à  M.  Maurice  Kann,  de  très-beaux  instruments  de  musique  dont 
la  plus  grande  partie  appartient  à  M.  Gallay,  quelques  fort  jolis  bustes, 
enfin  un  énorme  clavecin  soutenu  par  des  Tritons  et  des  Néréides  et 
qu'on  prendrait  plutôt  pour  un  décor  des  bassins  de  Versailles  que  pour 
un  meuble  :  voilà  ce  qui  représente  le  xvrii"  siècle  et  la  fin  du  xvn*. 

En  fait  de  tapisseries,  les  plus  remarquables  dans  ces  trois  dernières 
salles  sont  des  Beauvais  du  xviti"  siècle  représentant  les  Parties  du 
monde,  au  prince  de  Béarn,  deux  tapisseries  du  xvii"  siècle  lamées 
d'argent,  à  M.  Davillier;  et  une  série  de  Gobelins  et  de  Beauvais  des 
mêmes  époques,  d'après  Boucher,  Oudry,  Van  der  Meulen,  Téniers,  très- 
bien  conservées,  envoyées  par  MM.  Leclercq,  Keller,  Barre,  et  par  le 
Garde-meuble. 

Après  ce  catalogue  sommaire,  cette  rapide  revue  du  détail  qui  nous 
a  fait  monter  depuis  l'âge  de  pierre  jusqu'à  1800,  après  avoir  constaté 
les  traits  principaux  des  acquisitions  apportées  par  le  temps,  il  ne  nous 
reste  qu'à  embrasser  d'un  coup  d'œil  général  les  séries  que  contient 
cette  Exposition,  pour  noter  celles  qui  sont  complètes,  celles  qui  ne  lo 
sont  pas  et  celles  qui  ont  manqué  à  l'appel. 

C'est  la  céramique  qui  prend  le  plus  d'extension  et  nulle  part  on  n'en 
aura  encore  vu  pareille  série.  La  suite  des  Palissy  et  des  fabrications 
avoisinantes  est  incomparable,  les  faïences  italiennes  sont  splendides  et 
en  grand  nombre,  les  émaux  de  la  Renaissance  abondent  en  merveilles 
et  éblouissent  par  la  quantité  ;  les  pâtes  tendres  et  dures  de  la  porcelaine 
forment  une  suite  importante,  surtout  les  premières.  Les  faïences  fran- 
çaises jettent  beaucoup  d'éclat.  Les  fabriques  étrangères  ne  paraissent 
que  sur  une  petite  échelle  et  avec  des  lacunes.  Le  groupe  des  verreries 
n'est  que  moyen  par  la  quantité. 

Les  tapisseries  tiennent  un  rang  supérieur  et  sans  être  surabon- 
dantes figurent  en  nombre  plus  que  convenable.  Mais  les  tissus  ne  sont 
pas  venus  autant  qu'on  l'eût  désiré.  Les  costumes,  leurs  accessoires,  les 
petites  pièces  ou  garnitures  de  toilette  :  coiffures,  souliers,  éventails, 
etc.,  manquent  en  grande  partie  dans  nos  groupes. 

Les  meubles  sont  demeurés  assez  rares  ;  ceux  du  xviu»  siècle  ne  se 
sont  pas  montrés.  Les  ivoires,  les  bronzes  forment  de  belles  et  considé- 


16  GAZETTE    DES   BEAUX-ARTS. 

râbles  suites;  les  étains,  les  cuivres  ne  paraissent  que  peu  ou  presque 
point.  L'horlogerie,  l'orfèvrerie,  donnent  de  très-bonnes  moyennes  sous 
le  rapport  du  nombre.  La  bijouterie  et  la  joaillerie  auraient  pu  fournir 
plus  de  pièces.  Les  médailles,  d'excellent  choix,  apportent  un  appoint 
aussi  fort  qu'on  pouvait  le  souhaiter. 

Les  boîtes,  bonbonnières,  brimborions  divers,  les  miniatures  des 
xvii*  et  xviii'  siècles,  sans  affluer,  présentent  des  séries  assez  étendues. 

Les  instruments  de  musique  auraient  pu  être  plus  variés,  mais  leur 
groupe  paraît  fort  convenable. 

La  série  antique  n'avait  jamais  pris  de  telles  proportions  à  aucune 
exposition  et  les  Tanagras  font  une  espèce  d'explosion. 

Le  grand  art  de  la  Renaissance  enfin  est  magnifiquement  représenté. 

Si  l'on  se  plaint  des  lacunes  de  l'exposition,  la  réponse  est  simple. 

La  splendeur  d'une  exposition  où  tous  les  amateurs  eussent  bien 
voulu  exposer  leurs  trésors,  où  toutes  les  séries  eussent  été  propor- 
tionnellement complètes,  surpasserait  tous  les  rêves  de  l'imagination, 
écraserait  les  plus  beaux  musées  et  irait  au  delà  des  limites  du  pos- 
sible. 

L'exposition  de  1878  porte  en  général  un  caractère  déjà  bien  assez 
excessif,  et  une  galerie  de  l'art  rétrospectif,  si  elle  avait  été  trop  réussie, 
eût  dépassé  à  son  tour  les  forces  de  contemplation  et  d'examen  dont  le 
plus  vigoureux  puisse  être  doté. 

Contentons-nous  donc  de  ce  que  nous  avons,  d'autant  plus  qu'il  y  a 
là  de  quoi  contenter  sinon  ces  difficiles  qu'on  ne  désarme  jamais,  du 
moins  des  esprits  passablement  difficiles,  et  félicitons  M.  de  Longpérier 
d'avoir  mené  à  bien,  à  travers  des  obstacles  de  toute  nature,  avec  une 
confiance  et  une  volonté  que  rien  n'a  ébranlées,  avec  un  savoir  que  rien 
n'a  mis  en  défaut,  la  très  belle  exposition  historique  de  l'art  ancien  qui 
a  été  ouverte  le  8  juin  1878» . 

A.-R.     DE    LIESVILLE. 

1 .  M.  de  Liesville  ne  s'est  pas  cité,  mais  il  a  été  l'un  des  plus  actifs  et  des  plus  dé- 
voués parmi  ces  membres  des  commissions  qui  ont  prêté  et  porté  leur  concours  un  peu 
de  tous  côtés.  Comme  exposant,  il  a  envoyé  de  nombreuses  pièces  de  céramique, 
entre  autres  un  très-beau  plat  siculo-arabe ,  une  plaque  do  Delfl  fort  rare,  d'impor- 
tants spécimens  de  Rouen,  Nevers,  Pré  d'Auge,  Beau  vais,  pâtes  tendres,  une  collec- 
tion unique  de  Sèvres  de  la  République.  On  a  aussi  de  lui  une  vitrine  d'objets  du 
temps  de  la  Révolution  qui  est  très-curieuse,  et  une  fort  importante  série  de  dessins, 
coins  et  médailles  de  Dupré,  le  directeur  des  monnaies  de  la  République,  etc.,  etc. 

(n.  d.  l.  r.) 


GUSTAVE  COURBET 


(deuxième   article') 


ARiER  la  république  de  Venise  avec  le 
Grand  Turc  n'était  qu'une  chose  malaisée; 
réconcilier  Courbet  avec  la  poésie,  c'était 
la  chimère  absolue,  le  rêve  impossible  et 
fou.  Le  peintre  d'Ornans  voulait  rester 
célibataire.  Que  les  négociateurs  se  pré- 
sentassent menaçants  ou  doucereux,  Cour- 
bet les  éconduisait  par  un  refus  catégo- 
rique. Il  n'était  pas  prudent  d'aller,  même 
avec  les  plus  savantes  précautions,  lui 
parler  de  l'idéal.  Quelle  balançoire!.., 
répondait-il,    et    tout    élait    dit. 

La  vérité  est  que  Courbet  n'avait  pas  suffisamment  étudié  la  question, 
et  qu'il  ne  la  connaissait  pas  encore  tout  à  fait  cette  nature  qu'il  invo- 
quait sans  cesse  et  dont  il  ne  voyait  que  la  surface,  on  dirait  volontiers 
le  masque.  Il  ne  démêlait  pas  les  complications  infinies  de  l'éternel  mo- 
dèle; sa  vue,  un  peu  courte  à  l'origine,  ne  devinait  point  les  dessous 
cachés  ;  s'il  y  avait  regardé  de  plus  près,  il  aurait  entrevu  que  la  nature 
a  une  sœur,  une  sœur  pareille  et  différente,  qui  est  précisément  cette 
poésie  dont  il  ne  voulait  pas  qu'on  lui  parlât.  Quelle  tactique  fallait-il 
donc  adopter  vis-à-vis  de  Courbet?  Comment  attendrir  cet  intraitable? 
Il  fallait  opérer  un  mouvement  tournant,  dissimuler  traîtreusement  le 
drapeau  de  l'idéal  suspect,  et  supplier  le  peintre  de  recommencer  les 
études  qu'il  croyait  avoir  finies.  Il  y  avait  là  une  chance  de  salut  et  la 
possibilité  d'une   conversion.  En  regardant   constamment  la  nature, 


1.  Voir  Gazelle  des  Beaux-Arls,  2"  période,  t.  XVII,  page  514. 

XVIII.   —    2«  PÉBIODE. 


18  UAZKTTE  DES  BEAUX-ARTS. 

l'homme,  le  ciel,  la  campagne,  Courbet  aurait  fini  par  comprendre  les 
fêtes  du  soleil,  les  transparences  des  aurores  et  du  crépuscule,  et  le  clair 
obscur  des  nuits  qui  ne  sont  que  des  jours  diminués.  La  lumière  l'aurait 
conduit  à  la  poésie. 

Mais  la  guérison  ne  paraissait  pas  devoir  être  prochaine.  En  1855 , 
année  importante  dans  la  vie  de  Courbet,  l'impénitence  dure  encore,  ou 
du  moins  l'amendement  reste  timide.  Il  aimait  à  faire  montre  de  son 
talent  :  il  n'eut  garde  de  manquer  l'occasion  qui  s'offrait.  Onze  tableaux 
à  l'Exposition  universelle,  trente-huit  peintures  dans  le  salon  spécial  qu'il 
avait  organisé  à  l'angle  de  l'avenue  Montaigne,  firent  bien  voir  qu'il 
ignorait  la  paresse,  et  qu'il  ne  connaissait  pas  mieux  la  discrétion.  Cette 
exposition  particulière  fut  certainement  trop  discutée.  On  trouva  imperti- 
nente, de  la  part  d'un  artiste  dont  la  gloire  demeurait  encore  en  suspens, 
l'idée  de  faire  construire  à  ses  frais  une  baraque,  modeste  d'ailleurs, 
pour  y  exposer  ses  tableaux.  En  ce  qui  nous  concerne,  la  chose  nous 
paraissait  la  plus  naturelle  du  monde.  11  semble  logique  qu'un  peintre 
ait  le  désir  de  faire  voir  ses  œuvres.  Quel  profit  moral,  quel  agrandisse- 
ment intellectuel  pourrait-on  tirer  d'un  travail  qui  resterait  dans  l'ombre? 
Le  tableau,  comme  le  drame,  appelle  le  spectateur.  Le  manuscrit  s'irrite 
de  n'être  pas  imprimé,  et  c'est  avec  des  rages  secrètes  que,  pendant  les 
nuits  silencieuses,  les  écrivains  entendent  rugir  dans  leurs  carions  la 
ménagerie  des  ours  mélancoliques.  Courbet  ne  voulait  pas  demeurer 
inédit.  Il  usait  de  son  droit  en  installant  une  exposition  privée  dans  le 
voisinage  du  Salon  officiel.  Deux  succès  étaient  possibles  :  ni  l'un  ni 
l'autre  ne  fut  complet. 

A  des  peintures  déjà  connues,  comme  les  Casseurs  de  pierres,  les 
Demoiselles  de  rilltige,  la  Fileiise,  l'Exposition  universelle  ajoutait  la 
Rencontre,  le  tableau  qui  avait  fait  sourire  les  poètes,  et  qui  n'a  jamais 
été  un  bon  Courbet.  Quel  mélange,  d'ailleurs,  dans  les  œuvres  que  l'artiste 
avait  choisies!  Le  Portrait  d'une  dame  espagnole  pouvait  passer  pour 
une  aberration  du  pinceau.  Ce  portrait  était  bien  significatif  :  il  prouvait 
que  Courbet  perdait  quelquefois  le  sentiment  de  la  vie.  11  avait  cherché 
à  exprimer  un  caractère  exotique,  et  il  s'était  arrêté  dans  la  chimère. 
Curieux  de  faire  comprendre  quelle  flamme  intérieure  brûle  en  certaines 
âmes,  il  avait  été  sépulcral  et  macabre.  Théophile  Gautier,  dont  les 
sévérités  ont  toujours  été  si  douces,  fut  profondément  révolté  par  cette 
excentricité  maladive.  «  Nous  avons  vu,  écrivait-il,  les  gitanas  sur  le 
seuil  de  leurs  antres  creusés  dans  les  flancs  du  Monte  Sagrado  à  Grenade, 
au  Barrio  de  Triana  à  Séville,  hâves,  maigres,  brûlées  du  soleil  ;  mais 
aucune  d'elles  n'était  si  noire,  si  sèche,  si  étrangement  hagarde  que  la  tête 


GUSTAVE  COURBET.  19 

peinte  par  M.  Courbet.  Nous  ne  demandons  pas  des  tons  roses,  une  fleur 
de  pastel,  mais  encore  faut-il  peindre  do  la  chair  vivante.  Juan  Valdès 
Léal,  le  peintre  de  cadavres,  dont  les  tableaux  font  boucher  le  nez  aux 
visiteurs  de  l'hôpital  de  la  Charité  à  Séville,  n'a  pas  une  palette  plus  fai- 
sandée, plus  chargée  de  nuances  vertes  et  putrides.  »  Certes,  Courbet 
n'avait  pas  entendu  aller  jusque-là  en  peignant  le  portrait  de  cette  infor- 
tunée. Mais  sa  force  apparente  cachait  bien  de  la  faiblesse.  Cet  indomp- 
table se  laissait  parfois  conduire  par  son  pinceau,  et,  chose  grave,  il  ne 
faisait  pas  toujours  ce  qu'il  voulait  faire. 

Courbet  montrait  heureusement  à  l'Exposition  universelle  des  œuvres 
plus  viriles  et  plus  saines.  Dans  les  Cribleuses  de  blé,  peinture  robuste 
et  harmonieuse,  il  avait  exprimé  le  dur  labeur  accompli  au  milieu  des 
chaudes  poussières  de  l'été.  Ce  tableau,  d'une  rusticité  loyale,  ne  déplut 
pas  à  Gautier  :  le  poêle  trouva  même  de  la  grâce  dans  la  figure  d'une 
certaine  fillette  en  jupon  rouge  qui  brillait  parmi  ses  rudes  compagnes 
comme  une  fleur  de  santé  et  de  jeunesse. 

Courbet  exposait  aussi  trois  paysages  dont  le  succès  fut  considérable. 
Dans  la  ISoche  de  dix  heures,  la  couleur  abondait  en  tons  intenses  et  rares. 
Le  Château  d'Ornans  et  le  Ruisseau  du  Puits  noir  sont  demeurés  célèbres. 
Ces  deux  derniers  tableaux  sont  ceux  qui  ont  reparu  au  mois  de  mai  dans 
la  vente  de  la  collection  de  M.  Laurent  Richard.  Ils  ont  retrouvé  devant 
un  public  nouveau  un  accueil  qui,  après  tant  d'années,  montre  que  les 
critiques  de  1855  ne  s'étaient  pas  trop  mépris  sur  la  valeur  de  ces  vigou- 
reuses peintures.  Le  Château  d'Ornans,  dont  la  Gazette  a  publié  une 
gravure,  représente  une  des  plus  pittoresques  vallées  du  Doubs.  La 
prairie,  humide  et  verte,  est  dominée  par  d'énormes  rochers  gris  qui 
sont  comme  des  fragments  de  montagnes  écroulées  :  d'humbles  maison- 
nettes sont  venues  poser  leurs  toits  bruns  sur  le  plateau  formé  par  ces 
blocs  gigantesques.  Si  Courbet  n'a  pas  exprimé  toute  la  grandeur  de  ce 
site  sauvage,  il  en  a  du  moins  rendu  la  forte  unité.  Le  Ruisseau  du 
Puits  noir  est  plus  remarquable  encore,  et  les  vivacités  des  tons  y  sont 
plus  énergiquement  écrites,  bien  que  l'ensemble  demeure  harmonieux 
comme  la  nature  elle-même.  Encaissé  entre  des  roches  de  granit,  le 
ruisseau  dont  Courbet  nous  aura  appris  le  nom  coule  tranquille  sur  un 
lit  de  cailloux  et  de  pierres  brisées.  Le  soleil  se  fraye  un  passage  entre 
les  branches  des  arbres  aux  verdures  luxuriantes  et  fait  briller  çà  et  là 
des  points  lumineux.  Des  bleus  énergiques  colorent  le  peu  de  ciel  que 
laissent  entrevoir  les  feuillages  emmêlés.  Dans  la  préface  du  catalogue 
de  la  collection  aujourd'hui  dispersée,  M.  Charles  Blanc  a  paru  fort 
touché  de  ce  paysage  puissant  et  plein  de  sève.  Il  en  admire  l'exécution, 


20  GAZETTE    DES  BEAUX-ARTS. 

il  s'étonne  de  la  dextérité  avec  laquelle  Courbet  employait  le  couteau  à 
palette  pour  étendre  la  couleur  sur  la  toile,  et  il  remarque  très-justement 
que,  dans  le  Ruisseau  du  Puits  noir,  i  la  vérité  de  la  nature  est  rendue 
avec  une  certaine  exaltation  qui  l'exagère  sans  l'altérer  ».  Cette  obser- 
vation, que  Courbet  n'aurait' peut-être  pas  admise,  est  d'une  importance 
capitale  dans  la  question  qui  nous  occupe.  Elle  montre  qu'à  l'heure 
même  oii  l'artiste  se  proclame  l'humble  traducteur  des  spectacles  exté- 
rieurs et  des  réalités  objectives,  il  y  ajoute,  et  parfois  sans  le  savoir, 
.quelque  chose  qu'il  tire  de  sa  propre  pensée.  Ce  sentiment  personnel, 
cette  exagération  légitime,  sont  des  concessions  involontairement  faites  à 
l'idéal.  Courbet  déblatérait  contre  la  poésie,  alors  qu'il  en  subissait  l'ado- 
rable despotisme. 

Les  peintures  dont  nous  venons  de  parler  ne  représentaient  qu'une 
faible  partie  du  bagage  du  peintre  d'Ornans.  A  l'exposition  particulière 
de  l'avenue  Montaigne,  la  fête  était  plus  complète  et  en  même  temps 
plus  mêlée.  On  y  voyait  les  œuvres  de  début,  les  études  faites  à  Fontaine- 
bleau, les  figures  que  Courbet  appelait  des  pastiches,  beaucoup  de  por- 
traits, entre  autres  ceux  de  Baudelaire'  et  de  M.  Champfleury,  des  com- 
positions célèbres  et  moquées  comme  l'Enterrement  et  les  Baigneuses,  et 
enfin  une  grande  peinture  nouvelle,  l'Atelier  du  peintre,  qui  était  expli- 
quée et  commentée  au  catalogue  par  une  glose  un  peu  bizarre.  C'était, 
dit  le  texte,  «  une  allégorie  réelle  déterminant  une  phase  de  sept  années 
de  la  vie  de  l'artiste  ».  Le  tableau  parut  étrange  et  disloqué.  Comme 
l'œuvre  a  depuis  lors  disparu  de  la  circulation,  comme  elle  souleva  des 
fureurs,  il  est  curieux  de  rechercher  dans  les  papiers  du  temps  ce  qu'en 
pensèrent  les  beaux  esprits  d'autrefois. 

Le  motif  de  la  composition  est  très-simple  ou  du  moins  très-accep- 
table, si  l'on  admet  que  Courbet  avait  le  droit  de  peindre  des  allégories. 
11  était  absolument  convaincu  que  de  pareilles  fantaisies  sont  interdites 
au  réaliste  orthodoxe;  mais,  sa  logique  ayant  toujours  été  un  peu  capri- 
cante,  il  s'était  donné,  dans  l'Atelier  du  peintre,  la  permission  qu'il 
refusait  aux  autres.  De  là,  son  tableau.  En  1855,  Courbet  s'aperçoit  que 
la  première  phase  de  sa  vie  est  terminée;  il  se  rappelle  ses  anciens 
combats,  il  résume  dans  un  cadre  complaisant  tous  les  souvenirs  de  sa 
jeunesse  militante.  Naturellement  il  est  le  protagoniste  du  drame.  Au 
centre  de  la  composition,  il  est  assis  devant  un  chevalet  sur  lequel  est 
posé  un  paysage  d'un  vert  vigoureux  et  franc.  Courbet  est  en  bonne 
compagnie.  Aux  premiers  plans  du  tableau,  un  gamin  franc-comtois 

1.  Le  portrait  de  Baudelaire  est  au  musée  de  Montpellier. 


GUSTAVE   COURBET. 


21 


regarde  l'artiste  occupé  de  son  travail,  et,  près  du  peintre,  est  une  femme, 
un  modèle  qui,  ayant  laissé  tomber  ses  vêtements,  se  tient  debout  dans 
tout  l'éclat  de  sa  nudité  blanche.  Accroupie  derrière  le  chevalet,  au 
milieu  d'une  demi-teinte  discrète,  une  autre  femme,  celle  qui  a  posé 
pour  la  Baigneuse,  s'enveloppe  d'une  couverture  de  laine  et  allaite  un 
enfant.  Autour  de  ce  groupe  central  se  rangent  dans  un  ordre  naïf  les 
personnages  réels  ou  fantasques  qui  ont  figuré  dans  les  anciens  tableaux 
de  Courbet,  et  près  d'eux  les  amis  de  la  première  heure,  ceux  qui  ont 


LA      FORET      EM      automne,      PAR      COURBBT. 


combattu  avec  lui  l'hydre  polycéphale,  l'Académie!  Au  fond,  sur  les  murs, 
partout,  des  mannequins,  des  costumes,  des  instruments  de  musique,  la 
pipe  inspiratrice  et  tout  le  bric-à-brac  qui  constitue  l'outillage  d'un 
peintre  moderne. 

Ce  tableau  bizarre,  véritable  chapitre  des  mémoires  de  Courbet,  n'eut 
pas  un  succès  prodigieux.  On  le  trouvait  composé  d'après  des  règles 
hasardeuses,  et,  en  effet,  il  ne  présentait  pas  les  pondérations  équilibrées 
qu'on  admire  dans  VÉcole  d'Athènes.  Mais  Courbet  n'a  jamais  été  un 
«  compositeur  »  impeccable,  et  parfois  même,  alors  qu'il  n'avait  qu'une 
seule  figure  à  faire  entrer  dans  son  cadre,  il  n'a  pas  su  l'arranger  pour 
le  plaisir  des  yeux.  Dans  l'Atelier  du  peintre,  la  perspective  était  traitée 


22  GAZETTE   DES  BEAUX-ARTS. 

avec  des  mépris  étonnants.  Ce  sont  là  d'impardonnables  défauts;  mais  il 
restait  les  fortes  séductions  de  la  couleur,  le  bel  accent  d'un  ensemble 
vigoureux  sur  lequel  se  détachaient,  comme  des  notes  gaies,  le  paysage 
vert  placé  sur  le  chevalet  et  le  corps  d'un  blanc  rosé  de  la  femme  nue. 
C'était  un  choix  heureux  de  valeurs  assorties  et  d'oppositions  vibrantes. 
Nous  ne  voudrions  pas  compromettre  notre  candidature  au  titre  d'homme 
sérieux;  mais   nous  devons  avouer  que  nous  avons  aimé  cet  absurde 

tableau. 

Le  catalogue  de  l'exposition  de  l'avenue  Montaigne,  publié  en  juin  1855, 

s'ouvre,  on  le  sait,  par  un  préambule  qui  parut  curieux  à  l'origine  et  qui 
l'est  encore.  Nous  en  avons  déjà  cité  quelques  lignes,  celles  où  Courbet 
déclare  que  c'est  dans  l'étude  de  la  tradition  qu'il  a  voulu  puiser  le  sen- 
timent de  son  indépendance.  Mais  ce  qu'il  importe  de  noter  ici,  c'est 
l'espèce  d'agacement  avec  lequel  le  peintre  accepte  ou  subit  le  nom  de 
réaliste.  Il  oublie  presque  qu'il  s'est  baptisé  lui-même.  «  Le  titre  de 
réaliste,  dit-il,  m'a  été  imposé  comme  on  a  imposé  aux  hommes  de  1830 
le  titre  de  romantiques  »,  et  il  ajoute  qu'il  n'a  pas  à  s'expliquer  sur  la 
justesse  plus  ou  moins  grande  «  d'une  qualification  que  nul,  il  faut 
l'espérer,  n'est  tenu  de  bien  comprendre  ». 

Ce  passage  indique  clairement  que  Courbet  commençait  à  être  excédé 
du  vacarme  qu'on  faisait  autour  de  son  nom  et  de  ses  théories.  11  n'avait 
peut-être  pas  des  doctrines  aussi  fermes  qu'on  le  supposait.  Les  choses 
l'intéressaient  plus  que  les  mots.  Que  demandait-il?  Qu'on  le  laissât  tran- 
quille et  qu'on  lui  permît  de  faire  de  la  peinture. 

Une  sorte  d'accalmie  se  produisit  alors,  et,  au  Salon  de  1857,  Courbet 
s'aperçut  avec  surprise  qu'on  avait  cessé  de  l'insulter. 

Son  exposition  fut,  cette  année,  fort  brillante,  car,  parmi  les  œuvres 
qu'il  avait  envoyées  au  Salon,  figuraient  deux  morceaux  d'une  véritable 
importance,  la  Curée  et  les  Demoiselles  des  bords  de  la  Seine.  Im  Curée, 
dénoûment  d'une  chasse  au  chevreuil,  est  le  tableau  qui  fut  plus  tard 
acquis  au  prix  de  25,000  francs  par  une  société  de  Boston,  VAlston- 
Cliib.  C'est  une  peinture  pleine  de  sérénité  et  d'harmonie;  on  y  voudrait 
voir  plus  de  mouvement;  mais  l'exécution  est  belle;  la  coloration,  où 
abondent  les  gris  chauds,  a  de  la  vigueur  et  de  la  finesse.  Courbet,  aban- 
donnant peu  à  peu  les  brutalités  des  premières  heures,  arrivait  à  la 
distinction  du  ton  et  presque  au  raffinement. 

Dans  les  Demoiselles  des  bords  de  la  Seine,  il  s'attaquait  à  ces  motifs 
de  la  vie  moderne  qui  semblaient  répondre  aux  conditions  de  son 
programme.  Le  réalisme  implique  l'actualité.  Mais,  pour  l'illustration 
des  mœurs  contemporaines  et  surtout  des  mœurs  féminines,  un  peu 


G.roiirbet  pinx 


GazfUc   des  Beaux- Art 3 


HECTOR    BERLIOZ 

(   Collection  de   M^  Henri   Hechl.) 


ilbert   sculp. 


Imp.A.  SalinoTi. 


GUSTAVE  COURBET.  23 

d'élégance  était  indispensable.  Épris  des  spectacles  en  prose,  le  peintre 
avait  voulu  représenter,  dans  le  laisser-aller  de  leur  attitude  vulgaire, 
deux  de  ces  paresseuses  filles,  héroïnes  de  moralité  incertaine,  qui  con- 
sacrent leurs  dimanches  à  l'étude  du  canotage,  à  de  longs  repas  sous  la 
tonnelle  des  restaurants,  à  toutes  sortes  de  gaietés  champêtres.  Les  demoi- 
selles de  Courbet  sont  étendues  sur  l'herbe,  au  bord  de  l'eau,  et  l'été, 
qui  fait  rage  autour  d'elles,  emperle  de  sueurs  leurs  chairs  brunies.  Elles 
sont  vêtues  avec  un  luxe  d'un  goût  douteux,  et  la  robuste  dormeuse  du 
premier  plan  a  gardé  ses  gants  à  vingt-neuf  sous.  Sa  compagne,  placée 
derrière  elle,  n'est  pas  incapable  de  rêverie;  la  tête  appuyée  sur  la 
main,  elle  songe  doucement  à  ses  amours,  qui  sont  des  affaires.  En  raison 
de  la  vulgarité  des  costumes  et  des  attitudes,  ce  tableau  a  un  certain 
caractère,  et  il  dit  ce  qu'il  veut  dire.  L'auteur  de  la  Philosophie  du 
Salon  de  i857 ,  M.  Castagnary,  parlant  des  paysages  de  Courbet,  résu- 
mait ainsi  ses  observations:  «  Comme  paysagiste,  il  n'a  guèi'e  entrevu  la 
nature  que  "par  la  fenêtre  d'une  auberge.  Ses  sites  rappellent  toujours 
l'idée  d'une  «  bonne  partie  »  :  on  devine  que  c'est  de  la  friture  qui  nage 
au  courant  de  ses  ruisseaux,  et,  aux  alentours,  le  long  de  ses  taillis,  il 
se  dégage  comme  un  parfum  de  gibelotte.  »  Appliquées  aux  œuvres  d'un 
artiste  qui,  cette  année  même,  exposait  te  Bords  de  la  Loue,  ces  paroles 
semblaient  sévères  :  elles  devenaient  terriblement  justes  à  propos  des 
Demoiselles  des  bords  de  la  Seine.  Les  toilettes,  les  attitudes,  le  sourire, 
tout  dans  ce  tableau  parle  du  cabaret  voisin. 

Comme  morceau  de  peinture,  cette  idylle  parisienne  était  d'ailleurs 
d'une  grande  fermeté  et  d'une  parfaite  vaillance.  Courbet  ne  fut  pas 
moins  habile  lorsqu'il  peignit,  à  part,  l'une  de  ses  demoiselles,  celle  qui, 
la  tête  couverte  d'un  grand  chapeau  fantasque,  rêve  à  demi  étendue  au 
pied  d'un  arbre.  Je  veux  rappeler  ici  aux  amateurs  le  tableau  ou  le 
fragment  de  tableau  qui  a  figuré  en  187,5  dans  la  vente  de  M.  H...  et  dont 
il  reste  une  lithographie  par  M.  Gilbert.  Pour  la  puissance  du  ton,  l'unité 
émaillée  de  la  pâte,  la  générosité  de  la  manœuvre,  c'est  là  une  excellente 
peinture;  mais  dans  ce  tableau,  comme  dans  les  Demoiselles  des  bords 
de  la  Seine,  les  ambitions  élevées,  le  coup  d'aile  vers  les  pures  régions 
de  l'azur  manquaient  furieusement.  Des  fenêtres  de  l'atelier  de  la  rue 
Hautefeuille,  Courbet  ne  voyait  que  des  choses  prosaïques  :  il  avait  besoin 
de  changer  d'horizon. 

Un  voyage  qu'il  fit  pendant  la  durée  de  l'Exposition  lui  donna  fort 
à  réfléchir.  Courbet  était  alors  traité  en  ami  par  son  acheteur  Alfred 
Bruyas  :  il  alla  le  voir  à  Montpellier.  On  trouvera  de  précieux  renseigne- 
ments sur  cette  excursion  méridionale  dans  un  volume  récemment  publié 


24  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

par  M.  Jules  Troubat,  Plume  et  Pinceau.  L'auteur  rappelle  qu'en  1857, 
Courbet  avait  encore,  malgré  ses  trente-huit  ans,  quelque  chose  du  grand 
jeune  homme  élancé  et  souple  que  nous  avions  connu;  il  raconte  ses  pro- 
menades dans  Montpellier,  en  compagnie  de  cette  pipe  légendaire  qu'il 
ne  quittait  pas  volontiers.  M.  Troubat  nous  parle  aussi,  mais  avec  douceur, 
de  la  jactance  du  peintre  et  de  ses  velléités  politiques,  et  il  ajoute  même 
un  détail  nouveau.  Courbet  avait  conçu  «  le  projet  de  peindre  un  paysage 
gigantesque  dans  lequel  il  aurait  représenté  Prométhée  déchiré  non  par 
un  vautour,  mais  par  un  aigle  ».  Cette  conception  était  terriblement  sym- 
bolique :  n'est-il  pas  curieux  de  voir  cet  adorateur  du  concret  constamment 
troublé  par  les  abstractions  de  l'allégorie? 

Courbet  ne  peignit  jamais  ce  Prométhée  :  il  avait  bien  mieux  à  faire, 
et  il  s'en  aperçut  lorsque  ce  voyage  à  Montpellier  et  aux  rivages  voisins 
le  mit  en  présence  de  la  grande  enchanteresse,  la  mer.  11  l'avait  déjà 
entrevue  trois  ans  auparavant  %  mais  cette  fois  il  commença  à  comprendre 
son  secret.  Il  peignit  alors  quelques-uns  de  ses  paysages  maritimes.  Il 
n'oublia  pas  le  chemin  que  Bruyas  lui  avait  appris  :  en  1858  il  retourna 
dans  le  Midi,  il  alla  jusqu'à  Maguelonne,  et,  profondément  séduit  par  la 
Méditerranée,  il  fit  une  belle  étude  qu'on  a  pu  voir  plus  tard  dans  une 
des  expositions  organisées  par  le  peintre.  Ce  voyage  et  ceux  qui  le  sui- 
virent furent  dans  la  vie  de  Courbet  de  véritables  événements  :  pour 
comprendre  la  lumière,  ce  paysan  de  la  Franche-Comté  avait  besoin  de 
voir  la  Méditerranée  et  plus  tard  l'Océan.  Échange  heureux  de  forces  et 
de  leçons!  La  mer  enseigne  quelque  chose  à  la  montagne. 

Courbet  n'exposa  pas  au  Salon  de  1859.  Nous  ne  savons  quelles  sont 
les  causes  de  cette  abstention  inusitée,  car  l'artiste  était  alors  un  produc- 
teur très-actif,  et  il  n'a  jamais  été  de  ceux  qui  cachent  leurs  œuvres.  Nous 
voyons  seulement  qu'il  fit  à  cette  époque  un  voyage  en  Belgique,  où  il 
avait  déjà  de  nombreux  partisans  :  il  peignit  môme  à  Bruxelles  un  portrait 
de  femme.  La  coïncidence  des  dates  (1859)  nous  autorise  à  supposer  que 
ce  portrait  est  celui  qui  fut  exposé  à  Lyon  en  1861  et  dont  la  Gazette 
dit  alors  quelques  mots  médiocrement  aimables.  Cette  peinture  nous 
frappa,  en  effet,  par  un  caractère  un  peu  inattendu  :  il  nous  sembla  que 
Courbet  commençait  à  faire  des  concessions. 

L'idée  de  se  réconcilier  avec  le  public  paraît  avoir,  en  cette  période, 
préoccupé  le  peintre  d'Ornans.  On  le  vit  bien  au  choix  de  ses  sujets.  On 
s'était  obstiné  à  chercher  un  sens  politique  à  quelques-uns  de  ses  ta- 

<.  C'est,  en  effet,  en  18S4,  que  Courbet  a  peint  les  Bords  de  la  mer  à  Palavas 
(.Musée  de  Montpellier]. 


GUSTAVE   COURBET. 


25 


bleaux;  o;i  voulait  voir  une  idée  de  revendication  sociale  dans  les  Cuis- 
seurs  de  pierres,  dans  Y  Enterrement,  dans  les  Cribleuses  de  blé,  dans 
toutes  les  compositions  où  la  figure  humaine  jouait  le  premier  rôle.  Pour 
les  uns,  de  pareils  tableaux  étaient  un  danger  public;  pour  les  autres, 
parmi  lesquels  figurait  Proudhon,  qui  préludait  à  ses  études  sur  Cour- 
bet, de  pareilles  œuvres  étaient  saines  pour  le  cœur.  Qu'étaient-ce  que 
les  Casseurs  de  pierres,  sinon  de  la  «  morale  en  action  »  ?  Le  philo- 
sophe est  allé  jusqu'à  raconter  que  de  braves  paysans  auraient  voulu 


VUK      DK      KKANCHB-COMTÉ. 

Dessin  de  M.  de  Groiseilliez. 


avoir  ce  tableau  pour  le  placer,  comme  une  parabole  évangélique,  sur 
le  maître-autel  de  leur  église.  Courbet  ne  se  croyait  pas  religieux  à  ce 
point;  mais  il  n'admettait  pas  non  plus  que  l'ordre  de  la  société  fût 
mis  en  péril  par  des  rusticités  aussi  inoITensives.  Il  prit  soin  toutefois 
de  traiter,  du  moins  pendant  quelque  temps,  des  sujets  moins  suspects. 
11  peignit  des  chiens  et  des  chevreuils,  des  biches  tachant  de  leur  sang 
vermeil  la  neige  immaculée,  inventions  qui  n'avaient  rien  de  sata- 
nique  et  qui  ne  menaçaient  ni  l'autel  ni  le  trône.  Les  esprits  timorés 
lui  tinrent  compte  de  cette  réserve  ;  on  commença  même  à  reconnaître 
que  Courbet  avait  du  talent. 

VUI.    —    2«    PÉRIODK.  4 


26  GAZETIK   DES    BKAUX-AKTS. 

Au  Salon  de  1861,  le  succès  se  décide,  retentissant  et  presque  incon- 
testé. Courbet  exposait  le  Combat  de  cerfs,  vigoureux  tableau  qui  nous 
a  toujours  paru  un  peu  noir,  mais  dont  il  était  impossible  de  ne  pas 
admirer  l'harmonieuse  énergie;  il  y  avait  joint  le  Piqueur,  le  Renard 
dans  la  neige  et  un  paysage,  la  Roche  Oragnon,  qui  ne  déplut  pas  à 
Théophile  Gautier.  Le  critique  loua  ce  site  sauvage,  où  coulait  une 
«eau  limpide  et  frissonnante  ».  A  la  suite  de  ce  Salon,  la  paix  était 
signée.  L'occasion  semblait  heureuse  pour  garder  le  silence.  Courbet, 
un  peu  grisé  par  son  triomphe,  se  remit  à  parler. 

Au  mois  d'août  1861,  il  y  eut  à  Anvers  des  fêtes  mémorables.  Indé- 
pendamment d'une  exposition  dont  le  Combat  de  cerfs  aurait  été  l'œuvre 
capitale ,  si  Millet  n'y  eût  pas  envoyé  sa  grande  Tondeuse  de  moutons, 
les  Anversois  avaient  organisé  un  congrès  oti  toutes  les  questions  d'art 
furent  librement  débattues.  Le  nom  de  Courbet  y  avait  été  prononcé 
plusieurs  fois  par  des  orateurs  qui  ne  lui  étaient  pas  tous  favorables  ou 
qui  du  moins  faisaient  des  réserves  sur  la  doctrine  du  maître.  Mis  en 
cause  par  une  interpellation  directe,  Courbet  dut  s'expliquer. 

On  trouvera,  dans  le  Précurseur  d^ Anvers  du  22  août  1861,  l'ana- 
lyse, un  peu  arrangée,  de  l'improvisation  de  Courbet.  Nous  donnerons 
quelques  extraits  de  son  discours  : 

«  Le  fond  du  réalisme,  dit-il,  c'est  la  négation  de  l'idéal,  à  laquelle 
j'ai  été  amené  depuis  quinze  ans  par  mes  études  et  qu'aucun  artiste 
n'avait  jamais,  jusqu'à  ce  jour,  osé  affirmer  catégoriquement...  » 

«  V Enterrement  à  Ornans  a  été  en  réalité  l'enterrement  du  roman- 
tisme et  n'a  laissé  de  cette  école  de  peinture  que  ce  qui  était  une  con- 
statation de  l'esprit  humain,  ce  qui,  par  conséquent,  avait  le  droit 
d'existence,  c'est-à-dire  les  tableaux  de  Delacroix  et  de  Rousseau.  » 

«  L'art  romantique,  comme  l'école  classique,  était  l'art  pour  l'art. 
Aujourd'hui ,  d'après  la  dernière  expression  de  la  philosophie ,  on  est 
obligé  de  raisonner,  même  dans  l'art,  et  de  ne  jamais  laisser  vaincre  la 
logique  par  le  sentiment.  La  raison  doit  être  en  tout  la  dominante  de 
l'homme.  Mon  expression  d'art  est  la  dernière,  parce  qu'elle  est  la  seule 
qui  ait  jusqu'à  présent  combiné  tous  ces  éléments.  En  concluant  à  la 
négation  de  l'idéal  et  de  tout  ce  qui  s'ensuit,  j'arrive  en  plein  à  l'éman- 
cipation de  l'individu  et  finalement  à  la  démocratie.  Le  réalisme  est, 
par  essence,  l'art  démocratique.  » 

Ce  petit  discours,  d'une  gravité  médiocre,  ne  parut  pas  bien  dange- 
reux :  il  était  cependant  le  résumé  de  toutes  sortes  de  vues  inexactes 


GUSTAVE  COURBET.  27 

sur  l'art,  sur  l'âme  humaine,  et  même  sur  la  cause  que  l'orateur  pré- 
tendait servir.  Courbet,  ce  grand  contempteur  des  rêves  et  des  visions 
abolies,  nous  faisait  la  grâce  de  reconnaître  que  Delacroix  et  Tliéodore 
Rousseau  avaient  dit  quelque  chose  à  nos  cœurs.  Cette  générosité  put 
désarmer  certains  idéologues,  derniers  témoins  d'une  époque  que  le 
peintre  d'Ornans  enterrait  avec  tant  de  sans-façon  ;  mais ,  pour  la  dé- 
mocratie, pour  la  pensée  moderne,  Courbet  n'avait  pas  été  aimable  le 
moins  du  monde.  Perspective  menaçante  !  il  mettait  l'avenir  au  pain 
sec.  11  promettait  à  nos  vieux  jours,  il  promettait  à  nos  enfants  une  suite 
non  interrompue  de  Baigneuses  et  de  Casseurs  de  pierres,  et,  sous  pré- 
texte de  réalité  scientifique,  il  fauchait  en  leur  fleur  toutes  les  idées  que 
l'homme  met  dans  les  choses ,  alors  que ,  selon  Bacon ,  il  s'ajoute  à  la 
nature.  De  pareilles  doctrines  appelaient  une  réfutation. 

Elle  ne  se  fit  pas  attendre.  Un  orateur  qui  avait  le  droit  de  parler  au 
nom  des  aspirations  modernes,  M.  Madier  de  Montjau,  prit  la  défense  de 
la  grande  cause  que  Courbet  avait  compromise.  Après  avoir  fait  bon 
marché  des  théogonies  dont  l'art  lui  paraît  pouvoir  se  passer,  M.  Madier 
ajoutait  qu'il  n'entendait  pas  exclure  de  l'art  nouveau  l'idéal  subjectif, 
produit  de  la  raison  et  de  la  liberté  combinées,  et  que  «  rien  ne  pourrait 
jamais  empêcher  l'artiste  d'élever,  d'embellir,  de  poétiser  la  vie,  la  na- 
ture et  la  réalité  humaines  ».  C'était  parler  fort  sagement.  Théoricien  à 
courtes  visées,  Courbet  ne  sentait  pas  que  l'idéal  est  la  fleur  même  de 
la  liberté,  la  création  spontanée  ou  volontaire  de  l'âme  afi"ranchie.  Sa 
conception  du  naturalisme  était  fort  étroite.  Il  croyait  ruiner  dans  leur 
principe  les  grands  idéalistes  italiens  :  il  allait  beaucoup  plus  loin  ;  il 
attaquait  Van  Ostade,  Jan  Steen,  Brauwer,  Hogarth,  tous  ceux  qui,  pre- 
nant la  réalité  pour  base  de  leur  étude,  se  sont  montrés  assez  hardis 
pour  y  changer  quelque  chose,  pour  en  exagérer  le  caractère  dans  le  sens 
du  comique  rêvé.  Il  battait  en  brèche  la  caricature  qui,  ainsi  que  l'a  dit 
un  de  nos  amis,  est  l'idéal  renversé.  Courbet  n'était  pas  plus  aimable 
pour  Léonard  de  Vinci  que  pour  Daumier. 

Les  objections  qui  se  produisirent  de  toutes  parts  n'eurent  d'autre 
résultat  que  d'alTermir  chez  Courbet  les  idées  qui  lui  étaient  chères.  Il 
ne  négligea  aucune  occasion  de  les  soutenir  et  même  de  les  exagérer. 
De  là,  la  lettre  fameuse  qu'il  adressa  le  25  décembre  1861  à  quelques 
jeunes  peintres  qui  avaient  résolu  d'ouvrir  un  atelier  et  de  lui  en  con- 
fier la  direction  '.  Le  maître  se  récuse;  il  déclare  qu'en  raison  de  son 


1.  Cette  lettre,   imprimée  dans  le  Courrier  du  Dimanche,  a  élo  reproduite  par 


28  GAZETTE  DES    BEAUX-ARTS. 

respect  pour  l'individualité  de  chaque  artiste,  il  ne  saurait  consentir  à 
devenir  professeur.  Il  se  réfère  d'ailleurs  aux  principes  qu'il  a  proclamés 
au  congrès  d'Anvers;  il  en  aggrave  l'expression  en  disant  que  «  l'art  en 
peinture  ne  saurait  consister  que  dans  la  représentation  des  objets 
visibles  et  tangibles  pour  l'artiste  »  ,  et ,  craignant  de  n'avoir  pas  été 
compris,  il  ajoute  que  «  la  peinture  est  une  langue  toute  physique,  et 
qu'un  objet  abstrait,  non  visible,  non  existant,  n'est  pas  du  domaine  de 
la  peinture  »,  On  connaît  le  texte,  qu'il  serait  trop  long  de  reproduire. 
Bornons-nous  à  rappeler  que  Courbet,  logicien  un  peu  capricieux,  ou- 
blie à  la  fin  de  sa  lettre  ce  qu'il  a  dit  au  début.  Il  répète  qu'il  ne  peut 
former  des  élèves,  mais  qu'il  est  en  situation  d'expliquer  à  des  artistes 
qui  seraient  ses  collaborateurs  la  méthode  par  laquelle  on  devient 
peintre,  et  il  termine  ainsi  qu'il  suit  son  manifeste  :  «  La  formation  d'un 
atelier  commun,  rappelant  les  collaborations  si  fécondes  des  ateliers  de 
la  Renaissance,  peut  certainement  être  utile  et  contribuer  à  ouvrir  la 
phase  de  la  peinture  moderne,  et  je  me  prêterai  avec  empressement  à 
tout  ce  que  vous  désirerez  de  moi  pour  l'atteindre.  » 

On  voit  ici  combien  Courbet  fut  toujours  la  victime  des  mots;  on 
sent  le  quiproquo  éternel  de  sa  vie.  11  ne  donnera  jamais  de  leçons, 
mais  il  donnera  des  conseils  tant  qu'on  voudi'a.  Dans  la  réalité  des  faits, 
quelques  jeunes  gens  profitèrent  des  bonnes  dispositions  du  peintre  : 
un  atelier  fut  ouvert,  et  Paris,  qui  eut  toujours  le  sourire  facile,  apprit 
un  matin  avec  joie  que  la  naissante  académie  se  livrait  à  de  fortes 
études  d'après  un  bœuf  vivant  qui,  élevé  à  la  dignité  de  modèle, 
échappa  pendant  quelques  jours  aux  tragédies  de  l'abattoir.  L'école  ne 
dura  pas  d'ailleurs  fort  longtemps,  et  on  ne  voit  point  que  Courbet  ait 
eu  beaucoup  de  disciples  ou  de  collaborateurs.  Nous  sommes  de  ceux 
qui  le  regrettent.  Sur  la  manœuvre  du  pinceau,  rassortiment  des  tons, 
la  constitution  des  dessous,  le  ferme  traviiil  des  pâtes  émaillées,  Courbet 
avait  appris  par  une  longue  expérience  des  secrets  et  des  tours  de  main 
qu'il  aurait  pu  enseigner. 

Nous  n'avons  guère  fait  qu'entrevoir  Courbet  aux  fêtes  d'Anvers 
en  1861,  et  la  brève  causerie  qui  s'engagea  un  soir,  sous  de  grands 
arbres,  auprès  d'une  table  verte  sur  laquelle  le  bock,  plusieurs  fois 
renouvelé,  disparaissait  avec  la  rapidité  du  rêve,  ne  nous  a  laissé 
d'autre  souvenir  que  celui  d'un  joyeux  garçon  qui  aimait  beaucoup 
mieux  sa  peinture  que  celle  des  autres  et  qui  avait  des  soifs  furieuses. 

M.  Guichard,  dans  une  curieuse  brochure  :  Les  Doctrines  de  Af.  Guslave  Courbet, 
maître  peintre,  Poulel-Matassis,  4862. 


GUSTAVE  COURBET.  29 

On  assure  cependant  que  la  parole  de  Courbet  ne  manquait  pas  de  sé- 
duction, et  qu'il  sut  parfois  intéresser  vivement  ses  interlocuteurs.  Nous 
pouvons  en  fournir  au  moins  un  exemple  significatif.  Au  printemps 
de  1862,  Courbet  eut  occasion  de  se  rencontrer  avec  Sainte-Beuve. 
L'heure  était  bonne  pour  écouter  :  le  peintre  aima  mieux  parler,  et  il 
fit  si  bien  qu'il  charma  le  fin  critique.  On  trouvera  la  preuve  de  ce  suc- 
cès dans  la  lettre  que  le  maître  des  élégances  adressait  à  M.  Charles 
Duveyrier  pour  lui  recommander  Courbet  et  pour  le  convaincre  que  le 
talent  de  l'artiste  pourrait  être  employé  à  de  belles  œuvres  décoratives. 
«  Je  causais  l'autre  jour  avec  Courbet,  écrit-il  :  ce  peintre  vigoureux  et 
solide  a,  de  plus,  des  idées,  et  il  me  semble  qu'il  en  a  une  grande  : 
c'est  d'inaugurer  une  peinture  monumentale  qui  soit  en  accord  avec  la 
société  nouvelle.  La  peinture  des  églises  est  à  bout  de  voie;  des 
peintres  incrédules  ressassent  avec  plus  ou  moins  de  talent  de  vieux 
sujets...  Courbet  a  l'idée  de  faire  des  vastes  gares  des  chemins  de  fer 
des  églises  nouvelles  pour  la  peinture,  de  couvrir  ces  grandes  parois  de 
mille  sujets  d'une  parfaite  convenance;  les  vues  mêmes  anticipées  des 
grands  sites  qu'on  va  parcourir,  les  portraits  des  grands  hommes  dont  le 
nom  se  rattache  aux  cités  du  parcours,  des  sujets  pittoresques,  moraux, 
industriels,  métallurgiques  ;  en  un  mot,  les  saints  et  les  miracles  de  la 
société  moderne.  N'est-ce  pas  là  une  idée  encyclopédique  et  qui  mérite 
faveur  •  ?  » 

La  lettre  dont  nous  venons  de  reproduire  un  fragment  prouve  qu'un 
critique  contient  souvent  un  enthousiaste.  En  s'exaltant  à  propos  du  pro- 
jet dont  Courbet  l'avait  entretenu,  Sainte-Beuve,  qui  avait  pourtant  un 
si  fin  sentiment  de  l'histoire,  manqua  de  défiance  et  ne  prit  pas  garde 
que  l'idée  nouvelle  de  Courbet  n'était  qu'un  emprunt  fait  à  la  tradition. 
Beaucoup  d'entre  nous,  parmi  ceux  qui  ont  cessé  d'être  jeunes,  se  sou- 
viennent d'avoir  fait,  sur  la  décoration  des  gares  de  chemins  de  fer,  des 
articles  et  peut-être  des  discours.  Avant  1848,  on  agitait  déjà  la  ques- 
tion dans  les  réunions  intimes  de  \a,  Démocratie  pacifique.  Après  la  révo- 
lution, lorsque  les  peintres  se  concertèrent  pour  étudier  des  projets 
d'association,  qui  ne  devaient  pas  aboutir,  l'idée  fut  reprise  et  l'on  crut 
un  instant  qu'elle  allait  recevoir  un  commencement  d'exécution.  Des 
pourparlers  furent  même  entamés  avec  les  directeurs  d'une  grande  com- 
pagnie. On  espérait  obtenir  une  des  plus  vastes  gares  de  Paris,  et  les 
deux  parois  latérales  devaient  être  décorées  par  deux  escouades  de  colo- 
ristes, obéissant  l'une  à  Delacroix,  le  maître  des  féeries,  l'autre  à  De- 

1 .  Sainte-Beuve,  Correspondance,  I,  page  289. 


30 


GAZETTE  DES   BEAUX-ARTS, 


camps,  qui,  comme  il  l'a  dit  plus  tard  dans  une  lettre  mélancolique, 
voulait  prouver  qu'il  n'était  pas  seulement  le  peintre  ordinaire  des 
singes.  Ce  beau  rêve  se  dissipa  bientôt  ;  mais  il  n'a  pas  cessé  depuis 
lors  de  hanler  l'esprit  des  hommes  de  notre  génération.  L'idée  est  lon- 
guement développée  dans  le  livre  publié  en  1861  par  M.  Champfleury, 
Les  Grandes  figures  d'hier  et  d'aujourd'hui.  Lors  donc  que  Courbet  alla 
faire  ses  confidences  à  Sainte-Beuve ,  il  se  borna  à  tirer  une  nouvelle 
épreuve  d'un  cliché  auquel  ne  manquait  aucun  mérite,  pas  même  l'an- 
cienneté. 

PAUL    MANTZ. 
(Im  fin  prochaittemml.) 


•ffjf 


EXPOSITION    UNIVERSELLE 


LA  SCULPTURE 


'École  française,  il  y  a  une  vingtaine 
d'années,  était,  en  peinture,  incontestable- 
ment-la première;  mais  elle  a  beaucoup 
appris  aux  autres  et  les  originalités  natio- 
nales se  sont  développées.  Un  peu  plus,  il 
i'audra  se  défendre;  on  le  voit  à  l'Exposition 
universelle.  Nos  meilleurs  peintres  ont  d'ail- 
leurs leurs  similaires,  et  l'étranger  en  a 
quelques-uns  que  nous  n'avons  pas.  Il  n'en 
est  pas  de  même  en  sculpture.  On  a  re- 
marqué depuis  bien  des  Salons  combien 
la  moyenne  de  la  sculpture  était  plus  régulière  et  plus  élevée  que  celle 
delà  peinture,  et  aussi  que  les  pertes  s'y  réparaient  plus  régulière- 
ment. Cette  année  la  réunion  des  œuvres  de  quelques  années  permet 
mieux  de  porter  un  jugement  d'ensemble,  la  conclusion  est  certaine  et 
l'opinion  le  reconnaît.  La  Sculpture  française  est  plus  forte  que  la  pein- 
ture; elle  est  de  mêuie  au-dessus  des  autres  écoles  de  sculpture,  et 
sa  primauté  n'est  pas  en  danger. 

Il  n'y  a  là  rien  d'étonnant,  car  la  sculpture  est  un  art  éminemment 
français  qui  a  toujours  été  dans  notre  pays  à  une  grande  hauteur,  et  qui 
n'a  pas  eu  d'éclipsé.  La  peinture  n'y  a  procédé  que  par  saccade,  tantôt  par 
imitations,  tantôt  par  des  personnalités.  Poussin,  Watteau,  Boucher,  David, 
l'école  moderne,  sont  la  négation,  presque  la  destruction  les  uns  des 
autres.  Il  y  a  d'admirables  peintres  et  en  grand  nombre,  mais  à  l'état 
d'individus.  Rien  de  semblable  en  sculpture;  elle  est  ancienne,  assise, 
constante  et  durable.  A  tous  les  moments  elle  a  eu  des  maîtres  et  de 


32  GAZETTE  DES   BEAUX-AUTS. 

vraies  œuvres;  jamais  elle  n'a  eu  ni  lacunes,  ni  chutes;  elle  se  suit  et 
s'enchaîne,  elle  se  modifie  aussi  dans  le  pas  de  sa  tradition.  Les  ima- 
geries du  moyen  âge,  les  artistes  de  Louis  XIV  et  ceux  de  notre  temps 
ne  se  ressemblent  pas,  mais  la  filiation  n'a  jamais  été  rompue  et  les  fils 
tiennent  à  leurs  pères.  Quand  les  grandes  cimes  disparaissent,  il  y  en  a 
pour  les  remplacer,  et  il  y  en  a  de  jeunes  qui  grandissent  pour  faire 
honneur  à  leur  tour  à  leurs  maîtres  et  à  leur  pays.  L'école  gallo-romaine 
a  existé  surtout  à  l'état  décoratif  et  elle  a  été  dans  l'architecture  d'une 
richesse  et  d'une  variété  qu'on  commence  à  bien  connaître;  après  le 
trouble  universel  des  barbares,  ce  sont  les  souvenirs  de  l'antiquité,  — 
sa  préoccupation,  bien  plus  longue  et  plus  vivace  qu'on  ne  le  croit,  — 
qui  ont  d'abord  inspiré  l'architecture  romane,  puis  la  sculpture  qui  s'est 
élevée  régulièrement  de  l'ornement  à  la  figure.  Une  fois  celle-ci  dans  les 
usages,  le  progrès  marcha  avec  une  rapidité  étonnante  pour  arriver  à 
l'admirable  efllorcscence  des  xii'  et  xiii"  siècles,  aux  statues  de  Chartres 
et  de  Reims  qui  seraient  de  la  belle  sculpture  dans  tous  les  temps  et  chez 
tous  les  peuples.  A  la  même  époque  aucun  pays  n'avait  rien  de  sem- 
blable, et  le  nôtre  ne  l'avait  pas  appris.  L'Italie  même,  qui  nous  a 
ensuite  dépassé,  a  eu  besoin  d'une  renaissance,  et  notre  belle  sculpture 
gothique  est  antérieure  aux  Pisans.  C'est  avec  elle  que  le  grand  art  fran- 
çais a  développé  ses  types,  et  les  tombes  royales  de  Saint-Denis  n'ont 
fait  que  suivre  l'exemple  de  celles  faites  pour  des  princes,  même  pour 
des  particulieis  qui  ont  été  leurs  modèles  et  leur  point  de  départ.  Nos 
vieilles  sculptures  sont  anonymes,  mais  leurs  auteurs  n'en  sont  pas 
moins  grands,  et  dès  Michel  Colomb  qui  meurt  chargé  d'années  et  à  l'ex- 
trême commencement  du  wV  siècle,  les  noms  illustres  et  les  œuvres 
exceptionnelles  sont  si  nombreux  que  l'énumération  en  serait  un  livre. 
Je  n'ai  pas  même  la  place  d'en  esquisser  le  cadre,  mais  je  tenais  à  rap- 
peler la  ligne  générale  pour  montrer  que  la  supériorité  dont  certains 
s'étonnent  ou  qu'ils  sont  disposés  à  considérer  comme  une  découverte, 
est  au  contraire  une  chose  naturelle,  ancienne  et  traditionnelle.  Comme 
elle  est  cette  fois  reconnue,  il  nous  est  permis  de  nous  réjouir  de  la  voir 
sortir  du  monde  de  ceux  qui  réfléchissent  et  qui  connaissent  pour  entrer 
dans  le  courant  de  l'opinion.  Nos  sculpteurs,  souvent  négligés  pour  la 
peinture  plus  amusante,  y  trouveront  à  la  fois  une  récompense  et  un 
encouragement. 

Si  aucune  des  écoles  étrangères  dans  son  ensemble  n'est  aujourd'hui 
aussi  nombreuse,  aussi  variée,  aussi  haute,  en  quelque  sorte  aussi  sûre 
que  la  nôtre,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'on  rencontre  dans  deux  ou 
trois  d'entre  elles  des  hommes  du  plus  vrai  niérite.  L'iixposition  univer- 


LA  SCULPTURE  A  L'EXPOSITION    UNIVERSELLE. 


33 


selle  en  donne  la  preuve;  elle  nous  montre   les  œuvres  de  quelques 
artistes  dont  nous  n'apprenons  pas  les  noms,  mais  dont  nous  sommes 


ATHLÈTE   LUTTANT   AVEC  UN   SERPENT   PYTHON,   PAR   M.   LEIGHTO> 

(  Dessin    de    l'artiste.  ) 


heureux  de  connaître  les  œuvres  maîtresses.  Aussi,  puisqu'ils  ont  eu 
la  bonne  grâce  de  venir  chez  nous,  nous  commencerons  par  eux  pour 
leur  souhaiter  la  bienvenue. 

XVUI.    —    i'   PÉRIODE.  n 


84  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

Scur-PTURE  ÉTRANGÈRE.  —  L'Angleterre  est  loin  d'avoir  en  sculpture 
une  valeur  particulière.  En  peinture  quelques-uns  de  ses  artistes  ont 
une  originalité,  une  saveur  insulaire,  un  accent  étrange,  mais  péné- 
trant, une  personnalité  et  un  individualisme  qui  arrêtent  et  avec  les- 
quels il  faut  compter.  Dans  la  statuaire  elle  n'a  pas  encore,  et  elle  n'a 
jamais  eu  rien  d'analogue.  Après  avoir,  dans  l'antiquité,  reçu  et  suivi 
comme  nous  tout  l'art  romain,  elle  n'a  à  son  compte,  dans  le  moyen-âge, 
que  les  modifications  qu'elle  a  fait  subir  à  l'architecture  gothique.  Ce 
n'est  guère  que  dans  les  tombeaux,  surtout  dans  les  figures  habillées  de 
leurs  armures,  plus  fermes  et  plus  variées  que  celles  vêtues  de  robes  ecclé- 
siastiques ou  féminines,  que  la  sculpture  anglaise  peut  compter,  et,  même 
en  pierre  ou  en  marbre,  plutôt  avec  le  sentiment  rigide  et  la  précision  du 
bronze.  Ce  n'est  ni  au  xiii'  siècle  ni  au  xV  siècle  qu'en  est  la  plus  grande 
valeur,  mais  au  xiv'  siècle.  La  Renaissance  n'y  a  pas  la  souplesse  et 
la  variété  qu'elle  a  eues  en  France.  Quand  il  s'agit  de  faire  le  tombeau 
de  Henri  YII,  qui  est  une  merveille  où  le  plus  bel  art  a  mis  toute  sa 
science  et  sa  pureté  au  service  des  données  et  des  formes  antérieures, 
c'est  à  l'Italien  Torrigiano  qu'on  s'adresse.  Plus  tard  c'est  le  Français 
Hubert  Lesueur  qui  modèle  et  qui  fond  sous  Charles  II  la  statue  équestre 
de  Charles  1"  de  Charing  cross,  et,  lorsque  la  dictature  du  génie 
fastueux  de  Lebrun,  exaspérée  par  les  exagérations  de  l'école  de  Bernin, 
eut  égaré  la  sculpture  française  dans  la  recherche  des  nouveautés  pitto- 
resques, ce  fut  le  Lyonnais  Roubiliac,  un  homme  médiocre,  chez  lequel 
ne  se  trouvent  que  de  l'aplomb  et  de  la  facilité  outrecuidante,  qui, 
développant  jusqu'à  l'extravagance  un  principe  déplorable,  fit  régner 
sans  partage  en  Angleterre,  pendant  tout  le  xviii"  siècle,  un  mauvais 
goût  dont  elle  a  été  bien  longtemps  à  se  débarrasser. 

En  réalité,  la  nouvelle  phase  de  la  sculpture  anglaise  date  de  Flax- 
man.  Avec  ses  deux  médaillons  de  la  Nuit  et  du  Jour,  qui  sont  d'une 
ligne  charmante,  avec  la  simplicité  de  ses  compositions  dessinées  au 
trait  il  a  exercé  dans  son  pays,  bien  qu'à  un  moindre  degré,  une  influence 
analogue  à  celle  de  David  en  France.  Après  lui,  l'artiste  qui  a  eu  sur 
l'école  une  influence  prépondérante  et  qui  dure  encore,  c'est  Canova.  La 
sculpture  iconique,  fréquente  en  Angleterre,  et  dont  Westminster  de 
Londres  est  véritablement  le  Panthéon,  aurait  pu  d'elle-même  apporter 
un  élément  d'originalité  autonome.  Il  n'en  est  malheureusement  rien. 
Assises  ou  debout ,  costumées  à  l'antique  ou  habillées  de  vêtements  mo- 
dernes, la  physionomie  générale  des  figures  est  immobile,  monotone  et 
sans  accent.  Dans  la  sculpture  féminine  et  dans  le  nu  mythologique,  c'est 
la  fadeur  italienne  du  commencement  de  ce  siècle  qui  continue  de  dominer. 


LA  SCULPTURE  A  L'EXPOSITION  UNIVERSELLE.  35 

Ce  n'est  pas  impunément  que  la  plupart  des  sculpteurs  anglais  passent  par 
Rome,  où  bon  nombre  ont  vécu  et  travaillé  longtemps,  et  le  grand  goût 
de  l'antique  ne  leur  a  rien  donné  de  sa  flamme  et  de  sa  maîtrise.  La 
pratique,  le  convenu  et  le  poncif  y  restent  le  caractère  général.  Les  poses 
sont  simples,  mais  pauvres;  les  formes  sont  rondes  et  molles  et,  en  face 
de  ces  statues,  dont  beaucoup  sont  agréables,  il  serait  souvent  difficile  de 
faire  une  distinction,  de  reconnaître  qu'elles  ne  sont  pas  toutes  du  même 
auteur  et  d'y  signaler  de  véritables  différences.  Il  semble  que  la  nature 
n'y  soit  pas  étudiée  directement,  mais  sur  un  type  accepté  à  l'état  de 
canon  et  incessamment  reproduit.  Aussi  arrive-t-il  trop  souvent  que 
dans  les  travaux  divers  et  souvent  habiles  d'un  même  artiste,  on  ne 
peut  dégager  aucune  tendance,  et  la  valeur  en  est  souvent  d'une  inéga- 
lité singulière.  Ce  parti  pris  d'imitation  affaiblie,  ce  manque  d'unité,  de 
fermeté  surtout,  sont  des  signes  que  dans  le  pays  du  cant,  où  le  nu  ne 
se  peut  faire  accepter  qu'en  vivant  le  moins  possible,  la  sculpture 
est  un  art  plus  transplanté  que  naturel,  puisqu'on  s'y  élève  si  rarement 
au-dessus  de  la  correction  pratique  sans  aller  jusqu'à  la  création  véri- 
table. La  science  de  l'art  s'y  trouve,  mais  le  génie,  que  rien  ne  supplée, 
pas  même  la  science  aidée  du  travail,  y  fait  encore  défaut,  et  parmi  tant 
d'œuvres  il  n'y  en  a  pas  assez  dont  la  ligne  et  la  forme  soient  assez 
fortes  et  assez  neuves  pour  s'imposer  et  vivre  dans  la  mémoire  avec 
l'intensité  personnelle  d'un  nom  suffisant  à  lui  seul  à  rappeler  la  statue. 

Aussi  ne  citerais-je  en  Angleterre  que  les  deux  œuvres  maîtresses. 
L'une  est  le  grand  bronze  qui  appartient  à  la  Royal  Academy,  œuvre  de 
M.  Leighton,  un  des  correspondants  étrangers  de  notre  Académie  des 
beaux-arts  et  peintre  habile,  dont  on  remarque  notamment  dans  les 
salles  de  peinture  un  beau  portrait  du  capitaine  Burton.  Son  jeune 
Athlète  nu,  auquel  ses  jambes  écartées  donnent  une  forte  assiette  sur  le 
sol,  lutte  avec  un  serpent  dont  les  replis  n'entourent  qu'une  de  ses 
cuisses;  d'un  bras  en  arrière  il  préserve  son  corps  du  danger  de  la  for- 
midable étreinte,  pendant  qu'en  avant  de  lui  il  écarte  et  tient  à  distance 
la  terrible  tête,  dont  sa  forte  main  tient  le  cou.  Le  jet  de  la  ligne  géné- 
rale est  d'un  grand  air,  et  c'est  une  belle  étude  classique,  comme  on 
peut  le  voir  dans  le  dessin  même  de  l'artiste. 

En  quelque  sorte  en  opposition  et  dans  le  sens  tout  moderne,  il  faut 
mettre  le  Thomas  Carlyle  en  bronze  de  M.  Bœhm.  Les  larges  plis  de  son 
long  vêtement,  sans  l'affubler  à  la  romaine,  sauvent  des  détails  modernes 
trop  précis.  En  donnant  de  la  simplicité  à  l'ensemble,  ils  mettent  en  pleine 
valeur  le  ferme  appui  des  mains  sur  les  bras  du  fauteuil  et  la  prédomi- 
nance ardente  et  vigoureuse  de  la  tête.  La  force  un  peu  farouche  qui  s'en 


36  GAZETTE    DES   BEAUX-ARTS. 

dégage  ne  résulte  pas  de  l'abondance  caractéristique  des  cheveux,  du 
collier  de  barbe  et  des  sourcils,  mais  de  la  puissance  de  la  construction 
du  masque,  dont  les  traits  heurtés  sont  d'une  rare  énergie.  On  comprend 
mieux  l'homme  devant  son  image,  et  pourquoi  l'incontestable  originalité 
de  sa  pensée  n'allait  pas  sans  une  exagération  voulue  de  bizarrerie.  Dans 
cette  tête  écossaise  il  y  a  une  sorte  de  rusticité  et  comme  une  marque 
d'origine,  voisine  de  la  rudesse  paysanne,  qui  aime  à  se  vanter  de  faire 
fi  de  la  tradition  et  de  la  mesure  et  qui  se  plaît  à  frapper  sans  cesse  et  trop 
fort  pour  bien  faire  voir  qu'il  faut  compter  avec  la  pesanteur  des  coups  sans 
qu'on  doive  y  attendre  de  fatigue.  Ce  n'est  pas  seulement  la  tête  d'un  rude 
jouteur,  mais  d'un  lutteur  qui  aime  la  bataille  pour  elle-même  et  qui 
ne  déteste  pas  de  s'y  jeter  à  tout  propos  pour  s'entretenir  la  main. 

Pour  l'Allemagne,  au  moyen-âge,  elle  ne  lutte  pas  plus  avec  la  France 
en  statuaire  qu'en  architecture  ;  la  sculpture  de  ses  églises  est  alors  sur- 
tout décorative  et  architecturale,  et  nulle  part  elle  ne  s'est  élevée  à  la 
beauté  des  portails  de  Reims  et  de  Chartres.  C'est  au  xv  siècle  qu'àla  suite 
de  la  Bourgogne  et  des  Flandres,  elle  arrive  par  l'école  de  Nuremberg,  aussi 
fantaisiste  dans  l'ornement  que  réaliste  dans  les  formes  et  dans  les  types, 
à  avoir  une  valeur  propre,  dont  les  caprices  enchevêtrés  et  touffus  se 
servent  surtout  du   bois  et  du  bronze.   Au  xvti*  siècle  et  au  xyiii", 
c'est   la  France   qu'elle  imite,  en  poussant  à  outrance  les  défauts,  sans 
rien  prendre  des  qualités,  et  l'on  sait  lescontournements  affolés  qu'ont  pris 
sous  ses  mains  la  rocaille  et  le  rococo.  Heureusement  un  grand  homme 
est  venu  lui  donner  une  sculpture  vraiment  nationale,  un  peu  rude  et 
sommaire,  mais  énergique  et  monumentale.  Quoique  Thorvvaldsen  soit 
Danois,  c'est  lui  qui  l'a  régénérée;  c'est  son  grand  exemple  qu'elle  a 
suivi  et  qui  l'a  menée  dans  ses  voies.  Après  lui  Rauch  et  Schwanthaler  sont 
aussi  de  vrais  maîtres,  l'un  dans  le  sens  de  la  force,  l'autre  dans  celui  de 
l'élégance;  l'un  plus  profond,  l'autre  plus  ingénieux  et  vraiment  supérieur 
dans  la  composition  des  bas-reliefs  qui  se  déroulent  sur  les  longues 
frises.  Rauch  est  plus  profondément  allemand;  Schwanthaler   y  ajoute 
quelque  chose  de  la  Grèce. 

Aujourd'hui  il  serait  difficile,  avec  le  peu  de  morceaux  envoyés  au 
dernier  moment,  de  porter  un  jugement  d'ensemble  sur  la  nouvelle 
école  contemporaine  et  d'en  marquer  tous  les  caractères  ;  il  n'est  que 
juste  de  reconnaître  la   valeur  de  ce  que  nous  avons  sous  les  yeux. 

Malgré  sa  pomme,  YAdtan  nu  et  debout  de  M.  Hildebrand,  qui 
appartient  au  Musée  de  Leipzig,  pourrait  aussi  bien  être  un  Paris  en 
face  des  trois  Déesses,  tant  sa  pose  et  son  type  sont  un  souvenir  de  la  belle 
sculpture  romaine.  Le  chèvre-pied  assis,  de  M.  Hartzer,  dont  un  Amour 


LA   SCULPTURE  A  L'EXPOSITION  UNIVERSELLE. 


37 


railleur  saisit  la  barbe  en  même  temps  qu'il  tient  un  miroir  devant  sa  figure, 
gagnerait  beaucoup  à  ce  que  l'exécution  du  marbre  fût  plus  ferme  et 
moins  savonneuse,  car  l'agencement  du  groupe  est  vif  et  d'une  heureuse 
nouveauté.  Quant  aux  deux  grands  groupes  de  M.  Renaud  Begas,  ils  sont 
tout  à  fait  importants.   Celui  de  bronze  a  repris  sans  défaillance  le  motif 


THOMAS      CARLYLE,      PAR      M.       BCBHM. 

(Dessin    do   l'artiste.) 


de  Jean  de  Bologne.  Dans  l'œuvre  élégante  qu'on  admire  depuis  le 
xvi«  siècle  sous  une  des  arcades  de  la  loggia  des  Lanzi,  c'est  la  femme 
qui  est  au  sommet;  ici  c'est  le  casque  du  robuste  soldat,  emportant  en 
travers  devant  lui  le  beau  corps  de  la  jeune  femme  affolée,  qui  crie  et 
dont  la  main  impuissante  essaie  de  s'attaquer  au  visage  du  ravisseur.  Le 
jet  est  superbe  et  plein  de  furie  ;  les  deux  acteurs  sont  bien  en  scène 
et  n'ont  rien  de  contourné  ni  de  théâtral,  l'écueil  ordinaire  de  ces  sujets 
violents.  M.  Bégas  cherche   évidemment  la  vie  en  action,  et  le  mouve- 


38  GAZETTE    DES    BEAUX-ARTS. 

ment  lui  est  naturel.  C'est  aussi  la  qualité  de  son  second  groupe  de 
marbre,  Y  Enlèvement  de  Psyché  qui  appartient  à  la  galerie  nationale  de 
Berlin.  La  femme,  qui  tient  une  des  mains  de  Mercure  et  qui  pose  son  autre 
main  sur  l'épaule  du  divin  messager,  touche  encore  la  terre  de  la  pointe 
de  ses  pieds  dressés.  Quant  au  Dieu,  il  se  détache  du  rocher  contre 
lequel  il  s'appuyait  tout  à  l'heure,  et  l'une  de  ses  jambes  repliée  va, 
sans  violence,  lui  donner  l'élan  dont  il  a  besoin.  S'il  y  avait  une 
critique  à  faire,  ce  serait  peut-être  de  trouver  trop  grande  la  diffé- 
rence entre  la  force  trop  accusée  du  Dieu  et  la  petitesse  relative  de  la 
femme.  On  pourrait,  je  le  sais,  répondre  par  d'illustres  exemples,  par  le 
groupe  de  Naples  qu'on  appelle  communément  le  Taureau  Farnèse,  et 
surtout  par  l'Andromède  et  Persée  de  notre  Puget.  Ce  qu'il  y  a  de  certain 
dans  l'œuvre  de  M.  Bégas,  c'est  que  ses  deux  figures  parlent  et  quittent 
la  terre;  on  lèsent,  on  le  voit;  dans  quelques  instants  elles  s'élèveront 
dans  l'éther  pour  monter  d'un  trait  dans  l'Olympe,  où  l'heureuse  Psyché 
se  réunira  à  celui  qu'elle  n'a  perdu  que  pour  l'avoir  trop  aimé. 

M.  Charles  Wagmueller  ne  cherche  pas  la  force  comme  M.  Renaud 
Bégas,  mais,  devant  ce  qu'il  a  envoyé,  on  regrette  de  ne  pas  connaître 
l'ensemble  de  son  œuvre,  où  doivent  dominer  la  tendresse,  la  grâce  et  la 
mélancolie,  si  l'on  s'en  rapporte  à  ce  que  nous  avons  sous  les  yeux. 
La  jeune  fille,  les  jambes  nues,  qui  porte  sur  ses  épaules,  en  riant  de  ce 
beau  rire  frais  et  ailé  de  la  jeunesse,  un  bébé  nu  fort  peu  rassuré,  dont 
les  petits  bras  se  rattachent  désespérément  à  son  cou,  est  un  agréable 
morceau,  très-gracieusement  joli.  Il  y  a  plus  dans  son  modèle  du  tom- 
beau d'une  morte  regrettée.  Cette  année,  la  sculpture  funéraire  est  parti- 
culièrement supérieure.  En  Italie,  l'une  des  choses  les  meilleures  est  le 
groupe  d'un  sarcophage  ;  en  France,  le  tombeau  monumental  de  M.  Paul 
Dubois,  dont  nous  donnons  dès  aujourd'hui  la  vue  d'ensemble,  est  l'hon- 
neur de  notre  exposition.  Dans  sa  donnée  plus  simple,  l'œuvre  de 
M.  Wagmueller  conquiert  d'un  seul  coup  à  son  nom  la  vie  et  la  noto- 
riété. Sur  le  milieu  d'un  long  sarcophage  en  batière,  décoré  aux  angles 
de  sphinx  ailés,  est  assise  de  côté  une  belle  jeune  femme,  le  calme  génie 
du  regret  et  du  souvenir;  elle  tient  de  la  main  gauche  une  tablette  élo- 
quente, sur  laquelle  on  lit  le  nom  Michaela  Gabriela  Wagmueller 
MDcccrjcxvi.  Le  groupe  se  complète  par  un  tout  petit  enfant  nu  et  assis,  té- 
moin inconscient  de  la  jeunesse  disparue  de  la  femme  et  de  la  mère,  qui 
ne  revit  plus  que  dans  cette  frêle  promesse  ;  il  joint  ses  petites  mains  en 
regardant  la  palme  déposée  sur  le  pied  du  tombeau  par  la  piété  de  la 
jeune  femme.  A  terre,  sur  l'emmanchement,  deux  couronnes  jetées  à 
terre    pondèrent    à   droite   le  corps    de    la   grande  figure  assise   sur 


LA  SCULPTURE  A  L'EXPOSITION  UNIVERSELLE.  39 

la  gauche.  De  tous  les  côtés  les  lignes  sont  heureuses  ;  l'effet  est  triste 
sans  la  violence  des  révoltes  et  des  terreurs,  et  dans  un  sentiment  très- 
noble  et  très-pur;  la  douleur  a  été  là  une  vraie  muse  pour  inspirer  l'har- 
monie silencieuse  et  comme  l'apaisement  et  l'espérance  qui  se  dégagent 
de  cette  belle  composition.  Tous  ses  éléments  sont  connus,  mais,  dans  sa 
simplicité,  elle  a  pourtant  une  nouveauté  personnelle,  noblement  pré- 
cise, qui  la  fixe  dans  le  souvenir  et  la  rend  impossible  à  oublier. 

C'est  au  contraire  la  vie,  dans  sa  réalité  la  plus  particulière,  qui  éclate 
dans  un  buste  de  marbre  de  M.  Renaud  Bégas.  Il  ne  vise  pas  à  la  beauté; 
son  parti  même  a  quelque  chose  de  bizarre  et  il  s'impose  par  son  sen- 
timent de  naturalisme  autochthone.  Dans  la  galerie  de  Berlin,  qui  possède 
ce  buste,  son  modèle,  le  peintre  Menzel,  restera  vivant.  11  est  chauve,  d'un 
caractère  qui  ne  doit  pas  être  souvent  aimable,  et  son  nez  n'a  rien  de 
commun  avec  les  lignes  de  la  beauté  grecque,  mais  l'intelligence  et  la 
volonté  respirent  dans  ce  visage  à  la  bouche  serrée  et  aux  yeux  clairs, 
singulièrement  nets  et  perçants.  La  façon  bizarre  dont  c'est  un  morceau 
de  statue  sciée  au-dessous  du  bras  replié,  sans  socle  ni  piédouche,  n'est 
pas  sans  rappeler  les  habitudes  allemandes  de  certains  petits  bustes  du 
xvi"  siècle.  Mais  c'est  la  vie  même,  comme  on  peut  le  voir  dans  le  des- 
sin que  nous  sommes  heureux  d'avoir  à  montrer  à  nos  lecteurs,  et 
M.  Bégas,  qui  sait  trouver  et  créer,  est  en  même  temps  un  portraitiste 
bien  sincère  et  bien  naturel. 

Si  peu  que  l'on  voie  ici  de  sculpture  autrichienne,  il  est  facile  de 
reconnaître  ses  différences  avec  la  sculpture  allemande.  Ce  qui  s'en 
rapprocherait  le  plus,  ce  sont  quelques  statues  de  grands  hommes  :  un 
Michel-Ange  debout,  de  M.  Wagner  ;  un  Durer,  aussi  debout  et  en  grand 
manteau  à  manches.  Ces  deux  marbres,  surtout  le  second,  par  M.  Schmid- 
gruber,  ont  la  juste  qualité  du  calme  architectural  et  feront  fort  bien  à 
Vienne  dans  les  niches  de  la  façade  de  l'hôtel  de  l'association  des  artistes 
auquel  elles  sont  destinées.  Le  Beethoven  en  bronze  de  M.  Zumbusch 
paraît  ici  un  peu  gros  parce  qu'il  est  trop  près  de  l'œil;  il  est 
certainement  fait  pour  un  piédestal  plus  haut  et  pour  être  vu  dans  un 
grand  espace.  Ce  qu'on  y  remarque,  c'est  l'intensité  grave  et  puissante 
de  l'expression  générale.  Le  maître,  assis  et  immobile,  est  tout  à  la  pen- 
sée intérieure  qu'il  écoute,  et  cette  intensité  d'attention  se  marque,  aussi, 
bien  que  dans  la  tête,  par  le  geste  naturel  de  la  jambe  repliée  en  arrière 
et  des  deux  mains  jointes  et  appuyées  sur  l'autre  cuisse. 

Mais  dans  les  bustes,  les  Autrichiens  paraissent  avoir  un  caractère 
tout  à  fait  à  part,  plus  souple,  plus  aisé,  plus  brillant,  plus  chaud  et 
plus  spirituel  qu'en  Allemagne.  C'est  une  autre  vie,  une  autre  intelligence 


40  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

et  un  autre  soleil.  Devant  ces  types  divers,  heureux  et  animés,  on  a  af- 
faire à  d'autres  sentiments  et  à  d'autres  idées.  11  faudrait  insister  en  dé- 
tail sur  la  charmante  vieille  dame  de  M.  Johann  Silbernagel,  sur  la 
finesse  de  la  tête  d'un  jeune  peintre,  M.  Libermann,  par  M.  Béer,  surtout 
sur  les  bustes  de  M.  Tilgner,  aussi  heureux  avec  le  marbre  qu'avec  le 
bronze,  qui  a  ainsi  le  don  du  modelage  et  de  l'exécution,  et  dont  les 
têtes  ont  la  chaleur  de  la  vie. 

Ajoutons  que  tous  ceux  que  je  viens  de  citer  sont  jeunes;  la  jeu- 
nesse a  devant  elle  l'avenir. 

Le  Danemark  et  la  Suède  n'ont  rien  qui  puisse  nous  arrêter  et  Thor- 
waldsen  ne  semble  pas  y  avoir  eu  d'héritiers.  Sauf  un  buste  de  juif  par 
M.  Laveretzki  et  une  jolie  tête  de  faune  rieur  par  A.  von  Bock ,  la  Russie 
n'a  que  des  statues  correctement  froides  etconventionnellement  antiques, 
qui  ne  s'élèvent  pas  assez  au-dessus  de  la  pratique  courante  de  Car- 
rare. 11  faudrait  savoir  ce  que  vaut  sa  sculpture  monumentale. 

Avec  l'Italie  nous  revenons  dans  un  pays  où  l'art  est  naturel,  où 
il  a  été  si  admirable  qu'il  est  inutile,  entre  les  Pisans  et  Michel-Ange,  de 
rappeler  même  des  noms,  et  où  il  pourrait  être  admirable  encore,  mais, 
sauf  quelques  morceaux,  la  sculpture  italienne  paraît  dans  une  bien 
mauvaise  voie,  inférieure  même  à  celle  des  innombrables  imitateurs  de 
Canova,  qui  dans  leurs  mollesses  rondes  et  convenues  gardaient  au  moins 
les  traditions  de  l'élégance  de  la  ligne.  Nous  n'avons  rien  ici  de  Dupré 
ni  de  Vêla,  l'un  plus  pur  et  plus  élevé,  l'autre  plus  mouvementé  et  plus 
vigoureux;  ils  avaient  relevé  l'école,  et  aux  applaudissements  de  la 
foule,  mais  dans  le  présent,  qui  se  prend  facilement  au  plus  mauvais,  il  y  a 
deux  courants  bien  sensibles  et  bien  déplorables.  L'un  s'introduit,  c'est 
la  sculpture  pittoresque  et  comique  jusqu'à  la  charge,  caricaturale  et 
réaliste  jusqu'au  ruisseau.  Qu'est-ce  que  ce  petit  pêcheur  à  la  ligne, 
accroupi  de  la  façon  la  plus  laide,  si  ce  n'est  le  roi  des  grenouilles,  qui 
n'en  voudraient  peut-être  pas  ;  que  cet  ignoble  pitre  au  maillot  trop 
large  et  aux  souliers  avachis  qui  marche  sur  un  ballon;  que  ces  galopins 
en  haillons  débraillés  qufi  se  battent  contre  un  mur  ou  qui  rient  à  se 
fendre  la  mâchoire;  que  ce  cadavre  de  paysanne  couchée  sur  de  la  vraie 
mousse  teinte  en  beau  vert;  que  ces  parasites  infects  tombés  endormis 
l'un  sur  l'autre,  et  qui,  malgré  toutes  leurs  recherches  archéologiques, 
ne  sont  que  d'immondes  ivrognes?  Et  tout  cela  n'est  pas  une  ébauche  de 
terre  ou  de  bronze,  le  jeu  et  la  gageure  d'un  instant  ;  ce  sont  de  grandes 
figures,  qui  se  prennent  au  sérieux  et  visent  à  l'admiration.  Il  n'est 
question  ni  du  cœur  ni  de  l'esprit,  mais  qu'est-ce  que  les  yeux  mêmes 
ont  à  gagner  et  comment  croire  qu'ils  puissent  se  plaire  à  ces  puérilités 


LA.  SCULPTURE  A.  L'EXPOSITION  UNIVERSELLE.  hi 

ou  à  ces  prétentions  ordurières?  Gegoùt-là,  si  l'on  peut  appliquer  le  mot, 
est  récent;  c'est  une  maladie  qui  tuera  ses  adeptes  s'ils  continuent  à 
boire  cette  malsaine  absinthe.  Elle  passera  d'elle-même  ;  il  vaut  même 


KHINOCÉROS,      PAR     M.     A.      JACQUEMART. 

(  Dessin  de  Tartiste.  ) 


mieux  ne  pas  insister  et  ne  pas  lui  donner  une  importance  qu'elle  n'a 
pas.  La  surprise  de  cette  vilaine  mode  est  seulement  d'autant  plus  grande 
qu'elle  nous  vient  de  la  patrie  de  Donatello  et  de  Michel-Ange. 


XVUI.   —  2"    PÉRIODE. 


42  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS, 

L'autre  danger  est  plus  grave  parce  qu'il  dure  depuis  longtemps, 
qu'il  est  établi,  admiré,  et  qu'il  s'étend  de  plus  en  plus  :  c'est  la  re- 
cherche de  l'habileté  et  du  trompe-l'oeil  ;  c'est  le  triomphe  du  praticien 
sur  le  sculpteur,  du  métier  sur  l'art,  de  l'exécution  puérile  sur  la  forme 
et  sur  l'idée.  La  variété  des  travaux  et  l'adresse  sont  des  qualités  quand 
elles  sont  à  leur  place  et  quand  elles  ne  prétendent  pas  remplacer  et 
l'invention,  et  la  ligne,  et  l'expression.  Malheureusement,  dans  ces  pays 
des  beaux  marbres  où  les  praticiens  abondent,  on  arrive  à  prendre  cette 
habileté  pour  du  talent  et  pour  de  l'art.  Ce  qu'on  cherche,  c'est  la  diffi- 
culté, le  nu  et  le  détail  des  traits  du  visage  visible  sous  un  voile,  les 
mailles  d'un  filet  enveloppant  une  statue.  Il  s'agit  bien  de  plis!  ce 
qui  importe,  c'est  l'étofTe,  la  moire,  la  tarlatane,  le  satin,  la  gaze  lamée, 
la  laine  ;  c'est  l'étoffe  qui  est  neuve,  celle  qui  est  chaude,  celle  qui  est 
usée,  celle  qui  est  transparente,  celle  qui  est  ajourée.  Les  bouillons,  les 
dentelles,  les  chaînes  d'orfèvrerie,  les  boucles  d'oreilles,  voilà  l'impor- 
tant. Le  pauvre  marbre  fait  tout  ce  qu'on  veut  :  il  est  poli  comme  du 
métal,  ciré  et  encaustiqué  comme  un  parquet,  mou  comme  du  savon; 
ici  il  est  grenu,  là  gravé,  ailleurs  onde,  strié,  quadrillé,  ailleurs  tuyauté, 
ruche,  crêpé,  froncé,  bouillonné.  On  voit  la  trame  et  la  chaîne;  on 
compterait  les  fils  de  la  broderie  au  petit  point,  ou  au  passé  ;  on  trouve- 
rait les  épaisseurs  de  celle  au  plumetis.  Un  large  chapeau  de  paille  de 
Florence,  une  ombrelle  ouverte  avec  ses  franges,  les  branches  repercées 
d'un  éventail  ouvert,  une  collerette  de  dentelle,  une  bordure  de  cygne 
sur  laquelle  on  soufflerait,  voilà  ce  qui  est  intéressant  et  ce  qui  fait  pâmer 
d'aise.  Rien  n'est  trop  fin,  trop  mince,  trop  minutieux.  Celui-ci  a  la 
spécialité  des  chardons,  un  autre  celle  des  petits  oiseaux  et  des  plumes, 
un  autre  celle  du  bois  mort. 

C'est  de  la  sculpture  pour  les  Chinois  ou  pour  les  marchandes  de 
modes.  Les  boules  d'ivoire  séparées  qui  roulent  les  unes  dans  les  autres, 
et  les  mannequins  habillés  des  galeries  du  vêtement  seraient  alors  le 
dernier  mot  de  l'art.  Un  peu  plus,  nous  verrons  rendre  en  sculpture  les 
taches  et  les  différences  des  feuillages  panachés,  un  bouquet  d'orties, 
un  mouchoir  de  dentelles,  non  pas  un  buisson  d'écrevisses,  ce  serait  trop 
simple,  mais  un  ravier  de  crevettes,  dont  la  scie  sera  aussi  dentelée, 
aussi  aiguë,  aussi  coupante  que  la  véritable  et  dont  les  tentacules  auront 
autant  d'anneaux  que  dans  la  nature.  Il  ne  manquerait  plus  que  de  les 
faire  cuire;  ce  serait  alors  l'idéal. 

Si  ce  n'était  que  des  morceaux  d'ouvriers,  il  n'y  aurait  pas  à  s'en 
préoccuper,  mais  les  yeux  et  la  mode  vont  dans  ce  sens.  Ce  que  la  plu- 
part des  gens  admirent  dans  le  beau  Napoléon  de  Vêla,  c'est  le  velu  de 


LA  SCULPTURE  A  L'EXPOSITION   UNIVERSELLE. 


^.3 


la  couverture  de  laine,  et  cette  année,  dans  le  Jenner,  c'est  la  rayure 
et  le  pointillage  des  bas.  De  vrais  artistes,  ceux-là  le  sont,  cèdent  à  la 
tentation  pour  se  faire  plus  regarder,  et  l'on  en  citerait  trop  d'exemples 
dans  nos  derniers  Salons.  Il  est  donc  bon  de  crier  gare,  dût-on  prêcher 
dans  le  désert. 


l'apriqub,     pak    m.    dklaplanchk. 
(Croquis    de    l'artiste.) 


On  a  plus  de  plaisir  à  parler  d'œuvres  sérieuses  et  parmi  elles  je 
citerai  de  Biellazzi,  le  Petit  Pâtre  endormi  sur  la  terre  dans  une  pose 
simple  et  naturelle,  le  beau  buste  en  habit  moderne  du  vieux  marquis 
de  Brignole-Sale  par  M.  Rota,  et  le  Cromivell  assis,  dont  M,  Borghi  nous 


hh  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

montre  le  plâtre.  11  est  un  peu  traité  en  ébauche  et  le  bronze  lui  con- 
viendra mieux  que  le  marbre,  mais  il  a  de  la  force  et  du  caractère.  Dans 
cette  exposition  le  sculpteur  italien  qui  est  à  la  tête  et  de  beaucoup, 
c'est  M.  Giulio  Monteverde;  son  tombeau  du  comte  Massari  a  de  grands 
mérites.  Le  sarcophage,  qui  pyramide  en  gorge  diagonale,  est  couvert  de 
beaux  rinceaux  de  feuillages  qui  se  souviennent  heureusement  de  Ver- 
rochio  ;  le  cadavre,  quoique  sans  bandelettes,  est  peut-être  un  peu  trop 
serré  dans  son  linceul  à  la  façon  du  Lazare  giottesque  ;  mais  la  femme 
,  ailée,  qui  est  debout  à  sa  tête  et  qui  se  penche  vers  lui  en  encadrant  de 
ses  bras  l'oreiller  sur  lequel  il  repose,  est  d'une  belle  silhouette  générale. 
Quant  au  Jenner,  dont  la  Gazette  a  déjà  donné  le  dessin,  il  est  encore 
supérieur.  La  ligne  du  groupe  du  médecin  inoculant  le  vaccin  sur  son 
fils  qu'il  tient  sur  ses  genoux,  est  tout  à  fait  trouvée;  elle  est  pittoresque, 
personnelle  et  remarquablement  appropriée  au  sujet.  On  ne  saurait 
mieux  rendre  la  bonté  et  le  soin  ferme  et  délicat  avec  lequel  le  père  tient 
l'enfant  qui  voudrait  se  défendre.  Il  y  a  là  une  idée  et  elle  est  rendue; 
cela  est  autre  chose  que  les  tours  de  force  d'exécution. 

La  classification  du  livret  force  à  dire  ici  quelques  mots  de  la  Bel- 
gique, bien  qu'en  réalité  sa  sculpture  ne  se  sépare  pas  de  celle  de  la 
France.  Elle  a  été  atteinte  de  même  par  la  réforme  de  David,  plus  tard 
par  le  mouvement  romantique,  et  tous,  en  particulier  Geefs  et  Simonis, 
ont  souvent  exposé  chez  nous.  Aujourd'hui  les  deux  sculpteurs  dont  on 
parle  le  plus  sont  M.  Ducaju  et  M.  Pescher,  et  la  renommée  les  a  peut- 
être  mis  un  peu  trop  haut.  Ce  que  j'ai  vu  en  Belgique  de  M.  Ducaju  est 
ardent  et  plein  de  verve,  mais  surtout  avec  la  liberté  de  l'ébauche,  et  les 
éloges  que  j'ai  lus  du  buste  de  Bubens  par  M.  Pescher  me  faisaient 
attendre  toute  autre  chose.  Il  me  paraît  lourd  et  gros  plutôt  que  d'une 
grande  tournure,  et,  en  s'inspirant  de  plus  près  du  goût  architectural  du 
maître,  le  piédestal  pourrait  avoir  plus  de  caractère  et  d'accent.  En  même 
temps  qu'eux  l'on  verra  avec  plaisir  le  buste  d'enfant  par  M.  de  Groot, 
un  beau  buste  d'homme  officiel  par  M.  Paul  de  Vigne,  la  tête  en  bronze 
de  M.  Victor  Lagye  par  M.  Pescher,  qui,  je  l'avoue,  me  touche  plus 
que  son  Bubens,  et,  dans  les  statues  :  la  Clytie  debout,  sculptée  à  Bome 
en  1872  par  M.  Paul  de  Vigne,  où  l'amoureuse,  en  tendant  vers  le  soleil 
une  fleur,  préserve  avec  son  bras  gauche  ses  yeux  éblouis  par  les  ardeurs 
rayonnantes  de  son  amant;  Y  Enfant  au  lézard,  par  M.  Bouré,  dont  le  corps 
nu,  étendu  sur  le  sol,  est  d'un  modelé  fin  et  charmant;  le  groupe  bien 
agencé  de  Daphnis  assis  et  de  sa  chèvre  par  M.  Estier,  et  de  M.  Vander- 
linden  le  bronze  de  Calixta,  hésitant  entre  la  statuette  du  Jupiter  de  ses 
ancêtres  et  la  croix  du  nouveau  Dieu,  sujet  bien  compliqué,  qui  se  ré- 


LA  SCULPTURE  A  L'EXPOSITION    UNIVERSELLE.  45 

sume  de  lui-même  en  une  bonne  figure  de  jeune  femme  assise  et  plon- 
gée dans  ses  pensées,  ce  qui  suffît  et  au  delà  à  la  sculpture.  Je  citerai 
encore  de  M.  Samain  une  Jeune  Paysanne  romaine  fort  belle  portant  sur 
son  épaule  et  sur  sa  tête  un  enfant  et  un  bassin  de  cuivre,  et  le  musicien 
Johannes  Tinctoris,  ou  plus  simplement  le  Teinturier,  petit  bronze  de 
genre  où  il  est  en  longue  robe  et  en  bonnet  conique,  à  la  façon  de  Leys 
ou  plutôt  des  tableaux  et  des  miniatures  du  xv'  siècle  ;  mais,  malgré 
la  frontière,  nous  sommes  déjà  en  France,  bien  que  je  n'aie  encore  rien 
dit  de  cette  véritable  pléiade  de  sculpteurs  qui  brillent  de  concert  dans 
le  ciel  lumineux  de  son  art  et  auxquels  j'ai  hâte  d'arriver. 

Mais,  avant  d'entrer  dans  leur  temple,  il  convient  de  s'arrêter  un  peu 
dans  les  dehors  pour  dire  quelques  mots  de  la  sculpture  ornementale 
des  jardins  et  des  bâtiments,  et  de  la  porte  triomphale  que  M.  Sédille 
a  dressée  pour  en  décorer  l'entrée. 

Sculpture  française.  —  Je  n'ai  pas  à  entrer  ici  dans  le  détail  de  la 
partie  sculpturale  du  Trocadéro;  cependant,  quoique  M.  Gonse  en  ait  déjà 
dit  quelques  mots,  il  y  a  lieu  d'en  parler  encore.  La  Renommée  de 
M.  Mercié,  qui  s'élance  les  ailes  éployées,  les  bras  ouverts  et  les  vête- 
ments emportés  par  le  vent,  semble  remarquable,  mais  elle  est  si  haute 
qu'elle  paraît  plutôt  petite.  On  n'eût  pas,  je  crois,  pu  la  faire  plus  grande, 
car  elle  est  posée  sur  le  faîte  d'un  lanternon  à  jour,  qui  ne  serait  pas, 
mais  à  cause  de  sa  transparence,  qui  paraîtrait  trop  faible  pour  être  le 
piédestal  d'une  figure  assez  grande  pour  être  d'en  bas  bien  visible.  C'est 
déjà  beaucoup  de  pouvoir  en  dire  que  la  silhouette  du  mouvement  est 
bonne,  mais  on  peut  regretter  de  n'en  pas  avoir  dans  les  jardins,  sur  une 
colonne,  une  réduction  qui  permettrait,  en  continuant  de  la  voir  encore  de 
bas  en  haut,  de  se  rendre  compte  du  mérite  réel  de  la  figure. 

Quant  aux  figures  allégoriques  qui  se  dressent  sur  les  terrasses  des 
deux  galeries  et  s'imposent  moins,  elles  sont  aussi  trop  loin  de  l'oeil 
pour  faire  autre  chose  que  se  découper  sur  le  ciel.  Dans  cette  grande 
foire  des  yeux  et  de  l'esprit,  on  n'a  pas  encore  eu  le  temps  d'en  distin- 
guer les  différences  et  les  valeurs,  mais  les  sculptures  de  la  descente  ont 
déjà  toute  leur  importance.  Dans  les  six  groupes  assis  sur  la  terrasse 
d'où  tombe  la  cascade,  le  plus  remarqué,  avec  VAsie  de  M.  Falguière,  est 
l'Afrique  de  M.  Delaplanche,  dont  nous  donnons  le  dessin.  Gomme  de 
raison,  c'est  ce  qui  nous  est  le  plus  étranger  qui,  par  sa  difficulté 
même,  a  été  le  plus  heureux,  et  la  même  chose  s'est  produite  dans  la 
suite  des  Nations  qui  décorent  la  façade  extérieure  du  grand  vestibule  du 
Champ  de  Mars.  Dans  ces  travaux  d'ensemble,  surtout  quand  ils  sont 


k6 


GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 


hâtifs,  la  valeur  du  thème  rencontre  rarement  toute  la  conscience  qui  se- 
rait nécessaire  pour  les  bien  traiter,  et  ici  trop  de  figures  sont  absolu- 
ment des  poncifs.  On  y  a  vraiment  abusé  de  la  figure  couronnée  et  con- 
venue, qui  sert  à  tout  et  n'exprime  rien.  Il  y  aurait  eu  mieux  à  faire  en 


JAPOMAIBI,      PAR     If.      AtZBLtN. 

(Croquis   de    l'artiito.) 


se  préoccupant  davantage  du  type  national,  qui  eût  été  bien  autrement 
caractéristique.  Les  seules  qu'on  remarque  sont  l'Indienne  de  M.  Cugnot, 
chargée  de  colliers  et  de  bijoux  comme  les  statues  des  déesses  indoues  ;  la 
Chinoise  de  M.  Captier,  et  surtout  la  Japonaise  de  M.  Aizelin,  tout  à  fait 
jeune  et  élégante,  avec  un  arrangement  de  costume  des  plus  heureux, 


LA  SCULPTURE  A  L'EXPOSITION  UNIVERSELLE. 


kl 


ainsi  qu'on  le  peut  voir  dans  le  croquis  même  de  l'artiste.  Le  Japon, 
du  reste,  a  du  bonheur  au  Champ  de  Mars,  car  l'Asie  de  M.  Falguière 
est  née  au  Japon,  et,  si  nous  ne  nous  défendions  de  penser  à  ses  bronzes, 
ils  nous  détourneraient  de  tous  nos  devoirs. 


POHTE     DES     BEAUX-AHTS,     PAR     M.      PAUL     SÉDILLB 


(Dessin  do  l'artiste.) 


On  a  déjà  parlé  ici  même  des  groupes  d'animaux  qui  cantonnent  le 
bassin  inférieur  de  la  cascade.  Le  cheval  est  peut-être  un  peu  dégin- 
gandé, et  Y  Éléphant  de  M.  Frémiet  ne  se  masse  pas  de  tous  les  côtés 
d'une  façon  heureuse.  C'est  de  près  seulement  qu'il  a  toute  sa  valeur 
quand  on  l'isole  pour  le  regarder  en  lui-même  ;  il  aurait  mieux  valu 
lui  donner  dans  l'architecture  une  place  unique  et  prépondérante    que 


kS  GAZETTE    DES   BEAUX-ARTS. 

de  le  mettre  en  pendant  avec  des  animaux  d'une  autre  taille.  Cela 
a  mené  forcément  à  le  réduire  relativement,  et,  sans  que  beaucoup  de 
gens  s'en  rendent  compte,  c'est  ce  changement  d'échelle  qui  en  diminue 
les  mérites  et  l'effet.  Il  ne  paraît  pas  beaucoup  plus  grand  que  les  autres 
et  l'on  est  choqué  de  cette  inégalité.  L'article  de  M.  Gonse  a  donné  le  dessin 
du  Bœuf  de  M.  Gain,  et  l'on  n'oubliera  pas  la  belle  ligne  de  l'animal 
dressant  la  tête  et  regardant  au  loin.  Nous  donnons  aujourd'hui,  d'après 
un  pittoresque  dessin  de  l'artiste,  le  Rhinocéros  de  M.  A.  Jacquemart, 
peut-être  le  plus  remarquable  et  à  coup  sûr  le  plus  difficile  de  tous  à 
réussir.  Avec  ses  formes  lourdes,  avec  ses  plaques  d'armures  qui  restent 
immobiles,  rien  ne  paraît  moins  sculptural.  L'artiste  s'en  est  tiré  et  il 
est  impossible  de  ne  pas  être  frappé  par  le  sentiment  de  cette  force 
pesante,  lente  à  éveiller,  mais  qui,  une  fois  excitée,  sera  furieuse  et 
irrésistible.  C'est  vraiment  un  tour  de  force,  et  il  ne  faudrait  pas  défier 
l'artiste  de  faire  une  belle  chose  avec  un  hippopotame. 

On  le  sait,  tous  les  groupes  de  la  cascade  sont  en  fonte  dorée.  J'avoue 
pour  ma  part  que  je  les  aimerais  mieux  en  bronze.  La  richesse  toute 
matérielle  en  fait  d'art  m'est  rarement  sympathique  et  me  parait  moins 
souvent  une  beauté  qu'une  exagération  ou,  dans  un  autre  sens,  une 
diminution.  Certainement  pour  la  Renommée  du  faîte,  comme  pour  le 
Génie  de  la  colonne  de  la  Bastille,  la  dorure  est  une  nécessité  pour 
éclairer  la  forme  à  cette  distance  et  devenir  un  point  lumineux; 
mais  l'éclat  est  bien  facilement  trop  fort  et  la  dorure  du  dôme  des 
Invalides  l'alourdit  plutôt  et  lui  ôte  de  son  élégance.  Par  un  temps 
sombre  évidemment  la  dorure  éclaircit,  mais  au  soleil  elle  écrase,  et 
l'on  ne  distingue  plus  le  mauvais  du  bon.  Ce  n'est  pas  un  avis  géné- 
ral ;  de  bons  esprits  approuvent  complètement  la  dorure,  et  il  faut  se 
souvenir  à  quel  degré  les  anciens  l'appliquaient  aux  statues  de  leurs 
temples  et  de  leurs  rues.  Il  peut  aussi  y  avoir  là  pour  nous  un  manque 
d'habitude,  et  l'œil  est  déjà  fait  à  la  dorure  des  groupes  de  l'Opéra,  à 
propos  desquels  il  faut  cependant  remarquer  qu'ils  restent  dans  la  con- 
dition de  l'éloignement,  que  la  gamme  de  la  façade  de  l'Opéra,  bien 
plus  franchement  polychrome  que  l'aspect  du  Trocadéro,  demandait 
cette  note  indispensable,  et  aussi  que  leur  éclat  est  déjà  très-adouci. 
Quand  ceux  du  Trocadéro  se  seront  un  peu  éteints,  quand  la  blancheur 
de  la  pierre  ne  sera  plus  aussi  crue,  il  se  produira  sans  doute  une  har- 
monie qui  ne  peut  pas  exister  au  premier  jour. 

On  a  vu  dans  le  dernier  numéro  un  croquis  du  char  d'Apollon  par 
M.  Allard,  qui  couronne  l'entablement  de  la  porte  monumentale  de 
M.  Sédille;  il  faut  l'ajouter  par  la  pensée  à  celui  que  nous  donnons 


LA  SCULPTURE  A   L'EXPOSITION   UNIVERSELLE. 


49 


aujourd'hui  de  la  porte  elle-même.  On  parle,  et  ce  serait  peut-être  dési- 
rable, de  conserver  le  grand  quadrilatère  des  galeries  extérieures  du 
Champ  de  Mars.  Les  bâtiments  des  Beaux-Arts,  construits  dans  la  lon- 
gueur de  l'axe  disparaîtraient,  mais  l'œuvre  majestueuse  de  M.  Sédille 
trouverait  facilement  sa  place  pour  revêtir  l'intérieur  de  l'une  des 
grandes  entrées.  Elle  y  gagnerait  même  parce  qu'il  serait  alors  facile  de 
lui  donner  plus  d'importance.  La  largeur  était  commandée,  toutefois  sa 
hauteur  n'est  pas  aujourd'hui  dans  la  proportion  qu'elle  demande.  Il 
lui  faut  un  tiers  en  sus  de  montant  latéral,  et  l'on  n'aura  pas  de  peine  à 
ajouter  de  chaque  côté  trois  grands  noms  de  plus  ;  il  faut  à  ses  pieds 
droits  une  base  moulurée  plus  haute  et  plus  ressentie.  Encadrée  et 
serrée  comme  elle  est,  on  ne  s'en  apercevrait  pas.  Ce  qu'on  y  voit,  et 
à  juste  titre,  c'est  le  grand  air  et  l'élégance  du  dessin,  c'est  l'éclat  franc 
et  vraiment  décoratif  des  colorations  émaillées.  M.  Lœbnitz,  auquel  on 
doit  l'exécution  de  la  partie  du  potier,  y  a  montré  un  véritable  sentiment 
de  la  franchise  nécessaire  à  la  coloration  architecturale.  Comme  inven- 
tion et  comme  exécution  la  porte  de  M.  Sédille  est  sans  conteste  au 
Champ  de  Mars  le  morceau  le  plus  heureux  de  céramique  monumentale. 


ANATOLE    DE  MONTAIGLON. 


(La  suite  prochainement.) 


XVIII.  —  2«  PÉRIODE. 


EXPOSITION    UNIVERSELLE 


LES  ÉCOLES  ÉTRANGÈRES    DE   PEINTURE 


AtLEMAGNE. 


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N  me  permettra  de  répéter  d'abord  en 
3w.^^;^'^^^^--~^^tfp^:^^vw-y  (.  >;     quelques  lignes  ce  qui,   dans  la  Ga- 

\J//jm^('^j^ '^Tw\'\\i^     ^''^^'^  ^^  ailleurs,  a  été  souvent  dit,  à 

propos  du  mouvement  artistique  alle- 
mand qu'on  a  vu  surgir  au  début  de 
ce  siècle. 

L'art  des  rénovateurs  de  1810,  en 
Allemagne,  s'est  appelé  art  national. 
On  connaît  ses  visées;  il  tenta  de  re- 
produire toutes  les  idées  de  la  philo- 
sophie historique,  de  la  poésie,  de 
l'archéologie,  de  la  mythologie  et  de  la  philologie  comparées.  La  place 
et  le  rôle  de  l'Allemagne  dans  le  monde,  à  partir  de  ses  origines  in- 
diennes jusqu'à  nos  jours,  voilà  ce  que  l'art  allemand  devait  montrer  et 
célébrer.  La  Bible,  les  contes  de  fées,  les  légendes  du  Rhin,  les  Nie- 
belungen,  le  Christ,  Luther,  et  les  Grecs  considérés  comme  les  oncles 
des  Allemands,  formèrent  le  bagage  et  le  personnel  de  ce  qui  fut  l'art 
néo-chrétien,  puis  devint  le  romantisme.  Le  Moyen-Age,  quelque  peu 
défiguré,  fut  le  grand  magasin  de  décors  et  de  costumes  où  s'approvi- 
sionnèrent les  rénovateurs  de  1810.  On  sait  leurs  noms  :  Cornélius, 
Overbeck  qui  inventa  le  préraphaélisme  avant  les  Anglais,  Veit,  Scha- 
dow,  Kaulbach,  Bendemann,  Schnorr  et  bien  d'autres  à  leur  suite, 
Bégas,  Schwirtd,  Steinlé,  qu'influença  ensuite  Gallait,  IIcss,  Koch,  Fuh- 


LES  ÉCOLES   ÉTRANGÈRES  DE  PEINTURE.  51 

rich,  jusqu'au  professeur  Wislicenus  dont  le  tableau  \' hnagination  portée 
par  les  Rêces  pourrait  passer  pour  l'enseigne  de  tout  le  mouvement. 

11  y  eut  aussi  quelques  tendances  coloristes  à  travers  les  écoles  de 
la  pensée  pure.  Bégas  fut  élève  de  Gros,  et  les  œuvres  jaunes,  noires  et 
rougeâtres  de  Paul  Delaroche,  Léon  Cogniet,  Robert  Fleury,  Heim,  Mon- 
voisin,  puis  Devéria,  issus  en  partie,  eux  aussi,  de  la  peinture  de  Gros, 
infdtrèrent  quelques-unes  de  leurs  colorations  dans  les  ateliers  d'outre- 
Rhin,  où,  en  revanche,  notre  Ary  SchefTer  et  notre  Flandrin  puisèrent 
des  inspirations  trop  sévères,  trop  spiritualistes.  Le  pavillon  de  la  ville 
de  Paris  nous  montre  justement  quelques-unes  de  ces  toiles,  aujourd'hui 
si  vieilles  et  si  curieuses,  des  Cogniet,  des  Robert  Fleury,  des  Heim,  des 
Delaroche,  et  l'on  peut  reconnaître  qu'il  en  reste  quelque  réminiscence 
dans  l'ensemble  de  l'art  allemand.  M.  Makart,  le  Viennois,  par  exemple, 
s'en  ressent  très-nettement,  quand  même  il  n'en  aurait  subi  l'action  que 
par  l'intermédiaire  de  son  maître,  M.  Piloty,  ou  du  belge  Gallait.  Cor- 
nélius, Overbeck,  Veit  furent  de  véritables  apôtres;  ils  en  eurent  le 
langage  qu'ils  empruntèrent  à  la  Bible.  Dès  1830  leurs  disciples,  leurs 
catéchumènes  constatèrent  avec  douleur  et  horreur  qu'une  réaction  de 
la  peinture  contre  la  pensée  pure  s'accentuait  eu  Allemagne.  Non-seu- 
lement hérésie  coloriste  au  sein  même  du  romantisme  de  1810,  mais 
culte  nouveau  et  scepticisme  menaçaient  l'église  artistique. 

La  célèbre  galerie  du  baron  de  Schack,  à  Munich,  contient  principa- 
lement des  spécimens  fort  intéressants  du  talent  de  tout  le  groupe  ro- 
mantique. A  la  galerie  de  Schack,  on  peut  opposer  la  galerie  de 
M.  Ravené,  à  Berlin,  qui  révèle  tout  un  autre  courant  d'idées  et  d'art,  le 
courant  familier.  En  effet,  à  côté  du  mouvement  retentissant  des  roman- 
tiques et  de  leurs  ambitieuses  compositions,  une  pensée  non  moins  natio- 
nale créait  un  autre  mouvement,  modeste  d'abord,  mais  qui  devait  domi- 
ner l'autre  et  lui  survivre. 

D'abord  à  Berlin,  une  légende  historique  beaucoup  plus  rapprochée 
de  nous  que  celle  des  Niebelungen,  légende  presque  toute  fraîche, 
encore  palpitante,  celle  de  Frédéric-le-Grand ,  en  un  mot,  engendra  à 
l'Allemagne  deux  artistes  supérieurs,  le  sculpteur  Rauch  et  le  peintre 
Menzel. 

Le  monde  des  soldats  qui  est  un  monde  populaire,  la  personnalité 
de  Frédéric  II,  familière  et  bizarre  comme  celle  d'un  bourgeois  d'Hoff- 
mann, ramenaient  d'une  pente  naturelle  les  artistes  vers  la  vie  réelle, 
vers  les  sujets  de  la  vie  contemporaine. 

A  Dusseldorf,  avec  Rendemann  qui  jeta  sur  le  Moyen-Age  un  regard 
pieux,  mais  un  peu  froid,  il  y  eut  un  des  deux  Schadow  qui  pensa  da- 


52  GAZETTE    DES   BEAUX-ARTS 

vantage  à  la  peinture,  à  la  bonne  peinture.  Des  centaines  de  jeunes  gens 
ne  se  pressèrent  pas  impunément  au  pied  du  vieux  château  sur  les  bords 
du  Rhin.  II  y  en  eut  qu'anima  le  sentiment  de  la  vie  et  de  ses  saveurs. 
Le  paysage  archéologique  et  noble  des  Rottmann  et  des  Preller,  de 
Munich,  ne  suffisait  plus.  On  s'enrôla,  en  attendant,  sous  la  bannière  de 
Lessing  et  de  Schirmer,  gens  sages,  sérieux,  idéalistes,  admis  seulement 
par  la  nature  à  ses  paysages  de  cérémonie  et  non  dans  sofi  intimité. 

L'art  dur,  efforcé,  compliqué  des  rénovateurs  de  1810,  malgré  cer- 
taines grandes  lueurs  d'énergie,  de  pensée  et  de  poésie  qui  jaillirent  de 
ses  flancs,  et  surtout  des  flancs  de  Cornélius,  menaçait  d'être  à  son  tour 
un  dogme  académique. 

En  peignant  sur  les  murs  de  la  Pinacothèque,  à  Munich,  le  cerbère 
académique  aux  trois  têtes  de  professeurs  emperruqués,  que  Cornélius 
et  ses  amis  mettent  à  mal,  le  célèbre  Kaulbach  figurait,  sans  s'en  dou- 
ter, une  image  éternelle  qui  pouvait  un  jour  se  retourner  contre  les 
siens. 

Mais  Kaulbach  lui-même  passa  à  l'ennemi.  Il  encouragea  les  colo- 
ristes et  les  familiers;  il  fut  des  leurs.  Il  tint  à  avoir  pour  successeur,  à 
l'Académie,  son  élève  et  ami,  M.  Cari  Piloty,  que  les  fidèles  de  Cornélius 
flétrissaient  en  l'appelant  le  Réaliste,  parce  que  l'auteur  de  la  Mort  de 
Wallenstein  et  du  Néron  incendiant  Rome  avait  fait  reluire  un  diamant, 
jusqu'à  l'illusion  du  trompe-l'œil,  au  doigt  du  fameux  général  delà 
guerre  de  Trente  ans.  Kaulbach  confia  expressément  son  neveu  Auguste 
à  M.  Cari  Piloty  pour  que  celui-ci  en  fît  un  coloriste,  et  celui-ci  en  a 
fait  un  charmant  coloriste. 

Des  centaines  de  jeunes  gens,  à  Munich  comme  à  Dusseldorf,  vou- 
lurent échapper  aux  théories  piétisto-philosophiques  de  M.  de  Bunsen  et 
aux  synthèses  de  Frédéric  Schlegel,  pour  jouir  enfin  à  leur  aise  de  la 
peinture  et  de  la  nature,  si  faire  se  pouvait. 

On  alla  à  Venise,  on  alla  à  Anvers,  on  regarda  les  Français  et  les 
Belges.  Les  Expositions  universelles  de  1855  et  de  1867  secondèrent  les 
échanges  et  les  progrès  artistiques.  Celle  de  Munich,  en  1869,  fut  plus 
décisive  encore.  Les  Allemands  y  admirèrent  Courbet  et  s'émerveillèrent 
de  nos  paysagistes  et  de  nos  animaliers. 

Dans  les  collections  publiques  ou  privées  de  l'Allemagne  on  ren- 
contre un  petit  nombre  de  noms  français  :  Robert  Fleury,  Couture,  Dela- 
roche,  Horace  Vernet,  Jacquand,  Léopold  Robert,  Biard,  Rosa  Bonheur, 
Eug.  Lepoitevin,  Troyon,  Gudin,  Cabanel,  Charles  Muller,  Fromentin, 
Meissonier,  Gérôme.  On  peut  retrouver  à  l'Exposition  actuelle  des  traces 
qui  prouvent  que  les  peintres  allemands,  y  compris  M.  Edouard  Charle- 


LES  ÉCOLES  ÉTRANGÈRES  DE  PEINTURE. 


53 


mont,  qui  a  envoyé  le  Gardien  du  sérail  à  notre  Salon,  ont  fait  plus 
d'une  station  devant  les  toiles  de  ces  Français.  Edouard  Hildebrandt  était 
un  élève  d'Isabey,  et  il  y  a  aussi  des  souvenirs  d'Isabey  dans  quelques 
tableaux  de  l'Allemagne. 


(!\^A\jiMvJ«t 


SOLITUDE,      PAR      FRÉDÉRIC      DB     8CHBNMIS 

(Croquis   de  l'artiste.) 


Le  Belge  Gallait  a  été  pendant  longtemps  un  dieu  dans  certains  ate- 
liers d'outre-Rhin,  et  il  s'y  est  transfusé  en  plus  d'un  pinceau.  Beaucoup 
des  œuvres  germaniques  ressemblent  maintenant  à  celles  qui  sont  l'ex- 
pression courante  et  moyenne  de  la  peinture  française  ou  belge. 


55  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

D'autres  influences  ont  agi  sur  les  artistes  allemands.  Des  splendides 
Rubens  de  Munich  rien  n'a  transpiré  en  eux.  La  note  allemande  est  con- 
tenue et  les  débordements  de  lumière  du  grand  Flamand  ne  l'accommodent 
pas.  M.  Lenbach,  pourtant,  a  copié  les  Rubens  de  Munich.  Mais  c'est 
Rembrandt,  ce  sont  les  Hollandais,  avec  leurs  tranquilles  et  fortes  enve- 
loppes, qui  semblent  avoir  frappé  les  peintres  d'outre-Rhin  et  qu'ils  ont 
transposés,  le  plus  souvent,  dans  une  gamme  moins  vive,  sans  leurs 
harmonies  si  grasses,  si  chaudes,  si  intenses. 

Aujourd'hui  enfin,  quand  les  organisateurs  de  l'exposiiion  ont  voulu 
montrer  l'art  national,  ce  n'est  plus  au  romantisme  qu'ils  se  sont  adressés; 
c'est  au  genre  familier,  sentimental  ou  gai,  au  portrait,  au  paysage,  à 
quelques  scènes  modernes  qu'ils  ont  demandé  l'expression  de  cet  art 
national.  On  voit  quel  changement  s'est  fait. 

L'exposition  allemande  ne  montre  cependant  pas  toutes  les  tentatives 
de  l'art  actuel.  On  n'y  a  point  admis  ceux  que  nous  nommerions  des 
réalistes  ou  peut-être  des  intransigeants.  Les  partisans  de  l'école 
romantique,  de  leur  côté,  ni  les  peintres  d'histoire,  n'ont  eu  toute  la  place 
qu'ils  désiraient.  On  a  beaucoup  réclamé  et  des  plaintes  ont  été  portées 
jusque  dans  le  giron  du  prince  de  Bismarck.  Les  peintres  militaires 
n'ont  pu  se  montrer.  En  résumé,  il  y  a  en  Allemagne,  de  même  que 
chez  nous,  trois  ou  quatre  cents  noms  de  peintres  ;  un  tiers  à  peine  a 
trouvé  place  à  l'Exposition.  Mais  aussi,  sauf  bien  peu  d'exceptions,  les 
œuvres  exposées  proviennent  des  collections  publiques  ou  privées.  Elles 
sont  triées  sur  le  volet.  Parmi  les  cent  seize  peintres  à  qui  on  les  doit, 
on  ne  compte  pas  moins  de  trente  et  un  professeurs  des  Académies,  et 
tous  sont  connus  et  estimés  dans  leur  pays. 

11  est  certain  que  nous  sommes  ici  en  face  de  gens  qui  gardent  le 
respect  et  la  loyauté  de  l'art.  Us  ne  cherchent  pas  à  forcer  l'œil,  ils  ne 
font  aucun  tapage.  La  note  générale  est  contenue,  sobre,  discrète.  Elle 
repose  d'ordinaire  sur  une  tonalité  brune  mêlée  d'un  peu  de  roux.  L'exé- 
cution dans  la  plupart  des  toiles  est  bonne  ou  convenable,  souvent  nette, 
poussée,  tout  au  moins  soutenue.  L'esprit  des  artistes  paraît  calme, 
sérieux,  recueilli,  à  demi  mélancolique,  sauf  quelques  accès^  de  gaieté 
çà  et  là,  et  enfin  très-clair.  L'Allemand  nuageux  de  nos  traditions  a 
disparu,  ou  bien  il  a  été  mis  à  la  porte  de  la  salle  qu'a  si  bien  ornée  et 
disposée  M.  Gédon,  un  sculpteur  qui  est  devenu  un  remarquable  déco- 
rateur en  architecture. 

Qu'on  prenne  les  œuvres  dont  le  sujet  est  le  plus  romantique  :  la 
Danse  macabre  de  M.  Spangenbei-g,  et  la  Poursuite  de  la  fortune  par 
M.  lienneberg  ;  l'idée  y  reste  parfaitement  claire.  Dans  ce  dernier  tableau, 


LES  ÉCOLES  ÉTRANGÈRES  DE  PEINTURE.  55 

par  exemple,  la  Fortune  voltige  sur  une  buUe  de  savon;  par  là  on 
explique  combien  elle  est  illusoire  et  peu  durable;  un  cavalier  avide 
court  après  elle;  il  a  lâché  la  bride  du  cheval,  et  il  s'élance  sur  une 
planche  étroite,  au-dessus  d'un  précipice.  Nul  ne  saurait  méconnaître 
l'imprudence  et  l'aveuglement  de  ce  cavalier.  Il  a  perdu  toute  notion 
d'humanité  puisqu'il  a  renversé  une  femme  en  passant.  Pour  que  le  spec- 
tateur ne  garde  aucun  douTe  sur  les  périls  qui  entourent  et  la  fin  qui 
attend  ce  misérable  chevaucheur,  la  Mort  est  derrière  lui,  mais  il  ne 
voit  rien  :  ni  la  mort,  ni  le  précipice,  ni  la  femme  renversée...  L'intention 
entasse  ici  tant  d'éclaircissements  qu'elle  en  devient  un  peu  ridicule. 

Volontiers  l'on  blâmerait  ces  peintres  d'être  trop  clairs.  Ce  n'est  pas, 
en  effet,  l'obscurité  qu'on  peut  reprocher  aux  rénovateurs  de  1810.  Ils 
ont  au  contraire  toujours  pest'  sur  l'idée,  et  c'est  la  surcharge  d'incidents 
destinés  à  commenter  cette  idée  et  à  n'y  rien  laisser  de  sous-entendu 
qui  trouble  et  embrouille  le  spectateur,  alourdit  et  rend  inanimées  leurs 
compositions. 

Sur  la  table  des  albums,  les  résultats  de  la  lutte  entre  le  vieil  esprit 
et  le  nouveau  se  montrent  bien  frappants,  bien  curieux  à  noter.  Là  se 
trouvent,  entre  autres,  le  conte  de  Cendrillon  et  le  conte  des  Sept  corbeaux 
et  de  la  Sœur  fidèle  illustrés  par  Schwind,  à  côté  du  poëme  comique 
de  Henri  de  Kleist,  la  Cruche  cassée  (Der  zerbrochene  Krug),  illustré  par 
Menzel.  L'entrain,  l'observation,  l'imprévu,  la  lumière,  l'esprit,  la  vie, 
celui-ci  a  tout.  Schwind  imaginait  au  contraire  de  complexes  composi- 
tions qui  se  meuvent  péniblement  à  travers  des  arceaux  gothiques,  sans 
air,  sans  liberté,  solennelles,  guindées  jusque  dans  les  essais  de  comique, 
et  si  l'aflirmation  pesante  du  sujet  en  exclut  du  moins  la  fadeur,  si  les 
qualités  de  conception  se  laissent  apercevoir  à  l'homme  qui  regarde  avec 
patience,  la  différence  entre  ces  images  et  celle  de  la  Cruche  cassée  n'en 
reste  pas  moins  la  même  qu'entre  des  figures  de  cire  et  des  êtres 
vivants. 

Depuis  1867  et  surtout  depuis  1855,  le  personnel  de  l'art  allemand 
s'est  beaucoup  renouvelé,  et  nombre  de  célébrités,  autrefois  consacrées, 
ont  disparu  ou  se  sont  abstenues.  Quelques-unes,  telles  que  MM.  Preller 
(qui  est  mort),  André  et  Oswald  Achenbach,  Lessing,  Leu,  Gude,  paysa- 
gistes, Graeb  avec  ses  intérieurs  d'églises,  Jordan,  Schlœsser,  amis  des 
scènes  paysannes,  font  encore  ce  qu'on  appelle  une  très-honorable 
figure;  mais  enfin  le  terrible  arrêt,  place  aux  jeunes,  a  été  prononcé 
en  Allemagne  comme  ailleurs.  Quelques  grandes  ou  charmantes  indivi- 
dualités, en  revanche,  n'ont  point  perdu  de  terrain. 

De  la  peinture  monumentale,  de  ces  fresques  qui  couvrent  les  murs 


56  GAZETTE   DES  BEAUX-ARTS, 

des  monuments  publics,  des  habitations  particulières,  des  grands  cafés 
et  des  concerts,  nous  ne  pouvons  juger  à  Paris.  La  pluie,  le  vent,  l'air 
aigre,  ont  beau  effacer  ces  fresques,  les  Allemands  ont  fait  de  celles-ci 
leur  chose,  et  quand  elles  s'effacent  on  les  repeint.  L'art  de  1810  est  par 
là  condamné  à  périr  en  grande  partie.  Il  est  vrai  qu'en  Allemagne  comme 
en  Angleterre,  depuis  quelques  années,  on  s'inquiète  de  procédés  con- 
servateurs de  la  fresque.  M.  Maclise  à  Westminster  a  essayé  d'une  espèce 
de  détrempe  particulière ,  et  M.  Piloty  préconise,  dans  les  ateliers  de 
Munich,  pour  la  décoration  murale,  une  sorte  de  peinture  à  l'eau,  d'aqua- 
relle en  grand,  dont  on  est  jusqu'à  présent  fort  satisfait. 

Ces  explications  données,  je  commencerai  par  parler  de  deux  hommes 
remarquables  qui  ne  furent  point  remarqués  à  l'Exposition  de  1867, 
MM.  Lenbach  et  Boecklin. 

Un  charpentier  de  Schrobenhausen,  village  de  Bavière,  employait, 
il  y  a  quarante  ans  environ,  son  fils  encore  enfant,  à  barbouiller  les 
solives  et  les  pans  de  bois  des  maisons  de  paysans  qu'il  construisait. 

Une  des  plus  ardentes  vocations  de  peintre,  qu'on  ait  vues  en  ce 
temps-ci ,  brûlait  chez  l'enfant.  Avec  les  grosses  couleurs  du  charpen- 
tier, il  se  mit  à  peindre  les  gens  et  les  bétes  qu'il  voyait  autour  de  lui. 
On  lui  parla  du  Musée  de  Munich  et  de  ses  merveilles.  Il  voulut  y  aller 
voir,  et  partit  un  jour,  nu-pieds,  avec  quelques  sous  dans  sa  poche,  pour 
la  capitale  bavaroise.  Il  contempla  les  tableaux,  et,  de  retour  au  vil- 
lage, obséda  son  père  jusqu'à  ce  qu'il  en  obtînt  la  permission  de  vivre 
à  Munich.  Le  charpentier  faisait  à  son  fils  une  pension  de  quinze  sous 
par  jour. 

Le  jeune  homme  se  présenta  chez  M.  Piloty,  qui  s'intéressa  à  lui  et 
le  fit  admettre  parmi  les  élèves  de  l'Académie,  où  l'on  eut  quelque  peine 
à  le  garder,  parce  que  le  disciple  eut  lui-même  beaucoup  de  peine  à  se 
plier  à  la  méthode  de  l'enseignement. 

M.  Lenbach  commencera  maintenant,  je  le  pense,  à  paraître  inté- 
ressant. 

Il  retourna  dans  son  pays,  après  ses  études  faites,  et  y  peignit,  avec 
une  sorte  d'ivresse,  des  figures  de  paysans  comme  au  temps  de  son 
enfance.  Un  berger  endormi,  qui  appartient  au  baron  de  Schack,  date  de 
cette  époque.  M.  Piloty,  homme  d'un  caractère  généreux ,  d'un  esprit 
supérieur,  véritable  protecteur  des  jeunes  talents,  emmena,  à  ses  frais, 
M.  Lenbach  à  Rome.  C'est  d'après  des  études  peintes  au  pied  de  l'arc  de 
Titus  que  celui-ci,  revenu  à  Munich,  exécuta  un  tableau  qui  fit  sa  répu- 
tation et  que  possède  le  comte  Palfy,  de  Pesth.  Le  succès  lui  valut  d'être 
nommé  professeur  à  l'Académie  de  Weimar,  où  il  se  lia  avec  M.  Reinhold 


LES  ÉCOLES  ÉTRANGÈRES  DE  PEINTURE.  57 

Begas,  sculpteur,  et  M.  Boecklin,  peintre,  tous  deux  professeurs  aussi. 
Les  trois  amis  ne  tardèrent  pas  à  donner  leur  démission.  Le  professorat 
leur  faisait  perdi-e  un  temps  précieux  que  l'art  seul  leur  paraissait  récla- 


JUSTE     DE    M.     ADOLPHE    MENzEL,    PAR    M.     KEiNHOLD     BÉQAS     (Dessin  de  M.   Gilbert.) 


mer.  M.  Boecklin,  homme  tourmenté  de  recherches  singulières,  influença 
un  moment  M.  Lenbach  et  faillit  l'entraîner  dans  sa  propre  voie. 

M.  Lenbach  revint  à  Munich  oii  il  copia  quelques-uns  des  Riibens  de 


XVIll    —  1°  PÉnlODE. 


68  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

la  Galerie  royale.  Ces  copies  étaient  belles,  on  lui  en  demanda  d'autres, 
et  il  partit  une  seconde  fois  pour  l'Italie,  où  il  en  exécuta  de  nouvelles, 
entre  autres,  d'après  Titien.  Il  se  rendit  ensuite  en  Espagne,  tantôt 
copiant  Velasquez  et  Murillo,  tantôt  peignant  de  beaux  portraits.  Il  se  lia 
avec  Ricard  durant  cette  période  de  sa  vie. 

En  1867,  il  eut  une  troisième  médaille  à  l'Exposition  universelle,  oîi 
M.  Knaus  eut,  et  avec  justice,  un  grand  prix,  où  M.  Menzel  obtint  la  croix 
et  une  seconde  médaille,  M.  Piloty  une  première  médaille,  M.  Gude  une 
seconde  médaille,  MM.  André  Achenbach  et  Fagerliii  des  troisièmes 
médailles. 

En  1869,  à  propos  de  l'Exposition  de  Munich,  M.  Muntz  a  signalé  pour 
la  première  fois  M.  Lenbach  dans  la  Gazette.  Le  portraitiste  allemand 
est  aujourd'hui  très-célèbre;  il  est  devenu  le  peintre  des  princes  et  des 
souverains.  Son  portrait  de  l'empereur  d'Autriche  a  figuré  à  l'Exposition 
de  Vienne.  Un  dernier  trait  peindra  M.  Lenbach  à  son  tour.  Si  une  tête 
lui  plaît,  qu'elle  soit  illustre  ou  non,  il  se  refuse  à  recevoir  de  l'argent 
pour  le  portrait.  Enfin  il  est  le  peintre  du  monde  wagnérien.  On  a  de  lui 
un  Wagner  de  profil  et  la  figure  de  M'"»  de  Bulow.  Pourtant,  selon  la 
chronique,  il  n'aimerait  pas  la  musique  deBayreuth. 

Au  Champ  de  Mars,  on  discute  beaucoup  M.  Lenbach.  Il  est  diflicile 
d'être  plus  personnel,  en  conservant  la  marque  de  la  peinture  qu'on  a 
copiée  et  des  artistes  qu'on  a  fréquentés. 

Ce  qui  me  frappe  dans  le  portrait  du  chanoine  DoUinger ,  le  chef, 
comme  on  sait,  du  parti  vieux-catholique,  et  surtout  dans  celui  du  baron 
de  Liphart,  c'est  une  singulière  attache  avec  l'homme  rouge  de  M.  Mil- 
lais,  et  avec  la  tête  de  femme  de  M.  Ferdinand  Gaillard.  Voilà  trois 
■artistes,  un  Allemand,  un  Anglais,  un  Français  que  la  physionomie 
humaine  émeut  profondément  et  qui,  la  sentant  chacun  à  sa  façon,  n'en 
arrivent  pas  moias  à  un  commun  rendez-vous  de  peinture,  d'exécution, 
de  vision.  Curieuse  loi  organique  qui  gouverne  les  esprits  et  en  fait  une 
même  famille,  malgré  les  races  et  les  distances  ! 

M.  Lenbach  exprime  à  un  haut  degré  le  mordant  d'une  figure,  la 
vivacité,  la  profondeur  humide  des  yeux,  le  caractère,  l'accent  de  la 
bouche  et  de  l'oreille,  se  complaisant  librement  à  appuyer  sur  tel  ou  tel 
trait  qui  le  séduit  davantage.  Son  exécution  est  singulière,  peu  soucieuse 
de  faire  tourner  correctement  un  plan,  de  laisser  de  la  transparence 
dans  les  ombres.  Tantôt  elle  est  fluide  ou  boueuse,  tantôt  épaissie  et 
saccadée.  Mais  il  a  pleine  et  profonde  impression  de  l'homme  et  de  ce 
qui  domine  dans  son  visage,  dans  sa  tournure.  Ses  portraits  de  femmes 
ont  un  grand  sentiment  de  grâce  et  de  charme  qu'il  faut  cependant  aller 


LES   ÉCOLES   ÉTRANGÈRES   DE   PEINTURE.  59 

chercher  sous  un  mélange  assez  alourdi  de  souvenirs  de  Rembrandt  et  de 
Jordaëns,  et  sous  une  lumière  un  peu  blafarde;  mais  sentiment  aigu, 
individuel,  neuf  dans  l'assimilation  de  ce  qu'il  a  pu  voir,  peinture  ou 
nature,  est  l'artiste. 

Pelure  d'oignon,  disent  les  uns,  grande  aquarelle  vernie  du  système 
Piloty,  disent  les  autres,  peinture  beurrée,  persillée,  à  la  maître-d'hôtel, 
ajouterais-je  !  Tout  ce  qu'on  voudra.  L'artiste  qui  s'appelle  Lenbach  est 
une  personnalité,  un  homme  hors  rang. 

M.  Boecklin,  né  à  Bâle,  se  voue  aux  mythologies  et  aux  ermites.  Il 
comprend  les  mythologies  d'une  façon  particulière  ;  c'est  un  romantique 
coloriste  ou  plutôt  un  boeckliniste,  11  vit  à  part,  il  invente  des  couleurs, 
il  est  dur  pour  ses  confrères,  il  est  excentrique  et  il  fait  de  belles  choses 
que  le  baron  de  Schack  enferme  dans  sa  galerie.  11  a  beaucoup  cherché, 
quelquefois  trébuché.  A  la  fin,  ce  que  nous  voyons  de  M.  Boecklin  cette 
année,  l'Idylle  marine,  est  très-étonnant.  A  une  fantaisie  il  a  donné 
l'énergie  et  la  plénitude  de  la  réalité,  cas  vraiment  extraordinaire. 

Les  personnages  sont  si  vigoureux  de  forme  et  de  couleur,  et  cette 
mer  est  si  puissante  avec  sa  houle  écumeuse,  ses  flots  que  bleuit,  en  s'y 
plongeant,  la  main  de  la  nymphe,  flots  violets  qui  battent  lents  et  lourds 
sous  un  souffle  d'orage,  dont  le  fouet  rassemble  des  nuées  basses, 
sombres,  percées  de  lueurs  blanches  ;  œuvre  d'un  aspect  étrange,  désolé, 
menaçant  et  formidable  d'où  s'exhalent  l'odeur  et  l'air  salin  de  l'océan 
du  Nord. 

Les  reproches  porteraient  sur  de  certaines  lourdeurs  qui  se  retrouvent 
chez  les  peintres  dont  l'éducation  s'est  faite  avant  1867  ou  1869,  et  même 
chez  presque  tous  les  peintres  allemands. 

La  hardiesse,  la  puissance  et  la  violence  de  la  facture  sous  une  enve- 
loppe générale,  calme  et  pleine  d'unité,  m'arrêtent  devant  l'Usine  de 
M.  Menzel. 

C'est  une  peinture  cursive  et  presque  dédaigneuse  dans  sa  certitude, 
qui  enveloppe  rapidement  les  formes,  ne  cherchant  que  leur  accent  et 
voulant  étreindre  d'un  coup  l'impression  générale  ;  une  peinture  dérou- 
tante dans  son  allure  bousculée  en  apparence,  mais  d'une  sûreté  absolue 
et  d'une  grande  sincérité  dans  les  libertés  qu'elle  prend. 

M.  Menzel,  artiste  de  premier  ordre,  a  voulu  faire  l'épopée  de  la 
fonderie. 

Les  feux  orangés  des  fourneaux  et  le  jour  pâle  du  dehors,  voilé  par 
une  buée  de  vapeur,  se  combattent  dans  l'antre  sombre  et  confus  où  des 
bras,  des  têtes,  des  corps,  des  roues,  des  tringles,  des  charpentes,  entre- 
mêlent leurs  silhouettes,  leurs  détails  à  travers  les  lueurs  et  les  ombres. 


60  GAZETTE   DES   BEAUX-ARTS. 

Évoque  par  les  différentes  clartés  des  foyers,  car  M.  Menzel  a  une 
véritable  passion  pour  le  feu  et  ses  colorations  variées,  un  peuple  d'ou- 
vriers, la  pipe  à  la  bouche,  les  reins  cambrés,  les  bras  levés  ou  le  dos 
courbé,  se  raidit,  pour  frapper,  soulever,  traîner.  Des  hommes  mangent 
dans  le  coin  le  plus  noir;  d'autres,  demi-nus,  se  lavent  et  s'essuient. 

Les  gestes,  les  mouvements  me  rappellent  Daumier.  M.  Menzel  est  un 
profond  observateur;  les  forgerons  qui  se  tiennent  près  des  foyers  ont 
l'œil  très-dilaté  et  très-brillant  ;  je  ne  voudrais  que  ce  trait  pour  me  dire 
que  cet  artiste  connaît,  saisit  le  côté  caractéristique  d'un  milieu,  d'une 
situation. 

C'est  très-simple,  très-fort  et  très-beau,  en  dépit  des  tons  lourds  et 
salissants  qui  écrasent  certains  coins  de  cette  toile. 

Le  Bal  officiel  du  même  peintre,  tout  petit  tableau  meneilleux  de 
poses,  d'attitudes,  de  vérité,  d'individualité,  et  ses  aquarelles  d'église 
sont  fort  remarquables. 

M.  Menzel  avait  exposé,  à  notre  Salon  de  1868,  son  Couronnement  du 
roi  Guillaume  à  Kœnigsbcrg,  si  important  par  le  sens  physionomiste  des 
innombrables  figures  qui  remplissent  la  toile  et  par  cette  sincérité 
d'accent  et  d'art  qui  repousse  toute  fausse  séduction,  tout  charlatanisme, 
tout  artifice. 

De  là  pour  certaines  personnes  de  la  difliculté  à  comprendre  ce  grand 
talent. 

M.  Menzel  est  célèbre  aussi  pour  ses  illustrations,  et  il  est  peut-être 
le  premier  illustrateur  du  temps. 

A  côté  des  œuvres  de  M.  Menzel  se  trouve  son  buste  sculpté  par 
M.  Reinhold  Bégas.  Ce  buste  nous  montre  un  petit  homme,  engoncé  dans 
un  cache-nez  et  enhouppelandé  dans  un  large  paletot;  un  type  alle- 
mand par  excellence,  au  grand  front  bombé,  aux  yeux  enfoncés,  à  la 
bouche  tourmentée,  rechignée,  volontaire,  bizarre,  tout  en  intelligence  et 
en  originalité.  C'est  un  sculpteur  de  bien  du  talent  que  M.  Bégas,  et  je 
vois  chez  lui  de  curieux  rapports  avec  M.  Lenbach,  comme  il  me  semble 
qu'il  y  en  a  entre  M.  Menzel  et  le  sculpteur  Rauch.  Le  buste  de 
M.  Menzel  et  celui  de  M™"  Ilopfen,  femme  d'un  littérateur  distingué,  ont 
à  mes  yeux  le  sentiment  de  peintures  de  M.  Lenbach  traduites  en  sculp- 
ture. Etcertes,  lorsqu'à  Weimar  s'associèrent  ces  trois  artistes,  M.  Lenbacii, 
M.  Boecklin  et  M.  Bégas,  ils  se  connaissaient  en  hommes  de  valeur  et 
ils  se  sentirent  de  même  bord. 

Destiné  à  une  grande  réputation,  à  moins  qu'il  ne  soit  discuté  avec 
acharnement,  est  M.  Leibl,  plus  jeune  que  les  précédents.  Il  avait  exposé 
au  Salon  de  1869  un  portrait  de  femme  à  la  Rembrandt  que  remarqua  plus 


LES    ÉCOLES    ÉTRANGÈRES  DE   PEINTURE. 


61 


d'un  artiste.  L'année  dernière  j'ai  parlé  de  son  portrait  d'homme. 
Ce  portrait  reparaît  au  Champ  de  Mars,  accompagné  d'un  tableau  qui 
représente  des  paysans  lisant  le  journal.  De  tous  les  peintres  allemands, 


OROOrB      DE      LA      FÊTE      d'bNFANTS,      PAR      M.      LOUIS      KNAUS. 

(Croquis  de  Tartiste.) 


M.  Leibl  est  le  facturier  le  plus  étonnant.  11  manie  le  pinceau  comme  il 
veut.  Il  y  a  en  lui  une  de  ces  organisations  vouées  spécialement  à  la 
fonction  de  peintre,  comme  celle  de  Courbet,  et  qui  s'en  vont  tirant  de 
la  peinture  les  choses  les  plus  surprenantes.  Il  faut  voir  au  Salon  deux 


62  GAZETTE   DES  BEAUX-ARTS. 

têtes  de  M.  Leibl,  modelées  en  pleine  lumière,  vrais  chefs-d'œuvre  de 
maître  peintre  de  corporation,  le  donnant  à  faire  en  cent  aux  confrères. 

Un  portrait  par  M.  Kolitz  a  aussi  beaucoup  de  cette  force  et  de 
cette  intensité  des  tons  justes,  francs  et  beaux  qui  rappellent  le  talent  de 
Courbet.  La  jeune  critique  allemande  qualifie  de  génial  M.  Kolitz  et  lui 
reconnaît  une  énergie  très-personnelle.  Le  peintre  n'en  est  pas  moins 
très-attaqué  en  Allemagne  par  certaines  écoles. 

Une  nature  morte  de  M.  Hertel  se  rattache  à  cette  catégorie  des 
robustes  peintures. 

La  plus  grande  situation  artistique  en  Allemagne  paraît  être  celle  de 
M.  Piloty,  directeur  de  l'Académie  de  Munich  depuis  1874.  ' 

Le  talent  du  peintre,  nous  ne  pouvons  guère  l'apprécier  d'après  son 
Wallenstein  en  litière;  page  bien  composée,  dirait  un  esprit  académique, 
soigneusement  dessinée,  mais  de  tonalité  fade.  Peu  d'années  avant  1870, 
on  a  vu  à  Paris  sur  le  boulevard  des  Italiens,  le  Néron  de  M.  Piloty,  qui 
ne  nous  a  pas  laissé  un  souvenir  bien  émouvant. 

L'Académie  de  Munich  est  la  plus  fréquentée  de  l'Allemagne,  plus 
de  mille  artistes  se  réunissent  sinon  dans  son  sein,  du  moins  autour  de 
ses  flancs.  M.  Piloty  aura  joué  un  grand  rôle  dans  l'art  contemporain 
allemand.  Coloriste  secondaire  personnellement,  c'est  lui  qui  pousse  les 
jeunes  gens  vers  la  couleur,  c'est  lui  qui  a  encouragé  et  secondé  les 
meilleurs  peintres  ou  plusieurs  des  meilleurs  peintres  du  mouvement 
moderne. 

Il  aura  présidé  aux  destinées  artistiques  de  MM.  Makart,  Auguste 
Kaulbach,  Gabl,  le  plus  fort  des  peintres  de  paysanneries,  Kurzbauer, 
Defregger  qu'entoure  dans  le  Tyrol  toute  une  colonie  de.  peintres,  Liezen 
Mayer,  illustrateur  de  Faust,  Gabriel  Max,  Wagner  et  bien  d'autres, 
y  compris  son  frère,  Ferdinand  Piloty,  illustrateur  de  Roméo  et  Juliette, 
M.  Lenbach  et  M.  Leibl. 

11  y  a  longtemps  déjà  qu'à  travers  les  idéalistes  de  Dusseldorf  surgit 
M.  Knaus,  qui  donna  une  vive  impulsion  aux  tentatives  coloristes. 
M.  Knaus,  s'il  ne  réussit  pas  tout  à  fait  du  côté  de  la  couleur  et  du  côté 
des  morceaux  de  bravoure,  garda  un  charmant  esprit  de  grâce,  de 
naïveté  et  de  gaieté  jusqu'où  personne  encore  parmi  ses  compatriotes 
ne  paraît  avoir  su  atteindre.  Mais  l'espace  me  fait  défaut  aujourd'hui  ; 
je  reviendrai  dans  mon  prochain  article  sur  ses  envois  nombreux  et 
importants  au  Champs  de  Mars. 

DURANTY. 

(ta  suite  prochainement.) 


LE  SALON  DE   1878 


(PKBWIËK     ARTICLE.' 


'Exposition  universelle  n'aura  pas 
fait  de  tort,  au  moins  pour  le  nombre, 
au  Salon  de  1878  ;  les  œuvres  exposées 
abondent.  L'ardeur  des  artistes  en  gé- 
néral et  des  peintres  en  particulier, 
loin  de  s'éteindre,  semble  croître  tous 
les  ans:  l'affluence  devient  de  l'envahis- 
sement. Mais  faut-il  se  réjouir  de  cet 
état  de  choses,  quelque  honorable  qu'il 
soit,  et  doit-on  préférer  la  quantité  à  la 
qualité? 

En  vérité,  ces  premières  lignes  ne  semblent  pas  tout  d'abord  favo- 
rables au  Salon  de  cette  année  :  je  les  écris  sans  hésitation  après  plu- 
sieurs visites  attentives  au  Palais  de  l'Industrie,  mais  elles  n'engagent 
pas  mon  opinion  sur  les  œuvres  intéressantes  dont  j'aurai  à  parler  tout 
à  l'heure.  Pour  le  moment,  je  formule  une  idée  générale  que  les  Salons 
précédents  ont  éveillée  dans  mon  esprit  et  que  l'Exposition  actuelle  est 
venue  développer  encore  :  les  œuvres  admises  sont  trop  nombreuses. 
Des  écrivains  compétents  et  autorisés  ont  déjà  soutenu,  et  ici  même, 
cette  thèse;  les  motifs  qu'ils  mettaient  en  avant  n'ont  rien  perdu  de  leur 
valeur. 

Lorsqu'on  parcourt  les  salles,  que  de  tableaux  on  rencontre  dont 
l'absence  serait  plus  à  désirer  qu'à  regretter  !  Que  de  toiles  n'ont  d'autre 
mérite  que  le  souvenir  laissé  par  l'ancien  talent  de  leurs  auteurs  !  Parmi 
les  2,300  œuvres  exposées  par  les  peiatres,  1,300  au  moins  sont  d'un 
intérêt  nul,  je  ne  dis  pas  pour  le  visiteur,  mais  pour  l'artiste  qui  étudie 
et  qui  compare.  Pourquoi  les  admettre  alors  et  pourquoi  les  montrer?  Si 
les  Expositions  annuelles  ont  une  autre  raison  d'être  que  d'amuser  le 


6h  GAZETTE  DES   BEAUX-ARTS. 

public,  si  elles  sont  faites  pour  épurer  son  goût,  pour  encourager  et  dé- 
velopper tout  à  la  fois  les  talents  éclos  ou  près  d'éclore,  et  enfin  pour 
mettre  en  lumière,  à  notre  grande  gloire,  les  chefs-d'œuvre  des  maîtres 
dont  nous  sommes  fiers,  il  convient  qu'elles  soient  des  enceintes  fer- 
mées à  tout  ce  qui  n'intéresse  pas  l'art  et  ne  peut  concourir  à  ses  pro- 
grès. 

Il  semble  d'autant  plus  urgent  d'établir  le  principe  d'une  sévérité 
rigoureuse  dans  l'admission  des  œuvres  présentées  au  jury,  que  depuis 
quelque  temps  la  peinture  s'engage  dans  une  voie  qu'il  lui  importe  de 
quitter;  elle  a  abandonné  les  traditions,  elle  a  proclamé  son  indépen- 
dance; pour  ma  part,  je  n'y  verrais  pas  grand  mal,  car  je  crois  funeste 
d'enfermer  dans  des  théories  une  imagination  d'artiste,  mais  il  est  arrivé 
que  l'art  contemporain  a  voulu  trop  vite  marcher  seul;  il  a  perdu  sa 
ligne  de  conduite  et  il  s'égare.  Tel  peintre  suivait  sa  route  lorsqu'il  voit 
non  loin  de  lui  un  rival  qu'accompagne  le  succès,  aussitôt  il  s'attache  à 
ses  pas  et  marche  à  ses  côtés  pour  jouir  des  mêmes  faveurs  et  ramasser 
ses  couronnes;  mais  voilà  qu'à  l'horizon  il  aperçoit,  dans  un  sens  opposé, 
un  autre  favori  du  public;  il  court  à  lui  et  poursuit  ses  traces  jusqu'à  ce 
que  l'espoir  d'un  succès  plus  grand  encore  vienne  tenter  son  ambition. 
Ce  qui  manque  à  nos  artistes,  c'est  la  confiance  dans  les  efforts  per- 
sonnels, la  persévérance  dans  la  tâche  entreprise,  surtout  le  mépris  du 
succès  prématuré,  mais  ce  n'est  pas  le  talent;  oh  !  non,  ils  en  ont,  pour 
la  plupart,  mais  ce  talent  est  comme  dévoyé,  éparpillé,  employé  mal  à 
propos  et  inutilement.  En  outre,  il  se  confine  dans  l'exécution,  dans  la 
pratique  savante,  dans  la  facture  habile;  tout  cela  mène  à  l'imitation,  et 
qui  sait  si  l'imitation  n'est  pas  la  maladie  de  notre  art  ? 

Je  ne  parle  ici,  bien  entendu,  que  de  ceux  qui  dans  les  sphères 
artistiques  se  tiennent  à  une  hauteur  moyenne.  Nous  avons  encore, 
Dieu  merci,  des  maîtres  et  de  grands  peintres;  ils  sont  hors  de  cause, 
nous  aurons  occasion  de  les  admirer  :  ceux-là  ils  planent;  on  les  regarde 
d'en  bas,  et  on  voudrait  les  atteindre;  ils  sont  les  imités  et  non  les  imi- 
tateurs. 

Ceci  dit,  j'entreprends  l'étude  des  œuvres  qu'il  me  paraîtra  intéres- 
sant de  critiquer  ou  de  louer.  Recherchant  dans  la  foule  de  préférence 
les  artistes  personnels ,  je  ne  puis  mieux  faire  que  de  m' arrêter  tout 
d'abord  devant  le  plafond  décoratif  de  M.  Carolus  Duran. 

Quel  que  soit  le  jugement  qu'on  réserve  à  V Apothéose  de  Marie  de 
Médias,  il  faut  reconnaître  qu'on  se  trouve  en  présence  d'un  grand  effort 
tenté  par  une  individualité  puissante  pour  sortir  des  fadeurs  où  la  déco- 
ration se  complaît  d'ordinaire.  L'effort  a-t-il  réussi?  Plusieurs  critiques 


LE  SALON  DE  1878. 


65 


ont  déjà  rendu  un  verdict  négatif;  mais  je  ne  crois  pas  qu'on  puisse 
porter  sur  cette  œuvre  un  jugement  équitable  avant  de  l'avoir  vue  dans 


iL.' 


:X     -^'^^  ^  Via,  to'^    y  \ 


<   GLORIA      MARIiB      MBDICIS    ■      PLAFOND      PAR      M.      CAROLUS      DURAN. 


(Croquis  de  l'artiste.) 


la  place  qu'elle  doit  occuper.  Telles  lignes,  qui  semblent  de  travers  ou 
déviées,  se  redresseront  suivant  les  lois  de  la  perspective  calculées  par  le 
peintre  ;  telles  figures  un  peu  longues  se  resserreront,  vues  de  bas  en 


XVIII.  —    2"  PRRIODB. 


ié  GAZETTE  DES   BEAUX-.ARTS. 

haut  ;  telle  coloration  trop  vive  pourra  s'adoucir  dans  l'effet  des  lumières 
prévues.  Mais  s'il  convient  de  suspendre  son  appréciation  définitive,  rien 
n'empêche  d'essayer  de  décrire  la  composition.  Sur  le  premier  plan,  des 
hommes  demi-nus,  aux  formes  athlétiques,  déchargent  de  leurs  épaules 
de  gigantesques  corbeilles  de  fleurs  sur  une  balustrade  en  pierre  recou- 
verte d'une  draperie  de  velours  vert  aux  reflets  d'or.  A  gauche,  une 
foule  d'hommes  et  de  femmes,  étagée  comme  une  grappe  humaine  le 
long  de  l'escalier  qui  monte,  se  penche  pour  recevoir  ces  fleurs  et  les 
présenter  à  la  reine,  qui  tout  en  haut  est  assise  sur  son  trône ,  sous  un 
dais  blanc  se  profilant  sur  l'azur  du  ciel.  Derrière  le  dais  se  dresse  un 
pavillon  soutenu  par  des  colonnes  entre  lesquelles  apparaissent  des  mu- 
siciens et  des  nuées  de  colombes.  Aux  côtés  de  Marie  de  Médicis  se 
tiennent  la  Justice  et  la  Religion  qui  présentent  une  couronne,  tandis 
que  devant  le  trône,  sur  les  marches  de  l'escalier  triomphal ,  la  Vérité, 
debout,  semble  se  renverser  légèrement  pour  arracher  le  manteau  bleu 
qui  la  couvre.  Sur  la  partie  gauche,  des  personnages,  en  costume  véni- 
tien, accoudés  à  un  balcon ,  contemplent  l'apothéose  et  jettent  des 
fleurs. 

Outre  l'abus  des  colorations  trop  vives,  on  a  reproché  à  M.  Carolus 
Duran  la  vulgarité  de  ses  types  qui  semblent  étrangers  à  ce  monde  allé- 
gorique où  ils  auraient  été  introduits  par  hasard.  J'avoue  que  cette  cri- 
tique ne  laisse  pas  d'être  juste  :  elle  vise  même  un  système  adopté  par 
le  peintre,  système  qui  me  paraît  digne  d'être  discuté.  M.  Carolus  Duran 
a  voulu,  en  effet,  n'employer  dans  sa  décoration  que  les  moyens  donnés 
par  la  nature  seule.  Pour  atteindre  ce  résultat,  il  a  supposé  réelle  la 
scène  qu'il  représentait.  Les  hommes  qui  apportent  les  fleurs  dans  les 
corbeilles  (ou  plutôt  dans  les  paniers)  sont  des  colosses  habitués  à  de 
durs  travaux  :  ils  ont  monté  leurs  charges  à  l'aide  de  cette  échelle  de 
bois  dont  l'extrémité  apparaît  sur  la  toile;  les  figures  des  personnages 
sont  vivantes,  humaines  et  dénuées  de  cette  beauté  conventionnelle  qui 
n'existe  pas.  Vous  voyez  ces  colombes  :  ne  croyez  pas  qu'elles  soient 
venues  par  hasard,  le  peintre  nous  montre  la  cage  en  osier  d'où  elles 
se  sont  envolées.  Tout  jusqu'à  présent  est  naturel  et  possible  ;  mais  que 
vient  faire  ce  génie  aux  grandes  ailes  qui  plane  en  sonnant  de  la  trom- 
pette? Que  signifie  cette  figure  de  femme  nue  qui  se  découvre  devant  le 
trône  ?  L'artiste  a  été  comme  contraint  de  donner  asile,  de  guerre  lasse, 
à  ces  types  allégoriques  qu'il  avait  bannis  tout  d'abord  :  tant  il  est  vrai 
que  la  nature  ne  pouvait  seule  lui  fournir  les  éléments  de  son  ensemble 
décoratif  !  Dès  lors,  le  système  tombe  de  lui-même,  et  il  y  a  lieu  de 
regretter  qu'un  peu  plus  d'idéal  ne  soit  pas  venu  ennoblir  certains 


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68  GAZETTE   DES  BEAUX-ARTS. 

détails  de  cette  ordonnance  si  vaste  et  malgré   tout    fort  grandiose. 

Ni  les  qualités  supérieures  de  M.  Carolus  Duran,  ni  ses  brillants  dé- 
fauts ne  se  retrouvent  dans  le  plafond  que  M.  Ranvier  a  exécuté  pour  le 
palais  de  la  Légion  d'honneur.  L'œuvre  plus  modeste  fait  contraste  :  c'est 
un  chant  de  flûte  après  un  concert  à  grand  orchestre.  Mais  cette  har- 
monie douce  a  du  charme  :  le  sujet  traité  est  l'Aurore.  Celle-ci  debout, 
au  milieu  de  nuées  légères,  détire  ses  membres  alanguis  et  dispose  sa 
longue  chevelure  blonde.  A  gauche,  deux  figures  sonnent  le  réveil  dans 
des  trompettes  de  cuivre  ;  à  droite  et  au-dessous ,  le  Jour  se  lève  pen- 
dant que  le  coq  chante  ;  puis  tout  en  bas,  sur  un  lit  de  feuilles  et  de  ver- 
dure, la  Nuit  s'enveloppe  dans  un  sombre  voile  de  crêpe.  Cette  dernière 
figure  est  d'un  excellent  contour,  mais  la  façon  dont  se  modèle  le  torse 
laisse  à  désirer  :  il  est  musclé  comme  celui  d'un  homme;  les  nus,  du 
reste,  dans  cette  œuvre,  n'ont  aucun  éclat  :  ils  sont  comme  baignés 
d'une  onde  verdâtre;  néanmoins  la  composition  est  d'un  excellent  effet 
décoratif:  l'ordonnance  semble  heureusement  conçue  et  sans  efforts. 

«  J'aime  à  louer,  je  suis  heureux  quand  j'admire,  je  ne  demandais 
pas  mieux  que  d'être  heureux  et  d'admirer,  »  disait  Diderot  à  propos 
d'un  portrait  de  Michel  Van  Loo  ;  je  répète  ces  paroles  devant  le  tableau 
de  M.  Vibert.  L'Apothéose  de  M.  Thiers  est  une  grande  toile,  ce  n'est 
pas  une  œuvre  grande.  Quand  on  veut  chanter  avec  la  lyre,  il  convient 
de  faire  passer  le  souffle  de  l'épopée  ;  ici  le  style  n'existe  pas,  le  sentiment 
fait  défaut,  et  le  goût  manque.  L'idée  d'une  mort  aussi  douloureuse  ne 
renfermait-elle  pas  en  elle-même  assez  d'images  dramatiques  et  élevées, 
pour  qu'il  ait  été  utile  de  la  formuler  à  l'aide  d'accessoires  de  théâtre? 
htendu  sur  son  lit,  chargé  des  nombreuses  décorations  qui  s'étalent  sur 
sa  chemise,  M.  Thiers  ressemble  à  première  vue  à  un  général  autri- 
chien en  blanc  uniforme  frappé  au  champ  de  bataille.  A  côté  de  ce  génie, 
aux  ailes  d'or,  qui  s'envole  et  personnifie  l'apothéose  antique,  était-il 
rationnel  de  nous  montrer  la  pompe  d'un  enterrement  moderne ,  le  cor- 
billard de  première  classe  avec  les  panaches  en  plumes,  les  voitures  de 
deuil,  les  cochers  aux  vêtements  noirs  galonnés  d'argent,  et  toute  la  file 
des  soldats  suivant  au  pas  le  cortège  funèbre  ?  Dans  cette  mise  en  scène 
on  voit  passer  le  bout  de  l'oreille  du  peintre  de  genre  ;  mais,  je  m'em- 
presse de  dire,  là  où  l'on  reconnaît  M.  Vibert,  c'est  dans  l'exécution  qui 
est  étonnante.  Les  couronnes  d'immortelles  ou  de  jais,  les  fleurs  et  tous 
les  détails  sont  ti'aités  avec  une  habileté  et  une  sûreté  de  main  merveil- 
leuses ;  il  y  a  d'excellentes  parties,  au  point  de  vue  de  la  couleur,  dans 
le  torse  du  génie,  quoique  cette  figure,  un  peu  raide,  laisse  à  désirer 
dans  son  ensemble.  La  composition  du  ciel  est  peut-être  ce  qu'il  y  a  do 


LE  SALON   DE  1878. 


69 


meilleur  dans  le  tableau  :  au  milieu  de  nuages  lumineux,  dans  les 
lueurs  lointaines,  des  escadrons  passent  comme  des  ombres  légères  ;  ce 
sont  les  gloires  et  les  malheurs  du  premier  Empire  que  l'historien  a 
décrits.  Malgré  tout,  on  regrette  que  la  conception  n'ait  pas  été  plus 


LBS      FOINS,     PAR      M.      B  A  ST  lEN-LEP  A  O  K. 


[  Dessin  do  l'artiste.  ) 


simple.  Au  lieu  de  remuer  l'âme  du  spectateur,  l'artiste  fait  admirer  son 
habilité;  là  où  il  aurait  pu  être  ému,  il  a  voulu  être  ingénieux. 

La  toile  que  M.  Destrem  expose  cette  année  :  La  Sainl-Iîoch,  béné- 
diction des  animaux  dans  la  campagne  du  Languedoc,  est  une  bonne  étude 
de  paysans;  sans  échapper  complètement  à  la  critique,  l'œuvre  pré- 
sente de  l'intérêt  et  mérite  qu'on  la  signale.  Les  arbres  sont  un  peu 
lourds;  je  crois  voir  comme  une  tendance  au  noir  dans  l'harmonie  géné- 
rale, mais  le  coloris  vigoureux  a  de  la  consistance  et  il  faut  louer  de  très- 


70  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

sérieuses  qualités  de  sentiment  tant  dans  la  manière  dont  le  sujet  est 
présenté  que  dans  l'attitude  de  chaque  personnage. 

Je  m'empresse  d'aller  me  placer  devant  la  toile  de  M.  Bastien-Lepage 
intitulée  L<?«  Foins,  ie  n'ignore  pas  que  cejeune  peintre  a  des  adversaires 
implacables  et  des  admirateurs  ardents;  je  me  range  parmi  ces  derniers  ; 
je  ne  puis  dissimuler  le  plaisir  que  me  fait  cette  œuvre  personnelle  et 
sincère,  toute  empreinte  de  ce  sentiment  du  vrai  qui,  quoi  qu'on  dise, 
n'est  pas  le  réalisme.  Le  sujet  doit  se  décrire  en  deux  lignes  :  au  milieu 
des  prés  fauchés,  une  faneuse  est  assise  et  rêve  les  yeux  ouverts,  tandis 
que,  par  derrière,  le  faucheur  étendu,  le  chapeau  sur  les  yeux,  dort  les 
poings  fermés.  Le  champ  de  foin  s'étend  au  loin;  çà  et  là  se  dressent  des 
meules  ;  dans  le  fond,  des  maisonnettes  apparaissent  an  bas  de  la  colline 
qui  se  détache  sur  une  mince  bande  de  ciel.  On  objectera  qu'au  point 
de  vue  de  l'intérêt  la  scène  n'est  pas  comprise,  et  que  c'est  moins  un 
tableau  qu'une  étude;  cela  peut  être,  mais  qu'on  regarde  la  manière 
dont  est  traitée  cette  tête  de  femme  et  ce  visage  extraordinairement 
vivant;  est-il  possible  de  mieux  rendre  ce  hâle  que  donne  l'air  de  la 
campagne  et  que  le  soleil  du  Midi  est  venu  colorer  de  rougeurs?  Qu'a- 
t-on  à  reprocher  aux  demi-teintes  du  cou,  aux  colorations  brûlées  de  la 
poitrine  et  des  bras,  au  dessin  des  mains,  à  la  valeur  des  étoffes?  Je  ne 
crois  pas  qu'on  ait  jamais  mieux  donné  l'idée  du  plein  air,  et  dites-moi 
quel  maître  a  fait  une  création  plus  vivante?  La  nature  vue  et  comprise 
ainsi  n'a  pas  besoin  d'être  travestie  et  comme  adoucie  pour  être  mani- 
festée selon  les  règles  de  l'art,  elle  est  belle  par  elle-même.  La  première 
fois  que  j'ai  regardé  Les  Foins  de  M.  Bastien-Lepage,  je  me  suis  défié  de 
mon  impression;  j'ai  fait  plusieurs  visites  successives:  mon  sentiment 
est  resté  le  même,  et  j'avoue,  dussé-je  me  tromper,  que  cette  œuvre  me 
semble  la  plus  attachante  et  la  plus  digne  d'être  étudiée  parmi  toutes 
celles  que  l'Exposition  de  1878  nous  a  révélées. 

En  face  de  ce  tableau  se  trouve  la  Jézabel  dévorée  par  les  chiens  de 
M.  Comerre.  Le  hasard  en  faisant  ce  rapprochement  donne  une  revanche 
à  M.  Bastien-Lepage.  Ce  dernier  était,  il  y  a  deux  ans,  concurrent  au 
prix  de  Rome  en  même  temps  que  M.  Comerre.  Il  fut  battu  par  celui-ci 
dans  la  lutte  définitive;  la  section  de  peinture  de  l'Académie  des  Beaux- 
arts  lui  avait  cependant  décerné  le  prix,  mais  les  trois  autres  sections 
coalisées  cassèrent  le  jugement,  et  M.  Bastien-Lepage  vit  son  rival  partir 
pour  Rome.  Les  voilà  tous  les  deux  de  nouveau  réunis  après  deux 
années  de  travail;  le  vaincu  devient  le  triomphateur!  Je  demanderai  au 
pensionnaire  de  l'Académie  de  France  quel  profit  il  a  retiré  de  l'ensei- 
gnement des  grands  maîtres  qu'il  a  eu  le  bonheur  d'avoir  sous  les  yeux 


LE  SALON  DE  1878.  7t 

chaque  jour?  Sa  Jézabel  témoigne  d'une  tendance  bien  regrettable. 
Quelle  place  est  réservée  à  l'idéal  dans  cette  œuvre  vulgaire  et  lourde, 
qui  trahit  l'ambition  de  son  auteur  de  faire  du  fracas  et  d'éveiller 
l'attention  quand  même?  Quelques  morceaux,  je  le  reconnais,  sont  bien 
peints,  mais  ce  grand  corps  sans  vêtement,  étendu  à  terre  au  milieu  des 
chiens  hurlants,  semble  celui  d'une  femme  en  proie  au  délire  de  l'ivresse. 
Les  lignes  delà  silhouette  générale  n'ont  aucune  noblesse;  la  tète,  dont 
les  yeux  retournés  ne  laissent  voir  que  le  blanc  de  l'orbite,  roule  pesam- 
ment parmi  les  cheveux  épars  sur  le  sol  ;  et  au  milieu  de  tout  cela  faut-il 
dire  qu'une  prétention  domine,  celle  de  rappeler  Regnault  et  d'imiter 
son  éclat? 

M.  Besnard,  lui  aussi,  travaille  en  ce  moment  à  la  villa  Médicis  ; 
devant  son  Saint  Benoit  ressuscitant  un  enfant  nous  nous  trouvons  en 
présence  d'un  art  plus  sain,  quoique  susceptible  de  s'épurer  encore; 
l'exécution  semble  un  peu  molle,  le  fond  du  tableau,  trop  sombre,  voudrait 
en  vain  dissimuler  une  facture  négligée  ou  trop  hâtive  ;  mais  il  y  a 
une  finesse  de  sentiment  charmante  dans  l'attitude  du  jeune  enfant  qui 
sur  les  genoux  de  sa  mère  se  relève  doucement  au  contact  de  la  main  de 
saint  Benoît;  de  plus  le  sujet,  bien  présenté,  se  laisse  facilement 
comprendre. 

C'est  comme  dernier  envoi  de  Rome  que  M.  Ferrier  a  exécuté  la 
Sainte  Agnès  exposée  cette  année  au  Salon.  On  sait  que,  sur  l'ordre  du 
consul,  cette  martyre  ayant  été  traînée  dans  un  lieu  de  débauche,  des 
anges  apparurent  qui  la  protégèrent  contre  toute  violence  :  tel  est  le 
sujet  choisi  par  le  peintre.  Au  centre  de  la  composition,  sur  les  marches 
d'un  escalier  de  pierre,  la  sainte  se  présente  entièrement  nue  :  un  sol- 
dat vient  d'arracher  le  voile  qui  la  couvre  et  va  s'emparer  d'elle,  lorsqu'il 
est  retenu  par  l'ange,  qui  arrête  son  bras  et  le  terrifie  de  son  regard  ;  à 
gauche,  un  groupe  épouvanté  prend  la  fuite  ;  au  premier  plan,  est 
étendu  un  homme  qui,  précipité  des  derniers  degrés  de  l'escalier,  gît  la 
face  contre  terre,  tandis  qu'à  droite,  au  pied  de  la  statue  dorée  de 
Vénus,  deux  courtisanes  se  renversent  effarées  près  d'un  vieillard  dé- 
bauché, aux  membres  épais,  que  sa  corpulence  empêche  de  se  relever 
pour  se  soustraire  à  l'apparition  menaçante.  Évidemment  ce  tableau  est 
l'œuvre  d'un  peintre  dont  le  talent  s'est  développé  sous  l'influence  des 
grandes  traditions.  Peu  de  nos  jeunes  artistes  auraient  été  capables 
d'entreprendre  et  de  mener  à  bonne  fin  une  composition  aussi  vaste. 
Les  groupes  sont  disposés  sans  vide  et  sans  que  l'équiUbre  ait  été  rompu 
dans  l'ordonnance  générale.  Le  corps  de  la  sainte,  très  en  lumière,  est 
d'un  excellent  contour  et  d'une  élégance  chaste  :  les  bras  croisés  sur  sa 


72  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

poitrine,  la  tête  relevée  vers  l'ange  vengeur,  elle  se  montre  dans  une 
attitude  très-heureusement  trouvée.  Voilà,  en  somme,  une  œuvre  de 
style.  Toutefois  je  crois  que  M.  Ferrier  n'a  pas  tiré  de  son  sujet,  au 
point  de  vue  de  l'effet  à  produire,  tout  le  parti  qu'on  en  aurait  pu 
attendre.  La  composition  est  trop  chargée;  il  y  a  comme  une  exagération 
de  mouvement  qui  disirait  l'attention  au  détriment  de  la  figure  prin- 
cipale. Une  scène  de  violence  ou  presque  de  bataille  était-elle  d'ailleurs 
bien  de  mise  ici  ?  J'aurais  voulu  voir  dominer  l'idée  de  la  force  calme 
et  paisible  de  la  chasteté  triomphante,  au  milieu  de  la  débauche  frappée 
de  stupeur  et  anéantie. 

Pour  satisfaire  ses  engagements,  M.  Sylvestre,  qui  avait  obtenu  en 
1876  le  prix  du  Salon,  soumet  au  public  une  grande  toile  représentant 
les  Derniers  Moments  de  Vitellius  César.  Une  foule  acharnée  et  hur- 
lante traîne  le  misérable  empereur  dépouillé  de  sa  toge  et  lié  de  cordes 
devant  sa  statue  qu'on  va  an-acher  du  piédestal  pour  la  briser  contre  le 
sol.  Je  ne  voudrais  pas  décourager  un  artiste  dont  les  efforts  sont  dignes 
du  plus  grand  respect,  mais  je  ne  trouve  à  louer  que  les  intentions. 
L'impression  première  est  celle  d'une  couleur  générale  marbrée,  violacée 
et  crue.  La  lumière,  mal  distribuée  ou  diffuse,  ne  concentre  point  les 
regards  qui  ne  savent  où  se  reposer.  Le  Vitellius  débordant  de  graisse 
est  ridicule  dans  sa  nudité  ;  il  se  retourne  d'un  air  piteux  vers  le  spec- 
tateur comme  pour  le  prendre  à  témoin  du  mal  qu'on  lui  fait.  Les  diffé- 
rents types  en  outre,  étudiés  comme  séparément,  ne  concourent  pas  à 
l'unité  de  la  composition.  Mais  je  vois  que  le  tableau  n'est  pas  terminé  ; 
c'est  peut-être  là  une  excuse  pour  l'auteur  ;  il  faut  s'empresser  de 
l'admettre  et  réserver  un  jugement  qui  aujourd'hui  serait  trop  défavo- 
rable. 

M,  Betsellère  est  un  courageux  que  le  succès  récompense  ;  il  n'a 
point  peur  des  grandes  dimensions  :  c'est  dans  un  cadre  d'une  longueur 
de  huit  mètres  qu'il  enferme  son  sujet  :  Jésus  calmant  la  tempête.  La 
couleur  générale,  quoique  un  peu  foncée  dans  les  ombres,  se  soutient 
sans  défaillance  ;  la  composition  est  sagement  ordonnée.  Toutefois  je  cri- 
tiquerai la  figure  principale  qui  ne  me  paraît  pas  bien  conçue  :  Jésus  vu 
de  profil,  debout  sur  la  proue  de  l'embarcation,  étend  les  bras  dans  un 
geste  violent  qu'on  peut  interpréter  de  différentes  manières.  Avec  ses 
cheveux  au  vent,  et  ses  vêtements  qu'agite  le  souille  de  la  tempête,  le 
Christ  ne  donne  pas  l'idée  du  calme.  N'a-t-il  pas  l'air  plus  effrayé  que 
ces  compagnons?  Cependant  un  mot  tombé  de  ses  lèvres  va  apaiser  les 
flots;  où  donc  est  le  sentiment  de  la  confiance  que  doit  lui  inspirer  son 
pouvoir  suprême?  Cette  réserve  faite,  il  faut  conseiller  à  M.  Betsellère 


XVIII.  —  2'    PÉRIODE. 


40 


74  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

de  s'avancer  plus  avant  dans  la  grande  roule  qu'il  s'est  ouverte.  Hélas! 
elle  est  trop  peu  fréquentée  pour  qu'on  ne  suive  pas  avec  intérêt  les 
succès  qui  l'y  attendent, 

11  y  a  comme  un  souvenir  discret  et  char.nant  de  la  naïveté  des  primitifs 
Italiens  dans  la  SaitUe  Cécile  de  M.  Guillaume  Dubufe;  l'œuvre  séduit 
par  son  impression  de  calme,  de  repos  et  de  fraîcheur.  Assise  sous  une 
sorte  de  dais  bleu  aux  dessins  d'or,  la  sainte  écoute  avec  ravissement 
la  musique  divine;  le  haut  du  corps  légèrement  jeté  en  arrière,  les  bras 
un  peu  relevés,  les  mains  ouvertes  révèlent  l'attitule  d'étonuement 
qu'elle  a  prise  aux  premiers  accords  et  qu'elle  a  conservée  dans  son 
extase.  Un  ange  vêtu  de  blanc,  aux  longs  cheveux  blonds  flottants,  se 
tient  à  genoux  devant  elle  et  lui  présente  un  livre  ouvert  ;  à  gauche  une 
figure  d'enfant  joue  de  la  guitare.  Dans  le  fond  s'étend  un  paysage  qui 
se  perd  dans  la  brume  bleuâtre,  et  au-dessus  de  la  composition  trois 
autres  anges  groupés  dans  un  cinlre  font  entendre  des  mélodies  célestes. 
Tout  autour,  des  fleurs,  des  fruits  et  des  instruments  de  musique  entre- 
lacés sont  représentés  sur  la  bordure  et  forment  des  guirlandes.  La 
couleur  générale  est  d'une  harmonie  douce  et  claire  qu'aucune  note  dis- 
cordante ne  vient  troubler.  Voilà  certes  l'ouvrage  d'un  coloriste,  en 
même  temps  que  celui  d'un  peintre  qui  connaît  à  fond  toutes  les 
ressources  desonart.  Sous  le  rapport  de  l'exécution, eu  effet,  M.  Guillaume 
Dubufe  n'a  plus  rien  à  apprendre,  son  habileté  est  étonnante;  les  dra- 
peries, les  étoiTes,  les  menus  détails  même,  sont  traités  avec  souplesse 
et  largeur.  Que  d'artistes  avancés  dans  la  carrière  ont  obtenu  à  force 
d'efforts  et  de  travail  toutes  ces  qualités  qui  ont  ici  le  chai  me  des  dons 
naturels!  Mais  après  le  très  sincère  hommage  rendu  à  ce  talent  jeune 
et  déjà  en  fleur,  la  critique  aura  son  tour.  Mais  pourquoi  avoir  donné  au 
visage  de  la  sainte  des  traits  aussi  modernes  ?  La  tête  ne  manque  pas 
d'expression  extatique,  je  le  reconnais;  elle  estcependantdénuée  de  carac- 
tère religieux.  Il  est  permis  de  se  demander  tout  bas  si  c'est  une  vierge 
que  nous  avons  sous  les  yeux,  ou  une  pécheresse  repentie.  Je  ferai  une 
autre  querelle  au  peintre,  et  je  le  supplie  d'y  porter  son  attention.  1! 
se  préoccupe  trop  du  pittoresque  des  costumes,  au  point  de  vue  des 
notes  de  couleur,  et  pas  assez  de  leur  convenance  dans  la  scène  où  il  les 
emploie.  Je  n'aime  pas  à  voir  la  sainte  Cécile  en  robe  turque,  brodée 
de  rouge,  non  plus  que  cet  ange  revêtu  de  ce  bleu  manteau  oriental 
agrémenté  d'or.  Que  vient  faire  ce  tapis  persan  dont  le  fond  est  violet 
avec  une  bordure  jaune  ?  Toutes  ces  choses  produisent  un  charmant 
efl'et,  je  ne  le  nie  pas,  mais  sont-elles  bien  à  leur  place  ? 

La  figure,  que  le  même  artiste  expose  et  qu'il  appelle  ^m/,  est  gra- 


SAINTE      CÉCILK,      PAR     U.      GUILLAUME      DUBUFE. 

(Dessin  de  l'atlisto.) 


7fi  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

cieuse  el  suffirait  pour  donner  une  idée  des  plus  heureuses  facultés  de  son 
auteur.  C'est  une  jeune  fille  nue  qui  se  présente  de  face  et  élève  au-des- 
sus de  sa  tête  une  branche  de  pommier  fleuri.  Les  ombres  qui  accusent 
le  modelé  sont  peut-être  un  peu  accentuées,  mais  l'effet  est  voulu ,  et 
les  lumières  argentées  qui  courent  sur  les  chairs  éclairées  donnent  un 
charme  particulier  à  cette  création  séduisante. 

M.  Machard,  l'auteur  de  la  Silène,  de  poétique  mémoire,  lui  aussi, 
a  été  tenté  de  nous  montrer  le  Ravissement  de  sainte  Cécile.  Je  ne  crois 
pas,  à  parler  franc,  que  M.  Guillaume  Dubufe  ait  à  craindre  la  concur- 
rence. Le  sujet  bizarrement  présenté  laisse  froid  le  spectateur.  La  sainte, 
assise  devant  un  orgue,  paraît  en  proie  à  un  violent  délire;  la  pose 
contournée  et  bizarre  trahit  comme  une  soulfrance  aiguë;  l'ange  se 
penche  sur  elle  sans  pitié.  Tout  cela  est  exagéré  et  défectueux  au  point 
de  vue  du  senlinïent,  de  la  couleur  et  de  la  composition. 

Un  tableau  illustrera  le  Salon  de  1878  :  c'est  la  Magdeleine  de 
M.  Henner.  Je  regrette  d'en  parler  si  tard;  si  j'avais  fait  un  classement 
par  ordre  de  mérite,  la  première  place  lui  appartenait  de  droit.  Réjouis- 
sons-nous donc,  nous  avons  là  un  chef-d'œuvre!  Comment  décrire  l'inef- 
fable poésie  de  ce  corps  se  modelant  en  pleine  lumière  et  dont  les  chairs 
ont  l'éclat  savoureux  d'un  camélia  blanc  s' épanouissant  au  soleil.  «  Dans 
quelle  neige  intacte  au  sommet  des  glaciers  »,  comme  dit  le  poète, 
M.  Henner  a-t-il  pris  cette  belle  pâte  coulante  dont  il  a  fait  une  nudité 
féminine?  Qu'on  m'accuse  d'enthousiasme  si  l'on  veut,  mais  je  me 
sens  ravi  à  la  vue  de  cette  Magdeleine;  elle  peut  prendre  sa  place 
dans  un  musée,  et  fièrement  regarder  Corrége.  Depuis  bien  longtemps 
déjà  ce  peintre  nous  avait  habitués  à  l'admirer,  cette  fois  il  s'est  surpassé 
lui-même. 

La  seconde  toile  de  M.  Henner,  le  Christ  mort,  contient  les  mêmes 
qualités  remarquables,  mais  l'œuvre,  plus  complexe,  est  moins  parfaite 
dans  certaines  parties.  Elle  n'est  superbe  que  par  morceaux,  au  lieu 
d'oHVir  le  radieux  ensemble  de  la  Magdeleine  :  en  vérité  cette  critique 
deviendrait  un  éloge  pour  tout  autre,  mais  M.  Henner  en  est  arrivé  à  ce 
point  qu'on  lui  fait  des  reproches  quand  il  ne  soulève  pas  l'admiration 
sans  réserves. 

Savez-vous  comment  naissent  les  perles?  Regardez  pour  l'apprendre 
le  tableau  de  M.  Félix  Barrias  :  c'est  une  fée  qui,  nue  et  debout  dans 
une  grotte  d'azur,  secoue  sa  chevelure  d'où  les  perles  tombent  dans  les 
coquillages  entr'ouverts,  venus  là  pour  recevoir  la  précieuse  semence. 
L'idée  est  poétique  et  neuve  ;  les  lignes  élégantes  du  corps  féminin 
s'enlèvent  harmonieusement  sur  le  fond  sombre.  Le  torse  éclairé  par  en 


LA      MAGDELEINE,      PAR      M.       HENNER. 

(  Dessin  de  l'artiste.  ) 


78  gazettp:  des  beaux-arts. 

haut  reçoit  la  franche  lumière  et  témoigne  d'une  exécution  ferme  et 
soutenue. 

Les  infortunes  de  Triboulet  ont  inspiré  à  M.  Blanchard  une  composi- 
tion qui  n'est  certes  pas  sans  mérite,  mais  à  laquelle  je  reprocherai  de 
manquer  d'unité.  La  femme  étendue  sur  le  lit  se  présente  de  biais,  les 
jambes  disparaissent  dans  la  perspective  ;  le  boulTon,  assis  à  l'autre  extré- 
mité, semble  n'avoir  aucun  rapport  direct  avec  la  figure  qui  lui  fait  face; 
on  dirait  deux  personnages  indifférents  l'un  à  l'autre  et  réunis  par 
hasard.  Quant  aux  grands  chiens  noirs  placés  en  premier  plan,  j'imagine 
qu'ils  sont  venus  là  pour  combler  un  vide.  Dans  le  fond  apparaissent  de 
belles  étoffes  vénitiennes;  M.  Blanchard  nous  les  a  montrées  souvent, 
mais  on  les  revoit  avec  plaisir. 

Je  ne  saurais  m'arrêter  longtemps  devant  l'ouvrage  de  M.  Charles- 
Louis  MuUer,  Nous  voulons  Btirahas!  Les  proportions  en  effet  laissent  à 
désirer;  le  sujet  scTible  étranglé  dans  un  cadre  trop  étroit.  11  est  désa- 
gréable de  voir  des  tètes  sans  corps  émerger  ainsi  de  la  bordure,  comme 
si  toute  une  partie  du  tableau  avait  été  jugée  inutile  et  supprimée.  Le 
fond,  dans  lequel  passe  le  Christ  pour  être  livré  aux  bourreaux,  est  d'une 
coloration  fade  et  comme  savonneuse.  11  serait  injuste  cependant  de  ne 
pas  louer  certaines  parties  dans  lesquelles  le  talent  du  peintre  se 
retrouve  ;  la  figure  du  Barabas  est  expressive. 

La  dernière  création  de  M.  Jules  Lefebvre  ne  sera  pas  une  des  moins 
charmantes  :  elle  s'appelle  Mignon.  Appuyée  contre  un  rocher  qui  sur- 
plombe la  mer,  la  jeune  enfant  vue  de  profd  laisse  son  regard  flotter  au 
loin,  ses  cheveux  noirs  s'échappent  d'une  sorte  de  coiffure  rouge  et 
tombent  sur  ses  épaules;  dans  ses  mains  elle  tient  une  mandoline;  sa 
robe  en  haillons  découvre  ses  jambes  et  ses  pieds  nus.  Il  y  a  dans  celte 
figure  un  sentiment  de  mélancolie  très-fin  et  très-heureusement  rendu. 
Le  dessin  atteint,  comme  toujours,  chez  ce  peintre  une  perfection  abso- 
lue. Quant  à  la  couleur,  elle  est  distinguée  et  douce,  sans  éclat;  une 
chose  me  gêne  cependant,  et  je  veux  la  dire  :  le  ciel  ne  ressemble-t-il 
pas  un  peu  à  un  mur  ? 

J'entends  faire  beaucoup  d'éloges  du  Bon  Samaritain  de  M.  Boutet 
de  Monvel.  L'œuvre  a  un  relief  extraordinaire  et  une  vigueur  de  tons 
incontestable;  mais  elle  me  plairait  davantage  si  elle  était  personnelle  et 
si  les  qualités  qu'on  y  vante  appartenaient  en  propre  à  l'auteur.  Que  dire 
d'un  tableau  oii  l'on  retrouve  l'insaisissable  contour  de  M.  Henner,  les 
tons  roux  de  M.  Bonnat  et  les  ombres  de  M.  Ribot? 

Nous  devons  à  M,  Escalier  une  des  meilleures  choses  du  Salon.  Son 
panneau  décoratif  est  absolument  remarquable  par  la  gaieté  de  son  har- 


LE  SALON    DE  1878.  79 

monie  et  par  l'éclatante  richesse  de  sa  lumière.  On  dirait  qu'un  rayon  du 
soleil  vénitien  est  venu  éclairer  cette  scène  dans  laquelle  apparaissent  de 
riches  costumes  anciens,  des  vases  d'or,  des  singes  et  des  perroquets,  et 
ces  belles  draperies  de  velours  de  Gênes  aux  fleurs  vertes  et  rouges.  Heu- 
reux le  vestibule  qu'une  telle  décoration  viendra  animer  de  sa  note 
joyeuse  ! 

Dans  le  tableau  de  M.  Lematte,  Nymphe  surprise  par  un  faune,  je 
vois  bien  h  nymphe,  mais  il  faut  chercher  longtemps  pour  découvrir  le 
faune;  il  est  caché  dans  le  feuillage  et  on  le  voit  si  peu  qu'il  ne  peut 
compter  pour  une  figure.  J'imagine  que  le  litre  n'est  qu'un  prétexte  dont 
s'est  servi  l'auteur  -pour  nous  présenter  une  étude  de  nu  ;  car  elle  n'a 
pas  l'air  surpris  cette  nymphe  qui  sort  lentement  du  ravin  où  sont  entassés 
les  rochers  couverts  de  mousse.  La  tète  laisse  à  désirer  sous  le  rapport  de 
l'expression.  Je  voudrais  la  silhouette  générale  un  peu  plus  élancée  et 
svelte,  mais  le  modelé  a  des  clartés  agréables  et  distinguées. 

Peu  d'artistes  sont  plus  consciencieux  et  plus  estimables  que  M.  Le- 
houx  :  sans  repos  ni  trêve  il  cherche  le  style.  11  faut  louer  hautement  de 
si  nobles  persévérances.  Ses  Lutteurs  sont  dessinés  avec  énergie  ;  on 
sent  la  préoccupation  des  grandes  lignes;  malheureusement  la  couleui' 
est  plate,  presque  monotone  et  sans  accents.  La  Surprise  représente 
également  un  groupe  de  deux  figures  nues  :  un  cavalier  monté  sur  un 
cheval  noir  a  saisi  par  derrière  un  homme  à  la  chevelure,  et  d'un  mou- 
vement violent  l'enlève  du  sol.  Le  raccourci  est  plus  audacieux  qu'inté- 
ressant; il  y  a  dans  cette  composition  comme  une  prétention  exagérée  à 
la  vigueur,  en  même  temps  qu'un  désir  inutile  de  triompher  de  diflicultés 
qu'il  n'était  pas  nécessaire  de  faire  naître. 

Il  y  a  de  bonnes  parties  dans  le  Louis  LX  consolant  un  lépreux,  de 
M.  Maignan.  Le  roi,  suivi  de  quelques  personnages,  occupe  le  milieu  de 
la  composition.  Dans  un  mouvement  naturel  et  heureusement  trouvé,  il 
se  penche  vers  le  lépreux  qui,  assis  à  droite  sur  une  pierre,  appuie  sa 
tête  contre  son  bras  dans  une  attitude  de  profond  découragement.  Le 
corps  de  ce  dernier,  maigre  et  décharné,  est  une  foite  élude  de  nu, 
quoique  l'exécution  paraisse  d'une  sécheresse  un  peu  raide.  Par  contre, 
les  tètes  accusent  un  modelé  qui  manque  de  précision.  Mais  la  cou- 
leur bleue  de  la  robe  de  saint  Louis  est  d'une  tonalité  charmante. 

Je  regrette  qu'avec  son  second  tableau,  l'Amiral  Carlo  Zeno,  M.  Mai- 
gnan soit  tombé  dans  la  peinture  de  genre.  Les  personnages  disparaissent 
dans  l'importance  des  accessoires.  Ce  ne  sont  que  des  drapeaux,  des 
branches  de  laurier,  des  épées,  des  étendards,  mais  l'intérêt  du  sujet  est 
relégué  au  second  plan. 


80  GAZETTE   DES  BEAUX-ARTS. 

Si  la  Magdeleine  de  M.  Henner  est  le  chef-d'œuvre  du  Salon  de  1878, 
le  Casque  de  M.  VoUon  en  est  la  merveille.  La  grande  peinture  peut 
revendiquer  un  pareil  ouvrage.  11  faut  voir  le  relief  des  ciselures,  le  jeu 
des  lumières  sur  l'acier,  et  surtout  la  magnifique  et  sourde  intensité  des 
ors  éteints.  C'est  une  harmonie  chaude,  concentrée,  riche  sans  violence, 
splendide  sans  éclat.  Pas  un  détail  de  l'ornementation  n'échappe,  et  la 
touche  est  large  ;  le  procédé  simple  et  facile  n'a  pas  de  ces  habiletés 
étroites  et  mesquines  qui  trompent  l'œil,  mais  ne  le  charment  pas.  Ce 
n'est  pas  en  effet  une  imitation  exacte,  une  copie  fidèle  faite,  à  force  de 
patience,  par  un  pinceau  minutieux  et  habile,  c'est,  pour  ainsi  parler, 
un  portrait,  oui,  je  dis  bien,  un  portrait  du  casque -de  Henri  II,  repré- 
senté avec  sa  physionomie  d'objet  d'art  ancien  et  ce  charme  si  parti- 
culier au  goût  exquis  du  xvi"  siècle.  En  vérité,  la  somme  de  talent 
vraiment  supérieure  dépensée  ici  est  inappréciable,  et  j'ai  la  conviction 
que  dans  cette  nature  morte  Vollon  a  égalé  Chardin. 

L'Espagnol  du  même  artiste  est  une  étonnante  étude  de  colorations 
sombres.  Cela  tient  du  prodige  de  Jouer  ainsi  des  noirs  sans  produire  de 
confusion  ni  de  monotonie.  Mais  cette  toile  est  placée  trop  près  du 
fameux  casque  et  on  la  quitte  malgré  soi  pour  aller  le  regarder  encore. 
J'espérais  faire  le  lecteur  juge  de  mon  admiration  en  plaçant  sous 
ses  yeux  une  eau-forte  que  le  maître  a  bien  voulu  promettre  à  la  Gazette. 

Nous  pensons  donner  dans  le  prochain  numéro  cette  intéressante 
interprétation  de  l'artiste  par  lui-même, 

Une  réelle  distinction,  une  grande  pureté  de  formes  manifestant  la 
recherche  du  style,  telles  sont  les  qualités  qu'on  trouve  à  louer  tout  d'abord 
dans  la  Sainte  Cécile  de  M.  Etienne  Gautier.  Ce  n'est  plus  l'illuminée  en 
extase,  c'est  la  martyre  après  son  supplice  et  endormie  dans  la  mort 
qui  se  présente  maintenant  à  nos  regards.  Kile  est  étendue  le  long  d'une 
marche  en  marbre  blanc  ;  la  tête  repose  sur  la  nuque  au  milieu  de  boucles 
de  blonds  cheveux  d'où  sort  un  fdet  de  sang.  Le  corps  est  placé  sur  le 
côté  gauche,  mais,  par  une  attitude  pleine  de  grâce,  la  jambe  droite 
passée  sur  la  gauche  s^e  présente  en  premier  plan  et  fait  décrire  à  la 
silhouette  générale  une  courbe  harmonieuse.  Sur  la  poitrine  de  la  sainte 
se  penche  une  branche  de  palmier  vert.  Par  terre,  à  côté  d'une  lyre  et 
non  loin  d'une  rose  blanche  fraîchement  coupée,  se  trouve  un  large  glaive 
maculé  d'une  discrète  tache  rouge.  Tout  cela  est  très-simple,  très- 
équilibré,  très-sage.  Le  dessin,  admirablement  suivi  dans  les  lignes  qui 
sont  élégantes,  a  une  allure  de  noblesse  incontestable.  La  critique  ne  sait 
où  se  poser  dans  cette  œuvre  où  il  ne  lui  est  permis  de  prendre  pied  nulle 
part.  Mais  que  dirais-je?  Je  regrette  de  ne  pas  sentir  derrière  cette  pein- 


XVIII.  —   î«  pÉRIODli. 


M 


82  GAZETTE  DES   BEAUX-ARTS. 

'  ture,  une  personnalité  d'artiste  vibrante,  avide  de  s'alïirnier  et  de  se 
produire  elle-même  en  s' écartant  des  chemins  ouverts  depuis  longtemps; 
à  la  place  de  ce  sang-froid  et  de  cet  esprit  de  mesure,  je  voudrais  voir 
un  p3u  plus  d'audace  et  d'entrain. 

Le  Marché  aux  pommes  de  M.  Lhermitte  obtient  un  très-grand 
succès  auprès  du  public,  et  c'est  justice.  L'ouvrage  est  de  demi- 
caractère;  mais  l'auteur  a  un  talent  qui  lui  appartient  en  propre.  Sur 
une  place  de  village,  par  un  temps  un  peu  brumeux,  des  paysannes  sont 
assises,  ayant  étalé  devant  elles  des  tas  de  pommes  aux  couleurs  ré- 
jouissantes. Çà  et  là  se  promènent  les  ménagères  le  panier  au  bras;  elles 
passent  à  travers  le  groupe  des  marchandes,  les  unes  pour  se  récrier  sur 
le  prix  proposé,  les  autres  pour  chercher  autre  part  des  conditions 
meilleures.  Indépendamment  de  l'amusante  variété  des  types  et  des 
attitudes,  il  y  a  des  qualités  de  couleur  d'un  ordre  élevé  dans  l'harmonie 
de  l'ensemble.  Je  remarque  comme  les  têtes  très-éclairées  se  détachent 
bien  au  milieu  de  la  sobriété  du  ton  général,  sans  diffusion  ni  papillote- 
nient,  grâce  à  une  très-habile  distribution  de  la  lumière.  L'animation  et 
le  va-et-vient  de  la  foule  sont,  de  plus,  exprimés  d'une  façon  ingénieuse 
et  vraie.  On  peut  le  voir  dans  le  charmant  dessin  à  la  plume  de 
l'artiste  lui-même  que  nous  reproduisons. 

Bien  que  la  toile  exposée  par  M.  Fantin-Latour  ne  soit  pas  en  réalité 
une  composition,  elle  me  paraît  —  moins  à  cause  du  nombre  des  per- 
sonnages qu'en  raison  de  son  caractère  de  haute  sincérité  —  être  la 
meilleure  transition  entre  la  grande  peinture  et  la  série  des  portraits 
que  je  commencerai  le  mois  prochain.  11  est  des  gens  qui  prétendent 
que  l'art  proprement  dit  ne  peut,  sans  lisquer  le  principe  même  de  son 
existence,  s'essayer  à  la  représentation  de  nos  costumes  modernes  :  nos 
modes  prosaïques  et  dénuées  de  pittoresque  lui  sont  si  fatales,  disent-ils, 
qu'il  doit  s'interdire  de  se  mésallier  avec  elles.  —  11  suffit,  pour  réfuter 
cette  théorie,  de  montrer  l'œuvre  de  M.  Fantin-Latour.  Est-il  possible  de 
placer,  dans  un  intérieur  plus  simple  et  plus  bourgeois,  des  personnages 
plus  naturels,  mieux  choisis  parmi  les  types  que  nous  coudoyons  chaque 
jour?  Et  qui  osera  dire  que  l'art  qui  a  servi  à  les  figurer,  n'est  pas  véri- 
table et  complet?  Remarquez  comme  les  personnes  que  M.  Fantin  nous 
montre  se  meuvent  bien  dans  l'air  qu'elles  respirent  et  appartiennent 
bien  au  milieu  qui  les  entoure.  Nulle  part  on  ne  trouve  la  trace  d'une 
recherche  ou  la  présence  d'un  détail  étranger,  introduit  pour  faciliter 
la  tâche  du  peintre.  Ils  sont  là  tous  les  quatre  dans  les  différents  main- 
tiens de  la  vie  ordinaire.  Je  sais  bien  qu'on  peut  leur  reprocher 
d'avoir  la  conscience  qu'ils  posent  devant  un  peintre,  et  de  s'être  trop 


LE  SALON   DE   1878. 


83 


naïvement  rangés  devant  lui.  Mais  cette  critique  ne  m'empêchera  pas 
(l'admirer  l'exactitude  de  la  couleur  générale,  la  justesse  exquise  des 
valeurs  et  l'unité  de  l'effet  de  l'ensemble.  En  vérité  j'ai  voulu  terminer 
par  M.  Fantin-Latour  cette  première  partie  de  mon  étude  sur  le  Salon 
de  1878,  afin  de  finir  par  un  éloge  qui  est  un  hommage  rendu  à  cet 
art  noble  sans  phrases,  vrai  sans  abandon  et  sérieux  sans  pédan- 
terie. 


ROGER-BALLU. 


(La  fin  prochainemeiU.  ) 


EUGÈNE     FROMENTIN 

PEINTRE    ET    ÉCRIVAIN 

(DBUXIÈUB       ARTICLR) 


II. 


J  'a  I  étudié  avec  soin  la  façon  de  peindre  de 
Fromentin,  je  l'ai  suivie  avec  amour  dans  ses 
diverses  transformations,  et  je  dois  dire,  avec 
sincérité,  que  je  la  trouve  intéressante  entre 
toutes,  par  certains  côtés  même,  par  exemple 
par  la  délicatesse  et  l'esprit,  vraiment  admirable. 
Tout  est  beaucoup  une  question  de  mesure  et 
de  comparaison,  et  je  compare  les  beaux  mor- 
ceaux de  l'œuvre  de  Fromentin  à  ce  qui  se  peint 
aujourd'hui  de  meilleur.  Prenons,  si  vous  vou- 
lez, la  grande  Chasse  au  faucon  de  la  collection 
Laurent  Richard,  qui  vient  d'être  vendue  tout 
récemment.  Quel  paysage  mettriez-vous,  maintenant  que  Daubigny  est 
mort,  en  regard  de  cette  page  vibrante,  lumineuse,  aérée,  calme  et  pleine 
en  même  temps,  où  l'Algérie,  cette  terre  de  toute  grâce  et  de  toute 
beauté,  semble  se  parer  d'une  jeunesse  immortelle?  Quel  ciel  plus  léger, 
plus  fin,  plus  vivant,  plus  profond,  quel  air  plus  subtil,  quelle  plus  cha- 
toyante diffusion  de  lumière,  quel  sourire  plus  exquis  de  la  nature  en 
fête  trouveriez-vous  ?  Et  quel  émail  du  ton,  quelle  transparence  de  la  pâte  ! 
Soyons  de  bon  compte,  rien  d'aussi  intimement  artiste,  rien  d'aussi  équi- 
libré ne  se  fait  plus.  Je  ne  veux,  par  cette  comparaison,  qu'appellent  for- 
cément les  expositions  simultanées  du  Champ  de  Mars  et  des  Champs- 
Elysées,  diminuer  personne,  je  veux  simplement  marquer  une  hauteur. 
Fromentin  appartient  à  cette  grande  époque  de  l'art  de  la  peinture  qui 

<.  Voir  Gazelle  des  Beaux-Arls,  i°  période,  t.  XVH,  p.  40<. 


EUGÈNE  FROMENTIN.  85 

commence  à  Delacroix  et  finit  à  Corot  en  passant  par  Rousseau,  Millet 
et  Daubigny.  Il  est  le  dernier  de  cette  noble  lignée  ;  il  est  le  lien  qui, 
en  la  terminant,  la  rattache  à  la  période  de  transition  et  d'inquiétude 
au  milieu  de  laquelle  nous  nous  débattons. 

Plus  loin,  j'apprécierai  son  rôle  et  son  influence  qui,  pour  être  restée 
discrète,  n'en  est  pas  moins  considérable;  à  présent,  je  ne  veux  qu'af- 
firmer ceci,  c'est  que  Fromentin  est  un  peintre  de  haute  race,  un  vrai  et 
délicieux  peintre,  j'entends  aussi  bien  par  la  qualité  matérielle  des  pro- 
cédés que  par  leur  emploi  intelligent.  Pour  le  juger,  n'oublions  pas  qu'il 
est  toujours  et  par-dessus  tout  un  délicat,  que  son  esprit,  d'une  rare  aris- 
tocratie native,  est  entre  les  plus  cultivés  et  les  plus  éduqués  de  sa 
génération,  qu'il  a  d'abord  été  littérateur  et  que  chez  lui  le  littérateur  a 
primé  le  reste  jusqu'à  la  fin  par  sa  valeur  absolue. 

De  tout  ceci  il  résulte  quelque  chose  de  complexe  et  de  raffiné  qui 
n'est  point  l'art  des  foules,  et  qu'il  faut  déguster  à  loisir  et  à  petits 
coups.  Je  parle  surtout  de  son  exécution,  qui  n'est  ni  très-puissante  ni 
très-frappante  au  premier  abord,  mais  qui  présente  un  ensemble  de 
qualités  devenues  de  plus  en  plus  rares  et  dont  la  réunion  sera  bientôt 
peut-être  introuvable.  Ses  faiblesses,  et  il  en  a,  ne  sont  pas  dans  son 
exécution  ;  elles  sont,  —  le  cher  et  regretté  maître  les  connaissait  mieux 
que  personne  et  il  a  lutté  sans  trêve  à  les  faire  disparaître,  —  elles  sont, 
dis-je,  dans  l'insuffisance  de  son  enseignement  technique.  La  nature, 
pour  le  paysage,  est  le  grand  et  seul  maître  ;  aussi  le  paysagiste 
est-il  constamment  merveilleux  chez  Fromentin.  Pour  le  dessin  de  la 
figure  humaine,  au  contraire,  comme  pour  le  dessin  de  l'animal,  les 
études  longues,  patientes,  ardues  de  l'atelier,  de  l'école,  sont  néces- 
saires; rien  ne  les  remplace.  L'impression,  au  sens  bête  du  mot,  est  une 
utopie.  Vélasquez  est  un  impressionniste,  d'accord,  mais  un  impression- 
niste dont  la  main  agile  travaille  sur  le  canevas  d'une  science  impec- 
cable. Je  reviendrai  sur  ce  point.  Je  voulais  seulement  remarquer  que 
l'intelligence  et  le  don  étaient  tels  en  Fromentin  qu'ils  voilent  et  font 
presque  disparaître  ces  faiblesses  grammaticales,  d'ailleurs  accidentelles. 
Il  a  d'abord  et  par  vocation  été  écrivain  ;  il  ne  s'est  mis  à  la  peinture 
que  sur  le  tard,  avec  curiosité  au  début,  puis  avec  passion.  Il  se  présente 
dans  cette  rare  condition  d'un  littérateur  qui  se  prend  à  faire  de  la 
peinture  et  qui,  de  prime-saut,  fait  de  la  peinture  de  peintre  et  qui  n'a 
voulu  faire  que  cela.  Voilà  le  point  qu'il  ne  faut  pas  perdre  de  vue. 

On  me  permettra  de  préférer  l'écrivain,  du  moins  de  le  trouver 
plus  sûr  de  lui,  plus  fort,  plus  complet,  en  un  mot  plus  capable  de  pro- 
duire une  œuvre  parfaite,  mais  il  faut  reconnaître  que  l'écrivain  et  le 


86  GAZETTE    DES   BEAUX-ARTS. 

peintre  sont  tous  deux  originaux  et  parfaitement  sincères,  qu'ils  ont 
chacun  leur  valeur  propre,  bien  indépendante,  bien  délimitée,  quoique 
parallèle.  C'est  là  un  phénomène  presque  unique,  je  dirai  même  unique. 
«  Il  a  deux  muses,  dit  Sainte-Beuve,  il  est  peintre  en  deux  langues,  il 
n'est  pas  amateur  dans  l'une  ou  dans  l'autre,  il  est  artiste  consciencieux, 
sévère  et  fin  dans  toutes  deux.  »  Chez  Delacroix,  auquel  on  serait  volon- 
liers  tenté  de  le  comparer,  l'écrivain,  quoique  correct  et  expérimenté, 
était  resté  à  une  telle  distance  du  peintre  que  le  mérite  de  l'un  se  perd 
dans  la  gloire  de  l'autre;  sa  littérature  est  à  peu  près  la  commune 
moyenne  que  peut  facilement  atteindre  tout  homme  du  monde  ayant  du 
goût  et  quelques  études.  Un  seul  peut-être  a  possédé  en  même  temps 
les  deux  outils  si  différents  de  l'artiste  et  de  l'écrivain  :  c'est  Berlioz.  Mais 
la  plume  de  Berlioz,  qui  est  brillante,  pleine  de  feu,  d'imprévu  et 
d'audace,  reste  toujours  entre  ses  mains  une  arme  offensive  ou  défen- 
sive; c'est  celle  d'un  critique  et  d'un  polémiste,  et  là  encore  l'artiste  a  un 
tel  génie  que  l'écrivain,  même  bien  supérieur  chez  Berlioz  à  ce  qu'il  est 
chez  Delacroix,  s'efface  devant  lui. 

Chez  Fromentin,  il  n'en  va  pas  ainsi  :  les  deux  modes  d'expression  sont 
en  accord  parfait,  ils  forment  un  tout  homogène.  Fromentin  a  toujours  pu 
passer  de  l'un  à  l'autre  avec  une  égale  facilité,  peignant  même  avec  le 
pinceau  tel  tableau  qu'il  avait  peint  antérieurement  avec  la  plume.  Deux 
faits  permettent  d'expliquer  cette  surprenante  facilité,  qui  s'est  révélée 
d'abord  dans  les  volumes  du  Sahara  et  du  Sa/iel  et  qui,  sous  une  autre 
forme,  s'est  poursuivie  dans  Dominique  et  dans  les  Maîtres  d'autrefois  : 
d'une  part,  un  but  identique  dans  les  deux  moyens,  celui  de  saisir  l'aspect 
juste,  net,  pictural,  des  hommes  et  des  choses,  surtout  l'aspect  extérieur, 
paysagiste,  si  je  puis  dire,  de  la  nature,  dont  les  plus  infimes  accidents 
le  frappent  au  vif;  de  l'autre,  et  dirigée  dans  le  même  sens,  une  mémoire 
prodigieuse,  une  mémoire  spéciale,  physique  et  topographique  en  quelque 
sorte,  mémoire  qu'a  eue  Gautier,  mais  beaucoup  moins  nette.  C'est  cette 
mémoire  qui,  en  1874,  lui  permettait  encore  de  peindre  et  d'imprégner 
d'une  poésie  si  profondément  algérienne  cet  admirable  chef-d'œuvre  de 
la  Chasse  au  faucon,  dont  je  parlais  tout  à  l'heure.  Il  a  pris  soin  dans  le 
roman  de  Dominique  qui,  comme  on  sait,  a  quelques-uns  des  caractères 
de  l'autobiographie,  de  définir  lui-même  cette  mémoire,  «  assez  peu 
sensible  aux  faits,  mais  d'une  aptitude  singulière  à  se  pénétrer  des 
impressions  » . 

Une  autre  condition  de  son  être  se  présente  encore  chez  lui  avec  un 
caractère  unique:  c'est  l'oeil,  un  œil  de  peintre,  comme  il  s'en  est  peu 
rencontré,  et  qu'il  utilise  au  même  degré  pour  le  livre  et  pour  le  tableau. 


■     LA    CUREE 

t  Musée    du   Luxembourg  ) 


Gazelle  des  T3eaux-Arls. 


Imp.A.  Salmoîi 


EUGENE   FROMENTIN.  •  87 

C'est  avec  cet  œil-là  qu'il  écrit,  dans  \e  Sahara,  cette  journée  de  juin, 
à  Laghouat,  ofi  tout  est  chaleur,  sécheresse  et  accablement,  et  qui  res- 
tera sans  doute  la  plus  belle  page  de  littérature  pittoresque  qu'ait  pro- 
duite notre  langue  ;  c'est  avec  cet  œil-là  qu'il  peint  de  souvenir  le  Simoun 
et  la  Tribu  nomade  en  voyage. 

Ce  don  tout  physique,  auquel  son  merveilleux  esprit  d'observation 
ajouta  d'ailleurs  mille  ressources,  s'indique  déjà  dans  son  premier 
tableau,  Une  ferme  aux  environs  de  la  Rochelle,  qui,  ainsi  que  je  l'ai  dit 
précédemment,  appartient  à  M.  Bataillard.  Ce  petit  tableau,  qui  a  figuré 
au  Salon  de  1847,  est  son  œuvre  la  plus  ancienne.  Il  date  de  1846.  II 
peut  donc  être  tenu  comme  le  plus  caractéristique  de  sa  manière  du 
début.  A  le  regardera  la  surface,  il  n'est  que  lourd  et  pâteux;  il  ren- 
ferme cependant  déjà  des  marques  curieuses  de  la  justesse  d'œil  de 
Fromentin.  Il  ne  trahit  aucune  autre  influence  que  celle  de  Cabat: 
c'est  une  œuvre  timide  et  naïve,  mais  qui  n'est  ni  bête  ni  vulgaire. 
Elle  prend  d'autant  plus  d'intérêt  lorsque  l'on  sait  que  cette  ferme  n'est 
autre  que  la  «  maison  champêtre  »  de  Saint-Maurice,  où  il  a  été  élevé 
et  où  il  est  venu  mourir.  C'est  le  petit  cottage  qu'il  décrit  en  tête 
A' Une  année  dans  le  Sahel,  alors  qu'il  rend  à  la  liberté  un  rouge-gorge 
qui  est  venu  s'abattre  dans  sa  cabine,  sur  le  bateau.  Tous  ceux  qui  ont 
lu  le  livre  se  souviennent  de  cet  épisode  adorable.  —  «  Connais-tu,  lui 
ai-je  dit,  avant  de  le  rendre  à  sa  destinée,  avant  de  le  remettre  au  vent 
qui  l'emporte,  à  la  mer  à  qui  je  le  confie,  connais-tu  sur  une  côte  où 
j'aurais  pu  te  voir,  un  village  blanc  dans  un  pays  pâle,  où  l'absinthe 
amère  croît  jusqu'au  bord  des  champs  d'avoine?  Connais-tu  une  maison 
silencieuse  et  souvent  fermée,  une  allée  de  tilleuls  où  l'on  marche  peu, 
des  sentiers  sous  un  bois  grêle  où  les  feuilles  mortes  s'amassent  de 
bonne  heure,  et  dont  les  oiseaux  de  ton  espèce  font  leur  séjour  d'au- 
tomne et  d'hiver  ?  Si  tu  connais  ce  pays,  cette  maison  champêtre  qui 
est  la  mienne,  retournes-y,  ne  fût-ce  que  pour  un  jour,  et  porte  de  mes 
nouvelles  à  ceux  qui  sont  restés.  » 

Au  même  Salon  de  1847  fut  exposé  le  tableau  des  Gorges  de  la 
Chiffa.  Il  fut  fait  après  l'excursion  à  Alger  et  à  Blidah  en  1846.  C'est 
le  premier  contact  avec  le  public.  Le  morceau  fut  remarqué,  et,  paraît- 
il,  méritait  de  l'être.  Nous  ne  le  connaissons  que  par  les  quelques  tra- 
ces qu'il  a  laissées  dans  les  Salons  du  temps,  quoique  Gautier,  dans  la 
Presse,  ne  le  signale  que  d'une  très-sèche  mention.  Il  n'a  pas  figuré  à 
l'exposition  posthume  de  l'École  des  Beaux-Arts.  Il  est  cependant  très- 
important,  parce  qu'il  est  le  lever  de  rideau  de  l'Algérie  dans  l'œuvre 
de  Fromentin.  La  beauté  du  site,  qui  à  ce  moment  était  une  primeur 


88  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

pour  les  Parisiens,  la  netteté  cristalline  de  l'exécution,  qui  rappelait 
beaucoup  celle  de  Marilhat,  tout  était  propre  à  fixer  l'attention.  A  dater 
de  ce  tableau,  la  voie  de  Fromentin  est  toute  tracée,  le  filon  précieux  est 
découvert.  Un  pays  incomparable,  la  veille  inconnu,  va  se  dérouler  sous 
nos  yeux  dans  sa  variété  infinie. 

Dans  toute  cette  période,  qui  commence  à  18S7  et  comprend  envi- 
ron une  dizaine  d'années,  je  noterai,  comme  caractéristique  du  peintre, 
une  poursuite  inquiète  des  procédés  d'exécution.  Son  esprit  hésite;  il 
semble  chercher  avec  passion,  avec  acharnement,  ce  qui  doit  le  guider. 
Je  dis  ceci  dans  le  meilleur  sens,  et  comme  un  témoignage  de  la  sin- 
cérité et  de  la  sensibilité  extrêmes  de  son  sens  artistique.  D'ailleurs, 
une  probité  dans  le  travail  jamais  satisfaite,  telle  est  encore  une  des 
marques  du  tempérament  de  Fromentin.  J'aurai  plusieurs  fois  occasion 
de  revenir  sur  cette  sorte  d'exigence  perpétuelle  de  l'artiste  envers  lui- 
même,  sur  cette  anxiété  qui  deviendra  bientôt  une  fièvre. 

A  ce  moment,  Marilhat  le  domine  presque  exclusivement,  du  moins 
par  une  influence  générale  de  manière  et  de  style,  car  l'imitation  sous 
une  forme  quelconque,  j'entends  l'imitation  consciente,  a  toujours  fait 
horreur  à  Fromentin.  11  n'imite  pas  Marilhat,  mais  il  l'étudié  avec  enthou- 
siasme. La  trace  de  Marilhat  est  très-visible  à  ce  moment  dans  son 
œuvre.  Celle  de  Cabat  reste  latente,  quoique  très-réelle;  celle  de  Marilhat 
saute  aux  yeux.  C'était  le  moment  où  l'auteur  d'Une  Vue  d'Egypte  au 
crépuscule,  qui  venait  de  s'éteindre  à  l'âge  de  trente-six  ans,  était  dans 
tout  l'éclat  de  sa  récente  renommée.  L'homme  et  le  peintre  étaient,  du 
reste,  propres  à  laisser  en  lui  une  forte  impression.  Leurs  deux  natures 
avaient  des  points  de  contact.  Lorsque  je  veux  me  représenter  ce  qu'était 
Marilhat  à  son  retour  d'Egypte,  en  1833,  hàlé  par  le  soleil  et  comme 
brûlé  par  un  feu  intérieur,  mais  vif,  spirituel,  plein  d'imprévu  et  d'ar- 
deur dans  la  conversation,  souverainement  distingué  d'esprit  et  d'al- 
lures, modeste  et  craintif  pour  tout  ce  qui  touchait  à  ses  œuvres,  je 
pense  à  Fromentin.  Au  fond,  l'art  du  peintre  de  l'Egypte  est  du  même 
ordre  que  celui  de  l'Algérie;  chez  tous  deux  même  éducation  de  l'œil 
et  du  cerveau,  même  délicatesse  du  goût,  même  noblesse  de  la  pensée; 
chez  tous  deux,  même  tendance  à  idéaliser  le  vrai,  ce  qui  est  le 
propre  des  natures  cultivées,  même  recherche  des  lignes  élégantes 
et  des  pondérations  harmonieuses,  se  développant  sur  l'étude  sin- 
cère, exigeante,  attentive,  affinée  du  morceau  aussi  bien  que  du 
motif  général.  Idéaliser,  harmoniser,  synthétiser  le  vrai,  même  le  vrai 
absolu,  lui  faire  parler  en  un  mot  un  langage  expressif:  tel  est  l'art 
des  vrais  maîtres;  tel  est  le  but  qu'a  constamment  poursuivi  Fromentin, 


,..ii:- 


iili:: 


XVin.  —  2'    PÉRIODE. 


42 


90 


GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 


qu'il  a  atteint  pleinement  et  d'une  façon  unique  dans  f5es  livres,  qu'il  a 
souvent  atteint  dans  ses  tableaux.  L'exemple  de  Marilhat  n'a  pas  peu 
contribué  à  l'affermir  dans  cette  voie,  qui  tient  en  quelque  sorte  l'équi- 
libre entre  l'indépendance  et  la  tradition. 

Du  este,  en  dehors  du  caractère  des  œuvres  de  cette  époque,  on 
trouve  une  trace  écrite  et  positive  de  l'admiration  de  Fromentin  pour 
Marilhat,  dans  son  volume  du  Snhel.  11  parle,  sans  les  nommer,  dans 
une  des  pages  les  plus  curieuses  du  livre,  des  trois  grands  orientalistes, 
Decamp,  Marilhat  et  Delacroix  ',  le  peintre  de  genre,  le  pnymgixte  et 
le  peintre  d'histoire,  selon  ses  propres  termes.  On  devine  entre  les  lignes 
que  le  paysagiste  a  ses  préférences,  11  y  trouve  plus  que  dans  les  deux 
autres  l'exacte  et  nette  intelligence  des  hommes  et  des  choses,  les  sen- 
timents qu'ils  éveillent,  leur  expression  intime  et  surtout  leur  aspect 
physique, 

LOUIS    GONSE. 
(La  tuile  prochainement.) 

\.  Une  année  dans  le  Saltel.  Paris,  Lévy,  1859,  p.  267-272. 


^ittirr,. 


LA 


RENAISSANCE  A  LA   COUR  DES   PAPES' 


III. 


LA  SCULPTURE  PENDANT  LE  REGNE  DE  PIE  II 


ENDANT  la  première  moitié  du  xv«  siècle,  la  sculpture  a  été,  à  Rome, 
le  moins  favorisé  de  tous  les  arts.  On  serait  embarrassé  d'opposer  le 
nom  d'un  statuaire  célèbre  à  cette  pléiade  de  peintres  vraiment  hors 
ligne  qui  ont  illustré  les  règnes  de  Martin  V,  d'Eugène  IV  et  de 
Nicolas  V  :  Gentile  da  Fabriano,  Masaccio,  Vittore  Pisanello ,  Fra 
Angelico,  Benozzo  Gozzoli,  Piero  délia  Francesca,  Buonfigli,  etc. 
Martin  V,  il  est  vrai,  s'adressa  une  fois  à  Ghiberti,  mais  ce  fut  pour  lui  commander 
une  tiare,  non  une  statue  ;  il  vit  en  lui  l'orfèvre  bien  plus  que  le  sculpteur, 

Eugène  IV  suivit  l'exemple  de  son  prédécesseur.  Lui  aussi  chargea  l'orfèvre  floren- 
tin de  ciseler  une  tiare,  —  la  plus  belle  et  la  plus  riche  qui  eut  été  exécutée  jus- 
qu'alors: les  pierres  précieuses  dont  elle  était  incrustée  représentaient  seules  une  valeur 
de  38,000  ducats  d'or.  La  vue  du  chef-d'œuvre  de  Ghiberti,  les  portes  du  Baptistère, 
inspira  au  pape  le  désir  de  doter  la  basilique  de  Saint-Pierre  d'un  ornement  aussi 
merveilleux,  et  ce  fut  à  un  Toscan  aussi  qu'il  s'adressa.  Mais  son  choix  ne  fut  pas  heu- 
reux :  Filarete  était  la  médiocrité  en  personne.  L'exécution  des  portes  latérales  de  la 
basilique  (en  bois)  fut  confiée  à  un  artiste  dont  le  nom  est  absolument  inconnu  dans 
l'histoire  de  l'art  :  le  frère  Antonio  di  Michèle,  de  Viterbe.  Le  Florentin  Simon,  auquel 
Eugène  IV  commanda  le  tombeau  de  Martin  V,  aujourd'hui  encore  conservé  au  Latran, 
n'a  guère  plus  de  notoriété;  on  est  allé  jusqu'à  révoquer  en  doute  son  existence.  Pen- 
dant que  Simon  travaillait  à  ce  monument,  une  occasion  magnifique  s'offrit  au  pape 
d'attacher  à  son  service  le  plus  grand  des  sculpteurs  italiens  du  xv"  siècle,  Donatello, 
qui  était  allé  à  Rome  pour  assister  de  ses  conseils  Simon,  son  prétendu  frère.  Eugène IV 
le  vit,  l'apprécia  et  le  chargea...  d'organiser  les  fêtes  du  couronnement  de  l'empereur 
Sigismond. 

Dans  d'autres  circonstances  encore,  Eugène  IV  témoigna  de  son  indifférence  pour 
la  sculpture.  Il  employa  comme  architecte  un  des  sculpteurs  vénitiens  les  plus  éminents 


1.  Voir  Gazette  des  Beaux-Arts,  2«  période,  t.  XVI,  p.  99. 


92  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

de  la  Renaissance,  Antonio  Riccio,  surnommé  Bregno',  et  comme  graveur  de  sceaux 
Siivestro  dell'  Aquila,  l'auteur  de  la  célèbre  «  Arca  di  S.  Bernardine  »,  conservée  à 
Aquila,  sa  ville  natale  *. 

Nicolas  V  ne  se  montra  guère  plus  prodigue  d'encouragements  en  faveur  de  notre 
art.  Son  sculpteur  en  litre  fut  ce  Varron  de  Florence,  dont  Filarete  parle  dans  son 
Traité  cC architecture ,  et  qui  s'appelait  en  réalité  Varrone  di  Angelo  Belferdeli', 
Quant  à  Bernard  Rossellino  le  pape  ne  vit  en  lui  que  l'architecte.  L'indifférence  témoi- 
gnée à  la  plastique  par  le  plus  grand  des  papes  humanistes  n'était  cependant  qu'apparente. 
Elle  ne  tenait  point  à  ses  scrupules  religieux,  comme  l'a  prétendu  le  trop  systématique 
auteur  de  VArl  chrétien,  M.  Rio,  mais  bien  à  la  marche  même  de  ses  entreprises. 
Nicolas  V,  dans  ses  vastes  constructions,  procédait  d'après  un  plan  d'ensemble.  Pou- 
vait-il, alors  que  les  fondations  de  la  tribune  du  Vatican  mesuraient  à  peine  quelques 
coudées  de  haut,  les  orner  déjà  de  statues  et  de  bas-reliefs  !  Il  réservait  à  la  sculpture, 
nous  le  savons  par  le  témoignage  de  Giannozzo  Manelti,  le  rôle  le  plus  brillant;  mais 
la  mort  l'empêcha  de  mettre  ses  projets  à  exécution. 

Avec  Pie  II  la  situation  change  :  la  sculpture  prend  une  revanche  éclatante;  la 
peinturée  son  tour  est  sacrifiée.  Benozzo  Gozzoli  est  le  seul  peintre  célèbre  que  nous 
trouvions  au  service  du  nouveau  pape,  et  encore  n'y  resta-t-il  que  peu  de  jours;  il 
peignit,  comme  nous  l'avons  montré  ailleurs,  les  bannières  et  les  écussons  destinés  aux 
fêles  du  couronnement,  puis  il  partit  pour  Florence.  Ceux  de  ses  confrères  qui  furent 
appelés  à  le  remplacer  étaient,  soit  des  inconnus,  comme  Salvalor  de  Valence  et  Pietro 
di  Giovenale,  de  Rome,  ou  bien  des  artistes  de  second,  voire  de  troisième  ordre, 
Michel  de  Pavie,  Nannidi  Pietro,  Francesco  di  Bartolomeo  Alfei  et  Antonio  di  Giuxa, 
tous  trois  dp.  Sienne. 

Rarement  au  contraire,  on  avait  vu  autour  d'un  pape  un  tel  concours  de  sculpteurs 
éminents  :  une  triple  arène  allait  s'ouvrir  pour  eux  :  Rome,  Sienne,  Pienza.  Nous  ne 
nous  occuperons  ici  que  de  la  première  de  ces  villes.  L'activité  artistique  s'y  concentra 
tout  entière  sur  le  Vatican,  à  l'exception  d'une  petite  chapelle  élevée  près  du  Ponte- 
Molle.  Il  s'agissait  de  doter  la  basilique  d'un  escalier  monumental  orné  des  statues  des 
deux  princes  des  apôtres,  ainsi  que  d'une  loge  (ou  peut-être  d'un  ambon;  nos  docu- 
ments appellent  cet  édicule  un  n  pulpito  »)  du  haut  de  laquelle  le  pape  donnerait  la  béné- 
diction. A  l'intérieur  même  de  la  basilique,  Pie  II  se  proposait  de  construire  une 
chapelle  destinée  à  recevoir  le  chef  de  saint  André.  Ici  encore  il  faisait  à  la  sculpture 
la  part  du  lion;  un  tabirnacle  en  marbre  devait  en  effet  former  le  principal  ornement 
de  celte  chapelle.  Dans  le  palais  du  Vatican  enQn,  la  construction  d'une  porte  monu- 
mentale et  la  restauration  des  salles  dites  du  Papagallo  devaient  compléter  la  tâche 
assignée  aux  représentants  du  noble  «  art  de  pierre  »,  aux  «  maeslri  di  pietia»  accou- 
rus de  toutes  les  parties  de  l'Italie. 

Les  sculpteurs  originaires  de  Rome  sont  en  trop  petit  nombre  au  xv*  siècle  pour  que 


1.1132.  8  octobre.  «  Antonio  Riccio  de  Venetiis  magistro  etoperario  super  fabrica  palatii  et 
ecclesiîD  S.-Petri  in  deductionem  su»  provisionis  florenos  auri  de  caméra  30  ».  —  Archives 
d'i;tat  de  Rome. 

2.  1440.  l"'  février,  n  Provido  viro  Siivestro  Paci  de  Aquilla  aurifabro  florenos  auri  de 
caméra  l.î,  pro  duobus  sigillis,  tam  pro  factura  quam  pro  argento,  per  ipsum  posito  in  dictis 
sigillis  pro  usu  caméra;  apostolicœ  ordinatis  ».  —  Mêmes  arcliives. 

3.  Voir  la  Gazette  des  Beaux-Arts  du  1"  avril  1877,  p.  418. 


LA  SCULPTURE  PENDANT  LE  RÈGNE  DE  PIE  IL  93 

nous  ne  nous  empressions  pas  de  leur  accorder  la  place  d'honneur  toutes  les  fois  que 
nous  aurons  la  bonne  fortune  d'en  rencontrer.  Nous  commencerons  donc  cette  revue 
par  la  personnalité  encore  si  mystérieuse  qui  est  connue  sous  le  nom  de  Paolo 
Romano. 

D'après  Vasari,  dont  la  notice  a  servi  de  base  à  toutes  les  biographies  postérieures, 
Paolo  Romano  serait  l'auteur  de  la  statue  de  saint  Paul  placée,  aujourd'hui  encore,  à 
l'entrée  du  pont  Saint-Ange;  il  aurait  en  outre  exécuté  un  Cupidon,  célébré  par  un 
poëte  du  temps,  ainsi  qu'une  statue  équestre";  enfin,  et  à  l'appui  de  cette  dernière 
affirmation  Vasari  invoque  le  témoignage  de  Filarete,  le  sculpteur  romain  aurait  été 
également  un  orfèvre  habile  et  aurait  fondu  ou  ciselé,  en  collaboration  avec  ses  deux 
élèvesNiccolo  délia  Guardia  et  Pieiro  Paolo,  les  douze  apôtres  en  argent  qui,  jusqu'au 
sac  de  Rome,  décorèrent  la  chapelle  pontificale  2.  Dans  un  passage  de  la  première 
édition,  passage  supprimé  dans  la  suite,  Vasari  ajoutait  que  m"  Paul  avait  passé  ses 
dernières  années  dans  la  retraite  et  qu'il  était  mort  à  l'âge  de  cinquante-sept  ans. 

Le  savant  auteur  des  Tuscan  Sculptors  et  des  Italian  Sculptors,  M.  Perkins,  a 
cherché  à  compléter  la  biographie,  si  sommaire,  de  Vasari.  11  attribue  notamment  à 
Paolo  Romano  le  tombeau  de  Fra  Rartolomeo  Caraffa  (  +  1405  ),  à  S.-Maria-del-Prio- 
rato,  sur  l'Aventin,  et  ceux  des  cardinaux  Philippe  d'Alençon  (+  1397,  attribution 
déjà  faite  par  d'Agincourt)  et  Pietro  Annibaldi  Stefaneschi  (+1447)  à  S.-Maria-in- 
Trastevere.  Enfin,  d'après  lui,  m'  Paul  serait  mort  vers  la  fin  du  xv"  siècle. 

Venons-en  aux  renseignements  contenus  flans  les  comptes  des  bâtiments  pontifi- 
caux. Le  nom  du  sculpteur  romain  y  figure  souvent;  plusieurs  fois  même  il  estaccom- 
pagné  du  prénom  de  son  père  :  Mariano.  Notre  artiste  s'appelait  donc  Paolo  di 
Mariano,  ou,  ce  qui  revient  au  même,  Paulus  Mariani  '.  Son  père  pourrait  bien 
être   ce  «  Mariano   scarpellatore  »    qui  travaillait  en  1437    à  Santo-Spirito    et  qui 


1.  On  s'accorde  à  reconnaître  dans  cette  statue  le  Malatesta  qui  est  aujourd'hui  au  Louvre. 

2.  On  nous  permettra  toutefois  de  placer  ici  une  petite  observation.  Filarete,  dans  son 
Traité  d'architecture,  parle  effectivement  d'un  Paul  Romain  orfèvre,  mais  il  ne  dit  nullement 
que  ce  personnage  fût  identique  au  sculpteur.  Voici  ses  paroles,  d'après  le  manuscrit,  encore 
inédit,  de  la  Bibl.  nation,  de  Florence  (Cod.  Magl.,  II,  1,  140,  fol.  65,  ancien  n"  1306)  :  «  Buo- 
nissimi  orefici...  une  Giovanni  Turini  da  Siena,  uno  maestro  Nicholo  délia  Guardia,uno  Pagolo 
da  Roma,  uno  Pietro  Pagholo  da  Todi,  e  da  Fulingnio  ancora  ci  fu  e  di  molti  altri  luoghi,  ilche 
non  potetti  saperc  bene  il  nome  ».  Or  le  plus  célèbre  des  orfèvres  romains  de  la  seconde 
moitié  du  xv'  siècle  portait  précisément  le  pronom  de  Paul  :  nous  voulons  parler  de  Paolo  di 
Giordano.  Vasari  n'aurait-il  pas  confondu  les  deux  artistes?  —  Giovanni  Turini  est  l'orfèvre 
bien  connu  de  Sienne  (Milanesi,  Documenti  per  la  storia  dell  arte  Senese,  passim);  Niccolo 
dolla  Guardia  Grelis  a  exécuté  (peut-être  seulement  réparé)  en  14.51  le  crucifix  conservé  au 
Latran  (Labarte,  Hist.  des  arts  industriels,  2"  édition,  t.  II,  p.  108,  et  Rohault  de  Fleury,  le 
Latran,  atlas,  pi.  XXX);  l'orfèvre  anonyme  de  Foligno  doit  être,  soit  Lodovico  (lettre  du 
20  juin  1471  dans  le  Buonarroti,  1869,  p.  84),  soit  Emiliano  de  Orsinis,  dont  nous  parlerons 
dans  la  suite  de  ce  travail. 

3.  Cette  identification  a  déjà  été  proposée  par  M.  do  Renmont  {Geschichte  der  Stadt  Bom, 
t.  111,  1"  partie,  p.  389)  et  par  M.  Grcgorovius  {Storia  delta  città  di  Roma,  t.  VJI,  p.  718).  Les 
deux  historiens  allemands  ne  connaissaient  à  ce  moment  que  le  document  relatif  à  l'effigie  de 
Sigismond  Malatesta,  document  dont  nous  donnons  l'analyse  plus  loin. —  Le  «Paulus  Mariani 
senensis,  opifex  fenestrarum  vitrearum  n,  dont  parle  M.  Milanesi  (  Doc.  per  la  storia  dell'  arte 
Senese,  t.  II,  p.  3.36,  sub  anno  1409)  n'a  évidemment  rien  de  commun  avec  Paolo  Romano. 


94  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

recevait  un  salaire   quotidien  de  16  bolonais,  iO  deniers  (comptes  des  bâtimeals 
d'Eugène  iV). 

Le  plus  ancien  document  que  nous  ayons  trouvé  sur  Paolo  Komano  remonte  au 
règne  de  Nicolas  V.  Le  <"■  janvier  1454  «  Pauolo  di  Mariano  da  Seza  ',  scharpella- 
tore  »,  reçoit  71  ducats  d'or,  68  bolonais,  en  déduction  du  prix  de  certaines  fenêtres 
de  marbre  destinées  au  Capitole.  Le  3  mars  suivant  il  touche,  avec  son  père  et  Pietro 
di  Albino  de  Casliglione,  un  à-compte  sur  le  prix  des  travaux  à  exécuter  dans  les 
chapelles  du  pont  Saint-Ange^.  Puis  neuf  années  se  passent  sans  que  nos  registres 
fassent  de  noitveau  mention  de  lui.  En  1460  enGn,  son  nom  reparait;  à  ce  moment  il 
est  chargé,  avec  son  associé  Isaïe  de  Pise,  d'une  fourniture  de  boulets  de  canon  '. 
La  même  année  nous  le  voyons  figurer  sur  la  liste  des  «  ministoria  et  officia  domus 
pontiGcalis  Pii  II  »;  il  était  nourri  (peut-être  aussi  logé)  aux  frais  du  pape,  mangeait  à 
la  première  lable  et  avait   le  droit  d'amener   avec  lui  un  «  familiaris  ». 

Avec  l'année  1461  commencent  des  travaux  d'un  ordre  plus  élevé.  Nous  voyons 
m'  Paul  sculpter  les  bases  des  statues  destinées  à  l'escalier  de  la  basilique  du  Vatican, 
c'est-à-dire,  sans  aucun  doute,  de  saint  Pierre  et  de  saint  Paul.  Ces  statues,  Vasari 
l'affirme,  étaient  l'œuvre  d'un  artiste  napolitain,  parfaitement  inconnu  d'ailleurs,  Mino 
ou  Dino  del  Regno;  le  biographe  ajoute  qu'à  la  suite  d'une  sorte  de  défi,  Paolo 
Romano  exécuta  également  une  statue  de  saint  Paul,  celle-là  même  qui  se  trouve 
aujourd'hui  sur  le  pont  Saint-Ange,  et  que  son  ouvrage  fut  proclamé  supérieur  à  celui 
de  son  rival.  Dans  le  même  passage,  Vasari  parle  d'une  statue  qui  avait  d'abord  été 
commandée  par  le  pape  à  Paolo  et  que  le  trop  pacifique  sculpteur,  en  présence  des 
tracasseries  de  Mino  del  Regno,  n'eut  pas  le  courage  de  terminer. 

Il  y  a  là  un  mystère  quMl  faut  renoncer  pour  le  moment  à  éclaircir.  Les  statues  de 
saint  Pierre  et  de  saint  Paul,  autrefois  placées  sur  les  marches  de  la  basilique  et  aujour- 
d'hui reléguées  dans  la  sacristie,  sont  d'une  facture  trop  grossière  pour  qu'on  puisse 
les  attribuer  à  Paul  Romain.  D'un  autre  côté,  on  admettra  difficilement  que  le  maître, 
à  la  suite  d'un  simple  défi,  se  soit  résolu  d'exécuter  une  statue  de  3  ou  4  mètres 
de  haut.  Cette  statue  d'ailleurs  était  commandée  par  Pie  II  et  elle  était  destinée,  dès 
l'origine,  à  prendre  place  devant  la  basilique  du  prince  des  apôtres;  les  comptes 
pontificaux  l'établissent  de  la  façon  la  plus  catégorique;  en  1463  et  en  1464 
ils  enregistrent  de  nombreux  paiements  faits  au  maître  «  pro  statua  sancti  Pauli 
ponenda  super  scalis  basilicae  ».  Antérieurement  à  cette  époque,  en  1461 ,  m'  Paul  tra- 
vaillait, comme  on  l'a  vu,  aux  bases  des  figures  destinées  à  l'escalier  de  la  basilique 
(6  florins  «  per  parte  de  lavoro  fa  nello  base  délie  figure  per  le  scale  de  san  Piero  »); 
la  même  année,  le  pape  faisait  acheter,  moyennant  la  somme  de  380  florins,  un  office  de 

1.  Sans  doute  Sezze,  commune  du  district  de  Velletrl. 

2.  «  Mariano  di  Tuccio  (?;  da  Sczzc  c  Pauolo  suo  figliuolo  et  Pietro  de  Alpino  daChasti- 
glioui  m'  di  inarino  dcuo  dare  adi  3  di  marzo  duc  200  papali  cont.  per  loro  e  per  loro 
detto  a  Pietro  Margliatio  da  Roma  e  quali  lo  do  per  parte  di  ducati  1000  di  caincra  doveranuo 
averequando  saraauo  fatto2  cliapcllo  clie  anao  prcso  a  farc  da  me  per  lo  detto  prezzo  in  sul 
ponte  a  chastello  saat'  Aguiolo,  cou  quelli  patti  e  modo  chc  aparc  lo  stormento  fatto  per  ser 
Mariotto   da  Fossato,  et  di  tutto  s'c  obrighato  cl  detto  Pietro   Margbaao.  »  —   Les  trois 

.  maîtres  reçurent  eu  tout  533  florins,  33  bol.  jusqu'au  31  décembre  1451.  —  Pietro  di  Albino 
de  Castigliooe  fut  sous  Paul  II  un  des  principaux  sculpteurs  du  palais  de  Saint-Marc. 

3.  Les  documents  vises  dans  cette  étude  paraitrout  prochainement  dans  notre  volume  sur 
les  Arts  à  la  cour  de»  Papes  (Bibliothèque  des  Écoles  françaises  d'Athènes  et  de  Home). 


LA  SCULPTURE  PENDANT  LE  RÈGNE  DE  PIE  IL  95 

massier  en  faveur  de  «  masiro  Paulo  da  Roma  marmoreo  (sic)  lo  quale  fa  a  Sua  Santita 
San  Pietro  e  san  Pauolo  di  marmo  ». 

A  l'année  1461  se  rattachent  deux  autres  ouvrages  du  maître  :  deux  bustes  de 
jeune  fille  (due  teste  di  marmo  in  forma  di  fanciulle).  M"  Paul  les  offrit  au  pape,  qui 
lui  fit  donner  en  récompense  25  ducats  d'or. 

En  1462,  Pie  II  chargea  son  sculpteur  favori  d'un  travail  qui  ne  paraîtra  pas 
bizarre  si  l'on  songe  aux  mœurs  de  ce  temps  :  il  s'agissait  d'exécuter  deux  mannequins 
représentant  l'ennemi  mortel  du  pape,  Sigismond  Malatesta.  Ces  mannequins  étaient 
destinés  à  i^tre  brûlés  publiquement  devant  Saint-Pierre.  Dans  ses  Commentaires,  le 
pape-écrivain  loue  la  parfaite  ressemblance  des  deux  effigies  '. 

En  1463,  Paolo  Romano  exécuta  la  statue  de  saint  André  qui  orne  aujourd'hui 
encore  la  chapelle  située  près  du  Ponte-Molle  «.  Vasari  a  fait  honneur  de  ce  travail  à 
Varron  et  à  Nicolas  de  Florence.  Mais  le  document  que  nous  rapportons  en  note  ' 
infirme  son  témoignage.  Voilà  donc  un  morceau  authentique  à  ajouter  au  catalogue 
de  l'œuvre  de  m"  Paul. 

La  même  année,  l'artiste  rcfrnain  commença,  en  collaboration  avec  Isaïe  de  Pise,  le 
ciborium  destiné  à  recevoir  le  chef  de  saint  André.  Ici  encore,  et  nous  en  sommes 
au  désespoir,  il  nous  faut  infli'ger  un  démenti  à  Vasari;  il  attribue  ce  petit  monument  à 
Varron  et  à  Nicolas  de  Florence;  mais  nous  n'avons  pas  le  droit  d'hésiter  entre  son 
témoignage  et  celui  des  comptes  pontificaux.  —  Le  tabernacle  de  Saint-André  n'existe 
plus,  mais  on  en  trouvera  une  gravure  dans  le  De  Sacris  /Edificiis  de  Ciampin 
(pi.  XX,  A)  et  quelques  fragments  dans  les  cryptes  de  Saint-Pierre. 

En  1464  enfin,  l'année  de  la  mort  de  Pie  II,  m"  Paul  exécuta  une  statue  (sujet 
inconnu)  destinée  au  «  pulpito  »,  ou  loge  de  la  Bénédiction. 

Le  successeur  de  Pie  II,  Paul  II,  ne  semble  pas  avoir  aussi  souvent  fait  appel  au 
talent  du  sculpteur  romain.  Les  comptes  des  bâtiments  pontificaux  ne  mentionnent  que 
deux  ouvrages  exécutés  par  Paolo  Romano  pendant  ce  pontificat  :  la  sépulture  du 
cardinal  Scarampo  et  un  autel  destiné  à  l'église  Sainte-Agnès.  L'artiste  reçut  le 
6  novembre  1467  une  somme  de  100  ducats  pour  ce  double  travail*.  Nous  savons  par 
un  registre  d'amendes  que  la  même  année  «  Paolo  marmorario  »  demeurait  «appresso 
Santo  Marche,  apresso  misser  Gentile  de  la  Sala  ». 

Avant  de  nous  séparer  da  Paolo  Romano,  il  importe  de  poser,  alors  môme  que  nous 
ne  pourrions  pas  les  résoudre  d'une  manière  définitive,  plusieurs  problèmes  se  ratta- 
chant à  cet  artiste.  Nous  devons  d'abord  nous  demander  si  m'  Paul,  qui  exécutai 
dans  les  premières  années  du  xv«  siècle  les  tombeaux,  encore  tout  gothiques,  de 
S.-Maria-del-Priorato  et   de  S.-Maria-in-Trastevere,  est  bien   m'  Paul  Romain,  le 

i.  Commentarii,  éd.  de  1614,  liv.  VU,  p.  185.—  M'  Paul  reçut  8  ducats  48  bolonais  pour 
ce  travail. 

2.  1463.  7  juin.  «  Honorabili  viro  magistro  Paulo  Mariani  do  Urbe  sculptori  florenos  auri  do 
caméra  33  pro  manufactura,  seu  magisterio,  statuas  marmorcae  sancti  Andrese  par  eum  facta;  ac 
posit*  apud  Pontf^m-MoUem  Urbis.  » 

3.  L'erreur  de  Vasari  cet  excusable.  Vers  la  fin  du  pontificat  de  Calixte  III,  en  1457,  Varron 
avait  travaillé  au  Ponte-Molle;  fl  y  sculpta  les  armoiries  qui  ornent  la  tour  construite  à  côté 
du  pont. 

4.  Un  paiement  fait  le  16  novembre  1465,  « prudenti  viro  magistro  Paulo  marmorario»,  pour 
divers  travaux  exécutés  au  Vatican,  pourrait  bien  se  rapporter  à  Piotro  Paolo  (dont  il  sera 
question  dans  la  suite),  et  non  à  Paolo  di  Mariano. 


%  GAZETTE  DES  BEAUX-AHTS. 

sculpteur  favori  de  Pie  II.  Si  l'on  répondait  affirmativement  à  cette  question,  il  serait 
impossible  de  soutenir  plus  longtemps  que  m"  Paul  est  mort  vers  la  fin  du 
XV*  siècle,  car  dans  ce  cas  il  faudrait  supposer  qu'il  a  vécu  cent  années  au  moins.  Or 
Vasari,  dans  un  passage  de  sa  première  édition,  nous  dit  que  l'artiste  atteignit  l'âge 
de  cinquante-sept  ans  seulement.  N'est-ii  pas  plus  naturel  d'admettre  l'existence  de 
deux  sculpteurs  ()ortant  le  môme  prénom  et  appartenant  l'un  au  moyen  âge  encore, 
l'autre  à  la  plus  belle  période  de  la  Renaissance? 

Autre  problème.  Paolo  Romane  est-il  identique,  comme  Marini  (  Archiatri 
ponlipcj,  II,  <66j  inclinait  a  le  croire,  à  Paolo,  ou  Paluzo  Romano,  «  marraoraro  » 
et  «  sergente  d'arme  »•,  qui  fut  chargé,  sous  le  règne  de  Nicolas  V  et  sous  celui  de 
Calixte  III,  de  porter  différents  messages,  qui,  plus  tard,  en  4459,  fut  nommé  gouver- 
neur de  Barbarano,  qui,  en  1461  enfin,  figure  sur  un  registre  d'amendes  sous  le  nom 
de  «  Palutzo  marmoraro  apresso  a  Sanlo  Marche  »?  La  question  est  embarrassante,  car 
la  biographie  des  deux  personnages  offre  plus  d'un  trait  commun  :  l'un  et  l'autre  étaient 
officiers  de  la  maison  pontificale,  l'un  et  l'autre  demeuraient  près  de  Saint-Marc.  Aussi, 
malgré  la  découverte  d'un  document  où  il  est  question,  sous  la  date  du  11  mai  4470, 
d'un  a  Pauluzus  Sabatini,  servions  armorum  »,  le  doute  est  permis.  Ajoutons  que  l'on 
ne  possède  aucun  renseignement  sur  les  ouvrages  de  m"  Paluzo. 

Mémo  embarras  pour  un  autre  sculpteur  du  temps  qui,  d'après  Vasari,  fut  élève  de 
Paolo  Romano  :  Pietro  Paolo  de  Todi.  Filarete,  dans  le  passage  rapporté  ci-dessus, 
range  cet  artiste  parmi  les  orfèvres  '.  Vasari  reproduit  la  même  assertion,  puis  il  ajoute 
que  Pietro  Paolo,  après  avoir  pris  part  à  l'exécution  des  douze  apolres  en  argent  de  la 
chapelle  pontificale,  sculpta,  en  collaboration  avec  Niccolo  délia  Guardia,  le  tombeau 
de  Pie  II  (+  4464)  et  de  Pie  III  (+  4503).  Dans  un  autre  passage  au  contraire,  le  bio- 
graphe attribue  le  môme  tombeau  à  Pasquino  de  Montepulciano.  Ajoutons,  toujours 
d'après  le  même  auteur,  que  Pietro  Paolo  et  Niccolo  délia  Guardia  fondirent  des 
médailles  représentant  trois  empereurs  et  d'autres  personnages. 

Les  documents  que  nous  avons  eus  à  notre  disposition  ne  mentionnent  aucun 
sculpteur  de  Todi.  Par  contre,  ils  nous  entretiennent  très-souvent  d'un  Pietro  Paolo  di 
Antonio  (ou  de  Antonisio,  ou  encore  de  Antonisiis)  de  Rome.  Cet  artiste  parait  avoir 
été  spécialement  chargé  pendant  le  règne  de  Paul  II  de  sculpter  les  portes  et  les  che- 
minées de  marbre  du  Vatican  et  du  palais  de  Saint-Marc'.  En  4486,  il  remplissait  les 
fonctions, fort  importantes,  de  «  submagister  stratarum  et  aediflciorum  urbis  ».  —  Un  de 
ses  homonymes,  Pietro  Paolo  Cortese,  mourut  dans  les  premières  années  du  pontificat 
de  Pie  II,  en  4  463.  D'après  le  Diarium  du  chroniqueur  Paolo  dello  Maslro,  il  parait 
avoir  joui  d'une  grande  réputation  *. 

\.  1447.  4  novembre.  »  A  Pauolo  marmorario  sergente  d'arme  ducati  2  larghi  cont.  allui 
par  commandamenti  fatti  a  chasa  Orsini  per  le  difercnze  che  infra  loro,  cioe  infra  messer 
Latine  e  Orsino  ». 

2.  Un  orfèvre  du  nom  de  Pietro  Paolo,  fils  d'Antonio  Tazzi,  travaillait  K  Florence  dans  la 
deuxième  moitié  du  \\'  siècle  {Labarto,  Histoire  des  arts  industriels,  2«  édit.,  t.  II, p.  407). 

3.  Un  Petrus  Paulus  de  Urbe,  «  magisier  zeccherius»  ,  figure  souvent  dans  les  comptes 
pontificaux,  à  partir  de  1468.  Est-ce  le  sculpteur? 

4.  «  Nel4463,adl  10 di  novembre,  fu  di  giovedi,  morse  Pietro  Paolo  Cortese,  famosissimo 
nel  mestiere  de  marmi,  e  mort  che  li  casco  sopra  una  ruina  da  terra  quando  stava  nella  sua  vigna 
de  froDto  a  Terme,  che  faceva  cavare  sotto  terra  traverliui,  e  esso  era  andato  a  vederci  ».  — 
Buonatroti,  1875,  p.  119. 


LA  SCULPTURE  PENDANT  LE  KEGNE  DE  PIE  IL  97 

Quelques  autres  sculpteurs  romains  encore  étaient  attachés  aux  travaux  de  Pie  II  : 
c'étaient  Francesco  di  Gasparino,  «  marmoraro  »,  Jacopo  d'Antonio,  «  scarpellino  »,  et 
Nardo  di  Stefano,  également  qualifié  de  «scarpellino».  Nous  manquons  de  détails  sur 
leur  vie  et  leurs  ouvrages,  et  nous  devons  nous  borner  à  enregistrer  leurs  noms. 

A  la  tête  des  sculpteurs  florentins  fixés  à  Rome  pendant  le  règne  de  Pie  II,  il  faut 
citer  Mino  da  Fiesolo  '.  Un  document  du  5  juillet  1463  nous  apprend  que  le  jeune 
maître  (Mino  ne  comptait  alors  que  trente  ans  environ)  travaillait,  avec  plusieurs  de 
ses  compatriotes,  aux  statues  ou  bas-reliefs  de  l'édicule  (pulpito)  du  haut  duquel  le 
pape  donnait  la  bénédiction.  (On  le  voit  plus  tard  exécuter  un  ouvrage  analogue,  une 
chaire,  pour  l'église  paroissiale  de  Prato.)  A  ce  moment  d'ailleurs,  Mino  ne  semble  pas 
avoir  fait  un  long  séjour  à  Kome  :  dès  le  28  juillet  1464,  nous  le  trouvons  de  nouveau 
il  Florence,  oiî  il  se  fitrecevoir  membre  de  la  corporation  des  «  maestri  di  pietra  ». 

A  côté  de  Mino  figure  son  compatriote  Pagno  d'Antonio  di  Berti,  de  Settignano^. 
C'est  à  lui  que  semble  revenir  la  part  principale  dans  la  décoration,  peut-être  aussi 
dans  l'édiBcation  du  «  pulpito».  Son  nom  paraît  à  chaque  instant  dans  les  comptes 
des  bâtiments  de  Pie  II;  on  le  trouve  également  dans  ceux  de  Paul  II,  qui  l'employa, 
en  1467,  aux  travaux  du  palais  de  Saint-Marc.  D'après  des  renseignements  communi- 
qués par  M.  G.  Milanesi,  Pagno  était  âgé,  en  1469,  de  trente-trois  ans,  et  sa  femme, 
Monna  Lisa,  de  vingt-huit.  Dix  ans  plus  tard,  en  1479,  l'artiste  était  attaché  à  l'œuvre 
du  dôme  de  Florence  avec  le  titre  de  surveillant  des  sculpteurs  (sollicitalor  caeterorum 
sculptorum).  De  1481  à  1506,  il  remplit  en  outre,  auprès  de  la  môme  administration, 
les  fonctions  de  second  «  capomaestro  ».  Pagno  vivait  encore  en  1511  '.  Filarete,  dans 
son  Traité  d'archileclure,  accorde  une  mention  honorable  à  cet  artiste  *. 

Le  nom  d'Isaïe  di  Pippo  '',  de  Pise,  n'est  aujourd'hui  connu  que  de  quelques 
rares  érudits,  et  cependant  ce  maître  a  joui  de  son  vivant  d'une  célébrité  sans  égale.  Des 
cardinaux,  des  rois,  des  papes,  lui  ont  confié  des  travaux  delà  plus  haute  importance; 

1.  Nous  pouvons  nous  dispenser  d'insister  sur  les  découvertes  récentes  relatives  à  Mino, 
ces  découvertes  ayant  été  exposées  et  discutées,  avec  autant  de  sagacité  que  d'érudition,  par 
notre  collaborateur  et  ami,  M.  Louis  Courajod,  dans  le  travail  si  complet  qu'il  a  publié  dans  le 
Musée  archéologique,  1877,  pages  46-69. 

2.  Il  ne  faut  pas  confondre  cet  artiste  avec  son  contemporain  et  compatriote  Pagno  di  Lapo 
Portigiani,  sculpteur  et  architecte,  auquel  M.  Milanesi  a  consacré,  il  y  a  quelques  années,  une 
intéressante  notice  {Buonarroti,  1869,  p.  82.  Cf.  les  Juhrbucher  fur  Kunstwissenschaft,  1871, 
p.  272-273).  Pagno  di  Lapo  était  né  en  1406,  à  Fiosole;  il  eut  pour  maître  Donatello.  En  1458, 
il  se  rendit  à  Bologne,  où  il  devait  présider  aux  travaux  du  palais  Bentivoglio.  A  l'occasion  de 
ce  voyage,  Cosme  de  Médicis  le  chargea  de  remettre  à  Aristotele  di  Fioravante  une  lettre  dont 
l'original  existe  encore.  Notons  en  passant  que  l'illustre  patricien  florentin  appelle  ce  messager 
improvisé  «  tagliapietra  »,  tailleur  de  pierres.  C'était  là  une  qualification  dont  les  statuaires 
les  plus  cminents  du  xv«  siècle  ne  songeaient  nullement  à  s'offenser.  —  Pagno  di  Lapo 
mourut  en  1470. 

3.  Guasti,  La  Cupola  di  Santa  Maria  del  Fiore,  Florence,  1857,  p.  184. 

4.  Gaye,  Carteggio,  1, 203. 

5.  On  ne  nous  accusera  pas  de  témérité  si  nous  identifions  ce  Pippo  (Filippo),  le  père  et  le 
maître  d'Isaïe,  à  n  Philippus  Johannis  de  Pisis,  sculpter  marmorum  »  qui  travailla  en  1431 
dans  le  palais  du  Vatican  {Archivio  storico  italiano,  1806,  t.  III,  p.  212).  M"  Philippe  était 
fixé  à  Rome,  et  il  est  possible  que  son  fils  soit  no  dans  cette  ville;  une  fois,  on  effet,  nos  docu- 
ments l'appellent  «  Isaias  de  Urbe  ».  C'est  pour  co  motif,  sans  doute,  que  l'on  n'a  pas  ren- 
contré jusqu'ici  son  nom  dans  les  archives  do  la  Toscane. 

XVIII.  —  2'    PÉRIODE.  43 


98  GAZKTTE  DES  BEAUX-AKÏS. 

les  poêles  lui  ont  promis  l'immortalité,  témoin  la  précieuse  composition  de  Porcello 
de'  Pandoni  intitulée  «  Ad  immortalitateiii  Isaiae  Pisani  marmorum  celaloris  '  ».  11 
y  aura  quelque  intérêt  à  remettre  en  lumière  cet  artiste  autrefois  si  célèbre  et  qui 
compte  parmi  les  principaux  sculpteurs  du  règne  de  Pie  II. 

Porcello  nous  fait  connaître  cinq  ouvrages  d'Isaïe  :  le  Tombeau  d'Eugène  IV, 
l'Arc  de  Triomphe  d'Alphonse  d'Aragon,  roi  de  Naples,  le  Tombeau  de  sainte  Monique, 
les  Statues  équestres  de  Néron  et  de  Poppée,  enfm  un  groupe  représentant  la  Vierge, 
l'Enfant  Jésus  et  des  Anges.  De  ces  cinq  ouvrages  deux  existent  encore  :  le  Tombeau 
d'Eugène  IV  à  San-Salvatore-in-Lauro  et  l'Arc  de  Triomphe  de  Naples.  Porcello 
a  exagéré  en  attribuant  à  Isaïe  seul  l'exécution  de  ce  vaste  monument,  on  peut  nom- 
mer au  moins  dix  ou  douze  de  ses  collaborateurs  :  Silvestro  dell'  Aquila,  Andréa  dell' 
Aquila,  Desiderio  de  Seltignano,  Pietro  di  .Marlino  de  Milan,  Giuliano  da  Majano, 
Paolo  Romano,  Antonio  di  Pisa,  Domenico  Lombarde,  Francesco  Azzara,  etc.». 
Quant  au  Tombeau  de  sainte  Monique,  autrefois  placé  dans  l'église  Saint-Augustin  de 
Rome,  ii  a  élé  détruit  en  plein  xviu«  siècle  (1T60),  au  nom  des  principes  du  goût  ! 

Porcello  ne  parle  pas  des  travaux  qui  furent  confiés  à  Isaïe  de  Pise  par  Pie  II,  mais 
les  archives  romaines  nous  permettent  de  combler  cette  lacune.  Nous  y  voyons  que  le 
sculpteur  pisan  fut  chargé,  avec  Mino  de  Fiesole,  Pagno,  Paolo  Romano,  de  tailleries 
marbres  de  la  loge  de  la  Bénédiction.  En  1463  et  en  4  464,  il  toucha  des  sommes  assez 
rondes  pour  prix  de  sa  coopération.  La  loge  n'était  pas  terminée  que  déjà  maître  Isaïe 
recevait  du  pape  une  autre  marque  de  bienveillance  :  il  fut  adjoint  à  Paolo  Romano 
pour  l'exécution  du  tabernacle  de  Saint-André.  Le  29  août  1464,  c'est-à-dire  quinze 
jours  après  la  mort  de  Pie  II,  le  comptable  mentionne  un  payement  de  50  florins  fait 
aux  deux  maîtres  «  pro  residuo  et  complemenlo  laborerii  et  manifacturœ  tabernaculi 
sancti  Andréa;  siti  in  dicta  basilica  (S.  Pétri)  »,  puis  le  nom  d'Isaïe  disparaît  de  nos 
registres. 

La  plupart  des  collaborateurs  de  Mino,  de  Pagno,  d'Isaïe,  appartenaient  également  à 
la  Toscane.  Les  environs  de  Florence  surtout  avaient  fourni  une  véritable  légion  de 
«  scarpellini  ».  Fiesole  était  représentée  par  m'  Francesco  di  Mechino,  par  Gaspar 
di  Luca,  Jacopo  d'Antonio,  Peregrino  d'Andréa,  Pippo  di  Tegno.  Tous  ces  artistes 
étaient  occupés  aux  constructions  entreprises  par  Pie  II  dans  le  palais  du  Vatican  et 
la  basilique  de  Saint-l'ierre.  Nous  manquons  de  renseignements  sur  les  trois  premiers. 
Quant  aux  deux  derniers,  nous  sommes  en  étal,  grâce  à  l'obligeance  de  H.  le  comman- 
deur C.  Guasti,  surintendant  des  Archives  de  la  Toscane,  de  fournir  les  premiers  élé- 
ments d'une  biographie  qui  estencoreà  faire.Pellegrinus  AndreœDominici,  surnommé 
Bellino  de  Majano,  fut  inscrit  le  21  juillet  H64  sur  le  Libro  délie  matricole  de'  maestri 
di  pielra  e  di  ie^nowe,  aujourd'hui  conservé  aux  archives  d'Étal  de  Florence;  il 
remplaça  dans  la  corporation  son  père,  (|ui  avait  aussi  été  sculpteur.  Filippus  Tegni, 
qualifié  de  «  scarpellator  de  Monte  Fesularum,  babilator  a  Santo  Léo  »,  fut  admis  dans 
la  corporation  le  27  no\embre  1462,  c'est-à-dire  peu  de  temps  après  son  départ  de 
Rome. 


1.  Publiéo  dans  la  Pisa  illustrata  de  Horroua,  t.  II,  pp.  456  et  suiv.,  et  dans  les  Disserta- 
lioni  deW  Accademia  romana  di  archeotogia,  1821,  t.  I,  !'•  partie,  pp.  115-132.  —  Filarete 
aussi  mentioiino  Isaïe  de  Pise  dans  son  Traité  d'architeclure  (Gaye,  Carteggio,  I,  204). 

2.  C.  Miuieri  lUccio,  Gli  Artisti  ed  Artefici  cAe  lavorarono  in  castel  Nuovo.  Naples,  187U, 
(lajjo»  3-6. 


LA  SCULPTURF,  PENDANT   LE   REGNE  DE  PIE   II.  99 

Le  conlingent  de  Settignano  csl  beaucoup  plus  considénihle  encore;  il  comprenil 
les  noms  suivants  :  Andron,  Antonio  di  Nanni,  Bartolomoo  di  Franceseo,  Ceaco  (Fran- 
cesco),  Domenico  di  Filippo,  Giovanni  di  Ghecco,  Giovanni  délia  Bella,  Giovanni  del 
Biondo,  Goro  (Gregorio),  Lorenzo  di  Salvatore,  Leonardo  di  Goro,  Luca  di  Ghecco, 
Luca  di  Simone,  Nardo  (Leonardo)  di  Giocto,  Niccolo  di  Giovanni  dolla  Bella,  Piero 
di  Ghecco  di  Meo. 

Ici  encore  nous  avons  réussi  à  fixer  l'identité  de  quelques  artistes.  C'est  ainsi  que 
nous  savons,  grâce  k  l'obligeance  de  JI.  Guasti,  qu'Antonius  Nannis  se  fit  inscrire  en 
14i8sur  les  registres  de  la  corporation,  Johanne  Biondi  en  1446,  Lucas  Francisci  en 
1471  ',  Nicolaus  Johannis  Justi  délia  Bella  le  13  octobre  1464  «.  Bartolomeo  di 
Franceseo  est  évidemment  ce  Bartolomeo  ou  Meo  di  Cecco  de  Florence  que  nous  trou- 
vons établi  à  Ferrare,  à  partir  de  1434  et  qui  prit  part,  sous  la  direction  de  son  maître, 
Baroncelli ,  à  l'exécution  de  la  statue  du  marquis  Nicolas  d'Esté  '.  Les  notices 
découvertes  par  M.  Cittadella  dans  les  archives  de  Ferrare  s'arrêtent  à  l'année  1462;  à 
Rome  au  contraire  le  nom  de  l'artiste  paraît  pour  la  première  fois  en  1464.  Aucun 
doute  ne  saurait  donc  subsister  sur  l'identité  des  deux  sculpteurs. 

Un  seul  Siennois,  parfaitement  inconnu  d'ailleurs,  Domenico,  s'était  joint  aux 
«  scarpellini  «  de  Florence,  de  Fiesole  et  de  Settignano. 

Après  les  Toscans  vient  le  groupe  fort  compacte,  lui  aussi,  des  Lombards.  L'un 
d'entre  eux,  Giovanni  d'Andréa  de  Bareso  (Varese?),  avait  le  litre  de  sculpteur  du  palais 
apostolique  et  recevait  un  salaire  mensuel  de  trois  ducats,  soit  environ  sept  bolonais 
par  jour.  C'est  lui  sans  doute  qui  figure  en  1460  sur  la  liste  des  «  ministeria  et  officia 
domus  pontificalis  Pii  II  »,  sous  le  nom  de  Johannes  marmorarius.  Mais,  tandis  que 
Paolo  Romano était  admis  dans  la  grande  salle  à  manger  (in  primo  tinello),  m'  Jean 
était  relégué  dans  la  seconde  avec  les  tailleurs,  les  cuisiniers,  les  portiers,  les  courriers, 
les  palefreniers,  les  balayeurs,  les  muletiers,  les  porteurs  d'eau,  etc.,  etc.  Ajoutons 
toutefois  que  trois  copistes  (scriptores)  et  deux  architectes  (Marianus,  magister  ligno- 
rum,et  magister  Albertus  murator)  vivaient  également  dans  cette  société  peu  aristocra- 
tique. M'  Giovanni  d'Andréa  de  Varese  est  évidemment  identique  à  m«  Johannes 
Andreae  de  Masnago  dont  le  nom  revient  plusieurs  fois  dans  nos  comptes.  Ce  qui  nous 
le  fait  croire  c'est,  outre  l'identité  de  prénoms,  l'identilo  de  salaire.  On  sait  d'ailleurs 
que  Masnago  est  une  petite  localité  du  district  de  Varese. 

Parmi  les  homonymes  de  m=  Jean,  citons  d'abord  le  sculpteur  Giovanni,  de  Vérone. 
Cet  artiste  joua  un  rôle  considérable  dans  la  construction  du  nouvel  escalier  de  Saint- 
Pierre,  ain.si  que  dans  celle  du  «pulpito»;  il  fut  notamment  chargé  d'embaucher  la 
plupart  des  «scarpellini  »  dont  on  trouvera  plus  loin  la  liste.  Un  Giovanni  Veronese, 
«  maestro  ingegniere  »,  demanda  en  1457  à  s'établir  à  Florence  *.  C'est  peut-être  le 
nôtre.  Rappelons  aussi,  mais  sans  insister  sur  ce  rapprochement,  qu'un  architecte 
véronais  illustre,  (fra)  Giovanni  Giocondo,  avait  dans  sa  jeunesse,  c'est-à-dire  aux 
environs  de  1460,  fait  un  séjour  prolongé  il  Rome. 

i.  «  Lucas  Francisci  Domiuici  del  Caprina  scarpellator  de  Settignano  recognovit  matriculam 
dicti  Francisci  sui  patris  dicta  die  (5  avril  1471)  pro  civitate.»  {Libro  délie  matricole  de'  maestri 
di  pietra  e  di  legname,  dal  1333  al  1523,  fol.  135). 

2.  «  Nicolaus  Johannis  Justi  délia  Bella  scarpellator  de  Septignano  recognovit  matriculam 
Justi  Johannis  ejus  fratris  die  13  octobris  litii  pro  comitatu.  n  —  Ibid.,  fol.  124. 

3.  Cittadella,  Notizie  relative  a  Ferrara,  pp.  52,  77,  98,  417,  419,  421,  058,  etc. 

4.  Gaye,  Cartegpio,  1.  177. 


100  GAZETTE  DES  lîEAUX-ARTS. 

AnrJrea  de  Vérone,  qui  travaillait  iiRomo  en  môme  tempsqueson  compatriote  Gio- 
vanni (1462-1463),  pourrait  bien  ûtre  Andréa  de  Fusine,  ou  Andréa  Miianese,  le 
sculpteur  du  tombeau  de  F.  Birago  dans  l'église  de  la  Passion  à  Milan  et  de  celui 
du  cardinal  F.  Piccolomini  dans  le  dôrae  de  Sienne.  Qu'on  lui  ait  attribué  pour  patrie 
tantôt  Milan,  tantôt  Vérone  (en  réalité  il  était  né  k  Fusine),  il  n'y  a  là  rien  d'étonnant. 
Ne  savons-nous  pas  qu'un  des  plus  célèbres  d'entre  ses  confrères,  Mino,  était  appelé 
tour  à  tour  Mino  de  Fiesole  et  Mino  de  Florence,  bien  qu'il  fût  originaire,  des  docu- 
ments authentiques  en  font  foi,  de  Poppi?  Au  xv  siècle  on  n'y  regardait  pas  do  si 
près.  Andréa  de  Fusine,  Platina  nous  l'apprend  dans  une  de  ses  lettres  ',  fit  un  long 
séjour  à  Rome;  nous  l'y  trouvons  en  1481  encore.  La  conjecture  que  nous  proposons 
s'accorde  donc  parfaitement  avec  les  dates. 

D'autres  sculpteurs  encore  figurent  k  l'actif  de  l'Italie  septentrionale  :  Albino  Lom- 
barde, Antonio  da  Casliglione  et  Jani  da  Castiglione,  Antonio  di  Giovanni,  Bartolomeo 
et  Lorenzo,  tous  trois  de  Milan,  Niccolo  de  Padoue,  Pietro  di  Matteo  de  Brescia,  Sil- 
vestro  de  Rana  (?)  lombarde,  et  enfin  Martino  da  Varese.  Remarquons,  au  sujet  de  ce 
dernier  nom,  qu'un  Martino  di  Giorgio  de  Varena  fut  le  premier  architecte  du  palais 
Piccolomini  de  Sienne,  palais  dont  la  construction  commença  en  1472  '.  Varenna  et 
Varese  étant  situées  à  peu  de  distance  l'une  de  l'autre,  il  est  fort  possible  qu'on  ait 
confondu  la  première  de  ces  localités  avec  la  seconde  et  que  le  Martino  fixé  en 
1472  à  Sienne  soit  identique  au  Martino  fixé  dix  années  auparavant  à  Rome'.  Quant 
à  la  différence  de  profession,  elle  n'est  qu'apparente.  Au  xv  siècle,  on  ne  saurait  trop 
le  répéter,  les  sculpteurs  faisaient  constamment  œuvre  d'architecte,  et  vice  versa. 

Parmi  les  maîtres  appartenant  à  d'autres  parties  de  l'Italie,  ou  dont  la  nationalité 
n'est  pas  indiquée,  nous  citerons  Alessandro  da  Fanano,  Bartolomeo  da  Reggio,  Gio- 
vanni da  Vilerbo,  Luca  da  Toffile,  Marco  di  Michèle, Niccolo  di  Meo,  Paulo  d'Antonio 
(peut-être  Pietro  Paolo  de  Rome),  Rinaldo  Desco  (?). 

Mentionnons  enfin  un  Français,  m«  Jean  (Giovanni  francioso)  et  un  Allemand  : 
m'  Michel. 

Notre  énumération  a  été  bien  longue  et  cependant  nous  ne  saurions  nous  dispenser 
de  dire  un  mot  encore  d'un  artiste  jusqu'ici  absolument  inconnu  et  qui  mérite  de 
prendre  place  à  côté  des  sculpteurs  :  le  graveur  en  monnaies  Emiliano  di  Pier  Mattei 
de  Orsinis  de  Foligno.  Ce  maître,  qui,  comme  beaucoup  de  ses  contemporains,  était 
en  môme  temps  orfèvre  et  directeur  d'un  atelier  monétaire,  exécuta,  en  1464,  une 
médaille  destinée  à  rappeler  le  départ  de  Pie  II  pour  la  croisade.  Un  recueil  romain 
du  siècle  dernier  *  conlieot  la  gravure  de  celte  pièce  rarissime,  d'après  l'exemplaire 

1.  «Andréas  marmorarius,  sculptor  cgregius,  vicinus  meus  et  ca  milii  nccessitudine  con- 
junctus,  quse  rara  est,  per  agrum  florentinum  Senas  traducere  marmora  quaidam  ex  Lyguria 
instituit  ob  sacellum  quoddam  vel  altarc  a  cardliiali  Senensi  ei  locatum,  etc.  »  Lettre  écrite 
do  Rome,  le  15  mai    1481  (Gayc,  Carteugio,  I,  273). —Platina,  comme  on  sait,  i^tait  Lombard. 

2.  Milanesi,  Documentt  per  la  storia  deW  arte  senese,  t.  H,  p.  339,  et  Siena  e  il  suo  t»r- 
ritorio,  p.  254. 

3.  Un  sculpteur  appelé  Martinus,  fils  d'Albertus  Martcnii  de  Cumo  (CômeJ  in  prorincia 
Lombardia,  travaillait  en  1448  avec  son  père,  à  Orvieto.  —  Délia  Valle,  Storia  del  duomo 
di  Orvieto,  p.  308  et  Luzi,  /(  duomo  di  Orvieto,  p.  440.  Un  autre  sculpteur,  Martino  di 
Tommo  (Como?)  lombarde,  travaillait  en  1401  pour  Pie  II.  Avons-nous  affaire  à  plusieurs 
maîtres  différents,  ou  à  un  seul?  —  Nous  laissons  à  d'autres  la  solution  de  ce  problème. 

4.  Anecdota  lilleraria,  Rome,  1774,  t.  III,  p.  287. 


LA  SCULPTURE   PENDANT  LE   REGNE  DE  PIE  H.  101 

appartenant  à  l'évêquc  François-Marie  Piccolomini.  On  y  voit  d'un  côlé  le  pape  assis 
sur  un  vaisseau  et  tenant  d'une  main  l'étendard  de  l'Église,  tandis  que  do  l'autre 
il  bénit;  devant  le  pontife  se  trouve  un  cardinal.  L'inscription  suivante  fait  con- 
naître la  signification  de  la  scène  :  EXVRGAT.  DS.  ET.  DISSIPENTVR.  INIMICL 
EIVS.  —  PIVS  II  PONT.  AN.  VL  Sur  l'autre  face  l'artiste  a  représenté  saint  Pierre 
et  saint  Paul,  avec  les  armoiries  de  Pie  II  et  l'épigraphe  :  VINDICA.  D.  SAN- 
GVIN.  NRM.  QVI.  PRO.  TE.  EFFVSVS.  EST. 

Le  nom  d'Emiliano  Orsini  figure  souvent  dans  les  registres  pontificaux.  En  1461, 
Pie  II  le  chargea  de  frapper  pour  lui  une  cerlaine  quantité  de  monnaie.  En  1468,  Paul  II 
lui  fit  une  commande  analogue  •.  En  1469,  le  maître  porte  le  titre  de  «  zecherius»,  ou 
monnayeur  pontifical.  En  1484  enfin,  Sixte  IV  lui  confia  la  gravure  du  sceau  destiné 
aux  bulles. 

Les  sculpteurs  attachés  au  service  de  Pie  II  se  présentent  d'ordinaire  à  nous  avec 
les  qualifications  les  plus  humbles.  Si  on  leur  accorde  quelquefois  le  titre  de  «  sculptor  », 
en  thèse  générale  on  se  contente  de  les  appeler  «  scarpellini,  marmorarii,  lapicidae, 
maestri  di  pietra»,  etc.,  etc.  Ce  nom  de  tailleurs  de  pierres,  qui  devait  servir,  cent 
années  plus  tard,  à  désigner  les  derniers  des  manœuvres  ^,  n'avait,  au  xv"  siècle,  rien 
qui  choquât  les  représentants  les  plus  illustres  de  la  statuaire. 

A  l'occasion,  ne  l'oublions  pas  d'ailleurs,  il  ne  dédaignaient  pas  de  se  charger 
d'ouvrages  auxquels  l'art  était  complètement  étranger.  On  ne  distinguait  pas  à  cette 
époque  entre  les  travaux  de  l'esprit  et  les  travaux  purement  manuels.  Nous  voyons 
le  môme  artiste  déterrer  au  Coliséo  des  blocs  de  travertin,  dégrossir  les  marbres  des- 
tinés à  l'escalier  de  Saint-Pierre,  puis  orner  la  basilique  du  prince  des  apôtres  de 
quelque  statue  dont  la  délicatesse  nous  remplit  aujourd'hui  encore  d'admiration. 
C'est  ainsi  qu'en  1460  Paolo  Romane  et  Isaïe  de  Pise  acceptèrent  avec  empressement 
une  commande  de  boulets  de  canon  en  pierre.  L'année  suivante,  le  «  muratore  »  flo- 
rentin Rernard  se  chargea  d'une  fourniture  analogue,  et  ce  Rernard,  selon  toute  vrai- 
semblance, n'était  autre  que  Bernard  Rossellino. 

Le  xvi«  siècle  changea  tout  cela.  Désormais  le  sculpteur  ne  fit  plus  que  des  statues, 
le  peintre  que  des  tableaux.  Qui  aurait  osé  encore  se  servir  du  terme  de  «  scarpellino  », 
ou  de  «  tagliapielra  »  !  Les  artistes  ont  pu  y  gagner  en  considération.  Mais  y  ont-ils 
gagné  en  valeur?  Il  est  permis  d'en  douter.  La  postérité,  qui  ne  s'arrête  pas  à  de 
vains  titres,  réservera  toujours  sa  plus  vive  sympathie  aux  glorieux  tailleurs  de 
pierres  qui  ont  illustré  le  pontificat  de  Pie  II. 

EUG.    MUNTZ. 

1.  Vettori,  Il  Fiorino  d'oro  antico  illustrato,  Florence,  1738,  p.  324. 

2.  «  Entrando  poi  nella  scoltura  cerca  i  marmi,  1  più  bassi  artefici  di  quella  son  detti  scar- 
pellini, e  tagliapietre,  che  latinameate  son  detti  lapidarii  overo  lathumi,  Tufficio  de'  quali  è  di 
scarpellar  cosi  alla  grossa  tutte  le  sorti  di  marmi,  il  che  si  chiama  abozzare  ;  nella  quai  cosa 
non  c'entra  alcana  sorte  d'eccellenza,  et  è  mestiero  faticoso,  o  poco  meno  cho  da  fachino.  »  — 
Garzoïii,  {La  l'iazza  universale  di  tutte  le professioni  del  mondo  p.  093.  Venise  1585.  in-4").  » 


L'IMITATION  DE   JÉSUS-CHRIST 


ILLUSTRÉE  PAR  M.  JEAA-PAUL  LAURENS 


ANS  l'article  qu'il  consacrait  aux  aquarelles  et  aux  dessins  du 
Salon  de  1876  i,  M.  Louis  Gonse  a  déjà  rendu  pleine  justice 
aux  importantes  compositions  de  M.  J.-P.  Laurens,  destinées  à 
accompagner  et  commenter  le  texte  de  V Imitation.  Nous 
avons  peu  de  chose  à  ajouter.  On  sait  que  ces  dessins,  déjà 
gravés  par  L.  Flameng,  n'avaient  pu  trouver  place  dans  l'édi- 
tion préparée  pour  les  recevoir.  Sur  le  veto  formel  do  M.  Louis 
Veuillot,  on  crut  devoir  les  exclure  d'un  livre  dont  elles  eussent  fait  la  fortune. 
Mais  une  œuvre  de  cette  importance  ne  pouvait  évidemment  périr,  et  nous  n'éton- 
nerons personne  en  disant  qu'elle  a  survécu  à  sa  disgrâce. 

M.  Quantin  eut  l'idée  d'acquérir  les  planches  et  d'imprimer  exprès  pour  elles  une 
éditioa  nouvelle  de  ['Imitation.  Ce  n'était  pas  faire  montre  d'une  audace  extraordi- 
naire; cependant  l'inspiration  n'en  est  pas  moins  boane  et  nous  estimons  qu'elle 
consacre  heureusement  les  débuts  de  la  jeune  librairie  qui  s'est  fondée  dans  la  maison 
Claye. 

Incontestablement  les  dessins  qui  ont  si  fort  alarmé  la  conscience  du  fougueux 
rédacteur  de  ['Univers  s'éloignent  beaucoup  des  données  orthodoxes,  mais,  en 
somme,  nous  n'y  voyons  rien  dont  puisse  s'effaroucher  le  catholique  le  plus  rigoureux. 
Si  les  personnages  mis  en  action  par  M.  Laurens  ne  sont  pas  façonnés  sur  les  types 
convenus,  la  dignité  de  leur  altitude,  simple  et  noble  à  la  fois,  relève  par  un  cachet 
d'austérité  les  trivialités  de  leur  nature,  que  le  peintre  a  peut-être  soulignées  avec 
trop  de  complaisance,  nous  lo  reconnaissons  sans  détour.  Dans  cet  excès  de  réalisme, 
que  l'on  peut  trouver  blâmable,  nous  verrions  même  une  preuve  de  la  sincérité  de 
l'artiste  et  de  son  respect  pour  l'histoire.  En  effet,  M.  Laurens  est  bien  près  de  la  vérité 
historique  quand  il  nous  montre,  sous  une  enveloppe  grossière,  les  guerriers  et  les 
prêtres  du  moyen  âge.  Les  héros  de  ces  temps  barbares  n'avaient  aucune  prétention 
aux  grâces;  leur  beauté  sans  culture,  mélange  de  santé  et  de  naïve  énergie,  s'illumi- 
nait des  rayons  de  la  foi.  Quant  à  la  distinction,  ils  n'en  avaient  cure  :  c'est  là  une 
Oeur  des  civilisations  raffinées. 

J'ajouterai  qu'en  commentant  ainsi  ce  beau  livre  de  Ylmilalion  de  Jésus-Chrisl, 


I.  GazfUe  da  Bcaux-ArU,  ii«  piriode,  I.  XIV,  p.  138. 


LA  TENTATION  DE    S'    THOMAS  DAQUIN 
Gazette  dc«  Beaux-ArlB  Imp.  A.Quantin 


L'IMITATION    DE  JESUS-CHRIST.  103 

M.  Laureiis,  s'il  s'éloigne  de  l'église  de  M.  Yeuillot,  se  rapproche  du  divin  modèle.  Il 
esldonc  dans  le  vrai;  or  le  vrai  étant  un  des  faclears  des  problèmes  de  l'art,  nous  n'au- 
rions jamais  le  courage  de  plaider  contre  lui  la  cause  de  la  convention,  dans  une  revue 
comme  celle-ci. 

Quoique  cela  ait  été  déjà  fait  dans  l'article  de  M.  Louis  Gonse,  que  nous  rappelions 
plus  haut,  nous  croyons  utile  de  donner  les  titres  des  dix  compositions  de  cette 
œuvre  si  hardie  et  si  originale.  Les  voici  dans  l'ordre  même  du  livre,  et  sans 
commentaires,  pour  ne  pas  répéter  ce  qui  a  é'.é  si  bien  dit  par  notre  rédacteur  en 
chef  : 

L  L'auieur  de  \' Imilalion  de  Jésus-Chrisl  en  extase. 

IL  Hildebrand  reproche  'à  Brunon  d'avoir  accepté  la  tiare  des  mains  de  l'empereur 

Henri  III. 
IIL  Saint  Jérôme  au  désert. 

IV.  François  de  Borja  devant  le  cercueil  d'Isabelle  de  Portugal'. 

V.  Saint  Clodoald  se  réfugie  dans  les  bras  de  saint  Séverin. 

VI.  L'ombre  de  Marianne  apparaît  à  llérode  le  Grand,  son  mari  et  son  meurtrier. 
VIL  Saint  Thomas  d'Aquin  échappe  à  la  tentation. 

VIII.  Saint  Célostin  V  abdique  la  tiare. 

IX.  Saint  Louis,  évèque  de  Toulouse,  recevant  les  pauvres  à  sa  table  et  les  servant 

lui-mèmo  s. 

X.  Grégoire  de  Tours  réprimandant  Chilpéric. 

La  planche  que  nous  publions  dira  mieux  que  nous  ne  saurions  le  faire,  les  soins 
minutieux,  le  respect  avec  lesquels  M.  Léopold  Flameng  a  traduit  à  l'eau-forte  les 
dessins  de  M.  Laurens.  Il  est  seulement  regrettable  que  l'éminent  graveur  ait  été  un 
peu  gêné  par  les  dimensions  trop  petites  de  ses  cuivres  :  si  habile  que  soit  sa  pointe, 
elle  devait  fatalement  perdre  de  sa  liberté  en  se  mouvant  dans  des  espaces  aussi  res- 
treints. Un  centimètre  de  plus  seulement  dans  les  deux  dimensions  lui  eût  permis  de 
caractériser  en  accents  plus  larges  les  têtes  et  les  mains  des  personnages  de  M.  Lau- 
rens, d'un  dessin  si  ferme,  et  si  vivant  dans  les  originaux. 

Cette  critique  n'est  nullement  à  l'adresse  de  M.  Quantin,  puisqu'il  a  dû  prendre  les 
planches  telles  qu'elles  avaient  été  commandées  pour  la  publication  do  MM.  Glady, 
mais  notre  devoir  était  do  la  formuler. 

Le  texte  de  cette  nouvelle  édition  de  ['Imilalion  est  celui  de  Michel  de  Marillac, 
publié  pour  la  première  fois  en  1620;  il  est  précédé  d'une  préface  intéressante  de 
M.  A.-J.  Pons.  De  cette  préface  nous  citerons  un  passage,  et  ce  sera  pour  le  critiquer 
légèrement,  convaincu   d'avance  que  l'auteur  nous  pardonnera  celte  licence. 

Traitant  de  la  question  si  controversée  de  l'auteur  ou  des  auteurs  présumés  de 
\' Imilalion,  M.  Pons  écrit  ce  qui  suit  : 

«  La  bibliothèque  Sainte-Geneviève  possède  une  traduction  en  prose  de  V Imilalion 
de  Jésus-Chrisl,  imprimée  à  Paris  par  Philippe  Lenoir,  en  caractères  gothiques,  vers 
la  fin  du  XV'  siècle  ou  le  commencement  du  xvr.   L'exemplaire  n'avait  par  lui-même 

1.  Mémo  composition    que   le  tableau  exposé  au  Salon  de  1876,  par  M.   J.-P.  Laurens,  et  dont  uu 
croquis  par  l'artiste  a  été  publié  dans  li  Gazette,  11'^  période,  t.  XllI,  p.  697. 

2.  Gravé  sur  bois  dans  la  Gazelle  par  M.  Valette,  d'après  le  dessin    de  M.  J.-P.  Laurens,   ii«  période, 
t.  XIV,  p.  141. 


m  GAZETTE  DES  liEAUX-AUTS. 

rion  de  remarquable,  sinon  que  des  corrections  à  la  plume  ont  été  faites  par  un  contem- 
porain à  l'endroit  même  où  le  texte  imprime  désigne  comme  auleur  du  livre  le  frère 
Thomas  de  Campis,  prieur  de  Suidensein,  diocèse  d'Utrecht.  A  la  place  de  ce  nom, 
qu'on  a  raturé,  on  a  écrit  celui  do  Thomas  de  Gerson,  chantre  et  chanoine  de  Saint- 
Martin  de  Tours.  La  rectification  se  trouve  confirmée  à  la  fin  du  volume  par  une 
longue  note  manuscrite,  datée  du  21  juin  1493  et  signée  Langlois.  Celui-ci,  après 
avoir  expliqué  qu'il  se  sert  do  celte  traduction  parce  qu'il  n'est  pas  en  état  de  com- 
prendre la  version  latine,  ajoute  que  Thomas  de  Gerson  a  composé  encore  un  traité 
intitulé  Des  sept  paroles  de  notre  Benoit-Sauveur,  qu'il  est  réellement  l'auteur  de 
Ylmilalion  et  que,  par  humilité,  il  a  voulu  donner  ce  dernier  écrit  à  son  oncle, 
messire  Jean  Gerson,  chancelier  de  Paris.  «  Je  me  souviens,  ajoute  Langlois,  d'avoir 
«  vu  chez  mon  maître,  en  l'an  1458,  ledit  sieur  Thomas  de  Gerson,  qui  était  chanoine 
«  de  la  Sainte-Chapelle  et  avait  un  procès  contre  le  trésor  d'icelle,  qui  l'avait  excom- 
«  munie.  » 

M.  A.-J.  Pons  n'estp  as  bien  sûr  que  cette  note  offre  tous  les  caractères  d'authen- 
ticité,mais  en  admettant  même  que  ce  «  Langlois  »  ne  soit  pas  un  de  ces  mauvais  plaisants 
comme  on  en  voit  tant,  qui  s'ingénient  à  lancer  les  chercheurs  sur  une  fausse  piste, 
nous  croyons  qu'il  eût  été  bon  d'ajouter  que  les  assertions  contenues  dans  la  note  sont 
fortement  ébranlées  par  de  récentes  découvertes.  En  effet,  Yétal  actuel  de  la  science 
à  propos  de  l'Imitation,  si  bien  résumé  ici  même  par  M.  Anatole  de  .Montaiglon>  ,  ne 
permet  guère  de  s'arrêter  à  l'attribution  nouvelle  qui  résulte  de  cette  note.  Comment 
admettre  en  effet  que  Thomas  Gerson,  qui,  au  dire  de  «Langlois  »,  soutenait  un  procès, 
en  1458,  contrôle  trésor  de  la  Sainte-Chapelle,  puisse  être  l'auteur  d'un  écrit  dont  le 
plus  ancien  manuscrit  connu  remonte  à  1406,  ce  manuscrit  n'étant  lui-même  qu'une 
copie  puisqu'il  contient  seulement  le  premier  livre  do  Y  Imitation  et  des  extraits  des 
trois  autres.  Pour  qu'il  eût  pu  composer  cet  ouvrage,  il  faudrait  admettre  chez  Thomas 
Gerson  une  précocité  extraordinaire;  nous  ajouterons  que  le  manuscrit  de  1406, 
acquis  en  1869  par  notre  Cabinet  des  Estampes,  émane  certainement  d'un  membre  de 
la  congrégation  des  chanoines  réguliers  de  Windeshoira,  puisqu'il  relate  les  constitu- 
tions do  cet  ordre,  qui  a  été  fondé  'à  Utrecht  en  1387. 

Jusqu'à  plus  ample  informé,  l'auteur  de  \' Imitation  gardera  donc  l'incognito,  et  Tho- 
mas Gerson  ira  rejoindre  son  oncle  le  chancelier  dans  la  galerie  des  refusés,  en  compagnie 
des  moines  Gersen  et  Thomas  à  Kompis  ou  de  Campis,  qu'un  arrêt  de  la  science  mo- 
derne y  a  relégués.  Pour  plus  amples  renseignements,  nous  renvoyons  à  l'excellent 
article  de  Montaiglon,  déjà  cité,  auquel  nous  avons  emprunté,  il  faut  bien  le  recon- 
naître, les  éléments  de  cette  savante  dissertation. 

ALFRED     DE     LOSTALOT. 
I.  Vuir  Gazelle  des  Deaux-Artt,  W  période,  t.  XIII,  p.  383. 


Le  Rédacteur  en  chef,  gérant  :  LOUIS   OONSB. 


r.MUS*  —  lini>r.  J.  CLAYE.  —  A.  yuAA'TlS  ul  C*,  ruo  Si-IkîUui.    —    P19| 


EXPOSITION   UNIVERSELLE 


L'ART  GREC  AU  TROCADÉRO 


Il  y  a  trois  mois  j'exprimais  ici  même 
l'espoir  que  l'exposilion  d'antiques  pré- 
parée au  Trocacléro  serait  fort  nombreuse 
et  fort  belle.  Mais  j'étais  loin,  je  l'avoue, 
de  m'attendre  au  développement  que  la 
généreuse  émulation  des  amateurs  devait 
lui  donner.  Un  peu  plus  tôt,  un  peu  plus 
tard,  tous,  ou  peu  s'en  faut,  sont  venus 
apporter  leurs  richesses  :  M.  Carapanos 
ses  merveilleuses  trouvailles  de  Dodono, 
M.  Gréau  ses  bronzes  depuis  longtemps 
célèbres,  ses  verres,  ses  terres  cuites 
asiatiques  ,  MM.  Lécuyer,  Piot,  Bellon, 
leurs  ravissantes  figurines  de  Tanagre, 
la  famille  Paravey  et  M""  la  comtesse  Dzialynska  leurs  superbes  vases, 
M.  de  Montigny  ses  pierres  gravées,  MM.  Dutuit  et  de  Bammeville  leurs 


XVI U.  —  %'   PÉRlODb:. 


u 


106  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

collections  éclectiques.  Moi-même,  car  je  suis  aujourd'hui  condamné  à  me 
mettre  en  scène,  moi-même  j'ai  fait  de  mon  mieux  et  rempli  tant  bien 
que  mal  une  vitrine.  D'autres,  comme  MM.  de  Ilirscli,  Dreyfus,  Armand, 
sans  exposer  d'aussi  nombreuses  pièces,  ont  toutefois  quelques  morceaux 
d'un  haut  intérêt,  et  tel,  comme  M.  de  Laborde,  qui  ne  nous  montre 
qu'un  seul  objet,  n'en  a  pas  moins  droit,  non  seulement  à  une  mention 
reconnaissante,  mais  à  une  place  tout  à  fait  à  part.  De  nos  grands  col- 
lectionneurs, M.  de  Clercq  presque  seul  est  resté  à  l'écart  :  les  bijoux  et 
les  bronzes  exhumés  pour  lui,  par  M.  Péretié,  des  nécropoles  de  la 
Syrie,  ne  subiront  point  les  ravages  que  font,  à  travers  les  glaces  des 
vitrines,  les  regards  corrosifs  du  public.  Qu'ils  dorment  en  paix  dans 
leur  nouvelle  tombe  !  Malgré  leur  absence,  regrettable  mais  bien  peu 
sensible,  M.  de  Longpérier,  qui  a  mis  à  l'organisation  de  cette  fête  des 
arts  tant  de  persévérance,  de  dévouement,  de  fatigue,  et  M.  Schlum- 
berger,  qui  l'a  secondé  avec  une  ardeur  et  une  amabilité  inaccessibles  à 
la  lassitude,  doivent  être  contents  de  leur  succès;  ils  peuvent  regarder 
les  salles  des  antiques  avec  autant  de  fierté  que  celles  où  s'étalent  les 
éclatantes  merveilles  de  la  Renaissance.  Peut-être  même  les  premières, 
quoique  d'un  aspect  plus  froid  et  presque  triste,  sont-elles  les  plus  remar- 
quables par  les  choses  inconnues  qu'elles  révèlent  et  les  enseignemenis 
inattendus  qu'elles  donnent.  Telle  a  été  du  moins  l'impression  des  nou- 
vellistes qui,  dans  les  journaux  quotidiens,  ont  raconté  l'ouverture  des 
galeries  du  Trocadéro,  et  le  sentiment  du  public  paraît  d'accord  avec  le 
leur,  si  l'on  en  juge  par  la  foule  sans  cesse  arrêtée  devant  les  bronzes 
de  Dodone  et  les  figurines  de  Tanagre. 

A  rendre  compte  d'une  exposition  pareille ,  on  n'éprouve  qu'un 
embarras,  celui  des  richesses.  Hélas!  serait-on  tenté  de  s'écrier,  — si 
Grâce  à  Dieu  n'était  pas  plus  juste,  —  la  Gazette  a  cette  année  trop  à 
dire,  trop  à  montrer  à  ses  lecteurs.  Parmi  les  pièces  dignes  d'être  repro- 
duites, tout  au  plus  peut-elle  en  trier  une  vingtaine;  pour  le  reste,  force 
lui  sera  de  se  contenter  d'une  description  sommaire,  et  souvent  elle 
devra  refuser  même  la  mention  la  plus  brève  à  des  choses  que,  dans 
d'autres  temps,  elle  eût  tenu  à  signaler. 


I. 


Huit  cents  ans  de  tâtonnements  et  d'efforts  ont  été  nécessaires  à  l'art 
grec  pour  s'élever  à  la  hauteur  sublime  où  le  v«  siècle  l'a  vu  parvenir. 
Dès  le  xm"  il  s'essaye,  avec  une  gaucherie  tout  enfantine  encore,  à 


L'ART  GREC  AU  TROCADKRO.  107 

copier  tant  bien  que  mal  les  modèles  que  lui  apporte  l'immigration  phé- 
nicienne, et,  pendant  quatre  ou  cinq  cents  ans,  il  ne  présente,  comme  la 
Grèce  elle-même,  qu'incohérence,  incertitude  et  confusion.  Les  monu- 
ments de  cette  longue  et  obscure  période  sont  rares  même  dans  les  col- 
lections de  Grèce ,  plus  rares  encore  dans  celles  d'Europe  ;  quelques 
vases,  quelques  figurines  en  terre  cuite,  la  représentent  seuls  au  Tro- 
cadéro.  La  grande  jarre  de  M.  de  Witte,  rapportée  de  Santorin,  est  un  bel 
échantillon  de  la  poterie  primitive,  modelée  sans  l'aide  du  tour  et  ornée 
de  lignes  ondulées;  les  vases  de  M.  Bellon  appartiennent  aux  derniers 
temps  de  la  poterie  à  décor  géométrique,  qui  a  succédé  à  celle-là  et 
dont  MM.  Birch,  Conze  et  Ilirschfeld  ont  parfaitement  montré  la  haute 
antiquité  et  l'origine  tout  indigène'.  On  trouve  les  restes  de  cette  fabri- 
cation dans  les  plus  anciennes  cités  de  la  Grèce,  à  Mycènes,  à  Tirynthe, 
à  Orchomène  de  Béotie;  on  en  a  découvert  aussi  en  Attique,  et  c'est  de 
là  que  viennent  les  vases  de  M.  Bellon  ;  ils  ne  sont  d'ailleurs  comparables, 
ni  pour  l'antiquité  ni  pour  l'intérêt,  aux  grandes  amphores  de  la  Société 
archéologique  et  du  ministère  des  cultes  à  Athènes.  Quant  aux  figurines, 
elles  font  partie  de  ma  collection.  La  première  en  date  représente  une 
divinité  féminine  coiffée  du  haut  bonnet  cylindrique  appelé  polos;  la 
tête  seule  en  est  modelée  avec  soin  ;  la  place  des  bras  est  simplement 
marquée  par  deux  appendices  latéraux  en  forme  de  moignons,  le  corps 
n'est  qu'une  galette  informe.  Une  autre,  sans  doute  plus  récente  et  d'un 
type  jusqu'à  ce  jour  unique,  nous  montre  la  même  divinité  vêtue  d'un 
ample  manteau  qui  a  permis  d'esquiver  les  difficultés  du  modelé  du  corps; 
les  pieds  sont  cependant  déjà  séparés.  Dans  une  troisième,  enfin,  la  tête 
est  un  peu  mieux  faite  et  les  bras  sont  figurés  croisés  sur  la  poitrine.  Nous 
avons  dans  ces  trois  terres  cuites  des  imitations  fidèles  de  ces  statues 
grossières,  ou  ^oava,  de  l'âge  le  plus  reculé,  simples  troncs  d'arbres 
dégrossis  à  la  hache  et  surmontés  d'une  tête  tantôt  taillée  dans  le  même 
morceau  de  bois,  tantôt  rapportée  en  métal.  Jamais  les  plus  admirables 
chefs-d'œuvre  de  la  statuaire  ne  parvinrent  à  supplanter,  dans  la  véné- 
ration du  peuple,  ces  images  informes,  auxquelles  s'attachait  le  prestige 
de  l'antiquité  et  dont  la  plupart  passaient  pour  avoir  une  origine  divine. 
De  là  le  grand  nombre  d'imitations  qu'on  en  trouve  et  dont  quelques- 
unes  ne  sont  pas  très-anciennes.  Quant  au  nom  à  donney  à  ces  figurines, 
il  est  fort  incertain,  et  la  conjecture  de  M.  Fr.  Lenormant,  d'après  laquelle 


1.  Birch  :  Ilislory  of  ancienl  pollery,  2'  éd.,  ch.  iv.  —  Conze  :  Zur  Geschichle 
der  Anfànge  griechischer  Kunsl.  —  Hirschfeld  :  Vasi  arcaïci  Aleniesi,  dans  les  Annali 
(lelV  Inut.  arr.h..  1872,  et  les  Monumenli,  t.  IX. 


108  GAZETTE   DES    BEAUX-AKTS, 

ce  seraient  des  idoles  de  l'Astarté  phénicienne,  devenue  l'Aphrodite 
céleste  des  Grecs,  n'est  peut-être  pas  sufTisamment  démontrée.  En  cette 
question  comme  en  beaucoup  d'autres,  le  mieux,  jusqu'à  nouvelles 
découvertes,  est  de  suivre  l'exemple  du  prudent  Conrart. 

L'intérêt  de  ces  figurines  est  seulement  archéologique.  L'art  grec,  en 
eiïet,  ne  se  débrouille  un  peu  qu'à  la  fin  du  ix''  siècle.  Après  bien  des 
ruines  et  du  sang  versé,  les  peuples  ont  trouvé  leur  assiette;  les  villes 
cessent  d'être  de  simples  refuges  juchés  au  sommet  des  montagnes,  le 
commerce  se  développe,  les  campagnes  se  couvrent  de  cultures,  les 
richesses  s'accumulent,  h' Iliade  et  YOdyssér,  peintures  fidèles  de  la  civi- 
lisation plus  voisine  de  cette  époque  que  de  l'càge  héroïque,  nous  parlent 
déjà  de  cités  oîi  l'or  abonde,  de  boucliers  décorés  de  reliefs,  de  palais  aux 
salles  revêtues  de  plaques  en  bronze  repoussé,  où  les  sièges  sont  cou- 
verts de  tapis  historiés  et  où  des  statues  tenant  des  torches  éclairent  les 
festins  nocturnes.  Les  plus  beaux  objets,  il  est  vrai,  sont  encore,  d'après 
le  poëte,  les  ouvrages  des  Sidoniens;  mais  si  les  vases  d'or  et  d'argent 
proviennent  tous  de  leurs  ateliers  et  sont  apportés  par  leurs  navires, 
déjà  l'on  sait  en  Grèce  même  travailler  à  leur  exemple  le  bronze,  la 
terre  et  le  bois,  et  deux  cents  ans  plus  tard,  à  la  fin  du  vu"  siècle,  les 
imitateurs,  devenus  en  habileté  manuelle  les  égaux  de  leurs  maîtres,  les 
surpasseront  de  beaucoup  par  cet  instinct  du  beau  dont  aucune  race  n'a 
jamais  été  aussi  richement  douée  que  la  race  hellénique. 

C'est  à  Sparte,  la  plus  puissante  cité  du  vu"  siècle,  le  centre  de  la 
domination  des  Iléraclides,  que,  sans  doute  sous  l'influence  des  comp- 
toirs phéniciens  d'Amyclœ,  de  Gythion  et  de  Cythère,  l'art  du  bronze  se 
développe  d'abord.  De  là  provient  une  curieuse  statuette  de  la  collec- 
tion Gréau,  encore  coulée  en  plein  et  qui  paraît  avoir  formé  le  pied  d'un 
miroir.  Elle  représente  Aphrodite,  ou  plutôt  Hélène,  forme  lacédémo- 
nienne  d'Aphrodite.  La  déesse  est  debout,  vêtue  d'une  tunique  talaire 
dans  laquelle  ses  jambes  sont  étroitement  serrées;  les  longues  tresses  de 
sa  chevelure  tombent  sur  ses  épaules  et  s'étalent  sur  sa  poitrine.  De  la 
main  gauche  elle  retient  son  vêtement;  de  la  droite  elle  élève  à  la  hau- 
teur de  sa  tête  une  fleur  de  lotus.  L'ovale  du  visage,  l'obliquité  des 
yeux  placés  à  fleur  de  tête,  le  geste  symbolique,  la  nature  de  la  fleur, 
tout  ici  rappelle  la  Phénicie  et  se  retrouve  exactement  dans  certaines 
figurines  de  la  nécropole  de  Sidon.  Mais  je  ne  sais  quel  sentiment  de  la 
grâce  féminine  apparaît  à  travers  la  gaucherie  de  l'exécution  et  nous 
empêche  d'oublier  que  nous  regardons  une  œuvre  grecque. 

La  céramique  du  vu'  siècle  nous  est  mieux  connue  que  l'industrie  des 
métaux  :  ses  œuvres  ont  moins  tenté  la  cupidité  et  ont  mieux  résisté  au 


L'AHT  GREC  AU  TROCADÉRO. 


109 


temps.  Elle  aussi  copie  les  modèles  venus  de  l'étranger  :  elle  a  renoncé 
à  l'ancien  déccr  géométrique,  et  reproduit  sur  la  panse  des  vases 
les  longues  files  d'animaux  passants  dont  les  Phéniciens,  et  à  leur  imi- 
tation les  Lydiens,  chamarraient  leurs  étoffes  et  leurs  tapis.  Mais  tandis 
qu'en  Phénicie  comme  en  Assyrie  ces  animaux  avaient  un  caractère 
symbolique  et  leur  groupement  un  sens  religieux,  les  potiers  grecs  n'y 


TÊTE      d'athlète. 

(Marbre  de  la  collection  de  M.  Rayct.) 


voient  qu'un  ornement  commode  ;  ils  juxtaposent  au  hasard  de  leur 
caprice  ces  bêtes  inconnues,  et  ne  se  font  pas  scrupule  d'y  joindre  la 
figure  humaine,  d'entremêler  avec  les  lions  et  les  tigres  la  chasse  de 
Calydon  ou  les  épisodes  de  la  guerre  de  Troie. 

La  principale  fabrique  de  cette  poterie  à  décor  asiatique  a  été 
Corinthe,  ville  d'origine  phénicienne  tombée  au  pouvoir  des  Doriens. 
M.  de  Witte  expose  un  des  plus  anciens  et  des  plus  curieux  monuments 


110  GAZETTK  DKS  BEAUX-ARTS. 

de  l'industrie  corinthienne  :  c'est  une  pyxis  arrondie,  sur  la  panse 
de  laquelle  se  développe  une  longue  suite  de  héros  de  la  guerre  de 
Troie;  les  noms  de  Palamède,  Nestor,  Achille,  Patrocle,  Hector,  ceux 
des  chevaux  Balios,  Orion,  Podagre,  sont  presque  effacés,  ainsi  que 
la  signature  du  potier  Charès'.  Moins  ancienne  et  moins  importante 
pour  riiistoire  de  l'art  est  la  petite  aryballe  sphérique  que  j'expose 
et  sur  laquelle  est  représenté  le  combat  d'Ajax  et  d'Hector.  Les  vases 
de  Corinthe  se  reconnaissent  à  leurs  parois  très-minces,  à  leur  terre 
légère,  blanche  et  d'un  aspect  poussiéreux;  ceux  de  sa  voisine  Sicyone, 
d'une  exécution  également  habile,  sont  au  contraire  d'une  terre  rouge 
dont  le  ion  a  été  parfois  rehaussé  par  une  barbotine  ariificieliement 
colorée.  Les  poteries  de  Sicyone  sont  extrêmement  rares,  et  la  plus 
belle  que  j'ai  vue  est  le  scyphos  de  ma  collection  ;  des  hommes  et  des 
femmes  debout  et  groupés  deux  à  deux  en  occupent  tout  le  pourtour. 
La  fabrique  de  Béotie ,  aux  formes  lourdes  et  à  la  décoration  mal- 
habile, n'est  également  représentée  que  dans  ma  vitrine,  par  une 
chytra  aux  anses  décorées  de  serpents  en  relief  :  elle  provient  de 
Tanagra  et  du  même  tombeau  que  l'œnochoé  de  Gamédès,  maintenant 
au  Louvre. 

Au  vi"  siècle  l'art  est  en  possession  de  tous  les  procédés  techniques, 
et  s'est  émancipé  de  la  direction  étrangère  pour  se  frayer  à  lui-même 
sa  voie.  La  céramique  n'a  eu  que  peu  à  faire  pour  en  arriver  là  :  il  lui  a 
suffi  d'alléger  les  formes,  de  confiner,  dans  les  parties  les  moins  en  vue 
du  vase,  les  motifs  d'ornementation,  palmettes  et  entrelacs,  empruntés 
à  l'Orient,  et  de  rendre  la  place  d'honneur  à  la  figure  humaine,  bien 
autrement  intéressante.  Mais  les  galeries  du  Trocadéro  ne  permettent 
point  de  bien  juger  de  ses  progrès  :  la  poterie  du  vi*  siècle,  à  figures 
noires  sur  fond  rouge,  n'y  est  représentée  que  par  un  petit  nombre  de 
vases  :  encore  aucun  n'est-il  remarquable. 

Longtemps  en  retard  sur  la  céramique,  la  statuaire  marche  mainte- 
nant du  même  pas;  les  Samiens  Rhœcos,  Théodore  et  Téleclès  lui  ont 
appris  à  couler  à  cire  perdue  des  statues  de  grande  dimension;  le  Chiote 
Glaucos  lui  a  enseigné  la  soudure  des  métaux  ;  les  Cretois  Dipœnos, 
Scyllis,  Aristoclès,  les  Chiotes  Boupalos  et  Athénis,  l'Éginète  Smilis 
lui  ont  montré  quelles  ressources  offraient  à  des  mains  habiles  les 
marbres  de  Paros  et  l'ivoire  allié  au  bois  et  à  l'or.  A  la  vérité  nous  avons 
la  mauvaise  habitude  de  nous  représenter  comme  à  mortié  barbares 

1 .  Do  Witle,  fici».  Arch.  nouv.  $ér.,  VIII,  p.  S73.  —  Dumont,  Peintures  céramiques 
de  la  Grèce  propre,  p.  6. 


L'ART  GREC  AU  TROCADÉRO. 


111 


ces  vieux  artistes  du  vi"  siècle;  et  pourtant  l'audace  avec  laquelle 
ils  abordaient  les  sujets  les  plus  difficiles,  scènes  de  combats,  chars 
avec  leurs  chevaux  et  leurs  conducteurs,  groupes  à  nombreuses  ligures, 
décorations  en  bronze  ou  en  marbre  de  temples  entiers,  prouve 
qu'ils  avaient  confiance  en  leurs  forces;  l'admiration  que  témoignaient 
pour  leurs  œuvres  les  amateurs  de  l'époque  romaine  rend  vraisem- 
blable que  cette  confiance  était  justifiée;  les  marbres  et   les  bronzes 


PEUSONNAGE   VKTU   DU   COSTUME   ROYAL. 

(Bronze  de  la  collection  de  M.  Carapanos. ) 


du  vi"  siècle  exposés  au  Trocadéro  le  démontrent  de  la  manière  la  plus 
complète. 

Trois  de  ces  marbres  proviennent  d'Athènes.  Le  premier  par  la  date 
et  le  plus  étrange  par  le  style  est  une  tète  d'homme  trouvée  l'année  der- 
nière, et  acquise  par  M.  G.  Hampin.  La  Gazette  l'eût  volontiers  repro- 
duite, si  son  possesseur  n'eût  depuis  longtemps  réservé  la  primeur  de 
cette  publication  à  un  recueil  excellent  et  trop  peu  contwii,]^?, Monuments 
publiés  par  V Association  pour  l'encouragement  des  études  grecques  en 
France,  Je  crois,  sans  en  être  certain,  qu'elle  a  été  trouvée  sur  le  flanc 
sud  de  l'Acropole,  dans  le  voisinage  du  théâtre  et  de  l'Asclépieion.  La 
statue  d'oîi  elle  provient  était  penchée  en  avant,  dans  une  posture  mou- 


112  GAZETTE    DES  BEAUX-ARTS. 

vementée,  comme  le  prouve  l'inflexion  du  cou.  La  physionomie  est  jeune 
encore,  la  barbe  coupée  très-court,  les  cheveux  au  contraire  longs  et 
peignés  avec  une  recherche  qui  laisse  bien  loin  en  arrière  la  coiiïure,  si 
soignée  pourtant,  des  guerriers  des  frontons  d'Kgine.  La  masse  en  est 
divisée  par  une  raie  tracée  au  milieu  de  la  tête,  et  produit  en  retombant 
derrière  les  oreilles  deux  épaisseurs  semblables  à  celles  que  l'on  remarque 
dans  les  statues  égyptiennes.  Par  devant,  de  petites  mèches  tressées 
sont  rabattues  sur  le  front  et  forment  deux  séries  de  boucles  d'une  par- 
faite symétrie.  Une  couronne  de  feuilles  très-découpées,  feuilles  d'ache 
ou  persil  sauvage,  entoure  la  tête,  et  les  restes  d'un  goujon  en  fer 
implanté  dans  l'occiput  indiquent  qu'il  y  avait  là  encore  un  ornement 
rapporté  en  métal  et  dont  la  nature  reste  incertaine  :  peut-être  était-ce 
la  cigale  d'or  que  les  Athéniens  d'avant  Solon  avaient  coutume  de  fixer 
dans  leurs  cheveux.  Les  yeux  sont  gros,  à  fleur  de  tête,  et  posés  obli- 
quement, les  pommettes  très-fortes,  le  nez  fin,  la  bouche  petite  et  pin- 
cée, les  lèvres  saillantes  :  l'ensemble  rappelle  plutôt  les  traits  d'un  chef 
abyssin  que  le  type  de  la  race  grecque.  Même  en  faisant  la  part  des 
traditions  archaïques,  il  est  impossible  de  ne  pas  reconnaître  dans  cette 
figure  étrange  quelque  chose  de  caractéristique  et  d'individuel  :  elle  a 
tout  l'air  d'être  un  portrait,  et  le  portrait  d'un  homme  à  la  physionomie 
très-accentuée.  Aussi  ne  me  semble-t-il  pas  probable  qu'il  faille  y  cher- 
cher l'image  d'un  dieu  :  parmi  les  dieux,  d'ailleurs,  on  ne  pourrait 
guère  songer  qu'à  Dionysos,  et  je  ne  sache  pas  qu'il  soit  jamais  repré- 
senté avec  une  couronne  d'ache.  Cette  couronne  avait  un  caractère  de 
deuil  ;  pour  ce  motif,  on  la  donnait  en  prix  aux  jeux  Néméens,  célébrés 
en  l'honneur  d'Archémore,  et,  à  l'époque  primitive,  également  aux  jeux 
Isthmiques,  où  elle  rappelait  le  triste  sort  de  Mélicerte'.  Aurions-nous 
là  les  restes  de  la  statue  de  quelque  vainqueur,  soit  au  stade,  soit  à  la 
course  des  chars,  statue  primitivement  placée  sur  l'Acropole,  et  qui  en 
aurait  été  précipitée  comme  tant  d'autres  marbres  trouvés  dans  les  fouilles 
de  l'Asclépieion? 

Si  l'attribution  de  la  tête  de  M.  Rampin  reste  incertaine,  aucun  doute 
n'est  pos.sible  pour  celle  de  ma  collection  :  celle-ci,  (voir  la  reproduc- 
tion, page  109)  trouvée  au  Céramique  extérieur,  appartenait  bien  à  la 
statue  d'un  athlète;  les  oreilles  collées  contre  le  cnâne,  froissées  et  tumé- 
fiées, en  sont  un  signe  certain  ;  ces  tumeurs  et  ces  déformations  des 


4.  Pindare,  Islhm.,  VIII,  63  et  scholie.  —  Plutarqae,  Quœsl.  conviv.,  V,  3.  Scbol., 
Nicand,  Alexipharm.,  601.  —  Dipliilos,  Emporos,  dans  Athénée,  VI,  S28  B.  —  Pau- 
sanias,  VHI,  48,  2.  —  Hesychius,  aùi-mi  onçavoç. 


L'ART  GREC  AU  TROCADÉRO. 


113 


cartilages  étaient,  en  effet,  des  accidents  ordinaires  aux  pugilistes  et  aux 
pancratiastes.  Dans  son  hymne  aux  Dioscures,  Théocrite  montre  Amycos 
H  les  oreilles  écrasées  par  les  durs  coups  de  poing  »  : 

et  les  sobriquets  d'wTOÔXa^ta;  et  d'wToxaTa^t;,  fréquemment  donnés  aux 


f/f^Yvts  A^-t^^'^ 


OUBKRIBRS      COMBATTANT. 


(  Plaque  en  bronze  de  la  collection  de  M.  Carapanos.  ) 


athlètes,  rappellent  cette  difformité.  Tout  d'ailleurs  dans  notre  marbre, 
la  solide  implantation  de  la  tète  dans  un  cou  gros  et  court,  l'ossature 
massive  et  carrée  de  la  face,  et  jusqu'à  l'inintelligence  des  yeux  sail- 
lants et  sans  regard,  convient  bien  à  un  athlète.  La  coiffure  est  beau- 
coup plus  simple  que  dans  la  tête  de  M.  Rampin;  les  cheveux,  coupés 
très-courts  pour  ne  pas  offrir  de  prise ,  sont  simplement  ramenés  en 
avant.  L'exécution  présente,  au  contraire,  dans  les  deux  morceaux,  des 

XVUI.  —  2°    PÉRIODE.  15 


lU  GAZETTE   DES   BEAUX-ARTS. 

ressemblances  frappantes:  les  yeux,  les  lèvres,  le  nez,  le  front  sont  traités 
de  même;  mais  dans  le  second,  la  science  de  la  forme  est  déjà  un  peu 
plus  grande,  la  recherche  de  la  vérité  plus  heureuse,  et  les  qualités  de 
fini  et  de  délicatesse  plus  développées  :  il  y  a  surtout,  dans  le  modelé  des 
joues,  du  menton  et  de  la  bouche,  une  étude  et  une  habileté  étonnantes. 
Ces  deux  marbres,  voisins  par  la  date  et  étroitement  apparentés  par  la 
facture,  sont,  à  mon  sens,  avec  un  bas-relief  du  musée  d'Athènes,  les 
monuments  les  plus  remarquables  que  nous  ait  laissés  l'ancienne  école 
attique.  Ils  nous  la  montrent  préoccupée,  dès  l'époque  de  Solon  et  de 
Pisistrate,  des  mêmes  tendances  qu'elle  aura  toujours,  et  portant  déjà 
en  germe  les  qualités  particulières  qui  distingueront  plus  tard,  entre  tous 
les  sculpteurs  grecs,  les  maîtres  qui  ne  procèdent  que  d'elle,  les  Alcamène 
et  les  Praxitèle, 

Ces  qualités  caractéristiques  se  retrouvent  aussi  dans  une  œuvre 
moins  importante,  mais  intéressante  encore,  la  petite  tête  athénienne 
d'Hermès  exposée  par  M.  Armand.  Suivant  la  tradition  la  plus  ancienne, 
le  dieu  est  représenté  avec  de  longs  cheveux  bouclés  et  une  barbe  en 
pointe.  Ici  encore,  les  yeux  sont  saillants  et  obliques,  mais  l'occiput  est 
moins  développé;  le  modelé  des  joues  et  les  contours  de  la  bouche  sont 
déjà  presque  irréprochables.  La  coloration  a  complètement  disparu  : 
dans  les  deux  marbres  précédents,  elle  est,  au  contraire,  très-bien  con- 
servée :  les  cheveux  sont  rouges,  les  yeux  cernés  d'un  trait  de  môme 
couleur,  les  lèvres  recouvertes  d'une  légère  teinte  rosée. 

Mais  ce  qui  attire  surtout  l'attention  parmi  les  monuments  de  l'art  du 


AHSKS   DE  BRONZE   DE   LA   COLLECTION   DE   M.   CARÀPAKOS. 

vi«  siècle,  c'est  la  merveilleuse  série  de  bronzes  archaïques  que  renferme  la 
collection  de  M.  Carapanos.  La  Gazette,  en  racontant  les  fouilles  du  savant 
Hellène  à  Dodone,  en  a  déjà  reproduit  plusieurs,  d'après  les  planches  du 
beau  livre  publié  par  lui;  nos  lecteurs  se  rappellent  notamment  cette 
joueuse  de  double  flûte  dans  laquelle  les  archéologues  trouvent  indiqués 
d'une  manière  si  précise  l'arrangement  de  la  bande  de  cuir  (çopoeia) 
adaptée  aux  joues  pour  les  soutenir,  et  la  forme  de  l'étui  (ôûXaico;) 
destiné  à  renfermer  les  instruments.  Hs  n'ont  certainement  pas  oublié 
non  plus  ce  superbe  Satyre  à  pieds  de  cheval  qui  danse  avec  une  gau- 


L'ART  GREC  AU  TROCADÉRO. 


115 


chérie  et  une  gravité  si  comiques  un  pas  de  caractère.  Nous  reprodui- 
sons aujourd'hui,  outre  une  plaque  repoussée  remarquable  surtout  par 
la  beauté  des  tresses  qui  l' encadrent,  un  personnage  assis,  drapé  dans 


/■■•'■'•  <i-f^-\. 


HBRCL'Lg     TIRANT      DB      L    ARC. 

(Marbro  de  la  collection  do  M.  Carapanos.  ) 


el  long  manteau  royal,  et  la  tète  couverte  du  bonnet  conique  qui  semble 
avoir  été  la  coiffure  nationale  des  peuples  de  la  Thrace,  de  la  haute  Macé- 
doine et  de  l'Épire,  aussi  bien  que  de  leurs  frères  les  Phrygiens  d'Asie 
Mineure.  Signalons  encore  une  Atalante,  vêtue  d'une  courte  tunique,  et 
dont  les  jambes  sont  si  musclées,  les  formes  si  viriles,  que,  sans  l'indica- 


116  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

tion  des  seins  sur  la  poitrine,  on  croirait  voir  un  jeune  éphèbe.  Bien 
curieux  aussi  est  ce  cavalier,  monté  sur  un  cheval  beaucoup  trop  grand, 
et  retournant  la  tête  vers  le  spectateur.  Il  était  sans  doute  appliqué  sur 
un  vase  ou  une  boîte  ;  un  autre  cavalier  était,  au  contraire,  une  statuette 
isolée  :  dans  la  suite  des  siècles,  il  a  perdu  sa  monture,  et  ses  jambes 
arquées  ne  pressent  plus  les  flancs  de  la  bête,  ses  deux  mains  portées 
en  avant  ont  lâché  la  bride. 

Nous  avions  déjà  vu,  à  l'Exposition  des  Alsaciens-Lorrains,  la  jambe 
en  bronze  rapportée  de  l'Italie  méridionale  par  un  sagace  et  heureux 
fureteur,  M.  E.  Piot.  Elle  provient,  ainsi  que  plusieurs  fragments  de 
tunique,  de  la  statue  d'un  homme  armé,  peut-être  un  hoplitodrome.  Le 
modelé  en  est  fin  et  nei'veux;  le  masque  de  Gorgone,  dont  le  haut  de  la 
cnémide  est  orné,  trahit  le  désir,  curieux  à  cette  époque,  d'embellir  cette 
tête,  représentée  presque  toujours  alors  comme  hideuse  et  grimaçante. 

A  peine  ai-je  le  temps  de  signaler  en  passant  les  trois  miroirs  en 
bronze  de  MM.  Dutuit,  de  Bammeviile  et  Gréau  :  dans  tous  les  trois,  le 
pied  est  formé  par  une  Aphrodite  entièrement  vêtue;  les  deux  derniers 
sont  de  plus  remarquables  par  la  conservation  des  ornements  accessoires 
dont  le  pourtour  du  disque  était  décoré  ;  celui  de  M.  de  Bammeviile  est 
absolument  complet,  et  le  double  sphinx  qui  en  forme  l'acrotèrelui  donne 
une  singulière  élégance.  Je  ne  puis  non  plus  qu'appeler  l'attention  sur 
deux  terres  cuites  de  M.  Gréau  :  un  citharède  vêtu,  trouvé  à  Thespies, 
et  où  il  faut  peut-être  reconnaître  un  Hésiode  ,  et  un  Apollon  nu  et 
tenant  la  lyre,  provenant  de  Délion  en  Béotie.  Des  statuettes  semblables 
se  trouvent  assez  souvent  en  cet  endroit,  et  il  faut  sans  doute  y  voir  des 
imitations  de  la  statue  du  dieu  placée  dans  le  temple  auquel  la  localité 
devait  son  nom  :  elles  nous  permettent  donc  de  nous  faire  une  idée  d'une 
sculpture  qui  a  dû  être  importante. 

L'Apollon  de  M.  Gréau  est  des  dernières  années  du  vi^  siècle  ou 
des  premières  du  v°.  Il  marque  la  transition  de  l'art  archaïque  à  l'art  de 
la  grande  époque.  11  en  est  encore  de  même  d'une  plaque  estampée 
en  terre  cuite,  qui  fait  partie  de  ma  collection ,  et  dont  l'intérêt  est 
grand,  non  seulement  pour  l'histoire  de  l'art,  mais  aussi  pour  l'étude 
des  mœurs.  Le  sujet  représenté  est  un  épisode  des  funérailles,  le  trans- 
port du  mort  au  lieu  de  la  sépulture.  Le  cadavre,  la  tête  découverte,  le 
corps  enveloppé  d'un  manteau,  est  étendu  sur  un  lit;  ce  lit  est  placé 
lui-même  sur  le  tablier  d'une  charrette  attelée  de  deux  chevaux,  et  dont 
les  roues  ont  la  forme  la  plus  ancienne.  Tout  autour  s'avancent  les  per- 
sonnes admises  par  la  loi  à  faire  partie  du  convoi  :  d'abord  une  femme, 
l'êY/viTJKîTpia,  portant  sur  sa  tête  le  vase  (x"'fp'«)  destiné  aux  libations; 


L'ART  GREC  AU  TROCADÉRO. 


117 


puis  deux  parentes,  vêtues  comme  l'enkhytristria  du  costume  le  plus 
solennel ,  deux  tuniques  superposées  et  un  himation.  Celles-ci  (paivofxevai 
yuvatite;),  les  cheveux  dénoués,  accompagnent  de  gestes  de  douleur  la 
lamentation  funèbre  (ôp^voç).  Deux  jeunes  gens  en  costume  de  guerre, 


DISPUTE     DU      TRÉPIED. 

(  Plaque  en  bronze  de  la  collection  de  M.  Carapanos.  ) 


les  fils  peut-être,  marchent  à  leur  suite,  et  semblent,  comme  dans  les 
(jwpioXoytai  de  la  Grèce  moderne ,  interpeller  le  mort  et  lui  reprocher 
d'avoir  abandonné  les  siens.  La  marche  est  fermée  par  le  joueur  de  double 
flûte  chargé  d'accompagner  des  sons  les  plus  plaintifs  de  son  instrument 
le  thrène  psalmodié  par  la  famille.  (Voir  le  dessin  en  tête  de  cet  article.) 
Les  plaques  estampées  sont  fort  rares  :  Schône  en  a  décrit  trente-deux', 

1 .  SchiJne,  Griechische  Reliefs, 


118  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

et  depuis  une  dizaine  peut-être  ont  été  découvertes.  Toutes  sont  de 
la  même  époque  :  il  semble  que  la  fabrication  en  ait  été  de  courte 
durée  et  se  soit  faite  dans  un  petit  nombre  d'ateliers.  Celle  que  je  viens 
de  décrire  est  une  des  plus  belles  :  la  scène  est  bien  composée  ;  les 
figures  groupées  avec  art,  les  attitudes  graves  et  naturelles.  J'aime 
moins  celle  qu'expose  M.  de  Bammeville,  et  qui  représente  une  scène  de 
la  tragédie  classique,  la  rencontre  d'Oreste  avec  Electre  et  Chrysothcmis 
auprès  du  tombeau  d'Agamemnon.  Le  faire  en  est  beaucoup  plus  mou 
que  celui  de  la  plaque  Photiadis-Bey,  aujourd'hui  au  Louvre,  où  le 
même  sujet  est  figuré. 

C'est  encore  à  l'époque  des  guerres  Médiques  que  j'attribuerais  le 
bas-relief  en  marbre  passé  de  la  collection  de  Mustapha-Fazyl-Pacha  dans 
celle  de  M.  Carapanos.  Il  est  bien  regrettable  que  la  provenance  n'en  soit 
pas  certaine  :  s'il  était  réellement  de  Corinthe,  ce  serait  la  première 
œuvre  connue  d'une  école  artistique  sur  laquelle  les  anciens  mêmes  ne 
savaient  que  bien  peu  de  choses.  Le  sujet  représenté  est  fréquent  sur 
les  peintures  de  vases,  mais  jamais,  que  je  sache,  il  ne  s'était  rencontré 
sur  un  marbre  :  Hercule  a  déposé  à  terre  sa  massue  et  sa  peau  de  lion, 
et  nu,  l'arc  entre  les  mains,  il  perce  de  ses  flèches  les  oiseaux  de  Stym- 
phale.  Comme  dans  les  figures  d'Égine,  la  taille  est  trop  amincie,  les 
fesses  trop  saillantes,  les  muscles  tenseurs  des  cuisses  trop  accentués. 
Mais  le  mouvement  général  du  héros,  haussé  sur  la  pointe  des  pieds  et 
portant  le  corps  en  avant  pour  mieux  viser,  est  très-juste  ;  l'anatomie 
du  torse  est  très-bien  étudiée,  et  la  saillie  de  l'épaule  droite,  violemment 
portée  en  arrière,  ainsi  que  la  différence  apparente  de  longueur  des  bras, 
sont  franchement  accusées  :  l'artiste  connaît  à  fond  le  corps  humain,  et, 
avec  la  conscience  scrupuleuse  des  âges  primitifs,  il  ne  cherche  à  atté- 
nuer ni  à  dissimuler  rien  de  ce  qu'une  attitude  juste  peut  avoir  de  dis- 
gracieux. La  tête  est  bien  vivante  et  d'une  grande  énergie.  La  grosseur 
du  nez,  la  musculature  vigoureuse  des  joues,  l'épaisseur  des  lèvres,  font 
songer  au  Brutus  de  Michel-Ange*. 

II. 

A  tout  seigneur  tout  honneur  :  parmi  les  monuments  de  l'art  du 
v*  siècle,  notre  premier  regard  est  dû  à  la  tête  en  marbre  de  M.  de  La- 

4.  On  chercherait  en  vaia  à  vérifier  cette  comparaison  sur  le  dessin  joint  à  ces 
lignes.  Ce  dessin,  comme  celui  de  la  scène  des  funérailles,  a  dû  être  fait  un  peu  à  la 
hAte,  et  la  Gazelle  n'a  pu  se  montrer  aussi  sévère  qu'elle  l'est  d'ordinaire. 


L'ART  GREC  AU  TROCADÉRO. 


119 


borde  :  admirer  une  œuvre  de  Phidias  n'est  pas  un  plaisir  souvent  donné 
aux  Parisiens.  J'ai  dit  une  œuvre  de  Phidias,  et  en  efiet,  quoique  aucun 
texte  ancien  ne  lui  attribue  clairement  les  frontons  du  Parthénon,  les 
fouilles  d'Olympie,  en  nous  faisant  connaître  le  style  de  ses  deux  prin- 
cipaux émules,  ont  donné  une  très-grande  force  à  la  croyance,  en  quelque 


(Terre  cuite  de  la  collection  de  M.  Rayet  ) 

sorte  intuitive,  que  ces  marbres  sont  bien  de  lui.  Aucune  incertitude 
d'ailleurs  sur  l'origine  de  la  tête  de  M.  de  Laborde  :  grâce  aux  dessins 
pris  par  Carrey  avant  l'explosion  de  1687,  on  sait  qu'elle  provient  du 
fronton  ouest  du  Parthénon,  et  de  la  statue  de  la  Victoire  placée  sur  le 
char  auprès  d'Athéna.  Morosini  trouvait  ce  groupe  particulièrement 
beau;  avant  d'évacuer  Athènes,  il  essaya  de  l'enlever;  mais  l'ébranle- 
ment produit  par  l'explosion  avait  été  tel  qu'aux  premiers  efforts  faits 
par  les  ouvriers,  tout  tomba  par  terre  et  se  brisa'.  Le  secrétaire  du 


1.  Dépêche  de  Morosini  au  doge,  publiée  par  M.  de  Laborde  :  Athènes  aux  xv, 
xvi«  et  xvn«  siècles,  t.  II,  p.  2Î7  et  suivantes. 


120  GAZETTE   DES   BEAUX-ARTS. 

capitaine  général,  San  Galio,  ramassa  la  tête  de  la  Victoire  et  l'emporta 
à  Venise,  où  elle  resta  longtemps  oubliée.  En  1824,  elle  fut  vendue  à 
un  négociant  autrichien,  David  Weber,  possesseur  de  quelques  antiques. 
Weber  en  reconnut  la  noble  origine,  et  la  signala  au  monde  savant  dans 
une  brochure  publiée  en  1825,  et  accompagnée  d'une  fort  mauvaise 
gravure.  Otfried  Muller  la  publia  de  nouveau  en  1832  dans  ses  Monu- 
ments de  l'art  antique.  Enfin,  en  1840,  M.  de  Laborde,  de  passage  à 
Venise,  eut  l'heureuse  fortune  de  pouvoir  l'acheter  aux  enfants  de  Weber 
et  l'adresse  de  la  soustraire  à  la  vigilance  de  la  douane  autrichienne. 

La  tète  de  la  Victoire  a  beaucoup  souffert  :  outre  les  ravages  faits  par 
la  pluie  à  l'épiderme  du  marbre,  le  nez,  les  lèvres  et  le  menton,  ainsi 
qu'un  morceau  de  l'occiput,  ont  été  brisés  lors  de  la  chute,  et  peu  adroi- 
tement restaurés.  Néanmoins  il  reste  assez  de  parties  intactes  pour  que 
l'on  demeure  saisi  d'admiration  devant  cette  grandeur  sans  effort,  cette 
majestueuse  simplicité,  cette  grâce  virginale  unie  à  cette  fierté  divine. 
Quelles  leçons  ce  débris  mutilé  peut  donner  à  nos  plus  grands  artistes, 
dontcertesje  ne  méconnais  point  le  talent,  mais  qui  oublient  trop  souvent, 
dans  la  recherche  de  l'effet  et  de  l'originalité,  que  les  seules  choses  réel- 
lement belles  sont  les  plus  vraies  et  les  plus  simples. 

Rien  ne  saurait  soutenir  la  comparaison  avec  l'œuvre  de  Phidias.  Et 
pourtant  si,  après  avoir  admiré  la  sublime  grandeur  que  son  ciseau  a 
donnée  à  la  sculpture,  on  veut  se  faire  une  idée  de  ce  que  pouvait  être 
la  peinture  à  la  même  époque,  sous  le  pinceau  des  Polygnote  et  des 
Micon,on  regardera  avec  une  vive  curiosité  la  belle  cylix  à  figures  rouges 
signée  du  peintre  Brygos,  et  exposée  par  M.  de  Bammeville.  Brygos  est 
un  de  ces  artistes  de  la  première  moitié  du  v"  siècle  dont  le  style  s'est 
modifié  sans  cesse,  car,  dans  cette  période  fortunée,  l'art  progressait 
aussi  vite  qu'en  Italie  dans  les  premières  années  du  xvi*  siècle.  Parmi 
ses  œuvres,  la  coupe  de  la  collection  Campana  qui  représente  le  jugement 
de  Paris  a  encore  de  la  sécheresse  et  de  la  raideur;  la  coupe  de  l'institut 
Stâdel  à  Francfort,  dont  la  décoration  est  empruntée  au  mythe  éleusi- 
nien,  et  celle  que  nous  décrivons  à  présent,  montrent  déjà  plus  de 
souplesse  dans  le  dessin  et  d'ampleur  dans  la  composition.  Celle  enfin 
où  est  figurée  Héra  poursuivie  par  les  Satyres,  n'a  presque  plus  aucune 
trace  d'archaïsme. 

La  coupe  de  M.  de  Bammeville  montre  à  l'intérieur  Briséis  debout, 
versant  à  boire  à  un  vieillard  assis  sur  un  trône.  A  l'extérieur  est  repré- 
senté le  massacre  de  la  famille  de  Priam  par  les  héros  grecs.  La  furie 
de  la  mêlée  n'ôte  rien  à  l'harmonie  des  lignes;  la  composition  est  serrée 
sans  être  confuse;  le  dessin  est  simple  et  large.  Le  jeune  guerrier  grec  qui, 


L'ART  GREC  AU  TROCADERO. 


12t 


après  avoir  terrassé  Andromachos,  s'élance  sur  Androniachè  armée  d'un 
pied  de  banc,  est  surtout  d'un  mouvement  superbe.  Par  quelle  singulière 
inconsistance  de  goût  l'amateur  qui  a  su  apprécier  celte  pièce  d'une 
beauté  sévère  peut-il  supporter  la  vue  de  ces  deux  lécythi,  le  premier 
repeint  d'un  bout  à  l'autre,  le  second  seulement  aux  trois  quarts,  de 


APHRODITE. 

(Bronze  de  la  collection  de  M.  Gréau.  ) 


celte  Vénus  remplie  de  son,  digne  de  la  devanture  d'un  bandagiste,  et 
de  cette  figure  couchée  dont  le  corps  et  la  tête,  pour  n'être  pas  plus 
antiques  l'un  que  l'autre,  n'en  font  pas  ensemble  meilleur  ménage?  Com- 
bien la  cylix  de  Brygos,  le  miroir  signalé  plus  haut,  et  huit  ou  dix  jolies 
statuettes,  feraient  plus  fière  figure  s'ils  étaient  délivrés  de  cette  mau- 
vaise compagnie  ! 

La  coupe  de  Doris  de  la  collection  Paravey,  sur  laquelle  est  repré- 
sentée l'Aurore  enlevant  du  champ  de  bataille  le  cadavre  de  son  fils 


WllI.  —  2'  PÉRIODE. 


16 


122  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

Memnou,  est  d'un  dessin  un  peu  dur  et  sec  '.  Doris  se  montre  avec  plus 
d'avantage  dans  quelques  autres  de  ses  peintures.  La  coupe  de  Chachry- 
lion  qui  m'appartient  *  n'est  pas  non  plus  au  nombre  des  œuvres  princi- 
pales de  l'artiste  dentelle  porte  la  signature  :  ce  qui  en  fait  l'intérêt,  c'est 
d'abord  qu'on  y  distingue  nettement,  dans  le  corps  de  l'hoplitodrome, 
un  détail  rarement  visible,  la  trace  de  l'esquisse  préparatoire;  ensuite 
que,  seule  parmi  les  dix  coupes  connues  de  Chacbrylion,  elle  a  été  trou- 
vée en  Grèce;  elle  est  ainsi  une  preuve  du  grand  commerce  de  vases 
qui  se  faisait  entre  les  diverses  parties  du  monde  hellénique. 

Doris  et  Chacbrylion  ont  dû  vivre  l'un  et  l'autre  au  milieu  du 
v'  siècle.  Mégaclès  doit,  au  contraire,  avoir  travaillé  vers  420  ou  âOO. 
11  n'est  connu  que  par  un  seul  vase,  une  charmante  petite  pyxis,  ou  boîte 
à  fard,  de  provenance  athénienne,  passée  dernièrement  de  la  collection 
de  M.  Barre  dans  celle  de  M.  de  Hirsch  '.  Le  couvercle  en  est  décoré  de 
lièvres,  animaux  consacrés  à  Aphrodite  ;  le  pourtour,  de  scènes  emprun- 
tées à  la  toilette  et  aux  distractions  des  femmes  dans  l'intérieur  du 
gynécée. 

Il  est  bien  probable  que  les  anciens  tenaient  les  coroplasles  ou  mo- 
deleurs de  figurines  en  moindre  estime  que  les  fabricants  de  vases  : 
ceux-ci,  en  effet,  ont  parfois  signé  leurs  œuvres  ;  ils  avaient  donc  con- 
science de  leur  valeur  et  jouissaient  d'une  certaine  notoriété  ;  ceux-là, 
au  contraire,  ne  nous  ont  jamais  transmis  leurs  noms,  et  pourtant,  jus- 
que dans  les  produits  de  leur  industrie  dédaignée,  on  trouve  maintes  fois, 
non-seulement  le  charme  prime-sautier  et  bon  enfant  qui  semble  propre 
à  la  terre,  mais  le  grand  style  de  la  sculpture  et  la  sévère  dignité  du 
marbre.  Il  en  est  ainsi,  par  exemple,  de  la  figurine  de  Goré,  trouvée  à 
Athènes  et  dont  je  suis  possesseur.  Elle  est  coupée  à  mi-corps,  comme 
l'étaient  souvent  les  images  des  divinités  chthoniennes  :  la  fille  de 
Déméter  est  censée  à  demi  sortie  de  terre,  à  demi  cachée  sous  le  sol. 
Elle  est  vêtue  du  péplos  dorien,  et  a  les  cheveux  serrés  dans  le  bonnet 
ou  xu(7Tt;  dont  se  coiffaient  les  jeunes  vierges.  L'ampleur  de  la  poitrine, 
la  rectitude  hiératique  des  plis  du  vêtement,  le  port  ferme  et  hautain  de 
la  tête,  l'impassible  sévérité  des  traits,  inspirent  le  respect  et  révèlent 
la  déesse  à  laquelle  étaient  données  les  épithètes  de  irorvia,  la  puis- 
sante, et  de  «YVYi,  la  pure. 

Nous  ne  pouvons,  car  le  temps  nous  presse,  nous  attarder  à  regar- 

<.  Frœliner,  Musées  de  France,  pi.  40. 

2.  Bulletin  de  la  Société  des  Antiquaires  de  France,  4878,  p.  47. 

:).  Elle  est  lithographiée  dans  le  catalogue  de  la  vente  Barre. 


L'ART  GREC  AU  TROGADÉRO. 


123 


der  dans  la  même  vitrine  une  aulre  Coré,  en  pied  celle-là,  et  également 
majestueuse,  mais  d'une  facture  bien  moins  fine.  Nous  ne  donnerons 
non  plus  qu'un  rapide  regard  à  la  tête  en  marbre  d'un  vieillard  à  longue 
barbe,  à  longs  cheveux  retenus  par  un  diadème,  qu'expose  M.  Gréau  : 
c'est  un  Esculape  sans  doute;  dans  tous  les  cas,  le  visage  est  d'une 


QUBRRIER. 

(  Bronno  de  la  collection  de  M.  Gréau.) 


beauté  achevée,  et  ce  calme  majestueux  convient  bien  aux  immortels. 
Mais  avant  de  quitter  la  collection  si  variée  et  si  instructive  de  l'ama- 
teur de  Troyes,  je  tiens  à  dire  quelques  mots  des  deux  bronzes  qui  sont 
au  nombre  des  plus  rares  trésors  qu'elle  contient.  Le  premier  est  une 
déesse  debout  et  vêtue,  désignée  dans  le  catalogue  de  l'Exposition  rétro- 
spective de  1866  comme  une  Junon,  et  dans  laquelle  M.  Fr.  Lenormant, 


124  GAZETTE   DES  BEAUX-ARTS 

avec  toute  raison  à  mon  avis,  reconnaissait  alors  une  Aphrodite  *,  Je 
n'alTirmerais  point  que  cette  statuelle  soit  exactement  de  l'époque  qu'elle 
paraît  :  le  costume,  l'attitude  sont  de  la  première  moitié  du  V  siècle;  la 
manière  dont  est  traité  le  modelé  des  jambes  et  du  visage  fait  au  con- 
traire songer  à  certaines  œuvres  du  début  du  iv%  auxquelles,  par  un 
respect  religieux  de  la  tradition,  on  conservait  encore  la  rigidité  archaïque, 
alors  que  depuis  longtemps  les  artistes  savaient  donner  au  corps  toute 
la  souplesse  et  l'élasticité  de  la  vie.  Ces  imitations  du  style  d'une  époque 
antérieure  n'étaient  pas  rares  chez  les  Grecs,  et  nous  en  trouvons  encore 
un  exemple  dans  la  collection  dodonienne  de  M.  Carapanos  :  la  plaque 
repoussée,  où  est  figurée  la  dispute  d'Apollon  et  d'Hercule  pour  la  posses- 
sion du  trépied  de  Delphes,  a  la  raideur  des  figures  éginétiques,  tandis 
que  la  correction  classique  des  profils  ne  permet  pas  de  la  faire  remon- 
ter plus  haut  que  A50.  Quoi  qu'il  en  soit  d'ailleurs  de  cette  petite  ques- 
tion de  date,  et  que  la  statuette  de  M.  Gréau  soit  de  quelques  années 
plus  ancienne  ou  plus  moderne,  elle  n'en  est  pas  moins  un  des  plus 
beaux  bronzes  antiques  parvenus  jusqu'à  nous.  La  Déesse  est  debout, 
vêtue  du  costume  dorien  aux  plis  simples  et  étoffés,  et  la  tête  ceinte 
d'une  couronne  que  décorent  des  fleurons  ;  l'épaisseur  formée  sur  le 
front  par  les  boucles  ondulées  de  la  chevelure  projette  sur  le  visage 
penché  une  ombre  qui  donne  à  la  figure  une  suave  expression  de  pudeur, 
une  grâce  mystérieuse  et  voilée;  la  gorge,  d'une  fermeté  virginale, 
soulève  le  vêtement;  les  jambes  sont  rapprochées  l'une  de  l'autre, 
et  nulle  part  le  corps  n'a  plus  de  largeur  qu'à  la  poitrine  ;  les  pieds, 
chaussés  de  sandales  assujetties  par  une  bride  passée  entre  les  doigts, 
sont  travaillés  avec  un  soin  minutieux  ;  et  la  merveilleuse  qualité  du 
bronze,  la  patine  d'un  vert  doux  et  harmonieux  dont  le  temps  l'a  revêtu, 
ajoutent  encore  un  charme  de  plus  à  ces  formes  d'une  exquise  élé- 
gance. 

Je  préfère  encore,  et  de  beaucoup,  malgré  les  mutilations  qu'elle  a 
subies,  la  seconde  statuette.  Celle-ci,  trouvée  près  de  Tarente,  représente 
un  guerrier  debout,  peut-être  un  capitaine  haranguant  ses  troupes.  Sa 
poitrine  large  et  bombée  est  revêtue  de  la  cuirasse  de  métal  (yuaî.oOwpa^) 
dont  les  deux  pièces,  reliées  par  des  agrafes  latérales  et  par  deux  bre- 
telles placées  sur  les  épaules,  épousent  le  modelé  du  corps.  Des  ban- 
delettes de  cuir  (itTêpuyeç)  protègent  le  haut  des  bras  et  les  cuisses,  des 
cnémides  recouvrent  les  jambes,  et  sur  la  tête  est  posé  le  casque  percé 

r  Fr.  Lenormant,  les  Antiques  à  l'Exposition  rétrospective  des  Champs-Elysées 
(Gazette  des  Beaux-Arts  de  février  1866). 


L'ART  GREC  AU  TROCADERO. 


125 


de  deux  trous  pour  les  yeux  (TC£pixeipa>.aia  aùXwTCiç),  qu'au  moment  du 
combat  on  rabattait  sur  la  figure,  et  qu'en  temps  ordinaire  on  portait 
levé,  de  manière  à  laisser  la  face  à  découvert.  La  cuirasse,  ses  bretelles 
et  ses  franges  étaient  ornées  de  damasquinures  qui  ont  en  grande  partie 
disparu  ;  au-dessus  du  sternum  était  sans  doute  un  masque  de  Gorgone, 
et  sur  l'abdomen  ainsi  que  sur  les  cnémides  courent  des  rinceaux  d'ar- 
gent. La  pose  du  guerrier  est  aisée  et  naturelle,  en  même  temps  que 
digne  et  noble.  Le  modelé  est  large  et  simple;  la  tête  surtout,  levée  et  en 
mouvement,  est  d'un  superbe  caractère.  L'ombre  du  casque  et  les  épais- 
seurs sommairement  massées  de  la  barbe  concentrent  l'attention  sur  la 
partie  expressive  du  visage,  sur  les  yeux  profonds  et  pleins  de  pensées, 
le  nez  ferme  et  droit,  les  joues  martelées  par  les  fatigues  subies,  et  la 
bouche  entr'ouverte  sous  une  moustache  fièrement  tordue.  En  regardant 
la  photographie  de  ce  bronze,  il  faut  un  effort  pour  se  rappeler  que  c'est 
une  statuette  de  moins  de  25  centimètres,  et  non  pas  une  statue. 


O.    RAYET. 


(Lii  suite  frochainnnenl.J 


LES  FRESQUES  DE  VÉRONESE 

AU   CHATEAU    DE    MASÈRE 


l'RÈS    DE    TRÉVISSE  • 


(aUITK     RT    fin). 


E  n'ai  pas  besoin  d'ajouter  que  là  où 
Véronèse  a  choisi  pour  fonds  des  paysages 
comme  ceux  qu'il  a  placés  dans  les  quatre 
fresques  des  travaux  d'Hercule,  ses  arbres 
sont  traités  largement  et  touchés  de  pra- 
tique, à  peu  près  suivant  la  manière 
titianesque,  de  façon  à  ne  figurer  que 
comme  les  accessoires  de  la  composition. 
Le  feuille  n'en  est  jamais  touffu;  il  est 
clair-semé,  au  contraire;  les  rameaux  en 
sont  rares  et  les  bouq'JPts  de  feuilles 
laissent  transparaître  le  ciel.  Il  en  est  de  même  lorsque  Véronèse  ouvre 
un  paysage  dans  la  muraille,  entre  deux  colonnes  ou  entre  deux  fenêtres. 
Pour  mieux  faire  fuir  la  campagne,  il  ménage  au  premier  plan,  en  guise 
de  coulisses,  des  branches  de  gros  arbres  qui  empiètent  sur  les  nuages 
et  qui  font  l'oHice  de  repoussoir.  Mais  en  regardant  ces  paysages  que 
l'artiste  a  enlevés  dans  une  matinée  sur  l'enduit  frais,  l'on  est  tout  sur- 
pris d'y  trouver  un  caractère  idéal,  ou  pour  mieux  dire  celte  fois,  imagi- 
naire. Ce  sont,  par  exemple,  des  ports  de  mer  que  Véronèse  n'a  vus,  je 
crois,  nulle  part,  et  qu'il  invente  sur  l'heure  dans  la  facilité  de  son  génie, 
comme  les  inventait  Claude  Lorrain  dans  la  profondeur  de  ses  rêves  ou 
le  vague  de  ses  souvenirs;  ou  bien,  c'est  une  ville,  moitié  italienne, 
moitié  allemande  qui  est  bâtie  sur  les  deux  rives  d'un  fleuve  traversé 


4.  Voir  la  Gazette  des  Beaux-Arts,  S*  période,  i.  XVIÎ.  p.  385. 


LES   FRESQUES   DE   VÉRONÈSE.  127 

par  de  grands  ponts  et  qui  rappelle,  mais  de  loin,  certains  aspects  de 
Vérone  et  de  l'Adige,  ou  bien  encore,  ce  sont  les  restes  d'une  ville 
antique,  où  des  arbres  à  la  frondaison  vigoureuse  ont  poussé  parmi  les 
ruines  des  voûtes  écroulées  et  des  arcades  abattues.  La  cité  aujourd'hui 
déserte  était  construite  sur  les  bords  d'un  torrent,  au  pied  d'une  mon- 
tagne, et  desservie  par  un  pont  romain  qui  a  perdu  ses  parapets,  mais 
sur  lequel  passent  encore  des  troupeaux  que  l'on  mène  paître  sur  les 
collines  herbues.  Si  l'on  ne  s'étonne  pas  de  voir  courir  des  chiens  de 
chasse  dans  ce  pays  devenu  sauvage,  plantureux  et  giboyeux,  on  est 
surpris  du  moins  d'y  trouver  quelque  chose  de  sévère  et  d'agreste  que 
l'on  ne  s'attendait  pas  à  rencontrer  dans  l'œuvre  du  chai'mant  Véronèse. 

Les  paysages  de  ce  grand  maître  sont,  du  reste,  conçus  et  exécutés 
comme  ils  le  seraient  pour  des  toiles  de  fond ,  par  les  décorateurs  de 
théâtre. 

Le  premier  plan  est  toujours  pris  sur  la  terre  ferme;  mais  les  fonds 
représentent  des  villes  éloignées,  bâties  en  amphithéâtre  sur  des  mon- 
tagnes avec  des  obélisques,  des  pyramides,  des  palais  dont  les  escaliers 
mouillent  dans  la  mer,  et  des  jetées  monumentales,  vers  lesquelles  se 
dirigent  des  navires  à  la  voile  penchée,  le  tout  dominé  par  un  ciel  nua- 
geux, rayé  d'azur.  Ah  !  quand  un  peintre  de  figures,  quand  un  maître 
s'en  mêle,  le  paysage  n'est  qu'un  jeu  pour  lui.  Avec  quelle  aisance,  quel 
sentiment  de  grandeur,  quelle  autorité  un  Titien  ou  un  Véronèse  attaquent 
le  paysage,  y  font  frémir  les  arbres  et  vibrer  les  tons  du  ciel,  et  quelle 
poésie  ils  savent  répandre  sur  des  campagnes  qui  sont  naturelles  sans 
naturalisme,  vraisemblables  autant  qu'idéales,  et  dans  lesquelles  se  pro- 
mènent l'imagination  ravie  et  les  regards  étonnés  ! 

De  temps  à  autre,  en  parcourant  la  villa  Masère,  il  nous  prenait  fan- 
taisie, à  mes  compagnons  et  à  moi,  de  regarder  par  les  fenêtres  du  châ- 
teau pour  jouir  du  spectacle  que  nous  offraient,  de  toutes  parts,  les  petits 
contreforts  de  la  chaîne  des  Alpes  carniques,  des  fontaines  que  Palladio 
avait  recueillies  avec  art  dans  les  sources  pérennes  des  rochers,  des  bas- 
sins qu'il  avait  construits  au  pied  des  collines  et  de  la  verdure  sombre 
d'un  pays  fertile;  mais,  bien  que  la  Marche  trévisane  ainsi  que  le  Frioul 
touchent  aux  contrées  germaniques,  il  était  clair  pour  nous  que  les 
paysages  peints  par  Véronèse  dans  les  chambres  de  Masère  n'étaient  pas 
une  imitation  de  la  nature  environnante,  mais  qu'ils  avaient  été  créés 
presque  uniquement  par  la  vertu  de  cette  baguette  de  fée  qui  était  son 
pinceau  '. 

1 .  Dans  notre  exouréion  à  Masère,  un  de  nos^corapagnons  était  M.  Firmin  Delangle 


128 


GAZETTE    DES   bEAUX-AHTS. 


Au  sortir  d'une  chambre  particulièrement  ornée  de  paysages,  l'on  se 
retrouve  (je  crois,  du  moins,  m'en  souvenir)  dans  une  salle  voûtée,  dont 
la  hauteur  dépasse  de  près  d'un  tiers  la  largeur,  et  au  centre  de  la 
voûte  se  creuse  une  sorte  de  calotte,  non  pas  ronde,  mais  octogone,  dans 
laquelle  Véronèse  a  peint  les  dieux  de  l'Olympe  autour  d'une  ligure  cen- 
trale qui  symbolise  l'Immortalité.  Cependant,  comme  tous  les  dieux  que 
le  peintre  y  voulait  mettre,  et  qui  sont  plus  grands  que  nature,  n'au- 


JUNON,      FKESliUE      DE      VÉRONÈSE      AD      CHATEAU      DE      MASiiRK. 

(Dessin  de  M.  A.  Gilbert.^ 


raient  pu  tenir  dans  ce  plafond,  il  a  pris  le  parti  de  n'y  peindre  que  les 
sept  figures  de  Saturne,  Jupiter,  Mars,  Apollon,  Vénus  avec  l'Amour, 

peintre,  qui  venait  d'achever,  pour  le  Musée  européen,  son  admirable  copie  du  Man- 
legna  de  Vérone  ^aujourd'hui  à  l'École  des  Beaux-Arts),  et  qui  avait  bien  voulu  nous 
accompagner  à  la  villa  Masère,  bien  qu'il  l'eût  déjà  visitée  une  première  fois.  Cette 
villa,  après  avoir  passé  de  la  famille  Barbaro  dans  celle  du  doge  Lodovico  Manin,  qui 
fut,  en  1789,  le  dernier  doge  de  Venise,  appartient  maintenant  à  un  grand  industriel, 
M.  Giacomelli,  qui  en  fait  les  honneurs  avec  cette  aimable  simplicité  qui  est  le  carac- 
tère de  la  politesse  italienne. 


LES  FRESQUES  DE  VÉRONÈSE. 


129 


Mercure  et  Diane.  Toutes  ces  déités,  au  lieu  d'être  caractérisées  par  le 
choix  des  formes,  le  sont  tout  simplement  par  leurs  attributs.  Mercure, 
le  messager  de  l'Olympe,  le  gymnaste  accompli,  n'est  pas  plus  svelte  que 
Mars,  et  on  ne  le  reconnaît  qu'à  son  caducée  et  à  son  pétase.  Diane, 
l'austère  Diane,  est  ornée  de  bijoux,  et  ne  se  distingue  de  Vénus  que 
parla  présence  de  ses  chiens  qu'elle  caresse;  elle  est  aussi  riche  de  car- 
nation, aussi  désirable  que  la  déesse  de  l'amour.  Apollon  est  un  éphèbe 


FBKSgUE  DE  VÉRONÈSE   AU   CHATEAU   DE  MASÈRE. 

(Dessin  do  M.  A.  Gilbert.) 

charnu  que  l'on  prendrait,  s'il  ne  tenait  sa  lyre  à  la  main,  pour  un 
Ganymède;  et  Jupiter,  accoutré  comme  un  Arabe,  passerait,  sans  son 
aigle,  pour  un  Mahomet.  Les  dieux  qui  n'ont  pu  trouver  place  dans  son 
Olympe  :  Neptune,  \ulcain,  Cybèle  et  Junon,  Yéronèse  les  a  peints  sépa- 
rément aux  quatre  angles  de  la  voussure,  en  des  cadres  ayant  la  forme 
de  pendentifs. 


Mais  que  de  licences  il  a  prises!  avec  quel  sans  gêne  il  a  vêtu  sa 
Junon  d'une  belle  robe  de  brocart  à  boufl'anls  crevés,  et  lui  a  mis  des 

XVHI.   —   V-    PERIODE.  '17 


130  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

perles  dans  les  cheveux  I  Avec  quelle  liberté  il  suppose  que  les  bijoutiers 
de  l'Olympe  ont  fabriqué  pour  Cybèle  des  pendants  d'oreilles  et  des 
bracelets  rehaussés  de  pierres  précieuses  !  N'esl-il  pas  évident  que  Paolo 
Galiari,  fils  d'un  tailleur  de  pierres  (scarpellino)  ou,  comme  l'on  dit  à 
Vérone,  d'un  tagliapietre,  n'avait  reçu  que  les  premiers  rudiments  de 
l'éducation  classique,  et  qu'il  ne  connut  de  la  mythologie  que  ce  qu'en 
savent  en  Italie  tous  les  ouvriers  du  bâtiment.  On  parle  de  son  mépris 
pour  le  costume,  c'est-à-dire  pour  les  convenances  locales,  les  usages, 
les  mœurs,  les  habitudes  et  les  habits  des  différentes  contrées  qui  four- 
nissent le  plus  de  sujets  à  la  peinture;  on  relève  ses  anachronismes,  son 
croc-en-jambe  à  l'histoire  même  élémentaire.]  Eh  bien,' je  crois,  pour 
mon  compte,  qu'il  a  ignoré  ces  convenances,  ou  que,  sachant  qu'elles 
existaient,  il  n'a  pas  pris  la  peine  de  s'en  instruire.  Et  ce  qui  le  prouve, 
c'est  la  naïveté  des  réponses  qu'il  fit  aux  inquisiteurs  vénitiens  lors  d'un 
procès  qui  lui  fut  intenté  par  le  tribunal  du  Saint-Office  au  sujet  des 
Noces  de  Cana,  du  liepas  chez  IJvy  et  du  liepas  chez  Simon'. 

Offusqués  des  fautes  commises  par  Véronèse  contre  les  bienséances, 
les  magistrats  lui  demandent  pourquoi  il  s'est  avisé  d'introduire  dans  les 
festins  évangéliques,  dans  les  CMes  auxquelles  assista  Jéàus-Christ,  des 
hallebardiers  allemands,  un  bouffon  avec  un  perroquet  sur  le  poing,  un 
valet  qui  saigne  du  nez,  des  nains,  des  chiens,  des  serviteurs  à  moitié 
ivres  et  autres  inconvenances.  Le  pauvre  peintre,  fort  troublé  par  ces 
questions  et  encore  plus  étonné,  répond  avec  candeur  que  ces  bouffons, 
ces  nains,  ces  hallebardiers  étaient  là  comme  des  ornements,  comme 
des  choses  pittoresques;  que  lorsque  les  Révérends  Pères  du  couvent 
des  Saints-Jean-et-Paul  lui  commandaient  de  mettre  à  la  place  d'un 
chien  une  Madeleine,  il  ne  comprenait  pas  que  la  figure  de  Madeleine 
pût  faire  là  aussi  bien  que  celle  du  chien  ;  mais  qu'il  consentirait 
volontiers  à  tout  ce  qu'on  voudrait  pour  son  honneur  et  pour  l'hon- 
neur de  son  tableau  ;  qu'après  tout,  il  fallait  bien  passer  quelque  liberté 
aux  peintres  comme  aux  poètes  et  aux  fous.  C'est  ce  qu'il  exprimait 
ainsi  dans  son  dialecte  vénitien  :  «  Noipittori  si  piglinmo  licenzia  che  si 
pigliano  i  poetli  e  i  matli.  » 

Voilà  donc  à  quoi  se  réduit  toute  l'esthétique  du  bon  Véronèse  :  mettre 
dans  sa  peinture  tout  ce  qui  doit  y  faire  bien,  et  ne  pas  s'inquiéter  du 
reste.  Or,  pour  lui,  ce  qui  fait  bien,  c'est  ce  qui  satisfait  les  yeux,  ce  qui 

4.  Les  papiers  intéressants  de  ce  procès  furent  découvertes  en  1869.  dans  les 
Archives  de  la  république  de  Venise,  par  M.  Armand  Baschet,  qui  en  fit  part,  celte 
même  année,  à  la  Gazelle  des  liemix-Arls. 


LES  FRESQUES  DE  VÉRONÈSE.  131 

les  intrigue,  ce  qui  les  amuse,  ce  qui  enrichit  ou  complète  le  spectacle 
de  la  fresque  ou  du  tableau.  Ce  sont  les  échos  de  la  couleur,  la  beauté  et 
la  fraîcheur  des  teintes,  la  pondération  des  lignes,  la  saveur  de  l'exé- 
cution, l'éclat  et  la  richesse  des  draperies,  le  luxe  des  chairs.  Là  où 
Michel-Ange  eût  été  grandiose,  fier,  sublime  par  le  caractère  et  l'accent 
des  formes,  par  le  geste  des  figures,  par  leur  attitude,  par  l'élévation  de 
la  pensée  et  la  profondeur  du  sentiment;  là  où  Raphaël  eût  mis  de  l'ex- 
pression, de  la  dignité,  de  la  grâce  physique  et  de  la  noblesse  'morale, 
Paul  Véronèse  ne  s'occupe  que  de  flatter  les  regards.  Il  a  pour  toute 
poésie  une  imagination  brillante  et  sans  frein,  une  éblouissante  palette  : 
cela  suflif.  Il  est  un  décorateur  et  il  ne  se  pique  pas  d'être  autre  chose. 
En  revanche,  rien  ne  manque  de  ce  côté  à  son  aimable  génie.  A  ne  les 
considérer  même  que  comme  des  taches  de  couleur,  ses  figures  d'hommes 
et  de  femmes,  ses  amours  volant  parmi  les  nuages,  ses  pages  en  pour- 
point, ses  faunes  nus,  ses  matrones  ou  ses  déesses  en  robes  chamarrées, 
ses  ciels,  ses  paysages,  ses  animaux,  ses  bouquets  de  fleurs  et  de  fruits, 
ses  balustrades  en  perspective,  ses  colonnes  torses  en  raccourci,  ses 
fausses  portes,  ses  faux  bronzes,  ses  faux  marbres,  ses  camées  ou  ses 
imitations  de  biscuit  dans  des  cartouches  aux  bizarres  enroulements; 
toutes  les  parties,  j'allais  dire  toutes  les  choses  dont  se  compose  la  déco- 
ration, sont  distribuées  et  entendues  à  merveille  pour  le  ravissement  du 
spectateur.  L'esprit  n'est  pas  distrait  un  instant  par  ces  magnificences 
toutes  de  surface;  il  peut  se  laisser  aller  aux  rêveries,  aux  spéculations 
philosophiques,  aux  pensers  d'amour;  rien  ne  le  force  à  poursuivre  de 
hautes  significations  dans  une  peinture  dont  les  beautés  enchanteresses 
sont  purement  optiques. 

Agrandissant  la  gamme  de  ses  couleurs,  Véronèse  les  monte  jusqu'au 
blanc,  les  descend  jusqu'au  noir,  et  il  faut  dire  que  les  vrais  coloristes 
sont  les  seuls  qui  se  permettent  ces  hardiesses.  Les  autres  n'osent  guère 
s'élever  au-dessus  du  jaune,  et  leur  ton  le  plus  haut  est  encore  un  ton 
attiédi  en  vue  d'une  harmonie  grave  et  douce.  Mais  le  maître  vénitien, 
loin  de  diminuer  la  puissance  des  moyens  pittoresques,  fait  ressource 
de  tout.  Regardant  comme  des  non-couleurs  le  blanc  et  le  noir,  il  s'en 
sert  tantôt  pour  rafraîchir,  pour  reposer  la  vue  en  apaisant  la  splendeur 
du  spectacle,  tantôt  pour  définir  et  même  pour  exalter  ses  teintes  par  le 
rapprochement  du  noir,  ou  les  tempérer  par  la  juxtaposition  du  blanc, 
car  une  teinte  quelconque  perd  en  énergie  colorifique  ce  qu'elle  gagne 
en  lumière.  Si,  par  exemple,  le  voisinage  du  noir  fait  paraître  en  com- 
paraison le  rouge  plus  lumineux  et  conséquemment  moins  rouge,  le  voi- 


132  GAZETTE   DES    BEAUX-ARTS. 

sinage  du  blanc  rend  le  rouge  plus  intense  en  le  rendant  moins  clair. 
Quelquefois  le  blanc  vient  produire  l'effet  d'un  réveillon  dans  les  parties 
obscures,  et  assaisonner,  pour  ainsi  dire,  de  gros,  sel  un  ensemble  de 
couleurs  chaudes,  profondes  et  d'une  sourde  opulence.  Ainsi  sont  touchés 
de  blanc,  mais  d'un  blanc  laiteux  sans  crudité,  sans  aigreur,  le  pelage 
de  l'animal  qui  accompagne  la  figure  de  l'Immortalité  dans  le  plafond  de 
l'Olympe,  les  perles  de  Diane  et  les  manches  de  sa  tunique  ouverte,  la 
barbe  du  vieux  Saturne,  les  ailes  du  caducée  de  Mercure,  le  coquillage 
qu'un  Amour  porte  à  Neptune  comme  un  trésor  trouvé  dans  son  empire, 
et  vingt  autres  morceaux  de  la  décoration,  particulièrement  dans  les 
soflites,  dont  quelques  parties  sont  toujours  moins  éclairées  que  d'autres, 
et  demeurant  parfois  enveloppées  d'ombres,  ont  besoin  d'être  égayées 
par  un  vif  rappel  de  clair. 

C'est  en  vérité  une  bonne  fortune  pour  les  amateurs  de  tous  les  pays, 
urtout  pour  les  amateurs  français  qui,  relativement,  voyagent  peu,  que 
d'avoir  à  leur  disposition  les  belles  photographies  faites  par  M.  iNaja,  de 
Venise,  d'après  les  peintures  de  la  villa  Masère.  Elles  sont  vivantes,  ces 
photographies,  et  parlantes.  La  couleur  du  maître,  bien  que  sous- 
entendue,  se  laisse  deviner,  se  fait  comprendre.  11  arrive  même  que  les 
tons  de  chair  ayant  beaucoup  bruni  dans  l'image  photographique,  par  le 
fait  du  jaune  qui  tend  à  s'y  obscurcir,  les  oppositions  deviennent  plus 
tranchées,  et  le  jeu  des  couleurs  réduites  en  clair-obscur  est  par  cela 
même  plus  amusant  pour  l'œil .  Tout  le  spectacle  a  plus  de  ressort  que 
n'en  aurait  une  estampe  fidèle,  c'est-à-dire  reproduisant  avec  justesse 
toutes  les  valeurs  de  la  peinture. 

Aujourd'hui,  par  une  application  ingénieuse  de  la  loi  des  complémen- 
taires, l'on  parvient  à  neutraliser  les  altérations  que  subissent  dans  l'ob- 
jectif certaines  couleurs  qui  ne  sont  point  photogéniques  ou  bien  qui  le 
sont  trop.  Le  jaune,  par  exemple,  ne  produit  pas  assez  de  lumière  et  il 
noircit,  à  l'inverse  du  bleu,  qui  en  produit  trop  et  qui  blanchit.  Mais 
comme  l'on  sait  que  le  jaune  est  détruit  dans  sa  couleur  par  son  mélange 
avec  le  violet,  on  a  imaginé  de  le  réduire  à  un  ton  neutre  en  interpo- 
sant entre  la  couleur  jaune  et  l'instrument  un  verre  violet  découpé  selon 
la  forme  de  l'objet  teinté  en  jaune.  De  même,  le  bleu  étant  détruit  par 
son  mélange  avec  l'orangé,  on  évite  l'altération  qu'il  subirait  en  blan- 
chissant, en  pâlissant,  au  moyen  d'un  verre  orangé,  découpé  de  la  même 
façon  et  interposé  entre  la  teinte  bleue  et  l'objectif.  De  la  sorte,  on 
obtient  une  photographie  qui  se  rapproche  d'une  gravure  sans  tailles  et 
qui  ressemble,  soit  à  une  savoureuse  aquatinte,  soit  à  une  estampe  en 


LES  FRESQUES  DE  VÊRONÈSE. 


133 


manière  noire,  grattée  au  plus  vif  dans  ses  clairs.  Mais,  telles  que  nous 
les  avons  sous  les  yeux,  les  photographies  de  M.  Naja  sont  d'un  prix 
inestimable,  eu  égard  à  la  difficulté  que  présente  un  voyage  dans  tout 
pays  non  desservi  directement  par  une  voie  de  fer,  et  au  temps  qu'il  y 
faut  dépenser. 

Ce  qu'il  y  a  aussi  de  bien  précieux  dans  les  clichés  photographiques, 


VULCAIN,      FRKSguE      DK      VÊRONÈSE      AU      CHATBAU      DE      MASÈRE. 

(Dessin  de  M.  A.  Gilbert.) 


d'après  les  œuvres  des  maîtres,  c'est  qu'on  y  trouve  une  intimité,  une 
vérité  et,  sous  certains  rapports,  une  identité,  qui  font  paraître,  sinon 
insipide,  au  moins  insuflisanle  toute  intei'prétation  par  la  gravure.  Sans 
doute  le  photographe,  pas  plus  que  le  graveur  en  taille-douce,  ne  nous 
donne  ces  couleurs  éclatantes,  vibrantes,  cai'essantes,  qui  jouent  un  si 
grand  rôle  et  même  le  principal  rôle  dans  l'œuvre  de  Paul  Véronèse  ; 
mais  l'œil  de  l'instrument  photographique  est  si  juste,  si  pénétrant,  si 
clairvoyant  que  rien  ne  lui  échappe,  et  pour  ne  parler  que  des  peintures 
de  Masère,  on  retrouve  dans  les  épreuves  de  Naja  d'après  ces  peintures, 


134  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

non-seulement  le  style  du  peintre,  mais  son  exécution  même,  ses  coups 
de  brosse,  ses  libres  hachures,  ses  contours  repris  à  la  pointe  et  aflirmés, 
comme  nous  le  disions  plus  haut,  par  le  clou  de  la  fresque.  On  est  donc 
en  présence  de  Véronèse  lui-même  quand  on  regarde  ces  étonnantes 
photographies,  on  le  voit  opérer,  on  le  sent  qui  palpite,  qui  respire,  et 
c'est  là  un  plaisir  de  haut  goût  que  ne  nous  procureront  jamais  les  tra- 
ductions cotnpassées  du  burin,  ni  même  les  brillantes  morsures  du 
graveur  à  l'eau-forte.  Appliquée  à  reproduire  ainsi,  dans  sa  vérité 
immaculée,  le  style  des  maîtres,  le  caractère  de  leur  dessin  et  de  leur 
clair-obscur,  sinon  le  charme  de  leur  expression  par  la  couleur,  la  pho- 
tographie est  une  invention  admirable,  deux  fois  précieuse;  et  si  tous  les 
peuples  doivent  s'estimer  heureux  qu'elle  ait  été  découverte  dans  notre 
siècle,  nous  devons  être  fiers,  nous,  qu'un  Français  l'ait  inventée. 

Mais  pour  en  revenir  au  château  de  Masère,  je  me  demande  si  toutes 
les  peintures  en  sont  de  la  main  de  Véronèse,  car  il  faut  convenir  qu'il  y 
a  des  inégalités  dans  cette  vaste  décoration.  Certains  morceaux  en  sont 
faibles  et  même  un  peu  lâchés.  Çà  et  là,  on  aperçoit  des  mains  pataudes, 
des  pieds  lourds  dessinés  sans  soin  et  touchés  sans  finesse,  des  rac- 
courcis peints  comme  qui  dirait  au  jugé,  des  emmanchements  douteux 
qui  seraient  choquants  dans  une  grisaille,  mais  dont  le  défaut  est  sauvé 
par  le  prestige  de  la  couleur.  Il  n'est  pas  impossible  que  Benedetto 
Galiari,  frère  de  Paul  Véronèse,  ait  été  son  aide  et  même  son  collabo- 
rateur dans  cet  immense  travail  où  l'on  ne  compte  pas  moins  de  deux 
cent  cinquante  figures  de  grandeur  plus  que  naturelle  !  On  sait,  par 
Ridolfi,  que  Benedetto  vivait  continuellement  avec  son  frère  '  et  qu'il 
lui  dessinait  particulièrement  les  architectures  de  ses  grands  tableaux, 
servi  al  fralello  nelle  architetlure.  Ridolfi  ajoute  que  Benedetto  Galiari 
était  un  fresquiste  habile,  mollo  pralico,  et  comme  l'architecture  feinte, 
les  niches,  les  pilastres,  les  balustrades,  les  colonnades,  vues  de  bas  en 
haut,  les  corniches  qui  montrent  le  dessous  de  leurs  modillons,  occupent 
une  place  importante  dans  la  décoration  de  Masère,  et  ne  peuvent  guère 
avoii-  été  exécutées  que  par  un  artiste  spécial,  rompu  à  toutes  les  diffi- 
cultés de  la  perspective,  on  doit  supposer  que  le  frère  de  Véronèse  a 

4.  ...  B  E  percho  Benedetio  ebbo  sempro  per  fine  lo  aggradimento  délia  sua  casa, 
visse  del  continuo  unito  al  fratello,  e  lonlano  da  ogni  ambizione,  compiacendosi,  die 
Paolo  riportasse  la  prima  Iode,  honorandoio  corne  maggiore,  e  per  la  virtù.  »  (Uidolfi, 
Le  maraviglie  deW  arle  overo  le  vite  degV  illuslri  pitlori  veneli  e  dello  slalo.  In 
Venetia,  M.DCXLVllI). 


LES   FRESQUES  DE  VÉRONESE.  135 

pris  part  à  la  décoration  du  château,  et  dès  lors  il  n'y  a  rien  que  de 
vraisemblable  a  ce  qu'il  ait  été  chargé  de  quelques  groupes  de  figures 
qui  paraissent,  encore  une  fois,  d'une  autre  main  que  celle  de  Véronèse. 
Je  citerai,  par  exemple,  plusieurs  des  personnages  nus  qui  sont  couchés 
sur  les  frontons,  notamment  ceux  qui  sont  au-dessous  d'une  figure  de 
femme,  tenant  un  serpent  ou  un  aspic  —  peut-être  une  Gléopâtre  —  et 
certains  Amours  qui  soutiennent  des  festons  sous  une  figure  de  l'Abon- 
dance. 

Ces  morceaux  ne  sont  point  dans  le  caractère  du  maître  :  ils  sont 
d'un  style  qui  jure  avec  celui  des  adorables  enfants  que  l'on  voit  se 
jouer  avec  tant  de  grâce,  fendre  l'air,  jeter  des  fleurs  ou  agiter  des 
banderoles  dans  le  ciel  des  petits  plafonds  ovales  ou  polygones. 

Là  où  Véronèse  est  bien  lui-même,  c'est  dans  les  grandes  surfaces 
cintrées  que  forme  la  jonction  des  voûtes  avec  les  murs.  On  peut  dire 
que  le  peintre  s'y  est  surpassé.  Nous  sommes  resté  longtemps  en  con- 
templation devant  ces  fresques  généreuses  où  abondent  le  génie  pitto- 
resque, la  grâce  des  raccourcis,  les  mouvements  contrastés  sans 
affectation,  et  les  oppositions  éclatantes  d'un  coloris  facilement  splen- 
dide  et,  dans  son  intensité,  plein  de  réconciliations  et  d'harmonie.  D'un 
côté,  c'est  un  groupe  de  divinités  aimables.  Gérés,  Flore,  Pomone  qui 
sont  assises,  accoudées  ou  ambulantes  sur  les  nues.  Bacchus,  couronné 
de  pampres,  presse  des  raisins  dans  une  coupe  pour  leur  offrir  la  liqueur 
dont  il  est  le  dieu.  La  morbidesse  des  nus,  le  tendre  des  carnations 
sont  portés  à  leur  comble.  Gérés,  vue  de  dos,  se  retourne  vers  Bacchus 
avec  toute  l'élégance  des  désinvoltures  qu'affectionne  le  Parmesan.  De 
l'autre  côté,  c'est  encore  un  groupe  de  femmes,  et  celles-ci  ne  pensent 
et  ne  font  penser  qu'à  l'amour.  Elles  foulent  aux  pieds  les  nuages  du 
ciel.  L'une  d'elles  —  ce  ne  peut  être  que  Vénus  —  s'y  est  couchée  toiite 
nue  et  elle  y  développe  les  ampleurs  et  les  rondeurs  d'un  corps  superbe. 
La  Nuit  et  V Aurore  de  Michel-Ange  ne  sont  pas  plus  grandioses,  ni 
d'une  musculature  plus  puissante,  ni  d'une  beauté  plus  altière;  mais 
les  formes  qui  frémissent  dans  les  marbres  du  tombeau  des  Médicis  y 
demeurent  austères,  chastes,  héroïques,  tandis  que  ces  mêmes  formes, 
dans  la  fresque  de  Véronèse,  se  sont  humanisées  et  deviennent  palpi- 
tantes, provoquantes,  voluptueuses  et  d'une  sensualité  vénitienne.  A 
l'aspect  de  cette  femme  dont  le  corps  est  si  magnifiquement  beau,  les 
divinités  du  ciel  paraissent  elles-mêmes  étonnées  ou  jalouses.  Les 
Amours  lui  portent  des  fleurs,  un  dieu  qui  ressemble  à  Véronèse,  se 
penche  vers  elle  pour  lui  témoigner  son  ardente  admiration,  et  il  est 


136  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

impossible  au  spectateur  de  ne  point  partager  les  sentiments  de  ce  dieu 
et  ceux  du  peintre. 

Étrange  caprice!  Immédiatement  au-dessous  du  plafond  de  l'Olympe, 
règne  tout  le  long  du  mur  circulaire  une  galerie  en  encorbellement,  ou 
pour  mieux  dire  un  balcon  intérieur,  fermé  par  une  balustrade  de 
marbre,  vue  de  bas  en  haut,  di  sotto  in  su.  A  ce  balcon  paraissent  une 
matrone  encore  jeune,  vêtue  à  la  mode  du  xvi*  siècle,  auprès  d'elle  une 
vieille  nourrice,  et  plus  loin,  un  joli  garçon  en  pourpoint  qui  retient  par 
sa  laisse  un  chien  prêt  à  s'élancer,  un  page  qui  lit  tranquillement,  un 
singe,  un  griffon,  un  enfant  qui  parle  à  un  perroquet.  Et  ces  naïvetés 
sont  peintes,  cela  va  sans  dire,  avec  une  habileté  prodigieuse,  un  relief 
saisissant,  une  vérité  criante.  C'est  ainsi  que  l'idéal  est  coudoyé  ici  par 
le  réel,  et  que  l'Olympe  confine  à  la  villa  Masèro.  Les  fortunés  maîtres  de 
céans  n'ont  qu'à  sortir  de  leurs  chambres  hautes  et  à  se  mettre  au 
balcon  qui  surmonte  leur  salle  de  gala  pour  causer  familièrement  avec 
les  dieux.  Ils  n'ont  qu'à  étendre  la  main  pour  toucher  la  robe  de  Junon, 
les  épaules  de  la  blonde  Vénus,  pour  faire  jouer  leurs  enfants  avec  les 
Amours  et  leurs  épagneuls  avec  les  chiens  de  Diane. 

«  Venez,  messieurs,  dis-je  à  mes  compagnons  :  quittons  cette 
demeure;  l'admiration  a  ses  fatigues  et,  pour  ma  part,  j'éprouve  comme 
une  ivresse  de  peinture  et  j'ai  besoin  de  respirer  l'air  du  dehors.  —  Eh 
bien,  sortons,  me  dit  le  peintre  qui  visitait  Masère  avec  nous,  vous  voyez 
là- bas  une  porte  ouverte  par  laquelle  nous  allons,  sans  rien  dire,  gagner 
les  jardins.  »  En  ce  même  moment  et  par  cette  même  porte  entre  un 
patricien  de  Venise,  en  toque  à  plume,  collerette  et  pourpoint,  qui 
revient  de  la  chasse  avec  ses  lévriers.  Je  m'avance...  mais  quoi!  Cette 
porte  par  où  nous  allions  sortir  est  une  porte  feinte,  la  campagne  riante 
qui  nous  invitait  est  une  illusion,  et  le  gentilhomme  vénitien  qui  rentre 
chez  lui  est  un  fils  de  Marc-Antoine  Barbaro,  représenté  en  trompe- 
l'œili...  Heureux  Véronèse!  il  s'est  fait  de  la  peinture  un  jeu,  une 
délectation,  comme  disait  le  grave  Poussin.  11  n'a  mis,  lui,  ni  sagesse 
dans  ses  fresques,  ni  Minerve  dans  ses  plafonds.  Le  soleil,  la  gaieté,  la 
richesse,  l'amour  sur  la  lerre,  l'amour  chez  les  dieux,  voilà  ce  qu'il  aime 
à  peindre,  voilà  ce  que  renferme  l'écrin  de  ses  couleurs.  S'il  ouvre 
l'Évangile,  il  n'y  trouve  que  des  noces  et  des  festins;  s'il  consulte  la 
fable,  il  n'y  voit  que  des  Danaé  sous  la  pluie,  ou  des  Europe  sur  le  tau- 
reau. Et  dans  l'histoire  même  de  son  pays,  la  seule,  je  crois,  qu'il  con- 
naisse un  peu,  il  ne  s'arrête  ni  aux  conspirations,  ni  aux  batailles,  ni 
aux  mystérieuses  tragédies  :  Venise  est  pour  lui  une  république  tou- 


s 


XVIII.    —      2*  PÉRIODE. 


18 


138  GAZETTE  DES  BEAUX-AKTS. 

jours  riche  et  prospère,  toujours  triomphante.  Aussi  Véronèse  est-il  le 
peintre  par  excellence  de  la  cité  qui  fut  la  patrie  du  plaisir  et  le  berceau 
de  l'opéra.  Il  est  le  musicien  de  la  couleur,  comme  Gabrieli  et  Monte- 
verde  étaient  les  coloristes  de  l'instrumentation.  On  peut  le  dire  enfin,  de 
même  que  le  style  de  la  classique  Florence  est  contenu  tout  entier  dans 
le  dessin  de  Michel-Ange,  de  même  tout  le  charme  de  la  romantique 
Venise  est  contenu  dans  le  coloris  de  Paul  Véronèse. 

CHARLES    BLANC. 

/'.  S.  -  OBSERVATIONS  SUR  L'ARCHITECTURE 
DU  CHATEAU  DE  MASÈRE. 

C'est  dans  la  description  très-sommaire  qu'il  donne  du  château  de 
Masère  que  Palladio  parle  pour  la  première  fois  des  volutes  angulaires  du 
chapiteau  ionique.  11  en  avait  trouvé  un  exemple,  qu'il  croyait  unique 
dans  le  temple  de  la  Fortune  virile,  à  Rome  :  //  che  non  sb  d'havcr  vcdulo 
allrove  (ce  que  je  ne  sache  pas  avoir  vu  autre  part).  Dans  la  troisième 
des  planches  qu'd  a  fait  graver  de  ce  temple,  il  indique  par  un  dessin 
chiaographique,  c'est-à-dire  par  un  plan  horizontal  et  géjniétral,  la 
manière  de  raccorder  le  chapiteau  de  la  colonne  d'angle  avec  celui  des 
colonnes  latérales,  lorsque  le  portique  se  continue  en  retour  d'équerre. 
Pour  cela,  il  a  tenu  les  volutes  ovales,  parce  que  la  volute  circulaire 
aurait  eu  aux  encoignures  un  développement  trop  considérable  et  aurait 
formé,  pour  ainsi  dire,  une  excroissance  qui  aurait  blessé  l'œil.  Son  cha- 
piteau angulaire  présente  donc  sur  le  côté  la  même  face  que  sur  le 
devant,  et  les  deux  coussinets,  au  lieu  d'être  parallèles,  sont  conligus, 
l'un  étant  sur  le  côté  qui  regarde  les  colonnes  du  frontispice,  l'autre  sur 
la  face  postérieure.  Cet  arrangement  est  celui  que  l'on  remarque  et  que 
nous  avons  remarqué  nous-mênie  dans  un  temple  tout  prochedu  Par- 
thénon  d'Athènes,  le  temple  d'Érechlhée,  que  Palladio  ne  connaissait 
point,  parce  que  l'Acropole  d'Athènes,  alors  occupée  par  les  Turcs,  qui 
avaient  fait  du  Parthénon  une  forteresse  (une  poudrière!!),  n'était  visitée 
par  personne. 

11  faut  convenir,  au  surplus,  que  cette  manière  de  répéter  la  face 
antérieure  du  chapiteau  ionique  sur  la  face  latérale,  bien  que  justifiée 
par  la  nécessité,  a  quelque  chose  de  disgracieux  et  de  forcé.  Aussi  l'archi- 
tecte du  Parthénon,  Ictinus,  quand  il  éleva  le  temple  ionique  d'Apollon 
Epicurius  à  Phigalie,  eut-il  l'idée  de  supprimer  les  coussinets  et  de 
donner  au  chapiteau  quatre  volutes  d'une  égale  saillie.  C'est  ce  que 


o 


UO  GAZETTE   DES  BEAUX-ARTS. 

Michel-Ange  fut  le  premier  à  faire  parmi  les  modernes,  en  reprenant  ou 
plutôt  en  réinventant  la  combinaison  d'Iclinus,  car  il  ne  connaissait  pas 
plus  les  temples  du  Péloponèse  que  Palladio  n'a  connu  ceux  de  l'Altique. 
Depuis,  l'archilecle  Vicentin  Scamozzi  attacha  son  nom  à  l'innovation 
de  Michel- Ange  qui  consistait,  disons-nous,  à  mettre  des  volutes  aux 
quatre  angles  du  chapiteau  ionique  en  prenant  pour  axes  les  diagonales 
du  tailloir. 

Cependant,  comme  le  mieux  est  souvent  l'ennemi  du  bien,  Ictinus 
et  après  lui  Michel-Ange,  pour  éviter  un  inconvénient,  tombèrent  dans 
un  autre,  qui  me  semble  pire.  Ils  enlevèrent  à  l'ordre  ionique  son 
caractère  féminin  et  délicat,  ce  caractère  dont  la  plus  vive  expression 
était  justement  dans  le  coussinet  roulé  en  spirale  et  interposé  comme 
un  doux  oreiller  entre  le  fût  de  la  colonne  et  l'architrave.  Cet  oreiller, 
placé  sur  la  tête  de  la  colonne,  est  une  sorte  de  métaphore  en  marbre 
indiquant  l'absence  de  tout  froissement  entre  le  support  et  la  partie 
supportée,  et  convient  à  la  demeure  d'une  divinité  aimable,  dans  laquelle 
doivent  être  adoucies  les  formes  sévères  de  l'ordre  dorique  et  de  son  rude 
entablement. 

Ces  observations,  un  architecte  aussi  avisé  que  Palladio  aurait  pu  et 
dû  les  faire;  il  ne  les  fit  point,  et  il  donna  deux  faces  semblables  au 
chapiteau  de  ses  colonnes  ioniques  de  Masère,  alors  qu'il  aurait  pu  se 
passer  d'en  agir  ainsi,  puisque  ces  colonnes  étant  engagées  dans  le  mur 
n'avaient  point  à  se  raccorder  avec  des  colonnes  latérales. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  était  naturel  que  Palladio  apportât  un  soin  tout 
particulier  aux  plans  d'un  édifice  construit  pour  Daniele  Barbaro,  qui  a 
été  un  des  plus  savants  commentateurs  de  Vitruve.  Il  y  mit  en  effet 
beaucoup  d'attention.  Connaissant  les  rapports  intimes  qui  existent  entre 
l'architecture  et  la  musique,  il  choisit  pour  ses  hauteurs,  ses  longueurs 
et  ses  largeurs  des  proportions  harmoniques. 

La  distribution  intérieure  du  rez-de-chaussée  est  celle-ci  :  une  salle 
à  croix,  quatre  grandes  chambres,  une  relativement  petite,  deux  cabi- 
nets, une  salle  et  deux  escaliers.  A  ces  pièces  il  faut  ajouter  celles,  au 
nombre  de  six,  qui  sont  bâties  derrière  les  loges  en  arcades  rustiques, 
lesquelles  s'étendent  à  droite  et  à  gauche  de  l'avant-corps.  L'étage 
supérieur  est  divisé  de  ia  même  manière  et  comporte  le  même  nombre 
de  pièces,  parmi  fesquelies  quatre  chambres  carrées  pour  les  amis.  La 
longueur  des  grandes  chambres  approche  de  deux  largeurs;  elle  est  de 
20  sur  12,  ou,  si  l'on  veut,  comme  5  est  à  3  (ce  rapport  répond  à  l'inter- 
valle que  les  musiciens  appellent  sixte  majeure).  La  hauteur  des  grandes 
chambres  est  prise  avec  la  moyenne  proportionnelle  harmonique,  ce  qui 


LES  FRESQUES  DE  VERONESE.  Ul 

porte  cette  hauteur  à  15;  car  les  trois  nombres  12,  15,  20  sont  en  pro- 
portion harmonique,  le  premier,  12,  étant  au  troisième,  20,  comme  la 
différence  de  15  à  12,  qui  est  3,  est  à  la  différence  de  15  à  20,  qui  est  5, 

La  hauteur  de  la  petite  salle  qui  approche  du  carré  surpasse  d'un 
tiers  sa  largeur  ;  elle  est  de  24  sur  18.  C'est  le  rapport  de  3  à  4  qui  est 
une  consonnance  parfaite  en  musique,  celle  de  la  quarte.  Ces  mesures, 
au  surplus,  sont  celles  que  Palladio  a  cotées  lui-même  dans  ses  plans 
de  Masère;  mais  je  dois  dire  qu'elles  ont  été  légèrement  modifiées  à 
l'exécution.  Ce  qui  était  marqué  12,  par  exemple,  est  exécuté  à  11,  7, 
et  toutes  les  autres  mesures  ont  été  augmentées  ou  diminuées  d'une 
fraction  minime.  Voici  encore  quelques  observations  qui  me  paraissent 
intéressantes.  Elles  ont  été  faites  par  un  architecte  qui  a  passé  sa  vie  à 
étudier  les  ouvrages  de  Palladio  '  : 

«  Les  voûtes  des  grandes  chambres  sont  formées  d'une  portion  de 
cercle  qui  est  presque  un  troisième  de  la  largeur.  La  hauteur  de  l'im- 
poste est  la  onzième  partie  de  celle  de  la  chambre,  en  mesurant  depuis  le 
plancher  jusqu'au  sommet;  les  voûtes  des  chambres  moyennes  sont  d'un 
demi-cercle,  la  hauteur  de  l'imposte  est  une  dixième  partie,  l'imposte 
comprise.  11  est  à  réfléchir  que  ces  différentes  impostes  n'ont  que  le  peu 
de  saillie  qu'il  faut  pour  une  façade  ornée  en  bas-relief.  La  hauteur  de 
la  salle  est  une  largeur  et  demi  ;  sa  proportion  est  comme  2  à  3,  ce  qui 
vaut  autant  qu'une  quinte.  L'imposte  est  une  corniche  architravée  dont 
la  hauteur  est  une  des  onzièmes  parties  et  demi,  depuis  le  plancher 
jusqu'au  sommet.  Sa  voûte  est  un  demi-cercle.  Les  portes  intérieures  de 
l'étage  supérieur  sont  hautes  de  deux  largeurs,  moins  la  cinquième 
partie,  et  les  piédroits  ont  un  cinquième  de  l'ouverture  de  ces  portes, 
qui  sont  ornées  de  frontons  taillés  en  sculpture.  Leur  proportion  n'est 
pas  toujours  égale.  . 

«  La  façade  dont  la  proportion  est  de  3  à  2,  c'est-à-dire  une  quinte, 
est  ornée  d'un  ordre  ionique  de  quatre  colonnes  engagées  dont  le  dia- 
mètre est  de  deux  pieds  sept  pouces  et  demi,  et  la  hauteur  est  de  huit 
diamètres  et  demi.  Palladio  a  fourni  dans  la  proportion  de  la  porte 
principale  du  bâtiment,  qui  conduit  au  premier  étage  (le  rez-de-chaus- 
sée), un  exemple  tout  nouveau  aux  architectes;  elle  est  haute  d'une  lar- 
geur et  deux  tiers.  Les  fenêtres,  placées  au-dessus  de  l'autre,  semblent 
trop  voisines,  attendu  que  les  ornements  des  premières  touchent  presque 
à  l'ouverture  des  secondes,  ce  qui  me  fait  supposer  que  Palladio  n'a  pas 

1 .  Octave  Bertoldi   Scamozzi  dans  son  livre  intitulé  les  BâCimens  et  Desseins 
d'André  Palladio,  ouvrage  divisé  en  4  volumes  avec  planches.  Vicence,MDCCXCVL 


1Zi2 


GAZETTE   DES   BEAUX-ARTS. 


été  le  seul  architecte  de  cette  maison,  et  qu'un  autre  y  a  aussi  mis  la 
main.  L'harmonie  que  l'on  remarque  constamment  dans  les  distribu- 
tions extérieures  et  intérieures  de  ses  autres  bâtiments  autorise  peut-être 
des  doutes  que  j'ai  fondés  sur  les  observations  que,  depuis  tant  d'an- 
nées, je  fais  sur  les  ouvrages  de  ce  célèbre  architecte. 

«  Je  crois  devoir  avertir  que  toute  cette  maison  est  bâtie  en  briques, 
comme  le  sont  les  ornements,  c'est  à  dire  les  chapiteaux,  les  statues, 
les  feuillages,  les  festons  et  jusqu'aux  piédroits  des  portes  et  des 
fenêtres.  Peut-être  que  Palladio  a  été  obligé  d'employer  la  plastique 
pour  suppléer  au  défaut  des  pierres  de  taille.  » 

CHARLES   BLAXC. 


LE  PORTRAIT  DE  DOM  GUERANGER 


ABBK    DE    SOLESMES 


PAR   M.   GAILLARD 


A  quelque  opinion  que  l'on  appartienne,  et 
malgré  que  l'on  fasse  volontiers  intervenir  les 
questions  de  partis  dans  les  questions  de  per- 
sonnes, on  sera  obligé  de  reconnaître  que  l'Abbé 
de  Solesmes  est  une  des  hautes  et  curieuses 
figures  de  ce  temps-ci.  Il  eût  été  profondément 
regrettable  qu'un  souvenir  tangible,  et  en  quel- 
que sorte  vivant,  de  sa  personne  ne  fût  pas  con- 
servé. Dom  Guéranger ,  comme  ses  illustres 
parents  Bossuet  et  Fénelon,  devait  revivre  sous  le  burin  inspiré  d'un 
graveur.  Les  Pères  de  Solesmes  ont  eu  l'heureuse  pensée  de  s'adresser 
au  talent  jeune,  personnel,  ardent  et  passionnément  chercheur  de 
M.  Gaillard.  Us  ne  pouvaient  mieux  choisir,  et  ils  se  sont  véritablement 
honorés  en  choisissant  ainsi.  L'auteur  du  Comte  de  Chambord,  de 
Pie  IX,  de  \ Homme  à  l'œillet  et  de  la  Tête  de  cire,  avait  seul  peut- 
être  les  qualités  multiples  qui  lui  permissent  d'attaquer  avec  succès  cette 
tête  puissante  de  soldat  chrétien,  de  grand  serviteur  de  l'Église,  et  de 
lutter  avec  toutes  les  difficultés  qu'elle  présentait.  C'est  le  résultat  de 
cette  âpre  lutte  de  l'artiste  que  nous  soumettons  aujourd'hui  au  juge- 
ment de  notre  public.  La  Gazette  s'intéressait  d'avance  à  cette  œuvre 
nouvelle  de  M.  Gaillard  ;  elle  n'a  rien  négligé  pour  en  assurer  la  primeur 
à  ses  lecteurs.  Elle  a,  du  reste,  été  favorisée  dans  son  désir  par  les 
Pères  de  Solesmes,  auxquels  elle  s'empresse  d'adresser  ses  plus  chaleu- 
reux remercîments. 

Nous  nous  permettrons  de  dire  quelques  mots,  —  trop  brefs,  à  notre 


1/,4  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

gré,  —  et  (le  la  gravure  et  de  l'homme  considérable  dont  elle  est  des- 
tinée à  répandre  le  souvenir. 

L'homme,  nous  l'avons  dans  ses  écrits  et  dans  le  témoignage  de 
ceux  qui  l'ont  connu;  nous  l'avons  dans  l'éloquente  oraison  funèbre  que 
prononça  l'évêque  de  Poitiers,  peu  de  mois  après  sa  mort,  le  h  mars  1875, 
Nous  le  trouvons  aussi  dans  le  rôle  de  premier  plan  qu'il  a  tenu  au 
milieu  des  dernières  secousses  religieuses.  Et  l'homme  se  dédouble 
de  la  façon  la  plus  particulière,  ou  plutôt  il  apparaît  comme  la  réunion 
très-rare  et  très-individuelle  de  vertus  opposées  et  presque  contradic- 
toires. Il  y  a  l'homme  des  écrits  théologiques  et  critiques  des  Institu- 
tions liturgiques  et  de  l'Essai  sur  le  naturalisme  contemporain  :  c'est  le 
docteur  impeccable,  l'athlète  au  service  de  la  foi,  le  bénédictin  austère 
et  surtout  le  polémiste  redouté,  allant  sans  dévier  dans  ses  convictions, 
et  pour  les  défendre,  ne  dédaignant  pas  de  prendre  les  armes  du  jour- 
naliste. En  même  temps,  il  y  a  l'homme  de  l'onction  exquise,  de  la 
tendresse  inelTable  et  douce,  plein  de  mansuétude  et  de  charité  dans  les 
relations  intimes  et  journalières,  d'esprit  égal,  point  mélancolique,  et 
même  relevé  de  finesse  caustique  dans  la  conversation  :  c'est  l'homme 
qui  a  su  se  faire  adorer,  au  moins  autant  que  vénérer,  de  tous  ceux  qui 
l'ont  approché  ;  c'est  l'écrivain  de  X Année  liturgique  et  de  l'Histoire  de 
sainte  Cécile. 

M.  Gaillard  s'est  arrêté  au  premier  comme  étant  davantage  dans  le 
domaine  de  l'histoire,  comme  étant  celui  qui  devait  vivre  et  comme 
étant  celui  qui  répondait  à  l'idée  la  plus  généralement  connue  de  son 
caractère;  il  a  préféré  l'homme  d'énergie  à  l'homme  de  tendresse.  Quel- 
ques amis  de  l'artiste  s'en  sont  étonnés  au  premier  abord,  et  ceux  qui 
avaient  été  les  compagnons  spirituels  du  père  abbé,  les  moines  de 
Solesmes,  en  ont  été  surpris  un  instant.  Pour  noire  part,  nous  n'hési- 
tons pas  à  dire  que  M,  Gaillard  a  bien  fait.  Au  point  de  vue  qui  nous 
touche  avant  tout,  il  est  certain  que  sa  gravure  y  a  gagné  en  force  et  en 
synthèse.  11  n'a  peut-être  pas  toujours  pensé  ainsi,  car  il  a  fait  à  Solesmes, 
du  vivant  même  de  Dom  Guéranger,  un  dessin  à  la  mine  de  plomb, 
très-creusé,  très-vivant,  qui  tendait  à  une  interprétation  un  peu  oppo- 
sée. C'est  d'ailleurs  une  des  caractéristiques  les  plus  honorables  du 
talent  de  M.  Gaillard  que  cette  recherche  hésitante  du  premier  tra- 
vail. Il  pousse  même  cette  recherche  dans  les  plus  petits  détails.  Nous 
nous  souvenons  d'un  premier  état  de  sa  planche  où  le  fond,  sombre, 
était  d'un  travail  calme,  uniforme,  à  la  façon  des  fonds  de  Nanteuil  ; 
nous  en  avons  vu  un  autre  qui  était  clair  et  presque  blanc.  Il  s'est  fixé 
à  un  fond  intermédiau-e,  plus  vibrant  et  de  qualité  plus  expressive; 


LE  PORTRAIT  DE  DOM  GUÉRANGER.  145 

c'est  C(  lui  de  l'état  que  nous  publions.  Là  encore,  il  nous  semble  avoir 
vu  juste.  II  donne  au  visage  toute  sa  valeur  et  contribue  à  l'effet. 

Le  visage  est  la  partie  essentielle  dans  toutes  les  planches  de  M.  Gail- 
lard. Ici  il  a  pris  une  importance  extrême.  Dans  son  rapport  de  dimen- 
sion avec  le  champ  de  gravure,  il  est  même  plus  grand  que  d'habitude, 
comme  pour  marquer  que  chez  le  moine  la  partie  agissante  est  le  cer- 
veau. Il  avait,  en  outre,  affaire  à  un  modèle  dont  la  construction  était 
remarquablement  puissante. 

Il  l'a  pris  tel  qu'il  l'a  connu,  c'est-à-dire  à  la  fin  de  sa  carrière  et 
marqué  parle  poids  des  années  et  les  fatigues  de  l'âme  :  Dom  Guéranger 
est  mort  dans  les  derniers  mois  de  187i,  à  l'âge  de  soixante-dix  ans.  A  ce 
moment,  chez  un  penseur  austère  tel  que  lui,  les  traits  prennent  leur 
accent  suprême  ;  le  flambeau  de  la  vie  sur  le  point  de  s'éteindre  semble 
y  jeter  des  lueurs  plus  vives. 

Tous  ceux  qui  ont  vu  l'Abbé  de  Solesmes  se  plaisent  à  rappeler  l'in- 
tensité de  vie  et  d'expression  qui  animait  précisément  tout  son  visage. 
L'œil  avait  un  éclat  extraordinaire  auquel  nul  ne  savait  résister,  soit  qu'il 
exprimât  la  plus  suave  bonté  ou  l'autorité  la  plus  impérieuse.  Tel  nous 
le  montre  bien  la  gravure,  vivant  et  prêt  à  parler.  Les  plus  indifférents 
seront  même  frappés  du  caractère  de  vie  que  l'artiste  a  su  conserver  à 
toute  la  figure.  C'est  dans  ce  sens  qu'excelle  le  talent  de  M.  Gaillard. 
Personne  ne  possède  au  même  degré  ce  don,  qui  tient  à  un  développe- 
ment extrême  du  sentiment  d'observation.  On  a  bien  souvent  remarqué 
que  M.  Gaillard  se  rapprochait  par  certains  côtés  des  grands  artistes  du 
XV"  siècle,  maîtres  si  profonds  dans  l'art  de  rendre  la  figure  humaine. 
Cela  est  vrai,  et  sa  gravure  a  parfois  l'aspect  d'une  délicate  et  solide 
peinture.  Quant  à  sa  peinture  elle  a  pris  dès  l'origine  pour  modèle  l'art 
de  cette  époque.  Mais,  ajoutons  bien  vite,  ceci  n'exclut  pas  un  style  très- 
moderne  et  très-individuel,  qui  est  le  sien  et  rien  que  le  sien. 

De  tous  les  portraits  gravés  par  M.  Gaillai'd  celui  de  Dom  Guéranger 
est,  à  notre  avis,  celui  où  sa  manière  propre  est  le  mieux  accusée.  Une 
certaine  facture  martelée,  sous  laquelle  vibre,  comme  une  sorte  de  ma- 
quette, l'esquisse  à  l'eau-forte  pure,  —  facture  que  nous  avons  vu  poindre 
dans  le  Comte  de  Chambord,  s'affirmer  peu  à  peu  dans  le  Pie  IX,  dans 
le  Crépuscule  et  dans  tous  les  dessins,  si  étonnants,  qui  illustrent  le 
Michel-Ange  sculpteur,  —  prend  ici  tout  son  développement.  Elle  peut 
ne  pas  plaire,  mais  on  ne  saurait  lui  refuser  d'aller  plus  loin  qu'aucune 
autre  dans  le  rendu  du  modelé;  il  s'agit  seulement  de  n'y  point  chercher 
ce  que  l'on  est  habitué  à  trouver  dans  certains  travaux  proprets  et 
académiques. 

XVUI.      2'    PÉRIODE.  j|9 


U6  GAZETTE    DES  BEAUX-ARTS. 

Regardez  cette  tête  qui  émerge  en  pleine  lumière  du  froc  sombre 
du  moine.  Combien,  en  ce  qui  nous  touche  particulièrement,  n'est-elle 
pas  intéressante  à  étudier!  Quelle  curieuse  œuvre  d'art  expressif! 
Regardez  ce  front,  que  rehausse  l'éclat  velouté  de  la  petite  calotte  noire 
et  qu'encadre  comme  un  duvet  de  cygne  les  mèches  de  cheveux  blancs  ; 
suivez-en  avec  attention  les  mille  inflexions.  Ne  paraît-il  pas  que  le 
graveur  y  ait  porté  le  coup  d'oeil  attentif  d'un  phrénologue?  Quelle 
structure  intérieure  prodigieusement  fière  et  délicate  !  Les  tempes  sur- 
tout sont  inouïes.  Regardez  ce  nez  frémissant,  irrégulier,  spirituel,  avec 
sa  narine  droite  plus  relevée  que  la  gauche,  ces  joues  fortes  et  vastes, 
ce  menton  taillé  dans  le  marbre,  et  cette  bouche  mince,  à  demi  rail- 
leuse, dont  le  sourire  étrange  semble  un  carquois  chargé  de  traits  acérés. 
Celte  bouche  est  terrible;  elle  nous  rappelle  celle  du  portrait  d'homme 
d'Antonello  de  Messine,  qui  est  au  Louvre,  ou  celle  de  Durer  dans  son 
portrait  de  la  Pinacothèque  de  Munich.  Quant  aux  yeux,  ils  sont  inou- 
bliables ;  c'est  la  lumière  de  l'œuvre.  Ils  sont  embrasés  de  vie  et  d'intel- 
ligence; ils  brillent  comme  des  diamants.  On  remarquera  la  façon 
imprévue  dont  la  pupille  est  dessinée.  Elle  a  des  stries  rayonnantes  et 
se  dilate  comme  l'œil  du  fauve.  Nous  ne  connaissons  pas  en  gravure  un 
œil  de  cette  force  et  de  cette  étrangeté;  c'est  le  regard  qui  poursuit  et 
s'incruste.  S'il  y  a  exagération  sur  la  nature,  elle  serait  trop  visible 
pour  ne  pas  être  voulue. 

Ces  yeux,  ce  front,  ce  nez  et  cette  bouche,  qui  étaient  des  domi- 
nantes dans  l'Abbé  de  Solesmes,  sont  aussi  des  dominantes  dans  la  gra- 
vure et  la  mettent  au  rang  des  œuvres  qui  durent.  Si  le  nom  de 
Dom  Guéranger  est  indissolublement  lié  à  celui  de  Solesmes,  si  même  il 
ne  fait  qu'un  avec  l'antique  abbaye  qu'il  a  restaurée  et  fait  revivre  en 
môme  temps  qu'il  restaurait  et  faisait  revivre  l'ordre  de  Saint-Benoît  en 
France,  celui  de  M.  Gaillard  entrera  avec  Dom  Guéranger  dans  son 
patrimoine  d'art,  à  côté  de  tous  les  nobles  trésors  qui  sont  l'ornement 
de  son  église,  à  côté  de  ses  belles  stalles  du  xvr  siècle  et  de  ses  mer- 
veilleuses chapelles  que  la  Renaissance  a  remplies  d'un  monde  de 
statues.  Rien  en  ce  genre  d'aussi  important  ne  s'est  conservé  sur  notre 
sol.  Les  sculptures  de  Solesmes  méritent  que  la  Gazelle  s'en  occupe  un 
jour;  nous  retrouverons  alors  avec  elles  la  grande  figure  de  Dom  Gué- 
ranger. 

LOUIS   GONSE. 


I  PIOSPEE  GUEl 

ABBÉ:     DE    SOLESMES 


Itno  Ch  Chardon  ainc- 


EXPOSITION    UNIVERSELLE 


LES  ÉCOLES  ÉTRANGÈRES    DE    PEINTURE' 


ALLEMAGNE    (sUITe). 

'histoire  de  l'art  dans  l'Allemagne  du 
Sud,  depuis  vingt  ans,  n'est  autre  que 
l'histoire  de  l'école  de  Piloty,  disait, 
dans  un  livre  récent,  un  critique  alle- 
mand distingué,  M.  de  Leixner. 

Donc,  après  avoir  parlé  de  M.  Piloty, 
on  doit  s'occuper  de  ces  coloristes  du 
Sud  qui  sont  ses  élèves  ou  qui  ont  vécu 
dans  l'atmosphère  qu'il  a  créée  à  Munich, 
et  au  nombre  desquels  j'avais  oublié  de  mettre  M.  Boecklin  et  M.  Ma- 
tejko. 

M.  Auguste  Kaulbach  procède  des  Hollandais;  il  a  des  tons  très-dis- 
tingués, la  facture  habile,  solide  et  légère.  11  aime  à  habiller  ses  per- 
sonnages de  costumes  anciens;  c'est  ainsi  qu'il  a  fait  de  M"'  Gédon  et  de 
son  fils  une  reine  et  un  jeune  prince  qui  semblent  avoir  souffert  de 
quelque  malheur.  On  verra  prochainement  le  remarquable  dessin  que 
nous  en  a  envoyé  l'artiste  et  qu'on  grave  en  ce  moment.  Son  très-joli 
tableau  intitulé  Rêveries  représente  une  jeune  femme  de  Terburg  jouant 
du  luth.  Le  peintre  a  un  sentiment  d'élégance,  de  charme  et  beaucoup 
de  goût.  Il  se  plaît  à  représenter  les  femmes.  Je  serais  curieux  de  savoir 
quel  effet  produirait  sur  son  gracieux  talent  l'essai  de  les  habiller  de  leurs 
bourgeoises  robes  modernes,  et  s'il  se  tirerait  alors  aussi  bien  du  féminin. 
M.  Zûgel  est  un  homme  de  beaucoup  de  talent,  à  la  peinture  très- 
vive,  très-fine,  très-spirituelle,  de  lumières  un  peu  égales  et  dispersées 
cependant,  mais  à  notes  chantantes,  joyeuses,  tendrement  fraîches   et 


1.  Voir  Gazette  des  Beaux-arts,  2'  période,  t.  XVIII,  p.  80. 


U8  GAZETTE  DES   BEAUX-ARTS. 

vibrantes,  un  tempérament  non  sans  analogie  avec  celui  de  quelques 
aquarellistes  anglais,  et  imbibé  d'on  ne  sait  quoi  d'Isabey.  11  y  a  un 
peintre  dans  ces  petites  toiles  de  bergers  et  d'animaux. 

Les  Enchères,  de  M.  Hugo  Kanllniarm,  plus  amorties,  sont  aussi  d'un 
homme  spirituel,  fin,  mais  qui  aurait  besoin  de  réveiller  par  une  viva- 
cité de  tons  plus  mordante  les  peiits  personnages  qu'il  a  si  bien  mis  dans 
leur  mouveinent. 

De  beaux  verts  foncés,  une  singularité  d'aspect  intéressante,  un 
ressouvenir  peut-être  archaïque  distinguent  le  paysage  de  M.  de  Schen- 
nis,  un  jeune  peintre  qui  me  paraît  très- hardi  et  qui  ne  ressemblera  pas 
à  tout  le  njonde  (voir  le  dessin  dans  notre  premier  article). 

Les  Bouliers,  de  M.  le  professeur  Guillaume  Dieiz,  sont  de  vigou- 
reuse tonalité,  brune  soutenue  de  noir,  de  touche  saillante,  spirituelle, 
d'enveloppe  fine.  Les  petits  personnages  du  fond,  dans  Son  Excellence  en 
voyage,  sont  fort  jolis.  Ses  tableaux  pourraient  être  signés  par  un  Belge 
ou  un  Français.  M.  Brandt,  qui,  l'année  dernière,  au  Salon,  nous  rappe- 
lait Pettenkofi'en,  se  rattache  à  Fromentin  par  ses  Cosaques  de  l'Ukraine 
chevauchant  dans  la  steppe  ver(e,  dont  le  ton  prend  aussi  la  qualité 
ferme,  mate,  appuyée,  qui  indique  des  fréquentations  avec  la  peinture  de 
Belgique.  On  n'y  trouve  pas  les  sonorités  mélodieuses  qu'a  eues  Fromen- 
tin, et  les  valeurs  de  lumière  s'y  dispersent  de  façon  trop  égale,  mais 
M.  Brandt  possède  un  sens  de  peintre  lui  aussi. 

11  est  curieux  de  voir  comment  chez  beaucoup  de  ces  artistes  l'analo- 
gie se  fait  avec  les  nôtres  et  avec  ceux  de  Bruxelles.  Le  Souvenir  de 
M.  Keller  rentre  dans  la  même  série,  et  tout  le  fond  de  son  appartement 
est  d'une  pâte  bien  maniée,  d'une  tonalité  forte.  La  figure  de  femme 
qui  occupe  cet  intérieur  est  un  peu  hésitante.  11  a  été  l'élève  de 
M.  Ramberg,  dont  on  peut  voir,  non  loin  du  sien,  un  tableau  qui  à  son 
tour  est  un  souvenir  de  l'art  hollandais,  mais  un  souvenir  un  peu 
refroidi,  bien  que  dans  une  harmonie  grise  et  délicate. 

Les  Allemands  n'ont  pas  comme  nous  un  seul  grand  foyer  d'art,  un 
seul  monde  artistique  ;  ils  ont  des  centres  divisés  et  amoindris  :  Munich, 
Berlin,  Dusseldorf,  Weimar  et  Carlsruhe;  mais  c'est  surtout  dans  les 
trois  premières  villes  qu'un  esprit  de  rivalité  porte  les  artistes  à  cher- 
cher des  routes  différentes,  ou  à  se  répliquer  sur  le  même  terrain. 

La  réponse  coloriste  de  Berlin  à  Munich ,  nous  la  trouverons  dans 
l'intérieur  que  M.  Gussow  intitule  avec  raison  Nature  morte,  un  tableau 
fort  coloré  et  fort  bien  coloré,  d'une  belle  harmonie  chaude  et  vigou- 
reuse, largement  traité  dans  sa  petitesse,  et  avec  le  sentiment  de  la  jus- 
tesse et  de  l'mtensité  du  ton.  Les  mêmes  qualités  se  retrouvent  sur  sa 


LES  ÉCOLES  ÉTRANGÈRES  DE  PEINTURE. 


149 


toile  Daiu  l'atelier.  Son  portrait  de  Dame,  en  revanche,  est  ce  que  nous 
appelons  en  France  de  la  peinture  vulgaire. 

M.  Conrad  Becker  représente  aussi  certaines  tendances  coloristes  de 


KIOUHE     DK     LA      «FONDERlli»      D  ti     M.      MENZEL. 


(Desjsin   do   l'artiste.) 


Berlin,  mais  déjà  considérées  là-bas  comme  arriérées  et  fausses,  tandis 
que  M.  Gussow  est  à  la  têle  du  groupe  de  l'avenir.  Chez  M.  Becker 
s'aperçoit  un  mélange  de  Couture  et  de  Cabanel,  curieux  au  point  de  vue 
des  influences  étrangères,  mais  sans  intérêt,  en  effet,  comme  expression 
personnelle. 


150  GAZETTE  DES   BEAUX-ARTS, 

La  réponse  de  Dusseldorf  à  Munich  sera  donnée  par  M.  de  Boch- 
mann,  avec  son  Village  esthonien  et  sa  toile  intitulée  Devant  l'église, 
où  s'étend  une  remarquable  note  brune  et  grise,  d'un  grand  charme, 
calme ,  plein  d'ensemble ,  portant  avec  elle  une  forte  impression , 
une  vraie  note  de  peintre.  Par  certains  côtés,  M.  de  Bochmann  rappelle 
Pettenkoffen,  mais  de  façon  plus  aisée,  plus  sûre,  plus  forte.  C'est  un 
homme  qui  fera  parler  de  lui.  De  Dusseldorf  également  vient  le  Baptême 
de  l'enfant  posthume  de  M.  Cari  Hoff,  toile  très-agréable  où  l'on  croi- 
rait voir  les  colorations  de  M,  Knaus  manœuvrées  d'une  brosse  plus 
large,  portées  à  plus  d'accent,  et  restant  sous  l'abri  d'un  goût  gracieux 
et  joli.  M.  Hoff  a  beaucoup  de  réputation  et  exerce  une  certaine  action 
parmi  le  jeune  Dusseldorf. 

A  la  même  ville  appartient  cet  artiste  grandement  intéressant  à  qui 
l'on  doit  le  Crucifiement  et  la  Cène  :  M.  Gebhard.  Farces  deux  tableaux, 
il  semble  jeter  un  pont  entre  l'ancienne  école  moyen-âge  des  Veit  et  des 
Bendemann  et  la  nouvelle  école  tout  imbibée  de  l'art  hollandais.  M.  Geb- 
hard est  peut-être  le  plus  Allemand  de  tous  les  peintres  que  nous 
voyons  au  Champ  de  Mars.  Il  est  cependant  né  en  Russie,  dans  la  pro- 
vince frontière  de  Livonie,  je  crois,  comme  M.  de  Bochmann,  parmi 
cette  population  semi-germaine,  semi-slave,  où  les  tempéraments  artis- 
tiques ne  semblent  pas  rares.  M.  Gebhard  est  élève  de  Cari  Sohn,  à  qui 
reviendra  l'honneur  d'avoir  imprimé  un  mouvement  particulier  à  travers 
les  variations  de  l'école  de  Dusseldorf. 

Je  laisse  de  côté  le  Crucifiement,  œuvre  froide,  pour  ne  m'intéresser 
qu'à  la  Cène.  Nous  sommes  ici  en  face  d'un  sentiment  caractéristique, 
d'un  élan  protestant,  car  le  lieu  où  se  passe  le  festin  chrétien  est  un 
temple  protestant,  son  revêtement  en  boiseries  ne  laisse  point  de  doute. 
Un  esprit  tout  nouveau  pour  nous  rayonne  dans  cette  toile,  extrêmement 
remarquable. 

Sous  sa  douce  enveloppe  de  rousseur  amortie,  elle  sent  le  Rembrandt 
assoupi  où  le  peintre  verse  avec  précaution  une  dose  légère  de  vénitien. 

Tranquillement  assis,  presque  sans  gestes,  douloureusement  et  pas- 
sionnément attentifs  aux  paroles  du  jeune  maître  à  la  face  pâle  et  lumi- 
neuse qui  fait  un  cours,  se  tiennent  des  professeurs  et  des  étudiants  alle- 
mands à  têtes  intelligentes.  Judas,  en  vêtement  véronésien,  s'en  va  sans 
bruit.  Sa  figure  exprime  bien  une  sinistre  méchanceté.  J'ai  rarement  vu  un 
artiste  trouver  des  poses  aussi  naïves,  aussi  simples,  et  rarement  senti  une 
pareille  saveur  d'harmonie,  de  sentiment,  une  pareille  exhalaison  intellec- 
tuelle s'élever  d'un  tableau.  Des  choses  mortes  pour  nous  depuis  longtemps 
sont  révivifiées  par  ce  nouvel  esprit  chrétien  descendu  dans  la  peinture. 


LES  ÉCOLES  ÉTRANGÈRES  DE  PEINTURE.  151 

Des  qualités  de  même  genre  se  retrouvent  avec  moins  d'ampleur,  et 
dans  le  sens  pittoresque  pur  plus  encore  que  dans  le  sens  intime,  chez 
M.  de  Hagn,  qui  a  peint  des  prêtres  travaillant  à  la  Bibliothèque  du 
Vatican.  M.  de  Hagn  est  pourtant  de  l'école  de  Munich. 

Le  docteur  allemand  reparaît  encore  dans  la  Fille  de  Jairus,  de 
M.  Gabriel  Max,  et  s'assoit,  triste,  simple  d'attitude,  au  chevet  de  l'en- 
fant qui  n'est  plus.  Ce  tableau  est  de  couleur  fade  et  désagréable,  d'exé- 
cution plate,  mais  on  y  retrouve  de  ce  même  sentiment  recueilli  qui 
émeut  avec  douceur.  La  mouche  sur  le  bras  de  l'enfant,  qu'on  a  tant 
reprochée  à  M.  Max,  ne  me  déplaît  pas.'  11  y  a  là  une  sorte  d'intention 
énigmatique  sur  la  vie  ou  la  mort,  et  un  trait  de  réalité  mesquine  mais 
poignante  qui,  si  on  l'ôtait,  selon  le  vœu  des  critiques  qui  raisonnent 
trop  sagement,  refroidirait  le  sujet.  La  critique  allemande  aurait  voulu 
qu'on  envoyât  au  Champ  de  Mars  une  autre  œuvre  de  M.  Max  plutôt  que 
celle-là.  Je  ne  suis  pas  de  cet  avis,  et  trouve  que  son  tableau  ne  le  dés- 
honore point.  Je  le  préfère  à  celui  qu'il  a  dans  la  salle  de  l'Autriche,  et 
où  la  peinture  malheureusement  n'égale  pas  l'idée,  qui  est  bien  délicate 
et  attendrissante. 

J'ai  cité  des  portraitistes.  Il  en  est  de  fort  connus  encore  :  M.  Schra- 
der,  M.  Gustave  Richter,  élève  de  Cogniet,  et  M.  Graef  qui  lui  res- 
semble. M.  Richter  s'est  donné  le  plaisir  de  se  peindre  avec  un  de  ses 
.  enfants  sur  une  toile,  et  de  peindre  sur  une  seconde  toile  sa  femme  qui 
est  une  fille  de  Meyerbeer,  et  qui  tient  un  autre  enfant  dans  ses  bras.  Les 
figures  de  M.  Richter  ont  de  la  douceur,  assez  d'ampleur,  et  cependant 
un  caractère  ordinaire  et  peu  d'accent.  Ces  peintres  ne  sont  pas  unique- 
ment portraitistes,  mais  l'exposition  ne  montre,  de  leur  main,  que  des 
portraits. 

Comme  l'exposition  germanique  a  été  organisée  par  une  commission 
qui  s'est  guidée  d'une  part  sur  l'espace  dont  elle  pouvait  disposer  et  de 
l'autre  sur  le  goiit  moyen  du  public,  et  qui  a  pris  dans  les  diverses  col- 
lections les  œuvres  qu'elle  jugeait  représenter  ce  goût  moyen  et  fournir 
un  exemple  du  talent  des  principales  célébrités  ou  notoriétés  artis- 
tiques, le  Champ  deMars,  ai-je  déjà  dit,  ne  voit  pas  les  diverses  branches 
ou  écoles  de  l'art  allemand  dans  leurs  proportions  relatives. 

L'on  pourrait  croire,  par  exemple,  que  la  peinture  d'histoire,  dont 
les  générations  précédentes  furent  excédées,  chaque  artiste  s'étant  mis 
dans  la  robe  d'un  docteur  en  philosophie  et  en  droit  comparé,  déserte 
l'art  allemand  et  se  confine,  indignée  mais  inerte,  au  fond  de  quelques 
ateliers  renfrognés. 

Le  nu  semblerait  aussi  devenu  fort  rare,  en  dehors  de  la  peinture 


152  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

monumentale.  Si  l'on  s'en  rapporte  à  l'histoire  de  M.  Comizélius,  il  arri- 
verait même  aux  peintres  de  se  raviser  et  de  rhabiller  leurs  figures 
nues.  Lorsque  M.  Cornizélius  peignit  sainte  Elisabeth  flagellée  par  son 
confesseur,  elle  était  nue  ju.squ'à  la  ceinture;  le  confesseur  frappait  à 
tour  de  bras.  Des  scrupules  de  convenance  religieuse  furent  invoqués. 
Le  confesseur  frappe  toujours  à  tour  de  bras,  mais  la  sainte  ne  montre 
plus  que  le  haut  de  ses  épaules. 

Une  CalliKto,  assez  douce,  un  peu  molle,  de  M.  Schauss,  et  les  Dis- 
ciples de  Platon,  sur  fond  d'or,  de  M.  Knillé,  forment  l'apport  du  nu 
allemand.  Le  Luther  de  M.  Thumann  et  le  Saint  Paul  de  M.  Baur  com- 
plètent le  lot  de  la  peinture  historique.  M.  Thumann,  M.  Schauss, 
M.  Cornizélius  appartiennent  au  vieux  jeu;  M.  Knillé  et  M.  Baur  entrent 
dans  le  concert  international  de  l'ait.  Les  Disciples  de  Platon,  bien  des- 
sinés, savamment  composés,  pourraient  venir  d'un  pinceau  sérieux  de 
notre  École  des  Beaux- Arts.  Ils  forment  une  importante  composition  des- 
tinée à  orner  la  bibliothèque  de  l'Université  à  Berlin.  Nous  en  publierons 
le  dessin  en  fac-similé  hors  texte.  Quant  au  Saint  Paul,  on  pourrait  le 
mettre  dans  la  barque  qui  porte  M.  Laurens  et  son  heureuse  fortune. 

Les  assimilations  seraient  nombreuses,  en  effet,  si  on  voulait  les 
suivre  une  à  une.  Les  scènes  d'Orient  de  MM.  Gentz  et  Seel  semblent 
sortir  des  ateliers  de  M.  Bonnat  ou  de  M.  Guillaumet.  La  Banque  popu- 
laire en  faillite  de  M.  Bokelmann  touche  d'assez  près  au  Saint  Phi- 
lippe du  Roule  de  M.  Bérand.  La  chasse  de  M.  Gierymski  fait  penser 
aux  cavaliers  de  M.  Goubie.  Dans  un  Incendie  au  village  de  M.  iNiku- 
towski,  telle  figurinette  porte  une  estampille  pareille  à  celle  de  M.  Vibert. 
M.  Riefstahl,  avec  ses  confréries  à  Rome,  ne  s'écarte  pas  de  M.  Sautai 
ou  de  M.  Edmond  Lebel.  M.  de  Werner  se  rapproche  beaucoup  de 
M.  Firmin  Girard.  Nous  retrouverions  chez  nous,  ou  en  Belgique,  la 
Femme  au  ehat  de  M.  Wiinnenberg.  la  Femme  à  V enfant  de  M.  Amberg, 
V Intérieur  de  M.  Keller,  et  jusqu'à  vingt  autres. 

De  même  que  chez  nous,  on  a  là-bas  du  succès  en  peignant  des 
tableaux  comiques  contre  les  moines,  ainsi  que  font  MM.  Meisel,  Griitz- 
ner,  Michaël.  D'autres,  tels  que  M.  Loeffiz  ou  M.  Hagn,  voient,  au  con- 
traire, les  cléricaux  d'un  œil  bienveillant. 

Les  moutons  de  M.  Brendel  depuis  longtemps  fraternisent  avec  ceux 
de  M.  Jacque.  Les  chevaux  et  les  chiens  de  M.  Steffeck,  animalier  célèbre 
à  Berlin,  se  rapprocheraient,  au  contraire,  de  ceux  de  M.  Landseer. 

Les  Allemands  ont  le  paysage  un  peu  ennuyé,  triste,  menu,  avec  des 
notes  serrées  mais  contraintes.  Le  grand  souffle  ou  le  charme  tendre  de 
la  nature  ne  circulent  point  facilement  dans  leurs  tableaux.  Mais  on 


XVIII.    —    2'    PERIODE. 


20 


154  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

s'aperçoit  qu'elle  commence  à  les  ébranler,  et  qu'avec  leurs  facultés  de 
sérieuse  contemplation,  ils  finiront  par  se  sentir  à  leur  aise  auprès  d'elle, 
et  la  traiteront  avec  cette  familiarité  caressante,  enivrée,  avec  cet  amour 
attentif  à  toutes  ses  parures,  à  tous  ses  aspects,  à  tous  ses  caractères, 
qui  a  valu  à  la  France  sa  belle  école  de  paysagistes. 

M.  Krôner,  qui  a  commencé  par  être  teinturier  dans  sa  jeunesse,  sera 
certainement  un  des  Christophe  Colomb  du  paysage  en  Allemagne.  Ses 
sangliers  dans  la  neige,  ses  cerfs  dans  les  bois  ou  sur  les  montagnes 
témoignent  d'un  art  libre,  d'une  sensation  vive,  d'une  coloration  animée. 

La  place  qui  m'est  mesurée  au  cordeau  ne  me  permet  que  de  citer 
des  noms  :  M.  Lier  et  son  élève  M.  Baïsch,  qui  ont  le  sens  des  clartés 
du  ciel;  M.  Schleich,  qui  est  mort  et  qui  était  très-fin;  M.  Ducker, 
M.  Oeder,  délicat;  M.  Munthe,  M.  Bracht,  M.  Gleichen-Russmann,  M.  Ir- 
mer,  qui  tous  sont  en  marche  vers  un  sentiment  juste,  vrai,  mais  à  qui  il 
faudrait  plus  d'élan,  de  hardiesse,  d'émotion  personnelle.  Dans  le  vieux 
style  romantique,  MM.  Achenbach  et  M.  Neubert  luttent  encore  éner- 
giquement,  et  comme  les  idées  sont  différentes  entre  nous  et  la  critique 
allemande,  on  les  appelle  là-bas  des  réalistes,  c'est-à-dire  qu'ils  ont 
représenté  une  étape  de  vérité  relativement  au  paysage  dit  idéaliste. 

Les  paysagistes  de  l'empire  d'Allemagne  feront  bien  de  regarder 
attentivement  ce  qui  se  passe  au  fond  de  l'atelier  autrichien  de  M,  Albert 
Zimmermann.  Là,  de  même  qu'à  Munich  sous  l'impulsion  de  xM.  Piloty, 
paraissent  s'enfanter  des  coloristes,  des  hommes  d'accent  individuel, 
hardi,  tels  que  MM.  Jettel,  Schindler,  Ribarz,  trop  tourmentés  peut-être 
de  recherches  et  de  désirs  nouveaux. 

Comme  une  clôture  d'enceinte  qui  envelopperait  le  cercle  de  l'art 
allemand,  vient  enfin  la  fameuse  série  nationale  des  peintres  de  la  vie 
paysanne,  de  la  petite  vie. 

Ici  je  crois  remarquer  qu'un  sens  très-intime,  qu'une  impression  bien 
pénétrante  de  l'intérieur  tient  les  artistes;  et  je  veux  parler  surtout  de 
la  nature  morte,  des  meubles,  de  la  physionomie  de  la  chambre,  du  lit, 
du  poêle,  des  carreaux  ou  du  plancher,  de  la  table,  de  la  fenêtre,  de  la 
porte.  Les  peintres  d'outre-Rhin  ont  le  daheùn,  l'at  home,  très-prononcé 
ce  me  semble.  Aussi  tous  les  fonds  de  ces  tableaux  de  MM.  Hildebrand, 
Schloesser,  Jordan,  Defregger,  Fagerlin,  Gunther,  etc.,  sont-ils  plus 
séduisants  que  leurs  personnages,  en  général  d'exécution  un  peu  com- 
mune dans  son  agrément  ou  sa  sentimentalité. 

L'enfant  joue  un  grand  rôle  dans  la  sensibilité  allemande.  Le  veuf  ou 
la  veuve  restés  avec  un  enfant  nouveau-né,  les  parents  au  chevet  de  l'en- 
lant  malade,  le  contraste  de  la  naissance  et  de  la  mort,  de  l'enfance  et 


LES   ÉCOLES   ÉTRANGÈRES  DE  PEINTURE.  <55 

de  la  vieillesse,  les  fêtes  des  enfants,  leurs  exercices,  leurs  jeux,  leurs 
prières  révèlent  ce  cœur  paternel  qui  bat  dans  la  poitrine  germanique, 
de  même  que  l'image  répétée  de  la  veuve  et  du  veuf  révèle  l'afTection 
dans  le  mariage.  L'effet  vulgairement  pittoresque  qui  se  tire  des  costumes 
et  des  mobiliers  de  paysans  prend  sa  part  dans  l'ensemble. 

Il  faut  remarquer  ici  que  les  peintres  tyroliens,  ou  qui  aiment  le 
Tyrol,  ont  un  bien  meilleur  sens  de  la  peinture  que  les  autres.  Ils  sont, 
il  est  vrai,  de  l'école  Piloty,  et  c'est  dans  la  salle  autrichienne  qu'on  les 
voit.  Là  se  distinguent  MM.  Gabl,  Kurzbauer  et  M.  Defregger,  dont  les 
toiles  en  Autriche  me  paraissent  préférables  à  ses  toiles  en  Allemagne, 

De  M.  Meyerheim,  dont  on  se  rappelle  entre  autres  le  joli  tableau 
intitulé  le  Bouquiniste  qui  parut  à  notre  Salon  de  1870,  on  a  exposé  une 
Baraque  de  foire  très-amusante,  très-colorée  et  très-observée. 

La  Leçon  de  gymnastique  de  M.  Piltz,  inspirée  évidemment  des 
œuvres  de  M.  Knaus,  ne  manque  point  d'esprit  et  de  naturel,  quoique 
les  enfants  soient  trop  pareils  et  aient  tous  le  défaut  de  loucher. 

La  figure  d'artiste  qui  doit  enfin  couronner  tout  ce  groupe  est  celle 
de  M.  Knaus.  Il  a  été  l'un,  des  favoris  du  public  français.  Il  a  donné,  ou 
à  peu  près,  à  Dusseldorf,  depuis  trente  ans  au  moins,  le  signal  de  l'affran- 
chissement à  la  peinture  qui  voulait  être  coloriste  et  qui  voulait  se  rafraî- 
chir à  la  source  naturelle  de  la  réalité. 

Les  Funérailles,  qu'il  a  envoyées  au  Champ  de  Mars,  sont  un  char- 
mant tableau,  un  des  meilleurs  qu'il  ait  jamais  faits.  Cette  bande  d'en- 
fants qui  chantent  les  psaumes  sous  la  direction  d'un  vieux  maître,  à 
demi  insouciants  et  battant  des  pieds  sur  le  sol  pour  se  réchauffer  par 
un  temps  glacial;  le  cercueil  que  les  porteurs,  en  costume  noir  spécial, 
amènent  par  le  petit  escalier  ;  l'étroite  cour  de  la  maison,  le  drap  noir  sur 
le  brancard,  le  tout  petit  enfant  ébahi,  la  neige  sur  les  toits,  tout  vient 
d'une  nature  d'artiste  rare  où  la  simplicité,  la  naïveté,  l'esprit,  l'obser- 
vation, la  tendresse,  s'unissent  doucement  et  gracieusement.  La  Fête 
d'enfants  de  M.  Knaus  est  pleine  d'épisodes  charmants.  Son  Conseil  de 
paysans  montre  })lus  de  peinture  qu'il  ne  s'inquiète  d'en  avoir  ordinai- 
rement, et  les  physionomies  y  prennent  un  caractère  plus  affermi  et  plus 
développé  que  partout  ailleurs.  Ses  jeunes  et  vieux  juifs  sont  d'allure 
extrêmement  gaie  et  railleuse.  Cette  exposition  nous  donne  et  l'ancien 
Knaus  et  un  nouveau  Knaus  qui  veut  pousser  le  modelé,  appuyer  davan- 
tage sur  les  détails.  Je  préfère  l'ancien,  parce  que  la  naïveté  de  l'exé- 
cution, son  abandon  s'accorde  mieux  avec  la  grâce  naïve  ou  la  vivacité 
aimable  et  spirituelle  des  sujets,  si  souvent  incomparables  chez  lui. 
Le  dessin  du  maître,  que  nous  publions  avec  cet  article,  représente 


156  GAZETTE   DES   BEAUX-ARTS. 

son  tableau  Une  bonne  a/faire,  où  l'un  de  ces  petits  juifs  rit  de  tout 
son  cœur.  Ce  dessin  est  fort  joli.  Je  ferai  remarquer  à  ce  propos  que  le 
public  allemand  a  une  passion  très-vive  pour  les  figures  rieuses.  Je  profite 
aussi  de  l'occasion  pour  dire  que  le  dessin  de  M.  Leibl  appartient  à 
M.  Adolphe  Ackermann,  à  Munich,  et  que  son  tableau  les  Paysans  poli- 
tiquant  appartient  à  M.  Stewart,  le  célèbre  amateur. 

En  résumé,  quelques  artistes  supérieurs,  nombre  d'hommes  de 
talent,  voilà  ce  que  nous  voyons  en  Allemagne.  Quelques  attaches  avec 
les  écoles  d'il  y  a  trente  ans,  un  mouvement  encore  hésitant  dans  le 
paysage,  des  tendances  marquées  à  entrer  dans  le  courant  commun  d'art 
et  de  goût  qui  enveloppe  toute  l'Europe,  de  même  que  s'y  étend  un  égal 
niveau  de  civilisation,  de  même  que  les  vêtements,  les  chemins  de  fer, 
les  industries ,  les  institutions,  les  idées  y  tendent  à  une  commune 
allure;  une  école  enfin,  plus  calme  que  la  nôtre,  et  qui,  si  nous  la 
voyions  tout  entière,  correspondrait  en  beaucoup  de  points  à  la  nôtre, 
voilà  ce  que  nous  montre  l'art  allemand.  La  leçon  qu'on  en  tire  est 
que  les  grands  peuples  modernes  ne  peuvent  guère  plus  prétendre  à 
se  surpasser  l'un  l'autre  dans  le  Kullfirkampf. 

SUÈDE.   —  NORVÈGE.  —  DANEMARK.  —   RUSSIE. 

Dans  ces  régions  du  Nord ,  nous  nous  trouvons  en  face  des  phéno- 
mènes de  la  nature.  La  peinture  y  est  tant  soit  peu  météorologique.  Des 
montagnes  rouges,  des  cascades  vertes,  des  rochers  bleus,  des  soleils 
noirs,  en  un  mot  toutes  sortes  de  dérangements,  de  renversements  et  de 
bouleversements  des  choses  y  constituent  un  genre  antipictural,  anti- 
harmonieux,  qui  trouble  beaucoup  les  yeux  et  l'esprit,  quoiqu'il  puisse 
enrichir  de  faits  curieux  un  traité  d'optique.  Les  phénomènes  physiques 
et  géologiques  ne  sont  pas  propices  à  l'art,  et,  au  lieu  de  vouloir  étonner 
et  humilier  les  peintres  des  pays  méridionaux  par  l'étalage  de  ces  phé- 
nomènes dont  nous  sommes  heureusement  privés,  il  vaudrait  mieux  faire 
comme  certains  bons  peintres  suédois  et  norvégiens  :  venir  en  France 
ou  en  Allemagne,  et  y  étudier  une  lumière  moins  tourmentée  dont  les 
accents  pleins  et  larges  sont  faits  pour  le  pinceau.  Au  moins,  les  peintres 
danois  prouvent-ils  qu'ils  sont  une  race  sage,  par  leur  goût  pour  les 
douceurs  du  printemps  et  leur  plaisir  à  chanter  sa  jeune  verdure  ou  les 
épais  et  calmes  feuillages  de  l'été. 

Il  est  vraiment  curieux  de  contempler  l'art  dans  ces  petits  pays  :  le 
Danemark,  la  Suède,  la  Norvège,  la  Suisse.  Dans  les  grandes  nations,  les 
puissantes  ressources  d'une  nombreuse  et  riche  population,  l'excitation 


158  GAZETTE   DES  BEAUX-ARTS, 

et  le  frottement  prodigieux  des  esprits  lancent  la  civilisation  à  grandes 
enjambées;  elle  y  distance  de  plus  en  plus  la  marche  des  petits  pays. 
Littérature  et  art  ont,  en  ceux-ci,  ce  que  nous  appelons  un  air  de  pro- 
vince; les  petits  peuples  sont  forcés  de  graviter  autour  des  grands,  de 
s'appuyer  sur  eux,  de  se  fondre  avec  eux,  intellectuellement  du  moins, 
s'ils  veulent  se  maintenir  à  leur  niveau.  11  y  a  soixante  ou  quatre-vingts 
ans,  les  petits  pays  soutenaient  mieux  leur  rang  dans  l'ensemble  de 
l'Europe.  Le  Danemark,  entre  autres,  au  début  du  siècle,  par  le  peintre 
Carstens  et  le  sculpteur  Thorwaldsen,  galvanisait  l'Allemagne,  alors 
morcelée  et  émiettée  en  petits  groupes.  Aujourd'hui,  malgré  de  grands 
efforts,  le  Danemark  reste  en  arrière.  Une  excellente  notice  historique 
accompagne  le  catalogue  de  ce  pays  et  en  explique  avec  modestie  le  rôle 
artistique,  mais  oublie  de  dire  que  la  guerre  avec  l'Allemagne  a  nui  aux 
destinées  de  l'art  en  Danemark.  Par  patriotisme,  les  Danois  ne  vont  pas 
dans  les  écoles  allemandes.  Par  question  d'argent  ou  de  tempérament, 
notre  train  de  vie  les  éloigne  de  Paris,  lis  vont  à  Rome,  ou  bien  ils 
restent  chez  eux. 

La  Suède  et  la  Norvège,  au  contraire,  remplissent  de  leurs  élèves 
les  ateliers  de  Paris  et  ceux  d'Allemagne.  Un  certain  dualisme  entre  les 
deux  contrées  fait  que  les  Suédois  préfèrent  en  général  la  France,  et  les 
Norvégiens  l'Allemagne. 

La  peinture  danoise  est  consciencieuse,  détaillée,  froide  et  sèche. 
D'excellents  sentiments  intimes  n'y  demanderaient  qu'à  rencontrer  le 
sentiment  de  l'art  pour  produire  des  œuvres  très-intéressantes.  Les 
Danois  auraient  besoin  de  voir,  de  suivre  davantage  les  agitations,  les 
recherches,  les  procédés  qui  fermentent  dans  les  grands  pays. 

Le  vaste  tableau  de  M.  Bloch,  le  Roi  prisonnier,  est  certes  une 
œuvre  très-estimable.  Le  prince  est  affaissé  et  alangui  dans  son  infor- 
tune. Le  vieux  soldat,  son  compagnon,  est  plein  d'un  respect  compatis- 
sant. La  table,  les  murs,  les  accessoires  sont  bien  exécutés.  L'œuvre  est 
au-dessus  de  la  moyenne  générale  de  l'Exposition  universelle.  Mais 
aucun  tempérament  particulier  d'artiste  ne  s'y  révèle.  C'est  de  la  bonne 
peinture  d'homme  instruit,  intelligent,  sensible  même  et  distingué,  qui 
reste  sur  la  lisière  de  l'art  et  n'ouvre  pas  de  sentier  dans  la  forêt. 

Les  paysages  de  feu  Skovgaard  ont  le  même  genre  de  qualités 
sérieuses  un  peu  négatives,  d'effort  auquel  manque  l'étincelle.  Dans  le 
tableau  de  M.  Bâche  ,  Après  la  clause  au  sanglier,  il  y  a  par  moments 
plus  d'énergie,  payée  bientôt  par  des  faiblesses.  Des  intérieurs  de  paysans 
ou  des  salles  de  château,  avec  leurs  fenêtres  par  où  l'on  voit  les  vertes 
branches  des  arbres,  sont  fréquents.  Toujours  la  lumière  y  est  aigre,  le 


LES  ÉCOLES  ÉTRANGÈRES  DE  PEINTURE.  159 

ton  sans  finesse,  sans  délicatesse  ou  sans  vivacité.  Je  citerai  comme  les 
meilleurs  ceux  de  MVI.  Exner,  Dalsgaard,  Helsteld,  Jerndorf,  puis  la 
Forge  de  M.  Kroeyer  où  il  y  a  de  bonnes  parties  de  dessin,  et  un  effet 
de  foyer  assez  bon. 

Dans  les  paysages,  les  peintres  du  Danemark  aiment  les  eaux  cou- 
lant ou  dormant  sous  les  jeunes  bois,  dont  les  feuillages  criblés  de  soleil 
deviennent  une  voûte  d'or  verdâtre  que  reflète  la  rivière  ou  l'étang. 
Quelques  marines  s'entremêlent  avec  ces  dessous  de  bois.  Les  ciels  et  la 
lumières  y  sont  faibles,  opaques  ou  métalliques.  Parmi  ces  marines  on 
peut  noter  le  Coucher  de  soleil  en  hiver  de  M.  Kyhn  et  les  Pêcheurs 
norvégiens  de  M.  Sôrensen.  Enfin  un  peintre  qui  habite  Rome,  M.  Lund, 
a  peint  les  loisirs  de  la  Garde  suisse  au  Vatican,  avec  une  certaine 
observation  spirituelle. 

Un  esprit  très-sain,  de  l'application,  de  la  simplicité  dans  le  senti- 
ment, ne  suffisent  donc  pas  à  donner  à  l'art  danois  un  intérêt  fort  mar- 
qué, mais  je  crois  qu'il  est  bien  près  d'engendrer  quelque  création 
brillante,  et  que  le  moindre  frottement  avec  l'art  anglais,  allemand  ou 
français  amènerait  la  flamme.  On  ne  fait  point  de  nu  en  Danemark  ;  on 
n'en  fait  pas  en  Hollande.  Ce  sont  des  exceptions  caractéristiques. 

La  Suède  possède  une  école  de  paysagistes  qui  s'est  formée  en 
France,  et  qui  peint  la  terre  française  autant  et  plus  que  la  terre  sué- 
doise. M.  Wahlberg  est  le  plus  connu  parmi  nous,  et  ses  œuvres  à  nos 
Salons  lui  ont  valu  une  foule  de  récompenses.  Il  a  la  réputation  d'un 
coloriste.  Par  un  certain  ragoût  de  tons  souvent  faux  et  aigres,  il  a  le 
don  de  plaire  à  beaucoup  de  gens.  Il  choisit  des  motifs  qui  font  de  l'effet, 
et  qu'il  exécute  de  cette  façon  qu'on  appelle  appuyée.  En  général,  les 
peintres  suédois  se  délectent  à  opposer  des  troncs  blancs  et  rouges,  des 
taches  jaunes  et  des  taches  rousses  qui  dansent  et  tressautent  tout  le 
long  de  la  toile,  en  lui  donnant  un  faux  air  de  coloration  hardie  et  ori- 
ginale. Cependant,  en  ce  genre,  M.  Lindstrom  est  arrivé  à  plus  de  jus- 
tesse que  d'autres,  et  M.  Bergh  me  paraît  aussi  plus  vrai  dans  ses  tona- 
lités que  M.  Wahlberg. 

M.  Torna  a  abandonné  ces  systèmes,  et  il  a  envoyé  un  Paysage  d'été 
qui  vaut  beaucoup  mieux.  Cette  peinture  a  de  la  simplicité  vraie,  de 
l'unité,  delà  largeur;  on  y  voit  la  compréhension  des  aspects  plantureux 
de  la  saison  qu'elle  représente.  Mais  les  premiers  plans  s'y  confondent 
avec  ceux  qui  leur  succèdent,  et  c'est  dommage.  M.  Gegerfeld  a  deux 
paysages,  dont  l'un  rappelle  un  peu  M.  Clays  le  Belge,  et  l'autre  Dau- 
bigny.  C'est  un  talent  déjà  très-fait,  mais  qui  a  besoin  de  dégager 
davantage  sa  personnalité.  Un  paysage  à  la  note  sincère,  claire,  grise 


160  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

ravivée  d'un  vert  fin,  a  été  exposé  par  M.  Lindmann,  qui  a  dû,  je  le 
soupçonne,  regarder  plus  d'une  fois  comment  s'y  prend  M.  Damoye,  un 
de  nos  paysagistes. 

L'œuvre  qui  domine  l'exposition  suédoise  est  la  Paysanne  de  Picardie 
que  M.  Salmson  a  peinte  de  tons  très-fermes,  très-francs.  Cet  artiste 
étudie  et  travaille  en  France.  Nous  le  connaissions  déjà,  et  d'année  en 
année  il  avance  à  grands  pas.  Si  les  officiers  qui  rapportent  le  corps  de 
Charles  XII  le  long  d'un  sentier  à  travers  des  rochers  couverts  de 
neige,  étaient  d'une  exécution  moins  lourde,  ce  tableau  de  M.  Ceders- 
trom,  où  ne  manque  point  un  côté  dramatique,  aurait  pu  tenir  la  tête  des 
envois  suédois.  M.  Cederstrom  travaille  à  Munich,  comme  M.  Ilellquist 
dont  la  Marguerite  blafarde  ne  manque  point  non  plus  de  sentiment. 
Mais  M.  Hellquist  s'est  appliqué  surtout  dans  ce  tableau  à  nous  donner 
un  échantillon  de  tous  les  bois  du  Nord,  ce  qui  l'a  entraîné  à  faire  aussi 
de  son  héroïne  une  sorte  de  planche. 

En  Norvège,  quelques  paysagistes  se  rattachent  à  l'école  suédoise, 
quelques  autres  sont  plus  directement  français;  d'autres  encore  suivent 
M.  Gude,  qui  se  montre  bien  éteint  dans  la  salle  norvégienne,  ou  bien 
M.  André  Achenbach.  La  tendance  générale  de  la  peinture  est  allemande  ; 
les  peintres  sont  presque  tous  élèves  de  Munich  ou  de  Dusseldorf,  et 
plusieurs  ont  aussi  des  tableaux  dans  la  galerie  de  l'Allemagne.  L'œuvre 
principale  est  VAdam  et  Eve  de  M.  Heyerdahl  qui  appartient  à  l'école 
de  Munich.  Ce  sont  deux  figures  nues  d'après  nature ,  marchant  à  travers 
un  fond  de  vapeurs  ou  d'obscurités  brumeuses.  Le  modelé  en  est  très- 
suivi,  dans  les  colorations  de  l'école  Piloty,  d'un  gris  jaune  relevé  de 
redets  verdâtres:  la  peinture  est  assez  personnelle,  et  l'aspect  général  a 
quelque  chose  de  sauvage,  conçu  dans  un  sentiment  de  réalité  brutal, 
qui  contraste  avec  le  mystère  du  fond  sinistre,  menaçant  et  incertain  où 
s'éloignent  les  deux  exilés.  Il  y  a  de  la  force  là  dedans. 

Un  remarquable  paysage  de  neige,  de  M.  Miinthe,  où  le  ciel  est  par- 
ticulièrement bien  traité,  ce  qui  est  rare  dans  les  écoles  du  Nord,  un 
portrait  de  femme  de  M.  Riisten,  doux,  lumineux,  expressif  dans  son 
vêtement  noir,  et  les  joyeusetés  antimonacales  de  M.  Lerche,  sont  la 
fleur  de  cette  école.  Certaines  notes  curieuses  jaillissent  çà  et  là  dans  le 
paysage,  sans  être  soutenues  par  l'exécution.  La  grande  ForH  de  sapins 
de  M.  Millier  témoigne  d'un  travail  acharné,  mais  avec  tout  son  déve- 
loppement ne  vaut  pas  une  petite  touche  fraîche  et  fine  dans  une  esquisse 
leste.  En  somme,  sauf  par  les  tendances  météorologiques,  et  sauf  dans 
l'attache  spéciale  qu'ont  les  Danois  pour  les  scènes  d'intérieur  de  leur 
pays,  point  de  peinture  danoise,  point  de  peinture  suédoise  ni  norvé^- 


LES  ÉCOLES  ÉTRANGÈRES   DE  PEINTURE. 


161 


gienne.  Les  artistes  forts  comme  MM.  Salmson,  Heyerdahl,  et  les  bons 
paysagistes,  sont  des  artistes  que  la  France  ou  l'Allemagne  peuvent 
naturaliser. 

En  Russie,  il  y  a  une  exubérance  de  défauts,  mais  une  agitation 
sous-pi t loresqiie  ïort  curieuse.  Les  peintres,  comme  les  papillons  qui 
courent  à  la  chandelle,  se  leurrent  plus  volontiers  encore  aux  essais  de 
météorologie  et  de  catoptrique  prismatique.  Un  reste  de  mysticisme  se 


LA      PKTB      DE      JKANNB,      PAR      M.      ISRAELS. 

(Croquis  do  l'artiste.) 


joint  à  cette  peinture  aux  flambeaux.  Le  monde  slave  est  tantôt  apa- 
thique, tantôt  tourmenté  par  une  nervosité  excessive.  La  peinture  reflète 
ces  deux  nuances  du  caractère  national  :  ici  terne,  engourdie;  là  tout 
agitée  de  crispations.  Les  Rembrandt  de  l'Ermitage  sont  la  source  où 
s'abreuvent  les  jeunes  gens,  et  qu'ils  troublent  par  les  coups  d'un  pinceau 
pesant  ou  saccadé.  Les  artistes  les  plus  forts,  là  aussi,  MM.  Siemiradsky, 
Harlamof,  de  Bochmann,  sortent  des  ateliers  allemands  ou  français. 

On  peut  dire  qu'il  n'y  avait  pas  de  peinture  russe  au  commencement 
du  siècle.  Notre  mouvement  romantique  entraîna  enfin  le  peintre  Brûlof, 
et  quoiqu'il  se  ressentit  de  l'imitation  de  Delaroche,  les  Russes  le  consi- 

XV m.  —  2'  PÉRIODE.  21 


162  GAZETTE  DES  BEALX-AKTS. 

dèrent  comme  le  fondateur  de  leur  art  national.  Briilof  est  mort  en  1852. 
Sa  famille  était  d'origine  française.  Il  a  peint  entre  autres  un  tableau 
intitulé  les  Derniers  Jours  de  Pompai,  qui  fut  exposé  à  notre  Salon 
de  1834  et  qui  a  été  gravé  dans  les  Annales  de  Landon.  Il  a  décoré  de 
ses  peintures  une  partie  de  l'Église  de  Saint-Isaac,  à  Saint-Pétersbourg. 
Il  n'y  a  plus  de  disciples  de  Briilof,  en  Russie  ;  le  dernier  est  M.  Bron- 
nikof,  dont  on  peut  voir  au  Champ-de-Mars  quelques  tableaux  conçus 
dans  un  sentiment  mystique,  avec  une  exécution  creuse. 

L'artiste  qui  a  eu  le  plus  d'influence  sur  le  mouvement  de  la  jeune 
peinture  russe  estFédotof,  peintre  de  genre,  d'abord  officier  danslagarde 
impériale,  et  que  Briilof  guida  de  ses  conseils.  Le  nouveau  paysage  fit 
ses  premiers  pas  avec  Chéderine  et  surtout  avec  Vorobiof,  qui  fut  le 
maître  de  M.  Aïvazowsky.  Presque  tous  les  paysagistes  actuels  sont  des 
élèves  de  ces  deux  derniers  artistes.  Nombre  de  peintres  russes  ont  étudié 
aussi  à  Dusseldorf  et  à  Munich.  La  plupart  ont  fréquenté  l'atelier  de 
M.  Achenbach.  M.  Siemiradsky  est  élève  de  M.  Piloty  et  de  M.  Makart. 

Moscou,  Saint-Péterribourg  et  Varsovie  sont  les  trois  foyers  d'études 
et  entretiennent  des  écoles  que  couronne  l'Académie  installée  dans  la  capi- 
tale. Une  certaine  rivalité  règne  entre  les  groupes  sortis  de  ces  écoles. 
Moscou  passe  pour  un  centre  de  dessin.  La  couleur  réside  dans  les  deux 
autres  villes.  Les  Finlandais  se  tiennent  à  part  et  vont  étudier  en  Suède 
et  en  Allemagne.  Depuis  quelques  années,  un  groupe  indépendant  s'est 
formé  en  dehors  de  l'Académie  et  organise  des  expositions  de  ville  en 
ville.  Un  riche  négociant  de  Moscpu,  M.  Paul  Trétiakof,  encourage  ce 
groupe,  en  achète  les  tableaux  et  a  formé  une  galerie  qu'il  léguera  à  sa 
ville  natale  et  qu'il  laisse  libéralement  visiter  par  le  public. 

C'est  parmi  ces  peintres,  que  pour  un  moment  j'appellerai  l'école 
Trétiakof,  peintres  des  mœurs  et  des  paysages  nationaux,  que  se  for- 
mera certainement  un  art  russe  distingué  et  important. 

Le  monde  artistique  se  recrute  de  tous  les  côtés.  La  noblesse  lui  a 
donné  MM.  Klodt,  Bogolioubof,  Jacoby.  M.  Kramskoï  est  le  fils  d'un 
cosaque;  M.  Chichkine  le  fils  d'un  paysan.  MM.  Aïvazowsky  et  Kouïndji 
sont  des  Arméniens  nestoriens,  de  cette  race  qui  domine  en  Crimée. 

On  connaît  bien,  à  Paris,  le  premier  de  ces  deux  artistes.  Nous  l'avons 
décoré.  Ses  tableaux  ressemblent  à  ceux  de  M.  Gudin.  C'est  dans  son 
atelier  que  beaucoup  de  ses  compatriotes  ont  appris  à  employer  ces  tons 
agatisés  à  transparences  vitreuses  et  irisées  que,  dans  les  autres  pays, 
on  bannit  maintenant  avec  soin  de  la  peinture. 

M.  Kouïndji  est,  sans  contredit,  le  plus  curieux,  le  plus  intéressant 
des  jeunes  peintres  de  Russie.  L'originalité  nationale  se  sent  chez  lui 


LES  ÉCOLES  ÉTRANGÈRES  DE  PEINTURE. 


163 


plus  que  chez  tous  les  autres,  et,  s'il  est  lourdement  étrange  dans  cer- 
taines toiles,  il  est  plus  heureux  ailleurs;  son  Steppe  brûlé  par  le  soleil, 
cette  habile  et  expressive  modulation  de  tons  jaunes,  fins  et  nets  est 
d'un  peintre,  et  son  Paysage  finlandais,  bien  que  d'une  coloration 
opaque,  a  des  harmonies  inattendues  qui  ne  sont  point  vulgaires.  Le 
Lointain  boisé  du  baron  KIodt  révèle  un  sentiment  délicat  et  une  obser- 
vation personnelle.   11  y  a  de  la  vigueur  dans  la  Forêt  neigeuse,  ensan- 


>^-:^ 


LES      PADVRKS      DE      LA      PLAOB,      PAR      M.      ISRAELS. 

(Croquis  de  rartiste. ) 


glantée  par  le  soleil  couchant,  de  M.  Klever,  dont  se  rapproche  la  forêt 
rouge  de  M.  Wolkof.  Les  Blés  de  M"*  Junge  sont  un  fort  gentil  paysage, 
et  le  Pâturage  finlandais  de  M.  Linsholm  y  répond  par  sa  note  calme  et 
juste.  M.  Chichkine  n'est  pas  très-sensible  aux  tons  fins  et  distingués, 
mais  il  y  a  une  impression  du  silence  et  de  la  tristesse  des  forêts  dans 
ses  toiles,  où  le  terrain  se  développe  nettement.  Son  ami,  M.  Kramskoï, 
qui  a  peint  son  portrait,  a  exprimé  avec  une  coloration  sourde,  mais  avec 
un  accent  assez  ferme,  le  type  slave  dans  le  Portrait  du  comte  Tolstoï, 
écrivain  connu.  M.  Pérof  se  rattache  à  ces  deux  artistes;  son  Oiseleur 
et  son  Pêcheur  à  la  ligne,  oii  les  détails  sont  fort  poussés,  tirent  leur 
valeur,  non  du  charme  pittoresque,  mais  de  leur  dessin  attentif. 


164  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

Un  peintre  mort  tout  jeune,  Janson,  élève  de  Benjamin  Vautier,  de 
Dusseldorf,  aurait  fait  la  transition  entre  ces  dessinateurs  assez  froids 
et  des  coloristes  un  peu  forcés.  Il  y  a  de  la  vivacité  et  des  tons  justes 
dans  ses  Joueurs  de  cartes. 

M.  Maximof,  avec  son  Dcrin  qui  arrive  dans  une  noce  de  village, 
et  M.  Répine,  avec  ses  Ilalcurs  de  barque,  cherchent  le  ton  chaud,  et 
croient  trop  au  rouge,  devenu  si  banal  ;  mais  il  y  a  une  certaine  accen- 
tuation, soit  dans  le  type,  soit  dans  le  mouvement  de  leurs  figures. 
M.  Becker  est  plus  rassis  et  plus  assis  dans  son  Intérieur  finlandais,  qui 
se  ressent  aussi  de  l'école  allemande.  Dans  un  grand  tableau,  représen- 
tant Copernic  entoura  des  honmics  de  son  temps,  M.  Gerson,  qui  est 
Polonais,  imite  un  peu  Matejko  et  rappelle  très-directement  M.  Cari  Bec- 
ker, de  Berlin.  M.  Bogolioubof,  qui  réussit  plus  ou  moins  ses  effets 
lumineux,  a  donné  un  aspect  assez  individuel  à  sa  Vue  de  Nij'ni  Nov- 
gorod. J'ai  parlé  de  M.  de  Bochmann,  à  propos  de  l'Allemagne.  Il  a 
aussi,  dans  les  salles  russes,  un  très-beau  tableau.  M.  Ilarlamof  est 
devenu  Français  :  il  manie  largement  de  beaux  tons,  et  ses  figures 
s'étalent  carrément,  d'un  relief  gras  et  fort;  ce  n'est  pas  en  vain  qu'il  a 
copié  jadis  la  Leçon  d'analomie  de  Rembrandt  à  la  Haye. 

Maintenant  s'élève  devant  nous  l'immense  tableau  de  M.  Siemiradsky 
les  Torches  vivantes.  D'abord  pensionnaire  de  l'Académie  de  Saint- 
Pétersbourg  à  Rome,  l'artiste  s'est  fixé  ensuite  dans  cette  ville.  On  peut 
lire  distinctement  dans  sa  toile  les  influences  qu'il  a  subies.  On  y  retrouve 
les  tonalités  cuivrées  de  M.  Makart,  ses  ombres  souvent  boueuses  et 
sans  consistance,  les  brillants  et  les  blancs  de  M.  Piloty.  Le  sujet  même 
est  une  suite  au  Nôron  incendiant  Rome  de  celui-ci;  un  excellent  sujet, 
et  qui  pouvait  être  traité  avec  autrement  de  pathétique,  d'énergie, 
d'ensemble.  M.  Siemiradsky  a  regardé  certainement  ce  que  faisaient 
à  Rome  nos  grands  prix,  et  il  amalgame  quelques-uns  de  leurs  procédés 
avec  les  procédés  de  Munich.  Il  a  consulté  les  dernières  révélations 
de  l'archéologie.  L'elTort  énorme  que  lui  a  demandé  cette  œuvre  est 
indiqué  par  les  traces  les  plus  visibles  de  fatigue,  surtout  vers  la  partie 
droite  de  son  tableau,  celle  où  les  chrétiens,  dans  leurs  paniers,  au  haut 
de  poteaux  trop  minces,  sont  peut-être  plus  ridicules  que  touchants.  Des 
groupes  remarquables  el  fort  réussis  sillonnent  le  tableau,  si  on  les 
cherche,  et  l'idée  de  cette  population  blasée,  indifférente,  où  quelques 
visages  de  femmes  trahissent  seuls  de  la  stupeur  mêlée  de  pitié,  était 
d'un  esprit  qui  conçoit  avec  profondeur.  Malheureusement  l'intérêt  se 
disperse  dans  la  multiplicité  des  personnages  et  dans  la  valeur  égale 
des  tons.  Les  Torches  vivantes  ont  failli  être  un  des  monuments  de 


166  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

l'Exposition  ;  mais,  après  avoir  été  surpris  par  leur  dimension,  on  a  été 
étonné  de  n'en  pas  relirer  une  impression  proportionnée  à  tant  d'éten- 
due. Ce  n'est  pas  aux  visages  rasés  des  vieux  Romains  que  les  peintres 
russes  peuvent  attacher  leur  avenir,  mais  aux  barbes  touffues  de  leurs 
moujicks,  et  je  crois  à  l'avenir  pittoresque  de  la  Russie. 

HOLLANDE. 

L'héritage  de  Gérard  Dow  et  de  Miéris,  héritage  mal  entretenu,  c'est 
à  dire  l'exagération  de  la  minutie,  une  facture  pauvre  dominèrent  la 
peinture  hollandaise  à  la  fin  du  xviii'  siècle.  Elle  se  traîna  ensuite  dans 
l'imitation  lourde  et  molle  de  notre  école  de  l'Empire,  puis  fut  à  peine 
touchée  du  bout  de  l'aile  par  notre  romantisme;  et,  durant  de  longues 
années,  elle  chercha  péniblement  à  reconquérir  le  vieil  esprit.  Le  contact 
des  Belges,  qui  reprenaient  hardiment  possession  de  l'art,  lui  fut  enfin 
précieux.  De  bonnes  intentions,  d'honnêtes  tentatives  l'agitèrent  d'un  peu 
de  frémissement.  Le  paysage,  les  scènes  intimes  dégagèrent  un  coin 
de  ce  sentiment  d'art  engourdi,  non  éteint,  qui  couvait  dans  le  tempé- 
rament national.  On  s'est  beaucoup  moqué  chez  nous  de  Koeckkoeck 
et  de  Van  Schendel  ;  cependant,  peu  à  peu  devait  se  réveiller  dans  cer- 
tains ateliers  la  chaleur  assoupie.  M.  Blés  pensa  aux  Téniers,  mais  se 
rapprocha  plutôt  de  Wilkie.  Pieneman,  le  ptintre  d'histoire,  peignait  en 
élève  de  Gros,  et  quelques-uns  de  ses  portraits,  quelques-unes  de  ses 
figures  ne  sont  pas  restés  sans  mérite.  Nuijen,  mort  jeune,  essaya  de  la 
couleur  à  la  française.  M.  Weissenbruch  a  tenté  aussi  quelques  notes 
colorées.  Schelfhout,  Bosboom,  Taurel,  Waldorp,  Kuytenbrouwer,  se  don- 
nèrent bien  du  mal.  Mais  tous,  quoique  chevaliers  du  Lion  néerlandais 
et  de  la  Couronne  de  chêne ,  ne  seront  jamais  bien  recherchés  dans  les 
galeries  et  les  musées.  Ils  ont  préparé  toutefois  le  terrain  qu'occupe  une 
nouvelle  génération,  fort  supérieure  en  talents. 

C'est  par  les  exemples  de  l'école  belge,  c'est  en  allant  aux  expositions 
françaises  et  anglaises,  et  en  cherchant  presque  tout  seuls  le  secret  de 
l'art,  au  bord  de  la  mer,  le  long  des  digues  et  dans  les  canaux  des 
vieilles  cités,  que  les  Hollandais  se  sont  retrouvés.  La  Haye  et  Bruxelles 
sont  les  deux  villes  où  se  forment  les  peintres  néerlandais,  et  attribuer 
à  M.  Israëls  une  action  sur  les  artistes  de  son  pays,  n'est  point  se  tromper. 

H  n'y  avait  pas  de  peintres  en  Hollande,  il  y  a  trente  ans.  Aujourd'hui 
c'est  de  nouveau  un  pays  de  peinture,  où  l'on  est  moins  fort  manœuvrier 
qu'en  Belgique,  mais  où  des  hommes,  en  étendant  quelques  couleurs 
sur  une  toile,  sans  peine  apparente,  savent  exprimer  de  profonds  senti- 


LES  ÉCOLES  ÉTRANGÈRES   DE  PEINTURE.  167 

ments,   de   fortes   impressions,   de   vives  et   délicates   observations. 

Le  paysage,  tour  à  tour  avec  son  large  sens  mélancolique,  ou  avec 
sa  grasse  et  riche  tranquillité,  verse  ses  symphonies  dans  l'esprit  des 
artistes.  Le  hurlement  de  la  mer  dévorante  de  barques,  son  vent  âpre 
qui  gémit  longuement,  ou  son  calme  pareil  à  celui  d'un  pâturage  ;  les 
pâturages,  de  leur  côté,  ondulés  et  frissonnant  lentement  comme  une 
mer  qui  se  berce  ;  les  vastes  ciels  nuageux  qui  nous  entourent  d'étendue, 
de  silence  et  de  lumière  voilée,  impriment  à  l'art  quelque  chose  d'ému, 
qui  le  suit  jusqu'au  fond  des  intérieurs  et  jusque  dans  les  rues.  Mais 
lorsqu'un  rayon  de  soleil  vient  rire  dans  la  chambre,  réveiller  les  her- 
bages ou  danser  sur  l'écume  des  vagues,  la  peinture  s'illumine  et  se  fait 
joyeuse,  pleine  d'entrain.  Ici,  quand  on  pose  une  touche,  on  pose  une 
sensation.  Chez  ceux  en  qui  le  sens  du  peintre  est  le  mieux  affiné,  le  gris 
joue  dans  toutes  ses  variations  moelleuses,  douces  ou  aiguës,  qu'échauf- 
fent de  beaux  bleus  discrets  ou  des  verts  bleuissants,  et  nulle  part  l'en- 
semble de  la  tonalité  n'est  mené  avec  plus  d'harmonie  simple  et  juste. 

Tout  l'art  hollandais,  évidemment,  n'en  est  pas  là,  et  il  ne  suffit  pas 
d'être  natif  de  Hollande  et  de  peindre  pour  avoir  ces  vertus,  mais  je 
parle  d'une  dizaine  et  peut-être  d'une  quinzaine  d'artistes. 

Voici  par  exemple  M.  Israëls,  dont  on  ne  semble  pas  soupçonner 
chez  nous  toute  la  valeur.  Son  tableau  Seule  au  monde  est  admirable  de 
sentiment  et  d'enveloppe.  C'est  une  pauvre  chambre  obscure.  Les  ombres 
de  la  mort  l'ont  envahie,  et  tout  y  flotte  vague,  sombre  comme  les  pen- 
sées de  la  malheureuse  femme  restée  seule,  qui  pleure  auprès  du  lit  où 
repose  le  compagnon,  le  soutien  brisé  de  sa  vie.  Le  jour  est  clair  aux 
carreaux  de  la  fenêtre,  mais  les  ténèbres  du  chagrin  et  du  désespoir 
entourent  cette  âme  en  détresse.  Sur  un  tabouret  vient  d'être  abandonnée 
la  Bible  ouverte,  mais  que  pouvait  la  Bible?...  Ce  tableau  est  peint 
d'ombre  et  de  douleur.  Et  les  beaux  tons  tranquilles  et  la  large  manœuvre 
et  le  concert  parfait  qu'il  y  a  dans  la  Fête  de  Jeanne,  où  les  enfants 
regardent  si  dévotement  la  mère  à  l'air  heureux  et  doux  qui  leur  fait 
des  crêpes!  Et  comme  plane  un  jour  gris,  une  nature  attristée,  sur  les 
humbles  Pauvres  du  village  qui  vont  quêter  assistance  au  bateau  ! 

M.  Israëls  fait  école  dans  son  pays.  On  retrouve  son  inlluence  dans  le 
Sois  sage,  de  M.  Mélis,  aimable  peinture  qui  n'a  pas  encore  la  force,  la 
souple  justesse  de  celle  du  maître,  mais  où  la  vieille  femme  endormie 
est  une  figure  bien  heureusement  réussie.  De  plus  loin,  M.  Verweer  suit 
aussi  M.  Israëls.  Les  œuvres  de  ce  dernier  sont  très-recherchées  en  Angle- 
terre, et  elles  correspondent,  en  effet,  à  quelques-unes  des  tendances 
de  la  jeune  école  anglaise  dont  j'aurai  à  parler  quand  viendra  le  tour 


168  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

de  la  Grande-Bretagne.  Lorsqu'au  sortir  de  l'atelier  Pienenoan,  M.  Israëls 
peignait  des  tableaux  d'histoire,  il  était  difficile  de  prévoir  qu'il  change- 
rait de  route,  qu'il  délaisserait  les  princes,  les  grands  pour  ne  plus 
s'occuper  que  des  petits  et  de  leur  histoire  intime,  et  qu'il  acquen-ait 
cette  force  et  cette  délicatesse  de  sentiment  qui  font  de  lui  le  chef  et  l'ini- 
tiateur de  la  nouvelle  génération  artistique  dens  les  Pays-Bas. 

Nous  voyons  régulièrement  venir  à  nos  Salons  M.  Mauve  et  M.  Maris, 
dont  j'ai  expliqué  l'année  dernière  la  sensibilité,  la  simplicité  ravissantes  ; 
M.  Mesdag,  qui  de  jour  en  jour  devient  un  puissant  artiste  ;  M.  Henkes 
si  naïf,  si  fin  ;  M.  Oyens  si  vif  et  de  verve  coloriste  si  franche  et  si  natu- 
relle. M.  Mesdag  a  envoyé  au  Salon  une  magnifique  marine,  et  M.  Hen- 
thes  y  montre  un  bien  joli  Coin  de  ville.  J'aurais  voulu  parler  plus  lon- 
guement de  chacun  d'eux,  mais  ce  que  j'ai  dit  du  sentiment  général  de 
l'art  dans  leur  pays  s'applique  surtout  à  leurs  œuvres.  Le  Champ  de 
Mars  nous  révèle,  en  outre,  un  homme  très-original,  M.  Klinkenberg, 
qui  possède  une  coloration  toute  spéciale  et  dont  il  faut  regarder  les 
vues  de  Delft  et  de  Sneek.  Les  vrais  et  larges  paysages  de  M.  Roëlofs, 
ceux  de  MM.  Backhuyson,  Metzelaar,  Gabriel,  Poggenbeck,  de  M""  Van 
Bosse,  de  M.  Apol,  de  Van  Heemskerke  Van  Best;  les  figures  des  deux 
MM.  Ten  Kate,  les  chats  de  M'"'  Ronner,  les  fleurs  de  M"*  Rosenboom,  le 
doux  tableau  d'intérieur  de  M""  Bisschop  Swift,  les  scènes  populaires 
vénitiennes  fermes,  nettes,  spirituelles,  de  M.  Van  Haanen,  qu'on  a  tou- 
jours remarquées  à  nos  Salons,  forment  une  exposition  vraiment  intéres- 
sante. Avec  ses  trois  millions  d'habitants,  la  Hollande  n'est  plus,  en  art, 
une  simple  province,  mais  elle  semble  être  un  rameau  détaché  d'un 
grand  pays  et  qui  porte  en  lui  un  résumé  de  la  sève,  de  la  vitalité  et  le 
feuillu  de  l'arbre  tout  entier.  Après  une  longue  éclipse  de  plus  d'un 
siècle,  le  ciel  de  l'art  s'est  éclairci  de  nouveau  dans  cette  contrée,  et  c'est 
une  merveille  de  voir  comme  ses  peintres  ont  su  créer  des  expressions 
bien  indépendantes,  ne  se  laissant  pas  opprimer  par  le  pastiche  de  leurs 
vieux  maîtres,  et  se  montrant  plus  libres  peut-être  que  leurs  voisins  de 
la  Belgique.  Et  comme  je  n'ai  pas  assez  de  place  à  mon  gré  pour  parler 
de  cette  galerie  de  la  Hollande,  je  veux,  en  finissant,  le  répéter  :  il  y  a 
là  dix  tableaux  qui  témoignent  d'un  tempérament  et  de  talents  aussi  indi- 
viduels, aussi  tranchés,  et,  sous  bien  des  rapports,  aussi  remarquables 
que  quoi  que  ce  soit  qu'on  puisse  admirer  ou  signaler  dans  les  plus  grands 
ensembles  artistiques  de  l'Exposition.  La  floraison  seulement  n'y  est  pas 
aussi  abondante  et  plantureuse;  simple  afl"aire  de  lieues  carrées. 

DL'RANTY. 


LE    SALON    DE    1878'. 


(deuxième  et  dernier  article) 


II. 


La  peinture  de  portraits  est  susceptible 
selon   le  mérite   de  ceux  qui  s'y  adonnent, 
d'être  un  art  de  nature  supérieure,  ou  de  de- 
venir presque  un  métier  facile.  Si  elle  occupe 
un  espace  aussi  étendu  dans  les  Salons  annuels, 
c'est  qu'elle  se  laisse  mettre  à  la  portée  de 
bien  des  inexpériences,  et  qu'elle  tolère  les 
talents  médiocres.  Le  portrait  exécuté  par  un 
maître,  et  celui  qu'un  pinceau  ignorant  a  tracé, 
peuvent  avoir  tous  les  deux  le  mérite  com- 
mun  de  ressembler  au  modèle  d'une  façon 
saisissante,   mais   ils    sont    éloignés  l'un    de 
l'autre  par  toute  la  distance  qui  sépare  une 
effigie  banale  d'une  œuvre  d'art.  Ici,  les  traits 
sont  servilement  copiés,  un  à  un  pour  ainsi 
dire ,  puis  fondus  dans  des  colorations  artifi- 
cielles exemptes  de  transparence  ou  d'éclat; 
là,  au  contraire,  où  la  main  du  maître  a  passé, 
ce  n'est  plus  un  portrait,  c'est  l'être  représenté 
qui  apparaît,  révélant  sa  vie  intérieure,  ses 
sentiments,  son   caractère,    et  trahissant  les 
côtés  généraux  de  sa  nature  ou  de  sa  ma- 
nière d'être. 

Je  crois  que  le  plus  grand  portraitiste  de  notre  temps  est  M.  Donnât. 
Personne  plus  que  lui  n'excelle  à  mettre  en  relief  ses  modèles  sur  la  toile 
et  à  les  éclairer  d'une  lumière  vive  qui  leur  donne  le  solide  éclat  de  la 


1.  Gazelle  des  Beaux-Arls,  2"  période,  t.  XVIII,  p.  63. 

XVIII.  —   2«  PÉHIODE, 


2Î 


170  GAZETTE   DES   BEAUX-ARTS. 

réalité.  Sa  manière  robuste  anime  et  vivifie.  Ses  portraits  ne  sont  pas 
des  apparitions  vues  à  travers  un  rêve;  ils  sont  vivants  et  regardent.  Je 
sais  bien  qu'on  a  i-eproché  à  l'artiste  l'uniformité  de  ses  fonds  lie  de  vin, 
ou  rouge  sombre,  qu'il  emploie  avec  persévérance,  mais  je  ne  parle  pas 
ici  de  ses  portraité  considérés  comme  tableaux,  je  ne  m'occupe  que  de 
la  représentation  même  du  modèle.  Et,  à  ce  sujet,  on  pourrait  faire  une 
remarque  intéressante  :  c'est  que  tous  les  types  ne  conviennent  pas  indif- 
féremment au  tempérament  du  maître.  Sa  franchise,  sa  vigueur,  la  fierté 
un  peu  mâle  de  sa  facture,  ne  savent  pas  faire  de  concessions  et 
dédaignent  de  se  modifier  ou  de  s'adoucir.  Ce  ne  sont  pas  là  des  qualités 
banales,  qu'on  retrouve  sans  cesse  quelle  que  soit  la  physionomie  qui  se 
présente  devant  les  pinceaux  du  peintre  ;  elles  demandent  pour  se  déve- 
lopper des  traits  accusés,  énergiques ,  des  lignes  fermes,  des  visages  à 
caractère  et  des  figures  expressives.  Un  talent  aussi  puissant  interprétera 
mieux  une  femme  belle  qu'une  jolie  femme;  il  comprendra  mieux  l'éclat 
d'une  beauté  brune  que  les  charmes  délicats  d'une  blonde  gracieuse. 

On  se  gardera  bien  assurément  de  croire  que  j'ai  pensé  particulière- 
ment au  portrait  de  M""  la  comtesse  de  F...  en  écrivant  ces  lignes. 
Quoi  que  j'aie  pu  dire  d'ailleurs,  cette  œuvre  reste  remarquable  et  pourrait 
exciter  l'envie  de  bien  des  peintres.  Le  modèle  est  vu  de  trois  quarts, 
vêtu  d'une  robe  de  jelours  d'un  ton  noir  magnifique ,  d'où  sortent  les 
blancheurs  fortes  des  bras  et  des  épaules.  La  tête  haute,  le  regard  assuré 
se  présentent  de  face  :  je  me  demande  s'il  ne  faut  pas  reprocher  aux 
lignes  du  cou  d'être  un  peu  droites,  et  de  donner  ainsi  à  la  physionomie 
un  air  impérieux  qui  ne  semble  pas  naturel  ?  En  outre ,  la  coiffure,  à 
force  d'être  simple  et  serrée  autour  de  la  tête,  n'est-elle  pas  d'un  arran- 
gement un  peu  dur?  Mais  que  signifient  ces  critiques  devant  l'ampleur 
et  la  perfection  de  l'ensemble,  et  devant  la  grande  allure  de  la  silhouette 
générale?  Je  m'étendrais  volontiers  sur  les  mérites  de  cette  toile,  si  je 
n'avais  à  parler  du  magnifique  portrait  de  M.  de  Montalivet.  Ce  portrait 
peut  prendre  rang  parmi  les  chefs-d'œuvre  de  M.  Bonnat.  Que  les  cri- 
tiques —  qui,  comparant  le  présent  au  passé,  ne  perdent  pas  l'occasion 
de  mal  parler  de  la  peinture  contemporaine  —  me  disent  si  ce  portrait 
n'est  pas  digne  des  maîtres  qu'ils  vantent  et  que  nous  admirons?  A 
quelle  époque  vit-on  un  sentiment  plus  vrai  de  la  réalité  soutenu  par 
un  respect  plus  profond  de  l'art  élevé?  M.  de  Montalivet  est  assis  dans 
son  fauteuil  de  moleskine  verte,  la  main  gauche  sur  sa  cuisse,  l'autre 
sur  le  bras  du  siège.  Son  habit  bleu  à  boutons  d'or,  fermé  sur  sa  poi- 
trine, entoure  le  haut  de  son  corps  que  les  années  ont  légèrement  voûté; 
(juant  à  la  tête,  ornée  de  cheveux  blancs,  hàlée  pour  ainsi  dLre  par  la 


LE  SALON  DE  1878. 


171 


vieillesse,  sillonnée  de  deux  rides  augustes,  qui  descendent  du  nez  aux 
coins  de  la  bouche,  elle  est  superbe,  oui  superbe,  je  le  dis  sans  phrases. 
Elle  a  cette  beauté  morale  que  donne  la  sérénité  du  grand  âge  et  qui 


PCRTKAIT      DE      M"»«      LA      COMTESSE      L,      DE      L,,      PAR     M.     T.      DE     UARB     (  Croquis    de    l'artiste). 


impose  le  respect.  Je  ne  fais  que  signaler  en  passant  la  manière  dont 
sont  dessinées  et  peintes  ces  mains  déformées  par  la  goutte,  et  qui  sont 
tellement  vraies  qu'elles  impressionnent.  Non,  je  n'avais  pas  tort  de  dire 
en  débutant  que  M.  Bonnat  marche  à  la  tête  des  portraitistes  contempo- 


172  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

rains.  Bien  peu  l'ont  quelquefois  égalé,  aucun  ne  l'a  jamais  dépassé. 

M.  Cot,  lui,  est  le  peintre  des  élégances  féminines  ;  j'imagine  que  la 
consécration  de  la  grâce  est  d'avoir  son  portrait  exécuté  par  cet  artiste. 
D'ordinaire,  il  plaît  ;  mais  ce  mot  n'est  pas  assez  fort  pour  le  portrait  de 
la  baronne  0.  de  L.  G...  La  couleur  de  l'ensemble  se  tient  dans  les 
notes  sombres  et  a  une  distinction  extrême;  sur  un  fond  bleu  dégradé 
le  corps  se  détache  vu  de  profil  ;  les  mains  s'appuient  sur  le  dossier  d'un 
fauteuil,  tandis  que  le  visage  est  tourné  presque  de  face.  Le  dessin  ferme 
enveloppe  sans  défaillances  les  formes  générales  et  a  une  largeur  et  une 
précision  réelles;  je  me  sens  disposé  à  préférer  ce  portrait  à  celui 
de  M"*  la  marquise  0.  G...  Ge  dernier,  en  dépit  du  charme  incontestable 
qu'il  doit  au  talent  de  son  auteur,  me  pai  ait  être  d'un  modelé  un  peu 
sec,  exempt  de  franchise  et  de  liberté;  mais  il  y  a  des  finesses  de  ton 
agréables  dans  la  robe  de  velours  rouge  garnie  de  fourrures. 

En  vérité,  on  a  l'air  de  chercher  un  contraste  en  rapprochant  M.  RoU 
de  M.  Got.  Rien  ne  ressemble  moins  à  la  distinction  du  second  que 
l'énergie  du  premier.  Ici,  nous  nous  trouvons  en  présence  d'un  procédé 
qui  pèche  par  excès  de  largeur  dans  la  touche  et  convient  mieux  à  une 
grande  composition  qu'à  un  portrait.  Ln  haine  d'une  exécution  trop  finie 
ou  trop  minutieuse,  M.  RoU  recherche  une  facture  grosse  qui  me  semble 
moins  naturelle  et  facile  que  laborieusement  acquise.  Il  est  incontestable 
qu'il  y  a  dans  le  Portrait  de  M.  Jules  Simon  une  puissance  et  une 
ampleur  peu  communes.  Vue  à  distance,  la  tête,  très-bien  éclairée,  a  du 
relief.  Quant  à  la  composition  même,  elle  est  excellente  par  sa  sobriété; 
la  pose  naturelle  ne  suppose  pas  l'effort;  mais  si  l'ensemble  du  visage  est 
ressemblant  à  ne  se  point  méprendre  sur  l'identité  du  modèle,  je  repro- 
cherai aux  traits  un  peu  rudes  ou  durement  accusés  de  ne  point  repro- 
duire cette  finesse  et  cette  bonhomie  spirituelle  dont  est  empreinte  la 
physionomie  de  l'homme  d'État.  Dans  le  Portrait  de  M'""  ***,  l'imper- 
fection du  procédé  s'exagère,  ou  plutôt  le  parti  pris  s'accentue.  11  est 
évident  que  l'œuvre  a  été  moins  choyée  :  le  pinceau  semble  trempé  dans 
de  la  boue  coloriée;  les  lumières  sont  faites  avec  une  application  de  pâte 
déposée  sur  la  toile,  à  l'endroit  juste,  je  le  veux  bien,  mais  il  est  bon 
que  le  faire  ait  parfois  ses  pudeurs  et  ne  livre  pas  si  ouvertement  ses 
secrets.  M.  Roll  se  doit  à  lui-même  de  corriger  ses  défauts  pour  ainsi 
dire  superficiels.  11  est  de  ceux  sur  lesquels  on  compte,  et  il  aura  peu  à 
faire  pour  réaliser  les  espérances  que  son  talent  permet  de  concevoir. 

L'exécution  laisse  également  un  peu  à  désirer  chez  M.  Renard;  elle 
trahit  un  pénible  travail  du  pinceau.  Dans  la  Mauvaise  Nouvelle,  qui  peut 
à  la  rigueur  être  rangée  parmi  les  portraits,  la  touche  rugueuse  et  comme 


LE  SALON  DE  1878. 


173 


grenue  donne  comme  un  aspect  gris  aux  chairs.  En  outre,  la  lumière, 
venue  probablement  d'en  haut,  crée  des  effets  difficiles  à  comprendre  ; 
mais  l'œuvre  se  distingue  par  des  qualités  intimes  de  sentiment.  Vio- 
letla,  du  même  artiste,  est  une  charmante  étude  de  tête  de  jeune  fille. 
Le  visage  doux,  d'une  grâce  mélancolique,  s'incline  sous  des  cheveux 
blonds  que  recouvre  une  mantille  dont  les  plis  retombent  le  long  du  cou, 
souple  comme  la  tige  d'une  fleur.  Si  les  traits  de  cette  frêle  créature 
intéressent  l'artiste,  sa  beauté  triste  pourrait  inspirer  une  élégie  au  poète. 
On  a  ri,  quelquefois  à  la  légère,  et  souvent  à  tort,  devant  les  toiles 


DINEURS      DE      BETTERAVES,      PAR      M.      SALMSON     (C  TOluiS    dO    l'artisto). 


I 


de  M.  Ribot.  Cette  année,  les  rieurs  feront  bien  de  se  détourner  de  la 
Mère  Marieu  et  de  la  ComjHabilité.  Ces  deux  œuvres  sont  magistrales. 
L'artiste  a  consenti  à  sortir  ces  personnages  de  la  grotte  sombre  où  ils 
étaient  prisonniers;  les  voilà  sur  le  seuil,  et  ils  s'éclairent  de  demi-jour. 
La  Comptabilité  est  le  portrait  fantastique  d'une  vieille  caissière  en  train 
d'aligner  des  chiffres.  Vue  de  profil,  elle  semble  toute  à  son  travail  ;  à  en 
juger  par  sa  mine,  je  suppose  que  c'est  moins  une  intendante  conscien- 
cieuse qu'une  usurière  âpre  au  gain.  Mais  que  me  font  ses  qualités 
morales?  fût-elle  honnête,  je  réserverais  quand  même  mes  éloges  pour 
le  peintre  qui  nous  la  présente.  Il  est  étonnant,  en  effet,  de  voir  comme 
il  la  fait  émerger  de  l'ombre  environnante,  comme  les  parties  en  relief 
du  visage  s'éclairent,  sans  dureté  ni  contraste,   grâce  à  d'insensibles 


174  GAZETTE  DES   BEAUX-ARTS. 

transitions  qui  sont  des  demi-teintes  habiles  et  savantes.  On  ne  peut 
qu'admirer  le  modelage  puissant  de  la  joue  tombante,  des  chairs  défor- 
mées et  amollies,  du  cou  vieilli  dans  les  sillons  duquel  les  ombres  s'en- 
gouffrent, tantôt  discrètes  et  tantôt  profondes.  C'est  le  poème  du  modelé 
par  les  noirs...  —  mais,  pourquoi  ces  noirs,  me  direz-vous?  —  Allez  le 
demander  à  l'artiste,  et  tâchez  en  même  temps  d'apprendre  à  peindre 
avec  le  pinceau  magique  qui  évoque  devant  nous  la  Mûre  Murieu.  Cette 
peinture,  plus  dégagée  encore  que  la  précédente  de  la  manière  de 
M.  Ribot,  fait  penser  à  l'œuvre  d'un  maître.  Coiffée  d'un  bonnet  de  coton 
retenu  sur  la  tête  par  un  ruban  noir,  la  mère  Marieu  nous  regarde  de 
face.  Les  yeux  gris  bleus  ont  cet  éclat  vif  des  yeux  de  paysans  madrés, 
et  en  même  temps  cette  limpidité  naturelle  aux  vieillards.  Le  visage  éner- 
gique, qui  s'enlève  sur  des  tons  gris  dégradés  et  posés  en  nuages,  est 
d'une  vérité  saisissante.  Les  chairs,  çà  et  là  tannées  et  comme  durcies, 
se  colorent  de  cette  teinte  un  peu  rouge  que  donne  le  travail  au  grand 
air,  sous  le  soleil.  Voilà  à  n'en  point  douter  l'admirable  copie  d'un  type 
existant  et  vu;  il  est  de  ces  physionomies  particulières  tellement  accu- 
sées qu'on  ne  peut  les  attribuer  à  l'imagination  ou  à  la  fantaisie. 

Cette  eiTeur  dans  la  valeur  des  tons  ne  saurait  être  reprochée  à 
M.  Mathey.  Son  portrait  de  M"""  M...  est  une  œuvre  excellente.  La  jeune 
femme,  vêtue  d'une  robe  de  soie  noire,  coiffée  d'un  chapeau  blanc,  se 
tient  debout  dans  un  salon  bleu  le  long  d'une  porte  qu'elle  s'apprête  à 
ouvrir.  Les  chairs  ne  perdent  rien  de  leur  finesse  dans  cette  harmonie 
blanche.  11  y  a  des  qualités  de  distinction  vraiment  remarquables  dans 
la  couleur  générale  de  cette  toile  oîi  rien  ne  paraît  sacrifié,  ni  la  com- 
position qui  est  naturelle,  ni  le  dessin  qui  est  scrupuleux,  ni  l'exécution 
qui  est  telle,  que  le  modèle  ne  paraît  pas  appliqué  contre  la  muraille  : 
il  se  trouve  dans  l'air  et  peut  à  son  aise  se  retourner  ou  se  mouvoir.  Le 
second  portrait  du  même  artiste  lui  fait  honneur  également,  mais  je  pré- 
fère le  premier, 

M.  de  Mare  a  représenté  M""' la  comtesse  L.  de  L...  assise  devant 
un  rideau  jaune  d'or  et  vêtue  d'une  robe  qui  ressemble  à  un  costume  de 
fantaisie.  Les  manches  ouvertes,  doublées  de  soie  cerise,  s'étalent  de 
chaque  côté  du  corps  au  milieu  des  flots  légers  d'une  étoffe  turque. 
Joignez  à  cela  une  belle  natte  de  cheveux  noirs  qui  retombe  sur  l'épaule 
à  côté  d'un  collier  de  corail,  et  vous  aurez  une  vague  idée  de  ce  portrait 
original  dont  l'étincelant  appareil  a  du  charme  et  dont  l'abondance  des 
détails  ne  nuit  pas  à  l'expression  de  la  figure. 

Une  bien  jolie  chose,  c'est  le  petit  portrait  de  M"'"***,  par  M.  Jules 
Lefebvre.  L'œuvre,  enlevée  en  quelques  heures,  a  plus  d'importance  par 


LE  SALON  DE  1878.  175 

sa  qualité  même  que  par  ses  dimensions  ;  mais  ce  qui  la  distingue  c'est 
l'esprit  avec  lequel  elle  a  été  faite  :  elle  a  ce  je  ne  sais  quoi  du  premier 
coup  qui  est  si  précieux,  et  qu'un  travail  de  seconde  main  ne  donne  pas 
toujours. 

Je  n'en  veux  pour  exemple  que  le  portrait  de  M.  Crémieux  par 
M.  Lecomte  du  Nouy.  Nous  sommes  ici  en  présence  d'efforts  conscien- 
cieux, assidus  et  très-dignes  d'intérêt.  L'on  sent  que  le  peintre  n'a 
ménagé  ni  sa  peine  ni  son  talent,  qui  est  très-grand;  mais  le  résultat 
malheureusement  est  qu'il  n'y  a  aucune  largeur  dans  cette  exécution  oii 
le  pinceau  a  procédé  par  touches  petites  et  mesquines.  La  pose  peut  être 
naturelle ,  mais  les  vêtements,  les  chairs,  tous  les  détails  ont  la  raideur 
du  bois,  et,  de  plus,  l'animation  et  la  vie  manquent  dans  le  visage. 

Qu'il  y  a  loin  de  cette  rigidité  froide  au  charme  mystérieux  de  la 
peinture  de  M.  Hébert!  C'est  dans  une  demi-teinte  molle,  indéfinie  et 
vaporeuse  qu'il  nous  montre  ses  portraits,  je  veux  dire  ses  créations  : 
on  dirait  qu'une  gaze  légère  .idéalise  ses  personnages  en  leur  laissant 
la  ressemblance ,  mais  en  les  débarrassant  de  la  réalité  de  la  vie.  Cet 
artiste  ne  copie  pas  ses  modèles,  il  s'assimile  l'insaisissable  essence  de 
leur  personnalité  pour  laisser  sur  la  toile  comme  une  pensée  de  ce  qu'ils 
sont,  comme  un  souvenir  de  ce  qu'ils  auront  été.  Le  portrait  de 
M'""  H...  nous  montre  une  jeune  femme  en  robe  blanche  debout,  et  se 
détachant  sur  un  fond  de  verdure.  La  tête  est  dans  la  pénombre,  mais  la 
lumière  vient  jouer  sur  les  épaules  nues  et  sur  les  bras  qui  sont  superbes. 
La  robe  descend,  donnant  sa  note  lumineuse ,  s'éclairant  discrètement 
des  reflets  de  la  soie  et  s'enjolivant  des  plis  des  dentelles  légères.  L'autre 
portrait  se  tient  tout  entier  dans  les  demi-teintes.  C'est  dans  un  bois 
sombre,  aux  lueurs  assourdies  du  crépuscule  que  M.  Hébert  a  vu  et  peint 
cette  tête  de  femme  coiffée  d'un  chapeau  aux  larges  ailes.  11  faut  être  un 
maître,  en  même  temps  qu'un  poète  pour  baigner  ainsi  de  vapeurs  grises 
et  doucement  bleuâtres  un  visage  de  femme,  sans  en  atténuer  la  finesse 
et  sans  en  confondre  les  traits.  Qu'on  reproche  à  M.  Hébert,  si  on  en  a 
le  courage,  son  parti  pris  d'idéaliser  quand  même,  mais  qui  donc  pour- 
rait comme  lui  donner  l'impression  de  l'impalpable  et  la  vision  des  clartés 
diaphanes  et  transparentes? 

L'expression  des  sentiments  que  m'inspire  l'art  de  M.  Hébert  ne  doit 
pas  porter  ombrage  à  M.  Delaunay.  La  peinture  de  cet  artiste,  plus  solide, 
écrite  pour  ainsi  dire  d'une  main  ferme,  a  pour  qualités  principales  et 
supérieures  la  puissance  et  la  consistance.  M.  G.  C...  est  représenté  sur 
un  fond  brun  rouge  vu  à  mi-corps.  Les  traits  accusés  ont  une  animation 
et  un  caractère  très-personnels.  Si  j'avais  un  regret  à  exprimer,  je  dirais 


176  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

que  la  tête  ne  ressort  peut-être  pas  assez  du  cadre.  Devant  le  portrait  de 
M'"'  G.  B...,  au  contraire,  je  ne  puis  formuler  aucun  reproche.  Imaginez 
une  jeune  femme  en  noir,  assise  dans  un  grand  fauteuil,  appuyée 
contre  le  dossier  droit  et  élevé.  Des  cheveux  châtains  et  frisottants  om- 
bragent son  front  mélancolique  au-dessous  duquel  deux  grands  yeux 
s'ouvrent  et  regardent  devant  eux.  Il  y  a  un  charme  particulier  dans  ce 
portrait  d'une  saveur  étrange,  et  dans  lequel  un  vague  sentiment  de  tris- 
tesse est  rendu  d'ime  manière  tellement  intime  et  discrète,  qu'il  est  plutôt 
perçu  par  l'âme  que  vu  par  le  regard  du  spectateur.  L'impression  que 
produit  cette  œuvre  ne  s' efface  pas  dès  qu'on  s'en  éloigne;  elle  est  restée 
fixée  dans  le  souvenir;  on  a  beau  fermer  les  yeux,  on  voit  apparaître, 
comme  une  vision  touchante,  cette  jeune  veuve  en  deuil  qui  nous  regarde. 
Nous  devons  à  M.  Eugène  Thirion  un  joli  portrait  de  M"°  Margue- 
rite Q...  La  coloration  en  est  riche  et  d'un  éclat  bien  soutenu,  quoique 
révélant  peut-être  un  excès  de  recherches.  Je  signale,  en  regrettant  de 
ne  m'y  arrêter  plus  longtemps,  le  portrait  distingué  de  M""  M.  B...,  par 
M.  Toudouze  ;  celui  de  M""  ***,  par  M.  Flameng;  un  excellent  buste  de 
vieille  femme  dans  la  manière  de  M.  Fantin-Latour,  par  M.  Weber;  un 
beau  portrait  par  M.  Bouguereau  ;  un  autre  très-remarquable  de  M.  Doucet 
représentant  M.  R.  Julian  ;  un  autre  encore  exécuté  par  M.  Paul  Dubois, 
avec  cette  facture  grasse  et  lumineuse  que  l'on  sait.  M.  Mengin,  qui 
paraît  avoir  le  monopole  des  célébrités,  a  saisi  avec  talent,  et  d'une 
manière  frappante,  la  ressemblance  de  MM.  Renan  et  Claude  Bernard.  Il 
faut  féliciter  le  général  K...  et  M^Toteldes'être  fait  peindre  par  M.  Cap- 
devielle.  Ces  deux  portraits,  par  la  franchise  et  la  largeur  de  leur  exécu- 
tion, aussi  bien  que  par  le  relief  de  leur  contour,  tiennent  une  des  pre- 
mières places  parmi  les  meilleurs  du  Salon.  M.  Cabanel  est  représenté 
par  deux  portraits  de  femme,  mais  la  critique  n'a  rien  de  nouveau  à  dire 
devant  ces  toiles;  la  signature  du  peintre  suffit  à  en  faire  l'éloge.  11  me 
reste  encore  à  parler  de  quatre  petits  portraits  d'une  valeur  grande  :  les 
deux  premiers,  d'une  impression  très-juste  et  d'une  aisance  qui  révèle 
l'artiste  de  race,  sont  dus  à  M.  Tony  Robert-Fleury.  Le  troisième  est 
celui  de  M.  André  Theuriet,  par  M.  Bastien -Lepage.  Les  qualités  du  jeune 
peintre  s'y  retrouvent,  mais  la  finesse  y  semble  comme  un  peu  sèche  et 
quintessenciée,  pour  ainsi  dire.  Le  quatrième,  enfin,  a  été  envoyé  par 
M.  Ferdinand  Gaillard,  le  graveur  de  Y  Homme  à  l'œillet  :  c'est  la  tête  d'un 
jeune  missionnaire  récemment  parti  pour  l'intérieur  de  l'Afrique.  Le 
visage,  très  en  lumière,  se  relève  dans  une  attitude  de  belle  inspiration.  Il 
y  a  dans  cette  petite  et  modeste  toile,  indépendamment  des  qualités  maté- 
rielles qui  sont  très-personnelles,  un  sentiment  élevé  qui  s'adresse  à  l'âme. 


L*AMOUR      BBRQER,      PAU      M.      MAILLART      (  DeSSÎD    de    l'artistj). 


XVllI      —    2"    PÉRIODE. 


23 


178  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 


III. 


"  La  galerie  des  portraits  parcourue,  j'aborde  la  peinture  dite  de  genre. 
Avant  de  faire  les  subdivisions  qui  me  seront  indiquées  par  la  valeur 
et  l'importance  des  ouvrages,  je  dois  avouer  que  les  limites  qui  la 
séparent  de  la  peinture  de  style  ne  me  semblent  pas  très-clairement  et 
très-expressément  définies.  Pendant  quelque  temps  je  marcherai  sur  un 
terrain  neutre  et  commun  à  l'une  ou  à  l'autre.  Dès  le  premier  pas  je 
rencontre  le  Harem,  de  M.  Benjamin  Constant.  Un  rayon  de  magni- 
lîque  soleil  oriental  pénètre  dans  la  demeure  oîi  sont  assises  en  rond  les 
sultanes  mauresques.  Reposant  sur  des  coussins  aux  riches  couleurs, 
s' abandonnant  à  leurs  poses  molles  et  voluptueuses,  elles  écoutent  les 
accords  que  fait  retentir,  pour  les  distraire,  un  esclave  demi-nu,  à  la 
peau  couleur  de  bronze.  Çà  et  là  chatoient  près  des  tapis  bigarrés,  sur 
les  nattes  lisses  aux  reflets  argentés ,  des  aiguières  brillantes  ,  des 
étoffes  d'or  étincelantes  et  pailletées,  des  tambours  de  basque  aux  ron- 
delles de  cuivre;  tout  ce  luxe  oriental  qui  parle  aux  yeux  et  semble 
créé  pour  séduire  en  éblouissant.  M.  Benjamin  Constant  recherche  les 
colorations  éclatantes  ;  il  faut  le  féliciter  d'avoir  réussi  à  les  trouver, 
et  le  remercier  de  nous  en  faire  jouir.  Je  lui  reprocherai  cependant  de 
n'avoir  pas  assez  accusé  le  type  de  ses  femmes  mauresques  ;  c'est  avec 
son  imagination  qu'il  a  peuplé  son  harem  :  l'étude  d'après  nature  me 
semble  avoir  été  un  peu  légèrement  traitée.  L'autre  tableau  du  même 
artiste,  La  Soif  :  Prisonniers  marocains,  a  le  défaut  de  ne  pas  être  très- 
intelligible  dans  la  mise  en  scène  :  on  ne  saisit  pas  tout  d'abord  le 
rapport  qui  existe  entre  cet  Arabe  à  cheval ,  impérieux ,  campé  droit 
sur  sa  selle,  et  la  rangée  de  captifs  à  plat  ventre  sur  le  sol. 

V Amour  berger,  de  M.  Maillart,  est,  cela  va  sans  dire,  une  composi- 
tion allégorique.  Au  bord  d'une  source  vive,  sous  le  feuillage,  deux 
figures  d'amoureux  sont  enlacées;  la  jeune  fille  demi-nue  est  assise  dans 
une  altitude  de  réserve,  tandis  que  le  jeune  homme,  étendu  à  ses  côtés, 
penche  sa  tête  sur  la  poitrine  de  celle  qu'il  aime.  Dans  le  fond,  l'Amour 
les  regarde,  debout,  sous  les  grands  arbres;  puis  l'horizon  s'entr'ouvre 
et,  dans  la  lumière  lointaine,  apparaissent  les  troupeaux  paissant  en 
liberté.  Les  lignes  sont  pures  et  correctes,  l'ordonnance  est  bien  dis- 
posée, l'invention  est  élégante,  les  colorations  sont  à  l'abri  de  la  cri- 
tique, mais  il  manque  dans  cette  œuvre  intéressante  un  peu  de  l'étin- 
celle qui  anime  et  réchauffe,  un  peu  d'accent  personnel. 

Chez  M.  Ferdinand  Humbert,  il  ne  reste  du  feu  des  débuts  qu'une 


LE  SALON  DE  1878. 


179 


fumée  bien  mince.  Ce  peintre,  qui,  tout  d'abord  nous  avait  séduit  par  les 
plus  brillantes  promesses,  semble  traverser  une  phase  critique.  Son  Enlâ- 
vement  de  Déjanire  est  une  œuvre  peu  digne  d'un  artiste  de  celle  valeur. 
Il  y  a  un  sentiment  dramatique  très-bien  exprimé  dans  le  tableau  de 
M.  J.  Le  Blant  :  la  Mort  du  général  d'Elbée.  «  On  mil  d'Elbée  dam  an 
fauteuil  et  on  le  fusilla  avec  Duhoux,  d'JIauterire  et  de  Boissy;  son  parent 
Wieland,  qui  avait  rendu  Noirmoutier  à  Charette,  eut  le  même  sort.  » 
C'est  par  un  temps  lugubre  et  noir,  aux  lueurs  indécises  du  matin,  que 


EN      ROUTE      POUR      LA      PÊCHE,      PAR      M.      SARGENT      (CrOquiS    dO    l'artiStO). 

le  peloton  d'exécution  a  fait  son  œuvre  fatale.  Les  cinq  cadavres  sont 
étendus  dans  la  position  où  les  a  jetés  la  mort  foudroyante.  Puis  le 
silence  et  la  solitude  se  sont  faits  autour  d'eux.  Dans  le  fond  les  soldats 
s'éloignent;  l'effet  est  saisissant.il  faudra  désormais  suivre  avec  intérêt 
M.  Le  Blant.  J'imagine  que  voilà  un  talent  qui  s'affirme.  Signalons  enfin, 
ne  fut-ce  que  par  un  mot,  une  Marie  Stuart,  l'heureux  début  d'un  jeune 
peintre  anglais,  M.  Herbert  Sidney. 

Les  scènes  de  meurtre  ne  plaisent  point  à  M.  Feyen  Perrin.  La  Mort 
d'Orphée  est  une  sanglante  églogue  plutôt  qu'une  bacchanale  furieuse. 
Sur  le  premier  plan,  Orphée  est  étendu  non  sans  grâce,  les  épaules 
recouvertes  par  un  voile.  Derrière,  lesMénades  dansent  en  chœur;  entiè- 
rement nues,  leurs  formes  féminines  se  détachent  sur  le  ciel  embrasé  de 
l'automne.  Le  peintre,  qui  les  colore,  n'a  vu  dans  ce  trépas  que  la  poétique 
légende. 


180  GAZETTE    DES    BEAUX-ARTS. 

Après  Orphée,  voici  venir  Anacréon.  Je  suis  sûr  que  c'est  lui  qui  a 
inspiré  à  M.  Jean  Aubert  la  Leçon  d'astronomie  et  Y  Amour  marchand  de 
miroirs.  La  première  de  ces  jolies  toiles  représente  un  astronome  qui, 
assis  sur  un  rocher,  montre  les  cieux  étoiles  et  se  perd  dans  une  disser- 
tation savante  pendant  que  ses  deux  élèves,  un  jeune  homme  et  une 
jeune  fille,  emploient,  derrière  lui,  le  temps  moins  à  entendre  la  leçon 
qu'à  écouter  leur  cœur.  Je  ne  veux  pas  rechercher  si  l'efTet  de  nuit  est 
rendu  dans  toute  son  intensité,  je  ne  vois  dans  ce  tableau  que  la  grâce 
unie  à  l'esprit.  L'Amour  marchand  de  miroirs  est  une  composition  d'une 
blonde  et  fine  couleur  qui  semble  une  illustration  de  l'Anthologie 
grecque. 

M.  Henri  Motte  recherche  tous  les  ans  avec  ardeur  les  sujets  oîi  il 
peut  faire  preuve  d'érudition.  11  s'essaye  à  la  reconstitution  des  scènes 
historiques  de  l'antiquité  au  point  de  vue  exact  et  archéologique.  Le 
Passage  du  Rhône  par  l'armée  d'Annihal  est  une  étude  de  ce  genre  où  il 
nous  montre,  sur  des  radeaux  maintenus  à  la  surface  de  l'eau  par  des 
outres  gonflées,  des  éléphants  cuirassés  et  portant  des  tours  remplies  de 
guerriers.  Ce  tableau  est  curieux  à  regarder;  il  fait  admirer  l'invention 
de  son  auteur,  mais  je  crois  que  si  M.  Henri  Motte  veut  un  jour  faire 
partie  de  l'Institut,  ce  sera  à  l'Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres 
et  non  à  l'Académie  des  beaux-arts  qu'il  devra  présenter  sa  candi- 
dature. 

Ne  faut-il  pas  avoir  un  peu  le  goût  de  l'étrange  pour  être  tenté  par 
le  sujet  qu'a  choisi  M.  Luc-Ollivier  Merson?  un  loup  féroce,  la  terreur 
des  environs,  devenu  un  saint  devant  les  fidèles  par  la  grâce  de  Dieu  ! 
Nous  le  voyons,  sur  la  petite  pjace  d'Agubbio,  se  promener  chargé 
d'amulettes  et  de  médailles  bénies;  il  s'arrête  à  la  boutique  d'un  boucher 
qui  lui  offre  gracieusement  un  lopin  de  viande,  tandis  qu'une  femme  et 
une  petite  fille  regardent,  groupe  charmant,  mais  rassuré  à  peine,  la 
scène  dont  elles  sont  les  témoins.  Dans  le  fond,  un  cavalier  sur  son 
cheval  se  dresse  et  se  demande  inquiet  ce  qu'il  doit  penser  de  cette 
promenade  d'un  fauve  par  la  ville.  Il  y  a  des  détails  très-jolis  dans  ce 
tableau.  Mais  un  talent  comme  celui  de  M.  Luc-Ollivier  Merson  doit-il 
s'accommoder  d'un  succès  secondaire?  L'artiste  a  rapporté  d'Italie  cette 
vue  si  pittoresque  d'une  ville  ancienne  conservée  dans  tout  son  carac- 
tère; ne  pouvait-il  pas  en  faire  le  théâtre  d'une  action  plus  haute 
comme  expression  artistique  ? 

C'est  avec  un  regret  plus  grand  encore  que  je  vois  M.  Toudouze 
quitter  momentanément  les  hauteurs  où  il  se  tenait  si  bien.  Pour  nous 
consoler,  il  est  vrai,  ou  nous  faire  prendre  patience,  il  nous  donne  une 


LR  SALON   DE   187  8. 


181 


jolie  toile  de  genre.  Sa  Plage  a'Yport  est  une  élude  de  plein  air  d'une 
couleur  fine  et  attrayante. 

Malgré  la  foule  qui  se  presse  devant  le  tableau  de  M.  Dagnan-Bouve- 


UN  PAS  DE   PORTE,  EN  SOLOGNE,  PAR  M.  PAUL  RENOUAKD  (Croquis  de  rartiste..) 


ret,  il  m'est  impossible  de  ne  pas  déplorer  les  tendances  de  cet  artiste, 
car  il  appartient  à  l'école  funeste  pour  laquelle  l'exécution  est  tout. 
On  peint  les  plis  d'une  étoffe,  le  bouton  d'un  habit,  la  breloque  d'un 


182  GAZETTE    DES    BEAUX-ARTS. 

gilet,  le  jabot  d'une  chemise  avec  plus  de  soin  que  les  traits  d'un 
visage,  le  caractère  d'une  physionomie  ou  l'expression  d'un  sentiment. 
Le  tableau  représentant  Manon  Lescaut  est  d'une  facture  sèche,  raide, 
et  sans  aucune  largeur  à  force  d'être  soignée  et  serrée  de  près;  la  somme 
d'habileté  dépensée  est  étonnante,  je  le  sais  bien,  mais  cette  qualité 
devient  un  défaut  quand  elle  n'est  pas  appuyée  par  d'autres  :  M.  Da- 
gnan,  qui  a  peint  avec  tant  de  minutie  la  robe  de  Manon  morte,  a  pensé 
à  peine  à  la  douleur  de  Desgrieux  ;  on  cherche  en  vain  le  cri  du  cœur 
de  l'amant  désespéré. 

Il  serait  injuste  toutefois  de  faire  peser  sur  M.  Dagnan  seul  l'accu- 
sation que  je  viens  de  formuler.  Dans  Tais,  la  courtisane,  aux  enfers, 
M.  Courtois  suit  une  route  parallèle  qui  conduit  au  même  résultat.  Mais 
ce  n'est  pas  tout  :  devant  eux  ou  à  côté  d'eux,  je  vois  d'autres  talents 
encore  à  discuter.  Toute  une  pléiade  d'artistes  se  lève  qui,  avec  des  pro- 
ductions de  genres  divers  mais  de  nature  semblable,  sont  unis  parles 
mêmes  principes,  les  mêmes  errements,  les  mêmes  points  de  vue.  C'est 
ime  association  où  le  talent  semble  un  capital  mis  en  commun,  tant  il  est 
général  et  partagé,  et  où  la  réputation  et  l'argent  se  touchent,  pour  ainsi 
dire,  par  rentes  fixes  aux  époques  prévues...  Je  fais  allusion  ici  aux 
maîtres  de  cette  peinture  qui  entretient  avec  la  friperie  un  commerce  si 
intime  qu'il  suffit  de  deux  ou  trois  jolis  costumes  pour  faire  un  tableau. 
Trouver  des  étoffes  chatoyantes,  les  disposer  avec  goût,  comme  on  arrange 
les  fleurs  d'un  bouquet,  saisir  une  altitude  qui  soit  en  rapport  avec  la 
manière  d'être  de  ceux  qui  les  portaient  ou  qui  les  portent,  voilà  le 
principal;  l'invention  du  sujet  vient  en  seconde  ligne  ;  quant  à  l'expres- 
sion des  têtes,  on  la  cherchera  de  façon  à  ce  que  ces  mannequins  animés 
n'aient  pas  l'air  de  manquer  d'âme.  Il  est  inutile  de  citer  les  noms  com- 
posant celte  confédération  nombreuse  où  des  talents  réels  qui  ne  sont 
pas  à  leur  place  coudoient  des  faiseurs  habiles  :  celui-ci, — je  ne  prends 
mes  exemples  que  dans  les  premiers  —  donne  tous  les  ans  des  Espa- 
gnoles aux  silhouettes  pétillantes  d'esprit,  comme  les  arbres  produisent 
leurs  fruits;  celui-là  s'acharne  aux  effets  de  nuit  et  reste  en  Egypte  ou 
à  Jérusalem  ;  un  autre  peint  des  petits  soldais  à  l'affût  ou  au  bivouac; 
un  autre  encore  aime  bien  les  costumes  Louis  \III  el  en  orne  de  char- 
mantes toiles  ;  un  cinquième  introduit  dans  des  paysages  des  personnages 
habillés  de  soie  et  de  velours,  et  traite  avec  la  même  finesse  le  brin  de 
mousse  de  l'arbre,  les  yeux  de  la  noble  dame  et  la  botte  du  gentilhomme, 
si  bien  qu'il  en  résulte  une  confusion  et  un  papillotement  qui  fait  mal 
aux  yeux  des  spectateurs.  Je  ne  sais  si  je  me  trompe,  mais  il  me  semble 
que  ces  favoris  du  jour  vont  commencer  à  ressentir  les  premières 


LE  SALON   DE   1878. 


183 


atteintes  de  l'indifférence  du  public  :  celui-ci  se  lasse  de  ce  qui  l'avait 
séduit  dans  l'attrait  de  la  nouveauté.  On  peut  aimer  parfois  à  entendre 
un  sonnet,  mais  si  tous  les  jours  il  fallait  en  lire  plusieurs,  on  éprouve- 
rait le  besoin  de  changer  pour  un  genre  où  la  pratique  tient  moins 
de  place  et  oîi  l'inspiration  peut  prendre  son  essor. 

Pour  nous  ramener  à  un  art  qui  comprend,  étudie  et  aime  la  nature, 
M.  Duez  est  là.  Je  ne  dissimulerai  pas  l'attrait  qu'exerce  sur  moi  cette 
peinture  sincère,  d'un  charme  de  couleur  si  distingué  et  si  délicat.  J'ai 
toujours  suivi  avec  un  très-vif  intérêt  les  travaux  de  ce  peintre,  jamais 
je  ne  les  ai  trouvés  insignifiants  ou  dépourvus  de  qualités  indivi- 
duelles;  et  pour  ma  part  je  m'avoue  épris  des  deux  tableaux  qu'il  a 


LE    ovÉ    DU    LAS-LAiiDiKS,    PAR    M,    BABILLOT    (Croquis  do  rartistc). 

envoyés  cette  année  au  Salon.  L'Accouchée  représente,  dans  un  jardin  au 
bord  de  la  mer,  une  jeune  femme  vêtue  de  blanc  étendue  sur  une  chaise 
longue  dans  l'appareil  coquet  de  mise  en  pareille  circonstance  ;  à  quelques 
pas  d'elle  une  religieuse  tient  sur  ses  genoux  le  nouveau-né  endormi 
sous  un  voile  dans  sa  pelisse  aux  longs  plis  tombants.  Tout  autour  une 
ligne  de  verdure  court  derrière  laquelle  se  trouve  la  plage.  Nous  sommes 
ici  en  plein  air,  non  point  dans  cette  atmosphère  grise  et  lourde  des 
impressionnistes,  mais  dans  le  plein  air  diaphane  de  la  nature  ;  il  faut 
voir  comme  les  figures  le  respirent,  comme  elles  en  sont  entourées  et 
baignées!  La  tonalité  générale  est  sobre,  mais  que  de  richesse  dans  cette 
sobriété  même  !  Il  serait  long  de  compter  les  différentes  nuances  de  blanc 
rangées  les  unes  à  côté  des  autres,  sans  qu'il  y  en  ait  de  sacrifiées  ou  de 
jalouses.  Toutes  ces  notes  claires  chantent  à  l'unisson  et  forment  un  con- 


18/,  GAZETTE    DES    BEAUX-ARTS. 

cert  où  les  instruments  semblent  avoir  leurs  sourdines  poar  faire  entendre 
une  mélodie  douce  et  pénétrante.  Le  Chemin  difficile  dam  les  mouUdres 
de  Villerville  est  l'œuvre  d'un  artiste  dont  l'œil  fin  sans  cesse  en  éveil  a 
vu  un  jour  dans  la  nature  un  eiïet  qu'il  a  voulu  rendre,  la  plage  décou- 
verte par  les  flots  est  hérissée  des  coquilles  des  moules  et  semble  noircie 
comme  par  une  vaste  tache  d'encre;  au  milieu  une  petite  figure  de  femme 
vêtue  de  rose  se  détourne  à  demi  pour  regarder  la  mer.  Ce  n'est  rien 
si  l'on  veut  ;  mais  comme  les  valeurs  du  ciel,  de  la  mer,  des  flaques  d'eau 
sont  justes  à  côié  de  la  profondeur  des  noirs  et  de  la  tendre  harmonie 
du  rose  ! 

Le  Bouquet  de  marguerites  et  le  Maître  peintre,  de  M.  Verhas,  sont 
des  tableaux  que  l'on  a  également  remarqués  tant  pour  l'originalité  de 
la  composition  et  du  sujet  que  pour  la  franchise  de  l'exécution. 

Le  même  éloge  est  dû  à  M.  Van  Beers  :  son  Étoile  tombée  dériderait 
le  plus  grave  amateur  de  la  peinture  académique.  Une  vieille  femme  à 
la  figure  parcheminée,  ridée  et  jaunie,  coiffée  d'un  chapeau  de  fleurs 
sèches  et  flétries,  quoique  artificielles,  vêtue  d'un  châle  à  ramages  anté- 
diluviens et  d'une  robe  bleue  aux  pois  blancs  traditionnels,  tient  une 
harpe  qu'elle  touche  de  ses  mains  déformées  et  calleuses,  tandis  que  de 
sa  bouche  édentée  et  de  ses  lèvres  tremblantes  sort  le  refrain  soupiré 
jadis  avec  une  œillade  brûlante,  probablement  dans  le  rhythme  d'une 
valse  :  «  Toujours!  je  t'aimerai  toujours  ».  Il  est  impossible  de  faire  un 
rapprochement  plus  humoristique  et  plus  amusant  dans  un  tableau  qui 
reste  l'ouvrage  d'un  artiste. 

Les  vues  de  plein  air  animées  de  personnages,  paysans,  marins  ou 
laboureurs,  nous  serviront  de  transition  pour  arriver  aux  paysages.  Le 
nom  de  M.  Veyrassat  s'impose  tout  d'abord.  On  connaît  le  procédé  ferme 
de  sa  peinture  et  les  échappées  de  soleil  dont  il  aime  à  éclairer  ses 
toiles.  La  lumière  vive  frise  les  ombres  sur  les  poils  de  ses  robustes 
chevaux  de  labour  et  donne  un  accent  solide  et  vigoureux  aux  colora- 
tions qu'il  emploie.  Dans  les  Chevaux  de  halage  au  relais,  le  fond  du 
ciel  très-gris  contraste  avec  les  premiers  plans  que  l'orage  grossissant 
n'a  pas  assombri  encore.  Le  conducteur  assis,  adossé  à  un  arbre,  lit 
tranquillement  son  journal,  tandis  que  les  chevaux  attendent  dans  l'im- 
mobilité pleine  de  laisser-aller  des  bêtes  au  repos.  La  Foire  Sainte- 
Catherine  à  Fontainebleau  représente  un  marché  aux  chevaux  installé 
sous  de  hautes  futaies  dépourvues  de  feuilles.  La  couleur  générale  m'en 
semble  un  peu  dure  et  crue  :  sous  l'influence  de  ces  lumières  trop 
vives,  l'harmonie  ne  s'est  pas  fondue  ;  l'cfl^et  de  jour  produit  surprend 
et  ne  parait  pas  assez  simple. 


LE  SALON  DE  1878. 


185 


Les  Lieurs  de  gerbes  de  M.  Julien  Dupré  se  distinguent  par  le  natu- 
rel des  attitudes  et  l'excellent  coloris  des  fonds;  il  y  a  peut-être  un  peu 
de  monotonie  dans  le  mouvement  presque  parallèle  des  deux  figures  du 
premier  plan  ;  mais,  de  même  que  dans  la  Glaneuse  de  M.  Laugée  fils, 
il  faut  reconnaître  un  art  sain  et  des  tendances  sérieuses  et  élevées. 

Les  Bineurs  de  betteraves  qaQ  M.  Salmson  a  exposés  sont  intéres- 
sants à  regarder.  L'impression  de  la  pleine  campagne  qui  les  entoure 
est  rendue  avec  largeur;  ils  sont  bien  dans  l'espace,  mais  leurs  poses, 
un  peu  trop  cherchées,  sentent  la  préoccupation  et  l'effort. 


LE    SOIR,    PAR    M.    QuiLLON    (Dessîn  de  l'artiste). 


J'ai  eu  beaucoup  de  plaisir  à  voir  le  tableau  de  M.  Sargent  :  En 
route  pour  la  pêche.  Cet  artiste  procède  par  touches  franches  et  larges 
qui,  examinées  de  près,  semblent  confuses,  mais  donnent,  vues  à  dis- 
tance, du  relief  et  de  l'éclat  aux  figures..  On  a  la  sensation  du  soleil  éclai- 
rant les  sables  mouillés  de  la  plage  tachée  çà  et  là  par  les  reflets  bleus 
du  ciel  dans  les  petites  nappes  d'eau. 

Je  signale  encore  une  jolie  composition  de  M.  Barillot,  le  Gué  de  Las- 
Laudies,  le  jour  du  marché  d'Aurillac,  une  Scène  de  marché,  très- 
animée  et  d'un  effet  juste,  de  M,  Gilbert,  et  enfin  une  excellente  toile 
de  M,  Paul  Renouard,  un  Pas  de  porte  en  Sologne,  d'un  charme  pitto- 
resque très-marqué. 

XVIII.  —  2'  PÉRIODE  .  S4 


186  GAZETTE   DES   BEAUX-ARTS. 

Celui  qui  voudrait  s'arrêter,  pour  les  décrire,  devant  tous  les  pay- 
sages du  Salon,  entreprendrait  à  coup  sûr  une  tâche  pénible  et  sans 
intérêt,  qui  serait  une  fatigue  pour  les  dilettanti.  Je  ne  ferai  qu'une 
promenade  à  travers  les  plaines  et  les  forêts,  me  réservant  de  m' arrêter 
dans  les  jolis  sites  ou  devant  les  horizons  grandioses.  Le  regretté  Dau- 
bigny  reste  le  maître  des  prairies  vertes  qu'il  s'en  alla  chantant  toute 
sa  vie.  Ses  tableaux,  les  derniers,  hélas  !  que  nous  verrons  ici ,  ont  des 
intensités  sourdes  et  des  profondeurs  d'herbes  épaisses.  Le  Vieux 
Noyer,  de  M.  Harpignies,  étend  ses  branches  fortes,  noires  et  tordues, 
suivant  une  belle  courbe  qui  semble  un  cadre  à  travers  lequel  on  voit 
au  loin,  perdu  dans  la  vapeur,  un  paradis  terrestre  avec  des  sources 
d'eau  jaillissant  sous  l'ombre  des  grands  arbres.  M.  Français  est  un 
poète;  son  Lac  Némi  est  baigné  de  cette  belle  lumière  qui  est  la  fête 
du  ciel  italien  ;  les  cimes  bleuâtres  se  dressent  dans  l'azur,  tandis  que 
dans  l'eau  tranquille,  fleurie  de  nénuphars  et  peuplée  de  roseaux,  deux 
petites  figures  nues  s'avancent  et  semblent  des  évocations  antiques. 
Le  paysage  de  M.  Jean  d'Alheim  est  grandiose  et  épique;  son  aridité 
sévère  a  de  la  puissance  ;  cette  vallée  de  rocs  semble  l'entrée  du  Tar- 
tare;  elle  mérite  son  nom  terrible  :  La  Brûlée.  C'est,  au  contraire,  le 
printemps,  avec  ses  clartés  folles  et  ses  gaies  couleurs,  que  nous  montre 
M.  Damoye  :  la  prairie  verte,  émaillée  de  fleurs  et  tachée  çà  et  là  par 
les  vaches  au  pâturage,  a  les  ondoiements  jaunâtres  des  blés  qui  sont 
mûris.  Puis  la  scène  change.  Nous  voici,  guidés  par  M.  Herpin,  à  Paris 
le  soir  devant  le  pont  des  Saints-Pères.  L'eflet  est  magique  :  les  der- 
nières lueurs  du  jour  s'éteignent  frisant  les  eaux  de  la  Seine,  pendant 
que  dans  l'ombre ,  le  long  des  monuments  déjà  noirs,  les  becs  de  gaz 
allumés  font  leur  tache  rouge  rayonnante.  Les  aspects  du  crépuscule 
à  la  campagne  ont  un  charme  pénétrant  qui  tente  bien  des  peintres; 
de  ce  nombre  est  M.  Pointelin  :  nous  sommes  dans  le  moment  indécis 
et  d'un  vague  doux  où  les  vibrations  de  la  lumière  se  sont  éteintes  pour 
faire  place  aux  incertitudes  de  l'ombre  naissante;  la  grande  plaine  de 
roseaux  se  pare  de  vapeurs  grises  et  se  fond  dans  une  tonalité  char- 
mante. Puis,  là-bas,  à  côté  d'un  chatoyant  bouquet  de  roses  fraîches  et 
mouillées,  par  M.  René  Gonse,  voici  M.  Guillon  avec  sa  toile  modestement 
intitulée  Le  Soir;  la  route  monte,  encaissée  dans  deux  pentes  de  verdure; 
au  fond,  des  arbres  s'élèvent  et  découpent  leurs  silhouettes  qui  paraissent 
noires  sur  les  rougeurs  du  couchant.  On  pense  aux  vers  de  Lamartine 
devant  le  tableau  de  M.  Renié  ;  le  paysage,  plus  ample  que  le  précédent  et 
d'une  simplicité  plus  grandiose,  a  comme  un  aspect  mélancolique  qui 
aurait  plu  au  poëte  des  Méditations.   La  Roche  aux  vipères  du  même 


LE  SALON  DE  1878. 


Î87 


artiste  est  un  effet  d'automne.  Les  touffes  rouges  se  mêlent  çà  et  là  aux 
genêts  verts  encore,  dans  un  fouillis  rendu  avec  une  largeur  superbe. 
M.  Albert  Girard,  lui  aussi,  aime  les  colorations  brûlées  de  l'arrière-sai- 
son;  il  les  illumine  de  soleil  dans  la  Matinée  d'automne.  Mais  je  préfère 
Le  Soir  :  les  bords  delà  Seine  à  Bougival;  le  tableau  est  mieux  composé  : 
l'émotion  a  été  plus  vive  ;  on  sent  l'apaisement  des  bruits  lointains,  c'est 
le  silence  qui  descend  sur  la  nature.  Les  deux  grandes  toiles  de  M.  Monte- 
nard  doivent  être  regardées  avec  le  plaisir  qu'on  éprouve  à  voir  poindre 


AVANT    LA    PLOIE,    PAK    M,    B D.     YON  (Dessin  de  l'atUste). 


l'aube  d'un  talent  qui  se  lève;  l'artiste  épris  de  son  art  se  tient  en 
dehors  des  routines  suivies,  s'adresse  à  la  nature  qui,  complaisante, 
lui  livre  ses  secrets.  M.  Yan  Marke,  dans  le  Gué  de  Monthiers,  nous  fait 
admirer  les  grandes  silhouettes  de  ces  bœufs  puissants  qui  semblent  les 
maîtres  de  cette  vallée  où  ils  passent.  Le  paysage  de  M.  Zuber,  Dante  et 
Virgile,  est  un  des  meilleurs  du  Salon.  Au  premier  plan,  des  rocs  gris 
entassés  s'éclairent  d'une  lumière  sombre  ;  les  deux  poètes  debout,  per- 
dus dans  cette  immensité,  se  détachent  sur  le  fond  de  verdure  épais  où 
le  jour  ne  pénètre  pas.  Il  y  a  dans  tout  cela  une  profondeur,  un  mystère 
digne  du  chantre  de  la  Divine  Comédie.  La  Plage  de  Villers  de  M.  Guil- 
lemet nous  montre  une  très-forte  étude  à  marée  basse  digne  de  l'auteur 


188  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

de  la  Vue  de  Bercy,  en  décembre,  dont  la  Gazette  donne  ici  même  une 
excellente  eau-forte  de  M.  Yen.  C'est  avec  une  furie  superbe  que  M.  Sang 
déchaîne  les  vents  et  les  flots,  au  double  point  de  vue  de  la  couleur  et  de 
la  vérité.  Son  Orage  sur  la  côte  de  Jersey  est  une  œuvre  remarquable. 

M.  Mois  a  une  excellente  idée  de  nous  faire  voir  le  Trocadéro  hérissé 
de  charpentes  dans  tout  le  bouleversement  de  sa  transformation.  Son 
pinceau  a  décrit  avec  largeur  une  phase  de  cette  métamorphose  gran- 
diose. Je  voudrais  parler  plus  longuement  du  superbe  et  puissant  tableau 
de  V Étang  de  Kermoine,  où  M.  Dernier  nous  montre  des  hérons  péchant 
au  milieu  des  grandes  herbes  mouillées;  de  la  Vue  d'hiver  dans  la  forêt 
de  Fontainebleau,  par  M.  Palizzi  ;  de  l'Effet  de  lune,  de  M.  Pelouze  ;  du 
Crépuscule  au  Catelet,  de  M.  Lambert;  mais  je  suis  forcé  de  hâter  le  pas 
et  de  signaler  tout  en  marchant  les  œuvres  de  MM.  Edmond  Yon,  Paul 
Roux,  de  Traz,  Armand-Delille,  Berton,  Ortmans,  de  Thurneyssen,  Ver- 
nier,  Busson  et  Emile  Breton,  lepeintre  des  aspects  bizarres  de  la  nature. 
Tous  ces  artistes,  à  des  degrés  différents,  ont  des  talents  acquis  et  indé- 
pendants, et  nous  regrettons  d'être  privé  du  plaisir  de  développer  les 
remarques  que  leurs  qualités  font  naître. 

Je  demande  la  permission  d'ouvrir  ici  un  post-scriptum  pour  dire 
quelques  mots  d'une  œuvre  qui,  dans  ces  derniers  temps,  a  réussi  à  faire 
beaucoup  parler  d'elle.  Le  liolla,  de  M.  Gervex,  n'ayant  pu  être  reçu  au 
Palais  de  l'Industrie  a  pris  le  parti  de  s'exposer  tout  seul  et  de  donner 
des  audiences  particulières.  Tout  s'est  passé  à  souhait;  le  sujet  étant  la 
seule  cause  des  rigueurs  administratives  ;  Paris  en  foule  s'est  empressé 
autour  du  tableau,  et  il  faut  l'avouer,  il  a  vu  une  chose  du  plus  grand 
intérêt  au  point  de  vue  artistique.  Rolia,  pâle,  vient  d'ouvrir  la  croisée; 
le  jour  naissant,  bleuâtre  encore,  se  reflète  sur  ses  traits  et  sur  le  linge 
de  sa  chemise  :  il  se  détourne  pour  regarder  Marion  dormant  dans  son 
grand  lit;  c'est  le  matin  d'une  orgie  d'amour.  Je  voudrais  pouvoir  admi- 
rer sans  réserves  ce  corps  de  femme  d'un  ton  si  fin,  d'une  coloration  si 
fraîche  au  milieu  des  blancheurs  de  sa  couche;  mais,  hclas  1  ces  blan- 
cheurs représentent  un  lit  défait  et  foulé,  des  draps  tombants  :  tout 
l'appareil  hideux  de  la  débauche.  Les  détails  sont  peints  avec  une  fran- 
chise de  touche  et  une  vérité  de  couleur  d'un  mérite  incontestable,  mais 
savez-vous  quels  sont  ces  détails?  c'est  une  jarretière  de  soie  rose,  un 
jupon  empesé,  tombé  dans  le  désordre  par  terre;  c'est  un  chapeau 
d'homme  insolent  et  brutal,  qui  s'étale  sur  la  robe  précipitamment  jetée 
et  roulée  dans  ce  fauteuil  !  Oh  !  être  jeune,  avoir  l'honneur  d'être  artiste, 
sentir  le  talent  en  soi,  et  faire  une  pareille  œuvre!  Se  servir  de  l'art  sacré 
pour  surexciter  les  pensées  malsaines  cela  est  une  profanation  :  je  le  dis 


LE  SALON   DE  1878.  189 

du  fond  du  cœur.  Qu'aurait  dit  Musset ,  le  poëte  des  défaillances 
navrantes,  mais  aussi  des  redressements  superbes,  s'il  avait  su  que  ses 
vers  devaient  un  jour  servir  de  texte  à  un  tableau  dont  la  photographie 
se  vendrait  dix  francs  chez  l'éditeur?  Quant  à  nous,  tout  en  reconnaissant 
les  qualités  de  premier  ordre  dont  se  recommande  cette  toile,  nous  espé- 


LisiÈRE    DE    FOKâr,    PAR    M.    MONTENARD  (Croquis  de  l'artiste). 

rons  qu'elle  n'est,  dans  la  vie  du  peintre,  qu'un  accident,  quelque  chose 
comme  un  péché  de  jeunesse,  et  nous  remercions  les  esprits  fermes  qui 
n'ont  pas  voulu  qu'elle  compromit  par  sa  présence  notre  exposition 
annuelle. 

III. 

SCULPTURE. 


On  a  si  souvent  déclaré  que  notre  école  de  sculpture  était  actuellement 
la  plus  haute  expression  de  notre  art  et  la  gardienne  de  sa  dignité,  qu'il  ne 
convient  plus  de  redire  ici  une  vérité  incontestable.  Par  sa  nature  même, 
par  la  gravité  des  moyens  dont  elle  dispose,  la  sculpture  se  trouve  pro- 
tégée contre  les  séductions  qui  pourraient  la  faire  dévier  de  son  principe. 
Toutefois  —  et  ceci  n'est  qu'une  remarque  faite  à  première  vue  —  j'ai 


19ft  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

peur  que  la  sculpture  italienne  n'ait  chez  nous,  cette  année,  trop  fait 
valoir  ses  attraits.  Je  trouve  les  petits  sujets  bien  nombreux.  On  pourrait 
emplir  une  salle  d'asile  avec  les  enfants  qu'on  représente  en  marbre  ou 
en  bronze.  L'un  tient  dans  sa  main  un  crapaud  dont  il  a  peur  ;  l'autre 
attaché  par  ses  lisières  ne  peut  ramasser  la  grappe  de  raisin  qu'il  a  laissée 
tomber  ;  celui-ci  pleure  parce  qu'un  coq  lui  becqueté  sa  chemise  ;  celui- 
là  étreint'dans  ses  bras  un  cygne  plus  grand  que  lui.  L'énumération  en 
serait  trop  longue.  Tout  cela  d'ailleurs  n'est  pas  grave  encore.  Aussi 
n'est-ce  pas  un  cri  d'alarme  que  je  jette,  j'exprime  la  crainte  d'un  danger 
à  prévoir. 

Comment,  en  effet,  pourrait- on  se  montrer  inquiet  de  la  grandeur 
de  notre  art  quand  on  voit  se  lever  devant  soi  une  œuvre  telle  que  les 
Premières  Funérailles.  Le  groupe  de  M.  Ernest  Barrias  est  la  manifesta- 
tion la  plus  haute  des  sentiments  que  peut  exprimer  la  sculpture.  Adam 
et  Lve  portent  dans  leurs  bras  le  cadavre  d'Abel.  C'est  la  première  fois 
que  la  mort,  dans  son  immobilité  terrible  et  froide,  se  présente  aux 
regards  de  l'homme;  elle  vient  épouvanter  un  père  et  briser  le  cœur 
maternel.  Ici  se  dégage  l'idée  philosophique  et  haute  qu'il  faut  toujours 
chercher  dans  l'œuvre  d'art.  Adam,  la  poitrine  renversée  légèrement  en 
arrière,  porte  le  corps  flexible  et  inerte  de  son  fils,  tandis  qu'Eve,  mar- 
chant à  ses  côtés,  se  penche  comme  un  saule  sur  le  front  qu'elle  couvre 
de  baisers.  11  y  a  un  contraste  terrible  entre  la  résignation  silencieuse 
d'Adam  raidi  contre  la  douleur,  et  le  désespoir  plein  de  sanglots  de  la 
femme  brisée.  Ils  s'avancent  tous  les  deux  d'un  pas  inégal  pour  donner 
à  la  terre  ce  corps  bien-aimé  et  fermer  la  première  tombe.  Avant  de  confier 
au  marbre  cette  épopée  grandiose,  la  partie  matérielle  pourra  être  légè- 
rement reprise  ou  perfectionnée  encore,  mais  on  sent  que  le  grand 
souffle  qui  anime  les  créations  puissantes  a  passé  sur  le  front  de  l'ar- 
tiste. 

Un  autre  groupe  restera  l'honneur  du  Salon  de  1878  :  c'est  le  Paradis 
perdu  de  M.  Gautherin.  Ici  encore  nous  nous  trouvons  en  présence  d'une 
scène  de  la  Bible.  Ces  grands  sujets  ne  peuvent  supporter  une  interpré- 
tation médiocre,  ils  ne  tentent  que  ceux  qui  sont  dignes  de  les  évoquer. 
M.  Gautherin  a  représenté  Adam  et  Eve  chassés  du  Paradis  dans  le  pre- 
mier moment  de  leur  consternation  et  leur  douleur.  Adam  assis  baisse 
la  tête  et,  tout  près  de  lui,  Eve,  dans  un  mouvement  charmant,  cherche 
un  refuge  dans  les  bras  de  son  protecteur.  La  silhouette  générale  est 
large ,  simple  et  belle.  Le  groupe  admirablement  composé  fait,  du  pre- 
mier coup,  comprendre  le  sujet.  Je  voudrais  peut-être  un  peu  plus  d'ex- 
pression dans  le  visage  de  l'Adam,  et  du  caractère  dans  le  modelé  des 


LE  SALON  DE  1878, 


191 


mains  et  des  jambes;  mais  toute  la  figure  d'Eve  est  adorable;  les  lignes 
souples  et  ondulantes  renferment  des  formes  d'une  pureté  exquise. 

La  Musique,  de  M.  Delaplanche,  est  une  statue  dont  le  charme  doux 


LES    PRBHiÈRBS    FUNÉRAILLES,    (ïRoupE    PAR    M.     E.     BARRIAS  (Dessin  de    Tartista). 


et  la  grâce  parfaite  font  penser  à  Raphaël.  Elle  tient  un  violon  dont  elle 
fait  entendre  les  accords  harmonieux.  La  tête,  un  peu  mince  peut-être, 
se  balance  dans  une  oscillation  imperceptible,  tandis  que  le  corps  demi- 
nu,  drapé  d'un  voile  qui  couvre  la  hanche  et  la  jambe  droite,  suit,  par 


192 


GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 


sa  courbe  flexible,  le  mouvement  du  rhythme  divin.  Cette  Muse  païenne 
qu'Apollon  inspire  a  une  sœur  chrétienne  :  la  Vierge  au  lis  est  la  per- 
sonnification de  la  chasteté.  Coiffée  d'un  double  voile  qui  baigne  d'ombre 


LB    PARADIS    PERDU,    OROUPB    PAR    u.    OAUTHEKIN    ( Dessîn  de  Tartiâtc). 


son  visage,  elle  est  strictement  enveloppée  dans  sa  robe  blanche  imma- 
culée, dont  les  plis  Jégers  tombent  autour  d'elle  sans  altérer  l'élégance 
de  ses  formes  ou  la  pureté  de  son^corps  virginal.  Ses  bras  légèrement 
arrondis,  ses  mains  jointes  tiennent  une^ branche  de  lis  en  fleur  qui 
semble  exhaler  le  parfum  que  ce  marbre  respire. 


LE  SALON  DE  1878. 


193 


Le  groupe  en  plâtre  de  M.  Charles  Gautier,  Perfidie,  représente  une 
jeune  fille  assise  :  c'est  la  naïveté  ignorante,  c'est  l'innocence  inconsciente 
du  mal.  Elle  écoute  rêveuse  et  attentive  les  propos  dangereux  du  séduc- 


PBBFiDiE,      GROUPE    PAR    M.     CHARLES    GAUTIER    ( Dessin  de  l'artiste). 


teur  qui,  debout,  se  penche  près  d'elle  et,  dans  une  attitude  pleine  de 
finesse  et  de  désinvolture,  lève  le  masque  allégorique  qui  couvrait  ses 
traits.  Il  y  a  dans  cette  figure  d'homme  svelte  quelque  chose  comme 


XVIII.    —   2»    PÉRIODE. 


25 


194  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

l'ondulation  du  serpent.  Nous  aurons  plaisir  à  voir  traduite  par  le  marbre 
cette  nouvelle  création  de  l'artiste. 

Le  Saint  Jean  de  M.  Lafrance  crie  dans  le  désert  la  prophétie  qu'il 
a  mission  de  répandre  :  Vox  clamât  in  deserto.  Tout  son  petit  corps  se 
dresse  pour  donner  plus  de  force  à  la  voix  qui  sort  de  ses  lèvres  entr'ou- 
vertes.  Les  jambes  tendues,  la  poitrine  cambrée,  ses  deux  bras  levés  en 
l'air,  il  renverse  la  tête  et  témoigne  de  la  foi  ardente  qui  l'anime.  Voilà 
certes  une  œuvre  excellente,  très-bien  conçue  dans  le  caractère  du  sujet. 
Il  n'y  a  rien  à  critiquer  dans  l'exécution  forte  et  savante.  Ce  torse  a  des 
puissances  de  modelé  suprêmes. 

Ln  mot  résumera  mon  impression  sur  le  groupe  de  M.  Albert  Lefeuvre, 
Après  le  travail.  A  quoi  a  servi  à  cet  artiste,  lauréat  du  prix  de  Florence, 
d'aller  admirer  les  maîtres  de  la  Renaissance,  s'il  ne  s'inspire  uniquement 
que  du  procédé  de  M.  Paul  Dubois,  et  s'il  prend  à  M.  Jules  Breton  le 
caractère  de  ses  figures  champêtres  ? 

M.  Lemaire  a  obtenu  le  prix  du  Salon  avec  son  Samson  trahi  par 
Dalila.  On  applaudira  à  cette  récompense.  La  Dalila  a  du  caractère  et  un 
mouvement  juste  très-heureusement  trouvé.  Par  contre  la  figure  du 
Samson  me  paraît  lourde.  Je  ne  crois  pas,  de  plus,  que  dans  cette  pos- 
ture contournée  il  ait  pu  s'abandonner  au  sommeil. 

M.  Dumilâtre  a  élevé  un  tombeau  à  Crocé-Spinelli  et  Sivel,  victimes 
de  la  catastrophe  du  Zénith.  Je  félicite  hautement  l'artiste  de  ne  pas 
s'être  laissé  aller  aux  lieux  communs  des  allégories  triomphantes.  Ici 
point  d'apothéose  officielle.  Ils  sont  là,  tous  les  deux,  étendus  simplement 
l'un  à  côté  de  l'autre.  Leurs  têtes  très-ressemblantes  reposent  dans  le 
calme  de  la  mort.  Ln  même  suaire  recouvre  leurs  corps,  comme  une 
même  gloire  unit  leurs  noms. 

Il  est  inutile  de  louer  le  Corneille  de  M.  Falguière  que  tout  le  monde 
a  vu  et  admiré.  Le  marbre  sied  à  cette  noble  figure.  J'aurais  désiré  peut- 
être  un  peu  plus  de  simplicité  dans  les  ajustements  et  dans  les  plis.  En 
outre,  tel  qu'il  est,  le  poète  a  l'air  de  chercher  un  vers,  pourquoi  ne  l'a- 
t-on  pas  représenté  concevant  une  grande  scène? 

Je  ne  dois  pas  oublier,  dans  cette  liste  des  œuvres  de  premier  ordre, 
la  statue  de  M.  Franceschi  :  elle  a  la  grâce  et  la  douceur  d'un  pastel 
Louis  XVI.  C'est  un  portrait,  dit-on  ;  il  faut  en  féliciter  le  modèle. 

Me  voici  parvenu  aux  limites  dans  lesquelles  j'ai  dû  resserrer  ma 
tâche.  J'ai  à  me  reprocher  de  graves  omissions;  elles  sont  involontaires; 
on  me  les  pardonnera.  Je  veux,  en  finissant,  me  laisser  aller  à  un  mou- 
vement d'orgueil  national,  légitime,  même  en  face  de  l'Exposition  uni- 
verselle. Nous  avons  vu  au  Champ  de  Mars  des  écoles  étrangères  capables 


LE  SALON   DE  1878. 


195 


lie  rivaliser  avec  nous;  elles  nous  ont  montré  que  si  nous  restions  les 
premiers,  nous  avions  du  moins  des  émules.  Les  œuvres  exposées  de  part 
et  d'autre  étaient  choisies  parmi  les  meilleures,  qu'un  long  laps  de  temps 


SAINT      JEAN,      PAR     M.      LAFRANCE      { DOSsio    dO    l'artisto). 


avait  pu  voir  naître.  Mais  quel  pays,  hors  la  France,  est  capable  de 
donner,  tous  les  ans,  une  floraison  comme  celle  que  nous  venons  de 
voir?  Il  ne  faut  pas  toutefois  que  notre  fierté  soit  mauvaise  conseillère; 
si  l'arbre  est  magnifique,  peut-être  convient-il  de  concentrer  la  puis- 
sance de  la  sève,  afin  qu'elle  ne  s'épuise  pas  en  rameaux  inutiles. 

ROGEB-BALLU. 


EXPOSITION    UNIVERSELLE 


LES  ECOLES  ETRANGERES  DE  PEINTURE 


LAUTRICHE-IIOKGRIE. 


I  les  envois  de  l'Autriche-Hongiie  à  l'Ex- 
position universellede  1878  ne  comman- 
dent pas  absolument  une  admiration  sans 
réserves,  ils  n'en  auront  pas  moins  suscité, 
pour  la  critique ,  plus  d'une  curieuse  ob- 
servation et  soulevé  plus  d'un  intéressant 
problème. 

Dès  qu'on  a  parcouru,  au  Champ  de 
Mars,  les  salles  où,  par  les  soins  des  com- 
missaires autrichiens,  sont  présentés  en  si 
bel  ordre  les  ouvrages  de  peinture,  non  pas 
très-nombreux  mais  du  moins  triés,  choisis,  ainsi  que  quelques  rares  et 
bons  morceaux  de  sculpture,  partout  disposés  avec  un  goût  parfait,  on 
demeure  tout  d'abord  frappé  et  de  l'importance  et  de  la  rapidité  des  pro- 
grès obtenus,  dans  le  domaine  de  l'art  pur,  par  l'Autriche -Hongrie, 
depuis  l'Exposition  universelle  de  1867. 

On  note  aussi  que  Vienne,  Prague,  Buda-Pesth,  Lemberg,  Cracovie, 
Inspruk,  que  chacune  des  capitales,  que  chacun  des  foyers  d'activité 
intellectuelle  et  d'enseignement  de  la  vaste  fédération  impériale-royale 
aura  tenu  à  concourir  à  cette  manifestation  d'une  renaissance  artistique 
qui,  aux  yeux  du  plus  grand  nombre,  se  révèle  et  se  manifeste  vérita- 
blement avec  toute  la  spontanéité  et  la  saveur  de  l'inattendu. 

Aux  lecteurs  de  la  Gazette,  si  attentifs  à  suivre  ces  questions,  l'aven- 
ture, pour  être  une  surprise  moindre,  n'aura  pas  laissé  de  paraître 
piquante.  Notre  revue  n'a-t-elle  pas,  en  effet,  soigneusement  énuméré 
quels  intelligents  et  énergiques  efforts  étaient  tentés  depuis  dix  ans  par 
le  gouvernement  autrichien,  dans  le  but  de  multiplier  et  les  moyens  d'en- 


LES  ÉCOLES  ÉTRANGÈRES  DE  PEINTURE.  197 

seignement  et  les  encouragements  aux  arts  plastiques  ?  Et  la  Gazette 
n'a-t-elle  pas  prévu  que,  de  cette  féconde  semence,  l'Autriche  ne  pouvait 
manquer  de  recueillir,  à  bref  délai,  les  plus  heureux  fruits?  Mais,  si  les 
légitimes  succès  de  cette  sympathique  nation  nous  agréent  et  nous 
enchantent,  ce  n'est  pas  pour  cela  seulement  qu'ils  réalisent  de  faciles 
prévisions.  Par  cela  encore  qu'il  y  a  dans  la  saisissante  rapidité  des  progrès 
accomplis  par  l'Autriche-Hongrie  de  sérieuses  causes  de  réflexion  et 
d'émulation,  aussi  bien  pour  notre  propre  gouvernement  que  pour  notre 
école  tout  entière,  nous  saluons  avec  joie  l'aurore  de  cette  naissante 
rivalité. 

Donc  on  travaille,  on  s'eflbrce  autour  de  nous,  et  les  résultats 
conquis  par  l'Autriche-Hongrie,  en  un  laps  de  temps  aussi  court,  sont  là 
pour  en  témoigner;  ne  l'oublions  pas,  si  nous  voulons  réussir  à  con- 
server notre  rang  à  la  tête  du  mouvement  de  l'art  européen. 

En  poursuivant  son  enquête,  la  critique  n'éprouve  aucune  difliculté 
à  déterminer  quelles  complexes  influences  marquent  à  cette  heure  dans  la 
récente  évolution  de  l'art  austro-hongrois  et  à  pressentir  ce  que  cette 
même  évolution  représente,  au  fond,  de  valeur  exacte  et  de  promesses 
possibles. 

A  la  seule  exception  près  delà  peinture  de  genre  qui,  avecMM.  Defreg- 
ger,  Kurzbauer,  Gabl,  Max,  Weisz  et  quelques  autres,  conserve  encore 
d'étroits  rapports  avec  Munich  et  Dusseldorf,  l'Autriche-Hongrie  n'obéit 
déjà  plus  exclusivement  au  courant  germanique.  H  est  même  permis  de 
douter  que  ceux  des  peintres  sortis  de  cette  école,  et  qui  survivent, 
voient  se  multiplier,  et  se  renouveler  autour  d'eux  les  élèves  et  les  imi- 
tateurs. Le  goût  des  colorations  montées  et  pimpantes  gagne,  à  Vienne, 
le  terrain  que  perd  l'Allemagne,  et  MM.  Charlemont,  par  exemple,  avouent 
déjà  des  préoccupations  qui  les  rapprochent  plus  de  Henri  Regnault  et 
de  Fortuny  que  de  M]VI.  Karl  Piloty  et  Knaus. 

Taudis  que  M.  Makart,  le  plus  brillant  des  peintres  viennois,  aban- 
donnant lui-même  ses  inspirateurs  d'autrefois  :  Cornélius  et  Kaulbach, 
demande,  depuis  quelques  années,  un  nouvel  idéal  aux  glorieux  décora- 
teurs vénitiens;  que  M.  Munkacsy,  un  Hongrois  établi  à  Paris  et  qui 
écoute  volontiers  les  conseils  de  l'école  française,  cherche  dans  la  voie 
d'un  naturalisme  expressif,  même  dramatique,  un  caractère  de  plus  en 
plus  accusé  et  personnel  ;  que  M.  Matejko  enseigne,  à  Cracovie,  les 
leçons  d'un  art  élevé  et  y  crée  ce  qui  sera  peut-être  un  jour  l'école 
polonaise,  école  où  les  traditions  de  composition  de  nos  peintres  d'his- 
toire, recueillies  ou  apprises  de  seconde  main,  se  mêleront,  sans  trop 
de  disparate,  à  cet  amour  des  colorations  contrastées  et  puissantes  qui 


198  GAZETTE  DES   BEAUX-ARTS. 

est  naturel  à  l'Orient  ;  la  Belgique,  la  Hollande  et  nos  propres  paysagiste?, 
— Troyon  et  Rousseau  plus  particulièrement  —  comptent  déjà  nombre 
d'élèves  et  d'adeptes  convaincus,  nés  de  l'un  ou  de  l'autre  côté  de  la 
Leitha  ou  du  Danube.  Nul  doute  que  l'Exposition  universelle  de  1878, 
en  amenant  de  nouveaux  contacts,  ne  fasse  naître  bientôt  de  plus 
ardentes  conversions  dans  le  sens  de  notre  propre  mouvement  natura- 
liste, et  que  l'art  autrichien  n'en  soit,  dans  un  temps  rapproché,  pro- 
fondément remué  et  renouvelé. 

Mais  c'est  assez  généraliser  ;  au  surplus,  nous  avons  hâte  de  péné- 
trer plus  avant  dans  l'étude  et  dans  l'analyse  des  ouvrages  exposés  et 
dont  quelques-uns  ont  été,  à  leur  honneur,  l'objet  de  discussions  ou  de 
critiques  non  exemptes  de  passion. 

Plus  particulièrement  qu'aucune  autre  peinture  étrangère  exposée  au 
Champ  de  Mars,  le  tableau  de  M.  Makart  aura  eu  cette  fortune  d'être 
accueilli  comme  un  événement,  et  d'avoir  sérieusement  occupé  l'opinion. 
h' Entrée  de  Charles-Quint  à  Anvers  a,  comme  disent  nos  voisins  d'outre- 
Manche,  fait  sensation.  Mais,  à  cette  heure  que  la  plus  haute  récom- 
pense, une  médaille  d'honneur,  est  venue  honorer  l'artiste,  nous  pouvons 
juger  son  ouvrage  sans  crainte  qu'on  nous  accuse  de  nous  faire  l'écho 
irréfléchi  ou  d'engouements  inconscients  ou  de  partialités  jalouses. 

L'Entrée  de  Charles-Quint  est,  d'ailleurs,  comme  décoration,  une 
page  d'importance.  Si  les  erreurs  y  balancent  les  qualités,  celles-ci, 
comme  celles-là,  ne  sont  pas,  du  moins,  d'ordre  vulgaire.  Le  sujet  de  la 
composition  parle  de  lui-même.  M.  Makart  l'a  emprunté,  paraît-il,  à 
un  passage  d'une  lettre.  d'Albert  Diirer  où  celui-ci  le  décrit  à  son  ami 
Melanchthon,  non  pas  de  visu,  puisque  le  peintre  avoue  naïvement  qu'il 
fut  empêché  par  la  jalousie  de  sa  femme  d'assister  à  ces  pompes,  mais 
d'après  des  témoins,  maris  sans  doute  moins  timorés  ou  moins  scrupuleux. 

M.  Makart  a  peint  Charles-Quint  couvert  d'une  armure  d'argent, 
précédé  d'arquebusiers,  d'hommes  d'armes  et  d'un  chevalier  portant  son 
pennon  et  faisant  son  entrée  solennelle  dans  Anvers,  tout  pavoisé  et 
fleuri,  au  milieu  de  femmes  nues  ou  presque  nues,  qui  lui  font  un 
radieux  cortège  et  lui  présentent  des  bouquets  et  des  guirlandes.  Rien 
donc  qui  prête  davantage  au  pittoresque  et  à  l'animation  comme  celte 
donnée  attrayante  et  si  bien  faite  pour  appeler  les  magnificences  de  la 
couleur.  Pour  fond,  un  décor  splendide;  toute  une  ville  en  fête  avec 
des  échafauds,  des  balcons  chargés  de  spectateurs  dans  leurs  cos- 
tumes de  gala;  partout  des  femmes  galamment  parées,  et  les  plus  belles 
sans  voiles  ou  n'en  portant  d'autres  que  des  tissus  d'une  indiscrète  trans- 
parence. Au  milieu,  Charles-Quint  chevauchant  fier,  imposant  et  qu'ac- 


LES  ÉCOLES  ÉTRANGÈRES  DE  PEINTURE.  199 

clame  tout  un  peuple  se  pressant  sur  le  passage  du  jeune  empereur-roi. 
Voilà  bien  la  scène ,  et  telle  est  bien  l'ordonnance  du  tableau  de 
M.  Makart.  Celle-ci,  toutefois,  ne  se  présente  pas  sans  confusion.  11  y  a 
de  l'entassement  et  de  la  cohue  :  on  y  étouffe.  Les  proportions  des 
figures,  au  sui-plus,  y  offrent  à  l'œil  inquiété  d'étranges  anomalies. 
Regardez  plutôt  ces  personnages  du  premier  plan,  ces  arquebusiers  qui 
forment  la  tête  du  cortège,  cette  femme  qui  se  penche  au  bord  du  cadre, 
des  géants!  Et  tout  de  suite,  sans  que  l'éloignement  soit  suffisamment 
justifié  par  le  dessin  ou  par  l'apaisement  de  la  couleur,  le  surplus  des 
personnages  en  scène  reprend  des  proportions  naturelles  ou  du  moins 
plus  optiquement  plausibles.  Évidemment  c'est  l'enveloppe  qui  manque  à 
l'entour  de  ce  tumultueux  défilé:  l'air  y  rétablirait  la  logique  des  dis- 
tances et  montrerait,  en  la  rendant  claire,  la  disposition  successive  et 
relative  des  groupes. 

Est-il  besoin  de  dire  que  M.  Makart,  qui  semble  avoir  quelque  chose 
de  l'adresse  d'Horace  Yernet,  dessine  et  peint  de  pratique  et  que, 
virtuose  prestigieux,  il  a  peut-être  brossé  en  moins  de  deux  mois  cette 
superbe  machine?  Or  ces  vastes  décorations  offrent  cet  écueil  que  les 
nécessités  de  l'effet  et  de  l'unité  de  l'ensemble  entraînent  forcément  l'ar- 
tiste à  leur  subordonner,  même  à  leur  sacrifier  l'exactitude  du  morceau, 
de  même  que  toute  vérité  trop  formelle.  L'idéal  du  décorateur  n'est  pas, 
nous  le  savons  bien ,  l'observation  sincère  et  positive  du  réel  ;  avant 
tout,  il  faut  qu'il  vise  à  charmer,  à  tromper  l'œil;  aussi  ne  construit-il 
guère  qu'à  fleur  de  peau;  il  ne  veut  créer  qu'une  apparence,  qu'une 
fiction  de  peinture  savamment  reliée  dans  ses  larges  partis  et  qui  doit 
founn'r  une  résultante  harmonique,  puissante  et  chantante,  pour  autant, 
bien  entendu,  que  le  peintre  sache  manier  les  richesses  de  la  couleur  et 
contraster  ses  masses  de  clair  et  d'obscur.  Mais  le  modèle  n'ayant  point 
été  serré  d'assez  près,  le  relief,  l'accent  de  la  vie  y  feront  nécessairement 
défaut;  cela,  comme  on  dit,  n'aura  pas  de  corps.  Véronèse,  Velasquez, 
Rubens  et  Delacroix  ont  seuls  connu  et  gardent  encore  le  secret  de  ces 
lumineuses  créations  où  les  groupes  baignent,  agissent  et  se  meuvent 
véritablement  dans  l'air,  rendu  lui-même  presque  palpable  à  force  de 
vérité.  Cette  lumière  vivifiante,  cet  air  ambiant,  choses  géniales,  ce  ne 
sont  pas  les  à-peu-près  de  la  routine  et  les  habiletés  de  la  main  qui  les 
peuvent  suppléer.  A  vouloir  imiter  les  maîtres,  M.  Makart  s'en  est  trop 
tenu  à  la  surface  :  son  observation  s'est  constamment  arrêtée  à  l'épiderme. 

En  tant  que  manœuvre  du  pinceau,  M.  Makart  est  donc  pour  les 
méthodes  expédilives.  II  brosse  plutôt  qu'il  ne  peint,  et  cela  sur  des 
dessous  à  peine  construits.  Aussi  son  modelé  est-il  plat,  d'aucuns  même 


200  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

diraient  veule.  Sans  vouloir  méconnaître  les  qualités  véritablement  sail- 
lantes chez  M.  Makart  :  l'élégance,  le  brio,  la  chaleur,  il  est  encore 
permis  de  relever,  et  sans  injustice,  le  manque  de  caractère  de  son  style 
et  le  peu  de  variété  qu'il  imprime  à  ses  types.  Certes,  sa  tonalité  est  har- 
monieuse et  il  faut  bien  reconnaître  qu'il  a  su  la  soutenir  avec  franchise 
et  fermeté  dans  toute  l'étendue  de  sa  vaste  composition;  mais  au  prix 
de  quelles  concessions,  de  quelle  monotonie,  et,  pour  nous  servir  de  la 
langue  des  ateliers,  au  prix  de  quelle  cuisine  l'a-t-il  obtenue?  Des  sauces 
jaunes,  des  tons  roux  dans  les  nus,  dans  les  clairs,  et  des  rouges-pourpre 
dans  les  draperies,  dans  les  accessoires,  unis,  reliés  par  des  apaisements 
de  tons  bruns,  fournissent  toujours  de  faciles  accords;  mais  le  résultat 
n'est  rien  moins  que  frais  et  surtout  que  vibrant.  Aussi  l'impression 
laissée  par  le  tableau  de  M.  Makart  rappelle-t-elle  un  peu  trop  celle  que 
donne  l'aspect  d'un  de  ces  panneaux  de  cuir  de  Cordoue,  où  les  vieux  ors, 
roussis  et  patines  par  le  temps,  se  marient  si  heureusement  avec  le 
beau  ton  du  rouge  tanné  des  fonds.  Cela  est  apaisé,  discret,  un  peu  mort 
même,  et  cela  ne  chante  pas. 

Ce  qui  n'empêche  que  M.  Makart  ne  soit  un  vrai  peintre,  un  artiste 
de  race  et  d'élan  et  d'une  verve  aussi  peu  commune  que  l'est,  elle-même, 
sa  prodigieuse  habileté.  Certes  nous  nous  garderions  de  l'offrir  en  exemple, 
mais,  il  faut  aussi  le  dire,  le  talent  de  M.  Makart  peut  marcher  de  pair 
avec  celui  des  artistes  réputés  que  tentent  les  splendeurs  et  les  belles 
ordonnances  de  la  grande  décoration.  En  tout  cas,  nous  ne  lui  connais- 
sons pas  beaucoup  de  rivaux  à  l'Exposition  du  Champ  de  Mars. 

Nous  donnerons  prochainement  le  fac-similé  en  gravure  hors  texte 
du  carton  de  \' Entrée  de  Charles-Quint;  plus  remarquable  que  le  tableau 
lui-même. 

M.  Makart  a  encore  envoyé  deux  élégants  portraits.  Ce  sont  de  gra- 
cieuses femmes,  d'aristocratique  tournure,  qui  ont  posé  les  modèles. 
L'arrangement  des  costumes,  le  piquant  des  toilettes,  l'assortiment  des 
tons  offrent  cette  saveur  d'école  ancienne  qui  fait  penser  d'abord  à  Van 
Dyck  et  plus  justement,  ensuite,  à  ses  délicieux  continuateurs  anglais, 
les  Gainsborough  et  les  Reynolds.  Ici  encore,  M.  Makart  ne  se  montre 
donc  ni  très-personnel  ni  très-original,  tout  en  restant  un  très-séduisant 
portraitiste.  Il  aura  eu  ce  mérite,  en  tout  cas,  sinon  de  rafraîchir  le 
genre,  de  le  présenter,  du  moins,  avec  plus  de  pittoresque,  et  je  ne 
serais  point  trop  surpris  si  ces  deux  beaux  portraits,  héroïques  dans 
leur  maniérisme  distingué,  faisaient  bientôt  école  à  leur  tour. 

L'exposition  autrichienne  est,  du  reste,  riche  en  excellents  portraits. 
M.  L'Allemand,  élève  de  Frédéric  L'Allemand,  a  envoyé  un  Portrait  du 


XVIII.    —   ï*    PÉRIODB. 


26 


202  GAZETTE   DES  BEAUX-ARTS. 

général  Laudon  qui  est  une  œuvre  du  plus  sérieux  mérite.  Le  général 
est  représenté  à  cheval,  suivant  attentivement  les  péripéties  d'un  com- 
bat. Sur  les  plans  éloignés,  on  aperçoit  ses  officiers  d'escorte  et  un  corps 
de  cavalerie  au  repos;  près  du  général,  le  cadavre  d'un  soldat  est 
étendu  dans  l'herbe.  Ce  portrait  équestre  est  dans  son  ensemble  d'une 
solidité  merveilleuse;  tout  y  est  correct,  clair,  bien  assis,  juste  de  mou- 
vement et  d'expression  :  c'est  là  une  œuvre  de  style,  sobre  et  virile,  et 
dont  l'analogue  ne  se  trouverait  peut-être  qu'en  remontant  jusqu'à 
Gros  dans  notre  école  française. 

MM.  d'Angeli  et  Canon  sont,  eux  aussi,  des  peintres  consciencieux  de 
la  personnalité  humaine.  Leur  mérite  réciproque  n'est  point  de  ceux 
qu'il  soit  permis  de  traiter  à  la  légère,  M.  d'Angeli  n'expose  pas  moins 
de  treize  portraits,  le  sien  compris.  La  plupart  sont  des  portraits  d'ap- 
parat d'un  très-beau  caractère  et  d'un  grand  goût  d'arrangement.  J'ai 
particulièrement  noté  celui  d'une  dame  —  n°  3  du  catalogue  spécial  de 
la  section  autrichienne  —  presque  en  pied,  vêtue  de  noir,  s'enlevant  har- 
monieusement sur  une  tenture  rouge  et  or  éteints.  C'est  là  une  œuvre 
d'une  distinction  parfaite  et  qui  donne  toute  la  mesure  du  talent  très- 
élevé  de  M.  d'Angeli.  J'y  joindrai  encore  un  charmant  portrait  de  femme, 
en  buste,  ]a  tête  tournée  de  trois  quarts  à  gauche,  costume  bleu,  qui  est 
traité  avec  un  soin  extrême.  Il  porte  le  n°  H,  et  la  catalogue  nous 
apprend  qu'il  représente  M'"*  la  princesse  Hélène  de  Schleswig.  Les 
n"'  6,  8  et  12,  portraits  d'hommes,  rappellent  dans  leur  coloration  et 
dans  leur  tournure  générale  la  manière  de  Gallait;  quant  au  n"  13,  le 
portrait  de  l'artiste,  il  est  certainement  un  ressouvenir  voulu  de  Van 
Dyck. 

Les  portraits  de  M.  Canon  sont,  pour  nous,  une  révélation  :  jusqu'ici 
nous  ne  connaissions  de  cet  artiste  que  des  compositions  un  peu  ambi- 
tieuses, dans  la  manière  de  Kaulbach  et  de  Piloty,  des  tableaux  tels  que 
celui  qui  figurait  à  l'Exposition  de  Vienne  en  1873  :  la  Loge  de  saint 
Jean,  peint  dans  des  partis  pris  de  coloration  recherchant  l'aspect  des 
vieilles  toiles.  M.  Canon  est,  en  tout  cas,  un  excellent  portraitiste  qui, 
malheureusement,  conserve  dans  ce  genre  encore  le  goût  des  colorations 
passées  et  sentant  le  pastiche.  Toutefois  je  n'hésite  pas  à  préférer  le 
portrait  de  M""  la  comtesse  de  Schônborn,  avec  sa  gracieuse  désinvol- 
ture à  la  Van  Dyck,  à  son  portrait  d'homme  que  je  trouve  parfaitement 
correct,  mais  froid. 

De  M.  Griepenkerl,  élève  de  Rahl,  je  signalerai  à  nos  lecteurs  un 
portrait  remarquable  et  comme  fermeté  et  comme  coloration,  soutenue 
dans  des  tons  gris  du  plus  lumineux  effet  :  il  porte  le  n°  50  et  représente 


LES   ÉCOLES   ÉTRANGÈRES  DE  PEINTURE.  203 

le  peintre  R.  Alt,  probablement  l'excellent  aquarelliste  dont  l'exposition 
nous  montre  une  dizaine  de  morceaux  du  plus  brillant  et  du  plus  con- 
sciencieux caractère.  De  M.  Horovitz,  un  Hongrois,  je  note  son  portrait 
de  femme,  portant  le  n"  16  du  catalogue  de  la  section,  une  peinture  à  la 
fois  élégante  et  sérieuse  dans  sa  noble  tournure. 

Mais  venons-en  aux  compositions  qui,  avec  MM.  Benczur,  Matejko  et 
le  regretté  Cermak,  mort  cette  année  à  Paris,  sont  des  représentations  his- 
toriques, dramatiques  ou  pittoresques,  et  avec  M.  Munkacsy  des  scènes 
d'intérieur,  des  tableaux  de  genre. 

Le  Baptême  de  saint  Etienne,  premier  roi  de  Hongrie,  par  M.  Benc- 
zur, est  une  œuvre  plus  énergique  que  savante  dans  sa  coloration  presque 
farouche  et,  surtout,  dans  sa  construction  plastique.  Tout  le  haut  du 
corps  nu,  le  bas  enveloppé  d'une  draperie  de  velours  rouge  éclatant, 
Etienne  est  agenouillé  aux  pieds  du  pape  Sylvestre,  qui  répand  l'eau  du 
baptême  sur  la  tête  courbée  du  monarque.  En  arrière  se  tiennent  debout 
quelques  prêtres;  un  autre  se  montre  seulement  en  partie  à  droite, 
tenant  la  croix.  Établie  en  hauteur,  cette  composition  n'est  pas  des  plus 
heureuses.  Elle  manque  de  pondération,  et  le  pape  Sylvestre  prend  autant 
le  regard  que  le  catéchumène  lui-même,  qui,  vu  comme  il  l'est  de  dos, 
manquerait  peut-être  totalement  d'intérêt  pour  le  spectateur,  n'était  son 
éclatante  draperie  écarlate.  Mais  partout,  dans  les  étoffes  comme  dans 
les  accessoires,  se  manifestent  déjà  l'instinct  inné  et  le  goût  des  tons 
opulents.  L'Orient  n'est  pas  loin. 

Avec  M.  Matejko,  ce  goût  des  colorations  fortes,  éblouissantes,  mais 
souvent  violentes  et  heurtées,  se  révèle  avec  plus  de  franchise  encore. 
Cet  artiste,  qui  envoie  assez  régulièrement  à  nos  Salons  annuels  et  dont 
nos  lecteurs  connaissent  déjà  le  Baptême  de  la  cloche,  à  Cracovie,  — 
véritable  feu  d'artifice  de  tons  rutilants,  d'un  dessin  un  peu  rond  et  qui 
rappelle  le  crayon  de  Gustave  Doré,  avec  ses  boucles,  ses  petites  vrilles, 
ses  accents  appuyés  et  sa  trop  grande  liberté,  —  expose,  au  Champ  de 
Mars,  deux  ouvrages  nouveaux  pour  nous.  L'un  d'eux  est  le  Portrait  du 
comte  Wilczek,  traité  à  la  manière  héroïque  et  décorative  de  Véronèse, 
et  du  plus  robuste  caractère;  l'autre  est  une  grande  composition  inti- 
tulée Union  conclue  à  Lublin,  en  1569,  entre  la  Lithuunie  et  la  Pologne, 
C'est  là,  jusqu'à  présent  du  moins,  l'œuvre  maîtresse  de  M.  Matejko,  qui 
doit,  nous  a-t-on  dit,  envoyer  prochainement  à  Paris  une  nouvelle 
et  importante  composition  historique  :  la  Bataille  de  Grùnvalden. 

Dans  son  tableau  de  l'Union  entre  la  Lithuanie  et  la  Pologne,  M.  Ma- 
tejko se  livre  tout  entier.  Son  sujet  est  exprimé  avec  clarté,  et  la  pose  et 
l'expression  des  représentants  des  deux  nations,  prêts  à  signer  le  pacte 


204  GAZETTE   DES  BEAUX-ARTS. 

d'union,  disent  bien  l'émotion  élevée  qui  les  anime.  Gros,  dans  son 
François  I"  et  Charlcs-Quirit  visilnnt  les  tombeaux  de  Saint-Denis-  Heim 
et  Delaroche,  avec  sa  Mort  d' Elisabeth,  peuvent  revendiquer  la  meilleure 
part  dans  la  méthode  de  présenter  un  sujet  historique  que  suit  M.  Ma- 
tejko.  Sans  doute,  il  n'est  pas  l'élève  de  ces  maîtres,  mais  il  est,  cioyons- 
nous,  l'élève  du  peintre  belge  Gallail,  qui  les  a  toujours  étroitement  cher- 
chés. Sans  rappeler  les  fulgurances  de  coloration  du  Baptême  de  la  cloche, 
la  grande  page  historique  de  M.  Matejko  ne  laisse  pas  de  reproduire 
quelque  chose  de  ses  défauts  habituels.  L'effet  général  n'atteint  pas  une 
puissance  suffisante,  ou  du  moins  qui  soit  en  rapport  de  valeur  et  de 
relation  avec  le  ton  très-monté  de  certaines  parties.  Le  foyer,  le  centre 
de  la  composition  n'est  pas  présenté  avec  toute  la  logique,  toute  la 
force  désirables.  Il  y  a  de  l'éparpillement  dans  la  distribution  des  clairs 
et  de  sensibles  défaillances  dans  les  plans  secondaires;  quelques  person- 
nages accessoires  attirent  trop  le  regaid  par  le  choix  irréfléchi  de  telle  ou 
telle  couleur  dissonante,  et  l'ensemble  en  paraît  un  peu  disloqué  et  com- 
promis. Cermak,  sur  le  compte  de  qui  nous  n'avons  pas  à  nous  étendre, 
car  ses  ouvrages  ont  toujours  été  analysés  et  appréciés  avec  trop  de  soin 
dans  la  Gazette  pour  qu'il  soit  nécessaire  d'y  revenir,  Cermak  avait, 
comme  M.  Matejko,  l'amour  de  la  couleur,  mais  il  avait  aussi  à  un  plus 
haut  degré  le  sentiment  juste  de  l'effet  et,  surtout,  de  l'emploi,  avec  moins 
d'arbitraire,  des  tons  contrastés.  Toutefois,  hâtons-nous  de  le  dire,  nous 
préférons  encore  les  exubérances  et  les  excès  de  M.  Matejko  à  de  cer- 
taines indigences  françaises,  et  nous  ne  sommes  pas  éloigné  de  penser 
que  si  l'artiste  polonais  consultait  les  chefs-d'œuvre  des  maîtres  de 
l'école  espagnole  au  xvn«  siècle,  —  qui  répondraient  sûrement  mieux  que 
d'autres  à  son  leiîipérament,  —  il  en  arriverait  vite  à  reconnaître  ce 
que  nos  critiques  à  l'endroit  de  son  coloris  ont  de  légitime  et  de  fondé. 

Nos  lecteurs  savent  au  surplus  que  M.  Matejko,  comme  M.  Makart,  a 
obtenu  du  jury  de  l'Exposition  tmiverselle  une  médaille  d'honneur. 

Tout  le  Paris  amateur  connaissait  déjà  le  tableau  de  M.  Munkacsy, 
intitulé  V Atelier  de  l'artiste,  où  le  peintre  s'est  représenté  lui-même, 
vêtu  de  velours  gris  clair,  appuyé  sur  le  haut  d'une  chaise,  et  montrant 
un  tableau  posé  sur  un  chevalet  à  une  jeune  femme  dont  la  toilette  de 
velours  bleu  s'enlève  sur  les  fonds  trop  obscurcis  de  l'atelier.  C'est  à 
peine,  en  effet,  si  l'on  distingue  dans  ces  ombres  épaissies  à  dessein  tous 
le  bric-à-brac  obligé  d'un  attirail  de  peintre  :  les  bahuts  sculptés,  les 
tentures  de  tapisserie  passées  de  ton,  les  riches  étoffes  et  les  poteries 
curieuses  par  leur  forme  ou  leur  couleur.  M.  Munkacsy  en  arrive  trop 
aisément,  avec  cette  méthode,  à  donner  à  ses  compositions  un  carac- 


LES  ÉCOLES  ÉTRANGÈRES   DE  PEINTURE.  205 

tère  d'unité  qui  serait  louable  s'il  n'était  par  trop  conventionnel  et  arti- 
ficiel. Aussi  préférons- nous  à  ce  tableau,  trop  noir  clans  son  parti  géné- 
ral, le  Millon  aveugle  dictant  le  Paradis  perdu  à  ses  filles,  entrepris  et 
mené  dans  une  gamme  de  tons  tout  aussi  chaude  et  profonde  que  dans 
Y  Atelier,  sans  que,  fort  heureusement,  l'artiste  ait  eu  cette  fois  recours 
à  son  lourd  enveloppement  habituel.  Ici,  il  y  a  grand  progrès.  L'air  n'y 
est  pas  encore  tout  à  fait,  mais  les  quatre  figures  qui  concourent  à  l'action 
ne  sont  pas  du  moins  modelées  dans  ces  tons  bruns  et  enfumés,  une  des 
tristes  nécessités  de  l'école  du  noir.  La  scène  représentée  est  émou- 
vante dans  son  intimité  bien  observée.  Assis  dans  un  grand  fauteuil  à 
dossier  élevé,  le  poëte  paraît  absorbé  dans  ses  pensées,  tandis  que  celle 
de  ses  filles  qui  est  assise  au  premier  plan  et  écrit  sur  une  table  recou- 
verte d'un  tapis  d'Orient,  semble  à  la  fois  écouter  et  admirer  encore  les 
beaux  vers  que  le  poëte  vient  de  dicter,  et  prêter  toute  son  attention  aux 
nouvelles  paroles  qu'il  va  sans  doute  laisser  échapper. 

Des  deux  autres  jeunes  filles,  l'une  est  debout  et  contemple  Milton 
avec  une  inquiète  tendresse,  et  nous  retrouvons  cette  même  expression, 
mêlée  de  mélancolie,  dans  les  traits  de  la  seconde,  qui  a  suspendu  un 
instant  son  travail  de  broderie  pour  se  tourner  vers  le  visage  du  père 
chéri. 

Comme  exécution,  comme  couleur,  ce  tableau  de  M.  Munkacsy  est, 
nous  le  répétons,  une  œuvre  remarquable,  où  les  noirs  du  costume  du 
poëte,  les  gris  variés  des  robes  des  jeunes  filles,  reliés  par  les  tons  plus 
gais  ou  plus  francs  de  quelques  accessoires,  comme  le  tapis  de  la  table, 
par  exemple,  forment  un  très-harmonieux  effet  dans  leur  accord  à  la  < 
fois  profond  et  puissant.  M.  Munkacsy  a  obtenu  là  son  plus  vif  succès; 
aussi  le  Milton  lui  a-t-il  mérité  une  médaille  d'honneur. 

Nous  passons  rapidement  sur  son  troisième  envoi  au  Champ  de 
Mars,  les  Recrues  hongroises,  une  scène  de  genre,  mais  du  genre  à  la 
mode  à  Munich,  avec  ses  expressions  peut-être  un  peu  trop  puérilement 
contrastées  et  ses  intentions  d'esprit  qui  confinent  parfois  à  la  charge. 
Disons,  toutefois,  que  ce  tableau  est  d'une  bonne  couleur  générale  et  que 
l'exécution  est  loin  d'en  être  déplaisante. 

Au  surplus,  nous  voulons  être  sobre  de  développement  avec  les  sujets 
de  genre  exposés  par  l' Autriche-Hongrie,  à  cette  ffn  de  ne  point  répéter 
ce  que  notre  collaborateur  Duranty  a  déjà  dit  dans  son  article  sur  l'ex- 
position allemande,  à  propos  des  traditions  ou  des  procédés  en  honneur 
à  Munich  ou  à  Dusseldorf. 

Les  Fugitifs,  de  M.  Edouard  Kurzbauer,  un  élève  de  M.  Piloty,  ont 
figuré  à  notre  Salon  de  J876.  Mais  la  Maison  mortuaire^  du   même 


206  GAZETTE    DES    BEAUX-ARTS. 

artiste,  ne  nous  était  pas  connue.  Cela  est  peint  sagement,  proprement  et 
dans  toutes  les  convenances  ;  cela  est  plein  de  sentiment  et  de  bonnes 
intentions,  mais  cela  nous  laisse  calme.  Décidément  il  manque  à  ces 
scènes  d'intimité  le  piquant  de  l'expression,  le  ragoût  de  la  couleur  et 
la  vivacité  du  mouvement  qui  nous  semblent  indispensables  pour  que 
des  sujets  de  cet  ordre  arrêtent  et  retiennent  l'attention. 

Nous  goûtons  davantage,  encore  que  ce  soit  sans  beaucoup  d'enthou- 
siasme, le  Joueur  de  cithare  de  M.  Frantz  Defregger,  qui  expose  en  même 
temps  le  Jeu  du  pouce  dans  le  Tyrol  ainsi  que  deux  autres  tableaux  : 
le  Benedicite  et  la  Visite,  compris  dans  l'exposition  allemande.  Excel- 
lents de  pantomime  et  d'expression,  très-spirituels  et  pittoresques  d'ar- 
rangement et  d'ajustements,  ces  ouvrages  de  M.  Defregger,  que  nous 
trouvons  cependant  un  peu  monotones  et  froids,  n'en  sont  pas  moins 
très-louables  et  parachevés  d'ailleurs  avec  une  véritable  conscience.  Sans 
patrie,  de  M.  Schmidt,  et  le  Curé  arbitre,  de  M.  Gabl,  dont  la  Gazette 
publiera  un  dessin  original  du  faire  le  plus  délicat,  participent  des  mêmes 
qualités.  M.  Fux,  lui,  peint  noir;  ses  deux  envois  :  la  Cour  de  Léopoldl" 
et  le  Sacrifice  de  pigeons,  sont  pris  dans  des  partis  trop  intenses;  mais 
avec  M.  Fux,  il  y  a  de  la  ressource  :  c'est  un  excessif. 

Nous  noterons  de  M.  Eugène  de  Blaas  le  Balcon,  une  toile  impor- 
tante où  l'artiste  prouve  qu'il  aime  à  regarder  du  côté  de  Venise  et  de 
l'Orient  plutôt  que  du  côté  de  Munich,  ce  dont  nous  le  louerons,  et  qui 
parait  avoir  en  lui  l'étoffe  d'un  décorateur  et  d'un  peintre  d'histoire. 
Mentionnons  aussi  MM.  Pascutti  et  Probst,  dont  les  jolis  tableaux,  clairs, 
coquets,  sont  peut-être  un  peu  trop  écrits  dans  leur  facture  proprette  et 
soignée;  M.  Weisz,  un  Hongrois  qui  montre  beaucoup  de  talent,  même 
beaucoup  d'esprit,  dans  la  Fiancée  slave,  dont  la  scène  se  passe  en 
Moravie  ;  M.  Paczka,  un  élève  de  Zichy,  qui  peint  largement  de  petits 
sujets;  M.  Schrôdl,  dont  nous  aurions  dû  parler  à  la  suite  des  peintres 
de  plus  large  envergure,  car  il  a  envoyé,  en  même  temps  qu'un  portrait, 
une  toile  d'école,  le  Bapt,  qui  est  une  tentative  honorable. 

Pour  en  finir  avec  les  peintres  de  genre,  nous  citerons  encore  les 
tableaux  de  M.  Bruck  Lajos,  un  élève  de  M.  Munkacsy,  qui  fait  preuve  de 
largeur  et  de  goût;  ceux  de  M.  Koller  qui  a  des  visées  d'anecdotier  his- 
torique, entre  autres  dans  son  sujet  de  \' Empereur  Cluirles-Quint  chez 
Anton  Fugger  à  Augsbourg,  et  enfin  la  Gare  de  chemin  de  fer,  de 
M.  Karger,  une  composition  mouvementée  et  qui,  comme  exécution,  ne 
manque  pas  de  mérite. 

En  passant,  et  pour  ne  rien  omettre,  je  signale  les  tableaux  de 
nature  morte,  si  grassement  et  si  spirituellement  traités  de  M.  Hugo 


LES  ÉCOLES  ÉTRANGÈRES  DE  PEINTURE.  207 

Charlemont,  un  élève  de  son  frère  Edouard  qui  a  envoyé  cette  année  au 
Salon  ce  joli  morceau  de  peinture  à  la  Fortuny,  croisé  de  Henri  Regnault, 
catalogué  :  le  Gardien  du  sérail. 

J'arrive  aux  paysagistes  qui  nous  intéressent  tout  particulièrement, 
soit  parleurs  tendances,  soit  par  leurs  affinités  avouées  avec  notre  propre 
école.  Mais,  concurremment  avec  les  nôtres,  les  traditions  des  écoles  hol- 
landaise et  belge  exercent  une  influence  manifeste  sur  quelques  artistes 
dont  les  ouvrages  se  trouvent  exposés  dans  l'un  ou  l'autre  département 
autrichien  ou  hongrois.  Ainsi  de  M""  Tina  Blau,  qui  montre  quelque  chose 
de  M.  Jongkindt  dans  la  touche  grasse  de  son  solide  Paysage  hollandais  ; 
ainsi  de  M.  Ribarz,  dont  les  quatre  motifs,  tous  pris  en  Hollande,  plaisent 
par  leur  naïve  sincérité  et  évoquent  tout  de  suite  le  souvenir  de  Van  der 
Meer  de  Delft  avec  ses  pâtés  de  maisons  aux  toits  d'ardoises  ou  de  tuiles 
d'un  si  beau  rouge.  Dans  sa  vue  d' Hclgoland,  M.  Robert  Russ  se  rattache 
encore  visiblement  aux  maîtres  de  la  Hollande,  aussi  bien  que  son 
homonyme,  M.  Franz  Russ,  qui  a  exposé  un  bon  Paysage  hollandais  et 
une  Nature  morte. 

Si  l'Exposition  universelle  de  1878  atteste  quelle  puissante  attrac- 
tion notre  école  paysagiste  contemporaine  exerce  sur  les  artistes  étran- 
gers, elle  montre  aussi  qu'à  Vienne,  comme  ailleurs,  on  regarde  beau- 
coup du  côté  de  la  France.  Rousseau,  Troyon  et  tant  d'autres  de  nos 
illustres  maîtres  d'hier  ont  conquis  partout  de  profondes  sympathies  et 
préoccupent  à  cette  heure  plus  d'un  artiste  en  quête  de  l'idéal  nouveau. 

Un  jeune  peintre,  M.  Jettel,  élève  du  professeur  Zimmermann,  s'est 
franchement  épris  de  Th.  Rousseau,  et  ses  envois,  tant  au  Champ  de  Mars 
qu'au  Salon  des  Champs-Elysées,  témoignent  assez  que  son  enthousiasme 
pour  les  pratiques,  et  le  sentiment  du  maître  est  réfléchi  et  sincère. 

M.  Ladislas  Paal  est  aussi  un  amoureux  de  Rousseau,  et  sa  Forêt  de 
Fontainebleau,  avec  son  mystérieux  effet  de  lune,  emprunte  au  peintre 
du  Givre  quelque  chose  de  sa  pénétrante  poésie. 

Il  y  a  longtemps  déjà  que  M.  Otto  von  Thoren  est  un  habitué  de  nos 
Salons  annuels  :  il  y  a  conquis  des  récompenses,  notamment  en  1865. 
Nos  lecteurs  le  connaissent  donc  et  nous  ne  leur  apprendrons  rien  en 
leur  disant  que  les  préférences  de  M.  Von  Thoren  sont  acquises  à  Troyon, 
dont  il  a  réussi,  plus  d'une  fois,  à  s'assimiler  les  fortes  et  saines  colora- 
tions. 

n  nous  a  semblé  retrouver  quelque  chose  du  caractère  encore  un 
peu  flottant  et  inquiet  de  nos  orientalistes  de  la  première  heure  dans 
les  paysages  de  MM.  Feszty  (Arpad)  et  Meszoly.  Marilhat  lui-même  a  eu 
de  ces  hésitations  lors  de  ses  premières  tentatives,  et  ces  hésitations. 


208 


GAZETTE  DES   BEAUX-AKTS. 


nous  les  retrouvons  dans  la  vue  de  Bulaton  de  M.  Meszoly.  Nous 
aimons,  du  reste,  beaucoup  le  Repos  de  midi  qu'expose  M.  Feszty,  avec 
son  robuste  bouquet  d'arbres  au  bord  des  eaux,  ses  délicats  horizons  et 
sa  lumière  éblouissante. 

Un  grand  paysage,  le  Brouillard  d'automne,  de  M.  Schindier,  encore 
un  élève  de  M.  Zimmermann  qui,  lui-même,  a  exposé  VInreiidie  d'une 
forêt,  nous  a  paru  d'une  exécution  particulièrement  remarquable. 

Tout  le  premier  plan  d'un  barrage,  avec  sa  chute,  sa  vanne,  ses  rives 
plantées  d'arbres  et  de  broussailles,  ses  herbes  et  ses  touffes  de  plantes 
aquatiques,  est  peint  par  l'artiste  avec  un  soin  extrême,  mais  pourtant 
sans  trop  de  minutie;  puis,  tout  de  suite,  en  arrière  de  ce  premier  plan, 
commence  l'enveloppement  de  toutes  choses.  L'effet  de  ce  spectacle,  où 
la  lumière  calme  apparaît  combattue  par  la  brume  grise  et  à  peine 
transparente,  est  excellemment  observé  et  rendu. 

Cette  étude  des  envois  de  l' Autriche-Hongrie  ne  serait  pas  complète 
si  nous  ne  disions  un  mot  des  brillantes  et  spirituelles  aquarelles  de 
M.  Passini;  c'est  Venise  qui  l'inspire,  et  elle  l'inspire  bien.  Regardez 
plutôt  la  Procession  et  le  Pont  à  Venise.  Nous  avons  déjà  dit  un  mot  des 
remarquables  aquarelles  de  M.  Rudolf  Alt,  des  vues  de  monument  pour 
la  plupart.  Il  ne  nous  reste  donc  plus,  pour  clore  cet  inventaire,  qu'à 
mentionner  les  cartons  de  Steinle  et  les  dessins  de  Fiihrich,  mort  en  1876, 
qui  sont  là  pour  nous  montrer  quelle  évolution  profonde  vient  de  s'ac- 
complir à  Vienne,  et  combien,  à  l'heure  présente,  l'art  s'y  éloigne  de 
l'idéal  des  Overbeck,  des  Cornélius  et  des  Kaulbach  que  suivaient,  au 
contraire,  si  étroitement,  les  peintres  des  générations  précédentes. 

PAUL     I.EFORT. 


LA  PETITE  MADONE   D'ORLEANS 


ET   DIVERSES    ERREURS    DE    PASSAVANT 


ES  lecteurs  de  la  Gazelle  n'ont  pas  oublié  la  fine  et  délicate  gravure 
de  la  petite  Madone  d'Orléans  que  M.  Gaillard  a  faite  pour  cette 
revue  en  1869  '.  M.  Henriquel-Dupont  s'occupe  a  son  tour  de  graver 
le  même  tableau  ;  s'il  réussit  comme  pour  le  dessin  de  la  Sainte 
Vierge  avec  l'Enfant,  qui  est  à  la  salle  des  Boîtes  du  Musée  du 
Louvre,  il  fera  une  belle  œuvre. 

Ce  dessin  a  été  exécuté  pendant  la  période  florentine  du  Sanzio,  sous  rinfluence 
de  la  finesse  et  delà  distinction  un  peu  mondaine  de  Léonard.  C'est  un  motif  gracieux; 
la  Vierge  sourit  modestement  à  l'enfant  en  lui  présentant  sa  nourriture;  celui-ci, 
joyeux,  la  main  sur  le  sein  de  sa  mère,  va  prendre  sou  repas;  la  manière  dont  il 
regarde  le  spectateur  n'est  pas  exempte  d'une  certaine  afféterie  atténuée  avec  beau- 
coup de  talent  par  le  graveur;  le  sein  découvert  pour  l'allaitement  a  probablement 
empêché  Raphaël  de  poursuivre  son  sujet,  et  la  peinture  n'aura  pas  été  exécutée. 

La  Madone  d'Orléans,  bien  que  peinte  à  peu  près  à  la  même  époque,  n'est  plus 
sous  l'influence  exclusive  du  Vinci  ;  elle  est  d'un  style  élevé,  d'un  sentiment  propre 
au  peintre  d'Urbin,  qui  a  fait  un  heureux  retour  vers  l'expression  ombrienne.  L'idée 
prédominante  paraît  être  de  faire  ressortir  l'humilité  de  la  mère  de.ant  la  grandeur 
de  son  fils  ;  tous  deux  font  penser  à  la  prière  de  saint  Bernard  qui  commence  le 
dernier  chapitre  de  la  Divine  Comédie. 

Ils  ont  l'auréole  simple  ;  le  cercle  crucifère  n'étant  pas  là  pour  indiquer  la  divi- 
nité du  fils,  Raphaël  répand  sur  la  tète  du  Christ  une  lumière  surnaturelle  d'une  mer- 
veilleuse beauté. 

Plus  tard,  dans  le  tableau  de  la  Vierge  à  la  chaise,  laissant  l'auréole  à  Marie  et  au 
petit  saint  Jean,  il  la  supprime  au  Christ,  et  fait  sortir  des  flammes  de  sa  cheve- 
lure. 

Ici  le  visage  de  la  mère  s'éclaire  de  la  lumière  divine  qui  s'échappe  de  celui  de 
son  fils,  l'obscurité  du  fond  aide  k  l'effet;  au  sommet  de  la  tête  de  Notre-Seigneur, 
sur  ses  cheveux  courts  et  très-blonds,  le  peintre  a  fixé  une  clarté  charmante  qui 
s'épanouit  sur  son  front  puissant  en  rayons  presque  blancs,  se  dégradant  sur  le  nez, 
sous  les  yeux,  au-dessus  de  la  bouche,  et  un  peu  sur  la  lèvre  inférieure. 

Le  graveur  s'appliquera  certainement  à  rendre  cette  poétique   clarté,    et,  pour 

1.  Voir  Galette  des  Beaux-Arts,  2'  période,  t.  I,  p.  322. 

XVIII.  —   2"  PÉRIODE.  27 


210  GAZETTE   DES  BEAUX-ARTS. 

l'exprimer,  il  y  aura  lieu  de  teinter  vigoureusement  le  reste  de  la  composition  ;  une 
gravure  pâle  ne  semble  pas  suffire  comme  pour  un  dessin. 

Noire  peinture  est  de  petites  dimensions,  c'est  sans  doute  pourquoi  elle  a  passé  en 
plusieurs  mains  et  a  souvent  voyagé. 

Après  avoir  appartenu  au  duc  d'Orléans,  frère  de  Louis  XIV,  elle  arriva  par  héri- 
tage, en  1701 ,  au  futur  Régent,  et  fut  le  plus  beau  joyau  de  la  galerie  d'Orléans  jus- 
qu'à la  fin  du  siècle  dernier,  qui  la  vit  partir  avec  les  autres  tableaux  du  Palais- 
Royal. 

Elle  séjourna  en  Angleterre  et  en  Belgique,  puis  à  Paris,  chez  M.  Aguado  et  chez 
MM.  Benjamin  et  François  Delessert. 

En  1869,  elle  a  élé  acquise  par  le  duc  d'Aumale  à  la  vente  de  M.  François 
Delessert.  A  cette  époque,  M.  Charles  Blanc  a  publié  dans  la  GazeHe  deux  articles  impor- 
tants sur  la  galerie  Delessert,  parlant  de  la  manière  la  plus  intéressante  sur  notre 
Madone.  Nous  continuerons  l'histoire  de  cette  peinture  et  prouverons,  malgré  le  dire 
de  Passavant,  qu'elle  est  entièrement  de  la  main  du  maître,  et  que  l'assertion  du  savant 
professeur  allemand,  relative  à  la  retouche  de  David  Teniers,  est,  de  sa  part,  une  pure 
illusion.  Nous  signalerons  en  même  temps  quelques  autres  de  ses  erreurs.  Plus  un  ou- 
vrage est  admis,  plus  il  est  utile  d'indiquer  les  fautes  que  le  temps  a  fait  découvrir. 
A  la  vente,  la  compétition  s'établit  entre  le  représentant  du  prince  et  le  British 
Muséum;  heureusement  la  victoire  est  restée  à  la  France. 

Cette  précieuse  épave  est  rentrée  dans  sa  maison  sans  avoir  changé  de  nom.  Après 
une  longue  absence,  la  petite  Madone  d'Orléans  se  retrouvait  en  bonne  compagnie  : 
ce  n'était  plus  le  cabinet  ancien,  mais  une  galerie  nouvelle  ;  malgré  ses  vicissitudes, 
elle  n'avait  pas  vieilli,  et  pouvait  encore  revendiquer  le  prix  de  la  beauté  au  milieu  de 
la  Qeur  de  la  peinture  moderne. 

On  l'a  vue  à  Twickenhara  (Orléans  house),  occupant  la  meilleure  place,  et  son 
propriétaire  s'était  plu,  lui  laissant  son  ancien  cadre,  à  la  mettre  dans  un  second 
cadre,  —  vitrine  digne  d'elle. 

Plus  tard,  en  1874,  à  l'exposition  du  palais  Bourbon,  on  a  pu  l'admirer  avec  toute 
la  galerie  du  duc  d'Aumale  rendue  à  la  France;  ce  bel  ensemble  apportait  une  conso- 
lation pour  la  perte  de  l'ancien  cabinet  formé  par  le  Régent,  le  plus  beau  de  France 
après  celui  du  roi. 

On  sait  que  Du  Bois  de  Saint-Gelais  a  écrit  un  volume  intitulé  Description  des 
tableaux  du  Palais-Royal  ;  ce  catalogue,  commencé  du  vivant  du  Régent,  fut  publié 
quatre  ans  après  sa  mort,  en  1727,  et  dédié  à  son  fils  Louis  I".  Il  n'est  pas  hors  du 
sujet  de  parler  des  tableaux  de  Raphaël  qui  existaient  alors  dans  la  galerie.  Saint- 
Gelais  en  compte  seize,  qu'il  faut  réduire  à  neuf  authentiques,  les  autres  n'étant  que 
des  répétitions.  Ces  neuf  ont  tous  été  en  Angleterre,  où  il  en  reste  huit  ;  celui  qui  nous 
est  revenu  est  le  meilleur,  et  c'est  notre  Madone. 


LES    NEUF    RAPHAËL    DE     LA     GALERIE    d'oRLÉANS     AVKC     LA    DESCRIPTION 

DE    SAINT-GELAIS. 

1»  Une  Sainte  Famille.  3  pieds  S  pouces,  en  rond. 

C'est  la  Sainte  Famille  au  palmier. \k  Bridgewater  house,  dans  lejsalon  intime 
de  Lady  Ellesmere. 


LA  PETITE  MADONE    D'ORLÉANS.  211 

2»  La  Vierge  avec  l'Enfant  Jésus.  —  H.  2  pi.   4  po.';  L.  1  pi.  6  po. 

Notre  Seigneur  est  nu,  tourné  de  face,  et  a  la  tête  nppiiyée  sur  le  sein 
de  h  Vierge,  élevant  les  yeux  pour  la  regarder.  Le  fond  du  tableau  est  brun. 

C'est  la  Madone  Bridgewater.  A  Bridgewater  house,  dans  le  salon  intime  de 
Lady  Ellesmere. 

3°  La  Vierge  avec  l'Enfant  Jésus.  —  H.  2  pi.  6  pc;  L.  2  pi. 

La  Vierge  est  assise  et  tient  l'Rofant  Jésus,  qui  est  nu  et  l'embrasse.  Il  y  a  un 
bout  de  paysage  à  droite.  C'est  la  Madone  avec  l'Enfant  debout.  A  Londres, 
dans  la  chambre  à  coucher  de  Lady  Burdett  Coutts.  (Invisible.)  Pébasiien  Bour 
don  a  copié  cette  A/drfowe,  Ingres  a  copié  la  copie  de  Sébastien  Bourdon;  la 
copie  d'Ingres,  qui  est  à  Montauban,  l'a  inspiré  pour  sa  Vierge  du  Vœu  de 
Louis  XIII,  et  celle  qui  e«t  aujourd'hui  en  Russie. 

4"  Saint  François  d'Assise.  —  H.  9  po.  ;  L.  10  po. 

Au  musée  de  peinture  de  Dulwich,  à  l'ancien  collège.  Formait  l'extrémité,  à 
gauche  de  qui  regarde,  de  la  predella  de  la  Vierge  glorieuse  des  Dames  de 
Saint-Antoine  de  Padoue  à  Pérouse. 

5»  Saint  Antoine  de  Padoue.  —  H.  9  po.;  L.  10  po. 

Au  musée  de  peinture  de  Dulwich,  à  l'ancien  collège.  Formait  l'extrémité 
droite  de  la  même  predella. 

6»  La  Prière  au  jardin  des  Oliviers.  —  H.  9  po  ;  L.  10  po.  3/4. 

Un  des  compartiments  de  la  même  predella.  Dans  la  chambre  à  coucher  de 
Lady  Burdeit  Coutts,  à  Londres.  (Invisible.) 

7°  Le  Portement  de  croix.  —  H.  9  pc;  L.  2  pi.  7  po  et  1/2. 

Formait  le  compartiment  du  milieu  de  la  même  predella.  Chez  M.  Ph.  John 
Miles,  à  sa  résidence  de  Leigh  Court,  près  Bristol. 

8°  Un  Christ  qu'on  va  mettre  au  tombeau.  —  H.  9  po.  ;  L.  1 0  po.  3/4. 

Compartiment  de  la  même  predella  symétrique  à  la  Prière  au  jardin  des 
Oliviers.  Celte  Piété  était  en  1857  à  Londres,  chez  M">'  Henri  Dawson,  qui  l'a 
envoyée  à  l'Exposition  de  Manchester. 

9»  Une  Vierge  avec  VEnfant  Jésus.  —  H.  1 1  po.;  L.  8  po.  et  1/2. 

La  Vierge  assise  tient  sur  ses  genoux,  dit  Saint-Gelais,  l'Enfant  Jésus  qui  est 
nu,  et  le  contemple.  Le  fond  du  tableau  représente  une  chambre. 

Voici- notre  Vierge,  inscrite  la  dernière  de  tous  les  Raphaël  du  catalogue.  Elle  se 
trouve  être  réellement  le  bouquet,  l'emportant  sur  la  Madone  Bridgewater,  sur  celle 
avec  Y  Enfant  debout,  et  les  autres  sujets.  Nous  pourrions  dire  :  C'est  la  perle,  avec 
plus  de  vérité  que  Philippe  IV,  quand  il  reçut  à  l'Escnrial  \a  Sainte  Famille  du  S^nzio 
provenant  de  la  vente  de  Charles  I",  qui  l'avait  acquise  du  duc  de  Mantoue. 

Comme  pour  la  petite  Madone  d'Orléans,  mais  à  d'autres  points  de  vue,  Passa- 
yant  s'est  beaucoup  trompé  sur  ce  tableau.  Nous  étant  proposé  de  signaler  quelques- 
unes  de  ses  erreurs,  nous  commencerons  par  cette  Sainte  Famille  que  les  Espagnols 
appellent  «  la  Perla  »  et  les  Français  «  à  la  Perle  ».  Son  nom  vrai  serait  «  l'Aurore  »  ; 


212  GAZETTE   DES  BEAUX-ARTS. 

elle  est  en  effet  peu  éclairée,  et  l'on  aperçoit  une  aurore  dans  le  paysage  ;  on  la  voit 
actuellement  à  Madrid,  au  musée  du  Prado,  où  elle  n'a  pas  les  honneurs  du  salon  ovale, 
comme  quatre  autres  Raphaël.  La  postérité  a  conservé  l'exclamation  du  Roi,  sans  rati- 
fier la  supériorité  de  l'œuvre. 

Passavant  y  fait  de  sainte  Anne  une  sainte  Elisabeth  ;  l'attitude  familière  de  la 
sainte  Vierge  avec  la  sainte,  lui  posant  son  bras  gauche  sur  l'épaule,  dénote  sura- 
bondamment que  c'est  sa  mère. 

De  plus  il  affirme  qu'elle  a  été  peinte  pour  Frédéric  de  Gonzague,  citant  une 
lettre  écrite  à  ce  prince  par  Ippolito  Calandra  en  1531.  Ici,  il  fait  confusion;  il  s'agit 
d'un  simple  portrait  du  duc  peint  à  Rome  par  Raphaël  en  1513,  et  non  de  la  Perle. 
Celle-ci  a  été  exécutée  pour  les  Canossa,  comme  il  est  prouvé  aujourd'hui  par  les 
recherches  de  M.  Armand  Baschet  dans  les  archives  de  Mantoue,  et  elle  ne  devint  la 
propriété  des  ducs  de  Mantoue  que  lorsque  la  famille  appauvrie  des  Canossa  céda  au 
duc  Vincent  I",  pour  un  certain  fief,  tous  les  joyaux  artistiques  de  son  palais  de 
Vérone. 

En  outre,  ces  nouveaux  documents,  joints  au  texte  de  Vasari,  sont  pour  plusieurs 
une  preuve  que  Passavant  fait  encore  erreur  et  confusion  en  croyant  à  un  tableau 
qu'il  intitule  la  Naissance  du  Christ,  lequel  il  affirme  avoir  appartenu  aux  Canossa, 
et  qu'il  déclare  perdu. 

Ce  tableau  n'est  autre  que  la  Perle,  et  il  n'y  en  a  pas  eu  deux. 

Voici  le  texte  de  Vasari  : 

«  A  Vérone,  il  envoya  un  grand  tableau  également  bon  aux  comtes  de  Canossa, 
qui  représente  une  Nativité  de  Noire-Seigneur  très-belle,  avec  une  aurore  très- 
admirée,  ainsi  qu'une  sainte  Anne,  et  tout  l'ouvrage  ne  peut  être  mieux  loué  qu'en 
disant  qu'il  est  de  la  main  do  Raphaël  d'Urbin;  aussi  ces  comtes  l'ont-iis  en  grande 
vénération  comme  il  le  mérite;  et  ils  n'ont  jamais  voulu,  malgré  le  très-grand  prix 
(Vasari  dit  ceci  en  1568)  qui  leur  a  été  offert  par  beaucoup  de  princes,  le  céder  à 
personne.  » 

Examinons  ces  lignes  phrase  par  phrase  : 

«  Ungrand  tableau  ».  La  Perle  a:  L.  1'",44.  H.  1"',15,  ce  qui  est  une  belle  dimen- 
sion sans  être  absolument  gi-and;  mais  remarquons  qu'il  venait  de  décrire  le  très-petit 
tableau  de  la  Visio?i  d'Ezéchiel. 

«  Qui  représente  une  Nativité  ».  La  Perle  peut  être  appelée  une  nativité  par  Va- 
sari, puisque,  précédemment,  il  donne  le  nom  de  Nativité  à  la  Sainte  Famille  de 
Lorelte. 

«  Une  aurore  très-admirée  ».  Une  aurore  se  trouve  dans  le  paysage  de  la  Perle. 

«  Ainsi  qu'une  sainte  Anne.  »  On  trouve  dans  la  Perle  cette  sainte  Anne,  et  Vasari 
la  cite  à  juste  titre ,  puisque  c'est  la  seule  fois  que  Raphaël  l'ait  introduite  dans  ses 
Saintes  Familles  peintes. 

Si  Passavant,  dans  la  Perle,  n'eût  pas  transformé  sainte  Anne  en  sainte  Elisabeth, 
s'il  n'eût  pas  cru  que  ladite  Perle  avait  été  peinte  pour  Frédéric  de  Gonzague,  s'il  eût 
fait  nos  observations  sur  le  texte  de  Vasari,  relatives  à  la  grandeur  du  tableau,  à  la 
Nativité,  à  l'aurore,  peut-être  aurait-il  été  mis  sur  la  voie,  et  n'aurait-il  pas,  avec  ce 
texte,  inventé  un  autre  tableau  qu'il  appelle  la  Saissance  du  Christ,  et  dont  il  annonce 
'a  disparition. 

Pour  nous,  il  n'y  a  pas  deux  tableaux,  les  deux  peintures  n'en  font  qu'une,  et  nous 
voici  débarrassé  de  plusieurs  erreurs. 


LA    PETITE    MADONE    d'orléans    (CoUâction  du  duc  d'Aumale). 
(Dessin  de  M.  F.  Gaillard.) 


214  GAZETTE    DES    BEAUX-ARTS. 

Le  professeur  Passavant  de  Francfort,  travailleur  infatigable,  a  publié  sur  Raphaël 
le  meilleur  ouvrage  qui  existe;  on  y  trouve  toutefois,  nous  le  répétons,  beaucoup  de 
fautes,  surtout  quand  il  décrit  les  œuvres  de  la  jeunesse  du  peintre. 

Du  commencement  à  la  fin,  il  fait  et  défait  les  Raptiai'l  sans  la  moindre  crainte,  à 
la  manière  de  ses  collègues  d'Allemagne,  Rumohr,  Waagen  et  autres. 

M.  Reiset,  dans  son  premier  article  sur  les  Musées  de  Londres,  s'exprime  à  ce  sujet 
d'une  manière  parfaite  : 

«  Je  ne  me  dissimule  pas  la  difficulté  que  présente  l'appréciation  d'un  tableau,  et 
désire  fort  ne  pas  être  comparé  à  ces  personnages  importants  qui,  il  y  a  trente  ou  qua- 
rante ans,  ont  parcouru  les  galeries  de  l'Europe,  bouleversant  en  un  clin  d'oeil  toutes 
les  attributions  anciennes,  distribuant  le  faux  et  le  vrai,  le  faux  plus  que  le  vrai,  avec 
une  sérénité  incomparable.  Les  amis  des  arts,  regardaient  passer  le  météore  avecadmi- 
ralion  ou  consternation;  ils  n'ont  repris  leurs  esprits  qu'au  bout  de  quelque  temps,  en 
s'apercevant  que  les  oracles  ainsi  jetés  dans  la  foule  n'étaient  pour  la  plupart  que  de 
pures  illusions  contradictoires;  ils  se  sont  alors  irrévérencieusement  permis  quelques 
éclats  de  rire.  » 

Outre  ses  appréciations  erronées,  Passavant  s'occupe  aussi,  sans  une  pratique  suffi- 
sante, de  l'état  des  tableaux,  trouve  partout  des  repeints,  ne  peut  pardonner  aux 
Français  de  s'être  donné  le  plus  beau  musée  du  monde,  et,  au  lieu  de  les  louer  d'avoir 
sauvé  les  chefs-d'œuvre  italiens  et  espagnols,  par  l'art  tout  français  de  la  restauration 
des  tableaux,  il  ne  parle  jamais  de  ce  service  loyalement  reconnu  par  l'Ralie  et  l'Espagne, 
mais  cite  sans  cesse  les  traces  maladroiies  de  nos  réparations;  s'il  y  a  une  retouche, 
c'est  toujours  notre  faute,  quand  il  est  facile  de  prouver,  par  les  procès-verbaux  de 
réception  des  tableaux,  qu'avant  leur  départ  ils  avaient  déjà  été  remaniés. 

Ses  recherches  dans  les  bibliothèques,  ses  laborieux  invenlaires  fdils  en  tous  pays 
sont  fort  utiles,  mais  il  faut  se  méfier  de  son  sentiment  et  de  ses  admirations;  il  inté- 
resse par  la  variété  de  ses  renseignements,  et  présente  en  général  d'une  manière  assez 
exacte  l'ordre  chronologique  et  les  détails  historiques  de  l'œuvre,  mais  il  pèche  sous  le 
rapport  de  l'élévation  des  aperçus  et  de  la  connaissance  des  choses  de  l'Église  dont 
Raphaël,  dans  ses  principales  œuvres,  est  l'expression  vivante,  et  dont  Passavant  ne 
peut  se  pénétrer  entièrement,  malgré  sa  passion  pour  le  Sanzio. 

A  propos  de  la  Perle,  nous  avons  constaté  quelques-unes  de  ses  erreurs,  il  s'est 
aussi  grandement  trompé  sur  une  partie  de  notre  Madone. 

Citons  la  fin  de  sa  description  : 

«  Le  fond,  dit-il,  représente  le  mur  d'une  chambre  avec  un  rideau  gris-rouge,  à 
gauche,  et  un  petit  escabeau  sur  lequel  sont  posés  de  petits  vases.  Ces  derniers  acces- 
soires et  le  rideau  gris-rouge  ont  été  certainement  ajoutés  plus  lard;  ils  sont  peints 
dans  la  manière  de  David  Teniers,  à  ce  point  que  tout  porte  à  croire  que  celui-ci  est 
réellement  l'auteur  de  ces  additions  malheureuses.  Le  coloris  du  tableau  e^t  vif  et  clair. 
Sa  conservaiion  parait  as^ez  satisfaisante,  car  c'est  seulement  sur  le  bleu  du  manteau, 
et  sur  une  des  jambes  de  l'enfant,  que  le  nettoyage  se  fait  \m  peu  trop  sentir,  n 

Et  d'abord,  si  le  tableau  n'a  pas  soufl'ert,  comme  heureusement  chacun  peut  s'en 
assurer,  pourquoi  lui  aurait-on  fait  un  fond  à  nouveau?  Ce  n'est  pas  admissible. 
Pourquoi  introduire  ici  David  Teniers,  et  lui  supposer  l'idée  absurde  de  vouloir  ctfacer 
une  partie  d'un  tableau  de  Raphaël,  dans  le  but  d'y  peindre  quelque  chose  de  sa  façon. 
Encore  s'il  s'agissait  d'un  changement  important,  cette  excentricité  pourrait  s'expliquer, 
mais  pour  un  rideau,  une  planche  et  quelques  vases,  elle  ne  se  comprend  pas.  ■ 


LA  PETITE  MADONE  D'ORLÉANS.  215 

Qui  eût  permis  ce  changement?  II  eût  donc  fallu  que  Teniers  possédât  le  tableau; 
puis,  quelle  difficulté  dans  la  transformation  complète  du  fond  sur  lequel  se  détache  si 
légèrement  la  tête  de  la  Vierge  ! 

Nous  n'insistons  pas  sur  le  mot  petit  escabeau  qui  signifie  siège  de  bois,  sans  bras 
ni  tlossier;  substituons-lui  le  mot  rayon,  ou  plutôt  tablette. 

Notre  savant  professeur  ne  trouve  pas  digce  de  Raphaël  un  rideau,  avec  de  petits 
vases  élégants  rangés  sur  une  tablette,  et  il  se  croit  obligé  de.  mettre  ces  accessoires 
vulgaires  sur  le  compte  d'un  Flamand.  Il  voudrait  probablement  un  portique  laissant 
voir  un  paysage  éclairé  par  le  soleil  d'Italie;  mais  alors  il  faut  abandonner  l'idée  de  la 
chambre  de  la  sainte  Vierge  et  de  l'adorable  intimité  qu'elle  comporte;  et  puis,  nous 
n'aurions  plus  ce  fond  obscur,  exécuté,  comme  nous  l'avons  dit  plus  haut,  avec  l'Inlen- 
tion  de  faire  ressortir  la  luraièie  mystique  qui  émane  du  Christ. 

Il  pense  sans  doute  que  l'invention  n'est  pas  italienne,  et  c'est  là  son  erreur. 

Sans  avoir  beaucoup  cherché,  nous  a\oiis  trouvé  à  Florence,  à  l'église  d'Ognissanti, 
une  fresque  de  Ghirlandajo  représentant  la  chambre  de  travail  de  saint  Jérôme,  dans 
laquelle  on  aperçoit  le  rideau,  la  tablette  et  les  mêmes  vases  florentins. 

A  l'église  de  la  Minerve,  à  Rome,  dans  la  chapelle  CarafTj,  peinte  par  Filippino 
Lippi,  on  peut  voir  une  Annonciation  à  laquelle  assistent  saint  Thomas  d'Aquin  et  le 
cardinal  Caraffa  le  donataire.  —  Il  est  donateur  du  tableau,  mais  donalairc  spirituel, 
par  la  grâce  /eçue  ;  c'est  pour  la  même  raison  que  la  Madone  de  Foligno  s'aj  pelle  la 
Vierge  au  donataire. 

L'Annonciation  a  lieu  dans  la  chambre  do  la  Sainte  Vierge  agenouillée,  et  dans  cette 
chambre  on  trouve  également  le  rideau,  la  tablette  et  deux  vases. 

Sur  notre  peinture,  on  aperçoit  à  gauche  un  rideau  prenant  à  peu  près  la  moitié  du 
fond,  puis  le  mur  sur  lequel  est  fixé,  à  hauteur  de  la  main,  sans  soutiens  apparents, 
une  planche  horizontale  qui  supporte,  allant  de  gauche  à  droite,  un  vase  cylindrique 
de  grès  gris  à  filets  bleus,  une  petite  bouteille  do  verre,  un  vase  do  grès  à  filets  bleus 
comme  le  premier,  mais  moins  large  et  plus  haut,  une  autre  bouteille,  un  vase  de  grès 
gris  sans  filets,  couvert  d'un  papier  ou  d'une  toile,  —  c'est  sur  ce  vase  qu'est  placée  une 
grenade,  — puis  un  fiasco  entièrement  couvert  de  tresses  de  jonc  avec  une  petite 
anse  de  la  substance  des  tresses;  ledit  fiasco  est  bouché  à  la  manière  florentine,  avec 
quelque  chose  de  blanc,  de  la  filasse  probablement. 

Le  fruit  est  une  grenade  fendue  dont  les  ouvertures  sont  d'un  rouge  vif. 

Tous  ces  vases  sont  semblables  à  ceux  de  la  fresque  de  Domenico  Ghirlandajo. 

Ici  le  comte  Malvasia  pourrait  avec  vérité  appeler  Doccalajo  (faiseur  do  bocaux), 
et  Filippino  Lippi,  et  le  Ghirlandajo,  et  Raphaël  auquel  par  envie,  dans  sa  Felsina 
PiUrice,  il  a  donné  ce  surnom,  passionné  qu'il  était  pour  les  peintres  bolonais  ses 
compatriotes.  «  Boccalaio  Urbinate  »,  s'écrie-t-il.  Épithète  bien  injuste,  puisque  les 
maïoliques  ne  se  fabriquèrent,  avec  les  gravures  de  Marc-Antoine  et  les  dessins  de 
Raphaël  habilement  copiés,  que  longtemps  après  la  mort  du  Sanzio. 

Parles  photographies  d'après  les  originaux,  on  peut  se  rendre  compte  de  l'analogie 
des  trois  fonds  de  chambres,  et  conclure  que  c'est  une  disposition  italienne  et  surtout 
florentine,  à  laquelle  naturellement  participait  le  peintre  d'Urbin,  quand  il  peignait 
notre  Madone  à  Florence. 

Cne  autre  preuve  que  ces  détails  sont  de  sa  main,  c'est  la  grenade;  jamais  Teniers 
n'aurait  pensé  à  ce  symbole  aimé  de  Raphaël.  Avant  l'exécution  de  notre  tableau,  le 
Sanzio  l'a  introduit  dans  les  dessins  appartenant  à^M.  Madrazo  et  à  l'archiduc  Charles, 


216  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

dessins  qui  précèdent  tous  deux  la  peinture  analogue  de  la  Madone  Conestabile  où  la 
grenade  est  remplacée  par  un  livre. 

Cette  toute  petite  Vierge  avec  l'Enfant,  dite  en  Italie  la  Madonnina  del  lihro,  est 
ce  qu'il  a  fait  de  mieux  dans  sa  manière  ombrienne  ;  il  l'a  peinte  sur  un  rond  inscrit 
dans  un  carré  de  M  centimètres  de  côté,  couvrant  lui  même  d'arabesques  rouges  les 
segments  à  fond  noir,  suivant  la  mode  du  temps. 

Pérouse,  qui  avait  vu  peindre  ce  chef-d'œuvre,  a  eu  le  regret  de  le  perdre  en  I87<  ; 
l'empereur  de  Russie  en  a  fait  l'acquisition  à  cette  époque. 

Au  Louvre,  nous  avons  de  cette  peinture  une  copie  médiocre  par  Sassoferrato. 

A  la  On  de  son  séjour  à  Florence,  peu  de  temps  avant  de  partir  pour  Rome,  Raphaël 
eut  encore  l'idée  de  la  grenade;  il  envoya  à  Domenico  Alfani,  son  condisciple  et  ami, 
qui  était  resté  à  Pérouse,  sa  ville  natale,  un  magniGque  dessin  à  la  plume,  que  M.  Louis 
Gonse  considère  comme  le  plus  précieux  du  musée  W'icar;  il  représente  \xne  Sainte 
Famille  où  parait  saint  Joachim  offrant  ce  fruit  à  l'Enfant  Jésus. 

Domenico  Alfani,  avec  l'aide  d'Anselmo  di  Giovanni,  a  fait  avec  ce  dessin  un  tableau 
important  qu'on  voit  a  la  pinacothèque  Vannucci  à  Pérouse;  il  y  est  connu  sous  le  nom 
de  la  Sainte  Famille  à  la  grenade. 

Au  Vatican,  pour  la  figure  allégorique  de  la  Théologie  placée  au-dessus  de  la 
Dispute  du  Saint  Sacrement,  le  Sanzio  a  emprunté  à  Dante  le  vêtement  de  Béatrice, 
changeant  la  couronne  d'olivier  en  une  couronne  composée  de  feuilles  et  de  fleurs  de 
grenadier  dont  le  fruit  aux  grains  sans  nombre  exprime  l'unité  de  l'Église,  image  em- 
ployée récemment  encore  dans  les  fresques  de  la  Torre  Borgia  exécutées  sous  Pie  IX; 
une  grenade  fermée  est  aux  pieds  d'une  femme  assise  qui  représente  la  Religion. 

Ne  quittons  pas  les  erreurs  de  Passavant,  sans  rappeler  que  dans  la  description  de 
celte  figure  de  la  Théologie  {l"  vol.,  page  <14),  il  se  trompe  deux  fois;  il  écrit,  en 
effet,  qu'elle  est  couronnée  de  laurier,  comme  Béatrice,  quand  l'Alighieri  dit  formel- 
lement einta  d'oliva;  de  plus,  ce  n'est  pas  l'olivier,  mais  le  grenadier  que  Raphaël  a 
choisi. 

Avec  les  preuves  solides  que  nous  venons  d'établir  successivement,  on  peut  con- 
clure, malgré  l'assertion  de  Passavant,  que  la  petite  Madone  d'Orléans  est  entièrement 
de  la  main  du  maître.  Suivant  lui,  les  figures  n'ont  pas  été  retouchées;  nous  venons  de 
démontrer  qu'il  en  est  de  même  du  fond,  et  toute  la  peinture  intacte  a  l'avantage  d'être 
restée  sur  bois. 

PALIABD. 


Le  RMacteui  en  chef,  gérant  :  LOUIS  G0i;4SB. 


rARIS.  —  Impr.   J.   CLAYE.   —   A.QOAXTIS  et  C-,  rao  S«tot-B«noIt   _   |1|67). 


XVIll.   —   2»  PÉRIODE. 


28 


218  GAZETTE  DES   BEAUX-ARTS. 

l'avance,  mais  quand  nous  mesurons  les  progrès  de  nos   concurrents, 
nos  succès  nous  donnent  à  penser. 

Si  dans  quelques  spécialités  d'art  et  d'industrie  la  lutte  devient 
sérieuse  et  passionnée,  il  en  est  d'autres  où  nous  ne  sommes  pas  me- 
nacés encore,  et,  parmi  celles-là,  l'industrie  des  métaux  précieux  et  des 
bronzes  est  peut-être  celle  où.  la  France  garde  une  supériorité  mieux 
marquée. 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  tout  y  soit  bien,  et  je  me  hâte  de  modifier 
ce  que  pourrait  avoir  d'excessif  et  de  dangereux  un  trop  réel  contente- 
ment de  nous-mêmes  ;  nous  sommes  les  premiers,  oui,  mais  parce  que, 
à  quelques  exceptions  près,  la  production  étrangère  est  médiocre.  Si  les 
Anglais  faisaient  dans  cet  art  les  efforts  qui  ont  été  constatés  dans  la 
fabrication  de  leurs  meubles,  si  l'Américain  Tiffany  poussait  plus  loin  ses 
progrès,  si  l'Italie  avait  beaucoup  de  Castellani,  notre  supériorité  serait 
en  danger. 

Orfèvres  ou  bronziers,  nous  allons  à  l'aventure,  suivant  notre  fan- 
taisie, personnelle,  manquant  d'école,  n'ayant  ni  conseils  ni  direction 
supérieure.  Nous  n'avons  pour  nous  soutenir  que  le  goût  du  luxe  chez 
le  client,  que  la  passion  du  gain  chez  le  producteur;  aucun  artiste  ne 
s'est  encore  pris  d'amour  pour  cet  art  du  métal  qui  garde,  à  qui  le  saura 
comprendre,  des  jouissances  égales  à  celles  que  donnent  au  sculpteur  la 
molle  complaisance  de  la  glaise  et  l'âpre  résistance  de  la  pierre,  au 
peintre  la  magie  de  sa  palette. 

Si  d'un  bloc  de  marbre  on  peut  tirer  le  dieu,  la  table  ou  la  cuvette, 
l'or,  l'argent  et  le  bronze  sont  bien  d'autres  Protées,  dont  les  transfor- 
mations atteignent  à  l'infini  ;  ces  métaux  appartiennent  au  peintre  par 
l'émail  par  les  patines  variées  de  leurs  alliages  et  par  le  mariage  des 
pierres;  ils  tentent  l'architecte  par  la  netteté  de  leurs  arêtes,  l'éclat  et 
la  fermeté  de  leurs  détails;  ils  conservent  d'une  façon  ineffaçable  le 
dessin  du  graveur,  et,  pour  le  sculpteur,  ils  sont  la  plus  impérissable 
matière  où  la  pensée  puisse  épouser  la  forme. 

11  faut  que  nos  artistes  d'aujourd'hui  ignorent  absolument  ces  vertus 
si  diverses,  qu'ils  n'aient  jamais  étudié  les  ressources  de  la  fonte,  de  la 
ciselure,  de  la  gravure  et  de  l'émail,  pour  qu'à  l'exemple  des  grands 
maîtres  de  l'art  ancien,  ils  ne  soient  pas  venus  d'eux-mêmes  à  l'orfèvrerie, 
non  plus  en  manœuvres  de  rencontre  qui  cèdent  à  contre-cœur,  mais  en 
maîtres  véritables,  qui  rendraient  à  cet  art  un  rang  digne  de  lui  et  à  eux- 
mêmes  une  gloire  nouvelle. 

Ils  ont  été  sollicités  pourtant;  après  qu'Auguste,  Thomire,  Odiot 
père  et  Biennais  eurent  avec  les  grands  jours  de  l'empire  ressuscité  l'or- 


BELLÉROPHON  COMBATTANT  LA   CHIMÈRE.    ft 

(Groupe  en  argent  composé  et  exécuté  par  MM,  Fannière  frères.  1 


220  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

fèvrerie,  on  vit  les  Cahier,  les  Fauconnier,  les  Wagner  recourir  à  nos 
architectes  et  à  nos  sculpteurs.  C'est  sur  l'avis  de  Chenavard  que  Fau- 
connier tenta  les  premiers  essais  de  style  Renaissance,  et  ce  fut  pour  lui 
que  Barye  composa  ses  premières  maquettes,  les  fondit  et  les  cisela'. 
Liénard,  Ganneron,  Plantard  et  Geoffroy  de  Chaumes  travaillaient  pour 
Wagner;  Vechte  fut  alors  un  des  maîtres  de  la  ciselure,  le  Musée  du 
Luxembourg  a  deux  de  ses  vases,  mais  ses  plus  belles  œuvres  sont  en 
Angleterre  ;  Justin  et  Nevilé  dessinaient  pour  Duponchel  ;  Rude  et  Simart 
modelaient  pour  le  duc  de  Luynes  le  Louis  XIII  d'argent  et  la  Minerve 
d'ivoire,  d'or  et  d'argent,  imitée  de  Phidias,  mais  bornaient  à  ces  deux 
essais  leur  concours  ;  Morel  employait  Klagmann  et,  comme  le  dit  Th.  Gau- 
tier en  ses  notices,  «  Pradier,  David,  Feuchères,  Cavalier,  Préault,  Schœn- 
werk,  Pascal,  Rouillaud,  ont  été  traduits  en  or,  en  argent  et  en  fer  oxydé 
par  Froment-Meurice.  » 

Mais  tous  ces  artistes  comprenaient  mal  l'orfèvrerie,  ce  n'était  pour 
eux  qu'un  gagne-pain,  un  moyen  de  payer  le  marbre  ou  la  toile,  et,  la 
maquette  achevée,  ils  retournaient  rêveurs  à  un  art  qu'ils  jugeaient  et 
plus  digne  et, plus  grand.  Ceux-là  mêmes  qui  étaient  nés  en  quelque  sorte 
dans  l'atelier  du  ciseleur,  Carrier-Bel leuse  et  Gilbert,  croyaient  se  sentir 
palpiter  des  ailes;  ils  ont  jeté  la  lime  et  le  marteau,  mais  ils  reviennent 
parfois  encore  au  métier  de  leurs  premiers  jours.  De  tous  ces  enfants  de 
l'orfèvrerie,  il  n'en  est  que  deux  qui  lui  soient  restés  fidèles,  qui  l'aient 
aimée  de  passion,  qui  lui  aient  consacré  leur  vie,  les  deux  frères,  les  Fan- 
nière,  et  c'est  par  eux  que  nous  commençons  cette  rapide  revue  :  cet 
honneur  leur  est  dû. 

Travailleurs  modestes  et  acharnés,  aimés  de  qui  les  connaît,  respectés 
de  tous,  ils  vivent  retirés  dans  leur  quartier  tranquille,  loin  des  concur- 
rences tapageuses,  rêvant  et  créant,  faisant  tout  par  eux-mêmes.  Leur 
œuvre  déjà  considérable  reflète  bien  leurs  natures,  natures  un  peu  grises 
et  sérieuses,  sans  grand  élan,  mais  sans  faiblesses.  Tout  ce  qui  vient 
d'eux  est  marqué  au  coin  de  l'honnêteté,  de  la  bonne  foi;  leurs  œuvres 
sont  pures  comme  le  métal  qu'ils  emploient.  Peut-être  ont-ils  gardé  de 
leur  jeunesse  cette  façon  indéfinissable  qui  paraît  vieillotte  aux  jeunes 
d'aujourd'hui,  mais  qui  n'est  pas  sans  charmes;  ils  ont  dans  leurs  com- 
positions un  ressouvenir  des  maîtres  que  j'ai  nommés  :  Feuchères  et  Lié- 

.  1 .  Qu'est  derenu  le  surtout  de  table  commandé  par  le  duc  d'Orléans  sur  les  des- 
sins de  Chenavard  et  dont  Barye  avait  exécuté  les  maquettes,  en  neuf  groupes  de 
chasse  oij,  dans  un  pêle-mêle  pittoresque,  se  mêlaient  les  hommes,  les  lions,  les  tigres, 
les  chevaux,  les  éléphants  et  les  chiens  ? 


LK      THIOMPHK      DAMPHITHITE,      PIÈCB      DE      MILIEU      DU      SURTOUT      DE      TABLE      EN      AUOEMT 
EXÉCUTÉ      PAR      LA      MAISON      CBRISTOFLE      POUR      LE      DUC      DE      SANTONIA. 


(Composition  de  M.  Reiber  ;  sculptures  de  MM.  Mercié  et  Mathuria  Moreau. ) 


222  GAZETTE    DES  BEAUX-ARTS. 

nard,  Pradier,  Klagmann  et  Névilé,  mais  cela  vaut  mieux  que  d'avoir  de 
certains  les  faciles  élégances,  les  mièvreries  néo-grecques  et  les  coquet- 
teries toutes  de  chic,  dont  la  mode  elle-même  commence  à  se  lasser. 

Ils  achèvent  actuellement  un  bouclier,  commencé  depuis  vingt  ans 
(c'est  dire  leur  persévérance),  où  sont  repoussés,  sur  tôle  d'acier,  les  per- 
sonnages héroïques  de  1'  «  Orlando  furioso  »;  ces  figures  équestres,  déta- 
chées en  relief  sur  un  fond  doux  et  orné,  ont  des  vigueurs  à  la  Vechte  ; 
—  une  délicieuse  coupe,  toute  moelleuse  de  toucher,  raconte  les  amours 
et  la  mort  d'Adonis;  la  belle  pendule,  qui  appartient  à  M"'"  Blanc,  est  faite 
de  lapis  et  d'argent,  elle  occupe  dans  la  vitrine  des  Fannière  la  place 
d'honneur;  les  grandes  figures  assises  aux  deux  côtés  sont  belles,  large- 
ment modelées  et  caressées  d'un  ciselet  aimable  et  spirituel.  J'aime  cette 
épée,  en  forme  de  claymore,  offerte  au  général  Charette,  et  qui,  de  la 
pointe  au  pommeau,  est  faite  d'un  acier  pur  et  fidèle,  comme  le  héros 
de  Patay;  la  poignée  en  est  ingénieusement  composée  avec  les  attributs 
et  la  légende  de  la  vieille  Bretagne;  enfin,  si  entre  maintes  pièces  d'art 
et  quantité  de  bijoux,  nous  choisissons  pour  le  donner  ici  le  dessin  du 
prix  de  course  offert  en  1875  au  comte  de  Lagrange,  c'est  que  cette 
ingénieuse  composition  de  «  Bellérophon  combattant  la  Chimère  »  nous 
paraît  un  exemple  de  grâce  noble,  et  que  l'exécution,  bien  que  souple 
et  minutieuse,  n'enlève  rien  à  la  sculpture  de  son  accent  et  de  sa  verve. 

Mais  les  Fannière  échappent  à  la  définition  étroite  qu'on  donne  de 
l'orfèvre  ;  artistes  industriels,  mais  poètes  de  la  forme,  ils  restent  indé- 
pendants et  pratiquent  peu  le  métier  par  ses  côtés  commerciaux,  ils  tra- 
fiquent rarement  de  cette  vaisselle  d'argent  qui  convient  à  nos  usages 
domestiques,  tandis  que  c'est  par  ces  articles  d'utilité  que  les  Christofle 
s'imposent  tout  d'abord. 

Ils  ont  débuté  en  introduisant  en  France  les  procédés  de  galvano- 
plastie, de  dorure  et  d'argenture  électro-chimiques.  11  semblait  que  ces 
moyens  artificiels  de  production  allaient  amener  la  ruine  de  l'industrie 
rivale,  en  rendant  la  concurrence  impossible. 

Une  importante  usine  est  créée,  elle  va  se  développant  rapidement. 
M.  Christofle  père  vulgarise  l'usage  des  pièces  d'argenterie  courante, 
mais  peu  à  peu  ii  relève  aussi  le  goût  de  sa  fabrication.  Ce  sont  d'abord 
des  surtouts  de  table  comme  ceux  que  présentent  encore  aujourd'hui  les 
maisons  Caylar-Bayar  et  Boulanger,  surtouts  étincelants,  dont  la  voyante 
ornementation  et  la  riche  structure  conviennent  aux  tables  des  hôtels  et 
aux  dîners  d'apparat  de  quelques  parvenus.  Puis,  la  vie  de  chaque  jour 
étant  assurée,  la  prospérité  de  la  maison  garantie    par  la  production 


L'ORFEVRERIE  ET  LA  BIJOUTERIE  AU  CHAMP  DE  MARS.    223 

mécanique  des  couverts  argentés  et  de  grosserie  courante,  M.  Christofle 
tente  un  premier  essai  d'orfèvrerie  d'art  :  —  c'est,  en  1855,  le  service 


NÉBélDB,   BOUT  DE  TABLE   DU   SURTOUT   EXÉCUTÉ   PAR   LA   MAISON   CHRISTOFLE 
POUR  LE  DUC   DE   SANTONIA. 

(Composition  de  M.  Reiber;  sculpture  do  M.  Hiolle.) 


de  table  de  l'empereur.  Tous  les  sculpteurs  d'aujourd'hui  se  souviennent 
d'avoir  travaillé  avec  une  fiévreuse  ardeur  à  cet  important  ouvrage, 
sous  la  direction  de  Gilbert  ;  mais  rien  n'est  resté  de  cette  œuvre  de  leur 


22li  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

jeunesse,  non  plus  que  du  surtout  de  la  Ville  de  Paris  qu'exposaient 
en  1867  M.  Chrislolle  fils  et  M.  Bouilhet.  L'un  a  disparu  dans  les  ruines 
des  Tuileries,  l'autre  dans  l'incendie  de  l'Hôtel  de  Ville  ;  les  orfèvreries 
et  les  bijoux  ont  de  funestes  destinées,  quand  un  Louis  XIV  ne  les  envoie 
pas  à  la  Monnaie  pour  racheter  la  victoire,  c'est  quelque  imbécile  révolté 
qui  les  détruit  avec  elle  sur  son  bûcher  d'ignominie. 

Au  contraire  de  ces  deux  beaux  ouvrages,  qui  étaient  de  bronze 
argenté,  le  grand  service  qu'exposent  cette  année  MM.  Ghristofle  et  Bouil- 
het est  bien  réellement  d'argent,  il  est  destiné  à  ce  duc  de  Santonia, 
dont  le  faste  s'étalait  aux  noces  du  roi  Alphonse  et  de  la  pauvre  reine 
Mercedes. 

Ici  du  moins  nos  artistes  ont  puissamment  contribué  à  l'invention 
des  modèles;  pas  de  banalités.  Reiber  a  été  l'architecte  de  l'ensemble, 
et  c'est  à  des  sculpteurs  tels  que  Mercié,  Mathurin-Moreau,  HioUe, 
Lafrance  et  Gautherin  qu'a  été  confiée  l'exécution  des  figures. 

L'idée  générale  en  est  simple  :  au  centre  le  triomphe  d'Amphitrite, — 
l'élégante  silhouette  de  la  fille  de  Nereus,  se  découpe  svelte  et  fière,  la 
ligne  en  est  heureuse,  et  toute  mignonne  qu'elle  est,  cette  jolie  figurine 
de  Mercié  est  noble  et  ne  perdrait  pas  à  être  agrandie  à  des  proportions 
naturelles.  Au-dessous  d'elle  sont  assises  en  de  belles  attitudes  la  Pèche 
fluviale  et  la  Pêche  maritime  ;  des  tritons  et  des  néréides  occupent  les 
bouts  de  table,  les  saisons,  modelées  par  Gautherin,  prêtent  aux  flam- 
beaux de  gracieux  motifs  et  les  deux  jardinières  servent  d'appui  aux 
figures  couchées  de  l'Europe,  de  l'Asie,  de  l'Afrique  et  de  l'Amérique.  — 
Lafrance,  dans  ces  quatre  sujets,  a  eu  l'inspiration  la  plus  aimable,  il  a 
rajeuni  le  thème  classique  en  prêtant  aux  figures  une  grâce  plus  lascive; 
les  quatre  contrées  sont  ce  qu'elles  doivent  être  dans  un  festin,  enga- 
geantes, prises  de  cette  ivresse  des  sens  qui  vient  de  leur  climat,  de  leurs 
fruits,  de  leurs  vins,  de  leur  soleil  ;  elles  semblent  offrir  au  convive 
tout  ce  que  les  richesses  du  sol  et  les  beautés  de  la  nature  peuvent 
accorder  à  l'homme  le  plus  gourmet  et  le  plus  sensuel.  C'est  un  déli- 
cieux poëme  de  la  table  que  concevront  et  goiiteront  les  gens  doués  de 
quelque  entendement. 

En  dépit  de  ces  figures  charmantes  et  des  délicates  colorations  de 
l'argent,  dont  l'éclat  blanc  est  adouci  par  des  frottis  d'or  aux  douceurs 
estompées,  l'aspect  du  surtout  est  solennel.  Ln  autre  plus  modeste  en 
ses  visées  est  dû  à  la  verve  facile  de  Garrier-Belleuse,  des  groupes  de 
bacchantes,  d'enfants  et  de  silènes,  lui  prêtent  leur  vivante  animation, 
les  sujets  en  sont  aimables,  les  cristaux  font  avec  l'ornementation 
Louis  XVI  un  contraste  étincelant,  ce  petit  monde  vit,  il  est  d'une  amu- 


ritCES      d'un      SEKVICK     a      café      en      AKGENT,      exécuté      par      la      maison     CHIUSIOFLB 

(D'après  dos  modèles  do  M.  Carricr-Belleuse.) 


XVIII.  —   r    PKniODE. 


29 


226 


GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 


santé  compagnie  à  table.  Du  même  style  et  du  même  sculpteur  sont  les 

trois  jolies  pièces  d'un  ser- 
vice à  café  que  voici  repré- 
sentées ;  mais  si  le  dessin  en 
dit  la  fonne  élégante,  il  ne 
peut  raconter  les  scènes  amu- 
santes qui  se  déroulent  en 
bas-relief  tout  autour  des 
vases  :  c'est  une  cohue  de 
bambins ,  jolis  comme  les 
amours  du  dernier  siècle,  re- 
muant, grouillant,  agissant, 
vivant  de  la  vie  des  arts, 
les  uns  chantent,  les  autres 
déclament,  il  y  a  des  guer- 
riers,des  peintres,  des  mimes , 
c'est  tout  un  petit  poëme 
plein  d'esprit  enlevé  à  la 
pointe  de  l'ébauchoir  dans  la 
cire  dure  et  qui  m'a  ravi 
d'aise  quand  l'artiste  m'a 
montré  son  esquisse.  Voilà 
bien  le  Carrier  qu'on  aime, 
le  sculpteur  très  français, 
le  petit  neveu  de  Germain 
Pilon,  de  Coustou  et  de  Clo- 
dion  surtout;  s'il  s'était  sou- 
venu de  ses  commencements, 
s'il  avait  repris  le  ciselet 
pour  modeler  lui-même  l'ar- 
gent, comme  il  avait  modelé 
la  cire,  ces  trois  bijoux  char- 
mants vaudraient  plus  que 
leur  pesant  d'or. 

Il  faudrait  dans  cet  ordre 
d'idées  citer  deux  surtout»  du 
même  fécond  artiste,  un  de 
Mathurin-Moreau,  les  faunes 
de  Piat  et  certain  déjeuner,  dessiné  par  M.  Rossigneux,  où  la  peau  du 
lion  de  Néméo  joue  un  rôle  unique  et  pourtant  point  monotone. 


TORCHÈRB      MODBLKB      PAR      OUILLBMIN. 


rnFMTJmÏT^â^ 


VAfSES      ET      MEDDLRS      EN      ÉMAUX      CLOISONNES      El      EN      BBONZES      PATINES      ET      NIELLES 

DE      STYLE     JAPONAIS. 


(Maison    Christone    et    Cie.) 


228  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

C'est  à  Ch.  llossigneux  encore  qu'est  due  la  composition  du  meuble 
à  bijoux  qui  fit  sensation  à  l'exposition  de  Vienne.  Dans  ce  meuble,  ainsi 
que  dans  la  Bibliothèque  du  Vatican,  où  commence  et  où  finit  le  rôle  de 
l'orfèvre?  —  l'architecte  en  est  l'inventeur  et  le  maître,  mais  s'il  con- 
sent à  construire  moins  en  bois  qu'en  métal  ces  deux  importants  spéci- 
mens d'un  art  tout  moderne,  c'est  donc  qu'avec  les  bronzes  et  l'argent, 
les  pierres  et  l'émail,  on  peut  doter  le  mobilier  civil  d'une  richesse 
nouvelle  et  donner  à  l'orfèvrerie  un  rôle  plus  intéressant  que  celui 
d'orner  les  tables  et  les  dressoirs. 

La  Bibliothèque  du  Vatican  est  destinée  à  contenir  toutes  les  curieuses 
traductions  de  la  Bulle  incffabilis  ;  l'abbé  Sire,  du  diocèse  de  Paris, 
avait  entrepris,  il  y  a  dix-huit  ans,  cette  tâche  gigantesque.  Sous  son 
action  constante,  le  dogme  de  l'Immaculée  Conception  a  été  transcrit 
dans  toutes  les  langues  du  monde,  et,  du  fond  de  l'Asie,  des  îles  océa- 
niennes, dans  les  idiomes  les  plus  ignorés  des  peuplades  lointaines, 
comme  dans  les  langues  d'Europe  et  les  patois  de  nos  provinces,  cette 
proclamation  du  pape  Pie  IX,  répétée  avec  empressement,  avait  été  naïve- 
ment ou  artistement  calligraphiée  et  enrichie  de  précieuses  miniatures. 
A  ces  manuscrits  il  fallait  de  dignes  reliures,  elles  furent  faites  et  plu- 
sieurs sont  très  remarquables;  à  ces  livres  il  fallait  un  meuble,  l'amour 
des  fidèles  en  couvrit  les  frais  et  l'humble  prêtre  de  Saint-Sulpice  fit  un 
double  miracle:  à  l'inverse  de  ce  qui  se  passait  dans  l'antique  Babel,  il 
accorda  les  langues  les  plus  diverses  en  un  même  cantique  d'amour,  et 
lui,  pauvre,  ignoré,  timide,  il  parvint  à  créer  le  meuble  le  plus  somp- 
tueux qui  soit  en  ce  concours  des  arts  et  de  l'industrie. 

C'est  un  immense  cabinet  long  de  six  mètres  et  que  soutiennent 
trente-six  pieds,  aux  chapiteaux  de  bronze  ciselé,  que  relient  entre  eux 
des  entretoises  du  même  métal,  et  que  surmonte  une  statue  d'ivoire  et 
d'argent  de  la  Vierge  de  Lourdes. 

Des  vitrines  en  glace,  inclinées  en  manière  de  pupitres,  protègent 
les  manuscrits  ;  une  longue  ceinture  d'émail  cloisonné,  aux  guirlandes 
d'églantlnes,  enserre  la  table,  tandis  que  la  frise  supérieure  porte  une 
magnifique  composition,  dessinée  et  peinte  sur  cuivre  par  Ch.  Lameire, 
et  représentant  les  Nations  du  monde  apportant,  en  une  marche  triom- 
phale, au  chef  de  l'Église,  les  titres  écrits  de  la  gloire  de  Marie. 

Dire  ici  la  profusion  des  ciselures,  les  détails  de  fine  sculpture,  la 
douceur  et  le  charme  des  émaux  de  Fr.  de  Courcy,  serait  empiéter  sur 
la  place  qui  m'est  accordée;  cependant,  tout  en  rendant  hommage  à 
M.  Reiber,  l'architecte  qui  dessina  le  meuble,  je  risquerai  quelques  cri- 
tiques.— J'en  trouve  le  profil  anguleux  et  la  forme  massive,  en  raison  des 


L'ORFEVRERIE  ET  LA  BIJOUTERIE  AU  CHAMP  DE  MARS.     229 

supports;  certains  détails  sont  délicieux,  et  certains  autres,  comme  les 
médaillons  votifs  de  la  frise  inférieure,  sont  d'une  facture  trop  précieuse 


VASE      DE      STYLE      JAPONAIS      EN      BRONZE       INCRUSTE      AVEC      ORNEMENTS      EN      RELIEF. 

(Maison  Christolle  et  Cie.) 


et  trop  sèche.  Mais  il  est  difllcile  de  juger  d'un  tel  ensemble  autre  part 
que  dans  son  milieu  et  c'est  au  Vatican  seulement,  dans  la  salle  quilui 
est  réservée,  que  le  meuble  pourra  être  justement  apprécié  ou  critiqué. 


230 


GAZETTE   DES   BEAUX-ARTS. 


Ici,  pour  continuer  à  parler  de  la  maison  Christolle,  il  conviendrait 
d'ouvrir  une  longue  parenthèse  et  de  remonter  jusqu'à  l'introduction 
dans  nos  mœurs  de  ce  goût  japonais,  qui,  depuis  quelque  dix  ans,  a  si 
profondément  modifié  nos  idées  décoratives.  —  C'est  une  étude  qui  vaut 
qu'on  s'y  arrête  et  que  j'entends  faire  autre  part;  mais  encore  que  cette 
influence  soit  bonne  ou  mauvaise,  profitable  ou  dangereuse,  il  faut  dire 
que  MM.  Christofle  et  Douilhet  s'y  sont  livrés  des  premiers,  et  que  c'est 

chez  eux  qu'il  faut  aller  chercher  le  grand 
prêtre  du  japonisme,  en  la  personne  de  Rei- 
ber,  que  nous  avons  déjà  nommé. 

Bien  d'autres  artistes  se  sont  convertis  à 
sa  doctrine,  cette  mode  a  envahi  la  céra- 
mique, les  cristaux,  les  meubles,  les  étoffes, 
les  papiers  peints;  elle  a  même,  chose  sur- 
prenante, atteint  des  sculpteurs,  témoin  les 
deux  gracieuses  torchères  en  bronze  patiné, 
modelées  par  Guillemin ,  mais  il  faut  tou- 
jours en  revenir  à  Reiber  pour  trouver  la 
note  juste,  il  garde  le  milieu  entre  cet  art 
encore  mystérieux ,  dont  il  faut  user  avec 
réserve,  et  cette  traduction  courante  qui  est 
bien  nôtre,  comme  étaient,  au  goût  français 
du  dernier  siècle,  les  chinoiseries  de  Bou- 
cher. 

C'est  Reiber  qui,  chez  Deck,  a  donné 
le  diapason  à  la  céramique  japonaise,  c'est 
lui  qui,  chez  Christofle,  a  prêté  à  l'émail  et  aux  méiaux  les  tons  justes 
pour  s'accorder.  —  Décrirons-nous  les  vases  émaillés  par  Tard  d'après 
ses  dessins?  Expliquerons-nous  le  travail  du  cloisonné  dont  la  cu- 
rieuse et  patiente  réussite  égale  à  présent  les  plus  beaux  ouvrages 
de  la  Chine?  Parlerons-nous  des  coupes,  des  lampes,  des  coffrets, 
des  jardinières,  des  pendules,  qui,  soit  par  les  couleurs  de  l'émail , 
soit  par  les  patines  variées  des  bronzes  incrustés  d'or  et  d'argent 
acquièrent  une  décoration  si  intense  et  si  variée?  —  C'est  là  le  propre 
de  cet  art  nouveau  qui  nous  vient  de  l'extrême  Orient,  et,  puisque 
nous  avons  nommé  Tard  l'émailleur,  il  nous  faut  citer  parmi  les  plus 
précieux  collaborateurs  de  Christofle,  Guignard,  l'auteur  de  ces  patines 
métalliques,  dont  les  deux  meubles  d'encoignures  sont,  comme  dessin  et 
comme  exécution,  les  deux  plus  merveilleux  exemples  que  nous  con- 
naissions. Nous  signalons  encore  le  grand  vase  de  Chéret,  dédié  aux 


S  T  V  L  a     J  A  l' ij  N  A  I  s 


L'ORFEVRERIE  ET  LA  BIJOUTERIE  AU  CHAMP  DE  MARS.     231 

arts  décoratifs  et  qui,  par  son  importance  et  les  tonalités  du  métal, 
rappelle  le  beau  vase  d'Anacréon,  publié  en  1874  par  la  Gazette;  mais  si, 
dans  cet  article,  nous  donnions  à  la  maison  Ghristofle  une  part  propor- 
tionnée à  celle  qu'elle  tient  dans  la  classe  24,  la  part  des  autres  en 
serait  singulièrement  amoindrie. 

Pourtant  il  convient  de  rendre  aux  chefs  de  cette  importante  usine 
une  éloge  bien  dû;  plus  que  d'autres  ils  répondent  à  ce  désir  que 


PLATBAU      DE      CUIVKE      A      INCRUSTATIONS      G  A  L  V  ANO  P  LA  STIQ  0  E  S. 

tMaison  Christofle  et   Cie.) 


nous  manifestions  en  commençant  :  ils  appellent  l'artiste,  l'aident,  lui 
apprennent  à  aimer  l'art  du  métal,  font  avec  lui  des  échanges  d'idée,  et 
artistes  eux-mêmes,  ils  contribuent  à  cette  conversion  des  maîtres  et  du 
public,  non-seulement  par  leurs  travaux,  mais  encore  par  le  concours 
qu'ils  donnent  aux  sociétés  d'art  et  d'industrie. 

Un  autre  orfèvre  bien  et  justement  remarqué,  c'est  M.  Tiffany,  de 
New-York.  Lui  aussi  prend  au  Japon  son  inspiration,  mais  il  avait  profité 
déjà  des  essais  tentés  par  Christofle.  Ayant  eu  la  bonne  fortune  d'étudier 


232 


GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 


à  Philadelphie,  deux  ans  avant  nous,  les  procédés  des  Japonais,  comme  il 
nous  est  donné  de  le  faire  aujourd'hui  dans  leur  intéressante  exposition, 
il  a  mis  à  profit  cette  avance.  Il  délaisse  l'émail,  il  ne  s'applique  pas  à 
copier  les  fines  et  capricieuses  ciselures  de  Kanasawa  et  de  Takaota  ;  ce 
qu'il  emprunte  au  Japon ,  c'est  son  décor  le  plus  franc  :  des  plantes 
aux  larges  feuilles,  des  oiseaux,  des  poissons;  ce  qu'il  a  surtout  pénétré, 
c'est  le  secret  de  ses  alliages,  11  a  merveilleusement  bien  imité  le  mo- 
koumâ,  ou  mélange  de  lames  d'or,  d'argent,  de  cuivre  pur  ou  allié, 
brasées,  repliées,  forgées  et  laminées  ensemble  de  façon  à  imiter,  comme 
l'exprime  le  mot  indigène,  les  veines  du  bois;  le  chukoudo\  alliage 
de   bronze  et  d'or  aux  reflets  sombres;  —  le  sibouîli,  aulre  alliage  aux 


COFfUET      EN      BRONZK      l'ATINK      INCRUSTE      D    OU      ET       D    AKOUNT, 

(Maison  Christofle  et  C"».) 


tons  gris.  Le  nielle  des  Russes  et  les  dépôts  incrustés  de  cuivre  fin 
complètent,  avec  l'or  et  l'argent,  cette  nouvelle  palette  de  l'orfèvre,  et 
c'est  avec  cette  palette  que  l'Américain,  dédaignant  les  réactifs  chimiques, 
parvient  à  des  effets  variés,  dont  la  solidité  de  tons  ne  redoute  pas 
l'usure.  C'est  là  un  progrès,  mais  ce  n'est  pas  le  seul. 

Tiffany  s'est  appliqué  à  répandre  ces  décors  sur  les  formes  les  plus 
pratiques,  les  plus  logiques,  les  plus  simples  :  il  a  revêtu  d'un  marte- 
lage doux  et  régulier  la  surface  de  l'argent,  feignant,  par  un  ingénieux 
artifice,  d'avoir  obtenu  les  rondeurs,  non  plus  avec  le  tour,  mais  avec  le 
marteau  à  rétreindre.  L'effet  en  est  harmonieux  à  l'œil,  l'argent  n'a  plus 
cet  aspect  sec  et  froid,  dont  le  brunissage  augmentait  encore  la  fade 
apparence;  on  ne  craint  plus  de  poser  les  doigts  sur  des  surfaces  polies, 

4.  Nous  suivons  ici  les  indications  données  par  le  catalogue  officiel  japonais. 


I/ORFEVRERIE  ET  LA  BIJOUTERIE  AU  CHAMP  DE  MARS,    233 


elles  ont  les  fines  craquelures  de  la  peau,  les  nervures  de  la  feuille,  les 
mailles  et  le  tissu  de  certains  fruits,  et  de  suite  les  gens  de  goût  se  sont 
pris  à  aimer  cette  charmante  nouveauté,  qui  n'est  qu'un  renouveau  des 
procédés  primitifs. 

Tiffany  nous  étonne  encore  par  l'habileté  de  ses  ciselures.  Certain 
service  à  thé  de  forme  indienne, 
tout  couvert  de  fleurs  repoussées 
sur  argent,  est  un  pur  chef-d'œuvre 
et  son  grand  vase  dédié  à  Bryant, 
le  poète  journaliste,  a  de  sérieux 
mérites;  les  pièce#du  surtout,  aux 
figures  de  Sioux  et  de  Delavvares, 
se  peuvent  comparer  à  celles  qu'a 
jadis  modelées,  pour  le  comte  Kou- 
chelelT,  Emile  Carlier,  et  dont  Gay- 
lar-Bayar  expose  une  reproduction 
satisfaisante,  inférieure  cependant 
en  ciselure  aux  pièces  américaines. 
—  Enfin ,  rien  n'est  plus  parfait 
que  la  gravure  des  couverts  de 
table  présentés  par  la  maison  de 
New-York  ;  je  recommande  en  pre- 
mière ligne  le  service  oriental  et  le 
service  si  varié,  si  fin,  où  sont 
représentés  tous  les  dieux  de  l'O- 
lympe ;  je  doute  que  nous  ayions 
en  France  un  graveur  capable  de 
faire  des  matrices  aussi  parfaites, 
depuis  qu'IIeller  est  passé  aux 
États-Unis. 

Je  ne  m'arrête  pas  longtemps  à 
la  maison  Elkington,  bien  qu'elle 
ait  en  Angleterre  une  importance 
comparable  à  celle  de  la  maison  Christolle  en  France.  Ses  émaux  cloi- 
sonnés ne  sont  qu'une  répétition  timide  des  émaux  de  celle-ci,  et,  mal- 
gré de  sérieuses  qualités ,  ses  ouvrages  ont  le  grave  défaut  de  n'avoir 
pas  un  caractère  qui  leur  soit  propre.  Puisque  c'est  seulement  par  ses 
cotés  artistiques  que  l'orfèvrerie  trouve  entrée  dans  ce  recueil,  nous  ne 
voyons  à  signaler  chez  Elkington  que  les  beaux  travaux  de  Morel-Ladeuil, 
un  artiste  français,  qui  dirige  avec  M.  Willms,  un  autre  Français,  les 
XVIII.  —  2"  Pijntoniî.  30 


OSTENSOIR      DU      SACRÉ-CŒUK. 

(Exposé  par  M.    Poussielgue-Rusand.) 


234 


GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 


fabriques  de  Londres  et  de  Birmingham.  Ce  sont  des  noms  conns  des 
amateurs,  et  déjà  en  1876  nous  avions  admiré  au  Salon  le  beau  vase  de 
l'Hélicon.  J'aime  moins  le  nouveau  bouclier  dont  le  sujet  est  emprunté 
au  poème  mystique  de  Bunyan,  The  Pilgrims  progress  et  qui  est  une 
pâle  copie  de  l'autre  bouclier,  Le  Paradis  perdu ,  qu'avait  composé 
Morel  Ladeuil  et  que  possède  le  Musée  de  Kensington. 

M.  Poussielgue-Rusand  et  M.  Armand-Calliat  représentent  presque  à 


CHASSE      DANS      I,K      STYI.B      DU      XI V**     SlfeCLB. 

(Exposée  par  M.  roussielgue-Rusand.) 


eux  seuls  l'orfèvrerie  d'église,  mais  ce  sont  deux  tempéraments  opposés. 
Le  premier  traite  en  bronzier  son  travail,  le  second  le  soigne  en  bijou- 
tier amoureux  du  détail,  l'un  cherche  l'elTct,  l'autre  le  joli,  en  sorte 
qu'entre  ces  deux  hommes  également  habiles,  les  préférences  se  par- 
tagent. —  L'orfèvre  de  Paris  convient  aux  architectes  ,  ils  lui  confient 
volontiers  l'exécution  des  grandes  ornementations  de  bronze  doré,  dont 
les  lignes  doivent  s'inscrire  dans  les  cadres  de  pierre  des  églises,  des 
ornements  d'autel,  des  croix,  des  lampes  suspendues,  des  châsses  et  des 
tabernacles,  dont  la  mignonne  architecture  n'exclut  pas  une  Aicture  large 


L'ORFÈVRERIE   ET  LA  BIJOUTERIE  AU  CHAMP  DE  MARS.    235 

et  ferme.  Il  construit  en  bronze  ou  en  argent,  comme  on  construit  en 
pierre,  et  ses  orfèvreries  n'ont  besoin  pour  retrouver  leur  charme  sévère 
que  d'être  corrigées  par  le  temps,  —  témoin  cette  châsse  du  xiv°  siècle 
dont  nous  donnons  la  copie  et  qui  est  imitée  de  celle  que  conserve  le  Musée 
de  Cluny  ;  son  éclat  trop  neuf  offense  les  yeux,  nous  ne  sommes  pas 


ROSACE      EN      EMAIL      CHAMPLEVE      DE      L    OSTENSOIR      DE      N.-D.      DE      LOURDES. 

(Exposé  par   M.   Armand-Calliat. ) 


accoutumés  à  cette  gamme  éclatante  d'ors  et  d'émaux  ;  s'imaginc-t-on 
l'une  des  merveilles  d'orfèvrerie  religieuse  de  la  collection  Bazilewski 
rémaillée  et  redorée  à  neuf,  cela  serait  du  plus  déplorable  effet?...  Lés 
meilleurs  morceaux  de  M.  Poussielgue-Rusand  gagneraient  à  vieilli)'  d'un 
siècle  ou  deux. 

Parmi  les  pièces  à  noter,  citons  en  première  ligne  l'autel  en  bronze 
doré,  exécuté  pour  la  cathédrale  d'Auch,  dans  le  style  du  xv"  siècle,  et 
dont  les  frises  et  les  clochetons,  déjà  si  légers,  prendront  en  place,  lorsque 


236 


GAZETTE  DES  UEAUX-ARTS, 


la  dorure  en  sera  ternie,  de  tout  autres  délicatesses.  L'autel  delà  Vierge 
pour  l'église  d'Yvetot,  conçu  et  dessiné,  dans  le  style  Louis  XII,  par  M.  llo- 
guet  et  modelé  par  Chedeville,  est  exécuté  en  bronze  et  en  marbre; 
l'ordonnance  m'en  plaît  moins,   la  répétition  des  motifs  donne  à   cet 

éJifice  une  monotonie  fâcheuse, 
et  je  blâme  surtout  l'éclat  cru 
des  ors  et  du  marbre  blanc  *.  — 
Parmi  les  petits  objets,  il  faut 
mentionner  un  ostensoir  Renais- 
sance, dessiné  par  M,  Corroyer  et 
dont  les  justes  proportions  con- 
viennent à  l'usage  :  ce  n'est  plus 
une  masse  pesante  que  porte  avec 
angoisse  l'olTicianl,  la  bénédiction 
sera  donnée  sans  effort,  et  l'élégante  proportion  de 
l'objet  ajoute  encore  à  sa  légèreté.  Enfin  j'insiste  sur 
le  fini  de  trois  pièces  d'autel  :  le  calice,  le  ciboire  et 
les  burettes  d'un  précieux  travail  d'émail  cloisonné,  le 
premier  essai,  je  crois,  de  restitution  de  ces  émaux  à 
l'orfèvrerie  d'église;  ceci  vaut  d'être  encouragé,  car 
la  mauvaise  économie  du  clergé  oblige  d'ordinaire  à 
remplacer  ce  travail  par  des  défoncés  à  l'eau-forte  ; 
l'effet  en  est,  en  ce  cas,  moins  heureux  et  la  solidité 
moins  grande. 

Sans  nous  arrêter  aux  crosses ,  aux  chapelles , 
aux  châsses ,  aux  statuettes ,  qui ,  remplissent  les 
vitrines  de  Poussielgue-Rusand ,  et  suffiraient  à  con- 
stituer le  trésor  de  deux  ou  trois  évêchés,  disons  qu'il 
convient  d'associer  le  nom  de  cet  orfèvre  à  ceux  de 
nos  grands  architectes  religieux,  car  il  est  leur  coo- 
pérateur  dans  le  mobilier  de  toutes  nos  églises  de 
France. 

M.  Armand-Caliiat,  au  contraire,  se  résume  en  lui-même;  deux  aides 
lui  suffisent  :  M.  P.  Rossan,  l'architecte,  et  M.  Dufraine,  le  statuaire;  à 
eux  trois,  ils  produisent  une  fabrication  précieuse  et  nouvelle,  dont  la 
caractéristique  s'écarte  des  vieilles  formes  traditionnelles. 


CROSSE 

du  cardinal  Pitra. 


<.  L'ostensoir  que  nous  reproduisons  n'est  pas  celui  de  M.  Corroyer,  dont  il  est 
question  plus  loin ,  mais  un  autre  do  plus  grande  dimension ,  dont  la  composition 
est  due  à  M.  Bossan,  architecte  lyonnais. 


L'ORFÈVREIUE  ET  LA   BIJOUTERIE  AU   CHAMP  DE   MARS.     237 

Si  l'orfèvrerie  tle  Poussielgue  est  décorative,  celle  d'Armand-CalIiat 
est  attachante  :  la  première  meuble  l'église,  et,  dans  de  vastes  nefs,  elle 
■garde  toute  sa  valeur  aux  yeux  des  fidèles  éloignés  de  l'autel  ;  —  l'autre 
s'accommode  des  petites  chapelles,  des  oratoires,  des  vitrines  de  la 
sacristie  :  il  lui  faut  les  écrins  de  velours  de  l'évoque;  c'est  une  bijou- 
terie précieuse  aux  délicates  ciselures,  aux  filigranes  ténus,  aux  émaux 
fins.  II  y  a  dans  la  première  un  parfum  de  l'église  gallicane,  un  reflet 
de  nos  vieilles  et  inébranlables  croyances,  elle  tient  à  nos  édifices  romans 
et  gothiques;  la  seconde  est  d'un  piétisme  plus  raffiné,  d'une  foi  plus 
moderne,  d'une  religiosité  plus  mondaine  et  plus  féminine.  Ce  n'est 
plus   l'orfèvrerie  des  grandes  cathédrales  de  Paris ,   d'Amiens  ou  de 


COFFUET      EN      CRISTAL,      AVFC      ORNEMENTS      I>    EMAIL      TRANSLUCIDE 

(Exposé  par  M.  E.  Froment-Meutice. ) 


Reims,  c'est  l'ornement  des  chapelles  de  Lourdes  et  de  la  Salette,  c'est 
la  religion  à  la  mode;  et  ce  n'est  pas  une  critique  que  j'en  veux  faire  : 
j'admire  ces  formes  châtiées,  ces  délicatesses  d'outil,  c'est  un  travail 
amoureusement  achevé  et  qui  fait  à  son  auteur  le  plus  grand  honneur. 
L'ostensoir  de  Notre-Dame  de  Lourdes  est  une  pure  merveille,  et  je 
regrette  que  nous  n'ayons  pu  en  donner  ici  le  dessin;  —  la  seule  faute 
que  j'y  ai  trouvée  gît  dans  l'emploi  des  fonds  d'émail  bleu,  qui  s'in- 
scrivent entre  les  ailes  des  anges  et  font  au  nimbe  de  l'hostie  un  effet  dur 
de  faïence  peinte.  Le  socle,  le  nœud  composé  de  l'image  de  la  Vierge,  les 
rayons,  sont  d'une  composition  compliquée,  dont  la  description  exigerait 
plusieurs  pages,  car  c'est  tout  un  poëme  religieux  et  mystique. 

Nous  ne  donnons  que  deux  copies  des  œuvres  de  M.  Armand-Calliat, 
celle  d'une  rosace  en  émail  champlevé  de  l'ostensoir  de  Notre-Dame  de 


238  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

Lourdes  et  celle  de  la  crosse  de  S.  Ém.  le  cardinal  Pitra  ;  là  encore 
le  dessin  est  tout  plein  de  détails  :  outre  les  armes,  les  attributs, 
les  emblèmes  et  les  ornements,  il  y  a  trois  sujets,  trois  légendes  reli- 
gieuses :  saint  Pierre  dans  sa  prison,  —  saint  Benoît  se  précipitant  sur 
un  buisson  d'épines,  —  et  saint  Jean-Baptisie  pressant  entre  ses  bras 
l'Agneau  sans  tache. 

Entre  les  richesses  que  contient  l'exposition  d'orfèvrerie  lyonnaise, 
signalons  le  calice  de  M^"'  de  Fréjus,  le  reliquaire  de  la  sainte  Épine  et  le 
reliquaire  du  Saint-Mors  de  Carpentras  ;  mais  il  convient  de  donner  une 
mention  toute  spéciale  au  magnifique  retable  du  maître-autel  de  Notre- 
Dame  de  Bourg-en-Bresse.  M.  Jarrin  a  fait  de  l'ensemble  del'édicule  une 
savante  et  remarquable  description  ;  mais  ce  qu'il  faut  surtout  louer,  c'est 
la  composition  des  deux  bas-reliefs  par  Dufraine,  dont  les  figures  sont 
d'un  sentiment  exquis,  —  une  Nativité  et  une  Piété,  —  adorablement 
modelées  et  ciselées,  et  se  détachant  en  bronze  doré  sur  le  marbre,  dont 
la  blancheur  crue  est  tempérée  par  des  rinceaux  émaillés  et  incrustés 
à  fleur  des  surfaces.  L'effet  en  est  joli,  plein  d'harmonie,  et  cette  poly- 
chromie, douce  et  discrète,  prête  à  l'ensemble  un  charme  infini. 

Pour  revenir  des  ornements  religieux  à  l'orfèvrerie  civile,  je  n'ai  pas 
de  transition  meilleure  que  de  parler  d'abord  de  M.  Fromcnt-Meui'ice. 
Outre  une  jolie  statuette  de  la  Vierge,  dont  les  chairs  sculptées  sur  cal- 
cédoine rose,  c'est-à-dire  en  matière  transparente,  ont  le  défaut  de 
manquer  de  solidité  à  l'œil,  parleur  contraste  avec  les  vêtements  d'argent 
émaillé,  nous  trouvons  un  remarquable  ostensoir  dessiné  par  Cameré. 
Cette  pièce  offerte  à  l'église  Notre-Dame  du  Sacré-Cœur  d'Issoudun,  par 
la  comtesse  de  Bardi,  est  entièrement  revêtue  d'émaux  champlevés  et 
flinqués,  dont  la  gamme  harmonieuse  s'enroule  en  longues  feuilles  byzan- 
tines sur  des  formes  grasses  et  souples;  une  couronne  de  lis,  sertie  en 
diamants  et  gracieusement  mouvementée,  entoure  le  cabochon  de  cristal 
qui  protégera  l'hostie.  Cet  ostensoir  n'a  pas  la  recherche  archaïque  des 
ouvrages  de  Poussielgue,  ni  les  raffinements  des  orfèvreries  lyonnaises  ; 
mais  il  doit  être  offert  comme  un  excellent  spécimen  d'ornementation 
religieuse. 

«  Froment-Meurice  n'a  pas  beaucoup  exécuté  par  lui-même,  quoi- 
qu'il maniât  avec  beaucoup  d'adresse  l'cbauchoir,  le  ciselet  et  le  mar- 
teau. Il  inventait,  il  cherchait,  il  dessinait,  il  trouvait  des  combinaisons 
heureuses;  il  excellait  à  diriger  un  atelier,  à  souffler  son  esprit  aux 
ouvriers.  Son  idée,  sinon  sa  main,  a  mis  un  cachet  sur  toutes  ses 
œuvres.  Comme  un  chef  d'orchestre,  il  inspirait  et  conduisait  tout  un 


AIGUIERE    EN     CRISTAL    DE    ROCHK 
VERMEIL.  PERLES  FINES  ET  ÉMAUX 


l'clix  Bvihot  del  et  se.  Kxposition  Universelle 

K.XKCtlTKK    PAR  M.  FRQMKNT- MKITRICF.  POUR  SM-I.K  ROI    DKSPAGNK 
L'inxettc   dev.  neftux-Arts  Imp.  A  Quantm 


L'ORFÈVRERIE  ET  LA  BIJOUTERIE  AU  CHAMP  DE  MARS.     239 

monde  de  sculpteurs,  de  dessinateurs,  d'ornemanistes,  de  graveurs, 
d'émailleurs  et  de  joailliers,  car  l'orfèvre  d'aujourd'hui  n'a  plus  le  temps 
de  ceindre  le  tablier  et  de  tourmenter  lui-même  le  métal  pour  le  forcer 
à  prendre  des  formes  diverses.  »  Ainsi  parlait  de  Fromcnt-Meurice  le 


CANDÉLADRE      EN      ARDENT     ET      EN     IVOIRE,      MODELÉ      PAR     I.AFRANCE.' 

(Exécuto  par  M.  E.   Fromcnt-Mourico  pour  iW  le  duc  d'Aumale.) 


père,  Théophile  Gautier;  on  en  pourrait  dire  autant  du  fils,  et,  s'il  n'a 
pas  reçu  du  chef  de  sa  maison  cette  éducation  de  l'outil  qui,  malheu- 
reusement, devient  rare  chez  les  maîtres  orfèvres,  s'il  n'est  pas  un  exé- 
cutant, il  est  toujours  ce  chef  d'orchestre  dont  parle  Gautier,  et  dans  les 
symphonies  finement  ciselées  qu'il  conduit,  on  sent  une  délicatesse,  une 
distinction,  une  pureté  d'idée,  une  suavité  d'exécution,  qui  lui  sont  bien 
personnelles.  M.  Emile  Froment-Meurice  se  rattache  par  son  père  à  nos 


240  GAZETTE   DES  BEAUX-ARTS. 

grandes  époques,  il  a  dans  le  sang  ces  qualités  de  race  qui  ne  frayent 
pas  avec  les  grossièretés  de  certaines  boutiques;  ses  bijoux  n'ont  pas 
besoin  de  l'appât  des  grosses  pierres  pour  être  précieux,  ses  orfèvreries 
gardent  de  la  Renaissance  les  fines  élégances  :  c'est  une  production  de 
de  haut  goût,  une  richesse  ralTinée  qui  convient  à  son  aristocratique 
clientèle. 

Les  contrastes  de  formes  et  d'ornementation  qui  frappent  à  première 
vue  dans  cette  exposition  témoignent  d'une  riche  variété  de  conception. 
Nous  citerons,  entre  autres,  les  pièces  d'un  service  Louis  XV,  commandé 
par  la  princesse  Mentschikoff  et  composé  par  Joindy,  d'après  les  types  de 
Roettiers,  —  un  joli  thé  persan,  —  une  garniture  de  toilette  Louis  XVI, 
et,  dans  le  même  style,  un  bassin  d'argent,  dont  le  modelé  gras  et  spiri- 
tuel accuse  chez  le  ciseleur  et  chez  Carrier-Belleuse  qui  l'a  modelé,  un 
sentiment  exquis  de  l'époque  :  cette  jolie  pièce  appartient  à  la  baronne- 
douairière  de  Rothschild  —  ;  puis,  outre  un  vase  à  bière  dans  le  genre 
allemand,  —  de  ravissantes  salières  portées  par  des  enfants  qu'on  croirait 
empruntés  à  Clodion,  de  nombreuses  pièces  de  table,  la  reproduction  de 
la  lampe  d'argent  du  Saint-Sépulcre,  l'ingénieux  prix  de  course  modelé 
par  Carlier  et  si  habilement  exécuté  au  coquille  :  le  Centaure  et  la  Vic- 
toire. 11  nous  faut  encore  mentionner  la  pendule  et  les  candélabres,  exé- 
cutés en  argent  et  en  ivoire,  pour  le  château  de  Chantilly,  sous  la  direction 
de  M.  Daumet.  C'est  bien  une  garniture  princière,  maisje  blâme  les  pro- 
portions ramassées  de  l'iiorloge.  —  On  trouvera  plus  haut  le  dessin  d'un 
des  candélabres;  l'ivoire  est  d'une  facture  agréable,  mais  comme  il 
advient  souvent  de  cette  matière,  le  modelé  a  pris  des  sécheresses  que 
n'avait  certes  pas  le  plâtre  de  Lafrance.  Les  bras  de  bougies  fondus  en 
argent  sont  un  peu  lourds  d'aspect.  —  Déjà,  en  1867,  iL  Froment-Meu- 
rice  avait  exposé  une  délicieuse  buire  de  cristal  de  roche,  tout  incrustée 
d'or  et  d'émail;  il  a,  cette  fois,  sur  le  même  thème,  varié  ses  effets.  La 
gravure  exprime  mieux  que  je  ne  saurais  le  faire  la  forme  et  l'orne- 
mentatioji  de  ce  vase  qu'a  acheté  le  roi  d'Espagne.  Quant  au  coITret, 
nous  le  gravons  aussi,  et  c'est  une  gracieuse  chose  en  sa  simplicité. 
Les  entrelacs  d'argent  émaillé,  inscrits  dans  des  cadres  de  vermeil, 
se  marient  d'une  façon  harmonieuse  avec  les  gemmes  transparentes  et 
rendent  des  effets  de  couleur,  que  notre  dessin  blanc  et  noir  est.inha- 
bile  à  exprimer. 

Enfin,  entre  cent  bijoux  qu'il  faudrait  tous  dessiner  ou  décrire  :  — 
des  pendants  de  col  du  seizième,  aux  pierres  gravées,  une  coupe  d'agate, 
une  autre  de  girasol,  une  huître  perlière  ingénieusement  montée,  des 
boules  ajourées  pour  la  coifTure  — ,  ne  citons  plus  que  l'anneau  pastoral 


L'ORFEVRERIE  ET  LA  BIJOUTERIE  AU  CHAMP  DE  MARS.    2U 

qu'offrit  à  Pie  IX,  l'an  dernier,  le  diocèse  de  Genève.  C'est  une  large 
bague  qui  porte  en  son  chaton  le  profd  de  saint  Pierre,  émail  bien  réussi 
d'Alfred  Meyer.  L'Écu  des  Mastaï,  la  tiare  et  les  clefs 
de  l'Église  fournissent  les  motifs  très  simples,  mais 
très-décoratifs  de  ce  bijou,  qui  est  des  mieux  com- 
pris. Nous  en  donnons  une  reproduction. 


BAGUE     DE     PIE      IX. 

(M.   Froment-Meurice. 


Nous  avons,  dans  les  premières  pages  de  notre 
revue,  cité  le  nom  d'Odiot  le  père,  nous  aurions 
pu  remonter  au  delà  de  deux  ou  trois  générations 
pour  retrouver  le  premier  orfèvre  du  nom.  C'est 
toute  une  généalogie,  et  l'héritage  intact  en  est  encore  dans  les  mains 
d'un  Odiot  que  tout  Paris  connaît,  et  qui  serait  l'argentier  du  roi,  s'il 
y  avait  encore  des  rois  et  des  argentiers.  —  C'est  une  noblesse  qu'une 
telle  tradition  dans  une  famille.  Le  large  espace  occupé  par  les  surtouts 
d'argent  de  la  maison  Odiot  prouve  que  le  luxe  de  la  table  n'est  pas 
tout  à  fait  perdu  en  France,  et  qu'à  l'exemple  de  la  haute  société 
anglaise,  quelques  familles  y  ont  gardé  le  goût  de  cette  coûteuse, 
mais  solide  vaisselle  plate.  Nous  ne  nous  arrêterons  pas  chez  M.  Odiot 
sans  risquer  un  timide  avertissement,  qu'il  acceptera,  croyons-nous, 
avec  sa  bonne  grâce  habituelle  ;  nous  n'avons  pas  qualité  cependant 
pour  jouer  ce  rôle  d'ami  sévère,  mais  nous  savons  qu'il  en  est  des  plus 
solides  maisons  comme  de  certains  artistes,  qui  s'endorment  sur  des 
succès  répétés  et  pour  qui  un  tel  sommeil  peut  devenir  un  danger.  Il 
serait  temps,  dans  cette  vieille  fabrique,  d'infuser  un  sang  jeune  ;  quelque 
habile  que  soit  le  ciselet  de  Diomède,  quelque  facilité  qu'aient  à  mo- 
deler ou  à  dessiner  Gilbert  et  Récipion,  il  faut  que  par  un  vigoureux 
effort  quelqu'un  donne  un  élan  nouveau. 

Le  surtout  de  Flore  et  Zéphire,  dont  nous  reproduisons  un  des  can- 
délabres, n'a  pas  la  fraîcheur  d'une  œuvre  née  d'hier,  et  nous  lui  préfé- 
rons la  jolie  garniture  de  bureau  bien  franchement  copiée  d'après  Meis- 
sonier  et  à  laquelle  nous  empruntons  le  cadre  de  notre  première  page  ; 
—  de  même,  entre  tous  les  prix  de  courses  qu'a  exécutés  M.  Odiot  pour 
le  Jockey-Club,  nous  mettons  en  première  ligne  celui  de  Gladiateur, 
qu'on  croirait  dessiné  par  Gauvet  lui-même. 

J'aime  en  ce  genre  sérieux  et  un  peu  solennel  la  fabrication  de 
M.  Aucoc,  qui ,  lui  aussi ,  peut  prétendre  à  fournir  à  l'aristocratique 
clientèle,  parce  que  son  orlèvrerie  garde  les  formes  traditionnelles  et 
n'a  rien  des  modernes  fantaisies.  Je  voudrais  avoir  la  place  de  louer 

XVni.  —  2'  PÉRIODE.  3i 


2k2 


GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 


après  lui  MM.  Fray,  Mérite,  Cosson-Gorby,  Turquet,  Veyrat  et  Mége- 
mont,  Mégemont  surtout  qui  nous  a  charmé  par  le  bon  goût  de  ses 


CASDBLADRIÎ       DU      SURTOUT     DE      KI.ORK      «T     ZÉPHIRB,      UODELB      PAR     U.      01LB8RT. 

(Exposé  par  M.  Odiot.  ) 


modèles  et  la  parfaite  exécution  de  sa  vaisselle  plate.  —  Force  nous  est 
d'abréger. 

L'usage  a  établi  certaines  classifications  gênantes  entre  les  orfèvres 


'W^*^^*^/r^*w. 


-^^3«1«*.,*-^ 


VASK      EN      ARGENT,      MODELÉ      PAU      M.      RKCIPION      POUR      LR       JOCKEVCI.UE 

(Rxposû  par  Nf.   Odiot  ) 


hh2 


GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 


et  les  bijoutiers,  et,  à  part  de  ceux-ci,  mis  encore  les  joailliers.  Où  ran- 
gerons-nous alors  ceux  qui,  comme  Duron  et  Philippe,  composent  et 
fabriquent  ces  pièces  d'art,  charmants  objets  de  vitrine,  qui  n'ont  pas 
l'emploi  déterminé  des  services  à  thé,  des  plats  et  des  couverts  d'argent, 


AIOUIÊKB   EN   CKISTAL   DK   ROCHE,   AVEC   UONTCRB   EN   OR  ÉMAILL^. 

(Reproduction  de  la  coupe  du  LouTre,  par  UM.  Doion.) 


et  qui  cependant  ne  font  pas  partie  de  la  parure?  Mous  commencerons 
par  eux.  J'ai  nommé  Philippe,  celui-là  est  un  chercheur,  un  travailleur 
patient,  que  rien  ne  rebute,  qui  est  bien  vraiment  le  père  de  ses  œuvres  et 
qui  a  gagné  pied  à  pied  le  rang  qu'il  occupe.  Ses  ouvrages  sont  estimés, 
ils  révèlent  une  étude  constante  et  gardent  une  indéniable  personna- 
lité ;  ils  ne  dépassent  pas  cependant  une  certaine  limite,  parce  que  l'or- 
fèvre n'ose  pas  s'élever  seul,  parce  que  jamais  personne  n'est  venu  lui 


CK    COUTZWELLER^^j 


VASK   DE  STYLE  RBNAIS3ANCE  EN  CRISTAL  DE   KOCHB,   OR,  ARdBNT   ET  EMAUX. 

(Composé  et  exécuté  par  M.  Hubert.) 


246  GAZETTE    DES   BEAUX-ARTS. 

donner  la  main,  lui  inspirer  courage  et  lui  dire  d'oser.  On  verra  pour- 
tant chez  lui,  entre  autres  jolies  choses,  un  surtout  indien  d'une  forme 
très  neuve,  des  pièces  d'argenterie  destinées  au  château  d'Anet,  des  cris- 
taux de  roche  habilement  montés  et  toute  une  suite  d'objets  et  de  bijoux 
égyptiens,  dont  la  savante  restauration  accommode  les  antiques  formes  et 
les  attributs  hiératiques,  aux  exigences  actuelles  de  la  parure  des  femmes. 

Les  fils  Duron  nous  font  pieusement  revoir  les  ouvrages  de  leur 
père.  C'est  nous  rappeler  un  confrère  aimé,  dont  les  amateurs  estimaient 
les  œuvres;  il  y  avait  quelque  hardiesse  chez  ces  jeunes  gens  à  montrer 
leurs  essais  à  côté  des  ouvrages  paternels,  lesquels  eux-mêmes  étaient 
inspirés  des  pures  merveilles  de  nos  collections. 

C'est  ainsi  qu'au-dessous  du  grand  vase  en  lapis,  acheté  par  le  baron 
Sellière,  de  la  copie,  en  or  émaillé,  du  plat  et  de  la  buire  d'étain  de 
Briot,  et  de  la  coupe  en  cristal  gravé,  reproduite  ici,  dont  la  monture 
est  imitée  de  celle  du  Louvre,  ils  ont  mis  une  jolie  coquille  d'agate, 
gracieusement  supportée  par  deux  sirènes  d'or  repoussé  et  émaillé, 
qu'ils  viennent  d'achever.  Nous  leur  adressons  nos  sincères  félicitations. 
Ceux-là  encore  sont  fils  d'un  artiste,  et  déjà,  par  les  noms  qui  précè- 
dent, on  voit  que  l'industrie  des  métaux  se  transmet  dignement  dans 
les  familles  parisiennes. 

M.  Hubert  fut  pendant  de  longues  années  un  collaborateur  dévoué 
de  Froment-Meurice,  il  conduisit  dans  l'atelier  l'exécution  des  ouvrages 
les  plus  importants  et  les  plus 'précieux.  Libre  aujourd'hui  et  travaillant 
sous  sa  seule  inspiration,  il  a  conçu  et  exécuté  un  vase  de  cristal,  qui, 
par  la  difficulté  vaincue,  peut  être  comparé  à  celui  de  son  ancien  patron, 
reproduit  plus  haut.  —  C'est  une  urne  élégante,  du  style  italien  de  la 
Renaissance,  ornée  de  deux  larges  anses  et  enceinte  d'un  bandeau,  qui 
porte  deux  médaillons  et  oîi  s'attachent  les  anses  par  deux  masques  de 
satyres.  La  panse  et  le  pied  sont  de  cristal,  et  les  ornements  qui  y  sont 
incrustés  sont  d'émail  translucide.  Ce  morceau  est  joli,  il  serait  parfait 
si  l'épaisseur  nue  et  exagérée  des  anses  était  habillée  de  ciselure  ou 
d'émail,  et  si  les  médaillons  d'argent,  aux  fortes  saillies,  étaient  rempla- 
cés par  des  camées  d'une  matière  transparente. 

11  nous  faut  abréger,  la  place  nous  est  comptée,  et  nous  n'avons  rien 
dit  encore  des  bijoux.  Le  nombre  d'ailleurs  en  est  peu  considérable,  et 
les  bijoutiers  paraissent  abandonner  ce  travail  charmant  pour  la  joaillerie 
aux  grosses  pierres.  Cependant  nous  remarquons  chez  Vaubourzeix  un 
joli  pendant  imité  de  Stéphanus,  chez  Fontenay  de  délicieux  bijoux  fili- 
granes et  des  émaux  très  fins  aux  fonds  rutilants,  chez  Mol  lard  des  plaques 


MONTRE     EN     ACIER      CISBI.É      ET     UAMAS(iUIS! 

(Bsposée  par  M.  Boucheron.) 


2^18 


GAZETTE   DES  BEAUX-ARTS. 


à  la  façon  limousine,  signées  de  Grandhomme,  et  chez  Sandoz,  avec 
une  jolie  pendule  émaillée  par  Meyer,  des  fantaisies  ingénieuses.  11  y  a 
là  un  double  sujet  que  je  me  réserve  de  traiter  un  jour,  si  la  Gazette 
m'ouvre  encore  ses  pages.  Je  voudrais  dire  de  la  ciselure  et  de  l'émail 
tout  ce  que  j'en  pense,  et  c'est  aussi  la  raison  du  silence  que  j'ai  gardé 
sur  les  Popelin,  les  Courcy,  les  Meyer,  les  Grandhomme  et  autres,  et  sur 

des  ciseleurs  tels  qu'Honoré,  Diomède,  Girau- 
don,  Brateau  et  Michaud,  qui  pouvaient  s'at- 
tendre à  être  expliqués  ou  discutés,  et  dont  les 
deux  derniers  n'ont  pas  seulement  collaboré 
aux  plus  précieux  ouvrages,  mais  ont  exposé  en 
leurs  noms. 

Ferai-je  l'éloge  de   Boucheron?  Il  semble 
être  aujourd'hui  en  faveur,  comme  l'ont  été  en 
leur  temps  les  Froment-Meurice ,  les  Janisset  et  les  Bau- 
grand;  son  succès  vaut  toutes  les   explications,   c'est  une 
consécration  publique.  Il  occupe  dans  la  salle  des  bijoux  la 
place  d'entrée,  la  plus  large  et  la  plus  magnifique;  sa  vitrine 
est  un  éblouissement  pour  les  yeux,  et  pour  l'esprit  à  cause 
des  valeurs  qu'elle  renferme.  Mais  ce  n'est  pas  de  ses  mer- 
veilleux saphirs,  comparables  à  ceux  de  Bapst  et  de  Rou- 
venat,  ni  de  son  grand  diamant,  ni  de  son  saphir  jaune  que 
j'ai  à  parler:  ces  trésors  échappent  à  la  critique  de  \& Gazette 
qui  prise  plus  un  anneau  d'or  ciselé ,  que  les  deux  perles 
de  150,000  francs,  vendues  par  Bapst  au  baron  Alphonse 
de  Rothschild,  ou  que  les  diamants  rachetés  par  le  comte 
Branicki  à  la  vente  de  la  reine  Isabelle.  Boucheron  a  d'au- 
tres mérites,  il  est  le  bijoutier  de  son  temps,  il  a  su  coni- 
I        prendre  le  goût  de  son  époque,  qu'il  l'ait  créé  ou  qu'il  l'ait 
/        suivi,  peu  importe.  J'aime  entre  ses  bijoux  un  gracieux  pen- 
ÊT  dant  de  col  Renaissance,  aux  formes  ventrues,  qui,  dans  des 

y  entrelacs  d'une  ciselure  grasse  et  souple,  porte  un  saphir 

en  son  milieu;  un  médaillon  de  cristal  incrusté,  d'un  ado- 
rable travail;  une  croix  byzantine  aux  symboles  des  quatre 
évangélistes,  sans  doute  destinée  à  quelque  évêque,  et  des 
bijoux  d'acier  damasquiné  et  ciselé  dont  la  délicate  ornementation 
fait  honneur  à  M.  Tissot.  Nous  applaudirons  à  chaque  essai  d'appro- 
priation au  bijou  de  cet  art  du  fer  et  de  l'acier,  qu'exploite  exclusive- 
ment l'arquebuserie  ;  ses  finesses  s'accommodent  cependant  des  plus 
précieux  et  des  plus  mignons  objets,  et  la  jolie  montre  que  voici  est 


FLBUR 
DB      NARCISSE. 

01.  Massin.) 


L'ORFÈVRERIE  ET  LA  BIJOUTERIE  AU  CHAMP  DE  MARS.  2^0 

un  des  plus  excellents  exemples  du  bon  emploi  qu'on  en  peut  faire. 
Nous  avons  déjà  vanté  les  émaux  à  jour  dont  M.  Boucheron  a  le 


EPINGLE  UE   COIFKURK   EN  BKILLANTS   ET   PERLE. 

(Exposée  par  M.  Massin.  ) 

monopole,  et  dont  peu  d'objets  anciens  nous  ont  gardé  le  type.  Nous 
en  retrouvons  des  échantillons  dans  un  grand  et  somptueux  service  à 
bière,  rapprochement  bien  ose,  ce  nous  semble,  entre  le  précieux  du 


ORNEMENT     DE     COL     A      MASQUE     DE      HIBOU, 

(Exposé  par  M.  Massin.) 


travail  et  l'usage  quelque  peu  grossier  des  chopes  et  de  la  canette.   Je 

n'insiste  pas  sur  de  malheureux  essais  de  style  japonais  et  chinois,  dont 

xvin.  —    2'  PÉRIODE.  32 


250 


GAZETTE    DES  BEAUX-ARTS, 


la  minutieuse  recherche  touche  au  jouet  et  à  l'article  viennois,  plus  qu'à 
l'orfèvrerie.  Il  eût  fallu  d'abord  mieux  étudier  les  principes  décoratifs 
comme  Christofle  et  comme  Tiffany,  ou  suivre  dans  leurs  ornementations 
compliquées  les  Indiens  et  les  Persans.  Mais  en  regard  de  ces  objets 
mal  conçus  et  manques,  il  convient  de  louer  le  joli  effet  d'un  service 
oriental  aux  champs  nus,  coupés  de  motifs  ajourés,  certain  vase  d'or  aux 
anses  décorées  d'émaux  àjour,  un  bougeoir  d'or  et  de  cristal,  un  miroir 


(ExiiOié  par  M.  Pouquot.) 


et  certaine  jardinière,^  dont  les  panneaux  d'émail,  couchés  sur  paillons, 
en)pruntent  aux  bossuages  des  ornements  un  effet  imprévu. 

M.  Fontenay  a  mis  bien  tard  en  sa  vitrine,  le  joli  brûle-parfums  d'or 
ciselé,  décoré  de  filigrane  et  d'émail,  qu'il  promettait  à  l'admiration  des 
connaisseurs.  Cette  pièce  emprunte  au  seul  art  du  bijoutier  tous  ses 
détails  d'ornementation,  et  la  pliis  sévère  critique  n'y  trouve  à  reprendre 
que  l'emploi  trop  répété  des  motifs  de  support.  C'est  une  des  curiosités 
de  la  classe  xxxix.  Quand  nous  aurons  cité  une  élégante  statuette  exé- 
cutée par  MM.  Rouvenat  et  Lourdel,  et  dont  le  modèle,  dû  à  Garrier- 
Belleuse,  représente  une  charmeuse  indienne,  nous  croirons  en  avoir  fini 
avec  l'orfèvrerie  et  les  bijoux. 


L'ORFÈVRERIE   ET  LA  BIJOUTERIE  AU  CHAMP  DE  MARS,  251 


Nous  allons  essayer  de  dire  ce  qu'est  la  joaillerie,  et  peut-être  vau- 
drait-il mieux,  pour  l'expliquer,  renvoyer  l'amateur  aux  vitrines  des 
Bapst,  ces  doyens  de  leur  industrie,  à  l'égal  de  ce  que  sont  les  Odiot 
chez  les  orfèvres,  aux  vitrines  des  Mellerio,  des  Vever,  des  Caillot,  des 
Marret,  des  Lemoine,  des  Soufflot,  des 
Dumoret,  des  Robin  et  à  la  taillerie  de 
diamants  de  Roulina, 

La  joaillerie  n'a  jamais  été  bien 
définie  ,  c'est  un  art  qui  n'a  pas  d'his- 
toire. Participant  des  caprices  de  la 
mode,  elle  varie  de  forme  tous  les  dix 
ans,  et  l'un  des  seuls  types  anciens 
qu'en  aient  gardés  nos  musées,  la  cou- 
ronne du  sacre  de  Louis  XV  qui  est  dans 
la  galerie  d'Apollon,  n'a  échappé  à  la 
destruction  que  parce  que  ses  chatons 
sont  garnis  de  pierres  fausses. 

En  tout  temps  d'ailleurs,  les  joail- 
liers n'ont  eu  à  faire  valoir  que  la 
beauté  des  pierres  et  l'éclat  des  dia- 
mants, leurs  montures  ne  visaient  pas 
à  mieux;  et  si  l'habileté  du  sertisseur 
était  quelquefois  prodigieuse,  le  des- 
sinateur ne  s'ingéniait  pas  à  varier  ses 
motifs  ;  longtemps  les  étoiles ,  les 
croissants ,  les  chatons  emmaillés  et 
suspendus,  et  les  fleurs  les  plus  ba- 
nales ont  suffi  à  satisfaire  la  coquet- 
terie des  femmes;  et  si  quelques-uns 
ont ,  dans  la  recherche  d'une  expression  plus  artistique  et  plus  spiri- 
tuelle, devancé  Massin,  personne  autant  que  lui  n'a  atteint  à  la  perfec- 
tion des  joyaux.  Si  cet  art  est  entré  enfin  dans  une  voie  plus  typique 
et  plus  intéressante,  c'est  lui  sans  conteste  qui  l'y  a  fait  entrer. 

Comme  ouvrier,  Massin  a  fait  cette  année  mieux  que  les  Viennois, 
mieux  que  les  Russes,  ces  joailliers  réputés;  comme  inventeur,  il  a  créé 
une  école  nouvelle.  11  ne  s'est  pas  borné  à  copier  la  fleur  vivante  avec 
l'esprit  et  la  fidélité  de  la  meilleure  fleuriste,  mais,  prêtant  aux  pétales 
et  aux  feuilles  tout  l'éclat  du  diamant,  il  a  inventé  des  fleurs  nouvelles; 
il  a  mêlé  aux  pierres  des  filigranes  d'argent,  qui  gardent  à  la  plante  une 


::hatelaimb    en    oit  Et  émaux. 
(Exposée  par    M.  Fouquet.) 


252  GAZETTE   DES  BEAUX-ARTS. 

■  légèreté  tle  tissu,  une  transparence  de  peau  indéfinissable,  et  permettent 
de  réaliser  de  sensibles  économies  dans  l'achat  de  ces  coûteuses  fantai- 
sies. Le  narcisse  reproduit  ici  en  est  une  démonstration,  et  toutes  les 
fleurs  se  pourraient  interpréter  de  la  sorte,  exprimant,  connue  le  sélam 
des  Orientaux,  un  langage  auquel  leur  prix  donnerait  une  signification 
et  une  éloquence  irrésistibles. 

Massin  a  tissé  des  dentelles  de  diamants,  dont  le  canevas  est  souple 
et  léger  comme  une  trame  de  fil  ;  dès  lors  redeviennent  possibles  les 
somptuosités  de  vêlements  des  reines  des  xv°  et  xvi'  siècles,  sans  que 
les  perles  et  les  bijoux  fassent  à  la  beauté  des  femmes  une  pesante 
armure.  11  a,  comme  Rouvenat,  imité  de  la  Renaissance  les  guipures  et 
le  point  coupé,  mais  par  d'autres  procédés,  en  sorte  que  leurs  ouvrages, 
nés  d'une  pensée  commune,  sont  arrivés  à  des  résultats  très  différents. 
Parmi  ses  fantaisies  d'un  autre  ordre,  nous  reproduisons  une  épingle 
de  coiffure  serpent  en  diamants  et  perle,  et  une  attache  de  collier,  où 
le  masque  fantastique  d'un  hibou,  capricieusement  composé  de  cercles 
de  brillants,  produit,  avec  les  yeux  en  pierres  de  lune,  un  magnétique 
effet. 

Outre  les  richesses  en  diamants  de  grande  taille  et  les  pierres  histo- 
riques, on  p(!ut  voir  dans  sa  vitrine  une  large  ceinture  d'or  et  de  bril- 
lants à  l'élégant  dessin  dont  l'exécution  est  un  chef-d'œuvre  d'atelier, 
et  qui,  par  son  ordonnance  et  sa  valeur  considérable,  pourrait,  avec  le 
sabre  en  diamants  de  Fontenay,  convenir  à  quelque  sultan  où  à  quelque 
rajah  de  l'Inde. 

Immédiatement  après  Massin,  il  faut  nommer  parmi  nos.  joailliers 
MM.  Boucheron,  Vever,  Fouquet,  Rouvenat  et  Téterger. 

De  Boucheron,  nous  avons  tout  dit,  et  chez  Vever  il  faut  constater 
surtout  le  goût  très  pur  et  la  sobre  et  tranquille  harmonie  des  formes. 
Fouquet  est  un  dessinateur  élégant  et  fin  qui  ne  manie  pas  encore  le  dia- 
mant avec  l'audace  et  le  bonheur  de  son  maître,  mais  qui  le  plie  à  son 
dessin,  et  l'inscrit  adroitement  dans  la  silhouette  un  peu  sèche  de  ses 
ornements.  Il  y  a  des  inventions  très  osées  et ,  si  j'admire  parmi  des 
bijoux  pleins  de  goût  et  de  fantaisie,  le  noble  et  gracieux  diadème 
que  voici,  j'éprouve  quelque  embarras  à  m'exphquer  la  collerette  Médicis 
et  le  collier  égyptien,  qui  sont  les  pièces  capitales  de  cette  vitrine.  Je  ne 
me  rends  pas  un  compte  bien  exact  de  l'effet  que  produiront,  sur  des 
épaules  nues,  ces  sphinx  accroupis,  dont  les  ailes  diamantées  se  dressent 
raides  et  menaçantes.  C'est  original,  mais  sera-ce  joli?  L'exécution  en 
e.st  parfaite ,  comme  celle  des  bijoux  d'or  et,  entre  ceux-ci,  nous  avons 


L'ORFÈVRERIE  ET  LA  BIJOUTERIE  AU  CHAMP  DE  MARS,  253 

choisi,  pour  la  graver,  la  belle  châtelaine  Renaissance  si  bien  ciselée  où 
s'encadre  le  portrait  émaillé  de  Bianca  Gapello. 

MM.  Rouvenat  et  Lourdel,  dont  les  précédentes  expositions  ont  connu 


CHATELAINE      EN      DIAMANTS      ET     OH      AVEC      MONTRE      ÉMAILLÉE. 

(Exposée  par  M.    Téterger.) 


les  succès,  tiennent  une  place  distinguée  parmi  les  meilleurs  fabricants, 
et  nous  regrettons  de  n'avoir  pu  recevoir  à  temps  les  photographies  né- 
cessaires pour  faire  des  dessins.  M.  Téterger  enfin  est  un  habile  entre  les 
habiles  pour  l'exécution  de  ce  bijou  de  mode  éternelle  qu'on  nomme  une 
bague  ;  nul  mieux  que  lui  ne  s'entend  à  concevoir  ce  bijou  des  fiançailles, 


25h 


GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 


k  en  varier  la  forme,  à  choisir  avec  un  soin  jaloux  la  perle,  le  rubis, 
le  saphir  ou  l'émeraude,  à  l'enchâsser  dans  des  griffes  invisibles,  à  l'en- 
tourer de  diamants,  à  décorer  l'anneau  de  gracieuses  arabesques.  Mais 


BRACELET   EN   JOAILLERIE   AVEC   MASQUES. 

(Exposé  par  M.  Téterger.) 

là  ne  se  borne  pas  son  goût;  il  apporte  la  même  élude  patiente  à  tout 
ce  qu'il  touche,  et  si  entre  ses  parures,  ses  bracelets,  sa  garniture  de 
livre  et  ses  pendants  de  col  nous  avons  choisi  la  châtelaine  et  la  montre, 
c'est  parce  que  son  habileté  de  joaillier  s'allie  bien  avec  la  ciselure  pré- 


nSUT)      DB      BRILLANTS. 


(  Exposé    pat    M.    Téterger.  ) 


cieuse  de  Brateau,  que  l'or  y  alterne  joliment  avec  la  pierre,  et  que,  si 
les  sphinx  de  l'attache  y  étaient  corrigés,  ce  serait  un  bijou  parfait.  Nous 
joignons  à  cette  châtelaine  un  bract-let  en  joaillerie  et  un  nœud  de  bril- 
lants d'une  remarquable  exécution. 


L'ORFÈVRERIE  ET  L.\    BIJOUTERIE  AU  CHAMP  DE  MARS.  255 
Avant  d'aborder  l'étude  des  bronzes,  cette  orfèvrerie  meublante  où  le 
métal  n'a  plus  de  précieux  que  ce  que  l'art  lui  donne,  résumons-nous 
rapidement. 

Bijoux,  joyaux,  orfèvreries  sont  en  progrès  et  dénotent  dans  la 
fabrique  française  le  goût  le  plus  raffiné,  l'entente  du  métier  la  plus 
complète,  la  possession  des  éléments  les  plus  multiples,  mais  aussi  la 
plus  grande  diffusion  d'idées.  En  somme,  l'Exposition  actuelle  est  un 
succès,  et  l'un  des  plus  grands  qu'ait  eus  notre  fabrication  parisienne. 
On  fait  bien,  mais  on  ferait  mieux  si  demain  surgissait  un  homme, 
un  artiste  capable  d'enrégimenter  ces  ciseleurs,  ces  émaillcurs,  ces 
ouvriers  si  différents,  de  les  jeter  dans  une  voie  unique,  de  leur  donner 
un  style,  de  leur  imposer  un  thème.  Alors  notre  art  grandirait  d'un 
coup,  ce  ne  serait  pas  seulement  un  public  futil  et  curieux  qui  nous 
viendrait,  mais  de  vrais  et  de  savants  amateurs.  Cet  artiste  n'est  pas 
né,  et  les  curieux  oublient  près  de  leurs  bibelots  anciens  qu'il  y  a 
encore  des  orfèvres  en  France. 

L.   VALIZE   fils. 

(La  mdie  prochainement.) 


POST-SCRIPTUM 


()M)RK  dans  une  unité  harmonieuse  les 
enseignements  que  donne  l'étude  du 
passé  avec  les  libres  essais  d'une  imagi- 
nation nouvelle,  telle  est  la  tendance 
dont  notre  collaborateur,  M.  Falize, 
vient  de  se  faire  l'avocat  très  autorisé; 
tel  est  le  but  que  doit  poursuivre  partout 
l'art  décoratif.  Il  sera  sans  doute  impos- 
sible maintenant  de  créer  de  toutes 
pièces  un  style  neuf  et  individuel  ;  mais 
il  est  permis  d'essayer  de  rajeunir  les 
style  des  époques  de  naïveté  et  d'inven- 
tion, en  les  appropriant  à  nos  usages,  à 
nos  goûts  et  à  nos  besoins.  La  voie  salutaire  est  dans  ce  sens;  elle  n'est  ni 
dans  l'imitation  servile  ni  dans  les  fantaisies  affranchies  de  tout  guide.  Les 
nations  de  souche  européenne  ont  une  tendance  évidente  à  perdre  le  senti- 
ment du  décor;  ellesn'en  garderontquelque  chose,  au  milieu  de  l'universel 
nivellement  scientifique,  qu'en  se  maintenant  en  contact  permanent  avec 
les  œuvres  types  des  belles  époques  ou  en  s'imprégnant  des  exemples 
que  nous  fournit  encore  un  peuple  qui  a  conservé  intact  le  génie  du 
décor,  le  Japon.  Ces  quelques  mots,  qui  résument  le  problème  le  plus 
grave  de  l'industrie  moderne,  problème  qui  préoccupe  tous  les  esprits, 
nous  sont  inspirés  par  les  réflexions  pleines  de  tact  et  de  modération 
que  nos  lecteurs  ont  pu  suivre  dans  les  pages  précédentes.  Nous  nous 
associons  sans  réserve  aux  jugements  que  M.  Falize  avait  pleine  compé- 
tence pour  émettre,  dans  un  art  qui  est  sien  et  où  il  a  conquis  l'un 
des  premiers  rangs.  Nous  regrettons  seulement  qu'un  sentiment  de 
modestie,  peut-être  exagéré,  l'ait  empêché  de  parler  de  lui-même  et  de 
ses  efforts.  Un  compte  rendu  de  l'orfèvrerie  à  l'Exposition  universelle, 
qui  garderait  le  silence  sur  l'un  de  ceux  qui  ont  le  plus  fait  pour  cet  art, 
serait  notoirement  incomplet. 


MARGUERITE      DE      FOIX     ET      ANNE      DE      BRETAGNE, 
DAS-RBLIBF      EN      ARGENT      CISELÉ      ET      OR     REPOUSSÉ,     MODELÉ      PAR     M.      CHÊDBVILLB 


(Exposé  par  M.  L.  Falize  Dis.) 


XVIII.  —    2'  PÉRIODE. 


33 


258  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

C'est  celte  lacune  qu'il  est  de  notre  devoir  de  combler.  M.  Falize  ne 
nous  en  voudra  pas  de  dire  ce  que  pensent  tous  ses  confrères. 

Cette  noble  ambition  de  rapprocher  le  plus  possible  le  métier  de  l'art 
et  de  confondre  l'ouvrier  avec  l'artiste,  que  M.  Falize  signalait  si  juste- 
ment comme  étant  réalisée  chez  les  frères  Fannière,  nous  la  trouvons 
chez  lui,  jeune,  ardente,  convaincue.  Ce  qu'il  demande  aux  autres,  il 
l'exige  d'abord  de  lui-même.  Sa  façon  de  s'exprimer  sur  le  travail  d'au- 
trui  nous  fait  voir  ce  qu'il  poursuit.  Ayant  toujours  présent  ce  qui  peut 
lui  manquer,  il  travaille,  étudie  et  cherche  sans  cesse,  profitant  avec 
bonne  foi  de  ses  propres  erreurs.  En  cela  il  continue  dignement  l'œuvre 
commencée  par  son  père.  L'orfèvrerie  reste  une  de  nos  gloires  incontes- 
tables ;  mais  quelques  symptômes  nous  indiquent  qu'elle  pourrait  un  jour 
déchoir.  Nous  n'avons  rien  à  craindre,  si  nos  orfèvres  et  nos  bijoutiers, 
plus  souvent  marchands  qu'artistes,  se  mettent  à  suivre  l'exemple  donné 
par  les  Christolle,  les  Froment-Meurice,  les  Falize. 

Que  font-ils,  en  effet,  ceux-ci?  Ils  intéressent  à  leur  œuvre  des  indivi- 
dualités d'une  vraie  valeur,  ils  les  attachent  à  un  programme,  à  une  idée, 
qu'ils  se  réservent  de  défendre  et  de  conduire.  Ils  utilisent  le  concours 
du  statuaire,  du  peintre  ou  du  dessinateur  dans  son  expression  la  plus 
haute,  mais  ils  n'abdiquent  pas  devant  lui  ;  ils  restent  maîtres-orfèvres 
ou  maîtres-bijoutiers.  Que  fait  M.  Falize?  11  s'adjoint  des  collaborateurs 
comme  Millet,  Delaplanche,  Frémiet,  Garrier-Belleuse,  Claudius  Popelin 
et  Joindy;  mais  cette  collaboration  si  précieuse,  si  artistique,  il  la  limite 
et  la  dirige  constamment.  Voilà  le  rôle  vraiment  digne;  à  moins,  ceci 
vaudrait  encore  mieux,  que  comme  au  bon  vieux  temps  on  ne  soit  en- 
semble l'artiste  et  le  fabricant. 

L'exposition  de  M.  Falize  est  très  remarquable;  elle  témoigne  d'un 
généreux  effort.  Si  nous  avions  plus  d'espace  nous  prendrions  un  vif 
plaisir  à  l'étudier  en  détail.  Nous  ne  pouvons  que  passer  en  revue  les 
principales  pièces. 

La  plus  importante  comme  valeur  et  comme  travail  est  l'horloge 
d'Uranie,  dans  le  style  du  xvr  siècle.  En  voici  la  description.  Le  socle  de 
lapis-lazuli,  orné  de  gaudrons  et  de  feuillages  d'or  émaillé,  porte  sur  ses 
faces  quatre  cadres,  où  sont  inscrits  des  repoussés  dor  fin  représentant 
les  Quatre  Saisons.  Deux  cartouches  contiennent  les  guichets  des 
heures  et  des  remontoirs.  Six  sphinx  en  or,  revêtus  d'émaux  translu- 
cides, soutiennent  des  écussons  où  sont  inscrits  les  signes  des  planètes; 
au  bas  sont  gravés  les  noms  des  astronomes  grecs,  Thaïes,  Anaximandre, 
Callipe  et  Ilipparque.  Au-dessus  du  socle  s'élève  un  groupe  en  ivoire 
représentant  Uranie  et  deux  enfants  soutenant  en  l'air  une  sphère  de 


L'ORFÈVRERIE  ET  LA  BIJOUTERIE  AU  CHAMP  DE  MARS.  259 

cristal  de  roche  creuse,  dans  laquelle  évoluent  les  figurines  en  or  de 
Diane,  de  Mars,  de  Mercure,  de  Jupiter,  de  \énus,  de  Saturne  et 
d'Apollon,  les  dieux  des  jours,  tandis  que  les  dieux  à  qui  sont  consa- 
crés les  mois  alternent  avec  les  signes  du  zodiaque,  et  enveloppent, 
avec  les  armilles  d'or,  la  sphère  de  cristal.  Les  figures  ont  été  mode- 
lées par  Carrier-Belleuse.  Cette  pièce,  dont  l'exécution  est  de  tous 
points  soignée,  n'est  pas  toutefois  celle  qui  nous  séduit  le  plus  comme 
réussite  absolue  de  lignes  et  de  composition.  L'ivoire  associé  aux  mé- 
taux est  d'un  emploi  très  périlleux  et  d'un  aspect  facilement  lourd. 
Nous  préférons  la  série  si  intéressante  de  bas-reliefs  et  de  tableaux 


PETITE      HOIU-OGE      EN      IVOIRE      (STYLE     DU      XIII''     SIÈCI.Il). 

(Exposée  par  M.  L.  Falize  fils.) 


votifs  exposés  par  M.  Falize.  Ce  sont  quatre  panneaux  consacrés  à  des 
portraits  historiques,  sortes  de  sujets  commémoratifs  pour  les  descen- 
dants et  de  souvenirs  à  mettre  sur  l'autel  pieux  de  la  famille.  Ils  nous 
intéressent  non  seulement  par  leur  mérite  intrinsèque  qui  s'affirme  dans 
une  heureuse  variété,  mais  aussi  par  la  nouveauté  du  thème  qui  peut 
fournir  une  veine  féconde. 

Dans  celui  de  Gaston  IV  de  Béarn,  dont  la  statuette  équestre  est  de 
M.  Frémiet,  l'or,  l'argent,  le  bronze,  le  fer  damasquiné,  l'ivoire  et  l'émail 
ont  été  simultanément  employés;  ceux  de  Marguerite  de  Foix  et  de  Mar- 
guerite de  Navarre  sont  d'or  fin  repoussé  et  d'argent  fondu  et  ciselé; 
celui  de  Gaston  de  Foix  est  en  émail  enchâssé  dans  un  cadre  d'argent. 
Ce  dernier  est  dû  au  talent  de  M.  Claudius  Popelin.  Celui  que  nous 


260 


GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 


reproduisons  appartient  à  ce  style  charmant  et  délicat  de  dessin,  abon- 
dant et  gras  de  travail,  du  plus  heureux  moment  de  la  Renaissance  fran- 
çaise, vers  la  fin  du  règne  de  Louis  XII,  alors  que  Michel  Colomb  se  met 
au  tombeau  du  duc  François  de  Bretagne.  Le  bas-relief,  en  or  repoussé, 
représente  Marguerite  de  Foix  instruisant  sa  fille,  la  future  reine  Anne 
de  Bretagne  ;  il  a  été  modelé  par  M.  Chédeville.  L'encadrement  est  en 
argent.  Les  armes  du  fond  sont  celles  de  Bretagne,  de  Foix  et  de  Bcarn. 

Citons  encore  les  deux  pièces  dont  nous  donnons  un  dessin  :  une 
charmante  petite  horloge  d'ivoire,  montée  en  or  et  en  argent,  dans  le 
style  du  xiif  siècle  et  le  beau  pendant  de  col  inspiré  des  jolies  compo- 
sitions d'Adrien  Collaert.  Ce  bijou,  qui  a  figuré  l'année  dernière  à  l'ex- 
position d'Amsterdam  et  dont  nous  avons  dit  quelques  mots  dans  la 
Ch  roniqiic,  est  l'un  des  mieux  réussis  que  nous  ayons  admirés  depuis 
longtemps. 

Toutes  ces  œuvres  sont  marquées  au  coin  d'un  goût  élevé,  et  toutes 
elles  sont  empreintes  d'un  caractère  vraiment  artistique.  Elles  accusent 
en  même  temps,  et  nous  ne  saurions  nous  en  plaindre,  la  passion  de 
M.  Falize,  pour  les  admirables  ressources  de  l'émail,  émail  cloisonné,  à 
la  façon  des  Chinois,  émail  de  basse-taille  des  artistes  du  moyen  âge, 
émail  peint  des  Limousins. 


L.    G. 


EXPOSITION   UNIVERSELLE 


L'ARCIIITECTIRË  AU  dUM  DE  SURS  ET  Ali  TROCADERO 


(Premier    article) 


Les  splendeurs  qui  sem- 
blaient devoir  conserver  inef- 
façable le  souvenir  de  l'Expo- 
sition universelle  de  1867,  à 
Paris,  sont  dépassées  par  la 
grandiose  mise  en  scène  de 
l'Exposition  de  1878. 

C'est  qu'aussi,  cette  année, 
l'Architecture  a  pris  dans  cette 
œuvre  magnifique  une  place 
plus  considérable.  En  effet, 
malgré  les  constructions  pit- 
toresques qui  l'entouraient , 
malgré  quelques  restitutions 
archéologiques  intéressantes , 
malgré  le  grand  aspect  de  la  vaste  nef,  qui,  de  l'entrée,  pénétrait  jus- 
qu'au cœur  du  colossal  abri  offert  aux  produits  du  monde  entier,  l'Expo- 


202  GAZKTTE   DES  BEAUX-AIITS. 

sition  de  1867  forçait  plus  l'étonnement  par  l'étrangeté  annulaire  de 
l'édifice  central,  qu'elle  ne  méritait  l'admiration,  par  l'ordonnance 
architecturale  de  ses  différentes  parties.  Si  ingénieuse  que  fût  cette 
disposition  elliptique  qui,  par  rayonnements,  facilitait  l'étude  et  la 
comparaison  immédiate  des  mêmes  produits  de  tous  les  pays,  il  faut 
l'econnaître  que  les  dispositions  rectangulaires  du  palais  de  1878  ont 
prêté  davantage  aux  développements  de  l'architecture  et,  par  suite, 
présentent  un  caractère  de  grandeur  monumentale  très  supérieur. 

Mais  le  palais  du  Champ  de  Mars,  avec  ses  nombreuses  annexes, 
les  constructions  multiples  qui  lui  forment  cortège,  les  jardins  qui 
l'égayent  et  l'encadrent,  ce  palais  n'est  encore  lui-même  qu'une  partie 
de  cet  immense  ensemble  qui  s'appelle  l'ExpOi^ition  universelle  de  1878. 
Celle  de  1867  était  limitée  par  la  Seine.  Celle  de  1878  franchit  le 
fleuve  sur  un  pont  élargi,  gravit  les  rampes  duTrocadéro  et  le  couronne 
d'un  monument  grandiose  enveloppant  la  colline  dans  la  courbe  har- 
monieuse de  ses  ailes,  la  dominant  et  la  signalant  au  loin  par  deux 
tours  gigantesques.  De  gaies  constructions  s'étagent  au-dessous  sur  les 
pentes  latérales  ;  dans  l'axe  du  nouveau  palais,  les  cascades,  de  bassin 
en  bassin,  descendent  jusqu'à  la  rivière  au  milieu  des  pelouses 
fleuries. 

Jamais  fête  de  l'Art,  de  l'Industrie  humaine,  de  la  Paix,  n'avait  offert 
aux  peuples  assemblés  un  pareil  spectacle  sur  une  aussi  vaste  scène. 

Mais  s'il  est  vrai  que  l'Architecture  y  joue  un  rôle  important,  c'est 
une  occasion  particulière  qui  nous  est  offerte  d'étudier  dans  des  mani- 
festations variées  notre  art  architectural  contemporain  et  de  surprendre, 
s'il  se  peut,  ses  tendances  réelles  dans  l'épanchement  de  son  improvi- 
sation. C'est  que,  dans  la  hâte  imposée  des  grands  travaux  de  ce  genre, 
l'artiste  se  sent  souvent  plus  libre  et  plus  disposé  aux  hardiesses  de 
l'invention.  La  durée  forcément  limitée  de  si  grands  spectacles  l'invite 
à  des  audaces  pour  lesquelles  il  ne  redoute  pas  les  jugements  réfléchis 
de  l'avenir  et  l'engage  en  des  tentatives  dans  lesquelles  il  n'oserait 
compromettre  des  œuvres  destinées  à  vivre.  Si  l'art  semble  y  perdre 
quelquefois  en  noblesse  convenue  et  en  pureté  traditionnelle,  il  y 
gagne  certainement  en  sève  et  en  vitalité,  et  il  n'est  pas  rare  qu'il  ne 
sorte  de  ces  épreuves  renouvelé  en  quelque  sorte,  plein  d'ardeurs  géné- 
reuses que  le  temps  saura  assagir  et  féconder. 

Il  est  également  utile  de  profiter  du  rapprochement,  dans  ce  grand 
concours  universel,  des  nombreux  travaux  de  l'art  étranger,  comme 
aussi  de  la  reproduction  de  certains  types  anciens  d'Architecture  propre 
à  différentes  nations,  pour  y  chercher  à  la  fois  le  stimulant  des  idées 


L'ARCHITECTURE  AU  CHAMP  DE  MARS.  263 

nouvelles  et  l'appui  des  vieilles  traditions.  Une  pareille  étude  demande- 
rait certes  de  longs  développements,  et,  si  nous  voulions  y  procéder  par 
le  détail,  nous  serions  entraîne  à  sortir  des  limites  que  la  Gazette  s'im- 
pose. Nous  nous  bornerons  donc  à  visiter  les  palais  du  Champ  de  Mars 
et  du  Trocadéro,  ainsi  que  les  constructions  principales  qui,  autour 
d'eux,  sollicitent  l'attention  par  un  caractère  certain  de  nouveauté  et 
d'invention.  De  cet  examen  nous  nous  elTorcerons  de  dégager  une  domi- 
nante parmi  les  tendances  de  l'art  architectural  contemporain. 


r,  AUCUITECTUKE    FRANÇAISE    AU    CHAMP    DE    MARS. 

Bien  que  M.  Hardy,  soit  l'architecte  reconnu  du  palais  du  Champ 
de  Mars  et  qu'il  en  ait  par  suite,  vis-à-vis  du  public,  assumé  toute 
la  responsabilité  comme  recueilli  toute  la  gloire,  il  faut  faire  à  cha- 
cun la  part  qui  lui  revient  dans  cette  grande  œuvre  nationale.  Rap- 
pelons donc  que  le  plan  du  Palais  du  Champ  de  Mars  est  l'œuvre  de  la 
Commission  supérieure  et  particulièrement  celle  du  Commissaire  général, 
M.  Krantz;  et  que  M.  Duval,  directeur  général  des  travaux,  que  M.  de 
Dion,  ingénieur  en  chef  des  constructions  métalliques,  ont  été  pour 
beaucoup  dans  l'étude  et  la  réalisation  de  celte  vaste  agglomération  de 
bâtiments  et  d'annexés  qui  ne  couvrent  pas  moins  de  280,000  mètres 
superficiels. 

Nous  disions  plus  haut  que  les  dispositions  rectangulaires  du  plan 
de  1878  nous  semblaient  préférables  aux  dispositions  elliptiques  du  plan 
de  \  867  ;  cela  au  point  de  vue  du  résultat  architectural.  Nous  les  croyons 
également  préférables  au  point  de  vue  pratique.  En  effet,  si  les  dispo- 
sitions elliptiques  facilitaient  par  une  classification  en  secteurs  rayon- 
nants les  études  comparatives  des  jurys  et  de  certaines  personnes 
intéressées  spécialement  dans  ces  études,  il  faut  dire  que,  pour  la  masse 
du  public,  cette  série  de  courbes  concentriques,  n'accusant  pour  l'œil 
ni  une  direction  certaine  ni  un  plan  défini ,  mais  supprimant  les 
perspectives  sûres  directrices,  et  dérobant  aux  regards  le  but  cherché, 
ces  courbes  étaient  un  véritable  embarras,  et  jetaient  souvent  le  visi- 
teur dans  un  pénible  dédale. 

Le  plan  du  palais  de  1878  est  au  contraire  du  premier  coup  d'œil 
facilement  saisissable.  Formant  les  côtés  extrêmes  du  vaste  parallélo- 


26k.  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

gramme  que  ce  plan  embrasse,  deux  grandioses  vestibules  donnent  accès 
dans  les  colossales  galeries  qui  forment  les  longs  pans  du  rectangle  et 
dans  toutes  les  galeries  secondaires  qui,  à  l'intérieurdu  palais,  s'étendent 
parallèlement. 

Au  centre  de  cette  longue  juxtaposition  de  galeries,  se  succèdent  les 
salles  destinées  aux  beaux-arts.  Ces  salles,  isolées  des  constructions  voisines 
par  deux  avenues  à  ciel  ouvert  qui  les  protègent  contre  les  risques  d'in- 
cendie, délimitent  l'exposition  française  et  l'exposition  étrangère  dont 
les  caractères  bien  distincts  ne  semblent  s'oublier  et  se  confondre  que 
dans  ces  salles,  sur  le  sol  sacré  et  libre  de  l'art. 

Au  centre  du  plan  général,  un  vaste  espace  rectangulaire  en  plein 
air,  agrémenté  de  jardins,  sert  de  débouché  à  deux  grandes  voies 
de  communication  transversales,  comme  aussi  de  point  de  réunion  et 
de  lieu  de  repos  aux  visiteurs  venus  pour  admirer  les  produits  amoncelés 
de  toutes  les  parties  du  monde. 

La  classification  des  produits  de  mênie  nature  s'est  faite  aisément  et 
logiquement  dans  le  sens  longitudinal  du  palais,  suivant  les  différentes 
galeries  qui  par  leurs  extrémités  débouchent  et  s'annoncent  sur  les  deux 
grands  vestibules.  C'est  au  contraire  par  une  série  de  divisions  transver- 
sales que,  du  côté  étranger,  les  produits  différents,  mais  de  même  ori- 
gine étrangère,  se  trouvent  attribués  clairement  à  chacun  des  pays  aux- 
quels ils  appartiennent. 

Ce  plan  est  donc  essentiellement  simple;  je  crois,  par  suite,  que  son 
exécution  a  été  relativement  économique  et  qu'en  tout  cas,  l'adoption 
de  ce  plan  devra  plus  tard  donner  des  résultats  avantageux  ;  car  la 
répétition  d'un  même  système  de  points  d'appui  et  de  fermes  semblables 
dans  des  plans  droits  permettra  aisément,  soit  la  conservation  et  l'utili- 
sation entière  ou  partielle  du  monument,  soit  l'exploitation  en  détail 
d'éléments  de  construction  trouvant  facilement  ailleurs  leur  appropria- 
tion. 

Mais  nous  voulons  espérer  que  certaines  combinaisons,  dès  aujour- 
d'hui étudiées,  permettront  de  conserver  sur  le  Champ  de  Mars,  désor- 
mais transformé,  tout  au  moins  le  vaste  pourtour  de  ses  galeries 
enveloppantes  et  les  belles  décorations  de  la  cour  intérieure  du  palais. 
En  notre  temps  de  paix  désirée  et  dans  un  avenir  de  développement 
industriel  et  commercial  constant  et  très-nécessairement  encouragé,  il  n'est 
pas  douteux  que  ces  vastes  bâtiments  conservés  ne  puissent  rendre  des 
services  précieux. 

C'est  sur  ce  plan  arrêté  par  la  Commission  supérieure  que  l'archi- 
tecte, M.  Hardy,  a  dû  élever  un  palais. 


L'ARCHITECTURE  AU  CHAMP  DE  MARS. 


265 


Les  galeries  des  machines,  les  galeries  intermédiaires  et  celles  des 
beaux-arts  étant  déterminées  à  l'avance,  comme  hauteur  et  largeur,  en 
raison  des  nécessités  reconnues,  il  fallut  suKôrdonner  aux  proportions 
de  ces  galeries  les  proportions  mêmes  des  vestibules  et  des  façades. 

Voulant  bien  indiquer  les  plus  grandes  dimensions  de  ce  palais 
qui  représente  un  rectangle  de  plus  de  700  mètres  de  longueur  sur 
300  mètres  de  largeur,  M.  Hardy 
l'a  jalonné  aux  angles  par  quatre 
pavillons  énormes  surmontés  de 
dômes  métalliques.  Ces  pavillons 
forment  les  points  extrêmes  des 
deux  façades  principales.  Une 
large  galerie,  formant  vestibule  et 
coupée  dans  son  milieu  par  un  pa- 
villon d'entrée  principale,  les  réu- 
nit entre  eux. 

Les  dômes  métalliques  formés 
de  quatre  plans  courbes  conver- 
gents sont  tranchés  à  leur  base  par 
des  plans  verticaux  qui,  ouvrant 
sur  l'intérieur  du  pavillon  d'im- 
menses arceaux ,  y  jettent  la  lu- 
mière à  profusion.  Ainsi  découpés 
et  ajourés,  ces  dômes  s'élèvent 
comme  d'immenses  vélums  retenus 
seulement  aux  quatre  angles,  sou- 
levés et  gonflés  par  le  vent.  Cou- 
ronnés de  lauriers,  ils  expriment 
au  loin  la  récompense  promise  aux 
efforts  constants.  Mais  la  légèreté 
si  apparente  de  ces  dômes,  suspen- 
dus en  quelque  sorte  dans  l'espace, 
ne  semble  pas  nécessiter  les  quatre  énormes  pylônes  en  maçonnerie 
surmontés  de  lanternons  en  métal  qui  flanquent  les  angles  des  pavillons. 
Nous  les  croyons  inutiles  pour  l'aspect  comme  pour  la  résistance.  Cette 
base  en  maçonnerie  coupe  en  deux  la  hauteur  totale  de  la  construction, 
et  cette  division  s'accentue  davantage  par  une  coloration  différente.  Nous 
comprenons  peu  que  dans  cet  immense  palais,  où  le  système  métallique 
domine  si  franchement,  la  maçonnerie  y  vienne  jouer  un  rôle  en  quelque 
sorte  accidentellement  décoratif  et  que  dans  ces  pavillons  d'angle  comme 

XVI H.  —  2»  PÉRIODE.  34 


écusson  submontant  les  filieks  de  la  façade- 
(palais  du  champ  de    mars.) 


266  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

dans  le  pavillon  central  elle  apparaisse  par  parties  insuffisamment  moti- 
vées. Si  M.  Hardy  avait  besoin  de  contrebuter  les  arceaux  de  ses  dômes 
supérieurs  ou  de  les  supporter  autrement  que  par  les  points  d'appui 
directs  en  fonte  qui  se  font  voir  à  l'intérieur  des  pavillons,  que  n'a-t-il 
employé  franchement  des  soutiens  ou  des  éperons  métalliques  ou  mieux 
encore  le  système  si  bien  imaginé  par  lui  des  piliers  en  fer  en  forme  de 
fermes  jumellées  avec  remplissages  en  terres  émaillées.  Ce  système  per- 
met d'obtenir  des  piliers  qui  comptent  pour  l'œil  et  présentent  un  aspect 
très  décoratif.  Nous  aurions  vu  ainsi  de  la  base  jusqu'au  faîte  des  grands 
pavillons  s'élever  de  magnifiques  pilastres  brillants  d'émaux,  se  raccor- 
dant bien  avec  les  grands  cintres  des  coupoles  eux-mêmes  décorés  de 
tôles  émaillées.  Entre  les  supports  en  fer,  la  brique  eût  pu  concourir  à 
remplir  les  vides,  à  former  des  surfaces  pleines,  à  donner  aux  points 
extrêmes  des  façades  les  masses  angulaires  nécessaires. 

L'architecte  pourra  nous  répondre  que  les  entrepreneurs  ont  si  tar- 
divement livré  les  charpentes  en  fer  de  ces  pavillons,  que  si  ceux-ci 
avaient  dû  être  construits  entièrement  en  fer,  on  n'eût  pu  être  prêt  en 
temps  utile,  et  que  la  maçonnerie  de  construction  courante  a  permis 
d'aller  vite.  Ce  sont  peut-être  de  bonnes  raisons  pratiques,  mais  il 
ne  m'est  pas  permis  d'en  tenir  compte  ici.  Je  ne  dois  que  juger  de  l'effet 
produit.  Il  est  certain  que  l'architecte  s'est  trouvé  en  grand  embarras 
au  dernier  moment  par  suite  de  retards  successifs  qu'il  n'a  pas  été 
en  son  pouvoir  d'éviter  ;  témoin  les  porches  élevés  en  avant  des  pavil- 
lons d'exirémité,  pour  bien  marquer  l'entrée  des  grandes  galeries  de 
600  mètres  de  longueur  destinées  aux  machines.  Les  demi-coupoles  de 
ces  porches  devaient  porter  les  trophées  des  produits  exposés;  le  temps 
a  manqué  pour  exécuter  ces  bas-reliefs. 

Le  pavillon  central  de  la  façade  qui  fait  face  au  Trocadéro  annonce 
bien  l'entrée  d'honneur  de  l'Exposition  par  sa  vaste  arcade,  béante, 
enveloppée  en  quelque  sorte  d'une  auréole  d  ecussons  armoriés.  Au 
milieu  de  cette  représentation  héraldique  de  toutes  les  nations  et  au 
sommet  de  l'arc  se  détache  l'écusson  de  France  porté  par  deux  génies 
ailés,  modelés  par  M.  Maniglier. 

Un  large  balcon  en  saillie,  auquel  conduisent  deux  escaliers  latéraux 
en  spirale  accusée,  coupe  par  le  milieu  la  vaste  arcade  et  donne  de 
l'échelle  à  l'ensemble  en  le  mouvementant.  Ces  escaliers  en  spirale 
accompagnent  et  soutiennent  bien  de  leurs  formes  cette  entrée  monu- 
mentale; mais  là,  nous  le  répétons,  on  doit  regretter  l'introduction  d'une 
maçonnerie  de  plâtre  qui  enlève  à  la  construction  en  métal  son  unité  et  en 
diminue  la  hauteur  apparente  par  une  division  de  matériaux  différents. 


L'ARCHITECTURE  AU  CHAMP  DE  MARS.  267 

Au-dessus  de  cette  entrée  s'arrondit  harmonieusement  une  coupole 
qui  se  relie  aux  combles  latéraux  du  grand  vestibule  d'entrée  à  l'aide 
de  deux  demi-coupoles.  Le  plan  elliptique  de  ces  demi-coupoles  a  donné 
tout  naturellement  lieu,  pour  la  simplicité  même  de  la  construction,  à 
une  décoration  en  coquille  ou  en  éventail,  toutes  les  fermes  étant  ainsi 
semblables.  Ce  système  de  construction  sert  de  décoration  à  la  fois  à 
l'intérieur  et  à  l'extérieur,  de  telle  sorte  que  les  formes  intérieures  sont 
l'envers  des  formes  extérieures,  et  vice  versa.  D'ailleurs,  ce  qu'il  y  a 
d'excellent  dans  le  parti  pris  de  M.  Hardy,  c'est  que  partout  son  archi- 
tecture reste  simplement  la  construction  ornée.  Les  grands  vestibules 
sont  d'un  effet  imposant.  Et  ils  doivent  cet  effet,  non  seulement  à  leurs 
dimensions  peu  ordinaires,  mais  aussi  à  une  charpente  en  fer  bien 
apparente  dans  ses  dispositions,  bien  équilibrée  dans  ses  formes  et  dans 
ses  moyens,  que  des  panneaux  en  staf  viennent  seulement  enrichir  et 
compléter  en  s'interposant  comme  caissons  rectangulaires  ou  coupoles 
rayonnantes  entre  les  nervures  des  fermes  en  arc  surbaissé. 

Des  fonds  bronzés,  des  rehauts  d'or,  des  réchampis  de  rouges  et  de 
bleus  mettent  en  valeur  ces  coupoles  et  ces  plafonds,  que  des  jours 
latéraux  abondants  viennent  éclairer  de  chauds  reflets.  Les  façades  exté- 
rieures de  ces  grands  vestibules  accusent  non  moins  fermement  leur 
construction  en  fer.  C'est  là  qu'apparaît  bien  le  système  des  fermes 
jumelles  ornées  d'émaux,  de  M.  Hardy.  C'est  là  aussi  que  les  ten- 
dances esthétiques  de  l'artiste  sont  le  plus  sensibles.  Il  est  de  ceux 
dont  la  grande  préoccupation  est  de  donner  un  peu  de  poésie  à  la  con- 
struction. Et  il  a  dû  au  Champ  de  Mars  attacher  d'autant  plus  d'impor- 
tance à  cette  idée,  que  la  sécheresse  du  fer  poussait  à  l'art  froid  et  uti- 
litaire. Pensant  donc  qu'il  ne  ferait  pas  œuvre  d'architecte  si  la  poésie 
n'intervenait  pas,  soit  par  un  souvenir,  soit  par  une  personnification,  si 
enfin  la  décoration,  tout  en  respectant  la  construction,  n'avait  pas  un 
radical  en  dehors  de  la  construction  même,  M.  Hardy,  attribuant  ajuste 
titre  la  possibilité  elle  succès  de  notre  Exposition  au  concours  empressé 
de  toutes  les  nations  amies,  a  supposé  par  suite  que  ces  nations  eu  étaient 
en  quelque  sorte  les  points  d'appui,  les  véritables  piliers.  Et  c'est  ainsi 
que  chacun  des  vingt-deux  piliers  de  la  façade  symbolise  une  nation 
représentée  à  la  fois  à  la  base  par  une  figure  allégorique,  et  au  sommet 
par  son  écusson  armorié  et  son  drapeau.  L'idée  est  belle  et  bien  traduite. 
Mais  un  besoin  trop  absolu  d'idéaliser  toutes  choses  en  architecture  a 
aussi  ses  périls.  Désireux  de  faire  parler  les  formes,  on  est  entraîné  à 
les  torturer.  M.  Hardy,  fertile  en  inventions  et  par  horreur  du  convenu 
et  du  banal,  s'efforce  de  renouveler  les  formes  traditionnelles.  Ses  orne- 


268  GAZETTE    DES   BEAUX-ARTS, 

ments  sont  sommaires  ou  synthétiques,  par  suite,  souvent  trop  grands 
d'échelle;  un  rien  s'exalte;  une  simple  fleur,  une  courbe,  prennent 
des  proportions  ou  des  conséquences  considérables.  Pour  ne  pas  être 
ordinaire,  un  détail  devient  quelquefois  bizarre.  C'est  là  le  danger  de 
négliger  certaines  règles  de  simplicité  et  de  bonhomie  qui  nous  sont 
enseignées  sagement  par  la  tradition  ou  les  convenances.  Mais  sans  don- 
ner aux  idées  plus  de  valeur  qu'elles  ne  doivent  en  avoir  en  architec- 
ture, comme  sans  épiloguer  sur  de  petites  questions  de  sentiment,  il 
faut  reconnaître  en  somme  que  cette  vaste  façade,  solidement  assise  sur 
une  large  terrasse  découpée  de  perrons  mouvementés,  est  d'un  effet  véri- 
tablement beau  et  festoyant.  Bien  que  décorée  de  terres  et  de  tôles 
émaillées,  de  bronzes  et  d'ors,  d'écussons  aux  colorations  multiples,  cette 
façade  n'en  reste  pas  moins  dans  une  tonalité  un  peu  trop  éteinte,  le 
gris  des  fers  dominant.  11  y  a  toutefois  dans  le  palais  de  M.  Hardy  un 
essai  intéressant  de  polychromie,  et  nous  devrons  y  revenir. 

Nous  ne  nous  étendrons  pas  longuement  sur  les  dispositions  et  l'as- 
pect des  galeries  intérieures.  Là,  l'utile  a  imposé  ses  lois  absolues  sans 
cependant  nuire  à  la  grandeur  des  effets.  Ainsi  constatons  l'imposante 
perspective  des  deux  grandes  galeries  des  machines,  et  celle  non  moins 
heureuse  des  petites  avenues  qui,  traversant  le  palais  dans  toute  sa 
longueur,  donnent  sur  leur  parcom's  accès  dans  les  galeries  latérales  de 
l'Exposition. 

Si  nous  voulons  continuer  à  étudier  les  œuvres  de  l'architecture 
française  à  l'Exposition,  c'est  au  centre  du  palais  qu'il  nous  faut  revenir. 

Nous  avons  dit  que  l'architecte  y  avait  ménagé  un  vaste  espace  libre. 
Aux  deux  extrémités  de  cette  sorte  à'area,  deux  loges  s'ouvrent  par 
trois  grandes  arcades  sous  lesquelles  des  portes,  richement  décorées  de 
terres  cuites  et  d'émaux*,  donnent  entrée  dans  les  salles  des  Beaux-Arts. 

Ces  deux  loges  devaient  former  la  décoration  extrême  d'un  vaste 
jardin  central  au-dessus  duquel  un  immense  vélum,  tendu  à  20  mèti'es 
de  hauteur,  offrirait  l'ombre  aux  promeneurs  et  leur  permettrait  un 
repos  agréable. 

L'architecte  avait  proposé,  l'administration  disposa.  Ce  vaste  empla- 
cement fut  attribué  à  l'Exposition  de  la  ville  de  Paris  chassée,  par 
l'affluence  des  demandes  venues  du  dehors,  de  l'intérieur  du  palais  où 
elle  devait  occuper  une  importante  surface  à  l'extrémité  des  galeries 
étrangères,  près  du  vestibule  de  l'École  militaire.  Nous  y  avons  perdu 
une  disposition  heureuse,  une  oasis  pleine  d'ombre  et  de  fraîcheur  au 

4.  Voir  Gazelle  des  Beaux-Arts,  n"»  de  juin  et  de  juillet. 


/îvj*  f  ^j^Mfr  P/^o 


DÉTAILS      d'architecture      DD      PAVILLON       DE      LA      VILLE      DE     PARIS 
(PALAIS      DU      CHAMP      DE     MARS.) 


270  GAZETTE    DES    BEAUX-ARTS. 

milieu  des  parcours  interminables  de  l'immense  palais.  Le  pavillon 
municipal  est  venu  s'implanter  au  milieu  de  l'espace  laissé  libre,  ména- 
geant encore,  il  est  vrai,  quelque  apparence  de  parterres  et  de  gazons, 
mais  supprimant  le  vaste  cube  d'air  libre,  voilant  les  perspectives, 
enlevant  tout  recul  pour  bien  voir  les  constructions  variées  qui  bordent 
la  |rue  des  Nations,  une  des  grandes  curiosités  pittoresques  de  l'Expo- 
sition de  1878.  Par  contre,  nous  y  avons  gagné  une  construction  très- 
particulière,  par  M.  Bouvard,  architecte  attaché  au  service  de  la  ville  de 
Paris. 

Ce  n'est  qu'à  la  fin  de  juillet  1877  que,  le  Conseil  municipal  se 
prononçant  pour  le  système  des  constructions  métalliques,  M.  Bouvard 
put  se  mettre  à  l'œuvre  et  préparer  les  projets  d'un  pavillon  qui  couvre 
aujourdhui  3,500  mètres  de  surface  et  a  coûté,  en  chiffres  ronds, 
600,000  francs. 

Adoptant  le  parti  déjà  pris  par  M.  Hardy,  mais  l'adoptant  avec 
toutes  ses  conséquences,  M.  Bouvard,  à  l'exclusion  de  toutes  maçon- 
neries apparentes  de  pierres  ou  de  moellons,  a  élevé  un  pavillon  tout 
en  fer  dans  lequel  les  terres  cuites  ornées,  les  terres  émaillées  et  les 
briques  viennent  former  remplissages  entre  les  fers  accouplés.  Le  fer 
qui  compose  l'ossature  générale  du  bâtiment  est  employé  sans  parties 
pleines,  mais  avec  toutes  les  combinaisons  de  treillis,  de  croisillons  et 
d'assemblages  capables  de  diminuer  le  poids  total  et,  par  suite,  le  prix 
de  revient.  La  fonte  a  été  employée  seulement  pour  certaines  parties 
pleines  d'un  caractère  tout  à  fait  ornemental.  Ce  pavillon  se  compose 
d'une  nef  rectangulaire  de  75  mètres  de  longueur,  enveloppée  â  ses 
extrémités  de  trois  avant-corps  formant  la  croix  et  raccordés  entre  eux 
par  des  motifs  circulaires.  Sur  les  longs  côtés  du  rectangle  régnent  des 
portiques,  ouverts  sur  le  dehors,  qui  relient  entre  eux  les  avant-corps 
extrêmes  d'une  même  face  longitudinale. 

M.  Bouvard  a  su  donner  à  ce  pavillon,  dans  lequel  le  fer  ne  semble 
jouer  qu'un  rôle  utile,  un  aspect  cependant  architectural.  Cet  aspect 
nécessaire,  mais  difficile  à  réaliser  par  le  fer  seul,  s'affirme  peu  à  peu 
cependant  dans  les  constructions  métalliques  confiées  au  talent  de  nos 
architectes.  Il  est  certain  que  l'on  ne  peut  et  que  l'on  ne  doit  pas 
retrouver  dans  les  constructions  en  métal  les  formes  consacrées  de 
telle  ou  telle  architecture  en  pierre  ou  en  matériaux  autres,  mais  on  y 
doit  retrouver  ce  principe  essentiel  et  traditionnel  de  tout  ce  que 
l'architecture  a  produit  d'éternellement  admirable  :  le  Beau  par  le  Vrai, 
c'est-à-dire  la  logique  des  formes  et  de  la  décoration.  C'est  en  s'ap- 
puyant  sur  ce  principe  que  M.  Bouvard  a  fait  œuvre  d'architecte.  Les 


272  GAZETTE    DES    BEAUX-ARTS. 

six  grandes  portes,  enveloppées  de  cadres  en  fer  ou  en  fonte  garnis 
de  terres  ornées  et  d'émaux,  sont  largement  dessinées  et  offrent,  comme 
les  portiques  latéraux,  très  élégants,  des  détails  ingénieux  d'ornemen- 
tation. Cependant  nous  trouvons  que  cette  ornementation  manque  un 
peu  d'unité  et  pèche  par  excès  de  reclierche  et  de  finesse.  De  plus,  elle 
ne  nous  paraît  pas  toujours  bien  distribuée.  Ainsi  nous  voyons  autour 
des  grandes  portes  une  enveloppe  de  lourds  motifs  circulaires  en  terre 
cuite,  tandis  que  les  pilastres  d'angles  des  avant-corps  d'extrémité,  qui 
devraient  offrir  à  l'œil  une  certaine  puissance  apparente,  sont  décorés 
de  rinceaux  d'une  ténuité  et  d'un  détail  relativement  excessifs.  Les 
émaux  qui  sertissent  les  portes  sont,  par  contre,  d'un  dessin  un  peu 
brutal  et  sommaire,  et  la  coloration  en  est  dure.  Mais,  ces  réserves 
faites,  nous  reconnaissons  avec  plaisir  la  grande  somme  de  talent 
dépensée,  en  si  peu  de  temps,  dans  cette  construction  qui,  elle  aussi, 
essaye  avec  bonheur  de  la  polychromie.  Les  fers  apparents,  peints  en 
gris,  réchampis  de  bleu,  de  vert,  de  jaune,  donnent  au  tout  une  colo- 
ration gris-bleu  sur  laquelle  se  détache  en  douceur  la  note  rousse  et 
pâle  des  terres  cuites.  Les  émaux  et  les  ors  sont  les  accents  nécessaires 
de  cet  ensemble  harmonieux.  Nous  parlerons  peu  de  l'intérieur  de  ce 
pavillon,  dont  les  bonnes  dispositions  sont  surtout  en  harmonie  avec  sa 
future  destination.  En  effet,  après  avoir  abrité  l'Exposition  de  la  ville  de 
Paris,  ce  pavillon  sera  démonté  et  transformé  en  Gymnase  municipal 
des  écoles. 

J'ai  hâte  de  dire  quelques  mots  de  certaines  autres  constructions  qui, 
aux  alentours  du  palais,  relèvent  de  l'art  français. 

11  ne  nous  appartient  pas  de  parler  du  grand  pavillon  que  le  Creusot 
a  fait  édifier  pour  présenter  dans  une  imposante  ordonnance  les  masses 
de  la  matière  rebelle  assouplies  et  transformées  par  le  puissant  outillage 
de  ses  vastes  usines.  Mais  qu'on  veuille  bien  seulement  nous  permettre 
de  constater  dans  l'emploi  simultané  et  la  juxtaposition  des  bronzes, 
des  marbres  et  des  émaux  qui  décorent  les  façades,  encore  une  tentative 
de  polychromie  monumentale. 

C'est  aussi  une  construction  colorée  que  M.  de  Dartein  a  élevée  pour 
servir  d'Exposition  au  Ministère  des  Travaux  publics.  Mais  ce  pavillon, 
également  en  fer  et  briques  et  décoré  de  terres  émaillées,  a  si  bien  un 
caractère  oriental  qu'on  a  peine  à  y  soupçonner  les  Travaux  publics  fran- 
çais. Son  phare  coquet  ressemble  de  lom  à  un  minaret  arabe  et  les  revê- 
tements émaillés  de  la  façade  du  porche  annoncent  l'entrée  de  quelque 
mosquée.  Toutefois  nous  trouvons  agréable  la  gamme  lumineuse  de  ces 
émaux  dans  lesquels  le  blanc,  le  bleu  turquoise  et  le  brun  noir  dominent. 


L'ARCHITECTURE  AU   CHAMP  DE   MARS.  273 

Certains  détails  d'ornementation  sont  traités  avec  charme  et  distinction  ; 
mais  nous  trouvons  qu'il  n'était  pas  nécessaire  de  réchampir  et  de  sub- 
diviser les  fers  déjà  grêles  par  des  rouges,  des  verts,  des  bleus,  qui, 
trop  voisins  des  émaux,  ne  peuvent  en  soutenir  le  voisinage  et  enlèvent 
du  calme  à  l'ensemble.  II  y  a  aussi  dans  la  composition  de  ce  pavillon  en 
fer  et  briques  quelque  hésitation  entre  l'emploi  des  formes  utilitaires 
consacrées  par  l'usage  et  la  recherche  voulue  d'aspects  nouveaux.  Cepen- 
dant, malgré  l'incertitude  des  résultats,  le  pavillon  du  Ministère  des 
Travaux  publics  n'en  reste  pas  moins  une  des  constructions  les  plus 
pittoresques  et  les  plus  appréciées  du  parc  du  Champ  de  Mars. 

Si  nous  voulons  en  finir  avec  les  constructions  annexes  de  quelque 
importance  architecturale  qui  relèvent  de  notre  art  français,  il  faut 
passer  de  l'autre  côté  de  la  Seine,  sur  les  pentes  du  Trocadéro,  où  s'élève 
une  construction  d'un  tout  autre  caractère  et  d'un  tout  autre  intérêt  : 
c'est  le  chalet  de  l'administration  des  Eaux  et  Forêts.  Construit  tout  en 
bois,  il  n'a  cependant  pas  la  prétention  de  reproduire  l'aspect  solide  et 
massif  des  chalets  de  l'Oberland  bernois  ni  celui  des  maisons  norwé- 
giennes  ou  moscovites.  Mais  il  nous  fait  voir  les  ressources  multiples  de 
la  charpenterie  et  de  la  menuiserie  modernes  en  des  combinaisons 
savantes  et  délicates. 

Elevé  sur  un  haut  soubassement  de  rochers,  enveloppé  de  portiques 
treillages  et  de  massifs  de  fleurs  et  de  verdure,  ce  pavillon  pittoresque 
accuse  quand  même  une  silhouette  architecturale  très-définie,  et  fait 
honneur  au  talent  de  l'architecte,  M.  Etienne. 

Nous  pourrions  encore  signaler  dans  la  section  française,  dans  les 
annexes  et  dans  les  parcs,  de  nombreuses  constructions  de  toutes 
sortes,  de  styles  et  de  matériaux  bien  différents;  conceptions  sérieuses 
témoignant  de  tentatives  intelligentes  très-honorables,  conceptions  fan- 
taisistes révélant  chez  nos  architectes  et  nos  constructeurs  une  rare 
habileté  d'exécution  et  une  grande  abondance  d'imagination.  Mais  c'est 
assez  nous  occuper  des  œuvres  de  nos  confrères  français,  nous  ne  sau- 
rions convenablement  faire  attendre  plus  longtemps  les  hôtes  nos  amis. 
II  nous  faut  parler  des  pays  étrangers,  de  leur  architecture  et  de  leurs 
constructions  au  Champ  de  Mars  et  au  Trocadéro.  Nous  y  trouverons, 
pour  nos  conclusions  ultérieures,  des  comparaisons  utiles,  des  renseigne- 
ments précieux. 

PAUL    SÉDILLE. 

(La  suilc  prochainemeitlj 


XVIII .  —  2«   PÉRIODE.  35 


EXPOSITION  UNIVERSELLE   DE  1878 


LE   MOYEN   AGE   ET  LA   RENAISSANCE 

AU  TROGADÉRO 


LES     IVOIRES. 

NE  exposition  aussi 
immense  et  aussi  va- 
riée que  celle  instal- 
lée dans  les  galeries 
du  Trocadéro  exige- 
rait, pour  être  con- 
venablement appré- 
ciée, une  foule  de 
connaissances  qu'un 
seul  critique  ne  sau- 
rait avoir.  Aussi  la 
Gazelle  des  Beaux- 
Arls,  pour  ne  point 
rester  au-dessous  de 
la  tâche  qu'elle  s'est  imposée,  a-t-elle  dû  répartir  la  matière  entre  plu- 
sieurs de  ses  rédacteurs  ordinaires  auxquels  elle  a  adjoint  un  certain 
nombre  de  collaborateurs  nouveaux. 

M.  Rayet  a  déjà  commencé  l'étude  des  monuments  de  l'antiquité 
grecque  qui  lui  est  si  familière.  M.  Benjamin  Fillon,  qui,  parmi  ses  pas- 
sions de  collectionneur  éclairé,  a  celle  des  antiquités  mérovingiennes,  a 
bien  voulu  se  charger  de  tout  ce  qui  regarde  les  transformations  de 
l'art  en  Occident,  depuis  le  commencement  de  notre  ère  jusqu'à  1  avè- 
nement des  Carolingiens.  M.  Eugène  Piot,  dont  le  goût  pour  l'art  italien 
du  XV'  siècle  se  montre  dans  tout  ce  qu'il  a  possédé  et  possède  encore, 
appréciera  cet  art  dans  le  marbre  et  dans  le  bronze  avec  la  haute  com- 
pétence que  chacun  lui  reconnaît. 


LE  MOYEN   AGE  ET  LA  RENAISSANCE  AU  TROCADÉRO.     275 

Les  armes  et  les  armures  reviennent  de  droit  à  M.  E.  de  Beaumont. 

Quant  au  reste,  ou  du  moins  à  une  grande  partie  du  reste,  les  arts 
de  l'Orient  exceptés,  qui  seront  parcourus  par  MM.  Henri  Lavoix,  Arthur 
Rhoné,  etc.,  c'est  à  nous  qu'on  en  a  imposé  le  fardeau,  à  moins  que 
quelque  érudit  charitable  ne  veuille  en  prendre  sa  part. 

Qu'on  veuille  bien  excuser  les  redites,  s'il  nous  arrive  d'y  tomber, 
lorsque  nous  traiterons  de  matières  dont  nous  avons  déjà  eu  l'occasion 
de  parler;  mais  qu'on  nous  pardonne  surtout  si  nous  sommes  long  et 
superficiel  tout  ensemble.  Le  sujet  est  si  vaste  dans  sa  diversité  que 
c'est  le  cas  de  suivre  le  précepte  des  gens  sages  :  «  Glissez,  critiques, 
mais  n'appuyez  pas.  » 

Nous  commençons  donc  sans  autre  préambule,  suivant  la  classifica- 
tion par  matières  et  l'ordre  chronologique  dans  chaque  division. 

La  collection  Basilewsky,  si  riche  en  ivoires  qu'elle  permettra  à  notre 
collaborateur  M.  Benjamin  Fillon  d'étudier  à  leur  aide  la  sculpture 
contemporaine  de  nos  Mérovingiens,  se  complète  à  partir  de  l'époque 
carolingienne  par  les  apports  de  MM.  Castellani,  Stein,  Maillet  du  Boullay 
et  divers. 

D'un  feuillet  de  diptyque  assez  baibare,  qui  lui  appartient,  plutôt 
ciselé  que  sculpté,  et  que  nous  attribuons  au  vin''  siècle,  plaque  dont 
les  trois  registres  représentent  le  Péché  originel,  l'Arche  et  le  Sacrifice 
d'Abraham,  nous  rapprochons  les  quatre  évangélistes  de  M.  Stein,  d'un 
dessin  également  barbare,  que  leurs  inscriptions  nous  montrent  exécutées 
par  un  Latin.  Les  enlacements  des  liges  qui  serpentent  sur  le  fond  nous 
semblent  une  imitation  de  ceux  dont  on  a  prétendu  orner  les  lettres 
initiales  des  manuscrits  de  cette  époque. 

11  faudrait  peut-être  reculer  jusqu'au  même  ten)ps  une  plaque  de 
reliure  appartenant  encore  à  la  belle  collection  de  M.  Stein,  où  le  Christ 
dans  sa  gloire,  imberbe  et  portant  la  croix  résurrectionnelle,  ce  qui 
n'est  point  habituel  dans  ces  sortes  de  représentations,  est  placé  entre 
les  quatre  symboles  évangéliques.  L'inscription  suivante,  en  lettres  en 
relief,  est  tracée  dans  le  bas  de  la  plaque  :  ob  amor  es  radegid  fier 
ROGWiT,  qu'on  doit  lire  :  Ob  amorcm  criiris  Radegid  fieri  rogavit. 
Radegid  est  un  nom  gaulois  et  les  o  de  l'inscription  sont  des  losanges 
qui  appartiennent  à  l'épigraphie  de  ces  époques  reculées. 

Une  plaque  exposée  par  M.  Castellani  nous  intrigue  vivement  à  cause 
du  costume  des  personnages  qu'elle  met  en  scène  et  qui  ne  sont  autres 
que  le  premier  assassin  et  la  première  victime.  A  gauche  on  voit  Caïn  et 
Abel  allumant  chacun  leur  bûcher  sous  la  main  de  Dieu  qui  bénit  celui 


276  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS, 

du  second.  A  droite  Gain  étrangle  son  frère  renversé  à  terre.  Puis  il  fuit, 
chassé  par  Dieu  qui  apparaît  en  buste  dans  les  airs. 

L'œuvre  est  byzantine,  car  la  main  de  Dieu,  dans  la  première  scène, 
bénit  à  la  façon  grecque.  Elle  est  d'époque  très-reculée,  car  le  nimbe  de 
Dieu  dans  la  seconde  est  uni,  au  lieu  d'être  croiseté.  Mais  quels  costumes 
étranges  portent  les  deux  fils  aînés  du  premier  homme  ?  Ils  sont  presque 
vêtus  comme  les  acteurs  du  cirque.  Un  justaucorps  épais,  sorte  de  cui- 
rasse descendant  à  la  ceinture,  pardessus  une  tunique  relevée  sur 
chaque  cuisse,  des  braies  en  spirale,  et  des  chausses  ainsi  que  des 
chaussures  maintenues  par  des  bandelettes.  Point  de  coiffures  et  des  che- 
veux crépus. 

Notons  que  le  chapiteau  de  la  colonne  qui  sépare  les  deux  scènes, 
est  orné  d'une  feuille  qui  descend  de  l'abaque  au  lieu  de  monter  de 
l'astragale. 

Tout  ceci  est  étrange.  Plusieurs  ivoires  du  même  genre  seraient 
dispersés  en  Italie  et  proviendraient  d'un  ambon  de  la  cathédrale  de 
Salerne. 

Nous  classerons  à  la  suite  toute  une  réunion  de  boîtes  telle  que  nous 
n'en  avons  pas  encore  rencontré  de  pareille.  Toutes  montrent  le  même 
caractère  de  décoration,  et  doivent  être  attribuées  à  l'art  byzantin 
d'après  les  inscriptions  qui,  sur  plusieurs,  expliquent  les  sujets  qui  y 
sont  représentés. 

Toutes  sont  formées  d'ais  en  bois  revêtus  de  plaquettes  d'os  ou 
d'ivoire  encastrées  dans  des  bandes  ornées  soit  d'une  succession  d'an- 
neaux jointifs  encadrant  des  rosaces  à  pétales  aigus,  ou  une  rosace  et 
une  tète  de  prolil  alternées,  tètes  d'un  caractère  tout  particulier,  au 
front  fuyant  et  à  la  chevelure  crépue  que  l'on  retrouve  parfois  dans  les 
grandes  majuscules  et  les  encadrements  des  manuscrits  carolingiens. 

M.  A.  Basilewsky  possède  trois  de  ces  boîtes  à  couvercle  en  pyra- 
mide tronquée,  dont  les  plaques  représentent  des  combats  de  cavaliers, 
des  jongleurs  ou  des  jeux  de  cirque.  Nous  les  attribuons  à  l'art  grec  du 
vnr  ou  ix«  siècle. 

Celle  dont  l'exécution  est  le  plus  soignée  et  que  la  Gazette  des  Bemir- 
Arts  a  publiée  jadis  (1«  série,  t.  XIX,  p.  290)  est  attribuée  au  ix'  siècle 
par  M.  J.  Labarte,  qui  y  voit  dans  le  guerrier  asiatique  de  l'une  des 
plaques  un  souvenir  des  guerres  de  Basile  le  Macédonien  en  872. 

Des  cinq  autres  coffrets,  qui  sont  rectangulaires  avec  couvercle  plat 
à  coulisses,  quatre  plus  ou  moins  complets  sont  exposés  par  M.  Castel- 
lani,  un  par  M™"  la  comtesse  d'Authenaise. 

Celui-ci,  dont  les  frises  d'encadrement  sont  décorées  d'une  suite  de 


LE  MOYEN  AGE  ET  LA  RENAISSANCE  AU  TROGADÉRO.  277 

têtes  seules,  et  le  plus  important  de  ceux  appartenant  h  M.  Castellani, 
représentent  des  scènes  de  la  Genèse  et  de  l'histoire  de  Joseph,  qu'ex- 
pliquent des  inscriptions  grecques,  qui  ont  le  grand  mérite  de  nous 
renseigner  sur  leur  provenance.  Ils  ont  été  fabriqués  à  Byzance  ou  par 
des  mains  byzantines. 

Notons  que  les  sujets  des  trois  plaques  du  couvercle  du  coffret  Cas- 
tellani—  La  Création  éCAdam,  La  Naissance  d'Eve  et  Le  Meurtre  d' Abel 
—  sont  identiquement  reproduites  sur  deux  plaques  exposées  par  M.  Stein. 

L'histoire  douloureuse  de  nos  premiers  parents  devait  se  développer 
sur  les  flancs  de  ce  coffret,  veuf  d'un  certain  nombre  de  ses  plaques.  Nous 


m^^^'^:^^^MÈs^ÉêsÉ&i>j^mii^mim^^simmmmi^ . 


f — r^assgsss^BSë^fgaagasgaa^jsgMi. 


COFFRET     BYZANTIN      BN      IVOIRK. 

(Collection  de  M.  Biisilewsky  ) 


y  voyons  cependant  Adam  en  train  de  labourer  la  terre  à  l'aide  d'un 
hoyau,  et,  sur  les  deux  plaques  de  l'une  des  extrémités,  une  scène 
unique,  précieuse  pour  l'histoire  de  l'industrie  sous  les  Carlovingiens. 
Adam  forge  assis  devant  une  enclume,  tandis  qu'Eve  active  le  feu  de  la 
forge  en  donnant  un  mouvement  alternatif  à  deux  soufflets  cylindriques 
qu'elle  tient  en  main  par  leurs  poignées. 

Sur  le  second  des  coffrets  de  M.  Castellani,  des  jeux  du  cirque  sont 
représentés.  Sur  la  plaque  du  couvercle  on  voit  deux  hommes  avec  des 
bêtes  féroces,  assez  fantastiques  même.  Entre  elles  on  aperçoit  l'arrière- 
train  d'un  petit  homme  dont  le  buste  est  enfoncé  dans  quelque  chose  qui 
ressemble  à  un  coquetier.  C'est  un  gymnaste  qui,  pour  échapper  à  la 
bête,  disparaît  dans  une  trappe  comme  on  en  voit  figurées  par  de  petits 
cercles  dans  la  partie  inférieure  du  diptyque  consulaire  d'Areobindus 


278  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

(Coll.  Basilewsky),  où  des  hommes  très-agiles  jouent  une  foule  de  niches 
à  des  ours  bien  appris  qui  semblent  acharnés  à  leur  poursuite. 

Notons,  avant  de  quitter  ces  coffrets,  le  caractère  bien  tranché  des 
sujets  qui  les  décorent.  Sur  les  uns,  des  combats  ou  des  jeux  qui  peut- 
être  se  confondent  :  sur  les  autres,  la  genèse  pénible  de  l'humanité, 
l'homme  et  la  femme  condamnés  au  travail.  Quelle  leçon  pour  le  ménage 
à  qui  peut-être  on  les  offrait,  remplis  de  présents,  au  jour  du  mariage  1 

Un  coffret,  que  nous  publions,  et  un  olifant  exclusivement  décorés 
d'animaux  fantastiques  dans  les  enroulements  d'un  cep  de  vigne  de  la 
collection  Basilewsky,  un  autre  coffret  semblable  appartenant  à  MM.  Seil- 
lière,  et  un  dernier  olifant  à  M.  Stein,  sont-ils  des  produits  de  l'art 
byzantin  de  l'époque  du  triomphe  des  iconoclastes,  lorsque  la  représen- 
tation de  la  figure  humaine  n'était  plus  admise?  La  chose  est  possible. 
Mais  il  est  possible  aussi  que  les  querelles  auxquelles  donna  lieu  l'ima- 
gerie religieuse  soient  étrangères  à  la  fabrication  de  ces  petits  meubles. 

Notons  encore  dans  la  collection  Basilewsky  un  bois  de  renne  décoré 
sur  ses  bords  d'un  galon  ciselé  de  même  style  :  pièce  curieuse  que  l'on  a 
dû  conserver  dans  quelque  trésor  d'église  ou  de  couvent  comme  une 
rareté,  provenant  de  quelque  animal  fantastique,  au  même  titre  que  les 
défenses  de  narval,  qui  passaient  pour  des  cornes  de  licorne,  que  les 
côtes  de  baleine  qu'on  se  figurait  être  des  os  du  léviathan,  et  que  les 
œufs  d'autruche,  qu'on  disait  être  des  œufs  de  griffon. 

Les  monstres  sculptés  avec  les  andouillers  de  ce  bois  nous  laissent 
cependant  fort  perplexe  sur  l'époque  où  le  travail  fut  exécuté.  Il  y  a  des 
dragons  à  gueule  ouverte  qui  sont  d'une  physionomie  que  nous  sommes 
habitués  à  rencontrer  vers  le  xii'  siècle. 

Le  Musée  de  Lyon,  qui  a  fait  un  magnifique  envoi  d'ivoires,  possède 
deux  feuillets  de  diptyque  à  trois  registres  :  l'un,  bordé  de  feuilles 
d'acanthe  entablées,  d'un  travail  très-ferme  que  nous  croyons  du  ix*  siè- 
cle, nous  montre  deux  apôtres,  le  paralytique  emportant  son  lit  après 
sa  guérison  et  la  Samaritaine;  sur  l'autre,  d'un  travail  moins  incisif  et 
que  nous  croyons  quelque  peu  postérieur,  nous  voyons  l'aventure  des 
rois  mages  encore  revêtus  du  costume  traditionnel  donné  aux  Orientaux 
jusqu'à  l'époque  carolingienne.  Ils  offrent  au  Messie  la  myrrhe,  l'or  et 
l'encens;  couchés  tous  trois  dans  le  môme  lit  et  habillés,  ils  sont  avertis 
par  un  ange  d'une  fort  belle  tournure  d'éviter  la  cour  d'Hérode;  enfin 
ils  retournent  en  leur  royaume,  montés  sur  leurs  chevaux. 

Une  plaque  de  travail  grec  exposée  par  M.  Stein  et  que  nous  repro- 
duisons doit  en  être  rapprochée.  Elle  présente  cette  particularité  d'avoir 
été,  peu  de  temps  après  sa  fabrication,  complétée  de  façon  à  pouvoir 


LE  MOYEN  AGE  ET  LA  RENAISSANCE  AU  TROGADÉRO.    279 

s'adapter  dans  le  cadre  d'une  reliure.  La  partie  centrale  montre  le  Christ 
dans  sa  gloire,  bénissant  à  la  manière  grecque.  On  lui  a  ajouté,  à  la 
partie  supérieure,  qui  est  cintrée,  une  petite  plaque  qui  la  rend  rectan- 
gulaire et  qui  porte  la  colombe  dans  un  disque  croiseté,  entre  deux  sym-- 


PLAQUE   DK   RELIURE   EN   IVOIRE   DB   TRAVAIL   GREC. 

(Collection  de  M.  Stein. ) 


boles  évangéliques;  puis,  à  la  partie  inférieure,  sur  une  autre  bande  cor- 
respondante, l'agneau  pascal  également  dans  un  disque  croiseté,  entre 
les  deux  autres  symboles.  Nous  supposons  qu'un  ouvrier,  ignorant  la 
signification  des  quatre  lettres  grecques  I.  G.  —  XC.,  aura  pris  le  Christ 
pour  Dieu  le  père,  et  prétendu  figurer  la  Trinité  en  y  ajoutant  les  emblèmes 
du  Saint-Esprit  et  du  Christ. 


280  GAZETTE   DES   BEAUX-ARTS. 

11  se  présente  maintenant  un  certain  nombre  d'ivoires  où  une  influence 
antique  abâtardie  se  révèle,  et  que  nous  croyons  devoir  classer  parmi  les 
œuvres  de  la  décadence  carolingienne  du  x*  au  xr  siècle. 

Telle  est  une  plaque  exposée  par  M.  Castellani  représentant  sur  son 
premier  registre  la  Crucifixion  avec  l'arrangement  symétrique  ordinaire 
des  deux  soldats  portant,  l'un  l'éponge  au  bout  d'un  roseau,  l'autre  la 
lance;  de  la  Vierge  et  de  saint  Jean,  et  de  deux  anges  dans  des  disques 
au-dessus  des  bras  de  la  croix,  symbolisant  sans  doute  le  soleil  et  la 
lune;  sur  le  second,  les  Saintes  Femmes  au  tombeau.  On  n'en  voit  que 
deux  qui  portent  les  aromates  dans  des  vases  ouverts,  suspendus  à  trois 
chaînes  qui  sont  absolument  de  la  forme  des  encensoirs  qu'on  voit  sus- 
pendus dans  les  arcatures  des  canons  des  évangéliaires  du  ix'  siècle. 

Un  encensoir  semblable  est  indiqué  dans  la  même  scène  d'une  plaque 
de  la  collection  Basilewsky.  Un  premier  registre  montre  la  Descente  de 
croix  et  les  Saintes  Femmes  au  tombeau;  le  second,  le  Christ  descendant 
aux  limbes.  Cette  dernière  scène  a  cela  de  remarquable  qu'un  roi  et 
qu'une  reine,  assistés  de  saint  Jean-Baptiste,  y  assistent.  L'inscription 
gravée  raiimvndvs  :  me  :  fecit  indique  une  origine  latine. 

Les  trois  mêmes  scènes  se  trouvent  encore  réunies,  mais  différem- 
ment disposées  sur  une  autre  plaque  qui  est  également  latine  par  la 
façon  dont  le  Christ,  qui  est  vêtu,  bénit  ceux  qu'il  vient  délivrer  de 
l'enfer.  Une  certaine  énergie  dans  le  jet  des  plis,  tourmentés  à  leur  extré- 
mité flottante,  nous  indiquerait  une  main  allemande  comme  dans  V Ascen- 
sion, que  l'énergie  des  attitudes  et  l'accentué  des  formes  sous  les  dra- 
peries signale  dans  la  même  collection. 

Forcés  jusqu'ici  de  fixer  des  époques  sans  savoir  si  des  provenances 
diverses  ne  doivent  pas  expliquer  des  apparences  et  des  exécutions  dif- 
férentes, nous  arrivons  enfin  à  un  monument  qui  est  presque  daté.  11 
s'agit  de  l'urceum  de  la  collection  Basilewsky  qui  porte  le  nom  d'Otlion. 
Il  y  eut  trois  empereurs  d'Allemagne  de  ce  nom,  de  936  à  1002.  Mais 
c'est  au  dernier,  qui  eut  des  velléités  de  rétablir  l'empire  romain  avec  sa 
pompe,  qu'on  l'attribue  à  cause  de  l'enflure  des  vers  dédicatoires  où  nous 
voyons  son  nom  : 

OTONI    AVGVSTO    PLVRIMA  LUSTRA   LEGAT 
GERNVVS    ARTE    CVPIT    MEMORARI    CESAR    ALIl-TES. 

Quelque  chose,  ornement  ou  lettre,  qui  ressemble  à  un  K,  placé  à  la 
fin  de  ce  dernier  vers,  a  motivé  en  Allemagne  quelques  connnentaires 
peu  concluants.  Toujours  est-il  que  les  personnages  des  différentes  scènes 
de  la  Passion  sculptées  sur  ce  vase  ecclésiastique,  bien  qu'un  peu  courts. 


LE  MOYEN  AGE  ET  LA  RENAISSANCE  AU  TROCADÉRO.     281 

sont  d'un  grand  caractère,  et  que  plusieurs  d'entre  eux  sont  empruntés 
au  célèbre  diptyque  de  Monza. 

La  même  collection,  que  nous  dirions  si  riche  en  ivoires  si  elle 
n'était  riche  en  toutes  choses,  possède  encore  deux  plaques  de  la  même 


lîKAS      DB      CHOIX      KN      IVOIKE. 

(Collection  de  M.  Maillet  du  Boullay. 


époque,  l'une   byzantine,  l'autre  latine,  représentant,  la  première,  le 
commencement  de  la  vie  du  Christ,  l'autre  sa  fin. 

Avant  de  quitter  les  ivoires  de  physionomie  ou  plutôt  de  tradition 
encore  antique,  pour  aborder  ceux  que  réclame  un  art  nouveau,  arrêtons- 
nous  devant  les  deux  grands  bras  de  croix  qu'expose  M.  Maillet  du 
Boullay  et  dont  nous  donnons  un  spécimen.  Le  galon  qui  les  borde  est 
de  style  oriental,  comme  les  coffrets  et  les  olifants  que  nous  avons  déjà 
examinés;  mais  les  croix  complètes  que  conservent  encore  quelques 

\viii.  —  2"  piinioDE.  80 


282  GAZETTE    DES  BK\UX-ARTS. 

églises  d'Espagne  nous  montrent  que  ces  ivoires  ont  été  ciselés  sous 
une  influence  moresque. 

Ils  étaient  dorés,  ainsi  qu'on  peut  le  reconnaître  à  quelques  traces 
d'or  retenues  dans  les  fonds.  Des  pieiTes  fines  en  table  ou  des  verrote- 
ries étaient  cloisonnées  dans  le  champ  réservé  au  centre  de  l'ivoire,  et 
des  ornements  d'orfèvrerie,  dont  on  voit  les  trous  d'attache  sur  la 
tranche,  réunissaient  les  bras  de  ces  croix,  dont  les  dimensions  égalaient 
la  richesse. 

Si  l'art  byzantin  continue  à  côtoyer  l'art  latin  qui  se  développe  avec 
des  physionomies  différentes  chez  les  différentes  nations  de  l'Occident, 
il  se  hicratise,  si  l'on  peut  dire  ainsi,  pratiqué  par  des  artisans  privés  de 
toute  initiative,  et  devient  enfin  ce  que  l'on  sait  dans  les  couvents  du 
mont  Athos. 

Un  magnifique  diptyque  jadis  peint,  appartenant  au  musée  de  Cham- 
béry,  et  le  diptyque  des  douze  fêtes  de  la  collection  Basilewsky  montrent 
ce  qu'il  est  devenu  au  xii'  siècle  :  précieux,  mais  sec,  et  comme  son- 
geant avant  tout  à  faire  participer  les  figures  de  la  rigidité  de  l'ordon- 
nance architecturale  qui  les  domine. 

Leur  comparaison  avec  les  quatre  évangélistes  d'une  petite  plaque 
de  la  collection  Basilewsky  montre  le  changement  qui  s'est  opéré  entre 
le  grand  style  de  celle-ci  et  la  manière  des  deux  autres. 

Les  deux  motifs  principaux  du  diptyque  dé  Chambéry  sont,  d'un 
côté,  la  Vierge  entre  saint  Pierre  et  saint  Paul,  de  l'autre,  la  Résurrection, 
encadrées  supérieurement  par  des  scènes  de  la  vie  et  des  miracles  du 
Christ,  que  surmontent,  dans  des  demi-cercles  superposés  au  rectangle  des 
plaques,  d'un  côté  la  Crucifixion,  de  l'autre  la  Transfiguration,  qui  en  est 
comme  la  figure  glorieuse.  La  bordure  inférieure  se  compose  d'un  rang 
d'arcs  abritant  chacun  une  figure  d'un  saint  grec,  au-dessus  d'une  série 
de  médaillons  formés  par  les  enlacements  d'un  ruban,  qui  encadrent  le 
buste  d'un  apôlre.  Des  inscriptions  grecques  expliquent  chaque  person- 
nage ou  chaque  scène. 

Lorsque  l'artiste  eut  un  champ  plus  considérable  à  sa  disposition, 
s'il  soigna  les  visages  qu'il  polit  avec  une  certaine  recherche  en  leur 
donnant  un  type  juif  assez  prononcé,  il  continua  de  ciseler  les  plis  des 
vêtements  comme  dans  la  plaque  du  Musée  de  Lyon  qui  représente  le 
Christ  législateur  en  buste,  comme  dans  celle  de  M.  Odiot  qui  repré- 
sente la  Vierge  en  buste  avec  l'Enfant,  connne  dans  le  diptyque  de  M.  Ba- 
silewsky, dont  les  longs  personnages  sont  enveloppés  par  une  plus 
longue  inscription  tracée  en  Italie  du  xiir  au  xtv"  siècle  et  empruntée  à 
l'Evangile,  qui  raconte  la  Prhenlationau  temple. 


LE  MOYEN  AGE  ET  LA  RENAISSANCE  AU  TROCADÉRO.     283 

L'art  occidental  du  xi*  siècle  s'accuse  d'abord  avec  toute  sa  barbarie, 
naturelle  à  des  gens  assez  pauvres  pour  être  privés  d'ivoire  et  employer 
l'os  pour  faire  un  objet  de  luxe,  dans  le  cofTiet  de  la  collection  Basi- 
lewsky  dont  les  arcatures  abritent  des  figures  d'apôtres  et  de  saints 
qu'il  a  été  nécessaire  de  désigner  par  des  inscriptions  latines.  Mais  il 
s'assouplit  pour  décorer  les  disques  de  dent  de  morse  ou  d'ivoire  du 
jeu  de  dames  de  la  même  collection  où  les  sujets  religieux  et  les  sujets 
profanes  se  mêlent.  Témoin  la  vision  de  saint  Barlaam,  qui,  monté  sur 
un  arbre  pour  se  repaître  du  miel  d'une  ruche  qui  y  est  placée,  s'aper- 
çoit interdit  que  deux  rats,  l'un  blanc,  l'autre  noir,  en  rongent  le  pied  : 
image  de  notre  vie,  que  dévorent  le  jour  et  la  nuit,  tandis  que  nous 
nous  abandonnons  à  ses  délices. 

Pardon  de  la  morale;  elle  n'est  pas  de  nous.  C'est  l'imagier  barbare 
du  XI»  siècle  qui  la  fait  aux  gens  auxquels  était  destiné  ce  petit  usten- 
sile qu'il  fouillait  avec  plus  de  bonne  volonté  que  de  science.  Horace  y 
mettait  certainement  plus  de  grâce;  mais  le  sentiment  est  le  même. 

L'art  manque  encore  de  souplesse  dans  les  quelques  crosses  d'un 
caractère  particulier,  que  nous  croyons  fabriquées  dans  le  nord  de 
l'Italie  ou  le  sud  de  l'Allemagne,  que  possède  la  même  collection.  11  en 
manque  encore  dans  le  tau  du  musée  départemental  d'antiquités  de 
Rouen;  mais  comme  il  y  a  un  progrès  marqué  dans  celui  de  M.  Basi- 
lewsky  qui  appartient  à  l'art  allemand  du  xii«  siècle,  tant  par  l'abondante 
souplesse  des  vigoureux  feuillages  qui  le  composent  que  par  l'énergie 
sauvage  des  petits  personnages  qui  y  sont  mêlés. 

Deux  fragments ,  exposés  par  M.  Bligny ,  doivent  appartenir  au 
xii«  siècle,  et  tous  deux,  bien  que  revêtus  d'une  patine  différente,  mon- 
trent la  même  mollesse  dans  leurs  plis.  L'une  est  une  Descente  de  croix; 
l'autre,  \' Arrestation  du  Christ.  Le  costume  des  soldats  sert  à  le  dater. 
Ils  portent  le  haubert  de  mailles  sous  une  robe  que  recouvre  la  cotte 
d'armes,  et  sont  coiffés  du  capuchon  de  mailles  sous  le  heaume  gemmé. 

Nous  entrons  maintenant  dans  l'art  qu'il  faut  appeler  gothique  afin 
de  se  conformer  à  l'usage,  tant  avec  les  Vierges  nombreuses  et  encore 
un  peu  gauches  que  ,  MM.  Basilewsky,  Stein  et  Benjamin  Fillon  ont 
exposées,  ainsi  qu'on  peut  le  voir  par  celle  que  nous  reproduisons, 
qu'avec  la  foule  nombreuse  des  œuvres  exquises  qui  nous  sollicitent  de 
toutes  parts. 

Mettons  en  tête  la  Vierge  ouvrante  du  Musée  de  Lyon  et  celle  du 
Musée  de  Rouen,  bien  que  celle-ci  ait  été  réduite  à  l'état  de  triptyque 
parla  suppression  de  tous  ses  reliefs  :  triptyques  intérieurs  qui,  avec 
quelques  différences  dans  le  symbolisme,  reproduisent  celui  du  Musée 


28k  GAZETTE  DES   BEAUX-ARTS. 

du  Louvre.  Puis  notons  encore  les  autres  Vierges  assises  ou  debout  des 
collections  J3asilewsky,  Odiot  et  Maillet  du  Boullay  ;  celles  de  M.  le  baron 
Charles  Davillier;  la  Vierge  et  le  saint  Jean  qui  ont  dû  jadis  faire  partie 
d'une  Crucifixion,  à  M.  Desmottes,  de  Lille,  et  la  charmante  Vierge 
allaitant  l'enfant  Jésus,  du  Musée  de  Rouen. 

Songez  que  lorsque  André  Pottier  acquit  celle-ci  d'une  église  du  dépar- 
tement de  l'Eure  pour  le  Musée,  elle  était  revêtue  d'une  telle  couche 
d'apprêt  doré  qu'elle  semblait  une  œuvre  du  xviii"  siècle.  Au  poids  seul 
on  devinait  l'ivoire.  Aussi  quelle  émotion  en  la  débarrassant  de  l'enve- 
loppe qui  l'empêtrait!  et  quelle  joie  de  découvrir  peu  à  peu  le  sourire 
de  son  visage,  et  la  finesse  de  ses  attaches,  et  la  savante  abondance  de 
ses  plis  sous  les  écailles  de  son  enveloppe  dorée!  Le  hasard  nous  fit 
assister  à  toutes  ces  péripéties,  et  nous  partagions  toutes  les  émotions 
de  notre  savant  maître  et  ami. 

Deux  œuvres  méritent  qu'on  s'y  arrête,  d'abord  par  leur  beauté, 
puis  parce  qu'elles  ont  dû  être  réunies  dans  un  même  ensemble 
avant  que  de  l'être  pour  un  temps  dans  les  vitrines  du  Trocadéro.  Nous 
voulons  parler  du  personnage  agenouillé  que  possède  M.  le  baron 
Gustave  de  Rothschild,  et  des  deux  anges  debout  du  Musée  de  Chambéry. 
Ils  appartiennent  au  même  art  et  sont  de  même  style.  Des  traces  d'or- 
frois  se  voient  sur  l'un;  les  deux  autres  ont  leurs  carnations  peintes. 
De  plus,  le  personnage  en  question  avait  été  exposé  en  1867  par  M.  le 
marquis  Costa  de  Beauregard,  qui  l'avait  apporté  de  Savoie.  Alors  nous  le 
rapprochions,  dans  notre  pensée,  et  nous  n'étions  pas  le  seul  à  le  faire,  du 
magnifique  groupe  du  Couronnement  de  la  Vierge,  du  Musée  du  Louvre'. 
Or  voici  que  nous  apprenons  aujourd'hui,  par  celui  qui  apporta  jadis  le 
Couronnement  à  Paris,  qu'il  était  allé  également  le  chercher  en  Savoie. 

Voici  donc  cinq  figures  qui  devaient  composer  autrefois  un  de  ces 
polyptiques  comme  la  collection  Basilewsky  '  et  M.  Stein  nous  en 
montrent  de  si  importants  et  de  si  charmants  exemples,  mais  bien  réduits 
en  comparaison  de  celui  que  nous  reconstituons  par  la  pensée,  et  qui 
était,  sans  aucun  doute,  l'un  des  plus  beaux  monuments  du  grand  art 
du  xiu*  siècle. 

Par  une  ingénieuse  combinaison,  les  figures  sculptées  en  demi-relief 
sur  les  différents  registres  des  volets  y  développent  le  plus  souvent  les 
scènes  sculptées  en  ronde  bosse  sous  les  édicules  des  deux  étages  du 

1.  La  Gazette  des  Beaux- Arts  en  a  publié  une  gravure  par  SI.  Gaucherel, 
1"  série,  t.  X. 

2.  Voir  la  Gazette  r/ps  Beaux-Arts,  \"  série,  t.  XIX.  p.  4î8. 


LE  MOYEN  AGE  ET  L\  RENAISSANCE  AU  TROCADÉRO.  285 

motif  central  :  scènes  qui  sont  clans  le  haut  le  Jugement  dernier;  dans  le 
bas   la  Glorification  de  la    Vierge, 


Notons  que,  sur  un  petit  triptique  du  Musée  de  Lyon,  les  scènes  des 
volets  sont  simplement  peintes,  ou  plutôt  que  leurs  personnages  sont 
exprimés  par  un  à-plat  d'or  redessiné  en  brun  et  en  rouge. 


286  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS, 

Les  diptyques  religieux  sont  nombreux  et  nous  mènent  insensible- 
ment du  XIII'  au  XIV"  siècle,  où  la  main  est  peut-être  plus  habile,  mais 
plus  sèche  et  plus  maniérée.  La  collection  Basilewsky  en  compte  six 
pour  le  moins,  et  tous  très-importants,  sans  parler  de  trois  triptyques 
qui  sont  plus  importants  encore.  M.  Stein  en  a  trois,  dont  le  plus  grand 
doit  être  rapproché  de  ceux  apportés  par  M"°  Grandjean  et  par  le  Musée 
de  Dijon.  La  main  qui  les  a  exécutées  à  la  (in  du  xiii'  siècle  doit  être  la 
même;  les  scènes,  qui  toutes  sont  empruntées  à  la  Passion,  sont  sem- 
blablement  composées  et  dans  le  même  ordre.  Il  y  a  parfois  des  inter- 
calations  lorsque  le  champ  de  la  plaque  est  plus  grand,  étant  divisé 
en  un  plus  grand  nombre  de  compartiments.  Aussi  le  diptyque  de 
M"«  Grandjean  montre  deux  scènes  de  plus  que  ceux  de  M.  Stein  et  du 
Musée  de  Dijon. 

Il  est  rare  que  les  ivoiriers  du  xm'  au  xiv'  siècle  sortent  du  même 
ordre  de  sujets  ;  il  y  a  quelques  exemples,  cependant,  d'introduction 
dans  leurs  diptyques  de  scènes  empruntées  à  l'hagiographie,  pour 
satisfaire  sans  doute  à  des  commandes  de  gens  ayant  pour  tels  ou  tels 
saints  une  dévotion  particulière.  Un  feuillet  d'un  diptyque,  appartenant 
à  M.  Maillet  du  Boullay,  par  une  de  ces  exceptions,  nous  montre  saint 
Jacques  le  Majeur  en  pèlerin,  donnant  son  bâton  au  thaumaturge  Hermo- 
gène,  afin  de  le  délivrer  des  démons;  saint  Georges,  revêtu  d'une  armure 
à  ailettes,  ce  qui  indique  les  commencements  du  xiv'  siècle,  et  saint 
Martin,  coupant  son  manteau  ;  sur  un  autre  diptyque  de  M.  Basilewsky 
nous  voyons  aussi  la  Vierge  entre  saint  Jean-Baptiste  et  saint  Jacques 
le  Majeur,  ce  qui  pourrait  faire  penser  que  ces  pièces  ont  été  destinées 
à  l'Espagne,  oii  cet  apôtre  est  particulièrement  honoré. 

Ceci  nous  amène  à  indiquer  une  des  questions  les  plus  controversées 
que  soulèvent  ces  charmants  produits  de  l'imagerie  du  xiir  et  du 
xiv«  siècle.  Quelle  est  leur  provenance?  Si  l'on  s'en  rapportait  aux  dires 
de  ceux  qui  les  ont  apportés  sur  le  marché  de  la  curiosité,  tous  les  pays 
pourraient  les  revendiquer.  Mais  s'il  se  remarque  quelques  nuances , 
celles-ci  n'affectent  pas  le  style  de  ces  pièces,  qui  nous  semble  éminem- 
ment français,  et  nous  les  croyons  toutes  sorties  de  mains  d'artisans  qui, 
partis  de  l'Ile-de-France,  ont  pu  s'établir  soit  au  Midi  dans  l'Aquitaine, 
l'Italie  ou  l'Espagne,  soit  au  Nord  en  Angleterre  ou  dans  les  Flandres, 
peut-être  même  à  l'Est  en  Allemagne;  qui  s'y  sont  laissé  influencer  par 
l'art  ambiant,  mais  en  gardant  malgré  tout  leur  fond  national.  Ce  qui  nous 
le  fait  croire,  c'est  qu'une  grande  école  de  sculpture  exista  en  France  du 
xu«  au  xiv' siècle,  comme  le  prouvent  nos  cathédrales,  et  n'exista  que  là, 
comme  le  montre,  pour  l'Italie,  l'infériorité  des  sculptures  contempo- 


LE  MOYEN  AGE   ET  L.\  RENAISSANCE  AU  TROCADÉRO.     287 

raines  exposées  au  Trocadéro,  qu'elles  soient  de  marbre  ou  de  bois. 

Si  l'on  veut  étudier  ces  nuances  de  style  auxquelles  nous  faisons 

allusion,  on  trouvera  dans  la  collection  Basilewsky  un  grand  diptyque 

terminé  supérieurement  par  plusieurs  frontons,  que  l'on  dit  italien,  et 


VIEEGK      EN     IVOIRE      DU      Xll«      SIÈCLE. 

(Collection  de  M.  Benjamin  Fillon.) 


qui  présente  en  effet  un  certain  allongement  dans  les  figures,  une  cer- 
taine simplicité  dans  les  draperies,  que  l'on  ne  rencontre  pas  dans  un 
autre  diptyque  dont  les  figures  courtes,  les  visages  ronds  et  bien  portants 
indiqueraient  une  influence  flamande. 

Le  fragment  appartenant  à  M.   Stein,   que  nous  publions   et  qui 


288  GAZETTE   UES   BEAUX-AHTS. 

représente  la  Cr('chc,  par  contre,  est  bien  français.  Nous  ferons,  déplus, 
remarquer  l'identité  du  costume  de  saint  Joseph  et  du  personnage  age- 
nouillé de  la  collection  G.  de  Rolhscbild. 

11  nous  reste,  avant  que  de  quitter  celte  nature  d'objets  religieux, 
à  citer  deux  pixydes  sculptées  de  sujets  de  la  vie  du  Christ,  apparte- 
nant, l'une  au  Musée  de  Dijon,  qui  a  eu  le  tort  d'en  aviver  les  peintures, 
l'autre  à  la  collection  Basilewsky,  et  un  diptyque  du  commencement  du 
xv«  siècle,  d'une  merveilleuse  finesse  d'exécution,  qui  appartient  au 
Musée  de  Lyon.  Sur  l'un  des  feuillets,  le  Trépassement  de  la  Vierge  est 
représenté  au-dessus  de  Y  Arbre  de  Jesséj  sur  l'autre,  la  Crucifixion, 
sujets  que  désignent  des  inscriptions  françaises  à  jour,  et  que  bordent 
latéralement  des  figures  d'ange  abritées  par  des  étages  de  dais  à  jour,  et 
que  dominent  une  série  d'autres  dais  à  l'architecture  microscopique. 

11  nous  faut  encore  citer  une  crosse  du  xiv"  siècle,  de  la  collection 
Seillière,  dont  le  sujet  est  double  :  d'un  côté,  la  Vierge;  de  l'autre,  la 
Crucifixion.  A  côté  de  l'ange  qui,  portant  sur  le  nœud,  relie  le  crosseron  à 
la  hampe,  l'abbé  du  monastère,  pour  lequel  elle  fut  fabriquée,  est  age- 
nouillé. L'abbé  est  seul  sur  une  autre  crosse,  appartenant  à  M.  Castel- 
lani,  et  c'est  en  cela  seul  qu'elle  diffère.  La  collection  Basilewsky  possède 
également  plusieurs  crosses;  celles-ci  sont  italiennes,  du  xv"  siècle  : 
l'on  y  peut  étudier,  à  son  aise,  la  différence  qui  existe  entre  l'art  fran- 
chement italien  et  l'art  français  des  ivoiriers  du  moyen  âge. 

Nous  ne  rencontrerons  plus  guère  maintenant  que  des  monuments 
civils  beaucoup  plus  rares  que  les  précédents,  sauf  quand  il  s'agit  des 
boîtes  à  miroir  que  nous  trouvons  dans  la  collection  Basilewsky,  chez 
M.  Castellani,  chez  M.  Stein,  chez  M.  Bligny.  Sur  ces  objets  civils,  des 
scènes  d'amour,  et  parmi  elles  la  chevauchée  de  mai,  ou  l'attaque  du 
château  d'amour,  sont  le  plus  souvent  représentées.  M.  Stein  en  pos- 
sède un  cependant  où  l'Adoration  des  Rois  a  été  sculptée  au  xV  siècle. 
11  ne  devait  pas  être  défendu  aux  personnes  religieuses  d'avoir  soin  de 
leur  personne,  et,  s'il  y  avait  des  peignes  liturgiques,  il  n'était  pas 
impossible  qu'il  y  eût  des  miroirs  pour  les  accompagner. 

Les  diptyques  à  sujets  profanes,  qui  avaient  alors  pour  emploi  de 
protéger  des  tablettes  de  cire,  sont  excessivement  rares  ;  ce  n'est  pas 
pour  ce  motif  seul  que  nous  citons  celui  du  xiV  siècle  qui  appartient  à 
M.  le  baron  Ch.  Davillier.  Un  de  ses  feuillets  nous  montre  un  jeune 
homme  jouant  à  la  main  chaude  avec  de  jeunes  femmes  ;  l'autre,  le 
même  jeune  homme  assis  à  terre,  les  jambes  croisées,  entouré  des 
mêmes  jeunes  femmes  et  se  livrant  à  nous  ne  savons  quel  jeu. 

M.  du  BouUay  possède  le  feuillet  d'une  autre  paire  de  tablettes  à 


LE  MOYEN  AGE  ET  LA  RENAISSANCE  AU  TROCADÉRO.    289 

écrire  où  l'on  a  représenté,  au  w  siècle,   d'un  outil  un  peu  sec,  une 
danse  de  bergers. 

Plusieurs  coffrets  doivent  surtout  nous  intéresser  par  leurs  sujets 
empruntés  aux  romans  et  aux  fabliaux.  Sur  un  dessus  de  coffret  et  sur 
un  coffret  entier  appartenant  à  M.  Castellani,  et  sur  un  autre  exposé  par 
M.  Ch.  Manheim,  nous  retrouvons  les  phases  diverses  du  tête-à-tête 
d'un  jeune  homme  et  d'une  jeune  femme  mal  défendue  par  le  petit  chien 
qu'elle  porte  sur  son  bras.  Un  autre  couvercle,  du  Musée  de  Boulogne- 
sur-Mer,  nous  montre,  dans  ses  trois  compartiments,  formés  par  les 
réserves  que  doivent  couvrir  les  ferrures  :  au  centre,  un  tournoi  ;  à 
gauche,  un  chevalier  enlevant  une  dame  sur  son  coursier,  et  au-dessous 


LA      CRÈCHE,      IVOIRE      FRANÇAIS      DU      XV*^     SIÈCLE. 

(Collection  de  M.  Stein.) 


le  même  chevalier  et  sa  conquête  continuant  leur  fuite  dans  un  bateau; 
à  droite,  l'attaque  du  château  d'amour  à  l'aide  d'une  catapulte  lançant 
des  fleurs. 

Un  grand  coffret  de  la  collection  Basilewsky  nous  montre  aussi  le  jeu 
de  la  main  chaude,  et  parmi  plusieurs  scènes  d'amour  et  de  chevalerie, 
l'histoire  de  Tristan. 

Un  dernier  coffret,  à  M.  Castellani,  laisse  deviner,  dans  le  coin 
ombreux  oîi  il  a  été  relégué,  des  sujets  quelque  peu  scabreux.  Nous 
XVIII.  —  2"  pÉaioDE.  37 


290  GAZETTE    DES    UEAUX-AUTS. 

y  voyons  bien  l'aventure  de  Tristan,  qui,  apercevant  dans  la  fontaine 
l'image  du  roi,  grimpé  sur  un  arbre  pour  le  surveiller,  s'arrête  juste  à 
point  dans  ses  entreprises  sur  la  reine,  qui  ne  se  défendait  guère.  Nous 
voyons  bien  deux  personnes,  un  homme  et  une  jeune  femme,  couchés 
dans  le  même  lit,  une  épée  fichée  entre  eux  deux  ;  mais  dans  un  autre 
compartiment  du  coffret  nous  ne  voyons  plus  l'épée,  et  nous  devinons 
autre  chose...  Ce  mystérieux  coffret  serait  à  étudier,  afin  de  découvrir 
l'origine  des  sujets  qui  y  sont  figurés. 

M.  Stein  en  possède  un  autre  dont  les  sujets  sont  religieux  et  doivent 
sortir  de  quelque  atelier  parisien,  car  les  divers  épisodes  de  la  légende 
de  saint  Denis,  de  saint  Rustique  et  de  saint  Éleuthère  y  sont  représentés. 

L'ornementation  des  coffres,  si  nombreux  dans  le  mobilier  du  moyen 
âge,  n'a  pas  toujours  été  aussi  compliquée.  On  s'est  parfois  contenté  de 
simples  ornements  dorés  qu'entoure  un  trait  noir  ou  rouge.  Telles  sont 
les  boîtes  cylindriques  qui,  à  Dijon,  portent  le  nom  de  toilettes  des 
•  duchesses  de  Bourgogne;  telles  sont  deux  boîtes  presque  identiques, 
exposées  par  M.  Julien  Durand  et  par  M.  Castellani. 

Le  style  de  leur  décor,  formé  d'oiseaux  et  de  rinceaux  rudimentaires, 
nous  fait  supposer  que  ces  boîtes  venaient  d'Orient ,  d'autant  plus  que 
dans  l'armoire  où  M.  Castellani  a  réuni  sa  collection  de  coffrets,  nous  en 
trouvons  un  décoré  de  la  même  façon  avec  des  personnages  évidemment 
persans.  Mais  l'Italie  l'imita  en  lui  donnant  une  physionomie  particu- 
lière, ainsi  que  le  montre  un  petit  coffret  rectangulaire  à  toit  de  la  même 
collection.  Un  homme  et  une  dame,  dans  le  costume  à  haut  col  et  à 
grandes  manches  de  la  fin  du  xiv"  siècle,  y  sont  représentés  debout,  en 
or  chatironné  de  pourpre.  Des  chiens  courent  sur  les  côtés,  à  travers 
une  banderole  qui  porte  en  lettres  françaises,  c'est-à-dire  onciales,  la 
devise  :  maronoe. 

Parmi  les  objets  d'une  destination  civile,  il  nous  reste  à  citer  un 
charmant  manche  de  couteau  ou  de  canivet,  à  M.  Maillet  du  Boullay,  où 
la  faute  d'Adam  et  d'Eve  est  représentée  en  petites  figures  de  plein  relief; 
un  autre  petit  manche,  parmi  plusieurs  autres  de  la  collection  Basi- 
lewsky,  dont  les  sujets  sont  indifféremment  religieux  et  profanes;  et 
enfin  le  manche  de  dague  du  xiii"  siècle,  si  bien  en  main,  comme  disent 
les  gens  habitués  à  manier  les  armes,  que  la  Gazelle  (t.  VII,  p.  97)  a 
publié  jadis,  lorsqu'il  faisait  partie  de  la  collection  Bouvier,  à  Amiens. 

Un  pupitre  tout  revêtu,  sur  les  tringles  de  bois  qui  le  composent, 
d'un  réseau  flamboyant  d'ivoire  à  jour,  exposé  par  M.  Vaïsse,  appar- 
tiendrait à  l'art  espagnol  du  xv  siècle,  ainsi  qu'une  petite  plaque  circu- 
laire à  jour,  représentant  r^n«onnfl<jo/j,  au  baron  Ch.  Davillier. 


LE  MOYEN   AGE  ET  LA   RENAISSANCE  AU  TROCADÉRO.   291 

Le  xxi"  siècle  a  peu  d'ivoires  à  nous  offrir,  à  part  les  quatre  belles 
poires  à  poudre  que  possède  M.  le  baron  Gh.  Davilller,  celle  surtout  que 
décore  une  figure  de  Vénus  accompagnée  de  l'Amour,  d'un  relief  très- 
discret  et  d'un  modelé  très-fin. 

Une  figure  de  femme  nue,  du  même  cabinet,  portant  un  vase  devant 
elle,  nous  semble  appartenir  à  l'art  allemand  du  xvr  siècle,  tandis  que 
l'art  flamand  peut  revendiquer  un  groupe  en  ronde  bosse  exposé  par 
M.  Odiot  :  Mors  et  Vénus,  qui  sont  tout  absorbés  par  les  attachantes 
combinaisons  du  noble  jeu  de  dames ,  tandis  que  des  Amours  lutins 
cueillent  et  mangent  les  raisins  d'une  treille. 

M.  Delaherche  a  exposé  une  charmante  petite  tête  de  femme  du 
xvf  siècle,  posée  sur  une  fraise  d'argent,  à  l'extrémité  d'une  épingle 
d'ivoire  qui  nous  fait  songer  aux  petites  figures  de  femmes  du  xiV  siècle 
qui  amortissent  les  «  gravouères  »  (épingles  à  séparer  les  cheveux)  de 
la  curieuse  collection  de  M.  Victor  Gay. 

L'art  espagnol  du  xvii°  est  représenté  par  une  tête  à'Ecce  Homo,  de 
grandes  proportions  et  d'un  sentiment  très  douloureux,  à  M.  Gaston  Le 
Breton. 

Nous  terminerons  enfin  par  une  œuvre  remarquable  de  la  fin  du 
xvii"  siècle  :  le  buste  d'un  personnage  en  perruque  in-folio,  d'un  type 
très  personnel  et  d'une  exécution  très  souple,  qui  porte  la  signature  de 
son  auteur  :  c.  lacroix  fecit.  Notre  collaborateur  Paul  Mantz  nous 
apprend  dans  la  Gazette  des  Beaux-Arts  (t.  XIX,  p.  343),  à  propos  de 
l'Exposition  rétrospective  de  1865,  où  le  buste  de  M.  Fau  avait  figuré, 
que  ce  G.  Lacroix  était  Bourguignon  et  fabriquait  surtout  des  crucifix  à 
Gênes,  où  il  était  établi. 

ALFRED    DARCEt. 


EXPOSITION    UNIVERSELLE 


LES  ÉCOLES  ÉTRANGÈRES   DE    PEINTURE" 


(troisième    et    dernier    article.) 


BELGIQUE. 


«  Ici  il  y  a  des  peintres,  »  pour- 
rait-on inscrire  sur  la  porte  de  l'expo- 
sition belge.  Ces  peintres  ont  été  presque 
tous  mêlés  aux  nôtres  ;  presque  tous 
leurs  tableaux  ont  paru  à  nos  Salons. 
Nulle  part  en  Europe,  proportionnelle- 
ment à  la  population,  il  n'y  a  autant  et 
de  si  bons  peintres  que  chez  ce  peuple. 
C'est  celui  qui  a  le  plus  sûr,  le  plus 
gras  maniement  de  la  peinture.  Il  en 
joue  à  pleines  mains,  et  c'est  à  croire 
cette  fois  que  tout  Belge  naît  peintre,  a 
le  sens  inné  des  belles  tonalités  et  re- 
mue la  pâte  avec  une  pleine  certitude. 

La  base  des  colorations  en  Belgique 
est  un  gris  noir  transpercé  de  reflets, 
avec  lequel  on  appuie  sur  les  ombres, 
on  rend  le  relief  d'une  manière  solide 
et  énergique.  En  général  on  y  étend 
largement  le  ton,  qu'on  fait  intense  et 
riche,  en  le  contenant  avec  une  sobriété 
qu'on  peut  appeler  cossue. 

L'étalement  aisé  et  plantureux  de  la 
couleur  manfgée   dans  une   contexture 
délicate  et  vigoureuse  à  la  fois  est  le  caractère  de  cette  peinture,   où 


1.  Voir  Gazelle  des  Deaux-arls,  «•  période,  l.  XVIII,  p.  60  et  U7. 


LES  ÉCOLES  ÉTRANGÈRES  DE  PEINTURE. 


293 


le  clair  léger  se  dégage  de  l'enveloppe   laineuse,  étoffée,  moelleuse 
des  gris  foncés. 

L'histoire  de  cette  peinture  est  notre  histoire  :  c'est  le  tressaillement 
historique  de  1830  porté  à  nos  frontières  ;  c'est  le  passage  de  Courbet 


FiaURES      DU      TABLEAU      DE      M.      WAUTERS      :       Il      LA      fOr.IE      d'hUGO      VAN      DER      GOES      » 

(Croquis  de  l'artiste.) 


laissant  de  longues  traces  dans  les  ateliers  de  Belgique;  c'est  on  ne  sait 
quelle  prospérité  et  quelle  santé  dans  la  petite  nation  qui  se  sont  repro- 
duites dans  son  art.  Mais  une  grande  partie  des  toiles  qu'exposent  les 
Belges,  nous  les  avons  vues  ou  nous  en  avons  vu  de  pareilles,  et  on  en 
a  parlé  sans  cesse  dans  la  Gazelle.  On  n'a  plus  rien  à  dire  de  M.  Wau- 


294  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

ters,  sinon  qu'on  reconnaît  encore  une  fois  son  l)eau  talent  large, 
expressif  en  dessin,  tranquille  et  ferme  en  tonalités.  La  paix,  le  bon  et 
bel  accord  des  couleurs  est  en  effet  le  trait  magistral  do  la  peinture  de 
son  pays.  On  n'a  plus  rien  à  dire  de  M.  Alfred  Stevens,  sinon  ce  qui 
n'en  a  pas  été  dit,  c'est  que  la  marque  de  son  talent  est  maintenant 
dans  la  science  et  l'amour  des  reflets,  qu'il  pousse  jusqu'à  l'extrême.  Et 
je  noterai,  à  ce  propos,  une  curieuse  ressemblance  de  facture  entre  la 
Galerie  de  peinture  de  M.  Aima  Tadema,  à  l'exposition  anglaise, 
et  quelques-unes  des  toiles  de  M.  Stevens.  Chez  M™  Aima  Tadema, 
l'analogie  paraît  peut-être  encore  plus  visible.  11  y  a  eu  là,  dans  l'édu- 
cation, un  même  point  de  départ.  Il  reste  pourtant  un  petit  compte  à 
régler  avec  M.  Stevens.  En  homme  de  beaucoup  d'esprit,  il  s'est 
aperçu  qu'il  y  avait  profit  à  «  mettre  l'art  à  la  portée  des  bourgeois  n, 
et  que  cette  portée  ne  s'élevait  pas  au-dessus  des  sujets  et  des  titres 
de  romances.  Depuis  longtemps  les  peintres  font,  par  exemple,  une 
statue  de  nègre  qui  rit  aux  éclats,  tandis  qu'une  femme  de  chambre 
la  contemple,  ou  bien  un  buste  de  faune  qui  se  meurt  de  rire  pendant 
qu'une  marquise  l'examine.  11  fallait  rendre  de  la  fraîcheur  à  une 
vingtième  édition  de  cette  chansonnette  comique  ;  un  masque  japonais 
a  suffi  à  M.  Stevens  pour  raviver  la  ritournelle  resassée.  Mais  quelle 
connaissance  de  Paris  il  avait,  pour  s'être  senti  sûr  d'avance  que  les 
Parisiens  ne  souriraient  pas  de  titres  comme  :  Le  Sphinx  parisien, 
Une  Horrible  certitude,  Un  Chant  passionné.  Désespérée,  Le  Besoin  de 
rêver,  etc.  Si  l'on  ne  faisait  honneur  à  l'esprit  moqueur  de  M.  Stevens 
du  choix  d'un  tel  bouquet,  si  l'on  devait  au  contraire  l'attribuer  à  sa  sin- 
cérité, nous  serions  tous  bien  désillusionnés.  M.  Willems  aime  le  même 
genre  de  titres,  il  faut  donc  qu'il  ait  aussi  beaucoup  d'esprit,  car  toute 
autre  explication  serait  cruelle.  Ceci  n'était  qu'une  parenthèse  ;  je  reviens 
à  la  peinture. 

Les  animaux  de  M.  Joseph  Stevens  ont  été  maintes  fois  célébrés,  et 
les  voilà  qui  reparaissent  tous  à  l'Exposition,  dans  leurs  allures  amu- 
santes, traités  avec  esprit  et  vigueur. 

Un  artiste  aujourd'hui  âgé,  qui  a  exercé  une  action  sensible  sur  la 
rénovation  de  l'art  belge  depuis  1835,  AI.  de  Brackelacr,  dont  Leys 
fut  l'élève,  a  envoyé  au  Champ  de  Mars  de  remarquables  tableaux , 
très-lumineux,  tout  allumés  de  fines  notes  rouges  et  de  clartés  pleines 
de  vivacités  où  se  sent  le  souvenir  de  Pietcr  de  Hooghe,  mais  où  le  sens 
particulier  de  la  nature  a  une  belle  part  et  qui  ne  sont  point  sans  raj)- 
port  avec  l'art  anglais  moderne.  Une  impression  d'archaïsme,  introduite 
à  travers  la  nature  moderne,  plaît  à  ces  artistes.  On  la  retrouve  dans  les 


LES  ÉCOLES  ÉTRANGÈRES  DE  PEINTURE. 


293 


beaux  paysages  de  M.  Lamorinière,  imprégnés  d'un  doux  et  noble  senti- 
ment, d'une  haute  et  grave  harmonie  dans  leur  simplicité  verte  et  grise. 
D'un  peintre  mort  trop  jeune,  Boulenger,  nous  voyons  des  œuvres  extrê- 
mement remarquables  aussi.  Sa  Vue  de  Dintinl,  entre  autres,  est  une 
toile  de  maître,  de  grande  ampleur,  de  tonalité  magnifique. 

Le  charme  des  ombres  onctueuses,  des  lumières  rasantes  que  M""  Col- 
lard  étend  sur  ses  prés  d'un  vert  bleui,   où  montent  des  arbres  à  la 


LK      GEOGRAPHE,      PAU      M.       DE      URACKELAEK. 

(  Croquis  de  l'artiste.  ) 


délicate  écorce  violette;  l'amalgame  de  ses  modulations  variées,  pres- 
sées; SCS  détails  fins,  précis,  mais  rapides,  qui  font  penser  à  de  vieilles 
gravures,  nous  sont  bien  connus. 

Les  beaux  animaux  de  M.  Verwée,  aux  formes  robustes,  et  ses  her- 
bages tranquillement  lumineux,  peints  d'une  brosse  hardie,  aisée,  qui  va 
saisir  tous  les  tons  dans  leur  richesse  ou  leur  fraîcheur,  les  discipline  et 
les  assouplit  en  accords  si  justes,  nous  sont  bien  connus  aussi. 

En  revanche,  nous  apprenons  cette  fois  à  connaître  MM.  Ter  Linden  et 
Verhaeren,  deux  artistes  qui  savent  toute  la  vigueur  et  tout  le  charme 
qu  on  peut  mettre  dans  les  tonalités  en  les  assoupissant  et  en  les  rame 


296 


GAZETTE   DES   BEAUX-ARTS. 


nant  à  un  accord  neutre,  plein  d'unité  et  de  sonorité  profonde.  M.  Ter 
Linden  a  aussi  des  clartés  d'une  grande  finesse.  Courbet  avait  passé  chez 
tous  deux. 


LB      VBRGBK,      PAR      M««      MARIE      COLLART.      (CrOqUis    do    l'artiste.) 


Nous  avions  apprécié  les  délicates  variations  de  M.  Artan  ;  MM.  Bou- 
vier, Baron  en  font  d'analogues,  différentes  dans  le  thème  choisi  et  dans 
la  facture,  mais  indiquant  des  nerfs  que  met  en  vibration  la  moindre 


LES  ÉCOLES  ÉTRANGÈRES  DE  PEINTURE. 


297 


finesse  des  nuances  dans  la  coloration.  Une  petite  chose  de  M.  Hannon, 
un  coin  de  rue  tout  attendri  de  légers  rellets  ;  les  maisons  de  M.  Moer, 
qui  se  montre  rarement  en  France  et  qui  a  le  sentiment  de  la  lumière  ; 
les  arbres  énergiques  de  M.  Coosemans  ;  les  vaporeux,  larges  et  moel- 
leux paysages  de  M.  de  KnylT,  de  M.  Glays,  de  M.  Tscharner  et  ceux  de 
M.  Mois  ;  les  remarquables  portraits  de  M.  de  Winne,  si  fermes  dans 
une  gamme  si  délicate,  M.  Van  der  Bosch  et  son  chat,  comme  Vhitting- 
ton,  les  enfants  de  M.  Yerhas  et  les  tableaux  de  MM.  Willems,  Verlat, 
Cluysenaar,  De  Vriendl,  etc.,  tout  ce  que  nous  sommes  habitués  à  voir 


l'ktaloni    f&aqmbnt    du    tableau    db    m.    tbrwée, 
(Croquis  de  l'artiste.) 


est  là.  Ajoulons-y  les  enfants  de  M.  Agneessens,  les  petits  personnages 
de  M.  de  Groux  et  de  M.  Verhaert,  les  peintures  de  M.  Dubois,  qui  lui 
aussi  a  gardé  une  brosse  de  Courbet,  puis  MM.  Madou,  Portaels,  jadis 
les  chefs  du  mouvement,  alors  qu'il  était  encore  timide,  et  cette  énu- 
mération  trop  courte  prouvera  combien  j'avais  raison  de  dire,  en 
commençant,  que  la  Belgique  est  par  excellence  le  pays  de  la  peinture, 
le  pays  où  l'on  a  le  sens  de  ses  agissements  sûrs,  calmes,  étoffés  et 
puissants.  Que  l'on  se  figure  ce  sens  répandu  chez  un  peuple  de  trente 
ou  quarante  millions  d'habitants  :  le  résultat  serait  écrasant.  Et  je 
m'excuserai  personnellement  envers  les  artistes  belges  de  ramasser 
leur  art  en  si  peu  de  lignes.  L'espace  qui  m'est  compté  me  contraint  à 
cet  abrégé,  où  l'on  ne  saurait  se  rendre  compte  de  l'étonnant  épanouis- 
xvni.  —  2°  pÉfiioDE.  38 


298 


GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 


sèment  que  les  vingt-cinq  dernières  années  ont  donné  à  l'art  en  Belgique. 
Cette  exposition  est  la  plus  forte  au  point  de  vue  de  la  manœuvre 
de  la  brosse  et  même  du  couteau,  et  de  la  traduction  pittoresque  des 
choses  par  les  conventions  du  pinceau. 

Là-dessus,  nous  passons  la  Manche  et  nous  arrivons  enfin  à  cette 
exposition  anglaise  qui,  à  son  tour,  est  la  plus  intéressante  par  le  carac- 
tère national,  par  l'esprit  tranché  et  par  l'aspect  tout  particulier  de  ses 
œuvres,  bien  que  l'art  insulaire  anglais  ait  avec  le  continent  des  attaches 
que  ro:i  peut  voir  aisément. 

ANGLETERRE. 


L'Exposition  anglaise  fit  grand 
bruit  en]  1855,  mais  en  1867  elle 
n'en  fit  point  du  tout.  En  1855,  trente- 
quatre  peintres  de  la  Grande-Bre- 
tagne obtinrent  des  récompenses; 
en  1867,  quatre,  seulement,  furent 
récompensés.  En  1855,  l'art  anglais 
fut  pour  nous  une  révélation.  La  na- 
ture intime,  spirituelle  et  semi-phi- 
losophique des  sujets,  indiquant  la 
descendance  d'Hogarth  et  de  Wilkie, 
la  bizarrerie  poétique  de  certaines 
compositions,  la  raideur  des  peintres 
d'histoire,  la  singularité  acide  des 
colorations,  la  fraîcheur,  inaccoutu- 
mée à  nos  yeux,  de  certaines  harmo- 
nies dissonantes,  la  hardiesse  et  l'importance  des  aquarelles,  genre  qui 
nous  parut  tout  nouveau,  enfin  les  préraphaélites  avec  leurs  affectations 
de  minutie  naïve  ou  de  simplicité  barbare,  tout  nous  apporta  la  sur- 
prise. En  1867  l'école  anglaise,  au  contraire,  était  en  pleine  indéci- 
sion. Les  préraphaélites  s'arrêtaient,  et  un  autre  rameau  encore  reu- 
fermé  dans  le  secret  du  bourgeon,  se  préparait  à  s'élancer  du  tronc. 
L'orientalisme  et  le  japonisme  commençaient  à  tourmenter  l'art  indus- 
triel, et  le  trouble  de  cette  invasion  se  répercutait  jusque  dans  les 
tableaux.  L'art  français  préoccupait  à  son  tour  un  certain  nombre  d'ar- 
tistes. Une  brume  planait  au-dessus  de  l'art  anglais,  cachant  de  pro- 
chaines transformations,  celles  que  nous  voyons  aujourd'hui. 


LE  CAPITAINE  BURTON,  PAR  M.    LBIGHTON. 


LES  ÉCOLES  ÉTRANGÈRES  DE  PEINTURE.  299 

D'origine,  cet  art  est  flamand  et  hollandais,  et  par  le  tempéra- 
ment du  peuple  et  par  les  données  intimes  de  la  peinture.  Ce  rapport 
avec  la  Hollande  est  de  parenté  plus  que  d'imitation.  Les  mêmes  mai- 
sons, le  même  ciel,  les  mêmes  mœurs,  la  même  vie  maritime,  une  même 
tendance  religieuse  se  retrouvent  en  Angleterre  et  dans  les  Pays-Bas. 
Des  artistes  comme  Reynolds,  Lawrence,  Gainsborough,Turner,  Constable, 
Crôme,  etc.,  se  rattachent  directement  aux  Hollandais,  et  pourtant  sont 
anglais.  Turner,  dans  ses  ctrangetés;  Constable,  en  voulant  peindre  des 
ciels,  des  écluses,  des  rivières,  des  cathédrales  d'Angleterre;  Wilkie  avec 
ses  scènes  de  fermiers  et  de  villageois,  sont  restés  imprégnés  de  peinture 
•hollandaise.  Néanmoins  leurs  essais  de  coloration  hardis  ou  excentriques 
troublèrent  le  monde  de  l'art  autour  d'eux,  et  les  générations  suivantes 
se  laissèrent  duper  à  des  tonalités  crues,  aigres,  heurtées  qui  donnèrent 
à  penser  en  1855  que,  las  de  l'huile  et  entraînés  par  le  goût  des  pickles, 
les  Anglais  voulaient  dorénavant  peindre  au  vinaigre.  En  art,  en  littéra- 
ture, par  génie  national,  les  Anglais  sont  portés  au  détail,  qu'ils  sentent 
très  fortement;  ils  se  plurent  donc  à  détailler  la  coloration,  à  en  débiter 
une  à  une  les  oppositions.  H  y  avait  cependant,  à  cette  Exposition  de 
1855,  une  masse  moyenne,  que  nous  appellerions  bourgeoise,  et  qui  affa- 
dissait ces  crudités  de  manière  à  les  rendre  acceptables  aux  palais  les 
moins  audacieux. 

Le  sentiment  harmonique,  calme,  s'était  perdu  ou  n'était  pas  né 
encore  dans  l'art  anglais,  où  abondaient  les  anecdotes  spirituelles  et  où 
un  agaçant  pétillement  de  tons  faisait  grincer  des  dents. 

Les  confrontations  plus  fréquentes  avec  les  Italiens  et  les  Français 
eurent  enfin  leur  contre-coup  sur  les  Anglais.  M.  Ruskin,  l'esthéticien, 
conçut  en  Italie  d'assez  singulières  idées,  mais  des  idées  curieuses,  et  il 
parvint  à  en  animer  pendant  quelque  temps  un  certain  nombre  d'artistes, 
d'autant  plus  facilement  qu'elles  étaient  dans  l'esprit  de  la  nation.  Vers 
1845  se  forma  donc  l'école  préraphaélite  dont  le  but  semblait  être  de 
retrouver  la  naïveté  et  la  grandeur  de  l'expression  par  une  rigoureuse  et 
dévote  minutie  dans  les  détails.  MM.  Millais,  Rosetti,  Holman  Hunt, 
Martineau  qui  est  mort,  Madox  Brown,  etc.,  en  furent  les  initiateurs  et 
les  principaux  soutiens,  mais  continuèrent  à  marcher  dans  le  sentier  des 
colorations  tourmentées  et  multiples.  M.  Millais,  par  la  puissance  seule 
de  ses  intuitions  artistiques,  sut  arriver  peu  à  peu  à  l'enveloppe,  au 
calme,  à  l'équilibre  de  la  tonalité.  Les  seconds  venus  parmi  le  préra- 
phaélitisme,  MM.  Burne  Jones,  Crâne,  Richmond,  Spencer  Stanhope,  et 
en  flanc  M.  Watts  qui  est  plutôt  un  postraphaélite,  se  sont  rangés  dans 
cette  voie  où  l'on  aperçoit  le  désir  d'employer  l'art  des  Florentins  à 


300  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

exprimer  une  poésie  un  peu  bizarre  mais  d'accent  très  net.  Mason, 
mort  en  1872,  et  Walker,  mort  en  1875,  allaient  à  leur  tour  engendrer 
un  nouveau  mouvement.  Mason  fut  éclairé  lui  aussi  par  la  peinture  des 
Florentins,  et  revint  d'Italie  avec  des  idées  fécondes.  La  simplicité  de 
facture,  l'unité  de  coloration  lui  paraissaient,  comme  aux  anciens  maîtres, 
le  plus  puissant  moyen  d'exprimer  un  sentiment.  Walker  puisa  une 
semblable  inspiration  dans  les  tableaux  de  Millet. 

Les  peintures  de  Leys  et  de  M.  Jules  Breton,  l'un  par  le  sentiment 
recueilli  et  grave  qu'il  avait  trouvé  dans  l'archaïsme,  l'autre  par  son 
élégance  poétique  exagérée  qui  réveille  l'impression  d'un  nocturne 
musical,  émurent  les  jeunes  gens.  M.  Millais,  de  son  côté,  exprimait  de 
la  façon  la  plus  haute,  des  idées  analogues  avec  ses  paysages,  entre 
autres  le  Froid  octobre,  avec  sa  Veille  de  la  Saint-Agnès,  avec  sa  Femme 
du  joueur  et  d'autres  tableaux. 

Mais  l'enveloppe  blonde  et  mélancolique,  le  sentiment  tranquille, 
délicat,  et,  sous  cette  tranquillité,  plein  d'une  sorte  de  mystique  et 
souffrante  exaltation,  que  montrèrent  Mason  et  Walker  ne  furent  pas 
compris.  Une  lutte  s'engagea  entre  eux  et  quelques-uns  de  leurs  parti- 
sans contre  le  reste  de  la  peinture.  MM.  Birket  Poster  et  North,  aquarel- 
listes de  beaucoup  de  talent,  soutinrent  vivement  Walker  et  Mason,  et 
eurent  plus  d'une  fois  à  relever  leur  esprit  découragé. 

Les  choses  se  faisaient  très  complexes  dans  l'art  anglais.  L'illustration 
y  devint  bientôt,  plus  que  jamais,  une  source  de  talents  originaux. 
Walker  débuta  en  illustrant  des  magazines,  et  le  célèbre  écrivain  Thac- 
keray,  qui  se  plaisait  à  faire  lui-même  les  dessins  destinés  à  orner  ses 
romans,  ne  tarda  pas  à  trouver  que  Walker  s'y  prenait  mieux  que  lui- 
même.  Ce  furent  d'autres  jeunes  artistes,  dessinateurs  pour  les  jour- 
naux et  les  livres,  Pinwell  et  Houghton,  qui  se  rallièrent  les  premiers 
autour  de  Walker  et  prirent  avec  lui  la  tête  du  mouvement.  Mason  était 
plus  âgé  et  marchait  parallèlement,  plus  fort  peintre  et  artiste  moins 
naïf  que  Walker.  Les  écoles  de  Kensington,  fondées  par  le  gouvernement, 
engageaient  à  cette  époque  la  lutte  contre  les  écoles  de  l'Académie,  et, 
fait  singulier,  c'était  dans  l'établissement  officiel  que  se  nourrissait  l'art 
indépendant  et  novateur,  tandis  que  l'institution  libre  de  l'Académie 
endormait  ses  élèves  dans  les  traditions  froides.  Il  serait  injuste  pour- 
tant de  considérer  l'Académie  à  ce  seul  point  de  vue,  car  M.  Leighton 
et  M.  Poynter,  en  cherchant  à  y  créer  le  sens  de  la  peinture  classique, 
l'étude  de  la  forme  antique,  étaient  eux  aussi  des  novateurs  fort  décidés;  ils 
se  reliaient,  par  leurs  désirs  de  rigueur  et  de  sévérité  dans  le  dessin, 
aux  nouveaux  préraphaélites;  et  le  jeune  monde  de  Walker  et  de  Mason 


LES  ÉCOLES  ÉTRANGÈRES  DE  PEINTURE.  301 

voulait  de  son  côté  poser  dans  les  décors  modernes  des  personnages  de 
dessin  antique.  Par  là-dessus  agissait  le  journal  le  Graphie,  curieuse 
école  de  vivantes  études  sur  la  vérité,  où  venaient  travailler  les  élèves 
de  Kensington,  comme  MM.  Ilerkomer  et  Gregory,  et  où  se  distinguait 
M.  Sinall.  Les  fondateurs  de  la  jeune  école  anglaise,  Mason,  Walker, 
Pinwell  et  Houghton,  par  un  sort  fatal,  sont  morts  tous  les  quatre.  Les 
trois  derniers  ont  fini  jeunes,  peut-être  à  la  peine,  peut-être  à  cause 
d'un  tempérament  nerveux  et  frêle,  que  la  lutte,  le  travail,  la  sensi- 
bilité excessive  ruinèrent  rapidement. 

Aujourd'hui  le  mouvement  qu'ils  ont  imprimé  entraîne  un  grand 
nombre  d'artistes  de  ta- 
lent: MM.  Herk orner,  Gre- 
gory, Boughton,  qui  s'était 
préparé  en  France ,  puis 
chez  M.  Edouard  Frère 
qu'on  estime  beaucoup  en 
Angleterre,  Small  ,  Mor- 
ris, Robert  Macbeth ,  Green , 
Morgan  ,  Bayes  ,  Aumô- 
nier, etc. 

D'autres  courants  en- 
core circulent  dans  l'art 
anglais.  Comme  je  l'ai  dit, 
M.  Leighton  a  voulu  y  réinstaller  un  art  sévère,  voué  à  l'étude  de 
l'antique.  Ses  élèves,  M.  Poynter  et  M.  Prinsep,  le  suivent  avec  beaucoup 
de  résolution.  Néanmoins  ils  semblent  secs  à  côté  des  précédents,  malgré 
le  sérieux  de  leur  talent.  Il  y  a  du  caractère  dans  les  Blanchisseuses  de 
M.  Prinsep,  et  de  l'invention  dans  la  manière  dont  il  déroule  leur  théorie 
sur  cette  pente  de  terrain  qu'il  a  coupée  avec  brusquerie  et  originalité.  La 
Catapulte  de  M.  Poynter  est  d'une  conception  remarquable,  d'un  travail 
très  sérieux.  La  Leçon  de  musique  de  M.  Leighton  est  très  aimable,  et 
son  Élie  au  désert  a  de  l'allure.  Mais  le  charme,  la  vie  et  la  vivacité 
manquent  à  ces  artistes.  M.  Leighton  devrait  porter  toutes  ses  forces  sur 
la  sculpture  où  il  se  ferait  une  renommée,  et  sur  le  portrait  qui  demande 
des  maniements  presque  plastiques  ;  de  lui-même  le  portrait  fournit  à  l'ar- 
tiste la  vie  que  celui-ci  n'évoque  pas  toujours  aisément  quand  il  faut  la 
faire  naître  dans  des  sujets  qui  ne  touchent  que  la  science  et  les  souvenirs 
littéraires.  M.  Armstrong  se  rapproche  de  ce  groupe,  mais  il  garde  un- 
charme  de  douce  simplicité  à  travers  la  sévérité,  et  son  tableau  intitulé 
Musique  a  une  remarquable  impression  de  calme  et  de  grave  rêverie. 


MUSIQUE,      PAR      M.      AKMSTBOHG. 

(Croquis  do  Tartiste.) 


302  GAZETTE   DES   BEAUX-ARTS. 

Autour  de  M.  Calderon  qui  ne  comprend  pas  bien  la  couleur,  quoi- 
qu'il la  cherche  de  tous  côtés,  mais  qui  a  parfois  d'heureuses  rencontres, 
comme  le  prouvent  les  figures  spirituelles  de  sa  Dernière  Touche,  marche 
un  groupe  que  ses  dehors  froids,  sinon  ses  visées,  rattachent  au  précé- 
dent; on  l'appelle  l'école  de  Saint-John's  Wood,  d'après  le  quartier  de 
Londres  où  l'on  se  réunit  au  début,  M.  Storey,  beau-frère  de  M.  Calde- 
ron, MM.  Yeames,  Marks,  Ilodgson,  Watson,  en  sont  les  coryphées. 

On  ne  saurait  oublier  de  signaler  la  vigoureuse  école  écossaise, 
l'école  des  marines  et  des  pêcheurs,  dont  M.  llook  a  été  le  porte-fanion, 
où  se  distinguent  MM.  Ilemy  qui  fut  élève  de  Leys,  Colin  Hunter,  Mac- 
Callum,  Mac-Whirter,  et  à  laquelle  peut  être  rattaché  M.  John  Brett,  le 
paysagiste  de  Cornouailles.  J'aime  les  fermes  accents  de  cette  école,  ses 
belles  eaux  brillantes,  ses  terrains  couverts  d'herbes  sombres,  ses  rudes 
pêcheurs  qui  travaillent,  ses  maisons  de  bois,  ses  barques,  ses  ciels. 
Son  pinceau  n'a  pas  de  tendresse,  son  âme  n'est  pas  hantée  par  la 
rêverie,  mais  ses  adeptes  s'appuient  fortement  sur  la  terre,  ils  prennent 
corps  à  corps,  sainement,  virilement,  la  réalité.  Parmi  les  artistes  que  je 
viens  de  nommer,  M.  Mac-Whirter  a  un  sentiment  très  pénétrant.  Son 
Village  de  pêcheurs  éveille  une  sensation  forte  et  intime. 

Les  riches  provinces  manufacturières  et  commerciales  de  l'Ouest  ont 
toujours  .soutenu  une  école  de  peinture,  ou  plutôt  un  groupe  d'artistes. 
Il  y  a  trente  ans,  c'était  l'école  de  Bristol  dont  faisait  partie  Danby, 
l'auteur  du  Coup  de  canon  de  1855.  Aujourd'hui  c'est  l'école  de  Man- 
chester; elle  est  éprise  de  Corot,  et  elle  recherche  les  œuvi-es  de 
M.  Fantin-Latour.  Celles-ci  y  produiront  quelque  jour  un  certain 
ébranlement.  Cette  école  n'est  pas  représentée  à  l'E.vposition. 

Les  tentatives  de  M.  Whistler,  les  œuvres  de  M.  Legros  ont  laissé 
aussi  leur  impression  chez  quelques  artistes.  Quant  à  l'Académie,  son 
rôle  réside  dans  une  hésitation  et  une  incertitude  que  marque  fort  bien 
le  système  d'enseignement  adopté  dans  ses  ateliers.  Chaque  mois,  un 
nouvel  artiste  est  chargé  de  corriger  et  d'inspirer  les  élèves  ;  de  sorte 
qu'au  bout  de  trente  jours  M.  Pettie  succède  à  M.  Alma-Tadema, 
puis  à  M.  Pettie  succède  M.  Marks,  et  ainsi  de  suite,  au  grand  dam 
du  scholar  qu'on  embrouille  et  qu'on  désespère  par  ces  diversités. 
Çà  et  là,  de  certains  artistes  ne  se  relient  plus  aux  principaux 
groupes  et  participent  surtout  de  la  tradition  générale  et  moyenne 
représentée  par  les  héros  de  l'Exposition  de  1855.  Ceux-ci,  ceux  du 
moins  qui  ont  survécu,  forment  à  présent,  à  peu  d'exceptions  près,  un 
ensemble  bonhomme,  bourgeois  et  éteint.  Us  sont  vieux  et  leur  peinture 
a  vieilli.  MM.  Frith,  Grant,  Elmore,   Armitage  qui  travailla  avec  Paul 


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LES  ÉCOLES  ÉTRANGÈRES  DE  PEINTURE.  303 

Delaroche,  Goodal,  Cope,  Ward,  Mac-Nee,  Paton,  Redgrave,  voilà  les 
principaux  conducteurs  de  cet  autre  chœur,  où  domine  le  talent  de  feu 
Landseer,  qui  éclate  si  bien  dans  la  merveilleuse  scène  du  Singe  malade. 
Tous  les  artistes  de  cet  ancien  groupe  ne  sont  pas  annihilés  ;  le  por- 
trait de  M""=  Wiseman  par  M.  Mac-Nee  est  d'un  joli  sentiment,  léger, 
vivant,  rappelant  quelque  figure  de  1835  comme  on  en  voyait  dans  les 
lithographies  de  Gigoux  ou  de  Devéria.  Chez  M.  Grant  il  y  a  encore 
quelque  chose,  une  netteté  sobre,  de  la  justesse,  de  l'observation,  et 
chez  M.  Redgrave  il  y  a  une  vive  expression  de  l'été,  de  sa  chaleur,  de 
sa  lumière,  de  son  plantureux  aspect,  et  aussi  l'intime  expression  de  la 
terre  civilisée,  de  la  terre  qui  entoure  le  cottage. 

Mais  en  1878,  à  travers  toutes  les  différences  d'écoles,  de  tendances, 
comme  en  1867,  à  travers  les  indécisions,  comme  en  1855,  à  travers 
les  acidités,  comme  en  1820  avec  Constable  et  Turner,  comme  à  la  fin 
du  xvui"  siècle,  l'œil  anglais  est  resté  le  même. 

Une  tonalité  jaune  et  rousse,  légèrement  aigre,  qu'avive  du  rouge, 
que  du  gris  atténue,  et  qu'irisent  des  nuances  vineuses  et  violacées, 
tel  est  le  thème  principal  des  colorations  anglaises.  On  le  retrouvera  chez 
Reynolds,  chez  les  Grôme,  partout.  Ce  thème  est  venu  de  la  peinture 
hollandaise,  il  est  aussi  dans  le  goût  national  et  dans  le  pays  même.  Les 
constructions  en  briques,  les  boiseries  prolestantes,  les  grandes  nuées 
brumeuses  et  fumeuses  transpercées  de  soleil,  les  prairies,  les  eaux  limo- 
neuses le  donnent  tout  préparé.  Nous  pouvons  le  poursuivre  de  tableau 
en  tableau,  malgré  les  factures  et  les  sentiments  les  plus  divers  ;  dans 
V Automne  doré,  de  M.  Cole,  dans  la  Neige  au  printemps,  de  M.  Boughton, 
dans  le  Chant  du  soir,  de  Mason,  ou  la  Vieille  Grille,  de  Walker,  dans  le 
Garde  royal  et  les  Montagnes  d'Ecosse,  de  M.  Millais,  dans  les  portraits 
de  M.  Orchardson  et  ceux  de  M.  Ouless.  Il  nous  apparaîtra  dans  les 
paysages  écossais  ou  gallois,  dans  la  Dernière  Touche,  de  M.  Calderon, 
dans  les  figures  de  M.  Watts,  chez  M.  Herkomer  et  chez  M.  Grégory. 
M.  Pettie,  M.  Holl,  M.  Goodall,  M.  Hodgson,  feu  Landseer,  nous  le 
montreront,  et  M.  Alma-Tadema  lui-même  n'y  échappera  point.  Il 
s'épanouira  aussi  avec  les  aquarelles  de  M.  Aumônier,  de  M.North,  de 
M.  Small,  de  M.  Green,  de  Pinwell,  de  Houghton  et  de  tant  d'autres. 

Si  nous  entrons  dans  la  maison  décorée  par  MM.  Coliinson  et  Lock, 
nous  le  retrouverons  en  voyant  que  le  parloir  y  est  rouge-vineux,  avec 
des  rideaux  à  fleurs  rousses  empruntées  à  la  Turquie,  et  avec  une  ten- 
ture jaune  persano -japonaise ;  ailleurs,  le  mobilier  composé  par 
M.  Whistler  sera  jaune  et  roux;  les  meubles  de  la  jolie  chambre  exposée 
par  MM""  Garrett  seront  recouverts  en  étoffe  jaunâtre. 


30i  GAZETTE   DES  BEAUX-ARTS. 

A  ces  tonalités  se  joignent  parfois  des  nuances  neutres  prises  aux 
Florentins ,  mais  plus  encore  aux  Japonais,  MM.  Richmond  ,  Watts, 
Burne-Jones,  se  servent  d'un  olive  bronzé  et  d'un  violacé  grisâtre  qui 
viennent  des  bords  de  l'Amo,  de  Lombardie  ou  de  Kioto.  Le  tableau 
égyptien  de  M.  Alma-Tadema  renouvelle  les  tons  des  papiers-cuirs  de 
Nagazaki  ou  de  Yédo. 

Comme  une  grande  délicatesse  et  une  grande  subtilité  guident  bien 
des  peintres  anglais,  c'est  avec  une  certaine  subtilité  aussi  qu'il  faut 
rechercher  l'origine  de  ce  thème  jaune  et  roux.  Assurément  une  impres- 
sion du  soir,  une  impression  de  fin  du  jour  et  de  fin  de  saison,  l'amour 
du  crépuscule  et  de  l'automne,  du  ciel  pâli  et  doré,  des  feuilles  mortes, 
des  herbes  brûlées  par  le  soleil,  est  gravé  dans  l'âme  anglaise.  Les 
heures  qui  terminent  le  travail  commencent  le  repos  et  ramènent  les 
gens  vers  leur  intérieur,  la  saison  qui,  rallumant  le  foyer,  en  rend  les 
jouissances  si  vives,  sont  les  plus  douces  pour  ce  peuple  plein  de  ten- 
dresse sous  sa  rude  énergie.  Le  repos  jusqu'à  l'accablement,  et  sa 
volupté  poussée  jusqu'à  l'aigu  delà  souffrance,  voilà  même  ce  que  par- 
fois exprime  l'art  anglais. 

Combien  voyons-nous,  à  cette  exposition,  de  tableaux  où  les  gens 
reviennent  le  soir  après  le  travail.  C'est  avec  une  avide  aspiration  que 
les  Anglais  en  appellent  à  la  campagne,  et  à  celle  qui  est  proche  des 
habitations,  avant  tout.  Les  parcs,  les  jardins  publics,  plaisent  à  ces 
peintres.  Ce  pays  de  l'industrie  ne  nous  envoie  pas  un  seul  tableau  oii 
soit  peint  le  travail  industriel,  et  si  le  chemin  de  fer  apparaît  dans  la 
peinture,  ce  n'est  que  pour  servir  de  cadre  au  voyageur.  Mistress  Gas- 
kell,  dans  son  roman  Nord  et  Sud,  a  bien  exprimé  ce  désir  ardent  d'é- 
chapper à  la  fumée  et  à  la  boue  des  cités  industrieuses,  pour  aller 
respirer  l'air  et  voir  le  soleil  se  coucher  dans  les  districts  agricoles 
parfumés  de  l'odeur  des  herbes  et  des  feuillages. 

Sous  ce  climat  pluvieux,  la  pluie  cependant  a  son  attrait  et  ses 
charmes  pittoresques.  Les  peintres  d'Angleterre  aiment  à  fêter  l'appari- 
tion de  l'arc-en-ciel,  et  les  idées  protestantes,  sans  doute,  ont  leur  part 
à  cet  intérêt  qu'inspire  le  signe  d'alliance  chanté  par  la  Bible. 

Autrement  le  protestantisme  n'apporte  guère  d'œuvres  directes. 
Nous  ne  le  retrouverions  que  dans  les  Invalides  de  M.  Herkomer,  et 
dans  un  tableau  de  M.  Holl.  Ces  invalides  de  Chelsea,  avec  leur  beau 
parc ,  occupent  beaucoup  la  peinture  ;  on  les  représente  souvent.  La 
mer,  le  peuple,  les  pauvres  sont  réunis  là  sous  une  seule  espèce,  celle 
du  pauvre  heureux,  soigné,  choyé,  car  le  pauvre,  en  pleine  misère,  est 
écarté  des  voies  oii  passe  le  peintre.  11  a  fallu  un  imitateur  de  Gustave 


LES  ECOLES  ÉTRANGÈRES  DE  PEINTURE. 


335 


Doré,  M.  Fieldes,  pour  songer  aux  guenilles.  Les  filles  des  champs,  les 
blanchisseuses,  les  laboureurs,  le  peintre  anglais  les  préfère  et  les 
fait  agréables,  presque  élégants.  Cette  campagne,  avec  ses  jolis  chemins 
sablés,  ses  haies,  ses  gazons,  entraîne  un  peuple  riant.  Le  bateau  appa- 
raît souvent;  la  mer  est  territoire  angl.iis.  Le  cheval  est  plus  rare.  11 
semble  qu'il  y  a  tendance  à  s'écarter  des  sports.  Le  livre  de  Wilkie 
Collins,  Mari  et  Femme,  où  les  sports  étaient  attaqués  si  fortement, 
correspondait  sans  doute  aux  idées  du  monde  artiste,  plus  nerveux 
qu'athlétique.  Et  puis,  le  marin 
est  plus  poétique  que  l'homme 
d'écurie,  et  la  mer  est  un  plus 
noble  champ  de  courses  que  la 
piste  d'Ascot.  La  musique  est 
entrée  dans  la  vie  anglaise,  et 
j'aperçois  plus  de  musique  à  l'ex- 
position de  la  Grande-Bretagne 
qu'à  celle  de  l'Allemagne,  où  j'en 
aurais  attendu  davantage. 

Les  jeunes  filles,  les  femmes 
et  les  enfants  remplissent  les 
toiles  de  l'Angleterre,  surtout  les 
jeunes  filles,  dans  leur  fraîche  et 
pure  magie.  Mais  parmi  ce  monde 
je  vois  briller  les  grandes  dents 
qui  soulèvent  la  lèvre  et  j'entends 
craquer  la  grande  mâchoire  qui  mange  sans  relâche ,  trait  caractéris- 
tique chez  les  ladies  aussi  bien  que  chez  les  raistresses. 

Et  puis,  ce  qui  semble  sourdre  à  travers  les  sensations  tendres,  sou- 
riantes, ou  se  révéler  sous  l'éclat  et  le  brillant  d'un  monde  heureux, 
c'est  comme  dans  l'aquarelle  de  Pinwell,  mûiaXé^Le  Parc  de  Saint-James 
.et  dans  le  Départ  de  M.  Holl,  l'accablement  de  ceux  que  broie  le  lami- 
noir de  cette  vie  d'activité,  de  concuri'ence.  On  sent  la  stupeur,  l'effroi 
secret  des  âmes  étreintes  dans  l'engrenage;  on  surprend  le  son  étouffé 
du  sanglot  intérieur  de  ceux  qui  succombent  à  la  peine  et  qui  ne  peu- 
vent plus  lutter,  tandis  que  les  autres  s'en  reviennent  en  chantant  le  long 
des  haies  en  fleur,  quejes  guinées  tintent,  que  la  locomotive  jette  ses 
hurlements. 

Si  nous  quittons  ce  monde  moderne,  le  champ  se  rétrécit  soudain. 
La  peinture  monumentale  n'a  point  d'espace  à  demander  aux  murailles 
protestantes,  et  les  murs  des  édifices  laïques  ne  se  prêtent  pas  volontiers 


NEIQH      AU      PIUNTEMPS,      TAB      U.      BOOGUTON. 

(Croquis  de  l'artisto.) 


X  V 1 1 1 


2'  l' i;  n  1  o  D  lî . 


39 


306  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

à  ses  décors.  Il  en  résulte  que  la  peinture  d'histoire  et  le  nu  sont  relati- 
vement rares.  Les  sujets  de  l'histoire  du  pays  se  résolvent  en  tableaux 
d'appartements.  L'archaïsme  de  l'Antiquité  ou  de  la  fin  du  Moyen-Age  a 
néanmoins  des  adeptes,  les  uns  poursuivant  un  réalisme  de  restitution 
qui  rajeunit  les  sujets,  ou  en  trouve  d'inattendus,  les  autres  doués  d'une 
vision  particulière  qui  renouvelle  les  formes  et  les  aspects.  Quelques 
artistes  se  consacrent  à  l'Orient,  quelques-uns  aussi  aux  sujets  français 
de  l'époque  révolutionnaire  ou  napoléonienne. 

Comme  on  l'a  toujours  dit,  l'art  anglais  est  bien  anglais.  Dans  la 
peinture  allemande,  il  n'y  a  que  fort  peu  de  physionomies  allemandes. 
J'entends  par  là  des  figures  aussi  particulières  que  peuvent  l'être  celle 
de  M.  Menzel  ou  celle  du  prince  de  Bismarck,  ou  celles  des  disciples  du 
Christ,  peints  par  M.  Gebhard.  Mais  dans  la  peinture  anglaise,  le  type 
national  fortement  accusé  se  voit  de  tous  les  côtés. 

Voilà  pourquoi  La  Première  Poste  de  M.  Sant,  peintre  ordinaire  de 
la  reine,  est  si  intéressante,  en  dehors  de  son  exécution  où  l'on  pourrait 
retrouver  une  tendance  à  s'inspirer  des  étoffes  blanches  de  M.  Millais. 
La  bouche  en  bec-de-lièvre  qui  laisse  voir  les  dents  et  qui  donne  un 
caractère  sauvage  aux  figures  féminines  les  plus  civilisées,  est  là,  cruelle 
et  terrible.  Dans  le  portrait  de  Lady  Cavendish  par  M.  Richmond,  on  la 
retrouve,  et  sous  cette  peinture  à  la  fois  légère,  délicate  et  rigoureuse, 
on  croirait  voir  une  reine  de  la  Polynésie  qui  a  pris  l'habitude  de  percer 
ses  lèvres  d'un  coquillage. 

Singulièrement  dur  et  sinistre  est  le  type  à  l'œil  froid,  aux  grandes 
bouches  serrées,  des  jeunes  filles  qui  jouent  le  Whist  à  trois  de 
M.  Millais,  avec  leurs  grandes  toilettes  à  (lots  et  à  replis  bouillonnants. 
Ils  ne  sont  pas  doux  ni  tendres  les  animaux  que  la  nature  a  pourvus 
de  fortes  mâchoires,  et  toute  la  volonté,  l'impassible  détermination  et  le 
sans  quartier  de  la  race  sont  écrits  chez  ces  femmes.  Je  me  hâte  de  dire 
que  la  civilisation  a  tourné  en  simple  énergie  dans  la  vie  et  en  grand 
appétit  de  sandwiches  et  de  roastbeefs,  les  instincts  primitifs  si  forte- 
ment taillés  sur  ces  têtes. 

Le  type  maigre  aux  grands  yeux  caves  que  M.  Burne-Jones  et 
M.  Richmond  ont  donné  à  la  Viviane  du  Moyen-Age  et  à  l'Ariadne 
antique,  est  encore  un  type  anglais,  le  type  des  âmes  poétiques  par 
excellence,  mais  toujours  avec  la  mâchoire  accusée  et  amie  des  viandes 
saignantes,  et  toujours  avec  un  arrière-sentiment  dur  et  farouche,  sen- 
sible quoique  lointain. 

M.  Watts,  du  côté  des  hommes,  a  rendu  ces  mêmes  caractères  avec 
une  vigueur,  une  ampleur  à  établir  les  masses  tout  à  fait  remarquable. 


LES  ECOLES  ETRANGERES   DE  PEINTURE.  307 

Qu'on  voie  son  duc  de  Cleveland,  et  l'on  ne  sentira  pas  précisément  la 
douceur  et  la  bonté  dans  ce  visage. 

Le  Portrait  du  capitaine  Burton  si  énergiquementpeintpar  M.  Leigh- 
ton  est  très  effrayant.  Je  me  rappelle  que  ce  célèbre  voyageur  terrifia  plu- 
sieurs membres  de  notre  Société  de  géographie,  qui  fêtèrent  son  passage 
à  Paris  en  l'invitant  à  dîner.  11  ne  parlait  que  de  sabres  de  son  inven- 
tion avec  lesquels  il  découpait  un  homme  comme  une  volaille,  en  aiguil- 
lettes. Nos  géographes,  bons  bourgeois  fort  doux  ainsi  que  vous  et  moi, 
sentirent  leurs  cheveux  se  dresser  sur  la  tète  en  l'écoutant.  Il  est  certain 
que  l'état  normal  de  cette  figure,  à  en  juger  par  la  peinture  de  M.  Leigh- 
ton,  est  une  expression  de  fureur. 

Mais  si  j'ai  insisté  sur  un  certain  trait  presque  cruel  et  farouche  de 
la  physionomie  anglaise,  c'est  qu'elle  a  un  correctif  dans  la  beauté  et 
l'élévation  du  front,  la  noblesse  du  nez  et  la  fermeté  pénétrante  du 
regard.  Cette  race  puissante,  qui  du  fond  de  son  île  a  soumis  et  rempli 
une  partie  de  la  terre,  a  le  double  privilège  de  la  violence  des  penchants 
et  de  la  supériorité  intellectuelle  qui  les  discipline  et  les  emploie  à  de 
grandes  et  bonnes  choses. 

Justement  M.  Millais  célèbre  d'une  façon  émouvante  une  de  ces 
grandes  choses  modernes  qui  font  tressaillir  l'Angleterre  jusqu'au  fond 
du  cœur. 

«  Le  passage  du  pôle  existe,  et  c'est  l'Angleterre  qui  le  trouvera, 
qui  doit  le  trouver.  »  Telles  sont  les  paroles,  ou  à  peu  près,  que  prononce 
le  capitaine  Trelawney ,  l'ancien  ami  et  compagnon  de  Byron  en  Italie 
et  en  Grèce.  Et  sur  sa  main  crispée  qui  voudrait  déjà  étreindre  l'avenir, 
se  pose  calmante  la  main  de  la  jeune  femme  assise  à  ses  pieds  et 
lisant  le  récit  des  tentatives  faites  pour  la  découverte  du  Passage  du 
Nord-Ouest, 

La  chambre  ornée  de  pavillons,  de  cartes,  d'atlas,  est  pleine  de  jour, 
et  par  la  fenêtre  ouverte  on  voit  le  ciel  et  la  mer  clairs  et  attirants. 
Peut-être  le  capitaine  a-t-il  la  figure  trop  contractée.  Mais  comment 
exprimer  d'autre  façon  l'impatient  appel  dont  son  cœur  est  gonflé?  La 
jeune  femme  est  merveilleuse  d'attitude  vraie  et  de  britannisme.  Un 
grog  très  fort  est  à  côté  du  marin,  autre  trait  britannique. 

Certes,  ce  tableau  m'émeut  beaucoup.  Voilà  bien  le  drame  et  l'idée 
modernes,  concentrés,  rendus  avec  toutes  les  ressources  de  la  réalité  la 
plus  simple,  et  partant  la  plus  puissante. 

Si  je  parcours  ensuite  l'œuvre  exposée  par  le  grand  peintre,  j'admi- 
rerai ce  chef- d'œuvre  de  gracieuse  et  délicate  coloration,  de  douce  et 
intense  expression,  de  grâce  infinie,  qui  s'appelle  la  Femme  du  joueur  ; 


308 


GAZETTE  DES   BEAUX-ARTS. 


j'admirerai  cet  étonnant  vieillard,  le  Garde  royal  rouge,  magnifique 
d'éclat,  de  liberté,  de  hardiesse,  de  sonorité;  je  m'arrêterai  devant  le 
paysage  du  Froid  Octobre,  si  personnel,  si  juste,  si  vrai,  avec  ses  eaux 
d'acier,  avec  ses  grandes  herbes  et  ses  arbres  que  couche  le  vent  aigu, 
et  avec  ce  souffle  d'air  et  cette  lumière  grise  qui  l'animent  ou  l'éclairent. 
Le  portrait  du  duc  de  Westminster  me  paraîtra  très- harmonisé  et  me 
montrera  le  parent  d'un  des  grands  seigneurs  de  Reynolds;  et  le  portrait 
de  M""  Bischofsheim  me  semblera  réalisé  avec  une  mâle  élégance,  une 
rare  fermeté  et  un  sens  profond  de  l'individualité.  Les  Trois  Sœurs,  si 
naïves,  si  librement  peintes  dans  leur  gamme  diaprée,  si  enfantines, 

m'éblouiront  par  une  rare  splendeur 
de  tonalités  claires  et  de  vie  riche- 
ment illuminée.  M.  Millais  est  un  des 
hommes  de  la  peinture  du  xix'  siècle  ; 
et  je  ne  pense  pas  être  obligé  d'ajou- 
ter :  tant  pis  pour  qui  ne  saurait  s'en 
apercevoir. 

La  variété  de  son  œuvre  est  splen- 
dide,  depuis  l'exactitude  absolue  et 
décisive,  jusqu'à  la  puissance  des  plus 
grands  éclats  et  jusqu'à  la  magie  du 
charme  le  plus  rêveur  et  le  plus 
pensif. 

Le  préraphaélitisme  minutieux  a 
disparu  ou  à  peu  près  dans  tout  ceci, 
mais  la  main  hardie  et  vigoureuse, 
l'œil  pénétrant  et  sensible,  l'esprit 
aux  sentiments  intenses  qui  étaient 
dans  le  préraphaélite  de  1855  et 
de  1867 ,  dans  \  Ordre  d'élargisse- 
mmt  et  dans  la  Veille  de  la  Saint- 
Agnès,  sont  plus  hardis  et  vigoureux, 
plus  pénétrants  et  plus  sensibles ,  et 
jouent  parmi  des  sentiments  plus  intenses. 

M.  Millais  a  un  élève,  nommé  M.  Ouless,  et  qui  fait  de  beaux  por- 
traits, oî)  l'on  retrouve  néanmoins,  avec  de  la  pesanteur  et  surtout  avec 
de  la  dureté  dans  les  ombres,  les  traces  de  la  facture  du  maître.  Le  chi- 
miste Pochin,  ennuyé  de  poser,  se  décida  à  ne  point  interrompre  ses 
expériences  tandis  que  M.  Ouless  le  peignait;  de  là  nous  est  venu  ce 
portrait  si  curieux  et  si  contemporain  oîi  nous  voyons  le  savant  occupé 


L    Alloua    ST    LA    HOBT,     FAB    M.    WATTS 

(Croquis  d*  Taitiate.) 


LES  ÉCOLES  ÉTRANGÈRES  DE  PEINTURE. 


309 


à  ses  cornues.  L'honorable  recorder  (juge)  de  la  cité  de  Londres,  M.  Rus- 
sell  Gurney,  nous  apparaît  de  même  dans  ses  fonctions  et  dans  son 
costume.  La  vie  est  rendue  d'un  ton  éclatant  et  solide  dans  ces  figures 
de  M.  Ouless,  fortement  empâtées. 

Bronzino,  Jules  Romain,  Michel-Ange,  ont  inspiré  à  M.  Watts  ces 
puissantes  constructions  de  visages  et  de  corps  humains,  parfois  un  peu 


(   VENUS  BBNASCENa   »  ,   PAR   M.   CRANB. 

(Croquis  de  l'artisto.) 


lourdes,  qui  donnent  un  si  fier  aspect  à  son  exposition.  Il  y  a  du  sculp- 
teur autant  que  du  peintre  dans  ces  formes  remuées  par  masses  et 
mouvementées.  Son  buste  sculpté  de  Clytie  est  identique  à  sa  peinture. 
Une  carrure,  une  décision  fort  remarquables  ressortent  dans  toute  son 
œuvre.  Le  dessin  n'y  est  pas  pur  et  juste,  mais  il  y  est  ample  et  fort. 
Ce  n'est  pas  un  coloriste  non  plus.  Mais  c'est  un  artiste  qui  a  le  sens  de 
l'imposant,  du  large  et  de  l'accent,  avec  une  tendance  à  l'enflure.  Il 
brasse  littéralement  la  chair,  l'ombre,  l'étoffe,  l'idée,  l'expression  et  le 
mouvement.  Tous  ses  portraits  ont  de  l'allure,  mais  presque  tous  ont 
d'énormes  joues.  Celui  du  violoniste  Joachim  s'enveloppe  d'une  appa- 


310  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS, 

rence  mystérieuse  très  belle,  et  celui  du  duc  de  Cleveland  est  le  plus 
naturel,  le  plus  original  et  le  meilleur  de  tous.  M"*  Percy  Windham 
ressemble  à  une  sibylle,  et  le  Jugement  de  Paris  rappelle  par  ses 
formes  allongées  la  Nymphe  de  Benvenuto  Cellini. 

Bans  l'Amour  et  la  Mort  de  M.  Watts,  je  note  cette  tendance  con- 
tournée qui  domine  chez  les  nouveaux  préraphaélites,  MM.  Burne  Jones, 
Richmond,  Stanhope,  sorte  de  manière  sans  vulgarité,  et  qui  témoigne 
d'un  effort  sensible  pour  infuser  un  jeune  esprit  dans  de  vieilles  données. 
L'Amour  et  la  Mort  se  tordent ,  comme  se  tordent  Viviane  et  Merlin , 
comme  se  tord  Ariadne.  C'est  une  recherche  d'animation,  mais  la  même 
recherche  chez  divers  artistes.  M.  Crâne,  cependant,  en  s'attachant  plus 
étroitement  aux  nobles  formes  de  Botlicelli,  dans  sa  Vernis  renascens, 
oppose  le  vertical  à  ces  inclinaisons  et  à  ces  ondulations.  M.  Burne  Jones 
prend  les  cadres  d'Albert  Durer,  formés  de  guirlandes,  d'arceaux  en 
ruine,  de  feuillages  mystiques  et  précieux,  d'idées  latentes,  et  il  y  insère 
le  type  poétique  de  la  femme  anglaise,  singulier,  un  peu  effaré,  anguleux, 
mince,  dont  M.  Stanhope  fait  presque  un  jeune  garçon,  créant  ce  manié- 
risme qui  du  moins,  avec  sa  délicatesse  aiguë,  sa  coloration  neutre  et 
distinguée,  son  élégance  agitée  et  son  impression  nette  et  un  peu  sèche, 
reste  maître  de  soi-même  dans  le  domaine  pur  de  l'allégorie  poétique,  et 
se  forme  un  monde  homogène  d'êtres  et  de  décors  spéciaux.  M.  Sandys, 
par  sa  Mcdée ,  relie  ceux-ci  à  l'école  d'exécution  très  appuyée  de 
M.  Leighton.  Ceux-ci  s'agitent  dans  un  monde  irréel  où  ils  veulent 
apporter  une  extrême  précision;  Mason  et  Walker,  au  contraire,  ont 
voulu  chasser  cette  précision  du  monde  réel  et  y  introduire  une  subtilité 
raffmée  qui  finit  quelquefois  par  le  défigurer. 

Ils  font,  pour  ainsi  dire ,  évaporer  le  paysan  et  la  paysanne  sur  la 
toile  pour  ne  laisser  à  sa  place  qu'une  ombre,  une  âme,  toute  frisson- 
nante, dont  les  cordes  fines,  impalpables,  vibrent  en  accords  mourants, 
en  pâmoisons  nerveuses.  Leys,  M.  Breton,  Millet,  j'entends  celui  de  la 
fin,  leurs  inspirateurs,  ont  eu  bien  des  affectations,  et,  à  force  de  vou- 
loir rendre  les  personnages  simples,  plus  graves,  plus  élégants  ou  plus 
inspirés  et  émus  qu'ils  ne  sauraient  jamais  l'être,  ils  se  sont  plus  d'une 
fois  trompés,  et  beaucoup. 

Le  Chant  du  soir  de  Mason  exhale  une  indéfinissable  impression, 
c'est  un  tableau  qui  se  pâme,  le  mot  m'est  encore  une  fois  nécessaire. 
Voilà  sans  doute  des  religieuses ,  des  martyres ,  des  créatures  enfin 
qu'emporte  un  élan  passionné  et  languissant  à  la  fois,  des  natures  mys- 
tiques, délicates  comme  le  cristal,  d'exceptionnelles  sensitives  qu'une 
éducation,  des  habitudes  spécialement  spirituelles  ont  affinées  jusqu'à 


LES  ÉCOLES  ÉTRANGÈRES  DE  PEINTURE.  311 

l'excès  maladif.  Sous  la  mélancolie  des  ombres  qui  suivent  le  soleil  cou- 
chant, elles  jettent  toute  leur  âme,  toute  la  svelte  et  fine  beauté  de  leur 
tempérament  aiguisé,  nerveux,  subtil,  dans  l'hymne  qu'elles  chantent... 
Mais  non,  ce  sont  des  filles  de  ferme  médiocres  musiciennes  qui  ont, 
ce  soir,  le  caprice  de  chanter  des  psaumes  et  qui  étonnent  les  jeunes 
cultivateurs,  leurs  amoureux  de  demain  ou  de  la  veille,  lorsqu'ils  les 
croisent  en  chemin.  C'est  la  nature  qui  chantait  l'hymne  dans  l'âme 
ultra- poétique  de  llason,  et  il  mettait  la  source  de  poésie  là  où  elle 
n'était  pas  :  dans  les  personnages.  Peintre  vigoureux  et  intense  dans  ses 
Maremmes,  simple  jusqu'au  négatif,  quoique  excellent  de  couleur,  dans 
ses  Enfants  à  la  pêche,  parfait  de  sentiment  harmonieux  dans  son  Fer 
perdu,  Mason  est  un  être  surprenant,  presque  toujours  outré,  suraigu  et 
portant  sur  les  nerfs  comme  un  harmonica.  Mais  il  vous  enveloppe  d'une 
mélodie  où  à  travers  ce  vague,  ce  suraigu,  passent  des  notes  exquises. 
J'en  appellerai  néanmoins  ici  à  M.  Israëls,  qui  se  rattache  par  le  senti- 
ment à  ce  monde  anglais.  Il  a  le  dessin  moins  fin,  moins  distingué,  le 
sens  moins  raffiné  que  Mason,  mais  il  est  plus  vrai,  et  la  profondeur,  la 
justesse  de  la  plainte  dans  ce  tableau  que  j'ai  cité  de  lui  :  Seule  au 
monde,  me  touche  plus  droit,  plus  net  que  le  Chant  du  soir. 

AValker  me  semble  préférable  à  Mason,  et  quelques  unes  de  ses  aqua- 
relles sont  ravissantes,  surtout  celles  où  il  laisse  le  personnage  à  lui-même 
et  ne  veut  pas  le  rendre  exquis.  Son  tableau  La  Vieille  Grille  est  d'une 
harmonie  délicieuse.  C'est  le  soir,  et  la  paix  de  la  campagne,  au  moment 
où  le  jour  va  tomber,  est  adorable  dans  ce  paysage  blond,  doux,  où  les 
nuances  se  fondent,  veloutées,  un  peu  fluides.  Une  dame  et  sa  servante 
sortent  par  la  grille  qu'elles  referment,  des  enfants  jouent  sur  les 
marches  qui  mènent  à  cette  grille,  et  deux  ouvriers  passent  dans  le 
chemin.  Voilà  tout,  pas  d'autre  sujet  que  la  paix  de  la  vie,  la  rencontre 
des  passants,  la  diversité  de  l'âge  et  du  rang  social,  un  spectacle  qu'on 
voit  chaque  jour  et  que  l'artiste  chante  avec  une  douceur  et  une  simpli- 
cité complètes.  Complètes?  Point  tout  à  fait  :  les  ouvriers  sont  élégants, 
ils  se  cambrent  comme  des  Apollons,  ils  sont  même  angéliques.  Et  puis, 
dans  ce  charme  de  douceur,  dans  cette  délicatesse  de  tonalité,  il  y  a  de 
l'homme  qui  s'évanouit  et  dont  la  syncope  passe  dans  sa  peinture. 

C'est  comme  un  symbole,  cette  vieille  grille!  C'est  AValker  et  Mason 
qui  l'ont  ouverte  pour  donner  accès  à  l'art  anglais  sur  ce  domaine  nou- 
veau, tout  de  sentiment  musical  et  presque  extatique,  où  l'on  reste 
abîmé  dans  les  plus  mystiques  délices  de  la  sensitivité,  à  la  vue  d'un 
troupeau  d'oies  chassé  par  une  petite  fille,  devant  un  laboureur  qui 
ramène  l'attelage  de  sa  charrue,  ou  devant  un  enfant  qui  laisse  tomber 


312 


GAZETTE  DES   BEAUX-ARTS. 


des  cailloux  au  fond  d'un  seau  d'eau.  M.  Whistler  avait  imaginé  jadis  des 
symphonies  en  blanc  et  en  bleu.  Ceux-ci  ont  pris  la  chose  au  sérieux. 
Mais  il  y  aura  toujours  un  combat  autour  de  ces  deux  hommes  si 
curieux.  Les  gens  que  l'esprit  touche  plus  que  la  malérialiU  de  l'art,  que 
les  recherches  mécaniques  de  l'exécution  ou  du  coloris,  aimeront  tou- 
jours beaucoup  ces  deux  peintres,  et  leur  sauront  gré  d'avoir  créé  cette 
exécution  qui  eflleure  et  fait  évanouir  les  choses,  qui  donne  au  tableau 

l'aspect  du  pastel  ou 
de  l'aquarelle,  et  lui 
enlève  les  pesées 
épaisses  de  l'huile 
chargée  de  couleur. 
Les  autres  leur  re- 
procheront de  sacri- 
fier la  peinture  et  ses 
qualités  propres  à  une 
sorte  de  rêverie  ou 
de  souffle  teinté.  En- 
core faut-il  rappeler 
la  grande  vigueur  et 
la  sonorité  de  Mason 
lorsqu'il  veut  aller  à 
toutes  voiles. 

Leurs  successeurs  se  tiennent  plus  près  de  l'accent  et  du  sens 
simples  des  choses;  M.  Boughton  est  un  des  plus  fins,  des  plus  gracieux 
et  des  plus  sensibles  entre  eux,  M.  Morris  en  est  un  des  plus  vifs  et  des 
plus  francs.  Je  n'ai  malheureusement  pas  le  temps  de  m' arrêter  à  leurs 
œuvres,  qui  sont  fort  intéressantes,  ni  à  l'énergique  Naufrage,  de 
M.  Small,  ni  aux  paisibles  Voisins,  de  M.  Green,  ni  au  riant  retour  des 
champs,  de  M.  Morgan,  non  plus  qu'aux  tableaux  de  large  sentiment  et 
de  tons  fermes  et  beaux  qu'a  exposés  M.  Robert  Macbeth,  mais  ofi  le 
dessin  vise  aussi  à  trop  d'élégance.  Tous  semblent  vouloir  obser>'er  et 
tirer  de  l'observation  tout  le  suc  qu'elle  peut  donner,  sans  chercher  à 
surélever  la  note.  Ils  ont  la  tendance  plus  juste  que  ceux  qui  ont  ouvert 
la  vieille  grille.  Ils  paraissent  se  mieux  porter  et  conservent  l'équilibre; 
ils  savent,  les  autres  ayant  subi  le  risque  de  l'expérience,  mieux  sauve- 
garder la  peinture  des  envahissements  de  la  musique  et  de  la  poésie; 
ils  vivent  plus  activement,  à  toute  heure,  et  non  à  celles  du  soir  seule- 
ment, et,  néanmoins,  les  impressions  qu'ils  rendent  continuent  à  être 
délicates  et  distinguées.  Il  faut  réunir  à  ce  groupe  M.  Briton-Rivière, 


LA      VIEILLE      ORILLB,      FAR      «'ALKBK. 


(Croquis  de  rartiste.) 


LES   ÉCOLES  ÉTRANGÈRES  DE  PEINTURE. 


313 


qui,  par  sa  toile  intitulée  Charité,  s'y  rallie  au  moins  pour  un  mo- 
ment. 

A  côté  d'eux,  travaillent  des  paysagistes,  chercheurs  et  fort  curieux, 
tels  que  MM.  Henri  Moore,  dont  la  mer  grise  et  la  mer  bleue  attestent 
l'œil  fin,  l'esprit  attentif,  le  tempérament  pictural,  James  Macbeth,  avec 
ses  colorations  fortes,  sombres,  à  l'opposition  un  peu  dure,  mais  qui 
résument  si  bien  les  grands  aspects  de  la  nature,  Inchbold,  associant 
d'une  main  si  légère  le  vert  clair  des  herbes  sur  les  falaises  au  bleu 
clair  de  la  mer,  dans  un  en- 
semble plein  de  finesse  lumineuse, 
Smart  et  son  Champ  de  bU,  Knight 
et  son  Effet  de  neige, 

La  jeune  école  n'admet  pas 
dans  ses  rangs  M.  Vicat-Cole.  Ici 
il  a  copié  directement  Constable , 
et  là  il  se  noie  dans  une  tonalité 
jaune  bien  fade.  Mais  son  Automne 
doré  est  un  heureux  et  noble 
paysage,  où  sourit  un  reflet  des 
soleils  de  Claude  Lorrain. 

L'œil  et  l'esprit  anglais  ont 
beau  chercher  des  voies  pour  se 
différencier,  ils  sont  gouvernés  par 
une  loi  commune.  J'associerai 
donc  M.  Leslie  avec  les  précédents. 
Sa  peinture  large,  douce  et  pâlie,  trouve  l'harmonie  dans  une  décolo- 
ration délicate.  11  est  le  peintre  des  jeunes  filles,  avec  cette  grâce  un 
peu  voulue,  mais  si  aimable,  si  distinguée,  que  les  artistes  de  l'An- 
gleterre ont  conservée  depuis  la  fin  du  xvm"  siècle.  11^  est  vraiment 
charmant  celui  de  ses  tableaux  où,  dans  un  parc,  les  jeunes  filles 
s'amusent  à  laisser  aller  des  fleurs  au  cours  d'un  ruisseau,  en  y  atta- 
chant la  pensée  de  leur  destinée. 

Parmi  tous  ceux-là,  c'est  M.  Herkomer  que  le  plus  grand  succès  ait 
accompagné.  Sa  Dernière  Assemblée  à  Chelsea  est  en  effet  un  beau 
tableau.  Toutes  ces  têtes  de  vieux  marins  ont  une  haute  expression, 
quoiqu'ils  soient  un  peu  trop  lords  en  général.  Un  sentiment  grave, 
noble,  profond  et  juste,  circule  dans  cette  réunion  de  vieillards,  et, 
après  tout,  cette  noblesse  qu'ils  ont,  elle  leur  vient  de  l'âge  qui  accentue 
l'homme  et  le  marque  au  sceau  du  détachement  et  du  désintéresse- 
ment des  choses.  M.  Herkomer  est  né  en  Bavière,  mais  c'est  un  pur 

XVni.  —  2'   PÉRIODE.  40 


LES      VOISINS,      PAR      M.      GREEN. 

(Croquis  de  l'artiste.) 


314 


GAZETTE  DES   15EAUX-ÂRTS. 


Anglais.  On  remarquera  dans  sa  toile,  et  plus  encore  dans  ses  beaux  des- 
sins du  Graphie,  l'influence  de  M.  Legros. 

A  l'une  des  Assemblées  de  Chelsea,  qui  sont  simplement  la  réunion 
des  invalides  pour  la  prière,  un  de  ces  vieillards  mourut  assis  à  son 
banc.  C'est  celui  qu'on  voit  en  avant,  au  centre  du  tableau,  et  qu'un 
de  ses  camarades,  le  croyant  endormi,  secoue  légèrement  pour  le  réveil- 
ler. M.  Herkomer  s'est  placé,  lisant  les  psaumes,  sur  le  banc  appuyé  au 
mur;  à  sa  droite  est  son  beau-père  et  à  droite  de  celui-ci  est  M""  Herko- 
mer. Malgré  le  beau  caractère  de  l'œuvre,  le  tableau  de  M.  Herkomer 
n'est  pas  d'une  peinture  miraculeuse,  les  fonds  restent  médiocres,  les 
tons  sont  secs  et  sourds,  l'exécution  manque  d'agrément;  le  peintre  n'y 
ressort  pas  visiblement.  Mais  ces  critiques  importent  peu;  voilà  un  des 


l'appel      au      TRAVAII-,      P  A  K      M.      RODKRT      MACnETH. 

(Croquis  de  Tartistc.) 


beaux  tableaux  que  notre  monde  ait  inspirés,  voilà  comme,  en  restant 
simple,  on  p3ut  faire  résonner  une  note  profonde  et  trouver  de  la 
grandeur  là  où  il  y  en  a,  c'est-à-dire  chez  de  vieux  guerriers  qui  prient 
sur  la  fin  de  leurs  jours,  après  avoir  accompli  de  durs  travaux,  de  péni- 
bles devoirs  et  risqué  maintes  fois  cette  vie  dont  le  dernier  souffle  les 
quitte  doucement  au  banc  de  la  prière.  On  pense  à  une  page  du  Génie 
du  Christianisme  de  Chateaubriand  traduite  par  un  protestant  :  c'est  la 
seconde  fois  que  je  prends  le  protestantisme  en  flagrant  délit  de  haute 
impression,  de  sentiment  puissant  et  pénétrant.  Un  autre  artiste,  M.  Gre- 
gory  sera  je  crois  fort  remarqué  dans  son  pays.  Les  anciennes  tenta- 
tives de  M.  Whistler,  je  les  retrouve  dans  \' Aurore  de  M.  Gregory.  11 
y  a  une  grande  habileté  en  celui-ci,  et  peut-être  le  sentiment  simple  et 
juste  sombrera-t-il  au  milieu  de  cette  habileté;  mais  comme,  d'un  autre 
côté,  l'artiste  a,  dans  son  aquarelle  de  Sir  Gnlahad,  montré  la  délicatesse 
mystique  inaugurée  par  l'école  Walker  et  Mason,  et  dans  son  portrait 


LES  ECOLES  ÉTRANGÈRES  DE   PEINTURE. 


315 


d'homme  mis  beaucoup  de  force  et  de  largeur,  et  que  l'Aurore  est  d'un 
caractère  très  personnel,  indique  un  sens  de  la  lumière  tout  à  fait  neuf 
et  hardi,  un  esprit  des  personnages  très  vif,  un  accord  de  la  netteté  ferme 
avec  la  délicatesse  des  transitions  et  des  impressions,  je  maintiens  que 
M.  Gregory  sera  important  dans  le  jeune  art  anglais. 

Auprès  du  groupe  que  conduisent  MM.  Leighton  et  Poynter,  il  fau- 
drait mettre,  mais  pour  faire  contraste,  M.  Albert  Moore  et  M.  Aima 
Tadema  pour  qui  l'Antiquité  est  devenue  une  famille,  M.  Moore  semble 
avoir  voulu  donner  une  nouvelle  vie  aux  Tanagras.    Il  les  jette  et  les 


\rp^i^rr    f^r//- / /, 


Htj'  *  a<%vt7?<^ 


PKRLES,   PAR   M.   ALBERT   HOORR. 

(Dpssin  de  M.  P.  Laurent.) 


pelotonne  sur  des  lits  de  repos,  d'un  dessin  aigu  et  très  gracieux,  et 
les  enveloppe  de  fines  draperies  teintées  de  gris  et  de  bleu,  les  roulant 
et  les  manœuvrant  entre  ses  doigts  avec  une  légèreté  exquise,  comme 
de  petites  choses  fragiles  etprécieuses  que,  seul,  il  a  le  secret  de  manier. 
M.  Aima  Tadema  est  célèbre  et  il  mérite  de  l'être.  Ce  Hollandais 
spirituel  trempé  dès  sa  jeunesse  dans  les  pâtes  onctueuses  et  souples 
des  ateliers  belges,  a  rendu  à  la  vie  antique  la  couleur,  l'animation, 
Xi'tre.  11  les  lui  a  rendus  par  l'anachronisme,  par  la  réalité  et  la  fami- 
liarité. Des  gamins  de  Paris,  des  cockneys  de  Londres,  sous  son  pinceau, 
sautent  et  gambadent  dans  les  vestibules,  entre  les  colonnes,  au  fond 
des  jardins  de  Rome  ou  d'Athènes.  Mais  la  magie  d'un  peintre  qui  est 


316  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

le  premier  de  Londres  pour  les  exercices  de  la  palette,  évoque  avec  une 
singulière  force  d'intuition,  autour  des  personnages,  toutes  les  choses, 
tout  le  décor,  tout  le  milieu,  où  ils  vécurent.  A  l'exposition  anglaise, 
on  ne  trouverait  nulle  part  une  figure  plus  solide  de  relief  et  plus 
ferme  de  ton  que  sa  belle  danseuse  épuisée  de  fatigue;  une  lumière 
aussi  vive,  aussi  gaie,  aussi  fraîche  que  dans  son  jardin  romain;  un 
accord  aussi  distingué,  aussi  sonore  et  aussi  neuf  que  dans  ses  Plaies 
d'Egypte,  et  une  verve  de  coloris  aussi  légère  et  harmonieuse  que  dans 
le  fond  du  palais  d'Agrippa,  ni  une  invention  aussi  amusante  et  inat- 
tendue que  celle  de  la  Danse  jjyrrhique.  11  y  a  dans  son  œuvre  ce 
problème  curieusement  résolu  :  c'est  que  le  sentiment  intense  de  la 
réalité  moderne  peut  donner,  et  l'originalité  la  plus  imprévue,  et  le  sens 
du  monde  à  nous  le  moins  accessible,  l'antique.  Dans  le  tableau  intitulé 
Galerie  de  peinture,  le  jeune  homme  assis  représente  le  portrait  de 
M.  Deschamps,  délégué  des  Beaux-Arts  à  l'exposition  anglaise,  derrière 
qui  se  tient  son  oncle,  M.  Gambart,  le  célèbre  marchand  de  tableaux. 
Est-ce  une  scène  antique?  Est-ce  une  scène  moderne  ?  Que  répondre  au 
juste?  Elle  est  réelle,  elle  est  vraie,  elle  nous  donne  le  trait  d'union 
entre  ces  anciennes  gens  et  nous.  Ils  étaient  comme  nous,  nous  en 
sommes  sûrs  maintenant,  le  peintre  nous  le  prouve. 

M.  Orchardson  se  tient  à  part  à  travers  tous  les  groupes,  non  pas 
qu'il  ne  descende  de  Reynolds  comme  quelques  autres,  mais  il  a  sa  pein- 
ture à  lui ,  amoureusement  poursuivie  dans  l'union  lumineuse  du  gris 
et  du  jaune  également  clairs,  jouant  dans  de  fines  rousseurs,  une  pein- 
ture vive,  facile,  spirituelle,  toute  d'entrain,  un  peu  chiffonnée  dans  les 
petits  sujets,  mais  qui  se  raffermit  dans  ses  grands  portraits  jusqu'à 
l'intensité  de  la  physionomie  et  la  force  du  ton.  Beaucoup  d'esprit, beau- 
coup d'individualité,  beaucoup  de  pénétration,  telles  sont  les  qualités  de 
cet  artiste,  un  des  plus  remarquables  de  son  pays. 

Un  paysagiste,  M.  Mark  Fisher,  se  rattache  à  la  peinture  française 
par  ses  colorations,  tout  en  restant  en  plein  sentiment  anglais,  celui  du 
calme,  du  repos  et  de  la  rêverie  au  milieu  du  brouhaha  des  affaires,  du 
tintement  des  gainées  et  du  râle  des  machines  à  vapeur.  Mistress  Joplins 
a  aussi  l'art  franchement  continental,  et  encore  M.  Crofts,  qui  a  peint  le 
Matin  de  Waterloo  en  homme  qui  vient  de  contempler  Charlet  et  Horace 
Yernet.  Avec  une  acuité  froide  et  un  esprit  d'ironie  flegmatique,  M.  Crowe 
a  représenté  les  Savants  français  en  Egypte,  en  souvenir  de  ce  mot 
fameux  des  officiers,  lors  des  batailles  :  «  Messieurs  les  savants  et  les 
ânes,  entrez  dans  le  carré.  » 

Les  orientalistes  anglais,  les  nôtres  nous  conduisant  à  ceux-ci,  sont 


LES  ÉCOLES   ÉTRANGÈRES   DE  PEINTURE, 


317 


variés,  sans  être  séduisants.  Feu  Lewis,  dont  on  parla  beaucoup  jadis,  a 
compris  la  vie  orientale  par  le  côté  gai,  mais  criard,  ce  qui  était  faire  un 
accord,  après  tout.  Houghton  y  mettait  le  mysticisme  religieux.  En 
somme,  ils  y  ont  vu  à  leur  façon,  c'est-à-dire  avec  originalité. 

Les  coloristes,  si  nous  entendons  un  moment  par  là  les  peintres  qui 
poussent  le  ton  et  le  chauffent,  ont  à  leur  tête  MM.  Pettie  et  Gilbert.  Ce 
dernier  a  l'ampleur  et  l'aisance  de  la  composition  outre  la  vigueur  colo- 


LA   DANSE  PYRRHICJUE,   l'AB   M.   ALMA   TAUEMA. 


(Dessin  de  l'artiste.) 


rante.  Mais  M.  Pettie  se  sert  d'un  jeu  de  colorations  bien  plus  complexe 
où  la  dissonance  est  habilement  employée,  et  où  le  caractère  aigu  des 
tons  prend  une  importance  vraiment  intéressante  sans  briser  le  lien  qui 
les  rattache  aux  basses  foncées.  Énergique,  personnel,  hardi  et  très 
riche  en  modulations,  se  montre  cet  artiste  dont  les  figures  sont  expres- 
sives et  animées. 

Voilà  le  cercle  de  l'art  anglais  parcouru ,  mais  avant  de  résumer 
l'impression  générale  qu'il  nous  donne,  je  veux,  d'un  coup  d'œil  rapide, 
embrasser  le  chemin  que  j'ai  fait  jusqu'ici. 


318  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

Venir  de  Moscou  à  Manchester,  c'est  un  long  voyage,  et  il  faut  résu- 
mer aussi  les  premières  impressions  qu'on  y  a  éprouvées.  Notre  ami 
M.  Paul  Lefort,  de  son  côté,  aura  suivi  la  route  méridionale,  depuis 
Athènes  jusqu'à  Madrid,  en  longeant  le  Danube.  J'ai  traversé  les  mêmes 
régions  que  lui,  sans  être  chargé  de  les  décrire  ;  cependant  j'en  dirai 
deux  mots,  au  milieu  de  l'éblouissement  que  me  causent  tant  de  péré- 
grinations. Mais  comment  exprimer  d'une  façon  brève  le  caractère, 
l'aspect  de  chacun  de  ces  arts  presque  enfouis  dans  les  sillons  de  la 
germination  il  y  a  dix  ans,  et  aujourd'hui  éclatant  en  une  floraison  extra- 
ordinaire. 

La  peinture  allemande  est  sobre,  contenue,  réfléchie,  grave,  parfois 
profonde,  parfois  souriante;  mais  elle  semble  porter  le  poids  d'un  ciel 
gris  et  refléter  le  souci  de  la  vie  pénible  sur  un  sol  dur  et  ingrat.  La 
peinture  russe  a  la  saveur  bizarre  et  locale,  le  jet  incomplet  des  mélo- 
dies des  paysans,  des  cosaques  ou  des  bohémiens  errant  dans  la  steppe. 
La  peinture  du  Danemark  a  l'honnêteté  et  l'étroitesse  provinciales.  La 
peinture  suédoise  est  française,  la  peinture  norvégienne  est  allemande  ; 
c'est  encore  la  province,  mais  envoyant  ses  enfants  dans  les  capitales. 
L'art  hollandais  est  très  sensitif,  rapproché  de  l'anglais,  mais  sans  la  dis- 
tinction et  le  haut  dandysme  spirituel  de  celui-ci.  L'art  belge  est  crâne, 
matériel  souvent,  mais  celui  de  tous,  peut-être,  qui  associe  le  mieux  la 
peinture  aux  expressions  dont  elle  ait  charge.  L'Allemagne  du  Sud 
s'épanche  tout  à  coup  dans  une  explosion  coloriste,  qui  a  le  ton  et  le 
son  du  cuivre,  une  fanfare  un  peu  bruyante,  sonnée  pour  attirer  l'atten- 
tion, sans  qu'elle  soit  la  nécessité  d'une  vocation  nationale,  et  qui 
assoupira  peu  à  peu  son  fracas  en  de  discrets  murmures.  En  Suisse, 
en  Grèce,  comme  dans  les  petits  pays  du  Nord,  l'art  s'appuie  soit  sur 
la  France,  soit  sur  l'Allemagne.  En  Italie,  la  cuve  fermente,  à  petits 
bouillons  si  l'on  veut;  mais  de  l'agitation,  de  la  confusion  est  près  de 
sortir  un  renouveau  de  liqueur  limpide  et  savoureuse.  Il  y  a  là  une  sorte 
de  mise  en  commun  avec  l'Espagne  ;  dans  les  deux  pays,  un  élan  méri- 
dional vers  les  notes  pimpantes,  un  concert  de  mandoline,  de  casta- 
gnettes et  de  tambourins,  un  art  saltarcUant ;  des  boulTées  d'un  senti- 
ment doux,  caressant,  langoureux,  imprégné  d'amour,  passent  parfois 
à  travers  ces  tonalités  d'une  gaieté  un  peu  vulgaire  et  criarde;  mais 
surtout,  c'est  on  ne  sait  quoi  de  trivial  et  de  hardi,  comme  parti  d'une 
source  toute  populaire  et  citadine,  qui  se  trémousse  dans  cette  peinture 
d'Espagne  et  d'Italie;  elle  sera  charmante  le  jour  où  la  simplicité  et  la 
distinction  s'y  implanteront. 

Par-dessus  tout,  culmine  l'art  anglais,  si  original,  si  délicat,  si  intime 


LES  ÉCOLES  ÉTRANGÈRES  DE  PEINTURE. 


319 


et  si  audacieux  dans  la  vérité,  toujours  expressif  et  significatif,  plein 
d'un  haut  dandysme  intellectuel ,  plein  d'une  sensivité  raffinée,  d'une 
grâce  et  d'une  tendresse  aiguës,  tendant  souvent  la  corde  à  l'excès,  enfin 
pénétré  d'un  sentiment  historique  qui  lui  fait  relier  les  choses  modernes 
aux  accents  élevés,  aux  allures  fortes  du  passé,  chercher  l'alliance  du 
naïf  et  du  noble  sur  un  banc  des  jardins  de  Chelsea  aussi  bien  que  dans 
les  philosophies  sur  l'amour  et  les  ruines;  un  art  de  pénétration,  d'élé- 


l'AYSAOS,      PAR      M.      MARK      FISHEK. 


(Croquis  de  l'artisto.  ) 


gance,  de  poésie,  absolument  noué  à  l'ombilic  de  la  nation;  un  art  où 
la  mélancolie  se  joint  à  l'éclat,  et  la  singularité  à  la  réalité  précise,  et 
qui,  sans  faire  de  pastiches,  a  su  transfuser  la  gravité  ou  la  candeur  des 
XV'  et  xvi"  siècles,  dans  ses  duchesses,  ses  bourgeois,  ses  marins,  ses 
clergymen  et  ses  babies. 

Et  maintenant,  en  regardant,  comme  nous  venons  de  le  faire,  par 
toute  l'Europe,  nous  serons  effi'ayés  ou  réjouis.  Par  toute  l'Europe,  la 
tendance  est  décisive  :  c'est  le  monde  moderne,  le  monde  actuel  qu'on 
veut  peindre.  On  marche  le  dos  tourné  aux  nymphes  et  aux  faunes,  avec 
ce  mouvement  puissant  qui  entraîne  l'esprit  de  nos  jours  vers  la  préci- 


320 


GAZETTE  DES   BEAUX-ARTS. 


sion,  l'observation,  l'information,  la  science,  vers  l'étude  de  la  nature, 
de  la  vie  active  et  réelle,  et  qui  fait  qu'enfin  ce  monde  moderne  se  juge 
digne  de  se  célébrer  lui-même,  et  veut  transmettre  à  la  postérité  son 
image  exacte  et  complète.  Que  les  desservants  de  la  tradition  se  mettent 
en  deuil  et  se  raidissent,  qu'ils  aient  des  regrets  légitimes  en  bien  des 
points,  il  n'en  faut  pas  moins. qu'ils  se  résignent.  Le  mouvement  n'est 
plus  avec  eux,  et  si  la  France  tentait  avec  eux  une  résistance  exagérée, 
il  pourrait  lui  advenir  que,  s'endormant  trop  confiante  dans  sa  supé- 
riorité, elle  se  réveillât,  un  de  ces  jours,  surprise  de  se  trouver  attardée 
et  affaiblie. 

DURANTY. 


AU    TROGADERO 


CAUSERIE. 


ous  admettez  bien  que  l'éducation  industrielle 
est  à  recommencer.  On  a  perdu  les  vieilles  tra- 
ditions, le  câble  électrique  qui  reliait  l'ancien 
monde  au  nouveau  s'est  brisé;  il  faut  à  tout  prix 
refaire  la  soudure. 

—  Parfaitement,  lui  dis-je. 

—  Comment  rattacher  le  présent  au  passé  ? 
L'occasion  est  excellente.  On  organise  une  Expo- 
sition rétrospective  à  côté  de  l'Exposition  industrielle,  on  met  en  pré- 
sence l'art  ancien  et  l'art  moderne,  l'interprétation  des  vieux  maîtres  et 
les  traductions  nouvelles;  l'ouvrier  saura  bien  tirer  les  conséquences.  On 
lance  des  prospectus,  on  annonce  une  histoire  de  l'art... 

—  Eh  bien,  n'ètes-vous  pas  servi  à  souhait?  " 

—  Une  histoire  de  l'art  !  Les  morceaux  sont  excellents,  j'en  con- 
viens; mais  un  livre  ne  se  compose  pas  de  pages  détachées,  de  chapitres 
tronqués,  sans  commencement  ni  fin,  avec  des  interversions  déplorables. 
Le  public  attendait  un  panorama  chronologique,  on  lui  jette  l'histoire 
pêle-mêle,  à  l'aventure;  le  voilà  tout  désorienté,  la  leçon  est  man- 
quée. 

—  Permettez;  le  classement  n'est  pas  irréprochable,  nous  sommes 
d'accord;  les  lacunes  sont  nombreuses,  mais  pouvait-on  faire  autrement  ? 
Les  Expositions  précédentes  n'étaient  pas  mieux  ordonnées. 

—  La  belle  excuse  !  vous  reconnaissez  que  vos  devanciers  ont  mal 
fait,  raison  de  plus  pour  ne  pas  les  imiter. 

—  Mais  enfin,  lui  dis-je,  de  quoi  vous  plaignez-vous  ?  d'une  chrono- 

XVIII.     V   PÉRIODE.  41 


322  GAZETTE   DES  BEAUX-ARTS. 

lo^ie  un  peu  élastique;  Eh  I  mon  Dieu,  elle  est  bien  suffisante,  et  la  foule 
n'y  regarde  pas  de  si  près. 

—  Voilà  précisément  le  mal,  reprit  l'autre.  Le  simili-classement  est 
un  trompe-l'œil  dangereux  ;  mieux  vaudrait  un  désordre  franchement 
accusé.  Inscrivez  sur  la  porte  :  Lassai'  ogni  speranza,  voi  ch'entrate, 
le  public  saura  du  moins  à  quoi  s'en  tenir  et  ne  comptera  que  sur  lui- 
même.  Mais  on  lui  fait  son  itinéraire,  on  installe  des  poteaux  indicateurs 
au  coin  des  salles,  et  notre  homme  prend  l'étiquette  au  pied  de  la  lettre. 
Il  est  convaincu  que  l'aile  droite  du  Trocadéro,  la.  section  française,  s'ap- 
pelle ainsi  parce  qu'elle  ne  contient  que  des  collections  nationales.  Vous 
aurez  beau  lui  dire  que  plusieurs  exposants,  parmi  les  plus  célèbres,  sont 
étrangers;  il  répondra  qu'apparemment  ces  messieurs  se  sont  fait  natu- 
raliser pour  la  circonstance.  Demandez-lui  de  quel  côté  se  trouvent  les 
figurines  de  Tanagra,  les  bronzes  de  Dodone,  les  porcelaines  de  Saxe 
et  les  faïences  italiennes,  à  coup  sûr  il  ira  les  chercher  aux  sections 
étrangères,  à  l'aile  gauche.  Je  sais  bien  que  l'on  n'est  pas  encore  défi- 
nitivement fixé  sur  l'appellation  des  deux  ailes.  Suivant  les  uns,  l'aile 
gauche  serait  réservée  aux  musées  étrangers,  mais  alors  pourquoi  tant 
de  collectionneurs  parisiens  de  ce  côté?  Suivant  les  autres,  l'aile  droite 
s'appellerait  Histoire  de  l'art,  et  l'aile  gauche  Ethnographie,  d'où  la 
conclusion  que  les  armes,  la  céramique,  les  bronzes  et  le  reste  sont 
ethnographiques  quand  ils  viennent  d'Espagne,  de  Chine  et  de  Belgique, 
historiques  quand  ils  viennent  de  France,  d'Italie  et  d'Allemagne.  Le 
public  ne  connaît  qu'une  chose  :  c'est  écrit;  il  vous  jurera,  la  main  sur 
l'écriteau  de  la  salle,  que  la  Guirlande  de  Julie  est  du  xvm"  siècle,  et 
Clodion  du  xvii'.  Pour  lui,  les  grès  de  Flandre  et  les  manuscrits  enlu- 
minés sont  contemporains  des  tabatières,  Alonso  Cano  donne  la  main  à 
Jeanne  d'Arc,  Périclès  est  voisin  de  saint  Louis,  Henri  IV  de  Marie-Antoi- 
nette; le  glaive  de  Talma  est  du  même  temps  que  la  stalle  des  Strozzi, 
et  le  magnanime  Alphonse  d'Aragon  portait  une  bourguignote  Louis  XIII. 

S'il  faut  en  croire  les  mauvaises  langues,  le  visiteur  serait  en  butte 
à  des  méprises  plus  désagréables. 

On  dit,  et  sans  horreur  je  ne  puis  le  redire, 

que  la  contrefaçon  aurait  pénétré  dans  le  sanctuaire,  que  des  invités  de 
contrebande  se  seraient  glissés  dans  ce  rendez -vous  de  vrais  gentils- 
hommes. J'aime  à  croire  que  les  d'IIozier  de  la  curiosité,  qui  composent 
la  commission  d'oxamen,  ont  vérifié  tous  les  titres  et  garantissent  l'au- 
thenticité des  parchemins.  Si  pourtant  l'ennemi  avait  déjoué  la  surveil- 


-AU  TROCADERO.  323 

lance,  je  ne  veux  pas  le  savoir:  à  quoi  bon  désobliger  d'honnêtes  gens 
qui  s'imaginent  tenir 

les  pommes  d'Hespérides, 
El  pressent  tendrement  un  navet  sur  leur  cœur. 

Je  m'apprêtais  à  répondre  :  «  Encore  deux  mots,  fit-il,  et  je  vous 
tiens  quitte.  Quel  besoin ,  je  vous  prie,  de  couper  l'Exposition  en 
tranclies?  Cette  malheureuse  division  amène  des  complications  sans  fin. 
Étes-vous  amateur  d'armes?  Il  faut  d'abord  parcourir  l'aile  droite,  monter 
au  premier  chez  les  Orientaux,  redescendre  en  Espagne  et,  si  le  cœur 
vous  en  dit,  pousser  jusqu'au  Champ  de  Mars,  où  YArnieria  Real  vous 
ménage  une  surprise.  Étes-vous  musicien?  Les  luths,  les  épinettes  et 
les  violes  d'amour  sont  dans  la  salle  du  xviu^  siècle  et  chez  les  Belges. 
Cherchez-vous  les  tapis  chatoyants,  les  damasquines  d'argent  et  d'or, 
les  lampes  de  mosquée?  aimez-vous  l'Orient?  On  en  a  ynis  partout,  à 
droite,  à  gauche,  au  premier,  au  rez-de-chaussée,  dans  le  jardin.  Vou- 
lez-vous consulter  les  portraits  historiques?  ils  sont  exposés  au  premier, 
dans  deux  salles  interdites  au  vulgaire  ;  mais  pour  peu  que  vous  soyez 
membre  d'un  congrès  ou  amateur  de  conférences,  on  vous  laissera  entrer. 

Peut-être  désirez-vous  connaître  la  France  du  xvif  et  du  xviii'  siècle? 
J'ai  le  regret  de  vous  dire  qu'elle  n'est  pas  de  la  fête;  les  uns  prétendent 
qu'elle  a  vendu  toutes  ses  toilettes  en  Angleterre  et  n'a  plus  rien  à  se 
mettre,  les  autres  assurent  qu'elle  est  enfermée  sous  clef  au  Garde- 
Meuble.  Je  vois  bien  çà  et  là  quelques  épaves,  une  merveilleuse  com- 
mode, par  exemple;  mais  elle  arrive  trop  tard  et  manque  son  but.  Le 
public  sait  que  la  France  a  la  bonne  habitude  de  se  décolleter  quand 
elle  reçoit;  du  moment  qu'elle  n'en  montre  pas  davantage,  il  conclut 
qu'elle  n'en  a  pas  davantage  à  montrer.  Le  public  a-t-il  raison  ?  Est-ce 
là  tout  ce  qui  nous  reste  de  la  grande  école  des  Gobelins  et  de  ces 
excellents  maîtres  qui  s'appelaient  BouUe,  Ballin,  Gressent,  Germain, 
Caffieri,  Martin  ou  Riesener? 

—  N'en  croyez  rien,  lui  dis-je.  Le  Garde-Meuble,  les  Ministères,  les 
Palais  nationaux  conservent  dans  leurs  nécropoles  des  bronzes  et  des 
meubles  invisibles,  qu'il  serait  bien  temps  d'exhumer  pour  les  soustraire 
au  zèle  des  frotteurs  et  des  garçons  de  bureau.  Ces  modèles  superbes 
auraient  été  l'honneur  du  Trocadéro,  et  je  regrette  avec  vous  que  la 
France  n'ait  pas  saisi  l'occasion  d'offrir  à  nos  artistes  un  musée  qui  leur 
manque,  aux  étrangers  une  collection  unique  au  monde  et  purement 
nationale. 


324  GAZETTE   DES   BEAUX-ARTS. 

—  Heureusement,  fit-il,  nous  avons  des  compensations,  les  âges 
préhistoriques  sont  largement  représentés  ;  ils  occupent  tout  le  pavillon 
de  l'aile  droite,  une  partie  des  galeries  et  du  pavillon  de  l'aile  gauche, 
et  l'annexe  de  l'anthropologie.  J'ignore  si  cet  étalage  d'échantillons  bar- 
bares est  bien  à  sa  place  dans  une  histoire  de  l'art,  et  s'il  n'eût  pas  suffi 
d'exposer  quelques  ustensiles  d'une  forme  singulière,  des  spécimens  de 
gravures  rudimentaires,  premiers  tâtonnements  de  l'art  naissant.  Les 
raretés  savantes  sont  lettres  closes  pour  notre  public  ;  il  a  déjà  bien  de 
la  peine  à  se  retrouver  dans  ce  chaos  de  merveilles,  faut-il  encore  com- 
pliquer la  besogne  en  lui  montrant  les  silex,  même  les  mieux  dégrossis, 
et  des  squelettes  qui  charmeraient  la  clientèle  du  Muséum  ? 

Que  le  Trocadéro  soit  la  foire  de  la  curiosité,  le  triomphe  des  collec- 
tionneurs, la  joie  des  archéologues  et  l'élonnement  des  badauds,  ce  n'est 
pas  assez.  11  faut  songer  à  l'industriel  qui  demande  une  leçon  pratique, 
intelligible;  au  lieu  de  ce  Coran  merveilleux  qu'il  admire  sans  le  com- 
prendre, donnez-lui  un  livre  ouvert,  écrit  clairement,  qu'il  puisse  lire  à 
première  vue.  Libre  à  vous  de  choisir  votre  programme,  à  la  condition 
de  ne  pas  le  changer  en  chemin.  Si  vous  adoptez  le  classement  ethnolo- 
gique, installez  chaque  nation  chez  elle;  mais  je  vous  préviens  que  vous 
aurez  de  la  peine.  Préférez-vous  le  classement  chronologique?  Vous  faites 
bien,  c'est  le  plus  simple,  et  vous  avez  tous  les  éléments  sous  la  main. 
Voici  la  salle  Égyptienne,  le  musée  Khmer  et  tous  les  primitifs;  — la 
Grèce  à  son  réveil,  à  sa  maturité,  dans  sa  décadence,;  —  voici  Rome, 
l'empire  d'Occident  et  l'empire  d'Orient  ;  —  les  cathédrales  du  moyen  âge 
et  les  châteaux  de  la  Renaissance;  — le  salon  de  Louis  XIV  et  le  boudoir 
de  Louis  XV  ;  —  les  délicatesses  de  Marie- Antoinette  et  les  lourdeurs  du 
premier  Empire.  Ne  craignez  pas  les  lacunes,  le  Garde- Meuble  est  à 
votre  porte  et  comblera  les  vides.  Vous  avez  le  champ  libre,  faites  les 
coupures  à  voire  guise  ;  installez  chaque  salle  l'une  après  l'autre,  avec 
méthode,  sans  interpolations,  sans  distinction  de  latitudes,  le  nord  avec 
le  midi,  l'orient  avec  l'occident.  Que  l'art  d'une  même  époque  soit  en- 
fermé tout  entier  dans  la  même  salle,  avec  ses  peintres,  ses  sculpteurs, 
ses  graveurs,  ses  orfèvres,  ses  tapissiers,  ses  enlumineurs,  ses  potiers, 
tout  son  personnel  d'artistes  et  d'ouvriers,  et  dites-moi  si  la  leçon  ne  sera 
pas  excellente. 

—  Je  n'en  doute  pas,  répliquai-je ,  le  plan  est  merveilleux;  il  n'a 
qu'un  défaut,  celui  d'être  impraticable. 

—  Et  pourquoi,  s'il  vous  plaît? 

—  Je  vais  vous  le  dire  :  du  moment  que  Paris  organise  une  exposition 
de  l'art  ancien,  on  ne  peut  songer  à  dépouiller  le  Louvre,  Cluny,  la 


AU  TROCADÉRO.  325 

Bibliothèque  ;  leurs  trésors  sont  classés,  connus ,  accessibles  toute  l'an- 
née ;  pourquoi  les  déplacer  et  courir  un  risque  sans  profit  pour  per- 
sonne? La  province  pourrait  bien  fournir  le  contingent  nécessaire,  mais 
la  province,  comme  la  fourmi,  n'est  pas  prêteuse.  Il  faut  donc  recourir 
aux  collections  privées,  et  c'est  ici  que  la  difficulté  commence. 

L'amateur  est  une  variété  non  décrite  par  les  naturalistes  et  géné- 
ralement peu  connue;  il  est  difficile  à  prendre  et  s'apprivoise  malaisé- 
ment. Parlez-lui  de  ses  produits,  comme  le  faisait  naguère  je  ne  sais 
quel  grand  personnage  du  Commissariat  général,  immédiatement  il  ren- 
trera les  cornes.  C'est  un  être  nerveux,  ombrageux,  impressionnable, 
passionné  comme  une  femme,  amoureux  comme  Don  Juan,  indépendant 
comme  Bias,  convaincu  comme  un  missionnaire,  chatouilleux  comme 
une  sensitive  et  jaloux  comme  Othello;  au  demeurant,  le  meilleur  fils 
du  monde.  Il  ne  se  défait  pas  volontiers  de  sa  collection  ;  il  y  tient,  c'est 
l'ornement  de  son  cabinet,  une  part  de  son  trésor,  de  sa  gloire,  la  chair 
de  sa  chair;  chaque  objet  a  son  histoire,  il  a  coûté  du  temps,  de  l'ar- 
gent, de  longs  efforts.  Le  déplacement  est  périlleux  ;  s'il  arrivait  mal- 
heur à  cette  faïence  délicate ,  à  cette  coupe  de  Venise,  à  ce  marbre 
signé  du  maître!...  Et  puis,  tel  bijou  qui  fait  merveille  dans  le  cabinet, au 
milieu  d'un  entourage  choisi  à  dessein ,  peut  perdre  au  grand  jour  de 
l'Exposition,  et  alors  quelles  déceptions,  quelle  amertume  !  Le  curieux 
hésite,  se  fait  tirer  l'oreille,  attend  la  dernière  minute  ;  politique  intel- 
ligente qui  lui  permet  de  savoir  ce  que  le  confrère  expose,  de  garder 
prudemment  les  échantillons  qui  seraient  battus  par  la  maison  au  coin 
du  quai,  et  de  l'écraser  à  coup  sûr  par  les  séries  triomphantes  de  la  der- 
nière heure.  Que  dis-je  !  la  dernière  heure  n'arrive  jamais  ;  chacun 
guette  la  vitrine  du  voisin,  apporte  le  lendemain  un  nouvel  objet  supé- 
rieur à  celui  de  la  veille  et  continue  ainsi  tous  les  jours.  Si  on  laissait 
faire  les  amateurs,  jamais  le  Trocadéro  n'aurait  ouvert  ses  portes. 

Et  la  question  des  places  !  L'amateur  fait  ses  conditions,  exige 
une  vitrine  pour  lui  seul,  une  demi-salle,  voire  une  salle  tout  entière.  Il 
n'entend  pas  que  sa  collection  soit  morcelée,  il  choisit  son  emplacement, 
son  jour,  son  voisinage,  apporte  ce  qu'il  veut,  le  dispose  à  sa  guise, 
advienne  que  pourra  de  la  chronologie.  Il  est  convaincu,  partant  exclusif, 
hors  de  son  Église  point  de  salut;  cantonné  dans  sa  spécialité,  il  traite 
cavalièrement  la  spécialité  du  voisin  et  s'étonne  qu'on  lui  fasse  tant  de 
place.  L'un  ne  tolère  que  les  faïences,  l'autre  s'arrête  à  saint  Louis  et  ne 
regarde  pas  au  delà;  —  le  bibliophile,  armé  de  son  elzéviriomètre, 
dédaigne  tout  ce  qui  n'est  pas  livre,  et  le  numismate  tout  ce  qui  n'est 
pas  monnaie.  —  Celui-ci  est  un  Mérovingien,  celui-là  un  Italien  né  en 


326 


GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 


l/i30  et  mort  en  1499;  avant  lui  l'art  n'existait  pas,  après  lui  l'art  n'existe 
plus.  —  «  Vous  plaisantez,  dit  un  autre,  avec  vos  vieilleries;  parlez- 
nous  de  Fragonard,  de  Clodion,  des  petits-maîtres  et  des  élégances.  » 
—  «  Cachez-moi  ces  magots  »,  dit  l'antiquaire.  —  «  Arrière  les  moder- 
nes »,  murmure  une  voix  préhistorique. 

Ainsi  vont  les  amateurs,  chacun  dans  sa  chacunière,  et  je  gage  que 
le  savant  organisateur  du  Musée  rétrospectif  trouve  plus  commode  de 
ranger  les  rois  Sassanides  dans  les  cases  d'un  médaillier  que  les  princes 
de  la  curiosité  dans  les  boxes  du  Trocadéro. 

L'amateur  est  le  pourvoyeur  obligé  des  expositions  rétrospectives  ;  il 
faut  donc  compter  avec  lui,  s'attendre  à  des  lenteurs,  à  des  remanie- 
ments, à  des  hésitations,  en  somme,  à  un  classement  équivoque.  Ses  exi- 
gences n'ont  rien  que  de  légitime  :  on  lui  demande  un  sacrifice  doulou- 
reux, c'est  bien  le  moins  que  l'on  prenne  son  heure  et  ses  convenances. 
Vous  me  direz  que  l'on  pouvait  mieux  faire  ;  qu'en  insistant  auprès  de 
quelques-uns,  on  aurait  obtenu  davantage;  que  les  collections  indivi- 
sibles étant  l'exception,  on  devait  leur  réserver  deux  ou  trois  salles  à  la 
suite,  sans  couper  la  file  des  autres.  C'est  fort  possible.  Mais  à  quoi  bon, 
je  vous  prie,  ces  critiques  du  lendemain?  L'œuvre  est  achevée,  le  spec- 
tacle éblouissant;  pourquoi  gâter  votre  plaisir?  Croyez-moi,  laissez  vos 
doléances  à  la  porte  ;  savourez  sans  arrière-pensée  le  régal  de  princes 
qu'on  vous  donne.  Les  antiques,  le  moyen  âge  et  la  renaissance  sont 
exquis;  quant  au  reste,  vous  y  trouverez  encore  de  bons  morceaux  à 
mettre  sous  la  dent.  S'il  vous  amve  de  surprendre  un  faux  frère  parmi 
les  invités,  détournez  discrètement  les  yeux;  il  ne  faut  affliger  personne. 
Ne  comptez  pas  sur  un  menu  rigoureux,  méthodique,  —  on  ne  peut  pas 
vous  le  donner,  —  et  ne  demandez  pas  plus  de  chronologie  qu'il  n'y  en 
a  sur  la  carte.  » 

EDMOND    BONNAFFÉ. 


EXPOSITION    UNIVERSELLE    DE    1878 


LA    SCULPTURE' 


(deuxième    et    dbrnikr    article    ) 


Mi 

A  richesse  du  présent,  les  promesses 
de  l'avenir  ne  doivent  pas  nous  faire 
oublier  de  compter  encore  dans  les 
rangs  des  sculpteurs  français  ceux  qui 
viennent  de  disparaître ,  en  laissant 
de  côté  Rude  et  David  d'Angers, 
morts  depuis  assez  d'années  pour  ap- 
partenir au  passé  et  relever  désormais 
de  la  postérité. 

Perraud  n'avait  pas,  comme  eux, 
l'invention  et  la  fécondité,  mais  c'était 
un  sculpteur  consciencieux,  amoureux  de  l'élévation  de  la  forme,  plus 
masculin  que  féminin,  et  chez  lequel  le  morceau  contribuait  à  l'accent 
et  à  la  tournure.  Son  bas-relief  des  Adieux,  dont  la  disposition  ne  fait 
que  reprendre  en  le  grandissant  le  thème  antique  des  stèles  funéraires 
de  la  Grèce,  donne  bien  au  Champ  de  Mars  la  mesure  et  la  hauteur  de 
ce  talent  sérieux  et  un  peu  étroit.  L'inspiration  n'en  est  que  tradition- 
nelle, mais  la  personnalité  s'y  marque  partout  par  l'étude  serrée  de  la 
forme,  par  l'habileté  du  ciseau  qui  arrive  à  la  gravité  et  à  la  grandeur, 
et  surtout  par  le  calme  d'un  aspect  vraiment  monumental.  Il  sera  beau 
dans  un  musée,  il  serait  plus  à  sa  place  dans  un  édifice  avec  la  reculée  et 
le  cadre  de  l'architecture;  c'est  là  une  qualité  rare  qui  en  montre  bien 
la  valeur. 


L  Voir  Gazelle  des  Beaux-Arts,  2=  période,  t.  XYIII,  page  31. 


328  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS, 

M.  Louis  Rochet,  —  qui  réunissait  en  lui  deux  hommes  bien  diffé- 
rents, l'artiste  et  le  lettré,  car  il  a  été  un  orientaliste  et  un  sinologue 
distingué,  —  était  d'une  tout  autre  nature.  Ce  qui  dominait  chez  lui, 
c'était  le  sentiment  de  l'effet  et  le  mouvement  pittoresque  de  la  sil- 
houette. S'il  a  été  quelquefois  exagéré,  comme  dans  sa  statue  équestre 
de  Guillaume  le  Conquérant,  dont  le  cheval  se  cabre  et  se  dresse  vrai- 
ment trop,  jamais  il  n'a  été  banal,  et  il  avait  le  don  de  la  vie.  Son  groupe 
de  Charlemagne,  dont  deux  Francs  à  pied  tiennent  le  cheval,  en  est  au 
Champ  de  Mars  un  bel  exemple.  Il  y  est  assez  peu  à  son  avantage,  per- 
ché qu'il  est  sur  le  faîte  d'un  édicule  qui  n'est  pas  fait  pour  le  porter.  Il 
y  est  trop  haut  et  dans  des  conditions  trop  invraisemblables;  mais  on  se 
rend  facilement  compte  de  ce  qu'il  serait  sur  un  vrai  piédestal,  au  milieu 
d'un  grand  espace  et  avec  un  fond  de  grands  arbres.  M.  Rochet  n'était 
pas  l'homme  du  détail;  le  bronze  lui  convenait  mieux  que  le  marbre  et 
le  groupe  plus  que  la  statue,  mais  il  sentait  vivement  et  il  composait 
d'une  façon  grande. 

Carpeaux  a  probablement  donné  tout  ce  qu'il  pouvait.  Son  dernier 
groupe  des  Quatre  parties  du  tnonde  pour  la  fontaine  du  Luxembourg 
accuse  les  défauts  qui  étaient  en  germe  dans  le  groupe  de  l'Opéra, 
l'exagération  du  mouvement  et  comme  la  flétrissure  de  la  chair.  Dans 
son  Ugolin,  dont  il  y  a  un  grand  marbre  au  Trocadéro,  à  l'exposition 
des  carrières  françaises  de  Saint-Béat,  les  corps  nus  des  enfants  sont 
certainement  meilleurs  que  le  père,  théâtral,  presque  grimacier,  et  plus 
voisin  de  la  boursouflure  pittoresque  de  Fuessli  que  de  la  terreur  de 
Michel-Ange.  Carpeaux  avait  un  tempérament  qui  l'a  emporté  souvent 
au  delà  du  goût,  mais  il  avait  la  verve,  la  vie,  la  chaleur;  il  échauffait 
la  terre  et  le  marbre,  et  l'on  sent  couler  le  sang  sous  leur  épiderme;  il 
était  doué,  il  avait  la  facilité  ingénieuse  et  l'improvisation  créatrice. 
Jamais  il  n'est  sorti  de  ses  doigts  quelque  chose  de  froid  ni  de  raide  ; 
sa  ligne  ondulait  d'elle-même,  et  son  relief  coloré  s'enlevait  toujours  sur 
le  soutien  et  sur  le  piquant  d'une  ombre  voisine.  11  y  a  des  sculpteurs 
qui  dessinent  surtout  et  dont  les  œuvres  s'éclairent  également  ;  Carpeaux 
modèle  à  la  façon  d'un  coloriste;  son  contour  échappe  et  s'efface  comme 
dans  la  nature;  sa  forme  ne  se  masse  et  ne  se  détaille  que  par  l'oppo- 
sition des  noirs  et  des  clairs.  Il  y  a  là  un  don  et  une  grâce  de  nature  ;  ce 
n'est  pas  cherché  parce  que  c'est  trouvé,  et  l'aisance  sauve  du  manié- 
risme. Il  est  inutile  de  rappeler  les  qualités  un  peu  troublantes  de  l'éton- 
nant groupe  de  la  Danse;  au  lieu  de  la  beauté,  c'est  plutôt  l'ivresse 
bruyante  du  plaisir,  mais  où  trouver  ailleurs  cette  souplesse,  ce  mouve- 
ment et  cet  éclat?  Une  œuvre  plus  ancienne  et  plus  simple  est  peut-être 


o.-^^- 


l'enlèvement      des      SABINBS,       GROUPB      par      m.       RKINHOLD      BEGAfl. 

(Dessin  de  M.  P.ml  Laurent.) 


XVIII.    —      2*   l'ÉRIOUK. 


42 


330  GAZETTE   DES  BEAUX-ARTS. 

encore  plus  heureuse;  la  Flore  avec  deux  Amours  du  pavillon  des  Tuile- 
rie», où  tant  d'autres  n'auraient  fait  que  de  la  sculpture  de  commande, 
est  une  œuvre  charmante  et  parfaite  dans  son  genre.  Elle  dôcore  et  elle 
subsiste  par  elle-même;  elle  a  le  mouvement,  la  fleur  de  la  jeunesse 
fraîche  et  de  la  gaieté;  le  soleil,  en  tournant  devant  elle,  se  charge  d'en 
varier  les  expressions,  et  jamais  Carpeaux  n'a  eu  la  mairi  plus  heu- 
reuse; il  n'a  là  que  ses  meilleures  qualités.  On  oubliera  Ugolin,  on 
n'oubliera  pas  la  Danse,  mais  on  mettra  au-dessus  la  Flore.  Elle  a  eu 
un  nom  dès  le  premier  jour,  et  c'est  elle  qui  laissera  de  Carpeaux  le 
plus  vivant  souvenir. 

C'était  un  sculpteur  de  race.  Barye  est  à  d'autres  hauteurs;  c'est  un 
grand  homme.  Il  n'y  avait  plus  rien  de  nouveau  à  attendre  de  lui;  il 
avait  atteint  la  limite  de  l'activité  humaine ,  mais  la  perte  est  si  grande 
qu'elle  est  irréparable. 

Sur  la  fin  de  sa  vie  ,  il  lui  a  été  donné  de  montrer  ce  qu'il  était 
capable  de  faire  avec  la  figure  humaine.  Les  quatre  groupes  allégoriques 
en  pierre  des  pavillons  du  Carrousel  sont  d'admirables  œuvres,  et  il  con- 
viendrait certainement  de  les  reproduire  en  bronze  pour  décorer  une 
place  ou  un  jardin,  et  les  mettre  assez  près  de  l'œil  pour  qu'on  puisse 
vraiment  en  jouir.  Mais  sa  caractéristique  et  sa  gloire,  c'est  d'avoir  en 
quelque  sorte  à  lui  seul  fait  rentrer  les  animaux  dans  l'art.  Je  dis  ren- 
trer, car  il  ne  faut  pas  croire  que  notre  temps  ait  l'honneur  d'avoir  créé 
ce  genre,  et  ce  ne  serait  pas  une  étude  sans  intérêt  et  sans  portée  qu'une 
histoire  des  animaux  dans  la  sculpture. 

Il  y  faudrait  faire  figurer  le  vieil  Orient;  si  le  petit  lion  de  Khor- 
sabad  qu'on  admire  au  Louvre,  et  qui  n'était  qu'un  objet  de  décoration 
puisqu'il  servait  par  son  anneau  à  assurer  la  fixité  du  bas  d'une  portière, 
avait  été  trouvé  plus  tôt,  on  pourrait  croire  que  Barye,  qui  ne  l'a  heu- 
reusement connu  que  fort  tard,  en  est  directement  sorti.  Quant  à  la 
sculpture  antique,  elle  est  pleine  d'animaux.  La  lionne  élevée  à  Athènes 
à  l'héroïque  Lœena,  la  vache  de  Jlyron,  les  chevaux  de  Lysippe,  les  ani- 
maux de  tous  genres,  lions,  loups,  taureaux,  qu'on  voyait  à  Delphes, 
l'âne  consacré  par  Auguste  à  Nauplie,  à  Rome  et  dans  tout  le  monde 
romain,  le  peuple  de  coursiers  épiques  qui  se  pressaient  sur  les  places  et 
devant  les  temples  en  l'honneur  des  empereurs  et  des  proconsuls,  les 
chevaux,  éléphants,  panthères,  lions,  attelés  aux  quadriges  et  aux  séjuges 
du  faîte  des  arcs  de  triomphe,  les  cent  animaux  de  marbre,  dont,  un 
jour  de  fête,  Ptolémée  Philadelphe  fit  décorer  une  tente,  toutes  ces 
bètcs  diverses,  sangliers,  chiens,  chèvres,  aigles,  que  l'antiquité  s'est 
plu  à  représenter  et  dont  les  Musées  du  Vatican  et  de  Naples,  si  riches 


L\    SCULPTURE   A   L'EXPOSITION   UNIVERSELLE.  331 

qu'ils  soient,  ne  nous  ont  conservé  qu'une  très  faible  partie,  seraient 
un  thème  intéressant  à  traiter  à  la  fois  par  l'érudition  des  textes  et  par 
la  critique  des  monuments. 

On  y  verrait  plus  d'une  singularité,  par  exemple  l'habitude  orientale, 
qui  nous  est  connue  dès  Hérodote,  qui  fut  suivie  par  les  empereurs 
romains  et  que  nous  retrouvons  encore  en  France  au  xiv"  siècle,  de  jeter 
en  fonte,  pour  les  convertir  en  grands  animaux  massifs,  des  quantités 
énormes  d'or,  évidemment  dans  l'intention  de  les  conserver  intactes  et 
d'empêcher  qu'on  ne  pût  en  rien  distraire  sans  les  détruire  en  totalité. 

Après  l'Antiquité,  la  représentation  des  animaux  devient  ou  fantas- 
tique ou  conventionnelle.  Dans  l'église,  à  moins  que  ce  ne  soit  le  cheval 
sur  lequel  on  met  le  Christ  ou  un  certain  nombre  de  saints,  l'animal 
devient  un  monstre.  Quant  à  la  Renaissance,  elle  imite  les  rondeurs  et  la 
convention  froide  de  ceux  des  sarcophages  romains  des  bas  temps,  la 
seule  Antiquité  que  l'art  moderne  ait  eue  d'abord  sous  les  yeux.  Raphaël, 
en  les  reproduisant  dans  ses  compositions,  prolongea  par  l'autorité  de 
son  exemple  ces  formes  de  convention,  et,  si  ce  grand  homme  eût  envoyé 
plus  tôt  que  sur  la  fin  de  sa  vie  quelques-uns  de  ses  élèves  lui  rap- 
porter les  dessins  des  sculptures  athéniennes  du  Parthénon,  ce  dont  on  a  la 
preuve  dans  des  dessins  de  sa  main,  il  est  certain  que  ce  côté  de  l'art  eût 
été  ramené  par  lui  dans  les  voies  de  la  vérité.  Il  en  resta  longtemps 
éloigné  et  ce  fut  par  la  peinture,  quand  les  Hollandais  donnèrent  une 
personnalité  au  paysage,  qu'il  finit  par  y  rentrer.  Chez  nous,  Géricault, 
tout  en  restant  naturel,  en  fit  voir  et  comprendre  le  style  et  la  beauté 
élevée,  et  l'on  peut  dire  que  le  mouvement  décisif  fut  donné  par  lui. 
Barye  le  suivit  en  maître,  et  avec  lui  cette  branche  de  l'art,  dont  il 
demeure  le  roi,  reprit  non  seulement  sa  place,  mais  une  place  plus 
importante  que  jamais. 

Quelle  belle  chose  que  les  deux  lions  des  Tuileries:  l'un,  celui  qui  se 
défend  contre  un  serpent,  d'une  vérité  particulière  si  saisissante  et  si 
passionnée  ;  l'autre,  assis  et  calme,  d'un  caractère  plus  monumental  et 
dans  le  style  de  la  sculpture  antique  la  plus  élevée.  Il  y  a  là  bien  plus 
que  du  naturalisme,  car  Barye  résume  et  synthétise.  Il  masse  les  poils 
pour  ne  les  faire  sentir  qu'à  l'état  sommaire;  ce  qu'il  présente,  c'est  la 
forme  maîtresse.  Il  en  modèle  les  lignes  d'une  façon  souveraine  ;  il  accentue 
par  de  grands  méplats  les  mouvements  de  leurs  muscles  formidables. 
Plus  il  est  simple,  plus  il  est  terrible,  et  plus  ses  grands  fauves  sont 
ressemblants.  Sans  dénaturer  son  modèle,  sa  puissance  magistrale  le 
transforme  parce  qu'il  le  voit  et  le  sent  avec  des  yeux  et  une  âme  de  poète  ; 
il  l'idéalise  parce  qu'il  le  domine  toujours.  C'est  le  plus  grand  des  ani- 


332  GAZKTTE  DES  BEAUX-ARTS. 

maliers,  mais  il  est  plus  encore  et,  quand  il  présente  à  la  fois  l'homme  et 
l'animal,  dans  Thésée  et  le  Minotaure,  par  exemple,  ou  dans  cette  char- 
mante statue  équestre  de  Gaston  de  Foix,  dont  on  n'a  vu  que  la  maquette, 
c'est  l'homme  qui  l'emporte.  Aussi  bien  que  la  forme,  il  a  le  sens  monu- 
mental par  sa  façon  de  dégager  le  sujet. 

Ce  n'est  pas  lui  à  coup  sûr  qui  aurait  compris  comme  ils  l'ont  été  les 
quatre  groupes  équestres  du  pont  d'Iéna,  auxquels  l'Exposition  donne  un 
regain  de  regards.  L'on  a  pensé  à  y  symboliser  les  quatre  âges  différents 
del'équitation.  L'idée  est  bonne,  mais  le  programme  imposé  aux  artistes 
est  volontairement  malheureux.  Comme  thèmes  et  comme  époques  on  a 
désigné  un  Grec,  un  Romain,  un  Gaulois  et  un  Arabe.  Les  trois  premiers 
sont  bien  voisins  les  uns  des  autres,  et  tous  les  quatre  sont  nus  ou  à  peu 
près,  ce  qui  les  rapproche  encore  au  lieu  de  les  différencier.  De  plus,  cette 
façon  de  mettre  le  cavalier  à  pied  est  ce  qu'on  pouvait  imaginer  de  plus 
malencontreux.  Dans  cette  donnée,  le  cheval  seul  est  le  personnage,  et 
l'homme  s'efface  devant  lui.  Que  ce  soit  Alexandre,  Charlemagne,  Colleone 
ou  un  jockey,  l'homme  à  pied  qui  tient  un  cheval  par  la  bride  ne  peut 
jamais  être  pour  l'art  autre  chose  qu'un  palefrenier. 

Devant  l'École  militaire  il  n'y  avait  que  deux  thèmes.  A  l'état  moderne 
il  fallait  mettre  à  cheval  quatre  soldats  de  différentes  armes,  par  exemple 
un  cuirassier,  un  dragon,  un  chasseur  et  un  artiHeur.  Pascal  a  parlé 
quelque  part,  avec  l'énergie  violente  qui  de  sa  pensée  passait  dans  son 
style,  de  l'homme  machine  qui  se  plie  à  ce  qu'il  veut  fermement  et  qui 
se  façonne  au  gré  de  ce  qui  l'entoure.  La  discipline,  l'uniforme,  le  but 
de  l'arme,  font  dans  l'armée  quelque  chose  de  semblable.  Le  corps  y  prend 
des  habitudes,  les  traits  une  physionomie  qui  restent  ineffaçables.  C'est 
ce  caractère,  différent  dans  toutes  les  armes,  et  cette  individualité  géné- 
rique qui  eussent  donné  un  sujet  nouveau,  intéressant,  approprié  et  très 
varié  de  motifs.  M.  Frémiet  a  traité  dans  ce  sens,  et  avec  beaucoup  de  bon- 
heur quant  à  la  vérité  du  type,  un  carabinier,  un  guide,  un  artilleur  et  un 
gendarme.  Il  n'en  a  fait  que  des  figurines,  mais  elles  valent  des  statues. 

En  s'en  tenant  au  sujet  donné,  les  âges  de  l'équitation,  il  fallait  pré- 
cisément prendre  le  contrepied  de  ce  qui  a  été  fait.  Au  lieu  d'aller  dans 
le  sens  de  la  monotonie  et  d'effacer  les  différences,  il  fallait  au  contraire 
les  accuser;  il  fallait,  par  exemple,  prendre  un  Grec,  un  Chevalier,  un 
Arabe  et  un  écuyer.  Par  là  on  aurait  eu  l'antiquité,  le  moyen  âge,  la 
civilisation  orientale  et  l'Europe  moderne.  L'enseignement  et  la  vérité 
historiques  se  seraient  rencontrés  avec  d'excellentes  oppositions  pitto- 
resques; il  n'eût  pas  été  sans  intérêt  et  sans  poésie  de  voir,  à  côté  du 
costume  siuiple  du  Grec  ou  du  Romain,  la  pompe  asiatique  de  l'Oriental 


LA  SCULPTURE  A  L'EXPOSITION   UNIVERSELLE.  333 

avec  sa  selle  constellée  de  coraux  et  toute  chargée  de  broderies,  ses 
larges  étriers,  ses  armes  ciselées  en  bosse,  les  glands  et  les  houppes  de 
son  cheval  et  les  grands  plis  de  son  burnous,  de  voir,  auprès  de  la  rudesse 
du  guerrier  tout  bardé  de  fer,  la  politesse  et  les  belles  façons  de  M.  de 
Pluvinel  avec  son  feutre  à  plumes  et  ses  canons  de  dentelles  ou  de  M.  de 
La  Guérinière  en  habit  français.  Les  bêtes  n'eussent  pas  été  moins  diffé- 
rentes que  les  hommes;  on  pouvait  opposer  entre  elles  les  formes  aris- 
tocratiques du  cheval  plié  aux  finesses  du  jnanège,  la  robustesse  massive 
du  gros  cheval  capable  de  courir  avec  le  poids  de  l'armure,  l'élégance 
sèche  et  nerveuse  de  l'Arabe,  la  tète  basse,  la  crinière  éparse  et  piaffant 
d'impatience,  et  la  rondeur  un  peu  courte  des  chevaux  de  la  frise  athé- 
nienne avec  la  crinière  coupée  comme  celle  d'un  casque.  11  y  avait  là 
.  moyen  de  représenter  des  civilisations,  des  races  de  chevaux,  des  ma- 
nières de  monter  toutes  différentes  et  un  bien  beau  thème  pour  un 
artiste.  Barye  en  était  digne,  et  on  l'avait;  seulement  il  eût  fallu  que 
les  groupes  fussent  en  bronze  ou  en  marbre  et  non  en  pierre. 

Revenons  du  pont  d'Iéna  au  vestibule  du  Trocadéro,  oîi  se  trouve  le 
groupe  en  bronze  des  Gladiateurs  de  M.  Gérôme,  dont  on  a  beaucoup 
parlé  d'avance.  C'est  le  secutor  qui  l'emporte  cette  fois  sur  le  rétiaire.  Le 
filet  et  le  trident  brisé  du  vaincu  sont  à  terre,  et  le  secutor,  le  pied  sur 
le  corps  nu  de  son  adversaire,  triomphe  avec  ses  jambières,  sa  cuirasse, 
ses  brassards,  son  grand  casque  à  visières  percées,  et  dans  la  main  sa 
courte  et  terrible  épée.  11  n'est  pas  besoin  de  dire  avec  quelle  exactitude 
savante  l'artiste  a  traité  le  détail  sculpté  de  toutes  ces  armes  d'après  les 
plus  beaux  et  les  plus  rares  exemplaires.  Ce  qui  vaut  mieux,  c'est  la  pose 
droite  et  vaniteuse  du  victorieux,  qui  n'attend  que  l'acclamation  sangui- 
naire des  Vestales  et  des  spectateurs  pour  égorger  son  rival  ;  mais  la  pose 
de  celui-là  n'est  sculpturale  que  d'un  côté,  et  l'effet  dominant  est  trop 
archéologique.  On  a  vu  de  M.  Gérôme  des  statuettes  de  bronze  beaucoup 
plus  heureuses;  dans  leur  dimension  moindre,  elles  gardaient  la  liberté 
spirituelle  de  l'esquisse.  Ici  le  petit  modèle  en  terre  ou  en  cire  valait  pro- 
bablement mieux  que  le  grandissement,  dont  les  parties  nues  sont  par- 
fois creuses.  Peu  de  peintres  feraient  d'aussi  bonne  sculpture,  mais  il 
n'est  pas  étonnant  que  le  peintre  ne  soit  pas  encore  complètement  un 
sculpteur. 

A  l'Exposition  universelle,  la  sculpture  est  partout,  au  pavillon  de  la 
Ville  de  Paris,  aussi  bien  que  dans  les  salles  des  beaux-arts  ;  c'est  dans  le 
bâtiment  d'anthropologie  que  sont  les  bustes  et  les  statues  ethnogra- 
phiques de  M.  Cordier,  qui  sont  entrés  dans  la  décoration  de  nos  appar- 


334  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

tements  et  de  nos  maisons;  Barye  est  chez  Barbedienne  ;  M.  Rochet  et 
bien  d'autres  chez  M.  Thiébault  ;  les  fondeurs,  les  bronziers,  les  fabri- 
cants de  fonte  de  fer,  les  fabricants  de  terres  cuites,  les  céramistes,  les 
orfèvres  ajoutent  à  l'exposition  spéciale  de  notre  sculpture.  Les  passages, 
les  galeries,  les  pièces  d'eau,  les  allées  l'éparpillent  dans  tous  les  sens. 
Ainsi  1  une  des  œuvres  les  plus  nouvelles  de  cette  année  vient  d'être 
posée,  il  y  a  quelques  jours,  auprès  du  pont  d'Iéna.  On  connaissait 
par  une  réduction  la  Libcrtc  que  M.  Bartholdi,  né  dans  l'Alsace  fran- 
çaise, doit  dresser  sur  l'île  qui  s'élève  à  l'entrée  du  port  de  New-York. 
D'autres  œuvres  du  même  artiste  donnaient  presque  la  certitude  qu'il 
ne  fléchirait  pas  sous  les  difficultés  de  celle-ci.  Un  buste  colossal  de 
Washington,  qui  remonte  à  quelques  années,  au  palais  des  Champs-Ely- 
sées, et  le  modèle  au  tiers  et  déjà  énorme  du  magnifique  lion  de  Belfort,  ■ 
plus  monumental  et  moins  convenu  que  le  fameux  lion  de  Thorwaldsen, 
montrent  d'une  façon  sûre  combien  il  s'entend,  en  simplifiant  les  plans, 
à  ne  pas  perdre  leur  effet  et  à  conserver  les  lignes  et  les  accents.  Ce 
n'est  pas  une  affaire  de  grandissement  mathématique,  et  peu  de  figures 
supporteraient  d'être  augmentées;  elles  seraient  hors  de  mesure,  abso- 
lument vides  et  comme  soufflées.  La  taille  est  une  des  parties  de  l'inspi- 
ration et  ne  se  modifie  pas  après  coup.  Une  figurine  ne  devient  pas  une 
statue  ;  une  statue  ne  se  réduit  pas  impunément  et  sans  perdre  quelque 
chose.  Ce  qui  doit  être  colossal  a  besoin  d'être  conçu  de  sa  taille  et  sort 
des  conditions  ordinaires.  Il  y  faut  plus  de  simplicité,  plus  de  jet,  plus 
de  tenue  ;  la  ligne  extérieure  de  la  masse  totale  emporte  tout  ;  elle  doit 
être  claire  et  harmonieuse,  ne  pas  avoir  d'angles,  de  trous,  de  déchi- 
rures, de  contournements,  de  complications,  et  ne  rien  demander  aux 
détails  accessoires.  En  plein  air,  et  dans  le  cadre  du  paysage,  une  figure 
unique  sera  plus  belle  qu'un  groupe,  dont  la  distance  perd  et  embrouille 
l'agencement;  une  figure  debout  vaudra  mieux  qu'une  statue  assise  qui 
ne  se  verrait  bien  que  de  côté  ;  les  longs  vêtements  à  plis  amples  et 
tombant  jusqu'à  terre  pour  élargir  et  former  la  base  valent  mieux  que 
les  vêtements  justes  et  étroits,  et  la  difficulté  des  figures  d'hommes 
colossales  est  l'amincissement  et  la  séparation  des  jambes  qui  s'effilent 
à  distance.  La  Liberté  de  M.  Bartholdi  est  toute  droite  et  pyramide 
légèrement.  Le  bras  gauche  ne  se  sépare  pas  du  corps  ;  l'autre  monte 
le  long  de  la  tête  pour  élever  la  torche  lumineuse.  Le  mouvement  est 
net,  énergique,  mais  se  peut  tenir,  et  on  le  regarde  sans  fatigue.  Le 
parti  est  donc  bien  trouvé,  et  dans  le  vrai  sens.  11  n'est  plus  douteux, 
maintenant,  que  l'exécution  ne  soit  à  la  hauteur  de  l'idée.  La  tête  sup- 
porte d'être  vue  de  près;    elle  n'est  pas  vide;  mais,  à  distance,  ses 


LA  SCULPTURE  A  L'EXPOSITION   UNIVERSELLE.  335 

plans  s'accusent  en  s' éclairant,  et  elle  prend  une  véritable  majesté.  Le 
Néron  colossal  n'a  été  commandé  pour  Rome  à  Zénodore  que  parce 
qu'il  avait  commencé  par  faire  en  Auvergne  son  grand  Mercure  sur  la 
cime  du  Puy-de-Dôme.  Nous  devons  être  reconnaissants  à^M.  Bartholdi 
de  donner  à  son  pays  l'honneur,  après  tant  de  siècles,  d'envoyer  à 
l'étranger  une  œuvre  de  même  nature.  Elle  aura  sans  doute  une  meil- 
leure fortune,  car  elle  n'est  pas  exposée  à  être  renversée  et  brisée  aussi 
vite  que  le  colosse  impérial  et  le  dieu  païen. 

On  voit  la  richesse  du  Champ  de  Mars  dans  tous  les  genres;  des 
mois  d'étude  et  des  volumes  n'y  suflTiraient  pas.  Ainsi  pour  ce  qui  nous 
incombe,  il  y  aurait  lieu  de  s'occuper  des  statues  de  bronze,  des  fon- 
taines, thème  merveilleux  aux  variations  infinies,  et  aussi  de  la  sculp- 
ture iconique. 

Depuis  que,  malheureusement  pour  l'art,  l'usage  des  tombeaux  sculptés 
dans  les  églisesest  tombé  en  désuétude,  les  statues  publiques  des  grands 
hommes  sont  venues,  bien  qu'avec  une  moins  grande  variété  de  motifs  et 
surtout  de  développements,  les  remplacer  dans  une  certaine  mesure,  et 
il  serait  heureux  de  voir  se  généraliser  cet  emploi  de  la  grande  sculpture. 
11  est  seulement  regrettable  que  ce  soit  un  peu  une  affaire  de  hasard  et 
que  cela  ne  puisse  guère  venir  que  de  l'initiative  des  conseils  municipaux. 
C'est  quand  ils  n'ont  guère  de  grands  hommes  qu'ils  pensent  surtout  à 
se  faire  honneur  de  celui  qu'ils  ont.  Ils  prennent  alors  ce  qu'ils  peuvent, 
si  bien  que  c'est  dans  les  grandes  villes,  là  où  il  ne  serait  que  juste 
d'avoir  beaucoup  de  statues  honorifiques,  qu'on  n'y  pense  guère  et  qu'on 
en  fait  le  moins.  En  somme,  les  avantages  l'emportent  sur  les  inconvé- 
nients, et  il  n'y  aurait  aucun  mal  à  ce  que  les  villes  en  élevassent  à 
toutes  leurs  illustrations.  Quand  bien  même  l'hommage  serait  parfois 
exagéré,  le  sentiment  pieux  et  honnête  qui  l'inspire  est  toujours  d'un  bon 
exemple.  En  préoccupant  les  yeux  de  l'enfance  et  de  la  jeunesse,  il  fait 
sentir  et  comprendre  que  chacun  doit  faire  tout  ce  qu'il  peut  pour 
laisser  de  soi  un  bon  souvenir,  et  l'hommage  qu'on  voit  rendre  à  ceux 
qui  ont  mérité  un  pareil  honneur  est  de  nature  à  mener  quelques-uns 
à  s'en  rendre  dignes  à  leur  tour. 

Après  David  d'Angers,  dont  la  vie  s'est  consacrée  à  ces  grands  hom- 
mages, les  statues  qu'on  a  faites  se  sont  réparties  entre  plus  de  mains, 
et  ce  serait  une  longue  énumération  que  de  signaler  seulement  celles 
qui  ont  passé  au  Salon  depuis  dix  ans,  en  laissant  de  côté  celles  qui  n'y 
ont  pas  figuré.  Cette  année,  au  Champ  de  Mars,  c'est  M.  Guillaume,  bien 
que,  par  un  oubli  inexplicable,  il  ne  figure  pas  au  livret,  et  M.  Crauk 

ont  le  plus  d'œuvres  de  ce  genre,  ce  dernier  n'en  ayant  pas  moins 


33G  GAZETTE    DES   BEAUX-AKTS. 

de  cinq,  trois  maréchaux  de  France,  Pélissier,  Niel  et  Mac-Mahnn, 
l'intendant  de  Languedoc,  d'Etigny,  et  Claude  Bourgelat,  le  fondateur 
de  l'hippiatrique  en  France,  On  parle  à  Tours  d'en  élever  bientôt  à 
Rabelais  une,  qui  aboutira  cette  fois;  pour  que  ce  soit  un  chef-d'œuvre 
il  suffira  qu'elle  ne  soit  pas  indigne  du  modèle.  Du  reste,  il  serait  curieux 
et  juste  de  savoir  exactement  ce  qu'il  existe  de  statues  honorifiques;  cela 
ferait  penser  à  de  nouvelles,  celles  précisément  dont  on  remarquerait 
l'absence.  L'inventaire  des  richesses  d'art  de  la  France  les  rencontrera 
forcément  un  peu  partout,  et  une  à  une.  Il  serait  meilleur  de  les  grouper 
au  contraire  et  d'en  présenter  en  une  seule  série,  classée  par  régions  et 
par  départements,  le  bilan  complet.  Elles  seraient  en  plus  grand  nombre 
et  il  y  en  aurait  parmi  elles  beaucoup  plus  de  remarquables  qu'on  ne  le 
croit.  Après  un  premier  dépouillement  des  livrets  du  Salon  et  des  guides, 
il  suffirait  d'une  circulaire  pour  arriver  à  ne  pas  en  omettre,  et  l'en- 
semble, en  même  temps  que  ce  serait  un  acte  de  justice ,  formerait  un 
tableau  bien  intéressant. 

Les  bustes,  qui  se  rattachent  au  même  ordre  d'idées  lorsqu'ils  se 
rapportent  à  des  hommes  publics  et  qui,  lors  même  que  cette  notoriété 
du  modèle  leur  échappe,  ont  toujours  pour  eux  l'intérêt  humain  de 
l'étude  de  la  nature  vivante  et  contemporaine,  sont  souvent  plus  remar- 
quables, plus  souples,  plus  variés  que  ces  grandes  figures,  parfois  trop 
officielles  et  convenues,  et  je  regrette  de  n'avoir  pas  la  place  d'entrer 
dans  la  détail.  Il  est  cependant  impossible  de  n'en  pas  rappeler  au 
moins  quelques-uns,  et  d'abord  ceux  de  M.  Iselin  et  de  M.  Oliva,  dont 
l'un  a  plus  de  sobriété  et  de  fermeté,  dont  l'autre  a  plus  de  mouvement 
et  de  couleur. 

Du  reste,  de  même  que  les  plus  beaux  portraits  sont  toujours  l'œuvre 
des  plus  grands  peintres  qui  n'en  font  que  par  exception,  les  plus  beaux 
bustes  sont  l'œuvre  des  sculpteurs,  parce  que  celui  qui  se  cantonne  dans 
ce  seul  genre  s'y  réduit  et  s'y  immobilise  presque  forcément  pour  ne 
pas  assez  se  renouveler  et  pour  ne  pas  se  retremper  à  la  source  féconde 
de  l'invention  et  de  la  composition  générale.  Le  buste  de  V Archevcque 
de  Paris,  de  M.  Guillaume,  garde  la  maîtrise  de  son  élévation  émue,  et 
l'on  ne  peut  être  plus  noble  et  plus  touchant  à  la  fois.  Nous  n'avons  pas 
à  revenir  sur  ce  chef-d'œuvre,  auquel  se  joignent  le  lialtard  et  le  Buloz. 
Celui  de  M.  Vilet,  par  M.  Chapu,  est,  dans  un  autre  sens,  bien  remar- 
quable avec  ses  grands  traits  longs,  qui  étaient  un  peu  mous  et  blafards 
dans  la  nature,  à  cause  de  la  blancheur  particulière  de  la  peau;  sans 
cesser  d'être  vrai,  le  marbre  augmente  nécessairement  leur  style  en 
affirmant  la  charpente  osseuse,   qui  était  aussi  large  qu'intelligente. 


LA  SCULPTURE  A  L'EXPOSITION   UNIVERSELLE. 


337 


Citons  aussi  les  bronzes  des  têtes  A'Uenri  Regnault,  par  M.  Barrias,  du 
docteur  Parrot  et  des  peintres  Henner  et  Baudry,  par  M.  Paul  Dubois  ; 
le  dernier  est  une  merveille  de  vie  et  de  feu. 

Je  le  répète,  il  faudrait  y  insister;  il  faudrait  aussi,  à  propos  de  l'en- 
semble nombreux  des  bustes  exposés,  parler  de  tendances  qui  s'y 
révèlent  et  ne  sont  pas  sans  danger.  D'un  côté,  certains  bustes  de  femmes 
sont  beaucoup  trop  développés;  ce  qui  est  ronflant  et  trop  chargé 
diminue  l'effet  plus  qu'il  ne  l'augmente.  Il  y  a  trop  de  nu  ou  trop  de 


FRAGMENT     DK      LA      STATUB      COLOSSALE     DE      LA      LIBERTÉ,     PAR      M.      BARTHOLDl.' 

(Dessin  do  M.  A.  Gilbert.) 


vêtements,  trop  de  plis,  trop  de  draperies,  trop  d'accessoires.  Rien 
n'est  aussi  plus  malheureux  que  de  descendre  un  buste  jusqu'à  la  taille 
et  d'y  faire  intervenir  les  bras.  C'est  alors  une  sensation  pénible  que  ce 
corps  mutilé,  que  cette  immobilité  prétentieusement  tourmentée,  et  ce 
n'est  pas  même  une  partie  de  statue.  Comme  le  passage  du  corps  au 
piédouche  demande  malgré  tout  un  arrangement,  il  faut  appuyer,  élargir 
la  base,  étoffer  et  dissimuler  la  coupure;  la  composition  se  manière, 
s'alourdit,  se  fausse  complètement,  et  ce  n'est  le  plus  souvent  qu'un 
fragment  impossible,  car  ou  ne  pourrait  compléter  la  statue  en  la  con- 


xvin.  —  2"  PÉRIODE. 


43 


338  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

tinuant.  L'exagération  et  le  tapage  ne  vont  pas  au  silence  de  la  statuaire. 

L'autre  danger,  c'est  l'affirmation  de  l'ébauche.  Elle  est  le  commen- 
cement, mais  non  la  fin.  Le  marbre  s'y  refuse,  mais  la  terre  la  plus 
heurtée  se  peut  cuire  et  se  peut  reproduire  en  bronze.  Or,  cette  année 
surtout  au  Salon,  trop  de  terres  et  de  bronzes  ne  sont  que  des  maquettes; 
elles  ne  vont  pas  au  delà  de  l'impression  volontairement  hâtive  et  se 
lancent  par  trop  dans  le  hasard  de  tous  les  ragoûts.  Ce  n'est  pas  du 
modelage,  ce  sont  des  boulettes  de  terre  aplaties  et  collées  ensemble. 
La  chair  est  martelée,  meurtrie,  presque  malsaine  à  voir.  Tantôt  les 
vêtements  sont  exécutés  dans  la  manière  sommaire  qui  est  à  la  mode, 
même  pour  les  chairs  des  statues  de  plâtre,  et  la  monotonie  de  ce  tra- 
vail grenu,  laineux  et  comme  tamponné,  affadit,  amollit  les  plans  et 
détruit  les  lignes  aussi  bien  que  les  accents  et  les  lumières.  Tantôt  les 
draperies  ne  sont  plus  vraiment  que  des  loques  et  des  guenilles.  Ce  n'est 
ni  de  la  force,  ni  de  la  hardiesse  ;  c'est  de  l'aplomb,  presque  de  l'imper- 
tinence, d'ailleurs  bien  plus  facile.  Mais  après  le  premier  bruit  on  n'y 
revient  pas  et,  à  prendre  l'habitude  de  cette  improvisation  incomplète, 
on  arriverait  bien  vite  à  se  rendre  incapable  d'aller  plus  loin. 

Quant  aux  statues,  il  est  également  impossible  d'en  parler  en  détail. 
Le  caractère  de  l'exposition  du  Champ  de  Mars  est  précisément  de  faire 
revoir  les  principales  de  celles  exposées  depuis  dix  ans,  et  à  leur  date 
il  a  été  question  de  toutes  ici-même  ;  on  en  a  parlé,  on  les  a  gravées.  Y 
revenir  d'un  façon  étendue  nous  condamnerait  à  copier  les  autres  et  à 
nous  répéter  nous-mêmes.  Pour  en  faire  revivre  la  forme  et  la  valeur  aux 
yeux  de  nos  lecteurs,  il  suffit  de  rappeler  le  nom  de  quelques-unes;  ils 
n'ont  pas  besoin  qu'on  les  fasse  se  souvenir  de  la  Sirène  de  M.  Aube, 
du  Corybante  de  M.  Cugnot,  de  la  Jeunesse  d'Arislote  de  M.  Degeorge, 
de  la  Muse  de  l'histoire  de  M.  Janson,  du  Tcrcisius  de  M.  Falguière, 
du  Narcisse  et  de  VArion  de  M.  Iliolle  ,  de  la  Cassandre  de  M.  Aimé 
Millet,  du  Sommeil  de  M.  Mathurin  Moreau,  de  la  Néréide  sur  un  buccin 
de  M.  Moreau-Vauthier,  du  Réliaire  de  M.  Noël  et,  pour  M.  Schœnewerk, 
de  la  Jeune  Fille  à  la  fontaine  et  de  Myrto,  la  belle  Tarentine 

Dont  le  corps  a  roulé  sous  la  vague  marine. 

Qu'en  dire  qui  n'ait  été  exprimé  et  répété  dans  la  Gazette,  si  ce  n'est 
cette  louange  nouvelle  que  mieux  elles  sont  connues,  plus  on  les  revoit 
et  plus  elles  gagnent  de  valeur.  Leur  succès  n'a  pas  été  éphémère  et 
leur  mérite,  au  lieu  de  s'effacer,  a  plutôt  grandi. 

J'insisterai  pourtant,  non  pas  sur  les  œuvres,  mais  sur  le  caractère 
général  et  en  quelque  sorte  sur  l'avenir  de  quelques  artistes  dont  il  me 


LA  SCULPTURE  A  L'EXPOSITION  UNIVERSELLE.  339 

semble  que  l'on  doive  beaucoup  attendre  pour  l'honneur  de  notre  sculp- 
ture, à  la  couronne  de  laquelle  ils  viennent  et  ils  promettent  d'ajouter 
de  beaux  fleurons.  L'un,  M.  Guillaume,  est  arrivé  à  être  le  maître  le  plus 
autorisé  de  l'école;  l'autre,  M.  Paul  Dubois,  n'est  pas  loin  de  le  rejoindre, 
et,  derrière  eux,  avec  les  distances  de  leur  âge  et  de  leurs  débuts, 
viennent,  comme  en  un  groupe  plus  jeune,  MM.  Delaplanche,  Mercié, 
Chapu  et  Barrias. 

On  revoit  ici  de  ce  dernier  le  groupe  presque  colossal  du  Serment  du 
jeune  Spartacus,  qui  retournera  dans  le  jardin  des  Tuileries.  L'eflbrt  et 
la  recherche  en  restent  d'un  grand  jet,  malgré  ce  qu'il  a  d'emphase  théâ- 
trale, et  la  pose  tourmentée  du  supplicié  ne  se  souvient  de  Michel-Ange 
qu'au  travers  des  rondeurs  amollies  de  la  pierre  noire  de  Daniel  de  Vol- 
terre.  Ce  qui  reste  tout  à  fait  beau,  c'est  l'enfant,  dans  l'immobilité 
muette  et  farouche  de  sa  douleur  et  de  sa  colère,  dans  la  force  grandis- 
sante de  son  jeune  corps  vigoureux.  C'était  plus  qu'une  promesse 
d'expression  et  de  ciseau  ;  le  groupe  nouveau  de  l'exposition  des  Champs- 
Elysées  l'a  tenue  et  au  delà.  Il  a  plus  de  calme  et  de  rhythme  avec  une 
simj)licité  plus  harmonieuse.  L'Adam ,  portant  sur  ses  bras  le  corps 
abandonné  d'Âbel,  est  bien  composé,  mais  il  se  complète  par  l'Eve  qui 
marche  à  ses  côtés  et  qui  se  repaît  douloureusement  de  la  dernière  vue 
de  l'enfant  bien  aimé.  11  y  a  là  une  tendresse  féminine  bien  comprise, 
et  c'est  un  beau  groupe.  Il  a  eu  l'une  des  médailles  d'honneur  du  Salon. 
C'est  justice,  et,  quand  nous  parlions  en  commençant  de  la  supériorité 
actuelle  de  notre  sculpture,  nous  ne  pensions  pas  que  les  décisions  du 
jury  nous  donneraient  aussi  complètement  raison.  Les  trois  plus  hautes 
récompenses  ont  été  pour  la  première  fois  décernées  à  la  seule  sculpture. 
Ce  qu'on  appelle  le  prix  du  Salon,  c'est-à-dire  l'envoi  en  Italie,  a  été 
donné  à  M.  Hector  Lemaire,  élève  de  MM.  Falguière  et  Dumont,  pour  un 
groupe  de  Samson  trahi  par  Dalila,  et  l'autre  médaille  d'honneur  a  été 
attribuée  à  M.  Delaplanche. 

On  voit  de  lui  cette  année  trois  œuvres  bien  différentes.  \! Education 
maternelle  du  square  Sainte-Clotilde,  qui  serait  mieux  à  sa  place  dans 
un  quartier  populaire  et  à  laquelle  le  bronze  aurait  peut-être  mieux 
convenu  que  le  marbre,  à  cause  de  l'absence  de  nu  et  de  la  simplicité 
voulue  des  vêtements,  représente  une  paysanne  assise  apprenant  à  lire 
à  une  jeune  fille;  avec  un  dessin  plus  ferme  que  commandait  la  matière, 
ce  groupe  simple  et  touchant  n'est  pas  sans  trahir  l'influence  indirecte 
du  sentiment  du  peintre  Millet.  La  Muse  de  la  Musique,  enivrée  des 
sons  qu'elle  tire  de  son  violon,  et  à  laquelle  le  marbre  des  Champs- 
Elysées,  qui  en  apaise  le  mouvement,  est  plus  favorable  que  le  métal 


340  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

argenté  du  Champ  de  Mars,  est  comprise  avec  poésie,  mais  dans  un  sens 
libre  et  mouvementé.  Quant  à  la  Vierge  au  lys,  malgré  son  sentiment 
moderne,  elle  se  sent  de  l'imitation  de  la  sculpture  à  l'italienne  du 
xvu"^  siècle  français.  La  draperie  ronde  a  quelque  chose  des  Anguier  ;  la 
pose  douloureuse  et  l'effet  viennent  inconsciemment  de  Jouvenet  et  de 
Girardon.  Ce  sont  trois  œuvres  très-remarquables,  mais  sans  lien  entre 
elles  ;  elles  n'indiquent  pas  la  voie  de  leur  auteur  ni  sa  qualité  domi- 
nante. Il  cherche  encore;  il essaiedesroutesdiversesentre  lesquelles  iln'a 
pas  encore  fait  de  choix.  Il  ira  plus  loin  quand  il  se  sera  fixé  et  qu'il  ne 
reviendra  point  en  quelque  sorte  sur  ses  pas  pour  repartir  à  nouveau. 

La  personnalité  de  M,  Mercié  est  plus  accusée  et  plus  ardente; 
c'est  un  méridional  de  Toulouse,  par  là  plus  Espagnol  qu'Italien,  et  ce 
qui  le  touche  le  plus,  c'est  le  mouvement  passionné  et  pittoresque.  Dans 
son  David  tirant  du  fourreau  l'épée  libératrice,  il  s'était  trop  préoccupé 
de  reproduire  les  dessins  et  le  repoussé  commun  d&s  fourreaux  d'argent 
algériens,  mais  le  groupe  épique  du  Gloria  viclis  est  d'une  ligne  géné- 
rale hardie  et  très  harmonieuse,  au-dessous  de  laquelle  ne  descendent 
pas  la  belle  envergure  et  le  grand  air  de  la  Renommée  du  faite  du  Tro- 
cadéro;  on  la  juge  mieux  depuis  qu'on  l'a  vue  gravée  et  qu'à  cause  de 
cela  on  peut  la  mieux  lire  malgré  la  distance.  Au  dernier  Salon  il  fallait 
attendre  que  le  Génie  des  Arts  fût  en  place  pour  lejuger  définitivement. 
La  Muse  qui  conduit  le  cheval  pouvait  s'effacer  ;  le  Génie  assis  sur  l'aile 
de  Pégase  pouvait  ne  pas  tenir.  Depuis  qu'il  est  à  sa  place,  en  haut  du 
pavillon  Lesdiguières,  ou  plus  exactement  au-dessus  du  passage  du  quai 
du  Carrousel,  il  a  pris  toute  sa  valeur.  Ce  grand  espace  autrefois  vide  est 
bien  rempli  maintenant.  Peut-êti-e  eût-il  mieux  valu  que  l'architecte  eût 
modifié  ses  pieds  droits  latéraux  qui  n'ont  pas  plus  de  hauteur  que  le 
rayon  de  l'arcade,  ce  qui  les  fait  paraître  petits  et  comme  écrasés,  et 
qu'il  eût  inscrit  le  nouveau  bas-relief  dans  un  cercle,  mais  ce  défaut  peu 
important  ne  vient  pas  du  sculpteur.  Il  a  aussi  bien  compris  les  néces- 
sités de  l'éloignement  en  détachant  sa  composition  sur  un  fonds  d'or  et 
en  donnant  à  son  bronze  une  patine  fauve  claire,  au  lieu  d'une  patine 
brun3  qui  en  eût  éteint  les  plans.  Avec  les  rayons  obliques  du  matin  et 
de  l'après-midi,  son  œuvre  se  précise  à  merveille  et  ajoute  à  la  beauté 
de  la  façade  de  cette  admirable  galerie.  Il  y  a  montré  un  tempérament 
pittoresque,  vraiment  décorateur  et  architectural,  qui  sait  concevoir  et 
traiter  ce  qui  est  nécessaire  pour  une  place  et  pour  une  hauteur 
données;  c'est  un  mérite  d'invention  et  d'appropriation  bien  plus  rare 
qu'on  ne  le  pense. 

M.  Chapu  est  d'une  autre  race.  Il  est  plus  fin,  plus  délicat  et  plus 


LA  SCULPTURE  A  L'EXPOSITION   UNIVERSELLE.  3/il 

féminin.  Depuis  les  deux  cariatides  de  l'entrée  de  la  nef  des  machines  à 
l'Exposition  universelle  de  1867,  il  a  créé  bien  des  figures  dont  on  se 
souvient.  La  jeune  fille  du  tombeau  de  Regnault,  la  Pensée  du  bas-relief 
funéraire  de  M""  d'Agoult  sont  entrées  dans  la  mémoire  de  tous  et  ne 
s'oublieront  pas.  Cette  année  on  revoit  la  belle  statue  de  Berryer  debout, 
cil  la  robe  de  l'avocat,  posée  sur  les  épaules,  ajoute  la  largeur  de  la  dra- 
perie à  la  ressemblance  typique  de  l'habit  boutonné  jusqu'au  cou,  et  l'on 
voit  pour  la  première  fois  les  deux  élégantes  figures  assises  de  la  Fidé- 
lité et  de  l'Éloquence;  elles  doivent  en  accompagner  le  piédestal  et  faire 
pyramider  le  monument,  qui  sera  l'honneur  de  la  salle  des  Pas  perdus. 
Ce  qui  est  là,  comme  ailleurs,  le  caractère  propre  et  le  don  de  M.  Ghapu, 
outre  l'élégance  de  la  pose  et  sa  façon  légère  de  draper  et  de  suivre 
les  plis,  c'est  une  poésie  tendre,  rêveuse  et  émue.  Le  type  de  ses  femmes 
est  moderne;  leurs  cheveux  fins  et  droits  sont  des  cheveux  blonds;  leurs 
yeux  sont  bleus  et  très  clairs  ;  leur  teint  est  blanc,  leur  front  pur  ;  leur 
chair  a  la  légèreté  soyeuse  et  brillante  des  dernières  années  de  la  jeune 
fille  encore  naïve.  L'une  des  plus  heureuses  figures  de  M.  Ghapu  s'ap- 
pelle la  Jeunesse;  c'est  bien  la  jeunesse  qui  est  sa  muse,  et  qui  l'inspire 
de  sa  grâce  et  de  sa  fraîcheur. 

11  me  reste  à  parler  de  M.  Guillaume  et  de  M.  Dubois.  Ce  sont  deux 
maîtres  qui  mériteraient  tous  deux  d'être  étudiés  à  part  et  complète- 
ment, mais,  comme  tous  ceux  qui  parlent  ici  de  l'Exposition  universelle, 
il  faut  forcément  se  restreindre  ;  cela  est  plus  facile  avec  eux  qu'avec 
d'autres,  parce  qu'on  est  sûr  de  les  retrouver;  ils  n'ont  pas  seulement 
le  talent,  ils  ont  la  fécondité. 

M.  Guillaume,  qui  est  Bourguignon  comme  Rude  et  Jouffroy,  est 
sorti  de  l'atelier  de  Pradier,  qu'on  ne  lui  donnerait  pas  pour  maître.  Il  a 
l'élégance  plus  haute  et  plus  fière;  il  est  sain,  profondément  conscien- 
cieux, souvent  grave,  toujours  élevé.  Le  caractère  principal  de  la  vieille 
école  des  sculpteurs  des  ducs  de  Bourgogne  est  la  vigueur  robuste. 
M.  Guillaume  est  de  leur  race  ;  il  a  une  solidité  foncière  qui  met  le 
mûrissement  du  travail  au  service  de  son  inspiration.  Il  pense,  il  sent 
fortement;  il  établit  ses  figures  du  premier  jet  d'une  volonté  tellement 
formelle  qu'elle  s'impose  et  qu'on  ne  les  voit  pas  comprises  d'une  autre 
façon,  mais  elles  n'en  sont  pas  moins  étudiées  et  comme  revues 
avec  le  soin  le  plus  sévère,  et  ce  qu'on  appelle  le  morceau,  qu'on  ne 
voit  pas  du  premier  coup  parce  qu'il  se  perd  dans  la  grandeur  de  l'effet 
général,  est  aussi  fait  et  aussi  poussé  que  s'il  devait  être  le  mérite  prin- 
cipal. Chez  d'autres  le  morceau  est  tout;  chez  M.  Guillaume,  il  est, 
comme  il  doit  l'être,  au  service  de  l'ensemble  et  de  l'impression. 


3/,2  GAZETTE  DES  BEAUX-AKTS. 

C'est  en  1852  que  M.  Guillaume  a  exposé  pour  la  première  fois,  après 
avoir  eu  le  grand  prix  en  1845;  il  manque  donc  ici  une  grande  partie 
de  son  œuvre,  entre  autres  VAnacréon,  le  Faucheur,  le  Tombeau  des 
Grarquex,  le  Colbert  de  Reims,  mais  son  exposition  est  nombreuse. 
Outre  les  bustes,  où  le  caractère  individuel  est  toujours  saisi  avec 
l'expression  intellectuelle  la  plus  baute,  il  y  a  le  groupe  des  deux  mariés 
antiques  assis  et  se  tenant  la  main,  qui  est  d'une  gi-avité  et  d'une 
solennité  juridique  toute  romaine  :  le  Bonaparte,  lieulenant  d'artillerie, 
qu'on  a  vu  en  plâtre  en  1870,  et  qui  est  aujotird'bui  en  bronze  argenté, 
le  Ingres  à  demi-corps  de  l'École  des  Beaux-Arts,  dont  la  tête  vaut  les 
portraits  que  le  maître  a  faits  de  lui-même,  les  deux  termes  d'homme  et 
de  femme  des  Salons  de  1875  et  1877,  qui  sont  destinés  au  nouvel  Hôtel 
de  ville.  Je  regrette  de  n'y  pas  voir  le  modèle  du  Gluck,  de  l'Opéra,  le 
bronze  du  Rameau  de  Dijon,  surtout  la  figure  de  la  Poésie,  assise  sur 
son  rocher,  qu'on  n'a  vue  qu'au  Salon  de  1873.  La  femme  est  rare  dans 
l'œuvre  particulièrement  virile  de  M.  Guillaume,  et  la  noblesse  de  cette 
belle  figure  eût  fait  ressortir  la  souplesse  et  la  variété  que  le  talent 
de  l'artisie  joint  à  la  hauteur  de  la  forte  unité  de  son  œuvre.  Dans  le 
modèle  du  Saint  Louis  assis  du  palais  de  justice,  dans  les  Anges  et  les 
bas-reliefs  de  la  vie  de  Sainte  VaUre  et  de  Sainte  Clotilde,  exposés  dans 
le  pavillon  de  la  ville  de  Paris,  il  s'est  souvenu,  sans  pastiche  puéril,  de 
la  simplicité  des  poses  des  imagiers  du  moyen  âge.  Dans  les  Gracques 
et  le  Mariage,  il  a  été  romain  avec  une  autorité  bien  pénétrante.  Dans 
la  Poésie,  en  partant  du  souvenir  de  ces  adorables  terres  cuites  qui  sont 
un  monde  de  statues,  il  a  touché  à  la  beauté  grecque,  mais  partout  il  a 
mis  sa  marque  et  un  caractère  fortement  personnel,  qui  n'a  rien  de 
l'imitation  et  de  la  copie. 

L'Orphée,  qu'on  voit  cette  année  pour  la  première  fois,  apporte  une 
note  nouvelle.  L'élégance  nerveuse  de  l'art  italien  du  xv'  siècle  a  dû 
passer  dans  l'esprit  du  sculpteur,  et  cependant  c'est,  de  toutes  ses 
œuvres,  celle  qui  a  le  sentiment  le  plus  moderne  et  le  plus  passionné. 
Orphée  nu,  debout,  et  dont  un  petit  fauve  lèche  les  pieds,  élève  de  son 
bras  droit,  comme  s'il  obéissait  à  un  sentiment  de  triomphe  inconscient, 
sa  longue  lyre  qu'il  faisait  résonner  tout  à  l'heure  et  dont  l'ébranlement 
vibre  encore  dans  sa  poitrine  et  dans  son  visage.  La  tête,  où  respirent 
l'ardeur  muette  et  le  bouillonnement  de  l'enthousiasme  intérieur,  est 
encadrée  de  longs  cheveux  féminins  ondes  qui  sont  entremêlés  de  feuil- 
lages, et  cette  large  coiffure,  librement  épaisse,  plonge  dans  l'ombre  le 
front  et  les  yeux.  Ce  n'est  encore  que  le  plâtre,  mais  on  voit  d'avance 
leffet  supérieur  du  marbre,  dont  la  lumineuse  blancheur,  montant  des 


LA  SCULPTURE  A  L'EXPOSITION  UNIVERSELLE,  343 

pieds  à  la  tête  sur  la  surface  unie  de  ce  beau  corps  droit,  sera  rompue 
au  milieu  du  visage  par  cette  couronne  de  pénombre  qui  donnera  toute 
leur  intensité  à  l'intelligence  du  front  et  à  la  passion  étrange  et  profonde 
du  regard.  Par  là,  ce  n'est  plus  une  figure  d'homme,  mais  celle  du 
vales. 

M.  Paul  Dubois  est  aussi  d'un  pays  de  sculpteurs.  11  est  Champenois 
et  il  ne  contredit  pas  aux  caractères  de  l'ancienne  école,  à  laquelle  il 
vient  ajouter  sa  valeur.  Simart,  qui  est  de  la  même  province,  a  été 
modifié  par  l'influence  d'Ingres,  mais  ce  qui  caractéris  e  l'école  troyenne, 
au  xvi"  siècle  du  temps  de  François  Gentil,  au  xvii'  avec  Girardon,  c'est 
une  certaine  douceur  aimable  et  aisée,  la  recherche  des  formes  rondes  et 
coulantes,  par  dessus  tout,  en  particulier  à  la  Renaissance,  l'amour  de 
la  jeunesse  fraîche  et  pleine,  ce  qui  vient  du  type  du  pays  où  les  femmes, 
qui  gardent  une  expression  agréable  d'intelligence  et  de  bonté,  devien- 
nent assez  ordinaires  comme  traits,  après  avoir  commencé  par  une 
floraison  charmante  quand  elles  sont  encore  jeunes  filles.  Avec  en  plus  un 
sentiment  impressionné  par  les  effluves  contemporaines,  dont  la  date  sera 
dans  Kaveriir  plus  visible  qu'aujourd'hui,  M.  Dubois  a  parmi  ses  dons  la 
jeunesse  et  la  grâce,  naturelles  à  ses  origines. 

C'est  en  1863  qu'il  a  débuté  par  un  petit  Saint  Jean-Baptiste  échevelé, 
un  peu  plus  tapageur  qu'ardent,  mais  pétillant  de  vie,  et  par  une  bien 
belle  statue  de  Narcisse,  fruit  de  l'étude  de  la  grande  sculpture  antique. 
La  légende  de  Narcisse  en  fait  vraiment  un  bellâtre  presque  malhonnê- 
tement ridicule;  puisqu'il  était  si  beau,  il  aurait  mieux  fait  d'aimer  une 
belle  fille  et  d'avoir  de  beaux  enfants.  Le  moderne  sculpteur  lui  a  donné 
un  caractère  masculin  et  sérieux  ;  c'est  un  baigneur  debout  qui  ôte  sa 
chlamyde  avant  de  descendre  dans  le  fleuve  qui  coule  à  ses  pieds;  au 
lieu  de  s'y  mirer  sottement,  il  semble  plutôt  penser  et  rêver  au  milieu 
d'un  mouvement  indifférent  dont  il  ne  se  préoccupe  pas.  Avec  la  sim- 
plicité de  ses  lignes  ce  beau  Narcisse,  qui  a  reparu  en  marbre  au  Salon 
de  187A,  reste  l'œuvre  classique  du  jeune  maître. 

Elle  fut  suivie  en  1865  du  fameux  Chanteur  florentin^  qui  fut 
acclamé,  même  un  peu  au-dessus  de  sa  valeur.  C'était  une  aimable 
figurine  que  ce  jeune  garçon  en  bonnet  conique,  au  pourpoint  serré  et 
aux  chausses  collantes,  comme  on  en  voit  sur  les  murs  des  églises  de 
Florence,  dans  les  fresques  de  Lippi  ou  de  Ghirlandajo,  mais  le  succès 
auprès  de  tout  le  public  avait  quelque  chose  d'inquiétant.  L'artiste,  qui 
ne  l'a  pas  mise  au  Champ  de  Mars,  pouvait,  entraîné  par  cet  engoue- 
ment, continuer  dans  le  même  sens  et  verser  dans  le  genre  et  dans 
l'anecdote.  Heureusement  Y  Eve  naissante  du  Salon  de  1 873,  qui  méritait 


3/,Z|  GAZETTE  DES  BEAUX-AKTS. 

plus  de  succès  et  qui  en  eut  moins,  vint  calmer  ce  qu'on  aurait  pu 
concevoir  de  craintes.  Elle  est  charmante  dans  l'innocent  rayonnement 
de  sa  nudité  naïve  et  inquiète.  M.  Dubois  a  bien  fait  de  la  montrer  de 
nouveau  ;  on  est  heureux  de  la  revoir,  et  le  seul  regret  qu'elle  inspire 
c'est  de  ne  la  pas  voir  en  marbre. 

Depuis,  le  sculpteur  s'est  consacré  à  une  œuvre  importante, /e  Tom- 
beau du  général  La  Moricière,  dont  il  ne  s'est  distrait  que  pour  peindre 
quelques  portraits  et  modeler  quelques  bustes.  Ce  grand  tombeau  est 
l'honneur  de  l'Exposition  de  la  sculpture  française  au  Champ  de  Mars, 
mais  il  faut  convenir  qu'il  y  est  exposé  de  la  façon  la  plus  déplorable 
dans  un  appentis  étroit,  bas  et  sombre,  où  il  semble  comme  relégué.  Sa 
place  naturelle,  car  il  la  méritait,  était  le  centre  du  grand  vestibule  d'en- 
trée en  tête  de  l'exposition  des  Beaux-Arts.  Il  est  destiné  à  figurer  dans  la 
cathédrale  de  Nantes,  et  la  nef  du  vestibule  l'aurait  mis  dans  les  condi- 
tions où  il  se  trouvera  dans  l'église;  elle  lui  aurait  donné  les  reculées 
nécessaires  et  l'aurait  encadré  comme  il  convenait  par  la  largeur  de  la 
galerie  et  la  hauteur  de  la  voûte.  C'est  une  injustice  et  une  sottise  de 
l'avoir  confiné  dans  un  coin,  mais  l'œuvre  est  d'un  ordre  assez  élevé  et 
assez  frappant  pour  pouvoir  être  appréciée  et  admirée  comme  elle  est 
digne  de  l'être. 

L'architecture,  œuvre  de  M.  Boitte,  est  heureuse,  sans  rien  avoir  de 
très  original.  Les  colonnes  de  marbre  noir,  dont  le  contraste  s'atté- 
nuera dans  un  grand  espace,  viennent  des  tombeaux  français  de  la  fin  du 
XTi*  siècle,  à  la  suite  de  celui  de  Henri  II  ;  la  disposition  générale  sort 
de  celui  de  Louis  XII,  et  le  parti  des  élégants  bas-reliefs  méplats  s'in- 
spire des  bas-reliefs  décoratifs  de  l'art  italien  du  xv  siècle.  Quand  le 
monument  sera  dans  la  cathédrale,  peut-être  trouvera-t-on  sèche  la  ligne 
supérieure  du  plafond  ;  dans  tous  les  grands  édicules  funéraires  de  ce 
genre,  à  la  suite  desquels  il  se  met,  il  y  a  toujours  un  couronnement 
pyramidal  formé  par  une  ou  plusieurs  figures  agenouillées.  Un  défaut 
plus  réel,  c'est  que  les  figures  des  angles  ne  sortent  pas  assez  de  l'archi- 
tecture, etne  lui  sont  pas  absolument  indispensables.  Elles  ont  si  peu  de 
place  pour  s'y  asseoir  que  le  monument  pourrait  exister  sans  elles,  alors 
qu'elles  en  sont  la  partie  vraiment  principale  et  la  raison  d'être.  Ce  sont 
elles  qui  lui  donnent  son  sens,  son  enseignement  et  son  éloquence. 

Ce  sont,  on  le  sait,  deux  hommes  et  deux  femmes.  Le  Courage  mili- 
taire et  la  Charité,  qu'on  a  vus  en  plâtre  au  Salon  de  1876,  sont  ici 
en  bronze  ;  grâce  aux  gravures  et  aux  réductions,  elles  sont  maintenant 
populaires,  si  le  mot  est  possible  à  propos  de  ce  bel  art,  dont  les  masses 
comprennent  si  peu  la  langue.  Les  deux  nouvelles  sont  la  Foi  et  la 


XVIII.    —    2*    PÉRIODE. 


44 


3/i6  GAZETTE  DES   BEAUX-ARTS. 

Méditation.  Elles  ne  sont  encore  qu'en  plâtre,  et  pour  la  foule  on  aurait 
peut-être  bien  fait  de  les  noircir  pour  avoir,  en  pendant  des  deux  bronzes, 
l'équilibre  de  la  note  de  couleur.  La  Foi  est  une  jeune  fille  à  longue 
robe  collante  et  sans  plis,  les  bras  et  la  tête  élevés  au  ciel  dans  un 
mouvement  sincère  et  passionné  ;  on  sent  et  l'on  voit  sa  pensée  et  sa 
prière  monter  au  ciel.  La  Méditation,  qui  ,  grâce  à  la  tablette  sur 
laquelle  s'appuie  le  personnage,  pourrait  aussi  bien  s'appeler  l'Histoire, 
est  un  vieillard  amaigri  par  l'âge  et  absorbé  dans  des  réflexions  sévères. 
H  a  autant  de  calme  que  la  Foi  d'ardeur,  et  ces  deux  statues  sont  dignes 
des  premières,  dont  on  ne  les  séparera  plus  désormais.  Elles  ont  con- 
quis la  même  place  dans  le  souvenir,  et  il  est  inutile  d'insister. 

Après  ce  grand  travail,  M.  Dubois  doit  en  faire  un  autre  tout  dilfé- 
rent  et  d'une  importance  presque  aussi  grande.  Le  duc  d'Aumale  lui  a 
demandé  pour  Chantilly  la  statue  équestre  d'Anne  de  Montmorency,  et 
elle  doit  être  élevée  sur  le  plus  bel  emplacement  et  dans  le  plus  noble 
cadre,  au-dessus  de  la  montée  des  terrasses,  dans  l'axe  de  l'allée  gigan- 
tesque qui  perce  la  forêt  et  dont  elle  marquera  l'entrée.  On  n'a  pas  de 
dessin  de  l'ancienne  statue  du  xvi*  siècle,  détruite  à  la  Révolution;  comme 
les  vues  du  château  montrent  qu'elle  était  en  armure,  il  est  probable 
que  M.  Dubois  ne  changera  pas  ce  parti.  Après  le  tombeau  de  Nantes, 
c'est  aussi  un  beau  sujet  que  le  vieux  Connétable  sur  son  cheval  de 
guerre;  M.  Dubois  y  trouvera  certainement  l'occasion  d'ajouter  encore  à 
une  réputation  qui  n'est  plus  à  faire  et  de  donner  un  digne  pendant  à 
l'œuvre  dont  nous  venons  de  parler. 

ANATOLE   DE   MONTAIGLON. 


L'ART   GREC  AU  TROGADERO 


(deuxième  bt  dernier  article.)] 


Les  dernières  pages  du  précédent  article' 
étaient  consacrées  à  la  description  de  deux  sta- 
tuettes de  la  collection  de  M.  Gréau;  c'est  encore 
aux  bronzes  de  cet  amateur  que  nous  donne- 
rons aujourd'hui  nos  premiers  regards.  Un 
guerrier  nu  dont  les  formes  élancées  sont  d'un 
modelé  un  peu  sec,  un  Silène  ventru  portant 
sur  ses  épaules  une  amphore,  une  tête  d'Athéna 
au  casque  curieusement  disposé,  appartiennent 
en  effet  à  l'époque  à  laquelle  nous  sommes 
maintenant  parvenus,  à  la  fin  du  iv^  et  au 
iir  siècle.  En  torse  d'Apollon  jeune  est  plus 
beau  encore  ,  malgré  sa  mutilation ,  malgré 
l'épaisse  couche  d'oxyde  qui  empâte  ses  formes 
d'une  élégante  sveltesse.  N'eût-elle  que  ces 
quelques  pièces,  la  collection  de  M.  Gréau  pro- 
voquerait encore  l'admiration  de  tous  les  con- 
naisseurs et  l'envie  de  tous  les  musées  ;  mais 
les  bronzes  grecs  n'en  sont  que  la  moindre 
partie.  La  série  des  bronzes  romains,  qui  sera 
prochainement  étudiée  ici  'même  par  un  fin  et 
érudit  appréciateur,  M.  Benjamin  Fillon ,  est 
encore  plus  nombreuse  et  plus  remarquable. 

Bien  souvent  déjà  nous  nous  sommes  arrêtés  devant  la  vitrine  de 


4.  Voir  Gaielle  des  Beaux-.irls,  2«  période,  t.  XVin,  p.  105. 


348  GAZETTE   DES  BEAUX-ARTS, 

M.  Carapanos,  et  chaque  fois,  que  l'objet  momentané  de  nos  préoccupa- 
tions fut  la  période  primitive  ou  celle  du  plein  développement  de  l'art, 
nous  y  avons  trouvé  des  merveilles  à  admirer;  chaque  fois  nous  nous  en 
sommes  éloignés  à  regret.  Revenons-y  donc  encore  un  moment,  car 
l'art  du  siècle  d'Alexandre  n'y  est  pas  moins  bien  représenté  que  celui 
des  autres  époques.  La  Gazette  a  déjà  reproduit  cette  Scyllu,  où  la  difTi- 
culté  de  combiner  ensemble  des  formes  différentes  a  élé  si  habilement 
vaincue;  elle  donne  aujourd'hui  une  autre  plaque  repoussée,  sans  doute 
le  couvre-joue  de  quelque  casque  de  parade,  où  est  représenté,  dans  un 
style  ferme  et  pur,  le  combat  de  Pollux  et  de  Lyncée.  Un  autre  couvre- 
joue  de  casque  reproduit  simplement  le  modelé  de  la  figure  humaine  : 
la  barbe  y  est  ciselée  avec  un  soin  minutieux,  la  moustaciie  tordue  avec 
une  magistrale  fierté.  Notons  encore  une  Bacchante  qui,  échcvelée,  les 
bras  levés,  la  tunique  agitée  par  la  course,  semble  regarder  quelque 
profanateur  des  orgies  sacrées,  un  Penthée  peut-être,  jadis  renversé  à 
ses  pieds  :  l'attitude  est  pathétique  et  le  mouvement  énergiquement 
exprimé. 

Si  nous  voulons  trouver  au  Trocadéro  un  bronze  grec  comparable  b. 
ceux  que  nous  montrent  MM.  Carapanos  et  Gréau,  il  nous  faut  traverser 
plusieurs  salies  et  aller,  au  milieu  des  émaux  et  des  faïences  du  xvi*  siècle, 
chercher  la  petite  statuette  de  M.  Edouard  André.  Elle  a  été  trouvée  en 
pleine  France,  et  même  dans  la  France  du  Nord;  et  cependant  personne, 
je  crois,  n'hésitera  à  y  reconnaître  une  œuvre  grecque;  non  seulement  le 
caractère  d'art,  mais,  ce  qui  est  plus  facile  à  apprécier,  la  qualité  même 
du  métal,  sont  des  preuves  certaines  de  cette  noble  origine.  Nos  pères, 
les  Gaulois  d'avant  César,  n'étaient  pas  si  barbares  qu'on  le  croit  d'ordi- 
naire ;  ils  avaient  le  goût  du  luxe  et  il  se  trouvait  certainement  dans 
leurs  villes  de  riches  personnages  qui  comprenaient  et  aimaient  le  beau. 
Ce  n'était  pas  seulement  des  vins,  de  l'huile  et  des  figues  que  Marseille 
envoyait,  par  le  Rhône  et  la  Saône,  jusqu'au  centre  du  pays  celtique; 
parmi  les  marchandises  qu'elle  expédiait  se  trouvaient  aussi  sans  doute 
des  étoffes  précieuses,  des  bijoux,  des  vases,  des  objets  d'art.  C'est  ainsi 
que  plus  d'un  produit  de  l'industrie  grecque  a  été  rencontré  dans  les 
tombes  de  chefs  gaulois;  d'autres  ont  été  apportés  à  l'époque  romaine, 
alors  que  le  goût  des  collections  était  devenu  commun.  Quelle  que  soit 
son  origine,  la  statuette  de  M.  André  n'en  est  pas  moins  l'un  des  plus 
beaux  bronzes  de  l'exposition  historique.  Elle  représente  Hermèsnu,  sans 
ailettes  ni  talonnières,  attributs  que  les  artistes  grecs  omettaient  ordi- 
nairement. Le  dieu  assis,  les  jambes  étendues,  la  main  posée  avec  aban- 
don sur  le  genou  droit,  semble  se  reposer  de  ses  courses;  le  port  droit 


COMBAT   DE   POLLUX   Et  DE   LYNOEB. 

(Platjuo  en  bronze  de  la  collection  de  M.  Carapanos.) 


350  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

et  ferme  de  la  tête  montre  cependant  qu'il  est  inaccessible  à  la  lassitude. 
Le  modelé  est  gras  et  large,  les  lignes  à  la  fois  sévères  et  élégantes. 

11  n'y  a  que  peu  à  dire  des  vases  du  iv''  et  du  m'  siècle.  Une  jolie 
œnochoc  de  M.  Paravey,  sur  la  panse  de  laquelle  est  figurée  une  scène 
de  sacrifice,  un  amphorisque  du  même  collectionneur,  qui  représente  un 
jeune  homine  et  un  vieillard  tenant  une  lyre,  sont  les  plus  remarquables 
pour  la  pureté  du  dessin.  Les  lécythes  polychromes  d'Athènes  sont  fort 
peu  nombreux,  et  les  deux  seuls,  ou  peu  s'en  faut,  qui  soient  vierges  de 
retouches,  sont  ceux  de  ma  collection;  comme  toujours  ils  sont  décorés 
de  scènes  funéraires.  Les  rhytons  sont,  au  contraire,  en  grand  nombre  : 
MM.  Dutuit  en  a  réuni  de  fort  originaux,  mais  le  plus  beau  de  tous,  un 
vase  en  forme  de  tète  de  bélier,  appartient  à  M"'  la  comtesse  Dzialynska. 
Somme  toute,  l'exposition  est  aussi  pauvre  en  vases  de  la  belle  époque 
et  de  la  décadence  qu'en  vases  de  l'époque  archaïque.  Passons  donc  sans 
nous  arrêter,  et  consacrons  le  temps  qui  nous  reste  à  ce  qui  fait  l'origi- 
nalité et  le  grand  attrait  des  salles  antiques,  aux  terres  cuites  de  la 
Béotie  et  de  l'Asie  Mineure. 


IIL 

Les  figurines  de  Tanagra  ont  beaucoup  fait  parler  d'elles  depuis  leur 
apparition,  il  y  a  de  cela  cinq  ou  six  ans,  et  l'Exposition  a  achevé  de 
leur  conquérir  la  faveur  publique.  C'est  un  fait  remarquable,  en  effet, 
que  l'admiration  qu'elles  provoquent,  non  seulement  chez  les  gens 
dont  l'éducation  a  formé  le  goût,  mais  chez  les  visiteurs  du  dimanche, 
chez  les  simples  ouvriers.  La  Gazette  s'est  jadis  longuement  occupée  de 
ces  terres  cuites',  mais  les  articles  publiés  par  elle  en  1875  sont  sans 
doute  bien  oubliés.  Aussi  ne  me  saura-t-on  pas  mauvais  gré,  je  l'espère, 
de  résumer  brièvement  ce  que  j'ai  dit  alors,  et  de  refaire  à  grands  traits 
l'histoire  des  fouilles  d'oii  est  sorti  tout  ce  petit  peuple  si  vivant  et  si 
divers. 

Tanagra,  on  le  sait,  est  située  dans  la  partie  orientale  de  la  Béolie, 
à  12  kilomètres  environ  du  canal  d'Eubée,  et  au  centre  de  la  région 
ondulée  que  limite  au  nord  le  mont  Ptoïos,  avant-garde  des  montagnes  de 
la  Locride,  au  sud  le  Parnès,  dont  les  cimes  noires  de  sapins  séparent  la 
Béotie  de  l'Attique.  La  ville  était  bâtie  sur  un  éperon  de  montagne  qui 
s'avance  jusqu'au  confluent  d  un  pacifique  petit  ruisseau,  le  Lari  (Ther- 

1.  Les  Figurines  de  Tanagra  au  Musée  du  Louvre  (Gazelle  des  Beaux-Arls, 
t.  Xr,  p.  297  et  5B1;  t.  XII,  p.  66]. 


L'ART  GREC  AU  TROGADÉRO. 


351 


niodon),  avec  le  Vouriéni  (Asopos),  torrent  des  plus  rageurs  en  hiver,  qui 
vient  d'entre  Platées  et  Thespies  et  coule  droit  à  l'est  vers  le  canal 
d'Eubée.  Ce  confluent  est  le  point  d'intersection  naturel,  forcé  presque, 
des  routes  qui  sillonnent  la  Bootie  occidentale.  Aussi  Tanagra,  à  la  richesse 
que  lui  procuraient  ses  champs  de  blé  et  ses  vignes,  joignait-elle  une 
grande  importance  commerciale  et  militaire.  Convoitée  par  les  Athé- 
niens, auxquels  elle  fermait  la  route  de  Chalcis  et  l'un  des  deux  accès 


PLAyUB      EN      BRONZE      TROUVÉE      A      DODONE 

(Collection  do  M.   Carapsnos.) 


versThèbes,  attaquée  souvent  par  eux,  mais  toujours  sans  succès  durable, 
elle  devint  après  Alexandre,  et  resta  sous  la  domination  romaine,  la  cité 
la  plus  florissante  de  la  Béotie.  Au  début  du  m'  siècle  avant  notre  ère, 
elle  nous  apparaît  déjà  dans  la  relation  de  Dicéarque  comme  une  ville 
de  luxe  et  de  plaisir,  l'endroit  du  pays  béotien  oîi  un  étranger  passait 
le  plus  agréablement  son  temps  :  vin  excellent  et  à  bon  marché,  femmes 
jolies  et  point  farouches,  coqs  de  combat  fameux  dans  toute  la  Grèce, 
qu'aurait-il  pu  désirer  de  plus  ? 


352  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

De  la  ville,  il  ne  reste  plus  qu'une  enceinte  reconstruite  sans  doute  à 
l'époque  des  invasions  barbares  ;  à  l'intérieur,  les  vestiges  d'un  théâtre, 
quelques  tambours  de  colonnes  doriques,  et  rien  d'autre  ;  des  temples, 
des  gymnases,  de  l'Agora,  il  ne  subsiste  pas  un  pan  de  mur  ;  d'innom- 
brables tessons  de  poteries  fines  et  bien  décorés  confirment  seuls  les 
témoignages  des  anciens  sur  la  richesse  de  Tanagra.  C'était  peu  pour 
attirer  les  voyageurs  :  aussi  ne  passait-on  guère  par  là,  jusqu'au  jour  où 
des  découvertes  imprévues  sont  venues  attirer  l'attention. 

Déjà  à  plusieurs  reprises  les  Albanais  des  misérables  hameaux  de 
Skhimatarl,  Bratzi,  Liatani  et  Staniatœs,  situés  tous  dans  un  rayon  de  5 
ou  6  kilomètres  autour  de  Tanagra,  avaient  trouvé  par  hasard,  en  labou- 
rant leurs  champs  ou  en  piochant  leurs  vignes,  des  tombeaux  contenant 
tantôt  des  vases,  tantôt  des  figurines  en  terre  cuite;  mais  c'est  en  1872 
seulement  que  commencèrent  des  recherches  suivies.  Un  fouilieur  de  pro- 
fession, le  corfiote  Yorghis  Anyphantis,  qui  venait  de  mettre  sens  dessus 
dessous  la  nécropole  de  Thespies  et  n'y  trouvait  plus  rien  de  bon  à 
prendre,  eut  l'idée  de  venir  explorer  les  tombeaux  de  Tanagra;  il 
reconnut  bientôt  que  ces  tombeaux  étaient  de  deux  sortes  :  les  uns, 
simples  trous  creusés  çà  et  là  au  milieu  des  champs,  étaient  d'une  époque 
fort  archaïque  et  ne  renfermaient  que  des  vases  ;  les  autres,  régulière- 
ment alignés  le  long  des  routes  et  formés  de  grandes  dalles  de  tuf, 
étaient  d'une  époque  plus  récente  et  ne  contenaient  plus  de  vases  peints, 
mais  en  revanche  des  figurines  :  de  une  à  trois  ou  quatre  dans  l'inté- 
rieur, et  parfois  d'autres,  beaucoup  plus  nombreuses,  au-dessus  du  cou- 
vercle. De  ceux-là,  la  recherche  était  fort  aisée  :  une  fois  la  direction 
d'une  route  reconnue  sur  un  point,  il  n'y  avait  qu'à  la  suivre.  Aussi  les 
fouilles  de  Yorghis  eurent-elles  un  plein  succès  et  la  quantité  de  figu- 
rines qu'il  trouva,  les  prix  avantageux  qu'il  obtint  des  marchands 
d'Athènes,  ayant  décidé  les  Skhimatariotes  d'abord,  puis  les  gens  des 
autres  villages,  à  chercher  eux  aussi  les  tombeaux,  à  partir  de  1 872 
vases  et  terres  cuites  de  Tanagra  arrivèrent  en  grand  nombre  à  Athènes. 
C'est  dans  ces  premiers  temps  des  fouilles,  et  avant  que  les  prix  ne 
fussent  très-élevés,  que  put  être  formée  la  collection  du  Louvre  :  col- 
lection sans  rivale  dans  tous  les  musées  de  l'Europe  et  qui  se  distingue 
non  seulement  par  le  nombre  et  la  beauté  des  pièces,  mais  surtout  par 
leur  virginité. 

Ces  heureux  temps,  où  les  plus  jolies  figurines  se  vendaient  à  Athènes 
100  ou  200  francs  au  plus,  ne  durèrent  d'ailleurs  que  fort  peu. 
En  quelques  mois,  les  prix  de  vente  décuplèrent  ;  chaque  marchand 
d'Athènes  eut  son  agent  à  Tanagra,  chaque  trouvaille  donna  lieu  à  une 


L'ART   GREC  AU  TROGADÉRO. 


353 


sorte  d'enchère,  si  bien  qu'on  commença,  à  Skhimatari  même,  à  parler 
de  dOO  et  de  1000  drachmes  et  que  toute  la  population  valide  aban- 
donna le  travail  des  champs  pour  se  consacrer  aux  fouilles.  La  route  de 
Thèbes  fut  suivie  jusqu'à  plus  de  deux  heures  de  distance,  jusqu'aux 
hameaux  de  Patzaïtœs  et  de  Moustaphadès.  Celle  de  Chalcis,  qui  passe 


F  K  M  M  K      JOUANT     AVEC      I.    A  M  0  U  H. 


(Terre  cuite  de  la  collection  de  M.  C.  Lécuyer.) 


au  milieu  même  de  Skhimatari,  celle  d'Aulis  qui  en  est  toute  voisine, 
furent  explorées  presque  aussi  loin.  Celle  d'Athènes  par  Oropos,  à  travers 
la  plaine  de  Kokkali  (Kox/.a>.6ov,  VosstMirc)  fut  excavée  jusqu'au  delà  de 
StaniatcTRs;  le  chemin  de  montagne  d'Athènes,  par  les  maquis  de  Kapsa 
Spitia  et  la  passe  de  Vigla  (Phylé)  fut  fouillé  jusqu'à  Lialani ,  point  au 
delà  duquel  il  s'engage  dans  les  rochers.  Lorsque  le  gouvernement  grec 
s'avisa  d'interdire  les  fouilles  et  de  faire  occuper  militairement  les  vil- 
lages, on  continua  de  travailler  pendant  la  nuit.  Tout  d'ailleurs,  ou  peu 
xvni.  —  2'  PÉRIODE.  45 


354  GAZETTE  DES  BEAUX-AKTS. 

s'en  faut,  était  déjà  fait.  Aujourd'hui  de  grandes  traînées  blanches,  pro- 
duites par  l'apport  à  la  surface  des  terres  du  sous-sol,  s'étendent  à  perte 
de  vue  à  travers  les  champs  et  les  vignes  et  indiquent  les  fouilles  faites. 
Les  gens  du  pays  évaluent  à  6  ou  8  000  le  nombre  des  tombeaux 
ouverts  par  eux  ;  mais  il  s'en  faut  de  beaucoup  que  dans  tous  on  ait 
trouvé  des  figurines  :  un  bon  quart  en  effet  ont  resservi  à  l'époque 
romaine  et  ne  contiennent  rien  ;  d'autres  ont  été,  à  l'époque  grecque 
elle-même,  vidés  par  des  voleurs  (le  pillage  des  sépultures,  la  TuaÇwpuyîa, 
était  une  industrie  très  lucrative  et  très  pratiquée);  la  moitié  au  plus 
sont  restés  intacts.  Encore,  dans  tous  ceux  qui  sont  creusés  au  milieu 
des  alluvions  rougeâtres  et  perméables  des  vallées,  les  figurines  ont  été 
tellement  attaquées  par  l'humidité  qu'elles  se  fendillent  et  s'effritent  en 
miettes  au  premier  contact  de  l'air  ;  c'est  seulement  lorsque  les  tombeaux 
sont  creusés  dans  les  couches  d'argile  blanche  adossées  au  flanc  des 
collines  que  les  terres  cuites  sont  bien  conservées  et  peuvent  être 
retirées  entières;  parfois  même,  mais  bien  rarement,  elles  ont  encore 
leurs  couleurs.  Quant  à  celles  qui  étaient  placées  sur  le  couvercle  des 
lombes,  elles  sont  toutes  brisées  et  l'ont  probablement  été  à  dessein,  au 
moment  même  des  funérailles.  Les  marchands  d'antiquités  recueillent 
avec  soin  tous  ces  débris,  les  recollent  en  combinant  ensemble  des  mor- 
ceaux provenant  de  terres  cuites  différentes,  mais  d'attitudes  semblables, 
et  couvrent  ensuite  le  tout  d'une  couche  de  blanc  sur  laquelle  ils 
appliquent  des  peintures  ou  de  la  boue  :  c'est  ainsi  que  sont  faites  ces 
figurines  aux  roses  vifs,  aux  bleus  éclatants,  qui  voudraient  nous  faire 
croire  que  les  Grecs  connaissaient  déjà,  il  y  a  vingt-un  ou  vingt-deux  siècles, 
des  sels  métalliques  dont  la  préparation  a  fait  la  gloire  de  tel  ou  tel 
chimiste  de  notre  temps.  L'épuisement  de  la  nécropole  de  Tanagra  et  la 
cessation  presque  complète  des  fouilles  a,  depuis  deux  ans,  rendu  ces 
fraudes  plus  lucratives  et  plus  fréquentes. 

Pour  quel  motif  ces  figurines  ont-elles  été  mises  dans  les  tombes  ? 
Sont-ce  des  divinités  protectrices  du  mort,  ou  bien  de  simples  mortels, 
compagnons  de  son  existence  terrestre,  et  destinés  à  lui  rappeler  les 
plaisirs  qu'il  a  goûtés  dans  cette  vie  et  les  amis  qu'il  a  quittés?  Pas  un 
seul  texte  dans  la  littérature  ancienne  ne  permet  de  répondre  à  cette 
question.  Du  moins,  c'est  en  vain  que  les  archéologues  ont  depuis  cinq 
ans  feuilleté  les  auteurs  les  plus  inconnus  :  pas  le  plus  petit  lambeau 
de  phrase  n'est  venu  satisfaire  leur  curiosité.  Aussi  la  discussion  conti- 
nue-t-elle  encore  entre  ceux  qui  voient  dans  ces  figurines  des  divinités 
de  l'Olympe  ou  de  l'Hadès  et  ceux  qui  les  rabaissent  à  la  condition  des 
humains.  D'un  côté,  un  vaillant  et  vigoureux  champion,  M.  Ilcuzey,  sans 


L'ART  GREC  AU  TROGADÉRO.  355 

s'effrayer  de  l'isolement  où  il  reste,  soutient  avec  beaucoup  ,de  science 
et  de  talent  le  caractère  divin  de  ses  protégées  ;  de  l'autre,  une  troupe 
nombreuse  d'adversaires  ferraille  de  son  mieux  contre  lui  et  pare,  avec 
succès  je  crois,  toutes  ses  attaques,  mais  sans  parvenir  à  lui  porter  de 
coup  décisif.  Le  moment  serait  mal  choisi  pour  rentrer  dans  la  mêlée; 
les  controverses  dogmatiques  n'ont  point  place  dans  un  compte  rendu  ; 
ce  qui  nous  intéresse  ici,  et  ce  qui  est  incontestable ,  c'est  le  charme 
exquis  de  ces  figurines.  Faites  avec  une  rapidité  extrême,  presque  tou- 
jours peu  poussées,  elles  n'en  montrent  pas  moins,  chez  les  modestes 
ouvriers  qui  les  fabriquaient,  une  étourdissante  fertilité  d'invention,  un 
sentiment  délicieux  de  la  forme,  une  profonde  intelligence  de  la  vie. 
L'aspect  d'ébauches  qu'elles  conservent  les  rend  encore  plus  séduisantes. 
Elles  nous  révèlent  dans  l'art  grec  un  côté  non  seulement  nouveau, 
mais  inattendu,  le  côté  familier,  fantaisiste,  bon  enfant.  Mortelles  ou 
déesses,  ces  femmes,  si  vives  d'allure,  si  pimpantes,  nous  en  disent  plus 
sur  la  vie  de  tous  les  jours,  sur  les  costumes  à  la  mode,  sur  les^ïittitudes 
habituelles,  'sur  les  mœurs  enfin,  que  la  lecture  d'une  douzaine  d'in-folio 
et  que  la  contemplation  des  plus  sublimes  chefs-d'œuvre  de  la  statuaire. 
De  toutes  les  collections  de  figurines  tanagréennes  exposées  au  Tro- 
cadéro,  la  plus  belle  sans  contredit,  tant  par  le  nombre  que  par  le 
choix,  est  celle  de  M.  Camille  Lécuyer.  Nous  donnons  ici  le  dessin  d'une 
des  plus  jolies  pièces  qu'elle  renferme,  et  qui  se  trouve  être  en  même 
temps  l'une  des  plus  favorables  au  système  des  interprétations  mytho- 
logiques. Rien  en  effet  n'empêche  d'y  reconnaître  Aphrodite  et  Éros;  il 
est  vrai  qu'il  est  également  possible  de  n'y  voir  qu'une  simple  mortelle  : 
la  poésie  légère  du  i\°  et  du  m''  siècle  abonde  en  petites  pièces  où  des 
femmes  causent  familièrement  avec  l'Amour,  l'appellent,  le  caressent  et 
folâtrent  avec  lui;  c'est  là  un  thème  inépuisable  pour  les  faiseurs  d'épi- 
grammes  :  quoi  d'étonnant  à  ce  que  les  coroplastes  l'aient  développé  à 
leur  manière?  Pourquoi  n'auraient-ils  pas  représenté  une  femme  cher- 
chant à  retenir  par  quelque  present  l'Amour  prêt  à  s'envoler  loin  d'elle? 
Même  incertitude  pour  une  autre  figurine  de  M.  Lécuyer,  une  jeune 
femme  assise  sur  un  rocher  et  donnant  à  manger  à  une  colombe  posée 
sur  son  genou.  La  colombe  est  sans  doute  l'oiseau  d'Aphrodite,  mais 
c'est  aussi  l'un  de  ceux  que  les  femmes  prenaient  soin  d'apprivoiser  et 
de  nourrir  :  c'était  pour  elles  une  distraction  aussi  grande  que  pour  les 
hommes  d'élever  des  cailles  et  des  coqs.  Qu'est-ce  encore  que  cette  autre 
femme,  assise  pareillement  sur  un  rocher,  mais  le  torse  nu,  et  qui  dans 
sa  main  droite,  nonchalamment  appuyée  sur  la  cuisse,  tient  une  balle 
rouge,  tandis  que  de  la  main  gauche  portée  en  avant  elle  semble 


356  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

s'apprêter  à  en  saisir  au  vol  une  autre?  La  balle  et  la  pomme  ne  con- 
viennent pas  moins  à  Aphrodite  que  la  colombe  ;  mais  le  jeu  de  balles 
était  fort  à  la  mode  chez  les  jeunes  filles;  lancer  à  quelqu'un  une  balle, 
ou  mieux  encore  une  pomme  mordue,  était  aussi  une  manière  fort 
employée  de  déclarer  son  amour.  Dans  un  passage  des  Niu'es,  Aristo- 
phane recommande  à  un  jeune  homme  «  de  ne  jamais  aller  chez  une 
danseuse,  de  peur  que,  pendant  qu'il  restera  bouche  béante  à  la  regar- 
der, la  courtisane,  en  lui  jetant  une  pomme,  ne  lui  fasse  perdre  sa  bonne 
renommée.  »  Dans  un  vase  du  Musée  de  ISaples',  l'Amour  jette  une 
balle  à  une  jeune  fille,  et  la  scène  est  complétée  par  la  légende  «  On 
m'a  lancé  la  balle  ».  Tout  le  monde  enfin  connaît  les  beaux  vers  de 
Théocrite  :  «  Galatée  lance  des  pommes  à  tes  brebis,  ô  Polyphème,  et  se 
plaint  que  le  berger  est  insensible  à  l'amour;  mais  toi,  malheureux,  tu 
ne  la  regardes  même  pas,  et  tu  restes  assis  à  jouer  doucement  de  la 
syrinx.  Vois!  cette  fois  elle  vient  d'atteindre  le  chien  qui  suit  ton  trou- 
peau, gardien  vigilant  :  et  lui  aboie  en  regardant  vers  la  mer  et  les  flots 
au  doux  clapotis  reflètent  son  image  tandis  qu'il  court  le  long  de  la 
grève.  »  L'habitude  que  les  courtisanes  avaient  d'attirer  ainsi  l'attention 
avait  même  fait  former  le  verbe  composé  ^yXoSoIûv.  Celui  qui  prendrait 
pour  des  Aphrodites  toutes  les  statuettes  grecques  qui  représentent  une 
femme  tenant  une  balle  ou  une  pomme  s'exposerait,  je  le  crains  bien, 
à  commettre  de  fort  irrévérencieuses  confusions. 

Une  femme  qui  en  porte  une  autre  sur  ses  épaules  et  marche  d'une 
allure  rapide  représenterait,  si  l'on  admet  les  explications  mytholo- 
giques, Déméter  ramenant  de  l'Hadès  sa  fille  Coré  :  il  n'y  a  là  en  eiïet 
rien  d'impossible.  Mais  tout  à  côté  nous  trouvons  un  petit  groupe  où 
l'action  est  toute  semblable,  et  oîi  les  deux  personnages  sont,  à  n'en 
pas  douter,  deux  toutes  jeunes  fillettes  :  ici  donc,  plus  de  Coré  ni  de 
Déméter,  plus  de  retour  de  l'Hadès  :  au  lieu  de  tout  cela,  un  simple  jeu 
d'enfant,  jeu  connu  d'ailleurs  par  les  textes,  l'ècpÊ^piaTiAo'?  :  le  perdant 
était  condamné  à  porter  le  vainqueur  à  une  certaine  distance.  Aujour- 
d'hui encore ,  dans  une  espèce  de  jeu  de  balle  ,  les  gamins  d'Athènes 
imposent  au  maladroit  qui  s'est  laissé  toucher  une  pénitence  semblable. 

Les  seuls  personnages  divins  dont  la  présence  dans  les  tombes  de 
Tanagra  soit  incontestable  et  fréquente  sont  les  génies  ou  les  êtres  d'ordre 
inférieur  qui  symbolisent  les  plaisirs  des  sens.  M.  Lécuyer  possède  une 
remarquable  suite  d'Amours  :  les  uns  jouent  à  la  balle,  les  autres  pour- 

1.  Lenormant  et  de  Witte,  Élite  des  monuments  céraniographiques ,  t.  IV, 
pi.  60. 


L'ART  GREC  AU  TROCADÉRO, 


357 


chassent  des  oiseaux  ou  laissent  maladroitement  envoler  ceux  qu'ils 
tenaient  dans  leurs  mains.  Ses  Silènes  sont  aussi  bien  curieux  :  l'un 
d'eux,  aux  chairs  grasses  et  molles,  à  la  face  d'une  ignoble  laideur,  est 
assis  presque  nu  sur  un  rocher,  et  adresse  les  plus  caressants  sourires  au 
petit  Dionysos,  qu'il  tient  sur  ses  genoux  et  qui  se  démène  en  pleurant  et 


ESCLAVE. 


(Terre  cuite  de  la  collection  de  M.  Lécuyer.) 


en  poussant  des  cris.  Un  autre,  au  visage  encadré  d'une  épaisse  chevelure 
et  d'une  longue  barbe,  est  assis  sur  une  outre  encore  presque  pleine,  et, 
avant  de  l'ouvrir,  jette  au  spectateur  un  regard  d'effronterie  hébétée. 

Le  vieil  esclave  reproduit  ci-dessus  nous  transporte  décidément 
dans  la  vie  de  tous  les  jours.  Le  dos  courbé,  la  marche  trahiante,  il 
accompagne  son  maître  au  gymnase  et  tient  à  la  main  l'aryballe  pleine 
d'huile,  le  strigile  et  les  gantelets.  Impossible  de  mieux  exprimer  la 


358  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

paresse,  l'avilissement  et  la  rouerie  sournoise  qui  sont,  en  tout  temps  et 
en  tout  pays,  les  fruits  de  la  servitude. 

Il  serait  trop  long  d'énumérer,  encore  plus  de  décrire  tout  ce  qu'il  y 
a  d'intéressant  dans  la  vitrine  de  M.  Lécuyer.  Citons  cependant  encore 
une  femme  debout,  noblement  drapée  dans  son  himation  et  ne  mon- 
trant qu'une  partie  de  son  visage,  comme  le  faisaient  les  Thébaines 
et  comme  le  font  aujourd'hui  les  Turques;  un  jeune  éphèbe  nu,  le 
pétasos  sur  l'épaule,  le  front  surmonté  de  la  couronne  de  feuillage  des- 
tinée à  donner  à  la  tête  un  peu  de  fraîcheur  ;  enfin  deux  terres  cuites 
qui  proviennent  de  fabriques  dont  les  produits  sont  fort  rares  :  Athènes 
et  Hermione  en  Argolide.  La  première,  l'Athénienne,  est  une  jongleuse 
entièrement  nue  et  qui  passe  la  jambe  à  travers  un  cerceau  qu'elle  tient 
dans  ses  deux  mains;  la  tête  surtout  en  est  très-fine.  La  seconde  est  une 
caricature  troussée  avec  la  verve  la  plus  spirituelle  :  un  pancratiaste 
s'avance  vers  son  adversaire  ;  il  tend  en  avant  ses  mains,  garnies  de 
courroies  et  de  morceaux  de  plomb  destinés  à  rendre  les  coups  plus 
terribles.  Son  nez  écrasé,  ses  oreilles  toutes  tuméfiées,  ses  lèvres  injectées 
de  sang,  font  de  sa  tète  quelque  chose  d'informe  et  de  hideux.  L'exagé- 
ration des  muscles  du  torse  contraste  singulièrement  avec  la  maigreur 
des  jambes,  petites,  sèches,  incapables  de  porter  un  tel  corps.  L'effet 
comique  est  irrésistible,  la  science  des  formes  étonnante. 

La  vitrine  de  M.  Bellon  contient  une  des  plus  jolies  figurines  de 
Tanagre  qui  soient  au  Trocadéro  :  c'est  une  femme  assise  sur  un  rocher, 
une  Déméter  douloureuse  si  l'on  veut;  tout  enveloppée  d'un  ample 
himation  à  travers  la  fine  étoffe  duquel  on  distingue  les  formes  du  corps, 
elle  incline,  avec  une  expression  de  douce  mélancolie,  sa  tête  encadrée 
dans  les  plis  du  voile,  comme  celle  des  madones  de  Cimabuë;  le 
modelé  est  ferme  et  sobre,  l'aspect  sévère  et  vraiment  grand.  Une 
autre  promeneuse  voilée,  la  tête  penchée  par  une  tristesse  assagie,  est 
également  fort  élégante.  Un  masque  de  vieillard  au  front  osseux  et 
sillonné  de  rides,  aux  traits  ressentis,  à  la  longue  barbe  blanche,  est 
d'une  exécution  puissante. 

De  toutes  les  terres  cuites  béotiennes  de  M.  Gréau,  celle  que  je  pré- 
fère est  un  vieux  Silène  assis  sur  un  rocher,  et  dont  la  pose  abandonnée 
et  somnolente  est  suffisamment  expliquée  par  l'outre  à  moitié  dégonflée 
sur  laquelle  il  pose  sa  main.  La  facture  est  large,  et  la  fatigue  de  l'ivresse 
exprimée  sans  exagération,  sans  grossièreté,  sans  que  les  lignes 
deviennent  disgracieuses.  Une  femme  assise,  tenant  l'Amour  sur  ses 
genoux,  est  d'une  attitude  fort  élégante,  mais  l'Amour  lui-même  est  gau- 
chement posé,  tout  à  l'heure  il  va  tomber  .à  terre  :  sans  doute  c'est  un 


L'ART  GREC  AU   TROCADÉRO. 


359 


de  ces  accessoires  qu'il  arrivait  parfois  aux  coroplastes  d'ajouter  au  gré 
de  leur  caprice,  et  sans  qu'ils  eussent  été  prévus  par  le  modeleur  de 
la  maquette  primitive.  Une  figurine  de  très  petite  dimension,  une  dan- 
seuse voilée  et  qui  jette  hardiment  son  pied  en  avant,  me  parait  une 
œuvre  plus  complètement  réussie  :  la  pose  en  est  gracieuse  et  le  mou- 
vement bien  rendu.  Ce  type  de  la  danseuse  voilée  est  fréquent  parmi  les 


JONGLBUSB. 

(Terre  cuite  do  la  collection  do  M.  Lécuycr.) 


terres  cuites  de  Béotie,  mais  l'exemplaire  de  M.  Gréau  est  le  plus  joli 
que  je  connaisse. 

M.  de  Bammeville  possède  un  groupe  un  peu  lourd  comme  facture, 
mais  curieux  comme  sujet,  un  Silène  entraînant  une  Bacchante  court 
vêtue  «t  qui  se  laisse  assez  volontiers  conduire.  La  même  composition 
se  retrouve  en  plus  petit  sur  un  miroir  de  Corinthe  :  sans  doute  c'était 
un  motif  courant  et  dont  on  s'inspirait  dans  les  ateliers  d'industries 


360 


GAZETTE   DES  BEAUX-AKTS. 


diverses.  Le  fait  ne  devait  pas  être  rare,  et  M.  Gréau  possède  précisément 
une  plaque  en  terre  cuite  sur  laquelle  est  figurée  en  relief  le  combat  d'un 
guerrier  contre  une  Amazone  et  qui  a  pu  également  servir  de  modèle 
à  des  ouvriers  en  bronze  et  à  des  fabricants  de  terres  cuites.  Pour  en 
revenir  à  la  vitrine  de  M.  de  Bammeville,  une  joueuse  de  balle,  assise 


>•  B  M  M  E      ASSISE. 


(Terre  cuito  de  la  collection  de  M.  Bellon.) 


sur  un  rocher,  est  d'une  pose  très  jolie.  Mais  le  morceau  capilal  de  la 
collection  est  une  vieille  nourrice,  la  tête  enfoncée  dans  les  épaules,  le 
dos  voûté,  les  joues  grasses  et  pendantes,  et  qui  sourit  avec  bonhomie  à 
un  enfant  emmaillotté  posé  sur  ses  genoux.  Une  nourrice  toute  sem- 
blable, et  sans  doute  sortie  du  même  moule,  se  trouve  dans  la  collection 
peu  nombreuse,  mais  choisie  avec  le  goût  le  plus  sûr,  qu'expose  M.  K.  Plot; 
il  est  curieux  de  constater  combien  la  retouche  faite  à  l'ébauchoir  a 
rendu  différente,  dans  ces  deux  figurines  pareilles,  l'expression  du 


L'ART  GREC   AU   TROCADÉRO. 


361 


visage.  Au  lieu  de  la  placidité  bonasse  et  sénile  de  la  première,  nous 
trouvons  dans  la  seconde  une  tendresse  attentive  et  grave.  A  côté  de 


BACCHANTE. 


(Terre  cuite  de  la  coUectioa  de  M.  Rayet.) 


cette  bonne  vieille,  M.  Piot  exposa  une  jeune  femme  debout,  très-gra- 
cieuse de  tournure,  et  dont  la  figure  a  conservé  sans  altération  le  glacis 
délicat  dont  le  coroplaste  l'avait  couverte  ;  une  autre  jeune  femme  debout 
aussi,  mais  noircie  par  le  feu  du  bûcher,  est  une  des  premières  figu- 

XVIII.  —  2'    PÉRIODE.  ■  46 


362  GAZETTE  DES   BEAUX-ARTS. 

rines  tanagréennes  rapportées  en  France;  une  femme  qui  marche  d'une 
allure  rapide,  le  corps  cambré  en  arrière,  un  large  chapeau  à  la  main 
provient  d'un  tombeau  de  Corinthe  et  est  d'une  allure  fort  originale. 

Ma  collection  ne  contient  qu'un  petit  nombre  de  figurines  tana- 
gréennes; mais  on  me  pardonnera,  je  l'espère,  de  ne  pas  les  trouver 
indignes  d'un  regard  :  si  je  les  ai  acquises,  si  même  j'ai  fait  pour  telle  ou 
telle  de  vraies  folies,  n'est-il  pas  évident  que  c'est  parce  qu'elles  me  sem- 
blaient intéressantes?  Celle  qui  a  mes  préférences  est  la  jeune  femme 
reproduite  à  la  page  précédente.  Vêtue  d'une  tunique  blanche  et  d'un 
himation  qu'elle  a  rejeté  en  arrière,  elle  porte  en  sautoir  sur  la  poitrine 
la  nébride  des  Bacchantes;  son  bras  droit,  nu,  est  orné  d'un  bracelet 
doré  et  des  boucles  dorées  également  pendent  à  ses  oreilles  :  sa  cheve- 
lure est  montée  et  bouffée  de  manière  à  donner  à  la  tête  plus  de  hau- 
teur. La  fermeté  de  l'attitude,  la  crânerie  avec  laquelle  le  poing  gauche 
s'appuie  sur  la  hanche,  le  ventre  porté  en  avant,  la  sensualité  du  visage, 
trahissent  la  courtisane.  Les  lignes  sont  belles  et  élégantes,  et  la  rare 
conservation  des  couleurs  ajoute  encore  à  leur  charme.  Auprès  de  la 
Bacchante  est  une  joueuse  d'osselets,  accroupie  et  appuyant  sa  main 
droite  contre  le  sol;  la  tête  dressée  et  l'œil  bien  ouvert,  elle  attend  le  coup 
que  va  jouer  son  adversaire.  Les  formes  sont  plus  larges  et  plus  pleines 
qu'elles  ne  le  sont  d'ordinaire  dans  les  figurines  de  Tanagre,  les  lignes 
ont  plus  d'enveloppe  et  la  statuette  est  conçue  davantage  comme  une 
statue.  Un  vieux  Silène,  assis  sur  une  outre  presque  vide  et  qui,  la  tête 
dans  les  épaules,  l'air  hébété  et  guilleret,  offre  amicalement  à  boire  aux 
passants,  est  une  charge  d'un  amusant  caractère. 


IV. 


C'est  vers  le  milieu  du  iv  siècle  que  commence  à  Tanagre  l'habitude 
de  déposer  des  figurines  dans  les  tombes  :  c'est  plus  tard  encore,  vers  le 
commencement  du  m'  siècle,  que  cet  usage  fait  son  apparition  en  Asie 
Mineure.  Les  plus  anciennes  des  terres  cuites  asiatiques  sont  en  effet 
dessinées  d'après  les  règles  mises  en  honneur  par  Lysippe  et  par  son 
école  :  les  corps  y  sont  allongés  à  l'extrême,  les  têtes  petites.  La  matière 
et  l'exécution  ne  sont  pas  non  plus  les  mêmes  que  dans  les  figurines  de 
la  Béotie.  L'argile  blanche,  savonneuse  au  toucher,  ductile  et  facile  à 
cuire  qui  est  si  abondante  à  Tanagra,  n'existait  point  en  Asie  Mineure  : 
les  coroplastes  s'y  sont  servis  de  la  boue  charriée  par  les  fleuves  et  qui 


L'ART  GREC  AU   TROCADÉRO.  363 

provient  du  lavage  des  argiles  rouges  pailletées  de  mica  qui  forment  les 
terres  du  haut  pays  :  cette  boue  leur  a  fourni  une  pâte  céramique  plus 
rêche  que  l'autre,  mais  plus  fine,  plus  serrée  et  susceptible  de  prendre 
par  la  cuisson  une  très  grande  dureté;  cette  pâte  n'est  d'ailleurs  pas 
semblable  dans  toutes  les  localités,  et  l'aspect  seul  de  la  matière  per- 
met de  distinguer  dans  les  terres  cuites  d'Asie  Mineure  un  assez  grand 
nombre  de  fabriques  distinctes.  Ce  peu  de  plasticité  de  l'argile  n'a  pas 
moins  contribué  que  le  goût  plus  raffiné  du  temps  à  donner  aux  terres 
cuites  de  Pergame,  de  Smyrne,  d'Éphèse  et  de  Milet,  un  caractère  d'art 
tout  différent  de  celui  des  terres  cuites  béotiennes  :  plus  rien  de  cette 
bonhomie,  de  ce  laisser-aller  charmant,  de  ces  accents  spirituels  et 
fantaisistes  que  donne  la  retouche,  mais  des  figurines  tirées  de  moules 
faits  avec  le  plus  grand  soin,  et  auxquelles  il  a  suffi,  avant  de  les  mettre 
au  four,  de  coller  certaines  parties  détachées  et  de  donner  du  poli. 
Souvent  même,  et  particulièrement  dans  la  fabrique  de  Smyrne,  les 
moules  ont  dû  être  obtenus  par  le  surmoulage  de  petits  bronzes  ;  d'autres 
fois  les  maquettes  qui  ont  servi  à  les  faire  n'étaient  que  des  réductions 
de  grandes  statues.  Aussi  ne  devons-nous  point  chercher  dans  la  céra- 
mique d'Asie  Mineure  les  renseignements  intimes  que  nous  avons  trouvés 
dans  celle  de  Tanagre  :  nous  sommes  en  présence  de  figurines  qui  ont 
fait  toilette  pour  paraître  en  public,  qui  n'oublient  point  qu'on  les 
regarde  et  qui  prennent  des  poses  ;  dans  la  plupart  nous  sentons  l'effort 
et  la  recherche,  dans  quelques-unes  même  la  prétention.  L'intérêt 
qu'elles  ont  pour  nous,  elles  le  doivent,  les  unes  à  leur  étroite  parenté 
avec  la  statuaire  contemporaine,  les  autres  aux  informations  qu'elles 
fournissent  sur  le  curieux  travail  de  syncrétisme  mythologique  qui  a 
commencé  en  Asie  Mineure  avec  la  conquête  d'Alexandre  et  a  continué 
jusqu'au  triomphe  du  christianisme. 

Les  premiers  débris  de  l'industrie  figuline  asiatique  qui  aient  été 
connus  sont  les  fragments  trouvés  en  1845  par  M.  Barker,  et  en  1852 
par  M.  Langlois  dans  le  monticule  de  Geuzluk-Kaléci,  sous  les  murs  de 
l'ancienne  Tarse:  les  uns  sont  aujourd'hui  au  British  Muséum,  les  autres 
au  Louvre.  Pendant  longtemps  on  n'a  recueilli  dans  les  villes  du 
littoral  de  la  mer  Egée  que  des  têtes  détachées  des  figurines  auxquelles 
elles  avaient  appartenu  :  M.  Lécuyer  possède  de  ces  têtes  une  série  très- 
nombreuse  et  qui  pourrait  permettre  des  études  fort  intéressantes  sur 
les  coiffures  antiques.  Ce  n'est  guère  que  depuis  deux  ans  que  des  mar- 
chands grecs  sont  venus  exploiter  la  mine  dont  les  paysans  turcs  tiraient 
un  si  mauvais  parti;  leurs  fouilles  plus  adroitement  conduites  ont 
amené  la  découverte  à  Smyrne,  à  Pergame,  à  Mylasa  et  ailleurs  encore 


36/t 


GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 


de  terres  cuites  tout  à  fait  intactes  ou  faciles  à  restaurer,  et  qui  ont  été 
apportées  en  Europe  sous  le  nom  impropre  de  terres  cuites  d'Éphèse. 
Le  Trocadéro  en  renferme  une  suite  assez  nombreuse. 

C'est  de  Smyrne  que  provient  le  groupe  entièrement  doré  exposé 
par  M.  Lécuyer  :  un  personnage  barbu,  Hercule,  tel  que  l'a  figure  l'école 
asiatique,  et  une  femme  dans  laquelle,  vu  la  provenance  du  monument, 
on  ne  peut  reconnaître  qu'Ompliale,  sont  assis  sur  le  bord  d'un  de  ces 
petits  lits  (tùAmi)  dont  on  se  servait  dans  les  festins.  Le  héros  passe 


HERCULE      ET      OMPHALE. 

(Terre  cuite  dorée  de  la  collection  de  M.  Lécayer.) 


familièrement  le  bras  sur  l'épaule  de  sa  compagne  qui  se  presse  contre 
lui  et  lui  prodigue  ses  plus  doux  regards,  ses  plus  tendres  caresses. 
Les  formes  sont  allongées  et  éli^gantes,  les  lignes  harmonieuses;  la  tête 
d'Omphale  est  très-fine  et  très-expressive. 

Le  groupe  de  M.  Lécuyer  est  traité  en  bas-relief;  l'Aphrodite  Ana- 
dyomène  de  M.  Bellon,  également  sortie  de  la  nécropole  de  Smyrne,  est 
au  contraire  une  figure  de  ronde  bosse.  Nous  la  reproduisons  en  tête  de 
cet  article.  La  jeune  déesse,  debout  et  nue,  rassemble  dans  sa  main 
droite  une  partie  de  ses  longs  cheveux,  et  se  regarde  dans  un  miroir 
qu'elle  tient  delà  main  gauche.  La  pose  est  souple  et  gracieuse,  le  visage 


L'ART  GREC  AU  TROCADÉRO. 


365 


d'une  délicieuse  pureté;  le  corps  est  celui  d'une  toute  jeune  fille,  la 
poitrine  encore  étroite,  les  seins  à  peine  formés,  la  taille  longue  et  les 
hanches  empâtées  :  l'art  grec  n'a  presque  jamais  reproduit  les  formes 
grêles  et  imparfaites  de  l'extrême  jeunesse,  et  leur  imitation  dans 
une  œuvre  aussi  soignée  est  un  fait  digne  de  remarque. 

J'aime  moins  l'Aphrodite  de  M.  de  Hirsch,  sortant  de  la  mer,  elle 


MARCHAND      FORAIN. 


(Terre  cuite  de  la  coUection  de  U.  Rayet.) 


aussi,  et  ayant  l'Amour  à  côté  d'elle  :  les  formes  en  sont  un  peu  lourdes; 
en  revanche  le  génie  bachique  du  même  amateur  est  d'un  mouvement 
très  heureux  et  d'une  facture  excellente. 

M.  de  Hirsch,  M.  Bellon,  M.  Lécuyer,  ne  possèdent  chacun  qu'une 
ou  deux  statuettes  d'Asie  Mineure  ;  M.  Gréau,  à  lui  tout  seul,  en  a  une 
vingtaine.  Sa  petite  Aphrodite,  debout  et  nue,  qui  relève  la  jambe  droite 
pour  retirer  un  grain  de  sable  resté  collé  à  son  pied,  est  d'un  modelé 


366  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

un  peu  rond,  mais  d'une  silhouette  très  originale  et  très  jolie.  Un  Amour, 
nonchalamment  appuyé  sur  un  cippe,  a  quelque  chose  de  l'élégance  du 
fameux  Satyre  de  Praxitèle  ;  un  second  Amour,  tenant  dans  la  main  gau- 
che une  œnochoé  et  ayant  auprès  de  lui  un  dauphin,  n'est  pas  moins 
gracieux  que  le  précédent.  Une  Artémis  debout,  avec  un  cerf  couché 
auprès  d'elle,  une  Cybèle  assise  sur  un  trône,  entre  deux  lions,  et  un 
Amour  enfant  jouant  avec  un  paon  qui  fait  la  roue,  sont  surtout  inté- 
ressants au  point  de  vue  mythologique. 

M.  Gréau  considère  sans  doute  comme  la  pièce  capitale  de  sa  collec- 
tion une  tète  de  Satyre  ou  de  Pan,  en  terre  à  modeler,  de  grandeur  nature, 
qui  a  été  apportée  de  Smyrne.  Cette  tète  a  excité,  dès  l'ouverture  des 
salles  du  Trocadéro,  des  discussions  sans  fin  entre  les  amateurs,  aussi  bien 
ceux  de  l'art  moderne  que  ceux  de  l'art  antique.  Beaucoup,  le  plus  grand 
nombre  même,  sont  portés  à  attribuer  ce  curieux  fragment  à  la  fin  du 
xvi%  ou  plutôt  encore  aux  premières  années  du  xvii'  siècle  ;  ils  allèguent 
la  sécheresse  du  travail,  poussée  dans  certains  détails,  le  nez  par  exem- 
ple, jusqu'à  la  pauvreté,  et  une  recherche  de  l'effet  qui  trahit  une 
époque  de  décadence  ;  ils  font  remarquer  combien  la  fracture  de  cette 
terre  cuite  ressemble  à  celle  d'un  Pan  en  bronze  du  xvi'  siècle,  exposé 
par  M.  Piot.  Fort  bien ,  répondent  leurs  adversaires  :  ces  défauts,  que 
vous  signalez,  nous  les  voyons  également  :  mais  ils  existent  aussi  à  la  fin 
de  l'époque  macédonienne  :  alors  aussi  les  formes  sont  sèches  et  maigres, 
legoût  mesquin,  l'étude  insuffisante.  Il  ne  faut  pas  d'ailleurs  pousser  trop 
loin  la  sévérité.  Un  peu  de  maigreur  n'est-il  pas  naturel  dans  la  tête  d'un 
être  dont  le  prototype  est  le  bouc?  D'ailleurs  à  côté  de  certaines  parties 
oîi  le  modelé  n'est  pas  serré  d'assez  près,  il  y  en  a  d'autres  où  l'on  sent 
une  consciencieuse  étude  et  un  effort  méritoire  :  les  sourcils  froncés, 
les  yeux  sensuels,  les  paupières  fatiguées,  les  lèvres  frémissantes ,  sont 
des  parties  modelées  d'une  main  très  habile.  Et  puis  un  artiste  du 
xvii"  siècle  n'aurait-il  pas  davantage  encore  cherché  le  pittoresque? 
n'aurait-il  pas  contourné  plus  bizarrement  la  bouche,  fait  saillir  avec 
plus  de  relief  les  muscles  du  cou,  froissé  plus  curieusement  ces  feuilles 
de  vignes  entremêlées  à  la  chevelure,  et  dont  le  dessin  est  si  simple,  les 
plans  si  unis?  Une  autre  chose  à  considérer,  c'est  la  matière  :  la  terre  est 
foncée  en  couleur,  serrée,  dure  et  lourde;  la  cassure  a  une  netteté 
métallique  :  elle  ne  ressemble  à  aucune  des  terres  employées  en  Italie 
au  xvr  et  au  xvii"  siècle:  celles-ci  sont  plus  jaunes,  moins  compactes,  et 
leurs  cassures  s'émoussent  et  s'effritent  aisément.  Ne  serait-il  point  sur- 
prenant, si  notre  tête  est  moderne,  que  nous  n'en  sachions  aucune  où  la 
matière  soit  analogue?  Les  connaisseurs,  qui  distinguent  si  bien   la 


L'ART  GREC  AU  TROCÂDÉRO. 


367 


fabrique  d'un  plat  en  faïence,  ne  devraient-ils  pas  pouvoir  nous  dire 
sans    hésitation  de  quel  atelier  sort  cette  œuvre  autrement  impor- 


UIROIR     ORÉCO-ITALIEH, 

(Collection  de  M.  Benjamin  Fillon.) 


tante?  L'impuissance  où  ils  se  trouvent  n'est-elle  pas  significative? 

Tels  sont  les  arguments  invoqués  de  part  et  d'autre  :  aucun  ne  me  parait 

décisif.  Heureux  ceux  pour  lesquels  aucune  question  n'est  embarras- 


368  GAZETTE    DES   BEAUX-ARIS. 

santé  et  qiii  ont  réponse  à  tout  1  pour  moi,  je  l'avoue  humblement,  je 
n'ai  pas  en  moi  tant  de  confiance,  le  doute  ne  me  semble  point  chose 
humiliante,  et  je  ne  prétends  aucunement  à  l'infaillibilité.  Jusqu'à  ce 
que  l'on  m'apporte,  en  faveur  d'une  opinion  ou  de  l'autre,  un  argument 
péremptoire,  je  tiens  à  réserver  mon  jugement.  Aussi  bien  la  question 
ne  peut,  je  crois,  être  tranchée  que  par  une  enquête  sur  l'origine  de  la 
pièce  suspectée,  et  les  amis  de  l'antiquité  ne  sauraient  trop  presser 
M.  Gréau  d'en  faire  une. 

C'est  encore  à  l'art  de  l'Asie  Mineure  qu'appartient  la  tête  d'Hercule 
de  M.  Piot;  elle  est  conforme  au  type  créé  par  Lysippe  et  modelée  avec 
une  grande  énergie;  une  tête  juvénile  et  également  asiatique  est  aussi 
d'un  beau  caractère.  A  côté,  M.  Piot  expose  d'autres  têtes,  cypriotes 
celles-là,  et  qui  sont  bien  jolies,  surtout  les  deux  de  Déméter  assise 
et  voilée,  et  celle  d'une  déesse  à  la  figure  jeune  et  souriante,  aux  longs 
cheveux  bouclés,  surmontés  d'une  haute  couronne.  Ce  sont  aussi  de 
vraies  merveilles  que  ces  deux  lampes  de  terre,  l'une  décorée  d'une  tête 
de  nègre  pleine  d'accent,  l'autre  où  un  buste  d'Apollon,  d'une  grâce 
toute  féminine,  est  si  ingénieusement  agencé  avec  la  lyre  placée  derrière. 

On  ne  s'attend  guère  à  rencontrer  au  milieu  de  l'exposition  égyp- 
tienne l'une  des  plus  charmantes  figurines  grecques  du  m"  siècle.  Quoi 
de  plus  spirituel  pourtant  et  de  plus  délicat  que  l'iîole  trouvé  dans  un 
tombeau  de  Rosette?  Nu  et  à  demi  couché,  le  jeune  dieu  entr 'ouvre  une 
des  outres  qui  contiennent  les  Vents,  et  pendant  que  ses  deux  mains 
compliment  l'orifice  distendu  par  l'effort  de  l'air,  son  regard  malicieux 
suit  gaiement  dans  l'espace  la  direction  que  va  prendre  le  prisonnier  ; 
l'adresse  avec  laquelle  l'artiste  a  su  faire  sentir,  voir  en  quelque  sorte, 
le  souffle  fugitif,  la  clarté  avec  laquelle  il  a  rattaché  toute  l'action  à  ce 
sujet  insaisissable,  est  vraiment  chose  merveilleuse. 

Je  n'ai  moi-même  exposé,  en  fait  de  terres  cuites  d'Asie  Mineure,  qu'un 
très  petit  nombre  de  pièces.  Les  plus  curieuses  sont  quatre  statuettes 
grotesques,  où  l'effet  comique  est  produit  par  la  maigreur  extrême  des 
membres,  l'exagération  toujours  spirituelle  et  discrète  des  gestes,  et  la 
laideur  expressive  des  figures.  La  plus  réussie  de  ces  caricatures  est  le 
marchand  forain  dont  le  croquis  est  joint  à  ces  lignes.  Vêtu  d'un  simple 
caleçon,  il  tient  devant  lui,  appuyée  contre  son  ventre,  une  corbeille 
évasée  dont  il  ne  subsiste  plus  qu'un  morceau,  et,  le  buste  renversé  en 
arrière,  la  poitrine  gonflée,  la  tête  au  vent  et  la  bouche  ouverte,  il  crie 
sa  marchandise.  Un  saltimbanque,  vêtu  d'une  sorte  de  blouse  et  d'un 
pantalon  court,  est  surtout  curieux  à  cause  de  son  costume.  Une  sorte 
de  crieur  public,  une  bourse  à  la  main,  paraît  faire  une  proclamation. 


L'ARÏ  GREC  AU  TROCADÉRO.  369 

Un  joueur  de  balle  complète  la  série.  Il  est  singulier  de  voir  avec  quel 
soin  et  quelle  science,  dans  ces  simples  charges  lestement  troussées, 
l'artiste  a  rendu  la  charpente  du  corps  humain  et  les  détails  essentiels 
de  l'anatomie. 

Le  petit  groupe  qui  est  reproduit  ci-dessous,  nous  ramène  au  sou- 
rire discret  et  bénin.  Une  petite  fillette  accroupie  caresse  tendrement 
une  poule,  si  tendrement  qu'elle  l'étouffé.  La  joie  naïve  de  l'enfant 
fait  le  plus  amusant  contraste  avec  la   mine  piteuse  de  l'oiseau,  qui 


FILLETTE      JOUANT      AVBC      UNE      FOULE 

(Terre  cuite  de  la  coUectiOQ  de  M.  Rayet.) 


n'est  pas  du  tout  à  son  aise  et  baisse  tristement  la  queue.  Le  groupe  est 
d'ailleurs  très  ingénieusement  composé. 

J'aurais  encore  beaucoup  à  dire  sur  cette  exposition,  qui  paraît  plus 
riche  etplus  belle  à  mesure  qu'on  l'étudié  de  plus  près.  J'aurais  souhaité 
parler  des  camées  et  intailles  de  M.  de  Montigny,  des  bijoux  du  Bos- 
phore Cimmérien  envoyés  par  M.  Lemmé  ,•  je  tiens  du  moins  à  men- 
tionner en  deux  mots  les  verres  et  surtout  la  magnifique  coupe  jaspée  de 
M.  Edouard  André,  la  collection  si  variée  et  si  instructive  de  M,  Gréau, 
et  celle  moins  nombreuse,  mais  fort  belle  encore,  de  M.  Bellon.  Je  veux 
encore,  en  terminant,  signaler  deux  monuments  qui,  trouvés  au  centre 
de  l'Italie,  presqu'en  vue  des  murs  de  Rome,  et  ne  remontant  ni  l'un  ni 
l'autre  plus  haut  que  la  fia  du  lu"  siècle  ou  le  commencement  du  w, 

XVIII.  —  2'  PÉRIODE.  47 


370 


GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 


se  rattachent  néanmoins  par  une  filiation  directe  à  la  Grèce  ;  ces  deux 
monuments,  l'un  et  l'autre  ornés  de  gravures  au  trait,  sont  la  ciste 
prénestine  de  M.  Dutuit  et  le  miroir  de  M.  Benjamin  Fillon,  La  ciste 
de  M.  Dutuit  représente  une  suite  de  scènes  mythologiques  rendues 
avec  une  liberté  toute  naturelle  dans  un  pays  où  la  religion  de  la  Grèce 
n'était  qu'un  motif  de  décor.  Sur  le  miroir  de  M.  Fillon  est  figuré  le 
châtiment  du  géant  Amycos  par  Castor  et  Pollux.  Comme  sur  tous  les 
miroirs  italiens,  l'exécution  est  un  peu  lâchée;  mais  la  composition  est 
belle  et  le  dessin  de  grand  style.  Nous  saisissons  ici  sur  le  fait  la  tran- 
sition de  l'art  grec  à  l'art  romain,  et  nous  arrivons  sur  les  limites  du 
domaine  où  M.  Fillon  guidera  le  mois  prochain,  avec  une  compétence 
que  je  n'ai  pas,  les  lecteurs  de  la  Gazette. 

0.    BAYET. 


GUSTAVE    COURBET 


(troisième  kt  dernier  article') 


ES  préoccupations  du  théoricien  et  du 
discoureur  n'empêchaient  pas  Courbet 
d'aimer  son  métier  de  peintre.  Il  tra- 
vaillait toujours.  Lors  d'un  voyage 
qu'il  fit  en  Saintonge  au  commence- 
ment de  1863,  il  eut  presque  con- 
stamment le  pinceau  à  la  main.  Dans 
une  lettre  du  26  mai,  publiée  à  son 
retour,  il  parle  de  soixante-dix  ou  de 
quatre-vingts  esquisses  ou  tableaux 
préparés.  Il  s'était  exercé  dans  tous 
les  genres  :  il  avait  peint  des  paysages,  des  fleurs,  des  fruits,  des 
animaux,  entre  autres  un  des  étalons  du  haras  de  Saintes.  Ces  peintures 
ne  furent  pas  immédiatement  connues,  car  on  ne  vit  au  Salon  qu'une 
Chasse  au  renard  et  un  Portrait  de  femme.  Que  dis-je?  Il  nous  fut 
donné  aussi  d'y  voir  une  œuvre  inattendue.  Courbet,  l'homme  de  toutes 
les  surprises,  s'était  improvisé  sculpteur. 

Il  exposait  une  statue  en  plâtre,  un  Petit  Pécheur  en  Franche-Comté, 
modèle  d'une  figure  qu'il  destinait  à  la  décoration  d'une  des  places 
d'Ornans.  Nous  ne  blâmons  pas  cette  tentative  de  Courbet  dans  un 
domaine  qui  n'était  pas  le  sien  :  il  est  bon  qu'un  artiste  ne  s'enferme 
point  dans  un  horizon  trop  étroit,  et  rien  n'est  plus  respectable  que  la 
diversité  des  aptitudes.  La  fantaisie  sculpturale  tourmenta  plusieurs  fois 
Courbet.  En  186i,  il  a  fait  à  Salins  un  médaillon  qui  était  un  portrait; 
aux  derniers  temps  de  sa  carrière,  lorsqu'il  vivait  retiré  en  Suisse,  il  a 
modelé  en  1875  un  buste  de  la  République  helvétique  pour  la  décora- 


4.  Voir  la  Gazelle  des  Beaux-Arls,  t' 
p.  17. 


période,  t.  XVII,   p.  514,  et  t.  XVllI, 


372  GAZETTE   DES  BEAUX-ARTS. 

tion  d'une  fontaine  à  la  Tour-de-Peilz'.  Nous  ne  connaissons  pas  ce  der- 
nier morceau,  mais  nous  avons  vu  le  Petit  Pêcheur  et  nous  croyons 
pouvoir  affirmer  que  lorsque  Courbet  se  croyait  sculpteur,  il  se  faisait  de 
singulières  illusions. 

Au  Salon  de  1863,  dont  nous  venons  de  parler,  l'exposition  du  maître 
d'Ornans  resta  incomplète.  Il  y  manquait  un  tableau  sur  lequel  il  comp- 
tait beaucoup,  celui  qui,  à  son  avis,  avait  le  plus  de  signification,  le 
tableau  des  Curés  ou  le  Retour  de  la  conférence.  Des  considérations 
étrangères  à  la  question  d'art  ne  permirent  pas  d'exposer  publiquement 
cette  peinture.  Le  moment  était  mal  choisi  pour  montrer  une  scène  dans 
laquelle  des  gens  d'église  perdaient  un  peu  trop  gaiement  la  notion  de 
la  ligne  verticale.  Courbet  invita  les  critiques  à  aller  voir  chez  lui  le 
tableau  condamné  à  rester  dans  l'ombre. 

Cette  joyeuseté,  dont  l'à-propos  et  la  convenance  parurent  contes- 
tables, ne  fut  cependant  pas  sans  résultat  :  elle  provoqua  l'éclosion 
d'un  livre  qui,  publié  plus  tard,  eut  un  très  grand  retentissement. 

Ce  livre,  c'est  la  plus  importante  des  œuvres  posthumes  de  Proudhon, 
Du  principe  de  l'art  et  de  sa  destination  sociale  (juin  1865).  Le  philo- 
sophe commence  par  décrire  le  Retour  de  la  conférence  et,  en  puissant 
artiste  qu'il  est,  il  trouve  le  moyen  de  donner  à  cette  peinture  un 
peu  vulgaire  beaucoup  plus  de  valeur  qu'elle  n'en  avait  en  réalité. 
Comme  le  tableau  n'a  guère  été  connu  du  grand  public  et  comme  la 
vente  des  photographies  qui  en  ont  été  faites  était  encore  interdite 
en  1876',  il  faut  reproduire  la  description,  hardiment  idéalisée,  que 
Proudhon  a  donnée  de  la  composition  de  Courbet.  «  Qu'on  se  figure  sur 
un  grand  chemin,  au  pied  d'un  chêne  bénit,  en  face  d'une  sainte  image, 
sous  le  regard  sardonique  du  paysan  moderne,  une  scène  d'ivrognes 
appartenant  tous  à  la  classe  la  plus  respectable  de  la  société,  au  sacer- 
doce :  là,  le  sacrilège  se  joignant  à  la  soûlerie,  le  blasphème  tombant 
sur  le  sacrilège;  les  sept  péchés  capitaux,  l'hypocrisie  en  tête,  défilant 


h.  Il  est  en  effet  question  d'un  buste  dans  la  lettre  de  reraerciraent  adressée  à  l'ar- 
tiste par  le  syndic  de  la  Tour-de-Peilz  (29  mars  1875).  D'après  un  témoin  oculaire,  le 
monument  serait  une  statue.  M.  le  docteur  Paul  Collin,  décrivant  la  chambre  mortuaire 
de  Courbet,  s'exprime  ainsi  qu'il  suit  :  «  Un  moulage  en  plâtre  était  posé  au-dessus 
du  poêle.  C'était  le  moulage  d'une  statue  de  la  Liberté  que  Courbet  avait  faite  pour  la 
place  de  la  Tour-de-Peilz.  La  statue  est  en  bronze,  d'un  mouvement  généralement 
très  admiré,  et  couronne  une  fontaine.  Elle  regarde  la  France  et  porte  celte  inscrip- 
tion :  Hommage  à  l'hospitalité.  » 

2.  Voir,  dans  les  journaux  judiciaires  du  mois  de  mars  1 876,  le  procès  intenté  k  un 
miroitier  qui  avait  exposé  à  sa  vitrine  une  photographie  du  Retour  de  la  conférence 


GUSTAVE  COURBET.  373 

en  costume  ecclésiastique;  une  vapeur  libidineuse  circulant  à  travers  les 
groupes;  enfin,  par  un  dernier  et  vigoureux  contraste,  cette  petite  orgie 
de  la  vie  cléricale  se  passant  au  sein  d'un  paysage  à  la  fois  charmant  et 
grandiose,  comme  si  l'homme,  dans  sa  plus  haute  dignité,  n'existait 
que  pour  souiller  de  son  indélébile  corruption  l'innocente  nature  :  voilà, 
en  quelques  lignes,  ce  que  s'est  avisé  de  représenter  Courbet.  » 

A  la  suite  de  cette  description,  qui  prouve  qu'on  peut  faire,  d'après 
un  tableau  d'une  gaieté  un  peu  lourde,  une  eau-forte  chaleureuse  et 
vibrante,  Proudhon  se  laisse  aller  à  sa  verve  endiablée  et  il  écrit  un 
volume  de  quatre  cents  pages.  Courbet  y  est  fort  célébré  :  il  y  reçoit 
aussi  çà  et  là  quelques  bons  coups  de  boutoir,  mais  la  question  s'élar- 
gissant  bientôt,  Proudhon  essaye  ou,  pour  mieux  dire,  il  proclame,  au 
milieu  d'observations  ingénieuses,  paradoxales  et  quelquefois  irritantes, 
une  théorie  des  lois  essentielles  de  l'art.  On  connaît  ce  livre  étrange, 
dont  il  n'est  pas  possible  de  parler  en  deux  lignes  et  qui  prêterait  à 
des  discussions  sans  fin.  Tenons-nous-en  à  ce  qui  concerne  Gustave 
Courbet.  Il  faut  convenir  que  l'apologie  tourne  souvent  à  la  satire  et 
que  le  peintre  dut  trouver  dans  le  volume  de  son  ami  des  propositions 
bien  malsonnantes.  Proudhon  se  permet  d'écrire  tout  un  chapitre  sur 
l'éternel  ennemi,  l'idéal;  il  démontre  qu'il  est  impossible  de  l'éliminer, 
il  ajoute  que  le  plus  grand  artiste  sera  le  plus  grand  idéalisateur;  il 
crève  d'un  souffle  puissant  la  bulle  de  savon  que  Courbet  avait  essayé  de 
gonfler.  Tout  cela  était  fort  impertinent.  Courbet  pouvait,  il  est  vrai, 
puiser  des  éléments  de  consolation  dans  l'importance  véritablement 
extraordinaire  que  Proudhon  attachait  à  la  plupart  de  ses  œuvres.  Les 
tableaux  du  maître  étaient  décrits,  analysés,  portés  aux  nues,  et  le  phi- 
losophe y  découvrait  toutes  sortes  de  sens  cachés  et  de  moralités  latentes. 
Il  les  déclarait  utiles.  Et  pourquoi  les  Casseurs  de  pierres  et  les  Demoi- 
selles des  bords  de  la  Seine  devaient-ils  rendre  tant  de  services  à  l'hu- 
manité du  lendemain  ?  Parce  que  ces  deux  tableaux  sont  à  la  fois 
empruntés  à  la  réalité  et  «  puissants  par  l'idéal  ».  Proudhon  enthou- 
siasmé termine  même  son  chapitre  en  demandant  aux  hommes  de  bonne 
foi  si  ces  deux  œuvres  n'appartiennent  pas  «  au  plus  haut  idéalisme  ». 

Courbet  ne  fut  guère  moins  surpris  que  nous.  Il  était  publiquement 
accusé  d'avoir  fait  de  la  poésie  sans  le  savoir.  Cette  calamité  ne  le  troubla 
cependant  pas.  Il  fut  peut-être  un  peu  plus  ému  d'une  simple  phrase 
que  Proudhon  avait  glissée,  en  courant,  dans  son  panégyrique  et  qui 
témoignait  d'un  regret  personnel.  «  Courbet  a  des  défauts...  J'en  ai 
appris  moi-même  quelque  chose.  » 

Ces  derniers  mots,  évidemment  partis  du  cœur,  faisaient  allusion  à 


374  GAZETTE    DES   BEAUX-ARTS. 

un  portrait  que  Courbet  avait  peint  en  1853,  mais  qui  ne  fut  exposé 
qu'en  1865,  après  la  mort  de  l'écrivain.  Je  veux  parler  du  portrait  de 
Proudhon  entouré  de  sa  famille.  On  sait  que  l'artiste,  dont  la  main  fut 
souvent  si  vigoureuse,  a  faibli  jusqu'à  rcffacement  dans  cette  œuvre  mal 
venue.  L'illustre  modèle  n'avait  pas  été  satisfait,  et  tout  le  monde  lui 
donna  raison. 

Notre  ami  Biirger,  qui  n'a  jamais  passé  pour  un  académique  et  qui 
rendait  d'aillelirs  si  bonne  justice  au  talent  de  Courbet,  a  parlé  de  ce  por- 
trait avec  une  netteté  aussi  décisive  que  le  couperet  de  la  guillotine.  11 
déclare  que  les  personnages  qui  constituent  le  groupe  —  Proudhon,  sa 
femme  et  les  deux  petites  filles  —  ne  s'arrangent  point  dans  la  perspec- 
tive aérienne,  que  l'effet  d'ensemble  est  vulgaire,  que  le  tableau  est 
«  très  laid  et  très  mal  peint  ».  Et  il  ajoute  :  «  Je  ne  crois  pas  avoir 
jamais  vu  une  aussi  mauvaise  peinture  de  Courbet,  qui  est  un  vrai 
peintre  ».  Le  critique  qui,  cette  année,  fit  le  Salon  dans  la  Gazette,  tenait 
à  peu  près  le  même  langage.  Le  portrait  de  Proudhon  étant  très  gris  et 
très  effacé,  il  s'étonnait  de  cette  décoloration  imprévue  et  il  était  tenté 
d'y  voir  le  commencement  d'une  maladie. 

Eh  bien!  le  moment  était  mal  choisi  pour  prendre  une  attitude 
mélancolique.  Pendant  que  nous  nous  attristions  ainsi,  Courbet  prépa- 
rait une  revanche  :  son  talent,  plein  de  soubresauts,  d'inégalités  et  par- 
fois de  trahisons,  allait  répondre  à  nos  plaintes  par  des  œuvres  viriles  et 
fortes. 

Aux  plus  beaux  jours  de  l'été  de  1865,  Courbet  passa  quelque  temps 
à  Trouville.  Il  eut  avec  l'Océan  des  entretiens  solitaires  ;  il  commença 
alors  cette  série  d'études  maritimes  qu'il  devait  continuer  l'année  sui- 
vante, et  qui  lui  fit  tant  d'honneur.  Il  ne  vit  pas  seulement  la  mer,  il 
regarda  aussi  avec  l'intérêt  que  l'artiste  doit  apporter  à  tout  ce  qui  est 
excentrique  ou  charmant,  les  toilettes  des  Parisiennes  en  villégiature. 
Séduit  par  les  élégances  mondaines,  il  ne  négligea  pas  l'occasion  de 
peindre  quelques  portraits.  Dans  une  lettre  du  8  septembre,  il  raconte 
à  un  ami  qu'il  a  été  obligé  de  prolonger  son  séjour  à  Trouville  et  il 
ajoute  avec  ce  ton  modeste,  qui  est  la  caractéristique  de  sa  manière  : 
«  J'ai  fait  par  hasard  le  portrait  d'une  princesse  hongroise.  Il  a  un  tel 
succès  que  je  ne  peux  plus  travailler,  tant  j'ai  de  visiteurs.  Toutes  les 
autres  dames  me  demandent  les  leurs.  J'en  ferai  encore  deux  ou  trois 
pour  contenter  les  plus  pressées'  .<>  Il  revint  à  Paris  triomphant  et 
superbe  et,  sans  cesser  de  songer  à  ses  princesses,  il  acheva,  pour  le 

1.  Lellres  autographes  recueillies  par  Alfred  Sensier  [Janvier  <  878,  n»  639). 


,      GUSTAVE   COUHBET.  375 

Salon  de  1866,  la  Remise  des  chevreuils  et  la  Femme  au  perroquet. 

La  Remise  des  chevreuils,  qui  fut  achetée  par  M.  Lepel-Cointet,  est 
un  des  meilleurs  tableaux  du  peintre  d'Ornans.  Ici  pas  de  noirs,  pas  de 
tons  lourds,  partout  des  gris  fins.  Le  sujet  n'est  pas  d'un  intérêt  bien 
émouvant  :  il  s'agit  d'une  bande  de  chevreuils  qui  s'est  arrêtée  dans  les 
bois,  près  de  roches  aux  colorations  nacrées  et  sur  lesquelles  se  des- 
sinent les  ombres  trembloltantes  des  feuillages.  Tonalités  très  fines;  exé- 
cution distinguée.  Un  succès,  qui  mit  d'accord  l'artiste,  la  foule  et  la 
critique,  accueillit  ce  paysage  lumineux  et  clair. 

La  Femyne  au  perroquet  provoqua  plus  de  discussions.  Ce  n'était 
pas  la  première  fois  que  Courbet  s'essayait  dans  la  peinture  des  formes 
nues.  Il  l'avait  fait  dans  la  petite  Dormeuse  de  1847,  dans  le  modèle  de 
V Atelier  du  peintre,  dans  les  Baigneuses  et  aussi  dans  un  tableau  curieux 
qu'il  avait  envoyé  au  Salon  de  1864,  et  qui  ne  fut  point  exposé,  celui 
que  je  vois  désigné  dans  certaines  biographies  sous  le  titre  peu  exact  de 
Vénus  et  Psyché.  Courbet  n'était  pas  aussi  mythologique  que  cela.  L'an- 
tiquité n'avait  rien  à  voir  dans  cette  composition.  Il  s'agissait  —  on  a 
du  moins  voulu  le  croire  —  de  deux  de  ces  femmes  dont  les  amitiés  ont 
inspiré  à  Baudelaire  quelques  vers  fameux.  Pour  l'étude  de  la  nature  et 
du  modelé,  ce  tableau  suspect  était  de  grande  valeur;  il  prouvait  que 
Courbet  pourrait  devenir  un  bon  peintre  de  nudités  amoureuses,  dès 
qu'il  aurait  renoncé  à  son  ancien  culte  pour  la  mauvaise  tradition  bolo- 
naise, à  ces  bruns  surchauffés  dont  il  avait  tant  abusé  à  l'origine.  Courbet 
reconnaissait  son  erreur  ;  il  voulait  peindre  plus  clair  :  la  Femme  au 
perroquet  marqua  très  nettement  cette  nouvelle  tendance. 

Courbet  avait  commencé  par  faire  une  étude  de  nu,  qu'il  donna, 
dit-on,  à  un  ami.  Nous  croyons  que  cette  étude  est  la  Femme  couchée 
qu'on  a  revue  le  20  avril  1875  à  la  vente  de  M.  H...,  et  d'après  laquelle 
M.  Waltner  a  gravé  une  eau-forte  que  la  Gazette  a  publiée  l'autre  jour. 
Ce  n'est  qu'un  fragment  de  figure,  assez  mal  arrangé  dans  le  cadre,  une 
femme  étendue  sur  le  dos,  et  dont  les  jambes  repliées  sont  comme 
absentes,  mais  la  peinture  est  pleine  de  fermeté  et  de  vaillance.  Il  y 
avait  dans  ce  brillant  morceau  le  principe  d'un  tableau  futur.  Et,  en 
effet,  la  dormeuse,  ingénieusement  réveillée,  la  tête  renversée  en  arrière, 
un  des  bras  relevés  et  tenant  un  oiseau  au  plumage  d'un  vert  bleuis- 
sant, est  devenue  \di  Femme  au  perroquet.  L'attitude  cependant  n'est 
pas  tout  à  fait  la  même.  Courbet,  partant  d'un  motif  fourni  naïvement 
par  la  nature,  a  remué  les  lignes  et  corrigé  le  spectacle.  Couchée  sur  le 
dos,  sa  chevelure  aux  tons  roux  follement  épandue  autour  du  front,  la 
courtisane,  bien  que  seule  avec  l'oiseau  familier,  a  pris  des  attitudes  de 


376  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

bacchante.  Tout  semble  prouver  que  cette  paresseuse  est  une  amou- 
reuse. 

Venant  de  Courbet,  une  telle  figure  était  deux  fois  intéressante. 
L'artiste  avait  rencontré  un  beau  modèle,  et  s' apercevant,  sur  le  tard, 
que  la  réalité  contient  de  la  poésie,  il  avait,  autant  qu'il  le  pouvait 
faire,  cherché  la  distinction  du  galbe  et  les  élégances  de  ces  lignes  ser- 
pentines que  Hogarth  a  tant  célébrées.  Était-ce  là  une  concession  à 
l'adresse  des  bourgeois  ou  le  signe  d'une  inquiétude  inespérée?  Dans 
tous  les  cas,  cette  éclatante  rupture  avec  les  vulgarités  si  longtemps 
aimées  parut  heureuse  aux  honnêtes  gens.  Courbet  s'était  d'ailleurs 
modifié  comme  coloriste.  Il  avait  poursuivi  une  nouvelle  combinaison 
de  tons  et  de  valeurs.  Le  fond  du  tableau  étant  soutenu  et  fort,  dans  une 
gamme  d'un  brun  verdâtre,  la  femme  nue  s'enlève  en  clair  sur  ces 
vigueurs.  Son  corps  jeune  abonde  en  blancheurs  argentées.  Sans  doute 
le  glissement  de  la  lumière  sur  les  chairs  donne  çà  et  là  des  effets  un 
peu  vitreux  et  des  brillants  de  porcelaine;  la  chevelure  (qui  fut  univer- 
sellement condamnée)  n'a  guère  plus  de  souplesse  qu'un  amas  de  copeaux 
tombés  au  bas  de  l'établi  d'un  ébéniste;  il  y  a  dans  cette  figure  bien  des 
à  peu  près  et  bien  des  fautes,  mais  la  Femme  au  perroquet,  tableau 
original  et  rare  dans  l'œuvre  de  Courbet,  le  montrait  sensiblement 
affranchi  de  ses  anciens  systèmes  et  plus  curieux  des  délicatesses  que  sa 
première  manière  ne  permettait  de  le  supposer.  La  Vénus  de  Titien 
n'était  pas,  autant  qu'on  l'a  dit,  menacée  par  la  courtisane  de  Courbet  ; 
mais  l'évolution  était  trop  visible  pour  n'être  pas  remarquée.  La  Femme 
au  perroquet  attestait  chez  l'auteur  une  légère  préoccupation  de  l'idéal. 

Pendant  une  longue  saison,  Courbet  fut  singulièrement  séduit  par 
les  saveurs  delà  forme  nue  et  lumineuse.  Le  sphinx  féminin  l'intéressa. 
11  peignit  en  1866  la  Baigneuse  qui  appartient  à  un  amateur  de  Bruxelles, 
et  dont  nous  donnons  la  gravure.  Cette  figure,  presque  ignorée  à  Paris, 
ne  nous  est  connue  que  par  une  photographie;  mais  elle  a  été  décrite  et 
glorifiée  par  M.  Camille  Lemonnier  ',  et  quoique  la  divination  soit,  en 
critique,  un  procédé  hasardeux,  nous  voyons  un  peu  le  tableau  en  son- 
geant aux  œuvres  de  la  même  date.  La  Baigneuse  de  Bruxelles  est 
debout,  une  main  ramenée  sur  la  tête,  que  couronnent  des  cheveux 
ardents;  l'autre  main,  qui  termine  un  bras  démesurément  allongé,  s'ap- 
puie sur  la  branche  d'un  arbre.  La  jeune  femme  avance  un  pied  dans  le 
ruisseau  clair,  dont  l'onde  insuffisante  ne  rendra  pas  le  bain  facile.  Le 
corps  s'enlève  en  blanc  sur  des  verdures  printanières  que  le  soleil  perce 

1.  Cowriei  e<  son  œuvre,  Paris,  1878. 


DAiaNBUSE  t      PAR     OUSTAVB      COURBET. 

(Dessin  do  M.  A.  Gilbert,  d'après  uo  tableau  de  la  coUectioa  de  M.  de  Sainctelette ,  à  Bruxelles.) 


XVIII.   —   t'   PÉRIODE. 


48 


378  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

de  ses  rayons.  Deux  choses  frappent  dans  cette  figure.  On  voit  d'abord 
que  le  modèle  qui  posait  devant  Courbet  n'avait  pas  une  jolie  tête  : 
l'artiste,  obligé  d'inventer  un  visage,  l'a  fait  péniblement;  les  hésitations 
du  pinceau,  l'arbitraire  de  la  création  demeurent  visibles.  Ensuite 
Courbet,  saisi  d'une  ferveur  d'élégance  bien  curieuse  à  constater  chez 
lui,  a  voulu  donner  de  la  sveltesse  à  sa  baigneuse.  Ce  qu'il  a  fait  pour 
le  bras  élevé,  il  l'a  fait  aussi  pour  les  jambes  qui  affectent  une  longueur 
insolite.  Courbet  a  corrigé  la  nature,  et  ses  corrections  ne  sont  pas  tou- 
jours bien  inspirées.  Mais  si  le  dessin  est  contestable,  l'exécution  est 
puissante.  Les  chairs,  fermes  et  jeunes,  présentent  dans  leurs  éclatantes 
pâleurs,  beaucoup  de  vitalité  et  de  morbidesse. 

En  1866,  au  temps  de  la  Baigneuse  et  de  la  Femme  au  perroquet, 
Courbet  était  d'ailleurs  dans  une  veine  heureuse.  Un  second  séjour  à  Trou- 
ville  lui  permit  de  reprendre  les  études  d'après  nature  qu'il  avait  commen- 
cées l'année  précédente,  ses  «  paysages  de  mer  »,  comme  il  les  appelait 
lui-même.  Il  en  exposa  un  certain  nombre  chez  Cadart  :  sa  réputation 
en  fut  subitement  accrue.  De  pareilles  études  valaient  des  tableaux. 
C'étaient  des  grèves  solitaires,  des  plages  de  sable  d'un  gris  blond, 
avec  l'immensité  bleue  de  l'Océan,  avec  des  ciels  tour  à  tour  noyés  dans 
la  vapeur  pâle  ou  incendiés  par  les  pourpres  du  couchant.  Ces  recher- 
ches de  couleur,  d'air  et  de  lumière,  rendaient  les  figures  inutiles.  Cour- 
bet comprit  que  l'inhabité  semble  plus  grand.  Il  s'abstint  volontiers 
d'animer  ses  rivages  par  des  figurines  qui,  en  les  particularisant,  les 
auraient  diminués.  Il  existe  de  lui  des  marines  qui  ne  représentent  guère 
que  des  horizons.  Parmi  ces  vues  du  ciel  et  de  la  mer,  beaucoup  sont 
superbes;  elles  parlent  aux  yeux  et  à  l'esprit  par  des  qualités  optiques 
dont  Courbet  avait  longtemps  méconnu  le  charme,  car  elles  ont  la  pro- 
fondeur des  lointains,  l'air  respirable,  l'atmosphère  lumineuse. 

Il  arriva  alors  à  Courbet  une  aventure  qui  fait  quelquefois  défaut 
dans  la  biographie  des  artistes  d'hier  :  il  gagna  de  l'argent.  Comme 
l'usage  commençait  d'imprimer  dans  les  journaux  des  détails  intimes 
sur  le  budget  des  peintres,  on  prit  soin  de  nous  apprendre  que  Courbet 
avait  vendu  pour  123,000  francs  de  peintures  en  moins  de  six  mois'. 
D'aussi  brillantes  affaires  autorisaient  quelques  folies.  En  1867,  Courbet 
ne  se  contenta  pas  d'envoyer  quatre  tableaux  à  l'Exposition  universelle, 
il  voulut  renouveler,  au  profit  de  sa  gloire,  l'expérience  qu'il  avait  déjà 
tentée  en  1855,  et  faisant  feu  de  toutes  ses  batteries,  il  organisa,  au 
rond-point  du  pont  de  l'Aima,  une  exposition  privée.  Courbet,  qui,  dans 

4.  Liberté,  23  mai  1866. 


GUSTAVE  COURBET.  379 

sa  jeunesse,  avait  promené  dans  la  province  V Enterrement  à  Ornans, 
eut  toujours  le  culte  de  la  baraque  foraine. 

De  cette  exposition  particulière,  il  reste  un  catalogue  que  les  biblio- 
philes devront  conserver  avec  soin,  parce  qu'il  donne,  pour  l'exécution 
des  principales  œuvres  du  peintre,  des  dates  précieuses  et  qu'il  fournit 
ainsi  un  appoint  à  sa  biographie.  Cette  exhibition  était  d'ailleurs  tout  un 
musée.  On  y  voyait  2  sculptures,  3  dessins,  132  tableaux  ou  études.  Le 
choix  était  des  plus  instructifs;  mais,  en  cette  saison  laborieuse,  la  curio- 
sité publique  étant  retenue  au  Champ  de  Mars,  le  visiteur  fut  assez 
rare;  plus  d'une  fois,  je  me  suis  trouvé  complètement  seul  à  l'exposition 
du  pont  de  l'Aima,  et  je  me  souviens  que  le  comptable  chargé  d'encaisser 
la  recette  n'était  pas  sans  mélancolie.  Malgré  l'intérêt  des  œuvres  expo- 
sées, le  succès  fut  médiocre.  Les  tableaux  qui  jadis  avaient  éveillé  tant 
de  colères  ne  provoquaient  plus  la  dispute,  et  Courbet  se  trouva  en  pré- 
sence d'un  public  bienveillant  jusqu'à  l'indifférence'. 

Mais  pour  le  peintre  des  Casseurs  de  pierres  et  de  la  Fe^nme  au 
perroquet,  les  temps  de  la  sérénité  absolue  ne  devaient  jamais  venir. 
Accepté  par  les  uns,  toléré  par  les  autres,  il  se  dérobait  dans  les  che- 
mins de  traverse,  il  déconcertait  ses  amis  par  de  véritables  défaillances. 
Courbet  ne  fut  pas  très  brillant  au  Salon  de  1868.  Avec  le  Chevreuil 
aux  écoutes,  il  exposait  l'Aumône  d'un  mendiant,  tableau  mal  venu,  qui 
montra,  une  fois  de  plus,  que,  dans  le  naturalisme  du  maître,  il  y  avait 
bien  de  la  chimère.  Jamais  l'artiste  ne  s'était  éloigné  à  ce  point  de  la 
réalité  si  platoniquement  adorée.  Malgré  la  belle  harmonie  obtenue  avec 
des  gris  délicats  et  des  bruns  clairs  doucement  mêlés  aux  verdures  d'un 
paysage  de  printemps,  la  peinture  était  vide  et  creuse,  et  bien  qu'elles 
fussent  de  proportions  héroïques,  les  figures  comptaient  à  peine.  Le 
mendiant  n'est  pas  un  homme,  disions-nous  ;  son  petit  compagnon  n'est 
pas  un  enfant.  Des  chiffons  pareils  à  ceux  qu'on  suspend  dans  les  blés 
pour  épouvanter  les  oiseaux  ne  représenteront  jamais  des  créatures 
humaines.  Qu'y  avait-il  dans  ce  tableau  ?  Un  ciel  d'un  bleu  limpide  et 
des  loques  inhabitées. 

4.  Ce  silence  relatif  de  la  critique  française  en  1867,  succédant  au  tapage  organisé 
par  quelques  enthousiastes,  a  fait  prendre  le  change  aux  critiques  étrangers.  On  a  cru 
à  une  adhésion  qui  n'a  jamais  été  unanime.  Francesco  dall'  Ongaro  s'est  donc  trompé 
quand  il  a  écrit  :  «  Courbet  ebbe  pochi  seguaci  e  nessuno  che  l'uguagli  nel  merito, 
corne  pittore  :  ma  i  suoi  principii,  dirô  meglio  i  suoi  paradossi  prudoniani  in  fatto  di 
critica  arlislica  sono  divenuti  altrettanti  assiomi.  La  crilica  parigina  è  curbettiana 
quasi  senza  eccezione.  »  {L'Arle  ilaliana  a  Parigi;  Florence,  1869).  Non  :  il  y  a  tou- 
jours eu  des  exceptions,  ou,  pour  mieux  dire,  la  protestation  contre  les  doctrines  de 
Courbet  a  été  constante. 


380  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

Que  Courbet  ne  fût  pas  toujours  fidèle  à  ses  doctrines,  qu'il  en  prit 
parfois  fort  à  son  aise  avec  la  nature,  on  l'avait  vu  dans  Y  Aumône  d'un 
mendiant;  on  le  vit  mieux  encore  au  Salon  de  1869.  C'est  alors  que  fut 
exposé  l'Hallali  du  cerf  par  un  temps  de  neige.  Ce  grand  tableau  ,  déjà 
montré  au  public  lors  de  l'exposition  particulière  de  1867,  provoqua, 
malgré  le  calme  qui  succédait  aux  anciens  orages,  des  critiques  assez 
vives.  On  reprit  cette  idée,  émise  l'année  précédente,  que  Courbet 
n'était  pas  toujours  un  naturaliste  fort  exact.  Gautier  se  permit  quelques 
ironies,  et  ses  protestations  ne  parurent  pas  excessives.  Le  «  salonnier  » 
de  la  Gazette  présenta,  avec  beaucoup  moins  de  grâce,  des  observations 
dont  le  sens  était  le  même.  Il  disait,  à  propos  de  V Hallali,  que  la  terre 
étant  couverte  de  neige,  et  les  arbres  ayant  perdu  leur  parure,  Courbet 
avait  déserté  son  sujet  en  peignant  un  ciel  qui  n'était  pas  un  ciel  d'hi- 
ver; qu'en  raison  de  la  qualité  de  la  lumière  diffuse,  les  ombres  des 
chiens  sur  le  terrain  blanc  étaient  singulièrement  noires,  que  le  cavalier 
semblait  être  un  écuyer  de  cirque,  que  le  cheval  était  fantastique.  Nous 
avons  des  raisons  personnelles  de  croire  que  ces  observations  avaient  au 
moins  l'intérêt  qui  s'attache  à  tout  témoignage  fait  de  bonne  foi.  Nous 
n'étions  pas  le  moins  du  monde  excédé  de  la  persistance  avec  laquelle 
Courbet  était  qualifié  de  réaliste  ;  mais,  dès  le  début,  nous  avions  con- 
staté l'insuffisance  de  ses  traductions,  son  ignorance  des  perspectives  et 
des  plans,  l'inexactitude  de  ses  ombres,  et  nous  disions  :  ce  brave  peintre 
croit  vivre  dans  les  strictes  vérités  de  la  photographie;  il  flotte  dans 
l'à-peu-près  et  dans  la  chimère. 

Et  comment  pourrait-il  en  être  autrement  ?  «  Est-ce  qu'on  copie ,  » 
disait  admirablement  notre  maître  Michelet.  Est-ce  que,  entre  l'objet  à 
reproduire  et  la  toile  sur  laquelle  s'éveillent  à  peine  quelques  linéa- 
ments confus,  quelques  contours  incertains,  il  ne  vient  pas  s'introduire 
un  élément  étranger,  qui  est  tantôt  l'infirmité  du  traducteur,  tantôt  sa 
fantaisie  inconsciente  ou  raisonnée?  L'idéal,  dont  Courbet  ne  voulait  pas 
entendre  parler,  l'odieux  idéal  n'est  pas  invité  à  la  fête,  et  qu'on  le 
bénisse  ou  qu'on  l'injurie,  il  arrive,  il  s'installe  derrière  le  chevalet  du 
peintre,  il  lui  donne  tout  bas  des  conseils.  On  veut  copier  et  l'on  trahit. 
Ce  conseiller,  qu'on  ne  voit  pas  et  qu'on  écoute,  c'est  «  l'idéal  subjectif», 
dont  le  congrès  d'Anvers  avait  admis  l'existence  et  la  légitimité,  c'est  le 
je  ne  sais  quoi  que  l'artiste,  même  à  son  insu,  tire  de  son  cerveau  et  de 
son  cœur. 

Les  derniers  succès  de  Courbet  datent  du  Salon  de  1870,  et,  chose 
grave,  ils  ne  furent  pas  dus  seulement  à  la  solidité  et  à  la  maîtrise  de 
la  main,  aux  qualités  techniques  de  la  peinture;  si  la  Falaise  d'Étrctat 


GUSTAVE.  COURBET.  381 

n'était  qu'une  belle  étude  faite  sur  nature,  la  Mer  orageuse  impliquait 
un  effort  d'imagination,  ou  du  moins  une  libre  interprétation  d'un  fait 
physique  tellement  complexe  que  les  moyens  dont  l'art  peut  disposer  ne 
permettent  guère  d'en  fixer  sur  la  toile  la  mouvante  image. 

La  Mer  orageuse,  c'est  le  tableau  qui,  récemment  acheté  par  l'État 
pour  le  musée  du  Luxembourg,  figure  aujourd'hui  à  l'Exposition  univer- 
selle sous  un  titre  que  Courbet  n'avait  pas  choisi ,  la  Vague.  C'est  bien 
d'un  formidable  orage  qu'il  s'agit  :  le  ciel  est  noir  et  chargé  de  menace; 
agitée  par  des  forces  inconnues,  la  mer  furieuse  se  soulève  ;  le  flot 
énorme  se  dresse  comme  un  mur  qui  marche  et  que  couronne  l'écla- 
boussement  d'écumes  blanchissantes.  Il  n'est  pas  certain,  je  le  répète, 
que  la  peinture  puisse  rendre  des  spectacles  aussi  mouvementés,  aussi 
fuyants  dans  leur  silhouette  instantanément  changée.  Courbet  a  essayé 
l'impossible. 

Je  n'ai  jamais  cru,  pour  ma  part,  qu'il  ait  réussi  tout  à  fait  :  sa 
vague,  très-belle  de  dessin,  très  puissante  d'allure,  n'est  pas  liquide  : 
elle  semble  taillée  dans  un  morceau  de  basalte.  Ici,  le  procédé  d'exécu- 
tion contribue  beaucoup  à  éveiller  pour  les  yeux  le  sentiment  d'une 
solidité  marmoréenne.  Courbet,  dont  on  peut  étudier  dans  la  Mer  ora- 
geuse les  belles  pratiques  d'ouvrier  ou  de  maître,  usait  et  abusait  du 
couteau  à  palette  :  la  peinture,  largement  étendue  sur  la  toile  et  suffi- 
samment séchée,  était  reprise  ensuite  avec  les  outils  ordinaires,  caressée 
par  endroits,  striée  par  places,  enrichie  de  fioritures  sur  ce  fond  d'émail. 
Pour  ces  habiletés  de  la  main,  Courbet  a  été  un  peintre  extraordinaire 
et  spécial  ;  mais,  appliqué  à  la  représentation  du  flot  vivant,  qui  se  gonfle, 
monte  et  s'écroule,  ce  procédé  se  caractérise  nécessairement  par  une 
sorte  de  pétrification.  La  Mer  orageuse  n'est  donc  pas  un  chef-d'œuvre 
indiscutable;  mais  c'est  une  tentative  passionnée  qui  fait  beaucoup 
d'honneur  à  Courbet.  La  peinture  se  complique  ici  de  cet  élément  sUblil 
et  insaisissable  auquel  il  disait  ne  pas  croire  :  l'artiste  a  voulu  faire 
une  synthèse  de  la  vague  :  il  a  ajouté  une  abstraction  au  phénomène 
concret;  il  a,  dans  la  mesure  de  ses  forces,  subi  la  fatalité  de  l'idéal. 

Les  événements  qui  suivirent  sont  d'hier  :  ils  sortent  un  peu  vio- 
lemment du  cadre  de  nos  études  habituelles,  et  nous  avons  d'autant 
moins  à  en  parler  que  la  Gazette  des  Tribunaux  a  eu  à  s'en  occuper 
avec  vigilance.  Cette  phase  de  la  vie  de  Courbet  échappe  à  la  compé- 
tence de  la  critique.  Il  faut  se  borner  à  rappeler  quelques  dates  et  quel- 
ques faits.  11  faut  dire,  non  sans  regret,  que  celui  qui  s'était  toujours 
proclamé  l'humble  serviteur  de  la  vérité,  perdit  notablement  la  notion 
des  réalités  morales.  Le  14  septembre  1870,  au  moment  même  où  Paris 


382  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

menacé  entendait  retentir,  dans  un  lointain  diminué  d'heure  en  heure, 
le  pas  lourd  des  armées  ennemies,  il  parlait  de  la  fraternité  des  peuples, 
dans  un  document  qu'il  ne  faut  point  reproduire  et  qui  eut  d'ailleurs 
pour  lui  de  graves  conséquences.  Le  3  septembre  1871,  Courbet  était 
condamné  à  six  mois  de  prison.  Il  a  daté,  de  Sainte-Pélagie,  quelques 
tableaux  de  nature  morte,  qui,  pour  la  plupart,  représentent  des  fruits 
d'hiver  sur  un  fond  noir.  Ce  sont  des  morceaux  d'une  certaine  vigueur, 
mais  empreints  d'une  visible  tristesse. 

Sans  parler  de  la  maladie  dont  il  commençait  à  être  atteint,  l'artiste 
avait  bien  des  raisons  pour  n'être  pas  gai.  Par  suite  des  responsabilités 
financières  encourues  en  exécution  du  jugement  de  1871,  il  eut,  avec  la 
direction  des  domaines,  de  longs  procès  qui  aboutirent  à  une  vente  judi- 
ciaire des  tableaux  et  des  meubles  restés  dans  son  atelier.  Cette  vente 
eut  lieu  à  la  fin  de  novembre  1877.  Elle  ne  comprenait  d'ailleurs  que 
des  œuvres  secondaires  et  présenta  le  caractère  d'un  désastre.  Elle  pro- 
duisit 12,118  fr.  50. 

Courbet  n'était  plus  en  France.  La  Suisse  lui  fut  un  refuge  hospita- 
lier, et  il  a  passé  les  dernières  années  de  sa  vie  à  la  Tour-de-Peilz,  qui 
est,  comme  on  sait,  un  faubourg  de  Vevey.  Quoique  fort  mal  en  point, 
il  avait  continué  à  travailler.  Nous  avons  déjà  parlé  du  buste  de  la  Répu- 
blique helvétique  qu'il  modela  en  1875;  il  fit  en  outre  des  portraits  et 
aussi  quelques  vues  du  lac  Léman.  On  a  vendu  récemment,  à  l'hôtel 
Drouot,  un  paysage  qui  représente  le  lac,  tel  qu'il  le  pouvait  vçir  de 
la  fenêtre  de  sa  maison.  11  était  daté  de  1877.  C'est  un  des  derniers 
tableaux  de  Courbet,  une  sorte  de  coucher  de  soleil  un  peu  rose  sur 
l'eau  grise  et  dormante,  mais  d'une  exécution  lâchée  et  qui  laisse 
deviner  une  main  bien  amollie.  Le  dénoùment  approchait.  A  l'heure  où 
la  direction  des  domaines  faisait  vendre  les  tableaux  trouvés  dans  l'ate- 
lier de  l'artiste,  Courbet  était  tout  à  fait  malade  :  ses  amis  le  considé- 
raient comme  perdu.  Dès  le  commencement  de  décembre,  l'affection  du 
foie  dont  il  était  atteint  fit  d'effrayants  progrès.  Il  reste,  de  ces  derniers 
jours  de  la  vie  du  peintre,  un  récit  plein  de  science  et  d'émotion.  Un 
médecin,  M.  le  docteur  Paul  Collin  a  raconté  dans  une  lettre  sympa- 
thique' tous  les  détails  de  cette  maladie  qui  réclamait  l'emploi  de  remèdes 
violents  et  dont  l'issue  était  inévitable.  Des  soins  intelligents  prolon- 
gèrent pendant  quelques  semaines  l'existence  de  l'artiste.  Gustave 
Courbet,  que  nous  avions  connu  si  robuste  et  qui  paraissait  taillé  pour 

i.  Cette  lettre  a  été  imprimée  par  M.  Lemonnier  à  la  suite  do  son  livre  sur 
Courbet. 


GUSTAVE  COURBET.  383 

des  lattes  sans  fin,  est  mort  à  la  Tour-de-Peilz,  le  31  décembre  1877,  à 
l'heure  froide  où  le  lac  qu'il  aimait  commence  à  frissonner  sous  le  pre- 
mier rayon  matinal. 

Et  maintenant,  le  bruit  qui  s'est  fait  autour  du  nom  de  Courbet  va 
diminuer  peu  à  peu,  ou  du  moins  il  va  changer  de  qualité.  Déjà  un 
calme  relatif  est  i-entré  dans  les  esprits.  On  oubliera  l'homme,  on  se 
souviendra  de  l'œuvre  et  des  discussions  qu'elle  a  enfantées.  Des  agita- 
tions de  cette  vie,  à  laquelle  ont  manqué  le  silence  et  l'ombre,  de  ce 
long  combat  rendu  plus  âpre  par  d'inutiles  sarcasmes,  il  restera,  dans 
les  musées  et  dans  les  collections  particulières,  des  témoins  d'une  élo- 
quence bien  inégale,  respectables  souvent,  intéressants  toujours.  Pour 
ceux  qui  ont  suivi  Courbet  depuis  ses  premières  manifestations,  les  vic- 
toires et  les  défaillances  de  son  talent  n'ont  pas  cessé  d'être  une  sur- 
prise. Il  a  souvent  découragé  les  plus  robustes  sympathies.  Ce  théoricien, 
qui  faisait  étalage  de  ses  doctrines  et  qui  oubliait  si  bien  de  les  appli- 
quer, paraissait  avoir  l'inébranlable  solidité  d'un  roc  :  il  eut  parfois  l'in- 
consistance fuyante  du  nuage.  «  Nature  molle,  »  a  dit  un  juge  qui  l'a 
bien  connu,  Théophile  Silvestre. 

Il  savait  pourtant  son  métier  de  peintre,  et  il  a  montré  dans  certains 
morceaux  une  rare  fermeté  d'exécution  avec  des  finesses  exquises.  Dans 
la  silhouette  d'une  figure,  il  n'a  jamais  eu  le  mouvement,  mais  il  a,  par 
de  grandes  souplesses  de  modelé,  exprimé  un  des  aspects  de  la  vie  phy- 
sique. L'homme  intérieur  le  touchait  peu,  et  il  est  étrange  qu'un  artiste 
qui  a  vécu  dans  le  voisinage  des  philosophes,  et  qui  volontiers  se  croyait 
membre  de  la  grande  association  de  ceux  qui  pensent,  se  soit  presque 
toujours  contenté  des  dehors  et  des  surfaces.  Aussi  ne  fut-il  point  por- 
traitiste, dans  le  sens  véritable  du  mot;  traducteur  insuffisant  de  la  phy- 
sionomie et  du  visage,  il  n'a  jamais  pénétré  jusqu'au  caractère,  il  n'a 
pas  eu  le  secret  de  la  personnalité  morale.  Courbet  a  été,  beaucoup  plus 
qu'on  ne  le  croit,  un  peintre  de  nature  morte. 

Muni  d'un  outillage  aussi  imparfait,  pouvait-il  donner  une  âme  au 
paysage?  A  priori,  on  a  le  droit  d'en  douter  un  peu.  Comment  celui  qui 
reste  étranger  aux  souffrances,  aux  aspirations  du  cœur  de  l'homme, 
pourra-t-il  comprendre  la  chanson  mystérieuse  des  grands  bois,  les  élo- 
quences muettes  de  l'horizon,  les  lamentations  de  la  mer  désespérée? 
Dans  la  réalité  des  faits,  Courbet  n'appartenait  que  de  bien  loin  à  la 
famille  poétique  des  Rousseau,  des  Corot,  des  Millet,  des  Daubigny.  Il 
a  sans  doute  aimé  la  nature,  à  cause  des  belles  colorations  dont  elle 
se  pare  et  de  ses  harmonies  calmantes,  mais  il  n'a  pas  été  l'amoureux 
toujours  troublé,  l'adorateur  infatigable  qui  s'enivre  des  parfums  incon- 


384  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

nus  et  qui  sent  passer  dans  la  brise  le  frisson  des  choses  sacrées.  Il  s'est 
montré  paysagiste  pourtant,  et  ce  serait  restreindre  injustement  sa  part 
de  gloire,  que  de  venir,  après  les  preuves  de  force  qu'il  a  données,  con- 
tester la  puissance  optique  de  quelques-unes  des  images  qu'il  a  fixées  sur 
la  toile.  Notre  pensée  sur  ce  point  a  pu  transparaître,  un  peu  flottante,  dans 
les  pages  qui  précèdent  :  nous  la  précisons  en  achevant  ce  long  travail.  Ce 
qu'il  y  a  de  meilleur  dans  l'œuvre  de  Courbet,  ce  sont  ses  paysages,  ses 
vallons  verts  de  la  Franche-Comté,  ses  roches  tapissées  de  mousses  grises, 
ses  intérieurs  de  bois  où  coulent  des  sources  cachées,  et  surtout  ses  blonds 
rivages  de  la  Méditerranée  ou  de  l'Océan,  où  l'on  voit  au  milieu  des  rou- 
geoiements de  l'incendie,  descendre  lentement  le  soleil  dans  l'infini  de  la 
mer  étincelante.  Ici  le  maître  se  retrouve.  Le  grand  spectacle  a  créé  le 
grand  témoin. 

Courbet  a  trop  parlé,  il  a  trop  écrit.  Il  a  eu  des  intempérances  de 
plume  et  de  langage  qui  lui  ont  été  fatales.  Esprit  fragile  et  désarmé 
contre  l'erreur,  il  a  sombré  dans  un  jour  d'orage.  On  nous  dit  que  le 
moment  de  juger  l'homme  n'est  pas  venu  ;  que  les  mérites  ou  les  défail- 
lances de  l'artiste  sont  seuls  dans  les  possibilités  de  nos  compétences 
actuelles.  C'est  vrai,  et  cette  justice  nous  sera  rendue  que  nous  avons 
essayé  de  glisser  légèrement  sur  les  points  douloureux.  Mais  il  se  trouve 
qu'un  artiste  est  un  peu  mieux  qu'une  mécanique,  et  que,  si  inconscient 
qu'il  soit,  son  œuvre  est  la  résultante  de  ses  idées.  Or  ce  sont  les  idées  de 
Courbet  sur  la  question  d'art  qui  éveillent  en  nous  d'inévitables  révoltes. 
Il  est  bon  d'être  tolérant  :  il  est  mauvais  de  souscrire  à  l'absurde.  Courbet 
a  parlé  à  tort  et  à  travers  de  très  grandes  choses  qu'il  n'entendait  point. 
Il  ne  s'est  pas  aperçu  qu'il  tirait  sur  ses  troupes  ;  il  n'a  pas  eu,  en  matière 
de  maladresse,  la  sobriété  qui  convient.  Le  jour  où  il  est  venu  dire  au 
congrès  d'Anvers  que  l'élimination  de  l'idéal  est  la  formule  essentielle 
de  l'art  moderne,  il  nous  a  blessé  au  cœur.  Maintenons  fermement  notre 
droit  :  restons  libres.  Il  n'est  pas  décent  de  prétendre  que  la  poésie  est 
une  intrigante.  Courbet  a  eu  du  talent;  son  œuvre  importe  à  l'histoire  de 
l'école;  mais  la  sympathie  s'arrête,  hésitante  et  comme  froissée,  devant 
un  peintre  assez  ignorant  des  exigences  de  l'âme  humaine  pour  avoir 
entrepris  de  décréter  la  suppression  du  rêve. 

PAL'L  HANTZ. 


EXPOSITION    UNIVERSELLE. 


LE    JAPON    A    PARIS 


1. 


Il  n'est  pas  de  jour  depuis  dix  ans  que 
nous  ne  rencontrions  dans  nos  grands  quar- 
tiers, sur  les  boulevards,  au  tliéâtre,  de 
jeunes  hommes  dont  l'aspect  à  première  vue 
nous  surprend  toujours.  Ils  portent  avec 
aisance  le  chapeau  de  haute  forme  ou  le 
petit  chapeau  de  feutre  rond  (qui  affecte  plus 
de  désinvolture)  coiffé  sur  des  cheveux  noirs, 
fins  et  lustrés,  à  longue  raie  dorsale,  la  re- 
dingote de  drap  correctement  boutonnée,  le 
pantalon  gris  clair,  la  chaussure  fine  et  la  cravate  de  couleur  foncée 
flottant  sur  le  linge  soigné.  Si  le  bijou  en  forme  de  passant  coulant  qui 
fixe  cette  cravate  n'était  trop  voyant,  le  pantalon  trop  évasé  sur  le  cou- 
de-pied, la  bottine  trop  luisante,  la  canne  trop  légère,  —  ces  nuances 
trahissent  l'homme  qui  subit  le  goût  de  ses  fournisseurs  au  lieu  de  leur 
imposer  le  sien,  —  à  la  tenue,  à  l'allure  facile  on  les  prendrait  pour  des 
Parisiens.  Vous  vous  croisez  sur  l'asphalte,  vous  les  regardez  :  le  teint  est 
légèrement  bronzé,  la  barbe  rare;  quelques-uns  ont  adopté  la  mous- 
tache et  la  mouche  transparentes  comme  un  lavis  d'encre  de  Chine, 
d'autres  les  favoris  à  la  cuirassière,  arrêtés  au  ras  de  l'oreille  ;  la  bouche 
est  large,  conformée  pour  s'ouvrir  carrément,  à  la  façon  des  masques 
de  la  comédie  grecque  ;  les  pommettes  s'arrondissent  et  font  saillie  sur 
l'ovale  du  visage;  l'angle  externe  des  yeux  petits,  bridés,  mais  noirs  et 
vifs,  au  regard  aigu,  se  relève  vers  les  tempes.  Ce  sont  des  Japonais. 
Depuis  l'Exposition  universelle  de  1867  et  plus  encore  depuis  1871, 

XVIII.    —  2'    PKIIIODK.  49 


386  GAZETTE  DES  BEAUX-AllTS. 

ces  jeunes  gens,  dont  le  nombre  va  croissant  chaque  année,  circulent 
ainsi  familièrement  dans  Paris,  se  soumettant  à  nos  coutumes,  à  nos 
mœurs,  à  notre  langue,  à  nos  chiffres  arabes  avec  une  souplesse  faite 
pour  étonner.  En  1867,  tant  ce  besoin  d'assimilation  était  pressant,  on 
en  voyait  déjà  qui,  abandonnant  le  sayon  bleu-noir  et  la  petite  calotte 
hémisphérique,  avaient  i*evêtu  de  bizarres  «  confections  »  parisiennes  ; 
ils  conservaient  les  cheveux  retroussés  et  la  petite  natte  tordue  au 
sommet  de  la  tête,  rassemblée  sous  la  coiffure  ;  ils  continuaient,  selon 
leur  usage  national,  à  se  moucher  dans  de  petits  carrés  de  papier;  en 
fait  de  langues  européennes,  ne  disaient  que  quelques  mots  d'anglais; 
ils  n'écrivaient  et  ne  calculaient  qu'au  pinceau  en  caractères  japonais. 
Aujourd'hui  l'assimilation  est  à  peu  près  achevée.  Elle  s'est  accomplie 
rapidement  en  vertu  des  aptitudes  générales  de  la  race  et  des  spéciales 
facilités  de  la  jeunesse.  Il  est  à  noter,  en  effet,  que  tous  les  Japonais  de 
Paris  sont  jeunes.  Après  être  resté  si  longtemps  fermé  aux  étrangers  — 
de  1587  à  1854  et  même  1859,  —  maintenant  qu'il  nous  a  entr'ouvert 
ses  portes,  le  Japon,  peuple  d'initiative  et  d'action,  curieux,  en  quête 
de  progrès,  envahit  l'Occident.  Il  nous  envoie  d'intelligentes  généra- 
tions qui  étudient  nos  sciences,  notre  industrie,  et  les  appliquent;  on 
annonçait  récemment  l'arrivée  à  Marseille  du  premier  navire  de  guerre 
à  vapeur  construit  par  des  ingénieurs  japonais.  Ce  n'est  qu'un  échange, 
quoique  le  fait  puisse  paraître  singulier  de  la  part  d'une  nation  comme 
la  France,  habituée  à  la  flatterie  des  discours  officiels.  Le  Japon  nous 
emprunte  nos  arts  mécaniques,  notre  art  militaire,  nos  sciences,  nous 
lui  prenons  ses  arts  décoratifs. 

Si  le  moins  du  monde  on  se  piquait  de  pédantisme,  on  pourrait 
écrire  un  mémoire  solennel  sous  ce  titre  :  De  l'influence  des  arts  du 
Japon  sur  l'art  et  l'industrie  de  la  France.  Cette  influence  qui  est  con- 
sidérable, manifeste,  avouée  et  même  proclamée  avec  une  certaine 
ostentation  dans  nos  industries  du  bronze,  du  papier  peint,  de  la  céra- 
mique, pour  ne  citer  que  les  principales,  s'est  exercée  d'une,  façon 
latente,  plus  voilée,  mais  non  moins  effective  sur  le  talent  de  certains 
peintres  en  possession  de  la  faveur  publique.  C'est  par  nos  peintres  en 
réalité  que  le  goût  de  l'art  japonais  a  pris  racine  à  Paris,  s'est  com- 
muniqué aux  amateurs,  aux  gens  du  monde  et  par  suite  imposé  aux 
industries  d'art.  C'est  un  peintre  qui,  flânant  chez  un  marchand  de  ces 
curiosités  venues  de  l'extrême  Orient,  —  que  l'on  confondait  alors 
indistinctement  sous  le  nom  commun  de  chinoiseries,  —  découvrit  dans 
un  récent  arrivage  du  Havre  des  feuilles  peintes  et  des  feuilles  imprimées 
en  couleur,  des  albums  de  croquis  au  trait  rehaussés  de  teintes  plates  dont 


LE  JAPON  A  PARIS.  387 

le  caractère  esthétique  —  et  par  la  coloration  et  par  le  dessin  —  tranchait 
nettement  avec  le  caractère  des  objets  chinois.  Cela  se  passait  en  1862. 
Est-ce  M.  Alfred  Stevens,  le  peintre  des  élégances  parisiennes,  ou 
M.  Whistler,  cet  autre  peintre  de  la  vie  moderne  dont  le  tableau ,  La 
Femme  en  blanc,  repoussé  par  le  jury  de  l'Exposition,  en  1863,  et  exposé 
au  Salon  des  Refusés,  fut  à  juste  titre  si  remarqué  ;  serait-ce  notre  Diaz, 
ou  l'Espagnol  Forluny,  ou  bien  Alphonse  Legros  devenu  Anglais,  qui 
eut  ce  premier  bonheur  de  main,  cette  pénétration  du  regard  de  décou- 
vrir dans  les  confusions  de  la  Chine  morte  les  clartés  du  Japon  vivant?  Si 
ce  n'est  celui-ci,  c'est  tel  autre  des  artistes  que  je  viens  de  nommer. 

L'enthousiasme  gagna  tous  les  ateliers  avec  la  rapidité  d'une  flamme 
courant  sur  une  piste  de  poudre.  On  ne  pouvait  se  lasser  d'admirer 
.  l'imprévu  des  compositions,  la  science  de  la  forme,  la  richesse  du  ton, 
l'originalité  de  l'elTet  pittoresque,  en  même  temps  que  la  simplicité  des 
moyens  employés  pour  obtenir  de  tels  résultats.  On  enleva  toute  la 
collection  à  des  prix  relativement  élevés.  Ces  feuilles  en  couleur,  qui  se 
débitent  aujourd'hui  par  milliers  dans  tous  les  grands  bazars  du  chiiTon 
au  prix  moyen  de  dix  centimes,  coûtaient  alors  de  deux  à  quatre  et 
cinq  francs.  On  se  tint  au  courant  des  arrivages  nouveaux.  Ivoires 
anciens,  émaux  cloisonnés,  faïences  et  porcelaines,  bronzes,  laques,  bois 
sculptés,  étoffes  brochées,  satins  brodés,  albums,  livres  à  gravures, 
joujoux  ne  firent  plus  que  traverser  la  boutique  du  marchand  pour 
entrer  aussitôt  dans  les  ateliers  d' artistes  et  dans  les  cabinets  des  gens 
de  lettres.  Il  s'est  formé  ainsi  depuis  cette  date  déjà  lointaine  jusqu'au 
moment  présent  de  belles  et  rapides  collections  entre  les  mains  de 
M.  Villot,  l'ancien  conservateur  des  peintures  au  Louvre,  des  peintres 
Manet,  James  Tissot,  Fantin-la-Tour,  Alphonse  Hirsch,  Degas,  Carolus 
Duran,  Monet,  des  graveurs  Bracquemond  et  Jules  Jacquemart,  de  M.  Selon 
de  la  manufacture  de  Sèvres,  des  écrivains  Edmond  et  Jules  de  Concourt, 
Champfleury,  Philippe  Burty,  Zola,  de  l'éditeur  Charpentier,  des  indus- 
triels Barbedienne,  Christofle,  Bouilhet,  Falize;  des  voyageurs  Cernuschi, 
Duret,  Emile  Guimet,  F.  Regamey.  Le  mouvement  étant  donné,  la  foule 
des  amateurs  suit. 

En  1867  l'Exposition  universelle  acheva  de  mettre  le  Japon  à  la 
mode.  Peu  de  temps  après  un  petit  groupe  d'artistes  et  de  critiques 
fondait  à  Sèvres  le  diner  mensuel  de  la  Société  japonaise  du  Jinglar. 
L'on  n'y  mangeait  pas  avec  des  bâtonnets  et  l'on  n'y  buvait  d'autre  bois- 
son que  le  saki  national  comme  en  témoigne  le  titre  même  de  la  société, 
le  Jinglar  étant  le  nom  familier  donné  à  un  petit  vin  de  pays  que  Zacharie 
Astruc  célébra  en  un  sonnet  accompagné  de  charmantes  illustrations  à 


38*  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

l'aquarelle:  «  Salut,  vin  des  mystérieux!  ».  Chacun  des  membres  reçut 
un  spirituel  brevet  gravé  à  l'eau-forte  et  enluminé  par  M.  Solon,  l'élé- 
gant décorateur  qui  signe  Miles  des  porcelaines  recherchées  par  tous  les 
amateurs  de  céramique  moderne.  M.  Bracquemond,  vers  le  même  temps 
composait  pour  un  fabricant  homme  de  goût  tout  un  service  de  table 
en  faïence  émaillée  et  peinte  dans  le  genre  rustique.  Il  va  de  soi  que  le 
service,  le  brevet  et  les  illustrations  du  sonnet  affectaient  le  style  japo- 
nais. Mais  ces  premiers  japonisants  l'avaient  très  intelligemment  adapté 
sans  le  copier  aux  éléments  de  la  flore  et  de  la  faune  françaises.  Ce 
dernier  point  est  important  à  noter  tout  de  suite,  nous  aurons  besoin 
d'y  revenir.  L'auteur  du  sonnet  du  Jinglar,  M.  Zacharie  Astruc,  tour  à 
tour  poète,  peintre,  sculpteur,  ouvrait  le  feu  dans  la  presse  par  une 
série  d'articles  sur  YE?tipire  du  Soleil  levant  publiés  par  YÉteiulard, 
en  1866.  Il  avait  déjà  dans  son  portefeuille  d'où  elle  n'est  sortie  que 
pour  être  lue  et  admirée  par  de  nombreux  amis,  une  féerie  japonaise, 
h'Ile  de  la  demoiselle  qui  n'est  jamais  arrivée  au  théâtre.  Telle  est  la 
fortune  des  précurseurs.  Nous  même  au  Constitulionnel  nous  suivions, 
et  peu  après  nous  parlions  de  V Art  japonais  devant  le  public  d'artistes, 
qui  assistait  aux  conférences  de  l'Union  centrale  des  beaux-arts  appli- 
qués à  l'industrie.  La  librairie  Hachette  éditait  successivement  plusieurs 
relations  de  voyages  au  Japon  et  en  dernier  lieu  le  magnifique  ouvrage 
de  M.  A.  Humbert.  Depuis,  c'est  M.  Regamey  qui  multiplie  aquarelles, 
dessins  et  croquis  à  toutes  les  pages  des  Promenades  japonaises  de 
M.  Guimet;  c'est  un  fin  humoriste,  M.  Ernest  d'Herviliy  qui  donne  au 
théâtre  sa  jolie  fantaisie  japonaise,  La  belle  Sainara,  qiie  M.  Lemerre 
devrait  faire  imprimer  dans  le  mode  des  livres  orientaux,  paginer  de 
droite  à  gauche  sous  une  couverture  jaune  dessinée  par  Bracquemond, 
Solon  ou  Régamey.  Pour  le  prochain  hiver  on  annonce  à  l'Opéra  un  ballet 
japonais.  Pendant  quelques  saisons  la  toilette  des  femmes  s'est  inspirée  de 
celle  des  Japonaises,  elle  en  conserve  encore  quelques  façons.  Nous  avons 
vu  en  très  peu  de  jours  tous  les  envois  de  la  section  japonaise  au  Champ 
de  Mars  enlevés  par  nos  collectionneurs  à  des  prix  d'une  cherté  fabu- 
leuse. Ce  n'est  plus  une  mode,  c'est  de  l'engouement,'  c'est  de  la  folie. 
Cette  folie  est  en  grande  partie  justifiée  par  la  magnificence  décora- 
tive des  objets  exposés.  Parcourons-la  donc  cette  exposition. 

H. 

Sur  la  pente  occidentale  du  Trocadéro,  —  auprès  de  cette  misérable 
foire  où  toute  la  turquerie  de  contrebande  bruit  et  glapit  à  qui  mieux 


LE  JAPON   A  PARIS. 


389 


mieux,  multipliant  sous  les  yeux  de  la  badauderie  des  deux  mondes  les 
mystifications  de  la  petite  fabrique  parisienne  :  confiseries  nauséabondes, 
parfumeries  de  mauvais  lieu,  bijoux  de  pacotille,  dont  ne  voudrait  pas 


GRAVURE     TIREE      D    UN      ALBUM      JAPONAIS. 


(Collection  de  M.  Ph.  Burly.) 


aujourd'hui  un  chef  de  tribu  nègre,  cuivres  estampés  et  peints  sans 
mystère  par  des  mains  françaises  dans  la  galerie  du  travail  à  l'École 
militaire  pour  être  vendus  de  l'autre  côté  du  pont  d'Iéna  par  des  mains 
orientalisées  au  jus  de  réglisse,  étoffes  rayées  de  couleurs  hurlantes 
achetées  rue  du  Sentier,  porte-monnaie  soutachés  à  la  mécanique  par 


390  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS, 

des  Batignollaises,  souvenirs  de  Jérusalem  venus  de  la  rue  Notre-Dame- 
de-Nazareth,  croix  et  chapelets  présentés  sous  les  auspices  du  croissant 
et  sculptés  en  cèdre  qui  se  réclame  du  Liban  quand  il  n'est  que  de 
banlieue,  —  à  deux  pas  du  charivari  des  gens  coilTés  du  fez,  une  clôture 
de  bambous  ferme  l'enceinte  réservée  à  l'une  des  trois  expositions  de 
l'empire  du  soleil  levant.  Celle  oîi  nous  entrons,  c'est  la  ferme,  une 
miniature  de  ferme  japonaise. 

La  tourbe  n'y  séjourne  pas,  les  abords  en  sont  discrets,  simplement 
hospitaliers,  sans  bruit  de  place  publique,  sans  rondement  de  peau 
d'âne,  sans  vibration  de  cordes  grattées,  sans  éclats  de  cris  gutturaux. 
On  y  pénètre  par  une  barrière  que  supportent  des  pilastres  en  bois  plein 
oii  s'épanouissent  des  pivoines  et  des  tiges  d'iris  sculptées;  sur  les  van- 
taux de  la  barrière  courent  deux  frises  de  fleurs  ciselées  à  jour  comme 
une  pièce  d'orfèvrerie  et  couronnées  en  guise  de  fronton  par  un  adorable 
petit  coq  et  sa  poule  qui  sont  un  chef-d'œuvre  de  sculpture  en  bois. 
Silencieux,  attentifs  sans  en  faire  montre,  souriants  à  leur  pensée  inté- 
rieure, qui  leur  montre  de  hautes  piles  de  grandes  pièces  d'or  monnayé 
dans  une  belle  forme  oblongue,  l'œil  mi-clos,  l'esprit  ouvert,  les  maîtres 
du  lieu  ne  sollicitent  pas  le  visiteur.  A  son  intention,  ils  ont  disposé  çà  et 
là  de  petits  pliants,  des  sièges  de  bambou  et  de  larges  parasols  en 
papier  peint  oii  l'ombre  et  le  repos  s'offrent  d'eux-mêmes;  l'ombre 
et  le  repos  sont  d'heureuse  rencontre  sur  ces  déclivités  du  Trocadéro, 
en  ces  chemins  montants,  sablonneux,  malaisés,  comme  celui  de  la 
fable,  et  de  tous  les  côtés  au  soleil  exposés. 

11  n'y  a  point  d'œuvres  d'art  à  voir  ici,  rien  de  plus,  en  tout  cas  que 
ces  menus  objets  amenés  à  profusion  par  les  plus  récents  exportateurs 
sur  le  marché  de  Paris  ;  mais  nous  avons  à  y  prendre  sur  le  fait  et  sur  le 
vif  les  éléments  de  l'œuvre  d'art  décorative,  je  veux  dire  le  caractère 
des  formes  naturelles  et  le  goût  de  la  race.  Eh  bien,  les  artistes  japonais 
sont  beaucoup  moins  fantaisistes  qu'on  ne  serait  porté  à  le  croire  si  on 
les  jugeait  seulement  d'après  l'apparence  capricieuse  de  leur  dessin. 
Ces  fusées  de  trait,  ces  longues  courbes,  ces  saillies  subites  brusque- 
ment suivies  de  subites  retraites  du  pinceau,  ces  contournements  qui 
semblent  de  pure  invention  ou  tout  au  moins  affectés,  ces  grossissements 
de  tel  ou  tel  organe  ou  ses  rapetissements  dans  l'animal  et  dans  la 
plante,  il  est  clair  désormais,  d'après  les  quelques  spécimens  réunis 
à  la  ferme  que  c'est  la  .nature  en  réalité  qui  leur  en  fournit  les 
modèles.  Cela  est  précieux  à  constater.  Quant  au  goiit  de  la  race 
il  se  confirme  en  dehors  de  l'art,  tel  que  l'art  nous  l'avait  révélé; 
pratique  avant  tout,  allant  droit  à  l'utile,  mais  aux  formes  de  l'utile 


LE  JAPON  A  PARIS,  391 

ajoutant  spontanément,  comme  d'intuition,  la  parure  d'une  imagination 
ingénieuse,  enjouée,  riciie  en  surprises  et  de  belle  humeur.  Le  joli  et 
doux  jardin  1  On  s'y  promène  à  petits  pas  retrouvant  en  toutes  choses, 
dans  la  disposition  des  pieds  d'orge  en  culture,  des  rizières,  des  oasis  de 
bambous  verdoyants,  dans  l'architecture  d'un  hangar,  d'une  fontaine, 
d'une  cage  à  poules,  dans  un  jouet  d'enfant,  la  même  recherche  des 
ajustages  simples  et  rares,  précis  et  curieux,  le  même  génie  industrieux 
et  charmant,  le  même  soin,  la  même  patience,  le  même  souci  de  per- 
fection. Évidemment  le  temps  ne  coûte  pas  à  ce  peuple,  il  n'envisage 
que  le  résultat  et  le  veut  excellent;  je  doute  qu'il  se  rencontre  dans  ses 
dictionnaires  l'équivalent  de  notre  mot  bâcler,  s'il  se  familiarisait  jamais 
avec  nos  langues  classiques,  il  pourrait,  car  il  y  a  tous  les  titres,  s'ap- 
proprier la  belle  devise  latine  :  Age  quod  agis!  Bien  faire  ce  que  l'on 
fait. 

Il  serait  tout  à  fait  injuste  de  dénier  à  l'Occident  l'amour  des  choses 
parfaites.  Mais  il  s'y  exerce  de  préférence  dans  les  arts  qui  reposent  sur 
les  sciences  mathématiques.  Au  moins  est-ce  là  que  ses  applications 
aujourd'hui. nous  frappent  le  plus  vivement,  dans  les  audaces  de  con- 
struction des  ponts  et  chaussées,  et  surtout  dans  les  admirables  combi- 
naisons des  moyens  mécaniques  par  lesquels  l'homme  s'est  asservi  les 
forces  naturelles  et  a  domestiqué  les  éléments  comme  l'eau,  l'air  et  le 
feu.  A  ce  point  de  vue  le  Japon  en  est  encore  à  balbutier  le  rudiment,  il 
s'est  mis  à  notre  école.  Nous  pouvons  nous  mettre  à  la  sienne  pour 
tout  ce  qui  touche  aux  arts  décoratifs.  Et  déjà  nous  y  sommes,  je  l'ai 
dit,  mais  nous  nous  y  prenons  mal,  nous  ne  comprenons  pas  l'enseigne- 
ment qu'il  nous  donne  et  qui  pourtant  est  si  clair.  Je  ne  veux  nommer 
personne  ici,  mais  quand  nous  parcourons  dans  la  section  française  les 
expositions  de  nos  fabricants  les  plus  renommés,  nous  ne  pouvons  nous 
défendre  d'un  certain  découragement  et  même  de  quelque  humiliation 
en  voyant  qu'on  nous  présente  comme  des  témoignages  de  progrès  tant 
et  de  si  pauvres  pastiches  de  l'art  japonais.  Lorsqu'il  y  a  dix  ans  nous 
recommandions  aux  artistes  industriels  français  d'étudier  le  Japon,  nous 
ne  voulions  pas  croire  que  seulement  ils  trébucheraient  aux  ornières  de 
l'imitation  plate.  Nous  ne  les  leur  signalions  que  par  acquit  de  conscience. 
Ils  s'y  sont  enfoncés.  Gomment  alors  se  serait-on  méfié?  Le  premier 
exemple  donné,  le  service  de  M.  Bracquemond  était  un  modèle  parfait 
de  ce  qui  peut  être  obtenu  par  l'intelligente  interprétation  d'un  style 
déterminé.  Ce  vaillant  artiste  avait  tout  simplement  choisi  parmi  nos 
plantes  potagères  et  nos  animaux  de  basse-cour  les  éléments  de  sa  déco- 
ration. Tout  ce  qu'il  avait  emprunté  aux  artistes  japonais,  c'est  une 


392  GAZETTE  DES  BEALX-AKTS. 

liberté  de  disposition  des  motifs  plus  grande  que  de  coutume  dans  le 
décor  français,  c'est-à-dire  le  déplacement  arbitraire  des  centres,  la 
rupture  de  l'équilibre  et  de  la  pondération  des  masses,  l'usage  absolu 
de  ce  que  j'ai  nommé  la  dyssymétrie,  la  façon  intelligente  de  jeter  en 
un  point  quelconque  du  cercle,  puisqu'il  s'agit  d'assiettes,  et  en  dehors 
des  divisions  géométriques  un  ornement  isolé,  le  pétale  d'une  fleur,  un 
insecte,  une  grande  tache  pittoresque  même,  une  botte  de  légumes,  un 
canard,  un  dindon,  un  crapaud.  Il  leur  empruntait  aussi  leur  façon  de 
modelé  sommaire,  en  teintes  plates,  qui  donne  l'idée  de  l'objet  sans 
viser  au  trompe-l'œil  ;  puis  leur  mode  d'accentuation  dans  le  dessin  qui 
consiste  à  fortement  accuser,  même  au  prix  d'une  exagération,  le  carac- 
tère essentiel  de  la  forme.  Tout  cela  était  légitime,  logique,  intelligent, 
d'un  art  piquant,  par  un  vif  attrait  d'originalité  de  bon  aloi.  La  person- 
nalité de  l'artiste  n'avait  pas  abdiqué  au  profit  des  paresses  empiriques 
de  l'imitation.  On  avait  rencontré  au  Japon  un  nouveau  principe  d'art 
décoratif,  on  l'appliquait  librement  en  l'étendant  et  l'appropriant  à  nos 
coutumes,  à  nos  usages^  à  notre  milieu  de  nature.  L'exemple  était  pré- 
cieux, les  dessinateurs  de  fabrique  se  sont  bien  gardés  de  le  suivre.  Ils 
ont  tout  pris  à  l'art  japonais  :  compositions,  dessins,  couleur  ;  ils  ont 
fouillé  ses.  albums  de  croquis  pour  les  décalquer  et  en  reporter  les 
motifs  sur  leurs  bronzes  et  leurs  faïences;  ils  ont  copié  servilement 
jusqu'aux  figures,  copié  les  types,  copié  les  costumes,  copié  les  atti- 
tudes, copié  les  tons  de  palette,  copié  même  les  réseaux  de  fond  des 
émaux.  Et  toutes  ces  copies  se  prennent  sur  des  modèles  usés  depuis 
longtemps  au  pays  d'origine  et  dès  lors  renouvelés. 

Notre  progrès  se  réduit  donc  à  nous  mettre  à  la  remorque  d'une 
formule  étrangère.  C'est  piteux.  Si  encore,  en  ce  champ  étroit  de  la 
reproduction  littérale,  nos  fabricants  luttaient  de  richesse,  de  goût  et  de 
perfection  avec  les  Japonais,  pour  médiocre  que  soit  la  consolation,  nous 
en  tiendrions  compte.  Mais  nous  ne  pouvons  même  pas  dire  qu'il  en  soit 
ainsi.  Comparons  les  bronzes  par  exemple.  Ici  les  prétentieux  et  indi- 
gents pastiches  sont  à  la  fois  plus  réguliers  et  plus  maladroits  :  plus 
réguliers,  comme  dans  ces  réseaux  de  cloisonnés  que  je  citais  tout  à 
l'heure,  qui  sont  tracés  avec  une  correction  géométrique  infaillible  tra- 
hissant l'insensibilité  de  la  machine;  —  plus  maladroits  dans  le  travail 
de  l'incrustation  des  métaux  sur  métaux,  qui  est  opérée  sans  netteté,  et 
conserve  aux  contours  des  traces  de  bavochure  ;  —  indigent  et  préten- 
tieux par  l'aspect  ciré,  luisant,  verni,  battant  neuf  des  alliages  composés 
à  un  titre  unique  et  au  plus  pauvre.  Rencontrerons-nous  dans  nos 
bronzes  rien  de  comparable  au  shakoudô  et  au  sibouïtsi  du  Japon,  ces 


LE  JAPON  A  PARIS. 


393 


admirables  métaux  formés  par  l'alliage  du  bronze,  ici  avec  l'argent,  là 
avec  l'or?  Nullement.    Sur   ce  terrain  même   de  la  somptuosité   des 


GKAVUKK     TIUÉB      d'uN      ALBUM     JAPONAIS. 

(CoUectioa  da  M.  Ph.  Burty.) 


matières,  Paris  est  battu  par  Kioto.  Ferons-nous  donc  toujours  du  châle 
Terneaux  en  croyant  faire  du  châle  de  l'Inde'  ! 

Je  n'insiste  pas  davantage  sur  la  qualité  de  la  matière  employée, 

4 .  La  comparaison  pèche  en  un  point  capital  :  dans  l'industrie  du  chàlo,  le  Terneaux 
coûte  dix  fois  moins  que  le  cachemire  authentique;  dans  l'iaduslrie  du  bronzele  Ter- 
neaux coûte  aussi  cher  que  le  Japon. 

XVIII.  — 2°    PÉRIODE.  60 


394  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

question  qui  a  bien  son  importance  pourtant,  et  plus  grande  que  nos  fabri- 
cants ne  paraissent  le  croire  quand  il  s'agit  de  l'œuvre  d'art,  car  aucun 
élément  ne  saurait  être  impunément  négligé  si  l'on  veut  le  conduire  à  la 
beauté  parfaite.  Mais  comment  songerait-on  à  de  tels  achèvements,  lors- 
qu'on est  encore  engagé  dans  les  servitudes  de  l'imitation.  On  nous 
dirait  en  vain  que  l'intérêt  commercial  a  dû  primer  l'intérêt  esthétique, 
que  l'on  a  cédé  à  l'engouement  du  public  pour  le  style  japonais,  que  les 
fabricants  subissent  plutôt  qu'ils  ne  dirigent  les  courants  de  l'opinion. 
Si  cela  était,  ils  en  seraient  les  mauvais  marchands.  Il  est  difficile  de 
supposer,  en  effut,  qu'après  l'Exposition,  oîi  l'on  aura  vu  l'art  original, 
les  amateurs  continuent  à  se  pourvoir  de  copies  inférieures,  étant  donné 
surtout  le  caractère  essentiellement  commerçant  des  Japonais,  qui  ne 
sont  pas  gens  à  perdre  le  bénéfice  de  leurs  succès. 


III. 


Ni  dans  le  passé  ni  dans  le  temps  présent  les  leçons  n'ont  fait  défaut 
à  nos  fabricants.  Pour  n'être  point  directes,  elles  n'en  étaient  pas  moins 
éloquentes.  Seulement  il  eût  fallu  les  voir  où  elles  étaient  et  les  com- 
prendre. Je  voudrais  tenter  de  leur  en  Indiquer  les  sources  et  d'éveiller 
leur  vigilance  à  l'avenir. 

Dans  tous  les  arts,  l'imitation  est  l'infaillible  entremetteuse  de  la 
mort.  C'est  l'imitation  qui  tue  les  écoles.  Parmi  les  artistes,  ceux-là 
seulement  demeurent  et  prennent  rang  auprès  de  la  postérité  qui  ont 
vivifié  leurs  œuvres  à  la  chaleur  et  à  l'émotion  de  leur  propre  indivi- 
dualité. Les  témoignages  abondent.  Que  subsiste-t-il  des  peintures  de  la 
basse  Flandre,  qui,  sous  le  nom  d'école  de  Cologne,  prolongea  les  pro- 
cédés primitifs  de  Memling  de  Bruges,  sans  avoir  hérité  de  son  génie? 
Rien.  —  Que  subsiste-t-il  de  l'école  bolonaise  des  Carrache  qui,  pendant 
plus  d'un  siècle,  imposa  sa  médiocrité  éclectique  à  l'égal  des  chefs- 
d'œuvre  de  la  Renaissance?  Rien.  On  en  conserve  les  restes  dans  les 
musées  qui  sont  des  dépôts  d'archives.  Mais  pas  un  amateur  sensible  ne 
s'y  arrête.  —  De  l'école  française  à  la  suite  de  David,  rien  non  plus  n'a 
subsisté  et  certes  ce  n'est  pas  la  science  qui  lui  manquait.  Le  fétichisme 
de  l'imitation  a  stérilisé  la  poésie  en  France,  pendant  près  de  deux 
siècles,  ce  qui  prouve  que  le  même  phénomène  se  renouvelle  dans  les 
ordres  de  productions  les  plus  différents.  De  tous  les  copistes  et  pla- 
giaires, de  tous  les  traînards  de  l'armée  de  l'intelligence,  le  temps  finit 
toujours  par  faire  justice  en  étendant  sur  eux  le  drap  lourd  de  l'oubli. 


LE  JAPON  A  PARIS.  395 

Encore  pour  la  peinture,  qui  occupe  les  avenues  olTicielles,  qui  est  pro- 
tégée, honorée  par  les  gouvernements,  y  faut-il  souvent  une  succession 
d'années,  parfois  des  espaces  séculaires.  Pour  les  arts  d'ornement,  qui 
relèvent  du  public,  le  dégoût  du  pastiche  est  beaucoup  plus  prompt  à  se 
manifester.  Même  à  ne  se  placer  qu'au  point  de  vue  étroit  de  la  spécu- 
lation, de  l'argent,  Vimitation  devient  rapidement  une  mauvaise  affaire. 
Toute  œuvre  dont  la  conception  ne  repose  pas  sur  un  principe  absolu 
d'originalité  peut  tromper  et  plaire  un  moment,  par  surprise;  mais 
accueillis  comme  une  mode,  de  tels  succès  ont  aussi  de  la  mode  son 
éphémère  durée. 

Seuls  pendant  des  siècles  à  occuper  l'étroit  goulot  par  où,  de  Naga- 
saki à  Décima,  le  Japon  communiquait  avec  le  reste  du  monde,  les 
Hollandais,  peuple  artiste,  ne  tombèrent  pas  dans  l'erreur  de  l'imitation. 
Recevant  la  première  révélation  des  merveilles  décoratives  d'un  peuple 
connu  d'eux  seuls,  inconnu  de  l'Occident,  quelles  facilités  pour  s'appro- 
prier, piller  et  plagier  cet  art,  ne  leur  off'rait  pas  une  situation  à  ce  point 
exceptionnelle!  Ils  ne  le  firent  point.  Il  y  eut  probité  réelle  à  s'abstenir 
et  non  dédain,  comme  on  pourrait  le  supposer,  si  nous  ne  savions  quelle 
fut,  au  contraire,  la  passion  des  anciens  collectionneurs  d'Amsterdam  et 
de  la  Haye  pour  les  objets  de  l'extrême  Orient.  Loin  d'en  méconnaître 
la  valeur  esthétique,  ils  la  comprirent  si  bien  qu'ils  s'en  inspirèrent 
très  ouvertement,  nous  le  voyons  aujourd'hui,  dans  la  décoration  de  leur 
propre  poterie.  La  faïence  de  Delft,  qui  a  le  don  de  passionner  encore 
les  amateurs  de  céramique,  n'est  sensiblement  qu'un  dérivé  de  la  faïence 
japonaise,  une  conversion  de  l'ornement  japonais  au  goût  général  du 
peuple  hollandais.  Aussi  dans  leur  sincérité,  l'ont-ils  singulièrement 
alourdi.  Ils  poussèrent  les  choses  à  l'extrême  en  faisant  fabriquer  au 
Japon  des  services  sans  nombre,  d'après  des  motifs  de  décor  fournis  par 
eux-mêmes,  créant  ainsi  une  céramique  bâtarde  comparable  à  ces  tissus 
de  l'Inde,  dont  avec  une  admirable  fatuité  nos  industriels  expédient  de 
Paris  dans  la  vallée  de  Kachemyr  les  modèles  dessinés  et  peints  ici  sous 
leurs  yeux.  C'est  une  présomptueuse  naïveté  qui  doit  exciter  d'iro- 
niques et  silencieux  sourires  dans  les  métiers  à  tisser  de  l'Orient.  L'adap- 
tation spontanée,  comme  dans  la  faïence  de  Delft,  était,  au  contraire, 
tout  à  fait  légitime.  L'ornement  qui,  au  pays  du  Soleil  levant,  affectait  la 
brillante  légèreté  d'une  flamme  de  bois  sec,  prit  aux  Pays-Bas,  il  est 
vrai,  l'épaisseur  d'un  feu  de  tourbe;  —  mais  qu'importe!  Le  fait  essen- 
tiel, c'est  que  sous  cette  forme  même  dont  l'origine  lui  est  étrangère, 
l'art  hollandais  est  encore  l'expression  fidèle  de  la  race  batave  et  la 
caractérise;  il  reste  national.  Nous  ne  demandons  pas  autre  chose  à  l'art 


3%  GAZETTE   DES   BEAUX-ARTS, 

décoratif  de  notre  pays,  lorsqu'il  s'abandonne  aux  séductions  des  arts 
orientaux. 

Il  n'est  pas  un  des  peintres  que  j'ai  nommés  plus  haut  et  qui  se  pas- 
sionnèrent pour  le  Japon,  qui  n'ait,  pendant  un  temps  au  moins,  subi 
son  influence  non  seulement  comme  amateurs,  je  dis  aussi  comme  pein- 
tres. Leur  étonnement,  leur  admiration,  leur  enchantement,  avaient  été 
trop  vifs  et  trop  profondément  ressentis  pour  qu'ils  pussent  s'y  sous- 
traire. Ils  ne  tentèrent  même  pas  d'y  résister.  Avec  intelligence  ils  surent 
diriger  l'action  qu'elle  devait  infailliblement  exercer  sur  leur  talent. 
Chacun  d'eux  s'assimila  de  l'art  japonais  les  qualités  qui  recelaient  les  affi- 
nités les  plus  voisines  avec  ses  propres  dons  :  M.  Alfred  Stevens,  certaines 
rares  délicatesses  de  ton;  M.  James  Tissot,  des  hardiesses  et  même  des 
étrangetés  de  composition  comme  en  ses  belles  Promenades  sur  la 
Tamise;  M.  Whistler,  ses  exquises  finesses  de  coloration;  M.  Manet, 
ses  franchises  de  taches  et  l'esprit  de  la  forme  curieuse  comme  en  ses 
eaux-fortes  pour  l'illustration  du  Corbeau  d'Edgar  Poë;  M.  Monet,  la 
sommaire  suppression  du  détail  au  profit  de  l'impression  d'ensemble; 
M.  Astruc  en  ses  aquarelles,  le  caprice  ingénieux  de  ses  premiers  plans; 
M.  Degas,  la  fantaisie  réaliste  de  ses  groupes,  l'effet  piquant  de  ses  dis- 
positions de  lumières  en  ses  étonnantes  scènes  de  cafés-concerts; 
M.  Michetti,  le  silhouettage  élégant  de  ses  figurines  sur  des  fonds  mono- 
chromes; tous  plus  de  lumière.  Et  tous  y  trouvèrent  une  confirmation 
plutôt  qu'une  inspiration  à  leurs  façons  personnelles  de  voir,  de  sentir, 
de  comprendre  et  d'interpréter  la  nature.  De  là  un  redoublement  d'ori- 
ginalité individuelle  au  lieu  d'une  lâche  soumission  à  l'art  japonais. 
Voilà  des  exemples  que  je  me  plais  à  citer,  parce  qu'ils  témoignent  heu- 
reusement du  parti  qu'avec  le  moindre  effort  d'intelligence  nos  artistes 
décorateurs  et  nos  fabricants  pourraient  tirer  des  révélations  des  arts 
étrangers  et  de  nos  propres  arts  dans  le  passé. 

N'est-il  pas  déplorable  notamment,  pour  citer  un  fait  entre  cent 
autres,  d'avoir  à  constater  l'immuable  routine  à  laquelle  se  condamnent 
nos  peintres  verriers  décorateurs  d'églises?  Sans  en  excepter  un,  ils 
s'immobilisent  dans  la  constante  reproduction  des  styles  anciens  du 
xin"  au  xvi""  siècle,  sans  risquer  la  plus  humble  tentative  pour  en  sortir. 
Je  consulte  l'un  d'eux,  praticien  de  premier  ordre,  qui  a  mis  des  ver- 
rières dans  les  cinq  parties  du  monde,  M.  Lorin  de  Chartres,  et  lui 
demande  les  raisons  de  cette  apathie  générale  de  la  verrerie  française: 
il  en  fait  remonter  la  responsabilité  aux  architectes  diocésains,  qui  impo- 
sent le  style  des  vitraux.  Si  encore  les  architectes  ne  faisaient  que  tenir 
rigoureusement  la  main  à  la  conformité  du  style  entre  l'édifice  et  les 


LE  JAPON   A  PARIS.  397 

vitraux  dans  les  monuments  anciens,  il  n'y  aurait  pas  lieu  de  protester, 
quoique  la  rigueur  ici  soit  excessive,  l'unité  de  style  étant  au  monde  ce 
qu'il  y  a  de  plus  rare  dans  ces  vieilles  cathédrales  que  nos  pères  mirent 
souvent  plusieurs  siècles  à  construire  et  où  chaque  siècle  a  laissé  l'em- 
preinte accusée  de  son  art.  Mais  c'est  pour  des  églises  toutes  neuves, 
construites  d'hier,  achevées  d'aujourd'hui,  que  l'architecte  commande 
des  vitraux  moyen  âge,  aux  figures  informes,  émaciées,  aux  têtes  en 
poire,  aux  pieds  en  pointe,  aux  gestes  raides  et  gauches.  Je  suis  loin  de 
nier  le  grand  caractère  de  ces  figures  dans  l'œuvre  naïve  de  nos  anciens 
verriers,  mais  je  considère  aussi  que  dans  l'œuvre  des  architectes  con- 
temporains de  telles  exigences  ne  sont  que  de  prétentieuses  niaiseries 
condamnables  autant  que  baroques.  Au  même  titre  nos  peintres  de 
sujets  religieux  devraient  décorer  les  chapelles  qu'on  leur  confie  dans  le 
style  de  Cimabue,  Giottoplus  humain  n'étant  lui-même  qu'un  décadent. 
C'est  absurde.  Aussi  est-il  arrivé  cette  chose  singulière  qui  confond  nos 
verriers,  c'est  que  la  faveur  publique,  dès  le  premier  jour  à  l'Exposition, 
s'est  attachée  aux  vitraux  anglais.  La  fabrication  anglaise  n'est  pas 
comparable  à  la  nôtre,  elle  ne  peut  parvenir  à  composer  de  grandes  pages 
qui  exigent  une  puissance  de  ton,  une  intensité  de  coloration  que  ses 
procédés  lui  interdisent;  elle  s'en  tient  à  une  sorte  de  monochromie 
rehaussée  de  tons  rabattus  qui  laissent  jouer  toutes  les  facettes  d'un 
verre  habilement  fabriqué  à  cette  intention,  et  qui  perdrait  ses  qualités 
brillantes,  chatoyantes  s'il  devait  subir  les  cuissons  successives  néces- 
saires à  la  réussite  des  tons  primitifs  et  francs.  Mais  on  a  été  séduit 
par  l'harmonie  facilement  obtenue  de  ces  vitraux  et  plus  encore  par 
l'affranchissement  des  étroites  subordinations  aux  styles  anciens  qui 
enchaînent  nos  verriers  français.  Les  Anglais,  bien  moins  forts  que  nous 
dans  la  fabrication  des  vitraux,  ont  paru  plus  artistes.  —  C'est  une  nou- 
velle leçon  donnée  à  l'industrie  décorative  de  notre  pays  où  je  ne  vois 
guère  que  nos  grands  céramistes  qui  aient  su  s'affranchir  sans  réserve 
de  l'imitation  tout  en  s'inspirant  ouvertement  du  Japon. 

ERNEST    CUESNEAU. 

(.La  suite  prochainement.) 


EXPOSITION    UNIVERSELLE 


LES  ECOLES  ETRANGERES  DE  PEINTURE 


(suite). 


L  ITALIE 


RÈs  épris  de  singularités  et  de  raffine- 
ments ;  curieux  par  delà  l'outrance  des 
virtuosités  de  l'exécution  ;  doué  au  sur- 
plus desplus  délicates  aptitudes  aux  habi- 
letés et  aux  prestesses  de  l'outil  et  porté, 
par  conséquent,  à  s'en  exagérer  le  mérite 
dans  le  rendu  de  la  forme,  ou  dans  l'ex- 
pression de  la  couleur,  l'art  italien,  dont 
le  réveil  date  encore  d'hier,  traverse  visi- 
blement une  période  d'hésitation,  d'in- 
certitude et  de  trouble. 
Mais,  tandis  que  cet  art  tâtonne,  s'interroge  et  cherche,  comme  à 
l'aventure,  à  débrouiller  son  avenir,  il  y  aurait,  ce  semble,  plus  que  de 
la  témérité  à  vouloir,  d'après  ses  envois  au  Champ  de  Mars,  formuler  des 
augures,  encore  moins  des  arrêts,  que  l'œuvre  de  demain  pourrait  si 
aisément  contredire. 

N'est-ce  donc  pas  déjà,  en  soi,  quelque  chose  d'étonnant  que  l'Italie, 
sollicitée  et  comme  opprimée  par  tant  d'imposantes  traditions,  ait  su  eu 
éviter  le  dangereux  écueil  et  rester  franchement  de  son  temps  ?  Plus 
judicieuse  et  moins  empressée  à  fulminer  ses  plus  sévères  pronostics, 

V  Gazelle  des  Beaux-Arts,  %'  période,  t.  XVIII,  p.  196, 


LES  ÉCOLKS  ÉTRANGÈRES  DE  PEINTURE.  399 

la  critique  eût  dû  lui  en  tenir  meilleur  compte  et  ne  pas  tant  se  hâter  de 
crier  à  la  perdition  et  à  l'anarchie. 

Comparer  l'Italie  vivante  à  l'Italie  du  passé,  écraser  le  présent  et  le 
condamner  à  l'impuissance,  à  l'avortemenl,  à  l'immobilité,  en  lui  oppo- 
sant sans  cesse  les  gloires  et  les  génies  d'autrefois,  ce  sont  là  des  pro- 
cédés de  discussion  dont  la  banalité  n'exclut  pas  l'injustice.  Il  faut  bien 
reconnaître,  au  surplus,  que  la  critique  n'éprouve  pas  toujours  pour 
l'emploi  du  lieu  commun  tout  le  discret  éloignement  dont  elle  devrait 
faire  état  dans  la  rédaction  de  ses  sentences.  Et  comme  il  est  heureux 
dès  lors  que  celles-ci  ne  demeurent  que  rarement  sans  appel  !  Avec  ce 
recours,  toujours  libéralement  ouvert,  l'art  italien  peut  s'abandonner 
librement  à  ses  piquantes  et  originales  recherches  en  dehors  de  tout 
parti  pris  d'-imitation  rétrospective.  L'Italie  politique  s'est  reconquise; 
l'Italie  artiste  saura  bien  se  reconstituer  à  son  tour.  Qu'elle  ose  donc  ! 
L'avenir  est  aux  audacieux. 

11  ne  nous  paraît  pas,  du  reste,  qu'elle  soit  si  fort  à  morigéner, 
encore  moins  tant  à  plaindre,  la  nation  qui,  en  statuaire,  a  conçu  le 
Jcnner,  Une  telle  œuvre,  —  non,  bien  entendu,  par  son  côté  technique 
pour  précieusement  traité  qu'il  soit,  —  mais  par  la  portée,  l'élévation 
et  la  modernité  de  l'idée  qu'elle  incarne  et  glorifie  —  est  assurément 
appelée  à  marquer  une  date  entre  l'art  de  la  tradition,  l'art  du  passé  et 
l'art  de  demain.  Dans  quelle  sculpture  trouverait-on,  au  Champ  de 
Mars,  plus  de  sentiment,  plus  de  sincérité  et  de  pénétrante  expression, 
alliés  à  un  caractère  aussi  fortement  naturaliste,  aussi  franchement 
moderne  et  vivant?  L'art  évolue  et  cherche  encore  sa  voie  que,  déjà,  une 
des  premières,  l'Italie  l'a  entrevue  et  pressentie.  C'est  bien  quelque 
chose.  Et,  en  peinture,  elle  ne  nous  paraît  pas  absolument  menacée 
de  stérilité  l'école  qui,  dans  ses  rangs  encore  indisciplinés,  compte  tant 
d'artistes  de  tempérament,  singuliers,  personnels,  impressionnistes  et 
japonistcs,  foriunistes  et  paroxystes,  étranges,  bizarres,  parfois  même 
extravagants  ceux-ci;  ceux-là  tout  à  fait  insoumis,  véritables  enfants 
perdus  du  groupe,  des  révoltés  enfin.  Pourquoi  plaindrions-nous  l'Italie 
de  cet  éparpillement  ?  N'est-ce  pas  une  des  conditions  de  la  vitalité  de 
l'art  qu'il  s'efforce,  s'ingénie  et  ne  soit  pas  partout  identique  à  lui-même? 
Or,  s'il  subsiste  encore,  par  delà  les  Alpes,  une  certaine  communauté 
de  tendances  parmi  la  jeune  école,  on  n'y  saurait  en  tout  cas  décou- 
vrir la  marque  d'une  direction  ou  d'un  enseignement  dogmatiques, 
absorbants  ou  exclusifs.  C'est,  du  reste,  ce  que  prouvent  clairement 
les  envois  de  l'Italie  à  l'Exposition  universelle. 

J'imagine  que  lorsqu'il  s'est  agi,  dans  le  jury  des  récompenses,  d'at- 


m  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

tribuer  une  médaille  d'honneur  à  l'Italie,  rembarras  de  la  donner  au 
plus  digne  a  dû  être  grand.  Entre  MM.  Pasini  et  de  Nittis  le  choix 
était  en  effet  assez  difficile.  Tous  les  deux,  dans  un  mode  bien  différent, 
sont  des  peintres  de  race,  des  hommes  de  mérite.  Établir  ou  discuter  la 
supériorité  de  celui-ci  sur  celui-là  n'entre  point  dans  nos  visées;  nous 
préférons  ne  pas  nous  mêler  à  ces  questions  de  récompenses,  toujours 
un  peu  personnelles  et  délicates,  et  chercher  plutôt  à  communiquer  à 
nos  lecteurs  quelque  chose  de  l'estime  que  nous  professons  pour  l'un 
et  pour  l'autre  de  ces  aimables  et  brillants  talents. 

M.  Pasini,  que  la  critique  n'a  peut-être  pas  eu  jusqu'ici  l'occasion 
d'étudier  devant  un  ensemble  d'ouvrages  aussi  intéressant,  est  un  des 
fidèles  de  nos  Salons  annuels.  Depuis  1859,  il  y  a  obtenu  successive- 
ment les  plus  hautes  distinctions.  A  vrai  dire,  c'est  un  des  nôtres,  et  si 
l'Italie  l'a  réclamé  à  l'Exposition  universelle  comme  un  de  ses  fils,  la 
France  en  cas  de  litige  aurait  pu,  à  meilleur  titre  encore,  invoquer  le 
précédent  du  fameux  jugement  de  Salomon  et  faire  valoir  les  indiscu- 
tables droits  de  la  maternité  spirituelle. 

C'est  en  Orient,  en  Perse,  en  Syrie,  au  Liban,  à  Constantinople  que 
M.  Pasini  va  chercher  ses  inspirations  et  il  y  a  trouvé  une  note  toute 
personnelle  et  d'une  saveur  bien  particulière.  Si,  comme  chez  Fromentin 
qu'on  lui  a  souvent  opposé,  son  coloris  est  tendre,  frais,  distingué, 
lumineux,  s'il  s'est  souvent  épris  des  demi-teintes,  des  délicates  trans- 
parences de  l'ombre  et  de  ses  chaudes  harmonies,  son  accent  est  géné- 
ralement plus  ferme,  plus  robuste,  plus  intense,  et  l'ensemble  de  son 
œuvre  en  acquiert  une  valeur  de  certitude,  de  sincérité  et  de  caractère 
qui  a  son  éloquence  propre.  Il  suffit,  du  reste,  de  rapprocher  la  Chasse 
au  faucon,  de  M.  Pasini,  de  tel  sujet  analogue  ou  non,  pris  en  Algérie, 
et  traité  par  Fromentin,  pour  qu'on  saisisse,  à  première  vue,  les  dif- 
férences de  tempérament  et  de  sentiment  qui  séparent  ces  deux  maîtres, 
rivaux  cependant  sur  le  terrain  commun  de  la  recherché  de  la  couleur 
locale,  de  la  rareté  du  ton  et  de  la  coquetterie  de  l'expression. 

L'œuvre  de  M.  Pasini  est  déjà  considérable.  Les  lecteurs  de  la 
Gazette  en  sont  trop  bien  informés  pour  que  nous  ayons  à  remettre 
sous  leurs  yeux  l'analyse  détaillée  des  onze  tableaux  qu'il  a  présentés 
au  Champ  de  Mars.  La  plupart  ont  été  décrits  dans  nos  colonnes  à  l'occa- 
sion des  Salons  annuels,  et  nous  voulons  éviter  les  redites.  Ce  ne  sera 
point,  toutefois,  excéder  notre  droit  que  de  dire  un  mot  de  nos  pré- 
férences et  de  rappeler  quelques  morceaux  particulièrement  remar- 
quables. C'est  à  ce  titre  que  nous  mentionnerons  le  Marché  sur  la  place 
de  la  mosquée  de  Jeni-Djiami  (daté  de  1873),   la  vue  de  la  Parle 


LES  ÉCOLES  ÉTRANGÈRES  DE  PEINTURE. 


401 


nord  de  cette  même  mosquée  (1874)  et  YEn'.revue  des  deux  chefs 
Metualis  (1875),  une  scène  grandiose,  à  laquelle  l'artiste  a  donné  pour 
cadre  une  pittoresque  vallée  du  Liban,  gorge  toute  verdoyante,  aux 
pentes  tantôt  surplombées  de  rochers  gris,  tantôt  ombragées  de  majes- 
tueux bouquets  de  palmiers.  Je  dois  citer  encore  ce  Faubourg  de  Con- 


riaV&SB     DU      TABLEAU      DB     M.    DE     NITTI3   :       «    W  B3  TM I N  STE  tt.    » 


(Croquis   de  Tartiste.) 


stantinople,  exposé  l'an  dernier,  une  merveille  de  fourmillement  de  vie, 
de  lumière  et  de  richesse  de  coloration,  et  cette  Cour  d'un  vieux  conak, 
tout  enveloppée  de  silence  et  d'ombre,  avec  son  puits  aux  ferrements 
curieusement  ouvragés,  et  ses  envolées  de  tourterelles  grises,  demi- 
sauvages  et  demi-familières,  accourant  à  l'appel  du  gardien,  peut- 
être  le  seul  hôte  de  ce  mystérieux  palais. 


XVIII.  —   2"  PÉRIODE. 


81 


402  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

Nous  ne  nous  souvenons  pas  que  la  Gazette  ait  jamais  parlé  de  la 
Promenade  dans  le  jardin  du  harem,  qui  fait  aujourd'hui  partie  de  la 
riche  et  intéressante  galerie  formée  à  Lisbonne  par  M.  le  vicomte 
Daupias. 

Rien  de  plus  finement  observé  dans  sa  gravité  familière  et  dans  sa 
pompe  un  peu  bouffonne,  que  cette  amusante  turquerie  empruntée  aux 
mœurs  intimes  du  harem.  C'est  l'heure  de  la  promenade  journalière. 
Avec  la  passivité,  la  régularité  ennuyée  et  une  lourdeur  d'allures  qui 
sont  autant  de  traits  d'observation  spirituellement  rendus  par  l'artiste,  la 
Khanoun,  avec  sa  suite,  accomplit  sa  sortie  habituelle  sous  l'œil  vigilant 
de  l'eunuque.  L'enclos,  le  jardin,  n'est  pas  grand,  enserré  qu'il  est, 
comme  le  préau  d'une  prison,  par  les  murailles  mêmes  du  harem,  avec 
ses  hautes  fenêtres  grillées,  aux  archivoltes  décorées  de  faïences  de 
Perse,  d'un  bleu  de  turquoise,  relevées  d'élégantes  arabesques  s'enle- 
vant  en  clair.  Un  gros  oranger,  près  d'une  fontaine ,  quelques  lauriers- 
roses,  un  palmier,  végétant  assez  tristement  dans  des  pots,  et  une  treille 
où  grimpe  un  grêle  jasmin,  en  composent  toute  la  parure. 

En  tête  du  groupe  marche  gravement  une  négresse,  vêtue  d'une  robe 
rose  de  Chine ,  et  portant  une  guitare  ;  puis  vient  la  Khanoun ,  la 
dame,  en  robe  de  soie  jaune  clair,  s' abritant  sous  un  parasol  aux  reflets 
irisés  que  tient  une  suivante  velue  de  rouge  ponceau.  Sur  ses  talons  se 
pressent  trois  autres  esclaves  aux  costumes  chatoyants  et  nuancés  de 
bleu  intense,  de  rouge  profond  et  de  jaune;  l'une  est  chargée  du  nar- 
ghilé, l'autre  des  accessoires  du  café,  une  troisième  a  pittoresquement 
drapé  un  bout  de  tapis  d'Orient  sur  un  coin  de  son  épaule. 

Voilà  la  scène  et  elle  est  charmante.  Nous  en  aimons  le  dessin 
délicat,  le  mouvement  toujours  très  juste  et  jusqu'à  l'expression  de 
lourd  ennui  des  vivantes  petites  figures.  Quant  à  la  couleur,  toute 
fraîche  et  fleurie,  nous  souhaitons  qu'elle  soit  beaucoup  étudiée  par  les 
fortunistes  et  les  paroxystes.  Ils  y  apprendraient  l'art  exquis  —  et  si 
rare  —  d'associer  les  tons  les  plus  montés  dans  une  savante  rela- 
tion et  d'en  faire  valoir  toute  la  vivacité  et  l'éclat  sans  disparate  et 
sans  cri. 

Un  des  caractères  les  plus  frappants  du  talent  de  M.  Pasini,  c'est  le 
goût  parfait  avec  lequel  il  mêle  ou  fait  prédominer  dans  ses  compositions, 
selon  les  convenances  de  son  sujet,  l'architecture,  le  paysage  ou  la  figure. 
A  notre  avis,  on  ne  saurait  trop  le  louer  de  la  variété  et  de  la  mesure 
qu'il  apporte  à  se  servir  de  ces  complexes  éléments.  Il  convient,  au  sur- 
plus, d'ajouter  que  M.  Pasini  excelle  également  à  les  traduire.  Progres- 
sant chaque  jour,  et  chaque  jour  plus  maitre  de  ses  pratiques,  M.  Pasini 


LES  ÉCOLES  ÉTRANGÈRES  DE  PEINTURE.  !,03 

est,  à  cette  heure,  le  premier  de  nos  orientalistes  :  il  est  encore  et  sur- 
tout un  beau  peintre. 

Avec  M.  de  INittis,  la  Gazelle  n'est  point  en  reste.  Dès  1872,  alors 
qu'il  envoyait  au  Salon  ce  joyau  de  peinture  tout  ensoleillé  :  la  Roule  de 
Brindisi,  qui  réapparaît  au  Champ  de  Mars,  plus  affiné,  plus  vibrant 
encore  dans  ses  lumineuses  intensités  sous  l'émaillure  et  la  blonde 
patine  du  temps,  notre  collaborateur  Paul  Mantz  traçait  ici  même  ces 
lignes  si  heureusement  et  sûrement  intuitives  :  «  Ce  nom  de  M.  de  Nittis, 
que  la  Gazelle  écrit  pour  la  première  fois,  devra  être  retenu.  »  Si  l'artiste 
ne  recevait  encore  ce  jour-là  que  le  baptême  de  la  notoriété,  il  est 
aujourd'hui  compté  parmi  les  plus  aimés  et  les  plus  populaires.  M.  de 
INittis  a,  d'ailleurs,  fait  mieux  que  de  tenir  les  promesses  de  ses  débuts  : 
il  y  a  beau  temps  qu'il  les  a  singulièrement  élargies. 

C'est  un  chercheur,  un  audacieux  que  M.  de  Nittis.  Nature  nerveuse 
et  délicate,  toute  voie  déjà  battue  lui  paraît  vulgaire.  Il  lui  faut  les  sen- 
tiers ignorés,  à  peine  foulés  par  d'autres  :  c'est  un  curieux  que  l'inconnu, 
le  nouveau,  sollicitent  de  préférence  et  attirent.  Nul,  plus  que  lui,  n'a 
dans  Técole  le  sens  des  élégances  féminines  et  le  goût  de  la  modernité. 

Dès  ses  premières  productions,  on  l'avait  justement  rapproché  de  Meis- 
sonier  :  brusquement  M.  de  Nittis  a  laissé  là  cette  première  manière 
précise,  aiguë  et  si  habile  dans  ses  ténuités  à  exprimer  le  relief  des  formes, 
l'éloignement  ou  la  diversité  des  choses.  \J impressionnisme  venait  de 
tenter  M.  de  Nittis,  et  il  s'y  est  livré  avec  l'entraînement  que  ce  tempé- 
rament si  essentiellement  artiste  sait  apporter  à  la  poursuite  de  son  rêve. 
Tout  de  suite  il  a  mis  au  service  de  son  nouvel  idéal  —  traduire  la  vie, 
l'agitation,  le  fourmillement  des  grandes  cités,  —  les  qualités  d'observa- 
tion, de  distinction  et  d'esprit  qu'il  possède  à  un  haut  degré. 

Ce  n'est  pas  sans  plaisir  que  nous  retrouvons,  au  Champ  de  Mars, 
des  morceaux  aussi  significatifs  au  point  de  vue  du  caractère  que  la  Place 
des  Pyramides  et  Paris  vu  du  Ponl-Royal,  des  Salons  de  1875  et  de 
1876,  avec  la  transparence  un  peu  voilée  de  leur  grise  atmosphère,  sur 
laquelle  d'élégantes  petites  figures,  surprises  dans  leur  mobilité,  détachent 
leui's  fines  silhouettes,  non  point  crûment,  mais  dans  la  mesure  parfaite 
qu'exige  la  tonalité  de  leur  plan.  Car,  outre  que  l'impression  chez  M.  de 
Nittis  —  sans  jamais  rester  trop  sommaire  et  trop  abrégée  —  est  toujours 
juste  et  délicate,  il  sait  éviter  l'écueil  des  vigueurs  brutales,  si  faciles  à 
qui  pose  des  noirs  sur  des  fonds  neutres  ou  gris. 

Ce  n'est  pas  seulement  Paris,  c'est  encore  Londres,  avec  ses  brumes 
épaisses,  mélange  de  brouillard  jaune  et  de  fumées  grises,  qui  a  trouvé 
dans  M.  de  Nittis  un  peintre  d'une  étonnante  sincérité.  National  Çallery, 


404  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

Trafalgar  square,  Bank  of  England,  Piccadilly,  sont  autant  d'épreuves 
différentes  d'une  même  et  solide  impression,  sentie,  vécue  et  traduite 
avec  un  rare  bonheur.  Westminster  et  Canon  bridge  fournissent,  dans 
cette  même  donnée,  une  note  à  part.  Ce  ne  sont  pas  là  —  il  faut  en 
convenir  —  des  morceaux  gais  ;  mais  le  pinceau  de  l'artiste,  ému  et 
comme  oppressé  par  les  fuligineuses  vapeurs  qui,  à  certains  jours,  sur 
les  rives  de  la  noire  Tamise,  enveloppent  et  obscurcissent  toutes  choses, 
n'a  fait  après  tout  que  rendre  la  sensation  loyalement  éprouvée.  Pour 
poignant,  pour  dramatique  qu'il  puisse  paraître,  l'effet  dans  ces  deux 
pages  spleenétiques  et  presque  sinistres  est  la  réalité  même. 

Sans  qu'il  y  ait  de  notre  faute,  nous  voilà  bien  loin  de  l'Italie,  de  la 
peinture  italienne  et  de  ses  gaietés.  Il  est  grandement  temps  que  nous 
en  venions  aux  ouvrages,  moins  importants  sans  doute,  mais  aussi  moins 
familiers  à  nos  lecteurs,  des  peintres  restés  fidèles  aux  choses  du  terroir. 

S'il  fallait  en  juger  par  ce  qui  est  exposé  au  Champ  de  Mars,  l'his- 
toire et  la  grande  peinture,  religieuse  ou  allégorique,  seraient  fort 
délaissées  en  Italie.  Mais  en  est-il  réellement  ainsi?  A  l'exception  d'une 
ou  deux  compositions  :  Jésus  écoutant  lu  lecture  du  jugement  qui  le 
condamne,  de  M.  Altamura,  qui  interprète  l'Évangile  à  la  manière  de 
Bida;  d'une  Mater  amabilis,  de  M.  Fontana;  d'un  Marcus  Drutus  après 
la  bataille  de  Philippes,  de  M.  Simoni,  seuls  tableaux  où  se  lise  une 
préoccupation  d'école,  et  encore  de  la  grande  toile  oîi  M.  D.  Induno 
représente  Victor-Emmanuel  plaçant  la  première  pierre  de  la  galerie 
de  Milan,  manière  de  peinture  officielle,  non  pas  mal  agencée,  ni  mal 
habile,  mais  un  peu  monotone  et  triste  d'aspect,  nous  ne  voyons  rien  de 
transcendant  à  signaler.  Les  portraits  aussi  sont  rares.  Les  meilleurs 
sont  signés  de  M.  Mose  Blanchi,  de  M.  Spiridon,  qui  a  peint  M.  Gambetta, 
et  de  M.  Bompiani ,  dont  le  portrait  de  M"»  Bompiani  se  tiendrait  très 
bien  dans  le  voisinage  des  élégances  féminines  du  plus  mondain  de  nos 
portraitistes. 

Une  Étude  d'une  jeune  fille,  de  M.  Cammarano,  est  un  beau  morceau 
de  peintre,  d'une  facture  singulière  et  bien  personnelle.  M.  Cammarano, 
en  impressionniste  intelligent,  se  garde  de  peindre  plat  et  il  sait  tenir 
compte  des  jeux  de  la  lumière  et  de  ses  reflets  autour  d'un  relief.  Sa 
couleur  a  beaucoup  de  solidité  et  de  vie. 

L'anecdote  historique  et  les  sujets  de  demi-cai'actère  sont  très  en 
vogue  dans  les  ateliers  transalpins.  Je  ne  puis  que  mentionner  —  ne 
pouvant  tout  dire  —  les  envois  de  M.  Mussini  :  une  Heure  d'été;  de 
M.  Vanutnelli  :  la  Monfcrrina;  de  M.  Battaglia  :  Carminé  Giorduno 
faisant  répéter  la  pastorale  aux  dominicains;  de  M.  Castiglione  :  le 


/iU6  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 

Château  de  Haldon  Hall  au  moment  où  il  est  envahi  par  les  soldats  de 
Cromwell,  ainsi  qu'une  deuxième  toile  du  même  artiste  intitulée  :  une 
Visite  chez  l'oncle  Cardinal.  En  somme,  ce  sont  là  autant  de  tableaux 
estimables  et  brillants,  mais  que  ne  recommande  à  notre  étude  aucune 
qualité  tout  à  fait  saillante.  11  nous  a  paru  que  le  sujet  traité,  à  la  fois 
par  MM.  Pagliano  et  Didioni,  n'avait  point  manqué  son  effet  sur  la  foule  : 
il  s'agit  de  la  scène  du  divorce  entre  Napoléon  et  Joséphine.  L'une  se  joue 
à  trois  personnages,  l'autre  seulement  à  deux.  Ces  compositions  sont 
d'aimables  morceaux  de  facture,  où  le  mobilier,  les  étoffes,  le  rendu  des 
accessoires,  l'emportent  sur  le  sentiment  et  l'expression.  Or  nous  ne 
saurions  être  ému  là  où  il  n'y  a  que  de  la  mise  en  scène.  Le  drame 
Intime  n'y  est  pas. 

La  Bixe,  de  M.  Detti  ;  une  Fcte  sur  le  canal  Grande,  de  M.  Delleani, 
qui  voudrait  mêler  Fortuny  à  Véronèse;  le  Retour  du  Baptême,  de 
M.  Jacovacci;  un  autre  Baptême  dans  Vile  d'Ischia.  de  M.  Joris;  La  Vie 
orientale,  de  M.  Mapsarani  ;  le  Retour  de  la  fête  de  la  Vierge  de  l'Arco, 
de  M.  F.  Mancini;  xm  Mariage  Cn  Lombar die,  de  M.  Mantegazza,  sont 
des  compositions  mouvementées,  très  ingénieuses  d'arrangement,  et 
pour  le  surplus,  d'une  vivacité  de  coloration  qui  est  caractéristique  à 
cette  heure  dans  toute  l'école.  C'est  encore  par  la  couleur,  plutôt  que  par 
la  solidité  du  dessin,  que  se  recommandent  une  foule  de  sujets  empruntés 
comme  quelques-uns  des  précédents  à  la  vie  au  grand  air,  aux  coutumes 
locales,  aux  fêtes  nationales  et  parmi  ceux-là  je  note  comme  des  mor- 
ceaux tout  de  brio  :  Italie,  4866,  de  M.  J.  Induno  ;  le  Retour  de  la  fête 
de  Montevergine,  de  M""  Sindici  Stuart  ;  le  Matin  de  la  fête,  de  M.  Nono, 
et  un  Baptême  de  gala,  de  M.  Pastoris.  Un  Coucher  de  soleil  (rivière  de 
Gênes),  de  M.  Giuliano,  se  distingue  de  la  moyenne  des  autres  ouvrages 
par  la  largeur  et  le  charme  de  sa  facture.  Nous  notons  surtout  dans  ce 
tableau  où  de  belles  jeunes  filles  passent,  au  bord  de  la  mer  azurée,  en 
chantant  et  en  se  tenant  par  la  main,  une  poésie  d'arrangement  et  d'ex- 
pression qui  évoque,  sans  plus  de  rapprochement  d'ailleurs,  le  souvenir 
du  Choral  de  Charles  Marchai.  Avant  le  tournoi,  de  M.  Marchetti,  dont 
la  Gazette  donne  un  spirituel  croquis,  est  également  à  ranger  parmi  les 
plus  pétillantes  toiles  de  l'exposition  italienne.  Bien  agencée  dans  sa  dis- 
position générale  et  dans  ses  parties  de  détail,  cette  vive  et  charmante 
page  fait  le  plus  grand  honneur  à  M.  Marchetti. 

On  est  frappé,  en  parcourant  l'exposition  italienne ,  du  grand  nom- 
bre de  sujets  intimes,  spirituellement  composés,  très  écrits,  trop  écrits 
même  parfois  dans  leur  exécution  appliquée,  mais  qui  rachètent  ce  tra- 
vers —  endémique  dans  l'école  —  par  la  gaieté,  la  finesse  de  l'exprès- 


A.    Quantin,  imprimeur. 


1878. 


LES  ÉCOLES  ÉTRANGÈRES   DE   PEINTURE.  407 

sion,  en  même  temps  que  par  l'éclat  et  par  le  choix  presque  toujours 
heureux  des  tonalités.  La  plupart  de  ces  petites  toiles  sont  un  heureux 
compromis  entre  les  pratiques  de  Fortuny  et  la  manière  de  nos  propres 
peintres  de  genre. 

h' Amateur  d'antiquités,  de  M.  J.  Induno  ;  Y  Avare,  de  M.  Piccinni  ; 
un  Prêtre,  de  M.  Volpe  ;  la  Lecture,  de  M.  Quadrone  ;  V Essai  du  corset, 
de  M.  Spiridon,  appartiennent  à  cette  école  composite  où  le  soin  de  la 
mise  en  scène  et  le  rendu  excessif  du  détail  sont  des  préoccupations 
dominantes.  Sans  viser  à  tant  de  recherches,  la  Revue  de  lliéritage,  de 
M.  E.  Pagliano  ;  le  Retour  du  baptême  et  la  Gondole,  de  M.  F.  Jacovacci, 
se  présentent  comme  d'excellents  et  amusants  tableaux  oîi  les  caresses 
de  la  brosse  n'exagèrent  point  trop  l'intention  et  se  gardent  de  détruire, 
au  profit  des  accessoires,  l'harmonieux  effet  de  l'ensemble. 

Une  bonne  peinture  encore,  c'est  la  Dernière  messe,  de  M.  de  Nigris, 
d'une  bien  jolie  couleur  et  d'une  facture  qui  ne  manque  ni  d'imprévu 
ni  d'originalité.  Nous  notons  aussi  un  petit  Racchus  et  quelques  autres 
études  de  M.  A.  Mancini,  traitées  avec  liberté  et  dans  un  piquant  senti- 
ment de  couleur. 

Le  japonisme  a  ses  adeptes  par  delà  les  monts,  tout  comme  à  Paris. 
M.  Favretlo  s'en  montre  épris  dans  son  Atelier  de  tailleur,  tout  plein 
de  jolies  taches,  très  habilement  contrastées  du  reste,  et  M.  E.  Gignous 
un  sectateur  décidé  dans  l'éblouissant  morceau  qu'il  a  appelé  les  Fleurs 
du  couvent,  un  coin  de  nature  inculte  où  fleurissent  en  tout  abandon 
sur  leurs  hautes  et  élégantes  tiges,  des  roses  trémières,  rose  clair,  rouge 
de  sang  et  rouge  pourpre  dont  les  notes  aiguës  ou  graves  se  détachent 
sur  les  verts  intenses  ^t  variés  des  herbes  folles  et  des  feuillages. 

Il  y  a  plus  que  des  traces  de  paroxysme  dans  le  Viatique  de  M.  Gioli 
qui,  par  ses  outrances  de  coloration,  se  rattache  au  maître  du  genre, 
M.  Michetti. 

A  quel  besoin  de  singularité  ou  de  fantaisie  effrénée  a  donc  obéi 
celui-ci  lorsqu'il  a  peint  cet  étrange  rébus  que  le  catalogue  intitule 
Printemps  et  Amours?  Quelle  folie  ou  plutôt  quelle  chinoiserie  est  cela? 
Que  viennent  faire  sur  ce  promontoire,  que  baigne  la  mer  bleue,  ce  vol 
d'Amours  de  terre  cuite  —  puisque  Amours  il  y  a  de  par  le  catalogue  — 
jouant,  sautant,  se  culbutant,  grimpant  aux  branches  d'un  amandier  en 
fleur,  et  plus  turbulents  dans  leurs  jeux  qu'une  bande  d'écoliers  en 
vacances?  Pourquoi  ces  étoffes  japonaises,  ces  draperies  archaïques,  ces 
attifements  bizarres,  et  pourquoi  encore  ces  marbrures  de  bleu  indigo  qui 
zèbrent,  comme  des  hachures  jetées  au  hasard,  cette  composition  extra- 
vagante ?  Qui  nous  donnera  le  mot  de  cette  énigme  que  ne  révèle  point 


;,08  GAZETTE   DES    BEAUX-ARTS. 

l'examen  de  cette  peinture  paradoxale,  ahurissante,  hallucinée,  sans 
doute  la  vision,  le  songe  creux  de  quelque  cerveau  en  délire? 

Le  Baiser,  un  autre  tableau  de  M.  Michetti,  n'affiche,  du  moins, 
d'autre  prétention  que  de  nous  montrer  jusqu'à  quelles  sonorités  peuvent 
atteindre  certaines  valeurs  de  rouge,  de  bleu  et  de  vert,  habilement 
contrastées.  En  ce  sens,  la  pratique  de  M.  Michetti  tient  véritablement 
du  prodige. 

L'école  italienne  contemporaine  ne  manque  pas  d'artistes  attentifs 
à  interroger  les  aspects  généraux  ou  les  particularités  du  milieu  natal 
et  à  en  rendre  les  côtés  pittoresques,  la  poésie,  la  grandeur.  S'il  a  fait 
sur  la  terre  d'Egypte  une  excursion  heureuse  qu'attestent  deux  bonnes 
toiles  exposées  au  Champ  de  Mars  :  les  Pyramides  et  le  Sphinx, 
M.  Vertunni  prouve  dans  son  étude  des  ruines  de  Pœslutn  et  dans  son 
paysage,  les  Marais  pontins,  qu'il  ressent  vivement  les  impressions 
de  terroir  et  qu'il  en  rend  fortement  le  caractère.  Ainsi,  encore,  de 
M.  Ciardi,  un  peintre  véridique  du  ciel  vénitien,  et  de  M.  Pittara,  qui  nous 
montre  dans  la  campagne  romaine,  au  milieu  des  broussailles,  un  marais 
oii  se  vautrent  des  buffles,  tout  illuminé  des  rayons  d'un  soleil  couchant 
aux  chaudes  et  puissantes  transparences.  M.  Simonetti,  un  élève  de 
Fortuny,  a  peint  dans  sa  manière  précise,  agatisée,  accusant  chaque 
détail,  chaque  relief,  la  Via  Giuseppe  Mancinelli,  à  Palaizolo. 
MM.  Pagano  et  Bartesago  participent  de  cette  même  méthode  et  l'exa- 
gèrent. 

Deux  paysagistes  de  talent,  MM.  Tivoli  et  Rossano,  sont  devenus  des 
nôtres.  L'un  expose  une  grande  toile  :  les  Bords  de  la  Seine,  un  peu 
flottante  et  molle  dans  ses  lignes,  mais  lumineuse  et  fraîche,  l'autre 
plusieurs  fines  études  :  V Inondation  de  la  Seine,  les  Faucheurs  et  les 
Environs  de  Montretout. 

On  sait  avec  quelle  habileté  les  artistes  italiens  traitent  l'aquarelle. 
L'exposition  du  Champ  de  Mars  en  renferme  de  superbes  spécimens  : 
scènes  de  mœurs,  paysages,  études  diverses;  la  Gazelle  compte  s'occuper, 
dans  un  article  spécial,  de  ces  aimables  et  brillantes  productions. 


LA    GRECE. 

La  terre  classique  du  beau  idéal  comme  des  plus  nobles,  des  plus 
hautes,  des  plus  parfaites  manifestations  de  l'art,  a  vu  se  tarir,  depuis 
des  siècles,  ses  forces  créatrices.  Si  l'art  grec  survit  dans  la  mémoire  des 
peuples,  ce  n'est  plus  que  par  ses  augustes  monuments  et  ses  impéris- 


LES  ÉCOLES  ÉTRANGÈRES   DE  PEINTURE.  /|09 

sables  souvenirs.  Pourquoi  évoquerions-nous  vainement  ce  passé  en  face 
du  présent? 

L'exposition  de  la  Grèce  occupe  une  bien  petite  place  au  Champ  de 
Mars.  Nous  n'avons  point  charge  d'en  étudier  la  statuaire.  Reste  la 
peinture.  Elle  n'est  ni  sans  intérêt  ni  sans  mérite,  et  témoigne  que  les 
artistes  grecs  ont  le  goût  inné  et  le  culte  de  la  couleur. 

M.  N.  Lytras,  un  nom  qui  ne  nous  est  pas  familier,  a  signé  plusieurs 
jolies  toiles  dont  les  sujets  sont  empruntés  aux  mœurs  nationales.  La  Jeune 
Fille  enlevée,  l'Orpheline,  \e  Baiser,  la  Veille  de  la  nouvelle  année,  sont, 
autant  de  charmantes  compositions,  d'un  coloris  délicat,  lumineux,  pré- 
sentant des  blancs  hardiment  enlevés  sur  des  fonds  clairs  et  qui  ne 
manquent  ni  d'accent  ni  de  saveur. 

Dans  ses  Fiançailles  en  Grèce,  M.  N.  Gyzis  s'inspire  aussi  des  cou- 
tumes traditionnelles;  son  tableau, bien  composé  et  peint  avec  beaucoup 
de  finesse,  dans  une  tonalité  blonde,  laisse  le  plus  agréable  souvenir. 
M.  Gyzis  a  exposé  en  même  temps  une  Têle  d'Arabe,  étude  d'un  superbe 
caractère  et  d'une  facture  énergique. 

M.  Th.  Ralli,  un  des  élèves  les  plus  distingués  de  l'atelier  de 
M.  Gérôme,  expose  couramment  à  nos  Salons  annuels.  Une  Soubrette 
Louis  XIV,  Nasli  jouant  de  la  guitare,  Nurmahal  la  danseuse  et  Après 
l'enterrement,  forment  son  lot  au  Champ  de  Mars,  et  ce  lot  est  des  plus 
frais  et  des  plus  coquets. 

Nous  notons  un  très  bon  Portrait  de  femme,  par  M.  Rizo,  un  élève 
de  M.  Cabanel,  ainsi  qu'un  Portrait  d'homme,  par  M.  Xydias,  d'une 
véritable  valeur  pour  la  fermeté  du  modelé  et  la  puissance  de  la  cou- 
leur. 

M.  Pantazis,  qui  habite  la  Belgique  et  expose  quelquefois  à  Paris, 
suit  les  traditions  chères  à  nos  impressionnistes.  Ses  envois  sont  nom- 
breux et  variés.  M.  Pantazis  peint  des  figures,  des  paysages,  des  effets 
de  neige,  des  marines. 

La  plus  importante  de  ses  toiles  est  intitulée  Cruelle  nécessité. 
Il  s'agit  là  d'un  artiste  déchu,  jouant  du  violon  dans  la  rue  ;  un  reste  de 
fierté  se  lit  sur  son  visage  et  perce  à  travers  l'humilité  de  la  pose.  Cette 
étude  réaliste  est  d'une  expression  saisissante  et  d'une  solide  couleur. 

PAUL    LEFORT. 
Cio  suite  prochainmenl.) 


XVIII.  —2»  PÉBIODK.  52 


EXPOSITION   UNIVERSELLE 


UNE 

ANCIENNE  BRODERIE  ESPAGNOLE 


E  gouvernement  espagnol  a  installé  dans  l'aile  droite  du 
Trocadéro  une  exposition  rétrospective  renfermant  des 
spécimens  nombreux  et  variés  de  son  art  national.  Au- 
jourd'hui notre  but  n'est  pas  d'étudier  l'ensemble  de  cette 
collection,  mais  seulement  une  pièce  qui  nous  semble 
unique,  non  seulement  dans  la  section  espagnole,  mais  dans  tout  le 
musée  rétrospectif. 

Nous  voulons  parler  d'une  suite  de  pièces  brodées  formant  un  orne- 
ment d'église  complet  et  exposées  par  M.  D.  B,  Forzano  dans  la  pre- 
mière vitrine  qui  se  présente  au  public  en  entrant  dans  la  section  espa- 
gnole. Quoique  nous  ne  connaissions  pas  l'origine  exacte  de  ces  travaux, 
le  lieu  et  les  auteurs  de  leur  fabrication,  le  dessin  et  l'exécution  nous 
font  penser  qu'ils  sont  d'origine  espagnole  et  datent  du  commencement 
du  XVI'  siècle. 

Après  avoir  longuement  examiné  ce  remarquable  travail,  il  nous 
semble  intéressant  dans  une  étude  rapide  d'examiner  l'état  actuel  de 
ces  diverses  pièces  au  point  de  vue  de  leur  composition,  de  leur  exécu- 
tion et  de  leur  conservation,  et  de  voir  enfin  quel  genre  de  restauration 
peut  y  être  apporté  et  dans  quelles  mesures  cet  orne  ment  peut  être  utilisé. 
L'ornement  est  composé  de  quatre  pièces  en  velours  noir,  destiné 
aux  cérémonies  mortuaires,  orné  d'emblèmes  funèbres  ;  dans  le  bas  de 
la  vitrine  est  la  chasuble,  au  centre  la  chape,  et  de  chaque  côté  sont  les 


UNE  ANCIENNE  BRODERIE  ESPAGNOLE. 


411 


deux  dalmatiques.  La  chasuble  est  de  forme  espagnole  comme  toutes  les 
autres  pièces. 

Elle  n'a  pas  de  croix,  mais  un  orfroi  droit  par  devant  et  par  derrière. 
En  raison  du  peu  de  largeur  et  de  l'extrême  longueur  de  ces  orfrois, 
l'ornementation  de  la  chasuble  est  moins  réussie  que  celle  des  autres 
pièces,  et  cette  infériorité,  toute  relative,  est  d'autant  plus  remarquée 
que  la  broderie  est  attachée  à  la  pièce  par  un  galon  d'or  assez  médiocre. 


K-z-:^::::::. 


CARRé      DB     BRODERIE      d'uNE      CHASUBLE      ESPAGNOLE    DU     (XVI«      SIÈCLE.) 

(CoUoction  de  M.  D.  B.  Forzaao.) 


Chaque  bande  de  la  chasuble  est  divisée  par  trois  cartouches  qui  ren- 
ferment des  crânes  humains  .placés  dans  diverses  positions.  Les  car- 
touches sont  reliés  entre  eux  par  une  ornementation  verticale  formée  de 
rinceaux  au  centre  desquels  se  placent  des  ossements  croisés. 

L'ornementation  de  la  chape  est  similaire,  mais  grâce  au  développe- 
ment de  l'orfroi,  l'effet  est  beaucoup  plus  heureux.  Les  bandes  ont  le 
même  nombre  de  cartouches.  Elles  sont  par  devant  jointes  par  une  patte 
richement  brodée,  puis  elles  viennent  se  réunir  derrière  sur  le  col  au- 


412 


GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 


dessus  du  chaperon.  Cette  dernière  pièce  est  supplémentaire  et  attachée 
avec  une  sorte  d'agrafe  de  passementerie,  rornementation  suit  les 
mêmes  principes. 

Dans  la  daimatique  l'ornementation  change,  non  dans  ses  détails, 
mais  dans  ses  lignes.  Les  orfrois  disparaissent  pour  faire  place  à  deux 
carrés  placés  au  bas  de  la  pièce,  l'un  par  devant,  l'autre  par  derrière. 
(Les  deux  faces  de   la  daimatique  étant  de  chaque  côté  exactement 


CHAPB   ESrAONOLE   A   BRODERIES   (XVI«   SIÈCLE). 

(Collection  de  M.  D.  B.  Forzano.) 


pareilles.)  Au  centre  de  ces  carrés  reviennent  les  cartouches  plus  riches 
et  plus  découpés. 

L'ornementation  prend  son  essor  et  répand  à  profusion  ses  nielles  et 
ses  rinceaux.  Les  manches  sont  ouvertes  et  garnies  d'une  large  bande 
brodée  et  surmontées  d'une  sorte  de  bretelle  d'une  extrême  finesse  de 
dessin  qui,  descendant  de  chaque  côté,  remplit  le  vide  et  produit  un 
excellent  effet. 

N'oublions  pas  le  collet,  petite  pièce  supplémentaire  en  usage  seule- 
ment en  Espagne,  comme  accompagnement  des  dalmatiques.  Ce  collet 


UNE  ANCIENNE  BRODERIE  ESPAGNOLE. 


il3 


est  très  joli,  très  largement  dessiné  et  brodé  avec  la  même  ampleur  et 
la  même  finesse  que  tout  le  reste  de  l'ornementation. 

Les  quelques  figures  qui  accompagnent  cette  étude  donneront  une 
idée  de  la  composition  de  l'ornement  et,  nous  l'espérons,  le  désir  de  voir 
les  remarquables  pièces  qu'elles  représentent.  Mais  nous  devons  en  pré- 
venir nos  lecteurs,  ces  travaux  ne  brillent  pas,  comme  la  plupart  des 


UALMATIQUB      BSPAONOLB      A      BKODBRIES        (X  V  i  ^      SIÈCLK). 

(Collection  de  M.  D.  F.  Forzano.) 


pièces  exposées,  par  l'extrême  finesse  du  point  et  la  patience  que  le 
brodeurs  ont  dû  déployer  dans  leur  travail. 

Ici  nous  trouvons  un  dessin  magistralement  compris  et  exécuté  de 
même,  les  cartouches,  tout  en  ayant  diverses  silhouettes,  affectent  tous 
le  même  ensemble,  les  crânes  et  les  ossements  ont  été  copiés  sur 
nature.  Les  rinceaux  formant  fond  et  reliant  les  divers  motifs  sont  d'une 
grande  correction,  d'une  extrême  finesse.  Comme  dans  toutes  les  brode- 
ries du  xvi"  siècle,  nous  trouvons  une  très  heureuse  variété  dans  l'exé- 
cution. Le  travail  général  est  simple,  c'est  une  application  d'or  attachée 
avec  un  cordon  d'or  et  entourée  d'un  cordon  de  soie  dont  les  nuances 


kik 


GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS. 


varient.  Les  sujets  du  centre  sont  brodés  en  couchure  d'or  rattachée 
avec  de  la  soie,  et  par  une  heureuse  opposition,  les  cartouches  sont 
couchés  en  soie  et  rattachés  avec  du  métal.  Les  rinceaux  sont  en  appli- 
cation d'or,  mais  les  feuillages  et  les  fruits  qui  en  sortent  sont  brodés 
en  couchure  de  soies  modelées  et  rattachées  d'or.  A  cet  ornement  il  ne 
manque  que  les  pièces  secondaires  qui  pourraient  facilement  être  refaites 
si  cela  était  nécessaire.  Un  ornement  de  ce  genre,  par  sa  forme,  par  la 
composition  et  la  coloration  de  sa  broderie,  ne  pourrait  servir  qu'en 
Espagne,  et  il  n'y  a  pas  à  songer  à  changer  la  destination  toute  spéciale 
de  cette  broderie,  qui  ne  peut  être  employée  à  un  usage  profane. 

Si  cet  ornement  est  destiné  à  figurer  dans  un  musée  ou  dans  le 
trésor  d'une  cathédrale,  son  état  de  conservation  est  tel,  qu'il  est  sim- 
plement utile  de  rattacher  les  fils  brisés  sans  rien  faire  autre. 

Nous  ne  pourrions  trop  nous  élever  contre  les  restaurations  com- 
plètes de  broderies  de  haute  valeur,  comme  celle  qui  nous  occupe.  En 
effet,  par  un  zèle  malheureux,  il  arrive  que  presque  toujours  on  déna- 
turait le  travail  ancien  sans  profit  pour  l'art  moderne.  Les  broderies 
anciennes  ne  sont  plus  faites  pour  l'usage. 

Il  suffit  donc  qu'elles  soient  consolidées  avec  soin,  mais  avec  une 
discrétion  extrême,  pour  servir  pendant  de  longues  années  de  modèles 
et  de  sujets  d'étude. 

TU.    BIAIS. 


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BIBLIOGRAPHIE 


Histoire  des  médailles  des  États-Unis,  par  M.  J.-F.  Loubat.  New-York,  chez 
l'auteur,  2  volumes  in-Zi" ,  illustrés  de  170  eaux-fortes  par  Jules  Jac- 
quemart*. 

E  titre  qui  précède  est  celui  d'un  magnifique  ouvrage,  sur  grand  papier 
fabriqué  exprès,  d'une  très  belle  impression ,  et  auquel  les  gravures  de 
M.  Jacquemart  ajoutent  un  grand  prix. 

M.  Loubat  a  réuni  et  décrit  les  médailles  frappées  aux  Étals-Unis  depuis 
1776  jusqu'à  1876.  Elles  sont  consacrées  à  des  officiers  de  l'armée  et 
de  la  marine,  aux  présidents  de  la  république,  à  des  sauveteurs,  à  quelques  étran- 
gers ou  Américains  ayant  rendu  des  services  exceptionnels,  et  à  quelques  événements 
généraux.  Plusieurs  étaient  destinées  à  être  données  en  présent  à  des  chefs  indiens. 
Les  plus  anciennes  ont  été  exécutées  par  des  Américains  et  surtout  par  les  graveurs 
français,  Dupré,  Duvivier,  Gatteaux,  Andrieu  et  Gayrard. 

D'autres  sont  dues  aux  Allemands  Johann  Reich  et  Moritz  Fiirst ,  et  à  partir 
de  1840  environ  le  reste  fut  gravé  par  des  artistes  des  États-Unis.  M.  Loubat  donne 
d'abord  la  description  de  la  pièce,  puis  il  y  joint  une  courte  biographie  du  person- 
nage représenté,  celle  de  l'artiste,  le  vote  du  Congrès,  les  documents  relatifs  au  fait 
qui  a  valu  la  distinction  à  celui  qui  en  est  l'objet,  les  négociations  relatives  à  l'exé- 
cution de  la  médaille,  en  un  mot  autant  do  renseignements  qu'il  ait  pu  en  trouver. 
Une  longue  série  de  rapports  sur  des  faits  d'armes  se  déroule  principalement  dans  les 
pages  de  ce  volume,  oîi  l'iconographie  des  officiers  de  terre  et  de  mer  est  la  plus 
nombreuse.  Des  détails  curieux  s'y  rencontrent;  par  exemple,  nous  voyons  dans 
l'Introduction,  page  xxi,  que  l'on  payait  à  Dupré,  Duvivier  et  Gatteaux  2,400  livres 
pour  des  médailles  mesurant  vingt-quatre  lignes.  A  la  page  112  nous  trouvons  des 
observations  que  fait  le  célèbre  Paul  Jones  sur  sa  médaille  gravée  par  Dupré  ;  il 
n'approuve  pas  la  disposition  des  navires  sur  la  composition  qui  orne  le  revers. 

Nous  voyons  encore  que  le  grand  philanthrope  et  millionnaire  Peabody  fut  enchanté 
au  contraire  de  sa  médaille  (page  428),  et  la  déclare  d'une  incomparable  beauté, 
d'nne  exécution  magistrale.  Elle  sera  déposée  à  l'Institution  Peabody,  dans  la  salle 
spéciale  destinée  à  conserver  tous  les  témoignages  publics  dont  il  a  été  honoré,  etc. 

Par  incidence,  le  grand  ouvrage  de  M.  Loubat  fournit  des  renseignements  utiles 
pour  une  biographie  et  une  étude  de  Dupré. 

De  justes  éloges  étant  donnés  au  soin  et  à  la  précision  du  travail  de  l'auteur, 
constatons  que  le  plus  grand  intérêt  de  cette  publication  réside  pour  nous  dans  les 
gravures  de  M.  Jules  Jacquemart. 

Ce  n'est  pas  la  première  fois  que  l'artiste  aborde  les  médailles,  il  en  a  gravé,  en 
1863  pour  la  Gazette,  plusieurs  qui  faisaient  partie  de  la  collection  de  M.  de  Luynes. 

\.  The  medaUic  hislory  of  Ihe  Vnited-Slalei. 


416  GAZETTE    DES    BEAUX-AUTS. 

Nous  reproduisons  une  des  plus  belles  de  la  série  américaine,  celle  que  Dupré  eut 
à  graver  pour  la  commémoialion  de  la  bataille  de  Cowpens  gagnée  en  1781  par  le 
brigadier  général  Morgan  sur  les  Anglais.  La  facture  en  rappelle  celle  des  gardes 
d'épée  que  Dupré  cisela  dans  sa  jeunesse  à  la  manufacture  d'armes  de  Saint-Étienne, 
et  dont  on  peut  voir  des  spécimens  dans  une  vitrine  de  l'Exposition  du  Trocadéro 
appartenant  à  M.  de  Lies  ville. 

Nous  mentionnerons  aussi  le  Franklin,  le  Greene,  le  Paul  Jones,  la  Libertas 
americana  de  Dupré,  le  Washington  et  le  de  Fleury  de  Duvivier,  la  figure  de  l'Amé- 
rique dans  les  pièces  de  Gatteaux,  le  Preble  et  le  JefTerson  de  Reich,  nous  bornant  à 
celles-là  pour  être  bref. 

M.  Jacquemart  a  merveilleusement  rendu,  avec  cette  souplesse  de  talent  qui  lui 
est  propre,  la  saillie  nerveuse  et  fermement  colorée  du  relief  des  médailles,  l'esprit 
particulier  des  accents  du  métal,  sans  se  préoccuper  inutilement  de  ses  luisants;  il  va 
chercher  et  retrouver  toutes  les  finesses  du  trait  dans  les  fonds  de  compositions. 

Aussi,  cette  médaille  de  la  bataille  de  Cowpens  apparaît  tout  entiè  re  dans  sa  fac- 
ture vive  et  fouillée,  avec  ses  légèretés  de  fond  si  remarquables,  son  esprit  de  verve 
et  de  relief  dans  les  premiers  plans,  son  caractère  de  pièce  ciselée  et  colorée  cher- 
chant l'allure  de  petit  tableau. 

Ce  n'est  pas  tout.  L'artiste  se  montre  naif,  lourd  et  bizarre,  comme  il  le  fallait, 
dans  la  curieuse  médaille  du  président  Washington  faisant  la  paix  avec  le  chef  indien 
surnommé  JaqunUe  Rouge. 

M.  Jacquemart  varie  son  travail,  selon  le  plus  ou  moins  d'accent  de  la  pièce;  sec 
et  pauvre  par  exemple  avec  l'Ulysse  Grant  de  la  planche  79,  froid  et  mou  avec  le 
George  Peabody,  douceâtre  avec  la  médaille  du  bateau  le  San- Francisco,  etc.,  et  le 
piquant,  c'est  que  ces  épithètes  désagréables  se  trouvent  être  une  grande  louange  et 
ne  peuvent  que  célébrer  ses  mérites. 

En  un  mot,  il  suit  les  graveurs  de  médailles  dans  leurs  duretés,  dans  leurs 
mollesses,  leurs  qualités  et  leurs  défauts,  s'appliquant  à  déployer  cette  étonnante 
précision,  cette  profonde  sûreté  d'interprétation,  ce  sens  de  la  vie,  du  caractère  et 
de  l'animation  des  objets  qui  ont  fait  de  lui  un  artiste  hors  ligne.  Et  il  faut  recon- 
naître que  par  moments  la  tâche  était  ingrate.  11  n'a  pas  dû  être  fort  intéressant  de 
reproduire  ce  revers  représentant  un  pionnier  du  grand  Ouest  qui  explique  à  un 
chef  indien  les  biens  de  la  civilisation,  labor  virlus  honor,  en  s'enveloppant  avec 
lui  dans  les  plis  d'un  drapeau,  ni  cet  autre  revers  si  fréquent  avec  les  deux  mains 
unies,  le  calumet  et  le  tomahawk,  peac.e  and  friendship,  paix  et  amitié,  ni  la 
médaille  de  la  conquête  du  Mexique  avec  ses  six  médaillons  aux  sujets  impercep- 
tibles. Néanmoins,  si  au  point  de  vue  du  dessin  bien  des  pièces  avaient  peu  d'intérêt, 
elles  en  ont  toutes  beaucoup  au  point  de  vue  de  la  symbolique  adoptée  par  la  grande 
république,  étrangement  personnifiée  en  une  aimable  créature  demi-nue  et  coiffée  de 
plumes,  elle  qui  au  contraire  est  le  type  du  modernisme  à  outrance,  et  au  point  de 
vue  de  la  physionomie  des  Américains  dont  les  variantes  abondent  dans  ces  planches. 
M.  Loubat  a  montré  beaucoup  de  savoir  et  de  goût  dans  son  bel  ouvrage,  il  s'est 
montré  artiste  en  môme  temps  en  choisissant  M.  Jacquemart  pour  exécuter  ces  repro- 
ductions auxquelles  on  ne  peut  rien  comparer,  ce  nous  semble,  parmi  les  ouvrages 
numismatiques  jusqu'ici  publiés. 

DUR  A  NTT. 


Le  Rédacteur  en  chef,  gérant  :  LOUIS  GONSB. 


PARIS.   —  Impr.    J.   CLATE.   —   A.  QCASTI:)  et  C-,   rue  S>lnt-BenoIL    |li29| 


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